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Les Nouvelles aventures de Jeff Peters

Les Nouvelles aventures de Jeff Peters

d’ O. Henry

I Art et Conscience.

– Je n’ai jamais pu, me dit un jour Jeff Peters, retenir mon partenaire Andy Tucker dans la voie légitime de la sainte et pure combine. Andy a trop d’imagination pour être honnête. Les trucs qu’il invente pour rafler la monnaie sont tellement imprégnés de haute finance et de fallaciosité qu’ils n’auraient même pas été admis parmi les règlements intérieurs du Trésor public dans l’État du Gratizouela.

« Quant à moi, je n’ai jamais consenti à m’approprier les dollars d’un tiers ou d’un quart sans lui fournir quelque chose en échange – bijoux d’or en cuivre, graines potagères, lotion anti-lumbagique, certificats d’actions, pâte à fourneaux, ou un coup de matraque sur l’occiput, – quelque chose enfin qui représente la contrepartie de son capital. Il y a des moments où je me demande si je n’ai pas eu, parmi mes ancêtres, des puritains de la Nouvelle-Angleterre, et si ne tiens pas d’eux un solide et tenace respect pour la police.

« Mais l’arbre généalogique d’Andy n’est pas de la même souche. Je ne crois pas qu’il ait jamais pu trouver dans sa ramure autre chose que des boursiers ou des percepteurs.

« Certain été, alors qu’il opérait dansle Middle West, le long de la vallée de l’Ohio, avec un stockd’albums de famille, de poudre contre la migraine, et d’insecticideaquatique, Andy se sent soudain en proie à l’un de ses accèspériodiques de hautes perpétrations financières.

« – Jeff, me dit-il, en y réfléchissantbien, je crois que nous devrions laisser tomber ces spécialistes durutabaga, et diriger notre activité sur quelque chose de plusnourrissant et prolifique. Si nous continuons à faire la chasse auxpicaillons de ces culs-terreux, nous ne tarderons pas à êtreclassés comme des naturalistes. Que dirais-tu d’un plongeon dansles donjons du pays des gratte-ciel ou d’une chasse à courre parmiles gros bisons de Plutus ?

« – Andy, répliqué-je, tu connais mesidiosyncrasies. Je préfère le genre d’affaires légal, loyal etpastoral que nous exerçons actuellement. Chaque fois que je prendsde l’argent à l’un de mes frères anthropiques, je m’arrange pourlui laisser entre les mains quelque objet tangible dont lacontemplation l’empêche de regarder de quel côté je suis parti, –oui, même si cet objet n’est qu’une simpleépingle-de-cravate-à-seringue-secrète-pour-arroser-la-figure-des-copains.Toutefois, dis-je, si tu as une idée fraîche et joyeuse,projette-la sur l’écran. Je ne suis pas marié assez solidement avecla petite combine pour répudier un divorce occasionnel, au profitd’une consœur plus grasse et substantielle. »

« – Je songeais, répond Andy, à unepetite expédition cynégétique, sans cor, ni chiens, ni camera –parmi le grand troupeau des Midas Americanus, vulgairement connussous le nom de millionnaires pensylvaniens.

« – À New-York ? demandé-je.

« – Non, Monsieur : à Pittsburg.C’est là leur pâturage familial. Ils n’aiment pas New-York. S’ils yvont de temps à autre, c’est parce que l’opinion publique les yoblige.

« Un millionnaire pensylvanien à New-Yorkest comme une mouche dans une tasse de café chaud : il attirel’attention et les commentaires, mais il n’y trouve aucun plaisir.New-York ridiculise la prodigalité qu’il étale dans cette ville desnobs, de filous et de ricaneurs. À la vérité, il ne débourse pastant d’argent qu’on croit. J’ai eu l’occasion une fois de parcourirle mémorandum des dépenses effectuées par un Pittsburgeois de 15millions durant une excursion de 10 jours à Tamtamville. Voicicomment ça se présentait :

 

Billet aller et retour… 21 dollars.
Taxis 2
Note d’hôtel à 5 d. par jour. 30
Pourboires 5 750
TOTAL 5 823 dollars.

 

« Voilà la voix de New-York, continueAndy. Cette ville n’est qu’un maître d’hôtel. Si vous la gratifiezd’un pourboire exagéré, elle va se payer votre figure avec le groomdu vestiaire. Quand un Pittsburgeois veut dépenser de l’argent ets’offrir du bon temps, il reste dans son pays. C’est là que nousirons l’attraper. »

« Bref, pour en finir, Andy et moiallâmes planquer nos albums, poudres médicales, bijouteries etélixirs dans la cave d’un copain, et en route pour Pittsburg. Andyn’avait encore enfanté aucun prospectus spécial de procédure oud’hostilités : mais il a toujours été profondément convaincuque sa nature immorale se montrerait à la hauteur de n’importequelle circonstance.

« En guise de concession à mes propresidées d’auto-conservation et de rectitude, il me promit que, sij’avais à prendre une part active et compromettante dans la moindredes opérations envisagées là-bas, il y aurait toujours quelquechose de réel, tangible, visible, doux, amer, ou odorant àtransférer à la victime en échange de son argent, afin que maconscience pût rester en paix. Après ça, je me sentis mieux etmarchai d’un pas plus allègre sur le sentier latéral à la loi.

« – Andy, lui dis-je, tandis que nouserrions à travers la fumée le long du chemin de cendres qu’ilsappellent Smithfield Street, as-tu préconçu la façon dont nousallons entrer en relations avec ces rois du coke et ces écraseursde minerai ? Je n’entends pas déprécier outre mesure la valeurde mon système personnel relatif au maniement de la fourchette àpoisson et de la petite cuiller à café, dis-je, mais la pénétrationdans les salons de ces fumeurs de cigares en suie ne va-t-elle passe révéler plus ardue que tu ne le crois ?

« – Le seul handicap, répond Andy, quenous puissions rencontrer consiste dans notre propre raffinement etnotre culture inhérente. Les millionnaires de Pittsburg forment unaimable régiment d’hommes simples, cordiaux, modestes etdémocratiques.

« Leurs manières sont rudes, maisinciviles, et bien qu’ils se montrent pétulants et hirsutes, ilsdissimulent derrière tout cela une dose appréciable d’impolitesseet de discourtoisie. Presque tous sont sortis d’une conditionobscure, et ils y resteront, tant que la ville n’aura pas imposédes fumivores à toutes les cheminées. Si nous adoptons une conduitesimple et sans affectation, si nous ne nous éloignons pas trop desbistros, et si nous bornons l’exercice de notre éloquence au thèmeexclusif des droits de douane sur les objets en acier, nousn’aurons aucune peine à en rencontrer quelques-uns dans lemonde.

« Bref, Andy et moi passâmes trois ouquatre jours à errer dans la ville pour reconnaître les positions.Nous apprîmes ainsi à faire la connaissance visuelle de plusieursmillionnaires.

« Il y en avait un qui avait l’habituded’arrêter son auto devant la porte de notre hôtel et de se faireapporter une demi-bouteille de champagne. Une fois que le garçonl’avait ouverte, il mettait le goulot dans sa bouche et la sifflaitd’un trait. Andy suggéra qu’il avait dû être souffleur de verreavant de faire fortune.

« Un soir, Andy ne parut pas à l’hôtelpour le dîner. Il était onze heures lorsqu’il entra dans machambre.

« – Piqué un, Jeff ! me dit-il.Douze millions. Pétrole, laminoirs, lotissements, hauts fourneaux,etc.… Un chic type, – sans façons, manières ni us et coutumes.Récolté tout son fric en cinq ans. Vient de louer une équipe deprofesseurs pour lui faire avaler les doses requises de matièrescérébrales, – éducation, art, littérature, conversation et chicvestimentaire. Quand je l’ai rencontré, il venait de gagner un paride 10 000 dollars qu’il avait fait avec les Aciéries deCostagalem, – un pari sur le nombre de tonnes de suie qu’un hommepeut avaler en vingt ans sans engraisser d’un kilo. Alors je letrouve en train de payer une tournée générale à tous ceux quiétaient dans la salle, et je participe comme les autres. Etnaturellement, je lui tape dans l’œil, et il m’invite à dîner lesoir même. Nous allons dans un restaurant de Diamond Alley, etmangeons des huîtres fumées, des beignets de saumon et de lafriture d’ananas en buvant du blanc mousseux.

« Puis il veut me montrer sa garçonnièrede Liberty Street. C’est un appartement de dix pièces, au-dessusd’un marché à poissons, avec salle de bains commune à l’étagesupérieur. Il me dit que ça lui avait coûté 18 000 dollarspour le meubler, et je le crois facilement.

« Il y a là pour 40 000 dollars detableaux dans une pièce et 20 000 dollars de bibelots dans uneautre. S’appelle Scudder, 45 ans, prend des leçons de piano, ettire 15 000 tonneaux de pétrole par jour de ses puits.

« – Parfait, dis-je. Galop d’essaisatisfaisant. Mais – ensuite ? À quoi nous conduit toute cetteartisticaillerie pétrolifère ?

« – Minute, répond Andy d’un ton pensifen s’asseyant sur le lit. Cet homme n’est pas ce qu’on pourraitappeler un rupin ordinaire. Pendant qu’il m’exhibait son musée, jevoyais sa figure s’illuminer comme la porte ouverte d’un four àcoke. Il me dit que s’il réussit deux ou trois grands coups, ilécrabouillera la collection de bonbonnières, d’aiguières, desalières et de turbotières de Pierpont Morgan, à tel point qu’ellene paraîtra plus qu’un intérieur de gésier d’autruche projeté surl’écran d’un cinéma.

« Puis il me montra une petite sculpturequi avait au moins 2 000 ans ou 2 000 sièclesd’existence, dit-il ; et n’importe qui pouvait voir quec’était quelque chose d’extraordinaire. C’était une fleur de lotusen ivoire, au milieu de laquelle le vieux tailleur de défensesavait sculpté un visage de femme.

« Scudder attrape un catalogue, et medécrit l’objet. C’est l’œuvre d’un Égyptien nommé Khafra, qui enavait fabriqué deux pour le Roi Ramsès LVI vers l’an XCMDZ avantJésus-Christ ; le deuxième n’a jamais pu être trouvé. Toutesles boutiques d’antiquailleries ont fouillé l’Europe de fond encomble pour le dégoter, mais le stock semble être épuisé. Scudder apayé le sien 2 000 dollars.

« – Bah ! dis-je, tout cela me faitl’effet d’un gazouillis de ruisseau. Je pensais que nous étionsvenus ici pour enseigner les affaires aux millionnaires, et nonpour qu’ils nous donnent des leçons d’art.

« – Patience ! répond Andyaimablement. Peut-être verrons-nous bientôt une brèche dans lafumée.

« Le lendemain Andy s’absenta duranttoute la matinée. Il ne parut que vers midi dans le hall de l’hôtelet me fit signe aussitôt de monter dans sa chambre. Là, il extirpede sa poche un paquet rond, de la grosseur d’un œuf de dinde etl’ouvre : c’est un ivoire sculpté semblable à celui dumillionnaire, qu’il m’a décrit la veille.

« – Suis entré chez un petit brocanteuril y a un moment, fait Andy ; j’aperçois cet objet enfoui sousun tas de vieux yatagans et autres couleuvrines. L’antiquaire medit qu’il a ça depuis plusieurs années ; – croit que ça lui aété bazardé par quelque Turc ou Arabe qui campait le long de larivière.

« Je lui en offris 2 dollars ; maisje devais avoir l’air d’en avoir envie, car l’homme me déclara quesi je ne lui en donnais pas au moins 35 dollars, ce serait comme sij’arrachais le porridge de la bouche de ses enfants. Finalement ilme le lâche pour 25 dollars.

« Jeff poursuit Andy, c’est exactement lemême objet que celui de Scudder, – un véritable et authentiquefrère jumeau. Il payera ça 2 000 dollars aussitôt qu’il aurajeté la moitié d’un œil dessus. Et qu’est-ce qui nous dit que cen’est pas là le morceau de dent authentique que le vieux romanichela découpé il y a ZY mille ans ?

« – Pourquoi pas, en effet ? dis-je.Mais, – comment allons-nous décider Scudder à en fairel’emplette ?

« Andy a déjà son plan tout prêt, et jevais vous raconter comment nous l’avons exécuté.

« Je me procurai une paire de lunettesbleues, endossai une redingote noire, embroussaillai mes cheveux,et devins ainsi le Professeur Pickleman. Je me rendis dans un autrehôtel ; où je me fis inscrire, et envoyai un télégramme àScudder en le priant de venir me voir d’urgence pour une questiond’art importante. En moins d’une heure, l’ascenseur le déposedevant ma porte. C’est un homme brumeux avec une voix claironnante,et une odeur de naphte et de carton bouilli.

« – Hello ! Prof ! clame-t-il,comment va la santé ?

« J’embroussaille un peu plus mescheveux, et le fixe froidement à travers mes lunettes bleues.

« – Monsieur, demandé-je, êtes-vousCornélius T. Scudder, de Pittsburgh, Pensylvanie ?

« – Lui-même ! dit-il. Sortons etallons boire un coup !

« – Je n’ai, dis-je, ni le temps, ni ledésir de me livrer à de telles distractions innocentes etdélétères. Je suis venu de New-York pour une question de commer…pour une question d’art. J’ai appris là-bas que vous êtes lepropriétaire d’un ivoire sculpté égyptien de l’époque de lacent-soixante-dix-septième dynastie, qui représente la tête de lareine Isis dans une fleur de lotus. Il n’y avait que deux piècessemblables connues. L’une a été perdue durant de longues années –je viens de la découvrir dans une obscure petite boutiquede Vienne et je l’ai achetée. L’autre est entre vos mains : jedésire l’acquérir. Dites votre prix.

« – Ventre Saint-gris, Prof !s’écrie Scudder. C’est vous qui avez trouvé la deuxième ?Bah ! Bah ! Bah ! – Et vous voulez acheter lamienne ? Non, non, non ! Cornelius Scudder n’a pas besoinde vendre ce qu’il désire garder. Avez-vous la pièce sur vous,Prof ?

« Je la montre à Scudder, qui l’examinesoigneusement sur toutes ses faces.

« – C’est bien la vraie chose, dit-il, leduplicata exact de la mienne, jusque dans les moindres détails.Tenez, Prof ! dit-il, je vais vous dire ce que je vaisfaire : je ne vends pas, – j’achète. Je vous donne 2 500dollars pour la vôtre.

« – Puisque vous ne voulez pas vendre, jem’y résous, dis-je d’un air contrit. Elles ne peuvent pas vivrel’une sans l’autre. En grosses coupures, s’il vous plaît. Je n’aipas le temps de vous en dire plus, malgré mon désir de… Il faut queje retourne à New-York ce soir, j’ai une conférence demain àl’Aquarium.

« Scudder fait descendre un chèque aubureau de l’hôtel qui l’encaisse. Puis il me quitte, emportant sonantique, et je regagne l’hôtel d’Andy après avoir réglé manote.

« Andy se promène fiévreusement dans sachambre en regardant sa montre.

« Hé bien ? demande-t-il.

« – Deux mille cinq cents, dis-je,comptant.

« – Nous avons juste onze minutes pourattraper le rapide du B. O. direction Ouest. Prends tesbagages.

« – Pourquoi se presser ?demandé-je. Ce fut un marché régulier. Et même si ce n’est qu’uneimitation de la pièce originale, il ne va pas s’en apercevoir toutde suite. Il avait l’air persuadé que c’était bien l’articleauthentique.

« – Ça l’était, répond Andy. C’était lesien. Je l’ai mis dans ma poche hier pendant qu’il cherchait autrechose. Et maintenant, dépêche-toi d’attraper ta valise.

« – Mais alors, demandé-je, si c’était lesien, pourquoi m’as-tu raconté cette histoire de brocanteur et deTurc sur la rivière ?…

« – Oh ! répond Andy, c’était parrespect pour ta sacrée conscience. Allez, en route !

II Le Maître du trio.

Par-dessus nos deux assiettes de spaghetti,dans un coin du restaurant Provenzano, Jeff Peters m’expliquaitqu’il y avait trois espèces de combines.

Chaque hiver, Jeff vient à New York pourmanger des spaghetti, contempler la navigation sur East River, dufond de son manteau de chinchilla et s’approvisionner en vêtements(confectionnés à Chicago) dans un magasin de Fulton Street. Durantles trois autres saisons, on le trouve généralement dansl’Ouest ; son secteur s’étend de Spokane à Tampa. Ils’enorgueillit de sa profession, qu’il vante et justifie d’un airsérieux avec un système de morale excessivement original. Saprofession n’est pas nouvelle : il est un asile anonyme, sansactions et à capital entièrement non versé, pour les dollarsagités, étourdis et migrateurs de ses frères humains.

Dans ce désert de ciment armé, au sein duquelJeff vient passer chaque année ses vacances solitaires, il estheureux de raconter ses multiples aventures, tout comme un petitgarçon qui aime à siffler dans les bois après le coucher du soleil.C’est pourquoi je marque sur mon calendrier l’époque de sonarrivée, et je prends aussitôt une option chez Provenzano sur lapetite table tachée de vin qui se trouve dans l’un des coins, entrela plante grasse qui a maigri d’un kilo et le palazzio dellaRaviola que l’on aperçoit entre quatre baguettes de bois peint.

– Il y a deux sortes de combines, ditJeff, qui devraient être supprimées par la loi : laspéculation financière et le cambriolage.

– Presque tout le monde est d’accord avecvous, dis-je en riant, tout au moins en ce qui concerne l’uned’elles !

– Oh ! répond Jeff, le cambriolageaussi devrait être supprimé. – Et je me demandai si mon riren’avait pas un peu déraillé.

– Il y a environ trois mois, dit Jeff,j’eus le privilège de pénétrer dans l’intimité de deux échantillonsrespectifs de ces professions peu respectables. Je devinsfortuitement « personne à gratin » à la fois auprès d’unmembre du Syndicat des cambrioleurs, et de l’un des Napoléons de laFinance.

– Intéressante combinaison, dis-je, endissimulant un bâillement. Vous ai-je dit que j’avais descendu uncanard sauvage et un lapin de garenne d’un seul coup de fusil lasemaine dernière dans les Ramapos ?

Je sais comment il faut faire pour extrairedes lèvres de Jeff le suc de ses histoires.

– Laissez-moi d’abord vous parler un peude ces « sangsues, qui bloquent les roues de la société enempoisonnant les ressorts de la rectitude avec leurs yeux devautour », répond Jeff dont le regard reflète le rayon rapacedu rafleur de roupies.

– Je vous disais donc qu’il y a troismois, le sort me fit tomber en mauvaise compagnie. C’est une chosequi n’arrive dans la vie d’un homme que dans deux cas : quandil est complètement fauché, ou quand il est riche.

« De temps en temps les affaires les pluslégitimes sont victimes de la déveine. J’étais en train d’explorerl’Arkansas pour la septième ou centième fois, lorsqu’un jour je metrompe de route à un carrefour, et j’atterris infortunément dans laville de Peavine. Il se trouve que j’ai déjà, au printemps del’année précédente, assailli et défiguré cette métropole bucolique.Je lui ai vendu pour 600 dollars de jeunes arbres fruitiers –pruniers, cerisiers, pêchers et poiriers. Les Peaviniens, depuisquelques mois, surveillaient les routes, dans l’espoir que jerepasserais par là. Je m’engageai dans la Grande Rue, et j’avaisdéjà dépassé la pharmacie du Crystal Palace lorsque je m’aperçusque j’avais commis une embuscade contre moi-même, et mon chevalblanc, Bill.

« Les Peaviniens attrapèrent votre serviteur par surprise, et Bill parla bride ; et tout de suite il fut question d’arbres fruitiersdans la conversation. Quelques citoyens amarrèrent une corde autourde ma ceinture et m’invitèrent à visiter leurs jardins, vergers etpotagers.

« Les arbres fruitiers avaient tous faitmentir leurs étiquettes. La plupart d’entre eux s’étaientindubitablement transformés en prunelliers sauvages, avec, çà etlà, quelques bosquets de peupliers et de platanes vulgaris. Le seulqui montrât des signes de fécondité était un jeune cotonnier, quiportait un nid de frelons et la moitié d’une vieille liquette.

« Les Peaviniens poussèrent cette stérileexcursion jusqu’aux confins de la ville. Là ils s’emparèrent de mamontre et de mon capital, à titre d’acompte, et conservèrent moncheval et ma voiture comme otages. Ils me firent assavoir que, lejour où l’un de ces prunelliers produirait une mirabelle, jepourrais revenir et prendre possession de mes équipages. Puis ilsdénouèrent la corde et m’expédièrent avec une considérableimpulsion dans la direction des Montagnes Rocheuses. Et me voilàcatapulté dans le pays des torrents verdoyants et des forêtsbouillonnantes.

« Lorsque je retrouvai mes esprits, jem’aperçus qu’en suivant les rails du A. T. S. F. railway, j’avaispénétré dans les faubourgs ferroviaires d’une cité non identifiée.Les Peaviniens ne m’avaient rienlaissé, sauf une chique de tabac virginien, – ils n’en voulaientpas à ma vie, – et cela me la sauva. J’en coupai un bout avec mesdents, et m’assis en mâchant sur une pile de traverses, afin dereconstituer mon stock de réflexions, combinaisons etpréméditations.

« Soudain, je vois arriver un train demarchandises, qui ralentit un peu avant de traverser la gare ;et j’aperçois une sorte de gros paquet noir qui tombe des wagons etroule pendant une durée de vingt mètres dans un nuage de poussière,puis se relève en crachant de la suie et des interjections. Jeconstate alors que c’est un jeune homme, dont le complet garde unecertaine ligne sous l’anthracite, et dont le visage assez vastes’orne d’une espèce de sourire joyeux malgré le lavis à l’encre deChine que le train lui a dessiné dessus.

« – Tombé ? demandé-je.

« – Non, répond-il, descendu. Suis arrivéà destination. Quel est le nom du patelin ?

« – Pas encore regardé sur la carte,dis-je. Suis arrivé moi-même cinq minutes avant vous. Quelleimpression vous fait-il ?

« – Rugueuse, dit-il en se tortillantl’épaule. Je me demande si cette omoplate gauche… non, ça va, riende cassé.

« Il se baisse pour secouer la poussièrede son pantalon, et ce faisant laisse tomber de sa poche le plusjoli petit pince-monseigneur en acier chromé que j’aie vu depuislongtemps. Il le ramasse et me lance un regard percutant ;puis il sourit et me tend la main.

« – Frère, dit-il, salut. N’est-ce pastoi que j’ai rencontré l’été dernier dans le Missouri du Sud,occupé à vendre du sable coloré anti-explosif pour les lampes àessence, à un dollar la cuiller ?

« – L’essence, dis-je, n’explosepas ; ce qui explose, ce sont les vapeurs qu’elle produit etcelles qui naissent dans l’indignation du client. » Je luiserre la main quand même.

« – Mon nom est Bill Bassett, medit-il ; et, je le déclare par amour-propre professionnel etnon par vanitas vanitatum, sache que tu as le plaisir de rencontrerle meilleur cambrioleur qui ait jamais posé ses semelles de crêpedans la vallée du Mississipi.

« Alors, Bill Basset, et moi nousasseyons sur les traverses, et nous échangeons des vantardisescomme font les artistes en pareil cas. Il se révèle qu’il est aussifauché que moi ; et l’entretien ne tarde pas à prendre unetournure intime. Il m’explique comment il peut arriver qu’uncambrioleur de premier choix soit obligé de voyager sur les essieuxd’un train de marchandises, en me racontant qu’il a été trahi parune femme de chambre à Little Rock, et qu’il a dû prendre un départprécipité.

« – Ça fait partie de mon boulot, me ditBill Bassett, de courtiser le cotillon quand j’veux planter monémerillon sur les picaillons des gros barbillons. C’est l’amour quisésame les ouvre-toi. Tiens : prends une maison pleine defric, – avec une soubrette photogénique : tu peux dire quec’est cuit d’avance ; c’est comme si l’argenterie était déjàfondue, et vendue, et que j’sois en train d’mastiquer des truffesen répandant du Château-Idem sur ma serviette, tandis que la policeappelle ça une affaire de famille, parce qu’y a un neveu de lavieille dame qui donne des leçons d’ocarina pour vivre.

« Je commence par appliquer mon empreintesur la poulette, continue Bill ; et je prends celle desserrures dès qu’elle a baissé le pont-levis pour moi. Mais celle deLittle Rock m’a fichu dedans. Elle m’a vu promener en tram avec uneautre du sexe, et quand je suis venu, le soir qu’elle devaitlaisser les portes du donjon ouvertes, je les ai trouvées fermées.Et j’avais fait fabriquer des clés pour les portes du premierétage ! Mais, non Monsieur ! Rien à faire ! Cettegarce m’a joué une sale farce. Cette Judith m’a joué unsolo-de-poterne.

« Il paraît que Bill essaya de forcer laserrure avec son monsignor, mais la soubrette lança une telle voléede trilles, arias et triples croches avertisseurs, que Bill n’avaitplus qu’à s’élancer sur le parcours de la Grande Course de Haies,en direction de la gare. Malgré les efforts du starter pourl’arrêter, il réussit à sauter dans un train de marchandises quivenait de se mettre en route.

« – Ouiche ! dit Bill Bassett, quandnous eûmes échangé nos souvenirs respectifs, j’ai la dent ! –Cette métropole ne doit pas être cadenassée avec une serrure desûreté. Si nous essayions de commettre quelque bénigne atrocité quinous permît d’encaisser un peu d’acompte sur les dividendes ?Aurais-tu par hasard apporté quelque lotion capillaire, ou bijouxen toc ou autres matières premières du commerce forain que tupourrais vendre sur la plaza aux balauds de cette populacesomnolente ?

« – Non, dis-je, j’ai laissé un stockélégant de boucles d’oreilles en diamant patagonien et de flaconsd’élixir vigogénique dans ma valise à Peavine. Mais tout ça doitrester là-bas jusqu’à ce que l’un de ces damnés prunellierscommence à inonder le marché avec des tétons-de-Vénus et desreines-claude. Je ne pense pas qu’on puisse compter là-dessus, – àmoins qu’on ne s’associe avec un prestidigitateur.

« – Hé bien, dit Bassett, on fera cequ’on pourra. Possible qu’après dîner j’emprunte une épingle àcheveux à l’une de ces dames pour forcer le coffre de la Banquelocale des Fermiers et Mariniers.

« Tandis que nous verbosons ainsi, voilàun train de voyageurs qui entre en gare et s’arrête. Et nous voyonsdescendre à contre-voie un personnage en chapeau haut-de-forme quise dirige précipitamment vers nous en faisant de l’équilibre surles rails. C’est un petit homme gras, avec un grand nez et des yeuxde rat ; mais il est affublé de vêtements dispendieux ettransporte une petite valise avec autant de précautions que si elleétait pleine d’œufs ou d’obligations de chemin de fer. Il passedevant nous et continue sa route le long de la voie, comme s’iln’avait pas remarqué la présence de la ville.

« – Allons-y ! me dit Bill Bassetten se levant.

« – Où ça ? demandé-je ?

« – Signor ! dit Bill, as-tu déjàoublié que nous sommes dans le désert ? N’as-tu pas vu ce typeavec sa malle pleine de manne tomber sur le sable aride devantnous ? N’entends-tu pas le cri des corbeauxnourrisseurs ? Voyons, Élie, tu m’épates !

« Nous rattrapons l’étranger à la lisièred’un bois, et, comme il commence à faire nuit et que l’endroit estdépeuplé, personne n’assiste à notre intervention. Bill harponne lechapeau de soie du quibusdam, le brosse avec sa manche, et lerepose sur la tête de son propriétaire.

« – Qu’est-ce que ça signifie ?demande-t-il.

« – Quand j’en portais un comme ça,répond Bill, et que je me sentais embarrassé, je faisais toujoursça. Comme je n’en ai pas un aujourd’hui, j’ai dû prendre le vôtre.Je ne sais vraiment pas par quel bout commencer, Signor, pour vousexpliquer la nature de nos tractations mutuelles ; mais jepense que nous allons d’abord explorer vos poches.

« Bill Bassett les fouille, les unesaprès les autres, et regarde le type d’un air dégoûté.

« – Pas même une montre, dit-il. Vousn’avez pas honte, espèce de mannequin-sandwich-publicitaire ?Ça se promène habillé comme un maître d’hôtel, et c’est fauchécomme un marquis ! Pas même vingt sous pour prendre letram ! Qu’avez-vous fait de votre capital ?

« L’homme répond qu’il est dépourvu detoute possession terrestre ou maritime. Alors Bassett prend lavalise et l’ouvre : il en sort des cols, des chaussettes etune coupure de journal d’une demi-page. Après l’avoir luesoigneusement, Bill tend sa main à la victime.

« – Frère, dit-il, salut ! Acceptenos excuses amicales. Je suis Bill Bassett, le cambrioleur. Mr.Peters, je te présente M. Alfred E. Ricks. Serrez-vous lamain. Mr. Peters, poursuit Bill, se tient à peu près à moitiéchemin entre vous et moi, Mr. Ricks, en matière de ravage et decorruption. Il donne toujours quelque chose en échange du fricqu’il reçoit. Je suis heureux de vous rencontrer, Mr. Ricks, vouset Jeff Peters. C’est la première fois que j’assiste à une séancedu Concile National des Requins au complet, – avec tous lesreprésentants du cambriolage, de la filouterie et de la finance.S’il te plaît, Jeff, examine les titres de Mr. Ricks.

« La coupure de journal que me tend BillBassett exhibe un excellent portrait de ce Ricks ; c’est unjournal de Chicago et Ricks y est traité dans chaque colonne d’unefaçon agressive et diffamatoire. Une rapide lecture m’informa quele dit Alfred E. Ricks avait loti toute la partie de la Floride quise trouve sous les eaux, et l’avait vendue à de soi-disant« innocents » acheteurs, attirés dans ses somptueuxbureaux de Chicago.

« Il venait de ramasser ainsi unecentaine de milliers de dollars, lorsque l’un de ces petits clientstracassiers qui font toujours du tapage (j’en ai vu qui avaient leculot d’éprouver avec de l’acide des montres en or que je leurvendais) eut l’idée d’aller faire un tour en Floride pourcontempler son acquisition, et voir si la grille de clôture n’avaitpas besoin d’un coup de peinture, et rapporter à Chicago quelquescitrons et oranges du jardin. Il loue un guide pour l’aider àtrouver son lot. Munis d’un sextant et d’une boussole, ilsfinissent par découvrir que la florissante cité, baptisée ParadiseHollow dans les placards publicitaires, se trouve à un centième deseconde de l’intersection du parallèle Nord-Sud-Est et du centtrente-sixième méridien occidental, qui se croisent mutuellement enplein milieu du lac Okeechobee. Le lopin lacustre de cet hommes’étendait sous l’eau à dix mètres de profondeur, et en outre ilétait occupé depuis si longtemps par les alligators et lesbrochets-requins que le nouveau titre de propriété paraissaitvaseux.

« Naturellement, le type retourne àChicago et il y a une séance explicative du type cyclonique entreAlfred et lui : Ricks essaye de défier les allégations duclient, mais il ne peut pas renier les alligators. Un matin, tousles journaux lui consacrent une colonne, et Ricks préfère ne pasprendre l’ascenseur et s’en aller par l’escalier de secoursextérieur. Il paraît que ce qu’on nomme les « autorités »avaient battu Alfred d’une courte tête dans la course aucoffre-fort contenant ses économies, et Ricks est contraint decingler vers l’Ouest avec un capital de douze cols, six paires dechaussettes et un rasoir mécanique dans sa valise et un chapeau desoie sur la tête. Il consacre la monnaie de poche qui lui reste àfaire l’emplette d’un billet de chemin de fer, pour une destinationcorrespondant à la distance maxima évaluée en dollars, et cela leconduit jusqu’à cette ville du désert, où le train le déverse surBill Bassett et moi.

« Alors, cet Alfred E. Ricks se met àcrier qu’il a faim lui aussi, tout en nous informant qu’il n’estpas en mesure de financer le ravitaillement. Et nous sommes là,tous les trois, représentants éminents du travail, du commerce etdu capital ; mais nous ne sommes pas dans des dispositionsd’esprit propices à l’élaboration de classements symboliques. Car,quand le commerce n’a pas de capital, il n’y a pas un radis àramasser ; et quand le capital n’a pas d’argent, il y araréfaction intégrale du bifteck aux pommes. Notre seule etdernière ressource consiste donc dans le monsignor ducambrioleur.

« – Frères de la Côte, dit Bill Bassett,jamais encore je n’ai laissé tomber un copain dans le besoin. Dansce bois, là-bas, je crois apercevoir des appartements non meublés.Allons nous y installer en attendant la nuit.

« C’est ainsi que nous prîmes possessiond’une vieille cabane en troncs d’arbres dissimulée sous la ramure.Et dès que l’obscurité fut tombée, Bill Bassett s’en alla en nousdisant de l’attendre patiemment. Une demi-heure plus tard ilrevient avec une pleine brassée de pain, de pâté, de jambon et derillettes.

« – Piqué tout ça dans une ferme deWashita Avenue, dit-il. Mangez, buvez et engraissez.

« Nous nous assîmes par terre etcommençâmes à dîner à la lueur de la pleine lune qui éclairaitcomplaisamment la cabine. Et aussitôt voilà mon Bill Bassett qui semet à débiter des vantardises.

« – Il y a des fois, dit-il, la bouchepleine de produits campagnards, où j’perds patience quand j’vousentends dire que vous êtes d’une classe supérieure à la mienne dansla profession. Hé bien, qu’est-ce que vous auriez pu faire, l’un oul’autre, ce soir pour nous sortir du pétrin de la famine ?Toi, Ricksy, par exemple ?

« – Je dois avouer, Mr. Bassett, ditRicks, la voix à moitié étouffée par une tranche de pâté, que danscette pressante conjoncture je n’aurais pas été en mesured’imaginer une initiative capable de remédier à la situation. Degrandes opérations, telles que celles que je dirige, ontnaturellement besoin d’être soigneusement préparées à l’avance.Je…

« – Je sais, Ricksy, fait Billl’interrompant ; pas besoin d’m’expliquer. Il vous fautd’abord 500 dollars pour acheter le mobilier en acajou et payer lasténo-dactylo blonde. Et il vous faut encore 500 dollars pouracheter la publicité. Et il vous faut quinze jours de stagnation enattendant que le poisson commence à mordre. Votre système desecours, dans les cas d’extrême urgence, serait à peu près aussiutile qu’une lettre de recommandation pour le Dr. Quaigh de Bostonà un homme qui vient de se faire mordre par un serpent à sonnettesen Californie. Et ta combine, frère Peters, n’est guère plusexpédiente.

« – Oh ! dis-je, je ne t’ai pasencore vu transformer un caillou en or avec ta baguette, monsieurle magicien. N’importe qui est capable de faire fonctionnerl’anneau enchanté pour faire apparaître quelques restes du déjeunerde la veille.

« – Bah ! dit Bassett joyeusementd’un air fanfaron, je ne considère ça que comme une petite entrée,– quelque chose comme la préparation de la citrouille. Oui, MissCendrillon, vous allez bientôt voir la calèche et les six chevauxs’arrêter devant la porte. Mais peut-être avez-vous une petite idéederrière l’occiput qui va nous permettre de démarrer ?

« – Mon fils, dis-je, j’ai quinze ans deplus que toi, et cependant je suis encore assez jeune poursouscrire un contrat de rente viagère. Il m’est arrivé déjàplusieurs fois d’être fauché. Regardez les lumières de cette ville,à deux portées de boniment d’ici : à cette heure-ci les ruessont pleines de pecquenauds qui se baladent avec des taches degraisse sur leurs vêtements. Je suis, dis-je, un élève de MontagueSilver, le plus grand charlatan qui ait jamais prononcé un sermonsur un champ de foire. Donnez-moi une lampe à essence, une boîte dechiffons et trois douzaines de flacons du dégraisseur incombustibleFlic-Flac à base d’oxyde d’hydrogène et de savon noir et…

« – Où sont les flacons ? demandeBill Bassett d’un ton sarcastique. Il n’y avait pas moyen dediscuter avec ce cambrioleur.

« – Non, poursuit-il, vous êtes tous lesdeux aussi impuissants qu’un enfant qui tète un biberon vide. LaFinance a fermé ses bureaux en acajou, et le Commerce a baissé sesrideaux de fer. Vous comptez tous les deux sur le Travail pourremettre la bagnole en route. C’est bon. Vous l’admettez. Cettenuit, je vous montrerai ce que Bill Bassett est capable defaire.

« Là-dessus, il nous quitte, en nousrecommandant de ne pas nous éloigner de la cabine avant qu’il soitde retour, et il se dirige vers la ville, en sifflant gaiement.

« Après son départ, cet Alfred E. Ricksôte ses souliers, couvre son chapeau avec un mouchoir de soie, ets’allonge par terre.

« – Je crois que je vais essayer desommeiller un peu, dit-il. Cette journée a été assez dure. Bonnenuit, mon cher Mr Peters.

« – Compliments à Morphée, répliqué-je.Vais veiller encore un peu.

« Vers deux heures du matin, – autant quej’en puis juger avec ma montre restée à Peavine, voilà mon Bill quirapplique, réveille Alfred d’un coup de semelle crêpe, et convoquele syndicat sur le pas de la porte, brillamment illuminé par leclair de lune. Puis il étale cinq paquets de mille dollars chacunsur le sol et se met à caqueter comme une poule qui vient depondre.

« – J’vais vous donner quelques tuyauxsur le patelin, dit-il. Ça s’appelle Rocky Springs, et ils sont entrain de bâtir un temple maçonnique, et Pilcer l’épicier est lecandidat démocrate pour la Mairie, mais on dit qu’il sera battu auxélections par le pharmacien républicain ; et la femme du jugeTucker est au plumard avec une pleurésie, mais elle va mieux. Il mefallut bavarder un peu sur ces sujets lilliputiens, avant depouvoir plonger une paille dans le verre où clapotait la liqueur dela connaissance utile et agréable. C’est ainsi que j’apprendsl’existence d’une banque, qu’ils appellent « Banque d’Épargneet de sécurité des Bûcherons et Laboureurs ». Hier soir, à lafermeture, il y avait 23 000 dollars en caisse. Ce malin, àl’ouverture, il n’y en aura plus que 18 000, tout en piècesd’argent et de nickel, – principalement nickel, c’est pourquoi ilen reste autant. Qu’est-ce que vous en dites, hein, Capital ?Et toi, Commerce ? Ça vous en bouche un coin !

« – Mon jeune ami, dit Alfred E. Ricks enlevant les bras au ciel, avez-vous vraiment cambriolé cettebanque ? Mon Dieu ! Mon Dieu !

« – On ne peut pas appeler ça uncambriolage, dit Bassett, le mot est un peu exagéré. Tout ce quej’eus à faire fut de trouver dans quelle rue se trouvaitl’institution. Cette ville est si paisible qu’en écoutant derrièreles volets j’ai entendu le caissier fermer le coffre et manipulersa combinaison aussi distinctement qu’un locataire du quatorzièmeétage à Chicago entend celui du deuxième engueuler sa femme au moisd’août, lorsque les locataires intermédiaires sont envacances : 45 déclics à droite, 80 à gauche, de nouveau 60 àdroite, et 15 à gauche. Et maintenant les gars, dit Bassett, ilparaît qu’on se lève tôt dans cette ville, – que les citoyens sonttous debout et en mouvement avant le jour. J’ai demandé pourquoi,et on m’a répondu que c’était parce que le breakfast était prêt àcette heure-là. Aussi, grouillons-nous. Et ensuite, adieu RockySprings et son temple d’Artémis. Maintenant, j’vais vouscommanditer. Combien voulez-vous ? Parlez, Capital.

« – Mon cher jeune ami, dit ce putois deRicks, debout sur ses pattes de derrière, et secouant des noisettesdans ses pattes, j’ai des amis à Denver qui sont prêts à me donnerleur concours. Si j’avais une centaine de dollars, je…

« Bassett ouvre l’un des paquets, jettecent dollars à Ricks.

« – Commerce, combien ? medemande-t-il.

« – Garde ton argent, dis-je. Je n’aijamais encore braconné sur les terres arides des travailleurshonnêtes qui gagnent durement leur maigre pitance. Les dollars queje cueille sont les profits superflus qui brûlent les poches desimbéciles qui se croient malins. Quand je m’installe au coin d’unerue pour vendre une bague en or à un balaud moyennant 3 dollars, jene fais que 2 dollars et demi de bénéfice. Et je sais qu’il va ladonner à sa poulette, et que ça lui rapportera autant qu’une baguede 125 dollars : il y gagne, lui, 122 dollars. Qui, de nousdeux, est le plus grand filou ?

« – Et quand tu vends à une pauvre femmeune pincée de sable pour un demi-dollar, soi-disant pour empêchersa lampe de faire explosion, dit Bassett, à combien estimes-tu sonbénéfice brut, à elle ?

« – Écoute, dis-je. Je lui recommande detenir sa lampe propre et de la remplir avec précaution. Si elle lefait, il n’y aura pas d’explosion. Et s’il y a du sable dedans,elle est persuadée que tout danger est écarté, et elle ne se faitplus de bile. C’est une espèce de Christian Scientisme Industriel.Ça lui coûte un demi-dollar, mais en même temps que le sable ellereçoit la paix de l’âme. Et c’est une chose qui coûte au moinsaussi cher que le pétrole sur le marché de la Finance.

« Quant à Ricks, c’est tout juste s’il nelèche pas la poussière qui couvre les souliers de Bill Bassett.

« – Mon cher jeune ami, dit-il, jen’oublierai jamais votre générosité. Le Ciel vous récompensera.Mais, si vous permettez, je voudrais vous, implorer de renoncer àvos procédés violents et criminels.

« – Enfant de souris, répond Bassett,rentrez, dans votre trou. Vos dogmes et exhortations me fontl’effet des dernières paroles d’un pneu crevé. À quoi vous aconduit votre système perfectionné de pillage avec ascenseur etmoralité ? Au dénuement et à la misère. Même le frère Peters,qui insiste pour la contamination de l’art kleptomanique au moyende théories commerciales et économiques, reconnaît qu’il était dansle bain. Vous vivez tous les deux selon les principes dorés surtranche. Frère Peters, continue Bill, tu ferais mieux d’accepterune tranche de ce pâté de monnaie : c’est de bon cœur.

« Une fois de plus, je dis à Bill Bassettde remettre son argent dans sa poche. Je n’ai jamais eu pour lesbrigands l’admiration qu’ils inspirent généralement dans laprofession. J’ai toujours donné quelque chose en échange del’argent que je prenais, même si ce n’était qu’une babiole, ou unsouvenir, pour les inciter à prendre garde de ne pas se faireattraper une seconde fois.

« Et alors Alfred E. Ricks plonge la têtede nouveau jusqu’aux pieds de Bill et nous dit adieu. Il nousconfie qu’il va louer une carriole dans une ferme et se faireconduire à la gare où il prendra le train pour Denver. L’atmosphèredevint plus salubre aussitôt que cette immonde chenille fut partie.Cet homme déshonore les professions libérales de notre pays. Avectoutes ses grandes combines et ses somptueux bureaux, il en arriveà ne même plus être capable de se procurer un honnête repas, qu’ilne doit finalement qu’à la serviabilité d’un brigand étranger etpeut-être pas très scrupuleux. Je fus heureux de le voir partir,bien qu’il me fit un peu pitié, maintenant qu’il était ruiné pourtoujours. Qu’est-ce qu’un homme comme ça peut faire, s’il n’a pasun gros capital comme instrument de travail ? Alfred E. Ricks,quand il nous quitta, était aussi impuissant qu’une tortueretournée sur le dos. Il n’aurait même pas pu inventer une combinepour barboter le crayon d’une petite écolière !

« Quand nous sommes seuls, Bill Bassettet moi, je commence à ruminer dans ma tête un petit stratagème ornéde l’un de ces appendices commerciaux dont je possède le secretexclusif et breveté. Je vais montrer, me dis-je, à ce cambrioleurla différence qui existe entre les Affaires et le Travail. Il avaitun peu égratigné mon amour-propre professionnel en aspergeant deses ironies la branche économique et commerciale.

« – Monsieur Bassett, dis-je, je ne veuxpas accepter la moindre tranche de cet argent. Néanmoins, si vousconsentez à payer mes frais de voyage jusqu’à ce que nous soyonssortis de la zone dangereuse créée par le déficit immoral que vousavez infligé aux finances de cette ville, – je vous en seraiobligé.

« Bill se déclare d’accord, et nousfilons vers l’Ouest aussitôt que nous pouvons sauter dans un trainsans risquer de nous faire coincer.

« Nous arrivons bientôt dans une petiteville de l’Arizona nommée Los Perros, et je suggère à Bill quel’endroit me semble propice pour tenter de nouveau notre chance surle tapis vert. C’est là que vit maintenant Montague Silver, monvieux maître, depuis qu’il s’est retiré des affaires. Je savais queMonty me commanditerait sans hésitation, si je pouvais lui montrerune mouche bourdonnant autour de ma toile d’araignée. Bill Bassettrépond que toutes les villes sont pareilles pour lui, puisqu’il netravaille que dans le noir. C’est ainsi que nous sautons du train àLos Perros, une belle petite ville dans la région des minesd’argent.

« J’ai une élégante et sûre petitecombine toute prête, avec laquelle j’ai l’intention de knock-outerBassett proprement. Je ne veux pas lui prendre son argent pendantson sommeil, – non ; je vais échanger contre un billet deloterie les 4 755 dollars qui lui restent. Mais la premièrefois que je lui parle d’une affaire susceptible de tripler soncapital, il me débite une tranche de vocabulaire à peu près commesuit :

« – Frère Peters, dit-il, ce n’est pasune mauvaise idée que de monter une petite affaire, comme tu lesuggères. Et effectivement, je crois que je le ferai ; maisdans ce cas, ce sera quelque chose de tellement féroce que seulsles types en dolman rouge de chez Barnum pourront entrer dans lacage.

« – Je croyais que tu voulais fairerouler ton argent, dis-je.

« – Il roule, dit-il, – tous les soirs.Je me retourne au moins cinquante fois par nuit en dormant. Écoute,frère Peters : je vais ouvrir une salle de jeux. Dans notremétier, il y a une chose que je n’aime pas beaucoup, c’est laroutine, – comme par exemple de brocanter des ustensiles ménagers,ou de maquiller les molaires d’un cheval ou le livre-journal d’unesociété anonyme. Mais dans le jeu, dit-il, – il y a quelque chosede solide et de substantiel, et, quand on est du bon côté de latable, ça peut se comparer à une sorte de compromis entre le voldes cuillers en argent et la vente des encriers en étain au bazarde Charité du Waldorf-Astoria.

« – Alors, Mr Bassett, dis-je, vousne désirez pas envisager une participation à ma petiteaffaire ?

« – Oh ! dit-il, ne te fatigue pas,frère Peters. Inutile de m’agiter l’asticot sous le nez, je n’aipas envie de mordre.

« Le lendemain, Bassett loue une salleau-dessus d’un bar, et se met à la recherche d’un peu de mobilieret de quelques chromos. Le même soir, je me rends chez Monty Silveret il m’avance 200 dollars, au seul exposé de mes projets. Puisj’entre dans l’unique magasin de Los Perros qui possède un stock decartes à jouer, et je l’achète – tout entier. Le lendemain matin, àl’ouverture du magasin, je suis là de nouveau, avec toutes lescartes » Je dis que mon associé m’a laissé tomber, qu’il achangé d’avis, – bref je désire rendre la marchandise. Leboutiquier me la reprend à moitié prix. J’ai perdu 75 dollars, –pour le moment.

« Mais pendant la nuit, j’ai marquétoutes les cartes, – une par une. Ça, c’est du travail. Le commerceallait avoir sa revanche et la farine que j’avais semée sur lesflots allait bientôt produire une riche récolte d’éclairs auchocolat et de savarins à la crème pâtissière.

« Bien entendu, je suis l’un des premiersattablés au poker chez Bill Bassett. Il avait acheté les seulescartes qu’il avait pu trouver en ville, et je connaissais le dos dechacune d’elles aussi parfaitement qu’un pickpocket connaît lespoches revolver des cent mille balauds qui gueulent le nom duvainqueur au Derby de Saratoga, sans faire attention à ce qui sepasse par derrière.

« À la fin de la partie, les cinq milledollars de Bill sont passés dans ma poche. Tout ce qui lui reste,c’est une envie de voyager, et un chat noir qu’il a acheté pour luiservir de mascotte. Bill me dit adieu et me serre la main.

« – Frère Peters, dit-il, les affaires nesont pas mon affaire. Je suis prédestiné au travail manuel. Quandun cambrioleur de première classe essaye de faire le monsieur avecson monseigneur, il commet une erreur judiciaire. Tu semblesposséder un système de veine au jeu particulièrement efficace etbien huilé, dit-il. La paix soit avec toi. » – Je n’ai jamaisrevu Bill Bassett après ça.

– Hé bien, Jeff, dis-je, quand ledisciple d’Autolycos me parut avoir sécrété tout le suc de sonrécit, j’espère que vous avez pris soin de cet argent. Ce serait làun capital respecta… considérable à faire fructifier si vous vousdécidiez un jour à vous établir dans une affaire stable etrégulière.

– Moi ? dit Jeff d’un ton vertueux.Vous pensez si j’ai pris soin de ces 5 000 dollars.

Il tapota joyeusement sa poitrine, du côtégauche, qui semblait particulièrement bien rembourré.

– Actions de mines d’or, m’explique-t-il,j’ai tout mis là-dedans. Un dollar le titre au pair. Forcé degrimper de 500 pour 100 dans un an. Exempt d’impôts, aussi. La BlueGopher Mine, – découverte il y a un mois à peine. Vous feriez biend’en acheter si vous aviez quelques dollars disponibles.

– Ces mines-là, dis-je, ne sont pas, danscertains cas, très…

– Oh ! celle-là est aussi solidequ’un vieux chêne ! dit Jeff. Cinquante mille dollars duminerai le plus opulent à fleur de terre, – et 10 pour 100d’intérêt mensuel garanti.

Il extirpa une longue enveloppe de sa poche etla posa sur la table.

– Je la porte toujours sur moi, dit-il.Comme ça elle est à l’abri des assauts du financier et de lacorruption du cambrioleur.

J’examinai curieusement le certificatsuperbement imprimé, gravé, illustré…

– Mine du Colorado, dis-je. Et… à propos,Jeff, comment donc s’appelait ce petit bonhomme que Bassett et vousavez rencontré, vous savez, celui qui prit le train pourDenver ?

– Alfred E. Ricks, répond Jeff, si c’estde ce crapaud-là que vous voulez parler.

– C’est bien ça, dis-je. Mais, – je voisque le président de cette société minière signe : A. L.Frédéricks. Je me demande…

– Quoi ? clame Jeff du ton d’unfox-terrier en état d’alarme. Faites-moi voir ce papier,ajoute-t-il, en me l’arrachant presque des mains.

Pour dissimuler, tant soit peu, mon embarras,j’appelai le garçon et commandai une seconde bouteille de Barbera.C’était le moins que je pusse faire.

III Un Miracle à Wall-Street.

C’est à Kansas-City que mon nerf optique futperturbé pour la première fois par l’image de Buckingham Skinner.Je me trouvais au coin d’une rue, quand je vois Buck pencher satête aux cheveux couleur de maïs à une fenêtre du troisième étage,dans un immeuble commercial, et pousser une sorte de beuglementdans le genre de « W-hôôô ! Là !W-hôôô ! » comme quelqu’un qui s’efforce de civiliser unattelage de mules sauvages.

Je jette un coup d’œil autour de moi ;mais je ne vois aucun animal dans les environs, si ce n’est unpoliceman qui fait cirer ses souliers et une paire de voitures delivraison sans chevaux. Une minute plus tard, voilà mon BuckinghamSkinner qui dégringole l’escalier, sort, court jusqu’au coin de larue, s’arrête et scrute l’horizon dans le but ostensibled’apercevoir la poussière fictive soulevée par les sabots fabuleuxde ses quadrupèdes chimériques. Puis il retourne à son troisièmeétage, et c’est alors que je lis sur l’enseigne le titre dumagasin : « Crédit Agricole des Amis duFermier ».

Quelques instants plus tard, voilà monPoil-de-maïs qui reparaît, – et je traverse la rue pour aller à sarencontre, car j’ai ma petite idée au sujet de son exhibition. Oui,Monsieur, plus je m’approche de lui et plus je suis convaincu qu’ily a quelque chose qui cloche dans son maquillage. Il a l’air d’unparfait pédzouille si l’on en juge par sa chemise bleue et sesbottes en peau de vache ; mais il a des mains de jeunepremier, et le brin de paille qui se balance au-dessus de sonoreille droite semble tout frais émoulu du magasin d’accessoires duthéâtre lyrique de Chottawampee. Je ne pus résister à la curiositéde savoir quelle était sa combine.

– C’est votre attelage qui vient decasser sa longe et de se trotter ? demandé-je poliment. J’aiessayé de l’arrêter, mais vainement. Ils doivent être presquerendus à la ferme maintenant…

– L’diab’e emporte ceux sacréesmules ! s’écrie Poil-de-maïs avec un accent si parfait que jefus sur le point de m’excuser. All’s arrêtent pas d’fouté lecamp !

Puis il me dévisage attentivement, ôte sonchapeau parsemé de fourrage, et reprend d’une voixnaturelle :

– Enchanté de rencontrer Jeff Peters, leplus grand camelot de l’Ouest, – exception faite pour MontagueSilver, soit dit sans vous offenser.

– C’est lui qui a fait mon éducation,dis-je, en lui serrant la main. Je lui accorde volontiers le numéroun. Mais quelle est ta combine mon fils ? J’avoue que la fuiteimaginaire des animaux-fantômes que je t’ai entendu interpeller duhaut du décor du troisième acte m’a un peu intrigué. Qu’est-ce quetu gagnes à ce truc-là ?

Buck Skinner rougit.

– Argent de poche, dit-il, – c’est tout.Suis temporairement désargenté. Ce petit coup de la paille surl’oreille vaut 40 dollars dans une ville de cette importance.Comment j’opère ? Oh ! c’est très simple : jem’englobe, comme vous voyez, dans l’appareil répugnant ducul-terreux intégral. Ainsi embaumé, je deviens Jonas Stubblefield,– épithète essentiellement rural – et j’exécute une irruptionbruyante dans les bureaux d’une institution de crédit agricole,convenablement situés au troisième étage sur rue. Là, je pose monchapeau et mon fouet par terre, et je demande à hypothéquer maferme pour 2 000 dollars, – afin de pouvoir commanditerl’éducation musicale de ma sœur en Europe. Les institutions decrédit affectionnent ce genre de prêt : neuf fois sur dix,quand l’échéance arrive, le débiteur est en retard de mille dollarset dix mille double-croches, et adieu la masure.

« Alors, je cherche dans ma poche pourexhiber le titre de propriété ; mais à ce moment, j’entendsmon attelage se cavaler. Je cours à la fenêtre et poussel’exclamation adéquate qui a frappé vos sagaces oreilles ;puis je me précipite dans l’escalier, et dans la rue, – et jereviens quelques instants plus tard, en disant : « Ceuxsacrées mules ont foutu l’camp, en m’cassant l’timon et les deuxtraits. Maint’nant faut que j’rentre à pied, – dame ! j’onspoint apporté « d’argent su’moé. J’parl’rons de c’t’empruntune aut’foué, à r’vouer la compagnie ! »

« Puis j’étends (fictivement) macouverture pour récolter la manne qui va tomber.

« – Mais non, Mr Stubblefield, ditl’orateur de la bande, celui qui a des lunettes, des joues dehomard et un gilet de blanc d’œuf, – mais non, – permettez-nous devous prêter ces dix dollars jusqu’à demain : faites réparervos harnais et venez à dix heures. Nous serons heureux de vousdonner satisfaction pour ce petit emprunt.

« C’est une babiole, dit Buck Skinnermodestement, mais ainsi que je vous en ai informé, il ne s’agit qued’un peu d’argent de poche, en attendant mieux.

– Il n’y a pas de quoi s’excuser, dis-jepour adoucir sa mortification. Naturellement, c’est peu de chosecomparativement à l’organisation d’un trust ou d’un bridge mondain,– mais l’Université de Chicago elle-même était mince et fluettelors de sa fondation.

– Quelle est votre combineactuelle ? me demande Buck Skinner.

– Tout ce qu’il y a de plus légitime,dis-je. Je vends des pierres de lune-améthystes, et levibro-pulseur du Dr Mac-O’Rha, et l’horloge suisse avec coucouchanteur, garantie vingt-cinq minutes, – et enfin la PochetteEldorado, consistant en une bague de fiançailles et divorce, en orétamé, six oignons de lotus égyptien, une fourchette de campementpouvant servir de cure-ongles, et cinquante cartes de visitegravées à des noms différents, – le tout pour 19,50 – comptant.

– Il y a deux mois, réplique Buck, jeprospérais passablement dans le sud du Texas, au moyen d’un allumefeu instantané, breveté et composé d’un mélange de benzine et decendres de bois. J’ai vendu des tonnes de ce produit dans lesvilles où ils aimaient à rôtir les nègres rapidement, sans avoir àdemander du feu à quelqu’un. Et juste au moment où je fais lemaximum, voilà qu’ils trouvent un puits de pétrole dans lesenvirons, et aussitôt mes affaires périclitent. « Votre trucest trop lent, mon vieux, maintenant, me disent-ils. On peutenvoyer un négro en enfer avec ce pétrole en dix fois moins detemps qu’il n’en faudrait avec votre vieux briquet, pour l’obligerà se confesser au curé. » Alors je laisse tomber l’allumeur etrapplique à Kansas-City. Ce petit lever de rideau que vous m’avezvu exécuter, Mr Peters, avec la ferme fantôme et l’attelageidem, n’est pas du tout dans mes cordes, et je suis confus que vousm’ayez surpris en train de…

– Bon ! Bon ! dis-je, il n’y apas de quoi avoir honte ; aucun homme dans la dèche ne peutrougir d’avoir fichu dedans une institution de crédit, même s’il nes’agit que de dix malheureux dollars. Toutefois, je dois dire quece n’est pas tout à fait correct ; ça rappelle un peu tropl’ami fidèle qui vous emprunte de l’argent avec la ferme intentionde ne jamais vous le rendre.

Ce Buckingham Skinner me plut tout desuite ; c’était l’un des meilleurs camelots qui aient jamaisoffensé l’acoustique des voies appiennes et rurales avec sesboniments. Nous ne tardons pas à devenir intimes, et je lui proposede l’associer à une entreprise que je mijote depuis quelquetemps.

– Ma collaboration sera toujours acquise,dit Buck, à toute opération qui ne soit pas réellement malhonnête.Désossons un peu le squelette de votre proposition. J’éprouve unsentiment de dégradation à la pensée que j’ai dû me contraindre àporter une paille factice dans mes cheveux, et à emprunter dix dol…emprunter un aspect bucolique pour la misérable somme de dixdollars. Réellement, Mr Peters, c’est comme si on me faisaitjouer Ophélie ou le Roi Frantz Lear dans la Troupe Lyrique de laGrande Tournée des Théâtres Ambulants.

Cette entreprise que j’avais en vue étaitl’une de celles qui s’accordaient le mieux avec mes inclinations.Je suis d’une nature un peu sentimentale, et j’ai toujours eu unfaible pour les éléments lénifiants de l’existence. J’ai desdispositions à l’indulgence envers les arts et les sciences, et ily a même des moments où je me laisse aller à une certainecordialité pour les produits les plus humains de la Nature, telsque le roman, l’atmosphère, l’herbe, la poésie et les saisons. Jene dépouille jamais un homme ou un poisson sans admirer la beautéprismatique de ses écailles ; je ne vends jamais une petitebabiole aurifère à un campagnard sans goûter la belle harmonie queforme l’or avec le vert. Et c’est pourquoi j’affectionnais ceprojet, tant il était rempli de grand air, de paysage et d’argentfacile.

Il nous fallait une jeune femme comme comparsepour effectuer cette opération. Je demande à Buck s’il enconnaissait une qui pût faire l’affaire.

– Une, dis je, qui soit froide, sage etstrictement « business », depuis sa permanente jusqu’àses escarpins. Pas d’ex-danseuse-étoile, ni de demi-mondaine, ni deromancière, ni de championne de golf ou de bridge pour cetravail-là.

Buck assure qu’il connaît la femme idoine etnous allons en visite chez Miss Sarah Malloy. Elle me séduit aupremier coup d’œil : c’est visiblement l’article demandé.Sympathique, esthétique et authentique. Deux vraiesdouzaines de printemps, de vrais cheveux blonds, et unvrai sourire agréable. Tout à fait ce qu’il nous faut.

– Lisez-moi le scénario, nousdit-elle.

– Hé bien, Miss Malloy, dis-je, notrepetite combinaison est si gentille, si raffinée, si romantique que,comparée à elle, la scène du balcon dans Roméo et Juliette auraitl’air d’une scène de sous-sol.

Nous développons le thème, et Miss Malloy nousaccorde sa participation.

Elle nous confie quelle est heureuse dequitter sa place de sténo-dactylo-secrétaire dans l’agenceimmobilière qui la salarie actuellement et d’avoir enfin un emploirespectable.

Et maintenant voici comment nous avons opéré.Je commençai par fixer le thème au moyen d’une sorte de proverbe.Les meilleures combines du monde sont basées sur des maximespopulaires, des psaumes, des proverbes, des fables d’Ésaü et autresextraits condensés de la nature humaine. Notre paisible petitefilouterie avait pour base le vieux dicton : « Tout lemonde aime un amant. »

Un soir, Buck et Miss Malloy arrivent au galopdans la cour d’une ferme et sautent tout pantelants de leurcharrette anglaise. Elle est pâle, mais affectueuse, et secramponne à son bras, – pendant toute la scène elle ne cesse pas dese cramponner à son bras. Et chacun peut voir que c’est un ange, –ou un lys, un lys grimpant de la variété à crampons. Ils racontentqu’ils viennent de se sauver, pour fuir des parents cruels, et semarier ; et ils demandent où l’on peut se procurer un homme duclergé.

– Morguié ! dit le fermier, y apoint de curé plus près que l’Reverend Abels à 7 kilomètresd’l’aut’e couté d’Caney Creek ! »

La fermière essuie ses mains sur son tablieret dévore la scène à travers ses lunettes.

Et alors – ô miracle ! – Regardez :sur la route, venant de la direction opposée, apparaît, ballottédans une carriole, un Jeff Peters vêtu de noir, cravaté de blanc,reniflant, toussant, et crachotant par intermittence une sorte decontrefaçon de vocables théologiques.

– Cré nom ! dit le fermier, v’la-t-ypas un curé qu’arrive !

Il se révèle que je suis le Rev. Abijah Green,qui se rend à l’école de Little Bethel pour le service religieux dedimanche prochain.

Les jeunes gens le pressent de les marier, carpapa est à leur poursuite avec la fourragère et les chevaux delabour. Après quelques instants d’hésitation, le Révérend Green lesmarie dans le salon du fermier. Et le fermier esquisse une grimacepolissonne, et fait monter du cidre en disant : « Cré nomde nom ! » et la fermière renifle à son tour, et tapotela jeune épousée sur l’épaule. Et Jeff Peters, le faux Révérend,fabrique un certificat de mariage, que le fermier et la fermièresignent en qualité de témoins. Puis les acteurs, promoteurs etauteurs de la pièce montent en voiture et trottent sur la routederrière le rideau. Oh ! c’est une combine idyllique ! Duvrai amour, des vaches qui meuglent, du soleil sur les tuilesrouges, – le tas de fumier dans la cour, qui donne une vraie odeurlocale, et la rose trémière qui répand une odeur morale, – rien n’ymanquait, que la couverture illustrée et le cataloguepublicitaire.

Je dois bien avoir ainsi marié Buck et MissMalloy une vingtaine de fois dans vingt fermes différentes et noncontiguës. Je répugnais à imaginer la façon dont le roman allaittourner au vinaigre plus tard, quand tous ces certificats demariage seraient présentés, par les banques qui nous les avaientescomptés, aux fermiers qui les avaient signés, et qui auraientainsi à payer des traites authentiques allant de 300 à 500dollars.

Le quinzième jour de Mai nous partageons lemagot : 6 000 dollars. Miss Malloy pleure presque dejoie. Ce n’est pas souvent que l’on rencontre une jeune fille aucœur aussi tendre, et qui soit aussi parfaitement encline auxbonnes actions.

– Amis, dit-elle, en tapotant ses yeuxavec un petit mouchoir, cette galette ne pouvait tomber plus àpropos, – aussi à propos qu’une galette des Rois sur la table d’unsénateur démocrate le jour de la fête de la République. Je vaispouvoir enfin me réformer. Je commençais à chercher les moyens dem’évader du commerce immobilier et de l’industrie foncière lorsquevous m’êtes apparus. Mais si vous ne m’aviez pas englobée dans cetélégant petit stratagème breveté pour la décortiquation desplanteurs de rutabaga, je crois que je serais encore tombée plusbas ; – oui, j’étais sur le point d’accepter une place devendeuse dans l’une de ces « Unions Fédérales des FemmesPhilanthropes pour la Fondation de Phalanstères ad usum des Dosfins et Fils de Famille Fourvoyés » ; oui, ma parole,j’allais débiter de la religion et de la bonté à cent francs lemètre !

« À présent je vais pouvoir m’établirdans une affaire loyale et honnête et laisser tomber toutes ceslouches occupations. Je vais partir pour Cincinnati, et ouvrir unsalon de chiromancie extra-lucide. Devenue Madame Saramaloi, lasorcière égyptienne, je fournirai à mes clients, moyennant undollar, la dose convenable de prédictions et diagnostics. Adieu,mes amis. Croyez-moi, suivez mon conseil, et choisissez une bonnepetite fraude respectable. Soyez copains avec la police et lesjournaux et tout ira bien.

Là-dessus, elle nous serre la main et nousquitte. Buck et moi prenons le départ de notre côté, et faisons unpetit bond de deux ou trois cents milles ; car nous ne tenonspas à nous trouver dans les parages quand ces certificats demariage arriveront à échéance.

Possesseurs de 4 000 dollars à nous deux,nous atterrissons dans cette petite bourgade fanfaronne de la Côtedu New-Jersey qu’ils appellent New-York.

Avez-vous jamais contemplé une grande volièrebourrée de geais ? – Il n’y a rien qui ressemble davantage àcette Ville-de-Roquets-sur l’Hudson. Cosmopolite, qu’ils lanomment. Tu parles ! Autant qu’un papier tue mouches.Écoutez-les bourdonner avec leurs pieds qui se trémoussent dans laglu : tout ce qu’ils trouvent à goualer, c’est : « Ya rien qui vaille le bon vieux New-York ! »

Il défile dans Broadway assez de jobards enune heure pour payer la production hebdomadaire de l’usined’Augusta, Maine, qui fabrique les pères la Colique, les épinglesde cravate à seringue, les boules puantes et les poils àgratter.

Vous seriez tentés de croire que les habitantsde New-York sont tous affranchis : mais non. Ils n’ont aucunechance de s’instruire. Tout est trop comprimé, depuis ce qu’ilscroient être des cerveaux, jusqu’aux colis à deux pattes du métro.Mais peut-on attendre autre chose d’une ville qui est séparée dumonde par l’Océan d’un côté, et par New-Jersey del’autre ?

Ce n’est pas un endroit pour un honnêtecombinard nanti d’un modeste capital. Il y a des tarifs protecteurstrop élevés sur la filouterie. Même les tout petits filous, commeGiovanni, qui vendent des châtaignes véreuses, avec les asticotscuits à point à l’intérieur, sont obligés de payer un demi de tempsen temps à un flic insectivore. Et le caissier de l’hôtel vous faitpayer double tarif sur la note pour tout ce qu’il envoie par lavoiture de la police à l’autel où le duc est en train d’épouserl’héritière.

Mais la vieille Nouvelle-York est la bourgadeidéale pour un coup de piraterie raffinée si vous pouvez payer lesdroits d’entrée sur le vol. Les combines importées rapportent gros.Les douaniers qui veillent sur elles portent des casse-têtes, et ilest dur d’introduire en contrebande la moindre innocenteescroquerie si vous ne payez pas les droits. Mais Buck et moi,lestés de capital, faisons tranquillement une descente surNew-York, pour essayer de troquer, auprès des sauvagesmétropolitains, de la verroterie contre des lotissements, toutcomme firent les Van-den-Phuit il y a deux ou trois cents ans.

Dans un hôtel d’East Side, nous faisons laconnaissance de Romulus G. Atterbury, – un homme qui possède laplus belle tête que j’aie jamais vue pour les opérationsfinancières, – une bille chauve et luisante, avec des favorisgrisonnants. Rien qu’en regardant une tête comme ça derrière lesbarreaux d’une caisse, on déposerait un million sans exiger dereçu. Cet Atterbury était bien habillé, bien qu’il lui arrivâtsouvent de ne pas manger ; et l’épitome de sa conversationaurait contraint la plus persuasive des sirènes à se suicider dedépit. Il avait été, nous dit-il, membre du Stock Exchange, mais ungroupe de gros capitalistes, jaloux de ses succès, formèrent contrelui une cabale qui le força d’abandonner son siège.

Atterbury se prit d’affection pour Buck etmoi-même, et il se mit à nous exposer quelques-unes descombinaisons qui lui avaient fait perdre ses cheveux. Je mesouviens d’un projet de fondation d’une Banque Nationale au capitalde 45 dollars qui aurait coupé le sifflet au Chef des Flics degarde au Ministère des Finances. Pendant trois jours il ne cesse denous inonder avec son Niagara de vocabulaire ; et lorsqu’ilcommence à devenir aphone, nous en profitons pour le mettre aucourant de nos disponibilités. Aussitôt il nous emprunte 10 cents,sort pour acheter des pastilles pectorales et revient nous aspergerde plus belle. Cette fois, il monte un échelon et s’emballetellement sur ses inventions qu’il finit par y croire lui-même.Enfin, il exhale une péroraison qui nous a tout l’air d’un gagnantcertain et il nous passe le lasso autour des oreilles, à Buck et àmoi, et nous décidons de miser notre capital sur son coffre àidées. À vrai dire, ça nous paraît une combine tout en or, – justeaux confins de la légalité, mais à cinquante centimètres àl’intérieur, et aussi fertile en dollars que l’Imprimerie de laBanque Fédérale. C’est exactement ce que Buck et moi désirons, uneaffaire régulière dans un local permanent, – nous sommes fatiguésdu commerce au grand air, avec laryngite et changement d’adressetous les soirs.

Six semaines plus tard, vous auriez puconstater que la faune et la flore des environs de Wall-Streets’étaient enrichies d’un spécimen supplémentaire, avec bureauxrichement meublés et un titre en lettres dorées sur la porte :« The Golconda Gold and Investment Company ». Et si vousaviez pénétré à l’intérieur, vous auriez entrevu par la porteouverte de son bureau particulier, Mr le Secrétaire etTrésorier Buckingham Skinner, vêtu de noir corbeau et sous-vêtu deblanc lilial, avec son chapeau haut-de-forme à portée de la main.Personne encore n’a jamais vu Buck s’éloigner de son chapeau deplus d’un demi-yard.

Et vous auriez aussi aperçu Mr lePrésident-Directeur-Général R. G. Atterbury, avec son crânesoigneusement poli, occupé à dicter des lettres, dans le bureauprincipal, à une aristocratique secrétaire, dont les manièresraffinées et la coiffure élégante sont une vraie garantie pour lesclients.

Il y a encore un comptable et un autreemployé, ainsi qu’une atmosphère générale de vernis et deculpabilité.

Mais si vous considérez maintenant le bureaudu fond, votre rétine sera réjouie par l’image d’un hommeordinaire, vêtu avec une simplicité sans scrupules, assis dans unfauteuil avec ses pieds sur la table, et son chapeau agressif surl’occiput, – et mangeant des pommes. Cet homme n’est autre que leColonel Tecumseh (ex Jeff) Peters, le vice-Président de laSociété.

– Pas de travesti pour moi, avais-je dità Atterbury alors qu’il organisait la mise en scène del’escroquerie. Je suis un homme simple, dis-je, et je ne me sersjamais de pyjamas ni de faux-cols en verre cathédrale. Donnez-moile rôle de l’illustre rustre lacustre, ou alors je ne joue pas. Sivous pouvez m’utiliser au naturel, faites-le : sinon, je restedans la coulisse.

– Vous travestir ? avait réponduAtterbury. Jamais de la vie ! Tel que vous voilà, vous êtesplus précieux pour l’affaire qu’une pleine chambrée de mannequinslardés de plastrons et de gardenias. Vous allez jouer le rôle ducapitaliste, solide mais échevelé, du Far West. Vous piétinez lesconventions. Vous possédez tellement de titres que vous avez ledroit de mettre vos pieds sur le pupitre. Conservateur, simple,rude, roublard, économe, – voilà votre type. C’est un gagnant sûr àNew-York. Laissez vos métatarses en l’air et mangez des pommes.Chaque fois qu’il entre un client, mangez une pomme. Et fourrezostensiblement les épluchures dans votre tiroir. Ayez l’air aussiéconome, riche et rugueux que vous pourrez.

Je suivis les conseils d’Atterbury. Je jouaile rôle du capitaliste des Montagnes Rocheuses, sans jabot nimanchettes de dentelle. La façon dont je déposais les épluchures depomme à mon crédit dans le tiroir-caisse aurait rendu jaloux leConservateur du Jardin public de New-Orléans. Je pouvais entendreAtterbury disant à ses victimes, en souriant avec indulgence etvénération : « C’est – notre vice-Président, le ColonelPeters… fait fortune dans l’Ouest… manières délicieusement simples…pourrait signer un chèque d’un demi-million… naïf comme un enfantmais… cerveau extraordinaire… conservateur et soigneux jusqu’à lamanie… »

Atterbury dirigeait l’exploitation. Buck etmoi ne comprîmes jamais très bien en quoi elle consistait, bienqu’il nous l’eut exposée plusieurs fois. Ça ressemblait à uneespèce de coopérative, et chaque actionnaire avait uneparticipation dans les bénéfices. Nous, les membres du Conseil,commençâmes par acheter la majorité des actions – c’est unetradition indispensable – à un demi-dollar la centaine, – c’étaitle prix que ça nous avait coûté chez l’imprimeur. Le reste étaitvendu au public à un dollar le titre. La Société garantissait auxactionnaires un bénéfice mensuel de 10 pour cent, payable à la finde chaque mois.

Quand un actionnaire en avait acheté pour 100dollars, la Société lui établissait une « obligation envaleur-or », et il devenait un obligataire. Je demandai unjour à Atterbury quels profits, sécurités et privilèges cesobligations représentaient pour le client qui les recevait parrapport à celui qui ne détenait que de simples actions. Atterburysaisit l’un de ces talismans, tout doré, fignolé, calligraphié, etscellé d’un grand cachet rouge avec un ruban bleu d’un demi-yard,et il me regarda d’un air attristé comme si je l’avais offensé.

– Mon cher Colonel Peters, dit-il, vousn’avez pas l’âme d’un artiste. Pensez un peu aux milliards defoyers que va rendre heureux la possession de ces impeccablesjoyaux de la science lithographique. Pensez à la joie de la famillelorsqu’elle contemplera l’une de ces obligations pendue par unecorde rose à l’étagère du salon, ou joyeusement mastiquée par lebébé qui batifole sur le parquet ! Ah ! Je vois que vosyeux s’humectent, Colonel – vous êtes touché, n’est-cepas ?

– Non, dis-je, – pas même douché. Ce quevous prenez pour des larmes n’est que du jus de pomme. On ne peutpas demander à un homme d’être à la fois un pressoir à cidre et unconnaisseur en art.

C’est Atterbury qui veillait aux détails del’entreprise. Autant que j’y aie compris quelque chose, c’étaitassez simple. Les souscripteurs versaient leur argent, et, – etc’est à peu près tout ce qu’ils avaient à faire. La Sociétél’encaissait, et – je ne me rappelle pas qu’il y eut autre chose.Buck et moi nous entendions mieux à faire le camelot qu’à jouer aufinancier ; néanmoins nous ne pouvions nier que la GolcondaGold Bond Investment Company ne fût une sirène à capitaux depremière classe. Vous encaissez une certaine somme, et vous rendezdix pour cent à l’acheteur : n’importe quel élève de l’écoledu soir vous dira que vous réalisez ainsi un bénéfice net etlégitime de 90 pour 100, moins les frais généraux, tant que lepoisson continue à mordre.

Atterbury aurait voulu être à la foisPrésident et Trésorier. Mais Buck me cligne de l’œil et luidit : « Nous avons fourni le capital, et vous le cerveau.Est-ce que c’est un travail de cerveau que de percevoir l’argent àla porte ? Réfléchissez un peu, voyons ! Je me nommemoi-même Trésorier, à l’unanimité et par acclamations.J’accomplirai ce surcroît de labeur sans surcroît d’appointements.Buck et moi sommes mariés avec cette Société sous le régime de lacommunauté aux acquets. Beati sacrées femmes ! Amen !

Le loyer et le mobilier nous avaient coûté 500dollars. L’imprimeur et les publicistes nous prirent 1 500dollars de plus. Atterbury connaissait son affaire.

– Trois mois, dit-il. Ça durera troismois, pas une seconde de plus. La minute suivante, il faudradéguerpir. À cette époque nous devrions avoir récolté environ60 000 dollars. Et alors à moi la cabine de 2eclasse, la perruque noire et le pseudonyme !

C’est la publicité qui fit tout le travail.J’avais préconisé les hebdomadaires provinciaux et les petitsjournaux de campagne. Mais Atterbury haussa les épaules d’un aircommisératif.

– Mon pauvre ami, dit-il, avec un agentde publicité comme vous une fabrique de Livarot risquerait fort derester ignorée, obscure et introuvable, même par une chaude journéed’été. Le gibier que nous pourchassons est ici-même à New-York, àBrooklyn, et dans les bibliothèques publiques de Harlem. C’est pources types-là que sont faits les compresseurs du métro, lesboniments des quotidiens et les petites annonces rédigées par lesescrocs. Notre publicité doit être faite dans les plus grandsjournaux, en première page, à côté de l’éditorial sur les Balkanset juste au-dessous du portrait de la Venus qui essaye unegaine-corset.

L’argent ne tarde pas à rappliquer. Buck n’apas besoin de faire semblant d’être occupé : son bureau estcouvert d’un tas de chèques, d’ordres de virement et de billets debanque. Les bureaux sont pleins de clients tous les jours.

La plupart des actions se vendent par petitesquantités, – 10 – 25 – 30 dollars, – mais surtout des parts de 2 et3 dollars. Et le crâne chauve et inviolé du Président Atterburybrille d’enthousiasme et de démérite, tandis que le ColonelTecumseh Peters, le rude mais vénérable Crésus de l’Ouest, consommeune telle quantité de pommes que les épluchures qu’il jette dans saboîte à ordures en acajou débordent sur le bureau.

Exactement comme Atterbury l’avait prévu, nousfonctionnons environ trois mois sans accrocs. Buck encaissait lamonnaie avec dextérité et allait la stocker tous les soirs dans uncoffre à quelques centaines de mètres des bureaux ; – pas decompte courant pour Buck, ça ne vas pas assez vite quand on veutretirer les fonds dans les cas urgents. Nous payons régulièrementet honnêtement les intérêts sur les actions vendues, de sorte quepersonne ne trouve rien à redire. Nous avions près de 50 000dollars en caisse, et nous menions tous les trois la grande vie,comme des champions de boxe retirés des affaires.

Un après-midi, Buck et moi rentrons au bureauaprès déjeuner, luisants et pétulants de graisse et desatisfaction. Dans le couloir, nous croisons un type à l’alluredégagée, avec une certaine lueur dans l’œil et une pipe dans labouche. Nous entrons dans le bureau et trouvons Atterbury aussiflasque et déconfit que s’il était resté une heure sous une averseen attendant l’autobus.

– Vous connaissez ce type-là ? nousdemande-t-il.

– Non, répliquons-nous. Qu’est-ce qu’il afait ?

– Je ne le connais pas non plus, ditAtterbury. Mais je parierais cent-mille « obligationsvaleur-or » contre un diamant en pâte à bouteilles que c’estun journaliste.

– Qu’est-ce qu’il voulait ? demandeBuck.

– Des renseignements, dit le Président.Dit qu’il avait l’intention d’acheter quelques actions et me poseenviron neuf cents questions, toutes plus douloureuses les unes queles autres. Je suis sûr que c’est un reporter. Je ne peux pas m’ytromper. Quand je vois un type négligé quant à sa garde-robe, avecdes yeux en vrille, une pipe aussi mal culottée que lui, et qui ensait plus long que Pierpont Morgan et Shakespeare accouplésensemble, – si ce n’est pas un reporter, je suis prêt à entrercomme client dans une maison rivale. Je ne crains pas lesdétectives, publics ou privés, – je leur parle pendant 8 minutes etaprès je leur vends une action – mais un reporter, – ça me faitl’effet d’un sorbet glacé dans le cou un soir d’hiver. C’est bience que je craignais depuis le début. Camarades, je suis d’avis quenous déclarions un dividende, suivi d’une éclipse totale. Croyez-enle conseil de l’astrologue.

Buck et moi nous efforçons de rassurerAtterbury, et nous réussissons à stopper sa transpiration et safébrilité ; ce garçon ne nous a pas fait l’effet d’unreporter. Un journaliste, ça tire un crayon et un carnet, ça vousraconte des histoires qui étaient drôles du temps de Ménélas et çavous invite à lui payer à boire. Néanmoins Atterbury reste nerveuxet agité toute la journée.

Le lendemain, Buck et moi sortons de l’hôtelvers 10 heures pour nous rendre au bureau et nous achetons lesjournaux comme d’habitude. Et la première chose qui nous saute auxyeux en page n° 1 est une colonne de style, largement titrée,et entièrement consacrée à notre petite supercherie. C’était unehonte de voir la façon dont ce reporter insinuait que nous n’étionsnullement apparentés avec l’autre Atterbury – H. G. Silas W.Atterbury – celui qui vend des rails à Philadelphie. Il décrit avecaisance et sans réticences ses impressions personnelles sur notrepetite affaire, dans un style alerte et familier, parfaitementdivertissant pour tous ses lecteurs, – sauf pour nos actionnaires.Atterbury avait raison ; il est grand temps, pour letrésorier, le président et le vice-président de la Golconda GoldBond and Investment Company de se trotter précipitamment s’ilsveulent jouir en paix de l’existence et de la liberté.

Buck et moi nous hâtons vers les bureaux. Noustrouvons dans l’escalier et le couloir une foule de gens agités quis’écrasent devant la porte ; la salle de réception est déjàpleine à craquer. Tous ont en mains des actions ou des« obligations valeur-or » de la Société. Buck et moisupposons aussitôt qu’ils ont dû lire les journaux, eux aussi.

Nous faisons halte et considérons nosactionnaires avec une certaine surprise. Ce n’est pas tout à faitle genre de clients que nous nous étions imaginés. Ils ont tousl’air de pauvres gens ; il y a des vieilles femmes et desjeunes filles, vraisemblablement des ouvrières d’usine ; il ya des vieillards, des invalides de guerre, et aussi un grand nombrede jeunes gens, des vendeurs de journaux, des grooms, des cireursde bottes ; il y a des ouvriers en cotte bleue, avec leursmanches retroussées. Aucun d’eux ne ressemble à un propriétaired’actions, à moins que ce ne soient des actions de marchands demarrons. Mais ils ont tous notre papier dans les mains et ilsparaissent tous aussi décomposés qu’on peut l’être après avoir luun pareil éditorial.

Je regarde Buck, qui regarde la foule, et jevois son visage se colorer d’une drôle de pâleur. Il s’avance versune femme au teint maladif et lui demande :

– Vous êtes actionnaire,Madame ?

– J’en ai pris pour cent dollars,dit-elle d’une voix éteinte. C’est tout ce que j’avais pu mettre decôté dans l’année. Un de mes enfants est mourant à la maison et ilne me reste pas un cent. Je suis venue pour voir si je ne pourraispas retirer un peu d’argent, contre les titres. Les circulairesdisaient qu’on pouvait se faire rembourser à n’importe quel moment.Mais maintenant on dit que je vais tout perdre…

Il y avait un gentil petit gosse dans la foule– un petit vendeur de journaux apparemment.

– J’en ai acheté 25, M’sieu ! dit-ilen jetant un regard plein d’espoir sur le chapeau de soie et laredingote de Buck. Y m’ont payé 2 dollars et demi d’bénéficedessus. Mais y en a qui m’disent qu’y a qu’les fripouilles qui fontça. Dites, c’est vrai ? Croyez-vous qu’y vont m’rendre mes 25dollars ?

Quelques-unes des vieilles femmes pleuraient.Les petites ouvrières étaient affolées ; elles avaient perdutoutes leurs économies, et par-dessus le marché, elles risquaientd’être sacquées pour avoir manqué au travail de lajournée !

Il y avait une jolie petite jeune fille avecun châle rouge qui pleurait dans un coin comme si son cœur allaitse dissoudre. Buck s’approche d’elle et lui demande ce qu’il ya.

– C’est pas tant la perte de l’argent,dit-elle entre deux sanglots, quoique j’aie mis deux ans àl’gagner. Mais – mais Jakey voudra plus… m’épousermaint’nant ! Il-il va prendre Ro-Rosa Steinfeld. J’connais monJa-Jakey. Elle a 400 dollars d’éco-conomies à la caissed’épa-pargne. Ahi ! Hi ! Hi ! Hôôô !…

Buck regarde autour de lui, toujours aveccette drôle d’expression sur la figure. Et alors nous découvrons,appuyé contre une colonne, dans le fond, ce journaliste de malheur,qui fume sa pipe en nous dévisageant d’un œil alerte et brillant.Nous nous dirigeons tous les deux vers lui.

– Si vous continuez comme ça, dit Buck,vous arriverez à quelque chose dans la littérature. Jusqu’oùvoulez-vous pousser la chasse à courre ? Avez un autre hallalien réserve dans la poche-revolver ?

– Oh ! je suis venu assister –pfutt ! – à tout hasard – pfutt ! – au développement descir – pfutt ! – constances ! dit-il en lançant desbouffées de tabac en l’air. C’est le tour des actionnairesmaintenant. Il y en a qui pourraient déposer une plainte, voussavez ? Est-ce que ce n’est pas – pfutt ! – le panier àsalades que j’entends ?… Non, c’est la limousine du vieuxDocteur Whittleford, qui vient de faire son bridge sur le ventre –pfutt ! – d’un dyspeptique. – Oui, je crois que j’ai uncertain don pour le style et le fait-divers.

– Attendez un peu, dit Buck, je vais vousservir quelque chose en fait de nouveauté.

Il fouille dans sa poche et me tend une clé.Je savais ce qu’il voulait dire, avant même qu’il parlât. Sacrévieux boucanier, je savais ce qu’il avait dans la tête ! Destypes comme Buck, on n’en fait plus aujourd’hui.

– Jeff, dit-il en me regardant fixement,ne trouves-tu pas que cette petite supercherie n’est pas tout àfait dans nos cordes ? – Est-ce que nous tenons vraiment à ceque… Jakey épouse Rosa Feldbaum ?

– Adopté à l’unanimité, dis-je. Jereviens avec dans dix minutes. »

Et je pars dans la direction ducoffre-fort.

Quelques instants plus tard, je suis de retouravec un gros paquet contenant tout l’argent jusqu’au dernier cent.Puis Buck et moi entraînons le journaliste vers une autre porte etpénétrons avec lui dans les bureaux du fond.

– Et maintenant, mon littéraire ami, ditBuck, prenez un siège, ne remuez plus, et je vais vous accorder uneinterview. Vous avez devant vous deux combinards de Combineville,Arkansas. Jeff et moi avons vendu en plein air des bijoux encuivre, des lotions capillaires, des chansons, des cartes truquées,des drogues idem, des tapis d’Orient américains, des albums defamille, des pâtes à reluire et des idem à sucer dans toutes lesvilles de l’Ouest situées entre Old Point Comfort et la GoldenGâte. Nous n’avons jamais laissé échapper un dollar qui avait unpetit air superflu. Mais jamais non plus nous ne nous sommesattaqués au petit tas de billon qui repose dans le bas de laine aumilieu de la paillasse du pauvre. Il y a un vieux dicton, que vousconnaissez peut-être, et qui dit que « Attila non kapoutmuscas », ce qui signifie que le vautour ne boulotte pas desmouches. Je reconnais qu’il est aisé de glisser de la boutiqueportative du camelot au bureau d’acajou du financier. Nous avonsperpétré cette fatale glissade ; mais nous ne savions pasexactement ce qu’il y avait au fond du glacier. Si vous étiez tantsoit peu sagace… mais non ; vous n’avez que la sagacité duNew-Yorkais, qui consiste à juger un homme d’après son extérieur.C’est une erreur. Vous feriez mieux de regarder la doublure, etmême la couleur de sa peau. En attendant le panier à salades,sortez donc votre petit bout de crayon et prenez des notes pour unsecond article humoristique dans votre journal.

Là-dessus Buck se tourne vers moi etdit :

– Tant pis pour Atterbury, – qu’il enpense ce qu’il voudra. Après tout il n’a jamais investi que soncerveau dans le coup et s’il s’en sort avec son capital intact ilaura de la veine. Mais toi, Jeff, qu’en dis-tu ?

– Moi ? fis-je. Tu me connais, Buck.Je ne savais pas qui achetait les actions.

– Parfait, dit Buck. Et, par la porteintérieure, il pénètre dans la grande salle et regarde la foule quiessaye de se faufiler à travers les barreaux ; puis soudain illeur adresse une brève allocution :

– Allons, les moutons, mettez-vous enligne. On va vous rendre la laine. Ne poussez pas, alignez-vous, –j’ai dit en ligne, pas en pile. Madame, cessez cebêlement. L’argent est à votre disposition. Hé ! fiston, negrimpe pas après la grille, tes picaillons sont là ; et toi,ma poulette, sèche tes mirettes : tu ne perdras pas un radis.En ligne,dis-je. Jeff, viens ici ; fais les mettre enfile indienne ; puis fais-les passer un par un, et sortirensuite par l’autre porte.

Buck quitte sa jaquette, repousse son tuyau depoêle sur son occiput et allume un cigare d’un demi-yard. Puis ils’assied à une table avec le butin devant lui, bien ficelé parpetits paquets. Je fais ranger les actionnaires, qui défilent unpar un devant la caisse : et le journaliste les fait sortirdans le couloir par la porte latérale. À chacun, Buck reprendactions et obligations et les rembourse en espèces, ric-rac.

Les actionnaires de la Golconda Gold BondCompany osent à peine en croire leurs yeux. C’est tout juste s’ilsn’arrachent pas l’argent des mains de Buck. Quelques-unes desfemmes continuent à gémir, car c’est la coutume du sexe de geindrequand elles ont du chagrin, de pleurer quand elles ont de la joieet de verser des larmes quand elles n’ont ni l’un ni l’autre.

Les mains des vieilles femmes tremblent quandelles fourrent l’argent dans les poches de leurs vêtementsrâpés ; les petites ouvrières poussent des éclats de rirehystériques en glissant le paquet de billets dans leur corsage.

Parmi ceux qui se lamentaient le plus fort,quelques instants auparavant, il y en a qui ont des spasmes deconfiance restaurée et qui veulent laisser leur capital investidans la société.

– Non, non, leur répond Buck, ramassezvos picaillons et trottez-vous. Ce n’est pas votre affaire deplacer de l’argent en actions. Le vieux vase ébréché, ou le sommierdu lit, voilà ce qu’il vous faut pour conserver votre magot depetits sous. »

Quand la jolie fille au châle rouge encaisse àson tour, Buck lui tend un billet de 20 dollars en plus.

– Cadeau de noces, dit notre trésorier,de la part de la Golconda. Et dites – si jamais Jakey met le nez ducôté de chez Rosa Blumvogel, même à une distance respectueuse, jevous autorise à lui boulotter cinq centimètres decartilage !

Quand tout le monde est payé et parti, Buckappelle le journaliste et pousse le reste de l’argent devantlui.

– Tenez, dit-il, c’est vous qui avez miscette affaire en train, c’est à vous de la terminer. Là, derrièremoi, vous trouverez les bouquins, avec le nom de tous lessouscripteurs et le montant de leurs payements. Voici l’argent pourles rembourser ; tout y est sauf ce que nous avons prélevépour subsister. C’est vous qui me remplacerez comme caissier ;et je suppose que vous ferez ça correctement, à cause de votrejournal. C’est la meilleure façon que nous connaissions de réglerla question. Moi et mon vice-président – il en a marre de boufferdes pommes – allons suivre l’exemple de notre vénéré président, –et nous éclipser. Et maintenant, je pense que vous avez assez denouvelles aujourd’hui pour votre éditorial de demain, à moins quevous ne désiriez nous interwiever sur les propriétés de l’ÉlixirVigogénique ou les perspectives de guerre civile en Amérique duSud.

– Des nouvelles pour mon éditorial !s’écrie le reporter en ôtant sa pipe de sa bouche. Non, mais,est-ce que vous croyez que j’ai envie de perdre ma place ? Unesupposition que j’aille trouver le patron et lui raconte ce quis’est passé : savez-vous ce qu’il va me répondre ?Non ? Eh bien, il me donnera un ticket d’entrée pour l’asiledes loufoques, et me souhaitera une meilleure santé en me tapantpaternellement sur l’épaule. J’aurais peut-être assez de culot pourleur proposer un canard où l’on verrait le serpent de mer serpenterdans Broadway en plein jour, mais je n’ai pas le cran de lesaffronter avec votre histoire. Une bande de – (excusez-moi) –pirates remboursant les tickets d’entrée aux spectateurs !Oh ! non, pas moi ! Je n’écris pas dans les journauxamusants.

– Vous ne pouvez pas comprendre ça, bienentendu, dit Buck la main sur le bouton de la porte. Jeff et moi nesommes pas des Phinanciers comme ceux que vous fréquentezgénéralement. Nous ne nous sommes jamais permis d’escroquer depauvres vieilles femmes, et des ouvrières, et de voler à des gaminsles petits sous avec lesquels ils achètent des berlingots. Dansnotre profession, à nous, on ne rafle que l’argent des hommes quele Seigneur a marqués pour l’abattoir, – les snobs, les oisifs, lescrâneurs, les badauds, qui ont toujours quelques dollars àgaspiller, et les fermiers, qui seraient bien malheureux si nous nevenions pas jouer avec eux quand ils ont vendu leurs récoltes. Maisnous n’avons jamais songé à pêcher l’espèce de jobards qui mordici. Non, Monsieur. Nous avons trop de respect pour la professionet pour nous-mêmes. Adieu, caissier !

– Hé ! dites ! s’écrie lereporter, attendez un peu ! Il y a un agent de change l’étageau-dessous, je vais lui demander de conserver le butin dans soncoffre. Attendez-moi ! Je serais heureux de vous payer unetournée…

– Nous payer une tournée ? répèteBuck, l’air solennel. N’essayez pas de leur faire croire, à votrejournal, que vous nous avez proposé ça. Merci. Nous n’avons pas letemps. Adieu, écrivain.

Après ça, Buck et moi nous glissonsdehors ; et voilà comment la Golconda Company tomba enliquéfaction sans le vouloir.

Si vous aviez voulu nous voir Buck et moi lelendemain soir, vous nous auriez trouvés dans un petit hôtelpouilleux, non loin de l’embarcadère du ferry-boat de West-Side.Nous sommes dans une petite chambre sur la cour, et je remplis aulavabo une centaine de flacons avec un mélange oxhydrique d’anilineet de cannelle, – ce sont la couleur et la saveur préférées dupublic. Buck fume avec satisfaction ; – il a troqué sonchapeau haut de forme contre un feutre marron normal et décent.

– C’est une veine, Jeff, dit-il, enbouchant les flacons, que le père Brady ait bien voulu nous prêterson cheval et sa voiture pour huit jours. C’est court, mais c’estsuffisant pour nous permettre de ramasser une bonne pincée. Cettelotion capillaire devrait se vendre comme des petits pains par-làdans le Jersey, – les calvities n’y sont pas populaires, à causedes moustiques.

Quelques instants plus tard, les travaux delaboratoire étant terminés, j’ouvre ma valise pour prendre desétiquettes.

– Plus de lotions capillaires, dis-je.Stock épuisé.

– Va en acheter, dit Buck.

Nous faisons l’inventaire de nos poches et lebilan révèle que nous avons juste de quoi payer l’hôtel et leferry.

– Y a encore une centaine d’étiquettesd’Élixir antigrippal, dis-je.

– Qu’est-ce que tu demandes demieux ? dit Buck. Colle-les dessus ! La saison des rhumesbat justement son plein dans les vallées du Hackensack. Et quelleimportance ont les cheveux après tout ? Faut bien qu’ilstombent un jour ou l’autre !

IV La Comédie des otages.

I

Je ne me suis jamais écarté que deux, fois,dit Jeff, du sentier régulier de la combine légitime. La premièrefois, c’est quand je vendis des actions de société anonyme ;et la deuxième – mais vous allez voir.

Moi et Caligula Polk, de Muskogee dans le paysdes Creek, naviguions dans l’État mexicain de Tamaulipas, où nousdirigions une exploitation péripatétique de loterie et depokerdice. Seulement, comme vous devez le savoir, la vente desbillets de loterie au Mexique est une combine réservée auGouvernement, tout comme la vente du tabac, des timbres-poste, desemprunts et des emplois publics dans certaines autres nations. J’aiconnu un Français dans les Mines du Colorado, qui se vantaitd’avoir vendu sept cent soixante-dix-sept mille places depercepteurs et de cantonniers pendant les trois ans qu’il étaitresté ministre, ou député, ou secrétaire de rédaction. Quoi ?Il n’y en a pas tant que ça ? Alors ça devait être desgénéraux, ou des militaires, ou des contrôleurs.

Bref, l’oncle Porfirio s’aperçoit qu’on faitconcurrence à sa combine, et lâche sur nous ses rurales.C’est une sorte de police rustique et agreste. Mais n’allez pas lacomparer au brave garde champêtre de nos campagnes, avec sonpantalon de velours, sa casquette galonnée, sa plaque en argentétamé et ses sabots. Les rurales – en somme, si vousprenez nos juges de la Cour suprême, que vous les mettiez en sellesur des broncos, que vous les armiez de Winchesters, de sombreros àcottes de maille, et de yatagans en guise d’éperons, vous enobtiendrez une contrefaçon approximative.

Quand les rurales galopèrent aprèsnous, nous galopâmes vers les États-Unis. La chasse à courre nousentraîna jusqu’à Matamoras, où nous nous dissimulâmes dans unebriqueterie. La nuit venue, nous franchîmes le Rio Grande à lanage ; Caligula, distrait, tenait une brique dans chaque main.Il ne les lâcha qu’en prenant pied sur le sol du Texas.

De là, nous émigrâmes à San Antone, puis à NewOrléans, où nous prîmes quelque repos. Et c’est dans cettemétropole du coton et autres produits de beauté que nous apprîmes àfréquenter certaines boissons inventées par les Créoles au temps deLouey Cans, et qui sont encore servies dans l’arrière-boutique.Tout ce que je puis me rappeler de cette ville, c’est que Caligulaet moi, et un Français nommé Mac-Cartof – attendez un peu :Alfonso Mac Cartof – étions occupés à récupérer dans le quartierfrançais une partie de l’argent qui restait dû sur la vente de laLouisiane, quand un type se met à gueuler que les gendarmes sont envue. Je me souviens vaguement d’avoir acheté deux tickets de cheminde fer avec une précipitation nébuleuse, et d’un type qui balançaitune lanterne en criant : « En voiture ! » Puisj’ai une vision obscure d’un compartiment de troisième classemeublé de cinq locataires, dont l’un me loua son épaule pourdormir. Ces boissons créoles sont efficaces.

Quand nous revenons sur la terre, nous nousapercevons que notre point de chute est situé dans l’État deGéorgie, en un lieu marqué d’un astérisque dans les indicateurs dechemin de fer, ce qui signifie que les trains s’y arrêtent un jeudisur deux, quand le garde-barrière enlève un rail pour leur signalerqu’il y a un voyageur ou une vache à embarquer. Nous nousréveillons dans un hôtel en troncs d’arbre, au chant des fleurs etau parfum des oiseaux. Quoi ? Oui, Monsieur, car le ventfrappait à nos volets à grands coups de tournesols aussi larges quedes roues de charrette, – et le poulailler était sous nos fenêtres.Caligula et moi descendons au rez-de-chaussée et nous trouvonsl’hôtelier en train d’écosser des pois sous le porche. C’est unhomme de six pieds, sept fièvres et trois accès, avec un teint dechinois, bien qu’assez décoloré par ailleurs dans l’exercice de sesphysionomies et inclinations.

Caligula, qui est un orateur de naissance, etde petite taille, malgré ses cheveux rouges et sa sensibilitéfébrifuge, prend la parole :

– Camarade, dit-il, salut et mortalité.Ça ne vous ferait rien de nous dire dans quel motif noussommes ? Nous savons pourquoi nous allons, mais nousn’arrivons pas à déterminer exactement la raison de quelendroit ?

– Eh ben, gentlemen, répond l’hôtelier,j’pensais ben qu’vous iriez aux renseignements ce matin. Vous êtestombés du train d’neuf heures trente hier au soir, et vous étiezfins saouls vous aut’es deux. Oui, v’étiez pleins comme desboudins. J’peux vous dire qu’vous êtes maintenant dans la ville deMountain Valley, dans l’État de Géorgie.

– Et surtout, réplique Caligula,n’ajoutez pas qu’il n’y a rien à manger…

– Asseyez-vous, gentlemen, ditl’hôtelier, et dans vingt minutes, j’vous fais servir le meilleurbreakfast que vous puissiez trouver dans toute la Cité.

Ce breakfast apparut sous la forme de lardfrit et d’un édifice jaunâtre dont la composition chimique tenaitle milieu entre un couscous de sorgho et un pudding à la gélatine.L’aubergiste appelle ça un gâteau de froment d’avoine ; puisil exhibe une platée de cette pâture matutinale connue sous le nomde « purée de maïs » ; et c’est ainsi que Caligulaet moi faisons la connaissance de cette célèbre nourriture quipermit à chaque Sudiste de flanquer une tournée à deux Yankeespendant quatre années entières.

– Ce qui m’épate, dit Caligula, c’est queles gars de Robert Lee n’ont pas pourchassé les Nordistes jusqu’àla baie d’Hudson. J’aurais été capable de ça, si on m’avait faitavaler cet ingrédient qu’ils appellent« ventrée-de-maïs ».

– Le cochon et le maïs, dis-je, sont lesaliments favoris de cette région.

– Alors, dit Caligula, ils devraient bienles laisser ensemble. Ce monument est-il un hôtel ou uneétable ? Ah ! si nous étions à Muskogee, dans la salle àmanger de Saint-Lucifer, je te ferais voir ce que c’est qu’unbreakfast ! Du filet d’antilope, et du foie de veau braisé,pour commencer ; et des côtelettes de chevreuil avec duchili con carne, et des beignets d’ananas ; etensuite quelques sardines avec des cornichons ; et pourterminer une boîte de pêches au sirop avec une bouteille de bière.Tu ne trouveras jamais un menu comme ça dans tous les restaurantsde l’Est.

– Trop copieux, dis-je. J’ai voyagé, etje n’ai pas de préjugés. Il n’y aura jamais de breakfast parfaittant qu’un homme n’aura pas les bras assez longs pour attraper enmême temps son café à New-Orléans, ses croissants à Norfolk, satranche de beurre dans une crèmerie de Vermont, et son assiettée demiel dans une ruche de l’Indiana située à côté d’un champ detrèfle. C’est seulement alors qu’il pourrait déguster un repas quis’approcherait un peu de l’ambre d’oasis que les dieux sirotent surle mont Olympia.

– Trop éphémère, dit Caligula. En toutcas, il me faudrait quelque chose dans le genre d’un plat d’œufs aujambon, ou un civet de lapin pour servir de pousse-café. Qu’est-ceque tu verrais de plus édifiant et rituel comme menu d’un bonrepas ?

– De temps en temps, dis-je, je me suislaissé aller à m’infatuer d’aliments fantaisie tels que rôtis detortue, ortolans, salmis de homards, goyaves et canards à lamandarine ; mais, après tout, il n’y a rien pour moi quivaille un bon bifteck braisé aux champignons, à la terrasse d’uneauberge de Broadway, au son du métro et des autobus, avec un orguede barbarie qui joue Tanhauser au coin de la rue, et les marchandsde journaux qui gueulent le résultat complet des trois dernièresbatailles. Pour ce qui est du vin, donne-moi un authentiqueChamberlin ou Saint-Émile-le-Lion. – Et voilà ce qu’on appelle undîner chez les gastronomes.

– Possible, réplique Caligula ; j’aientendu dire qu’à New-York on finit par devenir un connaisseur. Etquand on se balade avec un de ces étrangers que tu viens de nommer,on est bien forcé de commander des plats rupins.

– C’est la capitale des épicures, dis-je.Tu ne tarderais pas à te joindre à eux, si tu allais vivrelà-bas.

– Possible, dit Caligula. Mais je necrois pas. J’ai eu affaire à l’un d’eux une fois chez un coiffeurde San-Francisco ; et la façon dont il me chatouillait lespieds pendant que l’autre me grattait la figure m’en a dégoûté pourjamais.

II

Après le breakfast, nous sortons sous leporche, allumons chacun un des flor de upas perfectos del’aubergiste et jetons un coup d’œil sur la Géorgie.

Le décor qui s’étale sous nos yeux ne noussemble pas particulièrement opulent. Aussi loin qu’on peut voir, iln’y a rien que des collines rouges crevassées de ravines, etmouchetées de bosquets de pins. La flore consiste surtout enbuissons de ronce. À une vingtaine de kilomètres, dans la directiondu Nord, on aperçoit une petite chaîne de montagnes relativementboisées.

Cette ville de Mountain Valley semblait avoirété piquée par la mouche tsé-tsé. Une douzaine de promeneurs, toutau plus, se baladaient sur les trottoirs ; mais ce qu’onvoyait surtout, c’étaient des tonneaux de gouttières, de lavolaille et des gamins qui fouillaient avec des bâtons dans lescendres produites par la combustion des décors du Théâtre del’Oncle Tom.

Et juste à ce moment-là, voilà qu’il passe, del’autre côté de la rue, un homme de haute taille, vêtu d’une longueredingote noire et d’un chapeau de castor. Toutes les personnesprésentes s’inclinent, et traversent la rue pour aller lui serrerla main ; d’autres sortent des magasins et des maisons pour lehéler ; des femmes se penchent aux fenêtres et sourient ;et tous les gosses cessent de jouer pour le regarder. Notreaubergiste sort sous le porche et se plie en deux comme un mètre decharpentier en susurrant ; « Bonjour,Colonel ! » – alors que celui-ci a déjà dépassé l’hôteld’une encablure.

– Grand-père, demande Caligula, est-ceque c’est l’empereur Alexandre ? Et pourquoi l’appelle-t-on« le Grand » ?

– Gentlemen, dit l’hôtelier, celui quevous voyez là n’est autre que le Colonel Jackson T. Rockingham,Président de la Compagnie de Chemin de Fer Sunrise and EdenvilleTap Railroad, maire de Mountain Valley, et Directeur du Comitéd’Immigration et des Embellissements Publics de Perry County.

– Absent depuis de longues années ?demandé-je. Juste de retour, sans doute ?

– Non, Monsieur : le Colonel Jacksonva chercher son courrier à la poste. Ses compatriotes sont heureuxde l’saluer ainsi tous les matins. Le Colonel est l’citoyen le plusprominent d’la ville. Non seulement il détient la plupart desactions de la Sunrise and Edenville Tap Railroad, mais il est aussipropriétaire de mille hectares de terres là-bas, d’l’aut’e côtéd’la rivière. Mountain Valley est fière, Monsieur, d’honorer uncitoyen qui a autant d’valeur et d’esprit public.

Durant une heure, cet après-midi là, Caligulase prélasse sous le porche dans une chaise longue avec un journalsous le nez, ce qui paraît anormal chez un homme qui faitprofession de mépriser l’imprimerie. À la fin, il se lève etm’entraîne vers le bout du porche, au milieu des torchons quisèchent au soleil. Je présume qu’il vient d’imaginer une nouvellecombine ; car il mordille le bout de sa moustache et faitclaquer l’élastique de sa bretelle gauche : c’est un symptômeque je connais bien.

– Qu’est-ce que ce sera ?demandé-je. Pourvu qu’il ne s’agisse ni d’actions de minesflottantes ni d’allumettes Pensylvaniennes, je consens à discuterle coup.

– Allumettes Pensylvaniennes ?Ah ! oui ! – Tu veux parler de ces salopards qui brûlentles pieds des vieilles femmes pour leur faire avouer où elles ontcaché le magot ? – Pouah !

Quand Caligula parle affaires, son éloquenceest toujours brève et amère.

– Tu vois ces montagnes ? dit-il enles montrant du doigt. – Et tu as vu ce Colonel qui possède deschemins de fer et qui fait autant de volume quand il va au bureaude poste que Roosevelt lorsqu’il défile dans son char de triomphe.Hé bien voilà : nous allons emporter le colonel dans lesmontagnes et lui infliger une rançon de dix mille dollars.

– Illégalité, dis-je, en secouant latête.

– Je savais que tu allais dire ça, répondCaligula. Certes, à première vue, ça paraît devoir bousculer un peula paix et la dignité. Mais ce n’est pas vrai. J’ai glané cetteidée dans le journal. Est-ce qu’on peut calomnier une combineéquitable que les États-Unis eux-mêmes ont absoute, endossée etratifiée ?

– Un enlèvement, dis-je, est une fonctionimmorale portée sur la liste des dérogations aux statuts. Si lesÉtats-Unis l’ont adopté, ça doit être à la suite de la promulgationd’une éthique nouvelle, similaire à la loi sur les loyers etl’électrification des campagnes.

– Écoute, dit Caligula. Je vaist’expliquer le cas qui est exposé dans le journal. Il y a uncitoyen grec nommé Burdick Harris qui a été capturé par lesAfricains pour être rançonné. Et voilà les États-Unis qui envoientdeux canonnières à Tanger et obligent le Roi du Maroc à payersoixante-dix mille dollars au chef kidnappeur, Raisouli.

– Doucement ! Doucement !dis-je. Ça me paraît trop international pour être ingurgité d’unseul coup. Découpe-moi ça en petites tranches denationalisations.

– Hé bien, voilà ! dit Caligula.C’est une dépêche de Constantinople. Tu verras ça dans sixmois : ça sera confirmé dans les revues mensuelles. Et alorson ne tardera pas à la retrouver à côté des photos de l’éruption duVésuve et de la catastrophe de Pompéi dans les magazines illustrésqu’on lit chez les coiffeurs en attendant un fauteuil. C’est toutce qu’il y a de régulier, Jeff. Ce chef kidnappeur Raisouli cacheBurdick Harris dans les montagnes, et fait publier son prix auprèsdes gouvernements des différentes nations. Hé bien, tu ne voudraispas supposer une minute que le nôtre s’en serait mêlé et auraitfavorisé cette combine si ça n’était pas une opération régulière,hein ?

– Heu, non ! dis-je. J’ai toujourssoutenu la politique du Président, et je ne pourrais pas, en touteconscience, critiquer l’administration républicaine en ce moment.Mais, si Harris est un Grec, en vertu de quel système de protocoleinternational l’oncle Sam peut-il intervenir ?

– Ça n’est pas exactement expliqué dansle journal, dit Caligula. Je suppose que c’est une question de –sentiment. Tu sais que notre Ministre des Affaires Étrangères estd’origine écossaise ; – et ces Grecs portent des petitesculottes, eux aussi. Bref, ils envoient le Brooklyn etl’Olympialà-bas, et font pointer leurs canons de trentepouces sur l’Afrique. Puis, le Ministre demande par câble desnouvelles des persona grata. « Comment vont-ils cematin ? Est-ce que Burdick Harris est toujours en vie ?Ou bien Mr Raisouli est-il trépassé ? » Et à cesmots le Roi du Maroc envoie les soixante-dix mille dollars, – etBurdick est relâché ! Et cette petite affaire de rançon causebeaucoup moins d’aigreur entre les nations que l’accaparement d’uneîle de Guano par les Russes dans le détroit du Kamtchaka. EtBurdick Harris accorde des interviews et déclare aux reporters dansla langue grecque, qu’il a beaucoup entendu parler des États-Unis,et qu’il admire Roosevelt presque autant que Raisouli, qui est l’undes plus corrects et loyaux kidnappers avec lesquels il ait jamaistravaillé. Ainsi, Jeff, conclut Caligula, tu vois que nous avons laloi des nations de notre côté. Nous allons séparer ce Colonel dutroupeau, et l’enfermer dans ces petites montagnes, et coincer seshéritiers et fondés de pouvoirs pour dix mille dollars.

– Hé bien, répliqué-je, sacré vieillepetite terreur territoriale, à tête de carotte, allons-y pour tacombine internationale : j’en suis. Mais n’essaye pas debluffer le vieux Jeff Peters. Je doute que tu aies parfaitementassimilé la substance de cette affaire Burdick Harris, Calig. Etsi, un de ces matins, nous recevons un télégramme du Ministèredemandant des nouvelles de la santé de l’opération, je suis d’avisd’acquérir les deux mules les plus accessibles et les plus rapidesdu voisinage, et de galoper diplomatiquement par-dessus lafrontière, jusqu’à la paisible nation limitrophe dénomméeAlabama.

III

Caligula et moi passâmes les trois jourssuivants à explorer le coin de montagne dans lequel nous nousproposions de kidnapper le Colonel Jackson T. Rockingham. Noussélectionnâmes finalement une tranche de topographie abrupte,couverte de buissons et d’arbres, et à laquelle on n’avait accèsque par un sentier secret, que nous défrichâmes nous-mêmes. Et leseul moyen de parvenir à la montagne était de suivre une crevassesinueuse qui s’enroulait autour des promontoires.

Alors, je pris en mains une importantesubdivision des opérations. Je me rendis par le train à Atlanta etme procurai pour deux cent cinquante dollars de provisions debouche, les plus flatteuses et les plus efficaces que l’on pûttrouver moyennant finances. J’ai toujours été un admirateur desvictuailles, sous leurs formes les plus palliatives et raffinées.Le cochon et le maïs ne paraissent pas seulement inartistiques àmon estomac, mais ils donnent encore une indigestion à messentiments moraux. Et je pensais au Colonel Jackson T. Rockingham,Président de la Sunrise and Edenville Tap Railroad, et imaginais àquel point lui manquerait le luxe, auquel l’on dit que sontaccoutumés les riches seigneurs du Sud, de son train de maison.C’est pourquoi j’engloutis la moitié de notre capital, à Caligulaet à moi, dans le plus élégant stock de provisions fraîches, et deboîtes de conserve que Burdick Harris ou n’importe quel rançonnéprofessionnel ait jamais vu dans un campement.

Je consacrai encore une centaine de dollars àl’acquisition de deux caisses de bordeaux, trois bouteilles decognac, deux cents regaliasde la Havane avec une bague enor, une poêle de campement, des chaises et des lits pliants. Jevoulais que le Colonel eût tout le confort possible ; etj’espérais qu’après avoir lâché les 10 000 dollars, il nousferait à Caligula et à moi, une réputation de gentlemen et demaîtres de maison, aussi solide que celle répandue par le Grec surle copain qui fit des États-Unis son garçon de recettes enAfrique.

Quand les marchandises arrivent d’Atlanta,nous louons un chariot, et les transportons sur la petite montagne,où nous établissons notre campement. Puis, nous nous mettons àl’affût du Colonel.

Nous l’attrapons un matin à environ deuxmilles de Mountain Valley, alors qu’il se rend, en visited’inspection, sur ses terres couleur de brique. C’était un vieuxgentleman élégant, aussi mince et long qu’une canne à pêche, avecdes manchettes à bouillon, et un lorgnon suspendu à un ruban noir.Nous lui exposons nos desiderata, avec aisance et brièveté ;et Caligula lui montra, d’un air négligent, la crosse de son Colt45 qui dépassait de sa ceinture.

– Quoi ? s’écrie le ColonelRockingham, des bandits dans le Comté de Perry, en Géorgie !J’informerai de cela le Comité d’Immigration et des Embellissementspublics !

– Soyez assez sagace pour grimper danscette charrette, dit Caligula, par ordre du Comité de perforationet de dépravation publique. C’est une réunion d’affaires, et noussommes pressés de remettre la séance sine qua non.

Nous conduisons le Colonel Rockingham dans lamontagne, aussi haut que la charrette peut monter ; puis nousattachons le cheval et emmenons notre prisonnier à pied jusqu’aucampement.

– Et maintenant, Colonel, dis-je, sachezque notre but essentiel et unique est la rançon. Il ne vous serafait aucun mal, si le roi du Maro… si vos amis envoient le fric.Par ailleurs, nous sommes des gentlemen, tout comme vous. Et sivous nous donnez votre parole de ne pas chercher à vous évader,vous aurez toute liberté à l’intérieur du campement.

– Je vous donne ma parole, dit leColonel.

– Parfait, dis-je. Voici qu’il est onzeheures, et Mr Polk va procéder à l’inoculation dans lescirconstances de quelques trivialités tempestives, sous la forme devictuailles.

– Merci ! dit le Colonel. Je sensque je me régalerais volontiers d’une tranche de lard frit et d’unplat de purée de maïs.

– Jamais de la vie ! m’écriai-jeavec emphase. Pas ici, dans ce campement ! Nous planons dansdes régions plus élevées que celles habitées par votre célèbre,mais répugnant plat national.

Tandis que le Colonel lit son journal,Caligula et moi tombons la veste et nous mettons à inaugurer unpetit lunch de luxe, juste pour lui montrer de quoi nous sommescapables. Caligula était un fin cuisinier, comme il y en a dansl’Ouest ; il était capable de rôtir un buffle ou de fricasserune paire de veaux, en moins de temps qu’il n’en faut à une femmepour préparer une tasse de thé. Sous le rapport de la vitesse, dumuscle et de la quantité, il était certainement l’un des plusrenommés malaxeurs d’aliments de son pays. Il détenait le record, àl’ouest de la rivière Arkansas, du championnat des maîtres-queux,qui consiste à poêler une crêpe de la main gauche, et à griller descôtelettes de chevreuil de la main droite, tout en écorchant enmême temps un lapin avec les dents. Quant à moi, je sais fairemijoter des choses en cocotte, et à la créole, et manier l’huile etle concombre aussi dextrement qu’un chef français.

C’est ainsi qu’à midi, nous avions préparé undéjeuner chaud qui avait l’air d’un banquet sur un bateau à vapeurdu Mississipi. Nous mîmes le couvert sur deux ou trois grandescaisses, ouvrîmes deux bouteilles de vin rouge, servîmes les olivesavec un cocktail et un Martini et appelâmes le Colonel à table.

Le Colonel Rockingham prit une chaise, essuyason lorgnon et regarda les choses qu’il y avait sur la table. Etalors je crus qu’il se mettait à jurer ; et je me sentishonteux de n’avoir pas mieux choisi les victuailles. Maisnon : il ne jurait pas, – il récitait les actions de grâce. EtCaligula et moi inclinâmes la tête, et je vis une larme tomber del’œil du Colonel dans son cocktail.

Je n’ai jamais vu un homme manger avec autantde sérieux et d’application, – non pas hâtivement comme ungrammairien ou un goinfre, – mais lentement et d’un airappréciatif, comme un serpent python ou un membre du Club desCents.

Au bout d’une heure et demie, le Colonels’appuie au dossier de sa chaise. Je lui apporte son café, avec unverre de cognac et pose la boîte de cigares sur la table.

– Messieurs, dit-il, en soufflant lafumée tout en essayant de l’aspirer de nouveau, lorsque nous voyonsces montagnes éternelles, et ce paysage souriant et bienfaisant, etque nous réfléchissons à la bonté du Créateur qui…

– Excusez-moi, Colonel, dis-je ;mais il y a une petite affaire à terminer d’abord ». Etj’apporte du papier, une plume et de l’encre, et les pose devantlui.

– À qui allez-vous vous adresser pouravoir l’argent ? demandé-je.

– Je pense, dit-il, après un instant deréflexion, que ce sera au Vice-président de notre Compagnie, auxbureaux du siège social à Edenville.

– Il y a quelle distance d’ici àEdenville ? demandé-je.

– Environ dix milles, répond-il.

Alors, je prononce le discours suivant qu’ilécrit sous ma dictée :

« Mon très cher Vice-Président,

« J’ai été kidnappé par deux banditsdangereux qui me retiennent prisonnier dans un endroit qu’il seraitvain de chercher à découvrir. Ils exigent dix mille dollars,payables en une seule fois, pour me relâcher. Procurez-vous lasomme immédiatement et suivez les instructions ci-après :venez seul, avec l’argent, à la rivière Stony qui sort des BlacktopMountains. Suivez le lit du cours d’eau jusqu’à ce que vousarriviez à un grand rocher plat, sur la rive gauche, marqué d’unecroix à la craie rouge. Montez sur le rocher et agitez un drapeaublanc. Un guide viendra vous chercher et vous conduira près de moi.Ne perdez pas une minute. »

Lorsque le Colonel a fini d’écrire, il nousdemande la permission d’ajouter un post-scriptum, pour dire avecquelle parfaite courtoisie il était traité, afin que la Compagniene se sente point dévorée d’inquiétude à son sujet. Nous le luiaccordons volontiers. Alors, il ajoute qu’il vient justement dedéjeuner avec les deux desperados, et il insère le menu toutentier, depuis le cocktail jusqu’au cognac. Il termine en déclarantque le dîner sera prêt vers 6 heures, et qu’il promet de se révélerencore plus licencieux et intempérant, si c’est possible.

Caligula et moi, après avoir lu, décidons dene rien censurer ; car, en tant que cuisiniers, nous sommessensibles à la louange, bien qu’elle semble un peu déplacée dansune traite à vue de dix mille dollars.

Je pars avec la lettre jusqu’à la route deMountain Valley, et attends qu’il passe un messager. Bientôt uncavalier au teint basané fait son apparition, et je lui donne undollar pour porter la lettre aux bureaux de la Compagnie àEdenville. Puis je rentre au campement.

IV

Vers quatre heures de l’après-midi, Caligula,qui fait fonction de vigile, me hèle.

– Chemise blanche à tribord,Commandant ! crie-t-il. S’agite en forme de signaux.

Je descends par le sentier et ramène un hommegras et rubicond, en veston d’alpaga, et sans faux-col.

– Messieurs, dit le Colonel Rockingham,permettez moi de vous présenter mon frère, le Capitaine Duval C.Rockingham, Vice-Président de la Sunrise and Edenville TapRailroad.

– Autrement dit, le Roi du Maroc,répliqué-je. Si ça ne vous fait rien, je vais compter l’argent,simplement pour la forme. Les affaires…

– Oh ! je vous en prie ! dit legros homme. Mais – il n’est pas encore là. J’ai passé l’affaire ànotre second vice-président ; il va sûrement arriver dansquelques instants. Il me tardait de venir voir si mon frère étaiten sécurité. – Frères Jackson, comment avez-vous trouvé cettesalade de homard que vous avez mentionnée dans votrelettre ?

– Monsieur le Premier Vice-Président,dis-je, vous nous obligerez en restant ici jusqu’à ce que ledeuxième V. P. arrive. C’est une répétition privée, et nous netenons pas à voir des spéculateurs vagabonds venir ici pour vendredes tickets.

Une demi-heure plus tard, Caligula me hèle denouveau :

– Voile à l’horizon ! – On dirait untablier au bout d’un manche à balai.

Je descends une seconde fois et hisse aucampement un homme de six pieds trois pouces, escorté d’une barbejaunâtre et de quelques autres particularités imperceptibles.

Je remarque, en mon for intérieur, que sic’est lui qui a les dix mille dollars sur lui, ça doit être en unseul gros billet plié en long.

– Mr Patterson G. Coble, notresecond vice-président, annonce le Colonel.

– Heureux de faire votre connaissance,Messieurs, dit ce Coble. Je suis venu pour vous communiquer lanouvelle que le Major Tallahassee Tucker, notre chef d’exploitationdu service voyageurs, est en train de négocier un emprunt à laPerry County Bank sur un plein panier de nos actions. – Mon CherColonel Rockingham, – heu ! – est-ce un poulet sauté ou despêches au sirop que vous avez mentionné dans votre lettre ? Cen’était pas très bien écrit, et j’ai eu une vive discussion à cesujet avec le conducteur du 56…

– Encore un drapeau blanc sur lerocher ! s’écrie Caligula. Si j’en aperçois d’autres, àprésent, je tire dessus, et je dirai que je les ai pris pour destorpilleurs !

Le guide redescend de nouveau et convoie dansle repaire une personne en salopette bleue, portant une lanterne etune certaine dose d’ébriété. Je suis tellement sûr que c’est lemajor Tucker que c’est seulement en arrivant en haut que je luidemande son nom, pour la forme ; et alors j’apprends que c’estl’oncle Timothy, le lampiste d’Edenville, qui nous a été envoyépour nous signaler que le juge Pendergast, l’avocat de laCompagnie, s’efforce actuellement d’hypothéquer les terres duColonel Rockingham pour parfaire la rançon.

Tandis qu’il bavarde, deux hommes sortent enrampant des buissons qui entourent le campement, sans s’être faitannoncer par un étendard blanc, et aussitôt Caligula tire sonrevolver. Mais le colonel Rockingham intervient aussitôt et nousprésente Mr Jones et M. Batts, mécanicien et chauffeur dutrain 42.

– ’Scusez-nous, dit Batts, mais Jim etmoi étions à la chasse aux écureuils dans les parages et nousn’avons pas pensé au fanion. Heu ! Colonel, ce n’est pas de lablague c’que vous avez dit au sujet du plum-pudding et des ananaset des cigares de la Havane ?

– Serviette au bout d’une canne à pêcheau large ! hurle Caligula. Ça doit être l’escadre desconducteurs et convoyeurs des trains de marchandises.

– Ça sera ma dernière excursion enascenseur, dis-je en m’essuyant le front. Si la S. E. T. R. désireorganiser un train de plaisir pour contempler leur Président encaptivité, qu’elle le dise : nous mettrons un écriteau :« Café des Kidnappers et Foyer des Cheminots. »

Cette fois je confesse l’identité du MajorTallahassee Tucker et je me sens plus à l’aise. Je le fais marcherdans le lit de la rivière de façon à pouvoir le noyer, au cas où ilm’aurait menti et ne serait qu’un vulgaire homme d’équipe. Pendanttoute l’ascension, il ne cesse de radoter au sujet des toasts auxasperges, – une combinaison que son cerveau n’avait pas encoreimaginée jusqu’ici.

Une fois là-haut, je parviens à détacher sonesprit de la nourriture et je lui demande s’il a pu récolter larançon.

– Mon cher Monsieur, dit-il, j’ai réussià négocier un emprunt sur trente mille dollars d’actions de notreCompagnie et…

– Bon, bon ! Major ! dis-je.Alors, puisque tout est en règle, nous terminerons cette petiteaffaire après dîner. Messieurs, dis-je en m’adressant à la foule,permettez-moi de vous inviter tous à dîner. La confiance règne depart et d’autre, et le drapeau blanc, tout comme le fanion du chefde gare, n’a d’autre but que de donner le départ auxopérations.

– Bonne idée ! fait Caligula qui setient près de moi. Deux porteurs de bagages et un guichetier sonttombés d’un arbre pendant que tu étais en bas. Est-ce que le majora apporté l’argent ?

– Il dit, répliqué-je, qu’il a réussi ànégocier l’emprunt.

Si jamais deux cuisiniers ont bien gagné dixmille dollars en douze heures, c’est sûrement Caligula et moi. Àsix heures tapant, nous servons sur le sommet de cette montagne undîner comme jamais aucuns cheminots n’en ont engouffré jusqu’ici.Nous débouchons toutes les bouteilles de vin, triturons leshors-d’œuvre, les entrées et les plats de résistance, malaxons lesentremets les plus savoureux, et en un mot organisons une masse deboustifaille premier choix, telle qu’aucun grand chef du Majesticou du Carlton n’en a jamais extrait de boîtes de conservesalimentaires. La Compagnie de chemin de fer se rassembla autour dufestin, et chacun de trinquer, de se régaler et de se divertir àqui mieux mieux.

À la fin des réjouissances, Caligula et moitirons le Major Tucker à l’écart et lui parlons affaires et rançon.Le Major tire de sa poche une poignée de monnaie tout juste bonne àsolder le dernier payement d’une automobile de 3 chevaux vendue àcrédit, et exhale le laïus suivant :

– Messieurs, dit-il, hum ! – lecours de nos actions s’est un peu déprécié. Le mieux que j’aie pufaire avec trente mille dollars de titres se traduit par un prêt dequatre-vingt-sept dollars et 50 cents. Sur les terres labourablesdu Colonel Ruckingham, le juge Pendergast n’a pu obtenir, enneuvième hypothèque, que la somme de cinquante dollars. Voici lemontant global : cent trente-sept dollars 50, sauf erreur ouomission.

– Un Président de Compagnie de chemin defer ? dis-je en regardant ce Tucker dans les yeux. Etpropriétaire de mille hectares de terre en plus ? Et vousprétend…

– Messieurs, dit Tucker, le chemin de fern’a que quinze kilomètres de longueur. Aucun train n’y circulejamais, sauf les jours peu fréquents où les mécaniciens etchauffeurs parviennent à se procurer assez de bois dans les forêtsde pins pour faire monter la pression à 5 kilos dans leschaudières. Il y a très, très longtemps, – au temps de laprospérité – les bénéfices nets se montaient à environ 18 dollarspar semaine. Les biens propres du Colonel Rockingham ont été vendus13 fois par le fisc. Il y a deux ans que la récolte de pêches estnulle dans cette partie de la Géorgie par suite de la gelée. Lespluies du printemps ont tué les melons d’eau. Personne par ici n’asuffisamment d’argent pour acheter de l’engrais ; et la terreest si pauvre que la récolte de blé a raté, et il n’y avait mêmepas assez d’herbe pour assurer la subsistance des lapins degarenne. Tout ce que les habitants du pays ont eu à manger depuisplus d’un an, c’est du cochon et du maïs, et…

– Jeff ! dit soudain Caligula enfourrageant ses cheveux carotte, qu’est-ce que tu vas faire de cespetits picaillons ?

Je tends l’argent au Major Tucker ; puisje me tourne vers le Colonel Rockingham et lui tapote amicalementl’omoplate.

– Colonel, dis-je, j’espère que vous avezapprécié notre petite plaisanterie. Mais il serait indélicat de lapousser plus loin. Nous, des kidnappers ? Ha ! ha !ha ! Je me nomme Van Rhinegelder et je suis un neveu des Vander Bilt. Mon ami est le cousin germain du Rédacteur en Chef de laRevue des Cinq Mondes. Et voilà ! Nous sommes venus enexcursion dans le Sud pour nous distraire un peu, – Et maintenant,vive l’humour ! – et – il y a encore une bouteille de cognac àvider pour clore la mystification.

À quoi bon entrer dans les détails ? J’enrelaterai seulement un ou deux. Je vois encore le Major TallahasseeTucker jouant de la guimbarde, et Caligula valsant avec sa têteposée sur la poche gousset d’un grand homme d’équipe. J’hésite àmentionner le « swing » exécuté par moi-même etMr Patterson G. Coble, avec le Colonel Jackson T. Rockinghamentre nous deux.

Et même, le lendemain matin, bien que celavous semble sans doute extravagant, Caligula et moi, au souvenir decette soirée de réjouissances fraternelles, découvrîmes qu’il nousrestait une petite consolation : c’est que jamais aucunRaisouli ne tapa dans l’œil d’aucun Burdick Harris, autant que nousdans celui de la Sunrise and Edenville Tap Railroad Company.

V Éthique du cochon.

Ce jour-là, je rencontrai Jeff Peters dans lewagon-fumoir du rapide de l’Est. Jeff, comme vous le savez,professe la combine illégitime avec bonhomie et cérébralité. Laveuve et l’orphelin n’ont rien à craindre de lui ; c’est unréducteur de superflu. Il adore se dissimuler dans les champs dedollars et souffler dans son appeau pour faire tomber dans sonfilet les pièces follettes et vagabondes.

Le tabac est l’un des plus sûrs moyens dedéclencher ses cordes vocales ; et c’est avec l’aide de deuxbrevas longs et ventrus que je réussis à lui soutirerl’histoire de sa dernière aventure Autolycienne.

« Dans ma profession, dit Jeff, ce qu’ily a de plus dur est de trouver, comme associé dans la combine, unpartenaire loyal, sûr, et strictement honorable. Certains desmeilleurs filous avec lesquels j’aie jamais travaillé avaientparfois recours à des tricheries impardonnables vis-à-vis de moi.« Aussi, l’été dernier, me décidé-je à pénétrer dans certainecontrée où, m’avait-on dit, le serpent n’avait pas encore vendu depommes, pour voir si je ne pourrais pas trouver un partenairenaturellement doué de quelque talent pour le crime, et néanmoinspas encore contaminé par le succès.

« Je finis par dégoter un village qui meparaît répondre aux exigences du questionnaire. Ses habitants n’ontpas encore découvert qu’Adam a été exproprié, et se promènent dansla nature au milieu des animaux, et tuent les serpents comme s’ilsétaient encore dans le jardin d’acclimatation de l’Eden. Cettemétropole paradisiaque se nomme Mount-Nebo ; – elle est situéeprès de l’embranchement où le Kentucky, la Virginie de l’Ouest etla Caroline du Nord s’embrassent tous les trois dans un coin.Quoi ? Ce n’est pas possible ? Oh ! C’estpossible ! Je n’ai pas beaucoup étudié la géographie ; jeme suis contenté de voyager dessus.

« Après avoir consacré une semaine àprouver que je n’étais pas un contrôleur du fisc, je me rends dansune boutique où se donnent rendez-vous les grossiers farauds duhameau, pour voir si je ne pourrais pas jeter mon harpon surl’espèce de requin innocent que je requiers.

« – Messieurs, dis-je, après que nousnous sommes frotté le nez et réunis autour du tonneau de pommestapées, je ne crois pas qu’il existe dans le monde entier une autrecommunauté où le péché et la tricherie aient aussi peu pénétré quedans la vôtre. L’existence en ce lieu, où toutes les femmes sontbraves et propices, et tous les hommes honnêtes et expédients, doiten vérité être une idole. Cela me rappelle, dis-je, la belleballade de Goldstein intitulée « Le Village abandonné »,qui dit :

Il y a des bluets dans le verger ;

Ô songes d’été jaillis du concombre !

Mon âme est un bateau de foin qui sombre.

Il y a des coquelicots dans la salle à manger.

« – Oui, heu ! dit l’épicier, –j’crois ben que j’sommes une communauté aussi morale et engourdiequ’y peut y en avoir dans l’coin, s’lon l’vote d’la conscience etd’l’opinion. Mais – on voit ben qu’v’avez pas encore rencontré RufeTatum.

« – Et comment qu’y pourrait ?demande le garde champêtre. Rufe est encore en prison à c’t’heure.C’gars là est ben l’plus monstrueux salopard qu’ait jamais coupé àl’échafaud. Et tiens ! ça m’rappelle qu’j’aurais dû ler’lâcher avant hier. Les trente jours qu’il a récoltés pour avoirzigouillé Yance Goodloe sont terminés d’puis deux jours. Bah !un jour ou deux d’plus, ça y f’ra pas d’mal.

« – Corne de viau ! dis-je enimitant le patois local, est-y possible qu’y ait un homme aussiméchant qu’ça dans Mount Nebo ?

« – Il est pire, dit l’épicier : ilvole des cochons.

« J’ai envie de contempler ceTatum ; aussi, un jour ou deux après sa remise en liberté parle garde champêtre, je m’arrange pour faire sa connaissance, et jel’emmène aux confins du pays et l’invite à s’asseoir sur un troncd’arbre pour parler affaires.

« Ce que je désirais, c’était unpartenaire doué par la nature d’un aspect rural authentique, pourjouer un rôle dans une petite pièce en un acte que j’avaisl’intention de produire sur les tréteaux vicinaux de quelques-unesdes petites villes de l’Ouest. Ce Tatum me semble né pour le rôle,aussi sûr que la Providence a prédestiné Sarah Bernhardt au rôle deLucullus dans la Reine Macbeth et les sœurs siamoises à celui desdeux orphelines dans l’Assassinat du Duc de Guise.

« Sa stature est celle d’ungrenadier ; il a des yeux bleus ambigus, comme ceux du chienen porcelaine de Chine qui veille sur la cheminée chez la tanteHarriett et avec lequel elle s’amusait quand elle était petite. Sescheveux ondulent un peu comme ceux de la statue du discobole auMusée du Lido à Florence, mais leur couleur rappelle plutôt legenre de tableau tel que « Coucher de Soleil dans le GrandCanon » par un artiste américain, que l’on voit accroché dansla cuisine au-dessus de la pendule. Un vrai pedzouille, quoi ;pas besoin de retouche. Pas moyen de s’y méprendre, même si onl’avait vu sur la scène d’un music-hall avec des sabots et du foindans la tignasse.

« Je lui explique ce que j’attends delui, et il se déclare prêt à crêper le chignon de l’occasion.

« – Si l’on néglige une triviale petitepeccadille telle que l’assassinat en série, lui demandé-je,qu’as-tu accompli en matière de brigandage indirect oud’accaparement non pendable, que tu pourrais me citer, avec ou sansfierté, comme une preuve que tu es bien qualifié pour l’emploiconsidéré ?

« – Eh ben, v’en avez-t-y pas entenduparler ? me demande-t-il avec son accent traînard de paysan duSud. Y a pas un homme, blanc ou noir, dans le Blue Ridge, qu’estcapable comme moi d’barboter un cochonnet sans être entendu, vu, niattrapé. J’peux enlever un d’ceux bestiaux là, continue-t-il, dansl’étable, dans une grange ou même à l’auge, en ville ou dans lesbois, la nuit ou l’jour, n’importe où et n’importe comment sansqu’personne l’entende couiner, – ça je l’garantis. C’est une façond’les empoigner et ensuite d’les porter. Un d’ceux jours, conclutcet aimable ravageur de soues, j’espère ben être r’connu commel’champion du monde des voleurs de cochon.

« – C’est très bien d’être ambitieux,dis-je ; et le vol des cochons est une profession honorablequi convient parfaitement dans une ville comme Mount Nebo ;mais dans le monde extérieur, Mr. Tatum, ce serait aussi malconsidéré qu’une corrida dans les rues de New-York. Cependant, celame suffit comme garantie de ta bonne foi. Nous allons nous associertous les deux. J’ai un capital de mille dollars, en espèces ;et avec cette atmosphère de mœurs rustiques que tu répands autourde toi, nous devrions être à même de gagner quelques gros lots autirage des obligations de la Société du Pognon rapide.

« Donc, j’amarre mon Rufe, et nous voilàpartis de Mount Nebo pour les villes de la plaine. Tout le long duchemin, je fais son éducation et lui serine son rôle dans la petitepièce que nous allons jouer. Je venais de flâner pendant deux moissur la Côte de Floride, et, après cette cure d’oisiveté, je mesentais singulièrement en forme, et j’avais la moelle cérébrale sibien fertilisée que les projets de combines en jaillissaient aussitorrentiellement que les voyageurs du métro à la station du CirquePiccadilly.

« Mon intention était, symboliquementparlant, de me déguiser en faucheuse et de tondre une largeur deprès de neuf milles à travers la région fermière du MiddleWest ; alors nous voilà partis dans cette direction. Mais enarrivant à Lexington, nous y trouvons le cirque Binkley Brothers,en même temps qu’un tas de paysannerie en liesse, sabotant dans lesrues avec autant d’innocence et de sans-gêne que les déléguésprovinciaux au Congrès de Washington. Je ne passe jamais àproximité d’un cirque sans tirer la soupape et lancer leguide-rope, afin de récolter une petite moisson de dollars del’espèce « précoce-hâtif, à cultiver sous châssis ».Alors, je retiens deux chambres avec pension pour Rufe et moi, dansun familistère tenu par une certaine veuve Peevy, tout près ducirque. Puis j’emmène Rufe dans un magasin de confection pourhommes, et l’endimanche en cinq sec. Ça lui va comme l’abricot à laconfiture ; j’étais sûr d’avance qu’il aurait l’air idoinedans ce costume de gala pour fabricant de rutabagas. Le vieuxMisfitzky et moi l’emmanchons dans un complet bleu argent, avecfilets et carreaux vert Nil, gilet fantaisie nuance Havane àboutons grenat, cravate rouge et la paire de souliers la plus jaunedu patelin.

« Ce sont les premiers vêtements dignesde ce nom que Rufe ait jamais portés, si l’on en excepte lesbrassières et les bavettes de son premier âge, et il a l’air aussifier qu’un Igorrote qui vient de se mettre un anneau neuf dans lenez.

« Le même soir, je me rends auprès destentes du cirque et j’inaugure une petite partie de bonneteau. Rufedoit jouer le rôle de l’appeau. Je lui ai remis un paquet de faussemonnaie pour financer ses mises, et j’en ai un autre dans une pochespéciale pour payer ses gains. Oh ! ce n’est pas tant que jeme méfie de lui ; mais, voyez-vous, il m’est absolumentimpossible de faire gagner le client quand je vois du vrai argentsur le tabouret. Chaque fois que j’ai voulu essayer, mes doigts sesont mis en grève.

« Donc, je dresse mon tapis vert amovibleet je commence à montrer aux jobards comme il est facile de devineroù se trouve l’as de carreau. Ces animaux illettrés se rassemblentautour de moi en un demi-cercle compact et tassé, et commencent àse donner des coups de coude réciproques, en se blaguant les unsles autres à qui miserait le premier. C’est alors que Rufe auraitdû apparaître et déclencher la ruée vers l’or en y allant de sondemi-dollar et en empochant les faux bénéfices. Mais pas de Rufe.Je l’ai vu passer deux ou trois fois, flânant, regardant lesaffiches et mâchant des caramels à pleine gueule. Mais il a disparuet me fait faux bond cent pour cent.

« La foule mordille un peu ; maisentreprendre une partie de bonneteau sans compère, c’est comme sion voulait pêcher à la ligne sans appât. J’arrêtai le jeu avecseulement quarante deux dollars de dividende, alors que je comptaisbien saigner les pedzouilles d’au moins deux cents dollars. À onzeheures, je rentre dans ma chambre et me couche. Je me dis que Rufen’a sans doute pas pu résister aux tentations de la piste, et qu’ila passé la soirée sous la tente. Et je me propose de lui faire desremontrances le lendemain matin sur sa façon de respecter lesclauses du contrat.

« Il y avait à peine quelques instantsque Morphée m’avait tombé sur les deux épaules par une tripleceinture avant, lorsque je suis réveillé en sursaut par un affreuxvacarme qui fait trembler la maison et qui me paraît comparable auxhurlements d’un gosse de deux ans qui s’est cogné le nez contre uneporte. J’ouvre la mienne et j’appelle à forte voix la veuve Machin,dans le couloir, et quand j’aperçois ses papillottes, je luidis : « – Madame Peevy, voudriez-vous avoir la bonté demettre un oreiller sur la figure de votre gosse afin que leshonnêtes gens puissent dormir ? »

« – Monsieur, dit-elle indignée, ce n’estpas mon gosse, et d’ailleurs je n’en ai pas. Ce que vous entendezest le hurlement d’un porc que votre ami Mr. Tatum a apporté danssa chambre il y a une couple d’heures. Et – voudriez-vous avoir labonté de mettre un oreiller sur la figure de ce rejeton de votrefamille afin que les honnêtes gens puissent dormir ?

« Je profère quelques figures derhétorique expiatoires en usage dans les sociétés policées enpareil cas et pénètre dans la chambre de Rufe. Je le trouvedebout ; sa lampe est allumée et il verse du lait par terredans une poêle à un petit cochon d’un blanc sale qui est l’auteurdu vacarme.

« – Qu’est-ce que ça signifie,Rufe ? demandé-je. Tu m’as laissé tomber dans le boulot cesoir, et tu as cassé les pattes à la combine. Et maintenantqu’est-ce que c’est que ce cochon ? – Tout ça ressemble à unedésertion, camarade.

« – Oh ! ben, Jeff, répond-il, fautpas m’en vouloir. Tu sais ben que j’suis habitué à voler descochons d’puis longtemps. C’est dev’nu comme une manie chez moi. Etc’soir, c’était une occasion si tentante qu’j’ai pas purésister.

« – Enfin ! dis-je, possible que tusois réellement atteint de kleptoporcie ; – et peut-être,quand nous serons sortis du pays des cochons, tourneras-tu toninconduite vers des buts plus élevés et plus profitables. Mais jen’arrive pas à comprendre comment tu peux t’abaisser à souiller tonhonneur à cause d’une sale bête aussi odieuse, pervertie, faibled’esprit et gueularde que celle-là.

– Jeff, répond-il, t’as pas d’sympathiepour les cochons. Tu les comprends pas comme moi. C’lui là m’paraîtun animal doué d’une dose-d’raisonnement et d’intelligence peucommune. Tiens ! Tout à l’heure, il a traversé toute lachambre debout sur ses pattes de derrière !

« – Je vais me recoucher, dis je. Tâchede faire entendre au raisonnement et à l’intelligence de ton petitami qu’il ferait bien de gueuler moins fort.

« – C’était la faim, dit Rufe. Maint’nanty va dormir et s’tenir tranquille.

« Je me lève toujours un peu avantl’heure du breakfast, et, en attendant le porridge, je lis monjournal, si toutefois je me trouve dans un pays qui sait quel’imprimerie a été inventée par Gutenberg. Donc, le lendemainmatin, en me levant, je trouve un journal local sous ma porte et, –et la première chose qui me saute aux yeux en première page est uneannonce ainsi rédigée :

CINQ MILLE DOLLARS DE RÉCOMPENSE

« à qui rapportera ou fera retrouvervivant et intact le célèbre cochon savant Beppo, disparu, enfui ouvolé, hier soir après la représentation du Cirque Binkley Bros.Discrétion absolue. S’adresser à Geo B. Tapley, directeurcommercial au bureau-roulotte du cirque.

« Je plie le journal, le mets dans mapoche intérieure et me rends dans la chambre de Rufe. Il a presquefini de s’habiller et est en train de servir au cochon un breakfastcomposé de lait et d’épluchures de pommes.

« – Hé bien ! Hé bien ! dis-jed’un ton aimable et cordial, bonjour tout le monde. Alors on estdebout ? Et Cochonnet mange son petit déjeuner ?Qu’est-ce que – tu avais l’intention de faire de cette bestiole,Rufe ?

« – J’vas l’emballer, dit Rufe, etl’expédier à la m’man à Mount Nebo. Il lui tiendra compagniependant mon absence.

« – C’est – c’est un beau petitcochon ! dis-je en lui grattant le dos.

« – Pourtant, tu l’as ben engueulé hierau soir, dit Rufe.

« – Oh ! c’est possible !dis-je. Mais ce matin, il me fait meilleure impression. La véritéest que – j’ai été élevé dans une ferme, et que – j’adorelittéralement les cochons. Mais, tu comprends, quand j’étais gosse,on me mettait au lit au coucher du soleil, et – oui, c’était lapremière fois, hier soir, que j’en voyais un à la lumière –artificielle. Tiens ! je vais te faire une proposition,Rufe : je te donne dix dollars pour ce cochon.

« – J’ai pas envie de l’vendre, dit-il.Si c’était un autre, j’dis pas ; mais c’ui-là…

« – Pourquoi pas celui-là ?demandé-je, tremblant qu’il ne sache la vérité.

« – Pa’ce que, dit Rufe, ç’a été l’plusbeau coup d’ma vie. Y a pas un aut’e que moi qu’aurait pu faire ça.Si jamais je m’marie, et que j’aye des enfants, j’m’assoirai aucoin du feu, et j’leur racont’rai comment qu’leur papa barbota uncochon dans un cirque rempli d’populo. Et p’t’être ben aussi à mesp’tits enfants. Et pour sûr qu’ils en s’ront bigrement fiers.Tiens, écoute ça : y avait deux tentes, qui communiquaientensemble. L’cochon était sur une plateforme, attaché par une petitechaîne. Dans l’aut’tente, y avait un géant et la femme à barbe.J’attrape l’bestiau, et je m’débine avec lui en rampant sous latoile, sans qu’y pousse seul’ment un soupir de souris. Je l’cachesous mon veston, et j’passe devant plus d’cent personnes avantd’arriver dans une rue où qu’y fait tout noir. Non, j’vendraijamais c’cochon-là, Jeff. J’veux l’donner à garder à la m’man,comme témoin de c’que j’ai fait.

« – Le cochon ne vivra jamais assezlongtemps, dis-je, pour servir de pièce à conviction dans tesséniles exercices de forfanterie familiale. Tes petits enfantsseront obligés de te croire sur parole. Je – te donnerai centdollars pour ton pourceau.

« Rufe me lance un regard étonné.

« – C’est pas possible que c’cochon-làvaille c’prix-là pour toi. Que qu’tu veux en faire ?

« – Si tu me considères sous l’angle dela casuistique, dis-je avec un sourire supérieur, tu ne voudras pascroire que je possède une certaine touche artistique dans mesconfigurations industrielles et morales. Et pourtant, rien n’estplus vrai. Je suis un collectionneur de cochons. J’ai écume lemonde, à la recherche de cochons singuliers. Là-bas, dans WabashValley, je possède un ranch de cochons, où sont représentés tousles plus rares spécimens, depuis le mérinos antarctique, jusqu’aupékinois finlandais. Celui-ci, dis-je, me paraît être un pur sang,Rufe ; je crois que c’est un authentique Berkshire. C’estpourquoi j’en ai envie.

« – Pour sûr que j’s’rais content d’tefaire plaisir, Jeff, dit-il ; mais moi aussi j’ai lafiguration artistique. Et pourquoi qu’ça s’rait pas d’l’art d’volerun cochon mieux qu’personne ? Les cochons, c’est comme quidirait une aspiration d’génie pour moi. Surtout çui-là. J’donneraispas c’t animal pour 250 dollars.

« – Écoute, dis-je, en m’essuyant lefront. C’est beaucoup plus pour moi une question d’art que dephilanthropie. En tant que connaisseur et diffuseur de l’espèceporcine, j’aurais le sentiment de n’avoir pas rempli mon devoirvis-à-vis du monde si je n’ajoutais pas ce Berkshire à macollection. Et maintenant, ce n’est pas intrinsèquement, mais c’estcorrélativement à l’éthique du cochon, en tant qu’ami et coadjuteurde l’humanité, que je t’offre – cinq cents dollars pour cetanimal.

« – Jeff, dit cet esthète porcin, c’estpas une question d’argent pour moi : c’est une questiond’sentiment.

« – Sept cents ! dis-je.

« – Va jusqu’à huit cents, dit Rufe, etj’m’arrache l’sentiment du cœur.

« Je fouille dans ma ceintureportefeuille, et je lui aligne 40 billets de 20 dollars.

« – Je vais l’emporter dans ma chambre,dis je, et l’enfermer à clé jusqu’à ce que j’aie terminé monbreakfast.

« J’attrape le cochon par une patte dederrière ; et il pousse un hurlement pareil au sifflet d’unmanège à vapeur de chevaux de bois.

« – J’vas te l’porter chez toi, dit Rufe.Il prend la bête sous son bras en lui tenant le groin de l’autremain et l’emporte dans ma chambre comme un bébé endormi.

« Après le breakfast. Rufe, qui estatteint d’une vestimentite chronique depuis que je lui ai offert untrousseau, déclare qu’il va descendre jusque chez le vieuxMisfitzky pour voir s’il n’aurait pas une paire de chaussettesvermillon. Et dès qu’il est parti, je déploie une activitécomparable à celle du colleur d’affiches électorales qui recouvrecelles du concurrent en le suivant à une demi-longueur de pinceau.Je loue à un vieux nègre une charrette à bras et son propriétaire,nous enfermons le cochon dans un sac et en avant pour lecirque.

« Je trouve George B. Tapley sous unepetite tente qui prend l’air par un hublot. C’est un hommegrassouillet, avec un œil direct, une calotte noire et un diamantd’une demi-livre vissé dans le sein de son chandail rouge.

« – Êtes-vous George B. Tapley,demandé-je.

« – Soi-même, dit-il.

« – Hé bien, – je l’ai, dis-je.

« – Allez-y, fait-il. Êtes-vous le cochond’Inde destiné au python d’Asie, ou la luzerne pour le bufflesacré ?

« – Ni l’un ni l’autre, dis-je. Je l’ai,– Beppo, le cochon savant. Il est là, dans le sac, sur cettecharrette. Je l’ai trouvé en train de déterrer les fleurs dans macour, ce matin. Si possible, j’aimerais mieux des gros billets,pour les cinq mille ?

« George B. se précipite hors de latente, en me criant de le suivre. Nous entrons dans une autre tenteet la première chose que je vois est un cochon noir-jais, avec unruban rose autour du cou, couché sur une litière de foin etmangeant des carottes qu’un homme met dans son assiette.

« – Hé ! Mac ! crie G. B. Y arien qui cloche avec la merveille du monde ce matin ?

« – Lui ? dit l’homme. Sûrementpas ! Il a un appétit comme une chorus-girl à une heure dumatin !

« – Où avez-vous été pêcher cecanard ? me demande Tapley. Mangé trop de boudin hiersoir ?

« Je sors le journal et lui montrel’annonce.

« – Contrefaçon, dit-il simplement.Jamais entendu parler de ça. Vous avez pu contempler de vos propresyeux le champion porcin des artistes quadrupèdes dégustant sonbreakfast avec une sagacité surhumaine ; ni enfui, ni volé.Adieu.

« – Adieu, dis-je. Je crois que jecommence à comprendre.

« Je sors et dis à l’oncle Ned deconduire la charrette à l’orifice le plus adjacent de l’allée laplus proche. Là je tire mon cochon du sac, vise soigneusementl’autre bout de l’allée, pose le projectile dans la directionvoulue et le catapulte d’un tel coup de pied qu’il arrive àdestination dix mètres avant son hurlement.

« Puis je remets à l’oncle Ned sondemi-dollar et me rends au bureau du journal. Je veux savoir à quoim’en tenir en m’adressant à la source.

« – Pourriez-vous me dire, demandé-je àl’homme qui mange un sandwich au guichet des petites annonces, sile monsieur qui a fait passer cette annonce-là hier soir n’est pasun homme petit et gras, avec de longs favoris noirs et un piedbot ? – C’est à cause d’un pari, dis-je.

« – Oh ! non ! répond lepréposé. C’est un type de six pieds, quatre pouces et trois indexau moins, avec des cheveux maïs et un complet multicolore comme unbouquet de fleurs des champs.

« – Merci ! dis-je.

« Le soir, à l’heure du dîner, je rentrechez Mrs Peevy.

« – Mr Tatum n’est pas encorearrivé, dit cette excellente femme. Faut-il que je garde la soupeau chaud pour lui ?

« – Je ne crois pas, dis-je » Vousrisqueriez de consumer dans votre fourneau toutes les forêts de laCordillère des Andes, sans compter le charbon des mines dePensylvanie.

« Et voilà, conclut Jeff. Cela prouvecombien il est difficile de trouver un associé honnête etloyal.

– Mais, répliqué-je, avec la franchiseque me permet une longue amitié, il aurait peut-être pu en direautant. Si vous aviez offert à ce Tatum de partager la récompense,vous n’auriez sans doute pas perdu…

Le regard que Jeff me lança interrompit maphrase : il était plein de reproche et de dignité.

– Rufe et moi n’agissions pas selon lesmêmes principes, dit-il. Le sien consistait simplement à me voler.Le mien n’était qu’une application légitime et morale du systèmefinancier qu’on appelle spéculation. Acheter bon marché, et vendrecher ; – qu’est-ce que les types de la Bourse eux-mêmespourraient y trouver à redire ?

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