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Les Mystères du peuple – Tome V

Les Mystères du peuple – Tome V

d’ Eugène Sue

 

 

 

Il n’est pas une réforme religieuse,sociale ou politique que nos pères n’aient été forcés de conquérir,de siècle en siècle, au prix de leur sang, parl’INSURRECTION.

 

Correspondance avec les Éditeurs étrangers

 

L’éditeur des Mystères du Peuple offre aux éditeurs étrangers, de leur donner des épreuves de l’ouvrage, quinze jours avant l’apparition des livraisons à Paris,moyennant 15 francs par feuille, et de leur fournir des gravures tirées sur beau papier, avec ou sans la lettre, au prix de 10francs le cent.

 

***

 

Travailleurs qui ont concouru à la publication duvolume :

 

Protes et Imprimeurs : RichardMorris, Stanislas Dondey-Dupré, Nicolas Mock, Jules Desmarest,Louis Dessoins, Michel Choque, Charles Mennecier, Victor Peseux,Étienne Bouchicot, Georges Masquin, Romain Sibillat, AlphonsePerrève, Hy père, Marcq fils, Verjeau, Adolphe Lemaître, AugusteMignot, Benjamin.

Clicheurs : Curmer et sesouvriers.

Fabricants de papiers : Maubancet ses ouvriers, Desgranges et ses ouvriers.

Artistes Dessinateurs :Charpentier, Castelli.

Artistes Graveurs : Ottweit,Langlois, Lechard, Audibran, Roze, Frilley, Hopwood, Massard,Masson.

Planeurs d’acier : Héran et sesouvriers.

Imprimeurs en taille-douce :Drouart et ses ouvriers.

Fabricants pour les primes, Association sfraternelles d’Horlogers et d’ouvriers en Bronze :Duchâteau, Deschiens, Journeux, Suireau, Lecas, Ducerf, Renardeux,etc., etc.

Employés et correspondants del’Administration : Maubanc, Gavet, Berthier,Henry, Rostaing, Jamot, Biais, Rousseau, Toussaint,Rodier, Swinnens, Porcheron, Gavet fils, Dallet, Delaval, Renoux,Vincent, Charpentier, Dally, Berlin, Sermet, Cbalenton, Blot,Thomas, Gogain, Philibert, Nachon, Lebel, Plunus, Grossetête,Charles, Poncin, Vacheron, Colin, Carillan, Constant, Fonteney,Boucher, Dams, Adolphe, Renoux, Lyons, Letellier, Alexandre, Nadon,Normand, Rongelet, Bouvet, Auzurs, Dailhaux, Lecerf, Bailly,Baptiste, Debray, Saunier, Tuloup, Richer, Daran, Camus, Foucaud,Salmon, Strenl, Seran, Tetu, Sermet, Chauffour, Caillaut, Fondary,C. de Poix, Bresch, Misery, Bride, Canon, Charles, Celcis,Chartier, Lacoste, Dulac, Delaby, Kaufried, Cbappuis, etc., etc.,de Paris ; Férand, Collier, Petit-Bertrand, Périé, Plantier,Etche-gorey, Giraudier, Gaudin, Saar, Dath-Godard, Hourdequin,Weelen, Bonniol, Alix, Mengelle, Pradel, Manlius Salles, Vergnes,Verlé, Sagnier, Samson, Ay, Falick, Jaulin, Fort-Mussat, Freund,Robert, Carrière, Guy, Gilliard, Collet, Ch. Celles, Laurent,Castillon, Drevet, Jourdan Moral, Bonnard, Legros, Genesley,Bréjot, Ginon, Féraud, Vandeuil, Châtonier, Bayard, Besson,Delcroix, Delon, Bruchet, Fournier, Tronel, Binger, Molini, Bailly,Fort-Mussot, Laudet, Bonamici, Pillette, Morel, Chaigneau, Goyet,Colin-Morard, Gerbaldi, Fruges, Raynaut, Chatelin, Bellue, etc.,etc., des principales villes de France et del’étranger.

La liste sera ultérieurement complétée, dès que nos fabricants et nos correspondants des départements, nous auront envoyé les noms des ouvriers et des employés qui concourent avec eux à la publication et à la propagation de l’ouvrage.

Le Directeur de l’Administration.

Paris – Typ.Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.

L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE.

Chers lecteurs,

Nous avons cru devoir donner de longs développements à l’épisode de Ronan le Vagre, ce récit vous retraçait la conquête de la Gaule, notre mère patrie, l’un des faits les plus capitaux de l’histoire des siècles passés, puisque les partisans de la royauté du droit divin et les ultramontains revendiquent encore aujourd’hui pour leurs rois et pour leur foi, cette sanglante et inique origine. Dernièrement encore, à l’Assemblée nationale, (séance du 15 janvier 1851),n’avons-nous pas entendu le plus éloquent défenseur du parti légitimiste prononcer ces paroles à propos de HENRI V :« En rentrant en France… il ne peut être que le premier des Français… le ROI… de ce pays que ses aïeux ont CONQUIS… » – Quelques jours auparavant, lors de la discussion du projet de loi sur l’observance forcée du dimanche, n’avons-nous pas entendu M. Montalembert invoquer LA FOI DE CLOVIS !La foi de Clovis ! jugez, chers lecteurs, vous qui connaissez Clovis, sa foi et les actes de ce fervent catholique.

Telle est donc, de l’aveu même des partisansdu droit divin, l’origine de ce droit : la conquête,c’est-à-dire, la violence, la spoliation, le massacre…Certes, nous ne prétendons point que les légitimistes d’aujourd’huisoient des hommes de violence, de spoliation, de massacre ;mais l’inexorable fatalité des faits, l’histoire en un mot, prouveà chacune de ses pages l’abominable et oppressive iniquité de ceprétendu droit divin, alors consacré par l’odieuse complicité del’Église catholique. Puis vous aurez remarqué, chers lecteurs, lapart que le clergé gaulois a prise à cette conquête, dont il apartagé les dépouilles ensanglantées.

Nous étudierons dans les récits suivants lesconséquences de cette conquête, le sort des peuplestoujours réduits aux douleurs et aux misères de l’esclavage, lesdésastres de la Gaule incessamment déchirée par les guerres civilesou ravagée par les invasions des Arabes au huitième siècle, et desNormands au neuvième et au dixième… Oui, des Arabes, car, choseétrange, Abd-el-Kader, cet intrépide et dernier défenseurde la nationalité arabe (car tout en rendant un juste hommage àl’admirable bravoure de notre armée, n’oublions pas que lui aussi,comme les Gaulois du vieux temps, combattait pour son foyer, poursa religion, pour sa patrie…) tandis que Abd-el-Kader estaujourd’hui prisonnier au château de Blois, il y a onze siècles lesancêtres de cet émir, alors maîtres de presque tout le midi de laGaule, où ils s’établirent durant de longues années, poussèrentleurs excursions guerrières jusqu’à Bordeaux, jusqu’àTours, jusqu’à Poitiers, jusqu’à Blois…à Blois où à cette heure Abd-el-Kader, par un étrangerevirement du sort des nations, semble expier la conquête de sesancêtres, maîtres en ces temps-là d’une partie de notre sol, commenous sommes aujourd’hui maîtres de l’Afrique.

Vous allez enfin, chers lecteurs, dansl’épisode de la Crosse abbatiale, assister à des scènesétranges qui se passent au milieu d’un couvent de femmes. Cesétrangetés, je dois les justifier par quelques citations relativesà de semblables scènes rapportées par les chroniqueurscontemporains.

« ……… Chrodielde et plusieurs de sesreligieuses retournèrent à Poitiers et se mirent en sûreté dans labasilique de Saint-Hilaire, réunissant autour d’elles des voleurs,des meurtriers, des adultères, des criminels de toute espèce, carelles se préparaient à combattre…

»……… Les scandales que le diable avait faitnaître dans le monastère de Poitiers devenaient de plus en plusdéplorables… On accusait l’abbesse d’ouvrir les bains du monastèreà des hommes, d’avoir continuellement autour d’elle des jeunes genshabillés en femmes, etc., etc. » (Grégoire, évêque de Tours,liv. IX, X et suivants.)

Un autre évêque, nommé VenanceFortunat, écrivait à deux religieuses les vers suivants pourrendre hommage aux repas succulents qu’elles lui préparaient deleurs mains chéries :

« ……… Au milieu des délices variées,lorsque tout flattait mon goût, je dormais et je mangeais tour àtour, j’ouvrais la bouche, je fermais les yeux, toutes les saucestentaient mon appétit ; croyez-le bien, mes chéries,j’avais l’esprit troublé, il m’eût été difficile de m’exprimerlibrement ; ni mes doigts ni ma plume ne pouvaient tracer desvers : l’ivresse de ma muse avait rendu mes mains incertaines,car je ne suis pas à l’abri des accidents qui menacent lecommun des buveurs ; la table même me semblait nager dansle vin, etc. » (Poésies de VENANCE FORTUNAT, liv.VII, p. 24.)

Un dernier mot de gratitude, chers lecteurs,pour vous remercier de votre intérêt constant pour cette œuvre, queles prétentions monarchiques et cléricales, coalisées contre larépublique démocratique et sociale, rendent presque decirconstance.

Paris, 20 janvier 1851

EUGÈNE SUE,

Représentant du peuple pour le département dela Seine.

LA CROSSE ABBATIALE OU BONAÏK L’ORFÈVREET SEPTIMINE LA COLIBERTE. – 615-793.

CHAPITRE PREMIER.

Les Arabes en Gaule. – Ils ravagent laBourgogne, le Limousin ; prennent Bordeaux et s’avancentjusqu’à Blois, Tours et Poitiers. –Abd-el-Malek. – Abd-el-Kader et ses cinq fils àNarbonne. – Rosen-aër. – Arrivée deKarl-Martel(ou Marteau). – Le monastère de Saint-Saturnin.– Septiminela Coliberte. – Le dernier rejetonde Clovis. – CommentAmael avait changé son nompour celui de Berthoald, capitaine aventurier. –Karl-Martel.

 

Moi, Amael, pour accomplir le vœu de notreancêtre Joël, le brenn de la tribu de Karnak, j’ai écritles récits suivants : Né en l’année 712, j’avais pour pèreGuen-aël, pour grand-père Wanoch, pour bisaïeulAlan, fils de Grégor, petit-fils de Ronan leVagre, mort en 616, dans la vallée de Charolles, paisiblecolonie ou, à l’abri des guerres civiles qui désolaient la Gaule,la descendance de Ronan vécut libre et heureuse jusqu’en 732. Àcette époque, les Arabes, depuis longtemps établis dans le midi dela Gaule, envahirent la Bourgogne, pillèrent et incendièrentChâlons-sur-Saône, ravagèrent la vallée de Charolles, et emmenèrentesclaves le peu d’habitants qui avaient survécu à une défensedésespérée. Pendant les cent vingt ans qui s’écoulèrent entre lamort de Ronan et l’année 737, où commence ce récit, dix rois de larace de CLOVIS régnèrent sur la Gaule :Clotaire II, justicier de Brunehaut, mourut en628 ; Dagobert en 638, Clovis II en660, Childérik II en 673,Thierry III en 690, Clovis IIIen 695, Childebert III en 711,Dagobert II en 715, Chilpérik II en720, Thierry IV en 736.

Après la mort de Dagobert Ier,commença le véritable règne des maires du palais,fonctions devenues presque toujours héréditaires, entre autres dansla famille de Pépin d’Héristal, famille de race franke,issue de l’évêque Arnulf, dont les immenses domaines, dusà la sanglante iniquité de la conquête, embrassaient une grandepartie de l’est de la Gaule. La plupart des rois descendant deClovis, dépossédés de l’exercice de la royauté par l’ambitiontoujours croissante des maires du palais, se montrèrent dignes deleur royale lignée par leurs vices, leurs crimes, leurs précoces ethonteuses débauches. N’ayant de rois que le nom, ils furent appelésrois fainéants. Sauf la Bretagne, toujours rebelle au jougdes Franks, et la Bourgogne, qui trouvait sa sécurité dans sonéloignement des contrées que les Francs d’Austrasie et les Franksde Neustrie se disputaient dans de sanglantes batailles, la Gaulecontinua d’être livrée à toutes les misères de l’esclavage, à tousles désastres des guerres civiles, désastres portés à leur combleen 719 par la première invasion des Arabes venus d’Afrique àtravers l’Espagne, leur première conquête. Ces fils de Mahomet,après s’être établis en Languedoc, en Provence et en Roussillon,ravagèrent la Bourgogne, s’avancèrent jusqu’à la Loire, prirent lacité de Bordeaux, pillèrent Tours, Blois, Poitiers, ville près delaquelle ils furent battus, en 732, par Karl-Martel, maire dupalais de Thierry IV et bâtard de Pépin d’Héristal. Malgrécette défaite, les Arabes conservèrent le Languedoc, où ilsvivaient en maîtres depuis plus de vingt ans.

Les premiers événements de cette nouvellelégende de notre famille se passent en Languedoc, pays cher à nossouvenirs ; l’époux de Siomara, cette vaillanteGauloise, aïeule de Margarid, femme de Joel,n’était-il pas chef d’une des tribus originaires de cette contrée,qui allèrent en Asie fonder l’empire oriental des Gaules ?Plus tard, grand nombre des mêmes peuplades accompagnèrent Brennuslors de cette campagne d’Italie, où il fit payer rançon à Rome,rançon que la Rome des empereurs et que la Rome des papes n’a faitque trop chèrement payer à la Gaule, conquise à son tour ! Lesfunestes divisions suscitées par les descendants des rois détrônéset rasés par Ritta-Gaür vinrent ensuite ébranler etdésunir la glorieuse république des Gaules, à qui le pays,sous la sage et patriotique inspiration des druides, avait dû tantde siècles de grandeur et de prospérité ; alors le Languedoc,presque livré à ses propres forces pour résister à l’invasionromaine, combattit intrépidement, ayant à sa tête Budok,ce guerrier géant, qui, dédaigneux de la mort, allait demi-nu, à labataille, armé d’une massue de fer ; Bituit, un desplus vaillants hommes de l’Auvergne, ce chef qui donnait pour repasà sa meute de guerre une légion romaine, se joignit àBudok ; mais, malgré leur résistance héroïque, ilsfurent écrasés par les forces supérieures des Romains, et ceux-ciétablirent en Gaule leur première colonie, dont Narbonnefut la capitale. Triste souvenir !… ce fut non loin deNarbonne que notre aïeul SYLVEST, livré aux animauxféroces dans le cirque d’Orange, échappa à une mort presquecertaine, pour entendre les cris déchirants de sa sœurSiomara, la courtisane, expirant dans les tortures sousles yeux de Faustine, la patricienne. Lors de la grandeinsurrection nationale de Vindex, le Languedoc, à la voixde ses druides, se souleva de nouveau. À cette formidableinsurrection, ce pays gagna d’être régi par ses propres lois,d’élire ses chefs, et de faire respecter le culte druidique, dontles innombrables monuments sont encore debout, à cette heure…pierres sacrées qui défieront les âges ! Cette fertileprovince, sous le nom de Gaule narbonnaise, grandit denouveau en prospérité, en richesse ; et au temps où vivaitVictoria la Grande, nulle contrée ne fut plus opulente,plus civilisée ; partout les arts, les lettresflorissaient ; partout s’élevaient des écoles dont le renoms’étendait jusqu’aux confins du monde connu ; les vaisseaux decommerce sillonnaient la Méditerranée ou naviguaient sur la Garonneet sur le Rhône ; mais bientôt les prêtres catholiqueenvahirent ces provinces, prêchant d’abord, ainsi qu’ils le firentpartout ailleurs, la divine parole de Jésus ; puis, luisubstituant peu à peu, en abusant de la confiante crédulitépopulaire, la religion des papes de Rome, ils commencèrent, làcomme ailleurs, à dégrader, à hébéter les peuples.

Lors de l’invasion des hordes venues desforêts du Nord, les Franks de Clovis conquirent le nord de laGaule ; les Wisigoths, autres tribus franques, conquirent lemidi, et, après des ravages sans nombre, ils s’établirent enLanguedoc, vers 460, sous leur chef Théodorik. Les peuplesdu midi de la Gaule avaient jusqu’alors professél’arianisme, secte dissidente, qui, se rapprochantdavantage du primitif Évangile, voyait avec raison dans Jésus, lecharpentier de Nazareth, non pas un Dieu, mais un sage. LesÉvêques, après avoir, selon leur coutume, lâchement adulé etconsacré la conquête des Wisigoths, afin de partager avec eux lapuissance et le butin, appelèrent à leur aide Clovis, l’orthodoxe,contre Théodorik, roi de ces Wisigoths, dont le crime était detolérer l’hérésie arienne. Clovis, ce fils chéri de l’Église,accourut à l’appel de ses bons amis les évêques, et, pour mériterle paradis, il désola, pilla le pays sur son passage, exterminantou emmenant esclaves les populations accusées d’arianisme. Danscette guerre horrible, prêchée par les prêtres catholiques, denouveau le sang coula par torrents, de nouveau les ruiness’amoncelèrent, et, en 508, Clovis, entrant à Toulouse, incendie,massacre, et s’en retourne au nord de la Gaule, traînant à sa suitede nombreux captifs. Après son départ, les anciens chefs wisigothsse disputent cette contrée, les discussions civiles la déchirentencore. En 561, elle est partagée entre les trois fils deClotaire Ier. Nouvelles guerres,nouveaux désastres. En 613, le Languedoc rentre sous la dominationde Clotaire II, justicier de Brunehaut, et seul roide toute la Gaule ; plus tard, en 630, le bon roiDagobert cède à son frère Charibert une partie duLanguedoc, l’Aquitaine et la Septimanie (ainsi nommée àcause des sept villes principales de cette province). BientôtCharibert meurt ; son fils est tué au berceau parordre de Dagobert. Plus tard, ce roi cède l’Aquitaine, à titre deduché héréditaire, aux deux frères de Charibert ;leur descendant Eudes, duc d’Aquitaine, se soulève alorscontre les rois franks du nord, déjà gouvernés par les maires dupalais ; de cruelles guerres intestines dévastent encore cepays jusqu’à l’invasion et la conquête des Arabes, en 719. Ceux-cichassent ou asservissent les Wisigoths ; les Gaulois, énervéspar l’Église, subissent la domination arabe, comme ils avaientautrefois subi la domination des Wisigoths, gagnant presque à cechangement, les conquérants du Midi, fidèles à la religion deMahomet, étaient du moins, malgré leur ardeur guerrière, pluscivilisés que les conquérants du Nord. Un grand nombre de cesGaulois, hommes libres, colons, Coliberts[1] ou esclaves, avaient même, autant parhaine de l’Église catholique que pour vivre en paix avec leursnouveaux dominateurs, embrassé la religion de Mahomet[2], religion qui, du moins, exaltant lesentiment de nationalité chez ses croyants, et ne mettant pas sonparadis au prix d’atroces souffrances, ou d’une lâche résignation àla conquête de l’étranger, promettait à ses élus un paradis peupléde charmantes houris. – Le croyant vertueux (disait leKoran, évangile des Mahométans) doit être introduit dans lesdélicieuses demeures d’Éden, jardins enchantés où coulent desfleuves aux rives ombragées. Là le croyant, paré de bracelets d’or,vêtu d’habits verts tissus de soie, rayonnant de gloire, reposerasur le lit nuptial, prix fortuné du séjour de délices.

Ainsi, grand nombre de Gaulois du midi,préférant les blanches houris promises par le Koran aux séraphinsjoufflus du paradis des catholiques, embrassèrent avec ardeur lemahométisme. Les mosquées s’élevaient en Languedoc à côté desbasiliques ; les Arabes, plus tolérants que les évêques,permettaient aux catholiques restés fidèles à leur culte del’exercer paisiblement. Le mahométisme, fondé par Mahomet pendantle siècle passé (vers 608), proclamait d’ailleurs la divinité dessaintes Écritures, reconnaissait Moïse et les prophètes juifs commeélus du Seigneur ; mais ne reconnaissait pas Jésus comme filsde Dieu. – Ô vous qui avez reçu les Écritures, nepassez pas les bornes de la foi ; ne dites de Dieu que lavérité : Jésus est le fils de Marie, l’envoyé du Très-Haut,mais non son fils. Ne dites pas qu’il y ait une Trinité en Dieu, ilest un. Jésus ne rougira pas d’être le serviteur de Dieu : lesanges qui environnent le trône de Dieu obéissent à Dieu !– Telles sont les paroles du Koran ; elles semblerontpeut-être curieuses à notre descendance, à nous, fils de Joel…Voilà pourquoi Amael les cite ici.

La ville de Narbonne, capitale du Languedoc,sous la domination arabe, avait, en 737, un aspect tout oriental,autant par la pureté du ciel et l’ardeur du soleil, que par lecostume et les habitudes d’un grand nombre de ses habitants :les lauriers-roses, les chênes verts, les palmiers, rappelaient lavégétation africaine. Les femmes sarrasines allaient aux fontainesou en revenaient une amphore d’argile rouge, élégamment posée surleur tête, et drapées dans leurs vêtements blancs, comme les femmesdu temps d’Abraham ou du jeune homme de Nazareth, que Geneviève,notre aïeule, avait vu mettre à mort plus de six siècles avantcette époque. Des chameaux au long cou, chargés de marchandises,sortaient de la cité pour se rendre à Nîmes, àBéziers, à Toulouse ou àMarseille ; souvent ces caravanes rencontraient dansles champs, tantôt des masures de boue, recouvertes de roseaux,habitées par les Gaulois laboureurs, tour à tour esclaves desWisigoths et des Musulmans, tantôt les tentes d’une tribu deBerbères, montagnards arabes, descendus des sommets del’Atlas, et qui conservaient en Gaule leurs habitudes nomades etguerrières, toujours prêts à monter leurs infatigables et rapideschevaux pour aller combattre au premier appel de l’émir de laprovince ; de loin en loin, sur les crêtes des montagnes, l’onvoyait des tours élevées, où les Sarrasins, en temps de guerre,allumaient des feux afin de correspondre entre eux par ces signauxde nuit.

Dans la cité presque musulmane de Narbonne,ainsi que dans toutes les autres villes de la Gaule, soumises auxFranks et aux évêques, il y avait, hélas ! des marchés publicsoù l’on vendait des esclaves ; mais ce qui donnait au marchéde Narbonne un caractère particulier, c’était la diversité de racedes captifs que l’on offrait aux acheteurs : on voyait làgrand nombre de nègres, de négresses et de négrillons d’Éthiopied’un noir d’ébène ; des métis, au teint cuivré, debelles jeunes filles et de beaux enfants grecs venant d’Athènes, deCrète ou de Samos, captifs enlevés lors des nombreuses courses desArabes, chez qui Mahomet, leur prophète, avait, en politiquehabile, développé la passion des expéditions maritimes : –Le croyant qui meurt sur terre n’éprouve qu’une douleur à peinecomparable à celle d’une piqûre de fourmi, – dit leKoran ; – mais le croyant qui meurt sur mer éprouve, aucontraire, la délicieuse sensation qu’éprouverait l’homme en proieà une soif ardente, à qui l’on offrirait de l’eau glacée mélangéede citron et de miel. – Autour du marché aux esclavess’élevaient de nombreuses boutiques arabes remplies d’objetsfabriqués surtout à Grenade et à Cordoue, alors centres des arts etde la civilisation sarrasine : c’étaient des armes brillantes,des tasses d’or et d’argent ornées d’arabesques délicats, descoffrets d’ivoire ciselé, des coupes de cristal, de riches étoffesde soie, des chaussures brodées, des colliers, des braceletsprécieux ; à l’entour de ces boutiques se pressait une fouleaussi variée de race que de costume : ici les Gauloisoriginaires du pays, avec leurs larges braies, vêtement qui avaitfait, depuis des siècles, donner à cette partie de la Gaule le nomde Bracciata (ou brayée) ; là les descendants desWisigoths conservaient, fidèles à la vieille mode germanique, leurshabits de fourrures malgré la chaleur du climat ; ailleursc’étaient des Arabes portant robes et turbans de couleursvariées ; de temps à autre, les cris des prêtres musulmans,appelant les croyants à la prière du haut des mosquées, sejoignaient aux tintements des cloches des basiliques, appelant lescatholiques à la prière. – Chiens de chrétiens ! – disaientles Arabes ou Gaulois musulmans. – Maudits païens ! damnésrenégats ! – répondaient les catholiques ; et chacun s’enallait, paisiblement d’ailleurs, exercer son culte. Mahomet,beaucoup plus tolérant que ces évêques de Rome qui faisaientmassacrer, au nom du Seigneur, les Gaulois ariens par les Franks deClovis, Mahomet ayant dit dans le Koran : – Ne faitesaucune violence aux hommes à cause de leur foi.

Ab-el-Kader, l’un des plus vaillantschefs des guerriers d’Abd-el-Rhaman, lors du vivant de cetémir, tué depuis cinq ans dans les plaines de Poitiers, où il livraune grande bataille à Karl-Martel (ou Marteau),Abd-el-Kader, après avoir ravagé et pillé le pays et les églises deTours et de Blois, occupait une des plus belles maisons de la citéde Narbonne, depuis la conquête arabe ; il avait faitaccommoder cette demeure à la mode orientale, boucher les fenêtresextérieures, et planter de lauriers-roses la cour intérieure, aumilieu de laquelle jaillissait une fontaine d’eau vive : sonsérail occupait une des ailes de cette maison ; dans l’une deschambres de ce harem, tapissée d’une riche tenture, entourée dedivans de soie et éclairée par une fenêtre garnie d’un treillisdoré, se trouvait une femme encore d’une beauté rare, quoique elleeût environ quarante ans. Il était facile de reconnaître, à lablancheur de son teint, à la couleur blonde de ses cheveux, àl’azur de ses yeux, qu’elle n’était pas de race arabe ; onlisait sur ses traits pâles, attristés, l’habitude d’un chagrinprofond ; le rideau qui fermait la porte de la chambre où ellese tenait se souleva et Abd-el-Kader entra ; ce guerrier, auteint basané, avait environ cinquante ans ; sa barbe et samoustache grisonnaient ; sa figure, calme, grave, avait uneexpression de dignité douce. Il s’avança lentement vers la femme etlui dit : – Rosen-Aër, nous nous voyons peut-êtreaujourd’hui pour la dernière fois…

La matrone gauloise parut surprise etrépondit : – Si je ne dois plus vous revoir, je vousregretterai ; je suis votre esclave ; mais vous avez étécompatissant et généreux envers moi. Jamais je n’oublierai qu’il ya six ans, lorsque les Arabes ont envahi la Bourgogne, et sontvenus ravager la vallée de Charolles, où ma famille vivait libre,paisible, heureuse, depuis plus d’un siècle, vous m’avezrespectée : prise par vos soldats et conduite à votre tente,je vous ai déclaré qu’à la moindre violence je me tuerais… vousm’avez crue, depuis vous m’avez toujours dignement traitée en femmelibre et non pas en esclave…

– La miséricorde est le partage descroyants, – dit notre Koran ; je n’ai fait qu’obéir à lavoix du prophète ; mais toi, Rosen-Aër, peu de temps aprèsavoir été amenée ici captive, lorsque Ibrahim, mon dernierné, a failli mourir, ne m’as-tu pas demandé à lui donner les soinsd’une mère ? ne l’as-tu pas veillé durant de longues nuitscomme s’il eût été ton propre fils ? Aussi, par récompense, etpour accomplir ces paroles du Koran : – Délivrez vosfrères de l’esclavage, – je t’ai offert la liberté.

– Qu’en aurais-je fait ? oùserais-je allée ?… J’ai vu tuer sous mes yeux mon frère, monmari, dans leur résistance désespérée contre vos soldats, lors del’attaque de la vallée de Charolles, et déjà, en ce triste temps,je pleurais mon fils Amael, disparu depuis six années, je lepleurais, hélas ! comme je le pleure encore chaque jour.

Rosen-Aër, en disant ces mots, ne put retenirses larmes ; elles inondèrent son visage. Abd-el-Kader laregarda tristement et reprit :

– Ta douleur de mère m’a souventtouché ; je ne peux malheureusement ni te consoler ni tedonner quelque espoir. Comment retrouver ton enfant disparu sijeune, car il avait, m’as-tu dit, quinze ans à peine ?

– Oui, et maintenant il en auraitvingt-cinq ; mais, – ajouta Rosen-Aër en essuyant ses larmes,– ne parlons plus de mon fils ; il est à jamais perdu pourmoi… Pourquoi m’avez-vous dit que nous nous voyions peut-êtreaujourd’hui pour la dernière fois ?

– Karl-Martel, le chef desFranks, s’avance à marches forcées à la tête d’une armée formidablepour nous chasser des Gaules. Hier, nous avons été instruits de sonapproche ; dans deux jours peut-être les Franks seront sousles murs de Narbonne. Abd-el-Malek, notre nouvel émir, venud’Espagne, pense, et je partage cet avis, que nos troupes doiventaller à la rencontre de Karl… Nous partons ; la bataille serasanglante : peut-être Dieu voudra-t-il m’envoyer la mort dansce combat ; voilà pourquoi je viens te dire : Rosen-Aër,il se peut que nous ne nous voyions plus… Si tel est le dessein deDieu, que deviendras-tu ?

– Vous le savez, la mort de mon époux etde mon frère m’a brisée ; un espoir insensé de retrouver monenfant me rattache seul à la vie… Plus d’une fois vous m’avezgénéreusement offert, non-seulement la liberté, mais de l’or, maisun guide pour voyager à travers les Gaules à la recherche de monfils ; mais le courage, mais la force m’ont manqué, ou plutôtma raison m’a démontré la folie d’une pareille entreprise au milieudes guerres civiles qui désolent ce malheureux pays… Aussi mesjours se passent à gémir sur la vanité de mes espérances, etcependant à espérer malgré moi ; si je ne dois plus vousrevoir, si je dois quitter cette maison, où j’ai du moins pupleurer en paix, à l’abri des hontes et des misères de l’esclavage,j’ignore ce que je deviendrai : si ma triste vie m’est troppesante… je m’en délivrerai…

– Je ne veux pas que toi, qui as été uneseconde mère pour mon fils, tu te désespères ainsi. Rosen-Aër,voici ce que je crois sage : Pendant mon absence, tu quitterasNarbonne.

– Pourquoi cela ?

– Nous allons à la rencontre desFranks ; notre armée est vaillante, mais la volonté de Dieuest immuable ; ils peuvent nous vaincre, nous poursuivre,mettre le siège devant cette ville et la prendre. Alors, toi, ainsique tous les habitants, vous serez exposés au sort de ceux qui setrouvent dans une ville enlevée d’assaut : ce sort, c’est lamort ou l’esclavage. Pour ne pas t’exposer à ces maux, je t’offrede te faire conduire à quelques lieues d’ici, dans un lieu écarté,chez l’un des colons gaulois qui cultivent mes terres.

– Vos terres ! – reprit Rosen-Aëravec amertume, – dites plutôt celles dont vos guerriers se sontemparés par la force et la violence.

– Telle a été la volonté de Dieu…

– Ah ! pour vous et votre race,Abd-el-Kader, je souhaite que la volonté de Dieu vous épargne ladouleur de voir un jour les champs de vos pères à la merci desconquérants !

– Les desseins de Dieu sont à lui…l’homme se soumet. Si Dieu veut que dans la prochaine bataillecontre Karl-Martel nous soyons victorieux, tu reviendras ici àNarbonne ; si nous sommes vaincus, si je suis tué dans lecombat, si nous sommes chassés des Gaules, tu n’auras rien àcraindre, je l’espère, dans la solitude où je t’envoie. Le colonest, comme toi, de race gauloise ; il est honnête homme. Turesteras près de lui et de sa famille… Voici un petit sac de piècesd’or : tu vivrais jusqu’à cent ans, que tu ne seras jamais àcharge à ce colon, et tu te souviendras de moi comme d’un hommehumain.

– Je me souviendrai de vous,Abd-el-Kader, comme d’un homme généreux, malgré le mal que votrerace a fait à la mienne.

– Dieu nous a envoyés ici pour fairetriompher la religion prêchée par Mahomet, la seule vraie.

– Les évêques disent aussi leur religionla seule vraie.

– Qu’ils le prouvent… nous les laissonslibres de prêcher leurs croyances. La foi musulmane, depuis unsiècle à peine qu’elle a été proclamée, a déjà soumis l’Orientpresque tout entier, l’Espagne et une partie de la Gaule… Noussommes, je te le répète, les instruments de la volonté divine. Sielle veut que je meure dans la prochaine bataille, nous ne nousreverrons plus ; si, malgré ma mort, nos armes triomphent, mesfils, s’ils me survivent, prendront soin de toi… Ibrahim te vénèrecomme sa mère.

– Quoi ! lui si jeune, vousl’emmenez à la guerre !

– L’adolescent qui peut dompter un chevalet tenir un sabre est en âge de se battre… Ainsi, tu acceptes mesoffres, Rosen-Aër ?

– Je les accepte… J’aurais horreur detomber aux mains des Franks ! Triste temps que le nôtre !l’on n’a que le choix de la servitude. Heureux du moins ceux qui,comme moi, rencontrent des cœurs compatissants.

– Fais donc tes préparatifs de voyage…Moi-même je vais partir dans une heure à la tête d’une partie denos troupes ; je reviendrai te chercher, et nous quitteronsensemble cette maison, toi, pour aller chez le colon, moi, pouraller à la rencontre de l’armée des Franks.

Lorsque Abd-el-Kader revint chercherRosen-Aër, il avait revêtu son costume de bataille : ilportait une cuirasse d’acier brillant, un turban rouge enrouléautour de son casque doré ; à son côté pendait un cimeterred’un merveilleux travail : le fourreau, d’or massif ainsi quela poignée, était orné d’arabesques, de corail et de diamants. Leguerrier arabe dit à Rosen-Aër avec une émotion contenue : –Permets que je t’embrasse comme ma fille.

Rosen-Aër tendit son front en répondant àAbd-el-Kader : – Je fais des vœux pour que vos enfantsconservent longtemps leur père.

L’Arabe et la Gauloise quittèrent ensemble leharem. À l’extérieur de la maison, ils trouvèrent les cinq fils duvieillard : Abd-Allah, Hasem, Ibul-Casem, Mohamed etIbrahim, son dernier né, tous armés et à cheval, portantpar-dessus leurs armes de longs et légers manteaux de laine blancheà houppes noires. Le plus jeune de la famille, adolescent de quinzeans au plus, descendit de cheval en voyant Rosen-Aër, alla luiprendre la main, la baisa respectueusement et lui dit : – Tuas été pour moi une mère, permets que je te salue comme unfils.

La matrone gauloise répondit les larmes auxyeux en songeant à son fils Amael, qui avait aussi quinze anslorsqu’il disparut de la vallée de Charolles : – Que Dieu teprotège, toi, qui, si jeune encore, vas courir les danger de laguerre !

– Croyants, lorsque vous marchez àl’ennemi soyez inébranlables, dit le prophète, – repritl’adolescent d’une voix grave et douce. – Nous allons guerroyercontre ces Franks, maudits infidèles ! Je combattraivaillamment sous les yeux de mon père… Dieu a marqué le terme denotre vie !

Et le jeune Arabe, après avoir de nouveaurespectueusement baisé la main de Rosen-Aër, l’aida à monter surune mule amenée par un esclave noir qui la tenait par la bride.Alors on entendit au loin le bruit guerrier des clairons.Abd-el-Kader fit de la main et du regard un dernier adieu àRosen-Aër ; puis l’Arabe, dont l’âge n’avait pas affaibli lavigueur, s’élança sur son cheval, et partit bientôt au galop suivide ses cinq fils. Pendant un moment encore, la Gauloise suivit desyeux les longs manteaux blancs que soulevait la course rapide del’Arabe et de ses fils ; puis, lorsqu’ils eurent disparu à sesyeux, dans un nuage de poussière, Rosen-Aër dit à l’esclave noir dediriger la mule vers la porte de Narbonne, afin de gagner lacampagne et la demeure du colon.

**

*

Environ un mois s’était passé depuis le départd’Abd-el-Kader et de ses cinq fils, allant à la tête de l’arméearabe combattre les Franks de Karl-Martel.

Un enfant de onze à douze ans, renfermé dansle couvent de Saint-Saturnin, en Anjou, s’accoudait à l’appui d’uneétroite fenêtre, située au premier étage, de l’un des bâtiments del’Abbaye, ayant vue sur la campagne ; la chambre voûtée où setenait cet enfant était froide, vaste, nue et dallée depierres ; dans un coin l’on voyait un petit lit, et sur unetable quelques jouets grossièrement taillés dans du boisbrut ; des escabeaux et un coffre meublaient seuls cettegrande salle. L’enfant, vêtu d’une robe de serge noire, tout usée,çà et là rapiécée, était d’un aspect malingre ; ses traits,d’une pâleur bilieuse, avaient une expression de tristesseprofonde ; il regardait au loin les champs, et des larmescoulaient lentement sur ses joues creuses. Pendant qu’il rêvaitainsi, la porte de sa chambre s’ouvrit, et une jeune fille de seizeans au plus entra doucement ; elle avait le teint très-brun,mais d’une fraîcheur extrême, la bouche vermeille, les cheveux d’unnoir de jais, ainsi que ses grands yeux, et ses sourcils finementarqués ; l’on ne pouvait imaginer une plus gracieuse personne,malgré son cotillon de bure et son tablier de grosse toile bise,rattaché par les coins à sa ceinture, et rempli de chanvre prêt àêtre filé, car Septimine tenait sa quenouille d’une main, et del’autre un petit coffret de bois. À la vue de l’enfant, toujourstristement accoudé à la fenêtre, la jeune fille soupira et se ditd’un air apitoyé :

 

– Pauvre petit… toujours chagrin… je nesais si cette nouvelle sera pour lui un mal ou un bien… S’ilaccepte, puisse-t-il ne jamais regretter ce sombre couvent… – Puiselle s’approcha légèrement de l’enfant, toujours sans qu’ill’entendît, lui mit avec une gentille familiarité la main surl’épaule, en disant d’un air enjoué : – À quoi pensez-vouslà ?

L’enfant tressaillit de surprise, tourna sonvisage baigné de larmes vers Septimine, et répondit en se laissanttomber avec accablement sur un escabeau près de la fenêtre : –Hélas ! je m’ennuie… je m’ennuie à mourir. – Et ses pleurscontinuèrent de couler de ses yeux fixes et rougis.

– Allons, séchez ces vilaines larmes, –lui dit affectueusement la jeune fille : – Je viens justementvous désennuyer ; j’ai apporté une grosse provision de chanvreafin de filer auprès de vous, en causant, à moins que vous nepréfériez une partie d’osselets, qu’en dites-vous ?

– Rien ne m’amuse…

– Voilà ce que je vous reproche :rien ne vous amuse, rien ne vous plaît, vous êtes toujours accablé,taciturne, vous ne prenez aucun soin de votre personne. Voyez commevos cheveux sont emmêlés… et cette vieille robe touterapiécée ? elle vous fait honte. Pourquoi n’en pas demanderune neuve au père Clément ?

– À quoi bon !

– Vous seriez du moins proprement vêtu,et puis si vos cheveux étaient lissés sur votre front, au lieu detomber ainsi en désordre, vous n’auriez pas l’air d’un petitsauvage… Voilà deux jours que vous ne m’avez pas voulu laisserarranger votre chevelure, mais aujourd’hui il n’en sera pasainsi.

– Non… non, je ne veux pas, – ditl’enfant en frappant du pied avec une impatience fébrile, –laisse-moi…

– Oh ! oh ! vos trépignementsne me font pas peur, – reprit gaiement Septimine, – j’ai ma volontéaussi… Allons, tournez votre escabeau du côté du jour ; j’aiapporté dans cette boîte tout ce qu’il me faut pour vouspeigner.

– Septimine, je t’en prie…laisse-moi.

Mais la jeune fille, bon gré, mal gré, tournala chaise du récalcitrant, et avec l’autorité d’une grandesœur, le força de laisser démêler sa chevelure endésordre ; tout en lui rendant ces soins avec autantd’affection que de bonne grâce, Septimine, debout derrièrel’enfant, lui disait : – Je vous demande si vous n’êtes pasainsi cent fois plus gentil ?

– Que m’importe cela ! je m’ennuietant dans ce couvent… ne pouvoir jamais en sortir, mon Dieu…qu’ai-je donc fait pour être si malheureux ?

– Hélas ! mon pauvre petit… vousêtes fils de roi !

L’enfant ne répondit rien, cacha sa figureentre ses mains, et se mit à pleurer de nouveau en disant d’unevoix étouffée : – Mon père… mon père…

– Oh ! si vous recommencez à pleureret surtout à parler de votre père, vous me ferez pleurer aussi, carsi je vous gronde de votre incurie, j’ai grand’pitié de voschagrins, oui, grand’pitié ; je venais ici ce matin pour vousdonner peut-être un bon espoir.

– Que veux-tu dire, Septimine ?

La jeune fille ayant donné ses soins à lachevelure de l’enfant, s’assit près de lui sur un escabeau, prit saquenouille et commençant à filer lui dit à demi-voix d’un air graveet mystérieux : – Me promettez-vous d’être discret ?

– À qui veux-tu que je parle ? j’aien aversion tous ceux qui sont ici.

– Excepté moi… n’est-ce pas ?

– Oui, excepté toi, Septimine… tu es laseule qui m’inspires un peu de confiance.

– Quelle défiance pourrait vous inspirerune pauvre Coliberte, comme on dit en Septimanie, où jesuis née ? ne suis-je pas esclave, ainsi que ma mère, femme duportier extérieur de ce couvent ? Lorsqu’il y a dix-huit mois,vous avez été conduit ici, je n’avais pas quinze ans, j’étaisenfant comme vous ; on m’a mis auprès de votre personne pourtâcher de vous distraire, en partageant vos jeux ; depuis cetemps-là nous avons grandi ensemble ; vous vous êtes habitué àmoi… n’est-il pas naturel que vous me témoigniez quelqueconfiance ?

– Tout à l’heure tu me disais quepeut-être tu me ferais espérer… quelle espérance peux-tu medonner ?

– D’abord me promettez-vous d’êtrediscret ? très-discret ?

– Je te le promets.

– Promettez-moi aussi de ne pasrecommencer à pleurer… car il faut que je vous parle du roi, votrepère…

– Je ne pleurerai plus, Septimine.

– Il y a dix-huit mois de cela, le roiThierry, votre père, est mort dans son domaine de Compiègne, et lemaire du palais, ce méchant Karl-Marteau, vous a faitconduire et emprisonner ici…

– Pourtant mon père m’avait toujoursdit : « Mon petit Chilpérik, tu seras roi ! commemoi, tu auras des chiens et des faucons pour chasser, de beauxchevaux, des chars pour te promener, des esclaves pour teservir… » Et ici je n’ai rien de tout cela, moi ! MonDieu ! mon Dieu !… que je suis malheureux !

– Quoi ! vous allez recommencer àpleurer, malgré vos promesses ?

– Non, Septimine… non je ne pleurepas.

– Ce méchant Karl-Marteau vous a doncfait conduire en ce couvent pour régner à votre place, comme ilrégnait, dit-on, à la place de votre père.

– Il y a pourtant en ce pays des Gaulesassez de chiens, de faucons, de chevaux, d’esclaves pour que ceKarl en ait sa suffisance, et moi la mienne.

– Oui… si régner c’est seulement avoirtoutes ces choses… mais moi, pauvre fille, je n’en sais rien. Voilàseulement ce que je sais : votre père avait des amis qui sontles ennemis de Karl-Marteau, et ils voudraient vous voir hors de cecouvent.

– Et moi aussi, va, Septimine, jevoudrais être hors d’ici !

Après un moment d’hésitation la jeune fille,cessant de filer, dit au jeune prince d’une voix plus basse encoreet regardant autour d’elle comme si elle eût craint d’êtreentendue : – Vous voulez sortir de ce couvent… cela dépend devous.

– De moi ! – s’écria Chilpérik, – etcomment faire ?

– De grâce, ne parlez pas si haut, –reprit Septimine avec inquiétude en jetant les yeux sur la porte. –Je crains toujours que quelqu’un soit là… à épier… – Puis se levantelle alla sur la pointe du pied écouter à la porte et regarder parle trou de la serrure. Rassurée par cet examen, Septimine revintprendre sa place, se remit à filer, et dit à Chilpérik : –Durant le jour vous pouvez vous promener dans le jardin ?

– Oui, mais ce jardin est entouré d’uneclôture, et je suis toujours suivi d’un moine ; aussi j’aimemieux rester dans cette chambre que de me promener.

– Le soir on vous renferme ici…

– Et un moine couche au dehors à maporte.

– Regardez un peu par cette fenêtre.

– Pourquoi cela ?

– Pour voir si l’élévation de cettecroisée à terre vous semble très-effrayante…

Chilpérik regarda au dehors et répondit :– C’est très-haut, Septimine.

– Très-haut ? il y a là peut-êtrehuit à dix pieds au plus… Supposez qu’une corde garnie de grosnœuds soit attachée à cette barre de fer que voilà… auriez-vous lecourage, la nuit, de descendre le long de cette corde ?

– Moi, Septimine… oh ! monDieu !

– Vous auriez peur ?

– Hélas !

– Êtes-vous peu courageux… Je n’auraispas peur, moi qui ne suis qu’une fille…

L’enfant regarda de nouveau par la fenêtre etreprit en réfléchissant : – Tu as raison… c’est moins élevéque cela ne me l’avait paru d’abord ; mais cette corde,Septimine, comment me la procurer ? et puis lorsque je seraisen bas… pendant la nuit ? que ferais-je !

– Au bas de cette fenêtre vous trouveriezmon père, il vous jetterait sur les épaules la mante à capuchon queje porte habituellement ; je ne suis guère plus grande quevous ; en croisant bien la mante et rabaissant le capuchon survotre visage, mon père pourrait, la nuit aidant, vous faire passerpour moi, traverser l’intérieur du couvent, regagner sa loge audehors ; là des amis de votre père vous attendraient avec deschevaux ; vous partiriez vite, vous auriez toute la nuitdevant vous, et le matin quand on s’apercevrait de votre fuite, ilserait trop tard pour courir après vous… Maintenant, répondez,aurez-vous le courage de descendre par cette fenêtre pour regagnervotre liberté ?

– Ô Septimine ! j’en ai fort envie,mais…

– Mais vous avez peur… Fi ! un grandgarçon comme vous !

– Et cette corde qui me ladonnerait ?

– Moi… Répondez : êtes-vousdécidé ? Il faut vous hâter, les amis de votre père sont dansles environs… ils viendront durant cette nuit et celle de demainattendre avec les chevaux, non loin des murs du couvent…

– Septimine, j’aurai le courage dedescendre…

– Un dernier mot, Chilpérik, – dit lajeune fille d’une voix triste et émue : – Ma mère, mon père etmoi nous nous exposons à des peines terribles, à la mort peut-être…en favorisant votre fuite ! nous n’avons d’autre intérêt àcela que la pitié que vous nous faites… lorsque l’on a proposé àmon père d’aider à votre évasion, on lui a offert del’argent ; il a refusé, disant : « – Je ne veuxd’autre récompense que la satisfaction de contribuer à ladélivrance de ce pauvre petit, qui est toujours triste ou pleurantdepuis dix-huit mois, et qui périrait ici de chagrin. »

– Oh ! sois tranquille ; quandje serai roi comme mon père, je te ferai de beaux présents.

– Je n’ai pas besoin de vosprésents ; vous êtes un enfant très à plaindre ; voilà cequi nous touche, et comme disait mon père, qui sait bien deschoses, quoique esclave : « – Ce n’est pas parce que cepauvre petit est fils de roi qu’il m’intéresse, car, après tout, ilest de la race de ces Franks qui nous tiennent en esclavage, nousautres Gaulois, depuis Clovis ; non, je veux tâcher de lesauver parce qu’il me fait peine à voir… » – Songez-y,Chilpérik, la moindre indiscrétion de votre part attirerait surnous de terribles malheurs.

– Septimine, je te le promets, je nedirai rien à personne, j’aurai du courage, et cette nuit même, jetâcherai de fuir pour aller rejoindre les amis de mon père.Oh ! quel bonheur ! – ajouta l’enfant en frappant dans samain, – quel bonheur ! demain je serai libre… je redeviendraiRoi comme mon père…

– Attendez pour vous réjouir que voussoyez hors d’ici… Maintenant, écoutez-moi bien : on vousenferme toujours après la prière du soir ; la nuit est alorstout à fait noire ; il vous faudra attendre environ unedemi-heure, puis attacher votre corde et descendre ; mon père,je vous l’ai dit, vous attendra au bas de cette fenêtre… Est-cepour cette nuit ?

– Oui, c’est convenu ; mais cettecorde, où est-elle ?

– Tenez, – dit Septimine en tirant dumilieu du chanvre contenu dans son tablier, une corde enroulée,mince, mais très-forte, garnie çà et là de gros nœuds, – il y a,vous le voyez, à ce bout, un crochet de fer ; vousl’attacherez à la barre de cette croisée, puis vous descendez, nœudà nœud, jusqu’à terre ; vous n’aurez ainsi rien àcraindre.

– Oh ! je n’ai plus peur. Mais,cette corde, où la cacher ?

– Sous les matelas de votre lit.

– Tu as raison… donne vite… – Et le jeuneprince, aidé de Septimine, cacha la corde vers le milieu du lit,entre deux matelas. À peine le lit était-il recouvert, que l’onentendit au loin et au dehors un bruit lointain de clairons.Septimine et Chilpérik se regardèrent un moment interdits ;puis la jeune fille dit vivement en retournant s’asseoir sur sonescabeau et reprenant sa quenouille. – Il se passe quelque chosed’inaccoutumé au dehors de l’abbaye : on va peut-être venirici… prenez vos osselets et jouez vite, vite…

Chilpérik obéit machinalement à la jeunefille, s’assit à terre, et se mit à jouer aux osselets, tandis queSeptimine continuait de filer tranquillement sa quenouille auprèsde la fenêtre. Peu d’instants après, la porte de la chambres’ouvrit ; le père Clément, abbé du monastère, entra, et dit àla jeune fille : – Laisse-nous.

Septimine se hâta de se retirer ; maiscroyant profiter d’un moment où le moine ne la verrait pas, ellemit son doigt sur ses lèvres, pour recommander une dernière fois ladiscrétion à Chilpérik. L’abbé s’étant alors retourné brusquement,elle n’eut que le temps de porter la main à sa chevelure pourdissimuler la signification de son premier geste ; cependantla Coliberte craignit d’avoir éveillé les soupçons du père Clément,qui la suivit d’un regard pénétrant, ainsi qu’elle s’en aperçut,lorsque arrivée au seuil de la porte, et se retournant une dernièrefois pour saluer le père, elle rencontra l’œil scrutateur du moinetoujours fixé sur elle.

– Que Dieu nous sauve, – dit la jeunefille saisie d’une angoisse mortelle, en sortant de la chambre. – Àla vue du moine, le malheureux enfant est devenu pourpre, et il nequitte pas des yeux son lit, où est caché la corde. Ah ! jetremble pour le petit prince et pour nous.

**

*

Karl-Marteau (ou Martel) venaitd’arriver au couvent de Saint-Saturnin, escorté seulement d’unecentaine de guerriers ; il devait bientôt rejoindre undétachement de son armée, qui faisait halte à quelque distance dumonastère. Le maire du palais et l’un des chefs de bande quil’accompagnait venaient d’être introduits dans l’appartement dupère Clément, pendant que celui-ci se rendait auprès du jeuneprince. Karl-Marteau, alors dans toute la vigueur de l’âge,exagérait encore, dans son langage et dans son costume, la rudessede la race germanique ; sa barbe et sa chevelure d’un blondvif, incultes, hérissées, encadraient ses traits fortement colorés,où se peignait une rare énergie jointe à une sorte de bonhomieparfois joviale et narquoise ; son regard audacieux révélaitune intelligence supérieure ; il portait, comme le dernier deses soldats, une casaque de peau de chèvre par-dessus son armureternie ; ses bottines de gros cuir étaient armées d’éperons defer rouillé ; à son baudrier de buffle pendait une longue etlarge épée de Bordeaux, ville alors renommée pour lafabrication de ses armes.

Le guerrier qui accompagnait Karl-Marteauparaissait âgé d’environ vingt-cinq ans ; grand, svelte,robuste, il portait avec une aisance militaire sa brillante armured’acier, à demi cachée par un long manteau blanc à houppes noires àla mode arabe ; son magnifique cimeterre à fourreau et àpoignée d’or massif, orné d’arabesques de corail et de diamants,était aussi d’origine arabe ; l’on ne pouvait imaginer unefigure d’une beauté plus accomplie que celle de ce jeunehomme ; il avait déposé son casque sur une table ; sachevelure noire bouclée, séparée au milieu de son front, sillonnéd’une profonde cicatrice, tombait de chaque côté de son mâlevisage, ombragé d’une légère barbe brune ; ses yeux bleus demer, au regard ordinairement doux et fier, semblaient cependantexprimer parfois l’obsession d’un chagrin ou d’un remords caché…Alors un tressaillement nerveux fronçait ses noirs sourcils, sestraits, pendant quelques instants, devenaient sombres ; maisbientôt ils reprenaient leur expression habituelle, grâce à lamobilité de ses impressions, à l’ardeur de son sang et àl’impétuosité de son caractère. Karl, gardant depuis quelquesinstants le silence, contemplait son jeune compagnon avec une sortede satisfaction narquoise. Enfin il lui dit de sa grosse voixrauque : – Berthoald, comment trouves-tu cette abbaye et leschamps que nous venons de traverser ?

– L’abbaye me semble vaste, les champsfertiles ; mais pourquoi cette question ?

– Parce que je voudrais te faire uncadeau selon ton goût, mon garçon. – Le jeune homme regarda le chefdes Franks avec une surprise profonde. Karl-Marteau continua :« Écoute… En 732, il y a bientôt six ans de cela, lorsque cespaïens d’Arabes, établis en Gaule, s’étaient avancés jusqu’à Tourset à Blois, je marchais vers eux ; j’ai vu arriver à mon campun jeune chef suivi d’une cinquantaine de braves diables…

– Ce guerrier, c’était moi…

– C’était toi… fils d’un seigneur frank,mort, m’as-tu dit, dépossédé de ses bénéfices, comme tantd’autres ; peu m’importait à moi ta naissance ; quand lalame est de bonne trempe, je me soucie peu du nom de l’armurier, –poursuivit Karl sans remarquer un léger tressaillement des sourcilsde Berthoald, dont le front rougit et dont le regard s’abaissa avecune sorte de confusion involontaire. – Tu cherchais fortune à laguerre, tu avais rassemblé ta bande de gens déterminés, tu venaism’offrir ton épée et leurs services. Le lendemain, dans les plainesde Poitiers, toi et tes hommes, vous vous battiez si rudementcontre les Arabes, que tu perdais les trois quarts de tonmonde ; tu tuais de ta main Abd-el-Rhaman, le général de cespaïens, et tu recevais deux blessures en me dégageant d’un groupede cavaliers Berbères qui sans toi me tuaient.

– C’était mon devoir de soldat dedéfendre mon chef.

– Et à moi, mon devoir de chef était derécompenser ton courage de soldat. Jamais je ne l’oublierai, tavaillance m’a sauvé la vie : mes fils ne l’oublieront pas nonplus, ils liront dans quelques notes que j’ai fait écrire sur mesguerres : Lors de la bataille de Poitiers, Karl a dû lavie à Berthoald ; que mes fils s’en souviennent en voyant lacicatrice que porte au front ce courageux guerrier.

– Karl, tes louanges m’embarrassent.

– Il me plaît de te louer ; jet’aime sincèrement ; depuis la bataille de Poitiers je t’airegardé comme l’un de mes meilleurs compagnons d’armes, quoique tusois parfois têtu comme un mulet et bizarre dans tes goûts.

– Comment cela ?

– Oui, s’il s’agissait de guerroyer aunord ou à l’est contre les Frisons ou les Saxons, au midi contreles Arabes, il n’était pas de plus enragé tapeur que toi ;mais lorsqu’il a fallu deux ou trois fois comprimer quelquesrévoltes de gens de race gauloise, tu bataillais mollement, presqueà contre-cœur…

– Karl, les goûts varient, – repritBerthoald en souriant d’un air forcé qui trahissait une penséeamère. – Il en est souvent du goût des batailleurs comme de celuides femmes : les uns aiment les blondes, les autres lesbrunes ; ils sont de feu pour celles-ci, de glace pourcelles-là… Ainsi je préfère à toutes la guerre contre les Saxons etles Arabes.

– Moi, je ne connais point cesdélicatesses ; aussi vrai que l’on m’a surnomméMarteau, pourvu que je frappe ou que j’écrase ce qui mefait obstacle, tout ennemi m’est bon ; je démolis pour fonder…Écoute encore, je croyais après leur déroute à Poitiers, ces chiensd’Arabes, si rudement martelés, qu’ils repasseraient en hâte lesPyrénées ; je me suis trompé, ils ont tenu, ils tiennentencore ferme dans le Languedoc ; malgré le succès de notredernière bataille nous n’avons pu nous emparer de Narbonne, placede refuge de ces païens. Il me faut retourner dans le nord de laGaule ; les Saxons redeviennent menaçants. Je regrette delaisser Narbonne aux mains des Sarrasins ; mais du moins nousavons ravagé les environs de cette grande cité, fait un immensebutin, emmené beaucoup d’esclaves, dévasté, en nous retirant, lespays de Nîmes, de Toulouse et de Béziers ; bonne leçon pources populations qui avaient pris parti pour les Arabes ; ellesse rappelleront ce qu’on gagne à quitter l’Évangile pour le Koran,ou plutôt, car je me soucie de Mahomet comme du Pape, ce qu’ongagne à s’allier aux Arabes contre les Franks. Du reste, quoiqu’ilsrestent maîtres de Narbonne, ces païens m’inquiètent peu : desvoyageurs arrivés d’Espagne m’ont appris que la guerre civile aéclaté entre les deux kalifes de Grenade et de Cordoue ;occupés à batailler entre eux, ils n’enverront pas de nouvellestroupes en Gaule, et ces maudits Sarrasins n’oseront sortir duLanguedoc, d’où je les chasserai plus tard… Tranquille au midi, jeretourne au nord ; je voudrais auparavant caser à leur goût etau mien bon nombre de braves soldats, qui, comme toi, m’ontvaillamment servi, et faire d’eux de gros abbés, de riches évêquesou de grands bénéficiers.

– Karl, tu voudrais faire de moi un abbéou un évêque ?

– Pourquoi non ? L’abbaye etl’évêché ne font-ils pas l’évêque et l’abbé ?

– Je ne te comprends pas.

– Écoute encore… Tu l’as vu, je n’ai pusoutenir mes grandes et continuelles guerres du nord et du midi,qu’en recrutant sans cesse des tribus germaines au delà du Rhin,afin de renforcer mes armées ; les descendants de cesseigneurs bénéficiers, créés par Clovis et par ses fils, se sontamollis ; ils sont devenus aussi fainéants que leursrois ; ils tâchent d’échapper à leur obligation d’amener leurscolons à la guerre, sous prétexte que faute de colons pour cultiverla terre elle ne produit point ; enfin, à part quelquesévêques batailleurs, vieux endiablés, qui ont quitté le casque pourla mitre, et qui, reprenant la cuirasse, m’amenaient leurs hommes,l’Église n’a pas voulu, ne veut pas contribuer aux frais de laguerre… Or, foi de Marteau, cela ne peut durer… Mes bravesguerriers, nouveaux venus de Germanie, les chefs de bande qui,comme toi, m’ont bravement servi, ont droit à leur tour au partagedes terres de la Gaule ; voyons ! n’y ont-ils pas plusdroit que ces évêques rapaces, que ces abbés débauchés, qui ontpardieu des sérails comme les kalifes des Arabes ! Non, non,je veux mettre ordre à cela, récompenser les courageux, châtier lesfainéants et les lâches… Je distribuerai à mes hommes nouvellementarrivés de Germanie, une bonne partie des biens de l’Église…J’établirai ainsi mes chefs et leurs hommes ; au lieu delaisser tant de terres et d’esclaves au pouvoir de paresseuxtonsurés, je me créerai une forte réserve aguerrie, toujours prêteà marcher au premier signal. Donc, pour commencer, je te fais comteen ce pays, et te fais don, Berthoald, de cette abbaye[3], terres, bâtiments, esclaves, à la chargepar toi de payer une somme à mon fisc, et de te rendre, avec teshommes, en armes à mon premier appel.

– Quoi ! moi comte en ce pays !moi, possesseur de tant de biens ! – s’écria le jeune chefavec joie, pouvant à peine croire à une donation simagnifique ; – mais les biens de cette abbaye sontimmenses !

– Tant mieux, mon garçon ; toi ettes hommes vous vous établirez ici, il doit y avoir de joliesesclaves, vous ferez bonne souche de soldats ; d’ailleurs,cette abbaye, et voilà surtout pourquoi je te la donne à toi, cetteabbaye doit, par sa position, devenir un poste militaire important.Je concéderai à l’abbé de ce couvent d’autres terres… s’il enreste. Mais ce n’est pas tout, Berthoald, j’ai pour toi autantd’affection que de confiance… je te fais ce don, voilà pourl’affection ; reste la confiance, je veux t’en donner unegrande preuve en t’établissant ici, et te chargeant d’un devoir siimportant que…

– Karl, pourquoi t’interrompre ? –dit Berthoald en voyant le chef des Franks réfléchir au lieu decontinuer de parler.

– Écoute, – reprit Karl après quelquesmoments de silence. – Depuis près d’un siècle et demi que nousrégnons de fait, nous autres, maires du palais… à quoi servaientles rois, ces descendants de Clovis ?

– À quoi ? mais à rien. Ne t’ai-jepas entendu dire cent fois que ces lâches fainéants passaient leurvie à boire, à manger, à jouer, à chasser, à dormir dans les brasde leurs concubines et à aller à la messe pour racheter quelquescrimes commis dans la furie du vin ?

– Je t’ai dit, mon garçon, la vérité…Telle était la vie de ces rois fainéants, les bien nommés.Nous autres, maires du palais, nous gouvernions de fait ; àchaque assemblée du champ de Mai, nous tirions un de ces mannequinsroyaux de sa résidence de Compiègne, deKersy-sur-Oise ou de Braine ; on vousplantait mon homme sur un char doré, attelé de quatre bœufs, selonla vieille coutume germanique, et, couronne en tête, sceptre enmain, pourpre au dos, le visage orné d’une longue barbepostiche[4], s’il était imberbe, afin de lui donnerun certain air de majesté, on promenait autour du champ de Mai ceroyal simulacre, qui recevait, pour la forme, foi et hommage desduks, des comtes et des évêques, venus à cette assemblée de tousles coins de la Gaule… La comédie jouée, l’on remettait l’idoledans sa boîte jusqu’à l’an suivant. Or, à quoi bon cesmomeries ? le vrai roi, le seul roi est celui qui gouverne etse bat ! aussi, n’aimant point le superflu, j’ai supprimé laroyauté…

– De ceci, Karl, je te loue et t’ailoué ; autant qu’à toi, plus qu’à toi, peut-être, tout obscursoldat que je sois, les rois franks, ces descendants de Clovis,m’inspiraient la haine et le mépris…

– Et d’où te venait cettehaine ?

Berthoald rougit, fronça ses noirs sourcils,et répondit : – J’ai toujours haï la fainéantise et lacruauté.

– Alors tu as eu de quoi haïr amplement…Revenons à ces rois. Le dernier d’entre eux, Thierry IV, mortil y a dix-huit mois, a laissé un fils, un enfant de neuf ans… jel’ai envoyé ici…

– Ici ? qu’en veux-tufaire ?

– Le garder… voici pourquoi. Nous autresFranks, nous avons l’esprit variable ; nous sommes habitués,depuis un siècle et demi, à mépriser ces rois, que jadis nousglorifiions… Aussi, lors du premier champ de Mai qui s’est passésans la momerie royale, abolie par moi, les comtes et les évêquesn’ont eu souci de l’idole qui manquait à la fête ; mais, cetteannée, quelques-uns ont demandé où était le roi ; un plusgrand nombre, il est vrai, a répondu : À quoi bon leroi ?… Cependant il se peut qu’ils veuillent un an ou l’autrerevoir le mannequin royal faire son tour du champ de Mai, selon lavieille coutume… peu m’importe, pourvu que je règne. Aussi je leurtiens en réserve l’enfant qui est ici ; ce marmot, moyennantune fausse barbe au menton et une couronne sur la tête, figureraitdans le char, ni mieux ni pire que tant d’autres rois de douze ouquinze ans qui ont figuré avant lui ! il serait au besoin,l’an prochain, le roi Chilpérik III.

– Des rois de douze ans !… À quelabaissement arrivent les royautés !…

– Il s’en est fallu de peu que la chargede maire du palais, devenue héréditaire, fût non moins abaissée…N’ai-je pas eu un frère, âgé de onze ans, maire du palais d’un roide dix ans ?

– Karl, tu plaisantes !

– Non, pardieu ! car ce temps-là nefut point plaisant pour moi… Ma marâtre Plectrude m’avaitfait jeter en prison après la mort de mon père, Pépind’Héristal… Oui, selon cette bonne dame, je n’étais qu’unbâtard, bon pour le gibet ou pour le froc, tandis que mon pèrelaissait à mon frère Théobald la charge de maire du palais,héréditaire dans notre famille… De sorte que mon frère, âgé de onzeans, devint maire du palais de ce Dagobert III, roi de dixans[5], qui fut plus tard l’aïeul de ce petitChilpérik, prisonnier en ce monastère… Ce roi et ce maire du palaisenfantins ne pouvaient guère, tu le vois, usurper l’un sur l’autreque des toupies ou des osselets. Aussi la bonne dame Plectrudecomptait régner à la place de ces deux marmots, pendant qu’ilsjoueraient aux billes… Tant d’audace et de sottise ont soulevé lesseigneurs franks. Plectrude, au bout de quelques années, a étéchassée, son fils aussi. Tandis que moi, Karl, le maudit, lebâtard, je sortais de prison, et devenais, à mon tour, maire dupalais de Dagobert III ; depuis lors j’ai tant fait debruit dans le monde en martelant de ci, de là, Saxons, Frisons etSarrasins, que le nom de Marteau m’en est resté…Dagobert III laissa un fils, Thierry IV, mort il y a dixhuit mois, lequel Thierry était père de ce petit Chilpérik,prisonnier ici. J’ai voulu, en passant dans cette contrée, visiterce marmot afin de savoir comment il supportait sa captivité.Maintenant, écoute… Je t’ai parlé d’une marque de confiance que jevoulais te donner, la voici : Je te confie la garde de cetenfant, le dernier rejeton de Clovis…

– À ma garde ! à moi ! cedernier rejeton de Clovis ! – s’écria Berthoald, d’abord avecstupeur ; puis, tressaillant d’une joie farouche : – À magarde ! celui-là qui eut pour ancêtres Clotaire, le tueurd’enfants ! Chilpérik, le Néron des Gaules ! Frédégonde,la Messaline ! Clotaire II, justicier de Brunehaut, ettant d’autres monstres couronnés ! À ma garde, à moi, leurdernier rejeton !

– Que signifient ces mots ?…l’égarement où je te vois ?… Es-tu fou ?…

– La destinée des hommes est parfoisétrange… Moi, gardien du dernier descendant de ce conquérant desGaules, si abhorré par mes pères !… Oh ! les dieux sontjustes !…

– Berthoald, encore une fois es-tufou ? Qu’il y a-t-il de si étonnant à ce que tu sois gardiende cet enfant ?

– Excuse-moi, Karl, – reprit Berthoald enrevenant à lui, craignant de s’être trahi. – J’étais profondémentfrappé de cette pensée : moi, obscur soldat, avoir pourprisonnier le dernier rejeton de tant de rois !…

– Oui, elle finit misérablement cetterace de Clovis, si vaillante autrefois, si abâtardie depuis… Queveux-tu ? ces roitelets, pères avant quinze ans, caduques àtrente, hébétés par le vin, abrutis par l’oisiveté, énervés par unedébauche précoce, étiolés, rabougris, stupides, devaient finircomme tu vois… Tandis que nous autres, maires du palais, rudeshommes, toujours allant, venant, du nord au midi, de l’est àl’ouest, toujours chevauchant, toujours bataillant, gouvernant,nous aboutissons au bonhomme Karl, et il n’est point frêle ourabougri, celui-là ! sa barbe n’est point postiche, et,quelque beau jour, il pourra faire à son tour souche de vrais rois…car, foi de Marteau, ces rois-là ne se laisseront pas mettre sousle hangar ni avant ni après les assemblées du moi de mai… vu qu’ilsauront de vrai poil au menton…

– Qui sait, Karl ? peut-être si tufais souche de rois, leur race s’abâtardira-t-elle comme cette racede Clovis, dont tu veux confier à ma garde le dernier rejeton…

– Par le diable ! est-ce que nousnous sommes abâtardis, nous autres fils de Pépin l’Ancien, mairesdu palais, héréditaires dès avant le règne de Brunehaut !

– Vous n’étiez pas rois, Karl, et laroyauté porte en soi un poison qui à la longue énerve et tue lesraces les plus viriles…

Berthoald achevait à peine ces paroles, dontle chef des Franks parut fort surpris, lorsque le père Clément,abbé du monastère, entra précipitamment dans la salle, ets’adressant à Karl : – Seigneur, je viens de découvrir unterrible complot ! mais le jeune prince s’est obstinémentrefusé à m’accompagner ici…

– Un complot ? ah ! ah !l’on complote donc dans ton abbaye ?

– Grâce au ciel, seigneur, moi et mesfrères nous sommes étrangers à cette indigne trahison ; lescoupables sont de misérables esclaves qui seront châtiés selonleurs mérites.

– Explique-toi, dépêchons !

– D’abord, seigneur, je dois vousapprendre qu’à l’arrivée du jeune prince en ce couvent, le comteHugh, qui l’avait amené, me recommanda de mettre auprès de l’enfantune jeune esclave, jolie s’il était possible, et surtoutprovocante… à cette fin que…

– Oui, oui, une éducation à la façon decelle que la vieille Brunehaut donnait à ses petits-fils… Le comteHugh a dépassé mes ordres, et toi, saint homme, tu n’as pas rougide te faire l’entremetteur de cette infamie ?…

– Ah ! seigneur ! quelleabomination ! les deux enfants sont restés purs comme desanges…

– Et cela malgré toi… mais cecomplot ?

– L’on avait donc placé, seigneur, unejeune esclave auprès du petit prince ; cette fille, innocentecréature jusqu’à son crime d’aujourd’hui, je dois l’avouer, s’est,ainsi que son père et sa mère, apitoyée sur le sort deChilpérik ; ils ont ouvert l’oreille à des propositionsdétestables, et cette nuit même, au moyen de cette corde (le moinela tira de dessous son froc), l’enfant devait s’évader de sachambre, grâce à la complicité de l’esclave-portier, puis rejoindredes fidèles du feu roi Thierry, cachés dans les environs ducouvent.

– Ah ! ah !… le vieux partiroyal se remue ? On me croyait pour longtemps occupé à laguerre contre les Arabes ! l’on voulait rétablir la royauté enmon absence ? Mais Karl va vite, fait vite et revient vite…Continue.

– Tout à l’heure, en entrant chez lejeune prince, mes soupçons ont été éveillés ; son trouble, sarougeur, m’ont frappé ; il ne quittait pas son lit duregard ; une idée subite me vient, je cours au lit, je soulèvele matelas, je trouve cette corde, puis je presse l’enfant dequestions, et il m’avoue tout…

Le chef des Franks s’écria en affectant plusde courroux qu’il n’en ressentait : – Trahison ! voilà ceque c’est que d’avoir confié cet enfant à la garde de ces moines,traîtres ou incapables de défendre leurs prisonniers.

– Ah ! seigneur !… nous destraîtres !…

– Ces paroles t’offensent ? Or donc,réponds… Combien cette abbaye a-t-elle envoyé d’hommes àl’armée ?

– Seigneur… nos colons et nos esclavessuffisent à peine à cultiver nos terres, nous n’avons pu envoyerpersonne à l’armée.

– Combien avez-vous payé au fisc pour lesfrais de la guerre ?…

– Seigneur… nous avons employé tous nosrevenus en bonnes œuvres…

– Oui, vous vous faisiez de grassescharités à vous-mêmes. Les voilà bien ces gens d’église !toujours recevoir ou prendre, jamais donner ou rendre.

– Seigneur…

– De qui cette abbaye tient-elle sesterres ?

– Des libéralités du pieux roiDagobert ; notre charte de donation est de l’an 640 de notreSeigneur Jésus-Christ.

– Et crois-tu, moine, que les rois franksvous aient fait ces donations, à vous autres tonsurés, à cetteseule fin de vous voir engraisser dans la fainéantise etl’abondance, sans jamais concourir aux frais de guerre en hommes eten argent ?…

– Seigneur…

– Quoi ! je vous confie unprisonnier important, et vous ne pouvez le garder sûrement…

– Seigneur, nous sommes innocents etincapables de…

– Oui, incapables… tu as dit lemot ; aussi je veux établir ici des hommes de guerre…capables de garder le prisonnier, et, au besoin, dedéfendre cette abbaye, si les gens du parti royal tentaientd’enlever le petit prince ; – Karl ajouta, s’adressant aujeune chef : – Toi et tes hommes, vous prendrez possession decette abbaye, je te la donne !

L’abbé leva les mains au ciel, en signe demuette désolation, tandis que Berthoald, jusqu’alors pensif, dit auchef des Franks :

– Karl… après mûre réflexion, cet emploide geôlier me répugne, et, quoiqu’il puisse y avoir pour moi unesorte de plaisir vengeur à être le gardien du dernier rejeton deClovis… je refuse.

– Ton refus m’afflige. N’as-tu pasentendu ce moine ? ne vois-tu pas qu’il faut ici un gardienvigilant ? ne t’ai-je pas dit que cette abbaye devait devenir,par sa position, un poste militaire important ?

– Karl, d’autres guerriers de ton arméemieux que moi garderont cet enfant, et aussi bien que moidéfendront ce poste. Je te le répète, le métier de geôlier merépugne.

Le chef des Franks resta quelques momentsmuet, soucieux, puis il reprit : – Moine, combien as-tu deterres, de colons et d’esclaves ici ?

– Seigneur, nous possédons cinq millehuit cents arpents de terre, sept cents colons et dix-neuf centsesclaves…

– Berthoald… tu entends, voilà ce que turefuses pour toi et pour tes hommes, et, en outre, je t’aurais faitcomte en ce pays ?

– Je ne saurais être geôlier. Réservepour d’autres que pour moi la faveur que tu voulaism’accorder ; je t’en saurai autant de gré.

– Seigneur, – reprit le père Clément avecune sainte résignation qui cachait mal son courroux contre Karl, –vous êtes chef des Franks et tout-puissant. Si vous établissez voshommes de guerre en ce lieu et leur donnez nos terres, il nousfaudra obéir, mais que deviendrons-nous ?

– Et que deviendront mes compagnonsd’armes, qui m’ont si vaillamment servi durant tant de guerres,pendant que vous disiez ici vos patenôtres ? Dis, qui lesnourrira mes hommes ? qui les logera ? qui lesvêtira ? qui les servira ? Ne veux-tu pas, moine, qu’ilsaillent, ces vaillants, voler ou mendier sur les routes ?

– Seigneur… il y aurait moyen desatisfaire vos compagnons d’armes et nous-mêmes.

– Comment cela ?

– Vous voulez changer cette abbaye en unposte militaire ; je l’avoue, vos hommes de guerre serontmeilleurs gardiens du jeune prince que nous autres, pauvres moines.Mais puisque vous disposez de cette abbaye, daignez, illustreseigneur, vous qui pouvez tout, nous en donner une autre.

– Laquelle ?

– Il existe près de Nantes l’abbaye deMeriadek ; un de nos frères, mort depuis peu, y était restéplusieurs années comme intendant ; il nous a même laissé iciun Polyptique renfermant la désignation exacte des biens et despersonnes de l’abbaye. Elle était alors sous la règle de saintBenoît. L’on nous a dit que plus tard elle avait été changée en unecommunauté de femmes ; mais nous n’avons, à ce sujet, aucunecertitude…

– Et cette abbaye, – reprit Karl en sefrottant la barbe d’un air sournois et narquois, – tu me lademandes charitablement pour toi et pour tes moines ?

– Oui, seigneur, puisque vous nousdépossédez de celle-ci.

– Et les possesseurs actuels de l’abbayeque tu sollicites… que deviendront-ils ?

– Hélas ! ce que nous serionsdevenus nous mêmes. La volonté de Dieu soit faite en toutechose !

– Oui, pourvu que cette volonté soitfaite en ta faveur. Et cette abbaye est-elle riche ?

– Seigneur, avec l’aide de Dieu, nous ypourrons vivre humblement dans la retraite et la prière.

– Moine, pas de mensonge ! Cetteabbaye vaut-elle plus ou moins que celle-ci ?… ne me trompepas ; je veux savoir si je donne un bœuf ou un chevreau. Or,si tu me trompes, je pourrai revenir un jour sur cettedonation ; d’ailleurs tu m’as appris tout à l’heure que tuavais ici une exacte désignation des biens.

– Oui, seigneur, – reprit l’abbé en semordant les lèvres et allant chercher plusieurs rouleaux deparchemin formant le Polyptique. – Vous verrez par ces pièces queles biens et revenus de l’abbaye de Meriadek valent au moins ceuxdont nous jouissons ici… nous pourrions même, en réduisant,hélas ! le nombre de nos bonnes œuvres, payer deux cents sousd’or par année à votre fisc.

– Tu dis cela un peu tard, – reprit Karlen feuilletant les pièces du Polyptique qui désignaientparfaitement l’étendue et les limites de la donation. – As-tu icides parchemins pour écrire ?…

– Oui, seigneur, – s’écria joyeusement lemoine en courant à son coffre, et croyant déjà tenir l’abbaye deMeriadek ; – voici, gracieux seigneur, un parchemin ;veuillez dicter… à moins que vous ne préfériez la formuleordinaire. Je la sais, et vais l’écrire à l’instant.

L’abbé se mettait en devoir de s’asseoir et deprendre la plume, lorsque Karl lui dit, en l’écartant de latable : – Moine, je ne suis point comme les rois fainéants etignorants, moi, je sais écrire, j’aime fort à faire mesaffaires…

Karl, consultant les parchemins que venait delui remettre l’abbé, se mit à écrire, jetant parfois un regard surBerthoald, qui demeurait pensif et presque étranger à ce qui sepassait autour de lui ; le moine, à quelques pas de la table,suivant d’un œil avide la main de Karl, se félicitait de s’êtresouvenu si à propos de l’abbaye de Meriadek, supputant déjà, sansdoute, l’avantage qui résulterait pour lui de cet échange ;aussi, s’adressant au chef des Franks, qui, silencieux, écrivaittoujours, il lui dit avec une expression de bonheur contenu :– Puissant seigneur, voici mes noms : BonaventureClément, prêtre indigne et moine selon la règle de saintBenoît.

Karl releva la tête, regarda fixement l’abbé,sourit d’une façon singulière ; puis, s’étant remis à écrire,il dit au bout de quelques instants : – De la cire !… quej’appose mon sceau à cette charte.

L’abbé s’empressa d’apporter ce qu’on luidemandait ; Karl tira de son doigt un large anneau d’or,l’apposa sur la cire brûlante, et dit : – Voici la charte dedonation bien en règle.

– Gracieux seigneur, – s’écria l’abbé entendant les mains, – nous appellerons chaque jour sur vous laprotection du ciel.

– Grâces te soient rendues, moine ;les prières désintéressées doivent être particulièrement agréablesau Tout-Puissant ; – et se tournant vers le jeune chef, Karllui dit : – Berthoald, par cette charte, je te fais comte aupays de Nantes, et te fais don à toi, à tes hommes, de l’abbaye deMeriadek…

L’abbé resta pétrifié, Berthoald tressaillitde joie, et s’écria avec l’accent d’une profondereconnaissance : – Karl, ta générosité ne se lasse doncpas ?

– Non, mon vaillant ! pas plus queton bras ne se lasse à la bataille… Et maintenant à cheval, àcheval ! mon noble comte. Si l’abbaye de Meriadek est uncouvent de tonsurés et qu’il se trouve à sa tête quelque abbébatailleur qui refuse de te faire place, tu as ton épée, tes hommesont leurs lances ; si c’est un couvent de femmes, et que lesnonnaines soient jeunes et jolies, tes braves et toi, vous pourrez,de par le diable… – Karl n’acheva pas, car, à ce moment, des pasprécipités se firent entendre derrière la porte ; elles’ouvrit brusquement, et Septimine, entrant, pâle, épouvantée, levisage baigné de larmes, les cheveux dénoués, se jeta aux pieds del’abbé en criant : – Grâce ! mon père, grâce !…

Presque aussitôt deux esclaves, armés defouets et portant à la main des trousseaux de corde, arrivèrent, encourant, sur les pas de la jeune fille ; mais ils s’arrêtèrentrespectueusement à la porte. Septimine était si belle, sitouchante, ainsi éplorée, suppliante, que Berthoald resta frappéd’admiration, et ressentit soudain pour cette infortunée un intérêtinexprimable ; Karl lui-même ne put s’empêcher des’écrier : – Foi de Marteau ! la jolie fille !moine, tu choisis tes esclaves en connaisseur !

– Que viens-tu faire ici ? – s’écriabrutalement le père Clément, furieux d’avoir vu la donation luiéchapper ; puis, se retournant vers les deux esclaves,immobiles au seuil de la porte : – Pourquoi ne l’avez-vous pasencore châtiée, cette misérable ?

– Mon père… nous allions la dépouiller deses vêtements pour l’attacher au chevalet malgré sa résistance,lorsqu’elle nous a échappé.

– Oh ! mon père, – s’écria Septimined’une voix suffoquée par les sanglots, et tendant vers l’abbé sesmains suppliantes, – faites-moi mourir, mais épargnez-moi tant dehonte…

– Seigneur, – s’écria le père Clément, –c’est cette esclave qui voulait faire évader le jeune prince !Double scélérate !… c’est toi qui es cause de tous nosmaux ! c’est nous que l’on punit de ton complot ! tu lepayeras cher. Qu’on l’emmène, – ajouta-t-il, de plus en pluscourroucé, en se tournant vers les esclaves, – qu’on la châtie surl’heure !

Les esclaves firent un pas dans lachambre ; mais Berthoald, les arrêtant d’un geste menaçant,s’approcha de Septimine, et, lui tendant la main : – Ne crainsrien, pauvre enfant ; Karl, le chef des Franks, ne souffrirapas que tu sois châtiée.

La jeune fille, n’osant encore se relever,tourna son charmant visage vers Berthoald, et resta non moinsfrappée de la générosité du jeune homme que de sa beauté. En cemoment, leurs regards se rencontrèrent ; Berthoald ressentitune émotion profonde, tandis que Karl disait à laColiberte : – Allons, je te fais grâce… mais pourquoi diable, ma fille, te mêles-tu de faire évader ce royalmarmot ?

– Hélas ! seigneur, il est simalheureux ! Mon père et ma mère ont été, comme moi,apitoyés : voilà tout notre crime… Seigneur, je vous le juresur le salut de mon âme… – Et les sanglots étouffèrent la voix dela jeune fille ; elle ne put qu’ajouter en joignant lesmains : – Grâce ! grâce ! pour mon père, pour mamère !

– Voilà que tu pleures encore àsuffoquer, – dit Karl, touché, malgré sa rudesse, de tant dejeunesse, de douleur et de beauté. – Si l’on veut aussi châtier tonpère et ta mère, je le défends.

– Seigneur… on veut me vendre et meséparer d’eux…

– Qu’est-ce à dire, moine ? –demanda Karl à l’abbé, tandis que Berthoald, sentant à chaqueinstant s’augmenter son trouble, son admiration et sa pitié, nepouvait détacher ses regards de Septimine.

– Seigneur, voici le fait, – reprit lepère Clément : – j’ai ordonné qu’après avoir été châtiés, cestrois esclaves, le père, la mère et la fille, seraient vendus etemmenés hors de ce couvent ; un de ces marchands d’esclavesqui courent le pays est venu justement ce matin me proposer deuxcharpentiers dont nous avons besoin ; je lui ai offert en troccette jeune fille, ainsi que son père et sa mère ; maisMardochée a refusé l’échange.

– Mardochée ! – s’écriainvolontairement Berthoald, dont les traits, soudain pâlissants,exprimèrent autant de crainte que d’anxiété, – ce juifici !…

– Que diable as-tu ? – dit Karl aujeune homme, – te voilà blanc comme ton manteau.

Berthoald tâcha de vaincre l’émotion qui letrahissait, baissa les yeux, et répondit d’une voix altérée :– L’horreur que m’inspirent ces juifs maudits est si grande… que jene peux les voir, ou seulement entendre prononcer leur nom sansfrissonner malgré moi. – En disant ces mots, Berthoald pritvivement son casque, qu’il avait déposé sur la table, et le remitsur sa tête, l’enfonçant le plus possible, afin que la visièrecachât, du moins, le haut de son visage.

– Je comprends ton horreur des juifs, –reprit Karl ; – les araignées me causent le même dégoût ;pourtant je ne suis point une femmelette… Mais continue,moine !

– Mardochée consent à s’accommoder de laColiberte, dont il a le placement ; mais il ne veut ni du pèreni de la mère : je lui ai donc vendu cette fille, me réservantle droit de la faire châtier avant de la livrer ; je vendraises parents à un autre marchand.

– Seigneur ! – s’écria Septimine enfondant de nouveau en larmes, – c’est une cruelle condition quel’esclavage ; mais il semble moins dur lorsqu’on le subit avecceux qu’on aime…

– Le marché est conclu, – ditl’abbé ; – Mardochée m’a donné des arrhes, il a ma parole, ilattend ici la Coliberte.

En entendant dire que le juif se trouvait prèsde là, Berthoald tressaillit de nouveau, et ramena le capuchon deson long manteau blanc arabe par-dessus son casque, de sorte queses traits étaient entièrement cachés ; puis, s’adressant auchef des Franks d’une voix précipitée, comme s’il avait hâte desortir de l’abbaye : – Karl, avant que je te quitte, pourlongtemps peut-être, mets le comble à ta générosité enversmoi ; rends la liberté au père et à la mère de cette pauvreenfant, rachète-la au juif, qu’elle ne soit plus séparée de safamille. Si elle a été coupable, la pitié seule l’a égarée. Tu vasplacer ici des guerriers vigilants ; l’évasion du petit princene sera plus à craindre. Pardonne à ces pauvres gens et rends-leslibres…

Septimine, entendant les parolescompatissantes et émues de Berthoald, leva vers lui son visage,empreint d’une reconnaissance ineffable.

– Sois satisfait, Berthoald, – dit Karl,– relève-toi, ma fille ; cette abbaye, où je veux établir mesguerriers, comptera trois esclaves de moins ; mais je n’aurairien refusé à l’un de mes plus vaillants chefs.

– Tiens, mon enfant, – dit le jeune hommeen mettant plusieurs pièces d’or arabes dans la main de laColiberte : – Voilà pour vous aider à vivre, toi, ton père etta mère. Sois heureuse ! bénis la générosité de Karl, etsouviens-toi quelquefois de moi.

Septimine, par un mouvement supérieur à savolonté, saisit la main que lui tendait Berthoald, et, sans prendreles pièces d’or qu’il lui offrait et qui roulèrent sur le plancher,elle baisa la main du jeune homme avec une reconnaissance sipassionnée, qu’il sentit ses yeux, malgré lui, mouillés de larmes.Karl s’en aperçut, et cria en riant de son gros riregermanique : – Foi de Marteau ! je crois qu’ilpleure !… quelle femmelette !

Berthoald profita de ces paroles de Karl pourrabaisser davantage encore le capuchon de son manteau, et cacherainsi presque entièrement ses traits. Aussi Karl lui dit : –Tu as raison de rabattre ton capuchon sur ton nez : c’est sansdoute pour cacher tes larmes ?

– Je ne te donnerai pas longtemps lespectacle de ma faiblesse, Karl… Tu m’as dit tout à l’heure :à cheval ! Permets-moi de me mettre en route à l’instant avecmes hommes pour l’abbaye de Meriadek.

– Va… mon bon compagnon de guerre,j’excuse ton impatience. Sois vigilant ! exerce journellementtes hommes ; qu’ils soient prêts, ainsi que toi, à se rendre àmon premier appel, ou peut-être à aller, sous tes ordres, attaqueret dompter enfin ces damnés Bretons, qui, depuis Clovis, résistentà nos armes… Te voilà comte au pays de Nantes, près des frontièresde cette Armorique endiablée. Là, ta loyale et brave épée pourra merendre de tels services, que ce soit moi, Karl, qui devienne tonobligé… Au revoir ! Heureux voyage et grasse abbaye je tesouhaite, mon vaillant !

Berthoald, grâce au capuchon qui voilaitpresque entièrement ses traits, put cacher sa cruelle angoisselorsqu’il entendit Karl lui dire qu’un jour peut-être il luidonnerait l’ordre d’aller combattre les Bretons, toujoursindomptés ; il fléchit le genou devant le chef des Franks, etsortit en proie à une telle anxiété, qu’il n’eut pas un dernierregard pour Septimine la Coliberte, qui, toujours agenouillée aumilieu des pièces d’or sarrasines éparses autour d’elle, nequittait pas des yeux son libérateur, qui sortitprécipitamment.

Le jeune chef traversait la cour de l’abbayepour aller reprendre son cheval, lorsqu’à l’angle d’un mur il setrouva face à face avec un petit homme à barbe grise et pointue.C’était le juif Mardochée. Berthoald tressaillit, passarapidement ; mais, quoiqu’il eût autant que possible caché sestraits sous le capuchon de son manteau, ses yeux rencontrèrent leregard perçant du juif qui, ne semblant nullement surpris, souritd’un air sardonique, tandis que le jeune chef s’éloigna rapidement,de plus en plus désireux de quitter l’abbaye de Saint-Saturnin.

CHAPITRE II.

L’abbaye de Meriadek. – Les esclavesorfèvres. – Vie d’une abbesse au huitième siècle. – État etredevance des colons et des esclaves. – Punitions. – La chair viveet l’épervier. – Broute-Saule. – L’atelier. – Le meurtre et lesouper. – L’inondation. – Les fugitifs. – Les frontières del’Armorique.

&|160;

Un atelier d’orfèvrerie est agréable à voirpour l’artisan, libre ou esclave, qui a vieilli dans la pratique dece bel art, illustré par ÉLOI, le plus célèbre des orfèvresgaulois. L’œil se repose avec plaisir sur le fourneau incandescent,sur le creuset où bouillonne le métal en fusion, sur l’enclume quisemble être d’argent veinée d’or, tant on a battu sur elle del’argent et de l’or&|160;; l’établi, garni de ses limes, de sesmarteaux, de ses doloires, de ses burins, de ses polissoirs desanguine et d’agate, n’est pas moins agréable à l’œil&|160;; cesont encore les moules d’argile où se verse le métal fondu, et çàet là, sur des tablettes, quelques modèles en cire, empruntés auxdébris de l’art antique, retrouvés parmi les ruines de la Gauleromaine&|160;; il n’est pas jusqu’au choc des marteaux, jusqu’augrincement des limes, jusqu’au bruit haletant du soufflet de laforge, qui ne soit une musique douce à l’oreille de l’artisan qui avieilli dans le métier. Telle est la passion de l’art, que parfoisl’esclave oublie sa servitude pour ne songer qu’aux merveillesqu’il fabrique pour ses maîtres.

L’abbaye de Meriadek avait, ainsi que lesriches couvents de la Gaule, son petit atelier d’orfèvrerie&|160;;un vieillard de quatre-vingts ans et plus surveillait les travauxde quatre jeunes apprentis, esclaves comme lui, et réunis dans unesalle basse voûtée, éclairée par une fenêtre cintrée, garnie debarreaux de fer, qui s’ouvrait sur un fossé rempli d’eau, lecouvent ayant été bâti au milieu d’une espèce de presqu’île,entourée d’étangs immenses. La forge s’adossait à l’un des mursdans l’épaisseur duquel était creusé une sorte de petitcaveau&|160;; l’on y descendait par plusieurs marches, il contenaitla provision de charbon nécessaire aux travaux. Le vieil orfèvre, àla figure et aux mains noircies par la fumée de la forge, portaitune souquenille à demi cachée par un large tablier de cuir, etciselait avec amour une crosse abbatiale en argent&|160;:

–&|160;Père Bonaïk, – dit un des jeunesesclaves au vieillard, – voici le huitième jour que notre camaradeÉleuthère ne vient pas à l’atelier… où peut-il être&|160;?

–&|160;Dieu le sait, mes enfants… mais,croyez-moi, parlons d’autre chose.

–&|160;Je suis à moitié de votre avis, vieuxpère, car, à propos d’Éleuthère, j’ai autant envie de parler que deme taire. Je sais un secret&|160;; il me brûle la langue, et jecrains qu’on me la coupe, si je bavarde.

–&|160;Alors, mon garçon, – reprit levieillard en ciselant toujours son orfèvrerie, – garde ton secret,c’est prudent.

Mais les jeunes gens, plus curieux que levieillard, firent tant d’instances auprès de leur compagnon que,vaincu par leurs prières, il leur dit&|160;: – Avant-hier… c’étaitle septième jour de la disparition d’Éleuthère, j’étais alléreporter, par ordre du père Bonaïk, un bassin d’argent dansl’intérieur de l’abbaye. La tourière me dit d’attendre pendantqu’elle va s’enquérir s’il n’y a pas de pièces d’argent à nettoyer.Resté seul, pendant l’absence de la tourière, j’ai la curiosité demonter sur un escabeau afin de regarder par une petite fenêtretrès-élevée donnant sur le jardin du monastère. Là, qu’est-ce queje vois&|160;? ou plutôt qu’est-ce que je crois voir&|160;! car ily a de ces ressemblances si frappantes…

–&|160;Eh bien&|160;! – dirent les jeunesgens, – qu’as-tu vu dans ce jardin&|160;?

–&|160;J’ai vu l’abbesse, reconnaissable à sataille élevée, marchant entre deux nonnes, l’un de ses bras appuyésur l’épaule de chacune d’elles.

–&|160;Ne dirait-on pas qu’elle a près de centans, comme le père Bonaïk, notre abbesse&|160;? elle qui monte àcheval comme un guerrier&|160;! elle qui chasse au faucon, elledont la lèvre est ombragée d’une petite moustache rousse, ni plusni moins que celle d’un jouvenceau de dix-huit ans.

–&|160;Ce n’était point par faiblesse, maissans doute par tendresse que l’abbesse s’appuyait ainsi sur sesdeux nonnes&|160;: l’une d’elles ayant marché sur sa robe, aumoment où je traversais la cour, fait un faux pas, trébuche, seretourne, et je reconnais, ou je crois reconnaître, devinez qui…Éleuthère…

–&|160;Habillé en nonne&|160;?

–&|160;Habillé en nonne…

–&|160;Allons donc… tu rêvais.

–&|160;Pourtant, – reprit un autre esclavemoins incrédule, – il faut dire que notre camarade n’a pas encoredix-huit ans, et que son menton est aussi imberbe que celui d’unejeune fille.

–&|160;Et je soutiens, moi, que si cette nonnen’est pas Éleuthère, c’est sa sœur… s’il a une sœur.

–&|160;Et je vous dis, moi, – ajouta le vieilorfèvre avec une impatiente anxiété, – je vous dis, moi, que vousêtes des oisons, et que si vous voulez aller au chevalet faire denouveau connaissance avec les lanières du fouet, vous n’avez qu’àtenir des propos pareils.

–&|160;Mais, père Bonaïk…

–&|160;Je comprends qu’en travaillant l’onjase&|160;; mais quand les paroles se peuvent traduire en coups defouet sur l’échine, l’entretien me semble mal choisi. Ne savez-vouspas, comme moi, que l’abbesse…

–&|160;Est endiablée, père Bonaïk.

–&|160;Encore&|160;! Mais vous voulez doncqu’il ne vous reste pas un morceau de peau sur le dos&|160;!

–&|160;Et de quoi jaser, père Bonaïk, sinon deses maîtres&|160;?

–&|160;Tenez, – dit le vieillard, voulantdétourner l’entretien qu’il trouvait, avec raison, dangereux pources jeunes gens, – je vous ai souvent promis de vous parler de monillustre maître en orfèvrerie, la gloire des artisans de la Gaule,une bonne gloire, celle-là… car elle n’a coûté de sang ni de larmesà personne…

–&|160;Il s’agit du bon Éloi, pèreBonaïk, l’ami du bon roi Dagobert&|160;?

–&|160;Dites le bon Éloi, mesenfants, car jamais homme n’a été meilleur&|160;; mais ne dites pasle bon roi Dagobert, car ce roi faisait égorger ceux quilui déplaisaient, et avait un sérail comme en ont maintenant leskalifes des Arabes. Donc, mes enfants, le bon Éloi était né, vers588, à Catalacte, petite ville des environs de Limoges. Ses parentsétaient libres, mais d’une condition obscure et pauvre.

–&|160;Père Bonaïk, si Éloi est né en 588, sanaissance date donc d’environ cent cinquante ans&|160;?

–&|160;Oui, mes enfants, puisque nous sommesbientôt en 738.

–&|160;Et vous l’avez connu&|160;? – dit undes jeunes gens avec un sourire d’incrédulité, – vous l’avez connu,le bon Éloi&|160;?

–&|160;Certes, je l’ai connu, puisque j’aibientôt quatre-vingt-seize ans et qu’il est mort le siècle dernier,en 659, il y a près de quatre-vingts ans de cela.

–&|160;Vous étiez tout jeune alors&|160;?

–&|160;J’avais seize ans et demi la dernièrefois que je l’ai vu, et mes souvenirs me sont encore présents…Mais, pour revenir au bon Éloi, son père s’appelait Eucheret sa mère Terragie. Eucher, remarquant que son fils, toutenfant, machinait toujours de petites figures ou de petitsustensiles en bois d’un joli dessin, l’envoya comme apprenti chezun habile orfèvre de Limoges, nommé maître Abbon, qui, àcette époque, dirigeait aussi pour le fisc l’atelier des monnaiesdans la ville de Limoges. Après s’être tellement perfectionné dansson art, qu’il dépassa son maître en quelques années, Éloi quittason pays et sa famille, laissant après lui de grands regrets, cartout le monde l’aimait pour sa gaieté, sa douceur, et son excellentcœur, il alla chercher fortune à Paris, l’un des séjours des roisfranks. Éloi était recommandé par son ancien maître à un certainBobbon, orfèvre et trésorier de Clotaire&|160;II. CeBobbon ayant pris notre Éloi comme ouvrier, remarqua bientôt sontalent. Un jour, le roi Clotaire&|160;II voulut avoir un siège d’ormassif, travaillé avec art, et enrichi de pierres précieuses.

–&|160;Un siège d’or massif, pèreBonaïk&|160;! quelle magnificence&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! mes enfants, l’or necoûtait aux rois franks que la peine de le prendre en Gaule, et ilsne s’en faisaient point faute. Clotaire&|160;II eut donc lafantaisie de posséder un siège d’or&|160;; mais personne, dans lesateliers du palais, n’était capable d’accomplir une pareille œuvre.Le trésorier Bobbon, connaissant l’habileté d’Éloi, lui proposa dese charger de ce travail. Éloi accepta, se mit à la forge, aucreuset, et avec la grande quantité d’or qu’on lui avait donnéepour orner un seul siège, il en fit deux. Portant alors au palaisle siège qu’il a achevé, il cache l’autre…

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! – dit en riant l’undes jeunes esclaves, – le bon Éloi faisait comme les meuniers, iltirait de son sac deux moutures…

–&|160;Attendez, mes enfants, attendez, avantde porter votre jugement. Clotaire&|160;II, émerveillé del’élégance et de la délicatesse du travail de l’artisan, ordonneaussitôt de le récompenser largement… Alors Éloi montre à Bobbon lesecond siège qu’il avait ouvragé, en disant&|160;: «&|160;Voici àquoi, afin de ne rien perdre, j’ai employé le restant de tonor.&|160;»

–&|160;Vous aviez raison, père Bonaïk, nousnous étions trop hâtés de juger le bon Éloi.

–&|160;Ce trait de probité, si honorable pourle pauvre artisan, mes enfants, fut l’origine de sa fortune.Clotaire&|160;II voulut se l’attacher comme orfèvre. Alors Éloi fitses plus beaux ouvrages&|160;: c’étaient des vases d’or ciselés,enrichis de rubis, de perles et de diamants&|160;; des meublesd’argent massif d’un dessin admirable, rehaussés de pierresdures&|160;; c’étaient encore des reliquaires, des patères, desboîtes à Évangile, travaillées à jour et incrustées d’escarboucles…J’ai vu le calice d’or émaillé, de plus d’un pied de haut, qu’ilfit pour l’abbaye de Chelles&|160;: c’était un miracle d’émail etd’or.

–&|160;Cela éblouit, rien que de vous entendreparler de ces beaux ouvrages, père Bonaïk.

–&|160;Ah&|160;! mes enfants&|160;! cettesalle ne contiendrait pas les chefs-d’œuvre de cet artisan, lagloire de l’orfèvrerie gauloise&|160;; les monnaies qu’il afrappées comme monétaire de Clotaire&|160;II, de Dagobert et deClovis&|160;II, sont admirables de relief&|160;: ce sont destiers de sou d’or d’une superbe empreinte… Enfin, que vousdirai-je, mes enfants&|160;? Éloi réussissait dans tous les genresd’orfèvrerie&|160;; il excellait, comme les orfèvres de Limoges,dans l’incrustation des émaux et l’enchâssement des pierresfines&|160;; il excellait encore, comme les orfèvres de Paris, dansla statuaire d’or et d’argent au marteau&|160;; il ciselait lesbijoux aussi délicatement que les orfèvres de Metz, et les étoffestissées de fils d’or, que l’on fabriquait sous ses yeux, d’aprèsses dessins, étaient non moins magnifiques que celles de Lyon. Maisaussi, mes enfants, quel rude travailleur que le bon Éloi&|160;!toujours à sa forge au point du jour, toujours le tablier de cuiraux reins, la lime, le marteau ou le burin à la main, souvent il nequittait son atelier qu’à une heure avancée de la nuit, aidésurtout par l’un de ses apprentis de prédilection, Saxon d’origine,et nommé Thil. Je l’ai connu ce Thil, il était bien vieuxalors.

–&|160;Éloi n’étant pas esclave, et jouissantdes fruits de son travail, a dû devenir très-riche, pèreBonaïk&|160;!

–&|160;Oui, mes enfants, très-riche&|160;; carDagobert, succédant à Clotaire&|160;II, son père, garda Éloi pourorfèvre&|160;; mais le bon Éloi, se souvenant de sa dure conditiond’artisan, et du sort cruel des esclaves qui avaient souvent étéses compagnons de travail, dépensait, lorsqu’il fut riche, tout songain au rachat des esclaves&|160;; il en délivrait quelquefoisvingt, trente, cinquante en un jour&|160;; souvent même il allait àRouen acheter des cargaisons entières de captifs des deux sexes,qu’on amenait de tous pays en cette cité fameuse par son marché dechair humaine. On voyait parmi ces malheureux des Romains, desGaulois, des Anglais, même des Maures&|160;; mais surtout desSaxons. S’il arrivait que le bon Éloi n’eût pas assez d’agent pouracheter les esclaves, il leur donnait, pour soulager leur misère,tout ce qu’il possédait. «&|160;– Que de fois, sa bourse épuisée, –me disait Thil, son apprenti favori, – j’ai vu mon maître vendreson manteau, sa ceinture, et jusqu’à sa chaussure.&|160;» – Mais ilfaut vous dire, mes enfants, que ce manteau, cette ceinture, cettechaussure, étaient brodés d’or, souvent enrichis de perles&|160;;car le bon Éloi, qui ornait les vêtements des autres, se plaisaitaussi à orner ses habits, et, dans sa jeunesse, il allait toujoursmagnifiquement vêtu.

–&|160;C’était bien le moins qu’il se parât,lui qui parait autrui. Ce n’est pas comme nous, qui travaillonsl’or et l’argent et ne quittons jamais nos haillons.

–&|160;Mes pauvres enfants, nous sommesesclaves, tandis qu’Éloi avait le bonheur d’être libre&|160;; maisde cette liberté il usait pour le bonheur de son prochain. Il avaitautour de lui plusieurs serviteurs qui l’adoraient&|160;; j’en aiconnu quelques-uns qui se nommaient Bauderic, Tituen, Buchin,André, Martin et Jean. Vous voyez que le vieux Bonaïkne manque pas de mémoire&|160;; mais comment ne pas se rappelertout ce qui touche le bon Éloi&|160;?

–&|160;Savez-vous, maître, que c’est unhonneur pour nous, pauvres esclaves-orfèvres, d’avoir eu un telhomme dans notre état&|160;?

–&|160;Si c’est un honneur, mes enfants&|160;!certes, il faut nous en enorgueillir. Imaginez-vous donc que laréputation de charité du bon Éloi était si grande, si grande&|160;!que l’on connaissait son nom dans toute la Gaule, et en d’autrespays encore. Les étrangers tenaient à honneur de visiter cetorfèvre, à la fois si grand artiste et si grand homme de bien.Aussi, lorsqu’à Paris l’on demandait sa demeure, le premier passantrépondait&|160;: «&|160;Tu veux savoir où loge le bonÉloi&|160;?&|160;» va à l’endroit où tu trouveras le plus grandnombre de pauvres rassemblés, c’est là qu’il demeure[6].&|160;»

–&|160;Oh&|160;! le bon Éloi&|160;! – dit l’undes jeunes gens, les yeux humides de larmes. – Oh&|160;! le bonÉloi&|160;! le bien nommé&|160;!

–&|160;Oui&|160;! mes amis&|160;! car il étaitaussi actif pour la charité que pour le travail. Le soir, à l’heuredu repas, il envoyait ses serviteurs de différents côtés pourrassembler ceux qui souffraient de la faim et les voyageursmalheureux. On les lui amenait, il leur donnait à manger&|160;;remplissant auprès d’eux l’office d’un serviteur, il débarrassaitles uns de leurs fardeaux, répandait de l’eau tiède sur les mainsdes autres, versait le vin dans les coupes, rompait le pain,tranchait la viande, la distribuait&|160;; puis, après avoir ainsiservi chacun avec une joie douce, il allait s’asseoir sur unsiège&|160;; seulement alors il prenait sa part du repas qu’iloffrait à ces pauvres gens.

–&|160;Et quel visage avait-il, père Bonaïk,ce bon Éloi&|160;? on aime à se figurer un tel homme.

–&|160;Il était grand de taille et avait levisage coloré. Dans sa jeunesse, m’a dit Thil, son apprenti, sachevelure noire bouclait naturellement&|160;; sa main, quoiqueendurcie par le marteau, était blanche et bien faite&|160;; il yavait quelque chose d’angélique dans son visage&|160;: son regardloyal était cependant rempli de finesse.

–&|160;C’est ainsi, père Bonaïk, que j’aime àme le représenter, vêtu de ses magnifiques habits, qu’il vendaitsouvent pour racheter des esclaves.

–&|160;Lorsque l’âge vint, le bon Éloi,renonçant à toute magnificence, ne porta plus qu’une robe de lainegrossière avec une corde pour ceinture… Vers quarante ans, il futnommé évêque de Noyon.

–&|160;Lui… évêque&|160;?

–&|160;Oui, mes enfants… Affligé de voir tantde cupides et méchants prélats dévorer le bien des pauvres qu’ilaimait tant, le bon Éloi demanda au roi l’évêché de Noyon, sedisant que cet évêché serait au moins gouverné selon la doucemorale de Jésus, et il la pratiqua jusqu’à la fin de sa vie, sansrenoncer à son art&|160;; il fonda plusieurs monastères où ilétablit de grands ateliers d’orfèvrerie, sous la direction desapprentis qu’il avait formés dans l’abbaye de Solignac, entreautres, en Limousin. Ce fut là, mes enfants, que je fus conduitesclave à seize ans, après beaucoup de vicissitudes&|160;; car jesuis né en Bretagne… dans cette Bretagne encore libre aujourd’hui,et que je ne reverrai plus, quoique cette abbaye ne soit pastrès-éloignée du berceau de ma famille. – Et le vieillard, quin’avait pas jusqu’alors discontinué de travailler à la crosseabbatiale qu’il ciselait, laissa tomber sur ses genoux la main quitenait son burin. Pendant quelques instants il resta muet etpensif&|160;; puis se réveillant bientôt, comme en sursaut, ilreprit, s’adressant aux jeunes esclaves, étonnés de sonsilence&|160;: – Mes enfants, je me suis laissé entraîner malgrémoi à des souvenirs à la fois doux et amers pour mon cœur… Que vousdisais-je&|160;?

–&|160;Vous nous disiez, père Bonaïk, que vousaviez été conduit esclave à seize ans à l’abbaye de Solignac, enLimousin.

–&|160;Oui… et c’est là où, pour la premièrefois, je vis ce grand artisan. Chaque année, il quittait Noyon pourvenir visiter ce monastère. Il y avait établi, comme abbé, Thil leSaxon, son ancien apprenti, qui dirigeait l’atelier d’orfèvrerie.Il était bien vieux alors, le bon Éloi&|160;; mais il aimait àvenir à l’atelier surveiller et diriger nos travaux. Souvent ilprenait de nos mains la lime et le burin pour nous montrer lamanière de nous en servir, et cela si paternellement, que tous lescœurs étaient à lui. Ah&|160;! c’était le bon temps… Les esclavesne pouvaient quitter les terres du monastère, mais ils étaientaussi heureux qu’on peut l’être en servitude&|160;; car, à chaquevisite, Éloi s’enquérait d’eux, pour savoir s’ils étaient doucementtraités&|160;; mais après la mort du bon Éloi, le père des pauvreset des esclaves, tout changea.

Le vieil orfèvre en était là de son récit,lorsque la porte de l’atelier s’ouvrit, et deux nouveauxpersonnages entrèrent&|160;: l’un était le seigneur Ricarik,intendant de l’abbaye, Frank à figure basse et dure&|160;; l’autreétait Septimine la Coliberte, de qui Berthoald, plusieursjours auparavant, avait demandé et obtenu la liberté, ainsi quecelle de sa famille. Depuis son départ de l’abbaye deSaint-Saturnin, la pauvre enfant était presque méconnaissable, tantelle avait souffert et pleuré&|160;; elle suivait l’intendantsilencieuse et confuse.

–&|160;Notre sainte dame l’abbesse Méroflèdet’envoie cette esclave, – dit Ricarik au vieil orfèvre en luidésignant du geste Septimine, qui, honteuse de se trouver parmi cesjeunes gens, n’osait lever les yeux. – Méroflède l’a achetée hierau juif Mardochée… Il faut que tu apprennes à cette fille ànettoyer les bijoux&|160;; notre sainte abbesse la conservera prèsd’elle pour cet emploi. Il faut que dans un mois, au plus tard,cette esclave soit dressée à ce service, sinon elle sera châtiée ettoi aussi.

À ces mots, la Coliberte tressaillit, et pourla première fois elle osa lever les yeux sur le vieillard, qui,s’approchant d’elle, lui dit avec bonté&|160;: – Ne craignez rien,mon enfant&|160;; avec un peu de bon vouloir de votre part nouspourrons satisfaire aux désirs de notre sainte abbesse. Voustravaillerez là, près de moi, et je vous donnerai tous messoins…

Pour la première fois, depuis longtemps, lestraits de la jeune fille exprimèrent d’autres sentiments que ceuxde la crainte et du chagrin. Elle leva timidement les yeux surBonaïk, et, frappée de la douceur de ses traits vénérables, ellelui dit avec l’accent d’une profonde reconnaissance&|160;: –Oh&|160;! merci, bon père&|160;! merci&|160;! d’avoir ainsi pitiéde moi.

Tandis que les apprentis échangeaient à voixbasse quelques remarques sur la beauté de leur nouvelle compagne detravail, Ricarik, qui portait sous son bras un coffret, dit auvieillard&|160;: – Je t’apporte de l’or et de l’argent pourfabriquer la ceinture que tu sais, ainsi que le vase de formegrecque&|160;; notre dame Méroflède est impatiente de posséder cesdeux objets.

–&|160;Ricarik, je vous l’ai dit, ce que vousm’avez déjà apporté, soit en morceaux, soit en sous d’or etd’argent, ne suffit point&|160;; tout est là dans le coffre de fer,dont, ainsi que moi, vous avez la clef. Il faudrait de plus, pourparfaire une de ces belles ceintures d’or, pareille à celles quej’ai vu fabriquer dans les ateliers fondés par l’illustre Éloi, ilfaudrait une vingtaine de perles et pierreries.

–&|160;J’ai ici dans ce sac et cette cassetteautant d’or, d’argent et de pierreries qu’il t’en faudra… tiens… –Et Ricardik versa d’abord sur l’établi du vieil orfèvre le contenud’un sac de sous d’argent, puis il tira de la cassette un assezgrand nombre de sous d’or, plusieurs lames, aussi d’or, bossuées,comme si elles eussent été arrachées de l’endroit qu’ellesornaient, et enfin, un reliquaire d’or enrichi de pierreries. –Auras-tu ainsi suffisamment d’or et de pierreries&|160;?

–&|160;Je le crois&|160;; ces pierreries sontsuperbes… ce reliquaire est orné de rubis sans pareils.

–&|160;Ce reliquaire, donné à notre sainteabbesse, contient un pouce de Saint-Loup.

–&|160;Ricarik, lorsque j’aurai déchâssé lesrubis et fondu l’or du reliquaire, que ferai-je du pouce&|160;?

–&|160;Quel pouce&|160;?

–&|160;Le bienheureux pouce du bienheureuxSaint-Loup, qui est là-dedans&|160;?

–&|160;Eh&|160;! fais-en ce que tu voudras…porte-le en relique&|160;!

–&|160;Alors, je vivrai deux cents ans aumoins.

–&|160;Qu’examines-tu là&|160;?

–&|160;Ces sous d’argent&|160;: quelques-unsne me semblent pas de bon aloi.

–&|160;Quelque colon m’aura friponné… C’estaujourd’hui le jour où ils payent leur redevance&|160;; l’ondirait, quand ils donnent leur argent, qu’ils s’arrachent la peau.Malheureusement il est trop tard pour découvrir les fripons quiauront donné ces mauvais sous d’argent&|160;; mais, j’y songe,quelques colons sont en retard, ils viendront sans doute payer àl’heure où les esclaves de l’abbaye apportent leur redevance ennature, tu seras là, tu examineras les pièces d’argent, et malheurau larron qui donnerait une pièce de mauvais aloi&|160;!

–&|160;Je ferai selon votre volonté… Nousallons serrer ces métaux précieux et les pierreries dans le coffrede fer, en attendant que je les mette en œuvre.

–&|160;Cela me fait songer qu’hier je n’aipoint visité le coffre.

Pendant que le Frank, ayant ouvert le coffre,examinait son contenu, le vieil orfèvre se rapprocha des jeunesapprentis et leur dit à voix basse&|160;: – Mes enfants, jusqu’icij’ai toujours pris votre défense contre nos maîtres, palliant oucachant vos fautes, afin de vous épargner des châtimentsquelquefois mérités…

–&|160;C’est vrai, père Bonaïk.

–&|160;En retour, je vous demande de traitercomme une sœur cette pauvre enfant qui est là toute tremblante. Jevais sortir avec l’intendant durant une heure peut-être,promettez-moi d’être réservés en vos propos pendant monabsence&|160;: ne confusionnez pas cette jeune fille. Que lechagrin qu’elle semble éprouver vous la rende respectable…

–&|160;Ne craignez rien, père Bonaïk, nous nedirons rien qu’une nonne ne puisse entendre.

–&|160;Cela ne me suffit point du tout&|160;;promettez-moi de ne dire que ce que vous diriez devant votremère.

–&|160;Nous vous le promettons, maîtreBonaïk.

Cet entretien avait eu lieu à l’autre bout del’atelier, tandis que Ricarik inventoriait le contenu du coffre. Levieillard revint alors près de Septimine, et lui dit àdemi-voix&|160;: – Mon enfant, je vais vous quitter pendantquelques instants&|160;; mais, rassurez-vous, ces jeunes gens voustraiteront en sœur.

À peine Septimine avait-elle remercié levieillard par un regard rempli de gratitude, que l’intendant dit enfermant le coffre&|160;: – Et l’on n’a pas de nouvellesd’Éleuthère, ce fuyard&|160;?

Le vieil orfèvre fit un signe d’intelligenceaux esclaves qui avaient tous levé la tête au moment où le nomd’Éleuthère avait été prononcé&|160;; tous se remirent à leurstravaux, tandis que le vieillard disait à l’intendant&|160;: – Vousle voyez, Ricarik, rien ne manque dans le coffre.

–&|160;Tout esclave est larron… s’il ne déroberien, ce n’est pas l’envie de voler qui lui manque. – Puisrefermant le coffre&|160;: – Ainsi donc aucune nouvelle de cetÉleuthère&|160;?

–&|160;Aucune.

–&|160;Que peut-il être devenu&|160;?

–&|160;Nous ne savons.

–&|160;Cette disparition doit cependant vousétonner, vous autres&|160;? – dit Ricarik en promenant son regardperçant sur les apprentis.

–&|160;Il aura trouvé moyen de s’enfuir, – ditle jeune garçon qui avait cru reconnaître Éleuthère dans lecloître&|160;; – il avait depuis longtemps l’idée de se sauver.

–&|160;Oui, oui, – répétèrent les deux autresapprentis, – Éleuthère nous avait toujours dit qu’il voulait sesauver.

–&|160;Ah&|160;! il vous l’avaitdit&|160;?

–&|160;Oui, seigneur Ricarik.

–&|160;Et pourquoi ne m’en avez-vous pasinstruit, chiens d’esclaves&|160;? – s’écria l’intendant. – Vousêtes donc ses complices&|160;?

Les jeunes gens restèrent cois, les yeuxbaissés. Le Frank ajouta&|160;:

–&|160;Ah&|160;! vous avez gardé lesilence&|160;! votre échine vous cuira&|160;!

–&|160;Ricarik, – reprit le vieil orfèvre, –ces jeunes gens babillent comme des geais, et n’ont pas plus decervelle que ces oisillons… Éleuthère a souvent dit comme tantd’autres&|160;: «&|160;Ah&|160;! que je voudrais donc courir leschamps au lieu d’être tenu à l’atelier de l’aube ausoir&|160;!&|160;» Voilà ce que ces garçons appellent sesconfidences&|160;; pardonnez-leur donc&|160;: de plus, songez-y,notre sainte dame Méroflède est impatiente d’avoir la ceinture etle vase&|160;; or, si vous faites châtier mes apprentis, ilspasseront plus de temps à se frotter l’échine qu’à manier la limeet le marteau, et notre travail n’avancera guère.

–&|160;Soit, ils seront châtiés plus tard, caril faut non-seulement que toi et eux vous travailliez le jour, maisencore la nuit&|160;: le jour vous façonnerez l’or etl’argent&|160;; la nuit vous fourbirez le fer.

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;?

–&|160;Ce soir on apportera ici des armes quej’ai envoyé acheter à Nantes.

–&|160;Des armes&|160;! – dit le vieillardfort surpris, – des armes&|160;! les Arabes menacent-ils encore lecœur de la Gaule&|160;?

–&|160;Vieillard, on t’enverra ce soir desarmes, veille à ce que les lances soient bien aiguisées, les épéesbien affilées, les haches bien tranchantes&|160;; ne t’inquiète pasdu reste. Mais voici l’heure où les esclaves apportent leursredevances&|160;; les colons retardataires sont sans doute avec euxpour payer leur redevance en argent. Suis-moi, afin de vérifier sices larrons ne me donnent point de pièces de mauvais aloi.

Bonaïk, avant de quitter Septimine, lui dittout bas&|160;: – Rassurez-vous, mon enfant, je reviens bientôt. –Puis passant auprès de l’établi des apprentis, il ajouta&|160;: –Tout à l’heure je vous ai encore sauvés des lanières. Songez àvotre promesse&|160;: soyez réservés à l’égard de cette jeunefille.

Le vieil orfèvre quittant l’atelier avecRicarik, le suivit sous un immense hangar situé au dehors del’abbaye. Là étaient déjà réunis presque tous les esclaves etcolons qui apportaient au monastère leurs redevances. Il y avaitainsi par an quatre jours fixés pour le payement des grandesredevances. À ces époques les produits des terres, si péniblementcultivées par les Gaulois, affluaient à l’abbaye&|160;; l’abondanceet l’oisiveté régnaient ainsi dans ce saint lieu comme dans tantd’autres monastères, tandis que les populations asservies qui, parleur écrasant labeur, produisaient seules cette abondance, à peineabritées sous des masures de boue et de roseaux, vivaient au milieud’une misère atroce, accablées de charges de toutes sortes. Levieil orfèvre et l’intendant de l’abbaye de Meriadek se rendirentdonc dans l’immense hangar où étaient réunies toutes les richessesvariées d’une terre féconde, richesses qui auraient pu assurer lebien-être de ceux qui les avaient créées à force de sueurs et deprivations&|160;; pourtant ceux-là venaient religieusement, dansleur soumission catholique, augmenter le superflu de la fainéantiseabbatiale en se privant du nécessaire. Rien n’était à la fois plustriste et plus animé que ce tableau d’un jour de redevance&|160;:ces hommes des champs, à peine vêtus, esclaves ou colons, dont lamaigreur trahissait l’infortune, arrivaient, portant sur leursépaules ou charroyant les produits les plus nombreux et les plusvariés. Au bruit tumultueux de la foule, se joignaient lesbêlements des moutons et des veaux, le grognement des porcs, lesbeuglements des bœufs, le gloussement des volailles, animaux queles redevanciers apportaient ou amenaient vivants&|160;; d’autresployaient sous le poids de grands paniers remplis d’œufs, defromage, de beurre ou de gâteaux de miel&|160;; d’autres roulaientdes tonneaux de vin, conduits jusqu’à l’abbaye sur des espèces detraîneaux&|160;; ailleurs on déchargeait des chariots de leurspesants sacs de froment, de seigle, d’épeautre, d’avoine ou degraine de moutarde. Là s’amoncelaient le foin et la paille, plusloin s’empilait le bois de chauffage ou de charpente, tel quepoutres, voliges, bardeaux (petites planchettes de chêne pourcouvrir les toits), échalas pour les vignes, pieux pour lesclôtures&|160;; les esclaves forestiers apportaient des daims etdes sangliers, venaison destinée à être fumée&|160;; des colonsamenaient en laisse des chiens courants pour la vénerie qu’ilsdevaient élever, ou tenaient en cage des faucons et des éperviersqu’ils devaient dénicher pour la fauconnerie&|160;; d’autres, taxésà un certain nombre de livres de fer et de plomb, nécessaires àl’entretien des bâtiments de l’abbaye, apportaient cesmétaux&|160;; plus loin, c’étaient des rouleaux de toile de lin,des ballots de laine ou de chanvre à filer, d’immenses pièces deserge tissée au métier, des paquets de peaux de mouton, de bœuf oude veau, corroyées, toutes préparées pour la main-d’œuvre. Il yavait encore des redevanciers tenus de fournir une certainequantité de livres de cire, d’huile, de savon, et jusqu’à destorches de bois résineux, des paniers, de l’osier, de la cordetissée, des haches, des cognées, des houes, des bêches et autresinstruments aratoires[7].

Ricarik s’était assis dans l’un des coins duhangar, auprès d’une table, pour percevoir les taxes en argent descolons retardataires, tandis que plusieurs sœurs tourières dumonastère, vêtues de leurs robes noires et de leurs voiles blancs,allaient de groupe en groupe, tenant un parchemin où ellesinscrivaient les redevances en nature. Le vieil orfèvre, deboutauprès de Ricarik, examinait l’un après l’autre les sous ou lesdeniers d’argent et de cuivre que donnaient en payement lesredevanciers, et trouvait toute monnaie de bon aloi&|160;; il eûtcraint d’exposer par son refus ces pauvres gens à de mauvaistraitements, car l’intendant était un homme impitoyable. Les colonshors d’état de payer ce jour-là formaient un groupe assez nombreux,attendant avec anxiété l’appel de leurs noms&|160;; plusieursétaient accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants&|160;; ceuxqui purent payer leur taxe s’étant acquittés, Ricarik appela àhaute voix Sébastien. Le colon s’avança tout tremblant&|160;; safemme et ses deux enfants, aussi misérablement vêtus que lui.

–&|160;Non seulement tu n’as pas payé taredevance fixée à vingt sous d’argent, – dit l’intendant, – mais,la semaine passée, tu as refusé de charroyer des laines, des toilesde lin et des peaux corroyées, que l’abbesse envoyait vendre àRennes.

–&|160;Hélas&|160;! seigneur, si je n’ai paspayé ma redevance, c’est que peu de temps avant la moissonl’ouragan a couché mes blés mûrs. J’aurais pu en retirer quelquechose s’ils avaient été moissonnés à temps&|160;; mais les esclavesqui cultivent avec moi ont été requis cinq jours sur sept pourtravailler aux nouvelles clôtures du parc de l’abbaye et pour curerl’un des étangs. Seul, je ne pouvais moissonner le champ&|160;; degrandes pluies sont venues, le blé a germé sur terre, la récolte aété perdue. Il me restait un champ d’épeautre, moins maltraité parl’ouragan&|160;; mais ce champ avoisine la forêt de l’abbaye, etles cerfs ont, comme l’an passé, ravagé ma moisson sur pied.

Ricarik haussa les épaules et ajouta&|160;: –Tu dois en outre six charretées de foin, tu ne les as pasapportées&|160;; cependant les prairies du domaine que tu cultivessont excellentes&|160;; tu pouvais avec le surplus des sixcharretées te procurer de l’argent.

–&|160;Hélas&|160;! seigneur, je ne voisjamais la première coupe de ces prés&|160;; les troupeaux quiappartiennent en propre à l’abbaye viennent paître sur mes terresdès le printemps&|160;; si, pour les garder, j’y mets des esclaves,tantôt ils sont battus par ceux du monastère, tantôt ils lesbattent&|160;; mais toujours leurs bras me font faute. De plus,vous le savez, seigneur, presque chaque jour amène sa redevancepersonnelle&|160;: aujourd’hui il nous faut aller façonner lesvignes de l’abbaye&|160;: demain, labourer, herser, ensemencer sesterres, charroyer ses récoltes, construire ses clôtures&|160;; il afallu, de plus, creuser des tranchées dans la chaussée des Étangs,lorsque l’abbesse a craint de voir le couvent attaqué par desbandes errantes. Il nous a aussi fallu en ce temps-là faire leguet… Aussi, que voulez-vous, seigneur, lorsque sur trois nuits onest forcé d’en veiller deux pour la sûreté de l’abbaye, et qu’ilfaut se remettre à l’ouvrage dès l’aube, la fatigue est grande etle temps manque.

–&|160;Et les charrois que tu asrefusés&|160;?

–&|160;Refusé&|160;! non, seigneur&|160;; lorsdu dernier charroi que mes chevaux ont dû faire pour le service del’abbaye, l’un d’eux a été fourbu par suite d’une charge troplourde et d’un trop long trajet&|160;: il est mort… Il ne merestait qu’un cheval très-chétif&|160;; à lui seul pouvait-iltraîner le chariot pesamment chargé de toiles, de peaux et delaines que l’on voulait me donner à conduire&|160;?

–&|160;Ainsi, tu n’as plus qu’un cheval&|160;?Comment cultiveras-tu tes terres&|160;? comment t’acquitteras-tudes redevances que tu dois et de celles de l’an prochain&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! seigneur, je suis dans unembarras cruel&|160;; j’ai amené ma femme et mes enfants quevoici&|160;; ils se joignent à moi pour vous implorer et vousdemander la remise de ce que je dois&|160;; peut-être à l’avenirn’éprouverai-je pas tant de désastres coup sur coup.

Et à un signe du malheureux Gaulois, sa femmeet ses enfants se jetèrent aux pieds du Frank en l’implorant aveclarmes. Alors il dit au colon&|160;: – Tu as sagement fait d’amenerici ta femme et tes enfants, tu m’épargnes la peine de les envoyerchercher. Je connais certain juif de Nantes, nommé Mardochée&|160;;il prête sur les personnes[8]&|160;; tafemme et tes deux enfants, déjà en âge de travailler, peuventvaloir, à eux trois, dix-huit à vingt sous d’or, le juif en payeraau moins dix comptant, sur lesquels je prélèverai le prix ducharroi que tu aurais dû faire et le prix d’un bon cheval de traitque je t’achèterai pour remplacer celui que tu as perdu… Lorsque turembourseras le juif de ses avances, il te rendra ta femme et tesenfants[9].

Le colon et sa famille avaient écoutél’intendant avec une sorte de stupeur douloureuse&|160;; maisbientôt ils éclatèrent en sanglots et en prières. – Seigneur, –disait le Gaulois, – vendez-moi, si vous le voulez, comme esclave,ma condition ne sera pas pire que celle ou je vis&|160;; mais ne meséparez pas de ma femme et de mes enfants… Jamais je ne pourraipayer mes redevances arriérées et rembourser le juif&|160;; jepréfère l’esclavage avec les miens à ma misérable vie decolon&|160;!

–&|160;Assez&|160;! assez&|160;!… – ditRicarik, – je tiens à toi&|160;; tu es un bon cultivateur, mais tuas à nourrir une famille trop nombreuse, cela te ruine… Lorsque tun’auras à subvenir qu’à tes seuls besoins, tu pourras payer tesredevances, et le prêt de Mardochée te mettra à même de continuerta culture. – Et, s’adressant à l’un de ses hommes&|160;: – Quel’on emmène la femme et les enfants de Sébastien… Justement le juifMardochée se trouve ici.

Bonaïk tâcha d’apitoyer le Frank sur le sortde cette pauvre famille gauloise&|160;; ses supplications furentinutiles. Ricarik continuait d’appeler par leurs noms d’autrescolons retardataires, lorsqu’on amena devant lui un jeune garçon dedix-sept à dix-huit ans, qui se débattait vigoureusement contreceux qui l’entraînaient en s’écriant courroucé&|160;: –Laissez-moi&|160;! laissez-moi&|160;! j’ai apporté pour laredevance de mon père trois faucons et deux autours pour leperchoir de l’abbesse. Je les ai dénichés au risque de mebriser les os… que voulez-vous de plus&|160;?

–&|160;Ricarik, – dit l’un des deux esclavesde l’abbaye qui amenaient le jeune garçon, – nous étions près de laclôture de la cour du perchoir, lorsque nous avons vu un épervier,encore chaperonné, qui venait sans doute de s’échapper des mains dufauconnier. L’oiseau a quelque peu volé&|160;; puis, sans douteempêché par son chaperon, il est allé s’abattre près de laclôture&|160;: aussitôt le jeune garçon a jeté son bonnet surl’épervier, puis s’est précipité à terre pour s’emparer de l’oiseauqu’il a mis dans son bissac. Nous avons alors couru et saisi lelarron sur le fait. Voici le bissac&|160;; l’épervier est encorededans tout chaperonné.

–&|160;Qu’as-tu à répondre&|160;! – demandaRicarik au jeune garçon, qui resta sombre et silencieux. – Tun’oses pas nier avoir voulu voler l’épervier&|160;? Sais-tu dequelle manière la loi punit le vol de l’épervier&|160;? ellecondamne le voleur à payer trois sous d’argent ou à se laissermanger six onces de chair sur la poitrine par l’oiseau[10], or, cette loi, j’ai fort envie de tel’appliquer, elle serait d’un salutaire exemple pour les larronsd’éperviers… Qu’en dis-tu&|160;?

–&|160;Je dis, – reprit audacieusement lejeune garçon, – je dis que si notre abbesse du diable, que tu doisreprésenter au naturel, car je ne l’ai jamais vue, donne en pâtureà ses oiseaux de chasse notre chair, seul bien qu’elle nous laisse,elle le peut, puisque je ne saurais m’échapper&|160;; mais aussivrai que je m’appelle Broute-Saule, tôt ou tard je mevengerai&|160;!

–&|160;Tu es un insolent scélérat&|160;! –s’écria l’intendant furieux. – Il me plaît à moi de t’appliquer laloi de l’épervier&|160;!

–&|160;Et si j’en réchappe, il me plaira de terépondre par la loi du couteau, qui est la loi de tous pays, pourvuque pour l’appliquer l’on ait le cœur ferme, la main sûre…

–&|160;Qu’on le saisisse&|160;! – s’écriaRicarik, – qu’on l’attache sur un des bancs qui sont au dehors duhangar, afin que son châtiment soit public… Que la chair de sapoitrine soit donnée en pâture à l’oiseau&|160;; il becquetteradans le vif jusqu’à ce que je dise&|160;: assez&|160;!

–&|160;Oh&|160;! bourreau&|160;! – s’écriaBroute-Saule que l’on entraînait, – si je peux quelque jour, uncouteau à la main, te joindre en un lieu écarté, toi ou ton abbessedu diable, vous aurez beau dire assez, moi, vous frappant,je dirai&|160;: Non, ce n’est pas assez&|160;!

–&|160;Misérable sacrilège&|160;! tu oses direque tu lèverais le poignard sur notre vénérable abbesse, notresainte mère en Christ&|160;!

La foule des esclaves assistant à cette scèneéclata en violents murmures d’indignation contre Broute-Saule,assez impie pour parler ainsi de l’abbesse Méroflède&|160;; et cesmalheureux, dans leur hébétement farouche, se pressèrent, curieuxd’assister à son supplice. Le jeune Gaulois, nu jusqu’à laceinture, fut garrotté sur un banc au dehors du hangar&|160;;Ricarik, afin d’appâter l’oiseau carnivore, tira son couteau et fitune légère blessure au sein droit du patient&|160;: l’épervier, àla vue du sang, enfonça ses serres aiguës dans la blanche et largepoitrine de Broute-Saule, dont il commença de becqueter la chairvive. L’esclave, impassible malgré la douleur, tâchait de redresserla tête afin de voir l’oiseau, et disait&|160;: – Mange, mange,épervier de la sainte abbesse Méroflède… mange, c’est de la chairgauloise&|160;!

&|160;

Soudain, on entendit le pas de plusieurschevaux. Bientôt les esclaves et les colons, témoins du supplice deBroute-Saule, s’agenouillèrent en disant&|160;: – L’abbesse&|160;!notre sainte abbesse&|160;!

C’était l’abbesse Méroflède. Elle montaithardiment un vigoureux étalon gris à crins noirs. Curieuse desavoir la cause du rassemblement groupé en dehors du hangar,l’abbesse arrêta brusquement sa monture, qui, rongeant impatiemmentson frein d’argent couvert d’écume, creusa la terre de son sabot.Méroflède, vêtue d’une longue robe noire, avait sur la tête unvoile blanc dont les plis encadraient son visage et sonmenton&|160;; par-dessus le costume monastique elle portait, agraféà la hauteur du cou, une sorte de mante flottante d’étoffe rouge àcapuchon. Cette femme, d’une taille svelte, souple et élevée, avaitalors environ trente ans&|160;; ses traits eussent été beaux, sansleur expression tour à tour sensuelle, insolente ou farouche. Sonvisage, pâli par les excès, défiait, par l’éclat de son teintéblouissant, la blancheur des voiles qui l’entouraient&|160;; demême que la couleur de sa mante luttait d’incarnat avec ses lèvrespourpres et charnues, ombragées d’une légère moustache d’un rouxdoré&|160;; son nez, recourbé, se terminait par des narines presquetoujours palpitantes et gonflées&|160;; ses grands yeux, vert demer, étincelaient sous ses épais sourcils roux. Méroflède s’étaitarrêtée à la vue du rassemblement qui encombrait les abords duhangar, la foule s’agenouillant au passage de l’abbesse, découvritainsi à ses regards le jouvenceau demi-nu, dont l’éperviercommençait à déchiqueter la robuste poitrine… À l’aspect deMéroflède, Broute-Saule tourna vers elle son hardi visage encadréde sa chevelure noire et bouclée. Alors, malgré la douleur atroceque lui causaient les morsures de l’oiseau, le jeune Gaulois, dontles traits exprimèrent soudain la stupeur et l’admiration, s’écriad’une voix assez haute pour être entendue de l’abbesse&|160;: –Qu’elle est belle&|160;!

Méroflède, immobile, appuyant sur sa cuisse lamain gantée dont elle tenait sa houssine, ne quitta pas des yeuxl’esclave dont l’épervier becquetait toujours la chair vive&|160;;mais Broute-Saule, insensible à la souffrance, répétait à demi-voixen contemplant l’abbesse avec une sorte de ravissement&|160;: –Qu’elle est belle&|160;! oh&|160;! qu’elle est belle&|160;!…

Au bout de quelques instants de ce spectacle,les narines de Méroflède se gonflèrent davantage encore&|160;; laprunelle de ses grands yeux verts, toujours fixés sur le jeuneesclave, sembla se dilater&|160;; cette horrible femme appelantalors Ricarik d’une voix légèrement altérée, se pencha sur saselle, dit au Frank quelques mots à l’oreille&|160;; jetant undernier regard sur Broute-Saule, elle partit au galop, sans songerà donner aux esclaves et aux colons agenouillés la bénédiction queces fervents catholiques attendaient de leur sainte abbesse.

**

*

Berthoald, en quittant le couvent deSaint-Saturnin, s’était mis en route avec ses hommes, afin de serendre à l’abbaye de Meriadek, généreux don de Karl-Marteau. Lamarche de cette troupe de Franks avait été retardée par la rupturede deux ponts, qu’ils trouvèrent à demi démolis sur leur route, etpar la dégradation des chemins, où plusieurs fois s’embourbèrentles chariots qui contenaient la part du butin de ces guerriers,ainsi que plusieurs esclaves arabes et gauloises, prises par euxdans les environs de Narbonne, lors du siège de cette ville.

Le surlendemain du jour où Broute-Saule avaitété livré aux serres de l’épervier, Berthoald et ses hommesarrivèrent enfin non loin de Nantes. Le soleil baissait, la nuitapprochait. Le jeune chef, à cheval, devançait de quelques pas sescompagnons. Parmi ceux-ci, plusieurs nouveaux venus de Germanie,lors des incessantes recrues faites par Karl-Marteau au delà duRhin, avaient l’air aussi farouches, aussi sauvages que lespremiers soldats de Clovis&|160;; comme ceux-là, ils étaient vêtusde peaux de bêtes, et portaient leurs cheveux reliés au sommet dela tête, ainsi que les portait, il y avait plus de deux siècles,Neroweg, un des leudes du roi des Franks&|160;; les autresguerriers étaient casqués et cuirassés. Berthoald se montraitréservé, presque hautain avec les hommes de sa bande&|160;; entreeux, ils lui reprochaient sa froideur, sa fierté&|160;; maisl’ascendant de son brillant courage, dont ils lui avaient vu donnertant de preuves éclatantes, sa force physique redoutable, sa raredextérité à manier les armes, la promptitude de ses expédients deguerre, enfin la haute faveur dont il jouissait auprès de Karl,imposaient à ces farouches guerriers. Berthoald chevauchait doncseul à la tête de sa troupe. Souvent, depuis son départ de l’abbayede Saint-Saturnin, il était devenu rêveur en se rappelant lacharmante image de Septimine la Coliberte&|160;; il songeait àcette jeune fille, lorsque Richulf, l’un des guerriers franks,rejoignant le jeune chef, lui dit&|160;: – D’après lesrenseignements que nous avons pris en route, nous devons être dansle voisinage de Nantes&|160;; notre abbaye doit se trouvernon loin d’ici… Voilà des esclaves travaillant aux champs&|160;; sinous les interrogions&|160;?

Berthoald, sortant de sa rêverie, fit un signede tête affirmatif à son compagnon&|160;: tous deux pressèrentl’allure de leurs chevaux.

–&|160;Moi, – dit en chevauchant Richulf,espèce de géant germain, au ventre énorme, – moi, je ris d’avancede la figure de l’abbé de notre couvent, lorsque nousallons lui dire&|160;: Nous sommes ici par la grâce du bonKarl&|160;; cède-nous la place et ouvre-nous ta cave et tongarde-manger.

Berthoald, étant arrivé auprès des esclaves,dit à l’un d’eux&|160;: – L’abbaye de Meriadek est-elle loind’ici&|160;?

–&|160;Non, seigneur&|160;; la route detraverse que vous voyez là-bas, bordée de peupliers, y conduit.

–&|160;Est-ce un abbé ou une abbesse qui est àla tête de cette abbaye&|160;?

–&|160;C’est notre sainte dame Méroflède.

–&|160;Une abbesse&|160;! – reprit Berthoaldun peu surpris. Puis, souriant, il ajouta&|160;: – Est-elle jeuneet jolie, l’abbesse Méroflède&|160;?

–&|160;Seigneur, je ne sais… je ne l’ai jamaisvue que de loin, enveloppée dans ses voiles.

–&|160;Si elle s’enveloppe dans ses voiles,elle doit être vieille et laide en diable, – reprit Richulf enhochant la tête. – Mais, réponds, esclave&|160;: les terres del’abbaye sont-elles fertiles&|160;? Y a-t-il de nombreux troupeauxde porcs&|160;? moi, j’aime fort le porc&|160;!

–&|160;Les terres de l’abbaye sonttrès-fertiles, seigneur… les troupeaux de porcs et de moutonstrès-nombreux. Il y a deux jours, nous avons porté nos redevances àl’abbaye, les colons leur argent, et c’est à peine si le vastehangar du monastère pouvait contenir le bétail et les provisions detoutes sortes.

–&|160;Berthoald, dit le Frank, – Karl-Marteaunous a généreusement partagés&|160;; mais nous arrivons deux jourstrop tard&|160;: les redevances sont payées, peut-êtreconsommées&|160;; nous ne trouverons plus de porcs…

Le jeune chef ne parut pas partager lesappréhensions de son compagnon, et dit à l’esclave&|160;: – Ainsi,pauvre homme, cette route bordée de peupliers conduit à l’abbaye deMeriadek&|160;?

–&|160;Oui, seigneur&|160;; dans unedemi-heure vous y serez.

–&|160;Merci de tes renseignements, – ditBerthoald à l’esclave.

Et il se préparait à rejoindre les autresguerriers, lorsque Richulf, riant d’un gros rire, reprit&|160;: –Par ma barbe, je n’ai jamais vu quelqu’un plus doux que toi enversces chiens d’esclaves, Berthoald.

–&|160;Il me plaît d’agir ainsi…

–&|160;Soit… Aussi es-tu un homme étrange ence qui touche les esclaves&|160;; on dirait qu’ils te font mal àvoir… car enfin, depuis Narbonne, nous traînons à notre suite dansdes chariots une vingtaine de femmes esclaves, notre part dubutin&|160;; il y en a parmi elles de très-jolies, tu n’as jamaisvoulu seulement t’approcher des chariots pour regarder les femmes…elles t’appartiennent cependant autant qu’à nous.

–&|160;Je vous ai dit cent fois que je neprétendais à aucune part sur ce lot de chair humaine, – repritimpatiemment Berthoald. – La vue seule de ces pauvres créatures meserait pénible. Vous n’avez pas voulu leur rendre la liberté… ne meparlez plus d’elles…

–&|160;Leur rendre la liberté&|160;! tandisqu’après nous en être amusé durant la route, nous pouvons lesvendre au moins quinze à vingt sous d’or chacune&|160;; car durantnotre halte aux environs du monastère de Saint-Saturnin, un juif,qui était venu les visiter et les estimer, nous a dit que…

–&|160;C’est assez… c’est trop parler du juifet des esclaves&|160;! – s’écria Berthoald en interrompantRichulf&|160;; et voulant mettre terme à un entretien qui luisemblait pénible, il approcha ses éperons des flancs de son chevalafin de rejoindre les autres guerriers franks, et leur cria de loinen tâchant de sourire&|160;: – Compagnons, bonne nouvelle&|160;!notre abbaye est riche, fertile, et nous venons succéder à uneabbesse, est-elle jeune ou vieille, laide ou jolie, je ne sais…Avant une heure nous la verrons.

–&|160;Vive Karl-Marteau&|160;! – dit un desguerriers, – il n’y a pas d’abbesse sans nonnes… nous rirons avecles nonnains.

–&|160;Moi, j’aurais préféré quelque abbébatailleur à déposséder&|160;; mais je me console en pensant quenous allons être maîtres de nombreux troupeaux de porcs.

–&|160;Toi, Richulf, tu ne penses qu’auxhorions et aux jambons&|160;!

En causant ainsi gaiement, les guerriersprennent et suivent l’avenue bordée de peupliers. Enfin on aperçoitau loin l’abbaye, bâtie au milieu d’une sorte de presqu’île, oùl’on arrivait de ce côté par une étroite chaussée pratiquée entredeux étangs.

–&|160;Beau bâtiment&|160;! vois donc,Berthoald.

–&|160;Vastes dépendances&|160;! Et ces grandsbois à l’horizon, sans doute ils dépendent de notre abbaye…

–&|160;Ils doivent être giboyeux. Nouschasserons le cerf, le daim, le sanglier… ViveKarl-Marteau&|160;!

–&|160;Et les étangs, qui là-bas s’étendent dechaque côté de la route, ils doivent être poissonneux… nouspêcherons&|160;; j’aime fort la pêche. Vive le bon Karl&|160;!

–&|160;Ne trouvez-vous pas, compagnons, quecette abbaye a une certaine mine guerrière avec ses bâtimentsélevés, les contreforts de ses murailles, ses rares fenêtres, etces étangs qui l’entourent comme une défense naturelle&|160;?

–&|160;Tant mieux, Berthoald&|160;! nousserons là retranchés comme dans une forteresse&|160;; et s’ilplaisait aux successeurs du bon Karl, ou à ces fantômes de rois,descendance énervée de Clovis, de vouloir nous déposséder à notretour, ainsi que nous allons déposséder cette abbesse, nousprouverions que nous portons des chausses et non des jupes.

–&|160;Oui, oui… nos cierges sont des lances,nos bénédictions des coups d’épée…

–&|160;Hâtons nos chevaux de l’éperon, car lejour baisse et j’ai grand’faim… Foi de Richulf, deux jambons et unemontagne de choux ne me rassasieront pas.

–&|160;Aiguise tes dents, gros glouton&|160;!moi je propose d’inviter au festin l’abbesse et ses nonnes.

–&|160;Moi, je propose d’inviter celles quiseront jeunes et jolies à partager avec nous le séjour del’abbaye.

–&|160;Quoi&|160;! les inviter&|160;!Sigewald… il faut, par ma barbe&|160;! les forcer à rester avecnous tant qu’elles nous plairont… Le bon Karl rira du tour. Sil’évêque de Nantes se plaint, nous lui dirons de venir chercher sesbrebis, et nous le recevrons à la pointe de nos piques.

–&|160;Au diable l’évêque de Nantes&|160;! letemps des tonsurés est passé, celui des soldats est venu… nousserons maîtres chez nous&|160;!

Pendant que ses compagnons se livraient àcette joie grossière, Berthoald, silencieux et pensif, lesprécédait. Karl l’avait revêtu de la haute dignité de comte&|160;;il traînait à sa suite, dans les chariots, un riche butin. Ladonation de l’abbaye lui assurait de grands biens, cependant lejeune chef paraissait soucieux&|160;; un sourire amer et douloureuxeffleurait parfois ses lèvres. Le soleil venait de disparaîtrederrière la forêt qui bornait l’horizon. Les cavaliers frankscheminaient sur l’étroite chaussée de chaque côté de laquelle deuxétangs immenses s’étendaient à perte de vue. Au bout de quelquesinstants, Richulf dit au jeune chef&|160;: – Je ne sais si lecrépuscule embrouille ma vue, mais est-ce que la chaussée ne teparaît pas là-bas comme coupée par un amoncellement deterre&|160;?

–&|160;Voyons cela de plus près, – réponditBerthoald en mettant son cheval au galop. Richulf et Sigevald lesuivirent&|160;; bientôt tous trois se trouvèrent en face d’unelarge et profonde coupure pratiquée dans la chaussée, coupureremplie d’eau par la jonction des deux étangs à cet endroit. Audelà de cette tranchée s’élevait une sorte de parapet de terre,renforcé de pieux énormes. Cet obstacle était considérable, la nuitbaissait de plus en plus, et de chaque côté les deux lacss’étendaient à perte de vue. Berthoald se retourna fort surprisvers ses compagnons non moins étonnés que lui, et leur dit&|160;: –Que signifie cela&|160;? Ce retranchement a, comme l’abbaye, unemine tout à fait guerrière.

–&|160;Ces terres ont été fraîchement remuées,l’écorce de ces pieux est encore fraîche, ainsi que la feuillée decette espèce de haie qui couronne ce parapet… Pourquoi diable cespréparatifs de défense&|160;?

–&|160;Par le marteau de Karl&|160;! – ditBerthoald, – voici une abbesse bien versée dans l’art desretranchements&|160;! mais il doit y avoir une autre route pour serendre à l’abbaye, et… – Berthoald ne put achever sesparoles&|160;; une volée de pierres, vigoureusement lancées par desfrondeurs embusqués derrière la haie qui couronnait le parapet,atteignirent les trois guerriers&|160;: leurs casques et leurscuirasses amortirent le choc&|160;; mais le jeune chef fut assezrudement contus à l’épaule, et le cheval de Richulf, arrêté au bordde la chaussée, atteint à la tête, se cabra si violemment, qu’il serenversa sur son cavalier, tous deux tombèrent dans l’étang, siprofond en cet endroit, que, pendant un instant, cheval et cavalierdisparurent complètement&|160;; mais bientôt le Frank surnagea,parvint à se cramponner au rebord de la chaussée et à y remonter,non sans peine et ruisselant d’eau, tandis que son cheval éperdus’éloignait en nageant vers le milieu de l’étang, où, épuisé defatigue, il se noya.

–&|160;Trahison&|160;! – s’écria Berthoald entirant vainement son épée, car cette profonde coupure remplie d’eauavait vingt pieds de large&|160;; et pour la combler, selon l’artde la guerre, il eût fallu aller au loin couper cinq ou six centsfascines et commencer un véritable siège&|160;; de plus, la nuits’assombrissait de plus en plus. Tandis que le jeune chef seconsultait avec ses compagnons sur cette occurrence imprévue, unevoix, sortant de derrière la haie dont était couronné leretranchement, dit&|160;: – Cette volée de pierres est une pluie deroses en comparaison de ce qui vous attend si vous tentez de forcerce passage.

–&|160;Qui que tu sois, tu payeras cher cetteattaque&|160;! – s’écria Berthoald. – Nous venons ici par ordre deKarl, chef des Francs, qui m’a fait don, à moi, Berthoald, ainsiqu’à mes hommes, de l’abbaye de Meriadek.

–&|160;Et moi, – reprit la voix, – je te faisdon, en attendant mieux, de cette volée de pierres.

–&|160;Prends garde&|160;! – s’écriaBerthoald, – tous mes compagnons ne sont pas là&|160;; ils noussuivent à quelque distance. Nous ne pourrons ce soir forcer lepassage&|160;; mais nous camperons cette nuit sur cettechaussée&|160;; demain, au point du jour, nous enlèverons ceretranchement&|160;; or, je t’en préviens, songes-y, l’abbesse dece couvent et ses nonnes seront traitées comme on traite les femmesen ville conquise…

–&|160;Notre sainte dame Méroflède se rit detes menaces&|160;; de plus, elle a chrétiennement pitié de toi etde tes compagnons, – répondit la voix&|160;; – l’abbesse consent àte recevoir, toi, chef de ces bandits&|160;; mais seul, dans lecouvent… tes compagnons camperont cette nuit sur la levée&|160;;demain, au point du jour, tu viendras les rejoindre&|160;; quand tuleur auras raconté ce que tu as vu dans le monastère, et de quellefaçon l’on se dispose à vous recevoir, vous reconnaîtrez que vousn’avez rien de mieux à faire que de retourner promptement guerroyerauprès de Karl, ce païen, aussi païen que les Arabes, qui continuede donner aux brigands de son armée les biens sacrés de l’Église deDieu&|160;!

–&|160;Oh&|160;! je châtierai toninsolence&|160;!

–&|160;Mon cheval est noyé, – ajouta Richulfen fureur&|160;; – l’eau ruisselle sous mon armure, je suis transi,j’ai le ventre vide, et nous passerions la nuit ainsi&|160;!

–&|160;Assez de vaines paroles, décide-toi, –reprit la voix. – Si tu acceptes mon offre, toi, chef de ceshommes, on va jeter, du haut de ce retranchement, une longueplanche, et pour peu que tu aies le pied sûr, tu traverseras ainsila tranchée&|160;; je te conduirai à l’abbaye&|160;; demain, turejoindras tes compagnons, et que le diable qui vous a amenés vousremmène&|160;!

Durant ce débat, les autres Franks, compagnonsde Berthoald, et plus tard les chariots et les bagages, s’engageantsans défiance sur l’étroite chaussée, avaient rejoint le jeunechef. Il leur raconta ce qui venait de se passer, leur montrant lacoupure et le retranchement, en ce moment infranchissables. Lesnouveaux bénéficiers de l’abbaye, d’abord non moins interdits, puisnon moins furieux que Berthoald, éclatèrent en menaces et enimprécations contre l’abbesse&|160;; mais la nuit était venue, ilfallut songer à camper sur la chaussée&|160;; il fut aussi convenuque Berthoald se rendrait seul à l’abbaye, et que le lendemain, aupoint du jour, selon son rapport, ses compagnons aviseraient,très-décidés d’ailleurs à recourir à la force&|160;; enfin, ilsrecourraient encore à la force dans le cas où Berthoald, victimed’une trahison, ne reparaîtrait pas. Quant à lui, insoucieux dudanger, il insista pour se rendre au monastère, cédant autant à sonesprit d’aventure qu’à sa curiosité de voir cette abbesseguerrière. Ainsi que Ricarik (car c’était lui) l’avait offert àBerthoald, une planche fut poussée horizontalement du dedans duretranchement, puis elle bascula et s’abaissa, de sorte que l’unede ses extrémités reposait sur la levée, l’autre sur le faîte duparapet, où elle était solidement maintenue. Berthoald confia soncheval à l’un de ses compagnons, et d’un pas ferme et légers’aventura sur la planche. – Que personne de vous ne s’avise devouloir suivre votre chef, – dit Ricarik&|160;; – la planche esttrop faible pour supporter le poids de deux hommes, je la feraisd’ailleurs tomber dans le fossé.

Après le passage de Berthoald, la planche futretirée&|160;; le jeune chef, contraignant sa colère, suivitl’intendant, tandis qu’une douzaine de frondeurs, colons etesclaves, requis par ordre de l’abbesse pour être de guet,gardaient la tranchée à la faible clarté de cette nuit étoilée.Berthoald vit deux chevaux de l’autre côté du retranchement.Ricarik lui fit signe d’enfourcher une de ces deux montures,enfourcha l’autre, et partit en avant. Le jeune chef suivait songuide en silence, éprouvant non moins de courroux que de curiositéà l’égard de cette abbesse batailleuse, si peu résignée à céder laplace aux nouveaux bénéficiers. En deux autres endroits, Berthoaldtrouva une chaussée coupée et retranchée, mais praticable, grâce àdes ponts volants. Bientôt il arriva non loin de la premièreclôture de l’abbaye, formée de madriers solidement reliés les unsaux autres et plantés à peu de distance de la berge des étangs qui,environnant l’espace où s’élevaient les bâtiments de l’abbaye,faisaient de ce vaste terrain couvert de constructions une sorte depresqu’île à laquelle, de ce côté, l’on ne pouvait arriver que parla chaussée mise récemment en état de défense&|160;; derrière lemonastère une langue de terre, rejoignant la forêt, dont la cimebornait l’horizon, offrait un autre passage. Berthoald remarqua endedans de la clôture de vives lueurs projetées sans doute par destorches. L’intendant prit un cornet de cuivre suspendu à l’arçon desa selle, sonna quelques appels&|160;; aussitôt une porte bardée defer, faisant face à la jetée, s’ouvrit. Berthoald, précédé de songuide, entra dans l’une des cours de l’abbaye&|160;: là, il setrouva en face de l’abbesse à cheval, entourée de plusieursesclaves portant des torches. Méroflède avait à demi rabattu surson front le capuchon de sa mante écarlate&|160;; à son côtépendait un couteau de chasse à fourreau d’acier et à poignée d’or.Berthoald resta saisi d’étonnement à l’aspect de cette femme ainsiéclairée à la lueur des flambeaux&|160;; son costume à la foismonastique et guerrier faisait valoir la souple et grande taille del’abbesse. Le jeune chef la trouva belle, autant qu’il en put jugerà travers l’ombre que projetait sur ses traits son camail à demirabattu.

–&|160;Je sais qui tu es&|160;: tu te nommesBerthoald, – dit Méroflède d’une voix vibrante et mâle comme celled’un homme&|160;; – tu viens prendre possession de monabbaye&|160;?

–&|160;Oui, cette abbaye m’a été donnée à moiet à mes compagnons de guerre par une charte écrite de la main deKarl, chef des Franks. Cette charte, je l’apporte.

Méroflède se prit à rire d’un air dédaigneux,et malgré l’ombre qui voilait ses traits, ce rire découvrit auxyeux de Berthoald des dents blanches comme des perles&|160;; maisl’abbesse, donnant un léger coup de talon à son cheval, dit aujeune homme&|160;: – Suis-moi…

Au moment où le cheval de Méroflède se mit enmarche, Broute-Saule, sans doute guéri du becquetage de l’épervier,mais non plus vêtu de haillons, portant au contraire une élégantetunique verte, des chausses de daim, des bottines de cuir et unriche bonnet de fourrure, Broute-Saule se tint auprès de la monturede l’abbesse&|160;; ainsi placé entre elle et Berthoald, le jeunevoleur d’épervier, attentif aux moindres mouvements de Méroflède,la couvait d’un œil ardent et jaloux&|160;; de temps à autre, iljetait un regard inquiet sur le jeune chef. Les esclaves, porteursde flambeaux, s’étaient mis en marche pendant que l’abbesse,entrant dans une des cours intérieures du couvent, montrait aujeune chef une cinquantaine de colons rangés en bon ordre et armésd’arcs et de frondes.

–&|160;Cette enceinte, – dit Méroflède àBerthoald, – te paraît-elle suffisamment gardée&|160;? Réponds,vaillant capitaine&|160;?

–&|160;Pour moi et pour mes hommes, unfrondeur ou un archer n’est pas plus dangereux qu’un chien quiaboie de loin. On laisse siffler les traits, bruire les pierres, etl’on arrive à longueur d’épée. Demain, au point du jour, tu verrasceci, dame abbesse… si tu t’opiniâtres à défendre ce monastère.

Méroflède se prit encore à rire etreprit&|160;: – Si tu aimes à te battre de près, tu trouveras toutà l’heure de quoi satisfaire tes goûts.

–&|160;Non pas tout à l’heure&|160;! – s’écriaBroute-Saule en regardant Berthoald d’un air de haineux défi, – situ veux combattre à l’instant… ici, dans cette cour, à la clartédes torches et sous les yeux de notre sainte abbesse, je suis prêt,quoique je n’aie, moi, ni casque ni cuirasse.

Méroflède donna familièrement un coup dehoussine sur le bonnet de Broute-Saule et lui dit ensouriant&|160;: – Tais-toi.

Berthoald sourit, ne répondit rien à laprovocation de l’ardent jouvenceau, et continua de suivrel’abbesse, qui, sortant de cette seconde enceinte, se dirigea versun vaste bâtiment d’où partaient des cris confus&|160;; elle sebaissa sur son cheval et dit deux mots à l’oreille deBroute-Saule&|160;; celui-ci parut hésiter à obéir et à s’éloignerde l’abbesse&|160;; alors elle lui dit d’une voix impérieuse etdure&|160;: – M’as-tu entendue&|160;?

–&|160;Sainte dame…

–&|160;Obéiras-tu&|160;? – dit impétueusementMéroflède&|160;; et, frappant Broute-Saule de sa houssine, elleajouta&|160;: – Va donc, vil esclave&|160;!

Broute-Saule tressaillit, ses traits devinrentd’une pâleur livide et ses regards féroces s’arrêtèrent, non surMéroflède, mais sur Berthoald, fort indifférent à ce démêlé.Cependant le jeune esclave, après un violent effort sur lui-même,se résigna et courut accomplir l’ordre de Méroflède. Bientôt après,une centaine d’hommes à figures sinistres, déterminées, vêtus dehaillons, sortirent en tumulte du bâtiment, se rangèrent à peu prèsen haie en agitant des lances, des épées, des haches, etcriant&|160;: – Vive notre sainte abbesse Méroflède&|160;! –Plusieurs femmes, mêlées parmi ces hommes, criaient non moinsbruyamment&|160;: – Vive l’abbesse&|160;!

–&|160;Toi qui viens prendre possession de cemonastère, – dit Méroflède au jeune chef avec un souriresardonique, – sais-tu ce que c’est que le droit d’asile&|160;?

–&|160;Je le sais… tout criminel réfugié dansune église est à l’abri de la justice des hommes.

–&|160;Tu es un vrai trésor de science, dignede porter la crosse et la mitre, toi qui viens me déposséder decette abbaye&|160;! Or donc, ces bonnes gens que tu vois là sont lafleur des bandits du pays&|160;; le plus innocent a commis unmeurtre ou deux. Apprenant ta venue, je leur ai offert de quitterde nuit l’asile de la basilique de Nantes, leur promettant asiledans la chapelle de l’abbaye et la tolérance du bon vieux temps oùl’on menait si joyeuse vie dans les saints asiles. S’ils sortentd’ici, le gibet les attend&|160;; c’est te dire avec quelle rageils défendront le monastère contre toi et tes hommes, qui neconserveriez pas chrétiennement ici de pareils hôtes, tandis quemoi je les nourris et les héberge. Tu le vois, jeune homme, donnerune abbaye est facile, en prendre possession est difficile. Je nete parle pas des nombreux esclaves qui m’obéissent au nom duSeigneur, et que je compte armer. Maintenant tu connais les forcesdont je dispose, rentrons au monastère&|160;; après ta longueroute, tu dois être fatigué. Je t’offre l’hospitalité&|160;; tusouperas avec moi… ce n’est point canonique, je le sais&|160;; maisnous sommes à peu près en temps de guerre, et la guerre a seslicences… Demain, au point du jour, tu rejoindras tescompagnons&|160;; tu dois être homme de bon conseil, tu engagerasdonc ta bande à se mettre en quête d’une autre abbaye, et tu lesguideras dans cette recherche.

–&|160;Je vois avec plaisir, sainte abbesse,que la solitude et les austérités du cloître n’ont pas altérél’humeur joviale que tu parais posséder.

–&|160;Ah&|160;! tu me crois d’humeurjoviale&|160;?

–&|160;Ne dis-tu pas avec un sérieux fortplaisant, que moi et mes hommes, qui depuis la bataille de Poitiersguerroyons contre les Arabes, les Frisons et les Saxons, noustournerons casaque devant cette poignée de meurtriers et delarrons, renforcés de pauvres colons qui ont quitté la charrue pourla lance, et la pioche pour la fronde&|160;!

–&|160;Guerrier fanfaron&|160;! – s’écriaBroute-Saule, qui était revenu prendre sa place à la tête du chevalde Méroflède, – veux-tu que nous prenions chacun une hache&|160;?nous nous mettrons nus jusqu’à mi-corps, et tu verras si les hommesd’ici sont des lâches&|160;!

–&|160;Tu me parais, toi, un vaillant garçon,– reprit Berthoald en souriant&|160;; – si tu veux rester avec nousdans l’abbaye, tu y trouveras ta place.

Broute-Saule allait répondre… Méroflède luicoupa la parole et dit à Berthoald&|160;: – D’ici à demain matin,nous ferons trêve… Tu dois être fatigué&|160;; on va te conduire aubain, cela te délassera, après quoi nous souperons&|160;; je ne tedonnerai pas un festin pareil à ceux que sainte Agnès et sainteRadegonde donnaient à leur poète favori l’évêque Fortunat, dansleur abbaye de Poitiers&|160;; mais enfin tu ne jeûneras point.Puis s’adressant à Ricarik&|160;: – Tu as mes ordres, suis-les.

Méroflède, en parlant ainsi, s’étaitrapprochée de la porte intérieure de l’abbaye. D’un bond léger,elle descendit de sa monture et disparut dans le cloître aprèsavoir jeté la bride de son cheval à Broute-Saule&|160;; lejouvenceau la suivit d’un regard presque désespéré, puis il regagnalentement les écuries, après avoir montré de loin le poing àBerthoald. Celui-ci, de plus en plus frappé des étrangetés de cetteabbesse, demeurait pensif, lorsque Ricarik, l’arrachant à sarêverie, lui dit, en lui montrant deux esclaves&|160;: – Descendsde cheval, ces esclaves te conduiront au bain&|160;; ils t’aiderontà te désarmer, et comme tes bagages ne sont pas ici, ils tedonneront de quoi te vêtir convenablement, des chausses et une robetoute neuve que je n’ai jamais portée&|160;; tu endosseras cesvêtements, si tu préfères quitter ta coquille de fer&|160;; puis jete viendrai quérir pour souper avec notre sainte dame.

Une demi-heure après, Berthoald, sortant dubain et conduit par Ricarik, entrait dans l’appartement del’abbesse.

**

*

Lorsque Berthoald parut dans la salle oùl’attendait Méroflède, il la trouva seule&|160;; elle avait quittéses vêtements noirs pour revêtir une longue robe blanche&|160;; unléger voile cachait à demi les tresses de son épaisse chevelured’un roux ardent et doré&|160;: un collier et des bracelets depierreries ornaient son cou et ses bras nus. Les Franks ayantconservé l’habitude, jadis introduite en Gaule par les Romains,d’entourer leurs tables d’espèces de lits&|160;; l’abbesse, à demicouchée sur un long et large siège à dossier garni de coussins, fitsigne au jeune chef de s’asseoir auprès d’elle. Berthoald obéit, deplus en plus frappé de l’étrange beauté de Méroflède. Un grand feuflambait dans l’âtre&|160;; une riche vaisselle d’argent brillaitsur la table recouverte de lin brodé&|160;; des amphores,précieusement ciselées, se dressaient à côté des coupes d’or&|160;;les plats contenaient des mets appétissants&|160;; un candélabre,où brûlaient deux petits cierges de cire, éclairait à peine cettesalle immense, qui, par l’insuffisance du luminaire, devenantpresque obscure à quelques pas des deux convives, était plongéedans les ténèbres à ses deux extrémités. Le lit s’adossait à unemuraille boisée, deux portraits y étaient suspendus, l’un,grossièrement peint sur un panneau de chêne, à la mode de Byzance,représentait un guerrier frank, barbarement accoutré, ainsi que sevêtissaient, trois siècles auparavant, les leudes de Clovis, cespremiers conquérants des Gaules&|160;; au-dessous de cette peintureon lisait&|160;: Gonthramm Neroweg. À côté de ce portraiton voyait celui de l’abbesse Méroflède, enveloppée de ses longsvoiles noirs et blancs&|160;; elle tenait d’une main sa crosseabbatiale, de l’autre, une épée nue. Cette image, beaucoup pluspetite que la première, était peinte sur parchemin, à la façon desminiatures dont on ornait alors les livres saints. Berthoaldaperçut ces deux portraits au moment où il allait s’asseoir auxcôtés de l’abbesse. À cette vue, il tressaillit, resta un momentfrappé de surprise&|160;; puis reportant tour à tour ses yeux deGonthramm Neroweg sur Méroflède, il semblait comparer laressemblance qui existait entre eux, ressemblance évidente en celaque, comme Neroweg, Méroflède avait la chevelure rousse, le nez enbec d’aigle, et les yeux verts. Le jeune chef ne put cacher sonétonnement. L’abbesse lui dit&|160;: – Qu’as-tu à contempler ainsile portrait de l’un de mes aïeux, mort il y a plusieurssiècles&|160;?

–&|160;Ainsi… tu es de la race desNeroweg&|160;?

–&|160;Oui, et ma famille habite encore sesgrands domaines de l’Auvergne, conquis par l’épée de mes ancêtres,ou octroyés par dons royaux… Mais assez parlé du passé, gloire auxmorts, joie aux vivants&|160;! Sieds-toi là, et soupons… Je tesemble une étrange abbesse&|160;? mais, par Dieu&|160;! je viscomme les abbés et les évêques, sinon qu’ils soupent avec de joliesjouvencelles, et que moi je soupe ce soir avec un brave et beausoldat… T’en plaindrais-tu&|160;? – Et soulevant d’un poignet virilune des lourdes amphores d’argent, elle remplit jusqu’au bord lacoupe d’or placée près d’Amael&|160;; puis après y avoir seulementmouillé ses lèvres rouges et charnues, elle la tendit au jeune chefet lui dit résolûment&|160;: – Buvons à ta bienvenue dans cecouvent&|160;!

Berthoald garda un moment la coupe entre sesmains, et tout en jetant un dernier regard sur le portrait deNeroweg, il sourit d’un air sardonique, réfléchit un instant,attacha sur l’abbesse un regard non moins hardi que ceux qu’ellelui jetait, et reprit&|160;: – Buvons, belle abbesse&|160;! – Etd’un trait, vidant la large coupe, il ajouta&|160;: – Buvons àl’amour&|160;!…

–&|160;Soit, buvons à l’amour, le dieu dumonde&|160;! comme disaient les païens, – répondit Méroflède enremplissant sa coupe d’un vin contenu dans une petite amphore devermeil. Versant alors de nouveau à boire au jeune chef, qui lacouvait d’un œil étincelant, elle ajouta&|160;: – J’ai bu selon tesvœux&|160;; maintenant, bois aux miens&|160;!

–&|160;Quels qu’ils soient, sainteabbesse&|160;; cette coupe fût-elle remplie de poison, je laviderai, je le jure par ton beau bras aussi blanc que laneige&|160;!

–&|160;Alors, – dit l’abbesse en jetant unregard pénétrant sur le jeune homme, – buvons au juifMardochée&|160;!

Berthoald portait la coupe à ses lèvres&|160;;mais au nom du juif il frissonna, posa brusquement le vase d’or surla table, ses traits s’assombrirent, et il s’écria presque aveceffroi&|160;: – Le juif Mardochée&|160;!…

–&|160;Allons, par Vénus&|160;! la patronnedes amoureux, ne tremble pas ainsi, mon vaillant&|160;!

–&|160;Boire au juif Mardochée,moi&|160;!…

–&|160;Tu m’as dit&|160;: Buvons à l’amour…j’ai bu, j’y boirai encore, si tu veux, – ajouta l’abbesse enregardant fixement Berthoald&|160;; – tu m’as juré par la blancheurde ce bras, – et elle releva davantage encore sa large manche, – tum’as juré de boire selon mes vœux, accomplis ta promesse&|160;!

–&|160;Femme&|160;! – reprit Berthoald avecimpatience et embarras, – qu’est-ce que ce juif&|160;? pourquoiveux-tu que je…

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! – fitMéroflède en riant aux éclats et interrompant le jeune chef, – moi,qui te croyais un brave&|160;! tu te troubles pour si peu&|160;?…Sais-tu pourquoi je veux boire au juif Mardochée&|160;?…

–&|160;Non.

–&|160;Écoute-moi… Si Mardochée ne t’avait pasvendu comme esclave au seigneur Bodégésil, tu n’aurais pas, unenuit, volé le cheval et l’armure de ton maître pour courir lesaventures en te donnant à ce Karl endiablé, toi, Gaulois de raceasservie, pour noble de race franque, et fils d’un bénéficierdépossédé… Karl, dont tu es devenu un des meilleurs capitaines, net’aurait pas octroyé cette abbaye. Donc tu ne serais pas ici à côtéde moi, à cette table, où nous buvons ensemble à l’amour… Voilàpourquoi, mon vaillant, je vide cette coupe en mémoire de ce juifimmonde&|160;! – Et elle la vida. – Maintenant, boiras-tu aujuif&|160;?

Pendant que Méroflède parlait ainsi, Berthoaldla contemplait avec une surprise croissante mêlée d’anxiété, nepouvant trouver un mot à répondre. – Ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;!– dit l’abbesse en riant de nouveau, – le voici muet&|160;! De quoipâlis-tu et rougis-tu tour à tour&|160;? Que m’importe à moi que tusois de race gauloise ou de race franque&|160;? cela rend-il tesyeux moins bleus, tes cheveux moins noirs, ta figure moinsavenante&|160;? Tu t’es moqué de Karl par ta fourberie, tantmieux&|160;! nous rirons ensemble de ce stupide… Allons, déride-toidonc, beau vaillant. Faut-il que ce soit moi, abbesse, qui tedonne, à toi soldat, l’exemple de vider les coupes&|160;?

Berthoald croyait rêver… Méroflède, en sesparoles, ne lui témoignait ni le dédain que devait lui inspirerl’odieux mensonge dont il s’était rendu coupable, ni le triompheméchant qu’elle devait éprouver de posséder des secrets redoutablespour lui. Franche dans son cynisme, elle contemplait le jeune chefd’un œil fauve et ardent. Ces regards, qui jetaient le trouble dansson esprit et le feu dans ses veines, l’étrangeté de l’aventure, lalarge coupe de vin qu’il venait de vider d’un trait, vintrès-capiteux ou mélangé de quelque philtre, commençaient à égarerla raison de Berthoald&|160;; voulant lutter d’audace avecl’abbesse, il lui dit&|160;: – Puisque tu es de la race de Neroweg,sais-tu que ce n’est pas la première fois qu’elle se rencontre àtravers les âges avec la race de Joel&|160;?

–&|160;Qu’est-ce que la race deJoel&|160;?

–&|160;La mienne&|160;!

–&|160;Nous boirons aussi à Joel… il a faitsouche de beaux soldats&|160;!

–&|160;Sais-tu quelle a été la mort du fils dece Gonthramm Neroweg dont voici le portrait&|160;?

–&|160;Une tradition de ma famille rapportequ’il fut tué dans ses domaines d’Auvergne, par le chef d’unetroupe de bandits et d’esclaves révoltés.

–&|160;Le chef de ces bandits se nommaitKaradeuk… il était le bisaïeul de mongrand-père&|160;!

–&|160;Par Dieu&|160;! voilà qui estsingulier&|160;! Et comment ce bandit a-t-il tué Neroweg&|160;?

–&|160;Ton aïeul et le mien se sontvaillamment combattus à coups de hache, le comte a succombé.

–&|160;En effet… tu rappelles mes souvenirsd’enfance. Ton aïeul n’avait-il pas écrit quelques mots sur letronc d’un arbre après ce combat&|160;?

–&|160;Il avait écrit ceci&|160;:Karadeuk, descendant de Joel, a tué le comteNeroweg&|160;!

–&|160;C’est cela&|160;!… et la femme ducomte, Godégisèle, quelques mois après la mort de son mari, mit aumonde un fils qui fut le grand-père de mon grand-père.

–&|160;Voilà qui est étrange… toi, fille desNeroweg, tu écoutes ce récit avec calme&|160;?

–&|160;Aussi vrai qu’il laisse sa coupepleine, ce soldat est, pardieu&|160;! encore plus stupide qu’iln’est beau&|160;!… Et que me font à moi ces batailles de nos aïeuxet de nos races&|160;? Par Vénus&|160;! je ne connais, moi, qu’unerace au monde&|160;: celle des amoureux&|160;!… Donc, vide tacoupe, mon vaillant, et soupons gaiement. C’est trêve entre nouscette nuit… À demain la guerre&|160;!

–&|160;Honte&|160;! remords&|160;!raison&|160;! devoir&|160;! noyons tout dans le vin… Je ne sais sije veille ou si je rêve en cette nuit étrange&|160;! – s’écria lejeune chef&|160;; puis, prenant à la main sa coupe pleine, il seleva et ajouta d’un air de défi sardonique en se tournant vers lesombre et farouche portrait du guerrier frank&|160;: – Je bois àtoi, Neroweg&|160;! – Puis Berthoald, sa coupe vidée, se rejeta surle lit dans une sorte de vertige, en disant à Méroflède&|160;: –Vive l’amour&|160;! abbesse du diable&|160;! Aimons-nous ce soir etbattons-nous demain&|160;!

–&|160;Battons-nous sur l’heure&|160;! – criaune voix rauque et strangulée, qui parut sortir des profondeurs decette grande salle que l’ombre envahissait à quelques pas de latable où siégeaient les deux convives&|160;; puis les rideaux del’une des portes s’étant soudain écartés, Broute-Saule, qui, àl’insu de l’abbesse, et poussé par une jalousie féroce, étaitparvenu à s’introduire dans l’intérieur de cet appartement,s’élança, agile comme un tigre, fut en deux bonds auprès deBerthoald, le saisit d’une main aux cheveux, tandis que de l’autreil levait son poignard pour le lui plonger dans la gorge. Le jeunechef, quoique surpris à l’improviste, tira son épée, étreignit deson poignet de fer la main armée que Broute-Saule levait sur lui,et plongea son glaive dans le ventre de ce malheureux, quipirouetta sur lui-même et tomba en disant&|160;: – Bonheur à moi,Méroflède… je meurs sous tes yeux&|160;!

Berthoald, son épée sanglante à la main,sentant sa raison se troubler de plus en plus, retombamachinalement sur le lit&|160;; il jetait autour de lui des regardseffarés, lorsqu’il vit l’abbesse renverser d’un coup de poing lecandélabre qui seul éclairait cette salle&|160;; et au milieu desténèbres il se sentit passionnément enlacer dans les bras de cemonstre, qui lui dit d’une voix basse et palpitante&|160;: – Tut’es battu pour moi… je t’adore…

**

*

L’aube allait succéder à cette nuit oùBroute-Saule avait été tué par Berthoald. Ce jeune chef,profondément endormi et chargé de liens qui assujettissent sesmains derrière son dos, est étendu sur le plancher de la chambre àcoucher de Méroflède. L’abbesse, enveloppée d’une mante noire, lafigure pâlie, à demi voilée par son épaisse chevelure roussedénouée, qui traînait presque à terre, se dirigea vers la fenêtre,tenant à la main une torche de résine allumée. Se penchant alors àcette croisée d’où l’on découvrait au loin l’horizon, l’abbesseagita sa torche par trois fois en regardant du côté de l’orient,qui commençait à se teinter des lueurs du jour naissant. Au bout dequelques instants, la clarté d’une grande flamme, s’élevant au loinà travers les dernières ombres de la nuit, répondit au signal deMéroflède. Ses traits rayonnèrent d’une joie sinistre&|160;; ellejeta son flambeau dans le fossé rempli d’eau qui entourait lemonastère&|160;; et, à plusieurs reprises, elle secoua rudementBerthoald pour le réveiller. Celui-ci sortit difficilement de sonsommeil léthargique. Voulant porter ses mains à son front, ils’aperçut qu’elles étaient garrottées&|160;; se dressant alorspéniblement sur ses jambes alourdies, l’esprit encore troublé, ilregarda silencieusement Méroflède. Celle-ci, étendant son brasdemi-nu vers l’horizon que l’aube éclairait faiblement, dit àBerthoald&|160;: – Vois-tu là-bas, au loin, cette chaussée quitraverse les étangs et se prolonge jusqu’à l’enceinte de cecouvent&|160;?

–&|160;Oui, – répondit Berthoald, luttantcontre la torpeur étrange qui paralysait encore son esprit et savolonté, sans cependant obscurcir tout à fait son intelligence, –oui, je la vois.

–&|160;Tes compagnons d’armes ont campé cettenuit sur cette chaussée&|160;?

–&|160;En effet, – reprit le jeune chef entâchant de rassembler ses souvenirs confus, – hier soir… mescompagnons…

–&|160;Écoute, – reprit vivement l’abbesse enmettant sa main sur l’épaule du jeune homme, – écoute… de ce côtéoù le soleil va se lever, qu’entends-tu&|160;?

–&|160;J’entends un grand bruit… il serapproche… On dirait le bruit des grandes eaux…

–&|160;Tu l’as dit, mon vaillant. – Et,s’appuyant sur l’épaule de Berthoald&|160;: – Il y a là-bas, àl’orient, un lac immense contenu par une digue et des écluses…

–&|160;Un lac&|160;?

–&|160;Le niveau de ses eaux est élevé de huità dix pieds au-dessus du niveau de ces étangs… Comprends-tumaintenant&|160;?

–&|160;Non, mon esprit est appesanti… je nesais où je suis… c’est à peine si je me souviens… et puis… pourquoisuis-je ainsi garrotté&|160;?…

–&|160;C’est afin de contenir les élans de tajoie, lorsque tout à l’heure tu auras complètement recouvré taraison… Cependant elle commence à te revenir. Tu dois maintenantcomprendre que les écluses de la digue étant ouvertes, et elles lesont, les eaux de ces étangs vont tellement se gonfler, qu’ellessubmergeront la chaussée où tes compagnons d’armes ont campé cettenuit avec leurs chevaux et les chariots qui contiennent leur butinet leurs esclaves… Tiens, vois-tu comme l’eau monte, monte au loin…Vois-tu&|160;? elle atteint déjà la berge de la jetée… avant uneheure elle sera submergée. Pas un de tes compagnons n’aura puéchapper à la mort… et s’ils veulent fuir, une tranchée profonde,pratiquée cette nuit par mes ordres à l’extrémité de la levée, ducôté de la route, les arrêtera, et pas un n’échappera au trépas…Entends-tu, mon vaillant&|160;?

–&|160;Tous morts&|160;! – murmura Berthoaldsans sortir de sa morne stupeur, – tous morts&|160;!… il y avaitpourtant parmi eux de braves guerriers&|160;!

–&|160;Ah&|160;! la mort de tes compagnons nete va pas assez au cœur pour te faire sortir de tonengourdissement&|160;!&|160;!… essayons un autre moyen. – Etl’abbesse, jetant sur Berthoald un regard horrible, reprit d’unevoix éclatante&|160;: – Écoute encore… Parmi ces esclaves ramenéesdu Languedoc, et que ta bande traînait à sa suite en chariot, il yavait une femme… elle sera tout à l’heure noyée comme les autres,et cette femme, – ajouta Méroflède en accentuant ces mots commes’ils devaient frapper Berthoald au cœur, – cette femme, c’était tamère&|160;!… entends-tu&|160;? ta mère&|160;!…

Berthoald tressaillit de tout son corps,bondit dans ses liens, tâchant, mais en vain, de les rompre, poussaun cri terrible, jeta un regard de désespoir et d’épouvante surl’immense nappe d’eau, qui, rougie par les premiers rayons dusoleil levant, s’étendait alors à perte de vue, et s’écria&|160;: –Ma mère&|160;! ma mère&|160;!…

–&|160;Vois-tu, – lui dit Méroflède avec unejoie féroce, – vois-tu là-bas&|160;? l’eau a presque entièrementenvahi la chaussée&|160;; c’est à peine si l’on aperçoit encore lescouvertures de toile qui surmontent les chariots. Le flot montetoujours, et à cette heure, pour ta mère, c’est l’angoisse de lamort, angoisse plus horrible que la mort même.

–&|160;Oh&|160;! démon&|160;! – s’écria lejeune homme en se tordant sous ses liens&|160;; puis ils’écria&|160;: – Tu mens&|160;! ma mère n’est pas là… tumens&|160;!…

–&|160;Ta mère a quarante ans&|160;; elles’appelle Rosen-Aër, elle habitait la vallée de Charolles enBourgogne…

–&|160;C’est vrai&|160;!… malheur&|160;!malheur sur moi&|160;!

–&|160;Ta mère, faite esclave par les Arabeslors de leur invasion en Bourgogne, a été par eux emmenée enLanguedoc&|160;; et, après le dernier siège de Narbonne parKarl-le-Maudit, ta mère, ainsi que d’autres femmes, a été prisedans les environs de cette ville. Lorsque l’on a partagé le butinet les esclaves, Rosen-Aër, tombée dans le lot des hommes de tabande, a été conduite jusqu’ici… tu doutes encore&|160;? voici unedernière preuve. Cette femme porte, comme toi, tracés sur le brasdroit, en caractères ineffaçables, ces deux mots&|160;: Brenn –Karnak…

–&|160;Oh&|160;! ma mère&|160;! – s’écria lemalheureux en jetant un regard noyé de larmes vers les étangs.

–&|160;Ta mère est morte&|160;!… Vois, lajetée a disparu sous les eaux, et elles montent encore… Oui, tamère, à cette heure, est noyée dans le chariot couvert où elleétait enfermée avec les autres esclaves&|160;!

–&|160;Mon cœur se brise, – murmura Berthoaldécrasé sous le poids de la douleur et du désespoir&|160;; – c’esttrop souffrir&|160;!

–&|160;Trop souffrir&|160;! – s’écriaMéroflède avec un éclat de rire infernal&|160;; – oh&|160;!non&|160;! non&|160;! ce n’est pas assez. Quoi&|160;! stupideesclave&|160;! Gaulois renégat&|160;! lâche menteur&|160;! qui tepares effrontément du nom d’un noble frank&|160;! Quoi&|160;! tu ascru que la vengeance ne bouillonnait pas dans mes veines parce que,hier soir, tu m’as vue sourire au récit de la mort de mon aïeul tuépar un bandit de ta race&|160;! Oui, j’ai souri, parce que jepensais qu’au point du jour je te ferais assister de loin àl’agonie, à la mort de ta mère&|160;! Mais j’avais la nuit à moi…et je te trouvais beau&|160;!

–&|160;Oh&|160;! monstre de luxure et deférocité&|160;! – s’écria Berthoald en faisant des effortssurhumains pour briser ses liens. – Il faudra pourtant que je vengema mère… Je t’étranglerai de mes mains&|160;!…

L’abbesse, voyant l’impuissance de la fureurde Berthoald, haussa les épaules et reprit&|160;: – Ah&|160;! tonaïeul le bandit a incendié, il y a un siècle et demi, le château demon aïeul, le comte Neroweg, et l’a ensuite tué à coups de hache.Moi, je réponds à l’incendie par l’inondation, et je noie tamère&|160;!… Quant à toi, le sort qui t’attend seraterrible&|160;!…

–&|160;Tue-moi promptement&|160;; mais, undernier mot… Ma mère sait-elle que j’étais le chef des hommes dontle sort de la guerre l’avait rendue esclave&|160;?

–&|160;Malheureusement elle l’ignorait. Ceci amanqué à ma vengeance&|160;!

–&|160;Ce que tu sais de ma mère, qui te l’adit&|160;?

–&|160;Le juif Mardochée.

–&|160;Il la connaît donc&|160;? où l’a-t-ilvue&|160;?

–&|160;À la halte que tu as faite au couventde Saint-Saturnin avec Karl-Martel&|160;; là, le juif t’areconnu…

–&|160;Merci, Dieu&|160;! ma mère a ignoré mahonte&|160;! sa mort eût été doublement horrible… Et maintenant,monstre&|160;! délivre-moi de la vie, j’ai hâte demourir&|160;!

–&|160;Je ne partage pas cette hâte, tum’appartiens…

**

*

Ce matin-là, Bonaïk, l’orfèvre, entra, commed’habitude, dans l’atelier&|160;; il y fut bientôt rejoint par lesjeunes esclaves apprentis.

Après avoir allumé le feu de la forge, levieillard, afin de donner issue à la fumée, ouvrant la fenêtre quidonnait sur le fossé, remarqua, non sans grand étonnement, que leniveau de l’eau de ce fossé avait tellement augmenté, qu’entre elleet le soubassement de la fenêtre, il restait à peine un pied dedistance. – Ah&|160;! mes enfants, – dit-il aux apprentis, – jecrains qu’il soit arrivé cette nuit un grand malheur&|160;! Depuisnombre d’années les eaux de ce fossé n’ont jamais atteint à lahauteur où elles sont aujourd’hui, sinon lors de la rupture de ladigue du lac supérieur aux étangs. Tenez, voyez de l’autre côté dufossé, l’eau s’élève presque jusqu’au soupirail de la cave creuséesous le bâtiment qui nous fait face.

–&|160;Et l’on dirait que l’eau montetoujours, père Bonaïk.

–&|160;Hélas&|160;! oui, mes enfants, ellemonte encore. Ah&|160;! la rupture de ces digues amènera desdésastres&|160;!

À ce moment, on entendit la voix de Septiminecriant au dehors&|160;: – Père Bonaïk, ouvrez-moi&|160;!ouvrez-moi&|160;! – L’un des apprentis courut à la porte, etbientôt la Coliberte entra, soutenant une femme aux longs cheveuxruisselants, aux vêtements trempés d’eau, livide, se traînant àpeine, et si défaillante, qu’à quelques pas de la porte, elle tombaévanouie entre les bras du vieil orfèvre et de Septimine.

–&|160;Pauvre femme&|160;! elle est glacée, –dit le vieillard, et s’adressant aux apprentis&|160;: – Vite, vite,enfants&|160;! prenez du charbon dans le réduit, faites jouer lesoufflet, augmentez le feu de la forge, cela réchauffera cetteinfortunée. Ah&|160;! je l’avais prévu… cette inondation aura causéde grands maux&|160;!

À la voix de l’orfèvre deux apprentiscoururent au profond réduit pratiqué derrière la forge, etdescendirent dans ce caveau pour y prendre du charbon&|160;; lesautres esclaves attisèrent le feu, firent jouer le soufflet, tandisque le vieillard s’approcha de Septimine, qui, agenouillée devantla femme évanouie, pleurait en disant&|160;: – Hélas&|160;! monDieu&|160;! elle va mourir&|160;!

–&|160;Rassure-toi, – reprit le vieillard, –les mains de cette pauvre créature, tout à l’heure glacées,reprennent un peu de chaleur. Mais qu’est-il donc arrivé&|160;? tesvêtements sont trempés d’eau&|160;?

–&|160;Bon père, ce matin, au point du jour,je me suis levée comme mes compagnes, nous sommes allées dans lacour&|160;; là, nous avons entendu d’autres esclaves crier&|160;:La digue est crevée&|160;! Et ils sont sortis en courant pour allervoir les progrès de l’inondation. Moi, machinalement, je les aisuivis. Ils se sont dispersés. Je m’étais avancée jusqu’à unepointe de terre que baigne l’eau des étangs. Il y a là un grossaule&|160;; bientôt j’ai vu à peu de distance de moi un chariot àdemi submergé&|160;; il flottait entre deux eaux, une toile tenduesur des cerceaux le recouvrait.

–&|160;Grâce à Dieu&|160;! cette toile, ainsitendue, faisait ballon&|160;; elle a dû empêcher ce chariot desombrer tout à fait… Achève&|160;?

–&|160;Le vent soufflant dans cette espèce devoile poussait le chariot vers la rive où je me trouvais. Alorsj’ai vu cette infortunée, cramponnée à cette toile, le corps à demiplongé dans l’eau.

–&|160;Qu’as-tu fait&|160;?

&|160;

–&|160;Il n’y avait pas un instant àperdre&|160;: les mains défaillantes de cette pauvre créature, dontles forces étaient à bout, allaient abandonner la toile, son seulsoutien. J’attachai le bout de ma ceinture à une des bassesbranches du saule, l’autre bout à mon poignet gauche, et je mepenchai vers l’infortunée en lui criant&|160;: Courage&|160;! Ellem’entendit, saisit convulsivement ma main entre les siennes&|160;;mais dans ce brusque mouvement mes pieds glissèrent de la berge, etje tombai à l’eau…

–&|160;Heureusement, ton poignet gauche étaittoujours attaché à l’un des bouts de ta ceinture nouée àl’arbre&|160;?

–&|160;Oui, bon père&|160;; mais la secoussefut violente, je crus mon bras arraché de mon corps. Par bonheur,la pauvre femme saisit un pan de ma robe. Ma première douleurpassée, je fis de mon mieux, et à l’aide de ma ceinture nouée àl’arbre, sur laquelle je me hâlais, je parvins à regagner le bordet à retirer de l’étang celle avec qui j’allais périr. Notreatelier étant l’endroit le plus voisin, je l’ai amenée ici, ellepouvait à peine se soutenir… Mais, hélas&|160;! – ajouta laColiberte en pleurant de nouveau et regardant les traits inanimésde Rosen-Aër, car c’était la mère de Berthoald que Septimine venaitde sauver, – j’aurai seulement retardé sa mort&|160;! Voyez sapâleur…

–&|160;Ne te désespère pas, – reprit levieillard, – de moment en moment ses mains se réchauffent…Approchons-la davantage de la forge, le feu la ranimera.

En effet, grâce à l’activité des apprentis,non moins apitoyés que Septimine et le vieillard, Rosen-Aër, assisesur un escabeau, fut rapprochée du foyer. Peu à peu elle ressentitla salutaire influence de cette chaleur pénétrante, repritlentement ses esprits, revint enfin tout à fait à elle, etrassemblant ses souvenirs, elle tendit ses bras à Septimine endisant d’une voix faible&|160;: – Chère enfant, tu m’assauvée&|160;!

La Coliberte se jeta au cou de Rosen-Aër enversant de douces larmes, et reprit&|160;: – Nous avons fait ce quenous avons pu&|160;; nous sommes de pauvres esclaves…

–&|160;Hélas&|160;! mon enfant, je suisesclave comme vous, amenée en ce pays du fond du Languedoc. Nousavions passé la nuit sur la chaussée qui sépare les deux étangs,dont ce monastère est entouré, l’on avait dételé les bœufs deschariots, lorsqu’au point du jour l’inondation nous a surpris, et…– Mais Rosen-Aër s’interrompit, se dressa de toute sa hauteur, sonvisage exprima d’abord la stupeur&|160;; puis une sorte de joiedélirante, elle se précipita vers la fenêtre ouverte, et passa sesbras à travers les épais barreaux, en s’écriant&|160;: – Monfils&|160;! mon fils Amael&|160;!…

Septimine et Bonaïk crurent un moment cetteinfortunée privée de sa raison&|160;; mais lorsqu’ils se furentapproché de la fenêtre vers laquelle Rosen-Aër s’était précipitée,la jeune fille s’écria en joignant les mains&|160;: – Le cheffrank&|160;! lui&|160;! dans un des souterrains del’abbaye&|160;!…

Rosen-Aër et la Coliberte voyaient, de l’autrecôté du fossé, Berthoald, se tenant des deux mains aux barreaux dusoupirail de la cave. Soudain il reconnut sa mère, et, en proie àune sorte d’extase, il s’écria d’une voix vibrante, qui, malgré ladistance, arriva jusqu’à l’atelier&|160;: – Ma mère&|160;!…

–&|160;Septimine, – dit précipitamment Bonaïkà la Coliberte, – tu connais ce jeune homme&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui… il a été bon pour moicomme un ange du ciel&|160;! Je l’ai vu au couvent deSaint-Saturnin&|160;; c’est à ce guerrier que Karl a fait don decette abbaye.

–&|160;À lui&|160;! – reprit le vieillard d’unair surpris et pensif. – Alors comment se trouve-t-il dans cesouterrain&|160;?

–&|160;Maître Bonaïk&|160;! – accourut dire undes esclaves, – j’entends au dehors la voix de Ricarik&|160;; ils’est arrêté sous la voûte pour gourmander quelqu’un&|160;; dans uninstant il sera ici&|160;; il vient faire sa ronde matinale selonson habitude.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria levieillard avec épouvante, – il va trouver cette femme en ce lieu,l’interroger&|160;; elle peut se trahir, avouer qu’elle est la mèrede ce jeune homme, victime sans doute de l’abbesse… – Et levieillard, courant à la fenêtre, saisit Rosen-Aër par le bras, etlui dit en l’entraînant&|160;: – Au nom de la vie de votre fils,venez&|160;! venez&|160;!

–&|160;La vie de mon fils&|160;! qui lamenace&|160;?

–&|160;Suivez-moi… ou il est perdu et vousaussi&|160;! – Et Bonaïk, sans répondre à Rosen-Aër, lui montra lepetit caveau pratiqué derrière la forge&|160;; et ajouta&|160;: –Cachez-vous là, ne bougez pas. – S’adressant ensuite aux apprentisen courant à son établi&|160;: – Vous, enfants, martelez de toutesvos forces et chantez à tue-tête. Toi, Septimine, polis ce vase.Songez que si l’intendant se doute de quelque chose, nous avonstout à craindre. Dieu veuille que ce malheureux garçon ne reste pasau soupirail de la cave, ou qu’il ne soit pas vu de Ricarik&|160;!– Ce disant, le vieil orfèvre se mit à marteler à tout rompre surson enclume, entonnant d’une voix sonore ce vieux chant desorfèvres à la louange du bon Éloi&|160;: – «&|160;De la conditiond’ouvrier élevé à celle d’évêque, – Éloi, dans sa charge depasteur, a purifié l’orfèvre&|160;; – Son marteau est l’autorité desa parole, – Son fourneau la constance du zèle, – Son souffletl’inspirateur, – Son enclume l’obéissance[11]&|160;!&|160;»

Ricarik entra dans l’atelier. L’orfèvre neparut pas l’apercevoir, et continua de chanter en aplatissant àcoups de marteau une feuille d’argent qui terminait la crosseabbatiale dont la ciselure supérieure était achevée. – Vous êtesbien gais ici, ce matin, – dit l’intendant en s’avançant au milieude l’atelier. – Cessez ces chants… ils m’assourdissent…

–&|160;Je n’ai pas une goutte de sang dans lesveines, – murmura tout bas Septimine à Bonaïk. – Ce méchant hommes’approche de la fenêtre… s’il allait voir le chef frank…

–&|160;Pourquoi tant de feu dans cetteforge&|160;? – reprit l’intendant en faisant un pas vers le foyerderrière lequel se trouvait le réduit où se cachait Rosen-Aër. –T’amuses-tu donc à brûler du charbon sans nécessité&|160;?

–&|160;Sans nécessité&|160;? Non, puisque cematin même je vais fondre l’or et l’argent que vous m’avez apportéshier.

–&|160;Mensonge&|160;! les métaux se fondentau creuset, non pas à la forge…

–&|160;Ricarik, à chacun son métier. J’aitravaillé dans les ateliers du grand Éloi. Je sais mon état. Jevais d’abord exposer mes métaux au feu ardent de la forge, lesmarteler ensuite, puis je les mettrai au creuset&|160;; la fonte ensera plus liée.

–&|160;Tu ne manques jamais de raisons.

–&|160;Parce que j’en ai toujours de bonnes àdonner. Mais puisque vous voici, Ricarik, j’ai à vous demanderplusieurs objets nécessaires pour cette fonte, la plus considérableque j’aie jamais faite dans ce monastère, puisque le vase d’argentdoit avoir deux pieds de hauteur, ainsi que vous le voyez d’aprèsle moule que voilà sur cette tablette.

–&|160;Que te faut-il&|160;?

–&|160;J’aurais besoin d’un baril que jeremplirai de sable au milieu duquel je placerai mon moule… Ce n’estpas tout… J’ai vu souvent, malgré les cercles qui entouraient lesdouves des barils, où l’on mettait les moules plongés dans lesable, ces douves éclater lorsque l’on versait dans le creux lemétal en fusion. Il me faudrait donc une longue corde quej’enroulerais très-solidement autour du tonneau&|160;; si lescercles éclatent, la corde du moins ne se rompra point. Il mefaudrait, de plus, une non moins longue petite cordelle pourassujettir les parois du moule.

–&|160;Tu auras le baril, la corde et lacordelle.

–&|160;Encore un mot, Ricarik. Moi, et cesjeunes gens, nous serons forcés, pour cette fonte, de passer iciune partie de la nuit, les jours sont courts en cette saison.Faites-nous donner une outre de vin, à nous, qui ne buvons jamaisque de l’eau&|160;; cette largesse soutiendra nos forces durantnotre rude labeur nocturne. J’ajouterai que les jours de fonte,dans l’atelier du grand Éloi, on régalait toujours lesesclaves…

–&|160;Soit&|160;! vous aurez votre outre devin… aussi bien, c’est aujourd’hui jour de liesse en ce couvent,car un grand miracle vient d’avoir lieu…

–&|160;Un miracle&|160;?

–&|160;Oui… un juste châtiment du ciel afrappé une bande d’aventuriers, à qui Karl le maudit avait eul’audace de concéder cette abbaye, bien sacré de l’Église. Ilscampaient cette nuit sur la jetée, comptant attaquer le monastèreau point du jour&|160;; mais l’Éternel, par un redoutable etsurprenant prodige, a ouvert les cataractes du ciel. Les étangs sesont grossis, et tous les scélérats ont été noyés.

–&|160;Gloire à l’Éternel&|160;! – cria levieil orfèvre en faisant signe aux apprentis d’imiter sonenthousiasme, – gloire à l’Éternel&|160;! qui noie les impies dansles cataractes de sa colère&|160;!

–&|160;Gloire à l’Éternel&|160;! – répétèrentà tue-tête et en chœur les jeunes esclaves, – gloire àl’Éternel&|160;! qui noie les impies dans les cataractes de sacolère&|160;!

–&|160;Miracle qui ne me surprend point dutout, Ricarik, – ajouta l’orfèvre, – il est dû sans doute aubienheureux pouce de Saint-Loup, cette sainte relique quevous nous avez apportée hier. Elle aura opéré ce divin prodige.

–&|160;C’est probable… ainsi tu n’as pasbesoin d’autre chose&|160;?

–&|160;Non, – répondit le vieillard en selevant et examinant plusieurs caisses, – j’ai là pour la fonte dusoufre et du bitume en suffisante quantité, le charbon ne manquepoint, l’un de mes apprentis va vous accompagner, Ricarik, ilrapportera le baril, les cordes et l’outre de vin, seigneurintendant, ne l’oubliez pas&|160;!

–&|160;On vous la donnera plus tard, en vousdistribuant vos pitances.

–&|160;Ricarik, nous ne pourrons quitterl’atelier d’un instant à cause de la fonte. Faites-nous distribuerce matin, s’il vous plaît, notre pitance quotidienne, afin que nousne soyons pas dérangés&|160;; nous allons fermer la porte pour êtretranquilles&|160;!

–&|160;J’y consens, que l’un de tes apprentisme suive, il rapportera toutes ces choses, mais que le vase soitfondu demain, sinon l’échine vous cuira.

–&|160;Vous pouvez assurer notre sainte etvénérable abbesse que le vase, en sortant du moule, sera digne d’unartisan qui a vu le grand Éloi manier la lime et le burin. – Et,s’adressant tout bas à l’un de ses apprentis, tandis que Ricarik sedirigeait vers la porte&|160;: – Ramasse en chemin une douzaine decailloux gros comme des noix, cache-les dans ta poche etrapporte-les. – Et il ajouta tout haut&|160;: – Accompagne leseigneur intendant, mon garçon&|160;; surtout, en revenant, net’amuse pas en route.

–&|160;Soyez tranquille, maître, – ditl’apprenti en faisant un signe d’intelligence au vieillard etsuivant l’intendant, – vos ordres seront exécutés&|160;!

Le vieillard resta quelques instants sur leseuil, prêtant l’oreille aux pas de l’intendant quis’éloignait&|160;; après quoi, fermant la porte au verrou, ilcourut vers le caveau où se cachait Rosen-Aër, Septimine courut àla fenêtre, afin de voir si Berthoald s’y trouvait encore&|160;;mais soudain elle s’écria, saisie d’effroi&|160;: – GrandDieu&|160;! le jeune chef est perdu&|160;!… l’eau a gagné lesoupirail&|160;!

–&|160;Perdu&|160;! mon fils&|160;! – s’écriaRosen-Aër avec désespoir en se précipitant à la croisée malgré lesefforts du vieillard pour la retenir. – Ô mon fils&|160;! t’avoirrevu pour te perdre… Amael&|160;! Amael&|160;!…

–&|160;Elle nous trahit… si on l’entend audehors&|160;! – dit le vieillard avec terreur, en tâchant en vaind’arracher des barreaux où elle se cramponnait, cette malheureusefemme, qui appelait son fils d’une voix déchirante. Mais Amael(puisque Berthoald était pour lui un nom d’emprunt), Amael nereparut pas. Le flot avait gagné l’ouverture du soupirail, etmalgré la largeur du fossé qui séparait les deux bâtiments l’un del’autre, on entendait le bruit sourd des eaux qui, s’engouffraientpar cette ouverture, tombaient au fond du souterrain. Septimine,pâle comme une morte, ne trouvait pas une parole. Rosen-Aër, dansl’égarement de son désespoir, tâchait d’ébranler les épais barreauxde la fenêtre en murmurant d’une voix entrecoupée desanglots&|160;: – Oh&|160;! savoir qu’il est là… dans l’agonie…mourant&|160;!…

–&|160;Espoir&|160;! – cria le vieillard, dontles larmes coulaient à la vue de cette douleur maternelle, –espoir&|160;!… Je fixe depuis un instant cette pierre couverte demousse, à l’angle du soupirail, l’eau ne l’envahit pas&|160;; ellene monte plus… Voyez, voyez&|160;!

Septimine et Rosen-Aër essuyèrent leurs yeuxet regardèrent la pierre que leur indiquait Bonaïk. Elle ne futpas, en effet, submergée… Bientôt même le bruit des eauxs’engouffrant dans le soupirail s’amoindrit et cessa peu à peu.

–&|160;Il est sauvé&|160;! – s’écriaSeptimine. – Merci, mon Dieu&|160;!

–&|160;Sauvé… – murmura Rosen-Aër d’un air dedoute accablant. – Et s’il est tombé dans cette cave assez d’eaupour le noyer… Oh&|160;! s’il vivait encore, il eût répondu à mavoix… Non, non&|160;! il se meurt&|160;! il est mort&|160;!…

–&|160;Maître Bonaïk, on frappe à la porte, –accourut dire l’un des apprentis. – Faut-il ouvrir&|160;?

–&|160;Vite, retournez dans votre cachette, –dit le vieillard à Rosen-Aër&|160;; et comme elle ne semblait pasl’entendre, il ajouta&|160;: – Mais vous voulez donc vous perdre,nous perdre tous&|160;! nous qui sommes prêts à nous dévouer pourvous et votre fils&|160;? – À ces mots, Rosen-Aër quitta la fenêtreet rentra dans le réduit, tandis que le vieillard, s’approchant dela porte, disait&|160;: – Qui est là&|160;?

–&|160;Moi, maître Bonaïk, – répondit audehors la voix de l’apprenti qui était sorti avec Ricarik, – moi,Justin.

–&|160;Entre vite, – dit l’orfèvre au jeunegarçon qui portait sur son épaule un baril vide et à sa main unpanier renfermant des provisions, l’outre de vin et un gros paquetde cordes. Le vieillard, poussant les verrous de la porte, pritl’outre de vin dans le panier, et, allant vers le réduit où secachait Rosen-Aër, lui dit&|160;: – Buvez un peu de vin pour vousréconforter&|160;; c’est pour vous que je l’ai demandé.

Mais la mère d’Amael repoussa l’outre ens’écriant d’une voix désespérée&|160;: – Mon fils&|160;! monfils&|160;!

–&|160;Justin, – dit le vieillard àl’apprenti, – as-tu des cailloux&|160;?

–&|160;Oui, maître Bonaïk, j’en ai rempli mespoches.

–&|160;Donne-m’en un. – Le vieillard prit lapetite pierre et courut à la fenêtre en disant&|160;: – Si cemalheureux n’est pas noyé, il se doutera, en voyant tomber cecaillou dans la cave, que c’est un signal. – Et après avoirjudicieusement visé et calculé le jet de sa pierre, l’orfèvre lalança dans l’ouverture du soupirail. Rosen-Aër et Septimine, enproie à une anxiété mortelle, attendaient le résultat de latentative de Bonaïk&|160;: les apprentis eux-mêmes gardaient unprofond silence. Quelques moments se passèrent ainsi dans uneattente pleine d’angoisses. – Rien… – murmura l’orfèvre, les yeuxardemment fixés sur l’ouverture du soupirail, – rien…

–&|160;Il est mort&|160;! – s’écria Rosen-Aër,tandis que Septimine la retenait entre ses bras. – Je ne le verraiplus&|160;!

–&|160;Une autre pierre&|160;! – dit levieillard. Et il lança un second caillou dans le souterrain. Ce futencore un moment d’angoisse&|160;: toutes les respirations étaientsuspendues. Enfin, au bout de quelques instants, Rosen-Aër, sedressant sur la pointe des pieds, s’écria&|160;: – Ses mains&|160;!je vois ses mains&|160;! il se cramponne aux barreaux dusoupirail&|160;! Merci, Hésus&|160;! merci… vous me l’avezrendu&|160;! – Et elle tomba à genoux.

Bonaïk vit alors la pâle figure d’Amaelencadrée de ses longs cheveux ruisselants d’eau, apparaître entreles barreaux. Le vieillard lui fit signe de disparaître de nouveau,en disant à voix basse, et comme s’il avait pu être entendu par leprisonnier&|160;: – Et maintenant, cachez-vous, cachez-vous, etattendez&|160;! – Se retournant alors vers Rosen-Aër&|160;: – Votrefils m’a compris&|160;; mais, je vous en supplie, du calme… pasd’imprudence. – Allant ensuite à son établi, où se trouvaientplusieurs morceaux de parchemin, dont il se servait pour dessinerles modèles de ses orfèvreries, il écrivit ces mots&|160;: –«&|160;Si l’eau n’a pas tellement envahi le souterrain que vouspuissiez y rester sans danger jusqu’à la nuit, donnez troissecousses à la cordelle au bout de laquelle sera attachée la pierrequi aura ce billet pour enveloppe&|160;; en ce cas, cette cordellenous servira de moyen de communication&|160;; lorsque vous laverrez s’agiter, préparez-vous à recevoir un nouvel avis&|160;:jusque-là, ne paraissez pas au soupirail. Votre mère espère commenous vous sauver. Courage et confiance&|160;!&|160;»

Ces mots écrits, l’orfèvre enveloppa uncaillou avec ce parchemin, heureusement, de sa nature, imperméable,lia le tout au moyen de la corde, au milieu de laquelle il attachaun petit morceau de fer afin de la faire plonger dans l’eau, et derendre ainsi invisible ce moyen de correspondance entre l’atelieret le souterrain&|160;; puis il lança dans le soupirail la pierre,à laquelle était attachée la cordelle, dont il garda l’extrémitédans sa main. Quelques moments après, trois secousses données àcette corde annoncèrent à Bonaïk qu’Amael pouvait rester jusqu’ausoir sans danger dans sa prison, et qu’il exécuterait lesrecommandations du vieillard. Cette espérance ranima l’espoir deRosen-Aër, et, dans l’élan de sa reconnaissance, elle prit lesmains de l’orfèvre en lui disant&|160;: – Bon père, vous lesauverez, n’est-ce pas&|160;? vous le sauverez&|160;?

–&|160;J’y tâcherai, pauvre femme&|160;! maislaissez-moi rassembler mes esprits… À mon âge, voyez-vous, depareilles émotions sont rudes&|160;; il faut, pour réussir, agiravec prudence et réflexion. Aussi vais-je réfléchir, l’entrepriseest difficile…

Pendant que l’orfèvre pensif, accoudé sur sonétabli, appuyait son front dans sa main, et que les apprentisdemeuraient silencieux et inquiets, Rosen-Aër, rappelant sessouvenirs, dit à Septimine&|160;: – Mon enfant, vous avez dit quemon fils avait été bon pour vous comme un ange du ciel… oùl’avez-vous donc connu&|160;?

–&|160;Près de Poitiers, au couvent deSaint-Saturnin… Ma famille et moi, touchées de compassion pour unjeune prince, un enfant, retenu prisonnier dans ce monastère, nousavons voulu favoriser l’évasion de ce pauvre petit&|160;; tout aété découvert&|160;; on voulait me châtier d’une manière honteuse,infâme&|160;! – ajouta la Coliberte en rougissant encore à cesouvenir. – On voulait me vendre, me séparer de mon père, de mamère… Alors, votre fils, favori de Karl, le chef des Franks…

–&|160;Mon fils&|160;!

–&|160;Oui, le seigneur Berthoald.

–&|160;Berthoald&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! ainsi s’appelle celui quiest renfermé dans ce souterrain…

–&|160;Mon fils Amael, portant le nom deBerthoald&|160;! mon fils, favori du chef des Franks&|160;! –s’écria Rosen-Aër, frappée de stupeur. – Mon fils, élevé dansl’horreur des conquérants de la Gaule, ces oppresseurs de notrerace&|160;! mon fils, favori de l’un d’eux&|160;! non, non… tessouvenirs te trompent…

–&|160;Mes souvenirs me tromper… Oh&|160;! jevivais cent ans, que jamais je n’oublierai ce qui s’est passé aucouvent de Saint-Saturnin, la touchante bonté du seigneur Berthoaldenvers moi, qu’il ne connaissait pas. N’a-t-il pas obtenu de Karlma liberté, celle de mon père et de ma mère&|160;? N’a-t-il pas étéassez généreux pour me donné de l’or afin de subvenir aux besoinsde ma famille&|160;?

–&|160;Ma raison se perd à chercher le secretde ce mystère&|160;; la troupe de guerriers qui nous emmenaientesclaves, s’est en effet arrêtée à l’abbaye de Saint-Saturnin, –reprit Rosen-Aër avec angoisse et elle ajouta&|160;: – Mais sicelui-là, que tu appelles Berthoald, a obtenu ta liberté du chefdes Franks, comment es-tu esclave ici, pauvre enfant&|160;?

–&|160;Le seigneur Berthoald s’est fié à laparole de Karl, et Karl s’est fié à la parole du supérieur ducouvent&|160;; mais après le départ du chef des Franks et de votrefils, l’abbé, qui m’avait déjà vendue à un juif, a maintenu lemarché… En vain j’ai imploré les guerriers que Karl avait laissésau monastère pour en prendre possession et garder le petit prince,mes prières ont été vaines&|160;; j’ai été séparée de ma famille.Le juif a gardé l’or que votre fils m’avait donné généreusement, etm’a emmenée en ce pays&|160;; il m’a vendue à l’intendant de cetteabbaye, qui a été octroyée par Karl au seigneur Berthoald, ainsique je l’ai appris au couvent de Saint-Saturnin.

–&|160;Cette abbaye octroyée à monfils&|160;!… lui, compagnon de guerre de ces Franks maudits&|160;!lui, traître&|160;! lui, renégat&|160;! Oh&|160;! si tu dis vrai,honte et malheur sur mon fils&|160;!…

–&|160;Traître&|160;! renégat&|160;! leseigneur Berthoald&|160;! lui, le plus généreux des hommes&|160;!lui, qui m’eût arrachée à l’esclavage sans la cruauté de l’abbé,qui m’a livrée au juif Mardochée.

–&|160;Ce juif s’appelait ainsi&|160;?

–&|160;Vous le connaissez&|160;?

–&|160;Écoute, pauvre enfant, et tucomprendras ma douleur… Après une grande bataille livrée près deNarbonne contre les Arabes, j’ai été prise par les guerriers deKarl&|160;: le butin, les esclaves ont été tirés au sort&|160;; onnous a dit, à moi et à mes compagnes, que nous appartenions au chefBerthoald et à ses hommes.

–&|160;Vous… esclave de votre fils&|160;! Maisil l’ignorait, mon Dieu&|160;!

–&|160;Oui, de même que j’ignorais que monnouveau maître Berthoald… fût mon fils Amael.

–&|160;Durant ce voyage du Languedoc ici,votre fils ne vous a pas vue&|160;?

–&|160;Nous étions huit ou dix femmes esclavesdans chaque chariot couvert&|160;; nous suivions l’armée de Karl.Parfois les hommes du chef Berthoald venaient nous voir, et… maisje n’offenserai pas ta pudeur, pauvre enfant, en te racontant cesviolences infâmes&|160;! – ajouta Rosen-Aër en frémissant à cessouvenirs de dégoût et d’horreur. – Mon âge m’a préservée d’unehonte à laquelle j’aurais d’ailleurs échappé par la mort… Mon filsn’a jamais pris part à ces immondes orgies mêlées de cris, delarmes et de sang&|160;; car on frappait jusqu’au sang lesmalheureuses qui voulaient échapper à ces outrages. Nous sommesainsi arrivées jusqu’aux environs du couvent deSaint-Saturnin&|160;; là, nous avons fait une halte de quelquesheures. Le juif Mardochée se trouvait alors dans cemonastère&|160;; apprenant sans doute qu’à la suite de l’armée il yavait des esclaves à acheter, il s’est rendu près de nous,accompagné de quelques hommes de la bande de Berthoald. Tu as étévendue, pauvre enfant, tu sais l’horrible examen que vous fontsubir ces marchands de chair gauloise&|160;?

–&|160;Oui, oui, cette honte, je l’ai subiedevant les moines de Saint-Saturnin lorsqu’ils m’ont vendue aujuif, – répondit Septimine en cachant dans ses mains son visageempourpré de confusion. Rosen-Aër poursuivit&|160;: – Des femmes,des jeunes filles, malgré leurs prières, leur résistance, ont étédépouillées de leurs vêtements et profanées, souillées par lesregards des hommes qui voulaient nous vendre et nous acheter&|160;!À cette honte, mon âge n’a pu me soustraire… – Et, fondant enlarmes et tordant ses mains avec désespoir, la mère d’Amael ajoutaen gémissant&|160;: – Et voilà ces Franks dont mon fils est lecompagnon de guerre&|160;! Il s’unit avec eux&|160;! combat aveceux&|160;! possède comme eux des esclaves de sa race&|160;! etparmi ces esclaves, ainsi outragées, il a sa mère&|160;! justice duciel&|160;! sa mère&|160;!

–&|160;Oh&|160;! c’est horrible&|160;! mais ilignorait cela… et puis, comment, lui, étant de notre race, s’est-ilréuni aux Franks&|160;?

–&|160;Cette indignité confond ma raison,révolte mon cœur. À l’âge de quinze ans, mon fils a disparu de lavallée de Charolles, où nous vivions libres et heureux… Ques’est-il passé depuis&|160;? je l’ignore…

En entendant prononcer le nom de la vallée deCharolles, Bonaïk, jusqu’alors pensif, tressaillit, puis prêtal’oreille à la suite de l’entretien de la Coliberte et de la mèred’Amael, qui reprit&|160;: – Revenons à ce juif, il a peut-être lesecret de la vie de mon fils.

–&|160;Ce juif… et comment&|160;?

–&|160;Malgré ma douleur, lorsque ce juif vintnous marchander, je subis le sort commun, je fus dépouillée de mesvêtements… Ah&|160;! pour la sainteté de mon nom de mère, que monfils ignore toujours ma honte&|160;! cette pensée serait l’éternelet juste remords de sa vie, s’il doit vivre… – ajouta Rosen-Aër àvoix basse, afin de n’être entendue que de Septimine. – Pendant queje subissais donc le sort de mes compagnes d’esclavage… le juifremarqua sur mon bras gauche ces deux mots tracés en caractèresineffaçables&|160;: Brenn-Karnak.

–&|160;Brenn-Karnak&|160;! – repritla Coliberte d’une voix plus élevée&|160;; aussi fut-elle entenduepar le vieillard. – Quels sont ces noms&|160;? pourquoi étaient-ilstracés sur votre bras&|160;?

–&|160;Cet usage, depuis plusieursgénérations, a été adopté parmi nous, car, hélas&|160;! en cestemps de troubles, de guerres continuelles, les familles sontexposées à être séparées, dispersées au loin, et un signeindélébile peut les aider à se reconnaître. – À peine Rosen-Aëravait-elle prononcé ces mots, que s’approchant d’elle, Bonaïk, ému,troublé, s’écria&|160;: – Vous êtes de la race de Joel, le brenn dela tribu de Karnak&|160;?

–&|160;Oui, bon père&|160;; mais d’oùsavez-vous&|160;?…

–&|160;Vous habitiez en Bourgogne la vallée deCharolles&|160;? jadis concédée à Loysik, frère de Ronan, par leroi Clotaire&|160;Ier&|160;?

–&|160;Mais encore une fois, bon père, commentsavez-vous cela&|160;? – Le vieillard releva la manche de sonsarrau, et, du doigt, montra ces deux mots&|160;:Brenn-Karnak, tracés sur son bras. – Vous aussi&|160;? –s’écria Rosen-Aër, – vous aussi… de la famille de Joel&|160;?…

–&|160;L’un de mes aïeux était Kervan, frèrede Ronan.

–&|160;Votre famille habitait en Bretagne,près de Karnak&|160;?

–&|160;Oui, et mon frère Allan ou ses enfantsn’ont sans doute pas quitté le berceau de notre race.

–&|160;Et comment êtes-vous tombé enesclavage&|160;?

–&|160;Notre tribu, passant la frontière, estvenue, selon la coutume immémoriale, vendanger en armes les vignesdes Franks, vers le pays de Rennes. J’avais quinze ans,j’accompagnais mon père dans cette expédition&|160;; une troupe deFranks nous a attaqués&|160;; pendant le combat, j’ai été séparé demon père, puis emmené esclave au loin. Revendu d’un maître à unautre, le hasard m’a conduit en ce pays où je suis depuis douzeans. Hélas&|160;! souvent mes yeux se sont tournés vers lesfrontières de notre vieille et bien-aimée Bretagne, toujourslibre&|160;! mais mon grand âge, l’habitude d’un métier qui meplaît et me console, m’ont empêché de songer à une évasion. Ainsi,nous sommes parents&|160;!… Ce malheureux qui est là, près de nous,captif, est de notre sang&|160;?… Mais comment était-il devenu lechef de cette troupe de Franks que l’inondation vientd’engloutir&|160;?

–&|160;Je racontais à cette pauvre enfantqu’un juif, marchand d’esclaves, ayant vu sur mon bras ces deuxmots&|160;: Brenn-Karnak, parut surpris, et me dit&|160;:– «&|160;N’as-tu pas un fils âgé de vingt-quatre ans, qui porte,comme toi, ces deux mots tracés sur son bras&|160;? –&|160;» Malgrél’horreur que m’inspirait ce juif, ces mots ranimèrent en moil’espérance de retrouver mon fils&|160;: – Oui, – ai-jerépondu&|160;; – depuis dix ans mon fils a disparu des lieux quej’habitais. – «&|160;Et tu habitais la vallée deCharolles&|160;?&|160;» – m’a demandé le juif. – Tu connais doncmon fils&|160;? – me suis-je écriée&|160;; mais, cet homme, sans merépondre, s’est éloigné avec un sourire cruel…

–&|160;Et depuis, – reprit Septimine, – nel’avez-vous jamais revu&|160;?

–&|160;Jamais&|160;! Les chariots se sontremis en route pour ce pays, où je suis arrivée avec mes compagnesd’esclavage. Toutes ont dû périr par l’inondation de cette nuit, etsans le dévouement de cette courageuse enfant, je perdais aussi lavie…

–&|160;Le juif Mardochée, – reprit le vieilorfèvre en réfléchissant, – ce marchand de chair gauloise, grandami de l’intendant Ricarik, est venu depuis peu de jours fortsouvent ici&|160;; il se trouvait au couvent de Saint-Saturnin lorsde la donation de cette abbaye à votre fils et à ses hommes&|160;;il aura, sans nul doute, pris les devants afin d’avertir l’abbesse,aussi a-t-elle fait ses préparatifs de défense contre les guerriersqui venaient la déposséder.

–&|160;Le juif a, en effet, voyagétrès-rapidement depuis son départ du couvent de Saint-Saturnin,d’où il m’a emmenée, – reprit Septimine. – Nous n’étions que troisesclaves et lui dans un petit chariot léger, attelée de deuxchevaux. Il a dû arriver ici deux ou trois jours avant la troupe duseigneur Berthoald, retardée dans sa marche par ses nombreuxbagages.

–&|160;Ainsi, le juif aura prévenu Méroflède,lui révélant sans doute que le prétendu chef frank Berthoald étaitde race gauloise, – reprit Bonaïk&|160;; – de là cette vengeance del’abbesse, qui a fait jeter votre fils dans ce souterrain, croyantsans doute l’exposer à une mort certaine. Il s’agit maintenant dele sauver, vous aussi, nous aussi&|160;; car rester en ce couventaprès l’évasion de votre fils, ce serait exposer à la vengeance del’abbesse ces pauvres apprentis et Septimine.

–&|160;Oh&|160;! bon père&|160;! commentfaire&|160;? – reprit Septimine en joignant les mains. – Personnene peut entrer dans ce bâtiment au-dessous duquel est enfermé leseigneur Berthoald…

–&|160;Nomme-le Amael, mon enfant, – repritRosen-Aër avec amertume. – Ce nom de Berthoald me rappelle sanscesse une honte que je voudrais oublier…

–&|160;Tirer Amael de ce souterrain n’estpoint chose impossible, – reprit l’orfèvre en hochant la tête. –J’ai réfléchi là-dessus tout à l’heure, et nous avons, je crois,quelques chances de succès.

–&|160;Mais, bon père, – dit Rosen-Aër, – etles barreaux de la fenêtre de cet atelier&|160;? ceux du soupirailde la cave où est enfermé mon fils&|160;? enfin ce large et profondfossé&|160;? que d’obstacles&|160;!

–&|160;Ces obstacles ne sont pas les plusdifficiles à surmonter. Supposons la nuit venue, Amael délivré nousa rejoint, que faire&|160;?

–&|160;Quitter l’abbaye, – ditSeptimine&|160;; – fuir tous…

–&|160;Et par quel moyen, mon enfant&|160;?Ignores-tu qu’à la chute du jour la porte de la jetée estfermée&|160;? Le gardien veille&|160;; puis, eût-on franchi cetteporte, l’inondation couvre la chaussée&|160;; il faudra deux outrois jours pour que les eaux se soient retirées tout à fait&|160;;d’ici là, cette abbaye restera environnée d’eau comme une île.

–&|160;Maître Bonaïk, – reprit un des jeunesapprentis, – et les bateaux de pêche&|160;?

–&|160;Où sont-ils amarrés d’ordinaire, mongarçon&|160;?

–&|160;Du côté de la chapelle.

–&|160;Il faudrait donc, pour y arriver,traverser la cour intérieure du cloître, et la porte est chaquesoir verrouillée intérieurement&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! – dit Rosen-Aër, – faut-ilrenoncer à tout espoir&|160;?

–&|160;Jamais il ne faut désespérer.Occupons-nous d’abord d’Amael. Quoi qu’il lui arrive, une fois horsdu souterrain, son sort ne pourra guère empirer. Maintenant, mesenfants, un dernier mot, – ajouta l’orfèvre en s’adressant auxapprentis. – Ce que nous allons tenter est grave&|160;; il y va devotre vie et de la nôtre… Vous n’avez pas à hésiter&|160;: il fautnous seconder ou nous trahir. Nous trahir serait une méchanteaction, cependant vous n’avez d’autre intérêt à cette évasion quel’espoir incertain de recouvrer votre liberté. Voulez-vous noustrahir&|160;? dites-le franchement, tout de suite… alors jen’entreprendrai rien, le sort de cette digne femme et de son filss’accomplira… Si, au contraire, avec notre aide, nous parvenons àsauver Amael et à sortir de cette abbaye, voici mon projet&|160;:Il y a, dit-on, près de quatre journées de marche d’ici aux limitesde l’Armorique, seule terre libre de la Gaule aujourd’hui. Noustâcherons d’y arriver&|160;; une fois en Bretagne, nous n’auronsrien à craindre, nous prendrons la route de Karnak&|160;; nous ytrouverons mon frère ou ses descendants, notre tribu vousaccueillera comme des enfants de la famille&|160;; d’apprentisorfèvres, vous deviendrez apprentis laboureurs, à moins que vous nepréfériez continuer votre métier dans quelques villes deBretagne&|160;; non plus en artisans esclaves, mais en artisanslibres. Réfléchissez mûrement, et décidez-vous&|160;: la journées’avance, le temps est précieux.

Justin, l’un des apprentis, après s’êtreconsulté à vois basse avec ses compagnons, répondit auvieillard&|160;: – Notre choix n’est pas douteux, maîtreBonaïk&|160;; nous tâcherons, comme vous, de rendre un fils à samère&|160;; quoi qu’il arrive, nous partagerons votresort&|160;!

–&|160;Merci, oh&|160;! merci, généreuxenfants&|160;! – dit Rosen-Aër les yeux remplis de larmes. –Hélas&|160;! je ne peux vous offrir que la reconnaissance d’unemère&|160;!…

–&|160;Et maintenant, – reprit vivementl’orfèvre, qui parut retrouver la vivacité de sa jeunesse, – assezde paroles, agissons&|160;! Deux d’entre vous vont s’occuper descier les barreaux de la fenêtre de l’atelier, mais sans les fairetomber.

–&|160;C’est entendu, père Bonaïk, – ditJustin&|160;; – les barreaux resteront en place… il ne faudra plusqu’un coup de lime pour les mettre à bas.

–&|160;Bon&|160;; il n’y a, du reste, pas àcraindre d’être vu au dehors&|160;; le corps du bâtiment qui nousfait face est dépourvu de croisées donnant de notre côté.

–&|160;Mais les barreaux du soupirail de lacave où est enfermé mon fils&|160;?…

–&|160;Il les sciera au moyen de cette limelancée dans son cachot, enveloppée d’un nouveau billet, dans lequelje vais écrire à Amael ce qu’il doit faire. – Et le vieillard,s’asseyant à son établi, écrivit les lignes suivantes, que laColiberte, penchée derrière lui, lisait à mesure et touthaut&|160;: – «&|160;Avec cette lime, vous scierez les barreaux dusoupirail sans les détacher complètement&|160;; la nuit venue, vousles enlèverez. Trois secousses données à la cordelle dont vous avezl’un des bouts, nous avertiront que vous êtes prêt. Alors, vousattirerez vers le soupirail un baril vide que nous aurons attaché àl’extrémité de la cordelle.&|160;»

–&|160;Oh&|160;! – s’écria Septimine, – jecomprends maintenant pourquoi vous avez demandé ce baril&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! – reprit Rosen-Aër, nonmoins étonnée que la jeune fille, – vous avez eu, bon père, assezde présence d’esprit pour songer à l’instant même à ce moyend’évasion&|160;?

–&|160;Il fallait y songer alors… ou point dutout, mes enfants, – répondit le vieil orfèvre en continuantd’écrire.

–&|160;Et nous autres, qui sommes du métierpourtant, nous croyions bonnement qu’il s’agissait de la fonte, –reprit Justin. – Quel bon tour&|160;! C’est ce méchant Ricarik quiaura lui-même fourni la corde et le baril&|160;!

–&|160;«&|160;Lorsque le baril sera près dusoupirail,&|160;» – reprit Septimine en continuant de lire cequ’écrivait le vieillard, – «&|160;vous saisirez fortement, de vosdeux mains, une corde dont ce tonneau sera entouré&|160;; puis, yprenant votre appui, vous vous mettrez à l’eau, vous le pousserezdevant vous, et nous l’attirerons doucement jusqu’à la fenêtre,qu’il vous sera très-facile alors d’escalader avec notreaide.&|160;»

–&|160;Oh&|160;! bon père, – dit Rosen-Aëravec attendrissement, – il est sauvé&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! non, pas encore, pauvrefemme&|160;! Je vous l’ai dit&|160;: le tirer de ce souterrain estpossible&|160;; mais ensuite il faudra sortir de ce maudit couvent…Enfin, nous essayerons. – Et il se remit à écrire ces dernièreslignes, aussi lues tout haut par Septimine&|160;: – «&|160;Il sepeut que vous sachiez nager&|160;; mais pas d’imprudence&|160;! lesmeilleurs nageurs se noient&|160;; réservez vos forces afin depouvoir aider votre mère à fuir de cette abbaye. Lorsque vous aurezlu ce parchemin, déchirez-le, ainsi que le premier, en petitsmorceaux, jetez-les dans le coin le plus obscur de votre cachot,car il est possible que l’on vienne vous retirer de ce souterrainavant ce soir.&|160;»

–&|160;Ô mon Dieu&|160;! – dit Rosen-Aër enjoignant les mains avec douleur, – nous n’y avions pas songé&|160;:ce malheur est possible.

–&|160;Hélas&|160;! il faut tout prévoir, –reprit le vieillard en terminant d’écrire ce qui suit&|160;: –«&|160;Ne désespérez pas, et confiez-vous en Hésus, le Dieu de nospères&|160;!&|160;»

–&|160;Ah&|160;! – murmura douloureusementRosen-Aër, – la foi de ses pères, les enseignements de safamille&|160;! les souffrances de sa race&|160;! la haine del’étranger… il a tout oublié&|160;!

–&|160;Mais la vue de sa mère lui aura toutrappelé, – répondit le vieillard. – Et il donna une secousse à lacordelle pour avertir Amael&|160;; celui-ci répondit de la mêmemanière à ce signal. Alors, Bonaïk, enveloppant la lime dans leparchemin, la lança de l’autre côté du fossé, visant de nouveauavec justesse le soupirail de la cave au fond duquel elle tomba.Amael, après avoir pris connaissance des nouvelles instructions duvieillard, parut derrière les barreaux. Ses regards avidessemblaient demander la présence de sa mère. – Il vous cherche desyeux, – dit, sans pouvoir retenir ses larmes, la Coliberte àRosen-Aër&|160;; – ne lui refusez pas cette consolation&|160;!

La matrone gauloise soupira, et, s’appuyantsur Septimine, fit deux pas vers la croisée&|160;; alors, d’un airsolennel et résigné, elle leva un doigt vers le ciel, comme pourdire à son fils de se confier au dieu de ses pères. Amael, à la vuede sa mère et de Septimine, dont la douce image lui était toujoursrestée présente depuis leur première entrevue au couvent deSaint-Saturnin, joignit ses mains avec force, et ses traitsexprimèrent à la fois résignation, respect, reconnaissance.

–&|160;Et maintenant, mes enfants, – ditl’orfèvre aux jeunes esclaves, – prenez vos limes et sciez lesbarreaux&|160;; moi et l’un de vous, nous allons mettre le creusetsur le brasier, y fondre les métaux. Ricarik peut venir, il fautqu’il nous croie occupés de notre fonte. La porte est fermée endedans&|160;: vous, Rosen-Aër, restez près de l’entrée du caveau,afin de pouvoir vous y cacher dans le cas où ce maudit intendantreviendrait ici, ce qui est peu probable, car, sa tournée du matinfinie, nous ne le revoyons, Dieu merci, presque jamais dans lajournée&|160;; mais la moindre imprudence pourrait nous perdretous&|160;!

**

*

La nuit est venue, l’abbesse Méroflède, vêtuede ses habits religieux, est à demi couchée sur le lit de la salledu festin, où, la veille, Amael s’est assis près d’elle&|160;: lepâle visage de cette femme est sinistre, pensif. Ricarik, assisdevant la table éclairée par un flambeau de cire, vient d’écrireune lettre sous la dictée de l’abbesse&|160;: – Madame, – luidit-il, – vous n’avez plus qu’à apposer votre signature sur cettemissive à l’évêque de Nantes. – Et comme Méroflède ne répondaitpas, absorbée qu’elle était dans ses pensées, l’intendant repritd’une voix plus haute&|160;: – Madame, j’attends votresignature.

Alors, Méroflède, le front appuyé sur sa main,l’œil fixe, le sein palpitant, dit à l’intendant d’une voix lenteet creuse&|160;: – Lorsque ce matin tu es allé le revoir dans cecachot, que t’a-t-il dit&|160;?

–&|160;De qui parlez-vous, madame&|160;?

–&|160;Eh&|160;! de qui te parlerai-je, sinonde Berthoald&|160;?

–&|160;Il est, madame, resté muet etsombre.

L’abbesse se leva brusquement, marcha çà et làavec agitation&|160;; faisant ensuite un violent effort surelle-même, elle dit à l’intendant&|160;: – Va chercherBerthoald&|160;!

–&|160;Madame…

–&|160;Obéiras-tu&|160;!…

–&|160;Mais le messager que vous avez demandéattend cette lettre pour l’évêque de Nantes&|160;: le bateau estprêt avec quatre rameurs.

–&|160;Que me fait l’évêque de Nantes et tonbateau&|160;? Va me chercher Berthoald…

–&|160;J’obéis.

Ricarik se dirigea lentement vers l’entrée dela salle&|160;; il allait disparaître derrière le rideau, lorsqueMéroflède, après une violente hésitation, lui cria&|160;: – Non…reviens&|160;! – Et, se laissant tomber sur son lit en cachant safigure entre ses mains, l’abbesse poussa des gémissementsdouloureux qui ressemblaient aux hurlements d’une louve blessée.L’intendant se rapprochant attendit, silencieux, que la criseviolente à laquelle Méroflède était en proie fût calmée. Au bout dequelques instants l’horrible femme se releva, la joue en feu, l’œilétincelant, la lèvre dédaigneuse, s’écriant&|160;: – Je suis troplâche&|160;! Oh&|160;! cet homme&|160;! cet homme&|160;! il mepayera cher ce qu’il me fait souffrir&|160;! – Et après s’êtreencore promenée avec agitation, elle parut se calmer, se rejeta surle lit, et dit à l’intendant&|160;: – Relis-moi cette lettre…j’étais folle…

L’intendant lut ce qui suit&|160;: –«&|160;Méroflède, servante des servantes du Seigneur, à sontrès-cher père en Christ, Arsène, évêque du diocèse de Nantes,salut respectueux. Très-cher père, le Seigneur, par un éclatantmiracle, nouvelle preuve de sa prédilection pour les humblesvierges qui vivent de sa foi et de parole, vient de montrer quelsterribles châtiments il réserve aux impies qui l’outragent en lapersonne de ses pauvres filles. Karl, chef des Franks, contempteurde toutes les lois divines, désolateur de l’Église, dévastateur deses biens sacrés, persécuteur des fidèles, avait eu la sacrilègeaudace d’octroyer à une bande de ses hommes de guerre la possessionde cette abbaye-ci, patrimoine de Dieu&|160;; le chef de cesaventuriers m’a sommée outrageusement d’avoir à quitter cemonastère, ajoutant que si je n’obéissais, il nous attaquerait devive force au point du jour. Ces maudits, fils aînés de Satan, pourêtre plus à portée d’accomplir leur œuvre de damnation éternelle,ont campé la nuit dernière aux approches de l’abbaye, menaçant moiet mes chères filles en Christ, d’un sort épouvantable. Mais l’œildu Seigneur veillait sur nous autres, faibles brebis&|160;; il a sunous défendre contre les loups ravisseurs. Cette nuit, par lavengeresse volonté du Tout-Puissant, les cataractes du ciel se sontouvertes avec un fracas effrayant&|160;; un déluge non moinsformidable que celui qui a couvert la terre en punition des crimesdes premiers hommes, est venu fondre sur les suppôts du démon et deKarl le maudit, qui, dans l’ombre de la nuit, attendaient l’aurorepour profaner la sainte retraite des vierges du Seigneur. Les flotsdes étangs, ainsi miraculeusement gonflés, ont englouti cessacrilèges, pas un n’a échappé au châtiment céleste&|160;! Prodigeeffrayant&|160;! ces eaux, jusqu’alors limpides, sont devenues toutà coup bitumineuses et bouillantes par l’immersion des âmesinfernales qu’elles engouffraient. Des lueurs rouges et sulfureusesont, pendant un instant, sillonné la profondeur des ondes, comme siune bouche de l’enfer se fût ouverte pour recevoir sa détestableproie. La justice du Seigneur accomplie, les eaux redevenuescalmes, limpides, sont rentrées paisiblement dans leur lit, de mêmequ’elles se sont retirées après le déluge&|160;; de même encorequ’après le déluge, le ciel étant redevenu serein, la blanchecolombe de paix et d’espérance est sortie de l’arche sainte, cettelettre, ô mon vénérable père en Christ, ira vers toi t’apprendre cerécent et prodigieux miracle, afin que, si tu le juges à propos, tule fasses connaître dans toute l’étendue de ton diocèse&|160;;cette nouvelle et éclatante preuve de la toute-puissance duSeigneur devant édifier, réconforter, consoler, délecter les âmespieuses et terrifier les impies. Je termine en te demandant tabénédiction apostolique.&|160;» Après avoir lu cette lettre,Ricarik dit à l’abbesse&|160;: – Et maintenant, madame, veuillezsigner.

Méroflède prit la plume, écrivit au bas del’épître&|160;: – Méroflède, abbesse de Meriadek. – Aprèsquoi elle ajouta avec un sourire sardonique&|160;: – Le miracle mesemble suffisamment justifié&|160;; l’évêque de Nantes est habilehomme, il saura faire valoir la chose&|160;; dans cent ans encorel’on parlera du prodige insigne qui a protégé les vierges saintesdu couvent de Meriadek… Ah&|160;! – reprit Méroflède d’un airsinistre en appuyant son front brûlant entre ses mains, – je riraisbien si je n’avais l’enfer dans l’âme&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! madame, toujours ceBerthoald&|160;?

–&|160;Oui, malheur à moi&|160;! Oh&|160;! ceque j’éprouve pour lui est un mélange de mépris, de haine et defrénésie amoureuse… Cela m’épouvante… Jamais, non, jamais jusqu’icije n’ai ressenti ce que je ressens à cette heure pour cethomme&|160;!

–&|160;Il est pourtant un moyen, madame, devous délivrer de ces angoisses… Ce moyen, je vous l’ai proposé…

–&|160;Prends garde&|160;! ta vie me répond dela sienne&|160;!

–&|160;Mais quels sont vos desseins&|160;?

–&|160;Est-ce que je le sais… tantôt je veuxlui faire souffrir mille morts, tantôt tomber à ses genoux, luidemander grâce… tantôt… mais, tiens, je te l’ai dit, je suis folle…folle&|160;! – Et l’horrible créature se tordit en hurlant sur lelit, mordant les coussins ou les déchirant de ses ongles avec unesorte de furie sauvage&|160;; puis, se relevant soudain, les yeux àla fois humides de larmes et étincelants de passion, elle dit àRicarik&|160;: – Où est la clef du cachot de Berthoald&|160;?

–&|160;Elle est dans ce trousseau, – réponditl’intendant en montrant plusieurs clefs pendues à sa ceinture.

–&|160;Donne-moi cette clef.

–&|160;Quoi&|160;! vous voulez&|160;?…

–&|160;Donne… donne…

–&|160;La voici, – dit l’intendant endétachant du trousseau une grosse clef de fer. Méroflède prit laclef, la regarda en silence, et resta quelques instantsrêveuse.

–&|160;Madame, – reprit Ricarik, – je vaisfaire partir le messager qui attend votre lettre pour l’évêque deNantes.

–&|160;Va, va… porte cette lettre etreviens.

–&|160;J’irai aussi jeter un coup d’œil dansl’atelier du vieil orfèvre… il doit fondre aujourd’hui le grandvase d’argent.

–&|160;Eh&|160;! que m’importe&|160;! je nesonge plus au vase d’argent&|160;!

–&|160;Moi, j’y songe, madame. Je ne saispourquoi il m’est venu quelque doute à l’esprit&|160;; il m’asemblé, ce matin, remarquer certain embarras sur les traits de cerusé vieillard&|160;; il m’a prévenu qu’il s’enfermerait toute lajournée&|160;; il complote peut-être avec ses apprentis de déroberune partie du métal. Il m’a prévenu que la fonte ne commenceraitguère qu’à la nuit&|160;; voici la nuit, je veux assister à lafonte, puis je reviendrai, madame. Vous n’avez pas d’autres ordresà me donner&|160;?

Méroflède resta plongée dans ses rêveries,tenant dans sa main la clef du cachot d’Amael&|160;; après quelquesmoments de silence, et sans lever ses yeux toujours fixés sur lesol, elle dit à l’intendant&|160;:

–&|160;En sortant d’ici tu diras à Madeleinede m’apporter ma mante et une lampe allumée.

–&|160;Votre mante, madame&|160;? Vous voulezdonc sortir&|160;? Serait-ce pour aller trouver Berthoald dans soncachot&|160;?…

Méroflède interrompit l’intendant en frappantdu pied avec colère, et d’un geste impérieux lui montra laporte.

**

*

Bonaïk, ses apprentis, Rosen-Aër et Septimine,enfermés depuis le matin dans l’atelier, avaient impatiemmentattendu la nuit&|160;; tout était préparé pour l’évasion d’Amaellorsque le jour tomba&|160;: la lueur du brasier de la forge et dufourneau éclairait seule l’atelier&|160;; les barreaux des fenêtresvenaient d’être enlevés.

–&|160;Vous êtes jeunes et vigoureux, – dit levieillard aux esclaves apprentis&|160;; – à défaut d’autres armes,les barres de fer enlevées de la croisée pourront vousservir&|160;; déposez-les dans un coin. Maintenant, passez le barilpar la fenêtre, et attachez à l’un des cercles cette cordelle, dontl’un des bouts est aux mains d’Amael&|160;; il est prêt, car ilvient de répondre à notre signal.

Rosen-Aër et la Coliberte, le cœur palpitantd’espérance et d’angoisse, se tenaient auprès de la fenêtre serréesl’une contre l’autre. Les apprentis mirent le baril dehors&|160;;les ténèbres étaient profondes, l’on ne distinguait pas même lablancheur du bâtiment dont la partie basse servait de cachot àAmael. Bientôt, attiré par lui, le baril disparut dansl’ombre&|160;; à mesure qu’il s’éloignait, l’un des apprentisdéroulait peu à peu la corde dont le tonneau était entouré&|160;;elle devait servir à le ramener, lorsque le fugitif y aurait prisson point d’appui. À ce moment, il se fit un grand silence dansl’atelier&|160;; toutes les respirations semblaientsuspendues&|160;; malgré la nuit, nuit si noire que l’onn’apercevait absolument rien au dehors, tous les regardscherchaient à percer ces ténèbres. Enfin, au bout de quelquesminutes d’anxiété, l’apprenti qui, penché à la fenêtre, tenait lacorde destinée à ramener le baril, dit au vieillard&|160;: – MaîtreBonaïk, le prisonnier est sorti de la cave&|160;; il s’appuie surle tonneau, je viens de sentir la corde se raidir.

–&|160;Alors, mon garçon, tire à toi… tiredoucement sans secousse.

–&|160;Il vient, – reprit joyeusementl’apprenti&|160;; – le poids du prisonnier pèse maintenant sur letonneau.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria Rosen-Aër,– voyez, dans le souterrain, cette lumière… tout estperdu&|160;!…

En effet, une vive lueur, produite par laclarté d’une lampe, apparaissant soudain dans l’intérieur de lacave, l’ouverture demi-circulaire du soupirail se dessina lumineuseà travers les ténèbres&|160;; cette réverbération, se projetantjusque sur l’eau du fossé, éclaira le fugitif, qui, à demi plongédans l’onde, se soutenait en s’appuyant des deux mains sur letonneau flottant. À ce moment, Méroflède, enveloppée de sa manteécarlate à capuchon rabattu, parut au soupirail&|160;; elle secramponnait à deux des barreaux qu’Amael n’avait pas eu besoin descier pour se frayer un passage… À la vue du fugitif, l’abbessepoussa un hurlement de rage, et cria par deux fois&|160;: –Berthoald&|160;! Berthoald&|160;!… – Puis elle disparut, emportantsa lampe avec elle, de sorte qu’au dehors tout fut de nouveauplongé dans l’obscurité. L’apprenti qui attirait le tonneau,effrayé de l’apparition de l’abbesse, se rejeta vivement en arrièreet abandonna la corde de sauvetage… l’orfèvre, heureusement, lasaisit, et au milieu de l’épouvante de tous, amena le bariljusqu’au bord de la fenêtre en disant&|160;: – Sauvons d’abordAmael…

Grâce au tonneau qui flottait presque à fleurde la croisée, elle fut facilement escaladée par leprisonnier&|160;; son premier mouvement, en arrivant dansl’atelier, fut de se jeter au cou de sa mère… Tous deux oubliaientle danger dans un embrassement passionné, lorsque l’on frappafortement à la porte.

–&|160;Malheur à nous… – murmura l’un desapprentis, – c’est l’abbesse&|160;!…

–&|160;Impossible, – dit l’orfèvre&|160;; –pour remonter du cachot, faire le tour du cloître, traverser lescours et venir ici, il lui faut plus de dix minutes.

–&|160;Bonaïk, – dit au dehors la rude voix deRicarik, – ouvre à l’instant la porte…

–&|160;Oh&|160;! que faire&|160;! Le réduit aucharbon est trop étroit pour y cacher Rosen-Aër et son fils, –murmura le vieillard&|160;; et il répondit très-haut en se tournantvers la porte&|160;: – Seigneur intendant, nous sommes au moment dela fonte&|160;; nous ne pouvons la quitter…

–&|160;C’est justement à la fonte que je veuxassister&|160;! – cria l’intendant. – Ouvre à l’instant…

–&|160;Vous, votre fils et Septimine, restezprès de la fenêtre, penchez-vous au dehors, vous seriez suffoqués,– dit le vieillard à Rosen-Aër après un instant de réflexion. Etpoussant vers la croisée Amael, sa mère et la Coliberte, il dit àl’un des apprentis&|160;: – Vide sur le brasier de la forge laboîte remplie de soufre et de bitume…

Le jeune esclave obéit machinalement, et aumoment où Ricarik heurtait à la porte à coups redoublés, une fuméesulfureuse, bitumineuse, commençant de se répandre dans l’atelier,devint bientôt si intense, que l’on voyait à peine à deux pasdevant soi. Aussi, lorsque le vieillard alla enfin ouvrir la porteà l’intendant, celui-ci, aveuglé, suffoqué par une bouffée de cetteépaisse et âcre vapeur, se recula vivement au lieu d’entrer.

–&|160;Avancez donc, seigneur intendant, – ditBonaïk&|160;; – c’est l’effet de la fonte à la mode du grand Éloi…Nous n’avons pu vous ouvrir plus tôt, de peur de laisser refroidirles métaux en fusion que nous versions dans le moule… Avancez, cherseigneur, venez donc voir la fonte…

–&|160;Va-t’en au diable&|160;! – réponditRicarik en toussant à s’étrangler et reculant au delà du seuil. –Je suis suffoqué, aveuglé…

–&|160;C’est l’effet de la fonte, cherseigneur. – Puis avisant le trousseau de clefs à la ceinture del’intendant, qui, des deux mains, frottait ses paupières endoloriespar l’âcreté de la fumée, Bonaïk le saisit à la gorge ets’écria&|160;: – À moi, mes enfants, il a les clefs desportes&|160;!

À l’appel du vieillard, les apprentis et Amaelaccoururent, se précipitèrent sur l’intendant, étouffèrent ses crisen lui serrant le cou, pendant que Bonaïk, s’emparant du trousseaude clefs, disait&|160;: – J’ai les clefs. Entraînez cet homme dansl’atelier, et jetez-le vite dans le fossé&|160;; ce sera plutôtfait. Excusez, cher seigneur Ricarik, c’est la fonte…

Les ordres du vieillard furent exécutés malgréla résistance furieuse du Frank… Bientôt l’on entendit le bruitd’un corps tombant dans l’eau… – Et maintenant, – s’écria levieillard, – venez tous&|160;! suivez-moi et courons. L’abbesse dudiable ne peut tarder à arriver avec les bandits qui ont ici droitd’asile. – Le vieillard avait à peine fait quelques pas dans lecorridor, lorsqu’il vit au loin s’avancer l’esclave portier tenantune lanterne à la main. – Restez cachés dans l’ombre, – dit toutbas l’orfèvre aux fugitifs. Et il alla vivement au-devant duportier qui lui cria&|160;: – Eh&|160;! vieux Bonaïk, est-ce quel’intendant n’est pas dans ton atelier&|160;? le ne sais à quoi ilpense&|160;; voilà deux heures que le bateau attend sonmessager…

–&|160;Quel bateau&|160;?

–&|160;Le bateau que Ricarik a fait préparer.Les rameurs attendent le messager.

–&|160;Ils n’attendront pas longtemps, car cemessager, c’est moi.

–&|160;Toi&|160;?…

–&|160;Connais-tu ce trousseau declefs&|160;?

–&|160;Ce sont celles que l’intendant porte àsa ceinture.

–&|160;Il me les a confiées afin que je puissesortir de l’enceinte du monastère dans le cas où tu ne serais pas àta loge. Allons vite retrouver le bateau. Marche devant. – Leportier, persuadé par l’accent de sincérité du vieillard, dont laprésence d’esprit, le sang-froid semblaient augmenter avec lespérils, le précéda&|160;; mais Bonaïk ralentit son pas, et appelantà voix basse un des apprentis&|160;: – Justin, toi et les autres,suivez-moi à distance&|160;; la nuit est noire, la lueur de lalanterne du portier vous guidera&|160;; mais dès que vousm’entendrez siffler, accourez tous. – Et, s’adressant au portierqui l’avait beaucoup devancé&|160;: – Eh&|160;! Bernard&|160;! neva pas si vite&|160;; tu oublies qu’à mon âge on n’est pas ingambe.Bonaïk, précédé du portier, et suivi de loin, dans les ténèbres,par les fugitifs, arriva ainsi dans la cour extérieure dumonastère… Soudain Bernard s’arrêta et prêta l’oreille. –Qu’as-tu&|160;? – lui dit le vieil orfèvre, – pourquoi rester enchemin&|160;?

–&|160;Ne vois-tu pas la lumière des torcheséclairer la crête du mur de la cour intérieure du monastère&|160;?n’entends-tu pas ce tumulte&|160;?

–&|160;Marche, marche. J’ai autre chose àfaire que de m’occuper de ces torches et de ce tumulte&|160;; il mefaut accomplir au plus tôt le message de Ricarik. Je n’ai pas uninstant à perdre, vite, dépêchons-nous.

–&|160;Mais il se passe quelque chosed’extraordinaire dans l’intérieur du monastère&|160;!

–&|160;C’est pour cela que l’intendantm’envoie si précipitamment en message… Hâte-toi, le tempspresse…

–&|160;Ah&|160;! c’est différent, vieuxBonaïk, – répondit Bernard en doublant le pas. Il arriva bientôt àla clôture extérieure dont il ouvrit la porte. À ce moment, levieillard siffla&|160;; le portier, très-surpris, lui dit&|160;: –Qui siffles-tu&|160;?

–&|160;Moi&|160;?

–&|160;Oui…

–&|160;Comment&|160;?

–&|160;Es-tu sourd&|160;? je te demande qui tusiffles&|160;?

–&|160;Qui je siffle, moi&|160;?

–&|160;Oui, toi. Voici la porte ouverte. Sorsdonc, puisque tu es si pressé. Mais j’entends des pas&|160;; onaccourt de ce côté. Qu’est-ce que ces gens-là&|160;? – dit Bernard,en haussant sa lanterne. – Il y a deux femmes…

Bonaïk coupa court aux réflexions du portieren criant&|160;: – Ôtez la clef de la porte et tirez-la sur vous,le portier restera enfermé. À peine le vieillard eut-il prononcéces paroles, qu’Amael, les apprentis, Rosen-Aër et Septimine seprécipitèrent à travers l’issue ouverte&|160;; puis l’un des jeunesesclaves, repoussant rudement Bernard dans l’intérieur de la cour,ôta la clef de la serrure, tira la porte à lui et la ferma endehors. Bonaïk ramassa la lanterne et cria&|160;: – Hé&|160;! dubateau&|160;!

–&|160;Par ici&|160;! – répondirent plusieursvoix, – par ici… il est amarré au gros saule.

–&|160;Maître Bonaïk, – dit un des apprentis,– nous sommes poursuivis&|160;; le portier appelle à l’aide. Voyezces lueurs&|160;; elles apparaissent maintenant dans la cour quenous venons de quitter&|160;!

–&|160;Il n’y a rien à craindre, mesenfants&|160;; la porte est bardée de fer et fermée endehors&|160;; avant qu’on ait eu le temps de la défoncer, nousserons embarqués&|160;! – Ce disant, le vieillard continua de sediriger vers le gros saule&|160;; remarquant alors un bissac gonfléque Justin, l’un des apprentis, portait sur son dos, il luidit&|160;: – Qu’as-tu dans ce sac&|160;?

–&|160;Maître Bonaïk, pendant que vous parliezà l’intendant, nous deux Gervais, nous doutant de quelque manigancede votre part, nous avons pris, par précaution, moi, mon bissac, oùj’ai mis le restant de nos vivres, et Gervais, l’outre de vinencore à demi pleine.

–&|160;Vous êtes de judicieux garçons, carnous aurons à faire une longue route après avoir débarqué. – Levieillard et ses compagnons arrivèrent bientôt près du grossaule&|160;; un bateau y était amarré, quatre esclaves rameurs surles bancs, le pilote au gouvernail. – Enfin&|160;! – dit-il d’unton bourru, – voilà trois heures que nous attendons&|160;; noussommes transis de froid, et nous allons avoir à ramer pendant plusde deux heures…

–&|160;Je vais vous donner une bonne nouvelle,mes amis, – répondit l’orfèvre aux bateliers. – J’ai amené du mondepour ramer&|160;; les rameurs peuvent donc rentrer aumonastère&|160;; le pilote seul restera pour guider le bateau.

Joyeux et prestes, les esclaves s’élancèrenthors du bateau. Le pilote se résigna, non sans murmurer. Bonaïk fitentrer Rosen-Aër et Septimine dans la barque&|160;; Amael et lesapprentis s’emparèrent des avirons. Le pilote prit le gouvernail,l’embarcation s’éloigna du rivage, et le vieil orfèvre, essayantson front baigné de sueur, dit avec un grand soupird’allègement&|160;: – Ah&|160;! mes enfants&|160;! voilà un jour defonte comme je n’en vis jamais dans l’atelier du grandÉloi&|160;!

**

*

Le lendemain de la nuit où les fugitifsavaient quitté l’abbaye, ils se reposèrent vers midi, après avoirmarché pendant toute la nuit et le commencement de cettejournée&|160;; ils réparèrent leurs forces, grâce à la précautiondes apprentis, dont l’un s’était chargé de l’outre de vin, l’autredu bissac rempli de provisions. Les voyageurs s’étaient assis surl’herbe, sous un grand chêne au feuillage jauni parl’arrière-saison. À leurs pieds coulait un ruisseau d’eau vive,derrière eux s’élevait une colline qu’ils avaient gravie, puisdescendue, en suivant une antique voie romaine, alors délabrée,effondrée&|160;; cette voie se prolongeait à une assez grandedistance jusqu’au tournant d’un coteau boisé, derrière lequel elledisparaissait. Enfin, à l’extrême horizon se dessinaient les cimesbleuâtres de hautes montagnes, limites et frontières de laBretagne. Les fugitifs, guidés par l’un des apprentis quiconnaissait les environs de l’abbaye, avaient facilement rejointl’ancienne route romaine&|160;; elle conduisait de Nantes auxfrontières de l’Armorique, près desquelles César, sept sièclesauparavant, avait établi plusieurs camps retranchés, afin deprotéger ses colonies militaires. Amael, habitué par le métier dela guerre à évaluer les distances, pensait qu’en marchant jusqu’ausoleil couchant, et qu’en se remettant en route, après une heure derepos, il serait possible d’arriver à la fin du jour suivant auxconfins de la Bretagne. Septimine était assise auprès de Rosen-Aëret d’Amael&|160;; les apprentis, étendus sur l’herbe, terminaientleur frugal repas. Le vieil orfèvre, ayant aussi réparé ses forces,tira d’une poche de son sarrau un paquet soigneusement enveloppéd’un morceau de peau. Les jeunes gens suivirent avec curiosité lesmouvements du vieillard. À leur grande surprise, il dégagea decette enveloppe la crosse abbatiale en argent, à la ciselure delaquelle il avait commencé de travailler depuis quelque temps. Dansce paquet se trouvaient aussi deux burins. Bonaïk, remarquant laphysionomie ébahie des apprentis, leur dit&|160;: – Cela vousétonne, mes enfants, de me voir emporter de l’abbaye cette crossed’argent&|160;? Vous croyez peut-être que la valeur du métal m’atenté&|160;? Non, non&|160;; d’abord cet objet n’a pas grandprix&|160;; ensuite, depuis douze ans que je travaille, sanssalaire, à l’atelier du monastère, j’aurais bien pu, en m’enfuyant,me payer ainsi de mes peines.

–&|160;Sans doute, maître Bonaïk&|160;; maisalors pourquoi avoir emporté cette crosse&|160;?

–&|160;Que voulez-vous, mes enfants, j’aimemon art d’orfèvre&|160;; je ne trouverai plus à l’exercer pendantle peu de temps que j’ai encore à vivre… J’ai gardé mes deuxmeilleurs burins, je veux ciseler cette crosse si finement, sipurement, qu’en y travaillant un peu tous les jours, j’emploierai àce travail le restant de ma vie.

–&|160;Vous qui nous félicitez d’être desgarçons de précaution, maître Bonaïk, parce que nous avions songé àl’outre et aux provisions, votre prévoyance dépasse la nôtre.

–&|160;Bon père, et vous, mes amis, – ditAmael en s’adressant au vieil orfèvre et aux apprentis, – veuillezvous approcher&|160;; ce que j’ai à dire à ma mère, vousl’entendrez aussi&|160;; j’ai fait le mal, je dois avoir le couragede l’avouer tout haut…

Rosen-Aër soupira et attendit le récit de sonfils avec une curiosité triste et sévère. Septimine, la regardantd’un air presque suppliant, semblait implorer pour Amaell’indulgence de cette mère si justement, si douloureusementirritée.

–&|160;Depuis que tout péril a cessé pour moi,– reprit Amael, – ma mère, durant notre longue marche de jour et denuit, ne m’a pas adressé la parole&|160;; elle a refusé l’appui demon bras, préférant celui de cette pauvre enfant, qui lui a sauvéla vie. La sévérité de ma mère est juste, je ne m’en plains pas,j’en souffre… Puisse le récit sincère de mes fautes, puisse monrepentir me mériter son pardon&|160;!

–&|160;Une mère pardonne toujours, – ditSeptimine en regardant timidement Rosen-Aër&|160;; mais celle-cirépondit d’une voix émue et grave&|160;:

–&|160;L’abandon de mon fils a, depuis desannées, chaque jour, déchiré mon cœur&|160;; en proie à desangoisses sans cesse renaissantes, tour à tour je m’abandonnais audésespoir ou à une espérance insensée… ces longs tourments, je lespardonne à mon fils&|160;; ce que je ne peux lui pardonner, c’estson alliance criminelle avec les oppresseurs de notre race, avecces Franks maudits, qui ont asservi nos pères et asservissent nosenfants&|160;!

–&|160;Ma mère, écoutez-moi… Mon crime estgrand&|160;; mais, je vous le jure, avant de vous avoir revue, jeconnaissais le remords. Voici la vérité. Il y a dix ans, j’aiquitté notre vallée de Charolles&|160;; pourtant j’y vivais heureuxauprès de ma famille&|160;; mais, que vous dirai-je&|160;? je cédaià la curiosité, à un invincible besoin d’aventures, car, selon moi,en dehors de nos limites, un monde tout nouveau devait s’offrir àmes yeux. Un soir donc je partis, non sans verser des larmes.

–&|160;Dans mon enfance, – dit le vieillard –mon père m’a souvent raconté que Karadeuk, l’un de nos aïeux, avaitaussi abandonné sa famille pour courir la Bagaudie… Rosen-Aër, quele souvenir de notre aïeul vous rende indulgente pour votrefils&|160;!

–&|160;Les Bagaudes et les Vagres guerroyaientcontre les Romains et contre les Franks, nos oppresseurs, au lieude s’allier et de combattre avec eux, ainsi que l’a fait monfils.

–&|160;Vos reproches sont mérités, mamère&|160;; la suite de ce récit vous prouvera que plus d’une fois,je me les suis adressés. Presque au sortir de la vallée, je tombaientre les mains d’une bande de Franks. Ils revenaient d’Auvergne etse rendaient dans le nord&|160;; ils me firent esclave. Leur chefme garda pendant quelque temps pour soigner ses chevaux et fourbirses armes. J’avais l’instinct de la guerre&|160;; la vue d’unearmure ou d’un beau cheval me passionnait dès l’enfance. Vous lesavez, ma mère&|160;?

–&|160;Oui, vos jours de fête étaient ceux oùles colons de la vallée se livraient à l’exercice des armes…

–&|160;Emmené esclave par ce chef frank, je necherchai pas à fuir&|160;; il me traitait avec assez de douceur.Puis, c’était pour moi un plaisir de fourbir ses armes, et, durantla route, de monter ses chevaux de bataille. Enfin, je voyais unpays nouveau. Hélas&|160;! bien nouveau, car les terres ravagées,les maisons en ruines, l’effroyable misère des populationsasservies que nous traversions, contrastaient cruellement avecl’indépendante et heureuse vie des habitants de notre paisiblevallée. Alors, vous me croirez, ma mère, puisque je dis le biencomme le mal, alors, me rappelant notre heureux pays, songeant àvous, à mon père, mes larmes coulaient, mon cœur se brisait&|160;;quelquefois j’étais tenté de fuir, de revenir à vous&|160;; mais lacrainte de recevoir l’accueil que méritait ma faute meretenait.

–&|160;C’est si naturel&|160;! – dit Septiminequi écoutait ce récit avec un tendre intérêt. – J’aurais éprouvé lamême crainte, si j’avais commis la même faute.

–&|160;Enfin, – reprit Amael, – après êtreresté plus d’une année chez ce chef frank, j’étais devenu bonécuyer, je domptais les chevaux les plus fougueux&|160;; passémaître dans l’art de fourbir les armes, à force de les fourbirj’avais appris à les manier. Le Frank mourut. Pris par lui, jedevais être vendu. Un juif, nommé Mardochée, qui, comme tantd’autres, courait la Gaule pour trafiquer de chair humaine, setrouvait alors à Amiens&|160;; il vint visiter les esclaves. Ilm’acheta, me disant qu’il me revendrait à un riche seigneur frank,nommé Bodégesil, duk au pays de Poitiers. Il possédait, ajouta lejuif, les plus beaux chevaux, les plus belles armures que l’on pûtvoir… – «&|160;En prenant la fuite, tu peux me faire perdre unegrosse somme d’argent, – me dit Mardochée, – car je t’ai achetéd’autant plus cher que je savais te revendre un bon prix auseigneur Bodégesil&|160;; mais, si tu fuis, tu perdras peut-êtreune occasion de fortune pour toi&|160;; Bodégesil est un généreuxseigneur, sers-le fidèlement, il t’affranchira, t’emmènera enguerre avec lui, lorsqu’il sera requis de marcher avec ses hommes,et l’on a vu, dans ces temps de guerre où nous vivons, desaffranchis devenir comtes.&|160;» – L’ambition m’entra au cœur,l’orgueil m’enivra, je crus aux promesses du juif, je ne cherchaipas à m’échapper&|160;; lui-même, pour m’affermir dans cetterésolution, me traita de son mieux, me promit même de vous faireparvenir, par un autre juif qui devait aller en Bourgogne, unelettre que je vous écrivis, ma mère…

–&|160;Cet homme n’a pas tenu sa promesse, –dit Rosen-Aër. – Aucune nouvelle de vous ne m’est parvenue.

–&|160;Ce manque de parole ne me surprend pas.Ce juif était cupide et sans foi. Il me conduisit chez le dukBodégesil. Ce Frank élevait, en effet, de superbes chevaux dans lesimmenses prairies de ses domaines&|160;; l’une des salles de sonburg, ancien château romain, était remplie de splendidesarmures&|160;; mais le juif m’avait menti sur le caractère de ceduck, homme violent et cruel&|160;; cependant, dès mon arrivée,frappé de la manière dont je domptai un poulain sauvage,jusqu’alors l’effroi de ses esclaves et de ses écuyers, il metraita moins durement que mes compagnons gaulois ou franks&|160;;car, par la vicissitude des temps, vous le savez, ma mère, un grandnombre de descendants des premiers conquérants de la Gaule sonttombés dans la misère, et de la misère dans l’esclavage. Bodégesilse montrait aussi cruel envers ses esclaves, de race germaniquecomme lui, qu’envers ceux de race gauloise. Toujours à cheval,toujours occupé du fourbissement ou du maniement des armes, jepoursuivais une idée qui devait enfin se réaliser. Le renom deKarl, maire du palais, était venu jusqu’à moi&|160;; j’avaisentendu dire à d’autres Franks, amis de Bodégesil, que Karl, obligéde défendre la Gaule, au nord, contre les Frisons, au midi, contreles Arabes, et se trouvant mal secondé dans ces guerres par lesanciens seigneurs bénéficiers et par l’Église qui ne lui donnaientque peu d’argent et peu d’hommes, accueillait favorablement lesaventuriers, dont quelques-uns, en combattant bravement sous sesordres, parvenaient à des fortunes inespérées. J’avais vingt ans,lorsque j’appris que Karl se rapprochait du Poitou afin derepousser les Arabes qui menaçaient d’envahir cette contrée. Cemoment longtemps rêvé par mon ambition arrivait enfin. Un jour,sous prétexte de la fourbir, j’emportai et cachai pièce à pièce laplus belle armure de Bodégesil&|160;; je dérobai aussi une épée,une hache, une lance et un bouclier. La nuit venue, j’allaichercher dans les écuries le plus beau et le plus vigoureux deschevaux du duk. Je revêtis l’armure et m’éloignai rapidement duchâteau. Je voulais me rendre auprès de Karl, décidé à cacher monorigine et à me dire fils d’un seigneur de race germanique, afind’intéresser à mon sort le chef des Franks. Environ à cinq ou sixlieues du château, je fus attaqué au point du jour par plusieurs deces bandits qui infestaient la Gaule. Je me défendisvigoureusement&|160;; je tuai deux de ces larrons et dis auxautres&|160;: – «&|160;Karl a besoin d’hommes vaillants&|160;; illeur abandonne une large part du butin. Venez avec moi. Mieux vautbatailler à l’armée que d’attaquer les voyageurs sur lesroutes&|160;; il y a péril égal, mais plus grand profit.&|160;» –Ces bandits suivirent mon conseil et m’accompagnèrent&|160;; notrepetite troupe se grossit en route d’autres gens sans aveu, maisdéterminés. La veille de la bataille de Poitiers, nous arrivâmes aucamp de Karl&|160;; je me donnai à lui comme fils d’un noble frank,mort pauvre, et ne m’ayant laissé pour héritage que son cheval etses armes. Karl m’accueillit avec sa rudesse habituelle&|160;: –«&|160;On se bat demain, – me dit-il, – si je suis content de toiet de tes hommes, vous serez contents de moi.&|160;» – Le hasardvoulut que, dans cette bataille contre les Arabes, je sauvai la viedu chef des Franks en l’aidant à se défendre contre plusieurscavaliers berbères qui l’attaquaient avec furie, je reçus plusieursblessures, entre autres, celle-ci… au front. À dater de ce jour, jeconquis l’affection de Karl&|160;; de la faveur dont il m’a donnétant de preuves depuis cinq ans, je ne vous parlerai pas, mamère&|160;; cette haute fortune était empoisonnée par cette pensée,presque toujours présente à mon esprit&|160;: – «&|160;J’aimenti&|160;! j’ai lâchement renié ma race par une ambitioncoupable, je me suis allié aux oppresseurs de la Gauleasservie&|160;; je leur ai prêté l’appui de mon épée pour repousserces Saxons et ces Arabes, ni plus ni moins barbares que les Franks,nos conquérants maudits, eux que j’aide dans l’affermissement deleur conquête, sur notre malheureuse patrie, qu’ils désolent autantpar leurs guerres civiles que les Saxons et les Arabes par leursinvasions.&|160;» Ce n’est pas tout, ma mère&|160;; plusieurs fois,dans ces combats incessants des seigneurs d’Austrasie contre lesseigneurs de Neustrie ou d’Aquitaine, guerres impies où les comtes,les duks, les évêques entraînaient leurs colons gaulois commesoldats, j’ai combattu les hommes de ma race… j’ai rougi mon épéede leur sang.

–&|160;Honte et douleur sur moi&|160;! –murmura Rosen-Aër en cachant sa figure entre ses mains, – je suisla mère d’un tel fils&|160;!

–&|160;Oui, honte et douleur… non sur vous,mais sur moi, ma mère, car je cédais à l’entraînement d’unepremière faute&|160;: je combattais les hommes de ma race, decrainte de paraître lâche aux yeux de Karl, de crainte de démentirmon passé. L’orgueil m’enivrait, lorsque je me voyais honoré parles plus fiers de nos conquérants… moi, fils de ce peuple conquis,asservi&|160;! Mais ces moments de vertige passés, j’enviaisparfois les plus misérables esclaves&|160;; ceux-là, du moins,avaient droit au respect qu’inspire le malheur immérité. En vainj’ai cherché la mort dans les batailles&|160;: j’étais condamné àvivre… je trouvais seulement dans l’ivresse du combat, dans lesentreprises périlleuses, une sorte d’étourdissement passager.Ah&|160;! que de fois j’ai songé avec amertume à la vallée deCharolles, où vivait ma famille&|160;!&|160;!&|160;! Puis, lorsquej’ai appris le ravage de cette contrée par les Arabes, larésistance désespérée de ses habitants… eux, mes parents, mesamis&|160;! Lorsque j’ai songé que mon épée, offerte au chef desFranks par une coupable ambition, aurait pu vous défendre ou vousvenger, ma mère, vous, dont j’ignorais le sort et qui deviez, commemon père, avoir, dans cette invasion, trouvé la mort oul’esclavage&|160;!… Oh&|160;! de ce jour, le remords a flétri mavie&|160;!

–&|160;Votre père a combattu jusqu’à sondernier soupir pour la liberté, pour celle des siens. Je l’ai vutomber à mes pieds, mort et percé de coups&|160;!… Et vous&|160;?où étiez-vous alors, pendant que votre père défendait, avecl’héroïsme de nos aïeux, son foyer, sa liberté, sa famille, oùétiez-vous&|160;?… Auprès du chef des Franks, briguant sesfaveurs&|160;! ou combattant contre vos frères&|160;! – Amael cachason visage entre ses mains et répondit par un sanglot étouffé.

–&|160;Oh&|160;! par pitié, ne l’accablezpas&|160;! – dit Septimine à Rosen-Aër. – Voyez comme il estmalheureux… comme il se repent.

–&|160;Rosen-Aër, – ajouta le vieillard, –songez aussi qu’hier, encore favori du chef souverain de la Gaule,et arrivé au comble d’une fortune inespérée, votre fils renonceaujourd’hui à ces faveurs qui l’avaient enivré. Le voici non moinsmisérable que nous, n’ayant d’autre désir que de retourner vivred’une vie pauvre et rude, mais libre, dans cette vieille Armorique,berceau de notre commune famille.

–&|160;Par Hésus&|160;! – s’écria Rosen-Aër, –ces biens, ces terres, ces faveurs, dons maudits de Karl, mon filsles a-t-il volontairement abandonnés&|160;? Ne l’avez-vous pas, bonpère, tiré de ce cachot où, sans vous, il périssait&|160;?Ah&|160;! les dieux sont justes&|160;! Cette fortune, mon fils ladevait à une ambition impie… elle lui a été funeste&|160;!Glorifié, enrichi par les Franks, il a été honteusement puni etdépouillé par une femme de leur race&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! – s’écria Septimine enfondant en larmes, – croyez-vous qu’Amael, même au comble de lafortune, n’y eut pas renoncé pour vous suivre, vous, samère&|160;?

–&|160;L’homme qui a renié sa patrie, sa race,aurait pu renier sa mère&|160;!… J’ai maintenant l’horrible droitde douter du cœur de mon fils&|160;!

–&|160;Maître Bonaïk, – s’écria soudain l’undes apprentis avec un accent de frayeur, – voyez donc là-bas, autournant de la route, ces guerriers… Ils approchentrapidement&|160;: dans peu d’instants ils seront près de nous. – Àces mots du jeune garçon, les fugitifs se levèrent&|160;; Amaellui-même, oubliant un moment la douleur où le jetait la justesévérité de sa mère, essuya son visage baigné de larmes et fitquelques pas en avant, afin de s’assurer de la venue descavaliers.

–&|160;Grand Dieu&|160;! – s’écria Septimine,– si l’on était à la poursuite d’Amael&|160;!… Bon père Bonaïk, ilfaut nous cacher dans ce taillis…

–&|160;Mon enfant, ce serait risquer de nousfaire poursuivre, car maintenant ces cavaliers nous ont vus… notrefuite éveillerait leurs soupçons. D’ailleurs, au lieu de venir ducôté de Nantes, ils viennent par une route opposée&|160;; ils nepeuvent donc être à notre recherche.

–&|160;Maître Bonaïk, – dit un des apprentis,– voici trois de ces guerriers qui pressent l’allure de leurschevaux en nous faisant de la main signe de venir à eux.

–&|160;Un nouveau danger nous menacepeut-être&|160;! – dit Septimine en se rapprochant de Rosen-Aër,qui, seule, ne s’étant pas levée, semblait indifférente à ce qui sepassait autour d’elle. – Hélas&|160;! qu’allons-nousdevenir&|160;?

–&|160;Ah&|160;! pauvre enfant&|160;! – ditRosen-Aër, – peu m’importe la vie, à cette heure&|160;!… etpourtant le seul espoir de retrouver un jour mon fils l’avaitsoutenue jusqu’ici ma triste vie&|160;!

–&|160;Mais il est retrouvé, ce fils sitendrement regretté&|160;?

–&|160;Non, – répondit la Gauloise avec unemorne et sombre douleur, – non, ce n’est plus là monfils&|160;!

Amael, assez inquiet, s’était avancé à larencontre des trois cavaliers franks qui précédaient un groupe plusnombreux. L’un d’eux, arrêtant son cheval, dit au fils deRosen-Aër&|160;: – Es-tu de ce pays&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Cette route conduit-elle àNantes&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Conduit-elle aussi à l’abbaye deMeriadek&|160;?

–&|160;Oui, – répondit encore Amael, aussisurpris de cette rencontre que de ces questions.

–&|160;Arnulf, – dit le guerrier à l’un de sescompagnons, après avoir interrogé Amael, – va dire au comteBertchramm que nous sommes en bonne route&|160;; je vais désaltérermon cheval à ce ruisseau.

Le cavalier partit&|160;; pendant que ses deuxcompagnons laissaient leurs chevaux boire quelques gorgées d’eau aucourant du ruisseau, Amael, qui n’avait pu cacher son étonnementcroissant en entendant nommer le comte Bertchramm, dit auxcavaliers&|160;: – Vous êtes des hommes de Bertchramm&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Que vient-il faire en cepays&|160;?

–&|160;On vient comme messager de Karl, chefdes Franks. Mais, dis-moi, avons-nous encore une longue route àfaire avant d’arriver à l’abbaye de Meriadek&|160;?

–&|160;Vous ne pourrez y arriver qu’assez tarddans la nuit.

–&|160;On la dit riche, cetteabbaye&|160;?

–&|160;Elle est riche… mais pourquoi cettequestion&|160;?

–&|160;Pourquoi&|160;? – dit joyeusement leguerrier, – parce que Bertchramm et nous, ses hommes, nous allonsprendre possession de cette abbaye, que le bon Karl nous aoctroyée.

–&|160;Karl vous l’a concédée&|160;?

–&|160;Cela t’étonne&|160;?

–&|160;J’avais entendu dire dans le pays queKarl avait donné ce monastère et ses biens à un certainBerthoald.

–&|160;Tu connais le comte&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Alors tu connais l’un des guerriers lesplus renommés, les plus vaillants parmi les Franks&|160;; il est lefavori du bon Karl&|160;; c’est tout dire, car il ne choisit sesfavoris que parmi les fortes épées.

Pendant cet entretien, les autres cavaliersavaient rejoint ceux qui leur servaient d’avant-garde, l’on voyaits’avancer, au loin, plusieurs chariots ou mulets chargés debagages, et quelques chevaux conduits en main par des esclaves. Àla tête du principal groupe marchait Bertchramm, guerrier à barbegrise, et d’une physionomie rude et stupide. Amael fit quelques pasvers le comte&|160;; celui-ci arrêta brusquement son cheval, laissatomber ses rênes, se frotta les yeux comme s’il ne pouvait croire àce qu’il voyait, et s’écria en contemplant d’un air ébahi le filsde Rosen-Aër&|160;: – Berthoald&|160;! le comteBerthoald&|160;!

–&|160;Oui, c’est moi… salut à toi,Bertchramm&|160;!

–&|160;C’est bien toi&|160;?

–&|160;C’est bien moi.

Bertchramm, descendant de son cheval, courutau jeune homme pour le regarder de plus près, et s’écria&|160;: –C’est lui… c’est assurément lui&|160;! Et que fais-tu là, avec cesmendiants et ces mendiantes&|160;?

–&|160;Parle plus bas, – reprit Amael en luifaisant un signe mystérieux. – Je vais accomplir une mission deKarl.

–&|160;Ainsi nu-tête&|160;? sans armes, teshabits souillés de boue et en guenilles&|160;?

–&|160;Silence&|160;! c’est un déguisement quej’ai pris pour ne pas éveiller les soupçons.

–&|160;Oh&|160;! je le sais, tu es un fincompagnon&|160;! Lorsque le bon Karl avait quelque affaire hardieet délicate, il te choisissait toujours&|160;; car si nous étionsaussi valeureux que toi, tu étais plus subtil que nous, et que moisurtout. Karl me disait d’habitude&|160;: «&|160;– VieuxBertchramm, tu serais un fier homme si ta cervelle valait tespoings…&|160;» – Mais tu ignores sans doute que je suis chargé d’unmessage pour toi&|160;?

–&|160;Quel message&|160;?

–&|160;Je viens, moi et mes hommes, teremplacer à l’abbaye de Meriadek. Karl nous en fait don.

–&|160;Il est le maître de donner et dereprendre.

–&|160;Ne va point considérer ceci comme unedisgrâce, Berthoald. Loin de là&|160;! une lettre que je t’apportete prouvera le contraire&|160;: Karl t’élève au rang de duk, et teréserve le commandement de son avant-garde dans la guerre qu’il vafaire contre les Frisons, guerre qu’il ne comptait entreprendrequ’au printemps&|160;: – «&|160;Foi de Marteau, – nous a-t-il dit,– j’étais fou en confinant dans une abbaye l’un de mes plus jeuneset plus hardis capitaines, en ces temps où il faut si souventguerroyer à l’improviste&|160;; et puis, c’est surtout depuis queje n’ai plus Berthoald à mes côtés, que je sens combien il memanque&|160;: le poste que je lui ai donné sans savoir que j’auraisà combattre sitôt les Frisons est d’ailleurs un poste devétéran&|160;; il te convient mieux à toi qu’à lui, vieuxBertchramm&|160;; va donc remplacer Berthoald et ses hommes&|160;;tu lui remettras cette lettre de moi, et, en gage d’amitiéconstante, tu lui mèneras deux de mes meilleurs chevaux, pris surles Arabes, afin qu’il soit plus tôt de retour près de moi&|160;;de plus, tu lui porteras, de ma part, une magnifique armure deBordeaux. Il aime les belles armes et les beaux chevaux, il seracontent.&|160;» – Et, de fait, Berthoald, – ajouta Bertchramm, – tuvas voir les chevaux&|160;; ils sont là, conduits en main par desesclaves&|160;; l’on ne peut rien imaginer de plus admirable&|160;:l’un est noir comme l’aile d’un corbeau, l’autre blanc comme uncygne. Quant à l’armure, Karl l’avait fait acheter pour lui-même,c’est tout dire… Elle est soigneusement emballée dans mes bagages,je ne peux te la montrer&|160;; mais c’est un chef-d’œuvre du plusfameux armurier de Bordeaux&|160;; elle est enrichie d’ornementsd’or et d’argent&|160;; le casque seul est une merveille&|160;;quant aux chevaux, tu vas en juger, – ajouta Bertchramm ens’adressant à l’un de ses hommes. – Que l’on amène les deuxchevaux&|160;!

–&|160;Je suis touché de cette nouvelle preuvede l’affection de Karl, – répondit Amael. – Je me rendrai à sesordres lorsque j’aurai accompli ma mission.

–&|160;Mais il veut que tu ailles le rejoindresur-le-champ, ainsi que tu vas le lire dans sa lettre que j’aiplacée précieusement sous ma cuirasse, – ajouta le guerrier encherchant le parchemin.

–&|160;Karl ne regrettera pas de me voirarriver un jour ou deux plus tard, si je retourne auprès de lui mamission heureusement accomplie&|160;; je retrouverai les chevaux etles présents à l’abbaye où j’irai demain te rejoindre, et de là, jepartirai avec mes hommes. Mais, dis-moi, tu as dû faire un longcircuit, d’après le chemin que tu as pris&|160;?

–&|160;Karl m’avait donné le commandementd’une grosse troupe qu’il envoie se cantonner sur les frontières decette maudite Bretagne.

–&|160;Veut-il donc l’attaquer&|160;?

–&|160;Je ne sais&|160;; j’ai laissé cestroupes retranchées dans l’enceinte de deux anciens camps romains,l’un à droite et l’autre à gauche de cette longue route qui yconduit.

–&|160;Cette troupe est-ellenombreuse&|160;?

–&|160;Environ deux mille hommes, répartisdans les deux camps.

–&|160;Karl ne peut rien tenter contre laBretagne avec si peu de soldats.

–&|160;Il veut seulement, je crois, observerles frontières de ce pays, et, sa guerre avec les Frisons terminée,venir en personne attaquer et réduire cette mauditeArmorique&|160;; car, dis, Berthoald, n’est-ce pas une honte pournous autres Franks que cette province ait résisté à nos armesdepuis plus de trois siècles que le glorieux Clovis a conquis laGaule&|160;!

–&|160;Oui, l’indépendance de l’Armorique estune honte pour les armes des Franks.

–&|160;Tiens, voici la lettre de Karl, – ditBertchramm en tirant enfin de dessous sa cuirasse un petit rouleaude parchemin et le remettant à Amael&|160;; puis voyant amener leschevaux caparaçonnés de riches housses dont les esclaves achevaientde les débarrasser, Bertchramm reprit&|160;: – Regarde&|160;!est-il au monde de plus nobles, de plus fiers animaux&|160;?

–&|160;Non, – répondit Amael ne pouvants’empêcher d’admirer les deux superbes étalons qui, difficilementcontenus par les esclaves, tantôt se cabraient violemment, tantôtde leur léger sabot, heurtaient et fouillaient le sol&|160;; lepremier, d’un noir d’ébène, brillait de reflets bleuâtres&|160;;l’autre, d’un blanc de neige, brillait de reflets argentés&|160;;leurs naseaux frémissaient, leurs yeux étincelaient sous leurlongue crinière, et ils fouettaient l’air de leur queue flottantecomme un panache.

–&|160;Heim&|160;! – reprit Bertchramm, –qu’en dis-tu, Berthoald&|160;?

–&|160;Ce sont de nobles coursiers&|160;! –répondit Amael en étouffant un soupir dont il eut honte&|160;; et,faisant signe aux esclaves de couvrir les étalons de leurs houssesde pourpre brodée, il murmura&|160;: – Adieu, beaux chevaux debataille&|160;! adieu, riches armures&|160;! – Puis s’adressant auguerrier frank&|160;: – Heureux voyage je te souhaite, Bertchramm…au revoir&|160;!

–&|160;Mais j’y songe, Berthoald, si teshommes refusaient de nous recevoir dans l’abbaye en tonabsence&|160;?

–&|160;Ne crains pas cela, et d’ailleurs, faismieux, garde cette lettre de Karl, tu pourras ainsi donner à meshommes connaissance de ses volontés, tu briseras toi-même le sceaudevant eux.

–&|160;Tu as raison&|160;; je vais donc,Berthoald, te remplacer à l’abbaye&|160;; le logis doit êtreavantageux&|160;? Ces tonsurés font bien leur nid. Et puis, si Karlt’avait octroyé ce monastère, à toi, son favori, c’est que lemorceau était bon. Ainsi, à bientôt, Berthoald&|160;!

–&|160;Un mot encore… ces troupes cantonnéesprès des frontières de Bretagne, quels chefs lescommandent&|160;?

–&|160;Deux de nos amis, Hermann etGondulf&|160;; ils m’ont prié de te porter leurs saluts.

–&|160;Et maintenant au revoir,Bertchramm&|160;!

–&|160;Au revoir, Berthoald&|160;!

Le chef des guerriers franks s’étant remis enmarche, suivi de sa troupe et de ses bagages, s’éloigna, et bientôtdisparut aux yeux des fugitifs. Amael se rapprocha de l’arbre souslequel étaient réunis ses compagnons de route. À peine eut-il faitquelques pas au devant de sa mère, qu’elle lui tendit les bras, endisant&|160;: – Viens, mon fils&|160;! J’ai tout entendu&|160;: jesais les nouvelles faveurs que Karl t’offrait. À cette heure dumoins, c’est volontairement que tu renonces à un sort brillant quiaurait pu de nouveau t’éblouir.

–&|160;M’éblouir&|160;? Non, ma mère&|160;;vous étiez près de moi… et là-bas, je voyais les frontières de laBretagne&|160;!

–&|160;Ah&|160;! – s’écria la matrone gauloiseen serrant Amael avec un attendrissement ineffable, – ce jour mefait oublier tout ce que j’ai souffert.

–&|160;Ma mère, voilà, depuis dix ans, monseul jour de bonheur pur et sans mélange&|160;!

–&|160;Vous le voyez, il ne fallait pas douterdu cœur de votre fils, – dit Septimine à Rosen-Aër avec une grâcetouchante. – Moi, je n’en ai jamais douté.

–&|160;Septimine&|160;! – reprit Amael enattachant sur sa Coliberte un regard attendri, – ce cœur, dont vousn’avez jamais douté, en douteriez-vous pour l’avenir&|160;?

–&|160;Non, Amael, – répondit-elle naïvementen regardant le jeune homme d’un air timide et surpris&|160;; –mais pourquoi cette question&|160;?

–&|160;Ma mère, cette douce et courageuseenfant vous a sauvé la vie, la voilà fugitive, à jamais séparéesans doute des siens. Si elle consentait à m’accorder sa main, laprendriez-vous pour votre fille&|160;?

–&|160;Oh&|160;! avec joie&|160;! avecreconnaissance&|160;! – dit Rosen-Aër. – Mais à cette unionconsentirais-tu, Septimine&|160;?

La Coliberte, rougissant de surprise, debonheur et de douce confusion, se jeta au cou de la mère d’Amael etcacha son visage dans son sein en murmurant&|160;:

–&|160;Je l’ai aimé du jour où il s’est montrési généreux pour moi au couvent de Saint-Saturnin.

–&|160;Ô Rosen-Aër&|160;! – reprit levieillard jusqu’alors plongé dans un silencieuxrecueillement&|160;: – les dieux ont béni ma vieillesse, puisqu’ilslui réservaient un tel jour. – Puis, après quelques instants d’unemuette émotion que partagèrent les jeunes apprentis, le vieillardreprit&|160;: – Mes amis, si vous m’en croyez, nous nous remettronsen route. Il nous faudra rudement marcher pour arriver demain soiraux frontières de Bretagne.

–&|160;Ma mère, – dit Amael, – appuyez-voussur moi&|160;; cette fois vous ne refuserez pas l’appui de monbras&|160;?

–&|160;Non&|160;! oh&|160;! non, monenfant&|160;! – répondit tendrement la Gauloise en prenant avecbonheur le bras de son fils.

–&|160;Et vous, bon père, – dit Septimine àl’orfèvre, – appuyez-vous sur moi.

–&|160;Les fugitifs se remirent en marche.

Après avoir marché sans mauvaise rencontrejusqu’à la fin du jour, ainsi que pendant la nuit et la journéesuivantes, ils arrivèrent, au lever de la lune, non loin despremières rampes des sauvages et hautes montagnes qui servent delimites et de défense à l’Armorique. La vue du sol natal réveilla,comme par enchantement, chez Bonaïk les souvenirs de sa premièrejeunesse&|160;; ayant autrefois traversé les frontières avec sonpère pour aller aux vendanges bretonnes, il se rappela quequatre pierres druidiques colossales s’élevaient non loin d’unsentier pratiqué à travers les roches, et si étroitement encaissé,qu’il ne pouvait donner passage qu’à une seule personne de front.Les fugitifs s’engageant les uns après les autres dans ce passage,commencèrent à gravir sa pente escarpée&|160;: Amael marchait lepremier. Ce chemin, à peine praticable, serpentait à traversd’énormes blocs de granit d’un gris sombre, dont le faîte étaitvivement éclairé çà et là par la brillante clarté de la lune, quel’on apercevait parfois du fond de cet obscur ravin. Rosen-Aër,Amael et le vieil orfèvre, en foulant le sol de l’Armorique,éprouvaient une émotion profonde, religieuse. Bientôt ilsarrivèrent à une sorte de petite plate-forme entourée deprécipices, d’immenses rochers la surplombaient. Soudain lesfugitifs entendirent, à une grande hauteur au-dessus de leur tête,une voix jeune et sonore qui, vibrant au milieu du profond silencede la nuit, chantait mélancoliquement ces paroles&|160;: –«&|160;Elle était belle, elle était jeune, elle étaitsainte&|160;! – Elle s’appelait Hêna… Hêna, la vierge de l’île deSên&|160;!&|160;»

Rosen-Aër, Bonaïk et Amael, ces troisdescendants de Joel, restèrent un moment stupéfaits&|160;; puis,cédant à un mouvement irrésistible, ils s’agenouillèrentpieusement… les larmes coulèrent de leurs yeux. Septimine et lesapprentis, partageant une émotion dont ils ne se rendaient pascompte, s’agenouillèrent aussi, et tous écoutèrent, tandis que lavoix sonore, semblant descendre du ciel, acheva le vieux barditgaulois qui datait de huit siècles.

–&|160;Ô Hésus&|160;! – dit enfin Rosen-Aër enlevant son noble visage baigné de larmes vers le firmament étoilé,où rayonnait l’astre sacré de la Gaule. – Ô Hésus&|160;! je vois undivin présage dans ce chant si cher à la mémoire des descendants deJoel… Béni soit ce chant&|160;! il nous salue et nous accueille àcette heure solennelle, où touchant enfin cette terre libre, nousrevenons à l’antique berceau de notre famille&|160;!

**

*

Amael, sa mère, Septimine et les apprentis,guidés par le vieil orfèvre, arrivèrent près des pierres sacrées deKarnak, et furent tendrement accueillis par le fils du frère deBonaïk. Amael se fit laboureur, les jeunes apprentis l’imitèrent ets’établirent dans la tribu… À la mort de Bonaïk, la crosseabbatiale fut jointe aux reliques de la famille de Joel, ainsique cette légende écrite par Amael, peu de temps après son retouren Bretagne.

FIN DE LA CROSSE ABBATIALE

LES PIÈCES DE MONNAIE KAROLINGIENNES OULES FILLES DE CHARLEMAGNE (KARL LE GRAND) – 727-814.

Les filles de l’empereur Karl l’accompagnaienttoujours en voyage dans l’intérieur de la Gaule. Elles étaient fortbelles ; il les aimait avec passion ; il ne voulut jamaisles marier et les garda toutes chez lui jusqu’à sa mort. Quoiqueheureux en toute chose, il éprouva, dans ses filles, lamalignité de la mauvaise fortune ; mais il dissimula cechagrin, et se conduisit envers elles comme si elles n’eussentjamais fait naître de soupçons injurieux et qu’aucun bruit nese fût répandu.

(CHRONIQUE D’ÉGINHARD, p.145, Coll. Hist. franc.)

… Le cœur de Louis le Pieux (fils deCharlemagne) était, par nature, depuis longtemps indigné de laconduite que ses sœurs tenaient dans la maison paternelle,seule tache dont elle fût souillée ; voulant donc porterremède à ces désordres, il envoya devant lui Walla, Warnaire,Lambert et Ingobert, avec ordre, aussitôt qu’ils arriveraient àAix-la-Chapelle, de veiller prudemment à ce que rien de scandaleuxne se commît de nouveau, et de mettre sous une étroite gardeceux qui auraient offensé la majesté impériale par un commercecriminel (avec les filles de l’empereur). QUELQUES-UNS,COUPABLES DE CES CRIMES, vinrent au devant de Louis le Pieux pourobtenir leur grâce et l’obtinrent ; Audoin résistaseul, frappa mortellement Warnaire, blessa Lambert à la cuisse etfut tué lui-même d’un coup d’épée… Louis le Pieux résolut ensuitede chasser du palais cette multitude de femmes qui leremplissait du temps de son père.

(L’ASTRONOME, Vie de Louis le Pieux,p. 345, 346, Collect. de l’Hist. Franc.)

SOMMAIRE.

La Gaule au huitième siècle. – Charlemagne(Karl le Grand) Karolus magnus. – Amael etVortigern. – Les otages. – Le palais d’Aix-la-Chapelle. – Unejournée chez Charlemagne. – La blonde Thétralde et la bruneHiltrude. – Le bouquet de romarin. – L’École. – Les enfants pauvreset les enfants riches. – Le lutrin. – L’évêque et le rat empaillé.– La chasse. – La hutte du bûcheron. – Les pièces de monnaiekarolingiennes. – L’esclave et sa fille. – Charlemagne et sonempire. – Le pavillon de la forêt. – Mœurs de la courkarolingienne. – Les amoureux de quinze ans. – Vortigern etThétralde.

&|160;

Soixante-quatorze ans s’étaient passés depuisqu’Amael avait retrouvé sa mère Rosen-Aër au couvent de Meriadek.L’ambitieuse espérance de Karl-Marteau s’était réalisée. Cedescendant de tant de Maires du palais avait fait souche derois&|160;; onze ans après sa mort, arrivée en 741, PÉPIN LE BREF,son fils aîné, proclamé roi des Franks par ses bandes et par sesLeudes en 752, fut sacré, consacré par l’évêque de Soissons dans labasilique de cette ville.

Et le dernier rejeton du pieux Clovis&|160;?ce petit Childéric&|160;III, envers qui Septimine la Colibertes’était si généreusement apitoyée&|160;? ce petit Childérik, de quiAmael, qui portait alors le nom frank de Berthoald, refusa d’êtrele geôlier, qu’était-il devenu, ce roitelet, dernier rejeton duglorieux Clovis, le conquérant des Gaules&|160;? ParRitta-Gaür&|160;! ce saint de la vieille Gaule, qui tondait etrasait aussi les rois, mais au profit des peuples, le dernierrejeton de Clovis avait été rasé, tondu, puis enfermé dans lemonastère de Fontenelle, en Neustrie, où il mourut, ce dernier filsdes rois fainéants mérovingiens&|160;! Et l’Église catholique,enrichie par Clovis et par sa race des dépouilles de laGaule&|160;? l’Église catholique a donc consacré l’usurpation dufils de Karl-Marteau&|160;? Certes, les prêtres de Rome nesacrent-ils point toujours qui leur donne pouvoir et argent&|160;?De sorte que par l’ordre du pape Zacharie, l’évêque Boniface asacré Pépin le Bref, de même que saint Rémi consacra, par lebaptême, le pieux Clovis&|160;; seulement, comme les derniersdescendants de ce gracieux roi, abandonnés, méprisés, insultés,déshérités, n’avaient plus un denier à offrir à l’Église, l’Égliseles a religieusement abandonnés pour le fils du rude Karl, quil’avait avilie, conspuée, bafouée, larronée, Pépin le Bref, alorstout-puissant, ayant promis aux prêtres de leur rendre les biensdont son père, ce païen de Karl, les avait dépossédés. Aussi, lepape Étienne se donna-t-il la peine de venir en Gaule, afind’oindre Pépin de l’onction sainte, comme roi des Franks, en retourde quoi ce Pépin s’engageait à soutenir de ses armes l’Église enItalie&|160;; oui, car les Italiens, les Lombards, les Bénéventinset autres peuples, commençant à trouver le joug papal d’autant plusaffreux qu’il pesait directement sur eux, l’avaient brisé, ce joug,puis chassé le pape. Pépin le Bref promit à ce pontife beaucoupd’argent pour l’Église, et le châtiment des Italiens rebelles à ladivine puissance des vicaires de Jésus-Christ, comme ils osents’intituler&|160;! Le pape Étienne, en bon compère, promit à sontour au fondateur de la nouvelle dynastie des rois karolingiens quel’Église continuerait d’hébéter saintement le pauvre peuple desGaules au profit de l’autel et du trône, en montrant à ce peuple,sous des couleurs méritoires pour son salut éternel, l’abjection,la misère et l’esclavage, où, de par l’immuable volonté divine, ildevait vivre sous les descendants de Karl-Marteau. Durant le règnede Pépin le Bref, la Gaule fut, ainsi que sous les rois de la racede Clovis, ravagée, ensanglantée par les guerres civiles&|160;:Griffon, frère du roi usurpateur, s’arma contre lui et son autrefrère, Karloman&|160;; les seigneurs franks établis en Aquitaine eten Gascogne s’engagèrent dans cette lutte fratricide, tandis queles Frisons et les Saxons recommencèrent de menacer la Gaule. LesArabes, un moment contenus, renouvelèrent leurs invasions&|160;;les populations, décimées par ces guerres sans fin, suffisaient àpeine à cultiver une partie du sol pour leurs seigneurs, comtes,duks, évêques ou abbés. De terribles disettes semanifestèrent&|160;; les esclaves des campagnes se virent souventréduits à manger un mélange d’herbe et de terre&|160;; leshabitants des villes ruinées, sans commerce, toujours exposées auchoc des discussions civiles qui, depuis trois cents ans et plus,désolaient la Gaule, les habitants des villes étaient non moinsmisérables que ceux des campagnes&|160;: tout souffrait, toutgémissait&|160;; mais quelques milliers de seigneurs, d’évêques etd’abbés, disséminés dans le pays, dont ils consommaient presque àeux seuls les produits, jouissaient, ripaillaient, chassaient,bataillaient entre eux, et faisaient joyeusement l’amour, tandisque la vieille Gaule, hâve, épuisée, abrutie, saignante sous sonjoug, nourrissait cette exécrable race de fainéants couronnés,mitrés et casqués, de même que le corps le plus exténué engraisseencore la vermine qui le ronge&|160;!

Vers le commencement du mois de novembre del’année 811, une assez nombreuse chevauchée se dirigeait vers laville d’Aix-la-Chapelle, alors capitale de l’empire de Karl leGrand, empire si rapidement augmenté par d’incessantes conquêtessur la Germanie, la Saxe, la Bavière, la Bohème, la Hongrie,l’Italie, l’Espagne, que la Gaule, ainsi qu’aux temps des empereursde Rome, n’était plus qu’une province de ses immenses États. Huitou dix soldats de cavalerie devançaient la chevauchée, qui sedirigeait vers Aix-la-Chapelle&|160;; à quelque distance de cetteescorte venaient quatre cavaliers&|160;; deux d’entre eux portaientde brillantes armures à la mode germanique. L’un avait pourcompagnon de route un grand vieillard d’une physionomie martiale etouverte&|160;; sa longue barbe, d’un blanc de neige comme sachevelure, à demi cachée par un bonnet de fourrure, tombait sur sapoitrine. Il portait une saie gauloise en étoffe de laine grise,serrée à la taille par un ceinturon auquel pendait une longue épéeà poignée de fer&|160;; ses larges braies de grosse toile blanche,tombant un peu au-dessous du genou, laissaient apercevoir desjambards de cuir fauve étroitement lacés le long de la jambe, etrejoignant des bottines au talon desquelles s’attachaient deséperons. Ce vieillard était Amael&|160;; il atteignait alors sacentième année&|160;; malgré son âge et sa taille un peu voûtée, ilsemblait encore plein de vigueur&|160;; il maniait avec dextéritéun fougueux cheval noir, aussi ardent que s’il n’eut pas déjàparcouru beaucoup de chemin. De temps à autre, Amael se retournaitsur sa selle afin de jeter un regard de sollicitude paternelle surson petit-fils VORTIGERN, jouvenceau de dix-huit ans à peine, quel’autre guerrier frank accompagnait. La figure de Vortigern, d’unebeauté rare chez un homme, s’encadrait de longs cheveux châtains,naturellement bouclés, qui, s’échappant de son chaperon de drapécarlate, tombaient jusqu’au bas de son cou, gracieux comme celuid’une femme&|160;; ses grands yeux bleus, frangés de cils noirs,comme ses sourcils, hardiment arqués, avaient un regard à la foisingénu et fier&|160;; ses lèvres vermeilles, ombragées d’un duvetnaissant, montraient, lorsqu’il souriait, des dents d’émail&|160;;un nez légèrement aquilin, un teint frais et pur, quoique un peubruni par le soleil, complétaient l’harmonieux ensemble du charmantvisage de cet adolescent&|160;; ses vêtements, coupés comme ceux deson aïeul, en différaient seulement par la couleur et une sorted’élégance due à la main d’une mère tendrement orgueilleuse de labeauté de son fils&|160;: ainsi la saie bleue du jouvenceau étaitornée à l’entour du cou, aux épaules et à l’extrémité des manches,de jolies broderies de laine blanche&|160;; un ceinturon de buffleoù pendait une épée à poignée d’acier poli serrait sa fine etsouple taille. Ses braies de toile cachaient à demi ses jambards depeau de daim, étroitement lacés à sa jambe nerveuse, etrejoignaient ses bottines de peau tannée, armées de larges éperonsde cuivre, brillants comme de l’or. Vortigern, quoiqu’il eût lebras droit soutenu par une écharpe d’étoffe noire, maniait de lamain gauche son cheval avec autant d’aisance que d’habileté&|160;;il avait pour compagnon de route un jeune guerrier aux traitsagréables, hardis, railleurs, au regard vif et gai&|160;; lamobilité de son visage ne rappelait en rien la pesanteurgermanique. Il se nommait Octave. Romain de naissance, d’extérieuret de caractère, il savait, par son intarissable verve méridionale,dérider parfois son jeune compagnon&|160;; mais bientôt celui-ciretombait dans une sorte de rêverie silencieuse et sombre. Ainsitristement absorbé depuis quelque temps, il marchait au pas de soncheval, lorsque Octave lui dit gaiement d’un ton de reprocheamical&|160;: – Par Bacchus&|160;!… te voici encore soucieux etmuet…

–&|160;Je pense à ma mère, – réponditl’adolescent en étouffant un soupir, – je pense à ma mère, à masœur, à mon pays&|160;!

–&|160;Chasse donc, au contraire, ces penséeschagrines&|160;!

–&|160;Octave… la gaieté sied mal auxprisonniers.

–&|160;Tu n’es pas prisonnier, mais otage, tun’as d’autre lien que ta parole, tandis que l’on conduit leprisonnier, solidement garrotté, au marché d’esclaves&|160;; aussi,ton aïeul et toi, vous chevauchez avec nous de compagnie, et nousvous conduisons au palais de l’empereur Karl le Grand, le pluspuissant monarque du monde. Enfin, l’on désarme les prisonniers, etton grand-père, ainsi que toi, vous gardez vos épées.

–&|160;À quoi bon maintenant nos épées&|160;?– répondit Vortigern avec une douloureuse amertume, – la Bretagneest vaincue&|160;!

–&|160;C’est la chance de la guerre. Tu asfait bravement ton devoir de soldat&|160;; tu t’es battu comme undémon aux côtés de ton aïeul. Il n’a pas été blessé&|160;; tu n’asreçu qu’un coup de lance, et, par le vaillant dieu Mars&|160;! vousfrappiez tous deux si dru dans la mêlée, que vous auriez dû êtrehachés en morceaux.

–&|160;Au moins, nous n’aurions pas survécu àla honte de l’Armorique&|160;!

&|160;

–&|160;Il n’y pas de honte à être vainculorsqu’on s’est vaillamment défendu, et surtout lorsqu’on acombattu, décimé les vieilles bandes du grand Karl&|160;!

–&|160;Pas un des soldats de ton empereurn’aurait dû échapper&|160;!

–&|160;Pas un seul&|160;? – reprit gaiement lejeune Romain. – Quoi&|160;! pas même moi… qui tâche d’être à tonégard bon compagnon de route et de t’égayer&|160;?

–&|160;Octave, je ne te hais paspersonnellement&|160;; je hais ceux de ta race&|160;; ils ont portésans raison la guerre et le ravage dans mon pays.

–&|160;D’abord, mon jeune ami, je ne suis pasde race franque, je suis de race romaine… Je t’abandonne cesgrossiers Germains, aussi sauvages que les ours de leursforêts&|160;; mais, entre nous, cette guerre de Bretagne nemanquait pas de motifs&|160;: voyons, n’avez-vous pas, endiablésque vous êtes, attaqué, exterminé, l’an dernier, la garnisonfranque établie à Vannes&|160;?

–&|160;Et de quel droit Karl, il y avingt-cinq ans, a-t-il fait envahir nos frontières par sestroupes&|160;?

L’entretien de Vortigern et d’Octave futinterrompu par la voix d’Amael, qui, se retournant sur sa selle,appela son petit-fils. Celui-ci, pour se rendre auprès de sonaïeul, et cédant aussi à un mouvement de colère provoqué par sadiscussion avec le jeune Romain, attaqua brusquement de l’éperonles flancs de son cheval&|160;; l’animal, surpris, bondit siviolemment, qu’en deux ou trois sauts il eut dépassé Amael&|160;;mais alors Vortigern, retenant sa monture d’une main ferme, la fitployer sur ses jarrets, et marcha de front avec son aïeul etl’autre guerrier frank. Celui-ci dit au vieillard&|160;: – Je nem’étonne pas de la supériorité de votre cavalerie bretonne, envoyant un garçon de l’âge de ton petit-fils, malgré la blessure quile gêne, manier ainsi son cheval&|160;; toi-même, pour uncentenaire, tu es aussi ferme en selle que ce jouvenceau.

–&|160;Il avait à peine cinq ans, que son pèreet moi nous mettions déjà cet enfant à cheval sur les poulainsélevés dans nos prairies, – répondit le centenaire. Et son fronts’étant légèrement assombri, sans doute au souvenir de ces tempspaisibles, il reprit après un moment de silence, en s’adressant àVortigern&|160;: – Je t’ai appelé pour savoir si tu ne souffraispas davantage de ta blessure.

–&|160;Grand-père, je ne souffre presque plus,et, si vous le vouliez, je débarrasserais mon bras de cette gênanteécharpe.

–&|160;Non, ta blessure pourrait se rouvrir,pas d’imprudence&|160;: pense à ta mère, à ta sœur et à son époux,qui te chérit comme un frère.

–&|160;Hélas&|160;! cette mère, cette sœur, cefrère tant aimés, les reverrai-je un jour&|160;?

–&|160;Patience, – reprit Amael à voix basse,de façon à ne pas être entendu du guerrier frank qui marchait à sescôtés, – tu reverras peut-être la Bretagne plus tôt que tu ne lecrois… patience&|160;!

–&|160;Il serait vrai&|160;! – s’écriaimpétueusement l’adolescent. – Oh&|160;! grand-père, quelbonheur&|160;!

Mais le vieillard fit signe à Vortigern de semodérer, et il ajouta tout haut&|160;: – Je crains toujours que lafatigue de la route n’enflamme de nouveau ta blessure. Heureusementnous devons approcher du terme de notre voyage&|160;; n’est-ce pas,Hildebrad&|160;? – ajouta-t-il en se tournant vers le guerrier.

–&|160;Avant le coucher du soleil, nous seronsà Aix-la-Chapelle, – répondit le Frank&|160;; – Sans cette collineque nous allons gravir, tu verrais au loin la ville.

–&|160;Va rejoindre ton compagnon, mon enfant,– dit Amael&|160;; – surtout replace ton bras dans son écharpe, etconduis ton cheval sagement&|160;; des mouvements trop brusquespourraient rouvrir ta plaie, à peine cicatrisée.

L’adolescent obéit, et alla au pas de samonture rejoindre Octave. Grâce à la mobilité des impressions de lajeunesse, Vortigern se sentit apaisé, réconforté par les paroles deson aïeul, qui lui faisait espérer de revoir bientôt sa famille etson pays&|160;; la douceur de cette pensée se réfléchit sivisiblement sur ses traits ingénus, qu’Octave lui ditgaiement&|160;: – Quel magicien que ton aïeul&|160;!… Tu étaisparti soucieux et irrité, enfonçant de colère tes éperons dans leventre de ton cheval… te voici revenu calme comme un évêque sur samule&|160;!

–&|160;Tu l’as dit, Octave, la magie de mongrand-père a chassé ma tristesse.

–&|160;Tant mieux&|160;! je pourrai, sanscrainte de blesser ton chagrin, donner libre cours à ma joiecroissante à chaque pas.

–&|160;Pourquoi ta joie va-t-elle toujoursainsi croissant&|160;?

–&|160;Pourquoi le plus piètre cheval prend-ilune allure de plus en plus vive et allègre à mesure qu’il approchede la maison où il sait trouver sa provende&|160;?

–&|160;Octave, je ne te savais pas siglouton.

–&|160;Ma figure, en ce cas, est forttrompeuse, car glouton je suis… terriblement glouton de cesdélicates friandises que l’on ne trouve qu’à la cour, et qui sontma provende, à moi&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! – dit ingénument Vortigern,– ce grand empereur dont le nom remplit, dit-on, le monde, estentouré d’une cour où l’on ne songe qu’aux friandises…

–&|160;Certes, – répondit gravement Octave encontenant difficilement son envie de rire causée par la naïveté dujeune Breton, – certes, et plus que pas un de ses comtes, de sesduks, de ses savants ou de ses évêques, l’empereur Karl se montreglouton des friandises dont je te parle… il en a toujours unechambre remplie à côté de la sienne… parce que la nuit…

–&|160;Il se relève pour en manger,peut-être&|160;? – s’écria dédaigneusement le jouvenceau, pendantqu’Octave riait aux éclats. – Je ne trouve rien, moi, de plushonteux qu’une pareille goinfrerie chez un homme qui gouverne deshommes&|160;!

–&|160;Que veux-tu, Vortigern&|160;! Il fautpardonner quelques travers aux grands princes, et puis, vois-tu,c’est un défaut qui tient de famille… car les filles del’empereur…

–&|160;Ses filles aussi donnent dans cettelaide goinfrerie&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! non moins gloutonnes queleur père, elles sont là six ou sept friandes… des plusaffriolantes et des plus affriandées.

–&|160;Ah&|160;! fi&|160;! – s’écriaVortigern&|160;; – fi&|160;! elles ont peut-être aussi près de leurchambre à coucher des chambres à friandises&|160;?

–&|160;Calme ta légitime indignation, monbouillant ami&|160;; des jeunes filles ne se peuvent permettre unecommodité pareille, c’est bon pour l’empereur Karl, qui n’est plusingambe&|160;; car il se fait vieux, il boite du pied gauche et sonventre est énorme.

–&|160;Je le crois&|160;: un pareilglouton&|160;!

–&|160;Tu comprendras donc qu’étant si peualerte, ce puissant empereur ne puisse, comme ses filles, voleter àune friande picorée, ni plus ni moins qu’oiselets en plein verger,qui s’en vont becquetant amoureusement, ici, une cerise vermeille,là, une pomme empourprée, ailleurs, une grappe de raisin doré. Non,non, avec son auguste bedaine et son pied boiteux, l’auguste Karlserait incapable de courir ainsi à la picorée, les soins de sonempire y perdraient trop. L’empereur a donc sous sa main, à saportée, une chambre à friandises, où…

–&|160;Octave&|160;! – s’écria vivementVortigern d’un air hautain, en interrompant le jeune Romain, – jene veux pas être raillé&|160;; j’ai pris d’abord tes paroles ausérieux… ton envie de rire, à peine contenue, me prouve que tuparlais par moquerie.

–&|160;Allons, mon hardi garçon, ne te fâchepas&|160;; je ne me moque point&|160;; mais, respectant la candeurde ton âge, je me sers d’une image pour te dire la vérité. En unmot, cette friandise, dont moi, Karl, ses filles et, parVénus&|160;! tout le monde à la cour est plus ou moins glouton,c’est… l’amour&|160;!

–&|160;L’amour, – reprit Vortigern, rougissantet baissant pour la première fois les yeux devant Octave. Puis ilajouta dans son trouble croissant&|160;: – Mais, pour éprouver del’amour, les filles de Karl sont donc mariées&|160;?

–&|160;Ô innocence de l’âge d’or&|160;! ônaïveté armoricaine&|160;! ô chasteté gauloise&|160;! – s’écriaOctave&|160;; mais, voyant le jeune Breton froncer le sourcil àcette plaisanterie sur sa terre natale, le Romain ajouta&|160;: –Loin de moi la pensée de railler ton vaillant pays. Je te diraidonc, sans plus d’ambages, à toi qui me représentes Adonis, avantque Vénus lui eût traduit le sens du doux mot amour, je tedirai donc que les filles du grand Karl ne sont pas mariées&|160;;il n’a jamais voulu leur donner d’époux.

–&|160;Par fierté&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! on dit, à ce sujet,bien des choses… Enfin, il ne veut pas se séparer d’elles&|160;; illes adore, et, à moins qu’il n’aille en guerre, il les a toujoursavec lui durant ses voyages, ainsi que ses concubines, ou, si tu lepréfères, ses friandises, le mot effarouchera moins tapudeur&|160;; car, après avoir épousé ou répudié ses cinqfemmes&|160;: Désidérata, Hildegarde, Fustrade, Himiltrude,Luitgarde, l’empereur s’est approvisionné de friandisesvariées, parmi lesquelles je te citerai, en passant, la succulenteMathalgarde, la doucereuse Gerswinthe, lapiquante Regina, l’appétissante Adalinde, sansparler des autres saintes de cet amoureux calendrier&|160;; car legrand Karl ne ressemble pas seulement au grand Salomon par lasagesse&|160;; il lui ressemble encore par son goût pour lessérails, ainsi que disent les Arabes. Mais à propos des filles del’empereur, écoute une historiette&|160;: Imma, l’une deces jeunes princesses, était charmante. Un beau jour, elles’amouracha de l’archichapelain de Karl, nommé Éginhard.Un archichapelain étant naturellement archiamoureux, Imma recevaitÉginhard, chaque soir en secret, dans sa chambre… pour parler dechapelinage, je suppose&|160;; or il arriva que, pendant une nuitd’hiver, il tomba tant et tant de neige, que la terre en futcouverte. Éginhard, un peu avant l’aube, quitte sa belle&|160;;mais au moment de descendre par la fenêtre, chemin ordinaire desamants, il voit, à la faveur d’un superbe clair de lune, la terrecouverte de blancs frimas, et se dit&|160;: – Moi et Imma, noussommes perdus&|160;! je ne puis sortir d’ici sans laisser sur laneige l’empreinte de mes pas…

–&|160;Alors, qu’a-t-il fait&|160;? – demandaVortigern, de plus en plus intéressé à ce récit, qui jetait dansson cœur un trouble inconnu. – Comment ont-ils, tous deux, échappéà ce danger&|160;?

–&|160;Imma, robuste commère, fille de tête etde résolution, descend par la fenêtre, vous prend bravement sonarchichapelain sur son dos[12], et,sans broncher sous ce poids chéri, elle traverse une grande courqui séparait sa demeure de l’une des galeries du palais. Imma,quoique de force à porter un archichapelain, avait de charmantspetits pieds&|160;: leurs traces devaient éloigner tout soupçon àl’endroit d’Éginhard&|160;; mais, par malheur, ainsi que tu leverras en arrivant à Aix-la-Chapelle, l’empereur Karl, possédé dudémon de la curiosité, a fait construire, sur ses propres plans,son palais de telle sorte, que, d’une espèce de terrasse attenant àsa chambre, et qui domine l’ensemble des bâtiments, il découvre decet observatoire tous ceux qui entrent, sortent ou traversent sescours. Or, l’empereur, qui souvent se relève la nuit, vit, grâce auclair de lune, sa fille traversant la cour avec son amoureuxfardeau.

–&|160;La colère de Karl dut êtreterrible&|160;?

–&|160;Terrible… puis sans doute fortenorgueilli d’avoir procréé une commère capable de porter sur sondos des archichapelains, l’auguste empereur pardonna auxcoupables&|160;; ils vécurent depuis en amour et en joie.

–&|160;Cet archichapelain était un prêtre,cependant&|160;?

–&|160;Hé&|160;! hé&|160;! mon jeune ami, lesfilles de l’empereur sont loin de mésestimer les prêtres.Berthe, une autre de ses filles, lorsqu’il y a six moisj’ai quitté la cour, estimait de toutes ses forces Enghilbert, lebel abbé de Saint-Riquier[13].Cependant, l’impartialité m’oblige d’avouer qu’une des sœurs deBerthe, nommée Adeltrude, estimait non moins fortement lecomte Lantbert, un des plus vaillants officiers de l’arméeimpériale. Quant à la petite Rothaïde, autre fille del’empereur, elle ne refusait point non plus sa vive estime àRomuald, qui s’est fait un nom glorieux dans nos guerrescontre les Bohémiens. Des autres princesses, je ne te parlerai pas,car voici plus de six mois que j’ai quitté la cour, et jecraindrais de médire sur leur compte. Toujours est-il que la crosseet l’épée se disputent généralement l’amoureuse tendresse desfilles de Karl. J’excepte pourtant Thétralde, la plusjeune d’entre elles, trop novice encore pour estimerquelqu’un&|160;: quinze ans à peine&|160;! une fleur&|160;! ouplutôt le bouton d’une fleur prête à s’épanouir&|160;!… Je n’airien vu de plus charmant&|160;! lors de mon départ de la cour,Thétralde promettait d’effacer, par sa douce et franche beautéd’Hébé, toutes ses sœurs et toutes ses nièces&|160;; car j’oubliaisce détail, mon jeune ami, les filles des fils de Karl, élevées avecses filles, sont non moins charmantes. Tu les verras&|160;; tonadmiration n’aura qu’à choisir entre Adélaïd, Atula, Gondrade,Berthe ou Théodora&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! toutes ces jeunes filleshabitent le palais de l’empereur&|160;?

–&|160;Certes, sans compter leurs suivantes,leurs gouvernantes, leurs caméristes, leurs lectrices, leurscantatrices et autres innombrables femmes de service. ParVénus&|160;! mon Adonis, on voit dans le palais impérial encoreplus de cotillons que de cuirasses ou de robes de prêtre,l’empereur aime au moins autant à être entouré de femmes que desoldats et d’abbés, sans oublier pourtant les savants, lesrhétoriciens, les dialecticiens, les rhéteurs, les péripatéticienset les grammairiens&|160;; le grand Karl étant aussi passionné pourla grammaire que pour l’amour, la guerre, la chasse et leplain-chant au lutrin. Que te dirai-je&|160;? dans son ardeur degrammairien, l’empereur invente des mots&|160;; oui&|160;; ainsi,par exemple, en langue gauloise, comment appelles-tu le mois oùnous sommes&|160;?

–&|160;Le mois de novembre.

–&|160;Nous aussi, barbares Italiens que noussommes&|160;! mais l’empereur a changé tout cela de par sa volontésouveraine et grammaticale&|160;; ses peuples, si toutefois ilspeuvent obéir sans étrangler, diront, au lieu de novembre,HERBISMANOHT&|160;; au lieu d’octobre, WINDUMMEMANOHT.

–&|160;Octave…

–&|160;Au lieu de mars,LENZHIMANOHT[14], au lieu de mai…

–&|160;Assez, assez, par pitié&|160;! –s’écria Vortigern, – ces noms barbares font frissonner. Quoi&|160;!il se trouve des gosiers capables d’articuler de pareilssons&|160;?

–&|160;Mon jeune ami, les gosiers franks sontcapables de tout… Ah&|160;! prépare tes oreilles au plus faroucheconcert de mots rauques, gutturaux, sauvages, que tu aies jamaisentendu, à moins que tu n’aies ouï à la fois coasser desgrenouilles, piailler des chats-huants, beugler des taureaux,braire des ânes, bramer des cerfs et hurler les loups&|160;! car,sauf l’empereur et sa famille, qui savent à peu près parler lalangue romaine et gauloise, les langues humaines, enfin, tun’entendras parler que frank dans cette cour germanique, où toutest germain c’est-à-dire barbare&|160;: langage, costumes, mœurs,repas, habits, coutumes&|160;; en un mot, Aix-la Chapelle n’estplus la Gaule, c’est la pure Germanie&|160;!

–&|160;Et pourtant Karl règne sur laGaule&|160;!… Est-ce assez de honte pour mon pays&|160;?…l’empereur qui le gouverne, sans autre droit que celui de laconquête, est un roi frank, entouré d’une cour franque et degénéraux, d’officiers de même race, qui ne daignent seulement pasparler notre langue.

–&|160;Ne vas-tu pas t’attrister encore,Vortigern&|160;? Par Bacchus&|160;! imite donc mon insouciantephilosophie&|160;! est-ce que ma race ne descend pas de cette fièrerace romaine qui, après la tienne et comme la tienne, fit tremblerle monde, il y a des siècles&|160;? Est-ce que je n’ai pas vu letrône des Césars occupé par des papes hypocrites, ambitieux,cupides ou débauchés, comme leur noire milice de tonsurés&|160;?Est-ce que les descendants de nos fiers empereurs romains ne sontpas allés, fainéants imbéciles, végéter à Constantinople, où ilsrêvent encore l’empire du monde&|160;? Les prêtres catholiquesn’ont-ils pas chassé de leur Olympe les dieux charmants de mespères&|160;? n’ont-ils pas abattu, mutilé, ravagé ces temples, cesstatues, ces autels, chefs-d’œuvre de l’art divin de Rome et de laGrèce&|160;?… Va, crois-moi, Vortigern, au lieu de nous irritercontre un passé fatal, buvons&|160;! oublions&|160;! que nos bellesmaîtresses soient nos saintes, les lits de table nos autels&|160;!notre Eucharistie une coupe ornée de fleurs, et chantons, pourliturgie, les vers amoureux de Tibulle, d’Ovide ou d’Horace… Oui,crois-moi, buvons, aimons, jouissons&|160;! c’est la vie&|160;!Jamais tu ne retrouveras une occasion pareille&|160;; le dieu desplaisirs t’envoie à la cour de l’empereur&|160;!

–&|160;Que veux-tu dire&|160;? – repritpresque machinalement Vortigern, dont la jeune raison se sentait,non pervertie, mais éblouie par la facile et sensuelle philosophied’Octave. – Que veux-tu que je devienne au milieu de cette courétrangère&|160;?

–&|160;Enfant&|160;!… une foule de beaux yeuxvont être fixés sur toi&|160;!

–&|160;Octave, est-ce encore uneraillerie&|160;? l’on me remarquerait, moi, fils delaboureur&|160;! moi, pauvre Breton, conduit ici, prisonnier surparole&|160;?

–&|160;Et n’est-ce donc rien que ton renom deBreton endiablé&|160;? J’ai entendu parler plus d’une fois de lacuriosité furieuse qu’inspiraient, il y a vingt-cinq ans, lesotages amenés à Aix-la-Chapelle, lors de la première guerre del’empereur contre ton pays&|160;; les plus charmantes femmesvoulaient les voir, ces indomptables Bretons, que le grand Karl,seul, avait pu vaincre&|160;: leur air rude et fier, l’intérêt quis’attachait à leur glorieuse défaite, tout, jusqu’à leur costumeétrange, encore aujourd’hui le tien, tout attirait sur eux lesregards et la sympathie des femmes, toujours fort sympathiques enGermanie. Ces belles enthousiastes sont à cette heure mères ougrand’mères&|160;; heureusement elles ont des filles ou despetites-filles dignes de t’apprécier. Tiens, moi, qui connais lacour et les mœurs de la cour, je voudrais, avec tes dix-huit ans,ta bonne mine, ta blessure, ta grâce à cheval et ton renom deBreton, je voudrais, avant huit jours…

Le jeune Romain fut interrompu par Amael, qui,se retournant vers son petit-fils, en étendant la main à l’horizon,lui dit&|160;: – Regarde au loin, mon enfant&|160;; voici la villed’Aix-la-Chapelle.

Vortigern se hâta de se rendre auprès de sonaïeul, dont, pour la première fois peut-être, il évita le regardavec un certain embarras. Les conseils d’Octave lui semblaientmauvais, dangereux&|160;; cependant il se reprochait de les avoirécoutés avec complaisance. Rejoignant Amael, il jeta les yeux ducôté que lui indiquait le vieillard, et vit, à une assez grandedistance, une masse imposante de bâtiments, non loin desquelss’élevaient les hautes tours d’une basilique&|160;; puis, au delà,il aperçut les toits et les terrasses d’une multitude de maisons,se perdant, à l’horizon, dans la brume du soir&|160;: c’était lepalais de l’empereur Karl, la basilique et la villed’Aix-la-Chapelle. Vortigern contemplait avec curiosité ce tableaunouveau pour lui, lorsque Hildebrad, qui, pendant un moment, étaitallé interroger le conducteur d’un chariot passant sur la route,dit aux deux Bretons&|160;: – On attend l’empereur d’un moment àl’autre au palais&|160;; ses coureurs ont annoncé sa venue&|160;;il arrive d’un voyage dans le nord de la Gaule&|160;; tâchons de ledevancer à Aix-la-Chapelle, afin de pouvoir le saluer dès sonarrivée.

Les cavaliers pressèrent l’allure de leurschevaux, et, avant le coucher du soleil, ils entrèrent dans lapremière cour du palais, cour immense, environnée de corps de logisde formes et de toitures variées, percés d’une innombrable quantitéde fenêtres[15]. Par une disposition étrange, dans ungrand nombre de ces bâtiments, le rez-de-chaussée, complètement àjour, formait une sorte de hangar dont les piliers de pierresmassives supportaient la bâtisse des étages supérieurs. Une fouled’officiers subalternes, de serviteurs et d’esclaves du palais,vivait et logeait sous ces abris ouverts à tous les vents, et sechauffaient en hiver à de grands fourneaux remplis de feu, allumésjour et nuit. Ces constructions bizarres avaient été imaginées parla curiosité de l’empereur&|160;; car, de son observatoire, ilvoyait d’autant mieux ce qui se passait sous ces hangars, qu’ilsn’avaient pas de murailles[16].Plusieurs longues galeries reliaient entre eux d’autres bâtimentsornés de colonnes et de portiques richement sculptés à la moderomaine. Un pavillon carré, assez élevé, dominait l’ensemble de cesinnombrables bâtiments. Octave fit remarquer à Vortigern une sortede balcon situé au faite de ce pavillon&|160;; c’était làl’observatoire de l’empereur[17]. Partoutle mouvement et l’animation annonçaient l’arrivée de Karl&|160;:des clercs, des soldats, des femmes, des officiers, des rhéteurs,des moines, des esclaves, se croisaient en tous sens d’un airaffairé, tandis que plusieurs évêques, jaloux de présenter despremiers leurs hommages à l’empereur, se dirigeaient à grands pasvers le péristyle du palais. Il advint même qu’au moment où lachevauchée dont faisaient partie Vortigern et son aïeul, entra dansla cour, plusieurs personnes, trompées par l’apparence guerrière decette troupe, s’écrièrent&|160;: – L’empereur&|160;! voicil’escorte de l’empereur&|160;! – Ce cri vola de bouche en bouche,et, au bout de quelques instants, la cour immense fut encombréed’une foule compacte, à travers laquelle l’escorte des deux Bretonsput à peine se frayer un passage, pour se rendre non loin duportique principal. Hildebrad avait choisi cette place afin de setrouver l’un des premiers sur le passage de Karl, et de luiprésenter les otages qu’il ramenait de Bretagne. La foule reconnutqu’elle s’était trompée en acclamant l’empereur&|160;; mais cettefausse nouvelle se propageant bientôt dans l’intérieur du palais,les concubines de Karl, ses filles, ses petites-filles, leurssuivantes, accoururent soudain et se groupèrent sur une vasteterrasse régnant au-dessus du portique dont les deux Bretons etleur escorte se trouvaient fort rapprochés.

–&|160;Lève les yeux, Vortigern, – dit enriant Octave à son compagnon, – et vois quel essaim de beautésrenferme le palais de l’empereur&|160;!

Le jeune Breton, rougissant, jeta les yeux surla terrasse, et resta frappé d’étonnement à la vue de vingt-cinq outrente femmes, toutes filles, petites-filles ou concubines de Karl,vêtues à la mode franque, et offrant à la vue la plus séduisantevariété de figures, de chevelures, de tailles, d’âge, de beauté,qu’il fût possible d’imaginer&|160;; il y avait là des femmesbrunes, blondes, rousses, châtaines, grandes, grosses, minces oupetites&|160;; c’était, en un mot, un échantillon complet de larace féminine germanique, depuis la fillette jusqu’à l’imposantematrone de quarante ans. Les yeux de Vortigern s’étaient, depréférence, arrêtés sur une enfant de quinze ans au plus, vêtued’une tunique vert-pâle, brodée d’argent. Rien de plus doux que sonrose et frais visage couronné de longues tresses blondes siépaisses, que son cou délicat, blanc comme celui d’un cygne,semblait ployer sous le poids de sa chevelure. Une autre jeunefille de vingt ans, brune, grande, forte, aux yeux hardis et auxcheveux noirs, vêtue d’une tunique orange, s’accoudait sur lesbalustres de la terrasse, à côté de la jeune enfant blonde, etappuyait familièrement son bras sur son épaule&|160;; toutes deuxtenaient à la main un bouquet de romarin dont elles aspiraient detemps à autre la senteur en se parlant à voix basse et regardant legroupe des cavaliers avec une curiosité croissante, car ellesvenaient d’apprendre que l’escorte n’était pas celle de l’empereur,mais qu’elle amenait des otages bretons.

–&|160;Rends grâce à mon amitié, Vortigern, –dit à demi-voix Octave au jouvenceau&|160;; – je vais te mettre enévidence et te faire valoir. – Ce disant, Octave appliquait à ladérobée un si violent coup de houssine sous le ventre du cheval deVortigern, que celui-ci, moins bon cavalier, eût été désarçonné parle bond furieux de sa monture&|160;; ainsi frappée à l’improviste,elle se cabra, fit une pointe formidable, et s’élança si haut, quela tête de Vortigern effleura le soubassement de la terrasse où setenait le groupe de femmes. La blonde enfant de quinze ans pâlitd’effroi, et cachant son visage entre ses mains, s’écria&|160;: –Le malheureux&|160;!… il est perdu&|160;!

Vortigern, cédant à l’impétuosité de son âgeet à un sentiment d’orgueil, en se voyant l’objet des regards de lafoule rassemblée en cercle autour de lui, châtia rudement soncheval, dont les bonds, les soubresauts devinrent furieux&|160;;mais le jouvenceau, toujours plein de sang-froid et d’adresse, bienqu’il eût son bras droit en écharpe, montra tant de grâce danscette lutte, que la foule s’écria en battant des mains&|160;: –Gloire au jeune Breton&|160;! honneur au Breton&|160;! – À cemoment deux bouquets de romarin tombèrent aux pieds du cheval, qui,enfin dompté, rongeait son frein en creusant le sol de son sabot.Vortigern relevait la tête vers la terrasse d’où l’on venait delancer les bouquets, lorsqu’il entendit au loin un cliquetisformidable&|160;; et soudain ce cri retentit&|160;: –L’empereur&|160;! l’empereur&|160;! – Aussitôt toutes les femmesdisparurent du balcon pour descendre recevoir le monarque sous leportique du palais. La foule reflua en criant&|160;: – ViveKarl&|160;! vive le grand Karl&|160;! – Le petit-fils d’Amael vitalors s’approcher au galop une troupe de cavaliers&|160;; on leseût pris pour des statues équestres en fer&|160;; montées sur deschevaux caparaçonnés de fer, leur casque de fer cachait leurstraits&|160;: cuirassés de fer, gantelés de fer, ils portaientjambards de fer, cuissards de fer, boucliers de fer&|160;; et lesderniers rayons du soleil luisaient sur la pointe de leurs lancesde fer[18]&|160;; enfin l’on n’entendait que lechoc du fer. À la tête de ces cavaliers qu’il précédait, et, commeeux, couvert de fer de la tête aux pieds, s’avançait un homme detaille colossale. À peine arrivé en face du portique principal, ildescendit lourdement de cheval et courut tout boitant vers legroupe de femmes qui l’attendaient sous le portique, leur criantjoyeusement d’une petite voix grêle et glapissante, qui contrastaitétrangement avec son énorme stature&|160;: – Bonjour,fillettes&|160;! bonjour, chères filles&|160;! – Et, sans s’occuperde répondre aux vivats de la foule et aux saluts respectueux desévêques et des grands, accourus sur son passage, l’empereur Karl,ce géant de fer, disparut dans l’intérieur du palais, et fut suivide sa cohorte féminine.

**

*

Amael et son petit-fils, conduits parHildebrad dans l’une des chambres hautes du palais, s’yreposèrent&|160;; l’on y apporta leur modeste bagage&|160;; on leurservit à souper, et ils se couchèrent. Au point du jour, Octavevint frapper à la porte du logis des deux Bretons, et leur appritque l’empereur voulait les voir à l’instant. Il engagea Vortigern àse vêtir de sa plus belle saie. Le jouvenceau n’avait guère dechoix&|160;; il ne possédait que deux vêtements, celui qu’ilportait en route et un autre de couleur verte, brodé de laineorange. Cependant, grâce à ce vêtement frais et neuf, mélangé decouleurs harmonieuses, que rehaussaient sa charmante figure, sataille élégante et sa bonne grâce, Vortigern parut à Octave dignede paraître honorablement devant le plus puissant empereur dumonde. Le centenaire ne put s’empêcher de sourire avec un certainorgueil, en entendant vanter la tournure de son petit-fils par lejeune Romain qui lui conseillait de serrer plus étroitement encorele ceinturon de son épée, sous ce prétexte&|160;: que lorsque l’onavait la taille fine, il était juste de la faire valoir. Octave, endonnant avec sa bonne humeur accoutumée ses avis à Vortigern, luidit tout bas&|160;: – As-tu vu tomber hier aux pieds de ton chevaldeux bouquets de romarin&|160;?

–&|160;Je ne sais trop… je crois que oui, –répondit le jeune Breton en balbutiant, et il devint cramoisi,songeant, malgré lui (et ce n’était pas la première fois depuis laveille) à la charmante fille aux cheveux blonds. – Il me semble, –ajouta-t-il, – que j’ai vu tomber ces bouquets.

–&|160;Ah&|160;! il te semble,hypocrite&|160;!… C’est pourtant mon coup de houssine qui les afait tomber, ces deux jolis bouquets&|160;! Et sais-tu quellesimpériales mains les ont jetés aux pieds de ton cheval, comme unhommage à ton adresse et à ton courage&|160;?

–&|160;Que dis-tu&|160;? ces bouquets ont étéjetés par des mains impériales&|160;?

–&|160;Naturellement, puisque Thétralde, latimide enfant blonde, et Hildrude, la grande et hardie brune, sonttoutes deux filles de Karl&|160;: l’une était vêtue de vert,couleur de ta saie&|160;; l’autre, vêtue d’orange, couleur de tesbroderies… Par Vénus&|160;! n’es-tu pas un mortelfavorisé&|160;?

Amael, occupé à l’autre extrémité de lachambre, n’entendit pas ces paroles d’Octave, qui rendirentVortigern aussi écarlate que l’étoffe de son chaperon&|160;; puis,ces préparatifs de présentation terminés, les deux otages suivirentleur guide pour se rendre auprès de l’empereur. Après avoirtraversé un nombre infini de couloirs et d’escaliers, où ilsrencontrèrent plus de femmes que d’hommes, car le nombre de femmeslogées dans la palais impérial était prodigieux, ils arrivèrentdans des salles immenses. Décrire leur somptueuse magnificenceserait non moins impossible que d’énumérer les peintures dont ellesétaient ornées. Des artisans, venus de Constantinople, oùflorissait alors l’école de peinture Byzantine, avaient couvert lesmurailles de compositions gigantesques&|160;: ici, l’on voyait lesconquêtes de Cyrus sur les Perses&|160;; là, les crimes du tyranPhalaris, assistant au supplice de ses victimes, que l’onentraînait pour être brûlées vivantes dans l’intérieur d’un taureaud’airain rougi au feu&|160;; ailleurs, c’était la fondation de Romepar Rémus et Romulus, les conquêtes d’Alexandre, d’Annibal, et tantd’autres sujets héroïques&|160;; l’une des galeries du palais étaittout entière consacrée aux batailles de Karl-Martel. On le voyaittriompher des Saxons et des Arabes, enchaînés à ses pieds,implorant sa clémence[19]. Laressemblance était d’ailleurs si frappante, qu’Amael, en traversantcette salle, s’arrêta et s’écria&|160;: – C’est lui&|160;! ce sontses traits, sa tournure&|160;! il revit&|160;! c’est lui&|160;!c’est Karl&|160;!

–&|160;Ne croirait-on pas que vous l’avezconnu&|160;? – dit en souriant le jeune Romain au centenaire. –Renouvelez-vous donc connaissance avec Karl-Martel&|160;?

–&|160;Octave, – reprit mélancoliquement levieillard, – j’ai cent ans… je combattais à la bataille de Poitierscontre les Arabes.

–&|160;Dans les troupes deKarl-Martel&|160;?

–&|160;Oui, et je lui ai sauvé la vie, –répondit Amael en contemplant la gigantesque peinture. Et, separlant à lui-même, il ajouta en soupirant&|160;: – Ah&|160;! quede souvenirs doux et tristes ce temps me rappelle&|160;!

Octave regardait le vieillard avec unesurprise croissante&|160;; puis, semblant soudain réfléchir, ildevint pensif et hâta le pas suivi des deux otages. Vortigern,ébloui, examinait avec la curiosité de son âge les richesses detoute sorte amoncelées dans ce palais&|160;; il ne put s’empêcherde s’arrêter devant deux objets qui attirèrent surtout sonattention&|160;: le premier était un grand meuble en bois précieux,enrichi de moulures dorées&|160;; des tuyaux de cuivre, d’airain etd’étain de différentes grosseurs, placés les uns auprès des autres,s’étageaient sur l’une des faces de ce meuble. – Octave, – demandale jeune Breton, – qu’est-ce que ce meuble&|160;?

–&|160;C’est un Orgue grec envoyé àKarl par l’empereur de Constantinople. Cet instrument est vraimentmerveilleux&|160;; à l’aide de cuves d’airain et de soufflets depeau de taureau que tu ne peux apercevoir, l’air arrive dans cestuyaux, et lorsqu’ils sont en jeu, tantôt l’on croit entendre lesgrondements du tonnerre, tantôt les sons légers de la lyre et de lacymbale[20]. Mais, tiens, là, près de cette grandetable d’or massif, où est figurée en relief la ville deConstantinople[21], voici un objet non moinscurieux&|160;; c’est une horloge persane, envoyée, il y a quatreans, à l’empereur par Abdhallah, roi des Perses[22]. –Et Octave montra au jeune Breton et à son aïeul, non moinsintéressé que Vortigern, une grande horloge en bronze doré&|160;:les chiffres des douze heures entouraient le cadran placé au centred’une sorte de palais de bronze, aussi doré&|160;; douze portes,encadrées d’arcades, se voyaient au rez-de-chaussée de cetteimitation monumentale. – Lorsque l’heure sonne, – dit Octave auxdeux Bretons, – des boules d’airain, marquant le nombre des heures,tombent sur une petite cymbale. Au même instant (toujours selon lenombre des heures), ces portes s’ouvrent, et par chacune d’ellessort un cavalier armé de sa lance et de son bouclier. Si une, deux,trois, quatre heures sonnent, une, deux, trois, quatre portess’ouvrent&|160;; les cavaliers sortent, saluent de la lance, puisils rentrent, et les portes se referment sur eux.

–&|160;Cette œuvre est vraimentmerveilleuse&|160;! – dit Amael&|160;; – et sait-on les noms deshommes qui ont fabriqué les prodiges dont nous sommesentourés&|160;? ces peintures magnifiques&|160;? cette table d’or,où toute une ville est figurée en relief&|160;? cet orgue, cettehorloge&|160;? toutes ces merveilles enfin&|160;?

–&|160;Par Bacchus&|160;! Amael, voilà uneplaisante question&|160;! – reprit Octave en souriant. – Qui sesoucie du nom des obscurs esclaves qui ont créé ceschoses&|160;?

–&|160;Et le nom de Clovis, de Brunehaut, deClotaire, de Karl-Marteau traversera les âges&|160;! – murmura lecentenaire avec amertume, tandis que le jeune Romain disait àVortigern&|160;:

–&|160;Hâtons-nous&|160;! l’empereur nousattend. Il faudrait des journées, des mois, pour admirer en détailles trésors dont ce palais est rempli, car c’est la résidencefavorite de l’empereur. Cependant, il aime presque autant que sademeure d’Aix-la-Chapelle, son vieux château d’Héristall, berceaude sa puissante famille de maires du palais.

Les deux otages, suivant leur guide,quittèrent ces somptueuses et immenses galeries pour monter, surles pas d’Octave, un escalier tournant, qui conduisait àl’appartement particulier de l’empereur, appartement autour duquelrégnait le balcon qui servait à Karl d’observatoire. Deuxchambellans, richement vêtus, se tenaient dans une première pièce.– Attendez-moi en ce lieu, – dit Octave aux Bretons&|160;; – jevais prévenir l’empereur de votre venue, et savoir s’il lui plaîtde vous recevoir en ce moment.

Vortigern, malgré sa haine de race et defamille contre les rois ou empereurs franks, conquérants etoppresseurs de la Gaule, éprouvait une sorte d’émotion à la penséede se trouver en face de ce puissant Karl, souverain de presquetoute l’Europe, puis, à cette émotion s’en joignait uneautre&|160;: ce puissant empereur était le père de Thétralde, cettecharmante enfant qui, la veille, avait jeté son bouquet aujouvenceau&|160;; car jamais sa pensée ne s’arrêtait sur la bruneHildrude. Au bout de quelques instants, Octave reparut, il fitsigne à Amael et à son petit-fils d’entrer en leur disant àdemi-voix&|160;: – Ployez très-bas le genou devant l’empereur,c’est l’usage.

Le centenaire regarda Vortigern et lui fit dela tête un signe négatif&|160;; l’adolescent le comprit, et tousdeux pénétrèrent dans la chambre à coucher de Karl, alors encompagnie de son favori Éginhard, l’archichapelain, qu’Imma avaitautrefois bravement porté sur son dos. Un serviteur de la chambreimpériale attendait les ordres de son maître. Lorsque les deuxotages entrèrent chez lui, ce monarque, d’une taille colossale(elle avait sept fois la longueur de son pied), étaitassis sur le bord de sa couche, seulement vêtu d’une chemise etd’un caleçon de toile, qui dessinait la proéminence de son énormeventre&|160;; il venait de chausser une de ses chaussettes ettenait encore l’autre à la main[23]. Ilavait les cheveux presque blancs, la tête ronde, les yeux grands etvifs, le nez long, le cou large et court, comme celui d’untaureau[24]&|160;; sa physionomie, ouverte etempreinte d’une certaine bonhomie, rappelait les traits de sonaïeul Karl-Marteau. À l’aspect des deux Bretons, l’empereur se levadu bord de son lit, et, tenant toujours sa chaussette à la main, ilfit, en boitant du pied gauche, deux pas à l’encontre d’Amael,semblant en proie à une certaine émotion mêlée d’une vivecuriosité&|160;; puis il s’écria de sa voix grêle, qui contrastaitsi singulièrement avec sa gigantesque stature&|160;: –Vieillard&|160;! Octave m’a dit que tu as fait la guerre sousKarl-Martel, mon aïeul, et que tu lui as sauvé la vie à la bataillede Poitiers&|160;? est-ce vrai&|160;?

–&|160;C’est vrai. – Et, portant son doigt àson front, où se voyaient encore les traces d’une profondecicatrice, le vieux Breton ajouta&|160;: – J’ai reçu cette blessureà la bataille de Poitiers.

L’empereur se rasseyant sur le bord de sonlit, chaussa sa chaussette et dit en se tournant vers sonarchichapelain&|160;: – Éginhard, toi qui as recueilli dans tachronique les faits et gestes de mon aïeul, toi dont la mémoire esttoujours si présente, te rappelles-tu avoir entendu raconter ce querapporte ce vieillard&|160;?

Éginhard resta un moment pensif, etreprit&|160;: – Je me souviens d’avoir lu dans quelques parchemins,écrits de la main du glorieux Karl, et renfermés dans toncartulaire auguste, qu’en effet, à la bataille de Poitiers… – Mais,s’interrompant et s’adressant au centenaire&|160;: – Tonnom&|160;?

–&|160;Amael.

L’archichapelain réfléchit, et dit en secouantla tête&|160;: – Quoiqu’il ne soit pas présent à mon souvenir, cen’est pas là le nom du guerrier qui sauva la vie de Karl-Martel àla bataille de Poitiers… c’était, certainement, un nom frank, etpoint celui que tu dis.

–&|160;Ce nom, – reprit le vieillard, –n’était-il pas celui de Berthoald&|160;?

–&|160;Oui, – répondit vivementÉginhard&|160;; – c’est ce nom-là, Berthoald… et dans quelqueslignes écrites de sa main, le glorieux Karl recommandait à ses filsce Berthoald, auquel il devait la vie.

Pendant ces mots échangés entre le vieuxBreton et l’archichapelain, l’empereur avait continué et terminé des’habiller à l’aide du serviteur de sa chambre. Ce costume,l’antique costume des Franks auquel Karl restait fidèle (sauf lesjours de réception et d’apparat), se composait d’abord d’un haut dechausses d’épaisse toile de lin, que des bandelettes de lainerouge, croisées les unes sur les autres, assujettissaient autourdes cuisses et des jambes, puis d’une tunique de drap de Frise,bleu saphir, maintenue par une ceinture de soie&|160;; l’empereurendossait ensuite, pour la saison d’automne et d’hiver, une largecasaque de peau de loutre ou de brebis[25]. Karl,ainsi vêtu, s’assit sur un siège non loin d’un rideau destiné àvoiler au besoin une des fenêtres donnant sur le balcon qui luiservait d’observatoire. Le serviteur sortit à un signe deKarl&|160;: resté seul avec Éginhard, Vortigern et Amael, il dit àce dernier&|160;: – Vieillard, si j’ai bien écouté mon chapelain…un Frank, nommé Berthoald, a sauvé la vie de mon aïeul… Comment sefait-il que ce Berthoald et toi vous soyez le mêmepersonnage&|160;?

–&|160;En deux mots, voici l’histoire, – ditAmael. – À quinze ans, poussé par l’esprit d’aventure, j’ai quittéma famille de race gauloise, alors établie en Bourgogne. Aprèsplusieurs traverses, j’ai réuni une bande d’hommesdéterminés&|160;; j’avais alors vingt ans. J’ai, par un honteuxmensonge, pris un nom frank, me disant de cette race afin de gagnerla protection de Karl-Martel. Pour l’intéresser davantage à monsort, je lui ai offert mon épée, celle de mes hommes, peu de joursavant la bataille de Poitiers. À cette bataille, je lui ai sauvé lavie&|160;; depuis lors, comblé par lui de faveurs, j’ai combattusous ses ordres pendant cinq ans.

–&|160;Et ensuite&|160;?

–&|160;Ensuite… honteux de mon mensonge etencore plus honteux de servir avec les Franks, j’ai quittéKarl-Martel pour retourner en Bretagne, mon pays natal… Là, je mesuis fait laboureur.

–&|160;Et par la chappe de saint Martin, tut’es fait aussi rebelle&|160;! – s’écria l’empereur de sa voixglapissante, qui prit alors un ton de fausse perçant. – Oui, jesais que l’on t’a justement choisi pour otage, toi l’instigateur etl’âme des révoltes, des guerres qui ont éclaté en Bretagne, sous lerègne de Pépin, mon père, et sous mon règne, à moi&|160;! puisquedans cette dernière guerre tes endiablés compatriotes ont décimémes vieilles bandes aguerries&|160;!

–&|160;J’ai combattu de mon mieux dans toutesnos guerres.

–&|160;De ton mieux, traître&|160;!Quoi&|160;! comblé des faveurs de mon aïeul, tu n’as pas craint dete révolter en armes contre son fils et contre moi&|160;!

–&|160;Je n’ai eu qu’un remords, celui d’avoirmérité la faveur de ton aïeul. Je me reprocherai toujours de m’êtrebattu pour lui… au lieu de m’être battu contre lui.

–&|160;Vieillard&|160;! – s’écria l’empereuren devenant pourpre de colère, – tu as encore plus d’audace qued’années&|160;!

–&|160;Karl… brisons là&|160;! Tu te regardescomme souverain de la Gaule… nous autres Bretons, nous nereconnaissons pas tes droits. Ces droits, comme tout conquérant, tules tiens de…

–&|160;Je les tiens de Dieu&|160;! – s’écrial’empereur, en frappant du pied et en interrompant Amael. – Oui,mes droits sur la Gaule, je les tiens de Dieu… et de monépée&|160;!

–&|160;De ton épée, oui&|160;; de la violence,oui&|160;; mais de Dieu, non&|160;! Le Dieu juste ne consacre pasle vol… qu’il s’agisse d’une bourse ou d’un empire. Clovis s’étaitemparé de la Gaule&|160;; ton père et ton aïeul ont dépouillé de sacouronne le dernier rejeton de Clovis, peu nous importe, à nousautres, qui ne voulons obéir ni à la race de Clovis, ni à celle deKarl-Martel. Tu disposes d’une armée innombrable, tu as déjàravagé, vaincu la Bretagne, tu pourras la vaincre, la ravagerencore, mais la soumettre… non&|160;! Maintenant, Karl, j’ai dit.Tu n’entendras plus un mot de moi à ce sujet&|160;: je suis tonprisonnier, ton otage. Dispose de moi&|160;!

L’empereur, qui plusieurs fois avait faillilaisser éclater son indignation, se tourna vers Éginhard, et luidit d’un ton calme après un moment de silence&|160;: – Toi quiécris les faits et gestes de Karl, Auguste Empereur des Gaules,César de Germanie, Patrice des Romains, Protecteur des Suèves,Bulgares et Hongrois, tu écriras ceci&|160;: qu’un vieillard a tenuà Karl un langage d’une audace inouïe, et que Karl n’a pus’empêcher d’estimer la franchise, le courage de l’homme qui luiparlait ainsi. – Et, changeant soudain d’accent, l’empereur, dontles traits un moment courroucés prirent une expression de bonhomienuancée de finesse, dit au vieillard&|160;: – Ainsi donc, seigneursbretons de l’Armorique, quoi que je fasse, vous ne voulez à aucunprix de moi pour empereur&|160;? et pourtant, toi&|160;? meconnais-tu seulement&|160;?

–&|160;Karl, nous te connaissons en Bretagnepar les maux des guerres que ton père et toi vous nous avez faites.Nous savons aussi tes nombreuses conquêtes en Europe&|160;; maisles peuples conquis admirent peu les conquérants.

–&|160;Ainsi, pour vous autres hommes del’Armorique, moi, Karl, je ne suis qu’un homme de conquête&|160;?de violence&|160;? de bataille&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Vraiment&|160;? eh bien, suis-moi, jete ferai peut-être changer d’avis, – dit l’empereur, après unmoment de réflexion. Et se levant, il prit sa canne et son bonnet.Avisant alors Vortigern, qui jusque-là s’était tenu àl’écart&|160;: – Qu’est-ce que ce jeune et beaugarçon-là&|160;?

–&|160;C’est mon petit-fils.

–&|160;Octave, – dit l’empereur en seretournant vers le Romain, – voici un otage bien jeune&|160;?

–&|160;Auguste prince, pour plusieurs raisonsl’on a dû choisir ce jouvenceau. Sa sœur a épousé Morvan,simple laboureur, mais l’un des chefs bretons les plusintrépides&|160;; dans cette dernière guerre, il commandait lacavalerie.

–&|160;Mais alors, pourquoi ne l’a-t-on pasamené ici, ce Morvan&|160;? c’eût été un excellent otage&|160;?

–&|160;Prince auguste, pour l’amener ici, ileût fallu d’abord le prendre… et quoique gravement blessé, Morvan,grâce à sa femme, une héroïne, est parvenu à s’échapper avecelle&|160;; il a été impossible de les atteindre dans les montagnesinaccessibles où ils se sont tous deux réfugiés. L’on a donc choisipour otages deux autres chefs de tribu, très-influents, que nousavons laissés en chemin par suite de leurs blessures, puis cevieillard qui a été l’âme des dernières guerres, et enfin ce jeunehomme qui, par sa famille, tient à l’un des chefs les plusdangereux de l’Armorique. L’on a aussi, je l’avoue, cédé auxprières de la mère de ce jeune garçon&|160;; car elle désiraitvivement le voir accompagner son aïeul durant ce long voyage, fortrude pour un centenaire.

–&|160;Et toi&|160;? – reprit l’empereur ens’adressant à Vortigern, qu’il avait, pendant le récit d’Octave,regardé avec attention et intérêt, – tu le hais sans doute aussibeaucoup, Karl le conquérant&|160;? Karl le batailleur&|160;?

–&|160;L’empereur Karl a des cheveuxblancs&|160;; moi, j’ai dix-huit ans, – répondit le jeune Breton enrougissant et baissant les yeux, – je ne saurais répondre.

–&|160;Vieillard, – reprit Karl en se tournantvers Amael, – la mère de ton petit-fils doit être une heureusemère. Mais j’y songe, mon garçon, est-ce qu’hier, peu de tempsavant mon arrivée, tu n’as pas failli te casser le cou en tombantde cheval&|160;?

–&|160;Moi&|160;? – s’écria Vortigern enrougissant d’orgueil, – moi, tomber de cheval&|160;? Qui a osé direcela&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! mon garçon, tevoilà rouge jusqu’aux oreilles, – reprit l’empereur en riant. –Allons, rassure-toi, je ne veux point blesser ton amour-propred’écuyer, loin de là&|160;; car avant de te voir, j’avais entendud’interminables récits sur ta bonne grâce et ta hardiesse à cheval.Mes chères filles, et surtout la petite Thétralde et la grandeHildrude, m’ont dix fois répété pendant le souper, qu’elles avaientvu un sauvage petit Breton, quoique blessé d’un bras, manier soncheval comme le meilleur de mes écuyers.

–&|160;Si je mérite quelques éloges, il fautles adresser à mon grand-père, – répondit modestementVortigern&|160;; – c’est lui qui m’a appris à monter à cheval.

–&|160;J’aime cette réponse, mon garçon&|160;;elle me prouve ta modestie et ton respect pour les vieilles gens.Maintenant, dis-moi, es-tu savant&|160;? Sais-tu lire etécrire&|160;?

–&|160;Oui, grâce aux enseignements de mamère.

–&|160;Sais-tu chanter la messe aulutrin&|160;?

–&|160;Moi&|160;! – reprit Vortigern fortétonné, – moi, chanter la messe&|160;! Non, non, l’on ne chanteguère la messe chez nous.

–&|160;Les voyez-vous, ces païensbretons&|160;! – s’écria Karl. – Ah&|160;! mes évêques ont raison,c’est un peuple endiablé que ce peuple armoricain&|160;! Queldommage qu’un si beau et si modeste garçon ne sache point chanterau lutrin&|160;! – Et, mettant son bonnet de fourrure sur sa grossetête et s’appuyant sur sa canne, l’empereur dit au vieillard&|160;:– Allons, suis-moi, seigneur breton. Ah&|160;! tu ne connais queKarl le Batailleur&|160;? Je vais t’en faire voir un autre Karl,moi, que tu ne connais pas. Viens, viens&|160;! – Et l’empereur,boitant et s’appuyant sur sa canne, se dirigea vers la porte enfaisant signe aux assistants de le suivre&|160;; mais, s’arrêtantau seuil, il dit à Octave&|160;: – Va prévenir Hugh, mon grandveneur, que je chasserai tantôt le cerf dans la forêt d’Oppenheim,qu’il y envoie la meute.

–&|160;Auguste prince, vos ordres serontexécutés.

–&|160;Tu diras aussi au grand Nomenclateur dema table[26], que peut-être je dînerai dans lepavillon de la forêt, si la chasse se prolonge. Ma suite dîneraaussi&|160;; que le festin soit somptueux. Quant à moi, tu diras auNomenclateur que mon goût n’a pas varié&|160;: un bon gros cuisseaude venaison rôti, que l’on m’apporte tout fumant sur la broche,c’est toujours mon régal[27].

Le jeune Romain s’inclina de nouveau&|160;;Karl sortit le premier de la chambre, puis Éginhard et Amael.Octave s’approchant alors de Vortigern, lui dit tout bas&|160;: –Je vais faire savoir à l’appartement des filles de l’empereur qu’ilchasse tantôt. Par Vénus&|160;! la mère des amours te protège, monjeune Breton.

Le jouvenceau rougit de nouveau, et ilhésitait à répondre au Romain, lorsque Amael se retournant,l’appela et lui dit&|160;: – Viens, mon enfant, l’empereur veuts’appuyer sur ton bras pour descendre l’escalier.

Vortigern, de plus en plus troublé, s’approchade Karl, qui disait à ses chambellans&|160;: – Non, personne nem’accompagnera, sinon Éginhard et ces deux Bretons. – S’adressantalors au jouvenceau&|160;: – Ton bras me sera d’un meilleur appuique ma canne, cet escalier est rapide&|160;; viens et marcheprudemment.

L’empereur, appuyé sur le bras de Vortigern,descendit lentement les degrés d’un escalier qui aboutissait à l’undes portiques d’une cour intérieure&|160;; là, Karl abandonna lebras du jeune Breton et lui dit en reprenant sa canne&|160;: – Tuas marché fort sagement, tu es un bon guide. Quel dommage que tu nesaches pas chanter au lutrin&|160;! – Ce disant, Karl suivit unegalerie qui longeait la cour&|160;; les personnes dont il étaitaccompagné marchaient à quelques pas derrière lui. Bientôt ilaperçut, en dehors de la galerie, un esclave qui traversait la couret portait sur ses épaules un grand panier&|160;: – Eh&|160;! làbas&|160;! – lui cria l’empereur de sa voix perçante, – l’homme aupanier&|160;! approche&|160;! Qu’as-tu dans ce panier&|160;?

–&|160;Des œufs, seigneur.

–&|160;Où les portes-tu&|160;?

–&|160;Aux cuisines de l’auguste empereur.

–&|160;D’où viennent-ils, cesœufs-là&|160;?

–&|160;De la métairie de Mulsheim,seigneur.

–&|160;De la métairie de Mulsheim&|160;? –répéta l’empereur en réfléchissant, et il ajouta presqueaussitôt&|160;: – il doit y avoir trois cent vingt-cinq œufs dansce panier&|160;?

–&|160;Oui, seigneur&|160;; c’est la redevanceque chaque mois l’on apporte de la ferme.

–&|160;Va… et prends garde de casser tes œufs.– L’empereur, s’arrêtant alors un instant, appuyé sur sa canne, setourna vers Amael, et l’appelant&|160;: – Eh&|160;! seigneurbreton, venez ici, à côté de moi. – Amael obéit&|160;; l’empereur,continuant de marcher, ajouta&|160;: – Karl le Batailleur, leconquérant, est du moins un bon ménager… qu’en penses-tu&|160;? Ilsait, à un œuf près, combien pondent les poules de sesmétairies[28]. Si jamais tu retournes en Bretagne, turaconteras ceci aux ménagères de ton pays.

–&|160;Si je revois jamais mon pays, je diraila vérité sur ce que je vois ici.

En ce moment Karl frappa à une porte donnantsur la galerie. Aussitôt un clerc, vêtu de noir, vint ouvrir, ets’écria, frappé de surprise, en fléchissant le genou&|160;: –L’empereur&|160;! – Et comme le clerc faisait un mouvement pourcourir à la porte d’une salle voisine, dont on voyait l’entrée,Karl lui dit&|160;: – Ne bouge pas&|160;!… Maître Clément professeà cette heure, n’est-ce pas&|160;?

–&|160;Oui, prince Auguste.

–&|160;Reste là… – Et s’adressant àAmael&|160;: – Seigneur Breton, tu vas visiter une école que j’aifondée&|160;; elle est sous l’enseignement de maître Clément,fameux rhéteur, que j’ai fait venir d’Écosse. Les enfants des plusgrands seigneurs de ma cour viennent, d’après ma volonté, étudierdans cette école, avec les enfants des plus pauvres de messerviteurs.

–&|160;Karl, ceci est bien… je t’enfélicite&|160;!

–&|160;C’est pourtant Karl le Batailleur qui afait cette bonne chose… Enfin, viens, entrons. – Et se tournantvers Vortigern&|160;: – Eh&|160;! mon jeune homme, vous qui nesavez pas chanter la messe, entrez, entrez, et ouvrez de toutes vosforces les yeux et les oreilles&|160;; vous allez voir des écoliersde votre âge.

L’école palatine, dirigée parl’Écossais Clément, et dans laquelle les deux Bretons suivirentl’empereur, était remplie d’environ deux cents écoliers&|160;; tousse levèrent de leurs bancs à la vue de Karl&|160;; mais lui leurfaisant signe de se rasseoir&|160;: – Restez assis, mesenfants&|160;; j’aime mieux vous voir le nez baissé sur vos cahiersd’étude, que le nez en l’air, sous prétexte de respect à mon égard.– Maître Clément, directeur de l’école palatine, se disposait àdescendre de sa chaire&|160;; mais Karl s’écria&|160;: – Reste surton trône de sapience, mon digne maître&|160;; je ne suis ici quel’un de tes sujets&|160;; je désire seulement jeter un coup d’œilsur les travaux de ces enfants, savoir de toi s’ils te satisfont ets’ils ont progressé en mon absence. Voyons les travaux de cejour.

L’empereur se piquait fort debelles-lettres&|160;; il s’assit sur un siège près de la chaire deClément, et examina longuement plusieurs cahiers qui lui furentsoumis par différents écoliers&|160;; mais les élèves appartenant àdes parents nobles ou riches ne présentèrent à l’empereur que destravaux médiocres ou détestables, tandis qu’au contraire, lesélèves les plus pauvres, ou des conditions les moins élevées,présentèrent des ouvrages tellement distingués, que Karl s’écria ense tournant vers Amael&|160;: – Si tu étais plus lettré, seigneurBreton, tu apprécierais comme moi ces lettres et ces vers que jeviens de parcourir&|160;; les plus douces saveurs de la science sefont sentir dans la plupart de ces écrits. – Et Karl, s’adressantaux écoliers&|160;: – «&|160;Je vous loue beaucoup, mes enfants, devotre zèle à remplir mes intentions&|160;; efforcez-vousd’atteindre à la perfection, et je vous donnerai de riches évêchés,de magnifiques abbayes.&|160;» – Puis, fronçant le sourcil, enjetant un regard irrité sur les nobles paresseux et sur les richesfainéants, il ajouta&|160;: – «&|160;Quant à vous, fils desprincipaux de la nation, quant à vous, enfants délicats et fortgentils, d’ailleurs, qui, vous reposant sur votre naissance et survotre fortune, avez négligé mes ordres et vos études, préférant lejeu et la paresse… quant à vous&|160;! – s’écria-t-il de plus enplus courroucé en frappant le plancher de sa canne, – que d’autresvous admirent&|160;; je ne fais, moi, aucun cas de votre naissanceet de votre fortune&|160;!… Écoutez et retenez ces paroles&|160;:Si vous ne vous hâtez de réparer votre négligence par une constanteapplication, vous n’obtiendrez jamais rien de moi[29]&|160;!&|160;» – Les riches fainéantsbaissèrent les yeux, tout tremblants. L’empereur alors se leva etdit à un jeune clerc, nommé Bernard, à peine âgé de vingt ans, l’undes écoliers dont les travaux distingués venaient d’attirer sonattention&|160;: – Toi, mon garçon, suis-moi, je te fais dèsaujourd’hui clerc de ma chapelle[30], et maprotection ne s’arrêtera pas là. – Puis s’adressant à Amael&|160;:– Eh bien, seigneur Breton&|160;? tu le vois, Karl le Batailleuragit dans son humble humanité, comme agit le Seigneur Dieu dans sadivinité&|160;; il sépare l’ivraie du bon grain, met les bons à sadroite et les mauvais à sa gauche. Si jamais tu retournes enBretagne, tu diras aux rhéteurs de ton pays que Karl ne surveillepas trop mal l’école qu’il a fondée.

–&|160;Je dirai, Karl, que je t’ai vu agir, enceci, avec sagesse, justice et bonté.

–&|160;Je veux que les belles-lettres et lascience illustrent mon règne. Si tu étais moins barbare, je teferais assister à une séance de notre Académie&|160;; nous avonspris des noms de l’antiquité&|160;: Éginhard s’appelleHomère, Clément Horace&|160;; moi, je suis leroi David[31]. Cesnoms immortels nous siéent comme des armures de géants à desnains&|160;; mais, du moins, nous honorons ces génies de notremieux. Et maintenant, – ajouta l’empereur en poursuivant sa marche,– allons, en bons catholiques, entendre la messe.

L’empereur, précédant les personnes dont ilétait accompagné, suivit une longue galerie. À l’angle d’untournant, endroit assez sombre, Karl, rencontrant une jeune etjolie esclave, l’accosta familièrement, ainsi qu’il en usait avecl’innombrable quantité de femmes de toute condition dont ilremplissait son palais, lui prit en riant le menton, puis lataille&|160;; il allait même pousser plus loin ses agressionslibertines, lorsque se souvenant que malgré l’obscurité de lagalerie, il pouvait être aperçu des personnes de sa suite, il fitsigne à l’esclave de s’éloigner, et dit en riant à Amael&|160;: –Karl aime à se montrer accessible à ses sujets.

–&|160;Et surtout à ses sujettes, – reprit levieillard&|160;; – mais, bon&|160;! la messe t’absoudra&|160;!

–&|160;Ah&|160;! païen de Breton&|160;! païende Breton&|160;! – murmura l’empereur&|160;; et peu d’instantsaprès, il entrait dans la basilique d’Aix-la-Chapelle, attenant aupalais impérial. Vortigern et son aïeul furent éblouis del’incroyable magnificence de ce temple, dans lequel s’étaientrendus tous les commensaux du palais impérial. Vortigern vit auloin, près du chœur, parmi les concubines, les filles etpetites-filles de Karl, brillamment parées, la blonde et charmanteThétralde, assise à côté de sa sœur Hildrude. L’empereur prit saplace accoutumée, derrière le lutrin, au milieu des chantres,somptueusement vêtus. L’un d’eux offrit respectueusement àl’empereur un bâton d’ébène avec lequel il battit la mesure, etdonna, lorsqu’il le fallut, le signal des différents chantsindiqués par la liturgie. Un peu avant la fin de chaque verset,Karl, en manière de signal, poussait de sa voix grêle une sorte decri guttural si étrange[32], queVortigern, dont le regard venait de rencontrer, par hasard, lesgrands yeux bleus de la blonde Thétralde obstinément fixés sur lui,faillit éclater de rire au cri de l’empereur, malgré la sainteté dulieu, malgré le trouble croissant où le jetaient les doux regardsde Thétralde. La messe terminée, Karl dit à Amael&|160;: – Eh bien,seigneur breton, avoue qu’au besoin, tout batailleur que je suis,je ferais un bon clerc et un bon chantre&|160;?

–&|160;Je ne me connais point à ceschoses&|160;; je te dirai seulement que comme chantre, tu as pousséun cri cent fois plus discord que le cri des corbeaux de mer de nosgrèves. Puis, le chef d’un empire a, ce me semble, mieux à faireque de chanter la messe.

–&|160;Tu seras toujours un barbare et unidolâtre&|160;! – s’écria l’empereur en sortant de la basilique. Aumoment où il se trouvait sous le portail de ce monument, l’un desgrands de sa cour qui se pressaient sur son passage, lui dit&|160;:– Auguste prince, l’on vient d’apprendre à l’instant même la mortde l’évêque de Limbourg.

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! seulement àl’instant&|160;? Cela m’étonne fort&|160;; l’on est si âpre à lacurée des évêchés, que l’on annonce toujours la mort des évêques aumoins deux ou trois jours à l’avance. Est-il du moins mort en bonneodeur de sainteté, ce défunt évêque&|160;? S’est-il recommandé dansl’autre monde par de grosses aumônes laissées auxpauvres&|160;?

–&|160;Auguste prince, il n’a laissé, dit-on,aux pauvres, que deux livres d’argent.

–&|160;Quel léger viatique pour un si longvoyage[33]&|160;! – s’écria une voix&|160;;c’était celle de Bernard, le pauvre et savant écolier que Karlavait déjà nommé clerc de sa chapelle, et qui, d’après les ordresde l’empereur, se tenait non loin de lui, depuis sa sortie del’école palatine. Karl, se tournant vers le jeune homme qui, rougede confusion, regrettant déjà la hardiesse de son langage,tremblait de tous ses membres, lui dit en se remettant enmarche&|160;: – Suis-moi&|160;; – mais voyant les grands de sa course préparer à l’accompagner, Karl ajouta&|160;: – Non, non&|160;;ces deux Bretons, Éginhard et ce jeune clerc m’accompagnerontseuls&|160;; vous autres, tenez-vous prêts pour la chasse detantôt.

La foule brillante s’arrêta, l’empereurregagna les galeries du palais sans autre suite que Vortigern,Amael, Éginhard et le pauvre Bernard&|160;; plus mort que vif, leclerc marchait le dernier, craignant d’avoir par son indiscrèteéchappée, en critiquant l’avarice du défunt évêque, courroucél’empereur. Aussi quelle fut la surprise de l’écolier, lorsqu’aubout de quelques pas, Karl, se retournant à demi, lui dit&|160;: –Approche, approche&|160;! Tu trouves donc que l’évêque de Limbourga laissé trop peu d’argent pour les pauvres&|160;?

–&|160;Seigneur&|160;!…

–&|160;Réponds&|160;? Si je te donnais cetévêché, serais-tu, au moment de paraître devant Dieu, plus libéralque l’évêque de Limbourg&|160;?

–&|160;Auguste prince, – répondit le pauvreclerc, abasourdi de cette fortune inouïe, en se jetant aux pieds del’empereur, – c’est à la volonté de Dieu et à votre toute-puissancede décider de mon sort.

–&|160;Relève-toi, je te nomme évêque deLimbourg[34], et suis-moi&|160;; il est bon que tusaches avec quelle âpreté l’on se dispute ici les évêchés&|160;! Onpeut juger des richesses qu’il rapportent par l’ardeur aveclaquelle on se les dispute. Et cependant, une fois que l’on tientl’évêché, la cupidité, loin de s’assouvir, s’irrite encore. Tesouviens-tu, Éginhard, de cet insolent évêque de Manheim&|160;?Lors d’une de mes campagnes contre les Huns, je l’avais laissé prèsde ma femme Hildegarde&|160;; ne voilà-t-il pas que ce compère, segonflant de la familiarité que lui témoignait ma femme, poussal’audace jusqu’à lui demander en don la baguette d’or dont je mesers comme symbole de mon autorité, à cette fin, disait l’évêque,de s’en servir comme de canne[35]&|160;!Par le roi des cieux&|160;! le sceptre de Karl, empereur, neservira pas de sitôt de bâton aux évêques de son empire&|160;!

–&|160;Tu te trompes, Karl&|160;! C’est moiqui te le dis, – reprit Amael&|160;; – tôt ou tard tes évêques seserviront de ton sceptre comme d’un bâton pour conduire tes peuplesà leur guise.

–&|160;Par le marteau de mon aïeul&|160;! jebriserais les mitres des évêques sur leur tête s’ils voulaientusurper mon pouvoir&|160;!

–&|160;Non, car tu les crains&|160;! J’enprends à témoin les grands biens et les flatteries que tu leurprodigues.

–&|160;Je crains les évêques, moi&|160;? –s’écria l’empereur&|160;; et s’adressant à Éginhard&|160;: –L’affaire du rat est-elle arrangée avec le juif&|160;?

–&|160;Oui, seigneur, – répondit en souriantÉginhard&|160;; – hier l’évêque a conclu le marché.

–&|160;Ceci arrive à point pour te prouver sije crains les évêques, seigneur Breton… Les flatter&|160;!moi&|160;! lorsqu’au contraire je ne manque jamais l’occasion deleur donner de sévères ou plaisantes leçons lorsqu’ils méritent leblâme. Quant aux méritants, je les enrichis, et encore je regardetoujours à deux fois avant de leur donner des terres et des abbayesdépendant du domaine impérial&|160;; car, avec telle abbaye outelle métairie, je suis certain de m’assurer un vassal plus fidèleque tel comte ou tel évêque[36].

En devisant ainsi, l’empereur avait regagnéson palais et était remonté dans son appartement, accompagnéd’Éginhard, d’Amael, de son petit-fils et de Bernard, nouvel évêquede Limbourg. À peine Karl fut-il entré dans son observatoire, qu’unde ses chambellans lui dit&|160;: – Auguste empereur, plusieursgrands officiers du palais ont sollicité l’honneur d’être admis envotre présence pour vous entretenir d’une demande très-urgente… Lanoble dame Mathalgarde (c’était une des nombreuses concubines deKarl) est aussi déjà venue deux fois pour le même objet.

–&|160;Faites entrer ces demandeurs, – ditKarl au chambellan, qui sortit aussitôt&|160;; se tournant ensuitevers le jeune clerc, en lui montrant le rideau de la fenêtre auprèsde laquelle était placé son siège habituel, l’empereur ajouta enriant&|160;: – Cache-toi derrière ce rideau, mon jeune homme, tuvas connaître le nombre de rivaux que suscite la vacance d’unévêché[37].

À peine le jeune clerc eut-il disparu derrièrele rideau, que la chambre fut envahie par un grand nombre defamiliers du palais, officiers ou seigneurs de la cour&|160;;chacun d’eux, faisant valoir ses propres droits à l’évêché ou lesdroits des postulants qu’il recommandait, assourdissait l’empereurde ses sollicitations. Parmi eux se trouvait un évêquemagnifiquement vêtu, à l’air hautain et superbe. À son tour, ils’approcha de Karl.

–&|160;Voici l’évêque au rat, – dittout bas Éginhard à l’empereur&|160;; – le prix qu’il a payé aujuif est de dix mille sous d’argent… le juif m’a scrupuleusementrapporté la somme, d’après vos ordres.

–&|160;Évêque de Bergues, n’as-tu pas assezd’un évêché&|160;? – dit Karl à ce prélat si magnifique&|160;; –viendrais-tu en solliciter un second&|160;?

–&|160;Prince Auguste… je vous prie dem’accorder, en échange de l’évêché de Bergues, l’évêché deLimbourg.

–&|160;Parce que ce dernier évêché est plusriche&|160;?

–&|160;Oui, seigneur, et, si je l’obtiens, lapart des pauvres n’en sera que plus considérable.

–&|160;Et maintenant, vous tous, écoutez bienceci, – s’écria l’empereur d’un air sévère, en montrant l’évêque. –Connaissant le goût passionné du prélat que voilà pour lesfrivolités curieuses et ruineuses qu’il achète à des prix insensés,j’ai commandé à Salomon, le juif, de prendre un rat dans sa maison…vous entendez, un rat… le plus vulgaire des rats qui ait jamais étépris dans une ratière&|160;; puis d’embaumer ce rat avec deprécieux aromates, de l’envelopper d’étoffes orientales brodéesd’or, de l’offrir à l’évêque de Bergues comme un rarissime rat deJudée rapporté par un vaisseau vénitien, et de le vendre à ceprélat comme le plus prodigieux, le plus miraculeux desrats[38].

Un immense éclat de rire éclata parmi lestémoins de cette scène, tandis que l’évêque, irrité, mais secontraignant, baissait les yeux devant Karl, qui poursuivit&|160;:– Or, savez-vous quel prix l’évêque de Bergues l’a payé, ce ratprodigieux&|160;? Dix mille sous d’argent&|160;! oui, dixmille sous d’argent[39], toutautant&|160;! J’ai la somme ici, le juif me l’a rapportée… ellesera distribuée aux pauvres&|160;! – Puis il ajouta d’un airsévère&|160;: – «&|160;Évêques, évêques, songez-y bien&|160;!… vousdevez être les pères, les pourvoyeurs des pauvres, ne point vousmontrer avides de vaines frivolités… et voici que, faisant tout lecontraire, vous vous adonnez plus que les autres mortels àl’avarice et à de vaines cupidités&|160;![40]&|160;»Par le roi des cieux&|160;! prenez-y garde&|160;!… la main del’empereur vous a élevés, elle pourrait vous abaisser. Non, évêquede Bergues, tu n’auras pas l’évêché de Limbourg&|160;; conserve letien, et sache-moi gré de ma clémence. Quant à vous autres, sachezque j’ai promis l’évêché à un jeune homme. Or, je ne veux pas, moi,manquer de parole à mon jeune homme.

À ce moment, les courtisans s’écartèrent pourdonner passage à Mathalgarde, une des concubines de l’empereur.Cette femme, d’une grande beauté, s’approcha de Karl d’un airconfiant et assuré dans le succès de sa demande, et lui ditgracieusement&|160;: – Mon aimable seigneur, l’évêché de Limbourgest vacant&|160;; je l’ai promis à un clerc que je protège, nedoutant pas de votre approbation.

–&|160;Chère Mathalgarde, je n’ai rien à vousrefuser&|160;; mais j’ai donné l’évêché à un jeune homme… et je nesaurais le lui reprendre.

Mathalgarde, prenant alors sa voix la plusinsinuante, la plus douce, saisit une des mains de l’empereur etajouta tendrement&|160;: – Auguste prince, mon gracieux maître,pourquoi si mal placer cet évêché, en le donnant à un jeune homme,à un enfant, sans doute&|160;?… Je vous en conjure, accordezl’évêché à mon clerc&|160;; vous n’avez pas de serviteur plusdévoué.

Soudain une voix lamentable, sortant dederrière le rideau, s’écria au grand étonnement desassistants&|160;: – «&|160;Seigneur empereur, tenez ferme&|160;!…ne souffrez pas que personne arrache de vos mains la puissance queDieu vous a donnée… Tenez ferme&|160;! auguste prince&|160;! tenezferme[41]&|160;!&|160;» C’était la voix du pauvreBernard, qui, craignant de voir Karl se laisser séduire par lesparoles caressantes de Mathalgarde, le rappelait ainsi à sespromesses. Alors l’empereur, écartant le rideau derrière lequel setenait le clerc, le prit par la main, et dit en le présentant àl’assistance&|160;: – Voici le nouvel évêque de Limbourg… – Ets’adressant à Bernard&|160;: – N’oublie jamais de distribuerd’abondantes aumônes… ce sera un jour ton viatique pour ce longvoyage dont on ne revient pas[42].

La belle Mathalgarde, ainsi trompée dans sonespérance, rougit de dépit et sortit brusquement de l’appartement,bientôt suivie par les courtisans, non moins déçus, et par l’évêquede Bergues, qui, sans le vouloir, avait si chèrement payé aubénéfice des pauvres un humble rat de ratière.

–&|160;Seigneur Breton, – dit l’empereur enfaisant signe à Amael de s’approcher de la fenêtre qu’il ouvrit,afin de sortir sur le balcon pour y jouir de la douce chaleur dusoleil d’automne, – trouves-tu que Karl soit d’humeur à laisser lesévêques se servir de son sceptre, en guise de bâton, pour conduireses peuples&|160;?

–&|160;Karl, si tu veux, à la fin de cettejournée, m’accorder quelques moments d’entretien, je te diraisincèrement ma pensée sur ce que je vois ici&|160;; je louerai lebien… je blâmerai le mal.

–&|160;Tu vois du mal ici&|160;?

–&|160;Ici… et ailleurs.

–&|160;Comment, ailleurs&|160;?

–&|160;Crois-tu que ton palais et ta villed’Aix-la-Chapelle, ta ville de prédilection… soient la Gaule toutentière&|160;?

–&|160;Que me parles-tu de la Gaule&|160;! Jeviens de parcourir le nord de ses contrées… j’ai été jusqu’àBoulogne, où j’ai fait établir un phare pour les vaisseaux, et deplus… – Mais l’empereur, s’interrompant, dit au vieillard en luidésignant un endroit de la cour que le balcon dominait&|160;: –Regarde&|160;!… et écoute&|160;!

Amael vit auprès d’une des galeries un jeunehomme de haute et robuste taille, à barbe noire et touffue, portantles riches habits des évêques&|160;; deux de ses esclaves venaientde lui amener un cheval des plus pacifiques, ainsi qu’il convient àun prélat, et de l’approcher d’un banc de pierre, afin qu’il fûtplus facile à leur maître d’enfourcher sa monture&|160;; mais lejeune évêque, remarquant deux femmes qui, d’une croisée, leregardaient, et voulant, sans doute, faire preuve d’agilité,ordonna impatiemment aux serviteurs d’éloigner le cheval dubanc&|160;; puis, dédaignant même le secours de l’étrier, il saisitd’une main la crinière de l’animal, et s’élança d’un bond sivigoureux, que, dépassant le but, il faillit tomber de l’autre côtédu cheval, et eut assez de peine à se raffermir en selle. Cetteespèce de saut périlleux avait attiré l’attention de l’empereur surle trop agile prélat&|160;; aussi lui cria-t-il de sa voix grêle etglapissante en se penchant au balcon&|160;: – Eh&|160;!… eh&|160;!…mon alerte évêque… un mot, s’il te plaît&|160;? – Le jeune hommereleva la tête, et, reconnaissant Karl, s’inclinarespectueusement.

–&|160;«&|160;Tu es vif, agile et prompt, –lui cria l’empereur&|160;; – tu as bon pied, bon bras, bonœil&|160;; la tranquillité de notre royaume est, chaque jour,troublée par la guerre&|160;; nous avons très-grand besoin declercs de ton espèce&|160;; reste donc pour partager nosfatigues, puisque tu peux monter si lestement à cheval[43]… Je donnerai ton évêché à un hommemoins ingambe.&|160;»

Le jeune évêque baissa la tête avec confusion.Il regardait l’empereur d’un air suppliant, lorsque l’on entenditles aboiements lointains d’une meute nombreuse et le retentissementdes trompes. – C’est ma vénerie, – dit l’empereur&|160;; – nousallons partir pour la chasse, seigneur Breton, et ce soir, si tu leveux, nous causerons… Retourne chez toi avec ton petit-fils&|160;;l’on vous servira votre réfection du matin, après quoi vousviendrez me rejoindre&|160;; je suis curieux de voir si tonjouvenceau est aussi habile écuyer qu’on le dit, et puis, vois-tu,quoique l’exercice de la chasse soit un plaisir frivole, plaisirque j’aime, je l’avoue, avec passion, car, en temps de paix, il memaintient en vigueur et en santé, tu trouveras peut-être que Karlle Batailleur tire parfois bon parti des frivolités. Allez doncprendre votre repas, je vais prendre le mien, et ensuite, àcheval&|160;!

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Octave était venu chercher Amael et sonpetit-fils après leur réfection du matin. Tandis qu’ils sedirigeaient vers l’une des cours du palais, le jeune Romain,profitant d’un moment où le vieillard ne pouvait l’entendre, dittout bas en riant à Vortigern&|160;: – Heureux garçon&|160;! jesuis certain que deux paires de beaux yeux, les uns noir d’ébène,les autres bleu d’azur, ont déjà cherché au loin dans la foule descourtisans… – Mais, s’interrompant à la vue de la vive rougeur dontle visage du jeune Breton se colorait, Octave ajouta&|160;: –Attends donc la fin de mes paroles avant de devenir pourpre… Jedisais que deux beaux yeux bleus et deux beaux yeux noirs ont, plusd’une fois déjà, cherché dans la foule des courtisans… la vénérablefigure de ton grand-père, car rien n’attire davantage les beauxyeux qu’une longue barbe blanche. Cela est si vrai, que, ce matin,à la messe, la blonde Thétralde et la brune Hildrude oubliaientl’office divin pour regarder incessamment… ton aïeul qui setrouvait à côté de toi… Allons, te voici encore à rougir. Crains-tupas que les charmantes filles de l’empereur deviennent amoureusesd’un centenaire&|160;?

–&|160;Laisse-moi&|160;!… tes plaisanteries mesont insupportables, – dit Vortigern avec impatience. – Je ne saispas ce que tu veux dire.

–&|160;Oh&|160;! que l’air de la cour estcontagieux&|160;! – s’écria Octave. – Ce jeune Breton est à peineéchappé de ses bruyères, et le voici déjà non moins dissimulé qu’unvieux clerc&|160;!

Vortigern, de plus en plus embarrassé par lesrailleries d’Octave, balbutia quelques mots, et bientôt levieillard, son petit-fils et le jeune Romain, montés surd’excellents chevaux qu’ils trouvèrent gardés par des esclaves dansl’une des cours du palais, rejoignirent l’empereur.

Karloman et Louis (Hlut-wig, commedisent les Franks), arrivés le matin même du château d’Héristall,accompagnaient Karl, ainsi que cinq de ses filles et quatre de sesconcubines, les autres femmes du palais impérial ne prenant pas,cette fois, le divertissement de la chasse. Parmi les chasseresses,on remarquait Imma, qui avait vaillamment porté sur son dosÉginhard, l’archichapelain. Belle encore, elle atteignait lamaturité de l’âge&|160;; puis venait Berthe, cherchant du regardEnghilbert, le bel abbé de Saint-Riquier&|160;; ensuite Adelrude,qui, de loin, souriait à Audoin, l’un des plus hardis capitaines del’empereur&|160;; puis, enfin, la brune Hildrude et la blondeThétralde, qui, toutes deux, cherchaient des yeux… le Bretoncentenaire, sans doute, ainsi que l’avait dit Octave à Vortigern.La plupart des seigneurs de la suite de Karl portaient detrès-singuliers habits, venus à grands frais de Pavie, où lecommerce apportait les richesses de l’Orient. Parmi ces courtisans,les uns étaient vêtus de tuniques teintes de pourpre tyrienneornées de larges pèlerines, de parements et de bordures en peauxd’oiseaux de Phénicie&|160;; les plumes naissantes du cou, du doset de la queue des paons d’Asie, faisaient resplendir ces richesvêtements de tous les reflets de l’azur, de l’or et del’émeraude[44]. D’autres courtisans portaient deprécieux justaucorps de fourrures de loirs ou de belettes de Judée,pelleteries aussi fines, aussi délicates que la peau desoiseaux&|160;; des bonnets à plumes flottantes, deshauts-de-chausses d’étoffe de soie, des bottines de cuir orientalrouges ou vertes, brodées d’or ou d’argent, complétaient lessplendides ajustements de ces gens de cour. La grossière rusticitédu costume de l’empereur contrastait seule avec la magnificence descourtisans&|160;: ses grosses et grandes bottes de cuir, à éperonsde fer, lui montaient jusqu’aux cuisses&|160;; il portaitpar-dessus sa tunique une ample casaque de peau de brebis, latoison en dessus, coiffé d’un bonnet de peau de blaireau, il tenaità la main un fouet à manche court pour châtier ses chiens dechasse. Grâce à sa taille élevée, qui dépassait de beaucoup cellede ses officiers, Karl, apercevant de loin Vortigern et son aïeul,s’écria&|160;: – Eh&|160;! seigneur Breton&|160;! venez, s’il vousplaît, ici, à côté de moi&|160;; je veux savoir si votre petit-filsest aussi bon écuyer que le disent mes fillettes. – Les rangs descavaliers s’ouvrirent, afin de donner passage à Amael et à sonpetit-fils, qui suivait modestement son aïeul, n’osant lever lesyeux sur le groupe de femmes dont était entouré l’empereur.Celui-ci, examinant attentivement Vortigern, qui maniait son chevalavec sa bonne grâce accoutumée, lui dit&|160;: – Le vieux Karl juged’un coup d’œil l’habileté d’un écuyer. Je suis content&|160;;mais, avoue-le, mon garçon, tu aimes mieux la chasse que la messe,et la selle de ton cheval qu’un banc d’église&|160;?… Voyons,réponds…

–&|160;Je préfère la chasse à la messe, – ditfranchement Vortigern&|160;; – mais j’aime mieux la guerre que lachasse.

–&|160;Si ta réponse n’est pas celle d’un boncatholique, elle est celle d’un garçon sincère. Qu’enpensez-vous&|160;? fillettes&|160;? – ajouta l’empereur en setournant vers le groupe de chasseresses – N’êtes-vous pas de monavis&|160;?

–&|160;Tu avais demandé à ce jeune homme sapensée, – répondit la brune Hildrude en regardant fixementVortigern&|160;; – il a parlé sincèrement. De ceci, je leloue&|160;; il dit ce qu’il fait, il ferait ce qu’il dit. Vaillanceet loyauté se lisent sur son visage.

La blonde Thétralde, n’osant parler après sasœur, devint vermeille comme une cerise, et jeta un regard d’envie,presque de colère, sur la brune Hildrude, dont elle jalousait sansdoute la repartie.

–&|160;Il me faut donc louer aussi ce jeunepaïen de sa franchise pour n’être point en désaccord avec cesfillettes, – dit l’empereur. – Allons, en marche&|160;! – Et, sepenchant à l’oreille d’Amael, il lui dit tout bas, en lui montrantd’un regard malin la foule de ses courtisans si brillants, simiroitants sous leurs tuniques emplumées&|160;: – Voilà descompères fort richement vêtus, n’est-ce pas&|160;? Regarde-lesattentivement&|160;; tâche de ne pas oublier la magnificence deleurs costumes, je te rappellerai ce souvenir en temps opportun. –Et l’empereur partit au galop suivi de toute sa cour, après avoirdit aux courtisans, ainsi qu’aux deux Bretons&|160;: – Une fois enforêt, chacun pour soi, et à la grâce de son cheval. À la chasse,il n’y a plus d’empereur et de cour, il n’y a que deschasseurs&|160;!

**

*

La chasse avait lieu dans une vaste forêt,située aux portes d’Aix-la-Chapelle. Le soleil d’automne, d’abordradieux, s’était peu à peu voilé sous l’un de ces brouillards sifréquents dans cette saison et dans ces pays du Nord. D’aprèsl’ordre de l’empereur, aucun de ses courtisans ne s’était attaché àses pas&|160;; les chasseurs se disséminèrent&|160;: les uns, plusaventureux, ne quittaient pas la meute acharnée à la poursuite ducerf à travers les futaies&|160;: les autres, moins intrépidesveneurs, se guidant d’après le son des trompes ou les aboiementsdes chiens, voyaient au loin, de temps à autre, le cerf, la meuteet les veneurs sortir des enceintes et traverser les allées. Dès ledébut de la chasse, Karl, emporté par son ardeur, avait abandonnéses filles, incapables d’ailleurs de le suivre au plus épais desfourrés, où l’empereur des Franks pénétrait comme le dernier de sesveneurs. Vortigern, un moment séparé de son aïeul, au milieu de cetumultueux rassemblement, où près de cent chevaux, réunis dans uncarrefour, excités par les fanfares des trompes, et s’animant entreeux, piaffaient, hennissaient, se cabraient, Vortigern, dressé surses étriers, cherchait Amael du regard, lorsque, faisant un violentécart, son cheval s’emporta si rapidement, que lorsque le jeuneBreton parvint, après de grands efforts, à maîtriser sa monture, ilse trouva très-éloigné des chasseurs. Tâchant alors de percer desyeux le brouillard qui s’épaississait de plus en plus, il se vitseul dans une longue avenue dont il ne pouvait plus distinguer lesissues voilées par la brume. Il prêta l’oreille, espérant entendreau loin le bruit de la chasse, qui l’aurait guidé pour larejoindre&|160;; mais le plus profond silence régnait dans cettepartie de la forêt, dont Vortigern ignorait les chemins. Cependant,au bout de quelques instants, le galop rapide de deux chevaux,s’avançant derrière lui à toute vitesse, frappa son oreille&|160;;puis, un cri, paraissant poussé plutôt par la colère que parl’effroi, parvint à son oreille, et bientôt il aperçut à travers lebrouillard une forme vague&|160;; elle devint de plus en plusdistincte, et la blonde Thétralde, fille de l’empereur des Franks,apparut aux yeux du jeune Breton&|160;: vêtue d’une longue robe dedrap bleu-saphir, bordée d’hermine, blanche comme le pelage de sahaquenée, Thétralde portait, sur ses tresses blondes, un petitbonnet aussi d’hermine&|160;; une écharpe de soie tyrienne, auxvives couleurs, dont les longs bouts flottaient au vent, ceignaitsa fine taille. La naïve et charmante figure de la fille del’empereur, animée par l’ardeur de sa course, brillait d’un vifincarnat&|160;; rougissant de plus en plus à l’aspect de Vortigern,elle baissa ses grands yeux bleus, tandis que les brusquesondulations de son sein de quinze ans soulevaient l’étroit corsagede sa robe. Le trouble de Vortigern égalait le trouble deThétralde&|160;; comme elle, il restait muet, embarrassé&|160;;comme elle, il tenait les yeux baissés&|160;; comme elle enfin, ilsentait son cœur battre avec violence. Le silencieux embarras desdeux enfants fut interrompu par Thétralde. D’une voix timide et malassurée, elle dit au jeune Breton sans oser le regarder&|160;: – Jecroyais ne pouvoir jamais te rejoindre&|160;; ton cheval avait tantd’avance sur ma haquenée…

–&|160;C’est que… mon cheval m’a emporté…

–&|160;Oh&|160;! je m’en suis aperçue… ma sœurHildrude aussi, – ajouta Thétralde en fronçant ses jolissourcils&|160;; – alors nous nous sommes élancées toutes deux à tapoursuite… de peur que, dans ton ignorance des routes de la forêt,tu ne t’égares, – se hâta d’ajouter Thétralde.

–&|160;Aussi m’avait-il semblé entendre legalop de deux chevaux… puis un cri.

–&|160;Ma sœur voulait me dépasser&|160;;mais, moi, j’ai appliqué sur la tête de son cheval un bon coup dehoussine. Alors, tout effaré, il s’est jeté de côté dans une alléeoù il a emporté Hildrude&|160;; ne pouvant le maîtriser, elle apoussé un cri de colère.

–&|160;Mais elle court un danger,peut-être&|160;?

–&|160;Non, non&|160;; ma sœur finira pararrêter son cheval. Seulement, comme le brouillard est très-épais,elle ne pourra pas nous rejoindre, et j’en suis bien aise.

Vortigern était au supplice&|160;; pourtant unsentiment d’une douceur ineffable se mêlait à ses angoisses. Lesdeux enfants restèrent de nouveau silencieux&|160;; la fille del’empereur des Franks rompit encore la première le silence endisant au jeune Breton&|160;: – Tu ne parles pas… Est-ce que celate chagrine que je t’aie rejoint&|160;?

–&|160;Non, oh&|160;! non&|160;!…

–&|160;Tu me trouves peut-être méchante, parceque j’ai battu le cheval de ma sœur&|160;? mais, que veux-tu&|160;?quand je l’ai vue s’efforcer de me dépasser, je n’ai plus étémaîtresse de moi.

–&|160;J’espère qu’il ne sera arrivé aucun malà votre sœur.

–&|160;Je l’espère aussi.

Thétralde et Vortigern demeurent encore muetspendant quelques moments. La jeune fille reprit avec un légeraccent de dépit&|160;: – Tu es très-silencieux…

–&|160;Ce n’est pas de ma faute. Je ne saisque dire…

–&|160;Ni moi non plus&|160;; cependant jemourais d’envie de te parler… Comment t’appelles-tu&|160;?

–&|160;Vortigern.

–&|160;Vortigern… c’est un nom de tonpays&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Moi, je me nomme Thétralde… Dis-le cenom.

–&|160;Thétralde…

–&|160;J’aime à t’entendre prononcer mon nom…tu le dis doucement.

–&|160;C’est qu’il est doux à prononcer.

–&|160;Le tien aussi, quoiqu’un peu barbare…Vortigern.

–&|160;De quel côté peut être la chasse&|160;?– reprit le jeune Breton en regardant d’un côté et d’autre avec uneanxiété croissante&|160;; – il sera difficile de retrouver leschasseurs, le brouillard s’épaissit de plus en plus.

–&|160;Si nous allions nous perdre, – ditThétralde en riant. – Moi, je ne connais pas les routes de laforêt.

–&|160;Alors, pourquoi n’être pas restéeauprès des gens de la cour de votre père&|160;?

–&|160;Je ne sais. Je t’ai vu t’éloignerrapidement, je t’ai suivi malgré moi.

–&|160;Et maintenant, voyez dans quel embarrasnous voilà&|160;!

–&|160;Tu es donc fâché de te trouver ici seulavec moi&|160;?

–&|160;Mon Dieu&|160;! je ne suis pas fâché, –s’écria le pauvre Vortigern&|160;; – mais je crains pour vous quecet épais brouillard se change en pluie vers le soir&|160;; vousserez mouillée jusqu’aux os, surtout si nous nous égarons de plusen plus. Nous devrions tâcher de rejoindre la chasse.

–&|160;Essayons… de quel côtéirons-nous&|160;?

–&|160;Tout à l’heure il m’a semblé entendre,très au loin, le bruit affaibli des trompes.

–&|160;Écoutons encore, – dit Thétralde enpenchant de côté sa tête charmante, tandis que Vortigern, faisantfaire quelques pas à son cheval, allait, à peu de distance, prêterl’oreille de son côté.

–&|160;Entends-tu quelque chose, toi&|160;? –reprit la fille de l’empereur des Franks en élevant sa douce voixet s’adressant à Vortigern, éloigné d’elle de quelques pas. – Moi,je n’entends rien.

–&|160;Ni moi non plus, – répondit le jeuneBreton en se rapprochant de Thétralde. – Quel malheur&|160;!Comment faire&|160;?

–&|160;Nous voilà perdus&|160;! – dit la jeunefille en riant aux éclats. – Et si la nuit vient, quelle terriblechose&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! vous riez en un pareilmoment&|160;!

–&|160;Est-ce que tu as peur, toi, soldat, quit’es battu si jeune&|160;? – Puis la jolie figure de Thétralde,devenant inquiète, elle ajouta&|160;: – Et ta blessure&|160;?

–&|160;Ne parlons pas de ma blessure, parlonsde vous… Voyez, le brouillard s’épaissit de plus en plus… Commentretrouver notre route&|160;?

–&|160;Moi, je veux te parler de ta blessure,– reprit la fille de Karl avec une impatience enfantine. – Pourquoiton bras n’est-il plus soutenu comme hier par uneécharpe&|160;?

–&|160;Cela m’aurait gêné pendant lachasse.

Thétralde, détachant vivement sa longueceinture de soie tyrienne, l’offrit à Vortigern, en luidisant&|160;: – Tiens, ma ceinture remplacera ton écharpe etsoutiendra ton bras.

–&|160;C’est inutile, je vous assure.

–&|160;Tu me refuses&|160;? – dit tristementThétralde en tenant toujours à la main la ceinture qu’elleprésentait à Vortigern&|160;; puis, attachant sur lui ses beauxyeux bleus, presque suppliants&|160;: – Je t’en prie, ne me refusepas&|160;!

Le jeune Breton, vaincu par ce timide etgracieux regard, accepta l’écharpe&|160;; mais, tenant en main lesrênes de son cheval, il se trouvait fort empêché pour attachercette ceinture en sautoir.

–&|160;Attends, – lui dit Thétralde, etapprochant sa haquenée tout près du cheval de Vortigern, elle sepencha sur sa selle, prit les deux bouts de l’écharpe, les nouaderrière le cou du jouvenceau. Il sentit ainsi les mains de lajeune fille effleurer ses cheveux&|160;; il tressaillit sivivement, que Thétralde lui dit en achevant le nœud&|160;: – Tutrembles…

–&|160;Oui, – répondit Vortigern avec untrouble croissant. – Le brouillard devient si épais, si humide… Etvous-même, n’avez-vous pas froid&|160;?

–&|160;Moi… oh&|160;! non… Mais puisque tu asfroid, nous allons, si tu le veux, marcher au pas de nos chevaux.Il est inutile d’aller plus vite… Peut-être la chasse que nouscherchons reviendra-t-elle de ce côté.

–&|160;Puissions-nous avoir ce bonheur&|160;!– répondit le jeune Breton avec un soupir. Les deux enfantscontinuèrent de s’avancer côte à côte et au pas dans cette longueavenue, où l’on ne distinguait rien à vingt pas de distance, tantle brouillard devenait épais&|160;; la nuit approchait. Thétraldereprit au bout de quelques instants de silence&|160;: – Ton aïeul al’air très-bon et très-vénérable.

–&|160;Aussi je l’aime autant que je levénère.

–&|160;Et ton père&|160;?

–&|160;Il est mort&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! tu n’as plus tonpère&|160;!… Et ta mère, vit-elle encore&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui… heureusement&|160;!

–&|160;Est-ce que tu lui ressembles&|160;?

–&|160;On me l’a dit.

–&|160;Combien elle a dû pleurer en tequittant&|160;!

–&|160;Ma mère a du courage. Ses dernièresparoles ont été celles-ci&|160;: «&|160;Tu t’en vas comme otage enpays ennemi… quoi qu’il arrive, honore et fais honorer le nombreton.&|160;»

–&|160;C’est vrai&|160;! Nous sommes, nousautres Franks, les ennemis des gens de ton pays&|160;; et pourtantje ne me sens contre toi aucune inimitié… Et toi, en as-tu contremoi&|160;?

–&|160;Comment serais-je l’ennemi d’une jeunefille&|160;?

–&|160;As-tu des sœurs&|160;?

–&|160;J’en ai une.

–&|160;Est-ce qu’elle te ressemble&|160;?

–&|160;Nous ressemblons tous deux à notremère.

–&|160;Tu dois être très-chagrin d’êtreéloigné de ton pays&|160;? Veux-tu que je demande à l’empereur, monpère, de te faire grâce à toi et à ton aïeul&|160;?

–&|160;Grâce&|160;!… Un Breton ne demandejamais grâce&|160;! – s’écria fièrement Vortigern. – Moi et mongrand-père nous sommes otages, prisonniers sur parole&|160;; noussubirons la loi de la guerre sans demander jamais de grâce.

–&|160;Tant mieux&|160;! oh&|160;! tantmieux&|160;!

–&|160;Que voulez-vous dire&|160;?

–&|160;Ton grand-père et toi vous resterezalors longtemps ici.

Un nouveau silence suivit cet entretien&|160;;bientôt, ainsi que l’avait prévu Vortigern, l’épais brouillard sechangea en une pluie fine et pénétrante. – Voici la pluie, – dit lejeune Breton, – elle va mouiller vos vêtements&|160;! c’est à sedésespérer&|160;! L’on n’entend rien, rien, et l’on dirait cetteroute sans fin&|160;; mais en voilà une à gauche, si nous laprenions&|160;?

–&|160;Prenons-la&|160;! – dit Thétralde avecindifférence, et elle changea la direction de sa haquenée.Vortigern arrêta soudain son cheval, déboucla le ceinturon de sonépée, ceinturon et épée qu’il plaça à l’arçon de sa selle, afin depouvoir se dévêtir de sa saie. Thétralde lui dit&|160;: – Quefais-tu donc&|160;?

Vortigern, sans répondre, ôta sa saie, restantvêtu d’un justaucorps d’épaisse toile blanche comme ses largesbraies. – J’ai consenti à prendre votre écharpe, – dit-il à lafille de l’empereur, – vous allez me laisser vous couvrir de masaie, en nouant ses manches sous votre cou&|160;; elle vous servirade manteau et vous garantira de la pluie.

–&|160;Mais toi-même, avec ce justaucorps detoile, tu seras beaucoup plus mouillé que moi.

–&|160;Ne craignez rien&|160;; je suis habituéaux intempéries des saisons. J’ai accepté votre écharpe, prenez masaie.

–&|160;Alors, attache-la sur mes épaules, –répondit Thétralde en rougissant. – Je n’ose abandonner les rênesde ma haquenée.

Vortigern, non moins ému que sa compagne, serapprocha et posa la tunique sur les épaules de Thétralde&|160;;mais lorsqu’il s’agit de nouer les manches du vêtement sous le cou,et presque sur le sein palpitant de la jeune fille, qui, les yeuxbaissés, la joue incarnate, levait, autant que possible, son petitmenton rose, afin de donner à Vortigern toute facilité pourl’accomplissement de son obligeant office, les mains del’adolescent tremblèrent si fort, si fort… que, par deux fois, ilse reprit à nouer les manches.

–&|160;Vois-tu, comme tu as froid, – ditThétralde&|160;; – tu frissonnes encore plus fort que tout àl’heure.

–&|160;Oh&|160;! ce n’est pas de froid que jetressaille…

–&|160;Qu’as-tu donc alors&|160;?

–&|160;Je ne sais… l’inquiétude où je suispour vous&|160;; car la nuit approche… Cette pluie augmente, etnous ne savons quel chemin prendre.

Soudain, Thétralde, interrompant soncompagnon, poussa un cri de joie, et dit en tendant la main versl’un des côtés de l’allée qu’ils suivaient&|160;: – Vois donclà-bas, cette hutte.

Vortigern aperçut en effet, sous une futaie dechâtaigniers séculaires, une hutte construite d’épaisses mottes deterre entassées les unes sur les autres. Une étroite ouverturedonnait accès dans cette tanière, devant laquelle fumaient quelquesdébris de broussailles naguère allumées. – C’est une de ces cabanesoù les esclaves bûcherons se retirent durant le jour lorsqu’ilpleut, – dit Thétralde&|160;; – nous serons là-dedans à l’abri.Attache ton cheval à un arbre et aide-moi à descendre de mahaquenée.

À la seule pensée de partager ce réduitsolitaire avec la jeune fille, Vortigern sentit son cœur tour àtour se serrer et s’épanouir&|160;; une chaleur brûlante lui montaau visage et pourtant il frissonnait&|160;; mais après un momentd’hésitation, obéissant aux ordres de sa compagne, il attacha soncheval à un arbre, et pour aider la jeune fille qui se penchaitvers lui à descendre de sa monture, il lui tendit les bras et yreçut bientôt le corps souple et léger de Thétralde. À ce contact,l’émotion de Vortigern fut si profonde qu’il se sentit presquedéfaillir&|160;; mais la fille de Karl, courant vers la cabane avecune curiosité enfantine, s’écria gaiement&|160;: – Il y a dans lahutte un banc de mousse et une provision de bois sec, nous allonsfaire du feu, il reste encore de la braise. Viens vite, viensvite&|160;!

L’adolescent accourait rejoindre sa compagnelorsqu’il trébucha sur un corps rond qui roula sous son pied&|160;;il se baissa et vit sur le sol un grand nombre de gousses épineusestombées des immenses châtaigniers de cette futaie. Cédant à lamobilité des impressions de son âge, il dit vivement&|160;: –Grande découverte&|160;! des châtaignes&|160;! deschâtaignes&|160;!

–&|160;Quel bonheur&|160;! – reprit non moinsgaiement Thétralde, – nous ferons griller ces châtaignes&|160;; jevais les ramasser pendant que tu rallumeras le feu&|160;!

Le jeune Breton se rendit d’autant plusvolontiers aux désirs de sa compagne, qu’il espérait trouver dansces jeux un refuge contre les pensées vagues, tumultueuses,ardentes, remplies de charme et d’angoisse auxquelles il se sentaiten proie depuis sa rencontre avec Thétralde. Il entra donc dans lahutte, y prit plusieurs brassées de bois sec et raviva le brasier,tandis que la fille de Karl, courant de ci de là, ramassait unegrosse provision de châtaignes qu’elle rapporta dans un pan de sarobe. S’asseyant alors sur le banc de mousse placé au fond de lacabane, dont l’intérieur était vivement éclairé par la lueur du feuallumé près du seuil, elle dit à Vortigern, en lui montrant uneplace à côté d’elle&|160;: – Assieds-toi là, et viens m’aider àécosser ces châtaignes.

L’adolescent s’assit auprès de Thétraldeluttant avec elle de prestesse, et comme elle se piquant plus d’unefois les doigts pour retirer les fruits mûrs de leur enveloppe, illui dit en riant&|160;: – Voici pourtant la fille de l’empereur desFranks assise dans une hutte de terre, écossant des châtaignescomme la pauvre enfant d’un esclave bûcheron.

–&|160;Vortigern, tu me croiras si tu veux, –reprit Thétralde en regardant son compagnon d’un air radieux, –jamais la fille de l’empereur des Franks n’a été plus contente.

–&|160;Et moi, Thétralde, je vous jure quedepuis que j’ai quitté ma mère, ma sœur et la Bretagne, jamais jen’ai été plus heureux qu’aujourd’hui.

–&|160;Ce que tu dis là, tu lepenses&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui&|160;!

–&|160;Et si demain ressemblait àaujourd’hui&|160;? et s’il en était ainsi pendant longtemps, bienlongtemps… toujours&|160;? tu serais content&|160;?

–&|160;Et vous, Thétralde&|160;?

–&|160;Dis-moi donc toi&|160;; on setutoie en Germanie.

–&|160;Mais le respect…

&|160;

–&|160;Je te dis toi, et je ne t’enrespecte pas moins, – reprit la jeune fille en riant&|160;; – ainsitu me demandais si je serais heureuse de penser que tous les joursseraient semblables à celui-ci&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Vortigern, cette pensée meravirait&|160;!

–&|160;Et moi aussi, Thétralde.

La jeune fille se tut, resta pensive, tenantentre ses doigts délicats une gousse de châtaignes à demi ouverte,puis, après quelques instants de silence, elle reprit&|160;: –Vortigern, y a-t-il loin, très-loin d’ici à ton pays&|160;?

–&|160;D’ici en Bretagne&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;À cheval, nous avons mis plus d’un moisà venir.

–&|160;Vortigern, quel joli voyage nousferions&|160;!

–&|160;Quoi&|160;! que dis-tu&|160;?

Thétralde fit un geste d’impatience rempli degentillesse, ordonna par un signe à Vortigern de garder le silenceet reprit&|160;: – As-tu de l’argent, toi&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Il me reste encore là, dans cettepochette, quelques pièces, car en venant du palais à la forêt, j’aipresque tout donné aux pauvres gens. Détachant alors de sa ceintureun petit sac brodé, Thétralde en vida sur ses genoux lecontenu&|160;: il s’y trouvait plusieurs pièces d’or assez grosses,et un plus grand nombre de petites pièces d’argent et de cuivre.Deux de ces dernières, l’une en argent, l’autre en cuivre, et toutau plus de la grandeur d’un denier, étaient percées et reliéesensemble par un fil d’or.

–&|160;Qu’est-ce que ces deux petites piècesattachées ensemble&|160;? – dit Vortigern, avec un regard decuriosité.

–&|160;Oh&|160;! celles-là, il ne faudra pasles dépenser, nous les garderons précieusement. Je les ai faitattacher ensemble, sais-tu pourquoi&|160;? L’une, celle de cuivre,a été frappée l’année de ma naissance&|160;; l’autre, celled’argent, a été frappée cette année-ci, où je vais avoir quinzeans. Fabius, l’astronome de mon père, a gravé sur ces piècescertains signes magiques correspondant aux astres dont l’influenceest heureuse&|160;; l’évêque d’Aix-la-Chapelle les a ensuitebénites&|160;: c’est un talisman.

–&|160;C’est dommage&|160;!

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Si cela n’eût pas été un talisman,Thétralde, je t’aurais demandé, en souvenir de ce jour-ci, ces deuxpetites pièces qui disent ton âge.

–&|160;À quoi bon garder un souvenir de cejour-ci plutôt que des autres jours&|160;? Ne désires-tu pas, commemoi, que tous se ressemblent&|160;? Mais si tu désires ces petitespièces, prends-les, mets-les seulement de côté, tu les conserverassoigneusement. Un talisman est toujours chose très-utile pour unlong voyage. Tiens, place-les à part, dans la pochette de tonjustaucorps.

Vortigern obéit presque machinalement, tandisque la jeune fille, après avoir compté ingénuement son petittrésor, reprit&|160;: – Nous avons cinq sous d’or, huit deniersd’argent et douze deniers de cuivre, de plus mes bracelets, moncollier, mes boucles d’oreilles&|160;; crois-tu qu’avec cela nousaurons assez d’argent pour voyager jusqu’en Bretagne&|160;?

–&|160;Quoi, Thétralde&|160;!… tuvoudrais&|160;?…

–&|160;Laisse-moi donc achever&|160;; toncheval est excellent, ma haquenée vigoureuse&|160;; tout à l’heure,la nuit sera venue, nous la passerons abrités dans cette hutte.L’esclave bûcheron qui s’y retire durant le jour, y reviendrademain à l’aube&|160;; nous lui donnerons un sou d’or pour qu’ilnous conduise à Worsten, petit bourg situé sur la lisière de laforêt, à deux lieues d’Aix-la-Chapelle. Nous y achèterons pour moides vêtements simples, une bonne mante de voyage en drap…

–&|160;Thétralde, écoute-moi…

–&|160;Je t’écouterai lorsque j’aurai parlé.Donc, nous nous mettons en route demain au point du jour. Ne croispas que je redoute la fatigue&|160;; je ne suis ni aussi grande niaussi forte que ma sœur Hildrude, et pourtant si tu étais fatigué,blessé, je suis sûre que je te porterais sur mon dos comme ma sœuraînée Imma a porté jadis Éginhard, son amant&|160;; mais voici noschâtaignes écossées, viens m’aider à les mettre sous la cendrechaude, et surtout prenons garde de nous brûler les doigts.

Et Thétralde relevant d’une main le pan de sarobe où étaient contenus les fruits, courut au foyer. Vortigern lasuivit&|160;; il se croyait le jouet d’un songe. Parfois sa raisonfaiblissait au milieu d’une sorte d’amoureux et ardent vertige. Ils’agenouilla silencieux, troublé, côte à côte de Thétralde, devantle brasier, où, pensive, elle jetait lentement les châtaignes une àune. Au dehors, la pluie avait cessé, mais le brouillard redoublantd’intensité aux approches de la nuit, rendait déjà l’obscuritécomplète&|160;; les reflets du brasier éclairaient seuls lescharmants visages des deux enfants agenouillés près l’un del’autre. Lorsque la dernière châtaigne fut enfouie sous la cendre,Thétralde se releva en s’appuyant familièrement sur l’épaule deVortigern, et lui dit en le prenant par la main&|160;: –Maintenant, pendant que notre souper va cuire, allons nous asseoirsur le banc de mousse, j’achèverai de te dire mes projets.

**

*

La nuit devint profonde. En vain la flamme dufoyer vacillante, expirante, semblait demander de nouveauxaliments… en vain les châtaignes éclatant bruyamment dans leurenveloppe, semblaient annoncer la cuisson de leur pulpe savoureuse…en vain le cheval et la haquenée de Vortigern et de Thétraldepiaffaient, hennissaient comme pour appeler leur provende du soir…le foyer s’éteignit, les châtaignes se changèrent en charbon, leshennissements des chevaux retentirent au milieu du silence de laforêt… Thétralde ni Vortigern ne sortirent pas de la cabane.

**

*

L’empereur des Franks, dès le début de lachasse, s’était, avec son impétuosité habituelle, élancé à la suitede la meute. Amael, d’abord peu inquiet de la disparition de sonpetit-fils au milieu d’un si grand concours de cavaliers, s’était,par hasard, dirigé vers la partie de la forêt où le cerf se faisaitpoursuivre d’enceinte en enceinte. Amael assista même, quelquetemps avant la nuit, à la mort du cerf, qui, épuisé de fatigueaprès quatre heures d’une course haletante, fit tête aux chiens,lorsqu’ils l’atteignirent enfin, et tenta de se défendre contre euxau moyen de l’énorme ramure dont sa tête était couronnée.L’empereur n’avait presque jamais quitté sa meute&|160;; il arrivabientôt sur ses traces, ainsi que quelques-uns de sesveneurs&|160;; sautant de cheval, il courut, tout boitant, vers lecerf, qui avait déjà de ses bois aigus transpercé plusieurs chiens.Choisissant alors, d’un coup d’œil expérimenté, le moment opportun,Karl tira son couteau de chasse, s’élança sur l’animal aux abois,lui plongea son arme au défaut de l’épaule, l’abattit à ses pieds,et l’abandonna aux chiens&|160;; ceux-ci, se précipitant sur cettepalpitante et chaude curée, la dévorèrent au bruit retentissant desfanfares sonnées par les veneurs, qui annonçaient ainsi la fin dela chasse et rappelaient les chasseurs. L’empereur, son couteausanglant à la main, après avoir assez longtemps contemplé avec unevive satisfaction ses chiens aux mufles ensanglantés, qui sedisputaient les lambeaux du cerf, aperçut Amael et lui criajoyeusement&|160;: – Eh&|160;! seigneur Breton… trouves-tu Karl unbon et hardi veneur&|160;?

–&|160;Je trouve qu’en ce moment l’empereurdes Franks, avec son grand couteau à la main, ses bottes et sacasaque tachées de sang, a l’air d’un boucher, – répondit lecentenaire. – Excuse ma sincérité.

–&|160;Mes chiens ont si valeureusementchassé, que je suis tout joyeux et disposé à l’indulgence, seigneurBreton, – répondit l’empereur en riant… puis il dit à demi-voix auvieillard d’un air narquois&|160;: – Regarde donc là-bas lesseigneurs de ma cour, si brillants au commencement de lachasse.

En effet, la plupart des courtisans et desofficiers de l’empereur accouraient à cheval de différents côtés,répondant à l’appel des trompes&|160;; la pluie tombait alorsdepuis deux heures&|160;; le jour touchait à sa fin. Ces seigneurs,si magnifiquement vêtus au début de la chasse, si glorieux sousleurs riches tuniques de soie, ornées de l’éblouissant plumage desoiseaux les plus rares, offraient, à leur retour, un aspect aussipiteux que ridicule. Toutes ces plumes, naguère diaprées de sivives couleurs, étaient ternies, hérissées ou collées aux tuniques,souillées de boue et presque mises en lambeaux par les ronces desbuissons ou par les branches des fourrés&|160;; les panaches desbonnets de fourrure, pendaient, mouillés, brisés, dépenaillés,ressemblant fort, pour la plupart, à de longues arêtes depoisson&|160;; les fines bottines de cuir oriental disparaissaientsous une épaisse couche de fange&|160;; d’autres, déchirées par lesépines, laissaient voir les chaussettes, souvent même la peau deschasseurs. Karl, au contraire, simplement, chaudement vêtu de sonépaisse casaque de peau de brebis, qui tombait jusque sur sesbottes de gros cuir, la tête couverte de son bonnet de blaireau, sefrottait les mains d’un air matois en voyant ses courtisans,trempés jusqu’aux os, et frissonnant de froid sous la pluie. Karl,faisant alors à Amael un signe d’intelligence, lui dit àdemi-voix&|160;: – Au moment de partir pour la chasse, je t’aiengagé à retenir en ta mémoire la magnificence des costumes de cesétourneaux, aussi vains et non moins dénués de cervelle que lespaons d’Asie dont ils portaient les dépouilles. Vois-les un peumaintenant… ces beaux fils. – Amael sourit d’un air approbatiftandis que l’empereur, élevant sa voix criarde, disait à cesseigneurs en haussant les épaules&|160;: – «&|160;Oh&|160;! lesplus fous des hommes&|160;! quel est, à cette heure, le plusprécieux et le plus utile de nos habits&|160;? Est-ce le mien, queje n’ai acheté qu’un sou&|160;?… Sont-ce les vôtres, qui vous ontcoûté si cher[45]&|160;?&|160;»

À cette judicieuse raillerie, les courtisansrestèrent silencieux et confus, tandis que l’empereur, ses deuxmains sur son gros ventre, riait aux éclats de son rireglapissant.

–&|160;Karl, – lui dit tout bas Amael, –j’aime mieux t’entendre parler avec cette fine sagesse que de tevoir éventrer un cerf aux abois.

Mais l’empereur, au lieu de répondre au vieuxBreton, lui dit soudain en étendant au loin la main&|160;: –Regarde donc la jolie fille&|160;!&|160;!

Amael suivit des yeux le geste de Karl, et vitparmi plusieurs esclaves bûcherons de la forêt, attirés par lacuriosité de la chasse, une toute jeune fille, à peine vêtue dehaillons, mais d’une beauté remarquable&|160;; une enfant beaucoupplus jeune, âgée de dix ou onze ans, la tenait par la main&|160;;une pauvre vieille femme, aussi misérablement vêtue, lesaccompagnait toutes deux. L’empereur des Franks, dont les gros yeuxà fleur de tête brillaient d’une luxurieuse convoitise, répéta ens’adressant à Amael&|160;: – Par la chappe de saint Martin&|160;!la jolie fille&|160;!… Est-ce parce que tu as cent ans, seigneurBreton, que tu restes insensible à la vue d’une si rarebeauté&|160;?

–&|160;Karl, la misère de cette pauvrecréature me frappe plus que sa beauté.

–&|160;Tu es fort pitoyable, seigneur Breton…et moi aussi. Le lin et la soie doivent vêtir une si charmanteenfant. C’est sans doute la fille de quelque esclave bûcheron. Ils’en trouve, par ma foi, de fort jolies dans la forêt, et souvent,en chassant, j’ai abandonné une chasse pour l’autre… Mais, vrai, jen’ai jamais rencontré ici plus mignonne personne. Sa bonne étoilel’aura amenée sur le passage de Karl. – Et, sans quitter la jeunefille des yeux, il appela l’un des seigneurs de sa suite&|160;: –Eh&|160;! Burchard… approche&|160;!

Le seigneur Burchard descendit promptement decheval et accourut à la voix de l’empereur, qui lui dit quelquesmots à l’oreille en s’éloignant d’Amael. Le seigneur Burchard,très-honoré sans doute de l’honnête mission dont le chargeait sonmaître, s’inclina respectueusement, et, tenant son cheval par labride, s’approcha de la vieille femme et des deux jeunes filles,leur fit signe de le suivre, et disparut avec elles derrière ungroupe de chasseurs. Une vive rougeur colora les jouesd’Amael&|160;; il fronça le sourcil, ses traits exprimèrent autantd’indignation que de dégoût. Soudain il vit l’empereur regarderautour de lui avec une certaine inquiétude en disant à hautevoix&|160;: – Où sont donc mes fillettes&|160;? Elles n’arriventpas… Est-ce qu’elles auraient perdu la chasse&|160;?

–&|160;Auguste empereur, – dit l’un desofficiers, – j’ai entendu Richulff, qui accompagnait vos augustesfilles, affirmer que, lorsque la pluie a commencé de tomber, lesunes se sont décidées à retourner à Aix-la-Chapelle, les autres àgagner le pavillon de la forêt où vous avez ordonné de préparer lesouper.

–&|160;Voyez-vous, les peureuses&|160;! pourun peu de pluie quitter la chasse&|160;! Je gagerais que ma petiteThétralde est du nombre de ces amazones qui redoutent une goutted’eau, et qui sont retournées en hâte au palais. Puisqu’il en estainsi, je n’ai pas à m’inquiéter d’elles. Gagnons le pavillon de laforêt, car j’ai grand’faim. – Et l’empereur, remontant à cheval,ajouta&|160;: – Nous retrouverons dans ce pavillon celles de cesfillettes qui auront préféré souper avec leur père… à celles-là jeferai bonne fête.

Amael, en entendant Karl manifester une sorted’inquiétude pour ses filles, commença de s’inquiéter à son tour deVortigern, que plusieurs fois déjà il avait cherché du regard.Avisant alors Octave, qui venait seulement de rejoindre au galop deson cheval les seigneurs de la cour, il dit vivement au jeuneRomain&|160;: – Octave, tu n’as pas vu mon petit-fils&|160;?

–&|160;Non, nous avons été séparés presque aucommencement de la chasse.

–&|160;Il ne vient pas, – reprit Amael avecinquiétude. – Voici la nuit et il ne connaît aucun des chemins decette forêt… Pauvre enfant&|160;! qu’est-il devenu&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oh&|160;! seigneur Breton, –dit l’empereur des Franks, qui, remontant à cheval, s’étaitrapproché du vieillard et avait entendu ses questions au jeuneRomain, – te voici donc fort inquiet pour ton jouvenceau&|160;? Ehbien&|160;! quand il se serait égaré ce soir&|160;? demain ilretrouvera son chemin. Mourra-t-il pour une nuit passée en pleineforêt&|160;? La chasse n’est-elle pas l’école de la guerre&|160;?Allons, allons, viens, rassure-toi&|160;! et puis, d’ailleurs, quisait&|160;? – ajouta Karl d’un ton guilleret, – peut-être a-t-ilrencontré quelque jolie fille de bûcheron dans une des huttes de laforêt&|160;? C’est de son âge&|160;; tu ne veux pas en faire unmoine de ce garçon&|160;!

**

*

L’empereur des Franks se mit en marche vers lepavillon où il devait dîner avec ses courtisans, avant de regagnerAix-la-Chapelle. Il appela et fit placer près de lui Amael,toujours inquiet au sujet de Vortigern. – Seigneur Breton, – ditgaiement l’empereur au centenaire, – causons. Que penses-tu decette journée&|160;? Es-tu revenu de tes préventions contre Karl leBatailleur&|160;? Me crois-tu quelque peu digne de gouverner lespeuples divers de mon empire, aussi vaste que l’ancien empireromain&|160;? Me crois-tu surtout quelque peu digne de régner surta sauvage petite peuplade armoricaine&|160;?

–&|160;Je te répondrai avec sincérité.

–&|160;J’y compte.

–&|160;Karl, dans ma jeunesse, ton aïeul m’aproposé d’être le geôlier du dernier descendant de Clovis, unmalheureux enfant, prisonnier dans une abbaye, ayant à peine unerobe pour se couvrir. Cet enfant, devenu jeune homme, a été, parordre de Pépin ton père, tondu et enfermé dans un monastère, où ilest mort obscur, oublié.

–&|160;Que veux-tu conclure de ceci&|160;?

–&|160;Ainsi finissent les royautés&|160;;telle est l’expiation prompte ou tardive, réservée aux racesroyales issues de la conquête. C’est leur juste châtiment.

–&|160;De sorte que ma race, à moi, que lemonde entier appelle Karl le Grand, – répondit l’empereur, avec unsourire de dédaigneux orgueil – de sorte que ma race, à moi, finiraobscurément, lâchement, comme ce roi imbécile et fainéant, dernierrejeton de Clovis&|160;?

–&|160;C’est là ma pensée. Je te l’aidit&|160;: toute royauté expie tôt ou tard l’iniquité de sonorigine.

–&|160;Je te croyais, seigneur Breton, unhomme de jugement et d’esprit sain, – dit l’empereur en haussantles épaules, – tu n’es qu’un vieux fou&|160;!

–&|160;Karl, ce matin, dans ton écolePalatine, tu as remarqué, signalé ceci&|160;: les enfants pauvresétudient avec ardeur, tandis que les enfants riches sont paresseux.Simple en est la raison&|160;: les premiers sentent le besoin detravailler pour parvenir, les seconds sont certains de parvenirsans travailler. Tes ancêtres, les Maires du palais, voulantusurper la couronne, ont agi comme les enfants pauvres. Tesdescendants, n’ayant plus de couronne à conquérir, agiront commeles enfants riches. C’est là une des mille causes de la dégradationdes royautés.

–&|160;Ta comparaison, malgré certaineapparence de logique, est fausse. Mon père a usurpé la couronne,mais il m’avait à peine laissé le royaume des Gaules&|160;; à cetteheure, la Gaule n’est plus qu’une petite province de l’immenseempire que j’ai conquis. Je ne suis donc pas resté paresseux,engourdi, comme un enfant riche&|160;!

–&|160;Je te parle de ta descendance et non detoi&|160;; mais qu’importe&|160;! biens larronnés, ou si le termet’effarouche, pouvoir violemment conquis ne profite jamais&|160;:les rois franks et leurs leudes, plus tard devenus grands seigneursbénéficiers, ont, à l’aide des évêques, dépouillé la Gaule, ils sesont partagé son sol et ont réduit ses peuples à l’esclavage. Rois,seigneurs et évêques expieront tôt ou tard leur crime. Ils sedévoreront les uns les autres, jusqu’à ce que…

–&|160;Achève, seigneur Breton.

–&|160;J’avais pour aïeul un soldat, frère delait de Victoria la Grande.

–&|160;Une héroïne&|160;! J’ai lu ce nom dansles historiens latins. Son fils a régné sur la Gaule.

–&|160;Oui, sur la Gaule libre, qui l’avaitlibrement élu pour son chef, selon le droit de tout peuple libre.Donc, ce soldat, mon aïeul, a entendu faire à Victoria mourantecette prédiction&|160;: «&|160;Après des siècles de douleur,d’oppression, de luttes sanglantes, la Gaule, brisant le jougabhorré des rois de race franque et des papes de Rome, se relèveralibre, glorieuse, terrible, et saura reconquérir sur ses anciensconquérants son sol et son indépendance.&|160;»

–&|160;La prophétie est, je l’avoue,bizarre&|160;; d’ailleurs, cette discussion ne saurait aboutir àrien de raisonnable, – répondit l’empereur avec impatience, – ils’agit de l’avenir. Tu prédiras une chose, moi une autre&|160;:entre nous, qui décidera&|160;?

–&|160;Le passé. Les mêmes causes produisenttoujours les mêmes effets.

–&|160;Laissons l’avenir et le passé, parlonsdu présent. Que penses-tu de moi&|160;?

–&|160;Il y a en toi du bon et dumauvais&|160;; mais, je le crois, tu t’enorgueillis plutôt de tonmauvais côté que du bon.

–&|160;Selon toi, de quoi suis-je le plusglorieux&|160;?

–&|160;De tes conquêtes stériles etdésastreuses.

–&|160;Ensuite&|160;?

–&|160;Des hommages menteurs que t’envoientrendre par leurs ambassadeurs, les empereurs de Perse, d’Asie oud’Afrique.

–&|160;Est-ce tout&|160;?

–&|160;Tu t’enorgueillis encore d’avoir à peuprès reconstruit l’administration des empereurs romains, de fairepeser comme eux ta volonté d’un bout à l’autre de tes innombrablesÉtats. Or, de tout ceci, que restera-t-il après toi&|160;? Rien.Tous ces peuples conquis, asservis par tes armes, se révolteronttôt ou tard. Ton immense empire, composé de royaumes qu’aucun liencommun d’origine, de mœurs, de langage ne rattache entre eux, sedémembrera, et en s’écroulant, il écrasera tes descendants sous sesruines.

–&|160;Ainsi, l’empereur Karl le Grand aurapassé sur le monde comme une ombre, sans rien fonder, sans rienlaisser après lui&|160;?

–&|160;Non, ta vie n’aura pas été inutile. Enguerroyant sans cesse contre les Frisons, les Saxons, ces hordessauvages de race germanique comme toi, qui voulaient à leur tourenvahir la Gaule, tu as arrêté, sinon pour toujours, du moins pourlongtemps, ces invasions continuelles qui ravageaient le nord etl’est de notre malheureux pays, tandis que ses autres contréesétaient désolées par les guerres civiles des famillesroyales&|160;; mais si tu as fermé la terre des Gaules auxBarbares, il leur reste la mer. Les pirates NORTH-MANS font chaquejour des descentes sur les côtes de ton empire, et souvent,remontant la Meuse, la Gironde ou la Loire, les bateaux de cesmarins intrépides sont arrivés au cœur de tes possessions.

L’empereur, à ces mots d’Amael,tressaillit&|160;; ses traits assombris exprimèrent une sorted’angoisse mêlée d’abattement, et il reprit en soupirant&|160;: –Ah&|160;! vieillard, cette fois, je le crains, tes prévisions ne tetrompent pas. Les North-mans&|160;! Ah&|160;! lesNorth-manssont l’unique souci de mes veilles. Je ne saispourquoi à la seule pensée de ces païens, j’éprouve uneappréhension étrange, involontaire. Un jour, j’étais àNarbonne&|160;; quelques barques de ces maudits vinrent piraterjusque dans le port. Un noir pressentiment me saisit, mes yeux,malgré moi, se remplirent de larmes. Un de mes officiers me demandala cause de cette soudaine tristesse. – «&|160;Savez-vous, mesfidèles, – ai-je dit à ceux qui m’entouraient, – savez-vouspourquoi je pleure amèrement&|160;? Certes, je ne crains pas queces North-mans me nuisent par leurs misérables pirateries,mais je m’afflige profondément de ce que, moi vivant, ils ontl’audace d’aborder un des rivages de mon empire, et grande est madouleur, car j’ai le pressentiment des maux que cesNorth-Mans causeront à ma descendance et à mespeuples[46]&|160;» – Et l’empereur resta pendantquelques instants comme accablé de nouveau sous cette sinistreprévision qui lui revenait à la pensée.

–&|160;Karl, – reprit Amael d’une voix grave,– je te l’ai dit, toute royauté porte en soi un germe de mort,parce que son principe est inique. Peut-être ces piratesNorth-mans feront-ils expier un jour à ta race l’iniquitéoriginelle de son pouvoir royal issu de la conquête. Queveux-tu&|160;? vous autres, rois conquérants, en héritant du trônevous vous léguez les peuples asservis&|160;; nous, peuple conquis,pour héritage, nous laissons à nos fils la haine des royautés.

Soit que l’empereur, absorbé dans ses pensées,n’eût pas entendu les dernières paroles du Gaulois centenaire, soitqu’il ne voulût pas y répondre, il s’écria&|160;: – Oublions cesmaudits North-mans&|160;; parle-moi de ce que, selon toi,j’ai encore fait de bon. Tes louanges sont rares, elles m’enplaisent davantage.

–&|160;Tu n’es pas cruel à plaisir, quoiqu’onpuisse te reprocher un abominable massacre de plus de quatre milleSaxons égorgés par tes ordres, après une bataille sanglante.

–&|160;Ne me rappelle pas cette journée, – ditvivement Karl en interrompant Amael&|160;; – c’étaithorrible&|160;! une véritable boucherie&|160;; mais il me fallaitterrifier ces barbares par un exemple. Fatale nécessité de laguerre&|160;! je l’ai déplorée, je la déplore encore chaquejour.

–&|160;Je le crois, car malgré cet ordre decarnage donné, je le veux, dans le farouche emportement de labataille, tu n’es pas regardé comme un homme cruel&|160;; ton cœurest accessible à certains sentiments de justice, d’humanité&|160;;tu t’es occupé, dans tes Capitulaires, d’améliorer un peu le sortdes esclaves et des colons.

–&|160;C’était mon devoir de chrétien, decatholique.

–&|160;Tu n’es pas plus chrétien que tes amisles évêques&|160;; tu as obéi à un instinct d’humanité naturel àl’homme, quelle que soit sa religion&|160;; mais tu n’es paschrétien.

–&|160;Par le roi des cieux&|160;! je suisjuif peut-être&|160;?

–&|160;Le Christ a dit ceci, selon saint Lucl’évangéliste&|160;: – Le Seigneur m’a envoyé pour annoncer auxcaptifs leur délivrance, – pour renvoyer libres ceux qui sont dansles fers&|160;! – Or tes domaines sont peuplés de captifsenlevés par la conquête à leur pays&|160;; les terres de tesévêques et de tes abbés sont peuplées d’esclaves&|160;; donc, nites prêtres ni toi, vous n’êtes chrétiens, puisque un chrétienselon le Christ ne doit jamais retenir son prochain enservitude.

–&|160;La coutume le veut ainsi.

–&|160;La coutume&|160;? Et qui vous empêche,les évêques et toi, tout-puissant empereur, d’abolir cetteabominable coutume&|160;? Qui vous empêche d’affranchir lesesclaves&|160;? Qui vous empêche de leur rendre, avec la liberté,la possession de ces terres qu’eux seuls fécondent de leurs sueurs,et qui appartenaient à leurs pères, libres jadis&|160;?

–&|160;Vieillard, de tous temps il y a eu etil y aura des esclaves… À quoi bon être de race conquérante, sinonpour garder pour soi et pour les siens les fruits de laconquête&|160;? Par le roi des cieux&|160;! me prends-tu pour unbarbare&|160;? N’ai-je pas promulgué des lois, fondé des écoles,encouragé les lettres, les arts, les sciences&|160;? Est-il aumonde une cité comparable à ma ville d’Aix-la-Chapelle&|160;?

–&|160;Ta somptueuse capitaled’Aix-la-Chapelle, capitale de ton empire germanique, n’est pas laGaule. La Gaule est restée, pour toi, une contrée étrangère&|160;;tu estimes beaucoup ses forêts propices à tes chasses d’automne, etses riches domaines, dont on voiture chaque année les revenus à tesrésidences d’outre-Rhin&|160;; mais la Gaule, épuisée d’hommes etd’argent par tes guerres incessantes, est tellement misérable,qu’en aucun temps, le blé, le vin, les bestiaux n’ont été plusrares et coûté plus cher. Une épouvantable misère désole nosprovinces&|160;; pour quelques milliers de seigneurs, d’évêques oud’abbés, qui vivent dans la débauche et la fainéantise, desmillions de créatures de Dieu, presque sans pain, sans abri, sansvêtements, travaillent de l’aube au soir, et meurent dansl’esclavage pour entretenir l’opulence de leurs maîtres&|160;; pourquelques enfants, à qui tu fais donner l’instruction dans ton écolePalatine, des millions de créatures de Dieu naissent, vivent etmeurent comme des brutes, hébétées, avilies, trompées par tesprêtres, qui, gorgés de richesses, insatiables de pouvoir, prêchentaux multitudes la divinité de la misère et la sainteté del’esclavage… Telle est la Gaule sous ton règne, Karl le Grand,empereur… De ces maux affreux, es-tu seul responsable&|160;? Non…Je suis juste&|160;: ces maux sont, hélas&|160;! la conséquenceforcée de l’oppression. La conquête, source de ta puissance, estune horrible iniquité, elle ne peut engendrer que d’horriblesiniquités.

–&|160;Vieillard, – reprit l’empereur d’un airsombre et contenant à peine son courroux, – après t’avoir traité enami durant cette journée, je m’attendais, de ta part, à un autrelangage.

–&|160;Je t’ai parlé sincèrement, je parlaistoujours ainsi à ton aïeul.

–&|160;En mémoire de mon aïeul, enreconnaissance du service que tu lui as rendu à la bataille dePoitiers, je voulais être généreux envers toi.

–&|160;Je suis ici ton prisonnier surparole&|160;; je ne demande aucune grâce.

–&|160;Il ne s’agit pas de grâce&|160;; jedésirais accomplir une chose bonne pour moi, pour ton peuple etpour toi. Oui, j’espérais après cette journée passée dans monintimité, te voir revenir de tes préventions, et alors tedire&|160;: – J’ai vaincu les Bretons par la force de mes armes, jeveux affermir ma conquête par la persuasion. Retourne en ton pays,raconte à tes compatriotes la journée que tu as passée avec Karl,ce conquérant, ce tyran&|160;; ils auront foi à tes paroles, carils ont en toi, je le sais, une confiance absolue. Tu as été l’âmedes deux dernières guerres qu’ils ont soutenues contre moi, soisl’âme de la pacification que je désire. Une conquête basée sur laforce est souvent éphémère&|160;; une conquête affermie parl’affection, par l’estime, devient impérissable. Je crois t’avoirprouvé que l’on peut estimer, affectionner Karl&|160;; je me fie àta loyauté pour me gagner le cœur des Bretons. – Oui, tel était monespoir. Cet espoir, l’amère injustice de tes paroles le détruit,n’y pensons plus. Tu resteras ici en otage&|160;; je te traiteraicomme je dois traiter un vaillant soldat qui a sauvé la vie de monaïeul&|160;; peut-être, à la longue, me jugeras-tu pluséquitablement&|160;; ce jour-là venu, tu pourras retourner en tonpays, et, j’en suis certain, tu diras à mon sujet ce que tu croirasle bien, de même que tu leur dirais aujourd’hui ce que tu crois lemal.

–&|160;Karl, quoique ta pensée ne puisse enaucun cas atteindre ton but, cette pensée est généreuse, je t’ensais gré.

–&|160;Par la chappe de saint Martin&|160;!vous êtes un étrange peuple, vous autres Bretons&|160;! Quoi&|160;!si tu avais créance que je mérite estime et affection, tescompatriotes, s’ils partageaient ton opinion, n’accepteraient pasavec joie mon empire qu’ils subissent aujourd’hui par laforce&|160;?

–&|160;Il ne s’agit pas pour nous d’avoir unmaître plus ou moins méritant&|160;: nous ne voulons pas demaître.

–&|160;Ah&|160;! vous n’en voulez pas&|160;!je suis pourtant maître chez vous, païens&|160;!

–&|160;Jusqu’au jour où nous nous révolteronsde nouveau contre toi.

–&|160;Vous serez écrasés, exterminés, j’enjure Dieu.

–&|160;Soit, fais exterminer jusqu’au dernierGaulois de Bretagne, fais égorger tous les enfants, alors tupourras régner en paix sur l’Armorique déserte et dépeuplée&|160;;mais tant qu’un homme de notre race vivra dans ce pays, tu pourrasle vaincre, jamais le soumettre.

–&|160;Vieillard, ma domination est-elle doncsi terrible&|160;?

–&|160;Nous ne voulons pas de dominationétrangère. Vivre selon la loi de nos pères, élire librement noschefs, en hommes libres, ne payer de tribut à personne, nousrenfermer dans nos frontières et les défendre, tel est notre vœu.Accepte-le, tu n’auras rien à redouter de nous.

–&|160;Des conditions, à moi&|160;! à moi, quirègne en maître sur l’Europe&|160;! Une misérable population debergers, de bûcherons et de laboureurs m’imposer des conditions, àmoi, dont les armes ont conquis le monde&|160;!

–&|160;Je pourrais te répondre que pourvaincre ce misérable peuple de bergers, de bûcherons et delaboureurs, retranchés au milieu de leurs montagnes, de leursrochers, de leurs marais et de leurs bois, il t’a fallu envoyerdans la Gaule armoricaine tes vieilles bandes des guerres de Saxeet de Bohème&|160;!

–&|160;Oui&|160;! – s’écria l’empereur avecdépit&|160;; – et afin de maintenir ton maudit pays en obéissance,il me faut y laisser mes troupes d’élite, qui d’un moment à l’autreme feront faute en Germanie&|160;!

–&|160;Ceci est pour toi déplaisant, Karl,j’en conviens, et sans parler des invasions maritimes desNorth-mans, les Bohémiens, les Hongrois, les Bavarois, les Lombardset autres peuples conquis par tes armes sont, comme les Bretons,vaincus, mais non soumis&|160;; d’un moment à l’autre, ils peuventse soulever de nouveau, et, chose grave, menacer le cœur de tonempire. Nous autres, au contraire, nous ne demandons qu’à vivrelibres et en paix, sans sortir de nos frontières.

–&|160;Et qui me le garantira&|160;? Qui medit qu’une fois mes troupes hors de ton infernal pays, vous nerecommencerez pas vos excursions, vos attaques contre les troupesfranques cantonnées en dehors de vos limites&|160;?

–&|160;Ce serait notre droit.

–&|160;Votre droit&|160;!

–&|160;Les autres provinces sont gauloisescomme nous, notre devoir est de les provoquer, de les aider àbriser le joug des rois franks&|160;; mais les gens sensés pensentque le moment n’est pas venu. Depuis quatre siècles, les prêtrescatholiques ont façonné les populations à l’esclavage&|160;; dessiècles se passeront, hélas&|160;! avant qu’elles seréveillent&|160;; mais écoute, Karl, tu as confiance en ma paroleet en mon influence sur mes compatriotes&|160;?

–&|160;Ne voulais-je pas te renvoyer verseux&|160;?

–&|160;Tu l’avoues, il est dangereux pour toi,d’être forcé de maintenir en Bretagne une partie de tes meilleurestroupes&|160;?

–&|160;Où veux-tu en venir&|160;?

–&|160;Rappelle ton armée, je te donne maparole de Breton, et je suis autorisé à te la donner au nom de nostribus, que, jusqu’à ta mort, nous ne sortirons pas de nosfrontières.

–&|160;Par le roi des cieux&|160;! laraillerie est trop forte&|160;! Me prends-tu pour un sot&|160;? Nesais-je pas que si, retirant mes troupes, je vous accorde unetrêve, vous en profiterez pour vous préparer à recommencer laguerre après ma mort&|160;?

–&|160;Oui, si tes fils ne respectent pas noslibertés.

–&|160;Moi, vainqueur, consentir à une trêvehonteuse&|160;! consentir à retirer mes troupes d’un pays que j’aidompté avec tant de peine&|160;!

–&|160;Laisse donc ton armée enBretagne&|160;; mais attends-toi dans un an ou deux, peut-êtreavant, à de nouvelles insurrections.

–&|160;Vieillard insensé&|160;! oses-tu bientenir un tel langage, lorsque toi, ton petit-fils et quatre autreschefs Bretons vous êtes mes otages&|160;! Oh&|160;! j’en jureDieu&|160;! votre tête tomberait à la première prise d’armes,entends-tu&|160;? Ne te fie pas trop, crois-moi, à la bonhomie duvieux Karl&|160;; je n’aime pas le sang&|160;; mais le terribleexemple que j’ai fait des quatre mille Saxons révoltés te prouveque je ne recule devant aucune nécessité.

–&|160;Les chefs Bretons, restés en route parsuite de leurs blessures, mais qui bientôt nous rejoindront àAix-la-Chapelle, n’auraient pas accepté, non plus que moi et monpetit-fils, le poste d’otage, s’il eût été sans péril&|160;; maiscrois-moi, Karl, quel que soit le sort qui nous attende, nous nefaillirons pas à notre devoir&|160;: nous sommes ici au cœur de tonempire et à même de juger l’opportunité des choses&|160;; donc nousdonnerons, s’il le faut, d’ici même, le signal d’une nouvelleguerre lorsque le moment nous semblera venu.

–&|160;Par le roi des cieux&|160;! est-ceassez d’audace&|160;? – s’écria l’empereur, pâle de fureur&|160;; –oser me dire que ces traîtres, d’après ce qu’ils verront ouépieront ici, enverront en Bretagne l’ordre de la révolte&|160;!Oh&|160;! j’en jure Dieu, dès demain, dès ce soir, toi et tonpetit-fils vous serez plongés dans de si noirs cachots qu’il vousfaudra des yeux de lynx pour voir ce qui se passe ici. Par lachappe de saint Martin&|160;! tant d’insolence me rendrait féroce.Pas un mot de plus, vieillard&|160;! Heureusement, nous voiciarrivés au pavillon&|160;; je vais retrouver mes filles, leur vueme consolera de tant d’ingratitude&|160;! – Ce disant, l’empereurdes Franks mit son cheval au galop afin de se rendre promptement aupavillon de chasse situé à peu de distance. Les seigneurs de lasuite de Karl se préparaient à hâter comme lui la marche de leursmontures, lorsqu’il se retourna vers eux en s’écriant d’une voixcourroucée&|160;: – Que personne ne me suive&|160;! je veux resterseul avec mes filles&|160;; vous attendrez mes ordres en dehors dupavillon.

Un profond et respectueux silence accueillitces paroles de l’empereur, et tandis qu’il s’éloignait, lesseigneurs de sa suite continuèrent lentement leur route vers lerendez-vous de chasse&|160;; Amael, confondu parmi eux, lesaccompagna, réfléchissant à son entretien avec Karl, et sentantaussi augmenter l’inquiétude que lui causait l’absence prolongée deVortigern. Les courtisans de l’empereur, frissonnant de froid sousleurs habits de soie emplumés et dépenaillés, maugréaient tout bascontre le caprice de leur souverain, qui retardait ainsi le momentoù ils espéraient se réchauffer au foyer du pavillon et seréconforter en soupant&|160;; descendus de leurs chevaux, ilscausaient depuis un quart d’heure, lorsque Amael, qui, ayant aussimis pied à terre, se tenait pensif, adossé à un arbre, vit venirOctave qui, courant à lui, s’écria d’une voix émue etprécipitée&|160;: – Amael, je vous cherchais&|160;; venez vite. –Le vieux Breton attacha son cheval à un arbre, suivit Octave, etlorsque tous deux furent éloignés de quelques pas du groupe desseigneurs franks, le jeune Romain reprit&|160;: – Je suis dans uneinquiétude mortelle au sujet de Vortigern.

–&|160;Que dis-tu&|160;?

–&|160;Voici ce que je viens d’apprendre dansce pavillon&|160;: votre petit-fils ayant sans doute été emportépar son cheval, au commencement de la chasse, Thédralde etHildrude, deux des filles de l’empereur, l’ont suivi. Que s’est-ilpassé&|160;? je l’ignore&|160;; seulement l’on m’assurequ’Hildrude, qui semblait fort irritée, est retournée àAix-la-Chapelle avec deux de ses sœurs et les concubines de sonpère… donc Thétralde est restée seule avec Vortigern en quelqueendroit de la forêt.

–&|160;Achève&|160;!

–&|160;Amael, je connais par expérience lafacilité des mœurs de cette cour. Thétralde a remarqué votrepetit-fils&|160;; elle a quinze ans, elle a été élevée au milieu deses sœurs, qui ont autant d’amants que son père a de maîtresses.Vortigern a, malgré lui, le pauvre innocent, tourné la tête deThétralde&|160;: ce sont deux enfants&|160;; ils ont disparuensemble, ils se seront perdus ensemble… car trois des filles deKarl sont retournées au palais, deux autres sont revenues ici.Thétralde seule ne se retrouve pas. Or, si, comme je le crois, elles’est égarée en compagnie de Vortigern, il est à espérer, aurais-jedit ce matin… il est à craindre, dirai-je ce soir, que…

–&|160;Ciel et terre&|160;! – s’écria levieillard en pâlissant, – tu as le courage de plaisanter&|160;!

–&|160;Ce matin, j’aurais, je l’avoue, trouvél’aventure divertissante&|160;; ce soir, elle me paraîtredoutable&|160;: voici pourquoi&|160;: tout à l’heure, l’empereurordonnant que personne ne le suivît, a piqué des deux vers lepavillon.

–&|160;Oui, oui&|160;; c’était, disait-il,afin de rester seul avec ses filles.

–&|160;Maudit accès de tendressepaternelle&|160;! Rothaïde et Berthe, filles de Karl, croyant, sansdoute, être à l’avance prévenues de son arrivée par le bruittumultueux de sa chevauchée, avaient gagné les chambres hautes dupavillon, Berthe avec Enghilbert, le bel abbé de Saint-Riquier,Rothaïde avec Audoin, l’un des officiers de l’empereur. Or, lesdeux couples pleins de sécurité se mirent, les imprudents&|160;! àchanter les litanies de Vénus&|160;!

–&|160;Quelles mœurs&|160;! quellecour&|160;!

–&|160;L’empereur arrive seul, descend decheval&|160;; les amoureux n’entendent rien. – «&|160;Où sont mesfilles&|160;? – demande-t-il brusquement au grand Nomenclateur desa table, qui veillait aux préparatifs du souper… C’est de lui queje tiens ces détails, car, tout à l’heure, transi de froid etmouillé jusqu’aux os, je suis, malgré les ordres de Karl, entré parune porte de derrière du pavillon, pour me réchauffer au feu de lacuisine…

–&|160;Eh&|160;! qu’importe&|160;!

–&|160;Où sont mes filles&|160;? – demandadonc l’empereur à l’officier de sa table d’un ton courroucé, car ilsemble véritablement furieux… de cette furie, vous savez peut-êtrela cause, Amael, vous qui l’avez entretenu tout le long duchemin&|160;?

–&|160;Octave… tu me mets au supplice… achèvedonc&|160;!

–&|160;Le grand Nomenclateur, comme tous lesofficiers du palais, connaissait les galanteries des filles del’empereur&|160;; aussi, les voyant grimper aux chambres hautesavec Audoin et Enghilbert, notre homme supposa sagement qu’ellesn’allaient point en ce lieu pour dire leurs oraisons. À la vueinattendue de Karl, qui lui demande où sont ses filles, le grandNomenclateur se trouble et répond&|160;: – «&|160;Auguste empereur…je vais avertir les augustes princesses de votre augusteprésence&|160;; elles sont, je crois, montées aux chambres hautespour prendre un peu de repos, en attendant le souper.&|160;» –«&|160;Je vais aller les rejoindre,&|160;» – reprit Karl, – et levoici grimpant à son tour à l’étage supérieur. Le vieux Vulcain,surprenant Mars et Vénus dans leurs amoureux ébats, ne dut pas êtreplus furieux que l’auguste empereur en surprenant ses filles etleurs galants, car le grand Nomenclateur, resté près de la porte del’escalier, entendit bientôt un tapage infernal dans les chambreshautes&|160;: l’irascible Karl jouait à tort et à travers du manchede son fouet de chasse sur les couples amoureux&|160;; après quoiun grand silence se fit. L’empereur, ayant l’habitude de ne pointébruiter ces choses, redescendit, calme en apparence, mais pâle decolère, et… – Le récit d’Octave fut soudain interrompu par des cristumultueux&|160;; il vit, ainsi qu’Amael, des esclaves sortir dupavillon en tenant des torches à la main. Bientôt la voix perçantede l’empereur, dominant ce tumulte, s’écria&|160;: – Àcheval&|160;!… ma fille Thétralde est égarée dans la forêt… ellen’est pas retournée au palais… et elle n’est pas venue dans cepavillon… Prenez des torches… et cherchons-la&|160;!… Vite, àcheval&|160;! à cheval&|160;!…

–&|160;Amael… au nom du salut de votrepetit-fils, – s’écria précipitamment Octave, – suivez-moi de loin…il nous reste une chance de sauver Vortigern du courroux del’empereur. – Ce disant, le jeune Romain disparut au milieu desseigneurs de la cour, qui couraient à leurs chevaux, tandis queKarl, dont la colère, un moment contenue, faisait explosion denouveau, s’écriait&|160;: – Les voilà ahuris comme un troupeau endésordre… Que chacun prenne une torche et suive une des allées dela forêt… en appelant ma fille à grands cris. Holà&|160;! quelqu’unpour porter une torche devant moi&|160;! – Octave, à ces mots,saisit une torche et s’approcha de l’empereur, tandis que d’autresseigneurs s’éloignaient rapidement dans diverses directions, afind’aller à la recherche de Thétralde. Amael comprit alors le sens dela recommandation d’Octave, et remontant à cheval, ainsi qu’yétaient remontés Karl et le jeune Romain qui l’éclairait, il leslaissa tous deux prendre une assez grande avance, puis il lessuivit de loin, se guidant sur la lumière de la torche qui brillaità travers les ténèbres.

**

*

L’empereur, ainsi que le racontait plus tardOctave à Amael, semblait tour à tour en proie à la colère que luicausait la nouvelle preuve du libertinage de ses filles et àl’inquiétude où le jetait la disparition de Thétralde. Ces diverssentiments se traduisaient par quelques mots entrecoupés, parvenantaux oreilles du jeune Romain, qui précédait Karl de quelquespas&|160;: – Malheureuse enfant&|160;!… Où est-elle&|160;? oùest-elle&|160;? mourant de froid et de frayeur… au fond de quelquetaillis, peut-être&|160;! – murmurait l’empereur&|160;; puis ilappelait à grands cris&|160;: – Thétralde&|160;! Thétralde&|160;! –Mais le silence seul lui répondant, il reprenait engémissant&|160;: – Hélas&|160;! elle ne m’entend pas&|160;! Roi descieux, aie pitié de moi&|160;! Si jeune… si délicate… une pareillenuit de froidure peut la tuer&|160;!… Oh&|160;! malheur à mavieillesse&|160;! que cette enfant eût consolée… Elle n’eut pasressemblé à ses sœurs&|160;; son front de quinze ans n’a jamaisrougi d’une mauvaise pensée&|160;! Oh&|160;! morte, morte,peut-être&|160;! Non, non… la jeunesse est si vivace… et puis cesfilles… je les ai élevées en garçons… elles sont habituées à lafatigue… à me suivre pendant mes voyages… et pourtant… cette nuitprofonde… ce froid… la frayeur de se trouver seule… c’est affreuxpour une enfant de cet âge&|160;! – Et il se reprenait àcrier&|160;: – Thétralde&|160;! Thétralde&|160;! – Puis, s’arrêtantsoudain et prêtant l’oreille, l’empereur des Franks dit vivement aujeune Romain après un moment de silence&|160;: – N’as-tu pasentendu le hennissement d’un cheval&|160;?

–&|160;En effet, auguste prince, il mesemble…

–&|160;Écoute… écoute…

Octave se tut&|160;; bientôt un nouveau etlointain hennissement retentit au milieu du silence de la forêt. –Plus de doute… ma fille, désespérant de retrouver son chemin, auraattaché sa haquenée à un arbre, – s’écria Karl, palpitantd’espérance, et s’adressant à Octave&|160;: – Au galop&|160;! augalop&|160;! – Précipitant alors sa course, l’empereur des Frankss’écria&|160;: – Thétralde&|160;! ma fille&|160;!… mevoici&|160;!

Amael, qui, à une assez grande distance ettoujours dans l’ombre, suivait Karl, voyant la lumière de la torchesur laquelle il se guidait s’éloigner rapidement dans les ténèbres,prit aussi le galop, laissant toujours à l’empereur la même avance.Celui-ci eut bientôt atteint, ainsi qu’Octave, l’endroit de laroute où Vortigern et Thétralde, avant d’entrer dans la hutte dubûcheron, avaient attaché leurs chevaux. Une lueur de la torcheéclaira la forme blanche de la monture favorite de la jeune fille,et laissa dans l’ombre le noir coursier de Vortigern, attaché àquelques pas.

–&|160;La haquenée de Thétralde&|160;! –s’écria Karl&|160;; puis, avisant la cabane à la clarté du flambeauporté par Octave, il ajouta&|160;: – Ô roi des cieux&|160;! grâceste soient rendues&|160;!… ma chère enfant a trouvé un abri&|160;! –Mettant alors pied à terre, l’empereur dit au jeune Romain, en sedirigeant vers la hutte, éloignée d’une vingtaine de pas de laroute. – Viens vite&|160;! ma fille est là… Marche devant,éclaire-moi.

Octave, doué d’un coup d’œil plus perçant quecelui de Karl, avait reconnu en frémissant le cheval de Vortigern,attaché auprès de la haquenée de Thétralde&|160;; aussi,pressentant l’accès de fureur où allait entrer l’empereur à la vuedu spectacle qui l’attendait, sans doute… Octave recourut à unmoyen extrême&|160;: feignant de trébucher, il laissa tomber satorche dans l’espoir de l’éteindre sous ses pieds, comme parhasard. Mais Karl se baissa vivement, la ramassa ens’écriant&|160;: – Maladroit&|160;! – Puis il courut à l’entrée dela hutte… Le jeune Romain, plein d’épouvante, suivaitl’empereur&|160;; soudain il le vit s’arrêter pétrifié au seuil dela cabane, intérieurement éclairée par la torche qu’il tenait, etdont la lueur continuait de guider Amael. Celui-ci, ayant aussi mispied à terre, put, grâce à l’épaisse feuillée dont était jonché lesol, s’approcher sans être entendu de l’empereur des Franks, aumoment où celui-ci, frappé de stupeur, s’était arrêté immobile.Voici ce que vit Amael à la clarté du flambeau&|160;: Vortigern,profondément endormi, couché, son épée nue à côté de lui, défendaitl’entrée de la cabane, car, pour y pénétrer, il eût fallu marchersur son corps placé en travers du seuil. Au fond de cette retraite,Thétralde, étendue sur un lit de mousse et soigneusement couvertede la tunique du jouvenceau, dormait aussi d’un profond sommeil, satête, candide et charmante, posée sur l’un de ses bras replié.Telle était la persistance de leur sommeil, que ni la jeune filleni Vortigern ne furent d’abord réveillés par la lumière de latorche. De grosses gouttes de sueur tombaient du front pâle del’empereur des Franks. À sa première stupeur de retrouver sa filledans cette hutte solitaire en compagnie du jeune Breton, avaitsuccédé sur les traits de Karl l’expression d’une angoisseterrible&|160;; puis, ces doutes cruels sur la chasteté de sa fillefirent placé à l’espoir, lorsqu’il remarqua la sérénité du sommeilde ces deux enfants. L’empereur se sentait encore rassuré par laprécaution qu’avait eue Vortigern de se coucher en travers du seuilde la cabane, cédant, sans doute, ainsi à une pensée derespectueuse sollicitude et de vaillante protection. Thétralde,cependant, s’éveilla la première. La clarté de la torche frappa lespaupières closes de la jeune fille&|160;; elle souleva d’abord àdemi sa tête, encore appesantie, porta la main à ses yeux, lesouvrit bientôt tout grands, se dressa sur son séant&|160;; puis, àla vue de son père, elle poussa un cri de joie si sincère, sestraits enchanteurs exprimèrent un bonheur si pur de tout embarras,de toute honte, en se jetant d’un bond au cou de Karl, qu’il lapressa contre son cœur avec ivresse en murmurant&|160;: – Ah&|160;!je ne crains plus rien… son front n’a pas rougi&|160;!

Ces mots arrivèrent aux oreilles d’Amael,jusqu’alors debout et immobile derrière l’empereur, qui courutbientôt un assez grand danger&|160;: car Thétralde, courant à sonpère dans le premier élan de sa joie, avait heurté Vortigern enpassant par-dessus son corps&|160;; le jeune Breton, réveillé ensursaut, ébloui par la lumière et l’esprit encore troublé par lesommeil, saisit son épée, se releva d’un bond&|160;; et voyant àl’entrée de la hutte deux hommes, dont l’un tenait Thétraldeenlacée dans ses bras, il crut à un rapt, saisit d’une main Karl àla gorge, et, le menaçant de son épée nue, s’écria&|160;: – Tu esmort si… – Mais, reconnaissant aussitôt le père de Thétralde,Vortigern laissa tomber son épée, se frotta les yeux, et dit enreculant d’un pas&|160;: – L’empereur des Franks&|160;!…

–&|160;Lui-même, mon garçon&|160;! – réponditjoyeusement Karl en baisant de nouveau avec une sorte de frénésiele front et les cheveux de sa fille. – Tu avais défendu l’entrée dela hutte en te couchant en travers du seuil… Aussi, la vigueur deton poignet me prouve qu’il eût été mal venu celui qui aurait euquelque méchante intention contre mon enfant&|160;!

–&|160;Nous sommes tes ennemis, et cependanttu nous as accueillis avec bonté, mon aïeul et moi, – réponditsimplement le jeune Breton, sans baisser les yeux devant le regardpénétrant de Karl&|160;; – j’ai veillé sur ta fille… comme j’auraisveillé sur ma sœur.

Vortigern accentua si noblement cesmots&|160;: ma sœur, qu’Amael murmura tout bas à l’oreillede Karl&|160;: – Ainsi que toi, je ne doute pas de la pureté de cesenfants.

–&|160;Toi ici&|160;? – s’écria l’empereur ense retournant avec surprise. – Sois le bienvenu&|160;! D’oùsors-tu&|160;?

–&|160;Tu cherchais ta fille… moi je cherchaismon petit-fils.

–&|160;Et je l’ai retrouvée, ma doucefille&|160;! – reprit Karl avec un attendrissement ineffable, enbaisant encore Thétralde au front. – Oh&|160;! je l’aime… jel’aime… plus que je ne l’ai jamais aimée&|160;! – Et, la tenanttoujours enlacée de l’un de ses bras, l’empereur alla jusqu’au fondde la hutte, où il se jeta brisé par l’émotion. Faisant alorsasseoir Thétralde sur ses genoux, et la contemplant avec bonheur,il lui dit&|160;: – Voyons, fillette, raconte-moi ton aventure…Comment as-tu perdu la chasse&|160;? Comment t’es-tu ainsiégarée&|160;? Comment t’es-tu résignée à passer la nuit dans cettehutte, quoique gardée par ce vaillant soldat&|160;?

–&|160;Mon père, – répondit Thétralde enbaissant les yeux et cachant un instant son visage dans le sein deKarl, sur les genoux de qui elle restait assise, – laisse-moirassembler mes souvenirs… je vais tout te raconter.

Vortigern, pendant un moment de silence quisuivit la réponse de Thétralde, se rapprocha d’Amael, qui le serratendrement contre sa poitrine, tandis que, debout, la torche à lamain, éclairant cette scène, le jeune Romain semblait, il fautl’avouer, encore plus surpris qu’enthousiasmé de la continence deVortigern.

–&|160;Mon père, – reprit Thétralde enrelevant la tête et attachant son regard candide sur l’empereur desFranks, – je dois tout te dire, n’est-ce pas&|160;? tout…absolument&|160;?

–&|160;Oui, fillette, tout absolument&|160;! –Et Karl, réfléchissant, dit à Octave&|160;: – Plante cette torcheen terre, et va avec ce jeune garçon veiller sur nos chevaux. – LeRomain obéit, s’inclina, et sortit avec le petit-fils d’Amael.

–&|160;Quoi&|160;! mon père… tu renvoiesVortigern&|160;? – dit Thétralde avec un accent de doux reproche. –J’aurais, au contraire, désiré qu’il restât pour te confirmer monrécit.

–&|160;Tout ce que tu me diras, ma fille, jele croirai. Parle, parle sans crainte devant moi et l’aïeul de cedigne garçon.

–&|160;Hier, – reprit Thétralde, – j’étais aubalcon du palais lorsque Vortigern est entré dans la cour.Apprenant qu’il venait ici comme prisonnier, si jeune et blessé, jeme suis tout de suite intéressée à lui&|160;; puis, quand il amanqué d’être renversé, tué peut-être par son cheval, j’ai eu sigrand’peur, si grand’peur, que j’ai poussé un cri d’effroi&|160;;mais, lorsque Hildrude et moi nous l’avons vu se montrer intrépidecavalier, nous lui avons, dans notre admiration, jeté nosbouquets.

–&|160;Vous m’aviez toutes deux parlé de votreadmiration pour ce jouvenceau comme habile écuyer, mais point dutout de ces bouquets-là&|160;; enfin, passons… continue.

–&|160;J’ai été certainement très-heureuse deton retour, bon père&|160;; cependant, je te l’avoue, je pensaispeut-être encore plus à Vortigern qu’à toi&|160;; toute la nuit, masœur et moi, nous avons parlé du jeune otage breton, de sa bonnegrâce, de sa figure, à la fois douce et hardie… de…

–&|160;Bien, bien, passons là-dessus, mafille, passons…

–&|160;Tu ne veux donc pas, père, que je tedise tout&|160;?…

–&|160;Si… si… continue…

–&|160;Au point du jour, je me suis endormie,mais c’était encore pour rêver de Vortigern&|160;; nous l’avonsrevu à l’église, quand je ne regardais pas son fier et doux visage,je priais pour le salut de son âme. Après la messe, lorsque j’ai suque l’on chasserait, ma seule crainte a été qu’il ne vînt pas à lachasse… Juge de ma joie, mon père, lorsque je l’ai aperçu. Soudainson cheval s’emporte&|160;; moi, presque sans réfléchir, carj’agissais vraiment comme malgré moi, je donne un coup de houssineà ma haquenée pour rejoindre Vortigern. Hildrude me suit, elle veutme dépasser&|160;; oh&|160;! alors cela m’irrite&|160;; je frappeson cheval à la tête&|160;; il fait un écart, emporte ma sœur dansune autre allée&|160;; j’arrive seule auprès de Vortigern. Lebrouillard, la pluie, et bientôt la nuit nous surprennent&|160;;nous remarquons cette hutte de bûcheron et un foyer à demiéteint&|160;; alors nous nous disons&|160;: nous ne pouvonsretrouver notre chemin, passons la nuit ici&|160;! Par bonheur,nous voyons des châtaignes tombées des arbres&|160;; nous lesramassons, nous les faisons cuire sous la cendre, mais nous avonsoublié de les manger…

–&|160;Parce que vous étiez trop fatigués,sans doute&|160;?… de sorte que, pour prendre du repos, tu t’escouchée, toi sur cette mousse, et ce garçon en travers duseuil&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, mon père… avant de nousendormir, nous avons beaucoup causé, beaucoup disputé, et c’est endisputant ainsi que nous avons oublié nos châtaignes… puis lesommeil nous a pris, et nous nous sommes endormis.

–&|160;Mais à quel propos toi et ce garçonvous êtes-vous disputés, ma fille&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! j’avais eu des penséesmauvaises… ces pensées, Vortigern les combattait de toutes sesforces, et, à ce propos, nous nous sommes disputés&|160;; pourtant,au fond, vois-tu, il avait raison&|160;; car tu ne pourras jamaisle croire. Je voulais fuir Aix-la-Chapelle, et aller en Bretagneavec Vortigern… pour nous y marier.

–&|160;Me quitter… ma fille… me quitter&|160;?moi qui t’aime si tendrement&|160;!

–&|160;C’est ce que m’a répondu Vortigern.«&|160;– Thétralde, y songes-tu&|160;? quitter ton père, qui techérit, – me disait-il. – Quoi&|160;! tu aurais le triste couragede lui causer ce cruel chagrin&|160;? Et moi qu’il a traité, ainsique mon aïeul, avec bonté, je serais ton complice&|160;! Non,non&|160;; d’ailleurs je suis ici prisonnier sur parole&|160;;prendre la fuite, ce serait me déshonorer. Ma mère ne me reverraitde sa vie…&|160;» – Ta mère t’aime trop, – disais-je à Vortigern, –pour ne pas te pardonner&|160;; mon père aussi nouspardonnera&|160;: il est si bon&|160;! N’a-t-il pas été indulgentpour mes sœurs, qui ont leurs amants comme il a des maîtresses…Cela ne fait ni tort ni mal à personne de s’aimer quand on seplaît&|160;; une fois mariés, nous reviendrons auprès de monpère&|160;; heureux de me revoir, il oubliera tout, et nous vivronsauprès de lui comme Éginhard et ma sœur Imma. – Mais Vortigern,inflexible, me parlait sans cesse de sa promesse de prisonnier etdu chagrin que te causerait ma fuite&|160;; il pleurait ainsi quemoi à chaudes larmes en me consolant et me grondant comme uneenfant que j’étais&|160;; enfin, quand nous avons eu beaucoupdisputé, beaucoup pleuré, il m’a dit&|160;: «&|160;Thétralde, lanuit s’avance&|160;; tu dois être fatiguée, il faut te coucher surce lit de mousse&|160;; je me mettrai en travers du seuil, mon épéenue à côté de moi, pour te défendre au besoin…&|160;» Je tombais desommeil&|160;; Vortigern m’a couverte de sa tunique&|160;; je mesuis endormie, et je rêvais encore de lui, quand tout àl’heure tu m’as réveillée, mon bon père…

L’empereur des Franks avait écouté ce naïfrécit avec un mélange d’attendrissement, de crainte et dechagrin&|160;; bientôt il poussa un profond soupir d’allégement quisemblait répondre à cette réflexion&|160;: – À quel danger ma fillea échappé&|160;!… – Cette pensée dominant bientôt toutes lesautres, Karl embrassa de nouveau Thétralde avec effusion, en luidisant&|160;: – Chère enfant, ta franchise me charme&|160;; elle mefait oublier qu’un moment tu as pu songer à quitter ton père.

–&|160;Oh&|160;! à ce méchant projet,Vortigern m’a fait renoncer&|160;; aussi, pour le récompenser, tuseras bon, tu nous marieras, n’est-ce pas&|160;? Nous nous aimonstant&|160;!…

–&|160;Nous reparlerons de cela. Quant àprésent, il faut songer à regagner le pavillon, tu y prendrasquelques moments de repos&|160;; nous reparlerons ensuite pourAix-la-Chapelle. Attends-moi ici&|160;; j’ai à m’entretenir unmoment avec ce bon vieillard. – Karl sortit de la hutte avec Amael,et lui dit en s’arrêtant à quelques pas&|160;: – Ton petit-fils estun loyal garçon, vous êtes une famille de braves hommes&|160;; tuas sauvé la vie de mon aïeul, ton petit-fils a respecté l’honneurde ma fille&|160;; car je sais ce qu’il y a de fatal, à l’âge deces enfants, dans l’entraînement d’un premier amour&|160;; cetentraînement, Vortigern l’eût payé de sa vie… mais j’aime mieuxlouer que punir.

–&|160;Karl, lorsqu’il y a quelques heures jete disais mes inquiétudes à propos de l’absence de Vortigern, tum’as répondu&|160;: – «&|160;Bon&|160;! il aura rencontré quelquejolie fille de bûcheron… l’amour est de son âge. Tu ne veux pasfaire un moine de ce garçon&|160;? – Et pourtant, s’il eût traitéta fille comme la fille d’un bûcheron… qu’aurais-tu fait&|160;?

–&|160;Par le roi des cieux&|160;! Vortigernne serait pas sorti vivant de cette hutte&|160;!

–&|160;Donc il est permis de déshonorer lafille d’un esclave&|160;? et le déshonneur de la fille d’unempereur est puni de mort&|160;? Toutes deux pourtant sont descréatures de Dieu, égales à ses yeux.

–&|160;Vieillard, ces paroles sontinsensées&|160;!

–&|160;Et tu te dis chrétien&|160;! et tu noustraites de païens&|160;! Mon petit-fils s’est conduit en honnêtehomme, rien de plus. L’honneur nous est cher, à nous autres Gauloisde cette vieille Armorique qui a pour devise&|160;: JamaisBreton ne fit trahison. Un dernier mot&|160;: Veux-tum’accorder une grâce&|160;? je t’en saurai gré.

–&|160;Parle.

–&|160;Tantôt, je t’ai vu frappé de la beautéd’une pauvre fille esclave&|160;; tu songes à faire d’elle une detes concubines d’un moment&|160;; sois généreux pour cettemalheureuse créature, ne la corromps pas&|160;; rends-lui laliberté, à elle et à sa famille&|160;; donne à ces gens le moyen devivre laborieusement, mais honnêtement.

–&|160;Il en sera ainsi, foi de Karl, je te lepromets. Tu n’as rien de plus à me demander&|160;?

–&|160;Rien.

–&|160;Écoute à ton tour. Tantôt tu m’as, aunom de ton peuple, dit ceci&|160;: Karl, retire tes troupes denotre pays, et j’engage la foi bretonne que durant ta vie, nous nesortirons pas de nos frontières.

–&|160;Oui, cette offre, je te l’aifaite&|160;: je te la fais encore.

–&|160;Je l’accepte.

–&|160;Tu agis en homme sage. Sois fidèle à tafoi, nous serons fidèles à la nôtre.

–&|160;Ta main, Amael… ta main loyale.

–&|160;La voici, Karl, et qu’elle soit la maind’un traître si notre peuple parjure sa promesse&|160;! Nousvivrons en paix avec toi&|160;; si tes descendants respectent noslibertés, nous vivrons en paix avec eux.

–&|160;Amael, c’est dit et juré.

–&|160;Karl, c’est dit et juré.

–&|160;Maintenant, toi et ton petit-fils, aulieu de retourner à Aix-la-Chapelle, vous passerez la nuit dans lepavillon de la forêt&|160;; demain, au point du jour, je vousenverrai vos bagages et une escorte chargée de vous accompagnerjusqu’aux frontières de l’Armorique, et vous vous mettrez en routesans retard.

–&|160;Tu peux y compter.

–&|160;Je vais retourner au pavillon, seulavec ma fille, lui promettant, afin de ne pas la désespérer, quedemain elle verra Vortigern. Je dirai à mes courtisans que je l’aitrouvée seule dans cette hutte&|160;: hélas&|160;! les médisancesdes cours sont cruelles&|160;; on n’y croit guère à l’innocence, etsi l’on savait que Thétralde a passé une partie de la nuit dans ceréduit avec ton petit-fils, on dirait déjà d’elle ce qu’on dit deses sœurs&|160;! – Et portant sa main à ses yeux humides,l’empereur des Franks ajouta douloureusement&|160;: – Ah&|160;! moncœur de père saigne souvent&|160;; j’ai trop aimé mes filles, j’aiété trop indulgent&|160;! Et puis mes guerres continuelles audehors de mon royaume, les affaires de l’État m’empêchaient deveiller sur mes enfants. Cependant, en mon absence, je les laissaisaux mains des prêtres&|160;! elles ne manquaient pas un office etbrodaient des chasubles pour les évêques&|160;! Enfin, le SeigneurDieu, qui m’a toujours été secourable en toutes choses, a voulu mefrapper dans ma famille, que sa volonté soit faite&|160;! Je suisun malheureux père&|160;! – Et appelant le jeune Romain, il lui ditd’une voix redoutable&|160;: – Octave, personne… tu m’entends,personne… ne doit savoir que ma fille a passé une partie de la nuitdans cette cabane avec ce jeune homme, car la malignité n’épargnepas même ce qu’il y a de plus chaste, de plus respectable au monde.Le secret de cette nuit n’est connu que de moi, de ma fille et deces deux Bretons&|160;; je suis aussi certain de leur discrétionque de la mienne et de celle de Thétralde. Rappelle-toi ceci&|160;:tu es perdu si un seul mot de cette aventure circule à lacour&|160;; en ce cas, toi seul aurais parlé&|160;; si, aucontraire, tu me gardes le secret, tu peux compter sur ma faveurcroissante.

–&|160;Auguste empereur, ce secret, jel’emporterai dans la tombe.

–&|160;J’y compte&|160;: amène mon cheval etcelui de ma fille&|160;; tu vas nous accompagner au pavillon dechasse, puis à Aix-la-Chapelle&|160;; tu commanderas l’escorte queje donne à ces deux otages pour retourner en leur pays&|160;; je teremettrai un ordre pour le commandant de mon armée en Bretagne.Demain, au point du jour, tu te rendras au pavillon de la forêtavec l’escorte, et vous partirez aussitôt pour l’Armorique.

Octave s’inclina. L’empereur dit alors àAmael&|160;: – La lune s’est levée, elle éclaire suffisamment laroute. Monte à cheval avec ton petit-fils, suis cette allée jusqu’àce que tu te trouves dans un carrefour&|160;; tu t’yarrêteras&|160;; c’est là que, par mes ordres, l’on viendra bientôtte chercher pour te conduire au pavillon d’où tu partiras demain aupoint du jour. Que ton peuple soit fidèle à ta parole, je seraifidèle à la mienne. Si tu trouves que l’empereur Karl mérite quel’on dise quelque bien de lui, dis-le en ton pays. Et maintenant,adieu.

Amael alla rejoindre son petit-fils, qu’iltrouva profondément pensif, assis au bord de la route, sur un troncd’arbre, sa figure cachée dans ses mains&|160;; il pleuraitsilencieusement et n’entendit pas le vieillard s’approcher de lui.– Allons, mon enfant, – lui dit Amael, d’une voix douce et grave, –remontons à cheval et partons.

–&|160;Partir&|160;! – dit Vortigern, entressaillant et se levant brusquement, et essuyant du revers de samain son visage baigné de larmes. – Partir&|160;?… déjà&|160;?

–&|160;Oui, mon enfant, demain nous nousmettons en route pour la Bretagne, où tu reverras ta mère et tasœur. La noblesse de ta conduite a porté ses fruits&|160;; noussommes libres&|160;; Karl rappelle ses troupes de l’Armorique.

**

*

Mon aïeul Amael, peu de temps après notreretour d’Aix-la-Chapelle, a écrit ce récit que j’ai joint à lalégende de notre famille. Moi, Vortigern, j’ai vu mourir mongrand-père à l’âge de cent cinq ans, peu de temps après mon mariageavec la douce Josseline. Karl le Grand est mort à Aix-la-Chapelle,l’année 814.

ÉPILOGUE – 818-912.

Le défilé de Glen-Clan. – Le marais dePeulven. – La forêt de Cardik. – Les landes de Kennor. – La valléede Lokfern.

 

L’an 818, sept années après qu’Amael et sonpetit-fils Vortigern eurent quitté la cour de Karl, empereur desFranks, pour revenir en Bretagne, trois cavaliers et un piétongravissaient péniblement une des chaînes ardues des Montagnesnoires, qui s’étendent vers le sud-ouest de l’Armorique.Lorsque du haut de l’entassement de rochers à travers lesquelsserpentait la route, les voyageurs abaissaient leurs regardsau-dessous d’eux, ils voyaient à leurs pieds une longue suite decollines et de plaines. Tantôt couvertes de seigles et de blés déjàmûrs, tantôt se déroulant comme d’immenses tapis de bruyères ;çà et là, s’étendaient aussi à perte de vue de vastes marais ;quelques villages auxquels on arrivait par une chaussée,s’élevaient au milieu de ces marécages impraticables qui leurservaient de défense ; ailleurs des troupeaux de moutons noirspaissaient les bruyères roses ou les vertes vallées, qu’arrosaientde nombreux ruisseaux d’eau vive. L’on voyait aussi dans cesherbages des bœufs, des vaches, et surtout grand nombre de chevauxde l’infatigable race bretonne, rude au travail, ardente à laguerre. Les trois cavaliers, précédés du piéton, continuaient degravir la pente escarpée de la montagne ; l’un de cescavaliers, vêtu du costume ecclésiastique, était Witchaire, l’undes plus riches abbés de la Gaule. Les biens immenses de son abbayepresque royale avoisinaient les frontières de la Bretagne ;deux de ses moines, à cheval comme lui, et comme lui vêtus enreligieux de l’ordre de Saint-Benoît, le suivaient. Entreeux marchait une mule de bât, chargée des bagages de cet abbé,homme de petite taille, à l’œil fin, au sourire tantôt béat, tantôtrusé ; le guide, montagnard dans la force de l’âge, robuste ettrapu, portait l’antique costume des Gaulois bretons : largesbraies de toile serrées à sa taille par une ceinture de cuir,justaucorps d’étoffe de laine, et sur son épaule pendait du mêmecôté que son bissac sa casaque de peau de chèvre, quoiqu’on fût enété. Ses cheveux, à demi cachés par un bonnet de laine, tombaientjusque sur ses épaules ; il s’appuyait de temps à autre surson pen-bas, long bâton de houx, terminé par une crosse.Le soleil d’août, en son plein, dardait ses ardents rayons sur leguide, les deux moines et l’abbé Witchaire. Celui-ci, arrêtant soncheval, dit au piéton : – La chaleur est étouffante ; cesrochers de granit nous la renvoient brûlante, comme si elle sortaitde la bouche d’un four ; nos montures sont harassées. Je voislà-bas, à nos pieds, un bois épais ; ne pourrais-tu nous yconduire ? nous nous y reposerions à l’ombre.

Karouër, le guide, secoua la tête et réponditen indiquant du bout de son pen-bas le massif boisé : – Pournous rendre là, il faudrait faire un saut de deux cents pieds, ouun circuit de près de trois lieues dans la montagne ;choisis.

– Poursuivons donc notre route ;mais quand arriverons-nous donc à la vallée de Lokfern ?

– Vois-tu là-bas, tout là-bas, àl’horizon, la dernière de ces cimes bleuâtres ?

– Je la vois.

– C’est le Menèz-c’Hom, la plushaute des montagnes Noires ; cette autre, vers le couchant, unpeu moins éloignée, est le Loch-Renan ; c’est entreces deux montagnes que se trouve la vallée de Lokfern où demeureMORVAN, le laboureur, chef des chefs de la Bretagne.

– Es-tu certain qu’il soit à samétairie ?

– Un laboureur revient toujours à samétairie après le soleil couché.

– Le connais-tu ce Morvan ?

– Je suis de sa tribu ; j’aiguerroyé avec lui lors de nos dernières guerres contre les Franks,du vivant de Karl, leur empereur.

– Ce Morvan est marié, dit-on ?

– Sa femme Noblède le vaut par savaillance. Elle est de la race de Joel, c’est tout dire.

– Qu’est-ce que Joël ?

– Un des plus braves hommes dontl’Armorique ait gardé le souvenir. Sa fille Hêna, la vierge del’île de Sèn, a offert sa vie en sacrifice pour le salut de laGaule, lorsque les Romains ont envahi ce pays, comme les Franksl’ont envahi, et veulent, dit-on, l’envahir encore.

– Vous vous attendez donc à ce queLouis-le-Pieux, fils du grand Karl, vous déclare laguerre ?

– Depuis que tu as passé nos frontières,as-tu vu des préparatifs de bataille ?

– J’ai vu les laboureurs aux champs, lesbergers conduisant leurs troupeaux, les cités ouvertes etpaisibles ; mais l’on sait qu’en votre pays, au premiersignal, bergers, bûcherons, laboureurs et citadins deviennentsoldats.

– Oui, quand on les attaque.

– Ainsi, vous vous attendez à êtreattaqués ?

Karouër regarda fixement l’abbé, sourit d’unair sardonique, ne répondit rien, siffla entre ses dents, etfaisant machinalement tournoyer son pen-bas, il devança d’un piedléger les trois moines.

La nuit s’approchait ; Karouër et ceuxqu’il guidait ayant marché durant tout le jour, arrivèrent à l’undes points culminants de la route montueuse qu’ils suivaient,lorsque soudain l’abbé Witchaire, frappé d’un spectacle étrange,arrêta sa monture. Il remarquait à l’extrême horizon encoredistinct malgré le crépuscule, un feu que l’éloignement rendait àpeine visible. Presque aussitôt des feux pareils s’allumèrent deproche en proche sur les cimes espacées de la longue chaîne desmontagnes Noires. Ces feux apparaissaient de plus en plus éclatantset considérables, à mesure qu’ils étaient plus proches de l’endroitoù se trouvait l’abbé Witchaire. Soudain à vingt pas de lui, il vitpoindre une lueur rougeâtre à travers une fumée épaisse ;bientôt cette lueur se changea en une flamme brillante quis’élançant vers le ciel étoilé, jeta une clarté si vive, quel’abbé, les moines, le guide, les roches, une partie de la rampe dela montagne furent éclairés comme en plein jour. Quelques momentsaprès, des feux pareils, continuant de s’allumer de colline encolline, semblèrent tracer la route que les voyageurs venaient deparcourir, et se perdirent au loin dans la brume du soir. L’abbéWitchaire restait muet d’étonnement. Karouër poussa par trois foisun cri guttural et retentissant comme celui d’un oiseau de nuit. Uncri semblable s’élevant de derrière le plateau de roches oùbrillait la flamme, répondit à l’appel de Karouër.

– Quels sont ces feux qui s’allumentainsi de montagne en montagne ? – dit vivement l’abbé frank,après un premier moment de surprise ; – c’est sans doute unsignal ?

– À cette heure, – répondit le guide, –des feux pareils brillent sur toutes les cimes de l’Armorique,depuis les montagnesd’Arrès, jusqu’aux montagnes Noires età l’Océan.

– Réponds, – s’écria l’abbé frank, – dece signal, quel est le but ?

Karouër, selon sa coutume, ne répondit rien,et hâta le pas en faisant tournoyer son pen-bas.

**

*

La demeure de Morvan le laboureur, élu chefdes chefs de la Bretagne, était située à mi-côte de la vallée deLokfern, au milieu des derniers chaînons des montagnesNoires ; de fortes palissades en troncs de chêne bruts reliésentre eux par de fortes traverses, et placées sur le revers deprofonds fossés, défendaient les abords de cette métairie. Endehors de cette clôture fortifiée s’étendaient, au nord et à l’est,des bois séculaires ; au midi, de vertes prairies descendaienten pente douce jusqu’aux sinuosités d’une rivière rapide bordée desaules et d’aulnaies. Le logis de Morvan, ses granges, ses écuries,ses étables, avaient l’extérieur agreste des constructionsgauloises du vieux temps ; une sorte de porche rustiques’étendait devant l’entrée principale de la maison ; sous ceporche, et jouissant de la fin de ce beau jour d’été, se tenaientNoblède, femme de Morvan, et Josseline, jeuneépouse de Vortigern. Cette toute jeune femme, d’une riante beauté,allaitait son dernier né, ayant à ses côtés ses deux autresenfants, Ewrag et Rosneven, âgés de quatre etcinq ans. Caswallan, druide chrétien, vieillard d’unefigure vénérable, et dont la barbe était aussi blanche que salongue robe, souriait doucement au petit Ewrag, qu’il tenait entreses genoux. Noblède, femme de Morvan et sœur de Vortigern, âgéed’environ trente ans, était d’une grande beauté, quoique saphysionomie fût empreinte d’une vague tristesse, car, depuis dixannées de mariage, Noblède ne connaissait pas encore le bonheurd’être mère. Son grave maintien, sa haute stature, rappelaient cesmatrones qui, aux jours de l’indépendance de la Gaule, siégeaientvaillamment, à côté de leurs époux, aux conseils suprêmes de lanation. Noblède et Josseline filaient leur quenouille, tandis queles autres femmes et filles de la famille de Morvan s’occupaientdes préparatifs du repas du soir ou de divers travaux domestiques,remplissant de fourrages les râteliers que les troupeaux devaienttrouver garnis à leur retour des champs. Le druide chrétienCaswallan tenait sur ses genoux le petit Ewrag, et achevait de luifaire réciter sa leçon religieuse sous cette forme symbolique, luidisant : – « Enfant blanc du druide, réponds-moi ;que te dirai-je ?

– » Dis-moi la division du nombre trois,– reprit l’enfant, – afin que je l’apprenne aujourd’hui.

– » Il y a trois parties dans le monde…trois commencements et trois fins pour l’homme comme pour le chêne…trois célestes royaumes, fruits d’or, fleurs brillantes, petitsenfants qui rient[47]. »Ces trois célestes royaumes où se trouvent les fruits d’or, lesfleurs brillantes et les enfants qui rient, mon petit Ewrag, sontles mondes où vont tour à tour renaître et continuer de vivre deplus en plus heureux ceux-là qui, dans ce monde-ci, ont accomplides actions pures et célestes. Pour les accomplir, ces actions, monenfant, que faut-il être ?

– Être sage, être bon, être juste… ne pascraindre la mort, car nous renaissons de monde en monde avec uncorps toujours nouveau ; aimer la Bretagne comme une tendremère… et la défendre comme on défend sa mère.

– Oui, mon doux enfant, – dit Noblède enattirant à elle le fils de son frère, – souviens-toi toujours deces mots sacrés : – Défendre la Bretagne comme on défend samère ; – et l’épouse de Morvan embrassa tendrement Ewrag.

– Mère ! mère ! – s’écria lepetit Rosneven en frappant joyeusement dans ses mains et s’élançanthors du portique, bientôt suivi de son frère Ewrag, – voici notrepère !

Caswallan, Noblède et Josseline se levèrentaux cris joyeux des enfants, et s’avancèrent à la rencontre de deuxgrands chariots lourdement chargés de gerbes dorées, traînés pardes bœufs. Morvan et Vortigern se tenaient assis à l’avant-train del’une de ces voitures, entourées d’un assez grand nombre d’hommeset de jeunes gens de la famille ou de la tribu du chef des chefs,portant la faucille, la fourche et le râteau des moissonneurs. Àquelque distance derrière eux, venaient les bergers et leurstroupeaux, dont on entendait au loin tinter les clochettes. Morvan,alors dans la force de l’âge, robuste et trapu comme la plupart deshabitants des montagnes Noires, portait leur costumerustique : de larges braies de grosse toile blanche et unechemise de lin qui laissait entrevoir sa large poitrine et son couhâlés, car, par cette rude et chaude journée de moisson, il avaitquitté sa casaque ; ses longs cheveux, châtains comme sa barbetouffue, encadraient son mâle visage, au large front, aux regardsintrépides et perçants. Chez Vortigern, la mâle gravité de l’homme,de l’époux et du père, avait succédé à la fleur de l’adolescence.Ses traits exprimèrent une douce joie à la vue de ses deux enfants,qui accoururent à lui. Il les embrassa tendrement, cherchant desyeux sa femme et sa sœur, qui, accompagnées de Caswallan, netardèrent pas à s’approcher.

– Chère femme, la moisson sera bonne etabondante, – dit Morvan à Noblède. – Et il ajouta en se tournantvers les chariots chargés de gerbes : – As-tu jamais vu plusbeaux épis, paille plus dorée ?

– Morvan, – reprit Josseline, – vousmoissonnez de bonne heure cette année… nous autres, du côté deKarnak, nous laisserons encore nos blés mûrir sur pied pendantquinze ou vingt jours, n’est-ce pas, Vortigern ?

– Non, ma douce Josseline, répondit-il, –j’imiterai Morvan ; dès demain, nous retournerons chez nous,afin de commencer au plus vite notre moisson.

– Je vais, de plus, beaucoup voussurprendre, Josseline, – reprit Morvan ; – car, au lieu delaisser, selon notre vieille et bonne coutume, les gerbesengrangées pour mûrir le grain… ce blé, moissonné aujourd’hui, serabattu cette nuit ; Vortigern et moi, nous ne serons pas lesderniers à jouer du fléau sur l’aire de la grange… Ainsi donc,Noblède, donne-nous vite à souper.

– Quoi, Morvan ! – reprit Josseline,– vous et Vortigern, après cette rude journée de moisson, vousallez encore passer la nuit au travail ?

– Joyeuse nuit, ma Josseline, – repritVortigern, – car, pendant que nous battrons le blé, toi et Noblède,vous nous chanterez quelque chanson… Caswallan nous dira quelquevieux bardit, et, de temps à autre, l’on défoncera une tonned’hydromel pour réconforter les travailleurs.

– Vortigern, – dit en souriant le druidechrétien, – crois-tu donc mes bras tellement affaiblis par l’âge,que je ne puisse plus manier un fléau ?

– Et nous donc ? – reprit gaiementJosseline, – nous, filles et femmes de laboureurs, avons-nous doncperdu l’habitude d’apporter les gerbes sur l’aire ou d’ensacher legrain ?

– Et nous donc ? – dirent à leurtour le petit Ewrag et son frère Rosneven, – est-ce qu’à nous deuxnous ne pourrons pas traîner une gerbe, dis, père ?

– Oh ! vous êtes des vaillants,chers petits, – reprit Vortigern en embrassant ses enfants, tandisque Morvan disait à sa femme :

– Noblède, n’oublie pas de faire porterquelques vivres dans la chambre des hôtes.

– Attendez-vous donc des hôtes,Morvan ? – demanda gaiement Josseline. – Bien-venus ilsseraient ; ils nous aideraient à battre le grain.

– Ma douce Josseline, – répondit ensouriant le chef des chefs, – les hôtes que j’attends mangent leplus pur froment, mais jamais ils ne se donnent la peine de lesemer et de le récolter.

– La chambre des hôtes est préparée, –reprit Noblède, – le sol jonché de feuilles fraîches… Hélas !personne n’y a logé depuis les derniers jours qu’elle a été occupéepar notre aïeul Amael.

– Digne grand-père ! – repritVortigern en soupirant. – Il n’est venu chez vous que pour ylanguir quelques semaines et s’éteindre.

– Que sa mémoire soit bénie comme savie ! – dit Josseline. – Je l’ai connu pendant bien peu detemps, mais je l’aimais et je le vénérais comme un père.

Bientôt la famille de Morvan et tous ceux desa tribu qui cultivaient ses terres avec lui, hommes, femmes etenfants, au nombre de trente personnes environ, s’assirent à unelongue table dressée dans une grande salle, servant à la fois decuisine, de réfectoire et de lieu de réunion pour les veilléesd’hiver. Aux murailles étaient suspendus des armes de chasse et deguerre, des filets de pêche, des brides et des selles de chevaux.Quoiqu’on fût en plein été, telle était la fraîcheur de ce pays debois et de montagnes, que la chaleur, du foyer, devant lequelavaient grillé les viandes du souper, agréait fort auxmoissonneurs. Sa flamboyante clarté se joignait à celle des torchesde bois résineux plantées dans des bras de fer scellés à lamuraille. Lorsque les laboureurs eurent pris leur repas, Morvan seleva le premier de table en disant : – Maintenant, mesenfants, au travail !… La nuit est sereine, nous battrons leblé sur l’aire extérieure de la grange. Deux ou trois torchesplantées entre les pierres de la margelle du puits nous éclaireronten attendant le lever de la lune. Nous aurons achevé notre besognevers une heure de la nuit, nous dormirons jusqu’au point du jour,et nous retournerons aux champs pour achever la moisson.

Les torches, placées au bord du puits,jetèrent leurs vives lueurs sur une partie de la cour et desbâtiments renfermés dans l’enceinte fortifiée. Hommes, femmes,enfants, commencèrent de décharger les chariots remplis de gerbes,tandis que ceux qui devaient battre le grain, et parmi eux Morvan,Vortigern et le vieux Caswallan, attendaient les gerbées le fléau àla main, n’ayant, pour se trouver plus à l’aise, conservé que leursbraies et leurs chemises. Les premières gerbes furent apportées aumilieu de l’aire, et aussitôt retentit le bruit sourd et précipitédes fléaux, vigoureusement maniés par les robustes bras deslaboureurs. Dans l’appréhension d’une guerre prochaine, les Bretonsse hâtaient de moissonner et d’engranger, afin de soustraire leurrécolte sur pied aux ravages de l’ennemi et aussi de l’affamer, carles grains devaient être enfouis dans des cavités recouvertes deterre. Morvan, dont le front se mouillait déjà de sueur, dit enfaisant voltiger rapidement son fléau : – Caswallan, tu nous apromis un bardit ; repose-toi un peu et chante, cela nousdonnera doublement cœur à l’ouvrage.

Le druide chrétien chanta Lez-Breiz,ce vieux bardit national[48], si douxà l’oreille des Bretons, et qui commence ainsi :

« – Entre un guerrier frank etLez-Breiz, a été arrêté un combat en règle ; – QueDieu donne la victoire au Breton et de bonnes nouvelles à ceux deson pays ! – Lez-Breiz disait à son petit serviteur, cejour-là : – Éveille-toi, va me fourbir mon casque, ma lance etmon épée, je veux les rougir du sang des Franks ; je les feraiencore sauter aujourd’hui ! »…

– Vieux Caswallan, – dirent les batteurs,lorsqu’il eut achevé son bardit, qui fit bouillonner leur sangd’une ardeur guerrière, – que les Franks maudits viennent nousattaquer encore, et nous dirons comme Lez-Breiz : À l’aide denos deux bras, faisons-les encore sauter aujourd’hui. – À cemoment, les chiens des bergers, qui depuis quelques instantsgrondaient sourdement, aboyèrent soudain en se précipitant vers laporte de l’enceinte. Quelques instants après, Karouër parutprécédant l’abbé Witchaire et ses deux moines, tous trois à cheval.– C’est ici la demeure de Morvan, – dit le guide à l’abbé, – tupeux mettre pied à terre.

– Quelles sont ces torches que je voislà-bas ? – demanda le prêtre, en descendant de sa monturequ’il remit à l’un des deux moines, – quel est ce bruit sourd quej’entends ?

– C’est celui des fléaux ; sansdoute Morvan bat le grain de sa moisson. Viens, je vais te conduireauprès de lui. – L’abbé Witchaire et son guide s’approchèrent dugroupe de laboureurs éclairé par les torches ; Morvan, occupéà sa besogne et assourdi par le bruit retentissant des fléaux, neput entendre les pas des nouveaux venus. Karouër ayant frappé surl’épaule du chef des chefs pour attirer son attention, il seretourna et dit au guide : – Ah ! c’est toi ; etnotre homme ?

– Le voici, – répondit Karouër en luidésignant son compagnon de voyage.

– Tu es l’abbé Witchaire ? – repritMorvan d’une voix encore haletante de son rude labeur ; puiscroisant ses deux robustes bras sur le manche de son fléau et s’yappuyant, il ajouta : – Je t’attendais, veux-tusouper ?

– Je préfère m’entretenir d’abord avectoi.

– Noblède, – dit Morvan, en essuyant durevers de sa main la sueur qui baignait son front, – une torche, machère femme. – Et se retournant vers l’abbé : – Suis-moi. –Noblède prenant une des torches placées près de la margelle dupuits, précéda son mari et l’abbé Witchaire dans la chambredestinée aux hôtes ; deux grands lits y étaient préparés,ainsi qu’une table garnie de viande froide, de laitage, de pain etde fruits. Noblède, après avoir placé la torche dans un des bras defer scellés à la muraille, se préparait à sortir, lorsque Morvanlui dit avec un accent significatif : – Chère femme, tureviendras me donner le baiser du soir lorsque le battage du grainsera terminé. – Un regard de Noblède répondit à son mari qu’ellel’avait compris ; elle quitta la chambre des hôtes, où Morvanresta seul avec l’abbé Witchaire, qui, s’adressant au chef deschefs : – Morvan, je te salue ; je t’apporte un messagedu roi des Franks, Louis-le-Pieux, fils de Karl-le-Grand.

– Quel est ce message ?

– Il se compose de peu de mots ; lesvoici. – Et il lut : – « Les Bretons occupent uneprovince de l’empire du roi des Franks et refusent de lui payertribut en gage de sa royale souveraineté ; de plus, le clergébreton, généralement infecté d’un vieux levain d’idolâtriedruidique, méconnaît la suprématie de l’archevêque de Tours. Tellessont les conséquences de cette funeste hérésie, que Lant-bert,comte de Nantes, a écrit ceci au roi Louis-le-Pieux : Lanation bretonne est orgueilleuse, indomptable ; tout cequ’elle a de chrétien, c’est le nom ; quant à la foi, auculte, aux œuvres, l’on en chercherait en vain enBretagne[49]. Louis-le-Pieux, voulant mettreterme à une rébellion si outrageante pour l’église catholique etl’autorité royale, ordonne au peuple Breton de payer le tributqu’il doit au souverain de l’empire des Franks, et de se soumettreaux décisions apostoliques de l’archevêque de Tours ; faute dequoi, Louis-le-Pieux, par la force de ses armes invincibles,contraindra le peuple Breton à obéir. »

– Abbé Witchaire, – répondit Morvan,après quelques moments de réflexion, – Amael, aïeul du frère de mafemme, est convenu en 811 avec l’empereur Karl, que si nous nesortions pas de nos frontières, il n’y aurait jamais guerre entrenous et les Franks. Nous avons tenu notre promesse, Karl lasienne ; son fils, que tu appelles le Pieux, ne nousavait point inquiétés jusqu’ici, il veut aujourd’hui nous fairepayer tribut : nous le refusons.

– Louis-le-Pieux est roi, souverain etmaître de la Gaule, la Bretagne fait partie de la Gaule, donc laBretagne lui appartient, et lui doit payer tribut.

– Nous ne payerons à ton roi aucuntribut. Quant à ce qui touche les prêtres, moi, je te diraiceci : Avant leur arrivée en Bretagne, jamais elle n’avait étéenvahie ; depuis un siècle tout a changé : cela devaitêtre. Qui voit la robe noire d’un prêtre, voit bientôt luire l’épéed’un Frank.

– Tu dis vrai dans ton blasphème ;tout prêtre catholique est le précurseur de la royauté franque.

– Nous n’avons que trop de cesprécurseurs-là. Malgré leurs querelles avec l’archevêque de Tours,les bons prêtres sont rares, les mauvais nombreux. Lors desdernières guerres, plusieurs de vos gens d’église, établis enBretagne, ont servi de guides aux Franks, d’autres ont amené latrahison de quelques-unes de nos tribus en les persuadant querésister à vos rois, c’était encourir la colère du ciel. Malgré cestrahisons, nous avons défendu notre liberté, nous la défendronsencore.

– Morvan, tu es un homme sensé ;s’agit-il de vous asservir ? non ; de vous déposséder devos terres ? non. Que demande Louis-le-Pieux ? Que vouslui payiez tribut en hommage de sa souveraineté, rien de plus.

– C’est trop, car c’est inique.

– Écoute-moi ; compare lesépouvantables malheurs que subira la Bretagne si elle refuse dereconnaître la souveraineté de Louis-le-Pieux. Peux-tu préférer leravage de tes champs, de tes moissons, la perte de tes bestiaux, laruine de ta demeure, l’esclavage de tes proches, au payementvolontaire de quelques sous d’or versés pour ta part dans le trésordu roi des Franks ?

– Certes, je préférerais payer vingt sousd’or et n’être point ruiné, mais…

– Laisse-moi achever ; il ne s’agitpoint seulement des biens de la terre ; mais tu as une femme,une famille, des amis ? Voudrais-tu, par vain orgueil derébellion, exposer tant de personnes chères à ton cœur, aux chanceshorribles de la guerre ? d’une guerre sans pitié, je te ledéclare ! Et cela, au moment où, selon toi, tu ne retrouvesplus dans le peuple Breton son indomptable énergied’autrefois ?

– Non, – répondit Morvan d’un air sombreet pensif, les coudes appuyés sur ses genoux et son front cachédans ses deux mains, – non, le peuple Breton n’est plus ce qu’ilétait jadis !

– À mes yeux, ce changement est une desdivines conquêtes de la foi catholique ; à tes yeux c’est unmal, soit, ne discutons pas ; mais enfin ce mal existe, tu esforcé de l’avouer ; la Bretagne, jadis invincible, a étédepuis un siècle plusieurs fois envahie par les Franks ! Cequi est arrivé doit arriver encore ! Et pourtant, malgré cettedéfiance de tes forces, malgré la certitude de succomber, tu veuxessayer une lutte impitoyable, au lieu de payer librement un tributqui n’aliène en rien ta liberté et celle des tiens.

Morvan, ébranlé par les insidieuses paroles del’abbé, garda le silence, puis il dit lentement et aveceffort : – Mais enfin, à quelle somme se monterait le tributque demande ton roi ?

Witchaire tressaillit de joie à ces paroles deMorvan, qu’il crut décidé à une lâche soumission. À ce momentNoblède entra pour donner le baiser du soir à son époux ;celui-ci rougit et devint de plus en plus sombre à l’aspect de safemme ; il la laissa s’approcher de lui sans alleraffectueusement à sa rencontre, ainsi qu’il en avait coutume. LaGauloise devina presque la vérité à l’air embarrassé de Morvan et àla physionomie triomphante de l’abbé frank ; mais dissimulantson chagrin, elle s’avança près de son époux toujours assis, et luibaisa les mains, selon son habitude de chaque soir ; à cescaresses, le chef Breton tressaillit, sa volonté chancelante seraffermit, et, à la vue de sa femme, il l’étreignit passionnémentcontre sa poitrine, au grand courroux de Witchaire, qui voyaitainsi détruire en un instant le résultat de son insidieuxentretien. Heureuse et fière de sentir répondre aux battements deson cœur les vaillants battements du cœur de son mari, la Gauloisele tenant toujours embrassé, s’écria, en jetant un regard de haineet mépris sur le prêtre : – D’où vient donc cetétranger ? que veut-il ? Nous apporte-t-il la paix ou laguerre ?

Morvan ne répondit rien ; de nouvellesincertitudes, ébranlant sa résolution, succédaient en lui à lasalutaire influence de la présence de Noblède. Celle-ci, surprisede ce silence, reprit d’un air digne et triste : – Morvan, jet’ai demandé si cet étranger nous apportait la paix ou laguerre ?

– Ce moine est envoyé par le roi desFranks ; – répondit brusquement le chef Breton ; – qu’ilapporte la paix ou la guerre, c’est l’affaire des hommes et non lavôtre, femme !

Noblède, douloureusement affectée des parolesde son mari, le regardait avec une surprise croissante, lorsquel’abbé croyant le moment opportun pour obtenir de Morvan unedécision favorable, lui dit : – Je repars à l’instant ;quelle réponse porterai-je à Louis-le-Pieux ?

– Vous ne pouvez vous remettre en routesans avoir pris du repos, – se hâta de dire Noblède, eninterrogeant du regard son mari qui semblait retombé dans sespénibles incertitudes ; – il sera temps de partir au lever dusoleil.

– Non, non, – reprit vivement l’abbé,redoutant l’influence de la Gauloise sur l’esprit de son mari, – jerepars à l’instant. Réponds, Morvan ! Porterai-je àLouis-le-Pieux des paroles de paix ou de guerre ?

Mais le chef Breton se leva et se dirigeantvers la porte, répondit à Witchaire : – Je veux la nuit pourréfléchir ; – et malgré les instances de l’abbé, il sortit dela chambre des hôtes avec Noblède.

Quelques instants après, Morvan, sa femme,Vortigern et Caswallan étaient réunis non loin de la maison sous unchêne immense ; la lune se levait radieuse à l’horizon. Lechef Breton tendit la main à Noblède, et lui dit : – Mabien-aimée femme, mes paroles ont été dures ;pardonne-les-moi.

– Elles m’avaient affligée, non blessée.Ce n’est pas à toi que je les reproche, mais à ce prêtreétranger.

– Oui, ébranlé par son langage, marésolution chancelait, mais à ta vue, chère femme, j’ai ressenti leremords de ma faiblesse.

– Et ce messager du roi des Franks, –reprit Vortigern, – que veut-il ?

– Si nous consentons à payer tribut àLouis-le-Pieux et à le reconnaître comme souverain, nous éviteronsune guerre implacable. J’ai hésité un moment, et je l’avoue,j’hésite encore devant les désastres d’une lutte nouvelle.

– Hésiter ! – s’écria Vortigern, –quoi ! céder à la menace ?

– Frère, – répondit tristement Morvan, –le peuple Breton n’est plus ce qu’il était jadis !

– Tu dis vrai, – reprit Caswallan, – lesouffle catholique, toujours mortel à la liberté des peuples, apassé sur ce pays ; le patriotisme d’un grand nombre de nostribus s’est refroidi ; veux-tu l’éteindre ? Subissonsune paix honteuse, et avant un siècle, la Bretagne sera peupléed’esclaves !

– Frère, frère ! – ajouta Vortigern,en s’adressant au chef des chefs, – prends garde ! céder à lamenace au lieu de retremper l’énergie bretonne dans cette luttesainte, trois fois sainte, contre l’étranger, c’est nous perdre parl’avilissement ! Aujourd’hui nous payerons tribut au roi desFranks pour éviter la guerre ; demain, nous lui concéderons lamoitié de nos terres pour qu’il nous laisse maîtres du reste ;plus tard nous subirons l’esclavage, ses hontes, ses misères, pourconserver seulement notre vie : la chaîne sera rivée ;nous la traînerons durant des siècles !

– Ô malheur et infamie sur laBretagne ! – s’écria Noblède avec une indignationdouloureuse ; – sommes-nous donc tombés si bas, que l’on envienne à mesurer la longueur de notre chaîne ? Quoi !voici trois hommes vaillants, sages, éprouvés, perdant leur tempset leurs paroles à discuter l’insolente menace d’un roifrank ! et pour lui répondre il ne fallait qu’une minute,qu’un mot : LA GUERRE !

Les trois Bretons bondirent à ce mot de :guerre prononcé par Noblède avec un héroïqueenthousiasme ; elle poursuivit dans son exaltationcroissante : – Ô Gaulois dégénérés ! il y a huit siècles,en ce pays où nous sommes, César, le plus grand capitaine du monde,commandant la plus formidable armée du monde, envoya aussi desmessagers sommer la Bretagne de lui payer tribut ; on répondità ces Romains en les chassant honteusement de la cité deVannes ; le soir même, Hêna, notre aïeule, offrait son sang àHésus pour la délivrance de la Gaule, et le cri de guerreretentissait d’un bout à l’autre du pays, je t’en prends à témoin,astre sacré, toi qui éclairas cette nuit sublime ! – s’écriaNoblède en levant ses mains vers l’Armorique, – Albinik le marin etsa femme Méroë, accomplissaient un voyage de vingt lieues à traversles plus fertiles contrées de la Bretagne, incendiées par lespopulations elles-mêmes ! César n’avait plus devant lui qu’undésert de ruines fumantes, et le jour de la bataille de Vannes,toute notre famille, femmes, jeunes filles, enfants, vieillards,combattaient ou mouraient vaillamment ! Ah ! ceux-làs’inquiétaient peu des terribles chances de la bataille !Vivre libres ou périr, telle était leur foi ; ils lascellaient de leur sang ; et allaient revivre dans les mondesinconnus ! – Noblède parlait ainsi, lorsque l’abbé Witchaire,qui s’était adressé aux gens de la ferme pour retrouver Morvan,s’approcha du chêne, autour duquel il vit le chef breton,Caswallan, Noblède et Vortigern. Quoique la lune brillât de toutson éclat au firmament étoilé, les premiers feux de l’aube, hâtiveà la fin du mois d’août, rougissaient déjà l’Orient. – Morvan, –dit l’abbé Witchaire, – le jour va bientôt paraître, je ne puisattendre plus longtemps ; quelle est ta réponse au message deLouis-le-Pieux ?

– Prêtre ! ma réponse ne te chargerapas la mémoire : « Va dire à ton roi que nous luipayerons tribut… avec du fer[50]. »

– Tu veux la guerre ! tu l’aurasdonc sans merci ni pitié ! – s’écria l’abbé furieux, ets’élançant sur son cheval, que les moines venaient d’amener, ilajouta en se retournant vers le chef des chefs :

– La Bretagne sera ravagée,incendiée ! il ne restera pas une maison debout.Tremble ! le dernier jour de ce peuple est arrivé ! – Enprononçant ces derniers mots, le prêtre sembla du geste maudire etanathématiser le chef breton ; éperonnant alors son chevalavec rage, et suivi de ses deux moines, il s’éloigna rapidement. Aubout d’un quart d’heure à peine, Witchaire entendit derrière lui legalop d’un cheval ; il se retourna et vit venir un cavalier àtoute bride : c’était Vortigern. L’abbé s’arrêta, cédant à undernier espoir ; il dit au frère de Noblède : – Puisse tavenue être d’un heureux présage. Morvan regrette sans doute sarésolution insensée ?

– Morvan regrette que dans taprécipitation, toi et tes deux moines, vous soyez partis sansguides ; vous pourriez vous égarer dans nos montagnes. Jet’accompagnerai jusqu’à la cité de Guenhek ; là, je tedonnerai un guide sûr, qui te conduira jusqu’aux frontières.

– Jeune homme, écoute-moi. Tu es,m’a-t-on dit, le frère de l’épouse de Morvan ; tâche, pour lesalut de la Bretagne, de faire revenir cet homme sur sa résolutioninsensée.

– Moine, les feux allumés sur nosmontagnes pendant la dernière nuit de ton voyage étaient un signald’alarme donné à nos tribus de se préparer à la guerre, et de hâterleurs récoltes ; ton roi veut la guerre, il aura laguerre ! Pas un mot de plus à ce sujet. Maintenant, réponds,je te prie, à une question : Tu viens de la courd’Aix-la-Chapelle ? Que sont devenues les filles de l’empereurKarl ?

L’abbé regarda Vortigern avec surprise etreprit : – Que t’importe le sort des filles del’empereur ?

– Il y a huit ans j’ai accompagné monaïeul à Aix-la-Chapelle ; là, j’ai vu les filles de Karl.Telle est la cause de ma curiosité sur leur sort.

– Les filles de Karl ont été, par l’ordrede leur frère Louis-le-Pieux, reléguées dans des monastères, –répondit brusquement Witchaire. – Puissent-elles par leur repentirmériter le pardon de leur abominable libertinage.

– Thétralde a-t-elle partagé le sort deses sœurs ?

– Thétralde est morte depuislongtemps.

– Elle ! – s’écria Vortigern sanspouvoir cacher son émotion. – Pauvre enfant !… morte sijeune !

– De celle-là, du moins, l’auguste Karln’a jamais eu à rougir.

– Quelle a été la cause de la mort decette enfant ?

– On l’ignore. Elle avait joui jusqu’àquinze ans d’une santé florissante, soudain elle est devenuelanguissante, maladive, et à seize ans à peine elle s’est éteinteentre les bras de son père, qui l’a toujours pleurée. Mais assezparlé des filles de Karl-le-Grand ; une dernière fois veux-tu,oui ou non, tenter de faire revenir Morvan de sa résolution, quisera la perte de ce pays ? Tu gardes le silence ; est-ceun refus ? Réponds, réponds donc ! – Vortigern, absorbédans ses pensées, resta muet et triste, songeant à cette enfantmorte si jeune, et dont le souvenir touchant avait longtemps remplison cœur. L’abbé, impatienté du silence prolongé du Breton, lui mitla main sur l’épaule et lui dit : – Je te demande si tu veux,oui ou non, tenter de faire renoncer Morvan à sa résolutioninsensée ?

– Une dernière fois je te dis ceci,moine : Ton roi veut la guerre, il aura la guerre. – EtVortigern, retombé dans ses réflexions, chemina silencieux à côtéde Witchaire jusqu’à ce que les cavaliers eussent atteint la citéde Guenhek. Là, Vortigern confia la conduite de l’abbé à un guidesûr, et tandis que le messager de Louis-le-Pieux se dirigeait versles frontières de la Bretagne, le frère de Noblède regagna lademeure de Morvan.

LE DÉFILÉ DE GLEN-CLAN.

Le défilé de Glen-Clan est le seulpassage praticable à travers le dernier chaînon des montagnesNoires, ceinture de granit qui défend le cœur de la Bretagne.Il est si étroit, le défilé de Glen-Clan, qu’un chariot peut àpeine y trouver passage ; elle est si rapide, la pente dudéfilé de Glen-Clan, que six paires de bœufs suffisent à peine àtraîner un chariot sur sa rampe escarpée, du haut de laquelle unepierre roulerait d’elle-même avec vitesse jusqu’en bas de ce chemincreusé comme le lit d’un torrent, au fond d’immenses rochers à picde cent pieds de hauteur. Un bruit lointain, d’abord confus, et deplus en plus rapproché, vient troubler le profond silence de cettesolitude ; on distingue peu à peu le sourd piétinement de lacavalerie, le cliquetis des armes de fer sur des armures de fer, lepas cadencé de nombreuses troupes de piétons, le cri de la roue deschariots cahotant sur un sol pierreux, le hennissement des chevaux,le mugissement des attelages de bœufs ; tous ces bruits diversse rapprochent, grandissent, se confondent, ils annoncentl’approche d’un corps d’armée considérable. Soudain le cri lugubreet prolongé d’un oiseau de nuit se fait entendre à la cime desroches qui surplombent les défilés ; d’autres cris, de plus enplus éloignés, répondent au premier signal comme un écho de plus enplus affaibli ; puis l’on n’entend plus rien… rien que lebruit tumultueux du corps d’armée qui s’avance. Une petite troupeparaît à l’entrée de ce tortueux passage, un moine à cheval laguide ; toujours les gens d’église, toujours ! lorsqu’ils’agit d’une conquête spoliatrice et sanglante ! À côté de cemoine marche un guerrier de grande taille, revêtu d’une richearmure ; son bouclier blanc, sur lequel sont peintes troisserres d’aigle, pend à l’arçon de sa selle, une masse de fer pendde l’autre côté ; derrière ce chef frank s’avancent quelquescavaliers accompagnés d’une vingtaine d’archers saxons,reconnaissables à leurs larges carquois.

– Hugh, – dit le chef des guerriers àl’un de ses hommes, – prends avec toi deux cavaliers, cinq ou sixarchers te précéderont pour s’assurer que nous n’avons pas àcraindre d’embuscade ; à la moindre attaque, repliez-vous surnous en poussant le cri d’alarme. Je ne veux pas imprudemmentengager le gros de ma troupe dans ce défilé. – Hugh obéit à sonchef. Cette petite avant-garde, hâtant le pas malgré la penterapide de la route tortueuse, disparut à l’un de ses tournants.

– Neroweg, la mesure est sage, – dit lemoine ; – l’on ne saurait s’avancer avec trop de précautiondans ce maudit pays de Bretagne ; je l’habite depuislongtemps, je le connais.

– Ainsi, au sortir de ces défilés, nousentrerons dans un pays de plaine ?

– Oui, mais auparavant nous aurons àtraverser le marais de Peulven et la forêt deCardik ; puis nous arriverons aux vastes landes deKennor, rendez-vous des deux autres corps d’armée deLouis-le-Pieux qui se dirigent vers ce point en traversant larivière de la Vilaine et le défilé des montsOroch, comme nous allons traverser celui-ci. Morvan,attaqué de trois côtés, est perdu.

– Je crains toujours de tomber dansquelque embuscade. Comment un passage aussi important que celui-cin’est-il pas défendu ?

– Tu vas le comprendre. Je t’ai dit leplan de campagne de Morvan, tel qu’il m’a été livré par Kervor,excellent catholique, et chef des tribus du sud que nous venons detraverser sans rencontrer la moindre résistance.

– Il est vrai ; ces populations nousapportaient des vivres, et à ta voix s’agenouillaient à notrepassage.

– Du temps des autres guerres, tu auraislaissé la moitié de tes troupes dans ce pays entrecoupé demarécages, de haies et de bois ; aujourd’hui, tu l’as traverséen maître ! D’où vient ce changement ? de ce que la foicatholique pénètre peu à peu chez ces peuples jusqu’alorsindomptables ; nous leur avons prêché la soumission àLouis-le-Pieux, les menaçant du feu éternel s’ils résistaient à vosarmes. Ils ont craint l’enfer et nous ont obéi.

– En effet, plusieurs Centeniers de cesvieilles bandes, qui ont guerroyé ici du temps de Karl-le-Grand, medisent chaque jour qu’ils ne reconnaissent plus ce peuple breton,jadis presque invincible. Cependant, moine, malgré tesexplications, je ne puis comprendre que le passage de ces défiléssoit abandonné.

– Rien de plus simple, cependant ;Morvan, d’après son plan de campagne, comptait sur la résistancedes tribus que nous venons de traverser, et que cette résistancedurerait deux ou trois jours ; Kervor, chef de ces tribus, estau contraire venu m’instruire des desseins de Morvan, et m’assurerque ses hommes ne se battraient pas ; ces excellentscatholiques ont tenu parole ; aussi, en un jour, sans tirerl’épée, tu as traversé un pays qui, sans la défection de Kervor,devait te coûter plus de trois jours de bataille et le quart de testroupes. Morvan, ne se doutant pas de ta prompte arrivée auxdéfilés de Glen-Clan, ne les enverra occuper que ce soir oudemain ; il n’a pas assez de combattants pour les laisser unou deux jours oisifs, surtout lorsqu’il est attaqué de trois côtésdifférents par trois corps d’armée.

– Je n’ai rien à répondre à cela, père enChrist ; tu connais le pays mieux que moi. Ah ! que cetteguerre réussisse, j’aurai ma part des terres de la conquête. Selonla promesse de Louis-le-Pieux, je deviendrai aussi puissantseigneur en Bretagne que Gonthram, mon frère aîné, l’est enAuvergne, depuis la conquête de Clovis.

– Et tu n’oublieras pas de doter leséglises. Songes-y, sans l’appui des prêtres catholiques, aucuneconquête n’est possible !

– Je ne serai pas ingrat, bon père ;j’emploierai une partie du butin que nous ferons ici à bâtir unechapelle à saint Martin, pour lequel notre famille a toujoursconservé une dévotion particulière ; mais, toi, qui sais lesusages de ces damnés Bretons, en quels lieux cachent-ils leurargent ? L’on dit que lorsqu’ils fuient leurs maisons, ils nelaissent que les quatre murs, et se retirent, avec leurs trésors,au fond de retraites inaccessibles ?

– Quand nous arriverons au cœur du pays,où s’est concentrée la résistance, je t’indiquerai le moyen dedécouvrir ces riches cachettes ; elles sont presque toujoursenfouies au pied de certaines pierres druidiques, pour lesquellesgrand nombre de ces païens conservent un culte idolâtre ; ilscroient ainsi mettre leurs trésors sous la protection de leursdieux exécrables !

– Mais, ces pierres, où leschercher ? À quels signes les reconnaître ?

– C’est mon secret, Neroweg ; cesera le nôtre, lorsque nous serons, je te l’ai dit, au cœur dupays. – En devisant ainsi, le moine et le chef frank gravissaientlentement les pentes escarpées du défilé ; de temps à autrequelqu’un des cavaliers ou des soldats de pied, détachés enéclaireurs, venaient instruire Neroweg de leurs observations.Enfin, Hugh, de retour, apprit à son chef que rien ne pouvait fairesoupçonner une embuscade. Neroweg, complètement rassuré par cesrapports et par les affirmations du moine, donna l’ordre de faireavancer ses troupes, les hommes de pied d’abord, ensuite lescavaliers, après eux les bagages, et enfin un dernier corps desoldats de pied. Le corps d’armée s’ébranlant, s’engagea dans cettepasse si resserrée, que quatre hommes pouvaient à peine y marcherde front. Cette longue et tortueuse file d’hommes, couverts de fer,pressés les uns contre les autres, et cheminant lentement, offrait,du sommet des rochers qui dominaient cette route étroite, un aspectétrange ; on eût dit un gigantesque serpent à écailles de ferdéployant ses replis sinueux dans un ravin creusé entre deuxmurailles de granit. La confiance des Franks, assez ébranlée aumoment où ils s’engagèrent dans ce passage si propice auxembuscades, se raffermit bientôt. Déjà l’avant-garde, queprécédaient Neroweg et le moine, approchait de l’issue du défilé deGlen-Clan, tandis que, commençant à peine à y entrer, les chariotsde bagages, attelés de bœufs, se mettaient en mouvement suivis del’arrière-garde, composée de cavaliers Thuringiens et d’archersSaxons. Les derniers chariots et la tête de l’arrière-gardeentraient dans le défilé, lorsque soudain le cri lugubre d’unoiseau de nuit, cri semblable à ceux qui avaient salué l’approchedes Franks, retentit de loin en loin sur la cime des deuxescarpements ; aussitôt s’en détachant, poussés par des brasinvisibles, plusieurs énormes blocs de rochers roulèrent, bondirentdu haut en bas des montagnes avec le fracas de la foudre, tombèrentau milieu des chariots, et en broyèrent un grand nombre, écrasantou mutilant leurs attelages. Les voitures brisées, les bœufs tuésou furieux de leurs blessures, s’affaissant ou se ruant les unscontre les autres, jetèrent un désordre effroyable dansl’arrière-garde des Franks, hors d’état d’avancer parmi cesobstacles, et ainsi séparée du gros des troupes, elle fut réduite àl’impuissance. Dans toute la longueur du défilé de Glen-Clan, desfragments de rochers roulèrent ainsi du haut des cimes, écrasant,décimant la file compacte des guerriers ; ce gigantesqueserpent de fer, mutilé, coupé en plusieurs tronçons ensanglantés,grouillait convulsivement au fond du ravin, lorsque ses deuxfaîtes, se couronnant d’une foule de Bretons, jusqu’alors cachés,ceux-ci firent pleuvoir une grêle de flèches, d’épieux, de pierres,sur les cohortes franques éperdues, épouvantées, impuissantes etenserrées entre ces deux murailles de granit, du sommet desquellesnos rudes hommes envoyaient à l’ennemi une mort prompte et sûre.Vortigern commandait ces vaillants, son arc d’une main, soncarquois au côté ; pas un de ses traits ne manquait son but.Terrible boucherie ! superbe carnage ! les cris de guerreet de triomphe des Gaulois armoricains répondaient aux imprécationsdes Franks ! terrible boucherie ! superbe carnage !cela dura tant que nos hommes eurent à lancer une pierre, un trait,un épieu. Ses munitions et celles de ses compagnons épuisées,Vortigern s’écria de la cime d’un rocher, en faisant aux Franks ungeste de défi : – Nous défendrons ainsi notre sol pied àpied ; chacun de vos pas sera marqué par votre sang ou par lenôtre : toutes nos tribus ne sont pas lâches et traîtres commecelles de Kervor, le bon catholique ! – Et Vortigern entonnale chant guerrier laissé par son aïeul Scanvoch, le frère de laitde Victoria la Grande : « – Ce matin nous disions :– Combien sont-ils donc ces Franks ? – Combien sont-ils doncces barbares ? – Ce soir nous dirons : – Combienétaient-ils ces Franks ? – Combien étaient-ils cesbarbares ? »

LE MARAIS DE PEULVEN.

Le marais de Peulven estimmense ; il forme, à l’est et au sud, une sorte debaie ; ses rives sont bordées par la lisière de l’épaisseforêt de Cardik ; au nord et à l’ouest, il baigne la penteadoucie des collines qui succèdent aux derniers chaînons desmontagnes Noires dont les cimes apparaissent à l’horizon,empourprées par les derniers rayons du soleil ; une jetée, oulangue de terre aboutissant aux confins de la forêt, traverse lemarais de Peulven dans toute sa longueur ; le silence estprofond dans cette solitude ; les eaux dormantes réfléchissentles teintes enflammées du couchant, de temps à autres des volées decourlis, de hérons et d’autres oiseaux aquatiques, s’élevant dumilieu des roseaux dont le marais est en partie couvert, tournoientou montent vers le ciel en poussant leurs cris plaintifs. Plusieurscavaliers franks, après avoir gravi le revers de la colline,arrivent à son faîte, y arrêtent leurs chevaux, leurs regardsplongent au loin sur le marais, et après quelques moments d’examenils tournent bride afin d’aller rejoindre Neroweg et le moine dontles soldats ont été décimés, quelques heures auparavant, au fonddes défilés de Glen-Clan, et, ensuite, continuellement harcelés surleur route par de petites troupes de Bretons qui, embusquéesderrière les haies ou dans de profonds fossés à demi couverts debroussailles, attaquaient à l’improviste l’avant-garde oul’arrière-garde des Franks, et après des engagements acharnésdisparaissaient à travers ce terrain coupé d’obstacles de toutenature, impraticable à la cavalerie, et complètement inconnu dessoldats de pied qui n’osaient s’éloigner de la colonne principale,craignant de tomber dans de nouvelles embuscades. Neroweg, àcheval, à côté du moine, se tenait au sommet d’une colline peuéloignée de celle que les éclaireurs avaient gravie ; ilattendait leur retour pour continuer sa route. À quelque distancedu chef, l’avant-garde faisait halte ; plus loin, le gros deses troupes faisait halte aussi ; une partie del’arrière-garde avait dû rester à une lieue de là pour garder lesbagages, les chariots et les blessés de ce corps d’armée quiauraient ralenti sa marche. Les traits du chef des Franks étaientsombres, abattus ; il disait au moine : – Ah !quelle guerre ! quelle guerre ! J’ai combattu lesNorth-mans, lorsqu’ils ont attaqué nos camps fortifiés àl’embouchure de la Somme et de la Seine ; ces damnés piratessont de terribles ennemis, aussi prompts à l’offensive qu’à laretraite qu’ils trouvent dans ces légers bateaux à bord desquelsils viennent des mers du Nord jusque sur les côtes de laGaule ; mais par saint Martin ! ces maudits Bretons sontencore plus endiablés, plus insaisissables que ces pirates,redoutables hommes pourtant que ces North-mans ! ils ont étél’inquiétude des dernières années de Karl, le grand empereur !ils sont la désolation de son fils. – Puis Neroweg répéta d’un airsinistre, – Ah ! quelle guerre ! quelle guerre !

Le moine se retourna sur sa selle, et étendantla main dans la direction que les troupes des Franks venaient deparcourir, il dit à Neroweg : – Regarde vers l’Occident.

Le chef des Franks, suivant l’indication duprêtre, vit derrière lui, de loin en loin, des tourbillons de fuméeteintée de feu qui s’élevaient des collines que l’armée laissaitderrière elle. Le moine dit alors au Frank :

– Vois ! l’incendie signale partoutnotre passage ; les bourgs, les villages abandonnés par leurshabitants en fuite, ont été par nos ordres livrés auxflammes ; les Bretons n’ont pas, comme les pirates North-mans,la ressource de leurs bateaux pour fuir sur l’Océan avec leursrichesses. Nous poussons devant nous ces populations fuyardes, lesdeux autres corps d’armée de Louis-le-Pieux font de leur côté unepareille manœuvre, aussi devons-nous comme eux arriver demain matindans la vallée de Lokfern ; là se trouverontrefoulées, acculées, les populations attaquées depuis plusieursjours au sud, à l’est et au nord ; là, entourées d’un cerclede fer, elles seront anéanties ou emmenées en esclavage. Ah !cette fois la Bretagne à jamais domptée sera soumise enfin à la foicatholique et à la puissance des Franks ! Qu’importe que tessoldats aient été décimés pour le triomphe de la foi et de laroyauté franque ! les troupes qui te restent jointes auxautres corps de l’armée, ne suffiront-elles pas pour exterminer lesBretons ?

– Moine, – répondit brusquement Neroweg,– tes paroles ne me consolent pas de la mort de tant de vaillantsguerriers, dont les os blanchiront au fond du défilé de Glen-clanet dans les bruyères de ce maudit pays !

– Envie plutôt leur sort ; ils sontmorts pour la religion, le paradis leur est assuré.

Neroweg hocha la tête et reprit après un assezlong silence : – Tu m’as promis de m’indiquer les lieux où cespaïens Bretons enfouissent leurs richesses ?

– Écoute : au delà du marais dePeulven que nous devons traverser, est une forêt profonde, où setrouvent grand nombre de pierres druidiques ; je suis certainqu’en fouillant à leurs pieds, nous trouverons de grosses sommesd’argent enfouies là depuis le commencement de la guerre.

– Et à cette forêt, quandarriverons-nous ?

– Ce soir, avant la tombée de lanuit.

– Engager mes troupes si tard dans cetteforêt, et tomber dans quelque embuscade pareille à celle du défilé,non ! non ! – s’écria Neroweg ; – le jour touche àsa fin, nous camperons cette nuit au milieu des collines nues oùnous sommes ; l’on n’a point à redouter ici de surprises.

– Tes éclaireurs sont de retour, – dit leprêtre au chef des Franks, – interroge-les avant de prendre unerésolution.

– Neroweg, – dit l’un des cavaliers quivenaient de descendre le versant de la colline opposée, – aussiloin que la vue peut s’étendre, l’on n’aperçoit rien sur le marais,pas un homme, pas un bateau et sur ses rives aucune hutte, aucunretranchement. La lisière d’une grande forêt borne ce marais àl’horizon.

Le chef frank, impatient de juger de ladisposition du terrain, eut bientôt, suivi du moine, atteint lefaite de la colline ; de là il vit l’incommensurable napped’eau dont la morne surface miroitait aux derniers feux du soleilcouchant ; la chaussée verdoyante, coupant de grands massifsde roseaux, allait rejoindre la lisière de la forêt. – Il n’y a pasdu moins à craindre d’embûches durant la traversée de cettesolitude, – dit Neroweg ; – cette marche peut durer unedemi-heure au plus.

– Et il reste environ une heure de jour,– reprit le moine. – La forêt que tu aperçois là-bas s’appelle laforêt de Cardik ; elle s’étend très-loin à droite et à gauchedu marais, puisque à l’ouest elle atteint le rivage de la merarmoricaine ; mais la partie qui fait face à la jetée a toutau plus un demi-quart de lieue de largeur ; nous pourronsl’avoir traversée avant la fin du jour, et nous arriverons alorsaux landes de Kennor, plaine immense où tu pourras camperen toute sécurité. Demain à l’aube, nous retournerons dans la forêtfouiller au pied des pierres druidiques où doivent être enfouiesles richesses des Bretons.

Neroweg, après quelques moments d’hésitation,tenté par la cupidité, envoya un homme de son escorte donnerl’ordre à ses troupes de se mettre en marche afin de traverser lachaussée, large d’environ trente pieds, parfaitement plane,recouverte d’herbe fine et accessible aux regards d’un bout àl’autre. Neroweg, se sentit rassuré ; néanmoins se souvenantdes rochers de Glen-Clan, il ordonna prudemment à plusieurscavaliers de précéder de cent pas les troupes. Celles-ci, à lasuite de leur chef, commençant de défiler sur la chaussée, elle futbientôt couverte de troupes dans toute sa longueur ; au loinl’on voyait massées depuis le pied jusqu’au sommet de la collineles dernières cohortes de l’armée, s’ébranlant à mesure qu’arrivaitleur tour de passage. Soudain, de loin en loin et du milieu deplusieurs massifs de roseaux, disséminés le long de la langue deterre, s’élevèrent des cris d’oiseaux de nuit, cris semblables àceux qui avaient déjà retenti sur la cime des rochers de Glen-clan.À ce signal les coups sourds et réitérés de plusieurs cognéessemblèrent répondre, puis la chaussée, en différents endroits,s’effondra sous les pieds des soldats ; malheur à ceux qui setrouvèrent sur ces espèces de trappes, construites de poutres et defortes claies cachées sous une couche de terre gazonnée ;cette invention, due à Vortigern, qui durant ses longues veilléesd’hiver s’amusait au charronnage ; cette invention fort simpleétait d’un succès certain ; ces ponts mobiles pouvaient ousupporter le poids des troupes qui les traversaient, ou basculersous leurs pas, si l’on coupait à coups de hache certaines énormeschevilles de bois, seul point d’appui de ces planchers volants.Vortigern et bon nombre d’hommes de sa tribu, plongés dans l’eaujusqu’au cou, s’étaient tenus immobiles, muets, invisibles aumilieu des roseaux qui à l’endroit des trappes bordaient la jetée.Lorsqu’elle fut entièrement couverte de soldats Franks, les hachesjouèrent, les chevilles tombèrent, et elle se trouva soudain coupéepar plusieurs tranchées de vingt pieds de largeur au fonddesquelles s’entassèrent pêle-mêle piétons, cavaliers et chevaux,reçus dans leur chute sur la pointe aiguë d’une grande quantité depieux enfoncés à fleur d’eau. À l’aspect de ces terribles piègess’ouvrant sous leurs pas, aux cris féroces des blessés, uneffroyable désordre suivi d’une terreur panique se répand parmi lesFranks ; croyant la chaussée partout minée, ils refluentéperdus les uns sur les autres, soit en avant, soit en arrière destranchées ; les chevaux épouvantés se cabrent, se renversent,ou furieux s’élancent dans le marais où ils disparaissent avecleurs cavaliers. Au plus fort de la déroute, Vortigern et sesBretons, choisis parmi les meilleurs archers, se dressent du milieudes roseaux et font pleuvoir une grêle de traits sur cetamoncellement de guerriers éperdus de frayeur, se foulant aux piedsou écrasés par les chevaux ; d’autres cris de guerre lointainsrépondent à l’appel de Vortigern, et une foule de Bretons sortis dela lisière de la forêt se rangent en bataille sur la rive dumarais, prêts à disputer aux Franks le passage, s’ils osaient letenter. La vue de ces nouveaux ennemis porte à son comble lapanique des troupes de Neroweg ; au lieu de marcher vers lalisière de la forêt, elles tournent casaque afin de rejoindre legros de l’armée encore massée sur la colline, et se ruent de cecôté avec une telle furie que la profondeur des tranchées estbientôt comblée par les corps d’une foule de guerriers blessés,mourants ou morts, et cet entassement de cadavres sert de pont auxfuyards criblés de traits par les Bretons. Alors Vortigern et sesvaillants répètent ce chant de guerre dont avaient déjà retenti lesdéfilés de Glen-Clan : « – Ce matin, nous disions :– Combien sont-ils ces Franks ? – Combien sont-ils cesbarbares ? – Ce soir, nous disons : – Combien étaient-ilsces Franks ? – Combien donc étaient-ils cesbarbares ? »

LA FORÊT DE CARDIK.

– Quelle guerre ! quelleguerre ! – disaient les guerriers de Louis-le-Pieux, laissantà chaque pas les ossements de leurs compagnons au milieu desrochers et des marais de l’Armorique. Quelle guerre ! chaquehaie des champs, chaque fossé des prairies cache un Breton au coupd’œil sûr, à la main ferme : la pierre de la fronde, la flèchede l’arc sifflent et ne manquent jamais le but… Quelleguerre ! Le creux des précipices, la vase des eaux dormantes,engloutissent les cadavres des soldats franks ; pénètrent-ilsdans les forêts, le danger redouble ; chaque taillis, chaquecime d’arbre recèle un ennemi. Aussi la veille, n’osant pénétrerdans la forêt de Cardik, soudain environnée d’une ceinture debraves, Neroweg, échappé au désastre du marais de Peulven, Nerowega fui en disant : – Quelle guerre ! quelle guerre !– La nuit, il l’a passée, ainsi que son armée, de plus en plusamoindrie, la nuit il l’a passée sur les collines, où il neredoutait pas d’embuscades. Voici l’aube ; la honte, la rageau cœur, songeant à sa déroute de la veille, le chef frank faitsonner trompettes et clairons. À la tête de ses guerriers iltraverse de nouveau la jetée du marais ; il veut pénétrer devive force dans la forêt de Cardik. Piétons et cavaliers foulent denouveau les cadavres entassés dans la profondeur destranchées ; aucune embuscade n’a retardé le passage desFranks. Au lever du soleil les dernières phalanges ont traversé lemarais, toutes les troupes de Neroweg sont développées sur lalisière de la forêt ; elle sert de retraite aux Gauloisarmoricains ; ils s’y sont retirés la veille. Ces boisséculaires s’étendent à l’ouest jusqu’aux bords escarpés d’unerivière qui se jette dans la mer, et à l’est, jusqu’à d’insondablesprécipices. Furieux de sa défaite de la veille, espérant piller lesrichesses enfouies au pied des pierres druidiques, le chef frankpeut à peine contenir son ardeur farouche ; toujoursaccompagné du moine, grièvement blessé la veille, il s’avance versla forêt : les chênes, les ormes, les frênes, les bouleauxpressent leurs troncs gigantesques, entrelacent leursbranchages ; entre ces troncs, ce ne sont que taillis, ronces,broussailles ; une seule route tortueuse s’offre à la vue deNeroweg ; il s’y engage ; c’est à peine si le jour peutpénétrer cette voûte de verdure, formée par les cimes touffues desgrands arbres. Des fourrés de houx de sept à huit pieds d’élévationbordent le chemin, leurs feuilles épineuses rendent ces retraitesimpénétrables. Les soldats, ne pouvant s’écarter ni à droite ni àgauche, sont forcés de suivre ce défilé de verdure, encore frappésdu souvenir de leurs désastres récents, ils s’avancent avecdéfiance à travers la sombre forêt de Cardik, se parlant à voixbasse, et de temps à autre interrogeant d’un regard inquiet la cimetouffue des arbres ou les taillis des bords de la route. Cependantrien n’a jusqu’alors justifié la crainte des cohortes ; lebruit sourd et cadencé de leur marche, le cliquetis de leursarmures, troublent seuls le silence de la forêt. Ce silence mêmeredouble le vague effroi des Franks ; ils étaient d’abordsilencieux aussi les défilés de Glen-Clan et le marais dePeulven ! Déjà plus de la moitié de l’armée est engagée dansces grands bois lorsqu’à l’un des détours de la route, Neroweg, quimarchait en tête, accompagné du moine, s’arrête tout à coup… Aussiloin que sa vue peut s’étendre, devant lui, à gauche, à droite, ilvoit un immense abattis d’arbres ; des chênes, des ormes decent pieds de hauteur et quinze ou vingt pieds de tour, tombés sousla cognée des bûcherons, couvraient le sol, tellement enchevêtrésdans leur chute, que leurs branches énormes, leurs troncsgigantesques, formaient une barrière infranchissable à lacavalerie ; les gens de pieds seuls auraient pu, après despeines inouïes, escalader ces obstacles et s’y frayer un passage àcoups de hache. – Ah ! quelle guerre ! – s’écria denouveau Neroweg en fermant les poings. – Après le défilé, lemarais ! après le marais, la forêt ! À peine merestera-t-il le tiers de mes troupes lorsque je rejoindrai lesautres chefs… Oh ! Gaulois indomptables ! Bretonsendiablés ! que les flammes de l’enfer vous soientardentes !

– Ils y brûleront, les idolâtres !jusqu’au jour du dernier jugement, car ils méprisent la foicatholique ! – s’écria le moine. – Courage, Neroweg !courage ! ce dernier obstacle surmonté, nous arriverons auxlandes de Kennor. Là nous rallierons les deux corps de l’armée deLouis-le-Pieux, et nous pénétrerons dans la vallée de Lokfern, oùnous exterminerons, jusqu’au dernier, ces maudits Armoricains.

– Est-ce le courage qui me manque, moineinsensé ? – s’écria Neroweg furieux. – M’as-tu vu manquer devaillance ? Toi qui nous conduis, tu nous as déjà fait tomberdeux fois dans des embuscades. Par le grand saint Martin ! tuserais d’accord avec l’ennemi que tu ne nous aurais pas autrementguidés !

– Ces périls, ne les ai-je pas bravésavec toi ? – répondit dédaigneusement le prêtre en montrantson bras gauche soutenu par une écharpe ensanglantée. – Cetteblessure reçue hier dans le marais de Peulven, ne te répond-ellepas de ma bonne foi ? Quant à ces abattis d’arbres, quoiqu’ilsnous paraissent s’étendre à perte de vue, ils sont peut-être plusbornés que nous ne le pensons.

– Qu’importe ! comment trouver uneautre route que celle-ci ? la seule, as-tu dit, qui traversecette forêt, partout ailleurs impraticable à une armée. – Le moine,hochant la tête d’un air pensif, ne répondit rien. Les troupescommençaient de murmurer, en proie au découragement et à uneterreur croissante, lorsque trois cris d’oiseaux nocturnesdominèrent le tumulte. Aussitôt, de derrière les abattis d’arbres,et du faîte de ceux qui bordaient la route, les frondeurs et lesarchers bretons, embusqués, assaillirent les Franks d’une nuée depierres et de flèches ; d’énormes branches sciées au sommetdes chênes s’en détachaient, et tombant, écrasaient ou mutilaientles soldats : nouvelle panique, nouveau carnage desFranks ; cavaliers renversés de leurs montures, piétons broyéssous les pieds des chevaux, soldats aveuglés, déchirés en seprécipitant effarés au milieu des fourrés de houx hérissés depointes. Quel doux spectacle pour les yeux d’un Gaulois del’Armorique ! Gémissements des mourants, imprécations desblessés, menaces de mort contre le moine accusé de trahison… Queldoux concert à l’oreille d’un Gaulois de l’Armorique ! Lecarnage allait croissant au milieu de cette panique, lorsqueVortigern, tenant son arc d’une main et s’attachant de l’autre àl’une des branches qui dominaient le point le plus élevé del’abattis d’arbres, parut aux yeux des Franks ; sa voix sonorefit entendre ces paroles : – Et maintenant, maudits,traversez, si vous le pouvez, cette forêt ; nos carquois sontvides ; nous allons vous attendre aux abords de la vallée deLokfern ! – Puis avisant le chef des Franks, qui, descendu decheval, opposait aux pierres et aux traits des assaillants songrand bouclier blanc, où se voyaient peintes trois serres d’aiglesdorées, Vortigern, reconnaissant à cet emblème un fils des Neroweg,poussa une exclamation de surprise et de haine, ajusta sur la cordede son arc sa dernière flèche, et la lançant au chef des guerriers,s’écria : – Moi, descendant de Joel, je t’envoie ceci à toi,descendant de Neroweg, tué par mon aïeul Karadeuk-le-Bagaude. – Laflèche siffla, et effleurant la bordure inférieure du bouclier duFrank, lui traversa le genou au-dessous du cuissard. À cette vivedouleur, Neroweg, tombant agenouillé, s’écria, désignant le Gauloisà plusieurs arbalétriers saxons : – Tirez ! tirez sur cebandit !

Trois flèches saxonnes volèrent, deux d’entreelles s’enfoncèrent en vibrant dans la branche d’arbre à laquellese tenait Vortigern ; mais le troisième trait l’atteignit aubras gauche. Le descendant de Joel, arrachant aussitôt de sa plaiele fer acéré, le rejeta sanglant contre les Franks avec un geste deméprisant défi, et disparut derrière les branchages. Par troisfois, le cri de l’oiseau nocturne se fit entendre dans la forêt, etles Bretons se dispersèrent par des sentiers connus d’eux seuls,chantant ce vieux bardit de guerre, qui se perdit peu à peu dansl’éloignement : « – Ce matin, nous disions : Combiensont-ils, ces Franks ? – Combien sont-ils ces barbares ?– Ce soir, nous disons : – Combien étaient-ils cesFranks ? – Combien donc étaient-ils cesbarbares ? »

LES LANDES DE KENNOR.

Elles ont environ quatre lieues de longueur ettrois lieues de largeur, les landes de Kennor ; elles formentun vaste plateau ; il s’abaisse au nord vers la vallée deLokfern ; il est borné à l’ouest par une largerivière qui, à peu de distance, se jette dans la merarmoricaine ; la forêt de Cardik et les dernières pentes de lachaîne du Men-Brèz bordent ces landes ; elles sontcouvertes, dans toute leur étendue, de bruyères hautes de deux àtrois pieds, l’ardent soleil caniculaire les a presque desséchées.Unie comme un lac, cette plaine immense, nue, déserte, offre unaspect désolé. Un vent violent, soufflant de l’est, fait onduler,comme des flots, les hautes bruyères couleur de feuilles mortes. Leciel, par cette journée de vent et de hâle, est d’un azuréclatant ; le soleil d’août inonde de sa lumière torride cedésert, dont le silence est seulement parfois troublé par l’aigrecri des cigales ou par les longs gémissements de la bise qui siffledans ces landes. Bientôt, longeant le bord de la rivière, une massenoire, confuse, paraît, s’étend, s’augmente, et se dirige vers lecentre de la plaine de Kennor. C’est un des trois corps de l’arméeque Louis-le-Pieux conduit en personne contre les Gaulois bretons.Longtemps avant son apparition, d’autres troupes, formées encohortes compactes, descendaient à l’est les dernières pentes de lachaîne du Men-Brèz, s’avançant aussi vers la plaine, lieumarqué pour la jonction des trois armées qui avaient envahil’Armorique, incendiant, ravageant le pays sur leur passage etrepoussant les populations vers la vallée de Lokfern. Seules, lestroupes de Neroweg, engagées dans la forêt de Cardik depuis lematin, manquaient encore à ce rendez-vous. Enfin elles sortent endésordre des bois et se reforment en phalanges. Après des fatigueset des travaux inouïs, se frayant un passage la hache à la main,abandonnant la cavalerie, obligée de rebrousser chemin vers lesmarais de Peulven, les troupes de Neroweg sont parvenues àtraverser la forêt, diminuées presque de moitié, autant par lespertes subies dans le passage des défilés et des marais, que par ladéfection de nombreuses cohortes qui, dans leur panique croissante,et malgré les ordres de leurs chefs, ont suivi le mouvement deretraite de la cavalerie. Ces trois corps d’armée se sontaperçus ; leur marche converge vers le centre de laplaine ; déjà la distance qui les sépare s’est tellementamoindrie, que de l’un à l’autre de ces corps, on voit miroiter ausoleil les armures, les casques et le fer des lances, les phalangesde Louis-le-Pieux, descendues les premières dans la plaine par lespentes du Men-Brèz, firent halte, afin d’attendre desautres corps. Ces troupes démoralisées, décimées comme celles deNeroweg, ensuite de leur longue marche à travers des périls, desembûches de toutes sortes, reprenaient cependant courage. Ellesallaient, cette fois, combattre en plaine, après avoir traversé cetimmense plateau, que l’on pouvait mesurer des yeux dans toute sonétendue ; il ne devait cacher aucun piège ; cettedernière bataille allait mettre fin à la guerre ; les Bretonsacculés dans la vallée de Lokfern seraient écrasés par des forcestrois ou quatre fois supérieures aux leurs. Les premières cohortesdes deux armées venant des bords de la rivière et de la forêt,allaient se confondre avec les troupes de Louis-le-Pieux… Soudainvers l’est d’où soufflait un vent sec et violent, de petits nuagesde fumée, d’abord presque imperceptibles, s’élèvent, de loin enloin, sur les confins de la lande qui se prolongeait jusqu’à ladernière pente du Men-Brèz ; puis ces points fumeuxs’étendant, se reliant entre eux sur un développement de plus dedeux lieues, forment peu à peu une immense ceinture de fuméenoirâtre, rougie d’ardents reflets… Le feu vient d’être allumé encent endroits à la fois par les Gaulois bretons dans les bruyèresdesséchées des landes de Kennor ! Poussée par la violence dela bise, cette houle de flammes, embrassant bientôt l’horizon del’est au midi, des versants du Men-Brèz à la lisière de laforêt, s’avance, rapide comme les grandes marées que le souffle duvent précipite encore… Épouvantés à la vue de ces flots embrasésqui arrivent sur leur droite avec la vitesse de l’ouragan, lesFranks hésitent un moment : à leur gauche est une rivièreprofonde, derrière eux la forêt de Cardik, devant eux la pente duplateau qui s’abaisse vers la vallée de Lokfern ; Louis-le-Pieux, se sauvant à toute bride dans ladirection de cette vallée, donne à ses troupes le signal de lafuite, espérant sortir du plateau avant que les flammes,envahissant la lande entière, aient coupé tout passage à l’armée.La cavalerie, impatiente d’échapper au péril, rompt ses rangs, suitl’exemple du roi frank, traverse les cohortes d’infanterie, lesculbute, leur passe sur le corps. Elles se débandent ; ledésordre, le tumulte, la terreur sont à leur comble : lesflots de feu avancent, avancent toujours… La course la plusimpétueuse ne saurait longtemps les devancer. L’immense nappe defeu atteint d’abord les soldats renversés, mutilés par le choc dela cavalerie, enveloppe ensuite le gros de l’armée ; en uninstant, les phalanges effarées sont dans la flamme jusqu’auventre. Par la vaillance de nos pères ! c’est l’enfer desdamnés en ce monde ! douleurs atroces ! inouïes !gai spectacle pour l’œil d’un Gaulois breton ! des cavaliersfranks, bardés de fer, tombés de leurs chevaux, grillent dans leurarmure rougie, comme tortues dans leurs écailles ; des piétonsfont des sauts réjouissants pour échapper au flot embrasé ; illes rejoint, les devance ; leurs pieds, leurs jambes, brûlésjusqu’aux os ne peuvent plus les soutenir, ils s’affaissent, ilstombent dans la fournaise en poussant des hurlements affreux ;des chevaux, malgré leur course haletante, sentant la flamme quiles poursuit dévorer leur flancs et leurs entrailles, deviennentfurieux ; frappés de vertige, ils se cabrent, se renversentsur leurs cavaliers ; chevaux et cavaliers roulent au milieudu feu : les chevaux hennissent, les hommes gémissent ouhurlent ; un immense concert d’imprécations, de cris dedouleur et de rage, monte vers l’azur du ciel avec la flamme de cemagnifique hécatombe de guerriers franks ! Oh ! qu’elleétait belle à voir, la lande de Kennor, rouge et fumante encore,une heure après son embrasement, qui avait mis en braise jusqu’auxracines des bruyères ! Splendide brasier de trois lieuesd’étendue ! couvert de milliers de débris humains, informes,calcinés, chaude curée, au-dessus de laquelle tournoyaient déjà lesbandes de corbeaux de la forêt de Cardik. Gloire à vous,Bretons ! plus d’un tiers de l’armée des Franks a trouvé lamort dans les landes de Kennor.

– Quelle guerre ! quelleguerre ! – disait aussi Louis-le-Pieux – Oui, guerreimpitoyable, guerre sainte, trois fois sainte, d’un peuple quidéfend sa liberté, sa famille, son champ, son foyer ! Ô terreantique des Gaules ! vieille Armorique ! mèresacrée ! tout devient arme pour tes rudes enfants !rochers, précipices, marais, bois, landes enflammées ! ÔBretagne à demi glacée par le poison mortel du soufflecatholique ! Bretagne trahie, frappée au cœur, frappée à mortpar l’épée des rois franks, perdant ton généreux sang par lapoitrine de tes enfants, tu subiras peut-être le joug desconquérants et des prêtres de Rome ; mais les os de tesennemis écrasés, noyés, brûlés dans cette lutte suprême, diront ànos descendants la résistance héroïque de la Gaulearmoricaine !

LA VALLÉE DE LOKFERN

L’armée des Franks, décimée par l’incendie dela lande de Kennor, avait fui en désordre dans la direction de lavallée de Lokfern que dominait l’immense plateau oùs’étaient réunis les trois corps de troupes. Échappée au désastre,emportée par l’impétuosité de sa course, une partie de la cavaleriefranque, suivant Louis-le-Pieux dans sa course précipitée,arriva la première aux confins du plateau. Là, les cavaliers,poussés par la terreur, et ne songeant qu’à se dépasser les uns lesautres, virent au-dessous d’eux, au pied du versant qu’il leurfallait descendre pour l’attaquer, la nombreuse cavalerie bretonne,rangée en bataille et commandée par Morvan et Vortigern, cavalerierustique, mais intrépide, aguerrie et parfaitement montée. LesFranks, entraînés sur la pente rapide du vallon par la fougue deleurs chevaux, et ne pouvant les maîtriser, afin de se reformer enordre d’attaque, s’élancèrent à toute bride en masses confuses,dans l’espoir d’écraser la cavalerie ennemie sous l’irrésistibleélan de cette descente impétueuse ; mais soudain se divisanten deux corps, commandés l’un par Morvan, l’autre par Vortigern,les cavaliers armoricains prirent la fuite à droite et à gauche, aulieu d’attendre les Franks. Le vaste espace qui s’étendait du piedde la colline à la rivière, se trouvant ainsi dégagé par la voltesubite et rapide des Gaulois, les premiers rangs des Franks purentà grand’peine arrêter leurs chevaux à cent pas du bord de la Scoër.Alors Morvan et Vortigern, profitant du désordre des ennemis,successivement arrêtés par la largeur de la rivière, revinrent aucombat, les prirent en flanc, à droite, à gauche, les chargèrentavec furie, et en firent un effroyable carnage, culbutant dans leseaux les Franks qui échappaient à leurs sabres ou à leurs haches.Pendant ce combat acharné, les débris de l’infanterie deLouis-le-Pieux, fuyant aussi la lande embrasée de Kennor,arrivèrent tour à tour en désordre ; mais, ces troupes, sereformant en cohortes sur le sommet des versants de la vallée,s’élancèrent sur les cavaliers bretons d’abord vainqueurs, et,changeant la face du combat, cette réserve les écrasa sous lenombre ; de l’autre côté de la rivière, leur dernièrebarrière, était rangée la rustique infanterie gauloise, laboureurs,bergers, bûcherons, armés de piques, de faux, de haches, les plusexercés portant l’arc et la fronde. Derrière eux, dans une enceintedéfendue par des abattis de bois et des fossés, étaient rassemblésles femmes, les enfants des combattants ; ces familleséplorées fuyant devant l’invasion, avaient emporté leurs objets lesplus précieux, et attendaient dans une angoisse terrible l’issue decette dernière bataille…

Pleure ! pleure ! Bretagne, etpourtant glorifie-toi ! Tes fils écrasés par le nombre ontrésisté jusqu’à la fin ! tous sont tombés blessés ou morts endétendant leur liberté ! La rivière était en un endroitguéable pour l’infanterie ; le moine qui avait guidé Nerowegindiqua aux troupes de Louis-le-Pieux ce passage, et elles letraversèrent après l’extermination de la cavalerie de Morvan. LesArmoricains, rangés sur l’autre rive de la Scoër, défendirenthéroïquement le terrain pied à pied, homme à homme, se repliantvers l’enceinte fortifiée, dernier refuge de leurs familles. Lessoldats catholiques de Louis-le-Pieux, le catholique, marchant surdes monceaux de cadavres, assaillirent l’enceinte fortifiée donttous les défenseurs étaient tués ou blessés. Les Franks, selon leurcoutume, égorgèrent les enfants, violèrent les femmes et les fillesdans le sang de leurs proches, les dépouillèrent et les emmenèrentesclaves dans l’intérieur de la Gaule. Ermold leNoir, un moine, compagnon de Louis-le-Pieux dans cette guerreimpie (toujours les gens d’église), en a écrit le récit en verslatins. Il raconte de la sorte la mort de Morvan : « –Bientôt le bruit se répand que la tête du chef des Bretons a étéapportée au roi des Franks. – Les Franks accourent en poussant descris de joie pour contempler ce spectacle ; – l’on se passe demain en main la tête sanglante de Morvan, horriblement déchirée parle glaive qui l’a séparée du tronc. – L’abbé WITCHAIRE estappelé pour reconnaître si c’est bien celle du chef des Bretons. –Le moine jette de l’eau sur cette tête ; – l’ayant lavée, ilen écarte la longue chevelure et déclare qu’il reconnaît les traitsde Morvan. – Ainsi la Bretagne, qui était perdue pour les Franks,est de nouveau placée sous leur dépendance[51]. »

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Vortigern, petit-fils d’Amael, a écrit cerécit de la guerre des Franks contre la Bretagne : laissé pourmort sur les rives de la Scoër, lorsqu’il a repris ses sens, unjour et une nuit s’étaient passés depuis la défaite des Bretons.Quelques druides chrétiens, guidés par Caswallan, qui, blessé,avait cependant échappé au massacre, vinrent sur le champ debataille recueillir les blessés survivants. Vortigern fut de cenombre ; il apprit que sa sœur Noblède, femme de Morvan, etquelques autres femmes et jeunes filles réfugiées dans l’enceintefortifiée, s’étaient donné la mort pour se soustraire aux outragesdes Franks et à l’esclavage. Vortigern, après que l’abbé Witchaireavait eu quitté la maison de Morvan, afin d’aller annoncer àLouis-le-Pieux le refus des Gaulois armoricains au sujet du tributqu’il exigeait d’eux, Vortigern était retourné avec sa femme et sesenfants, près de Karnak, pour y moissonner ses champs. La moissonfaite, il laissa sa famille dans la maison de ses pères, et allarejoindre Morvan afin de combattre l’armée de Louis-le-Pieux.Vortigern, à peine guéri de ses blessures, revint à Karnak, où ilretrouva sa femme et ses enfants ; les Franks n’avaient pasosé pousser leur invasion au delà des vallées de Lokfern, laissantl’Armorique ravagée, dépeuplée de ses plus courageux défenseurs,mais non soumise et n’attendant que le moment de se révolter denouveau. Vortigern a joint cette légende aux autres récits de safamille, ainsi que les deux pièces de monnaiekarolingiennes, don de Thétralde, une des filles deKarl-le-Grand. Ce jour-ci, 20 novembre de l’année 818, les pieusesreliques de la famille de Joël se composent de la faucilled’or d’HÊNA, de la clochette d’airain de GUILHERN, ducollier de fer de SYLYEST, de la croix deGENEVIÈVE, de l’alouette de casque de SCANVOCH, de lagarde de poignard de RONAN LE VAGRE, de la crosseabbatiale de BONAÏK l’orfèvre, et des pièces de monnaiekarolingiennes de VORTIGERN.

FIN DES PIÈCES DE MONNAIE KAROLINGIENNES.

Moi, fils aîné de Vortigern, j’écris ici ladate de la mort de mon père. Je l’ai perdu hier, le cinquième jourdu mois de février 889. – La Bretagne a vu de tristes temps etnotre famille de plus tristes jours encore, par la division de mesdeux frères : l’un a quitté notre pays pour s’en aller dansles pays du nord avec les pirates North-mans ; lecœur me saigne à ces souvenirs, je n’ai ni le courage ni la volontéd’écrire ici ces lamentables récits ; peut-être mon fils aîné,Gomer, aura-t-il un jour ce courage et cette volonté qui memanquent.

FIN DU CINQUIÈME VOLUME

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Tags: Eugène Sue