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Les Mystères du peuple – Tome I

Les Mystères du peuple – Tome I

d’ Eugène Sue
Partie 1
INTRODUCTION : LE CASQUE DU DRAGON. – L’ANNEAU DE FORÇAT. ouLA FAMILLE LEBRENN. – 1848 – 1849.
Chapitre 1

Comment, en février 1848, M. Marik Lebrenn, marchand de toile, rue Saint-Denis, avait pour enseigne : l’Épée de Brennus. – Des choses extraordinaires que Gildas Pakou, garçon de magasin, remarqua dans la maison de son patron. – Comment, à propos d’un colonel de dragons, Gildas Pakou raconte à Jeanike, la fille de boutique, une terrible histoire de trois moines rouges, vivant il y a près de mille ans. – Comment Jeanike répond à Gildas que le temps des moines rouges est passé et que le temps des omnibus est venu. – Comment Jeanike, qui faisait ainsi l’esprit fort, est non moins épouvantée que Gildas Pakou à propos d’une carte de visite.

 

Le 23 février 1848, époque à laquelle la France depuis plusieurs jours et Paris surtout depuis la veille étaient profondément agités par la question des banquets réformistes, l’on voyait rue Saint-Denis, non loin du boulevard,une boutique assez vaste, surmontée de cette enseigne :

M. Lebrenn, marchand de toile,

À l’Épée de Brennus.

En effet, un tableau assez bien peintreprésentait ce trait si connu dans l’histoire : le chef del’armée gauloise, Brennus, d’un air farouche et hautain,jetait son épée dans l’un des plateaux de la balance où se trouvaitla rançon de Rome, vaincue par nos pères les Gaulois, il y a deuxmille ans et plus.

On s’était autrefois beaucoup diverti, dans lequartier Saint-Denis, de l’enseigne belliqueuse du marchand detoile ; puis l’on avait oublié l’enseigne, pour reconnaîtreque M. Marik Lebrenn était le meilleur homme du monde, bonépoux, bon père de famille, qu’il vendait à juste prix d’excellentemarchandise, entre autres de superbe toile de Bretagne, tirée deson pays natal. Que dire de plus ? Ce digne commerçant payaitrégulièrement ses billets, se montrait avenant et serviable enverstout le monde, remplissait, à la grande satisfaction de seschers camarades, les fonctions de capitaine en premier dela compagnie de grenadiers de son bataillon ; aussi était-ilgénéralement fort aimé dans son quartier, dont il pouvait se direun des notables.

Or donc, par une assez froide matinée, le 23février, les volets du magasin de toile furent, selon l’habitude,enlevés par le garçon de boutique, aidé de la servante, tous deuxBretons, comme leur patron, M. Lebrenn, qui prenait toujoursses serviteurs dans son pays.

La servante, fraîche et jolie fille de vingtans, s’appelait Jeanike. Le garçon de magasin, nomméGildas Pakou, jeune et robuste gars du pays de Vannes,avait une figure candide et un peu étonnée, car il n’habitait Parisque depuis deux jours ; il parlait très-suffisammentfrançais ; mais dans ses entretiens avec Jeanike, sapayse, il préférait causer en bas-breton, l’ancienne languegauloise, ou peu s’en faut[1].

Nous traduirons donc l’entretien des deuxcommensaux de la maison Lebrenn.

Gildas Pakou semblait pensif, quoiqu’ils’occupât de transporter à l’intérieur de la boutique les volets dudehors ; il s’arrêta même un instant, au milieu du magasin,d’un air profondément absorbé, les deux bras et le menton appuyéssur la carre de l’un des contrevents qu’il venait de décrocher.

– Mais à quoi pensez-vous donc là,Gildas ? lui dit Jeanike.

– Ma fille, répondit-il d’un airméditatif et presque comique, vous rappelez-vous la chanson dupays : Geneviève de Rustefan[2] ?

– Certainement, j’ai été bercée aveccela ; elle commence ainsi :

Quand le petit Jean gardait ses moutons,

Il ne songeait guère à être prêtre.

– Eh bien, Jeanike, je suis comme lepetit Jean… Quand j’étais à Vannes, je ne songeais guère à ce queje verrais à Paris.

– Et que voyez-vous donc ici de sisurprenant, Gildas ?

– Tout, Jeanike…

– Vraiment !

– Et bien d’autres chosesencore !

– C’est beaucoup.

– Écoutez plutôt. Ma mère m’avaitdit : « Gildas, monsieur Lebrenn, notre compatriote, àqui je vends la toile que nous tissons aux veillées, te prend pourgarçon de magasin. C’est une maison du bon Dieu. Toi, qui n’esguère hardi ni coureur, tu seras là aussi tranquille qu’ici, dansnotre petite ville ; car la rue Saint-Denis de Paris, oùdemeure ton patron, est une rue habitée par d’honnêtes et paisiblesmarchands. » – Eh bien, Jeanike, pas plus tard qu’hier soir,le second jour de mon arrivée ici, n’avez-vous pas entendu commemoi ces cris : Fermez les boutiques ! fermez lesboutiques ! ! ! Avez-vous vu ces patrouilles, cestambours, ces rassemblements d’hommes qui allaient et venaient entumulte ? Il y en avait dont les figures étaient terriblesavec leurs longues barbes… J’en ai rêvé, Jeanike ! j’en airêvé ?

– Pauvre Gildas !

– Et si ce n’est que cela !

– Quoi ! encore ? Avez-vousquelque chose à reprocher au patron ?

– Lui ! c’est le meilleur homme dumonde… J’en suis sûr, ma mère me l’a dit.

– Et madame Lebrenn ?

– Chère et digne femme ! elle merappelle ma mère par la douceur.

– Et mademoiselle ?

– Oh ! pour celle-là, Jeanike, onpeut dire d’elle ce que dit la chanson desPauvres[3] :

Votre maîtresse est belle et pleine de bonté.

Et comme elle est jolie elle est aimable aussi.

Et c’est par là qu’elle est venue à bout de gagner tous lescœurs.

– Ah ! Gildas, que j’aime à entendreces chants du pays ! Celui-là semble être fait pourmademoiselle Velléda, et je…

– Tenez, Jeanike, dit le garçon demagasin en interrompant sa compagne, vous me demandez pourquoi jem’étonne…… est-ce un nom chrétien que celui de mademoiselle,dites ? Velléda ! Qu’est-ce que çasignifie ?

– Que voulez-vous ? c’est une idéede monsieur et de madame.

– Et leur fils, qui est retourné hier àson école de commerce ?

– Eh bien ?

– Quel autre nom du diable a-t-il aussicelui-là ? On a toujours l’air de jurer en le prononçant.Ainsi, dites-le ce nom, Jeanike. Voyons, dites-le.

– C’est tout simple : le fils denotre patron s’appelle Sacrovir.

– Ah ah ! j’en étais sûr. Vous avezeu l’air de jurer… vous avez dit Sacrrrovir.

– Mais non, je n’ai pas fait ronfler lesr comme vous.

– Elles ronflent assez d’elles-mêmes, mafille… Enfin, est-ce un nom ?

– C’est encore une des idées de monsieuret de madame…

– Bon. Et la porte verte ?

– La porte verte ?

– Oui, au fond de l’appartement. Hier, enplein midi, j’ai vu monsieur le patron entrer là avec unelumière.

– Naturellement, puisque les voletsrestent toujours fermés…

– Vous trouvez cela naturel, vous,Jeanike ? et pourquoi les volets sont-ils toujoursfermés ?

– Je n’en sais rien ; c’estencore…

– Une idée de monsieur et de madame,allez-vous me dire, Jeanike ?

– Certainement.

– Et qu’est-ce qu’il y a dans cette pièceoù il fait nuit en plein midi ?

– Je n’en sais rien, Gildas. Madame etmonsieur y entrent seuls ; leurs enfants, jamais.

– Et tout cela ne vous semble pastrès-surprenant, Jeanike ?

– Non, parce que j’y suis habituée ;aussi vous ferez comme moi ?

Puis s’interrompant après avoir regardé dansla rue, la jeune fille dit à son compagnon :

– Avez-vous vu ?

– Quoi ?

– Ce dragon…

– Un dragon, Jeanike ?

– Oui ; et je vous en prie, allezdonc regarder s’il se retourne… du côté de la boutique ; jem’expliquerai plus tard. Allez vite… vite !

– Le dragon ne s’est point retourné,revint dire naïvement Gildas. Mais que pouvez-vous avoir de communavec des dragons, Jeanike ?

– Rien du tout, Dieu merci ; maisils ont leur caserne ici près…

– Mauvais voisinage pour les jeunesfilles que ces hommes à casque et à sabre, dit Gildas d’un tonsentencieux ; mauvais voisinage. Cela me rappelle la chansonde la Demande[4].

J’avais une petite colombe dans mon colombier ;

Et voilà que l’épervier est accouru comme un coup devent ;

Et il a effrayé ma petite colombe, et l’on ne sait ce qu’elle estdevenue.

– Comprenez-vous, Jeanike ? Lescolombes, ce sont les jeunes filles, et l’épervier…

– C’est le dragon… Vous ne croyezpeut-être pas si bien dire, Gildas.

– Comment, Jeanike, vous seriez-vousaperçue que le voisinage des éperviers… c’est-à-dire des dragons,vous est malfaisant ?

– Il ne s’agit pas de moi.

– De qui donc ?

– Tenez, Gildas, vous êtes un dignegarçon ; il faut que je vous demande un conseil. Voici ce quiest arrivé : il y a quatre jours, mademoiselle, quiordinairement se tient toujours dans l’arrière-boutique, était aucomptoir pendant l’absence de madame et de monsieur Lebrenn ;j’étais à côté d’elle ; je regardais dans la rue, lorsque jevois s’arrêter devant nos carreaux un militaire.

– Un dragon ? un épervier dedragon ? hein, Jeanike ?

– Oui ; mais ce n’était pas unsoldat ; il avait de grosses épaulettes d’or, une aigrette àson casque ; ce devait être au moins un colonel. Il s’arrêtedonc devant la boutique et se met à regarder.

L’entretien des deux compatriotes futinterrompu par la brusque arrivée d’un homme de quarante ansenviron, vêtu d’un habit-veste et d’un pantalon de velours noir,comme le sont ordinairement les mécaniciens des chemins de fer. Safigure énergique était à demi couverte d’une épaisse barbebrune ; il paraissait inquiet, et entra précipitamment dans lemagasin en disant à Jeanike :

– Mon enfant, où est votre patron ?Il faut que je lui parle à l’instant ; allez, je vous prie,lui dire que Dupont le demande… Vous vous rappellerez bien mon nom,Dupont ?

– Monsieur Lebrenn est sorti ce matin autout petit point du jour, monsieur, reprit Jeanike, et il n’est pasencore rentré.

– Mille diables !… Il y seraitdonc allé alors ? se dit à demi-voix le nouveau venu.

Il allait quitter le magasin aussiprécipitamment qu’il y était entré, lorsque, se ravisant ets’adressant à Jeanike :

– Mon enfant, dès que M. Lebrennsera de retour, dites-lui d’abord que Dupont est venu.

– Bien, monsieur.

– Et que si, lui, monsieur Lebrenn…ajouta Dupont en hésitant comme quelqu’un qui cherche uneidée ; puis, l’ayant sans doute trouvée, il ajoutacouramment : Dites, en un mot, à votre patron que s’il n’estpas allé ce matin visiter sa provision de poivre, vousentendez bien ? sa provision de poivre, il n’y aillepas avant d’avoir vu Dupont… Vous vous rappellerez cela, monenfant ?

– Oui, monsieur… Cependant, si vousvouliez écrire à monsieur Lebrenn ?

– Non pas, dit vivement Dupont ;c’est inutile… dites-lui seulement…

– De ne pas aller visiter sa provision depoivre avant d’avoir vu monsieur Dupont, reprit Jeanike. Est-cebien cela, monsieur ?

– Parfaitement, dit-il. Au revoir, monenfant.

Et il disparut en toute hâte.

– Ah ça, mais ! monsieur Lebrenn estdonc aussi épicier, dit Gildas d’un air ébahi à sa compagne,puisqu’il a des provisions de poivre ?

– En voici la première nouvelle.

– Et cet homme ! il avait l’air toutahuri. L’avez-vous remarqué ? Ah ! Jeanike, décidémentc’est une étonnante maison que celle-ci.

– Vous arrivez du pays, vous vous étonnezd’un rien… Mais que je vous achève donc mon histoire de dragon.

– L’histoire de cet épervier à épaulettesd’or et à aigrette sur son casque, qui s’était arrêté à vousregarder à travers les carreaux, Jeanike ?

– Ce n’est pas moi qu’il regardait.

– Et qui donc ?

– Mademoiselle Velléda.

– Vraiment ?

– Mademoiselle brodait ; elle nes’apercevait pas que ce militaire là dévorait des yeux. Moi,j’étais si honteuse pour elle, que je n’osais l’avertir qu’on laregardait ainsi.

– Ah ! Jeanike, cela me rappelle unechanson que…

– Laissez-moi donc achever, Gildas ;vous me direz ensuite votre chanson si vous voulez. Cemilitaire…

– Cet épervier…

– Soit… Était donc là, regardantmademoiselle de tous ses yeux.

– De tous ses yeux d’épervier,Jeanike ?

– Mais laissez-moi donc achever. Voilàque mademoiselle s’aperçoit de l’attention dont elle étaitl’objet ; alors elle devient rouge comme une cerise, me dit degarder le magasin, et se retire dans l’arrière-boutique. Ce n’estpas tout : le lendemain, à la même heure, le colonel revient,en bourgeois cette fois, et le voilà encore aux carreaux. Maismadame était au comptoir, et il ne reste pas longtemps en faction.Avant-hier encore, il est revenu sans pouvoir apercevoirmademoiselle. Enfin, hier, pendant que madame Lebrenn était à laboutique, il est entré et lui a demandé très-poliment d’ailleurs sielle pourrait lui faire une grosse fourniture de toiles. Madame arépondu que oui, et il a été convenu que ce colonel reviendraitaujourd’hui pour s’entendre avec monsieur Lebrenn au sujet de cettefourniture.

– Et croyez-vous, Jeanike, que madame sesoit aperçue que ce militaire est plusieurs fois venu regarder àtravers les carreaux ?

– Je l’ignore, Gildas, et je ne sais sije dois en prévenir madame. Tout à l’heure je vous ai prié d’allervoir si ce dragon ne se retournait pas, parce que je craignaisqu’il ne fût chargé de nous épier… Heureusement il n’en est rien.Maintenant me conseillez-vous d’avertir madame, ou de ne riendire ? Parler, c’est peut-être l’inquiéter ; me taire,c’est peut-être un tort. Qu’en pensez-vous ?

– M’est avis que vous devez prévenirmadame ; car elle se défiera peut-être de cette grossefourniture de toile. Hum… hum…

– Je suivrai votre conseil, Gildas.

– Et vous ferez bien. Ah ! ma chèrefille… les hommes à casque…

– Bon, nous y voilà… votre chanson,n’est-ce pas ?

– Elle est terrible, Jeanike ! Mamère me l’a cent fois contée à la veillée, comme ma grand’mère lalui avait contée, de même que la grand’mère de ma grand’mère…

– Allons, Gildas, dit Jeanike en riant eten interrompant son compagnon, de grand’mère en mère-grand’, vousremonterez ainsi jusqu’à notre mère Ève…

– Certainement, est-ce qu’au pays on nese transmet pas de famille en famille des contes qui remontent…

– Qui remontent à des mille, à des quinzecents ans et plus, comme les contes de Myrdin et duBaron de Janioz[5], aveclesquels j’ai été bercée. Je sais cela, Gildas.

– Eh bien, Jeanike, la chanson dont jevous parle à propos des gens qui portent des casques et rôdentautour des jeunes filles est effrayante, elle s’appelle LES TROISMOINES ROUGES, dit Gildas d’un ton formidable, les Trois Moinesrouges ou LE SIRE DE PLOUERNEL.

– Comment dites-vous ? repritvivement Jeanike frappée de ce nom… le sire de ?

– Le sire de Plouernel.

– C’est singulier.

– Quoi donc ?

– Monsieur Lebrenn prononce quelquefoisce nom-là.

– Le nom du sire dePlouernel ? et à propos de quoi ?

– Je vous le dirai tout à l’heure ;mais voyons d’abord la chanson des Trois Moines rouges,elle va m’intéresser doublement.

– Vous saurez, ma fille, que les moinesrouges étaient des templiers, portant sabre et casque comme cetépervier de dragon.

– Bien ; mais dépêchez-vous, carmadame peut descendre et monsieur rentrer d’un moment àl’autre.

– Écoutez bien, Jeanike.

Et Gildas commença ce récit non précisémentchanté, mais psalmodié d’un ton grave et mélancolique :

Les Trois Moines rouges

« Je frémis de tous mes membres en voyantles douleurs qui frappent la terre.

» En songeant à l’événement qui vientencore d’arriver dans la ville de Kemper il y a un an[6], Katelike cheminait en disant sonchapelet, quand trois moines rouges (templiers), armés de toutespièces, la joignirent.

» Trois moines sur leurs grands chevauxbardés de fer de la tête aux pieds.

» – Venez avec nous au couvent,belle jeune fille ; là ni l’or ni l’argent ne vousmanqueront.

» – Sauf votre grâce, messeigneurs,ce n’est pas moi qui irai avec vous, dit Katelike ; j’ai peurde vos épées qui pendent à votre côté. Non, je n’irai pas,messeigneurs : on entend dire de vilaines choses.

» – Venez avec nous au couvent,jeune fille, nous vous mettrons à l’aise.

» – Non, je n’irai point au couvent.Sept jeunes filles de la campagne y sont allées, dit-on ; septbelles jeunes filles à fiancer, et elles n’en sont pointsorties.

» – S’il y est entré sept jeunesfilles, s’écria Gonthramm de Plouernel, un des moines rouges, vousserez la huitième.

» Et de la jeter à cheval et de s’enfuirrapidement vers leur couvent avec la jeune fille en travers àcheval, un bandeau sur la bouche. »

– Ah ! la pauvre chère enfant !s’écria Jeanike en joignant les mains. Et que va-t-elle devenirdans ce couvent des moines rouges ?

– Vous allez le voir, ma fille, dit ensoupirant Gildas. Et il continua son récit.

» Au bout de sept ouhuit mois, ou quelque chose de plus, les moines rougesfurent bien étonnés dans cette abbaye :

» – Que ferons-nous, mes frères, decette fille-ci, maintenant ? se disaient-ils.

» – Enterrons là ce soir sous lemaître autel, où personne de sa famille ne viendra lachercher. »

– Ah ! mon Dieu, reprit Jeanike, ilsl’avaient mise à mal, les bandits de moines, et ils voulaient s’endébarrasser en la tuant.

– Je vous le répète, ma fille, ces gens àcasque et à sabre n’en font jamais d’autre, dit Gildas d’un tondogmatique ; et il continua.

» Vers la chute du jour, voilà que toutle ciel se fend : de la pluie, du vent, de la grêle, letonnerre le plus épouvantable. Un pauvre chevalier, les habitstrempés par la pluie, et qui cherchait un asile, arriva devantl’église de l’abbaye. Il regarde par le trou de la serrure :il voit briller une petite lumière, et les moines rouges, quicreusaient sous le maître autel, et la jeune fille sur le côté, sespetits pieds nus attachés ; elle se désolait et demandaitgrâce.

» – Messeigneurs, au nom de Dieu,laissez-moi la vie, disait-elle. J’errerai la nuit, je me cacheraile jour.

» Mais la lumière s’éteignit peuaprès ; le chevalier restait à la porte sans bouger, quand ilentendit la jeune fille se plaindre du fond de son tombeau etdire : Je voudrais pour ma créature l’huile et lebaptême.

» Et le chevalier s’encourut à Kemperchez le comte-évêque.

» – Monseigneur l’évêque deCornouailles, éveillez-vous bien vite, lui dit le chevalier. Vousêtes là dans votre lit, couché sur la plume molle, et il y a unejeune fille qui gémit au fond d’un trou de terre dure, requérantpour sa créature l’huile et le baptême, et l’extrême onction pourelle-même.

» On creusa sous le maître autel parordre du seigneur comte, et au moment où l’évêque arrivait onretira la pauvre jeune fille de sa fosse profonde, avec son petitenfant endormi sur son sein. Elle avait rongé ses deux bras ;elle avait déchiré sa poitrine, sa blanche poitrine jusqu’à soncœur.

» Et le seigneur évêque, quand il vitcela, se jeta à deux genoux, en pleurant sur la tombe ; il ypassa trois jours et trois nuits en prières, et au bout des troisjours, tous les moines rouges étant là, l’enfant de la morte vint àbouger à la clarté des cierges, et à ouvrir les yeux, et à marchertout droit, tout droit, aux trois moines rouges, et à parler, et àdire : – C’est celui-ci, Gonthramm dePlouernel ! »

– Eh bien, ma fille, dit Gildas ensecouant la tête, n’est-ce pas là une terrible histoire ? Quevous disais-je ? que ces porte-casques rôdaient toujoursautour des jeunes filles comme des éperviers ravisseurs. Mais,Jeanike… à quoi pensez-vous donc ? vous ne me répondez pas,vous voici toute rêveuse…

– En vérité, cela est trèsextraordinaire, Gildas. Ce bandit de moine rouge se nommait le sirede Plouernel ?

– Oui.

– Souvent j’ai entendu monsieur Lebrennparler de cette famille comme s’il avait à s’en plaindre, et direen parlant d’un méchant homme : C’est donc un fils dePlouernel ! comme on dirait : C’est donc un fils dudiable !

– Étonnante… étonnante maison quecelle-ci, reprit Gildas d’un air méditatif et presque alarmé. Voilàmonsieur Lebrenn qui prétend avoir à se plaindre de la famille d’unmoine rouge, mort depuis huit ou neuf cents ans… Enfin, Jeanike, lerécit vous servira, j’espère.

– Ah ça, Gildas, reprit Jeanike en riant,est-ce que vous vous imaginez qu’il y a des moines rougesdans la rue Saint-Denis, et qu’ils enlèvent les jeunes filles enomnibus ?

Au moment où Jeanike prononçait ces mots, undomestique en livrée du matin entra dans la boutique et demandaM. Lebrenn.

– Il n’y est pas, dit Gildas.

– Alors, mon garçon, répondit ledomestique, vous direz à votre bourgeois que le colonel l’attend cematin, avant midi, pour s’entendre avec lui au sujet de lafourniture de toile dont il a parlé hier à votre bourgeoise. Voicil’adresse de mon maître, ajouta le domestique en laissant une cartesur le comptoir. Et surtout recommandez bien à votre patron d’êtreexact ; le colonel n’aime pas attendre.

Le domestique sorti, Gildas prit machinalementla carte, la lut, et s’écria en pâlissant :

– Par Sainte-Anne d’Auray ! c’est àn’y pas croire…

– Quoi donc, Gildas ?

– Lisez, Jeanike !

Et d’une main tremblante il tendit la carte àla jeune fille, qui lut :

LE COMTE GONTRAN DE PLOUERNEL,

COLONEL DE DRAGONS,

18, rue de Paradis-Poissonnière.

– Étonnante… effrayante maison quecelle-ci, répéta Gildas en levant les mains au ciel, tandis queJeanike paraissait aussi surprise et presque aussi effrayée que legarçon de magasin.

Chapitre 2

 

Comment et à propos de quoi le bonhommeMorin, dit le Père la Nourrice, manqua de renverser la soupe aulait que lui avait accommodée son petit-fils Georges Duchêne,ouvrier menuisier, ex-sergent d’infanterie légère. – PourquoiM. Lebrenn, marchand de toile, avait pris pour enseigne de saboutique l’Épée de Brennus. – Comment le petit-fils fit la leçon àson grand-père, et lui apprit des choses dont le bonhomme ne sedoutait point, entre autres que les Gaulois nos pères, réduits enesclavage, portaient des colliers ni plus ni moins que des chiensde chasse, et qu’on leur coupait parfois les pieds, les mains, lenez et les oreilles.

 

Pendant que les événements précédents sepassaient dans le magasin de M. Lebrenn, une autre scène avaitlieu, presqu’à la même heure, au cinquième étage d’une vieillemaison située en face de celle qu’occupait le marchand detoile.

Nous conduirons donc le lecteur dans unemodeste petite chambre d’une extrême propreté : un lit de fer,une commode, deux chaises, une table au-dessus de laquelle setrouvaient quelques rayons garnis de livres ; tel étaitl’ameublement. À la tête du lit, on voyait suspendue à la murailleune espèce de trophée, composé d’un képi d’uniforme, de deuxépaulettes de sous-officier d’infanterie légère, surmontant uncongé de libération de service, encadré d’une bordure de bois noir.Dans un coin de la chambre, on apercevait, rangés sur une planche,divers outils de menuisier.

Sur le lit, on voyait une carabine fraîchementmise en état, et sur une petite table, un moule à balles, un sac depoudre, une forme pour confectionner des cartouches, dont plusieurspaquets étaient déjà préparés.

Le locataire de ce logis, jeune hommed’environ vingt-six ans, d’une mâle et belle figure, portant lablouse de l’ouvrier, était déjà levé ; accoudé au rebord de lafenêtre de sa mansarde, il paraissait regarder attentivement lamaison de M. Lebrenn, et particulièrement une des quatrefenêtres, entre deux desquelles était fixée la fameuseenseigne : À l’Épée de Brennus.

Cette fenêtre, garnie de rideaux très-blancset étroitement fermés, n’avait rien de remarquable, sinon unecaisse de bois peint en vert, surchargée d’oves et de mouluressoigneusement travaillées, qui garnissait toute la largeur de labaie de la croisée, et contenait quelques beaux pieds d’héliotropesd’hiver et de perce-neige en pleine floraison.

Les traits de l’habitant de la mansarde,pendant qu’il contemplait la fenêtre en question, avaient uneexpression de mélancolie profonde, presque douloureuse ; aubout de quelques instants, une larme, tombée des yeux du jeunehomme, roula sur ses moustaches brunes.

Le bruit d’une horloge qui sonna la demie desept heures tira Georges Duchêne (il se nommait ainsi) de sarêverie ; il passa la main sur ses yeux encore humides, etquitta la fenêtre en se disant avec amertume :

– Bah ! aujourd’hui ou demain, uneballe en pleine poitrine me délivrera de ce fol amour… Dieu merci,il y aura tantôt une prise d’armes sérieuse, et du moins ma mortservira la liberté… Puis, après un moment de réflexion, Georgesajouta :

– Et le grand-père… quej’oubliais !

Alors il alla chercher dans un coin de lachambre un réchaud à demi plein de braise allumée qui lui avaitservi à fondre des balles, posa sur le feu un petit poêlon de terrerempli de lait, y éminça du pain blanc, et en quelques minutesconfectionna une appétissante soupe au lait, dont une ménagère eûtété jalouse.

Georges, après avoir caché la carabine et lesmunitions de guerre sous son matelas, prit le poêlon, ouvrit uneporte pratiquée dans la cloison, et communiquant à une piècevoisine, où un homme d’un grand âge, d’une figure douce etvénérable, encadrée de longs cheveux blancs, était couché dans unlit beaucoup meilleur que celui de Georges. Ce vieillard semblaitêtre d’une grande faiblesse ; ses mains amaigries et ridéesétaient agitées par un tremblement continuel.

– Bonjour, grand-père, dit Georges enembrassant tendrement le vieillard. Avez-vous bien dormi cettenuit ?

– Assez bien, mon enfant.

– Voilà votre soupe au lait. Je vous l’aifait un peu attendre.

– Mais non. Il y a si peu de temps qu’ilest jour ! Je t’ai entendu te lever et ouvrir ta fenêtre… il ya plus d’une heure.

– C’est vrai, grand-père, j’avais la têteun peu lourde…… j’ai pris l’air de bonne heure.

– Cette nuit je t’ai aussi entendu alleret venir dans ta chambre.

– Pauvre grand-père ! je vous aurairéveillé ?

– Non, je ne dormais pas… Mais, tiens,Georges, sois franc… tu as quelque chose.

– Moi ! pas du tout.

– Depuis plusieurs mois tu es touttriste, tu es pâli, changé, à ne pas te reconnaître ; tu n’esplus gai comme à ton retour du régiment ?

– Je vous assure, grand-père, que…

– Tu m’assures… tu m’assures… je saisbien ce que je vois, moi… et pour cela, il n’y a pas à me tromper…j’ai des yeux de mère… va…

– C’est vrai, reprit Georges en souriant,aussi c’est grand’mère que je devrais vous appeler… carvous êtes bon, tendre et inquiet pour moi, comme une vraiemère-grand. Mais, croyez-moi, vous vous inquiétez à tort… Tenez,voilà votre cuiller… attendez que je mette la petite table survotre lit… vous serez plus à votre aise.

Et Georges prit dans un coin une jolie petitetable de bois de noyer, bien luisante, pareille à celle dont seservent les malades pour manger dans leur lit ; et après yavoir placé l’écuelle de soupe au lait, il la mit devant levieillard.

– Il n’y a que toi, mon enfant, pouravoir des attentions pareilles, dit-il au jeune homme.

– Ce serait bien le diable, grand-père,si en ma qualité de menuisier-ébéniste, je ne vous avais pasfabriqué cette table qui vous est commode.

– Oh ! tu as réponse à tout… je lesais bien, dit le vieillard.

Et il commença de manger d’une main sivacillante que deux ou trois fois sa cuiller se heurta contre sesdents.

– Ah ! mon pauvre enfant, – dit-iltristement à son petit-fils… – vois donc comme mes mainstremblent ! il me semble que cela augmente tous les jours.

– Allons donc, grand-père ! il mesemble, au contraire, que cela diminue…

– Oh non, va, c’est fini… bien fini… iln’y a pas de remède à cette infirmité.

– Eh bien ! que voulez-vous ?il faut en prendre votre parti…

– C’est ce que j’aurais dû faire depuisque ça dure, et pourtant je ne peux pas m’habituer à cette idéed’être infirme et à ta charge jusqu’à la fin de mes jours.

– Grand-père… grand-père, nous allonsnous fâcher.

– Pourquoi aussi ai-je été assez bêtepour prendre le métier de doreur sur métaux ? Au bout dequinze ou vingt ans, et souvent plus tôt, la moitié des ouvriersdeviennent de vieux trembleurs comme moi ; mais comme moi ilsn’ont pas un petit-fils qui les gâte…

– Grand-père !

– Oui, tu me gâtes, je te le répète… tume gâtes…

– C’est comme ça ! eh bien, je vajoliment vous rendre la monnaie de votre pièce, c’est mon seulmoyen d’éteindre votre feu, comme nous disait la théoriedu régiment. Or donc, moi je connais un excellent homme, nommé lepère Morin : il était veuf et avait une fille de dix-huitans…

– Georges ! écoute…

– Pas du tout… Ce digne homme marie safille à un brave garçon, mais tapageur en diable. Un jour il reçoitun mauvais coup dans une rixe, de sorte qu’au bout de deux ans demariage il meurt, laissant sa jeune femme avec un petit garçon surles bras.

– Georges… Georges…

– La pauvre jeune femme nourrissait sonenfant ; la mort de son mari lui cause une telle révolutionqu’elle meurt… et son petit garçon reste à la charge dugrand-père.

– Mon Dieu, Georges ! que tu es doncterrible ! À quoi bon toujours parler de cela,aussi ?

– Cet enfant, il l’aimait tant qu’il n’apas voulu s’en séparer. Le jour, pendant qu’il allait à sonatelier, une bonne voisine gardait le mioche ; mais, dès quele grand-père rentrait, il n’avait qu’une pensée, qu’un cri… sonpetit Georges. Il le soignait aussi bien que la meilleure, que laplus tendre des mères ; il se ruinait en belles petites robes,en jolis bonnets, car il l’attifait à plaisir, et il en était trèscoquet de son petit-fils, le bon grand-père ; tant et si bienque, dans la maison, les voisins, qui adoraient ce digne homme,l’appelaient le père la Nourrice.

– Mais, Georges…

– C’est ainsi qu’il a élevé cet enfant,qu’il a constamment veillé sur lui, subvenant à tous ses besoins,l’envoyant à l’école, puis en apprentissage, jusqu’à ce que…

– Eh bien, tant pis, – s’écria levieillard d’un ton déterminé, ne pouvant se contenir pluslongtemps, – puisque nous en sommes à nous dire nos vérités,j’aurai mon tour, et nous allons voir ! D’abord, tu étais lefils de ma pauvre Georgine, que j’aimais tant : je n’ai doncfait que mon devoir… attrape d’abord ça…

– Et moi aussi, je n’ai fait que mondevoir.

– Toi ?… laisse-moi donctranquille ! – s’écria le vieillard en gesticulant violemmentavec sa cuiller. – Toi ! voilà ce que tu as fait… Le sortt’avait épargné au tirage pour l’armée…

– Grand-père… prenez garde !

– Oh ! tu ne me feras paspeur !

– Vous allez renverser le poêlon, si vousvous agitez si fort.

– Je m’agite… parbleu ! tu croisdonc que je n’ai plus de sang dans les veines ? Oui, réponds,toi qui parles des autres ! Lorsque mon infirmité a commencé,quel calcul as-tu fait, malheureux enfant ? tu as été trouverun marchand d’hommes.

– Grand-père, vous mangerez votre soupefroide ; pour l’amour de Dieu ! mangez-la doncchaude !

– Ta ta ta ! tu veux me fermer labouche ; je ne suis pas ta dupe… oui ! Et qu’as-tu dit àce marchand d’hommes ? « Mon grand-père estinfirme ; il ne peut presque plus gagner sa vie : il n’aque moi pour soutien ; je peux lui manquer, soit par lamaladie, soit par le chômage ; il est vieux : assurez-luiune petite pension viagère, et je me vends à vous… » Et tul’as fait ! – s’écria le vieillard les larmes aux yeux, enlevant sa cuiller au plafond avec un geste si véhément, que siGeorges n’eût pas vivement retenu la table, elle tombait du litavec l’écuelle ; aussi s’écria-t-il :

– Sacrebleu ! grand-père, tenez-vousdonc tranquille ! vous vous démenez comme un diable dans unbénitier ; vous allez tout renverser.

– Ça m’est égal… ça ne m’empêchera pas dete dire que voilà comment et pourquoi tu t’es fait soldat, pourquoitu t’es vendu pour moi… à un marchand d’hommes…

– Tout cela, ce sont des prétextes quevous cherchez pour ne pas manger votre soupe ; je vois quevous la trouvez mal faite.

– Allons, voilà que je trouve sa soupemal faite, maintenant ! – s’écria douloureusement le bonhomme.– Ce maudit enfant-là a juré de me désoler.

Enfonçant alors, d’un geste furieux, sacuiller dans le poêlon, et la portant à sa bouche avecprécipitation, le père Morin ajouta tout en mangeant :

– Tiens, voilà comme je la trouvemauvaise, ta soupe… tiens… tiens… Ah ! je la trouve mauvaise…tiens… tiens… Ah ! elle est mauvaise…

Et à chaque tiens il avalait unecuillerée.

– Pour Dieu, grand-père, maintenant,n’allez pas si vite, – s’écria Georges en arrêtant le bras duvieillard ; – vous allez vous étrangler.

– C’est ta faute aussi ; me dire queje trouve ta soupe mal faite, tandis que c’est un nectar ! –reprit le bonhomme en s’apaisant et savourant son potage plus àloisir, – un vrai nectar des dieux !

– Sans vanité, – reprit Georges ensouriant, – j’étais renommé au régiment pour la soupe aux poireaux…Ah ça, maintenant, je vais charger votre pipe.

Puis, se penchant vers le bonhomme, il lui diten le câlinant :

– Hein ! il aime bien ça… fumer sapetite pipe dans son lit, le bon vieux grand-père ?

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise,Georges ? tu fais de moi un pacha, un vrai pacha, – réponditle vieillard pendant que son petit-fils allait prendre une pipe surun meuble ; il la remplit de tabac, l’alluma, et vint laprésenter au père Morin. Alors celui-ci, bien adossé à son chevet,commença de fumer délicieusement sa pipe.

Georges lui dit en s’asseyant au pied dulit :

– Qu’est-ce que vous allez faireaujourd’hui ?

– Ma petite promenade sur le boulevard,où j’irai m’asseoir si le temps est beau…

– Hum !… grand-père, je crois quevous ferez mieux d’ajourner votre promenade… Vous avez vu hiercombien les rassemblements étaient nombreux ; on en est venupresqu’aux mains avec les municipaux et les sergents de ville…Aujourd’hui ce sera peut-être plus sérieux.

– Ah ça, mon enfant, tu ne te fourres pasdans ces bagarres-là ? Je sais bien que c’est tentant, quandon est dans son droit ; car c’est une indignité augouvernement de défendre ces banquets… Mais je serais si inquietpour toi !

– Soyez tranquille, grand-père, vousn’avez rien à craindre pour moi ; mais suivez mon conseil, nesortez pas aujourd’hui.

– Eh bien, alors, mon enfant, je resteraià la maison ; je m’amuserai à lire un peu dans tes livres, etje regarderai les passants par la fenêtre en fumant ma pipe.

– Pauvre grand-père, – dit Georges ensouriant ; – de si haut, vous ne voyez guère que des chapeauxqui marchent.

– C’est égal, ça me suffit pour medistraire ; et puis je vois les maisons d’en face, les voisinsse mettre aux fenêtres… Ah ! mais… j’y pense : à proposdes maisons d’en face, il y a une chose que j’oublie toujours de tedemander… Dis-moi donc ce que signifie cette enseigne du marchandde toiles, avec ce guerrier en casque, qui met son épée dans unebalance ? Toi, qui as travaillé à la menuiserie de ce magasinquand on l’a remis à neuf, tu dois savoir le comment et le pourquoide cette enseigne ?

– Je n’en savais pas plus que vous,grand-père, avant que mon bourgeois ne m’eût envoyé travailler chezmonsieur Lebrenn, le marchand de toiles.

– Dans le quartier, on le dit très-bravehomme, ce marchand ; mais quelle diable d’idée a-t-il eue dechoisir une pareille enseigne… À l’Épée de Brennus !Il aurait été armurier, passe encore. Je sais bien qu’il y a desbalances dans le tableau, et que les balances rappellent lecommerce… mais pourquoi ce guerrier, avec son casque et son aird’Artaban, met-il son épée dans ces balances ?

– Sachez, grand-père… mais vraiment jesuis honteux d’avoir l’air, à mon âge, de vous faire ainsi laleçon.

– Comment, honteux ? Pourquoidonc ? Au lieu d’aller à la barrière le dimanche, tu lis, tuapprends, tu t’instruis ? Tu peux, pardieu, bien faire laleçon au grand-père… il n’y a pas d’affront.

– Eh bien… ce guerrier à casque, ceBrennus, était un Gaulois, un de nos pères, chef d’unearmée qui, il y a deux mille et je ne sais combien d’années, estallé en Italie attaquer Rome, pour la châtier d’une trahison ;la ville s’est rendue aux Gaulois, moyennant une rançon enor ; mais Brennus, ne trouvant pas la rançon assez forte, ajeté son épée dans le plateau de la balance où étaient lespoids.

– Afin d’avoir une rançon plus forte, legaillard ! Il faisait à l’inverse des fruitières, qui donnentle coup de pouce au trébuchet, je comprends cela ; mais il y adeux choses que je comprends moins : d’abord, tu me dis que ceguerrier, qui vivait il y a plus de deux mille ans, était un de nospères ?

– Oui, en cela que Brennus et les Gauloisde son armée appartenaient à la race dont nous descendons, presquetous tant que nous sommes, dans le pays.

– Un moment… tu dis que c’étaient desGaulois ?

– Oui, grand-père.

– Alors nous descendrions de la racegauloise ?

– Certainement[7].

– Mais nous sommes Français !Comment diable arranges-tu cela, mon garçon ?

– C’est que notre pays… notre mère-patrieà tous, ne s’est pas toujours appelée la France.

– Tiens… tiens… tiens… – dit le vieillarden ôtant sa pipe de sa bouche ; – comment, la France ne s’estpas toujours appelée la France ?

– Non, grand-père ; pendant un tempsimmémorial notre patrie s’est appelée la Gaule, et a étéune république aussi glorieuse, aussi puissante, mais plusheureuse, et deux fois plus grande que la France du temps del’empire.

– Fichtre ! excusez du peu…

– Malheureusement, il y a à peu près deuxmille ans…

– Rien que ça… deux mille ans !Comme tu y vas, mon garçon !

– La division s’est mise dans laGaule, les provinces se sont soulevées les unes contre lesautres…

– Ah ! voilà toujours le mal… c’està cela que les prêtres et les royalistes ont tant poussé lors de larévolution…

– Aussi, grand-père, est-il arrivé à laGaule, il y a des siècles, ce qui est arrivé à la France en 1814 eten 1815 !

– Une invasion étrangère !

– Justement. Les Romains, autrefoisvaincus par Brennus, étaient devenus puissants. Ils ont profité desdivisions de nos pères, et ont envahi le pays…

– Absolument comme les cosaques et lesPrussiens nous ont envahis ?

– Absolument. Mais ce que les roiscosaques et prussiens, les bons amis des Bourbons, n’ont pas oséfaire, non que l’envie leur en ait manqué, les Romains l’ont fait,et malgré la résistance héroïque de nos pères, toujours bravescomme des lions ; mais malheureusement divisés, ils ont étéréduits en esclavage, comme le sont aujourd’hui les nègres descolonies.

– Est-il Dieu possible !

– Oui. Ils portaient le collier de fer,marqué au chiffre de leur maître, quand on ne marquait pas cechiffre au front de l’esclave avec un fer rouge…

– Nos pères ! – s’écria le vieillarden joignant les mains avec une douloureuse indignation, – nospères !

– Et quand ils essayaient de fuir, leursmaîtres leur faisaient couper le nez et les oreilles, ou bien lespoings et les pieds.

– Nos pères ! ! !

– D’autres fois leurs maîtres lesjetaient aux bêtes féroces pour se divertir, ou les faisaient périrdans d’affreuses tortures, quand ils refusaient de cultiver, sousle fouet du vainqueur, les terres qui leur avaient appartenu…

– Mais attends donc, – reprit levieillard en rassemblant ses souvenirs, – attends donc ! ça merappelle une chanson de notre vieil ami à nous autres pauvresgens…

– Une chanson de notre Béranger, n’est-cepas, grand-père ? LES ESCLAVES GAULOIS ?

– Juste, mon garçon. Ça commence… voyons…oui… c’est ça…

D’anciens Gaulois, pauvres esclaves,

Un soir qu’autour d’eux tout dormait, etc., etc.

Et le refrain était :

Pauvres Gaulois, sous qui trembla le monde,

Enivrons-nous !

Ainsi, c’était de nos pères les Gaulois queparlait notre Béranger ? Hélas ! pauvres hommes !comme tant d’autres sans doute, ils se grisaient pour s’étourdirsur leur infortune…

– Oui, grand-père ; mais ils ontbientôt reconnu que s’étourdir n’avance à rien, que briser ses fersvaut mieux.

– Pardieu !

– Aussi, les Gaulois, après desinsurrections sans nombre…

– Dis donc, mon garçon, il paraît que lemoyen n’est pas nouveau, mais c’est toujours le bon… Eh eh ! –ajouta le vieillard en frappant de son ongle le fourneau de sapipe, – eh eh ! vois-tu, Georges, tôt ou tard, il faut enrevenir à cette bonne vieille petite mère, l’insurrection…comme en 89… comme en 1830… comme demain peut-être…

– Pauvre grand-père ! – pensaGeorges, – il ne croit pas si bien dire.

Et il reprit tout haut :

– Vous avez raison ; en fait deliberté, il faut que le peuple se serve lui-même, et mette lesmains au plat, sinon il n’a que des miettes… il est volé… comme ill’a été il y a dix-huit ans.

– Et fièrement volé, mon pauvreenfant ! J’ai vu cela : j’y étais.

– Heureusement, vous savez le proverbe,grand-père… chat échaudé… suffit, la leçon aura été bonne…Mais pour revenir à nos Gaulois, ils font, comme vous dites, appelà cette bonne vieille mère l’insurrection ; elle ne fait pasdéfaut à ses braves enfants ; et ceux-ci, à force depersévérance, d’énergie, de sang versé, parviennent à reconquérirune partie de leur liberté sur les Romains, qui, d’ailleurs,n’avaient pas débaptisé la Gaule, et l’appelaient la Gauleromaine.

– De même qu’on dit aujourd’hui l’Algériefrançaise ?

– C’est ça, grand-père.

– Allons, voilà, Dieu merci, nos bravesGaulois, grâce au secours de la bonne vieille mère l’insurrection,un peu remontés sur leur bête, comme on dit ; ça me met dubaume dans le sang.

– Ah ! grand-père, attendez…attendez !

– Comment ?

– Ce que nos pères avaient souffertn’était rien auprès de ce qu’ils devaient souffrir encore.

– Allons, bon, moi qui étais déjà toutaise… Et que leur est-il donc arrivé ?

– Figurez-vous qu’il y a treize ouquatorze cents ans, des hordes de barbares à demi sauvages, appelésFrancs, et arrivant du fond des forêts de l’Allemagne, devrais cosaques enfin, sont venus attaquer les armées romaines,amollies par les conquêtes de la Gaule, les ont battues, chassées,se sont à leur tour emparés de notre pauvre pays, lui ont ôtéjusqu’à son nom, et l’ont appelé France, en manière de prise depossession.

– Brigands ! – s’écria le vieillard– J’aimais encore mieux les Romains, foi d’homme ; au moinsils nous laissaient notre nom.

– C’est vrai ; et puis du moins lesRomains étaient le peuple le plus civilisé du monde, sauf leurbarbarie envers les esclaves ; ils avaient couvert la Gaule deconstructions magnifiques, et rendu, de gré ou de force, une partiede leurs libertés à nos pères ; tandis que les Francs étaient,je vous l’ai dit, de vrais cosaques… Et sous leur domination tout aété à recommencer pour les Gaulois.

– Ah ! mon Dieu ! monDieu !

– Ces hordes de bandits francs…

– Dis donc ces cosaques ! nom d’unnom !

– Pis encore, s’il est possible,grand-père… Ces bandits francs, ces cosaques, si vous voulez,appelaient leurs chefs des ROIS ; cette graine de rois s’estperpétuée dans notre pays, d’où vient que depuis tant de sièclesnous avons la douceur de posséder des rois d’origine franque, etque les royalistes appellent leurs rois de droitdivin.

– Dis donc de droitcosaque !… Merci du cadeau !

– Les chefs se nommaient des DUCS, desCOMTES ; la graine s’en est également perpétuée chez nous,d’où vient encore que nous avons eu pendant si longtemps l’agrémentde posséder une noblesse d’origine franque, qui nous traitait enrace conquise.

– Qu’est-ce que tu m’apprends-là ! –dit le bonhomme avec ébahissement. – Donc, si je te comprends bien,mon garçon, ces bandits francs, ces cosaques, rois et chefs, unefois maîtres de la Gaule, se sont partagé les terres que lesGaulois avaient en partie reconquises sur les Romains ?

– Oui, grand-père ; les rois etseigneurs francs ont volé les propriétés des Gaulois, et se sontpartagé terres et gens comme on se partage un domaine et sonbétail.

– Et nos pères ainsi dépouillés de leursbiens par ces cosaques ?

– Nos pères ont été de nouveau réduits àl’esclavage comme sous les Romains, et forcés de cultiver pour lesrois et les seigneurs francs la terre qui leur avait appartenu, àeux Gaulois, depuis que la Gaule était la Gaule.

– De sorte, mon garçon, que les rois etseigneurs francs, après avoir volé à nos pères leur propriété,vivaient de leurs sueurs…

– Oui, grand-père ; ils lesvendaient, hommes, femmes, enfants, jeunes filles, au marché. S’ilsregimbaient au travail, ils les fouaillaient comme on fouaille unanimal rétif, ou bien les tuaient par colère ou cruauté, de mêmeque l’on peut tuer son chien ou son cheval ; car nos pères etnos mères appartenaient aux rois et aux seigneurs francs ni plus nimoins que le troupeau appartient à son maître ; le tout au nomdu Franc conquérant du Gaulois[8]. Ceci aduré jusqu’à la révolution que vous avez vue, grand-père ; etvous vous rappelez la différence énorme qu’il y avait encore àcette époque entre un noble et un roturier, entre un seigneur et unmanant.

– Parbleu… la différence du maître àl’esclave.

– Ou, si vous l’aimez mieux, duFranc au Gaulois,grand-père.

– Mais, c’est-à-dire, – s’écria levieillard, – que je ne suis plus du tout, mais du tout, fier d’êtreFrançais… Mais, nom d’un petit bonhomme, comment se fait-il que nospères les Gaulois se sont ainsi laissé martyriser par une poignéede Francs, non… de cosaques, pendant des siècles ?

– Ah ! grand-père ! ces Francspossédaient la terre qu’ils avaient volée, donc, ils possédaient larichesse. L’armée, très-nombreuse, se composait de leurs bandesimpitoyables ; puis, à demi épuisés par leur longue luttecontre les Romains, nos pères eurent bientôt à subir une terribleinfluence : celle des prêtres…

– Il ne leur manquait plus que cela pourles achever !

– À leur honte éternelle, la plupart desévêques gaulois ont, dès la conquête, renié leur pays et fait causecommune avec les rois et les seigneurs francs, qu’ils ont bientôtdominés par la ruse et la flatterie, et dont ils ont tiré le plusde terre et le plus d’argent possible. Aussi, de même que lesconquérants, grand nombre de ces saints prêtres, ayant des serfsqu’ils vendaient et exploitaient, vivaient dans la plus horribledébauche, dégradaient, tyrannisaient, abrutissaient à plaisir lespopulations gauloises, leur prêchant la résignation, le respect,l’obéissance envers les Francs, menaçant du diable et de ses cornesles malheureux qui auraient voulu se révolter pour l’indépendancede la patrie contre ces seigneurs et ces rois étrangers qui nedevaient leur pouvoir et leurs richesses qu’à la violence, au volet au meurtre[9].

– Ah ça, mais, nom d’un petit bonhomme,est-ce que, malgré ces diables d’évêques, notre bonne vieillepetite mère l’insurrection n’est pas venue de temps à autre montrerle bout de son nez ? Est-ce que nos pères se sont laissétondre sans regimber, depuis l’époque de la conquête jusqu’à cesbeaux jours de la révolution, où nous avons commencé à faire rendregorge à ces seigneurs, à ces rois francs et à leur allié le clergé,qui, par habitude, avait continué de fièrements’arrondir ?

– Il n’est pas probable que tout se soitpassé sans nombreuses révoltes des serfs contre les rois, lesseigneurs et les prêtres. Mais, grand-père, je vous ai dit le peuque je savais… et ce peu là, je l’ai appris tout en travaillant àla menuiserie du magasin de monsieur Lebrenn, le marchand de toiled’en face…

– Comment donc cela, mongarçon ?

– Pendant que j’étais à l’ouvrage,monsieur Lebrenn, qui est le meilleur homme du monde, causait avecmoi…… me parlait de l’histoire de nos pères, que j’ignorais commevous l’ignoriez. Une fois ma curiosité éveillée… et elle étaitvive…

– Je le crois bien…

– Je faisais mille questions à monsieurLebrenn, tout en rabottant et en ajustant ; il me répondaitavec une bonté vraiment paternelle. C’est ainsi que j’ai appris lepeu que je vous ai dit. Mais… – ajouta Georges avec un soupir qu’ilput à peine étouffer, – mes travaux de menuiserie finis… les leçonsd’histoire ont été interrompues. Aussi, je vous ai dit tout ce queje savais, grand-père.

– Ah ! le marchand de toile d’enface est si savant que ça ?

– Il est aussi savant que bonpatriote ; c’est un vieux Gaulois, comme il s’appellelui-même. Et quelquefois, – ajouta Georges sans pouvoir s’empêcherde rougir légèrement, – je l’ai entendu dire à sa fille, enl’embrassant avec fierté pour quelque réponse qu’elle lui avaitfaite : Oh ! toi… tu es bien une vraieGauloise !

À ce moment, le père Morin et Georgesentendirent frapper à la porte de la première chambre.

– Entrez, – dit Georges.

On entra dans la pièce qui précédait celle oùétait couché le vieillard.

– Qui est là – demanda Georges.

– Moi… monsieur Lebrenn, – répondit unevoix.

– Tiens !… ce digne marchand detoile… dont nous parlions… Ce vieux Gaulois ! – dit àdemi-voix le bonhomme. – Va donc vite, mon enfant, et ferme laporte.

Georges, aussi troublé que surpris de cettevisite inattendue, quitta la chambre de son grand-père, et setrouva bientôt en face de M. Lebrenn.

Chapitre 3

 

Comment M. Marik Lebrenn, le marchandde toile, devina ce que Georges Duchêne, le menuisier, ne voulaitpas dire, et ce qui s’ensuivit.

 

M. Lebrenn avait cinquante ans environ,quoiqu’il parût plus jeune. Sa grande stature, la nerveusemusculature de son cou, de ses bras et de ses épaules, le port fieret décidé de sa tête, son visage large et fortement accentué, sesyeux bleus de mer au regard ferme et perçant, son épaisse et rudechevelure châtain clair, quelque peu grisonnante et plantée un peubas sur un front qui semblait avoir la dureté du marbre, offraientle type caractéristique de la race bretonne, où le sang et lelangage gaulois se sont surtout perpétués presque sans mélangejusqu’à nos jours. Sur les lèvres vermeilles et charnues deM. Lebrenn régnait tantôt un sourire rempli de bonhomie,tantôt empreint d’une malice narquoise et salée, commedisent nos vieux livres en parlant des plaisanteries de haut goût,du vieil esprit gaulois, toujours si enclin à gaber(narguer). Nous achèverons le portrait du marchand en l’habillantd’un large paletot bleu et d’un pantalon gris.

Georges Duchêne, étonné, presque interdit decette visite imprévue, attendait en silence les premières parolesde M. Lebrenn. Celui-ci lui dit :

– Monsieur Georges, il y a six mois, vousavez été chargé, par votre patron, de différents travaux à exécuterdans ma boutique ; j’ai été fort satisfait de votreintelligence et de votre habileté.

– Vous me l’avez prouvé, monsieur, parvotre bienveillance.

– Elle devait vous être acquise ; jevous voyais laborieux. Désireux de vous instruire, je savais deplus… comme tous nos voisins, votre digne conduite envers votrevieux grand-père, qui habite cette maison depuis quinze ans…

– Monsieur, – dit Georges embarrassé deces louanges, – ma conduite…

– Est toute simple, n’est-ce pas ?Soit. Vos travaux dans ma boutique ont duré trois mois…Très-satisfait de nos relations, je vous ai dit, et cela de toutcœur : Monsieur Georges, nous sommes voisins… venez donc mevoir, soit le dimanche, soit d’autres jours, après votre travail…vous me ferez plaisir… bien plaisir…

– En effet, monsieur, vous m’avez ditcela.

– Et cependant, monsieur Georges ;vous n’avez jamais remis les pieds chez moi.

– Je vous en prie, monsieur, n’attribuezma réserve ni à l’ingratitude ni à l’oubli.

– À quoi l’attribuer alors ?

– Monsieur…

– Tenez, monsieur Georges, soyez franc…vous aimez ma fille…

Le jeune homme tressaillit, pâlit, rougit tourà tour, et après une hésitation de quelques instants, il répondit àM. Lebrenn d’une voix émue :

– C’est vrai, monsieur… j’aimemademoiselle votre fille.

– De sorte que, vos travaux achevés, vousn’êtes pas revenu chez nous de peur de vous laisser entraînerdavantage à votre amour ?

– Oui, monsieur…

– De cet amour vous n’avez jamais parlé àma fille ?

– Jamais, monsieur…

– Je le savais. Mais pourquoi avoirmanqué de confiance envers moi, monsieur Georges ?

– Monsieur, – répondit le jeune hommeavec embarras, – je… n’ai… pas osé…

– Pourquoi ? parce que je suis cequ’on appelle un bourgeois ?… un homme richecomparativement à vous, qui vivez au jour le jour de votretravail ?

– Oui, monsieur…

Après un moment de silence, le marchandreprit :

– Permettez-moi, monsieur Georges, devous adresser une question ; vous y répondrez si vous le jugezconvenable.

– Je vous écoute, monsieur.

– Il y a environ quinze mois, quelquetemps après votre retour de l’armée, vous avez dû vousmarier ?

– Oui, monsieur.

– Avec une jeune ouvrière fleuriste,orpheline, nommée Joséphine Éloi ?

– Oui, monsieur.

– Pouvez-vous m’apprendre pourquoi cemariage n’a pas eu lieu ?

Le jeune homme rougit ; une expressiondouloureuse contracta ses traits ; il hésitait à répondre.

M. Lebrenn l’examinaitattentivement ; aussi, inquiet et surpris du silence deGeorges, il ne put s’empêcher de s’écrier avec amertume etsévérité :

– Ainsi, la séduction, puis l’abandon etl’oubli… Votre trouble… ne le dit que trop !

– Vous vous méprenez, monsieur, – repritvivement Georges, – mon trouble, mon émotion, sont causés par decruels souvenirs… Voilà ce qui s’est passé ; je ne mensjamais…

– Je le sais, monsieur Georges.

– Joséphine demeurait dans la même maisonque mon patron. C’est ainsi que je l’ai connue. Elle était fortjolie, et, quoique sans instruction, remplie d’esprit naturel. Jela savais habituée au travail et à la pauvreté ; je la croyaissage. La vie de garçon me pesait. Je pensais aussi à mongrand-père : une femme m’eût aidé à le mieux soigner. Jeproposai à Joséphine de nous unir ; elle parut enchantée, fixaelle-même le jour de notre mariage… Et ceux-là ont menti, monsieur,qui vous ont parlé de séduction et d’abandon !

– Je vous crois, – dit M. Lebrenn entendant cordialement la main au jeune homme. – Je suis heureux devous croire ; mais comment votre mariage a-t-ilmanqué ?

– Huit jours avant l’époque de notreunion, Joséphine a disparu, m’écrivant que tout était rompu. J’aisu, depuis, que, cédant aux mauvais conseils d’une amie déjàperdue, elle l’avait imitée… Ayant toujours vécu dans la misère,enduré de dures privations, malgré son travail de douze à quinzeheures par jour… Joséphine a reculé devant l’existence que je luioffrais, existence aussi laborieuse, aussi pauvre que lasienne.

– Et comme tant d’autres, – repritM. Lebrenn, – elle aura succombé à la tentation d’une viemoins pénible ! Ah ! la misère… la misère !

– Je n’ai jamais revu Joséphine,monsieur… Elle est à cette heure, m’a-t-on dit, une des coryphéesdes bals publics… elle a quitté son nom pour je ne sais quel surnommotivé sur son habitude d’improviser à propos de tout les plusfolles chansons… Enfin, elle est à jamais perdue. Cependant elleavait d’excellentes qualités de cœur… Vous comprenez maintenant,monsieur, la cause de ma triste émotion de tout à l’heure, lorsquevous m’avez parlé de Joséphine.

– Cette émotion prouve en faveur de votrecœur, monsieur Georges… On vous avait calomnié… Je m’en doutais.Maintenant, j’en suis certain. Ne parlons plus de cela. Voici cequi s’est passé chez moi il y a trois jours : J’étais, lesoir, chez ma femme avec ma fille. Depuis quelque temps ellesemblait pensive ; soudain elle nous dit, en prenant ma mainet celle de sa mère : « J’ai quelque chose à vous confierà tous deux. J’ai longtemps différé, parce que j’ai longtempsréfléchi, afin de ne pas parler légèrement… J’aime monsieur GeorgesDuchêne. »

– Grand Dieu ! monsieur, – s’écriaGeorges les mains jointes et en proie à un saisissementinexprimable, – il serait possible ! mademoiselle votrefille !…

– Ma fille nous a dit cela, reprittranquillement M. Lebrenn. « Je te sais gré de tafranchise, mon enfant, lui ai-je répondu ; mais comment cetamour t’est-il venu ? – D’abord, mon père, en apprenant laconduite de monsieur Georges envers son grand-père ; puis envous entendant louer souvent le caractère, les habitudeslaborieuses, l’intelligence de monsieur Georges, ses efforts pours’instruire. Enfin il m’a plu par ses manières douces et polies,par sa franchise, par sa conversation que j’entendais lorsqu’ilcausait avec vous. Jamais je ne lui ai dit un mot qui ait pu luifaire soupçonner mon amour. Lui, de son côté, n’est jamais sorti àmon égard d’une parfaite réserve ; mais je serais heureuses’il partageait le sentiment que j’ai pour lui, et si ce mariagevous convenait, mon père, ainsi qu’à ma mère. S’il en estautrement, je respecterai votre volonté, sachant que vousrespecterez ma liberté. Si je n’épouse pas monsieur Georges, jeresterai fille. Vous m’avez souvent dit, mon père, que j’avais ducaractère ; vous croirez donc à ma résolution. Si ce mariagene se peut, vous ne me verrez ni maussade ni chagrine. Votreaffection me consolera. Heureuse comme par le passé, je vieilliraiauprès de vous, de ma mère et de mon frère. Voici la vérité ;maintenant décidez, j’attendrai. »

Georges avait écouté M. Lebrenn avec unestupeur croissante. Il ne pouvait croire à ce qu’il entendait.Enfin, il s’écria d’une voix entrecoupée :

– Monsieur, est-ce un rêve ?

– Non pas. Ma fille n’a jamais été pluséveillée, je vous jure. Je connais sa franchise, sa fermeté ;ma femme et moi nous en sommes certains, si ce mariage n’a paslieu, l’affection de Velléda pour nous ne changera pas, mais ellen’épousera personne… Or, comme il est naturel qu’une jeune et bellefille de dix-huit ans épouse quelqu’un, et, comme le choix qu’afait Velléda est digne d’elle et de nous, ma femme et moi, aprèsmûres réflexions, nous serions décidés à vous prendre pourgendre…

Il est impossible de rendre l’expression desurprise, d’ivresse, qui se peignit sur les traits de Georges à cesparoles du marchand ; il restait muet et comme frappé destupeur.

– Ah ça ! monsieur Georges, – repritM. Lebrenn en souriant, – qu’y a-t-il de si extraordinaire, desi incroyable dans ce que je vous dis là ? Durant trois moisvous avez travaillé dans ma boutique ; je savais déjà que pourassurer l’existence de votre grand-père vous vous étiez faitsoldat. Votre grade de sous-officier et deux blessures prouvaientque vous aviez servi avec honneur. Pendant votre séjour chez moi,j’ai pu, et j’ai l’œil assez pénétrant, apprécier tout ce que vousvaliez comme cœur, intelligence et habileté dans votre état.Enchanté de nos relations, je vous ai engagé à revenir souvent mevoir. Votre réserve, à ce sujet, est une nouvelle preuve de votredélicatesse. Par-dessus tout cela, ma fille vous aime, vousl’aimez. Vous avez vingt-sept ans, elle en a dix-huit. Elle estcharmante, vous êtes beau garçon. Vous êtes pauvre, j’ai del’aisance pour deux. Vous êtes ouvrier, mon père l’était. De quoidiable vous étonnez-vous si fort ? Ne dirait-on pas d’un contede fées ?

Ces bienveillantes paroles ne mirent pas termeà la stupeur de Georges, qui se croyait réellement en plein contede fées, ainsi que l’avait dit le marchand ; aussi, les yeuxhumides, le cœur palpitant, le jeune homme ne put quebalbutier :

– Ah ! monsieur… pardonnez à montrouble… mais j’éprouve un tel étourdissement de bonheur en vousentendant dire… que vous consentez à mon mariage…

– Un instant ! – reprit vivementLebrenn, – un instant ! Remarquez que, malgré ma bonne opinionde vous, j’ai dit nous serions décidés à vous prendre pourgendre… Ceci est conditionnel… et les conditions, les voici :la première, que vous n’auriez pas à vous reprocher la séductionindigne… dont on vous accusait…

– Monsieur, ne vous ai-je pasjuré ?…

– Parfaitement ; je vous crois. Jene rappelle cette première condition que pour mémoire… quant à laseconde… car il y en a deux.

– Et cette condition, qu’elle est-elle, –monsieur ? demanda Georges avec une anxiété inexprimable etcommençant à craindre de s’être abandonné à une folleespérance.

– Écoutez-moi, monsieur Georges. Nousavons peu parlé politique ensemble ; du temps que voustravailliez chez moi, nos entretiens roulaient sur tout, surl’histoire de nos pères. Cependant je vous sais des opinionstrès-avancées…… Tranchons le mot, vous êtes républicainsocialiste…

– Je vous ai entendu dire, monsieur, quetoute opinion sincère était honorable…

– Je ne me dédis pas. Je ne vous blâmepas ; mais entre le désir de faire prévaloir pacifiquement sonopinion et le projet de la faire triompher par la force, par lesarmes… il y a un abîme, n’est-ce pas, monsieur Georges ?

– Oui, monsieur, – répondit le jeunehomme en regardant le marchand avec un mélange de surprise etd’inquiétude.

– Or, ce n’est jamais individuellementque l’on tente une démonstration armée, n’est-ce pas, monsieurGeorges ?

– Monsieur, – répondit le jeune hommeavec embarras, – je ne sais…

– Si, vous devez savoir qu’ordinairementl’on s’associe à des frères de son opinion ; en un mot, ons’affilie à une société secrète… et le jour de la lutte…on descend courageusement dans la rue, n’est-ce pas, monsieurGeorges ?

– Je sais, monsieur, que la révolution de1830 s’est faite ainsi, – répondit Georges, dont le cœur se serraitde plus en plus.

– Certainement, – reprit M. Lebrenn,certainement, elle s’est faite ainsi, et d’autres encore se ferontprobablement ainsi. Cependant, comme les révolutions, lesinsurrections, ne réussissent pas toujours, comme ceux qui jouentce jeu-là y jouent leur tête, vous concevrez, monsieur Georges, quema femme et moi nous serions peu disposés à donner notre fille à unhomme qui ne s’appartient plus, qui, d’un moment à l’autre, peutprendre les armes pour marcher avec la société secrète dont il faitpartie, et risquer ainsi sa vie en homme d’honneur et deconviction. C’est très-beau, très-héroïque, je le confesse.L’inconvénient est que la chambre des pairs, appréciant mal cegenre d’héroïsme, envoie au mont Saint-Michel les conspirateurs, àmoins qu’elle ne leur fasse couper la tête. Or, je vous le demandeen bonne conscience, monsieur Georges, ne serait-ce pas triste,pour une jeune femme, d’être exposée un jour ou l’autre à avoir unmari sans tête ou prisonnier à perpétuité ?

Georges, abattu, consterné, était devenu pâle.Il dit à M. Lebrenn d’une voix oppressée :

– Monsieur… deux mots…

– Permettez, dans l’instant j’ai fini, –reprit le marchand, et il ajouta d’une voix grave, presquesolennelle :

– Monsieur Georges, j’ai une foi aveugledans votre parole, je vous l’ai prouvé ; jurez-moi que vousn’appartenez à aucune société secrète, je vous crois, et vousdevenez mon gendre… ou plutôt mon fils, – ajouta M. Lebrenn entendant la main à Georges ; – car depuis que je vous ai connu…apprécié… j’ai toujours éprouvé pour vous, je vous le répète,autant d’intérêt que de sympathie…

Les louanges du marchand, sa cordialité,rendaient encore plus douloureux le coup dont les espérances deGeorges venaient d’être frappées. Lui, si courageux, si énergique,il se sentit faiblir, cacha sa figure dans ses mains, et ne putretenir ses larmes.

M. Lebrenn l’observait aveccommisération ; il lui dit d’une voix émue :

– J’attends votre serment, monsieurGeorges.

Le jeune homme détourna la tête pour essuyerses pleurs, se leva et dit au marchand :

– Je ne puis, monsieur, faire le sermentque vous me demandez.

– Ainsi… votre mariage avec ma fille…

– Je dois y renoncer, monsieur, –répondit Georges d’une voix étouffée.

– Ainsi donc… monsieur Georges, – repritle marchand, – vous en convenez ? vous appartenez à unesociété secrète ?

Le silence du jeune homme fut sa seuleréponse.

– Allons, – dit le marchand avec unsoupir de regret. Et il se leva. – Tout est fini… Heureusement mafille a du courage…

– J’en aurai aussi, monsieur…

– Monsieur Georges, – repritM. Lebrenn en tendant la main au jeune homme, – vous êteshomme d’honneur. Je n’ai pas besoin de vous demander le silence surcet entretien. Vous le voyez, je ressentais pour vous lesmeilleures dispositions. Ce n’est pas ma faute si mes projets… jedirai plus… mes désirs… mes vifs désirs… rencontrent un obstacleinsurmontable.

– Jamais, monsieur, je n’oublierai lapreuve d’estime dont vous venez de m’honorer. Vous agissez avec lasagesse, avec la prudence d’un père… Je ne puis… quoi que j’aie àen souffrir, qu’accepter avec respect votre décision. J’aurais dûmême, je le reconnais, aller au devant de votre question à cesujet… vous dire loyalement l’engagement sacré qui me liait à monparti. Sans doute… je vous aurais fait cet aveu… lorsque, revenu demon enivrement, j’aurais réfléchi aux devoirs que m’imposait cebonheur inespéré… cette union… Mais pardon, monsieur, – ajoutaGeorges avec des larmes dans la voix, – pardon, je n’ai plus ledroit de parler de ce beau rêve… Mais ce dont je me souviendraitoujours avec orgueil, c’est que vous m’avez dit : Vous pouvezêtre mon fils.

– Bien, monsieur Georges… je n’attendaispas moins de vous, – reprit M. Lebrenn en se dirigeant vers laporte.

Et tendant la main au jeune homme, il ajoutad’une voix émue :

– Encore adieu.

– Adieu, monsieur… – dit Georges enprenant la main que lui tendait le marchand. Mais soudain celui-ci,par une brusque étreinte, attira le jeune homme contre sa poitrineen lui disant d’une voix émue et les yeux humides :

– Viens, Georges, honnête homme !loyal cœur !… je t’avais bien jugé !

Georges, abasourdi, regardait M. Lebrennsans pouvoir prononcer une parole ; mais celui-ci lui dit àvoix basse :

– Il y a six semaines, rue deLourcine ?

Georges tressaillit et s’écria d’un airalarmé :

– De grâce, monsieur !

– Numéro dix-sept, au quatrième, au fondde la cour ?

– Monsieur, encore une fois !

– Un mécanicien, nommé Dupont, vous aintroduit les yeux bandés…

– Monsieur, je ne puis vous répondre…

– Cinq membres d’une société secrète vousont reçu ? Vous avez prêté le serment d’usage, et vous avezété reconduit toujours les yeux bandés ?…

– Monsieur, – s’écria Georges aussistupéfait qu’effrayé de cette révélation et tâchant de reprendreson sang-froid, – je ne sais ce que vous voulez dire…

– Je présidais ce soir-là le comité, monbrave Georges.

– Vous, monsieur ? – s’écria lejeune homme hésitant encore à croire M. Lebrenn. – Vous…

– Moi…

Et voyant l’incrédulité de Georges durerencore, le marchand reprit :

– Oui, moi, je présidais, et la preuve lavoici :

Et il dit quelques mots à l’oreille deGeorges.

Celui-ci, ne pouvant plus douter de la vérité,s’écria en regardant le marchand :

– Mais, alors, monsieur, ce serment quevous me demandiez tout à l’heure ?

– C’était une dernière épreuve.

– Une épreuve ?

– Il faut me le pardonner, mon braveGeorges. Les pères sont si défiants !… Grâce à Dieu, vousn’avez pas trompé mon espoir. Cette épreuve, vous l’avezvaillamment subie ; vous avez préféré la ruine de vos pluschères espérances à un mensonge, et cependant vous devriez êtrecertain que je croirais aveuglément à votre parole, quelle qu’ellefût.

– Monsieur, – reprit Georges avec unehésitation qui toucha le marchand, – cette fois, puis-je croire…puis-je espérer… avec certitude ? Je vous en conjure,dites-le-moi… Si vous saviez ce que tout à l’heure j’aisouffert !…

– Sur ma foi d’honnête homme, mon cherGeorges, ma fille vous aime. Ma femme et moi nous consentons àvotre mariage, qui nous enchante, parce que nous y voyons un avenirde bonheur pour notre enfant. Est-ce clair ?

– Ah ! monsieur ! – s’écriaGeorges en serrant avec effusion les mains du marchand, quireprit :

– Quant à l’époque précise de votremariage, mon cher Georges… les événements d’hier, ceux qui sepréparent aujourd’hui… la marche à suivre par notre sociétésecrète…

– Vous, monsieur ? – s’écria Georgesne pouvant s’empêcher d’interrompre M. Lebrenn pour luitémoigner sa surprise un moment oubliée dans le ravissement de sajoie. – Vous, monsieur, membre de notre société secrète ? Envérité, cela me confond !

– Bon, – reprit en souriant le marchand.– Voici les étonnements du cher Georges qui vont recommencer. Ahça, pourquoi n’en serais-je pas de cette société secrète ?Est-ce parce que, sans être riche, j’ai quelque aisance et pignonsur rue ? Qu’ai-je à faire, n’est-ce pas ? dans un partidont le but est l’avènement des prolétaires à la vie politique parle suffrage universel ? et à la propriété par l’organisationdu travail ? Eh ! mon brave Georges, c’est justementparce que j’ai… qu’il est de mon devoir d’aider mes frèresà conquérir ce qu’ils n’ont pas.

– Ce sont là, monsieur, de généreuxsentiments, – s’écria Georges ; – car bien rares sont leshommes qui, arrivés au but avec labeur, se retournent pour tendrela main à leurs frères moins heureux…

– Non, Georges, non, cela n’est pas rare.Et lorsque dans quelques heures peut-être… vous verrez courir auxarmes tous ceux de notre société dont je suis un des chefs depuislongtemps, vous y trouverez des commerçants, des artistes, desfabricants, des gens de lettres, des avocats, des savants, desmédecins, des bourgeois enfin, vivant pour la plupartcomme moi dans une modeste aisance, n’ayant aucune ambition, nevoulant que l’avènement de leurs frères du peuple, et désireux dedéposer le fusil après la lutte pour retourner à leur vielaborieuse et paisible.

– Ah ! monsieur, combien je suissurpris, mais heureux, de ce que vous m’apprenez !

– Encore surpris ! pauvreGeorges ! Et pourquoi ? parce qu’il y a desbourgeois ? Voilà le grand mot, des bourgeoisrépublicains socialistes ! Voyons, Georges,sérieusement, est-ce que la cause des bourgeois n’est pas liée àcelle des prolétaires ? Est-ce que moi, par exemple,prolétaire hier, et que le hasard a servi jusqu’ici, je ne peuxpas, par un coup de mauvaise fortune, redevenir prolétaire demain,ou mon fils le devenir ? Est-ce que moi, comme tous les petitscommerçants, nous ne sommes pas à la discrétion des hauts barons ducoffre-fort ? comme nos pères étaient à la merci des hautsbarons des châteaux-forts ? Est-ce que les petitspropriétaires ne sont pas aussi asservis, exploités par ces ducs del’hypothèque, par ces marquis de l’usure, par ces comtes del’agio ? Est-ce que chaque jour, malgré probité, travail,économie, intelligence, nous ne sommes pas, nous, commerçants, à laveille d’être ruinés à la moindre crise ? lorsque, par peur,cupidité ou caprice de satrape, il plaît aux autocrates du capitalde fermer le crédit, et de refuser nos signatures, si honorablesqu’elles soient ? Est-ce que si ce crédit, au lieu d’être lemonopole de quelques-uns, était, ainsi qu’il devrait l’être et lesera, démocratiquement organisé par l’État, nous serions sans cesseexposés à être ruinés par le retrait subit des capitaux, par letaux usuraire de l’escompte ou par les suites d’une concurrenceimpitoyable ?[10] Est-cequ’aujourd’hui nous ne sommes pas tous à la veille de nous voir,nous vieillards, dans une position aussi précaire que celle devotre grand-père ? brave invalide du travail, qui, aprèstrente ans de labeur et de probité, serait mort de misère sansvotre dévouement, mon cher Georges ? Est-ce que moi, une foisruiné comme tant d’autres commerçants, j’ai la certitude que monfils trouvera les moyens de gagner son pain de chaque jour ?qu’il ne subira pas, ainsi que vous, Georges, ainsi que toutprolétaire, le chômage homicide ? qui vous fait mourir un peude faim tous les jours ? Est-ce que ma fille… Mais non, non,je la connais, elle se tuerait plutôt… Mais, enfin, combien depauvres jeunes personnes, élevées dans l’aisance, et dont les pèresétaient comme moi modestes commerçants, ont été, par la ruine deleur famille, jetées dans une misère atroce… et parfois de cettemisère dans l’abîme du vice, ainsi que cette malheureuse ouvrièreque vous deviez épouser ! Non, non, Georges ; lesbourgeois intelligents, et ils sont nombreux, ne séparent pas leurcause de celle de leurs frères du peuple ; prolétaires etbourgeois ont pendant des siècles combattu côte à côte, cœur àcœur, pour redevenir libres ; leur sang s’est mêlé pourcimenter cette sainte union des vaincus contre lesvainqueurs ! des conquis contre les conquérants ! desfaibles et des déshérités contre la force et le privilège !Comment, enfin, l’intérêt des bourgeois et des prolétaires neserait-il pas commun ? toujours ils ont eu les mêmesennemis ? Mais assez de politique, Georges, parlons de vous,de ma fille. Un mot encore, il est grave… L’agitation dans Paris acommencé hier soir, ce matin elle est à son comble ; nossections sont prévenues : on s’attend d’un moment à l’autre àune prise d’armes… Vous le savez ?

– Oui, monsieur ; j’ai été prévenuhier.

– Ce soir, ou cette nuit, nous descendonsdans la rue… Ma fille et ma femme l’ignorent, non que j’aie doutéd’elles, – ajouta le marchand de toile en souriant ; – ce sontde vraies Gauloises, dignes de nos mères, vaillantesfemmes, qui encourageaient du geste et de la voix, pères, frères,fils et maris à la bataille ! Mais vous connaissez nosstatuts ; ils nous imposent une discrétion absolue. Georges,avant trois jours, la royauté de Louis-Philippe sera renversée, ounotre parti sera encore une fois vaincu, mais non découragé,l’avenir lui appartient. Dans cette prise d’armes, mon ami, vous oumoi, vous et moi, nous pouvons rester sur une barricade.

– C’est la chance de la guerre, monsieur…puisse-t-elle vous épargner !

– Dire d’avance à ma fille que je consensà son mariage avec vous, et que vous l’aimez, ce serait doubler sesregrets si vous succombez.

– C’est juste, monsieur.

– Je vous demande donc, Georges,d’attendre l’issue de la crise pour tout dire à ma fille… Si jesuis tué, ma femme saura mes derniers désirs ; ils sont quevous épousiez Velléda.

– Monsieur, – reprit Georges d’une voixprofondément émue, – ce que je ressens à cette heure ne peuts’exprimer… je ne peux vous dire que ces mots : Oui, je seraidigne de votre fille… oui, je serai digne de vous… la grandeur dela reconnaissance ne m’effraye pas… mon cœur et ma vie y suffiront,croyez-le, monsieur.

– Et je vous crois, mon brave Georges, –dit le marchand en serrant affectueusement les mains du jeune hommedans les siennes. – Un mot encore ! Vous avez desarmes ?

– J’ai une carabine cachée ici, etcinquante cartouches que j’ai fabriquées cette nuit.

– Si l’affaire s’engage ce soir, et c’estinfaillible, nous barricaderons la rue à la hauteur de ma maison.Le poste est excellent ; nous possédons plusieurs dépôtsd’armes et de poudre ; je suis allé ce matin visiter desmunitions que l’on croyait éventées par les limiers de police, iln’en était rien. Au premier mouvement, revenez ici chez vous,Georges, je vous ferai prévenir, et mordieu ! ferme auxbarricades ! Dites-moi. Votre grand-père estdiscret ?

– Je réponds de lui comme de moi,monsieur.

– Il est là dans sa chambre ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, laissez-moi lui causer unebonne joie.

Et M. Lebrenn entra dans la chambre duvieillard, toujours occupé à fumer sa pipe en pacha, commeil disait.

– Bon père, – lui dit le marchand detoile, – votre petit-fils est un si bon et si généreux cœur, que jelui donne ma fille, dont il est amoureux fou… Je vous demandeseulement le secret pour quelques jours, après quoi vous aurez ledroit d’espérer de vous voir arrière-grand-père, et moi,grand-père… Georges vous expliquera la chose. Adieu, bon père… Etvous, Georges, à tantôt.

Et laissant Georges avec le vieillard,M. Lebrenn se dirigea vers la demeure de M. le comte dePlouernel, colonel de dragons, qui attendait le marchand de toileavant midi pour s’entendre avec lui au sujet d’une grossefourniture.

Chapitre 4

 

Comment le colonel de Plouernel déjeunaittête à tête avec une jolie fille qui improvisait toutes sortes decouplets sur l’air de la Rifla. – De l’émotion peu dévotieusecausée à cette jeune fille par l’arrivée d’un cardinal.

 

M. GONTHRAN NÉROWEG, Comte dePlouernel, occupait un charmant petit hôtel de la rue deParadis-Poissonnière, bâti par son grand-père. À l’élégance un peurococo de cette habitation, on devinait qu’elle avait dûêtre construite au milieu du dernier siècle, et avait servi depetite maison. Le quartier des poissonniers,comme on disait du temps de la régence, très-désert à cette époque,était ainsi parfaitement approprié à ces mystérieuses retraites,vouées au culte de la Vénus aphrodite.

M. de Plouernel déjeunait tête àtête avec une fort jolie fille de vingt ans, brune, vive etrieuse : on l’avait surnommée Pradeline, parce quedans les soupers, dont elle était l’âme et souvent la reine, elleimprovisait sur tout sujet des chansons que n’eût sans doute pasavouées le célèbre improvisateur dont elle portait le nom féminisé,mais qui du moins ne manquaient ni d’à-propos ni de gaieté.

M. de Plouernel, ayant entenduparler de Pradeline, l’avait invitée à souper la veilleavec lui et quelques amis. Après le souper, prolongé jusqu’à troisheures du matin, l’hospitalité était de droit ; ensuite del’hospitalité, le déjeuner allait de soi-même : aussi les deuxconvives étaient attablés dans un petit boudoir Louis XVattenant à sa chambre à coucher ; un bon feu flambait dans lacheminée de marbre chantournée ; d’épais rideaux de damas bleutendre, semés de roses, atténuaient l’éclat du jour ; desfleurs garnissaient de grands vases de porcelaine. L’atmosphèreétait tiède et parfumée. Les vins étaient fins, les metsrecherchés. Pradeline et M. de Plouernel y faisaienthonneur.

Le colonel était un homme de trente-huit ansenviron, d’une taille élevée, svelte et robuste à la fois ;ses traits, un peu fatigués, mais d’une sorte de beauté fière,offraient le type de la race germanique ou franque, dontTacite et César ont tant de fois dessiné les traitscaractéristiques : cheveux d’un blond pâle, longues moustachesrousses, yeux gris clairs, nez en bec d’aigle.

M. de Plouernel, vêtu d’une robe dechambre magnifique, paraissait non moins gai que la jeunefille.

– Allons, Pradeline, – dit-il en luiversant un glorieux verre de vieux vin de Bourgogne, – à la santéde ton amant !

– Quelle bêtise ! est-ce que j’ai unamant ?

– Tu as raison. À la santé de tesamants !

– Tu n’es donc pas jaloux, moncher ?

– Et toi ?

À cette question, Pradeline vida lestement sonrouge bord ; puis, faisant tinter son verre avec lebout de la lame de son couteau, elle répondit à la question deM. de Plouernel en improvisant sur l’air alors si envogue de la Rifla :

Àla fidélité

Je joue un pied de nez,

Quand un amant me plaît,

Ah ! mais, c’est bientôt fait.

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

– Bravo, ma chère ! – s’écria lecolonel en riant aux éclats.

Et faisant chorus avec Pradeline, il chanta enfrappant aussi son verre de la pointe de son couteau :

Quand un amant me plaît,

Ah ! mais, c’est bientôt fait.

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

– Eh bien, petite, – reprit-il après cerefrain, – puisque tu n’es pas jalouse, donne-moi un conseil…

– Voyons !

– Un conseil d’amie.

– Pardieu !

– Je suis amoureux… mais amoureuxfou.

– Ah bah !

– C’est comme ça. S’il s’agissait d’unefemme du monde, je ne te demanderais pas conseil, et…

– Tu dis une femme du…

– Du monde.

– Ah ça ! est-ce que je ne suis pasfemme ? et au monde ? et du monde ?

– Et pour tout le monde, n’est-ce pas, machère ?

– Naturellement, puisque je suisici ; ce qui est peu flatteur pour toi, mon cher, et encoremoins flatteur pour moi. Mais c’est égal ; continue, et nesois plus grossier… si tu peux.

– Ah ! c’est curieux ! cettepetite me donne des leçons de savoir vivre !

– Tu me demandes des conseils, je peuxbien te donner des leçons. Voyons, achève.

– Figure-toi que je suis amoureux d’uneboutiquière, c’est-à-dire que son père et sa mère tiennent uneboutique.

– Bien.

– Tu dois connaître ce monde-là, toi, sesmœurs, ses habitudes : quels moyens me conseilles-tud’employer pour réussir ?

– Fais-toi aimer.

– C’est trop long… Quand j’ai un violentcaprice, il m’est impossible d’attendre.

– Vraiment !… C’est étonnant, moncher, comme tu m’intéresses. Mais voyons. Cette boutiquière,d’abord, est-elle bien pauvre ? est-elle bien misérable ?a-t-elle bien faim ?

– Comment ! a-t-elle faim ? quediable veux-tu dire !

– Colonel, je ne peux pas nier tesagréments… tu es beau, tu es spirituel, tu es charmant, tu esséduisant, tu es adorable, tu es délicieux…

– De l’ironie !

– Ah ! par exemple ! est-ce quej’oserais ?… Tu es donc délicieux ! Mais pour que lapauvre fille pût te bien apprécier, il faudrait qu’elle mourût defaim. Tu n’as pas d’idée comme la faim… aide à trouver les gensdélicieux.

Et Pradeline d’improviser de nouveau, non pascette fois avec un accent joyeux, mais avec une sorte d’amertume eten ralentissant tellement la mesure de son air favori, qu’ildevenait presque mélancolique :

Tu as faim et tu pleures,

Petite… en ma demeure

Viens… tu auras de l’or.

Mais livre-moi ton corps.

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

– Diable ! ton refrain n’est pas gaicette fois, – dit M. de Plouernel, frappé de l’accent demélancolie de la jeune fille, qui d’ailleurs reprit bientôt soninsouciance et sa gaieté habituelles.

– Je comprends l’allusion, – reprit lecomte ; – mais ma belle boutiquière n’a pas faim.

– Alors, est-elle coquette ?aime-t-elle la toilette, les bijoux, les spectacles ? voilàencore de fameux moyens de perdre une pauvre fille.

– Elle doit aimer tout cela ; maiselle a père et mère, elle doit donc être très-surveillée. Aussij’avais une idée…

– Toi ?… Enfin ça c’est vu. Et cetteidée ?

– Je voulais acheter beaucoup chez cesgens-là, leur prêter même au besoin de l’argent, car ils doiventtoujours être à tirer le diable par la queue, ces gens du petitcommerce !

– De sorte que tu crois qu’ils tevendront leur fille… comptant ?

– Non, mais j’espère que du moins ilsferment les yeux… alors je pourrai éblouir la petite par descadeaux et aller très-vite ! Hein ! qu’enpenses-tu ?

– Dam ! moi, je ne sais pas, –répondit Pradeline en jouant l’ingénuité… – Si dans ton grand mondeça se fait de la sorte, si les parents vendent leurs filles,peut-être ça se fait-il aussi chez les petites gens. Pourtant, jene crois pas ; ils sont trop bourgeois, tropépiciers, vois-tu ?

– Petite, – dit M. de Plouernelavec hauteur, – tu t’émancipes prodigieusement.

À ce reproche, la jeune fille partit d’ungrand éclat de rire, qu’elle interrompit par cette nouvelleimprovisation joyeusement chantée :

Voyez donc ce seigneur

Avec son point d’honneur !

Pour ce fier paladin

Tout bourgeois tout gredin !

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc. ; etc.

Après quoi, Pradeline se leva, prit sur lacheminée un cigarre qu’elle alluma bravement en continuant dechantonner son refrain ; puis elle s’étendit dans un fauteuilen envoyant au plafond la fumée bleuâtre du tabac doré de laHavane.

M. de Plouernel, oubliant son dépitd’un moment, ne put s’empêcher de rire de l’originalité de la jeunefille, et lui dit :

– Voyons, petite, parlonssérieusement ; il ne s’agit pas de chanter, mais de meconseiller.

– D’abord, il faut que je connaisse lequartier de tes amours, – reprit la jeune fille d’un ton dogmatiqueen se renversant dans le fauteuil ; – la connaissance duquartier est très-importante… Ce qui se peut dans un quartier ne sepeut pas dans l’autre. Il y a, mon cher, des quartiers bégueules etdes quartiers décolletés.

– Profondément raisonné, ma belle ;l’influence du quartier sur la vertu des femmes est considérable…Je peux donc sans rien compromettre te dire que mon adorableboutiquière est de la rue Saint-Denis.

À ces mots, la jeune fille, qui jusqu’alors,étendue dans un fauteuil, faisait indolemment tourbillonner lafumée de son cigarre, tressaillit, et se releva si brusquement, queM. Plouernel la regardant avec surprise, s’écria :

– Que diable as-tu ?

– J’ai… – reprit Pradeline en reprenantson sang-froid et secouant sa jolie main avec une expression dedouleur, – j’ai que je me suis horriblement brûlée avec moncigarre… mais ce ne sera rien. Tu disais donc, mon cher, que tesamours demeuraient rue Saint-Denis ? c’est déjà quelque chose,mais pas assez.

– Tu n’en sauras cependant pas davantage,petite.

– Maudit cigarre ! – reprit la jeunefille en secouant de nouveau sa main ; – ça me cuit… oh !mais ça me cuit…

– Veux-tu un peu d’eau fraîche ?

– Non, ça passe… Or donc, tes amoursdemeurent dans la rue Saint-Denis… Mais, un instant, mon cher…Est-ce dans le haut ou dans le bas de la rue ? car c’estencore quelque chose de très différent que le haut ou le bas de larue ; à preuve que les boutiques sont plus chères dans unendroit que dans un autre. Or, selon le plus ou moins de cherté duloyer, la générosité doit être plus ou moins grande… Hein ?c’est ça qui est fort !

– Très-fort. Alors je te dirai que mesamours ne demeurent pas loin de la porte Saint-Denis.

– Je n’en demande pas davantage pourdonner ma consultation, – répondit la jeune fille d’un ton qu’elles’efforça de rendre comique. Mais un homme plus observateur queM. de Plouernel eût remarqué une vague inquiétude dansl’expression des traits de Pradeline.

– Eh bien, voyons ! que meconseilles-tu ? lui dit-il.

– D’abord, il faut… – Mais la jeune filles’interrompit, et dit :

– On a frappé, mon cher.

– Tu crois ?

– J’en suis sûre. Tiens,entends-tu ?…

En effet, on frappa de nouveau.

– Entrez, – dit le comte.

Un valet de chambre se présenta d’un air assezembarrassé, et dit vivement à son maître :

– Monsieur le comte, c’est sonéminence…

– Mon oncle ! – dit le coloneltrès-surpris en se levant aussitôt.

– Oui, monsieur le comte ;monseigneur le cardinal est arrivé cette nuit de voyage, et…

– Un cardinal ! – s’écria Pradelineen interrompant le domestique par un grand éclat de rire, car elleoubliait déjà ses dernières préoccupations ; – uncardinal ! voilà qui est flambard ! voilà ce qu’on nerencontre pas tous les jeudis à Mabille ou à Valentino !… Uncardinal ! je n’en ai jamais vu, il faut que je m’enrégale.

Et d’improviser sur son air favori :

La reine Bacchanal,

Voyant un cardinal,

Dit : Faut nous amuser

Et le faire danser

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

Et ce disant, la folle fille, soulevant à demiles deux pans de sa robe, se mit à évoluer dans le boudoir avecdésinvolture en répétant son improvisation, tandis que le valet dechambre, immobile à la porte à demi ouverte, tenait à grand’peineson sérieux, et que M. de Plouernel, fort irrité deslibertés grandes de cette effrontée, lui disait :

– Allons donc, ma chère, c’est stupide…taisez-vous donc, c’est indécent !

Le cardinal de Plouernel, que l’on venaitd’annoncer, se souciant peu de faire antichambre chez son neveu, etne le croyant pas sans doute en si profane compagnie, arrivabientôt sur les pas du valet de chambre, et entra au moment oùPradeline, lançant en avant sa jambe charmante, ondulait du torseen répétant :

Il faut nous amuser

Et le faire danser.

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

À la vue du cardinal,M. de Plouernel courut à la porte, et tout en embrassantson oncle à plusieurs reprises, il le repoussa doucement dans lesalon d’où il sortait alors ; le valet de chambre, en hommebien appris, ferma discrètement sur son maître la porte du boudoir,dont il poussa le verrou.

Chapitre 5

 

De l’entretien du cardinal de Plouernel etde son neveu. – Comment son éminence finit par envoyer son neveu àtous les diables. – Ce que vit M. Lebrenn, le marchand detoile, dans un certain salon de l’hôtel de Plouernel, et pourquoiil se souvint d’une abbesse portant l’épée, de l’infortunéBroute-Saule, de la pauvre Septimine la Coliberte, de la gentilleGhiselle la Paonnière, d’Alizon la Maçonne, et autres trépassés destemps passés que l’on rencontrera plus tard.

 

Le cardinal de Plouernel était un homme desoixante-cinq ans, grand, osseux, décharné. Il offrait, avec ladifférence de l’âge, le même type de figure que son neveu ;son long cou, son crâne pelé, son grand nez en bec d’oiseau deproie, ses yeux écartés, ronds et perçants, donnaient à ses traits,en les analysant et en faisant abstraction de la haute intelligencequi semblait les animer, donnaient à ses traits, disons-nous, unesingulière analogie avec la physionomie du vautour.

Somme toute, ce prêtre, drapé dans sa roberouge de prince de l’église, devait avoir une physionomieredoutable ; mais pour visiter son neveu il était simplementvêtu d’une longue redingote noire, strictement boutonnée jusqu’aucou.

– Pardon, cher oncle, – dit le colonel ensouriant. – Ignorant votre retour, je ne comptais pas sur votrebonne et matinale visite… et…

Le cardinal n’était pas homme à s’étonner dece qu’un colonel de dragons eût des maîtresses ; aussi luidit-il de sa voix brève et tranchante :

– Je suis pressé. Parlons d’affaires. Jereviens d’une longue tournée en France. Nous touchons à unerévolution.

– Que dites-vous, mon oncle ? –s’écria le colonel d’un air incrédule. – Vous croyez ?…

– Je crois à une révolution.

– Mais, mon oncle…

– As-tu des fonds disponibles ? Situ n’en as pas, j’en ai à ton service.

– Des fonds… pourquoi faire ?

– Pour les convertir en or, en bon papiersur Londres. C’est plus commode en voyage…

– Ah ça ! mon oncle, quelvoyage ?

– Celui que tu feras en m’accompagnant.Nous partirons ce soir.

– Partir… ce soir ?

– Aimes-tu mieux servir larépublique ?

– La république ! – demandaM. de Plouernel, qui tombait des nues. – Quellerépublique ?

– Celle qui sera proclamée ici, à Paris,avant peu, après la chute de Louis-Philippe.

– La chute de Louis-Philippe ! larépublique ! en France… et avant peu ?

– Oui, la république française, une,indivisible… proclamée à notre profit… Seulement sachonsattendre…

Et le cardinal sourit d’un air étrange enaspirant une prise de tabac.

Le comte le regardait avec ébahissement. Ilreprit :

– Comment, mon oncle, vous parlezsérieusement ?

– Ah ça ! mon pauvre Gonthran, tu esdonc aveugle ? sourd ? – reprit le cardinal en haussantles épaules. – Et ces banquet révolutionnaires qui durent en Francedepuis trois mois ?

– Ah, ah, ah ! mon oncle, – dit lecomte en riant ; – vous croyez ces buveurs de vin bleu !ces mangeurs de veau… à vingt sous par tête… capables de…

– Ces niais-là… et je ne les en blâmepoint, tant s’en faut… ces niais-là ont tourné la cervelle desimbéciles qui les écoutaient. Il n’y a rien de plus bête ensoi-même que la poudre à canon, n’est-ce pas ? et ça nel’empêche point d’éclater ! Eh bien ! ces banqueteurs ontjoué avec la poudre. La mine va jouer et faire sauter le trône deces d’Orléans.

– Cela n’est pas sérieux, mon oncle. Il ya ici cinquante mille hommes de troupes ; si la canaillebougeait, elle serait hachée en morceaux. On est si tranquille surl’état de Paris, que, malgré l’espèce d’agitation de la journéed’hier, l’on n’a pas seulement consigné les troupes dans lescasernes.

– Vraiment ? Ah ! tant mieux, –reprit le cardinal en se frottant les mains. – Si leur gouvernementa le vertige, ces d’Orléans feront plus vite place à la république,et notre tour viendra plus tôt.

Ici l’éminence fut interrompue par deux petitscoups frappés à la porte du salon donnant sur le boudoir ;puis à ce bruit succéda le cantilène suivant, toujours sur l’air dela Rifla, chanté extérieurement et piano parPradeline :

Pour m’en aller d’ici…

Il me faut mon bibi,

Et par occa-si-on

La béné-dic-ti-on.

La rifla, fla, fla, fla, la rifla, etc., etc.

– Ah ! mon oncle, – dit le colonelavec colère, – méprisez, je vous en supplie, les insolences decette sotte petite fille.

Et, se levant, le comte de Plouernel prit surun canapé le châle et le chapeau de l’effrontée, sonna brusquement,et, jetant ces objets au valet de chambre qui entra, il luidit :

– Donnez-lui cela, et faites-la sortir àl’instant.

Puis, revenant auprès de l’éminence, qui étaitrestée impassible, et qui ouvrait en ce moment satabatière :

– En vérité, mon oncle, je suis confus.Mais de pareilles drôlesses ne savent rien respecter.

– Elle a une fort jolie jambe ! –répondit le prêtre en aspirant sa prise. – Elle est très-gentille,cette drôlesse ! Au quinzième siècle, nous l’aurions, pour saplaisanterie, fait rôtir comme une petite juive. Mais patience…Ah ! mon ami, jamais… non, jamais… nous n’avons eu la partiesi belle ! ! !

– La partie plus belle si les d’Orléanssont chassés et si la république est proclamée ?

Le cardinal haussa les épaules etreprit :

– De deux choses l’une : ou larépublique de ces va-nu-pieds sera l’anarchie, la dictature,l’émigration, le pillage, les assignats, la guillotine, la guerreavec l’Europe ; alors il y en aura pour six mois au plus, etnotre Henri V est ramené triomphant par la sainte-alliance… oubien, au contraire, leur république sera bénigne, bête, légale,modérée, avec le suffrage universel pour base.

– Et dans ce cas-là, mon oncle ?

– Dans ce cas-là, ce sera pluslong ; mais nous ne perdrons rien pour attendre. Usant denotre influence de grands propriétaires, agissant par le bas clergésur nos paysans, nous devenons maîtres des élections, nous avons àla chambre la majorité, nous entravons toute mesure qui pourraitfaire non pas aimer, mais seulement tolérer cet horrible etrévolutionnaire état de choses ; dans tous les esprits noussemons la défiance, la peur ; bientôt mort du crédit, ruinegénérale, désastre universel, chœur de malédictions contre cetteinfâme république, qui meurt de sa belle mort après cet essai quien dégoûte à jamais. Alors nous paraissons ; le peuple affamé,le bourgeois épouvanté, se jettent à nos pieds, nous demandant àmains jointes notre Henri V, le seul salut de la France… Vientenfin l’heure des conditions ; voici les nôtres : laroyauté d’avant 89 au moins… c’est-à-dire plus de chambrebourgeoise insolente et criarde, aussi reine que le roi,puisqu’elle le tient par l’impôt, ce qui est ignoble ; plus desystème bâtard, tout ou rien ; et nousvoulons tout, à savoir : notre roi de droit divin et absolu,appuyé sur un clergé tout-puissant ; une forte aristocratie etune armée impitoyable ; cent mille deux cents hommes detroupes étrangères, s’il le faut ; la sainte-alliance nous lesprêtera. La misère est si atroce, la peur si intense, la lassitudesi grande, que nos conditions sont aussitôt acceptées qu’imposées.Alors nous prenons vite des mesures promptes, terribles, les seulesefficaces. Les voici : Premier point : Coursprévôtales ; rappel des crimes de sacrilège, et delèse-majesté depuis 1830 ; jugement et exécution dans lesvingt-quatre heures, afin d’écraser dans leur venin tous lesrévolutionnaires, tous les impies… une terreur, uneSaint-Barthélemy s’il le faut… La France n’en mourra pas ; aucontraire, elle crève de pléthore, elle a besoin d’être saignée àblanc de temps à autre. Second point : Donner l’instructionpublique à la compagnie de Jésus… elle seule peut mater l’espèce.Troisième point : Briser le faisceau de lacentralisation ; elle a fait la force de la révolution… Ilfaut, au contraire, isoler les provinces en autant de petitscentres, où, seuls, nous dominerons par le clergé ou nos grandespropriétés ; restreindre, empêcher s’il est possible lesrapports des populations entre elles. Il n’est point bon pour nousque les hommes se rapprochent, se fréquentent ; et pour lesdiviser, réveiller d’urgence les rivalités, les jalousies, et s’ille faut les vieilles haines provinciales. En ce sens un brin deguerre civile serait d’un favorable expédient comme germed’animosités implacables.

Puis, prenant sa prise, le cardinalajouta :

– Les gens divisés par la haine neconspirent point.

L’impitoyable logique de ce prêtre répugnait àM. de Plouernel ; malgré son infatuation et sespréjugés de race, il s’arrangeait assez du temps présent ;sans doute il eût préféré le règne de ses roislégitimes ; mais il ne réfléchissait pas que, qui veut lafin, veut les moyens, et qu’une restauration complète, absolue,pour être durable aux yeux de ses partisans, ne pouvait avoir lieuet se soutenir que par les terribles moyens dont le cardinal venaitde faire une complaisante exposition. Aussi le colonel reprit-il ensouriant :

– Mais, mon oncle, songez-y donc !de nos jours isoler les populations entre elles, c’estimpossible ! et les routes stratégiques ! et les cheminsde fer ?

– Les chemins de fer ?… – s’écria lecardinal courroucé ; – invention du diable, bonne à fairecirculer d’un bout de l’Europe à l’autre la pesterévolutionnaire ! Aussi notre saint père n’en veut point dansses états, de chemin de fer, et il a raison. Il est inouï que lesmonarques de la sainte-alliance se soient laissés aller à cesnouveautés diaboliques ! Ils les payeront cherpeut-être ? Qu’ont fait nos aïeux lors de la conquête ?pour dompter et asservir cette mauvaise race gauloise, notrevassale de naissance et d’espèce, qui s’est tant de fois rebelléecontre nous ? nos aïeux l’ont parquée dans leurs domaines,avec défense d’en sortir sous peine de mort. Ainsi enchaînée à laglèbe, ainsi isolée, abrutie, l’engeance est plus domptable… c’estlà qu’il faut tendre et arriver.

– Mais encore une fois, cher oncle, vousn’irez pas détruire les grandes routes et les chemins defer ?

– Pourquoi non ? est-ce que lesFrancs, nos aïeux, par une excellente politique, n’ont pas ruinéces grandes voies de communications fondées en Gaule par ces païensde Romains ? est-ce que l’on ne peut pas lancer sur leschemins de fer toutes les brutes que cette invention infernale adépossédées de leur industrie ? Anathème… anathème sur cesorgueilleux monuments de la superbe de Satan !… Par le sang dema race ! si l’on ne l’arrêtait pas dans ses inventionssacrilèges, l’homme finirait, Dieu me garde ! par changer savallée de larmes en un paradis terrestre ! comme si la tâcheoriginelle ne le condamnait point à la douleur pour l’éternité.

– Corbleu ! cher oncle, un moment, –s’écria le colonel. – Je ne tiens pas, moi, à accomplir siscrupuleusement ma destinée !

– Grand enfant ! – dit le cardinalen prisant son tabac. – Pour que l’immense majorité de la raced’Adam souffre et ait une conscience méritoire de sa souffrance, nefaut-il pas qu’il y ait toujours en évidence un bon petit nombred’heureux en ce monde ?

– J’entends… Pour le contraste, n’est-cepas, cher oncle ?

– Nécessairement… On ne s’aperçoit de laprofondeur des vallées qu’à la hauteur des montagnes. Mais assezphilosopher… Tu le sais, j’ai le coup d’œil juste, prompt et sûr…la position est telle que je te le dis… Je te le répète, fais commemoi, réalise toutes tes valeurs négociables en or et en bon papiersur Londres, envoie ta démission aujourd’hui, et partons demain.L’aveuglement de ces gens-là est tel, qu’ils ne craignentrien ; tu le dis toi-même… Presque aucune dispositionmilitaire n’est prise… tu peux donc sans blesser en rien le pointd’honneur militaire quitter ton régiment, et m’accompagner.

– Impossible, mon cher oncle… ce seraitune lâcheté.

– Une lâcheté !…

– Si la république s’établit, ce ne serapas sans coups de fusil, et j’en veux ma part… quitte à rendrepolitesse pour politesse à bons coups de mousqueton ! car, jevous en réponds, mes dragons chargeront cette canaille à cœurjoie.

– Ainsi, tu vas défendre le trône de cesmisérables d’Orléans, – s’écria le cardinal avec un éclat de riresardonique, – toi, un Plouernel ?

– Mon cher oncle, vous le savez, je ne mesuis pas rallié aux d’Orléans ; ainsi que vous, je ne les aimepas… Je me suis rallié à l’armée, parce que j’ai du goût pourl’état militaire ; l’armée n’a pas d’autre opinion que ladiscipline… Encore une fois, si vous voyez juste, et votre vieilleexpérience me fait supposer que vous ne vous trompez pas, il y aurabataille ces jours-ci… Je serais donc un misérable de donner madémission la veille d’une affaire.

– De sorte que tu tiens extrêmement àrisquer de te faire égorger par la populace sur une barricade pourle plus grand appui de la dynastie d’Orléans ?

– Je suis soldat… je tiens à fairejusqu’au bout mon métier de soldat.

– Mais, maudit opiniâtre, si tu es tué,notre maison tombe de lance en quenouille.

– Je vous ai promis, cher oncle, de memarier quand j’aurai quarante ans…

– Mais d’ici là, songes-y donc, cetteguerre des rues est atroce… mourir dans la boue d’un ruisseau,massacré par des gueux en haillons !

– Je me donnerai du moins le régal d’ensabrer quelques-uns ; et si je succombe, – dit en riant lecolonel, – vous trouverez toujours bien de mon fait quelque petitbâtard de Plouernel… que vous adopterez, cher oncle… il continueranotre nom… Les bâtards portent souvent bonheur aux grandesmaisons.

– Triple fou ! jouer ainsi ta vie…au moment où l’avenir n’a jamais été plus beau pour nous ! aumoment ou, après avoir été vaincus, abaissés, bafoués, par les filsde ceux qui, depuis quatorze siècles, étaient nos vassaux et nosserfs, nous allons enfin effacer d’un trait, cinquante ans dehonte ! au moment où, instruits par l’expérience, servis parles événements, nous allons redevenir plus puissants qu’avant89 !… Tiens, tu me fais pitié… Tu as raison, les racesdégénèrent, – s’écria l’intraitable vieillard en se levant. – Ceserait à désespérer de notre cause si tous les nôtres teressemblaient.

Le valet de chambre, entrant de nouveau aprèsavoir frappé, dit à M. de Plouernel :

– Monsieur le comte, c’est le marchand detoile de la rue Saint-Denis… il attend dans l’antichambre.

– Faites-le entrer dans le salon desportraits, – répondit le comte… – J’y vais à l’instant.

Le domestique sorti, le colonel dit aucardinal, qu’il vit prendre brusquement son chapeau et se dirigervers la porte.

– Pour Dieu, mon oncle, ne vous en allezpas ainsi fâché…

– Je ne m’en vais pas fâché, je m’en vaishonteux ; car tu portes notre nom.

– Allons, cher oncle, vous vous calmerez,et vous reconnaîtrez que…

– Veux-tu, oui ou non, partir avec moipour l’Angleterre ?

– Impossible, cher oncle.

– Va-t’en au diable ! – s’écria peucanoniquement le cardinal en sortant furieux et refermant la portederrière lui[11].

**

*

M. Marik Lebrenn avait été introduit, parordre de M. de Plouernel, dans un salon richement meublé,l’on voyait suspendus à ses boiseries un grand nombre de portraitsde famille.

Les uns portaient la cuirasse des chevaliers,la croix blanche et le manteau rouge des templiers, le pourpointdes gentilshommes, l’hermine des pairs de France ou le bâton desmaréchaux, quelques-uns la pourpre des princes de l’Église.

De même, parmi les femmes, plusieurs portaientle costume monastique ou le costume de cour ; mais, soit quechaque peintre eût scrupuleusement copié la nature, soit qu’il eûtcédé aux exigences d’une famille qui tenait à honneur de fairemontre d’une filiation de race non interrompue, le type génériquede ces figures diverses se retrouvait partout, soit en beau, soiten laid, et par l’écartement des yeux et la courbe prononcée du nezrappelait l’oiseau de proie. De même ce que l’on est convenud’appeler le type bourbonien, qui n’est pas sans rapportavec celui de la race ovine, s’est visiblement perpétuédans la race des Capets. De même enfin presque tous les descendantsde la maison de Rohan avaient, dit-on, dans la chevelure certainépi longtemps appelé le toupet des Rohans.

Ainsi que cela se voit dans presque tous lesportraits anciens, le blason des Plouernel et le nom de l’originaldu tableau étaient placés dans un coin de la toile. Par exemple, onpouvait lire Gonthramm V, sire de Plouernel ; Gonthramm IX,comte de Plouernel ; Hildeberte, dame de Plouernel ;Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel, etc.

M. Lebrenn, en contemplant ces tableauxde famille, semblait éprouver un singulier mélange de curiosité,d’amertume, et de récrimination plus triste que haineuse ; ilallait de l’un à l’autre de ces portraits, comme s’ils eussentéveillé en lui mille souvenirs. Son regard s’arrêtait pensif surces figures immobiles, muettes comme des spectres. Plusieurs de cespersonnages parurent surtout exciter vivement son attention. L’un,évidemment peint d’après des indications ou des souvenirs transmispostérieurement à l’époque de la date du tableau (an 497), devaitêtre le fondateur de cette antique maison ; on lisait dansl’angle de la toile le nom de Gonthramm Nevoreg. Cepersonnage était un homme d’une taille colossale ; sescheveux, d’un rouge de cuivre[12], relevésà la chinoise, et arrêtés au sommet de sa tête, au moyen d’uncercle d’or, retombaient ensuite sur ses épaules comme la crinièred’un casque. Les joues et le menton étaient rasées, mais de longuesmoustaches, du même rouge que les cheveux, tombaient presque jusquesur la poitrine, tatouée de bleu et à demi cachée par une espèce deplaid ou de manteau bariolé de jaune et de rouge. On ne pouvaitimaginer une figure d’un caractère plus farouche et plus barbareque celle de ce premier des Néroweg.

Sans doute, à son aspect, de cruelles penséesagitèrent le marchand de toile ; car, après avoir longtempsregardé ce portrait, M. Lebrenn ne put s’empêcher de luimontrer le poing, mouvement involontaire et puéril dont il parutbientôt confus.

Le second portrait, qui parut non moinsvivement impressionner le marchand de toile, représentait une femmevêtue de l’habit monastique ; ce tableau portait la date de759 et le nom de Méroflède, abbesse de Moriadek en Plouernel.Particularité assez étrange, cette femme tenait d’une main unecrosse abbatiale, et de l’autre une épée nue et sanglante, afind’indiquer sans doute que ce glaive n’était pas toujours resté dansle fourreau. Cette femme était très-belle, mais d’une beauté fière,sinistre, violente ; ses traits, fatigués par les excès etenveloppés de longs voiles blancs et noirs ; ses grands yeuxgris étincelants sous leurs épais sourcils roux ; ses lèvresrouges comme du sang, d’une expression à la fois méchante etsensuelle : enfin cette crosse et cette épée sanglante entreles mains d’une abbesse formaient un ensemble étrange, presqueeffrayant.

M. Lebrenn, après avoir contemplé cetteimage avec un dégoût mêlé d’horreur, murmura tout bas :

– Ah ! Méroflède ! nobleabbesse, sacrée par le démon ! Messaline ou Frédégonde étaientdes vierges auprès de toi ! le maréchal de Retz, unagneau ! et son château infâme un saint lieu auprès de toncloître de damnées !

Puis il ajouta avec un soupir douloureux, enlevant les yeux au ciel comme s’il eût plaint desvictimes :

– Pauvre Septimine laColiberte ! Et toi… malheureuxBroute-Saule ![13]

Et, détournant le regard avec tristesse,M. Lebrenn resta un moment pensif ; lorsqu’il releva lesyeux, ils s’arrêtèrent sur un autre portrait daté de 1237,représentant un guerrier aux cheveux ras, à la longue barbe rousse,armé de toutes pièces, et portant sur l’épaule le manteau rouge etla croix blanche des croisés.

– Ah ! – fit le marchand de toileavec un nouveau geste d’aversion, – le moinerouge !…

Et il passa la main sur ses yeux comme pourchasser une hideuse vision.

Mais bientôt les traits de M. Lebrenn sedéridèrent ; il soupira avec une sorte d’allégement, comme side douces pensées succédaient chez lui à de cruellesémotions ; il attachait un regard bienveillant, presqueattendri, sur un portrait daté de l’an 1463, et portant nom deGontran XII, sire de Plouernel.

Ce tableau représentait un jeune homme detrente ans au plus, vêtu d’un pourpoint de velours noir, et portantau cou le collier d’or de l’ordre de Saint-Michel. On ne pouvaitimaginer une physionomie plus douce, plus sympathique ; leregard et le demi-sourire qui effleurait les lèvres de cepersonnage avaient une expression d’une mélancolie touchante.

– Ah ! – dit M. Lebrenn, – lavue de celui-là repose… calme… et console… Grâce à Dieu, il n’estpas le seul qui ait failli à la méchanceté proverbiale de sarace !

Puis, après un moment de silence, il dit ensoupirant :

– Chère petite Ghiselle laPaonnière ! ta vie a été courte… mais quel songe d’or queta vie !… Ah ! pourquoi faut-il que tes sœurs Alisonla Maçonne et Marotte la Haubergière[14] n’aient pas…

M. Lebrenn fut interrompu dans sesréflexions par l’entrée de M. de Plouernel.

Chapitre 6

 

Comment le marchand de toile, qui n’étaitpoint sot, fit-il le simple homme au vis-à-vis du comte dePlouernel, et ce qu’il en advint. – Comment le colonel reçutl’ordre de se mettre à la tête de son régiment parce que l’oncraignait une émeute dans la journée.

 

M. Lebrenn était si absorbé dans sespensées, qu’il tressaillit comme en sursaut lorsqueM. de Plouernel entra dans le salon.

Malgré son empire sur lui-même, le marchand detoile ne put s’empêcher de trahir une certaine émotion en setrouvant face à face avec le descendant de cette ancienne famille.Ajoutons enfin que M. Lebrenn avait été instruit par Jeanikedes fréquentes stations du colonel devant les carreaux dumagasin ; mais, loin de paraître soucieux ou irrité,M. Lebrenn prit un air de bonhomie naïve et embarrassée, queM. de Plouernel attribuait à la respectueuse déférencequ’il devait inspirer à ce citadin de la rue Saint-Denis.

Le comte, s’adressant donc au marchand avec unaccent de familiarité protectrice, lui montra du geste un fauteuilen s’asseyant lui-même, et dit :

– Ne restez pas ainsi debout, mon chermonsieur… asseyez-vous, je l’exige…

– Ah ! monsieur, – ditM. Lebrenn en saluant d’un air gauche, – vous me faiteshonneur, en vérité…

– Allons, allons, pas de façon, mon chermonsieur, – reprit le comte, et il ajouta d’un ton interrogatif, –mon cher monsieur… Lebrenn… je crois ?

– Lebrenn, – répondit le marchand ens’inclinant, – Lebrenn, pour vous servir.

– Eh bien donc, j’ai eu le plaisir devoir hier la chère madame Lebrenn, et de lui parler d’un achatconsidérable de toile que je désire faire pour mon régiment.

– Bien heureux nous sommes, monsieur, quevous ayez honoré notre pauvre boutique de votre achalandage… Aussi,je viens savoir combien il vous faut de mètres de toile, et dequelle qualité vous la désirez. Voici des échantillons, –ajouta-t-il en fouillant d’un air affairé dans la poche de sonpaletot. – Si vous voulez choisir… je vous dirai le prix, monsieur…le juste prix… le plus juste prix…

– C’est inutile, cher monsieurLebrenn ; voici en deux mots ce dont il est question :j’ai quatre cent cinquante dragons ; il me faut une remonte dequatre cent cinquante chemises de bonne qualité ; vous vouschargerez de plus de me les faire confectionner. Le prix que vousfixerez sera le mien ; car vous sentez, cher monsieur Lebrenn,que je vous sais la crème des honnêtes gens !

– Ah ! monsieur…

– La fleur des pois des marchands detoile.

– Monsieur… monsieur… vous meconfusionnez ; je ne mérite point…

– Vous ne méritez pas ! Allons donc,cher monsieur Lebrenn, vous méritez beaucoup, au contraire…

– Je ne saurais, monsieur, disputer ceciavec vous. Pour quelle époque vous faudra-t-il cettefourniture ? – demanda le marchand en se levant. – Si c’est untravail d’urgence, la façon sera un peu plus chère.

– Faites-moi donc d’abord le plaisir devous rasseoir, mon brave ! et ne partez pas ainsi comme untrait… Qui vous dit que je n’aie pas d’autres commandes à vousfaire ?

– Monsieur, pour vous obéir je siéraidonc… Et pour quelle époque vous faudra-t-il cettefourniture ?

– Pour la fin du mois de mars.

– Alors, monsieur, les quatre centcinquante chemises de très-bonne qualité coûteront sept francspièce.

– Eh bien ! d’honneur, c’esttrès-bon marché, cher monsieur Lebrenn… Voilà, je l’espère, uncompliment que les acheteurs ne font pas souvent, hein ?

– Non, point très-souvent, il est vrai,monsieur. Mais vous m’aviez parlé d’autres fournitures ?

– Diable, mon cher, vous ne perdez pas lacarte… Vous pensez au solide.

– Eh ! eh ! monsieur… on estmarchand, c’est pour vendre…

– Et, dans ce moment-ci, vendez-vousbeaucoup ?

– Hum… hum !… couci… couci…

– Vraiment ! couci… couci ? Ehbien, tant pis, tant pis, cher monsieur Lebrenn. Cela doit vouscontrarier… car vous devez être père de famille ?

– Vous êtes bien bon, monsieur… J’ai unfils.

– Et vous l’élevez pour voussuccéder ?

– Oui-dà, monsieur ; il est àl’École centrale du commerce.

– À son âge ? ce brave garçon !Et vous n’avez qu’un fils, cher monsieur Lebrenn ?

– Sauf respect de vous contredire,monsieur ; j’ai aussi une fille…

– Aussi une fille ! ce cher Lebrenn.Si elle ressemble à la mère… elle doit être charmante…

– Eh ! eh… elle est grandelette… etgentillette…

– Vous devez en être bien fier. Allons,avouez-le.

– Trédame ! je ne dis point non,monsieur ! point non je ne dis.

C’est étonnant (pensaM. de Plouernel), ce bonhomme a une manière de parlersingulièrement surannée ; il faut que ce soit de traditiondans la rue Saint-Denis ; il me rappelle le vieil intendantRobert, qui m’a élevé, et qui parlait comme les gens de l’autresiècle.

Puis le comte reprit tout haut :

– Mais, parbleu, j’y pense : il fautque je fasse une surprise à la chère madame Lebrenn.

– Monsieur, elle est votre servante.

– Figurez-vous que j’ai le projet dedonner prochainement dans la grande cour de ma caserne uncarrousel, où mes dragons feront toutes sortes d’exercicesd’équitation : il faut me promettre de venir, un dimanche,assister à une répétition avec la chère madame Lebrenn ; et ensortant de là, accepter sans façon, une petite collation.

– Ah ! monsieur, c’est tropd’honneur pour nous…… Je suis confus…

– Allons donc, mon cher, vous plaisantez.Est-ce convenu ?

– Je pourrai amener mon garçon ?

– Parbleu !…

– Et ma fille aussi ?

– Pouvez-vous, cher monsieur Lebrenn, mefaire une pareille question ?…

– Vrai, monsieur ? vous ne trouverezpoint mauvais que ma fille ?…

– Mieux que cela… une idée, mon cher, uneexcellente idée !

– Voyons, monsieur.

– Vous avez entendu parler des ancienstournois ?

– Des tournois ?…

– Oui, du temps de la chevalerie.

– Faites excuses, monsieur ; debonnes gens comme nous…

– Eh bien, cher monsieur Lebrenn, autemps de la chevalerie il y avait des tournois, et dans cestournois plusieurs de mes ancêtres, que vous voyez là, – et ilmontra les portraits, – ont autrefois combattu.

– Ouais ! ! – fit le marchand,feignant la surprise et suivant du regard le geste du colonel, – cesont là messieurs vos ancêtres ?… Aussi, je me disais :Il y a quelque chose comme un air de famille.

– Vous trouvez ?

– Je le trouve, monsieur… pardon de laliberté grande…

– N’allez-vous pas vous excuser ?…Pour Dieu ! ne soyez donc pas ainsi toujours formaliste, moncher… Je vous disais donc que dans ces tournois il y avait ce qu’onappelait la reine de beauté ; elle distribuait lesprix au vainqueur… Eh bien, il faut que ce soit votre charmantefille qui soit la reine de beauté du carrousel que je veux donner…elle en est digne à tous égards.

– Ah ! monsieur, c’est trop, non,c’est trop. Et puis ne trouvez-vous point que pour une jeune fille…être comme cela… en vue… et au vis-à-vis de messieurs vos dragons…c’est un peu… pardon de la liberté grande… mais un peu… commentvous dirai-je cela ?… un peu…

– N’ayez donc pas de ces scrupules, chermonsieur Lebrenn ; les plus nobles dames étaient autrefoisreines de beauté dans les tournois, elles donnaient même un baiserau vainqueur.

– Je conçois… elles avaient l’habitude…tandis que ma fille… voyez-vous… dam… ça a dix-huit ans, et c’estélevé… à la bourgeoise…

– Rassurez-vous ; je n’ai pas uninstant songé à ce que votre charmante fille donnât un baiser auvainqueur.

– Voire ! monsieur… que debontés !… et si vous daignez permettre que ma fille n’embrassepoint…

– Mais cela va sans dire, mon cher… Queparlez-vous de ma permission ? je suis déjà trop heureux devous voir accepter mon invitation, ainsi que votre aimablefamille.

– Ah ! monsieur, tout l’honneur estde notre côté.

– Pas du tout, il est du mien.

– Nenni, monsieur, nenni ! c’esttrop de bonté à vous. Je vois bien, moi, l’honneur que vous vouleznous faire.

– Que voulez-vous, mon cher, il y a commecela des figures… qui vous reviennent tout de suite ; et puisje vous ai trouvé si honnête homme au sujet de votrefourniture…

– C’est tout en conscience, monsieur,tout en conscience.

– … Que je me suis dit tout desuite : Ce doit être un excellent homme que ce braveLebrenn ; je voudrais lui être agréable, et même l’obliger, sije pouvais.

– Ah ! monsieur, je ne sais où memettre.

– Tenez, vous m’avez dit tout à l’heureque les affaires allaient mal… voulez-vous que je vous payed’avance votre fourniture ?…

– Nenni, monsieur, c’est inutile.

– Ne vous gênez pas ! parlezfranchement… la somme est importante… Je vais vous donner un bon àvue sur mon banquier.

– Je vous assure, monsieur, que je n’aipoint besoin d’avances.

– Les temps sont si durs, cependant…

– Bien durs, sont les temps, il est vrai,monsieur ; il faut en espérer de meilleurs.

– Tenez, cher monsieur Lebrenn, – dit lecomte en montrant au marchand les portraits qui ornaient le salon,– le temps où vivaient ces braves seigneurs, c’était là le bontemps !…

– Vraiment, monsieur ?…

– Et qui sait ?… peut-êtrereviendra-t-il, ce bon temps…

– Oui-dà… Vous croyez ?

– Un autre jour nous parlerons politique…car vous parlez peut-être politique ?

– Monsieur, je ne me permettrais pointcela ; vous concevez, un marchand…

– Ah ! mon cher, vous êtes un hommedu bon vieux temps, vous, à la bonne heure… Que vous avez doncraison de ne pas parler politique ! c’est cette sotte maniequi a tout perdu ; car dans ce bon vieux temps dont je vousparle, personne ne raisonnait : le roi, le clergé, la noblessecommandaient, tout le monde obéissait sans mot dire.

– Trédame ! C’était pourtant biencommode, monsieur !

– Parbleu !

– Si je vous comprends, monsieur, le roi,les prêtres, les seigneurs, disaient : Faites… et l’onfaisait ?

– C’est cela même.

– Payez… et l’on payait ?

– Justement.

– Allez… et on allait ?

– Eh ! mon Dieu !oui !

– Enfin, tout comme à l’exercice : àdroite, à gauche ! en avant ! halte !… On n’avaitpoint le souci de vouloir ceci ou cela ; le roi, les seigneurset le clergé se donnaient la peine de vouloir pour vous… et l’on achangé cela, et l’on a changé cela ! ! !…

– Heureusement il ne faut désespérer derien, cher monsieur Lebrenn.

– Que le bon Dieu vous entende ! –dit le marchand en se levant et saluant. – Monsieur, je suis votreserviteur.

– Ah ça, à dimanche… pour le carrousel,mon cher… vous viendrez… en famille… c’est convenu.

– Certainement, monsieur, certainement…ma fille ne manquera point à la fête… puisqu’elle doit être lareine de… de ?…

– Reine de beauté, mon cher ! cen’est pas moi qui lui assigne ce rôle… C’est la nature !

– Ah ! monsieur, si vous lepermettiez ?…

– Quoi donc ?

– Ce que vous venez de dire là de sigalant pour ma fille ? je le lui répéterais de votrepart ?

– Comment donc, mon cher !non-seulement je vous y autorise, mais je vous en prie ;j’irai d’ailleurs rappeler, sans façon, mon invitation à la chèremadame Lebrenn et à sa charmante fille.

– Ah ! monsieur… les pauvres femmes…elles seront si flattées du bien que vous nous voulez… Je ne vousparle point de moi… l’on me donnerait la croix d’honneur que je neserais pas plus glorieux.

– Ce brave Lebrenn, il est ravissant.

– Serviteur, monsieur… serviteur de toutmon cœur, – dit le marchand en s’éloignant.

Cependant, au moment où il atteignait laporte, il parut se raviser, se gratta l’oreille et revint versM. de Plouernel.

– Eh bien ! qu’est-ce, moncher ? – dit le comte, surpris de ce retour ; qu’ya-t-il ?

– Il y a, monsieur, – poursuivit lemarchant en se grattant toujours l’oreille, – il y a que j’ai commeune idée… pardon de la liberté grande…

– Parbleu, à votre aise. Pourquoi doncn’auriez-vous pas d’idées… tout comme un autre ?

– C’est vrai, monsieur ; parfois lespetits tout comme les grands n’en chevissent point…d’idées.

– N’en chevissent point… quelest ce diable de mot-là ?

– Un honnête vieux mot, monsieur, quiveut dire manquer ; Molière l’emploie souvent.

– Comment, Molière ? – dit le comtesurpris ; – vous lisez Molière, mon cher ? En effet, jeremarquais tout à l’heure, à part moi, que vous vous serviezsouvent du vieux langage.

– Je m’en vas vous dire pourquoi cela,monsieur : quand j’ai vu que vous me parliez environ comme donJuan parle à monsieur Dimanche, ou Dorante à monsieur Jourdain…

– Qu’est-ce à dire ? – s’écriaM. de Plouernel de plus en plus surpris, et commençant àse douter que le marchand n’était pas si simple qu’il paraissait, –que signifie cela ?

– … Alors, moi, – poursuivitM. Lebrenn avec sa bonhomie narquoise, – alors, moi, afin decorrespondre à l’honneur que vous me faisiez, monsieur, j’ai pris àmon tour le langage de monsieur Dimanche ou de monsieur Jourdain…pardon de la liberté grande… Mais, pour revenir à mon idée… m’estavis, selon mon petit jugement, monsieur, m’est avis que vous neseriez pas fâché de prendre ma fille pour maîtresse…

– Comment ! – s’écria le comte toutà fait décontenancé par cette brusque apostrophe ; – je nesais pas… je ne comprends pas ce que vous voulez dire…

– Voire ! monsieur… je ne suis qu’unbonhomme… je vous parle ainsi selon mon petit jugement.

– Votre petit jugement !… votrepetit jugement !… mais il vous sert fort mal, monsieur ;car, d’honneur, vous êtes fou ; votre idée n’a pas le senscommun.

– Vraiment ? ah bien, tantmieux !… Je m’étais dit, suivez bien, s’il vous plaît, monpetit raisonnement… je m’étais dit : Je suis un bon bourgeoisde la rue Saint-Denis, je vends de la toile, j’ai une joliefille ; un jeune seigneur… (car il paraît que nous revenons autemps des jeunes seigneurs) un jeune seigneur a vu ma fille, il ena envie ; il me fait une grosse commande, il ajoute des offresde service, et, sous ce prétexte…

– Monsieur Lebrenn… je ne souffre pascertaines plaisanteries de certaines gens…

– D’accord… mais suivez bien toujours,s’il vous plaît, mon petit raisonnement… Ce jeune seigneur, medis-je, me propose de donner un carrousel en l’honneur des beauxyeux de ma fille, de venir souvent nous voir, à seule fin, enfaisant ainsi le bon prince, de parvenir à suborner mon enfant.

– Monsieur, – s’écria le comte devenantpourpre de dépit et de colère, – de quel droit vous permettez-vousde me supposer de pareilles intentions ?

– À la bonne heure, monsieur, voilà quiest parler ; ce n’est point vous, n’est-ce pas, qui auriezimaginé un projet non-seulement indigne, mais énormémentridicule.

– Assez, monsieur… assez !

– Bien ! bien ! ce n’est pointvous… c’est entendu, et j’en suis tout aise… sans cela j’auraisété, voyez-vous, forcé de vous dire humblement, révérencieusement,ainsi qu’il sied à un pauvre homme de ma sorte : Pardon de laliberté grande, mon jeune seigneur ; mais, voyez-vous, l’on neséduit plus comme cela les filles des bons bourgeois ; depuisune cinquantaine d’années, ça ne se fait plus, mais plus du tout,du tout… Monsieur le duc ou monsieur le marquis appellent bienencore familièrement les bourgeois et les bourgeoises de la rueSaint-Denis cher monsieur… Chose… cher madame… Chose…regardant, par vieille habitude de race, la bourgeoisie comme uneespèce inférieure ; mais, trédame ! aller plus loin, neserait point du tout prudent ! Les bourgeois de la rueSaint-Denis n’ont plus peur, comme autrefois, des lettres de cachetet de la Bastille… et si monsieur le marquis ou monsieur le ducs’avisaient de leur manquer de respect… à eux ou à leur famille…ouais… les bourgeois de la rue Saint-Denis pourraient bien rosser…pardon de la liberté grande… je dis rosser d’importance monsieur lemarquis ou monsieur le duc…

– Mordieu ! monsieur ! –s’écria le colonel, qui s’était contenu à peine et pâlissait decourroux, – est-ce une menace ?

– Non, monsieur, – dit M. Lebrenn enquittant son accent de bonhomie narquoise pour prendre un ton digneet ferme, – non, monsieur, ce n’est pas une menace… c’est uneleçon.

– Une leçon ! – s’écriaM. de Plouernel pâle de colère, – une leçon ! àmoi !…

– Monsieur !… malgré vos préjugés derace… vous êtes homme d’honneur… jurez-moi sur l’honneur qu’entâchant de vous introduire chez moi, qu’en me faisant des offres deservice, votre intention n’était pas de séduire ma fille !…Oui, jurez-moi cela, et je retire ce que j’ai dit.

M. de Plouernel, très-embarrassé del’alternative qu’on lui posait, rougit, baissa les yeux, devant leregard perçant du marchand, et resta muet.

– Ah ! – reprit M. Lebrenn avecamertume, – ils sont incorrigibles ; ils n’ont rien oublié…rien appris… nous sommes encore pour eux les vaincus, les conquis,la race sujette…

– Monsieur !…

– Eh ! monsieur, je le saisbien ! nous ne sommes plus au temps où, après avoir violentémon enfant, vous m’auriez fait battre de verges et pendre à laporte de votre château, ainsi que cela se faisait et que l’a fait àun de mes aïeux ce seigneur que voici…

Et du geste M. Lebrenn désigna un desportraits, à la profonde surprise de M. de Plouernel.

– Mais il vous a paru tout simple, –ajouta le marchand, – de vouloir prendre ma fille pour maîtresse…Je ne suis plus votre esclave, votre serf, votre vassal, votremain-mortable… mais, tranchant du bon prince, vous me faitesasseoir par grâce, et me dites dédaigneusement : Cher monsieurLebrenn. Il n’y a plus de comtes, mais vous portez votre titre etvos armoiries de comte ! L’égalité civile est déclarée ;mais rien ne vous semblerait plus monstrueux, que de marier votrefille ou votre sœur à un bourgeois ou à un artisan, si grands quesoient leur mérite et leur moralité… M’affirmez-vous lecontraire ?… Non ; vous me citerez une exceptionpeut-être, et elle sera une nouvelle preuve qu’il existe toujours àvos yeux des mésalliances… Puérilités, dites-vous ; certes,puérilités… mais, quel grave symptôme que d’attacher par traditiontant d’importance à ces puérilités !… aussi, vous et lesvôtres, soyez demain tout-puissants dans l’État, et fatalement,forcément, vous voudrez, comme sous la restauration, peu à peu,rétablir vos anciens privilèges, qui de puérils deviendraient alorsodieux, honteux, écrasants pour nous, comme ils l’ont été pour nospères pendant tant de siècles.

M. de Plouernel avait été sistupéfait du changement de ton et de langage du marchand, qu’il nel’avait pas interrompu ; il reprit alors avec une hautaineironie :

– Et sans doute, monsieur, la moralité dela belle leçon d’histoire que vous me faites la grâce de me donner,en votre qualité de marchand de toile, probablement, est qu’il fautmettre les prêtres et les nobles à la lanterne… comme aux beauxjours de 93 ? et marier nos filles au premier goujatvenu ?

– Ah ! monsieur, – reprit lemarchand avec une tristesse pleine de dignité, – ne parlons pas dereprésailles ; oubliez ce que vos pères ont souffert pendantces formidables années… j’oublierai, moi, ce que nos pères à nousont souffert grâce aux vôtres, non pendant quelque années,mais durant QUINZE SIÈCLES DE TORTURES… Mariez vos filles et vossœurs comme vous l’entendrez, c’est votre droit, croyez auxmésalliances, cela vous regarde ; ce sont des faits je lesconstate ; et comme symptôme, je le répète, ils sont graves,ils prouvent que pour vous il y a, il y aura toujours… deuxraces.

– Et quand cela serait, monsieur, quevous importe ?

– Diable ! mais cela nous importebeaucoup, monsieur : la sainte-alliance, le droit divin etabsolu, le parti prêtre et l’aristocratie de naissance,tout-puissants, telles sont les conséquences forcées de cettecroyance qu’il y a deux races, une supérieure, une inférieure,l’une faite pour commander, l’autre pour obéir et souffrir…

M. de Plouernel, se rappelantl’entretien qu’il venait d’avoir avec son oncle le cardinal, netrouva rien à répondre.

– Vous me demandez la moralité de cetteleçon d’histoire ?… la voici, monsieur… – reprit le marchand.– Comme je suis fort jaloux des libertés que nos pères nous ontconquises au prix de leur sang, de leur martyre… comme je ne veuxplus être traité en vaincu ; tant que votre parti reste dansla légalité, je vote contre lui, en ma qualité d’électeur… maislorsque, comme en 1830, votre parti sort de la légalité, afin denous ramener, selon son idée fixe, au gouvernement du bon plaisiret des prêtres, c’est-à-dire au gouvernement d’avant 89… jedescends dans la rue… pardon de la liberté grande, et je tire descoups de fusil à votre parti.

– Et il vous en rend !

– Parfaitement bien… car j’ai eu le brascassé en 1830 par une balle suisse… Mais voyons, monsieur, pourquoila bataille ? toujours la bataille ! toujours du sang, etde brave sang… versé des deux côtés ? Pourquoi toujours rêverun passé qui n’est plus, qui ne peut plus être ? Vous nousavez vaincus, spoliés, dominés, exploités, torturés quinze sièclesdurant ! n’est-ce donc point assez ? Est-ce que nouspensons à notre tour vous opprimer ? Non, non… mille fois non…la liberté nous a coûté trop cher à conquérir, nous en savons trople prix, pour attenter à celle des autres. Mais, quevoulez-vous ? depuis 89, vos alliances avec l’étranger, laguerre civile soulevée par vous, vos continuelles tentativescontre-révolutionnaires, votre accord intime avec le parti prêtre,tout cela inquiète et afflige les gens réfléchis, irrite etexaspère les gens d’action. Encore une fois, à quoi bon ?Est-ce que jamais l’humanité a rétrogradé… non, monsieur, jamais…Vous pouvez, certes, faire du mal, beaucoup de mal ; maisc’est fini du droit divin et de vos privilèges… prenez-en doncvotre parti… Vous épargnerez au pays, et à vous peut-être, denouveaux désastres ; car, je vous le dis, l’avenir estrépublicain.

La voix, l’accent de M. Lebrenn étaientsi pénétrants, que M. de Plouernel fut non pas convaincu,mais touché de ces paroles ; son indomptable fierté de raceluttait contre son désir d’avouer au marchand qu’il lereconnaissait au moins pour un généreux adversaire.

À ce moment, la porte fut brusquement ouvertepar un capitaine adjudant-major, du régiment du comte, qui lui ditd’une voix hâtée en faisant le salut militaire :

– Pardon, mon colonel, d’être entré sansme faire annoncer ; mais l’on vient d’envoyer l’ordre de faireà l’instant monter le régiment à cheval, et de rester en batailledans la cour du quartier ; on craint du bruit pour cesoir…

M. Lebrenn se disposait à quitter lesalon, lorsque M. de Plouernel lui dit :

– Allons, monsieur, du train dont vontles choses, et d’après vos opinions républicaines, il se peut quej’aie l’honneur de vous trouver demain sur une barricade.

– Je ne sais ce qui doit arriver,monsieur, – répondit le marchand ; – mais je ne crains ni nedésire une pareille rencontre.

Puis il ajouta en souriant :

– Je crois, monsieur, qu’il sera bon desurseoir à la fourniture en question ?

– Je le crois aussi, monsieur, – dit lecolonel en faisant un salut contraint à M. Lebrenn, quisortit…

Chapitre 7

 

Pourquoi madame Lebrenn et mademoiselleVelléda sa fille n’avaient pas une haute opinion du courage deGildas Pakou, le garçon de magasin. – Comment Gildas, qui netrouvait pas le quartier Saint-Denis pacifique ce jour-là, eut peurd’être séduit et violenté par une jolie fille, et s’étonna fort devoir certaines marchandises apportées dans la boutique de l’Épée deBrennus.

 

Pendant que M. Lebrenn avait eu avecM. de Plouernel l’entretien précédent, la femme et lafille du marchand occupaient, selon l’habitude, le comptoir dumagasin.

Madame Lebrenn, pendant que sa fille brodait,vérifiait les livres de commerce de la maison. C’était une femme dequarante ans, d’une taille élevée ; sa figure, à la fois graveet douce, conservait les traces d’une beauté remarquable ; ily avait dans l’accent de sa voix, dans son attitude, dans saphysionomie, quelque chose de calme, de ferme, qui donnait unehaute idée de son caractère ; en la voyant on aurait pu serappeler que nos mères avaient part aux conseils de l’État dans lescirconstances graves, et que telle était la vaillance de cesmatrones, que Diodore de Sicile s’exprime ainsi :

« Les femmes de la Gaule nerivalisent pas seulement avec les hommes par la grandeur de leurtaille, elles les égalent par la force de l’âme. » Tandisque Strabon ajoute ces mots significatifs : « LesGauloises sont fécondes et bonnes éducatrices. »

Mademoiselle Velléda Lebrenn était assise àcôté de sa mère. En voyant cette jeune fille pour la première fois,l’on restait frappé de sa rare beauté, d’une expression à la foisfière, ingénue et réfléchie ; rien de plus limpide que le bleude ses yeux, rien de plus éblouissant que son teint, rien de plusnoble que le port de sa tête charmante, couronnée de longuestresses de cheveux bruns, brillants, çà et là, de reflets dorés.Grande, svelte et forte sans être virile, sa taille étaitaccomplie ; l’ensemble et le caractère de cette beautéfaisaient comprendre le caprice paternel du marchand, donnant à sonenfant le nom de Velléda, nom d’une femme illustre,héroïque dans les annales patriotiques des Gaules ; l’on sefigurait mademoiselle Lebrenn le front ceint de feuilles de chêne,vêtue d’une longue robe blanche à ceinture d’airain, et faisantvibrer la harpe d’or des druides, ces admirables éducateurs de nospères, qui, les exaltant par la pensée de l’immortalité de l’âme,leur enseignaient à mourir avec tant de grandeur et desérénité ! On pouvait retrouver encore dans mademoiselleLebrenn le type superbe de ces Gauloises vêtues de noir, aubras si blanc et si fort (dit Ammien-Marcellin[15]), qui suivaient leurs maris à labataille, avec leurs enfants dans leurs chariots de guerre,encourageant les combattants de la voix et du geste, se mêlant àeux dans la défaite, et préférant la mort à l’esclavage et à lahonte.

Ceux qui n’évoquaient pas ces tragiques etglorieux souvenirs du passé voyaient dans mademoiselle Lebrenn unebelle jeune fille de dix-huit ans, coiffée de ses magnifiquescheveux bruns, et dont la taille élégante se dessinait à ravir sousune jolie robe montante de popeline bleu tendre, que rehaussait unepetite cravate de satin orange nouée autour de sa fraîche etblanche collerette.

Pendant que madame Lebrenn vérifiait seslivres de commerce, et que sa fille continuait de broder en causantavec sa mère, Gildas Pakou, le garçon de magasin, se tenait sur leseuil de la porte, inquiet, troublé, si troublé, qu’il ne songeaitplus, selon son habitude, à citer, çà et là, quelques passages deses chères chansons bretonnes.

Le digne garçon n’était préoccupé que d’unechose, du contraste étrange qu’il trouvait entre la réalité et lespromesses de sa mère, celle-ci lui ayant annoncé la rue Saint-Denisen général et la demeure de M. Lebrenn en particulier, commedes lieux calmes et pacifiques par excellence.

Soudain Gildas se retourna et dit à madameLebrenn d’une voix alarmée :

– Madame ! madame !entendez-vous ?

– Quoi ; Gildas ? – demanda lafemme du marchand en continuant d’écrire tranquillement.

– Mais, madame, c’est le tambour… tenez…Et puis… ah ! mon Dieu !… il y a des hommes quicourent !

– Eh bien, Gildas, – dit madame Lebrenn,– laissez-les courir.

– Ma mère, c’est le rappel, – dit Vellédaaprès avoir un instant écouté. – On craint sans doute quel’agitation qui règne dans Paris depuis hier n’augmenteencore ?

– Jeanike, – dit madame Lebrenn à saservante, – il faut préparer l’uniforme de monsieur Lebrenn ;il le demandera peut-être à son retour.

Oui, madame… j’y vais, – dit Jeanike endisparaissant par l’arrière-boutique.

– Gildas, – reprit madame Lebrenn, – vouspouvez apercevoir d’ici la porte Saint-Denis ?

Oui, madame, répondit Gildas entremblant ; – est-ce qu’il faudrait y aller ?

– Non… rassurez-vous ; dites-nousseulement s’il y a beaucoup de monde rassemblé de ce côté.

– Oh ! oui, madame, – réponditGildas en allongeant le cou ; – c’est une vraie fourmilière…Ah ! mon Dieu ! madame… madame… Ah ! monDieu !…

– Allons ! quoi encore…Gildas ?

– Ah ! madame… là-bas… les tambours…ils allaient détourner la rue…

– Eh bien ?

– Des hommes en blouse viennent de lesarrêter et de crever leurs tambours… Tenez, madame, voilà tout lemonde qui court de ce côté-là… Entendez-vous comme on crie,madame ?… Si l’on fermait la boutique ?…

– Allons, décidément, vous n’êtes pastrès-brave, Gildas, – dit en souriant mademoiselle Lebrenn sanscesser de s’occuper de sa broderie.

À ce moment, un homme en blouse, traînantpéniblement une petite charrette à bras, qui semblait pesammentchargée, s’arrêta devant le magasin, rangea la voiture au long dutrottoir, entra dans la boutique, et dit à la femme dumarchand :

– Monsieur Lebrenn, madame ?

– C’est ici, monsieur.

– Ce sont quatre ballots que je luiapporte.

– De toile, sans doute ? – demandamadame Lebrenn.

– Mais, madame… je le crois, – réponditle commissionnaire en souriant.

– Gildas, – reprit-elle en s’adressant audigne garçon, qui jetait dans la rue des regards de plus en pluseffarés, – aidez monsieur à transporter ces ballots dansl’arrière-boutique.

Le commissionnaire et Gildas déchargèrent lesballots, longs et épais rouleaux enveloppés de grosse étoffegrise.

– Ça doit être de la toile fièrementserrée, – dit Gildas en aidant avec effort le voiturier à apporterle dernier de ces colis, – car ça pèse… comme du plomb.

– Vrai ? vous trouvez, moncamarade ? – dit l’homme en blouse en regardant fixementGildas, qui baissa modestement les yeux et rougit beaucoup.

Le voiturier, s’adressant alors à madameLebrenn, lui dit :

– Voilà ma commission faite,madame ; je vous recommande surtout de ne pas faire mettre cesballots dans un endroit humide ou près du feu, en attendant leretour de monsieur Lebrenn ; ces toiles sont très…très-susceptibles.

Et ce disant, le voiturier essuya son frontbaigné de sueur.

– Vous avez dû avoir bien de la peine àapporter tout seul ces ballots ? – lui dit madame Lebrenn avecbonté, et ouvrant le tiroir qui lui servait de caisse, elle y pritune pièce de dix sous, qu’elle fit glisser sur le comptoir. –Veuillez prendre ceci pour vous.

– Je vous rends mille grâces, madame, –répondit en souriant le voiturier ; – je suis payé.

– Les commissionnaires rendent millegrâces et refusent des pourboires ! – se dit Gildas. –Étonnante… étonnante maison que celle-ci !…

Madame Lebrenn, assez surprise de la manièredont le refus du voiturier était formulé, leva les yeux, et vit unhomme de trente ans environ, d’une figure agréable, et qui avait,chose assez rare chez un porte-faix, les mains très-blanches,très-soignées, et une très-belle bague chevalière en or au petitdoigt.

– Pourriez-vous me dire, monsieur, – luidemanda la femme du marchand, – si aujourd’hui l’agitation augmentebeaucoup dans Paris ?

– Beaucoup, madame ; c’est à peinesi l’on peut circuler sur le boulevard… Les troupes arrivent detoutes parts ; il y a de l’artillerie mèche allumée ici près,en face le Gymnase… J’ai rencontré deux escadrons de dragons enpatrouille, la carabine au poing… On bat partout le rappel… quoiquela garde nationale se montre fort peu empressée… Mais, pardon,madame, – ajouta le voiturier en saluant très-poliment madameLebrenn et sa fille ; – voici bientôt quatre heures… Je suispressé.

Il sortit, s’attela de nouveau à sa charretteet repartit rapidement.

En entendant parler de l’artillerie,stationnant dans le voisinage, mèche allumée, les étonnements deGildas devinrent énormes ; cependant, partagé entre la crainteet la curiosité, il hasarda de jeter un nouveau coup d’œil danscette terrible rue Saint-Denis, si voisine de l’artillerie.

Au moment où Gildas avançait le cou hors de laboutique, la jeune fille qui avait déjeuné chezM. de Plouernel, et improvisait de si folles chansons,sortait de l’allée de la maison où logeait Georges Duchêne, qui, onl’a dit, demeurait en face du magasin de toile.

Pradeline avait l’air triste,inquiet ; après avoir fait quelques pas sur le trottoir, elles’approcha autant qu’elle put de la boutique de M. Lebrenn,afin d’y jeter un regard curieux, malheureusement arrêté par lesrideaux de vitrage. La porte, il est vrai, étaitentr’ouverte ; mais Gildas, s’y tenant debout, l’obstruaitentièrement. Cependant Pradeline tâcha, sans se croire remarquée,de voir dans l’intérieur du magasin. Gildas, depuis quelquesinstants, observait avec une surprise croissante la manœuvre de lajeune fille ; il s’y trompa, et se crut le but des regardsobstinés de Pradeline ; le pudique garçon baissa les yeux,rougit jusqu’aux oreilles : sa modestie alarmée lui disait derentrer dans le magasin, afin de prouver à cette effrontée le casqu’il faisait de ses agaceries ; mais un certain amour-proprele retenait cloué au seuil de la porte, et il se disait plus quejamais :

– Ville étonnante que celle-ci, où, nonloin d’une artillerie dont la mèche est allumée, les jeunes fillesviennent dévorer les garçons des yeux !

Il aperçut alors Pradeline traverser denouveau la rue et entrer dans un café voisin.

– La malheureuse ! elle va sansdoute boire des petits verres pour s’étourdir… Elle est capablealors de venir me relancer jusque dans la boutique…… BonDieu !… que diraient madame Lebrenn etmademoiselle ?…

Un nouvel incident coupa court, pour unmoment, aux chastes appréhensions de Gildas. Il vit s’arrêterdevant la porte un camion à quatre roues, traîné par un vigoureuxcheval, et contenant trois grandes caisses plates, hautes de sixpieds environ, et sur lesquelles on lisait :Très-fragile… Deux hommes en blouse conduisaient cettevoiture : l’un, nommé Dupont, avait paru de très-bon matindans la boutique, afin d’engager M. Lebrenn à ne pas allervisiter sa provision de poivre ; l’autre portait uneépaisse barbe grise. Ils descendirent de leur siège, et Dupont, lemécanicien, entra dans la boutique, salua madame Lebrenn, et luidit :

– Monsieur Lebrenn n’y est pas,madame ?

– Non, monsieur.

– Ce sont trois caisses de glaces quenous lui apportons.

– Très-bien, monsieur, – répondit madameLebrenn.

Et, appelant Gildas :

– Aidez ces messieurs à entrer ces glacesici.

Le garçon de magasin obéit tout en sedisant :

– Étonnante maison !… Trois caissesde glaces… et d’un poids !… Il faut que le patron, sa femme etsa fille aiment fièrement à se mirer…

Dupont et son compagnon à barbe grise venaientd’aider Gildas à placer les caisses dans l’arrière-magasin, d’aprèsl’indication de madame Lebrenn, lorsqu’elle lui dit :

– Sait-on quelque chose de nouveau,monsieur ? Le mouvement dans Paris se calme-t-il ?

– Au contraire, madame… ça chauffe… çachauffe, – répondit Dupont avec un air de satisfaction à peinedéguisée. – On commence à élever des barricades au faubourgSaint-Antoine… Cette nuit les préparatifs… demain la bataille…

À peine Dupont achevait-il ces mots, qu’onentendit au dehors et au loin un grand tumulte et un formidablebruit de voix criant : Vive laréforme !

Gildas courut à la porte.

– Dépêchons-nous, – dit Dupont à soncompagnon ; – on prendrait notre camion comme noyau d’unebarricade… Ce serait trop tôt ; nous avons encore despratiques à servir… – Puis, saluant madame Lebrenn : – Biendes choses à votre mari, madame.

Les deux hommes sautèrent sur le siège de leurcamion, fouettèrent leur cheval, et s’éloignèrent dans unedirection opposée à celle de l’attroupement.

Gildas avait suivi des yeux ce nouveaumouvement de la foule avec une inquiétude croissante ; il vittout à coup Pradeline sortir du café où elle était entrée, et sediriger vers le magasin, tenant une lettre à la main.

– Quelle enragée !… elle vient dem’écrire ! – pensa Gildas. – La malheureuse m’apporte salettre !… Une déclaration !… Je suis déshonoré aux yeuxde mes patrons !…

De sorte que Gildas éperdu referma vivement laporte du magasin, lui donna un tour de clef et se tint coi auprèsdu comptoir.

– Eh bien, – lui dit madame Lebrenn, –pourquoi fermez-vous ainsi cette porte, Gildas ?

– Madame, c’est plus prudent. Je viens devoir venir là-bas une bande d’hommes… dont la mine effrayante…

– Allons, Gildas, vous perdez latête ! Ouvrez cette porte.

– Mais, madame…

– Faites ce que je vous dis… Tenez,justement, il y a quelqu’un qui essaye d’entrer… Ouvrez donc cetteporte…

– C’est cette enragée avec sa lettre, –pensa Gildas plus mort que vif. – Ah ! pourquoi ai-je quittéma tranquille petite ville d’Auray ?…

Et il ouvrit la porte avec un grand battementde cœur ; mais au lieu de voir apparaître la jeune fille avecsa lettre, il se trouva en face de M. Lebrenn et de sonfils.

Chapitre 8

 

Comment M. Lebrenn, son fils, safemme et sa fille se montrent dignes de leur race.

 

Madame Lebrenn fut surprise et heureuse à lavue de son fils qu’elle n’attendait pas, le croyant à son École ducommerce. Velléda embrassa tendrement son frère, tandis que lemarchand serrait la main de sa femme.

Sacrovir Lebrenn, par son air résolu, semblaitdigne de porter le glorieux nom de son patron, l’un des plus grandspatriotes gaulois dont l’histoire fasse mention.

Le fils de M. Lebrenn était un grand etrobuste garçon de dix-neuf ans passés, d’une figure ouverte,bienveillante et hardie ; une barbe naissante ombrageait salèvre et son menton ; ses joues pleines étaient vermeilles etanimées par l’émotion : il ressemblait beaucoup à sonpère.

Madame Lebrenn embrassa son fils et luidit :

– Je ne m’attendais pas au plaisir de tevoir aujourd’hui, mon enfant.

– Je l’ai été chercher à son école, –reprit le marchand. – Tu sauras tout à l’heure pourquoi, ma chèreHénory.

– Sans être inquiètes, – reprit madameLebrenn en s’adressant à son mari, – Velléda et moi, nous nousétonnions de ne pas te voir rentrer… Il paraît que l’agitationaugmente dans Paris… Tu sais qu’on a battu le rappel ?

– Oh ! mère ! – s’écriaSacrovir, l’œil étincelant d’enthousiasme, – Paris a la fièvre… Ondevine que tous les cœurs battent plus fort. Sans se connaître, onse cherche, on se comprend du regard ; dans chaque rue ce sontd’ardentes paroles… de patriotiques appels aux armes… Ça sent lapoudre, enfin !… Ah ! mère ! mère !… – ajoutale jeune homme avec exaltation ; – comme c’est beau le réveild’un peuple !…

– Allons, calmez-vous, enthousiaste, –dit madame Lebrenn en souriant.

Et elle étancha avec son mouchoir la sueurdont était mouillé le front de son fils. Pendant ce temps,M. Lebrenn embrassait sa fille.

– Gildas, – dit le marchand, – on a dûapporter des caisses pendant mon absence ?

– Oui, monsieur, de la toile et desglaces ; elles sont dans l’arrière-boutique.

– Bien… laissez-les là, et surtoutgardez-vous d’approcher du feu les ballots de toile.

– C’est donc inflammable comme dumadapolam ? de la mousse-lien ? de la gaze ? – pensaGildas ; – et pourtant c’est lourd comme du plomb… Encore unechose étonnante !

– Ma chère amie, – dit M. Lebrenn àsa femme, – nous avons à causer ; veux-tu que nous montionschez toi avec les enfants, pendant que Jeanike mettra le couvert,car il est tard ?… Vous, Gildas, vous mettrez les contreventsde la boutique ; nous aurions peu d’acheteurs ce soir.

– Fermer la boutique ! ah !monsieur, combien vous avez raison ! – s’écria Gildas avecenchantement. – C’est depuis tantôt mon idée fixe.

Et comme il s’encourait pour obéir aux ordresdu marchand, celui-ci lui dit :

– Un moment, Gildas ; vous neposerez pas les contrevents à la porte d’entrée, car plusieurspersonnes doivent venir nous demander. Vous ferez attendre cespersonnes dans l’arrière-boutique, et vous me préviendrez.

– Oui, monsieur, – répondit Gildas ensoupirant ; car il eût préféré voir le magasin complètementfermé et la porte garnie de ses bonnes barres de fer fortementboulonnées à l’intérieur.

– Maintenant, chère amie, – ditM. Lebrenn à sa femme, – nous allons monter chez toi.

La nuit était déjà presque noire.

La famille du marchand se rendit au premierétage, et se réunit dans la chambre à coucher de M. et demadame Lebrenn.

Celui-ci dit alors à sa femme d’une voixgrave :

– Ma chère Hénory, nous sommes à laveille de grands événements.

– Je le crois, mon ami, – répondit madameLebrenn d’un air pensif.

– Voici, mon amie, le résumé de lasituation d’aujourd’hui, – poursuivit M. Lebrenn. – Tu dois laconnaître pour juger ma résolution, la combattre si elle te sembleinjuste et mauvaise, l’encourager si elle te semble juste etbonne.

– Je t’écoute, mon ami, – répondit madameLebrenn, calme, sérieuse, réfléchie, comme nos mères lors de cesconseils solennels où elles voyaient souvent leur avisprévaloir.

M. Lebrenn reprit ainsi :

– Hier, monsieur Barrot et ses compères,après avoir agité la France pendant trois mois, avaient appelé lepeuple dans la rue ; ces intrépides agitateurs n’ont pas osévenir à leur rendez-vous… Le peuple y est venu pour constater sondroit de réunion et faire lui-même ses affaires… On dit ce soir quele roi a pris pour ministres monsieur Barrot et ses compères… Nousne descendons pas dans la rue pour faire ministre cet hommeridicule, la marionnette de M. Thiers. Ce que nous voulons, ceque le peuple veut, c’est renverser le trône, c’est la république,c’est la souveraineté pour tous… des droits politiques pour tous…afin d’assurer à tous éducation, bien-être, travail, crédit,moyennant courage et probité !… Voilà ce que nous voulons,femme !… Est-ce juste ou injuste ?

– C’est juste ! – dit madame Lebrennd’une voix ferme et convaincue. – C’est juste !

– Je t’ai dit ce que nous voulions, –poursuivit M. Lebrenn ; – voici ce que nous ne voulonsplus… Nous ne voulons plus que deux cent mille électeursprivilégiés décident seuls du sort de trente-quatre millions deprolétaires ou petits propriétaires ; de même qu’uneimperceptible minorité conquérante, romaine ou franque, a spolié,asservi exploité nos pères pendant vingt siècles… Non, nous nevoulons pas plus de la féodalité électorale ou industrielle que dela féodalité des conquérants ! Femme ! est-ce juste ouinjuste ?

– C’est juste ! car le servage,l’esclavage, s’est perpétué de nos jours, – reprit madame Lebrennavec émotion. – C’est juste ; car je suis femme, et j’ai vudes femmes, esclaves d’un salaire insuffisant, mourir à la peine,épuisées par l’excès du travail et par la misère… C’estjuste ! – car je suis mère, et j’ai vu des filles, esclaves decertains fabricants, forcées de choisir entre le déshonneur et lechômage… c’est-à-dire le manque de pain !… C’est juste !car je suis épouse, et j’ai vu des pères de famille, commerçantsprobes, laborieux, intelligents, esclaves et victimes du caprice oude la cupidité usuraire de leurs seigneurs les gros capitalistes,tomber dans la faillite, la ruine et le désespoir… Enfin, tarésolution est juste et bonne, mon ami, – ajouta madame Lebrenn entendant la main à son mari, – parce que, assez heureux jusqu’icipour échapper à bien des maux, ton devoir est de te dévouer àl’affranchissement de nos frères qui souffrent des malheurs dontnous sommes exempts.

– Vaillante et généreuse femme ! turedoubles mes forces et mon courage, – dit le marchand en serrantla main de madame Lebrenn avec effusion. – Je n’attendais pas moinsde toi… Maintenant, un dernier mot… Ces droits si justes que nousréclamons pour nos frères, il faudra, comme toujours, les conquérirpar la force, par les armes…

– Je le crois, mon ami.

– Aussi, – reprit le marchand, – cettenuit, des barricades… demain, au point du jour, la bataille… Voilàpourquoi j’ai été chercher notre fils à son école…M’approuves-tu ?… Veux-tu qu’il reste ?

– Oui ! – reprit madameLebrenn ; – la place de ton fils est à tes côtés…

– Oh ! merci, mère ! – s’écriale jeune homme en sautant au cou de madame Lebrenn, qui le serracontre son sein.

– Vois donc, mon père, – dit Velléda aumarchand avec un demi-sourire en montrant Sacrovir du regard ;– il est aussi content que si on lui donnait congé…

– Mais, dis-moi, mon ami, – reprit madameLebrenn en s’adressant au marchand, – la barricade où, toi et monfils, vous vous battrez… sera-t-elle près d’ici ? dans cetterue ?

– À notre porte… – réponditM. Lebrenn. – C’est convenu… Nos amis me gâtent.

– Ah ! tant mieux ! – ditmadame Lebrenn ; – nous serons là… près de vous.

– Ma mère, – reprit Velléda, – ne nousfaudra-t-il pas cette nuit préparer du linge ?… de lacharpie ?… Il y aura beaucoup de blessés.

– J’y pensais, mon enfant. Notre magasinservira d’ambulance.

– Oh ! ma mère !… masœur !… – s’écria le jeune homme, – nous battre… sous vosyeux, pour la liberté !… Quelle ardeur cela donne !…Hélas ! – ajouta-t-il après un instant de réflexion, –pourquoi faut-il que ce soit entre frères… qu’on sebatte ?…

– Cela est triste, mon enfant, – réponditen soupirant M. Lebrenn. – Ah ! que le sang versé danscette lutte fratricide retombe sur ceux-là qui forcent un peuple àrevendiquer ses droits par les armes… comme nous le ferons demain,comme l’ont fait nos pères, presque à chaque siècle de notrehistoire ! et souvent deux ou trois fois par siècle, lesvaillants qu’ils étaient ! Aussi, mes enfants, bénissons leurmémoire ignorée ! Il a fécondé le germe de toutes nos libertésle sang de ces héros… de ces martyrs inconnus ! puisque,hélas ! il n’est pas une réforme sociale… politique oureligieuse… qu’ils n’aient été forcés de conquérir par cesterribles insurrections populaires où tant d’eux ontpéri !

– Grâce à Dieu, de nos jours on se bat dumoins sans haine, – reprit le jeune homme. – Le soldat se bat aunom de la discipline… le peuple au nom de son droit. Duel fatal,mais loyal, après lequel les adversaires survivants se tendent lamain.

– Mais comme il n’y a pas que dessurvivants… et que moi ou mon fils pouvons rester sur unebarricade, – reprit M. Lebrenn en souriant, – un dernier mot,mes enfants. Vous le voyez, où d’autres pâliraient d’effroi… noussourions avec sérénité. Pourquoi ? Parce que la mort n’existepas pour nous, parce que, élevés dans la croyance de nos pères, aulieu de voir dans ce qu’on appelle la fin de la vie je ne sais quoide lugubre, d’effroyable, qui éteint à jamais l’existence dans desténèbres éternelles, nous ne voyons, nous, dans la mort quececi : aller retrouver ou attendre un peu plus tôt, un peuplus tard, ceux que nous aimions, et nous réunir à eux de l’autrecôté de ce rideau qui, pendant la première période de notre vieici-bas, nous cache les merveilleux les éblouissants mystères denos existences futures, existences infinies, variées, comme lapuissance divine dont elles émanent. En un mot, nous ne cessons pasde vivre : nous allons vivre ailleurs, dans des pays inconnus…voilà tout[16].

– Cela est tellement l’idée que je mefais de la mort, – s’écria Sacrovir, – que je suis certain demourir avec une incroyable curiosité !… Que de mondesnouveaux ! étranges ! éblouissants à visiter !

– Mon frère a raison, – reprit non moinscurieusement la jeune fille. – Cela doit être sibeau ! si nouveau ! si merveilleux ! Et puis ne sejamais quitter que passagèrement pendant l’éternité !… Quelsvoyages variés, infinis, à faire ensemble… Ah ! quand on songeà cela, ma mère, l’esprit s’égare dans l’impatience de voir et desavoir !

– Allons, allons, curieuse ! pastant d’impatience, – répondit madame Lebrenn en souriant, et avecun accent d’affectueux reproche. – Tu sais, quand tu étaispetite ? je te grondais toujours, lorsque dans ta leçon dedessin tu songeais moins au modèle que tu copiais qu’à celui que tucopierais ensuite… Eh bien, chère enfant ! que ta curiosité,si naturelle d’ailleurs, de savoir ce qu’il y a de l’autre côtédu rideau, comme dit ton père, ne te distraye pas trop de cequ’il y a de ce côté-ci…

– Oh ! sois tranquille, mamère ! – répondit la jeune fille avec effusion. – De cecôté-ci du rideau, il y a toi, il y a mon père, mon frère ;c’est assez pour m’occuper sans distraction…

– Et voilà comme le temps passe àphilosopher ! – dit en riant M. Lebrenn. – Jeanike vavenir nous avertir pour le dîner, et je ne vous aurai rien dit dece que je voulais vous dire… Dans le cas où ma curiosité seraitsatisfaite avant la vôtre… ma chère Hénory ! –ajouta-t-il en s’adressant à sa femme et lui montrant unsecrétaire, – tu trouveras là mes dernières volontés… Tu lesconnais, car nous n’avons qu’un cœur… Ceci, – reprit le marchand entirant de sa poche un pli fermé, mais non cacheté, – concerne notrechère fille, et tu le lui remettras après l’avoir lu.

Velléda rougit légèrement en songeant qu’ils’agissait sans doute de son mariage.

– Quant à toi, mon enfant, – dit lemarchand en s’adressant à son fils, – prends cette clef… – et il ladétacha de la chaîne de sa montre. – C’est la clef de la chambreaux volets fermés, dans laquelle ta mère et moi sommes seuls entrésjusqu’ici… Le 11 septembre de l’année prochaine, tu aurasvingt-et-un ans accomplis ; ce jour, mais pas avant, tuouvriras cette porte… Entre autres objets, tu trouveras dans cecabinet un écrit que tu liras… Il t’apprendra par suite de quelleimmémoriale tradition de famille… car, – ajouta M. Lebrenn ens’interrompant et en souriant, – nous autres plébéiens, nous autresconquis, nous avons aussi nos archives, archives du prolétairesouvent aussi glorieuses, crois-moi, que celles de nos conquérants…Tu verras, dis-je, par suite de quelle tradition de notre famille,à l’âge de vingt-et-un ans, le fils aîné, ou à défaut de fils, lafille aînée, ou notre plus proche parente, prend connaissance deces archives et des divers objets qui y sont rassemblés…Maintenant, mes amis, – ajouta M. Lebrenn d’une voix émue ense levant et tendant les bras à sa femme et à ses enfants, – undernier embrassement… Nous pouvons avant demain être passagèrementséparés… et la possibilité d’une séparation attriste toujours unpeu.

Ce fut un tableau touchant… M. Lebrenntendit les bras à ses enfants et à sa femme, qui se suspendit à soncou, pendant qu’il entourait sa fille de son bras droit et son filsde son bras gauche. Il les serra passionnément contre sa poitrine,et ceux-ci, à leur tour, enlaçaient leur mère dans une seuleétreinte.

Ce groupe touchant, symbole de la famille,resta quelques moments silencieux ; on n’entendit que le bruitdes baisers échangés. Puis, cette dette payée à la nature, malgréun stoïcisme puisé dans la foi à une existence éternelle, cetteémotion calmée, ce groupe se délia, les têtes se redressèrentcalmes, mais attendries : la mère et la fille, graves etsérieuses ; le père et le fils, tranquilles et résolus.

– Et maintenant, – reprit le marchand, –à la besogne, mes enfants… Toi, femme, tu t’occuperas avec ta filleet Jeanike de préparer du linge et de faire de la charpie… Moi etSacrovir, en attendant l’heure où les barricades doivent s’éleversimultanément dans tous les quartiers de Paris, nous déballeronsles cartouches et les armes que bon nombre de nos frères viendrontchercher ici.

– Mais, ces armes, mon ami, – demandamadame Lebrenn, – où sont-elles ?

– Ces caisses, – dit le marchand ensouriant ; – ces caisses et ces ballots de tantôt ?…

– Ah ! je comprends ! – repritmadame Lebrenn. – Mais il te faudra maître Gildas dans taconfidence… C’est sans doute un honnête garçon… Cependant necrains-tu pas…

– À cette heure, chère Hénory, le masqueest levé ; il n’y a pas à craindre une indiscrétion… Si cepauvre Gildas a peur, je lui offrirai une retraite sûre dans lacave… ou au grenier… Maintenant, allons dîner ; et ensuite,toi et ta fille, vous remonterez ici préparer tout pourl’ambulance, avec Jeanike… Nous resterons au magasin, moi etSacrovir… car nous aurons cette nuit nombreuse compagnie !

Le marchand et sa famille descendirent dansl’arrière-boutique, où ils dînèrent en hâte.

L’agitation allait croissant dans larue ; on entendait au loin ce grand murmure de la foule,sourd, menaçant, comme le bruit lointain de la tempête sur lesvagues. Quelques fenêtres de la rue étaient illuminées en l’honneurdu changement de ministère ; mais quelques amis deM. Lebrenn, qui entrèrent et sortirent plusieurs fois afin delui rendre compte du mouvement, annonçaient que ces concessions dela royauté témoignaient de sa faiblesse, que la nuit seraitdécisive, que partout le peuple s’armait en entrant dans lesmaisons et y demandant des fusils ; après quoi l’on écrivaitsur la porte à la craie : Armes données…

Le dîner terminé, madame Lebrenn, sa fille etla servante remontèrent chez elles, au premier étage, donnant surla rue : le marchand, son fils et Gildas restèrent dansl’arrière-magasin.

Gildas était doué par la nature d’un robusteappétit ; cependant il ne dîna pas ; son inquiétudeaugmentait à chaque instant, et plus que jamais il disait tout basà Jeanike ou à lui-même :

– Étonnante maison !… étonnanterue !… étonnante ville que celle-ci…

– Gildas ! – lui ditM. Lebrenn, – apportez-moi un marteau et un ciseau ;j’ouvrirai ces caisses avec mon fils, pendant que vous ouvrirez cesballots.

– Ces ballots de toile,monsieur ?

– Oui… Éventrez d’abord leur enveloppeavec un couteau.

Et le marchand, ainsi que Sacrovir, munis demarteaux et de ciseaux, commencèrent à marteler vigoureusement lescaisses, pendant que Gildas, ayant placé un des gros rouleaux parterre, s’agenouilla, se préparant à l’ouvrir.

– Monsieur ! – s’écria-t-il soudain,effrayé des violents coups de marteau que donnait M. Lebrennsur les caisses. – Mais, monsieur, s’il vous plaît, prenez doncgarde… il y a écrit sur les caisses : Très-fragile…Vous allez mettre les glaces en morceaux !

– Soyez tranquille, Gildas, – reprit enriant M. Lebrenn, tout en cognant à tour de bras, – cesglaces-là sont solides.

– Elles sont étamées à fer et à plomb,mon ami Gildas, – ajouta Sacrovir en frappant à coupsredoublés.

– De plus en plus étonnant ! –murmura Gildas en s’agenouillant devant le ballot, afin del’éventrer. Pour voir plus clair à sa besogne, il prit une lumière,et la plaça sur le plancher à côté de lui. Il commençait à découdrela grosse enveloppe de toile grise, lorsque M. Lebrenn,s’apercevant seulement alors de l’illumination que s’était ménagéele garçon de magasin, s’écria :

– Ah ça ! Gildas, vous êtes doncfou ? Remettez vite cette lumière sur la table… Diable !vous nous feriez sauter, mon garçon !

– Sauter, monsieur ! – s’écriaGildas effrayé, en sautant lui-même, et de ce bond s’éloignant duballot, pendant que Sacrovir replaçait la lumière sur la table. –Pourquoi sauterais-je ?

– Parce que ces ballots contiennent descartouches, mon garçon ; ainsi faites attention.

– Des cartouches ! – s’écria Gildasen reculant de plus en plus effrayé, tandis que le marchand prenaitdeux fusils de munitions dans la caisse qu’il venait d’ouvrir, etque son fils y puisait une ou plusieurs paires de pistolets et descarabines.

À la vue de ces armes, se sachant entouré decartouches, Gildas eut un éblouissement, devint d’une pâleurextrême, s’appuya sur une table et se dit :

– Étonnante maison ! où les ballotsde toile sont des cartouches ! les glaces des fusils et despistolets !…

– Mon bon Gildas, – lui ditaffectueusement M. Lebrenn, – il n’y a aucun danger à déballerces armes et ces munitions. Voilà tout ce que j’attends de vous…Cela fait, vous pourrez, si bon vous semble, descendre dans la caveou monter au grenier, et y rester en sûreté jusqu’après labataille ; car je dois vous en avertir, Gildas, il y aurabataille au point du jour… Seulement, une fois dans la retraite devotre choix, ne mettez le nez ni à la lucarne ni au soupiraillorsque vous entendrez la fusillade… car souvent les balless’égarent…

Ces mots de balles égarées, de bataille, defusillade, achevèrent de plonger Gildas dans une sorte de vertigetrès-concevable ; il ne s’attendait pas à trouver le quartierSaint-Denis si belliqueux. D’autres événements vinrent redoublerles terreurs de Gildas… De nouvelles rumeurs, d’abord lointaines,se rapprochèrent et éclatèrent enfin avec une telle furie, queGildas, M. Lebrenn et son fils, presque alarmés, coururent àla porte de la boutique pour voir ce qui se passait dans larue.

Chapitre 9

 

Comment une charretée de cadavres, ayanttraversé la rue Saint-Denis, M. Lebrenn, son fils, Georges lemenuisier, et leurs amis, élevèrent une formidable barricade. – Del’inconvénient d’aimer trop les montres d’or et la monnaie,démontré par les raisonnements et par les actes du pèreBribri, du jeune Flamèche et d’unforgeron, aidés de plusieurs autres scrupuleuxprolétaires.

 

Lorsque M. Lebrenn, son fils et Gildas,accoururent à la porte de la boutique, attirés par le bruit et letumulte croissant, la rue était déjà encombrée par la foule.

Les fenêtres s’ouvraient et se garnissaient decurieux. Soudain des reflets rougeâtres vacillants éclairèrent lafaçade des maisons. Un immense flot de peuple, toujoursgrossissant, accompagnait et précédait ces sinistres clartés. Lesclameurs devenaient de plus en plus terribles. On distinguaitparfois, dominant le tumulte, les cris :

– Aux armes ! vengeance !

À ces cris répondaient des exclamationsd’horreur. Des femmes, attirées aux croisées par ces rumeurs, serejetaient en arrière avec épouvante, comme pour échapper à quelqueeffrayante vision…

Le marchand et son fils, le cœur serré, lasueur au front, pressentant quelque horrible spectacle, se tenaientau seuil de leur porte.

Enfin le funèbre cortège parut à leursyeux.

Une foule innombrable d’hommes en blouse, enhabit bourgeois, en uniforme de garde nationale, brandissant desfusils, des sabres, des couteaux, des bâtons, précédaient un camionde diligence lentement traîné par un cheval et entouré d’hommesportant des torches.

Dans cette charrette était entassé un monceaude cadavres.

Un homme, d’une taille énorme, coiffé d’unberret écarlate, nu jusqu’à la ceinture, la poitrine déchirée parune blessure récente, se tenait debout sur le devant du camion, etsecouait une torche enflammée.

On l’eût pris pour le génie de la vengeance etde l’insurrection.

À chaque mouvement de sa torche, il éclairaitde lueurs rouges ici des têtes blanches de vieillards souillées desang, là le buste d’une femme, aux bras pendants et ballottantscomme sa tête livide et ensanglantée, que voilaient à demi seslongs cheveux dénoués.

De temps à autre l’homme au berret écarlatesecouait sa torche et s’écriait d’une voix tonnante :

– On massacre nos frères !Vengeance !… Aux barricades !… aux armes !

Et des milliers de voix, frémissantesd’indignation et de colère, répétaient :

– Vengeance !… auxbarricades !… aux armes !…

Et des milliers de bras, ceux-ci armés,ceux-là désarmés, se dressaient vers le ciel sombre et orageux,comme pour le prendre à témoin de ces serments vengeurs.

Et la foule exaspérée que recrutait ce funèbrecortège allait toujours grossissant. Il avait passé comme unesanglante vision devant le marchand et son fils. Leur premièreimpression fut si douloureuse, qu’ils ne purent trouver uneparole ; leurs yeux se remplirent de larmes en apprenant quece massacre de gens inoffensifs et désarmés avait eu lieu sur leboulevard des Capucines.

À peine la voiture de cadavres eut-elledisparu, que M. Lebrenn saisit une des barres de fer de lafermeture de son magasin, la brandit comme un levier au-dessus desa tête, et s’écria en s’adressant à la foule indignée :

– Amis !… la royauté engage labataille en massacrant nos frères !… Que leur sang retombe surcette royauté maudite ! que ce sang l’étouffe à jamais !…Assez de rois !… assez de tueurs de peuple !… Auxbarricades !… aux armes !… Vive la république !…

Et le marchand, ainsi que son fils,soulevèrent les premiers pavés. Ces paroles, cet exemple, furentélectriques, et des cris mille fois répétés répondirent :

– Aux armes !… Auxbarricades !… À bas les rois !… À bas les tueurs depeuple !… Vive la république !…

En un instant le peuple eut envahi les maisonsvoisines, demandant partout des armes, et des leviers pour dépaverla rue. La première tranchée ouverte, ceux qui ne possédaient nibarres de fer ou de bois, arrachaient les pavés avec leurs mains etleurs ongles.

M. Lebrenn et son fils travaillaient avecardeur à élever une barricade à quelques pas de leur porte,lorsqu’ils furent rejoints par Georges Duchêne, l’ouvriermenuisier, accompagné d’une vingtaine d’hommes armés, composant unedemi-section de la société secrète à laquelle ils étaient affiliés,ainsi que le marchand.

Parmi ces nouveaux combattants se trouvaientles deux voituriers d’armes et munitions apportées à la boutiquedans la journée : l’un était un homme de lettres distingué,l’autre un savant éminent, et Dupont, le mécanicien.

Georges Duchêne s’approcha de M. Lebrennau moment où celui-ci, cessant un instant de travailler à labarricade, distribuait, à la porte de son magasin, les armes et lesmunitions à des hommes du quartier sur lesquels il pouvaitcompter ; tandis que Gildas, dont la poltronnerie s’étaitchangée en héroïsme depuis l’apparition de la sinistre charretée decadavres, revenait de la cave avec plusieurs paniers de vin, qu’ilversait aux travailleurs de la barricade pour les réconforter.

Georges, vêtu de sa blouse, portait unecarabine à la main et des cartouches dans un mouchoir serré autourde ses reins. Il dit au marchand :

– Je ne suis pas venu plus tôt, monsieurLebrenn, parce que nous avons eu beaucoup de barricades àtraverser, elles s’élèvent de tous côtés… Je quitte Caussidière etSobrier ; ils s’apprêtent à marcher sur la Préfecture :Leserré, Lagrange, Étienne Arago, doivent, au point du jour,marcher sur les Tuileries et barricader la rue Richelieu ; nosautres amis se sont partagé divers quartiers.

– Et les troupes, Georges ?

– Plusieurs régiments fraternisent avecla garde nationale et le peuple aux cris de Vive la réforme !À bas Louis-Philippe !… Mais la garde municipale et deux outrois régiments de ligne et de cavalerie se montrent hostiles aumouvement.

– Pauvres soldats ! – reprittristement le marchand ; – eux, comme nous, subissent cettefatalité terrible, qui arme les frères les uns contre les autres…Enfin, cette lutte sera peut-être la dernière… Et votre grand-père,Georges, l’avez-vous vu pour le rassurer ?

– Oui, monsieur, je descends à l’instantde chez lui… Malgré son âge et sa faiblesse, il voulaitm’accompagner… Je l’ai décidé à rester chez lui.

– Ma femme et ma fille sont là, – dit lemarchand en montrant à Georges les jalousies du premier étage, àtravers lesquelles on voyait de la lumière ; – elless’occupent à faire de la charpie pour les blessés… On établira uneambulance dans notre magasin.

Tout à coup, ces cris : Auvoleur ! au voleur ! retentirent vers le milieu dela rue, et un homme fuyant à toutes jambes fut bientôt arrêté parcinq ou six ouvriers en blouse et armés de fusils. Parmi eux, l’onremarquait un chiffonnier à longue barbe grise, encore agile etvigoureux ; il était vêtu de haillons, et quoiqu’il portât unmousqueton sous son bras, il gardait toujours sa hotte sur son dos.L’un des premiers il avait arrêté le fuyard, et le tenait au colletd’une main ferme, pendant qu’une femme essoufflée accourait, criantde toutes ses forces :

– Au voleur !… au voleur !…

– Ce cadet-là vous a volé, la petitemère ? – dit le chiffonnier à cette femme.

– Oui, mon brave homme, – répondit-elle.– J’étais sur le pas de ma porte ; cet homme me dit : Lepeuple se soulève, il nous faut des armes. – Monsieur, je n’en aipas, lui ai-je répondu. – Alors il m’a repoussée, est entré malgrémoi dans ma boutique en disant : – Eh bien ! s’il n’y apas d’armes, je veux de l’argent pour en acheter. – En disant cela,il a ouvert mon comptoir, a pris trente-deux francs qui s’ytrouvaient avec une montre d’or. J’ai voulu l’arrêter, il a tiré uncouteau-poignard… heureusement j’ai paré le coup avec ma main…Tenez, voyez comme elle saigne… J’ai redoublé mes cris, et il s’estenfui…

L’accusé était un homme bien vêtu, mais d’unefigure ignoble ; le vice endurci avait laissé sur ses traitsflétris son empreinte ineffaçable.

– Ce n’est pas vrai ! je n’ai pasvolé ! – s’écria-t-il d’une voix enrouée, en se débattant pouréviter d’être fouillé. – Laissez-moi… Et d’ailleurs, est-ce que çavous regarde ?

– Un peu que ça nous regarde, moncadet ! – reprit le chiffonnier en le retenant. – Tu as donnéun coup de poignard à cette pauvre dame après l’avoir volée au nomdu peuple… Minute… faut s’expliquer.

– Voilà déjà la montre, – dit un ouvrieraprès avoir fouillé le voleur.

– La reconnaîtriez-vous,madame ?

– Je crois bien, monsieur ; elle estancienne et très-grosse.

– C’est bien ça, – dit l’ouvrier. –Tenez, la voici.

– Et dans son gilet, – dit un autre encontinuant de fouiller le voleur, – six pièces cent sous et unepièce de quarante sous.

– Mes trente-deux francs ! – s’écriala marchande. – Merci, mes bon messieurs, merci…

– Ah ça ! maintenant ; moncadet ! à nous autres, – reprit le chiffonnier. – Tu as voléet voulu assassiner au nom du peuple, toi, hein ?

– Ah ça, voyons, les amis, sommes-nous,oui ou non, en révolution ? – répondit le voleur d’une voixenrouée en riant d’un air cynique. – Alors, crevons lescomptoirs ! !

– C’est ça que tu appelles la révolution,toi ? – dit le chiffonnier. – Crever les comptoirs ?…

– Tiens…

– Tu crois donc que le peuple s’insurgepour voler… brigand que tu es ?…

– Pourquoi donc alors que vous vousinsurgez, tas de feignants ? C’est peut-être pourl’honneur ? – répondit le voleur avec audace.

Le groupe d’hommes armés (moins lechiffonnier) qui entouraient le voleur se consultèrent un moment àvoix basse. L’un d’eux, avisant une boutique d’épicier à demiouverte, s’y rendit ; deux autres se détachèrent du groupe endisant :

– Il faut en parler à monsieur Lebrenn etlui demander son avis.

Un autre enfin dit quelques mots à l’oreilledu chiffonnier, qui répondit :

– J’en suis… C’est juste… Faudrait çapour l’exemple… Mais, en attendant, envoyez-moi Flamèchepour m’aider à garder ce mauvais Parisien-là.

– Eh ! Flamèche ! – dit unevoix, – viens aider le père Bribri à garder levoleur !

Flamèche accourut. C’était le type du gamin deParis : hâve, frêle, étiolé par la misère, cet enfant, d’unefigure intelligente et hardie, avait seize ans ; il n’enparaissait pas douze. Il portait un mauvais pantalon garance troué,des savates, un bourgeron bleu presque en lambeaux, et était arméd’un pistolet d’arçon. Il arriva en gambadant.

– Flamèche ! – dit le chiffonnier, –ton pistolet est-il chargé ?

– Oui, père Bribri ; deux billes,trois clous et un osselet… J’ai fourré dedans tout mon saintfrusquin.

– Ça suffit pour régalermossieu, s’il bouge… Attention, Flamèche ! le doigtsur la détente… et le canon dans le gilet de mossieu…

– Ça y est, père Bribri.

Et Flamèche introduisit délicatement le canonde son pistolet entre la chemise et la peau du voleur. Le voleur,voulant regimber, Flamèche ajouta :

– Gigottez pas… gigottez pas… vous ferezpartir Azor.

– Flamèche veut dire le chien de sonpistolet, – ajouta le père Bribri, en manière de traduction.

– Mais, farceurs que vous êtes ! –s’écria le voleur en ne bougeant plus, mais commençant de trembler,quoiqu’il tâchât de rire, – qu’est-ce que vous voulez donc mefaire ? Voyons, ça finira-t-il ? Assez blagué commeça…

– Minute, cadet ! reprit lechiffonnier. – Causons un brin… Tu m’as demandé pourquoi nous nousinsurgions… Je vas te le dire, moi… D’abord, ça n’est pas pourcrever des comptoirs et piller les boutiques… Merci !… Laboutique est au marchand, comme mon mannequin est à moi… Chacun sonnégoce et ses objets… Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que çanous embête de voir les vieux comme moi crever de faim au coin desbornes, comme de vieux chiens perdus, quand les forces nousmanquent… Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nous embêtede nous dire que sur cent pauvres filles qui raccrochent le soirsus les trottoirs, il y en a quatre-vingt-quinze que la misère aréduites là… Nous nous insurgeons, mon cadet, parce que ça nousembête de voir des milliers de voyous comme Flamèche,enfants du pavé de Paris, sans feu ni lieu, sans père ni mère,abandonnés à la grâce du diable, et exposés à devenir un jour oul’autre, faute d’un morceau de pain, des voleurs et des assassinscomme toi, mon cadet !…

– Ayez pas peur, père Bribri, – repritFlamèche. – Ayez pas peur… J’ai pas besoin de voler ; je vousaide, vous et les autres négociants en vieilles loques, à déchargervos mannequins et à trayer vos épluchures ; je me paye lesmeilleures, que ces aristos de chiens ont laissées… jefais mon trou dans vos tas de chiffons, et j’y dors comme unPhilippe… Ayez donc pas peur, père Bribri ! j’ai pasbesoin de voler… Moi, si je m’insurge, non d’un nom ! c’estque cela m’embête à la fin… de ne pouvoir pas pêcher de poissonsrouges dans le grand bassin des Tuileries… Et j’en veux pêcher àmort, si nous sommes vainqueurs… Chacun son idée… Vive laréforme !… À bas Louis-Philippe !…

Puis, s’adressant au voleur, qui, voyantrevenir les cinq ou six ouvriers armés, faisait un mouvement pours’échapper :

– Bougez pas, MOSSIEU ! ou je lâcheAzor.

Et il appuya de nouveau son doigt sur ladétente du pistolet.

– Mais qu’est-ce que vous voulez doncfaire de moi ? – s’écria le voleur en blêmissant à la vue destrois ouvriers qui apprêtaient leurs armes, tandis qu’un autre,sortant de chez l’épicier où il était entré, apportait un écriteausur papier gris, fraîchement tracé, au moyen d’un pinceau trempédans du cirage.

Un sinistre pressentiment agita le voleur, ils’écria en se débattant :

– Vous dites que j’ai volé ?… Alors,conduisez-moi chez le commissaire…

– Pas moyen… le commissaire marie safille, – dit le père Bribri. – Il est à la noce.

– Il a mal aux quenottes, – ajoutaFlamèche ; – il est chez le dentiste.

– Amenez le voleur près du bec de gaz, –dit une voix.

– Je vous dis que je veux aller chez lecommissaire ! – répéta ce misérable en se débattant, et il semit à hurler :

– Au secours !… ausecours !

– Si tu sais lire, lis cela… – dit unouvrier en mettant un écriteau sous les yeux du voleur. – Si tu nesais pas lire, il y a là écrit :

FUSILLÉ COMME VOLEUR !

– Fusillé ! – murmura l’homme endevenant livide. – Fusillé ! Grâce !… Au secours !…À l’assassin !… À la garde !… À l’assassin !

– Il faut un exemple pour tes pareils,mon cadet, afin qu’ils ne déshonorent pas l’insurrection dupeuple ! – dit le père Bribri.

– Allons, à genoux, canaille ! – ditau voleur un forgeron qui portait encore son tablier de cuir. – Etvous autres, les amis, apprêtez vos armes !… À genouxdonc ! – répéta-t-il au voleur en le jetant sur le pavé.

Le misérable tomba à genoux, si défaillant, sianéanti par l’épouvante, qu’affaissé sur lui-même, il ne putqu’étendre les mains en avant, et murmurer d’une voixéteinte :

– Oh ! grâce !… Pas lamort !…

– Tu as peur ! – dit le chiffonnier.– Attends, je vas te bander les yeux…

Et détachant son mannequin de dessus sesépaules, le père Bribri en couvrit presque entièrement le condamnéagenouillé, ramassé sur lui-même, et se recula prestement.

Trois coups de fusil partirent…

La justice populaire était faite…

Quelques instants après, attaché par-dessousles épaules au support du bec de gaz, le corps du bandit sebalançait au vent de la nuit, portant cet écriteau attaché à seshabits :

FUSILLÉ COMME VOLEUR !

Chapitre 10

 

Comment M. Lebrenn, son fils, Georgesle menuisier, et leurs amis, défendirent leur barricade. – Ce quevenait faire Pradeline dans cette bagarre et ce qu’il lui advint. –Oraison funèbre de Flamèche par le père Bribri. – Comment legrand-père la Nourrice fut amené à jeter sonbonnet de coton sur la troupe du haut de sa mansarde. – Entretienphilosophique du père Bribri, qui avait une jambe cassée, et d’ungarde municipal ayant les reins brisés. – Comment celui-ci trouvaque le père Bribri avait de bien bon tabac dans sa tabatière. –Dernière improvisation de Pradeline sur l’air dela Rifla.– Comment, ensuite d’une charge de cavalerie, le colonelde Plouernel fit un cadeau à M. Lebrenn au moment où laRépublique était proclamée à l’Hôtel de ville.

 

Peu de temps après l’exécution du voleur, lejour commença de poindre.

Soudain, des hommes placés en éclaireurs auxangles des rues avoisinant la barricade qui s’élevait presque à lahauteur des croisées de l’appartement de M. Lebrenn, sereplièrent en criant : Aux armes ! après avoir tiré leurcoup de fusil.

Aussitôt on entendit des tambours, muetsjusqu’alors, battre la charge, et deux compagnies de gardemunicipale, débouchant par la rue latérale, s’avancèrent résolumentpour enlever la barricade. En un instant elle fut intérieurementgarnie de combattants.

M. Lebrenn, son fils, Georges Duchêne etleurs amis se postèrent et armèrent leurs fusils.

Le père Bribri, grand amateur de tabac,prévoyant qu’il n’aurait guère le loisir de priser, puisa unedernière fois dans sa tabatière, saisit son mousqueton ets’agenouilla derrière une sorte de meurtrière ménagée entreplusieurs pavés, tandis que Flamèche, son pistolet à la main,grimpait comme un chat pour atteindre la crête de la barricade.

– Veux-tu descendre, galopin ? et nepas montrer ton nez ! – lui dit le chiffonnier en le tirantpar une jambe. – Tu vas te faire poivrer.

– Ayez donc pas peur, père Bribri, –répondit Flamèche en gigottant et parvenant à se débarrasser del’étreinte du vieillard. – C’est gratis… Je veux me payer unepremière de face… et bien voir…

Et se dressant à mi-corps au-dessus de labarricade, Flamèche tira la langue à la garde municipale, quis’avançait toujours.

M. Lebrenn, se retournant, dit auxcombattants qui l’entouraient :

– Ces soldats sont des frères, aprèstout ; tâchons une dernière fois d’éviter l’effusion dusang.

– Vous avez raison… Essayez toujours,monsieur Lebrenn, – dit le forgeron aux bras nus, en frappant avecl’ongle sur la pierre de son fusil ; – mais ce sera peineperdue… Vous allez voir…

Le marchand monta jusqu’au faîte des pavésamoncelés ; là, appuyé d’une main sur son fusil, et de l’autremain agitant son mouchoir, il fit signe aux soldats qu’il voulaitparlementer.

Les tambours de la troupe cessèrent de battrela charge, et firent un roulement, que suivit un grand silence.

À l’une des fenêtres du premier étage de lamaison du marchand, sa femme, sa fille, à demi cachées par lajalousie, qu’elles soulevaient un peu, se tenaient côte à côte,pâles, mais calmes et résolues. Elles ne quittaient pas des yeuxM. Lebrenn, parlant alors aux soldats, et son fils, qui, sonfusil à la main, avait bientôt gravi la barricade, afin de pouvoir,au besoin, couvrir son père de son corps. Georges Duchêne allaitles rejoindre, lorsqu’il se sentit vivement tiré par sa blouse.

Il se retourna et vit Pradeline, les jouesanimées et toute haletante d’une course précipitée.

Les défenseurs de la barricade regardant lajeune fille avec surprise, lui avaient dit, tandis qu’elle tâchaitde se frayer un passage parmi eux pour arriver jusqu’àGeorges :

– Ne restez pas là, mon enfant, c’esttrop dangereux.

– Vous, ici ! – s’écria Georges,stupéfait à l’aspect de Pradeline.

– Georges ! Écoutez-moi ! – luirépondit-elle d’une voix suppliante. – Hier, je suis allée chezvous deux fois dans la journée, sans pouvoir vous trouver… Je vousai écrit que je reviendrais ce matin… J’ai traversé pour celaplusieurs barricades, et…

– Retirez-vous ! – s’écria Georgesalarmé pour elle. – Vous allez vous faire tuer… Votre place n’estpas ici…

– Georges ! je viens vous rendre unservice… Je…

Pradeline ne put achever. M. Lebrenn, quiavait en vain parlementé avec un capitaine de la garde municipale,se retourna et s’écria :

– Ils veulent la guerre !… Ehbien ! la guerre !… Attendez leur feu… et alorsripostez…

La garde municipale tira ; les insurgésripostèrent, et bientôt un nuage de fumée plana sur la barricade.On tira des fenêtres voisines, on tira des soupiraux decaves ; on put même voir à la croisée de sa mansarde le vieuxgrand-père de Georges Duchêne effectuer, faute d’armes et demunitions, une espèce de déménagement à grande volée sur lesmunicipaux assaillant la barricade, où se battait le petit-fils duvieillard : ustensiles de ménage et de cuisine, tables,chaises, tout ce qui put enfin passer à travers la fenêtre, étaitjeté par le bonhomme avec une fureur presque comique ; car, àbout de projectiles, il finit par jeter, de désespoir, son bonnetde coton sur les troupes ; puis, regardant autour de lui,désolé de n’avoir plus de munitions, il poussa un cri de triomphe,et commença d’arracher toutes les ardoises de la toiture qui setrouvaient à sa portée, et de les lancer à tour de bras sur lessoldats.

L’attaque était chaudement engagée : lesmunicipaux, après avoir riposté par des feux de peloton,s’élancèrent intrépidement à la baïonnette.

À travers la vapeur blanchâtre condensée surle faîte de la barricade, se dessinaient plusieurs groupes :dans l’un, M. Lebrenn, après avoir déchargé son fusil, s’enservait comme d’une massue pour repousser les assaillants ;son fils et Georges, attachés à ses pas, le secondaientvigoureusement. De temps à autre, tout en combattant, le père et lefils jetaient un regard rapide sur la jalousie à demi baissée, etces mots parvenaient parfois à leur oreille :

– Courage ! Marik !… – criaitmadame Lebrenn. – Courage ! mon fils !…

– Courage ! père !… – criaitVelléda. – Courage ! frère !…

Une balle égarée fit voler en éclats une deslames fragiles de la jalousie derrière laquelle se trouvaient lesdeux femmes héroïques… Les deux vraies Gauloises, comme disaitM. Lebrenn, ne sourcillèrent pas, elles restèrent à portée devoir le marchand et son fils.

Il y eut un moment où, après avoir vaillammentlutté corps à corps avec un capitaine, M. Lebrenn, venant dele renverser, se redressa, chancelant encore sur les pavésébranlés ; soudain un soldat, debout sur la crête de labarricade, et dominant le marchand de toute sa hauteur, leva sonfusil la pointe de la baïonnette en bas ; il allaittranspercer le marchand, lorsque Georges, se jetant au devant ducoup, le reçut à travers le bras, et tomba. Le soldat allaitredoubler, lorsqu’il fut saisi aux jambes par deux petites mains,qui se cramponnèrent à lui avec la force convulsive du désespoir…il perdit l’équilibre et roula, la tête en avant, de l’autre côtéde la barricade.

Georges devait la vie à Pradeline : bravecomme un lion, les cheveux en désordre, la joue enflammée, elleétait, durant le combat, parvenue à se rapprocher de Georges. Mais,au moment où elle venait de le sauver, une balle, en ricochant,frappa la jeune fille au côté. Elle tomba sur les genoux… ens’évanouissant son dernier regard chercha Georges, qui ne sedoutait pas du dévouement de la pauvre créature[17].

Le père Bribri, voyant la jeune fille blessée,déposa son mousqueton, courut à elle et la souleva. Il cherchaitdes yeux où la mettre à l’abri, lorsqu’il aperçut, à la porte dumagasin de toile, madame Lebrenn et sa fille. Elles venaient dedescendre du premier étage, et s’occupaient, avec Gildas etJeanike, d’organiser une ambulance dans la boutique.

Gildas commençait à s’habituer au feu. Il aidale père Bribri à transporter Pradeline mourante dansl’arrière-magasin, où madame Lebrenn et sa fille lui donnèrent lespremiers soins.

Le chiffonnier sortait de la boutique,lorsqu’il vit rouler à ses pieds un frêle petit corps vêtu d’unpantalon garance et d’un bourgeron bleu en lambeaux, trempé desang.

– Ah ! pauvre Flamèche ! –s’écria le vieillard en courant auprès de l’enfant, qu’il essaya derelever en lui disant : – Tu es blessé ?… Ça ne serarien… Courage…

– Je suis flambé, père Bribri !… –répondit l’enfant d’une voix éteinte. – C’est dommage… je n’iraipas… pêcher de poissons rouges dans le… bassin… des…

Et il expira.

Une grosse larme roula sur la barbe hérisséedu chiffonnier.

– Pauvre petit b… ! il n’était pasméchant, – dit le père Bribri en soupirant. – Il meurt comme il avécu, sur le pavé de Paris !

Telle fut la fin et l’oraison funèbre deFlamèche.

Au moment où le pauvre enfant trépassait, legrand-père de Georges, malgré sa faiblesse, descendait de chez lui,accourant à la barricade. Du haut de sa fenêtre, ses munitionsmobilières et immobilières épuisées, il avait suivi les péripétiesdu combat, et vu tomber son petit-fils. Il le cherchait parmi lesmorts et les blessés, en l’appelant d’une voix déchirante.

La résistance des défenseurs de la barricadefut si opiniâtre, que les municipaux, après avoir perdu un grandnombre de soldats, durent se replier en bon ordre.

Le feu avait cessé depuis quelques instants,lorsqu’on entendit tirer un coup de fusil dans une rue voisine, etretentir sur le pavé le galop de plusieurs chevaux.

On vit bientôt paraître à revers de labarricade un colonel de dragons, suivi de plusieurs cavaliers, lesabre au poing, comme leur chef, et chargeant un groupe d’insurgés,qui tiraient en battant en retraite et en courant.

C’était le colonel de Plouernel ; séparéd’un escadron de son régiment par un mouvement populaire, ilcherchait à s’ouvrir un passage vers le boulevard, ne s’attendantpas à trouver la rue occupée à cet endroit par l’insurrection.

Le combat, un moment suspendu, recommença. Lesdéfenseurs de la barricade crurent d’abord que ce petit nombre decavaliers formait l’avant-garde d’un régiment qui allait lesprendre à revers et les mettre entre deux feux si la gardemunicipale revenait à l’assaut.

Une décharge générale accueillit les quinze ouvingt dragons commandés par le colonel de Plouernel ; quelquescavaliers tombèrent, lui-même fut atteint ; mais, cédant à sonintrépidité naturelle, il enfonça ses éperons dans les flancs deson cheval, brandit son sabre et s’écria :

– Dragons ! sabrez cettecanaille !…

Le bond que fit le cheval du colonel futénorme ; il atteignit la base de la barricade ; mais là,il trébucha sur les pavés roulants et s’abattit.

M. de Plouernel, quoique blessé, età demi engagé sous sa monture, se défendait encore avec un couragehéroïque ; chacun des coups de sabre qu’il assénait de sonbras de fer faisait une blessure. Il allait cependant succombersous le nombre, lorsque, au péril de sa vie, M. Lebrenn, aidéde son fils et de Georges (quoique celui-ci fût blessé), se jetaentre le colonel et les assaillants exaspérés par la lutte, parvintà le retirer de dessous son cheval, et à le pousser dansl’intérieur de la boutique.

– Amis ! ces dragons sont isolés,hors d’état de nous résister… désarmons-les… mais pas de carnageinutile… ce sont des frères !…

– Grâce aux soldats… mais mort aucolonel ! – s’écrièrent les hommes qui étaient accouruschargés par les dragons. – Mort au colonel !…

– Oui ! oui ! – répétèrentplusieurs voix.

– Non ! – s’écria le marchand enbarrant sa porte avec son fusil, tandis que Georges se joignait àlui. – Non ! non ! pas de massacre après le combat… pasde lâcheté !…

– Le colonel a tué mon frère d’un coup depistolet à bout portant… là-bas, au coin de la rue ! – hurlaun homme, les yeux sanglants, l’écume aux lèvres, en brandissant unsabre. – À mort, le colonel !…

– Oui ! oui ! à mort !… –crièrent plusieurs voix menaçantes. – À mort !…

– Non ! vous ne tuerez pas un hommeblessé ! – Vous ne voudrez pas massacrer un homme désarmé…

– À mort ! – répétèrent plusieursvoix. – À mort !…

– Eh bien, entrez ! – Voyons si vousaurez le cœur de déshonorer la cause du peuple par uncrime !

Et le marchand, quoique prêt à s’opposer denouveau à cette férocité, laissa libre la porte qu’il avaitjusque-là défendue.

Les assaillants restèrent immobiles, frappésdes paroles de M. Lebrenn.

Cependant, l’homme qui voulait venger sonfrère s’élança le sabre à la main en poussant un cri farouche. Déjàil touchait au seuil de la porte, lorsque Georges, lui saisissantles mains, et les serrant entre les siennes, l’arrêta, et lui ditd’une voix profondément émue :

– Tu voudrais te venger par unassassinat ? Non, frère… tu n’es pas un assassin !

Et Georges Duchêne, les larmes aux yeux, lepressa dans ses bras.

La voix, le geste, l’accent de la physionomiede Georges causèrent une telle vive impression à l’homme qui criaitvengeance, qu’il baissa la tête, jeta son sabre loin de lui ;puis, se laissant tomber sur un tas de pavés, il cacha sa figureentre ses deux mains, en murmurant à travers ses sanglotsétouffés :

– Mon frère !… mon pauvrefrère !…

**

*

Le combat a cessé depuis quelque temps. Lefils du marchand est allé aux informations ; il a apporté lanouvelle que le roi et la famille royale sont en fuite, que lestroupes fraternisent avec le peuple, que la chambre des députés estdissoute, et qu’un gouvernement provisoire est établi à l’Hôtel deville.

La barricade de la rue Saint-Denis estcependant toujours militairement gardée. En cas de nouvellesalertes, des vedettes avancées ont été placées. Çà et là gisent lesmorts des deux partis.

Les blessés appartenant soit à l’insurrection,soit à l’armée, ont été transportés dans plusieurs boutiques oùsont établies des ambulances, ainsi que chez M. Lebrenn. Lessoldats sont traités avec les mêmes soins que ceux qui lescombattaient quelques heures auparavant. Les femmes s’empressentautour d’eux ; et s’il est quelque chose à regretter, c’estl’excès de zèle et la multitude des offres de service.

Plusieurs gardes municipaux et un officier dedragons, qui accompagnait le colonel de Plouernel, ayant été faitsprisonniers, on les a répartis dans diverses maisons, d’où ils ontpu bientôt sortir, déguisés en bourgeois, et accompagnés brasdessus, bras dessous, par leurs adversaires du matin.

La boutique de M. Lebrenn est encombréede blessés : l’un est étendu sur le comptoir, les autres surdes matelas jetés à la hâte sur le plancher. Le marchand et safamille aident plusieurs chirurgiens du quartier à poser le premierappareil sur les blessures ; Gildas distribue de l’eaumélangée de vin aux patients, dont la soif est brûlante. Parmi cesderniers, côte à côte, sur le même matelas, se trouvaient le pèreBribri et un sergent de la garde municipale, vieux soldat àmoustaches aussi grises que la barbe du chiffonnier.

Celui-ci, après avoir prononcé l’oraisonfunèbre de Flamèche, avait reçu, lors de l’alerte causée par lesdragons, une balle dans la jambe. Le sergent avait reçu, lui, à lapremière attaque de la barricade, une balle dans les reins.

– Cré coquin ! que je souffre !– murmura le sergent. – Et quelle soif !… le gosier mebrûle…

Le père Bribri l’entendit, et voyant passerGildas, tenant d’une main une bouteille d’eau mélangée de vin et del’autre un panier de verres, il s’écria comme s’il eût été aucabaret :

– Garçon ! eh ! garçon ! àboire à l’ancien, s’il vous plaît… il a soif.

Le sergent, surpris et touché de l’attentionde son camarade de matelas, lui dit :

– Merci, mon vieux ; c’est pas derefus, car j’étrangle.

Gildas, à l’appel du père Bribri, avait rempliun de ses verres ; il se baissa et le tendit au soldat.Celui-ci essaya de se soulever, mais il n’y put parvenir, et dit enretombant :

– Sacrebleu ! je ne peux pas metenir assis ; j’ai les reins démolis.

– Attendez, sergent, – dit le pèreBribri ; – j’ai une patte avariée, mais les reins et les brassont encore solides. Je vas vous donner un coup de main.

Le chiffonnier aida le soldat à se mettre surson séant, et le maintint de la sorte jusqu’à ce qu’il eut fini deboire ; après quoi, il l’aida à se recoucher.

– Merci et pardon de la peine, mon vieux,– dit le municipal.

– À votre service, sergent.

– Dites donc, mon vieux !

– Quoi, sergent ?

– Savez-vous que c’est tout de même unedrôle de chose ?

– Laquelle, sergent ?

– Enfin ! de dire qu’il y a deuxheures, nous nous fichions des coups de fusil, et que maintenantnous nous faisons des politesses.

– Ne m’en parlez pas, sergent !C’est bête comme tout les coups de fusil.

– D’autant plus qu’on ne s’en veutpas…

– Parbleu ! que le diable me brûlesi je vous en voulais, à vous, sergent !… Et pourtant, c’estpeut-être moi qui vous ai cassé les reins… De même que, sans m’envouloir pour deux liards, vous m’auriez planté votre baïonnettedans le ventre… D’où j’en reviens à dire, sergent, que c’est bêtede s’échiner les uns les autres quand on ne s’en veut pas.

– C’est la pure vérité.

– Eh puis, enfin, est-ce que vous yteniez beaucoup à Louis-Philippe… vous, sergent ?

– Moi ? je m’en moque pasmal !… Je tenais à avoir mon temps de retraite pour m’enaller… Voilà mon opinion. Et vous, l’ancien ? lavôtre ?…

– Moi, je suis pour la république, quiassurera du travail et du pain à ceux qui en manquent.

– Si c’est comme ça, l’ancien, j’enserais assez de la république ; car j’ai mon pauvre frère,chargé de famille, à qui le chômage fait bien du mal… Ah !c’est pour ça que vous vous battiez, vous, l’ancien ? Ma foi,vous n’aviez pas tort…

– Et pourtant, c’est peut-être vous quim’avez déquillé, farceur ; mais, sans reproche aumoins !

– Que diable voulez-vous ? Est-ceque nous savons jamais pourquoi nous nous battons ? La vieillehabitude de l’exercice est là ; on nous commande feu… nousfaisons feu, sans vouloir trop bien ajuster pour la première fois…vrai… Mais on riposte ferme… Dam… alors… chacun pour sa peau…

– Tiens ! je crois bien…

– On est pincé, ou l’on voit tomber uncamarade ; alors on se monte ; l’odeur de la poudre vousgrise, et l’on finit par taper comme des sourds…

– Une fois là, sergent, c’est sinaturel !

– Mais, c’est égal, voyez-vous, monancien, à portée de fusil, ça va encore ; mais une fois qu’onen vient à s’empoigner corps à corps, à la baïonnette, et que, seregardant le blanc des yeux, on se dit en français : Àtoi, à moi… tenez, on sent quelque chose qui vous amollit lesbras et les jambes, ce qu’on ne sent pas quand on tape sur un vraiennemi.

– C’est tout simple, sergent, parce quevous vous dites en vous-même : Voilà des gaillards qui veulentla réforme, la république… bon… Quel mal me font-ils à moi ?Eh puis, est-ce que je ne suis pas du peuple comme eux ?Est-ce que je n’ai pas des parents ou des amis dans le peupleaussi ?… Il y a donc cent à parier contre un que je devraisêtre de leur avis au lieu de les carnager…

– C’est si vrai, l’ancien, que je suiscomme vous pour la république… si elle peut donner du pain et dutravail à mon pauvre frère, qui en manque.

– C’est ce qui revient à dire, sergent,qu’il n’y a rien de plus bête que de s’esquinter les uns lesautres, sans s’être au moins dit le pourquoi de la chose.

Et le père Bribri, tirant de sa poche savieille petite tabatière de bois blanc, dit à soncompagnon :

– Sergent, en usez-vous ?

– Ma foi, ça n’est pas de refus,l’ancien ; ça me dégagera un peu la cervelle.

– Dites donc, sergent, – dit en riant lepère Bribri ; – est-ce que vous seriez enrhumé ducerveau ? Vous savez la chanson :

Il y avait une fois cinq à six gendarmes

Qui avaient des bons rhumes de cerveau…

– Ah ! vieux farceur ! – dit lemunicipal en donnant une tape amicale sur l’épaule de son camaradede matelas, et riant de la plaisanterie ; puis, ayant savouréson tabac en connaisseur, il ajouta :

– Fichtre ! c’est dufameux !

– Écoutez donc, sergent, – dit le pèreBribri en prisant à son tour, – c’est mon luxe. Je le prends à laCivette, rien que ça !

– C’est aussi là que ma femme sefournit.

– Ah ! vous êtes marié,sergent ? Diable ! votre pauvre épouse va être fièrementinquiète !

– Oui, car c’est une brave femme !Et si ma blessure n’est pas mortelle, il faudra, l’ancien, que vousveniez d’amitié manger la soupe chez nous. Eh ! eh !…nous parlerons de la barricade de la rue Saint-Denis en cassant unecroûte.

– Vous êtes bien honnête, sergent ;c’est pas de refus. Et comme je n’ai pas de ménage, il faudra qu’enretour votre épouse et vous veniez manger avec moi une gibelotte àla barrière.

– C’est dit, mon ancien.

Au moment où le civil et lemilitaire faisaient entre eux cet échange de courtoisie,M. Lebrenn, pâle, et les larmes aux yeux, sortit del’arrière-magasin, dont la porte était restée fermée jusque-là, etdit à sa femme, toujours occupée à soigner les blessés :

– Ma chère amie, veux-tu venir uninstant ?

Madame Lebrenn rejoignit son mari, et la portede l’arrière-magasin se referma sur eux. Un triste spectacles’offrit aux yeux de la femme du marchand.

Pradeline était étendue sur un canapé, pâle etmourante. Georges Duchêne, le bras en écharpe, se tenait agenouilléauprès de la jeune fille, lui présentant une tasse remplie debreuvage.

À la vue de madame Lebrenn, la pauvre créaturetâcha de sourire, rassembla ses forces, et dit d’une voixdéfaillante et entrecoupée :

– Madame… j’ai voulu vous voir… avant demourir… pour vous dire… la vérité sur Georges. J’étais orpheline,ouvrière fleuriste ; j’avais eu bien de la peine… bien de lamisère… mais j’étais restée honnête. Je dois dire, pour ne pas m’enfaire trop accroire, que je n’avais jamais été tentée, –ajouta-t-elle avec un sourire amer ; puis elle reprit : –J’ai rencontré Georges à son retour de l’armée… je suis devenueamoureuse de lui… Je l’ai aimé… oh ! bien aimé… allez !…c’est le seul… peut-être est-ce parce qu’il n’a jamais été monamant… je l’aimais sans doute plus qu’il ne m’aimait ; ilvalait mieux que moi… c’est par bon cœur qu’il m’a offert de nousmarier… Malheureusement, une amie m’a perdue ; elle avait été,comme moi, ouvrière… et par misère, elle s’était vendue !… Jel’ai revue riche, brillante… elle m’a engagée à faire comme elle…la tête m’a tourné… j’ai oublié Georges… pas longtemps, pourtant…mais pour rien au monde, je n’aurais osé reparaître devant lui…Quelquefois, cependant, je venais dans cette rue, tâchant del’apercevoir… Je l’ai vu plus d’une fois travailler dans votremagasin, madame… et parler à votre fille, que j’ai trouvée belle…oh ! belle comme le jour !… Un pressentiment m’a dit queGeorges devait l’aimer… Je l’ai épié ; plus d’une fois dansces derniers temps, je l’ai aperçu le matin à sa fenêtre, regardantvos croisées… Hier matin… j’étais chez quelqu’un…

Et une faible rougeur de honte colora uninstant les joues livides de la jeune fille ; elle baissa lesyeux, et reprit d’une voix de plus en plus affaiblie.

– Là, par hasard… j’ai appris quecette personne… trouvait votre fille… très-belle… et commecette personne… ne recule devant rien, cela m’a fait peur pourvotre fille et pour Georges… J’ai voulu le prévenir hier… iln’était pas chez lui ; je lui ai écrit… pour lui de mander àle voir, sans lui expliquer pourquoi… Ce matin… je suis sortie dechez moi… sans savoir… qu’il y avait… des barricades… et…

La jeune fille ne put achever, sa tête serenversa en arrière ; elle porta machinalement les deux mainsà son sein, où elle avait reçu la blessure, poussa un soupirdouloureux et balbutia quelques paroles inintelligibles, pendantque M. et madame Lebrenn pleuraient silencieusement.

– Joséphine, – lui dit Georges, –souffrez-vous davantage ? – Et il ajouta en portant la main àses yeux : – Cette blessure… mortelle… c’est en voulant mesauver qu’elle l’a reçue.

– Georges, – dit la jeune fille d’unevoix faible et d’un air égaré, – Georges, vous ne savez pas…

Et elle tâcha de rire.

Ce rire dans l’agonie était navrant.

– Pauvre enfant ! revenez à vous, –dit madame Lebrenn.

– Je m’appelle Pradeline, –répondit la malheureuse créature en délire. – Oui… parce que jechante toujours.

– L’infortunée ! – ditM. Lebrenn, – elle délire !

– Georges… – reprit-elle dans un completégarement, – écoutez mes chansons…

Et d’une voix expirante elle improvisa sur sonair favori :

Je sens déjà la mort…

Allons… si c’est mon sort…

Ah ! c’est pourtant bientôt.

Que de… mourir…

Elle n’acheva pas ; ses bras seraidirent, sa tête se pencha sur son épaule.

Elle était morte…

Gildas, à cet instant, entr’ouvrit la portequi communiquait à un escalier montant au premier étage, et dit aumarchand :

– Monsieur, le colonel qui est là-hautdemande à vous parler tout de suite.

La nuit était venue.

Le marchand se rendit dans sa chambre àcoucher, où le colonel avait été conduit par mesure deprudence.

M. de Plouernel avait reçu deuxblessures légères et de fortes contusions. Pour faciliter lepremier pansement appliqué à ses plaies, il s’était dépouillé deson uniforme.

M. Lebrenn trouva son hôte debout, pâleet sombre.

– Monsieur, – dit-il, – mes blessures nesont pas assez graves pour m’empêcher de quitter votre maison. Jen’oublierai jamais votre généreuse conduite envers moi, conduitedoublement louable, après ce qui s’est passé hier entre nous. Monseul désir est de pouvoir m’acquitter un jour… Cela me seradifficile, monsieur, car nous sommes vaincus, et vous êtesvainqueurs… J’étais aveugle sur la situation des esprits ;cette révolution soudaine m’éclaire… Le jour de l’avènement dupeuple est arrivé… Nous avons eu notre temps, comme vous me ledisiez hier. Monsieur, votre tour est venu.

– Je le crois, monsieur… Maintenant,laissez-moi vous donner un conseil… Il ne serait pas prudent à vousde sortir en uniforme… L’effervescence populaire n’est pas encorecalmée… Je vais vous donner un paletot et un chapeau rond ; àl’aide de ce déguisement, et dans la compagnie d’un de mes amis,vous pourrez sans encombre regagner votre demeure.

– Monsieur ! vous n’y songez pas… Medéguiser… ce serait une lâcheté !…

– De grâce, monsieur ! pas desusceptibilité exagérée ; n’avez-vous pas conscience de vousêtre intrépidement battu jusqu’à la fin ?

– Oui… mais désarmé… désarmé par des…

Puis, s’interrompant, il tendit la main aumarchand et lui dit :

– Pardon, monsieur… je m’oublie, et jesuis vaincu… Soit, je suivrai votre conseil ; je prendrai undéguisement, sans croire commettre une lâcheté. Un homme dont laconduite est aussi digne que la vôtre doit être bon juge en matièred’honneur.

En un instant M. de Plouernel futvêtu en bourgeois, grâce aux habits que lui prêta le marchand.

Le colonel, montrant alors son casque bossuéplacé à côté de son uniforme à demi déchiré pendant la lutte, dit àM. Lebrenn :

– Monsieur, je vous en prie, gardez moncasque, à défaut de mon sabre, que j’aurais aimé à vous laissercomme souvenir d’un soldat à qui vous avez généreusement sauvé lavie.

– J’accepte, monsieur, – répondit lemarchand ; – j’ajouterai ce casque à deux autres souvenirs quime viennent de votre famille.

– De ma famille ! – s’écriaM. de Plouernel stupéfait. – De ma famille !… Vousla connaissez ?

– Hélas ! monsieur… – répondit lemarchand d’un air pensif et mélancolique, – ce n’est pas lapremière fois que depuis des siècles un Néroweg de Plouernel et unLebrenn se sont rencontrés les armes à la main.

– Que dites-vous, monsieur ? –demanda le comte de plus en plus surpris. – Je vous en prie !expliquez-vous…

Deux coups frappés à la porte interrompirentl’entretien de M. Lebrenn et de son hôte.

– Qui est là ? – dit lemarchand.

– Moi, père.

– Entre, mon enfant.

– Père, – dit vivement Sacrovir, –plusieurs amis sont en bas ; ils arrivent de l’Hôtel de ville.Ils vous attendent.

– Mon enfant, – reprit M. Lebrenn, –tu es connu comme moi dans la rue ; tu vas accompagner notrehôte, en passant par le petit escalier qui aboutit sous la portecochère, afin de ne pas passer par la boutique.

– Oui, père.

– Tu ne quitteras monsieur de Plouernelque lorsqu’il sera rentré chez lui, et tout à fait en sûreté.

– Soyez tranquille, mon père ; jeviens déjà de traverser deux fois les barricades… Je réponds detout.

– Pardon, monsieur, si je vousquitte ; – dit le marchand à M. de Plouernel. – Mesamis m’attendent…

– Adieu, monsieur… – dit le colonel d’unevoix pénétrée. – J’ignore ce que l’avenir nous réserve ; nouspouvons nous retrouver encore dans des camps opposés ; mais,je vous le jure, je ne pourrai désormais vous regarder comme unennemi.

Et M. de Plouernel suivit le fils dumarchand.

M. Lebrenn, resté seul, contempla lecasque du colonel pendant un instant, et se dit :

– Ah ! il est vraiment des fatalitésétranges !…

Et prenant le casque, il alla le déposer danscette pièce mystérieuse qui excitait si vivement la curiosité deGildas.

M. Lebrenn vint ensuite rejoindre sesamis, qui lui apprirent que l’on ne doutait plus que la républiquene fût proclamée par le gouvernement provisoire réuni à l’Hôtel deville.

Chapitre 11

 

Comment la famille du marchand de toile,Georges Duchêne et son grand-père, assistèrent à une imposantecérémonie et à une touchante manifestation, aux cris de Vive larépublique ! – Comment le numéro onze centvingt, forçat au bagne de Rochefort, fut menacé du bâtonpar un argousin et eut un entretien avec un général de larépublique, et ce qu’il en advint. – Ce que c’était que ce généralet ce forçat.

 

1848-1849

Après la bataille, après la victoire,l’inauguration du triomphe et la glorification des cendres desvictimes !

Quelques jours après le renversement du trônede Louis-Philippe, vers les dix heures du matin, la foule sepressait aux abords de l’église de la Madeleine, dont la façadedisparaissait entièrement sous d’immenses draperies noires etargent. Au fronton du monument on lisait ces mots :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Liberté – Égalité – Fraternité.

Un peuple immense encombrait les boulevards,où s’élevaient, depuis la Bastille jusqu’à la place de laMadeleine, deux rangs de hauts trépieds funéraires. Ce jour-là, onhonorait les mânes des citoyens morts en février pour la défense dela liberté. Un double cordon de garde nationale, commandée enpremier par le digne général Courtais, et en second par unvieux soldat de la cause républicaine, le brave Guinard,formait la haie.

La population, grave, recueillie, avaitconscience de sa souveraineté nouvelle, conquise par le sang de sesfrères.

Bientôt le canon tonna, l’hymne patriotique dela Marseillaise retentit. Les membres du gouvernementprovisoire arrivaient ; c’étaient les citoyens :Dupont (de l’Eure), Ledru-Rollin, Arago,Louis Blanc, Albert, Flocon,Lamartine, Crémieux, Garnier-Pagès,Marrast. Ils montèrent lentement l’immense perron del’église : des écharpes tricolores, nouées en sautoir,distinguaient seules les citoyens chargés, à cette époque, desdestinées de la France.

À leur suite venaient, reniant la royauté silongtemps flattée par eux, et acclamant la république et lasouveraineté populaire, par le seul fait de leur présence à cettecérémonie solennelle, les grands corps de l’État, la hautemagistrature en robe rouge, les corps savants, revêtus de leurcostume officiel, les maréchaux, les généraux en granduniforme ; tous allaient prier des lèvres, sinon du cœur, pourla mémoire de ceux que la veille encore ils traitaient d’émeutiers,de factieux, avec une haine dédaigneuse et superbe.

Des cris passionnés de : Vive larépublique ! éclatèrent sur le passage de cesdignitaires, dont la plupart, courtisans de tant de régimes, et, àcette heure, néophytes républicains, avaient blanchi au service dela couronne, comme ils disaient. Ces cris austèressemblaient leur rappeler la solennité de leur adhésion.

Plus d’un homme en robe rouge ou en habitdoré, le front encore moite de la peur de la veille, souriait d’unair contraint ; plus surpris que touché de la contenance digneet calme de ce peuple héroïque, de ce peuple qui, par ses paroles,par ses actes, par ses privations, par la protection dont ilcouvrait les personnes et les propriétés en l’absence de touteforce publique organisée, prouvait, en se montrant si jaloux de sesdevoirs, qu’il était à la hauteur des droits souverains qu’ilvenait de reconquérir.

Toutes les fenêtres des maisons situées sur laplace de la Madeleine étaient garnies de spectateurs. À l’entresold’une boutique occupée par un des amis de M. Lebrenn, onvoyait aux croisées madame Lebrenn et sa fille, toutes deux vêtuesde noir ; M. Lebrenn, son fils, ainsi que le père Morinet son petit-fils, Georges, qui portait le bras en écharpe :tous deux faisaient dès lors, pour ainsi dire, partie de la familledu marchand. La surveille de ce jour, M. et madame Lebrennavaient annoncé à leur fille qu’ils consentaient à son mariage avecGeorges. Aussi lisait-on sur les beaux traits de Vellédal’expression d’un bonheur profond, contenu par le caractèreimposant de la cérémonie, qui excitait une pieuse émotion dans lafamille du marchand.

Lorsque le cortège fut entré dans l’église, etque la Marseillaise eut cessé de retentir,M. Lebrenn, dont les yeux étaient humides, s’écria avecenthousiasme :

– Oh ! c’est un grand jour quecelui-ci… c’est l’inauguration de notre république pure de toutexcès, de toute proscription, de toute souillure… Clémente comme laforce et le bon droit, fraternelle comme son symbole, sa premièrepensée a été de renverser l’échafaud politique, cet échafaud que,vaincue, elle eût arrosé du plus pur, du plus glorieux de son sang.Voyez : loyale et généreuse, elle appelle maintenant à unpacte solennel d’oubli, de pardon, de concorde, juré sur lescendres des derniers martyrs de nos libertés, ces magistrats, cesgénéraux, naguère encore implacables ennemis des républicains,qu’ils frappaient par le glaive de la loi, par le glaive del’armée… Oh ! c’est beau ! c’est noble ! tendreainsi, à ses adversaires de la veille, une main amie etdésarmée !

– Mes enfants ! – dit madameLebrenn, – espérons… croyons que ces martyrs de la liberté, dont onhonore aujourd’hui les cendres, seront les dernières victimes de laroyauté !

– Oui ! car partout la libertés’éveille ! – s’écria Sacrovir Lebrenn avec enthousiasme. –Révolution à Vienne… révolution à Milan… révolution à Berlin…Chaque jour apporte la nouvelle que la commotion républicaine de laFrance a ébranlé tous les trônes de l’Europe !… La fin desrois est venue !

– Une armée sur le Rhin, une autre sur lafrontière du Piémont pour marcher à l’aide de nos frères d’Europe,s’ils ont besoin de notre secours, – dit Georges Duchêne, – et larépublique fait le tour du monde !… Alors, plus de guerre,n’est-ce pas, monsieur Lebrenn ?… Union ! fraternité despeuples ! paix générale ! travail ! industrie !bonheur pour tous !… Plus d’insurrections, puisque la luttepacifique du suffrage universel va désormais remplacer ces luttesfratricides dans lesquelles tant de nos frères ont péri.

– Oh ! – s’écria Velléda Lebrenn,qui des yeux avait suivi son fiancé tandis qu’il parlait, – quel’on est heureux de vivre dans un temps comme celui-ci ! Quede grandes et nobles choses nous verrons, n’est-ce pas, monpère ?

– En douter, mes enfants ! seraitnier la marche, le progrès constant de l’humanité !… – ditM. Lebrenn. – Et jamais l’humanité n’a reculé…

– Que le bon Dieu vous entende, monsieurLebrenn ! – reprit le père Morin. – Et quoique bien vieux,j’aurai ma petite part de ce beau spectacle… Après ça, c’est êtretrop gourmand aussi ! – ajouta le bonhomme d’un air naïf etattendri en regardant la fille du marchand. – Est-ce que j’aiencore quelque chose à désirer, moi ? maintenant que je saisque cette bonne et belle demoiselle doit être la femme de monpetit-fils ? Ne fait-il pas à cette heure partie d’une famillede braves gens ? la fille valant la mère… le fils valant lepère… Dam !… quand on a vu cela, et qu’on est aussi vieux quemoi… l’on n’a plus rien à voir… on peut s’en aller… le cœurcontent !…

– Vous en aller, bon père ? – ditmadame Lebrenn en prenant une des mains tremblantes du bonhomme. –Et ceux qui restent et qui vous aiment ?

– Et qui se sentiront doublement heureux,– ajouta Velléda en prenant l’autre main du vieillard, – si vousêtes témoin de leur bonheur !

– Et qui tiennent à honorer longuement envous, bon père, le travail, le courage et le grand cœur ! –reprit Sacrovir avec un accent de respectueuse déférence, pendantque le vieillard, de plus en plus ému, portait à ses yeux ses mainstremblantes et vénérables.

– Ah ! vous croyez, monsieur Morin,– dit M. Lebrenn en souriant, – vous croyez que vous n’êtespas aussi notre bon grand-père à nous ? vouscroyez que vous ne nous appartenez pas maintenant, aussi bien qu’ànotre cher Georges ? comme si nos affections n’étaient pas lessiennes, et les siennes les nôtres !

– Mon Dieu ! mon Dieu ! –reprit le vieillard, si délicieusement ému que ses larmescoulaient, – que voulez-vous que je vous réponde ? C’est trop…c’est trop… je ne peux que dire merci et pleurer. Georges, toi quisais parler, réponds pour moi, au moins !

– Ça vous est bien facile à dire,grand-père, – reprit Georges non moins ému que le vieillard.

– Mon père ! – dit vivement Sacroviren s’avançant vers la fenêtre. – Vois donc ! voisdonc !…

Et il ajouta avec exaltation :

– Oh ! brave et généreux peupleentre tous les peuples !…

À la voix du jeune homme tous coururent à lafenêtre.

Voici ce qu’ils virent sur le boulevard,laissé libre par l’accomplissement de la cérémoniefunèbre :

À la tête d’un long cortège d’ouvriersmarchaient quatre des leurs, portant sur leurs épaules une sorte depavois enrubanné, au milieu duquel se voyait une petite caisse debois blanc ; venait ensuite un drapeau sur lequel onlisait :

Vive la république !

Liberté – Égalité – Fraternité.

OFFRANDE À LA PATRIE.

Les passants s’arrêtaient, saluaient, etcriaient avec transport :

– Vive la république !

– Ah ! je les reconnais bienlà ! – s’écria le marchand les yeux mouillés de larmes. – Cesont eux, eux, prolétaires… eux qui ont dit ce mot sublime :Nous avons trois mois de misère au service de larépublique… eux, pauvres, et les premiers frappés par la crisedu commerce. Et pourtant les voici les premiers à offrir à lapatrie le peu qu’ils possèdent… la moitié de leur pain de demain,peut-être…

– Et ceux-là, les déshérités, qui donnentun tel exemple aux riches, aux heureux du jour… ceux-là, quimontrent tant de générosité, tant de cœur, tant de résignation,tant de patriotisme, ne sortiraient pas enfin de leurservage ! – s’écria madame Lebrenn. – Quoi ! leurintelligence, leur travail opiniâtre, seraient toujours stérilespour eux seuls ! quoi ! pour eux, toujours la familleserait une angoisse ? le présent, une privation ?l’avenir, une épouvante ? la propriété un rêvesardonique ? Non, non ! Dieu est juste !… Ceux-làqui triomphent avec tant de grandeur ont enfin gravi leurCalvaire ! Le jour de la justice est venu pour eux. Et je discomme votre père, mes enfants : C’est un grand et beau jourque celui-ci ! jour d’équité… de justice… pur de toutevengeance !

– Et ces mots sacrés sont le symbole dela délivrance des travailleurs ! – dit M. Lebrenn enmontrant du geste cette inscription attachée au fronton du templechrétien :

Liberté – Égalité – Fraternité.

**

*

C’est près de dix-huit mois ensuite de cettejournée si imposante par cette cérémonie religieuse, et si riche desplendides espérances qu’elle donnait à la France… au monde !…que nous allons retrouver M. Lebrenn et sa famille.

**

*

Voilà ce qui se passait au commencement dumois de septembre 1849 au bagne de Rochefort.

L’heure du repas avait sonné : lesforçats mangeaient.

L’un de ces galériens, vêtu, comme les autres,de la veste et du bonnet rouge, portant au pied lamanille, ou anneau de fer auquel se rivait une lourdechaîne, était assis sur une pierre et mordait son morceau de painnoir d’un air pensif.

Ce forçat était M. Lebrenn.

Il avait été condamné aux travaux forcés parun conseil de guerre, après l’insurrection de juin 1848.

Les traits du marchand avaient leur expressionhabituelle de fermeté sereine ; seulement, sa figure, exposéependant ses durs travaux à l’ardeur du soleil, était devenue, pourainsi dire, couleur de brique.

– Un garde-chiourme, le sabre au côté, lebâton à la main, après avoir parcouru quelques groupes decondamnés, s’arrêta, comme s’il eût cherché quelqu’un des yeux,puis s’écria en agitant son bâton dans la direction deM. Lebrenn :

– Eh ! là-bas !… Numéroonze cent vingt !

Le marchand continua de manger son pain noirde fort bon appétit et ne répondit pas.

– Numéro onze cent vingt !– cria de nouveau l’argousin. – Tu ne m’entends donc pas,gredin ?

Même silence de la part deM. Lebrenn.

L’argousin, maugréant et irrité d’être obligéde faire quelques pas de plus, s’approcha rapidement du marchand,et le touchant du bout de son bâton, lui dit brutalement :

– Sacredieu ! tu es donc sourd, toi,dis donc ! animal ?

Le visage de M. Lebrenn, lorsqu’il sesentit touché par le bâton de l’argousin, prit une expressionterrible… Puis, domptant bientôt ce mouvement de colère etd’indignation, il répondit avec calme :

– Que voulez-vous ?

– Voilà deux fois que je t’appelle…Onze cent vingt ! et tu ne me réponds pas… Est-ce quetu crois me faire aller ? Prends-y garde !…

– Allons, ne soyez par brutal, – réponditM. Lebrenn en haussant les épaules. – Je ne vous ai pasrépondu parce que je n’ai pas encore perdu l’habitude de m’entendreappeler par mon nom… et que j’oublie toujours que je me nommemaintenant : Onze cent vingt.

– Assez de raisons !… Allons, enroute chez le commissaire de marine.

– Pourquoi faire ?

– Ça ne te regarde pas… Allons, marche,et plus vite.

– Je vous suis, – dit M. Lebrennavec un calme imperturbable.

Après avoir traversé une partie du port,l’argousin, suivi de son forçat, arriva à la porte desbureaux du commissaire chargé de la direction du bagne.

– Veux-tu prévenir monsieur lecommissaire que je lui amène le numéro onze centvingt ? – dit le garde-chiourme à un de ses camaradesservant de planton.

Au bout de quelques instants, le plantonrevint, dit au marchand de le suivre, lui fit traverser un longcorridor ; puis, ouvrant la porte d’un cabinet richementmeublé, il lui dit :

– Entrez là, et attendez…

– Comment ! – dit M. Lebrennfort surpris. – Vous me laissez seul ?

– C’est l’ordre de monsieur lecommissaire.

– Diable ! – reprit M. Lebrennen souriant ; – c’est une marque de confiance dont je suistrès-flatté.

Le planton referma la porte et sortit.

– Parbleu ! – dit le marchand enavisant un excellent fauteuil, – voici une bonne occasion dem’asseoir ailleurs que sur la pierre ou sur le banc de lachiourme.

Puis il ajouta en se carrant sur les moelleuxcoussins :

– Décidément, c’est toujours une chosetrès-agréable qu’un bon fauteuil.

À ce moment une porte s’ouvrit,M. Lebrenn vit entrer un homme de haute taille, portant lepetit uniforme de général de brigade, habit bleu à épaulettes d’or,pantalon garance.

À l’aspect de cet officier général,M. Lebrenn, saisi de surprise, se renversa sur le dossier deson fauteuil et s’écria :

– Monsieur de Plouernel !…

– Qui n’a pas oublié la nuit du 23février, monsieur – répondit le général en s’avançant et tendant lamain à M. Lebrenn. Celui-ci la prit, tout en examinant parréflexion les deux étoiles d’argent dont étaient ornées lesépaulettes d’or de M. de Plouernel. Alors il lui dit avecun sourire de bonhomie narquoise :

– Vous êtes devenu général au service dela république, monsieur ? et moi, je suis au bagne !…Avouez-le… c’est piquant…

M. de Plouernel regardait lemarchand avec stupeur ; il s’attendait à le trouverprofondément abattu, ou dans une irritation violente ; il levoyait calme et souriant avec malice.

– Eh bien ! monsieur, – repritM. Lebrenn toujours assis, pendant que le général, debout, leconsidérait avec un ébahissement croissant, – eh bien !monsieur, il y a tantôt dix-huit mois, lors de cette soirée dontvous voulez bien vous rappeler, qui eût dit que nous nousretrouverions dans la position où nous sommes tous deuxaujourd’hui ?…

– Tant de fermeté d’âme ! – ditM. de Plouernel, forcé de rendre hommage à la vérité. –C’est de l’héroïsme !

– Pas du tout, monsieur… c’est toutsimplement de la conscience et de la confiance…

– De la confiance ?

– Oui… Je suis calme, parce que j’ai foidans la cause à laquelle j’ai voué ma vie… et que ma conscience neme reproche rien.

– Et pourtant… vous êtes ici,monsieur.

– Je plains l’erreur de mes juges…

– Vous… l’honneur même ! sous lalivrée de l’infamie !…

– Bah ! cela ne déteint pas surmoi.

– Loin de votre femme… de vosenfants…

– Ils sont aussi souvent ici avec moi quemoi avec eux… Les corps sont enchaînés, séparés ; mais lapensée se joue des chaînes et de l’espace.

Puis, s’interrompant, M. Lebrennajouta :

– Mais, monsieur, apprenez-moi donc parquel hasard je vous vois ici… Le commissaire du bagne m’a faitdemander… était-ce seulement pour me procurer l’honneur de recevoirvotre visite ?

– Vous me jugeriez mal, monsieur, –reprit le général, – si vous croyiez qu’après vous avoir dû la vie,je viens ici par un sentiment de curiosité stérile oublessante…

– Je ne vous ferai pas cette injure,monsieur. Sans doute vous êtes en tournée d’inspection ?

– Oui, monsieur.

– Vous aurez appris que j’étais ici aubagne, et vous venez peut-être m’offrir vos services ?

– Mieux que cela, monsieur.

– Mieux que cela !… Expliquez-vous,je vous prie… Vous semblez embarrassé…

– En effet… je le suis… et beaucoup, –répondit le général visiblement décontenancé par le sang-froid etl’aisance du forçat. – Les révolutions amènent souvent descirconstances si bizarres…

– Des circonstances bizarres ?…

– Sans doute, – reprit le général ;– celle où nous nous trouvons tous deux aujourd’hui, parexemple.

– Oh ! nous avons déjà épuisé cetteapparente bizarrerie du sort, monsieur, – reprit le marchand ensouriant. – Que sous la république, moi, vieux républicain, je soisaux galères ; tandis que vous, républicain… de date un peuplus récente, vous soyez devenu général… cela est en effet bizarre…nous en sommes convenus… Mais ensuite ?

– Mon embarras a une autre cause,monsieur.

– Laquelle ?

– C’est que… – réponditM. de Plouernel en hésitant.

– C’est que ?…

– J’ai demandé…

– Vous avez demandé ? quoi,monsieur ?

– Et obtenu…

– Ma grâce !… peut-être ! –s’écria M. Lebrenn. – C’est charmant !

Et il y avait une sorte de comique si amerdans ce trait de mœurs politiques, que le marchand ne puts’empêcher de rire.

– Oui, monsieur, – reprit le général, –j’ai demandé, obtenu votre grâce… vous êtes libre… J’ai tenu àhonneur de venir moi-même vous apporter cette nouvelle.

– Un mot d’explication, monsieur, –reprit le marchand d’un ton digne et sérieux. – Je n’accepte pas degrâce ; mais, quoique tardive, j’accepte une justiceréparatrice…

– Que voulez-vous dire ?

– Si lors de la fatale insurrection dejuin j’avais partagé l’opinion de mes frères qui sont ici au bagneavec moi, je n’accepterais pas de grâce ; après avoir agicomme eux, je resterais ici comme eux et avec eux !…

– Mais cependant, monsieur… votrecondamnation…

– Est inique, en deux mots, je vais vousle prouver… À l’époque de la prise d’armes de juin, l’an passé,j’étais capitaine dans ma légion ; je me rendis sans armes àl’appel fait à la garde nationale… Et là, j’ai déclaré haut,très-haut… que c’est sans armes que je marcheraisà la tête de ma compagnie, non pour engager une lutte sanglante,mais dans l’espoir de ramener nos frères, qui, exaspérés par lamisère, par un déplorable malentendu, et surtout par d’atrocesdéceptions[18], ne devaient pourtant pas oublier quela souveraineté du peuple est inviolable, et que tant que lepouvoir qui la représente n’a pas été légalement accusé, convaincude trahison… se révolter contre ce pouvoir, l’attaquer par lesarmes au lieu de le renverser par l’expression du suffrageuniversel, c’est se suicider, c’est porter atteinte à sa propresouveraineté… La moitié de ma compagnie a partagé mon avis, suivimon exemple ; et pendant que d’autres citoyens nous accusaientde trahison, nous, tête nue, désarmés, les mains fraternellementtendues, nous nous sommes avancés vers une premièrebarricade ; les fusils se sont relevés à notre approche… Desmains amies serraient déjà les nôtres… notre voix était écoutée…Déjà nos frères comprenaient que, si légitimes que fussent leursgriefs, une insurrection serait le triomphe momentané des ennemisde la république… lorsqu’une grêle de balles pleut dans labarricade derrière laquelle nous parlementions. Ignorant sans doutecette circonstance, un bataillon de ligne attaquait cette position…Surpris à l’improviste, les insurgés se défendent en héros ;la plupart sont tués, un petit nombre fait prisonnier… Confondusavec eux, ainsi que plusieurs hommes de ma compagnie, nous avonsété pris et considérés comme insurgés. Si je ne suis pas devenu foud’horreur, ainsi que plusieurs de mes amis, prisonniers comme moidans le souterrain des Tuileries pendant trois jours et troisnuits ! si j’ai conservé ma raison, c’est que j’étais par lapensée avec ma femme et mes enfants… Traduit devant le conseil deguerre, j’ai dit la vérité ; l’on ne m’a pas cru… Sans doute,quelques misérables haines de quartier, quelques basses délationsde voisins avaient aggravé mon dossier… J’ai été envoyé ici… Vousle voyez, monsieur, l’on ne m’accorde pas une grâce ; on merend une justice tardive… Cela ne m’empêche pas de vous savoir grédes démarches que vous avez faites pour moi… Ainsi donc je suislibre ?

– Monsieur le commissaire de la marine vavenir vous confirmer ce que je vous annonce, monsieur. Vous pouvezsortir d’ici, aujourd’hui… à l’heure même.

– Eh bien, monsieur, puisque vous êtes siparfaitement en cour… républicaine, – reprit M. Lebrenn ensouriant, – soyez assez obligeant pour demander au commissaire unefaveur qu’il me refuserait peut-être.

– Je suis, monsieur, tout à votreservice.

– Vous voyez cet anneau de fer que jeporte à la jambe, et qui soutient ma chaîne ? Cet anneau defer, je voudrais être autorisé à l’emporter… en le payant, bienentendu.

– Comment !… cet anneau… Vousvoudriez ?…

– Simple manie decollectionneur, monsieur… Je possède déjà quelques petitescuriosités historiques… entre autres, le casque dont vous avez bienvoulu me faire hommage il y a dix-huit mois… J’y joindrail’anneau de fer du forçat politique… Vous voyez, monsieur,que pour moi et ma famille ce rapprochement dira bien deschoses…

– Rien de plus facile, je crois,monsieur, que de satisfaire votre désir. Tout à l’heure j’en feraipart au commissaire. Mais permettez-moi une question, peut-êtreindiscrète.

– Laquelle, monsieur ?

– Je me rappelle qu’il y a dix-huit mois,et bien souvent depuis j’ai songé à cela, je me rappelle que,lorsque je vous ai prié de conserver mon casque, en souvenir devotre généreuse conduite envers moi, vous m’avez répondu…

– Que ce ne serait pas la seule choseprovenant de votre famille que je possédais dans macollection ? C’est la vérité.

– Vous m’avez aussi dit, je crois,monsieur, que les Néroweg de Plouernel…

– S’étaient quelquefois rencontrés, dansle courant des âges et des événements, avec plusieurs membres demon obscure famille, esclave, serve, vassale ou plébéienne, repritM. Lebrenn.

– Cela est encore vrai, monsieur.

– Et à quelle occasion ? dansquelles circonstances ? comment avez-vous pu être instruit defaits passés il y a tant de siècles ?…

– Permettez-moi de garder ce secret, etexcusez-moi d’avoir inconsidérément éveillé chez vous, monsieur,une curiosité que je ne peux satisfaire Mais encore sousl’impression de cette journée de guerre civile et de l’étrangefatalité qui nous avait mis, vous et moi, face à face… une allusionau passé m’est échappée… Je le regrette ; car, je vous lerépète, il est certains souvenirs de famille qui ne doivent jamaissortir du foyer domestique.

– Je n’insisterai pas, monsieur, – ditM. de Plouernel.

Et après un instant d’hésitation ilreprit :

– Un mot encore, monsieur… Encore unequestion indiscrète, sans doute…

– J’écoute, monsieur.

– Que pensez-vous de moi… en me voyantservir la république ?

– Une telle question, monsieur, appelleune réponse d’une entière franchise.

– Vous ne pouvez m’en faire d’autre,monsieur, je le sais.

– Eh bien ! vous ne croyez pas à ladurée de la république ; vous pensez vous servir utilement,pour l’avenir de votre parti, de l’autorité que vous confie, ainsiqu’à tant d’autres royalistes, un pouvoir parjure… Vous espérezenfin, à un moment donné, user de votre position dans l’armée pourfavoriser le retour de votre maître, ainsi que vousappelez, je crois, ce gros garçon, le dernier des Capets et desrois franks par droit de conquête… Le gouvernement de monsieurBonaparte met entre vos mains des armes contre la république… Vousles acceptez, c’est de bonne guerre, à votre point de vue.

– Et au vôtre ?

– Au mien ?

– Oui…

– Je ne ferais pas cela, monsieur… Jehais la monarchie pour les maux affreux dont, pendant des siècles,elle a écrasé mon pays, où elle s’est établie en conquérante, parla violence, le vol et le meurtre ! Oui… je la hais ! jel’ai combattue de toutes mes forces… mais jamais je ne l’auraisservie… avec l’intention de lui nuire… Jamais je n’aurais porté salivrée, ses couleurs.

– Je ne porte pas la livrée de larépublique, monsieur ! – dit vivementM. de Plouernel. – Je porte l’uniforme de l’arméefrançaise !…

– Allons, monsieur, – reprit le marchanden souriant, – avouez, sans reproche, que, pour un soldat, c’estpeut-être un peu… un peu… prêtre… ce que vous dites là…Mais passons… chacun sert sa cause à sa façon. Et, tenez, noussommes tous deux ici… vous, revêtu des insignes du pouvoir et de laforce ; moi, pauvre homme, portant la chaîne du forçat, niplus ni moins que mes pères portaient, il y a quinze cents ans, lecollier de fer de l’esclave : votre parti est tout-puissant etconsidérable ; il a les vœux et il aurait au besoin l’appuides armes étrangères ; il a la richesse, il a le clergé ;de plus, les trembleurs, les repus, les cyniques, les ambitieux detous les régimes se sont ralliés à vous dans l’effroi que leurcause la souveraineté populaire ; ils disent tout haut qu’ilspréfèrent à la démocratie la royauté de droit divin et absolud’avant 89, appuyée, s’il le faut, par une armée cosaque etpermanente… Eh bien, moi et ceux de mon parti, nous sommes pleinsde foi dans la durée de la république et dans les prochaines etexcellentes conséquences du suffrage universel, qui ne se laisserapas égarer deux fois de suite ; aussi, croyez-moi, vousn’atteindrez jamais le but auquel vous croyez cependant toucher, àsavoir : la restauration de ce gros garçon de droit divin etconquérant. Cela vous fait sourire… Soyez tranquille,monsieur : qui vivra verra, et, comme je l’espère, vous vivrezlongtemps, très-longtemps… vous verrez.

L’entrée du commissaire de marine mit fin àl’entretien du général et du marchand ; celui-ci obtintfacilement, par l’intervention de son protecteur, lapermission d’emporter son anneau de fer, sa manille, commeon dit au bagne.

Dans la soirée du même jour, M. Lebrennse mit en route pour Paris.

Chapitre 12

 

Ce qu’était devenue la famille deM. Lebrenn pendant son séjour au bagne, et d’une lettrequ’elle reçut un soir.

 

Le 10 septembre 1849, deux jours après que legénéral de Plouernel était allé porter à M. Lebrenn sa grâcepleine et entière, la famille du marchand se trouvait réunie dansle modeste salon de l’appartement du premier étage.

On avait fermé la boutique depuis une heureenviron ; une lampe, placée sur une grande table ronde,éclairait les différentes personnes qui l’entouraient.

Madame Lebrenn s’occupait des écriturescommerciales de la maison ; sa fille, vêtue de deuil, berçaitdoucement sur ses genoux un petit enfant endormi, tandis queGeorges Duchêne, vêtu de deuil comme sa femme (le grand-père Morinétait mort depuis quelques mois), dessinait sur une feuille depapier l’épure d’une boiserie ; car depuis sonmariage, et d’après le désir de M. Lebrenn, Georges avaitétabli, sur les bases de l’association et de laparticipation, un vaste atelier de menuiserie dans lerez-de-chaussée d’un des bâtiments dépendant de la maison de sonbeau-père.

Sacrovir Lebrenn lisait un traité de mécaniqueappliqué au tissage des toiles, et de temps à autre prenait desnotes dans ce livre.

Jeanike ourlait des serviettes, tandis queGildas, placé devant une petite table chargée de linge, pliait etétiquetait à leur numéro de vente divers objets destinés à lamontre du magasin.

La physionomie de madame Lebrenn était pensiveet triste ; telle eût été sans doute aussi l’expression destraits de sa fille, alors dans tout l’éclat de sa beauté, si à cemoment elle n’avait doucement souri à son petit enfant qui luiriait.

Georges, un instant distrait, de son travailpar ce rire enfantin, contemplait ce groupe maternel avec unravissement inexprimable.

On sentait vaguement qu’un chagrin, pour ainsidire de tous les instants, pesait sur une famille si tendrementunie ; c’est qu’en effet il ne se passait pour ainsi dire pasd’heure où l’on ne se souvînt avec amertume que le chef si aimé, sivénéré de cette famille lui manquait…

Disons en quelques mots comment le fils et legendre de M. Lebrenn n’avaient pas imité sa conduite lors del’insurrection du mois de juin 1848, et conséquemment partagé sonsort.

Vers le commencement de ce mois, madameLebrenn, se rendant en Bretagne, afin d’y faire différentesemplettes de toile, et d’y voir quelques personnes de sa famille,était partie accompagnée de sa fille et de son gendre, voyage deplaisir pour les deux jeune mariés. Sacrovir Lebrenn était, de soncôté, allé à Lille pour les intérêts du commerce de son père. Ildevait revenir à Paris avant le départ de sa mère ; mais,retenu en province par quelques affaires, il apprit, lors de sonretour à Paris, l’arrestation de son père, alors prisonnier au fortde Vanvre, comme insurgé.

À cette funeste nouvelle, madame Lebrenn, safille et Georges étaient en toute hâte revenus de Bretagne.

Est-il besoin de dire que M. Lebrennreçut dans sa prison toutes les consolations que la tendresse et ledévouement de sa famille pouvaient lui offrir ? Sacondamnation prononcée, sa femme et ses enfants voulurent le suivreet aller s’établir à Rochefort, afin d’habiter au moins la mêmeville que lui, et de le voir souvent ; mais il s’opposaformellement à cette résolution pour plusieurs motifs de convenanceet d’intérêts de famille ; puis enfin son principal argumentcontre un déplacement considérable et fâcheux fut… (cette fois sonexcellent jugement le trompa) fut sa foi complète à une amnistiegénérale plus ou moins prochaine. Il fit partager cette convictionà sa famille ; les siens avaient trop besoin, trop envie de lecroire pour ne pas accepter cette espérance. Aussi, les jours, lessemaines, les mois, se passèrent dans une attente toujours vaine,et toujours renaissante.

Chaque jour le condamné recevait une longuelettre collective de sa femme et de ses enfants ; il leurrépondait aussi chaque jour, et, grâce à ces épanchementsquotidiens, ainsi qu’au courage et à la sérénité de son caractèresi fermement trempé, M. Lebrenn avait supporté sans faiblessela terrible épreuve dont on venait de voir le terme.

**

*

La famille du marchand était toujourssilencieusement occupée autour de la table ronde. Madame Lebrenncessa un moment d’écrire et appuya son front sur sa main, pendantque son autre main, qui tenait la plume, s’arrêtait immobile.

Georges Duchêne, s’apercevant de lapréoccupation de sa belle-mère, fit un signe à Velléda. Tous deuxregardèrent silencieux madame Lebrenn. Sa fille, au bout dequelques instants, lui dit tendrement :

– Ma mère, tu parais inquiète,soucieuse ?

– Depuis bientôt treize mois, mesenfants, – répondit la femme du marchand, – voici le premier jourque nous ne recevons pas de lettre de votre père…

– Si monsieur Lebrenn eût été malade, mamère, – dit Georges, – et hors d’état de vous écrire, il vous l’eûtfait savoir, grâce à une main étrangère, plutôt que de vousinquiéter par son silence. Aussi, comme nous le disions tantôt, ilest probable que pour la première fois sa lettre aura subi quelqueretard.

Georges a raison, ma mère, – reprit la jeunefemme ; – il ne faut pas t’alarmer ainsi.

– Et puis, qui sait ? – ajoutaSacrovir Lebrenn avec amertume, les règlements de police sont siétranges, si despotiques, qu’il se peut qu’on ait voulu priver monpère de sa dernière consolation… Les gens qui nous gouvernent onttant de haine contre les républicains !… Oh ! nous vivonsdans de tristes temps…

– Après avoir rêvé l’avenir sibeau !… – dit Georges en soupirant, – le voir sombre, presquedésespéré !… M. Lebrenn ! lui ! lui !condamné ! traité ainsi !… Ah ! cela ferait croireque le triomphe des honnêtes gens… n’est jamais qu’unaccident !

– Ah ! frère ! frère ! jesens qu’il s’amasse en moi de terribles ferments de haine et devengeance ! – dit d’une voix sourde le fils du marchand. –Avoir un jour… un seul jour !… et faire justice… dût ma vieentière se passer dans les tortures !

– Patience, – frère ! dit Georges, –patience… À chacun son heure !

– Mes enfants, – reprit madame Lebrennd’une voix grave et mélancolique, – vous parlez de justice… n’ymêlez jamais de pensées de haine, de vengeance… Votre père, s’ilétait là… et il est toujours avec nous… vous dirait que le bondroit ne hait pas… ne se venge pas… La haine, la vengeance, donnentle vertige ; témoins ceux qui ont poursuivi votre père et sonparti avec acharnement… Méprisez-les… plaignez-les… mais ne lesimitez pas.

– Et cependant, voir ce que nous voyons,ma mère ! – s’écria le jeune homme. – Penser que mon père… monpère !… l’homme d’honneur, de courage, de patriotisme éprouvé,est à cette heure au bagne ! et qu’on l’y laisse… et que nosennemis éprouvent une joie féroce de l’y savoir !…

– Qu’est-ce que cela fait à l’honneur, aucourage, au patriotisme de votre père, mes enfants ? – ditmadame Lebrenn. – Est-ce qu’il est au pouvoir de personne au mondede flétrir ce qui est pur ? d’abaisser ce qui est grand ?de faire d’un honnête homme un forçat ?… Est-ce que vouscroyez que votre père injustement condamné sera moins honoré del’empreinte de la chaîne qu’il traîne que de ses cicatrices de1830 ? Est-ce qu’au jour de la justice il ne sortira pas deleurs bagnes encore plus aimé, encore plus vénéré que par lepassé ? Que prouvent ces persécutions, mes enfants ? quela haine et la vengeance peuvent devenir encore plus ridiculesqu’elles ne sont odieuses ! Et l’on ne doit avoir que dégoûtet pitié pour l’odieux et le ridicule !… Ah ! mesenfants ! pleurons l’absence de votre père… mais songeons quechaque jour de son martyre le grandit et l’honore !…

– Tu as raison, ma mère, – dit Sacroviren soupirant. – Les pensées de haine et de vengeance sont mauvaisesau cœur.

– Ah ! – reprit tristement Velléda,– pauvre père ! le jour de demain était attendu par lui avectant d’impatience !…

– Le jour de demain ? – demandaGeorges à sa femme. – Pourquoi cela ?

– Demain est l’anniversaire de lanaissance de mon fils, – reprit madame Lebrenn. – Demain, 11septembre, il aura vingt-et-un ans ; et pour plusieurs raisonscet anniversaire devait être pour nous une fête de famille.

Madame Lebrenn achevait à peine ces mots, quel’on entendit sonner à la porte de l’appartement.

– Qui peut venir si tard ? Il estprès de minuit, – dit madame Lebrenn. – Voyez ce que c’est,Jeanike.

– J’y vais, madame ! – s’écriahéroïquement Gildas en se levant. – Il y a peut-être du danger.

– Je ne le pense pas, – reprit madameLebrenn ; – mais allez toujours ouvrir.

Au bout d’un instant, Gildas revint, tenantune lettre qu’il remit à madame Lebrenn, en lui disant :

– Madame, c’est un commissionnaire qui aapporté cela… Il n’y a pas de réponse.

À peine la femme du marchand eut-elle jeté lesyeux sur l’enveloppe, qu’elle s’écria :

– Mes enfants !… une lettre de votrepère !…

Georges, Sacrovir et Velléda se levèrentspontanément et se rapprochèrent de leur mère.

– C’est singulier ! – repritcelle-ci en examinant avec inquiétude l’enveloppe qu’elledécachetait. – Cette lettre doit venir de Rochefort comme lesautres, et elle n’est pas timbrée…

– Peut-être, – dit Georges, – monsieurLebrenn aura-t-il chargé quelqu’un partant de Rochefort de vous lafaire parvenir.

– Et telle aurait été la cause du retard,– reprit Sacrovir. – C’est probable.

Madame Lebrenn, assez inquiète, se hâta delire à ses enfants la lettre suivante :

« Chère et tendre amie, embrasse nosenfants au nom d’une bonne nouvelle, dont vous allez être aussiheureux que surpris… J’ai espoir de vous revoir bientôt… »

Ces mots étaient à peine prononcés par lafemme du marchand, qu’il lui fut impossible de continuer salecture. Ses enfants l’entourèrent et sautèrent à son cou avec desexclamations de joie impossible à rendre, tandis que Gildas etJeanike partageaient l’émotion de la famille.

– Mes pauvres enfants ! soyonsraisonnables, ne triomphons pas trop tôt, – dit madame Lebrenn. –Ce n’est qu’un espoir que votre père nous donne… Et Dieu saitcombien notre espérance d’amnistie a été souvent déçue !

– Alors, mère, lis vite… bien vite…achève, – dirent les enfants d’une voix impatiente. – Nous allonsvoir si cet espoir est sérieux.

Madame Lebrenn continua la lettre de sonmari :

« J’ai l’espoir de vous revoir bientôt…plutôt même que vous ne pouvez le croire… »

– Vois-tu, mère !vois-tu ?…

Dirent les enfants d’une voix palpitante etles mains jointes, comme s’ils eussent prié.

– Achève ! achève !

– Mon Dieu ! mon Dieu !serait-il possible !… Nous le reverrions bientôt ! – ditmadame Lebrenn en essuyant les pleurs qui obscurcissaient savue ; et puis elle continua :

« Quand je dis espoir, chère ettendre amie, c’est plus qu’un espoir, c’est une certitude… J’auraisdû commencer ma lettre en te donnant cette assurance ; mais,quoique certain de la fermeté de ton caractère, j’ai craint qu’unetrop brusque surprise ne vous fît mal, à toi et à nos enfants… Vousvoici donc déjà familiarisés avec l’idée de me revoirprochainement… très-prochainement, n’est-ce pas ? Je puis doncvous… »

– Mais, ma mère ! – s’écria GeorgesDuchêne en interrompant la lecture, – monsieur Lebrenn doit être àParis !

– À Paris ! – s’écria-t-on toutd’une voix.

– La lettre n’est pas timbrée, – repritGeorges ; – monsieur Lebrenn est arrivé… il l’aura envoyée parun commissionnaire.

– Plus de doute ! Georges a raison,– reprit madame Lebrenn.

Et elle lut rapidement la fin de lalettre :

« Je puis donc vous promettre que nousfêterons en famille le jour de l’anniversaire de la naissance demon fils… Ce jour commence ce soir à minuit… Je serai donc à minuitau milieu de vous, peut-être avant ; car aussitôt lecommissionnaire descendu, je monterai l’escalier et j’attendrai…Oui, j’attends à la porte, là, près de vous. »

Ces mots à peine achevés, madame Lebrenn etses enfants se précipitaient à la porte de l’appartement.

Elle s’ouvrit.

En effet, M. Lebrenn était là.

**

*

Il faut renoncer à peindre les transports decette famille en retrouvant ce père adoré.

Chapitre 13

 

Comment le jour anniversaire de lanaissance de son fils M. Lebrenn lui ouvre cette chambremystérieuse qui causait tant d’étonnements à Gildas Pakou, legarçon de magasin. – Comment Sacrovir Lebrenn et Georges Duchêne,son beau-frère, désespéraient du salut de la république et duprogrès de l’humanité. – Pourquoi M. Lebrenn, fort de ce querenfermait la chambre mystérieuse, était au contraire plein de foiet de certitude sur l’avenir de la république et del’humanité.

 

Le lendemain matin du retour deM. Lebrenn, jour de l’anniversaire de la naissance de sonfils, qui atteignait à cette époque sa vingt-et-unième année, lafamille du marchand était rassemblée dans le salon.

– Mon enfant, – dit M. Lebrenn à sonfils, – tu as aujourd’hui vingt-et-un an, le moment est venu det’ouvrir cette chambre aux volets fermés, qui a si souvent excitéta curiosité. Tu vas voir ce qu’elle contient… Je t’expliquerai lebut et la cause de cette espèce de mystère… Alors, j’en suisconvaincu, mon enfant, ta curiosité se changera en un pieuxrespect… Un mot encore : le moment de t’initier à ce mystèrede famille semble providentiellement choisi. Depuis hier, tout ànotre tendresse, nous avons eu peu le temps de parler des affairespubliques ; cependant, quelques mots qui te sont échappés,ainsi qu’à vous, mon cher Georges, – ajouta M. Lebrenn ens’adressant au mari de sa fille, – me font craindre que vous nesoyez découragés… presque désespérés.

– Cela n’est que trop vrai, mon père, –répondit Sacrovir.

– Quand on est témoin de ce qui se passechaque jour, – ajouta Georges, – on est effrayé pour l’avenir de larépublique et de l’humanité.

– Voyons, mes enfants, – ditM. Lebrenn en souriant ; – que se passe-t-il donc de siterrible ? contez-moi cela…

– Comment, mon père ! – s’écriaGeorges avec surprise, – vous nous le demandez ?

– D’abord, – s’écria le fils du marchand,– monsieur Bonaparte, premier magistrat de la république, monsieurBonaparte, se recommandant naïvement des souvenirs de son oncle,l’homme du 18 brumaire ! l’un des plus horribles despotes quiaient jamais pesé sur la France, qu’il a ruinée, dépeuplée, livréedeux fois à l’invasion et aux Bourbons !…

– Comment ! – dit M. Lebrennavec un éclat de rire homérique, – monsieur Louis Bonaparte vousfait peur !… Passons, mes enfants, passons, le suffrageuniversel, comme la lance magique, guérit les blessures qu’il afaites.

– Le gouvernement aux mains de ces gens,– reprit Georges, – dont les plus républicains regardent larépublique comme un essai…

– Oui, comme un essai… qu’ils font, eux,qui ont essayé tant de gouvernements, tant de fidélités, tant deserments !… C’est une vieille habitude chez eux… Ces pauvreshommes ! – répondit M. Lebrenn. – Qu’est-ce que ça nousfait ?… s’ils nous essayent, nous les essayons aussi, et, lejour venu, le scrutin leur dira : « Vous voyez bien, vousne savez ni servir la république ni vous en servir… Allez-vous-ende là, s’il vous plaît… »

– Soit, mon père, – repritSacrovir ; – mais voici qui est effrayant : l’instructionpublique livrée à monsieur Falloux ! l’apologiste del’inquisition ! l’exécuteur des basses œuvres desjésuites ! l’audacieux souteneur de ce qu’il y a de plushaineux, de plus rétrograde, de plus impitoyable dans le particatholique et absolutiste –… L’éducation de nos enfants livrée auxhommes noirs de cet homme noir !…

– Mes amis, – reprit M. Lebrenn, –sans remonter plus haut que 1789, qui donc, à cette époque, avaitle monopole de l’instruction publique ? Le clergé, n’est-cepas ?… le clergé dans sa toute-puissance, si puissant qu’il afait trancher la tête à deux pauvres enfants qui avaient plaisantéd’une procession… Eh bien, ce clergé tout-puissant a-t-il puconjurer la révolution, quoiqu’il fût maître de l’éducationpublique ?… Comment, vous craignez les hommes noirs demonsieur Falloux en 1849 ? quand nous avons la liberté de lapresse, et la propagande socialiste, bien autrement active etardente que celle des encyclopédistes au siècle dernier ?Quoi ! vous doutez ? vous craignez ? lorsque, grâceau suffrage universel, dans deux ans au plus, il suffira d’unsouffle du pays pour faire rentrer à jamais ces hommes noirs dansleurs ténèbres ? Allons, enfants ! vous n’êtes pourtantplus à l’âge où l’on a peur des loups-garoux !…

– Et l’expédition d’Italie ? –reprit Georges. – La république italienne, notre sœur, mitraillée,abattue par nos soldats, le pape rétabli par nos armes !

– Comment, enfants ? vous vousplaignez de la restauration du pape par la force ? Quelnouveau et écrasant démenti donné à cette prétentiond’infaillibilité divine ! Dieu n’a pas tonné… il a laissé sonreprésentant sur terre implorer les carabines des chasseurs deVincennes, braves garçons, préférant le cotillon et le cabaret auxoremus… Passons, enfants ! la papauté ne se relèverapas de ce dernier triomphe ; elle devait régner par l’amour etpar la foi, elle en appelle à la violence ; elle se perdra parla violence, et bientôt la république romaine reprendra son rangparmi les peuples libres. La vieille habitude de la discipline acontraint nos braves soldats à une restauration papale, inique etimbécile… mais patience, deux ans d’exercice de leurs droits decitoyen éclaireront nos soldats sur leurs véritables devoirs… Etdéjà les votes de l’armée ne sont-ils pas en majoritésocialistes ?… D’ailleurs, dans un temps prochain, il n’y auraplus de rois en Europe, conséquemment plus d’armées, l’un ne vajamais sans l’autre… Les peuples régénérés, émancipés, nesongeront, dans leur intérêt commun, qu’à s’unir, qu’à échangerleurs produits, au lieu de se battre !… Passons, enfants… lestemps approchent où les derniers bataillons s’en iront avec lesderniers rois !

– Ah ! mon père ! ces tempsheureux, les verrons-nous jamais ? – dit Sacrovir, non moinsétonné que Georges de la quiétude du marchand. – Partout, à cetteheure, la liberté des peuples est bâillonnée, bâtonnée, égorgée parles bourreaux des rois absolus !… L’Italie, la Hongrie,l’Allemagne, sont de nouveau courbées sous le joug sanglantqu’elles avaient brisé en 1848, électrisées par notre exemple, etcomptant sur nous comme sur des frères !… Au nord, le despotedes cosaques, un pied sur la Pologne, un pied sur la Hongrie,étouffées dans leur sang, menace de son knout l’indépendance del’Europe, prêt à lancer sur nous ses hordes sauvages !…

– Des hordes pareilles, mes enfants, nospères, en sabots, les ont écharpées sous la Convention… et nousferions comme eux… Quant aux rois, ils massacrent, ils menacent,ils écument de fureur !… et surtout d’épouvante !… Ilsvoient déjà, du sang des martyrs assassinés par eux, naître desmilliers de vengeurs !… Ces porte-couronnes ont levertige : il y a bien de quoi !… Qu’une guerre européenneéclate, la révolution se dresse chez eux et les dévore ! Quela paix subsiste, le flot pacifique de la civilisation monte…monte… et submerge leurs trônes… Passons, enfants…

– Mais, à l’intérieur ! – s’écriaGeorges, – à l’intérieur !

– Eh bien, mes amis ! que sepasse-t-il à l’intérieur ?

– Hélas ! mon père… la défiance, lapeur, la misère partout, semées par les éternels ennemis du peupleet de la bourgeoisie… Le crédit anéanti… Des populations égarées,trahies, trompées, ameutées contre la république, leur mère, parceux-là qui savent bien qu’ils ne pourront plus, sous ungouvernement républicain-socialiste, exploiter le peuple et lamodeste bourgeoisie, sur qui pèse presque entièrement l’impôt,c’est-à-dire la gêne ou la misère[19] !…

– Pauvres chers aveugles ! – repriten souriant M. Lebrenn, – le prodigieux mouvement industrielqui s’opère dans les différentes classes de travailleurs et debourgeois ne frappe donc pas vos yeux ? Songez donc à cesinnombrables associations ouvrières qui se fondent de toutes parts,à ces excellents essais de banque d’échange, de comptoirscommunaux, de crédit foncier, etc., etc. Ces tentatives, les unescouronnées de succès, les autres incertaines encore, mais toutesentreprises avec intelligence, courage, probité, persévérance etfoi dans l’avenir démocratique et social, ne prouvent-elles pas quele peuple et la bourgeoisie, ne comptant plus, et bien ils font,sur le concours et l’aide de l’État, cette impuissantechimère, cherchent leur force et leurs ressources en eux-mêmes,afin de se délivrer de l’exploitation capitaliste et usuraire,comme ils se sont délivrés de la tyrannie monarchique etjésuitique ?… Croyez-moi, mes enfants, lorsque tout un peuplecomme le nôtre se met à chercher la solution d’un problème, d’oùdescend sa vraie liberté, son travail, son bien-être et celui de lafamille… ce problème, il le trouve… et, le socialisme aidant, il letrouvera[20].

– Mais où sont nos forces, monpère ? Notre parti est décimé !… Lesrépublicains-socialistes sont traqués, calomniés, dénoncés,emprisonnés, proscrits !… Enfin, que dirai-je ? Commentne pas se décourager, se désespérer, lorsque l’on pense que toi…toi… tu dois la tardive justice qu’on t’a rendue… à qui ?… aucomte de Plouernel… à un royaliste tout-puissantaujourd’hui !…

– Hélas ! mon père ! – ajoutaGeorges, – n’est-ce pas le déplorable symbole de cette situationdont la pensée nous écrase ?… Les royalistes tout-puissants,les républicains persécutés !

– Et quelle est, mes enfants, laconclusion de votre découragement ?

– Hélas ! – reprit tristementSacrovir, – ce que nous redoutons, c’est la ruine de la république,c’est le retour au passé ; c’est de rétrograder au lieud’avancer, c’est la négation du progrès… c’est d’en arriver à cettedésolante conviction : que l’humanité, au lieu de marchertoujours, est fatalement condamnée à tourner incessamment surelle-même, dans un cercle de fer, dont elle ne peut jamais sortir…Ainsi, que la République succombe, peut-être allons-nous retournersur nos pas… revenir au delà même du point dont nos pères sontpartis en 89 !

– C’est absolument ce que disent et cequ’espèrent les royalistes, mes enfants…

– Il n’est que trop vrai, mon père…

– Que les royalistes commettent cetteerreur de logique, soit, je le conçois ; rien n’aveugle commela passion, l’intérêt, ou les préjugés de caste ; mais quenous… mes enfants, nous fermions les yeux à l’évidence du progrès…plus éclatant que le soleil, pour nous plonger de gaieté de cœurdans les ténèbres du doute… mais que nous, mes enfants, nousfassions à la sainteté de notre cause l’injure de douter de sapuissance, de son triomphe souverain… lorsqu’il se manifeste detoutes parts…

– Que dites-vous, mon père ?

– Je dis : lorsque notre triomphe semanifeste de toutes parts ; je dis que, en de tellescirconstances, se laisser abattre, se décourager, ce seraitcompromettre notre cause !… si le progrès de l’humanité nepoursuivait pas sa marche éternelle, malgré l’incrédulité,l’aveuglement, les faiblesses, les trahisons ou les crimes deshommes !…

– Comment !… l’humanité sans cesseen progrès ?…

– Sans cesse, mes enfants.

– Mais il y a bien des siècles… nos pèresles Gaulois vivaient libres, heureux ! et pourtant ils ont étédépouillés, asservis, par la conquête romaine, puis par celle derois franks : était-ce donc un progrès cela ?

– Je n’ai pas dit, mes amis, que nospères n’ont pas souffert, mais que l’humanité avait marché…Derniers fils d’un ancien monde qui s’écroulait de toutes partspour faire place au monde chrétien, progrès immense !… nospères ont été meurtris, mutilés, sous les débris de la sociétéantique… mais en même temps une grande transformation sociales’opérait ; car, je vous le répète, l’humanité marchetoujours… parfois lentement, jamais elle n’a fait un pas enarrière.

– Mon père, je vous crois… cependant…

– Malgré toi tu doutes encore,Sacrovir ? Je comprends cela ; heureusement lesenseignements, les preuves, les dates, lesfaits, les noms, que tu trouveras tout à l’heuredans la chambre mystérieuse, te convaincront mieux que mes paroles…Et lorsque vous verrez, mes amis, qu’aux temps les plus affreux denotre histoire, tels que les ont presque toujours faits à notrepays les rois, les seigneurs et le haut clergé catholique ;lorsque vous verrez que nous autres conquis, nous sommespartis de l’ESCLAVAGE pour arriver progressivement, à travers lessiècles, à la SOUVERAINETÉ DU PEUPLE, vous vous demanderez si àcette heure, où nous sommes investis de cette souveraineté silaborieusement gagnée, nous ne serions pas criminels de douter del’avenir… En douter, grand Dieu ! ah ! nos pères, malgréleur martyre, n’en ont jamais douté, eux ! Aussi, n’est-ilpresque pas de siècle où ils n’aient fait un pas versl’affranchissement… Hélas ! ce pas était presque toujoursensanglanté. Car si nos maîtres les conquérants se sont montrésimplacables, vous le verrez, il n’est pas de siècle où de terriblesreprésailles n’aient éclaté contre eux pour satisfaire la justicede Dieu… Oui, vous le verrez, pas de siècle où le bonnet de lainene se soit insurgé contre le casque d’or ! où la faux dupaysan ne se soit croisée avec la lance du chevalier ! où lamain calleuse du vassal n’ait brisé la main douillette de quelquetyranneau d’évêque ! Vous le verrez, mes enfants… pas desiècle où les infâmes débauches, les voleries, les férocités desrois et de la plupart des seigneurs et des membres du haut clergécatholique, n’aient soulevé les populations, et où elles n’aientprotesté par les armes contre la tyrannie du trône, de la noblesseet des papes !… Vous le verrez, pas de siècle où les affamés,se dressant inexorables comme la faim, n’aient jeté les repus dansla terreur… pas de siècle qui n’ait eu son festin de Balthazar,enseveli avec ses coupes d’or, ses fleurs, ses chants et sesmagnificences, sous le flot vengeur de quelque torrent populaire…Sans doute, hélas ! à ces terribles, mais légitimesreprésailles de l’opprimé, succédaient contre lui de férocesvengeances ; mais de formidables exemples étaient faits ;et toujours l’insurrection ou l’épouvante a arraché auxéternels oppresseurs de nos pères quelque durableconcession ÉCRITE DANS LA LOI et forcémentobservée.

– Je vous crois, – dit Sacrovir ; –si l’on juge du passé par le présent, car dans ces derniers tempsl’insurrection a conquis nos libertés de 89 et 92, l’insurrection,en 1830, nous a rendu une partie de nos droits ; enfin, en1848, l’insurrection a proclamé la souveraineté du peuple, et lesuffrage universel, qui met un terme à ces luttes fratricides.

– Et il en a été toujours ainsi, monenfant ; car tu le verras, il n’est pas une réformesociale, politique, civile ou religieuse, que nos pères n’aient étéforcés de conquérir de siècle en siècle au prix de leursang !… Hélas ! cela est cruel… cela estdéplorable ; mais que faire ? qui invoquer ? querésoudre ? Il fallait bien recourir aux armes, lorsque desprivilégiés opiniâtres, inexorables, incorrigibles, répondaient auxlarmes, aux douleurs, aux prières des opprimés : RIEN, RIEN,RIEN ! !… Alors d’effroyables colères surgissaient et ledésespoir rendait les faibles forts… alors des torrents de sangcoulaient des deux côtés… Mais sur qui ce sang doit-ilretomber ?… Ah ! qu’il retombe tout entier sur ceux-làqui, par la force, réduisaient leurs frères à un abominableesclavage, sous lequel l’homme, parfois ravalé au niveau de labrute, n’en différait que par ces divins instincts de justice et deliberté que l’oppression la plus affreuse n’étouffe jamais ennous ! Aussi ces instincts se réveillaient-ils formidableslorsque sonnait, d’âge en âge, l’heure de l’affranchissementprogressif de l’humanité… C’est ainsi qu’à force de vaillance,d’opiniâtreté, de batailles, de martyres, nos pères ont briséd’abord les fers de l’esclavage antique où les Franks les avaientmaintenus lors de la conquête ; puis ils sont arrivés auservage, condition un peu moins horrible. Puis, de serfs, ils sontdevenus vassaux, puis main-mortables, nouveaux progrès ; ettoujours ainsi, de pas en pas, se frayant, à force de patience etd’énergie, une route à travers les siècles et les obstacles, ilssont enfin arrivés à reconquérir leur DROIT DIVIN, à eux et ànous ; c’est-à-dire la SOUVERAINETÉ DU PEUPLE. Et n’est-ce pasà la fois un droit et une récompense ? car enfin, à cetteheure, tout ce qui constitue la richesse de la France que nos pèresavaient reçue des mains de Dieu, nue, inculte et sauvage, cesterres cultivées, ces industries, ces monuments, ces routes, cescanaux, que sais-je ? enfin toutes les merveilles decivilisation dont la France est aujourd’hui couverte, ne sont-ellespas le fruit de l’accumulation du travail de nos aïeux, prolétaireset bourgeois durant des siècles ? Ah ! eux seuls ne sontjamais restés oisifs ! et tandis que les rois, les seigneursde la conquête franque, et le haut clergé catholique, leuréternel et indigne complice, jouissaient dans l’indolence ;chacune de nos laborieuses générations, à nous autres Gauloisconquis, asservis et dépouillés, augmentait les incalculablesrichesses du pays ! Et pour prix de ces labours séculaires, leprolétariat aujourd’hui émancipé n’interviendrait pas légalement,pacifiquement, de par son droit souverain, dans une plus équitableexploitation de ces trésors, créés, fécondés, par la sueur et parle sang de ses pères ! Quoi ! pauvres enfants ! leprolétariat risquerait d’être demain replongé dans le servage,parce que, selon la nature des choses, à l’action succède uneréaction passagère ; parce que des traîtres ont escaladé lepouvoir ; parce que les rois d’Europe, sentant leur fin venue,redoublent de férocité comme la bête sauvage aux abois ?… Vousdésespérez de l’avenir ? lorsque, grâce au suffrage universel,leur dernière et impérissable conquête, les déshérités d’hier,aujourd’hui majorité immense, peuvent demain imposer à la minoritéprivilégiée de la veille leur volonté, souveraine commel’équité ? Quoi ? vous désespérez ? lorsque lepouvoir est révocable à la voix de nos représentants, nommés commispar nous JUGES SUPRÊMES de ce pouvoir ?… dans le cas où ilaurait l’audace de violer la constitution, cette arche sainte de larépublique, que nous défendrions au prix de notre sang !Quoi ! vous désespérez, parce que, depuis dix-huit mois, nousavons lutté, quelque peu souffert ?… Ah ! ce n’est paspendant dix-huit mois que nos pères ont souffert, ont lutté ;c’est pendant plus de dix-huit siècles… Et si chaque génération aeu ses martyrs, elle a eu ses conquêtes !… et de ces martyrs,de ces conquêtes, vous allez voir les pieuses reliques, lesglorieux trophées… Venez, mes enfants, suivez-moi.

Et ce disant, M. Lebrenn se dirigea,suivi de sa famille, dans la chambre aux volets fermés, où le fils,la fille et le gendre du marchand entraient pour la premièrefois.

Chapitre 14

 

Comment la famille Lebrenn vit denombreuses curiosités historiques dans la chambre mystérieuse. –Quelles étaient ces curiosités, et pourquoi elles se trouvaient là,ainsi que plusieurs manuscrits singuliers. – De l’engagement sacréque prit Sacrovir entre les mains de son père avant de commencer lalecture de ces manuscrits qui doit chaque soir se faire enfamille.

 

La chambre mystérieuse où M. Lebrennintroduisait pour la première fois son fils, sa fille et GeorgesDuchêne, n’avait, quant à ses dispositions intérieures, riend’extraordinaire, sinon qu’elle était toujours éclairée par unelampe de forme antique, de même que le sont certains sanctuairessacrés ; et ce lieu n’était-il pas le sanctuaire des pieuxsouvenirs, des traditions souvent héroïques de cette familleplébéienne ? Au-dessous de la lampe, les enfants du marchandvirent une grande table recouverte d’un tapis, sur cette table uncoffret de bronze. Autour de ce coffret, verdi par les siècles,étaient rangés différents objets, dont quelques-uns remontaient àl’antiquité la plus reculée, et dont les plus modernes étaient lecasque du comte de Plouernel et l’anneau de ferque le marchand avait rapporté du bagne de Rochefort.

– Mes enfants, – dit M. Lebrennd’une voix pénétrée en leur désignant du geste les curiositéshistoriques rassemblées sur la table, – voici les reliques de notrefamille… À chacun de ces objets se rattache, pour nous, unsouvenir, un nom, un fait, une date ; de même que lorsquenotre descendance possédera le récit de ma vie écrite par moi, lecasque de monsieur de Plouernel et l’anneau de fer que j’ai portéau bagne auront leur signification historique. C’est ainsi quepresque toutes les générations qui nous ont succédé, ont, depuisprès de deux mille ans, fourni leur tribut à cette collection.

– Depuis tant de siècles, mon père !– dit Sacrovir avec un profond étonnement, en regardant sa sœur etson beau-frère.

– Vous saurez plus tard, mes enfants,comment sont parvenues jusqu’à nous ces reliques, peu volumineuses,vous le voyez ; car, sauf le casque de monsieur de Plouernelet un sabre d’honneur donné à mon père à la fin du dernier siècle,ces objets peuvent être renfermés, ainsi qu’ils l’ont été souvent,dans ce coffret de bronze… tabernacle de nos souvenirs, enfouiparfois dans quelque solitude, et y restant de longues annéesjusqu’à des temps plus calmes.

M. Lebrenn prit alors sur la table lepremier de ces débris du passé, rangés par ordre chronologique.C’était un bijou d’or noirci par les siècles, ayant la forme d’unefaucille ; un anneau mobile fixé au manche indiquaitque ce bijou avait dû se porter suspendu à une chaîne ou à uneceinture.

– Cette petite faucille d’or, mesenfants, – poursuivit M. Lebrenn, – est un emblèmedruidique ; c’est le plus ancien souvenir que nous possédionsde notre famille ; son origine remonte à l’année 57 avantJésus-Christ ; c’est-à-dire qu’il y a de cela aujourd’huidix-neuf cent six ans.

– Et ce bijou… l’un des nôtres l’a porté,mon père ? – demanda Velléda.

– Oui, mon enfant, – réponditM. Lebrenn avec émotion. – Celle qui l’a porté était jeunecomme toi, belle comme toi… et le cœur le plus angélique !… lecourage le plus fier ! Mais à quoi bon ?… vous lirezcette admirable légende de notre famille dans ce manuscrit, –ajouta M. Lebrenn en indiquant à ses enfants un livret auprèsduquel était placée la faucille d’or. Ce livret, ainsi queles plus anciens de ceux que l’on voyait sur la table, se composaitd’un grand nombre de feuillets oblongs de peau tannée(sorte de parchemin), jadis cousus à la suite les uns des autres enmanière de bande longue et étroite[21] ;mais, pour plus de commodité, ils avaient été décousus les uns desautres et reliés en un petit volume, recouvert de chagrin noir, surle plat duquel on lisait en lettres argentées :

An 57 av. J.-C.

– Mais, mon père, – dit Sacrovir, – jevois sur cette table un livret à peu près pareil à celui-ci, à côtéde chacun des objets dont vous nous avez parlé ?…

– C’est qu’en effet, mes enfants, chaquerelique provenant d’un des membres de notre famille est accompagnéed’un manuscrit de sa main, racontant sa vie et souvent celle dessiens.

– Comment, mon père ? – dit Sacrovirde plus en plus étonné ; – ces manuscrits ?…

– Ont tous été écrits par quelqu’un denos aïeux… Cela vous surprend, mes enfants ? Vous avez peine àcomprendre qu’une famille inconnue possède sa chronique,comme si elle était d’antique race royale ? puis vous vousdemandez comment cette chronique a pu se succéder, sansinterruption, de siècle en siècle, depuis près de deux mille ansjusqu’à nos jours ?

– En effet, mon père, – dit le jeunehomme, – cela me semble si extraordinaire…

– … Que cela touche à l’invraisemblance,n’est-ce pas ? – reprit le marchand.

– Non, mon père, – dit Velléda, puisquevous affirmez que cela est ; mais cela nous étonnebeaucoup !

– Sachez d’abord, mes enfants, que cetusage de se transmettre, de génération en génération, soitoralement, soit par écrit, les traditions de famille, a toujoursété l’une des coutumes les plus caractéristiques de nos pères lesGaulois, et encore plus religieusement observée chez les Gaulois deBretagne que partout ailleurs. Chaque famille, si obscure qu’ellefût, avait sa tradition, tandis que dans les autres pays d’Europecette coutume se pratiquait même rarement parmi les princes et lesrois. Pour vous en convaincre, – ajouta le marchand en prenant surla table un vieux petit livre qui semblait dater des premiers tempsde l’imprimerie, – je vais vous citer un passage traduit d’un desplus anciens ouvrages sur la Bretagne, et dont l’autorité fait foidans le monde savant.

Et M. Lebrenn lut ce qui suit :

« Chez les BRETONS,les gens de la moindre condition connaissent leurs aïeux etretiennent de mémoire toute la ligne de leur ascendanceJUSQU’AUX GÉNÉRATIONS LES PLUS RECULÉES, etl’expriment ainsi, par exemple : ÉRÉS, filsde THÉODRIK, – fils D’ENN, – filsD’AECLE, – fils de CADEL, – fils de RODERIKle Grand, ou le chef. Et ainsi de reste. Leurs ancêtres sontpour eux l’objet d’un vrai culte, et les injures qu’ils punissentle plus sont celles faites à leur race. Leurs vengeances sontcruelles et sanguinaires, et ils punissent non-seulement lesinsultes nouvelles, mais aussi les plus anciennes, faites à leurrace, et qu’ils ont toujours présentes tant qu’elles ne sont pasvengées[22]. »

– Vous le voyez, mes enfants, – ajoutaM. Lebrenn en reposant le livre sur la table, – notrechronique de famille s’explique ainsi ; et malheureusementvous verrez que quelques-uns de nos aïeux n’ont été que tropfidèles à cette coutume de poursuivre une vengeance de générationen génération… Car plus d’une fois, dans le cours des âges, lesPlouernel…

– Que dites-vous, mon père ? –s’écria Georges. – Les ancêtres du comte de Plouernel ont étéparfois les ennemis de notre race ?…

– Oui, mes enfants… vous le verrez… Maisn’anticipons pas… Vous comprendrez donc que si nos pères setransmettaient une vengeance de génération en génération, depuisles temps les plus reculés, ils se transmettaient nécessairementaussi les causes de cette vengeance, et en outre les faits les plusimportants de chaque génération ; c’est ainsi que nos archivesse sont trouvées écrites d’âge en âge jusqu’à aujourd’hui.

– Vous avez raison, mon père, – ditSacrovir ; – cette coutume explique ce qui nous avait d’abordsemblé si extraordinaire.

– Tout à l’heure, mes enfants, – repritle marchand, – je vous donnerai d’autres éclaircissements sur lalangue employée dans ces manuscrits ; laissez-moi d’abordappeler vos regards sur ces pieuses reliques, qui vous diront tantde choses après la lecture de ces manuscrits… Cette faucille d’or,– ajouta M. Lebrenn en replaçant le bijou sur la table, – estdonc le symbole du manuscrit numéro 1, portant la date de l’an 57avant Jésus-Christ. Vous le verrez, ce temps a été pour notrefamille, libre alors, une époque de joyeuse prospérité, de mâlesvertus, de fiers enseignements. C’était, hélas ! la fin d’unbeau jour… de terribles maux l’ont suivi, l’esclavage, lessupplices, la mort… – Et après un moment de silence pensif, lemarchand reprit : – En un mot, chacun de ces manuscrits vousdira presque siècle par siècle la vie de nos aïeux.

Pendant quelques instants, les enfants deM. Lebrenn, non moins silencieux et émus que leur père,parcoururent d’un regard avide ces débris du passé, dont nousdonnerons une sorte de nomenclature chronologique, comme s’ils’agissait de l’inventaire du cabinet d’un antiquaire.

Nous l’avons dit, à la petite FAUCILLED’OR[23] était joint un manuscrit portant ladate de l’an 57 avant Jésus-Christ.

Au manuscrit n° 2, portant la date del’an 56 avant Jésus-Christ, était jointe UNE CLOCHETTE D’AIRAIN,pareille à celle dont on garnit aujourd’hui en Bretagne lescolliers des bœufs.

Cette clochette datait donc au moins deDIX-NEUF CENT SIX ans…

Au manuscrit n° 3, portant la date del’année 50 après Jésus-Christ, était joint un fragment de COLLIERDE FER, ou carcan, rongé de rouille, sur lequel on reconnaissaitles vestiges de ces lettres romaines burinées dans lefer :

SERVUS SUM…

Je suis esclave de…

Nécessairement le nom du possesseur del’esclave se devait trouver sur le débris du collier quimanquait.

Ce carcan datait donc au moins de dix-septcent quatre-vingt-dix-neuf ans.

Au manuscrit n° 4, portant la date del’an 290 de notre histoire, était jointe UNE PETITE CROIX D’ARGENTattachée à une chaînette du même métal, qui semblaient avoir éténoircies par le feu.

Cette petite croix datait donc au moins dequinze cent cinquante-neuf ans.

Au manuscrit n° 5, portant la date del’an 393 de notre histoire, était joint un ornement de cuivremassif, ayant appartenu au cimier d’un casque, et représentant uneALOUETTE les ailes à demi étendues.

Ce débris de casque datait donc au moins dequatorze cent cinquante-six ans.

Au manuscrit n° 6, portant la date del’année 497 de notre histoire, était jointe la garde d’unpoignard de fer, noir de vétusté ; sur la coquille onlisait d’un côté ce mot :

GHILDE ;

Et de l’autre, ces deux mots en langueceltique ou gauloise (le breton de nos jours ou peu s’enfaut) :

AMINTIAICH (Amitié).

COUMUNITEZ (Communauté).

Ce manche de poignard datait donc au moins detreize cent cinquante-deux ans.

Au manuscrit n° 7, portant la date del’an 675 de notre histoire, était jointe une CROSSE ABBATIALE enargent repoussé, autrefois doré. On remarquait parmi les ornementsde cette crosse le nom de Méroflède.

Cette crosse datait donc au moins de onze centsoixante-quatorze ans.

Au manuscrit n° 8, portant la date del’an 787 de notre histoire, étaient jointes DEUX PETITES PIÈCES DEMONNAIE DITES CARLOVINGIENNES, l’une de cuivre, l’autre d’argent,réunies entre elles par un fil de fer.

Ces deux pièces de monnaie dataient donc aumoins de mille soixante-deux ans.

Au manuscrit n° 9, portant la date del’an 885 de notre histoire, était joint le fer d’une SAGETTE (ouflèche) BARBELÉE.

Cette flèche datait donc au moins de neuf centsoixante-quatre ans.

Au manuscrit n° 10, et portant la date del’an 999 de notre histoire, était joint UN CRÂNE D’ENFANT de huit àdix ans (à en juger par sa structure et son volume). On lisait surles parois extérieures de ce crâne ces mots, gravés en languegauloise :

FIN – AL – BÈD (Fin du monde).

Ce crâne datait donc au moins de huit centcinquante ans.

Au manuscrit n° 11, portant la date del’an 1010 de notre histoire, était jointe une COQUILLE BLANCHEcôtelée, pareille à celles que l’on voit sur les manteaux despèlerins.

Cette coquille datait au moins de huit centtrente-neuf ans.

Au manuscrit n° 12, portant la date del’an 1137 de notre histoire, était joint un ANNEAU PASTORAL en or,tel que les ont portés les évêques. Sur l’un des chatons dont ilétait orné, on voyait gravées les armes des PLOUERNEL (leur blasonétait de trois serres d’aigle de sable (d’or) surchamp de gueule (fond rouge).

Cet anneau datait donc au moins de sept centdouze ans.

Au manuscrit n° 13, portant la date del’an 1208 de notre histoire, était jointe une PAIRE DE TENAILLES DEFER, INSTRUMENT DE TORTURE, découpée en lame de scie, de sorte queles dents s’emboîtaient les unes dans les autres.

Cet instrument de torture datait donc au moinsde six cent quarante-un ans.

Au manuscrit n° 14, portant la date del’an 1358 de notre histoire, étaient joints deux objets :

1° Un PETIT TRÉPIED DE FER de six pouces dediamètre, qui semblait à moitié rougi par le feu ;

2° La POIGNÉE D’UNE DAGUE richementdamasquinée, et dont le pommeau était orné des armes des comtes dePlouernel.

Ce trépied de fer et cette poignée de daguedataient donc au moins de quatre cent quatre-vingt-onze ans.

Au manuscrit n° 15, portant la date del’an 1413 de notre histoire, était joint un COUTEAU DE BOUCHERà manche de corne, et dont la lame était à demibrisée.

Ce couteau datait donc au moins de quatre centtrente-six ans.

Au manuscrit n° 16, portant la date del’an 1515 de notre histoire, était jointe une PETITE BIBLE DEPOCHE, appartenant aux premiers temps de l’imprimerie : lacouverture de ce livre était presque entièrement brûlée, ainsi queles angles des pages, comme si cette Bible était restée quelquetemps exposée au feu ; on remarquait aussi sur plusieurs deses pages quelques taches de sang.

Cette Bible datait donc au moins de trois centtrente-quatre ans.

Au manuscrit n° 17, portant la date del’an 1648 de notre histoire, était joint LE FER D’UN LOURD MARTEAUDE FORGERON sur lequel on voyait ces mots incrustés dans le métalen langue bretonne :

EZ – LIBR (Être libre).

Ce marteau datait donc au moins de deux centun ans.

Au manuscrit n° 18, et portant la date del’an 1794 de notre histoire, était joint un sabred’honneur à garde de cuivre doré, avec ces inscriptionsgravées des deux côtés de la lame :

République française.

Liberté – Égalité – Fraternité.

Jean LEBRENN a bien mérité de la patrie.

Enfin l’on voyait, mais sans être accompagnésde manuscrit, et seulement portant la date de 1848 et 1849, lesdeux derniers objets dont se composait cette collection :

Le CASQUE DE DRAGON donné par le comte dePlouernel à M. Lebrenn.

La MANILLE ou l’anneau de fer que le marchandavait porté au bagne de Rochefort.

On comprendra sans doute avec quel pieuxrespect, avec quelle ardente curiosité, ces débris du passé furentexaminés par la famille du marchand. Il interrompit le silencepensif que gardaient ses enfants pendant cet examen, etreprit :

– Ainsi, vous le voyez, mes enfants, cesmanuscrits racontent l’histoire de notre famille plébéienne depuisprès de deux mille ans ; aussi cette histoire pourrait-elles’appeler l’histoire du peuple, de ses vicissitudes, de sescoutumes, de ses mœurs, de ses douleurs, de ses fautes, de sesexcès, parfois même de ses crimes ; car l’esclavage,l’ignorance et la misère dépravent souvent l’homme en le dégradant.Mais, grâce à Dieu, dans notre famille les mauvaises actions ontété rares, tandis que nombreux ont été les traits de patriotisme etd’héroïsme de nos aïeux, GAULOIS et GAULOISES, pendant leur longuelutte contre la conquête des Romains et desFranks ! Oui, hommes et femmes… car vous le verrezdans bien des pages de ces récits, les femmes, en dignes filles dela Gaule, ont rivalisé de dévouement, de vaillance ! Aussiplusieurs de ces figures touchantes ou héroïques resteront chérieset glorifiées dans votre mémoire comme les saints de notre légendedomestique… Un dernier mot sur la langue employée dans cesmanuscrits… Vous le savez, mes enfants, votre mère et moi, nousvous avons toujours donné, dès votre plus bas âge, une bonne denotre pays, afin que vous apprissiez à parler le breton en mêmetemps que le français ; aussi, votre mère et moi, nous vousavons toujours entretenus dans l’habitude de cette langue en nousen servant souvent avec vous ?…

– Oui, mon père…

– Eh bien, mon enfant, – ditM. Lebrenn à son fils, – en t’apprenant le breton, j’avaissurtout en vue, suivant d’ailleurs une tradition de notre famille,qui n’a jamais abandonné sa langue maternelle, de te mettre à mêmede lire ces manuscrits.

– Ils sont donc écrits en languebretonne, père ? – demanda Velléda.

– Oui, enfants ; car la languebretonne n’est autre que la langue celtique ou gauloise, qui separlait dans toute la Gaule avant les conquêtes des Romains et desFranks. Sauf quelques altérations causées par les siècles, elles’est à peu près conservée dans notre Bretagne jusqu’à nosjours[24] ; car, de toutes les provinces dela Gaule, la Bretagne est la dernière qui se soit soumise aux roisfrancks, issus de la conquête… Oui… et ne l’oublions jamais, cettefière et héroïque devise de nos pères asservis, dépouillés parl’étranger : « Il nous reste notre nom, notre langue,notre foi… » Or, mes enfants, depuis deux mille ans delutte et d’épreuves, notre famille a conservé son nom, sa langue etsa foi ; car nous nous appelons Lebrenn, nous parlonsgaulois, et je vous ai élevés dans la foi de nos pères, dans cettefoi à l’immortalité de l’âme et à la continuité de l’existence, quinous fait regarder la mort comme un changement d’habitation, riende plus…[25] foi sublime, dont la moralité,enseignée par les druides, se résumait par des préceptes tels queceux-ci : « Adorer Dieu. Ne point faire le mal.Exercer la générosité. Celui-là est pur et saint qui fait desœuvres célestes et pures. »… Ainsi donc, mes amis,conservons, comme nos aïeux, notre nom, notre langue, notrefoi.

– À cet engagement nous ne faillironspas, mon père ! – répondit Velléda.

– Nous ne montrerons ni moins de courageni moins de persistance que nos ancêtres, – ajouta Sacrovir. –Ah ! quelle émotion sera la mienne lorsque je lirai cescaractères vénérés qu’ils ont tracés !… Mais l’écriture de lalangue celtique ou gauloise est-elle donc tout à fait la même quel’écriture bretonne, que nous avons l’habitude de lire,père ?

– Non, mon enfant ; depuis nombre desiècles l’écriture gauloise, qui était d’abord la même que celledes Grecs[26], s’est peu à peu modifiée par le temps,et est tombée en désuétude ; mais mon grand-père, ouvrierimprimeur, aussi obscur qu’érudit et lettré, a traduit en écriturebretonne moderne tous les manuscrits écrits en gaulois. Grâce à cetravail, tu pourras donc lire ces manuscrits aussi couramment quetu lis ces légendes si aimées de notre brave Gildas, et qui,composées il y a huit ou neuf cents ans, courent encore nosvillages de Bretagne, imprimées sur papier gris.

– Mon père, – dit Sacrovir, – unequestion encore… Notre famille a-t-elle donc pendant tant desiècles toujours habité la Bretagne ?

– Non… pas toujours, ainsi que tu leverras par ces récits… La conquête, les guerres, les rudes etdifférentes vicissitudes auxquelles était soumise, dans cestemps-là, une famille comme la nôtre, ont souvent forcé nos pèresde quitter le pays natal, tantôt parce qu’ils étaient traînésesclaves ou prisonniers dans d’autres provinces, tantôt pouréchapper à la mort, tantôt pour gagner leur pain, tantôt pour obéirà des lois étranges, tantôt par suite des hasards du sort ;mais il est bien peu de nos ancêtres qui n’aient accompli une sortede pieux pèlerinage, que j’ai accompli moi-même, et que tuaccompliras à ton tour le 1er janvier de l’année quisuivra ta majorité, c’est-à-dire le 1er janvierprochain.

– Pourquoi particulièrement ce jour,père ?

– Parce que le premier jour de chaquenouvelle année a toujours été dans les Gaules un jour solennel.

– Et ce pèlerinage, quelest-il ?

– Tu iras aux pierres druidiques deKARNAC, près d’Auray.

– On dit, en effet, mon père, que cetassemblage de gigantesques blocs de granit, que l’on voit encore denos jours alignés d’une façon mystérieuse, remontent à la plushaute antiquité ?

– Il y a deux mille ans et plus, monenfant, que l’on ignorait déjà à quelle époque, perdue dans la nuitdes temps, les pierres de Karnak avaient été ainsidisposées.

– Ah ! père ! on éprouve unesorte de vertige en songeant à l’âge que doivent avoir ces pierresmonumentales.

– Dieu seul le sait, mes amis ! etsi l’on juge de leur durée à venir par leur durée passée, desmilliers de générations se succéderont encore devant ces monumentsgigantesques, qui défient les âges, et sur lesquels les regards denos pères se sont tant de fois arrêtés de siècle en siècle avec unpieux recueillement.

– Et pourquoi faisaient-ils cepèlerinage, père ?

– Parce que le berceau de notre famille,les champs et la maison du premier de nos aïeux dont ces manuscritsfassent mention, étaient situés près des pierres de Karnak ;car, tu le verras, cet aïeul, nommé Joel, en Brenn an Lignez anKarnak, ce qui signifie, tu le sais, en breton :Joel, le chef de la tribu de Karnak[27],cet aïeul était chef ou patriarche, élu par sa tribu, ou par sonclan, comme disent les Écossais…

– De sorte, – dit Georges Duchêne, – quenotre nom, mon père, le nom de Brenn, signifiechef ?

– Oui, mon ami, cette appellationhonorifique, jointe au nom individuel de chacun, au nom de baptême,comme on a dit, depuis le christianisme, s’est, par le temps,changée en nom de famille ; car l’usage des noms de famille necommence guère à se répandre généralement dans les famillesplébéiennes que vers le quatorzième ou le quinzième siècle. Ainsi,dans les premiers âges, on a appelé, par exemple, le fils dupremier de nos aïeux dont je vous ai parlé : Guilhern, mabeus an Brenn[28],Guilhern, fils du chef, puis Kirio, petit-fils duchef, etc., etc. Mais avec les siècles, les mots petit-fils etarrière-petit-fils ont été supprimés, et l’on n’a plus ajouté aumot Brenn, devenu par corruption Lebrenn, que lenom de baptême. Ainsi presque tous les noms empruntés à uneprofession, tels que M. Charpentier,M. Serrurier, M. Boulanger,M. Tisserand, M. Meunier, etc., etc.,ont eu presque toujours pour origine une profession manuelle, dontla désignation s’est transformée, avec le temps, en nom defamille[29]. Ces explications vous semblerontpeut-être puériles, et pourtant elles constatent un fait grave etdouloureux : l’absence du nom de famille chez nos frères dupeuple… Hélas ! tant qu’ils ont été esclaves ou serfs,pouvaient-ils avoir des noms, eux qui ne s’appartenaient pas ?leur maître leur donnait des noms bizarres ou grotesques, de mêmequ’on donne un nom de fantaisie à un cheval ou à un chien ;puis l’esclave vendu à un autre maître, on l’affublait d’un autrenom… Mais, vous le verrez, à mesure que ces opprimés, grâce à leurlutte énergique, incessante, arrivent à une condition moinsservile, la conscience de leur dignité d’homme se développedavantage ; et lorsqu’ils purent enfin avoir un nom àeux et le transmettre à leurs enfants, obscur, mais honorable,c’est que déjà ils n’étaient plus esclaves ni serfs, quoique encorebien malheureux… La conquête du nom propre, du nom defamille, en raison des devoirs qu’il impose et des droitsqu’il donne, a été l’un des plus grands pas de nos aïeux vers uncomplet affranchissement… Un dernier mot, au sujet des manuscritsque nous allons lire. Vous y trouverez un admirable sentiment de lanationalité gauloise et de sa foi religieuse, sentiment d’autantplus indomptable, d’autant plus exagéré peut-être, que la conquêteromaine et franque s’appesantissait davantage sur ces hommes et surces femmes héroïques, si fiers de leur race, et poussant le méprisde la mort jusqu’à une grandeur surhumaine… Admirons-les,imitons-les, dans cet ardent amour du pays, dans cette inexorablehaine de l’oppression, dans cette croyance à la perpétuitéprogressive de la vie, qui nous délivre du mal de la mort…Mais tout en glorifiant pieusement le passé, continuons, selon lemouvement de l’humanité, de marcher vers l’avenir… N’oublions pasqu’un nouveau monde avait commencé avec le christianisme… Sansdoute son divin esprit de fraternité, d’égalité, de liberté, a étéoutrageusement renié, refoulé, persécuté, dès les premiers siècles,par la plupart des évêques catholiques, possesseurs d’esclaves etde serfs, gorgés de richesses subtilisées aux Francs conquérants,en retour de l’absolution de leurs crimes abominables, que leurvendait le haut clergé… Sans doute, nos pères esclaves, voyant laparole évangélique étouffée, impuissante à les affranchir, ontfait, comme on dit, leurs affaires eux-mêmes, se sont soulevés enarmes contre la tyrannie des conquérants, et presque toujours,ainsi que vous allez en avoir la preuve, là où le sermon avaitéchoué, l’insurrection obtenait des concessions durables, selon cesage axiome de tous les temps : Aide-toi… le cielt’aidera… Mais enfin, malgré l’Église catholique, apostoliqueet romaine, le souffle chrétien a passé sur le monde ; il lepénètre de plus en plus de cette chaleur douce et tendre, dontmanquait, dans sa sublimité, la foi druidique de nos aïeux, qui,ainsi rajeunie, complétée, doit prendre une sève nouvelle… Sansdoute encore il a été cruel pour nous, conquis, de perdre jusqu’aunom de notre nationalité, de voir imposer à cette antique etillustre Gaule le nom de France, par une horde deconquérants féroces… Aussi, chose remarquable, lors de notrepremière révolution la réaction contre les souvenirs de la conquêteet de ces rois de prétendu droit divin, fut si profondémentnationale, que des citoyens ont maudit jusqu’au nomFrançais[30], trouvant (et c’était à un certainpoint de vue aussi logique que patriotique), trouvant odieux etstupide de conserver ce nom au jour de la victoire et aprèsquatorze siècles de lutte contre ces rois et cette race étrangèrequi nous l’avaient infligé comme le stigmate de laconquête !…

– Cela me rappelle mon pauvre grand-père,– reprit Georges en souriant, – me disant qu’il n’était plus fierdu tout d’être Français depuis qu’il savait porter le nom desbarbares, des cosaques, qui nous avaient dépouillés etasservis.

– Moi, je conçois parfaitement, – repritSacrovir, – que l’on revendique ce vieux et illustre nom de Gaulepour notre pays !

– Certes, – reprit M. Lebrenn, – larépublique gauloise sonnerait non moins bien à mesoreilles que la république française ; mais, d’abord, notrepremière et immortelle république a, ce me semble, suffisammentpurifié le nom français de ce qu’il avait de monarchique en leportant si haut et si loin en Europe ; et puis, voyez-vous,mes amis, – ajouta le marchand en souriant, – il en est de cettebrave Gaule comme de ces femmes héroïques qui s’illustrent sous lenom de leur mari… quoique le mariage de la Gaule avec le Franc aitété singulièrement forcé.

– Je comprends cela, père, – dit Vellédasouriant aussi. – De même que beaucoup de femmes signent leur nomde famille à côté de celui qu’elles tiennent de leur mari, toutesles admirables choses accomplies par notre héroïne, sous un nom quin’était pas le sien, doivent être signées : FRANCE,née GAULE…

– Rien de plus juste que cettecomparaison, – ajouta madame Lebrenn. – Notre nom a pu changer,notre race est restée notre race…

– Maintenant, – reprit M. Lebrenn avecémotion. – vous êtes initiés à la tradition de famille qui a fondénos archives plébéiennes ; vous prenez l’engagement solennelde les continuer, et d’engager vos enfants à les continuer ?…Toi, mon fils, et toi, ma fille, à défaut de lui, vous me jurezd’écrire avec sincérité vos faits et vos actes, justes ou injustes,louables ou mauvais, afin qu’au jour où vous quitterez cetteexistence pour une autre, ce récit de votre vie vienne augmentercette chronique de famille, et que l’inexorable justice de nosdescendants estime ou mésestime notre mémoire selon que nous auronsmérité…

– Oui, père… nous te lejurons !…

– Eh bien, Sacrovir, aujourd’hui que tuas accompli ta vingt-et-unième année, tu peux, selon notretradition, lire ces manuscrits… Cette lecture, nous la ferons dèsaujourd’hui, chaque soir, en commun ; et pour que Georgespuisse y participer, nous la traduirons en français.

**

*

Et ce même soir, M. Lebrenn, sa femme, safille et Georges s’étant réunis, Sacrovir Lebrenn commença ainsi lalecture du premier manuscrit, intitulé :

LA FAUCILLE D’OR.

L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DUPEUPLE

Chers lecteurs,

Permettez-moi d’abord de vous remercier dubienveillant accueil fait par vous aux Mystères du Peuple,dont le succès dépasse aujourd’hui toutes mes espérances ;j’ai reçu de précieux encouragements, de vives preuves desympathie. Après y avoir répondu privément, je suis heureux et fierde vous en témoigner publiquement ici ma reconnaissance ; cecordial appui double mes forces. Je vous ai parlé des louanges, jevous parlerai non moins sincèrement d’une critique qui m’a étéadressée, sous la forme la plus amicale d’ailleurs ; cettecritique m’a paru grave, chers lecteurs, aussi m’a-t-elle engagé àvous écrire ces quelques mots :

On m’a reproché le grand nombre denotes dont plusieurs livraisons sont accompagnées :j’étais allé de moi-même au devant de cette objection, dès ladeuxième livraison, en vous suppliant de lire attentivement cesnotes, dont j’espérais faire aussi comprendre la haute importance.Je vais être plus explicite :

Quelque confiance que vous daigniez accorder àma parole, vous trouverez dans les prochains récits des faits siétranges, si extraordinaires, souvent même si monstrueux, je diraispresque si peu croyables, que, sans l’irrécusable autoritéhistorique dont je les accompagnerai, le lecteur le plus favorableà cet ouvrage, pourrait croire, non, sans doute, que je l’ai voulutromper, mais qu’entraîné par mon imagination de romancier, j’aiexagéré les faits au delà des limites du possible, afin de lesrendre plus saisissants. Je n’aurai pas cette crainte lorsque lacitation historique textuelle, irréfragable, servant, pour ainsidire de poinçon, de contrôle à mon récit, prouvera du moins que,quelle que soit sa valeur, il est pur et sans alliage.

Et puis, une fois l’œuvre accomplie, ces notesqui l’accompagnent dès le début, et choisies par moi, je vousl’affirme, avec un soin scrupuleux, parmi d’innombrables documents,ces notes formeront, à côté du récit que je tâche de rendre amusantet varié, non-seulement une histoire authentique des misères, dessouffrances, des luttes et souvent grâce à Dieu, des triomphes denos pères à nous autres prolétaires et bourgeois, mais encore unehistoire authentique de leur origine, de leurs religions, de leurslois, de leurs mœurs, de leur langage, de leurs costumes, de leurshabitations, de leurs professions, de leurs arts, de leurindustrie, de leurs métiers, etc., etc.

Un mot à ce sujet, chers lecteurs. Jusqu’ici(sauf quelques-uns des éminents et modernes historiens déjà citésdans les notes), l’on avait toujours écrit l’histoire de nosrois, de leurs cours, de leurs amours adultères, de leursbatailles, mais jamais notre histoire à nous autres bourgeois etprolétaires ; on nous la voilait, au contraire, afin que nousne puissions y puiser ni mâles enseignements, ni foi, ni espéranceardente à un avenir meilleur, par la connaissance et la consciencedu passé. Ç’a été un grand mal, car plus nous aurons conscience etconnaissance de ce que nos pères et nos mères ont souffert pournous conquérir à travers les âges, pas à pas, siècle à siècle, auprix de leurs larmes, de leur martyre, de leur sang, les droits etles libertés consacrés, résumés aujourd’hui par lasouveraineté du peuple écrite dans notreConstitution, plus les droits, plus les libertés nous seront cherset sacrés, plus nous serons résolus de les défendre !

Plus nous aurons conscience et connaissance del’épouvantable esclavage moral et physique sous lequel nos ennemisde tous les temps, les rois et seigneurs, issus de la conquêtefranque, ainsi que les ultramontains, leurs dignes alliés,jésuites, inquisiteurs, etc., etc., ont fait gémir nos aïeux ànous, race de Gaulois conquis, plus nous serons résolus debriser le joug sanglant et abhorré, si l’on tentait de nousl’imposer de nouveau.

Enfin, chers lecteurs, plus nous auronsconscience et connaissance du progrès incessant de l’humanité, qui,l’histoire le prouve, n’a jamais fait un pas rétrograde, plus nousserons inébranlables dans notre foi à un avenir toujoursprogressif, et plus victorieusement nous triompherons de cedécouragement funeste dont les plus forts se laissent souventaccabler aux jours des rudes épreuves ! découragement fatal,car nos ennemis, sans cesse en éveil, l’exploitent avec un artinfernal, pour arrêter, momentanément, notre marche vers laterre promise.

Enfin et surtout, plus nous aurons conscienceet connaissance des barbaries, des usurpations, des pilleries, desdésastres, des guerres civiles, sociales ou religieuses, desbouleversements et des révolutions sans nombre, renaissant pourainsi dire à chaque siècle de notre histoire, depuis le sacre de cebandit couronné, nommé Clovis, jusqu’en 1848, plus nousrirons de ces hâbleurs qui ont la triste audace de nous présenterle gouvernement monarchique de droit divin, ou autre, comme unegarantie d’ordre, de paix, de bonheur et de stabilité, et plus nousserons convaincus qu’il n’y a désormais de salut et de repos pourla France que dans la République.

C’est donc cette conscience et cetteconnaissance du passé qui, seule, peut donner foi et certitude dansl’avenir, que je tâche de vous inspirer, par ces récits, selon lafaible mesure de mes forces ; or, quelle que soit labienveillante sympathie dont vous m’honoriez, je crois de mondevoir envers vous de joindre la preuve aux faits, l’autoritéhistorique à la scène que je représente à vos yeux. Il me sembleaussi que votre conviction sera plus puissante, plus féconde pourvous-même, lorsque vous direz : Cette conviction, je l’aipuisée aux sources les plus profondes et les plus pures del’histoire.

Et voilà pourquoi, chers lecteurs, je vousconjure de nouveau de lire attentivement ces notes, dont je suisaussi sobre que possible, mais qui, à mon avis (puissiez-vous lepartager !), sont le complément indispensable de cette œuvresi cordialement encouragée par vous dès son début.

Permettez-moi d’espérer que vous mecontinuerez cette précieuse bienveillance, et croyez à tous mesefforts pour m’en rendre de plus en plus digne.

Eugène SUE

Aux Bordes, 20 janvier 1850.

Partie 2
LA FAUCILLE D’OR ou HÊNA LA VIERGE DE L’ÎLE DE SÊN. – AN 57 AVANTJÉSUS-CHRIST.

Chapitre 1

 

Les Gaulois il y a dix-neuf cents ans.– JOEL, le laboureur, chef (oubrenn) de la tribu de Karnak. –GUILHERN, fils de Joel. – Rencontre qu’ils font d’unvoyageur. – Étrange façon d’offrir l’hospitalité. – Joel, étantaussi causeur que le voyageur l’est peu, parle avec complaisance deson fameux étalon, TOM-BRAS, et de son fameuxdogue de guerre, DEBER-TRUD, le mangeurd’hommes. – Ces confidences ne rendant pas le voyageurplus communicatif, le bon Joel parle non moins complaisamment deses trois fils, GUILHERN, le laboureur,MIKAËL, l’armurier, et ALBINICK, le marin,ainsi que de sa fille HÊNA, la vierge de l’île deSên. – Au nom d’Hêna, la langue duvoyageur se délie. – On arrive à la maison de Joel.

 

Celui qui écrit ceci se nomme JOEL, lebrenn de la tribu de Kanak ; il est fils deMarik, qui était fils de Kirio, fils deTiras, fils de Gomer, fils de Vorr, filsde Glenan, fils d’Erer, fils de Roderik,choisi pour être chef de l’armée gauloise qui, il y a deux centsoixante-dix-sept ans, fit payer rançon à Rome.

Joel (pourquoi ne le dirait-il pas ?)craignait les dieux, avait le cœur droit, le courage ferme etl’esprit joyeux ; il aimait à rire, à conter, et surtout àentendre raconter, en vrai Gaulois qu’il était.

Au temps où vivait César[31](que son nom soit maudit), Joel demeurait à deux lieuesd’Alrè[32], non loin de la mer et de l’île deRoswallan, près la lisière de la forêt de Karnak, la plus célèbreforêt de la Gaule bretonne.

Un soir, le soir du jour qui précédait celuioù Hêna, sa fille… sa fille bien aimée lui était née… il yavait dix-huit ans de cela… Joel et son fils aîné, Guilhern, à latombée du jour, retournaient à leur maison, dans un chariot traînépar quatre de ces jolis petits bœufs bretons dont les cornes sontmoins grandes que les oreilles. Joel et son fils venaient de porterde la marne dans leurs terres, ainsi que cela se fait à lasaison d’automne, afin que les champs soient marnés pourles semailles de printemps. Le chariot gravissait péniblement lacôte de Craig’h, à un endroit où le chemin très-montueuxest resserré entre de grandes roches, et d’où l’on aperçoit au loinla mer, et plus loin encore l’île de Sen, île mystérieuseet sacrée.

– Mon père, – dit Guilhern à Joel, –voyez donc là-bas, au sommet de la côte, ce cavalier qui accourtvers nous… Malgré la raideur de la descente, il a lancé son chevalau galop.

– Aussi vrai que le bonElldud[33] a inventé la charrue, cet homme vase casser le cou.

– Où peut-il aller ainsi, père ? Lesoleil se couche ; il fait grand vent, le temps est à l’orage,et ce chemin ne mène qu’aux grèves désertes…

– Mon fils, cet homme n’est pas de laGaule bretonne ; il porte un bonnet de fourrure, une casaquepoilue, et ses jambes sont enveloppées de peaux tannées assujétiesavec des bandelettes rouges.

À sa droite pend une courte hache, à sa gaucheun long couteau dans sa gaîne.

– Son grand cheval noir ne bronche pasdans cette descente… Mais où va-t-il ainsi ?

– Mon père, cet homme est sans douteégaré ?

– Ah ! mon fils, – queTeutâtès t’entende[34] !…Nous offririons l’hospitalité à ce cavalier ; son costumeannonce qu’il est étranger… Quels beaux récits il nous ferait surson pays et sur ses voyages !…

– Que le divin Ogmi[35], dont la parole enchaîne les hommes pardes liens d’or, nous soit favorable, père ! Depuis silongtemps un étranger conteur ne s’est assis à notrefoyer !

– Et nous n’avons aucune nouvelle de cequi se passe dans le reste de la Gaule.

– Malheureusement !

– Ah ! mon fils ! si j’étaistout-puissant comme Hésus[36],j’aurais chaque soir un nouveau conteur à mon souper.

– Moi, j’enverrais des hommes partoutvoyager, afin qu’ils revinssent me réciter leurs aventures.

– Et si j’avais le pouvoird’Hésus, quelles aventures surprenantes je leurménagerais, à mes voyageurs, pour doubler l’intérêt de leurs récitsau retour !…

– Mon père ! mon père ! voicile cavalier près de nous.

– Oui… il arrête son cheval, car la routeest étroite, et nous lui barrons le passage avec notre chariot…Allons, Guilhern, le moment est propice ; ce voyageur doitêtre nécessairement égaré, offrons-lui l’hospitalité pour cettenuit… nous le garderons demain, et peut-être plusieurs joursencore… Nous aurons fait une chose bonne, et il nous donnera desnouvelles de la Gaule et des pays qu’il peut avoir parcourus.

– Et ce sera aussi une grande joie pourma sœur Hêna, qui vient demain à la maison pour la fête de sanaissance.

– Ah ! Guilhern ! je n’avaispas songé au plaisir qu’aurait ma fille chérie à écouter cetétranger… Il faut absolument qu’il soit notre hôte !

– Et il le sera, père !… Oh !il le sera… – reprit Guilhern d’un air très-déterminé.

Joel, étant alors, de même que son fils,descendu de son chariot, s’avança vers le cavalier. Tous deux, enle voyant de près, furent frappés de ses traits majestueux. Rien deplus fier que son regard, de plus mâle que sa figure, de plus digneque son maintien ; sur son front et sur sa joue gauche, onvoyait la trace de deux blessures à peine cicatrisées. À son airvaleureux, on l’eût pris pour un de ces chefs que les tribuschoisissent pour les commander en temps de guerre. Joel et son filsn’en furent que plus désireux de le voir accepter leurhospitalité.

– Ami voyageur, lui dit Joel, – la nuitvient ; tu t’es égaré, ce chemin ne mène qu’à des grèvesdésertes ; la marée va bientôt les couvrir, car le ventsouffle très-fort… continuer ta route par la nuit qui s’annonce,serait très-périlleux ; viens donc dans ma maison :demain tu continueras ton voyage.

– Je ne suis point égaré ; je saisoù je vais, je suis pressé ; range tes bœufs, fais-moipassage, – répondit brusquement le cavalier, dont le front étaitbaigné de sueur à cause de la précipitation de sa course. Par sonaccent il paraissait appartenir à la Gaule du centre, vers laLoire. Après avoir ainsi parlé à Joel, il donna deux coups de talonà son grand cheval noir pour s’approcher davantage des bœufs duchariot, qui, s’étant un peu détournés, barraient absolument lepassage.

– Ami voyageur, tu ne m’as donc pasentendu ? – reprit Joel. – Je t’ai dit que ce chemin ne menaitqu’à la grève… que la nuit venait, et que je t’offrais mamaison.

Mais l’étranger, commençant à se mettre encolère, s’écria :

– Je n’ai pas besoin de ton hospitalité…range tes bœufs… Tu vois qu’à cause des rochers je ne peux passerni d’un côté ni de l’autre… Allons, vite, je suis pressé…

– Ami, – dit Joel, – tu es étranger, jesuis du pays : mon devoir est de t’empêcher de t’égarer… Jeferai mon devoir…

– Par Ritha-Gaür ! quis’est fait une saie[37] avec labarbe des rois qu’il a rasés[38] ! –s’écria l’inconnu de plus en plus courroucé, – depuis que la barbem’a poussé, j’ai beaucoup voyagé, beaucoup vu de pays, beaucoup vud’hommes, beaucoup vu de choses surprenantes… mais jamais je n’airencontré de fous aussi fous que ces deux fous-là !

Joel et son fils, qui aimaient passionnément àentendre raconter, apprenant par l’étranger lui-même qu’il avait vubeaucoup de pays, beaucoup d’hommes, beaucoup de chosessurprenantes, conclurent de là qu’il devait avoir de charmants etnombreux récits à faire, et se sentirent un très-violent désird’avoir pour hôte un tel récitateur. Aussi, Joel, loin de dérangerson chariot, s’avança tout auprès du cavalier, et lui dit de savoix la plus douce, quoique naturellement il l’euttrès-rude :

– Ami, tu n’iras pas plus loin ! Jeveux me rendre très-aimable aux dieux, et surtout àTeutâtès, le dieu des voyageurs, en t’empêchant det’égarer, et en te faisant passer une bonne nuit sous un bon toit,au lieu de te laisser errer sur la grève, où tu risquerais d’êtrenoyé par la marée montante.

– Prends garde… – reprit l’inconnu enportant la main à la hache suspendue à son côté. – Prendsgarde !… Si à l’instant tu ne ranges pas tes bœufs, j’en faisun sacrifice aux dieux, et je t’ajoute à l’offrande !…

– Les dieux ne peuvent que protéger unfervent tel que toi, – répondit Joel, qui en souriant avait échangéquelques mots à voix basse avec son fils ; – aussi les dieuxt’empêcheront-ils de passer la nuit sur la grève… Tu vas voir…

Et Joel, ainsi que son fils, se précipitant àl’improviste sur le voyageur, le prirent chacun par une jambe, et,comme ils étaient tous deux extrêmement grands et robustes, ils lesoulevèrent comme debout au-dessus de la selle de son cheval,auquel ils donnèrent un coup de genou dans le ventre, de sortequ’il se porta en avant, et que Joel et Guilhern n’eurent plus qu’àdéposer par terre, et avec beaucoup de respect, le cavalier sur sespieds. Mais celui-ci, dont la rage était au comble, ayant voulurésister et tirer son couteau, Joel et Guilhern le continrent,prirent une grosse corde dans leur chariot, lièrent solidement,mais avec grande douceur et amitié, les mains et les jambes del’inconnu, et, malgré ses furieux efforts, le rendant ainsiincapable de bouger, le placèrent au fond du chariot, toujours avecbeaucoup de respect et d’amitié, car la mâle dignité de sa figureles frappait de plus en plus[39].

Alors Guilhern monta le cheval du voyageur, etsuivit le chariot que conduisait Joel, hâtant de son aiguillon lamarche de ses bœufs, car le vent soufflait de plus en plusfort ; on entendait la mer se briser à grand bruit sur lesrochers de la côte ; quelques éclairs brillaient à travers lesnuages noirs, tout enfin annonçait une nuit d’orage.

Et cependant, malgré cette nuit menaçante,l’inconnu ne semblait point reconnaissant de l’hospitalité que Joelet son fils s’empressaient de lui offrir. Couché au fond duchariot, il était pâle de rage ; tantôt il grinçait des dents,tantôt il soufflait comme quelqu’un qui a fort chaud ; mais,concentrant son courroux en lui-même, il ne disait mot. Joel (ildoit l’avouer) aimait beaucoup à entendre raconter ; mais ilaimait aussi beaucoup à parler. Aussi dit-il àl’étranger :

– Mon hôte, car tu l’es maintenant, jeremercie Teutâtès, le dieu des voyageurs, de m’avoirenvoyé un hôte… Il faut que tu saches qui je suis ; oui jedois te dire qui je suis, puisque tu vas t’asseoir à mon foyer.

Et quoique le voyageur fît un mouvement decolère, semblant signifier qu’il lui était indifférent de savoirquel était Joel, celui-ci continua néanmoins :

– Je me nomme Joel… je suis filsde Marick, qui était fils de Kirio…Kirio était fils de Tiras… Tiras étaitfils de Gomer… Gomer était fils de Vorr…Vorr était fils de Glenan… Glenan, filsd’Erer, qui était le fils de Roderik, choisi pourêtre le BRENN[40] de l’armée gauloise confédérée, quifit, il y a deux cent soixante-dix-sept ans, payer rançon à Romepour punir les Romains de leur traîtrise. J’ai été nommébrenn de ma tribu, qui est la tribu de Karnak. De père enfils nous sommes laboureurs, nous cultivons nos champs de notremieux, et selon l’exemple donné par COLL[41] à nosaïeux… Nous semons plus de froment et d’orge que de seigle etd’avoine.

L’étranger paraissait toujours plus colère quesoucieux de ces détails ; cependant Joel continua de lasorte :

– Il y a trente-deux ans, j’ai épouséMargarid, fille de Dorlenn ; j’ai eu d’elleune fille et trois garçons : l’aîné, qui est là derrière nous,conduisant ton bon cheval noir, ami hôte… l’aîné se nommeGuilhern ; il m’aide, ainsi que plusieurs de nos parents, àcultiver nos champs… J’élève beaucoup de moutons noirs, quipaissent dans nos landes, ainsi que des porcs à demi sauvages,méchants comme des loups [42], et quine couchent jamais sous un toit… Nous avons quelques bonnesprairies dans la vallée d’Alrè… J’élève aussi des chevaux,fils de mon fier étalon Tom-Bras, (ardent). Mon filsGuilhern s’amuse, lui, à élever des chiens pour la chasse et pourla guerre : ceux de chasse sont issus de la race d’un limiernommé Tyntammar ; ceux de guerre[43]sont fils de mon grand dogue Deber-Trud (le mangeurd’hommes). Nos chevaux et nos chiens sont si renommés, que de plusde vingt lieues d’ici on vient nous en acheter. Tu vois, mon hôte,que tu pouvais tomber en pire maison.

L’étranger poussa comme un grand soupir decolère étouffée, mordit ce qu’il put mordre de ses longuesmoustaches blondes, et leva les yeux vers le ciel.

Joel continua en aiguillonnant sesbœufs :

– Mikaël, mon second fils, estarmurier à quatre lieues d’ici, à Alrè… Il ne fabrique passeulement des armes de guerre, mais aussi des coutres de charrue,de grandes faux gauloises[44] et deshaches très-estimées, car il tire son fer des montagnes d’Arrès… Cen’est point tout, ami voyageur… non, ce n’est point tout… Mikaëlfait autre chose encore… Avant de s’établir à Alrè, il est allé àBourges travailler chez un de nos parents, qui descend dupremier artisan qui ait eu l’invention d’appliquer l’étain sur lefer et sur le cuivre[45], étamageoù excellent maintenant les artisans de Bourges… Aussi, mon filsMikaël est-il revenu digne de ses maîtres… Ah ! si tu lesvoyais, tu les croirais d’argent, ces mors de chevaux ! cesornements de chariot, et ces superbes casques de guerre, quefabrique Mikaël ! ! ! Il a terminé dernièrement uncasque dont le cimier représente une tête d’élan avec ses cornes…rien de plus magnifique et de plus redoutable !…

– Ah ! – murmura l’étranger entreses dents, – que l’on a bien raison de dire : L’épée duGaulois ne tue qu’une fois, sa langue vous massacre sanscesse !…

– Ami hôte, – reprit Joel, – jusqu’ici jen’ai aucune louange à donner à ta langue, aussi muette que celled’un poisson ; mais j’attendrai ton loisir, afin que tu medises, à ton tour, qui tu es, d’où tu viens, où tu vas, ce que tuas vu dans tes voyages, quels hommes surprenants tu as rencontrés,puis ce qui se passe enfin à cette heure dans les autres contréesde la Gaule que tu viens de traverser, sans doute ? Enattendant tes récits, je vais terminer de t’instruire sur moi etsur ma famille.

À cette menace, l’étranger se raidit de tousses membres, comme s’il eût voulu rompre ses liens ; mais ilne put y parvenir : la corde était solide, et Joel, ainsi queson fils, faisaient très-bien les nœuds.

– Je ne t’ai point encore parlé de montroisième fils, Albinik le marin, – continua Joel ; –il trafique avec l’île de la Grande-Bretagne, ainsi que sur toutela côte de la Gaule, et va jusqu’en Espagne porter des vins deGascogne et des salaisons d’Aquitaine… Malheureusement il est enmer depuis assez longtemps avec sa gentille femme Meroë ;aussi tu ne les verras pas ce soir dans ma maison… Je t’ai ditqu’en outre de mes trois fils j’avais une fille… celle-là,oh ! celle-là, vois-tu !… – ajouta Joel d’un air glorieuxet attendri, – c’est la perle de la famille !… Ce n’est pointmoi seul qui dis cela, c’est ma femme, ce sont mes fils, ce sonttous nos parents, c’est toute ma tribu ; car il n’y a qu’unevoix pour chanter les louanges d’Hêna, fille de Joel…d’Hêna, l’une des neuf vierges de l’île de Sên.

– Que dis-tu ? – s’écria le voyageuren se dressant soudain sur son séant, seul mouvement qui lui fûtpermis, parce qu’il avait les jambes liées et les mains attachéesderrière le dos. – Que dis-tu ? ta fille ? une des neufvierges de l’île de Sên ?…

– Cela paraît te surprendre beaucoup, ett’adoucir un peu, ami hôte ?…

– Ta fille, – reprit l’étranger, commes’il ne pouvait croire à ce qu’il entendait, – ta fille… une desneuf druidesses de l’île de Sên[46] ?…

– Aussi vrai qu’il y a demain dix-huitannées qu’elle est née ; car nous nous apprêtons à fêter sanaissance, et tu pourras être de la fête. L’hôte, assis à notrefoyer, est de notre famille… Tu verras ma fille ; elle est laplus belle, la plus douce, la plus savante de ses compagnes, sanspour cela médire d’aucune d’elles.

– Allons, – reprit moins brusquementl’inconnu, – je te pardonne la violence que tu m’as faite.

– Violence hospitalière, ami.

– Hospitalière ou non, tu m’as empêchépar la force de me rendre à l’anse d’Érer, où une barquem’attendait jusqu’au coucher du soleil pour me conduire à l’île deSên.

À ces mots Joel se mit à rire.

– De quoi ris-tu ? – lui demandal’étranger.

– Si tu me disais qu’une barque ayant unetête de chien, des ailes d’oiseau et une queue de poisson, t’attendpour te conduire dans le soleil, je rirais de même de tesparoles.

– Je ne te comprends pas.

– Tu es mon hôte ; je net’injurierai point en te disant que tu mens. Mais je tedirai : Ami, tu plaisantes en parlant de cette barque qui tedoit conduire à l’île de Sên. Jamais homme… excepté le plus anciendes druides… n’a mis, ne met et ne mettra le pied dans l’île deSên…

– Et quand tu vas y voir tafille ?

– Je n’entre pas dans l’île ; jetouche à l’îlot de Kellor. Là j’attends ma fille Hêna, qui vient mejoindre.

– Ami Joel, – dit le voyageur, – tu asvoulu que je fusse ton hôte ; je le suis, et, comme tel, je tedemande un service. Conduis-moi demain, dans ta barque, à l’îlot deKellor.

– Tu ne sais donc pas que desEwagh’s[47] veillentla nuit et le jour ?

– Je le sais ; c’est l’un d’eux quidevait ce soir venir me chercher, à l’anse d’Érer, pour me conduireauprès de Talyessin, le plus ancien des druides, qui est àcette heure à l’île de Sên, avec son épouse Auria[48].

– C’est la vérité, – dit Joel trèssurpris. – La dernière fois que ma fille est venue à la maison,elle m’a dit que le vieux Talyessin était dans l’île depuis lenouvel an, et que la femme de Talyessin avait pour elle les bontésd’une mère.

– Tu vois que tu peux me croire, amiJoel. Conduis-moi donc demain à l’îlot de Kellor ; je parleraià un des Ewagh’s. Le reste me regarde.

– J’y consens ; je te conduirai àl’îlot de Kellor.

– Maintenant, tu peux me débarrasser demes liens. Je te jure, par Hésus, que je ne chercherai pasà échapper à ton hospitalité…

– Ainsi soit fait, – dit Joel endétachant les liens de l’étranger. – Je me fie à la promesse de monhôte.

Lorsque Joel disait cela, la nuit était venue.Mais, malgré les ténèbres et les difficultés du chemin, l’attelage,sûr de sa route, arrivait proche de la maison de Joel. Son filsGuilhern, qui, toujours monté sur le cheval du voyageur, avaitsuivi le chariot, prit une corne de bœuf, percée à ses deux bouts,s’en servit comme d’une trompe, et y souffla par trois fois.Bientôt de grands aboiements de chiens répondirent à cesappels.

– Nous voici arrivés à ma maison, – ditJoel à l’étranger. – Tu dois t’en douter aux aboiements des chiens…Tiens, cette grosse voix qui domine toutes les autres est celle demon vieux Deber-Trud (le mangeur d’hommes), d’où descendla vaillante race de chiens de guerre que tu verras demain. Monfils Guilhern va conduire ton cheval à l’écurie ; il ytrouvera bonne litière de paille nouvelle et bonne provende devieille orge.

Au bruit de la trompe de Guilhern, un de sesparents était sorti de la maison avec une torche de résine à lamain. Joel, guidé par cette clarté, dirigea ses bœufs, et lechariot entra dans la cour.

Chapitre 2

 

La maison de Joel, le brenn de la tribu deKarnak. – La famille gauloise. – Hospitalité. – Costumes. – Armes.– Mœurs. – La ceinture d’agilité. – Lecoffre aux têtes de morts. – ARMEL et JULYAN, lesdeux Saldunes. – Joel brûle d’entendreles récits du voyageur, qui ne satisfait pas encore à sa curiosité.– Repas. – Le pied d’honneur. – Comment finissaitsouvent un souper chez les Gaulois, à la grande joie des mères, desjeunes filles et des petits enfants.

 

La maison de Joel, comme toutes leshabitations rurales, était très-spacieuse, de forme ronde[49], et construite au moyen de deux rangsde claies, entre lesquelles on pilait de l’argile bien battue,mélangée de paille hachée[50] ;puis l’on enduisait le dehors et le dedans de cette épaissemuraille, d’une couche de terre fine et grasse, qui, en séchant,devenait dure comme du grès ; la toiture, large et saillante,faite de solives de chêne, jointes entre elles, était recouverted’une couche de joncs marins, si serrés, que l’eau n’y pénétraitjamais.

De chaque côté de la maison, s’étendaient lesgranges destinées aux récoltes, les étables, les bergeries, lesécuries, le cellier, le lavoir.

Ces divers bâtiments, formant un carré long,encadraient une vaste cour, close pendant la nuit par une portemassive ; au dehors, une forte palissade, plantée au reversd’un fossé profond, entourait les bâtiments, laissant entre eux etelle une sorte d’allée de ronde, large de quatre coudées[51]. On y lâchait, durant la nuit, deuxgrands dogues de guerre très-féroces. Il y avait à cette palissadeune porte extérieure correspondant à la porte intérieure de lacour : toutes se fermaient à la tombée du jour.

Le nombre d’hommes, de femmes et d’enfants,tous parents plus ou moins proches de Joel, qui cultivaient leschamps avec lui, était considérable. Ils logeaient dans desbâtiments dépendants de la maison principale, où ils seréunissaient au milieu du jour et le soir pour prendre leur repasen commun.

D’autres habitations ainsi construites etoccupées par de nombreuses familles, qui faisaient valoir leursterres, étaient çà et là dispersées dans la campagne et composaientla ligniez ou tribu de Karnak, dont Joel avait été éluchef.

À son entrée dans la cour de sa maison, Joelavait été accueilli par les caresses de son vieux grand dogue deguerre Deber-Trud, molosse gris de fer, rayé de noir, à latête énorme, aux yeux sanglants, chien de si haute taille, qu’en sedressant pour caresser son maître, il lui mettait ses pattes dedevant sur les épaules ; chien si valeureux qu’une fois ilavait combattu seul un ours monstrueux des montagnesd’Arrès, et l’avait étranglé. Quant à ses qualités pour laguerre, Deber-Trud eût été digne de figurer dans la meutede combat de Bithert, ce chef gaulois, qui disaitdédaigneusement à la vue d’une troupe ennemie : Il n’y apas là un repas pour mes chiens[52].

Deber-Trud ayant d’abord regardé et flairé levoyageur d’un air douteux, Joel dit à son chien :

– Ne vois-tu pas que c’est un hôte quej’amène ?

Et Deber-Trud, comme s’il eût compris sonmaître, ne parut plus s’inquiéter de l’étranger, et, gambadantlourdement, précéda Joel dans la maison.

Cette maison était divisée en trois pièces, degrandeur inégale ; les deux petites, fermées par deux cloisonsde chêne, étaient destinées l’une à Joel et à sa femme, l’autre àHêna leur fille, la vierge de l’île de Sên,lorsqu’elle venait voir sa famille. La vaste salle du milieuservait aux repas et aux travaux du soir à la veillée.

Lorsque l’étranger entra dans cette salle, ungrand feu de bois de hêtre, avivé par des bruyères et des ajoncsmarins, brûlait dans l’âtre, et par son éclat rendait presqueinutile la clarté d’une belle lampe de cuivre étamé, soutenue partrois chaînes de même métal, brillantes comme de l’argent. Cettelampe était un présent de Mikaël, l’armurier.

Deux moutons entiers, traversés d’une longuebroche de fer, rôtissaient devant le foyer, tandis que des saumonset autres poissons de mer cuisaient dans un grand bassin de cuivreavec de l’eau, du vinaigre, du sel et du cumin[53].

Aux cloisons, on voyait clouées des têtes deloup, de sanglier, de cerf, et deux têtes de bœuf sauvage, appeléurok[54], qui commençait à devenir très-raredans le pays. On voyait encore des armes de chasse, telles queflèches, arcs, frondes… et des armes de guerre, telles que lesparr[55], le matag[56], des haches, des sabres de cuivre, desboucliers de bois, recouverts de la peau si dure des veaux marins,et des lances à fer large, tranchant et recourbé, ornées d’uneclochette d’airain, afin d’annoncer de loin à l’ennemi l’arrivée duguerrier gaulois, parce que celui-ci dédaigne les embuscades etaime à se battre face à face, à ciel ouvert. On voyait encoresuspendus çà et là des filets de pêche et des harpons pourharponner le saumon dans les bas fonds, lorsque la marée seretire.

À droite de la porte d’entrée, il y avait unesorte d’autel, composé d’une pierre de granit gris, surmonté etombragé par de grands rameaux de chêne fraîchement coupés. Sur lapierre était posé un petit bassin de cuivre, où trempaient septbranches de gui[57], et surla muraille on lisait cette inscription :

L’ABONDANCE ET LE CIEL SONT POUR LE JUSTE QUI EST PUR.

CELUI-LÀ EST PUR ET SAIN QUI FAIT DES ŒUVRES CÉLESTES ETPURES[58].

Lorsque Joel entra dans la maison, ils’approcha du bassin de cuivre où trempaient les sept branches degui, et sur chacune il posa ses lèvres avec respect. Son hôtel’imita, et tous deux s’avancèrent vers le foyer.

Là se tenait, filant sa quenouille, Mamm’Margarid[59], femme de Joël. Elle était detrès-grande taille et portait une courte tunique de laine brune,sans manches, par-dessus sa longue robe de couleur grise à manchesétroites ; tunique et robe attachées autour de sa ceinture parle cordon de son tablier. Une coiffe blanche, coupée carrément,laissait voir ses cheveux gris séparés sur son front. Elle portait,ainsi que plusieurs femmes de ses parentes, un collier de corail,des bracelets travaillés à jour, enrichis de grenat, et autresbijoux d’or et d’argent fabriqués à Autun[60].

Autour de Mamm’ Margarid se jouaientles enfants de son fils Guilhern et de plusieurs de ses parents,tandis que les jeunes mères s’occupaient des préparatifs du repasdu soir.

– Margarid, – dit Joel à sa femme, – jet’amène un hôte.

– Qu’il soit le bien venu, – répondit lafemme tout en filant sa quenouille. – Les dieux nous envoient unhôte, notre foyer est le sien. La veille du jour de la naissance dema fille nous aura été favorable.

– Que vos enfants, s’ils voyagent, soientaccueillis comme je le suis par vous, – dit l’étranger avecrespect.

– Et tu ne sais pas quel hôte les dieuxnous envoient, Margarid ? – reprit Joel. – Un hôte tel qu’onle demanderait au bon Ogmi pour les longues soiréesd’automne et d’hiver, un hôte qui a vu dans ses voyages tant dechoses curieuses, surprenantes ! que nous n’aurions pas detrop de cent soirées pour écouter ses merveilleux récits.

À peine Joel eut-il prononcé ces paroles, quetous, depuis Mamm’ Margarid et les jeunes mères, jusqu’aux jeunesfilles et aux petits enfants, tous regardèrent l’étranger avec unecurieuse avidité, dans l’attente des merveilleux récits qu’ildevait faire.

– Allons-nous bientôt souper,Margarid ? – dit Joel. – Notre hôte a peut-être aussi faim quemoi ? et j’ai grand faim.

– Nos parents finissent de remplir lesrâteliers des bestiaux, – répondit Margarid ; – ils vontrevenir tout à l’heure. Si notre hôte y consent, nous lesattendrons pour le repas.

– Je remercie la femme de Joel etj’attendrai, – dit l’inconnu.

– Et en attendant, – reprit Joel, – tuvas nous raconter…

Mais le voyageur, l’interrompant, lui dit ensouriant :

– Ami, de même qu’une seule coupe sertpour tous, de même un seul récit sert pour tous… Plus tard la coupecirculera de lèvres en lèvres, et le récit d’oreilles en oreilles…Mais, dis-moi, quelle est cette ceinture d’airain que je vois là,pendue à la muraille ?

– Vous autres, dans votre pays,n’avez-vous pas aussi la ceinture d’agilité ?

– Explique-toi, Joel.

– Chez nous, à chaque nouvelle lune, lesjeunes gens de chaque tribu viennent chez le chef essayer cetteceinture, afin de montrer que leur taille ne s’est pas épaissie parl’intempérance, et qu’ils se sont conservés agiles etlestes[61]. Ceux qui ne peuvent agrafer laceinture sont hués, montrés au doigt et payent l’amende. De lasorte, chacun prend garde à son ventre, de peur d’avoir l’air d’uneoutre sur deux quilles.

– Cette coutume est bonne. Je regrettequ’elle soit tombée en oubli dans ma province. Mais à quoi sert,dis-moi, ce grand vieux coffre ? Le bois en est précieux et ilparaît très-ancien ?

– Très-ancien ? C’est le coffre detriomphe de ma famille, – dit Joel en ouvrant le coffre, oùl’étranger vit plusieurs crânes blanchis. L’un d’eux, scié parmoitié, était monté sur un pied d’airain en forme de coupe.

– Sans doute, ce sont les têtes d’ennemistués par vos pères, ami Joël ? Chez nous, ces sortes decharniers de famille sont depuis longtemps abandonnés.

– Chez nous aussi. Je conserve ces têtespar respect pour mes aïeux ; car, depuis plus de deux centsans, on ne mutile plus ainsi les prisonniers de guerre. Cettecoutume remontait au temps des rois[62] queRitha-Gaür a rasés, comme tu dis, pour se faire une blouseavec leur barbe. C’était le beau temps de la barbarie que cesroyautés. J’ai entendu dire à mon aïeul Kirio que, même duvivant de son père Tirias, les hommes qui avaient été à laguerre revenaient dans leur tribu avec les têtes de leurs ennemisplantées au bout de leurs lances, ou accrochées par leur chevelureau poitrail de leurs chevaux ; on les clouait ensuite auxportes des maisons en manière de trophées comme vous voyez clouéesici aux murailles ces têtes d’animaux des bois[63].

– Chez nous, dans les anciens temps, amiJoel, on gardait aussi ces trophées, mais conservés dans l’huile decèdre, lorsqu’il s’agissait des têtes des chefs ennemis.

– Par Hésus ! de l’huile decèdre… quelle magnificence ! – dit Joel en riant ; –c’est la coutume des matrones : à beau poisson, bonnesauce !

– Ces reliques étaient chez nous, commechez vous, le livre où le jeune Gaulois apprenait les exploits deses aïeux ; souvent les familles du vaincu offraient deracheter ces dépouilles ; mais se dessaisir à prix d’argentd’une tête ainsi conquise par soi-même ou par ses pères, était uncrime d’avarice et d’impiété[64] sansexemple… Je dis comme vous, ces coutumes barbares sont passées avecles royautés, comme aussi le temps où nos ancêtres se teignaient lecorps et le visage de couleurs bleue et écarlate, et se lavaientles cheveux et la barbe avec de l’eau de chaux, afin de les rendred’un rouge de cuivre[65].

– Sans injurier leur mémoire, ami hôte,nos aïeux devaient être ainsi peu plaisants à considérer, etdevaient ressembler à ces effrayants dragons rouges et bleus quiornent la proue des vaisseaux de ces terribles pirates du Nord dontmon fils Albinik, le marin, et sa gentille femme Meroë nous ontconté de si curieuses histoires. Mais voici nos hommes de retourdes bergeries ; nous n’attendrons pas longtemps maintenant lesouper, car Margarid fait débrocher les moutons ; tu enmangeras, ami, et tu verras quel bon goût donnent à leur chair lesprairies salées qu’ils paissent le long de la mer.

Tous les hommes de la famille de Joel quientrèrent dans la salle portaient, comme lui, lasaie[66] de grosse étoffe sans manches,laissant passer celles de la tunique ou chemise de toileblanche ; leurs braies[67]tombaient jusqu’au-dessus de la cheville, et ils étaient chaussésde solés[68].Quelques-uns de ces laboureurs, arrivant des champs, avaient surl’épaule une casaque de peau de brebis qu’ils retirèrent. Tousavaient des bonnets de laine, les cheveux longs et coupés en rond,la barbe touffue. Les deux derniers qui entrèrent se tenaient parle bras : ils étaient très-beaux et très-robustes.

– Ami Joel, – dit l’étranger, – quelssont ces deux jeunes gens ? les statues du dieu Marsdes païens ne sont pas plus accomplies, n’ont pas un aspect plusvaleureux…

– Ce sont deux de mes parents, deuxcousins, Julyan et Armel ; ils se chérissentcomme frères… Dernièrement un taureau furieux s’est précipité surArmel : Julyan, au péril de sa vie, a sauvé Armel… Grâce àHésus, nous ne sommes pas en temps de guerre ; mais s’ilfallait prendre les armes, Julyan et Armel se sont juré d’êtresaldunes[69]…Ah ! voici le souper prêt… Viens ; à toi la placed’honneur…

Joel et l’inconnu s’approchèrent de latable ; elle était ronde, peu élevée au-dessus du sol,recouvert de paille fraîche ; tout autour de la table il yavait des sièges rembourrés de foin odorant. Les deux moutonsrôtis, dépecés par quartiers, étaient servis dans de grands platsde bois de hêtre, blancs comme de l’ivoire ; il y avait ausside grosses pièces de porc salé et un jambon de sanglier fumé :le poisson restait dans le grand bassin de cuivre où il avaitcuit.

À la place où s’asseyait Joel, chef de lafamille, on voyait une immense coupe de cuivre étamé, que deuxhommes très-altérés n’auraient pu tarir. Ce fut devant cette coupe,marquant la place d’honneur, que l’étranger s’assit, ayant à sadroite Joel, à sa gauche Mamm’ Margarid.

Les vieillards, les femmes, les jeunes filles,les enfants, se placèrent ensuite autour de la table ; leshommes faits et les jeunes gens se tinrent derrière sur un secondrang, d’où ils se levaient parfois pour remplir tour à tourl’office de serviteurs, allant de temps à autre, lorsqu’elles’était vidée en passant de main en main, à commencer parl’étranger, remplir la grande coupe à un tonneau d’hydromel placédans un des coins de la salle ; chacun, muni d’un morceau depain d’orge et de blé, prenait ou recevait une tranche de vianderôtie ou de salaison, qu’il mordait à belles dents, ou qu’ildépeçait avec son couteau.

Le vieux dogue de guerre, Deber-Trud,jouissant du privilège de son âge et de ses longs services, étaitcouché aux pieds de Joel, qui n’oubliait pas ce fidèleserviteur.

Vers la fin du repas, Joel ayant tranché lejambon de sanglier, en détacha le pied, et, selon une anciennecoutume, il dit à son jeune parent Armel, en lui donnant cepied :

– À toi, Armel, le morceau du plusbrave[70] ! à toi, le vainqueur dans lalutte d’hier soir !…

Au moment où Armel, très-fier d’être reconnupour le plus brave en présence de l’étranger, avançait la main pourprendre le pied de sanglier que lui présentait Joel, un tout petithomme de la famille, que l’on appelaitRabouzigued[71], à causede sa petite taille, dit :

– Armel a été hier vainqueur à la lutteparce que Julyan n’a pas lutté contre lui : deux taureauxd’égale force s’évitent, se craignent et ne se combattent pas.

Julyan et Armel, humiliés de s’entendre diredevant un étranger qu’ils ne luttaient pas l’un contre l’autreparce qu’ils se redoutaient, devinrent très-rouges.

Julyan, dont les yeux brillaient déjà,s’écria :

– Si je n’ai pas lutté contre Armel,c’est qu’un autre s’est présenté à ma place ; mais Julyan necraint pas plus Armel qu’Armel ne craint Julyan ; et si tuavais une coudée de plus, Rabouzigued, je te montrerais sur l’heurequ’à commencer par toi, je ne crains personne… pas même mon bonfrère Armel…

– Bon frère Julyan ! – reprit Armel,dont les yeux commencèrent aussi à briller, – nous devons prouver àl’étranger que nous n’avons pas peur l’un de l’autre.

– C’est dit, Armel… Luttons au sabre etau bouclier.

– C’est dit, Julyan[72]…

Et les deux amis se tendirent et se serrèrentla main ; car ces jeunes gens n’avaient aucune haine l’uncontre l’autre, s’aimaient toujours autant, et n’allaient combattreque par outrevaillance.

Joel n’était point sans contentement de voirles siens se comporter valeureusement devant son hôte ; et lafamille pensait comme lui.

À l’annonce de ce combat, tous, jusqu’auxpetits enfants, aux jeunes femmes et aux jeunes filles, furenttrès-joyeux, et battirent des mains en souriant et se regardant,très-fiers de la bonne idée que l’inconnu allait avoir du couragede leur famille.

Mamm’Margarid dit alors aux jeunesgens :

– La lutte cessera quand j’abaisserai maquenouille.

– Ces enfants te font fête de leur mieux,ami hôte, – dit Joel à l’étranger ; – tu leur feras fête à tontour en leur racontant, comme à nous, les choses merveilleuses quetu as vues dans tes voyages.

– Il faut bien que je paye de mon mieuxton hospitalité, ami, – répondit l’étranger. – Ces récits, je lesferai.

– Alors, dépêchons-nous, frère Julyan, –dit Armel ; – j’ai grande envie d’entendre le voyageur. Je neme lasserais jamais d’entendre raconter, mais les conteurs sontrares du côté de Karnak.

– Tu vois, ami, – dit Joel, – avec quelleimpatience on attend tes récits ; mais avant de les commencer,et pour te donner des forces, tout à l’heure tu boiras au vainqueurde la lutte avec de bon vieux vin des Gaules… – Et s’adressant àson fils : – Guilhern, va chercher ce petit baril de vin blancdu coteau de Béziers[73], que tonfrère Albinik nous a rapporté dans son dernier voyage, et remplisla coupe en l’honneur du voyageur.

Lorsque cela fut fait, Joel dit à Julyan et àArmel :

– Allons, enfants, aux sabres ! auxsabres !…

Chapitre 3

 

Combat de Julyan et d’Armel. – Mamm’Margarid abaisse trop tard sa quenouille. – Agonie d’Armel. –Étranges commissions dont on charge le mourant. – Leremplaçant. – La dette payée outre-tombe parRabouzigued. – Armel meurt désolé de n’avoir pas entendu les récitsdu voyageur. – Julyan promet à Armel d’aller les lui raconterailleurs. – L’étranger commence ses récits. – Histoired’Albrège, la Gauloise des bords du Rhin. –Margarid raconte à son tour l’histoire de son aïeuleSiomara et d’un officier romain aussi débauchéqu’avaricieux. – L’étranger fait de sévères reproches à Joel surson amour pour les contes, et lui dit que le moment est venu deprendre la lance et l’épée.

 

La nombreuse famille de Joel, rangée endemi-cercle à l’extrémité de la grande salle, attendait la lutteavec impatience, tandis que Mamm’ Margarid, ayant l’étranger à sadroite, Joel à sa gauche, et deux des plus petits enfants sur sesgenoux, levant sa quenouille, donna le signal du combat, de mêmequ’en l’abaissant elle devait donner le signal de le cesser.

Julyan et Armel se mirent nus jusqu’à laceinture ; ne gardant que leurs braies, ils seserrèrent de nouveau la main, se passèrent au bras gauche unbouclier de bois, recouvert de peau de veau marin, s’armèrent d’unlourd sabre de cuivre[74], etfondirent l’un sur l’autre avec impétuosité, de plus en plus animéspar la présence de l’étranger, aux yeux duquel ils étaient jalouxde faire valoir leur adresse et leur courage. L’hôte de Joelsemblait plus content qu’aucun autre de cette annonce de combat, etsa figure paraissait à tous encore plus mâle et plus fière.

Julyan et Armel étaient aux prises :leurs yeux ne brillaient pas de haine, mais d’une fièreoutre-vaillance ; ils n’échangeaient pas de parolesde colère, mais d’amicale joyeuseté, tout en se portant des coupsterribles, et parfois mortels, s’ils n’eussent été évités avecadresse. À chaque estocade brillamment portée ou dextrement parée,au moyen du bouclier, hommes, femmes et enfants battaient desmains, et, selon les chances du combat, criaient, tantôt :

– Hèr !… hèr[75] !… Julyan !…

– Hèr !… hèr !…Armel !…

De sorte que ces cris, la vue des combattants,le bruit du choc des armes, rappelant même au vieux grand dogue deguerre ses ardeurs de bataille, Deber-Trud, le mangeurd’hommes, poussait des hurlements féroces en regardant son maître,qui de sa main le calmait en le caressant.

Déjà la sueur ruisselait sur les corps jeunes,beaux et robustes de Julyan et Armel, égaux en courage, en vigueur,en prestesse ; ils ne s’étaient pas encore atteints.

– Dépêchons, frère Julyan ! – ditArmel en s’élançant sur son compagnon avec une nouvelleimpétuosité. – Dépêchons pour entendre les beaux récits duvoyageur…

– La charrue ne peut pas aller plus viteque le laboureur, frère Armel, – répondit Julyan.

Et en disant cela, il saisit son sabre à deuxmains, se dressa de toute sa hauteur, et asséna un si furieux coupà son adversaire, que, bien que celui-ci, se jetant en arrière, eûttenté de parer avec son bouclier, le bouclier vola en éclats, et lesabre atteignit Armel à la tempe ; de sorte qu’après s’être uninstant balancé sur ses pieds, il tomba tout de son long sur ledos, tandis que tous ceux qui étaient là, admirant ce beau coup,battaient des mains en criant :

– Hèr !… hèr !…Julyan !…

Et Rabouzigued criait plus fort que lesautres :

– Hèr !… hèr !…

Mamm’ Margarid, après avoir abaissé saquenouille pour annoncer la fin du combat, alla donner ses soins aublessé, tandis que Joel dit à l’inconnu en lui tendant la grandecoupe :

– Ami hôte, tu vas boire ce vieux vin autriomphe de Julyan…

– Je bois au triomphe de Julyan et aussià la vaillante défaite d’Armel ! – répondit l’étranger ;– car le courage du vaincu égale le courage du vainqueur… J’ai vubien des combats ! mais jamais déployer plus de bravoure etd’adresse !… Gloire à ta famille, Joel !… gloire à tatribu !…

– Autrefois, – dit Joel, – ces combats dufestin avaient lieu chez nous presque chaque jour… maintenant ilssont rares, et se remplacent par la lutte ; mais le combat ausabre sent mieux son vieux Gaulois.

Mamm’ Margarid, après avoir examiné le blessé,secoua deux fois la tête, pendant que Julyan soutenait son amiadossé à la muraille ; une des jeunes femmes se hâtad’apporter un coffret rempli de linge, de baume, et contenant unpetit vase rempli d’eau de gui[76]. Le sangcoulait à flots de la blessure d’Armel ; ce sang, étanché parMamm’ Margarid, laissa voir la figure pâle et les yeux demi-clos duvaincu.

– Frère Armel, – lui disait Julyan debonne amitié en se tenant à genoux près de lui, – frère Armel, nefaiblis pas pour si peu… chacun son heure et son jour… Aujourd’huitu es blessé, demain je le serai… Nous nous sommes battus enbraves… L’étranger se souviendra des jeunes garçons de Karnak, etde la famille de Joel, le brenn de la tribu.

Armel, le visage baissé sur sa poitrine, lefront couvert d’une sueur déjà glacée, ne paraissait pas entendrela voix de son ami. Mamm’ Margarid secoua de nouveau la tête, sefit apporter sur une petite pierre des charbons allumés, y jeta del’écorce de gui pulvérisée : une forte vapeur s’éleva descharbons, et Mamm’ Margarid la fit aspirer à Armel. Au bout dequelques instants il ouvrit les yeux, regarda autour de lui commes’il sortait d’un rêve… et dit enfin d’une voix faible :

– L’ange de la mort m’appelle… je vaisaller continuer de vivre ailleurs[77]… Ma mèreet mon père seront surpris et contents de me revoir si tôt… Moiaussi, je serai content de les revoir…

Et il ajouta d’un ton de regret :

– J’aurais pourtant bien voulu entendreles beaux récits du voyageur…

– Quoi ! frère Armel, – repritJulyan d’un air véritablement surpris et peiné, – tu partiraissitôt d’ici ? Nous nous plaisions pourtant bien ensemble… Nousnous étions juré notre foi de saldunes de ne jamais nousquitter.

– Nous nous étions juré cela,Julyan ? – reprit faiblement Armel. – Il en est autrement…

Julyan appuya son front dans ses deux mains etne répondit rien.

Mamm’ Margarid, savante en l’art de soignerles blessures, qu’elle avait appris d’une druidesse sa parente,posa la main sur le cœur d’Armel. Après quelques instants, elle dità ceux qui étaient là et qui, de même que Joel et son hôte,entouraient le blessé :

– Teutâtès appelle Armel pour leconduire là où sont ceux qui nous ont devancés ; il ne va pastarder à s’en aller. Que ceux de nous qui ont à charger Armel deparoles pour les êtres qui nous ont précédés et qu’il va retrouverailleurs… se hâtent.

Alors Mamm’ Margarid, baisant au front celuiqui allait mourir, lui dit :

– Tu donneras à tous ceux de notrefamille le baiser de souvenir et d’espérance. Demain des lettresseront déposées pour eux sur ton bûcher[78].

– Je leur donnerai pour vous le baiser desouvenir et d’espérance, Mamm’ Margarid, – répondit Armel d’unevoix faible. – Et il ajouta d’un air toujours contrarié : –J’aurais pourtant bien aimé à entendre les beaux récits duvoyageur…

Ces paroles parurent faire réfléchir Julyan,qui soutenait toujours la tête de son ami, et le regardait d’un airtriste.

Le petit Sylvest, fils de Guilhern, enfanttout vermeil à cheveux blonds, qui d’une main tenait la main de samère Hénory, s’avança un peu, et s’adressant au moribond :

– J’aimais bien le petitAlanik ; il s’en est allé l’an passé… Tu lui dirasque le petit Sylvest se souvient toujours de lui, et pourmoi tu l’embrasseras, Armel.

Puis, quittant la main de sa mère, le petitgarçon baisa, de sa bouche enfantine, le front déjà glacé dumourant, qui répondit à l’enfant en lui souriant :

– Pour toi, petit Sylvest, j’embrasseraile petit Alanik. – Et Armel ajouta encore : – J’auraispourtant bien voulu entendre les beaux récits du voyageur.

Un autre homme de la famille de Joel dit aumourant :

– J’étais ami d’Hoüarné, de latribu de Morlec’h, notre voisine. Il a été tué sansdéfense pendant son sommeil, il y a peu de temps. Tu lui diras,Armel, que Daoülas, son meurtrier, a été découvert, jugéet condamné par les druides de Karnak, et que son sacrifice auralieu bientôt. Hoüarné sera content d’apprendre la punition deDaoülas, son meurtrier.

Armel fit signe qu’il donnerait cette nouvelleà Hoüarné.

Rabouzigued, cause de tout cela, non parméchanceté, mais par l’intempérance de sa langue, s’approcha aussipour donner une commission à celui qui s’en allaitailleurs… et lui dit :

– Tu sais qu’à la huitième lune de cemois-ci, le vieux Mark, qui demeure près de Glen’han, est tombémalade ; l’ange de la mort lui disait aussi de se préparer àpartir bientôt. Le vieux Mark n’était point prêt, il désiraitassister aux noces de la fille de sa fille. Le vieux Mark, n’étantdonc point prêt, pensa à trouver quelqu’un qui voulût s’en aller àsa place (ce qui devait satisfaire l’ange de la mort), et demandaau druide, son médecin, s’il ne connaîtrait pas unremplaçant[79]. Ledruide lui a répondu que Gigel de Nouarën, de notre tribu,passait pour serviable, et que peut-être il consentirait à partir àla place du vieux Mark, afin de l’obliger et pour être agréable auxdieux, toujours touchés de ces sacrifices ; Gigel a librementconsenti. Le vieux Mark lui a fait cadeau de dix pièces d’argentà tête de cheval, qui ont été distribuées par Gigel à sesamis avant de s’en aller ; puis, vidant joyeusement sadernière coupe, il a tendu sa tête au couteau sacré, au bruit duchant des bardes. L’ange de la mort a accepté l’échange, car levieux Mark a vu marier la fille de sa fille, et il est aujourd’huien bonne santé…

– Veux-tu donc partir à ma place,Rabouzigued ? – demanda le mourant. – Je crains qu’il soitbien tard…

– Non, non, je ne veux point partir à taplace, – se hâta de répondre Rabouzigued. – Je te prie seulement deremettre à Gigel ces trois pièces d’argent que je lui devais ;je n’ai pu m’acquitter plus tôt. Je craindrais que Gigel ne revîntme demander son argent au clair de la lune, sous la figure d’undémon.

Et Rabouzigued, fouillant dans son petit sacde peau d’agneau, prit trois pièces d’argent à tête de cheval,qu’il plaça dans la saie d’Armel[80] .

– Je remettrai tes pièces d’argent àGigel, – dit le mourant, dont on entendait à peine la voix. Et ilmurmura une dernière fois à l’oreille de Julyan : – J’aurais…pourtant… bien aimé… à… entendre… les beaux récits… du…voyageur…

– Sois content, frère Armel, – luirépondit alors tout bas Julyan. – Je vais les bien écouter, cesoir, pour les retenir, ces beaux récits ; et demain… j’iraite les dire… Je m’ennuierais ici sans toi… Nous nous sommes jurénotre foi de saldunes de ne jamais nous quitter ;j’irai donc continuer de vivre ailleurs avec toi[81].

– Vrai… tu viendras ? – dit lemourant, que cette promesse parut rendre très-heureux, – tuviendras… demain ?

– Demain, par Hésus… je te le jure,Armel, je viendrai.

Et toute la famille, entendant la promesse deJulyan, le regarda avec estime. Le blessé parut encore plussatisfait que les autres, et dit à son ami d’une voixexpirante :

– Alors, à bientôt, frère Julyan… etécoute attentivement… le récit… Maintenant… adieu… adieu… à voustous de notre tribu…

Et Armel agita ses mains agonisantes vers ceuxqui l’entouraient.

Et de même que des parents amicalement uniss’empressent autour de l’un d’eux, au moment où il part pour unlong voyage, durant lequel il doit trouver des personnes restéeschères au souvenir de tous, chacun serrait les mains d’Armel, et lechargeait de tendres paroles pour ceux de la famille ou de la tribuqu’il allait revoir.

Lorsque Armel fut mort, Joel abaissa lespaupières de son parent, le fit transporter près de l’autel depierres grises, au-dessus duquel était le bassin de cuivre oùtrempaient sept brins de gui.

Ensuite on couvrit le corps avec les rameauxde chêne dont on dégarnit l’autel, de sorte qu’au lieu du cadavrel’on ne vit bientôt plus qu’un monceau de verdure, auprès duquelJulyan restait assis.

Le chef de la famille, emplissant alors de vinla grande coupe jusqu’aux bords, y trempa ses lèvres, et dit en laprésentant à l’étranger :

 

– Que le voyage d’Armel soit heureux, carArmel a toujours été juste et bon ; qu’il traverse, sous laconduite de Teutâtès, ces espaces et ces pays merveilleuxd’outre-tombe, que nul de nous n’a parcouru… que tous nousparcourrons… qu’Armel retrouve bientôt ceux que nous avons aimés,et qu’il les assure que nous les aimons !…

Et la coupe circulant à la ronde, les femmeset les jeunes filles firent des vœux pour l’heureux voyage d’Armel,puis l’on releva les restes du repas, et tous s’assirent autour dufoyer, attendant impatiemment les récits promis par l’étranger.

Celui-ci, voyant tous les regards fixés surlui avec une grande curiosité, dit à Joel :

– C’est donc un récit que l’on veut demoi ?

– Un récit ! – s’écriaJoel, – dis donc vingt récits, cent récits. Tu as vu tant dechoses ! tant d’hommes ! tant de pays ! unrécit ! ah ! par le bon Ogmi, tu n’en seras pasquitte pour un récit, ami hôte.

– Oh non ! oh non ! –répétèrent toutes les personnes de la famille d’un airtrès-déterminé, – oh non ! il nous faut plus d’un récit.

– Il y aurait pourtant mieux à faire,dans les temps où nous vivons, que de raconter et d’écouter defrivoles histoires… – dit l’étranger d’un air pensif et sévère.

– Je ne te comprends pas, – reprit Joelnon moins surpris que sa famille ; et tous pendant un momentregardèrent silencieusement le voyageur.

– Non, tu ne me comprends pas, je levois, – dit tristement l’inconnu. – Alors, je vais tenir mapromesse… chose promise, chose due…

Puis il ajouta en montrant Julyan toujoursassis au fond de la salle à côté du corps d’Armel couvert defeuillage :

– Il faut bien que ce jeune homme aitdemain à raconter quelque chose à son ami, lorsqu’il ira leretrouver… ailleurs.

– Va, notre hôte… conte, – réponditJulyan, le front toujours appuyé dans ses deux mains, – conte… jene perdrai pas une de tes paroles… Armel saura le récit tel que tuvas le dire…

– « Il y a deux ans, voyageant chezles Gaulois des bords du Rhin, – reprit l’étranger ; – je metrouvais un jour à Strasbourg[82]. J’étaissorti de la ville pour me promener au bord du fleuve. Bientôt jevis arriver une grande foule de gens, ils suivaient un homme et unefemme, jeunes tous deux, beaux tous deux, qui portaient sur unbouclier, dont ils tenaient les côtés, un petit enfant né à peinedepuis quelques jours. L’homme avait l’air inquiet et sombre, lafemme était pâle et calme. Tous deux s’arrêtèrent sur la rive dufleuve, à un endroit où il est très-rapide. La foule s’arrêta commeles deux personnes qu’elle accompagnait. Je m’approchai, etdemandai à quelqu’un quels étaient cet homme et cette femme. –« L’homme se nomme Vindorix, et la femmeAlbrège ; ils sont époux, » – me répondit-on. –Alors je vis Vindorix, l’air de plus en plus sombre, s’approcher deson épouse, et il lui dit : Voici le moment venu…

» Tu le veux ? – répondit Abrège, –tu le veux ?…

» Oui, – reprit son époux. – Je doute… jeveux la certitude.

» Qu’il en soit ainsi… – dit-elle.

» Alors, prenant à lui seul le bouclier,où était son petit enfant, lui souriait en lui tendant les bras,Vindorix entra dans le fleuve jusqu’à la ceinture, leva un instantle bouclier et l’enfant au-dessus de sa tête, se retournant unedernière fois vers sa femme comme pour la menacer de ce qu’ilallait faire… mais, elle, le front haut, le regard assuré, setenait debout au bord du fleuve, immobile comme une statue, lesbras croisés sur son sein… Alors elle étendit sa main droite versson mari, et sembla lui dire :

» Fais…

» À ce moment, un frémissement courutdans la foule ; car Vindorix ayant placé sur les flots lebouclier où se trouvait l’enfant, l’abandonna dans cette dangereusenacelle au rapide courant du fleuve… »

– Ah ! le méchant homme ! –s’écria Mamm’ Margarid, émue de ce récit, ainsi que toute lafamille de Joel. – Et sa femme !… sa femme… qui reste sur larive ?…

– Mais quelle était la cause de cettebarbarie, ami hôte ? – demanda Hénory, la jeune femme deGuilhern, en embrassant ses deux enfants, son petit Sylvest et sapetite Siomara, qu’elle tenait sur ses genoux, comme si elle eûtcraint de les voir exposés à un péril semblable.

L’étranger mit un terme à ces questions endemandant le silence par un geste, et poursuivit :

– « À peine le courant eut-ilemporté le bouclier où se trouvait l’enfant, que le père leva auciel ses mains jointes et tremblantes, comme s’il eut invoqué lesdieux. Il suivait des yeux le bouclier avec une sombre angoisse,malgré lui se penchant à droite si le bouclier penchait à droite ouà gauche si le bouclier penchait à gauche… La mère, au contraire,les bras toujours croisés sur sa poitrine, suivait le bouclier desyeux, d’un regard si ferme, si tranquille, qu’elle ne semblait riencraindre pour son enfant. »

– Rien craindre ! – s’écriaGuilhern. – Voir son enfant ainsi exposé à une mort presquecertaine… car il va périr…

– Mais cette mère était doncdénaturée !… – s’écria Hénory, la femme de Guilhern.

– Et pas un homme dans cette foule pourse jeter à l’eau et sauver l’enfant ! – dit Julyan en pensantà son ami. – Ah ! voici qui courroucera le bon cœur d’Armel,quand je lui dirai ce récit.

– N’interrompez donc pas à chaque instant– s’écria Joel. – Continue, ami hôte… puisse Teutâtès, qui présideaux voyages de ce monde et des autres, veiller sur ce pauvrepetit !

– « Par deux fois, – repritl’étranger, – le bouclier faillit s’engouffrer avec l’enfant dansun des tourbillons du fleuve ; la mère seule ne sourcilla pas…Et bientôt on vit, voguant comme un petit esquif, le bouclier,descendre paisiblement le cours de l’eau… Alors toute la foule criaen battant des mains :

» La barque ! la barque !

» Deux hommes coururent, mirent unebarque à flots, et forçant de rames, ils atteignirent en peud’instants le bouclier, et le retirèrent de l’eau, ainsi quel’enfant, qui s’était endormi… »

– Grâce aux dieux, il est sauvé ! –dit presque tout d’une voix la famille de Joel, comme si elle eûtété délivrée d’une appréhension douloureuse.

Et l’étranger continua, s’apercevant qu’onallait l’interrompre par de nouvelles questions :

– « Pendant que l’on retirait del’eau le bouclier et l’enfant, son père, Vindorix, dont les traitsétait devenus aussi radieux qu’ils avaient été sombres jusqu’alors,courut à sa femme, lui tendit les bras en s’écriant :

» Albrège ! Albrège ! tu disaisvrai… tu m’as été fidèle…

» Mais Albrège, repoussant son mari d’ungeste, lui répondit fièrement : – Certaine de mon honneur, jen’ai pas craint l’épreuve… J’étais tranquille sur le sort de monenfant ; les dieux ne pouvaient punir une mère innocente parla perte de son fils… Mais… femme soupçonnée, femmeoutragée… je garderai mon enfant ; tu ne nous verrasplus, ni lui, ni moi… toi qui as douté de l’honneur de tonépouse !

» À ce moment, on rapportait en triomphel’enfant… Sa mère se jeta sur lui, de même qu’une lionne sur sonpetit, l’enserra passionnément entre ses bras ; et autant elleavait été jusque-là calme et assurée, autant elle fut violente dansles embrassements dont elle couvrit son enfant, qu’elle emporta ense sauvant comme avec une proie. »

– Ah ! c’était une vraie Gauloiseque celle-là ! – dit la femme de Guilhern. – Femmesoupçonnée… femme outragée… ces mots sont fiers… je lesaime !

– Mais, – reprit Joel, – cette épreuveest donc une coutume des Gaulois des bords du Rhin ?

– Oui, – répondit l’inconnu. – Le mariqui soupçonne sa femme d’avoir déshonoré son lit met l’enfant quinaît d’elle sur un bouclier, et l’expose au courant du fleuve… Sil’enfant surnage, l’innocence de la femme est prouvée ; s’ils’abîme dans les flots, le crime de la mère est avéré…[83]

– Et cette vaillante épouse, ami hôte, –demanda Hénory, femme de Guilhern, – comment était-ellevêtue ? Portait-elle des tuniques semblables auxnôtres ?

– Non, – dit l’étranger ; – leurtunique est très-courte et de deux couleurs : le corsage bleu,je suppose, et la jupe rouge ; souvent elle est brodée d’or oud’argent.

– Et les coiffes, – demanda une jeunefille, – sont-elles blanches et carrées comme les nôtres ?

– Non ; elles sont noires etévasées, souvent ornées de fils d’or ou d’argent.

– Et les boucliers, – demanda Guilhern, –sont-ils faits comme les nôtres ?

– Ils sont plus longs, – répondit levoyageur ; – mais ils sont peints de couleurs tranchantes,disposées en carreaux, ordinairement rouges et blancs.

– Et les mariages, comment sefont-ils ? – demanda une jeune fille.

– Et leurs troupeaux, sont-ils aussibeaux que les nôtres ? – dit un vieillard.

– Et ont-ils comme nous de vaillants coqsde combat[84] ? – demanda un enfant.

De sorte que Joel, voyant l’étranger si fortaccablé de questions, dit aux questionneurs :

– Assez, assez, vous autres… laissez doncsouffler notre ami ; vous êtes à crier autour de lui comme unevolée de mouettes.

– Et payent-ils comme nous l’argentqu’ils doivent aux morts ? – demanda Rabouzigued, malgré larecommandation de Joel de ne plus questionner l’étranger.

– Oui ; leur coutume est la nôtre, –répondit l’inconnu, – et ils ne sont pas idolâtres comme un hommede l’Asie, que j’ai rencontré à Marseille, qui prétendait, selon sareligion, que nous continuons de vivre après notre mort, non plusrevêtus de formes humaines, mais de formes d’animaux.

– Hèr !… hèr !… – criaRabouzigued en grande inquiétude. – S’il en était ainsi que disentces idolâtres, Daoülas, tué la lune passée par un meurtrier, habitepeut-être le corps d’un poisson ?… et je lui ai envoyé troispièces d’argent par Armel, qui habite peut-être à cette heure lecorps d’un oiseau ?… Comment un oiseau pourra-t-il remettredes pièces d’argent à un poisson ?… Hèr !…Hèr !…

– Notre ami te dit que cette croyance estune idolâtrie, Rabouzigued… – reprit sévèrement Joel. – Ta crainteest donc impie.

– Il en doit être ainsi… – reprittristement Julyan. – Car, que deviendrais-je, moi, qui demain vaisrejoindre Armel par serment et par amitié, si je le retrouvaisoiseau, moi étant devenu cerf des bois ou bœuf deschamps ?…

– Ne crains rien, jeune homme, – ditl’étranger à Julyan ; – la religion de Hésus est la seulevraie ; elle nous enseigne que nous retrouvons après la mortdes corps plus jeunes et plus beaux.

– C’est là mon espoir ! – ditRabouzigued, le nabot.

– Ce que c’est que de voyager ! –reprit Joel ; – que de choses l’on apprend ! Mais, tiens,pour ne pas être en reste avec toi, récit pour récit, fièreGauloise pour fière Gauloise… demande à Margarid de te raconter labelle action d’une de ses aïeules ; il y a à peu près centtrente ans de cela, lorsque nos pères étaient allés jusqu’en Asiefonder la nouvelle Gaule ; car il est peu de terres dans lemonde qu’ils n’aient touchées de leurs semelles.

– Après le récit de ta femme, – repritl’étranger, – puisque tu veux parler de nos pères, je t’en parleraiaussi, moi… et par Ritta-Gaür !… jamais le moment n’aura étémieux choisi ; car pendant que nous racontons et écoutons icides récits, vous ne savez pas ce qui se passe, vous ignorez qu’ence moment peut-être…

– Pourquoi t’interrompre ? – ditJoel surpris. – Que se passe-t-il donc pendant que nous faisons icides contes ? Qu’y a-t-il de mieux à faire au coin de sonfoyer, pendant les longues et froides soirées d’automne !…

Mais l’étranger, au lieu de répondre à Joel,dit respectueusement à Mamm’ Margarid :

– J’écouterai le récit de l’épouse deJoel.

– C’est un récit très-simple, – réponditMargarid tout en filant sa quenouille, – un récit simple commel’action de mon aïeule… Elle se nommait Siomara.

– Et en son honneur, – dit Guilherninterrompant sa mère, et montrant avec orgueil à l’étranger uneenfant de huit ans, d’une beauté merveilleuse, – en l’honneur denotre aïeule Siomara, aussi belle que vaillante, j’ai donné son nomà ma petite fille que voici.

– On ne peut voir une enfant pluscharmante, – dit l’inconnu frappé de l’adorable figure de la petiteSiomara. – Elle aura, j’en suis certain, la vaillance de son aïeulecomme elle en a la beauté.

Hénory, la mère de l’enfant, rougit de plaisirà ces paroles, et dit à Mamm’ Margarid en souriant :

– Je n’ose pas blâmer Guilhern de vousavoir interrompue, car il m’a valu ce compliment.

– Ce compliment m’est aussi doux qu’àtoi, ma fille, – dit Mamm’ Margarid, et elle reprit ainsi sonrécit :

– « Mon aïeule se nommaitSiomara ; elle était fille de Ronan. Son père l’avait conduitedans le bas Languedoc, où il allait commercer. Les Gaulois de cepays[85] se préparaient alors à l’expéditiond’Orient. Leur chef, nommé Oriëgon, vit mon aïeule, futfrappé de son extrême beauté, s’en fit aimer, l’épousa. Siomarapartit avec son mari pour l’expédition d’Orient. D’abord, ontriompha ; puis les Romains, toujours jaloux des possessionsgauloises, vinrent attaquer nos pères. Dans l’un de ces combats,Siomara, qui, selon son devoir et son cœur, accompagnait Oriëgon,son mari, à la bataille, dans son chariot de guerre, fut, durant lecombat, séparée de son époux, faite prisonnière et mise sous lagarde d’un officier romain, avare et débauché. Ce Romain, frappé dela grande beauté de Siomara, tenta de la séduire ; elle leméprisa. Alors, abusant du sommeil de sa captive, il lui fitviolence… »

– Tu entends, Joel, – s’écria l’inconnuavec indignation, – tu entends… un Romain ; l’aïeule de tafemme subir un pareil outrage !

– Écoute la fin du récit, ami hôte, – ditJoel, – tu verras que Siomara vaut la Gauloise du Rhin.

– « L’une comme l’autre, –poursuivit Margarid, – se sont montrées fidèles à cettemaxime : Il y a trois sortes de pudeur chez la femmegauloise : – la première, lorsque son père dit en sa présencequ’il accorde sa main à celui qu’elle aime ; – la deuxième,lorsque pour la première fois elle entre au lit de son mari ;– la troisième, lorsqu’elle paraît ensuite devant les hommes. LeRomain avait fait violence à Siomara, sa captive. Son désirassouvi, il lui proposa la liberté moyennant rançon. Elle acceptala proposition, et engagea le Romain à envoyer un de sesserviteurs, prisonnier comme elle, au camp des Gaulois, pour dire àOriëgon, ou en l’absence de celui-ci à ses amis, d’apporter larançon en un lieu désigné. Le serviteur partit pour le campgaulois. L’avaricieux Romain, voulant recevoir lui-même la rançonet ne la partager avec personne, conduisit seul Siomara au lieuconvenu. Les amis d’Oriëgon se trouvèrent là avec l’or de larançon. Pendant que le Romain comptait la somme fixée, Siomaras’adressant aux Gaulois dans leur langue commune, leur ditd’égorger l’infâme… Cela fut fait… Alors Siomara lui coupa la tête,l’emporta dans un pan de sa robe, et retourna au camp gaulois.Oriëgon, fait prisonnier de son côté, était parvenu à s’échapper,et arrivait au camp en même temps que sa femme. Celle-ci, à la vuede son époux, laisse tomber à ses pieds la tête du Romain, ets’adressant à Oriëgon : – Cette tête est celle d’un homme quim’avait outragée… Nul autre que toi ne pourra dire qu’il m’apossédée… »

Et après ce récit, Mamm’ Margarid continua defiler sa quenouille.

– Ne te disais-je pas, ami, – repritJoel, – que Siomara, l’aïeule de Margarid, valait ta Gauloise desbords du Rhin ?

– Et ce noble nom ne doit-il pas porterbonheur à ma petite fille ? ajouta Guilhern en baisanttendrement la tête blonde de son enfant.

– Ce mâle et chaste récit est digne deslèvres qui l’ont prononcé, – dit l’étranger. – Il prouve aussi queles Romains, nos ennemis implacables, n’ont pas changé… Cupides etdébauchés… tels ils étaient… tels ils sont encore. Et puisque nousparlons de Romains avides et débauchés, et que vous aimez lesrécits, – ajouta l’étranger avec un sourire amer, – vous saurez quej’ai été à Rome… et que là j’ai vu… Jules César… le plusfameux des généraux romains, et aussi le plus cupide, le plusinfâme débauché qu’il y ait dans toute l’Italie ; car de sesdébauches infâmes je n’oserais parler devant des femmes et desfilles.

– Ah ! tu as vu ce fameux JulesCésar ? Quel homme est-ce ? demanda curieusementJoël.

L’étranger regarda le brenn comme s’il eût ététrès-surpris de sa question, et répondit, paraissant contraindre sacolère :

– César touche à l’âge mûr ; il estde taille élevée ; son visage est maigre et long, son teintpâle, son œil noir, son front chauve ; et, comme cet hommeréunit tous les vices des plus mauvaises femmes romaines, il a,ainsi qu’elles, l’orgueil de sa personne ; aussi, pourdissimuler qu’il est chauve, porte-t-il toujours une couronne defeuilles d’or. Ta curiosité est-elle satisfaite, Joel ?Veux-tu savoir encore que César tombe d’épilepsie ? veux-tusavoir…

Mais l’inconnu n’acheva pas, et s’écria enregardant la famille du brenn avec un grand courroux :

– Par la colère de Hésus !ignorez-vous donc tous, tant que vous êtes ici, capables de prendrele sabre et la lance, et insatiables de vains récits, ignorez-vousdonc qu’une armée romaine, après avoir envahi, sous le commandementde César, la moitié de nos provinces, prend ses quartiers d’hiverdans l’Orléanais, la Touraine et l’Anjou ?

– Oui, oui, nous avions entendu parler deces choses, – dit tranquillement Joel. – Des gens de l’Anjou, quisont venus nous acheter des bœufs et des porcs, nous ont appriscela.

– Et c’est avec cette insouciance que tuparles de l’invasion romaine en Gaule ? – s’écria levoyageur.

– Jamais les Gaulois bretons n’ont étéenvahis par l’étranger, – répondit fièrement le brenn de la tribude Karnak. – Nous resterons vierges de cette souillure… Nous sommesindépendants des Gaulois du Poitou, de la Touraine, de l’Orléanaiset des autres provinces, de même qu’ils sont indépendants de nous.Ils ne nous ont pas demandé secours. Nous ne sommes pas faits pouraller nous offrir à leurs chefs et guerroyer sous eux : quechacun sauvegarde son honneur et sa province… Les Romains sont enTouraine… mais d’ici à la Touraine il y a loin.

– De sorte, que si les pirates du Nordégorgeaient ton fils Albinik, le marin, et sa vaillante femmeMéroë, cela ne te toucherait point, parce que ce meurtre aurait étécommis loin d’ici ?

– Tu plaisantes. Mon fils est mon fils…Les Gaulois des autres provinces que la mienne ne sont pas mesfils !

– Ne sont-ils pas ainsi que toi les filsd’un même Dieu, comme te l’apprend la religion des druides ?S’il en est ainsi, tous les Gaulois ne sont-ils pas frères ?et l’asservissement, le sang d’un frère, ne crient-ils pasvengeance ? De ce que l’ennemi n’est pas à la porte de tamaison… tu es sans inquiétude ? Ainsi la main, sachant le piedgangrené, peut se dire : « Moi, je suis saine et le piedest loin de la main… Je n’ai point à m’inquiéter de ce mal… »Aussi, la gangrène n’étant pas arrêtée, monte du pied aux autresmembres, et bientôt le corps périt tout entier.

– À moins que la main saine ne prenne unehache, – dit le brenn – et ne coupe le pied d’où vient le mal.

– Et que devient un corps ainsi mutilé,Joel ? – reprit Mamm’ Margarid, qui avait écouté en silence. –Quand les plus belles provinces de notre pays auront été envahiespar l’étranger ? que deviendra le reste de la Gaule ?Ainsi mutilée, démembrée, comment se défendra-t-elle contre sesennemis ?

– La digne épouse de mon hôte parle avecsagesse, – dit respectueusement le voyageur en s’adressant à Mamm’Margarid ; – ainsi que toute matrone gauloise, elle tiendra saplace au conseil public aussi bien qu’au milieu de sa maison.

– Tu dis vrai, – reprit Joel ; –Margarid a le cœur vaillant et l’esprit sage ; souvent sonavis est meilleur que le mien… je le dis avec contentement… Maiscette fois j’ai raison. Quoi qu’il arrive du reste de la Gaule,jamais le Romain ne mettra le pied dans notre vieille Bretagne.Elle a pour se défendre ses écueils, ses marais, ses forêts, sesrochers et surtout… ses Bretons.

À ces paroles de son époux, Mamm’ Margaridsecoua la tête ; mais tous les hommes de la famille de Joelapplaudirent à ce qu’il avait dit.

Alors l’inconnu reprit d’un airsombre :

– Soit, un dernier récit ; mais quecelui-là vous tombe à tous sur le cœur comme de l’airain brûlant,puisque les sages paroles de la matrone de la maison ont étévaines.

Tous regardèrent l’étranger avec surprise, etil commença son récit.

Chapitre 4

 

Le voyageur fait le récit qui doit tombercomme de l’airain brûlant sur le cœur de Joel, assez insensé pouravoir réponduqu’il y avait loin de la Touraine à laBretagne. – Joel commence d’autant mieux à comprendrel’utilité de cette leçon, que soudain ses deux fils,MIKAËL, l’armurier, etALBINIK, le marin, arrivant d’Aurayau milieu de la nuit, apportent de redoutables nouvelles.

 

Le voyageur, d’un air sombre et sévère,commença son récit en ces termes :

– « Depuis deux ou trois mille ans,peut-être, une famille vit ici, en Gaule. D’où est-elle venue,cette famille, pour occuper la première ces grandes solitudesaujourd’hui si peuplées ? Sans doute elle était venue du fondde l’Asie[86], cet antique berceau des raceshumaines, aujourd’hui caché dans la nuit des temps. Cette famille atoujours conservé un caractère qui lui est propre et ne se retrouvechez aucun autre peuple du monde ; loyale, hospitalière,généreuse, vive, gaie, railleuse, aimant à conter et surtout àentendre raconter, intrépide dans le combat, bravant la mort plushéroïquement qu’aucune nation, parce qu’elle sait, par sa religion,ce que c’est que la mort… Voilà les qualités de cette famille.Étourdie, vagabonde, présomptueuse, inconstante, curieuse de toutenouveauté, encore plus avide de voir des pays inconnus que de lesconquérir, s’unissant aussi facilement qu’elle se divise, troporgueilleuse et trop changeante pour soumettre ou accommoder sonavis à celui de ses voisins, ou, si elle y consent, incapable demarcher longtemps de concert avec eux, quoiqu’il s’agisse desintérêts communs les plus importants… voilà les vices de cettefamille ; en bien et en mal, ainsi elle a toujours été depuisdes siècles, ainsi est-elle encore aujourd’hui, ainsi sera-t-ellesans doute demain ! »

– Eh, eh, si je ne me trompe, – reprit lebrenn en riant, – tous tant Gaulois que nous sommes ! nousserions un peu de cette famille-là…

– Oui, – dit l’inconnu ; – pour sonmalheur… et pour la joie de ses ennemis… tel a-t-il été et est lecaractère de notre peuple !

– Avoue du moins que, malgré cecaractère, ce cher peuple gaulois a bien fait son chemin dans lemonde ! car il est peu de terres où ce grand vagabond curieux,comme tu l’appelles, n’ait été promener ses chausses, le nez auvent et l’épée sur la cuisse…

– Tu dis vrai ; tel est notre espritd’aventure : toujours marcher en avant et vers l’inconnu,plutôt que de s’arrêter et de fonder. Aussi, aujourd’hui, le tiersde la Gaule est au pouvoir des Romains, tandis qu’il y a plusieurssiècles la race gauloise, par ses conquêtes exagérées, occupait, enoutre de la Gaule, l’Angleterre, l’Irlande, la haute Italie, larive droite du Danube, le pays d’outre-mer, jusqu’auDanemark, et ce n’était pas assez, car on dirait que notrerace devait se répandre dans tout le monde ! Les Gaulois duDanube s’en allaient en Macédoine, en Thrace, enThessalie ; d’autres, traversant le Bosphoreet l’Hellespont, atteignaient l’Asie-Mineure,fondaient la NOUVELLE GAULE, et devenaient ainsi arbitres de tousles rois de l’Orient.

– Jusqu’ici, – reprit le brenn, – il mesemble que nous n’avons pas à regretter notre caractère, que tujuges sévèrement ?

– Et qu’est-il donc resté de ces follesbatailles entreprises par l’orgueil des rois qui alors régnaientsur les Gaules ? Ces conquêtes lointaines ne nous ont-ellespas échappé ? Les Romains, nos ennemis implacables et toujoursgrandissant, n’ont-ils pas soulevé tous les peuples contrenous ? n’avons-nous pas été obligés d’abandonner cespossessions inutiles : l’Asie, la Grèce, l’Allemagne,l’Italie ? Voilà donc le fruit de tant d’héroïsme, de tant desang versé ? Voilà donc où nous avait conduits l’ambition desrois usurpateurs du pouvoir des druides !

– À cela je n’ai rien à répondre. Tu asraison, il n’était pas besoin de nous aller promener si loin pourne rapporter à nos semelles que du sang et de la poussière des paysétrangers. Mais, si je ne me trompe, vers ces temps-là, les fils dubrave Ritha-Gaür, qui s’est fait une blouse avec la barbe des roisqu’il a rasés, voyant dans ceux-ci les bouchers du peuple et nonses pasteurs, ont mis bas les royautés ?

– Oui, grâce aux dieux, une époque devraie grandeur, de paix, de prospérité, a succédé aux conquêtesstériles et sanglantes des royautés. Débarrassée de ses inutilespossessions, réduite à de sages limites, ses frontières naturelles,le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, l’Océan, la républiquedes Gaules a été la reine et l’envie du monde. Son sol fertile,cultivé comme nous savons le cultiver, produisait tout avecabondance ; les rivières étaient couvertes de bateauxmarchands ; les mines d’or, d’argent, de cuivre, augmentaientchaque jour sa richesse ; de grandes villes s’élevaient detoutes parts. Les druides, répandant partout les lumières,prêchaient l’union aux provinces, et en donnaient l’exemple enconvoquant, une fois par an, dans le pays chartrain, centre desGaules, une assemblée solennelle, où se traitaient les intérêtsgénéraux du pays. Chaque tribu, chaque canton, chaque cité, nommentleurs magistrats ; chaque province était une république, qui,selon la pensée des druides, venait se fondre dans la granderépublique des Gaules, et ne faire ainsi qu’un seul corpstout-puissant par son union[87].

– Les pères de nos grands-pères ontencore vu cet heureux temps-là, ami hôte !

– Et leurs fils n’ont vu que ruines etmalheurs ! Qu’est-il arrivé ? la race maudite des roisdétrônés se joint à la race non moins maudite de leurs anciensclients ou seigneurs, et tous, irrités d’être dépossédés de leurautorité, espèrent la ressaisir au milieu des malheurs publics, etexploitent avec une perfidie infâme l’inconstance, l’orgueil,l’indiscipline de notre caractère qu’améliorait déjà la puissanteinfluence des druides ; les rivalités de province à province,depuis longtemps assoupies, se réveillent ; les jalousies, leshaines, renaissent dans la république ; l’œuvre d’union sedémembre de toutes parts. Les rois ne remontent pas pour cela surle trône ; plusieurs de leurs descendants sont juridiquementexécutés ; mais ils ont déchaîné les partis. La guerre civiles’allume, les provinces puissantes veulent asservir les plusfaibles. Ainsi, à la fin du dernier siècle, les Marseillais,descendants de ces Grecs exilés, à qui la Gaule avait généreusementcédé le territoire où ils bâtirent leur ville, veulent s’ériger ensuzerains de la province. Elle se soulève. Marseille, menacée,appelle les Romains à son secours… Ils viennent, non pour soutenirMarseille dans son iniquité, mais pour s’emparer eux-mêmes de lacontrée, malgré les prodiges de valeur de ses habitants. Voilà doncles Romains établis en Provence ; ils y bâtissent la villed’Aix, et fondent ainsi leur première colonie dans notrepays…

– Ah ! maudits soient les gens deMarseille ! – s’écria Joel. – C’est grâce à ces fils des Grecsque les Romains ont mis le pied chez nous !

– Et de quel droit maudire les gens deMarseille ? Ne doivent-elles pas être aussi maudites cesprovinces, qui, depuis la décadence de la république, laissaientainsi écraser, asservir, une de leurs sœurs par l’étranger ?Mais prompte est la punition du mal ! Les Romains, encouragéspar l’insouciance de la Gaule, s’emparent de l’Auvergne,puis du Dauphiné, plus tard du Languedoc et duVivarais, malgré la défense héroïque de ces populationsdivisées entre elles et abandonnées à leurs seules forces. Voilàdonc les Romains maîtres de presque tout le midi de la Gaule ;ils le gouvernent par leurs proconsuls, réduisent le peuple au plusdur esclavage. Les autres provinces s’alarment-elles enfin de cesterribles envahissements de Rome, qui toujours s’avance menaçant lecœur de la Gaule ? Non, non ! confiantes dans leurcourage, elles disent comme tu le disais tout à l’heure,Joel : Le Midi est loin du Nord, l’Orient est loin del’Occident. Cependant notre race, assez insouciante etprésomptueuse pour ne pas prévenir la domination étrangèrelorsqu’il en est temps, a toujours le courage tardif de se révolterlorsque le joug s’appesantit sur elle. Les provinces soumises auxRomains éclatent en rébellions terribles : elles sontcomprimées dans le sang. Nos désastres se précipitent. LesBourguignons, excités par les descendants des anciens rois,s’arment contre les Francs-Comtois, en invoquant le secours desRomains. La Franche-Comté, hors d’état de résister à une tellealliance, demande des renforts aux Germains, de l’autre côté duRhin ; ces barbares du Nord apprennent ainsi lechemin de la Gaule ; mais ces nouveaux alliés se montrent siféroces, qu’après de sanglantes batailles contre ceux même qui lesavaient appelés, ils restent maîtres de la Bourgogne et de laFranche-Comté… Enfin, l’an passé, les Suisses, excités parl’exemple des Germains, font irruption dans les provinces gauloisesconquises par les Romains. Jules César, nommé proconsul, accourtd’Italie, refoule les Suisses dans leurs montagnes, chasse lesGermains de la Bourgogne et de la Franche-Comté, s’empare de cesprovinces, épuisées par leur longue lutte contre les barbares, et àleur oppression succède celle des Romains : c’était pour nouschanger de maîtres… Enfin ! enfin ! au commencement decette année, une partie de la Gaule sort de son assoupissement,sent le danger qui menace les provinces encore indépendantes. Decourageux patriotes, ne voulant pour maîtres ni Romains niGermains, Galba chez les Gaulois de la Belgique,Boddig-nat chez les Gaulois de Flandre, soulèvent en masseles populations contre César. Les Gaulois du Vermandois, ceux del’Artois, s’insurgent aussi. Et l’on marche aux Romains !Ah ! ce fut une grande et terrible bataille… que cettebataille de la Sambre ! – s’écria l’inconnu avecexaltation. – L’armée gauloise avait attendu César sur la rivegauche du fleuve. Trois fois l’armée romaine le traversa, troisfois elle fut forcée de le repasser en combattant jusqu’à laceinture dans l’eau rougie par le sang… La cavalerie romaine estculbutée, les plus vieilles légions écrasées. César descend decheval, met l’épée à la main, rallie ses dernières cohortes devétérans qui lâchaient pied, et, à leur tête, charge notre armée…Malgré le courage de César, la bataille était perdue pour lui…lorsque nous voyons s’avancer à son secours un nouveau corps detroupes.

– Tu dis : Nous voyonss’avancer ? – reprit Joel. – Tu assistais donc à cetteterrible bataille ?

Mais l’inconnu, sans répondre,continua :

– Épuisés, décimés par sept heures decombat, nous luttons encore contre ces troupes fraîches… nousluttons jusqu’à l’agonie… nous luttons jusqu’à la mort… Etsavez-vous, – ajouta l’étranger avec une grande douleur, –savez-vous, vous autres, qui restiez paisibles ici, tandis que vosfrères mouraient pour la liberté des Gaules, qui est la vôtreaussi… savez-vous combien il en a survécu ?… des soixantemille combattants de l’armée gauloise ? à cette bataillede la Sambre ?… Il en a survécu CINQ CENTS[88] !…

– Cinq cents !… – s’écria Joel d’unair de doute.

– Je le dis parce que je suis l’un deceux-là qui ont survécu… – répondit fièrement le voyageur.

– Ainsi, ces deus cicatrices récentes quetu portes au visage…

– Je les ai reçues à la bataille de laSambre…

À ce moment du récit, on entendit au dehors dela maison les dogues de garde aboyer avec furie, pendant que l’onfrappait de grands coups à la porte de la palissade. La famille dubrenn, encore sous la triste impression des paroles du voyageur, secrut sur le point d’être attaquée : les femmes se levèrent,les petits enfants se jetèrent dans leurs bras, les hommescoururent aux armes suspendues à la muraille… Cependant, les doguesayant cessé d’aboyer, quoique l’on heurtât toujours fortement, Joeldit à sa famille :

– Quoique l’on continue de frapper, leschiens n’aboient plus ; ils connaissent ceux qui frappent.

Et disant ces mots, le brenn sortit de samaison : plusieurs des siens et l’inconnu le suivirent parprudence. La porte de la cour fut ouverte, et l’on entendit deuxvoix qui criaient de l’autre côté de la palissade :

– C’est nous, amis, c’est nous… Albiniket Mikaël.

En effet, à la clarté de la lune on vit lesdeux fils du brenn, et derrière eux leurs chevaux essoufflés etblancs d’écume. Lorsqu’il eut embrassé tendrement ses enfants,surtout le marin, qui voyageait sur mer depuis près d’une année,Joel entra avec eux dans sa maison, où ils furent accueillis avecbeaucoup de joie et de surprise par leur mère et par toute lafamille.

Albinik, le marin, et Mikaël, l’armurier,étaient, comme leur père et leur frère, très-grands ettrès-robustes ; ils portaient, par-dessus leurs vêtements, unmanteau à capuchon, en grosse étoffe de laine et ruisselant depluie. À leur entrée dans la maison, et même avant d’allerembrasser leur mère, les deux nouveaux venus avaient approché leurslèvres des sept petites branches de gui baignant dans la coupe decuivre placée sur la grosse pierre. Là, ils avaient vu un corpsinanimé à demi couvert de feuillages, auprès duquel se tenaittoujours Julyan.

– Bonsoir, Julyan, – lui dit Mikaël. –Qui donc est mort ici ?

– C’est Armel ; je l’ai tué ce soiren me battant au sabre avec lui par outre-vaillance, – réponditJulyan. – Mais comme nous nous sommes promis d’êtresaldunes, demain j’irai le rejoindre…ailleurs ; si tu le veux, je lui parlerai detoi ?

– Oui, oui, Julyan ; car j’aimaisArmel, et je croyais le trouver vivant. J’ai dans mon sac, sur moncheval, un petit fer de harpon, que j’ai forgé pour lui ; jele mettrai demain sur votre bûcher à tous deux…

– Et tu diras à Armel, – ajouta le marinen souriant, – qu’il s’en est allé trop tôt, car son ami Albinik etsa femme Méroë lui auraient raconté leur dernier voyage surmer…

– C’est moi et Armel qui, à notre tour,aurons plus tard à t’en faire de beaux récits, Albinik, – repritJulyan souriant avec confiance ; – car tes voyages sur mer neseront rien auprès de ceux qui nous attendent dans ces mondesmerveilleux que personne n’a vus et que tout le monde verra.

Lorsque les deux fils de Margarid eurentrépondu aux tendresses de leur mère et de leur famille, le brenndit au voyageur :

– Ami, ce sont mes deux enfants.

– Fassent les dieux que la précipitationde leur arrivée ici n’ait pas une cause mauvaise ! – réponditl’inconnu.

– Je dis comme notre hôte, mes fils, –reprit Joel, – que s’est-il passé, pour que vous veniez si tard etsi pressés ? Heureux soit ton retour, Albinik ; mais jene le croyais pas prochain ; où est donc ta gentille femmeMéroë ?

– Je l’ai laissée à Vannes, mon père.Voilà ce qui s’est passé : Je revenais d’Espagne par le golfede Gascogne, m’en allant en Angleterre ; le mauvais tempsd’aujourd’hui m’a forcé d’entrer dans la rivière deVannes. Mais, par Teutâtès, qui préside à tous les voyagessur terre et sur mer, ici-bas et ailleurs, je ne m’attendais pas…non, je ne m’attendais pas à voir ce que j’ai vu dans la ville.Aussi, laissant mon navire au port, à la garde de mes matelots sousla surveillance de ma femme, j’ai pris un cheval et galopé jusqu’àAuray ; là, j’ai dit la nouvelle à Mikaël, et nous sommesaccourus ici afin de vous prévenir, mon père.

– Et qu’as-tu donc vu à Vannes ?

– Ce que j’ai vu ? tous leshabitants soulevés par l’indignation et par la colère, en bravesBretons qu’ils sont !

– Et la cause de cette colère, mesenfants ? – demanda Mamm’ Margarid en filant saquenouille.

– Quatre officiers romains, sans autreescorte que quelques soldats, et aussi tranquillement insolents ques’ils étaient en un pays d’esclaves, sont venus, hier, commanderaux magistrats de la ville d’envoyer des ordres à toutes les tribusvoisines, afin qu’elles envoient à Vannes dix mille sacs deblé…

– Et puis, mon fils ? – demanda Joelen riant et haussant les épaules.

– Cinq mille sacs d’avoine.

– Et puis ?

– Cinq cents tonneaux d’hydromel.

– Naturellement, – dit le brenn en riantplus fort, – il faut boire… et puis ?

– Mille bœufs.

– Et des plus gras, nécessairement…Ensuite ?

– Cinq mille moutons.

– C’est juste, l’on se rassasie de mangertoujours du bœuf. Est-ce tout, mes enfants ?

– Ils demandent encore trois centschevaux pour remonter la cavalerie romaine, et deux cents chariotsde fourrage.

– Pourquoi non ? Il faut bien lesnourrir ces pauvres chevaux, – reprit Joel en continuant derailler. – Mais il doit y avoir encore quelque commande ? Dèsque l’on ordonne, pourquoi s’arrêter ?

– Il faudra ensuite charroyer cesapprovisionnements jusqu’en Poitou et en Touraine.

– Et quelle grand-gueule doitavaler ces sacs de blé, ces moutons, ces bœufs et ces tonnesd’hydromel ?

– Et surtout, – ajouta l’inconnu, – quidoit payer ces approvisionnements ?

– Les payer ! – reprit Albinik, –personne ! c’est un impôt forcé.

– Ah ! ah ! – fit Joel.

– Et la grand-gueule qui doit avaler cesprovisions, c’est l’armée romaine qui hiverne en Touraine et enAnjou[89].

Un grand frémissement de colère, mêlée dedédain railleur, souleva toute la famille du brenn.

– Eh bien, Joel, – reprit alors levoyageur, – trouves-tu encore qu’il y ait loin de la Touraine à laBretagne ? La distance ne me paraît point grande à moi,puisque les officiers de César viennent tranquillement et sansescorte approvisionner leur armée la bourse vide et le bâtonhaut.

Joel ne rit plus, baissa la tête avecconfusion et resta muet (il l’avoue).

– Notre hôte dit vrai, – reprit Albinik.– Oui, ces Romains sont venus la bourse vide et le bâtonhaut ; car un de leurs officiers a levé son cep de vigne surle vieux Ronan, le plus ancien des magistrats de Vannes, qui, commetoi, père, riait très-fort des demandes des Romains.

– Et pourtant, mes enfants, que faire sice n’est d’en rire de ces demandes ? Nous imposer cesapprovisionnements à nous autres, tribus voisines de Vannes ?nous forcer de conduire ces réquisitions en Touraine et en Anjouavec nos bœufs et nos chevaux que les Romains garderont ! etcela au moment de nos semailles et de nos labours d’automne !ruiner la récolte de l’an qui vient, en nous volant celle de l’anpassé ! c’est nous réduire à brouter l’herbe dont auraientvécu les bestiaux qu’ils nous volent !

– Oui, – dit Mikaël, l’armurier, – ilsveulent nous prendre notre blé, nos troupeaux, et nous laisserl’herbe ; mais, par le fer de lance que je forgeais encore cematin ! ! ! Ce sont les Romains qui, sous nos coups,mordront l’herbe de nos champs ! ! !

– Vannes dès aujourd’hui prépare sadéfense en cas d’attaque, – reprit le marin. – Des retranchementssont commencés aux environs du port… Tous nos matelots s’armeront,et si les galères romaines viennent nous attaquer par mer, jamaisles corbeaux de mer n’auront vu sur nos grèves pareil régal decadavres !

– En passant à travers les autres tribus,– reprit Mikaël, – nous avons cette nuit répandu la nouvelle etsemé l’alarme… Les magistrats de Vannes ont aussi envoyé de touscôtés, pour ordonner que des feux allumés de colline en collinesignalent dès cette nuit un grand danger d’un bout à l’autre de laBretagne.

Mamm’ Margarid, toujours filant sa quenouille,avait écouté les paroles de ses fils. Alors elle dittranquillement :

– Et ces officiers romains ? mesenfants, est-ce qu’on ne les a point renvoyés à leur armée… aprèsles avoir rudement battus de verges ?

– Non, ma mère, on les a mis en prison àVannes, sauf deux de leurs soldats que les magistrats ont chargésde déclarer au général romain qu’on ne lui fournirait aucunapprovisionnement, et que ses officiers seraient gardés enotage.

– Il valait mieux battre ces officiers deverges et les chasser honteusement de la ville, – reprit Mamm’Margarid. – On traite ainsi les voleurs, et ces Romains voulaientnous voler…

– Tu as raison, Margarid, – dit Joel, –ils venaient nous voler… nous affamer ! nous enlever nosrécoltes ! nos troupeaux ! – ajouta Joel avec grandecolère. – Par la vengeance de Hésus ! nous prendre notre belattelage de six jeunes bœufs à poil de loup ! nos quatrecouples de taureaux noirs qui ont une si jolie étoile blanche aumilieu du front !

– Nos belles génisses blanches à têtefauve ! dit Mamm’ Margarid en haussant les épaules et toujoursfilant, – nos brebis dont la toison est si épaisse ! Allons,des verges… mes fils, des verges à ces Romains !

– Et ces rudes chevaux de la race de tonfier étalon Tom-Bras, Joel, – reprit le voyageur, – ilsvont pourtant charroyer tes récoltes, tes fourrages, jusqu’enTouraine, et servir ensuite à remonter la cavalerie romaine… Il estvrai que pour eux la fatigue ne sera point forte… car, maintenant,tu avoueras peut-être qu’il n’y a pas loin de la Touraine à laBretagne.

– Tu peux railler, ami, – dit Joel, – tuas raison, j’avais tort. Oui, oui, tu disais vrai ! Ah !si toutes les provinces de Gaule s’étaient confédérées à lapremière attaque des Romains ! si, réunies, elles avaient faitseulement la moitié des efforts qu’elles ont tentés séparément…nous ne serions pas exposés aujourd’hui aux insolentes demandes etaux menaces de ces païens ! Tu peux donc railler !

– Non, Joel, non, je ne veux plusrailler, – reprit gravement l’inconnu. Le danger est proche, lecamp ennemi est à douze journées de marche ; le refus desmagistrats de Vannes, l’emprisonnement des officiers romains, c’estla guerre sous peu de jours… la guerre sans pitié, comme la fontles Romains ! ! ! Vaincus ! c’est pour nous lamort sur le champ de bataille ou l’esclavage auloin ! ! ! car les marchands d’esclaves, suivant lescamps romains, sont avides à la curée. Tout ce qui survit, validesou blessés, hommes, jeunes femmes, filles, enfants, sont vendus àla criée comme bétail, au profit, du vainqueur, et expédiés parmilliers[90] en Italie ou dans la Gaule romaine dumidi, puisqu’il y a maintenant une Gaule romaine ! Là souventles hommes robustes sont forcés de combattre les bêtes féroces dansles cirques pour le divertissement de leurs maîtres ; lesjeunes femmes, les filles, les enfants même… oui, les enfants…demandez à César, sont victimes de monstrueuses débauches !Voilà ce que c’est que la guerre avec les Romains, si l’on estvaincu, – s’écria l’étranger. – Vous laisserez-vous doncvaincre ? subirez-vous cette honte ? leur livrerez-vousvos femmes, vos sœurs, vos filles, vos enfants, Gaulois deBretagne ?

Le voyageur eut à peine prononcé ces paroles,que la famille de Joel, hommes, femmes, jeunes filles, enfants,tous jusqu’au nabot Rabouzigued, se dressèrent les yeux brillants,les joues enflammées, et s’écrièrent en tumulte et en agitant lesbras :

– Guerre ! guerre !guerre !

Le grand dogue de bataille de Joel, animé parces cris, se leva debout, appuyant ses pattes de devant sur lapoitrine de son maître, qui, caressant sa tête énorme, luidit :

– Oui, vieux Deber-Trud, tu feras commenotre tribu la chasse aux Romains… La curée sera pour toi… tagueule sera rouge de sang ! Ouh… ouh !… Deber-Trud, auxRomains, aux Romains… Ouh… ouh !…

À ces cris de guerre le dogue répondit par deshurlements furieux, en montrant des crocs aussi redoutables queceux d’un lion. Les chiens de garde du dehors, ainsi que ceuxrenfermés dans les étables, entendant Deber-Trud, lui répondirent,et les hurlements de cette meute de bataille devinrenteffroyables !

– Bon présage, ami Joel, – dit levoyageur, – tes dogues hurlent à la mort de l’ennemi.

– Oui, oui, mort à l’ennemi ! –s’écria le brenn. – Grâce aux dieux… dans notre Gaulebretonne, au jour du péril… le chien de garde devient chien deguerre ! le cheval de trait, cheval de guerre ! letaureau de labour, taureau de guerre ! le chariot de moisson,chariot de guerre ! le laboureur, homme de guerre ! etjusqu’à notre terre paisible et féconde, devenant terre de guerre,dévore l’étranger ! À chaque pas il trouve un tombeau dans nosmarais sans fonds, dans nos grèves mouvantes, dans les abîmes denos roches, et ses vaisseaux disparaissent dans les gouffres de nosbaies plus terribles dans leur calme que la tempête dans safureur !

– Joel, – dit alors Julyan, qui s’étaitéloigné du corps de son ami, – j’ai promis à Armel d’aller lerejoindre ailleurs… Cette mort serait pour moi un plaisir… Mouriren combattant les Romains est un devoir… Que faire ?

– Demain tu le demanderas à l’un desdruides de Karnak ; il te le dira, Julyan…

– Et notre sœur Hêna ? – dit à samère Albinik, le marin, – depuis tantôt un an je ne l’ai point vue…elle est toujours, j’en suis certain, la perle de l’île deSên ? Ma femme Méroë m’a chargé de ses tendresses pourelle.

– Ceux qui prononcent le nom de ta sœursemblent prononcer celui d’une divinité, – répondit Mamm’ Margarid.– Tu la verras demain.

Et la femme de Joel, déposant sa quenouille,se leva ; c’était pour la famille le signal d’aller prendre durepos.

Mamm’ Margarid dit alors :

– Retirons-nous, mes enfants, la soiréeest avancée ; demain au point du jour il faudra nous occuperdes provisions de guerre à emporter et à cacher ici.

Et s’adressant au voyageur :

– Que les dieux vous donnent bon repos etdoux sommeil, ami hôte !

Et elle ajouta en soupirant :

– Je croyais demain célébrer plusheureusement le jour de la naissance de ma fille Hêna.

Chapitre 5

 

Joel, le brenn de la tribu de Karnak,fidèle à sa promesse, conduit son hôte à l’île de Sên. – Julyanconsulte les druides de Karnak pour savoir s’il doit allerretrouver Armel ou combattre les Romains. – Comment, chez lesGaulois, en moins d’une demi-journée, des ordres étaient transmis àquarante et cinquante lieues de distance. – HÊNA, lavierge de l’île de Sên, vient dans la maison paternelle. –Ce qu’elle apprend à sa famille au sujet de troissacrifices humains, auxquels doivent assister toutes lestribus voisines, et qui auront lieu le soir aux pierres de la forêtde Karnak, dès le lever de la lune. – Hêna, ainsi que tous ceux desa famille et de la tribu de Joel, se rend à la forêt de Karnakaussitôt la lune levée. – Sacrifices humains. – Appel aux armescontre les Romains.

 

Le lendemain de ce jour, Joel, dès l’aube etselon sa promesse, mit sa barque à la mer, et accompagné de sonfils Albinik, le marin, conduisit l’inconnu à l’îlot de Kellor,n’osant aborder le sol sacré de l’île de Sên. L’hôte dubrenn, ayant parlé bas à l’ewagh, qui toujoursveille dans la maison de l’île, celui-ci parut frappé de respect,et dit que Taliesin, le plus ancien des druides, qui se trouvaitalors à l’île de Sên, ainsi que sa femme Auria, attendaitun voyageur depuis la veille.

L’étranger, avant de quitter Joel, luidit :

– Ta famille et toi, n’oubliez pas vosrésolutions d’hier. Aujourd’hui un appel aux armes retentira d’unbout à l’autre de la Gaule bretonne.

– Sois certain qu’à cet appel, moi, lesmiens et ceux de ma tribu, nous serons les premiers à répondre.

– Je te crois ; il s’agit pour laGaule d’être esclave ou de renaître dans sa force et dans sa gloired’autrefois.

– Au moment de te quitter ! nesaurai-je pas le nom de l’homme vaillant qui s’est assis à monfoyer ? le nom du sage qui parle avec tant de raison et aimesi fort son pays ?

– Joel, je me nommerai soldattant que la Gaule ne sera pas libre ; et si nous nousrencontrons encore, je me nommerai ton ami, car je lesuis.

En disant ces mots, l’inconnu monta dans labarque, qui de l’îlot de Kellor le devait conduire à l’île de Sên.Avant que la barque se fût éloignée, sous la conduite de l’ewagh,Joel demanda à ce dernier s’il pouvait attendre sa fille Hêna, quidevait venir à sa maison ce jour-là. L’ewagh lui apprit que safille ne se rendrait chez lui que vers la fin de la journée.

Le brenn, chagrin de ne point emmenerHêna, s’en retourna dans sa barque seul avec Albinik.

Julyan, vers le milieu du jour, alla consulterles druides de la forêt de Karnak pour leur demander s’il devaitpréférer à la mort prochaine et volontaire, qui était pour lui unplaisir… puisqu’il allait rejoindre Armel… la mort qu’il iraitchercher en combattant les Romains. Les druides lui répondirentqu’ayant juré à Armel sa foi de saldune de mourir avec lui, ildevait être fidèle à sa promesse, et que les ewaghs iraientchercher le corps d’Armel avec les cérémonies d’usage pour letransporter sur le bûcher, où Julyan trouverait sa place dès lelever de la lune. Julyan, joyeux de pouvoir sitôt retrouver sonami, se disposait à quitter Karnak, lorsqu’il vit arriver chez lesdruides l’étranger qui avait été l’hôte de Joel, et qui revenait del’île de Sên en compagnie de Taliesin. Celui-ci dit quelques motsaux autres druides, et ils entourèrent le voyageur avec autantd’empressement que de respect, les plus jeunes l’accueillaientcomme un frère, les plus vieux comme un fils.

Le voyageur, reconnaissant alors Julyan, luidit :

– Tu retournes chez le brenn deta tribu, attends un peu : je te donnerai un écrit pourlui.

Julyan obéit au désir de l’inconnu, qui seretira accompagné de Taliesin et des autres druides. Peu de tempsaprès il revint, et remit un petit rouleau de peau tannée au jeunegarçon, en lui disant :

– Voici pour Joel… Ce soir, Julyan, aulever de la lune… nous nous verrons encore… Hésus aime ceux qui,comme toi, sont vaillants et fidèles à l’amitié.

Julyan, revenu à la maison du brenn, appritqu’il était aux champs pour rentrer des blés conservés enmeule ; il alla le trouver, et lui remit l’écrit del’étranger ; cet écrit renfermait ces mots :

« Ami Joel, au nom de la Gaule en danger,voici ce que les druides de Karnak attendent de toi : Commandeà tous ceux de ta famille qui travaillent aux champs de crier àceux de ta tribu qui travailleraient non loin d’eux : – AU GUIL’AN NEUF[91] !… Que ce soir, hommes,femmes, enfants, tous se rendent à la forêt de Karnak au lever dela lune. – Que ceux de ta tribu qui auront entendu ses parolesles crient à leur tour à ceux des autres tribus, aussi occupés auxtravaux de la terre. De sorte que ce cri ainsi répété de proche enproche, de l’un à l’autre, de village en village, de cité à cité,de Vannes à Auray, avertisse toutes les tribus de se trouver cesoir à la forêt de Karnak[92]. »

Joel fit ainsi qu’il lui avait été demandé parl’étranger au nom des druides de Karnak. Le cri d’appel se répétade proche en proche, et toutes les tribus, des plus voisines auxplus éloignées, furent prévenues de se trouver le soir au lever dela lune à la forêt de Karnak.

Pendant qu’une partie des hommes de la familledu brenn rentraient en hâte les récoltes de blés restées en meule,pour en enfouir une partie au fond des cavités que d’autreslaboureurs creusaient dans des terrains secs, les femmes, lesjeunes filles et jusqu’aux enfants, dirigés par Margarid, mettaienten hâte des salaisons dans des paniers, de la farine dans des sacs,de l’hydromel et du vin dans des outres ; d’autres rangeaientdans des coffres des vêtements, du linge et des baumes pour lesblessures ; d’autres ajustaient de grandes et fortes toilesdestinées à recouvrir les chars ; car, dans les guerresredoutables, toutes les tribus du pays menacé par l’ennemi, au lieude l’attendre, allaient souvent à sa rencontre. On abandonnait lesmaisons ; les bœufs de labour étaient attelés aux chariots debataille contenant les femmes, les enfants, les habillements et lesprovisions ; les chevaux, montés par les hommes mûrs de latribu, formaient la cavalerie ; les jeunes gens, plus alertes,escortaient à pied et en armes. Les grains étaient enfouis ;les troupeaux délaissés allaient paître les champs sans gardiens etpar instinct rentraient le soir aux étables abandonnées ;presque toujours les loups et les ours dévoraient une partie de cebétail. Les champs restaient sans culture : de grandesdisettes s’ensuivaient. Mais souvent aussi les combattants s’enallant de la sorte à la défense du pays, encouragés par la présencede leurs femmes et de leurs enfants, qui n’avaient à attendre del’ennemi que la honte, l’esclavage ou la mort, les combattantsrepoussaient l’étranger au delà des frontières, et revenaientréparer les désastres de leurs champs.

Vers le déclin du soleil, Joel sachant que safille devait se rendre à sa maison, y retourna avec les siens, afind’aider aussi aux préparatifs du voyage de guerre. Hêna, la viergede l’île de Sên, vint à la tombée du jour, selon qu’elle l’avaitpromis.

Lorsque son père, sa mère et tous ceux de lafamille, virent entrer Hêna, il leur sembla que jamais… non, jamaiselle n’avait été si belle… et son père (qui écrit ceci), ne s’étaitnon plus jamais senti si fier de son enfant. La longue tuniquenoire qu’elle portait était serrée à sa taille par une ceintured’airain, où pendaient d’un côté une petite faucille d’or, del’autre un croissant, figuré ainsi que la lune en son décours. Hênaavait voulu se parer pour ce jour où l’on devait fêter sanaissance. Un collier, des bracelets d’or, travaillés à jour etgarnis de grenat ornaient ses bras et son cou plus blancs que laneige ; lorsqu’elle ôta son manteau à capuchon, l’on vitqu’elle portait, comme dans les cérémonies religieuses, unecouronne de feuilles de chêne vert sur ses cheveux blonds, tressésen nattes autour de son front chaste et doux. Le bleu de la mer,lorsqu’elle est calme sous un beau ciel, n’était pas plus pur quele bleu des yeux d’Hêna.

Le brenn tendit ses bras à sa fille.Elle y courut joyeuse, et lui offrit son front, ainsi qu’à sa mèreMargarid ; les enfants de la famille chérissaient Hêna, ils sedisputaient à qui baiserait ses belles mains, que cherchaient àl’envi toutes ces petites bouches innocentes.

Il n’est pas jusqu’au vieux Deber-Trud qui negambadât de son mieux pour fêter la venue de sa jeunemaîtresse.

Albinik, le marin, fut celui à qui Hêna offritson front après son père et sa mère ; elle n’avait pas vu sonfrère depuis longtemps. Guilhern et Mikaël eurent ensuite leurtour, ainsi que la fourmillante nichée d’enfants qu’Hêna enserratous à la fois de ses deux bras en se baissant à leur niveau pourles embrasser. Elle fit ensuite tendre accueil de sœur à Hénory,femme de son frère Guilhern, regrettant que Méroë, l’époused’Albinik, ne fut point là. Ses autres parentes et parents nefurent point oubliés : tous, jusqu’à Rabouzigued, dont chacunse moquait, eurent d’elle une parole d’amitié.

Alors, toute heureuse de se trouver parmi lessiens, dans la maison où elle était née, il y avait dix-huit ans decela, Hêna voulut s’asseoir aux pieds de sa mère, sur le mêmeescabeau où elle s’asseyait toujours étant enfant. Lorsqu’elle vitsa fille ainsi à ses pieds, Mamm’ Margarid lui montra le désordrequi régnait dans la salle par suite des préparatifs de départ pourla guerre, et dit tristement :

– Nous devions fêter avec joie ettranquillité ce jour où tu nous es née… chère fille ! et voicique tu trouves confusion et alarmes dans notre maison bientôtdéserte… car la guerre menace…

– Ma mère dit vrai, – reprit Hêna ensoupirant. – La colère de Hésus est grande…

– Toi, chère fille ! qui es unesainte, – reprit Joel, – une sainte de l’île de Sên, dis ? quefaire pour apaiser la colère du tout-puissant ?

– Mon père et ma mère m’honorent trop enm’appelant sainte, – répondit la jeune vierge. – Comme les druides,moi et mes compagnes, nous méditons la nuit, sous l’ombrage deschênes sacrés, à l’heure où la lune se lève. Nous cherchons lespréceptes les plus simples et les plus divins pour les répandreparmi nos semblables[93] ;nous adorons le Tout-Puissant dans ses œuvres, depuis le grandchêne qui lui est consacré jusqu’aux humbles mousses gui croissentsur les roches noires de notre île… depuis les astres dont nousétudions la marche éternelle[94] jusqu’àl’insecte qui vit et meurt en un jour… depuis la mer sans bornes…jusqu’au filet d’eau pure qui coule sous l’herbe. Nous cherchons laguérison des maux qui font souffrir ; et nous glorifions ceuxde nos pères et de nos mères qui ont illustré la Gaule. Par laconnaissance des augures et l’étude du passé, nous tâchons deprévoir l’avenir, afin d’éclairer de moins clairvoyants que nous.Comme les druides, enfin, nous instruisons l’enfance, nous luiinspirons un ardent amour pour notre commune et chère patrie…aujourd’hui si menacée par le courroux de Hésus !… parce queles Gaulois ont trop longtemps oublié qu’ils sont tousfils d’un même Dieu et qu’un frère doit ressentir la blessurefaite à son frère !

– L’étranger qui a été notre hôte et quece matin j’ai conduit à l’île de Sên, – reprit le brenn, –nous a parlé comme toi, chère fille…

– Ma mère et mon père peuvent écoutercomme saintes les paroles du chef des cent vallées. Hésuset l’amour de la Gaule l’inspirent.

– Lui ! chef de cent vallées ?Il est donc bien puissant ? – reprit Joel. – Il a refusé de medire son nom ! Le sais-tu, chère fille ? Sais-tu quelleest sa province ?

– Il était impatiemment attendu hier soirà l’île de Sên par le vénérable Taliesin. Quant au nom de cevoyageur, tout ce qu’il m’est permis de dire à mon père et à mamère, c’est que le jour où notre pays sera asservi, le chef descent vallées aura vu couler la dernière goutte de son généreuxsang ! Puisse le courroux de Hésus nous épargner ce terriblejour !…

– Hélas ! ma fille… si Hésus estirrité… par quels moyens l’apaiser ?

– En suivant sa loi, car il a dit :– Tous les hommes sont fils d’un même Dieu… – et aussi en offrant àHésus des sacrifices humains… Puissent ceux de cette nuit calmer sacolère !…

– Les sacrifices de cette nuit ! –demanda le brenn. – Lesquels ?

– Mon père et ma mère ne savent-ils pasque cette nuit, à l’heure où la lune se lèvera, il y aura troissacrifices humains aux pierres de la forêt de Karnak ?

– Nous savons, – reprit Joel, – quetoutes les tribus sont appelées pour se rendre ce soir à la forêtde Karnak ; mais quels sont ces sacrifices qui doivent êtreagréables à Hésus, fille chérie ?

– D’abord celui de Daoülas, lemeurtrier ; il a tué Hoüarné sans combat pendant sonsommeil… Les druides l’ont condamné à mourir ce soir[95] . Le sang d’un lâche meurtrier est uneexpiation agréable à Hésus.

 

– Et le second sacrifice ?

– Notre parent Julyan veut aller, paramitié jurée, rejoindre Armel, qu’il a loyalement tué paroutre-vaillance… Ce soir, glorifié par le chant desbardes, il ira, selon son vœu, retrouver Armel dans les mondesinconnus. Le sang qu’un brave offre volontairement à Hésus… lui estagréable.

– Et le troisième sacrifice, fillechérie ? – dit Mamm’ Margarid, – le troisième sacrifice, quelest-il ?

Hêna ne répondit pas… Elle appuya sa têteblonde et charmante sur les genoux de Margarid, rêva pendantquelques instants, baisa les mains de sa mère, et lui dit avec undoux sourire de remémorance :

– Combien de fois la petite Hêna, quandelle était enfant, s’est ainsi endormie, le soir, sur vos genoux mamère, pendant que vous filiez votre quenouille, et que vous tous,qui êtes ici, moins Armel, étiez réunis autour du foyer, parlantdes mâles vertus de nos mères et de nos pères du tempspassé !

– Il est vrai, fille chérie, – réponditMargarid en passant sa main sur les blonds cheveux de sa fille,comme pour les caresser, – il est vrai ; et ici, chacunt’aimait tant, à cause de ton bon cœur et de ta grâce enfantine,que lorsqu’on te voyait endormie sur mes genoux, on parlait toutbas, de peur de t’éveiller.

Rabouzigued, qui était là, parmi les autres dela famille, dit alors :

– Et quel est ce troisième sacrificehumain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre… quidonc, Hêna, sera sacrifié ce soir ?…

– Je te le dirai, Rabouzigued, lorsquej’aurai un peu songé au temps qui n’est plus, – répondit la jeunefille, toujours rêveuse, sans quitter les genoux de sa mère, puispassant sa main sur son front, comme pour rappeler sessouvenirs ; elle regarda autour d’elle, montra du doigt lapierre sur laquelle était le bassin de cuivre où trempaient lessept branches de gui, et reprit :

– Et lorsque j’ai eu douze ans, mon pèreet ma mère se rappellent-ils combien j’ai été heureuse d’êtrechoisie par les druidesses de l’île de Sên pour recevoir dans unvoile de lin, blanchi à la rosée des nuits, le gui, que coupaientles druides avec une serpe d’or, lorsque la lune jetait sa plusgrande clarté ?… Mon père et ma mère se souviennent-ils que,rapportant du gui pour sanctifier notre maison, j’ai été ramenéeici, par les ewaghs, dans un chariot orné de fleurs et defeuillages, pendant que les bardes chantaient la gloire deHésus ?… Quels tendres embrassements toute notre famille meprodiguait à mon retour ? quelle fête dans latribu !…

– Chère… chère fille ! – ditMargarid en pressant la tête d’Hêna contre son sein, – si lesdruidesses t’avaient choisie pour recueillir le gui sacré dans unvoile de lin, c’est que ton âme était blanche comme cevoile !

– C’est que la petite Hêna était la plussavante, la plus sage, la plus douce de ses compagnes, – ajoutaAlbinik, le marin, en regardant sa sœur avec tendresse.

– C’est que la petite Hêna était la pluscourageuse de ses compagnes ; car elle avait failli périr poursauver Janed, fille de Wor, qui, ramassant des coquillages sur lesrochers de l’anse Glen’-Hek, était tombée à la mer, et déjàentraînée par les vagues… – dit Mikaël, l’armurier, en regardanttendrement sa sœur.

– C’est que la petite Hêna était, plusque toute autre, douce, patiente, aimable aux enfants… et qu’àl’âge de douze ans à peine elle les instruisait déjà, au collègedes druidesses de l’île de Sên, comme une petite matrone, – dit àson tour Guilhern, le laboureur.

La fille de Joel rougissait de modestie enentendant ces paroles de sa mère et de ses frères, lorsqueRabouzigued dit encore :

– Et quel est ce troisième sacrificehumain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre ?qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir ?…

– Je te le dirai, Rabouzigued, – réponditla jeune fille en se levant ; – je te le dirai, lorsquej’aurai revu une fois encore la petite chambre où je dormaislorsque, devenue jeune fille, j’arrivais ici de l’île de Sên pournos fêtes de famille.

Et allant vers la porte de cette chambre, elles’arrêta un moment sur le seuil et dit :

– Que de douces nuits j’ai passées là,après m’être retirée le soir, à regret, du milieu de voustous ! avec quelle impatience je me levais pour vous revoir lematin !

Et s’avançant de deux pas dans la petitechambre, pendant que sa famille s’étonnait de plus en plus, de ceque si jeune encore Hêna parlât tant du passé, elle reprit enregardant avec plaisir plusieurs objets placés sur unetable :

– Voici les colliers de coquillages queje faisais le soir, à côté de ma mère ! Voilà ces varechsdesséchés, qui ressemblent à de petits arbres, et recueillis parmoi sur nos rochers… Voici le filet dont je me servais pourm’amuser à prendre à la marée basse des mormen dans lessables du rivage… Voici encore les rouleaux de peau blanche où,chaque fois que je venais ici, j’écrivais le bonheur que j’avais derevoir les miens et la maison où je suis née… Tout est à sa place.Je suis contente d’avoir amassé ces trésors de jeune fille…

Cependant, Rabouzigued, que ces remémorancesne semblaient pas toucher, dit encore de sa voix aigre etimpatiente :

– Et quel est ce troisième sacrificehumain, qui doit apaiser Hésus et nous délivrer de la guerre ?qui donc, Hêna, sera sacrifié ce soir ?

– Je te le dirai, Rabouzigued, – repritHêna en souriant ; – je te le dirai lorsque j’aurai distribuémes petits trésors de jeune fille à vous tous, et à toi aussi…Rabouzigued.

Et en disant ces mots, la fille dubrenn fit signe à ceux de sa famille d’entrer dans sachambre ; et à chacun, bien étonné, elle donna un souvenird’elle. Tous, jusqu’aux enfants qui l’aimaient tant, et aussiRabouzigued, reçurent quelque chose ; car elle délia lescolliers de coquillages et divisa les varechs desséchés, disant desa douce voix à chaque personne :

– Garde ceci, je te prie, pour l’amitiéd’Hêna, ta parente et amie.

Joel, sa femme et ses trois fils, à qui Hênan’avait encore rien donné, se regardaient, d’autant plus surpris dece qu’elle faisait, que sur la fin ils lui virent des larmes dansles yeux, quoiqu’elle ne parût pas triste. Alors elle détacha lecollier de grenat qu’elle portait au cou, et dit à Margarid enbaisant sa main et lui offrant le collier :

– Hêna prie sa mère de garder cela pourl’amitié d’elle.

Elle prit ensuite les petits rouleaux de peaublanche préparés pour écrire, les remit à Joel, lui baisa aussi lamain et dit :

– Hêna prie son père de garder ce rouleaupour l’amitié d’elle, il y trouvera ses plus chères pensées…

Détachant ensuite de son bras ses deuxbracelets de grenat, Hêna dit à la femme de son frère Guilhern, lelaboureur :

– Hêna prie sa sœur Hénory de porter cebracelet par amitié.

Donnant ensuite l’autre bracelet à son frère,le marin, elle lui dit :

– Ta femme Méroë, que j’aime tant pourson courage et son noble cœur, gardera ce bracelet en souvenir demoi.

Détachant ensuite de sa ceinture d’airain lapetite faucille et le croissant d’or qui y étaient suspendus, Hênaoffrit la première à Guilhern, le laboureur, le second à Albinik,le marin ; puis, ôtant de son doigt un anneau, elle le remit àMikaël, l’armurier, et leur dit à tous trois :

– Que mes frères gardent ceci par amitiépour leur sœur Hêna.

Tous restaient là, bien étonnés, tenant à lamain ce que la vierge de l’île de Sên venait de leur offrir… Tousrestaient là, si étonnés, que, ne trouvant pas une parole, ils seregardaient inquiets, comme si un malheur inconnu les eût menacés.Alors Hêna se tourna vers Rabouzigued :

– Rabouzigued, je vais maintenantt’apprendre quel sera le troisième sacrifice de ce soir.

Et elle prit doucement par la main Joel etMargarid, qui la suivirent, revint avec eux dans la grande salle,et leur dit :

– Mon père et ma mère savent que le sangd’un lâche meurtrier est une offrande expiatoire agréable à Hésus,et qui peut l’apaiser…

– Oui… tout à l’heure tu nous as ditcela, chère fille.

– Ils savent aussi que le sang d’unbrave, mourant pour la foi de l’amitié, est une valeureuse offrandeà Hésus, et qui peut l’apaiser.

– Oui… tout à l’heure tu nous as ditcela.

– Mon père et ma mère savent enfin qu’ilest surtout une offrande agréable à Hésus, et qui peutl’apaiser : c’est le sang innocent d’une vierge, heureuse etfière d’offrir ce sang à Hésus, de le lui offrir librement…volontairement… dans l’espoir que ce dieu tout-puissant délivrerade l’oppression étrangère notre patrie bien-aimée… cette chère etsainte patrie de nos pères !… Le sang innocent d’une viergecoulera donc ce soir pour apaiser le courroux de Hésus.

– Et le nom ? – demanda Rabouzigued,– le nom de cette vierge, qui doit nous délivrer de laguerre ?

Hêna, regardant son père et sa mère avectendresse et sérénité, leur dit :

– Cette vierge, qui doit mourir, est unedes neuf druidesses de l’île de Sên ; elle s’appelleHêna ; elle est fille de Margarid et de Joel, le brenn de latribu de Karnak !…

Et il se fit un grand et triste silence parmila famille de Joel.

Personne… personne… ne s’attendait à voir siprochainement Hêna s’en aller ailleurs… Personne…personne… ni père, ni mère, ni frères, ni parents n’étaientpréparés aux adieux de ce brusque voyage.

Les enfants joignaient leurs petites mains, etdisaient pleurant :

– Quoi !… déjà partir… notreHêna ?… quoi déjà t’en aller ?…

Le père et la mère se regardèrent ensoupirant, Margarid dit à Hêna :

– Joel et Margarid croyaient allerattendre leur chère fille dans ces mondes inconnus, où l’oncontinue de vivre et où l’on retrouve ceux que l’on a aimés ici…c’est, au contraire, notre Hêna qui va nous y devancer.

– Et peut-être, – reprit lebrenn, – notre douce et chère fille ne nous attendra paslongtemps…

– Puisse son sang innocent et pur commecelui de l’agneau apaiser la colère de Hésus ! – ajoutaMargarid ; – puissions-nous aller bientôt apprendre à notrechère fille que la Gaule est délivrée de l’étranger !

– Et le souvenir du vaillant sacrifice denotre fille se perpétuera dans notre race, – dit le père ; –tant que vivra la descendance de Joel ; le brenn de la tribude Karnak, sa descendance sera fière de compter parmi ses aïeulesHêna, la vierge de l’île de Sên.

La jeune fille ne répondit rien… Elleregardait son père, sa mère, tous les siens, avec une douceavidité ; de même qu’au moment d’un voyage, on regarde unedernière fois les êtres chéris que l’on va quitter pour quelquetemps…

Rabouzigued, montrant alors, par la porteouverte, la lune en son plein, qui au loin dans la brume du soir selevait large… rouge, comme un disque de feu, Rabouzigueddit :

– Hêna !… Hêna !… la luneparaît à l’horizon…

– Tu as raison, Rabouzigued ; voicil’heure ! – répondit-elle en détachant à regret son regard duregard des siens.

Et elle ajouta :

– Que mon père et ma mère, et ma famille,et tous ceux de notre tribu m’accompagnent aux pierres sacrées dela forêt de Karnak… Voici l’heure des sacrifices…

De sorte que Hêna, marchant entre Joel etMargarid, et suivie de sa famille et de tous ceux de sa tribu, serendit à la forêt de Karnak.

**

*

L’appel aux tribus, volant de bouche enbouche, de village en village, de cité en cité, avait été entendudans la Gaule bretonne… Les tribus se rendaient en foule, hommes,femmes, enfants, à la forêt de Karnak, ainsi que s’y rendaient Joelet les siens.

La lune, en son plein cette nuit-là, brillaitradieuse dans le firmament au milieu des étoiles. Les tribus, aprèsavoir longtemps… longtemps marché, à travers les ténèbres et lesclairières de la forêt, arrivèrent sur les bords de la mer. Là sedressaient en neuf longues avenues les pierres sacrées deKarnak[96]. Pierres saintes ! gigantesquespiliers d’un temple qui pour voûte a le ciel…

À mesure que les tribus approchaient de celieu, le recueillement redoublait.

Au bout de ces avenues étaient rangées endemi-cercle les trois pierres de l’autel du sacrifice, placé aubord de la mer. De sorte que derrière soi l’on avait la forêtprofonde… Devant soi, la mer sans borne… Au-dessus de soi, lefirmament étoilé…

Les tribus ne dépassèrent pas les dernièresavenues de Karnak, et laissèrent vide un large espace entre lafoule et l’autel. Cette grande foule resta silencieuse.

Trois bûchers s’élevaient au pied des pierresdu sacrifice.

Celui du milieu des trois, le plus grand,était orné de longs voilés blancs rayés de pourpre ; il étaitaussi orné de rameaux de frêne, de sapin, de chêne et de bouleau,disposés dans un ordre mystérieux.

Le bûcher de droite, moins élevé, était aussiorné de feuillages divers et de gerbes de blé… Là se trouvait lecorps d’Armel, tué en loyal combat, étendu, à demi caché par desbranches de pommier chargées de fruits.

Le bûcher de gauche était surmonté d’une cagetressée d’osier, représentant une figure humaine d’une taillegigantesque.

Bientôt on entendit au loin le son descymbales et des harpes.

Les druides, les druidesses, les vierges del’île de Sên, arrivaient au lieu du sacrifice.

D’abord les bardes, vêtus de longuestuniques blanches, serrées par une ceinture d’airain, le frontceint de feuilles de chêne, et chantant sur leurs harpes :Dieu, la Gaule et ses héros.

Ensuite les ewaghs, chargés dessacrifices. Ils portaient des torches, des haches, et conduisaientenchaîné, au milieu d’eux, Daoülas, le meurtrier destinéau supplice.

Puis les druides, vêtus de leurs robesblanches, traînantes et rayées de pourpre, le front ceint decouronnes de chêne. Au milieu d’eux marchait Julyan, heureux etfier, Julyan, qui voulait quitter ce monde pour aller retrouverArmel et voyager avec lui dans les mondes inconnus.

Venaient enfin les druidesses mariées, portantdes tuniques blanches, à ceinture d’or, et les neuf vierges del’île de Sên, avec leurs tuniques noires, leurs ceintures d’airain,leurs bras nus, leurs couronnes verdoyantes et leurs harpes d’or.Hêna marchait la première de ses sœurs ; son regard et sonsourire cherchèrent son père, sa mère et les siens… Joel, Margaridet leur famille s’étaient placés sur le premier rang ; ilsrencontrèrent les yeux de leur fille… leurs cœurs allèrent verselle.

Les druides se rangèrent autour des pierres dusacrifice. Les bardes cessèrent leurs chants… Un des ewaghs ditalors à la foule que ceux-là qui voulaient se rappeler à la mémoiredes personnes qu’ils avaient aimées et qui n’étaient plus ici,pouvaient déposer leurs lettres et leurs offrandes sur lesbûchers.

Alors beaucoup de parents et d’amis de ceuxqui depuis longtemps voyageaient ailleurs, s’approchèrentpieusement des bûchers ; ils y déposèrent des lettres, desfleurs et d’autres souvenirs, qui devaient revivre dans les autresmondes, de même que les âmes dont les corps allaient se dissoudreen une flamme brillante allaient revêtir ailleurs une nouvelleenveloppe[97].

Mais personne… personne… ne déposa rien sur lebûcher du meurtrier… Autant Julyan était fier et souriant, autantDaoülas était gémissant, épouvanté. Julyan avait tout à espérer dela continuité d’une vie toujours pure et juste… Le meurtrier avaittout à redouter de la continuité d’une vie souillée par un crime…Lorsque les missions pour les défunts furent déposées, il se fit ungrand silence.

Les ewaghs conduisant Daoülas, chargé dechaînes, l’amenèrent auprès de la cage d’osier, représentant unefigure humaine d’une taille gigantesque. Malgré les cris d’effroidu condamné, les ewaghs le placèrent garrotté au pied du bûcher, etse tinrent auprès la torche à la main.

Alors Taliesin, le plus ancien des druides,vieillard à longue barbe blanche, fit un signe à l’un des bardes.Celui-ci fit vibrer sa harpe à trois cordes et chanta les parolessuivantes, après avoir d’un geste montré à la foule lemeurtrier :

– Celui-ci est Daoülas, de la tribu deMorlech. – Il a tué Hoüarné, de la même tribu. – L’a-t-il tué enbrave ? face à face ? à armes égales ? – Non,Daoülas a tué Hoüarné en lâche. – À l’heure de midi, Hoüarnédormait dans son champ sous un arbre. – Daoülas est venu, sur lapointe du pied, sa hache à la main, et d’un coup il a frappé savictime. – Le petit Erik, de la même tribu, monté dans un arbrevoisin, où il cueillait des fruits, a vu le meurtre et reconnucelui qui le commettait. – Le soir de ce jour, les ewaghs ont étésaisir Daoülas dans sa tribu… Amené devant les druides de Karnak,et mis en présence du petit Erik, il a avoué son crime. – Alors leplus ancien des druides a dit :

» – Au nom de Hésus, celui qui estparce qu’il est, au nom de Teutâtès, qui préside aux voyagesde ce monde et des autres, écoute : » – Le sangexpiatoire du meurtrier est agréable à Hésus… – Tu vas allerrenaître dans d’autres mondes. – Ta nouvelle vie sera terrible,parce que tu as été cruel et lâche ! – Si dans cette autre vietu continues d’être cruel et lâche… tu mourras pour aller renaîtreailleurs plus malheureux encore… et toujours ainsi… toujours àl’infini ! ! ! – Deviens, au contraire, lors de tarenaissance, brave et bon, malgré les peines que tu endureras… ettu mourras pour renaître ailleurs plus heureux… et toujours ainsi…toujours » à l’infini[98] ! ! ! »

Alors le barde s’adressa au meurtrier, qui,chargé de liens, poussait des cris d’épouvante :

– Ainsi a parlé le druide vénéré…Daoülas, tu vas mourir… et aller revoir ailleurs ta victime… ELLET’ATTEND ! ELLE T’ATTEND ! »

De sorte qu’à ces paroles du barde toute lafoule était là frémissante d’épouvante, pensant à cette redoutablechose : – RETROUVER AILLEURS ET VIVANT CELUI QUE L’ON A TUÉICI ! ! !

Et le barde continua en se tournant vers lebûcher :

– Daoülas, tu vas donc mourir ! Sielle est glorieuse à voir, la figure des justes et des vaillants,au moment où ils s’en vont volontairement de ce monde pour descauses saintes ; s’ils aiment, au moment du départ, àrencontrer les tendres regards d’adieu de leurs parents et de leursamis, les lâches comme toi, Daoülas, sont indignes de voir unedernière fois la foule des justes et d’en être vus… Voici pourquoi,Daoülas, tu vas mourir et brûler caché au fond de cette envelopped’osier, simulacre d’un homme, de même que tu n’es plus que lesimulacre d’un homme depuis ton crime… »

Et le barde s’écria :

– Au nom de Hésus ! au nom deTeutâtès !… gloire ! gloire aux braves !…Honte ! honte aux lâches !… »

Et tous les bardes, faisant résonner leursharpes et leurs cymbales, s’écrièrent en chœur :

– Gloire ! gloire aux braves !…Honte ! honte aux lâches !…

Alors un ewagh prit le couteau sacré, tranchala vie du meurtrier, qui fut ensuite jeté dans le gigantesquesimulacre de figure humaine. Le bûcher s’embrasa ; les harpes,les cymbales retentirent à la fois, et toutes les tribus répétèrentà grands cris les derniers mots du barde :

– Honte au lâche !…

Le bûcher du meurtrier ne fut bientôt plusqu’une fournaise où apparut un moment la forme humaine comme ungéant de feu, la flamme jeta au loin ses clartés sur la cime desgrands chênes de la forêt… sur les pierres colossales de Karnak…sur la mer immense, pendant que la lune inondait l’espace de sadivine lumière… Et au bout de peu d’instants, à la place du bûcherde Daoülas, il ne resta qu’un monceau de cendres…

Alors on vit Julyan monter d’un air joyeux surle bûcher où était étendu le corps d’Armel, son ami… sonsaldune… Julyan portait ses habits de fête : une saiede fine étoffe rayée de bleu et de blanc, que serrait sa ceinturede cuir brodé, à laquelle pendait un long couteau ; sonmanteau de laine brune à capuchon s’agrafait sur son épaulegauche ; une couronne de chêne ornait son front mâle. Iltenait à la main un bouquet de verveine ; sa figure étaithardie, sereine. À peine fut-il monté sur le bûcher, que lesharpes, les cymbales, retentirent, et le barde chantaainsi :

– Quel est celui-ci ? C’est unbrave. – C’est Julyan, le laboureur ; – Julyan, de la famillede Joel, le brenn de la tribu de Karnak ! – Il craint lesdieux, et chacun l’aime ; il est bon, il est laborieux, il esthardi. – Il a tué Armel, non par haine, il le chérissait, mais ill’a tué par outre-vaillance, en combat loyal, le bouclierau bras, le sabre au poing, en vrai Gaulois breton, qui aime àmontrer sa bravoure et ne craint pas la mort. – Armel parti,Julyan, qui lui avait juré sa foi de saldune, veut aller retrouverson ami… – Gloire à Julyan, fidèle aux enseignements desdruides ; il sait que les créatures du Tout-Puissant nemeurent jamais… et son pur et noble sang, Julyan l’offre àHésus ! – Gloire, espérance, bonheur à Julyan ! il a étébon, juste et brave… il va renaître plus heureux, plus juste, plusbrave ; et toujours ainsi… toujours, de monde en monde, Julyanrenaîtra… son âme revêtant à chaque vie nouvelle un corps nouveau,de même que le corps revêt ici des vêtements nouveaux.

» Oh ! Gaulois ! fièresâmes ! pour qui la mort n’existe pas ! venez,venez ! ! ! détachez vos regards de la terre…élevez-vous dans les sublimités du ciel ! – Voyez, voyez à vospieds les abîmes de l’espace, sillonnés par ces cortègesd’immortels, comme nous le sommes tous, que Teutâtès guideincessamment du monde où ils ont vécu dans les mondes où ils vontrevivre. – Oh ! que de contrées inconnues merveilleuses, àparcourir ! avec les amis, les parents qui nous ont devancés,et avec ceux que nous aurons précédés !

» Non, nous ne sommes pas mortels !notre vie infinie se compte par milliers de milliers de siècles… demême que se comptent par milliers de milliers les étoiles dufirmament… mondes mystérieux, toujours divers, toujours nouveaux,que nous devons habiter tour à tour.

» Qu’ils craignent la mort ceux-là qui,fidèles aux faux dieux des Grecs, Romains ou juifs, croient quel’on ne vit qu’une fois, et qu’ensuite, dépouillée de son corps,l’âme heureuse ou malheureuse reste éternellement dans le mêmeenfer ou dans le même paradis !… Oh ! oui, ils doiventredouter la mort ceux-là qui croient qu’en quittant cette vie l’ontrouve : L’IMMOBILITÉ DANS L’ÉTERNITÉ !

» Nous, Gaulois, nous avons la vraieconnaissance de Dieu… Nous avons le secret de la mort… l’hommeest immortel par l’âme et par le corps… Notre destinée, demonde en monde, est de voir et de savoir… afin qu’à chacun de sesvoyages l’homme, s’il a été méchant, s’épure et devienne meilleur…meilleur encore s’il a été juste et bon… et qu’ainsi, derenaissance en renaissance, l’homme s’élève incessamment vers uneperfection sans fin comme sa vie ! ! !

» Heureux donc les braves qui,volontairement, quittent cette terre-ci, pour d’autres pays, oùtoujours ils verront de nouvelles et merveilleuses choses encompagnie de ceux qu’ils ont aimés ! Heureux donc… heureux lebrave Julyan ! il va rejoindre son ami, et avec lui voir etsavoir ce que nul de nous n’a vu ni ne sait !… ceque tous nous verrons et saurons. Heureux Julyan… gloire àJulyan ! »

Et tous les bardes et tous les druides, lesdruidesses, les vierges de l’île de Sên, répétèrent en chœur, aubruit des harpes et des cymbales :

– Heureux, heureux Julyan ! gloire,gloire à Julyan !

Et toutes les tribus, sentant passer alorsdans leur esprit comme le curieux désir de la mort… afin de savoirplus tôt l’inconnu et le merveilleux des autres mondes, répétèrentavec mille cris :

– Heureux… heureux Julyan !

Alors Julyan, radieux, debout sur le bûcher,ayant à ses pieds le corps d’Armel, leva ses regards inspirés versla lune brillante, écarta les plis de sa saie, tira son longcouteau, tendit vers le ciel le bouquet de verveine qu’il tenait àla main gauche et se plongea fermement de la main droite soncouteau dans la poitrine, en criant d’une voix mâle :

– Heureux… heureux je suis… je vaisrejoindre Armel !…

Aussitôt le feu embrasa le bûcher… Julyan levaune dernière fois son bouquet de verveine vers le ciel, et disparutau milieu des flammes éblouissantes, tandis que les chants desbardes, le son des harpes, des cymbales, retentissaient auloin.

Un grand nombre d’hommes et de femmes destribus, dans leur impatient et curieux désir de voir et de savoirles mystères des autres mondes, se précipitèrent vers le bûcher deJulyan, afin de s’en aller avec lui et d’offrir à Hésus une immensehécatombe de leurs corps. Mais Taliesin, le plus ancien desdruides, ordonna aux ewaghs de repousser ces fidèles et leurcria :

« Assez ! assez de sang a coulé…sans celui qui va couler encore : l’heure est venue où le sanggaulois ne doit plus couler que pour la liberté ! Et le sangversé pour la liberté est aussi une offrande agréable auTout-Puissant ! »

Les ewaghs s’opposèrent, non sans grandepeine, à ces sacrifices humains et volontaires. Le bûcher de Julyanet d’Armel continua de brûler, et il n’en resta qu’un monceau decendres.

Un grand silence se fit parmi la foule destribus… Hêna, la vierge de l’île de Sên, montait sur le troisièmebûcher.

Joel et Margarid, ainsi que ses trois filsGuilhern, Albinik et Mikaël, leurs femmes et leurs petits enfants,qui aimaient tant Hêna, tous ses parents et tous ceux de la tribuqui la chérissaient aussi, se serraient les uns contre les autres,en se disant tout bas :

« – Voici Hêna… voici notreHêna. »

Lorsque la vierge de l’île de Sên fut deboutsur le bûcher, orné de voiles blancs, de feuillages et de fleurs,la foule des tribus cria tout d’une voix : – « Qu’elleest belle !… qu’elle est sainte !… »

Joel l’écrit ici avec sincérité. Elle étaitbien belle, sa fille Hêna ! ! ! ainsi debout sur lebûcher, éclairée toute entière par la douce clarté de la lune, avecsa tunique noire, ses cheveux blonds, couronnés de feuilles vertes,tandis que ses bras, plus blancs que l’ivoire, s’arrondissaient sursa harpe d’or !

Les bardes firent silence.

La vierge de l’île de Sên chanta d’une voixpure comme son âme :

« La fille de Joel et de Margarid vientavec joie sacrifier à Hésus !

» Ô Tout-Puissant… de l’étranger délivrela terre de nos pères !

» Gaulois de Bretagne, vous avez la lanceet l’épée !

» La fille de Joel et de Margarid n’a queson sang ; elle l’offre VOLONTAIREMENT à Hésus !

» Ô Dieu tout-puissant ! rendsinvincibles la lance et l’épée gauloises ! Oh ! Hésus…prends mon sang, il est à toi… sauve notre saintepatrie ! »

La plus âgée des druidesses s’était tenuedebout sur le bûcher derrière Hêna, le couteau sacré à la main…Lorsque Hêna eut chanté, le couteau brilla… et frappa la vierge del’île de Sên…

Sa mère, ses frères, tous ceux de sa tribu, etJoel, son père, virent Hêna tomber à genoux, croiser les mains surson sein, tourner son céleste visage vers la lune, en s’écriantd’une voix ferme encore :

– Hésus… Hésus… par ce sang qui coule…clémence ! pour la Gaule !…

» Gaulois, par ce sang qui coule !victoire à nos armes !… »

Le sacrifice d’Hêna s’accomplit ainsi aumilieu de la religieuse admiration des tribus… et tous répétèrentces dernières paroles de la vaillante vierge :« Hésus ! clémence pour la Gaule !… Gaulois !victoire à nos armes !… »

Plusieurs jeunes hommes, enthousiasmés parl’héroïque exemple et la beauté d’Hêna, voulurent se tuer sur sonbûcher, afin de renaître avec elle… Les ewaghs les repoussèrent,bientôt la flamme enveloppa le bûcher. Hêna disparut au milieu deces splendeurs éblouissantes. Bientôt il ne resta plus de la viergeet du bûcher que des cendres. Un grand souffle du vent de mersurvint et dispersa ces atomes… La vierge de l’île de Sên,brillante et pure comme la flamme qui l’avait consumée, s’étaitévanouie dans les airs pour aller revivre et attendre ailleurs ceuxqu’elle aimait !

Les cymbales, les harpes, retentirent denouveau, et le chef des bardes chanta : « – Aux armes,Gaulois ! aux armes !

» – Le sang innocent d’une vierge a coulépour vous, et le vôtre ne coulerait pas pour lapatrie ! ! ! – Aux armes !… voici leRomain ; frappe !… Gaulois ! frappe-le à la tête…frappe fort… – Tu vois le sang ennemi comme un ruisseau ! ilte monte jusqu’au genou ! courage ! frappe fort,Gaulois ! frappe donc le Romain ! plus fortencore !… – Tu vois le sang ennemi comme un lac ! il temonte jusqu’à la poitrine ! Courage ! frappe plus fortencore, Gaulois ! frappe donc le Romain ! frappe plusfort encore ! tu te reposeras demain. – Demain la Gaule seralibre ! – Qu’aujourd’hui de la Loire à l’Océan il n’y aitqu’un cri… aux armes !… »

Toutes les tribus, comme emportées par cesouffle de guerre, se dispersèrent en courant aux armes… La luneavait disparu, la nuit était venue, que du sein des forêts, que dufond des vallées, que du haut des collines où brillaient des feuxd’alarme, mille voix répétaient encore ce chant du barde : –Aux armes !… Frappe, Gaulois ! frappe fort leRomain ! Aux armes !…

**

*

Ce récit véridique, de tout ce qui s’est passédans notre pauvre maison le jour anniversaire de la naissance de maglorieuse fille Hêna, jour qui a aussi vu son sacrifice héroïque,ce récit a été écrit par moi, Joel, le brenn de la tribu de Karnak,la dernière lune d’octobre de la première année où Jules César acombattu en Gaule.

Après moi, Guilhern, mon fils aîné, garderaprécieusement cet écrit, et après Guilhern, les fils de ses fils sele transmettront de génération en génération, afin que dans notrefamille se conserve à jamais la mémoire d’Hêna, la vierge del’île de Sên.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

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