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Les Mystères du peuple – Tome II

Les Mystères du peuple – Tome II

d’ Eugène Sue

Partie 1

LA CLOCHETTE D’AIRAIN ou LE CHARIOT DE LA MORT – AN 56 À 40 AVANT JÉSUS-CHRIST.

Chapitre 1

 

Albinik, le marin, et sa femme Méroë,vêtue en matelot, partent seuls du camp gaulois pour aller braver le lion dans sa tanière. – Leur voyage. – Ils assistent à un spectacle que nul n’avait vu jusqu’alors et que nul ne verra jamais. – Arrivée des deux époux au camp de César.– Les cinq pilotes crucifiés. – Le souper de César. –L’interrogatoire. – La jeune esclave maure. – Le réfractaire mutilé. – L’épreuve. – L’hospitalité de César. – Albinik et Méroë sont séparés. – Ce qui apparaît à Méroë dans la tente où elle a été renfermée seule.

 

Albinik, le marin, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak ; Méroë, la chère et bien-aimée femme d’Albinik, ont, pendant une nuit et un jour, assisté à un spectacle dont ils frémissent encore.

Ce spectacle, nul ne l’avait vu jusqu’ici, nul ne le verra désormais !

L’appel aux armes, fait par les druides de la forêt de Karnak, et par le chef des cent vallées, avait été entendu.

Le sacrifice d’Hêna la vierge de l’île de Sên,semblait agréable à Hésus, puisque toutes les populations de la Bretagne, du nord au midi, de l’orient à l’occident, s’étaient soulevées pour combattre les Romains. Les tribus du territoire de Vannes et d’Auray, celles des montagnes d’Arès et d’autres encore,se sont réunies devant la ville de Vannes, sur la rive gauche, et presque à l’embouchure de la rivière qui se jette dans la grandebaie du Morbihan : cette position redoutable, située à dixlieues de Karnak, et où devaient se réunir toutes les forcesgauloises, a été choisie par le chef des cent vallées, élugénéral en chef de l’armée.

Les tribus, laissant derrière elles leurschamps, leurs troupeaux, leurs maisons, étaient rassemblées,hommes, femmes, enfants, vieillards, et campaient autour de laville de Vannes, où se trouvaient aussi Joel, ceux de sa famille etde sa tribu. Albinik, le marin, ainsi que sa femme Méroë, ont tousdeux quitté le camp, vers le coucher du soleil, pour entreprendreune longue marche. Depuis son mariage avec Albinik (il est fier dele dire), Méroë a toujours été la compagne de ses voyages ou de sesdangers sur mer. Alors, comme lui, elle portait le costume demarin ; comme lui, elle savait au besoin mettre la main augouvernail, manier la rame ou la hache, car son cœur est ferme, sonbras est fort.

Ce soir-là, avant de quitter l’armée gauloise,Méroë a revêtu ses habits de matelot : une courte saie delaine brune, serrée par une ceinture de cuir, de larges braies detoile blanche tombant au-dessous du genou, et des bottines de peaude veau marin ; elle porte son court mantel à capuchon, surson épaule gauche et sur ses cheveux flottants un bonnet decuir ; de sorte qu’à son air résolu, à l’agilité de sadémarche, à la perfection de son mâle et doux visage, on pouvaitprendre Méroë pour un de ces jeunes garçons, dont la beauté faitrêver les vierges à fiancer. Albinik aussi est vêtu en marin ;il a jeté sur son dos un sac contenant des provisions pour laroute, et les larges manches de sa saie laissent voir son brasgauche enveloppé jusqu’au coude dans un linge ensanglanté.

Les deux époux avaient quitté depuis peud’instants les environs de Vannes, lorsque Albinik, s’arrêtanttriste et attendri, a dit à sa femme :

– Il en est temps encore… songes-y… Nousallons braver le lion jusque dans son repaire ; il est rusé,défiant et féroce… c’est peut-être pour nous l’esclavage, latorture, la mort… Méroë, laisse-moi accomplir seul ce voyage etcette entreprise, auprès de laquelle un combat acharné ne seraitqu’un jeu… Retourne auprès de mon père et de ma mère, dont tu esaussi la fille.

– Albinik, il fallait attendre la nuitnoire pour me dire cela… tu ne m’aurais pas vue rougir de honte àcette pensée : tu me crois lâche !…

Et la jeune femme, en répondant ces mots, ahâté sa marche, au lieu de retourner en arrière.

– Qu’il en soit ainsi que le veut toncourage et ton amour pour moi… – lui a dit son mari. – Qu’Hêna, masainte sœur, qui est ailleurs, te protège auprès deHésus !…

Tous deux ont continué leur chemin à traversune route montueuse, qui aboutit et se prolonge sur les cimes d’unechaîne de collines très-élevées. Les deux voyageurs eurent ainsi àleurs pieds et devant eux une suite de profondes et fertilesvallées : aussi loin que le regard pouvait s’étendre, ilsvirent ici des villages, là des bourgades, ailleurs des fermesisolées, plus loin une ville florissante, traversée par un bras dela rivière, où étaient de loin en loin amarrés de grands bateauxchargés de gerbes de blé, de tonneaux de vin et de fourrages.

Mais, chose étrange, la soirée était sereine,et l’on ne voyait dans les pâturages aucun de ces grands troupeauxde bœufs et de moutons qui ordinairement y paissaient jusqu’à lanuit ; aucun laboureur ne paraissait non plus dans les champs,et pourtant c’était l’heure où, par tous les sentiers, par tous leschemins, les campagnards commençaient à regagner leurs maisons, carle soleil s’abaissait de plus en plus. Cette contrée, la veilleencore si peuplée… semblait déserte.

Les deux époux se sont arrêtés pensifs,contemplant ces terres fertiles, ces richesses de la nature, cetteopulente cité, ces bourgs, ces maisons. Alors, songeant à ce quiallait arriver dans quelques instants, dès que le soleil seraitcouché et la lune levée, Albinik et Méroë ont frissonné de douleur,d’épouvante, les larmes ont coulé de leurs yeux, et ils sont tombésà genoux, les yeux attachés avec angoisse sur la profondeur de cesvallées, que l’ombre envahissait de plus en plus… Le soleil avaitdisparu ; mais la lune, alors dans son décours, ne paraissaitpas encore…

Il y eut ainsi, entre le coucher du soleil etle lever de la lune, un assez long espace de temps. Cela futpoignant pour les deux époux, comme l’attente certaine de quelquegrand malheur.

– Vois, Albinik, – a dit tout bas lajeune femme à son époux, quoiqu’ils fussent seuls, car il est desinstants redoutables où l’on se parlerait bas au milieu d’undésert, – vois donc… pas une lumière ! pas une !… dansces maisons… dans ces villages… dans cette ville… La nuit estvenue… et tout dans ces demeures reste ténébreux comme la nuit…

– Les habitants de ce pays vont semontrer dignes de leurs frères, – a répondu Albinik avec respect. –Ceux-là aussi vont répondre à la voix de nos druides vénérés, et àcelle du chef des cent vallées…

– Oui, à l’effroi dont je suis saisie, jesens que nous allons voir une chose que nul n’a vue jusqu’ici… quenul ne verra peut-être désormais…

– Méroë, aperçois-tu là-bas… tout là-bas…derrière la cime de cette forêt… une faible lueurblanche ?…

– Je la vois… c’est la lune qui vabientôt paraître… Le moment approche… Je me sens frappéed’épouvante… Pauvres femmes !… pauvres enfants !…

– Pauvres laboureurs !… ils vivaientdepuis tant d’années, heureux sur cette terre de leurs pères !sur cette terre fécondée par le travail de tant degénérations !… Pauvres artisans ! ils trouvaientl’aisance dans leurs rudes métiers !… Oh ! lesmalheureux !… les malheureux !… Quelque chose égale leurgrande infortune… c’est leur héroïsme !… Méroë… Méroë !…– s’est écrié Albinik, – la lune paraît… Cet astre sacré de laGaule va donner le signal du sacrifice…

– Hésus !… Hésus !… – a répondula jeune femme, les joues baignées de larmes, – ton courroux nes’apaisera jamais si ce dernier sacrifice ne le calme pas…

La lune s’était levée radieuse au milieu desétoiles ; elle inondait l’espace d’une si éclatante lumière,que les deux époux voyaient comme en plein jour, et jusqu’aux pluslointains horizons, le pays qui s’étendait à leurs pieds.

Soudain, un léger nuage de fumée, d’abordblanchâtre, puis noire, puis bientôt nuancée des teintes rougesd’un incendie qui s’allume, s’éleva au-dessus de l’un des villagesdisséminés dans la plaine.

– Hésus !… Hésus !… – s’écriaMéroë, tout en cachant sa figure dans le sein de son épouxagenouillé près d’elle, – tu as dit vrai : l’astre sacré de laGaule a donné le signal du sacrifice… il s’accomplit…

– Oh ! liberté !… – s’est écriéAlbinik, – sainte liberté !…

Il n’a pu achever… Sa voix s’est éteinte dansles pleurs, tandis qu’il serrait avec force sa femme éplorée entreses bras.

Méroë n’est pas restée la figure cachée dansle sein de son époux plus de temps qu’il n’en faudrait à une mèrepour baiser le front, la bouche et les yeux de son enfantnouveau-né…

Et lorsque Méroë, relevant la tête, a oséregarder au loin… ce n’était plus seulement une maison, un village,un bourg, une ville, de cette longue suite de vallées, quidisparaissait dans des flots de fumée noire teinte des lueursrouges de l’incendie qui s’allume !

C’étaient toutes les maisons… tous lesvillages… tous les bourgs, toutes les villes… de cette longue suitede vallées que l’incendie dévorait…

Du nord au midi, de l’orient à l’occident,tout était incendie ! les rivières elles-mêmes semblaientrouler des flammes sous leurs bateaux chargés de grains, detonneaux, de fourrages, aussi embrasés, qui s’abîmaient dans leseaux.

Tour à tour le ciel était obscurci pard’immenses nuages de fumée, ou enflammé par d’innombrables colonnesde feu.

D’un bout à l’autre, cette vallée ne futbientôt plus qu’une fournaise, qu’un océan de flammes…

Et non-seulement les maisons, les bourgs, lesvilles de ces vallées ont été livrés aux ravages de l’incendie,mais il en a été ainsi de toutes les contrées qu’Albinik et Méroëont traversées durant une nuit et un jour de marche qu’ils ont misà se rendre de Vannes à l’embouchure de la Loire, où était établile camp de César[1].

Oui, tous ces pays ont été incendiés par leurshabitants, et ils ont abandonné ces ruines fumantes pour aller sejoindre à l’armée gauloise, rassemblée aux environs de Vannes.

Ainsi a été obéie la voix du chef des centvallées, qui avait dit ces paroles, répétées de proche enproche, de village en village, de cité en cité :

« Que dans trois nuits, à l’heure où lalune, l’astre sacré de la Gaule, se lèvera, tout le pays, de Vannesà la Loire, soit incendié ! Que César et son armée ne trouventsur leur passage ni hommes, ni toits, ni vivres, ni fourrages, etpartout… partout… des cendres, la famine, le désert et lamort !… »

Cela a été fait ainsi que l’ont ordonné lesdruides et le chef des cent vallées[2].

Ceux-là, qui ont assisté à ce dévouementhéroïque de chacun et de tous au salut de la patrie, ont vu unechose que personne n’avait vue… une chose que personne ne verrapeut-être plus désormais… Ainsi, du moins, ont été expiées cesfatales dissensions, ces rivalités de province à province, quipendant trop longtemps, et pour le triomphe de leurs ennemis, ontdivisé les Gaulois.

La nuit s’est passée, le jour aussi, et lesdeux époux ont traversé tout le pays incendié, depuis Vannesjusqu’à l’embouchure de la Loire, dont ils approchaient. Au soleilcouché, ils sont arrivés à un endroit où la route qu’ils suivaientse partageait en deux.

– De ces deux chemins, lequelprendre ? – dit Albinik ; – l’un doit nous rapprocher ducamp de César, l’autre doit nous en éloigner.

Après avoir un instant réfléchi, la jeunefemme répondit :

– Il faut monter sur cet arbre, les feuxdu camp nous indiqueront notre route.

– C’est vrai, – dit le marin ; etconfiant dans l’agilité de sa profession, il se disposait à grimperà l’arbre ; mais s’arrêtant, il dit :

– J’oubliais qu’il me manque une main… Jene saurais monter.

Le beau visage de la jeune femme s’attrista etelle reprit :

– Tu souffres, Albinik ?Hélas ! toi, ainsi mutilé ?

– Prend-on le loup de mer sansappât[3] ?

– Non…

– Que la pêche soit bonne, – repritAlbinik, – je ne regretterai pas d’avoir donné ma main pouramorce…

La jeune femme soupira, et après avoir regardél’arbre pendant un instant, elle dit à son époux :

– Adosse-toi à ce chêne : je mettraimon pied dans le creux de ta main, ensuite sur ton épaule, et deton épaule j’atteindrai cette grosse branche…

– Hardie et dévoué !… tu es toujoursla chère épouse de mon cœur, aussi vrai que ma sœur Hêna est unesainte ! – répondit tendrement Albinik.

Et s’adossant à l’arbre, il reçut dans sa mainrobuste le petit pied de sa compagne, si leste, si légère, qu’ilput, grâce à la vigueur de son bras, la soutenir pendant qu’ellelui posait son autre pied sur l’épaule ; de là, elle gagna lapremière grosse branche, puis, montant de rameau en rameau, elleatteignit la cime du chêne, jeta au loin les yeux, et aperçut versle Midi, au-dessous d’un groupe de sept étoiles, la lueur deplusieurs feux. Elle redescendit, agile comme un oiseau quisautille de branche en branche, et, appuyant enfin ses pieds surl’épaule du marin, d’un bond elle fut à terre, en disant :

– Il nous faut aller vers le Midi, dansla direction de ces sept étoiles… les feux du camp de César sont dece côté.

– Alors, prenons cette route, – reprit lemarin en indiquant le plus étroit des deux chemins. Et les deuxvoyageurs poursuivirent leur marche.

Au bout de quelques pas, la jeune femmes’arrêta, et parut chercher dans ses vêtements.

– Qu’as-tu, Méroë ?

– Attends-moi ; j’ai, en montant àl’arbre, laissé tomber mon poignard ; il se sera détaché de laceinture que j’ai sous ma saie.

– Par Hésus ! il nous faut retrouverce poignard, – dit Albinik en revenant vers l’arbre. – Tu as besoind’une arme, et celle-ci, mon frère Mikaël l’a forgée, trempéelui-même, elle peut percer une pièce de cuivre.

– Oh ! je retrouverai cepoignard ! Albinik. Avec cette petite lame d’acier bieneffilée, on a réponse à tout… et dans tous les langages.

Après quelques recherches au pied du chêne,elle retrouva son poignard ; il était renfermé dans une gaine,long à peine comme une plume de poule, et guère plus gros. Méroël’assujettit de nouveau sous sa saie, et se remit en route avec sonépoux. Après une assez longue marche, à travers des chemins creux,tous deux arrivèrent dans une plaine : on entendait, très auloin le grand bruit de la mer ; sur une colline on apercevaitles lueurs de plusieurs feux.

– Voici enfin le camp de César ! –dit Albinik en s’arrêtant : – le repaire du lion…

– Le repaire du fléau de la Gaule… Viens…viens… la soirée s’avance.

– Méroë !… voici donc le momentvenu !…

– Hésiterais-tu, maintenant ?…

– Il est trop tard… Mais j’aimerais mieuxun loyal combat à ciel ouvert… vaisseau contre vaisseau… soldatscontre soldats… épée contre épée… Ah ! Méroë… pour nous,Gaulois, qui, méprisant les embuscades comme des lâchetés,attachons des clochettes d’airain aux fers de nos lances, afind’avertir l’ennemi de notre approche, venir ici…traîtreusement…

– Traîtreusement ! – s’écria lajeune femme. – Et opprimer un peuple libre… est-ce loyal ?Réduire ses habitants en esclavage… les expatrier par troupeaux, lecollier de fer au cou… est-ce loyal ?… Massacrer lesvieillards, les enfants… livrer les femmes et les vierges auxviolences des soldats… est-ce loyal ?… Et maintenant, tuhésiterais… après avoir marché tout un jour, tout une nuit, auxclartés de l’incendie… au milieu de ces ruines fumantes, qu’ontfaites l’horreur de l’oppression romaine !… Non… non… pourexterminer les bêtes féroces, tout est bon : l’épieu comme lepiège… Hésiter… hésiter ! ! ! Réponds,Albinik !… Sans parler de ta mutilation volontaire… sansparler des dangers que nous bravons en entrant dans ce camp… neserons-nous pas, si Hésus aide ton projet, les premières victimesde cet immense sacrifice que nous voulons faire aux dieux ?…Va, crois-moi, qui donne sa vie n’a jamais à rougir… et par l’amourque je te porte ! par le sang virginal de notre sœur Hêna…j’ai à cette heure, je te le jure, la conscience d’accomplir undevoir sacré… Viens, viens… la soirée s’avance…

– Ce que Méroë, la juste et la vaillante,trouve juste et vaillant doit être ainsi… – dit Albinik en pressantsa compagne contre sa poitrine. – Oui… oui… pour exterminer lesbêtes féroces tout est bon : l’épieu comme le piège… Qui donnesa vie n’a pas à rougir… Viens…

Les deux époux hâtèrent leur marche vers leslueurs du camp de César. Au bout de quelques instants, ilsentendirent, à peu de distance, résonner sur le sol le pas réglé deplusieurs soldats et le cliquetis des sabres sur les armures defer ; puis à la clarté de la lune ils virent briller descasques d’acier à aigrettes rouges.

– Ce sont des soldats de ronde quiveillent autour du camp, – dit Albinik. – Allons à eux…

Et ils eurent bientôt rejoint les soldatsromains, dont ils furent aussitôt entourés. Albinik avait apprisdans la langue des Romains ces seuls mots : « Nous sommesGaulois bretons ; nous voulons parler à César. » Tellesfurent les premières paroles du marin aux soldats. Ceux-ci,apprenant ainsi que les deux voyageurs appartenaient à l’une desprovinces soulevées en armes, traitèrent rudement ceux qu’ilsregardèrent comme leurs prisonniers, les garrottèrent et lesconduisirent au camp.

Ce camp, ainsi que tous ceux des Romains,était défendu par un fossé large et profond, au delà duquels’élevaient des palissades et un retranchement de terre très-élevé,où veillaient des soldats de guet.

Albinik et Méroë furent d’abord conduits àl’une des portes du retranchement. À côté de cette porte, ils ontvu, souvenir cruel… cinq grandes croix de bois : à chacuned’elles était crucifié un marin gaulois, aux vêtements tachés desang. La lumière de la lune éclairait ces cadavres…

– On ne nous avait pas trompés, – dittout bas Albinik à sa compagne ; – les pilotes ont étécrucifiés après avoir subi d’affreuses tortures, plutôt que devouloir piloter la flotte de César sur les côtes de Bretagne.

– Leur faire endurer la torture… la mortsur la croix… – répondit Méroë, – est-ce loyal ?…Hésiterais-tu encore ?… Parleras-tu de traîtrise ?…

Albinik n’a rien répondu ; mais il aserré dans l’ombre la main de sa compagne. Amenés devant l’officierqui commandait le poste, le marin répéta les seuls mots qu’il sûtdans la langue des Romains : « Nous sommes Gauloisbretons ; nous voulons parler à César. » En ces temps deguerre, les Romains enlevaient ou retenaient souvent les voyageurs,afin de savoir par eux ce qui se passait dans les provincesrévoltées. César avait donné l’ordre de toujours lui amener lesprisonniers ou les transfuges qui pouvaient l’éclairer sur lesmouvements des Gaulois.

Les deux époux ne furent donc pas surpris dese voir, selon leur secret espoir, conduits à travers le campjusqu’à la tente de César, gardée par l’élite de ses vieux soldatsespagnols, chargés de veiller sur sa personne.

Albinik et Méroë, amenés dans la tente deCésar, le fléau de la Gaule, ont été délivrés de leurs liens ;ils ont tâché de contenir l’expression de leur haine, et ontregardé autour d’eux avec une sombre curiosité.

Voilà ce qu’ils ont vu :

La tente du général romain, recouverte audehors de peaux épaisses, comme toutes les tentes du camp, étaitornée au dedans d’une étoffe de couleur pourpre, brodée d’or et desoie blanche ; le sol battu disparaissait sous un tapis depeaux de tigre. César achevait de souper, à demi couché sur un litde campagne que cachait une grande peau de lion, dont les onglesétaient d’or et la tête ornée d’yeux d’escarboucles. À portée dulit, sur une table basse, les deux époux virent de grands vasesd’or et d’argent précieusement ciselés, des coupes enrichies depierreries. Assise humblement au pied du lit de César (tristespectacle pour une femme libre), Méroë vit une jeune et belleesclave, africaine sans doute, car ses vêtements blancs faisaientressortir davantage encore son teint couleur de cuivre, oùbrillaient ses grands yeux noirs ; elle les leva lentement surles deux étrangers, tout en caressant un grand lévrier fauve,étendu à ses côtés ; elle semblait aussi craintive que lechien.

Les généraux, les officiers, les secrétaires,les jeunes et beaux affranchis de César, se tenaient debout autourde son lit, tandis que des esclaves noirs d’Abyssinie, portant aucou, aux poignets et aux chevilles, des ornements de corail,restaient immobiles comme des statues, tenant à la main desflambeaux de cire parfumée, dont la clarté faisait étinceler lessplendides armures des Romains.

César, devant qui Albinik et Méroë ont baisséle regard, de crainte de trahir leur haine, César avait quitté sesarmes pour une longue robe de soie richement brodée ; sa têteétait nue, rien ne cachait son grand front chauve, de chaque côtéduquel ses cheveux bruns étaient aplatis. La chaleur du vin desGaules, dont il buvait, dit-on, presque chaque soir outre mesure,rendait ses yeux brillants, et colorait ses joues pâles ; safigure était impérieuse, son sourire moqueur et cruel. Ils’accoudait sur son lit, tenant de sa main, amaigrie par ladébauche, une large coupe d’or enrichie de perles ; il la vidalentement et à plusieurs reprises, tout en attachant son regardpénétrant sur les deux prisonniers, placés de telle sortequ’Albinik cachait presque entièrement Méroë.

César dit en langue romaine quelques paroles àses officiers. Ils se mirent à rire, l’un d’eux s’approcha des deuxépoux, repoussa brusquement Albinik en arrière, prit Méroë par lamain, et la força ainsi de s’avancer de quelques pas, afin, sansdoute, que le général pût la contempler plus à son aise, ce qu’ilfit en tendant de nouveau, et sans se retourner, sa coupe vide àl’un de ses jeunes échansons.

Albinik sait se vaincre ; il reste calmeen voyant sa chaste femme rougir sous les regards effrontés deCésar. Celui-ci a bientôt appelé à lui un homme richement vêtu,l’un de ses interprètes, qui, après quelques mots échangés avec legénéral romain, s’est approché de Méroë, et lui a dit en languegauloise :

– César demande si tu es fille ougarçon ?

– Moi et mon compagnon, nous fuyons lecamp gaulois… – répondit ingénument Méroë. – Que je sois fille ougarçon, peu importe à César…

À ces paroles, que l’interprète lui traduisit,César se prit à rire d’un rire cynique. Il parut confirmer d’unsigne de tête la réponse de Méroë, tandis que les officiers romainspartageaient la gaieté de leur général. César continuait de vidercoupe sur coupe, en attachant sur l’épouse d’Albinik des yeux deplus en plus ardents ; il dit quelques mots à l’interprète, etcelui-ci commença l’interrogatoire des deux prisonniers,transmettant à mesure leurs réponses au général qui lui indiquaitensuite de nouvelles questions.

– Qui êtes-vous ? – a ditl’interprète ; – d’où venez-vous ?

– Nous sommes Bretons, – réponditAlbinik. – Nous venons du camp gaulois, établi sous les murs deVannes, à deux journées de marche d’ici…

– Pourquoi as-tu abandonné l’arméegauloise ?

Albinik ne répondit rien, développa le lingeensanglanté dont son bras était entouré. Les Romains virent alorsqu’il n’avait plus sa main gauche. L’interprète reprit :

– Qui t’as mutilé ainsi ?

– Les Gaulois.

– Mais tu es Gaulois toi-même ?

– Peu importe au chef des centvallées.

Au nom du chef des cent vallées,César a froncé les sourcils, son visage a exprimé la haine etl’envie.

L’interprète a dit à Albinik : – Expliquetoi.

– Je suis marin, je commande un vaisseaumarchand ; moi et plusieurs autres capitaines, nous avons reçul’ordre de transporter par mer des gens armés et de les débarquerdans le port de Vannes, par la baie du Morbihan. J’ai obéi ;un coup de vent a rompu un de mes mâts ; mon vaisseau estarrivé le dernier de tous. Alors… le chef des cent valléesm’a fait appliquer la peine des retardataires… Mais il a étégénéreux, il m’a fait grâce de la mort ; il m’a donné àchoisir entre la perte du nez, des oreilles ou d’un membre. J’aiété mutilé… non pour avoir manqué de courage ou d’ardeur… cela eûtété juste… je me serais soumis sans me plaindre aux lois de monpays…

– Mais ce supplice inique, – repritMéroë, – Albinik la subi parce que le vent de mer s’est levé contrelui… Autant punir de mort celui qui ne peut voir clair dans la nuitnoire… celui qui ne peut obscurcir la lumière du soleil !

– Et cette mutilation me couvre à jamaisd’opprobre, – s’est écrié Albinik. – À tous elle dit :Celui-là est un lâche… Je n’avais jamais connu la haine :maintenant mon âme en est remplie ! périsse cette patriemaudite, où je ne peux plus vivre que déshonoré ! périsse saliberté ! périssent ceux de mon peuple, pourvu que je soisvengé du chef des cent vallées !… Pour cela jedonnerais avec joie les membres qu’il m’a laissés. Voilà pourquoije suis ici avec ma compagne. Partageant ma honte, elle partage mahaine. Cette haine nous l’offrons à César ; qu’il en use à songré, qu’il nous éprouve ; notre vie répond de notre sincérité…Quant aux récompenses, nous n’en voulons pas.

– La vengeance… voilà ce qu’il nous faut,– ajouta Méroë.

– En quoi pourrais-tu servir César contrele chef des cent vallées ? – a dit l’interprète àAlbinik.

– J’offre à César de le servir commemarin, comme soldat, comme guide, comme espion même, s’il leveut.

– Pourquoi n’as-tu pas cherché à tuerle chef des cent vallées… pouvant approcher de lui dans lecamp gaulois ? – dit l’interprète au marin. – Tu te seraisainsi vengé.

– Aussitôt après la mutilation de monépoux, – reprit Méroë, – nous avons été chassés du camp : nousne pouvions y rentrer.

L’interprète s’entretint de nouveau avec legénéral romain, qui, tout en écoutant, ne cessait de vider sa coupeet de poursuivre Méroë de ses regards audacieux.

– Tu es marin, dis-tu ? – repritl’interprète ; – tu commandais un vaisseau decommerce ?

– Oui.

– Et… es-tu bon marin ?

– J’ai vingt-huit ans ; depuis l’âgede douze ans je voyage sur mer ; depuis quatre ans je commandeun vaisseau.

– Connais-tu bien la côte depuis Vannesjusqu’au canal qui sépare la Grande-Bretagne de la Gaule ?

– Je suis du port de Vannes, près de laforêt de Karnak. Depuis plus de seize ans je naviguecontinuellement sur ces côtes…

– Serais-tu bon pilote ?

– Que je perde les membres que m’alaissés le chef des cent vallées s’il est une baie, uncap, un îlot, un écueil, un banc de sable, un brisant, que je neconnaisse, depuis le golfe d’Aquitaine jusqu’à Dunkerque.

– Tu vantes ta science de pilote ;comment la prouveras-tu ?

– Nous sommes près de la côte : pourqui n’est pas bon et hardi marin, rien de plus dangereux que lanavigation de l’embouchure de la Loire en remontant vers lenord.

– C’est vrai, – répondit l’étranger. –Hier encore une galère romaine a échoué et s’est perdue sur un bancde sable.

– Qui pilote bien un bateau, – ditAlbinik, – pilote bien une galère, je pense ?

– Oui.

– Faites-nous conduire demain matin surla côte ; je connais les bateaux pêcheurs du pays : macompagne et moi nous suffirons à la manœuvre, et du haut du rivage.César nous verra raser les écueils, les brisants, et nous en jouercomme le corbeau de mer se joue des vagues qu’il effleure. AlorsCésar me croira capable de piloter sûrement une galère sur lescôtes de Bretagne.

L’offre d’Albinik ayant été traduite à Césarpar l’interprète, celui-ci reprit :

– L’épreuve que tu proposes, nousl’acceptons… Demain matin elle aura lieu… Si elle prouve ta sciencede pilote, peut-être, en prenant toute garantie contre ta trahison,si tu voulais nous tromper, peut-être seras-tu chargé d’une missionqui servira ta haine… plus que tu ne l’espères ; mais il tefaudrait pour cela gagner toute la confiance de César.

– Que faire ?

– Tu dois connaître les forces, les plansde l’armée gauloise. Prends garde de mentir, nous avons eu déjà desrapports à ce sujet ; nous verrons si tu es sincère, sinon lechevalet de torture n’est pas loin d’ici.

– Arrivé à Vannes le matin, arrêté, jugé,supplicié presque aussitôt, et ensuite chassé du camp gaulois, jen’ai pu savoir les délibérations du conseil tenu la veille, –répondit Albinik ; – mais la situation était grave, car à ceconseil les femmes ont été appelées ; il a duré depuis lesoleil couché jusqu’à l’aube. Le bruit répandu était que de grandsrenforts arrivaient à l’armée gauloise.

– Quels étaient ces renforts ?

– Les tribus du Finistère et desCôtes du Nord, celles de Lisieux,d’Amiens, du Perche. On disait même que desguerriers du Brabant arrivaient par mer…

Après avoir traduit la réponse d’Albinik àCésar, l’interprète reprit :

– Tu dis vrai… tes paroles s’accordentavec les rapports qui nous ont été faits… mais quelques éclaireursde l’armée, revenus ce soir, ont apporté la nouvelle que de deux outrois lieues d’ici… on apercevait du côté du nord les lueurs d’unincendie… Tu viens du nord ? as-tu connaissance decela ?

– Depuis les environs de Vannes jusqu’àtrois lieues d’ici, – a répondu Albinik, – il ne reste ni uneville, ni un bourg, ni un village, ni une maison… ni un sac de blé,ni une outre de vin, ni un bœuf, ni un mouton, ni une meule defourrage, ni un homme, ni une femme, ni un enfant…Approvisionnements, bétail, richesses, tout ce qui n’a pu êtreemmené, a été livré aux flammes par les habitants… À l’heure où jete parle, toutes les tribus des contrées incendiées se sontralliées à l’armée gauloise, ne laissant derrière elles qu’undésert couvert de ruines fumantes.

À mesure qu’Albinik avait parlé, la surprisede l’interprète était devenue croissante et profonde ; dansson effroi il semblait n’oser croire à ce qu’il entendait, ethésiter à apprendre à César cette redoutable nouvelle… Enfin il s’yrésigna…

Albinik ne quitta pas César des yeux, afin delire sur son visage quelle impression lui causeraient les parolesde l’interprète.

Bien dissimulé était, dit-on, le généralromain ; mais à mesure que parlait l’interprète, la stupeur,la crainte, la fureur, et aussi le doute, se trahissaient sur lafigure de l’oppresseur de la Gaule… Ses officiers, ses conseillers,se regardaient avec consternation, et échangeaient à voix basse desparoles qui semblaient pleines d’angoisse.

Alors César, se redressant brusquement sur sonlit, adressa quelques brèves et violentes paroles à l’interprète,qui dit aussitôt au marin :

– César t’accuse de mensonge… Un teldésastre est impossible… Aucun peuple n’est capable d’un pareilsacrifice… Si tu as menti, tu expieras ton crime dans lestortures !…

Albinik et Méroë éprouvèrent une joie profondeen voyant la consternation, la fureur du Romain, qui ne pouvait serésoudre à croire à cette héroïque résolution si fatale pour sonarmée… Mais les deux époux cachèrent cette joie, et Albinikrépondit :

– César a dans son camp des cavaliersnumides, aux chevaux infatigables : qu’à l’instant il lesenvoie en éclaireurs ; qu’ils parcourent non-seulement toutesles contrées que nous venons de traverser en une nuit et un jour demarche, mais qu’ils étendent leur course vers l’orient, du côté dela Touraine, qu’ils aillent plus loin encore, jusqu’au Berri… etaussi loin que leurs chevaux pourront les porter, ils traverserontdes contrées désertes, ravagées par l’incendie.

À peine Albinik eut-il prononcé ces paroles,que le général romain donna des ordres à plusieurs de sesofficiers ; ils sortirent en hâte de sa tente, tandis que lui,revenant à sa dissimulation habituelle, et, sans doute, regrettantd’avoir trahi ses craintes en présence de transfuges gaulois,affecta de sourire, se coucha de nouveau sur sa peau de lion,tendit encore sa coupe à l’un de ses échansons, et la vida, aprèsavoir dit à l’interprète ces paroles, qu’il traduisitainsi :

– César vide sa coupe en l’honneur desGaulois… et par Jupiter ! il leur rend grâce d’avoir accomplice que lui-même voulait accomplir… car la vieille Gaules’humiliera, soumise et repentante, devant Rome, comme la plushumble esclave… ou pas une de ses villes ne restera debout… pas unde ses guerriers vivants… pas un de ses habitantslibres !…

– Que les dieux entendentCésar ! – a répondu Albinik. – Que la Gaule soit esclave oudévastée, je serai vengé du chef des cent vallées… car ilsouffrira mille morts en voyant asservie ou anéantie cette patrieque je maudis maintenant !

Pendant que l’interprète traduisait cesparoles, le général, soit pour mieux dissimuler ses craintes, soitpour les noyer dans le vin, vida plusieurs fois sa coupe, etrecommença de jeter sur Méroë des regards de plus en plusardents ; puis, paraissant réfléchir, il sourit d’un airsingulier, fit signe à l’un de ses affranchis, lui parla tout bas,ainsi qu’à l’esclave maure, jusqu’alors assise à ses pieds, et tousdeux sortirent de la tente.

L’interprète dit alors à Albinik :

– Jusqu’ici tes réponses ont prouvé tasincérité… Si la nouvelle que tu viens de donner se confirme, sidemain tu te montres habile et hardi pilote, tu pourras servir tavengeance… Si tu le satisfais, il sera généreux… si tu letrompes !… ta punition sera terrible… as-tu vu en entrant dansle camp cinq crucifiés ?

– Je les ai vus.

– Ce sont des pilotes qui ont refusé denous servir… On les a portés sur la croix, car leurs membres,brisés par la torture, ne pouvaient plus les soutenir… Tel seraitton sort et celui de ta compagne au moindre soupçon…

– Je ne redoute pas plus ces menaces queje n’attends quelque chose de la magnificence de César… – repritfièrement Albinik. – Qu’il m’éprouve d’abord, ensuite il mejugera.

– Toi et ta compagne, vous allez êtreconduits dans une tente voisine ; vous y serez gardés commeprisonniers…

Les deux Gaulois, à un signe du Romain, furentemmenés et conduits, par un passage tournant et couvert de toile,dans une tente voisine. On les y laissa seuls… Éprouvant une grandedéfiance, et devant passer la nuit en ce lieu, ils l’examinèrentavec attention.

Cette tente, de forme ronde, étaitintérieurement garnie d’une étoffe de laine rayée de couleurstranchantes, fixée sur des cordes tendues et attachées à despiquets enfoncés en terre. L’étoffe, ne descendant pas au ras dusol, Albinik remarqua qu’il restait circulairement, entre les peauxgrossièrement tannées, servant de tapis, et le rebord inférieur dela tente, un espace large comme trois fois la paume de la main. Onne voyait pas d’autre ouverture à cette tente que celle parlaquelle les deux époux venaient d’entrer, et que fermaient deuxpans de toile croisés l’un sur l’autre. Un lit de fer, garni decoussins, était à demi enveloppé de draperies dont on pouvaitl’entourer en tirant un long cordon pendant au-dessus duchevet ; une lampe d’airain, élevée sur sa longue tige piquéedans le sol, éclairait faiblement l’intérieur de la tente.

Après avoir examiné en silence et avec soinl’endroit où il allait passer la nuit avec sa femme, Albinik luidit à voix très-basse :

– César nous fera épier cette nuit ;on écoutera notre conversation… mais si doucement que l’on vienne,si adroitement que l’on se cache, on ne pourra, du dehors,s’approcher de la toile pour nous écouter sans que nousn’apercevions, à travers ce vide, les pieds de l’espion.

Et il montra à sa femme l’espace circulairelaissé entre le sol et le rebord inférieur de la toile.

– Crois-tu donc, Albinik, que César aitdes soupçons ? Pourrait-il supposer qu’un homme ait eu lecourage de se mutiler lui-même pour faire croire à sesressentiments de vengeance ?

– Et nos frères ? les habitants descontrées que nous venons de traverser, n’ont-ils pas montré uncourage mille fois plus grand que le mien, en livrant leur pays àl’incendie ?… Mon unique espoir est dans le besoin absolu oùest notre ennemi d’avoir des pilotes gaulois pour conduire sesgalères sur les côtes de Bretagne. Maintenant surtout que le paysn’offre plus aucune ressource à son armée, la voie de mer estpeut-être son seul moyen de salut… Tu l’as vu, en apprenant cettehéroïque dévastation, il n’a pu, lui toujours si dissimulé, dit-on,cacher sa consternation, sa fureur, qu’il a bientôt tenté d’oublierdans l’ivresse du vin… Et ce n’est pas la seule ivresse à laquelleil se livre… je t’ai vue rougir sous les regards obstinés de cetinfâme débauché !…

– Oh ! Albinik ! pendant quemon front rougissait de honte et de colère sous les yeux de César…par deux fois ma main a cherché et serré, sous mes vêtements,l’arme dont je me suis munie… Un moment j’ai mesuré la distance quime séparait de lui… il était trop loin…

– Au premier mouvement, et avantd’arriver jusqu’à lui, tu aurais été percée de mille coups… Notreprojet vaut mieux… S’il réussit, – a ajouté Albinik en jetant unregard expressif à sa compagne, et en élevant peu à peu la voix aulieu de parler très-bas, ainsi qu’il avait fait jusqu’alors, – sinotre projet réussit… si César a foi en ma parole, nous pourronsenfin nous venger de mon bourreau… Oh ! je te le dis… jeressens maintenant pour la Gaule l’exécration que m’inspiraient lesRomains…

Méroë, surprise des paroles d’Albinik, leregarda presque sans le comprendre ; mais d’un signe il luifit remarquer, à travers l’espace resté vide entre le sol et latoile de la tente, le bout des sandales de l’interprète, quiécoutait au dehors de la tente… La jeune femme reprit :

– Je partage ta haine comme j’ai partagél’amour de ton cœur et les périls de ta vie de marin… Fasse Hésusque César comprenne quels services tu peux lui rendre, et je seraitémoin de ta vengeance comme j’ai été témoin de ton supplice.

Ces paroles, et d’autres encore, échangées parles deux époux, afin de tromper l’interprète, l’ayant sans douterassuré sur la sincérité des deux prisonniers, ils s’aperçurentqu’il s’éloignait de la tente.

Peu de temps après, et au moment où Albinik etMéroë, fatigués de la route, allaient se jeter tout vêtus sur lelit, l’interprète parut à l’entrée de la tente : la toilesoulevée laissait voir plusieurs soldats espagnols.

– César veut s’entretenir avec toisur-le-champ, – dit l’interprète au marin. – Suis-moi.

Albinik, persuadé que les soupçons du généralromain, s’il en avait eu, venaient d’être détruits par le rapportde l’interprète, se crut au moment de connaître la mission dont onvoulait le charger ; il se disposait, ainsi que Méroë, àsortir de la tente, lorsque celui-ci dit à la jeune femme enl’arrêtant du geste :

– Tu ne peux nous accompagner ;César veut parler seul avec ton compagnon.

– Et moi, – répondit le marin en prenantla main de sa femme, – je ne quitte pas Méroë.

– Oses-tu bien refuser d’obéir à monordre ?… – dit l’interprète. – Prends garde !… prendsgarde !…

– Nous, irons tous deux près de César, –reprit Méroë, – ou nous n’irons ni l’un ni l’autre.

– Pauvres insensés ! n’êtes-vous pasprisonniers et à notre merci ? – dit l’interprète en indiquantles soldats immobiles à l’entrée de la tente. – De gré ou de force,je serai obéi.

Albinik réfléchit que résister étaitimpossible… La mort ne l’effrayait pas ; mais mourir, c’étaitrenoncer à ses projets au moment même où ils semblaient devoirréussir. Cependant il s’inquiétait de laisser Méroë seule danscette tente. La jeune femme devina les craintes de son époux, etsentant comme lui qu’il fallait se résigner, elle luidit :

– Va seul… je t’attendrai sans alarmes,aussi vrai que ton frère est habile armurier…

À ces mots de sa femme, rappelant qu’elleportait sous ses vêtements un poignard forgé par Mikaël, Albinik,plus rassuré, suivit l’interprète. Les toiles de l’entrée de latente, un moment soulevées, s’abaissèrent, et bientôt Méroë crutentendre de ce côté le bruit d’un choc pesant ; elle y courut,et s’aperçut alors qu’une épaisse claie d’osier, fermant l’entrée,avait été appliquée au dehors. D’abord, surprise de cetteprécaution, la jeune femme pensa qu’il valait mieux, pour elle,rester ainsi enfermée en attendant Albinik, et que peut-êtrelui-même avait demandé que la tente fût clôturée jusqu’à sonretour.

Méroë s’assit pensive sur le lit, pleined’espoir dans l’entretien que son époux avait sans doute alors avecCésar. Tout à coup elle fut tirée de sa rêverie par un bruitsingulier ; il venait de la partie située en face du lit.Presque aussitôt, à l’endroit d’où était parti le bruit, la toilese fendit dans sa longueur… La jeune femme se leva debout ;son premier mouvement fut de s’armer du poignard qu’elle portaitsous sa saie. Alors, confiante en elle-même et dans l’arme qu’elletenait, elle attendit… se rappelant le proverbe gaulois : –Celui-là qui tient sa propre mort dans sa main… n’a rien àredouter que des dieux… !

À ce moment la toile qui s’était fendue danstoute sa longueur s’entr’ouvrit sur un fond d’épaisses ténèbres, etMéroë vit apparaître la jeune esclave maure, enveloppée de sesvêtements blancs.

Chapitre 2

 

Trahison de l’esclave maure. – César etMéroë. – Le coffret précieux. – La corde au cou. –Adresse et générosité de César. – Le bateau pilote. –Torr-è-benn, chant de guerre des marins gaulois. –Albinik pilote la flotte romaine vers la baie du Morbihan. –L’homme à la hache. – Le chenal deperdition. – Le vétéran romain et ses deuxfils. – Rencontre d’un vaisseau irlandais. – Les sables mouvants.– Jamais Breton ne fit trahison.

 

Dès que la Mauresque eut mis le pied dans latente, elle se jeta à genoux et tendit ses mains jointes vers lacompagne d’Albinik, qui, touchée de ce geste suppliant, et de ladouleur empreinte sur les traits de l’esclave, ne ressentit nidéfiance, ni crainte, mais une compassion, mêlée de curiosité, etdéposa son poignard au chevet du lit. La jeune Mauresque s’avançaitcomme en rampant sur ses genoux, les deux mains toujours tenduesvers Méroë, penchée vers la suppliante avec pitié, afin de larelever ; mais l’esclave s’étant ainsi approchée du lit oùétait le poignard, se releva d’un bond, sauta sur l’arme, qu’ellen’avait pas sans doute perdue de vue depuis son entrée dans latente, et avant que, dans sa stupeur, la compagne d’Albinik eût pus’y opposer, son poignard fut lancé à travers les ténèbres que l’onvoyait au dehors.

À l’éclat de rire sauvage poussé par laMauresque lorsqu’elle eut ainsi désarmé Méroë, celle-ci se vittrahie, courut vers le ténébreux passage, afin de retrouver sonpoignard ou de fuir… mais de ces ténèbres… elle vit sortirCésar…

Saisie d’effroi, la Gauloise recula dequelques pas. César avança d’autant, et l’esclave disparut parl’ouverture, aussitôt refermée. À la démarche incertaine du Romain,au feu de ses regards, à l’animation qui empourprait ses joues,Méroë s’aperçut qu’il était ivre à demi, elle eut moins de frayeur.Il tenait à la main un coffret de bois précieux ; après avoirsilencieusement contemplé la jeune femme avec une telle effronteriequ’elle sentit de nouveau la rougeur de la honte lui monter aufront, le Romain tira du coffret un riche collier d’or ciselé,l’approcha de la lumière de la lampe comme pour le faire mieuxbriller aux yeux de celle qu’il voulait tenter ; puis,simulant un respect ironique, il se baissa, déposa le collier auxpieds de la Gauloise, et se releva, l’interrogeant d’un regardaudacieux.

Méroë, debout, les bras croisés sur sapoitrine soulevée par l’indignation et le mépris, regarda fièrementCésar, et repoussa le collier du bout du pied.

Le Romain fit un geste de surprise insultante,se mit à rire d’un air de dédaigneuse confiance, choisit dans lecoffret un magnifique réseau d’or pour la coiffure tout incrustéd’escarboucles, et après l’avoir fait scintiller à la clarté de lalampe, il le déposa encore aux pieds de Méroë, en redoublant derespect ironique, puis, se relevant, sembla lui dire :

– Cette fois je suis certain de montriomphe.

Méroë, pâle de colère, sourit de dédain.

Alors César versa aux pieds de la jeune femmetout le contenu du coffret… Ce fut comme une pluie d’or, de perleset de pierreries, colliers, ceintures, pendants d’oreilles,bracelets, bijoux de toutes sortes.

Méroë cette fois ne repoussa pas du pied cesrichesses, mais autant qu’elle le put elle les broya sous le talonde sa bottine, et d’un regard arrêta l’infâme débauché quis’avançait vers elle les bras ouverts…

Un moment interdit, le Romain porta ses deuxmains sur son cœur, comme pour protester de son adoration ; laGauloise répondit à ce langage muet par un éclat de rire siméprisant que César, ivre de convoitise, de vin et de colère, parutdire :

– J’ai offert des richesses, j’aisupplié ; tout a été vain ; j’emploierai la force…

Seule, désarmée, persuadée que ses cris ne luiattireraient aucun secours, l’épouse d’Albinik sauta sur le lit,saisit le long cordon qui servait à rapprocher les draperies, lenoua autour de son cou, monta sur le chevet, prête à se lancer dansle vide et à s’étrangler par la seule pesanteur de son corps aupremier mouvement de César ; celui-ci vit une résolution sidésespérée sur les traits de Méroë qu’il resta immobile ; et,soit remords de sa violence, soit certitude, s’il employait laforce, de n’avoir en sa possession qu’un cadavre, soit enfin, ainsique le fourbe le prétendit plus tard, qu’une arrière-pensée,presque généreuse, l’eût guidé, il se recula de quelques pas etleva la main au ciel comme pour prendre les dieux à témoin qu’ilrespecterait sa prisonnière. Celle-ci, défiante, resta toujoursprête à se donner la mort. Alors le Romain se dirigea vers lasecrète ouverture de la tente, disparut un moment dans lesténèbres, donna un ordre à haute voix, et rentra bientôt, se tenantassez éloigné du lit, les bras croisés sur sa toge. Ignorant si ledanger qu’elle courait n’allait pas encore augmenter, Méroëdemeurait debout au chevet du lit, la corde au cou. Mais, au boutde quelques instants, elle vit entrer l’interprète accompagnéd’Albinik, et d’un bond fut auprès de lui.

– Ton épouse est une femme de mâlevertu ! – lui dit l’interprète. – Vois à ses pieds cestrésors ! elle les a repoussés… L’amour du grand César… ellel’a dédaigné. Il a feint de vouloir recourir à la violence. Tacompagne, désarmée par ruse, était prête à se donner la mort… Ainsielle est glorieusement sortie de cette épreuve.

– Une épreuve ?… – reprit Albinikd’un air de doute sinistre, – une épreuve… qui a donc ici le droitd’éprouver la vertu de ma femme ?…

– Les sentiments de vengeance qui t’ontamené dans le camp romain sont ceux d’une âme fière révoltée parl’injustice et la barbarie… La mutilation que tu as subie semblaitsurtout prouver la sincérité de tes paroles, – repritl’interprète ; – mais les transfuges inspirent toujours unesecrète défiance. L’épouse fait souvent préjuger de l’époux, latienne est une vaillante femme. Pour inspirer une fidélité pareilletu dois être un homme de cœur et de parole. C’est de cela que l’onvoulait s’assurer.

– Je ne sais… – reprit le marin d’un airde doute. – La débauche de ton général est connue…

– Les dieux nous ont en ta personneenvoyé un précieux auxiliaire, tu peux devenir fatal aux Gaulois.Crois-tu César assez insensé pour avoir voulu se faire un ennemi detoi en outrageant ta femme ? et cela au moment peut-être où ilva te charger d’une mission de confiance ? Non, je le répète,il a voulu vous éprouver tous deux, et jusqu’ici ces épreuves voussont favorables…

César interrompit son interprète, lui ditquelques mots ; puis, s’inclinant avec respect devant Méroë etsaluant Albinik d’un geste amical, il sortit lentement avecmajesté.

– Toi et ton épouse, – dit l’interprète.– vous êtes désormais assurés de la protection du général… Il vousen donne sa foi, vous ne serez plus ni séparés ni inquiétés… Lafemme du courageux marin a méprisé ces riches parures, – ajoutal’interprète en ramassant les bijoux et les replaçant dans lecoffret. – César veut garder comme souvenir de la vertu de laGauloise le poignard qu’elle portait et qu’il lui a fait enleverpar ruse. Rassure-toi, elle ne restera pas désarmée.

Et presque au même instant deux jeunesaffranchis entrèrent dans la tente ; ils portaient sur ungrand plateau d’argent un petit poignard oriental d’un travailprécieux et un sabre espagnol court et légèrement recourbé,suspendu à un baudrier de cuir rouge, magnifiquement brodé d’or.L’interprète remit le poignard à Méroë, le sabre à Albinik, en leurdisant :

– Reposez en paix et gardez ces dons dela magnificence de César.

– Et tu l’assureras, – reprit Albinik, –que tes paroles et sa générosité dissipent mes soupçons ; iln’aura pas désormais d’auxiliaire plus dévoué que moi, jusqu’à ceque ma vengeance soit satisfaite.

L’interprète sortit avec les affranchis ;Albinik raconta à sa femme que, conduit dans la tente du généralromain, il l’avait attendu en compagnie de l’interprète, jusqu’aumoment où tous deux étaient revenus dans la tente, sous la conduited’un esclave. Méroë dit à son tour ce qui s’était passé. Les deuxépoux conclurent, non sans vraisemblance, que César, ivre à demi,avait d’abord cédé à une idée infâme, mais que la résolutiondésespérée de la Gauloise, et sans doute aussi la réflexion qu’ilrisquait de s’aliéner un transfuge dont il pouvait tirer un utileparti, ayant dissipé la demi-ivresse du Romain, il avait, avec safourbe et son adresse habituelles, donné, sous prétexte d’uneépreuve, une apparence presque généreuse à un acte odieux.

Le lendemain, César, accompagné de sesgénéraux, se rendit sur le rivage qui dominait l’embouchure de laLoire : une tente y avait été dressée. De cet endroit ondécouvrait au loin la mer et ses dangereux parages, semés de bancsde sable et d’écueils à fleur d’eau. Le vent soufflait violemment.Un bateau de pêche, à la fois solide et léger, était amarré aurivage et gréé à la gauloise, d’une seule voile carrée, à panscoupés. Albinik et Méroë furent amenés. L’interprète leurdit :

– Le temps est orageux, la mermenaçante : oseras-tu t’aventurer dans ce bateau, seul avec tafemme ? Il y a ici quelques pêcheurs prisonniers, veux-tu leuraide ?

– Ma femme et moi, nous avons bravé biendes tempêtes, seuls dans notre barque, lorsque par de mauvais tempsnous allions rejoindre mon vaisseau ancré loin du rivage.

– Mais, maintenant, tu es mutilé, –reprit l’interprète ; – comment pourras-tumanœuvrer ?

– Une main suffit au gouvernail… macompagne orientera la voile… Métier de femme, puisqu’il s’agit demanier de la toile, – ajouta gaiement le marin pour donnerconfiance au Romain.

– Va donc, – dit l’interprète. – Que lesdieux te conduisent…

La barque, poussée à flot par plusieurssoldats, vacilla un instant sous les palpitations de la voile, quele vent n’avait pas encore emplie ; mais bientôt, tendue parMéroë, tandis que son époux tenait le gouvernail, la voile segonfla, s’arrondit sous le souffle de la brise ; le bateaus’inclina légèrement, et sembla voler sur le sommet des vaguescomme un oiseau de mer. Méroë, vêtue de son costume de marin, setenait debout à la proue. Ses cheveux noirs flottaient au vent,parfois la blanche écume de l’océan, après avoir jailli sous laproue du bateau, jetait sa neige amère au noble et beau visage dela jeune femme. Albinik connaissait ces parages comme le pasteurdes landes solitaires de la Bretagne en connaît les moindresdétours. La barque semblait se jouer des hautes vagues ; detemps à autre les deux époux apercevaient au loin, sur le rivage,la tente de César, reconnaissable à ses voiles de pourpre, etvoyaient briller au soleil l’or et l’argent des armures de sesgénéraux.

– Oh ! César !… fléau de laGaule !… le plus cruel, le plus débauché des hommes !… –s’écria Méroë, – tu ne sais pas que cette frêle barque, qu’en cemoment peut-être tu suis au loin des yeux, porte deux de tesennemis acharnés ! Tu ne sais pas qu’ils ont d’avanceabandonné leur vie à Hésus, dans l’espoir d’offrir à Teutâtès, dieudes voyages sur terre et sur mer, une offrande digne de lui… uneoffrande de plusieurs milliers de Romains, s’abîmant dans lesgouffres de la mer ! Et c’est en élevant nos mains vers toi,reconnaissants et joyeux, ô Hésus ! que nous disparaîtrons aufond des abîmes avec les ennemis de notre Gaule sacrée !…

Et la barque d’Albinik et de Méroë, rasant lesécueils et les vagues au milieu de ces dangereux parages, tantôts’éloignait, tantôt se rapprochait du rivage. La compagne du marin,le voyant pensif et triste, lui a dit :

– À quoi songes-tu, Albinik ?… Toutseconde nos projets : le général romain n’a plus de soupçon,l’habileté de ta manœuvre va le décider à accepter tes services, etdemain peut-être tu piloteras les galères de nos ennemis…

– Oui… je les piloterai vers l’abîme… oùelles doivent s’engloutir avec nous…

– Quelle magnifique offrande à nosdieux !… dix mille Romains, peut-être !…

– Méroë, – a répondu Albinik avec unsoupir, – lorsque après avoir cessé de vivre ici, ainsi que cessoldats… de braves guerriers, après tout, nous revivrons ailleursavec eux, ils pourront me dire : « Ce n’est pasvaillamment, par la lance et par l’épée, que tu nous as tués… Non,tu nous as tués sans combat, par trahison. Tu veillais augouvernail… nous dormions confiants et tranquilles… tu nous asconduits sur des écueils… et en un instant la mer nous a engloutis…Tu es comme un lâche empoisonneur, qui, en mettant du poison dansnos vivres, nous aurait fait mourir… Est-ce vaillant ?…Non ! ce n’est plus là cette franche audace de tespères ! ces fiers Gaulois, qui, demi-nus, nous combattaient,en nous raillant sur nos armures de fer, nous demandant pourquoinous battre si nous avions peur des blessures ou de lamort… »

– Ah ! – s’est écrié Méroë avecamertume et douleur, – pourquoi les druidesses m’ont-elles enseignéqu’une femme doit échapper par la mort au dernier outrage ?…Pourquoi ta mère Margarid nous a-t-elle si souvent raconté, commeun mâle exemple à suivre, ce trait de ton aïeule Siomara…coupant la tête du Romain qui l’avait violentée… et apportant dansun pan de sa robe cette tête à son mari, en lui disant ces fièreset chastes paroles : « Deux hommes vivants ne sevanteront pas de m’avoir possédée !… » Ah ! pourquoin’ai-je pas cédé à César !

– Méroë !…

– Peut-être te serais-tu vengéalors !… Cœur faible, âme sans vigueur ! il te faut doncl’outrage accompli… la honte bue… pour allumer tacolère ?…

– Méroë ! Méroë !…

– Il ne te suffit donc pas que ce Romainait proposé à ta femme de se vendre ?… de se livrer à lui pourdes présents ?… C’est à ta femme… entends-tu ?… à tafemme… que César l’a faite… cette offre d’ignominie !…

– Tu dis vrai, – a répondu le marin ensentant, au souvenir de ces outrages, le courroux enflammer soncœur, – j’étais une âme faible…

Mais sa compagne a poursuivi avec unredoublement d’amertume :

– Non, je le vois ; ce n’est pasassez… j’aurais dû mourir… peut-être alors aurais-tu juré vengeancesur mon corps !… Ah ! ils t’inspirent de la pitié, cesRomains, dont nous voulons faire une offrande aux dieux !… ilsne sont pas complices du crime qu’a voulu tenter César, dis-tu…Réponds ?… seraient-ils venus à mon aide, ces soldats, cesbraves guerriers… Si, au lieu de me fier à mon seul courage etde puiser ma force dans mon amour pour toi, je m’étais écriéeéplorée, suppliante : « Romains, au nom de vos mères,défendez-moi des violences de votre général ! » Réponds,seraient-ils venus à ma voix ? auraient-ils oublié que j’étaisGauloise… et que César était… César ? Les cœurs généreux deces braves se seraient-ils révoltés, eux, qui, après le viol,noient les enfants dans le sang des mères ?…

Albinik n’a pas laissé achever sacompagne ; il a rougi de sa faiblesse ; il a rougid’avoir pu oublier un instant les horreurs commises par les Romainsdans leur guerre impie… il a rougi d’avoir oublié que le sacrificedes ennemis de la Gaule est surtout agréable à Hésus. Alors, danssa colère, et pour toute réponse, il a chanté le chant de guerredes marins bretons, comme si le vent avait pu porter ces paroles dedéfi et de mort sur le rivage où était César :

« Tor-è-benn !Tor-è-benn ![4]

» Comme j’étais couché dans mon vaisseau,j’ai entendu l’aigle de mer appeler au milieu de la nuit – Ilappelait ses aiglons et tous les oiseaux du rivage, – Et il leurdisait en les appelant : – Levez-vous tous… venez… venez… –Non, ce n’est plus de la chair pourrie de chien ou de brebis qu’ilnous faut… c’est de la chair romaine.

» Tor-è-benn !Tor-è-benn !

» Vieux corbeau de mer, dis-moi, quetiens-tu là ? – Moi, je tiens la tête du chef romain ; jeveux avoir ses deux yeux… ses deux yeux rouges… – Et toi, loup demer, que tiens-tu là ? – Moi, je tiens le cœur du chef romain,et je le mange ! – Et toi, serpent de mer, que fais-tu là,roulé autour de ce cou, et ta tête plate si près de cette bouche,déjà froide et bleue ? – Moi, je suis ici pour attendre aupassage l’âme du chef romain.

» Tor-è-benn !Tor-è-benn !

Méroë, exaltée par ce chant de guerre, ainsique son époux, a, comme lui, répété, en semblant défier César, donton voyait au loin la tente :

« Tor-è-benn ! Tor-è-benn !Tor-è-benn ! »

Et toujours la barque d’Albinik et de Méroë,se jouant des écueils et des vagues, au milieu de ces dangereuxparages, tantôt s’éloignait, tantôt se rapprochait du rivage.

– Tu es le meilleur et le plus hardipilote que j’aie rencontré, moi, qui dans ma vie ai tant voyagé surmer, – fit dire César à Albinik, lorsqu’il eut regagné la terre etdébarqué avec Méroë. – Demain, si le temps est favorable, tuguideras une expédition dont tu sauras le but au moment de mettreen mer.

Le lendemain, au lever du soleil, le vent setrouvant propice, la mer belle, César a voulu assister au départdes galères romaines ; il a fait venir Albinik. À côté dugénéral était un guerrier de grande taille, à l’air farouche :une armure flexible, faite d’anneaux de fer entrelacés, le couvraitde la tête aux pieds ; il se tenait immobile ; on auraitdit une statue de fer. À sa main, il portait une lourde et courtehache à deux tranchants. L’interprète a dit à Albinik, lui montrantcet homme :

– Tu vois ce soldat… durant la navigationil ne te quittera pas plus que ton ombre… Si par ta faute ou partrahison une seule des galères échouait, il a l’ordre de te tuer àl’instant, toi et ta compagne… Si, au contraire, tu mènes la flotteà bon port, le général te comblera de ses dons ; tu ferasenvie aux plus heureux.

– César sera content… – a réponduAlbinik.

Et suivi pas à pas par le soldat à la hache,il a monté, ainsi que Méroë, sur la galère prétorienne,dont la marche guidait celle des autres ; on la reconnaissaità trois flambeaux dorés, placés à sa poupe.

Chaque galère portait soixante-dix rameurs,dix mariniers pour la manœuvre des voiles, cinquante archers etfrondeurs armés à la légère, et cent cinquante soldats bardés defer de la tête aux pieds.

Lorsque les galères eurent quitté le rivage,le préteur, commandant militaire de la flotte, fit dire, par uninterprète, à Albinik, de se diriger vers le nord pour débarquer aufond de la baie du Morbihan, dans les environs de la ville deVannes, où était rassemblée l’armée gauloise. Albinik, la main augouvernail, devait transmettre, par l’interprète, ses commandementsau maître des rameurs. Celui-ci, au moyen d’un marteau de fer, dontil frappait une cloche d’airain, d’après les ordres du pilote,indiquait ainsi, par les coups lents ou redoublés du marteau, lemouvement et la cadence des rames, selon qu’il fallait accélérer ouralentir l’allure de la prétorienne, sur laquelle laflotte romaine guidait sa marche.

Les galères, poussées par un vent propice,s’avançaient vers le nord. Selon l’interprète, les plus vieuxmariniers admiraient la hardiesse de la manœuvre et la promptitudede coup d’œil du pilote gaulois. Après une assez longue navigation,la flotte, se trouvant près de la pointe méridionale de la baie duMorbihan, allait entrer dans ces parages, les plus dangereux detoute la côte de Bretagne par leur multitude d’îlots, d’écueils, debancs de sable, et surtout par leurs courants sous-marins d’uneviolence irrésistible.

Un îlot, situé au milieu de l’entrée de labaie, que resserrent deux pointes de terre, partage cette entrée endeux passes très-étroites. Rien à la surface de la mer, nibrisants, ni écume, ni changement de nuance dans la couleur desvagues, n’annonce la moindre différence entre ces deux passages.Pourtant, l’un n’offre aucun écueil, et l’autre est si redoutable,qu’au bout de cent coups de rame les navires engagés dans ce chenalà la file les uns des autres, et guidés par la prétorienneque pilotait Albinik, allaient être peu à peu entraînés par laforce d’un courant sous-marin vers un banc de rochers, que l’onvoyait au loin, et sur lequel la mer, partout ailleurs calme, sebrisait avec furie… Mais les commandants de chaque galère nepourraient s’apercevoir du péril que les uns après les autres,chacun ne le reconnaissant qu’à la rapide dérive de la galère quile précéderait… et alors il serait trop tard… la violence ducourant emporterait, précipiterait vaisseau sur vaisseau…Tournoyant sur l’abîme, s’abordant, se heurtant, ils devaient, dansces terribles chocs, s’entr’ouvrir et s’engloutir au fond des eauxavec leur équipage, ou se briser sur le banc de roches… Cent coupsde rame encore, et la flotte était anéantie dans ce passage deperdition…

La mer était si calme, si belle, que nul,parmi les Romains, ne soupçonnait le péril… Les rameursaccompagnaient de chants le mouvement cadencé de leurs rames ;des soldats nettoyaient les armes, d’autres dormaient, étendus à laproue ; d’autres jouaient aux osselets. Enfin, à peu dedistance d’Albinik, toujours au gouvernail, un vétéran aux cheveuxblanchis, au visage cicatrisé, était assis sur un des bancs de lapoupe, entre ses deux fils, beaux jeunes archers de dix-huit àvingt ans. Tout en causant avec leur père, ils avaient chacun unbras familièrement passé sur l’épaule du vieux soldat, qu’ilsenlaçaient ainsi ; ils semblaient causer tous trois avec unedouce confiance, et s’aimer tendrement. Albinik, malgré sa hainecontre les Romains, n’a pu s’empêcher de soupirer de compassion, ensongeant au sort de tous ces soldats, qui ne se croyaient pas siprès de mourir.

À ce moment, un de ces légers vaisseaux dontse servent les marins d’Irlande, sortit de la baie du Morbihan parle chenal qui n’offrait aucun danger… Albinik avait, pour soncommerce, fait de fréquents voyages à la côte d’Irlande, terrepeuplée d’habitants d’origine gauloise, parlant à peu près le mêmelangage, mais difficile à comprendre pour qui ne les avait passouvent pratiqués comme Albinik.

L’Irlandais, soit qu’il craignît d’êtrepoursuivi et pris par quelqu’une des galères de guerre qu’il voyaits’approcher, et qu’il voulût échapper à ce danger en venant delui-même au-devant de la flotte, soit qu’il crût avoir desrenseignements utiles à donner, l’Irlandais se dirigea vers laprétorienne, qui ouvrait la marche. Albinik frémit…L’interprète allait peut-être interroger cet Irlandais, et ilpouvait signaler le danger que devait courir l’armée navale enprenant l’une ou l’autre des deux passes de l’îlot. Albinik ordonnadonc de forcer de rames, afin d’arriver au chenal de perditionavant que l’Irlandais n’eût rejoint les galères. Mais aprèsquelques mots échangés entre le commandant militaire etl’interprète, celui-ci ordonna d’attendre le navire quis’approchait, afin de lui demander des nouvelles de la flottegauloise. Albinik, n’osant contrarier ce commandement, de peurd’éveiller les soupçons, obéit, et bientôt le petit navireirlandais fut à portée de voix de la prétorienne.L’interprète, s’avançant alors, dit en langue gauloise àl’Irlandais :

– D’où venez-vous ? oùallez-vous ?… Avez-vous rencontré des vaisseaux enmer ?…

À ces questions, l’Irlandais fit signe qu’ilne comprenait pas, et, dans son langage moitié gaulois, ilreprit :

– Je viens vers la flotte pour lui donnerdes nouvelles.

– Quelle langue parle cet homme ? –dit l’interprète à Albinik. – Je ne l’entends pas, quoique sonlangage ne me semble pas tout à fait étranger.

– Il parle moitié irlandais, moitiégaulois, – répondit Albinik. – J’ai souvent commercé sur les côtesde ce pays ; je sais ce langage. Cet homme dit s’être dirigévers la flotte pour lui donner des nouvelles.

– Demande-lui quelles sont cesnouvelles.

– Quelles nouvelles as-tu à donner ?– dit Albinik à l’Irlandais.

– Les vaisseaux gaulois, – répondit-il, –venant de divers ports de Bretagne, se sont réunis hier soir danscette baie, dont je sors. Ils sont en très-grand nombre, bienéquipés, bien armés, et prêts au combat… Ils ont choisi leurancrage tout au fond de la baie, près du port de Vannes. Vous nepourrez les apercevoir qu’après avoir doublé le promontoired’Aëlkern…

– L’Irlandais nous apporte des nouvellesfavorables, – dit Albinik à l’interprète. – La flotte gauloise estdispersée de tous côtés : une partie de ses vaisseaux est dansla rivière d’Auray, d’autres plus loin encore, vers la baied’Audiern et Ouessant… Il n’y a au fond de cette baie, pourdéfendre Vannes par mer, que cinq ou six mauvais vaisseauxmarchands, à peine armés à la hâte.

– Par Jupiter ! – s’écrial’interprète joyeux ; – les dieux sont, comme toujours,favorables à César !…

Le préteur et les officiers, à quil’interprète répéta la fausse nouvelle donnée par le pilote,parurent aussi très-joyeux de cette dispersion de la flottegauloise… Vannes était ainsi livrée aux Romains, presque sansdéfense, du côté de la mer.

Albinik dit alors à l’interprète en luimontrant le soldat à la hache :

– César s’est défié de moi ; bénissoient les dieux de me permettre de prouver l’injustice de sessoupçons… Voyez-vous cet îlot… là bas… à cent longueurs de ramed’ici ?…

– Je le vois…

– Pour entrer dans cette baie, il n’y aque deux passages, l’un à droite, l’autre à gauche de cet îlot. Lesort de la flotte romaine était entre mes mains ; je pouvaisvous piloter vers l’une de ces passes, que rien à la vue nedistingue de l’autre, et un courant sous-marin entraînait vosgalères sur un banc de rochers… pas une n’eût échappé…

– Que dis-tu ? – s’écrial’interprète, tandis que Méroë regardait son époux avec douleur etsurprise, car il semblait renoncer à sa vengeance.

– Je dis la vérité, répondit Albinik àl’interprète ; – je vais vous le prouver… Cet Irlandaisconnaît, comme moi, les dangers de l’entrée de cette baie, dont ilsort ; je lui demanderai de marcher devant nous, en guise depilote ; et d’avance je vais vous tracer la route qu’il vasuivre : d’abord il prendra le chenal à droite del’îlot ; il s’avancera ensuite, presque à toucher cette pointede terre que vous apercevrez plus loin ; puis il dévierabeaucoup à droite, jusqu’à ce qu’il soit à la hauteur de cesrochers noirs qui s’élèvent là-bas ; cette passe traversée,ces écueils évités, nous serons en sûreté dans la baie… Sil’Irlandais exécute de point en point cette manœuvre, vousdéfierez-vous encore de moi ?

– Non, par Jupiter ! – réponditl’interprète. – Il faudrait être insensé pour conserver le moindresoupçon.

– Jugez-moi donc… – reprit Albinik, et iladressa quelques mots à l’Irlandais, qui consentit à piloter lesnavires. Sa manœuvre fut celle prévue par Albinik. Alors celui-ci,ayant donné aux Romains ce gage de sincérité, fit déployer laflotte sur trois files, et pendant quelque temps la guida à traversles îlots dont la baie est semée ; puis il donna l’ordre auxrameurs de rester en place sur leurs rames. De cet endroit on nepouvait apercevoir la flotte gauloise, ancrée tout au fond de labaie, à près de deux lieues de distance de là, et dérobée à tousles yeux par un promontoire très-élevé.

Albinik dit alors à l’interprète :

– Nous ne courons plus qu’un seuldanger ; mais il est grand. Il y a devant nous des bancs desable mouvants, parfois déplacés par les hautes marées : lesgalères pourraient s’y engraver ; il faut donc que j’aillereconnaître ce passage la sonde à la main, avant d’y engager laflotte. Elle va rester en cet endroit sur ses rames ; faitesmettre à la mer la plus petite des barques de cette galère avecdeux rameurs : ma femme tiendra le gouvernail ; si vousavez encore quelque défiance, vous et le soldat à la hache vousnous accompagnerez dans la barque ; puis, le passage reconnu,je reviendrai à bord de cette galère pour piloter la flotte,jusqu’à l’entrée du port de Vannes.

– Je ne me défie plus, – réponditl’interprète ; – mais, selon l’ordre de César, ni moi ni cesoldat, nous ne devons te quitter un seul instant.

– Qu’il en soit ainsi que vous ledésirez, – dit Albinik.

Et la petite barque de la galère fut mise à lamer. Deux rameurs y descendirent avec le soldat etl’interprète ; Albinik et Méroë s’embarquèrent à leurtour : le bateau s’éloigna de la flotte romaine, disposée encroissant et se maintenant sur ses rames en attendant le retour dupilote. Méroë, assise au gouvernail, dirigeait la barque selon lesindications de son époux. Lui, à genoux et penché à la proue,sondait le passage au moyen d’un plomb très-lourd attaché à un longet fort cordeau. Le bateau côtoyait alors un des nombreux îlots dela baie de Morbihan. Derrière cet îlot s’étendait un long banc desable que la marée alors descendante commençait à découvrir ;puis, au delà du banc de sable, quelques rochers bordant le rivage…Albinik venait de jeter de nouveau la sonde ; pendant qu’ilsemblait examiner sur la corde les traces de la profondeur del’eau, il échangea un regard rapide avec sa femme en lui indiquantd’un coup d’œil le soldat et l’interprète… Méroë comprit :l’interprète était assis près d’elle, à la poupe ; venaientensuite les deux rameurs sur leur banc, et enfin l’homme à la hachedebout, derrière Albinik, penché à la proue, sa sonde à la main… Serelevant soudain, il se fit de cette sonde une arme terrible, luiimprima le mouvement rapide que le frondeur donne à sa fronde, etdu lourd plomb attaché au cordeau frappa si violemment le casque dusoldat, qu’étourdi du coup, il s’affaissa au fond de la barque.L’interprète voulut s’élancer au secours de son compagnon ;mais, saisi aux cheveux par Méroë, il fut renversé en arrière,perdit l’équilibre et tomba à la mer. L’un des deux rameurs, ayantlevé sa rame sur Albinik, roula bientôt à ses pieds. Le mouvementdonné au gouvernail par Méroë fit approcher le bateau si près del’îlot montueux, qu’elle y sauta, ainsi que son époux. Tous deuxgravirent rapidement ces roches escarpées ; ils n’avaient plusd’autre obstacle pour arriver au rivage qu’un banc de sable, dontune partie, déjà découverte par la marée, était mouvante, ainsiqu’on le voyait aux bulles d’air qui venaient continuellement à sasurface. Prendre ce passage pour atteindre les rochers de la côte,c’était périr dans le gouffre caché sous cette surface trompeuse.Déjà les deux époux entendaient de l’autre côté de l’îlot, dontl’élévation les cachait, les cris, les menaces du soldat, revenu deson étourdissement, et la voix de l’interprète, retiré sans doutede l’eau par les rameurs. Albinik, habitué à ces parages, reconnut,à la grosseur du gravier et à la limpidité de l’eau dont il étaitencore couvert, que le banc de sable, à quelques pas de là, n’étaitplus mouvant. Il le traversa donc en cet endroit avec Méroë, tousdeux ayant de l’eau jusqu’à la ceinture. Ils atteignirent alors lesrochers de la côte, les escaladèrent agilement, et s’arrêtèrentensuite un instant afin de voir s’ils étaient poursuivis.

L’homme à la hache, gêné par sa pesantearmure, et n’étant, non plus que l’interprète, habitué à marchersur des pierres glissantes couvertes de varechs, comme l’étaientcelles de l’îlot qu’ils avaient à traverser pour atteindre les deuxfugitifs, arrivèrent, après maints efforts, en face de la partiemouvante du banc de sable laissée à sec par la marée de plus enplus basse. Le soldat, possédé de colère à l’aspect d’Albinik et desa compagne, dont il ne se voyait séparé que par un banc de sablefin et uni, laissé à sec, crut le passage facile, et s’élança… Aupremier pas, il enfonça dans la fondrière jusqu’aux genoux ;il fit un violent effort pour se dégager… et disparut jusqu’à laceinture… Il appela ses compagnons à son aide… à peine avait-ilappelé… qu’il n’eut plus que la tête hors du gouffre… Elle disparutaussi… et un moment après, comme il avait levé les mains au ciel ens’abîmant, l’on ne vit plus qu’un de ses gantelets de fer s’agitantconvulsivement en dehors du sable… Puis l’on n’aperçut plus rien…rien… sinon quelques bulles d’eau à la surface de la fondrière.

Les rameurs et l’interprète, saisisd’épouvante, restèrent immobiles, n’osant braver une mort certainepour atteindre les fugitifs… Alors Albinik adressa ces mots àl’interprète :

– Tu diras à César que je m’étais mutilémoi-même pour lui donner confiance dans la sincérité de mes offresde services… Mon dessein était de conduire la flotte romaine à uneperte certaine en périssant moi et ma compagne… Il en allait êtreainsi… Je vous pilotais dans le chenal de perdition d’où pas unegalère ne serait sortie… Lorsque nous avons rencontré l’Irlandais,il m’a appris que, rassemblés depuis hier, les vaisseaux gaulois,très-nombreux et très-bien armés, sont ancrés au fond de cettebaie… à deux lieues d’ici. Apprenant cela, j’ai changé de projet,je n’ai plus voulu perdre vos galères… Elles seront de mêmeanéanties, mais non par embûche et déloyauté… elles le seront parvaillant combat, navire contre navire, Gaulois contre Romain…Maintenant, dans l’intérêt du combat de demain, écoute bienceci : J’ai à dessein conduit tes galères sur des bas fonds oùdans quelques instants elles se trouveront à sec sur le sable.Elles y resteront engravées, car la mer descend… Tenter undébarquement, c’est vous perdre ; vous êtes de tous côtésentourés de bancs de sable mouvants, pareils à celui où vient des’engloutir l’homme à la hache… Restez donc à bord de vosnavires ; demain ils seront remis à flot par la maréemontante… et demain bataille… bataille à outrance… Le Gaulois auraune fois de plus montré que jamais Breton ne fit trahison…et que s’il est glorieux de la mort de son ennemi, c’est lorsqu’ila loyalement tué son ennemi…

Et Albinik et Méroë, laissant l’interprèteeffrayé de ces paroles, se sont dirigés en hâte vers la ville deVannes, pour y donner l’alarme et prévenir les gens de la flottegauloise de se préparer au combat pour le lendemain…

Chemin faisant, l’épouse d’Albinik lui adit :

– Le cœur de mon époux bien-aimé est plushaut que le mien. Je voulais voir détruire la flotte romaine parles écueils de la mer… Mon époux veut la détruire par la vaillancegauloise. Que je sois à jamais glorifiée d’être la femme d’un telhomme !

**

*

« Ce récit que votre fils Albinik, lemarin, vous envoie, à vous, ma mère Margarid, à vous, mon pèreJoel, le brenn de la tribu de Karnak, ce récit votre filsl’a écrit durant cette nuit-ci qui précède la bataille de demain.Retenu dans le port de Vannes par les soins qu’il donne à sonnavire, afin de combattre les Romains au point du jour, votre filsvous envoie cette écriture au camp gaulois qui défend par terre lesapproches de la ville. Mon père et ma mère blâmeront ouapprouveront la conduite d’Albinik et de sa femme Méroë, mais cerécit contient la simple vérité. »

Chapitre 3

 

La veille de la bataille de Vannes,Guilhern, le laboureur, fait une promesse sacrée à son père, Joelle brenn de la tribu de Karnak. – Position de l’armée gauloise. –Le chef des cent vallées. – Les bardes à la guerre. – La cavaleriede la Trimarkisia. – La chaîne de fer des deux saldunes. – Piétonet cavalier.

 

La veille de la bataille de Vannes, qui,livrée sur terre et sur mer, allait décider de l’esclavage ou de laliberté de la Bretagne, et, par suite, de l’indépendance ou del’asservissement de toute la Gaule, la veille de la bataille deVannes, en présence de tous ceux de notre famille réunie dans lecamp gaulois, moins mon frère Albinik et sa femme Méroë, alors surla flotte rassemblée dans la baie du Morbihan, mon père JOEL,le brenn de la tribu de Karnak, a dit ceci à moi sonpremier né, Guilhern, le laboureur (qui écris cerécit) :

– Demain est jour de grand combat, monfils ; nous nous battrons bien. Je suis vieux, tu esjeune ; l’ange de la mort me fera sans doute partir le premierd’ici, et demain peut-être j’irai revivre ailleurs avec ma saintefille Hêna. Or, voici ce que je te demande, en présence desmalheurs dont est menacé notre pays, car demain la mauvaise chancede la guerre peut faire triompher les Romains : mon désir estque, dans notre famille, et tant que durera notre race, l’amour dela Gaule et le souvenir sacré de nos pères ne périssent point. Sinos enfants doivent rester libres, l’amour du pays, le respect pourla mémoire paternelle, leur rendra la liberté plus chère encore.S’ils doivent vivre et mourir esclaves, ces souvenirs sacrés leurdisant sans cesse de génération en génération qu’il fut un tempsoù, fidèle à ses dieux, vaillante à la guerre, indépendante etheureuse, maîtresse de son sol fécondé par de durs labeurs,insouciante de la mort dont elle a le secret, la race gauloiseétait redoutée du monde entier et hospitalière aux peuples qui luitendaient une main amie, ces souvenirs perpétués d’âge en âge,rendant à nos enfants leur esclavage plus horrible, leur donnerontun jour la force de le briser. Afin que ces souvenirs setransmettent de siècle en siècle, il faut, mon fils, me promettre,par Hésus, de rester fidèle à notre vieille coutume gauloise, enconservant le dépôt que je vais te confier, en l’augmentant et enfaisant jurer à ton fils Sylvest de l’augmenter à son tour, afinque les fils de tes petits-fils imitent leurs pères, et qu’ilssoient imités de leur descendance… Ce dépôt, le voici… Ce premierrouleau contient le récit de ce qui est arrivé dans notre maisonlors de l’anniversaire de la naissance de ma chère fille Hêna, jourqui a été aussi celui de sa mort. Cet autre rouleau, que ce soir,vers le coucher du soleil, j’ai reçu de mon fils Albinik, le marin,contient le récit de son voyage au camp de César, à travers lescontrées incendiées par leurs populations. Ce récit honore lecourage gaulois ; il honore ton frère Albinik et sa femmeMéroë, fidèles, jusqu’à l’excès peut-être, à cette maxime de nospères : Jamais Breton ne fit trahison. Ces écrits, jete les confie, tu me les remettras après la bataille de demain, sij’y survis… sinon, tu les garderas (ou, à défaut de toi, tesfrères), et tu y inscriras les principaux faits de ta vie et decelle des tiens ; tu transmettras ces récits à ton fils, afinqu’il fasse comme toi, et ainsi toujours de génération engénération… Me jures-tu, par Hésus, d’obéir à mavolonté ?…

– Moi, Guilhern, le laboureur, – ai-jerépondu, – je jure à mon père, Joel, le brenn de la tribu deKarnak, d’accomplir ses volontés… »

**

*

Et ces volontés de mon père,je les accomplis pieusement aujourd’hui, longtemps après labataille de Vannes, et en suite de malheurs sans nombre. Le récitde ces malheurs, je le fais pour toi, mon fils Sylvest. Et ce n’estpas avec du sang… que je devrais écrire ceci… non, ce n’est pasavec du sang, car le sang se tarit ; mais avec des larmes dedouleur, de haine et de rage… leur source estintarissable !

 

Après que mon pauvre et bien-aimé frèreAlbinik a eu piloté la flotte romaine dans la baie du Morbihan,voici d’abord ce qui s’est passé le jour de la bataille deVannes…

Cela s’est passé sous mes yeux… je l’ai vu…J’aurais à vivre ici toutes les vies que j’ai à vivre ailleurs,que, dans des temps infinis, le souvenir de ce jour épouvantable etde ceux qui l’ont suivi me serait présent, comme il me l’est àcette heure, comme il me l’a été, comme il me le sera toujours…

Joel mon père, Margarid ma mère, Hénory mafemme, mes deux enfants, Sylvest et Siomara, ainsi que mon frèreMikaël, l’armurier, sa femme Martha et leurs enfants (pour neparler que de nos parents les plus proches), s’étaient rendus,comme tous ceux de notre tribu, dans le camp gaulois : noschariots de guerre, recouverts de toiles, nous avaient servi detentes jusqu’au jour de la bataille de Vannes. Pendant la nuit, leconseil, convoqué par le chef des cent vallées et parTaliesin, le plus ancien des druides, s’était rassemblé.Des montagnards d’Arès, montés sur leurs petits chevauxinfatigables, avaient été envoyés, la veille, en éclaireurs àtravers le pays incendié. Ils accoururent à l’aube annoncer qu’àsix lieues de Vannes on apercevait les feux de l’armée romaine,campée cette nuit-là au milieu des ruines de la ville de Morh’ek.Le chef des cent vallées supposa que César, pour échapper au cerclede destruction et de famine dont son armée allait être de plus enplus enserrée, avait fui à marches forcées ce pays dévasté etvenait offrir la bataille aux Gaulois. Le conseil résolut demarcher au-devant de César, et de l’attendre sur les hauteurs quidominent la rivière d’Elrik. Au point du jour, après que lesdruides eurent invoqué les dieux, notre tribu se mit en marche pouraller prendre son rang de bataille.

Joel montait son fier étalon Tom-Braset commandait la mahrek-ha-droad[5], dont jefaisais partie avec mon frère Mikaël, moi comme cavalier, lui commepiéton. Nous devions, selon la règle militaire, combattre à côtél’un de l’autre, lui à pied, moi à cheval, et nous secourirmutuellement. Dans l’un des chars de guerre, armés de faux etplacés au centre de l’armée avec la réserve, se tenaient ma mère,ma femme, ainsi que celle de Mikaël et nos enfants à tous deux.Quelques jeunes garçons, légèrement armés, entouraient les chars debataille, et tenaient difficilement en laisse les grands dogues deguerre, qui, animés par l’exemple de Deber-Trud, lemangeur d’hommes, hurlaient et bondissaient, flairant déjà lecombat et le sang. Parmi les jeunes gens de notre tribu qui serendaient à leur rang, j’en ai remarqué deux qui s’étaient juré foide saldune, comme Julyan et Armel ; de plus, et ainsique cela se fait souvent, ils avaient voulu lier non-seulement leurparole, mais leurs corps ; et pour être plus certains departager le même sort, une assez longue chaîne de fer, rivée à leurceinture d’airain, les attachait l’un à l’autre. Image du sermentqui les liait, cette chaîne les rendait inséparables, vivants,blessés ou morts.

En allant à notre poste de combat, nous avonsvu passer le chef des cent vallées à la tête d’une partiede la TRIMARKISIA[6] . Ilmontait un superbe cheval noir, recouvert d’une housseécarlate ; son armure était d’acier ; son casque decuivre étamé, brillant comme de l’argent, était surmonté del’emblème de la Gaule : un coq doré, aux ailes à demiouvertes ; aux côtés du chef chevauchaient un bardeet un druide, vêtus de longues robes blanches rayées depourpre ; ils ne portaient pas d’armes ; mais, labataille engagée, dédaigneux du péril, au premier rang descombattants, ils les encourageaient par leurs paroles et par leurschants de guerre[7]. Ainsi chantait le barde au moment oùpassait devant nous le chef des cent vallées :

« César est venu contre nous. – Il nous ademandé d’une voix forte : Voulez-vous être esclaves ?êtes-vous prêts ?… – Non, nous ne voulons pas être esclaves…non, nous ne sommes pas prêts. – Gaulois, enfants d’une même race,unis par la même cause, levons notre étendard sur les montagnes, etprécipitons-nous dans la plaine. – Marchons… marchons à César,unissons dans un même carnage lui et son armée… Aux Romains !…aux Romains ! »

Et tous les cœurs battaient vaillamment à ceschants du barde.

En passant devant notre tribu, à la tête delaquelle était Joel, mon père, le chef des cent valléesarrêta son cheval et dit :

– Ami Joel, lorsque j’étais ton hôte, tum’as demandé mon nom : je t’ai répondu que je m’appelleraisSoldat tant que notre vieille Gaule ne serait pas délivréede ses oppresseurs… L’heure est venue de nous montrer fidèles à ladevise de nos pères : Dans toute guerre il n’y a que deuxchances pour l’homme de cœur : vaincre ou périr. Puissemon dévouement à notre commune patrie n’être pas stérile !…Puisse Hésus protéger nos armées !… Peut-être alors lechef des cent vallées aura-t-il effacé la tache qui couvre unnom qu’il n’ose plus porter[8]… Courage,ami Joel ! les fils de ta tribu sont braves entre les braves…J’ai vu dans ta maison deux des tiens, Julyan et Armel, se battreaprès souper par outrevaillance… Ta sainte fille Hêna, la vierge del’île de Sên, a offert son sang à Hésus… Brave donc est ta tribu,ami Joel… Quels coups ne va-t-elle pas frapper, aujourd’hui qu’ils’agit du salut de la Gaule ?…

– Ma tribu frappera de son mieux et detoutes ses forces, comptes-y, ami, ainsi que je t’appelais dans mamaison, – reprit mon père. – Nous n’avons pas oublié ce chant desbardes qui t’accompagnaient lorsqu’ils ont poussé le premier cri deguerre dans la forêt de Karnak :

« Frappe fort le Romain… frappe à latête… plus fort encore… frappe… frappe le Romain ! »

Et tous ceux de la tribu de Joel répétèrent àgrands cris et d’une voix le refrain des bardes :

« Frappe… frappe leRomain !… »

Chapitre 4

 

Le char armé de faux. – Margarid, Hénory,Martha, et autres femmes ou jeunes filles de la famille de Joel, sepréparent au combat. – Logette des petits enfants. – Les dogues deguerre. – Les bardes donnent le signal de la bataille. – Bataillede Vannes. – La Foudroyante. – La Légion de fer. – Les cavaliersnumides. – Les bardes. – Guilhern le laboureur et César. – Mort deJoel, le brenn de la tribu de Karnak, et de Mikaël. – L’archercrétois et Deber-Trud, le mangeur d’hommes. – Les deux saldunesenchaînés. – Margarid, Hénory, Martha. – Les vierges et les femmesgauloises pendant le combat. – Le char de la mort.

 

« Le chef des cent valléess’éloigna pour aller adresser quelques paroles à chaque tribu.Avant de prendre notre poste de bataille, loin des chariots deguerre où étaient les femmes, les jeunes filles et mes enfants, monpère, mon frère et moi, nous avons voulu nous assurer une dernièrefois que rien ne manquait à la défense du char qui portait notrefamille. Ma mère Margarid, aussi tranquille que lorsqu’elle filaitsa quenouille au coin de notre foyer, était debout, appuyée à lamembrure de chêne dont est formée la caisse du char ; elleengageait ma femme Hénory et Martha, femme de Mikaël, à donner plusde jeu aux courroies qui assujettissent à des chevilles plantéessur le rebord du chariot le manche des faux que l’on manœuvre pourle défendre, de même que l’on manœuvre les rames attachées auplat-bord d’une barque[9].

» Plusieurs jeunes filles et jeunesfemmes de nos parentes s’occupaient d’autres soins : les unes,à l’arrière de la voiture, préparaient, au moyen de peaux épaissestendues sur des cordes, un réduit où nos enfants devaient être àl’abri des flèches et des pierres lancées par les frondeurs et lesarchers ennemis. Ces enfants riaient et s’ébattaient déjà, avec dejoyeux cris, dans cette logette à peine achevée. Pour plus depréservation encore, Mamm’ Margarid, veillant à toute chose, fitplacer des sacs remplis de grain au-dessus du réduit. D’autresjeunes filles accrochaient au long des parois intérieures du chardes couteaux de jet, des épées et des haches, qui, le péril venu,ne pesaient pas plus qu’une quenouille à leurs bras blancs etforts. Deux de leurs compagnes, agenouillées près de Mamm’Margarid, ouvraient des caisses de linge et préparaient l’huile, lebaume, le sel et l’eau de gui, pour panser les blessures, àl’exemple des druidesses, dont le char secourable était voisin.

» À notre approche, nos enfants sontaccourus gaiement, du fond de leur réduit, sur le devant de lavoiture, d’où ils nous ont tendu leurs petites mains. Mikaël, étantà pied, prit dans ses bras son fils et sa fille, tandis que mafemme Hénory, pour m’épargner la peine de descendre de cheval, mittour à tour entre mes bras, du haut du char, ma petite Siomara etmon petit Sylvest. Je les assis tous les deux sur le devant de maselle, et, au moment d’aller combattre, j’eus grand plaisir àbaiser leurs têtes blondes. Mon père Joel dit alors à mamère :

» – Margarid, si la chance tourne contrenous, si le char est assailli par les Romains, ne fait lâcher lesdogues de guerre qu’au moment de l’attaque ; ces braves chiensne seront que plus furieux de leur longue attente, et nes’écarteront pas.

» – Ton conseil sera suivi, Joel,répondit Mamm’ Margarid. Vois maintenant si les courroies des fauxleur donnent assez de jeu pour la manœuvre.

» – Oui, elles en ont assez, répondit monpère après avoir visité une partie des courroies.

» Puis, examinant l’armement des faux quidéfendait l’autre bord du chariot, Joel reprit :

» – Femme ! femme !… à quoi ontpensé ces jeunes filles ?… Vois donc… Ah ! les têtesfolles ! de ce côté, le tranchant des faux est tourné versl’arrière…

» – C’est moi qui ait fait ainsi disposerles armes, a dit ma mère.

» – Et pourquoi tous les tranchants desfaux ne sont-ils pas tournés du même côté, Margarid ?

» – Parce qu’un char est presque toujoursassailli à la fois par l’avant et par l’arrière ; dans ce cas,les deux rangs de faux agissant en sens inverse l’un de l’autre,sont de meilleure défense… Ma mère m’a enseigné cela ; jel’enseigne à ces chères filles.

» – Ta mère était plus judicieuse quemoi, Margarid… La bonne fauchaison est ainsi plus certaine…Viennent les Romains à l’assaut du char ! têtes et membrestomberont fauchés comme des épis mûrs en temps de moisson ! etfasse Hésus qu’elle soit bonne, cette moisson humaine !

» Puis, prêtant l’oreille, mon père nousdit, à Mikaël et à moi :

» – Enfants, j’entends les cymbales desbardes et les clairons de la trimarkisia… Rejoignons nosrangs… Allons, Margarid, allons, mes filles, au revoir, ici… ouailleurs…

» – Ici ou ailleurs, nos pères et nosépoux nous retrouveront pures de tout outrage… répondit ma femmeHénory, plus fière, plus belle que jamais.

» – Victorieuses ou mortes, vous nousreverrez ! ajouta Madalèn, une de nos parentes, jeune viergede seize ans ; mais esclaves ou déshonorées ! non… par leglorieux sang de notre Hêna… non… jamais !

» – Non !… reprit Martha, la femmede Mikaël, en pressant sur son sein ses deux enfants, que mon frèrevenait de replacer sur le chariot.

» – Ces chères filles sont de notre race…Sois sans inquiétude, Joel, reprit Mamm’ Margarid, toujours calmeet grave ; elles feront leur devoir.

» – Comme nous ferons le nôtre… Et ainsila Gaule sera délivrée, dit mon père. Toi aussi, tu feras tondevoir, vieux mangeur d’hommes, vieux Deber-Trud ! ajouta lebrenn en caressant la tête énorme du dogue de guerre qui,malgré sa chaîne, s’était dressé debout et appuyait ses pattes àl’épaule du cheval. Bientôt viendra l’heure de la curée !bonne et sanglante curée, Deber-Trud ! Hèr ! hèr !…aux Romains !…

» Pendant que le dogue et la meute decombat semblaient répondre à ces mots par des aboiements féroces,le brenn, mon frère et moi, nous avons jeté un dernierregard sur notre famille ; puis mon père a tourné la tête deson fier étalon Tom-Bras vers les rangs de l’armée, et l’arapidement rejointe. J’ai suivi mon père, tandis que Mikaël, agileet robuste, tenant fortement serrée dans sa main gauche une poignéede crins de la longue crinière de mon cheval lancé au galop,m’accompagnait en courant ; parfois, s’abandonnant à l’élan dema monture, il bondissait avec elle et était ainsi soulevé de terrependant quelques pas… Mikaël et moi, comme bien d’autres de latribu, nous nous étions, en temps de paix, familiarisés avec lemâle exercice militaire de la mahrek-ha-droad (cavalierset piétons).

» Le brenn, mon frère et moi,nous avons ainsi rejoint notre tribu et notre rang de bataille.

» L’armée gauloise occupait le faited’une colline éloignée de Vannes d’une lieue : à l’orient,notre ligne de bataille s’appuyait sur la forêt de Merek, occupéepar nos meilleurs archers ; à l’occident, nous étions défenduspar les hauteurs escarpées du rivage que baignaient les eaux de labaie du Morbihan… Au fond de cette baie était ancrée notre flotte,où se trouvaient alors mon frère Albinik et sa femme Méroë. Nosvaisseaux commençaient à lever leurs câbles de fer pour allercombattre les galères romaines, disposées en croissant et immobilescomme une volée de cygnes de mer reposés sur les vagues. N’étantplus pilotée par Albinik, la flotte de César, remise à flot lors dela marée haute, gardait sa position de la veille, de peur de tombersur des écueils quelle ignorait.

» À nos pieds coulait la rivière deRoswallan : les Romains devaient la traverser à gué pour venirà nous. Le chef des cent vallées avait habilement choisinotre position : nous avions devant nous une rivière, derrièrenous la ville de Vannes ; à l’occident, la mer ; àl’orient la forêt de Merek ; sa lisière abattue offrait desobstacles insurmontables à la cavalerie ennemie, et beaucoup dedangers à l’infanterie, nos meilleurs archers étant disséminés aumilieu de ces grands abatis de bois.

» Le terrain qui nous faisait face del’autre côté de la rivière s’élevait en pente douce ; seshauteurs nous cachaient la route par laquelle devaient arriverl’armée romaine. Soudain nous avons vu apparaître au faîte de cettecolline, et descendre son versant à toute bride, en venant versnous, des montagnards d’Arès envoyés en éclaireurs pour noussignaler l’approche de l’ennemi. Ils traversèrent la rivière à gué,nous rejoignirent, et nous annoncèrent l’avant-garde de l’arméeromaine.

» – Amis, avait dit le chef des centvallées à chaque tribu, en passant à cheval devant le front debataille de l’armée, restez immobiles jusqu’à ce que les Romains,rassemblés sur l’autre bord de la rivière, commencent à latraverser ; à ce moment, les frondeurs et les archersépuiseront leurs pierres et leurs flèches sur l’ennemi ; puis,lorsque les Romains, après le passage de la rivière, reformerontleurs cohortes, que toute notre ligne s’ébranle, laissant laréserve auprès des chariots de guerre ; alors les gens de piedau centre, les cavaliers sur les ailes, précipitons-nous comme untorrent du haut de cette pente rapide : l’ennemi, encoreacculé à la rivière, ne résistera pas à l’impétuosité de notrepremier choc !

» Bientôt la colline opposée à la nôtres’est couverte des nombreuses troupes de César. À l’avant-gardemarchaient les VEXILLAIRES, reconnaissables à la peau de lion quileur couvrait la tête et les épaules ; les vieilles cohortesrenommées par leur expérience et leur intrépidité, telles que laFOUDROYANTE, la LÉGION DE FER, et bien d’autres que nous désigna lechef des cent vallées, qui avait déjà combattu lesRomains, formaient la réserve. Nous voyions briller au soleil leursarmures et les enseignes distinctives des légions : unaigle, un loup, un dragon, unminotaure et autres figures de bronze doré, ornée defeuillage… Le vent nous apportait les sons éclatants de leurs longsclairons… Nos cœurs bondissaient à cette musique guerrière. Unenuée de cavaliers numides, enveloppés de longs manteaux blancs,précédaient l’armée. Elle a fait halte un moment ; un grandnombre de ces Numides sont arrivés à toute bride au bord opposé dela rivière ; ils y sont entrés à cheval, afin de s’assurerqu’elle était guéable, et se sont approchés, malgré la grêle depierres et de flèches que faisaient pleuvoir sur eux nos frondeurset nos archers. Aussi avons-nous vu plus d’un manteau blancflottant sur le courant de la rivière, et plus d’un cheval sanscavalier gravir la berge et retourner vers les Romains. Cependant,plusieurs Numides, malgré les pierres et les traits qu’on leurlançait, traversèrent plusieurs fois la rivière dans toute salargeur, montrant ainsi tant de bravoure, que nos archers et nosfrondeurs cessèrent leur jet d’un commun accord, afin d’honorercette outre-vaillance. Le courage nous plaît dans nosennemis ; ils en sont plus honorables à combattre. LesNumides, certains d’un passage à gué, coururent porter cettenouvelle à l’armée romaine… Alors les légions, s’ébranlant, se sontformées en plusieurs colonnes profondes ; le passage de larivière a commencé… Selon les ordres du chef des centvallées, nos archers et nos frondeurs ont recommencé leur jet,tandis que les archers crétois et des frondeurs des îles Baléares,se déployant sur la rive opposée, ripostaient à nos gens.

» – Mes fils, nous dit mon père enregardant du côté de la baie du Morbihan, votre frère Albinik va sebattre sur mer pendant que nous nous battrons sur terre… Voyez…notre flotte a rejoint les galères romaines.

» Mikaël et moi, regardant du côté quenous montrait le brenn, nous avons vu au loin nos naviresaux lourdes voiles de peaux tannées tendues par des chaînes de fer,aborder les galères romaines.

» Mon père disait vrai : le combats’engageait à la fois sur terre et sur mer… De ce double combatallait sortir l’indépendance ou l’asservissement de la Gaule. J’aifait alors une remarque de sinistre augure : nous tous,ordinairement si babillards, si gais à l’heure de la bataille, quel’on entendait toujours sortir des rangs gaulois de plaisantesprovocations à l’ennemi ou de bouffonnes saillies sur le danger,nous étions graves, silencieux, mais résolus à vaincre ou àpérir.

» Le signal de la bataille a étédonné : les cymbales des bardes ont répondu aux claironsromains ; le chef des cent vallées, descendant decheval, s’est mis de quelques pas en avant sur notre ligne debataille… plusieurs druides et bardes étaient à ses côtés… Il abrandi son épée et s’est élancé en courant sur la pente rapide dela colline… Les druides et les bardes couraient du même pas quelui… faisant vibrer leurs harpes d’or… À ce signal, toute notrearmée s’est précipitée à leur suite sur l’ennemi, qui, après lepassage de la rivière, reformait ses cohortes.

» La mahrek-ha-droad des tribusvoisines de Karnak, que commandait mon père, s’élança, ainsi que lereste de l’armée, sur le versant de la colline. Mon frère Mikaël,tenant sa hache de la main droite, fut, pendant cette impétueusedescente, presque toujours suspendu à la crinière de mon cheval,qu’il avait saisie de la main gauche. Je voyais, au bas de la côte,la légion romaine appelée la Légion de fer, à cause despesantes armures de ses soldats, formée en coin. Immobilecomme une muraille d’acier, hérissée de piques, elle s’apprêtait àrecevoir notre choc à la pointe de ses lances. Je portais, commetous les cavaliers, un sabre au côté gauche, une hache au côtédroit, et à la main un lourd épieu ferré. Nous avions pour casqueun bonnet de fourrure, pour cuirasse une casaque de peau desanglier, et des bandelettes de cuir enveloppaient nos jambes quenos braies ne couvraient pas. Mikaël était armé d’un épieu ferré,d’un sabre, et portait au bras gauche un léger bouclier.

» – Saute en croupe ! ai-je dit àmon frère au moment où nos chevaux, dont nous n’étions plusmaîtres, arrivaient à toute bride sur les lances de la Légionde fer…

» Une fois à portée, nous avons de toutesnos forces lancé notre épieu ferré à la tête des Romains, comme onlance le pen-bas[10]. Moncoup à moi porta ferme et droit sur le casque d’un légionnaire.Tombant à la renverse, il entraîna dans sa chute le soldat qui lesuivait. Mon cheval entra par cette trouée au plus épais de laLégion de fer. D’autres des nôtres m’imitèrent ; danscette mêlée, le combat devint rude. Mon frère Mikaël, toujours àmes côtés, tantôt, pour frapper de plus haut, sautait sur la croupede mon cheval, tantôt s’en faisait un rempart : il combattaitvaleureusement. Une fois je fus à demi démonté ; il meprotégea de son arme pendant que je me remettais en selle. Lesautres piétons de la mahrek-ha-droad se battaient de lamême manière, chacun à côté de son cavalier.

» – Frère, tu es blessé, ai-je dit àMikaël. Vois, ta saie est rougie.

» – Et toi, frère, m’a-t-il répondu,regarde tes braies ensanglantées.

» Et de vrai, dans la chaleur du combat,nous ne sentions pas ces blessures. Mon père, chef de lamahrek-ha-droad, n’était pas accompagné d’un piéton. Àdeux reprises, nous l’avons rejoint au milieu de la mêlée ;son bras, fort malgré son âge, frappait sans relâche ; salourde hache résonnait sur les armures de fer comme le marteau surl’enclume. Son étalon Tom-Bras mordait avec furie tous lesRomains à sa portée ; il en a soulevé un presque de terre ense cabrant ; il le tenait par la nuque, et le sangjaillissait. Plus tard le flot des combattants nous a de nouveaurapproché de mon père déjà blessé ; j’ai renversé, broyé sousles pieds de mon cheval un des assaillants du brenn ;nous avons encore été séparés de lui. Nous ne savions rien desautres mouvements de la bataille ; engagés dans la mêlée, nousne pensions qu’à culbuter la Légion de fer dans larivière. Nous poussions fort à cela ; déjà nos chevauxtrébuchaient sur les cadavres comme sur un sol mouvant ; nousavions entendu, non loin de nous, la voix éclatante desbardes : ils chantaient à travers la mêlée :

« Victoire à la Gaule ! –Liberté ! liberté ! – Encore un coup de hache ! –Encore un effort ! – Frappe… frappe, Gaulois ! – Et leRomain est vaincu. – Et la Gaule délivrée. – Liberté !liberté ! – Frappe fort le Romain ! – Frappe plus fort…frappe ! Gaulois ! »

» Les chants des bardes, l’espoirvictorieux qu’ils nous donnaient, redoublent nos efforts. Lesdébris de la Légion de fer, presque anéantie, repassent larivière en désordre ; nous voyons accourir à nous, saisie depanique, une cohorte romaine en pleine déroute ; les nôtres larefoulaient de haut en bas sur la pente de la colline au pied delaquelle nous étions. Cette troupe, jetée entre deux ennemis, estdétruite… Nos bras se lassaient de tuer, lorsque je remarque unguerrier romain de moyenne taille : sa magnifique armureannonçait son rang élevé ; il était à pied, et avait perdu soncasque dans la mêlée. Son grand front chauve, son visage pâle, sonregard terrible, lui donnaient un aspect menaçant : armé d’uneépée, il frappait avec fureur ses propres soldats, ne pouvantarrêter leur fuite. Je le montrai du geste à Mikaël qui venait deme rejoindre.

» – Guilhern, me dit-il, si partout l’ons’est battu comme ici, nous sommes victorieux… Ce guerrier àl’armure d’or et d’acier doit être un général romain ;faisons-le prisonnier ; ce sera un bon otage à garder…Aide-moi, nous l’aurons.

» Mikaël court, se précipite sur leguerrier à l’armure d’or au moment où il tentait encore d’arrêterles fuyards. En quelques bonds de mon cheval, je rejoins mon frère.Après une courte lutte, il renverse le Romain ; ne voulant pasle tuer, mais le garder prisonnier, il ne tenait sous ses deuxgenoux, sa hache haute, pour lui signifier de se rendre. Le Romaincomprit, n’essaya plus de se débattre, et leva au ciel la mainqu’il avait de libre, afin d’attester les Dieux qu’il se rendaitprisonnier.

» – Emporte-le, me dit mon frère.

» Mikaël, ainsi que moi, très-robuste,très-grand, tandis que notre prisonnier était frêle et de staturemoyenne, le saisit entre ses bras et le soulève de terre ;moi, je prends le Romain par le collet de buffle qu’il portait soussa cuirasse, je l’attire vers moi, je l’enlève, et le jette toutarmé en travers de ma selle ; prenant alors mes rênes entremes dents, afin de pouvoir d’une main contenir notre prisonnier, etde l’autre le menacer de ma hache, je l’emporte ainsi, et pressantles flancs de mon cheval, je me dirige vers notre réserve pourmettre là notre otage en sûreté, et aussi faire panser mesblessures… J’avais fait à peine quelques pas, lorsqu’un de noscavaliers, venant à ma rencontre en pourchassant des fuyards,s’écria en reconnaissant le Romain que j’emportais :

» – C’est CÉSAR !…Frappe !… assomme CÉSAR !

» J’apprends ainsi que j’emportais surmon cheval le plus grand ennemi de la Gaule. Moi, loin de songer àle tuer… saisi de stupeur, je m’arrête… ma hache s’échappe de mamain, et je me renverse en arrière, afin de mieux contempler ceCésar si redouté que je tenais en mon pouvoir[11].

» Malheur à moi ! malheur à monpays ! César profite de mon stupide étonnement, saute à bas demon cheval, appelle à son aide un gros de cavaliers numides quiaccouraient à sa recherche, et, lorsque j’ai eu conscience de macriminelle sottise, il n’était plus temps de la réparer… Césars’était élancé sur le cheval d’un des cavaliers numides, tandis queles autres m’enveloppaient… Furieux d’avoir laissé échapper César,je me défends à outrance. Je reçois de nouvelles blessures et jevois tuer mon frère Mikaël à mes côtés… Ce malheur est le signaldes autres. Jusqu’alors favorable à nos armes, la chance de labataille tourne contre nous… César rallie ses légionsébranlées ; un renfort considérable de troupes fraîches arriveà son secours, et nous sommes repoussés en désordre sur notreréserve, où se trouvaient nos chariots de guerre, nos blessés, nosfemmes et nos enfants… Entraîné par le flot des combattants,j’arrive près des chars de guerre, heureux, dans notre défaite,d’être du moins rapproché de ma mère et des miens, et de pouvoirles défendre, s’il m’en restait la force, car le sang qui coulaitde mes blessures m’affaiblissait de plus en plus. Hélas ! lesDieux m’avaient condamné à une horrible épreuve ; maintenantje peux dire comme disaient mon frère Albinik et sa femme, mortstous deux dans l’attaque des galères romaines, en combattant surmer comme nous combattions sur terre pour la liberté de notrepauvre patrie :

» – Nul n’avait vu, nul ne verradésormais le spectacle épouvantable auquel j’ai assisté…

» Refoulés vers les chariots, toujourscombattant, attaqués à la fois par les cavaliers numides, par leslégionnaires de l’infanterie et par les archers crétois, nouscédions le terrain pas à pas. Déjà j’entendais les mugissements destaureaux, le bruit éclatant des nombreuses clochettes d’airain quigarnissent leur joug, les aboiements des dogues de guerre, encoreenchaînés autour des chars. Ménageant mes forces défaillantes, jene cherche plus à combattre, mais à me diriger vers l’endroit où mafamille se trouvait en danger. Soudain, mon cheval, déjà blessé,reçoit au flanc un coup mortel, s’abat, roule sur moi ; majambe et ma cuisse, percées de deux coups de lance, sont prisescomme dans un étau entre le sol et cette masse inerte ; jem’efforçais en vain de me dégager, lorsqu’un de nos cavaliers, quime suivait au moment de ma chute, se heurte à ma monture expirante,culbute sur elle avec son cheval ; tous deux sont à l’instantpercés de coups par des légionnaires. La résistance des nôtresdevient désespérée ; cadavres sur cadavres s’entassent sur moiet autour de moi. De plus en plus affaibli par la perte de monsang, vaincu par les douleurs de mes membres brisés sous cetentassement de morts et de mourants, incapable de faire unmouvement, tout sentiment m’abandonne, mes yeux se ferment… etlorsque, rappelé à moi par les élancements aigus de mes blessures,je rouvre les yeux… voici ce que je vois, me croyant d’abord obsédépar un de ces songes effrayants auxquels on veut vainement échapperpar un réveil qui vous fuit.

» Et pourtant ce n’était pas un songe…Non, ce n’était pas un songe, mais une réalité horrible…horrible !…

» À vingt pas de moi, j’aperçois le charde guerre où se trouvaient ma mère, ma femme Hénory, Martha, lafemme de Mikaël, nos enfants et plusieurs jeunes filles et jeunesfemmes de notre famille. Plusieurs hommes de nos parents et denotre tribu, accourus comme moi vers les chars, les défendaientcontre les Romains. Parmi ceux des nôtres, je reconnais les deuxsaldunes, attachés l’un à l’autre par une chaîne de fer,emblème de leur fraternelle amitié : tous deux jeunes, beaux,vaillants comme l’avaient été Armel et Julyan. Leurs vêtements enlambeaux, la tête, la poitrine nues et déjà ensanglantées, armés deleur épieu, les yeux flamboyants, un dédaigneux sourire aux lèvres,ils combattaient intrépidement des légionnaires romains couverts defer et des archers crétois armés à la légère de casaques et dejambards de cuir. Les grands dogues de guerre, déchaînés depuis peusans doute, sautaient à la gorge des assaillants, souvent lesrenversaient de leur élan furieux, et leurs redoutables mâchoires,ne pouvant entamer ni casque, ni cuirasse, dévoraient le visage deleurs victimes ; et ils se faisaient tuer sur elles sansdémordre. Les archers crétois, presque sans armure défensive,étaient saisis par les dogues, aux jambes, aux bras, au ventre, auxépaules, et chaque morsure de ces chiens féroces emportait unlambeau de chair sanglante.

» À quelques pas de moi, j’ai vu unarcher de taille gigantesque, calme au milieu de cette mêlée,choisir dans son carquois sa flèche la plus aiguë, la poser sur lacorde de son arc, la tendre d’un bras vigoureux, et longuementviser l’un des deux saldunes enchaînés, qui, entraîné parla chute et le poids de son frère d’armes tombé mort à son côté, nepouvait plus combattre qu’un genou à terre, mais si vaillammentencore, que, pendant quelques instants, nul n’osa braver les coupsde son épieu ferré, qu’il faisait voltiger autour de lui et dontchaque atteinte était mortelle. L’archer crétois, attendant lemoment opportun, visait encore le saldune, lorsque j’ai vubondir le vieux Deber-Trud. Cloué à ma place sous lemonceau de morts qui m’écrasait, incapable de bouger sans ressentirdes douleurs atroces à ma cuisse blessée, j’ai rassemblé ce qui merestait de forces pour crier :

» – Hou ! hou !… Deber-Trud… auRomain !…

» Le dogue, encore excité par ma voix,qu’il reconnaît, s’élance d’un bond sur l’archer crétois au momentoù sa flèche partait en sifflant et s’enfonçait, vibrante encore,dans la poitrine du saldune… À cette nouvelle blessure, ses yeux seferment ; ses bras alourdis laissent tomber son épieu… legenou qu’il tendait en avant fléchit… son corps s’affaisse ;mais, par un dernier effort, le saldune se redresse sur ses deuxgenoux, arrache la flèche de sa plaie, la rejette aux légionnairesromains en criant d’une voix forte encore et avec un sourire deraillerie suprême :

» – À vous, lâches ! qui abritezvotre peur et votre peau sous des armures de fer… La cuirasse duGaulois est sa poitrine[12].

» – Et le saldune est tombé mort sur lecorps de son frère d’armes.

» Tous deux ont été vengés parDeber-Trud… Il avait renversé et tenait sous ses pattes énormesl’archer crétois qui poussait des cris affreux ; mais d’uncoup de ses crocs, formidables comme ceux d’un lion, le dogue deguerre a déchiré si profondément la gorge de sa victime, que deuxjets d’un sang chaud sont venus mouiller mon front, et l’archer,sans mourir encore, n’a plus crié… Deber-Trud, sentant sa proietoujours vivante, s’acharnait sur elle avec des grondementsfurieux, dévorant et jetant de côté chaque lambeau de chairarraché ; j’ai entendu les côtes du Crétois craquer, se broyersous les crocs de Deber-Trud, qui fouillait et fouillait… si avantdans cette poitrine sanglante, que son mufle rougi s’y perdait, etque je ne voyais plus que ses deux yeux flamboyants. Un légionnaireest accouru, et par deux fois il a transpercé Deber-Trud de salance… Deber-Trud n’a pas poussé un seul gémissement… Deber-Trudest mort en bon dogue de guerre, sa tête monstrueuse plongée dansles entrailles du Romain[13].

» Après la mort des deux saldunesenchaînés l’un à l’autre, les défenseurs du chariot sont tombés unà un… Alors j’ai vu ma mère, ma femme, celle de Mikaël, et nosautres jeunes parentes, les yeux et les joues enflammés, lescheveux épars, les vêtements désordonnés par l’action du combat,les bras et le sein demi-nus, courir, intrépides, d’un bout àl’autre du chariot, encourageant les combattants de la voix et dugeste, lançant sur les Romains, d’une main virile et aguerrie,courts épieux ferrés, couteaux de jet, massues armées de pointes.Enfin le moment suprême est venu : tous ceux de notre familletués, le chariot, entouré de corps amoncelés jusqu’à ses moyeux,n’a plus été défendu que par ma mère, nos épouses, nos parentes… Ilallait être assailli… Elles étaient là avec Margarid… cinq jeunesfemmes et six jeunes vierges, presque toutes d’une beauté superbe,rendues plus belles encore par l’exaltation de la bataille.

» Les Romains, sûrs de cette proie pourleurs débauches, et la voulant garder vivante, se sont consultésavant d’attaquer… Je ne comprenais pas leurs paroles ; mais àleurs rires grossiers, aux regards licencieux qu’ils jetaient surles Gauloises, je ne doutais pas du sort qui les attendait… Etj’étais là, brisé, inerte, haletant, plein de désespoir,d’épouvante et de rage impuissante, voyant à quelques pas de moi cechar, où étaient ma mère, ma femme, mes enfants !… Courroux duciel ! Ainsi que celui qui ne peut se réveiller d’un rêveépouvantable, j’étais condamné à tout voir, à tout entendre, et àrester immobile…

» Un officier, d’une figure insolente etfarouche, s’est avancé seul vers le char, et s’adressant auxGauloises en langue romaine, il leur a dit des paroles que lesautres soldats ont accueillies par des rires insultants… Ma mère,calme, pâle, redoutable, m’a paru recommander aux jeunes femmes,rassemblées autour d’elle, de ne pas s’émouvoir. Alors le Romain,ajoutant quelques mots, les a terminés par un geste obscène…Margarid tenait à ce moment une lourde hache… Elle l’a lancée sidroit à la tête de l’officier, qu’il a tournoyé sur lui-même et esttombé… Sa chute a donné le signal de l’attaque : ses soldatsse sont élancés pour assaillir le char… Les Gauloises seprécipitant alors sur les faux qui de chaque côté défendaient lechariot, les ont fait jouer avec tant de vigueur et d’ensemble,qu’après avoir vu tuer ou mettre hors de combat un grand nombre desleurs, les Romains, un moment effrayés des ravages de ces armesterribles si intrépidement manœuvrées, ont suspendu l’attaque… Maisbientôt, se servant, en guise de leviers, des longues lances deslégionnaires, ils sont parvenus à briser les manches des faux, ense tenant hors de leur atteinte… Cette armature anéantie, un nouvelassaut allait commencer : l’issue n’était plus douteuse…Pendant que les dernières faux tombaient brisées sous les coups dessoldats, j’ai vu ma mère parler à Hénory et à Martha, épouse deMikaël… Toutes deux ont couru vers le réduit où étaient abrités nosenfants. J’ai frémi malgré moi en voyant l’air farouche et inspiréde ma femme et de Martha en allant vers ce réduit. Margarid a aussiparlé aux trois jeunes femmes qui n’avaient pas d’enfants, etcelles-ci, ainsi que les jeunes filles, lui ont pris les mains etles ont pieusement baisées.

» À ce moment, les dernières faux,abandonnées par les Gauloises, tombaient sous les coups desRomains… Ma mère saisit une épée d’une main, de l’autre un voileblanc, s’avance vers le devant du chariot, et, agitant le voileblanc, jette l’épée loin d’elle, comme pour annoncer à l’ennemi quetoutes les femmes voulaient se rendre prisonnières. Cetterésolution me surprit et m’effraya ; car, pour ces jeunesvierges et ces jeunes femmes si belles, se rendre… c’était allerau-devant de l’esclavage et des derniers outrages, plus affreux quela servitude et la mort !… Les soldats, d’abord étonnés de lareddition proposée, répondirent par des rires de consentementironique. Margarid paraissait attendre un signal ; par deuxfois elle jeta les yeux avec impatience vers le réduit où setrouvaient nos enfants, et où étaient entrées ma femme et celle demon frère. Le signal désiré par ma mère ne venant pas, elle voulutsans doute détourner l’attention de l’ennemi, et agita de nouveauson voile blanc en montrant tout à tour la ville de Vannes et lamer.

» Les soldats, ne comprenant pas lasignification de ces gestes, se regardent et s’interrogent… Alors,ma mère, après un nouveau coup-d’œil vers le réduit où avaientdisparu Hénory et Martha, échange quelques mots avec les jeunesfilles qui l’entouraient, saisit un poignard, et, avec la rapiditéde l’éclair, frappe l’une après l’autre trois des vierges placéesprès d’elle, et qui, entr’ouvrant leur robe, avaient vaillammentoffert au couteau leur chaste sein… Pendant ce temps, les autresjeunes Gauloises s’étaient entre-tuées d’une main prompte et sûre…Elles roulaient au fond du char, lorsque Martha, la femme de monfrère, sortit du réduit où l’on avait caché les enfants pendant labataille : fière et calme, Martha tenait ses deux petitesfilles sans ses bras… Un timon de rechange dressé à l’avant-train,où se tenait Margarid, s’élevait assez haut… D’un bond, Marthas’élance sur le rebord du char… et seulement alors je remarquequ’elle avait le cou entouré d’une corde ; le bout de cettecorde, Martha le passe dans l’anneau du timon ; ma mère leprend, s’y cramponne de ses deux mains… Martha s’élance en ouvrantles bras… et elle reste étranglée… pendante le long du timon… Maisses deux petites filles, au lieu de tomber à terre, demeurentsuspendues de chaque côté du sein de leur mère, étranglées commeelle par un même lacet qu’elle s’était passée derrière de cou aprèsavoir attaché à chaque bout un de ses enfants[14].

» Tout cela est arrivé si promptement, etavec tant d’ensemble, que les Romains, d’abord immobiles de stupeuret d’épouvante, n’eurent pas le temps de prévenir ces mortshéroïques !… ils sortaient à peine de leur surprise, lorsquema mère Margarid, voyant toutes celles de notre famille expirantesou mortes à ses pieds, s’est écriée d’une voix forte et calme enlavant vers le ciel son couteau sanglant :

» – Non, mes filles ne seront pasoutragées !… non, nos enfants ne seront pas esclaves !…Nous tous, de la tribu de Joel, le brenn de la tribu deKarnak, mort, comme les siens, pour la liberté de la Gaule,nous allons le rejoindre ailleurs… Tant de sang versé t’apaiserapeut-être, ô Hésus !…

» Et ma mère s’est frappée d’une maintranquille.

» Moi… après tout ceci… en face de cechariot de mort, ne voyant pas sortit ma femme Hénory duréduit où elle devait être avec mes deux enfants, où elle s’étaittuée sans doute comme ses sœurs, après avoir mis à mort mon petitSylvest et ma petite Siomara… le vertige m’a saisi, mes yeux sesont fermés… je me suis senti mourir, et j’ai, du fond de l’âme,remercié Hésus de ne pas me laisser seul ici… tandis que tous lesmiens allaient revivre ensemble dans des mondes inconnus…

**

*

» Mais non… c’est ici-bas que je devaisrevivre… puisque j’ai survécu à tant de douleurs ! »

Chapitre 5

 

L’esclavage. – Guilhern à la chaîne. – Lemaquignon. – Perce-Peau, l’esclave deréjouissance. – Sous quels numéro, nomet enseigne doit être vendu Guilhern. – Il craint queses deux enfants, son fils Sylvest et sa fille Siomara, n’aientéchappé à la mort sur le chariot de guerre. – Ce que l’on faisaitdes enfants esclaves. – Le maquignon parle à Guilhern duseigneur Trymalcion, riche vieillard qui achète beaucoupd’enfants. – Épouvante de Guilhern à ces monstruosités.

 

« Après que j’eus vu ma mère et lesfemmes de ma famille et de ma tribu se tuer et s’entre-tuer sur lechariot de guerre, pour échapper à la honte et aux outrages de laservitude, la perte de mon sang me priva de tout sentiment :il se passa un assez long temps pendant lequel je n’eus pas laplénitude de ma raison ; lorsqu’elle me revint, je me trouvaicouché sur la paille, ainsi qu’un grand nombre d’hommes, dans unvaste hangar. À mon premier mouvement, je me suis senti enchaînépar une jambe à un pieu enfoncé en terre : j’étais à demivêtu ; l’on m’avait laissé ma chemise et mes braies, oùj’avais caché dans une poche secrète les écrits de mon père etd’Albinik, mon frère, ainsi que la petite faucille d’or,don de ma sœur Hêna, la vierge de l’île de Sên ; un appareilavait été mis sur mes blessures : elles ne me faisaientpresque plus souffrir ; je ne ressentais qu’une grandefaiblesse et un étourdissement qui rendait confus mes dernierssouvenirs. J’ai regardé autour de moi : nous étions làpeut-être cinquante prisonniers blessés, tous enchaînés sur noslitières ; au fond du hangar se tenaient plusieurs hommesarmés ; ils ne me parurent pas appartenir aux troupesrégulières romaines. Assis autour d’une table, ils buvaient etchantaient ; quelques-uns d’entre eux, marchant d’un pas malassuré comme des gens ivres, se détachaient de temps à autre de cegroupe, ayant à la main un fouet à manche court, composé deplusieurs lanières terminées par des morceaux de plomb ; ilsse promenaient çà et là, jetant sur les prisonniers des regardsrailleurs. À côté de moi était un vieillard à barbe et à cheveuxblancs, d’une grande pâleur et maigreur ; un linge ensanglantécachait à demi son front. Ses coudes sur ses genoux, il tenait sonvisage entre ses mains. Le voyant prisonnier et blessé, je l’ai cruGaulois : je ne m’étais pas trompé.

» – Bon père, lui ai-je dit en letouchant légèrement au bras, où sommes-nous ici ?

» Le vieillard, relevant sa figure morneet sombre, m’a répondu d’un air de compassion :

» – Voilà tes premières paroles depuisdeux jours…

» – Depuis deux jours ? ai-je reprisbien étonné, ne pouvant croire qu’il se fût passé ce temps depuisla bataille de Vannes, et cherchant à recueillir ma mémoireincertaine. Est-ce possible ? il y a deux jours que je suisici ?

» – Oui… et tu as toujours été en délire…ne semblant pas savoir ce qui se passait autour de toi… Le médecinqui a pansé tes blessures t’a fait boire des breuvages…

» – Maintenant je me rappelle celaconfusément… et aussi… un voyage en chariot ?

» – Oui, pour venir du champ de batailleici. J’étais avec toi dans ce chariot, où l’on t’a porté.

» – Et ici, nous sommes ?…

» – À Vannes.

» – Notre armée ?…

» – Détruite…

» – Et notre flotte ?

» – Anéantie[15].

» – Ô mon frère !… et sa courageusefemme Méroë !… tous deux morts aussi ! ai-je pensé. Et àVannes, où nous sommes, ai-je dit au vieillard, Vannes est aupouvoir des Romains ?

» – Ainsi que toute la Bretagne,disent-ils.

» – Et le chef des centvallées ?

» – Il s’est réfugié dans les montagnesd’Arès avec un petit nombre de cavaliers… Les Romains sont à sapoursuite, me répondit le vieillard.

» Et levant les yeux au ciel :

» – Qu’Hésus et Teutâtès protègent cedernier défenseur des Gaules !

» J’avais fait ces questions à mesure quela pensée me revenait, incertaine encore ; mais, lorsque je mesuis rappelé le combat du char de guerre, la mort de ma mère, demon père, de mon frère Mikaël, de sa femme, de ses deux enfants,puis enfin la mort presque certaine de ma femme Hénory, de ma filleet de mon fils… car au moment, où je perdais tout sentiment, jen’avais pas vu sortir Hénory de la logette à l’arrière du chariot,où je supposais qu’elle s’était tuée après avoir aussi tué nos deuxenfants… après m’être rappelé tout cela, j’ai poussé, malgré moi,un grand cri de désespoir, me voyant resté seul ici, tandis que lesmiens étaient ailleurs ; alors, pour fuir la lumière du jour,je me suis rejeté la face sur ma paille.

» Un des gardiens, à moitié ivre, futblessé de mes gémissements ; plusieurs coups de fouet rudementassénés, accompagnés d’imprécations, sillonnèrent mes épaules.Oubliant la douleur pour la honte, moi Guilhern ! moi, fils deJoel ! battu du fouet ! je me dressai sur mes jambes d’unseul élan, malgré ma faiblesse, pour me jeter sur le gardien ;mais ma chaîne, tendue brusquement, m’arrêta, me fit trébucher etretomber à genoux. Aussitôt le gardien, mis hors de ma portée parla longueur du fouet, redoubla ses coups, me fouettant la figure,la poitrine, le dos… D’autres gardiens accoururent, seprécipitèrent sur moi et me mirent aux mains des menottes defer…

» Mon fils… ô mon fils… toi pour quij’écris ceci, fidèle aux dernières volontés de mon père… n’oubliejamais… et que tes fils n’oublient jamais… cet outrage, le premierque notre race ait subi… Vis pour venger à son heure, cetoutrage ! Et, à défaut de toi, que tes fils le vengent sur lesRomains !

» La chaîne aux pieds, les menottes auxmains, incapable de remuer, je n’ai pas voulu réjouir mes bourreauxpar ma fureur impuissante ; j’ai fermé les yeux, et me suistenu immobile sans trahir ni colère ni douleur, pendant que lesgardiens, irrités par mon calme, me frappaient avec acharnement.Cependant, une voix leur ayant dit quelques paroles très-vives enlangue romaine, leurs coups cessèrent ; alors j’ouvris lesyeux ; je vis trois nouveaux personnages : l’un d’euxgesticulait d’un air fâché, parlait très-vite aux gardiens, medésignant de temps à autre. Cet homme, petit et gros, avait lafigure fort rouge, des cheveux blancs, une barbe grisepointue ; il portait une courte robe de laine brune, deschausses de peau de daim et des bottines de cuir ; il n’étaitpas vêtu à la mode romaine ; deux hommesl’accompagnaient : l’un, vêtu d’une longue robe noire, avaitun air grave et sinistre ; l’autre tenait un coffret sous sonbras. Pendant que je regardais ces personnages, le vieillard, monvoisin, enchaîné comme moi, me montra du regard le gros petit hommeà figure rouge et à cheveux blancs, qui s’entretenait avec lesgardiens, et me dit d’un air de colère et de dégoût :

» – Le maquignon !… lemaquignon !…

» – Qui ? lui ai-je répondu, ne lecomprenant pas ; quel maquignon ?

» – Celui qui nous achète ; lesRomains appellent ainsi les marchands d’esclaves[16].

» – Quoi ! acheter desblessés ? dis-je au vieillard dans ma surprise ; acheterdes mourants ?

» – Ne sais-tu pas qu’après la bataillede Vannes, m’a-t-il répondu avec un sombre sourire, il restait plusde morts que de vivants et pas un Gaulois sans blessures ?C’est sur ces blessés qu’à défaut de proie plus valide, lesmarchands d’esclaves suivant l’armée romaine se sont abattus commeles corbeaux sur les cadavres.

» Alors je n’en ai plus douté… j’étaisesclave… On m’avait acheté, je serais revendu. Le maquignon, ayantcessé de parler aux gardiens, s’approcha du vieillard, et lui diten langue gauloise, mais avec un accent qui prouvait son origineétrangère :

» – Mon vieux Perce-Peau,qu’est-il donc arrivé à ton voisin ? Est-ce qu’il est enfinsorti de son assoupissement ? Il a donc agi ouparlé ?

» – Interroge-le, dit brusquement levieillard, il te répondra.

» Alors le maquignon vint de moncôté ; il ne paraissait plus irrité ; sa figure,naturellement joviale, se dérida ; il se baissa vers moi,appuya ses deux mains sur ses genoux, me sourit, et me dit enparlant très-vite et me faisant des questions auxquelles ilrépondait souvent pour moi :

» – Tu as donc repris tes esprits, monbrave Taureau ? Oui… Ah ! tant mieux… ParJupiter ! c’est bon signe… Vienne maintenant l’appétit, et ilvient, n’est-ce pas ? Oui ?… Tant mieux encore !Avant huit jours, tu seras remplumé… Ces brutes de gardiens,toujours à moitié ivres t’ont donc fouaillé ? Oui ?… Celane m’étonne pas… ils n’en font jamais d’autres… Le vin des Gaulesles rend stupides… Te battre… et c’est à peine si tu peux tenir surtes jambes… sans compter que, chez les hommes de race gauloise, lacolère contenue peut avoir de mauvais résultats… Mais tu n’es plusen colère, n’est-ce pas ? Non ?… Tant mieux ! C’estmoi qui dois être en colère contre ces ivrognes… Si ton sang,bouillonnant de fureur, t’avait étouffé, pourtant !… Maisbah ! ces brutes se soucient bien de me faire perdrevingt-cinq ou trente sous d’or[17] que tupourras me valoir prochainement, mon brave Taureau !… Maispour plus de sûreté, je vais te conduire dans un réduit où tu serasseul et mieux qu’ici : il était occupé par un blessé qui estmort cette nuit… un beau blessé !… un superbe blessé !…C’est une perte… Ah ! tout n’est pas gain dans le commerce…Viens, suis-moi.

» Et il s’occupa de détacher ma chaîne aumoyen d’un ressort dont il avait le secret. Je me demandaispourquoi le maquignon m’appelait toujours Taureau…J’aurais d’ailleurs préféré le fouet des gardiens à la jovialeloquacité de ce marchand de chair humaine. J’étais certain de nepas rêver ; cependant, j’avais peine à croire à la réalité dece que je voyais… Incapable de résister, je suivis cet homme ;je n’aurais plus ainsi sous les yeux ces gardiens qui m’avaientbattu, et dont la vue faisait bouillonner mon sang. Je fis uneffort pour me lever, car grande encore était ma faiblesse. Lemaquignon décrocha ma chaîne, la prit par le bout, et, commej’avais toujours les menottes aux mains, l’homme à la longue robenoire et celui qui portait un coffret me prirent chacun sous unbras, et me conduisirent à l’extrémité du hangar ; on me fitmonter quelques degrés et entrer dans un réduit éclairé par uneouverture grillée. J’y jetai un regard ; je reconnus la grandeplace de la ville de Vannes, et, au loin, la maison où j’étaissouvent venu voir mon frère Albinik le marin et sa femme Méroë. Jevis dans le réduit un escabeau, une table et une longue caisseremplie de paille fraîche, remplaçant, je pense, celle où l’autreesclave était mort. On me fit d’abord asseoir sur l’escabeau ;l’homme à la robe noire, médecin romain, visita mes deux blessures,tout en causant dans sa langue avec le maquignon ; il pritdifférents baumes dans le coffret que portait son compagnon, mepansa, puis alla donner ses soins à d’autres esclaves… après avoiraidé le maquignon à attacher ma chaîne à la caisse de bois qui meservait de lit ; je suis resté seul avec monmaître.

» – Par Jupiter ! me dit-il de sonair satisfait et joyeux qui me révoltait, tes blessures secicatrisent à vue d’œil, preuve de la pureté de ton sang, et avecun sang pur il n’y a pas de blessure, a dit le fils d’Esculape.Mais te voici revenu à la raison, mon brave Taureau ; tu vasrépondre à mes questions, n’est-ce pas ? Oui ?… Alors,écoute-moi…

» Et le maquignon, ayant tiré de sa pochedes tablettes enduites de cire et un stylet pour écrire, medit :

» – Je ne te demande pas ton nom ;tu n’as plus d’autre nom que celui que je t’ai donné en attendantqu’un nouveau propriétaire te nomme autrement ; moi, je t’aiappelé Taureau… fier nom, n’est-ce pas ? Il teconvient ?… Tant mieux !…

» – Pourquoi m’appelles-tuTaureau ?

» – Pourquoi ai-je nomméPerce-Peau ce grand vieillard, ton voisin de tout àl’heure ? Parce que ses os lui percent la peau, tandis quetoi, à part tes deux blessures, quelle forte nature tu es !quelle poitrine ! quelle carrure ! quelles largesépaules ! quels membres vigoureux !

» – Et le maquignon, en disant ces mots,se frottait les mains, me regardait avec satisfaction etconvoitise, songeant déjà au prix qu’il me revendrait.

» – Et la taille ! elle dépasse deplus d’une palme celle des plus grands captifs que j’aie dans monlot… Aussi, te voyant si robuste, je t’ai nomméTaureau[18]. C’estsous ce nom que tu es porté sur mon inventaire… à ton numéro… etque tu seras crié à l’encan !

» Je savais que les Romains vendaientleurs prisonniers aux marchands d’esclaves ; je savais quel’esclave devenait une bête de somme : oui, je savais toutcela ; et pourtant, pendant que le maquignon me parlait ainsi,je passais la main sur mon front, je me touchais, comme pour bienm’assurer que c’était moi… moi… Guilhern, fils de Joel, le brenn dela tribu de Karnak… moi, de race fière et libre, que l’on traitaitcomme un bœuf destiné au marché… Cette honte, cette vie d’esclaveme parut si impossible à supporter, que je me rassurai, résolu defuir à la première occasion, ou de me tuer… pour aller rejoindreles miens. Cette pensée me calma. Je n’avais ni l’espoir ni ledésir d’apprendre que ma femme et mes enfants eussent échappé à lamort sur le chariot de guerre ; mais, me rappelant que jen’avais vu sortir ni Hénory, ni mon petit Sylvest, ni ma chèrepetite Siomara de la logette de l’arrière du char, je dis aumaquignon :

» – Où m’as-tu acheté ?

» – Dans l’endroit où nous faisonstoujours nos achats, mon brave Taureau, sur le champ de bataille…après le combat.

» – Ainsi, c’est sur le champ de bataillede Vannes que tu m’as acheté ?…

» – C’est là même…

» – Et tu m’as ramassé sans doute à laplace où j’étais tombé ?

» – Oui, vous étiez là un gros tas deGaulois dans lequel il n’y a eu de bon à ramasser que toi et troisautres, y compris ce grand vieillard, ton voisin… tu sais…Perce-Peau, que les archers crétois m’ont donné par-dessusle marché, comme esclave de réjouissance[19]. C’est qu’aussi, vous autres Gaulois,vous vous faites carnager de telle sorte (et par Jupiter ! jene sais pas ce que vous y gagnez), qu’après la bataille, lescaptifs vivants et sans blessures sont introuvables et hors deprix… Moi, je ne peux point mettre beaucoup d’argent dehors ;aussi je me rabats sur les blessés : mon compère le filsd’Esculape vient avec moi visiter le champ de bataille, examine lesplaies, et guide mon choix ; ainsi, sais-tu, malgré tes deuxblessures et ton évanouissement, ce que m’a dit ce dignemédecin ? Après t’avoir examiné et avoir sondé tesplaies : « Achète, mon compère, achète… il n’y a que leschairs d’attaquées, et elles sont saines ; cela dépréciera peuta marchandise, et ne donnera lieu à aucun casrédhibitoire[20]. »Alors, vois-tu, moi, en fin maquignon qui connaît le métier, j’aidit aux archers crétois en te poussant du bout du pied :« Quant à ce grand cadavre-là, il n’a plus que le souffle, jen’en veux point dans mon lot. »

» – Quand j’achetais des bœufs au marché,dis-je au maquignon en le raillant, car je me rassurais de plus enplus sachant que l’homme redevient libre par la mort… quandj’achetais des bœufs au marché, j’étais moins habile que toi.

» – Oh ! c’est que moi, je suis unvieux négociant sachant mon métier ; aussi les archers crétoism’ont-ils répondu, s’apercevant que je te dépréciais :« Mais ce coup de lance et ce coup d’épée sont deségratignures. – Des égratignures, mes maîtres ! leur ai-je dità mon tour ; mais on a beau le crosser, le retourner (et je tecrossais, et je te retournais du pied), voyez… il ne donne passigne de vie ; il expire, mes nobles fils de Mars ! ilest déjà froid… » Enfin, mon brave Taureau, je t’ai eu pourdeux sous d’or…

» – Je me trouve payé peu cher ;mais à qui me revendras-tu ?

» – Aux trafiquants d’Italie et de laGaule romaine du Midi ; ils nous rachètent les esclaves deseconde main. Il en est déjà arrivé plusieurs ici.

» – Et ils m’emmèneront auloin ?

» – Oui, à moins que tu sois acheté parl’un de ces vieux officiers romains qui, trop invalides pourcontinuer la guerre, vont fonder ici des colonies militaires parordre de César…

» – Et nous dépouiller de nosterres ?…

» – Naturellement. J’espère donc tirer detoi vingt-cinq ou trente sous d’or… au moins… et davantage si tu esd’un état facile à placer, tel que forgeron, charpentier, maçon,orfèvre ou autre bon métier. C’est pour le savoir que jet’interroge, afin de t’inscrire sur mon état de vente. Ainsi nousdisons…

» Et le maquignon reprit ses tablettessur lesquelles il écrivit à nouveau avec son stylet.

» – Ton nom ? Taureau, racegauloise bretonne. Je vois cela d’un coup-d’œil… je suis unconnaisseur… je ne prendrais pas un Breton pour un Bourguignon, niun Poitevin pour un Auvergnat… J’en ai beaucoup vendu d’Auvergnats,l’an passé, après la bataille du Puy… Ton âge ?

» – Vingt-neuf ans…

» – Âge, vingt-neuf ans,écrivit-il sur ses tablettes. Ton état ?

» – Laboureur.

» – Laboureur, reprit le maquignon d’unair déçu en se grattant l’oreille avec son stylet. Oh !oh ! tu n’es que laboureur… Tu n’as pas d’autreprofession ?

» – Je suis soldat aussi.

» – Oh ! oh ! soldat… qui portele carcan ne touche de sa vie ni lance ni épée… Ainsi donc, ajoutale maquignon en soupirant et relisant ses tablettes, où ilécrivit :

« N° 7. Taureau, race gauloisebretonne, de première vigueur et de la plus grande taille, âgé devingt-neuf ans, excellent laboureur. »

» Et il me dit :

» – Ton caractère ?

» – Mon caractère ?

» – Oui, quel est-il ? Rebelle oudocile ? ouvert ou sournois ? violent ou paisible ?joyeux ou taciturne ?… Les acheteurs s’inquiètent toujours ducaractère de l’esclave qu’ils achètent, et, quoique l’on ne soitpas tenu de leur répondre, il est d’un mauvais négoce de lestromper… Voyons, ami Taureau, quel est ton caractère ?… Danston intérêt, sois sincère… Le maître qui t’achètera saura toujoursà la longue la vérité, et il te fera payer un mensonge plus cherqu’à moi.

» – Alors écris sur tes tablettes que,ses forces revenues, le Taureau, à la première occasion, briserason joug, éventrera son maître, et fuira dans les bois pour y vivrelibre…

» – Il y a plus de véritéslà-dedans ; car ces brutes de gardiens qui t’ont battu m’ontdit qu’au premier coup de fouet tu t’étais élancé terrible au boutde ta chaîne… Mais, vois-tu, ami Taureau, si je t’offrais auxacheteurs sous la dangereuse enseigne que tu te donnes, jetrouverais peu de chalands… Or, si un honnête commerçant ne doitpas vanter sa marchandise outre mesure, il ne doit pas non plus latrop déprécier… J’annoncerai donc ton caractère ainsi que suit. Etil écrivit :

« Caractère violent, ombrageux, parsuite de son inhabitude de l’esclavage, car il est tout neufencore ; mais on l’assouplira en employant tour à tour ladouceur et le châtiment. »

» – Relis un peu…

» – Quoi ?

» – Sous quelle enseigne je seraivendu.

» – Tu as raison, mon fils ; il fauts’assurer si cette enseigne sonne bien à l’oreille, et se figurerle crieur d’enchères… voyons :

« – N° 7. Taureau, race gauloisebretonne, de première vigueur et de la plus grande taille, âgé devingt-neuf ans, excellent laboureur, caractère violent, ombrageux,par suite de son inhabitude de l’esclavage, car il est tout neufencore ; mais on l’assouplira en employant tour à tour ladouceur et le châtiment. »

» – Voilà donc ce qui reste d’un hommefier et libre dont le seul crime est d’avoir défendu son payscontre César ! me suis-je dit tout haut avec une grandeamertume. Et ce César, qui, après nous avoir réduits en esclavage,va partager à ses soldats les champs de nos pères, je ne l’ai pastué lorsque je l’emportais tout armé sur mon cheval !…

» – Toi, brave Taureau… tu aurais faitprisonnier le grand César ? m’a répondu en raillant lemaquignon. Il est fâcheux que je ne puisse faire proclamer ceci àla criée ; cela ferait de toi un esclave curieux àposséder.

» Je me suis reproché d’avoir prononcédevant ce trafiquant de chair humaine des paroles qui ressemblaientà un regret et à une plainte ; revenant à ma première pensée,qui me faisait endurer patiemment le verbiage de cet homme, je luidit :

» – Puisque tu m’as ramassé sur le champde bataille à la place où je suis tombé, as-tu vu près de là unchariot de guerre attelé à quatre bœufs noirs, avec une femmependue au timon ainsi que ses deux enfants ?

» – Si je l’ai vue ! s’écria lemaquignon en soupirant tristement, si je l’ai vue !… Ah !que d’excellente marchandise perdue ! Nous avons compté dansce chariot jusqu’à onze femmes ou jeunes filles, toutes belles…oh ! belles !… à valoir au moins quarante ou cinquantesous d’or chacune… mais mortes… tout à fait mortes !… Et ellesn’ont profité à personne !…

» – Et dans ce chariot… il ne restait nifemmes… ni enfants… vivants ?…

» – De femmes ?… Non… hélas !non… pas une… au grand dommage des soldats romains et aumien ; mais, des enfants… il en est resté, je crois, deux outrois, qui avaient survécu à la mort que leur avaient voulu donnerces féroces Gauloises, furieuses comme des lionnes…

» – Et où sont-ils ? m’écriai-je enpensant à mon fils et à ma fille qui étaient peut-être dessurvivants ; où sont-ils ces enfants ? Réponds…réponds !…

» – Je te l’ai dit, brave Taureau, jen’achète que les blessés ; un de mes confrères aura acheté lelot d’enfants… ainsi que d’autres petits, car l’on en a encoreramassé quelques-uns vivants dans d’autres chariots… Mais quet’importe qu’il y ait ou non des enfants à vendre ?…

» – C’est que, moi, j’avais une fille etun fils… dans ce chariot, ai-je répondu en sentant mon cœur sebriser.

» – Et de quel âge ces enfants ?

» – La fille, huit ans… le garçon, neufans…

» – Et ta femme ?

» – Si aucune des onze femmes du chariotn’a été trouvée vivante, ma femme est morte.

» – Et voilà qui est fâcheux,très-fâcheux ; ta femme était féconde, puisque tu avais déjàdeux enfants ; on aurait pu faire un bon marché de vousquatre… Ah ! que de bien perdu !…

» J’ai réprimé un mouvement de vainecolère contre cet infâme vieillard… et j’ai répondu :

» – Oui, on aurait mis en vente letaureau et la taure… le taurin et la taurine ?…

» – Certainement ; puisque César vadistribuer vos terres dépeuplées à grand nombre de ses vétérans,ceux d’entre eux qui ne se sont pas réservé de prisonniers serontobligés d’acheter des esclaves pour cultiver et repeupler leurslots de terre, et justement tu es de race rustique et forte ;c’est ce qui fait mon espoir de te bien vendre.

» – Écoute-moi… j’aimerais mieux savoirmon fils et ma fille tués comme leur mère, que réservés àl’esclavage… Cependant, puisque l’on a trouvé sur nos chariotsquelques enfants ayant survécu à la mort, et cela m’étonne, car laGauloise frappe toujours d’une main ferme et sûre, lorsqu’il s’agitde soustraire sa race à la honte… il se peut que mon fils et mafille soient parmi les enfants que l’on vendra bientôt… Commentpourrai-je le savoir ?…

» – À quoi bon savoir cela ?

» – Afin d’avoir du moins avec moi mesdeux enfants…

» Le maquignon se prit à rire, haussa lesépaules et me répondit :

» – Tu ne m’as donc pas entendu ?…Eh ! par Jupiter ! ne t’avise pas d’être sourd… ce seraitun cas rédhibitoire… Je t’ai dit que je n’achète ni ne vendsd’enfants, moi…

» – Que me fait cela ?

» – Cela fait que, sur cent acheteursd’esclaves de travail rustique, il n’y en aurait pas dix assez fouspour acheter un homme seul avec ses deux enfants sans leur mère…Aussi, te mettre en vente avec tes deux petits, s’ils viventencore, ce serait m’exposer à perdre la moitié de ta valeur, engrevant ton acheteur de deux bouches inutiles… Me comprends-tu…crâne épais ?… Non, car tu me regardes d’un air farouche ethébété… Je te répète que j’aurais été obligé d’acheter deux enfantsavec toi dans un lot, ou bien on me les eût donnés par-dessus lemarché en réjouissance, comme le vieuxPerce-Peau, que mon premier soin eût été de te mettre envente sans eux… Comprends-tu à la fin ?

» J’ai compris à la fin ; car,jusqu’alors, je n’avais pas songé à ce raffinement de torture dansl’esclavage… Penser que mes deux enfants, s’ils vivaient, pouvaientêtre vendus… je ne savais où, ni à qui, et loin de moi… je ne l’aipas cru possible, tant cela me paraissait affreux ! Mon cœurs’est gonflé de douleur… et j’ai dit presque en suppliant, tant jesouffrais, j’ai dit au maquignon :

» – Tu me trompes !… Qu’en ferait-onde mes enfants ? Qui voudrait acheter de pauvres petitescréatures si jeunes ? des bouches inutiles… tu l’as dittoi-même ?…

» – Oh ! oh ! ceux qui font lecommerce des enfants ont une clientèle à part et assurée, surtoutsi les enfants sont jolis… Les tiens le sont-ils ?

» – Oui, ai-je répondu malgré moi, merappelant alors les figures blondes de mon petit Sylvest et de mapetite Siomara, qui se ressemblaient comme deux jumeaux, et quej’avais embrassés une dernière fois un moment avant la bataille deVannes. Ah ! oui, ils sont beaux !… comme était leurmère…

» – S’ils sont beaux, rassure-toi, monbrave Taureau de labour ; ils seront faciles à placer ;les marchands d’enfants ont surtout pour clientèle des sénateursromains décrépits et blasés qui aiment les fruits verts… etjustement on annonce la prochaine arrivée du très-riche ettrès-noble seigneur Trimalcion… un vieil amateur fort capricieux…Il voyageait dans les colonies romaines du midi de la Gaule, et ildoit, dit-on, venir ici avec sa galère, aussi splendide qu’unpalais… Il voudra sans doute ramener en Italie quelques gentilséchantillons de la marmaille gauloise… Et si tes enfants sontjolis, leur sort est assuré[21], car leseigneur Trimalcion est un des clients de mon confrère.

» J’avais écouté d’abord le maquignonsans savoir ce qu’il voulait dire ; mais bientôt j’ai eu commeun vertige d’horreur, à cette pensée que mes enfants, s’ils avaientmalheureusement échappé à la mort que leur mère si prévoyantevoulait leur donner, pouvaient être conduits en Italie pour yaccomplir de monstrueuses destinées… Ce n’est pas de la colère, dela fureur que j’ai ressentie ; non… mais une douleur sigrande, une épouvante si terrible, que je me suis agenouillé sur lapaille, et j’ai tendu, malgré mes menottes, mes mains suppliantesvers le maquignon ; puis, ne trouvant pas une parole, j’aipleuré… à genoux…

» Le maquignon m’a regardé fort surpris,et m’a dit :

» – Eh bien ! qu’est-ce, mon braveTaureau ? qu’y a-t-il ?

» – Mes enfants !… ai-je puseulement répondre, car les sanglots étouffaient ma voix. Mesenfants… s’ils vivent !…

» – Tes enfants ?…

» – Ce que tu as dit… le sort qui lesattend… si on les vend à ces hommes…

» – Comment… ce sort t’alarme poureux ?

» – Hésus ! Hésus !… me suis-jeécrié en invoquant Dieu et me lamentant, c’est horrible !…

» – Deviens-tu fou ? a repris lemaquignon. Qu’y a-t-il d’horrible dans le sort qui attend tesenfants ?… Ah ! que vous êtes bien, en Gaule, de vraisbarbares ! Mais, sache-le donc : il n’est pas d’existenceplus douce, plus fleurie, que celle de ces petites joueuses deflûte et de ces petits danseurs[22] donts’amusent ces vieux richards… Si tu les voyais, les petits fripons,les joues couvertes de fard, le front couronné de roses, avec leursrobes flottantes pailletées d’or et leurs riches pendantd’oreilles… et les petites filles… si tu les voyais, avec leurstuniques et…

» Je n’ai pu laisser le maquignoncontinuer… un nuage sanglant a passé devant mes yeux ; je mesuis élancé, furieux, désespéré, vers cet infâme ; mais, cettefois encore, ma chaîne, en se tendant brusquement, m’a faittrébucher, tomber et rouler sur ma paille… J’ai regardé autour demoi… Rien, pas un bâton, pas une pierre, rien… Alors, devenant, jecrois, insensé, je me suis replié sur moi-même, et j’ai mordu machaîne comme aurait fait une bête sauvage enchaînée…

» – Quelle brute gauloise ! s’estécrié le maquignon en haussant les épaules et en se tenant hors dema portée. Il est prêt à rugir, à bondir, à mordre sa chaîne commeun loup à l’attache, parce qu’on lui dit que ses enfants, s’ilssont beaux, auront à vivre dans l’opulence, la mollesse et lesvoluptés… Que serait-ce donc, sot que tu es, s’ils étaient laids oudifformes, tes enfants ? Sais-tu à qui on les vendrait ?À ces riches seigneurs très-curieux de lire l’avenir dans lesentrailles palpitantes d’enfants fraîchement égorgés pour cetteexpérience divinatoire[23].

» – Ô Hésus ! me suis-je écrié pleind’espoir à cette pensée, faites qu’il en soit ainsi des miens,malgré leur beauté ! Oh ! pour eux, la mort… mais qu’ilsaillent revivre ailleurs dans leur innocence, auprès de leur chastemère !…

» Et je n’ai pu m’empêcher de pleurerencore…

» – Ami Taureau, a repris le maquignond’un air fâché, je ne m’étais point trompé en te portant sur matablette comme violent et emporté ; mais je crains que tun’aies un défaut pire que ceux-là… je veux dire une tendance à latristesse… J’ai vu des esclaves chagrins fondre comme neige d’hiverau soleil du printemps, devenir aussi secs que des parchemins, etcauser grand dommage à leur propriétaire par cette chétiveapparence… Ainsi, prends garde à toi ; il me reste à peinequinze jours avant l’encan où tu dois être vendu ; c’est peupour te ramener à ton embonpoint naturel, pour te donner un teintfrais et reposé, une peau souple et lisse, enfin tous les signes dela vigueur et de la santé qui allèchent les amateurs jaloux deposséder un esclave sain et robuste. Pour obtenir ce résultat, jene veux rien ménager, ni bonne nourriture, ni soins, ni aucun deces petits artifices à nous connus pour parer agréablement notremarchandise. Mais il faut que, de ton côté, tu me secondes ;or si, loin de là, tu ne décolères pas, si (et cela est pireencore) si tu te mets à larmoyer, à te désoler, c’est-à-dire àdépérir, en rêvant creux à tes enfants, au lieu de me faire honneuret profit par ta bonne mine, ainsi que le doit tout bon esclavejaloux de l’intérêt de son maître… prends garde à toi, ami Taureau,prends garde ! je ne suis pas novice dans mon commerce… je lefais depuis longtemps et dans tous les pays… J’en ai dompté de plusintraitables que toi ; j’ai rendu des Sardes dociles,et des Sarmates doux comme des agneaux[24]…juge de mon savoir-faire… Ainsi, crois-moi, ne t’évertue pas à mecauser préjudice en dépérissant ; je suis très-doux,très-clément ; je n’aime point par goût les châtiments ;ils laissent souvent des traces qui déprécient les esclaves…Cependant, si tu m’y obliges, tu feras connaissance avec lesmystères de l’ergastule[25] desrécalcitrants… Songe à cela, ami Taureau… Voici bientôt l’heure durepas : le médecin affirme que l’on peut maintenant te donnerune nourriture substantielle ; on va t’apporter de la poulebouillie avec du gruau arrosé de jus de mouton rôti, de bon pain etde bon vin mélangé d’eau… Je saurai si tu as mangé de bon appétitet de manière à réparer tes forces, au lieu de les perdre enlarmoyant… ainsi donc, mange, c’est le seul moyen de gagner mesbonnes grâces… mange beaucoup… mange toujours… j’ypourvoirai : tu ne mangeras jamais assez à mon gré, car tu esloin d’être à pleine peau… et il faut que tu y sois, àpleine peau… et cela, tu m’entends, avant quinze jours, terme del’encan… Je te laisse sur ces réflexions ; prie les Dieuxqu’elles te profitent, sinon… oh ! sinon, je te plains, amiTaureau…

» Et, en disant cela, le maquignon m’alaissé seul, enchaîné dans ce réduit dont la porte épaisse s’estrefermée sur moi. »

Chapitre 6

 

La soirée des supplices. – Les anciens dela tribu de Vannes. – Le More bourreau. – L’exécution. – Dernierscris d’un barde et de deux druides. – La veillée de l’encan. –Toilette de Guilhern. – Philtre magique. – Guilhern se croitvictime des sortilèges du maquignon. – Le marché aux esclaves. – Lacage. – Guilhern est essayé et vendu. – Les captives gauloises. –Indignes outrages que subit leur chasteté. – Le noble seigneurTrimalcion. – Les enfants à l’encan. – Sylvest et Siomara, fils etfille de Guilhern. – Horreurs sans nom qui rompent le charmemagique dont Guilhern se croyait victime. – Il se souvient à proposde son vieux dogue de guerre Deber-Trud, le mangeurd’hommes.

 

» Sans mon incertitude sur le sort de mesenfants, je me serais tué, après le départ du maquignon, en mebrisant la tête sur la muraille de ma prison ou en refusant toutenourriture. Beaucoup de Gaulois avaient ainsi échappé àl’esclavage ; mais je ne devais pas mourir avant de savoir simes enfants étaient vivants ; et, en ce cas, je ne devais pasnon plus mourir sans avoir fait ce qui dépendait de moi pour lesarracher à la destinée dont ils étaient menacés. J’ai d’abordexaminé mon réduit, afin de voir si, mes forces une fois revenues,j’avais quoique chance de m’échapper… Il était formé de trois côtéspar une muraille, et de l’autre par une épaisse cloison renforcéede poutres entre deux desquelles s’ouvrait la porte, toujourssoigneusement verrouillée au dehors : un barreau de fertraversait la fenêtre, trop étroite pour me donner passage. Jevisitai ma chaîne et les anneaux, dont l’un était rivé à ma jambeet l’autre fixé à l’une des barres transversales de macouche ; il m’était impossible de me déchaîner, eussé-je étéaussi vigoureux qu’auparavant… Alors, moi, Guilhern, fils de Joel,le brenn de la tribu de Karnak, j’ai dû songer à la ruse… à laruse !… à me mettre dans les bonnes grâces du maquignon, afind’obtenir de lui quelques renseignements sur mon petit Sylvest etma petite Siomara… Pour cela, il ne fallait ni dépérir, ni paraîtretriste et effrayé du sort réservé à mes enfants… J’ai craint de nepouvoir réussir à feindre ; notre race gauloise n’a jamaisconnu la fourbe et le mensonge : elle triomphe ou ellemeurt !…

» Le soir même de ce jour où, revenant àmoi, j’ai eu conscience de mon esclavage, j’ai assisté à unspectacle d’une terrible grandeur ; il a relevé mon courage…je n’ai pas désespéré du salut et de la liberté de la Gaule. Lanuit allait venir ; j’ai entendu d’abord le piétinement deplusieurs troupes de cavalerie arrivant au pas sur la grande placede la ville de Vannes, que je pouvais apercevoir par l’étroitefenêtre de ma prison. J’ai regardé ; voici ce que j’aivu :

» Deux cohortes d’infanterie romaine etune légion de cavalerie, rangées en bataille, entouraient un grandespace vide au milieu duquel s’élevait une plate-forme, encharpente. Sur cette plate-forme était placé un de ces lourdsbillots de bois dont on se sert pour dépecer les viandes. UnMore de gigantesque stature, au teint bronzé, les cheveuxceints d’une bandelette écarlate, les bras et les jambes nus,portant une casaque et un court caleçon de peau tannée çà et làtachés d’un rouge sombre, se tenait debout à côté de ce billot, unehache à la main.

» J’ai entendu retentir au loin les longsclairons des Romains : ils sonnaient une marche lugubre. Lebruit s’est rapproché ; une des cohortes rangées sur la placea ouvert ses rangs en formant la haie ; les clairons romainssont entrés les premiers sur la place ; ils précédaient deslégionnaires bardés de fer. Après cette troupe venaientdes prisonniers de notre armée, garrottés deux à deux ; puis(et mon cœur a commencé de battre avec angoisse) puis venaient desfemmes, des enfants, aussi garrottés… Plus de deux portées defronde me séparaient de ces captifs ; à une si grande distanceje ne pouvais distinguer leurs traits, malgré mes efforts…Pourtant, mon fils et ma fille se trouvaient peut-être là… Cesprisonniers de tout âge, de tout sexe, serrés entre deux haies desoldats, ont été rangés au pied de la plate-forme ; d’autrestroupes ont encore défilé, et, après elle, j’ai compté vingt-deuxautres captifs marchant un à un, mais non pas enchaînés,ceux-là ; je l’ai reconnu à leur libre et fière allure :c’étaient les chefs et les anciens de la ville et de latribu de Vannes, tous vieillards à cheveux blancs… Parmi eux, etmarchant les derniers, j’ai distingué deux druides et unbarde du collège de la forêt de Karnak,reconnaissables, les premiers à leurs longues robes blanches, lesecond à sa tunique rayée de pourpre. Ensuite a paru encore del’infanterie romaine ; et enfin, entre deux escortes decavaliers numides couverts de leurs longs manteaux blancs, César, àcheval et entouré de ses officiers. J’ai reconnu le fléau desGaules à l’armure dont il était revêtu, lorsque, à l’aide de monbien-aimé frère Mikaël l’armurier, j’emportais César tout armé surmon cheval… Oh !… combien, à sa vue, j’ai maudit de nouveaumon ébahissement stupide qui fut le salut du bourreau de monpays !

» César s’est arrêté à quelque distancede la plate-forme ; il a fait un signe de la main droite…Aussitôt les vingt-deux prisonniers, le barde et les deux druidespassant les derniers, sont montés d’un pas tranquille sur laplate-forme… Tour à tour ils ont posé leur tête blanche sur lebillot, et chacune de ces têtes vénérées, abattue par la hache duMore, a roulé aux pieds des captifs garrottés.

» Le barde et les deux druides restaientseuls à mourir… Ils se sont tous trois enlacés dans une dernièreétreinte, la tête et les mains levées au ciel… Puis ils ont criéd’une voix forte ces paroles de ma sœur HÊNA, la vierge de l’île deSên, à l’heure de son sacrifice volontaire sur les pierres deKarnak… ces paroles qui avaient été le signal du soulèvement de laBretagne contre les Romains :

« Hésus ! Hésus !… par ce sangqui va couler, clémence pour la Gaule !…

» Gaulois, par ce sang qui va couler,victoire à nos armes !… »

» Et le barde a ajouté :

« Le chef des cent vallées estsauf… Espoir pour nos armes !… »

» Et tous les captifs gaulois, hommes,femmes, enfants, qui assistaient au supplice, ont ensemble répétéles dernières paroles des druides, les acclamant d’une voix sipuissante, que l’air en a vibré jusque dans ma prison.

» Après ce chant suprême, le barde et lesdeux druides ont tout à tour porté leurs têtes sacrées sur lebillot, et elles ont roulé comme les têtes des anciens de la villede Vannes[26].

» À ce moment, tous les captifs ontentonné d’une voix si forte et si menaçante le refrain de guerredes bardes : « Frappe le Romain !… frappe… frappe àla tête !… frappe fort le Romain !… » que leslégionnaires, abaissant leurs lances, ont resserré précipitammentles captifs, désarmés et garrottés pourtant, dans un cercle de ferhérissé de piques…

» Mais cette grande voix de nos frèresétait venue jusqu’aux blessés, renfermés, comme moi, dans lehangar, et tous, et moi-même, nous avons répondu aux cris desautres prisonniers par le refrain de guerre :

« Frappe le Romain !… frappe… frappeà la tête !… frappe fort le Romain !… »

» Telle a été la fin de la guerre deBretagne, de cet appel aux armes fait par les druides du haut despierres sacrées de la forêt de Karnak, après le sacrificevolontaire de ma sœur Hêna… de cet appel aux armes terminé par labataille de Vannes. Mais la Gaule, quoique envahie de toutes part,devait résister encore. Le chef des cent vallées, forcéd’abandonner la Bretagne, allait soulever les autres populationsrestées libres…

» Hésus ! Hésus ! ce ne sontpas seulement les malheurs de ma sainte et bien-aimée patrie quiont déchiré mon cœur… ce sont aussi les malheurs de ma famille…Hélas ! à chaque blessure de la patrie, la famillesaigne !

» Forcément résigné à mon sort, j’airepris peu à peu mes forces, espérant chaque jour obtenir dumaquignon quelques renseignements sur mes enfants… Je les lui avaisdépeints le plus soigneusement possible ; il me répondaittoujours que, parmi les petits captifs qu’il avait vus, il n’enconnaissait pas de semblables au signalement que je lui donnais,mais que plusieurs marchands avaient l’habitude de cacher à tousles yeux leurs esclaves de choix jusqu’au jour de la ventepublique. Il m’apprit aussi que le noble seigneur Trimalcion, cethomme qui achetait les enfants, et dont le nom seul me faisaitfrémir d’horreur, était arrivé à Vannes sur sa galère.

» Après quinze jours de captivité vint lemoment de la vente.

» La veille, le maquignon entra dans maprison : il me présenta lui-même mon repas, et y assista. Ilavait, en outre, apporté un flacon de vieux vin des Gaules.

» – Ami Taureau, m’a-t-il dit avec sajovialité habituelle, je suis content de toi ; ta peau s’est àpeu près remplie ; tu n’as plus d’emportements insensés et, situ ne te montre pas très-joyeux, du moins je ne te trouve plustriste et larmoyant… Nous allons boire ensemble ce flacon à tonheureux placement chez un bon maître et au gain que tu meproduiras.

» – Non, ai-je répondu ; je neboirai pas…

» – Pourquoi cela ?

» – La servitude rend le vin amer… etsurtout le vin du pays où l’on est né.

» – Tu réponds mal à mes bontés ; tune veux pas boire… libre à toi… Je voulais vider une première coupeà ton heureux placement et la seconde à ton rapprochement de tesenfants : j’avais une bonne raison pour cela.

» – Que dis-tu ? me suis-je écriéplein d’espoir et d’angoisse. Tu saurais quelque chose sureux ?

» – Je ne sais rien…, a-t-il reprisbrusquement.

» Et se levant comme pour sortir…

» – Tu refuses une avance amicale… Tu asbien soupé… dors bien.

» – Mais que sais-tu de mesenfants ? Parle ! je t’en conjure… parle !…

» – Le vin seul me délie la langue, amiTaureau, et je ne suis point de ces gens qui aiment à boire seuls…Tu es trop fier pour vider une coupe avec ton maître… Dors bienjusqu’à demain, jour de l’encan.

» Et il fait de nouveau un pas vers laporte. J’ai craint d’irriter cet homme en refusant de céder à safantaisie, et surtout de perdre cette occasion d’avoir desnouvelles de mon petit Sylvest et de ma petite Siomara…

» – Tu le veux donc absolument ? luiai-je dit ; je boirai donc, et surtout je boirai à l’espoir derevoir bientôt mon fils et ma fille.

» – Tu te fais prier beaucoup, reprit lemaquignon en se rapprochant de moi à la longueur de ma chaîne.

» Puis il me versa une pleine coupe devin, et s’en versa une à lui-même. Je me souvins plus tard qu’il laporta longuement à ses lèvres, sans qu’il me fût possible dem’assurer qu’il avait bu.

» – Allons, ajouta-t-il, allons, buvons…au bon gain que je ferai sur toi.

» – Oui, buvons à mon espoir de revoirmes enfants.

» À mon tour je vidai ma coupe ; cevin me sembla excellent.

» – J’ai promis, reprit cet homme, jetiendrai ma promesse. Tu m’as dit que le chariot où se trouvait tafamille le jour de la bataille de Vannes était attelé de quatrebœufs noirs ?

» – Oui.

» – De quatre bœufs portant chacun unepetite marque blanche au milieu du front ?

» – Oui, ils étaient quatre frères etpareils, ai-je répondu sans pouvoir m’empêcher de soupirer,songeant à ce bel attelage élevé dans nos prairies, et que mon pèreet ma mère admiraient toujours.

» – Ces bœufs portaient au cou descolliers de cuir garnis de clochettes d’airain pareilles àcelle-ci, poursuivit le maquignon en fouillant à sa poche.

» Et il en tira une clochette qu’il memontra.

» Je la reconnus ; elle avait étéfabriquée par mon frère Mikaël l’armurier et portait la marque detous les objets façonnés par lui.

» – Cette clochette vient de nos bœufs,lui dis-je. Veux-tu me la donner ?… Elle n’a aucunevaleur.

» – Quoi ! me répondit-il en riant,tu voudrais aussi te pendre des clochettes au cou, amiTaureau ?… C’est ton droit… Tiens, prends-la… Je l’avaisseulement apportée pour savoir de toi si l’attelage dont elleprovient était celui du chariot de ta famille.

» – Oui, ai-je dit en mettant cetteclochette dans la poche de mes braies, comme le seul souvenir quidevait peut-être me rester du passé ; oui, cet attelage étaitle nôtre ; mais il m’a semblé voir un ou deux bœufs tomberblessés dans la mêlée ?

» – Tu ne te trompes pas… deux de cesbœufs ont été tués dans la bataille ; les deux autres, quoiquelégèrement blessés, sont vivants, et ont été achetés (j’aiseulement su cela aujourd’hui) par un de mes confrères qui a achetéaussi trois enfants restés dans ce chariot : deux, dont unpetit garçon et une petite fille de huit à neuf ans, à demiétranglés, avaient encore le lacet autour du cou ; mais l’on apu les rappeler à la vie…

» – Et ce marchand…, me suis-je écriétout tremblant, où est-il ?…

» – Ici, à Vannes… Tu le verrasdemain ; nous avons tiré au sort nos places pour l’encan, etelles sont voisines l’une de l’autre… Si les enfants qu’il a àvendre sont les tiens, tu vois que tu seras rapproché d’eux.

» – En serai-je bien près ?

» – Tu en seras loin comme deux fois lalongueur de ta prison… Mais qu’as-tu à porter ainsi les mains à tonfront ?

» – Je ne sais pas… Il y a longtemps queje n’ai bu de vin ; la chaleur de celui que tu m’as versé memonte à la tête… Depuis quelques instants… je me sens étourdi…

» – Cela prouve, ami Taureau, que mon vinest généreux, a repris le maquignon avec un sourire étrange.

» Puis, se levant, il est sorti, a appeléun des gardiens, et est rentré avec un coffre sous le bras… Il aensuite soigneusement refermé la porte et étendu un lambeau decouverture devant la fenêtre, afin que l’on ne pût voir du dehorsdans mon réduit, éclairé par une lampe… Ceci fait, il m’a regardétrès-attentivement, sans prononcer une parole, tout en ouvrant soncoffret, dont il a tiré plusieurs flacons, des éponges, un petitvase d’argent avec un long tube recourbé ainsi que différentsinstruments, dont l’un en acier me parut très-tranchant. À mesureque je contemplais le maquignon, toujours silencieux, je sentaiss’augmenter en moi un engourdissement inexplicable ; mespaupières alourdies se fermèrent deux ou trois fois malgré moi.Assis jusqu’alors sur ma couche de paille, où j’étais toujoursenchaîné, j’ai été obligé d’appuyer ma tête au mur, tant elledevenait pesante, embarrassée. Le maquignon me dit enriant :

» – Ami Taureau, il ne faut past’inquiéter de ce qui t’arrive.

» – Quoi ? répondis-je en tâchant desortit de ma torpeur. Que m’arrive-t-il ?

» – Tu sens un espèce de demi-sommeil tegagner malgré toi.

» – C’est vrai.

» – Tu m’entends, tu me vois, mais commesi ta vue et ton oreille étaient couvertes d’un voile.

» – C’est vrai, murmurai-je, car ma voixfaiblissait aussi, et, sans éprouver aucune douleur, tout en moisemblait s’éteindre peu à peu.

» Je fis cependant un effort pour dire àcet homme :

» – Pourquoi suis-je ainsi ?

» – Parce que je t’ai préparé à latoilette d’esclave.

» – Quelle toilette ?

» – Je possède, ami Taureau, certainsphiltres magiques pour parer ma marchandise… Ainsi, quoique tu soismaintenant assez bien en chair, la privation d’exercice et de grandair, la fièvre allumée par tes blessures, la tristessequ’occasionne toujours la captivité, d’autres causes encore ontséché, terni ta peau, jauni ton teint ; mais, grâce à mesphiltres, demain matin tu auras la peau aussi fraîche et aussisouple, le teint aussi vermeil que si tu arrivais des champs, monbrave rustique ! cette apparence ne durera guère qu’un jour oudeux ; mais je compte, par Jupiter, que demain soir tu serasvendu : libre à toi de rejaunir ou de dépérir chez ton nouveaumaître… Je vais donc commencer par te mettre nu et t’oindre lecorps de cette huile préparée, dit le maquignon en débouchant un deses flacons[27].

» Ces apprêts me parurent si honteux pourma dignité d’homme que, malgré l’engourdissement qui m’accablait deplus en plus, je me dressai sur mon séant et m’écriai en agitantmes mains et mes bras libres de toute entrave :

» – Je n’ai pas de menottes aujourd’hui…Si tu approches, je t’étrangle !

» – Voilà ce que j’avais prévu, amiTaureau, dit le maquignon en versant tranquillement l’huile de sonflacon dans un vase où il mit à tremper une éponge. Tu vas vouloirrésister, t’emporter… J’aurais pu te faire garrotter par lesgardiens ; mais, dans ta violence, tu te serais meurtri lesmembres ; détestable enseigne pour la vente, car cesmeurtrissures annoncent toujours un esclave récalcitrant… Et tout àl’heure, quels cris n’aurais-tu pas poussés, quelle révolte,lorsqu’il va falloir te raser la tête en signe d’esclavage[28].

» À cette dernière et insultante menace(un des plus grands outrages que l’on puisse faire à un Gauloisn’est-il pas de le priver de sa chevelure[29] ?),j’ai rassemblé ce qui me restait de forces pour me lever, et je mesuis levé en menaçant le maquignon :

» – Par Rhita-Gaur ! cesaint des Gaulois qui se faisait, lui, une saie de la barbe desrois qu’il avait rasés, je te tue, si tu oses toucher à un seulcheveu de ma tête !…

» – Oh ! oh ! rassure-toi, amiTaureau, me répondit le maquignon en me montrant un instrumenttranchant, rassure-toi… ce n’est pas un seul de tes cheveux que jecouperai… mais tous.

» Je ne pus me tenir plus longtempsdebout ; vacillant bientôt sur mes jambes comme un homme ivre,je retombai sur ma paille, tandis que le maquignon, riant auxéclats, me disait en me montrant toujours son instrumentd’acier :

» – Grâce à ceci, ton front seratout-à-l’heure aussi chauve que celui du grand César, que tu as,dis-tu, emporté tout armé sur ton cheval, ami Taureau… Et lephiltre magique que tu as bu dans ce vin des Gaules va te mettre àma merci, aussi inerte qu’un cadavre.

» Et le maquignon disait vrai ; cesparoles ont été les dernières dont je me souvienne… Un sommeil deplomb s’est appesanti sur moi ; je n’ai plus eu conscience dece que l’on me faisait.

» Et cela n’était que le prélude d’unejournée horrible, rendue doublement horrible par le mystère dontelle est encore à cette heure enveloppée.

» Oui, à cette heure où j’écris ceci pourtoi, ô mon fils Sylvest ! afin que, dans ce récit sincère etdétaillé, où je te dis une à une les souffrances, les hontesinfligées à notre pays et à notre race, tu puises une haineimpitoyable contre les Romains… en attendant le jour de lavengeance et de la délivrance… oui, à cette heure encore, lesmystères de cette horrible journée de vente sont impénétrables pourmoi, à moins que je ne les explique par les sortilèges dumaquignon, plusieurs de ces gens étant, dit-on, adonnés à lamagie ; mais nos druides vénérés affirment que la magien’existe pas.

» Le jour de l’encan, j’ai été éveillé lematin par mon maître, car je dormais profondément : je me suissouvenu de ce qui s’était passé la veille ; mon premiermouvement a été de porter mes deux mains à ma tête ; j’aisenti qu’elle était rasée ainsi que ma barbe… Cela m’a grandementaffligé ; mais au lieu d’entrer en fureur, comme je l’auraisfait la veille, j’ai seulement versé quelques larmes en regardantle maquignon avec beaucoup de crainte… Oui, j’ai pleuré devant cethomme… oui, je l’ai regardé avec crainte !…

» Que s’était-il passé en moi depuis laveille ? Étais-je encore sous l’influence de ce philtre versédans le vin ? Non… ma torpeur avait disparu ; je metrouvais dispos de corps, sain d’entendement ; mais, quant aucaractère et au courage, je me suis senti amolli, énervé, craintif,et, pourquoi ne pas le dire ? lâche !… oui… lâche !…Moi, Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, jeregardais timidement autour de moi ; presque à chaque instantmon cœur semblait se fondre et les larmes me montaient aux yeux, demême qu’auparavant le sang de la colère et de la fierté me montaitau front… De cette inexplicable transformation, due peut-être ausortilège, j’avais vaguement conscience, et je m’en étonnais…puisque aujourd’hui je m’en souviens, je m’en étonne, et qu’aucundes détails de cette horrible journée ne s’est effacé de mamémoire.

» Le maquignon m’observait en silenced’un air triomphant ; il ne m’avait laissé que mes braies.J’étais nu jusqu’à la ceinture ; je restais assis sur macouche. Il m’a dit :

» – Lève-toi…

» Je me suis hâté d’obéir. Il a tiré desa poche un petit miroir d’acier, me l’a tendu, et arepris :

» – Regarde-toi.

» Je me suis regardé : grâce auxsortilèges de cet homme, j’avais les joues vermeilles, le teintclair et reposé, comme si d’affreux malheurs ne s’étaient pasappesantis sur moi et sur les miens. Cependant, en voyant pour lapremière fois dans le miroir ma figure et ma tête complètementrasées, en signe de servitude… j’ai de nouveau versé des larmes,tâchant de les dissimuler au maquignon, de crainte de l’indisposer…Il a remis le miroir dans sa poche, a pris sur la table unecouronne tressée de feuilles de hêtre[30], et m’adit :

» – Baisse la tête.

» J’ai obéi… mon maître m’a posé cettecouronne sur le front ; ensuite il a pris un parchemin oùétaient inscrites plusieurs lignes en gros caractères latins, et,au moyen de deux lacets noués derrière mon cou, il a attaché cetécriteau, qui pendait sur ma poitrine[31] ;il m’a jeté sur les épaules une longue couverture de laine, aouvert le ressort secret qui attachait ma chaîne à l’extrémité dema couche ; puis cette chaîne a été fixée par lui à un anneaude fer, que l’on m’avait rivé à l’autre cheville pendant mon lourdsommeil ; de sorte que, quoique enchaîné par les deux jambes,je pouvais marcher à petits pas, ayant de plus les deux mains liéesderrière le dos.

» D’après l’ordre du maquignon, que j’aisuivi, docile et soumis comme le chien qui suit son maître, j’aiainsi descendu péniblement, à cause du peu de longueur de machaîne, les degrés qui de mon réduit conduisaient au hangar ;là, couchés sur la paille, j’ai retrouvé plusieurs captifs, parmilesquels j’avais passé ma première nuit ; leur guérisonn’était pas sans doute assez avancée pour qu’ils puissent être misen vente. D’autres esclaves, dont la tête avait été rasée comme lamienne, par surprise ou par force, portaient aussi des couronnes defeuillages, des écriteaux sur la poitrine, des menottes aux mains,de lourdes entraves aux pieds. Ils commencèrent, sous lasurveillance des gardiens armés, à défiler par une porte quis’ouvrait sur la grande place de la ville de Vannes. Là se tenaitl’encan ; presque tous les captifs me parurent mornes,abattus, soumis comme moi ; ils baissaient les yeux ainsi quedes gens honteux de s’entre-regarder. Parmi les derniers, j’aireconnu deux ou trois hommes de notre tribu ; l’un d’eux medit à demi-voix en passant près de moi :

» – Guilhern… nous sommes rasés, mais lescheveux repoussent et les ongles aussi !

» J’ai compris que le Gaulois voulait medonner à entendre que l’heure de la vengeance viendrait unjour ; mais dans l’inconcevable lâcheté qui m’énervait depuisle matin, j’ai feint de ne pas comprendre le captif, tant j’avaispeur du maquignon[32].

» L’emplacement occupé par notre maîtrepour l’encan de ses esclaves n’était pas éloigné du hangar où nousavions été retenus prisonniers ; nous sommes bientôt arrivésdans une espèce de loge entourée de planches de trois côtés,recouverte de paille ; d’autres loges pareilles, que je vis enme rendant à la nôtre, étaient disposées à droite et à gauche d’unlong espace formant comme une rue. Là se promenaient en foule desofficiers et des soldats romains, des acheteurs ou revendeursd’esclaves, et autres gens qui suivaient les armées ; ilsregardaient les captifs enchaînés dans des loges avec une railleuseet outrageante curiosité. Mon maître m’avait averti que sa place aumarché se trouvait en face de celle de son confrère, au pouvoir dequi étaient mes enfants. J’ai jeté les yeux sur la loge situéevis-à-vis de la nôtre ; je n’ai rien pu voir : une toileabaissée en cachait l’entrée ; j’ai seulement entendu, au boutde quelques instants, des imprécations et des cris perçants, mêlésde gémissements douloureux poussés par des femmes, qui disaient engaulois :

» – La mort… la mort, mais pasd’outrages !

» – Ces sottes timorées font lesvestales, parce qu’on les met toutes nues pour les montrer auxacheteurs, me dit le maquignon qui m’avait gardé près de lui.

» Bientôt il m’a emmené dans le fond denotre loge ; en la traversant, j’y ai compté neufs captifs,les uns adolescents, les autres de mon âge ; deux seulementavaient dépassé l’âge mûr. Ceux-ci s’assirent sur la paille, lefront baissé, pour échapper aux regards des curieux ; ceux-làs’étendirent la face contre terre ; quelques-uns restèrentdebout, jetant autour d’eux des regards farouches ; lesgardiens, le fouet à la main, le sabre au côté, les surveillaient.Le maquignon me montra une cage en charpente, espèce de grandeboîte placée au fond de la loge, et me dit :

» – Ami Taureau, tu es la perle,l’escarboucle de mon lot : entre dans cette cage ; lacomparaison que l’on ferait de toi aux autres esclaves lesdéprécieraient trop ; en habile marchand, je vais d’abordessayer de vendre ce que j’ai de moins vaillant… on écoule lefretin avant le gros poisson.

» J’ai obéi : je suis rentré dans lacage ; mon maître en a fermé la porte. Je pouvais me tenirdebout, une ouverture pratiquée au plafond me permettait derespirer sans être vu du dehors[33] ;bientôt une cloche a sonné : c’était le signal de la vente. Detous côtés se sont élevées les voix glapissantes des crieursannonçant les enchères des marchands de chair humaine qui en langueromaine vantaient leurs esclaves, en invitant les acheteurs àentrer dans les loges. Plusieurs chalands sont venus visiter le lotdu maquignon ; sans comprendre les paroles qu’il leuradressait, j’ai deviné, aux inflexions de sa voix, qu’ils’efforçait de les capter pendant que le crieur annonçait lesenchères offertes. De temps à autre un grand tumulte s’élevant dansla loge se mêlait aux imprécations du marchand et au bruit du fouetdes gardiens : ils frappaient sans doute quelques-uns de mescompagnons de captivité, qui refusaient de suivre le nouveau maîtreauquel ils venaient d’être adjugés par la criée ;mais bientôt ces clameurs cessaient, étouffées sous le bâillon.D’autres fois j’entendais les piétinements d’une lutte sourde,désespérée, quoique muette… Cette lutte se terminait aussi sous lesefforts des gardiens. J’étais effrayé du courage que montraient cescaptifs ; je ne comprenais plus ni la résistance nil’audace ; j’étais plongé dans ma lâche inertie, lorsque laporte de ma cage s’est ouverte ; le maquignon, tout joyeux,s’est écrié :

» – Tout est vendu, sauf toi, ma perle,mon escarboucle. Et par Mercure ! à qui je promets uneoffrande, en reconnaissance de mon gain d’aujourd’hui, je croisavoir trouvé pour toi un acquéreur de gré à gré.

» Mon maître m’a fait sortir de lacage ; j’ai traversé la loge ; je n’y ai plus vu aucunesclave ; je me suis trouvé en face d’un homme à cheveux gris,d’une figure froide et dure ; il portait l’habit militaire,boitait très-bas et s’appuyait sur la canne en cep de vigne quidistingue le rang des centurions dans l’armée romaine. Lemaquignon ayant enlevé de dessus mes épaules la couverture de lainedont j’étais enveloppé, je suis resté nu jusqu’à la ceinture… puisj’ai été obligé de quitter mes braies : mon maître, en hommefier de sa marchandise, exposait ainsi ma nudité aux yeux del’acheteur.

» Plusieurs curieux rassemblés au dehorsme regardaient ; j’ai baissé les yeux, ressentant de la honte,de l’affliction… non de la colère.

» Après avoir lu l’écriteau qui pendait àmon cou, l’acheteur m’examina longuement, tout en répondant, parplusieurs signes de tête approbatifs, à ce que le marchand luidisait en langue romaine avec sa volubilité habituelle ;souvent il l’interrompait pour mesurer, au moyen de ses doigtsqu’il écartait, tantôt la largeur de ma poitrine, tantôt lagrosseur de mes bras, de mes cuisses ou la carrure de mesépaules.

» Ce premier examen parut satisfaire lecenturion, car le maquignon me dit :

» – Sois fier pour ton maître, amiTaureau, ta structure est trouvée sans défaut… « Voyez, ai-jedit à l’acheteur, voyez si les statuaires grecs ne feraient pas dece superbe esclave le modèle d’une statue d’Hercule ? »Mon client est de mon avis ; il faut maintenant lui montrerque ta vigueur et ton agilité sont dignes de ton apparence.

» Mon maître, me montrant alors un poidsde plomb placé là pour cette épreuve, me dit en me déliant lesbras :

» – Tu vas remettre tes braies, puisprendre ce poids entre tes deux mains, le lever au-dessus de tatête, et le tenir ainsi suspendu le plus longtemps que tu lepourras.

» J’allais exécuter cet ordre avec mastupide docilité, lorsque le centurion se baissa vers le poids deplomb, et essaya de l’enlever de terre, ce qu’il fit à grand’peine,pendant que le maquignon me disait :

» – Ce malin boiteux est un vieux renardaussi fin que moi ; il sait que beaucoup de marchands ont,pour éprouver la force de leurs esclaves, des poids demi-creux quisemblent peser deux et trois fois plus qu’ils ne pèsentréellement ; allons, ami Taureau, montre à ce défiant que tues aussi vigoureux que solidement bâti.

» Mes forces n’étaient pas encoreentièrement revenues ; cependant je pris ce lourd poids entremes deux mains, et je l’élevai au-dessus de ma tête, où je lebalançai un moment ; j’eus alors la vague pensée de le laisserretomber sur le crâne de mon maître, et de l’écraser ainsi à mespieds… Mais ce ressouvenir de mon courage passé s’éteignit bienvite dans ma timidité présente, et je rejetai le poids sur lesol.

» Le Romain boiteux parut satisfait.

» – De mieux en mieux, ami Taureau, medit le maquignon ; par Hercule, ton patron, jamais esclave n’afait plus d’honneur à son propriétaire. Ta force estdémontrée ; maintenant, voyons ton agilité. Deux gardiens vonttenir cette barre de bois à la hauteur d’une coudée ; tu vas,quoique tes pieds soient enchaînés, sauter par-dessus cette barre àplusieurs reprises[34] :rien ne prouve mieux la vigueur et l’élasticité des membres.

» Malgré mes récentes cicatrices et lapesanteur de ma chaîne, je sautai plusieurs fois à pieds jointspar-dessus la barre, au nouveau contentement du centurion.

» – De mieux en mieux, reprit lemaquignon ; tu es reconnu aussi fortement construit et aussiagile que vigoureux ; reste à montrer l’inoffensive douceur deton caractère… Quant à cette dernière épreuve… je suis certaind’avance de son succès…

» Et de nouveau il m’attacha les mainsderrière le dos.

» Je ne compris pas d’abord ce quevoulait dire le marchand, car il prit un fouet de la main d’ungardien ; puis, me désignant du bout de ce fouet, il parlatout bas à l’acheteur : celui-ci fit un signed’assentiment ; déjà le maquignon s’avançait vers moi, lorsquele boiteux prit lui-même le fouet.

» – Le vieux renard toujours défiant,craint que je ne te fouaille pas assez dru, ami Taureau ;allons, ne bronche pas… fais-moi une dernière fois honneur etprofit en montrant que tu endures patiemment les châtiments.

» À peine avait-il prononcé ces mots, quele boiteux m’asséna sur les épaules et sur la poitrine une grêle decoups ; je ressentis la douleur, mais non la honte del’outrage ; je pleurai en tombant à genoux et demandai grâce…pendant que les curieux amassés à l’entrée de la loge riaient auxéclats.

» Le centurion, surpris de tant derésignation chez un Gaulois, abaissa son fouet et regarda lemaquignon qui, par son geste semblait lui dire :

» – Vous avais-je trompé… ?

» Alors, me flattant du plat de sa mainqu’il passa sur mon échine meurtrie, de même que l’on flatte unanimal dont on est satisfait, mon maître reprit :

» – Si tu es taureau pour la force, tu esagneau pour la douceur ; je m’attendais à cette patience.Maintenant, quelques questions sur ton métier de laboureur, et lemarché sera conclu ; l’acheteur demande : Où étais-tulaboureur ?

» – Dans la tribu de Karnak, ai-jerépondu avec un lâche soupir ; là, je cultivais avec mafamille les champs de nos pères…

» Le maquignon reporta ma réponse auboiteux ; il échangea quelque mots avec le marchand, quireprit :

» – L’acheteur demande où étaient placéesla maison et les terres de ta famille.

» – Non loin et à l’orient des pierres deKarnak, sur la hauteur de Craig’h.

» À cette réponse, le Romain fut sisatisfait, qu’il parut à peine croire à ce qu’il apprenait, car lemaquignon me dit :

» – Rien de plus défiant que ce boiteux…Pour être certain que je ne le trompe pas et que je lui traduisfidèlement tes paroles, il exige que tu traces devant lui, là surle sable, la position des terres et de la maison de ta famille parrapport aux pierres de Karnak et au bord de la mer ; je nesais malheureusement pas quel intérêt il a à savoir cela, car sic’est une convenance pour lui, je la lui ferai payer cher… Maisobéis à son ordre.

» Mes mains furent de nouveaudéliées ; je pris le manche du fouet de l’un des gardiens, etje traçai sur le sable, sous les yeux attentifs du centurion, laposition des pierres de Karnak et de la côte de Craig’h, puisl’emplacement de notre maison et de nos champs à l’orient deKarnak.

» Le boiteux frappa dans ses mains ensigne de joie ; il tira de sa poche une longue bourse, y puisaun grand nombre de pièces d’or qu’il offrit au maquignon. Après unassez long débat sur le prix de mon corps, le vendeur et l’acheteurtombèrent d’accord.

» – Par Mercure, me dit le maquignon, jet’ai vendu trente-huit sous d’or, moitié comptant, comme arrhes,moitié à la fin de la vente, lorsque le boiteux te viendra prendre…Avais-je tort de te dire l’escarboucle de mon lot ? Puis ilajouta : – Ton nouveau maître, et je comprends cela lorsqu’ils’agit d’un esclave que l’on a chèrement payé, ton nouveau maîtrene te trouve pas assez sûrement enchaîné ; il veut qu’onajoute des entraves à ta chaîne ; il viendra te chercher enchariot.

» En outre de ma chaîne, on me mit auxpieds deux pesantes entraves de fer, qui m’auraient empêché demarcher autrement qu’en sautant à pieds joints si j’avais pu sauteren enlevant un poids si lourd ; mes menottes furentsoigneusement visitées, et je m’assis dans un coin de la logependant que le maquignon comptait son or.

» À ce moment, la toile qui cachaitl’entrée de la loge située vis-à-vis de celle où je me trouvaiss’est relevée… Voici ce que j’ai vu.

» D’un côté, trois belles jeunes femmesou jeunes filles… les mêmes sans doute que j’avais entenduessupplier et gémir pendant qu’on les dépouillait de leurs vêtementspour les livrer aux regards des acheteurs, étaient assises, encoredemi-nues, leurs pieds nus aussi, enduits de craie[35], passés dans les anneaux d’une longuebarre de fer. Serrées les unes contre les autres, elless’enlaçaient de telle sorte, que deux d’entre elles, encoreécrasées de honte, cachaient leur figure dans le sein de latroisième. Celle-ci, pâle et sombre, sa longue chevelure noiredénouée, baissait la tête sur sa poitrine découverte et meurtrie…meurtrie sans doute pendant la lutte de ces infortunées contre lesgardiens qui les avaient déshabillées. À peu de distance d’elles,deux petits enfants de trois à quatre ans au plus, et seulementattachés par la ceinture à une corde légère fixée à un pieu,riaient et s’ébattaient sur la paille avec l’insouciance de leurâge ; j’ai pensé, sans me tromper, j’en suis certain, que cesenfants n’appartenaient à aucune des trois Gauloises.

» À l’autre coin de la loge, je vis unematrone de taille aussi élevée que celle de ma mère Margarid, lesmenottes aux mains, les entraves aux pieds ; elle se tenaitdebout, appuyée à une poutre à laquelle elle était enchaînée par lemilieu du corps, immobile comme une statue, sa chevelure grise endésordre, les yeux fixes, la figure livide, effrayante ; ellepoussait de temps à autre un éclat de rire à la fois menaçant etinsensé… Enfin, au fond de la loge, j’ai aperçu une cage semblableà celle d’où je sortais ; dans cette cage devaient se trouvermes deux enfants, selon ce que m’avait dit le maquignon. Les larmesme sont venues aux yeux… Cependant, malgré la faiblesse quim’énervait et me glaçait encore, j’ai senti, en pensant que mesenfants étaient là… si près de moi… j’ai senti une légère chaleurme monter du cœur à la tête, comme un symptôme encore lointain duréveil de mon énergie.

» Maintenant, mon fils Sylvest, toi pourqui j’écris ceci… lis lentement ce qui va suivre… Oui, lislentement… afin que chaque mot de ce récit pénètre à jamais ton âmed’une haine implacable contre les Romains… haine qui doit éclaterterrible au jour de la vengeance… Lis ceci, mon fils, et tucomprendras que ta mère, après vous avoir donné la vie à ta sœur età toi, après vous avoir comblés de sa tendresse, ne pouvait mieuxvous prouver à tous deux son maternel amour qu’en essayant de voustuer, afin de vous emmener d’ici pour aller revivre ailleurs auprèsd’elle et des nôtres… Hélas ! vous avez survécu à sa célesteprévoyance.

» Voici donc, mon fils, ce qui s’estpassé…

» J’avais les yeux fixés sur la cage oùje te supposais prisonnier avec ta sœur, lorsque j’ai vu entrerdans cette loge un vieillard magnifiquement vêtu ; c’était leriche et noble seigneur Trimalcion, aussi usé par la débauche quepar les années : ses yeux ternes, froids, comme ceux d’unmort, semblaient sans regard ; sa figure hideuse et ridéedisparaissait à demi sous une épaisse couche de fard. Il portaitune perruque blonde frisée[36], desboucles d’oreilles ornées de pierreries et un gros bouquet à laceinture de sa longue robe brodée, que son manteau de peluche rougelaissait entrevoir. Il traînait péniblement ses pas, appuyant sesmains sur les épaules de deux jeunes esclaves de quinze à seizeans, vêtus avec luxe, mais d’une façon si étrange, si efféminée,que l’on ne savait si l’on devait les prendre pour des hommes oupour des femmes. Deux autres esclaves plus âgés suivaient :l’un tenait sur son bras la pelisse fourrée de son maître, l’autreun vase de nuit en or[37].

» Le marchand de la loge est accouruau-devant du seigneur Trimalcion avec empressement et respect, luia adressé quelques mots, puis il a avancé un escabeau où levieillard s’est assis. Ce siège n’ayant pas de dossier, un desjeunes esclaves s’est aussitôt placé debout et immobile derrièreson maître, afin de lui servir d’appui, tandis que l’autre esclaves’est couché par terre à un signe du noble seigneur, a soulevé sespieds chaussés de riches sandales, et, les enveloppant d’un pli desa robe, il les a tenus pressés contre sa poitrine, afin sans doutede les réchauffer[38].

» Le vieillard, ainsi appuyé, le dos etles pieds sur le corps de ses esclaves, a dit quelques mots aumarchand. Celui-ci a d’abord montré du geste les trois esclavesdemi-nues… Alors le seigneur Trimalcion (lis toujours, monfils ; que le cœur ne te faiblisse point à ces horreurs et àde plus monstrueuses encore !… elles amasseront le terriblelevain de haine qui, d’âge en âge, doit fermenter dans notre race,jusqu’au jour de la justice et de la délivrance) ; alors lenoble et riche seigneur, à la vue de ces trois belles jeunes femmesque lui désignait le marchand, s’est tourné vers les Gauloisescaptives, et a craché de leur côté, comme pour témoigner de sonsouverain mépris !…

» À cet outrage, les esclaves duvieillard et les Romains rassemblés aux abords de la loge ont riaux éclats. Le marchand a ensuite indiqué au seigneur Trimalcionles deux tout petits enfants jouant sur la paille ; il ahaussé les épaules en prononçant je ne sais quelles horriblesparoles ; elles devaient être horribles, car les éclats derire des Romains ont redoublé.

» Le marchand, espérant enfin contenterce difficile acheteur, s’est dirigé vers la cage, l’a ouverte, eten a fait sortir trois enfants enveloppés de longs voiles blancsqui cachaient leur visage : deux de ces enfants étaient de lataille de mon fils et de ma fille ; l’autre, plus petit.Celui-ci a d’abord été dévoilé aux yeux du vieillard ; j’aireconnu la fille d’une de nos parentes, dont le mari avait été tuéen défendant notre chariot de guerre ; elle s’était tuéeensuite comme les autres femmes de notre famille, oubliant sansdoute, dans ce moment suprême, de mettre son enfant à mort. Cettepetite fille était chétive et sans beauté ; le seigneurTrimalcion, après un coup d’œil rapide jeté sur elle, fit de lamain un geste impatient, comme s’il eût été irrité de ce que l’onosât offrir à ses regards un objet si peu digne de les fixer… Ellefut reconduite dans la cage par un gardien : les deux autresenfants restèrent là, toujours voilés.

» Moi, mon fils, je voyais ceci du fondde la loge du maquignon, les bras liés derrière le dos par desmenottes et de doubles anneaux de fer, les jambes enchaînées et lesdeux pieds joints par une entrave d’un poids énorme. Je me sentaistoujours sous l’empire du sortilège. Cependant, mon sang,jusqu’alors figé dans mes veines, commençait à y circuler de plusen plus vivement… Un vague frémissement faisait de temps à autretressaillir mes membres… Le réveil approchait… Je n’étais pas leseul à frémir : les trois jeunes Gauloises et la matrone,oubliant leur honte et leur désespoir, trouvaient dans leurs cœursde fille, d’épouse ou de mère, une douloureuse épouvante pour lesort de ces enfants offerts à cet horrible vieillard. Quoiquedemi-nues, elles ne songeaient plus à se soustraire aux regardslicencieux des spectateurs du dehors, et couvaient des yeux avecune sorte de terreur maternelle les deux enfants voilés, tandis quela matrone, liée à un poteau, les yeux étincelants, les dentsserrées par une rage impuissante, levait au ciel ses bras enchaînéscomme pour appeler le châtiment des Dieux sur cesmonstruosités…

» À un signe du seigneur Trimalcion, lesvoiles sont tombés… et je vous ai reconnus tous deux… toi, mon filsSylvest, et ta sœur Siomara…

» Lis toujours, mon fils… lis toujours,et attends…

» Vous étiez tous deux pâles,amaigris ; vous frissonniez d’effroi ; la douleur selisait sur vos visages baignés de larmes… Les longs cheveux blondsde ma petite fille tombaient sur ses épaules ; elle n’osaitlever les yeux, non plus que toi ; vous vous teniez tous deuxpar la main, serrés l’un contre l’autre… Malgré la terreur quibouleversait sa figure, je revoyais ma fille dans sa rare etenfantine beauté… beauté maudite ! car, à son aspect, les yeuxmorts du seigneur Trimalcion s’allumèrent et brillèrent comme descharbons ardents au milieu de son visage ridé couvert de fard. Ilse redressa, tendit vers ma fille ses mains décharnées, comme pours’emparer de sa proie, et un sourire affreux découvrit ses dentsjaunes… Siomara, épouvantée, se rejeta en arrière et se cramponna àton cou. Le marchand vous eut bientôt séparés, et la ramena près duvieillard. Celui-ci, repoussant alors du pied son esclave couché àterre, s’empara de ma fille, la saisit entre ses genoux, maîtrisafacilement les efforts qu’elle faisait afin de lui échapper enpoussant des cris perçants, rompit violemment les cordons quiattachaient la petite robe de mon enfant, et la mit à moitié nuepour examiner sa poitrine et ses épaules, tandis que le marchand tecontenait, mon fils.

» Et moi… le père des deux victimes… moiqui, chargé de chaînes voyais cela… que faisais-je ?… Listoujours, mon fils… lis toujours, et attend…

» À ce crime du seigneur Trimalcion… leplus exécrable des crimes !… outrager la chasteté d’unenfant !… les trois Gauloises enchaînées et la matrone furentun effort désespéré, mais vain, pour rompre leurs fers, et semirent à pousser des imprécations et des gémissements…

» Le seigneur Trimalcion achevapaisiblement son horrible examen, dit quelques mots au marchand, etaussitôt un gardien rajusta la robe de mon enfant, plus morte quevive, l’enveloppa dans un long voile qu’il lia autour d’elle, et,prenant entre ses bras ce léger fardeau, il se tint prêt à suivrele vieillard qui, pour payer le marchand, prenait de l’or dans sabourse… À ce moment de désespoir suprême… toi et ta sœur… pauvresenfants égarés par la terreur, vous avez crié comme si vous croyiezpouvoir être entendus et secourus… vous avez crié : Mamère !… mon père !…

» Jusqu’à ce moment, vois-tu, mon fils,moi, j’avais assisté à cette scène, haletant, presque fou dedouleur et de rage, à mesure que, luttant de toute la puissance demon cœur paternel contre les sortilèges du maquignon, j’entriomphais peu à peu… Mais, à ces cris poussés par toi et par tasœur : Ma mère !… monpère !… le charme se rompit tout-à-fait… jeretrouvai toute ma raison, tout mon courage ; votre vue medonna une telle secousse, un tel élan de fureur, que, ne pouvantbriser mes fers, je me suis dressé, et, les mains toujoursenchaînées derrière le dos, les jambes toujours chargées de lourdesentraves, je me suis élancé hors de ma loge, et, en deux bondssautés à pieds joints, je suis tombé comme la foudre sur le nobleseigneur Trimalcion… Il a, du choc, roulé sous moi ; alors,faute de la liberté de mes mains pour l’étrangler, je l’ai mordu auvisage… où j’ai pu… à la joue, je crois, près du cou… et puis jen’ai plus démordu… Les maquignons, leurs gardiens, se sont jetéssur nous ; mais, pesant de tout mon poids sur ce hideuxvieillard qui poussait des hurlements, je n’ai pas démordu… Le sangde ce monstre m’inondait la bouche… on a frappé sur moi à coups defouet, à coups de bâton, à coup de pierre… je n’ai pas démordu, jen’ai pas plus quitté ma proie que notre vieux dogue de guerre,Deber-Trud, le mangeur d’hommes, ne quittait la sienne… Non… etainsi que lui, je n’ai démordu qu’en emportant un lambeau de lachair du riche et noble seigneur Trimalcion, lambeau sanglant quej’ai craché à sa face hideuse, livide, agonisante, comme il avaitcraché sur les captives gauloises.

» – Père ! père !… me criais-tupendant ce temps-là, toi.

» Alors, voulant me rapprocher de vousdeux, mes enfants, je me suis redressé effrayant… oui, effrayant…car, pendant un moment, un cercle d’épouvante s’est fait autour del’esclave gaulois chargé de fers.

» – Père !… père !… t’es-tuencore écrié en tendant vers moi tes petits bras, malgré le gardienqui te retenait.

» J’ai fait un bond vers toi ; maisaussitôt le marchand, monté sur la cage où vous aviez étérenfermés, mes enfants, m’a jeté à l’improviste une couverture surla tête ; l’on m’a en même temps saisi par les jambes :j’ai été renversé, garrotté de mille liens… La couverture, dontj’avais la tête et les épaules enveloppées, a été liée autour demon cou, et, dans cette couverture, les bourreaux ont pratiqué untrou qui me permit malheureusement de respirer… car j’espéraisétouffer…

» J’ai senti que l’on me transportaitdans notre loge, où l’on m’a jeté sur la paille, mis hors d’état defaire un mouvement ; puis, assez longtemps après cela, j’aientendu le centurion, mon nouveau maître, se disputer vivement avecle maquignon et le marchand qui avait vendu Siomara au seigneurTrimalcion… Puis, tous sont sortis ; le silence s’est faitautour de moi. Plus tard, le maquignon, de retour, s’est approchéde moi, et me crossant du pied avec rage, après avoir écarté lacouverture qui cachait mon visage, il m’a dit d’une voix tremblantede colère :

» – Scélérat !… sais-tu ce que m’acoûté la bouchée de chair humaine que tu as arrachée de la figuredu noble seigneur Trimalcion ? Dis… le sais-tu, bêteféroce ?… Cette bouchée de chair m’a coûté vingt sousd’or !… plus de la moitié de ce que je t’avais acheté ;car je suis responsable de tes méfaits, infâme ! tant que tues dans ma loge[39], double scélérat ! De sorte quec’est moi qui ai fait cadeau de ta fille au vieillard ; on lalui vendait vingt sous d’or, que j’ai payés pour lui ; il aexigé… et j’en suis encore quitte à bon marché… il a exigé cedédommagement.

» – Ce monstre n’est pas mort…Hésus !… il n’est pas mort !… me suis-je écrié avecdésespoir ; et ma fille non plus n’est pas morte !…

» – Ta fille… gibier de potence !…ta fille est entre les mains du seigneur Trimalcion… et c’est surelle qu’il se vengera de toi… Il s’en réjouit d’avance, car il aparfois des caprices féroces, et il est assez riche pour se lespasser…

» Je n’ai pu répondre à ces paroles quepar de longs gémissements.

» – Et ce n’est pas tout, infâmescélérat !… J’ai perdu la confiance du centurion à qui je t’aivendu… Il m’a reproché de l’avoir indignement trompé, de lui avoirvendu, au lieu d’un agneau, un tigre qui dévore à belles dents lesriches seigneurs… Aussi a-t-il voulu te revendre sur l’heure… terevendre !… comme si quelqu’un pouvait consentir à t’acheter…après un coup pareil… Autant acheter une bête enragée… Heureusementpour moi, j’avais reçu des arrhes devant témoins… la férocité decaractère n’est pas un cas rédhibitoire, et il faut bien que lecenturion te garde… Il te gardera donc… mais il te fera payer cherta scélératesse… Oh ! tu ne sais pas la vie qui t’attend dansson ergastule !… tu ne sais pas non plus…

» – Et mon fils ?… ai-je demandé aumaquignon en l’interrompant, et sachant bien que, par cruauté, ilme répondrait. Aussi vendu, mon fils ? À qui vendu ?…

» – Vendu !… et qui donc en voudraitencore de celui-là ? Vendu !… dis donc donné pourrien ! car tu portes malheur à tout le monde, doubletraître !… Tes fureurs et les cris de cet avorton n’ont-ilspas appris à tous qu’il était de ta race de bête féroce ?…Personne n’en a seulement offert une obole !… Achetez donc unpareil louveteau… J’aillais d’ailleurs t’en parler de ton fils,afin de réjouir ton cœur de père… Apprends donc que mon confrèrel’a donné par dessus le marché, en réjouissance, àl’acheteur auquel il a vendu la matrone à cheveux gris, qui serabonne à tourner la roue d’un moulin…

» – Et cet acheteur, lui ai-je dit, quiest-il ? que va-t-il faire de mon fils ?

» – Cet acheteur, c’est le centurion…c’est ton maître !…

» – Hésus ! me suis-je écrié pouvantà peine croire ce que j’entendais ; Hésus !… vous êtesbon et miséricordieux… J’aurai du moins mon fils près de moi…

» – Ton fils près de toi !… Mais tues donc aussi brute que scélérat ?… Ah ! tu crois quec’est pour ton consentement paternel que ton maître s’est chargé dece louveteau ?… Sais-tu ce que m’a dit ton maître ?« Je n’ai qu’un moyen de dompter cet animal sauvage que tum’as vendu, fourbe insigne ! (Voilà les douceurs que tu mevaux, infâme !) Cet enragé aime peut-être son petit… Je prendsle petit ; je le tiendrai en cage, et le fils me répondra dela docilité du père… Aussi, à sa première… à sa moindre faute… ilverra les tortures que, sous ses yeux, je lui ferai souffrir, à sonlouveteau !… »

Je n’ai plus fait attentionà ce que m’a dit le maquignon…J’étais du moins certain de te voir ou dete savoir près de moi, mon enfant ;cela m’aiderait à supporter l’horribledouleur que me causait le sort de ma pauvre petite Siomara, qui,deux jours après avoirété vendue, aquitté Vannes àbord de la galère du seigneurTrimalcion, qui l’emmenait en Italie…

**

*

(Mon père Guilhern, à moi, Sylvest, n’a puachever ce récit…

La mort !… oh ! quelle mort !…la mort l’a frappé le lendemain du jour même où il avait écrit cesdernières lignes !…

Ce récit des souffrances de notre race, je lecontinuerai pour obéir à mon père Guilhern, comme il avait obéi àson père Joel, le brenn de la tribu de Karnak…

Hésus a été miséricordieux pour toi, ô monpère !… Tu n’as pas su la vie de ta fille Siomara…

Et c’est à moi, mon fils, de raconter la viede ma sœur…)

Partie 2
LE COLLIER DE FER ou FAUSTINE ET SIOMARA – DE L’AN 40 AVANT J.-C. ÀL’AN 10 DE L’ÈRE CHRÉTIENNE.

Chapitre 1

 

Société secrète des Enfants duGui. – Réception de Sylvest. – Serment. – Plan d’insurrectiondes esclaves. – Chant des bardes sur la mort du chef des centvallées.

 

À l’heure où j’écris ceci, moi, SYLVEST, pouraccomplir les dernières volontés de mon père Guilhern, fils deJoel, le brenn de la tribu de Karnak, j’ai atteint masoixante-et-douzième année.

Ma femme Loyse la Parisienne estmorte esclave.

Mon fils Pëaron est mort esclave.

Sa femme Foëny est morte esclave.

Il ne me reste que toi, mon petit-filsFergan, esclave comme ton vieux grand-père, qui était nélibre pourtant !… libre comme tes aïeux !…

Chanceuse est notre vie ; elle dépend ducaprice ou de la barbarie du maître… Bien souvent je me demandecomment j’ai pu survivre à tant de douleurs, de chagrins, depérils ! Cette vie pouvait m’être retirée d’un jour àl’autre ; je n’avais pas attendu d’être si avancé en âge pourobéir aux ordres de mon père Guilhern… J’avais, dans le courant desannées, écrit çà et là quelques pages destinées à mon fils. Cespages tu les liras, toi, le fils de mon fils.

Le plus ancien de ces récits est lesuivant ; les faits qu’il raconte se sont passés alors quej’avais vingt-sept ans… C’était sous le règned’Octave-Auguste, empereur, seize ans après que César, lefléau des Gaules, avait été puni, comme traître et parjure à larépublique romaine, par le poignard de Brutus…

Octave-Auguste régnait sur l’Italie et sur laGaule, notre patrie, complètement asservie après des lutteshéroïques !…

**

*

La ville d’Orange, une des villes lesplus riches de la Gaule provençale ou narbonnaise, dont les Romainsse sont emparés et où ils se sont établis depuis plus de deux centsans, est devenue une ville complètement romaine par son luxe, sesmœurs et sa dépravation. Dans ces contrées, moins âpres que notreBretagne, le climat est doux comme le climat d’Italie ; leprintemps et l’été y sont perpétuels, et, comme en Italie, lecitronnier, l’oranger, le grenadier, le figuier, le laurier-rose,se mêlent aux colonnades des temples de marbre bâtis par lesRomaine depuis qu’ils sont maîtres de ces belles provinces de notrepays.

Par une nuit d’été qu’éclairait une lunebrillante, un homme… non… un esclave gaulois (car il avait la têterasée, portait au cou un collier de fer poli et était vêtu d’unelivrée) sortait des faubourgs de la ville d’Orange. Attaché auservice intérieur de la maison de son maître, il n’était pasenchaîné comme les esclaves des champs ou de la plupart desfabriques, appelés pour cela gente ferrée[40].

Après avoir passé devant le cirque immense oùse donnent les combats de gladiateurs et où sont renfermées lesbêtes féroces, lions, éléphants et tigres, dont on sentait au loinla fauve et âcre odeur, l’esclave suivit pendant quelque temps lesavenues de lauriers-roses et de citronniers en fleur dont sontentourées les somptueuses villas romaines. Mais, abandonnantbientôt ce riant paysage, il s’enfonça dans les bois, traversa, nonsans péril, un torrent rapide et profond, en sautant de l’une àl’autre de plusieurs grandes roches disséminées dans la largeur deson courant, gagna la pente escarpée d’une montagne çà et làcouverte de blocs de granit ; puis, arrivé sur la crête decette colline, il redescendit au fond d’un vallon inculte, désert,sauvage, sans arbres, sans verdure, et non moins rocheux que lamontagne. Au milieu du profond silence de la nuit et de cettesolitude éclairée par la vive clarté de la lune à son déclin,l’esclave gaulois entendit au loin, et dans des directions diverseset opposées à celle qu’il avait suivie, le pas précipité deplusieurs hommes mêlé au cliquetis des chaînes que quelques-unsd’entre eux portaient au pied. Après s’être arrêté un instant pourécouter, l’esclave hâta sa marche. Il arriva devant l’entrée d’unegrotte pleine de ténèbres ; son ouverture était si basse,qu’il lui fallut ramper pour s’y introduire. Il rampait ainsidepuis quelques instants, lorsqu’une voix sortant de l’obscuritélui dit en langue gauloise : – Arrête… la hache est levée surta tête…

– La branche du chêne sacré me couvrirade son ombre et me protégera, répondit l’esclave.

– La branche du chêne est fanée, repritla voix ; le vent de la tempête a emporté ses feuilles ;tu ne peux plus te mettre à l’abri de son ombre sacrée ; quite protégera ?

– La branche du chêne perd ses feuilles àla saison mauvaise ; mais le gui sacré reste toujoursverdoyant, dit l’esclave : sept brins de gui meprotégeront.

– Que signifient ces sept brins degui ?

– Sept lettres.

– Ces sept lettres, quel motfont-elles ?

– LIBERTÉ…

– Passe…

Et l’esclave, continuant de ramper, passa. Peuà peu, grâce à l’élévation croissante de la grotte, il put marcherà demi-courbé, puis debout… mais toujours dans la plus profondeobscurité. Bientôt une autre voix sortant des ténèbres luidit :

– Arrête… le couteau est levé sur tapoitrine.

– Sept brins de gui me protègent.

– À cette heure, reprit la voix, le guisacré dégoutte de larmes, de sueurs et de sang.

– Ces larmes, ces sueurs, ce sang, sechangeront un jour en une rosée féconde…

– Que fécondera-t-elle ?

– L’indépendance de la Gaule.

– Qui veille sur la Gauleasservie ?

– Hésus le tout puissant et ses druidesvénérés errants dans les bois, se cachant dans des cavernes commecelle-ci[41].

– Ton nom ?

– Bretagne.

– Qui es-tu ?

– Enfant du Gui.

– Passe…

L’esclave gaulois, après avoir ainsi réponduaux questions que l’on adresse toujours aux Enfants du Guivenant aux réunions nocturnes, fit encore quelques pas ets’arrêta ; les ténèbres étaient toujours profondes, et quoiquel’on fit silence, l’on entendait les mouvements de plusieurspersonnes réunies en cet endroit et le sourd cliquetis des fersqu’elles portaient pour la plupart ; bientôt la voix d’undruide, présidant la réunion secrète, s’éleva dans l’ombre etdit :

– Auvergne ?

– Je suis là, reprit une voix.

– Artois ?

– Je suis là…

– Bretagne ?

– Je suis là, dit l’esclave.

Et, après lui, chacun répondit à cet appel depresque toutes les provinces de France, que représentaient à cetteréunion des esclaves vendus et amenés de diverses contrées dans laGaule provençale, devenue romaine par la conquête. Après cet appel,un grand silence s’est fait, et le druide a continué :

– Artois et Bourgogne présentent unnouvel affilié.

– Oui… oui, répondirent deux voix.

– Est-il éprouvé par les larmes et par lesang ? demanda le druide.

– Il est éprouvé.

– Vous le jurez par Hésus ?

– Par Hésus, nous le jurons.

– Qu’il écoute et réponde, reprit ledruide. Et il ajouta :

– Toi, nouveau venu ici, queveux-tu ?

– Être l’un des Enfants duGui…

– Dans quel but ?

– Pour obtenir justice… liberté…vengeance, reprit la voix du néophyte.

– Toi qui demandes justice, liberté,vengeance, dit le druide, es-tu dépouillé, asservi parl’étranger ? Travailles-tu sous son fouet, la chaîne au pied,le carcan au cou ?

– Oui.

– Tes labeurs, commencés à l’aube,terminés le soir, souvent prolongés dans la nuit, enrichissent-ilsle Romain qui t’a acheté comme un vil bétail ? Vit-il ainsidans l’opulence et l’oisiveté, tandis que tu vis dans la misère etl’esclavage ?

– Oui… je travaille, et le Romainprofite… Je souffre, et il jouit.

– Les champs que tu laboures, que tumoissonnes aujourd’hui pour l’étranger conquérant,appartenaient-ils à tes pères de race libre ?

– Oui…

– Les douces et pures joies de la famillete sont-elles défendues ? La sainteté du mariage t’est-elleinterdite ? Le Romain, te regardant comme un animal quis’accouple, peut-il, à son gré, séparer le mari de la femme, lesenfants de la mère, pour les vendre et les envoyer auloin ?

– Oui…

– Tes enfants sont-ils, par corruption oupar violence, prostitués aux plaisirs de tes maîtres ?

– Oui…

– Tes Dieux sont-ils proscrits ?leurs ministres poursuivis, traqués comme des bêtes fauves etcrucifiés comme des larrons ?

– Oui…

– Le Romain peut-il à son gré te battre,te marquer au front, te mutiler, te torturer, toi et lestiens ? Peut-il vous faire périr au milieu d’affreuxsupplices, par cela seul que cela plaît à sa méchanceté ?

– Oui…

– Ce joug abhorré… veux-tu lebriser ?

– Je le veux.

– Veux-tu que la Gaule, redevenue libreet fière, puisse en paix honorer ses héros, adorer ses Dieux,assurer le bonheur de tous ses enfants ?

– Je le veux… je le veux…

– Sais-tu que ta tâche sera longue,remplie de douleurs, hérissée d’épreuves, de périls ?

– Je le sais…

– Sais-tu qu’il y va de la vie… je ne dispas de la mort… car ce n’est plus le temps de sortir de la vied’ici par une mort facile et volontaire, afin de plaire à Hésus, etd’aller revivre ailleurs auprès de ceux que nous avonsaimés ?… Non, non, mourir n’est rien pour le Gaulois, mais ilest cruel pour lui de vivre esclave… et, pour plaire aujourd’hui àHésus, il faut à cela te résigner, afin de travailler lentement,péniblement à la délivrance de notre race… T’yrésignes-tu ?…

– Je m’y résigne…

– Quels que soient les maux dont tusouffriras, toi et les tiens, jures-tu par Hésus de ne porter nisur toi ni sur eux une main homicide, et d’attendre pour t’en allerd’ici que l’ange de la Mort t’appelle à lui ?

– Je le jure par Hésus !

– Jures-tu, lorsque le signal del’insurrection et du combat sera donné, du nord au midi, del’orient à l’occident de la Gaule, jures-tu de frapper le Romain,ton maître, et de combattre jusqu’à la fin ?

– Je le jure…

– Jures-tu d’attendre, patient etrésigné, le jour d’une terrible vengeance, et de ne te souleverqu’à la voix des druides, afin qu’un sang précieux ne coule pas envain dans une révolte isolée ?

– Je le jure…

– Jures-tu d’envelopper dans une hainecommune et les Romains et ces lâches Gaulois, traîtres à leur pays,qui se sont ralliés à nos oppresseurs pour accabler la vaillanteplèbe gauloise épuisée par vingt ans de luttes ? Les hais-tuces parjures qui ont déserté la cause de la liberté, afin de jouiren paix de leurs richesses, sous la protection de Rome, en mendiantaujourd’hui le titre de citoyens romains ?

– Je jure de haïr ceux-là autant que lesRomains, et, lorsque l’heure sonnera, de les envelopper dans unemême et terrible vengeance.

– Jures-tu… rude épreuve pour notre race,d’employer la dissimulation, la ruse, seules armes de l’esclave,afin d’endormir ton maître dans la sécurité, pour qu’au jour de lajustice il se réveille dans l’épouvante ?

– Je le jure.

– Jures-tu de tenir secrètes et cachées àtes maîtres les réunions nocturnes des Enfants duGui ? Jures-tu d’endurer toutes les tortures plutôt quede révéler la cause de ton absence de cette nuit, et que demainsans doute tu vas expier par le fouet et la prison ?

– Je le jure…

– Par Hésus ! sois donc l’un desbraves Enfants du Gui, si ceux-là qui sont ici présentsdans l’ombre t’acceptent pour leur frère, comme moi je t’acceptepour le mien.

Il n’y eut qu’une voix pour accepter le nouvelenfant du Gui. Cela fait, un autre druide reprit :

– Vous tous qui êtes là m’écoutant dansl’ombre, entendez ceci… Lointaine peut-être est la délivrance de laGaule… mais prochaine aussi… Je vais vous apprendre une nouvelleheureuse, moi, Ronan, fils de Talyessin, qui fut le plusvénéré des druides de Karnak… pierres sacrées d’où est parti, nel’oubliez jamais, le premier cri de guerre de la Bretagne !pierres sacrées, arrosées du sang généreux d’Hêna, la vierge del’île de Sên… glorieuse vierge gauloise dont les bardes chantentencore de nos jours le courage et la beauté !

– Oh ! oui… Hêna… c’est unesainte : les chants des bardes nous l’ont appris, direntplusieurs voix. Glorieuse soit-elle… ô fille de Joel, le brenn dela tribu de Karnak !

– Glorifiée soit-elle ! la vaillanteet douce vierge qui a offert son sang innocent à Hésus pour apaisersa colère !

– Gloire aux chants des bardes, notreseule consolation dans la servitude ! car ils racontent lagrandeur de nos pères.

L’esclave gaulois, en entendant cela, n’a puretenir ses larmes, et elles ont coulé dans l’ombre, ces larmesdouces, parce que Hêna, depuis longtemps chantée par les bardes,Hêna, la vierge de l’île de Sên, dont on glorifiait en ce moment lenom et la mémoire, c’était la sœur de Guilhern, père de l’esclavequi pleurait… car celui-ci se nommait Sylvest… et avait pour aïeulJoel, le brenn de la tribu de Karnak.

Le druide a continué ainsi :

– Lointaine peut être notre délivrance,mais prochaine aussi… Moi, Ronan, fils de Talyessin, j’arrive ducentre de la Gaule ; j’ai marché la nuit ; le jour, je mesuis caché dans les bois et dans les cavernes servant, commecelle-ci, aux réunions secrètes des Enfants du Gui ;car, par tout le pays, malgré obstacles et périls, les Enfantsdu Gui se rassemblent en secret… Là est notre force… là estnotre espoir… Oui, notre espoir, a repris le druide. Ayonsespoir ; voici la bonne nouvelle ! Les Romains, rassuréspar le calme apparent des provinces depuis les dernières guerres,font rentrer leur grande armée en Italie. L’avant-garde est enmarche ; elle se dirige vers cette province où nous sommes,pour aller s’embarquer à Marseille… Le passage de cette armée dansles contrées qu’elle traverse sera le signal, pour les Enfantsdu Gui, de se préparer à la sainte nuit de la révolte et de lavengeance…

– Nous sommes prêts…, s’écrièrentplusieurs voix, vienne cette nuit !…

– Et, de cette nuit de révolte et devengeance, qui donnera au même instant le signal par toute laGaule, du nord au midi, de l’orient à l’occident ? reprit ledruide. Oui, ce signal nocturne, visible aux yeux de chacun… à lamême heure… au même instant, qui le donnera ? Ce sera l’astresacré des Gaules !… Écoutez… écoutez… La lune commenceaujourd’hui son décours… À mesure que son orbe va se rétrécir,l’armée romaine fera un pas vers le lieu de son embarquement ;ses étapes militaires sont comptées… Lorsque la lune aura atteintle terme de son décours, les Romains seront au moment de quitter laGaule, n’y laissant qu’une faible garnison…

– Et cette nuit-là, s’écria Sylvest dansson ardeur impatiente, toute la Gaule se soulève !

– Non… pas encore cette nuit-là, réponditle druide. Quoique, en cette saison, les vents soient toujoursfavorables, une brise contraire peut s’élever et retarder le départde l’ennemi.

– Et si le soulèvement suivait de tropprès l’embarquement des Romains, dit une voix, un bâtiment légerpourrait rejoindre les galères en haute mer, et donner l’ordre deramener les troupes…

– Cela est juste, reprit le druide ;il faut donner aux troupes le temps de s’éloigner. La révolte nedoit éclater que la nuit du second croissant de la lune nouvelle. ÔGaulois opprimés, ajouta le druide inspiré, ô vous tous, de toutescontrées, qui gémissez dans l’esclavage… je vous vois… je vous voisà l’approche de ce moment solennel !… les yeux levés vers leciel, n’ayant tous qu’un seul regard ! attendant le signaltant de fois aussi attendu par nos pères… Il paraît… il a paru lecroissant d’or sur le bleu du firmament ! Alors, je n’entendsqu’un seul bruit d’un bout à l’autre de la Gaule ! le bruitdes fers qui se brisent ! Je n’entends qu’un seul cri :« Vengeance et liberté ! »

– Vengeance et liberté ! répétèrentles Enfants du Gui en secouant leurs fers.

– Toute insurrection sans chef, sansordre, est funeste et stérile, reprit le druide. Que l’heure de ladélivrance sonne… êtes-vous prêts ?

– Nous sommes prêts, dit un esclave delabour ; la nuit de la délivrance venue, les esclaves dechaque métairie isolée assomment les Romains et les gardiens…

– En épargnant les femmes et les enfants,dit le druide ; les femmes et les enfants de nos ennemis sontsacrés pour nous…

– Il est des femmes qui méritent la mortaussi bien que les hommes, reprit une voix, car elles surpassent laférocité des hommes…

– C’est vrai… ajoutèrent plusieurs autresvoix ; combien est-il de grandes dames romaines qui rivalisentavec les seigneurs par leurs monstrueuses débauches et leur cruautéenvers leurs esclaves !…

– Feriez-vous donc grâce àFaustine ? reprit la voix de l’enfant du Gui qui, le premier,avait parlé de la férocité de certaines femmes ; luiferiez-vous grâce à FAUSTINE, de la ville d’Orange, cette nobledame dont la noblesse remonte, dit-on, jusqu’à Junon, une desdivinités de ces païens ?

À ce nom de Faustine, que Sylvest exécraitaussi, un murmure d’horreur et d’épouvante circula parmi lesEnfants du Gui, et plusieurs s’écrièrent :

– Non, pas de pitié pour celle-là et pourses pareilles !… La mort aussi pour elles ! la mort,qu’elles ont donnée à tant d’esclaves !

– Faustine et ses semblables sont desmonstres de luxure et de férocité, reprit le druide ; leurspassions infâmes et sanglantes n’ont pas de nom dans la langue deshommes ; que le sang qu’elles auront versé retombe donc surelles !… Je vous parle des enfants et des femmes des Romains,vos maîtres ; quoique celles-ci soient souvent impitoyablesenvers vous, et que, par avidité, elles vous écrasent de travaux,ce sont des êtres faibles, sans défense ; épargnez-les…

– Celles-là… oui, reprit l’esclave delabour, elles seront épargnées ; mais nos maîtres romains,mais nos gardiens, assommés sans pitié !… Cela fait, nousautres des métairies isolées, nous nous emparons des armes, desvivres, des chariots ; nous choisissons un chef, et nous nousretirons dans le bourg le plus voisin…

– Dans ce bourg, reprit un esclavedemi-laboureur, demi-artisan, les esclaves de métiers ou delocation se sont au même signal débarrassés des Romains, ont prisles armes et élu un chef ; ils accueillent leurs frères descampagnes et fortifient de leur mieux le bourg, en attendant unavis de la ville voisine…

– Dans la ville, dit alors Sylvest,esclave citadin, les esclaves domestiques, artisans ou loués auxfabriques, ont, au même signal, fait justice des Romains et de leurfaible garnison, se sont armés et formés en compagnies ;chacune d’elles a élu un chef ; ces chefs élus ont ungénéral ; les postes militaires sont occupés, les portes de laville fermées, et l’on attend les avis de la réunion suprême desEnfants du Gui.

– Et cet avis ne se fait pas attendre,dit le druide ; le conseil suprême s’est assemblé, au mêmesignal, dans la forêt de Chartres, au cœur de la Gaule… Ses avispartent dans toutes les directions ; nous retrouvons la forcepar notre union. Des levées en masse s’organisent, afin de pouvoirsoutenir une lutte suprême contre Rome, si elle veut nous envahirde nouveau… Tous unis cette fois contre l’ennemi, la victoire n’estpas douteuse… la Gaule rentre en possession d’elle-même… Et ilarrive enfin, ce jour béni, où elle peut honorer en paix ses héros,adorer ses Dieux et assurer le bonheur de tous sesenfants !

– Espoir à la Gaule ! s’écrièrentalors les Enfants du Gui.

– Oh ! que cette nuit n’est-ellecelle de demain ! dit l’un d’eux.

– Enfants, reprit un des druides, pasd’impatience… On vous l’a dit… prochaine peut être la délivrance dela Gaule, mais lointaine aussi… Qui sait ? l’armée romaine,déjà en marche pour regagner l’Italie, peut s’arrêter ou revenirsur ses pas… et prolonger longtemps encore son occupation. Depuistrente ans, le plus pur, le plus généreux sang de la Gaule a coulédans de terribles luttes ; aujourd’hui, épuisée, désarmée,enchaînée, elle ne peut songer à attaquer à ciel ouvert cetteinnombrable armée romaine, aguerrie, disciplinée ; nousserions écrasés dans notre sang ! Si, cette fois, les troupesétrangères trompaient notre attente en restant dans le pays,ajournons nos projets, et jusque-là… patience… enfants… patience…calme et résignation ! Que la foi dans la justice de notrecause soit notre force impérissable ; songeons à tout le sangversé par nos pères ! que le souvenir de leur martyre et deleur héroïsme nous console, nous soutienne !…

– Oui, que ce souvenir nous console etnous soutienne ! s’écria la voix d’un barde inspiré, – car, àchacune de ces réunions des Enfants du Gui, les bardes,avant qu’elle fût close, chantaient toujours quelque mâlebardit qui nous réchauffait le cœur, à nous pauvresesclaves, et dont le refrain, répété entre nous à voix basse durantnos rudes labeurs et nos misères, semblait les adoucir. – Oui,reprit le barde, que ce souvenir nous soutienne, nous console etnous rende fiers, esclaves que nous sommes, nous rendre plus fiersque des rois… Écoutez, écoutez, ce chant inspiré par l’un des plusgrands héros de la Gaule… le chef des cent vallées, cehéros dont César, à jamais maudit, a été le lâchebourreau !

Au nom du chef des cent vallées, ungrand frémissement d’orgueil patriotique a couru parmi lesEnfants du Gui, et Sylvest a doublement partagé cetorgueil ; il se souvenait que, dans son enfance, avant labataille de Vannes, VERCINGÉTORIX, le chef des cent vallées, avaitété l’hôte de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, aïeul deSylvest.

Et le barde a ainsi commencé seschants :

« Combien en est-il mort de guerriers,gaulois, depuis la bataille de Vannes jusqu’au sièged’Alais ?… – Oui, pendant ces quatre ans, combien en est-ilmort de guerriers, pour la liberté ? – Cent mille, est-cetrop ? – Non. – Deux cent mille ? – Non. – Trois cent,quatre cent mille ? – Non, ce n’est pas trop ; non, cen’est pas assez ! – Nombrez les feuilles mortes tombées de noschênes sacrés durant ces quatre ans, vous n’aurez pas nombré lesguerriers gaulois dont les os blanchissent dans les champs de nospères ! »

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*

» Et tous ces guerriers, dont les chefsse nommaient – Luctère, – Camulogène (le vieuxdéfenseur de Paris), – Corrès, – Cavarill, –Épidorix, – Comm (de l’Artois), –Virdumar, – Versagillaüm, – Ambiorix, –tous ces guerriers, à la voix de quel guerrier s’étaient-ils levépour l’indépendance de la patrie ? – Tous s’étaient levés à lavoix du chef des cent vallées, – celui-là qui, depuis labataille de Vannes jusqu’au siège d’Alais, a, pendant quatreannées, tenu la campagne et deux fois battu César. – Un effortencore… un effort suprême… et la Gaule était délivrée…

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» Mais non, – de lâches Gaulois n’ont pasvoulu cela ; – non, – ils ont préféré, aux rudes et sanglantslabeurs de la délivrance, le repos et la richesse sous le joug del’étranger ; – ils ont abandonné, trahi la plèbegauloise ! – Magistrats, ils ont ouvert leurs villes auxRomains ; – chefs militaires, ils ont laissé leurs troupessans ordres, sans direction, – leur ont soufflé la défiance, ledécouragement, – et la plupart de ces troupes se sontdispersées.

» On les attend pourtant, ces troupesvaillantes. – Qui cela ?… où cela ?… qui lesattend ? – C’est le chef des cent vallées. Où lesattend-il ? – Dans la ville d’Alais, au milieu desCévennes ; – là il est renfermé avec les débris de son arméeet les femmes et les enfants de ses soldats. César l’assiège enpersonne ; – dix contre un sont les Romains. – Les vivresmanquent ; – la famine moissonne les plus faibles. – Mais, dejour en jour, d’heure en heure, on espère le secours des traîtres,et l’on dit : – Ils vont venir… ils vont venir… – Non, – ilsne doivent pas venir !… – Non, – ils ne viendrontpas… »

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» Non, – ils ne doivent pas venir !– non, – ils ne sont pas venus !… – Un dernier effort pourtantdélivrait la Gaule. – Les lâches ont reculé. – Alors, voyant cela,le chef des cents vallées se montre encore plus grand parle cœur que par le courage ; – il peut fuir seul… une issueest préparée ; – mais il sait que c’est lui, – lui, l’âme dela guerre sainte, que César poursuit de sa haine. – Il saitqu’Alais, hors d’état de résister désormais, va tomber au pouvoirdes Romains ; – il sait ce que les Romains font desprisonniers, des femmes, des enfants ; – il dépêche pendant lanuit un de ses officiers à César. – Au bout de deux heures,l’officier revient.

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» Voici que, le lendemain, dès l’aube, lesoleil se lève sur les remparts d’Alais. – Quel est ce tribunalcouvert de tapis de pourpre qui s’élève entre les retranchements ducamp romain et les murailles de la ville gauloise assiégée ? –Quel est cet homme pâle, au front chauve, à l’œil ardent et cave,au sourire cruel, qui siège sur ce tribunal… oui… qui siège sur cetribunal, dans son fauteuil d’ivoire, seul assis au milieu de sesgénéraux, debout autour de lui ! – Cet homme chauve et pâle,c’est César.

» Et ce guerrier à cheval qui sort seuld’une des portes de la ville d’Alais, quel est-il ? – Lalongue épée pend à son côté ; – d’une main il tient unjavelot ; – fière et martiale est sa grande taille sous sacuirasse d’acier qui étincelle aux premiers feux du jour ; –fière et triste est sa mâle figure sous la visière de son casqued’argent surmonté du coq doré aux ailes demi-ouvertes, emblème dela Gaule ; – flottante au vent est la housse rouge brodée quicache à demi son cheval noir… son ardent cheval noir… tout écumantet hennissant. – Oui, ce fier guerrier, quel est-il ? – Cefier guerrier, c’est le chef des cent vallées.

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» Où va-t-il ainsi ? – Que va-t-ilfaire ? – Le voilà qui presse son noir coursier de l’éperon,son noir coursier qui bondit jusqu’au pied du tribunal où est assisle chauve et pâle César. – Alors le chef des cent valléeslui dit ceci : – César, ma mort n’assouvirait pas tahaine ; tu veux me posséder vivant… me voilà. César, tu asjuré à mon envoyé d’épargner les habitants de la ville d’Alais sije me rendais prisonnier… Je suis ton prisonnier. – Et le chefdes cent vallées a sauté à bas de son cheval ; – soncasque brillant, son lourd javelot, sa forte épée, il les a jetésau loin ; – et, tête nue, il a tendu ses mains… – ses mainsvaillantes, – aux chaînes des licteurs de César, – du pâle Césarqui, du haut de son siège, accable d’injures son ennemi désarmé,vaincu, – et il l’envoie à Rome[42].

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» Quatre ans se sont passés ; – unelongue marche triomphale se déroule à Rome sur la place duCapitole. – César, couvert de la pourpre impériale, couronné delauriers, s’avance, enivré d’orgueil, debout dans un char d’ortraîné par huit chevaux blancs. – Quel est cet esclave livide,décharné, à peine vêtu de haillons, chargé de chaînes et conduitpar des licteurs armés de haches ?… – Il marche d’un pas fermeencore devant le char triomphal de César. – Oui, – quel est-il, cetesclave ? – Cet esclave, – c’est le chef des centvallées. – Ce jour-là, César l’a tiré du cachot où il semourait depuis quatre ans, – et le plus glorieux ornement dutriomphe de ce vainqueur du monde, c’est le captif gaulois. – Maisla marche triomphale s’arrête. César fait un geste, – un hommes’agenouille, – une tête tombe sous la hache des licteurs. – Quelest cette tête qui vient de tomber ? – C’est la tête duchef des cent vallées… – Ce sang qui coule, c’est le sangdu plus grand héros de la Gaule… – Esclave comme nous, martyr commenous…

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*

» Deux ans s’écoulent encore après lesupplice. – Les Dieux sont justes. – Quel est cet homme vêtu de lapourpre impériale dont vingt poignards labourent la poitrine ?– Oui. – Quel est-il, cet homme à qui ces vengeurs disent : –Meurs, tyran ! – meurs, traître à la république ! –meurs, traître à la liberté ! – Cet homme, enfin frappé par lamain d’un homme libre (que ton nom soit à jamais glorifié, ôBrutus !) – cet homme, qui a été pendant sa longue vie lebourreau sanglant des libertés du monde, – c’est César, – c’est lemeurtrier du chef des cent vallées, – César, le lâchemeurtrier du captif enchaîné…

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» Oh ! oui ! les Dieux sontjustes ; – Coule, coule, sang du captif ! – Tombe, tombe,rosée sanglante ! – Germe, grandis, moisson vengeresse !– À toi, faucheur, à toi !… la voilà mûre ! – Aiguise tafaux… aiguise, aiguise ta faux ! »

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*

Et les Enfants du Gui, entraînés parce refrain du barde, répètent tous en agitant leurs chaînes dansune sinistre cadence :

« Oh ! coule, coule sang ducaptif ! – Tombe, tombe rosée sanglante ! – Germe,grandis, moisson vengeresse ! – À toi, faucheur, à toi !…la voilà mûre ! – Aiguise ta faux… aiguise, aiguise tafaux ! »

**

*

Et tous les Enfants du Gui ont quittéla grotte par ses différentes issues, pour regagner les champs, lesbourgs ou la ville, dont ils avaient pu, à grand’peine,s’échapper ; nocturne absence, que la plupart d’entre euxdevaient payer bien cher le lendemain.

Chapitre 2

 

Sylvest s’introduit dans la villa de lanoble Faustine. – Le temple du canal. – Les délassements d’unegrande dame romaine. – Torture. – La sorcière. – Empoisonnementd’une esclave. – L’orgie. – Sylvest rencontre Loyse. – Il estsurpris dans les jardins de Faustine.

 

La lune couchée… la nuit est devenue noire…Sylvest, après avoir traversé de nouveau la vallée déserte etcouverte de roches, franchit le torrent, gagna les grands bois etle chemin d’Orange ; mais il ne se dirigea pas vers cetteville, où habitait son maître ; il suivit un sentier, à droitede la route, marcha longtemps, et arriva près d’un grand mur debriques, clôture d’un parc immense dépendant de la villa deFaustine, cette grande dame romaine dont le nom avait été prononcéavec horreur dans la réunion des Enfants du Gui ;s’arrêtant alors un instant, Sylvest prit dans les broussailles, oùelle était cachée, une longue perche garnie çà et là de bâtonsformant autant d’échelons, et la dressa contre la muraille ;jeune, agile et robuste, il l’eut bientôt escaladée ; passantalors sa perche de l’autre côté il descendit dans le parc.

L’ombre des grands arbres était si épaisse,que l’on voyait à peine devant soi ; mais l’esclave,connaissant ce lieu, gagna bientôt les bords d’un canal ornés debalustrades de marbre ; près de là, s’élevait un templeconstruit en rotonde, entouré d’une riche colonnade à jour formantautour du bâtiment un portique circulaire qui communiquait avec lecanal au moyen d’un large escalier dont les dernières marchesbaignaient dans l’eau.

Sylvest, marchant alors d’un pied léger,l’oreille aux aguets, entra sous la colonnade et appela à plusieursreprises et à voix basse :

– Loyse !… Loyse !…

Personne ne répondit à son appel ; étonnéde ce silence, car il s’était attardé à la réunion nocturne desEnfants du Gui, il croyait trouver Loyse depuis longtempsarrivée en ce lieu, l’esclave continua de s’avancer à tâtons ;il se rapprochait ainsi de l’escalier donnant sur le canal, pendantque peut-être Loyse l’attendait sur une des marches : vainespoir !

Soudain il vit les eaux réfléchir au loin unegrande clarté, tandis qu’une bouffée de vent lui apportait, avec lasenteur des citronniers et des amandiers en fleurs, un bruit confusde lyres et de flûtes accompagnées de chants.

Sylvest supposa que Faustine, par cette chaudeet belle nuit d’été, se promenait en gondole sur le canal avec sesesclaves chanteuses et musiciennes ; ces bruits harmonieux serapprochant de plus en plus ainsi que les reflets des lumières surles eaux, il crut que la gondole allait passer devant l’escalier dutemple, et il se retira prudemment dans l’ombre, surpris et inquietde n’avoir pas rencontré Loyse ; il ne perdait pas encoretoute espérance, et prêtait toujours l’oreille du côté des jardins.Sylvest vit tout-à-coup dans cette direction, à traversl’obscurité, la clarté de plusieurs lanternes, et il entendit lepas et la voix des hommes qui les portaient ; saisi d’unegrande épouvante, car, il l’avoue, en ce moment il redoutait lamort, et, surpris, dans le parc de la grande dame romaine, ilpouvait être tué sur l’heure… l’esclave hésita. Retourner versl’escalier du canal, c’était s’exposer à être éclairé par lesflambeaux de la gondole qui, dans quelques instants, devait longerles marches du temple… Rester sous la colonnade, c’était, pour lui,risquer d’être découvert par les gens qui, venant des jardins, serendaient peut-être dans ce bâtiment. Sylvest, voyant les lanternesencore à une assez grande distance, eut le temps de grimper le longd’une des colonnes et, se cramponnant à la forte saillie duchapiteau, d’atteindre le rebord d’une large corniche circulairerégnant autour du dôme de cette rotonde ; puis il se mit àplat ventre sur cet entablement ; les hommes porteurs delanternes, contournèrent le temple et passèrent…

Sylvest respira ; cependant, craignantque ces hommes revinssent sur leurs pas, il n’osa pas descendreencore de sa cachette… Mais ses alarmes, un moment apaisées,redoublèrent bientôt : la gondole s’arrêta devant l’escalierdu canal, et les chants cessèrent… Plus de doute, Faustine allaitentrer dans cette rotonde, pendant que des esclaves veilleraientpeut-être au dehors, à moins que la noble dame n’eût voulu quittersa gondole pour se promener dans ses jardins. Entouré de dangers,Sylvest resta sur le rebord de la corniche ; bientôt ilremarqua, au niveau du large entablement sur lequel il se tenaitblotti, plusieurs cintres à jour, destinés sans doute, en raison dela chaleur du climat, à laisser pénétrer des courants d’air fraisen ce lieu ; il pouvait ainsi, du haut de sa cachette, plongerses regards dans l’intérieur de la rotonde. Durant quelquesinstants, il n’aperçut que des ténèbres ; mais il entenditbientôt s’ouvrir la porte donnant sur le canal, et il vit entrer,tenant à la main un flambeau, un noir d’Éthiopie d’une taillegigantesque, coiffé d’un bonnet écarlate et vêtu d’une courte robeorange lamée d’argent ; cet esclave portait au cou un largecarcan aussi d’argent, et à ses jambes nues et musculeuses desanneaux du même métal.

L’Éthiopien alluma plusieurs candélabresdorés, placés autour d’une statue représentant le dieuPriape ; une grande lumière remplit alors la rotonde, tandisque la cavité des cintres de la coupole supérieure où se cachaitSylvest resta dans l’ombre ; entre les colonnes intérieures demarbre blanc, enrichies de cannelures, dorées comme leurschapiteaux, l’on voyait des peintures à fresque, tellementobscènes, que Sylvest rougirait de les décrire ; le plancherdu temple disparaissait sous un épais matelas recouvert d’étoffepourpre, ainsi qu’un grand nombre de coussins jetés çà et là… Entredeux des colonnes, et se faisant face, étaient des buffets d’ivoireincrustés d’écaille et précieusement sculptés ; sur leurstablettes de porphyre l’on voyait de grands vases d’or ciselés, descoupes ornées de pierreries, et d’autres plus précieusesencore : ces coupes de murrhe que l’on fait venir àsi grands frais d’Orient, qui sont d’une sorte de pâte odorante etpolie, brillant de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel[43] ; dans des bassins d’argentremplis de neige, plongeaient de petites amphores en argile deSagonte ; de grandes cassolettes remplies de parfums,posées sur des trépieds, étaient disposées autour de la statue dudieu des jardins ; le noir les alluma, et aussitôt une vapeurbalsamique, mais d’une force presque enivrante, monta des trépiedsd’or et remplit la coupole…

Ces préparatifs terminés, le gigantesqueÉthiopien disparut par la porte du bord de l’eau et rentrabientôt ; il tenait entre ses bras, comme on tient un enfantqui dort, une femme enveloppée de longs voiles ; plusieursjeunes esclaves, d’une rare beauté, vêtues avec magnificence,suivaient le noir ; c’étaient les femmes esclaves de la grandedame romaine, la riche et noble Faustine : habilleuses,berceuses, coiffeuses, noueuses de sandales, porteuses de coffret,chanteuses, musiciennes et autres[44].

Dès leur entrée dans le temple, elless’empressèrent d’empiler des coussins, afin de coucher le plusmollement possible leur maîtresse, que le noir portait toujoursentre ses bras… Celles des esclaves qui avaient joué de la flûte etde la lyre en se rendant au temple tenaient encore à la main leursinstruments de musique ; parmi elles se trouvaient deux jeuneset beaux affranchis grecs, de seize à dix-huit ans,reconnaissables, comme tous ceux de leur nation voués à cettecondition servile, reconnaissables à leur démarche lascive, à leurphysionomie effrontée, à leurs cheveux courts et frisés, ainsi qu’àleur costume aussi riche qu’efféminé. Ils portaient de grandséventails en plumes de paon destinés à rafraîchir l’air autour deleur maîtresse.

Les coussins soigneusement disposés,l’Éthiopien y plaça la noble Faustine avec autant de précaution ques’il eût craint de la briser ; puis les deux jeunes Grecs,déposant leurs éventails, s’agenouillèrent auprès de leurmaîtresse, et écartèrent doucement les voiles dont elle étaitentourée.

Sylvest avait souvent, et cette nuit-là même,entendu parler de Faustine, célèbre, comme tant d’autres damesromaines, par sa beauté, son opulence et ses monstrueusesdébauches[45] ; mais Sylvest n’avait jamais vucette femme redoutée : il put la contempler avec un mélanged’horreur, de haine et de curiosité.

De taille moyenne et frêle, âgée de trente ansau plus, Faustine aurait été d’une beauté rare, si des excès sansnom n’eussent déjà flétri, amaigri ce visage fin et régulier ;on apercevait ses épais cheveux noirs à travers les mailles de larésille d’or qui peignait son front pâle et bombé. Ses yeux noirs,profondément cernés et demi-clos, parurent un moment offusqués parl’éclat des lumières : aussi, à un simple froncement desourcils de la grande dame, deux de ses esclaves, prévenant sapensée, par la peur du châtiment, se hâtèrent de développer unvoile qu’elles tinrent étendu entre la lumière des candélabres etleur maîtresse.

Faustine portait deux tuniques de soietyrienne, l’une longue et blanche brodée d’or, l’autre beaucoupplus courte, de couleur vert clair brodée d’argent ; pourcorsage, elle n’avait autre chose qu’une résille d’or comme cellede ses cheveux, et, à travers ses mailles, on apercevait son seinet ses épaules nus comme ses bras frêles et d’une blancheur decire. Un collier de grosses perles et de rubis d’Orient faisaitplusieurs fois le tour de son cou flexible un peu allongé ;ses petites oreilles se distendaient presque sous le poids desnombreuses pendeloques de diamants, d’émeraudes et d’escarbouclesqui descendaient presque sur ses épaules[46] ;ses bas de soie étaient roses, et ses sandales, à semelles d’or,attachées à ses pieds par des cothurnes de soie verte,disparaissaient sous les pierres précieuses dont elles étaientornées.

La grande dame, ainsi mollement couchée surses coussins, fit un signe aux deux jeunes Grecs ; ilss’agenouillèrent, l’un à droite, l’autre à gauche de leurmaîtresse, et commencèrent à l’éventer doucement, tandis que lenoir gigantesque, agenouillé derrière elle, se tenait prêt àremédier au moindre dérangement des carreaux.

Faustine dit alors d’une voixlanguissante :

– J’ai soif.

Aussitôt plusieurs de ses femmes seprécipitèrent vers les buffets d’ivoire : celle-ci mit unecoupe de murrhe sur un plateau de jaspe, celle-là prit unvase d’or, tandis qu’une autre apportait un des grands bassinsd’argent remplis de neige où plongeaient plusieurs flacons d’argilede Sagonte. Faustine indiqua du geste qu’elle voulait boire de cevin glacé dans la neige. Une esclave tendit la coupe, qui futaussitôt remplie ; mais, en se hâtant d’apporter ce breuvage àsa maîtresse, la jeune fille trébucha sur un des coussins, la coupedéborda, et quelques gouttes de la liqueur glacée tombèrent sur lespieds de Faustine. Elle fronça le sourcil, et, tout en prenant levase de l’une de ses mains blanches et fluettes couvertes depierreries, de l’autre elle fit voir à l’esclave la tache humide duvin sur sa chaussure ; puis elle vida lentement la coupe, sansquitter de son noir et profond regard la jeune fille. Celle-cicommença de trembler et de pâlir…

À peine la grande dame eut-elle bu, queplusieurs mains se tendirent à l’envi pour recevoir la coupe… Serenversant alors en arrière et s’accoudant sur l’un des coussins,tandis que les deux Grecs continuaient de l’éventer, Faustine, touten jouant avec les pendants d’oreilles que portait l’un de ces deuxjeunes gens, se mit à sourire d’un rire cruel ; ce rire montradeux rangées de petites dents blanches entre ses lèvres rouges…d’un rouge de sang… Elle dit alors à l’esclave qui avaitmaladroitement répandu quelques gouttes de vin :

– Philénie, à genoux…

L’esclave, effrayée, obéit.

– Plus près, dit Faustine, plus près… àma portée.

Philénie obéit encore.

– J’ai grand chaud ! dit la nobledame pendant que sa jeune esclave, de plus en plus épouvantée,marchant sur ses deux genoux, se rapprochait de sa maîtressepresque à la toucher…

Lorsque celle-ci eut dit qu’elle avait grandchaud, les deux jeunes Grecs agitèrent plus vivement encore leurséventails, et la porteuse de mouchoirs, fouillant dans sa corbeilleparfumée, donna un carré de lin richement brodé à l’une de sescompagnes, qui s’empressa de venir essuyer respectueusement lefront moite de sa maîtresse.

Philénie, coupable de maladresse, toujoursagenouillée, attendait son sort en frémissant.

Faustine la contempla quelques instants d’unair de satisfaction féroce, et dit :

– La pelote…

À ces mots, l’esclave tendit vers sa maîtresseses mains suppliantes ; mais elle, sans paraître seulementvoir ce geste implorant, dit au noir gigantesque :

– Érèbe, découvre son sein… et tiens-labien.

Le noir, dans sa joie dissolue, exécuta lesordres de la grande dame, qui prit alors des mains d’une de sesfemmes un singulier et horrible instrument de torture[47]. C’était une assez longue tige d’aciertrès-flexible, terminée par une plaque d’or ronde recouvrant unepelote de soie rouge… Dans cette pelote, étaient fixées par latête, et assez écartées l’une de l’autre, un grand nombred’aiguilles, de façon que leurs pointes acérées sortaient de lapelote au lieu d’y être enfoncées.

Le noir s’était emparé de Philénie… Celle-ci,pâle comme une morte, n’essaya pas de résister… Son sein futbrutalement mis à nu. Alors, au milieu du morne silence de tous,car l’on savait quel châtiment était réservé à la moindre marque depitié, Faustine, accoudée sur un coussin, la joue appuyée dans samain gauche, prit la pelote de sa main droite, imprima un légerbalancement à la tige flexible, et en frappa le sein de Philénie,contenue dans les bras nerveux de l’Éthiopien, agenouillé derrièreelle… À cette douleur aiguë, la malheureuse enfant poussa un cri,et la blancheur de sa poitrine se teignit de quelques gouttelettesde sang vermeil sortant à fleur de peau…

À la vue de ce sang, au cri de la victime, lesyeux noirs de Faustine, jusqu’alors presque éteints, reprirent unvif éclat ; le sourire de ce monstre devint effrayant, et elledit en se dressant animée sur son séant avec une sorte de férocitédoucereuse et passionnée :

– Crie… mon doux trésor ! crie… celam’excite ! Crie donc, ma belle Lesbienne… crie donc, macolombe, crie donc !

Et en disant : Crie donc…Faustine redoubla de coups et de piqûres, de sorte que le sein del’esclave fut bientôt couvert d’une légère rosée de sang…

Philénie eut la force d’étouffer legémissement de sa douleur, de peur d’exciter davantage encore labarbarie de sa maîtresse, dont les traits devenaient d’uneexpression de plus en plus étrange… effrayante… Mais, jetantsoudain la pelote loin d’elle, la grande dame, refermant à demi sesyeux, dit languissamment en se renversant sur ses coussins, pendantque sa victime, à demi-évanouie de douleur, allait tomber dans lesbras de ses compagnes :

– J’ai encore soif…

Au moment où l’on s’empressait de lui obéir,le son de deux petites cymbales retentit au dehors, du côté ducanal.

– La sorcière de Thessalie ! lasorcière ! déjà… dit Faustine en se dressant sur son séant,après avoir vidé sa coupe. Par les trois Parques ! sœurs decette rusée vieille, je ne l’attendais pas sitôt.

Et s’adressant à Érèbe :

– Fais-la entrer sur l’heure, et que labarque qui l’a amenée reste près des marches de l’escalier.

La sorcière thessalienne fut introduite parl’Éthiopien. Son teint était d’un brun cuivré ; sa figurehideuse disparaissait à demi sous de longs cheveux gris emmêléssortant de son capuchon rabattu et noir comme sa robe, que serraità sa taille une ceinture de cuir rouge où l’on voyait tracés enblanc des caractères magiques, et à laquelle pendait une pochette.La Thessalienne tenait à la main un brin de coudrier.

À l’aspect de cette sorcière, tous lesesclaves ont paru troublés, effrayés ; mais Faustine,impassible comme une statue de marbre, dont elle avait la pâleur,est restée accoudée et a dit à la Thessalienne, debout au seuil dela porte :

– Approche… approche… orfraie desenfers !…

– Tu m’as envoyé quérir, reprit lasorcière en s’approchant ; que veux-tu de moi ?

Sylvest fut frappé de la voix de lasorcière ; cette femme était vieille, et sa voix douce etfraîche.

– Je ne crois pas plus à ta sciencemagique qu’au pouvoir des Dieux, dont je me raille, repritFaustine, et pourtant je veux te consulter… Je suis dans un jour defaiblesse.

– La vie ne croit pas à la mort… lesoleil ne croit pas à la nuit… répondit la vieille en hochant latête. Et pourtant vient la nuit noire… et pourtant vient la tombenoire… Que veux-tu de moi, noble Faustine ? que veux-tu demoi ?

– Tu as entendu parler du fameuxgladiateur… Mont-Liban ?

– Ah ! ah ! dit la sorcièreavec un étrange éclat de rire, encore lui ! encore cet Herculeau bras de fer, au cœur de tigre !

– Que veux-tu dire ?

– Vois-tu, noble Faustine, sur dixgrandes dames qui ont recours à mes charmes magiques, il y en aneuf qui commencent ainsi que toi… en me nommant le fameuxgladiateur Mont-Liban[48].

– Je l’aime ! dit audacieusementFaustine devant ses esclaves, en fronçant ses sourcils, tandis queses narines s’enflaient, et que tout son corps semblaittressaillir. J’adore Mont-Liban ! je suis folle delui !

– Tu n’es pas la seule…

– Je lui ai écrit… ma lettre est restéesans réponse.

– Tu n’es pas la seule…

– Peu m’importe qu’il soit aimé, repritimpétueusement cette odieuse impudique ; je veux savoir s’ilaime ?

– S’il aime ?

– Oui… s’il aime ?

La sorcière hocha la tête, et attachantfixement ses regards sur la grande dame comme pour lire au fond desa pensée, elle répondit :

– Faustine, tu me demandes ce que tusais… car toute la ville d’Orange le sait…

– Explique-toi…, répondit Faustine, dontle front d’airain pour la première fois, parut troublé ;explique-toi !

– Lors du dernier combat du cirque,poursuivit la sorcière, chaque fois que Mont-Liban, vainqueur,tenait sous son pied son adversaire, avant de lui enfoncer son ferdans la gorge, est-ce qu’il ne se tournait pas avec un sauvagesourire vers certaine place de la galerie dorée, en saluant de sonépée… après quoi il égorgeait délicieusement son adversairevaincu ?

– Et qui occupait cette place ?demanda Faustine les dents serrées de rage. Réponds…

– Tu me demandes ce que tu sais ;car toute la ville d’Orange le sait…, reprit de nouveau lasorcière. Ah ! tu veux ignorer qui occupait cetteplace ?… Je vais te l’apprendre. C’était une nouvellecourtisane venue d’Italie… belle à rendre Vénus jalouse, blonde auxyeux noirs et au teint de rose… une nymphe pour la taille…vingt-cinq à vingt-six ans au plus… et d’une telle renommée debeauté qu’on ne la nomme pas autrement que la belleGauloise.

À mesure que la magicienne parlait, Sylvestsentait son cœur se briser, une sueur froide inonder son front. Ilavait entendu parler déjà d’une courtisane gauloise arrivée depuispeu à Orange, sans savoir d’autres détails sur elle ; mais, enapprenant par la sorcière que cette courtisane venait d’Italie,qu’elle avait vingt-cinq à vingt-six ans, les cheveux blonds et lesyeux noirs, il se souvint que sa sœur Siomara, autrefois venduetoute enfant, après la bataille de Vannes, au seigneur Trimalcion,partant alors pour l’Italie ; il se souvint que sa sœur devaitêtre aussi âgée de vingt-cinq à vingt-six ans et avait aussi lescheveux blonds et les yeux noirs… Un horrible pressentimenttraversa l’esprit de Sylvest ; il écouta la sorcière avec unredoublement d’angoisse.

Faustine, de plus en plus sombre et sinistre,à mesure que la vieille parlait de la rare beauté de la courtisanegauloise, Faustine, les yeux fixes, son front appuyé sur sa main,écoutait, sans l’interrompre, la Thessalienne. Celle-ci poursuivitau milieu du profond silence des esclaves, considérés par leurmaîtresse, et selon l’habitude, comme n’ayant pas plus d’importanceque des animaux familiers avec qui et devant qui l’on fait tout,l’on dit tout, l’on ose tout…

– La belle Gauloise !… oh !oh ! j’en sais long sur elle… grâce à mes secretsmagiques ! ajouta la Thessalienne d’un air mystérieux. Ça étéun beau jour pour moi quand j’ai appris sa venue àOrange !

Et, éclatant d’un rire singulier, qui fittressaillir la grande dame, l’horrible vieille s’écria :

– Ah ! ah ! ah ! belleGauloise !… belle adorée !… tu verras une nuit… par unenuit profonde comme la tombe… tu verras que la poule noire acouvé des œufs de serpent !…

Sylvest ne comprit pas ces mots étranges, maisl’expression de la Thessalienne l’épouvanta.

– Parle plus clairement, lui ditFaustine : que signifient ces paroles mystérieuses ?

La sorcière secoua la tête etreprit :

– L’heure n’est pas venue de t’en diredavantage… Mais ce que je peux t’apprendre, et cela n’est pas unsecret… c’est que la belle Gauloise s’appelle Siomara… Elle a étérevendue lors de la succession du vieux et riche seigneurTrimalcion, qui a laissé de si grands souvenirs d’opulence etd’impériale débauche en Italie.

Les derniers doutes de Sylvest s’évanouirent…La courtisane gauloise… c’était sa sœur… sa sœur Siomara, qu’iln’avait pas revue depuis dix-huit ans…

Faustine avait écouté la sorcière dans unsombre silence ; elle lui dit :

– Ainsi, Mont-Liban aime cettecourtisane ?… il en est aimé ?…

– Tu l’as dit, noble dame.

– Écoute… Tu prétends ton artpuissant : peux-tu rompre à l’instant le charme qui attachecet homme à cette vile créature ?

– Non ; mais je peux te prédire sice charme sera ou non rompu… et s’il le sera tard… ou bientôt.

– Alors parle ! s’écria Faustinequi, en ce moment, semblait plus sinistre et plus pâleencore ; si ton art n’est pas un mensonge… dis-moi l’avenir àl’instant… Parle…

– Crois-tu donc que l’avenir se dévoile ànous sans cérémonie propitiatoire ?…

– Fais ta cérémonie… hâte-toi…

– Il me faut trois choses…

– Lesquelles ?…

– Un de tes cheveux.

– Le voilà, dit Faustine en arrachant unde ses noirs cheveux à travers les mailles de sa résille d’or.

– Il me faut encore une boulette decire ; elle représentera le cœur de Siomara, la belleGauloise, et je percerai d’une aiguille ce cœur figuré.

– Érèbe, dit Faustine au gigantesqueÉthiopien, prends un morceau de cire à ce flambeau…

Et s’adressant à la sorcière :

– Que veux-tu encore ?

La Thessalienne parla bas à l’oreille de lagrande dame, qui lui dit tout en l’écoutant :

– Te la faut-il jeune… belle ?…

– Oui, jeune et belle, répondit lamagicienne avec un sourire qui fit frémir Sylvest, j’aime ce quiest jeune… ce qui est beau…

– Choisis, dit Faustine en lui désignantdu geste ses esclaves muettes, immobiles et debout autour de leurmaîtresse.

La sorcière s’approcha d’elles, examinasoigneusement la paume des mains de plusieurs de ces jeunes fillesqui, osant à peine manifester leur inquiétude devant Faustine,échangeaient quelques regards à la dérobée. Enfin la vieille fitson choix : c’était une charmante enfant de quinze ans ;à son teint brun, à ses cheveux d’un noir bleuâtre, on lareconnaissait pour une Gauloise du Midi. La Thessalienne la saisitpar la main, l’amena toute tremblante devant la grande dame, et luidit :

– Celle-ci convient !

– Prends-la ! répondit Faustinepensive, sans même regarder la jeune fille, dont les yeux déjàhumides de larmes l’imploraient humblement.

– Une coupe pleine de vin ! demandala sorcière.

Le noir Éthiopien alla chercher une coupe surl’un des buffets d’ivoire et la remplit.

Faustine devenait de plus en plussombre ; par deux fois elle passa ses mains sur son front, etdit durement aux deux jeunes Grecs qui, attentifs à cette scène,avaient cessé le jeu de leurs éventails :

– De l’air… donc… de l’air !…j’étouffe ici… Pas de négligence… ou je vous fais couper lesépaules à coups de fouet !

Les deux affranchis, à cette menace, firentjouer leurs éventails avec une nouvelle activité.

Le noir ayant rapporté du buffet une couperemplie de vin, la sorcière tira de sa pochette un petit flacon, envida le contenu dans le vase d’or, et, le présentant à la jeuneesclave, lui dit :

– Bois…

Sans doute frappée d’un sinistre soupçon, lamalheureuse enfant hésita… et tâcha de chercher, soit un conseil,soit un regard de pitié chez ses compagnes ; mais,hélas ! telle est l’horrible condition de la servitude, quetoutes les esclaves détournèrent les yeux de cette infortunée,craignant d’être compromises en répondant au muet appel qu’ellefaisait à leur pitié.

Faustine, courroucée de l’hésitation de sonesclave, s’écria d’une voix menaçante :

– Par Pluton… boiras-tu ?

La jeune fille, se voyant abandonnée de tous,devint d’une pâleur mortelle, se résigna, leva les yeux au ciel,approcha la coupe de ses lèvres d’une main si tremblante queSylvest entendit le choc du métal sur les dents de cette pauvreenfant ; puis elle but, rendit la coupe à l’Éthiopien, etsecoua la tête avec accablement, comme quelqu’un qui renonce à lavie.

– Maintenant, lui dit la sorcière,donne-moi tes mains…

La jeune Gauloise obéit ; la sorcièreprit un morceau de craie dans sa pochette et en blanchit les doigtsde l’esclave.

À peine la vieille avait-elle terminé cetteopération, que la jeune Gauloise devint livide, ses lèvresbleuirent, ses yeux semblèrent se renfoncer dans leur orbite, sesmembres frissonnèrent, et se sentant sans doute défaillir, elles’appuya sur l’un des trépieds où brûlaient des parfums, et portad’un air égaré ses mains tantôt à son cœur, tantôt à sa tête…

La grande dame, toujours accoudée, le mentondans sa main, avait attentivement suivi les mouvements de lasorcière, et lui dit :

– Pourquoi lui as-tu ainsi enduit lesdoigts de craie ?

– Pour qu’elle écrive.

– Quoi ?

– Les caractères qu’elle va tracer sur cetapis rouge avec ses doigts enduits de blanc.

– Quels sont ces caractères ?

– Attends un instant, répondit laThessalienne en examinant l’esclave, tu vas voir.

Il régna dans le temple un silence demort…

Tous les regards s’attachèrent alors sanscrainte sur la jeune Gauloise… Elle n’implorait plus personne, etl’on devinait son sort…

Après s’être appuyée toute chancelante sur letrépied, elle parut soudain saisie de vertige, balbutia quelquesmots s’affaissa sur elle-même, roula sur le tapis, et bientôt s’ytordit en proie à des convulsions horribles ; de sorte que sesmains, tour à tour étendues et crispées par la douleur, labouraientl’étoffe rouge dont était couvert le plancher, y laissant ainsi destraces blanches avec ses doigts enduits de craie.

– Vois-tu ?… vois-tu ? dit lamagicienne à la grande dame, qui, toujours son menton dans sa main,regardait avec une curiosité tranquille son esclave se tordre etagoniser ; vois-tu ces caractères blancs… tracés par sesdoigts convulsifs ? Vois-tu qu’elle écrit !… C’est là mongrimoire, c’est là que je vais lire si le charme qui unitMont-Liban à Siomara… sera bientôt rompu…

Les autres esclaves, habituées à de pareilsspectacles, restaient impassibles devant les tortures de leurcompagne ; elles auraient payé trop cher la moindre marque decommisération. Peu à peu les convulsions de la jeune Gauloisedevinrent moins violentes, elle ne se débattit plus que faiblementcontre la mort… Après quelques derniers tressaillements, elleexpira et tout son corps se roidit d’une manière effrayante.

– Ôtez ce corps… il me gêne, dit lasorcière ; il faut que je lise maintenant les arrêts du destintracés par cette main mourante.

Le gigantesque Éthiopien, comme s’il eût étéhabitué à de pareilles choses, prit le corps inanimé de laGauloise, se dirigea vers la porte qui donnait sur le canal, etdisparut.

Sylvest, de l’endroit où il était caché,entendit le bruit d’un corps tombant au milieu des eaux profondes,et vit peu d’instants après l’Éthiopien rentrer dans le temple.

Faustine quitta ses coussins, se leva ets’approcha de la sorcière qui, courbée vers le tapis, semblait ydéchiffrer les caractères tracés par la main de la mourante…

Faustine se courba aussi, et suivit d’un œilsombre tous les mouvements de la Thessalienne ; celle-ci avaittraversé d’une aiguille la boule de cire symbolisant le cœur deSiomara, rivale de la grande dame, et ensuite attaché le cheveu deFaustine à cette aiguille ; puis, tout en marmottant desparoles confuses, elle la piquait çà et là sur les caractèresblancs tracés par l’esclave agonisante.

De temps à autre Faustine demandait à lasorcière avec anxiété :

– Que lis-tu ?… quelis-tu ?

– Rien de bon jusqu’ici…

– Chimère… fourberie que ta magie !s’écria la noble dame en se redressant avec dédain ; vainsjeux que tout cela !…

– Voici pourtant un signe meilleur,reprit la vieille eu se parlant à elle-même et sans s’inquiéter desparoles de la Romaine. Oui… oui… En comparant ce signe à cet autredemi effacé… c’est bon… très-bon…

– Tu as de l’espoir ? ditFaustine.

Et de nouveau elle se courba auprès de lavieille.

– Pourtant, reprit celle-ci en hochant latête, voici le cœur de Siomara qui vient de tourner trois fois surlui-même… Mauvais… mauvais présage !

– Je suis folle de t’écouter !s’écria Faustine en se redressant courroucée. Va-t’en… sors d’ici…orfraie de l’enfer… oiseau de malheur ! grande est mon enviede te faire payer cher ton effronterie et tes impostures.

– Par Vénus ! s’écria soudain lamagicienne sans avoir paru entendre les imprécations de Faustine,je n’ai jamais vu prédiction plus évidente, plus assurée, car cestrois derniers signes le disent… Oui, le charme qui enchaîne legladiateur Mont-Liban à Siomara la Gauloise, sera rompu… Mont-Libanpréférera la noble Faustine à toutes les femmes… Et ce n’est pastout ; non, car ces derniers signes sont infaillibles…l’avenir tout entier s’ouvre devant moi… Oui, je vous vois, furiesde l’enfer… avec vos chevelures de vipères… Secouez, secouez vostorches… elles m’éclairent ; je vois ! je vois !ajouta la Thessalienne.

Et, en proie à une sorte de délire qui allacroissant, elle agita ses bras qu’elle levait en tournant surelle-même avec rapidité.

Sylvest remarqua une chose étrange : leslongues et larges manches de la magicienne s’étant un instantrelevées pendant ses brusques mouvements, il lui sembla que lesbras de cette horrible vieille à figure ridée, bronzée, étaientronds et blancs comme ceux d’une jeune fille.

La magicienne poursuivit de plus en plusagitée :

– Furies, secouez vos torches ! Jevois… je vois la Gauloise Siomara ! Elle tombe au pouvoir dela noble Faustine… Oui, Faustine la tient… Va-t-elle brûler lachair de sa rivale… scier ses os, arracher son cœur palpitant… ledévorer ?… Furies… secouez vos torches ! secouez-les…qu’elles éclairent pour moi l’avenir… tout l’avenir !… Furies…furies… à moi !… à moi !… Mais ces lueurs funèbres ontdisparu, poursuivit la sorcière d’une voix défaillante. Je ne voisplus… rien… rien… La nuit… de la tombe… rien… plus rien…

Et l’horrible vieille, livide, baignée desueur, haletante, épuisée, les yeux fermés, s’appuya sur une descolonnes, tandis que Faustine, ne pouvant contenir la joie féroceque lui causait cette prédiction, s’écriait en saisissant une desmains de la Thessalienne pour la rappeler à elle-même :

– Dix mille sous d’or pour toi si taprédiction se réalise !… Entends-tu ?… dix mille sousd’or !

– Quelle prédiction ? reprit lavieille en paraissant sortir d’un rêve et passant sa main sur sonfront pour écarter ses cheveux gris ; de quelle prédictionparles-tu !… qu’ai-je prédit ?

– Tu as prédit que Mont-Liban mepréférerait à toutes les femmes ! s’écria Faustine d’une voixpantelante ; tu as prédit que la Siomara tomberait entre mesmains… serait à moi… toute à moi…

– Quand l’esprit s’est retiré, réponditla sorcière en revenant à elle, je ne me souviens plus de rien… Sij’ai prédit… ma prédiction s’accomplira…

– Et alors dix mille sous d’or pourtoi !… Oh ! elle s’accomplira ; cette prédiction, jele sens à mon cœur embrasé d’amour et de vengeance, ditFaustine.

Et de plus en plus effrayante de luxure, dehaine, de férocité, les yeux étincelants, les narines frémissantes,ce monstre s’écria dans sa farouche ardeur :

– Le gladiateur pour amant !… marivale pour victime !… de l’amour et du sang !…Évohé… furies !… Évohé… Priape !…Évohé… Bacchus !… du vin, du vin !… Venez tous…qu’une même ronde nous enchaîne : toi, mon Hercule africain…vous, mes Adonis grecs… vous, mes nymphes lesbiennes !… Duvin… des fleurs… des parfums… des chants… toutes les ivresses…toutes… et que l’aube nous trouve épuisée, mais non pasassouvis[49] !

Et, d’un geste furieux, la noble dame arrachala résille d’or de sa coiffure, la résille d’or de soncorsage ; sa noire chevelure, qu’elle secoua comme une lionnesa crinière, tomba sur son sein, sur ses épaules nues, et entourace pâle visage alors éclatant d’une épouvantable beauté. Elle vidad’un trait une large coupe d’or, donna le signal de l’orgie. Lescoupes circulèrent, et bientôt, au bruit retentissant des lyres,des flûtes, des cymbales, affranchis et esclaves, entraînés par levin, la corruption, la terreur et l’exemple de leur maîtresseinfâme commencèrent, au son des instruments et des chants obscènes,une danse sans nom… monstrueuse[50].

Sylvest, saisi d’un vertige d’horreur, et aurisque d’être découvert et tué s’il rencontrait quelqu’un dans lesjardins, quitta le rebord de l’entablement, se laissa glisser lelong d’une des colonnes, toujours poursuivi par les chantsfrénétiques de cette infernale orgie, à laquelle succéda bientôt unsilence plus hideux encore que ces cris délirants !

Éperdu, insensé, oubliant toute prudence,l’esclave s’éloignait de ce temple maudit, marchant à l’aventure,lorsqu’une voix bien chère à son cœur le rappela à lui-même.

– Sylvest ! disait cette voix dansl’ombre, Sylvest !

C’était la voix de Loyse, sa femme… sa femmebien-aimée… sa femme devant leurs serments secrets, jurés au nomdes Dieux de leurs pères, car l’esclave n’a pas d’épouse devant leshommes !

Quoique l’aube ne dût pas tarder à paraître,la nuit était encore sombre ; l’esclave se dirigea à tâtonsvers l’endroit d’où était partie la voix de Loyse, et tomba dansses bras sans pouvoir d’abord prononcer une parole.

Loyse, effrayée de l’accablement de Sylvest,le soutint et guida péniblement ses pas au fond d’un bosquet derosiers et de citronniers en fleurs ; l’esclave s’assit sur unbanc de mousse entourant le pied d’une statue de marbre.

– Sylvest, lui dit sa femme avecinquiétude, reviens à toi… Dis… qu’as-tu ? Parle-moi, je t’ensupplie !

L’esclave, revenant peu à peu à lui, a dit àsa femme, en la serrant passionnément contre son cœur :

– Oh ! je renais… je renais… Auprèsde toi je respire un air pur ; celui de ce temple maudit estempoisonné… il m’avait rendu fou !

– Que dis-tu ? s’écria Loyseépouvantée ; tu es entré dans le temple ?

– Je t’attendais près du canal, lieuordinaire de nos rendez-vous. J’ai vu venir au loin des gens avecdes lanternes ; pour n’être pas découvert, j’ai monté le longd’une des colonnes du temple : caché sur la corniche, j’aiassisté à de monstrueux mystères… Le vertige m’a saisi… etj’accours, ne sachant encore si je n’ai pas été le jouet d’unevision horrible !…

– Non, ce n’est pas une vision, reprit lajeune femme en frémissant. Tu l’as dit, il se passe de monstrueuxmystères dans ce temple où Faustine, ma maîtresse, ne se rend quele jour consacré à Vénus chez les païens… C’était avant-hier, cejour-là : je pensais que les environs du temple seraientdéserts cette nuit ; aussi, songeant à notre rendez-vous, j’aiété ce soir surprise et effrayée, lorsque, de la filanderie où noustravaillons pour Faustine, j’ai vu au loin la lueur des flambeauxde la gondole qui, suivant le canal, se dirigeait vers letemple.

– Attardé moi-même, ma Loyse bien-aimée,je croyais te trouver déjà arrivée ici.

– En effet… je suis venue plus tard queje ne l’aurais voulu, répondit la jeune femme avec embarras et unaccent de tristesse dont fut frappé Sylvest.

– Loyse, que s’est-il passé ?reprit-il. Ta voix est triste… tu soupires… ta main tremble… tu mecache quelque chose…

– Non… non… rien, mon Sylvest… Il m’esttoujours difficile, tu le sais, de sortir de la filanderie… il m’afallu attendre ce soir longtemps… plus longtemps qu’à l’ordinaire,une occasion favorable…

– Vrai… il ne t’est rien arrivé defâcheux ?

– Non, je t’assure…

– Loyse, mon amour, tu ne me réponds pas,ce me semble, avec ta sincérité habituelle… tu es troublée…

– Parce que je frémis encore du dangerque tu courais si tu avais été surpris caché près du temple…

– Ah ! Loyse… je te le dis… c’estcomme un rêve effrayant ! Ces suppliques… cette mort… cettesorcière… et puis… ma sœur… Dieux pitoyables !… ma sœur,rivale de ce monstre ! ma sœur, courtisane ! Ah ! jete le dis… je deviendrai fou !…

– Ta sœur, rivale de Faustine… ta sœur,courtisane… Mais, depuis dix-huit ans… tu ignorais si elle étaitmorte ou vivante ?

– Elle vit, elle habite Orange depuispeu… On la connaît sous le nom de la belle Gauloise !Et pour comble, ce matin, mon maître m’a dit qu’il était amoureuxde cette courtisane…

– Ton maître le seigneurDiavole ?

– Oui… juge de mon anxiété, maintenantque je sais qu’il s’agit de ma sœur… Faut-il bénir ce jour où jeretrouve la compagne de mon enfance… cette sœur si souvent pleurée…tu le sais, Loyse… cette sœur, à qui ma mère Hénory avait donné lenom de notre aïeule Siomara, la fière et chasteGauloise ?… Faut-il le maudire ce jour où j’apprends l’infamiede ma sœur… courtisane ?… Oh ! honte et douleur surmoi ! Oh ! honte et mépris sur elle !…

– Hélas !… arrachée toute enfant àses parents, vendue, m’as-tu dit, à des infâmes… elle était belleet esclave !… et la beauté, dans l’esclavage c’est l’opprobre…c’est l’asservissement aux débauches du maître… La mort seule peutvous y soustraire…

– Tiens, Loyse… tu ne sais pas une desplus affreuses pensées qui me soient venues pendant cette nuitd’horreurs !… Je me disais en voyant ces malheureuses jeunesfilles, esclaves comme toi, belles comme toi…

– Belles comme moi ! répondit lajeune femme avec un accent singulier et un soupir étouffé ;belles comme moi !…

– Non, reprit Sylvest après avoirremarqué l’expression de la voix de sa femme ; non, moinsbelles que toi, Loyse !… car elles n’ont plus, comme toi,cette beauté céleste pure de toute souillure !… Aussi, cettenuit, les voyant si jeunes et déjà si profondément corrompues parl’esclavage et par la terreur des supplices, je me disais : SiLoyse, au lieu d’avoir toujours été, par la bénédiction des Dieux,reléguée loin des regards de sa maîtresse infâme et de sesaffranchis, était tombée sous leurs yeux, peut-être ce soir, danscette orgie infernale, je l’aurais vue… elle aussi…

Mais, frissonnant à ce souvenir et à cettecrainte, Sylvest, s’apercevant qu’au loin l’aube naissanteblanchissait déjà faiblement l’horizon, reprit en serrant sa femmeentre ses bras :

– Loin de nous ces affreuses pensées, maLoyse !… Le jour va bientôt paraître… quelques instants nousrestent à peine… qu’ils ne soient pas attristées davantage… Parlonsde toi, de cet espoir à la fois si cruel et si doux… Mère !toi, mère !… Ah ! pourquoi faut-il que l’esclavage mefasse prononcer avec angoisse, presque avec effroi, ce mot béni desDieux pourtant : mère !…

– Mon époux bien-aimé ! reprit Loysed’une voix pleine de larmes, et comme impatiente d’abrégerl’entretien, tu l’as dit, le jour va bientôt paraître… Il y a loind’ici à Orange ; il te faut sortir du parc sans être vu… Lesesclaves des champs vont bientôt être conduits à leurstravaux ; leurs gardiens pourraient te rencontrer…éloigne-toi, je t’en supplie… Adieu… adieu !…

– Loyse, quelques moments encore !…Attends au moins que la première clarté du matin m’ait permis devoir tes traits chéris ! il y a si longtemps, hélas ! queje n’ai joui de ce bonheur ! car c’est la nuit, toujours lanuit, qu’il m’est seulement possible de venir près de toi…

Et Sylvest, enlaçant tendrement de ses bras safemme, toujours assise sur le banc de mousse, est tombé à sesgenoux, a pris ses mains, les a baisées dans un ravissement qui luifaisait oublier un instant les misères et les douleurs de sa vied’esclave… Le jour naissant colorait les arbres d’un rosepâle : les citronniers, par cette fraîcheur matinale,répandaient une senteur plus pénétrante et plus douce ; desmilliers d’oiseaux commençaient à gazouiller sous les feuilles auxapproches du soleil levant… Et il y eut bientôt assez de clarté auciel pour que Sylvest pût remarquer que sa femme détournait la têteet tenait sa figure cachée dans une de ses mains ; puis ilvit, à l’agitation de son sein, qu’elle versait des larmes ettâchait d’étouffer ses sanglots.

– Tu pleures !… s’écria-t-il, tudétournes ta vue de moi… Loyse, au nom de notre amour, dis,qu’as-tu ? réponds-moi !…

– Mon ami, je t’en conjure !reprit-elle en essayant de dérober d’autant plus ses traits à sonmari que le jour augmentait ; retourne chez ton maître… pars…pars à l’instant, si tu m’aimes !…

– Partir ! sans avoir vu testraits !… partir… sans un baiser, un seul et dernierbaiser !…

– Oui…, a-t-elle repris d’une voixentrecoupée. Oui, pars… va-t’en sans me regarder… il le faut… je leveux… je t’en supplie…

– Partir sans te regarder ? répétaSylvest stupéfait. Loyse… que signifie cela ?…

Et comme sa femme, retirant brusquement sonautre main d’entre les mains de son époux, cachait complètement safigure, et ne pouvait plus retenir ses sanglots, Sylvest, effrayé,abaissa, malgré elle, les mains de sa femme, se renversa en arrièreà mesure qu’il la contemplait… et poussa enfin un grand cri dedouleur déchirante… oui, un cri de douleur horrible…

La dernière fois qu’il avait vu Loyse, sonteint semblait plus blanc que le lis ; ses yeux, bleus commele bleu du ciel, se voilaient de longs cils ; ses traitscharmants étaient d’une incomparable pureté, et, lorsqu’ellesouriait, sourire d’esclave cependant, sourire triste et résigné,ses lèvres vermeilles avaient une expression de douceurcéleste…

Oui, voilà quelle était Loyse, et voici commela revoyait Sylvest aux clartés du soleil levant : un des yeuxde sa femme paraissait mort ; l’autre, éraillé, sans cils,s’ouvrait entre deux paupières rougies. Son teint était aussibrûlé, aussi couturé, que si elle eût exposé sa figure à un brasierardent. Ses lèvres étaient boursouflées, cicatrisées, comme si elleavait bu quelque liquide bouillant… et pourtant, malgré sa hideureffrayante, ce pauvre visage exprimait encore, et plus que jamaispeut-être, une douceur ineffable.

Le premier mouvement de Sylvest fut de pleureren silence toutes les larmes de son cœur, en regardant sa femme,qui lui dit d’une voix navrée :

– Je suis bien laide, n’est-cepas ?

Mais lui, croyant que sa femme avait été ainsitorturée, défigurée par Faustine, qu’il savait capable de tous lescrimes, se releva en bondissant de fureur et s’écria en montrant lepoing au temple des orgies infâmes :

– Faustine… je te tuerai !… Oui,quand je devrais être brûlé à petit feu… je t’arracherai lesentrailles !…

– Sylvest, tu te trompes… ce n’est paselle !…

– Qui donc alors t’a ainsi mutilée,défigurée ?…

– Moi…

– Toi, Loyse ! toi ?… Non… non…tu veux calmer ma fureur…

– C’est moi, te dis-je !… je te lejure, mon Sylvest ! je te le jure par l’enfant que je portedans mon sein…

– Que faire devant un pareilserment ? Croire… croire, sans le comprendre, ce douloureuxmystère…

– Écoute, Sylvest, reprit Loyse. Noustoutes, les esclaves filandières de la fabrique, reléguées dans desbâtiments éloignés du palais de Faustine, nous ne la voyionsjamais, ni ses affranchis, aussi cruels, aussi corrompus qu’elle…Ce matin, je ne sais quel funeste hasard a amené dans la filanderiel’esclave favori de notre maîtresse, un noir d’Éthiopie…

– Cette nuit, je l’ai vu.

– Il a traversé la cour au moment oùj’étendais au soleil les toiles de lin tissées par nous… Il s’estarrêté devant moi, m’a regardée fixement… Ses premiers mots ont étéun outrage ; j’ai pleuré… Il a ri de mes larmes, et a dit à lagardienne qui surveille nos travaux : « Tu amèneras cetteesclave au palais. » La gardienne a répondu qu’elle obéirait.Le noir a ajouté que, si je refusais de me rendre de bon gré chezma maîtresse, on m’y traînerait de force…

– Il faudra pourtant qu’il se lèveterrible… oh ! terrible ! le jour de lavengeance !…

– Sylvest, je ne suis pas, tu le sais,comme la plupart de nos malheureuses compagnes, fille d’esclave, etdéjà forcément corrompue dès ma naissance… J’avais quinze anslorsque, faite prisonnière par les Romains lors du siège de Paris,défendu par le vieux Camulogène, bataille où ma famille availlamment péri, j’ai été vendue à un marchand d’esclaves. Amenéedans ce pays, j’ai été achetée par l’intendant des fabriques deFaustine… J’ai conservé ma fierté de race, sucée avec le lait de mamère… S’il ne s’était agi que de toi, mon Sylvest, j’aurais, cematin, en vraie Gauloise, comme nos aïeules, échappé par la mort àla honte d’un outrage inévitable, sûre de vivre honorée dans tamémoire et d’être louée par ta digne mère Hénory, que je seraisallée rejoindre ailleurs… où sont aussi les miens… Mais jesuis mère… je porte dans mon sein depuis quelque temps le fruit denotre amour… Faiblesse ou raison, je n’ai pas voulu mourir ;mais j’ai voulu détourner de moi l’outrage dont j’étais menacée…Alors, ce soir, avant de venir ici, et c’est cela qui m’a retardée,je me suis introduite dans l’officine où l’on teint les étoffes… jeme suis armée de courage, mon Sylvest, en songeant à toi… à notreenfant… à l’outrage qu’il me faudrait subir… Alors, j’ai versé dansun vase un liquide corrosif, et j’y ai plongé ma figure…

Et la Gauloise ajouta avec un gestesuperbe :

– Ta femme est-elle digne de tamère ?…

– Ô Loyse ! s’écria Sylvest entombant en adoration devant cette fière et courageuse créature, tues maintenant plus que belle à mes yeux… tu es sainte !…sainte comme notre aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sên !…sainte comme notre aïeule Siomara !…

– Sylvest, dit soudain Loyse à voixbasse, en se levant brusquement et prêtant l’oreille avecépouvante, tais-toi… j’entends des pas… le bruit des chaînes…Oh ! malheur à nous !… tu seras surpris ici… Nous avonsoublié qu’il est grand jour… Malheur à nous !…

– Ta maîtresse, peut-être ?…

– Non… elle a dû retourner au palais parle canal.

– Qui donc vient alors ?

– Les esclaves… on les conduit au travaildes champs… Tu es perdu…

La jeune femme achevait à peine ces mots, queles deux époux furent découverts au milieu de ces touffes derosiers et de citronniers, qui ne pouvaient les cacher, par troishommes armés tenant à la main de longs fouets ; à quelques pasderrière eux venait une troupe d’esclaves enchaînés deux à deux,vêtus de haillons, la tête rasée ; les uns portaient desinstruments aratoires, d’autres étaient attelés à des chariots.

À la vue de Sylvest et de sa femme, les troisgardiens accoururent, la troupe d’esclaves s’arrêta, et les deuxépoux furent entourés par les hommes armés.

– Que fais-tu là ? dit l’un d’eux enlevant son fouet sur Loyse, tandis que les deux autres se jetaientsur Sylvest qui, désarmé, ne pouvait et ne voulait d’ailleursopposer de résistance.

– Je suis esclave de la fabrique,répondit Loyse, tandis que Sylvest tremblait pour sa femme.

– Tu mens, dit le gardien à Loyse en laregardant avec dégoût, tant son pauvre visage étaitrepoussant ; je vais souvent à la fabrique, et, s’il y avaitparmi les esclaves qui travaillent un monstre tel que toi, jel’aurais remarqué.

– Lis mon nom sur mon collier, réponditla femme de Sylvest en montrant du geste au gardien le carcanqu’elle portait au cou ; et il lut tout haut en langueromaine :

LOYSE EST L’ESCLAVE DE FAUSTINE, PATRICIENNE.

– Toi… Loyse ! s’écria legardien ; toi, dont avant-hier encore j’avais remarqué labeauté en traversant la fabrique ! Réponds, pendarde, qui t’adéfigurée de la sorte ? Est ce sortilège ou maléfice ?Aurais-tu imité ces gibiers de potence qui se mutilent pour fairepièce à leur maître en se détériorant ? Achèveras-tu cettebelle œuvre, en allant, comme d’autres garnements plus malicieuxencore, te précipiter au milieu des combats d’animauxféroces[51] pour t’y faire dévorer, dans laméchante intention de détruire en ta personne une valeurappartenant à notre maîtresse ? Ah ! scélérate, voilàcomme tu t’es arrangée ! Ah ! tu t’es méchamment retiré,au détriment de notre honorée maîtresse, les trois quarts de tonprix ? Car maintenant personne ne voudrait un monstre pareil àtoi, sinon comme épouvantail pour les enfants !… Ah ! tuas eu l’audace de te défigurer !… une des plus belles esclavesde notre noble maîtresse ! toi que l’on pouvait vendrenon-seulement comme bonne esclave de travail, mais comme esclave debeauté de premier choix ! Ah ! double scélérate !marche devant moi, tu vas être fouaillée comme il convient ;et par Pollux, je vais commander à l’exécuteur de mettre deslanières neuves à son fouet.

Loyse calma d’un regard angélique la ragedésespérée que ces injures et ces menaces soulevaient chez Sylvest,et elle répondit tranquillement au gardien :

– Non… tu ne me feras subir aucun mauvaistraitement !

– Et qui m’en empêchera, délice deshoussines ?

– L’intérêt de ta maîtresse… Je suismère… En battant la mère, on tuerait l’enfant… Or, c’est une valeurqu’un enfant… ça se vend…

– Tu es mère ? Chanson ! ellessont toujours mères, les effrontées coquines, lorsqu’il s’agit deleur marbrer la peau ! ! ! Du reste, la matrone desesclaves en gésine dira bien si tu mens…

Et se retournant vers Sylvest, toujoursmaintenu par les deux autres veilleurs :

– Et toi, pilier de prison, que fais-tuici ? À qui appartiens-tu, enfant chéri desétrivières[52] ?

– Il se nomme Sylvest ; ilappartient au seigneur Diavole, noble Romain à Orange, répondit undes gardiens en lisant cette inscription gravée au collier quel’esclave portait au cou.

– Ah ! tu appartiens au seigneurDiavole, reprit le gardien ; ta livrée annonce que tu es unesclave d’intérieur ?

– Oui.

– Et comment t’es-tu introduit dans ceparc ?

– En passant par-dessus le mur.

– Pour tenter quelque mauvais coup,pendard ?

– Pour voir ma femme.

Et d’un regard il montra Loyse.

– Qui ? ta femme ? tafemme ! Voilà, par Hercule, un plaisant et effronté coquinavec sa femme ! Est-ce que les esclaves ont des femmes ?est-ce qu’il y a mariage entre eux ? Ta femme ? autantvaudrait entendre l’âne dire à l’ânesse : Mon épouse !…Il est heureux pour ton dos que le seigneur Diavole soit des amisde notre honorée maîtresse ; la politesse veut qu’entre noblespersonnes on se réserve le châtiment des esclaves… Tu vas êtrereconduit chez ton maître, et j’espère qu’il te fera payer selontes mérites… Justement, nos esclaves vont travailler aux champsprès les portes d’Orange ; on va t’enchaîner jusque-là entredeux d’entre eux, et l’on te reconduira ensuite chez le seigneurDiavole.

– Il est inutile de m’enchaîner, je neveux pas m’échapper ; je retournerai librement chez monmaître, répondit Sylvest.

Et il disait vrai ; mais le gardien ne lecrut pas, et le fit enchaîner au milieu de deux esclaves deschamps, Espagnols de nation.

Au moment de se séparer de sa femme, Sylvestlui dit en langue gauloise, que les surveillants n’entendaientpas :

– À la prochaine lune, viens m’attendreprès des murs du parc, à gauche du canal… Quoi qu’il arrive, et àmoins que, d’ici là, je meure, je viendrai… Adieu, mon adoréefemme, ma sainte ! songe à notre enfant !

– Songe à toi, répondit Loyse ;songe à nous, mon Sylvest !

– Assez ! assez de ce jargon barbarebon à cacher de mauvais desseins, dit brusquement le gardien enpoussant Loyse devant lui pour la reconduire à la fabrique, tandisque Sylvest regagnait la ville d’Orange sous la conduite desgardiens.

Parmi les esclaves de Faustine au milieudesquels marchait Sylvest, enchaîné aux deux Espagnols, setrouvaient plusieurs Gaulois ; il reconnut bientôt qu’iln’était pas le seul de la bande qui se fût rendu pendant cette nuità la réunion secrète des Enfants du Gui, car, au moment oùles gardiens s’éloignèrent, il entendit deux robustes esclavesattelés à un chariot, non loin de lui, fredonner, tout en tirantpéniblement leur lourde charge :

– Coule, coule, sang du captif ; –tombe, tombe, rosée sanglante !

Sylvest répondit à mi-voix par les verssuivants du chant du barde :

– Germe, grandis, moisson vengeresse…

Ce chant avait été improvisé cette nuit-làdans la caverne de la vallée déserte ; les deux esclavesreconnurent Sylvest pour un des Enfants du Gui, échangèrent aveclui un coup-d’œil d’intelligence, puis tous trois murmurèrent lesderniers vers du barde en agitant leurs chaînes avec une sorte desinistre cadence :

– À toi, à toi, faucheur, àtoi ! – Aiguise ta faux gauloise, aiguise… aiguise tafaux !

Les gardiens, revenant sur leurs pas, lestrois Gaulois se turent. On arriva bientôt près des portes de laville d’Orange, et, tandis que les esclaves de labour furentconduits au lieu de leurs travaux, par l’un des gardiens, l’autrefit marcher Sylvest devant lui pour le reconduire chez son maître,le seigneur Diavole.

Chapitre 3

 

Le seigneur Diavole. – Le portierCamus. – Le cuisinier Quatre-Épices. – Leseigneur Norbiac. – Les amoureux de la belle Gauloise. –Sylvest se rend à la maison de Siomara. – L’eunuque. – Lesprodiges. – La magicienne. – Belphégor.

 

Sylvest avait pour maître le seigneur Diavole,descendant d’une noble famille romaine établie dans la Gauleprovençale, conquise par les Romains depuis près de deux siècles,et ainsi devenue une nouvelle Italie. Jeune, dissipateur, débauché,oisif, comme tous les gens de race noble, il se serait crudéshonoré par le travail[53], et ilempruntait aux usuriers, en attendant impatiemment la mort de sonpère, le seigneur Claude, riche homme, dont le revenu considérableprovenait du travail de deux ou trois mille esclaves, artisans detoutes sortes de métiers, qu’il louait tant la journée à desentrepreneurs. Ceux-ci exploitaient à leur tour ces malheureux, desorte que leur travail devait ainsi produire à la fois un grosrevenu pour leur maître et un bénéfice pour l’entrepreneur qui,chargé de la nourriture et de l’entretien des esclaves, leslaissait presque nus et leur donnait une nourriture insuffisantequi eût répugné à des animaux. Écrasé de travail, épuisé par lafatigue et la faim, l’esclave sentait-il les forces luimanquer : l’entrepreneur les réveillait au moyen du fouet, del’aiguillon, et souvent lui sillonnait le dos et les membres avecdes lames ardentes rougies au feu[54], menussupplices, car l’évasion, le refus de travail, la révolte étaientpunis de peines aussi atroces que variées commençant à la tortureet finissant à la mort.

Sylvest, reconduit chez le seigneur Diavole,son maître, par les gens de Faustine, s’attendait à un rudechâtiment. Absent pendant toute la nuit sans permission, ilrentrait à une heure assez avancée de la matinée, manquant ainsi àtous ses devoirs domestiques, puisque Sylvest était valet. Cetteservitude, moins dure peut-être, mais souvent plus cruelle quecelle d’esclave artisan ou d’esclave de labour, il l’avait subie ensuite de plusieurs événements qui suivirent l’horrible mort de sonpère Guilhern, dont il parlera plus tard. Oui, cette conditionservile, il l’avait subie, lui, de race fière et libre, luipetit-fils du brenn de la tribu de Karnak, préférant mêmecet esclavage, parce qu’il savait qu’au grand jour de la justice etde la délivrance, les Gaulois de l’intérieur des villes et desmaisons devaient puissamment aider à la révolte contre lesRomains.

Réduit à la ruse jusqu’au moment où ilpourrait utilement employer la force, Sylvest, comme tant d’autresde ses compagnons, cachait sa haine de l’oppression, son amour pourla liberté de son pays, sous un masque humble et riant ; car,avec Diavole, il avait toujours le mot pour rire ; oui, ilfaisait le plaisant, le bon valet, l’effronté coquin ; il seréjouissait des odieux penchants de son maître cruel et pervers,voyant avec contentement cette dure et méchante âme se perdre en cemonde-ci, pour aller revivre de plus en plus malheureuse dans lesautres mondes. Cela aidait Sylvest à attendre patiemment le grandjour de la vengeance.

(Ô mon fils !… toi pour qui j’écris cerécit, afin d’obéir aux ordres de mon père, comme il a obéi auxordres du sien… tu maudiras ceux qui m’y forçaient ;hélas ! le temps de briser nos fers et de combattre à cielouvert, comme nos aïeux, n’était pas encore venu ; et puis,mon enfant, si fermement trempée que soit une race, l’airempoisonné de l’esclavage la pénètre, l’abâtardit toujours.

Tu le verras dans ces récits, notre aïeuleMargarid et les autres femmes de notre famille ont tué leursenfants et se sont tuées ensuite, dans leur indomptable horreur dela servitude. Mon père Guilhern, homme mûr cependant, s’est,jusqu’à sa mort, et surtout, il est vrai, par tendresse pour moi,résigné à un esclavage que son père Joel n’aurait pas supporté unseul jour… Non, à la première occasion, il eût tué son fils, etaprès se serait tué. De même aussi, mon père, toujours taciturne etfarouche comme un loup à la chaîne, n’aurait pu prendre son partide l’esclavage, comme moi je le prends. Peut-être, enfin, pauvreenfant, condamné par ta naissance à la servitude, peut-être, si noslibertés ne sont pas reconquises de ton vivant, dégénéreras-tuencore plus que moi dans cette superbe haine de l’asservissement…une des mâles vertus de nos ancêtres… Pourtant, c’est dans l’espoirque leur exemple te donnera des forces pour lutter contre cettedégradation que je te lègue ces pieux récits de famille, en yajoutant celui-ci.)

Sylvest a donc été ramené dans la matinée chezson maître. Le seigneur Diavole habitait une belle maison de laville d’Orange, maison située non loin du cirque où combattent lesgladiateurs et où les esclaves sont parfois livrés aux bêtesféroces.

Le portier, vêtu d’une livrée verte, couleurde la livrée du maître, était comme d’habitude enchaîné par le coudans le vestibule, ainsi que l’est un chien de garde[55]. Deux fois fugitif, il avait été punipar la perte des oreilles et du nez : cela lui donnait unefigure hideuse ; à la place du nez, on ne voyait que deuxtrous qui lui servaient à respirer ; sur son front rasé, onvoyait deux lettres marquées au fer chaud dans la chair vive, une Fromaine et un O grec[56]. C’étaitun Gaulois d’Auvergne, toujours sombre et morne. Le seigneurDiavole l’avait surnommé Cerbère, en raison de sesfonctions de portier ; mais, lorsqu’il lui eut fait couper lenez, il le nomma par dérision, Camus. La longueur de sachaîne lui permettait d’ouvrir la porte ; il l’ouvrit augardien qui ramenait Sylvest, lorsque celui-ci eut frappé avec lemarteau de bronze représentant une figure obscène.

L’esclave cuisinier, nomméQuatre-Épices, sortait d’un couloir et entrait dans levestibule au même instant que Sylvest et le gardien.

Quatre-Épices, s’étant une fois évadé de chezun de ses maîtres, avait eu le pied droit coupé ; il marchaitau moyen d’une jambe de bois. Il était Suisse de nation et d’uneinébranlable fermeté dans la douleur. Un jour, le seigneur Diavole,ayant fait venir un surmulet d’Italie, au prix de deuxcents sous d’or, convia ses amis à manger ce mets délicat etdispendieux. Ce surmulet fut mal cuit ; Diavole, irrité, fitvenir Quatre-Épices devant ses convives : on l’attacha sur unbanc, et, au moyen de lardoires garnies de lard, l’aide-cuisinier,sous la menace du même traitement, fut obligé de larder l’échine deQuatre-Épices[57]. Celui-ci ne poussa pas uneplainte : les jours suivants ses repas furent encore plusexquis que de coutume… Mais, deux mois après son supplice, ilprévint en confidences Sylvest et les autres esclaves que cejour-là, jour de grand festin, tous les mets seraient empoisonnés.Sylvest, malgré la cruauté du seigneur Diavole, trouvant cettevengeance lâche et atroce, dissuada difficilement Quatre-Épices decette action, lui disant que peut-être l’heure de la révoltesonnerait bientôt : cela fit patienter Quatre-Épices.

– Ah ! mon pauvre camarade !dit le cuisinier à Sylvest en l’apercevant, une lamproie écorchéevive est moins rouge et moins saignante que ton dos ne le seratout-à-l’heure… Notre maître est furieux… Je ne l’ai jamais vu dansune pareille colère… si tu avais voulu… pourtant…

Et il fit à la dérobée le geste de prendre unepincée de poudre entre ses deux doigts, rappelant ainsi ses projetsd’empoisonnement. Sylvest, certain d’avance du sort quil’attendait, dit au gardien :

– Suis-moi… je vais te conduire àl’appartement de mon maître.

Et tous deux sont entrés dans la chambre duseigneur Diavole. Il était en robe du matin… À la vue de sonesclave, il devint pâle de rage, et, le menaçant du poing, ils’écria avant que le surveillant eût dit un mot :

– Ah ! te voilà enfin,scélérat !… Par Pollux ! je ne te laisserai pas un poucede peau sur les épaules et un ongle aux mains !… Je rentrecette nuit impérialement ivre, et personne pour me porter à monlit ! Ce matin, personne pour me chausser, m’habiller, mefriser, me raser[58]… D’oùviens-tu, infâme coquin ?…

– Seigneur, dit le surveillant, nousavons surpris ce vagabond, dès l’aube, dans le parc de la villa denotre honorée maîtresse Faustine… Il se trouvait là avec une desesclaves du logis… Au lieu de châtier ce misérable, nous l’avonsamené ici, instruits par notre honorée maîtresse des égards quel’on se doit entre nobles personnes.

– Tiens, voilà pour toi, reprit Diavoleen donnant au surveillant une pièce d’argent. Tu salueras Faustinede la part de Diavole, et tu l’assureras que ce bandit sera puniselon ses mérites, pour avoir eu l’audace de s’introduire dans leparc de cette noble dame.

Le surveillant sortit ; Sylvest restaseul avec son maître.

– Ainsi, gibier de potence ! s’écriaDiavole, tu vas courir la nuit hors des portes de la ville pourt’accoupler avec une…

– C’est cela… risquez les étrivières, lesaiguillons, la mort peut-être, pour le service de votre maître,répondit effrontément Sylvest à Diavole en l’interrompant ;telle est la récompense qu’on reçoit ici !

– Comment, pendard ! tu oses…

– Privez-vous de sommeil, épuisez-vous defatigue… et voilà comme on est accueilli !…

– Par Hercule ! est-ce que jeveille ? est-ce que je rêve ?…

– Allez, seigneur, vous ne méritez pasd’avoir un esclave tel que moi…

– Voilà du nouveau… il me réprimande…

– Mais désormais je ne serai point si sotque de me crever à votre service…

– Et je n’ai pas là un bâton !reprit Diavole en regardant autour de lui, stupéfait duredoublement d’effronterie de son esclave. Comment, pendard !c’est pour mon service que tu vas courtiser une de tes pareilles àune lieue d’ici ?… C’est pour moi, peut-être ? Quelimpudent coquin !… Ainsi, c’est pour moi que…

– Tous les maîtres sont des ingrats, vousdis-je !…

– Décidément, ce misérable fait-il le foupour échapper au châtiment qu’il mérite ?

– Fou ? moi !… jamais je n’aieu plus de raison… Écoutez, seigneur : que m’avez-vous dithier matin ?

– Hier matin ?…

– Oui, seigneur… Ne m’avez-vous pasdit : « Ah ! mon cher Sylvest ! » Car,lorsque vous avez besoin de moi, je suis votre cher Sylvest.

– Par Jupiter ! est-ce assezd’insolence ? Y aura-t-il jamais assez de verges à te cassersur les épaules[59]… ?

– « Ah ! mon cherSylvest ! » me disiez-vous, seigneur, « nuit et jourje pense à l’admirable beauté de cette courtisane que l’on appellela belle Gauloise, tout nouvellement arrivée d’Italie àOrange. Je ne l’ai vue qu’une fois au cirque, au dernier combat desgladiateurs, et j’en raffole… Mais il faudrait un pont d’or pourarriver jusqu’à elle… et mon bourreau de père ! mon ladre monavaricieux, mon grippe-sou de père, ne veut pas mourir, letraître !… » Pardonnez-moi, mon maître, de parler ainsidu seigneur Claude ; mais ce sont vos propres paroles que jerépète…

– Comment, impudent hâbleur ! tuveux me persuader que ta course de cette nuit, employée à allercourtiser une esclave de Faustine, a le moindre rapport avec monamour pour la belle Gauloise ?

– Certes…

– Tu oses ?…

– Dire la vérité, seigneur.

– Par Hercule ! c’est aussi trop sejouer de moi !… Écoute ceci : Tu connais, n’est-ce pas,certain banc garni de chevalets, de poulies et de poids.

– Oui, seigneur, je le connaisparfaitement ; j’en ai tâté… On vous étend d’abord sur lebanc, les mains liées au-dessus de la tête ; ensuite on vousattache aux pieds un poids fort lourd ; puis, au moyen d’untrès-ingénieux tourniquet, on tend violemment la corde qui vous lieles mains : il en résulte nécessairement que, le poids quipend à vos pieds pesant de son côté, vous avez tous les membresdisloqués[60] ; de sorte qu’à la longue on finitpar y gagner quelques lignes de taille.

– Tu serais devenu géant, effrontédrôle ! si tu avais seulement gagné une ligne chaque fois quetu as été attaché sur ce banc pour tes scélératesses… Mais je t’yfais étendre à l’instant, si à l’instant tu ne me prouves quelrapport il y a entre ta fuite de cette nuit et la belle Gauloise…Comprends-tu ?

– Seigneur, rien n’est plus clair.

– Prends garde à toi !…

– N’avez-vous pas ajouté, seigneur, enparlant de la belle Gauloise : « Ah ! mon cherSylvest ! si tu pouvais imaginer un moyen pour me rapprocherde cet astre de beauté !… »

– Mais, misérable !… qu’a de communavec cela l’esclave de Faustine ?…

– Un peu de patience, seigneur… Or, moi,n’ayant plus qu’une pensée, celle de servir un maître… qui pourtantme récompense si mal de mon zèle…

– Encore !…

– Un heureux hasard me rappelle qu’uneesclave de mon pays, filandière dans les fabriques de l’intendantde la noble Faustine, m’avait parlé, il y a peu de jours, ou plutôtpeu de nuits ; car, seigneur, lorsque vous allez à ces festinsqui doivent durer deux jours et trois nuits, vous me permettezparfois de disposer de quelques heures…

– Et j’en suis bien payé ! repritDiavole singulièrement radouci au nom de la belle Gauloise.Continue, drôle.

– Je me souvins donc que cette esclavem’avait dit quelques mots de la belle Gauloise, notrecompatriote ; ignorant alors que cela vous pouvait intéresser,seigneur, je n’avais pas prêté grande attention à ses paroles…Mais, hier, après votre confidence de la matinée, elles me sontrevenues à l’esprit… J’étais à peu près certain de rencontrerl’esclave à l’endroit où elle vient souvent m’attendre à touthasard. Comptant être de retour ici avant vous, seigneur, je coursà la villa de la noble Faustine, je trouve l’esclave, je lui parlede la belle Gauloise… Ah ! seigneur !…

– Quoi ? Achève donc !…

– Si vous saviez ce quej’apprends !…

– Finiras-tu, pendard ?…

– La belle Gauloise… est ma sœur…

– Ta sœur !…

– Oui, seigneur…

– Ta sœur ? Mensonge !… Tu veuxéchapper au fouet en me faisant ce conte…

– Seigneur, je vous dis la vérité… Labelle Gauloise doit avoir de vingt-cinq à vingt-six ans ; elleest, comme moi, de la Gaule bretonne ; elle a été achetée toutenfant, après la bataille de Vannes, par un vieux et riche seigneurromain nommé Trimalcion.

– En effet, Trimalcion, mort depuislongtemps, a laissé en Italie un renom de magnificence et d’extrêmeoriginalité dans ses débauches. Comment ! il serait possible…la belle Gauloise est ta sœur ? reprit Diavole ayanttout-à-fait oublié sa colère. Ta sœur… elle ?…

Sylvest, quoiqu’il lui en eût coûté de parlerde sa femme et de sa sœur avec cette apparence de légèreté, s’étaitrésigné à cette feinte ; il avait ses projets… Mais sonentretien avec son maître fut interrompu par l’arrivée d’un ami deDiavole, jeune et riche Gaulois de Gascogne, nommé Norbiac, filsd’un de ces traîtres ralliés à la conquête romaine.

Diavole était célèbre par ses débauches, sesdettes et ses maîtresses ; le seigneur Norbiac le prenait pourmodèle, s’efforçant d’imiter son insolence, sa corruption, etjusqu’à la façon de ses vêtements ; car ces Gaulois dégénérés,reniant leurs costumes, leur langue, leurs Dieux, mettaient lavanité à copier servilement les mœurs et les vices des Romains.

Après avoir échangé quelques paroles amicales,le maître de Sylvest dit au jeune Gaulois :

– Vous permettez, Norbiac, que l’on merase devant vous ? Je suis ce matin fort en retard pour matoilette, grâce à ce pendard, – et Diavolo montra Sylvest, – quej’allais rouer de coups quand vous êtes entré…

– J’ai, ce matin aussi, assommé un de mesesclaves… répondit Norbiac en gonflant ses joues. C’est la seulemanière de traiter ces animaux-là…

Sylvest s’était mis en devoir de raserDiavole… Toutes les fois que l’esclave tenait ainsi à sa portée lagorge de son maître, sur laquelle il promenait le tranchant durasoir, il se demandait avec un étonnement toujours nouveau sic’était par excès de confiance envers ses esclaves, ou par excès demépris pour eux, qu’un maître, souvent impitoyable, livrait ainsichaque jour sa vie à leur merci ; mais Sylvest eût étéincapable de se venger par un meurtre si lâche !… Or, pendantqu’il rasait Diavole, l’entretien continua de la sorte entre lui etNorbiac :

– Je viens, dit le jeune Gaulois, vousapprendre une mauvaise nouvelle et vous demander un service, moncher Diavole !

– Débarrassons-nous d’abord de lamauvaise nouvelle, nous parlerons ensuite du service que vousattendez de moi… L’ennui avant le plaisir…

– Ah ! mon ami ! il n’y a quevous autres Romains pour donner aux choses ce tour agréable :L’ennui avant le plaisir…, répéta Norbiac d’un air charmé.Combien nous sommes barbares auprès de vous, nous autres de cettegrossière et sauvage race gaulois !… Enfin, soit,débarrassons-nous donc de la mauvaise nouvelle.

– Quelle est-elle ?

– Je viens d’apprendre par un de mesamis, qui arrive du centre de la Gaule, que notre brave arméeromaine s’est mise, hélas !… en route pour retourner enItalie…

– Vous dites notre brave arméeromaine, vous, Gaulois conquis ? reprit Diavole en riant,voilà qui est d’un cœur pacifique !

– Certes, notre brave arméeromaine… et n’est-ce pas, en effet, notre brave armée, notre chèrearmée, notre armée bien-aimée, la protectrice de notre sécurité, denos plaisirs ?… Qu’elle s’éloigne, ainsi qu’Octave-Auguste ena donné l’ordre funeste, qu’allons-nous voir peut-être ? Lestroubles renaître… ces misérables populations du centre et del’ouest de la Gaule, comprimées à grand’peine, tenter de sesoulever encore à la voix de leurs endiablés druides ! Alorsde nouveaux chefs de cents vallées, de nouveauxAmbiorix, de nouveaux Drapès, sortent de dessousterre… car, plus on en tue de ces bêtes enragées, plus il enrenaît ; la révolte gagne du terrain, arrive jusqu’ici, et jevous demande un peu ce que deviennent nos plaisirs, nos follesnuits d’orgie, nos festins qui durent d’un soleil àl’autre ?

– Rassurez-vous, Norbiac… Octave-Augustesait ce qu’il fait ; s’il retire l’armée romaine de l’ouest etdu centre de la Gaule, c’est qu’il est certain que toute pensée derébellion est éteinte chez vos sauvages compatriotes !…Eh ! eh ! ils ont été si souvent et si rudement châtiéspar le grand César, qu’il leur a bien fallu renoncer à leursridicules idées d’indépendance… Et puis, voyez-vous, avec un bonjoug ferré, un aiguillon pointu, une lourde charrue derrière eux,peu de sommeil et très-peu de nourriture, les plus farouchestaureaux s’assouplissent à la longue…

– Que les Dieux vous entendent, cherDiavole ! mais je ne suis pas rassuré… Ah ! si voussaviez où l’on peut mener ces brutes avec ces mots insipides :Liberté de la Gaule ! haine àl’étranger !… Or, je vous demande un peu en quoivous nous gênez, vous autres Romains, depuis que vous nous avezconquis ?… Rendez-vous notre vin moins généreux ? nosmaîtresses moins belles ? nos repas moins délicieux ? noschevaux moins ardents ? nos vêtements moins riches ?Voyons… parce que l’on est sujet romain au lieu d’êtreGaulois indépendant, comme disent ces bêtesfarouches !… en dîne-t-on moins bien ?… On paye de lourdsimpôts, soit ; qu’est-ce que l’impôt pour notre superflu… Maison est gouverné par l’étranger, comme ils disent encore…Eh bien ! où est le mal ? Au moins l’on jouit en paix dece qui nous reste… Révoltez-vous, au contraire ; qu’ygagnez-vous ? De risquer votre peau et d’être traîné enesclavage… Aussi, moi, quand je vois des Gaulois esclaves, je leurdis : « Tant mieux, maîtres sots ! voilà où conduitl’amour de la liberté… ! » Mon père n’a pas cru à cettechimère ; il a vendu ses biens, est venu s’établir dans cetteriante Provence, sous la protection des Romains, et il y a vécu, etj’y vis avec délices !…

– Et, au lieu d’adorer vos sombres etbarbares divinités, mon cher Norbiac, reprit en riant Diavole, vousadorez le gai Bacchus aux pampres verts, le robuste Priape, legracieux Ganymède, ou Vénus Aphrodite, la mère des amoursfaciles !…

– Tenez, Diavole, j’ai doublement honted’être Gaulois, quand je songe que, pendant d’innombrables siècles,nos pères ont été assez sauvages, assez stupides, pour courber lefront devant ces divinités renfrognées qui leur apprenaient àmourir ! à superbement mourir ! Par Bacchus et Vénus, vosaimables dieux, ce qu’il faut apprendre, c’est à vivre, àjoyeusement vivre… et pour professer et pratiquer la joyeuse vie,je m’incline devant vous, seigneurs romains, humble écolier que jesuis… Car, s’ils dominent le monde par les armes, ilsl’asservissent par le plaisir, ajouta Norbiac semblant très-flattéde son esprit ; mais, maintenant que je vous ai dit mamauvaise nouvelle, et bien que je ne partage pas votre sécurité,j’arrive au service que je viens vous demander.

– Un mot, cher Norbiac ; vous êtesvoisin de Junius… Savez-vous si sa fille, la belle Lydia…

– Morte… mon cher… morte ce matin aupoint du jour…

– Voilà ce que je craignaisd’apprendre ; car, hier soir, l’on conservait à peine l’espoirde la sauver.

– Pauvre jeune fille !… Une vestalen’était pas plus chaste, dit-on…

– Aussi excitait-elle autant d’admirationque de curiosité, car les vestales sont rares à Orange, mon cherNorbiac. Ah ! les gardiens du tombeau de Lydia vont avoir fortaffaire cette nuit…

– Pourquoi ?

– Et les magiciennes ?

– Comment ?

– Ignorez-vous donc qu’elles rôdenttoujours autour des tombeaux[61], afind’emporter quelque bribe humaine pour leurs sortilèges ?…

– En effet, j’ai ouï dire…

– Et il paraît surtout que le corps d’unejeune vierge trépassée est précieux pour leurs maléfices ;aussi, vous le disais-je, comme peu de filles meurent vestales àOrange, les gardiens du tombeau de Lydia auront à repousser desassauts de sorcières… Junius est de mes amis… Il sera inconsolablede la mort de sa fille… Que Bacchus et Vénus lui viennent enaide !… Et maintenant, cher Norbiac, dites-moi quel service jepeux vous rendre, et disposez de moi…

– Votre charmant poëte Ovide vientd’écrire l’Art d’aimer ; c’est bien : maisqu’est-ce que l’art d’aimer sans l’art deplaire ?

Et Norbiac se sourit encore à lui-même avecsatisfaction.

– Or, je vous reconnais humblement passémaître en cet art de plaire, mon cher Diavole ; aussi jeviens, Gaulois barbare, vous demander conseil.

– Vous êtes amoureux ?

– Passionnément, éperduement,follement.

– D’une femme ?

– Comment ? dit Norbiac,surpris.

Puis, se ravisant, il répondit enriant :

– Que je suis novice encore !… Oui,je suis amoureux d’une femme… et vous allez rire de la bassesse demes goûts : j’aime une courtisane…

– La belle Gauloise,peut-être ?…

– D’où vient votre étonnement,Diavole ?… Est-ce que vous aussi ?…

– Moi ?… Par Hercule ! je mesoucie de la belle Gauloise comme de faire donner des étrivières àce drôle que voilà, et qui n’a jamais été plus longtemps à meraser… Finiras-tu, pendard ?

– Seigneur, vous remuez tellement enparlant, dit Sylvest à son maître, que je crains de vouscouper.

– Commets une pareille maladresse, et laplus légère égratignure à mon menton se traduira, je t’en préviens,en lambeaux de chair enlevés sur ton dos… Vous disiez donc, moncher Norbiac, que vous étiez amoureux fou de la belleGauloise ?… Sans partager votre goût, je l’approuve ;car, par Vénus, sa patronne, on ne saurait être plus charmante.Mais qui vous arrête ? Vous êtes riches, très-riche ;vous avez la clef d’or ; le bon Jupin s’en est servi pourentrer chez Danaé… Imitez-le…

– Combien cet exemple prouve encore lasupériorité de vos Dieux sur les nôtres !… Ce n’est pas chezces farouches que l’on trouverait ces divins enseignements… Mais,hélas ! la clef d’or ne sert de rien pour entrer chez la belleGauloise.

– Comment ! unecourtisane !

– Ignorez-vous donc que celle-ci, moncher Diavole, n’est pas une courtisane comme une autre ?

– Et quelle différence ya-t-il ?

– D’immenses et de toutes sortes…

– Vraiment ?

– D’abord, vous savez que, dès qu’unecélèbre courtisane arrive dans une ville, ces honnêtes commèresdont votre obligeant Mercure est le patron… Encore un fort aimabledieu que celui-là…

– Ils sont tous ainsi, sauf le bonhommePluton… et encore s’amuse-t-il parfois à chiffonner lesParques.

– Je disais donc que, dès l’arrivée d’unenouvelle courtisane, ces honnêtes commères dont nous parlons, serendaient aussitôt près d’elle pour lui offrir leurs services.

– Sans doute, de même que les courtiersvont faire leurs offres aux capitaines de tous les navires entrantdans le port ; c’est la règle du commerce.

– Eh bien ! non-seulement ceshonnêtes commères n’ont pas été reçues par la belle Gauloise, maiselles ont été brutalement accueillies, et non moins brutalementchassées par un vieil eunuque méchant comme un cerbère.

– Hum !… cela commence à devenirtrès-inquiétant pour vous, mon cher Norbiac.

– Ce n’est pas tout ; car voussaurez que j’ai dix espions en campagne.

– Bonne précaution.

– La belle Gauloise habite une petitemaison près du temple de Diane ; mes espions n’ont pas quittéson logis de l’œil depuis le jour où je l’ai vue au cirque et oùelle a produit une si profonde sensation…

– C’est la vérité… j’y étais… Vousdisiez, cher Norbiac, que vos espions ?…

– Se sont relayés nuit et jour, et, saufdeux servantes, ils n’ont vu sortir ni entrer personne chez laGauloise… Je ne sais combien de litières, de chars, de cavaliers,se sont arrêtés à sa porte ; mais toujours le vieil eunuque,la figure farouche, les renvoyait sans vouloir entendre à rien…

– Alors que vient-elle faire à Orange,cette belle Gauloise ?

– C’est ce que tout le monde sedemande ; hier, avant-hier, plusieurs jeunes seigneursromains, trouvant impertinente cette sauvagerie de la belleGauloise… Mais vous savez sans doute l’aventure ?

– Non, par Hercule !… Continuez.

– Ces jeunes seigneurs, accompagnés deplusieurs esclaves armés de haches et de leviers, ont ordonné à cescoquins d’enfoncer la porte de la belle Gauloise !

– Par la vaillance de Mars ! unassaut en règle !

– L’assaut a été aussi vain que lereste ; car, grâce à je ne sais quelle intelligence secrète,le préfet de la ville, presque aussitôt instruit du siège de lamaison de la courtisane, a envoyé à son secours un centurion suivide ses soldats… Et, malgré la qualité des jeunes seigneurs, deuxd’entre eux ont été conduits dans la prison du prétoire…

Sylvest, durant cet entretien quil’intéressait profondément, avait prolongé autant que possible lessoins de son service ; cependant, craignant d’éveiller lessoupçons de son maître, il allait s’éloigner, lorsque Diavole luidit :

– Reste !…

Et s’adressant à Norbiac :

– Je dis à ce drôle de rester parce qu’ilpourrait nous servir.

– Comment ! demanda le Gaulois, cetesclave pourra ?…

– Je m’expliquerai tout à l’heure.Continuez…

Sylvest resta donc dans un coin de la chambre,à la fois satisfait et très-surpris de l’ordre de son maître.

Norbiac continua :

– Il ne reste presque plus rien à vousapprendre, mon cher Diavole, sinon que je suis allé moi-mêmeaffronter le cerbère… le vieil eunuque, homme à figure blafarde etgros comme un muid ; je lui ai offert cinq cents sous d’orpour lui, s’il voulait seulement m’écouter…

– Par Plutus ! voilà parler… etsurtout agir en homme sensé… Eh bien, l’eunuque a-t-il ouvertl’oreille ?

– Il m’a répondu dans je ne sais quelbarbare langage… moitié romain…

– Moitié Gaulois peut-être ? dit enriant Diavole.

– Probablement ; car, grâce auxDieux, j’ai presque oublié le peu que m’avait appris ma nourrice decette langue sauvage ; mais enfin, j’ai suffisamment comprisl’eunuque pour être certain que toutes mes offres seraient vaines.Maintenant, mon cher Diavole, que me conseillez-vous ?Non-seulement, je suis fou de la belle Gauloise, mais larésistance, la difficulté augmentent encore ma passion… Jugez donc,triompher là où tant d’autres ont échoué !…

– Cela ferait la réputation d’un homme…et, huit jours durant, l’on ne parlerait que de vous dansOrange !

– Aussi me suis-je dit : le cherDiavole peut seul me conseiller en sa qualité de passé-maître enfait de séductions et d’intrigues amoureuses.

– Mon cher Norbiac, faites ce soir uneoffrande à Venus de deux couples de colombes en or ciselé… Lesprêtres de la bonne déesse préfèrent l’or à la plume.

– Une offrande à Vénus ?Pourquoi ?

– Parce qu’elle vous protège.

– Expliquez-vous.

Diavole, s’adressant alors à Sylvest, luidit :

– Approche…

Sylvest approcha.

Son maître reprit :

– Mon cher Norbiac, regardez cedrôle.

– Cet esclave ! votrevalet ?

– Oui, examinez-le attentivement.

– Est-ce une plaisanterie.

– Non, par Hercule !… Voyons, netrouvez-vous pas une certaine et vague ressemblance… environ commed’une oie à un cygne…

– Une ressemblance… avec quelcygne ?

– Avec la belle Gauloise… vos amours.

– Lui ?… Vous vous moquez !

– Je ne me moque point… Sur cette têterasée, figurez-vous des cheveux blonds ; au lieu de cette facebrûlée par le soleil, imaginez un teint de lis et de roses.

– En effet, je ne l’avais pasattentivement regardé, cet esclave, dit Norbiac en examinantSylvest, et, s’il est blond, il a comme la belle Gauloise, chosepeu commune, les yeux noirs. Oui, plus je le considère, plus jetrouve en effet une vague ressemblance…

– Cela vient sans doute de ce qu’il n’estpas tout-à-fait du même père que sa sœur, reprit Diavole enéclatant de rire.

Sylvest sentit que, s’il avait tenu en cemoment son maître sous son rasoir, il l’eût peut-être égorgé.

– Mais enfin, reprit Diavole, le père aété suffisamment représenté, pour que vous reconnaissiez dans cedrôle le frère de la belle Gauloise.

– Son frère ?… Cetesclave ?

– Lui et votre belle ont été vendusenfants, il y a environ dix-huit ans de cela, après la bataille deVannes ; il me contait justement tout-à-l’heure cettehistoire… Est-ce vrai, pendard ?

– C’est la vérité, seigneur, a réponduSylvest, croyant rêver, car il ne pouvait concevoir le dessein deson maître.

– Tu es son frère ? s’écria leGaulois en s’adressant à Sylvest, alors tu dois savoir…

Diavole l’interrompit :

– Il a seulement appris hier sa parenté,se hâta-t-il de dire ; jusqu’alors il n’avait pas vu la belleGauloise, et il ignorait qu’elle fût sa sœur. Comprenez-vousmaintenant, cher Norbiac, que, si les entremetteuses, les richesseigneurs ont vu la porte se fermer à leur nez, elle s’ouvriradevant un frère ?

– Ah ! Diavole… mon ami ! mongénéreux ami, vous me sauvez !

– Maintenant retenez bien ceci : iln’y a pas, non-seulement de courtisane, mais de femme, mais depatricienne, mais d’impératrice, qui ne se puisse acheter ; ilfaut seulement choisir l’heure et mettre le prix.

– Toute ma fortune, s’il lefaut !

– C’est déjà quelque chose.

– Mon oncle est très-riche ;j’emprunterai sur son héritage.

– Cela suffira peut-être… Mais, vous lesavez, ou vous devez le savoir, cher Norbiac, une femme aimetoujours voir la couleur des promesses qu’on lui fait ; il y atant de fripons, même parmi nous autres ! Je suis donc certainque, si ce drôle se présente d’abord de votre part avec une bonnecassette pleine d’or, comme simple échantillon de votremagnificence…

– Diavole, vous êtes la perle desamis ; je cours donc chez mon banquier prendre deux mille sousd’or… Mais, de cet esclave… vous répondez ?

– Il sait d’abord que je lui feraiscouper les pieds et les mains s’il refusait de vous servir ;puis, comme cette race est naturellement pillarde, si vous luiconfiez votre or, je ne le quitterai pas que je ne l’aie vu entrerdevant moi chez la belle Gauloise.

– Ah ! mon ami, voilà de cesservices… impossibles à reconnaître, s’écria Norbiac. Je courschercher l’or… ma litière est en bas, et je reviens bientôt.

Et il sortit.

Sylvest, resté seul avec son maître, leregardait tout ébahi.

– À nous deux maintenant, pendard… As-tucompris mon dessein ?

– Non, seigneur.

– Quelle brute ! En vertu de tontitre de frère… tu auras accès chez la belle Gauloise.

– Peut-être, seigneur… Je ne sais si jepourrais…

– Je te fais écorcher vif si aujourd’huitu n’es pas reçu chez elle… Est-ce clair ?

– Très-clair, seigneur. Je m’introduiraidonc chez ma sœur.

– Avec la cassette d’or du Gaulois.

– Cassette que je lui offrirai comme unéchantillon de la générosité du seigneur ?…

– Du seigneur Diavole… doublebutor !… Oui, tu offriras cette cassette à la belle Gauloisecomme une faible preuve de ma magnificence de ton maître, qui t’aaccompagné, diras-tu, jusqu’à la porte de la maison ; et, pourconvaincre ta sœur, tu la feras venir à sa fenêtre, afin qu’elle mevoie attendant sur la place… Comprends-tu enfin, pendard ?

– Seigneur, je comprends. Vous vousservirez de l’or du seigneur Norbiac pour séduire la belle Gauloiseà votre profit… J’admire tant de génie !

Sylvest avait feint de vouloir servir l’amourde son maître, pour trouver le moyen et la facilité de serapprocher de Siomara et d’échapper, non aux tortures, il savaitles endurer, mais à la prison, dont aurait pu être punie sadernière absence nocturne, captivité qui l’eût empêché de voir sasœur aussi prochainement qu’il le désirait.

Le seigneur Norbiac, ayant apporté sa cassetteremplie d’or, combla Diavole de nouveaux remerciements, et seretira en le suppliant de l’instruire le plus promptement possibledu bon ou du mauvais succès de l’entrevue de Siomara et del’esclave. Celui-ci, portant la cassette, et suivi de près par sonmaître, se rendit à la tombée du jour vers le temple de Diane, nonloin duquel se trouvait la maison de la belle Gauloise ; ilfrappa. Bientôt, à travers la porte entre-bâillée, il aperçut lafigure de l’eunuque, vieillard d’une grosseur démesurée. Au milieude sa face bouffie, imberbe, grasse et blafarde, l’on ne voyait quedeux petits yeux noirs, perçants et méchants comme ceux d’unreptile ; quelques mèches de cheveux blancs sortaient dedessous son chaperon, noir comme sa robe. Il portait des chaussesrouges et de vieilles bottines jaunes. Ce vieillard dit brusquementà Sylvest de sa voix claire et perçante :

– Que veux-tu ?

– Voir ma sœur.

– Qui, ta sœur ?

– Siomara.

– Tu es le frère de Siomara ?

– Oui.

– Sauve-toi, imposteur ! sinon je tefais goûter d’un bâton de cormier que j’ai là derrière la porte…hors d’ici, drôle !

– J’avais prévu votre incrédulité,j’apporte avec moi les preuves que Siomara est ma sœur ; sivous me refusez accès auprès d’elle, je saurai, par un moyen ou unautre, lui apprendre qui je suis, et que j’habite Orange.

Ces mots parurent à la fois surprendrel’eunuque et le faire réfléchir ; il devint soucieux, inquiet,et, tenant toujours la porte entrebâillée, il dit à l’esclave enattachant sur lui ses petits yeux de vipère :

– Ton nom ?

– Sylvest.

– Le nom de ton père ?

– Guilhern.

– De ton grand-père ?

– Joel, le brenn de la tribu deKarnak.

– Le nom de ta mère ? de tagrand’mère ?

– Ma mère s’appelait Hénory, magrand’mère Margarid.

– Où as-tu été vendu ?

– À Vannes, avec mon père et ma sœur,après la bataille.

L’eunuque parut de plus en plus pensif etcontrarié ; il garda le silence pendant quelques instants,laissant toujours Sylvest dehors, tandis que le seigneur Diavole,placé à peu de distance, ne quittait pas son esclave des yeux…Enfin l’eunuque dit à Sylvest :

– Viens…

Et la porte se referma sur lui.

L’eunuque, marchant le premier, suivit unétroit corridor, et entra bientôt dans une petite chambre dont ilferma soigneusement la porte ; puis il s’assit à côté d’unetable, sortit de sa robe un long poignard très-acéré, le plaça prèsde lui à sa portée, et s’adressant à Sylvest d’un tonbourru :

– Quelques vains mots ne me prouvent pas,à moi, que tu sois le frère de Siomara…

– J’ai d’autres preuves.

– Lesquelles ?

– J’ai sur moi une petite faucille d’or,une clochette d’airain, legs de mon père, et de plus quelquesrouleaux où sont racontés divers événements de famille… Si ma sœurvous a parlé de son enfance et de nos parents, vous verrez par cesécrits que je ne mens pas, et que je suis son frère.

– À moins, chose fort possible, que tu nesois un vagabond qui aura volé ces objets après avoir tué le vraiSylvest.

– Il est beaucoup d’autres chosesrelatives à notre famille dont je suis instruit ; moi seul jepeux les savoir… Quand je les aurai dites à Siomara, ellereconnaîtra qui je suis…

– Approche-toi de cette fenêtre, ditl’eunuque, car le jour baissait de plus en plus ; ou bien,attends, reprit-il.

Et, prenant un briquet et de l’amadou, ilalluma une lampe, et ayant, à sa clarté, examiné longtemps etattentivement l’esclave, il dit :

– Ta figure sera peut-être pour moi unemeilleure preuve de ce que tu avances que ces brimborions defaucille et de clochette.

Après avoir assez longtemps examiné les traitsde Sylvest, l’eunuque hocha la tête et murmura comme se parlant àlui-même :

– Une pareille ressemblance n’est pas dueau hasard… La Gauloise disait vrai… on devait, dans leur enfance,les prendre l’un pour l’autre…

– Ma sœur vous a donc parlé de moi ?reprit Sylvest à l’eunuque les larmes aux yeux. Elle s’estpeut-être souvent rappelé son frère !…

– Oh ! très-souvent… C’est unecréature qui n’oublie rien…

Et les traits du vieillard prirent uneexpression de raillerie sinistre.

– Et de mon père, de ma mère, ma sœurvous a-t-elle aussi souvent parlé ?…

– Très-souvent, répondit le vieillardavec la même expression, très-souvent… C’est la perle des filles etdes sœurs !… Il est dommage qu’elle ne soit pas mariée, elleserait aussi la perle des épouses ! Mais que lui veux-tu, à tasœur ?

– La voir… m’entretenir longuement avecelle.

– Vraiment !… Et qu’est-ce que cettecassette que tu tiens là sous ton bras ?

– C’est de l’or…

– Pour la belle Gauloise ?

– On m’a ordonné de le lui offrir.

– Ton maître, sans doute ? car tatête rasée et ta livrée annoncent que tu es esclave domestique… Unvalet pour frère !… il y a de quoi enorgueillir Siomara… Deplus, tu fais l’entremetteur auprès de ta sœur… c’est d’un bonparent…

La fureur monta au front de Sylvest ;mais il se contint et reprit :

– Le hasard m’a offert ce soir le moyende me rapprocher de ma sœur… je l’emploie…

– Soit… pose cette cassette sur la table…Et comment et quand as-tu su que la belle Gauloise était tasœur ?

– Peu vous importe !…

– Ce maraud est tout abandon, touteconfiance… Ainsi, tu veux voir ta sœur ? sans doute pour luidemander de te racheter des mains de ton maître, ou pour gueuserauprès d’elle quelque aumône ?

– En cherchant à voir la fille de monpère, je cède au besoin de mon cœur ! répondit fièrementSylvest. Une parcelle de l’or infâme qu’elle gagne pourrait meracheter de la torture et de la mort… que je préférerais la tortureet la mort !…

– Entendez-vous ce coquin, avec sa têterasée et sa souquenille de valet, parler de son honneur ? ditl’eunuque.

Et regardant Sylvest avec un redoublement dedéfiance, il ajouta :

– Viendrais-tu, scélérat, faire honte àta sœur de son métier ?…

– Plût aux dieux ! car j’aimeraismieux la voir tourner, pieds nus, la meule d’un moulin, sous lefouet d’un gardien, que vivre dans une honteuse opulence !s’écria Sylvest.

Ces mots prononcés, il les regretta, pensantqu’ils pouvaient empêcher l’eunuque de le conduire auprès deSiomara de peur qu’elle n’écoutât les bons conseils de son frère.Mais, à sa grande surprise, l’eunuque, après avoir longtemps et denouveau réfléchi, se frappa le front comme frappé d’une idéesubite, prit la lampe d’une main, de l’autre son poignard, et dit àSylvest.

– Suis-moi…

Le vieillard ouvrit la porte, précédal’esclave dans un couloir tortueux où ils marchèrent durantquelques instants ; puis, soufflant soudain la lampe, il dit àSylvest au milieu d’une obscurité profonde :

– Passe devant moi.

Sylvest obéit, quoique très-surpris, et seglissa, non sans peine, entre le gros eunuque et la muraille del’étroit couloir.

– Maintenant, reprit le vieillard, vatoujours devant toi jusqu’à ce que tu trouves un mur… L’as-turencontré ?

– Je viens de m’y heurter.

– Ne bouge pas et écoute bien.

L’eunuque cessa de parler, puis bientôt ilajouta :

– Qu’as-tu entendu ?

– J’ai entendu comme le bruit d’unecoulisse glissant dans sa rainure.

– Tu devrais t’appelerFine-Oreille… Adosse-toi au mur… Est-ce fait ?…

– Oui.

– Avance avec précaution un de tes piedsà un pas devant toi, comme pour tâter le terrain… Quesens-tu ?

– Le vide… reprit Sylvest effrayé en seretirant vivement en arrière et s’adossant à la muraille.

– Oui, c’est le vide ! reprit lavoix de l’eunuque. Si tu fais un pas pour sortir de ce recoin… tutombes au fond de l’abîme… citerne abandonnée, où tu te brisera lesos et dont tu ne sortiras plus, car je refermerai sur toi latrappe… maintenant béante à tes pieds !

– Pourquoi cette menace ?… Quel estvotre but ?…

– Mon but est d’être certain que tu nebougeras pas de là pendant que je vais ailleurs… Attends-moi…

Et l’esclave, entendant les pas du vieillardqui se retirait, s’écria :

– Mais, ma sœur ! ma sœur !

– Tu vas la voir…

– Où cela ?

– Où tu es… reprit la voix de l’eunuque,de plus en plus lointaine. Tourne-toi du côté du mur… regarde detoutes tes forces… et…

Les derniers mots de l’eunuque ne parvinrentpas aux oreilles de Sylvest… Il se crut le jouet de ce méchantvieillard… Cependant il se retourna machinalement du côté de lamuraille, et fut frappé d’une chose étrange… Peu à peu, et de mêmeque la vue, s’habituant à l’obscurité, finit par distinguer desobjets d’abord inaperçus, il lui sembla que le mur devenaitvaguement transparent à la hauteur de ses yeux… Ce fut d’abord unesorte de brouillard blanchâtre ; puis il s’éclaircitlentement, et fit place à une faible lueur semblable à l’aube dujour… L’esclave aurait pu couvrir de ses deux mains le point leplus lumineux de cette lueur circulaire qui, se dégradant ensuiteinsensiblement, se fondait dans les ténèbres environnantes. Il tâtala muraille à cet endroit : il rencontra une surface polie,dure et froide comme le marbre ou l’acier. La clarté allaittoujours grandissant ; l’on aurait dit l’orbe de la lune enson plein se dégageant de moment en moment des légères vapeursgrises dont parfois elle est voilée… Enfin ce disque devinttout-à-fait transparent, et Sylvest vit à travers cettetransparence une chambre voûtée dont son regard ne pouvaitembrasser qu’une partie. Une lampe semblable à celles qui brûlentincessamment dans l’intérieur des tombeaux romains pendait à unechaîne de fer et éclairait ces lieux. Il remarqua, non sanshorreur, sur des tablettes placées au long du mur, plusieurs têtesde mort aux os blanchis, mais qui conservaient encore leurschevelures, longues soyeuses comme des chevelures de femmes. Surune table couverte d’instruments bizarres en acier, il vit encoredes vases de forme étrange, des mains de squelettes aux doigtsosseux couvertes de pierreries… Et, chose effrayante !… unepetite main d’enfant fraîchement coupée… encoresaignante !…

Près de cette table, un trépied de bronze,rempli de braise, supportait un vase d’airain d’où sortait unevapeur bleuâtre ; de l’autre côté de la table, se trouvait ungrand coffre de bois précieux, et au-dessus un miroir composé d’uneplaque d’argent bruni. Sur ce coffre était une ceinture rouge,couverte de caractères magiques, pareille à la ceinture que portaitla sorcière thessalienne que l’esclave avait vue chez Faustine lanuit précédente. Dans l’un des angles de cette chambre, était unlit de repos en bois de cèdre incrusté d’ivoire et recouvert d’untapis richement brodé. À la tête de ce lit, s’élevait une petitecolonne de porphyre au chapiteau d’argent précieusement ciselé, surlequel on voyait placé, ainsi qu’une relique, le sabot d’un âne àla corne luisante comme l’ébène, et tourné de telle sorte queSylvest s’aperçut que ce sabot avait un fer d’or et que cinq grosdiamants remplaçaient les clous de la ferrure. Il crut d’abordcette chambre inoccupée, car son regard ne pouvait en embrasserqu’une partie. Soudain apparut une femme, marchant à reculons etlui tournant le dos. Elle envoyait de nombreux baisers vers unendroit invisible. À demi-vêtue d’une tunique de lin qui laissaitnus ses épaules et ses bras aussi blancs que l’albâtre, cette femmeétait d’une taille élevée, svelte et aussi accomplie que celle dela Diane des Romains. L’une des épaisses et longues tresses de sescheveux blonds, détachée de sa coiffure, pendait presque jusqu’àses pieds. À la vue de ces cheveux blonds… blonds comme ceux de sasœur, Sylvest tressaillit : puis cette femme, après avoirenvoyé du bout de ses doigts un dernier baiser dans la mêmedirection que les premiers, se jeta sur le lit de repos, et ainsitourna la tête du côté de Sylvest…

C’était elle… Siomara… oui, c’était bien elle.Grâce à la présence de ses doux souvenirs d’enfance, seuleconsolation de sa servitude… grâce à la ressemblance frappante desa sœur avec leur mère Hénory, Sylvest ne pouvait méconnaîtreSiomara, et jamais il n’avait rencontré plus éblouissante beauté.Aussi, oubliant la perdition de cette infortunée, oubliant lesobjets étranges, hideux, horribles, dont elle était entourée, iln’eut pour elle que des regards humides de tendresse etd’admiration.

Siomara, la joue animée d’un rose vif, sesgrands yeux noirs brillants comme des étoiles sous leurs longscils, sa chevelure blonde et dorée à demi-dénouée tombant sur sesblanches épaules, s’accouda sur le lit de repos, de son autre mainessuya son front tiède… puis laissa tomber sa tête alanguie sur undes coussins en formant à demi les yeux, cherchant sans doute lerepos ou le sommeil.

Sylvest put ainsi contempler longuement sasœur… Alors il versa des larmes cruelles… Cette figureenchanteresse, rose, fraîche, ingénue comme celle d’une jeunevierge, était celle d’une courtisane vouée par l’esclavage, et dèsson enfance, à un métier infâme !… La honte au front, lacolère au cœur, il pensa que ces baisers, envoyés par sa sœur à unêtre invisible, s’adressaient peut-être au gladiateurMont-Liban ; puis, enfin, les objets sinistres dont cettechambre était remplie frappèrent de nouveau les regards de Sylvest…ces têtes de mort aux longues chevelures, ces doigts de squeletteschargés de pierreries… cette main d’enfant fraîchement coupée…saignante encore… Et Siomara, étendue sur le lit de repos,sommeillait, paisible et riante, au milieu de ces débris humains…Il trouvait fatal ce hasard qui, durant deux nuits de suite, l’unechez Faustine, l’autre en ce dernier lieu, le rendait spectateurinvisible de mystères étranges…

Bientôt Siomara sembla sortir en sursaut deson assoupissement ; elle tressaillit, se redressa comme sielle eût entendu quelque bruit ou quelque signal, abandonna le litde repos, se leva et alla regarder un sablier à moitié vide, quilui rappela sans doute une heure fixée par elle, car elle se hâtade rajuster les nattes de sa coiffure… Alors elle prit sur la tableun flacon de forme bizarre, et en versa plusieurs gouttes dans levase d’airain posé sur un trépied d’où sortait une lueurbleuâtre ; cette lueur se changea en plusieurs jets de flammed’un rouge vif ; tant qu’ils durèrent, Siomara exposaau-dessus d’eux une plaque de métal polie… Les jets de flamme rougeéteints, elle examina curieusement les traces noirâtres laisséespar le feu sur le poli du métal… L’esclave ne put s’empêcher de serappeler en frémissant les sortilèges de la hideuse sorcièrethessalienne. Mais bientôt Siomara jeta la plaque loin d’elle,frappa dans ses mains en signe de contentement ; sa figuredevint rayonnante, et elle courut au coffre de bois de cèdre pincéau-dessous du miroir d’argent bruni… Ainsi posée, elle tournait denouveau le dos à Sylvest ; elle ouvrit le coffre… en tira unelongue robe noire, s’en vêtit, et la serra à sa taille au moyen dela ceinture rouge accrochée près du miroir… À la vue de cette robenoire et de cette ceinture magique, une sueur froide inonda lefront de Sylvest ; il voyait sa sœur absolument vêtue comme lasorcière thessalienne introduite chez Faustine… Siomara, le dostoujours tourné, s’étant baissée de nouveau vers le coffre, y pritune sorte de moule à capuchon dont elle couvrit soigneusement satête, et se retourna pour se rapprocher de nouveau du trépiedd’airain.

Dieux secourables ! la raison de Sylvestétait ferme, car en ce moment il n’est pas devenu fou !… maisle vertige l’a saisi… Non, ce n’était plus Siomara qu’il voyait…c’était la sorcière thessalienne qui, la nuit précédente, avaitdemandé, chez la grande dame romaine, la mort d’une esclave… Oui,c’était la magicienne… c’était elle-même… son teint cuivré, sonvisage sillonné des rides de la vieillesse, son nez en bec d’oiseaude nuit, ses épais sourcils gris comme les mèches de cheveuxsortant çà et là de son capuce… Oui, c’était la Thessalienne…Avait-elle, par un charme magique, pris jusqu’alors les traits deSiomara ? ou Siomara prenait-elle, par sortilège, les traitsde la hideuse vieille ?… Sylvest l’ignorait ; mais ilavait devant les yeux la Thessalienne… Cette transformationsurhumaine, égarant presque sa raison, le frappa d’épouvante ;ne songeant qu’à fuir cette infernale demeure, il oublia l’abîmeinfranchissable ouvert devant lui… Mais à peine eut-il, marchant àtâtons, avancé l’un de ses pieds, qu’il rencontra le vide… Ilvoulut se jeter en arrière… Ce brusque mouvement le fit trébucher,tomber, glisser dans l’ouverture béante… Il n’eut que le temps dese cramponner de ses deux mains au rebord du plancher, et restaainsi un instant le corps suspendu au-dessus de cette profondeurinconnue.

Oh ! sans le souvenir de Loyse et del’enfant qu’elle portait dans son sein, l’esclave n’eût pas tentéd’échapper à la mort… il se serait laissé rouler dans legouffre ; mais son amour pour sa femme lui donna des forcessurhumaines : il roidit ses poignets, parvint à s’enleverassez pour pouvoir appuyer l’un de ses genoux sur le bord del’ouverture de la trappe, et à sortir de ce danger… Alors, épuisépar ses efforts, écrasé par son affreuse découverte, il se laissatomber sur le plancher.

Combien de temps resta-t-il dans cetanéantissement du corps et de l’esprit ? Il l’ignore…Lorsqu’il revint à lui, il crut d’abord avoir été le jouet d’unsonge ; puis, la réalité se retraçant à sa mémoire, ilreconnut, hélas ! que ce n’était pas là un songe… Il supposaque l’eunuque l’avait fait ainsi assister, invisible, à d’affreuxmystères… pour lui inspirer l’horreur de sa sœur et rendreimpossible un rapprochement entre eux : entrevue peut-êtreredoutée par le vieillard. Sylvest, sans le gouffre ouvert à sespieds, aurait à jamais fui ce lieu maudit ! Ses sens ranimés,il s’aperçut que la clarté transparente, quoique obscurcie, régnaittoujours dans l’épaisseur de la muraille… Cédant malgré lui à uneterrible curiosité, il se leva et regarda. La chambre étaitdéserte, la lampe de fer éteinte ; la lueur bleuâtre du vased’airain placé sur le trépied éclairait seule ce lieu sinistre. Aubout de peu de temps, la sorcière reparut, tenant à la main unpaquet enveloppé d’une étoffe noire ; elle le déroulaprécipitamment et en retira une tête fraîchement coupée. Sylvestreconnut, à la clarté bleuâtre du trépied, la tête de la belleLydia… cette jeune vierge morte depuis la veille, qu’il avaitsouvent vue passer et admirée dans les rues d’Orange… Il se souvintalors des paroles de son maître, disant le matin au seigneurNorbiac que les gardiens du tombeau de Lydia auraient grand’peine àpréserver ses restes des profanations des magiciennes… ajoutantavec cynisme que les jeunes filles mortes vestales devenaient raresà Orange et que leurs corps étaient incomparables pour lessortilèges.

L’horrible vieille, – car Sylvest commençait àse croire le jouet d’une vision ou de l’erreur de ses yeux, et serefusait à croire que Siomara et la magicienne ne fussent qu’uneseule et même personne, – l’horrible vieille posa la tête de Lydiasur la table ainsi qu’un autre lambeau de chair sanglant etinforme, mit ce lambeau dans la main d’enfant fraîchement coupée,la plaça sur la tête de Lydia et l’y fixa au moyen des longscheveux de la morte.

Sylvest sentit soudain une main s’appuyer surson épaule ; la voix claire et railleuse de l’eunuque lui ditdans les ténèbres :

– Le gouffre n’est plus ouvert sous tespieds… tu peux me suivre sans danger… Es-tu content !… Tu asvu ta sœur Siomara, la belle Gauloise, la courtisaneadorée ?…

– Non ! s’écria l’esclave ens’avançant éperdu dans l’ombre, non, je n’ai pas vu ma sœur… non,cette horrible magicienne n’est pas Siomara !… Tout ceci estmagie et sortilèges… Laissez-moi fuir cette maisonmaudite !…

Mais l’eunuque, barrant avec son gros corpsl’étroit passage du couloir, força l’esclave de rester à sa place,et lui dit :

– Quoi ! maintenant, tu veux t’enaller sans parler à ta sœur ? Qu’est donc devenue cettefurieuse tendresse de tantôt pour la fille de ta mère ?…

– Non, ce n’est pas là ma sœur… ou, sic’est elle… je n’ai plus de sœur… Laisse-moi fuir !…

– Ce n’est pas ta sœur ? etpourquoi ? reprit l’eunuque en éclatant de rire. Est-ce parceque, belle comme Vénus, elle s’est tout-à-coup changée en vieillehideuse comme l’une des trois Parques ?… Et avant-hier donc,si tu l’avais vue… nue comme Cypris sortant des flots, se frotterd’une huile magique, et aussitôt ce beau corps se couvrir d’unléger duvet, ces bras charmants s’amoindrir et disparaître sous delongues ailes, ces jambes de Diane chasseresse et ces piedsdélicats se changer en serres d’oiseau de nuit… son cou gracieux segonfler, s’emplumer, et cette tête adorée prendre la figure d’uneorfraie qui, poussant trois cris funèbres, s’est envolée à traversla voûte de la salle[62]…

– Laissez-moi fuir… vous me rendrezfou !…

– Qu’aurais-tu dit l’autre soir, oùSiomara s’est changée en louve fauve, pour aller, au déclin de lalune, rôder autour des gibets et en rapporter ici entre ses dentsle crâne d’un supplicié nécessaire à ses enchantements[63] ?

– Dieux secourables, ayez pitié demoi !…

– Et l’autre nuit, où prenant la formed’une couleuvre noire, Siomara est allée se glisser dans le berceaud’un nouveau-né dormant près du lit de sa mère, et, s’enroulantdoucement autour du cou de l’enfant, tandis qu’elle approchait satête de reptile des petites lèvres roses de l’enfant, afind’aspirer son dernier souffle… Siomara l’a étranglé, ce nouveau-né,dont le dernier souffle était nécessaire à cessortilèges !

– Je suis dans l’épouvante ! amurmuré Sylvest. Est-ce que je rêve ? est-ce que jeveille ?…

– Tu veilles, par Hercule ! Oui, tues bien éveillé… mais tu as peur… Comment, infâme poltron ! tuas une sœur qui, par sa puissance magique, peut devenir tour-à-tourla belle Gauloise, orfraie, louve, couleuvre… qui peut enfinrevêtir toutes les figures, et tu ne te réjouis pas… pour l’honneurde ta famille !…

Sylvest sentit sa raison un instantdéfaillir ; il crut aux paroles de l’eunuque… Siomara, semétamorphosant en hideuse magicienne, ne pouvait-elle pas aussi setransformer en orfraie, en louve ou en couleuvre ?

Le vieillard, barrant toujours le passage avecson gros corps, continua :

– Quoi, butor ! tu ne me remerciespas, moi qui t’ai placé en ce bon endroit afin de t’initier auxsecrets de la vie de Siomara… de sorte qu’en la voyanttout-à-l’heure tu puisses la serrer tendrement contre ton cœur defrère, et lui dire : « Tu es la digne fille de notremère !… »

– Ô tout-puissant Hésus ! soismiséricordieux !… ôte-moi la vie, ou éteins tout-à-fait mapensée ; que je n’entende plus ce démon !… dit Sylvest,tellement abattu, étourdi, qu’il ne se sentait ni la force ni lecourage d’employer la violence pour fuir.

– Quoi ! je te place là, afin que tupuisses voir aussi et connaître le galant de ta sœur… approuver sonbon goût, la féliciter tout-à-l’heure de son choix, et tu resteslà, stupide comme une borne, sans m’en dire un mot ?… Répondsdonc !… Tu le connais maintenant, j’espère, le galant deSiomara… tu l’as vu, son beau Belphégor !

– Je n’ai vu personne…, murmura Sylvestde plus en plus éperdu, et répondant pour ainsi dire malgré savolonté. La jeune femme qui était là… oh ! non ! cen’était pas ma sœur… est entrée en envoyant des baisers… àquelqu’un que je ne pouvais apercevoir… J’ai cru que c’était augladiateur Mont-Liban qu’elle les adressait.

– Mont-Liban ? reprit l’eunuque enéclatant de rire. Siomara méprise Mont-Liban comme la boue de sessandales… elle donnerait dix Mont-Liban pour un Belphégor… Comment,tu ne l’as pas vu, ce beau mignon ?…

– Non…

– C’est possible… elle sera entrée chezlui au lieu de le faire entrer chez elle… Leurs chambres sont deplain-pied ; aussi, en sortant, lui aura-t-elle envoyéd’amoureux baisers à travers la porte… Ah ! tu n’as pas vuBelphégor ? C’est dommage !… Veux-tu savoir qui est cemignon chéri, ce galant que bien des grandes dames envieraient àSiomara, si elles le lui connaissaient ? Eh bien, ce galant,c’est…

Et l’eunuque a dit deux mots àSylvest[64].

Celui-ci a poussé un cri horrible, car unsouvenir récent traversait son esprit… Alors, dans sa terreur et sarage, il s’est précipité violemment sur l’eunuque, l’a renversé,foulé aux pieds, s’est ainsi ouvert un passage, a couru devant luidans les ténèbres, se heurtant çà et là aux murailles, poursuivipar les rires affreux de l’eunuque qui, s’étant relevé, lepoursuivait en répétant :

– Belphégor !… Belphégor !…

Chapitre 4

 

Le gladiateur Mont-Liban. – Siomara. – Lelion amoureux. – Siomara reconnaît Sylvest. – Ce qui est avenu àSylvest et à sa sœur depuis leur séparation. – Sylvest, arrêté chezSiomara, est ramené chez le seigneur Diavole, et ensuite conduit aucirque pour être livré aux bêtes féroces lors du prochainspectacle.

 

Sylvest toujours fuyant la poursuite del’eunuque, aperçut, à l’extrémité du couloir, une vive lumière, seprécipita de ce côté, reconnut le vestibule, tira le verrouintérieur de la porte de la rue. Il se crut sauvé ; mais, aumoment où il mettait le pied dehors, il se trouva en face d’unhomme d’une taille gigantesque, qui, d’une main de fer, le saisit àla gorge, le rejeta au loin dans le vestibule, puis verrouilla laporte en dedans, au moment où l’eunuque arrivait essoufflé encriant :

– Belphégor !… Belphégor !…

À la vue du géant, l’eunuque, reculant de deuxpas, s’écria d’un air courroucé :

– Mont-Liban !… toi ici !…

– Mort et massacre !… s’écria legladiateur d’un ton menaçant ; la belle Gauloise ne se jouerapas plus longtemps de moi… Depuis la chute du jour, je suisembusqué dans une maison en face de celle-ci… J’ai vu venir cemisérable esclave, accompagné de son maître, le seigneurDiavole ; ils se sont arrêtés à quelques pas de celogis : le maître a parlé à l’esclave ; celui-ci, tenantsous son bras une cassette, a frappé à cette porte ; elles’est ouverte et refermée sur lui… Cela se passait à la nuittombante… et voici bientôt l’aube… Ravage et furies ! meprend-on pour un oison, à la fin ?…

– On te prend pour ce que tu vaux, pource que tu es, boucher de chair humaine ! sac à vin !désolation des outres pleines !… s’écria l’eunuque de sa voixclaire et perçante. Hors d’ici, pilier de taverne ! effroi descabaretiers ! hors de céans, taureau de combat !… Il n’ya personne à transpercer ici, et tes beuglements ne me font paspeur !…

– Veux-tu que je t’étouffe dans tagraisse, vieux chapon bardé de lard ? Veux-tu que je te crèveà coups de bâton, molle et flasque panse ? s’écria legladiateur en levant sur le vieillard une grande canne d’ébèneayant pour pomme la tête arrondie d’un os humain. Sang etentrailles ! si tu dis encore un mot, tu n’en diras pas unsecond… Prends garde à toi, tonne de lard rance !…

Ainsi parlait Mont-Liban, ce gladiateurcélèbre que les grandes dames romaines poursuivaient de leursimpudiques désirs… Il paraissait jeune encore ; maisl’expression de ses traits rudes, grossiers, était insolente etstupide… Un coup de sabre, commençant au front et allant se perdredans son épaisse barbe fauve, lui avait crevé l’œil gauche. Destaches de vin et de graisse souillaient ses riches vêtements ;sa tunique, brodée d’argent, mais en désordre et mal agrafée,laissait voir sa poitrine d’Hercule, velue comme celle d’un ours.Ses chausses de peau de daim et ses bottines militaires bordées degalons d’or semblaient aussi sordides que le reste de sonaccoutrement. Une large et longue épée pendait à son côté ;sur sa tête il portait un chaperon de feutre orné d’une longueaigrette rouge, et tenait à la main sa grosse canne d’ébène ayantpour pomme la tête arrondie d’un os humain, souvenir d’un de sescombats, sans doute. Oui, tel était ce Mont-Liban dont les noblesdames d’Orange se disputaient la possession, et qui avait répondupar un dédaigneux refus aux provocations de Faustine.

Au bruit croissant de la dispute du gladiateuret de l’eunuque, une porte intérieure du vestibule s’ouvrit…Sylvest vit paraître Siomara, non plus transfigurée en hideusesorcière, mais jeune, mais fière, mais belle ! oh ! millefois plus belle encore que l’esclave ne l’avait vue vu commencementde cette nuit maudite… Mais ce n’était pas elle… non, ce n’étaitpas elle qu’il avait vue… Il ne pouvait le croire. Les épaischeveux blonds de Siomara étaient retenus dans une résille àmailles d’argent ; elle portait deux tuniques ; l’uneblanche et très-longue ; l’autre, bleu céleste, courte etbrodée d’or et de perles, laissait son cou et ses bras nus… Enrevoyant sa sœur d’une beauté si brillante, si pure, Sylvest crutplus que jamais avoir fuit un songe horrible pendant cettenuit…

– Non, non, pensait-il, une courtisanemonstrueusement débauchée, une sorcière maudite, n’auraient pas cefront à la fois chaste et fier, ce doux et noble regard ; non,l’infâme eunuque a menti ; les apparences mentent ; mesyeux même, cette nuit, m’ont menti… Il y a là un mystèreimpénétrable à ma raison… Mais la Siomara que je vois là est bienma sœur… Celle de cette nuit m’était apparue sans doute parsortilège…

Ainsi pensait l’esclave, caché dans l’ombre duvestibule par l’épaisseur d’une colonne… Jusqu’alors inaperçu de lacourtisane, il attendait ce qui allait advenir entre elle,l’eunuque et le gladiateur. Celui-ci avait paru perdre sa grossièreaudace à la vue de Siomara, qui, le regard impérieux, menaçant, latête haute, fit un pas vers le géant.

– Quel est ce bruit dans ma maison ?lui dit-elle durement. Mont-Liban se croit-il ici dans une de cestavernes où il va s’enivrer chaque nuit ?…

– Cette brute sauvage ne sait que rugir,reprit l’eunuque. Et, par Jupiter ! je…

– Tais-toi… dit Siomara au vieillard enl’interrompant.

Puis, s’adressant au gladiateur, elle ajoutad’un ton d’impératrice :

– À genoux !… et demande pardon deton insolence…

– Siomara, écoute, balbutia Mont-Liban,dont le trouble et la confusion augmentaient : je veuxt’expliquer…

– À genoux d’abord… Repens-toi de toninsolence… tu parleras ensuite, si je le veux…

– Siomara ! reprit le gladiateur enjoignant les mains d’un air suppliant, un mot… un seul…

– À genoux… reprit-elle impatiemment, àgenoux donc !…

L’Hercule, avec la docilité craintive del’ours à la chaîne qui obéit à son maître, s’agenouilla endisant :

– Me voilà donc à genoux… moi,Mont-Liban… moi, qui vois à mes pieds les plus grandes damesd’Orange…

– Et c’est sur elles que je marche enmarchant sur toi…, dit Siomara avec un geste de dédain superbe.Baisse la tête… plus bas… plus bas encore !…

Le géant obéit, se prosterna la face presquesur la dalle… Alors Siomara, appuyant le bout de sa petite sandalebrodée sur la nuque de ce taureau, lui dit :

– Te repens-tu de toninsolence ?

– Je m’en repens…

– Maintenant, hors d’ici ! ajoutaSiomara en le repoussant du pied, hors d’ici au plus vite, et n’yrentre jamais !

– Siomara… tu méprises mon amour !reprit le gladiateur en se redressant sur ses genoux, où il restaun moment l’air implorant et désolé, et pourtant je ne donne pas uncoup d’épée sans prononcer ton nom ! je n’égorge pas un vaincusans t’en faire honneur ! Je me ris de toutes les femmes quime poursuivent de leur amour… Et, quand je me trouve tropmalheureux de tes dédains, je vais m’enivrer dans les tavernes…

– Oui, ajouta l’eunuque, et il casseensuite les pots sur la tête des cabaretiers.

– C’est ta faute, Siomara, reprit legéant d’une voix lamentable. Pour t’oublier, je m’enivre… Je merésignerais à tes mépris sans me plaindre, si chacun était rebutécomme moi… Mais enfin, ce vil esclave – et le gladiateur désignaSylvest en se relevant – ce vil esclave est resté presque toute lanuit chez toi, Siomara… pour son compte ou pour celui de sonmaître… Aussi je n’ai pu vaincre mon courroux…

La sœur de Sylvest, ayant suivi du regard legeste de Mont-Liban, remarqua pour la première fois l’esclave,jusqu’alors toujours caché dans l’ombre et par l’épaisseur d’unedes colonnes du vestibule.

– Quel est cet homme ? dit-elle ens’avançant rapidement vers Sylvest.

Puis, le prenant vivement par le bras, ellelui fit faire un pas, de sorte qu’il eut la figure entièrementéclairée par la lumière de la lampe.

– Qui es-tu ? à quiappartiens-tu ? ajouta-t-elle en le regardant fixement. Quefais-tu là ?…

L’eunuque paraissait attendre avec crainte laréponse de Sylvest, tandis que lui ne trouvait pas une parole,s’efforçant d’oublier les mystères de cette nuit fatale ; ilsentait sa tendresse fraternelle lutter contre l’épouvante que luiavait inspirée Siomara… Mais celle-ci, après avoir un instantcontemplé l’esclave en silence, tressaillit, l’attira encore plusprès de la lampe, et alors, l’examinant avec un redoublementd’attention et de curiosité, ses deux mains placées sur sesépaules… et ces mains, Sylvest les sentit légèrement trembler…Siomara lui dit :

– De quel pays es-tu ?

Sylvest hésita un moment encore ; il futsur le point de répondre de manière à tromper sa sœur… Mais, envoyant si près de lui ce beau visage qui lui rappelait tant celuide sa mère… mais en sentant sur ses épaules ces mains si souventenlacées dans les siennes au temps heureux de son enfance, il nevit plus que sa sœur, qui reprit avec impatience :

– N’entends-tu donc pas la langueromaine ?… Je te demande de quel pays tu es ?…

– Je suis Gaulois.

– De quelle province ?… lui ditalors Siomara en langue gauloise.

– De Bretagne.

– De quelle tribu ?

– De la tribu de Karnak.

– Depuis quand es-tu esclave ?

– J’ai été vendu tout enfant après labataille de Vannes.

– Avais-tu une sœur ?

– Oui… elle était moins âgée que moid’une année.

– Et elle a été vendue comme toi, toutenfant ?

– Oui.

– Tu ne l’as jamais revue depuis cetemps-là ?

– Non…

– Viens, suis-moi…, dit à l’esclaveSiomara, pendant que le gladiateur et l’eunuque semblaient, l’unsoucieux, l’autre courroucé de cet entretien en langue gauloise,que sans doute ils ne comprenaient pas.

La courtisane fit un pas vers l’appartementintérieur, paraissant avoir complètement oublié Mont-Liban ;mais, se ravisant, elle se tourna vers lui… et lui adressant cettefois le plus doux sourire :

– Tu as humilié ton front sous mon pied…toi, le vaillant des vaillants ! lui dit-elle. Baise cettemain…

Et elle la lui tendit.

– Continue de désespérer les grandesdames romaines, comme je désespère les nobles seigneurs… Mais ne tedésespère pas… entends-tu, cœur de lion ?

Le gladiateur s’était jeté à genoux pourpresser contre ses grosses lèvres la main de Siomara la courtisane…Il fallait que cet homme féroce, brutal, débauché, fût profondémentépris, malgré la grossièreté de sa nature ; car, pendant qu’ilbaisait la main de Siomara avec une sorte de respect mêlé d’ardeur,une larme tomba de son œil attendri ; puis, se relevant,pendant que Siomara faisait signe à son frère de la suivre,Mont-Liban s’écria d’un air exalté :

– Par toutes les gorges que j’aicoupées ! par toutes celles que je couperai encore !Siomara… tu peux dire à l’univers que le sang, le cœur et l’épée deMont-Liban sont à toi !…

La courtisane, laissant le gladiateur exclamersa passion, l’eunuque dévorer sans doute la colère que lui causaitle rapprochement du frère et de la sœur, quitta le vestibule, fitsigne à Sylvest de la suivre, et le conduisit dans une chambremeublée avec magnificence, où tous deux restèrent seuls… AlorsSiomara se jeta au cou de son frère, et lui dit avec une expressiond’inexprimable tendresse et le serrant passionnément contre sapoitrine :

– Sylvest… tu ne me reconnais pas, moi,qui t’ai eu sitôt reconnu ? Je suis ta sœur… vendue comme toi,il y dix-huit ans, après la bataille de Vannes !…

– Je t’avais reconnu…

– Tu dis cela froidement, frère… tudétournes les yeux… Ton visage est sombre… Est-ce ainsi que l’onaccueille la compagne de son enfance… après une si longueséparation ?… Ingrat… moi qui ne passais pas un jour sanspenser à toi… Oh ! c’est à en pleurer !…

Et, en effet, ses yeux se remplirent delarmes.

– Écoute, Siomara… d’un mot tu peux merendre le plus misérable des hommes ou le plus heureux desfrères !

– Oh ! parle !…

– D’un mot tu peux appeler de mon cœur àmes lèvres tout ce que j’ai thésaurisé d’affection pour toi depuistant d’années !

– Parle… parle vite !…

– Un mot de toi enfin, et nouscontinuerons cet entretien, qu’hier j’aurais acheté au prix de monsang ; sinon, je quitte cette maison à l’instant pour nejamais te revoir…

– Ne jamais me revoir ! Etpourquoi ? que t’ai-je fait ?

– Siomara, les Dieux de nos pères m’ensont témoins… lorsque j’ai appris que la belle Gauloise… la célèbrecourtisane, c’était toi… grandes ont été ma douleur et ma honte, masœur… Mais j’ai songé à la corruption forcée que presque toujoursl’esclavage impose… lorsqu’il vous prend tout enfant… et surtoutj’ai songé que ton maître, qui t’avait achetée à l’âge de neuf ans,se nommait Trimalcion… C’est donc une profonde pitié que j’airessentie pour toi… c’est ce sentiment qui m’a conduit ici, dans tamaison… hier soir, à la tombée du jour…

– Tu es ici depuis hier soir ?… ditSiomara en regardant son frère avec stupeur. Cette nuit… tu l’aspassée ici ?…

– Oui…

– C’est impossible !…

– Je te l’ai dit, Siomara, d’un mot tuvas décider si je dois te chérir en te plaignant, ou m’éloigner detoi avec horreur !…

– Moi… t’inspirer de l’horreur !…reprit-elle d’un air si ingénument surpris, d’un ton de si douxreproche, que Sylvest en fut saisi. Pourquoi, frère, aurais-tuhorreur de moi ?

Et elle attacha tranquillement ses beauxgrands yeux sur ceux de l’esclave… Il se sentit de plus en plusébranlé ; ses doutes renaissant pourtant, il reprit :

– Écoute encore : hier soir j’aifrappé à ta porte ; l’eunuque m’a ouvert… je lui ai dit quej’étais ton frère…

– Tu lui as confié cela ?…s’écria-t-elle.

Puis elle sembla réfléchir.

– Il a paru inquiet et courroucé de marévélation ; puis il m’a dit : « Tu veux voir tasœur ; tu vas la voir, viens. » Et il m’a précédé dans unétroit couloir… Au bout d’un instant, il a éteint la lampe, medisant d’avancer toujours… J’ai obéi ; j’ai rencontré un mur…En même temps un gouffre s’est ouvert à mes pieds… L’eunuque m’adit alors de ne pas bouger de là au péril de ma vie, et de regarderla muraille…

– Comment ! reprit-elle avec autantd’étonnement que de candeur, tandis qu’un léger sourired’incrédulité effleurait ses lèvres, pour me voir, il t’a dit deregarder la muraille… Parles-tu sérieusement, bon et cherfrère ?…

– Je parle si sérieusement, Siomara,qu’en cet instant je ressens une terrible angoisse… car ce motfatal que j’attends de toi, tu vas le prononcer… Écoute encore…J’ai donc suivi le conseil de l’eunuque ; j’ai regardé lamuraille, et alors…

– Et alors ?…

– Par je ne sais quel prodige, ce mur estdevenu transparent… et j’ai vu, dans une chambre voûtée, une femme…Elle avait ta ressemblance… cette femme… Était-ce toi,Siomara ? était-ce toi ou, ton spectre ?… était-ce toi…oui ou non ?…

Et pendant que Sylvest tremblait de tous sesmembres, attendant la réponse de sa sœur :

– Moi… dans une chambre voûtée ?répéta-t-elle comme si son frère lui eût dit quelque chosed’impossible, d’insensé. Moi… vue à travers la transparence d’unemuraille !…

Puis, portant vivement ses deux petites mainsà son front, connue frappée d’un brusque souvenir, elle se prit àrire aux éclats, mais d’un rire tellement naïf et franc, que sonvisage enchanteur devint d’un rose vif et ses yeux se noyèrent deces larmes que provoque souvent l’excès de rire. L’esclave laregardait bien étonné, mais aussi bien heureux… oh ! de plusen plus heureux de sentir ses soupçons se dissiper. Alors, elle, serapprochant davantage encore de son frère, assis à ses côtés,appuya l’un de ses bras sur son épaule et lui dit de sa voixdouce :

– Te rappelles-tu, dans notre rustiquemaison de Karnak… à gauche de la bergerie, et donnant sur le pâtisdes jeunes génisses… te rappelles-tu, au pied d’un grand chêne, unepetite logette couverte d’ajoncs marins et…

– Certes… répondit Sylvest surpris decette question, mais se laissant aller malgré lui à ces chèressouvenances. Cette logette, je l’avais construite pour toi…

– Oui, et quand le soleil d’été brûlaitou que les pluies de printemps tombaient, nous nous mettions, tusais, à l’ombre ou à l’abri dans ce réduit…

– On y était si bien !… Au-dessus desoi, ce grand chêne ; devant soi, le beau pâturage des jeunesgénisses… et, plus loin, le joli ruisseau bordé de cette bellesaulée, où l’on étendait les toiles nouvellement tissées…

– Frère, te rappelles-tu qu’une foisretirés là, nous aimions beaucoup à jouer à des jeuxparlés, comme nous disions ?

– Oui, oui… je m’en souviens…

– Te rappelles-tu qu’un de ces jeuxs’appelait celui des conditions ?

– Sans doute…

– Eh bien, frère, jouons-y encore… àcette heure comme autrefois.

– Que veux-tu dire ?

Elle reprit avec une grâcecharmante :

– Première condition : Le petitSylvest, qui voit des Siomara à travers les murailles,n’interrogera plus sa sœur sur ce sujet… car celle-ci, malgré leprofond respect qu’elle a pour son aîné, ne pourrait s’empêcher derire de lui… Seconde condition : Le petit Sylvest répondra auxquestions que lui adressera sa sœur, et, ces conditions remplies,il apprendra tout ce qu’il veut savoir, même au sujet de lamuraille transparente, ajouta Siomara en paraissant contenir àpeine une nouvelle envie de rire. Et il n’aura plus qu’un embarras…celui d’exprimer assez vivement sa tendresse à cette pauvre sœur…qu’il menaçait pourtant tout-à-l’heure, de ne revoir jamais, leméchant frère !…

Bien des années se sont passées depuis cetentretien jusqu’au jour où Sylvest écrit ceci ; mais il luisemble encore entendre la voix de Siomara, son accent plein degaieté naïve, en rappelant à son frère ces souvenirs de leurenfance… Il lui semble voir encore cette adorable figure, d’uneexpression à la fois si ingénue, si sincère… Il crut donc auxparoles de sa sœur… il se confirma dans cette pensée, qu’ils’agissait de mystères impénétrables à sa raison… Ces mystères,Siomara devait, selon sa promesse, les éclaircir, et prouver à sonfrère qu’elle ne déméritait en rien de sa tendresse… Il s’abandonnadonc de nouveau à ce doux besoin de remémorance des seules annéesde bonheur qu’il eût jamais connues et partagées avec sa sœur, ausein de sa famille, alors heureuse et libre !… Se rapprochantde Siomara, il prit ses deux mains entre les siennes, et tâchant desourire comme elle au ressouvenir de leurs jeux enfantins, il luidit :

– Sylvest accepte les conditions de lapetite Siomara… Il ne fera plus de questions… Que sa sœurl’interroge, il répondra…

Siomara, serrant non moins tendrement entreses mains les mains du son frère, lui dit d’une voix touchante etattristée, comme si elle eût attendu d’avance une sinistreréponse :

– Sylvest… et notre père… ?

– Mort… mort par un affreux supplice…

De grosses larmes coulèrent des yeux de lacourtisane, et, après un sombre silence, elle reprit :

– Et il y a longtemps que notre père aété ainsi supplicié ?

– Trois ans après avoir été fait esclavecomme nous, après la bataille de Vannes…

– Je me rappelle notre douleur lorsquenous avons été séparés l’un de l’autre, à la vue de mon père chargéde chaînes, faisant un effort surhumain pour accourir à notresecours… Mais toi, frère, qu’es-tu devenu ? Tu n’as donc pasété séparé de lui ?

– Non… Son maître m’a aussi acheté, pourpeu de chose, je crois… Notre père s’étant montré de raceindomptable… on a craint que le louveteau ne devînt loup.

– Et dans quelle contrée avez-vous étéemmenés tous deux ?

– Dans notre tribu… pour cultiver sous lefouet et à la chaîne… les champs de nos pères…

– Que dis-tu ?

– César, après la bataille de Vannes,avait distribué des terres à ses officiers invalides ; l’und’eux a eu pour lot notre maison et une partie de nos guérets…

– Pauvre père !… pauvrefrère !… quelle douleur pour vous de revoir notre maison, noscampagnes, au pouvoir de l’étranger ! Mais, du moins, tun’étais pas séparé de notre père ?

– Il habitait la nuit, comme les autresesclaves, un souterrain creusé pour eux[65], tandisque l’officier romain, ses femmes esclaves et nos gardiens,demeuraient dans notre maison, où je logeais aussi, renfermé dansune sorte de cage…

– Dans une cage ?… Et pourquoi cettebarbarie ?

– Le lendemain de notre arrivée cheznous, notre maître a dit à mon père en me montrant à lui :

« – Chaque journée où ton travail nem’aura pas satisfait, on arrachera une dent à ton fils… Si tuessayes de te révolter, on lui arrachera un ongle ; si tutentes de t’évader, à chaque tentative on lui coupera soit un pied,soit une main, soit le nez, les oreilles ou la langue… Si tuparviens à t’échapper, on lui arrachera les yeux ; puis ilsera mis au four ou enduit de miel, et ainsi exposé aux guêpes, oubien encore brûlé à petit feu dans une robe enduite depoix[66]. Libre à toi maintenant de faire queton fils compte ses jours par les tortures. »

Siomara frémit et cacha son visage entre sesmains.

« – Tu n’auras pas d’esclave plus docile,plus laborieux que moi, a répondu mon père à notre maître ;seulement, promets-moi que si tu es satisfait de ma conduite et demon travail, je verrai quelquefois mon fils. – Conduis-toi bien,j’aviserai, » a répondu le Romain. Notre père tint sapromesse, ne pensant qu’à m’épargner des tortures… Il s’est montréle plus laborieux, le plus docile des esclaves…

– Lui… le plus docile des esclaves !dit Siomara les yeux humides de larmes ; lui, notre père… lui,si fier de l’indépendance de notre race… lui, Guilhern, fils deJoel !… Ah ! jamais père n’a donné à son enfant plusgrande preuve de tendresse.

– Une mère… un père ont seuls un pareilcourage… Cependant, malgré sa soumission, notre maître futlongtemps sans lui permettre de se rapprocher de moi ; detemps à autre je l’apercevais de loin, le soir ou le matin,lorsqu’il rentrait à l’ergastule ou qu’il en sortait ; car, àces heures, notre maître, pour me faire prendre un peu d’exercice,me sortait de ma cage, après m’avoir accouplé avec un grand chientrès-méchant qui ne le quittait jamais.

– Toi, frère… ainsi traité ?…

– Oui. J’avais au cou un petit collier defer, et une chaînette assez longue, s’ajustant au collier du chien,m’accouplait avec lui ; enfin, notre père puisa un tel couragedans l’espoir qu’on lui donnait de le laisser un jour se rapprocherde moi, qu’il accomplit parfois des travaux presque au-dessus desforces humaines. Ainsi, la première fois qu’il lui fut permis de meparler depuis notre commun esclavage, il dut cette faveur àl’achèvement d’un labour de sept mesures de terre, à la houe,commencé au lever du soleil et terminé à son déclin… tandis qu’enpleine force et santé, libre, heureux, il n’eût peut-être pas menéà fin une pareille tâche en deux jours, en travaillant rudement. Cesoir-là, notre père, brûlé par le soleil, inondé de sueur, encorehaletant de fatigue, fut amené par un gardien auprès de ma cage.Pour plus de sûreté, en outre de la chaîne qu’il portait auxjambes, on lui avait mis les menottes. Le gardien ne nous quittaitpas des yeux… Oh ! ma sœur… je fondis en larmes à l’aspect denotre père ; jusqu’alors je l’avais seulement aperçu deloin ; mais de près… sa tête rasée, son visage amaigri,creusé… les haillons dont il était couvert… il étaitméconnaissable.

– Lui, si beau ! si fier ! sijoyeux ! t’en souviens-tu, Sylvest, lorsque, les jours defêtes… et d’exercices militaires, monté sur son vaillant étalongris de fer, à housse et à bride rouges, il courait à toutes bridesdans nos prairies, tandis que notre oncle Mikaël l’armurier lesuivait à pied, comme suspendu à la crinière du cheval ?

– Et pourtant, ma sœur, la première foisoù il lui fut permis de s’approcher de moi, de me parler, la figurede mon père devint aussi rayonnante que lors de nos plus heureuxjours d’autrefois. À peine fut-il à portée de ma cage, qu’il me ditd’une voix entrecoupée par des larmes de bonheur :

« – Ta joue… mon pauvre enfant, tajoue.

– Alors j’appuyai ma joue sur legrillage, et il tâcha de la baiser à travers les barreaux ;puis, malgré notre contentement de nous revoir, nous avons beaucouppleuré. Il a le premier séché ses larmes pour me consoler, pourm’encourager, pour me rappeler les mâles exemples de notre famille,les préceptes de nos Dieux. Nous avons aussi longtemps parlé detoi, ma sœur. Enfin, après bien des tendresses échangées, legardien l’a reconduit au souterrain. Rares étaient cesentrevues ; mais, chaque fois, elles donnaient à notre père unnouveau courage.

– Et toi, pauvre frère, toujoursprisonnier ?

– Toujours… C’était pour notre maître laseule garantie de la docilité de mon père… Trois ans se sont ainsipassés. Le Romain, ayant eu à correspondre dans notre langue pourdes ventes de blés avec les Gaulois d’Angleterre, chargea mon pèrede ce soin… Ce fut ainsi qu’il put, obéissant aux dernièresvolontés de notre aïeul Joel, écrire à la dérobée, çà et là, pourmoi, quelques récits de sa vie… Il avait caché dans le creux d’untronc d’arbre, dont je savais la place, les récits de Joel etd’Albinik, ainsi que la petite faucille d’or venant de notre tanteHêna, et une des clochettes d’airain que portaient nos taureaux deguerre à la bataille de Vannes ; il déposait aussi dans sacachette ce qu’il pouvait écrire. Ces pieuses reliques de notrefamille, je les ai là ma sœur ; je te les apportais, pour teprouver au besoin que j’étais ton frère… Hélas ! les dernièreslignes écrites par notre père n’ont précédé sa mort que de peu dejours…

– Et cette mort… si horrible… sais-tuquelle en a été la cause ?

– Mon père, rendant de nombreux servicesà notre maître, finit par jouir d’un peu plus de liberté que lesautres esclaves ; il en profita pour nous préparer à tous deuxles moyens de fuir. Lors de notre dernière entrevue, il medit : « Si la nuit l’incendie envahit l’endroit où tuloges, ne crains rien, ne cherche pas à fuir… attends-moi. »Tu te rappelles, ma sœur, le bâtiment où l’on mettait sécher lechanvre ?

– Oui, le toit au chanvre ;il communiquait à l’étable des taureaux… Ah ! Sylvest, que defois nous et notre famille nous avons passé là joyeusement leslongues veillées d’hiver à mettre le chanvre en écheveaux !Quelle joyeuseté présidait à ces travaux ?… Et notre pauvrepère donnait le premier le signal de la gaieté.

– Oui… il avait alors, comme Joel, notreaïeul, la gaieté des bons et vaillants cœurs… J’étais donc renferméd’habitude dans le toit au chanvre ; ma cage, construited’épaisses planches de chêne, avait un côté à jour garni debarreaux de fer ; j’entrais là-dedans par une porte dont leRomain fermait chaque fois les verrous extérieurs… Une nuit, jesuis éveillé par une épaisse fumée, puis j’aperçois une vive lueursous la porte qui communiquait aux étables ; soudain elles’ouvre, et, à travers un nuage de feu et de fumée, mon père entre,une hache à la main et délivré de ses chaînes. Comment ? Je nel’ai jamais su… Il accourt, tire les verrous de ma cage, me dit dele suivre, s’élance au fond du toit au chanvre déjà envahi parl’incendie ; à coups de hache il perce une trouée à traversles claies enduites de terre servant de murailles, me fait passerpar cette ouverture et me suit…

– Et vous vous trouvez dans l’étroitchemin de ronde environné d’une palissade, et où, pendant la nuit,on lâchait les dogues de guerre ?

– Oui… mais cette palissade, trop élevéepour être franchie, mon père l’attaque avec sa hache. La lueur del’incendie nous éclairait comme en plein jour ; enfin lapalissade cède ; derrière elle se trouvait, tu le sais, unprofond et large fossé…

– Et comment le franchir ?…Impossible !

– Il y avait, du bord au fond de cefossé, deux fois la hauteur de mon père… Il y saute, me tend lesbras, me dit de l’imiter ; je me trouble ; je prends tropd’élan… Mon père peut à peine amortir ma chute, et, en tombant aufond du fossé, je me démets le pied… La douleur m’arrache un criperçant… Mon père l’étouffe en me mettant la main sur la bouche, etje perds connaissance… Revenu à moi, longtemps après sans doute,voici ce que j’ai vu… Tu te souviens que, non loin de la source dulavoir, il y avait deux vieux saules dont l’un étaitcreux ?…

– Oui… et nous tendions de l’un à l’autreune corde pour nous balancer…

– Dans le creux de l’un d’eux étaientcachées nos reliques de famille… et ces arbres, autrefois témoinsde nos jeux enfantins, devaient voir mon supplice et celui de notrepère… Après m’être évanoui au fond du fossé, j’ai été rappelé à moipar une douleur extraordinaire : c’était comme lefourmillement d’une infinité de petites morsures aiguës que jesentais par tout mon corps… J’ai ouvert les yeux ; mais unsoleil brûlant, dardant en plein sur ma tête rasée, m’a d’abordobligé de baisser mes paupières… Je me suis senti nu, debout etgarrotté à l’un des deux saules… J’ai de nouveau ouvert lesyeux ; et, en face de moi, nu et garrotté à l’autre arbre,j’ai aperçu notre père… Son corps, sa figure, d’abord enduits demiel, ainsi que j’en avais été enduit moi-même, disparaissaientpresque entièrement sous une nuée de grosses fourmis rouges dontles nids étaient placés dans les racines des deux saules… Je mesuis alors expliqué ces milliers de petites morsures qui merongeaient… Ces fourmis ne m’avaient pas encore envahi le visage,mais je les sentais déjà monter autour de mon cou… Mon premier crifut d’appeler mon père ; seulement alors je me suis aperçuque, tour-à-tour, il riait d’un rire affreux, prononçait desparoles sans suite ou poussait des cris de douleur horrible :les fourmis commençaient sans doute à lui pénétrer dans la tête parles oreilles et à lui dévorer les yeux, car ses paupières ferméesdisparaissaient sous les insectes[67]. Cettesouffrance atroce, et surtout le soleil ardent frappant depuislongtemps sur sa tête nue et rasée, l’avaient rendu fou… Je luicriais : « Mon père, au secours !… » Il nem’entendait plus… Mes cris ont attiré un autre colon romain, voisinde notre maître, et que l’on disait humain envers ses esclaves… Sepromenant par hasard de ce côté, il est accouru à moi… Ému depitié, il a coupé mes liens, m’a traîné jusqu’à la source dulavoir, et m’a plongé dans ses eaux, afin de me délivrer desfourmis… Mes premières souffrances apaisées, je suppliai ce Romaind’aller au secours de mon père… À ce moment est arrivé un de nosgardiens, et bientôt après lui notre maître… Il a consenti, parcupidité, à me vendre à l’autre colon ; mais il a déclaré,dans sa fureur, que mon père, ayant incendié la nuit précédente,une partie des bâtiments de la métairie afin de profiter du tumultepour s’échapper avec moi, subirait son supplice jusqu’à la fin… etil l’a subi… Entraîné loin de là par mon nouveau maître, j’ai étéensuite longtemps malade et traité avec humanité, car quelquesRomains ne sont pas les bourreaux de leurs esclaves… La premièrefois que j’ai pu sortir seul, je me suis rendu près des deuxsaules… j’y ai trouvé les os blanchis de notre père…

– Mourir ainsi ! ô Dieux !s’est écriée Siomara en essuyant ses larmes ; mourir esclave,et d’une mort affreuse… dans ces mêmes lieux où soi-même et lessiens l’on a si longtemps vécu heureux et libres !

– Comme toi, Siomara, j’ai eu le cœurdéchiré à cette pensée ; quoique jeune encore, j’ai fait unserment de vengeance sur ces restes sacrés de notre père… Puis,j’ai pris dans le creux du saule, où ils étaient cachés, nos récitsde famille… Je suis resté quelques années chez mon nouveau maîtrecomme esclave domestique… À cette époque j’ai appris à parler lalangue romaine. Malheureusement, mon maître est mort : mis àl’encan ainsi que ses autres esclaves, un procurateur romain, entournée dans notre pays, m’a acheté ; il était violent etcruel : ma vie a recommencé plus misérable que jamais ;puis il s’est défait de moi ; d’esclavage en esclavage, j’aiété revendu au seigneur Diavole, l’un des plus méchants maîtres quej’aie servis et que je sers… Un dernier mot, ma sœur : il y abientôt deux ans, ayant accompagné Diavole dans une villa voisinede celle d’une grande dame romaine, dont l’intendant faittravailler beaucoup d’esclaves de fabriques, j’ai rencontré là unejeune Gauloise de Paris, vendue après le siège de cetteville ; nous nous sommes aimés, et, une nuit, devant l’astresacré des Gaules, nous nous sommes donné notre foi… seul mariagepermis aux esclaves malgré leurs misères… Les Dieux ont béni notreamour, car Loyse, ma femme, a l’espoir d’être mère… Enfin, hier,apprenant par hasard que la belle Gauloise arrivée récemment àOrange, c’était toi, ma sœur, j’ai feint de flatter la corruptionde mon maître pour trouver le moyen de m’introduire chez toi…Durant la nuit que je viens d’y passer, j’ai été témoin de mystèreseffrayants… ils ont un moment ébranlé ma raison… oui… un momentj’ai été le jouet de visions ou de sortilèges… Ton spectre m’estapparu pour me glacer d’horreur… Ma folle épouvante t’a faitsourire, et tu m’as dit : « Frère, réponds d’abord à mesquestions : puis, ce qui te semble inexplicable te paraîtranaturel, et tu reconnaîtras que jamais ta sœur Siomara n’a déméritéde ta tendresse… » Ma sœur, au nom de nos souvenirs d’enfance,dont tu as été si attendrie… au nom de notre père, que tu viens depleurer, accomplis ta promesse… Crois enfin que j’ai pardon etpitié pour la honte où tu vis et où tu es tombée malgré toi…Hélas ! que pouvais-tu devenir, achetée tout enfant parTrimalcion… ce monstre de débauche et de cruauté ?…

– Lui ? reprit Siomara avec son douxsourire ; non vraiment, ce Trimalcion n’était pas unmonstre…

– Que dis-tu ?… Cet horriblevieillard…

– Oh ! laid jusqu’à l’horrible,c’est vrai… il m’a même inspiré d’abord un grand effroi… Cela aduré quelques jours… Et puis, ajouta-t-elle ingénument, messentiments pour lui sont devenus tout différents…

– Qu’entends-je ?… Toi ! masœur… toi ! parler ainsi !…

– Voudrais-tu me voir ingrate ?

– Dieux justes !… quedit-elle !…

– Toi, pauvre frère, reprit Siomara enredoublant de tendresse caressante, toi… soumis tout enfant à undur esclavage, ayant toujours sous les yeux le spectacle desmisères, des maux de notre père, tu devais voir la servitude avechaine, avec horreur : rien de plus naturel… et puis tucomparais à ta vie présente les paisibles jours de notre enfancedans notre humble maison… Mais moi, Sylvest, quelledifférence !…

– Quoi ! c’est ainsi que tu parlesde l’esclavage ?

– Esclave… moi ?

Et elle se prit à rire d’un rire si sincèrequ’il effraya Sylvest.

– Dis donc, au contraire, qu’au bout dehuit jours, moi, enfant de neuf ans, j’avais pour premier esclavele vieux seigneur Trimalcion ; tous ses esclaves, à lui,étaient aussi les miens, car je ne sais quel philtre avait rendu cevieillard, si redouté de tous, un véritable agneau pour moi. Etpuis, tu ne peux t’imaginer les merveilles de sa galère, qui m’aconduite de Vannes en Italie… La galère de la reine Cléopâtren’était rien auprès de cela… figure-toi que ma chambre, la plusbelle de toutes, car Trimalcion l’habitait avant de me la donner,avait pour lambris des plaques d’ivoire incrustées d’or ; decharmantes peintures qui, d’abord, me surprirent beaucoup,couvraient le plafond… Le tapis, composé des dépouilles des petitsoiseaux les plus rares par la variété et l’éclat de leur plumage,semblait aussi brillamment nuancé que l’arc-en-ciel. Mon lit ettous les meubles de ma chambre, ciselés par des Grecs, étaient del’or le plus pur ; le duvet des jeunes cygnes gonflait mesmatelas, recouverts de soie tyrienne ; et telles étaient lablancheur et la finesse de mes draps de lin, qu’auprès d’eux latoile d’araignée eût semblé grossière et la neige grise. Dix femmesesclaves, destinées à me servir, travaillant jour et nuit,m’avaient taillé, dans des étoffes d’Orient d’un prix inestimable,les plus riches, les plus charmants habits… et, chaque jour,offraient une parure nouvelle à mes yeux enchantés. Des colliers,des bracelets, des bijoux de toutes sortes étincelants depierreries, remplissaient mes coffrets ! des mets exquis, desvins précieux couvraient ma table, et le vieux seigneur Trimalcionse divertissait à me servir d’échanson. Voulais-je jouer, onm’apportait des chiens de Perse gros comme le poing, des singesvêtus d’habits grotesques, de petites filles moresques de mon âge,pour me servir de poupée, ou, dans leur cage d’argent à grillaged’or, des perroquets rouges et bleus sachant déjà direSiomara… Ces amusements m’ennuyaient-ils, le vieuxseigneur me donnait des boîtes d’onyx remplies de perles et depierres précieuses, que j’aimais beaucoup à jeter dans lamer ; ces seuls jeux ont peut-être coûté dix milles sous d’orà Trimalcion… À notre arrivée en Italie, les magnificences quim’attendaient m’ont fait presque prendre en pitié mes naïfséblouissements de la galère.

Sylvest n’eut pas le courage d’interrompre sasœur. Jamais jusqu’alors il n’avait songé à ce côté monstrueux del’esclavage, à ces séductions infâmes, plus effroyables encore(pour une âme fière et juste) que les plus rudes labeurs et lessupplices, car ceux-ci ne brisent et ne tuent que le corps…

– Quoi, dit-il à Siomara, les yeux pleinsde larmes de pitié, quoi, malheureuse enfant, à cet âge si tendre,pas un regret pour ton père… pour ta mère… pour les tiens ?Pas un regret pour l’innocente vie de tes premièresannées !

– Oh ! si… J’ai d’abord pleuré, toi,ma mère, mon père ; mais, à force de pleurer, les larmes setarissent… et puis, l’enfance est si mobile ! Et puis enfin,frère, je ne pouvais sincèrement regretter longtemps mes grossesrobes du laine brune, mes épais souliers de cuir, mes coiffes detoile, nos jeux aux cailloux sur la grève, lorsque, régnant ensouveraine sur la galère du vieux seigneur Trimalcion, je me voyaisvêtue comme la fille d’une impératrice et m’amusais à jeter perleset rubis dans la mer…

– Dieux miséricordieux ! s’écriaSylvest, soyez bénis de m’avoir fait l’esclavage si cruel ! dem’avoir mis au cou un carcan de fer au lieu d’un collierd’or ! J’aurais sans doute, comme cette infortunée, portéjoyeusement ce collier d’infamie. Ainsi, l’opulence, la mollesse,les plaisirs, te tenaient lieu de tout : famille, pudeur,pays, liberté, Dieux ! il n’existait plus rien pourtoi !…

– Que veux-tu, Sylvest ? repritSiomara en étendant à demi ses bras, comme si un inexprimablesouvenir d’ennui et de satiété eût à ce moment encore pesé sur sonâme ; que veux-tu ? À quatorze ans à peine, j’étaisdepuis longtemps reine de ces gigantesques bacchanales que le vieuxTrimalcion donnait de mois en mois, pour me divertir, dans sonimmense villa souterraine de l’île de Caprée, où, par un goûtbizarre de ce noble seigneur, dix mille flambeaux de cire parfuméeremplaçaient la lumière du jour. On eût acheté des provinces avecl’or que coûtait chacune de ces saturnales, où l’on noyait dejeunes et beaux esclaves dans des bassins de porphyre remplis desvins les plus rares, où l’on étouffait des enfants et de jeunesvierges sous des montagnes de feuilles de roses mêlées de fleurs dejasmin et d’oranger, sans te parler de mille autres inventionscapricieuses de Trimalcion, qui ne savait qu’imaginer pour meplaire ou pour me distraire de mon ennui croissant… Ah !Sylvest, on parle à Orange des orgies de Faustine… ce sont des jeuxd’innocentes vestales auprès des orgies nocturnes et souterrainesde ce vieux seigneur, qui a prolongé ses jours jusqu’àquatre-vingt-dix-huit ans en prenant chaque matin un bain magiqueoù entrait le sang encore tiède d’une jeune fille[68]… Ce vieillard est mort à temps pour luiet pour les autres… Il était à bout d’inventions pour combattre ledégoût, la satiété, qui, de jour en jour, me minaient… Heureusement(et je peux te dire ceci, maintenant que ton récit, ta tendressepour moi, me prouvent que j’ai retrouvé un frère, dont je ne veuxplus me séparer), heureusement, de cet ennui, de cette satiété, dece dégoût de toutes choses, j’ai, depuis deux ans, trouvé laguérison… Oh ! frère, ajouta Siomara avec une exaltation donttout son visage sembla rayonner, si tu savais quelle âpre etterrible volupté l’on trouve dans certains mystères !… Si tusavais !… Mais qu’as-tu ? Ta figure pâlit et peintl’épouvante… Sylvest, qu’as-tu ? réponds-moi !…

Siomara disait vrai ; son frèrepâlissait ; ses traits exprimaient l’horreur, l’épouvante…car, en lui faisant ces abominables révélations, la figure de sasœur était restée indifférente, presque souriante… Sa voix calme etdouce venait seulement de s’animer en parlant de ces âpres voluptésque trouvait Siomara dans certains mystères. Ces paroles réveillantses doutes plus poignants que jamais, en lui rappelant la vision dela nuit, Sylvest frémit de tout son corps et s’éloigna brusquementde sa sœur, dont le bras s’était jusqu’alors appuyé sur sonépaule ; puis, levant au ciel ses mains jointes, il s’écriacomme s’il ne pouvait croire à de qu’il voyait, à ce qu’ilentendait :

– Ô Dieux tout-puissants ! cettemalheureuse s’attendrissait pourtant il y a un instant auxsouvenirs de notre enfance ! elle pleurait au récit destortures de mon père et des miennes ! Dieux secourables !est-ce encore une vision ? est-ce un fantôme qui prend laressemblance de ma sœur ?…

Siomara, regardant à son tour Sylvest avecsurprise, fut un mouvement pour se rapprocher de lui ; mais ill’arrêta d’un geste plein d’effroi.

Alors, elle, attachant sur lui ses grands yeuxétonnés, lui dit d’une voix toujours douce et tendre :

– Pauvre frère ! qu’as-tudonc ? D’où vient ton inquiétude ? Tu m’as vue, dis-tu,m’attendrir et pleurer aux souvenirs de notre enfance… au récit desmisères, des tortures de notre père et des tiennes…

– Oui… et en voyant couler tes larmes,mes derniers soupçons s’étaient évanouis.

– Quels soupçons ?

– Ne t’avais-je pas raconté mon horriblevision de cette nuit ?…

Siomara resta un instant silencieuse,pensive ; puis, s’adressant à l’esclave, sans rougeur, sanseffroi, elle lui dit à demi-voix et de même qu’on fait uneconfidence amicale :

– Frère, je puis maintenant te l’avouer,ce n’était pas une vision ; c’est moi que tu as vue cettenuit…

À cette révélation, Sylvest s’est élancé versla porte, et s’est seulement alors aperçu qu’elle était fermée. Ilne put parvenir à l’ouvrir, quoiqu’il redoublât d’efforts enentendant Siomara répéter encore :

– Non, ce n’était pas une vision… LaSiomara de cette nuit… la Siomara la magicienne… c’était moi, tasœur…

Et elle ajouta d’un ton de douxreproche :

– Ne sois pas ainsi un cœur faible…

– Dieux secourables ! s’écria-t-ilavec joie, frappé d’une idée subite, vous l’avez rendue insensée…Oh ! maintenant, ce n’est plus de l’horreur que tu m’inspires,infortunée ! ajouta-t-il, ne pouvant contenir ses sanglots etse rapprochant de sa sœur ; c’est de la pitié que je ressens…Oh ! mon cœur se brise de douleur en te voyant si jeune, sibelle, et ta raison perdue… Oui, mon cœur se brise, mais il ne sesoulève plus à la vue d’un monstre ; car tu n’es qu’une pauvrefolle…

– Folle !… moi !… parce que meslarmes sont coulé à tes récits ? Est-ce cela qui tesurprend ! Cela m’a surprise moi-même, je l’avoue… Mais ceslarmes étaient sincères ; dans quel but les aurais-jefeintes ? À quoi bon, puisque je viens de te faire cetterévélation et te dire : La magicienne de cette nuit, c’étaitmoi ?…

– Oui, c’était toi, pauvre créature,répondit Sylvest avec cette complaisance que l’on emploie à l’égarddes insensés afin de ne point les irriter ; oui c’était toi…oui…

– Frère, tu parles de faiblessed’esprit ? C’est le tien qui est faible ; tu veux nier ceque tu ne comprends pas… Cette nuit, par la trahison de l’eunuque,tu m’as vue jeune et belle ; je me suis transformée à tes yeuxen une hideuse vieille… Comprends-tu cela davantage que mes larmesde tout-à-l’heure ? Et, pourtant, cette transfiguration étaitvraie comme les pleurs que j’ai versés devant toi, et qui tesemblent inexplicables.

Au souvenir de ce sortilège dont il avait ététémoin, l’esprit de Sylvest se troubla de nouveau. Folle ou non, sasœur était sorcière, un de ces monstres, l’horreur de la nature,des hommes et des Dieux. Il voulut tenter une dernière etredoutable épreuve. Se contraignant, il reprit :

– Pauvre insensée ! si tu esvéritablement magicienne, dis, qu’as-tu fait la nuitprécédente ? Où as-tu été ?

– Chez Faustine… dans le temple sur lecanal.

– Comment étais-tu vêtue ?

– Ainsi que je l’étais cette nuit àl’heure où je suis sortie pour mes enchantements.

– Non, non, s’est écrié Sylvest, éperdu,voyant sa dernière espérance lui échapper ; non, ce n’étaitpas toi, car la magicienne a prédit à Faustine que Siomara seraitsa victime. Aurais-tu fait cette prédiction contretoi-même ?

– Qui t’a instruit de cela ?

– Oh ! prédiction horrible !…déchiffrée par toi ou par ton spectre à travers les traces blanchesque laissaient sur le tapis rouge les doigts crispés de l’esclaveempoisonnée…

– Encore une fois, qui t’adit ?…

– Dieux secourables ! ayez pitié demoi !

– Puisque tu sais tout, frère, apprendsdonc que, pour tromper Faustine, que je hais, oh ! que je haisdepuis longtemps… car cette haine remonte à trois ans… nous étionsalors toutes deux à Naples… j’ai voulu, la nuit dernière, donner àFaustine un vain espoir, dont la perte lui portera un coup affreux.Alors, par sortilège, j’ai pris les traits de la magicienne deThessalie, qu’elle avait demandée ; et ces traits, je les aide nouveau pris cette nuit devant toi, en sortant pour accomplird’autres charmes magiques…

– Tu l’avoues !… c’était toi qui asfait périr cette enfant de seize ans par une mort affreuse, afin detromper Faustine ?…

– Oui, reprit Siomara d’un air inspiré,oui, cette esclave est morte pour mes sortilèges… car ce que m’arévélé son agonie, Faustine, abusée par mes trompeuses paroles,l’ignore… et moi, dans ces traces laissées par une main agonisante,j’ai lu des choses mystérieuses qui m’ouvrent l’avenir… Oui, cetteesclave est morte comme d’autres sont mortes et mourrontencore !… L’agonie nous livre des secrets certains etredoutables. Le trépas renferme des trésors pour qui les saitdécouvrir. Aussi, je cherche… je cherche, ajouta-t-elle d’un air deplus en plus inspiré, je cherche, j’interroge tout, car toutpossède une puissance magique ! La fleur croissant dans lesfentes du tombeau, le sang figé dans les veines d’une jeune vierge,la direction que l’air imprime à la flamme d’un flambeau funèbre,le bouillonnement des métaux en fusion, le rire de l’enfant quijoue avec le couteau dont il va être frappé, le rire sardonique dusupplicié sur la croix, j’interroge tout… je cherche, je cherche…j’ai trouvé… je trouverai plus encore !

– Que cherches-tu ? s’écria Sylvestéperdu ; que trouveras-tu ?

– L’inconnu ! ! ! lepouvoir magique de vivre à la fois dans le passé… dans l’avenir… etde soumettre le présent à mes volontés… le pouvoir de franchirl’air comme l’oiseau… l’onde comme le poisson ; de changer lesfeuilles sèches en pierreries… le sable en or pur ; le pouvoirde prolonger éternellement ma beauté, ma jeunesse ; le pouvoirde revêtir toutes les formes… Oh ! devenir à mon gré fleur desbois pour sentir mon calice inondé de la rosée des nuits,tressaillir sous les baisers des petits génies, nocturnes amantsdes fleurs… devenir lionne au désert, pour attirer les grands lionspar mes rugissements… couleuvre argentée, pour m’enlacer aux noirsserpents et nous abriter sous les grandes feuilles du lotus àfleurs bleues qui borde les eaux dormantes… tourterelle ou coud’iris et au bec rose, pour nicher dans la mousse avec les oiseauxchéris de Vénus !… Oh ! égaler les Dieux par latoute-puissance… pouvoir dire : Je veux ! etcela est !… Aussi, je cherche… je cherche… jetrouverai !… Rien ne me coûtera… rien… Oh ! frère !je te l’ai dit… si tu savais mes angoisses, les terreurs de cesrecherches… par l’emploi des sortilèges… voluptés étranges et sanségales !… Tiens… cette nuit… depuis le moment où, transfiguréeen magicienne de Thessalie, je suis parvenue, par milleenchantements, à tromper et à endormir les gardiens du tombeau deLydia… jusqu’à l’heure où, enfin seule, dans le silence et la nuitde ce sépulcre… j’ai pu m’emparer du corps de la jeune vierge pouraccomplir mes charmes magiques… j’ai éprouvé, vois-tu, frère… deces épouvantes… de ces frémissements… de ces extases… dont aucunelangue humaine ne sait… ne saura jamais le nom !…

– Courroux du ciel !… s’écriaSylvest. Horreur à toi, Siomara !… mais exécration àl’esclavage qui t’a faite ce que tu es !… Toi, l’innocenteenfant de ma mère !… un démon t’a emportée toute petite, t’aégarée, dépravée, perdue… et, de débauche en débauche, rassasiée àquatorze ans des monstruosités de Trimalcion… tu en es venue àchercher l’inconnu, l’impossible, dans le meurtre… la profanationdes tombeaux… et les effroyables mystères d’une magiesacrilège !… Oh ! par mon père, mort dans lestortures !… par ma sœur, devenue l’épouvante de la nature etdes Dieux !… exécration à l’esclavage ! haineimplacable !… vengeance féroce contre ceux qui font desesclaves !…

– Oui… haine ! exécration !vengeance ! frère… Elles tuent ! elles tuent… et lesmortes servent aux sortilèges ! Écoute… il est de puissantsenchantements, infaillibles, disent les Égyptiennes, s’ils sontévoqués par le fils et la fille du même sang, ayant tous deuxsacrifié aux secrètes cérémonies de la déesse Isis… Sois ce frère…je te ferai affilier, et saurai bien te racheter à ton maître…

Sylvest allait repousser cette offre avecindignation, lorsque l’entretien fut interrompu par la voix del’eunuque. Il criait on frappant à la porte :

– Ouvrez, Siomara… ouvrez… le soleil estlevé… Un magistrat vient d’entrer au logis avec des soldats pourchercher un esclave caché ici, et qui a fui la maison du seigneurDiavole en s’emparant d’une cassette pleine d’or… Ouvrez,ouvrez…

– Je m’informerai de la demeure de tonmaître, dit Siomara à Sylvest. Je ne veux plus me séparer de toi,bon et tendre frère ! Je te rachèterai à quelque prix que cesoit… Et, d’ailleurs, Diavole est épris de la belle Gauloise… quepourra-t-il lui refuser ?…

Jamais Sylvest n’avait songé à une pareillehonte… être racheté par l’infamie de sa sœur !… Aussi, pouréchapper à ce dernier coup, il dit à Siomara, tandis que l’eunuqueheurtait toujours à la porte :

– Élevé dans la foi de nos pères, lamagie me semble redoutable. Cependant, je te servirais peut-êtredans tes sortilèges, si tu me promettais, par ton art magique, deme donner le moyen de tirer de mon maître et de ses pareils unevengeance terrible !…

– Frère… ne nous quittons plus… et, grâceà mes sortilèges, parmi les plus atroces vengeances, tu n’auras quele choix…

– Afin de satisfaire ma haine… il me fautrester quelques jours encore au service de Diavole… J’ai mesprojets… Jure-moi par notre affection de ne tenter aucune démarcheauprès de mon maître pour racheter ma liberté, avant que je t’aierevue… et bientôt j’en trouverai le moyen… Me promets-tucela ?

– Je te le jure ! répondit Siomararadieuse.

Et elle enlaça son frère d’une dernière ettendre étreinte, sans qu’il osât s’en défendre, de peur d’éveillerles soupçons de la magicienne. Celle-ci, s’approchant alors de laporte, toucha sans doute un ressort caché, car elle s’ouvritaussitôt, et, avant que Sylvest eût eu le temps de se retourner,Siomara avait disparu, ou par une invisible issue, ou par un nouvelenchantement.

– Voilà ce misérable esclave !s’écria l’eunuque entrant avec le magistrat, et paraissanttriompher avec une joie cruelle en expulsant Sylvest de lamaison.

Il le désigna au magistrat etajouta :

– La belle Gauloise, ignorant que cependard eût volé une cassette, car personne ici n’a vu de cassette,avait été assez faible pour croire aux lamentations de ce coquin,se disant son compatriote, afin de gueuser quelque aumône… Allons,hors d’ici, gibier de potence !… Heureusement le seigneurDiavole va régler tes comptes !…

Sylvest quitta la maison de Siomara, emmenépar le magistrat et par les soldats. Au dehors, il trouva sonmaître ; celui-ci l’attendait ; il pria le magistrat defaire à l’instant lier les mains de l’esclave, que deux soldatsescorteraient jusqu’à la maison, de peur qu’il n’essayât defuir…

Le secret désir de Sylvest commençait des’accomplir ; il fut reconduit chez le seigneur Diavole, qui,sans prononcer un mot, marchait à côté des soldats. Ses colèresfroides étaient plus redoutées par ses esclaves que ses colèresbruyantes. Arrivé à son logis, il dit aux deux soldats d’attendredans le vestibule ; puis il fit entrer Sylvest dans unechambre basse, et s’y enferma seul avec lui.

Les traits de Diavole étaient pâles : detemps à autre, ses mains semblaient, malgré lui, se crisper derage, tandis que, les sourcils froncés, l’œil féroce, les dentsserrées, il regardait son esclave dans un farouche silence. Enfin,après avoir suffisamment savouré sans doute ses projets devengeance, il dit à Sylvest, dont les mains étaient toujoursgarrottées :

– Je t’ai attendu toute la nuit à laporte de la belle Gauloise… oui, à sa porte… moi… j’ai attendu… Quefaisais-tu chez elle pendant que ton maître se morfondaitdehors ?

– Je lui parlais de vous, seigneur.

– Vraiment… honnête serviteur !… Etque lui disais-tu ?

– Je lui disais, seigneur, que couvert dedettes, ne reculant devant aucune bassesse, aucune honte… vous luienvoyiez, comme présent, une cassette d’or que vous aviez à peuprès volé à un de vos amis, jeune imbécile fort riche… « Or,m’est avis, disais-je à la belle Gauloise, que tu ne peux faire unchoix plus lucratif qu’en prenant ce jeune imbécile et son or…Quant à mon maître, le seigneur Diavole, crois-moi, ferme-lui taporte : ce noble fripon te grugerait ; témoin Fulvie, lanoble dame, Bassa, la joueuse de flûte, et tant d’autres pauvressottes qu’il a mises sur la paille… » La belle Gauloise aécouté mes conseils fraternels ; vous en aurez la certitude sivous allez frapper à son logis… Ne pensez pas que je plaisante,seigneur ; non, cette fois, ainsi que tant d’autres, je nem’amuse pas de votre stupide crédulité… J’ai dit… et je dissincèrement ce que je pense de vous, ô méprisable seigneur ! ômaître plus infâme que le dernier des misérables !…

Diavole, quoique habituées aux repartieseffrontées de son esclave, ne l’interrompit pas d’abord, croyantsans doute qu’après ces insolences, dites en manière decontre-vérité, Sylvest chercherait à excuser sa faute… Mais,Diavole, détrompé par les dernières paroles de son valet, ne putcontenir sa fureur, saisit un escabeau orné de sculptures debronze, s’élança, et levant ce meuble des deux mains, il allaitbriser d’un coup la tête de l’esclave, qui, impassible et pleind’espoir, attendait la mort… Cependant, se ravisant, et tenanttoujours l’escabeau suspendu, Diavole s’écria :

– Oh ! non… je ne veux pas te tuerlà… non… tu ne souffrirais pas assez…

Sylvest vit avec chagrin sa dernière espérancedéçue ; il ne se rebuta point encore. Ses mains étaientgarrottées, mais il avait les jambes libres ; aussiprofita-t-il de cette liberté pour donner au seigneur Diavole un sifurieux coup de pied dans le ventre, qu’il alla rouler à quelquespas de là en criant à l’aide et au meurtre.

– À cette heure, pensa Sylvest, il nepeut manquer de me tuer ; je ne devrai pas la liberté àl’infamie de Siomara, et je serai à l’abri de ses sortilèges ;ils me poursuivraient sans cesse… je finirais par en êtrevictime…

Aux cris du seigneur Diavole, les deux soldatset quelques esclaves, entre autres le cuisinier Quatre-Épices, seprécipitèrent dans la chambre, tandis que leur maître se relavaitpéniblement, la figure bouleversée par la douleur et par la rage…Il se laissa tomber tout essoufflé sur un siège, en disant auxsoldats :

– Saisissez ce scélérat… il a voulu metuer !…

Les soldats s’emparèrent de Sylvest, tandisque ses compagnons d’esclavage, silencieux et consternés, car ilsl’aimaient, échangeaient de mornes regards.

Diavole, sentant alors sa douleur un peucalmée, se leva, et, s’appuyant sur une table, dit aux soldatsd’une voix calme, après avoir assez longtemps réfléchi :

– Conduisez ce meurtrier aux souterrainsdu cirque… Dans trois jours, il y a spectacle ; dans troisjours, il sera livré aux bêtes féroces.

– Enfin, pensa Sylvest, mon heure va doncbientôt venir !

Un frémissement d’épouvante agita sescompagnons pendant que les deux soldats l’entraînaient ; maisQuatre-Épices, le cuisinier, fit en cachette à Sylvest un signemystérieux, en rapprochant deux des doigts de sa main comme s’ilprenait une pincée de quelque poudre. Sylvest comprit queQuatre-Épices revenait à ses projets d’empoisonnement.

**

*

Avant de continuer ce douloureux récit, monenfant, je veux te dire, mon enfant, je veux te dire pourquoi lanoble Faustine ne doit t’inspirer aucune pitié, tandis que Siomara,si criminelle, si monstrueuse qu’elle te paraisse, a droitpeut-être à quelque commisération.

Faustine, c’est la personnification de ceféroce mépris des créatures humaines né du pouvoir illimité que lemaître s’arroge sur l’esclave, le conquérant sur le conquis,l’oppresseur sur l’opprimé… Faustine, c’est l’exemple le plusépouvantable de ces débordements auxquels on arrive presqueforcément par l’oisiveté, par l’opulence, par des volontés sansfrein, des désirs sans bornes, bientôt suivis de la satiété, quiengendre alors ces raffinements de barbarie et ces débauches dontfrémit la nature !…

Siomara c’est la personnification del’épouvantable dépravation où nous plonge presque forcémentl’esclavage, lorsqu’il nous prend jeunes, et surtout lorsque, aulieu d’être rude et cruel, il caresse le corps par toutes lesjouissances du luxe et empoisonne à jamais l’âme par une corruptionprécoce. L’esclave, voué aux plus pénibles labeurs, battu, torturé,retrempe incessamment son énergie dans la douleur, dans lahaine ; le sentiment de sa dignité n’est pas éteint en lui,car il songe à la révolte ! Et cette horreur de l’oppression,seule vertu de l’esclavage, l’esclave amolli, énervé par d’infâmesdélices, la perd, cette vertu ; et souvent, par ses crimes, ilégale et dépasse ses maîtres.

Siomara, achetée tout enfant et élevée par unvieillard infâme, dont la monstruosité semblait aller au-delà deslimites du possible, devait imiter Trimalcion… elle l’asurpassée…

Honte et malheur à notre race ! maisl’esclave Siomara n’avait pas le choix entre le bien et lemal ; la noble Faustine, libre et riche, pouvait choisir entrele bien et le mal.

L’une est devenue un monstre par condition,l’autre par nature.

Chapitre 5

&|160;

Sylvest est conduit dans les souterrainsdu cirque d’Orange. – Conseils paternels du guichetier et desbestiaires à l’endroit des lions, des tigres, des éléphants et descrocodiles. – Le jour de la fête arrive. – Gladiateurs à cheval etgladiateurs esclaves. – Les Mercures. – Les Plutons. – Les buveursde sang. – Les femmes gladiateurs. – Faustine et Siomara. –Mont-Liban et Bibrix. – Diavole et ses amis. – Esclaves livrés auxbêtes féroces. – Dernier chant des Enfant du Gui. – Letemple du canal. – Fuite.

&|160;

Sylvest, conduit au cirque par les soldats,fut chargé de chaînes et enfermé seul dans une cellulesouterraine&|160;; les esclaves destinés aux bêtes féroces étaientemprisonnés séparément, de peur qu’ils ne s’étranglassent les unsles autres, afin d’échapper à une mort horrible par sa longueagonie.

De son cachot, il entendait les rugissementsdes animaux auxquels il devait être livré le soir du troisième jouraprès son emprisonnement, les combats de gladiateurs et de bêtesféroces se donnant aux flambeaux.

Tel avait été le trouble de l’esprit deSylvest à la fin de cette nuit passée dans la maison de Siomara,surtout lorsque celle-ci lui eut offert de l’associer à sessortilèges, qu’oubliant Loyse, il avait, en outrageant et frappantson maître, cherché une mort qu’il ne pouvait pas se donner, ayanteu les mains liées au moment de son arrestation chez la courtisane.Son esprit se raffermissant dans la solitude du cachot, l’esclavese souvint de sa femme, et, par la pensée, lui adressa ses adieux,songeant, non sans regrets – il avoue cette faiblesse – que, lesoir même où il serait livré aux bêtes féroces, Loyse devait, ainsiqu’ils en étaient tous deux convenus lors de leur dernièreentrevue, tenter de venir l’attendre à tout hasard dans le parc deFaustine. Il regrettait aussi de n’avoir pas, un mois auparavant,accepté l’offre de Loyse, qui lui proposait de fuir.

Pour certains esclaves domestiques, defabrique ou de labour, la fuite était parfois possible&|160;; maisil fallait se réfugier dans des solitudes profondes, loin de tousles lieux habités&|160;; alors souvent l’on mourait par la faim.C’est à une pareille mort qu’il n’avait pas voulu exposer sa femme,déjà mère&|160;; mais ce moment venu, où le seul espoir de Sylvestétait d’être étranglé au premier coup de dent par un lion ou par untigre de l’amphithéâtre, et d’échapper ainsi à une lente agonie, ilregrettait de n’avoir pas voulu braver avec Loyse les redoutableschances d’une évasion. Sans le souvenir de sa femme, l’esclaveaurait d’ailleurs attendu le jour de son supplice avecindifférence&|160;: la Gaule asservie ne devait peut-être pas desitôt briser ses fers par la révolte des Enfants du Gui,et il serait allé rejoindre ses aïeux dans les mondes inconnus…

Cependant, une seule crainte faisait parfoisfrémir Sylvest et alors il regardait avec angoisse la voûte épaisseet les dalles de pierre de son cachot&|160;: Siomara étaitmagicienne&|160;; il redoutait à chaque instant de la voir luiapparaître, et d’être emporté par elle, grâce à la puissance de sessortilèges. Enfin, un chagrin pesait sur le cœur de Sylvest&|160;:il avait, selon son usage, replacé dans la forte et épaisseceinture de ses braies la petite faucille d’or et laclochette d’airain provenant d’Hêna et de son pèreGuilhern, ainsi que les minces rouleaux de peau tannée contenantles récits de sa famille. Se voyant inévitablement destiné àmourir, il pensait avec tristesse que ces pieuses reliques seraientbientôt dispersées sur le sable ensanglanté de l’arène, au lieud’être transmises à sa descendance, selon l’espoir de son aïeulJoel, le brenn de la tribu de Karnak…

Le guichetier qui, une fois par jour,apportait à Sylvest sa pitance, était un soldat invalide, ancienarcher crétois, aussi bavard qu’un Gaulois, eût dit le bonJoel. Ce guichetier, vieil habitué des combats du cirque et endurcià ce spectacle, entretenait toujours Sylvest, durant son repas, etcela sans méchante intention, du nombre et de la férocité desanimaux dont son ami et compagnon le bestiaire en chefavait la surveillance. La veille de la fête sanglante, il dit àl’esclave d’un ton paternel&|160;:

–&|160;Ah&|160;! mon fils, il vient de nousarriver juste à point pour demain un superbe couple de lionsd’Afrique&|160;; j’ai songé à toi, car mon bon ami le bestiaire enchef n’a jamais vu de bêtes plus farouches. À quatre lieues d’ici,dans un repos, et après s’être pourtant bien repus de viande, ceslions ont, par pure malice, mis en morceaux leur gardien arabe,auquel ils étaient depuis longtemps accoutumés et qui ne se défiaitaucunement d’eux. Que sera-ce demain soir, lorsqu’ils auront étéprivés de nourriture pendant tout un jour&|160;? Aussi, mon fils,je te souhaite de tomber sous la griffe d’un de ces compères&|160;;il ne te fera pas languir… Et surtout, je t’en conjure, car tajeunesse m’intéresse, surtout rappelle-toi ceci… N’imite pas cesmalavisés qui, une fois les bêtes féroces lâchées dansl’amphithéâtre, se jettent maladroitement la face contre terre etprésentent le dos au lieu du ventre… Maladroits&|160;! leur agonie,leur supplice durent cent fois davantage&|160;; tu vas comprendrepourquoi&|160;: aucune des parties nobles du corps n’étant tout desuite attaquée, la mort est beaucoup plus lente… tandis qu’aucontraire on en finit vite en se mettant, n’oublie pas ceci, monfils, en se mettant à genoux face à face avec le lion ou le tigre,la gorge et la poitrine franchement à portée de leurs dents&|160;;l’on a du moins la bonne chance d’être étranglé ou éventré dupremier coup…

–&|160;Le conseil est bon, je m’ensouviendrai.

–&|160;Mais rappelle-toi, mon fils, ques’agenouiller ainsi face à face de la bête ne convient qu’àl’encontre des tigres ou des lions… A-t-on affaire à un éléphant,c’est une manœuvre contraire.

–&|160;Il y aura donc des éléphants à cettefête romaine&|160;? Je ne croyais pas qu’il y eût à Orange de cesanimaux&|160;?

–&|160;Les édiles, voulant rendre le spectaclede demain non pareil dans la Gaule romaine, se sont mis en grandsfrais&|160;: ils ont acheté l’éléphant de combat du cirque deNîmes&|160;; on le dit féroce&|160;; il est arrivé depuis plusieursjours. Et ce n’est pas tout, car, par Jupiter&|160;! nos vénérablesédiles font impérialement les choses&|160;: il y aura encore uncombat extraordinaire, que je n’ai vu, moi, que deux fois en mavie, une fois à Rome, l’autre à Alexandrie, en Égypte.

–&|160;Et ce combat extraordinaire, quelest-il&|160;?

–&|160;Avant de t’en parler, mon fils,laisse-moi te donner un précepte excellent. Quant à l’éléphant, tule vois venir à toi furieux, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui…

–&|160;Tâche de ne pas te laisser enlacer dansles replis de sa trompe&|160;; jette-toi à plat ventre, glisse-toisous lui, et cramponne-toi à l’une de ses jambes de derrière…Aussitôt il te piétinera pour se débarrasser de ton étreinte&|160;;or, en un instant, il t’aura brisé les os et aplati aussifacilement que tu aplatirais sous ton soulier un escargot dans sacoquille…

–&|160;Je tâcherai donc de m’adresser depréférence aux éléphants&|160;; avec eux, il y a plus de chance demourir vite…

–&|160;Certes&|160;! mais il te faudra êtrepreste et leste pour arriver l’un des premiers à la portée del’éléphant&|160;; il sera très-couru, et, dès son apparition dansl’arène, tu verras tous les esclaves condamnés aux bêtes seprécipiter vers lui.

–&|160;Et ce combat extraordinaire dont vousparlez, offrirait-il une chance de mort plus prompte&|160;?

–&|160;Non, non&|160;! aussi, parHercule&|160;! je ne te souhaite pas d’avoir à affronter cesmonstrueux animaux. J’ai vu à Rome trois esclaves avoir en uninstant les cuisses et les bras aussi nettement tranchés par lesdents de scie du crocodile[69] que parune hache…

–&|160;Je le vois… cette fête romaine seracomplète… Ours, tigres, lions, éléphants, monstres marins… Yaura-t-il seulement assez d’esclaves pour le régal de tantd’hôtes&|160;?

–&|160;Sans compter ceux que leurs maîtresoffriront sans doute encore généreusement d’ici à demain pour lespectacle, vous êtes déjà près de quatre-vingt… c’est fortsuffisant.

–&|160;Oui, il y a là de quoi divertir lesennuyés… Mais ce crocodile ne pourra combattre sur le sable del’amphithéâtre&|160;?

–&|160;Non&|160;; aussi lui a-t-on creusé unbassin au milieu du cirque, à fleur de terre&|160;; de sorte queles esclaves, en fuyant de ci de là les bêtes féroces, ne pourrontmanquer d’y tomber. Ce bassin aura cent pas de tour et deux coudéesde profondeur. Le crocodile vient de Rome, par mer, dans une galèredisposée exprès pour lui…

–&|160;Ainsi qu’un proconsul ou un riche etnoble seigneur&|160;?

–&|160;Oui, mon fils. Et, tiens, ce quim’intéresse encore à toi, c’est le ferme courage que tu montres… Dequel pays es-tu donc&|160;!

–&|160;Je suis né dans la Gaulebretonne&|160;!

–&|160;Par le vaillant dieu Mars&|160;!c’étaient de rudes épées que ces Bretons&|160;!… Je lesconnais&|160;: le bras qui me manque, je l’ai perdu d’un coup dehache sous les yeux de César, du grand César&|160;! à la bataillede Vannes… Terrible combat où César a failli être prisonnier.

–&|160;Oui, mon père l’emportait tout armé surson cheval…

–&|160;Tu dis vrai&|160;: j’étais là lorsqueles cavaliers numides sont accourus au secours de César, qu’uneespèce de géant gaulois emportait sur son cheval… Comment, ceBreton, c’était ton père&|160;?

–&|160;Le seul de ma famille qui ait survécu àla bataille de Vannes… Mais, reprit Sylvest, de crainte que ceRomain ne crût qu’il le voulait apitoyer en lui parlant de labravoure gauloise, mais nous voici loin du crocodile venu de Romedans sa galère, ainsi qu’un proconsul ou un riche et nobleseigneur&|160;! Où a-t-il débarqué&|160;?

–&|160;À Narbonne, et de Narbonne ici, il estvenu dans une immense cuve remplie d’eau et traînée par vingtcouples de bœufs. Ce matin, on a donné à ce monstre une génissevivante… Ah&|160;! mon fils, il lui a broyé les os aussi facilementqu’un chat croque une souris.

–&|160;Les esclaves qui lui seront livréspourront, il me semble, se noyer avant d’être dévorés… C’est unebonne chance…

–&|160;Non, ils ne pourront pas se noyer… l’ona prévu ceci… Le bassin du cirque sera rempli d’une coudée delimon, puis d’un peu d’eau par-dessus, de sorte que les esclavesauront les épaules et la tête hors de la vase… Quant à la manièred’aller à l’encontre du crocodile, mon fils, je ne peux rien teconseiller, n’ayant pas d’expérience à leur sujet… Du reste, commeles esclaves ne sont livrés aux bêtes qu’à la fin… tu attendras tonheure en assistant à l’un des plus fameux combats de gladiateursqu’on ait vus&|160;: il y en aura huit couples à cheval etvingt-cinq couples à pied… Et l’on dit même, cela n’est pas encorecertain, mais la fête serait complète, qu’à l’instar de la nouvellemode de Rome, plusieurs de nos grandes dames combattront entreelles[70].

–&|160;Des femmes&|160;? de noblesdames&|160;?

–&|160;Certes, et des plus nobles&|160;; legardien qui a amené le crocodile d’Italie nous disait tantôt avoirvu, dans le cirque de Rome, cinq couples de femmes, épouses desénateurs et de chevaliers, se battre, soit entre elles, soitcontre des femmes esclaves, avec une furie incroyable&|160;; demême que souvent des seigneurs et des chevaliers combattent engladiateurs contre des esclaves, désarmés, bien entendu… On n’armeles esclaves que pour qu’ils combattent entre eux jusqu’à la mort,ainsi que les gladiateurs de profession, tels que le célèbreMont-Liban de ce pays et autres batteurs d’épée, luttent entre eux…Oh&|160;! la soirée sera bonne… Aussi, ajouta le guichetier enriant, grâce à la nouvelle méthode des médecins, les servants ducirque, et je suis du nombre, auront demain d’excellents profits,les compères.

–&|160;Quels profits&|160;?

–&|160;Ignores-tu les merveilleux effets que,pour la guérison de certaines maladies, l’on retire maintenant dufoie de gladiateur fraîchement tué&|160;?… Les médecins sont là,tout prêts à s’abattre, comme une nuée de vautours, sur les corpsdes gladiateurs encore chauds… Car il faut que le foie soit retiréchaud des entrailles pour conserver toute sa vertu… et cette ventede foies, sans compter les générosités des vieillards et desépileptiques qui viennent aussi là chercher la vie dans la mort…(tu verras comment), constitue nos petits profits. Mais, parPluton&|160;! tout n’est pas plaisir pour nous&|160;; car, une foisla fête terminée, les flambeaux éteints, l’amphithéâtre désert etnoir comme la nuit… Ah&|160;! mon fils&|160;!…

–&|160;Qu’avez-vous à frissonner ainsi&|160;?Que se passe-t-il lorsque l’amphithéâtre est désert et noir commela nuit&|160;!

–&|160;Alors… vient l’heure dessorcières&|160;!…

–&|160;Des sorcières&|160;! dit Sylvest entressaillant à son tour. Et que viennent-elles faire au cirque… àcette heure de la nuit&|160;?

–&|160;Oh&|160;! c’est l’heure où, prenant laforme d’hyènes, de louves, de couleuvres, d’oiseaux de proie oud’animaux inconnus plus effrayants encore, les magiciennes, seglissant dans les ténèbres, viennent se disputer, pour leurssortilèges, les débris humains dont est jonché le sable ensanglantéde l’arène… Ah&|160;! que de fois, frémissant dans ma logette, moi,vieux soldat pourtant, j’ai entendu au loin les cris, lesgrondements effrayants des sorcières s’arrachant ces lambeaux dechair à demi-dévorés, ces têtes arrachées du tronc labourées ettrouées par l’ongle et la dent des bêtes féroces&|160;!… Ah&|160;!mon fils&|160;! la sueur me vient au front en songeant aux bruitsmystérieux, formidables, que j’entendrai encore dans la nuit dedemain, après la fête…

Et le guichetier laissa Sylvest dans denouvelles angoisses… Peut-être Siomara, sous la forme d’une louve,viendrait-elle, dans la nuit du lendemain, disputer les débris ducorps de son frère aux autres magiciennes.

Sylvest passa la dernière nuit dans sa prisonpresque sans sommeil, craignant toujours de voir apparaîtreSiomara… Grâce aux Dieux, elle ne lui apparut pas… Sans douteaussi, fidèle à sa promesse de ne pas s’adresser au seigneurDiavole, afin d’acheter, à un prix infâme, la liberté de Sylvest,avant de l’avoir revu, elle l’attendait, ignorant qu’il étaitcondamné à mourir dans l’arène.

La soirée consacrée à la fête romainearriva&|160;; deux heures auparavant, le vieil invalide crétois, leguichetier, au lieu d’apporter à Sylvest sa pitance habituelle, luidit&|160;:

–&|160;Mon fils… tu as aujourd’hui lerepas libre[71].

–&|160;Qu’est-ce qu’un repas libre&|160;?

–&|160;Tu peux demander à manger tout ce quetu voudras, jusqu’à la valeur d’un demi-sou d’or… Les quatre-vingtesclaves destinés comme toi aux bêtes ont la même liberté… pourleur dernier repas… C’est un ancien et généreux usage…

–&|160;Oui… les édiles tiennent sans doute àce que lions, tigres et crocodiles aient pour festin des esclavesdélicatement nourris pendant leur dernier jour… Quant à moi, jen’offrirai pas ce régal à ces nobles animaux&|160;; je ne mangerairien aujourd’hui&|160;; ils me prendront tel que m’a fait le régimede la prison.

–&|160;Voilà qui est singulier, reprit leguichetier en réfléchissant et regardant Sylvest. Vous êtes ici àpeu près une trentaine d’esclaves gaulois condamnés aux bêtes, etvous êtes fermes comme des rocs&|160;; tandis que les autresesclaves romains, espagnols, allemands, arabes, hébreux, tous… non,pas tous… les esclaves hébreux se montrent aussi d’un grandcourage… ils se soucient assez peu de mourir, disant que leurvéritable messie viendra un jour.

–&|160;Qu’est-ce que leur messie&|160;?…

–&|160;Je n’en sais rien, mon fils… Un homme,disent-ils, qui, plus heureux que les nombreux messies qui se sontproduits naguère, affranchira leur peuple du joug des Romains, carRome domine le pays des Hébreux comme le reste du monde… Maisenfin, ces Hébreux aussi sont très-fermes devant la mort, tandisque les autres, sauf vous, Gaulois, ont vu arriver le soir de cejour-ci avec une terreur croissante ou un désespoir farouche&|160;;vous autres, au contraire, vous ne sourcillez point&|160;;plusieurs même font, comme toi, les plaisants. Mon fils, d’où vientcela&|160;? par Hercule&|160;!

–&|160;C’est que nos Dieux et leurs druidesnous ont appris que l’on ne meurt jamais.

–&|160;Toujours plaisant, mon fils&|160;!…Comment, lorsque, dans quelques heures, tes os craqueront sous ladent des bêtes féroces… lorsque ton corps sera déchiré en lambeaux,tu ne mourras pas&|160;?

–&|160;Le corps meurt-il parce que lesvêtements dont on le couvre s’usent et se remplacent&|160;?Non&|160;: les vêtements passent, le corps reste… Il en est ainside notre vie… elle est éternelle… et change d’enveloppe comme nouschangeons de vêtements… À peine, ce soir, le dernier lambeau de monvêtement de chair sera-t-il déchiré par les bêtes féroces, que,prenant un corps nouveau, comme l’on prend un vêtement nouveau,j’irai continuer de vivre dans des mondes inconnus, où jeretrouverai ceux que j’ai aimés ici.

L’invalide regarda Sylvest d’un air surpris,hocha la tête et dit&|160;:

–&|160;Si vous croyez cela, vous autresGaulois, le courage vous est facile&|160;: je ne m’étonne plus quevous soyez des enragés à la bataille… Ainsi, tu ne veux pas fairehonneur au repas libre&|160;?

–&|160;Non…

–&|160;Tu as tort… J’ai toujours ouï dire quel’agonie d’un homme à ventre vide dure plus longtemps que celled’un homme à ventre plein… Mais, fais à ta guise… Au soleil couché,je te viendrai chercher&|160;; tu pourras, du moins, te vanterd’avoir assisté à l’un des plus beaux spectacles du monde&|160;:d’abord, combat de huit couples de gladiateurs à cheval,gladiateurs de métier, ceux-là&|160;; puis vingt-cinq couples degladiateurs esclaves, forcés de combattre jusqu’à la mort&|160;;ensuite, le jeune et riche seigneur Norbiac paraîtra dans lecirque.

–&|160;Pour se battre… le seigneurNorbiac&|160;?… Et contre qui&|160;?…

–&|160;Pure comédie&|160;; mais c’est la mode…Il se battra, lui, armé jusqu’aux dents, contre un esclave arméà blanc[72], comme on dit au cirque,c’est-à-dire nu et armé d’un sabre de fer-blanc sans pointe nitranchant&|160;; nos jeunes seigneurs se donnent cesdivertissements… Ensuite viendra le combat de femmes dont je t’aiparlé, car décidément il aura lieu.

–&|160;Entre qui&|160;?

–&|160;Entre deux des plus belles femmesd’Orange… une grande dame et une célèbre courtisane affranchie…

–&|160;Leur nom&|160;? demanda Sylvest avecanxiété&|160;; oh&|160;! leur nom… le sais-tu&|160;?

–&|160;La grande dame est Faustine,patricienne de cette ville… La courtisane affranchie est depuis peuà Orange&|160;: elle se nomme la belle Gauloise… Ensuite, nousaurons un combat à mort entre le fameux Mont-Liban et Bibrix, leplus célèbre gladiateur de Nîmes. Enfin, pour terminer la fête, lesesclaves seront livrés aux bêtes… et, à ce propos, mon fils,n’oublie pas mes conseils selon l’encontre d’un lion, d’un tigre oud’un éléphant&|160;; quant au crocodile, je ne peux te donnerd’avis.

Sylvest resta seul&|160;; il venaitd’apprendre avec surprise l’annonce du combat de Siomara et deFaustine. Pour quelle cause ces deux femmes devaient-elles sebattre&|160;? Mont-Liban était-il l’objet de cette rivalité&|160;?Sylvest hésitait à le croire&|160;: il se rappelait avec queldédain Siomara avait traité le gladiateur, quoiqu’elle l’eûtcongédié en lui adressant quelques douces paroles… Mais, depuiscette nuit-là, trois jours s’étaient passés&|160;: Siomara avaitpeut-être pris Mont-Liban pour amant, par haine contre Faustineplutôt que par amour pour ce gladiateur stupide et brutal&|160;;car Sylvest se souvenait des aveux de Siomara se jetant dans lessortilèges par satiété de débauche… il se souvenait enfin enfrémissant et sans vouloir y croire, de l’horrible révélation del’eunuque au sujet de Belphégor… D’ailleurs, il ne s’étonnait pasde voir la noble Faustine franchir, pour ce combat, la distance quila séparait de la courtisane affranchie… À Rome, les plus grandesdames combattaient, soit entre elles, soit contre des femmesesclaves, et une courtisane affranchie rentrait à peu près dans lacondition d’une esclave. Ce dont il était surpris, c’est queSiomara eût accepté cette lutte meurtrière&|160;; peut-être, pouren sortir victorieuse, elle comptait sur la puissance de sessortilèges…

Ces pensées occupèrent Sylvest jusqu’à la findu jour…

Au soleil couché, le guichetier vint chercherl’esclave pour la fête romaine.

–&|160;Serai-je donc livré aux bêtes lesmenottes aux mains et la chaîne aux pieds&|160;? demanda-t-il àl’invalide. N’allez-vous donc pas me déferrer&|160;?

–&|160;Non, mon fils. Vous allez être conduitstous ensemble sous une voûte grillée communiquant de plain-piedavec l’arène, et, comme vous resterez enfermés là jusqu’au momentoù vous serez livrés aux bêtes, on craindrait qu’en attendant vousne vous tuiez les uns les autres. Quelques instants avant votreentrée dans le cirque, vous serez déferrés… Allons, mon fils,suis-moi&|160;: bonne et surtout prompte chance je te souhaite.

En sortant de son cachot, Sylvest se trouvadans une longue galerie souterraine, de chaque côté de laquelles’ouvraient les portes de cellules, d’où étaient sans doute sortisavant lui un grand nombre de ses pareils, aussi condamnés. Àl’extrémité de ce souterrain, vers laquelle se dirigeaient lesesclaves, poussés par les guichetiers et les gardiens armés, onapercevait, à travers d’épais barreaux de fer, une éclatantelumière produite par l’éclairage de l’amphithéâtre. Sylvest, pleind’angoisses en songeant au combat de sa sœur et de Faustine, voulutarriver l’un des premiers à la grille de cet immense soupirail,d’où il pouvait voir le spectacle, et fendit la foule de sescompagnons, moins hâtés que lui. Il arriva l’un des premiers prèsdes barreaux de fer, entendant de plus en plus distinctement lemurmure et le tumulte d’une foule immense, car l’amphithéâtred’Orange, comme ceux d’Arles, de Nîmes et autres villes de la Gauleromaine, contenait vingt-cinq mille spectateurs…

**

*

(Ô mon pauvre enfant&|160;! le fils de maLoyse&|160;! toi pour qui j’écris ce récit, tu sauras, par ladescription que je veux te faire d’un des amphithéâtres construitspar les Romains dans notre vieille Gaule[73], à quelsexcès de prodigalité insensée nos oppresseurs, enrichis par letravail de leurs esclaves, en étaient venus pour se donner ledivertissement de massacres humains.)

**

*

L’arène du cirque d’Orange, destinée auxcombats et aux supplices, était de forme ovale, longue de centcinquante pas, large de cent, et entourée d’une muraille assezmassive pour que l’on ait pu prendre dans son épaisseur la voûtesous laquelle se tenaient les victimes destinées aux bêtes. Cetteconstruction, d’une telle hauteur que les éléphants ne pouvaient dubout de leur trompe atteindre le rebord de la plate-forme qui lasurmontait, était intérieurement décorée de pilastres, séparant desniches ornées de statues de marbre, entourant l’arène de touscôtés, et offrait ainsi à sa parti supérieure, une sorte deterrasse où se trouvaient les places de première galerie.De crainte des bonds des bêtes féroces, et malgré son élévationau-dessus du lieu des combats, l’on avait encore défendu cettegalerie par une forte balustrade de bronze doré. Ces places,régnant autour de l’amphithéâtre, étaient réservées aux femmes etaux hommes les plus riches, les plus nobles ou les plusconsidérables de la ville. On y voyait aussi, se faisant face l’unà l’autre, le trône d’Auguste, empereur de Rome et des Gaules, etla tribune des édiles, magistrats ordonnateurs de la fête.

Derrière cette galerie, et suivant comme ellela forme ovale de l’arène, s’élevaient une innombrable quantité degradins de marbres superposés les uns aux autres&|160;; l’on yarrivait du dehors par plusieurs étages de galeries extérieurescontournant le cirque et communiquant entre elles par de nombreuxescaliers. En temps de pluie ou de soleil trop ardent, l’onabritait les spectateurs sous un velarium&|160;; mais cestoiles immenses n’avaient pas été tendues ce soir-là&|160;: la nuitétait si sereine, l’air si calme, que pas un souffle de ventn’agitait la flamme des milliers de gros flambeaux de cire placésdans des torchères de bronze doré fixées autour de l’arène, où l’onavait accès par quatre passages voûtés pratiques sous les gradinset dans l’épaisseur de la muraille d’enceinte. Les deux entrées dunord et du midi étaient réservées aux gladiateurs à pied et àcheval. À l’orient et à l’occident, se faisant face, se voyaientdeux voûtes grillées&|160;: l’une destinée aux bêtes féroces,l’autre aux esclaves condamnés à être dévorés. Sous cette voûteavaient été conduits Sylvest et ses compagnons&|160;: debout lelong des barreaux de fer, il examinait avec une curiosité tristetout ce qu’il pouvait apercevoir au dehors.

Le sol de l’arène, couvert d’une épaissecouche de sable coloré en rouge, afin que les traces du sangparussent moins, était semé d’une foule de petites parcellesbrillantes qui, à la lueur des flambeaux, étincelaient comme desmillions de paillettes d’argent[74]. Uncertain espace n’avait pas été sablé, mais recouvert d’un plancherà claire-voie&|160;; au-dessous se trouvait le bassin où lecrocodile attendait ses victimes. Ce plancher mobile devait êtreenlevé au moment où les animaux seraient lâchés dans le cirque. Deloin en loin, montés sur des estrades appuyées au mur d’enceinte del’arène, Sylvest remarqua des hommes vêtus comme leMercure des païens, coiffés d’un casque d’acier arrondi etorné de deux ailes dorées&|160;; ces hommes portaient pour toutvêtement un caleçon rouge, et au talon de leurs sandales étaientattachées de petites ailes. Chacun de ces Mercures avaient devantlui un réchaud de bronze rempli de braise où chauffaient de longuestiges d’airain&|160;; ainsi rougies au feu, elles servaient às’assurer si les gladiateurs esclaves, qui, gravement blessés,feignaient parfois d’être morts pour ne plus combattre, avaientréellement cessé de vivre&|160;: le Mercure acquérait cettecertitude en sillonnant les plaies des blessés avec sa tigebrûlante, car, sous cette affreuse douleur, il était impossible desimuler l’insensibilité de la mort. Ces tiges d’airain servaientencore à ramener au combat les esclaves qui lâchaient pied devantleur adversaire[75].

Sylvest remarqua aussi, autour du murd’enceinte de l’arène, immobiles comme les statues des niches quile décoraient, des hommes à longue barbe, d’une taille gigantesque,vêtus comme Pluton, le dieu de l’enfer des païens&|160;; coiffésd’une couronne de cuivre à dents aiguës, drapés dans leurs togesnoires semées d’étoiles d’argent, ils s’appuyaient sur le longmanche de leurs gros marteaux de forgeron&|160;: on les nommait lesPlutons&|160;; ils avaient pour office de traîner lescadavres hors du cirque et d’achever à coups de marteau lesvictimes qui respiraient encore.

Enfin, près des deux entrées des gladiateurs,se tenaient les hérauts d’armes, la tête ceinte d’unebandelette écarlate, ayant à la main une verge d’ivoire et vêtus dechlamydes blanches. À côté de ces hérauts étaient lesbuccinateurs, portant des justaucorps verts brodésd’argent&|160;; leurs chausses, de même couleur, disparaissaientsous la tige de leurs grandes bottes de cuir qui leur montaientjusqu’au milieu des cuisses&|160;; ils avaient à la main, prêt àles emboucher, leurs énormes buccins recourbés à la manière destrompes de chasse.

On attendait l’arrivée des édiles pourcommencer la fête, bien que l’amphithéâtre regorgeât de monde. Lescris, les sifflets témoignaient de l’impatience de la multitude.L’éclairage du cirque donnait à ce spectacle une apparence étrange,sinistre&|160;; les innombrables flambeaux placés autour de l’arènel’inondaient de clarté ainsi que les spectateurs de la premièregalerie et des gradins rapprochés de ce foyer de lumière qui,ensuite, allait toujours décroissant d’intensité vers les gradinssupérieurs, de sorte qu’à ces lueurs rougeâtres, presquecrépusculaires, les milliers de figures humaines placées aux rangsles plus élevés de l’amphithéâtre ressemblaient à de pâles fantômesà peine distincts des ténèbres au-dessus desquelles brillaient lesétoiles du firmament.

Soudain, il se fit grand tapage à la premièregalerie, où plusieurs places avaient été réservées jusqu’alors.Sylvest les vit bientôt occupées par son maître Diavole et parplusieurs jeunes seigneurs de ses amis, vêtus, comme lui, avecmagnificence, et, comme lui, sortant d’un festin prolongé, car ilsportaient à la main de gros bouquets de roses. L’entrée bruyante deces jeunes gens, leurs éclats de voix, leurs rires prolongés,l’animation de leurs traits, annonçaient leur demi-ivresse. Leseigneur Diavole, penché sur la balustrade, examina longtempsl’aspect de l’amphithéâtre, saluant de côté et d’autre&|160;; puis,comme il se trouvait placé juste en face de l’endroit où setenaient les condamnés aux bêtes, et que Sylvest était deboutderrière les barreaux de la voûte, Diavole ayant par hasard jetéles yeux de ce côté, reconnut son esclave, le désigna du geste àses amis, et redoubla d’éclats de rire en lui montrant lepoing.

Il est au ciel des Dieux vengeurs&|160;! Aumoment où Diavole insultait ainsi au sort de son esclave, celui-cientendit prononcer son nom derrière lui parmi ses compagnons&|160;;il prêta l’oreille&|160;: une voix disait en languegauloise&|160;:

–&|160;Il doit y avoir parmi nous un camaradedu nom de Sylvest… comment ne répond-il pas&|160;? Voici plusieursfois que je l’appelle… Est-il sourd&|160;?… Sylvest&|160;!…Sylvest&|160;!…

–&|160;Je suis là, reprit l’esclave&|160;; jesuis auprès de la grille&|160;; je ne veux pas quitter maplace&|160;; viens à moi si tu veux me parler…

Il vit, au bout de quelques instants,s’approcher de lui un des condamnés, marqué au front comme fugitifet jeune encore, qui lui dit à voix basse en languegauloise&|160;:

–&|160;Tu te nommes Sylvest&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Esclave chez Diavole, tu avais pourcompagnon un cuisinier surnommé Quatre-Épices&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Quatre-Épices m’a chargé pour toi d’unebonne nouvelle&|160;; je l’ai rencontré avant-hier au marché&|160;;je le connais depuis longtemps&|160;: c’est un compagnon ferme etsûr&|160;; je lui ai dit&|160;: «&|160;Dans deux jours, je serailibre au fond des bois ou condamné aux bêtes lors du prochainspectacle&|160;; car, cette nuit, j’essaye de me sauver, et monmaître m’a menacé, si je tentais encore de fuir et qu’il pût merattraper, de m’envoyer au cirque… Veux-tu tenter de fuir avec moicette nuit&|160;?… Une évasion à deux offre plus de ressource. –Non, m’a répondu Quatre-Épices&|160;; je ne peux t’accompagnercette nuit. Mais, si tu es rattrapé, ramené à ton maître et conduitau cirque, tu trouveras parmi les condamnés un Gaulois nomméSylvest, esclave de Diavole&|160;; tu lui diras ceci, afin de luirendre la mort douce&|160;: Notre maître a convié bon nombre dejeunes seigneurs de ses amis à un splendide festin, qui doit avoirlieu demain et précéder le spectacle du cirque, où ils se rendrontaprès le repas. J’attends depuis longtemps l’heure de mevenger&|160;; Sylvest m’avait fait ajourner mon projet enm’assurant qu’au prochain départ de l’armée romaine les esclaves sesoulèveraient en armes… Vain espoir&|160;! hier, on affirmait chezmon maître que l’armée romaine restait en Gaule.&|160;»

–&|160;Que dis-tu&|160;? s’écria Sylvest pleind’anxiété. Cette nouvelle serait vraie&|160;?…

–&|160;Oui&|160;; car les logements préparésdans les faubourgs d’Orange pour l’avant-garde, qui devait yarriver demain, ont été décommandés hier… je le sais.

–&|160;Malheur&|160;! malheur&|160;! ditSylvest désolé. Quand viendra maintenant, le jour de ladélivrance&|160;?

«&|160;– La révolte devenue impossible, aajouté Quatre-Épices, j’ai hâte de venger moi et Sylvest du mêmecoup. J’ai acheté d’une sorcière un poison sûr et d’un effetlent&|160;; je l’ai essayé sur un chien&|160;: le poison n’a agiqu’au bout de quelques heures, mais avec une violence terrible. Aufestin de demain, les plats d’honneur les plus exquis, que l’on nesert qu’à la fin du repas, seront empoisonnés par moi ainsi que lesdernières amphores que l’on videra. D’après mon expérience sur lechien, Diavole et ses amis doivent expirer vers le milieu de lafête… Dis ceci à Sylvest si tu vas le rejoindre au cirque. S’ildoit mourir avant d’avoir vu expirer Diavole et sa bande, il s’enira du moins certain d’être bientôt suivi par notre maître et sesdignes amis. Le coup fait, je tâcherai de fuir. Si je suis repris,j’ai fait d’avance le sacrifice de ma vie.&|160;» Et, là-dessus,Quatre-Épices m’a quitté. Moi, j’ai tenté mon évasion&|160;; monmaître m’épiait&|160;: il m’a surpris au moment où j’escaladais unmur… Trois heures après, j’étais amené au cirque… et, depuis quenous sommes rassemblés ici, je t’appelle afin de remplir mapromesse faite à Quatre-Épices… À cette heure, il a sans douteabandonné la maison de son maître… Fasse que le poison soit sûr etque ces Romains maudits crèvent comme des ratsempoisonnés&|160;!

–&|160;Vois-tu, dit Sylvest à l’autrecondamné, vois-tu à la galerie, au-dessus de la voûte aux bêtesféroces, ce jeune seigneur couronné de pampres, vêtu d’une chlamydede soie bleue brodée d’argent et aspirant le parfum de ce bouquetde roses qu’il tient à la main&|160;?

–&|160;Oui, je le vois.

–&|160;C’est le seigneur Diavole.

–&|160;Ah&|160;! par tout le sang qui vacouler&|160;! s’est écrié l’esclave avec une joie farouche, nousaurons donc aussi notre fête, nous&|160;?… Riez, riez, jeunesseigneurs avinés, lancez des œillades amoureuses aux courtisanes…ce soir, le marbre de la brillante galerie aura ses morts commel’arène ensanglantée aura les siens&|160;!… Regardons-nous donc unpeu en face, mes joyeux et beaux seigneurs&|160;! mes fiersconquérants romains&|160;! vous, du haut de votre balcon doré… toutparfumé de fleurs… éblouissant de lumière… nous, Gaulois conquis,nous, vos esclaves, du fond de notre soupirail funèbre… Oui,regardons-nous donc en face&|160;! et saluons-nous, condamnés quenous sommes, vous et nous, à mourir ce soir&|160;!… nous, sousl’ongle et la dent des bêtes féroces… vous, tordus par lepoison…

L’esclave ayant, dans son exaltationcroissante, assez élevé la voix pour être entendu des autresGaulois, il leur raconta, afin de leur rendre aussi la mort plusdouce, la vengeance de Quatre-Épices. À ces mots, presque tous lesesclaves, qui, jusqu’alors sombres et taciturnes, mais résignés àleur sort, s’étaient tenus assis ou couchés sur la dalle, dansl’ombre de la voûte, se précipitèrent aux barreaux pour contempleravec une joie farouche ces jeunes seigneurs romains si gaiementavinés, et portant dans leur sein une mort terrible etprochaine.

Cette joie farouche, Sylvest la partagead’abord&|160;; puis il se la reprocha, se souvenant que son oncleAlbinik le marin, pilotant les galères romaines la veille de labataille de Vannes, avait regardé comme une lâcheté indigne de lavaleur et de la loyauté gauloises de traîtreusement engloutir aufond de la mer des milliers de soldats romains confiants dans samanœuvre. Si excusable qu’elle fût par la férocité de Diavole, lavengeance de Quatre-Épices fit horreur à Sylvest… tandis qu’il eûtdonné des premiers le signal d’une révolte armée pour briser lesfers de l’esclavage, exterminer les Romains et reconquérir laliberté de la Gaule&|160;; mais l’heure de cette révolte, quandsonnerait-elle&|160;?… S’il n’eût pas été ferme devant la mort, lanouvelle qu’il venait d’apprendre au sujet du maintien de l’arméeromaine en Gaule lui eût ôté tout regret de quitter la vie.

–&|160;Heureusement, pensa Sylvest, si leshommes meurent, les réunions des Enfants du Gui sesuccéderont d’âge en âge, grâce aux druides, jusqu’au jour de lajustice et de la délivrance…

Le bruit éclatant des fanfares tira Sylvest desa rêverie&|160;; les buccinateurs, soufflant dans leurs buccins,annonçaient l’arrivée des édiles. Ces magistrats prirent place dansla tribune&|160;; les hérauts d’armes donnèrent le signal ducombat. Les buccinateurs firent de nouveau résonner leursinstruments de cuivre. Un profond silence se fit dans cette fouleimmense, et quatre couples de gladiateurs à cheval (gladiateurs deprofession) se présentèrent dans l’arène par l’entrée du nord,quatre couples par l’entrée du midi. Les premiers montaient deschevaux blancs harnachés de vert&|160;; les seconds, des chevauxnoirs harnachés de rouge. Chaque gladiateur à cheval était arméd’une lance légère, d’un bouclier peint et doré&|160;; leur casquede bronze, à visière baissée, seulement ouverte à la hauteur desyeux par deux trous ronds, leur cachait le visage&|160;; unbrassard et un gantelet de fer couvraient leur bras droit&|160;; lereste de leur corps était nu, car ils ne portaient que leur tablierde gladiateur, attaché aux hanches par une ceinture d’airain àlaquelle pendait leur longue épée&|160;; des sandales ferréeschaussaient leurs pieds. Ces cavaliers, gladiateurs de profession,étaient libres&|160;; du moins ils se combattaient volontairement,en hommes braves, ainsi que s’étaient souvent battus les aïeux deSylvest, par seule outre-vaillance, mais non comme de malheureuxesclaves forcés de s’entr’égorger sans raison pour ledivertissement de leurs maîtres. Glorieuse et digne est la luttequand elle est volontaire&|160;! Grâce au faible du Gaulois pour labravoure, Sylvest et plusieurs de ses compagnons, collés auxbarreaux du souterrain, oublièrent leur mort prochaine, intéressésmalgré eux à ce valeureux combat, applaudissant de la voix et dugeste l’adresse et l’audace. Un grand nombre de ces cavaliersfurent tués ainsi que leurs chevaux, et pas un gladiateur ne quittal’arène sans blessure. Le combat des gladiateurs à cheval terminé,les cadavres emportés hors de l’arène par les Plutons et leschevaux morts entraînés par des mules richement caparaçonnées quel’on attelait après eux, il y eut un moment de repos.

Alors de longs rugissements retentirent aufond de la voûte faisant face à celle où se trouvaient les esclavescondamnés, grillée comme la leur, et divisée en trois loges&|160;;bientôt ils virent arriver lentement, et avec de sourdsgrondements, quatre lions dans l’une des loges, trois tigres dansl’autre, et dans celle du milieu, un éléphant si énorme, que sondos touchait presque au cintre. Ces animaux, un moment éblouis parla vive lumière du cirque, n’approchèrent pas d’abord des barreauxdu souterrain&|160;; ils restèrent à demi dans l’ombre, où l’onvoyait luire leurs prunelles. Un frémissement d’effroi couru parmiles esclaves&|160;; les plus faibles, poussant des gémissementslamentables, défaillirent et se laissèrent tomber à terre en secachant la figure&|160;; d’autres éclatèrent en imprécation contreles Romains&|160;; d’autres enfin, mornes, mais résolus,paraissaient insensibles au péril.

Les buccinateurs firent retentir leursclairons&|160;; les hérauts ouvrirent les barrières de l’arène, etl’on vit entrer un grand nombre de couples de gladiateurs esclaves,offerts ou vendus par leurs maîtres pour cette fête sanglante etforcés de combattre jusqu’à la mort[76]… Tousétaient coiffés de casques de différentes formes&|160;: les uns àvisière grillée, d’autres à visière pleine seulement d’un côté outrouée de deux ouvertures&|160;; leur tablier de gladiateur,d’étoffe rouge ou blanche, attaché autour des reins par unceinturon de cuir, laissant leur corps, leurs cuisses ou leursjambes nues. Plusieurs portaient un brassard de fer au bras droitet un jambard de fer à la jambe gauche&|160;; tous avaient l’épée àla main et presque tous le bouclier au bras gauche&|160;;quelques-uns remplaçaient cette arme défensive par un filet frangéde plomb roulé autour de leur bras, et destiné à être lancé surleur adversaire, afin d’empêcher ses mouvements et de le frapperplus facilement.

L’esclavage énerve souvent les courageux etdouble la lâcheté des lâches. La plupart de ces gladiateurs forcés,loin de ressentir aucune haine les uns contre les autres étaientplutôt liés entre eux par la confraternité du malheur&|160;: lesvaleureux se révoltaient à la pensée d’employer leur vaillance audivertissement de maîtres abhorrés, et d’être réduits à lacondition de chiens de combat. Aussi, dès leur entrée dans l’arène,trois esclaves se tuèrent en s’enfonçant leur épée dans la gorgeavant que les couples fussent placés face-à-face par leshérauts&|160;; d’autres, éperdus d’effroi, jetant sabre etbouclier, pleurant à sanglots, se mirent à genoux, les mainsétendues vers les spectateurs, pour demander grâce du combat&|160;;mais ils furent couverts de huées… Parmi eux, un vieillard courutembrasser les pieds d’une des grandes statues de marbre placéesdans les niches de la muraille d’enceinte, et représentant desdivinités païennes&|160;; il semblait se mettre sous sa protection…Mais, à un des signes des édiles, les Mercures, retirant du brasierleurs longues tiges d’airain, en menacèrent le vieillard et lesesclaves agenouillés… Ainsi placés entre la crainte de ceshorribles brûlures et la crainte d’un combat à mort, ils serésignèrent à la lutte… Elle commença&|160;: les uns combattirentavec la furie du désespoir, heureux de trouver dans la mort la finde leurs misères&|160;; d’autres, à la première blessure,s’agenouillèrent et, hâtés d’en finir, tendirent la gorge à leuradversaire, forcé de les tuer (en attendant qu’il fût tuélui-même), aux grands applaudissements du public… Ceux-ci, couvertsde blessures, se traînant à peine, levaient, selon l’usage, lapaume de la main gauche vers les spectateurs, pour demander grâcede la vie, oubliant que les seuls gladiateurs de profession avaientce droit, et que tout esclave entrant dans l’arène n’en sortait quemort, tué par l’épée ou la tête broyée sous le marteau des Plutons.Plusieurs, enfin, grièvement blessés, feignirent d’être morts. L’unde ceux-ci, jeune et vigoureux esclave, avait vaillammentcombattu&|160;: son corps était criblé de blessures&|160;; audernier choc, il tomba non loin des barreaux de la voûte où setrouvait Sylvest. Lui-même crut cet esclave mort&|160;: les membresroidis, la tête couverte de son casque à visière baissée renverséesur le sable, il restait immobile… Un des Mercures l’aperçut,s’approcha de lui armé de sa longue tige d’airain rouge comme uncharbon ardent, et en sillonna une des plaies de l’esclave… Lachair vive grésilla, fuma… le corps resta sans mouvement malgrécette torture… Le Mercure le crut mort&|160;; il s’éloigna… mais,se ravisant, il revint, plongea sa tige d’airain à travers l’un desdeux trous de la visière du casque du gladiateur… Sans doute le ferbrûlant et aigu pénétra dans l’œil, car l’esclave, vaincu cettefois par la douleur, se releva d’un bond en poussant des hurlementsqui n’avaient rien d’humain, fit quelques pas et retomba&|160;;aussitôt deux Plutons accoururent vers lui, et, frappant de leurslourds marteaux sur ce casque comme sur une enclume, ils broyèrenttellement cette tête, que Sylvest vit jaillir, à travers lescassures de la visière, un mélange sans nom de chair, de sang, decervelle et de petits morceaux d’ossements.

À cet horrible spectacle, qui couronnait cetteboucherie, Sylvest ne put se contenir&|160;: d’une voix éclatante,il chanta ce refrain des bardes gaulois à la réunion nocturne desEnfants du Gui&|160;:

–&|160;Oh&|160;!… coule… coule… sang ducaptif&|160;! – Tombe, tombe, rosée sanglante&|160;!… – Germe,grandis, moisson vengeresse&|160;!…

Parmi les condamnés, Sylvest n’était pas leseul Enfant du Gui&|160;; bientôt d’autres voix que lasienne répétèrent avec lui, à la sinistre cadence des chaînessecouées avec fureur&|160;:

–&|160;Oh&|160;!… coule… coule… sang ducaptif&|160;! – Tombe, tombe, rosée sanglante&|160;!… – Germe,grandis, moisson vengeresse&|160;!…

Ces chants de mort furent couverts par ungrand tumulte&|160;: l’arène était jonchée de cadavres et demourants&|160;; pas un des combattants n’était debout. Soudain onentendit crier par les hérauts&|160;:

–&|160;Les malades&|160;!… lesmédecins&|160;!…

Et aussitôt se précipitèrent dans le cirque ungrand nombre de vieillards débiles, richement vêtus, les unssoutenus par des esclaves, d’autres s’appuyant sur des cannes. Il yavait aussi parmi ces malades des hommes mûrs et des jeunesgens&|160;; tous s’agenouillèrent ou s’accroupirent auprès de cesmourants, et chaque malade, appliquant sa bouche avide auxblessures, pompa le sang encore tiède qui s’en échappait&|160;: lesuns cherchaient dans ce sang le ravivement de leurs forcesépuisées, les autres la guérison de l’épilepsie[77]. Çàet là, des médecins, armés d’instruments tranchants, éventraientles morts encore chauds et en retiraient lesfoies[78], dont ils se servaient commeremèdes. Les médecins pourvus, les riches malades rassasiés desang, les Plutons achevèrent à coups de marteau les esclaves encoresurvivants, et, aidés par les Mercures, ils emportèrent lescadavres, pendant que les servants de l’amphithéâtre, au moyen delongs râteaux, mêlaient au sable le sang de l’arène…

À ce moment, les bêtes féroces, de plus enplus animées par la vue de ce long carnage ainsi que par la chaudeet forte odeur du sang, ont redoublé de rugissements, bondissantavec furie dans leurs cages dont elles ébranlaient les barreauxavec leurs pattes énormes. À ces rugissements des animaux dont ilsallaient être la proie, Sylvest et les esclaves gaulois ont répondupar ce refrain des bardes en secouant leurs chaînes&|160;:

–&|160;Coule… coule… sang ducaptif&|160;!– Tombe, tombe, roséesanglante&|160;!… – Germe, grandis, moissonvengeresse&|160;!…

Il y eut alors un entracte à la fêteromaine.

Pendant cette interruption, Sylvest et lesesclaves jetèrent les yeux sur le seigneur Diavole et sur sesamis&|160;; tous continuaient de se montrer joyeux et animés.Diavole avait été l’un des plus obstinés à refuser la vie, même auxgladiateurs libres qui, blessés, demandaient grâce aux spectateursd’un geste suppliant.

Cependant, Sylvest remarqua que, sans doutegrâce aux lents et sûrs effets du poison de Quatre-Épices, la viverougeur du visage de son maître, excité par le vin et par la vue decette fête sanglante, commençait à s’effacer, surtout au front, aunez, au menton, qui devenaient d’un blanc de cire. La mêmealtération s’observait sur les traits des autres jeunesseigneurs&|160;; ceux-ci, d’ailleurs, ne se montraient ni moinsbruyants ni moins gais que Diavole&|160;; car, la comédie ayantpour quelques instants succédé à la tragédie, tous accueillirentavec de grands éclats de rire l’apparition de leur ami Norbiac,qu’un faux pas avait fait trébucher à son entrée dans l’arène.

Ce Gaulois, ridicule et lâche, objet desrailleries de tous par sa suffisance et sa sottise, ayant ouï direqu’à Rome les seigneurs à la mode combattaient parfois engladiateurs, voulait, par vanité, les imiter. Coiffé d’un casqued’acier ayant pour cimier une chimère dorée d’une hauteurdémesurée, sa visière baissée ne laissait pas voir sonvisage&|160;; il s’était prudemment bardé de fer&|160;: haussecol,cuirasse, brassards, gantelets, cuissards, jambards, bottines àécailles de fer&|160;; on aurait dit une tortue dans sacarapace&|160;; ployé sous le poids de cette lourde armure, ilmarchait difficilement, et portait de plus un complet arsenal, sansparler de son bouclier doré ayant pour emblème un lion peint devives couleurs tenant dans sa patte droite une devise où l’onvoyait écrit en grosses lettres le nom de Siomara. N’ayant pasrenoncé à son amour pour la belle Gauloise, il espérait sans doutela toucher en faisant montre de courage dans ce spectacle où elledevait aussi combattre.

Norbiac tenait à la main une longue épée, etavait à sa ceinture, d’un côté un poignard, de l’autre une hached’armes et une masse à pointes aiguës. À peine se fut-il remis del’ébranlement causé par son faux pas, que l’on s’aperçut, àl’embarras et à l’hésitation de sa marche, que les trous de savisière, percés trop bas sans doute, pouvaient à peine lui servir àse conduire, car il essaya deux ou trois fois, mais en vain, derehausser cette visière, au bruit des rires de la foule.

L’esclave destiné à combattre Norbiac étaitentré par l’autre porte de l’arène&|160;: sauf son tablier degladiateur, aucun vêtement, aucune armure ne le couvrait&|160;;pour seule défense, il tenait à la main un large sabre defer-blanc, véritable jouet d’enfant, et paraissait d’ailleursjeune, agile et vigoureux. Le héraut d’armes et les buccinateursdonnèrent le signal de l’attaque… Norbiac, couvrant de son bouclierson corps déjà défendu par son épaisse cuirasse, fit tournoyer salongue épée autour de lui, se tenant sur la défensive. L’esclave,armé d’un glaive inutile, restait hors de portée des coups de sonadversaire, attendant, pour l’étreindre corps à corps, que Norbiac,peu familier au maniement d’une pesante épée, eût le bras lassé. Eneffet, déjà le tournoiement du glaive se ralentissait, et, detoutes parts, surtout des gradins supérieurs, on entendait deshuées, des quolibets&|160;:

–&|160;Ce moulin-à-bras va s’arrêter&|160;!criaient les uns.

–&|160;Il faut que la mécanique qui faitmouvoir ce mannequin de fer soit détraquée, disaient lesautres.

Et les esclaves gaulois, du fond de leursouterrain, applaudissaient aux mépris et aux injures dont onpoursuivait ce lâche parjure… ce stupide imitateur des Romains…Mais les édiles, ne pouvant souffrir qu’un riche seigneur servîtplus longtemps de risée à la foule, firent signe à l’un desMercures de l’arène. Aussitôt celui-ci, retirant de la fournaiseune des tiges d’airain brûlant, en piqua le dos de l’esclave,jusqu’alors toujours hors de portée de l’épée de Norbiac. Lasurprise et la douleur de la brûlure firent faire à l’esclave unbond en avant&|160;; il se jeta malgré lui sur l’épée de sonadversaire, et reçut ainsi à la figure et à la poitrine deux largesblessures. Abandonnant alors son sabre de fer-blanc, il seprécipita sur son adversaire couvert d’acier, le renversa sous lui,arracha de sa ceinture sa masse de fer, et commença de marteler lecasque de Norbiac, qui poussait des cris perçants et appelait àl’aide, au grand contentement de la foule. Mais les forces del’esclave se perdant avec le sang de ses deux larges blessures, ilralentit bientôt ses coups, laissa échapper la masse de fer, élevasa main défaillante pour demander grâce de la vie, et tomba près deNorbiac, dont les cris aigus s’étaient changés en gémissementslamentables, et qui essayait de se relever.

Les spectateurs des gradins supérieurs,quoique l’esclave fût d’avance destiné à périr selon la coutume,crièrent&|160;:

–&|160;La vie à l’esclave&|160;! grâce&|160;!grâce&|160;!…

Mais les spectateurs de la galerie et desgradins voisins, ainsi que Diavole et ses amis, trouvant d’unfâcheux exemple, quoique les premiers ils eussent ri de Norbiac,d’accorder la vie à un esclave qui venait de si rudement martelerson maître, demandèrent la mort, et, sur un signe de l’édile, undes Plutons brisa la tête du blessé. À ce moment, Norbiac,parvenant enfin à se relever, et trouvant des forces dans soneffroi, se mit à courir çà et là devant lui, malgré le poids de sonarmure, étendant les mains au hasard comme quelqu’un dont les yeuxsont bandés. Il tomba ainsi entre les bras d’un des hérauts, qui leconduisit hors de l’arène au milieu des huées universelles…

L’arène restant vide un moment, l’esclave, amide Quatre-Épices, dit à Sylvest et à ses compagnons&|160;:

–&|160;Voyez donc le Diavole et ses amis…comme leur pâleur augmente et devient verdâtre&|160;; on dirait queleurs yeux se renfoncent dans l’ombre de leur orbite, qui vatoujours se creusant&|160;!… Courroux du ciel&|160;!… le poison deQuatre-Épices est d’un effet certain&|160;; mais ces joyeuxseigneurs n’éprouvent encore sans doute aucune douleur&|160;!Cependant, voici l’un d’eux qui porte la main à son front&|160;; satête alourdie semble lui peser…

–&|160;Et cet autre… qui vient de se rasseoiren cachant ses yeux comme s’il était ébloui ou étourdi&|160;?

Un grand frémissement se fit alors dans lafoule&|160;; les noms de Faustine et de Siomara, circulant danstoutes les bouches, arrivèrent jusqu’aux oreilles de Sylvest, commes’ils eussent été prononcés par une seule et grande voix composéede ces milliers de voix&|160;!

Hélas&|160;! Siomara lui inspirait autantd’horreur que d’épouvante&|160;; mais, en ce moment, suprême… où ilallait entrevoir sa sœur pour la dernière fois… il oublia lacourtisane, la magicienne, il ne se souvint plus que de l’innocenteenfant d’autrefois, la douce compagne de sa premièrejeunesse&|160;!

Les buccinateurs sonnèrent une fanfare&|160;;tous les spectateurs se levèrent et se penchèrent avidement versl’arène, s’écriant d’une voix palpitante d’impatience et decuriosité&|160;:

–&|160;Les voilà&|160;!… les voilà&|160;!…

Un instant cette attente fut trompée… cettefanfare n’annonçait pas encore l’entrée de Siomara et celle deFaustine, mais Mont-Liban, qui les précédait, non pour se battre àmort avec le célèbre Bibrix, car il était seul, et le combat desdeux gladiateurs ne devait avoir lieu qu’après celui de lacourtisane et de la grande dame… Que venait faire Mont-Liban dansle cirque, lui peut-être la cause de cette rivalité qui allait sedénouer par la mort de l’une de ces deux femmes&|160;? Le géant seprésenta d’un air fanfaron dans l’arène, au milieud’applaudissements et de cris d’enthousiasme. Sauf son tablier degladiateur, un jambard de fer à sa jambe gauche et un brassard defer à son bras droit, son corps, velu comme celui d’un ours,athlétique comme celui de l’Hercule païen, était nu et frottéd’huile&|160;; par un raffinement d’orgueil, ses nombreusescicatrices étaient peintes de vermillon, comme pour rehausser leuréclat aux yeux des spectateurs. Un casque d’acier poli sans visière– il dédaignait cette défense – retenait sa tête énorme. Son poinggauche sur la hanche et tenant de sa main droite deux épéescourtes, il fit le tour de l’arène, jetant des regards effrontéssur les nobles dames de la galerie, pendant que des grandesimpudiques, agitant leurs mouchoirs, criaient avecardeur&|160;:

–&|160;Salut… salut à Mont-Liban&|160;!… salutau vainqueur des vainqueurs&|160;!…

Mais les fanfares des buccinateurs résonnèrentde nouveau… et la foule cria cette fois avec vérité&|160;:

–&|160;Les voilà&|160;! les voilà&|160;!…

C’étaient elles…

C’étaient Faustine et Siomara se présentantdans l’arène, l’une par la porte du nord, l’autre par la porte dumidi…

Hommes, femmes, tous, jusqu’aux édiles, selevèrent de nouveau, et bientôt un profond silence régna dans cettefoule immense…

La noble dame et la courtisane s’avancèrent,calmes, résolues, le front haut, le regard assuré, bravant tous lesyeux&|160;; depuis longtemps elles ne connaissaient plus laretenue, la pudeur ou la honte&|160;!

Faustine portait le casque léger de la Minervepaïenne, orné d’une touffe de légères plumes écarlates&|160;; sacourte visière découvrait son hardi et pâle visage aux yeux noirs,aux lèvres rouges, encadré de deux grosses tresses de cheveuxd’ébène tressés de perles qui se perdaient sous les oreillères ducasque… Elle avait pour cuirasse une simple résille d’or à largesmailles laissant voir le blanc mat de la peau, emprisonnant cecorps souple et nerveux depuis la naissance des bras et du seinjusqu’aux hanches, serrées dans un étroit ceinturon d’or enrichi depierreries, et où se rattachait sa tunique de soie écarlate coupéebien au-dessus du genou, nu comme la jambe. Des bottines formées depetites écailles d’or flexibles montaient jusqu’à sa cheville,emboîtaient le cou-de-pied et ne laissaient voir que l’extrémité desa petite sandale de maroquin, aussi brodée de pierreries.

Si d’horribles débauches et l’expressionhabituelle des plus féroces passions n’eussent pas empreint lestraits de ce monstre d’un caractère révoltant de sanguinaire etlubrique audace, elle eût paru belle d’une beauté sinistre&|160;;car ardent était son regard… et fier était son front au moment dece combat à mort&|160;!

Siomara, par son armure, par sa beautéresplendissante, car ses traits, à la stupeur profonde de Sylvest,conservaient en ce moment, comme toujours, leur sérénité candide,Siomara offrait un contraste frappant avec Faustine.

Son casque grec, d’argent ciselé, orné d’unetouffe de légères plumes bleues, découvrait entièrement son visageenchanteur… Ses cheveux blonds, à demi-coupés depuis peu, tombaienten nombreuses boucles flottantes autour de ses joues et de son coud’ivoire… Son corps de nymphe était, comme celui de Faustine,emprisonné dans une résille à mailles d’argent laissant voir lerose animée de l’épiderme&|160;; son étroite ceinture d’argent, sacourte tunique d’un bleu céleste brodée de perles, ses bottines àécailles d’argent, étaient pareilles pour la forme à celles deFaustine.

L’expression du visage de Siomara n’était pasfière, impudique et sombre comme la physionomie de sa rivale… Non…ses grands yeux, doux comme son sourire, semblaient annoncer uneconfiance tranquille&|160;; aussi, voyant sa sœur d’une beauté siradieuse sous son casque de guerrière, Sylvest se demandait encorepar quel continuel prodige l’enfant élevé par Trimalcion, lacélèbre courtisane, la magicienne empoisonneuse, la hideuse etsacrilège profanatrice des tombeaux, conservait ces dehors ingénuset charmants&|160;?

Les deux femmes avaient lentement traversél’arène pour se joindre à l’endroit où les attendait Mont-Liban,tenant les courtes épées. Le plancher à claire-voie recouvrant lebassin du crocodile, et occupant le milieu du cirque, n’ayant sansdoute pas paru une place propice au combat, le gladiateur avaitchoisi un endroit si voisin de la voûte grillée où les esclavesattendaient la mort que, Faustine et Siomara s’étant rapprochées deMont-Liban, Sylvest était à peine éloigné de sa sœur de quelquespas. Cédant à un mouvement involontaire, il se rejeta dans l’ombrede la voûte, afin d’échapper aux regards de Siomara&|160;; mais unmélange de tendresse, d’épouvante et de curiosité terrible leramena bientôt devant la grille. Une puissance au-dessus de lavolonté le retenait là&|160;; il put ainsi observer attentivementla figure de Mont-Liban. À ses airs de brutalité fanfaronne eteffrontée avait succédé une émotion visible. Pâle, troublé, uneépée dans chaque main, de la gauche il offrait une arme à Faustine,et de la droite une arme à Siomara&|160;; mais ses mainstremblèrent si fort au moment où les deux femmes s’apprêtaient àprendre les épées qu’il leur tendait, que ce tremblement etl’angoisse croissante du gladiateur n’échappèrent pas àFaustine&|160;; elle jeta sur lui un de ses profonds et noirsregards, réfléchit un instant&|160;; puis, écartant du geste l’épéequi lui était offerte, elle voulut prendre l’autre.

–&|160;Non&|160;! dit Mont-Liban en reculantpresque effaré d’un pas en arrière, non… pas celle-ci.

–&|160;Pourquoi non&|160;? demanda Faustined’un air de sombre défiance.

–&|160;Parce que, juge du combat, balbutia legéant, il m’appartient de donner les armes…

Tout-à-coup, Siomara, inattentive à ce débat,car, avant qu’il eût commencé, les yeux tournés vers le souterraindes esclaves, elle y attachait ses regards avec une anxiétécroissante&|160;; tout-à-coup, Siomara reconnut Sylvest, s’élançavers la grille, et saisissant de ses mains les mains de l’esclaveattachées aux barreaux, elle s’écria en gaulois d’une voixtrès-émue et de grosses larmes dans les yeux&|160;:

–&|160;Toi, frère&|160;!… toi condamné&|160;!…toi ici&|160;!…

–&|160;Oui… je vais mourir… Fassent les Dieuxque tu meures aussi&|160;! et, avant ce soir, nous aurons rejointceux des nôtres qui nous ont précédés dans les mondes inconnus…Puissent Hésus et nos parents te pardonner comme je tepardonne&|160;!…

–&|160;Confiante en ta promesse, jet’attendais… Ah&|160;! malheur à moi d’avoir cru ta parole&|160;!…tu serais libre à cette heure&|160;!…

–&|160;C’est pour fuir cette liberté honteuseque j’ai voulu mourir.

Siomara, d’abord émue et effrayée, redevintsouriante, presque joyeuse, et dit à son frère&|160;:

–&|160;Écoute… approche ton oreille…

Il obéit machinalement, et elle lui dit toutbas&|160;:

–&|160;Frère, tu ne mourras pas… Faustine, parun sortilège, va tomber sous mes coups… Diavole est là… il peutd’un mot t’arracher au supplice… Ce mot, il va me dire… après lamort de Faustine… Courage, frère… ce soir nous souperons ensemble,et tu seras libre&|160;!

Puis Siomara, de plus en plus souriante, fitun signe d’intelligence à son frère, lui envoya du bout des doigtsun baiser d’adieu, et courut rejoindre Faustine et Mont-Liban, aubruit d’un murmure de surprise causé dans l’amphithéâtre par cecourt entretien de la belle Gauloise avec un esclave condamné.

Lorsque Siomara revint près de Mont-Liban,celui-ci de plus en plus pâle et troublé, ne tenait plus qu’uneépée à la main&|160;; sa figure stupide peignait à la foisl’embarras, la douleur et l’effroi…

–&|160;Mon épée…, lui dit Siomara.

Le gladiateur parut faire un violent effortsur lui-même, et, malgré un geste de Faustine bref et menaçant, ilrepoussa du geste la main de la Gauloise étendue vers l’épée, etlui dit d’une voix altérée&|160;:

–&|160;Pas cette épée… Non… non… pas cetteépée…

Et, de son œil unique, il tâcha de se fairecomprendre de la courtisane&|160;; mais celle-ci, préoccupée d’uneautre pensée, ne remarqua pas les signes du gladiateur et se tournadu côté de la galerie où se trouvait Diavole. Alors, le saluant dugeste et du regard, elle arracha une des légères plumes bleues deson casque d’argent, la prit entre ses deux doigts, approcha cetteplume de ses lèvres roses, puis d’un souffle gracieux la lança endirection de la galerie, en disant à haute voix&|160;:

–&|160;À toi, beau Diavole&|160;!

Ensuite elle jeta à la dérobée un regard versson frère.

Sylvest comprit alors, en frémissant, que sasœur donnait à Diavole les arrhes d’un marché infâme, dont saliberté, à lui, serait le prix&|160;; car, ainsi que l’avait ditSiomara, tout maître, jusqu’au dernier moment, pouvait arracher sonesclave au supplice… Faustine tuée, la belle courtisane irait,pendant le combat de Mont-Liban et de Bibrix, demander à Diavole laliberté pour Sylvest… Elle obtiendrait cette grâce par une promessehonteuse, et l’on reviendrait retirer du souterrain lecondamné.

Pendant que l’esclave se désespérait à cettepensée – il préférait la mort à une telle délivrance – tous lesregards se tournaient vers Diavole&|160;; un murmure d’envie avaitcirculé parmi les jeunes seigneurs à l’appel provoquant de la belleGauloise, jusqu’alors dédaigneuse de tous les hommages. Diavoleétait devenu, ainsi que la plupart de ses compagnons de table,d’une pâleur verdâtre… Mais, soit qu’il n’éprouvât pas encore lesatteintes du poison, soit qu’enivré d’orgueil par la flatteuseprovocation de la célèbre courtisane, il oubliât les premiersressentiments de la douleur, il se pencha radieux au-dessus de labalustrade, jeta dans l’arène le bouquet de roses qu’il tenait à lamain, après l’avoir passionnément pressé de ses lèvres, ets’écria&|160;:

–&|160;Victoire et amour à la belleGauloise&|160;!

La courtisane ramassa le bouquet, l’approchade ses lèvres à son tour, puis le plaçant au pied d’une desgigantesques statues de marbre qui décoraient les niches profondesdu mur d’enceinte de l’arène, elle jeta un dernier regard à sonfrère, revint auprès de Mont-Liban, et lui ditimpatiemment&|160;:

–&|160;Mon épée… mon épée&|160;!

Le gladiateur, cette fois, ne refusa pasl’arme à la courtisane.

Il lui mit au contraire l’épée dans la mainavec un affreux sourire.

Sylvest devina tout… il avait été témoin desprotestations d’amour de Mont-Liban pour Siomara&|160;: mais, dumoment où, dans l’espoir d’obtenir la liberté de l’esclave, elleeut si impudiquement provoqué Diavole, les traits de Mont-Liban,d’abord aussi troublés qu’attendris, devinrent soudain effrayantsde jalousie et de férocité&|160;; tandis que Faustine, immobilecomme un spectre, son poing gauche sur la hanche, la pointe de sonépée appuyée sur le bout de sa sandale, souriait d’un air detriomphe sinistre…

Plus de doute pour Sylvest&|160;: un des deuxglaives offerts par le gladiateur était enchanté, grâce auxmaléfices de Siomara… D’accord avec elle, Mont-Liban connaissaitl’arme magique… Mais son trouble éclairant Faustine, elle avaitrefusé l’épée qu’il lui offrait, pour prendre l’autre presquemalgré lui. Autant ce choix avait d’abord épouvanté le gladiateurpour Siomara, autant il devait s’en réjouir, à cette heure que sonamour pour la courtisane se changeait en haine furieuse parjalousie de Diavole.

À peine Siomora eut-elle pris l’épée, qu’àdemi-voix elle dit à Faustine&|160;:

–&|160;Es-tu prête&|160;?

–&|160;Je suis prête, répondit la grande damequi ajouta à demi-voix, mais assez haut pour que Sylvestl’entendit&|160;:

–&|160;Tu te rappelles nosconditions&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;À moi Mont-Liban si je te tue… À toi situ me tues&|160;!

–&|160;Oui…

–&|160;Morte ou vive, tu m’appartiendras,Siomara, si tu ne peux continuer le combat après une premièreblessure.

–&|160;Et si je te tue, Faustine, nulle autreque moi n’entrera dans ton tombeau pour la veillée demort&|160;?

–&|160;Non… j’en ai donné l’ordre, et je t’airemis les clefs du sépulcre de ma famille.

–&|160;Allons, noble Faustine…

–&|160;Allons, belle Siomara…

Et, sur un signe de Mont-Liban, les deuxjeunes femmes se précipitèrent l’une sur l’autre, l’arme haute,Siomara toujours souriante et comme certaine de son triomphe,Faustine le regard implacable, mais confiante aussi, car au premierchoc des épées, celle de la courtisane se rompit entre ses mains auras de la poignée.

À ce moment, Sylvest ne put retenir uncri&|160;; il vit la grande dame, poussant un éclat de rire féroce,plonger son épée dans le flanc de Siomara en s’écriant&|160;:

–&|160;À toi… la fausse sorcière deThessalie&|160;!

La blessure était grave, mortelle peut-être.La courtisane abandonna la poignée de son arme, tomba sur lesgenoux, jeta un dernier regard vers Sylvest, et cria d’une voixdéfaillante&|160;:

–&|160;Pauvre frère&|160;!

Puis elle roula renversée sur le sable, tandisque son casque, se détachant, laissait nue sa tête blonde, et quele sang, coulant à flots de sa blessure, rougissait les maillesd’argent de la résille qui lui servait de cuirasse.

Faustine, rugissant de joie, se précipita sursa rivale comme une tigresse sur sa proie, et, la fureur, la hainedoublant ses forces, elle l’enlaça de ses bras frêles et nerveux,la souleva de terre, l’emporta comme elle eût emporté un enfant, enjetant d’une voix éclatante ces derniers mots augladiateur&|160;:

–&|160;Mont-Liban, je vais t’attendre autemple du canal&|160;!

Et Faustine disparut avec sa victime dansl’ombre de la voûte du nord, au milieu des acclamations frénétiquesdes spectateurs.

Cela s’était passé si rapidement, que Sylvestse crut le jouet d’un songe&|160;; il éprouva une sorte de vertige,dont il fut tiré par le bruit des chaînes que les guichetiers etdes soldats armés ôtaient à ses compagnons&|160;; l’heure étaitvenue de déferrer les condamnés aux bêtes féroces, dont lesgrondements redoublaient.

Sylvest, immobile auprès de la grille,regardait sans voir. Deux guichetiers le saisirent et firent tomberses chaînes. Alors, pleurant malgré lui la mort de sa sœur,quoiqu’il eût désiré cette mort, il s’assit sur les dalles dusouterrain, sa tête cachée dans ses deux mains, indifférent à cequi se passait dans l’arène, où combattaient alors Bibrix etMont-Liban. De temps à autre, de grandes rumeurs annonçaient lesdifférentes chances du combat.

–&|160;Courage, Mont-Liban&|160;! criaient lesuns, courage&|160;!

–&|160;Courage, Bibrix&|160;! criaient lesautres, courage&|160;!

Puis enfin, au bout d’un assez long temps, uneimmense clameur de&|160;: Victoire à Bibrix&|160;! fittrembler les murailles de l’amphithéâtre.

Mont-Liban venait de succomber dans cettelutte à mort…

Tout-à-coup Sylvest fut violemment heurté etfoulé aux pieds par ses compagnons qui fuyaient pêle-mêle. Serelevant, non sans peine, pour n’être pas écrasé par eux, il vitdans l’ombre, et du fond de la voûte, s’approcher rapidement unesorte de muraille ardente de la hauteur d’un homme, barrant toutela largeur du souterrain.

Cette immense plaque de bronze, rougie au feusur des brasiers roulants, chassait devant elle les condamnés. Lagrille qui les avait jusqu’alors séparés du cirque s’était enfoncéeau-dessous du sol en glissant dans une rainure&|160;; de sorte queces malheureux, refoulés par la plaque ardente, ne pouvaientéchapper à d’horribles brûlures qu’en se précipitant dans l’arèneoù bondissaient les bêtes féroces, et d’où Plutons, Mercures,hérauts et buccinateurs venaient de disparaître, après avoiremporté le cadavre de Mont-Liban, et fermé, au moyen de portesgarnies de barreaux de fer, les deux entrées du nord et dumidi.

Le moment du supplice arrivé, Sylvest résolutde mourir vaillamment avec ses compagnons, et s’écria&|160;:

–&|160;Enfants du Gui&|160;!voulez-vous mourir en dignes fils de la vieille Gaule&|160;?

–&|160;Oui… oui, répondirent de nombreusesvoix.

–&|160;Frères, répétez comme moi en face de lamort&|160;:

–&|160;«&|160;Coule… coule, sangdu captif&|160;!… – Tombe… tombe, roséesanglante&|160;!… – Germe… grandis, moissonvengeresse&|160;!…&|160;»

Et les Enfants du Gui, ainsi que lesautres esclaves gaulois, ayant Sylvest à leur tête, seprécipitèrent dans l’arène en chantant dans leur langue natale etd’une voix retentissante ce refrain du barde…

Ces chants éclatants, l’apparition de cettetroupe d’hommes, étonnèrent d’abord les animaux… Profitant de leurhésitation et se souvenant des conseils du guichetier, Sylvest,voyant à quelques pas de lui l’éléphant acculé à l’une des nichesdu mur d’enceinte ornées de grandes statues de marbre, donna unedernière pensée à sa femme Loyse, et aussi à Siomara, courut droità l’éléphant, et, dans l’espoir d’être bientôt piétiné, écrasé parlui, se jeta à plat ventre, rampa sous l’animal énorme, afind’embrasser de ses deux bras un de ses pieds monstrueux.

À cet instant s’élevèrent, du côté de lagalerie où se tenaient Diavole et ses amis, des cris d’abordvoilés, puis de plus en plus lamentables, parmi lesquels ildistingua la voix de son maître… À ces cris se joignit un tumulteextraordinaire dans l’amphithéâtre&|160;; aussitôt une penséetraversa comme l’éclair l’esprit de Sylvest… pensée lâche, ill’avoue, car il voulait tenter d’échapper au supplice que sescompagnons allaient subir&|160;; mais cette pensée lui venait avecle souvenir de sa femme et de son enfant…

Les yeux de tous les spectateurs, au lieud’être tournés vers l’arène, devaient en ce moment être attachéssur Diavole et ses amis, alors sans doute expirants, par laviolence du poison, aux regards de la foule étonnée&|160;; le corpsimmense de l’éléphant, acculé à l’une des niches du mur, la cachaiten partie&|160;; à tout hasard, et au risque d’être découvert plustard, Sylvest, après s’être glissé sous le ventre de l’éléphant, aulieu de saisir une de ses jambes de derrière, passa entre elles,monta sur le soubassement de la niche, et parvint à se blottirderrière une statue de marbre deux fois haute comme lui, et, parbonheur, représentant une femme amplement drapée…

À peine fut-il caché là, que les rumeurs del’amphithéâtre s’apaisèrent et qu’il entendit ces mots&|160;:

–&|160;Voici les médecins… Emportez cesmourants&|160;; leur agonie interrompt la fête…

Sans doute on transporta hors de la galerieDiavole et ses amis expirants, car peu à peu le silence serétablit, silence bientôt troublé par le rugissement croissant desbêtes féroces, revenues de leur première surprise… Le carnagecommença&|160;: au milieu des grondements des animaux, des cris dedouleur de quelques esclaves déjà tombés sous la dent des tigres etdes lions, des imprécations des victimes non encore atteintes, dontquelques-unes, folles de terreur, demandaient grâce aux animauxfurieux… çà et là retentissait encore la voix éclatante desEnfants du Gui, chantant jusque sous l’ongle des bêtesféroces&|160;:

–&|160;Coule… coule… sang ducaptif&|160;!… – Tombe… tombe, roséesanglante&|160;!… – Germe… grandis, moissonvengeresse&|160;!…

De temps à autre, du fond de sa cachette, quene masquait plus la masse de l’éléphant, alors au milieu del’arène, Sylvest voyait bondir un tigre ou un lion à la poursuited’un esclave, qu’ils abattaient en le saisissant entre leurs pattesdont les griffes faisaient aussitôt jaillir des jets de sang ens’enfonçant dans les chairs&|160;; puis, accroupis ou allongés surleur proie, ils la dévoraient ou la mettaient en lambeaux…

Sylvest vit, entre autres, horriblesouvenir&|160;! un lion énorme, fauve, à crinière presque noire, seprécipiter sur le gaulois ami de Quatre-Épices… Afin de mourir plusvite, ce malheureux s’était jeté à genoux&|160;! seulement, dansson épouvante, il cachait sa figure entre ses deux mains pour nepas voir le monstre… Le lion, d’un coup de patte sur le haut ducrâne, le jeta la face contre terre et l’y contint&|160;; puis, luiplantant les ongles de son autre patte dans les reins, il l’attiratransversalement à lui, et, le maintenant ainsi, il ne se hâta pasde le dévorer… Haletant, essoufflé, il s’étendit de toute salongueur le ventre sur le sable, et appuya pendant un instant surle corps de l’esclave sa tête monstrueuse, dont la gueule béante etla langue pendante ruisselaient d’une écume ensanglantée… Legaulois n’était pas mort&|160;; il poussait des crisinarticulés&|160;; ses bras, ses jambes s’agitaient et battaient lesol&|160;; aux contorsions de tout son corps, on voyait qu’ils’efforçait, mais en vain, d’échapper à une torture atroce… Soudainla crinière du lion se hérissa&|160;; il fouetta le sable à grandscoups de queue&|160;; sa large croupe se releva, quoiqu’il tînttoujours le Gaulois sous ses pattes de devant&|160;; puis, baissantbrusquement la tête, il mordit sa proie au milieu de l’échine, et,tout en la broyant sous ses crocs, il poussa des grondementsirrités… Un tigre moucheté de jaune et de noir, aussi énorme que lelion, venait lui disputer sa victime… Le lion, sans démordre,levant la patte dont les ongles avaient jusqu’alors labouré lecrâne de l’esclave, les enfonça dans le mufle du tigre… Celui-ci,malgré cette blessure, ouvrit la gueule, saisit entre ses dents latête du Gaulois que le lion contenait de son autre patte, et, lacroupe haute, le mufle abaissé, s’arc-boutant sur ses pattes dedevant, le tigre tira violemment cette tête à lui en rugissant,tandis que le lion, ne démordant pas le milieu du corps, oùs’enfonçaient ses crocs, tirait de son côté… Tous deux,d’accroupis, se levèrent pour finir de s’entr’arracher ce corps.L’esclave n’avait pas encore cessé de vivre… Soulevé de terre parles deux bêtes féroces qui se le disputaient, il roidissait encoreconvulsivement de temps à autre ses jambes et ses bras… La masseénorme de l’éléphant vint cacher à Sylvest cet épouvantabledépècement…

L’éléphant furieux tenait enlacé dans lesreplis de sa trompe un jeune esclave, un enfant âgé de quinze ansau plus, qui se tordait dans les airs en poussant des crishorribles. Par deux fois l’éléphant, dans sa rage, battitviolemment de ce pauvre corps meurtri, presque disloqué, lamuraille d’enceinte&|160;; et lorsqu’il eut ainsi brisé ces membrespalpitants, il jeta l’enfant sous ses pieds, tâcha de letranspercer de ses défenses, et finit par le piétiner avecemportement. En s’acharnant ainsi sur ces restes sanglants qui neformaient plus qu’une espèce de boue de chair humaine, il recula etheurta d’une de ses jambes de derrière un esclave fuyant un tigre,et qui, à ce moment, passait entre la croupe de l’éléphant et lebassin du crocodile. Du choc, l’esclave fut, comme d’autresl’avaient été avant lui au milieu de leur fuite éperdue, précipitédans la cuve limoneuse du reptile&|160;; aussitôt Sylvest entenditles hurlements de l’infortuné que coupaient en morceaux les dentsde scie du crocodile.

Ce carnage a duré jusqu’à ce que les esclaveslivrés aux bêtes ne fussent plus que des ossements à demi-rongés oudes débris sans nom et sans forme…

Pendant toute la durée, cette fête romaine futaccompagnée des cris, des acclamations de la foule, devenue ivre àce spectacle de massacre…

Enfin les flambeaux usés, prêts à s’éteindre,ne jetèrent plus que des clartés vacillantes&|160;: lions ettigres, gorgés de chair humaine, alourdis et silencieux, vautraientleurs grands corps sur la boue sanglante de l’arène, bâillaient,soufflaient ou léchaient leurs pattes énormes, qu’ils passaientensuite sur leur mufle rougi.

Sylvest entendit le murmure de plus en pluslointain de la foule quittant le cirque…

Bientôt, par les entrées du nord et du midi, àla lueur des flambeaux expirants, apparurent les esclavesbestiaires, revêtus d’épaisses armures de fer à l’éprouve de lamorsure des animaux&|160;; ils étaient armés de longs tridentssortant rouges de la fournaise. Les animaux, fatigués, repus,habitués à la voix des bestiaires, et surtout effrayés des piqûresdes tridents, furent poussés sous la voûte dans les trois couloirscorrespondant à leurs cages&|160;; puis, au moyen d’une rouetournée par les servants du cirque, les grilles remontèrent de leurrainure souterraine&|160;; la voûte fut close, le plancher mobilereplacé sur le bassin du crocodile. Les flambeaux tout-à-faitéteints, les bestiaires quittèrent précipitamment l’arène en sedisant d’une voix basse et effrayée&|160;:

–&|160;Voici l’heure desmagiciennes&|160;!…

Et le plus profond silence régna dans lesténèbres de l’immense amphithéâtre.

Sauvé de la mort par un hasard miraculeux,car, si les cris de Diavole et de ses amis expirants par le poisonn’avaient pas distrait tous les regards de l’arène, il lui eût étéimpossible, quoique à demi-caché par l’éléphant, de gagner sansêtre aperçu la niche où il s’était tenu blotti… Sylvest, ainsisauvé miraculeusement de la mort, remercia Hésus… et comme si lesDieux lui étaient cette nuit-là secourables, il se souvint que safemme Loyse, lors de leur dernière entrevue, lui avait promis devenir l’attendre, à quatre jours de là, dans le parc de Faustine,le soir, à l’extrémité du canal…

Il se souvint aussi de ces dernières parolesde Faustine à Mont-Liban, tandis qu’elle emportait Siomara évanouiedans ses bras&|160;:

–&|160;Mont-Liban, je t’attends au temple ducanal.

Un sinistre pressentiment disait à l’esclaveque la grande dame, tenant Siomara en son pouvoir, et peut-êtrevivante encore, devait lui faire subir toutes les tortures qu’unefemme dépravée, jalouse et féroce, pouvait imaginer en haine d’unerivale… Sans doute le temple du canal était le lieu de cessupplices… Sylvest résolut de gagner en hâte le parc de la villa deFaustine… L’oreille au guet, il sortit enfin de sa cachette… Alorsil éprouva d’étranges frayeurs… Comme il traversait l’arène, ilentendit le vol de grands oiseaux de nuit qui, silencieux,tournoyaient très-près de terre&|160;; deux ou trois fois il sentiten frissonnant le vent de leurs ailes sur son front&|160;; il futplusieurs fois heurté, presque renversé, par des corps velus etrapide qui passaient auprès de lui… C’étaient sans doute lesmagiciennes, venant, sous forme d’animaux inconnus, chercher desdébris sanglants pour leurs sortilèges… Peut-être Siomara, échappéepar magie au pouvoir de Faustine, se trouvait-elle parmi cesmonstres…

L’esclave, ayant marché sur une épéeabandonnée par un gladiateur, la ramassa&|160;; elle était courteet acérée&|160;; il s’en arma, atteignit enfin la sortie du nord,suivit une longue voûte, et se trouva bientôt hors de l’enceinteextérieure de l’amphithéâtre, situé dans le faubourg d’Orange. Iln’avait qu’une demi-heure de trajet pour se rendre chezFaustine&|160;; il précipita sa marche, arriva, escalada le mur duparc, comme d’habitude, à l’aide de sa perche, et courut àl’extrémité du canal, où il osait à peine espérer de rencontrerencore Loyse, la nuit étant déjà très-avancée.

Bonheur des cieux&|160;! le pauvre esclave aaussi ses moments de joie. À peine Sylvest eut-il fait quelques passur la terrasse du canal, qu’il reconnut la voix de sa femmedisant&|160;:

–&|160;Sylvest&|160;! Sylvest&|160;! est-cetoi&|160;?…

L’esclave ne répondit rien… Il se jeta ensanglotant dans les bras de Loyse, sans trouver un mot à lui dire…Il la tint longtemps embrassée, la couvrant de larmes et debaisers…

–&|160;Tu pleures… reprit-elle enfin avecangoisse. Un malheur te menace&|160;?…

–&|160;Non, oh&|160;! non… Loyse… les Dieuxnous sont secourables… mais nous n’avons pas un instant àperdre&|160;: le jour va bientôt paraître… Veux-tu risquer leschances d’une fuite&|160;? Elles sont terribles&|160;! mais nousles braverons ensemble…

–&|160;Sylvest, plus d’une fois je t’aiproposé de fuir… tu as refusé…

–&|160;Oui… mais maintenant j’accepte&|160;:tu sauras pourquoi. Auras-tu la force de m’accompagner, femmebien-aimée&|160;?

–&|160;Mon amour pour toi, pour notre enfant,me donnera cette force… Mais où fuir&|160;? de quelcôté&|160;?…

–&|160;En partant à l’instant, nous pourronsarriver avant le jour dans une vallée sauvage et déserte où setrouve une caverne. Je m’y suis déjà rendu pour des réunionsnocturnes… Nous resterons cachés là… nous prendrons en passant desfruits et des racines dans les jardins qui bordent la route… Untorrent n’est pas loin de la caverne&|160;; nous n’aurons pas àcraindre de manquer d’eau et de nourriture pour quelques jours…Plus tard nous aviserons&|160;: peut-être les Dieux auront-ilspitié de nous…

À ce moment, un cri horrible… un cri prolongéqui n’avait rien d’humain, mais affaibli par la distance, arrivaaux oreilles de Sylvest et de sa femme qui dit, enfrémissant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! ces cris… encore cescris&|160;!…

–&|160;Tu les as déjà entendus&|160;?…

–&|160;Plusieurs fois depuis que je suis ici àt’attendre… Tantôt ils cessent… et puis, au bout d’un assez longmoment, ils repartent plus effrayants encore… Faustine suppliciequelque esclave…

–&|160;Faustine&|160;! s’écria Sylvest frappéde stupeur.

Et se souvenant alors seulement deSiomara&|160;:

–&|160;Ces cris viennent du temple ducanal&|160;?

–&|160;Oui… et pourtant on avait dit ce soirque notre maîtresse allait au cirque… mais au moment où je quittaisla fabrique, un affranchi à cheval, venant de l’amphithéâtre, s’estdirigé à toute bride vers le temple, par les jardins, pourannoncer, disait-il, à Faustine, la mort de Mont-Liban.

–&|160;Plus de doute&|160;! s’écria Sylvest,c’est Siomara… On l’aura transportée dans ce temple maudit…Oh&|160;! malheur&|160;!… malheur&|160;!… Viens… viens,Loyse&|160;!…

–&|160;Où vas-tu&|160;? dit la compagne deSylvest en s’attachant à son bras et le voyant courir éperdu.N’entends-tu pas ces cris&|160;?… Faustine est là&|160;!… Approcherdu temple… c’est risquer de nous perdre…

Mais Sylvest n’écoutait plus Loyse… Plus ilapprochait de la rotonde, plus les cris que de temps à autrepoussait la victime devenaient distincts… si distincts… qu’ilreconnut la voix de Siomara, étouffée de temps à autre par leschants et le bruit des lyres, des flûtes et des cymbales.

Loyse, effrayée, suivait son époux, n’essayantplus de le retenir… Tous deux arrivèrent bientôt près du portiquecirculaire dont le temple était entouré… Une vive lumières’échappait des cintres à jour à travers lesquels, quatre nuitsauparavant, Sylvest avait assisté invisible, à de monstrueuxmystères… Soudain un dernier cri, plus affreux encore que lesautres, mais déjà expirant, retentit au milieu du silence de lanuit, et fut suivi de ces mots, suprême appel prononcé d’une voixforte encore, bien que défaillante et haletante dedouleur&|160;:

–&|160;Sylvest&|160;!… ma mère&|160;!… monpère&|160;!…

L’esclave, prenant son épée entre ses dents,s’élança, afin de grimper, ainsi qu’il l’avait fait, le long d’unedes colonnes du portique. Une fois arrivé aux cintres à jour,qu’aurait-il fait&|160;? Il ne le sait&|160;; car, en ce moment, iln’était possédé que d’une passion furieuse, celle d’aller ausecours de Siomara, et de la venger par la mort de Faustine… MaisLoyse, de plus en plus épouvantée de l’exaltation de son époux, secramponna de toutes ses forces à son bras, et l’empêcha de monter àla colonne, en lui disant tout bas avec un accentdéchirant&|160;:

–&|160;Tu nous perds&|160;!… Songe donc ànotre enfant&|160;!…

Sylvest tâchait de se dégager de l’étreinte desa femme, et, sourd à sa prière, il allait poursuivre son projetinsensé, lorsque soudain, après un moment de silence funèbre, ilentendit la voix éclatante de Faustine s’écrier&|160;:

–&|160;Morte&|160;!… déjà morte&|160;!… Tul’avais prédit toi-même, belle magicienne… que Siomara, ma rivale,tomberait en mon pouvoir… et expirerait sous ma main dans destortures inconnues&|160;!… Ta prédiction est accomplie… te voilàmorte… déjà morte&|160;!… Oui, morte… comme Mont-Liban&|160;!… ParHercule&|160;!… ajouta le monstre avec un éclat de rire effrayant,Mont-Liban est mort… vive Bibrix&|160;!… Évohé&|160;! Évohé&|160;!…à moi, tous&|160;!… Évohé&|160;! venez&|160;! du vin, des chants,des fleurs&|160;!… Morte est ma rivale&|160;!… Du vin… des chants…du vin&|160;!… toutes les ivresses&|160;!…

Et les instruments de musiqueretentirent&|160;: les chants obscènes, les cris de l’orgiedevinrent frénétiques, et marquèrent la cadence de cette rondeinfernale dont l’aspect avait déjà failli rendre Sylvest foud’horreur&|160;!…

Siomara était morte… l’esclave n’avait plusqu’à fuir avec Loyse… et ce fut à peine si, haletant, éperdu, ilput reconnaître son chemin à travers let ténèbres pour trouver lamuraille du parc&|160;; il la fit franchir à sa femme au moyen dela perche, et tous deux se dirigèrent en hâte vers la route de lavallée déserte…

**

*

Moi, Fergan, qui écris ceci, je suisfils de Pearon, qui était fils de Sylvest, dont le père senommait Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, ledernier Gaulois libre de notre famille.

Sylvest, mon grand-père, est mort àquatre-vingt-six ans.

J’étais alors dans ma quinzième année&|160;;ma naissance avait coûté la vie à ma mère. Peu de temps après samort, Pearon, mon père, a été écrasé sous la roue d’un moulin qu’iltournait.

De plusieurs récits sur sa vie que Sylvest,mon aïeul, devait me remettre, deux ont été perdus&|160;; il ne m’atransmis, avec les autres parchemins de notre famille, que le récitprécédent sur les événements de sa vie, alors qu’il était esclavedu seigneur Diavole dans la ville d’Orange, et qu’ayant échappé parprodige à la mort qui l’attendait dans le cirque, il s’était rendudans le jardin de la noble Faustine, où il avait retrouvé monaïeule Loyse et fui avec elle après les derniers cris de l’agoniede Siomara, torturée par la grande dame romaine.

Je me rappelle (et ces souvenirs sont déjàloin de moi), je me rappelle que, dans mon enfance, mon grand-pèrem’a raconté qu’après son évasion il s’était tenu longtemps cachéavec sa femme Loyse, d’abord dans la caverne des Enfants duGui, puis dans une solitude plus profonde encore, vivant defruits et de racines que mon grand-père allait chercher la nuit, etsouvent à de grandes distances, dans les champs cultivés.

La saison était belle et douce&|160;; les deuxpauvres esclaves, au fond de leur retraite, jouissaient avecdélices des seuls jours de liberté qu’ils eussent jamais connus.Cependant, l’été passa, puis l’automne&|160;; l’hiver approchait,et, avec lui, le froid, le manque de fruits et de racines&|160;;enfin le moment venait où mon aïeule allait mettre mon père aumonde&|160;; ses vêtements tombaient en lambeaux, sa santés’affaiblissait de plus en plus… Mon grand-père se résigna denouveau à l’esclavage, plutôt que de voir sa femme mourir de misèreet de faim, mort qu’aurait partagée l’enfant qu’elle portait dansson sein.

Les esclaves fugitifs que l’on arrêtait loindu domicile de leur maître ou qui refusaient de dire le nom de leurpossesseur, lorsque, comme mon grand-père et sa femme, ils étaientparvenus à se débarrasser de leur collier, où se trouvait écrit lenom de leur maître, ces esclaves appartenaient au fisc romain, etétaient, ou vendus à son profit, ou employés, toujours commeesclaves, aux travaux et constructions publics.

Mon aïeul et sa femme, après plusieurs joursde marche dans les montagnes, arrivèrent, presque mourants defatigue et de faim, jusqu’aux faubourgs de la ville deMarseille&|160;; ils demandèrent la demeure de l’agent du fisc,avouèrent qu’ils avaient fui de la maison de leur maître et qu’ilsse rendaient à discrétion.

Les Dieux voulurent que l’agent du fisc fûthumain&|160;; il eut pitié de mon aïeul et de sa femme, et leurpromit qu’au lieu d’être vendus, ils resteraient esclaves du fisc,et seraient employés, mon aïeul aux travaux que l’on exécutait àMarseille, mon aïeule dans la maison de l’agent pour soigner lesenfants&|160;; mais ce Romain ne put épargner à mon grand-père et àsa femme la honte et la douleur d’être, selon la loi, marqués aufront comme esclaves fugitifs.

Pendant de longues années, le sort de monaïeul fut supportable, quoique soumis aux plus durs travaux&|160;;employé d’abord à la construction d’un aqueduc, il transportait,soit sur son dos, soit attelé à un chariot, les pierres destinéesaux bâtisses… Il rentrait le soir brisé de fatigue&|160;; mais, dumoins, au lieu de coucher à l’ergastule, ainsi que ses compagnonsd’esclavage, il revenait auprès de sa femme et de son enfant,faveur que mon aïeule avait, par sa douceur et son zèle, obtenue dela femme de l’agent du fisc.

Les années passèrent ainsi… Mon grand-père,devenu vieux et usé par le travail, incapable de continuer deporter de lourds fardeaux, fut chargé par le Romain du soin decultiver son jardin… Mon aïeule mourut peu de temps avant que monpère fût en âge de se marier, comme se marient les esclaves, et mamère perdit la vie en me donnant le jour… J’avais huit ans, lorsquemon père, resté esclave du fisc et attaché à la culture, fut écrasésous la roue d’un moulin à huile qu’il faisait mouvoir. Le fils del’agent avait succédé à l’emploi de son père&|160;; à sarecommandation, il conserva mon aïeul auprès de lui comme esclavejardinier&|160;: celui-ci, quoique très-vieux, suffisait à cesfonctions.

Après la mort de ma mère, une autre esclavegauloise de la maison m’avait nourri en même temps que sa filleGeneviève, ma sœur de lait et d’esclavage. Dès l’âge de dix ans,nous étions employés tous les deux aux menus travaux de la maison…Mais, peu d’années après, notre maître, chargé, comme son père, dela surveillance des esclaves du fisc, me fit apprendre le métier detisserand, afin de pouvoir retirer un profit de moi en me plaçant àloyer&|160;; Geneviève, ma sœur apprit l’état de lavandière.

J’avais quinze ans lorsque mon grand-père, sesentant de plus en plus affaibli, pressentit sa fin prochaine… Iloccupait une cabane dans le jardin du maître&|160;; de temps àautre, ma journée de travail d’apprenti tisserand terminée, on mepermettait de venir voir mon aïeul. L’un de ces soirs-là, je letrouvai couché dans sa cabane&|160;; il fit un grand effort pour selever, me fit fermer soigneusement la porte, monta sur un escabeau,et prit dans une cachette pratiquée entre deux solives de latoiture une large ceinture de toile épaisse&|160;; puis il tira decette espèce de fourreau de larges bandes de peau tannée, pareillesà celles dont on se sert pour écrire dans notre pays&|160;; cesbandes de peau, larges comme deux fois la paume de la main,couvertes de notre écriture gauloise, fine et serrée, étaientcousues les unes au bout des autres. À ces rouleaux étaient jointsune petite faucille d’or, une clochette d’airain,et un morceau du collier de fer que portait mon aïeul lorsde son évasion du cirque de la ville d’Orange, et qu’il étaitparvenu, avec l’aide de Loyse, sa femme, à limer au moyen de sablemouillé et d’un poignard qu’il avait emporté dans sa fuite. Sur cefragment de collier, on lisait encore, gravés sur le fer, ces motsen langue latine&|160;: Je suis esclave…

–&|160;Mon enfant, me dit mon grand-père, jele sens, la vie s’éteint en moi&|160;; mais avant de mourir je veuxaccomplir un devoir sacré… Quoique bien jeune encore, tu es en âgede sentir la valeur d’une promesse… Promets-moi donc, lorsque tuauras lu ces récits touchant notre famille, d’accomplir la volontésuprême de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak,volonté que tu trouveras mentionnée dans ces parchemins…Promets-moi aussi, mon enfant, de garder précieusement les reliquesde notre famille, cette petite faucille d’or, cetteclochette d’airain et ce morceau de collier, quej’ai porté pendant les plus cruels jours de mon esclavage. Dumoins, jusqu’ici, mon pauvre enfant, de la servitude tu n’as connuque le pénible labeur et la honte… encore la honte… je nesais&|160;; ton caractère est résigné, timide, craintif&|160;; jene trouve pas en toi cette furie gauloise, comme disentles Romains en parlant de notre race&|160;; cela tient peut-être àce que tu es chétif et frêle… Ah&|160;! mon enfant&|160;! les racesdégénèrent dans l’esclavage, et pour la force du caractère et pourcelle du corps… Mon aïeul Joel et mon père Guilhern avaient tousdeux plus de six pieds romains&|160;; peu d’hommes auraient pu lesvaincre à la lutte&|160;; ma taille n’atteignait pas la leur&|160;;mais avant d’être courbé par le travail et les années, elle étaithaute et robuste… Déjà mon fils, ton pauvre père, atteint pourainsi dire dans les entrailles de sa mère, et par suite des misèresde notre vie errante et fugitive, avait dégénéré de l’antiquevigueur de notre race, et toi, tu es encore plus petit et plusfaible que ton père. Les habitudes sédentaires de ton état detisserand, l’insuffisance de la nourriture accordée aux esclaves,augmentent encore ta débilité corporelle&|160;; puisse toncaractère ne pas s’affaiblir encore&|160;! Puisses-tu retrouverl’énergie de ta race, l’heure de la délivrance et de la justicevenue, si elle vient, hélas&|160;! pendant ta vie&|160;!… Tusauras, du moins, par ces écrits, les maux que tes aïeux ontsoufferts&|160;; cette conscience et cette connaissanceréveilleront peut-être en toi l’ardeur du sang gaulois, et tedonneront le courage et la force de briser le joug odieux que tuportes, toi, de race autrefois libre, et de venger toi et tes aïeuxsur le Romain, notre oppresseur éternel. J’avais joint à ce récit,que tu liras, celui de mon évasion avec Loyse, ma femme, évasiondont je t’ai quelquefois parlé&|160;; j’y avais retracé les doucesjouissances des seuls jours de liberté dont j’aie jamais jouidurant ma longue vie d’esclavage&|160;; j’avais aussi fait le récitde ma rencontre avec un de nos courageux et vénérés druides,esclave comme moi et mes compagnons, lors des travaux de l’aqueducde Marseille&|160;; ces deux récits se sont égarés&|160;: le plusimportant des trois est resté&|160;; c’est celui que je te remets…Jure-moi, mon enfant, de conserver pieusement ce dépôt&|160;; si tune crois pas pouvoir le cacher sûrement quelque part, porte-le surtoi au moyen de cette ceinture, sous tes vêtements, ainsi quesouvent j’ai fait moi-même… Adieu, mon enfant, sois fidèle à tesDieux&|160;; n’aie qu’un espoir, qu’un but&|160;: la délivrance denotre Gaule bien-aimée&|160;! qu’un souvenir, les maux dont ta racea souffert&|160;!…&|160;»

J’ai fait à mon grand-père la promesse qu’ilme demandait&|160;; puis, selon ses conseils, j’ai mis la ceintureautour de moi, sous mes vêtements et, après un dernier embrassementde mon aïeul, je l’ai quitté.

Je ne devais plus le revoir… le lendemain ilexpirait…

J’avais alors quinze ans.

Geneviève, ma sœur de lait, devenue ma femmequelques années plus tard, avait été louée comme lavandière parl’épouse d’un Romain de Marseille nommé le seigneurGrémion, parent du premier maître de mon aïeul, et aussil’un des agents du fisc.

La domination des Romains s’étendait alorsd’un bout à l’autre du monde. La Judée leur était soumise commedépendance de la province de Syrie, gouvernée par un préfet deRome.

Plusieurs vaisseaux de Marseille partaient dece port pour le pays des Israélites… Grémion, parent du procurateurromain en Judée, nommé Ponce-Pilate, fut désigné pouraller remplacer dans ce pays le tribun du trésor chargéd’assurer le recouvrement des impôts, car, partout où s’établissaitla domination romaine, l’exaction des impôts s’établissait en mêmetemps.

Aurélie, épouse de Grémion, avait louéGeneviève, ma femme, comme esclave lavandière&|160;; elle fut sisatisfaite de son zèle et de sa douceur, qu’elle voulut sel’attacher pendant ce long voyage au pays des Israélites, et priason mari d’acheter Geneviève, ce qu’il fit.

Les Dieux nous furent favorables. Aurélieétait du petit nombre de ces dames romaines qui se montraientpitoyables envers leurs esclaves. Jeune, belle, d’un caractère vifet enjoué, Aurélie ne devait pas rendre à ma femme la servitudetrop pénible. Cette pensée rendit pour moi cette séparation moinsamère. J’étais devenu habile dans mon métier de tisserand, et jerapportais au fisc, qui me louait à des maîtres, de bonsbénéfices.

Ma vie était celle de tous les esclavesartisans, ni meilleure, ni pire&|160;; et d’ailleurs, je l’avoue,mon grand-père m’avait bien jugé&|160;: je n’avais pas hérité, tants’en faut, de la furie et de l’outre-vaillance denotre vieille race gauloise et de sa farouche impatience del’esclavage. La servitude me pesait comme elle pèse à tous&|160;;mais (que mes aïeux, et si je dois avoir un fils, que mesdescendants me le pardonnent&|160;!) je n’aurais jamais osé songerà briser mes fers par la violence ou à échapper par la fuite à maservitude&|160;; mon caractère est resté aussi débile que moncorps&|160;; et lorsque je relis parfois les terribles combats desguerriers de ma race et les effrayants périls auxquels mongrand-père Sylvest a échappé, je frissonne d’épouvante, la sueurbaigne mon front, et je me fais à moi-même le serment de ne jamaism’exposer, volontairement du moins, à de pareils dangers, et defaire de mon mieux tourner ma navette pour satisfaire mes maîtres.J’ai gagné à cette résignation d’être un peu moins maltraité quemes compagnons, quoique j’aie fait comme eux connaissance avec lefouet et les verges, malgré ma douceur et mon envie de bienfaire&|160;; mais les maîtres ont leurs caprices et leurs momentsde colère. Regimber contre eux, c’est s’exposer à un pire sort…J’endurais donc le mien, me contentant de me frotter les épaulesquand elles me cuisaient… Malgré l’exemple de mon aïeul et lessollicitations de quelques-uns de mes compagnons, qui me croyaientd’une grande énergie, comme étant de la race de Joel, le brenn dela tribu de Karnak, je ne voulus jamais faire partie des réunionssecrètes des Enfants du Gui qui s’étaient perpétuées enGaule… Le supplice des esclaves crucifiés pour rébellionm’inspirait trop d’effroi, et je frémissais, moi, chétif, à laseule pensée d’une révolte armée.

D’ailleurs, ces entreprises me semblaientinsensées… En effet, vers le commencement du règne de Tibère,successeur d’Auguste, les sociétés secrètes des Enfants duGui et d’autres conjurés gaulois, après avoir longtempsattendu le moment opportun pour la révolte, se décidèrent, d’aprèsles avis des druides, à tenter un soulèvement général.

SACROVIR, Gaulois du Nivernais, fut l’âme decette insurrection, parcourant les conciliabules secrets, envoyantdes émissaires de concert avec les druides, montrant l’Italieelle-même subissant avec impatience le joug de Tibère&|160;; ilcroyait le moment venu, ou jamais, de recouvrer la liberté desGaules[79]. Une grande conjurations’organisa&|160;; Sacrovir en fut le chef et la dirigea avec uneextrême circonspection. Il ne fallait, selon lui, rien brusquer, etattendre que toutes les cités conjurées fussent en mesure d’agir.Malheureusement, les Gaulois d’Anjou et de Touraine s’insurgèrenttrop tôt&|160;; ce commencement de révolte, n’étant pas appuyé, futaussitôt comprimé&|160;: les riches Gaulois ralliés aux Romains sejoignirent à eux pour châtier, disaient-ils, l’ingratitude desrebelles qui avaient l’audace de se soulever contre l’augusteempereur Tibère, le protecteur des Gaulois. Sacrovir avait toujourscombattu au premier rang, sans casque et la poitrine découverte.Mais ses partisans, écrasés par le nombre, se débandèrent&|160;;entraîné par la fuite de ceux qu’il avait soulevés, il se réfugiadans Autun, tenta d’insurger cette ville contre lesRomains… Le peuple et les magistrats, découragés et craignant lesvengeances de Tibère, menacèrent Sacrovir de le livrer aux Romains…Alors il se rendit avec plusieurs de ses amis dans sa maison decampagne, voisine de la ville&|160;; ils y mirent le feu par enbas&|160;; puis, montant sur la terrasse qui la surmontait, ilss’attablèrent, vidèrent une dernière coupe à la délivrance de laGaule, dont ils ne désespéraient pas, et lorsque l’incendiecommença d’envahir la terrasse où buvaient Sacrovir et ses amis,tous se poignardèrent et s’abîmèrent dans les flammes, offrant,comme nos aïeux, leur sang en holocauste à Hésus.

Gaulois, je déplorai la mort de cesvaillants&|160;; mais je me dis avec découragement (que mes aïeuxme le pardonnent encore&|160;!)&|160;: «&|160;C’en est fait àjamais de la liberté de notre pauvre pays, puisque depuis lechef des cent vallées, l’hôte de mon aïeul Joel, tant dehéros ont en vain sacrifié leur sang généreux&|160;!…&|160;»

Ma femme Geneviève est une guerrière auprès demoi, et digne, par le courage et la vertu, d’entrer dans notrefamille, qui compte parmi ses aïeules&|160;: HÊNA, la vierge del’île de Sên&|160;; MÉROË, la femme du marin, et MARGARID, lamatrone gauloise… J’ai fait lire à Geneviève les parchemins que m’alaissés mon grand-père&|160;: ces récits l’ont exaltée… Combien defois elle m’a tendrement reproché ma tiédeur, mon découragement, ens’écriant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! si j’étais homme&|160;! si jedescendais du brenn de la tribu de Karnak&|160;! cette race fécondeen vaillants et en vaillantes&|160;! au premier soulèvement desGaulois j’irais me faire tuer…

–&|160;J’aime mieux vivre tranquillement prèsde toi, Geneviève, lui disais-je, prendre en patience les maux queje ne peux empêcher, et dévider de mon mieux ma navette au profitde mon maître.

**

*

Ce fut donc vers la quinzième année du règnede Tibère que ma femme partit de Marseille avec Aurélie, samaîtresse, pour se rendre eu Judée.

Les faits suivants ont été écrits parGeneviève il y a un an, à son retour de voyage… Ma vie a étéjusqu’ici tellement monotone et insignifiante, qu’elle figureraitmal parmi les récits de ma famille. Celui de Geneviève, bien qu’ilraconte quelques aventures sans grande importance qui se sontpassées dans le pays des Hébreux, alors qu’elle habitait Jérusalem,aura du moins l’attrait de curiosité qu’inspire tout événement dontun pays très-lointain et très-peu connu est le théâtre…

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FIN DU VOLUME II.

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