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Les Mohicans de Babel

Les Mohicans de Babel

de Gaston Leroux

Chapitre 1 UN VAINQUEUR

Quand Milon-Lauenbourg donna cette fête dans son nouvel hôtel du bois de Boulogne, il était à l’apogée de sa puissance. Nommé ministre du Trésor depuis huit jours par un gouvernement aux abois,il semblait qu’il n’y eût plus d’espoir qu’en lui.

On avait tout essayé pour sortir d’une situation au bout de laquelle on apercevait le gouffre.

Les emprunts ne rendant plus rien, on avait dû y renoncer :la dernière inflation avait été un désastre.

L’impôt sur le capital avec le produit duquel on devait remplir la caisse d’amortissement n’avait servi, en dépit des précautions prises, qu’à boucher quelques trous du budget car l’événement avait prouvé l’inanité de la conception d’une caisse nationale indépendante qui fût pleine pendant que celle de l’État était vide.

Le commerce, l’industrie ne se sauvaient d’un impôt mortel qu’en fraudant le fisc grâce aux pires complaisances parlementaires.

Les ruines s’accumulaient sur lesquelles, du jour au lendemain,s’édifiaient de prodigieuses fortunes. Une horde d’agioteurs était maîtresse du pays. Le coût de la vie prenait des proportions effrayantes.

Jamais on ne s’était autant amusé. Une fièvre de jouissanceâpre, quasi démente, comme on en voit à la veille des catastrophes,galvanisait Paris et la province.

Le luxe avait envahi depuis longtemps les campagnes. Une ferme,du reste, valait une fortune. Il n’était point de marchand debestiaux qui n’eût son auto et son collier de perles.

D’autre part, jamais il n’y avait eu autant de vols et decrimes. On ne voyageait plus qu’armé jusqu’aux dents, comme auxpires époques de notre histoire, quand les diligences étaientguettées sur les grands chemins.

On redoutait de rester isolé dans un train et l’on tremblait dese trouver, dans un compartiment, en face d’un inconnu.

En pleine ville, au grand jour, les boutiques étaient dévaliséesavec une audace inouïe.

Qu’étaient les bandes de la Révolution et du Directoire,maîtresses des campagnes, en regard de celles qui mettaient aupillage la capitale et les grandes cités ?

Certaines associations de malfaiteurs avaient établi si bienleur empire qu’on arrivait à s’en garer qu’en transigeant avecelles, en payant tribut. Elles avaient des accointances les unesavec les autres, se donnaient des chefs communs. L’un d’eux étaitcélèbre depuis deux ans.

On lui accordait tous les pouvoirs. Il commandait, disait-on, àune bande internationale qui avait des ramifications jusque dansles Indes et la Chine où elle se fournissait de stupéfiants.

Les publicistes qui, jadis, avaient inventé les« Apaches » appelaient cette association les Mohicans de Babel et sonchef : le Grand X que l’on avait fini par appelerM. Legrand ! Nul ne pouvait se vanter de l’avoir jamaisvu. C’était une histoire digne du cinéma.

On effrayait les petits enfants avec M. Legrand comme jadisavec Croquemitaine.

Ah ! ce M. Legrand ! À chaque nouvelle affairequi éclatait dans les faits divers, c’était un cri général :Encore un coup de M. Legrand !

Dans ces heures de frénésie tragique où il fallait à chacun del’argent coûte que coûte et à chacune aussi, ce M. Legrandétait tout trouvé. Il endossait tous les méfaits. S’il n’avait pasexisté, on l’eût certainement inventé.

Existait-il ? En vérité, on ne savait rien, en dehors desattentats connus.

Mais l’on pense bien que si nous écrivons cette histoire,véridique dans ses grandes lignes et à laquelle nous n’avonsapporté, comme toujours, que les modifications nécessaires à évitertout scandale, c’est que ce M. Legrand n’était pas simplementun mythe. Sa personnalité était si extraordinaire et siinattendue, si loin de tout ce qu’on pouvait imaginer, et elleest restée si insoupçonnée de ceux mêmes qui ont été mêlés à cetteextraordinaire aventure, qu’il nous a paru utile, pour l’histoiredes mœurs de ce temps, de la faire peu à peu surgir de l’ombre oùelle se croyait pour toujours ensevelie.

Les divorces scandaleux, les suicides, les drames de famille lesplus extravagants, les passions les plus viles apparaissaientsoudain sous les masques crevés de l’hypocrisie officielle,fournissant une matière inépuisable aux journaux. Toute littératurepliait bagage devant le fait divers triomphant.

Les nuits de Paris étaient pleines de stupre et de sang. Lesombres du Bois se refermaient sur des gestes d’une volupté atroceou immonde et devenue si commune qu’il n’y avait plus qu’un nouveaudébarqué du Far-West, de la Pampa ou des steppes pour s’enréjouir.

Une consolation dans ce désastre, c’est qu’on pouvait, aux plusmauvaises heures, traverser Paris sans entendre parlerfrançais.

Pendant ce temps, que faisait la police ?

La police, manquant de moyens, en proie elle-même à l’anarchie,se déclarait impuissante. Là aussi, le gouvernement venait de faireappel à un homme qui avait fait ses preuves comme sous-chef de laSûreté générale, que l’on avait paralysé longtemps parce qu’onredoutait sa rare intelligence et son initiative, mais qui nes’embarrassait point de scrupules. On venait de le mettre à la têtede la Sûreté générale en même temps qu’au secrétariat del’intérieur avec mission de réorganiser entièrement lesservices.

Roger Dumont avait fait partie du même remaniement ministérielqui avait mis Milon-Lauenbourg au Trésor, après entente avec ladroite communiste, les socialistes et les socialistes radicauxqu’il ne faut point confondre avec les radicaux socialistes queleur dernier échec électoral au bénéfice des socialistes avait déjàfait entrer dans l’Histoire.

Quant aux partis du centre et de droite, de plus en plusamorphes, ils n’avaient su profiter de rien. D’où un nouveau cartelplus à gauche.

Au fond, la même politique continuait, avec les mêmes hommes,sous une étiquette différente. Il y avait quelques adaptations deplus, pour le passage au pouvoir des révolutionnaires et uneglissade accélérée vers l’inconnu.

Le fond de la nation resté sain se désintéressait de plus enplus de cette politique de partis qui se traitait dans les coins,dans les parlottes, dans les clubs, dans les congrès et dans lesbanques et qui arrivait toute faite devant un Parlement dont onavait, à l’avance, dénombré les suffrages à une voix près.

Cependant, la jeunesse ne demandait qu’à remuer, faire quelquechose, mais elle ne savait pas exactement quelle chose et les chefsqui jusqu’alors avaient tenté de la grouper concevaient des butstellement différents qu’ils annihilaient par cela même leursefforts.

Seul, un jeune député, indépendant, détaché de toute coterie,s’était retourné vers eux, mais pour faire entendre des parolestellement nouvelles qu’il avait eu, du premier coup, les chefscontre lui qui le traitaient d’anarchiste. Il paraissaitredoutable, moins parce qu’il voulait construire que parce qu’ilvoulait détruire.

Il mettait dans le même sac communistes, fascistes, et tous lesparlementaires, même ceux qui, revenus de l’extrême-gauche,prétendaient maintenant à une politique« nationale ».

Il était antidictatorial et décentraliseur. Il s’appelait ClaudeCorbières, avait déjà porté des coups terribles et gênait tout lemonde.

Néanmoins ses conférences en province avaient eu un succèsconsidérable, surtout chez ceux qui ne se mêlaient point depolitique. En général, il n’apparaissait que comme un nouvelélément de désordre.

Au fond, le pays n’attendait plus qu’un miracle qui viendraitpeut-être de l’excès de ses maux. On cherchait de la consolationdans le souvenir des assignats le jour où ils n’avaient plus rienvalu, on avait cessé de se leurrer de chimères et la vie avaitrepris son cours normal. Certains trouvaient que la faillite étaitlente à venir. On repartirait du bon pied. Mais ceux qui avaientdes rhumatismes goûtaient peu cette perspective. Malheur auxvieillards ! Il fallait rester jeune ou le paraître.

Milon-Lauenbourg avait quarante-cinq ans. C’était l’athlètequ’il fallait à cette bataille, dans la fange. Aucun miasme ne legênait.

Il avait tout respiré depuis les gaz de la grande guerre. Quellesanté physique et morale, c’est-à-dire d’un feu puissant rejetanttout élément susceptible de gêner la machine en marche !

Fils d’un petit banquier de province, Milon avait appris lesystème D comme chauffeur attaché à un état-major, en 1914. Ilavait eu l’occasion alors d’approcher quelques parlementairesdispensateurs de certaines licences. Il s’était montréintermédiaire sûr, discret, intelligent.

En 1918, il avait complété son instruction politique dansl’affaire de la liquidation des stocks américains.

Les régions dévastées avaient été ensuite pour lui la terrepromise. Il disposa vite d’une mise de fonds respectable. Mais sonmeilleur atout dans la partie qu’il allait jouer était laconnaissance profonde qu’il avait acquise du personnel desaffaires, dans tous les domaines, politiques et autres, et lamanière de s’en servir.

C’est alors qu’il avait mis sur pied sa maison derenseignements : l’Universelle Référence, l’U. R. devenueen deux ans un rouage indispensable dans le monde du commerce et del’industrie.

Il n’était point de petite entreprise qui ne fût dans lanécessité d’être cliente de l’U. R. dans la crainte qu’elle nedonnât de fâcheuses indications sur l’état de ses affaires, pointde grande qui n’eût besoin d’être renseignée sur les possibilitésde paiement des petites et qui ne se servît de l’U. R. commede sa meilleure affiche de publicité.

Par le jeu fatal d’un pareil système, les clients se trouvaientêtre les meilleurs agents de renseignements les uns sur les autreset les bureaux de l’Universelle le centre du plus formidableespionnage du transit mondial que l’on pût rêver.

L’affaire en elle-même donnait des profits énormes, maisLauenbourg ne se contentait point d’être le truchement d’une simerveilleuse clientèle. Instruit avant tout autre des grandestransactions du continent, des besoins de certaines régions, desdisponibilités et de la production de certaines autres, il sutjouer presque à coup sûr de l’accaparement, et sur la plus vasteéchelle grâce à l’adjonction d’une banque qui ne fut, d’abord, ensomme, que la caisse de l’U. R., mais qui devint bientôt saraison d’être la plus importante.

Le conseil d’administration de l’U. R. B. (UniverselleRéférence Banque) réunit autour de son tapis vert les personnalitésles plus considérables de la haute finance et de la grandeindustrie. Les avocats-conseils se recrutaient à la vice-présidencede la Chambre ou parmi les membres en disponibilité du personnelgouvernemental.

De ce jour, Milon-Lauenbourg fut roi. Il était déjà sénateur. Ilavait rendu d’immenses services, lors des dernières échéances, auxpartis extrêmes détenant le pouvoir. C’est l’U. R. B. quiavait « financé » tout le système d’impôt sur le capitalet pris l’initiative de faire au Trésor, sur cet impôt qui seraitlent à rentrer, les avances qui sauvaient momentanément l’État dela faillite, mais à quel taux et sous quelles conditions !

Milon-Lauenbourg devenait le fermier général de la France.

Après avoir édifié sa toute-puissance sur le désordre, il secroyait assez de génie pour reconstituer la société sur les basessolides dont il avait besoin pour jouir en paix de sa fortune.Devenu ministre, véritable chef de gouvernement, soutenu par tousceux qui avaient suivi son destin, il se sentait maintenant lapoigne d’un despote conservateur, prêt à tout briser pour le règnede sa loi.

D’abord, il voulait rétablir la sécurité. L’état d’anarchie dupays auquel nous avons déjà fait allusion lui était odieux. Lesfeuilles à sa dévotion, ses amis à la tribune se faisaient l’échode sa colère entre la désorganisation sociale et l’impéritie de lapolice. Il en voulait aux voleurs de grand chemin. Il semblaitqu’en détroussant le passant ils lui prissent quelque chose. Si ona bien compris cette figure, on ne s’étonnera point qu’il fût prisd’une rage presque enfantine en lisant les exploits de ces« Mohicans », qui, eux aussi, mettaient le pays aupillage, sans sa permission. Il était résolu à les détruire et cene serait pas long.

Il croyait à une organisation sortie de l’encrier des reporters.« M. Legrand » lui faisait hausser les épaules.

Peut-être y avait-il au fond de ce mépris pour ce fantôme decroquemitaine un peu de jalousie. Depuis quelques jours, lepersonnage accaparait trop l’attention publique ! « Ilvous fait peur ; il devrait vous faire rire ! »disait-il aux femmes qui ne rêvaient plus que du chef desbandes noires.

« Nous voudrions bien le connaître ! »répondaient-elles.

« S’il n’y a que cela pour vous faire plaisir, jel’inviterai à ma pendaison de crémaillère ! »

Elles ne furent donc pas étonnées quand, sur le programme desréjouissances artistiques qui devaient se dérouler loirs de lasoirée d’inauguration de l’hôtel du bois de Boulogne, elles lurentin fine : « Monsieur Legrand a promis de venir avecson état-major ! »

Lauenbourg avait chargé son ami et parent par alliance,Godefroi, comte de Martin l’Aiguille, de monter à cette occasionune farce assez audacieuse, mais il resta coi lorsque Roger Dumont,le nouveau directeur qu’il venait de faire nommer à la Sûretégénérale, le prenant dans un coin, à l’heure où arrivaient lespremiers invités, lui dit : « Vous savez que monsieurLegrand, le vrai, va venir ! »

– Vous vous moquez de moi, Dumont ?

– Il va venir et j’espère bien le pincer !

– Il y a donc un vrai« M. Legrand » ?

– Oui, monsieur le ministre !

Chapitre 2CONCILIABULE

Roger Dumont, dont la personnalité devait occuper une place siprépondérante dans la période de difficultés qui mettaient alors lerégime tout entier à de si cruelles épreuves, était peu connuencore du grand public. Mais dans la modeste place qu’il avaitoccupée jusqu’alors, il avait su se faire apprécier du mondeparlementaire par des services rendus, avertissant fort habilementceux qu’il avait mission de frapper, sans trahir précisément seschefs.

Volontairement effacé, jugeant et jaugeant les hommes aupouvoir, il guettait son heure. Depuis cinq ans, ayant devinéMilon-Lauenbourg, que certains évitaient encore comme tropcompromettant, il s’était donné au grand maître del’U. R. B. autant qu’un homme comme lui pouvait se donnerà quelqu’un, c’est-à-dire qu’il l’avait choisi comme le plus apte àl’aider dans ses propres projets.

Lauenbourg, de son côté, avait su apprécier dans cet être falotqui semblait ne point tenir de place, une valeur de premierordre.

Dumont s’était fait son lieutenant politique sans explication,sans entente d’aucune sorte.

Quand il découvrit cela, à la suite d’une affaire fortembrouillée qui eût pu faire scandale, Lauenbourg avait fait venirRoger Dumont. L’entrevue avait été courte.« Combien ? » avait demandé le banquier. Et l’autreavait répondu : « Dix millions de fonds secrets, lapolice à vos pieds, moi à sa tête et ce pays vousappartient. »

– Vous êtes bien ambitieux, monsieur Dumont ?

– Pour vous servir, monsieur Lauenbourg… Et le policiers’était retiré.

« J’eusse préféré, se dit Lauenbourg, qu’il me demandâtcent mille francs tout de suite. Il faudra compter avec cet homme,ne pas hésiter à lui faire sa part ou le briser ! »

Comme avec Lauenbourg il se montra obstinément fidèle et plusqu’utile, le banquier craignit de s’en faire un ennemi féroce s’ilne lui faisait point partager sa triomphante fortune, quand ilentra dans le ministère. Lorsque l’affaire fut faite, Dumontremercia bien humblement.

Plus il grandissait, plus il se faisait petit. Physiquement ilparut encore diminué. Il était maigre, la poitrine rentrée, lecheveu rare et pâle, les yeux gris, sans flamme, la voix chétive.Il avait quarante ans. De dos, il paraissait un vieillard.

Dans les bureaux, il était au courant de tout. Son apparitionsilencieuse épouvantait ses subordonnés.

Il avait été élevé au séminaire, avait été pion dans une boîte àbachots. Puis il avait échoué dans un commissariat. C’est de làqu’il était parti. On ne lui connaissait point de passion autre quecelle de la police, mais celle-ci le possédait tout entier. Il envivait. Il était prêt à en mourir. Il n’affichait aucun mépris pourles hommes, comme on le voyait faire à Lauenbourg. Le bien et lemal ne semblaient l’intéresser qu’autant que la partie engagéeentre les deux éléments devenait plus obscure. Alors, il observaitles pièces, passionnément, et soufflait un bon conseil à l’oreilledu joueur auprès duquel les circonstances l’avaient placé. Si bienque les joueurs croyaient jouer leur partie, mais qu’ils gagnaientla sienne.

Milon-Lauenbourg, laissant la belleMme Milon-Lauenbourg recevoir ses invités avec lecousin Godefroi dont il était du reste fort jaloux, avait entraînéRoger Dumont dans une petite pièce où ils ne risquaient pointd’être dérangés.

– Je ne sais pas si votre « M. Legrand »doit venir, lui dit-il avec humeur, mais je sais une chose :c’est que Claude Corbières est déjà là ! Il a un fameux toupetde se montrer dans mes salons après avoir combattu ma politiquecomme il l’a fait à la Chambre ces temps derniers.

– Le croyez-vous donc redoutable ? laissa tomber RogerDumont sans prendre la liberté de s’asseoir comme l’y invitaitLauenbourg.

– On prétend qu’il a des dossiers.

– Non, il n’a rien !

– Vous en êtes sûr ?

– Absolument ! Il est certain cependant qu’on lui en apromis…

Les deux hommes se regardèrent.

– Remarquez que je ne crains rien ! vous entendez,Dumont… Il faut que vous soyez bien persuadé de ceci : c’estque je ne crains rien au monde !… mais il y a mapolitique et ceux qui l’ont suivie… et ces messieurs sontquelquefois bien imprudents…

– Exact ! fit Dumont.

– En tout cas, s’il m’obligeait à les sacrifier,je ne lui pardonnerais jamais ! Mais je n’hésiterais pas. Tantpis pour les autres ! Faites-leur répéter cela de ma part. Ilsdeviendront peut-être plus circonspects !

– Cela me paraît nécessaire ! souffla Dumont. Ceuxdont vous parlez s’en sont toujours tirés depuis la guerre… Ils enont vu tellement passer qu’ils se croient à l’abri de toutévénement. Dangereux état d’esprit.

– Je vois que vous m’avez compris… Et maintenantracontez-moi votre petite histoire. Vous aussi vous donnez dans« les Mohicans de Babel » ?…

– Oui !

– Et M. Legrand va venir ce soir chez moi ?

– Il y est peut-être déjà !

– Si, par hasard, c’était Claude Corbières… Vous enprofiteriez pour l’arrêter ?

– Vous le prenez bien à la légère, monsieur le ministre,mais ce n’est pas Claude Corbières… Ce bon petit jeune homme bienpropre, j’en ai fait le tour… Pas besoin de l’arrêter ! Il sefera tuer comme un poulet.

Milon-Lauenbourg pâlit un peu et regarda en dessous RogerDumont, qui ne broncha pas.

– Revenons à vos « Mohicans » puisque vous medites que c’est sérieux, reprit le financier.

Roger Dumont, cette fois, s’assit :

– C’est très sérieux, dit-il… La chose ne devrait pointvous surprendre… À une époque où toute entreprise ne peut réussirque par le consortium… nous devions avoir celui des assassins.C’est une chose faite. C’est le progrès, là comme ailleurs…

« Ces meneurs ont leur journal, parfaitement. Je vous diraiun jour comment il s’appelle. Mais il a fort honnête figure et nesemble destiné qu’à renseigner fort platement ceux quis’intéressent à la plus coutumière industrie. Seuls, les chefs,d’un bout à l’autre de l’Europe et même au-delà, en ont la clef.Cette clef, nous la cherchons encore. Je la trouverai.

« En attendant, écoutez ceci : il y a trois ans, sixmois et quatre jours, un homme d’une taille un peu au-dessus de lamoyenne, dans toute la force de l’âge, aux mains finesd’aristocrate, cheveux bruns, visage ovale, un teint olivâtre assezfoncé, une barbe très soignée (peut-être un postiche et la couleurolive du visage fabriquée), portant des lunettes à garnitured’écaille et à verres jaunes, enveloppé d’un épais manteau àcarreaux écossais, se présenta vers les six heures du soir auxbureaux de l’agence Kromer, à Varsovie.

– Parfaitement. Agence Kromer, 3, place Sigismond, bienconnue… excellente maison, produits chimiques… Suis en rapport avecelle… interrompit Milon-Lauenbourg en regardant Roger Dumont.

– Cet homme, vous ne le connaissez pas, monsieur leministre ?

– Ma foi, non ! vous me racontez des choses… commentvoudriez-vous…

– Il s’appelle Vladimir Volski. Il prétend descendre deJean III, et il en descend peut-être. Il est reçu dans lesmeilleures familles. C’est un fameux brigand. Pour le moment, laPologne est son fief.

– Après ?

– Après avoir vu Kromer notre homme…

– Votre homme, c’est M. Legrand ?

– Euh ! il y a des chances…

– Comment le savez-vous ?

– Ce secret n’est pas le mien…

– Enfin, vous savez bien quelque chose sur lui…

– Nous ne saurons vraiment quelque chose sur lui et nepourrons le confondre que…

– Eh bien, allez !

– Que si nous l’arrêtons ce soir, monsieur le ministre.

Et, ce disant, Roger Dumont, de ses petits yeux pâles, nequittait pas le visage un peu congestionné de Milon-Lauenbourg.Celui-ci se leva, donna un coup de poing sur la table :

– Et si vous faites cela, Dumont, je vous donne unministère… Hein ? Roger Dumont, ministre de la police !Qu’est-ce que vous en dites ?

– Je dis, monsieur le ministre, qu’il faudra bien que nousen arrivions là, car, dans la situation où se trouve le pays, je nepuis rien sans cela !

Modestement, bien modestement, cette chose avait été prononcéeet Roger Dumont, qui ne regardait plus, qui n’osait plus regarderMilon-Lauenbourg, s’était repris à caresser ses gants.

– Faites d’abord cela !… et nous verronsaprès !

– Oh ! j’aimerais mieux que ce fût fait avant !murmura Dumont, de plus en plus humble.

– Mais c’est impossible, puisque vous l’arrêtez cesoir !

Dumont regarda l’homme d’État du coin de l’œil avec une timiditéextrême :

– Ce soir !… ce soir !… chez vous !… celapourrait faire bien mauvais effet… et puis… Il y a beaucoup deraisons, Monsieur le ministre, pour qu’il ne soit pas arrêté cesoir !…

– Alors ! vous me faites perdre mon temps, etvous me racontez des balivernes !

– Je regrette d’avoir fait perdre le temps de monsieur leministre, exprima assez froidement Roger Dumont en se levant à sontour.

– Excusez-moi, Dumont… ne jouons pas au plus fin tous lesdeux… Vous voulez être ministre, vous ne pensez qu’à ça !moi…

– Vous, vous l’êtes !

– Et je désire le rester, avoua l’autre, riant, mais jevais vous dire une chose, j’y crois à votre M. Legrand, jem’en suis longtemps défendu, même avant que vous n’enparliez !… mais j’y crois !… J’ai des raisons d’y croire…Je l’ai trouvé plusieurs fois sur mon chemin… Et il m’afait du tort ! Oui, il y a quelqu’un qui se dresse dansl’ombre contre moi et je donnerais cher pour savoir qui ! Jesens que c’est une guerre à mort entre lui et nous… Il faut quecela cesse ! Qu’est devenu M. Legrand en quittant laPologne ?

– Mon Dieu, monsieur le ministre, notre homme en quittantVarsovie se rendit à Berlin, puis à Vienne, à Rome, à Barcelone, àLondres et revint à Paris. Dans chacune de ces villes, il avait vules Volski de l’endroit, ce qui se fait de mieux, en ce moment,comme chefs de brigands, et il leur avait donné rendez-vous à sixmois de là à Paris, à midi, place de l’Opéra.

« Ils passèrent plus insoupçonnés dans le mouvement intenseque s’ils s’étaient retrouvés à deux heures du matin dans lasolitude de quelque quartier excentrique. Ils s’étaient reconnus àun signe banal, une pochette nouée au petit doigt de la maingauche.

« M. Legrand était là, dans le même costume. Il lesfit monter tous les six dans une auto découverte qui les emmenadéjeuner aux environs. Une partie de campagne, dans une auberge.Ils y restèrent six jours, la plupart du temps enfermés dans unepièce où, sur une grande table, s’étalait une immense carte del’Europe. Sur une autre table, des Bottins, des guides, desdossiers, des papiers, des plumes et de l’encre.

« Ces bandits se partageaient le monde… Pendant ces sixjours, ils tracèrent le plan de la plus formidable organisation derapt qui eût jamais existé. Quand ils se quittèrent, ils avaienttout établi, tout prévu, le recel et l’écoulement des objets volésn’avaient pas été les moindres de leurs travaux et ils avaient juréfidélité à M. Legrand, sous peine de mort. Ils se séparèrent,emportant leurs papiers, leurs dossiers, leurs Bottins, mais ilsoublièrent la carte. Je l’ai.

– Mais, pourquoi les Bottins ? questionnaMilon-Lauenbourg.

– Parce qu’ils avaient besoin de connaître les principalesmaisons, industrie, commerce, agences, dans lesquelles ils allaientfaire entrer, comme employés, des gens à eux, qui allaient lesrenseigner sur les coups à tenter, mon Dieu ! excusez-moi lacomparaison, monsieur le ministre, comme est renseignée à peu prèsvotre maison, dans le monde entier, pour le plus grand bien de nostransactions.

Milon-Lauenbourg était écarlate. On pouvait craindre un coup desang, car il était de tempérament fort congestif, à la suited’excès de travail et autres…

Roger Dumont se demanda tout bas, bien bas, s’il n’était pasallé un peu loin. « Ou il va crever sur l’heure, se dit-il, ouil va me tuer comme un chien ! »

Il y eut un long silence, pendant lequel Lauenbourg se calma. Ilfinit par dire :

– Je commence à comprendre bien des choses… et d’où,dernièrement, me sont venus certains renseignements faux qui ontfailli causer bien des ruines… Les misérables ! gronda-t-il.Ils ont failli me porter un préjudice immense… je vais être obligéde surveiller les agences que je croyais être les plus sûres… sanscompter, ajouta-t-il soudain, que s’il était arrivé un désastre, oneût pu croire que j’étais… oui, que j’étais dans leur jeu…moi ! moi ! Milon-Lauenbourg…

De plus en plus humble, Roger Dumont prononça, dans unsouffle :

– Monsieur le ministre est-il toujours de cet avis ques’il vient et que je parvienne à le reconnaître – j’aiquelques moyens pour cela – je doive l’arrêter, chez lui ?

Le banquier se releva.

– Plus que jamais ! grinça-t-il…

Et, fulgurant, il se planta devant Roger Dumont :

– Vous entendez, Dumont ! je ne crains rien !je ne crains rien au monde !

– Monsieur le ministre est bien puissant… et jelui ai toujours prouvé que je lui étais fort dévoué… mais jerépéterai à monsieur le ministre que je ne pourrai utilement leservir qu’autant que je serai ministre moi-même !

– C’est une idée fixe ! J’ai déjà fait beaucoup pourvous, Dumont…

– Tant que je ne serai pas à la tête de toutes les policeset de la gendarmerie, je ne pourrai rien faire…

– Mais, monsieur Dumont… le Parlement ne marcherait pas… ilne voudrait pas se donner un maître… songez donc ! Vous seriezplus fort que moi.

– Je suis à vos ordres, monsieur le ministre, laissa tomberRoger Dumont en prenant congé.

– Pardon, Dumont ! mais vous ne m’avez pas dit lesdispositions que vous aviez prises pour arrêter M. Legrands’il se présentait réellement chez moi.

– Aucune, monsieur le ministre… d’abord, comme je vous aidit, je ne suis pas sûr de le reconnaître…

– Mais vous avez bien dû poster des agents autour de monhôtel !

– C’est une faute que je me serais bien gardé de commettre…il en aurait été sûrement averti et il faut qu’il pénètre ici, entoute sécurité…

– Mais enfin, si vous voulez l’arrêter ! Vous nel’emporterez pas sous votre bras !

– Monsieur le ministre, moi aussi j’ai mes agents… auxquelsvous serrez la main tous les jours et qui sont de toutes vosfêtes ! Ce n’est pas parce qu’ils ont reçu la plus parfaiteéducation qu’ils manquent de biceps.

– Vous pensez à tout…

– Il le faut, monsieur le ministre !

Sur quoi ils se séparèrent.

– Il est b… fort ! se disait Roger Dumont, mais jeserai plus fort que lui et je serai ministre malgré lui !

– Il me prend pour un imbécile ! pensait Lauenbourg…Lui ! ministre de la justice ! disposant de lagendarmerie… et puis quoi encore ? Il a voulu me faire peuravec son histoire de M. Legrand… Tout de même, tout ce qu’ilm’a dit n’est pas perdu… Il faudra que je parle demain àBarnabé…

Chapitre 3UNE SOIRÉE CHEZ LES MILON-LAUENBOURG

Si le comte d’Artois fit élever Bagatelle en soixante-quatrejours, Milon-Lauenbourg mit deux ans à faire construire sonTrianon-Boulogne, non loin du château de Madrid. Son parcparticulier atteignait la rive de la Seine.

L’œuvre de Gabriel avait naturellement servi de modèle à cette« folie » d’un nouveau riche. Les marbres les plus raresen formaient les colonnes ; les mosaïques des parquets et desdalles avaient coûté des sommes fabuleuses. L’or et les peinturesles plus brutales éclataient dans les fresques, étalant sur lesmurs une mythologie hellénique qui avait passé par l’inspirationdes Arts décoratifs de 1925, devenue source d’inspiration de tousdécor et mobilier modernes.

En pénétrant chez Milon-Lauenbourg on entrait dans un Trianonfrénétique qui n’était nullement propre à faire rêver des grâcestelles qu’on les concevait au siècle de la Pompadour, mais qui setrouvait être un cadre merveilleux et tout à fait adéquat à la modedu jour, laquelle n’avait jamais déshabillé d’une façon aussimagnifique et quelquefois aussi ahurissante la Beauté, la Voluptéet même la Vertu. Mme Tallien, dans ce milieu, eûtbien retardé. Ce que le Directoire avait fait des modes grecques,les couturiers modernes l’avaient fait de celles du Directoire. Làoù il n’y avait eu que de l’exagération, ils avaient mis del’extravagance, ils avaient poussé l’audace à ses dernièreslimites.

Le plus beau était que les plus honnêtes femmes avaient fini pars’accommoder de tout cela et ce n’était pas le moindre sujetd’étonnement que de voir Mme Milon-Lauenbourg, néeChabert (de la vieille famille de robe et de basoche, Chabert,alliée aux Martin l’Aiguille), montrer sa jambe, son dos et sapoitrine, sans en paraître gênée.

Mme Milon-Lauenbourg approchait de laquarantaine. Elle était encore admirablement belle. Son profiltoujours pur retenait le regard étonné et conquis, dès qu’ils’éclairait du moindre sourire. Sa gravité même était d’un charmetroublant. Si elle se mêlait de séduire, on était enchaîné. C’étaitune grande mondaine et c’était aussi une mère de famille modèle.Elle adorait sa fille, à l’éducation de laquelle elle avaitconsacré toutes les heures volées à ses devoirs parisiens.

Nous en avons assez dit pour faire comprendre qu’elle étaitdésirée de beaucoup ; ne rebutant personne, elle étaittoujours entourée brillamment sans jamais donner prise à lamédisance.

Lauenbourg, qui la trompait ouvertement, ne méritait point sachance.

Si sa femme était malheureuse, nul ne pouvait se vanter del’avoir consolée.

Quand Milon-Lauenbourg rentra dans les salons, ceux-ci étaient àpeu près pleins. Sa femme et sa fille Sylvie, une charmante enfantde dix-huit ans, toute blonde avec des cheveux curieusementébouriffés au-dessus d’un bandeau d’azur sombre, continuaient derecevoir les nouveaux arrivants. Il y avait là aussi, au premierrang, les deux frères de Milon, avec leurs femmes, lesbeaux-frères, les belles-sœurs, « toute la smala » que legrand chef avait poussée, établie sur Paris, comme jadis Napoléonavait « établi » ses frères sur l’Europe. William, lefameux commissaire-priseur, et Arthur, vice-président du Conseilmunicipal, devaient tout à Milon. Il y avait même un savant dans lafamille : Parisol-Lauenbourg, qui travaillait dans le sanscritet chez les antiquaires et que Milon venait de faire recevoir àl’Institut. Devant le clan tout-puissant, le Tout-Paris défilait…C’est ce que Lauenbourg appelait une réunion intime, une pendaisonde crémaillère entre soi, histoire d’essuyer les plâtres enattendant les merveilleuses fêtes qui feraient affluer toute lacapitale au bois de Boulogne.

L’orgueilleuse satisfaction que ressentit le financier devant leprodigieux empressement de tous à venir saluer sa nouvelle fortunen’était point nécessaire pour qu’il parût avec ce gonflement dutorse, ce rejet des épaules, cette élévation de tête, ce frontdominateur, cette démarche à la fois aisée et puissante qui lefaisaient reconnaître ou deviner partout où il passait. Ceux qui nel’avaient jamais vu pouvaient dire, sans se tromper : c’estlui ! c’est Milon-Lauenbourg !

Dans ses moments les plus difficiles, il avait toujours parudégagé de tout souci.

La figure entièrement rasée, légèrement empâtée sur une ossaturepuissante, son menton, sa mâchoire étaient des choses redoutables.Tout en lui, du reste, paraissait machine à broyer. Et, cependant,il ne manquait point d’une certaine élégance, celle du sportsmanqui vient de quitter le maillot après la partie de football, pourrevêtir la livrée mondaine. Il était loin d’être laid. Du reste, laforce n’est jamais laide, quand elle n’est point épouvantable. Ilavait quarante-cinq ans.

On ne l’avait pas plus tôt aperçu qu’il était entouré, félicité.Il y avait là de tout : des généraux, des magistrats, dessavants, des ministres, celui-là même qu’il avait remplacé, qu’onavait mis dehors pour lui faire place, les chefs tout-puissants duhaut commerce et de l’industrie ; des nobles, des rastas etdes femmes, des femmes surtout.

Claude Corbières, assis derrière un cactus, dans un coin dujardin d’hiver, assistait de loin à tout ce mouvement.

Il avait été l’hôte, à Dinard, pendant toute une saison, duvieux notaire – père de Mme Milon-Lauenbourg. Levieux Chabert, nommé par le conseil de famille subrogé-tuteur deClaude, avait géré la fortune du jeune homme. Claude était unsportif, une première raquette. Le double mixte le rapprocha deSylvie, encore toute jeune. Cette gamine lui plut beaucoup. De soncôté, elle l’aima. Mais alors, lui, qui s’était lancé dans lapolitique se détacha des Lauenbourg. Depuis deux ans, il ne lesvoyait plus. Désespoir, rage, pleurs secrets de Sylvie. Le combatque menait Claude contre son père la consternait. Il y mettaitpresque de l’acharnement, de la haine. Et, cependant, elle savaitbien qu’il l’aimait. Il ne le lui avait jamais dit, mais elle lesavait !

Dissimulé dans sa retraite, il la regardait danser. Et s’ill’aimait vraiment, nul n’eût pu le dire. Ses yeux, ordinairementtrès doux, devenaient de verre et c’était une glace derrièrelaquelle la pensée ne se laissait point surprendre. Alors, commedisait Sylvie, « il faisait sa statue ».

Sylvie dansait avec un grand jeune homme, qui paraissait fortembarrassé de l’honneur qui lui était échu. Il avait l’air d’uncollégien. Il avait passé par Polytechnique et cet espoir desmathématiques, pâli par l’étude et très myope, faisait, au milieude cette grande fête mondaine, la mine la plus niaise du monde. Ils’appelait André Ternisien. Après la danse, il alla s’asseoir biensagement, comme une demoiselle, auprès de son père, le fondé depouvoir de Milon-Lauenbourg, celui qui avait la haute main surtoute la comptabilité de l’U. R. B., l’austère etvertueux Barnabé. Celui-ci était fier de son fils André ; ill’était moins de son fils Daniel, qu’il ne voyait que pour luirefuser de l’argent, car l’avarice de Barnabé était aussi célèbreque sa vertu et son dévouement pour ses maîtres.

Daniel était un charmant petit gaillard, aux yeux de velourssombre, nullement efféminé, quoique fort apprécié au dancing,toujours mis à la dernière mode, que l’on voyait partout, dans lespalaces, aux premières, à toutes les fêtes mondaines, sachant fairerire les femmes et dépensant un argent de poche dont on ignoraitl’origine. Son père, Barnabé, était un homme à principes comme onn’en fait plus. Son honnêteté se révoltait à l’idée qu’un être,issu de lui, pouvait avoir des moyens d’existence inavouables. Ilavait fini par fermer sa porte à Daniel et vivait seul, sa femmeétant morte.

Maintenant, Sylvie dansait avec Daniel. Sylvie, de touteévidence, accomplissait une corvée, obéissant aux prescriptions desa mère : « Nous avons tant d’obligations à ce bonmonsieur Barnabé », mais, à la vue de Daniel dansant avecSylvie, la joie de Barnabé était tombée. « Le misérable,fit-il entre ses dents, il lui fait la cour ! » Andrérougit.

Soudain, Sylvie aperçut Claude qu’elle cherchait. Elle planta làson danseur et vint s’asseoir auprès du jeune député.

Ils se serrèrent la main, longuement.

– J’ai reçu votre mot, fit Claude. Et vous voyez, je suisvenu. Et puis, ajouta-t-il, il m’était vraiment impossible de nepoint répondre à la si gracieuse et si pressante invitation demadame votre mère. J’imagine bien, cependant, qu’elle ne l’aenvoyée que poussée par Lauenbourg. Il espère peut-être que nousferons la paix. Je ne me suis pas dérobé. Je ne veux pas avoirl’air d’avoir peur… Mais vous, pourquoi m’avez-vous fait venirici ?… le dernier endroit où je devrais memontrer.

La jeune fille secoua la tête :

– Mon père n’y est pour rien !

– Qu’avez-vous donc de si pressé à me dire,Sylvie ?

– De prendre garde, Claude. Ils sont décidés àtout…

Elle avait les yeux pleins de larmes. Il prit sa main dans lasienne :

– Ma pauvre petite Sylvie ! Mais il ne faut pas vousépouvanter, vous savez, j’en ai vu d’autres ! Quand on mène labataille que je conduis, il faut s’attendre à tout.

– Pourquoi êtes-vous si terrible avec mon père ?

À cette question directe, Claude resta silencieux… Elle dutrépéter ses paroles.

– Sylvie, finit-il par dire, pourriez-vous me jurer que cen’est pas lui qui vous a priée de me poser cettequestion ?

– Je vous le jure, Claude ! et je suis bienmalheureuse, si vous pouvez imaginer que c’est une autre pensée quecelle de votre sécurité qui me pousse à vous parler ainsi. Je nem’occupe jamais des affaires de mon père…

– Eh bien, Sylvie, je vais vous répondre à mon tour. Vousne doutez pas de mon amitié, n’est-ce pas ? et de la douleuravec laquelle j’ai dû, peu à peu, me résoudre à cesser toutesrelations avec votre famille… mais il le fallait, Sylvie, il lefallait à cause de tous ceux qui sont là. Regardez-les ! Bienpeu manquent à l’appel ; les voilà, les amis, les clients deMilon-Lauenbourg ! Tous ceux à qui j’ai déclaré une guerre àmort. Si je succombe, Sylvie, ce ne sera pas sans leur avoir portédes coups solides, allez ! Tous les mondes ! et quelsmondes, sous cette éblouissante parure ! Je ne vous parle pasdes officiels qui ne sont que les domestiques des autres,ramasseurs de miettes sous la table ! Sylvie, ne vous récriezpas ! je sais ce que je dis… tout ce monde est horrible… Jevous respecte trop pour vous faire apercevoir, même de loin,l’ignominie de cette tourbe endiamantée… Vous connaissez ma tâcheredoutable… mais pour un homme comme moi, voyez-vous, Sylvie… iln’y a que ça qui vaille la peine de vivre !

– Que ça ?… fit-elle dans un souffle.

Il la regarda. Elle était affreusement pâle, elle tremblait…

– Sylvie, murmura-t-il… ne m’enlevez pas mon courage… Ilm’en a fallu. Je n’ai pas le droit d’aimer ! Il faut que jereste seul… Tout seul !

– Avec quelle joie vous dites cela !

– Non, il n’y a pas de joie, dans ce que je vous dis là,Sylvie, puisque je sais que vous serez la première à souffrir,hélas ! de ce furieux sacrifice que je m’impose… mais si c’estsans joie que je suis un chemin qui me détourne de vous… c’estaussi, je l’avoue, avec une terrible ivresse ! car jevaincrai, Sylvie, puisque j’ai commencé par me vaincre. Tout seul,contre tous ! Et propre ! Comprenez-vous,propre ! propre ! au milieu de toute cette fange. Je mesens plus fort que la mort, puisque j’ai été plus fort quel’amour…

– Vous me piétinez, Claude ! Je sais, hélas !depuis longtemps, que je ne suis qu’une toute petite fille qui necompte pas à vos yeux… mais écoutez-moi tout de même… Ils vousbriseront avant que vous n’ayez fait les premiers pas… Si voussaviez les paroles que j’ai surprises, elles m’ont glacée.Qu’est-ce que c’est que ce Richard Palafox ? Leconnaissez-vous ?

– Ah ah ! Richard Cœur de Lion ! fit Claude avecun sourire, mais, ma chère petite Sylvie, c’est un garçon trèsbrave et très fort à l’épée !

– Ah ! voyez-vous Claude ! Ils venaient de parlerde vous. Ils disaient que vous aviez des papiers… des papierscontre l’U. R. B. et notre cousin Godefroi, sur un tonque je n’oublierai jamais… disait à mon père :« Rassurez-vous, Milon… Avec Richard, ça ne traînerapas ! L’autre n’aura pas le temps de direouf ! »

– Merci de m’avoir prévenu, Sylvie, mais les spadassins neme font pas peur, et puis celui-ci a trop servi, ils n’oseraientpas ! Qu’avez-vous, Sylvie ?

– Le voilà !

– Rassurez-vous, il ne va pas m’embrocher comme ça, devanttout le monde.

– Ne riez pas, mon Dieu ! Ne riez pas ! Éviteztoute querelle…

L’homme passait et avait tourné la tête en entendant le rire deClaude. Il s’inclina devant Sylvie et continua son chemin, aprèsavoir un instant arrêté son regard sur le jeune député. Claude nelui avait pas rendu son salut.

C’était vraiment un beau spécimen d’humanité que ce Richard, ditCœur de Lion, un bel animal lâché en liberté dans la junglemondaine, qui s’écartait hâtivement devant son pas élastique, luilaissant la voie libre pour le libre jeu de ses muscles redoutés.Il était, du reste, tout sourire, et généralement d’une politesseun peu exagérée ; très grand seigneur avec les dames. Il avaitcommencé par se faire connaître dans les salles d’armes. Bientôt,il eut ses entrées partout. On savait qu’il n’eût pas hésité àdéfoncer les portes… Le pouvoir l’utilisait dans les momentsdifficiles. Toujours prêt à risquer sa peau, il trouait facilementcelle des autres.

– Promettez-moi, Claude, que vous allez partir tout desuite.

– Enfant !

– Et si je partais avec vous, fit la jeune fille, d’unevoix sourde.

– Si vous partiez avec moi !

– Oui ! avec vous ! J’ose espérer que rien nevous retiendrait plus ici !

Cette fois, sa pâleur avait disparu, un feu ardent colorait sesjoues…

– Partir ! répéta-t-il, se refusant à comprendre…comment partir ? Où ?

– Partout où vous irez !

Il prit sa petite main et s’en voila les yeux, pour qu’elle n’ylût point sa pensée… mais elle la devina.

– Ah ! gémit-elle, on n’enlève pas la fille deMilon-Lauenbourg…

Elle se leva, frissonnante, claquant des dents, ramenant d’ungeste machinal une gaze légère sur son visage empourpré. À peineentendit-il : « Adieu ! » et elle disparut parune porte donnant sur les appartements.

Là, elle se trouva en face de sa mère… « Malheureuseenfant, tu voulais me quitter ! »

Et la porte se referma…

Comme Claude se retournait, le cœur en tumulte, la pensée endésordre et souffrant plus qu’on ne saurait le dire, car, pour lapremière fois, il venait d’apprendre combien il était attaché àcette petite fille, il aperçut Richard Palafox, qui se dirigeaitvers lui. Il en fut heureux. Il avait besoin d’une diversionviolente. Cependant, accoutumé à se discipliner, il fit un violenteffort sur lui-même, rassembla son sang-froid et montra une figurepresque indifférente.

– Monsieur Corbières, commença Cœur de Lion avec toutes sesgrâces habituelles, je crois bien avoir eu l’honneur de vous êtreprésenté dans un mauvais lieu. Vous avez trop d’esprit pour n’avoirpas deviné déjà qu’il s’agit du Palais-Bourbon, mais permettez-moide vous dire que j’ai été moins étonné de vous y voir que de voustrouver ici !

– Monsieur Palafox, riposta Claude en se levant, je ne suispas surpris du tout de vous y rencontrer, moi ! Bien mieux, jen’y suis venu que parce que je vous cherchais…

– En vérité !

– Oui, je voulais vous éviter des démarches inutiles…Voulez-vous m’accompagner dans ce salon, monsieur ? Nous yserons mieux pour continuer cette petite conversation. D’abord,nous y aurons le spectacle des dames qui n’ont jamais été aussibelles que ce soir… et, enfin, nous n’aurons pas l’air de nouscacher.

– Monsieur Corbières, je ne me cache jamais !

– Non, je sais que vous êtes un brave ! vous tuez augrand jour !

– J’ai eu, en effet, quelques duels malheureux !Ah ! monsieur Corbières, vous qui êtes un honnête homme, jevais vous dire une chose, c’est qu’il est des minutes commecelle-ci où, voyant rassemblée une aussi jolie collection debandits gardés par les lois, protégés par la fortune, sacrés par lesuccès, je regrette que mon épée ne soit pas assez longue pour lesembrocher d’un seul coup !

Il avait pris le bras de Claude qui s’était laissé faire,stupéfait.

– Vous avez une singulière façon de me chercher querelle,monsieur.

– Monsieur Corbières, je ne suis pas venu pour vouschercher querelle…

– On m’a dit que vous aviez mission de me tuer…

– C’est exact. J’ai même reçu cent mille francs pourcela ! Vous m’avouerez que cent mille francs pour tuer unhomme comme vous, ça n’est guère ! Aussi, ai-je d’abord faitla grimace, mais les temps sont durs, la vie est chère, mamaîtresse est exigeante. Mais je ne vous tuerai pas ! parceque vous êtes un homme que j’estime, que j’admire, qui mène uncombat auprès duquel mes petites histoires de duel ne sont que jeuxd’enfants… Aussi, monsieur, au lieu de vous tuer, je serai toujoursprêt à vous défendre. Voilà ce que j’avais à vous dire, monsieurCorbières !

Claude n’en revenait pas. Le plus beau est que ce terrible hommelui parlait avec une émotion à peine contenue : « Il vam’embrasser », se dit Claude « avant de me tuer et ilpleurera sur ma tombe ! »

Il desserra légèrement l’étreinte des bras. L’autre s’en montratout attristé.

– J’espère que vous me croyez sincère, fit-il en fronçantles sourcils.

– Je crois, monsieur, à votre estime pour moi, mais commevous êtes un homme d’honneur, et que vous avez accepté cent millefrancs pour me tuer, je me méfie, voilà tout !

– Et vous avez tort ! Mon honneur n’a rien à faireavec l’argent que je puis soutirer à ces brigands ! Plus jeles vole et plus j’en débarrasse la société, plus je me trouvehonorable ! J’en ai connu parmi eux qui se traitaient commedes frères et qui, au dessert, me vendaient la peau du camaradeentre deux bouteilles de champagne. Ma besogne n’était point d’unlâche car j’étais le seul à risquer quelque chose et, de plus, jevengeais les honnêtes gens ! Tout de même, j’en ai assez defréquenter cette vermine et le jour où vous aurez besoin de moi, jevous le répète, monsieur, je vous servirai pour rien !Maintenant, je vais me permettre de vous donner un conseil :Quittez cet endroit. En prolongeant votre séjour dans les salons deLauenbourg, certains pourraient croire que vous avez fait la paixavec lui, ou avec sa clique politique.

– Comme on vous regarde, monsieur Palafox !

– Oui. On doit être un peu étonné que je ne vous aie pasdéjà égorgé !

– Qu’allez-vous dire à ceux qui ?

– Aux assassins ? Je vais leur dire que j’ai réfléchi…que le cours du chantage est trop haut… que cent mille francs ne mesuffisent pas et qu’il m’en faut cinq cents… Vous ne pouvezconcevoir combien ils sont pingres ! Ils réfléchiront pendanthuit jours… Alors, je leur demanderai un million !… Vousfinirez par faire ma fortune, mon cher monsieur Corbières.

Le jeune député rit de bon cœur et lui tendit la main.

– Merci ! gronda sourdement Cœur de Lion, et il luiserra les doigts à les lui briser. Et maintenant, allez-vous-en,car je sens qu’il va se passer ici des choses pas banales… Voussavez qu’on attend M. Legrand !

– Il existe ? demanda Claude, souriant etsceptique.

– J’en suis sûr !

– C’est peut-être vous ?

– Au point où nous en sommes, je vous le dirais !Non ; ce n’est pas moi… moi, je ne suis qu’une épée… J’ai dûlui servir plusieurs fois… Je ne saurais toutefois l’affirmer… Entout cas, il est déjà là ! Quelle réunion ! etquel micmac se prépare… Regardez là-bas, Milon-Lauenbourg, qui ainvité M. Legrand… Et puis Godefroi Martin l’Aiguille, qui ensait plus que Roger Dumont peut-être sur le vraiM. Legrand…

– Vous m’en dites tant, je reste !

– Non ! je vous en supplie, ça ne va peut-être pasêtre drôle ce qui va se passer tout à l’heure ! Il y aura descoups ! scandale à coup sûr, partez.

– Adieu et merci !

– À bientôt, monsieur Corbières…

Chapitre 4LA VENGEANCE D’UNE FEMME

En sortant des salons, Claude pensa tout à coup que Sylviepourrait bien courir quelque danger si la bagarre annoncée par Cœurde Lion se produisait au cours de la fête. Cette pensée lepoursuivit si bien qu’il ne put se résoudre à quitter tout de suitel’hôtel. Se rappelant l’émotion profonde qui s’était emparée de lajeune fille, à la suite de leur entretien, et la brusquerie aveclaquelle elle l’avait laissé pour rentrer dans les appartements, ilespéra qu’elle avait regagné sa chambre pour ne plus en sortir. Etil chercha où pouvait bien se trouver l’appartement de Sylvie.

En tournant l’angle de l’hôtel, il aperçut soudain la silhouettequ’il cherchait, penchée à une fenêtre ouverte et dans une attitudedes plus mélancoliques. Elle avait tressailli au bruit de son paset sans doute avait-elle deviné que celui à qui elle pensait avecune ardeur si désespérée avait entendu le muet appel de son cœur,car elle ne parut nullement étonnée de reconnaître Claude.

Il s’avançait alors imprudemment sous sa fenêtre, dans la clartéétroite que la lumière venue de l’étage découpait sur le gravier del’allée. Il est vrai que, de ce côté de l’hôtel, le parc étaitdésert.

Sylvie, encore sous le coup de sa dernière scène avec sonamoureux, fut persuadée que celui-ci, cédant à sa prière et à seslarmes, venait l’arracher à un milieu qui lui était devenu odieux.Elle savait de quels désastres était faite la fortune de son pèreou elle les devinait. Quelques propos surpris avaient achevé de larenseigner.

Elle aimait beaucoup sa mère, mais ne la comprenait pas.

Comment celle-ci pouvait-elle supporter les trahisons de Milon,comment acceptait-elle qu’il lui infligeât la présence, chez elle,de ses maîtresses connues de tout Paris. Si c’était là del’héroïsme, Sylvie était bien décidée à ne jamais le pratiquer.

Si sa mère souffrait une si grande misère par pur amour pour safille, eh bien ! Sylvie, en disparaissant, la sauverait de soninutile héroïsme. Sylvie partie, sa mère pourrait partir à sontour !

Claude s’était encore rapproché.

– Sylvie, lui jeta-t-il d’une voix sourde, restez dansvotre chambre, enfermez-vous !…

Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. « C’estentendu ! » lui répliqua-t-elle hâtivement et ellereferma sa fenêtre après lui avoir fait un signe lui commandant des’écarter. Sans doute quelqu’un – Mme Lauenbourg,peut-être – était rentré chez elle.

Il s’éloigna, rassuré. La nuit était belle, quoique obscure. Unciel sans lune troué d’étoiles. Il résolut d’aller à pied jusqu’aurestaurant de la Cascade où il trouverait une auto pour rentrerchez lui.

Claude n’avait pas plus tôt quitté les derrières de l’hôtel que,d’un taillis qui donnait en face des fenêtres de Sylvie, deuxombres se détachèrent. Après quelques mots échangés, les deuxhommes se séparèrent. L’un s’enfonça dans le parc, l’autre regagnales salons. Sur le seuil, il rencontra le personnage falot de RogerDumont qui semblait l’attendre.

– Eh bien ? questionna Dumont.

– Tout va ! lui répondit à voix basse DanielTernisien. Une chance… Il est allé lui parler sous sa fenêtre, etmaintenant il est parti.

– Nos hommes sont là ? demanda encore RogerDumont.

– Ils viennent d’arriver.

– Parfait !… Méfiez-vous de Cœur de Lion. Le voilà aumieux avec Corbières.

– Bah !… c’est un grand enfant que l’on manœuvre commeon veut.

Les deux hommes se séparèrent. La fête maintenant battait sonplein. Un jazz endiablé finissait d’exalter les couples quidansaient, pressés les uns contre les autres. On entendait desrires énervés. Soudain, il y eut un grand silence ; la musiques’était tue. La danseuse nue venait d’apparaître sur une petitescène au bras de Milon-Lauenbourg.

Il lui fit descendre les degrés et s’avança avec elle au-devantde sa femme qui traversait ce salon au bras de Martinl’Aiguille.

– La princesse désire vous être présentée, commença Milon.C’est en votre honneur qu’elle va danser et, ma parole, convenonsqu’elle n’a jamais été aussi belle que ce soir…

Elle n’avait jamais été non plus aussi nue. Dans l’ouvertured’un manteau royal lamé d’or, elle montrait avec orgueil – ce quen’avait jamais fait Mata-Hari qui dissimulait sous les joyaux d’undouble disque des seins défectueux – les globes d’albâtre d’unepoitrine entièrement découverte et pointant leur double fleuréclatante et fardée de pourpre.

Avec le plus joli sourire, Mme Lauenbourg laremercia et lui fit mille compliments :

– J’ai rencontré souvent chez mes cousins Martin l’Aiguillevotre tante, princesse. Quelle délicieuse personne…

– Ah ! vous avez connu la douairière…

– J’ai appris par elle – je ne vous connaissais pas encorealors, madame – ce que c’était vraiment que la vieille noblessefrançaise.

– Hélas ! nous sommes fâchés, dit la princesse. Ladouairière ne comprend pas qu’un Brignolles puisse faire de l’art.Elle prétend que c’est déchoir… qu’en pensez-vous,madame ?

– Je pense que ce serait bien dommage. Il faut être de sontemps !… Quand une petite bourgeoise comme moi n’hésite pas àmontrer sa jambe, une grande dame comme vous ne saurait déchoir enmontrant sa poitrine que vous avez fort belle, princesse… tous mescompliments…

Inutile de dire de quelles oreilles attentives cette scènesensationnelle était entourée. Quand ces deux femmes se quittèrentaprès s’être serré la main avec effusion, il n’y eut qu’un murmurepour dire qu’elle avait été admirable !… Et cen’était point de la princesse qu’il s’agissait.

Pour que celle-ci rassemblât à nouveau tous les suffrages, ilfallut qu’elle laissât tomber son manteau. Alors elle futentièrement nue, n’ayant gardé qu’un cache-sexe où brillaient d’unéclat cynique les feux de trois gros diamants. Tout le monde savaitde qui était le cadeau.

On venait d’apporter des trépieds, supports de brûle-parfumsd’où s’élevèrent des flammes bleuâtres. Quatre Hindous,hiératiques, les bras croisés, s’accroupirent. L’électricité futatténuée. Dans ce cadre improvisé, elle s’avança. Son imprésario,qui était en même temps son professeur et son « manager »et qui, toujours d’une correction glacée, ne la quittait dans aucunde ses déplacements, annonça avec un accent anglais très distingué,bien qu’il fût originaire de Vichy : La princesse va nousfaire l’honneur de nous danser ce soir : le Désir deRadha, Danse inspirée du poème de Jajdéva dont cette strophelimitera le scénario : « Amie, oh ! fais que lenoble meurtrier de Kéci entreprenne avec moi tous les jeux variésdu plaisir, avec moi envahie par le désir amoureux ; que,gravant avec ses ongles mes seins potelés au fardeau charmant, ilsurpasse les raffinements des traités d’amour, tandis que lescheveux en désordre et mes fleurs détachées, je devienne sans forcepour soutenir mon corps épuisé ».

C’était, en effet, tout un programme. La princesse le remplitconsciencieusement. Nous ne la suivrons pas dans ses exercices,depuis le moment où elle offrit dans la double coupe de ses mainssa poitrine fleurie au noble meurtrier de Kéci jusqu’au terme deses exercices où elle se laissa tomber mourante de sa voluptueusechorégraphie, sur le tapis d’Ispahan qu’on avait jeté sous sespieds.

L’art avait produit un tel effet d’anéantissement chez lesspectateurs et les spectatrices que tous en oubliaient d’applaudir.Quand chacun eut repris ses esprits, il se trouva quelqu’un pourrésumer la situation : « Mâtin ! Lauenbourg ne doitpas s’embêter ! »

Pendant ce temps, que faisait Lauenbourg ?… Ilregardait sa femme… Sa femme qui félicitait la princesserelevée par les quatre Hindous.

« Mais Isabelle est une sainte ! » ne puts’empêcher de dire Mme la générale de Millière quicertainement avait trompé son mari avec au moins autant d’entrainque Milon-Lauenbourg trompait sa femme.

– Dites une martyre, madame !…

C’était ce bon M. Barnabé qui venait de s’exprimer ainsi,et il le regretta aussitôt, car s’il ne lui était pas défendu derendre hommage aux vertus de « la patronne » il ne luiappartenait pas de porter, par cela même, un jugement préjudiciableà son maître.

En vérité, tout le monde le pensait et, ce soir-là, plus quejamais on l’admirait et on la plaignait. Telle est la comédie quese joue la société que les plus habiles s’y trompent. Dans cettemascarade tragique, tel passe pour victime qui est bourreau. Quidonc eût voulu croire, de tous ceux qui fréquentaient assidûmentles Lauenbourg depuis quinze ans, que dans ce ménage, s’il y avaitquelqu’un qui soit vraiment à plaindre, c’était Lauenbourg !Le martyr, c’était lui !…

C’est que le drame qui se jouait depuis dix-huit ans entre lesdeux époux n’avait rien de commun avec ce que chacun s’étaitimaginé.

Quand Isabelle Chabert avait consenti à devenirMme Milon-Lauenbourg, elle aimait un officier demarine à qui elle s’était promise. Lauenbourg ne l’ignorait pas. Iln’avait pu obtenir la main d’Isabelle que par un chantage qui avaitapporté l’épouvante dans la maison.

Isabelle avait vu un jour entrer dans sa chambre son père avecune figure de mort. Et voici, en substance, ce qu’il lui avaitdit :

– Ne me crois pas coupable. Tu connais mon honnêteté, jen’y ai jamais failli, mais j’ai été trompé par un confrère deprovince auquel je m’en suis remis pour l’achat considérable deterrains, à titre de remploi et dont j’étais chargé par le conseilde famille de la petite princesse de Chermont. Ces terrains sisdans le Midi ont été achetés sur mon ordre et par l’entremise de ceconfrère à un prix fort de cinquante francs le mètre ; ilsvalent en réalité quatre-vingts centimes. C’est une escroquerie dedeux millions. Je ne sais comment Milon-Lauenbourg a été mis aucourant de cette affaire, mais c’est lui qui m’a appris moninfamie. Il est impossible, en effet, que l’on puisse croire que jen’ai pas touché moi-même la forte somme, laissant tout le bénéficede cette opération criminelle à mon collègue, lequel s’est arrangédirectement et en mon nom avec le propriétaire. Le scandale estprès d’éclater. Mon collègue du Midi fuira à l’étranger sil’affaire ne s’arrange pas. Ma pauvre enfant, je n’ai plus qu’à mefaire sauter la cervelle en protestant de mon innocence !

– Et comment cette affaire peut-elle s’arranger ?demanda Isabelle.

– Par ton mariage avec Milon-Lauenbourg. Il est fou de toiet s’offre de payer. Ma pauvre Isabelle, si je t’ai parlé de toutcela, d’abord, c’est que je voulais me justifier à tes yeux, etpuis c’est que j’ai pensé qu’il était de mon devoir de te mettre aucourant non seulement pour toi, mais pour ta mère, pour tessœurs…

– Oui, en somme l’honneur de ma famille est entre mesmains. Qu’en pensez-vous, mon père ?

– Je pense, répondit en tremblant le bonhomme, queMilon-Lauenbourg est un terrible homme et que tu seras la plusmalheureuse des femmes.

– Pourquoi, papa, s’il m’aime ?

– Mais toi, tu ne l’aimeras pas ?

– Je l’aimerai peut-être un jour.

Le mariage fut éclatant.

Le soir même, le couple partait pour l’Italie. Lauenbourg avaitfait retenir un appartement dans un palace de San Remo. C’est làqu’eut lieu la première nuit de noces.

Il en sortit, ivre du bonheur, disons de la volupté qu’ils’était offerte. L’après-midi se passa en promenades. Le vieux SanRemo avec ses rues étroites, les dalles de ses escaliers, sesvoûtes, la chanson claire de ses fontaines dans les coins d’ombre,entendit les rires de M. et de Mme Lauenbourg.Milon s’amusait à jouer à cache-cache. Et Isabelle n’avait pasl’air de trouver cela si ridicule. Elle ne dérobait point seslèvres que Milon cherchait aussitôt qu’ils pouvaient se croire bienseuls. Ils rentrèrent affamés à l’hôtel.

Après le dîner qui fut servi dans leur appartement, ellemanifesta le désir d’aller au théâtre. Milon fit la moue :

– Vous n’allez pas me refuser la première chose que je vousdemande ? C’est par coquetterie, mon ami. Je voudrais mettrecette robe topaze, vous savez, que vous m’avez offerte… unemerveille.

Il voulut lui servir de femme de chambre. Elle y consentit. Cefut lui qui l’habilla. Isabelle l’entraîna en riant au Casino. Ilavait commandé qu’on leur préparât un léger souper froid pour leretour. Mais quand, rentrés, il lui eut retiré son manteau etqu’elle lui apparut si près de ses lèvres, la poitrine et lesépaules nues, il ne put y tenir et voulut l’emporter dans sesbras.

– Eh bien ! que faites-vous, dit-elle… j’ai faim,moi ! soupons !… Versez-moi un peu de champagne etcausons.

– Mon Dieu ! qu’avez-vous de si grave à medire ?

– D’abord, que je ne vous aime pas.

– Mais je n’en crois rien !… Vous ne m’aimiezpeut-être pas hier, avant-hier, mais aujourd’hui, je suis sûr…

Il voulut se rapprocher. Elle l’écarta. Il la regardait,stupéfait.

– Vous ne comprenez pas, fit-elle avec un sang-froid quiacheva de le désemparer… vous ne comprenez pas que tout est finientre nous ?

La chose était tellement énorme qu’il éclata de rire, mais sonrire sonnait faux, car il voyait bien qu’elle ne riait pas,elle !…

– Ah ça, mais, reprit-il, vous avez des façons deplaisanter…

– Je ne plaisante pas !

– Ah ! vraiment !… fit-il, après ce qui s’estpassé cette nuit !…

– Cette nuit vous a payé !…

Elle lui avait lancé cela avec une rage sauvage. Elle luiapparaissait transfigurée. Mais en Némésis aussi, elle était trèsbelle. Si bien qu’il ne voulut pas croire à son malheur.

– Isabelle, ma chérie ! vous savez bien que je vousadore !

– Il y a quelque chance à cela, fit-elle, puisque vousm’avez payée deux millions. Vous m’avez eue vierge. Moi, je suisune honnête fille. Je ne vous ai pas volé. Mais nous sommesquittes.

Alors, il essaya de plaisanter.

– Je préférerais, dit-il, la situation du maître deforges ! Au moins quand Claire de Beaulieu ferme la porte desa chambre à son mari, c’est avant la nuit de noces. Il ignore donctout du bonheur qu’il perd !… mais moi !… Écoutez,Isabelle… Je savais en effet que vous ne m’aimiez pas et jem’accuse d’avoir abusé d’une situation exceptionnelle, maislaissez-moi plaider les circonstances atténuantes. Je n’ai abusé dela situation que pour apporter le salut à votre famille, et si jen’ignorais pas, en effet, que vous avez eu il y a deux ans une… uneidylle qui vous tient encore au cœur, je le vois, rien nem’empêchait d’espérer que les soins dont je vous entourerais… mondévouement de tous les instants, mon admiration, mon amour, pourtout dire, vous feraient vite oublier…

– Vous vous êtes trompé, voilà tout, dit-elle.

– À savoir !… Je vous ai tenue dans mes bras,Isabelle !… je vous tiendrai encore…

– Jamais !

Il ricana :

– Vos lèvres, je les ai eues… elles n’étaient point demarbre !

– C’était pour mieux vous faire regretter monbaiser !…

– Vous ne me ferez pas croire que vous êtes unmonstre ! Allons, allons… j’ai eu des torts dont je nedisconviens pas, mais j’ai été assez châtié par cette scène.Cessons-la au plus tôt, je vous prie…

– Je ne souhaite qu’une chose, c’est que vous m’ayez assezcomprise pour que nous ne la recommencions jamais !…

Elle se leva. Il se leva derrière elle. Il ne se reconnaissaitplus. Lui, lui, Milon-Lauenbourg, suppliant derrière cette petitefille de notaire qu’il avait payée deux millions et qui ne s’étaitdonnée à lui que pour mieux se reprendre !…

À la pensée que, cette nuit même, pendant qu’il râlait savictoire dans ses bras, elle se disait froidement :« Demain j’aurai mon tour, je te fermerai ma porte », unflot de sang lui monta au cerveau… il ne fut plus maître de sesgestes ni de ses paroles. Il lui emprisonna brutalement lespoignets et lui jeta à la face :

– Tu te réserves peut-être pour l’Autre ?

– Non ! fit-elle en le fixant de son regard glacé.L’autre est mort ! et vous le savez bien ! Ce n’estpas pour rien que vous l’avez fait envoyer si loin…

Il desserra son étreinte. Libérée et avant de refermer sur ellela porte de sa chambre : « Il est mort, mais vous devezcomprendre enfin que toutes mes nuits, désormais, luiappartiennent ».

Un an plus tard, elle apprenait de la bouche même de son pèrequi allait mourir que l’affaire de terrains avait été montée avecune astuce infernale par Lauenbourg lui-même. Le misérable avaitbesoin d’avoir en main un notaire à tout faire, en même temps qu’ilmettait la fille du vieux Chabert dans son lit.

Sylvie venait de naître neuf mois après la nuit de San Remo…Alors, peut-être devant le berceau de leur enfant,Mme Milon-Lauenbourg se serait-elle laisséefléchir, car la folie amoureuse de Milon n’avait fait que croîtredepuis que sa femme s’était refusée. Le souvenir de son bonheuréphémère embrasait ses jours et ses nuits. Pendant un an, il avaitaccompli ce miracle, lui, le violent, le briseur d’obstacles, de sedompter, d’accepter comme un châtiment mérité son exil de lachambre conjugale. Il espérait bien que tant de soumission auraitsa récompense… et peut-être aurait-il enfin triomphé une fois deplus.

Il put le croire le jour même où Isabelle apprit du vieuxChabert les détails de sa criminelle machination. Depuis longtempselle n’avait été aussi aimable avec lui. Ce jour-là, elle se montragaie, coquette, toujours prête pour le plaisir, les fêtes, lessoirées mondaines. Elle reparut dans une société que, depuis un an,elle fuyait sous prétexte de maternité… Et il l’y conduisit, fou demontrer à son bras la beauté de sa femme retrouvée… Il put croirequ’elle faisait tous ces frais pour lui… qu’elle voulait lui faireentendre qu’il était pardonné et qu’il avait le droit d’oser.

Un soir, sur le seuil de son appartement où il l’avaitreconduite, humble et tendre, après lui avoir longuement embrasséles mains qu’elle finit par lui ôter avec un petit rire nerveux quisemblait l’encourager, il lui dit : « Bella ! »comme au premier jour de leur voyage de noces… et pas autre chose,mais ses yeux lui montraient la porte entrouverte de sachambre.

Elle lui répondit :

– Ah çà ! mais qu’est-ce qui vous prend ?

– Bella ! oh ! Bella !… (Il était plutôtpitoyable et comique à voir dans ce moment-là, le terribleLauenbourg). Est-ce que vous ne trouvez pas que vous avez été assezcruelle ?

– Mais, mon cher, j’espérais que vous vous étiez fait uneraison. Alors, vous en êtes encore là ! Ah ! mon pauvreami !

Et elle le laissa là en riant comme une folle, appelant savieille nounou : « Déshabille-moi, Nounou ! »Il regarda la porte et se demanda s’il n’allait pas la faire sauterd’un coup d’épaule ; un instant il hésita, et puis il sesauva, la rage dans le cœur, rugissant, fermant les poings, prêt àtuer.

Alors, il se mit à faire la noce. Il prit des maîtresses, lesafficha. Il se rua de plus en plus dans les affaires, avec uneaudace, une frénésie ! Tout lui réussissait. Tout pliaitdevant lui, tout était à lui. Il avait toutes les femmes qu’ilvoulait… excepté la sienne.

Que ne fit-il point pour la rendre jalouse ? C’est lui quile devint. Il se persuada qu’à l’âge d’Isabelle une femme quidéteste son mari doit le tromper. Il la fit surveiller par sapolice particulière, et il acquit la certitude qu’elle ne letrompait point.

Maintenant il ne doutait plus que tant de coquetterie fûtdirigée uniquement contre lui.

Si l’on a vu souvent dans la vie, dans le roman et au théâtredes femmes jouer le rôle classique de la coquette pour susciter lajalousie d’un mari qu’elles veulent ramener dans leurs bras, jamaisencore le machiavélisme féminin n’avait été poussé à ce degré decruauté, d’une femme qui excite les désirs de son époux pour seprocurer le suprême bonheur de tout lui refuser.

Il ne restait plus à Lauenbourg s’il voulait cesser d’être leplus ridicule des hommes, qu’à se montrer désormais tout à faitdétaché d’Isabelle, et de traiter toute cette affreuse comédie parle mépris. Il s’y appliqua. Cependant, ce soir-là, pendant que laprincesse nue dansait, c’était sa femme qu’il regardait.

Chapitre 5FARCE OU DRAME ?

On finissait de souper, par petites tables. Trois jazzétourdissants achevaient d’exalter les convives. Les maîtresd’hôtel ne cessaient de verser le champagne. Les propos, lesgestes, les rires, les rapprochements commençaient à manquer un peude tenue. On s’impatientait de n’avoir pas encore vu« monsieur Legrand ». Il était l’objet de toutes lesplaisanteries : « Viendra !… Viendrapas !… » Les uns le traitaient de lâche, les autres defumiste.

On vit apparaître le comte de Martin l’Aiguille qui se dirigeavers Milon-Lauenbourg. Celui-ci se leva aussitôt :« Mesdames, messieurs !… dit-il, le comte vient dem’annoncer que M. Legrand est arrivé. Vous me permettrez devous quitter un instant pour aller le recevoir ! »

Il fut acclamé : « Allez ! allez ! etamenez-le nous tout de suite !… »

Martin l’Aiguille entraîna Milon-Lauenbourg, et tous deuxdisparurent par le fond de la petite scène qui se dressait dans legrand salon dit : salon des faunes.

Instinctivement, tous les invités se rapprochèrent de lascène.

C’est par là que l’on attendait M. Legrand. Ce fut d’abordMartin l’Aiguille qui se montra : « MonsieurLegrand ! annonça le beau Godefroi, présente ses hommages àces dames, et plus particulièrement à la maîtresse demaison. »

Il descendit de scène pour faire disposer en carré desbanquettes et des fauteuils. Un espace vide se trouvait ainsiréservé au bas du théâtre, à l’endroit même où la princesse avaitdansé.

– Nous demandons à l’assistance, reprit Martin l’Aiguille,de ne point franchir les limites de cette enceinte, oùM. Legrand et sa troupe vont se livrer à leurs petitsexercices. Il serait dangereux de venir l’y troubler !

Beaucoup applaudirent, disant : « C’est trèsamusant !… C’est tout à fait drôle !… » Les autresfirent : « Hou ! hou ! » Ils étaientmécontents, prévoyant une farce.

– Ce qui serait plus drôle, disaient-ils, c’est que le vraiM. Legrand apparût tout à coup.

Martin l’Aiguille entendit :

– Mais c’est le vrai M. Legrand que je vais vousprésenter, protesta-t-il. Asseyez-vous, mesdames, messieurs, un peude silence ! Et, tourné vers la coulisse, il cria :« Vous pouvez venir, Monsieur Legrand !Mme Milon-Lauenbourg se fait un plaisir de vousrecevoir ! »

Alors, M. Legrand apparut sur la scène, accompagné de sonétat-major. Ils étaient sept en tout. Ce fut un immense succès derire. Seul, un homme ne riait pas ; c’était le chef de laSûreté générale : Roger Dumont. Il ne put même retenir unesourde exclamation : « Ça, par exemple, c’est tropfort ! »

Ce qui avait fait rire tout le monde, c’étaient les masques dontles six capitaines de M. Legrand étaient affublés. Ils étaientcoiffés de ces têtes terribles de bolcheviks dont le dessin estdevenu classique, qui montrent des mâchoires féroces et dont lesdents retiennent un coutelas.

Ce qui avait fait encore rire, c’est que M. Legrand, qui sedistinguait des autres par sa haute stature, sa carrure, sesallures de chef et un vêtement particulier, portait sous son bras,comme il convient à un chauffeur du vingtième siècle, amidu progrès, un poêle ou plutôt une grille électrique !

Mais ce qui avait ému si particulièrement Roger Dumont, c’étaitle costume même de ce M. Legrand de carnaval. Ce costume étaitexactement celui qu’il avait décrit, quelques instants auparavant,à Milon-Lauenbourg, celui qu’il portait quand il était allé traiteravec les chefs de bande à Varsovie, à Berlin, à Vienne, à Rome, àLondres… Jusqu’à la cravate rouge nouée en régate, que RogerDumont avait négligé de signaler à Lauenbourg, et quiappartenait en propre – Roger Dumont le croyait bien – au vraiM. Legrand !

– Je ne comprends plus ! murmurait-il tout perplexe,ou alors quelle audace !

Il réfléchit : « Voudrait-il me prouver qu’il n’aréellement rien à redouter, pas même moi ! ou mefaire son complice ou ouvrir la porte à macomplicité… »

À la vérité, Roger Dumont, qui croyait avoir tout prévu, n’avaitpas prévu ça.

À la file indienne, M. Legrand et son singulier état-majordéfilèrent.

M. Legrand, en passant devantMme Milon-Lauenbourg, s’inclina fort galamment et,s’il ne lui baisa point la main, c’est qu’il en était apparemmentempêché par son masque. Aucun de ces messieurs n’avait encoreprononcé une parole. Martin l’Aiguille parlait pour eux, tel unimprésario :

– Mesdames et messieurs, la troupe de M. Legrand vaavoir l’honneur de procéder devant vous à quelques-uns de ses plusrenommés exercices ; et M. Legrand ayant eu la bonté deme nommer son chef accessoiriste, je vais disposer sans plus tarderle réchaud que ces messieurs emportent toujours avec eux, commechacun le sait.

Il s’était emparé du foyer électrique, l’avait déposé sur lamosaïque et y adapta un fil conducteur qu’un valet lui tendait.Tout en vaquant à sa petite besogne, il expliquait :

– Avec cet appareil, on obtient les aveux les plusdéfinitifs et les renseignements les plus précieux en tournantsimplement un commutateur ! comme vous voyez, ce n’est passorcier ! Voici le siège du patient !… messieurs, lequeld’entre vous veut commencer ? Nous saurons tout de suite où ilcache sa galette !

On éclata de rire, les invités se tournaient les uns vers lesautres. À ce moment, ils aperçurent quelques masques de chauffeursbolcheviks qui n’avaient point défilé sur la scène. De minute enminute, ces masques devenaient plus nombreux. Une sourde rumeur quin’était pas dénuée d’une certaine inquiétude commença à s’éleverdans les salons.

– Que se passe-t-il ? demanda Martin l’Aiguille.

On lui montra les masques nouveaux qui se glissaient entre lesgroupes.

– Ah ! ceux-là, fit-il, n’étaient pas dans leprogramme ! Moi, je vous montre les vrais chauffeurs, la vraiebande de M. Legrand… S’il s’est glissé de faux bonshommes dansla place, je vous autorise à les jeter dehors.

On rit… on regarda d’un peu plus près les intrus, on vit qu’ilsétaient tous en habit, on en conclut que ce devaient être desinvités.

À ce moment, M. Legrand, toujours muet, indiqua d’un gesteplein d’autorité un personnage qui se trouvait derrière les dameset qui s’entretenait à voix basse avec le chef de la gauchesociale-radicale, M. Lecamus. Il parlait politique, car il y ades gens que rien ne saurait détourner de parler politique. Il luidisait : « Mon cher collègue, la loi est la loi, unrèglement est un règlement, un ordre du jour est un ordre du jour,nul n’est censé l’ignorer !… » Et M. Lecamus luirépondait : « J’abonde entièrement dans les idées quevous m’exposez avec tant de logique, monsieur le ministre !mais allez dire cela à la Chambre !… Elle vousrenversera !… »

– J’en sais quelque chose, mon cher collègue !…

Cette personne désignée par M. Legrand était, en effet, ledernier ministre du Trésor, M. Turmache, que Milon-Lauenbourgavait renversé et qui était venu à sa soirée pour lui prouver qu’ilne lui en voulait pas. M. Turmache fut légèrement étourdi parl’intervention de deux des messieurs qui accompagnaientM. Legrand et qui venaient le « cueillir » pour lefaire asseoir sur le fauteuil du « patient ».

On applaudissait, on trouvait la chose de plus en plus amusante.Deux autres lui enlevèrent ses escarpins et ses chaussettes.

Ce fut un fou rire quand on le vit pieds nus ! Il prit leparti de s’en amuser lui-même. Mais on lui approcha les pieds de lagrille électrique de si près qu’il se rejeta en arrière encriant : « Mais ça brûle, cetteaffaire-là ! »

– Oui, ça brûle, acquiesça tranquillement Martinl’Aiguille ! mais ça va vous brûler bien davantage tout àl’heure si vous ne consentez à dire à M. Legrand qui m’achargé de vous poser la question ce que vous avez fait desmilliards qui se trouvaient dans les coffres de l’État quand vousêtes entré au ministère !

La farce avait un tel succès et le pauvre homme se trouvait siridicule qu’il commençait à se fâcher pour de bon… Il voulait qu’onle laissât tranquille… Hélas ! ses bourreaux impassibles luirapprochaient les pieds de la grille. Cette fois, il se débattitfurieusement. « Dites à votre M. Legrand que c’estpeut-être lui qui les a volés ! »

C’est alors que M. Legrand fit entendre sa voix pour lapremière fois.

– Je proteste ! fit-il, car lorsque je suis entré auministère, j’ai trouvé la caisse vide ! Et il ôta son masque.Tout le monde reconnut Milon-Lauenbourg.

On lui fit un triomphe. Il s’en fut au-devant de la victime, luiserra la main, et lui annonça qu’il était libre.

L’autre ne se le fit pas dire deux fois et disparut, furieux,déclarant à qui voulait l’entendre que lorsque les hommes aupouvoir s’amusaient à de tels jeux, qui détruisaient tout respect,un peuple était f… !

– Mesdames et messieurs, fit entendre Martin l’Aiguille,nous ne saurions trop admirer l’audace et le courage deM. Legrand, qui, pour la première fois, a montré son vraivisage à M. Roger Dumont, qui n’en revient pas !… MaisM. Roger Dumont, avant d’être le policier de génie quel’univers nous envie, est un homme du monde. Il sait ce qu’il doità la maîtresse de maison dont il est l’hôte et, assurément, il necommettra pas l’inélégance d’arrêter sous son toit un homme qui n’yest venu qu’invité par elle… C’est donc en toute sécurité queM. Legrand et sa bande vont continuer leurs petits exercices.Vous avez vu comme M. Legrand traite les ministres !…Vous allez voir ce qu’il obtient des femmes !…

– Ah ! par exemple ! par exemple !… Maisnous protestons ! mais nous ne voulons pas qu’on noustouche !…

Il y eut de petits cris qui voulaient être d’effroi mais, enréalité, elles étaient toutes enchantées, avec un fond d’inquiétudequi n’était point déplaisant.

– M. Legrand, s’écrièrent quelques-unes, en setournant vers Milon-Lauenbourg, nous implorons votreprotection !

– Mais, mesdames, leur répondit-il, je ne puis rien pourvous, moi ! Je ne suis ici qu’un invité et je subis leprogramme comme vous toutes. Il faut demander cela à mon cousinGodefroi…

– Mesdames, dit le cousin Godefroi, je me suis livrépendant toute la soirée à un petit plébiscite secret pour savoirlesquelles d’entre vous étaient les plus coquettes. Celle qui aobtenu le plus grand nombre de voix – et de beaucoup – estMme Milon-Lauenbourg !

– Ah ! bravo ! bravo ! bravo !…

Isabelle riait, un peu confuse, et cette confusion la faisaitplus charmante, plus désirable encore.

– Godefroi ! s’écria-t-elle, vous êtes un méchant,c’est une trahison !

– Laissez-moi finir !… lui jeta-t-il en réclamant lesilence. « Mesdames et messieurs… le plébiscite dit : laplus coquette et la plus vertueuse ! »

– Ah ! parfait ! parfait !

– Comment !… s’exclamaMme de Cibriac dont le dossier était le pluschargé d’aventures, mais ça n’en est que plus abominable, ellemérite le fer chaud !

– Le plébiscite, continua Martin l’Aiguille, désigneensuite : Mmes d’Audigé, Lapostelle, de Mignolle,Mlles Jeanne de Mannerville et Claire Dubourg, enfinMlle Irène de Troie, de laComédie-Française !…

– Et c’est tout ! s’écriaMme de Millière outrée.

– En somme, résuma la princesse, il s’agissait de trouverdes femmes coquettes et vertueuses, et vous n’en avez trouvé quesix !

– Et j’ai été bien content ! déclara Martinl’Aiguille.

– Enfin, qu’allez-vous faire de nous ? demandèrent lesvertueuses avec beaucoup de coquetterie.

Pendant tout ce temps, les six capitaines masqués deM. Legrand n’avaient pas fait un mouvement. Quant àM. Legrand, il s’était rapproché de sa femme et luidemandait :

– Vous amusez-vous au moins ?

– Beaucoup, répondit-elle.

– Vous ferez vos compliments à Godefroi… c’est lui qui aarrangé tout cela.

Or, Godefroi venait de tirer un livre de sa poche :

– Mesdames, leur dit-il, toujours par ordre deM. Legrand, je vais vous lire du Balzac.

– Rassurons-nous ! fit Mlle Irène deTroie, de la Comédie-Française, cela tourne à la conférencelittéraire.

– Prenez garde que M. Legrand ne mette la littératureen action, reprit Martin l’Aiguille. Peut-être serez-vous moinsrassurées, mesdames, quand je vous aurai lu ce passage de « LaDuchesse de Langeais ».

– Mais il me donne froid dans le dos, à moi ! soupiraen frissonnant la petite Jeanne de Mannerville.

– En attendant qu’il nous brûle les pieds !

– Ah ! taisez-vous, vous finirez par nous fairevraiment peur !

– Un peu de silence dans les rangs des victimes deM. Legrand ! commanda Godefroi : « Mesdames…s’il faut en croire Balzac, la duchesse de Langeais, qui a vraimentexisté sous un autre nom naturellement que celui que lui a donné leromancier, Mme la duchesse de Langeais était laplus grande coquette de Paris au temps de la Restauration. Elles’était appliquée à rendre le plus malheureux des hommes un certainM. de Montriveau, lui laissant tout espérer, mais serefusant toujours. Or, il arriva que, de guerre lasse,M. de Montriveau dit son désespoir à l’un de ses amis quiappartenait à la fameuse bande des Treize. (Aujourd’hui il seserait adressé à M. Legrand ou à quelqu’un de ses capitaines).Il chargea cet ami de faire entendre raison à « madame laduchesse ». Et voici ce qu’il advint : au milieu d’unefête, Mme de Langeais fut enlevée et quandelle reprit ses sens elle se trouva…

(Je lis) « les pieds et les poings liés avec des cordes desoie, couchée sur le canapé d’une chambre de garçon ! »En face d’elle elle reconnut Montriveau qui, tranquillement assisdans un fauteuil et enveloppé de sa robe de chambre, fumait uncigare… Une porte était entrouverte et des lueurs rougeâtresvenaient de la pièce voisine… des formes étranges se mouvaient danscette lumière sinistre.

« – Monsieur, est-ce une indiscrétion de vous demander ceque vous comptez faire de moi ? » car enfin, vouscomprenez, expliqua Godefroi, qu’elle n’était pas à la noce, labelle duchesse, au milieu de tout cet appareil…

– « Ce que je veux faire de vous ? Rien dutout ! répondit Montriveau… Vous avez commis un épouvantablecrime : je suis venu à vous pur et candide. Vous avezempoisonné ma vie. Pour rencontrer la perfection dans l’ignoble, ilfaut une belle éducation, un grand nom, une jolie femme, uneduchesse ! Pour tomber au-dessous de tout, il fallait êtreau-dessous de tout ! Madame, ajouta-t-il froidement en prenantune croix de Lorraine adaptée au bout d’une tige d’acier, deux demes amis font rougir en ce moment une croix dont voici le modèle.Nous vous l’appliquerons au front, là, entre les deux yeux, et vousemporterez ainsi, sans pouvoir la cacher à jamais, cette marqueinfamante appliquée sur l’épaule de vos frères lesforçats ! »

– Mais c’est horrible ! s’écriaMme d’Andigné. Pourquoi nous lisez-vous unehistoire pareille ?

– Ce Balzac est épouvantable !

– Calmez-vous, mesdames, leur dit Martin l’Aiguille enrefermant le volume, vous n’avez rien à craindre de pareil deM. Legrand, qui ne m’a prié de vous lire cette petite histoireque pour vous faire comprendre le danger que les femmes, même lesduchesses, peuvent courir quand elles tombent sur des espritsbrutaux comme ce Montriveau…

– Merci, monsieur Legrand ! Merci, monsieurLegrand !

– Cependant, appelé ce soir par ses fonctions à venger desamoureux que votre trop cruelle vertu a rendus mélancoliques,M. Legrand, qui ne veut pas avoir dérangé son état-major pourrien, a décidé qu’il vous faudrait consentir en faveur de seshommes à quelque sacrifice… Ne vous épouvantez pas ! Ne vousépouvantez pas ! Songez qu’ils ne demandent que vosbijoux.

– Quoi ?… Quoi ?… Quoi ?…

– Colliers… bracelets… bagues, barrettes, boucles d’oreilleet tous joyaux qui ornent à l’ordinaire cette beauté avec laquellevous avez fait tant de malheureux… Mesdames, je vais passer parmivous et vous tendre cette coupe d’onyx… Voyons qui sera la plusgénéreuse ! Un peu de pitié pour les pauvres capitaines duterrible M. Legrand ! Allons !Mlle Irène de Troie… un bon mouvement… votrecollier…

– Écoutez, comte, déclara Irène de Troie sans trops’émouvoir, votre petite comédie est adorable et je n’hésiteraispas à vous confier mon collier… mais dans cette cohue… nos bijouxdans votre coupe… songez ! quelle responsabilité pourvous !

– Elle a raison ! approuvèrent toutes ces dames… etdéjà, instinctivement, elles avaient leurs mains sur leurscolliers.

Martin l’Aiguille se tourna vers M. Legrand.

– Monsieur Legrand, ces dames ne veulent pas donner leursbijoux !

– Mes hommes seront mécontents ! je vous en avertis,mesdames… fit M. Legrand, d’un air fort détaché.

– Eh ! M. Legrand ! reprit Irène de Troiequi s’impatientait, demandez à M. Milon-Lauenbourg s’ils’engage à nous en remettre le prix en cas d’accident, et nous nedemandons pas mieux d’en faire cadeau à ces affreux capitaines.

– Quel accident voulez-vous qu’il arrive à vos bijoux quandvous en aurez fait cadeau à mes hommes ! répondit en riantM. Legrand, ils les emporteront… et voilà tout… en vousremerciant bien entendu… Quant à ce Milon-Lauenbourg dont vousparlez, j’aurais bien voulu faire sa connaissance… mais il doitavoir peur de moi, il s’est sauvé !

– Monsieur Legrand, fit entendre Martin l’Aiguille, votreétat-major commence à grogner, vos capitaines disent que ça ne peutpas se passer ainsi ! S’ils n’emportent pas les bijoux deleurs six coquettes, ils prétendent qu’ils n’hésiteront pas àemporter les coquettes elles-mêmes. Elles doiventchoisir !

Cette fois encore, l’allégresse devint générale. Rassurées surle sort de leurs bijoux, les « victimes désignées »prirent part à la joie générale.

Martin l’Aiguille s’adressait maintenant àMlle Irène de Troie :

– Mademoiselle, que choisissez-vous ?

– Je désire que l’on ne touche pas à mon collier.

– Dans ce cas, voulez-vous me faire l’honneur de prendremon bras ?

Irène se leva. « Je vais vous présenter à don Micaël de laBidassoa ! » dit Martin l’Aiguille. Et il la conduisitdevant l’un des six capitaines qui attendaient en grognant.

– Don Micaël, lui dit le comte, je vous confieMlle Irène de Troie, de la Comédie-Française, quivous appartient pour une nuit.

– Ah ! quelle horreur ! s’écria la grandecoquette.

De fait, don Micaël de la Bidassoa était épouvantable à voiravec son couteau qui remuait entre ses dents de sauvage.

– Un peu de courage, mademoiselle… il est un peu moins laidquand il a retiré son masque.

– Non ! Je n’en veux pas !

Elle n’avait pas plus tôt prononcé ces paroles fatales que deuxdes hommes masqués s’avançaient et la forçaient à s’asseoir dans le« fauteuil du patient » ainsi qu’il était arrivé à SonExcellence M. Turmache. Mais si le spectacle des pieds nus del’ex-ministre du trésor avait été simplement bouffon, la vue desjambes de Mlle Irène de Troie procurait assurémentplus d’agrément.

Les souliers étaient merveilleux. Ils jouèrent leur rôle etfurent enlevés fort galamment tandis que les jambes gantées de lasoie la plus fine s’agitaient et battaient l’air pour échapper àl’étreinte décente de ces méchants hommes masqués. Mais bientôt labelle Irène parut vaincue et ses petits pieds sentirent l’approchedu foyer électrique.

– Mais ils vont me brûler ! s’écria-t-elle, jecède ! Aussitôt on lui rendit ses divines chaussures qu’elleremit en riant avec l’aide de ses bourreaux : « Quelsfous vous faites ! » Martin l’Aiguille annonça :« Les souliers sortent de la maison Pasquer. La publicitén’est pas gratuite. Le représentant de la maison Pasquer pourrapasser au bureau de l’agence Legrand demain matin à onzeheures… »

– L’adresse ? demanda-t-on. Et il donna l’adresse del’U. R. B. carrément.

On n’entendait que ces mots : « C’est charmant !Délicieux ! » Le comte conduisit Irène de Troie, vaincueet consentante, à son horrible tyran bolchevique, qui la salua trèshumblement et qui, pour lui baiser la main, retira son masque. Cefurent des cris d’enthousiasme et de bravos à n’en plus finir… Onvenait de reconnaître le vicomte de Muntz qui ne cessait, au su detout Paris, depuis trois ans, d’entourer de ses hommages la bellecomédienne, laquelle refusait de se laisser enchaîner par le plusdoux des liens.

– Ah ! c’est vraiment exquis ! cria-t-on detoutes parts… Cette fois, cela finira par un mariage !

Ce qui arriva, en effet, quelques mois plus tard.

Maintenant toutes ces dames demandaient à être suppliciées.Elles voulaient toutes s’asseoir sur le « fauteuil dupatient ».

La scène des chauffeurs avait décidément un prodigieuxsuccès. Disons tout de suite que les cinq autres victimes selaissèrent martyriser le plus gracieusement du monde et eurent lajoie de retrouver sous le masque des capitaines de M. Legrandleur « flirt » préféré.

Il ne restait plus que le numéro 1, c’est-à-dire « la pluscoquette et la plus vertueuse », la maîtresse de la maison.Mme Milon-Lauenbourg ne riait plus, car elleprévoyait la fin de tout ceci. Elle dit à M. Legrand :« Ce scénario est vraiment trop spirituel pour que Martinl’Aiguille l’ait trouvé tout seul ! »

– Je vous affirme, ma chère amie, que je n’y suis pourrien !

Godefroi s’avançait déjà vers elle. Elle se leva…

– Moi, lui dit-elle, je préfère abandonner mon collier toutde suite !

Ce fut une stupéfaction générale, car on s’attendait à un plusgracieux dénouement. Et comme elle déposait son collier dans lacoupe d’onyx que lui tendait le beau Godefroi, lequel paraissait unpeu gêné, son cousin lui dit : « Auriez-vous peur,madame, de M. Legrand ? »

Sur quoi Milon-Lauenbourg, ne laissant pas à Isabelle le tempsde répondre, s’empara du collier, le remit lui-même au cou de safemme, en proclamant : « On a tort d’avoir peur deM. Legrand ; c’est le plus généreux des hommes ! Ilrend ses bijoux à celle qui s’en est volontairement dépouillée et,pour la récompenser d’un si beau geste, fait cadeau à saprisonnière de son plus valeureux capitaine ! »

On s’aperçut alors qu’il restait un bolchevik qui n’avait pasencore été nanti. Il avait moins l’air d’un brigand que d’un valetchargé, la pièce terminée, d’éteindre l’électricité.

– Mon ami, lui dit M. Legrand en lui présentantMme Milon-Lauenbourg, voici la prisonnière qui vousest échue en partage. Présentez-lui vos hommages, je vous prie…

L’homme retira son masque en tremblant et ce fut encore unprodigieux éclat de rire. C’était ce bon M. Barnabé !

– Mon ami Barnabé ! reprit Lauenbourg, vous voilàcondamné à danser jusqu’à l’aurore avecMme Milon-Lauenbourg ! La condamnation estdouce, mais si votre patron, qui est fort jaloux, apprend jamaisune chose pareille, il est capable de vous casser aux gages, demainmatin !

Sur quoi il leur tourna le dos à tous deux et offrit son bras àla comtesse de Brignolles qui se pâmait d’enthousiasme.

– Vous avez été admirable, mon cher Milon !

– Casser aux gages ! Il m’a parlé comme à undomestique ! soupirait ce malheureux Barnabé.

– Monsieur Barnabé ! reconduisez-moi jusqu’à monappartement, voulez-vous ?

– J’allais vous le proposer, bonne chère madame…

Cette fois, la farce était finie, le drame allait commencer…

Chapitre 6CE BON MONSIEUR BARNABÉ

Isabelle tint à ce que M. Barnabé l’accompagnât jusqu’auseuil de son appartement. L’hôtel appartenait cette nuit-là à unefoule qui ne mesurait plus ses plaisirs. Ces masques étrangessurgis d’un peu partout avaient fini par la troubler.

– Merci, monsieur Barnabé, fit-elle en tendant la main à cemodèle des employés, vous avez été tout à fait aimable de rompre cesoir avec vos habitudes. Jusqu’à quelle heure vous faisons-nousveiller, mon Dieu !

– Madame, je serai demain à mon bureau à dixheures !

– Bonsoir donc, monsieur Barnabé ou plutôt bonjour !et sauvez-vous vite. Vous êtes un employé comme on n’en faitplus ! M. Lauenbourg ne vous mérite pas !

– C’est vous, madame, qu’il ne mérite pas !

Le bonhomme ne s’en allait toujours point. Il gardait la mainque lui avait tendue Mme Lauenbourg. Celle-cicommençait à s’impatienter… Le dévouement de M. Barnabé luidevenait insupportable.

– Non, madame, il ne nous mérite ni l’un ni l’autre… maisnous lui sommes bien fidèles tout de même…

« Ah ! mais il m’ennuie ! » et elle finitpar libérer sa main. Elle ouvrit la porte de son petit salon.Barnabé l’y suivit.

– Monsieur Barnabé, fit-elle sans pouvoir réprimer un gested’impatience ; je vous serais reconnaissante de bien vouloirme laisser seule. J’ai hâte de me reposer.

Mais l’homme de confiance de Milon-Lauenbourg avait, à sa grandestupéfaction, fermé la porte du salon derrière lui.

– Madame, fit-il, il faut m’excuser. Je vois que moninsistance vous irrite mais je ne retrouverai peut-être pas desitôt l’occasion que je désirais, depuis longtemps, de vousentretenir de certaines choses assez importantes…

– Monsieur Barnabé, croyez-vous que ce soitl’heure ?

– Madame, j’ai déjà trop attendu ! Il faut que voussachiez qui est cet homme qui n’a cessé d’être un bourreau pourvous.

– Eh ! monsieur Barnabé, je ne demande à être plaintede personne… et si vous voulez ne point m’irriter davantage, ilfaut me quitter tout de suite… Cette fête vous a troublé, je nereconnais plus en vous votre discrétion habituelle.

– Madame, vous ne m’empêchez point de vous dire queM. Lauenbourg, ce soir, vous a fait subir un affront dont jerougis pour vous ! N’est-ce point lui qui devrait êtreici ? Mais puisqu’il a voulu que j’y sois, je ne m’en irai passans vous avoir dit tout ce que j’ai sur le cœur.

« Il est ivre ! » se dit Isabelle, effrayée decette obstination.

Le fait est que Barnabé ne ressemblait plus du tout, mais dutout, au Barnabé qu’elle connaissait depuis plus de dix ans… Sespommettes étaient rouges, son œil brillant. Lui qui, à l’ordinaire,osait à peine la regarder, lui tenait tête, et tantôt laissanterrer son regard troublé sur les beautés que laissait trop voir unerobe de gala à la mode du jour, semblait apprécier avec un tropévident émoi la blancheur des épaules, la ligne admirable des bras,le galbe de la jambe gantée de soie transparente, la richesse dusoulier au talon d’argent.

« Madame, vous qui êtes si belle, comment ose-t-il voustraiter ainsi ! Pardonnez à mon admiration, croyez qu’il n’enest point au monde de plus respectueuse. »

Mais, le plantant là, elle était entrée vivement dans sonboudoir, avait traversé sa chambre, courait au cabinet de toiletteoù elle croyait trouver Nounou comme chaque soir ; mais lecabinet était vide. Nounou devait faire la fête, elle aussi, avecles domestiques. Isabelle écouta à la porte de la chambre de safille, entrouvrit doucement la porte. Là, c’était la nuit, lesilence. Sylvie devait dormir… Elle était montée chez elle depuislongtemps.

Doucement, Mme Lauenbourg referma la porte. Elleeut honte de sa peur. Que pouvait-elle craindre d’unBarnabé ?

Allons, elle allait traiter le bonhomme en douceur… Avecquelques bonnes paroles, elle le renverrait cuver son vin.

Mais elle n’était pas au bout de ses étonnements, car, revenantsur ses pas, elle le retrouva non plus dans le petit salon maisdans le boudoir, assis devant un guéridon. Il avait mis seslunettes et classait des paperasses.

À son approche, il se souleva légèrement sur son siège,s’inclina, releva ses lunettes sur son front, et la pria des’asseoir.

– Madame, lui dit-il, j’ai tout fermé derrière moi. Ce quej’ai à vous dire est si important que nous devons tout redouterd’une oreille indiscrète. Vous me pardonnerez, j’en suis sûr, uneattitude qui a pu vous paraître insolite lorsque vous serezpersuadée de la volonté où je suis de vous éviter, à vous et auxvôtres, la plus effroyable catastrophe. Madame, je veux vous sauverde l’abîme !

Et rabaissant les lunettes sur son nez, il se remit à classerses papiers. M. Barnabé était redevenu tout à faitM. Barnabé. Il n’en était pas moins effrayant à entendre. Elles’assit docilement ou plutôt se laissa glisser sur un fauteuil, lesjambes brisées.

– Votre mari. Madame, a des ennuis terribles. Ces tempsderniers, il a été combattu avec une âpreté qui l’a surpris… et… etinquiété.

– Mais, monsieur Barnabé, il a triomphé de tout et de tous,le voilà devenu ministre !

– Il n’en est que plus menacé ; il s’en rend compte,d’où son alliance avec Roger Dumont… mais Thénard de l’Eure, Tromp,avec son journal le Réveil des Gaules, lui mènent la viedure. Turmache est derrière eux. Ils ont promis des armes contreLauenbourg à ce petit Corbières dont l’attitude est des plusbizarres dans cette affaire, car enfin il doit beaucoup à lafamille Chabert et il est resté l’ami deMlle Sylvie ; nous avons pu encore en avoir lapreuve ce soir… Ces armes, les voilà… elles sont devant moi… cesont les talons de chèques, qui désignent d’une façon suffisanteles bénéficiaires parlementaires de la distribution des fonds dansl’affaire des stocks américains, dans celle des traités avec les« sociétés réunies pour la reconstitution des régionsdévastées » et enfin dans celle plus récente de la concessiondu « Retour des morts du champ d’honneur », opérationeffroyable qui organise le pillage des cadavres de la grandeguerre, dans des conditions qui ont déjà soulevé la conscienceuniverselle…

– Ah ! monsieur, tout cela a déjà été dit ! monmari est au-dessus de toutes ces infamies !

– Tout cela a été déjà dit, mais tout cela n’a pas étéprouvé ! et tout cela a été étouffé par des complices bien enplace qui se défendaient eux-mêmes en défendant Lauenbourg…J’admets que vous ne vouliez pas ajouter foi à toutes ces horreurs,moi-même, madame, j’étais indigné d’entendre parler ainsi d’unhomme auquel j’avais donné tout mon dévouement, tous mes efforts,toute mon intelligence… Or, dernièrement, le voyant inquiet, jel’ai surveillé, mettons le mot, je l’ai espionné, j’étais bienplacé pour surprendre ses secrets, pour feuilleter et compulser etrapprocher certains dossiers et ouvrir certains coffres.

– C’est indigne ce que vous avez fait là, monsieurBarnabé.

– Oui, madame, c’est indigne ! mais ce n’était paspour moi, veuillez le croire, que j’agissait ainsi, c’était pourvous, pour votre fille, pour l’honneur du nom que vous portez… etsi je ne l’avais pas fait… je sais que d’autres, qui étaientpeut-être aussi bien placés que moi étaient prêts à lefaire.

– Alors, si je comprends bien, monsieur Barnabé, noussommes sauvés ?

– Non, madame, vous n’êtes pas sauvés. La situation estencore plus épouvantable que vous ne pouvez le supposer. Ce que jevous ai dit n’est rien à côté de ce qui me reste à vous dire !Ces scandales, ces achats de conscience sont en somme la monnaiecourante de ces bénéfices criminels dans des entreprises couvertesle plus souvent par des lois d’exception… Il y a tant de compliceset si haut placés qu’il faut être bien audacieux ou un peu fou pourtenter la tâche redoutable de sortir la vérité de son puits. Onrisque fort d’y être précipité et de s’y noyer avec elle. Si bienque des gens comme Thénard, Tromp et Turmache prennent bien gardede trop se découvrir et mettent en avant un néophyte, autant direun innocent, enfin quelqu’un dans le genre de Claude Corbières. Ontrouve toujours un porteur de bombes. Celui-là brûle d’en subir leséclats. Il a soif du martyre. Il sera servi… Tout de même, madame,il triompherait sûrement s’il connaissait cette chose épouvantable,que personne ne sait, excepté moi, que Roger Dumont soupçonneseulement, qui peut conduire son homme – j’ai nommé votre époux,madame – à l’échafaud.

– Horreur ! fit entendre dans un cri sourd Isabelle…vous divaguez, Barnabé…

– Madame, voilà de quoi il s’agit. Voulez-vous vous donnerla peine de lire cette lettre, adressée à l’agence Kromer, àVarsovie.

Mme Lauenbourg prit en tremblant la feuille quelui tendait « l’employé principal » del’U. R. B. Elle lut, rendit la feuille à Barnabé, regardacelui-ci.

– Eh bien ! fit-elle, je ne comprend pas… je ne voisrien là-dedans qui soit capable de vous émouvoir d’une aussiterrible façon…

– Vous avez raison, madame ; il n’y a là-dedans quequelques renseignements touchant une maison de Dantzig quitravaille dans les blés d’Amérique, plus une affaire de courtagerelative à de gros achats de terrains sur la frontièrelithuanienne. Quand cette lettre me passa, il y a quelques mois,entre les mains, je n’y trouvai, comme vous, que l’intérêt qu’ellesemble comporter. Pure affaire commerciale. Eh bien !maintenant, madame, je vous présente un petit livre.

Et M. Barnabé sortit des basques de son habit un volumein-16.

– C’est une édition rare, que l’on ne trouve plus dans lecommerce, et très joliment reliée… maroquin rouge, filets dorés,tranches dorées, fers spéciaux, papier de luxe, toute la lyre pourun amateur. Il est singulier, madame, qu’il se soit trouvé unbibliophile assez fou pour habiller d’une façon aussi somptueuse leCode des constructions et de la contiguïté. Ce livre estsorti de la Librairie Videcoq, place du Panthéon, en 1841. Ce doitêtre cette singularité qui poussa M. Lauenbourg à l’acheter.Dans tous les cas, il ne s’en sépare plus…

« J’étais persuadé à ce moment qu’il y avait unecorrespondance secrète entre quelques-uns de nos plus importantsclients et le patron. Trouvant, d’autre part, une tournure dephrase bizarre et tourmentée, dans les réponses qui nous étaientfaites, ayant relevé maintes fois que la correspondance n’étaitpoint de style commercial pur, j’avais acquis la conviction que leslettres que j’étais chargé d’envoyer, de recevoir et de classer,contenaient autre chose que ce que j’y pouvais lire.

« Je m’étais mis âprement à la recherche du chiffre qui mepermettrait de pénétrer dans ces arcanes. Je me rappelai avoir étéfrappé par l’arrivée d’une note d’imprimeur, sis dans une vieillerue de la Cité qui présentait son mémoire où je lus :« Impression de quarante volumes pour le compte deM. Lauenbourg ». Avant de payer, j’étais allé trouver lepatron. Il m’avait répondu : « Payez ! je sais ceque c’est !… » Sur le moment je n’attachai point d’autreimportance à l’incident. Mais quand je cherchai mon chiffre, ce futun éclair pour moi… je fis une enquête discrète chez l’imprimeur etj’appris qu’on lui avait commandé l’impression de quarante volumesdu Code des constructions et de la contiguïté d’après unexemplaire qui avait été fourni par M. Lauenbourg lui-même.Or, ce code de luxe, qui avait servi de modèle, je le voyais tousles jours sur le bureau de M. Lauenbourg ! C’était à n’enplus douter, dans ce livre qu’il fallait chercher le secret de lacorrespondance. Il me fallut trois semaines pour résoudre leproblème. Je ne veux pas, madame, vous faire entrer dans desdétails fastidieux. Je vous en ai assez dit pour que vous puissiezcomprendre le petit jeu auquel je vais me livrer devant vous aveccette lettre et ce livre… »

M. Barnabé ne mit pas dix minutes à établir devantMme Lauenbourg, stupéfaite et épouvantée, la phrasesuivante : « Faites savoir ai été volé de trois centmille dans répartition affaire blés Dantzig et de cent cinquantedans accident train de Riga, qu’il ne recommence pas souspeine de mort. »

– Vous pâlissez, madame, c’est que je n’ai pas besoin devous rappeler ce qu’a été le scandale des blés d’Amérique enPologne, destinés à remplacer ceux de l’Ukraine, blés accaparés,revendus en Allemagne, pendant que la province polonaise mourait defaim… Ni l’accident du train de Riga, qui fut un horrible pillageoù furent massacrés les malheureux soldats qui accompagnaient lesfonds d’État… Nul n’a ignoré que le coup avait été fait par Volski…et vous savez maintenant à qui s’adresse ce il qui estmenacé de mort s’il recommence ! Il faut qu’il soitbien puissant l’homme qui ose menacer de mort Volski… Et cethomme-là, c’est votre mari, madame ! Commencez-vous àcomprendre ?

Isabelle s’était levée, tremblant et regardait M. Barnabéavec des yeux immenses que remplissait toute l’horreur du monde.M. Barnabé, lui, avait à nouveau relevé ses lunettes sur sonfront et fixait, non sans émoi, cette magnifique image del’épouvante.

– Non ! râla Isabelle, non ! Je ne comprendspas ! C’est atroce, ce que vous avez inventé là !fit-elle, les mains aux tempes. La comédie continue. C’est lui quivous envoie. Il trouve qu’il ne m’a pas encore assez torturée.Quelle abominable soirée ! Ayez pitié de moi, monsieurBarnabé, mon bon monsieur Barnabé.

Et elle s’affala sur un canapé, secouée par des sanglots.

M. Barnabé aussi était très ému. Il se rapprocha de lapauvre femme, lui prit la main qu’elle lui abandonna dans sondésespoir : « Madame, n’oubliez pas que vous avez près devous un ami qui vous est dévoué à la vie, à la mort ! Jesaurai bien vous sauver, moi, je vous le jure ! Vous parlez dela comédie de ce soir… Hélas, madame, c’était une tragédie !Même quand il monte une farce, c’est avec les larmes et le sang desautres qu’il la joue. »

Elle se redressa, le regarda.

– Alors, c’est vrai ? M. Legrand, c’est…

– C’est lui, madame… lui, votre époux, l’homme qui vous afait tant souffrir, l’homme qui vous trompe avec toutes les femmesde Paris, devant tout Paris… M. Legrand, c’est M. leministre !

– Je ne puis pas le croire ! je ne puis pas lecroire !

– Madame, vous passerez le jour que vous voudrez à monbureau, à l’heure de la fermeture, à six heures et si la preuve dece soir ne vous suffit pas… je vous mettrai sous les yeux vingtautres ! cent autres !

– Puisque vous m’y invitez, j’irai ; un jour où jeserai moins surveillée, dans votre bureau… Vous me fournirez lespreuves de toutes ses infamies…

– De ses crimes, madame…

– Oui, de ses crimes… de ses crimes que nous avons ledevoir de faire cesser… à n’importe quel prix !

– À n’importe quel prix ! c’est le mot,madame, vous l’avez trouvé… et peut-être ne serai-je pas longtempsà vous le rappeler.

– J’irai lui parler, vous entendez, Barnabé, j’irai luiparler !…

– Et que lui direz-vous, madame ?

– Que je sais tout !

– Vous ne sortirez pas vivante de cette conversation-là…Vous connaissez votre mari, madame, et ce n’est pas quelque chosede très, très joli, mais vous ne connaissez pasM. Legrand ! Plus d’un est allé se repentir dans l’autremonde d’avoir été trop perspicace… d’avoir deviné certaineschoses ! Comprenez, madame, que cet homme commande àl’assassinat sur la terre… sous toutes ses formes. Il dispose nonseulement du revolver et du couteau des Mohicans, armes vulgaires,mais aussi de l’accident et aussi de la chimie.

– Que faut-il donc faire ?

– S’en remettre complètement à moi ! Se confier à moicomme à votre ami le plus sûr… Et d’ici quelques semaines jeconnais le moyen qui aura définitivement réduit à l’impuissance leterrible M. Legrand. La formidable association qu’il a misedebout et dressée à tous les carrefours du crime sera dissoute,dispersée, trahie, traquée… Le monde en sera délivré.M. Legrand devra disparaître et vous, vous serez délivrée…sans scandale aucun… Voilà ce que ce bon M. Barnabéest prêt à faire pour vous, madame. Ce jour-là nous serons bienvengés, vous et moi ! Cette vengeance, que je vous prépare,doit vous agréer, car elle est dans l’ordre de la justice.

– Mais, enfin, que puis-je pour vous, dans tout ceci ?Que me proposez-vous ?

– Ceci est assez difficile à dire, surtout pour un humblebureaucrate comme moi, qui n’ai point l’habitude… Madame, il existesur la terre un homme qui depuis longtemps vous admire, vousplaint, un homme qui a fait de vous son idole… enfin un homme quivous aime… je vous en pris, laissez-moi continuer…

Mme Lauenbourg, dont les étonnements, lesstupéfactions et les épouvantes ne se comptaient plus au cours decette funeste soirée, s’attendait si peu au tour que prenaitsubitement la conversation qu’elle ne fut point maîtresse d’unmouvement qui la rejeta assez loin du larmoyant M. Barnabéauquel elle avait brusquement arraché sa main qu’il n’avait pascessé de tripoter en soupirant.

– Mon Dieu, madame, continua Barnabé sans paraître tropoffusqué de cette brusque fuite… que ma situation estpénible ! J’ai toujours eu tant de respect pour vous, madame…ce n’est qu’en tremblant que j’aborde un sujet aussi délicat…Madame, cet homme dont je vous parlais, qui a fait de vous sonidole sur la terre, qui depuis longtemps vous aime dans l’ombre etqui peut tout pour vous sauver, cet homme…

– Vous a envoyé à moi pour me proposer un marché infâme… jene sais en vérité qui est le plus infâme de cet homme-là ou decelui qui s’est chargé de sa commission…

– Madame ! vous m’avez mal compris ! Je ne suisle commissionnaire de personne ! Ce que j’ai à vous proposerest beaucoup plus simple que cela. Nul ne saurait vous contester ledroit de vous venger de votre mari… Moi aussi, j’ai beaucoup à meplaindre de lui… eh bien ! madame, n’en voilà-t-il pas plusqu’il n’en faut pour nous venger tous les deux !

Il s’était rapproché d’elle à nouveau… Ah ! il ne pleuraitplus, le bon M. Barnabé… Il avait mis ses lunettes dans sapoche… car, prévoyant que la scène serait plutôt rude, il ne tenaitpoint à les casser… Ses yeux toujours ternes, éteints, s’étaientallumés d’une flamme dévoratrice… Alors Isabelle qui, en touteautre circonstance aurait éclaté de rire au nez de M. Barnabé,appela : « Au secours ! »

Mais M. Barnabé ne se possédait plus… il avait appuyé sagrosse main sur la bouche de Mme Lauenbourg.

– Pourquoi crier ? Pourquoi me résister ?… Nul nevous entendra et je veux faire votre bonheur. Songez que c’estvotre mari qui vous a jetée dans mes bras ! Ayez donc lecourage de vous venger, madame !

Mais la vengeance que lui proposait cet extraordinaireM. Barnabé, affreusement pervers ou monstrueusement naïf, nesemblait pas être du goût de Mme Lauenbourg. Aussise démenait-elle avec rage pour lui échapper… Elle râla :

– Vous êtes un misérable ! Songez à ma fille, qui estlà… Non, je n’appellerai plus ! Je mourrais de honte si mafille… Revenez à vous, je vous en prie… Barnabé… Barnabé, ma fillepourrait entendre…

– Alors, madame, si vous voulez sauver votre fille etqu’elle ne sache rien… taisez-vous et…

Il l’avait prise à pleins bras et, goulûment, lui embrassait lecou, les épaules, la poitrine, les bras… Elle le griffaitmaintenant, lui arrachait les cheveux… Il semblait ne rien sentir…Il jeta un bras en avant, accrocha la robe qui se déchira, dont unmorceau lui resta dans la main. Il eut la vision inoubliable deMme Lauenbourg qui s’enfuyait à peu près nue, danssa chambre. Il se releva, arriva contre la porte, pour entendre leverrou que l’on tirait et qui claqua dans le pêne.

Il grogna, souffla, essaya de reprendre ses esprits. Quelimbécile je fais ! Ah çà ! mais je deviens fou.Madame ! Madame, je vous demande pardon… Excusez-moi… Je neretire rien de ce que j’ai dit : je vous sauverai.Madame ! Vous n’avez plus rien à craindre de moi ! Oui,je vous sauverai, malgré vous !

Et il quitta la porte en titubant.

– N. de D… ! Je ne devrais jamais boire dechampagne ! J’ai fait du beau… J’aurais dû lui parler comme ungreffier… et j’ai agi comme un lovelace ! Ce bonM. Barnabé, satyre !

Il rajusta ses effets, se brossa, se peigna, remit seslunettes : « Oui, ça aurait pu se passer pluscorrectement… n’importe ! le principal estfait ! »

Chapitre 7LA FIN DE LA FARCE

Quand elle eut entendu Barnabé s’éloigner et fermer derrière luila porte de l’appartement, Isabelle, folle de ce qui venait de sepasser, et inquiète de savoir si sa fille avait surpris quelqueécho de cette abominable scène, alla écouter à la porte de sachambre… Toujours le même silence ! Le même silence qu’elleavait trouvé une heure plus tôt. À tâtons elle se dirigea vers lelit… elle n’y rencontra point la forme de son enfant…

Ses mains contre la muraille cherchaient le commutateur.Soudain, la chambre fut éclairée… Isabelle poussa un cri. L’imagedu bouleversement le plus complet s’offrait à sa vue… des meublesrenversés… une potiche brisée… le lit n’était pas défait mais lescouvertures étaient en désordre… C’en était trop pour une seulenuit… Mme Milon-Lauenbourg battit l’air de ses braset tomba d’un bloc, sur le tapis.

En bas, la fête était à son apogée, c’est-à-dire qu’ellecommençait à dégénérer en orgie. Milon-Lauenbourg, abandonnant laprincesse à une demi-douzaine de chevaliers servants qui étaient àdemi ivres, rejoignit Roger Dumont dans un coin.

– Merci ! lui dit-il, monsieur Roger Dumont.

– Et de quoi donc ? lui demanda le chef de lapolice.

– Mais du costume de M. Legrand que vousm’avez envoyé !

– Moi ? Monsieur le ministre veut rire ! Je nelui ai rien envoyé du tout…

– Allons ! Allons ! Dumont… à d’autres !Vous étiez au courant de notre petit scénario. Ce n’est pas pourrien que vous m’avez décrit au commencement de la soirée le costumede M. Legrand. Vous saviez que je le trouverais dans lacoulisse du théâtre quand le moment serait venu de me déguiser… Etpuis si ce n’est vous, qui me l’aurait donc faitparvenir ?

– Mais, monsieur le ministre, sans doute M. Legrandlui-même !…

Et il le regarda non sans une discrète ironie.

– Il était donc vraiment là ? questionna Lauenbourg,en continuant de railler…

– Je puis vous l’affirmer ! répondit-il en fixantcette fois carrément le ministre du Trésor…

– Et vous n’avez pas mis la main dessus !…

– J’ai voulu, monsieur le ministre, vous éviter cescandale… Du reste, vous avez vu qu’il avait pris ses précautionsJe ne jurerais point que tous ces masques apparus tout à coup aucours de la soirée et qui sont encore dans la salle, ne soient à sadévotion… Dans le doute, j’ai préféré m’abstenir… Il ne fallaitpoint gâter la fête !

– Je ne vous savais pas si prudent, mon cher Dumont.

– C’est que vous ne me connaissez pas encore, répliqua dutac au tac le chef de la Sûreté générale.

– Alors, vous avez laissé partir comme cela un homme quiétait à deux pas de vous et que votre police recherche en vaindepuis des mois et des mois ?

– Que monsieur le ministre se rassure… Je saismaintenant où retrouver M. Legrand !

– Eh bien, mon ami, je vous annonce qu’il estreparti avec son costume, car l’homme qui nous l’apporta est venule rechercher, après la farce…

– Il n’a pas dit de la part de qui il venait ?

– Il a dit simplement : « PourM. Milon-Lauenbourg »… mais il n’avait pas besoin d’endire davantage. Dès que j’eus ouvert le carton, j’étais renseigné,mon vieux Dumont !

Et il lui détacha une petite tape amicale sur l’épaule.

– Eh bien, mettons que c’est moi et n’en parlonsplus ! dit le chef de la Sûreté… Après tout, M. Legrand,c’est peut-être moi !…

– Est-ce qu’on sait jamais ? conclut Lauenbourg… et,en riant, il s’en fut rejoindre la princesse.

– Tous ces gens sont enragés, fit-il à la princesse deBrignolles… Ils ont pourtant assez bu, assez mangé, assez dansé…Ils ne vont pas bientôt aller se coucher ?

– Faites taire les jazz ! on comprendra que la fêteest finie !

– Impossible ! Les jazz sont saouls et déchaînés…

Au buffet, on ne cessait de verser le champagne à flots…Ah ! Lauenbourg faisait bien les choses…Mme de Cibriac semblait complètement dévêtue.On se bombardait avec de petits souliers à talons d’or… C’était ledernier genre, le dernier jeu de la saison pour les fins de gala.On ne rendait un cothurne que contre un baiser.

Tout à coup, l’électricité fut éteinte, dans tous lessalons ! Ce furent des cris, des fuites, des protestations,des rires, des bravos ! Milon-Lauenbourg était furieux. Quiavait pu se permettre cette détestable plaisanterie ?

Enfin, les salons furent à nouveau illuminés… Un« ah » prolongé de satisfaction générale salua le retourde la lumière… mais presque aussitôt des femmes se remirent àpousser des cris… et quels cris ! on ne comprit pas toutd’abord… et puis quelqu’un jeta : « Mais nous sommes dansune caverne de voleurs ! » Alors on sut de quoi ils’agissait. Ces dames avaient été volées de leurs bijoux !« Mon collier ! » « Mes perles ! »« Mon bracelet ! » et c’est alors aussi que l’ons’aperçut que tous les masques avaient disparu !

Lauenbourg vit tout à coup surgir Nounou, le visage ravagé. Ellelui dit à l’oreille : « Venez vite, monsieur ! on atrouvé madame évanouie dans la chambre de mademoiselle et on aenlevé mademoiselle ! »

Pendant ce temps, Roger Dumont commençait à recevoir lesdéclarations de ces dames volées, dans le bureau particulier deLauenbourg. Les salons étaient déjà déserts. Le comte de Martinl’Aiguille avait demandé son auto dans laquelle il s’était jetéavec un petit nécessaire de voyage. Il lança au chauffeur :« L’Isle-Adam, et brûle la route ! » Au valet quirefermait sa portière : « Tu lui diras que toutest paré. » Le valet répondit par un petit signe de tête qu’ilavait compris…

Quand le ministre arriva dans la chambre de sa fille, sa femmeavait repris connaissance, mais c’était pour réclamer Sylvie avecdes paroles de délire.

En apercevant son mari, elle le chassa loin d’elle, d’un gestequi semblait repousser une horrible vision… Milon ne s’arrêta pointà cette manifestation. Il avait vu le désordre de la chambre, lafenêtre ouverte sur le petit jour, l’échelle de corde… Ilinterrogea tout de suite les domestiques accourus, la nounou…Celle-ci ne pouvait répéter que ce qu’elle lui avait déjàdit : en pénétrant dans la chambre de mademoiselle, elle avaittrouvé madame évanouie près de la fenêtre… elle avait ouvert lafenêtre, vu l’échelle de corde… sûrement, on avait enlevémademoiselle… Les autres domestiques ne savaient rien ! Il leschassa, ordonnant qu’on allât prévenir immédiatement M. RogerDumont, que l’on trouverait dans ses bureaux : « Qu’ilmonte, sans perdre une seconde ! »

Roger Dumont entra ; on l’avait déjà mis au courant. Ilrenvoya Nounou, examina toutes choses autour de lui, hissal’échelle, resta un instant à réfléchir, considéraMme Lauenbourg en silence, se dirigea vers lesarmoires, les ouvrit, revint à Mme Lauenbourg.

– Mme Lauenbourg, dit-il, doit être arrivéedans le moment même où l’on enlevait sa fille. Elle a dûcertainement lutter avec les agresseurs. Elle seule pourrait nousrenseigner.

– C’est ce que j’ai déjà pensé, fit Lauenbourg, mais mafemme est dans un tel état de prostration qu’il est impossible delui tirer une parole.

Roger Dumont pria qu’on le laissât seul avecMme Lauenbourg. Isabelle accompagna la sortie deson mari de ce même regard d’effroi avec lequel elle l’avaitaccueilli, ce qui n’échappa point à Roger Dumont. Celui-ci remarquaégalement l’espèce de soulagement qu’elle ressentit à ne plus setrouver en face de lui.

– Madame, lui dit-il de sa voix la plus douce, il s’agit dusalut de votre fille. Il ne faut rien nous cacher. Vous avezassisté à la scène de l’enlèvement ? Les misérables vous ontmise en loques.

Isabelle le regarda, fit un effort visible pour se rendre comptede la situation : « Oui, monsieur, dit-elle, mais j’aipénétré ici dans l’obscurité. J’ai été affreusement bousculée… Jen’ai eu le temps de me rendre compte de rien ! »

– Vous êtes sûre que c’est bien ici que vous avez été mise…pardon, madame… dans cet état ?

La malheureuse ramena sur elle un léger peignoir de Sylvie, dontNounou avait essayé de la recouvrir…

– Mais, évidemment, monsieur !

Et elle ferma les yeux. Il put croire qu’elle allait à nouveauperdre connaissance.

– Je vais appeler votre mari !

Elle sembla retrouver toutes ses forces pour crier :

– Non ! non ! pas mon mari ! Nounou !Nounou ! Nounou fut appelée et, aidée d’une femme de chambre,elle reconduisit ou plutôt elle porta chez elle la malheureusefemme… Lauenbourg s’était montré…

– Ah ! monsieur, laissez-moi ! laissez-moi !fit Isabelle, en laissant retomber sa tête.

Lauenbourg resta seul avec Roger Dumont :

– Eh bien ? fit-il.

– Eh bien ! monsieur le ministre, je suis persuadé queMme Lauenbourg sait des choses… mais elle ne lesveut point dire… Il faut la laisser en paix… Le coup qui la frappeest peut-être plus cruel que vous ne pouvez l’imaginer… Nous avonsaffaire à des ennemis bien redoutables… et, je le crains, monsieurle ministre, bien… bien ingénieux… Seriez-vous assez aimable pourfaire venir Nounou… et me laisser seul un instant avecelle ?

La vieille nounou se présentait dans le moment que le chef de laSûreté avait encore le nez dans une armoire. Il seretourna :

– Dites-moi, Nounou… qu’est-ce que vous pensez de toutceci, vous ?

La bonne femme se mit à rougir jusqu’à son bonnet.

– Mais je ne sais pas, moi, monsieur, qu’est-ce que vousvoulez que je vous dise ?

– Venez ici. Voyez le désordre qui règne dans cesarmoires ? C’est ainsi que vous soignez le linge demademoiselle ?

Nounou dut se rendre à l’évidence que l’on avait enlevé en hâteune certaine quantité de linge.

Et elle paraissait de plus en plus troublée :

– Dites-moi, Nounou… Dans quoi a-t-on pu emporter toutcela ?

– Mais, je ne sais pas, moi, monsieur… Mademoiselle avaitdes valises, un gros sac…

– Allons ! dites-moi la vérité…

La nounou se mit à pleurer et finit par avouer qu’elle avaittrouvé mademoiselle à sa fenêtre, au moment où elle était montée« faire les couvertures ». Mademoiselle avait refermé lafenêtre aussitôt et lui avait ordonné de lui apporter son grand sacet son nécessaire… alors comme elle avait demandé à mademoiselle sielle partait le lendemain en voyage, elle lui avait répondu :« C’est possible, Nounou, mais quoi qu’il arrive vous deveztout ignorer… si l’on vous interroge, vous ne savezrien ! » Et je me suis retirée, monsieur, très inquiète,mais j’avais promis de ne rien dire… je n’ai rien dit… je suisdescendue, sur son ordre, à l’office où l’on avait besoin de messervices.

– C’est bien, gardez toute cette histoire pour vous !Il y va de l’honneur de mademoiselle… ne parlez que lorsque je vousen aurai donné l’autorisation…

Il allait quitter l’appartement quand une femme de chambre, fortjolie, le croisa, s’arrêta et lui dit quelques mots àl’oreille…

– Merci, Thérèse ! Et il s’en fut rejoindre Lauenbourgqui l’attendait avec impatience dans son appartement.

– Avez-vous quelque indice ?

– Aucun… L’affaire est très embrouillée…

– Eh bien, mon cher, c’est à vous de la débrouiller !Pour moi, c’est un coup terrible ! ma fille enlevée en pleinefête ! Je deviens moins à plaindre que ridicule ! queltapage dans Paris !

– Eh ! monsieur le ministre, prononça assezsarcastiquement Roger Dumont, n’avez-vous pas défiéM. Legrand ?

– Mais vous étiez là, vous, monsieur, qui vous prétendez sifort, répliqua l’autre, féroce… Vous devenez aussi ridicule quemoi ! mais moi, je m’en tirerai toujours… les bijoux, je lespaierai… et l’on finira bien par me retrouver ma fille… Si on mel’a enlevée pour me faire chanter, je paierai encore… mais vous,vous êtes un homme fichu ! n’essayez donc pas de faire lemalin ! si vous n’avez plus rien à me dire, vous pouvez vousretirer !

Roger Dumont s’inclina très obséquieusement et gagna la porte.Lauenbourg lui jeta, en manière d’adieu :

– Des hommes comme vous, j’en trouverai toujours !

Roger Dumont se retourna…

– Certes ! à la pelle ! mais pour en trouver unplus fort – c’est un conseil que je me permets de vous donner,monsieur le ministre – il faudra accorder à celui-là des moyens quime sont refusés…

– Je vous entends, Roger Dumont !

– Qu’importe que vous m’entendiez si vous ne m’écoutezpas ! Aujourd’hui, le ministre du Trésor est tout – quand ilse nomme Milon-Lauenbourg – il peut renvoyer son président duconseil aussi facilement… que son chef de la Sûreté générale… maisquand son chef de la Sûreté générale se nomme Roger Dumont, il lefait ministre… ou le ministre du Trésor n’est plus rien !

En entendant ces dernières paroles, Milon-Lauenbourg put sedemander si le petit homme qu’il avait devant lui n’était pointdevenu subitement fou… mais ces propos si extraordinaires avaientété tenus sans éclat et dans la pose la plus humble, ce qui leurdonnait un relief des plus saisissants. Son Excellence en pâlit,car il venait de comprendre tout à coup que l’on ne traite point unRoger Dumont comme un Barnabé…

Il lui sembla que la silhouette de Roger Dumont était moinsfalote qu’à l’ordinaire. Pour la première fois, il lui découvritune certaine consistance physique… C’était la première fois aussique Roger Dumont se permettait d’être éloquent. Et, au fond, ce quele ministre retenait de cette éloquence était moins la promesseformulée que la menace qui l’avait inspirée.

– Compris, Roger Dumont ! En somme, si je vous donnele ministère, vous me rendrez en échange ma fille et lesbijoux ?

– Monsieur le ministre a admirablement résumé lasituation.

– Et si je ne vous le donne pas ?

Le chef de la Sûreté générale haussa les épaules, étendit lesbras, les laissa retomber :

– Alors, je vous laisserai vous débrouiller toutseul !

– Savez-vous bien que je finirai par croire, ajoutaLauenbourg avec un sourire, que c’est vous qui m’avez fait chiperles bijoux et ma fille !

– Bah ! si monsieur le ministre est de cet avis jen’aurai garde de le contrarier… et j’ajouterai que c’est une raisonde plus pour qu’il m’accorde ce que je lui demande !

– Roger Dumont ! c’est fait, si cela ne dépend que demoi.

– Alors, c’est fait, monsieur le ministre, seulement, ilfaut que ce soit aujourd’hui même. Il y a conseil des ministres àonze heures… arrangez-vous, et pas de décret qui pourrait n’avoirqu’une durée éphémère… déposez un projet de loi et faites-leadopter sur-le-champ ! Et n’oubliez pas magendarmerie !

– Mais vous demandez l’impossible ! Je vaisavoir toute la Chambre contre moi !

– Pour vous ! monsieur le ministre !laissez-moi faire… je vais leur servir un plat de ma façon enmanière de hors-d’œuvre… À deux heures et demie, vous n’aurez qu’àvous mettre à table… Monsieur le ministre, votreserviteur !

Roger Dumont parti, Milon-Lauenbourg resta quelque temps àréfléchir avant d’aller se plonger dans son bain :« Après tout, finit-il par se dire, si puissant que nous lefassions, on peut toujours le débarquer. Dans le moment, il mesert ! C’est lui qui a monté toute l’affaire, le b… !

Pendant ce monologue, le chef de la Sûreté était descendu… Dansle vestibule, il se trouva sur le dos de Daniel Ternisien, quis’apprêtait à monter dans une auto de louage, tandis que le valetde pied lui disait à voix basse : « Tout estparé ! »

Daniel demanda : « L’Isle-Adam ? »

– L’Isle d’Adam !

Et le valet allait refermer la portière… Roger Dumont, à quirien n’avait échappé s’avança : « Vous rentrez à Paris,monsieur Ternisien ? »

– Ah ! monsieur le directeur, je croyais que vousétiez parti… oui, je rentre à Paris… voulez-vous que je vous déposerue des Saussaies ?

– Mais non, vous me déposerez chez vous, avenue Matignon…la place Beauvau est toute proche, une petite promenade à pied mefera du bien.

Il monta à côté de Daniel. L’auto démarra :

– Dites donc, fit le chef de la Sûreté, il nous en a jouéune bien bonne, M. Legrand.

– Oui, c’est une de ses meilleures… quel culot, cettehistoire de bijoux ! Voulez-vous mon avis, il finira par sefaire pincer !

– Si je le veux ! rétorqua le policier…

– Vous parlez avec une assurance ! vous savez quic’est, vous ?

– Et vous ?

– Moi, non, monsieur le directeur, je vous le jure… si jele savais il y a longtemps que je vous l’aurais dit… vous n’endoutez pas…

– J’en doute fort, au contraire… mais nous reparlerons detout cela tout à l’heure… Occupons-nous de notre affaire. Touts’est bien passé ?

– En douceur… La demoiselle est maintenant dans satour.

– Qu’est-ce qu’elle dit ?

– Eh ! mon cher directeur, elle n’en revientpas ! Songez donc que nous l’avons trouvée toute prête,nous n’avons eu qu’à la cueillir, le bagage était fait.

– Oui, je le sais…

– Elle se débattait… on a cassé une potiche… songez !la pauvre petite ! elle attendait son Claude !

– Nous le lui donnerons !

– Entre nous, vous lui ferez un gros plaisir.

– Qui avez-vous laissé près d’elle ?

– La femme du moulin.

– La Mathieu ? Parfait !

L’auto s’arrêtait devant un immeuble de l’avenue Matignondonnant sur un petit jardin, lequel avait une porte sur la rue dePonthieu…

– Il pleut, monsieur le directeur ; je vous faisreconduire…

Mais Roger Dumont était descendu derrière lui…

– Non, je préfère rentrer à pied. Seulement, vous aurezl’obligeance de me prêter un parapluie.

Daniel comprit que l’autre avait quelque chose de particulier àlui dire, il le fit passer devant lui.

Le jeune homme occupait là un rez-de-chaussée de garçon meubléassez galamment dans le style Louis XVI, formé de quatrepièces et d’une salle de bains, où il ne faisait que de raresapparitions. Il vivait au cercle, y prenait ses repas. Cetteexistence, alimentée par des ressources plus ou moins avouables,lui avait valu la malédiction de ce bon M. Barnabé et larupture de toutes relations avec son frère, l’ex-élève dePolytechnique, l’honneur de la famille.

À part cela, c’était un charmant garçon, très spirituel, trèsgai et remarquablement intelligent.

« Qu’est-ce qu’il me veut encore, ce sacréDumont ? » disait-il en introduisant le chef de la Sûretédans son studio. Il se débarrassa, tout de suite, de son habit,qu’il jeta à la volée sur un divan, et il revêtit un vestond’intérieur des plus élégants, à larges revers garnis d’une soie decouleur tendre. C’était un beau garçon, un peu efféminé, maissouple et peut-être d’une force peu commune.

– Voulez-vous prendre une tasse de thé, monsieur ledirecteur ? C’est tout ce que j’ai à vous offrir.

– Merci, Daniel, je n’ai pas une minute à perdre cematin.

– Et vous êtes ici ?

– Justement, nous allons travailler. Ne prononçons pas deparoles inutiles… pour l’enlèvement de la petite, vous attendrezmes ordres…

– Je reste persuadé que c’est un coup deM. Legrand ! fit Daniel.

– Vous devez le savoir mieux que personne, puisque vous enétiez… mais ce n’est pas un coup de M. Legrand !

– Ah ! fit Daniel, légèrement démonté et attendant lasuite…

– Ce n’est pas un coup de M. Legrand, puisqueM. Legrand s’est imaginé que le coup était de moi !

– Je vous arrête… vous le connaissez donc ?

– Je crois le connaître ! mais vous, vous leconnaissez sûrement !

– Ah ! ça, non, je vous le jure !

– Vous faites cependant partie de la bande dite dessnobs ou encore des birdeyes !

– Je ne vous apprends rien ! c’est moi qui lacommande ! Et il y a longtemps que je l’aurais plaquée si vousaviez voulu… mais il faut vivre !

– Daniel, gardez votre poste chez M. Legrand, maisil ne faut plus servir que moi, ou je vous briserai ! Jevais être le plus fort et le plus riche !

– Bonne nouvelle !

– Demain, je serai ministre de la police avec vingtmillions de fonds secrets…

– Par le temps qui court, ce n’est pas cher.

– Cinquante mille francs par mois pour vous de fixe et lespetits profits du métier… Je m’arrangerai pour que vous puissiezdoubler la somme !

– Si vous me garantissez cinquante billets de fixe parmois, ça va !

– C’est entendu ! Mais à partir de ce moment, je vousconsidère comme ma chose…

– N’insistez pas. À ce prix-là, je vous vends monâme !

– Bien ! Alors, je commence ! Qu’est-ce qu’il y ade paré à L’Isle-Adam ?

– Coup direct ! J’accuse… Bien tiré… À l’Isle-Adam, ily a la petite maison du noble comte de Martin l’Aiguille… et c’estlà que sont parés les bijoux volés cette nuit par la bandedes snobs.

– Martin l’Aiguille en est donc ?

– Il est au-dessus de la bande…

– Je m’en doutais… C’est lui qui a fait venir lecostume de M. Legrand pour Milon-Lauenbourg ?

– C’est lui !

– Et vous ne savez pas de chez qui venait cecostume ?

– Je l’ignore, mais je pourrais le demander à Martinl’Aiguille.

– Ou à Milon-Lauenbourg ?

Les deux hommes se regardèrent en riant.

– Allons ! nous ne sommes pas là pour plaisanter, fitRoger Dumont… Ce costume a cependant son importance…

– Sérieusement ? questionna Daniel.

– C’est la première fois que vous le voyez ? Avant deme répondre, pensez à ce que je vous ai promis.

– Je ne pense qu’à ça ! Oui… c’est la premièrefois.

Mais il avait hésité…

– Alors, n’en parlons plus… dit l’autre sans insister, etsurtout pas de question à Martin l’Aiguille… Il faut le laisseragir librement, remplir sa lieutenance auprès de M. Legrand entoute sécurité… qu’il ne se doute jamais que nous sommesd’accord.

– Compris ! Il a la plus grande confiance en moi.

– Elle est placée… qu’il la garde… Alors le coup a étépréparé en dehors de M. Legrand, qui reste persuadé que j’ensuis l’auteur… par Martin l’Aiguille et par vous ?

– C’est moi qui en ai eu l’idée… j’étais fauché comme lesblés !

– Pour ce qui vous en reviendra après ladistribution ! et que le comte aura pris sa part !j’imagine que vos snobs se font payer cher…

– Ils ont des besoins… des maîtresses dans le grandmonde.

– Que fait-on des bijoux volés quand ils sontparés dans la petite maison de l’Isle-Adam ?

– Une ancienne maîtresse à moi, qui tient un bar rue deCastiglione, la Taupe, va les y chercher, passe en Angleterre et làs’arrange… je vous dirai comment et où… Vous aurez la liste de nosreceleurs et des agents à Londres… Seulement, ne me brûlez pas… ouje suis un homme mort ! Je suis sans défense, moi, contreM. Legrand que je ne connais pas ! Vous pouvez me donnercent mille francs par mois, allez, je risque ma peau !

– Je vous la garantis, car j’y tiens ! Daniel !vous allez voir la Taupe…

– J’y courais quand vous m’avez fait l’honneur de monterdans ma voiture, monsieur le directeur !

– Elle va se rendre tout de suite à l’Isle-Adam… partiraaujourd’hui pour Londres avec les bijoux par le premier rapide deCalais… Mes inspecteurs se chargent du reste…

– Monsieur le directeur, la Taupe est une brave fille qui afait un rêve… acquérir une belle propriété, genre château, dans unpetit coin de l’Île-de-France, se mettre bien avec le curé etoffrir le pain bénit du dimanche… si vous l’aidiez d’une façonrégulière à réaliser son rêve, elle vous serait bien dévouéemonsieur le directeur…

– Vous lui direz qu’elle aura son petit domaine avant deuxans… mais il faudra qu’elle me fournisse un sacré travail enattendant…

– Monsieur le directeur, la Taupe n’a plus rien à vousrefuser… je la préviens de ce qui va lui arriver pendant le voyage,ça lui évitera bien des émotions, car on va la coffrer, n’est-cepas ?

– Tu penses ! mais j’ai besoin d’elle, je la sortiraide là au plus tôt ! qu’elle affirme qu’elle ignorait ce quecontenait le sac qu’elle est chargée de transporter… qu’elle fassela bête, j’en ferai une victime…

– Vous pensez à tout, monsieur le directeur ! Vousêtes le Napoléon de la police… Fouché n’était qu’un enfant à côtéde vous !

– Eh bien, maintenant, asseyez-vous à votre bureau etécrivez ; c’est le nouveau ministre de la police quidicte.

Chapitre 8CLAUDE CORBIÈRES

Claude Corbières habitait, à Neuilly, un pavillon des pluscoquets, avec jardin, sur la route qui longe la Seine. Sans avoirune grosse fortune, Claude était suffisamment riche pour vivreindépendant. Il appartenait à une vieille famille de magistratsoriginaires de Brive-la-Gaillarde. Son père, qui avait étéprésident de chambre, à Bordeaux, avait donné très tôt sa démissionpour venir exploiter lui-même des terres qu’il avait en Corrèze. Ledomaine avait pris de l’importance. L’ancien magistrat était devenutout à fait gentleman farmer. C’est lui qui éduqua et instruisitson fils. Chose curieuse, il lui apprit le mépris de l’éloquence,exigeant qu’il s’exprimât, même quant il abordait les sujets lesplus vastes, avec une grande simplicité et une concision presquemathématique. Il lui donna aussi le goût de la terre, de sestravaux, de ses habitants, l’amour du patelin. C’est le patelin quiavait fait de Claude un député. On le comprenait, là-bas, quand ilramenait de Paris une haine farouche pour le parlementarisme telqu’il l’avait vu pratiquer… Il était suivi et soutenu dans labataille. Son programme net et réservant l’avenir, mais balayant leprésent, avait tout de suite séduit : le régionalisme, unfédéralisme intelligent, des États généraux en permanence, maîtreschez eux, envoyant un nombre très restreint de délégués à Parisavec un mandat précis et la mission de nommer, parmi eux, une sortede comité de salut public aux pouvoirs dictatoriaux d’une duréelimitée, qui devait se retirer, son temps écoulé, pour faire placeà un autre comité chargé à son tour de gérer les intérêts générauxde la France et de parler en son nom à l’étranger. Et desjeunes ! des jeunes ! Tous les vieux à la porte !L’idée gagnait du terrain beaucoup plus qu’on ne le soupçonnait,car les organisations provinciales s’édifiaient dans le mystère, nedevant apparaître au grand jour que lorsqu’elles constitueraientune force…

Paris, qui avait été laissé momentanément en dehors, ne semblaitpoint se douter de l’importance du mouvement qui allait sedéclencher. Le nom de la Ligue, encore secret, était tout unprogramme : La Ligue antiparlementaire. Et tout àcoup, ce matin-là, voici qu’il éclatait sans que Claude Corbièresen eût donné l’ordre… voici qu’il s’étalait dans tous les journaux.Claude était ahuri de cette avalanche… et partout le grand argumentcontre lui qui fournissait des manchettes énormes : LaProvince contre Paris ! Le fédéralisme renaît de sescendres !

Les feuilles d’extrême gauche réclamaient l’arrestation deCorbières et de ses acolytes. Le procès n’était-il pas toutinstruit ? On avait l’aveu du coupable. Le président d’uneligue qui avait l’audace de s’intituler antiparlementairese mettait par cela même sous le coup des lois. Tous les partisétaient d’accord pour déclarer la République en danger !« Si l’on n’agit pas promptement, disait LaBarricade, nous nous trouverons en face d’une situationbeaucoup plus redoutable qu’en face d’un coup d’État militaire quirate toujours quand il n’a pas le pouvoir avec lui ; nousl’avons vu avec Boulanger ; après la mort de Félix Faure, avecDéroulède, et dernièrement avec ce Bonaparte de carton : leSubdamoun ! Cette fois, ce n’est plus de Paris que vient lecoup, c’est de la province. On veut séparer Paris de la France…Voilà le crime ! Debout, la Commune, si le Parlement ne faitpas son devoir ! »

Claude jeta tous les journaux et bondit de son lit… « C’estla bataille ! Elle vient plus tôt que je ne croyais !qu’elle soit tout de même la bienvenue ! » Et il tenditses biceps comme un boxeur… Jamais il ne s’était senti aussidispos ! Ah ! c’était bon la vie telle qu’il se l’étaitfaite ! propre ! propre ! propre !

Il en revenait toujours à ce mot qui l’exaltait quand il pensaità l’ordure dans laquelle les autres s’enlisaient… Elle seraitpeut-être courte, sa vie, mais même s’il mourait demain, il neregretterait rien ! Rien ne serait venu ternir la blancheur desa statue ! Pour cela, il avait tout rejeté hors de lui, ils’était dépouillé de tout, de bien des amitiés… et même del’amour !

Jeanville, son valet de chambre, vint lui annoncer qu’unM. Palafox demandait à le voir tout de suite. « Monassassin ! se dit Claude. Ce bon brigand me croit déjà endanger ! Il vient m’offrir ses services ! Faitesentrer ! »

Richard Cœur de Lion fit irruption dans la pièce. Il prit àpeine le temps de serrer la main que lui tendait Claude :

– Qu’avez-vous fait hier soir en me quittant ? luijeta-t-il.

– Rassurez-vous, Palafox ! je suis rentré chezmoi.

– Comprenez-moi bien, monsieur Corbières. Vous avez quittéle Trianon-Lauenbourg tout de suite ?

Et il le fixait avec une insistance telle et un si visible émoique Claude en fut troublé.

– Et si je m’étais attardé à fumer une cigarette dans leparc, quelle importance y aurait-il à cela ?…

– Immense ! gronda Cœur de Lion ; dites-moi toutela vérité ! Vous avez tourné derrière le château. Enfin, ne mecachez rien ! Vous avez échangé quelques paroles avecMlle Lauenbourg, qui était à sa fenêtre.

– Bigre ! monsieur Palafox, je finirai par croire quevous êtes de la police !

– J’en suis quand je peux y servir mes amis. Vous ne savezdonc rien… rien de ce qui s’est passé chez Lauenbourg après votredépart ?…

– M. Legrand est venu ? essaya de raillerClaude.

– On a enlevé Mlle Lauenbourg !…

– Sylvie ! s’écria Corbières.

– Et je vous prie de croire que ce n’est pasM. Legrand qui a fait le coup !… L’affaire est dirigéemoins contre elle que contre vous !

– Mais je ne comprends pas ! Vous m’anéantissez !Mlle Lauenbourg est-elle réellement endanger ? Voilà la seule chose qui me préoccupe !

– Mlle Lauenbourg en court aucun danger,elle a été enlevée par la police pendant que la soi-disant bande deM. Legrand s’occupait dans les salons à piller ces dames deleurs bijoux ! Tout cela est un coup de Roger Dumont qui veutse faire nommer ministre par Milon. Les bijoux seront retrouvés,Mlle Lauenbourg sera sauvée et Milon devra d’autantplus de reconnaissance à Roger Dumont que celui-ci l’aura en mêmetemps débarrassé de vous !

– Je m’y perds ! exprima Claude qui cherchait en vainà démêler la raison d’être de cet imbroglio.

– Enfant ! retrouvez-vous-y vite !… car il vafalloir agir. Comprenez que, renonçant pour le moment à vous fairedisparaître, ils vont vous déshonorer ! On vous a vu causerlonguement hier dans les salons de Lauenbourg avecMlle Sylvie qui paraissait fort émue. Vos démarchesimprudentes avant votre départ ont été relevées, car vous étiezsuivi pas à pas. Politiquement, vous ne vous attaquez à Lauenbourgque parce qu’il vous refuse sa fille ; comme il ne cèdetoujours pas, vous la lui enlevez !… peut-être de connivenceavec elle, cela n’a pas d’importance ! Et la preuve de votreinfamie, de votre chantage, c’est que vous êtes incapable de sortircontre lui et ses amis les documents dont vous menaciez de lesaccabler !… car vous n’avez rien !… rien !… La bandede Turmache va être écrasée sous votre accablement !… triomphede Lauenbourg. Roger Dumont, ministre, et vous allez voir ce quel’on vous prépare à la Chambre avec cette histoire de ligueantiparlementaire que l’on fait éclater dans les journaux dumatin.

– Quelle boue ! gémit Claude qui était devenu trèspâle.

– C’est la politique ! Pour avoir mis les piedslà-dedans, vous en reviendrez couvert d’ordures !… Tenez,voici une épreuve de l’édition exceptionnelle d’un grand journald’information qui va paraître à midi.

Claude se jeta sur la feuille qui sentait encore l’encred’imprimerie. Il y était clairement désigné, bien que son nom nefût point prononcé, comme l’auteur du rapt deMlle Lauenbourg. Ainsi que le lui avait ditPalafox, toutes ses démarches de la nuit étaient relevées et seretournaient contre lui. Cela était intitulé : « Unebelle histoire d’amour ! » puis venait le récit desexploits de la bande de M. Legrand dont l’audace neconnaissait plus de bornes et qui osait opérer en pleine fête, dansles salons mêmes du ministre du Trésor. On réclamait en find’article une organisation plus puissante de la police, la créationd’un nouveau ministère, etc., etc.…

– Du Roger Dumont tout pur, vous comprenez,maintenant ?

– Les bandits !… mais je me défendrai ; le pluspressé…

– Le plus pressé est de retrouverMlle Lauenbourg, qui n’hésitera certainement pointà proclamer votre innocence ! Mais ils ne l’ignorentpas ! et ils ne sont pas prêts à la rendre ! Enattendant, vous serez abattu, n’ayant aucun document contreeux ; et avec vous, votre Ligueantiparlementaire.

– C’est ce que nous verrons.

– C’est sur votre ordre que la Ligue est sortie, touspavillons dehors, ce matin ?

– Jamais de la vie !

– Eh bien ! là encore, vous avez été trahi !

– Mais c’est terrible ! À qui se fier ! Dequelque côté que je me retourne !

– Et ceci n’est que le commencement ! Nous enverrons bien d’autres.

– Me salir avec cette histoire d’amour… moi qui ai renoncéà l’amour, Palafox ! pour être plus fort… oui ! il fautque vous sachiez cela : Mlle Milon-Lauenbourgm’aime et je l’aime ! et j’ai repoussé cet amour pour êtreplus fort dans le combat et, cependant, dès les premiers pas, c’estlui qui me casse les bras et les jambes.

– Je finirai bien par savoir où ils lacachent ; mais le temps presse. Dans vingt-quatre heures vousserez peut-être bouclé, mon ami ! Il faut s’attendre à ce quel’on dépose contre vous, dès cet après-midi, une demande desuspension de l’immunité parlementaire, et à ce que l’on commence àmettre en branle au Sénat le vieil appareil de la Haute Cour en cequi concerne la Ligue antiparlementaire qui lesdébarrassera en même temps des Turmache, des Hockart, desTromp…

– Vous partez ? Où allez-vous ?

– Prendre un cocktail au bar du Cambridge.

– C’est une occupation comme une autre… peut-êtretrouverez-vous une inspiration au fond de votre verre.

– Peut-être ! Vous n’êtes jamais allé prendre avantdéjeuner, en revenant du Bois un glass au Cambridge ?

– Je ne vais jamais dans les bars, vous le savez bien.

– Ni dans les dancings, ni dans le monde. Vous êtes un typecomme on n’en voit plus, et vous vous mêlez de faire de lapolitique de nos jours ! Eh bien, si vous alliez au Cambridge,entre midi et une heure, vous trouveriez dans les sous-sols durestaurant célèbre des Champs-Élysées, autour des tables, ensevelisdans des fauteuils de cuir, des jeunes gens fort bien mis quifument de délicieuses cigarettes d’Orient, sans échanger troisparoles… debout, autour du barman, des sportsmen, dont lesvoitures, de grandes marques, attendent alignées le long dutrottoir. Des jeunes femmes qui ont les plus jolies jambes du mondeet qui les montrent juchées sur de hauts tabourets, et aussi debien respectables vieilles madames qui attendent leurs gigolos.Elles y viennent. Elles savent qu’elles les retrouveront là, prêtsà tout faire. On a appelé ces messieurs : la bande dessnobs. Y a-t-il bande, vraiment ? Organisation,peut-être. Je n’en suis pas sûr.

« Quelquefois, ces messieurs travaillent pour lapolice ; quelquefois pour M. Legrand quepersonne n’a vu, mais qui existe ; quelquefois pourd’autres, pour la police politique, pour une manifestation dans unmilieu mondain, ou pour le nettoyage d’une bijouterie. Ils sont àlouer !

« À part cela, de très gentils garçons auxquels on nesaurait refuser la main. En ce qui me concerne, je n’ai jamaistravaillé avec eux, car moi, j’opère seul et dans la hautepolitique, quelquefois dans la politique étrangère, aussiveulent-ils bien me considérer comme un camarade supérieur. J’aisouvent leurs confidences parce qu’ils ont besoin de mesconseils ; les pauvres jeunes gens sont souvent bien volés. Onleur fait faire des choses qui ne les amusent pas toujours. On lestient ! Ils sont souvent dans la nécessité de trahir lelendemain celui qu’ils ont servi la veille. S’ils ne le font pointavec habileté, il peut leur arriver des malheurs. Je jurerais bienque quelques-uns d’entre eux, que j’ai reconnus hier chezLauenbourg, ont travaillé pour Roger Dumont ; peut-êtrevoudront-ils s’en souvenir ce matin ; je vais encore me ruineren Martinis, mais je suis riche : j’ai les cent mille francsque je vous dois, monsieur Corbières !…

– Mais ce n’est pas à moi que vous les devez !s’exclama l’autre complètement ahuri ; tant que vous nem’aurez pas tué, ces cent mille francs ne sont pas à vous !…Ils vont vous les réclamer.

– C’est déjà fait ! Je les leur ai donnés, mais j’aiexigé un reçu ! Quand j’ai eu le reçu, je leur ai dit quej’allais le porter chez vous, en vous expliquant que vous mecoûtiez cent mille francs dont j’avais le plus grand besoin. Cereçu leur a fait une peur terrible. Ils ont voulu le ravoir. Pourcela, ils ont redonné les cent mille francs !… Alors, je lesai gardés avec le reçu ! et je les ai flanqués à la porte.C’est moi qui les tiens, maintenant ! et ce sont eux qui vontme régler mes cocktails ! Je vous quitte. Je reviendrai vousvoir aussitôt qu’il y aura du nouveau. Si vous avez besoin de moi,à quelque heure du jour ou de la nuit, faites porter un mot par unchasseur au bar du Cambridge. Il me parviendra. Mettez surl’enveloppe : Pour madame Roxelane.

– Mme Roxelane ?

– Oui ! c’est le nom de ma maîtresse. Vous pouvezécrire ce que vous voudrez ! je l’ai prise pour maîtresse,parce qu’elle est très belle d’abord, et puis aussi parce qu’ellene sait pas lire !

– Quel homme vous faites, Palafox !…

Les minutes qui suivirent, Claude resta plongé dans les plussombres réflexions. Il ne savait plus où diriger ses pas, il voyaitdes abîmes partout.

Chapitre 9LE THÉ CHEZ DANIEL

Godefroi de Saint-Chabert, comte de Martin l’Aiguille, occupait,dans la société parisienne, une place de premier plan. Héritierd’une très grosse fortune qu’il avait entièrement dilapidée, ils’était lancé dans les affaires, avait prêté son nom à des sociétésd’autos en formation, à des marques de pneumatiques, de moteurspour avions, entreprises qui avaient plus ou moins bien réussi,mais qui lui avaient permis de conserver son petit hôtel del’avenue de Breteuil, sa petite maison de Noisy-le-Sec, sespropriétés en Normandie, ses chasses en Sologne. Souvent, onl’avait cru à la côte et puis soudain il se montrait au club,jouant un jeu d’enfer à se demander où il prenait l’argent. Noussavons que Milon-Lauenbourg l’avait enrôlé dans ses conseilsd’administration où il apportait sa note et ses notes de grandseigneur.

À l’U. R. B., il avait son bureau non loin de celui deMilon avec un titre de « directeur de la Propagande »,qui ne signifiait rien, ou qui signifiait beaucoup de choses. Onl’y voyait généralement entre trois et quatre heures. Courteconférence avec Lauenbourg ; il voyait aussi quelques chefs deservice, allait serrer la main de ce bon monsieur Barnabé et serejetait dans le « tourbillon parisien », comme on ditencore en province.

Pour échapper à la banalité des thés de cinq heures ouverts àtout venant ou à l’ennui des réceptions trop fermées, Godefroiavait imaginé « le thé chez Daniel ». C’est lui qui enfaisait tous les frais, qu’il y vînt ou qu’il n’y vînt pas. C’estlui qui veillait à ce qu’on n’y manquât jamais de champagne, devins d’Espagne, de petits gâteaux et de tous les ingrédientsnécessaires à la fabrication des cocktails. On agitait ferme lesgobelets autour du bar que David avait installé dans un de sesplacards. Chacun se servait. Entre cinq et sept heures et demie,pas de domestiques dans le petit rez-de-chaussée de l’avenueMatignon.

On pouvait parler en toute liberté, et il y avait souvent desconversations d’un intérêt insoupçonné de ceux qui n’étaient point« de la maison », dans les coins, au fond de quelquepièce reculée, tandis qu’un amateur s’étais mis au piano pour fairedanser les dames. Il en venait de charmantes ; de jeunesartistes qui avaient brillamment débuté et qui cherchaient à sepousser dans le monde de la haute noce, de la finance, desaffaires, apportaient là la fraîcheur de leurs vingt ans en quêted’un quadragénaire sérieux. La réunion était souvent très gaie,mais toujours de bon ton. En tout il y a la manière. Parmi lesjeunes gens, de jolies petites crapules avec des têtes d’ange,quelques-uns de ces « snobs » que l’on voyait le matin,retour du bois, au Cambridge, ou le soir, au sortir du théâtre,chez Roxelane. Quelques-uns avaient peut-être déjà assassiné ;pas tous, car ils n’étaient pas tous braves, mais tous dansaient àla perfection. Des hommes de lettres de la dernière Revue, despoètes, des échotiers, des romancières toujours prêtes à travaillersur le vif, furieusement desséchées avant l’âge par lapsychanalyse. Elles étaient sincères et elles avaient du talent.C’était moins drôle, mais plus dangereux.

On pense bien que cet après-midi-là, la réunion était nombreusechez Daniel. Les événements de la nuit chez Lauenbourg, lesscandales politiques en perspective étaient l’objet de toutes lesconversations. C’est en vain que la pianiste faisait résonner soninstrument. La danse était momentanément abandonnée pour lacuriosité qu’éveillait tout arrivant. Il était généralement porteurdes dernières nouvelles.

Au Palais, toute la matinée et tout l’après-midi, les couloirs,les escaliers qui conduisent chez les juges d’instruction avaientété envahis par une foule élégante, bruyante, rieuse, enchantée del’aventure qui lui était arrivée la nuit même chez le ministre duTrésor.

Beaucoup n’avaient pas attendu la convocation du juged’instruction chargé de l’enquête, ils voulaient dire ce qu’ilsavaient vu, entendu, ils voulaient en être ! Ils voulaient queTout-Paris sût qu’ils en avaient été !

La gent judiciaire qui, en dehors de ses fonctions, est d’unnaturel plaisant, n’avait pas été la dernière à prendre sa part decette petite fête mondaine. Les jeunes avocats et mêmes les vieuxqui savaient être galants avec dignité mêlaient leurs robes àtoutes ces élégantes, tenaient à se faire voir avec les bellesclientes, leur faisaient les honneurs du buffet. On buvait àM. Legrand depuis que l’on était sûr que c’était Lauenbourgqui paierait ! « Vous allez voir que l’on va retrouverles bijoux ! Au fond, ils ont dû s’arranger entreeux !… » Sur ces entrefaites était arrivé au PalaisClaude Corbières.

« Il n’avait pas l’air d’en mener large » jetait àDaniel Mme de Cibriac, qui venait d’arriveravec son flirt de la nuit, le petit Schannon (garage Schannon,Champs-Élysées) qui, lui aussi, avait eu à déposer.

– Il a une bien mauvaise presse ! surenchérissaitSchannon. Si c’est lui qui a enlevé la petite, il a manqué dedoigté !

– Tout le monde s’est écarté devant lui ! compléta unenouvelle venue, Mme de Millière, personne nelui a adressé la parole. Il a fait passer sa carte au juged’instruction. M. Talboche lui a fait répondre qu’ill’entendrait l’après-midi à trois heures.

– À trois heures, ricana Daniel. Le juge savait ce qu’ilfaisait. À trois heures, Corbières aurait dû se trouver à laChambre… l’interpellation Toutain sur la Ligueantiparlementaire.

– Oui ! eh bien ! à trois heures, repritSchannon, il était encore au Palais. M’est avis que s’il avait euquelque chose à dire à la Chambre, quelque chose de sérieux, s’ilavait pu sortir le fameux dossier Lauenbourg, il ne serait pasresté dans l’antichambre du juge, échoué au coin d’une banquette,comme un petit garçon ! Mais il n’a rien ! Et il savaitcomment il aurait été accueilli là-bas, les mains vides !

– Attention, vous autres, prévint en douceur la petiteGhil, voilà Roxelane ! C’est Cœur de Lion qui l’envoie. Unbouchon !

Schannon, avant d’emmener sa danseuse, se pencha à l’oreille deDaniel :

– J’ai vu Palafox, ce matin, au Cambridge, il cherche lapetite.

– La petite, je m’en f…, lui répliqua Daniel entre sesdents, c’est la brocante qui m’intéresse. Je viens de téléphonerchez la Taupe, pas de nouvelles, je commence à être inquiet.

Schannon lâcha Mme de Cibriac, conduisitDaniel dans sa chambre.

– N… de D… ! Tu es sûr de la Taupe ?

– Tu penses ! mais est-ce qu’on sait jamais ?D’ordinaire, elle téléphone de Calais.

Schannon mit la main aux épaules de Daniel :

– Mon vieux ! Pourvu qu’elle n’ait pas étérefaite ! cette fois, le coup est trop gros, ça ne passeraitpas ! ni pour elle, ni pour toi !… Je connais l’étatd’esprit des snobs, en ce moment. Ils ne savent plus oùils en sont avec toutes vos histoires, à toi, à Martin l’Aiguilleet à Roger Dumont. D’une façon générale, ils trouvent que chez toi,ça pue trop le Roger Dumont depuis quelque temps, mais après tout,ils s’en f… ! pourvu qu’on casque et qu’ils ne soient pasrefaits !… Tiens-le-toi pour dit !

– Merci, Schannon, tout ce que tu me dis là part d’un bonnaturel.

– On ne te demande pas de boniments ! on te demande dupèze… un point c’est tout !

Il alla retrouver Mme de Cibriac. Tout lemonde dansait dans le studio ; les couples étaient tellementtassés qu’ils ne dansaient plus qu’avec leurs épaules, tournantautour de la table, vidant les coupes et mangeant les petitsgâteaux sans interrompre le rythme, riant, s’interpellant, ougoûtant un plaisir muet, comme la grosse Millière, pâmée aux brasdu grand Rafa (Raphaël-César de Peano ; ex-masseur du fameuxétablissement de bains).

Cependant, Roxelane ne dansait pas. Elle dressait sa beautétranquille entre le studio et le salon, semblant chercher quelqu’unau milieu de ces pantins et lui souriant à l’avance.

– Vous attendez Richard ? lui demanda Schannon enfaisant fox-trotter la Cibriac.

Elle fit non de la tête, sans même le regarder et sourianttoujours au lointain.

– C’est un genre ! fit la Cibriac. Elle sait que cesourire lui va bien. Elle ne le lâche pas ! Moi, je la trouvebête, cette femme !

– Il y a un peu de çà, acquiesça Schannon. On n’est pasaussi belle sans être un peu bête. Toutefois, ne la croyez passtupide !

– On dit qu’elle ne sait pas lire…

– Oui, on dit ça !… et Palafox le croit. Eh bien, machère, elle sait lire !…

– Vous en avez la preuve ?

– Oui !… dans la Ruhr… elle nous a rendu quelquesservices dans les palaces ; je ne veux pas préciser. Porteuse,un jour, d’un billet d’importance, elle s’est laissée surprendre.Elle a avalé le billet. Eh bien, elle a dit au chef ce qu’il yavait sur le billet qu’elle avait avalé.

– Alors, elle trompe Palafox ?

– Non. C’est la police qu’elle trompe pour Palafox !Elle crèverait Roger Dumont pour Palafox. Celui-ci se ruine pourelle !…

– Oh ! se ruine !…

– Enfin, ruine les autres, car il l’aime et en est trèsfier !… et il la veut parée comme une reine. C’est un type etpeut-être le plus chic de nous tous… bien qu’il ait des trous.Ainsi, il n’a jamais voulu recevoir d’argent d’une femme, cequi est stupide, quand on s’aime…

– Évidemment, soupira Mme de Cibriac,qui comprit du coup ce que cette nouvelle liaison allait encore luicoûter.

– N. de D… ! gronda Schannon en laissant tomberMme de Cibriac et en se jetant dans levestibule… la Taupe !… Qu’est-ce que là Taupe vient faireici ? nous sommes refaits ! j’en étais sûr !Ah ! les cochons !…

La Taupe avait aperçu Daniel par la porte de la chambreentrouverte sur le vestibule ; elle s’y glissa, croyant letrouver seul, mais dans le même moment, à l’autre porte de lachambre, apparaissait Schannon, le regard mauvais.

– Pas d’histoires ! commanda Daniel, ferme les portes,Schannon, et raconte, la Taupe. Qu’est-il arrivé ?

– Oh ! mon vieux, une sale aventure. Je ne sais pascomment je suis là ! C’est Roger Dumont qui a donné l’ordre deme relâcher.

– Mais, enfin, la brocante ! s’écria Daniel.

– Oh ! ils l’ont ! avoua tout de suite la Taupe.Ils nous sont tombés dessus, et comment ! Je ne sais pas qui abien pu les prévenir.

Schannon écumait, il avait envie de sauter à la gorge des deuxcomplices. Il n’y tint plus, courut à la porte qui donnait dans lestudio et lança la phrase du grand secours : « Unecigarette anglaise, s. v. p. ? » Troisvoix lui répondirent aussitôt : « Birds’eyes ou ThreeCastles ? » Et l’on vit, d’un même mouvement, Ghil,Ghersain et le grand Rafa s’avancer jusqu’au seuil de la chambre,la main sur la poche de l’étui à cigarettes.

– Entrez donc, on rigole ici ! commanda Schannon. Etil referma la porte sur eux.

Il y eut des cris, des protestations : « Ah ! leslâcheurs ! » Mmes de Cibriac, de Millièreétaient furieuses : « Ah ! ici, vous savez, on faitce qu’on veut ! Ce ne sont pas les danseurs quimanquent !… »

La petite Rikiki survint sur ces entrefaites. Elle semblaitavoir été fabriquée avec une boîte d’allumettes. Étoile deMusic-hall, décorée des palmes académiques, elle arrivait de laChambre :

– Vous savez qu’il y a un chahut à tout casserlà-bas ! On a fait évacuer les tribunes ! Ils sont entrain de nommer Roger Dumont ministre de la police ! Paraîtqu’il a juré qu’il ne ferait qu’une bouchée de M. Legrand. Enattendant il a déjà retrouvé les bijoux !

Il n’y eut qu’un cri : « C’est lui qui les avaitvolés ! »

Dans la chambre, la scène avait pris tout de suite une alluretragique.

Birds’eyes ! avait répliqué Schannon et en fait decigarettes anglaises, les trois snobs avaient sorti leursrevolvers.

Daniel ne se démonta pas.

– Tas d’idiots, ce scandale-là, tu me le paieras,Schannon !… On n’est pas plus bête, rentrez vosinstruments !

– Pas avant que la Taupe nous ait dit ce qu’elle a fait desbijoux, prononça, rageur, Schannon.

– Mais b… d’imbécile ! C’est à Roger Dumont qu’il fautdemander cela. Et encore, c’est bien inutile ! Roger Dumont adéjà rendu les bibelots à Lauenbourg qui le fait nommer ministre dela police aujourd’hui même ! avec cinquante millions de fondssecrets ! Eh bien ! ne me regardez pas comme ça, tasd’emplâtres ! Oui, la Taupe et moi nous avons marché mais nousavons marché pour nous tous ! vous en êtes ! on ne vouslâche pas ! Restez sur vos positions mais comprenez quemaintenant vous allez vivre comme coqs en pâte, avec un fixe quiferait loucher des ambassadeurs ! et du travail sur laplanche ! et vous saurez au moins pour qui voustravaillez ! Avez-vous compris ? F…-moi la paix avec vosrigolos ! Vous croyez-vous au cinéma ? Pensez-vous quevous allez m’assassiner, comme ça, chez moi et vous sauver par lafenêtre ! Alors, ne faites pas les gosses ! et puis, vousallez me faire le plaisir de rentrer dans la salle avec la Taupequi brûle de raconter ses malheurs.

Il les poussa dehors.

Enfin seul dans sa chambre, Daniel s’habillait pour lasoirée.

Spartacus vint avertir son maître que « le monsieur dumatin » faisait demander quand il pourrait être reçu sansdéranger personne. Et Spartacus, Fils magnifique de la Numidie,ajouta tout de suite : « Compris, moussi, moi f… lecamp ! »

– Tu iras m’attendre avec l’auto, à la porte duCambridge.

Spartacus parti, Daniel alla ouvrir la porte qui donnait sur lejardin. Une figure plus falote que jamais sortit d’un manteau.C’était Roger Dumont. Il paraissait très calme, trop calme. Daniels’était remis à son nœud de cravate.

– Vous allez dîner avec Rikiki ? questionna lepolicier.

– Oui ! je la conduis au théâtre et je rentre mecoucher. J’en ai ma claque !

– De Rikiki ?

– Non, de vous, de Martin l’Aiguille, de tous !

– Vous débutez dans la vie, mon cher Daniel ! Quecette petite histoire vous serve ! Que dirais-je, moi, qui aifait une pareille école à mon âge !… Mais je ne lâche pas lemorceau pour si peu. Nous allons nous retrouver, Lauenbourg et moi,avant quarante-huit heures. Il m’avait donné sa parole ! Je meserais méfié si je l’avais cru honnête homme, mais un bandit commelui qui donne sa parole à un homme comme moi c’était tellementsérieux que j’y ai cru… Il m’avait dit : « Vous serezministre demain !… » Moi, j’ai voulu l’en récompenser lejour même… Trois heures après, il avait les bijoux… Il savait oùétait sa fille… Il profitait aussitôt du terrain que je lui avaispréparé pour écraser, à la Chambre Claude Corbières, retenu chez lejuge d’instruction ! Il avait beau jeu pour se poser envictime d’une machination infâme, qui visait, du reste, les deuxtiers de la Chambre : « Voilà l’homme, s’écriait-il, quiest à la tête de la Ligue antiparlementaire !… etl’on voudrait que nous mettions en branle, pour cet homme-là, lesolennel appareil d’une haute cour de justice… laissons donc fairele juge d’instruction ! » Un succès énorme, qui nefaisait pas mon affaire, à moi !… à moi qui attendais tout despoursuites immédiates contre les « antiparlementaires »,tout de la haute cour à laquelle j’accrochais l’affaire duministère de la police.

« Je compris que Lauenbourg me lâchait… je lui envoyai unmot des plus menaçants… Il monta à la tribune, et me donna lasatisfaction de plaider en faveur d’une réorganisation complète desservices de la police… « Comment voulez-vous que les impôtsrentrent quand le pays est mis au pillage par des bandes commecelles qui sont venues opérer jusque dans mon hôtel ? »etc., vous voyez l’antienne… Mais le coup de gueule qu’il m’avaitpromis sur « la République en danger », sur la nécessitéde créer un ministère de la police de salut public… Il lui estresté dans la gorge !

– Dame ! il a eu peur de vous faire trop puissant,monsieur Roger Dumont !

– Ah ! Daniel ! mon petit Daniel ! jesais bien pourquoi il a si peur de moi ! mais je te jurequ’avant quarante-huit heures il aura compris qu’il faut qu’il mefasse aussi puissant que lui ! ou je le balaie commepoussière, tout Milon qu’il est !

– En attendant, fit Daniel, après un dernier coup de brosseà ses cheveux, mes cent billets sont dans le scieau ! Dureste, je n’y ai jamais cru ; c’était trop beau ! C’estencore Rikiki qui réglerais note ce soir ! Vous me faitesfaire un joli métier, monsieur Dumont !

– Je te les ferai gagner, tes cent billets… et mêmedavantage ! Tu vas voir comme je vais leur lâcher le Corbièresdans les jambes ! D’abord, je le fais blanc comme neige, ducôté de Mlle Lauenbourg… et libre, par conséquent,de se retourner sur le Palais-Bourbon. Ce jour-là, je te prie decroire qu’il aura quelque chose dans sa serviette !

– Les documents ?

– Tous…

– Erreur ! Martin l’Aiguille ne les lâcherapas !

– Fais-moi l’honneur, mon petit, de me croire aussi bienrenseigné que toi… Les talons de chèques et la liste des 75 sont àl’abri des tentations de Martin l’Aiguille…

– Chez qui ?

– Chez ce bon M. Barnabé !

Il y eut un silence, mais Roger Dumont fixait Daniel d’un regardpointu qui pénétrait le jeune homme comme une aiguille…

– N… de D… ! s’écria Daniel, vous n’allez pas me fairecambrioler papa ?

Chapitre 10UN EMPLOYÉ MODÈLE

M. Barnabé Ternisien était le plus effacé des hommes. Maisdepuis quelque temps son profil de belette avait pris un certaincaractère, son regard parfois s’émancipait et les nouveaux clientsde l’U. R. B. qui n’avaient point connu toute sonhumilité première pouvaient à de certains instants s’imaginer quece bureaucrate fadasse cachait l’une des plus fortes caboches deson temps.

À la vérité, il dirigeait tout à l’U. R. B. SansBarnabé, la carrière de Milon-Lauenbourg n’eût été qu’une série decoups de fortune. C’est Barnabé qui avait donné à sa réussite uneassise de pierre de taille au carrefour le plus illustre du mondedes affaires, au boulevard Haussmann. Derrière la façade crevée duvieux Paris, c’était la figure de Milon-Lauenbourg qui apparaissaitau haut des sept étages de l’U. R. B. triomphante.

Organisation, classification, simplification… Avec cestrois mots-là que ce bon M. Barnabé avait fait inscrire enlettres d’or sur des cartouches qui ornaient les murs de sonbureau, cet employé modèle avait mis entre les mains de son patronl’arme la plus formidable des conquérants modernes.

Pendant de longues années, M. Barnabé avait joui en paix eten silence de son œuvre. Jamais il n’était aussi heureux que dansson beau cabinet de travail aux meubles clairs, avec ses bureauxaméricains et sa table en noyer ciré, ses classeurs, ses tiroirs àdossiers, son tableau de sonneries qui faisait se précipiter sessecrétaires et ses rédacteurs, anxieux et tremblant avec leurspetites bannettes d’osier, cependant que la dactylo, le bloc-notestoujours prêt, attendait de sténographier les réponses les plusimportantes dont M. Barnabé se réservait le texte. Et letéléphone ! que de jouissance, mon Dieu ! Allô !allô !… Il sentait les chefs de bureau, les directeurshaletants au bout du fil… C’est qu’il ne pardonnait pas unefaute ; pas une !

Il avait institué tout un tableau d’amendes avec lequel les plusgrands devaient compter…

Toutes les amendes du mois étaient partagées entre les servicesqui n’en avaient pas subi.

Voilà qui était trouvé ! Aussi, ce que l’on se surveillait,ce que l’on se dénonçait !

Tel avait été l’état d’esprit de M. Barnabé. Il classaittout avec une méthode imperturbable, mettait les pièces dans undossier, puis le dossier dans un carton et le carton dans unsecrétaire garni d’une serrure de sûreté. Un grand polémiste, ennous dépeignant un personnage de ce genre, nous montrait le crimeen manches de lustrine, la Sainte Vehme siégeant sur un rond decuir, Cagliostro dans le faux col de Joseph Prudhomme et dans laredingote de Pet-de-Loup. C’eût été grandir M. Barnabé que del’évaluer avec de pareilles mesures. M. Barnabé étaitl’employé modèle, voilà tout.

Si l’on ajoute que ce brave homme n’avait en dehors de l’avaricela plus sordide, mais la plus honnête, aucun vice, que ses mœursétaient austères, que c’était un veuf incomparable, n’ayant jamaistrompé sa femme, même depuis qu’elle était morte, on comprendracombien il était nécessaire de nous arrêter un instant sur cettesingulière figure qui nous est apparue dans les premiers chapitresde cette histoire comme un traître vis-à-vis de son patron.

Qu’était-il donc arrivé, justes dieux ! pour qu’en face duBarnabé d’hier se dressât le Barnabé d’aujourd’hui ? Oh !une toute petite histoire de rien du tout ! une petitehistoire d’amour… Quoi ? M. Barnabé avait eu une histoired’amour ?… Oui, ce sont des choses qui arrivent même auxemployés modèles qui ont atteint l’âge de M. Barnabé et quiont une figure de belette…

Chapitre 11UNE TOUTE PETITE HISTOIRE D’AMOUR

Elle s’appelait Julie. C’était une charmante petite dactylo,« blonde comme les blés », qui travaillait à demeure dansles bureaux de M. Barnabé. Elle n’était pas jolie, jolie,Julie, mais elle était si jeune et si fraîche ! Sa mine étaittrès drôle quand elle faisait effort pour dissimuler sa vraienature, qui était assez espiègle, sous les dehors de la plusimmuable gravité.

Il résultait de tout cela un ensemble assez cocasse, qui, plusd’une fois, lui avait valu les plaisanteries de M. Lauenbourgquand il venait dans le bureau de son secrétaire général :

– Avouez, mademoiselle, que M. Barnabé vousterrorise !

– Oui, monsieur ! avait-elle répondu sans interrompreson travail.

M. Barnabé avait été furieux et, le patron parti, ilregarda pour la première fois sa dactylo. Il la trouva tropcharmante, trop coquette, avec des jupes trop courtes, laissantvoir deux petites guibolles adorables dans des bas de soie ;enfin, il ne fut pas sans remarquer la fine chaussure vernie àhauts talons, à trop hauts talons pour une fille honnête.

La besogne finie, il lui dit : « Puisque je vousterrorise, vous descendrez dès demain au service des« copies ».

C’était la disgrâce et une diminution d’appointements.Mlle Julie se prit à pleurer. M. Barnabé fitvenir le sous-chef du contentieux sur la recommandation duquelMlle Julie était entrée àl’U. R. B. : « Qu’est-ce que c’est que votreMlle Julie ? demanda-t-il, elle m’a l’air biencoquette… »

– Elles le sont toutes, monsieur le secrétaire général,mais c’est une bonne et honnête fille ; sa mère est concierge.Le père est brigadier à la préfecture. Il tuerait son enfant sielle tournait mal.

– Il veut la marier à un prince ? Tenez, monsieur,vous me faites rire. Quand on veut rester honnête fille, on neporte pas des bas de soie et des escarpins vernis avec des talonshauts comme ça !… C’est bon, je vous remercie.

Le lendemain matin, Mlle Julie vint chercher sesinstruments de travail. Elle avait une robe de bure de laine brune,des bas de coton et des souliers à talons plats. Il ne puts’empêcher de sourire. « Venez ici ! » lui dit-il.Elle s’approcha, baissant la tête, tremblante.

– C’est donc vrai que je vous terrorise ?

– Non, monsieur.

– Alors, pourquoi avez-vous dit hier à M. Lauenbourgque je vous terrorisais ?

– Ce n’est pas moi qui l’ai dit, monsieur, c’estlui !

– Et vous n’avez pas protesté ?

– On ne doit jamais protester, monsieur ! Le patron atoujours raison…

M. Barnabé était cloué.

– Alors, nous allons nous quitter ?

– Oui, Monsieur !

– Sans regret ?

– Oui, monsieur ! On ne doit jamais regretter d’obéiraux ordres de ses supérieurs.

– Oh ! vous, ma petite, je ne vous terrorise pas dutout et vous vous moquez de moi !… Je vois que lesobservations que j’ai faites hier à votre répondant n’ont pas étélettre morte… Vous êtes habillée aujourd’hui comme une femme deménage.

– Je n’ai que deux robes, monsieur, celle d’hier et celled’aujourd’hui…

– Eh bien, vous remettrez celle d’hier et vous resterezici.

Huit jours plus tard, M. Barnabé était fou de cette petite.C’est que ce pauvre M. Barnabé du côté des femmes n’avait pasété gâté par la vie. Fils d’un employé des contributionsindirectes, dans une petite ville de province, il avait étévictime, dès sa sortie du collège, des désirs impérieux de sa bonneà tout faire.

D’une timidité extrême, il s’était trouvé dans les bras de cettegoton sans force pour la repousser. Elle avait dix ans de plus quelui, une figure carrée, une crinière de bête sauvage et des mainsd’hercule. Elle le soignait, du reste, tyranniquement, legavait : « Tu es mon petit homme pour lavie ! » Charmante perspective qui se réalisa. Il imaginaqu’une fois mariée elle lui laisserait quelque liberté. Illusionvite perdue. Cette femme était formidable. Et, cependant, il envint à bout, au bout de quinze ans.

Mme Barnabé avait apporté dans le ménage unassez gentil petit magot, fruit de ses rapines et de sa sciencedans l’art de faire danser l’anse du panier. Mais siMme Barnabé surveillait son mari, M. Barnabésurveillait ses sous, il était avare. Ceci vainquit cela.

Ne trouvant de goût à la vie que dans son travail de bureaucrateet dans la satisfaction de son vice, M. Barnabé eût rendu destraits à Harpagon. Il exigea des comptes féroces. On s’arracha lescheveux devant le livre de cuisine. Pour une ancienne cuisinière,ce fut la mort que de voir finalement M. Barnabé faire sonmarché lui-même.

Il lui mesurait son savon pour la lessive. Il avait un livrequ’il appelait « livre des économies » sur lequel onrelevait des choses comme celle-ci : « ne pas avoir prisl’autobus par temps de pluie : soixante centimes »…« avoir lu le journal dans l’antichambre du directeur :quinze centimes », etc.

Pour répondre à la somme de travail qu’elle fournissait il luieût fallu de la viande, elle devait se contenter de pommes deterre. Elle dépérit, se mit à boire. Pour acheter du rhum, elle levola. Il s’en aperçut, il laissa faire. Rentrant un soir, il latrouva, vautrée dans sa chambre, à demi dévêtue, ivre-morte. Iltraîna cette masse ignoble sur le balcon. C’était l’hiver. Ilgelait. Deux heures plus tard, il la couchait bien gentiment. Ellene se releva pas.

Revenons à Mlle Julie.Mlle Julie s’était fort bien rendu compte qu’elleavait fait la conquête de M. Barnabé. Elle ne négligea rienpour que celui-ci perdît tout à fait la tête. Elle raccourcitencore sa robe, car elle avait de fort jolies jambes. Par le jeud’une petite glace de poche, elle apercevait derrière elle sonamoureux qui, négligeant ses dossiers, s’abîmait dans unecontemplation forcenée. Elle usa des parfums : « MonDieu, mademoiselle, que vous sentez bon ! »

– « Quelques fleurs »… J’en ai chipé quelquesgouttes à une amie… mes moyens ne me permettent pas…

Le lendemain M. Barnabé lui dit d’une voix étranglée :« Mademoiselle, je suis fort content de vous. Permettez-moi devous faire un petit cadeau… » Il lui offrit un petit flacon de« Quatre fleurs ». Ce furent ensuite trois paires de basde soie qu’il apporta dans sa serviette. Il lui tendit le petitpaquet d’une main tremblante. Elle s’exclama, puis fit desmanières, se prit à rougir : « Mais, monsieur Barnabé, jene sais pas si je dois… »

– Vous savez bien que vous ne devez pas discuter avec vossupérieurs. Rangez ça ! On pourrait entrer dans le bureau. Etvite, au travail ! Je vous parlerai tout à l’heure.

Il avait besoin de se recueillir avant d’aborder la grandequestion, la question d’argent.

Depuis quelques jours, il se livrait un combat déchirant. Il yavait le Barnabé amoureux et le Barnabé avare. Le soir, ils’endormait en se disant : « Je lui donnerai deux centsfrancs par mois. » Le lendemain matin en procédant à satoilette, il se persuadait que « cette petite » seraitbien heureuse d’accepter cent francs ! Cent francs de plusdans son budget ! elle ne pouvait l’espérer que d’uneaugmentation qui ne lui viendrait qu’au bout de deux ans de travauxassidus… Cependant en prenant place dans l’ascenseur qui ledéposait à la porte de son bureau, le Barnabé amoureux reprenait ledessus et il avait transigé avec le Barnabé avare à cent cinquantefrancs. Au moment de parler, l’amour remporta une dernièrevictoire, il s’exprima en ces termes : « Mademoiselle, jene suis plus jeune et je ne suis pas beau. Ces deux qualités qui memanquent m’ont fait hésiter longtemps à vous parlersérieusement… »

– Qu’est-ce que vous appelez me parler sérieusement ?demanda avec malice Mlle Julie qui se crutautorisée déjà à montrer moins de gravité dans son attitude.

– Vous allez le savoir, fit-il en lui prenant la main et enla faisant asseoir tout près de lui… c’est parler sérieusement quede dire à une charmante petite dactylo comme vous que les jeunesgens ne sont point de tout repos quand il s’agit de placer soncœur. En ce qui me concerne, si mon visage a vieilli, mon cœur estresté jeune. Je n’ai pas abusé de la vie. Et je ne suis pas siméchant que je veux en avoir l’air. Je ne suis un tyran que dansmon bureau, ce qui doit vous rassurer, mais je vois que j’ai cesséde vous terroriser. Au dehors, il m’est permis de m’offrir quelquesdistractions. C’est un droit dont je n’ai jamais usé. Ma seuledistraction sera de vous aimer le dimanche, si vous y consentez.Une partie de campagne hebdomadaire est nécessaire à votre âge.Vous aurez quelques frais. Je vous donnerai deux cents francs parmois… Il ajouta, sans la regarder : « Sans compter lespetits cadeaux »…

Mlle Julie retira sa main :« M. Barnabé, vous me prenez pour ce que je ne suispas !… Je ne vous cache pas que j’avais beaucoup de sympathiepour vous. Je sentais bien que c’était cela qui vous manquait… uneaffection sincère, désintéressée… Elle vous était toutacquise, mais vous m’offrez de l’argent… puis une distractionhebdomadaire… Monsieur Barnabé, vous m’insultez ! »

Et Mlle Julie fut prise d’une véritable crise dedésespoir. Bouleversé, M. Barnabé essayait de la calmer. Il yparvenait difficilement… Il se traitait de maladroit… Un motl’avait foudroyé : « une affection sincère,désintéressée !… » Décidemment, il n’étaitqu’une brute…

– Pardonnez-moi, mademoiselle, pardonnez-moi !

– Changez-moi de service, monsieur Barnabé, changez-moi deservice. Monsieur Barnabé, changez-moi de service ! Qu’est-ceque j’ai fait, mon Dieu, pour que l’on m’offre de l’argent !…à moi, à moi ! Non ! laissez-moi partir ! c’estfini…

– Mais je vous aime, moi, ma petite Julie…

– Non ! Non ! si cela était, vous ne m’auriez pasparlé d’argent !

– Je ne vous en parlerai plus ! je vous jure que je nevous en parlerai plus.

À cette seule condition, Mlle Julie consentit àrester dans le bureau de M. Barnabé. Elle accepta aussi,quelques semaines plus tard, de l’accompagner un dimanche à lacampagne. Il y eut deux, trois, quatre promenades à la campagne. EtM. Barnabé ne parlait plus jamais d’argent àMlle Julie.

Mais depuis que M. Barnabé ne parlait plus d’argent àMlle Julie, il avait donné à cette charmante enfantmille sept cent soixante-quinze francs vingt-cinq !… EtMlle Julie était toujours sage !… Ainsi étaitprouvée une fois de plus cette vérité première que M. Barnabéavait entendu énoncer sans la comprendre par des hommes quiprétendaient connaître la vie : « Il n’y a rien qui coûtecher comme une honnête fille ! »

Mais le Barnabé amoureux avait été tellement touché parcertaines gentillesses du dimanche qu’il semblait avoir étouffépour toujours l’avaricieux Barnabé.

Ce jeu durait depuis six semaines. On était fin juin. La saisonétait chaude. La pêche à la ligne était ouverte. M. Barnabéétait un grand pêcheur. Il avait coutume, depuis longtemps, dedescendre dans une petite auberge des environs de Pontoise,l’auberge du Bac, loin de la grand-route et du passage des autos, àquelques pas de la rivière. Il l’avait choisie pour bien desraisons, d’abord parce qu’on y était assez bien traité et que lesprix étaient des plus modestes, et surtout parce qu’elle ne setrouvait pas à plus de trois kilomètres du château des Romains,élevé, disait-on, sur un ancien camp de Jules César, château quiappartenait à Milon-Lauenbourg et où celui-ci s’installait dès lecommencement de la bonne saison.

Mandé souvent au château, M. Barnabé, après avoir vu lepatron, se rendait à son auberge.

C’est là qu’il conduisait, le dimanche,Mlle Julie. L’auberge du Bac avait, sur sesderrières, un grand champ de maraîcher, au bout duquel se trouvaitun pavillon de peintre, inhabité depuis longtemps, appartenant aupropriétaire de l’auberge. Derrière le pavillon, les bois.Mlle Julie l’avait remarqué. Elle avait eul’occasion d’y pénétrer. Les murs peints à la détrempe étaientcouverts des fresques les plus extravagantes : « Queljoli chalet de campagne on ferait de ce pavillon avec quelquesmètres de papier sur les murs »… Il y avait la grande salle durez-de-chaussée, derrière une cuisine toute installée et à l’étage,une chambre et le grand atelier avec ses vitres. « Quel studiopour les amoureux ! » avait-elle soupiré. M. Barnabén’avait pas compris. Mais bientôt il dut comprendre. Voici à quelleoccasion :

Un dimanche, Mlle Julie avait manqué son derniertrain ; M. Barnabé y était bien pour quelque chose. Iln’avait reculé devant aucune dépense. On avait bu du champagne enrentrant d’une promenade sous bois assez énervante oùMlle Julie s’était montré diaboliquement taquine.Le pauvre homme ne retrouva l’usage de sa raison que devant lespleurs de Mlle Julie qui se prétendait une fois deplus offensée et qui râlait dans un sanglot :« Non ! tout de même ; vous ne voudriez pas, dansune chambre d’auberge ! »

– Ah ! je savais bien, monsieur Barnabé, à quoi jem’exposais en acceptant vos bienfaits ; mais je vous croyaisplus de délicatesse. Si je me donne à vous, ce sera pour lavie ! C’est ce que j’ai répondu à mon père auquel on a faitdes racontars. Mon père est brigadier des gardiens de la paix et metuerait comme un chien : « M. Barnabé m’épousera,papa, ne te fais pas de mauvais sang ! » Vous comprenezque je n’ai dit cela que pour le calmer et moi, je ne tiens pas àce que vous m’épousiez du tout. On peut être heureux sans cela.Assurez-moi mon avenir, et, tenez ! meublez convenablement cepetit pavillon de peintre où nous pourrons nous retrouver quandnous voudrons puisque vous aimez ce pays. Ce sera le nid de nosamours. Je ne vous en aimerai que davantage. Mais je vois bien queje vous demande des choses impossibles. Je ne suis qu’une sotte.Laissez-moi partir !

– Où ? demanda M. Barnabé abasourdi. Vous n’allezpas rentrer à pied à Paris !

– C’est vrai ! mon petit Barna… Vous m’avezrendu folle, lui dit-elle, en riant tout à coup et en lui jetantses bras autour du cou.

Elle revint à l’auberge avec lui… Il la sentait, chaude commeune caillette, elle s’appuyait sur son épaule : « J’aiconfiance en vous ! faites ce que vous voudrez ! Arrivequ’arrive ! je vous ai parlé comme une honnête fille… comme sij’étais votre petit enfant… »

C’était au tour de Barnabé de pleurer. Il l’embrassa bientendrement sur le seuil de la chambre qu’on lui donna :« Nous parlerons demain », lui dit-il. Il y eut une nuitépouvantable où les deux Barnabé se livrèrent, une fois de plus, uncombat féroce. Le lendemain matin, il demanda àMlle Julie : « Qu’est-ce que vousentendez par assurer votre avenir, mon enfantchérie ? »

– Ah ! ça, je n’en sais rien, moi, monsieur Barnabé…Je vais le demander à papa !

On ne pouvait être plus honnête fille. M. Barnabé pensa quel’affaire réglée ainsi, ce serait la sécurité pour lui, le bonheurcertain et sans remords, sans crainte de scandale pour de longsjours. « Et si elle continue à bien se conduire,pourquoi ne l’épouserais-je pas ? »

En attendant, il fallait savoir ce que le gardien de la paixentendait par « assurer l’avenir deMlle Julie ». Nous renonçons à dépeindre lesvingt-quatre heures que passa M. Barnabé avant d’être fixé. Cefut un coup affreux. Le défenseur de l’ordre public exigeait untitre de rente de trois mille francs.

M. Barnabé croira que je ne l’aime que pour sonargent ! avait dit en pleurant Julie. N’en parlons plus,monsieur Barnabé… Arrive qu’arrive ! Papa nous tuera, tantpis ! La vie n’est pas si drôle pour une fois qu’ons’aime !

– Ah ! ma Juju ! Vous direz à votre papa que vousaurez le titre de rente avant huit jours, mais ne me parlez plusjamais de cet homme.

– Jamais, monsieur Barnabé, je ne l’aime plus, puisqu’ilvous a fait de la peine !

Elle se jeta dans ses bras, lui colla pour la première fois seslèvres sur les siennes. Le bonhomme chavira. Heureusement, lasonnerie du téléphone le fit revenir sur la terre.Mlle Julie courut arroser de ses larmes saRemington…

Il ne loua pas le petit pavillon de peintre, il l’acheta. Dumoment qu’il devait faire des frais et le meubler, il y trouvaitson intérêt. De la sorte, s’il dépensait de l’argent, rien n’étaitperdu, puisque tout devait lui revenir. Et il en dépensa.

À l’U. R. B., malgré la routine du travail qui lemaintenait, on s’aperçut qu’il y avait en lui quelque chose dechangé. Pour la première fois de sa vie, il se montrait nerveux,distribuait des amendes à tort et à travers ou faisait descompliments que l’on n’attendait pas. Milon-Lauenbourg, lui-même,se demanda ce qui pouvait bien être arrivé à son secrétairegénéral. Souvent, M. Barnabé arrivait en retard ou partaitavant l’heure.

Martin l’Aiguille, qui avait aussi sa police dans la maison, futle premier à découvrir le pot aux roses. Il fut si bien documentéqu’un jour, au château des Romains, il dit à Lauenbourg :« Vous vous demandez depuis quelques temps ce qui est arrivé à« ce bon monsieur Barnabé », je vais vous le dire. Il luiest arrivé qu’il est amoureux fou de la petite dactylo qui luipianote sa correspondance. »

– Quoi ? Mlle Julie ?

– Elle-même.

– Eh ! le vieux chimpanzé ! Il aurait pu tomberplus mal… Elle est gentille !

– Je ne sais pas s’il aurait pu tomber plus mal, mais illui eût été difficile de tomber sur plus futée. Il y a deux ans,elle a failli faire tourner en bourrique notre notre sous-chef ducontentieux. Je vois qu’il s’en est débarrassé en la passant àBarnabé. Le bonhomme, tout harpagon qu’il est, lui a ouvert sabourse et elle y puise. Il est en train de meubler pour elle unpetit pavillon qu’il a acheté à trois kilomètres d’ici, de l’autrecôté de Pontoise. J’ai pu visiter. C’est crevant. Vous devriez voirça !

Milon-Lauenbourg n’en revenait pas. Quoi ! le père Barnabése ruinait pour une dactylo !

– Et vous savez, il n’a pas encore eu ça ! Parole,elle lui tient la dragée haute, la mâtine ! Mais, d’après ceque j’ai entendu dire à l’auberge du Bac, la petite fête ne va pastarder. Ça serait pour après-demain dimanche. Ils vont déjeunerpour la première fois chez eux et Barnabé a commandé un déjeunersuperfin avec du champagne !

Le samedi soir, Lauenbourg pénétra, affairé, dans le bureau deson secrétaire général.

– Barnabé, lui dit-il, il nous arrive une tuile ! ungros travail pour nous deux. Et j’ai réception ce soir aux« Roumains ». Je vous demande pardon de vous prendre unepartie de votre dimanche, mais je compte absolument demain matinsur vous, au château. Au surplus, vous serez libre pour midi, àmoins que vous ne vouliez déjeuner avec nous ?

– Non, merci ! se hâta de répondre Barnabé qui avaitcesse un instant de respirer… vous savez, le dimanche, j’ai meshabitudes, je vous quitterai pour le déjeuner…

Mais il arriva que la matinée du dimanche ne suffît pas àexpédier le travail ! M. Barnabé ne pouvait plus espérerêtre libre avant trois ou quatre heures de l’après-midi. Il étaitnerveux, comprenait mal ce qu’on lui disait, se trompait dans seschiffres. Lauenbourg s’étonnait tout haut : « Je voustrouve bien impatient, mon bon Barnabé ! Il y a donc quelquechose qui ne va pas aujourd’hui ? »

– Je voudrais que l’on me fît une commission, finit paravouer l’autre en rougissant. J’ai donné rendez-vous pour déjeunerà un ami, non loin d’ici, à l’auberge du Bac… je voudrais faireporter un mot à la patronne de l’établissement…

– Ce n’est que ça ! Que ne le disiez-vous plustôt ? Écrivez, Barnabé, écrivez !… mon chauffeur va vousporter ça tout de suite.

Barnabé lui remit le mot et se replongea dans son travail avecun acharnement féroce.

À deux heures et demie, il fit demander Lauenbourg pour unrenseignement urgent. Ce fut Martin l’Aiguille qui seprésenta :

– Le patron n’est pas là ! lui dit-il. Il n’est pasrevenu déjeuner.

– Comment ! il était donc sorti ?

– Oui, il a voulu prendre un peu l’air après le travail dece matin et il est monté dans l’auto de Fernand qui avait,paraît-il, une commission urgente à faire pour vous.

Barnabé devint blême… Il bredouilla :

– Alors, M. Lauenbourg n’est pas revenu ?

– Ma foi non, ni Fernand non plus ! Nous n’ycomprenons rien !

Barnabé crut sentir dans les paroles de Martin l’Aiguille unecertaine nuance de raillerie. Il le fixa, férocement. Jamais onn’eût cru Barnabé capable d’un regard pareil.

– Ah ! vous n’y comprenez rien… râla-t-il. Ehbien ! tant mieux pour vous, je vous le souhaite…

Et il sortit de la chambre comme un homme ivre…

Il demanda une auto, mais les domestiques ne l’écoutaient pas.Il lui sembla qu’il était devenu un objet de risée. Il ne faisaitplus peur. Martin l’Aiguille s’était mis à sourire et luidisait : « Ne vous affolez pas comme ça ! Il varevenir le patron ! Quel renseignement vous faut-il ? Jepuis peut-être vous le fournir ! » Barnabé ne l’entendaitmême plus. Il quitta le château, gagna Pontoise et le bord de larivière, arriva derrière l’auberge et aperçut l’auto de Fernanddans la cour… Il courut au pavillon, y pénétra par la cuisine, futen trois bonds dans le studio, où il trouva sur le divanMlle Julie dans les bras de Lauenbourg… Lequel,après avoir mangé le déjeuner superbe de M. Barnabé et bu sonchampagne, lui prenait sa maîtresse.

Tous deux s’étaient dressés, Mlle Julie affolée,Lauenbourg furieux. Barnabé baissait la tête.

– Je vous demande pardon, patron ! Si j’avaissu !

Il était sublime ! Lauenbourg le lui dit, et tout enachevant de réparer le désordre de sa toilette, il donna une tapeamicale sur l’épaule de son secrétaire général : « Venez,j’ai à vous parler ! » Et il l’entraîna sans même seretourner pour saluer Mlle Julie : « Vousme pardonnez, mon vieux Barnabé, hein ? Je vous jure que je nesavais rien, moi… C’est cette petite qui m’a entrepris… une grue,entre nous ! Elle nous l’a démontré. Je serais désolé de vousavoir fait de la peine… Mais je crois vraiment vous avoir rendu unfier service. Vous vous embarquiez là dans une histoire qui pouvaitvous mener loin, à votre âge ! Méfiez-vous des jeunesses, monbon Barnabé ! »

– Vous avez raison, monsieur le directeur. Çam’apprendra ! Ces jeunesses-là, comme vous dites, ça n’est pasfait pour MM. les employés, c’est fait pour MM. lesdirecteurs ! La leçon est bonne, je m’ensouviendrai !

Nous savons que M. Barnabé s’en était souvenu. M. ledirecteur lui avait pris sa maîtresse. Il s’était juré de luiprendre sa femme.

Chapitre 12JEUX MÊLÉS

La journée de travail touchait à sa fin dans les bureaux del’U. R. B. Les couloirs se vidaient. Quelques employéscouraient encore en hâte après une dernière signature. Dans lapartie de l’immense bâtisse réservée à la haute administration, lessalons d’attente étaient à peu près déserts. Cependant, deuxpersonnages venaient de se rencontrer dans le vestibule qui donnaitsur les bureaux de M. le secrétaire général. C’étaientMM. André et Daniel Ternisien. Nous savons qu’ils nes’aimaient pas. André paraissait très déprimé. Il avait perdu toutecouleur. Ils parurent étonnés de se trouver là tous lesdeux :

– Tu ne sais pas ce que papa nous veut ? demandal’ancien élève de Polytechnique, pour rompre un silence gênant.

– Ma foi ! je pourrais te poser la même question,répliqua Daniel. J’ai reçu tout à l’heure un mot qui me convoquaitpour six heures. Voilà six heures et demie bientôt et j’airendez-vous au Cambridge à sept avec Rikiki. Le paternel feraitbien de se hâter… je ne sais pas avec qui il est enfermé, mais jecommence à en avoir marre de faire le poireau.

À ce moment, une porte s’ouvrit et les deux jeunes gens virentsortir du bureau de leur père une statue de marbre. C’étaitMme Milon-Lauenbourg. D’une démarche automatique,elle passa près d’eux sans les voir. Sa voilette ne parvenait pointà dissimuler son effroyable pâleur. Un manteau sombrel’enveloppait. Une statue ? non ! une ombre ! unspectre ! Elle atteignit l’escalier de son pas de somnambule,s’accrocha à la rampe et disparut.

Barnabé était resté dans le cadre de la porte ; il aperçutses fils : « Vous êtes là ! dit-il à Daniel et àAndré. Je ne puis vous faire entrer tout de suite, je viens derecevoir un coup de téléphone de la Chambre. J’attends M. leministre. Je vous ferai signe !

– Ça peut durer longtemps ! grogna Daniel.

– Dix minutes ou une heure, mais dussiez-vous m’attendre làtoute la nuit, ne quittez pas cette antichambre…

Dans ce moment, Martin l’Aiguille apparut au haut del’escalier.

– Ah ! ah ! on est en famille ? Commentallez-vous, Daniel ? Ce pauvre André m’a l’air souffrant,ajouta-t-il en regardant le jeune homme du coin de l’œil.

– Il ira mieux tout à l’heure, répliqua M. Barnabé, ense frottant les mains, c’est moi qui en réponds…

– J’arrive de la Chambre ! reprit Martin l’Aiguille.Le patron arrive. Succès sur toute la ligne ! Corbièresinvisible. Roger Dumont dans le scieau ! Je viens de mecroiser avec Mme Lauenbourg… Elle ne m’a pasreconnu.

– Elle sort de chez moi, dit Barnabé. La pauvrefemme ! Elle ne m’a parlé que de sa fille !

– Bah ! on finira bien par la lui rendre, répliquaMartin l’Aiguille en jetant un coup d’œil à Daniel, et il s’enfermaavec Barnabé.

Il n’y avait pas cinq minutes qu’il était dans le bureau dusecrétaire général que Milon-Lauenbourg apparaissait, sedébarrassait de son pardessus et jetait à Martin l’Aiguille :« Laissez-nous, j’ai à parler à Barnabé. » L’autre sedirigea vers la porte en haussant les épaules : « On seméfie de moi, maintenant ! »

– Oui ! j’en ai assez de ton jeu avec Turmache…Va-t’en je te parlerai demain.

Et il alla fermer lui-même la porte.

– Qu’est-ce qu’il vous disait ? demanda Milon àBarnabé.

– Mme Lauenbourg sort d’ici… Il l’arencontrée… elle était méconnaissable. La pauvre femme ne vit plus,monsieur le ministre, depuis le rapt abominable deMlle Sylvie. Elle m’a tenu des propos égarés…M. le comte m’a dit qu’elle serait bientôt consolée… que safille lui serait rendue avant vingt-quatre heures.

– Qu’est-ce qu’il en sait ?

– D’après lui, ce serait M. Roger Dumont qui auraitfait le coup dans le dessein de perdre Claude Corbières, mais quedepuis il s’était passé beaucoup de choses qui font queM. Roger Dumont n’a plus aucune raison de vouloir perdreM. Corbières, si bien que Mlle Sylvie seraitramenée d’ici peu chez ses parents et qu’elle aurait ainsi toutloisir de proclamer que M. Corbières n’est pour rien dans sonenlèvement.

– Je me réjouis de retrouver ma fille, grogna Lauenbourg…Je savais qu’elle ne courait aucun danger… mais il ne s’agit plusde Claude Corbières, maintenant, il s’agit de Roger Dumont et devous, il est furieux de n’être pas encore ministre. Je le briserai.Demain, il ne sera plus chef de la Sûreté. Ça lui apprendra àm’enlever ma fille sans ma permission et à se mêler de me rendredes services que je ne lui demande pas… À vouloir être trop malin,on y perd !

– Oh ! moi, monsieur le ministre, je m’y perds tout àfait… je ne comprends rien à toutes ces histoires… Je vous plainset je plains Mme Lauenbourg, tout simplement et detout cœur, d’être en proie à tant de difficultés, de méchancetés,de vilenies…

– De trahisons ! mon bon Barnabé.

– Hélas ! monsieur le ministre, chacun a ses peines,ici-bas. Moi qui vous suis dévoué jusqu’à la mort, j’ai faillimourir de douleur – je vous dis tout, monsieur le ministre, carvous devez tout savoir et je ne vous ai jamais rien caché – enapprenant que mon second fils, Daniel, un garnement…

– Je l’ai entrevu tout à l’heure.

– Oui, c’est moi qui l’ai fait appeler… Ce terrible garçonfait partie de la police !

– De la police ! Et de laquelle ?

– De la police de M. Roger Dumont, de la brigademondaine, monsieur le ministre. Il mène une vie ! Il s’afficheavec une demoiselle Rikiki. Il lui faut de l’argent !Oh ! il va falloir qu’il avoue tout à l’heure. Je veux luifaire honte devant son frère, qui est l’honneur même… le n° 2de l’École Polytechnique ! le plus brillant avenir ! ungarçon qui est appelé à faire un mariage admirable ! Enfin maconsolation et ma récompense sur la terre, monsieur leministre.

– Dites donc, Barnabé, mais j’y songe… Votre Daniel, s’ilfait partie de la brigade mondaine… Lui qui a dansé avec ma fille,devait être l’autre soir, chez moi, en service commandé… Il a serviRoger Dumont… Il sait où est ma fille, lui !

– Ciel ! monsieur le ministre, vous m’y faitespenser ! Il aurait trempé dans cet affreux complot ?

Depuis quelques instants, Lauenbourg se promenait de long enlarge, paraissant profondément réfléchir… Tout à coup, ildit :

– Barnabé… Votre fils peut nous rendre de gros services,qu’il reste dans la brigade mondaine…

– Que ne ferais-je pas pour vous, monsieur leministre ?

– Il sait où est ma fille. C’est peut-être lui qui l’aséquestrée. Il a peut-être déjà reçu l’ordre de la ramener.Questionnez-le ! menacez-le ! achetez-le ! le prixqu’il voudra. Je paie ! Et je vais vous dire une chose… carj’ai ma police moi aussi, – c’est que Roger Dumont a fait savoir àPalafox, par sa maîtresse Roxelane, où se trouve ma fille. Palafoxl’a fait savoir ou va le faire savoir à Corbières ! Corbières,naturellement, va courir la délivrer… Eh bien ! si votre filsn’est pas trop bête, dites-lui donc qu’il se mêle un peu del’affaire… avec quelques-uns de ses amis, et qu’il arrive sur ledos de Corbières avec éclat… Vous comprenez ! Il délivre mafille ! il a l’air de servir Roger Dumont, mais Corbières estcompromis ! c’est lui le coupable, quoi qu’il puisse dire… etquoi que puisse dire ma fille… Et pour tout le monde, lecoup a été monté contre moi par Corbières, Turmache et consorts quiveulent me faire chanter ! Et je reste sur mes positionsmalgré Roger Dumont qui me trahit !

– Monsieur le ministre, vous êtes un génie ! Je suisconfus d’admiration. Comptez sur moi… et sur monfils ! ou plutôt sur mes fils !

– Quoi ! sur vos fils ? Daniel mesuffit ! Je vous laisse le polytechnicien !

– Et moi, je vous le donne, monsieur le ministre ! caril faut songer en tout cela à la réputation deMlle Sylvie.

Lauenbourg releva vivement la tête et regarda Barnabé de façon àle faire rentrer sous terre…

– Je répète : « de la réputation deMlle Sylvie ».

– Et moi, monsieur Barnabé, je vous dis que la réputationde ma fille est au-dessus de toute médisance : C’est unevictime. On a voulu me faire chanter. On l’a séquestrée, un pointc’est tout ! l’affaire est nette.

– Elle ne le sera point pour tout le monde… si mon secondfils, qui a une fichue presse et qui a rendu quelques services àRoger Dumont, est mêlé ostensiblement à l’affaire… On dira ce quel’on a dit pour les bijoux volés : affaire montée entre RogerDumont et Milon-Lauenbourg… ce qu’il faut éviter à tout prix sil’on veut compromettre Corbières !

– Vous avez peut-être raison, Barnabé !

– J’ai tout à fait raison, monsieur le ministre ! QueDaniel fasse réussir l’affaire mais qu’il reste dans l’ombre.

– Et alors ?

– Et alors, j’ai mon second fils…

– Le n° 2 de Polytechnique !

– Insoupçonnable, celui-ci ! L’honneur même ! Ilsauve Mlle Sylvie de Corbières…Mlle Sylvie peut rentrer à la maison paternelle aubras de son sauveur. On ne dira pas que c’est la police qui l’yramène après l’en avoir fait sortir !

– Oui, mais on se demandera comment il s’est trouvé là pourla sauver !

– Parce qu’il la cherchait, monsieur le ministre ! Cequi est la vérité ; depuis la disparition deMlle Sylvie, mon pauvre André ne vit plus.

– Il est donc bien dévoué à nos intérêts ?

– C’est moi qui l’ai élevé, monsieur le ministre, et dansma seule religion : la religion Lauenbourg. Il se ferait tuerpour vous et votre famille. Enfin, monsieur le ministre, en ce quiconcerne Mlle Sylvie… vraiment, je n’ose dire… carc’est tellement, c’est tellement…

– Mais dites donc, Barnabé, vous m’ahurissez, monami !

– Il ne faut pas être ahuri, monsieur le ministre…Non ! je ne dirai rien, car monsieur le ministre riraittrop.

– Ah bah ! Mais j’ai envie de rire, moi !

– Eh bien, rions ensemble !… Mais quevoulez-vous ? Mlle Sylvie est tellementcharmante qu’on ne peut l’avoir vue une fois sans que l’oncomprenne que chacun, surtout à l’âge d’André, en soit un peu… unpeu…

– Dites donc ! Un peu amoureux ! Votre fils estamoureux de ma fille !

Et il éclata d’un rire formidable.

– Là, monsieur le ministre ! qu’est-ce que je vousavais dit. Et au rire formidable de Son Excellence se mêlaitmaintenant le petit rire de crécelle de M. Barnabé… Seulementsi, en riant, M. le ministre était cramoisi d’éclatanteallégresse, M. Barnabé était devenu jaune à faire croire queses veines ne charriaient plus que de la bile…

Il reprit, en toussotant : « Le pire qu’il puissearriver, c’est que tout le monde rie comme nous ! monsieur leministre m’avouera que ce n’est pas bien grave ! »

– Barnabé ! vous me ferez mourir ! Allez-y doncavec vos deux fils. Roulez Roger Dumont. Compromettez Corbières. Etramenez mon enfant. Ah ! voilà une famille qui m’estdévouée.

– Plus encore que vous ne croyez.

– Et vous n’êtes pas un imbécile !

– Moins que vous ne croyez, monsieur le ministre !

Milon-Lauenbourg regarda l’heure à sa montre :« Affaire réglée ! Laissons cela ! j’ai encore cinqminutes à vous accorder… Où en sommes-nous de nos changements enprovince et à l’étranger ? »

– Voici le dossier Legrand, monsieur le ministre, fitl’autre en tirant une chemise du tiroir de son bureau. Çamarche ! mais nous ne pourrons être garés que dans quinzejours au plus ! Songez que nous devons refaire tout notresystème de correspondance, modifier nos clefs, créer des centresnouveaux, indépendants, des maisons où nous avions établi unservice dont nous ne sommes plus sûrs, et cela sans que l’on sedoute dans ces maisons des mesures de méfiance et de protectionauxquelles nous nous sommes arrêtés !

– Oui, c’est du travail !

– C’est la Pologne qui me donne le plus de mal !

– À cause de l’agence Kromer, celle dont je croyais être leplus sûr ! ce Legrand est décidément terrible. Je le trouvepartout devant moi, ou derrière. Roger Dumont en cela avaitraison ! Ce n’est pas un mythe, hélas !

– J’étais comme vous, monsieur le ministre, moi non plus jen’y croyais pas ! Mais il faut bien se rendre àl’évidence.

– Barnabé, nous l’aurons !…

– Oui, par Volski !

Et M. Barnabé donne à lire à Milon-Lauenbourg une lettretimbrée de Varsovie.

– Je ne sais plus rien ! fit Lauenbourg, après avoirlu… Volski est-il prêt à trahir Legrand ou continue-t-il à nousrouler pour le compte de Legrand ?

– Patience, monsieur le ministre ! Depuis que vousm’avez parlé, j’organise quelque chose du côté de la rue desSaussaies… c’est ainsi que j’ai appris que mon fils enétait, le petit misérables ! Or, M. Legrand a biendes amis là-bas !

– Oui, je le crois ! Sans quoi nous l’aurions déjàdepuis longtemps ! je crois Roger Dumont capable detout ! Et il veut que je le fasse ministre, que je lui donnela gendarmerie !

– Monsieur le ministre, il faut tout lui accorder ! oule réduire en poudre !

– D’accord ! On aurait pu s’entendre, tant pis pourlui !

Milon-Lauenbourg rentra dans son bureau.

Il n’avait pas plus tôt quitté Barnabé que celui-ci seprécipitait sur son téléphone. Une sonnerie répondit à lasienne.

– Vous dites ? Aussitôt rentrée chez elle, elle s’estretirée dans sa chambre ? Et depuis ? Plus rien ?Elle a demandé de quoi écrire ? Il me faut la lettre…bien !

Il raccrocha, se frotta les mains avec un entraindouceâtre : « Ça va ! ça va ! » puis ilouvrit la porte qui donnait sur le vestibule et appela sesfils.

« Ça n’est pas trop tôt ! » lui jeta Daniel.

Il leur fit signe de s’asseoir, alla fermer la porte. Saphysionomie avait changé. Elle exprimait maintenant une douleurintense et si sincère qu’André se précipita vers lui :« Papa ? Qu’as-tu ? »

– Ah ! mon pauvre petit André ! mon pauvrepetit !

Et il se mit à pleurer, tout simplement. André était bouleversé.Enfin, M. Barnabé tira un immense mouchoir de la poche arrièrede sa jaquette, s’essuya les yeux, se moucha… Pendant tout ce tempsil ne regardait pas Daniel.

– Assieds-toi, mon André ! Tu sais, toi, comment jevous ai élevés ! les espoirs que j’ai fondés sur vous !les travaux sans nombre qu’il m’a fallu accomplir pour tenir lerang que j’occupe… Tu connais surtout l’honnêteté de toute ma vie.Je n’avais d’autre joie au monde que mes fils ! Quand tu esentré à Polytechnique, quand tu en es sorti avec le n° 2, j’aifailli mourir de bonheur ! mais j’ai trouvé encore la force devivre pour toi, André, qui mérites d’occuper dans la société uneplace que l’on ne donne pas toujours au plus vertueux ! Moiqui me suis toujours trouvé parmi les humbles et qui, encoreaujourd’hui, suis le plus humble serviteur de ce bonM. Lauenbourg, je me disais : Mon fils dominera ! etje ne regretterai pas la vie. Il fera un riche mariage ! cartu peux aspirer à tout ! à tout ! Quelle est la jeunefille qui ne serait pas heureuse de t’accorder sa main ?

– Tu devrais demander pour lui la main deMlle Lauenbourg ! ricana Daniel, que cettelarmoyante comédie commençait à agacer.

M. Ternisien bondit à ces mots : « Et pourquoipas ? Qui te dit que je n’y ai pas songé ? »

– Oh ! papa ! papa ! suppliait André.

Quant à Daniel, il riait comme avait ri tout à l’heureM. le ministre… « Ça y est ! ça y est ! je m’endoutais ! Ah ! il y a de quoi en crever ! Le malheurest qu’on ne sait pas où elle est,Mlle Lauenbourg. »

– Bandit ! râla le père, tu le sais, toi !

Cette fois, il s’était retourné vers lui et ses petits yeuxlançaient à Daniel deux flèches mortelles.

– Moi ?

– Oui ! toi ! toi qui l’as enlevée sur l’ordre deRoger Dumont, car il faut que tu saches, André, que ton frère estde la police ! Voilà pourquoi je vous ai fait venir ici !Voilà le frère que tu as, André ! Un Ternisien touche à la ruedes Saussaies ! Quelle honte ! quelle honte ! cegarçon nous déshonore. Eh bien, oui, c’est vrai, j’avais fait cerêve magnifique de marier André à Mlle Sylvie… Dieum’a puni de mon orgueil. Il m’a donné un fils mouchard !

– Oh ! les mouchards, tu sais ce que c’est, papa… lamaison ici en est pleine, et c’est toi qui les y as mis !

– Petit malheureux ! C’est comme si tu reprochais auministre de l’Intérieur d’avoir un service de Sûreté ! Monfils mouchard ! Et M. Milon-Lauenbourg le sait !

– C’est peut-être toi qui le lui as appris !

– Oui, c’est moi !

– Permets-moi de te dire, papa, que tu as une façon de tefaire valoir dans cette famille qui… qui me fait rigoler.

– Apache ! J’ai toujours sacrifié mes intérêts à ceuxde mon patron. La police lui a enlevé sa fille… J’ai un fils quiest de la police… Mon fils la lui rendra !

– Et comme récompense, il en fera cadeau à André. Ah !Papa… tu es à encadrer !

– Eh bien ! mon garçon, laisse-moi descendre de moncadre et te dire : Si tu ne fais pas ce que je vais te dire,je te tue de ma propre main ! Tu vas changer de vie ! Tuvas devenir un honnête homme… du moins en apparence, c’est tout ceque je te demande ! Et tu ne feras jamais plus parler detoi ! Seulement, avant de tirer ta révérence à Roger Dumont,tu vas nous rendre un petit service.

À ce moment, on frappa à la porte d’une certaine façon.

– Entrez ! commanda Barnabé.

Un domestique, à la livrée de la maison, entra. À sa vue Danielsursauta : « Spartacus ! »

Spartacus, le propre valet de chambre de Daniel, le saluagravement et dit à M. Ternisien : « La voitureest là ! »

– Dans dix minutes ! répliqua l’autre.

Spartacus referma la porte.

– Ça t’épate de voir ton domestique chez moi ?

– Un peu ! répondit Daniel, qui ne pouvait cacher sonahurissement.

– Je l’ai pris à mon service parce que c’est un trèsbon espion, comprends-tu ? et je t’ai rendu service enmême temps ! Spartacus t’espionnait, mon garçon, pour lecompte de Roger Dumont ! Il est bien payé ici, j’espère qu’ilme sera fidèle.

– Décidément, papa, tu es un as !

– Je ne sais pas si je suis un as, mais toi, tu es sûrementune gourde, pour parler ton langage, mon garçon ! Laisse-moidonc diriger les affaires de la famille et tu verras que tout lemonde s’en trouvera bien ! Écoute-moi et fais ce que je tedis : Tu sais où est Mlle Lauenbourg et je lesais peut-être aussi bien que toi. Prends quelques camarades etdélivre-la, avec éclat, mais sans que tu paraisses,toi ! sans que ton nom soit prononcé… Tes petits camarades laramèneront chez ses parents… c’est tout ce que je te demande, aunom de M. Lauenbourg, qui m’a encore dit de te remettrececi.

Barnabé tira un chéquier de son tiroir, le remplit et le tendità son fils :

– Vingt-cinq mille francs ! un service pareil, c’estpour rien ! Merci, papa ! J’accepte tout de même.

– Que tout soit fini cette nuit !

– C’est promis.

– Parce que, si tout se passe comme je te dis, il y aencore un autre chèque de vingt-cinq mille.

– Alors, ça va ! Tu m’en veux toujours ?

– Je t’en veux, parce que tu ne viens jamais consulter tonpère !

Daniel regarda son père… Il avait retrouvé sa petite figureratatinée et fadasse de tous les jours, et, de nouveau, Barnabé secaressait les mains.

– Redeviens honnête, mon garçon ! redeviens honnête…Songe à l’avenir de ton frère !

Daniel se mordit les lèvres jusqu’au sang, tendit la main à sonfrère comme s’il allait lui donner un coup de poing, jeta avant departir un coup d’œil sur l’armoire américaine qui tenait lalongueur du mur et disparut.

Il quitta l’U. R. B. dans un singulier état d’esprit.Il ne savait plus exactement où il en était avec son père.Jusqu’alors, il l’avait considéré comme un pauvre homme qui avaitle génie de la bureaucratie, mais par-dessus tout le talent de selaisser tondre la laine sur le dos et dont Milon-Lauenbourg abusaitsans retour. Ce que Daniel venait d’entendre lui ouvrait deshorizons si gigantesques qu’il en était fort troublé. Le Barnabé,qui n’était pas un rêveur, avait rêvé de marier André àMlle Lauenbourg ! Au premier abord, Danielavait bien ri, mais l’apparition si inattendue de Spartacus, quiétait à son père maintenant, après avoir été à lui, Daniel, etaussi à Roger Dumont, le secret de l’enlèvement de Sylvie par RogerDumont, que son père avait pénétré, la manière dont il allait enuser, par le truchement de Daniel, pour le faire servir à sondessein dont il faisait payer les frais parMilon-Lauenbourg, tout cela attestait une suite dans lacombinaison, qui n’était pas le fait d’un simple d’esprit.

Quoi qu’il en fût, il résolut d’obéir en tout, ce soir-là, à sonpère, de lui donner d’abord ce gage, Roger Dumont n’aurait rien àlui reprocher puisqu’il voulait, lui aussi, délivrer Sylvie. Et lelendemain, pour obéir à Roger Dumont, il cambriolerait son père.Ainsi il aurait satisfait à tous ses devoirs et serait en droit depasser à toutes les caisses.

« Ça se complique, mais ça s’arrange ! conclut-il, etpourvu que les chèques continuent à pleuvoir et que M. Legrandne s’en mêle pas, il y aura encore des beaux jours. »

Comme il en était là de sa cogitation, il lui sembla entendredes pas derrière lui. Il eut tout de suite le sentiment d’êtresuivi. À tout hasard il se rejeta dans l’ombre de la rueGodot-de-Mauroy, au coin de laquelle il était parvenu. Et ilregarda. L’homme était encore en pleine lumière du boulevard.C’était Spartacus qui, lui aussi, entra dans la rueGodot-de-Mauroy. Daniel l’attendit de pied ferme, mais il n’eut pasle temps de placer un mot.

– Chut, « monsieur », j’ai quelque chose de trèsimportant à vous dire. Entrons là, dans ce bar,voulez-vous ?

Daniel hésita une seconde et poussa la porte du bar. Quelqueshabitués hissés sur les hauts tabourets jouaient aux dés. Personnedans la petite pièce qu’isolait une cloison de planches cirées, àmi-hauteur du plafond. Ils s’y installèrent et ce fut Spartacus quicommanda les consommations. Quand ils furent seuls, le larbin pritla parole à voix basse :

– Mousieur, je n’ai jamais rien tant aimé que leservice de mousieur… et s’il n’avait tenu qu’à moi…

– Tais-toi ! je sais tout ! tu m’espionnais pourle compte de Roger Dumont.

– C’est la vérité, mousieur, mais vous n’avez rienà me reprocher, j’obéissais à mousieur Roger Dumont quim’avait placé chez vous !…

– Tu appartiens donc à la rue des Saussaies ?

– Oui mousieur ! Et c’est encore Roger Dumontqui m’a placé auprès de mousieur Barnabé, pour vousservir, « mousieur ».

– En quoi donc peux-tu me servir ? questionnaDaniel en dressant l’oreille.

– « Mousieur » doit « travailler »prochainement chez « mousieur » Barnabé, je suis là pouraider « mousieur ».

– En quoi peux-tu donc m’aider ?

– C’est moi qui introduirai « mousieur » dans lamaison, qui surveillerai le veilleur de nuit. Je couche dans lamaison et j’ai une clef qui ouvre le bureau de M. Barnabé…« mousieur » sait où se trouve le coffre-fort ?

– À peu près, Spartacus !

– Oui, je sais que M. Roger Dumont a dit ce qu’ilsavait à « mousieur » !… Mais ce que« mousieur » Roger Dumont ne sait pas, c’est que lorsque« mousieur » aura trouvé le coffre-fort, il ne trouverarien de ce qu’il cherche dans le coffre-fort !

Comment cela, Spartacus ?

– Le coffre-fort est à triple paroi, avec des cachettes quine s’ouvrent plus ! Voilà ce que « mousieur » fera.Avec le chalumeau, il découpera la paroi du fond, il ne trouverarien, puis la paroi de droite, il ne trouvera rien, puis la paroide gauche, dans le dessous, là, il trouvera ! mais il arriveralà en dernier ! Il faut que l’on voie que le« travailleur » a cherché.

– Spartacus, comment sait-tu tout cela, si RogerDumont ne te l’a pas dit ? interrogea Daniel stupéfait.

– M. Roger Dumont ne sait pas cela, mais M Legrandsait tout !

– Bah ! tu connais doncM. Legrand ?

– « Mousieur » sait bien que personne ne leconnaît, mais j’ai eu affaire à quelqu’un qui m’a parlé de la partde « mousieur » Legrand.

– Et ce que tu me dis là, tu l’as dit à M. RogerDumont ?

– Non « mousieur ». Cela ne le regarde pas.

– Tu trahis donc Roger Dumont pourM. Legrand ?

– Non « mousieur », je ne trahis personne !Spartacus franc comme son œil !… Spartacus est, depuis qu’il adébarqué à Marseille, au service de M. Legrand. Il fait cequ’il lui ordonne. C’est M. Legrand qui l’a fait entrer chezM. Roger Dumont, comme M. Roger Dumont m’a fait entrerchez vous ! Mais Spartacus n’a qu’un maître : c’estM. Legrand !

– Bon D… ! souffla Daniel, on ne sort décidément pasde M. Legrand ! Enfin ! soupira-t-il, il n’y aurapas trop de casse pour cette fois-ci ! Les ordres deM. Legrand ne font que m’aider à accomplir les instructionsque j’ai reçues de Roger Dumont !…

– Très bien ! « mousieur » ! Mais jedois dire à « mousieur » que M. Dumont compte surles papiers que « mousieur » trouvera dans lecoffre-fort ! mais moi, je suis venu pour dire à« mousieur » qu’il ne faut pas donner à M. RogerDumont ces papiers-là !

– Aïe ! sursauta Daniel. Et à qui donc faut-il lesdonner, Spartacus ?

– À moi !

– À toi ! et qu’est-ce que tu en feras, toi ?

– Je les ferai parvenir à M. Legrand.

– Sale histoire ! grogna Daniel. Je me serais bienpassé de cette commission !… (Il avait les bras et jambescassés…) Tu n’as plus rien à me dire ?

– Non, « mousieur », je ne veux pas abuser desinstants de « mousieur », on se reverra !… Si« mousieur » veut que je téléphone au Cambridge ?Ghersain ou Rafa y seront certainement là !

– Oui ! Tu leur diras que je les attends chez moi etqu’ils donnent le mot d’ordre aux « snobs »… Ah ! tudemanderas si Rikiki est toujours au bar. Fais-lui savoir qu’ellene compte pas sur moi ce soir.

Spartacus passa dans l’autre pièce et alla s’enfermer dans lacabine du téléphone pour donner libre cours à sa mauvaise humeur.Il voua aux enfers M. Legrand : « Qui nous endébarrassera, de celui-là ? Avec lui, on n’est sûr de rien,sauf d’un sale coup qui vous tombe dessus au moment où l’on s’yattend le moins ! Avec Roger Dumont, il y a moyen des’entendre. Au moins, on le voit. On peut causer avec lui.Seulement, voilà, est-il de taille ? de taille à nousdébarrasser de M. Legrand ? Que faire ?Ah ! je le gagne, mon pognon. »

À ce moment réapparut Spartacus. Il avait les yeux chavirés. Untremblement l’agitait. Il ne pouvait prononcer une parole. Il fitsigne à Daniel de le suivre et se dirigèrent vers la porte desortie.

En passant dans la salle du bar, Daniel aperçut, assis sur labanquette qui s’appuyait à la cloison de séparation, un type auxyeux bridés, coiffé d’une toque ronde de soie noire, habillé d’unecamisole de soie de même couleur qui tombait sur son pantalon. Ilavait une tasse de thé devant lui et fumait une cigarette d’Orientau bout d’un porte-cigarette de jade d’une longueur inusitée.

– Tiens ! fit-il, le père Kaolin !

Et il alla lui serrer la main.

– Ça va toujours à la Péniche ?

L’autre répondit d’un signe de tête distrait, et se remit àfumer sa cigarette.

Daniel rejoignit Spartacus sur le trottoir, qui l’entraînarapidement :

– Qu’as-tu donc, Spartacus ?

– Vous avez vu le Chinois ?

– Oui ! c’est Kao-Ping-Lang, un nom à coucherdehors ! À Paris, on l’appelle le père Kaolin. C’est le patronde la Péniche Chinoise. J’y suis allé souper quelquefois.On y rigole !

– « Mousieur » y a vraiment rigolé ?

– Oh ! je sais, des bruits ont couru… on a dit qu’ils’y passait des choses… des choses qu’on n’aurait encore vues qu’àBerlin, après la grande guerre, mais ce sont des histoires. Lapolice a été avertie, on y soupe, on y rigole, voilà tout. Maiscomme tu as l’air agité.

– « Mousieur », je n’aime pas rencontrer le pèreKaolin, assis sur une banquette derrière une cloison, après laconversation que nous avons eue tout à l’heure ! Heureusementque je n’ai fait que vous transmettre les ordres deM. Legrand ?

– Le père Kaolin est donc aussi à M. Legrand ?Spartacus se pencha à l’oreille de Daniel : « C’estson bourreau, mousieur ! »

Le jeune homme eut un haut-le-corps :

– Son bourreau ?

– Chut !… C’est lui qui est chargé de punir… Vouscomprenez… quand M. Legrand n’est pas satisfait ?

– Tu es maboule ! Qu’est-ce qu’il peut« leur » faire ?

– Ah ! « mousieur » j’en ai vu sortir dansun bien triste état de chez le père Kaolin, des gens qui y étaientvenus, comme vous dites, pour rigoler !

– Et ils ne se plaignaient pas !

– Oh ! non, « mousieur » !… Ils étaienttrop contents de pouvoir en sortir comme ça ! Je dis tout celaà « mousieur » pour que « mousieur » prenne sesprécautions, moi aussi, je suis allé à la PénicheChinoise, et je vous jure que je n’y ai pas« rigolé ».

– Qu’est-ce qu’il t’a donc fait, le père Kaolin ?

– Il ne m’a rien fait, mais j’ai vu !

– Quoi ?

– J’ai vu le cimetière deM. Legrand !

– Spartacus, tu es tout à fait fou, mon ami. Tu asvu un cimetière dans une péniche ?

– Non, « mousieur », le cimetièren’était pas dans la péniche, mais il faut entrer dans la pénichepour voir le cimetière. Je souhaite à « mousieur » de nejamais le voir !

Là-dessus, Spartacus, qui n’avait pas cessé de marquer le plussombre effroi pendant cette courte expédition, quitta brusquementle chef de la bande des snobs.

Daniel, tout à fait mélancolique, complètement désemparé,continua de s’acheminer vers la rue de Ponthieu. Il avait résolu detéléphoner à Roger Dumont. Or, il le trouva chez lui.

Le jeune homme se laissa tomber sur un divan et lui dit :« Tout sera prêt pour cette nuit, mais je suis content de vousvoir. Je ne veux plus jouer au plus malin avec vous, ni avecpersonne. J’en ai ma claque. On me manœuvre. Je ne sais pas où jevais…

– Vous voilà bien accablé, mon pauvre Daniel, lui dit lepolicier. Ce que je vous ai dit tient toujours ! Nous avons euun incident fâcheux, mais demain tout rentrera dans l’ordre !Mlle Lauenbourg délivrée, Corbières innocentéredevient menaçant et d’autant plus redoutable que je lui faisremettre le dossier des chèques sous lequel seront écrasésLauenbourg et sa clique, si je le veux !Allons ! un peu d’énergie. Daniel ! Demain soir je seraiministre et Lauenbourg « qui l’aura senti passer » ne meprendra plus pour un niais ! Avez-vous vu Spartacus ?

– Oui, je l’ai vu !… Merci pour m’avoir donné un sibon domestique, Roger Dumont !

– Du moment où il me sert, il vous sert !…

– Vous l’aviez mis là pour m’espionner !

– Pour vous empêcher de faire des bêtises ! Qu’est-cequ’il vous a dit ?

– M. Legrand veut que je lui remette à lui, par lessoins de Spartacus, les documents que vous me faites cambriolerdemain chez mon père.

Roger Dumont pâlit :

– Non ! fit-il, cela je ne le savais pas !

– Eh bien ! je vous l’apprends !… car je ne veuxplus rien vous cacher ; aussi, je vous avoue que cesdocuments, je les lui ferai remettre, car il y a quelqu’un que jeredoute plus que vous, Roger Dumont, c’estM. Legrand !

– Tu as tort, siffla le policier avec un regard affreux quiimpressionna singulièrement Daniel. Il n’y aura pas huit jours queje serai ministre de la police que je lui passerai les menottesmoi-même, à M. Legrand.

« Nous devons marcher la main dans la main et triomphercoûte que coûte ! Ce qui ne manquera point si tu fais tout ceque je te dis !

– Possible ! fit Daniel, toujours sceptique, mais pourun pacte pareil, faudrait s’expliquer !

– Oui… il vaut mieux que tu saches tout, nous pourronsmieux nous servir !… Seulement, je t’avertis que si, par uneimprudence quelconque, le moindre mot vient à transpirer de labrève conversation que nous allons avoir, la famille Ternisienpourra se mettre en deuil… il y aura un bel enterrement dans lafamille !

Daniel pensa : « Entre le cimetière deM. Legrand et le Dies irae » de RogerDumont à la Trinité, j’aurai de la veine si j’enréchappe ! »

Roger Dumont reprit d’une voix lente :« M. Legrand est fort, mais, quoi que tu en dises, j’aila prétention d’être aussi fort que lui. La rue des Saussaies estpleine de ses agents ; je finirai par croire qu’ils en sonttous ou à peu près. Mais je suis-là, moi ! Et si je n’ai plusd’agents à moi, chez moi, j’en ai chez lui !… De cecôté-là, je crois que nous sommes quittes.

– Chez lui ?

– Oui !

– Où, chez lui ?

– Nous nous disons tout ? C’est bien à la vie, à lamort ?

– Allez !

– Eh bien, à l’U. R. B. !

Daniel eut un mouvement : « Vous voulez parler decette vieille histoire du comte de Martin l’Aiguille ? Voussavez aussi bien que moi que ce n’est qu’unlieutenant ! »

L’autre restait muet.

– Oh ! je sais qui vous soupçonnez depuislongtemps ! Mais ça, mon cher, c’est de la poésie !Puisque vous voulez connaître les secrets de la maison… il y a beautemps que Lauenbourg et le comte se détestent. Je vous dirai mêmemieux : ils se haïssent. Il n’y a plus rien entre eux decommun. J’ai su dernièrement en couchant avec Thérèse, la premièrefemme de chambre de la belle Isabelle… que Lauenbourg, malgré tousles airs qu’il affecte, adore sa femme !… Il en estjaloux à crever… Et il paie Thérèse pour la surveiller !…ainsi que Godefroi !… Vous pensez bien que si Lauenbourg étaitce que vous pensez, ce qui me paraît absurde, il n’auraitpas mis dans un pareil secret le cousin Godefroi et n’en aurait pasfait « l’homme de M. Legrand ! »

– Voilà bien le rideau qui m’a empêché de voir depuis silongtemps ce qu’il y avait derrière… le rideau qui continue àt’aveugler.

– Quel rideau ?

– Celui sur lequel nous avons écrit :« absurde ! »

– Pourquoi absurde ?

– Parce que, lança Daniel impatienté, un homme dela puissance réelle de Lauenbourg, qui tient à tous lesrouages de l’État, n’a que faire des combinaisons feuilletonesquesd’un aventurier comme votre M. Legrand !… Ils sont auxantipodes, ne demandant qu’à se broyer l’un l’autre et, enattendant, ne feront de nous que des morceaux !

Roger Dumont souleva Daniel avec une force que l’autre ne luisoupçonnait pas :

– C’est le même !… Maintenant, je le sais !

– Vous en avez la preuve ?

– Non !… Il n’y en a qu’un qui a cettepreuve !

– Qui ?

– Ton père !

– N… de D… !

– Tu vois pourquoi tu vas cambrioler ton père !

– Papa sait que M. Legrand c’est…

– C’est son patron… et comme c’est un honnête homme, tonpère, et qu’il ne veut pas conserver pour lui un secret pareil… unsecret d’État… comme, d’un autre côté, il ne peut pas trahir sonpatron, ce qui serait le plus abominable des crimes… eh bien !il se laisse cambrioler.

– Hein ?

– Dame ! Spartacus n’est venu chez lui que pourcela !

– Eh bien, et moi, est-ce qu’il sait ce que je vaisfaire ?

– Évidemment !

– Prodigieux ! Et Milon ?

– M. Legrand ? D’après ce que tu me dis, il doitêtre averti de la combinaison, puisque, par Spartacus, il exige quetu lui rendes les papiers !

– Et Martin l’Aiguille ?

– Sait tout ! Il en a assez, lui aussi deM. Legrand, et croit à sa fin prochaine !

– Dans quelle histoire me suis-je fourré ! Quandj’aurai les papiers, qu’est-ce que j’en ferai ?

– Tu les donneras à Spartacus.

– Mais il les fera parvenir à M. Legrand.

– Non !… Aussitôt qu’il les aura en mains,Spartacus ne fera plus rien parvenir à personne ! ettoi, tu ne seras pas brûlé auprès de M. Legrand !

Il y eut un silence, assez bref, entre les deux hommes :« Eh bien ? » finit par jeter Roger Dumont,impatient.

– À Dieu vat !

Chapitre 13LA PARTIE S’ENGAGE

M. Barnabé resté seul dans son bureau avec son fils, André,retourna à son téléphone et demanda une communication qu’il eutpresque immédiatement.

– C’est vous, Thérèse ? Ah ! diable ! On adû enfoncer la porte… Hein ?… vous dites ? Ce ne serarien. Le docteur dit que ça ne sera rien ? Vous auriez dûaccourir ici !… Vous ne pouvez pas… Vous dites ? Elle ena trop pris !… Oui ! c’est toujours comme ça !… outrop ou pas assez ! Heureusement !… la pauvrefemme !… Oui, je l’ai vue cet après-midi. On ne pouvait paslui tirer deux paroles, mais nous allons lui retrouver sa fille, etvous verrez que tout ira mieux !… Soignez-la bien ! Vousne la quittez pas ; dites donc, Thérèse ? On ne l’a pasretrouvée ? Elle est pourtant quelque part, cette lettre… Voussoupçonnez Nounou ?… Soyez prudente… Dans la situation où setrouve le patron, en ce moment, il ne faut aucune imprudence. Neparlez de cette lettre à personne… Madame était très montée contrele patron depuis le départ de sa fille… quand on est décidée àprendre la petite potion que vous me dites, on ne sait plusbeaucoup ce que l’on dit, ni ce que l’on écrit. Vous m’avezcompris, Thérèse ? Ah ! ah ! Elle ne veut pas voirson mari !… Mais il était ici il y a un instant, on n’a pu lejoindre. Bien, ma fille ! Je vais m’en occuper… si je le vois,je le préviendrai. Et surtout, motus sur tout cela. Je connaisvotre dévouement pour la famille. Je passerai tantôt prendre desnouvelles.

Et M. Barnabé raccrocha. Il était un peu pâle, troublé.André était anxieux.

– Papa !… Mme Lauenbourg ?

– Tu m’as entendu, mon garçon !… Oui, elle a voulu sesuicider. Pauvre femme… Si honnête… Quel calvaire !…

– Ah ! tantôt, quand elle est sortie de ton bureau,elle avait l’air d’un spectre.

– J’avais essayé en vain de la réconforter.

– Mais c’est M. Lauenbourg qui devrait…

– Mon pauvre enfant. Elle ne veut plus voir sonmari !… Elle l’accuse de lui avoir fait enlever sa fille. Toutcela est abominable !

– Mais va-t-elle mourir ?

– Non, nous la sauverons ! je la sauverai malgréelle !

– Comme tu es bon, papa !

– C’est toi qui lui ramèneras sa fille ! et écoutebien ce que je te dis : c’est toi qui épouserasMlle Lauenbourg !

– Mais papa !… si Mlle Lauenbourg nem’aime pas ?…

– Elle t’aimera !… parce que je leveux !… Maintenant, tu vas faire tout ce que je tedis : je vais te conduire dans un bureau. Là quoi qu’ilarrive, obéis en tout !… Sans poser une seule question !…Tu me le promets ?… Mlle Sylvie ne peut êtresauvée qu’à cette condition.

– Alors, papa, je te le promets.

– Eh bien, viens !

À cette heure, l’U. R. B. paraissait complètementdéserte. Ils traversèrent deux corridors, entrèrent dans uneantichambre qui précédait le bureau de Milon-Lauenbourg.M. Barnabé ouvrit une porte et poussa son fils… puis il revintdans son bureau, où il acheva tranquillement de compulser undossier de renseignements sur le marché des huiles d’olive…

André, dans le cabinet où son père l’avait poussé, n’osait plusfaire un mouvement. Il comprenait de moins en moins ce qui luiarrivait. Il avait en face de lui, travaillant à une table,« monsieur Legrand », tel qu’il était apparu à tous lorsdu gala de Trianon-Lauenbourg.

Un feutre était rabattu sur son visage basané au regard masquéd’énormes lunettes, l’homme était enveloppé dans une sorte de plaidécossais, les jambes dans les bottes. Que signifiait cettecomédie ? Et pourquoi son père, qui était l’homme le plussérieux et le plus prosaïque du monde, se prêtait-il à cette scènerocambolesque ?

Cependant, il réfléchit. S’il avait bien compris quelques-unesdes phrases prononcées devant lui, dans le bureau de son père,l’enlèvement de Sylvie n’avait été qu’une comédie. Pourquoifaisait-on intervenir dans cette étrange histoire M. Legrandou tout au moins son costume.

M. Legrand avait bon dos. Sous le couvert de son nom et deson ombre, chacun faisait ses petites affaires.

L’esprit mathématique du polytechnicien, après la premièresurprise et le premier ahurissement, continuait d’envisager lesdifférents aspects du problème que lui posait cette mascarade.C’est qu’il y avait une autre hypothèse : la dernière. Andréavait peut-être en face de lui M. Legrand lui-même !…

M. Legrand, travaillant comme chez lui, chez Lauenbourg,c’était grave ! C’était même stupide. Il en revint à sapremière idée, celle de la comédie…

L’homme s’était levé, avait glissé dans sa poche le bloc-notessur lequel il était en train d’écrire, et avait fait un signe àAndré.

Tous deux passèrent par une petite porte qui donnait sur unescalier descendant dans la cour intérieure de l’U. R. B.Là se trouvait une auto conduite intérieure, dans laquelle l’hommepoussa André et monta à son tour. Le chauffeur attendait, lacasquette à la main, l’homme jeta dans sa casquette deux feuilletsdétachés du bloc-notes en disant : « Cambridge.Castiglione », et se mit au volant. La nuit était tout à faittombée.

La voiture sortit de Paris par la barrière d’Orléans. Ontraversa Bourg-la-Reine, puis ce fut la nuit et André ne reconnutplus rien.

Enfin, on arriva non loin de la maison d’un passeur qui tenaitun petit débit. On s’arrêta. L’homme corna et sauta sur la route.Le passeur arriva. L’homme lui dit quelques mots et s’éloigna dansla nuit.

Le passeur s’approcha de la voiture et dit à André :« Ce monsieur m’a dit que vous auriez le temps de souper chezmoi. Voulez-vous manger un morceau ? »

– Je ne veux pas quitter l’auto, répliqua André plein deprudence.

Alors, l’autre lui apporta un sandwich, des œufs durs et unedemi-bouteille de vin. Docile, André se mit à manger et le passeurrentra dans sa bicoque.

Au bout de quelques minutes, il lui sembla entendre quelquesrumeurs… des pas, des bruits de voix étouffés. Soudain des ombressurgirent de la nuit ; l’une d’elles ouvrit brusquement laportière et dirigea sur André le jet d’une petite lanterne depoche : « André ! »

– Daniel !

– Qui est-ce qui t’a amené ici ? demanda sans aucuneaménité Daniel.

– Je n’en sais rien !… et ne me questionne pas. Faisce que tu as à faire. Si je suis ici, c’est que ça convient àpapa !

– Je pense bien, chouchou ! et l’autre ricanarageusement. Au fait, tu as raison, à chacun sa besogne !

Et il claqua la portière. Puis, se retournant vers une douzained’ombres qui attendaient, à quelques pas de là :« Allons ! ouste, vous autres !finissons-en ! » Et il les entraîna. Il avait sonplan ; il allait précipiter les choses… et il avait la fièvredéjà du bon tour qu’il allait jouer à son père et à André…

À ce moment, il arrivait avec sa bande à hauteur du débit. Lamaison du passeur s’ouvrit et celui-ci parut sur le seuil :« Tiens ! fit entendre le grand Rafa… si on mangeait unpeu ; moi j’ai l’estomac bien vide, et puis rien nepresse. »

– C’est vrai, fit Ghersain, nous sommes en avance.

Et tous deux entrèrent dans le débit. Daniel s’y était jetéderrière eux.

– Que dois-je servir à ces messieurs ? Une bonne soupeaux poissons ?

Daniel était furieux. Mais Rafa sortait sa montre :

– Il nous faut dix minutes pour aller au moulin ! Noussommes bien en avance !

La présence du passeur ne semblait nullement les gêner. C’étaitsûrement un ami.

Daniel fermait les poings de rage. Il voyait que l’affaire luiéchappait… et qu’un autre qui n’était certainement pas RogerDumont, s’en emparait au moment décisif.

– Vous me faites tous suer ! Voilà bien du chichi pouraller délivrer une demoiselle qui doit s’ennuyer à la campagne…Puisque tout le monde veut la délivrer, j’arriverai le premier,voilà tout ! et c’est à moi que l’on dira :Merci !

C’est alors que, du fond de son auto, André aperçut, autour dela maison du passeur, les ombres se mouvoir. Il reconnut sonsingulier compagnon de voyage.

Celui-ci mit la main sur l’épaule de Daniel : « Je teremmène, dit-il… »

– Vous me remmenez ?…

– Mon Dieu, oui ! Votre journée à vous, est finie…

Ils étaient arrivés près de l’auto. Daniel vit que son frère n’yétait plus.

Il nous faut maintenant remonter de quelques heures en arrièreet nous transporter chez Claude Corbières, dans son pavillon deNeuilly. Il attend avec impatience le retour de Richard Cœur deLion qui était venu le trouver et le réconforter, comme il en apris l’habitude, à sa sortie du Parquet où Claude joue une partieinquiétante avec le juge Talboche. Ce pauvre Claude n’ose plusmettre les pieds au Palais-Bourbon, désarmé qu’il est devant lafureur accrue de tous les partis ; de ceux qui avaient misleur espoir en lui et qui, maintenant, lui savent les mainsvides.

Dans ce désespoir qui entreprend cette âme fortement trempée,mais trop pure peut-être pour se battre avec l’Immonde, la penséede Sylvie qu’il a si cruellement sacrifiée à son idéal politiqueest revenue le trouver, aiguë comme un remords. Où est-elle ?…Qu’en a-t-on fait ? Où souffre-t-elle, pour lui qui l’a sidurement repoussée ?… La prévoyant en danger, n’aurait-il pasdû veiller sur elle, tout au long de cette nuit mystérieuse deTrianon-Lauenbourg, où, sous les dehors de la grande fête semêlaient les fils de toute cette infernale intrigue, qui allaitsans doute se terminer par la ruine de toutes ses espérances à lui,Claude, et par son déshonneur à elle !

En vérité, il ne suffit pas d’être un ange pour vaincre leshommes !… Et si ce démon de Palafox ne lui avait apporté simiraculeusement son aide, où serait Claude à cette heure ? Àla « Santé », certainement.

À Neuilly, Palafox retrouva Claude avec la pensée de Sylvie.Toute la fièvre du jeune député venait de ce que Richard lui avaitdit avant de le quitter : « Je sais maintenant où elleest, nous la délivrerons cette nuit ! » Il trouvait lanuit longue à venir.

– Eh bien ! questionna-t-il âprement, sommes-nousprêts à partir ? Me direz-vous enfin où elle setrouve ?…

– Je vais vous dire où elle se trouve pour voustranquilliser… mais nous allons rester ici !

– Comment, rester ici ?

– Oui !… nous n’avons pas besoin de nous déranger.Mlle Sylvie sera délivrée cette nuit par les frèresTernisien, aidés des amis de Daniel. Que nous faut-il deplus ?

– Où est-elle ? questionna Claude, les sourcilsfroncés, l’œil mauvais.

– Oh ! mon cher, si vous le prenez sur ce ton, je neme mêle plus de rien ! et je vais vous dire, après tout, vousferez ce que vous voudrez ! cela vous regarde !… vousavez ici les cartes Tarride ?

– Oui.

Il les mit à la disposition de Palafox.

Richard avait déployé une carte qu’il examinait avecsoin :

– C’est ici ! fit-il en abaissant son doigt.

Anxieusement, Claude se pencha :

– Le Moulin-du-Gué ?

– Oui, suivez le cours de la rivière, le chemin dehalage qui se confond avec le chemin vicinal… pas très bon pourl’auto… mais le seul ; voici la cabane du passeur et lemoulin. Vous voyez, c’est direct… et les bois derrière lemoulin.

– Vous connaissez ce moulin ?

– Oui… Le meunier, une brute sournoise… Sa femme, laMathieu, très madrée, intelligente…

– Ces gens obéissent à qui ?

– Je crois que les Mathieu ont eu des histoiresdésagréables avec la police et, dame !… quand on leur demandeun petit service… surtout quand on s’adresse à la Mathieu qui estfutée… Elle est capable de rouler un Roger Dumont, s’il y va de sonintérêt !

– On paiera ce qu’il faudra ! dit Claude. Et commentMlle Lauenbourg a-t-elle pu être traitéelà-bas ?

– En demoiselle ! soyez-en assuré. La Mathieu est tropfine pour que nous ayons rien à redouter de ce côté.

– Et elle n’a pas essayé de s’enfuir ?

– Depuis que la jeune fille est au Moulin-du-Gué, desouvriers sont venus faire des réparations, la vanne en avait grandbesoin. Vous comprenez ? Et ils couchent au moulin !…

– Partons !

– Parce que si c’est vous qui délivrezMlle Lauenbourg, vous la compromettez, et ce quiest plus grave, chacun restera persuadé que c’est vous qui avezmonté toute l’affaire !…

– Voilà bien de la prudence !… Vous ne parliez pasainsi ce matin !

– C’est que, depuis ce matin, j’ai appris des choses…

La sonnerie du téléphone se fit entendre. Impatient, Claude sesaisit de l’appareil. « On demande si vous êteslà ! » fit-il à Palafox. Celui-ci lui prit l’appareil desmains, lui fit signe d’écouter : « C’est toi,Richard ? – Qu’y a-t-il, Roxelane ? – La Taupe vient deme téléphoner que je t’avertisse qu’il ne fallait pas bouger… sanscela on ne répond plus de rien ! »

– On peut se fier à la Taupe.

– Tu sais bien qu’elle est corps et âme à Dumont,maintenant.

Palafox raccrocha.

– Vous avez compris ?… C’est la police, laquellen’ignore rien de ce qui va se passer cette nuit, la police qui estavec vous aujourd’hui, monsieur Corbières, et qui vous dit :« Tenez-vous tranquille ! » Tenez-vous donctranquille. C’est peut-être parce que nous la gênons, maintenant,que nous sommes au courant.

Nouveau coup de téléphone. Répétition de la scène. C’est encoreRoxelane. Les deux jeunes gens écoutent :

– Cette fois, c’est Schannon qui me téléphone, dit Roxelaneà Richard. Et c’est le même son de cloche : « QueCorbières ne bouge pas ! »

– Et qui fait dire cela à Shannon ?

– Je n’en sais rien… Il n’a pas voulu me le dire… mais ilinsiste… il dit que c’est très grave… enfin, d’un côté comme del’autre, on est d’accord pour que Corbières ne marche pas.

Palafox raccrocha encore : « Cette fois, qu’endites-vous ? »

– Je trouve qu’il y a beaucoup de gens qui ont intérêt à meretenir chez moi !… Je trouve également bizarre queMlle Roxelane vous téléphone aussi ouvertement deschoses aussi secrètes…

– Eh ! la délivrance deMlle Lauenbourg n’est plus un secret pour personne…Ni que vous vous disposez à y participer… on vous avertit que c’estdangereux, voilà tout !…

On frappa à la porte. C’était Jeanville, le valet dechambre : « Voilà ce qu’un chasseur du Cambridge vientd’apporter pour M. Palafox ». Et il donna un pli àRichard, qui décacheta et lut : « Monsieur Palafox,puisque vous êtes devenu un ami de M. Corbières, ce dontbeaucoup se félicitent, faites-lui savoir qu’il mette tout en œuvrepour joindre au plus tôt Mlle Lauenbourg où elle setrouve, s’il sait où elle se trouve, et lui porte secours,car elle est en péril… Sous prétexte, en effet, de la délivrer,on doit venir la chercher cette nuit et la transporterdans un endroit où l’on ne craindra cette fois aucune intervention,et cela, pour des fins que l’on ne ditpas ! »

Palafox, froissant le papier, questionna Jeanville. « Cechasseur est reparti ? » – « Oui, monsieur, il n’yavait pas de réponse ! »

Palafox tendit le papier à Corbière qui bondit :

– Qu’est-ce que je vous disais ?

– Écoutez, Corbières, cette lettre me paraît rédigée dansdes termes bien sibyllins… je veux savoir d’où elle mevient !

– Je pars tout seul ! s’écria Claude.

– Non… je vais partir avec vous… je vous demande dixminutes… j’ai mon tacot à la porte… le temps d’aller au Cambridge…il faut que je voie ce chasseur. Je serai de retour ici avant quevous ne soyez prêt… Vous montez à bicyclette ?

– Évidemment ! fit Corbières… Mais nous n’allons pasaller là-bas à bicyclette…

– C’est ce qui vous trompe ! Nous irons dans mon tacotd’abord ; préparez votre bicyclette. Nous monterons au-dessusdu Moulin-du-Gué par une route où nous ne risquons de rencontrerpersonne. Là, nous lâcherons le tacot. Par le bois, nous arriveronsavant la nuit à bicyclette derrière les murs du moulin… C’estcompris ? À tout à l’heure !

Dix minutes plus tard, il était de retour… Au fond de son auto,il ramenait une bicyclette, il y mit celle de Claude, puis ilappela Jeanville : « Si M. Lhomond se présente, tului diras que M. Corbières et moi l’attendrons demain toute lajournée à Senlis, à l’auberge des Trois-Empereurs ! »

– Bien, monsieur, fit Jeanville en s’inclinant.

Et il alla refermer la grille du pavillon derrière la voiturequi s’éloignait déjà, à rapide allure.

– Ah çà ! Qu’est-ce que nous allons faire àSenlis ? s’écria Corbières qui, à nouveau, ne comprenaitplus.

– Nous n’allons pas à Senlis !… mais il est bon de lelaisser croire à Jeanville.

– Je suis sûr de Jeanville.

Palafox éclata de rire : « Alors, vous croyez que l’onvous laisserait à vous, Corbières, fondateur de la Ligueantiparlementaire, un domestique dont vous pourriez être sûr ?Mais, mon cher, Jeanville appartenait à la rue des Saussaies,avant moi !…

– Et Lhomond ?… pourquoi lui avez-vous parléde Lhomond ?… Comment le connaissez-vous ?

– Je ne connais pas Lhomond, je ne l’ai jamais vu !…et je n’en aurais peut-être jamais entendu parler si justementJeanville n’était venu rapporter rue des Saussaies un aperçu de laconversation que vous avez eue, chez vous, avec Lhomond, lors del’arrivée de celui-ci, à Paris.

– C’est infernal ! gémit le malheureux Claude.

– Y êtes-vous, ce coup-ci ?…

– Ah ! Palafox ! que ferais-je sansvous ?

– Nous n’avons pas encore commencé, mon cher ami ! Etle pis est que nous ne savons encore rien de ce que nous allonsfaire ! Vous avez votre revolver ?

– Oui !

– Moi aussi… mais il est probable que nous aurons toutintérêt à ne pas nous en servir. J’ai apporté de terriblesmatraques que nous mettrons sur les guidons de nos bicyclettes…Avez-vous fait du bâton ?

– Beaucoup !

– Monsieur Corbières, dans ces conditions, je crois quenous avons quelque chance de nous en tirer !

Chapitre 14LA PRISONNIÈRE

Tantôt le caractère de Palafox était vif, impatient, ardent etimpétueux jusqu’à la précipitation, tantôt il se montrait pleind’une aménité qui allait jusqu’à la plus exquise politesse et l’onétait étonné de le trouver d’une douceur angélique. Dans le premiercas, c’est qu’il n’avait rien à cacher, dans le second, c’est qu’ilavait tout à découvrir et jamais il n’était aussi redoutable. Or,il n’y avait pas dix minutes que l’on avait quitté les portes deParis, que toute son insouciance désinvolte et sa belle attitude debravoure avaient fait place à une exceptionnelle mélancolie.

Il pensait au troisième avertissement reçu et il pressentaitqu’ils allaient, comme on dit : se jeter dans la gueule duloup.

– Pour un rien, je retournerais d’où nous venons !finit-il par dire à Claude.

– Vous m’étonnez ! lui répondit l’autre avec humeur.Je ne vous reconnais plus ! où est mon Richard Cœur deLion ?

– À vos côtés, répondit l’autre, mais j’aimerais autant, jene vous le cache pas, aller là-bas tout seul ! Je ne tiens pasà ma peau, mais à la vôtre, qui est autrement précieuse. Si vousétiez persuadé de cela, vous me donneriez un mot pourMlle Sylvie et vous iriez m’attendre où je vousdirais.

Claude secoua la tête.

Il n’eut pas besoin d’exprimer ses sentiments. Richard lesdevina : « Je vous comprends, fit-il… non sans unecertaine amertume… à Dieu vat ! »

Et la voiture fila…

Pas un mot ne fut échangé entre les deux jeunes gens jusqu’aumoment où, en plein bois, la voiture stoppa.

Elle fut laissée dans une carrière abandonnée à cent mètres dela route qu’ils quittèrent pour prendre une piste sur laquelle ilsse lancèrent à bicyclette. Au bout d’un quart d’heure, ilssentirent la fraîcheur de la rivière et entendirent le bruit del’eau au-dessus des vannes. Et ils furent sur la lisière du bois àcinquante mètres du moulin.

Un grand potager venait jusqu’au bois, entouré d’une haie qu’unenfant eût pu franchir ; puis une cour avec des murs assezélevés. Par-delà, la grande bâtisse du fond. Les fenêtres enétaient ouvertes à un premier étage, une vieille tour était adosséeà la bâtisse, tour dont on avait fait un colombier et dont le piedplongeait dans la rivière. Un peu plus tard, au-dessus de la vanne,la roue du moulin qui ne tournait pas…

Le soleil venait de disparaître à l’horizon et les jeunes genss’étaient allongés dans un fossé, attendant que la nuit fût tout àfait venue, quand une jeune fille, qui longeait à une centaine depas de là la lisière du bois, vint pousser la porte qui fermait lahaie et entrer dans le jardin potager :« Sylvie ! ». La main de Palafox était déjà sur labouche de Claude. Une femme apparaissait derrière Sylvie :

– La Mathieu ! souffla Palafox.

Cette femme pouvait avoir quarante ans. Un teint ambré huileux,des yeux noirs, des grosses lèvres. Elle était chargée d’herbesainsi que deux hommes, qui les suivaient.

Sylvie était vêtue d’une robe paysanne qui lui donnait un petitair champêtre d’opéra-comique. Elle avait une mine florissante etsouriait à la Mathieu.

– Allons donner à manger aux lapins ! dit la Mathieu…Et elles disparurent dans la cour.

– Qu’est-ce que je vous disais ? fit Palafox.

– Évidemment ! Sylvie n’est pas au régime ducachot ! comment ne tente-t-elle pas de s’enfuir ?murmura Claude… et il ajouta, pensif : « Ma parole !elle a l’air de se plaire au moulin ».

Cinq minutes plus tard, Sylvie apparaissait à la fenêtre de coindu premier étage donnant sur la cour entourée de murs et au-dessusde la rivière. Palafox n’eut pas le temps d’arrêter le gestespontané de Claude qui s’était dressé et lui faisait signe. Sylviel’aperçut et lui répondit en laissant échapper un cri de joie… Maiselle se retourna presque aussitôt et la fenêtre de la chambre futfermée.

– Vous avez été imprudent ! grogna Palafox. Si vouscontinuez à agir de la sorte, nous ne sommes pas partisd’ici ! Et maintenant, il faut savoir ce qui se passe aumoulin. Restez où vous êtes, mais cachez-vous ! Et ne quittezpas des yeux les fenêtres… Moi, je vais faire le tour des bâtisses…on ne soupçonne pas ma présence… C’est le seul avantage qui nousreste… À la moindre alerte, sifflez-moi.

Palafox s’éloigna.

Pas une lumière à la fenêtre, rien ! Soudain, il y eut lebruit d’une porte qui grinçait sur ses gonds… Et l’ombre de laMathieu apparut, traversant le jardin potager, venant droit à lalisière du bois. Sortie du jardin, elle appela, à voix basse :Monsieur Corbières ! » Corbières se montra… La Mathieu,alors, rapidement :

« Mademoiselle est en train de dîner. Heureusement, Mathieune s’est aperçu de rien !… Elle remontera dans sa chambre toutà l’heure. Elle vous y attendra. Voici la clef de la porte de lacour. Les verrous seront tirés. L’escalier de bois au fond, àdroite, près de la rivière. Je me sauve ! » Elle jeta laclef au jeune homme et disparut.

Là-dessus, Palafox se montra… Claude le mit au courant :« Mauvais, ça ! » fit Palafox. « Aucuneconfiance en la Mathieu ! »

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’il lui eût été plus simple d’amener Sylvie icique de vous faire entrer chez elle, malgré Mathieu.

– Juste ! exprima Claude, devenu perplexe. Maisalors ?

– Nous allons entrer tous les deux. Ramassez votrematraque… En route !

Ils se glissèrent dans la cour. Une lueur venait de la salle oùl’on dînait, un bruit de voix sortait de cette pièce, aurez-de-chaussée. Il y avait aussi le bruit de l’eau… et le bruit dela roue du moulin qui s’était mise à tourner, tout à coup… Ils sejetèrent dans l’escalier, montèrent au premier étage, pénétrèrentdans la chambre de Sylvie, qui était vide. Palafox ouvrit aussitôtdoucement la fenêtre et écouta. Les bois étaient silencieux :« Ce n’est pas par les bois qu’ils viendront ! fit-il… Etrien à faire pour nous, du côté de la rivière, depuis que laroue tourne… Vous allez voir que la Mathieu nous a f…dedans ! »

Ils se retournèrent… Sylvie venait d’entrer :« Claude ! » Elle se jeta dans ses bras.« Ah ! depuis que je vous attendais ! Ah !Claude ! Claude ! dites-moi tout ! Tout estarrangé maintenant avec mon père ? »

Claude la regardait, égaré. Elle aperçut Palafox. Elle lereconnut et fut effrayée : « Un ami, lui ditprécipitamment Claude, mon seul ami qui est venu avec moi pour voussauver ! »

– Comment ! pour me sauver ! ce n’est doncpas vous qui m’avez fait conduire ici ?

– Assez d’explications, gronda Palafox. Il fautsortir d’ici !

Dans le moment, il y eut un bruit de voix dans la cour.

– Les ouvriers ! dit Sylvie, ne craignez rien.

– Silence ! commanda Palafox. Voilà ce que vous allezfaire, Claude. Suivez-moi sur les talons avec mademoiselle… Moi, jevous jure que je passe… et vous passerez derrière moi… Aussitôt quevous serez sortis de la cour, ne vous occupez plus de rien que defiler tous les deux. Je garde votre retraite et je tire si c’estnécessaire ! Vous savez où sont les bicyclettes. Sautezdessus. Allez au tacot et rentrez tout de suite à Paris.

– Vous allez rentrer avec nous ! protesta Claude qui,voyant que les ouvriers bavardaient tranquillement dans lacour, ne concevait pas encore le danger.

Palafox se retourna sur lui, furieux :

– Vous ne comprenez donc pas que tout est dirigé contrevous. Que vous avez été attiré dans un piège… qu’il s’agit de vousperdre à jamais vous et votre parti ! Avez-vous compris, cettefois ! Ne vous occupez que de fuir et rentrez à Paris… rentrezavec mademoiselle, mais, pour Dieu, que l’on ne vous voie pas avecelle ! Mademoiselle, aussitôt à Paris, rentrera au Trianon…qu’elle dise que c’est moi qui l’ai sauvée. Tant pis, je mangeraile morceau. C’est Roger Dumont qui a monté le coup, et je le dis etcomment elle a été amenée ici ! La réputation de mademoisellesera sauvée… et votre innocence, à vous, apparaîtra éclatante. Etvous voilà bon de nouveau pour le Palais-Bourbon !

Sylvie apercevait pour la première fois l’ignoble toile aucentre de laquelle une affreuse intrigue l’avait précipitée. Ellese jeta dans les bras de Claude et lui donna ses lèvresfarouchement.

C’était leur premier baiser, Claude en chancela. Dès cetteseconde, il sentit qu’il était vraiment à elle, qu’il luiappartenait, que c’était lui qui était sa chose ! Jusqu’alors,il n’avait pas voulu se l’avouer à lui-même. Maintenant, il nepouvait plus se cacher la vérité et il n’en fut pas plusfort. Il soupira, non comme un triomphateur, mais comme unvaincu… Il ne lui dit rien… Elle, elle pleurait de bonheur. Luiaussi pleurait… et c’était peut-être de rage…

Palafox réapparut : « En avant ! fit-il. Rien àfaire qu’à passer. Attention ! Vous m’avez compris,Corbières ! N’usez du revolver que si c’est absolumentnécessaire… »

Ils descendirent tous trois dans l’obscurité de l’escalier, sansfaire le moindre bruit.

« Attention ! leur souffla Palafox, courrez à la portedu jardin ! »

Et il bondit dans la cour, tomba sur les trois hommes qui eurentà peine le temps de se redresser. Un double coup de matraque enavait jeté déjà deux par terre. Et il était maintenant aux prisesavec le troisième qui l’avait pris à bras-le-corps.

– Fuyez ! cria-t-il, en combattant.

Claude et Sylvie étaient déjà à la porte, quand celle-cis’ouvrit et une bande de jeunes gens s’y rua avec des crissauvages. Ah ! l’affaire ne se passait pas en silence. Tout cequ’avait prévu Palafox était en voie terrible de réalisation.Claude ne put que reculer en entraînant Sylvie et, pour ne pas selaisser entourer, ils marchèrent en retraite jusqu’au trou noir del’escalier de bois pendant que, devant eux, sur le seuil, Palafox,débarrassé du troisième ouvrier qu’il avait à moitié étranglé, lescouvrait d’un terrible moulinet de sa matraque.

– Rien n’est perdu. Ils n’osent pas tirer. Remontez dans lachambre, leur jeta Richard, j’ai une idée.

Et il leur répéta : « Mais montezdonc ! »

Ils y furent à nouveau.

La bande se précipitait dans l’escalier.

Les coups pleuvaient dans le noir, les ombres se rejetaient dansla cour en hurlant. Claude laissa Sylvie dans la chambre pourquelques secondes, agrippa Richard qui avait dû remonter quelquesmarches : « Enfermons-nous dans la chambre ! luidit-il. À travers la porte ou par la fenêtre on pourra peut-êtres’entendre ! »

En deux bonds les jeunes gens furent contre la porte de lachambre, mais cette fois la porte était fermée !…

« Ouvre ! » cria Claude à Sylvie.

Mais il n’y eut aucune réponse, et la porte resta close.

– N. de D. ! grinça Palafox ! nous sommesf… ! Tirons dans le tas !

Ils tirèrent. Il y eut de nouveaux hurlements.

– À l’eau ! souffla Palafox, et il entraîna Claudedans le gouffre.

Ils disparurent dans l’eau tourbillonnante ; autour d’eux,les balles crépitèrent.

– Je crois que Palafox en a ! criait Rafa.

Mais des voix :

– Nous nous f… de Palafox ! c’est la peau de l’autrequ’il nous faut ! Elle vaut davantage… On nous la paieraitcher !…

Tout à coup les corps apparurent une seconde dans la nuit, sedébattant dans une écume jaillissante.

– Pas la peine de tirer, fit Rafa. La rivièresuffit !…

En effet, le remous de la vanne entraînait ce que l’on voyaitsurnager des deux jeunes gens. Un bras se dressa dans un rayon delune… et l’on entendit un grand cri de Palafox !… puis, toutrentra dans la nuit de la roue du moulin qui continuait à tourneravec une force que rien ne semblait devoir arrêter.

– Eh bien, c’est fini !… Maintenant, il ne nous resteplus qu’à ramener l’enfant, fit Rafa.

Ils grimpèrent à la chambre et firent sauter la porte… lachambre était vide. Ils ne retrouvèrent personne… niMlle Lauenbourg, ni les Mathieu. Du reste, c’étaitl’habitude des Mathieu de ne point se mêler aux querelles de leurspensionnaires.

Chapitre 15DRAME DE FAMILLE

Quand Mme Milon-Lauenbourg rentra dans sesappartements du Trianon-Lauenbourg, le soir où elle était alléerendre à l’U. R. B. la petite visite à laquelle l’avaitinvitée ce bon M. Barnabé, ce fut à grand-peine qu’elle trouvala force de se traîner jusque dans sa chambre.

Sa première femme de chambre, Thérèse, arriva juste pour lesoutenir au moment où elle allait s’abattre au pied de son lit. Etcomme Thérèse s’empressait de lui faire respirer des sels, ellepria celle-ci d’appeler Nounou. Nounou arriva. Isabelle n’avaitconfiance que dans cette vieille femme qui l’avait élevée, quiavait élevé sa fille.

Quand elle fut seule avec elle, elle se fit mettre au lit. Elleétait glacée et claquait des dents.

Ce bon M. Barnabé ne s’était pas vanté. Grâce à lui,Isabelle savait maintenant le vrai visage de celui qui se cachaitsous le masque du ministre du trésor, et elle n’ignorait plus quiétait M. Legrand.

Un seul homme pouvait briser cette idole tout en or, ce Molochdévorateur… et c’était ce bon monsieur Barnabé !… Il pouvaitle faire sans que la prodigieuse infamie de ce maître de l’heurefût à jamais inscrite avec le nom de Lauenbourg en fronton del’histoire du crime ; oui, il paraissait bien que celamentable, ce misérable, cette poussière d’homme qu’étaitM. Barnabé pouvait en silence, replonger le Mal au Néant. Etnul ne saurait jamais rien !

Et sa famille serait sauvée… et sa fille lui serait aussitôtrendue. Mais à quel prix !…

Il fallait qu’elle prononçât d’abord un mot, qu’elle laissâttomber une parole de consentement, simple, effroyablement.

Qu’attendait-elle ? Si elle ne pouvait parler, qu’elle fitau moins un signe ! Ou tout au moins qu’elle laissât entendrepar son attitude qu’elle n’était plus qu’une pauvre chose donton pouvait disposer et peut-être déjà eût-elle retrouvé safille en rentrant chez elle !…

Car enfin, si ce bon M. Barnabé avait le pouvoir de luirendre sa fille, c’est qu’il avait eu, de toute évidence, celui dela lui prendre.

Sa vie n’avait été qu’une immense misère.

Elle avait cru pouvoir se venger du désir des hommes qui, unefois déjà, l’avait faite martyre ; mais elle devait se courberà nouveau. Elle avait cru sa Passion terminée. Elle commençait. Ilne s’était agi que d’elle, autrefois… mais maintenant !…Hélas ! pendant qu’elle hésitait encore… que faisait-on desa fille ?

Nounou, protectrice et penchée sur la couche de la malheureuse,l’entendit prononcer un nom : Sylvie !

Alors, la pauvre vieille s’écroula sur les genoux et sanglotaprès de sa maîtresse, les mains jointes, et elle parla :

– J’avais juré de me taire !… on m’avait fait jurercela pour l’honneur de mademoiselle… mon silence pouvait encore lasauver, me disait-on. Madame me pardonnera ! Madame ne metrahira pas… Il faut que madame sache que mademoiselle n’a pasété enlevée… Non… non… mademoiselle est partied’elle-même !… Oui, de son plein gré !… Mademoisellesavait qu’on allait venir la chercher…

Et elle raconta, la bonne vieille !

– Vous comprenez, madame, j’aime bien aussi mademoiselle…et j’avais promis aussi à mademoiselle de me taire ! Cettenuit-là, c’est elle qui a pris le linge dont elle pensait avoirbesoin. C’est elle qui a tout préparé. Quand je suis entrée dans lachambre, elle était à la fenêtre, elle parlait à M. Corbières.Ils avaient arrangé entre eux toute l’affaire, pour faire croire àl’enlèvement. Mais mademoiselle est partie avec M. Corbières.Mademoiselle n’est peut-être pas si malheureuse que ça !

Isabelle s’était redressée sur son lit. Elle écoutait Nounou…Comme elle l’écoutait !… Nounou ne parlait plus que cette mèrel’écoutait encore.

Enfin, elle dit, presque joyeuse :

– Tu es sûre de cela, Nounou ? Tu es vraimentsûre ?…

– Oh ! madame, tout à fait sûre…

Et elle lui donna encore des détails.

La vie battait à nouveau dans les artères de la patiente, sespommettes étaient roses… ses joues brûlantes ; il y avait uneflamme nouvelle dans ses yeux admirables :

– Eh bien, Nounou, s’écria-t-elle… elle a bien fait !Elle a bien fait de partir avec M. Corbières puisqu’elle aime.C’est un honnête homme, celui-là !… elle a bien fait !elle a bien fait !… elle a bien fait !…

Et elle éclata en sanglots.

– Ah ! madame est sauvée puisqu’elle pleure !gémit Nounou.

– Oui, je suis sauvée, Nounou… vite ! va me chercherce qu’il faut pour écrire !

Nounou s’en fut dans le boudoir et revint avec l’écritoire.

– Va-t’en et ferme la porte. Nounou, je terappellerai ! Quand elle fut seule, la malheureuse femmecontinua d’écrire en pleurant de joie ; son papier étaitinondé de ses larmes. Et voici ce qu’elle disait à safille :

« Mon enfant, ma Sylvie adorée… Je sais tout ! Nounoum’a tout dit !

« Tu as bien fait de t’en aller avec celui que tu aimes…Et surtout ne reviens jamais !… Ton père est unmonstre ! Je suis sa victime depuis le premier jour où je l’aiconnu. Mais je ne soupçonnais pas le degré où pouvait atteindre soninfamie !… On ne pourra jamais mesurer les crimes de cethomme. On vient de me les dévoiler !… Demain, le monde entiersaura cela !… j’aime mieux mourir !… j’aurais eu encorela force de supporter le fardeau de la vie pour toi, maSylvie !… Si tu étais restée sous le toit de cette maisonmaudite, que n’aurais-je pas fait ?… mais maintenant que jesais que tu l’as quittée de ton plein gré et que tu n’as rien àfaire avec le passé et que tu as rompu les chaînes du Destin, moiaussi je me libère… je me libère dans la mort, en t’adressant mondernier adieu ! Puisque tu as mis ton amour au-dessus de tout,sois heureuse dans les bras de celui que tu aimes. J’ai pris toutela douleur pour moi ! Mais toi, tu m’as délivrée !…Adieu, mon enfant, ma petite Sylvie, mon ange… Tu ne me feras plusde reproches, maintenant. Tu ne me diras plus :« Pourquoi tant de patience ?… Pourquoi rester avec cethomme qui ne sait que te faire souffrir !…Allons-nous-en !… » Sois satisfaite : Noussommes parties !… Nous sommes parties !… »

Elle embrassa ce chiffon avec plus de fièvre que dedésespoir.

Il lui semblait qu’elle avait enfin trouvé un remède à tous sesmaux. Elle appela Nounou… Elle lui fit à nouveau soigneusementfermer la porte. Elle cacheta la lettre dans une enveloppe surlaquelle elle traça « Pour Sylvie. » Elle remit le pli àNounou :

– Tu vas me jurer sur ton salut, Nounou, que tu neremettras cette lettre qu’à ma fille quand tu la verras, et il sepeut que je ne sois point là… Oui, j’ai décidé de partir en voyage…Mais, d’abord, je vais me reposer… Nous reparlerons de cela tout àl’heure… Jure d’abord !

Nounou jura et cacha la lettre sur elle.

– Maintenant, laisse-moi… Ah ! vois-tu, Nounou !…ce que tu m’as dit me redonne le goût de la vie. Je croyais qu’onm’avait volé ma fille. Et elle est avec M. Corbières !…Oh ! je suis bien tranquille, bien tranquille !…

Et elle sourit à la vieille servante.

– Embrasse-moi, Nounou !

Elles s’embrassèrent et Nounou se retira dans la pièce à côté,prête à intervenir au moindre appel. Thérèse vint la rejoindre. Etnaturellement la questionna avec toutes les marques de la plusgrande affection pour sa maîtresse. Du reste, ce n’était point uneméchante fille que cette Thérèse.

Il n’y avait pas dix minutes que les deux femmes se trouvaientensemble quand leur attention fut attirée par un gros gémissement,par un affreux soupir de douleur qui venait de la chambre de leurmaîtresse, et puis il y eut la chute d’un corps. D’un mêmemouvement, elles se jetèrent à la porte, mais celle-ci était ferméeà l’intérieur. Elles appelèrent. On accourut. Nounou criait :« Madame se périt ! Madame se périt ! » Ellecomprenait maintenant la comédie que sa maîtresse lui avait jouée.La lettre dont elle était dépositaire ne faisait que la confirmerdans ses affreux soupçons.

Il fallut enfoncer la porte. On trouva Isabelle étendue près deson lit d’où elle avait roulé, et l’on ramassa près d’elle unflacon de laudanum dont elle avait vidé entièrement le contenu.Elle se remit à gémir affreusement, les yeux révulsés, les mainsaux entrailles. On n’eut aucun mal à la faire vomir. Le médecin dela famille, le professeur Bernhardt, accourut au premier appel,rassura tout le monde et donna les soins les plus urgents. Depuisune heure on téléphonait de tous côtés pour joindreMilon-Lauenbourg qui n’était plus à l’U. R. B., et qui nese trouvait pas non plus au ministère. On ne savait pas non plus oùétait passé le comte de Martin l’Aiguille.

Enfin, arriva M. Barnabé, très empressé et tout à fait audésespoir. Il eut une courte conférence avec Thérèse, qui lerassura un peu ; il questionna Nounou, il montrait un chagrininfini, avec les larmes aux yeux : « Ce pauvreM. Lauenbourg ! quand il va savoir cela ! Lui quiaime tant sa dame ! »

Il eut l’extraordinaire outrecuidance, dans son aveugledévouement pour la maison, de demander à être reçu parMme Lauenbourg, aussitôt que celle-ci serait enétat de voir quelqu’un. Il se tenait près de la porte de sa chambreet on dut le faire reculer jusque dans le salon. Nounou trouvaitcette conduite indécente et Thérèse se demandait, stupéfaite, si lebonhomme avait encore tout son bon sens. Mais elle put juger de lalucidité de ce bon M. Barnabé quand celui-ci luiexpliqua :

– Dès que vous serez seule avec madame, dites-lui donc queje suis là et que je lui apporte d’excellentes nouvelles demademoiselle. Vous savez mon dévouement pour votre maîtresse, etj’imagine qu’on ne saurait trouver de meilleur remède à ses mauxque celui dont je vous charge. Allez, ma fille !

Thérèse revint dix minutes plus tard : « Madame estsauvée ! Elle entend tout ce qu’on lui dit ! »

– Lui avez-vous parlé ?

– Oui, elle vous remercie. Elle aussi a de bonnesnouvelles de mademoiselle !…

– Ah bah !… et peut-elle me recevoir ?

– Non ! elle ne veut recevoir personne.

– Personne. Pas même moi !

– Non, monsieur, elle a même consigné sa porte à son mari,dans le cas où M. Lauenbourg, que l’on cherche partout,arriverait ! Le docteur dit qu’il ne faut surtout point lacontrarier, car il craint pour sa raison !…

– Thérèse, il faut que je parle àMme Lauenbourg. Allez le lui répéter de ma part. Jevous l’ordonne !…

– Bien, monsieur !

Deux minutes plus tard, Thérèse était de retour.

– Monsieur Barnabé, voici ce que madame m’a répondu :« J’aime mieux mourir ! »

Le bonhomme devint d’une pâleur de cire, ramassa son chapeau ets’en alla, courbé en deux. Devant la porte du palais, il duts’effacer pour laisser passer son fils André et Spartacus, quisoutenaient Mlle Lauenbourg, descendue d’une autoqui venait de s’arrêter devant le perron. La jeune fille paraissaitplus morte que vive. En voyant passer Sylvie au bras de son filsaîné et sous la haute surveillance du Nubien, le bonhomme Barnabése redressa comme galvanisé par une énergie nouvelle.

Le retour de la jeune fille mettait toute la demeure enrévolution. Nounou accourut au-devant d’elle et la poussa dans lachambre de sa mère. Alors, on entendit le cri deMme Lauenbourg en retrouvant sa fille :« Pourquoi es-tu revenue ?… Pourquoi es-turevenue ? »

Et la malheureuse se prit à délirer : « Il seraitétrange, fit entendre le professeur Bernhardt à deux de sescollègues qui avaient été réunis par lui en consultation, qu’unévénement qui aurait dû lui rendre la raison la fit devenir tout àfait folle. »

Chapitre 16PREMIERS CRAQUEMENTS

Le retour de Mlle Lauenbourg chez ses parents,au bras du fils Ternisien, fit un scandale énorme. Il faut biendire que les journaux s’y employèrent d’une étrange sorte.

Certains articles se faisaient perfides.

« Nous savons que Mlle Lauenbourg, quiavait besoin de repos, était venue de son plein gré à lacampagne, cachant à tous sa retraite et ne se doutant point del’affreux scandale que son brusque départ déchaînait derrière elle.Elle n’était point prisonnière au Moulin-du-Gué, et les Mathieu ontété les premiers à s’épouvanter de voir leur paisible demeuretransformée en un affreux champ de bataille… D’autre part, nousn’ignorons point que M. André Ternisien s’est absenté de Parispendant plusieurs jours… Loin de nous la pensée qu’il y ait eurendez-vous… mais lui aussi pouvait être inquiet de la disparitionde Mlle Lauenbourg, et s’il l’a trouvée, c’est sansdoute qu’il la cherchait. Maintenant, imaginons que la brusqueintervention de M. Corbières ait précipité les choses et queMlle Lauenbourg, cédant aux instances deM. Ternisien, ait consenti à se laisser ramener à Paris plustôt qu’elle ne l’eût désiré… et voilà l’affaire réduite à sa plusmince importance. D’autant que nous savons tous en quelle estimeles Lauenbourg tiennent la famille Ternisien et la place de toutpremier ordre qu’occupe dans la maison l’honorableM. Barnabé ! Espérons donc que cette affaire, qui a déjàfait trop de bruit, se terminera mieux qu’on eût pu l’espérer toutd’abord. »

C’était parler clair. M. Barnabé en parut ébloui. MaisM. Lauenbourg en fut comme foudroyé ; quand il revint decette secousse et qu’il eut reconquis quelque force pour exprimerla rage qui le dévorait, il courut au bureau de ce bonM. Barnabé. Mais ce bon M. Barnabé était absent. Lesaffaires de la maison lui avaient fait quitter Paris pourquarante-huit heures.

Sans doute pensait-il que, pendant ces quarante-huit heures-là,la fureur de M. Lauenbourg aurait l’occasion de se calmer. Sitel avait été son calcul – ce que nous ne saurions affirmer –M. Barnabé était loin de compte, car cette occasion ne setrouva point.

Qu’un homme comme Barnabé l’eût lâché, voilà qui renseignaitplus que tout Lauenbourg sur son malheur. Il s’était toujours méfiéde Martin l’Aiguille et, depuis longtemps, il pensait à lesacrifier. Mais Barnabé ! C’était son chien quil’abandonnait.

Il ne pouvait s’avouer que lui, Lauenbourg, fût un imbécile.Barnabé avait fui sa colère, à la suite du scandale du retour de safille et d’André, et le bonhomme allait revenir ! C’étaitcela, sa chance, la dernière qui lui restât. Il la jouait encore.Ses ennemis ne pouvaient avoir été armés que par Barnabé. Il nepouvait se résoudre à y croire.

À ce moment, un huissier vint annoncer que M. Barnabédemandait à être reçu par M. le ministre, tout de suite.

– Faites entrer ! jeta Lauenbourg.

L’huissier poussa Barnabé et referma la porte. Lauenbourg etBaruch étaient déjà auprès de Barnabé qui paraissait étouffer,incapable de prononcer une parole !…

– Ah ! monsieur le directeur !… finit-il parprononcer d’une voix rauque… tout ! ils ont toutpris !…

– Quoi ? quoi ?

– En mon absence… le coffre-fort… défoncé, éventré… ilsm’ont cambriolé. Les dossiers !…

Lauenbourg lui avait sauté à la gorge… mais l’autre râlaitencore sous ses doigts : « Tout !… ils onttout ! »

– Bandit ! hurla Lauenbourg.

M. Barnabé roula sur le parquet. Quant à Baruch, n’écoutantplus ce que lui criait Lauenbourg, il se sauvait, fuyaitl’U. R. B. comme s’il y avait eu la peste dans lamaison.

Lauenbourg vidait une carafe d’eau dans sa gorge où soufflaitune forge. Barnabé se releva en titubant, puis se laissa tomberdans un fauteuil, se prit la tête dans les mains.

Lauenbourg s’en vint à lui, le redressa brutalement. Alors, ils’aperçut que le bonhomme pleurait, mais pleurait comme un enfant.Un bandit ou un imbécile.

– Barnabé ! lui dit-il, tu crèveras de mamain !

– Oui ! monsieur le directeur, soupira Barnabé ens’essuyant les yeux. C’est tout ce que j’ai mérité. Et je seraiencore heureux de donner ma vie à monsieur le directeur !

– As-tu fini de faire l’idiot !… Ça ne prend plus avecmoi !… Puisque tu avais une chose pareille à me dire, pourquoias-tu parlé devant Baruch ?

– Pour qu’il le répète partout, monsieur ledirecteur ! Monsieur le directeur va connaître ses vraisamis !… On croit monsieur le directeur perdu. On compte sansle père Barnabé. On verra !…

Dans l’abîme où il roulait, Lauenbourg espéra. Barnabé s’essuyaencore les yeux…

– J’aurai eu tous les malheurs dans ma vie ; j’aiperdu ma femme que j’adorais… et j’ai un fils qui est l’âme damnéed’un Roger Dumont… car monsieur le directeur pense bien que le platqui nous est servi en ce moment est du Roger Dumont tout pur… C’estmon fils Daniel, aidé par Spartacus, un homme de Roger Dumont, quej’avais pris à mon service et que je payais cher – pas assez à cequ’il paraît – qui a fait le coup, instruit et poussé par RogerDumont. L’affaire a été menée avec célérité et mystère. Spartacus,le coup fait, en est mort. Roger Dumont ne tenait pas à conserverun témoin pareil. Au point où en est Roger Dumont, c’est la mort detous ceux qu’il combat et aussi de tous ceux qui le servent. Àmoins que ce ne soit sa ruine. En ce moment, monsieur le directeur,Roger Dumont est si bien armé contre vous qu’il peut vous imposerles conditions qu’il voudra : sa nomination de ministre de lapolice au conseil de demain matin, avant le scandale desrévélations Corbières à la Chambre ; eh bien ! moi, jeviens vous dire : demain, au Conseil, monsieur le ministre duTrésor pourra proposer qui il voudra comme secrétaire général del’Intérieur et directeur de la police de Sûreté générale. Vouscasserez le Roger Dumont comme une paille, et il ne s’en relèverapas ! Le père Barnabé n’aime pas qu’on le cambriole !surtout quand c’est la police qui s’en mêle ! On le croit tropbête !… Alors, il cambriole à son tour ! Et puisqu’il al’honneur d’avoir un fils qui émarge à la rue des Saussaies, ils’en sert !… Monsieur le directeur, j’ai promis cent billets àDaniel ! Est-ce trop ?

– Et toi, qu’est-ce que tu veux ? demanda Lauenbourg,médusé.

– Oh ! moi, rien, monsieur le directeur !… J’aimetant votre maison que je donnerais mes derniers sous pour mieux laservir… Si je vous demande quelque chose, c’est pour mes enfants.Comme tant d’autres, j’aurais pu m’enrichir à l’U. R. B.,mais mon honnêteté bien connue…

– Parle ! que veux-tu encore ?

– Monsieur le directeur… je vous ai demandé cent millefrancs pour Daniel, qui est un chenapan… mais je ne vous ai encorerien demandé pour André, qui est un honnête homme. Figurez-vousqu’à la suite de cette triste histoire de l’autre jour, où il n’aagi que dans le désir de vous être agréable, il est plongé dans leplus grand désespoir, parce qu’il vous voit furieux !… Ils’est présenté, sur mes ordres, plusieurs fois, auTrianon-Lauenbourg, pour implorer son pardon dans le cas où ilaurait commis quelque maladresse et aussi pour prendre desnouvelles de la santé de Mlle Lauenbourg, qui estbien ce qu’il y a de plus cher au monde. On l’a rudement mis à laporte…

– Il sera mieux reçu à l’avenir ! laissa tomberLauenbourg.

– C’est nécessaire, monsieur leministre !…

En disant ces mots, ce bon M. Barnabé semblait avoirgrandi. Il avait perdu toute obséquiosité… Ses yeux, ordinairementpâles et fuyants, dardaient sur le ministre une petite flammeaiguë, pénétrante comme l’acier.

Le ministre se dit : « Ce n’est pas un imbécile !Ce n’est pas un bandit !… C’est un monomane !… Je leferai enfermer !… »

Chapitre 17LA PÉNICHE CHINOISE

Il était quatre heures du matin quand un taxi de louagedébarqua, cette nuit-là, à l’angle de la rue de Ponthieu, DanielTernisien. Il n’arrivait point à ouvrir sa porte ; quand cefut fait et qu’il fut chez lui, dans le petit jardin qui précédaitson rez-de-chaussée, il poussa un affreux soupir.

Il était nu-tête. Sa face était terreuse, ses cheveux endésordre collés sur ses tempes, ses paupières closes, sa boucheamère, ses traits ravagés. Il n’avait plus de faux col, plus decravate, son plastron maculé, son smoking fripé, poussiéreux,ignoble.

Il souleva un instant une paupière lourde, gémit à nouveau,tenta quelques pas… Enfin, il fut chez lui, dans son appartement.Il y eut une lumière subite et une voix de femme au fond de lachambre : « C’est toi, Daniel ? » il éclata ensanglots, comme un enfant ; la femme accourut, à peu près nue.C’était Thérèse.

Elle l’entoura de ses bras, le porta : « Ah ! monpauvre petit ! » Il pleurait toujours, râlait de douleur,cependant qu’elle le déshabillait, lui préparait un bain :« Ils ne t’ont pas fait mal, au moins ? Ils ne t’ont pasfait mal ? »

Il secouait la tête, toujours pleurant : « Ah !si tu savais d’où je reviens !… ce que j’ai vu ! »Elle l’embrassait, le dorlotait, le consolait : « C’estRikiki qui t’a conduit là, n’est-ce-pas ? »

– Oui, c’est Rikiki ! Comment sais-tu ?…

– Je savais que tu devais aller là, et je me suis biendoutée que c’était elle qui t’y conduisait !

C’était à Thérèse de pleurer maintenant.

– Thérèse ! Thérèse ! j’ai vu le cimetière deM. Legrand !…

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Ah ! tu ne sais pas, tu ne sais donc pastout ?

– Je sais bien qu’il se passe des choses à la Pénichechinoise… Je sais même qu’il y a des dames du monde qui ont étéadmises aux soirées vertes… mais « le cimetière deM. Legrand », non ! je ne sais pas ce quec’est !… Allons, parle, je t’écoute !…

L’autre se tut, ferma les yeux.

– Ils t’ont fait prendre de la drogue, hier soir…

– Oui, c’est vrai ! ça a commencé chez la Taupe… sielle avait su quel rêve elle me préparait ! Car, quand j’ypense, tout cela m’a l’air d’un cauchemar… Mais quelcauchemar !… oh ! j’étais bien quand Rikiki est arrivéeavec son prince Boche.

– Une question, mon chéri ! Martin l’Aiguille n’enétait pas ?

Daniel tressaillit et sa main se crispa sur le poignet deThérèse…

– Tais-toi ! Ah ! tais-toi… Il en étaitpeut-être…

– Que veux-tu dire ?

– Rien, rien, non ! Je ne pourrais rienaffirmer ! Mais j’en ai encore froid dans les moelles… il enétait peut-être !

– Écoute ! depuis quarante-huit heures, on nesait pas ce qu’est devenu Martin l’Aiguille et j’ai besoin de lesavoir… Si tu pouvais me mettre sur une trace…

– Je te dis de te taire ! répliqua encore une foisDaniel, j’ai la langue coupée ! Oui ! lalangue coupée ! Demande à Rikiki… elle t’expliquera quec’est un proverbe chinois… quand on a la langue coupée, on ne peutplus parler, tu comprends !… tu comprends !… Alors ne medemande plus rien ! Oh ! cette Rikiki !

– Tu la découvres seulement ?

– Elle était si douce avec moi, c’est à ne pas croire. Maisc’est fini !… Je te le jure. Ce n’est pas la première foisqu’elle allait là-bas, elle !… et on dirait une enfant… avecses yeux clairs, son sourire de seize ans ! Atroce !atroce !

– Mon chéri ! réponds à mes questions… le princeBoche… oui, le Munichois n’a pas parlé de Martinl’Aiguille ?

– Non, mais attends… Presque sur les talons du prince et deRikiki est arrivé un type très chic, très grand seigneur, mais unesingulière figure, à la fois rieuse et redoutable, toute balafréed’une cicatrice qui semblait le partager en deux, debiais !

– Son nom ?

– Ils l’appelaient Vladimir.

– C’est lui ! souffla Thérèse… C’est Volski !Ah ! le patron fait venir tout son monde.

– Où l’as-tu connu, ce bonhomme-là ?

– À Varsovie…

– Tu as donc servi en Pologne ?

– Oui, comme femme de chambre de Mme Kromerjeune… tout cela se tient, vois-tu ! c’est Legrand et Cie.

– Très possible, le Vladimir, lui, était accompagné dequelques Bird’s eyes et de leurs petites amies…

– Il reste donc encore des « snobs »… je lescroyais tous écrabouillés au moulin…

– Il paraît que Rafa va mieux… mais Palafox a salementécopé ! À propos de Rafa, tu ne sais pas qui j’ai vu à laPéniche chinoise ? La grosse Millière ! Oui !elle-même ! mais avec Rikiki c’étaient les seules Françaises…Le reste, quelle racaille cosmopolite ! Et on appelle ça desfemmes du monde ! de quel monde ? C’est à vous dégoûterde tout ! Moi, je suis une petite fripouille mais je suissain ! Enfin, je ne savais déjà plus ce que je faisais quandils m’ont emmené… On a pris des autos… On est allé jusqu’au pontd’Auteuil… Il y avait là une lueur verte, au ras de l’eau…« Chouette ! a dit la Taupe, ils nous ont attendus !je croyais bien qu’on serait en retard !… » Cesont les derniers mots que je lui ai entendu prononcer !

« C’était quelque chose de silencieux et de sinistre cetteboîte verte, énorme, qui semblait se cacher dans la nuit du pont.J’étais allé quelquefois dîner à la Péniche chinoise quand elleétait dans Paris. Mais je ne lui connaissais pas cette couleurverte… Nous avions quitté les autos sur le quai et nous descendionssur la berge sans dire un mot… les petites femmes elles-mêmesavaient l’air impressionnées… Rikiki et la Taupe, en avant, nousmontraient le chemin… Le prince Boche et Vladimir me soutenaientchacun sous un bras… En plus de la drogue, ils avaient dû me faireboire quelque chose… je me sentais incapable d’un effort, d’unerésistance… et cependant, léger, léger…

– Comment est-elle faite, cette Péniche ?

– Mon Dieu, on eût dit un immense sarcophage flottant…recouvert d’un prodigieux tapis dont nous ne voyions bien que lesfranges qui dépassaient tout le contour du bordage. Au bout de lapasserelle cette sorte de tente s’entrouvrit pour nous laisserpasser et se referma derrière nous… par les soins de domestiqueschinois… Je m’arrêtai, comme hébété d’horreur devant la vision d’undancing où semblaient ne s’être donné rendez-vous que des fantômes,assis en silence autour de petites tables dont les nappesrecevaient le reflet de cet infernal éclairage vert… et les visagesaussi étaient éclairés en vert… et les épaules nues… et les gorgesplates… et les dos décharnés… je t’assure que dans cette assembléede squelettes, la grosse Millière était à pouffer de rire, maispersonne ne riait en vérité, à l’exception des têtes de mort quiétaient enfermées dans des petites cages d’osier.

– Des têtes de mort ? des vraies têtes de mort ?…Quand on m’a parlé de cela, dit Thérèse, j’ai cru que c’étaient destêtes de cire…

– Tais-toi !… moi aussi je l’ai cru, mais paslongtemps… c’étaient de vraies têtes coupées qui étaient enferméesdans des cages et étaient aussi des lanternes. À l’arrière, sur uneestrade tendue de drap blanc, qui est de deuil là-bas… quelquesmusiciens au repos… en smoking, très corrects et très chinois toutde même… Des bijoux, des perles, tu penses ! Trois ou quatrefemmes avaient des masques… La grosse Millière en avait un, maiselle aurait pu s’en dispenser… Il n’y a qu’elle pour avoir cesseins-là ! Tu ne sais pas avec qui elle était ? avec lepetit Lapostolle… Rafa lui cassera la figure à celui-là, à sasortie de la clinique. Il tient au râtelier de la vieille !…Soudain le bateau glissa… nous nous éloignions de Paris… oncommença à manger des choses innommables, chinoises, en silence…oui, on ne disait rien, ou l’on parlait bas… tout bas…pourquoi ? Le père Kaolin fit une apparition… serra quelquesmains… dit deux mots à la Taupe qui me regarda en souriant, saluatrès bas Vladimir, qui ne lui rendit même pas son salut…

« À ce moment, nous passions Meudon… les musicienscommencèrent à jouer… instruments bizarres, musique grinçante,agaçante, spasmodique… et des femmes se levèrent invitées parles Bird’s eyes… Peu à peu, arrivaient de l’entrepont, parles deux roufs, des couples assez étranges et qui glissaient collésl’un à l’autre, dans un secouement perpétuel et hiératique…

« Ils étaient les hôtes peut-être depuis plusieurs jours,car la Péniche prend des pensionnaires. Et ce fut comme une espècede contagion rapide. Il ne resta plus personne autour des tables.Je me trouvai, je ne sais comment, entre les bras d’une petitefemme que je n’avais jamais vue, aux yeux bridés, aux prunelles dejade, au chignon noir planté d’énormes épingles… une femme delà-bas, assurément, habillée ou plutôt déshabillée à l’européenneet faisant claquer dans un « charleston » impitoyable,ses hauts talons d’or. On voyait qu’elle faisait partie de latroupe ; elle ne paraissait nullement impressionnée… elle meparlait d’une voix très douce.

« – Vous amusez-vous un peu chez nous, monsieur ?C’est la première fois que vous venez. J’ai vu ça tout à l’heure àla façon dont vous avez regardé les têtes coupées… »

« – Qu’est-ce que c’est ces têtes-là ? luidemandai-je. Est-ce que c’est cette horreur que l’on appelle« le cimetière de M. Legrand ? »

« – Mais non, mais non ! me fit-elle avec un sourired’enfant. Vous confondez le cimetière avec le dancing ! Cestêtes-là, ce n’est rien du tout ! Ce sont les têtes desuppliciés qu’il a rapportées de là-bas et qu’il traînepartout, pour l’ornement de la fête ! Vous comprenez…quand le coupe-coupe a fait son affaire, la famille estsouvent autorisée à racheter la tête, mais pas toujours. Alors latête est ébouillantée et placée dans une case d’osier et exposéesur la place publique pendant des semaines… Alors la famille n’enveut plus ; alors qui veut l’achète, pourl’ornement ! Le père Kaolin est un malin. Il connaît sonaffaire… Vous n’avez pas vu son petit musée ? Il en est trèsfier. Venez !

« Et elle me poussa dans le rouf, où un domestique chinoisme reçut. Je fus dans le petit musée… Là, je ne vis d’abord que desvitrines et, dans ces vitrines, toutes sortes d’instruments desupplice qui ne m’étaient pas inconnus, parce qu’un jour depromenade, en sortant du Bon-Marché, où j’étais allé attendre unepetite vendeuse, celle-ci m’avait fait entrer dans le jardin desMissionnaires, où il y a de beaux arbres, et, tout au fond, unbâtiment où est exposée toute la coutellerie chirurgicale inventéepar les peuples d’Orient pour défendre leur religion contre lesenvoyés de Jésus. Je retrouvai dans le musée de Kaolin toutes mespinces, tenailles, griffes d’acier, coins, canifs, scies et autresmécaniques à découper la chair humaine, avec de charmantesétiquettes explicatives. Et, au centre sur une grande pancarte, onpouvait lire quelque chose comme ça ! « La justicechinoise est rigoureuse. La main du magistrat est presque toujourslourde. Malgré cela, le système judiciaire, si imparfait qu’il nousparaisse, réussit à faire, à peu près partout, respecter lapersonne et les biens de quatre cents millions d’habitants de laChine proprement dite. »

« À ce moment, derrière nous, la voix de Kaolin se fitentendre :

« – Du moins, il en était ainsi, avant l’intervention desétrangers. La sensibilité occidentale nous a apporté l’anarchie.Puisse cette leçon de choses, mesdames et messieurs, servir à latrop jeune Europe ! »

« Alors, je m’aperçus qu’une douzaine de clients du pèreKaolin nous avaient suivis, sans doute tous néophytes commemoi.

« – Ces instruments-là, demandai-je à la jeune personne quim’accompagnait, ça ne sert plus jamais ?

« – Vous voulez rire, monsieur ! me répondit-elle… ilsservent quand on en a besoin !

« – Comment, quand on en a besoin ?

« – Oui, quand on n’a pas été sage ! ou indiscrète… ouqu’on a fait sa petite mauvaise tête…

« – Quand on a fait sa petite mauvaise tête… Quand on afait sa petite mauvaise tête… Alors, on vous décortique… Ça vousest arrivé à vous, mademoiselle, de faire votre petite mauvaisetête ?

« – Quelquefois, quand je m’ennuie ! histoire de voirce que le père Kaolin inventera cette fois-là !…

« – Vous vous moquez bien de moi !

« – Pourquoi. Tenez ! regardez !

« Elle se découvrit la poitrine et les bras et me montrades cicatrices… mais j’avais peine à la croire et je penchais pourquelque comédie… Elle parut très offusquée… Alors, je voulus êtrerenseigné et j’appris des choses… des choses… des choses tout àfait chinoises… Le père Kaolin a monté une entreprise decondamnés à mort !

– Hein ?

– Oui… il achète, là-bas, des condamnés à mort… à desgouverneurs, à des magistrats… il y a longtemps que ce commerceexiste… mais, ordinairement, c’est la famille qui rachète lescondamnés à mort… quand la famille est riche, bien entendu ;là-bas, c’est le truc ! le vieux truc pour devenir riche dansla magistrature… ces messieurs du tribunal s’arrangent pour avoirdes condamnés à mort de famille opulente… Le père Kaolin, lui, estun génie dans son genre… Il achète d’occasion les condamnés à mortde famille pauvre, et ma foi, il en fait ce qu’il veut. Puisqu’ilssont condamnés à mort, ils n’ont rien à dire, n’est-ce pas ?Je t’assure, Thérèse, je t’assure que je n’invente rien… Là-dessusest arrivé le père Kaolin avec sa péniche. Son succès fut presquemoral, n’est-il pas l’exécuteur des hautes œuvres de lamagistrature de son pays ? Au besoin, il te sortira desjugements fortement motivés. Tous ses papiers sont en règle ;le plus que l’on puisse exiger de lui, c’est qu’il transporte saboîte à exécution ailleurs, d’autant que ses condamnés ne lelâcheraient pas pour un empire !

– Quel conte me fais-tu là ?

– Eh ! songe donc, ma chère, qu’on serait capable deles rapatrier ! Pour ce qui les attend là-bas… Et puis tu neconnais pas la fatalité chinoise ! ma gracieuse compagne auxlongues épingles me l’a fait mesurer en quelques mots…

– Elle avait été condamnée à mort, elle aussi ?

– Évidemment. Elle est originaire d’une grande cité sur leYang-Kiang et elle a trompé son mari avec un Français… son mari nes’en serait peut-être jamais aperçu si, un beau jour, elle nes’était oubliée à parler français à son amant devant lui… graveimprudence… procès… peine de mort… et le plus grand supplice.Heureusement le père Kaolin passa.

– Pourquoi le Français ne l’a-t-il pas rachetée ?

– Parce qu’il était venu en Chine pour y gagner de l’argentet non pour le gaspiller avec les petites femmes…

– Mon chéri, tu te remets à plaisanter… cela vamieux ! Je te préfère ainsi. Tu m’as fait une peur enarrivant ! Alors, elle est heureuse ?

– Autant qu’il lui est possible de l’être dans sasituation. Au surplus elle trouve tout ce qui lui est arrivé trèsbien. Elle estime qu’elle n’y est pour rien ! et que les dieuxseuls savent ce qu’ils veulent ! Elle était prête à mourir,comme elle est prête à vivre, prête à se laisser martyriser sur unsigne de Kaolin. J’ai vu des photos… il y en a dans le musée dupère Kaolin et de très curieuses… Enfin, cette femme, qui étaitcomme mon guide, ne se plaignait pas ! Et cependant on lamartyrise quelquefois. Et elle reste là ! Et elle m’a faitcomprendre aussi qu’il y allait de son honneur… de son honneur decondamnée à mort ! Explique ça comme tu voudras, voilà !Il n’y a pas d’exemple qu’un seul de ces Chinois ou de cesChinoises ait essayé de s’échapper. En somme, s’ils vivent encore,c’est grâce au père Kaolin qui est plein d’attention pour eux endehors des supplices, et même pendant le supplice. Il ménage satroupe, tu comprends !

– Je deviens folle !

– Oh ! tout cela n’est rien !

– On m’a raconté que le père Kaolin a toujours prête, pourses hôtes, ce qu’il appelle une séance de bambou. As-tu assisté àune séance de bambou ?

– Oui, et je dois dire que la chose s’est passée assezdécemment, selon la mode chinoise qui veut que la femme reçoive lebambou, non sur la peau nue, mais sur sa robe. Tout de même on arelevé la malheureuse à moitié morte, elle n’avait pas poussé uncri !

– Quand nous sommes remontés sur le pont, c’était le tourdes numéros exceptionnels. C’est là que nous avons eu la séance debambou… et puis une jeune femme, assez jolie ma foi, une Mongole,toute petite, s’est assise tranquillement sur une chaise au milieude nous et a reçu cent cinquante soufflets, pas un de plus, pas unde moins ! On les comptait… c’est le tarif moyen, paraît-il.Il y avait deux gifleurs, un à droite, l’autre à gauche, un premiersoufflet renversait à gauche la figure de la malheureuse, mais lesecond gifleur, d’un autre soufflet, la lui ramenait vivement àdroite, et ainsi de suite avec un rythme, une vitesse croissante.Les gifleurs paraissaient jouer à la pelote avec la tête de lavictime et tout cela en musique.

« – Venez ! venez ! me disait ma compagne… çan’est pas très intéressant !… Venez voir lelynchii !… On a sonné pour lelynchii !

« – Qu’est-ce que c’est ? demandai-je, que lelynchii ?

« – C’est le supplice par dépècement lent ». Alors, çac’est amusant ![1]

« Elle me poussa ou plutôt nous fûmes poussés devant uneporte au-dessus de laquelle on pouvait lire :« Attention ! vous sortirez de là la languecoupée ! »

« J’eus tout de même la force de faire un mouvement enarrière… c’est alors que ma compagne m’expliqua, toujours avec sonsourire d’enfant, que l’on ne toucherait pas à ma langue, maisqu’il vaudrait mieux pour moi qu’elle fût coupée si je devais m’enservir en sortant de là, pour raconter ce que j’y auraisvu !

« Mais je ne voulais pas voir ! non ! non !je sentais bien que je ne devais pas voir cela ! mais jesentais aussi que l’on ne m’avait amené là que pour le spectaclequi était derrière cette porte…

« – Vous ne savez pas ce que vous perdez ! exprima monguide de sa voix angélique. Les quelques personnes qui sont avecvous ont payé des sommes énormes pour voir cela ! mais vous,vous avez un fauteuil pour rien !

« Comprends-tu, Thérèse ? j’avais un billet defaveur ! Il y avait un rideau au fond du couloir… un rideau develours rouge… et devant ce rideau, une petite table garnie depetits instruments en nickel et de boîtes à couteaux. Ainsi, aumusic-hall, sont apportés les accessoires avant l’arrivée desjongleurs. Le voilà, le jongleur… C’est le père Kaolin lui-même. Ilest vêtu d’une robe de soie magnifique, mais il a retroussé sesmanches… Il salue : « Mesdames et messieurs, vous allezassister à une séance de lynchii, telle qu’elle estpratiquée en Chine depuis la plus haute antiquité. C’est unsupplice excellemment national et qui porte toujours sesfruits ! » Ce Kaolin, ma chère, est un grand savant, unpolyglotte aussi… et il parle français comme un universitaire. Sesdiscours sont pleins d’enseignement.

« Il s’est retourné et, sur un geste, le rideau est tirépar un autre Chinois, une espèce de géant. Cette fois, un cri sourds’échappe de ma gorge en feu : « LaTaupe ! »

« – Taisez-vous si vous tenez à la vie !… me soufflama compagne.

– La Taupe était à côté de toi ?

– Non ! En face ! En face !… au fond de lascène, accrochée à une espèce de treillis de fer, les bras en croixet nue jusqu’à la ceinture, les jambes habillées d’une culotte desoie, car, m’expliquait ma voisine, la décence ordonne que la femmecondamnée à mort meure en culotte… J’avais reconnu la Taupe, malgréle masque qui lui barrait le visage. Sa tête pendait sur sapoitrine, mais ses yeux étaient entrouverts. On avait dû, suivantl’usage, lui faire avaler une bonne dose d’opium.

« Le père Kaolin prit tout de suite la parole et nousexpliqua les beautés historiques et scientifiques dulynchii. « C’est un supplice à réveiller unmort », nous dit-il. Voilà une dame que l’opium a rendue à peuprès inconsciente. Mais vous allez l’entendre tout à l’heure !Chez nous, cependant, il y en a qui vont quelquefois jusqu’au boutsans crier et sans opium, mais il ne faut pas trop demander à lajeune civilisation occidentale.

« Là-dessus, il prit des mains de l’aide ses petitsinstruments de chirurgie et, tel un professeur de faculté penchésur la table d’opération, il annonça en quelques phrases brèves lestravaux auxquels il allait se livrer. Je l’entendais toujoursdire : « Premier temps… Excision des muscles dela face antérieure du bras gauche »[2] Ah !ce fut proprement fait ! La chair venait au bout de sespinces, comme du ruban ! « Deuxième temps :Idem pour le bras droit ! » Je te jure ! Je tejure qu’il a dit : idem ! « Troisièmetemps : Ablation par deux incisions demi-circulaires dusein et du muscle pectoral gauches… » Quatrièmetemps : idem pour le côté droit ! Ah !idem ! idem, ce idem me paraissait plus horrible queles horribles cris qui sortaient de la gueule de la Taupe ! Tune penses pas que je vais t’en dire plus long ! Imagine toutce que tu voudras avec cela ! Le cri de la douleur, cettepauvre chair qui se tordait sur cette grille de fer… la grimaceinfernale de visage masqué, le sang de la victime, la parfaitesérénité de l’opérateur, la figure de brute indifférente de l’aide,et moi, moi qui m’étais soulevé, qui voulais me réveiller,sortir de ce que je croyais être la prison du plus épouvantable desrêves, les mains brûlantes qui me rasseyaient, et ces voix atrocesderrière moi qui protestaient contre moi, contre moi quitroublais la représentation :

« Assis ! assis ! » La plus enragée étaitRikiki, qui était si amie avec la Taupe !

« Et, pendant ce temps, le père Kaolin, impassible,continuait le dépècement selon le rite.

« On m’emporta. Par quel miracle me retrouvai-je, quelquesinstants plus tard, hors de cette abomination et l’esprit à peuprès lucide… si bien, ma foi, que je me mis à rire devant macompagne. J’étais assis sur des coussins à côté d’elle… J’avaisrêvé ! Sûrement, j’avais rêvé. Avec la drogue, on peut allerbien loin dans le rêve.

« Et maintenant je voulais partir. Du reste, j’avaistoujours voulu partir… Tout à coup, j’eus une peur nouvelle, et jem’écriai :

« – On ne va pas me garder ici ?

« – Non, non, ne craignez rien. On vous reconduira chezvous. Venez, puisque vous voulez déjà me quitter. Par ici, parici.

« Je dus me baisser pour passer sous une porte très basse.J’entendis aussitôt quelque chose qui se refermait derrière moi etje fus plongé dans l’obscurité la plus complète. J’eus en mêmetemps la sensation que la Péniche s’était arrêtée. Puis ma prisonoscilla. Je m’appuyai au mur. Je retirai aussitôt ma main : cemur était concave et glacé !

« Je touchai encore pour savoir. Mes mains glissèrent surles parois, et toujours cette concavité, ce froid ! Mais,mais… c’était du verre ! J’étais dans une prison deverre !… dans une bille de verre !… Pourquoi m’avait-onenfermé dans cette extraordinaire cellule ?

« Tout à coup, je sentis qu’autour de moi, l’atmosphèrefraîchissait… tandis que ma prison semblait se dérober sous moi, etla lumière verte réapparut, non dans ma cellule mais hors de macellule ! Et je fus alors tout à fait sûr que j’étais dans uneboule de verre, une énorme boule de verre épais toute cerclée decuivre et que cette sphère transparente dont le fond était occupépar un étroit parquet et un banc circulaire, plongeait peu à peudans l’élément liquide…

« D’un mouvement lent et régulier je descendais dans lefleuve[3] . Et les ampoules électriques, autour dece singulier globe, éclairaient d’une lueur sinistre les ondesremuées…

« Or, je ne descendais pas seul dans le fleuve…« La Taupe » y descendait avec moi ! ou tout aumoins ce qui restait de la Taupe ! Elle coulait tout droit,les pieds réunis par un poids qui l’entraînait à sa dernièredemeure !

« On lui avait enlevé son masque… Elle me regardait avecdes yeux épouvantables et ses bras et ses mains qui n’étaient plusqu’une plaie semblaient me faire des signes, comme si elle mereconnaissait et comme si elle me suppliait de l’accompagnerjusqu’au bout de son voyage liquide ; sa perruque roussemontait en flammèches ou se tordait autour de son fronttragique.

« Le plus horrible était que, malgré tout, elleriait, la bouche ouverte, énorme comme dans un masque decomédie. Sa poitrine n’était plus que deux trous, sa poitrinequ’elle comprimait la veille encore avec désespoir… Le couteau dupère Kaolin l’avait débarrassée de cet encombrement, l’avaitproprement mise à la mode du jour. Elle glissa dans de hautesherbes derrière lesquelles elle avait l’air de jouer àcache-cache ! Elle s’enfonça ! elle pénétra dans un limonqui commença de la dévorer. Ma prison de verre, contre la paroi delaquelle j’appuyais un front que recommençait à brûler la démence,s’était arrêtée… je m’arrachai de cette glace, avec un cri, commesi j’y avais laissé un lambeau de ma chair…

« Et je tournai sur moi-même, comme un fou ; alors, jevis… je vis que la Taupe ne serait pas seule dans cette oasis…Ah ! elle aurait de la compagnie ! elle aurait de lacompagnie. Le limon mouvant laissait encore passer des restes deformes humaines : des torses, des têtes aux orbites vidées, unbras… et… écoute ! écoute, Thérèse !… jusqu’au derniermoment – car ma sphère remontait d’un mouvement lent, oh !trop lent ! – je ne pus détacher les yeux d’un long grandcorps, qui n’était encore pris par le lit du fleuve que jusqu’auxgenoux et qui dressait vers le haut des eaux des bras désespérés,des bras qui appelaient encore au secours !… et ce corpssemblait encore tout frais… et… et sa figure, que j’apercevais deprofil, mais dont l’image tremblait et ondulait dans le remous del’eau… j’ai cru, j’ai pensé le reconnaître, je ne pourrais rienaffirmer. Tout de même ! Il y était peut-être, ily était peut-être ! lui… Martin l’Aiguille ! celuique l’on appelait le beau Godefroi et que l’on recherche en vaindepuis deux jours. Enfin, n’importe ! Si je ne l’ai pas vu,lui, je peux dire maintenant que j’ai vu le cimetière deM. Legrand !

– C’est atroce ! murmura Thérèse.

– Il n’y a pas de mots pour dire ce que c’est.

– Et après ? après ?

– Eh bien ! Je me suis retrouvé devant la petite portebasse. On m’avait ramené à bord. Je bondis hors de mon cercueil deverre, en gémissant comme un enfant, je retrouvai ma petiteChinoise qui me prit dans ses bras et me raconta des histoires debrigands de son pays, en me caressant les joues et en penchant surmoi son sourire de poupée. La Péniche avait pris le chemin duretour. Jusqu’où étions-nous allés ? Dans quel coin, dans quelrepli marécageux du fleuve élargi, les pieds dans la vasedévoratrice, flottaient, pour quelques heures encore, les cadavresde M. Legrand ? Deux heures qui me parurent longues commedes siècles se passèrent bien ainsi. Enfin j’eus le droit detraverser un corridor au bout duquel on entendait une sourde rumeurde râles – douleur ? volupté ? – qui pourrait dire ?qui pourrait dire ? Je surgis sur le pont désert. Plus rienque les lanternes têtes de mort aux yeux verts qui se balançaientpour moi seul. Pourquoi cette solitude ? Où étaient lesautres ? Enfin, on arriva. La petite Chinoise réapparut pourme souhaiter bon voyage et un serviteur me guida hors de la tenteet m’aida à gagner la berge d’Auteuil où les taxis attendaient leretour des invités de cette soirée de gala. Je sautai dans un taxien donnant mon adresse… Et voilà…

Sa tête pâle, sur son oreiller, était belle et funèbre… Thérèsel’embrassa. « Maintenant, c’est fini ! Maintenant tusais ! Il fallait que tu saches ! Dors, monchéri ! »

– J’ai peur de dormir ! Surtout, surtout, n’éteins pasla lumière.

– Quelle épouvante ! Tout ce qui nous vient de là-bas,vois-tu, est à base d’épouvante. Et ils ne reculent devantrien ! M. Legrand n’est si puissant que parce qu’ilreçoit sa puissance de ceux qui veulent rebâtir le monde surl’épouvante ! C’est lui qui est chargé de distribuer la bonneprébende ! On commence à compter ceux qui ne touchent pas.Mais si puissant soit-il, M. Legrand aura sonmaître !

– Tu veux rire ! Il est déjà trop tard !Qui ? Un Roger Dumont ?

– Mon petit Daniel, j’ai une commission à te faire… J’ai vuton père cet après-midi…

– Où ?

– Au château… Il y est venu avec ton frère.

– André ? Qu’est-ce que tu me racontes-là ! Aprèsle scandale du moulin, je croyais qu’on l’avait fichu à laporte !

– Toute la famille les a admirablement reçus ! Jusqu’àcette pauvre madame, qui était encore bien faible, mais qui a tenuà voir tout de même ce bon M. Barnabé… Dame ! mon petit,sans doute pour le remercier de ce qu’André lui a ramené safille !

– C’est inimaginable !

– Attends-toi à d’autres surprises… Il est sorti de chezmadame, radieux, le bon M. Barnabé. Il m’a dit :« Thérèse ! il faut bien aimer madame ! Elle est sibonne ! » Je le laissais dire. Au bout d’un instant, ilajouta : Vous devez voir Daniel ce soir !

– Comment savait-il ?

– Oh ! il sait tout, le bonhomme ! Ce n’est paspour rien qu’il a à l’U. R. B. et ailleurs son petitsystème d’espionnage. Et puis, il avait peut-être été précédemmentrenseigné par Spartacus ! Enfin, il m’a dit :« Vous devez le voir… et vous devez l’avertir que jel’attends demain, à trois heures, à l’U. R. B., sansfaute ! »

– Je n’irai pas ! protesta Daniel. Il saitcertainement que c’est moi qui l’ai cambriolé…

– Tu ne l’as cambriolé, mon petit, que parce qu’il l’avoulu ! Vas-y donc ! Il t’attend ! Il a quelquechose de très important à te dire.

Et comme Daniel hésitait encore, elle ajouta :

– Obéis ! Songe au cimetière deM. Legrand !

Daniel se redressa comme galvanisé. Son père commençait àprendre dans son esprit des proportions, des proportions !

– Qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est tout de mêmepas lui qui est le gardien du cimetière deM. Legrand ?

– Possible, mais je sais, de source sûre, qu’il est aumieux en ce moment avec M. Legrand ! Ce qui n’empêcherapas qu’« Il l’aura ! »

– Lui !

– « Il l’a » déjà !

Chapitre 18NUIT HISTORIQUE

Nous entrons dans la période des nuits dites« historiques ». En ces époques de trouble, d’inquiétude,de crise du régime, on appelle « nuit historique » cesnuits où s’élabore, dans un mystère qui ne sera jamais bienpénétré, la politique du lendemain : changement degouvernement ou coup d’État. Ce ne sont point des historiens quimanquent pour ces nuits-là. Quand le danger est passé, les languesse délient et les confidences commencent. C’est alors que deschroniqueurs qui signent X ou Y s’emparent de ces potins, lesconfrontent, les arrangent et trament la légende.

Au fond, on ne sait jamais bien exactement ce qui s’est passéparce qu’il y a trop de gens qui ont intérêt à oublier ousimplement à déformer les faits. Et c’est souvent le principal quireste l’obscur.

Cette nuit-là qui préparait la fameuse « journée du7 » où le Parlement sentit passer le vent du désastre, il yavait réunion intime et secrète des principaux leaders duRéveil des Gaules et de leurs amis, dans le bureau deTromp.

Turmache, le précédent ministre du Trésor, était arrivé l’un despremiers, suivi de près par Hockart et Thénard de l’Eure. Ilsfurent bientôt une douzaine qui avaient partie liée.

Dans cette bataille, chacun pensait à soi d’abord, et c’estpourquoi elle devait se livrer dans des conditions si lamentablespour tous, dans « la journée du 7 »…

Depuis vingt-quatre heures, ça chauffait dur. Tout le mondesavait que ces messieurs préparaient le terrain pour Corbières.Nous avons dit qu’on les croyait très armés. Or, cette nuit-là, àune heure du matin, ils n’avaient encore rien, ils entretenaient lacampagne qui faisait gronder Paris et commençait à épouvantercertains milieux de la haute finance, avec des renseignements oudes documents de seconde main que leur faisait parvenir RogerDumont. Mais ce n’était pas cela qu’ils attendaient… C’était labombe qu’on leur avait promise et qu’ils devaient déposer entre lesmains de Corbières, à ses risques et périls, bien entendu.

La réunion fut tout de suite fiévreuse. Tromp annonça que lepetit Paskin était chez Dumont et qu’il l’attendait depuis onzeheures ! Il n’en avait aucune nouvelle.

Les conjurés se regardèrent. Thénard, qui était le pluspusillanime, prononça le premier :

– Je trouve que Dumont nous fait bien languir !

– Oui, acquiesça Turmache, mais il ne nous fera pasmarcher !

– Qu’en savez-vous ?

– Faudrait voir ! Nous ne sommes pas des enfants, ditTromp, qui était un peu pâle et regardait souvent sa montre.

– En attendant, reprit Hockart, Dumont garde les documentspour lui… Il peut en faire ce qu’il veut et même les rendre àMilon, s’il finit par s’entendre avec lui, après les avoirsphotographiés, Et nous, nous resterons les mains vides !

– Ils ne s’entendront pas, affirma Tromp, sans quoi ceserait déjà fait. J’ai des tuyaux… Lauenbourg en veut à mort àDumont… Si Dumont ne se décide pas pour nous, c’est lui qui est f…et c’est le triomphe pour Milon, demain.

– Qu’annoncez-vous « en première » demain, pourla séance, dans votre canard ?

– La chute du ministère, mon cher, tout simplement, etpeut-être quelque chose de plus grave que cela, à la suite del’interpellation Corbières.

– Vous êtes gigantesques ! Mais si vous n’avez rien,s’il n’a rien, Corbières ?

– Il aura tout ! Paskin me l’a juré !

À ce moment la porte s’ouvrit brusquement et la silhouette dupetit Paskin parut sur le seuil. Il avait une serviette sous lebras. « J’ai tout le paquet ! » fit-il.

Il était haut comme une botte, maigre, mais la figure poupine,les yeux brûlants d’intelligence, et ficelé avec une certaineélégance. C’est lui qui faisait les « Échos » auRéveil et c’était l’homme de confiance de Tromp. À lavérité, il menait la barque pour huit cents francs par mois, maison ne voyait que lui au Palais-Bourbon, au Palais de Justice, dansle ministère, et dans le monde.

« J’ai tout le paquet ! » Ils se ruèrent sur lui.Il fit un pas de retraite.

– Entre ! lui dit Tromp.

– Non ! fit l’autre, je n’entrerai pas !… je n’aipas envie de me faire dévaliser !

Ils avaient tous, en effet, des figures de voleurs.

– Tout de même, nous allons voir le dossier ! rugitLecamus, qui n’était venu que pour ça… et qui avait plus d’intérêtque tout autre à fouiller dans les paperasses…

– Nous n’avons pas le temps ! et puis j’ai promis deremettre le dossier tel quel à Corbières qui m’attend… MonsieurTromp, je voudrais vous dire un petit mot !

Et comme Paskin ne voulait toujours pas entrer, il fallut bienque Tromp sortît. L’autre l’entraîna au fond du corridor. Ilss’entretinrent deux minutes.

Puis Tromp revint et referma la porte :

– Messieurs, tout va bien ! Mais je dois vous quitter.Je serai de retour dans une demi-heure au plus tard. Paskin exigeque je l’accompagne auprès de Corbières… Il veut un témoin quand illui remettra le dossier. Ah ! encore une recommandation :Qu’il soit bien entendu que Roger Dumont n’est pour rien dans lalivraison des documents ! Au besoin Paskin démentirait… On ditdéjà partout que nous les devons à Martin l’Aiguille… Laissonsdire, c’est pour le mieux ! Telle est la consigne. À tout àl’heure, messieurs !

Là-dessus, il les quitta en coup de vent. En bas, il monta dansla petite auto à conduite intérieure de Paskin. Il croyait que l’onallait chez Corbières.

– Pensez-vous ! lui dit Paskin, en démarrant, la boîtede Corbières est trop surveillée… Je lui ai donné rendez-vous à laPorte Maillot…

– Y a-t-il quelque chose sur Lecamus dans ledossier ?

– Oui, un document de première… Si je suis en retard, c’estque j’en ai pris la photo… Vous pourrez le faire« marcher » avec ça !… Je vous montrerai quelquesautres petits papiers quand nous reviendrons et que ces messieursseront partis. Mais j’ai dû être prudent, vous comprenez !Roger Dumont ne blague pas… je ne tiens pas à remplacer Spartacusdans sa cellule, et il y a un bordereau…

– Vous irez loin, Paskin ?

– Pourvu que j’aille longtemps, c’est tout ce que jedemande ; cette vie m’amuse.

Passé la Porte Maillot, ils s’arrêtèrent. Un taxi stationnait aucoin d’une rue qui débouchait sur l’avenue.

– C’est lui, dit Paskin.

C’était lui, en effet. La portière s’ouvrit :

– Voilà ! dit Paskin en sortant de sa serviette ungros dossier ficelé.

– Pardon, messieurs ! leur dit Corbières, mais je nesais ce que vous me donnez là ! Il faut venir chez moi, nouscompulserons et nous signerons un bordereau…

– Écoutez, dit Paskin… le bordereau est tout prêt… ce seravite fait… M. Tromp ne peut aller chez vous ! Il y a desraisons majeures à cela… Entrons dans un café… j’en connais un,tout près d’ici, qui reste ouvert toute la nuit !

C’est ainsi qu’ils pénétrèrent dans un bistrot où, sur le coind’une table, ils passèrent en revue, bordereau en main, un dossierà faire sauter le gouvernement.

Cinq minutes plus tard, ils étaient dehors et se séparaient.

Quand il fut seul dans son taxi. Corbières se dit :« À partir de maintenant, il faut que je m’attende à êtreassassiné ! » Et il tâta son revolver dans sa poche.

À Neuilly, devant la grille de son pavillon, il paya le taxi.Solitude complète sur cette rive de la Seine, du moins apparemment.Il ouvrit lui-même sa grille. Il la referma soigneusement. Il étaitseul chez lui. Pas un domestique. Jeanville avait reçu son congénaturellement. Puisqu’il était prouvé qu’il ne pouvait avoir aveclui que des traîtres, Claude préférait encore être seul !

Mais nous l’avons dit, il s’attendait à tout !

Il avait pensé, un instant, ne pas rentrer, mais où pouvait-ilêtre plus en sûreté que chez lui ?

Au moins, si la police venait « travailler » àdomicile, cela ferait scandale… Et puis, il avait justementrendez-vous, cette nuit-là, avec Lhomond, qui, retourné enprovince, où il l’avait chargé de ses instructions auprès desprincipaux ligueurs, devait revenir à Paris vers les trois heuresdu matin. Il avait décidé que Lhomond coucherait chez lui etl’accompagnerait à la Chambre.

Quant à Palafox, il était encore très souffrant et Claudel’avait volontairement laissé dans l’ignorance des dangers qu’ilpouvait courir. Néanmoins, quand il fut enfermé dans son bureau,seul en face du précieux dossier, ce fut à Richard Cœur de Lionqu’il pensa et il regretta de ne l’avoir pas à ses côtés dans uneheure pareille. Il décrocha l’appareil téléphonique et, au bout dequelques minutes, qui lui parurent bien longues, obtint lacommunication. Ce fut une voix inconnue qui lui répondit.

Il demanda :

– Je suis bien chez M. Palafox ?

– Oui, monsieur.

– Comment va-t-il ?

– M. Palafox est mort !

Il se fit répéter plusieurs fois l’affreuse nouvelle. Elle lejetait dans un désarroi immense et dans une vraie douleur. Quepouvait-il être survenu ? Il l’avait vu le matin même et lesdocteurs paraissaient tout à fait rassurés. Que s’était-ilpassé ?

La personne qui lui avait répondu au téléphone était alléechercher Roxelane, qui n’avait pas quitté le malheureux depuisqu’on le lui avait ramené si cruellement blessé.

– C’est vous, monsieur Corbières ?

Il reconnaît sa voix, qui est étrangement calme et posée.

– Oui, c’est moi ! Qu’est-ce que j’apprends ? Cen’est pas possible !

– Si, monsieur Corbières ! c’est fini ! Richardest mort.

– …

– Mort de ma main ! C’est moi qui l’ai forcé à prendrecette potion…

– Empoisonné !

– Et cependant, j’étais prévenue, allez ! j’étais surmes gardes ! je redoutais tout pour lui. Ah ! vous neles connaissez pas ; ils avaient si peur delui ! Vous me demandez qui soupçonner ? Mais est-ce queje sais, moi ? les domestiques ? l’infirmière ? legroom qui a apporté la potion ? qu’importent ces gens ?Je n’ai pas su le garder ! la criminelle, c’est moi !

– Êtes-vous sûre qu’il a été empoisonné ?

– Je vous le dirai tout à l’heure… Il n’a pas pris toute lapotion, j’ai vidé la fiole.

– Vous avez fait cela ?

– Croyez-vous que je pourrais lui survivre ? Il n’yavait pas sur la terre deux hommes comme mon Richard ! C’étaitun véritable Cœur de Lion !

– Que ressentez-vous ?

– Vous savez, la dose n’était pas très forte… néanmoins,oui, je ressens certains troubles… par instants comme un légervertige !

– Il est encore temps de vous sauver… J’accours auprès devous, Roxelane !

– Je vous le défends. Et puis, vous ne me trouverezpas ! Il faut que je sorte… j’ai quelques courses à faire… sesdernières volontés… des papiers à mettre en sûreté… Adieu, monsieurCorbières ! Vengez-nous ! Il vous aimait bien !Monsieur Corbières ! Monsieur Corbières ! je sens quec’était réellement du poison !

Et elle coupa la communication. Il la redemanda. On ne réponditplus.

– Les misérables !

Il se rua sur un dossier. Et il fut heureux d’y trouver tant depreuves d’infamie… Pendant une demi-heure, il prit des notes. Et,soudain, il trouva que tout aboutissait finalement àl’U. R. B.

Milon-Lauenbourg se retrouvait partout ! même et surtoutquand son nom était absent.

Il se leva, en proie à une fièvre intense. Il but deux grandsverres d’eau… Et il se mit à arpenter la pièce, le front mauvais,la mâchoire tremblante… et il était plein de haine… contreLauenbourg ? Non ! contre lui. Car, maintenant, c’étaitmoins à Lauenbourg qu’il pensait qu’à Sylvie… Oui ! Sylvie…Sylvie se dressait devant lui. Sylvie qui allait être sa premièrevictime, la plus pure !

Ah ! pourquoi lui avait-elle donné ce baiser, dont lesouvenir chavirait son courage ? Non, mais est-ce quevraiment, il suffirait qu’une petite fille… ?

Il se mit à rire affreusement… Lui qui avait rêvé de changer laface du monde ! Non ! mais, est-ce que le chef allaithésiter quand les troupes attendaient… quand les armes étaientprêtes… quand le dossier était là !

Ce dossier, grands dieux ! comme il l’avait désiré !Avec quelle angoisse impatiente il l’avait attendu ! Et,maintenant, allait-il s’en détourner parce qu’il avait senti passersur ses lèvres l’haleine d’une vierge ! Ah ! lesurhomme ! le pauvre idiot !

Il était tremblant comme un enfant… Il s’appuya sur son bureau…sa main rencontra l’appareil téléphonique… Et il entendit la voixqui lui était venue par là :« Vengez-nous ! »

Il pleura de honte. La crise était passée. Peu à peu, son visagereprit une étrange et dure sérénité. Il se rassit très calme devantle dossier. Il se remit à classer des documents. Il ne pensa plusqu’à la bataille qu’il allait livrer tout à l’heure. Sur sonbloc-notes, il commençait à tracer les grandes lignes de sondiscours. Et l’U. R. B. n’était pas épargnée.

Comme il était au plus fort de son travail, il entendit que l’onsonnait à la grille. Il regarda à sa montre. C’était l’heure àlaquelle il attendait Lhomond. Tout de même, il se méfia, et sortitdans le jardin, après avoir refermé à clef la porte de son bureau.Il tenait son revolver dans sa poche. Il distingua une forme sombrequi attendait.

Il dit tout haut : « C’est vous,Lhomond ? »

– Non, c’est moi !

C’était une voix féminine. La silhouette était maintenant colléeaux barreaux. Il pensa : « C’est Roxelane ! »et il courut vers elle.

Ce n’était pas Roxelane, c’était Sylvie.

– Ouvre-moi ! ouvre-moi vite !

La stupeur de Claude était telle qu’il ne parvenait point àmettre la clef dans la serrure.

– Vous êtes folle ! grondait-il… vous êtesfolle ?

Il était furieux.

Quand il eut ouvert, elle s’enfuit vers le pavillon. Il refermala porte et la rejoignit en hâte.

Quand ils furent dans le bureau, il lui montra tout de suite unefigure si hostile qu’elle recula avec un gémissement. Elle ne lereconnaissait plus. De fait, il était terrible.

– Qu’êtes-vous venue faire ici ? Vous êtes la dernièrequi devriez y être !

Elle porta les mains à ses tempes et se laissa tomber sur unechaise.

– Oh ! je vous demande pardon ! je vous demandepardon ! je ne me doutais pas…

– De quoi ? Vous ne vous doutiez pas dequoi ?

Elle sentait sur elle son souffle rageur…

– Que vous pourriez me montrer une figure aussiatroce ! Et elle éclata en sanglots. Il ne s’apitoya pas. Ilse rassit, silencieux et mauvais, devant le redoutable dossier,dont les documents jonchaient son bureau.

Maintenant, elle regardait les papiers.

– Je suis venue pour ça ! finit-elle par dire, ens’essuyant les yeux.

– Vous ne m’apprenez rien ! Qui vous envoie ?

– Personne, Claude ! Je ne suis venue ni pour moi, nipour mon père, soyez-en assuré, je suis venue pour ma mère…Laissez-moi parler, ce que j’ai à vous dire n’est pas long !Après je m’en irai… Quand on m’a ramenée chez moi, j’ai trouvé mamère à l’agonie. Elle avait écrit une lettre que l’on m’a remise oùelle me disait qu’elle se tuait parce qu’elle savait que mon pèreétait un misérable, que toutes ses infamies allaient être dévoiléeset qu’elle ne pouvait survivre à cette honte… Nous avons pu lasauver… nous lui avons caché soigneusement les journaux qui mènentdepuis deux jours une si terrible campagne contrel’U. R. B. Je savais, d’autre part, que papa affichaitune grande tranquillité. Il prétendait que ses ennemis étaient sansarmes, qu’il n’y avait dans cette campagne que des racontars… maisj’ai su hier soir, de source sûre, que vous aviez les documents etque vous alliez faire éclater le scandale, aujourd’hui même, duhaut de la tribune… alors je suis venue vous demander si vouspouvez quelque chose pour ma mère, car je ne veux pas qu’elleessaie de se tuer une seconde fois, comprenez-vous ? c’esttout ! Je n’ai plus rien à vous dire.

– Vous avez fait votre devoir, Sylvie, fit-il, d’une voixradoucie, mais moi, j’ai aussi le mien à remplir ! Excusez-moisi je vous ai reçue d’une façon aussi rude ! Ma fureur,hélas ! avait peur de ma faiblesse ! Et il faut que jereste fort… je ne vais point seul au combat, et je ne puis tournerles yeux vers vous sans trahir.

Elle ne lui répondit pas… Il éclata et sa colère renaissanteétait pitoyable : « Ah ! pourquoi êtes-vousvenue ? Pourquoi ? C’est une grandemisère ! »

Il se prit la tête dans les mains. Il y eut un immense silenceentre eux. Et puis il dit encore : « Vous ne doutez pasque je vous aime ! »

– Et vous vous en êtes toujours défendu, Claude ! Vousêtes un homme loyal… Pardonnez-moi de vous faire tantsouffrir ! Mon Dieu ! c’est affreux ! Je ne vousreconnais plus ! Oui ! je savais que vous m’aimiez et jesuis venue sans peur… mais maintenant j’ai peur, j’ai peur de vouscomme d’un inconnu… Nous sommes si loin l’un de l’autre…

– Sylvie !

Ce cri la suppliait de se taire. Elle se tut. Et puis soudain,elle se leva et dit d’une voix changée : « Quoi qu’ilarrive, vous n’aurez rien à vous reprocher… et l’on ne vousreprochera rien ! »

Il se dressa derrière elle, les tempes battantes, et lui saisitla main qui poussait déjà la porte.

– Sylvie ! Comprenez-moi ! Je ne m’appartienspas ! Ma pitié est immense pour vous et pour moi aussi, car jene suis tout de même pas un assassin !

– Non, Claude ; non, vous n’êtes pas un assassin, maisdécidément, la vie est une chose épouvantable et je comprendsma mère ! Adieu, mon ami !

Elle était dans le vestibule. Ses dernières paroles :« Je comprends ma mère ! » sonnaient à sesoreilles un glas sinistre. Il l’entoura de se bras :« Qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous faire,Sylvie ? »

– Mais, rentrer chez moi… Ne craignez rien pour moi…Thérèse, notre femme de chambre, m’attend dans une auto au coin del’avenue… Tout le monde ignore que je suis sortie… Oubliez cettevisite. Elle n’a pas eu lieu. Encore une fois, pardonnez-moi.Adieu !

– Je vous demande ce que vous allez faire… ce que vousallez faire quand vous serez rentrée chez vous ?

– Ma foi, je n’en sais rien. Ma mère et moi nousdéciderons… Je la suivrai où qu’elle aille ! L’autrejour, quand je suis rentrée à la maison, elle n’a eu qu’uncri : « Pourquoi es-tu revenue ? » Elle mecroyait heureuse avec vous, en dehors de tout ! Elle ne sedoutait pas, elle, qu’il n’y avait rien en dehors de lapolitique !

– Sylvie, nous y périrons tous !

– Oui, fit-elle.

Il la sentait frémissante entre ses bras, dépensant son derniereffort à retenir l’expression d’un désespoir qui allait, sortie delà, la précipiter aux abîmes. De tous ceux qu’il avait marqués pourl’exécution, elle avait le numéro un ! Elle était venue à luipleine d’amour. Il la renvoyait avec un arrêt de mort. Et qu’elleacceptât son supplice sans une protestation, cela la faisaitautrement forte que lui qui n’avait pu retenir l’aveu égoïste deson lamentable désarroi. « Nous y périronstous ! »

Il n’en aurait pas moins été son bourreau d’abord ! quellehypocrisie et quelle lâcheté. Son cri demandait grâce pour lui-mêmeet à qui ? à sa victime ! Pauvre Claude ! Depuis queses bras enveloppaient étroitement cette belle enfant il sentaitfondre son airain… son geste inquiet avait fait choir le manteauqui le défendait encore contre cette forme adorable et rien plusqu’un léger tissu ne séparait leur douleur et leur humainefaiblesse. Dans cette chute profonde de son orgueil jusqu’alorsresté pur il tendit les lèvres vers la volupté qui donne l’oubli…Encore dans cette minute décisive, Sylvie eut plus de force quelui, puisque, le désirant de toute sa chair et de toute son âme,elle put encore le repousser : « Non !laisse-moi ! adieu ! à jamais ! »

Mais il avait été trop lâche pour n’en point tirer au moins lebénéfice. Dans son désastre, il ne lui restait que ce dernierbutin… Et il la poursuivit tandis qu’elle chancelait au seuil de sachambre. Il l’y emporta comme une proie qui lui était due et dontil voulait rassasier sa défaite. Elle ne se débattit pointlongtemps : « Prends-moi et que jemeure ! »

Quand il se réveilla de l’assoupissement accablé où l’avaitplongé une heure de joie terrible qui balançait peut-être le destind’un peuple, le petit jour glissait ses pâles rayons par lespersiennes closes. Sylvie était debout devant lui, enveloppée deson manteau, prête à partir. Elle n’avait pas dormi,elle !

– Adieu, Claude, lui dit-elle. Nous reverrons-nousjamais ? Sache que je ne regrette rien… Sache surtout que tues plus libre que tu ne l’as jamais été de ton œuvre ! Achèvece que tu as commencé selon ta conscience !

– Sylvie ! il n’est plus question de cela ! Parsen paix ! tu m’as trop donné !

– Et moi, je ne veux pas que tu croies que je me suisvendue !

Elle se sauva sans même lui donner le dernier baiser qui se fûtpeut-être prolongé. Or, elle voulait que ses caresses restassentvierges de tout soupçon.

Il se leva derrière elle, la rejoignit à la grille, la luiouvrit. Elle partit comme une flèche, disparut… Il rentra entraînant le pas. Il pénétra dans son bureau avec le soupireffrayant de l’athlète vaincu. Il tomba devant sa table les brasétendus comme s’il mesurait le sable de l’arène, plus misérable quele plus misérable des hommes… D’un œil atone, il chercha sondossier ! Il avait disparu !

Du coup, ce cadavre fut ressuscité. Le plus farouche désespoirlui rendait la vie. Son blasphème poursuivit Sylvie et Claudecracha son furieux dégoût à la face de l’Amour, qui avait pris,cette nuit-là, la figure de sa maîtresse pour le voler ! Danssa fureur, il se retrouva, lui, Corbières ! L’ignominie de lafille de Lauenbourg le rendait à lui-même ! « Elle m’alibéré ! J’irai là-bas les mains vides ! Mais ilsm’entendront et l’on verra ! »

Chapitre 19LA JOURNÉE DU 7

Cette journée commença d’une façon menaçante pour legouvernement. Les journaux de l’opposition ne mettaient plus defrein à leurs attaques. Voyant la presse des Tromp, Turmache,Hockart, si sûre d’elle dans ses accusations et réclamant unecommission d’enquête, ils emboîtaient le pas et quelquefoisdépassaient les leaders. Ils ne voulaient pas paraître moins bienrenseignés et annonçaient pour la journée du 7 le grandnettoyage.

À sept heures, une édition spéciale du Réveilparaissait avec une manchette énorme, et au centre de l’article quine laissait presque plus rien à deviner et donnait les initiales decertains parlementaires, s’étalait le portrait sur deux colonnes deClaude Corbières, qui allait porter le fardeau et avoir la gloirede l’accusation. Suivait un curriculum vitae du jeunedéputé, le rappel de ses débuts foudroyants à la tribune, le résuméde ses travaux, de ses luttes, l’apologie de son courage, de sesvertus et même de son héroïsme dans le particulier. Ici, une rapideallusion à une touchante histoire d’amour où il avait su toutsacrifier à l’intérêt du pays.

Et l’article se terminait par ces mots : « Ce sera lahonte de ceux qui ont mis la République à l’encan, d’avoir rejetéun si noble caractère et un si beau talent hors des barrières duRégime, de l’avoir poussé, par le dégoût, à la révolte contre nosjustes institutions, mais quand, avec notre appui et celui de tousles honnêtes gens qui ne lui manqueront pas, il aura, lui qui estarmé de la foudre, réduit en cendre tous les éléments impurs quidéshonorent le Parlement, nous ne désespérons nullement de ne plusvoir en France aucun antiparlementaire. »

Ici se reconnaissait l’habituelle prudence de Turmache, quiséparait nettement son parti des Ligues dont le pays tout entiercommençait à être fort agité, et la sournoise tactique de Tromp quine mettait Corbières au pinacle que pour mieux le précipiter quandil aurait rendu le service que l’on attendait de lui.

Quelques minutes après l’apparition de cette édition spéciale,hurlée par trois cents camelots, des feuilles volantes, qui étaientencore humides de la presse, annonçaient à Paris, déjà en rumeur,la mort étrange de Palafox dit (Cœur de Lion), que l’onreprésentait comme une victime de son dévouement aveugle àCorbières.

Certaines feuilles parurent avec ce titre : « Ledernier assassinat de la bande : mort de Richard Cœur deLion ! » et elles racontaient comment ce condottierequi, par son courage et la peur qu’il inspirait, mettait en couperéglée tous les profiteurs de la République, avait été amené à selier d’amitié avec Corbières. Chargé par la bande de provoquer enduel le jeune député, il avait été séduit par le rare héroïsme dela victime qui lui avait été désignée, et, le voyant seul contretous, avait trouvé plaisant de se mettre, lui, et son épée, à sescôtés. « Mais ce sont des plaisanteries que la bande nepardonne pas ! Corbières n’a pas été assassiné, mais Palafoxest mort ! »…

À huit heures du matin, l’atmosphère était créée. Le trouble,l’inquiétude, la curiosité débordaient. Dans la rue, dans lescafés, les magasins, on se passait les journaux, on échangeait descommentaires. Des groupes d’agents parcouraient la ville ou serendaient à leurs postes, obéissant à des consignesexceptionnelles. Un régiment se trouvait tout prêt à intervenirdans le jardin des Tuileries.

Les abords de la Chambre étaient gardés : pour traverser lepont, il fallait être parlementaire ou montrer des cartesspéciales ; on disait que les troupes de Versailles étaient enmarche sur Paris.

Nul ne doutait que les différentes ligues s’apprêtassent àmanifester et les gens bien informés annonçaient que la Ligueantiparlementaire allait faire sa première apparition dans larue à Paris.

Enfin, les camelots, par leurs clameurs, annonciatrices desnouvelles les plus extravagantes, chauffaient la fièvregénérale.

Au coin du boulevard Haussmann, l’énorme bâtiment del’U. R. B. était gardé par un cordon d’agents. Dans lacour, se tenait en permanence une forte escouade des brigadescentrales.

Mais c’était à la place Beauvau, devant le ministère del’Intérieur, que le mouvement était le plus intense. Un conseil decabinet devait s’y tenir, à neuf heures, que devait suivre, à onzeheures, le conseil des ministres. Toute la presse était déjàlà.

Le petit Paskin arriva. C’était l’homme du jour. On disaitcouramment que c’était lui qui avait livré le dossier à Corbièreset il ne protestait pas. À toutes les questions, ilrépondait : « Vous verrez ! vousverrez ! »

Les journalistes avaient couru, dès la première heure, à Neuillyet avaient trouvé visage de bois. Il n’y avait personne chezClaude.

On avait essayé de pénétrer jusqu’à Jacques Simon, le présidentdu conseil, ministre de l’Intérieur, un soliveau que Lauenbourgavait mis là et qui tremblait devant son ministre du Trésor, maison n’avait pu pénétrer jusque dans le bureau de son chef decabinet, Trémieux, qui traitait à l’ordinaire tous les journalistesen camarades. Les huissiers avaient la consigne la plus sévère.

À neuf heures moins le quart, les ministres commencèrent àarriver.

On s’accordait à leur trouver la figure longue. Seul, leministre des travaux publics, un jeune gaillard qui ne s’en faisaitpas, Verseau, avocat bien entendu, riait à la bousculade :« Que de monde à notre enterrement ! Mais, enfin,messieurs, attendez au moins que nous soyonsmorts ! »

Il était au mieux avec tout le monde, et depuis trois ministèresfaisait partie de toutes les combinaisons. Il n’y avait aucuneraison pour que cela ne continuât pas. Il était allé dusous-secrétariat des Beaux-Arts aux Sports, à l’Agriculture. Laprochaine fois, il serait garde des sceaux. Mais cela était moinssûr. Car la justice c’était son métier. Il était renommé pour sabelle force au poker.

Dans le grand cabinet du ministre, devant le fameux bureauhistorique, Leurs Excellences commençaient à se grouper, parlantbas. Assis à son bureau, Jacques Simon, qui avait mis ses lunettes,signait les papiers que lui présentait Trémieux, avec une attentionde myope. C’était lugubre.

Chaque fois que la porte s’ouvrait, toutes les têtes setournaient. On attendait Lauenbourg. Le garde des sceaux arriva. Iln’était pas réjouissant à voir. On le questionna. Il ditsimplement : « Messieurs ! mon procureur de laRépublique m’a annoncé qu’il assisterait à la séance cetaprès-midi ».

Ces paroles sonnèrent comme un glas. Nul n’ignorait queM. Viennet, le Procureur, était au plus mal avec Lauenbourg,lequel, au détriment de Viennet, avait fait nommer procureurgénéral un ami de lycée de son frère, Arthur Bailly. Ce Bailly,grâce à l’appui de l’U. R. B., avait bénéficié, depuisdeux ans, d’un avancement scandaleux. Le Viennet n’avait pasprotesté, mais il attendait sa revanche. On pouvait tout luidemander contre les Lauenbourg. Il les eût arrêtés de sa main. Àneuf heures un quart, le ministre du Trésor n’était pas encorearrivé. On commençait à manifester quelque impatience.

Enfin, il y eut une sorte de rumeur dans la cour. Le bruit d’uneauto qui s’arrêtait. Peu après, Lauenbourg faisait sonentrée : « Je vous demande pardon, messieurs !… jesuis en retard ! Comment ? vous n’avez pas commencé sansmoi ? »

Il avait sa figure, ses manières de tous les jours, son port detête dominateur et cette démarche des épaules qui semblait le jeterau combat.

Il s’avança sans attendre les mains qui ne se tendaient pas, etalla directement au président du Conseil, qui se leva brusquement,comme s’il était pris en faute et qui, lui, lui tendit une mainmoite : « Mon cher collègue… », murmura JacquesSimon.

– Mon cher président, travaillons ! nous avons àfaire ! Ces messieurs prirent place devant leur écritoire à latable qui les attendait, à côté.

Et ce fut tout de suite Milon qui présida :

– Messieurs, fit-il, je ne suis pas content ! Jetravaille dix heures par jour pour sortir le pays de la mauvaisepasse où des imprudents, pour ne pas dire un autre mot, l’ontengagé. J’y use mes forces, mon crédit, ma fortune et celle de mesamis. Je mène un combat terrible d’une part contre le communismequi menace, grâce à la veulerie des services de l’État – il fautappeler les choses par leur nom – de nous submerger et, d’autrepart, contre un ridicule « boulangisme » où quelques-unsqui ne sont pas loin de moi voient le salut !… La récompensede mes efforts, je la trouve ce matin dans les feuillespubliques ! Je suis traité comme un bandit !… Et lapolice et la justice laissent faire !… Votre M. Viennetlaisse faire !… (Il se tournait vers le garde des sceaux quien fut secoué sur sa base qu’il avait opulente…) Que la foule, quele peuple, que des citoyens qui ignorent tout des difficultéspresque insurmontables que nous avons à vaincre, se retournentcontre le pilote qui tente la périlleuse manœuvre au bout delaquelle il voit le port, c’est là le prix ordinaire dont sontpayés les audacieux ! Mais, messieurs, je suis lâché par monéquipage et mon état-major me tourne le dos !…

La stupeur dont avait été d’abord accueillie cette sortie futbientôt suivie de timides protestations… On entendit la voix grêledu ministre des postes et télégraphes.

– Mais, monsieur le ministre, nous vous sommes toutdévoués… et nous déplorions encore tout à l’heure…

En vérité, ils étaient tous dans un effarant désarroi. Ilsavaient cru voir arriver un Lauenbourg effondré et jamais iln’avait été aussi menaçant. Cet homme était donc bien sûr delui ?… Alors… alors… leur attitude changea.

Jacques Simon, sans engager encore l’avenir, sut trouver lestermes qui convenaient pour ne point laisser au ministre des posteset télégraphes tout le bénéfice de sa protestation. Dans desformules de vague dévouement à la cause commune, où il excellait,« Monsieur le Premier » assura au ministre du Trésor quetous étaient prêts à répondre sans faiblesse à l’abominablecampagne de calomnie des ennemis de la République et duParlement.

– Tant mieux pour vous, messieurs ! fit Lauenbourg etpour vos institutions et pour votreRépublique !… Quant à moi, qui ne suis monté dans cette galèreque parce que l’on m’y a forcé, je déclare tout de suite que jerenonce à vous sauver si je ne suis pas suivi, si je nesuis pas secondé ! La tiédeur de votre accueil n’est pas pourm’encourager dans ma tâche et semble correspondre singulièrementavec ce que j’ai appris des relations assez regrettables dequelques personnalités qui se disaient avant-hier encore mes amiset qui vont humer la brise chez mes adversaires !…

Et il conclut :

« Messieurs, je ne puis rien faire sans un ministèrehomogène ! »

Cette dernière phrase tomba comme une bombe. Certains enreçurent les éclats. Ils se sentirent touchés. On comprenaitmaintenant. Il allait en débarquer quelques-uns, remanier leministère… Le plus visé était Jacques Simon. Milon avait parlécomme s’il était déjà président du conseil.

Soudain, il n’eut plus autour de lui que des esclaves apeurés.Tous voulurent lui serrer la main.

Alors, apparut un sourire… Oui, il sourit. « Eh bien !fit-il, ça n’est pas trop tôt ! »

Il prit un air incroyablement bon enfant. Ils purent respirer.« Je ne vous en veux pas, allez… c’est sihumain !… »

Il rompit un silence embarrassé.

« Alors, vrai, vous avez pu croire à toutes les bourdes queles Turmache et consorts colportent dans leurs journaux ? Pourqui me prenez-vous, voyons !…

« Alors, pas un de vous n’a émis cette hypothèse : çan’est pas vrai ; ça n’est pas vrai parce que Lauenbourgest un honnête homme !… Ah ! vous êtesgentils !… Eh bien, messieurs, voilà ce qui vous passe, vousdépasse, vous surpasse ! Je suis un honnêtehomme !… Certes, je suis un homme fort, habile auxaffaires et j’ai réussi au-delà de la mesure ordinaire, maispourquoi ? quel est mon secret ?… Le travail etl’honnêteté !… Voilà la raison de mon succès,messieurs !… Et la raison de tous les succès quidurent !…

Il y avait mis, in fine, de l’enthousiasme, une chaleurprofonde, une foi communicative à quoi ils ne résistèrent pas.

Ils l’applaudirent discrètement. Ils étaient transportés. CeLauenbourg était si extraordinaire que lorsqu’on était en face delui on ne pouvait s’empêcher de penser comme lui ! Et l’onétait sincèrement avec lui ! Roulé jusqu’à la gauche on luidisait encore : « Merci ! » et l’onpensait : « Quel brave homme !… » Généralement,ça ne durait pas. Dans la rue, on réfléchissait. Il était troptard.

Enfin, pour finir d’emporter le morceau, il dit :« Souvenez-vous des papiers Norton et de ce pauvre Millevoye.S’il a quelque chose, ce Corbières, c’est quelque chose de cegenre. Il y laissera sa peau. Mais je puis vous affirmer qu’il n’arien. Il va monter à la tribune avec un petit ballon d’un sou. Nousle crèverons ! »

Alors tous se levèrent, l’entourèrent, le félicitèrent, luijurèrent une fidélité à toute épreuve. Milon donnait sesinstructions au garde des sceaux. « Immédiatement aprèsl’interpellation, constitution d’une commission d’enquête que jedemanderai moi-même. Il faut dix minutes à la commission pourconclure qu’il n’y a rien dans le dossier Corbières. Rentrée enséance. Demande de suspension de l’immunité parlementaire pourCorbières. Arrestation de Corbières. Au bloc. Voilà le programme.Messieurs, je ne vous retiens plus ! À tout à l’heure !Dans la maison d’en face ! (l’Élysée…) »

Les ministres sortirent, éperdus : « Ce que nousvenons de prendre ! Il est étonnant ! »

Ils furent happés par les journalistes : « Mais Milonnous a fait crever de rire avec l’histoire de Corbières ! leurjeta Verseau… On ne va pas s’ennuyer cet après-midi à laChambre ! Il nous a rappelé les papiersNorton !… »

La nouvelle s’en répandit comme une traînée de poudre. Elle fitexplosion dans certaines salles de rédaction où l’on regretta des’être laissé trop « emballer » par Turmache.« Rappelez-vous que c’est un gaffeur… Turmache legaffeur ! » Au Réveil, l’affolement régnait.Tromp faisait téléphoner partout pour retrouver son rédacteurPaskin qui avait disparu.

Lecamus était venu le retrouver et s’écriait : « Noussommes joués ! Je n’oserai jamais plus remettre les pieds ruedes Bons-Enfants ! (où se trouvait le siège du groupe)… Vosdocuments, c’est de la blague !… »

Turmache lui répondit : « F…-moi la paix !Ah ! je vous en prie, vous, Lecamus, f…-moi lapaix ! »

Enfin Paskin arriva. Il avait couru après Corbières, maisCorbières restait invisible.

– C’est bien simple, grogna Lecamus, il a f… le camp.

Et, se tournant vers Turmache : « Votre Roger Dumontvous a f… des navets !… des navets ! »

– J’ai vu le dossier, protesta Paskin. Il n’est pas rigolopour tout le monde, je vous assure !

Il tira son portefeuille et, déployant un papier sur lequelétait collée la photographie d’un document : « Etça !… c’est un navet ?… »

Lecamus y jeta les yeux, poussa un cri : « N. deD. !… »

Et il le lui arracha des mains.

– Je l’ai trouvé dans le dossier aux navets !… luijeta Paskin.

Lecamus mit le document dans sa poche.

À deux heures, on s’écrasait au Palais-Bourbon dans la cour,dans le vestibule, dans la salle des Pas-Perdus, c’était une cohueindescriptible. Les députés retardataires arrivaient là sous lasinistre impression de ce qu’ils avaient vu et entendu dehors.Quand la foule, que l’on repoussait, les reconnaissait, c’étaientdes cris ! « À la Santé ! » Et même quelquefoispis.

Les journalistes, affairés, bousculaient tout le monde,couraient à la salle des téléphones, bondissaient dans lesescaliers, redescendaient en trombe. On n’avait toujours pas vuCorbières. Mais certains prétendaient qu’il avait trouvé un refugesûr chez un ami et qu’il préparait là, en toute sécurité, sondiscours.

Ceux qui se sentaient visés et que tout le monde désignait commemarqués par Tromp dans la liste du Réveil tâchaient detenir le coup : « Inventions abominables !… papiersNorton ! Il faut en finir !… »

Une rumeur. C’est Lauenbourg qui paraît, qui traverse lessalles, distribuant des poignées de main. On l’applaudit. Il sourità tous. Cependant, il continue son chemin sans s’attarder :« Quels enfants vous faites !… » Et la rumeur sepropage, en remous, derrière lui : « Corbières n’arien ! Corbières n’a rien ! »

Tout à coup un grand silence. C’est Corbières qui arrive. Il esttout seul… tout seul. Il est pâle, et calme, lui aussi. Mais d’unepâleur et d’un calme de statue… Il apporte peut-être le désespoiret la mort…

D’abord on s’est écarté devant lui… puis les journalistes,avertis, sont accourus et c’est Paskin qui a pris la parole.L’émoi, l’angoisse lui serrent la gorge. « On dit… on dit,monsieur Corbières, que vous n’avez rien ! » Et il fixaCorbières d’un regard aigu.

Corbières a compris ce regard. Il frappe d’une main sur l’énormeserviette gonflée qu’il porte sous le bras : « J’aitout ! » dit-il.

Et il passe.

Paskin, rassuré, bondit vers l’escalier, court au téléphone.

Les gardes républicains occupent la salle des Pas-Perdus sur undouble rang. Roulement de tambour : « Présentez,armes ! » Le Président de la Chambre, suivi de soncortège habituel, traverse. Les salles se vident. La séance vacommencer.

Les tribunes sont pleines à éclater. Dans le coin d’une tribune,debout, appuyée à une colonne, une haute silhouette noire,enveloppée de longs voiles de deuil. Quelle est cette femme quidomine cette assemblée comme la statue de la douleur ? Ellerelève son voile. Une dernière flamme semble brûler dans ses yeuxeffroyablement caves. Ce n’est pas la Douleur, ce n’est pas leDésespoir, c’est Némésis ! c’est la Vengeance ! C’estRoxelane !…

Un silence subit, complet. Le président vient de donner laparole à l’interpellateur. Claude Corbières, son énorme serviettesous le bras, monte à la tribune.

Il ouvre sa serviette. Il en tire des dossiers qu’il disposedevant lui. Il paraît si sûr de lui que plus d’un en frissonnejusque dans les moelles. On se retourne vers le banc dugouvernement. Les ministres eux-mêmes ne peuvent s’empêcher d’allerchercher un remède à leur inquiétude dans l’attitude de Lauenbourg.Celui-ci, dans une pose de tout repos, les jambes croisées, joueavec son crayon. C’est d’une comédie suprême, car il ne comprendrien à ce qui se passe. Il croyait bien que Corbières, qui n’aplus rien, ne viendrait pas ! Et il est là ! Et ilétale, en toute tranquillité, ses dossiers !… Qu’est-ce quecela cache ? D’où viennent-ils, ceux-là ? d’oùviennent-ils ? Et cet homme, apparemment si à son aise, estpeut-être le plus terriblement inquiet de tous ceux quil’entourent. « Messieurs ! commence Corbières d’une voixsourde et profonde, je suis monté à cette tribune pour livrer àquelques-uns d’entre vous un combat à mort. Vous êtes de ceux-là,monsieur le ministre du Trésor, car vous êtes, de tous ceux-là, leprincipal coupable ! »

C’est l’exorde qu’il a préparé dans la paix solitaire d’un coindu bois de Vincennes où, dès la première heure du jour, il s’estfait conduire en auto, pour échapper à toutes les contingences et àtous les incidents d’une situation désespérée.

À son attaque violente, que n’enveloppait aucun artifice, rienne répondit. On attendait les coups. Lauenbourg ne sourcillapas.

Il était penché à droite, il se pencha à gauche, enmurmurant : « J’aime autant ça ! Ce sera fini plustôt ! » Dans son faux col il éclatait. Mais il était leseul à le savoir.

– On emportera d’ici des cadavres ! continuaitCorbières, et ce ne sera pas le mien, monsieur leministre !

Alors Lauenbourg leva son crayon.

– Pardon, monsieur. Je vous demanderai une grâce. Je n’aimepas la mort lente. Tuez-moi tout de suite. Assez dephrases !

– Soit ! allons-y ! et puisque vous êtes sipressés, voici de quoi il s’agit.

Frappant alors sur son dossier, il s’écria :

– J’ai ici de quoi établir d’une façon irréfutable, par lesdocuments que je livre à l’examen de la Chambre, la culpabilité oula complicité de quatre-vingt membres du Parlement, dont la plupartsoutiennent le gouvernement actuel et forment les éléments les plusactifs de la majorité, dans les crimes de concussion les pluséhontés. Tout a été mis à l’encan. Les services de l’État, lestravaux des commissions, les influences des chefs de parti, lesdécrets à signer, et même les lois à faire voter, jusqu’aux traitésfinanciers avec l’étranger et aussi, pour la liquidation desaffaires les plus importantes, issues de la grande guerre. Jeprécise. Le principal instrument de cette énorme machine à payerles consciences et à rendre de l’or, c’est l’U. R. B.

Immense rumeur ! Lauenbourg, debout : « Vous enavez menti ! » Bravos très clairsemés. Claudecontinue :

– Ce n’est point aux guichets de l’U. R. B. quel’on touchait ; la niaiserie n’est pas le fait de vosdirigeants… l’U. R. B. avait des dépôts à l’étranger oùles intéressés pouvaient puiser, avec les signaturesnécessaires.

Milon-Lauenbourg se rassit avec un rire énorme. « J’ai doncété volé ! fit-il… car, je ne sache point avoir jamais donnéde signature… ou alors ce sont des faux ! »

Lecamus hurla : « Papiers Norton ! PapiersNorton ! » Et il y en eut une dizaine qui s’accrochèrentà cette phrase comme à une planche de salut. Dans les tribunes onne respirait plus. La statue de Némésis se dressait toujourslà-haut, appuyée à la colonne, dominant l’assemblée.

Claude ne se démonta pas. Il désigna encore ses dossiers.

– J’ai là, fit-il, la preuve de tout ce que j’avance.

Cent voix éclatèrent : « Si vous avez des faux !si vous avez des faux ! »

– Messieurs, j’ai là les talons de chèques sur lesquels setrouvent ou les initiales de ceux qui ont touché ou toutesindications susceptibles de les faire reconnaître. J’ai là uneliste où se trouvent reportés les initiales ou les signes etindications qui se trouvent sur les talons avec, en face, levéritable nom des bénéficiaires. Pour que vous n’ignoriez rien, leschèques ont été touchés à la banque Rosendal de Rome, à la banqueSontag de Berne et à la banque Kromer, de Varsovie !… Si vousvoulez des précisions, en voilà !…

Le parti Lauenbourg paraissait écrasé.

– Mais c’est une histoire à dormir debout ! s’écriaLauenbourg, qui avait brûlé tous les documents relatifs à cesaffaires, le matin même, de sa propre main. J’oppose, en ce qui meconcerne, le démenti le plus absolu à de pareillesimaginations !… Si vous détenez quelque document sérieuxcontre moi, montrez-le !

– J’ai dit que le directeur de l’U. R. B. n’estpas un niais. Et ce n’est pas son écriture que l’on trouve sur letalon de chèque… mais cette écriture est celle de son associé etparent : le comte Godefroi de Martin l’Aiguille.

Une rumeur nouvelle annonciatrice de la tempête… Lauenbourg serelève.

– Si Martin l’Aiguille est coupable, qu’on lepoursuive !… S’il a trahi ma confiance, je serai le premier àvous le livrer ! Depuis quarante-huit heures, il adisparu !…

– Peut-être pour vous sauver ! peut-être pour ne pasrépondre ! lui jeta Claude… Les talons de chèques sont de samain, mais je ne vous ai pas encore dit de quelle main est la listecorrespondante des bénéficiaires… Elle est de Baruch !

Ce fut comme un coup de foudre. On vit se dresser, comme par undernier sursaut, Baruch carbonisé, la figure en cendres. Des motssans suite s’échappèrent de sa bouche. Il retomba sur son siège.C’était fini pour lui.

– Les noms ! les noms ! les noms ! hurlal’opposition.

Toute l’opposition était debout. D’autres aussi réclamaient lesnoms, mais d’une façon si lamentable !…

– Messieurs !… ce n’est pas la première fois que danscette assemblée on réclame des noms ! Les plus jeunes d’entrevous se souviennent peut-être d’une séance où, comme aujourd’hui,la vindicte publique réclamait des noms ! Elle dut lesattendre ! Moi je vous les livre tout de suite ! Jecommence !… Et sans peur ! car ce n’est point seulementune liste et un chéquier que la commission d’enquête que vous alleznommer tout à l’heure trouvera dans ces dossiers, mais unecorrespondance des plus édifiante qui ne laissera aucune ombre surles crimes commis contre la nation ! Messieurs ! au nomde la nation, j’accuse… Accusé Charles Léris, levez-vous !

Celui-ci se leva. Ce fut un geste spontané. Il semblait êtredéjà sur le banc de la cour d’assises, en face du président.

– Vous avez reçu cent cinquante mille francs pour le traitéMartigues – fournitures à l’armée – quand vous faisiez partie ducabinet civil du ministre de la guerre.

– Moi ! Moi ! fit le malheureux d’une voixmourante… je jure…

Et il se rassit. Ses voisins n’osèrent plus le regarder.

Claude continuait, sa liste à la main :

« Je suis l’ordre de la liste. Torcy de la Vienne, quatrecent mille dans l’affaire des Entrepreneurs Réunis pour lareconstitution des régions dévastées ! »

Celui-ci ne se leva pas… Et ils ne se levèrent plus, trouvant àpeine la force d’un geste de protestation, arrivant à hausser lesépaules, mais si misérables ! lis étaient déjà condamnés.

Claude poursuivit :

– Vérany, deux cent mille dans l’affaire du Retour desmorts du champ d’honneur…

– Vérany s’accrocha à son voisin, qui le rejeta.

– Mais protestez donc, si vous êtes innocents ! leurjeta Lauenbourg d’une voix foudroyante. Mais toute l’oppositionclamait ! « Ils sont coupables ! Ils sontcoupables ! »

Claude, réclamant encore le silence :

« Ronda et ses amis dans l’affaire du moteurThurner pour l’aviation militaire : un million. »

Le chiffre eut sa vertu. On hurla. Ronda se débattait comme sion allait l’assassiner. Le tumulte était à son comble. Turmachedésignait Lauenbourg en lui criant des choses que l’on ne savaitpas !… Hockart réclamait tout de suite la commissiond’enquête, mais on le fit taire, car la curiosité l’emportait.« Parlez ! parlez ! continuez ! »

Et Claude continuait… Il en avait nommé neuf… Il en cita undixième, Michel du Nord !

Ce fut comme le coup le plus étonnant, parce que le plusinattendu.

Michel du Nord avait, en effet, une réputation bien établie dehaute intégrité et d’abnégation qui forçait le respect même de sesadversaires. Il se leva, celui-là, et ce n’était pas uncadavre ! « Misérable, s’écria-t-il, tu m’accuses !moi ! moi ! et tu dis que tu as despreuves !… »

Avant qu’on eût pu le retenir, il était dans l’hémicycle. Patronde forges après avoir été simple contremaître, il était d’une forceherculéenne. Il jeta par terre trois huissiers… Et il fut surCorbières qui l’arrêta d’un geste et d’un cri :« Non ! ce n’est pas vous !… Vous vous êtes unhonnête homme !… Il s’agit de Michel, député de Nantes… il y aM. de N. sur le talon du chèque… et sur la liste, on auravoulu vous compromettre ! Je vous demandepardon !… »

Mais Michel du Nord était fou. Et Claude, en cette minuteterrible, n’avait pas le droit de se tromper. Michel du Nords’était emparé de la liste que Corbières avait essayé dereconstituer par lui-même en s’aidant de ses notes…

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

Et il avait bousculé, balayé d’un geste large les dossiers quiencombraient la tribune. « Qu’est-ce que c’est que cetteliste-là ? »

Corbières ne se défendait plus. Michel ouvrait les dossiers. Iln’y avait rien dans ces chemises, que des journaux et du papierblanc !

– Mais il n’y a rien là-dedans ! Mais il n’arien !… Messieurs, ce misérable n’a rien !…

Ce fut comme un raz de marée. L’assemblée tout entière, commeune prodigieuse houle soulevée par un cataclysme intérieur,descendit dans l’hémicycle. Les cadavres faits par Corbières furentressuscités. Et ils se dressèrent à leurs places en des gestesd’une joie désordonnée. Certains criaient : « Àmort ! À mort ! À mort ! »

Lauenbourg, debout dans l’effroyable remous, faisait rouler sonprodigieux rire. « Mais je vous le disais ! Mais je lesavais bien ! »

C’est alors que Claude accomplit ce dernier miracle de se faireentendre encore au-dessus des mille clameurs. Et c’est en secouantsa serviette vide sur la tête de ceux qu’il avait terrifiés tout àl’heure qu’il poussa ce cri formidable qui devait être entendu detout le pays : « Non ! je n’avais rien !… rienavec moi que la conscience du peuple qui me soutenait !… Etaujourd’hui, par ma voix, le peuple des honnêtes gens avaincu !… Car si j’en exempte le dernier que j’ai nommé parerreur, tous ont avoué !… Vous avez vu leursfigures !… ils n’ont même pas eu un cri pour protester. Je lesai nommés !… Et j’en ai fait des cadavres !… Faitesmaintenant de moi ce que vous voudrez !… »

Les gardes républicains étaient entrés et faisaient évacuer lasalle. Alors, la statue noire, là-haut, dans les tribunes,parla : « Merci, monsieur Corbières ! Je meurscontente ! »

Et elle s’effondra.

Chapitre 20UN TÉMOIN QUE L’ON N’ATTENDAIT PAS

Après le règne trop bref de la Grande Peur, la majorité quisoutenait Lauenbourg devint féroce.

Le ministre du Trésor put tout lui demander.

D’abord, il y eut un remaniement complet du ministère quiaboutit à la combinaison prévue ; le ministre du Trésordevenant président du Conseil, Jacques Simon avait donné sadémission sur l’ordre de Lauenbourg, prétextant de sa mauvaisesanté. On lui facilita un voyage en Orient. Il fut nommé gouverneurde l’Indochine. Baruch devint ministre de l’Intérieur et renouvelaentièrement les services de la Sûreté générale On rechercha RogerDumont pour l’arrêter. Mais il ne se laissa point prendre. Il fitbien. Comme Spartacus, sa victime, il aurait grand’chance qu’on letrouvât suicidé dans sa prison.

Milon voulait en terminer au plus tôt avec cette histoire et labande de Turmache. L’affaire était menée tambour battant. Samajorité lui livrait toutes les têtes. Corbières avait été arrêté.Tromp, Turmache, Hockart, poursuivis comme complices, étaient à ladisposition de la justice, sous la surveillance de la haute police.On précipita les choses en dépit de la mauvaise volonté de Viennet.Il fut même question de nommer un autre procureur de la République,mais Viennet, depuis dix ans qu’il servait le régime et rendait desservices politiques, savait trop de choses. On dut le subir.

Les rôles de la cour n’en furent pas moins bousculés et sixsemaines après la fameuse « journée du 7 » le procèsCorbières-Tromp-Turmache-Hockart commençait devant les assises dela Seine. On voulait frapper un grand coup. Pas plus que devant leParlement, les accusés, ou plutôt les accusateurs, n’avaient depreuves et on le savait, cette fois-ci ils seraient écrasés.

C’était nécessaire et urgent. Le pays était soulevé. L’appel deCorbières avait été entendu. On se répétait partout les moindresincidents de la fameuse séance, on n’ignorait rien du désarroi quis’était emparé de ceux que Claude avait désignés. On lui donnaitraison et on lui savait d’autant plus de gré de son courage qu’ilétait arrivé à la bataille les mains vides. En province et à Parisles ligues fusionnaient, à quelque parti qu’ellesappartinssent ; elles s’entendaient toutes pour donnerl’assaut à ce que l’on appelait « la ChambreLauenbourg ! »

Le nouveau Premier ministre, ivre d’orgueil, de puissance, detyrannie, déclarait qu’il briserait tout, une fois débarrassé desCorbières, etc.

Le jour du procès, Paris grondait. Les jeunesses patriotesavaient envahi la Cité. Toutes les grandes écoles avaient étédésertées… et pour débarrasser le boulevard du Palais et la placeDauphine des manifestants qui en rendaient les abords difficiles etla traversée impossible, il fallut faire sortir les brigadescentrales qui, se sentant bien soutenues par des chefs qu’avaitgalvanisé Lauenbourg, chargèrent avec férocité. Le sang coula. Il yeut des blessés jusque sur les marches du palais.

Les grilles furent fermées sur la cour de Mai, qu’occupa unbataillon de gardes républicains. On avait également fermé lesportes de la galerie de Harlay et toutes les issues sur le quai desOrfèvres.

Dans la salle des assises on avait pris la précaution suprême.On l’avait vidée. Quelques agents de la Sûreté figuraient le publicdebout, au fond. Sur les banquettes, des avocats, en robe, lestémoins convoqués. Pas une femme !

Le président Dhumur était une créature de Lauenbourg. Les jurésavaient été triés sur le volet. Une seule ombre à ce tableau :le procureur de la République avait tenu à « occuper »lui-même. Mais qu’eût pu faire Viennet ? N’avait-il pas étéobligé de conclure dans son rapport à la condamnation desaccusés ? C’est tout ce qu’on lui demandait. Tout semblaitdonc écrit d’avance quand le président ordonna à Claude de selever.

Son regard plein d’énergie disait encore son ardeur au combat.Mais il paraissait fort mal en point. La vérité était qu’il venaitde passer les heures les plus déprimantes de sa vie. Il doutait desa victoire, qui n’avait été volée que par la surprise. Le faitqu’il avait accusé sans preuves finirait bien par l’accabler. Maisc’était moins de cela qu’il était malade, physiquement déprimé, qued’avoir été si honteusement, si lâchement trahi par Sylvie.

Si les faits n’eussent pas parlé d’eux-mêmes et sur l’heure, lematin de cette journée terrible où sa maîtresse avait profité deson sommeil pour le dépouiller de tout ce qui eût fait sa force etle laisser sans défense devant des adversaires féroces, commenteût-il pu encore douter de l’infamie de celle-ci qui, depuis sachute, ne lui avait pas donné signe de vie ? Peut-être Claudeeût-il encore trouvé, dans la naïveté de son cœur, assez d’amourpour lui pardonner. N’avait-elle pas une excuse toute prête ?N’avait elle pas payé son crime d’un prix qui lui chauffait encoreles veines, à lui, Claude !…

Tout de même, ce silence était atroce et attestait le bas calculavec lequel elle avait mené toute cette affaire. Elle mentait doncquand elle disait qu’elle était prête à tout sacrifier pour lui.Oui ! elle avait tout sacrifié pour les autres, pourl’U. R. B. ! Et elle l’avait abandonné,voué au pire, sans tourner la tête.

Devant le président qui l’interrogeait, il rassembla sesforces : « Je ne demande aucune pitié ! ce que j’aifait, c’était mon devoir ! Je suis prêt à le refaire !Frappez-moi ! mais frappez-moi fort ! car les hommes quej’ai convaincus d’infamie mais que je n’ai pu briser meretrouveront devant eux jusqu’au dernier souffle ! J’aiderrière moi tout le pays ! »

– Ta ta ta ! interrompit Dhumur, lui coupant soneffet, vous avez derrière vous la ligue antiparlementaire que vousavez fondée… vous ne nous avez pas dit encore avec quel argent…

Le coup était direct. Claude le sentit venir, terrible. Ils’accrocha fortement à la barre de son banc pour mieux résister.C’était la première fois qu’on lui posait cette question.L’instruction, là-dessus, s’était gardée de le pousser. On avaitattendu le grand jour des assises pour lui porter ce coup-là. Et ilcomprit qu’on allait définitivement le déshonorer, car l’absence deLhomond, son silence aussi à celui-là (on avait dû lui faire peuret on le tenait sans doute en réserve), n’étaient points naturelsdans un pareil moment. Dhumur était sûrement renseigné.

Claude se rappela ce qui lui avait dit Palafox : Jeanville,son valet, écoutant aux portes pour le compte de la rue desSaussaies. Alors, il résolut d’aller au combat la poitrinedécouverte.

Il eut un mouvement magnifique.

– Vous le savez peut-être mieux que moi, monsieur leprésident, mais dans le cas où vous l’ignoreriez encore, je vaisvous l’apprendre… Oui, je vais, messieurs les jurés, vous fairevoir jusqu’où peut aller l’ignominie de mes adversaires. Vous allezentrer dans le gouffre dans lequel on a voulu me traîner. Je vaisvous faire mesurer la fange dont on a tenté de me salir…

Et il rapporta tout ce que lui avait appris Lhomond dans cettematinée où le pauvre homme était accouru chez lui, écœuré, vidé deson courage, anéanti par l’affreuse révélation : la mort deRoemer, l’histoire du dossier Picard, vice-président de la Ligueindustrielle de l’Est, les fonds apportés d’une source que l’oncroyait pure et qui était empoisonnée… empoisonnée par les hommesqui avaient tant de raisons pour jeter la suspicion d’abord,déshonorer ensuite les chefs de la Ligue en les présentant commeles stipendiés de bandits notoires comme Martin de la Lozère etRamel de Bordeaux… jusqu’aux « chauffeurs du centre » quifournissaient des fonds !

– Mais, c’est toute la bande à M. Legrand !…s’écria en ricanant le président Dhumur.

– Peut-être, éclata Claude. Oui monsieur leprésident, vous avez prononcé, peut-être, le nom quidomine ces débats : M. Legrand !… On saurapeut-être un jour qui est ce M. Legrand ! mais si fortsoit-il, je doute, messieurs, qu’il soit plus fort que le directeurde l’U. R. B. !

Frisson dans l’assistance. Fureur du président.

– Qu’avez-vous voulu dire ? Corbières, je vous sommede vous expliquer !

– Je n’ai plus rien à vous dire. Vous avez très biencompris !

– Monsieur Corbières, vous êtes un misérable !

Les avocats se levèrent : « On insulte lesaccusés ! » L’avocat de Corbières veut prendre desconclusions. Corbières s’y oppose. Il reprend son calme :« Je n’ai fait qu’une comparaison », dit-il.

Le procureur de la République se lève ; si tout le monden’a pas compris il met, lui, les points sur les i…« Si l’accusé continue à insulter le chef du gouvernement pardes comparaisons… »

Mais Dhumur l’interrompt. Il lance à Viennet un regardfoudroyant. « Aucune insulte, aucun outrage, surtout venant dela part d’un accusé qui a déjà, dans ce genre de sport, donnéailleurs sa mesure, ne saurait atteindre le chef intègre que laconfiance du Parlement a mis à la tête du pays pour le sauver del’anarchie prêchée par ces messieurs ! »

« Corbières est fou ! Il nous perd ! »gronda Turmache. Tramp se levait pour déclarer qu’il se séparait del’accusé et qu’on n’avait pas besoin de faire intervenirM. Legrand dans toute cette histoire qui n’était pas un contepour les enfants, mais un procès politique dans lequel il y avaitassez à dire sans s’occuper de la ligue antiparlementaire, queTurmache et lui-même avaient toujourscombattue !…

– Ce n’est pas moi qui ai prononcé le premier lenom de « M. Legrand », déclara Corbières, tournévers le président.

Dhumur lui répondit :

– C’est moi, et je ne le regrette pas, puisqu’il a étél’occasion de montrer à ces messieurs les jurés le sinistrepersonnage que vous êtes, prêt à toutes les ignominies dansl’attaque, à tous les mensonges et à toutes les lâchetés dans ladéfense !

L’avocat de Corbières se couvrit et fit mine de quitter lasalle : « Nous sommes ici dans une réunionpublique ! s’écria-t-il, je ne reviendrai que lorsque j’auraitrouvé des juges ! »

Les avocats de Turmache, de Tramp, de Hockart se levèrent à leurtour : « De même que nous avons regretté tout à l’heure,dit l’un d’eux, les paroles de Corbières, il est de notre devoir,devant ce nouvel incident, de nous étonner que par la violence deses propos qui dépasse de beaucoup le cadre d’un interrogatoire,M. le président semble prendre à tâche de vouloir faire dévierle débat. On ne fait pas ici, que nous sachions, le procès de laligue antiparlementaire, laquelle ne nous intéresse d’aucune sorteet nous ne sommes sur ces bancs que pour prouver notre bonne foidans les accusations que nous avons portées contre certains membresdu Parlement. Nous avons hâte d’être interrogés sur ce point,monsieur le président ! »

– Nous allons y venir, messieurs, ne craignez rien, ripostaDhumur et vous n’aurez rien perdu pour attendre ! mais vousêtes les complices du crime de Corbières et vous êtes sesacolytes ! Vous n’ignorez nullement qu’il était le chef de laligue en question ! Ne faites donc pas les agneaux ! Toutse tient dans ce procès ! Apprenez donc que par Corbières vousdonniez la main aux Martin de la Lozère et aux Ramel deBordeaux ! Si vous en doutez, je vous lirai tout à l’heure ladéposition d’un M. Lhomond…

– Si Lhomond a parlé, tant mieux ! s’écria Corbières.Il en a reçu l’ordre de moi. Il faut que toute la lumière sefasse ! Quand j’ai appris, de sa bouche, la manœuvreabominable dont on voulait nous salir…

– Qui vous faisait vivre, Corbières !…

– J’ai renvoyé Lhomond en province avec la mission demettre tous nos groupes au courant de ce qui se passait et descrimes qui avaient été commis… Dans ces conditions, nous devionsrefuser tout subside !… Je croyais que c’était la mort de monœuvre !… mais la ligue est plus vivante que jamais !… Leshonnêtes gens ont compris !…

– Il y a ici, Corbières, des honnêtes gens, reprit leprésident en se tournant vers les jurés, qui comprendront que,d’une part, vous avouez avoir trouvé des fonds chez les piresennemis de la société et que, vous faisant le lieutenant de cettetourbe, vous avez eu l’audace, d’autre part, d’accuser sans preuvesceux qui ont reçu mission de présider aux destinées de lanation ! Dans cette tâche abominable que vous aviez acceptée,vous avez été singulièrement aidé par MM. Tromp, Turmache etHockart. Ils se sont fait, soit dans la presse, soit au Parlement,les échos de votre mensonge, ils vous ont encouragé dans votrecalomnie…

Les trois complices s’étaient levés : « Monsieur leprésident, protesta Turmache, notre bonne foi ne saurait être miseen doute ! Et puisque enfin nous voici revenus dans le procès,vous nous permettrez de déclarer dès l’abord que nous restonsconvaincus, comme Corbières lui-même, du bien-fondé des accusationsqu’il a portées à la tribune.

– Ceux que j’ai accusés ont avoué, s’écria Corbières.

– C’est exact ! reprit Tromp… Pour tous ceux qui ontassisté à la « séance du 7 » l’attitude des« quatre-vingts » en disait plus long que tous lesdocuments…

– Je vous laisse parler, résuma le président, pour qu’ilsoit bien entendu que vous n’avez à apporter à l’appui de voshonteuses accusations que d’aussi vagues appréciationspersonnelles ! Quant à cette attitude dont vous parlez, jevoudrais voir la figure que MM. Turmache, Tromp et Hockartauraient faite si l’un de leurs ennemis politiques, frappant sur undossier qui paraît plein à déborder, leur avait crié qu’il y avaitlà de quoi le faire aller aux galères ! Les plus vertueuxtremblent dans ces circonstances tragiques et nous n’oublions pasle héros de Rabelais prêt à s’enfuir si on l’accuse d’avoir voléles cloches de Notre-Dame !

– Nous répétons ici ce que nous avons dit à l’instruction,déclara Tromp, c’est que, dans la nuit des séances du 7, Corbièresavait les documents.

– Et vous prétendez que c’est vous qui les lui avezfournis ?

– Moi-même.

– De qui les teniez-vous ?

– Paskin seul pourrait vous le dire, monsieur leprésident.

– Vous avez laissé prononcer le nom de Martin l’Aiguille…Et puis vous avez laissé accuser Roger Dumont. Or, Roger Dumont,comme le comte de Martin l’Aiguille… ont disparu. Messieurs lesjurés apprécieront une défense qui ne repose que sur le témoignagedes absents… Paskin sera entendu, il est cité comme témoin.

Le président se retourna vers Corbières.

– Quant à vous, Corbières, vous prétendez toujours que cesdocuments, on vous les a volés ?

– Oui, monsieur le président.

– Chez vous ?

– Chez moi, dans la nuit même !

– Voilà qui est bien étrange, repartit Dhumur. Vousvoudriez cependant en connaître le prix ! Comment pouvons-nousadmettre que vous vous en soyez séparé ? Enfin, si nous nousen rapportons à votre propre témoignage et à celui de cesmessieurs, vous aviez eu ces documents tard dans la nuit.L’interpellation était pour le jour même… vous deviez avoir hâte detravailler sur un dossier pareil… Quelques heures vous séparaient àpeine de la bataille. Et vous allez tranquillement vouscoucher ! C’est bien ce qui résulte de votre déposition àl’instruction. Et vous laissez votre dossier en vrac dans votrecabinet ouvert. Vous devez vous rendre compte, monsieur, que toutecette histoire ne tient pas debout…

– C’est pourtant la vérité, monsieur le président. J’étaisaccablé de fatigue.

Mais quand il disait cela, le ton n’y était pas. Corbières nesavait pas mentir. Il donnait à tous l’impression qu’il mentait. Dureste, quoi qu’il fît pour se raidir dans une attitude empruntée,son trouble intérieur n’échappait à personne.

Le président daigna sourire.

« Messieurs les jurés apprécieront. »

Il voyait la bataille gagnée.

Turmache, devant la très mauvaise tournure que prenait sonaffaire (car c’était à lui, à lui seul naturellement qu’ilsongeait), interpella Corbières :

– Le moment est bien grave pour nous tous, pour tous ceuxqui ont eu confiance en vous, Corbières ! Nous ne doutons pasque ayez été volé ! Nous qui vous avons procuré les documents.Corbières, il s’agit non seulement de notre honneur, mais aussi duvôtre, surtout du vôtre. Vous nous donnez l’impression que vousnous cachez quelque chose. Si vous avez un soupçon quelconque de lafaçon dont la chose a pu se faire, dites-le.

Il y eut un bref silence. Mais Corbières secoua la tête :« Je n’ai aucun soupçon de la façon dont la chose a pu sefaire ! »

– Vous aviez renvoyé un domestique ? Je vous demandepardon, monsieur le président, mais vous comprenezl’importance…

– Mais faites donc ! faites donc ! je comprendsparfaitement ! ricana Dhumur, amusé de voir les accusés setirer eux-mêmes, comme on dit, « les vers du nez » dansune affaire qui lui paraissait maintenant réglée.

– Oui, j’ai renvoyé un nommé Jeanville… un valet de chambredont le moins que je puisse dire est qu’il écoutait aux portes.

– Eh bien ! ce Jeanville, reprit Turmache, pouvaitavoir les clefs de chez vous ? Il pouvait en avoir faitfaire !

– C’est bien possible ! laissa tomber Corbières.

– Je me suis laissé dire, continua Turmache, qu’ilappartenait à la Sûreté…

– Allons, en voilà assez ! coupa net le président.Pour peu que nous continuions à vous écouter, monsieur Turmache,nous finirons par vous entendre accuser la police d’avoir cambrioléelle-même votre ami Corbières ! C’est toujours le mêmesystème ! Il n’y a de criminels ici que les pouvoirspublics ! Messieurs les jurés apprécieront. Nous allonsprocéder à l’audition des témoins… Huissier, introduisez le témoinPaskin.

Paskin arriva, plus pomponné, cosmétiqué, guêtré quejamais ! rond et rose comme une poupée neuve. Il étaitreluisant de satisfaction. Toute cette histoire l’avait mis aupremier rang ! De telles complications qui n’étaientredoutables que pour les autres, il pensait bien en recueilliravant peu tous les bénéfices. Depuis deux jours, il ne perdait passon temps. Une indiscrétion d’un des plus bas services desurveillance de la Sûreté politique l’avait mis sur la trace dumystère et il n’avait rien épargné pour apporter à la barre unedéposition sensationnelle. Le matin même il était passé à l’Agenceuniverselle pour prévenir un copain qui dirigeait les services desfeuilles à la province : « Je te signale ma dépositiondans le procès Corbières cet après-midi. Soigne-moi, ça en vaut lapeine ! Et ne m’oublie pas dans tes filsspéciaux ! » Comme disaient ses jeunes confrères :« Paskin savait « y faire » pour laréclame. »

Après les formalités d’usage, le président posa brusquement laquestion au témoin :

– Votre directeur prétend que vous avez reçu de soi-disantdocuments de Roger Dumont ?

Turmache se leva :

– Je proteste ! Je n’ai jamais mis en cause RogerDumont.

– Vous avez laissé dire… Enfin, monsieur, vous prétendezavoir eu en mains des documents ; ces documents on ne les ajamais vus… Vous rejetez la responsabilité de cette étonnantehistoire sur un subalterne…

– Je la revendique ! fit entendre Paskin rouge d’unéclatant bonheur. Toutefois, monsieur le président, permettez à unhumble journaliste de s’élever contre ce mot de subalterne…M. Tromp nous a appris que, dans son journal, il n’y a que descollaborateurs…

Un murmure des plus encourageants s’éleva sur les bancs de lapresse.

– M. Paskin, qui revendique toutes lesresponsabilités, reprit le président, acceptera sans doute de nousdire de qui il tenait ces fameux documents…

Tromp se leva à son tour.

– Je prie mon rédacteur de dire tout ce qu’il sait. Ils’agit de prouver ici que nous sommes de bonne foi. Je vous enprie, que rien ne vous arrête, Paskin !

Le reporter réfléchit et, plus prudent que son maître :

– D’un monsieur qui cachait sa figure et qui m’avait donnérendez-vous dans un coin sombre de l’avenue du Bois, sous le petitkiosque aux chevaux, non loin de la rue Chalgrin.

– Enfin, ce monsieur mystérieux, de quelle partvenait-il ? interrogea le président.

– Dites-le donc ! lui jeta encore Tromp, que Turmacheessayait en vain de retenir.

– Monsieur le président, nous tenions ces documents deRoger Dumont.

– Je regrette, fit le président, sarcastique, qu’avantl’audience, témoins et accusés ne se soient pas mis pluscomplètement d’accord… Tout de même, comme cette fantaisie doitavoir des limites, je préviens le témoin Paskin que s’il a pris desresponsabilités, il m’appartient d’en prendre moi aussi.

– Monsieur le président ! s’écria Paskin, qui nes’attendait pas à cette intervention de son directeur, monsieur leprésident, je n’ai rien à cacher à la justice… L’homme qui m’aremis les documents ne venait pas de la part de Roger Dumont !c’était Roger Dumont lui-même !

– Avez-vous lu les documents ?

– Eh ! monsieur le président, je les ai portésaussitôt au Réveil… et nous sommes revenus les apporter àM. Corbières qui nous attendait avenue de Neuilly… Nous lesavons compulsés, puis M. Corbières est rentré chez lui avecson dossier.

– Prenez garde à ce que vous dites, Paskin ! je suisobligé de relever toutes les hésitations et les contradictions queje trouve dans votre déposition et dans les dires des accusés. Vousvenez prétendre aujourd’hui que vous teniez ces fameux documents deRoger Dumont et le Réveil a laissé raconter pendant dessemaines qu’ils vous avaient été livrés par le comte de Martinl’Aiguille ! En vérité, je me demande pour quelle raison vousn’êtes pas assis sur ce banc, à côté de votre directeur.

– Eh bien ! monsieur le président, déclara Paskin dansun beau mouvement qui parut spontané, mais auquel il se sentaitfortement incité par ce qu’il avait vu de la fièvre de Paris et lapersuasion où il était que l’U. R. B. filait un mauvaiscoton : monsieur le président, mettez-m’y si ce que je vousdis n’est pas l’expression de la vérité… Ces documents ne sont pasun mythe ! M. Corbières le sait bien !… etM. Corbières aussi sait bien comment ils lui ont étévolés ! Voulez-vous que je vous dise maintenant pourquoiM. Corbière se tait ? Parce que c’est un galanthomme !…

Il y eut un immense éclat de rire. Mais Corbières était d’unepâleur mortelle. Paskin continua :

– Mon devoir de témoin me force à dire ici ce que j’aiappris à titre de reporter, dans la soirée d’hier. Un servicediscret de surveillance avait été établi autour du pavillon habitéà Neuilly par M. Corbières. Vu les circonstances il n’y avaitlà rien qui ne fût très naturel. Mais ce qui l’est moins, c’est querien n’ait transpiré du rapport du brigadier de service. J’en ai eula copie sous les yeux. Quand il fut rentré chez lui avec ledossier, M. Corbières ne tarda pas à recevoir une visite, unevisite qu’il n’attendait pas… Car il attendait M. Lhomond etce n’est pas M. Lhomond qui se présenta à la grille !

– Qui était-ce ? Le savez-vous ? interrogea leprésident.

– M. Corbières le sait certainement mieux quemoi !

– Mais parlez, Corbières ! s’écrièrent à la foisTurmache et Tromp… Si Paskin dit vrai, votre attitude estinexplicable ! L’homme qui est venu cette nuit-là chez vousest peut-être votre voleur !

– Ce n’était pas un homme ! rectifia Paskin.

Il y eut un silence, tout le monde se regarda. Le présidentcomprit que l’on pénétrait là sur un terrain dangereux.

– N’insistons pas ! fit-il, puisque M. Corbièresse tait, il s’agit là d’un incident qui n’a rien à faire avec ceprocès ! Respectons les secrets de l’homme privé !

On se récria sur le banc des avocats. Celui de Turmacheprotestait avec énergie.

– Monsieur le président me permettra de faire remarquer iciqu’il y a quelque chose de plus extraordinaire que le silence duprincipal accusé ; c’est le soin justement avec lequel lapolice d’abord, la justice ensuite respectent les secrets privés deM. Corbières !

– Monsieur le président, fit entendre Paskin, si l’on tientà savoir qui est venu, il n’y a qu’à consulter le rapport.

– Je m’étonne qu’il n’ait pas été versé à l’enquête,s’écria l’avocat. Il y avait un nom sur le rapport ?

– Je ne laisserai pas dévier le débat, déclara Dhumur avecvéhémence. Voilà une visite dont il n’a jamais été question, etcependant elle eût fait l’affaire de M. Corbières… autant aumoins que la vôtre, messieurs ! Si c’est une dernière comédieque l’on joue ici, en désespoir de cause, messieurs les juréssauront encore l’apprécier… En ce qui me concerne, je n’ai pas à enfaire état…

– Nous allons déposer des conclusions ! déclarèrentd’une seule voix les avocats de Turmache, Hockart et Tromp,cependant que Corbières semblait devenu de pierre et ne répondaitmême pas à son défenseur, qui le suppliait d’abandonner sonattitude difficilement explicable.

Mais c’est alors que Viennet, qui s’était gardé d’intervenirdans ce nouvel incident, se leva, une lettre à la main.

– Monsieur le président, dit le procureur de la République,c’est sans doute par erreur ou par ignorance des formes de lajustice, que la personne qui a écrit cette lettre que l’on vient deme remettre demande à être entendue… je m’empresse de vous lacommuniquer…

Étonné que le procureur de la République rendît aussi public ungeste aussi simple, le président prit des mains de l’huissier lalettre en question en se demandant quel coup de Jarnac Viennetavait bien pu préparer.

Aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur la lettre, il pâlit et sontrouble devint tellement évident qu’il n’échappa à personne. Illança au procureur de la République un coup d’œil terrible, puis ildit :

– Il semble difficile d’entendre ce témoin. D’abord il n’apas été cité.

– Non ! mais il peut être entendu à titre de simplerenseignement.

Et le procureur se rassit.

– Ensuite, continua le président qui paraissait de plus enplus désemparé, je ne vois pas bien l’utilité de faire intervenirdans cette affaire…

– Pourrait-on savoir au moins le nom du témoin qui demandeà être entendu ? demanda l’avocat de Turmache.

Le procureur de la République laissa tomber perfidement ;« Je suis de l’avis de l’avis de M. le Président… Je nevois pas, en effet… et il serait peut-être même regrettable… »Puis il s’adressa directement aux accusés. « Ces messieurs, dureste, seront les premiers à comprendre combien cette déposition,même à titre de simple renseignement, serait pénible à entendre…D’autant que je ne vois pas, je le répète, ce qu’elle pourraitapporter aux débats ».

– Mais, enfin, de qui s’agit-il ? s’écriaTurmache.

– C’est Mlle Milon-Lauenbourg qui demande àêtre entendue ! fit d’un air navré le procureur.

Les coaccusés de Corbières n’eurent qu’un cri. Quant àCorbières, le sang afflua avec une telle force à son cœur qu’il putcroire qu’il allait s’effondrer. La salle toute entière étaitdebout.

– Mlle Lauenbourg n’a que faire dans ceprocès ! Mlle Lauenbourg ne sera pasentendue ! s’écria le président… C’est l’avis de la cour.

Mais une voix se fit entendre au fond de la salle.

– Monsieur le président, il faut que jeparle !

C’était Sylvie qui s’avançait, soutenue par André Ternisien…Corbières avait reconnu sa voix… Il ne la regarda point cependant.Il fit un prodigieux effort pour paraître indifférent.

Et ce qui se passa fut rapide.

Débordé par l’événement, le président ne put s’opposer àl’arrivée à la barre de Mlle Lauenbourg… Paskins’effaça… André était resté sur le seuil du prétoire… Sylvie, quiétait d’une pâleur effroyable, leva la main : « Je jurede dire la vérité ! »

– Vous ne pouvez jurer, dit le président.

– Monsieur le président, je suis venue ici pour que l’onsache que M. Corbières a dit la vérité en affirmant qu’ilavait eu en main les documents ! je les ai vus !C’est moi qui suis venue au pavillon de Neuilly, cette nuit-là… lesdocuments étaient sur son bureau ! Quand je suis arrivée, illes compulsait… j’ai appris depuis que M. Corbières, après mondépart, avait constaté la disparition des documents… je suis venueici dire à M. Corbières que ces documents, ce n’est pasmoi qui les ai volés !

Elle fixait Corbières de ses grands yeux pleins d’un amourhéroïque.

– Je n’ai plus rien à dire, monsieur leprésident !

Elle était calme, elle dominait l’émoi indescriptible quis’était emparé de toute la salle.

Les avocats voulaient la retenir, la crucifier sous leursquestions, mais le président, qui avait hâte d’en finir avec ceterrible incident, lui faisait signe qu’elle pouvait seretirer.

Elle s’éloigna après un dernier regard vers Corbières… Maismaintenant elle était au bout de ses forces. Elle sortit de lasalle, soutenue par André Ternisien qui lui avait repris le bras etpar le petit Paskin qui s’empressait, s’imposait commetoujours…

À l’émoi de tout à l’heure succéda, jusqu’au moment où elledisparut, un affreux silence. Cette fille venait de sauver sonamant. Mais elle avait livré son père !

Ce même jour, à cinq heures du soir, Corbières, Tromp, Turmache,Hockart étaient acquittés.

Chapitre 21LE DIMANCHE DE M. BARNABÉ

Nous n’avons pas à retracer ici ce que furent les trois semainesqui suivirent le scandale que l’on a appelé le procès del’U. R. B. ; elles appartiennent à l’histoirecontemporaine et les manuels scolaires seront là pour inscrire lesdates des décrets-lois qui donnèrent au gouvernementMilon-Lauenbourg une puissance tyrannique à laquelle on ne sauraitcomparer que l’état de siège.

Soutenu dans cette lutte suprême par tous ceux qui se sentaientperdus avec lui, il donna un spectacle rare de force etd’invulnérabilité dans le moment même qu’il sentait tout craquersous ses pas.

Pour nous, rentrons dans la coulisse, où l’on tire les ficellesde ce grand mouvement. Nous n’aurons point, jusqu’à la dernièreminute, d’autre ambition que de laisser entrevoir l’envers deschoses, la pauvreté des ressorts, toute la tristesse de lamécanique pendant que l’on fait de grandes phrases et que l’on setue devant la toile de fond.

Et puis, cela repose des grands gestes et des attitudes depremier plan.

Allons donc, ce dimanche, pêcher avec M. Barnabé.

Ce dimanche-là, il sortit dès potron-minet du petit pavillon depeintre dont il s’était rendu acquéreur dans des conditions quenous ne saurions avoir oubliées.

Il était muni de tous ses engins de pêche.

En attendant que son café au lait fût prêt, il prit une bêche ets’en fut dans le potager chercher des vers de terreau. Rienn’existait plus pour M. Barnabé dès qu’il avait sa passion entête, nous parlons de celle de pêcheur à la ligne, sans quoi sonattention eût été attirée par le bruit que fit la fenêtre d’unechambre en s’ouvrant au-dessus de la tonnelle.

S’il avait levé les yeux, il eût reconnu, bâillant à sedécrocher la mâchoire, mais restant la bouche ouverte à sa vue, sonfils Daniel.

– Non, mais des fois ! Le paternel ! Qu’est-ceque papa peut bien f… ici ?

Le jeune homme se retourna vers le fond de la chambre, commepour interroger quelqu’un ou quelqu’une qui eût pu, sans doute, luifournir quelques renseignements, Or, Thérèse, la première femme dechambre de Mme Lauenbourg, dormait si profondémentque Daniel n’eut pas le courage de la réveiller.

Toutefois il réfléchit et il se dissimula derrière le rideau dela fenêtre. Depuis quelque temps il s’était rendu compte que toutce que faisait ou disait Thérèse paraissait avoir un but qu’il nedémêlait pas encore très bien, mais où elle l’entraînait avec uneardeur persistante.

Daniel pensa que ce ne devait pas être par hasard que Thérèselui avait donné rendez-vous, la veille au soir, à Pontoise, pourl’amener dans ce patelin et le faire coucher dans cette auberge, oùse trouvait déjà son père qu’il croyait au château des Romains, àquelques kilomètres de là, où dès le samedi soir, Lauenbourg luidonnait l’hospitalité. C’est là qu’ils traitaient de leurs affairesparticulières, de celles dont il ne devait pas rester trace àl’U. R. B.

C’est là aussi que Mme Lauenbourg vivait commeune recluse depuis que sa fille Sylvie, après le scandale duprocès, brisant ouvertement avec son père, avait suivi ClaudeCorbières qui l’avait conduite chez une vieille parente, enattendant le mariage annoncé.

À Pontoise, Thérèse avait simplement dit à Daniel :« J’ai un congé jusqu’à lundi ; je connais une bonnepetite auberge où l’on fait la matelote, tu m’en diras desnouvelles… Vingt-quatre heures de tranquillité dans les champs,dans les bois, au bord de la rivière ! Ça nous reposera un peude la politique ! Et puis, tu sais, personne ! Loin de lagrande route. Des clients qui ne pensent qu’à pêcher à laligne ! »

Programme de tout repos. Cependant, le premier pêcheur queDaniel apercevait dans cette auberge, c’était son père !Certes, ce n’était pas que sa pudeur en fût gênée ! Mais, toutde même, pour un coin où ces deux amoureux ne devaient rencontrerpersonne de connaissance !

Le père Barnabé se lavait maintenant les mains à la pompe.Mariette lui avait servi son déjeuner sous la tonnelle. Il retintla servante. « Tiens ! lui dit-il, voici la clef ;et tâche que le pavillon soit propre ! que rien netraîne ! Tu prépareras tout comme pour la dernière fois… Jedéjeunerai à l’auberge. Je ne sais pas si on viendradîner, mais en tout cas on viendra souper… J’ai apporté untombereau de foie gras. Il est au frais. Tâche que je sois contentde la salade ; la dernière fois, la betterave n’avait pasassez mariné… J’ai apporté aussi des truffes… Mets-moi de côté ungros morceau de glace pour le seau à champagne. Laisse-le dans laglacière tel quel. Je le briserai moi-même. Dans la chambre, tusais ce que tu as à faire. Ah ! j’ai apporté des Galeries unpaquet pour le cabinet de toilette. Tu rempliras les flacons. Etpuis, nettoie les vitres de l’atelier, elles en ontbesoin ! »

– Mais aujourd’hui, protesta la servante, je n’aurai pas letemps, monsieur Barnabé ! Les vitres ! c’est toute uneaffaire, mais je pourrais dire à Froissard…

M. Barnabé frappa du poing sur la table.

– Si jamais j’apprends qu’un autre que toi a mis les piedschez moi…

– Suffit, monsieur Barnabé, mais dites un mot à Madame.

– Entendu ! Tiens ! voilà cinquante francs…Ah ! mon pyjama chinois est dans le bahut de l’atelier… Il y aun bouton à recoudre.

Il avait fini de boire sa tasse. Il ramassa ses ustensiles ets’éloigna. Daniel entendit encore Mariette qui disait àmi-voix : « Ce que c’est que la passion ! »

Deux minutes plus tard, c’était Daniel qui était sous latonnelle et réclamait son déjeuner. Les propos qu’il avait surprisl’avaient plongé dans un état d’esprit voisin de l’imbécillité. Lepyjama du père Barnabé ! Le seau à champagne ! Lestruffes ! Cinquante francs à la chambrière pour nettoyer lescarreaux de sa bicoque ! Mais on lui avait changé sonavare ! Il dut s’avouer qu’il n’avait jamais connu son père.Le galant M. Barnabé ! En pyjama chinois ! Danielessayait de se faire une idée de ça… Il y parvenait difficilement…et ça ne le faisait pas rire… ça lui faisait peur !

Il faisait une si drôle de figure que Mariette, qui luiapportait la tasse de café qu’il avait réclamée, lui demanda s’iln’était pas malade.

– Écoutez, ce n’est pas moi qui suis malade, lui dit-il, enfaisant un effort pour plaisanter, c’est, je crois bien, lebonhomme qui habite en face ! J’ai tout entendu ! J’étaisà ma fenêtre, là-haut. Alors, il a des pyjamas chinois, cebonhomme-là ?

Mariette éclata de rire.

– Et des robes de chambre avec des oiseaux dessus. Jevoudrais que vous voyiez ça ! Oh ! c’est un vieuxdégoûtant… Mais je ne dois rien dire… Tout de même, il y a deschoses que tout le monde sait et puisque tout le monde s’en amuseon peut bien faire comme les autres… ça n’est un secret pourpersonne que c’est un vieux dégoûtant !

– Il y a longtemps qu’il vient ici ?

– Voilà quatre ans que je le vois, mais d’abord, il a bientrompé son monde… Il venait à peu près tous les dimanches… Ça avaitl’air d’un brave homme, très regardant, par exemple. On sedisait : Il n’est pas riche ! C’est employé dans uneadministration… ça doit être veuf ! Pendant deux ans il esttoujours venu ici tout seul… Il semblait n’avoir qu’une passion, lapêche à la ligne !

« Un jour, on a été bien épaté ! Il s’estdérangé ! Il est venu avec une dactylo qu’on a dit, une petiteParigote qu’il appelait Mlle Julie et qui luifaisait voir du chemin. C’est pour elle qu’il a acheté le pavillondu verger, et il a fait faire des travaux ! et il y a mis desmeubles, et rien ne paraissait trop beau ! Lui qui passaitpour avare, on disait qu’il se ruinait pour cette gamine. Lesvieux, tout de même, quand ça se dérange ! Enfin ; c’estleur affaire ! mais vous pensez si ici, on s’amusait del’aventure !

« Et puis, il y eut la catastrophe ! Figurez-vous quele jour où ils allaient pendre la crémaillère, le vieux est arrivédans un moment où on ne l’attendait pas. Il a trouvéMlle Julie très occupée avec un monsieur qui était,paraît-il, le patron du vieux ! Pauvre père Barnabé ! Ilme faisait peine, car tout le monde se fichait de lui… Croyez-vousqu’il n’a pas fait de chichi ! qu’il n’a pas eu un cri,rien !

« Ça s’est passé en douce, Mlle Julie estpartie et on ne l’a jamais revue… et quant au patron du vieux,c’est tout juste si le vieux ne lui a pas dit merci !

– Et alors ? questionna Daniel, qui commençait àcomprendre des choses… des choses…

– Eh bien ! vous savez ! Après cette histoire-là,on avait bien cru qu’on ne le verrait plus et qu’il vendrait labicoque… Pas du tout… Il est venu le dimanche suivant comme s’il nes’était rien passé.

– Non ?

– C’est comme je vous le dis ! et pour ce qui est dupavillon, il continuait à l’orner, à l’arranger à sa façon… Ilarrivait quelquefois le samedi soir avec des paquets qu’il mefaisait porter là-bas… c’étaient des tapis, des tentures…quelquefois un tableau… et même des statues… mais toujours desfemmes nues… Je vous dis que c’est un vieux dégoûtant !

– Sans doute, il se consolait avec d’autres dactylos ?émit Daniel.

– Pas du tout ! voilà ce qui vous trompe… Dans sonpavillon il ne venait jamais personne… Ça lui a bien duré deux ans…On n’y comprenait rien ! Les plus malins avaient fini par sedire qu’il était devenu gâteux et qu’il vivait, tout seul, au fondde sa boîte, avec le souvenir de Mlle Julie… Quand,il y a quelque temps, il est venu quelqu’un. Une femme du monde,j’en jurerais…

– Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

– Elle se cache trop. Elle arrive vers minuit, quelquefoismême à deux heures du matin, en auto par la petite route du bois.L’auto reste dans le bois. Elle prend le chemin de traverse etpénètre dans le pavillon par la porte de derrière. Elle esttoujours enveloppée dans un grand manteau et il est impossible devoir sa figure. Mais c’est une femme chic. J’en ai eu la preuve.Une femme qui doit être en grande toilette sous son manteau…

– Vous avez vu les traces de l’orgie ? fit Daniel,complètement abruti.

– Il y a des choses que je ne peux pas dire, et puis, dureste, que je ne comprends pas. Ainsi, je mets toujours deuxcouverts. Eh ! bien ! je jurerais qu’il n’y a que lui quimange et qui boit. Pour ça, il ne s’en prive pas. Lui,ordinairement si sobre et qui se contente d’une soupe à l’auberge.Là-bas, il lui faut des soupers de prince. Je vous dis tout çaparce que vous êtes jeune et que ça doit vous amuser. Mais tenezvotre langue et surtout n’ayez pas l’air de vous moquer de lui.C’est une bonne pâte d’homme, mais il y a des moments où il me faitpeur… Je me sauve ; j’entends Mme Pinchard quim’appelle.

Daniel ne fit qu’un bond jusqu’à sa chambre où il trouva Thérèsequi l’accueillit avec un sourire qui lui en disait long.

– Et alors ? fit-elle… il va bien, le vertueuxBarnabé ! j’ai tout entendu !

– Oh ! tu as tout entendu… et tu sais tout ! quiest-ce que ça peut bien être que cette femme-là ?

– Ah ça, mon petit, je n’en sais rien ! mais tu asentendu l’histoire de Mlle Julie et tu saismaintenant pourquoi le tout dévoué fondé de pouvoir deM. Lauenbourg aura la peau de ce dernier ! Ce sont deschoses qui ne se pardonnent pas… et le paternel est rancunier,c’est moi qui te le dis… si tu savais le bout de conversation quej’ai surpris, derrière une porte, lors de la fameuse soirée de galadu Trianon, tu comprendrais que, ce soir-là, ma lanterne a étéallumée…

– Tu as été bien discrète avec moi, Thérèse !…

– Eh ! mon petit, tu étais encore bien amoureux deMlle Rikiki… Qu’il te suffise de savoir que, cesoir-là, le père Barnabé, qui a une véritable adoration pourMme Milon-Lauenbourg, apprenait à la malheureusefemme qu’elle était mariée à… celui que tu sais !

– Cela ! je ne peux pas encore lecroire !

– Mme Lauenbourg non plus ne voulait pas ycroire… mais il a bien fallu qu’elle y crût… Et c’est ce jour-làque M. Barnabé, qui, décidément, n’a peur de rien, jurait àMme Lauenbourg qu’il la sauverait, elle et safamille, de « M. Legrand ! ». Mon petitDaniel, apprends à connaître ton père ! – C’est une tâche àlaquelle il s’attelait avec d’autant plus de plaisir qu’il tenait,lui aussi, à entrer dans la famille.

– Eh bien ! comme beau-père, ça ne lui a pasréussi ! ricana Daniel. S’il avait compté sur Sylvie, il avaitcompté sans André ! Ah ! c’est un joli coco,celui-là ! et un beau gâcheur ! Tant mieux ! je nelui aurais jamais pardonné ce mariage-là !

– Tandis que toi tu étais obligé de te contenter de lafemme de chambre ! Mon pauvre Daniel tu es bien àplaindre…

– Ne dis donc pas de bêtises ! Tu sais comme jedéteste André…

– Ce n’est pas d’une belle âme !… car ce qu’il a faitlà, lui, est très beau… Songe ! On le laisse faire sacour à Mlle Lauenbourg qu’il aime, le pèreBarnabé lui a dit qu’il ne tardera pas à l’épouser ; mais ilsait que Mlle Lauenbourg aime Corbières ! etqu’est-ce qu’il fait ! Il s’arrange pour queMlle Lauenbourg, qui est gardée étroitement auTrianon du bois de Boulogne, qui ne peut communiquer avec personne,qui ne peut même pas écrire mais qui a appris, par André lui-même,ce qui se passe en cour d’assises, arrive à s’échapper pour venirtémoigner devant le jury en faveur de son Claude…

– Son amant ! reprit avec un méchant rire le jeunehomme… et André devait savoir ça aussi ! La petite ne le luiaura pas caché pour bien lui enlever tout espoir ! Tu en faisvite un héros, de mon frère ! Tout de même, c’est unepoire ! Il y avait mieux à faire que de recoller les deuxautres ensemble, je t’assure ! Écoute, Thérèse ! danscette nuit où tu lui as amené chez Corbières sa Sylvie pour que« je travaille » avec plus de sécurité, veux-tu que je tedise ce qui me faisait le plus rigoler ? C’était de penser quependant que je raflais les paperasses chères à Lauenbourg, le jeunehomme d’à côté ne s’embêtait pas ! que mon frèrel’était pour de bon, quoi qu’il arrivât, avant lalettre ! Une belle nuit pour moi ! une belle revanche etcent mille francs ! Mais, dis-moi, qu’est-ce que faisait mamanLauenbourg pendant ce temps-là ?

– Quand Sylvie m’a eu rejointe dans le taxi, nous sommesrentrées au petit jour par le bord de la Seine. Personne ne s’étaitaperçu de rien ! À dix heures, mademoiselle m’a demandé à voirsa mère… Elle m’a trouvée en train de faire des malles. Je lui aiappris que sa mère était partie dans la nuit pour le château desRomains, avec Nounou et que j’allais les rejoindre… Elle medit : « Ne partez pas sans moi,attendez-moi ! » et elle est rentrée dans sa chambre. Jene l’ai plus revue. Milon avait donné des ordres. La mère et lafille étaient désormais séparées… Et il s’est passé ce que je t’aidit avec André… tandis que ton père était chargé de la hautesurveillance de la mère au château des Romains ! Crois-tu quec’est drôle ! Je te jure que pour une femme de chambre, il y ade quoi s’occuper !

– Oh ! je sais que tu ne perds pas ton temps !Mais dis donc, tu m’as dit que mon père était au mieux avecMme Lauenbourg ?

– Ils ne sont pas mal ensemble ! sourit Thérèse…Daniel bondit.

– Ah ! ça, par exemple ! jamais, tuentends ! jamais tu ne me feras croire une chosepareille ! Non, mais tu n’as pas regardé mon père !

– Mais, mon chéri, je ne veux rien te faire croire du tout,moi ! Tiens ! fit-elle en se penchant à la fenêtre…qu’est-ce que c’est que cet olibrius-là ?

En même temps, on entendait la voix de Mariette :« Madame Pinchard, c’est le Norvégien qui réclame sondéjeuner… »

Daniel se pencha à la fenêtre… Un bonhomme d’une cinquantained’années, habillé d’un étrange vêtement de sport, laissé pourcompte sans doute des magasins du « Petit Marinier », àla chevelure rousse, abondante, à la barbe rousse, aux grossourcils roux et à la figure toute pleine de taches de rousseur,traversait la cour, une canne de pêche et une épuisette à lamain ; il entrait dans la grande salle de l’auberge.

Daniel se retourna vers Thérèse, étrangement impressionné.

– Mais dis donc ! je connais ce déguisement-là,moi ! je l’ai déjà vu quelque part. Mais dans quellecirconstance ?… Tu ne vois pas, toi ? Et puis, cetteallure ?…

Tout à coup, il se frappa le front :« Dumont ! »

– Tu es fou, mon chéri !

Mais l’autre dégringolait déjà l’escalier… Il s’arrêta sous latonnelle d’où il pouvait voir ce qui se passait dans la salle. LeNorvégien prenait tranquillement son café au lait. Si c’était RogerDumont, il était méconnaissable… Aussi, c’était moins sa personneque, comme nous l’avons dit, son déguisement, que Daniel avaitreconnu… Oui, il avait vu, il y avait quelques mois, ce déguisementà Roger Dumont, alors qu’il travaillait au Moulin… Etpuis, à certains gestes, il n’y avait pas à se méprendre. La façondont il roula une cigarette, par exemple.

Quand l’homme eut quitté l’auberge, prenant la direction de larivière, Daniel pénétra à son tour dans la salle. Mariettedesservait.

– Décidément, fit-il, il n’y a plus un coin en France oùl’on ne soit envahi par l’étranger ! Qu’est-ce que cetexotique vient faire ici ?

– Oh ! celui-là, on ne l’avait pas vu depuis deux ans.Et voilà trois dimanches qu’il revient, toujours tout seul. Il ditqu’il est Norvégien, mais il est Norvégien comme vous et moi. Ou ilest de la police, ou c’est un homme qui se cache. Sa barbe ?elle est fausse… J’ai vu ça, moi !… Enfin, ça ne me regardepas. Dans le temps, quand il venait, il devait surveiller lagrande clique.

– Qu’est-ce que c’est ça, la grande clique ?

– Des tas d’étrangers qui étaient venus échouer ici et quiparlaient un charabia ! On ne les a jamais revus. Ils sefaisaient servir en haut, dans la grande salle, à côté de votrechambre. Ils buvaient jusqu’au milieu de la nuit. C’étaient de bonsclients et puis des gars costauds ! Ils me faisaient peur…Chut ! voilà la patronne…

Daniel se dirigea, lui aussi, vers la rivière.

« Drôle d’auberge ! murmurait-il. Je serais curieux desavoir ce que Roger Dumont peut bien venir faire ici. »

Arrivé à l’Oise, il longea un instant le bord de l’eau, sedissimulant derrière les arbres… À une boucle que faisait larivière, il aperçut soudain dans deux bachots, peu éloignés l’un del’autre, le Norvégien et papa Barnabé… Ils ne se disaient pas unmot ; chacun était uniquement préoccupé de sa pêche.

Daniel les observa longtemps en silence :« Sûr !… se dit-il, mon père ne se doute de rien !Et Roger Dumont est venu ici pour le surveiller !… qu’est-ceque tout cela cache, et à quelle besogne Dumont, qui avait si bienfait le plongeon, et que la police de Baruch cherche partout,travaille-t-il donc en ce moment ?

Ne voulant pas être aperçu, il reprit fort précautionneusementle chemin du retour… Soudain, il entendit des pas derrièrelui !… Il se rejeta dans un boqueteau. L’homme qui venaitétait le Norvégien… Il avançait de son pas tranquille, un seau à lamain, son seau à amorçage… Il fut bientôt à la hauteur du jeunehomme. En passant, il dit : « Tu ne m’as pas reconnu,Daniel !… Pas un mot !… attention ! »

Médusé, le jeune homme ne broncha pas. Il aperçut, venant ensens inverse, et de l’auberge probablement, un individu assez fort,aux épaules carrées, une figure de bifteck cuit, fumant la pipe,les mains dans les poches de son manteau de cuir, tenue d’auto. Ille reconnut sur le champ : « Buwler Aram ! Ehbien ! Il en a un toupet ! »

Dans la bande de M. Legrand et chez les« Birds’eyes » il passait pour l’Homme deLondres ! « Sûr, il doit avoir dans sa poche unpasseport de M. Legrand ! » Si Daniel connaissait devue Buwler Aram, celui-ci ignorait ce pauvre petit« Birds’eyes » qu’était Daniel !…

En se croisant avec le Norvégien, l’« Homme deLondres » demanda avec un fort accent britannique :« Aoh ! ça né mord pas ? »

Le Norvégien passa son chemin sans répondre. L’autre lui lançaun mauvais propos et continua sa route en ricanant grossièrement.C’était un brutal, un mauvais coucheur… et le poing toujours prêt.Il avait commencé sa carrière comme soigneur, puis dans le rings’était fait disqualifier. Un héros à Whitechapel où, sur un signede lui, les bouges se vidaient.

Arrivé derrière M. Barnabé, il s’arrêta, cracha etl’interpella avec éclat : « Mossieu lepêcheur ! » Barnabé ne broncha pas. « Je souis poliavec vô ! » et il jeta plusieurs pierres sur « lecoup » du père Barnabé. Il devait être déjà gonflé d’alcool.Barnabé était furieux, mais ne fit rien entendre qu’une timideprotestation. Les cailloux maintenant tombaient presque dans lebachot.

Daniel allait intervenir, quand, en moins de temps qu’on nesaurait le dire, ce bon Barnabé avait détaché sa barque et ladirigeait sur l’autre rive. En même temps, sa colère se montrait sipeureuse, que Daniel lui-même ne put s’empêcher de rire. Il sedépêcha de rentrer à l’auberge.

Thérèse parut. Elle avait une toilette d’une fraîcheurprintanière et des plus coquettes : « Allons faire untour, lui dit-il. Où m’as-tu amené ? Je viens de rencontrerBuwler Aram l’homme de Londres !… Et tu sais, leNorvégien, c’est bien Roger Dumont, il m’a parlé !… Ehbien ! en voilà un petit endroit bientranquille ? »

– Qu’est-ce que tout ça peut nous faire ? répliquaThérèse, innocente. L’auberge est à tout le monde…

Une auto de grand luxe cornait et pénétrait dans la cour.

– Bon Dieu ! fit d’une voix sourde Daniel. Le princeboche de Rikiki et Vladimir !…

– Oui, je les ai reconnus !… mais, tu sais, moi,pourvu que Rikiki ne soit pas là !…

– Mais c’est tous les hommes de M. Legrand,ça !

– Eh bien, fit-elle, ne te plains pas !…M. Legrand va peut-être arriver, lui aussi ! Alors onsaura une fois pour toutes qui c’est !

– Plaisantes-tu, oui ou non ?

– Eh ! je plaisante, grand niais !… Moi, tu sais,le dimanche, je ne m’occupe plus d’affaires !

Ils avaient pénétré sous bois ; elle cueillait des fleurset il ne pouvait s’empêcher d’admirer la grâce de ses moindresmouvements, cependant que son esprit troublé par tout ce qu’ilvenait de voir lui représentait Thérèse comme une redoutableénigme.

– Ça te plaît donc bien d’être femme de chambre ?

– Oh ! oui, chez ces gens-là, mon petit… ce qu’on peutapprendre ! Ça me servira plus tard… sans compter que jem’applique à être grande dame en regardant la patronne. Celle-là,tu sais, elle m’en bouche un coin !… Ça supporte lacatastrophe !

– Alors, elle n’a pas le droit desortir ?

– On dit que non ! Tu penses que je ne lui ai pasdemandé. Elle ne se plaint jamais ! Elle devient plus fière,voilà tout ! Elle en est arrivée à ne plus vous adresser laparole !… Alors, on ne lui parle pas !… On dirait qu’ellese pétrifie, mais en beauté !

– Tout de même, on ne lui cache pas les journaux !

– Oh ! je suis là pour qu’elle n’en manque pas. Tupenses que je n’ai pas raté le coup de lui laisser sur sa table detoilette le Réveil et les comptes-rendus les plusintéressants de l’affaire Corbières… Il y avait unemanchette : « Mlle Lauenbourg en courd’assises ! » Eh bien, elle n’a pas bronché ! Elle atout lu, tranquillement, et sais-tu, le soir, ce qu’elle disait àNounou ?… car elle parle encore à Nounou quand elles secroient seules toutes deux : « Ma fille a bien fait… Etcette fois, elle ne reviendra plus !… qu’ils s’aiment !qu’ils s’épousent ! s’ils ont un enfant, j’en mourrais dejoie… je l’aurais bien mérité… que le sang des Corbières rachètecelui des Lauenbourg !… Plus tard, j’essaierai de lesrejoindre, je ne vis plus que dans cet espoir-là. J’espère qu’ilsne me mettront pas à la porte !… »

– Pauvre femme !… Et elle n’a le droit de recevoirpersonne ?

– Si !… ton père !… Et tu sais, il vient au moinsune fois par jour… c’est sa seule distraction !

– À qui ?

– Je te laisse à deviner !

– Thérèse, je te jure que je n’y comprends plusrien !

– Parce que tu ne le veux pas !

Et elle s’échappa devant lui, mais il se sentait mal disposé àsuivre ses jeux. Cependant, au bout d’un instant, il se dit :« Qu’est-ce que je ferais au milieu de tout ça, si ellen’était pas là ! » Et il alla lui déposer sur la nuque unbaiser reconnaissant.

Quand ils revinrent pour le déjeuner, deux nouvelles autosvenaient d’arriver. Mariette, qui passait, glissa sans avoir l’airde rien à Daniel : « Eh bien, la voilà laclique !… Qu’est-ce que je vousdisais ?… »

Ils étaient six maintenant, tous étrangers, qui se serraient lesmains, se congratulaient dans toutes les langues, en ne cachant àpersonne leur bonheur de vivre.

Le père Barnabé était déjà installé sous sa tonnelle etépluchait ses radis. Thérèse entraîna Daniel dans la grande salleet ils s’assirent à une petite table, à un bout de la pièce ;à l’autre extrémité, le Norvégien avait, lui aussi, commencé sonrepas. La porte donnant sur la cour était restée ouverte, ce quifacilitait le service de Mariette. Daniel dit à Thérèse :

– Le rôle de Roger Dumont m’inquiète. Mon père ne se douteseulement pas qu’il est ici… J’ai bien envie d’aller l’avertir…

– Ton père se fiche pas mal de tout ce qui se passeici !… il pense à sa pêche et a sa petite orgie de ce soir. Sajournée est occupée, crois-moi.

– Mariette leur apporta une friture. « Vous avezvu ?… Le Norvégien ne les quitte pas des yeux !… Je vousdis que c’est un bonhomme de la police. Du reste, les autres m’ontdemandé : « Qu’est-ce que c’est que cebonhomme-là ?… Est-ce qu’il n’était pas déjà là quand noussommes venus, il y a deux ans ? Nous croyons bien lereconnaître. » Je leur ai répondu que c’était un habitué. Toutde même, il fera bien de se tenir tranquille… ils l’ontflairé !…

– Ils ne déjeunent pas encore ?

– Ils en attendent encore un, pour être au complet.Oh ! un drôle de type… beau gars par exemple… et habillé commeun acteur d’opéra-comique. Des bottes… un manteau sur l’épaule,cravate rouge, (Thérèse et Daniel échangèrent un rapide coupd’œil). Faut croire qu’il a toujours le même costume depuis deuxans… Ce sont eux qui m’ont demandé si je n’avais pas vu aujourd’huiun type habillé comme ça ! Bon, maintenant… qu’est-ce qu’il ya encore ?

On entendait une discussion dans la cour. C’était toutsimplement Buwler Aram qui voulait chasser ce pauvreM. Barnabé de la tonnelle. Il prétendait que lui et ses amisavaient retenu la tonnelle pour déjeuner. M. Barnabé répondittranquillement que ces messieurs ne le gênaient point. Mais Buwlerrevint à la plaisanterie assez lourdement et les autresaccaparèrent la tonnelle sans vergogne. M. Barnabé faisaittriste figure. La scène devenait pénible. Daniel voulut se lever,mais Thérèse le retint d’autorité. « Quoi qu’il arrive, luisouffla-t-elle, n’interviens que lorsqu’on te ledira ! »

– Qui, on ?

– Tu le verras bien !…

– N… de D… ! la partie me paraît assez sérieuseaujourd’hui. Encore une fois, tu ferais mieux de parler !…

– Il ne faut jamais parler avant de savoir comment leschoses tourneront ! Tu as compris, mon petit… Les uns ni lesautres n’auront rien à nous reprocher… Nous avons bien le droit demanger une friture dans une auberge !…

– Messieurs ! laissez donc déjeuner ce bon monsieurBarnabé ! faisait entendre Mariette sous la tonnelle.

À ce nom, tous les autres s’esclaffèrent. Ils trouvaient ce nomtrès drôle ! Barnabé ! et ils le répétèrent sur tous lestons. C’est alors qu’à la grande stupéfaction de Daniel, leNorvégien se leva, s’en fut jusqu’au seuil de la tonnelle etdit : « Monsieur Barnabé, si vous dérangez ces messieurs,vous me feriez un grand plaisir en acceptant de déjeuner à matable ».

– Merci, monsieur !… j’ai fini ! réponditM. Barnabé en se levant, mais je ne vous en remercie pasmoins !…

Et il inclina la tête fort dignement devant le Norvégien, puis,à petits pas, il gagna son pavillon dans lequel il s’enferma.

Roger Dumont se hâta de terminer son repas et disparut. Cesmessieurs de la tonnelle tenaient sur son intervention des propospeu rassurants. Il n’eut même pas un coup d’œil pour Daniel quandil passa.

– Tu as vu ? fit Thérèse.

– Oui !… ça, c’est encore nouveau ! Le paternel arelié partie avec Roger Dumont !…

– Je te dis qu’ils auront M. Legrand comme dans uneépuisette.

Maintenant on entendait à peine ceux de la« clique ». Ils parlaient à voix basse.Finalement, ils donnèrent à Mariette l’ordre de leur servir le caféet les liqueurs dans la grande salle du premier.

« Montons dans notre chambre ! » dit Thérèse.

Ils y restèrent tout l’après-midi. Ils avaient pour se distrairedu champagne, des biscuits, l’attente de M. Legrand et… et laconversation d’à côté.

Malheureusement, celle-ci avait lieu le plus souvent dans unlangage que les deux amoureux ne comprenaient pas toujours.Quelques phrases d’anglais tombées du gosier enflammé de Buwlerleur furent cependant d’un précieux renseignement.

– Pas de doute ! souffla Daniel, c’est un sacré coupqu’ils préparent ! Tu penses, une pareille réunion d’as !Et pour sûr qu’ils attendent M. Legrand…

– Daniel ! si tu voyais arriver Lauenbourg en cemoment ! au lieu du costume de carnaval de ce pauvre Martinl’Aiguille, qu’est-ce que tu dirais ?

– Tu crois que c’est lui qu’ils attendent ?

– Ils attendent M. Legrand !… Jusqu’à ce jour, jeparierais qu’ils ne connaissent encore que Martin l’Aiguille et tusais bien que Martin l’Aiguille ne reviendra jamaisplus !…

Le soir était tombé depuis longtemps. En attendantM. Legrand qui n’arrivait toujours pas, la cliquefaisait une fameuse partie de poker à côté.

Tout à coup on frappa à la porte. Daniel et Thérèse entendirentun remue-ménage rapide ; il y eut la voix de Buwler. Avant detirer les verrous, il demanda : « What isthere ? »

Une voix humble, un peu cassée, répondit : « C’estmoi, monsieur Barnabé ! »

Il y eut des rugissements ; évidemment ce n’était pasM. Barnabé qu’ils attendaient !… et pourquoi ce satanébonhomme venait-il troubler leur partie ?… Buwler ouvrit,débordant de fureur… mais ce bon M. Barnabé les arrêta tousd’un mot : « Excusez-moi, messieurs, je suis venu pourvous dire que M. Legrand ne viendra pas ! »

Et il referma la porte derrière lui. « Messieurs, je croisqu’il est arrivé un grand malheur à M. Legrand !… je nesais si je me fais bien comprendre… je ne sais que lefrançais… »

– Well ! nous le comprenons tous !grogna Buwler ; mais qui êtes-vous, et qui est ceM. Legrand dont nous n’avons jamais entendu parler ?

– Je suis, moi, M. Barnabé… et M. Legrand m’adit : « Si je ne suis pas à l’auberge à neuf heures, vousdirez à ces messieurs que tout est cassé !… et qu’il n’y aplus qu’à sauver sa peau !… » Ce sont ses propresexpressions, messieurs. J’espère que vous en saisissez le sens…M. Legrand a encore ajouté : « Si je ne suis pas làà neuf heures, c’est qu’il n’y aura plus deM. Legrand !… » Il n’y a plus deM. Legrand !… Pauvre M. Legrand !… iln’avait pas de secrets pour moi !…

– S’il n’avait pas de secrets pour toi, prouve-le !fit le prince.

– Messieurs, vous perdez un temps précieux, répondit sansse troubler ce bon M. Barnabé !… mais, questionnez-moi,je vous répondrai.

– Pourquoi étions-nous ici ? lui jeta VladimirVolski.

– Pour l’affaire de la succursale de la Banque de France,fit M. Barnabé, en baissant la voix. C’est elle qui a toutgâté. Cette fois, vous alliez un peu fort !… Rafler lestrésors de la banque, la réserve enfermée dans ses caves !… Ilvous a fallu trop de complices !… et puis vous avez eu tort decommencer à faire creuser votre souterrain sous la rueCroix-des-Petits-Champs. Il fallait acheter l’immeuble du coin dela rue Marsolier, là vous étiez chez vous et à pied d’œuvre !Enfin, n’en parlons plus !…

Il y eut un énorme silence.

– Mais master Legrand, où est-il ? grogna encoreBuwler.

– Je dois m’attendre à tout, m’a-t-il dit, quand je l’aiquitté hier soir.

– Que nous conseillez-vous de faire ?

– De rentrer dans vos chères patries au plus tôt !… etde faire le mort si on vous en laisse le temps !… Cequi me fait croire, messieurs, que vous courez les plus grandsdangers et que l’on n’est point sans soupçonner votre présence àParis, c’est la rencontre que j’ai faite ici d’un individu que l’onappelle le Norvégien qui m’a invité à sa table quand vous mechassiez de la mienne, et qui, j’en suis assuré, appartient à lapolice de sûreté générale.

– Nous l’avons déjà vu ici, il y a deux ans ! fitWladimir… et nous n’avons pas été inquiétés.

– C’est qu’alors il y avait à la Sûreté générale un hommetrès intelligent et qui avait certainement des raisons pour ménagerM. Legrand ! Il s’appelait Roger Dumont, tandisqu’aujourd’hui, allez donc les chercher, les RogerDumont !…

Daniel et Thérèse entendirent une conversation rapide et desplus confuses, puis ces mots de M. Barnabé :« Tâchez que le Norvégien ne vous voie pas… partez en douce,les uns après les autres… et sans payer… que l’on vous croietoujours ici… laissez les autos. Tant qu’elles seront là on nese méfiera de rien ! gagnez Pontoise ; vous trouverez làtout ce qu’il vous faudra pour fuir… autos, chemins de fer… surtoutégaillez-vous, qu’on ne vous voie pas ensemble ! Bonne chanceet sans rancune !… Ah ! voilà ce que M. Legrand, àtout hasard, m’a donné pour vous, monsieur Volski. C’est un pli quiconcerne vos comptes avec l’agence Kromer ! vous voyez que jesuis au courant de tout… M. Legrand était un honnêtehomme !… Il n’aurait pas fait de tort à unemouche ! »

Il referma la porte, on entendit son pas dans le couloir etsoudain il ouvrit la porte de la chambre où se tenaient Thérèse etDaniel, tous deux encore sous le coup de ce qu’ils venaientd’entendre.

« Chut ! » fit-il, un doigt sur les lèvres. Et ils’assit, l’oreille contre la muraille.

Une demi-heure plus tard, la salle à côté était vide. Et en bas,dans l’auberge, on n’en savait rien. Alors, M. Barnabé se levaet dit : « Daniel, tu peux aimer mademoiselle (et il luimontrait Thérèse), elle t’a sauvé la vie dix fois !… vraiment,comme père, je n’ai pas de veine ! » et il ricana :« J’ai deux fils : l’aîné un honnête homme, le second unepetite crapule, mais ils sont aussi bêtes l’un quel’autre ! »

– Merci, papa ! fit Daniel.

– Il n’y a pas de quoi !… Enfin, avec l’aide deThérèse, on essaiera de faire quelque chose de toi.Suis-moi !

– Va ! dit Thérèse.

Daniel suivit son père.

Ils traversèrent la cour, le verger, se trouvèrent derrière lepavillon, gagnèrent la lisière du bois. Le vieux dit àDaniel : « Tu vas rester ici, tu ne bougeras pas !Quoi que tu voies ! Ne fume pas ! Roger Dumont sait quetu es là. Il viendra te trouver. Tu feras tout ce qu’il tedira. »

– Bien, papa !

Le père Barnabé s’éloigna de la même allure, sous la lune quivenait de se montrer, éclatante. Il rentra dans son pavillon par laporte de derrière. Un instant après, les vitres de l’ateliers’éclairaient… puis on tira les rideaux. Soudain, l’attention deDaniel fut attirée par le bruit encore lointain d’une auto.Derrière lui, au-delà de la futaie qui le cachait, une petite routevicinale assez bien entretenue allongeait son ruban blanc où venaitaboutir le sentier qui conduisait au pavillon. Une auto fermée vints’arrêter là. Le chauffeur, qui n’était autre que le Norvégien,ouvrit la portière. Une forme féminine très enveloppée, dont ilétait impossible de voir la figure, descendit. Rapidement, presqueen courant, elle prit le sentier, arriva au pavillon, frappa à laporte. D’un mouvement dont il n’avait pas été le maître, Daniel,poussé par la plus ardente curiosité, avait suivi.

Cette taille, cette démarche !…

La porte du pavillon fut ouverte… et, pendant que la femme sejetait dans la maison, le jeune homme entendit distinctement sonpère : « Enfin ! vous voilà, ma chèreIsabelle ! »

Puis tout retomba au silence. Daniel pouvait croire qu’il avaitrêvé. Il se retourna. Roger Dumont était derrière lui :« Petit curieux ! » lui dit le policier.

Chapitre 22FIN DU DIMANCHE DE M. BARNABÉ

Le matin de ce dimanche-là, il y avait eu conseil de cabinet auministère du Trésor. Ministres et sous-secrétaires d’État enétaient sortis assez mornes et n’avaient répondu que par desphrases très vagues aux questions pressantes des reportersparlementaires. Ceux-là mêmes de ses membres, qui n’auraientpeut-être jamais connu l’orgueil et les avantages du pouvoir sansle geste de Lauenbourg, qui les avait groupés autour de lui enprenant la présidence du conseil, ne lui apportaient plus qu’unconcours des plus passifs.

D’autres osaient n’être plus toujours de son avis et – ce quiétait le plus grave – parmi ces autres-là, il fallait compter saprincipale créature, le ministre de l’intérieur, Baruch. C’est quele danger devenait plus pressant que jamais. Les scandales dudernier procès avaient soulevé une tempête dans la rue où lesligues ne cessaient de manifester et de livrer bataille à unepolice trop brutale ou trop peu sûre. En province, la ligueantiparlementaire continuait à gagner du terrain. Il y avait mêmeeu de graves conflits à Lyon, Rouen, Bordeaux. Dans cette dernièreville, on avait vu un moment sur une première barricade, devant leGrand-Théâtre où Claude Corbières venait de faire une conférence,le nouveau héros populaire qu’avait rejoint, pour ne plus lequitter, Sylvie Lauenbourg. Elle était partout à ses côtés. Del’avis de tous, la situation de Milon devenait, de ce fait,impossible.

Après lui avoir donné tous les pouvoirs, les plus compromis,puisqu’il n’avait pas su les sauver, le considéraient maintenantcomme un gêneur.

Baruch, un soir où il dînait avec quelques amis politiques trèsintimes dans un cabinet particulier de la place de la Madeleine,avait dit le mot : « S’il consentait àdisparaître, les Turmache, Tramp et Hockart qui nous guettentn’auraient plus de raison d’être ! Et la ligue qui fait tantde tapage n’aurait plus qu’à se taire.Mlle Lauenbourg, qui paraît sublime à quelques-uns,deviendrait odieuse, Lauenbourg tombé. »

S’il consentait à disparaître ! Ils ne pensaienttous qu’à ça !

Mais il ne l’ignorait pas, et il leur faisait passer des heuresterribles, dans le secret de son cabinet, montrant ses armes, dontil saurait les frapper, avant de périr.

Les journalistes attendirent en vain, ce dimanche-là d’êtreintroduits auprès de « M. le Premier », après leconseil.

Il était sorti du ministère par une porte de derrière et s’étaitfait conduire chez lui.

Arrivé dans son appartement, il se jeta sur un fauteuil. Labataille qu’il venait de livrer aux hommes de son gouvernement àlui, de son grand ministère, à de vieux amis commeBaruch !… oui… Baruch lui-même le lâchait. Il était exténué,épuisé, crevé !…

Il les avait matés une fois de plus, avait sorti sa foudre… maisça ne pouvait durer longtemps !

Lâché partout le monde… lâché par la politique… lâché par safamille… mieux que cela : trahi par elle, et comment !…par sa fille qui lui portait le coup le plus terrible, par sa femmequ’il sentait complice de sa fille et qu’il était obligé de tenirprisonnière au château des Romains !… sa femme qu’il adoraitet qu’il exécrait en même temps pour tout ce qu’elle aurait pu luidonner, pour tout ce qu’il n’avait pas su lui prendre !…quelle détresse !

Milon-Lauenbourg, l’homme le plus fort in the world,comme il se définissait souvent, se mit à pleurer comme unenfant.

Si Milon n’avait été qu’un colosse abattu, peut-être sondésespoir n’eût-il point connu de larmes, mais c’était aussi unamoureux sans consolation et c’est ce qui faisait sa ruine moinsimposante que pitoyable. Et si, dans ses luttes sans merci et sansscrupule contre les hommes, nous avons perdu quelquefois de vue lamisère de l’époux, c’est qu’elle avait passé au second plan. Ildominait par ailleurs avec ivresse et avec d’autant plus deférocité.

Mais voilà que toute domination lui échappait et, comme lesoldat frappé qui appelle sa mère, il tournait les bras vers laseule image qui eût pu le consoler de la perte de son vasteempire.

Il résolut d’aller trouver Isabelle. Il faudrait bien qu’ellel’entendît ! Elle avait été impitoyable dans le châtiment,mais c’est peut-être qu’il n’avait jamais su implorer sa pitié. Cen’était pas une méchante femme. Elle haïssait le tyran. Elle feraitpeut-être grâce à la pauvre chose qu’il était devenu.

Il se traînerait à ses genoux… ses genoux !… sentir dansses bras tremblants ses genoux !…

Il n’y avait plus que cela qui comptait.

Il arriva au château des Romains vers les 10 heures. On nel’attendait pas. Il demanda que l’on prévînt madame. Nounou fitrépondre que Madame s’était retirée de bonne heure dans sa chambreet qu’elle reposait.

Il fit venir Nounou. Il lui ordonna de réveiller sa maîtresse.Ce qu’il avait à lui dire ne souffrait aucun retard. Il fut frappédu trouble de Nounou.

– Tu mens ! lui jeta-t-il ; ta maîtresse nerepose pas !

Et la rejetant de côté, il pénétra dans l’appartement. Il frappaà la porte de la chambre. Ne recevant pas de réponse, il ouvrit. Uncertain désordre régnait dans la pièce, désordre que Nounou étaitsans doute en train de faire disparaître quand il était arrivé.

Il pénétra dans le boudoir. Des robes du soir étaient encoreétalées, des lingeries intimes, des bas, des souliers, et, sur latable de toilette, les boîtes à poudre, les flacons étaient encorecomme on les avait laissés…

Atrocement pâle, il se retourna sur Nounou qui était restéetremblante où il l’avait jetée.

Il la ramena d’une étreinte brutale à lui briser le poignet aumilieu de ce désordre :

– Ta maîtresse est sortie ! Tu vas me dire où elle estallée !…

Nounou était aussi pâle que lui.

– Je vous jure que je ne sais pas. Madame ne me dit jamaisrien !… Madame me dit : « Habille-moi », et jel’habille.

– Très bien ! c’est une habitude qu’elle a de sortircomme cela, le soir ?

– Oh ! non, monsieur… ça lui est arrivé deux ou troisfois… le reste du temps elle vit si retirée ici !… elle nereçoit jamais personne !… elle ne dit pas trois mots dans lajournée. Si elle est allée une fois ou deux, le soir, chez des amisdans les châteaux des environs, il ne faut en vouloir à madame…

Il secoua la pauvre vieille comme un prunier : « Si tune me dis pas où elle est allée ce soir, tu ne sais pas ce quit’attend ».

– Mais monsieur peut me tuer !… je jure à monsieur queje ne le sais pas.

C’était peut-être vrai. Il y avait même beaucoup de chances pourque ce fût vrai.

Il lâcha Nounou, descendit en trombe, fit venir le concierge.Tous les domestiques tremblaient.

– Madame est sortie ! et vous le savez bien !… Jene sais pas à qui vous êtes tous vendus, ici, mais votre affaireest bonne ! et je me charge de la régler… Barnabé aura de mesnouvelles, lui aussi !

Le concierge eut une protestation timide : « MonsieurBarnabé nous a passé la consigne : nous savions que madame nedevait pas quitter le château ! »

– Alors, pourrais-tu me dire où elle est allée cesoir ?

– Mais nous ne l’avons pas vue sortir !… Mais je n’aiouvert la grille que pour monsieur, et toutes les autos sontlà !…

Il courut aux garages. C’était vrai. Toutes les autos étaientlà.

– Si madame est sortie, fit le concierge, elle n’a pupasser que par la petite porte du parc… si elle en avait laclef…

La fureur de Milon était telle qu’il en oublia toute pudeur danscette enquête conduite devant les domestiques. Il dit touthaut : « Elle n’est pas sortie à pied en toilette desoirée ! »

Il ne s’en dirigea pas moins vers la petite porte à laquelle leconcierge avait fait allusion. On la lui ouvrit. Mais là, rien nele renseigna. La route s’allongeait toute blanche et sèche, sous lalune. Si on était venu chercher sa femme en auto, ce n’était pas laroute qui eût pu le lui dire.

Il revint au château, agitant dans son cerveau dix projets. Lanuit ne se passerait pas sans qu’il sût où sa femme pouvait allerse distraire !… Il la croyait accablée sous les coupsqui frappaient sa maison… et elle courait les soirées dans leschâteaux des environs… et, naturellement chez des gens qui nedevaient pas être ses amis, à lui, Lauenbourg, mais des amis deCorbières et de sa traîtresse de fille…

Ah ! il était encore plus lâche qu’il ne le croyait !…Ceci le ramenait encore à la politique. Pas une seconde le soupçonne l’effleura que sa femme pouvait le tromper. Souvent elle s’étaitcruellement jouée de lui, mais c’était une honnête femme.

Comme il venait de rentrer au château, ne sachant encore à quoise résoudre, le concierge accourut à nouveau :« Monsieur ! il y a là un homme qui demande à parler àmonsieur tout de suite. Je voulais le renvoyer, mais il m’a affirméque monsieur le recevrait tout de suite quand il saurait sonnom. »

Et il tendit à Lauenbourg une enveloppe fermée que l’autredéchira. Une carte. Un nom : « Roger Dumont ».

En d’autres circonstances, Lauenbourg eût pu croire à uneplaisanterie. Il eut tout de suite le sentiment que cetteincroyable visite se rapportait aux événements de cette nuit. Ildonna l’ordre d’introduire.

Le Norvégien entra. D’abord, Lauenbourg ne le reconnut pas, maisil dut se rendre à l’évidence quand Roger Dumont, de cette voix unpeu triste et monotone et toujours si déférente, lui dit :« Je sais, monsieur le Premier, que vous me faites chercherpartout où je ne suis pas. Vous me trouverez, monsieur le Premier,partout où je puis vous servir et c’est pourquoi je suis ici cesoir ! Je regrette ce qui s’est passé et je crois qu’il esttemps que vous le regrettiez autant que moi ! Notre alliancetelle que je l’avais imaginée nous eût rendus invincibles. Au lieude cela, je me vois obligé de me déguiser honteusement, mais, touttraqué que je suis, j’oserai dire la vérité en face à M. leministre. Il l’est au moins autant que moi ! Nos ennemis àl’un et à l’autre sont à la veille de triompher. Rien cependantn’est encore perdu si vous consentez à m’écouter. Je suis venu pourvous instruire des coups qui vous frappent et de ceux que l’on vousdestine. Le plus urgent est d’y parer. M. le ministre a trouvéson plus cruel ennemi dans sa famille. MaisMlle Lauenbourg, croyez-moi, n’a pas été la plusterrible. Sa mère, monsieur le ministre, voustrompe ! »

– Comment ! elle me trompe ! sursauta Lauenbourg.Qu’entendez-vous par là, Dumont ?

– Tout ce que vous pouvez imaginer. Elle voustrompe !… et cela avec un homme qui a toute votreconfiance et qui est la source de tous les maux dont voussouffrez !…

Lauenbourg s’était levé, hors de lui.

– Tu vas me dire son nom !

– Vous ne me croiriez pas !… Je vais vous le fairevoir, c’est mieux !

– Quand ?

– Tout de suite !…

– N… de D… ! Dumont ! Vous savez où elle est cesoir, vous ?

– Je vais vous y conduire. Laissez-moi monter à côté devotre chauffeur. J’arrêterai l’auto à temps… et je vous jure quevous les pincerez en flagrant délit ! Mais attention, monsieurle Premier, pas de bêtises. La partie n’est encore belle qu’autantque vous la dominerez !… Vous êtes toujours armé, donnez-moivotre revolver !…

Lauenbourg était terrible à voir. Il avait les yeux injectés desang. Cependant, il donna son revolver.

Roger Dumont le prit et le mit dans sa poche :« Allons ! »

L’auto s’arrêta en plein champ, au carrefour de deux chemins,derrière une haie.

Roger Dumont descendit. Lauenbourg était déjà près de lui. Ilsmarchèrent cinq minutes en silence.

Sur leur gauche, l’Oise apparaissait de temps à autre en plaqueslumineuses. Roger Dumont arrêta Lauenbourg et lui montra quelquesbâtiments.

– C’est là l’hôtel où ils ont rendez-vous. Voilà ce quevous devez faire : vous allez pénétrer dans la cour, prèsd’une tonnelle, vous trouverez un petit escalier. Vous monterez aupremier étage, dans le couloir deuxième porte à gauche. C’est là.Et surtout ne vous étonnez de rien. Quoi qu’il arrive, soyezpatient. Si une domestique vous arrête, vous passerez endisant : « Je suis attendu ». Ne vous occupez pas demoi ; je veille, je serai derrière vous quand il lefaudra !

Lauenbourg gagna « l’hôtel » à grands pas. Il fut dansla cour, il vit l’escalier. Mariette se présenta à lui, ildit : « Je suis attendu !… » Il se trouva enface de la seconde porte qu’on lui avait indiquée.

Brusquement, il l’ouvrit et la referma derrière lui. Là, il futbien étonné… personne !…

C’était une salle de consommation quelconque, sur les tables delaquelle traînaient encore des bouteilles et des verres à moitiépleins. Il pensa : « J’ai dû me tromper !… »mais il se rappela que l’autre lui avait dit :« Soyez patient ! » et tout d’abord, iln’avait pas très bien compris cette recommandation. « Soyezpatient » signifiait sans doute qu’il verraitsûrement tout à l’heure. Voir quoi ?… Sa femme en tenue degala, dans cette salle ignoble ?

C’est là qu’elle donnait rendez-vous à son amant ?

Il comprenait de moins en moins : « Je me demande sije ne vais pas devenir fou ! »

Il s’avança vers la fenêtre qui était fermée, il l’entrouvrit…il regarda dans la cour, prudemment, sans se découvrir… Cette courétait pleine d’autos et d’autos de grand luxe… Dans cette modesteauberge… qu’est-ce que cela signifiait encore ?… Son regardfit le tour des bâtiments, à droite, à gauche… rencontra lepavillon de peintre en face et… et alors voilà que, brusquement,dans sa mémoire, un souvenir jaillit… un joyeuxsouvenir…

Mais oui !… mais cette auberge, il la reconnaissait… il yétait déjà venu en plein jour… et ce pavillon !… il ne pouvaitse tromper… Ah ! il le connaissait bien le pavillon !…c’était le pavillon de M… de ce bon M. Barnabé… de ce bon cocude M. Barnabé…

Ah çà ! mais qu’est-ce qu’il était venu faire ici, lui,Lauenbourg, ce soir ?… en face du pavillon deM. Barnabé ?…

Surprendre sa femme ?… avec qui ?

Voyons ! voyons !… certaines paroles de RogerDumont : « Si je vous disais avec qui, vous ne lecroiriez pas ! » Ah ! ça ! mais, parexemple !…

Il eut un rire idiot… mais il étouffait… il ouvrit la fenêtretoute grande.

En face, dans l’atelier, aux vitres éclairées, un rideau futdéplacé.

Ah ! ses yeux ne quittaient pas ce vitrage diabolique oùl’ombre de M. Barnabé venait d’apparaître. Et le rideau venaitde se refermer mais pas avant que lui, Lauenbourg, n’eût letemps d’apercevoir une haute silhouette, à demi dévêtue…

Il tourna sur lui-même, se raccrocha au mur, rugit, bondit horsde la pièce… traversa la cour comme une flèche, ne s’étonna mêmepoint que la porte du pavillon cédât tout de suite sous sa poussée,n’entendit pas le galop derrière lui de deux hommes qui accouraientsur ses talons. Mais quelle que fût leur précipitation, RogerDumont et Daniel arrivèrent trop tard. Un coup de feu avait déjàfait son œuvre quand ils se saisirent de l’arme avec laquelleMilon-Lauenbourg venait de tirer sur sa femme, car Roger Dumontignorait une chose, c’est que le Directeur de l’U. R. B.avait deux revolvers sur lui.

La malheureuse gisait maintenant au pied de la table, lapoitrine en sang ; sa main s’accrochait encore à la nappe oùles reliefs d’un souper d’amoureux traînaient à côté du seau àchampagne. Ses belles jambes, gantées de soie d’or, comme lesaimait M. Barnabé, s’étalaient dans l’impudeur de lamort. L’agonie de la malheureuse avait été rapide, celle deLauenbourg commençait. Il râlait de douleur et d’horreur. S’ilétait désarmé, M. Barnabé en face de lui ne l’était pas. Etc’est le revolver en main que le bonhomme s’avança pour luidire : « Tu as eu tort de tuer ta femme, je l’aimaisbeaucoup !… mais tout de même, je ne suis pas fâché que tuaies vu ça ! »

Chapitre 23LA DESCENTE AUX ENFERS

On suppose bien qu’après le drame,Mme Milon-Lauenbourg fut décemment enterrée, ainsique le drame lui-même.

Beaucoup plus tard cependant, grâce à certaines indiscrétionssuscitées sans doute par les amis de Turmache, on put à peu prèsétablir les faits : le fils Ternisien emportant le cadavre deMme Lauenbourg dans l’auto restée à la lisière dubois sur les derrières du pavillon, Roger Dumont, revenant avec leministre au château dans l’auto qui les avait amenés, Lauenbourgremontant directement dans son appartement tandis que Roger Dumontallait ouvrir la petite porte du parc et aidait le fils Ternisien àtransporter le cadavre dans l’appartement deMme Lauenbourg ; Nounou accourant à demi folleet qu’on fit taire, par la terreur.

Le ministre avait téléphoné à Baruch qui arrivait deux heuresplus tard. Toutes dispositions furent prises pour éviter lescandale. « Morte d’une embolie ». EtMme Lauenbourg, enterrée après une cérémonie trèssimple, dans le cimetière de Pontoise (pour obéir aux dernièresvolontés de la défunte…)

Milon y montra, lors de l’inhumation, une douleur touchante etpeut-être réelle. Sur ses indications, on construisit hâtivement unbeau caveau où il se réservait une place auprès de sa femme pourplus tard… le plus tard possible ! Voici pour l’Histoire.

Et maintenant, rentrons dans l’ombre de cette nuit terrible oùce bon M. Barnabé vient d’être si cruellement frappé dans sesplus chères affections…

Dans l’auberge, qui était placée, comme nous l’avons dit, à unedistance appréciable du pavillon, on n’avait pas entendu le coup defeu ; on ne s’était aperçu de rien.

Dans l’atelier, où il eût été difficile de relever les dernièrestraces du drame, ce bon M. Barnabé était resté, un masqueaffreux où, dans une pâte ramollie, le vice invisible et présentcreusait d’un doigt sordide toutes les marques de l’ignominie,l’aveu d’une âme pourrie.

Roger Dumont reparut devant lui : « Tout estarrangé ! »

– Pour moi, tout est fini ! Il ne me reste plus qu’àvenger la morte. Ça va être vite fait. Et ne me dis pas que tu necomptais pas là-dessus, Roger Dumont ! Tu pensais que tantqu’elle vivrait, je ne parlerais pas !… Bien calculé !Tout de même tu es un assassin !… Tu m’avais juré qu’iln’arriverait rien, que nous ne risquions rien, et tu avais glissédans la poche du monsieur un revolver…

– Je vous jure, monsieur Barnabé…

– Tu dis peut-être la vérité, mais je ne te croispas ; alors autant te taire !… Au fond ce n’est pas à toique j’en veux… c’est à moi qui ai été assez bête d’aller techercher pour organiser l’affaire. On n’est pas plus imbécile. Maisc’était plus fort que moi, tu comprends !… Je ne vivais plusque pour ça !… pour cette idée-là depuis deux ans. Jesentais que mon bonheur ne serait complet que s’il me surprenaitici, avec sa femme !… Je devrais être content !…seulement, il l’a tuée, voilà. Je m’étais mis à l’aimer, moi, cettefemme-là !… Enfin, n’en parlons plus, on n’est pas desgosses !…

Il s’était soulevé de son siège, il était courbé en deux, lesbras ballants, il vint péniblement jusqu’à Roger Dumont, et levavers lui sa tête de belette : « Qu’est-ce qu’il ditmaintenant ? »

– Il pleure dans les bras de Baruch !

– Non !… Ah çà !… M. Legrand pleure dansles bras de Baruch ! Eh bien, mon vieux, merci. Tu sais,tu es pardonné. Écoute, je vais même te dire une chose… c’estplus beau comme ça ! Il l’aimait, il ne pouvait pas ytoucher ! il la surprend quasi dans mes bras et il latue !… c’est complet ! Au fond, on ne peut pas demandermieux ! Et maintenant, cher monsieur, au travail ! lajournée n’est pas finie, elle commence. Réjouis-toi, Roger Dumont,je vais te livrer M. Legrand !

– La besogne est déjà à moitié faite.

– Oui, ça n’a pas trop mal réussi notre petit truc avec cesmessieurs de la bande… et Daniel appelle ces gens-là desas ! Alors ?

– Alors, ils se sont fait prendre, l’un aprèsl’autre comme des lapins, on peut dire dans le même trou en pleinecampagne… Oh ! ma souricière était bien établie !…

– Tiens ! voici les adresses de ces messieurs à Paris…Que les perquisitions soient faites dans la matinée.

– Comptez sur moi : aussitôt arrivé à Paris, je vaisréveiller Viennet.

– Directement !… et ne parle qu’au procureur de laRépublique, que Baruch n’en sache rien !… et que la policejudiciaire, le parquet soient saisis dès la première heure.

– Vous pensez !…

– Buwler, Volski, surtout ! qu’on les soigne !Ils ne peuvent pas nier… leurs autos sont encore ici… Qu’on lesfasse saisir, c’est une preuve !

– Et quelle preuve !… Vous savez que Milon, en passantdans la cour, a dit à Mariette : « Je suisattendu ! » et il est allé sans demander sonreste s’enfermer dans la chambre où les autres étaient censémenttoujours là, attendant M. Legrand ! Ça, c’est demoi !

– Compliments ! un enfant y aurait pensé !…

Il entra dans sa chambre et en ressortit avec un dossier énormesolidement ficelé et cacheté : « Tu vas porter tout çachez Viennet ! Une seconde ! j’ai encore un cadeau à tefaire ou plutôt à faire à Viennet : ce petit livre, sijoliment relié, je te conseille de ne pas le perdre en route…Hein ? quoi ?… Eh bien oui ! un code sur lamitoyenneté, ça peut servir à un homme de loi… ça servira àViennet, crois-moi ! Adieu, Roger ! je n’ai plus rien àte donner ! Laisse-moi à ma douleur… »

* * *

Le lendemain, il y avait un singulier mouvement au Palais etdans tous les services judiciaires. On disait que le procureur dela République était arrivé à la première heure et s’était enfermédans son cabinet où il avait reçu des visites assezmystérieuses : à deux heures, on signala l’arrivée deM. Baruch. M. Viennet et M. Baruch restèrentenfermés deux heures.

Inutile de dire combien parut sensationnelle cette entrevue duprocureur de la République et du ministre de l’Intérieur, au Palaisde Justice même. On raconta que Viennet avait refusé de se rendreau ministère, prétextant qu’il avait à expédier une besogne tropurgente.

Quelle besogne ?… Les interviewers se heurtèrent d’abord àun silence absolu… et puis le bruit courut et transpira dans lapresse qu’on était enfin sur les traces de M. Legrand, et quel’arrestation de celui-ci n’était plus qu’une questiond’heures !…

Entre-temps, on apprenait que Mme Lauenbourgvenait de succomber à une embolie au château des Romains… on neparla plus pendant vingt-quatre heures que de ces deux événements,et de la douleur de « M. le Premier… »

Jusqu’à l’inhumation, ses ennemis les plus acharnés luiaccordèrent une trêve qui fut décemment prolongée de quarante-huitheures.

Or, au Palais, le grand émoi semblait s’être calmé.M. Viennet n’y faisait plus que de courtes apparitions.Baruch, retour du château des Romains, restait invisible, se disantsouffrant ; les Chambres étaient encore en congé pour quelquesjours.

Un singulier repos pour Lauenbourg et plein d’angoisse, comme lecalme plat avant la tempête.

– Eh bien ! Et M. Legrand ? M. Legrandqu’on devait arrêter ? « Ce n’était plus qu’une questiond’heures ! » Ce thème, repris par le journal de Tromp,devenait un sujet de plaisanterie, de chroniques parisiennes. On sefaisait la main…

Deux jours avant la rentrée des Chambres, Baruch donna signe devie. Il fit téléphoner par son chef de cabinet à WilliamLauenbourg, le frère du ministre, de venir le trouver placeBeauvau.

William arriva à trois heures de l’après-midi ; il nesortit du ministère qu’à sept heures du soir.

Les journalistes qui étaient étonnés de l’absence prolongée deMilon-Lauenbourg, lequel n’avait pas reparu au Trésor ni à sabanque depuis la mort de sa femme, et qui se doutaient qu’il sepassait quelque chose de très grave, attendaient William à sasortie.

Ce cadet des Lauenbourg était corpulent et sanguin. Ils virentpasser un spectre.

Il les écarta d’un geste de la main et se jeta dans sonauto.

À partir de cette visite, les événements se précipitèrent. Lelendemain les bruits les plus étranges coururent dans les couloirsde la Chambre où les députés, retour de leurs circonscriptions etqui n’en étaient pas plus fiers pour ça, s’inquiétaient de ce quiavait pu se passer en leur absence. Un soir, on apprit que Viennetavait eu une nouvelle entrevue avec Baruch.

Pour le lendemain matin, veille de la rentrée des Chambres, onavait annoncé un conseil de cabinet, mais il n’eut pas lieu. Baruchreçut ce jour-là quelques ministres, tout à fait dans leparticulier, et il fut impossible de savoir ce qui s’était dit danscette réunion intime. D’autre part, la famille Lauenbourg restaitinaccessible. On savait seulement que le second frère, Arthur,avait passé la journée avec William et qu’ils avaient été rejointsvers les cinq heures par le beau-frère Parisol-Lauenbourg.

On s’attendait aux plus graves événements pour l’ouverture de laChambre.

L’affaire Legrand revenait sur l’eau. Certains affirmaient que,dès l’ouverture de la séance, le procureur de la République allaitintervenir pour exiger des poursuites. Des parlementaires, desministres même se seraient faits les complices, sans le savoir, dela plus grave organisation de brigandage que l’on pût rêver.

La rue était calme. On n’y était pas habitué. On trouvait celaplus grave que tout.

Revenons au château des Romains, à la veille de la rentrée duParlement.

Que s’y passa-t-il exactement ? Ce dut être plus terribleque tout ce que l’on peut imaginer. Comment mourutMilon-Lauenbourg ?

Comme, après le drame, ceux qui avaient été appelés au pouvoir –Baruch et sa séquelle – avaient un gros intérêt à ne rien élucider,peut-être n’aurait-on jamais bien connu les choses si une femme deservice qui fit secrètement un rapport pour Roger Dumont(réinstallé chef de la Sûreté générale par Baruch) n’avait complétéce rapport par une lettre à son amant, lettre qui nous est passée,beaucoup plus tard, sous les yeux. Cette femme de service n’étaitcertainement pas la première venue. Et quant à nous, nous nesaurions douter que ce fût Thérèse, la première femme de chambre deMme Lauenbourg.

« Le 12, en se mettant à table pour dîner, monsieurcommanda qu’on lui tînt son bagage prêt pour le lendemain(lendemain, rentrée des Chambres).

« On venait d’enlever le potage quand il y eut des bruitsde trompe à la grille. Trois autos. C’était toute la familleLauenbourg qui arrivait, hommes, femmes, enfants. Personne n’étaitprévenu. Le patron, étonné, alla au-devant d’eux. Williamdit : « Le bruit a couru que tu étais souffrant. Noussommes venus pour te soigner ! » Cela, jel’entendrai toute ma vie…

« Nous improvisâmes un dîner, vaille que vaille… auquel, laplupart ne touchèrent point, à l’exception des enfants quidévorèrent. Monsieur avait voulu faire asseoir deux de sesbelles-sœurs à ses côtés, mais Parisol insista pour prendre laplace de sa femme : « J’ai quelque chose à dire àMilon. »

« Quelques heures après, je me suis rappelé ce détail. Ilavait son importance. La conversation fut sans grand intérêt etdifficile. Visiblement, le patron ne paraissait pas enchanté del’arrivée inopinée de toute cette smala.

« Après dîner, ces messieurs s’enfermèrent avec le café etles liqueurs dans le bureau. Les enfants montèrent se coucher. Lesfemmes restèrent dans le petit salon. Elles n’échangèrent pas dixparoles. On avait l’impression qu’elles n’osaient pas seregarder…

« Dans le bureau, voilà ce que j’ai pu voir et entendre,grâce à des moyens à moi repérés depuis longtemps. William étaitdebout devant la table ; Milon-Lauenbourg, en face, renversésur son fauteuil, la figure écarlate, les yeux hors de la tête lefixait avec des yeux de fou. Arthur et Parisol avaient rapprochéleurs chaises.

« William disait : « Tu comprends que nousn’avons pas de temps à perdre en jérémiades… les protestations sontinutiles… Viennet a toutes les preuves… Baruch les a vues… Tescomplices sont arrêtés… Barnabé a donné tous les détails de tacomptabilité et de ta sous-comptabilité… Il est prêt àtémoigner ! et c’est sans doute à cette condition qu’on lelaissera tranquille ou à peu près ! Les histoires de Corbièresne sont que jeux d’enfants à côté de cette formidable organisationde M. Legrand ! Mais, mon cher, il faut te rendre à cetteterrible évidence qu’on ne peut à la fois commander à des honnêtesgens et à des bandits ! »

« – Vous êtes tous des bandits ! râla le patron.

« – Tu t’es cru au-dessus de tout ! continuait Williamet que tout t’était permis… eh bien ! voilà où tu en es !plutôt où nous en sommes… Nous allons tous périrignominieusement par ta faute, nous, nos femmes, nosenfants !

« – Mais, je proteste ! je vous jure… je vous jure àtous…

« – Tu ne m’as répondu que par des stupidités, indignes detoi, au questionnaire que je t’ai apporté… à la copie de quelquesdocuments que j’ai pu me procurer par Baruch… Baruch a fait tout cequ’il a pu, je te le répète… Et, au fond, s’il a obtenu de Viennetquelques jours de répit, c’est que celui-ci en avait besoin pourcontrôler certains points et aussi parce qu’il ne voulait faireéclater sa foudre qu’après la rentrée des Chambres… j’ai fait toutpromettre à Viennet. Sais-tu ce qu’il a répondu à Baruch ?« Je voudrais arrêter le scandale que je ne le pourrais plus.Il n’y a qu’une chose qui pourrait me permettre de laisser dansl’ombre le rôle primordial joué dans cette affaire parLauenbourg », mais cette chose, j’hésite à te la dire,parce qu’après tout je ne sais pas si tu as le courage del’entendre ! »

« Le patron se redressa sur son siège :« Ah ! vous êtes venus pour ça ! pour me direça ! car j’ai compris, va… Vous voulez que je metue ! »

« Il y eut un affreux silence…

« Alors l’autre retomba : « Les lâches ! ilsme doivent tout !… tout !… Toi, Arthur, que j’ai aimécomme un fils. Toi, Parisol, pour qui j’ai tant fait, à qui j’aitout donné ! Toi, William, que j’ai sauvé dix fois ! cartu allais un peu fort, toi aussi ! Et ils sont venus avecleurs femmes, avec leurs enfants, pour me crier :« Tue-toi ! » Ah ! les salauds ! maisj’aurais fait ce dont on m’accuse que je ne me tuerais pas !rien que pour vous embêter.

« William dit froidement : « J’ai mission det’avertir qu’on ne te laissera pas échapper ! Vois où ça temène ! je ne te parle plus de nous. Tu appartiens à la justicede droit commun et tu sais quel en est le dernier représentant…C’est à toi de choisir… Voilà un flacon… c’est du poison.

« – Un poison de tout repos, merci !

« – Pas de douleur et pas de traces… mais mort d’une anginede poitrine ! Choisis entre l’angine de poitrine ou autrechose… Adieu, Milon !

« Et ils sortirent. William glacé, Arthur tremblant,Parisol farouche.

« L’autre resta en face de sa fiole. Il la prit, laregarda, hésita. Je vis à ses yeux qu’il avait peur… Il baissait latête, la tournait de droite, de gauche, comme un voleur traqué, etcomme s’il essayait de découvrir un chemin par où il pourraitencore fuir son destin. C’était grand-pitié de le voir. Je n’aijamais assisté à quelque chose de plus déchirant. Il râla :« Je suis f… ! Je ne peux plus m’en tirer ! Baruchet Viennet sont d’accord… mais c’est Barnabé qui metient ! »

Là-dessus, le voilà qui se redresse comme s’il avait été touchépar une pile électrique et qu’il fiche la fiole par la fenêtre, àtravers le carreau qui vola en éclats.

« – Tout de même, hurla-t-il, ils ne m’auront pas commeça !

« Là-dessus, il court à son secrétaire, ouvre un tiroir,revient avec un dossier et se rassoit à son bureau…

« J’en avais assez vu pour le moment, j’étais curieuse desavoir ce qui se passait en bas.

« Toute la famille était réunie dans le petit salon. Leshommes fumaient des cigarettes, les femmes feuilletaient desalbums. Et le silence.

« Il était exactement onze heures et demie quand Williamdit : « Je vais voir ce que fait Milon. Il nous avait ditqu’il allait descendre ». Les trois hommes remontèrent. Je lessuivais comme si mon service m’avait appelée par là. Après un légercoup frappé à la porte, ils pénétrèrent dans le bureau ;j’entendis une sourde exclamation d’Arthur, presque unsanglot ! La porte avait été refermée rapidement, mais j’avaiseu le temps de voir Lauenbourg, renversé sur son fauteuil, les brasballants, la bouche ouverte… Je restai là, dans le couloir, commechangée en statue. Et puis la porte se rouvrit et Williamappelait : « Vite ! Thérèse ! Monsieur s’esttrouvé mal ! appelez ces dames ! Il va falloirtransporter monsieur dans sa chambre ».

« Mais ce fut plus fort que moi, j’entrai d’abord dans lebureau et courus à monsieur ; je me penchai sur lui et jem’écriai : « Mais il est mort ! » Je me retiraien constatant que le dossier qu’il avait quelques instantsauparavant devant lui avait disparu…

« Je passe sous silence les larmes de la famille, l’arrivéedu docteur dévoué, etc. Celui-là, on l’a entendu répéterpendant trois jours : « Il ne faut pas s’étonner, la mortde sa femme lui avait porté un coup terrible et puis il fumaittrop ! des cigares énormes… Pour moi qui le soigne depuislongtemps, l’angine de poitrine était indiquée ! jel’attendais… »

« Encore quelques mots et quelques faits qui ont leurimportance. Les dames passèrent la nuit à le veiller. Les hommes àbrûler des papiers… Il ne doit plus en rester un seul dans lestiroirs du château des Romains…

« Avant qu’ils ne s’enfermassent pour cette besogne,j’avais distinctement entendu William dire à Parisol :« J’ai bien cru quand nous l’avons quitté qu’il n’enaurait pas le courage ! » et Parisol luirépondit : « Moi aussi ! » mais il prononça cesdeux mots d’une façon assez singulière.

« Juste à ce moment Arthur les rejoignit ; il avaitl’air complètement abruti : « J’ai retrouvé le flacon surla pelouse ! fit-il… ça n’a pas été sans mal… mais il estintact !

« – Comment ! intact, sursauta William… tu veux direqu’il n’est pas brisé ?

« – Regarde, il est encore plein !

« Ce fut au tour de William de ne plus comprendre… Dureste, moi non plus, je ne comprenais pas ! William et Arthurregardèrent Parisol… Celui-ci était très pâle, la figure fermée,énigmatique… trop énigmatique : « Au fond, il vaut mieuxqu’il soit mort d’une vraie angine de poitrine »,laissa-t-il tomber d’une voix qui me glaça…

« Arthur regardait maintenant Parisol avec épouvante, maisWilliam fixait Parisol, si j’ose dire, avec admiration…

« William les entraîna. Ils n’avaient plus rien às’apprendre ni les uns ni les autres.

« Parisol, plus fort que les autres, avait su prendre,pendant le repas, ses précautions. Je compris pourquoi il avaittenu à s’asseoir a côté du patron. Au fond, c’est lui qui a sauvéla famille. Ils lui doivent une fière chandelle. Mais tu verras queles deux autres s’en débarrasseront. »

Nous n’avons rien à ajouter à cette lettre. Les faits quisuivirent sont connus. Deux jours plus tard Milon-Lauenbourg avaitrejoint sa femme dans le caveau de famille de Pontoise. Baruch, quivenait d’être chargé de former un nouveau cabinet, prononça l’undes plus beaux discours. Ce fut moins son prédécesseur au pouvoirqu’il pleura que son ami. Baruch a toujours passé pour unsentimental.

Tout de même, il y a des choses qui ne passent pas. On peutbeaucoup demander à la crédulité publique et puis tout à coup elledit : non ! Deux morts coup sur coup, comme celles-là,c’est trop ! Une embolie et une angine de poitrine !Peut-être que si l’on avait trouvé autre chose… peut-être aussi,que, même si ces morts avaient été naturelles, on n’y eût pointcru. La disparition du « cas Lauenbourg » de l’horizonpolitique et judiciaire arrangeait trop de monde pour ne pointexciter la furieuse curiosité des autres.

Le cadavre de Lauenbourg n’était pas plus tôt dans sa tombequ’il commença, suivant une horrible expression populaire, repriseen une autre circonstance par un historien de nos crisespolitiques, à bafouiller !

Les émanations qui s’en échappèrent ne tardèrent point àempuantir l’atmosphère gouvernementale où respirait difficilementBaruch.

Instruite en sous-main par certains agents de Turmache, lapresse d’opposition se montra bien indiscrète sur quelquesdémarches, conciliabules, rendez-vous secrets où se trouvaientmêlés le monde politique et le monde judiciaire. On se rappela lafigure que faisait William Lauenbourg en sortant de chez Baruch… Lasoirée de famille au château des Romains apparut des plussuspectes. Il y eut une interpellation. Bref, il n’y avait pas unmois que Baruch avait le pouvoir qu’il se voyait dans la nécessité« pour faire taire les mauvais bruits », de faireprocéder à l’exhumation du corps de Lauenbourg. Au bout d’un moisde décomposition, il pensait bien ne rien risquer et il avaitraison… en ce qui concernait Lauenbourg… mais son malheur fut quela presse de Turmache ne se contenta pas d’un seul cadavre et qu’illui fallut aussi celui de Mme Lauenbourg.

« Cette mort, écrivait le petit Paskin, est encore plusmystérieuse que celle de l’ancien président du conseil… Il s’estproduit au château des Romains au moment du décès deMme Lauenbourg certains faits qui restent encore àexpliquer. Mme Lauenbourg savait beaucoup dechoses ! Sa mort a pu ne pas être inutile àcertains ! »

Voilà où l’on en était, les vivants retournaient les cimetières« pour aérer l’atmosphère » (style Paskin…).

Tant est que la double exhumation eut lieu, ou plutôt futtentée, car si l’on retrouva bien le corps de Lauenbourg on neretrouva plus celui de sa femme. Le cercueil étaitvide.

Le lendemain de cette découverte, le ministère Baruch était misen minorité. Le ministère Turmache prit sa place.

Chapitre 24LA DERNIÈRE DE M. BARNABÉ

À chaque changement de ministère, Roger Dumont grandissait. Onne pouvait rien sans lui. Il tenait tous les secrets et il enjouait selon son jeu. Tous les autres, même Turmache, se sentaientau bout de ses ficelles. On le craignait. On lui accordait tout cequ’il demandait, moins cependant le ministère de la justice et lehaut commandement de la gendarmerie. « En somme, se disait-il,me voici revenu où j’en étais arrivé avec Milon ! »

Cette constatation ne le rendait point mélancolique. Ilavait foi en l’avenir. Le parti Corbières s’organisait. Etnous croyons ne pas trop nous avancer en disant que Corbières nerejetait plus certains conseils venus de Roger Dumont. Ainsi laligue ne s’appelait plus antiparlementaire, ce qui étaitune faute qui l’avait privée de bien des concours, maisextra-parlementaire, ce qui répondait mieux à l’idée deCorbières, qui ne voulait point que le Parlement fût tout enFrance. Son système de décentralisation s’accommodait très bien decette nouvelle formule. Le révolté rentrait donc dans la politique.Il le faut bien pour aboutir et surtout pour avoir deslendemains.

Roger Dumont pensait toujours au lendemain. En cela il étaitpeut-être plus fort que Fouché, mais il l’était moins queTalleyrand…

Six mois s’étaient écoulés depuis les derniers événements. Lespartis semblaient s’accorder une sorte de trêve en attendant lafurieuse bataille des élections générales qui n’étaient pas trèséloignées quand, un soir que Roger Dumont sortait de son bureau,l’huissier lui remit un pli. « Je n’ai pas voulu dérangerM. le secrétaire général, c’est une espèce de paysan qui vientd’apporter cette lettre à l’instant. Il insistait pour vous laremettre en mains propres, je l’ai envoyé promener. »

Roger Dumont lut : « Monsieur le directeur, si vousvous souvenez encore d’un certain M. Barnabé, faites-lui doncle plus grand plaisir en venant le voir demain mardi aussitôt quevous le pourrez. Vous le trouverez toujours dans son petitpavillon. Ce qu’il a à vous dire ne manque point d’intérêt. Àdemain sans faute, car après-demain il serait peut-être trop tard.Signé : Barnabé. »

« Tiens ! tiens ! fit Roger, ce bon monsieurBarnabé, depuis qu’il m’a si bien aidé dans cette affaire Legrand,ma foi, je l’avais complètement oublié… Mais ça n’a plus d’intérêt,ça, Barnabé ! Ma foi, on ne sait jamais… j’irai pour lui faireplaisir… et puis, je lui dois bien ça ! »

Roger Dumont fut très occupé le lendemain. Son auto ne le déposaque vers six heures du soir dans la cour de l’auberge du Bac.Aussitôt Mariette se précipita vers lui :

– C’est vous, monsieur Roger Dumont ?

– Oui, ma belle !

– Ah ! mon Dieu ! mais c’est leNorvégien !

– Oui, ma belle !

– Oh ! monsieur, comme vous venez tard ! voilàdix fois que ce pauvre M. Barnabé fait demander si vous n’êtespas là ! Il vous attendait ce matin…

– Mais il n’est pas malade, ce pauvreM. Barnabé ?

– Oh ! il est bien bas… Un coup de froid attrapé surla rivière, il y a un mois… là-dessus une pneumonie… pour moi, ilne s’en relèvera pas.

Elle ouvrit la porte du pavillon et monta avec Roger Dumontjusque dans l’atelier, en criant : « Le voilà !c’est lui. »

– Eh bien ! f… le camp ! fit la voix rauque deM. Barnabé et qu’on ne te revoie plus.

– Croyez-vous, monsieur ! et moi qui le soigne sibien ! Elle dégringola.

Dumont poussa la porte de la chambre. À la vérité,M. Barnabé n’était plus que l’ombre de lui-même. Il tenditvers le visiteur des bras décharnés et retomba sur son oreiller…« Enfin, vous voilà ! vous voilà !… j’ai cru quevous ne viendriez jamais !… c’est que je me sens bas, voussavez ! j’en ai encore pour deux ou trois jours, tout juste.Asseyez-vous là… ne parlez pas ! c’est inutile… C’est moi quiai à vous dire des choses ! Vous, je vois que l’affaire vous aréussi, mais moi… depuis la mort de cette pauvre femme, je n’aijamais pu reprendre le dessus… Une morte tout de même, c’estpas comme une vivante ! Dites donc, croyez-vous qu’ons’est bien vengé de Lauenbourg ? Eh bien ! on s’en estencore plus vengé que vous ne le croyez, Roger Dumont ! parceque je vais vous dire, M. Legrand, hein ? Le fameuxM. Legrand ! Et bien ! le fameux M. Legrand, çan’était pas lui ! c’était moi ! »

Roger Dumont faillit basculer sur sa chaise. Il parvint à selever, grogna des paroles inintelligibles, et puis, finalement,salua et se rassit. Il ne doutait pas de ce qu’il venaitd’entendre. Ce bonhomme-là était tout de même plus fort que lui. Iln’avait qu’à s’incliner.

– Mais vous devez être prodigieusement riche ! fit lepolicier.

– Moi, pas le sou ! ou à peu près. À propos, si vousvoyez André ou Daniel, vous pouvez leur dire que le peu quej’avais, je me suis arrangé pour que ça aille à la caisse despetites sœurs des pauvres ! C’est de l’argent honnête. Ellespeuvent l’accepter ! Avant, j’étais avare ! mais çam’a cessé quand j’ai eu à me venger ! À partir de cemoment-là, l’argent a été moins que rien pour moi ! j’ai montétoute l’affaire pour avoir sa peau à lui et à celle de safemme !

« Avec l’organisation de l’U. R. B. ça n’a pasété sorcier ! Nous avions des renseignements sur tout. C’estalors que j’ai eu l’idée de les faire servir à d’autres choses qu’àdes transactions commerciales et à des coups de Bourse. Il n’y aplus eu une grosse affaire de vol, d’assassinats pour héritage –moi que les gens crèvent, je m’en f… – je vais bien crever –d’escroquerie, d’abus de confiance, de chantage en Europe qui n’aitversé son denier à Dieu, à l’U. R. B., soit dit àM. Legrand.

« J’avais mon homme de confiance pour me tenir en relationsutiles avec les chefs de bandes internationales. Je ne vous tairaipas son nom. Ça ne lui fera plus rien. Il est mort. Oui, un momentest venu où il m’a fallu m’en débarrasser. »

– Martin l’Aiguille ! prononça le policier.

– Tu l’as dit ! mais tu as toujours cru et j’ai toutfait pour te faire croire qu’il obéissait à Milon ; c’est àmoi qu’il obéissait, à moi qui l’avais pris la main dans le sac… unfaux de deux cent mille, il n’a pas bronché ! Ilm’appartenait. Je lui en ai donné deux cent mille, tant qu’il en aeu besoin, mais il les a bien payés, à la fin ! Il en savaittrop au moment du grand coup…

« Crois-tu que c’est rigolo, Dumont ! Il n’y avait queLauenbourg qui ignorait que toutes les pépites de M. Legrandgonflaient ses coffres… J’étais maître de la comptabilité, n’est-cepas ? Nous avions une sous-comptabilité dans laquelle il n’yavait que moi qui voyais clair… je vous prie de croire que j’aifait de la ventilation entre les deux comptabilités… Miloncroyait toucher sur le coup des pétroles de Transylvanie, ilempochait la galette du Malville de Pondichéry avec trois cadavresautour ! Et il se croyait très fort l’imbécile ! Vienneta dû être épouvanté quand je lui ai donné la clef de lacomptabilité. Rien à répondre à ça ! La galette étaitlà ! Moi je n’y ai pas touché. Ce bon M. Barnabé, boncomptable, bête comme ses pieds et aveugle, naturellement. Mais unetête que j’aurais voulu voir c’est celle de Son Excellence quand leWilliam, suivi de toute la sainte famille, est venu lui dire :Frère Legrand, il faut mourir !

« Il a dû ne rien y comprendre du tout et il a fallu mourirquand même ! Ah ! j’aurais voulu être là ! mais onne peut pas être partout. J’étais là quand il a tué sa pauvre femmeet ça m’a suffi ! Vois-tu, au fond, c’est de ça que jecrève ! Je m’étais fait à ces petites fêtes-là ! Paselle, par exemple ! Oh ! la pauvre ! C’est unemartyre, cette femme-là. Et ce que je la dégoûtais ! mais ellevenait tout de même… Il n’y a pas à dire : elle a réussi àsauver l’honneur du nom !

« La première fois qu’elle est venue, elle était mise commeune bonne ! Et elle chialait. Je l’ai renvoyée, monvieux ! et je t’assure qu’elle n’a pas recommencé… Moi, ce queje voulais, c’était Mme Lauenbourg, femme dumonde ! Je lui connaissais des toilettes ! Je les luidésignais à l’avance : Vous mettrez celles-ci… vous mettrezcelles-là ! et puis ce que je voulais, c’était des jambes enor comme elles en ont dans les galas. Et des petites chaussures àhauts talons, comme elles en ont maintenant avec des tas dechichis… du cuir d’argent, des boucles de strass, du satin, de ladentelle, tout, quoi ! Rien de trop riche pour le pèreBarnabé !…

« Alors elle s’asseyait là dans ses beaux atours, jeparlais tout seul, elle ne me répondait pas !… je buvais toutseul, elle ne buvait pas !… Et je mangeais pour deux… à m’enrendre malade… de la truffe comme s’il en pleuvait… Tu penses sij’étais malade, le lendemain… mais j’avais la semaine pour mesoigner… Entre deux séances, je me mettais au lit. Et puis, sur lecoup, je me sentais gaillard ! tout à fait grandseigneur !… digne de ma dame, quoi ! Je m’étais acheté dulinge… Tiens ! il faudra que je te lègue mes robes de chambreet mon pyjama… si jamais t’es aimé dans le monde ! Etmaintenant, je vais te dire une chose. J’avais dans mes bras unemartyre ! eh bien ! ça ne me déplaisaitpas !… Il y en a qui aiment les mamours, moi, j’aime lesfemmes martyres. »

– Tais-toi ! assez ! c’estépouvantable !

– Ne t’en va pas !… Je ne t’ai pas dit le plus triste…un service que j’ai à te demander… c’est surtout pour ça que jet’ai fait venir… Ne regrette rien ! sans ça, tu n’auraispeut-être jamais connu la véritable histoire deM. Legrand !… Voici ce que j’ai à te demander : tusais que lorsqu’on a exhumé Lauenbourg, on n’a pas retrouvé lecorps de sa femme…

– Oui, et je me suis bien souvent demandé…

– Ne cherche pas ! c’est moi qui l’ai !

– Hein ?

– Je te dis que c’est une femme dont je ne pouvais plus mepasser. La nuit même qui a suivi l’enterrement, son corps étaitchez le Chinois… Tu as bien entendu parler du Chinois ?

– Ah ! le père Kaolin ?

– C’est ça, le père Kaolin, la Péniche, quoi !… C’estun type qui n’a rien à me refuser et un embaumeur depremière !… Il me l’a enfermée dans un joli petit cercueil deverre… Tiens ! tu vas voir !…

Et, d’une main tremblante, M. Barnabé tendit une clef àRoger Dumont.

– Ouvre ! le placard d’en face !… Ne crainsrien ! Elle ne te mangera pas !…

Roger Dumont, dont le front ruisselait de sueur, ne se décidaitpas.

– Faut-il que j’y aille ? Si faible que je suis, jem’y traîne encore tous les jours !…

Le policier tourna la clef et la porte s’ouvrit. Une apparitiondans les derniers rayons du jour… mais rien d’un fantôme… C’étaitIsabelle Milon-Lauenbourg, vivante ! Ses yeux, ses beauxgrands yeux où semblait se refléter dans une eau pure toutel’horreur du monde, devant laquelle elle n’avait pas reculé, sonprofil adorable, la douceur de ses joues, la bouche attirante etsévère, son beau cou chargé de perles, et quelletoilette !…

– Crois-tu qu’elle est habillée, hein ! C’est moi quil’ai choisie, cette toilette-là. Et la pèlerine !…Ah ! j’en raffolais, de cette pèlerine. Crois-tuqu’il y en a des paillettes d’or et d’argent ! Et ces fleurslumineuses… Regarde cette robe de velours blanc semée d’émeraudes…À ce qu’il paraît que dans ce cercueil-là et embaumée comme ellel’est, elle peut vivre comme ça pendant des siècles !On dirait qu’elle va parler, hein ? Mais elle ne parlepas ! Elle ne parle jamais ! Charmante Isabelle !c’est une consolation d’avoir ça à côté de soi, pour mourir !Eh bien, voilà ce que je veux… Quand je serai mort, tu me ladonneras !… C’est ton affaire, tu peux tout… Arrange-moi ça,hein ? pour qu’on soit enterré tous les deux ensemble… Aufond, c’est honnête, ce que je te demande là !… Surtout, nebrise pas le cercueil… Je veux qu’elle reste belle pour moi toutseul, toujours ! C’est compris ? Tu me lepromets ?

– Je te le promets ! lui jeta Roger en s’enfuyant.

Et il se jeta au vent de la nuit.

« Oh ! je croyais connaître leshommes ! »

Cette même nuit, vers 2 heures du matin, M. Roger Dumont,secrétaire général des services de l’Intérieur, directeur de toutesles polices d’État, soupait aux Halles dans le dernier restaurant àla mode, avec son chef de cabinet, M. Daniel Ternisien etMlle Thérèse Dobingy (connue plus tard, quand ellefut nommée directrice de tous les services d’État d’assistanceféminine, sous le nom de d’Obigny). Ils avaient vidé deuxbouteilles de brut impérial et Roger Dumont n’en était pas plusbavard pour ça.

– Vous avez l’air pensif, patron ? demanda Daniel. Ily a quelque chose qui ne va pas ?

– Au contraire, mon petit. Je suis très satisfait de majournée. Devine qui j’ai vu aujourd’hui ?

– Oh ! beaucoup de monde.

– J’ai vu ton père ! Il n’a pas quitté son pavillon,mais il va déménager bientôt. Il est au plus mal. Je ne pense pasqu’il en ait pour vingt-quatre heures.

– J’irai le voir ce matin.

– Garde-t’en ! Il vous a déshérités, toi et tonfrère !

– Moi, ça m’est égal ! mais ce pauvre André…

– Qu’est-ce qu’il devient, ton frère ?

– Oh ! Il s’est fait bien abîmer pour cette satanéeligue… je crois qu’il a accepté un emploi chez un géomètre dans lesLandes…

– Mais on peut faire quelque chose pour lui ! unancien élève de Polytechnique.

– Il demande qu’on ne s’occupe plus de lui… Il est dégoûtéde tout, même de la ligue antiparlementaire qui s’appellemaintenant la ligue extra-parlementaire…

– À propos, interrompit Roger Dumont, j’ai vu Lhomond.

– Et alors ?

– Et alors, par lui j’ai pu voir Corbières… Oui ! ilest ici ! mais c’était surtout Mme Corbièresque je voulais voir !

– Tiens ! et pourquoi donc ?

– Parce que je savais qu’elle s’était adressée à un tasd’agences pour qu’on lui retrouvât le corps de sa mère… Or,moi ! j’ai retrouvé le corps de sa mère ! C’était unebonne nouvelle à lui apporter.

– Et qu’est-ce qu’il est devenu ?

– C’est un secret entre Mme Corbières etmoi. Elle fera enterrer sa mère où elle voudra. Je ne veux même pasle savoir. Elle pleurait de reconnaissance.

– Et Corbières ?

– Eh bien ! Il me paraissait inquiet, à cause desélections. Je lui ai dit qu’il pouvait se rassurer, que c’était moiqui les ferais, les élections.

– Tout de même, fit Daniel, la ligue ne pense pas avoir unemajorité… Vu le programme, c’est impossible !

– Je lui ai fait comprendre qu’il vaut mieux faire la loiavec une minorité bien solide que de la subir avec une majoritéincertaine. Ça l’a frappé.

– Compliments, monsieur le ministre de la justice.

– Oui, je crois que cette fois l’affaire sera dans le sac…je ne craignais que Mme Corbières qui est bienfemme et un peu cerveau brûlé. Je suis sûr qu’elle regrette lesbarricades ! mais au fond il n’y a qu’une chose qui luiimporte : son amour !

– C’est le principal ! conclut Thérèse… le resten’existe pas.

Derrière eux, une voix de rogomme : « Qui est-ce quiveut de la violette ? de la belle violette deNice ? »

Une pauvresse… et une jeunesse d’une décrépitude terrible…

Des guenilles qui habillent un squelette et quelques restesd’une chair flétrie qui ne se nourrit plus que d’alcool…

On la jette à la porte. Elle proteste : « Benquoi ! ben quoi ! Parce que je suis mal habillée !Moi aussi, j’en ai eu des toilettes ! et du pèze ! et desbanquiers à mes pieds ! »

Roger Dumont et Daniel se sont soulevés : « Maisoui ! c’est elle ! Non ! ça n’est paspossible ! »

Et la voix dans la rue : « Ah ! si vous l’aviezconnue, mademoiselle Julie ! »

Les deux hommes s’appuient le front à la vitre et regardentcette pauvre lamentable chose rentrer et disparaître dans la nuit…Ils sont quelques instants sans rien se dire… ils pensent… Dans levent de ces guenilles passe toute l’histoire de ces deux dernièresannées… toutes les catastrophes, les scandales, les chutes deministère, les crimes connus et inconnus…

Roger Dumont ramène son chef de cabinet à sa table :

– Et dire que c’est elle qui m’aura faitministre !

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