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Les Paysans

Les Paysans

d’ Honoré de Balzac

Partie 1
Chapitre 1Le Château

A MONSIEUR NATHAN.

Aux Aigues, 6 août 1823.

Toi qui procures de délicieux rêves au public avec tes fantaisies, mon cher Nathan, je vais te faire rêver avec du vrai.Tu me diras si jamais le siècle actuel pourra léguer de pareils songes aux Nathan et aux Blond et de l’an 1923 ! Tu mesureras la distance à laquelle nous sommes du temps où les Florine du dix-huitième siècle trouvaient à leur réveil un château comme les Aigues dans un contrat.

Mon très cher, si tu reçois ma lettre dans la matinée, vois-tu de ton lit, à cinquante lieues de Paris environ, au commencement de la Bourgogne, sur une grande route royale, deux petits pavillons en brique rouge, réunis ou séparés par une barrière peinte en vert ?… Ce fut là que la diligence déposa ton ami.

De chaque côté des pavillons, serpente une haie vive d’où s’échappent des ronces semblables à des cheveux follets. Çà et là,une pousse d’arbre s’élève insolemment. Sur le talus du fossé, de belles fleurs baignent leurs pieds dans une eau dormante et verte.A droite et à gauche, cette haie rejoint deux lisières de bois, et la double prairie à laquelle elle sert d’enceinte a sans doute été conquise par quelque défrichement.

A ces pavillons déserts et poudreux commence une magnifiqueavenue d’ormes centenaires dont les têtes en parasol se penchentles unes sur les autres et forment un long, un majestueux berceau.L’herbe croît dans l’avenue, à peine y remarque-t-on les sillonstracés par les doubles roues des voitures. L’âge des ormes, lalargeur de deux contre-allées, la tournure vénérable des pavillons,la couleur brune des chaînes de pierre, tout indique les abordsd’un château quasi-royal.

Avant d’arriver à cette barrière, du haut d’une de ces éminencesque, nous autres Français, nous nommons assez vaniteusement unemontagne, et au bas de laquelle se trouve le village de Couches, ledernier relais, j’avais aperçu la longue vallée des Aigues, au boutde laquelle la grande route tourne pour aller droit à la petiteSous-Préfecture de La-Ville-aux-Fayes, où trône le neveu de notreami des Lupeaulx. D’immenses forêts, posées à l’horizon sur unevaste colline côtoyée par une rivière, dominent cette riche vallée,encadrée au loin par les monts d’une petite Suisse, appelée leMorvan. Ces épaisses forêts appartiennent aux Aigues, au marquis deRonquerolles et au comte de Soulanges dont les châteaux et lesparcs, dont les villages vus de loin et de haut donnent de lavraisemblance aux fantastiques paysages de Breughel-de-Velours.

Si ces détails ne te remettent pas en mémoire tous les châteauxen Espagne que tu as désiré posséder en France, tu ne serais pasdigne de cette narration d’un Parisien stupéfait. J’ai enfin jouid’une campagne où l’Art se trouve mêlé à la Nature, sans que l’unsoit gâté par l’autre, où l’Art semble naturel, où la Nature estartiste. J’ai rencontré l’oasis que nous avons si souvent rêvéed’après quelques romans : une nature luxuriante et parée, desaccidents sans confusion, quelque chose de sauvage et d’ébouriffé,de secret, de pas commun. Enjambe la barrière, et marchons.

Quand mon oeil curieux a voulu embrasser l’avenue où le soleilne pénètre qu’à son lever ou à son coucher, en la zébrant de sesrayons obliques, ma vue a été barrée par le contour que produit uneélévation du terrain ; mais, après ce détour, la longue avenueest coupée par un petit bois, et nous sommes dans un carrefour, aucentre duquel se dresse un obélisque en pierre, absolument comme unéternel point d’admiration. Entre les assises de ce monument,terminé par une boule à piquants (quelle idée !) pendentquelques fleurs purpurines, ou jaunes, selon la saison. Certes, lesAigues ont été bâtis par une femme ou pour une femme, un homme n’apas d’idées si coquettes, l’architecte a eu quelque motd’ordre.

Après avoir franchi ce bois, posé comme en sentinelle, je suisarrivé dans un délicieux pli de terrain, au fond duquel bouillonneun ruisseau que j’ai passé sur une arche en pierres moussues d’unesuperbe couleur, la plus jolie des mosaïques entreprises par leTemps. L’avenue remonte le cours d’eau par une pente douce. Auloin, se voit le premier tableau : un moulin et son barrage, sachaussée et ses arbres, ses canards, son linge étendu, sa maisoncouverte en chaume, ses filets et sa boutique à poisson, sanscompter un garçon meunier qui déjà m’examinait. En quelque endroitque vous soyez à la campagne, et quand vous vous y croyez seul,vous êtes le point de mire de deux yeux couverts d’un bonnet decoton. Un ouvrier quitte sa houe, un vigneron relève son dos voûté,une petite gardeuse de chèvres, de vaches ou de moutons grimpe dansun saule pour vous espionner.

Bientôt l’avenue se transforme en une allée d’accacias qui mèneà une grille du temps où la serrurerie faisait de ces filigranesaériens qui ne ressemblent pas mal aux traits enroulés dansl’exemple d’un maître d’écriture. De chaque côté de la grille,s’étend un saut-de-loup dont la double crête est garnie des lanceset des dards les plus menaçants, de véritables hérissons en fer.Cette grille est d’ailleurs encadrée par deux pavillons deconcierge semblables à ceux du palais de Versailles, et couronnéspar des vases de proportions colossales. L’or des arabesques arougi, la rouille y a mêlé ses teintes ; mais cette porte,dite de l’Avenue, et qui révèle la main du Grand Dauphin à qui lesAigues la doivent, ne m’en a paru que plus belle. Au bout de chaquesaut-de-loup commencent des murailles non crépies où les pierres,enchâssées dans un mortier de terre rougeâtre, montrent leursteintes multipliées : le jaune ardent du silex, le blanc de lacraie, le brun-rouge de la meulière et les formes les pluscapricieuses. Au premier abord, le parc est sombre, ses murs sontcachés par des plantes grimpantes, par des arbres qui, depuiscinquante ans, n’ont pas entendu la hache. On dirait d’une forêtredevenue vierge par un phénomène exclusivement réservé aux forêts.Les troncs sont enveloppés de lianes qui vont de l’un à l’autre.Des guys d’un vert luisant pendent à toutes les bifurcations desbranches où il a pu séjourner de l’humidité. J’ai retrouvé leslierres gigantesques, les arabesques sauvages qui ne fleurissentqu’à cinquante lieues de Paris, là où le terrain ne coûte pas assezcher pour qu’on l’épargne. Le paysage, ainsi compris, veut beaucoupde terrain. Là, donc, rien de peigné, le râteau ne se sent pas,l’ornière est pleine d’eau, la grenouille y fait tranquillement sestêtards, les fines fleurs de forêt y poussent, et la bruyère y estaussi belle qu’en janvier sur ta cheminée, dans le riche cachepotapporté par Florine. Ce mystère enivre, il inspire de vaguesdésirs. Les odeurs forestières, senteurs adorées par les âmesfriandes de poésie à qui plaisent les mousses les plus innocentes,les cryptogames les plus vénéneux, les terres mouillées, lessaules, les baumes, le serpolet, les eaux vertes d’une mare,l’étoile arrondie des nénuphars jaunes ; toutes cesvigoureuses fécondations se livrent à vos narines en vous livranttoutes une pensée, leur âme peut-être. Je pensais alors à une roberose, ondoyant à travers cette allée tournante.

L’allée finit brusquement par un dernier bouquet où tremblentles bouleaux, les peupliers et tous les arbres frémissants, familleintelligente, à tiges gracieuses, d’un port élégant, les arbres del’amour libre ! De là, j’ai vu, mon cher, un étang couvert denymphoea, de plantes aux larges feuilles étalées ou aux petitesfeuilles menues, et sur lequel pourrit un bateau peint en blanc etnoir, coquet comme la chaloupe d’un canotier de la Seine, légercomme une coquille de noix. Au delà, s’élève un château signé 1560,en briques d’un beau rouge, avec des chaînes en pierre et desencadrements aux encoignures et aux croisées qui sont encore àpetits carreaux (ô Versailles !) La pierre est taillée enpointes de diamant, mais en creux comme au palais ducal de Venisedans la façade du pont des Soupirs. Ce château n’a de régulier quele corps du milieu d’où descend un perron orgueilleux à doubleescalier tournant, à balustres arrondis, fins à leur naissance et àmollets épatés. Ce corps de logis principal est accompagné detourelles à clochetons où le plomb dessine ses fleurs, de pavillonsmodernes à galeries et à vases plus ou moins grecs. Là, mon cher,point de symétrie. Ces nids assemblés au hasard sont commeempaillés par quelques arbres verts dont le feuillage secoue surles toits ses mille dards bruns, entretient les mousses et vivifiede bonnes lézardes où le regard s’amuse. Il y a le pin d’Italie àécorce rouge avec son majestueux parasol ; il y a un cèdre âgéde deux cents ans, des saules pleureurs, un sapin du Nord, un hêtrequi le dépasse ; puis, en avant de la tourelle principale, lesarbustes les plus singuliers, un if taillé qui rappelle quelqueancien jardin français détruit, des magnolias et deshortensias ; enfin, c’est les Invalides des héros del’horticulture, tour à tour à la mode et oubliés, comme tous leshéros.

Une cheminée à sculptures originales et qui fumait à grosbouillons dans un angle, m’a certifié que ce délicieux spectaclen’était pas une décoration d’opéra. La cuisine y révélait des êtresvivants. Me vois-tu, moi Blondet, qui crois être en des régionspolaires quand je suis à St-Cloud, au milieu de cet ardent paysagebourguignon ? Le soleil verse sa plus piquante chaleur, lemartin-pêcheur est au bord de l’étang, les cigales chantent, legrillon crie, les capsules de quelques graines craquent, les pavotslaissent aller leur morphine en larmes liquoreuses, tout se découpenettement sur le bleu foncé de l’éther. Au-dessus des terresrougeâtres de la terrasse s’échappent les joyeuses flamberies de cepunch naturel qui grise les insectes et les fleurs, qui nous brûleles yeux et qui brunit nos visages. Le raisin se perle, son pampremontre un voile de fils blancs dont la délicatesse fait honte auxfabriques de dentelles. Enfin le long de la maison brillent despieds d’alouettes bleus, des capucines aurore, des pois de senteur.Quelques tubéreuses éloignées, des orangers parfument l’air. Aprèsla poétique exhalation des bois, qui m’y avait préparé, venaientles irritantes pastilles de ce sérail botanique. Au sommet duperron, comme la reine des fleurs, vois enfin une femme en blanc eten cheveux, sous une ombrelle doublée de soie blanche mais plusblanche que la soie, plus blanche que les lys qui sont à ses pieds,plus blanche que les jasmins étoilés qui se fourrent effrontémentdans les balustrades, une Française née en Russie qui m’a dit : – « Je ne vous espérais plus !  » Elle m’avait vu dès le tournant.Avec quelle perfection toutes les femmes, même les plus naïves,entendent la mise en scène ? Le bruit des gens occupés àservir m’annonçait qu’on avait retardé le déjeûner jusqu’àl’arrivée de la diligence. Elle n’avait pas osé venir au-devant demoi.

N’est-ce pas là notre rêve, n’est-ce pas là celui de tous lesamants du beau sous toutes ses formes, du beau séraphique que Luinia mis dans le mariage de la Vierge, sa belle fresque de Sarono, dubeau que Rubens a trouvé pour sa mêlée de la bataille du Thermodon,du beau que cinq siècles élaborent aux cathédrales de Séville et deMilan, du beau des Sarrasins à Grenade, du beau de Louis XIV àVersailles, du beau des Alpes et du beau de la Limagne ?

De cette propriété qui n’a rien de trop princier ni rien de tropfinancier, mais où le prince et le fermier-général ont demeuré, cequi sert à l’expliquer, dépendent deux mille hectares de bois, unparc de neuf cents arpents, le moulin, trois métairies, une immenseferme à Couches et des vignes, ce qui devrait engendrer un revenude soixante-douze mille francs. Voilà les Aigues, mon cher, où l’onm’attendait depuis deux ans, et où je suis en ce moment dans lachambre perse , destinée aux amis du coeur.

En haut du parc, vers Couches, sortent une douzaine de sourcesclaires, limpides, venues du Morvan, qui se versent toutes dansl’étang, après avoir orné de leurs rubans liquides et les valléesdu parc et ses magnifiques jardins. Le nom des Aigues vient de cescharmants cours d’eau. On a supprimé le mot vives, car dans lesvieux titres, la terre s’appelle Aigues-Vives, contrepartied’Aigues-Mortes. L’étang se décharge dans le cours d’eau del’avenue, par un large canal droit bordé de saules pleureurs danstoute sa longueur. Ce canal, ainsi décoré, produit un effetdélicieux. En y voguant assis sur un banc de la chaloupe, on secroit sous la nef d’une immense cathédrale, dont le choeur estfiguré par les corps de logis qui se trouvent au bout. Si le soleilcouchant jette sur le château ses tons orangés entrecoupésd’ombres, et allume le verre des croisées, il vous semble alorsvoir des vitraux flamboyants. Au bout du canal, on aperçoit unvillage, Blangy, soixante maisons environ, une église de France,c’est-à-dire une maison mal entretenue, ornée d’un clocher de boissoutenant un toit de tuiles cassées. On y distingue une maisonbourgeoise et un presbytère. La commune est d’ailleurs assez vaste,elle se compose de deux cents autres feux épars auxquels cettebourgade sert de chef-lieu. Cette commune est, çà et là, coupée enpetits jardins, les chemins sont marqués par des arbres à fruits.Les jardins, en vrais jardins de paysan, ont de tout : des fleurs,des ognons, des choux et des treilles, des groseilliers et beaucoupde fumier. Le village paraît naïf, il est rustique, il a cettesimplicité parée que cherchent tant les peintres. Enfin, dans lelointain, on aperçoit la petite ville de Soulanges posée au bordd’un vaste étang comme une fabrique du lac de Thoune.

Quand vous vous promenez dans ce parc, qui a quatre portes,chacune d’un superbe style, l’Arcadie mythologique devient pourvous plate comme la Beauce. L’Arcadie est en Bourgogne et non enGrèce, l’Arcadie est aux Aigues et non ailleurs. Une rivière, faiteà coups de ruisseaux, traverse le parc dans sa partie basse par unmouvement serpentin, et y imprime une tranquillité fraîche, un airde solitude qui rappelle d’autant mieux les Chartreuses que, dansune île factice il se trouve une Chartreuse sérieusement ruinée etd’une élégance intérieure digne du voluptueux financier quil’ordonna. Les Aigues ont appartenu, mon cher, à ce Bouret quidépensa deux millions pour recevoir une fois Louis XV. Combien depassions fougueuses, d’esprits distingués, d’heureusescirconstances n’a-t-il pas fallu pour créer ce beau lieu ? Unemaîtresse d’Henri IV a rebâti le château là où il est, et y a jointla forêt. La favorite du Grand-Dauphin, mademoiselle Choin, à quiles Aigues furent donnés, les a augmentés de quelques fermes.Bouret a mis dans le château toutes les recherches des petitesmaisons de Paris pour une des célébrités de l’Opéra. Les Aiguesdoivent à Bouret la restauration du rez-de-chaussée dans le styleLouis XV.

Je suis resté stupéfait en admirant la salle à manger. Les yeuxsont d’abord attirés par un plafond peint à fresque dans le goûtitalien, et où volent les plus folles arabesques. Des femmes enstuc finissant en feuillages soutiennent, de distance en distance,des paniers de fruits sur lesquels portent les rinceaux du plafond.Dans les panneaux qui séparent chaque femme, d’admirablespeintures, dues à quelque artiste inconnu, représentent les gloiresde la table : les saumons, les têtes de sanglier, les coquillages,enfin tout le monde mangeable qui, par de fantastiquesressemblances, rappelle l’homme, les femmes, les enfants et quilutte avec les plus bizarres imaginations de la Chine, le pays où,selon moi, l’on comprend le mieux le décor. Sous son pied, lamaîtresse de la maison trouve un ressort de sonnette pour appelerles gens, afin qu’ils n’entrent qu’au moment voulu, sans jamaisrompre un entretien ou déranger une attitude. Les dessus de portesreprésentent des scènes voluptueuses. Toutes les embrasures sont enmosaïques de marbres. La salle est chauffée en dessous. Par chaquefenêtre, on aperçoit des vues délicieuses.

Cette salle communique à une salle de bain d’un côté, de l’autreà un boudoir qui donne dans le salon. La salle de bain est revêtueen briques de Sèvres peintes en camaïeu, le sol est en mosaïque, labaignoire est en marbre. Une alcôve, cachée par un tableau peintsur cuivre, et qui s’enlève au moyen d’un contrepoids, contient unlit de repos en bois doré du style le plus Pompadour. Le plafondest en lapis-lazuli, étoilé d’or. Les camaïeux sont faits d’aprèsles dessins de Boucher. Ainsi, le bain, la table et l’amour sontréunis.

Après le salon qui, mon cher, offre toutes les magnificences dustyle Louis XIV, vient une magnifique salle de billard, à laquelleje ne connais pas de rivale à Paris. L’entrée de ce rez-de-chausséeest une antichambre demi-circulaire, au fond de laquelle on adisposé le plus coquet des escaliers, éclairé par en haut, et quimène à des logements bâtis tous à différentes époques. Et l’on acoupé le cou, mon cher, à des fermiers-généraux en 1793 ! MonDieu ! comment ne comprend-on pas que les merveilles de l’Artsont impossibles dans un pays sans grandes fortunes, sans grandesexistences assurées ? Si la Gauche veut absolument tuer lesrois, qu’elle nous laisse quelques petits princes, grands commerien du tout !

Aujourd’hui, ces richesses accumulées appartiennent à une petitefemme artiste, qui non contente de les avoir magnifiquementrestaurées, les entretient avec amour. De prétendus philosophes,qui s’occupent d’eux en ayant l’air de s’occuper de l’Humanité,nomment ces belles choses des extravagances. Ils se pâment devantles fabriques de calicot et les plates inventions de l’industriemoderne, comme si nous étions plus grands et plus heureuxaujourd’hui que du temps de Henri IV, de Louis XIV et de Louis XV,qui tous ont imprimé le cachet de leur règne aux Aigues. Quelpalais, quel château royal, quelles habitations, quels beauxouvrages d’art, quelles étoffes brochées d’orlaisserons-nous ? Les jupes de nos grand’mères sontaujourd’hui recherchées pour couvrir nos fauteuils. Usufruitierségoïstes et ladres, nous rasons tout, et nous plantons des choux làoù s’élevaient des merveilles. Hier, la charrue a passé sur Persanqui mit à sec la bourse du chancelier Maupeou, le marteau a démoliMontmorency qui coûta des sommes folles à l’un des Italiens groupésautour de Napoléon ; enfin, le Val, création deRegnault-Saint-Jean-d’Angely, Cassan, bâti pour une maîtresse duprince de Conti, en tout quatre habitations royales, viennent dedisparaître dans la seule vallée de l’Oise. Nous préparons autourde Paris la campagne de Rome pour le lendemain d’un saccage dont latempête soufflera du Nord sur nos châteaux de plâtre et nosornements en carton-pierre.

Vois, mon très-cher, où vous conduit l’habitude de tartiner dansun journal, voilà que je fais une espèce d’article. L’espritaurait-il donc, comme les chemins, ses ornières ? Je m’arrête,car je vole mon gouvernement, je me vole moi-même, et vous pourriezbâiller. La suite à demain. J’entends le second coup de cloche quim’annonce un de ces plantureux déjeûners dont l’habitude est depuislongtemps perdue, à l’ordinaire s’entend, par les salles à mangerde Paris.

Voici l’histoire de mon Arcadie. En 1815, est morte aux Aiguesl’une des impures les plus célèbres du dernier siècle, unecantatrice oubliée par la guillotine et par l’aristocratie, par lalittérature et par la finance, après avoir tenu à la finance, à lalittérature, à l’aristocratie, et avoir frôlé la guillotine ;oubliée comme beaucoup de charmantes vieilles femmes qui s’en vontexpier à la campagne leur jeunesse adorée, et qui remplacent leuramour perdu par un autre, l’homme par la nature. Ces femmes viventavec les fleurs, avec la senteur des bois, avec le ciel, avec leseffets du soleil, avec tout ce qui chante, frétille, brille etpousse, les oiseaux, les lézards, les fleurs et les herbes ;elles n’en savent rien, elles ne se l’expliquent pas, mais ellesaiment encore ; elles aiment si bien, qu’elles oublient lesducs, les maréchaux, les rivalités, les fermiers-généraux, leursFolies et leur luxe effréné, leurs strass et leurs diamants, leursmules à talons et leur rouge pour les suavités de la campagne.

J’ai recueilli, mon cher, de précieux renseignements sur lavieillesse de mademoiselle Laguerre, car la vieillesse des fillesqui ressemblent à Florine, à Mariette, à Suzanne du Val-Noble, àTullia, m’inquiétait de temps en temps, absolument comme je ne saisquel enfant s’inquiétait de ce que devenaient les vieilleslunes.

En 1790, épouvantée par la marche des affaires publiques,mademoiselle Laguerre vint s’établir aux Aigues, acquises pour ellepar Bouret et où il avait passé plusieurs saisons avec elle ;le sort de la Dubarry la fit tellement trembler, qu’elle enterrases diamants. Elle n’avait alors que cinquante-trois ans ; et,selon sa femme de chambre, devenue la femme d’un gendarme, unemadame Soudry à qui l’on dit madame la mairesse gros comme le bras, » Madame était plus belle que jamais .  » Mon cher, la nature a sansdoute ses raisons pour traiter ces sortes de créatures en enfantsgâtés ; les excès, au lieu de les tuer, les engraissent, lesconservent, les rajeunissent ; elles ont, sous une apparencelymphatique, des nerfs qui soutiennent leur merveilleusecharpente ; elles sont toujours belles par la raison quienlaidirait une femme vertueuse. Décidément, le hasard n’est pasmoral.

Mademoiselle Laguerre a vécu là d’une manière irréprochable, etne peut-on pas dire comme une sainte, après sa fameuse aventure. Unsoir, par un désespoir d’amour, elle se sauve de l’Opéra dans soncostume de théâtre, va dans les champs, et passe la nuit à pleurerau bord d’un chemin. (A-t-on calomnié l’amour au temps de LouisXV ?) Elle était si déshabituée de voir l’aurore, qu’elle lasalue en chantant un de ses plus beaux airs. Par sa pose, autantque par ses oripeaux, elle attire des paysans qui, tout étonnés deses gestes, de sa voix, de sa beauté, la prennent pour un ange etse mettent à genoux autour d’elle. Sans Voltaire, on aurait eu,sous Bagnolet, un miracle de plus. Je ne sais si le bon Dieutiendra compte à cette fille de sa vertu tardive, car l’amour estbien nauséabond à une femme aussi lassée d’amour que devait l’êtreune impure de l’ancien Opéra. Mademoiselle Laguerre était née en1740, son beau temps fut en 1760, quand on nommait M. de… .. (lenom m’échappe), le premier commis de la guerre , à cause de saliaison avec elle. Elle quitta ce nom tout à fait inconnu dans lepays et s’y nomma madame des Aigues, pour mieux se blottir dans saterre qu’elle se plut à entretenir dans un goût profondémentartiste. Quand Bonaparte devint premier consul, elle achevad’arrondir sa propriété par des biens d’église, en y consacrant leproduit de ses diamants. Comme une fille d’opéra s’entend guère àgérer ses biens, elle avait abandonné la gestion de sa terre à unintendant, en ne s’occupant que du parc, de ses fleurs et de sesfruits.

Mademoiselle, morte et enterrée à Blangy, le notaire deSoulanges, cette petite ville située entre La-Ville-aux-Fayes etBlangy, le chef-lieu du canton, fit un copieux inventaire, et finitpar découvrir les héritiers de la chanteuse qui ne se connaissaitpas d’héritiers. Onze familles de pauvres cultivateurs aux environsd’Amiens, couchés dans des torchons, se réveillèrent un beau matindans des draps d’or. Il fallut liciter. Les Aigues furent alorsachetés par Montcornet, qui, dans ses commandements en Espagne eten Poméranie, se trouvait avoir économisé la somme nécessaire àcette acquisition, quelque chose comme onze cent mille francs, ycompris le mobilier. Ce beau lieu devait toujours appartenir auministère de la guerre. Le général a sans doute ressenti lesinfluences de ce voluptueux rez-de-chaussée, et je soutenais hier àla comtesse que son mariage avait été déterminé par les Aigues.

Mon cher, pour apprécier la comtesse, il faut savoir que legénéral est un homme violent, haut en couleur, de cinq pieds neufpouces, rond comme une tour, un gros cou, des épaules de serrurierqui devaient mouler fièrement sa cuirasse. Montcornet a commandéles cuirassiers au combat d’Essling, que les Autrichiens appellentGross-Aspern , et n’y a pas péri quand cette belle cavalerie a étérefoulée vers le Danube. II a pu traverser le fleuve à cheval surune énorme pièce de bois. Les cuirassiers en trouvant le pontrompu, prirent à la voix de Montcornet, la résolution sublime defaire volte-face et de résister à toute l’armée autrichienne qui,le lendemain, emmena trente et quelques voitures pleines decuirasses. Les Allemands ont créé pour ces cuirassiers un seul motqui signifie hommes de fer [En principe, je n’aime pas les notes,voici la première que je me permets ; son intérêt historiqueme servira d’excuse ; elle prouvera d’ailleurs que ladescription des batailles est à faire autrement que par les sèchesdéfinitions des écrivains techniques qui, depuis trois mille ans,ne nous parlent que de l’aile droite ou gauche, du centre, plus oumoins enfoncés ; mais qui du soldat, de ses héroïsmes, de sessouffrances ne disent pas un mot. La conscience avec laquelle jeprépare les Scènes de la Vie Militaire me conduit sur tous leschamps de bataille arrosés par le sang de la France et par celui del’étranger ; j’ai donc voulu visiter la plaine de Wagram. Enarrivant sur les bords du Danube, en face de la Lobau, je remarquaisur la rive, où croît une herbe fine, des ondulations semblablesaux grands sillons des champs à luzerne. Je demandai d’où provenaitcette disposition du terrain, pensant à quelque méthoded’agriculture :  » Là, me dit le paysan qui nous servait de guide,dorment les cuirassiers de la garde impériale ; ce que vousvoyez, c’est leurs tombes !  » Ces paroles textuelles mecausèrent un frisson ; le prince Frédéric S… ., qui letraduisit, ajouta que ce paysan avait conduit le convoi descharrettes chargées de cuirasses. Par une de ces bizarreriesfréquentes à la guerre, notre guide avait fourni le déjeûner deNapoléon le matin de la bataille de Wagram. Quoique pauvre, ilgardait le double napoléon que l’Empereur lui avait donné de sonlait et de ses oeufs. Le curé de Gross-Aspern nous introduisit dansce fameux cimetière où Français et Autrichiens se battirent ayantdu sang jusqu’à mi-jambe, avec un courage et une persistanceégalement glorieuses de part et d’autre. C’est là que, nousexpliquant qu’une tablette de marbre sur laquelle se porta toutemon attention, et où se lisaient les noms du propriétaire deGross-Aspern, tué dans la troisième journée, était la seulerécompense accordée à la famille, il nous dit avec une profondemélancolie :  » Ce fut le temps des grandes misères, et ce fut letemps des grandes promesses ; mais, aujourd’hui, c’est letemps de l’oubli …  » Je trouvai ces paroles d’une magnifiquesimplicité ; mais, en y réfléchissant, je donnai raison àl’apparente ingratitude de la Maison d’Autriche. Ni les peuples, niles rois ne sont assez riches pour récompenser tous les dévoûmentsauxquels donnent lieu les luttes suprêmes. Que ceux qui servent unecause avec l’arrière-pensée de la récompense, estiment leur sang etse fassent condottieri !… Ceux qui manient ou l’épée ou laplume pour leur pays ne doivent penser qu’à bien faire , commedisaient nos pères, et ne rien accepter, pas même la gloire, quecomme un heureux accident.

Ce fut, en allant reprendre ce fameux cimetière pour latroisième fois que Masséna, blessé, porté dans une caisse decabriolet, fit à ses soldats cette sublime allocution :.  » Comment,s… . mâtins, vous n’avez que cinq sous par jour, j’ai quarantemillions, et vous me laissez en avant !…  » On sait l’ordre del’Empereur à son lieutenant et apporté par M. de Sainte-Croix, quipassa trois fois le Danube à la nage :  » Mourir, ou reprendre levillage ; il s’agit de sauver l’armée ! les ponts sontrompus.  » ( L’auteur .)] . Montcornet a les dehors d’un héros del’antiquité. Ses bras sont gros et nerveux, sa poitrine est largeet sonore, sa tête se recommande par un caractère léonin, sa voixest de celles qui peuvent commander la charge au fort desbatailles ; mais il n’a que le courage de l’homme sanguin, ilmanque d’esprit et de portée. Comme beaucoup de généraux à qui lebon sens militaire, la défiance naturelle à l’homme sans cesse enpéril, les habitudes du commandement donnent les apparences de lasupériorité, Montcornet impose au premier abord ; on le croitun Titan, mais il recèle un nain comme le géant de carton qui salueElisabeth à l’entrée du château de Kenilworth. Colère et bon, pleind’orgueil impérial, il a la causticité du soldat, la repartieprompte et la main plus prompte encore. S’il a été superbe sur unchamp de bataille, il est insupportable dans un ménage, il neconnaît que l’amour de garnison, l’amour des militaires à qui lesAnciens, ces ingénieux faiseurs de mythes, avaient donné pourpatron le fils de Mars et de Vénus, Eros . Ces délicieuxchroniqueurs de religions s’étaient approvisionnés d’une dixained’amours différents. En étudiant les pères et les attributs de cesamours, vous découvrez la nomenclature sociale la plus complète, etnous croyons inventer quelque chose ! Quand le globe seretournera comme un malade qui rêve, et que les mers deviendrontdes continents, les Français de ce temps là trouveront au fond denotre Océan actuel une machine à vapeur, un canon, un journal etune charte, enveloppés dans un bloc de Corail.

Or, mon cher, la comtesse de Montcornet est une petite femmefrêle, délicate et timide. Que dis-tu de ce mariage ? Pour quiconnaît le monde, ces hasards sont si communs, que les mariagesbien assortis sont l’exception. Je suis venu voir comment cettepetite femme fluette arrange ses ficelles pour mener ce gros,grand, carré général, comme il menait, lui, ses cuirassiers.

Si Montcornet parle haut devant sa Virginie, madame lève undoigt sur ses lèvres, et il se tait. Le soldat va fumer sa pipe etses cigares dans un kiosque, à cinquante pas du château, et il enrevient parfumé. Fier de sa sujétion, il se tourne vers elle commeun ours enivré de raisins, pour dire, quand on lui propose quelquechose : –  » Si madame le veut…  » Quand il arrive chez sa femme dece pas lourd qui fait craquer les dalles comme des planches, sielle lui crie de sa voix effarouchée : –  » N’entrez pas !  » ilaccomplit militairement demi-tour par flanc droit en jetant ceshumbles paroles :  » Vous me ferez dire quand je pourrai vousparler… « , de la voix qu’il eut sur les bords du Danube quand ilcria à ses cuirassiers :  » Mes enfants, il faut mourir, ettrès-bien, quand on ne peut pas faire autrement !  » J’aientendu ce mot touchant dit par lui en parlant de sa femme : – « Non seulement je l’aime, mais je la vénère et l’estime.  » Quand illui prend une de ces colères qui brisent toutes les bondes ets’échappent en cascades indomptables, la petite femme va chez elleet le laisse crier. Seulement, quatre ou cinq jours après : –  » Nevous mettez pas en colère, lui dit-elle, vous pouvez vous briser unvaisseau dans la poitrine, sans compter le mal que vous me faites. » Et alors le lion d’Essling se sauve pour aller essuyer une larme.Quand il se présente au salon, et que nous y sommes occupés àcauser : –  » Laissez-nous, il me lit quelque chose « , dit-elle, etil nous laisse.

Il n’y a que les hommes forts, grands et colères, de ces foudresde guerre, de ces diplomates à tête olympienne, de ces hommes degénie, pour avoir ces partis pris de confiance, cette générositépour la faiblesse, cette constante protection, cet amour sansjalousie, cette bonhomie avec la femme. Ma foi ! je mets lascience de la comtesse autant au-dessus des vertus sèches ethargneuses que le satin d’une causeuse est préférable au veloursd’Utrecht d’un sot canapé bourgeois.

Mon cher, je suis dans cette admirable campagne depuis sixjours, et je ne me lasse pas d’admirer les merveilles de ce parc,dominé par de sombres forêts, et où se trouvent de jolis sentiersle long des eaux. La Nature et son silence, les tranquillesjouissances, la vie facile à laquelle elle invite, tout m’a séduit.Oh ! voilà la vraie littérature, il n’y a jamais de faute destyle dans une prairie. Le bonheur serait de tout oublier ici, mêmeles Débats . Tu dois deviner qu’il a plu pendant deux matinées.Pendant que la comtesse dormait, pendant que Montcornet couraitdans ses propriétés, j’ai tenu par force la promesse siimprudemment donnée, de vous écrire.

Jusqu’alors, quoique né dans Alençon, d’un vieux juge et d’unpréfet, à ce qu’on dit, quoique connaissant les herbages, jeregardais comme une fable l’existence de ces terres au moyendesquelles on touche par mois quatre à cinq mille francs. L’argent,pour moi, se traduisait par deux horribles mots : le travail et lelibraire, le journal et la politique… Quand aurons-nous une terreoù l’argent poussera dans quelque joli paysage ? C’est ce queje nous souhaite au nom du Théâtre, de la Presse et du Livre. Ainsisoit-il.

Florine va-t-elle être jalouse de feu mademoiselleLaguerre ? Nos Bouret modernes n’ont plus de Noblessefrançaise qui leur apprenne à vivre, ils se mettent trois pourpayer une loge à l’Opéra, se cotisent pour un plaisir, et necoupent plus d’in-quarto magnifiquement reliés pour les rendrepareils aux in-octavo de leur bibliothèque. A peine achète-t-on leslivres brochés ! Où allons-nous ? Adieu, mesenfants ! Aimez toujours

« Votre doux Blondet »

Si, par un hasard miraculeux, cette lettre, échappée à la plusparesseuse plume de notre époque, n’avait pas été conservée, il eûtété presque impossible de peindre les Aigues. Sans cettedescription, l’histoire, doublement horrible qui s’y est passée,serait peut-être moins intéressante.

Beaucoup de gens s’attendent sans doute à voir la cuirasse del’ancien colonel de la garde impériale éclairée par un jet delumière, à voir sa colère allumée tombant comme une trombe surcette petite femme, de manière à rencontrer vers la fin de cettehistoire ce qui se trouve à la fin de tant de livres modernes, undrame de chambre à coucher. Le drame moderne pourrait-il écloredans ce joli salon à dessus de porte en camaïeu bleuâtre oùbabillaient les amoureuses scènes de la Mythologie, où de beauxoiseaux fantastiques étaient peints au plafond et sur les volets,où sur la cheminée riaient à gorge déployée les monstres deporcelaine chinoise, où sur les plus riches vases, des dragons bleuet or tournaient leur queue en volute autour du bord que lafantaisie japonaise avait émaillé de ses dentelles de couleurs, oùles duchesses, les chaises longues, les sofas, les consoles, lesétagères, inspiraient cette paresse contemplative qui détend touteénergie ? Non, le drame ici n’est pas restreint à la vieprivée, il s’agite ou plus haut ou plus bas. Ne vous attendez pas àde la passion, le vrai ne sera que trop dramatique. D’ailleurs,l’historien ne doit jamais oublier que sa mission est de faire àchacun sa part ; le malheureux et le riche sont égaux devantsa plume ; pour lui, le paysan a la grandeur de ses misères,comme le riche a la petitesse de ses ridicules ; enfin, leriche a des passions, le paysan n’a que des besoins, le paysan estdonc doublement pauvre ; et si, politiquement, ses agressionsdoivent être impitoyablement réprimées, humainement etreligieusement, il est sacré.

Chapitre 2Une bucolique oubliée par Virgile

Quand un Parisien tombe à la campagne, il s’y trouve sevré detoutes ses habitudes, et sent bientôt le poids des heures, malgréles soins les plus ingénieux de ses amis. Aussi, dansl’impossibilité de perpétuer les causeries du tête à tête, sipromptement épuisées, les châtelains et les châtelaines vousdisent-ils naïvement :  » Vous vous ennuierez bien ici.  » En effet,pour goûter les délices de la campagne, il faut y avoir desintérêts, en connaître les travaux, et le concert alternatif de lapeine et du plaisir, symbole éternel de la vie humaine.

Une fois que le sommeil a repris son équilibre, quand on aréparé les fatigues du voyage et qu’on s’est mis à l’unisson deshabitudes champêtres, le moment de la vie de château le plusdifficile à passer pour un Parisien qui n’est ni chasseur niagriculteur, et qui porte des bottes fines, est la premièrematinée. Entre l’instant du réveil et celui du déjeûner, les femmesdorment ou font leurs toilettes et sont inabordables, le maître dulogis est parti de bonne heure à ses affaires, un Parisien se voitdonc seul de huit heures à onze heures, l’instant choisi danspresque tous les châteaux pour déjeûner. Or, après avoir demandédes amusements aux minuties de la toilette, il a perdu bientôtcette ressource ; s’il n’a pas apporté quelque travailimpossible à réaliser, et qu’il remporte vierge en en connaissantseulement les difficultés, un écrivain est donc obligé alors detourner dans les allées du parc, de bayer aux corneilles, decompter les gros arbres. Or, plus la vie est facile, plus cesoccupations sont fastidieuses, à moins d’appartenir à la secte desquakers-tourneurs, à l’honorable corps des charpentiers ou desempailleurs d’oiseaux. Si l’on devait, comme les propriétaires,rester à la campagne, on meublerait son ennui de quelque passionpour la géologie, la minéralogie, l’entomologie, ou la Flore dudépartement ; mais un homme raisonnable ne se donne pas unvice pour tuer une quinzaine de jours. La plus magnifique terre,les plus beaux châteaux deviennent donc assez promptement insipidespour ceux qui n’en possèdent que la vue. Les beautés de la naturesemblent bien mesquines, comparées à leur représentation authéâtre. Paris scintille alors par toutes ses facettes. Sansl’intérêt particulier qui vous attache, comme Blondet, aux lieuxhonorés par les pas, éclairés par les yeux d’une certaine personne,on envierait aux oiseaux leurs ailes pour retourner aux perpétuels,aux émouvants spectacles de Paris et à ses déchirantes luttes.

La longue lettre écrite par le journaliste doit faire supposeraux esprits pénétrants qu’il avait atteint moralement etphysiquement à cette phase particulière aux passions satisfaites,aux bonheurs assouvis, et que tous les volatiles engraissés parforce représentent parfaitement quand, la tête enfoncée dans leurgésier qui bombe, ils restent sur leurs pattes, sans pouvoir nivouloir regarder le plus appétissant manger. Aussi, quand saformidable lettre fut achevée, Blondet éprouva-t-il le besoin desortir des jardins d’Armide et d’animer la mortelle lacune destrois premières heures de la journée ; car, entre le déjeûneret le dîner, le temps appartenait à la châtelaine, qui savait lerendre court. Garder, comme le fit madame de Montcornet, un hommed’esprit pendant un mois à la campagne sans avoir vu sur son visagele rire faux de la satiété, sans avoir surpris le bâillement cachéd’un ennui qui se devine toujours, est un des plus beaux triomphesd’une femme. Une affection qui résiste à ces sortes d’essais doitêtre éternelle. On ne comprend point que les femmes ne se serventpas de cette épreuve pour juger leurs amants, il est impossible àun sot, à un égoïste, à un petit esprit, d’y résister. Philippe IIlui-même, l’Alexandre de la dissimulation, aurait dit son secretdurant un mois de tête à tête à la campagne. Aussi les roisvivent-ils dans une agitation perpétuelle, et ne donnent-ils àpersonne le droit de les voir pendant plus d’un quart d’heure.

Nonobstant les délicates attentions d’une des plus charmantesfemmes de Paris, Emile Blondet retrouva donc le plaisir oubliédepuis longtemps de l’école buissonnière, quand, sa lettre finie,il se fit éveiller par François, le premier valet de chambreattaché spécialement à sa personne, avec l’intention d’explorer lavallée de l’Avonne.

L’Avonne est la petite rivière qui, grossie au-dessus de Couchespar de nombreux ruisseaux, dont quelques-uns sourdent aux Aigues,va se jeter à La-Ville-aux-Fayes dans un des plus considérablesaffluents de la Seine. La disposition géographique de l’Avonne,flottable pendant environ quatre lieues, avait depuis l’inventionde Jean Rouvet, donné toute leur valeur aux forêts des Aigues, deSoulanges et de Rouquerolles situées sur la crête des collines aubas desquelles coule cette charmante rivière. Le parc des Aiguesoccupait la partie la plus large de la vallée, entre la rivière quela forêt, dite des Aigues, borde des deux côtés, et la grande routeroyale que ses vieux ormes tortillards indiquent à l’horizon surune côte parallèle à celle des monts dits de l’Avonne, ce premiergradin du magnifique amphithéâtre appelé le Morvan.

Quelque vulgaire que soit cette comparaison, le parcressemblait, ainsi posé au fond de la vallée, à un immense poissondont la tête touchait au village de Couches et la queue au bourg deBlangy ; car, plus long que large, il s’étalait au milieu parune largeur d’environ deux cents arpents, tandis qu’il en comptaità peine trente vers Couches et quarante vers Blangy. La situationde cette terre, entre trois villages, à une lieue de la petiteville de Soulanges d’où l’on plongeait sur cet Eden, a peut-êtrefomenté la guerre et conseillé les excès qui forment le principalintérêt de cette Scène. Si, vu de la grande route, vu de la partiehaute de La-Ville-aux-Fayes, le paradis des Aigues fait commettrele péché d’envie aux voyageurs, comment les riches bourgeois deSoulanges et de La-Ville-aux-Fayes auraient-ils été plus sages, euxqui l’admiraient à toute heure ?

Ce dernier détail topographique était nécessaire pour fairecomprendre la situation, l’utilité des quatre portes par lesquelleson entrait dans le parc des Aigues, entièrement clos de mursexcepté les endroits où la nature avait disposé des points de vueet où l’on avait creusé des sauts-de-loup. Ces quatre portes, ditesla porte de Couches, la porte d’Avonne, la porte de Blangy, laporte de l’Avenue, révélaient si bien le génie des diverses époquesoù elles furent construites, que, dans l’intérêt des archéologues,elles seront décrites, mais aussi succinctement que Blondet a déjàdépeint celle de l’Avenue.

Après huit jours de promenades avec la comtesse, l’illustrerédacteur du journal des Débats connaissait à fond le pavillonchinois, les ponts, les îles, la chartreuse, le châlet, les ruinesdu temple, la glacière babylonienne, les kiosques, enfin tous lesdétours inventés par les architectes de jardins et auxquels neufcents arpents peuvent se prêter ; il voulait donc s’ébattreaux sources de l’Avonne, que le général et la comtesse luivantaient tous les jours, en formant chaque soir le projet oubliéchaque matin d’aller les visiter. En effet, au-dessus du parc desAigues, l’Avonne a l’apparence d’un torrent alpestre. Tantôt ellese creuse un lit entre les roches, tantôt elle s’enterre comme dansune cuve profonde ; là, des ruisseaux y tombent brusquement encascades ; ici, elle s’étale à la façon de la Loire eneffleurant des sables et rendant le flottage impraticable par lechangement perpétuel de son chenal. Blondet prit le chemin le pluscourt à travers les labyrinthes du parc pour gagner la porte deCouches. Cette porte exige quelques mots, pleins d’ailleurs dedétails historiques sur la propriété.

Le fondateur des Aigues fut un cadet de la maison de Soulangesenrichi par un mariage, qui voulut narguer son aîné. Ce sentimentnous a valu les féeries de l’ Isola-Bella sur le lac Majeur. AuMoyen-âge, le château des Aigues était situé sur l’Avonne. De cecastel, la porte seule subsistait, composée d’un porche semblable àcelui des villes fortifiées, et flanqué de deux tourelles àpoivrières. Au-dessus de la voûte du porche s’élevaient depuissantes assises ornées de végétations et percées de trois largescroisées à croisillons. Un escalier en colimaçon ménagé dans unedes tourelles menait à deux chambres, et la cuisine occupait laseconde tourelle. Le toit du porche, à forme aiguë comme toutevieille charpente, se distinguait par deux girouettes perchées auxdeux bouts d’une cime ornée de ces serrureries bizarres que lessavants nomment une acrotère. Beaucoup de localités n’ont pasd’Hôtel-de-Ville si magnifique. Au-dehors, le claveau du cintreoffrait encore l’écusson des Soulanges, conservé par la dureté dela pierre de choix où le ciseau du tailleur d’images l’avait gravé: d’azur à trois bourdons en pal d’argent, à la fasce brochante degueules, chargée de cinq croisettes d’or au pied aiguisé , et ilportait la déchiqueture héraldique imposée aux cadets. Blondetdéchiffra la devise, Je soule agir , un de ces calembourgs que lesCroisés se plaisaient à faire avec leurs noms, et qui rappelle unebelle maxime de politique, malheureusement oubliée par Montcornet,comme on le verra. La porte, qu’une jolie fille avait ouverte àBlondet, était en vieux bois alourdi par des quinconces deferrailles. Le garde, réveillé par le grincement des gonds, mit lenez à sa fenêtre et se laissa voir en chemise.

– Comment ! nos gardes dorment encore à cette heure-ci, sedit le Parisien en se croyant très-fort sur la coutumeforestière.

En un quart d’heure de marche, il atteignit aux sources de larivière, à la hauteur de Couches ; et ses yeux furent alorsravis par un de ces paysages dont la description devrait être faitecomme l’histoire de France, en mille volumes ou un seul.Contentons-nous de deux phrases.

Une roche ventrue et veloutée d’arbres nains, rongée aux piedspar l’Avonne, disposition à laquelle elle doit un peu deressemblance avec une énorme tortue mise en travers de l’eau,figure une arche, par laquelle le regard embrasse une petite nappeclaire comme un miroir, où l’Avonne semble endormie et queterminent au loin des cascades à grosses roches où de petits saulespareils à des ressorts, vont et viennent constamment sous l’effortdes eaux.

Au-delà de ces cascades, les flancs de la colline, coupés raidecomme une roche du Rhin vêtue de mousses et de bruyères, maistroués comme elle par des arêtes schisteuses, versent çà et là deblancs ruisseaux bouillonnants, auxquels une petite prairie,toujours arrosée et toujours verte, sert de coupe ; puis,comme contraste à cette nature sauvage et solitaire, les derniersjardins de Couches se voient de l’autre côté de ce chaospittoresque, au bout des prés, avec la masse du village et sonclocher.

Voilà les deux phrases, mais le soleil levant, mais la pureté del’air, mais l’âcre rosée, mais le concert des eaux et desbois ?… devinez-les !

– Ma foi, c’est presque aussi beau qu’à l’Opéra ! se ditBlondet en remontant l’Avonne innavigable dont les capricesfaisaient ressortir le canal droit, profond et silencieux de labasse Avonne encaissée par les grands arbres de la forêt desAigues.

Blondet ne poussa pas très-loin sa promenade matinale, il futbientôt arrêté par un des paysans qui sont, dans ce drame, descomparses si nécessaires à l’action, qu’on hésitera peut-être entreeux et les premiers rôles.

En arrivant à un groupe de roches où la source principale estserrée comme entre deux portes, le spirituel écrivain aperçut unhomme qui se tenait dans une immobilité capable de piquer lacuriosité d’un journaliste, si déjà la tournure et l’habillement decette statue animée ne l’avai(en)t profondément intrigué.

Il reconnut dans cet humble personnage un de ces vieillardsaffectionnés par le crayon de Charlet, qui tenait aux troupiers decet Homère des soldats par la solidité d’une charpente habile àporter le malheur, et à ses immortels balayeurs par une figurerougie, violacée, rugueuse, inhabile à la résignation. Un chapeaude feutre grossier, dont les bords tenaient à la calotte par desreprises, garantissait des intempéries cette tête presquechauve.

Il s’en échappait deux flocons de cheveux, qu’un peintre auraitpayés quatre francs à l’heure pour pouvoir copier cette neigeéblouissante et disposée comme celle de tous les Pères-Eternelsclassiques. A la manière dont les joues rentraient en continuant labouche, on devinait que le vieillard édenté s’adressait plussouvent au Tonneau qu’à la Huche. Sa barbe blanche, clair-seméedonnait quelque chose de menaçant à son profil par la raideur despoils coupés court. Ses yeux, trop petits pour son énorme visage,inclinés comme ceux du cochon, exprimaient à la fois la ruse et laparesse ; mais en ce moment ils jetaient comme une lueur, tantle regard jaillissait droit sur la rivière. Pour tout vêtement, cepauvre homme portait une vieille blouse, autrefois bleue, et unpantalon de cette toile grossière qui sert à Paris à faire desemballages. Tout citadin aurait frémi de lui voir aux pieds dessabots cassés, sans même un peu de paille pour en adoucir lescrevasses. Assurément, la blouse et le pantalon n’avaient de valeurque pour la cuve d’une papeterie.

En examinant ce Diogène campagnard, Blondet admit la possibilitédu type de ces paysans qui se voient dans les vieilles tapisseries,les vieux tableaux, les vieilles sculptures, et qui lui paraissaitjusqu’alors fantastique. Il ne condamna plus absolument l’Ecole duLaid en comprenant que, chez l’homme, le Beau n’est qu’uneflatteuse exception, une chimère à laquelle il s’efforce decroire.

– Quelles peuvent être les idées, les moeurs d’un pareil être, àquoi pense-t-il ? se disait Blondet pris de curiosité. Est-celà mon semblable ? Nous n’avons de commun que la forme, etencore !…

Il étudiait cette rigidité particulière au tissu des gens quivivent en plein air, habitués aux intempéries de l’atmosphère, àsupporter les excès du froid et du chaud, à tout souffrir enfin,qui font de leur peau des cuirs presque tannés, et de leurs nerfsun appareil contre la douleur physique, aussi puissant que celuides Arabes ou des Russes.

– Voilà les Peaux-Rouges de Cooper, se dit-il, il n’y a pasbesoin d’aller en Amérique pour observer des Sauvages.

Quoique le Parisien ne fût qu’à deux pas, le vieillard ne tournapas la tête, et regarda toujours la rive opposée avec cette fixitéque les fakirs de l’Inde donnent à leurs yeux vitrifiés et à leursmembres ankylosés. Vaincu par cette espèce de magnétisme, pluscommunicatif qu’on ne le croit, Blondet finit par regarderl’eau.

– Eh ! bien, mon bonhomme, qu’y a-t-il donc là ?demanda Blondet après un gros quart-d’heure pendant lequel iln’aperçut rien qui motivât cette profonde attention.

– Chut !… dit tout bas le vieillard en faisant signe àBlondet de ne pas agiter l’air par sa voix. Vous allezl’effrayer…

– Qui ?…

– Une loute , mon cher monsieur. Si alle nous entend, alle estcapabe e’d filer sous l’eau !… Et, gnia pas à dire, elle asauté là, tenez ?… Voyez-vous, où l’eau bouille …Oh ! elle guette un poisson ; mais quand elle va vouloirrentrer, mon petit l’empoignera. C’est que, voyez-vous, la louteest ce qu’il y a de plus rare. C’est un gibier scientifique, bendélicat, tout de même ; on me le paierait dix francs auxAigues, vu que la comtesse fait maigre, et c’est maigre demain.Dans les temps, défunt madame m’en a payé jusqu’à vingt francs, eta me rendait la peau !… Mouche, cria-t-il à voix basse,regarde bien…

De l’autre côté de ce bras de l’Avonne, Blondet vit deux yeuxbrillants comme des yeux de chat sous une touffe d’aulnes ;puis il aperçut le front brun, les cheveux ébouriffés d’un enfantd’environ douze ans, couché sur le ventre, qui fit un signe pourindiquer la loutre et avertir le vieillard qu’il ne la perdait pasde vue. Blondet, subjugué par le dévorant espoir du vieillard et del’enfant, se laissa mordre par le démon de la chasse. Ce démon àdeux griffes, l’Espérance et la Curiosité, vous mène où ilveut.

– La peau se vend aux chapeliers, reprit le vieillard. C’est sibeau, si doux ! Ca se met aux casquettes…

– Vous croyez, vieillard ? dit Blondet en souriant.

– Certainement, monsieur, vous devez en savoir plus long quemoi, quoique j’aie soixante-dix ans, répondit humblement etrespectueusement le vieillard en prenant une pose de donneur d’eaubénite, et vous pourriez peut-être ben me dire pourquoi ça plaîttant aux conducteurs et aux marchands de vin.

Blondet, ce maître en ironie, déjà mis en défiance par le motscientifique en souvenir du maréchal de Richelieu, soupçonnaquelque raillerie chez ce vieux paysan ; mais il fut détrompépar la naïveté de la pose et par la bêtise de l’expression.

– Dans ma jeunesse, on en voyait beaucoup eud ‘loutes, le paysleur est si favorable, reprit le bonhomme ; mais on les a tantchassées, que c’est tout au plus si nous en apercevons la queue d’eune par sept ans… Aussi eul Souparfait de La-Ville-aux-Fayes… -Monsieur le connaît-il ? Quoique Parisien, c’est un bravejeune homme comme vous, il aime les curiosités. – Pour lors,sachant mon talent pour prendre les loutes, car je les connaiscomme vous pouvez connaître votre alphabet, il m’a donc dit commeça : –  » Père Fourchon, quand vous trouverez une loute, apportez-lamoi, qui me dit, je vous la paierai bien, et si elle était tachetéede blanc su l’dos , qui me dit, je vous en donnerais trente francs. » V’là ce qu’il m’dit sur le port de La-Ville-aux-Fayes, aussi vraique je crais en Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Et il y acore un savant, à Soulanges, monsieur Gourdon nout médecin qui faitun cabinet d’histoire naturelle qu’il n’y a pas son pareil à Dijon,le premier savant de ces pays-ci, qui me la paierait biencher !… Il sait empailler lez houmes et les bêtes ! Etdonques, mon garçon me soutient que c’te loute a des poils blancs…Si c’est ça, que je lui ai dit, el bon Dieu nous veut du bien, à cematin ! Voyez-vous l’eau qui bouille ?… oh ! elleest là… Quoique ça vive dans une manière de terrier, ça reste desjours entiers sous l’eau. Ah ! elle vous a entendu, mon chermonsieur, alle se défie, car gn’y a pas d’animau plus fin quecelui-là, c’est pire qu’une femme.

– C’est peut-être pour cela qu’on les appelle au féminin desloutres ? dit Blondet.

– Dam, monsieur, vous qu’êtes de Paris, vous savez cela mieuxque nous ; mais vous auriez ben mieux fait pour nous,e’d’dormi la grasse matinée, car, voyez-vous, c’te manière deflot ? elle s’en va par en dessous… Va, Mouche ! elle aentendu monsieur, la loute, et elle est capable de nous fairedroguer jusqu’à ménuit, allons-nous-en… v’là nos trente francs quinagent !…

Mouche se leva, mais à regret ; il regardait l’endroit oùbouillonnait l’eau, le montrant du doigt et ne perdant pas toutespoir. Cet enfant, à cheveux crépus, la figure brunie comme celledes anges dans les tableaux du quinzième siècle, paraissait être enculotte, car son pantalon finissait au genou par des déchiqueturesornées d’épines et de feuilles mortes. Ce vêtement nécessairetenait par deux cordes d’étoupes en guise de bretelles. Une chemisede toile de la même qualité que celle du pantalon du vieillard,mais épaissie par des raccommodages barbus, laissait voir unepoitrine hâlée. Ainsi, le costume de Mouche l’emportait encore ensimplicité sur celui du père Fourchon.

– Ils sont bien bons enfants ici, se dit en lui-même Blondet.Les gens de la banlieue de Paris vous apostropheraient drôlement unbourgeois qui ferait envoler leur gibier !

Et comme il n’avait jamais vu de loutres, pas même au Muséum, ilfut enchanté de cet épisode de sa promenade.

– Allons, reprit-il touché de voir le vieillard s’en allant sansrien demander, vous vous dites un chasseur de loutres fini… Si vousêtes sûr que la loutre soit là…

De l’autre côté, Mouche leva le doigt et fit voir des bullesd’air montées du fond de l’Avonne qui vinrent expirer en cloches aumilieu du bassin.

– Elle est revenue là, dit le père Fourchon, elle a respiré, lagueuse, car c’est elle qu’a fait ces boutifes -là. Comments’arrangent-elles pour respirer au fond de l’eau ? Mais c’estsi malin, que ça se moque de la science !

– Eh ! bien, répondit Blondet à qui ce dernier mot parutêtre une plaisanterie plutôt due à l’esprit paysan qu’à l’individu,attendez et prenez la loutre.

– Et notre journée à Mouche et à moi ?

– Que vaut-elle votre journée ?

– A nous deux, mon apprenti et moi ?… cinq francs !…dit le vieillard en regardant Blondet dans les yeux avec unehésitation qui révélait un surfait énorme.

Le journaliste tira dix francs de sa poche en disant :

– En voilà dix, et je vous en donnerai tout autant pour laloutre…

– Elle ne vous coûtera pas cher, si elle a du blanc sur le dos,car eul Souparfait m’disait é que nout Muséon n’en a qu’une de cegenre-là. – Mais c’est qu’il est instruit tout de même noutSouparfait ! et pas bête. Si je chasse à la loute , monsieurdes Lupeaulx chasse à la fille de môsieur Gaubertin, qu’a eunefiare dot blanche su le dos. – Tenez, mon cher monsieur, sans vouscommander, allez vous bouter au mitant de l’Avonne à c’te pierre,là-bas… Quand nous aurons forcé la loute, elle descendra le fil del’eau, car voilà leur ruse à ces bêtes, elles remontent plus hautque leur trou pour pêcher, et une fois chargées de poisson, ellessavent qu’elles iront mieux à la dérive. Quand je vous dis quec’est fin… Si j’avais appris la finesse à leur école, je vivrais àcette heure de mes rentes !… J’ai su trop tard qu’il fallaiteurmonter le courant ed grand matin pour trouver le butin avant lézautres ! Enfin, on m’a jeté un sort à ma naissance. A noustrois, nous serons peut-être plus fins que c’te loute…

– Et comment, mon vieux nécromancien ?

– Ah dam ! nous sommes si bêtes, nous aut’ pésans !que nous finissons par entendre les bêtes. V’là comme nous ferons.Quand la loute voudra s’en revenir chez elle, nous l’effraieronsici, vous l’effraierez là-bas ; effrayée par nous, effrayéepar vous, elle se jettera sur le bord ; si elle prend la voiede tarre, elle est perdue. Ca ne peut pas marcher, c’est fait pourla nage avec leurs pattes d’oie. Oh ! ça va-t-il vous amuser,car c’est un vrai carambolage. On pêche et on chasse à lafois !… Le général, chez qui vous êtes aux Aigues, y estrevenu trois jours de suite, tant il s’y entêtait !

Blondet, muni d’une branche coupée par le vieillard qui lui ditde s’en servir pour fouetter la rivière à son commandement, alla seposter au milieu de l’Avonne en sautant de pierre en pierre.

– Là, bien ! mon cher monsieur.

Blondet resta là, sans s’apercevoir de la fuite du temps ;car, de moments en moments, un geste du vieillard lui faisaitespérer un heureux dénoûment ; mais d’ailleurs rien ne dépêchemieux le temps que l’attente de l’action vive qui va succéder auprofond silence de l’affût.

– Père Fourchon, dit tout bas l’enfant en se voyant seul avec levieillard, gnia tout de même une loute…

– Tu la vois ?…

– La v’là !

Le vieillard fut stupéfait en apercevant entre deux eaux lepelage brun-rouge d’une loutre.

– A va su mé ! dit le petit.

– Fiche l’y un petit coup sec sur la tête et jette-toi dansl’eau pour la tenir au fin fond sans la lâcher…

Mouche fondit dans l’Avonne comme une grenouille effrayée.

– Allez ! allez ! mon cher monsieur, dit le pèreFourchon à Blondet en se jetant aussi dans l’Avonne et laissant sessabots sur le bord, effrayez-la donc ! la voyez-vous… a nagesur vous…

Le vieillard courut sur Blondet en fendant les eaux et luicriant avec le sérieux que les gens de la campagne gardent dansleurs plus grandes vivacités : – La voyez-vous là, el long desroches !

Blondet, placé par le vieillard de manière à recevoir les rayonsdu soleil dans les yeux, frappait sur l’eau de confiance.

– Allez ! allez du côté des roches ! cria le pèreFourchon, le trou de la loute est là-bas, à vout gauche.

Emporté par son dépit qu’une longue attente avait stimulé,Blondet prit un bain de pieds en glissant de dessus lespierres.

– Hardi, mon cher monsieur, hardi… Vous y êtes. Ah ! vingtbon Dieu ! la voilà qui passe entre vos jambes !Ah ! alle passe… Alle passe, dit le vieillard audésespoir.

Et comme pris à l’ardeur de cette chasse, le vieux paysans’avança dans les profondeurs de la rivière jusque devantBlondet.

– Nous l’avons manquée par vout faute !… , dit le pèreFourchon à qui Blondet donna la main et qui sortit de l’eau commeun triton, mais comme un triton vaincu. La garce, elle est là, sousles rochers !… . Elle a lâché son poisson, dit le bonhomme enregardant au loin et montrant quelque chose qui flottait… Nousaurons toujours la tanche, car c’est une vraie tanche !… .

En ce moment, un valet en livrée et à cheval, qui menait unautre cheval par la bride, se montra galopant sur le chemin deCouches.

– Tenez, v’là les gens du château qui font mine de vouschercher, dit le bonhomme. Si vous voulez repasser la rivière, jevas vous donner la main… Ah ! ça m’est bien égal de memouiller, ça m’évite du blanchissage !…

– Et les rhumes ? dit Blondet.

– Ah ! ouin ! Ne voyez-vous pas que le soleil nous aculottés, Mouche et moi, comme des pipes ed ‘ major !Appuyez-vous sur moi, mon cher monsieur… . Vous êtes de Paris, vousne savez pas vous tenir sur nous roches, vous qui savez tant dechoses… Si vous restez longtemps ici, vous apprendrez ben deschoses dans el livre ed ‘ la nature, vous qui, dit-on, escrivezdans les papiers-nouvelles .

Blondet était arrivé sur l’autre bord de l’Avonne, quandCharles, le valet de pied, l’aperçut.

– Ah ! monsieur, s’écria-t-il, vous ne vous figurez pasl’inquiétude dans laquelle est madame, depuis qu’on lui a dit quevous étiez sorti par la porte de Couches, elle vous croit noyé.Voilà trois fois qu’on sonne le second coup du déjeûner en grandesvolées, après vous avoir appelé partout dans le parc, où monsieurle curé vous cherche encore…

– Quelle heure est-il donc, Charles ?

– Onze heures trois quarts !…

– Aide-moi à monter à cheval…

– Est-ce que par hasard monsieur aurait donné dans la loutre aupère Fourchon ?… dit le valet en remarquant l’eau quis’égouttait des bottes et du pantalon de Blondet.

Cette seule question éclaira le journaliste.

– Ne dis pas un mot de cela, Charles, et j’aurai soin de toi,s’écria-t-il.

– Oh ! pardi ! monsieur le comte lui-même été pris àla loutre du père Fourchon, répondit le valet. Dès qu’il arrive unétranger aux Aigues, le père Fourchon se met aux aguets, et si lebourgeois va voir les sources de l’Avonne, il lui vend sa loutre…Il joue ça si bien que monsieur le comte y est revenu trois fois etlui a payé six journées pendant lesquelles ils ont regardé l’eaucouler.

– Et moi qui croyais avoir vu dans Pothier, dans Baptiste Cadet,dans Michot et dans Monrose, les plus grands comédiens de cetemps-ci !… se dit Blondet, que sont-ils auprès de cemendiant ?

– Oh ! il connaît très bien cet exercice-là, le pèreFourchon, dit Charles. Il a en outre une autre corde à son arc, caril se dit cordier de son état. Il a sa fabrique le long du mur dela porte de Blangy. Si vous vous avisiez de toucher à sa corde, ilvous entortille si bien qu’il vous prend l’envie de tourner laroue, et de faire un peu de corde, il vous demande alors lagratification due au maître par l’apprenti. Madame y a été prise,et lui a donné vingt francs. C’est le roi des finauds, dit Charlesen se servant d’un mot honnête.

Ce bavardage de laquais permit à Blondet de se livrer à quelquesréflexions sur la profonde astuce des paysans en se rappelant toutce qu’il en avait entendu dire par son père, le juge d’Alençon.Puis toutes les plaisanteries cachées sous la malicieuse rondeur dupère Fourchon lui revenant à la mémoire éclairées par lesconfidences de Charles, il s’avoua gaussé par le vieux mendiantbourguignon.

– Vous ne sauriez croire, monsieur, disait Charles en arrivantau perron des Aigues, combien il faut se défier de tout dans lacampagne, et surtout ici que le général n’est pas très-aimé…

– Pourquoi ?…

– Ah ! dam ! je ne sais pas, répondit Charles enprenant l’air bête sous lequel les domestiques savent abriter leursrefus à des supérieurs et qui donna beaucoup à penser àBlondet.

– Vous voilà donc, coureur ? dit le général que le pas deschevaux amena sur le perron. Le voilà ! soyez calme !cria-t-il à sa femme dont le petit pas se faisait entendre, il nenous manque plus maintenant que l’abbé Brossette, va le chercher,Charles ! dit-il au domestique.

Chapitre 3Le Cabaret

La porte dite de Blangy, due à Bouret, se composait de deuxlarges pilastres à bossages vermiculés, surmontés chacun d’un chiendressé sur ses pattes de derrière et tenant un écusson entre sespattes de devant. Le voisinage du pavillon où logeait le régisseuravait dispensé le financier de bâtir une loge de concierge. Entreces deux pilastres, une grille somptueuse dans le genre de celleforgée par Buffon pour le Jardin-des-Plantes, s’ouvrait sur un boutde pavé conduisant à la route cantonale, jadis entretenuesoigneusement par les Aigues, par la maison de Soulanges, et quirelie Couches, Cerneux, Blangy, Soulanges à La-Ville-aux-Fayes,comme par une guirlande, tant cette route est fleurie d’héritagesentourés de haies et parsemée de maisonnettes à rosiers.

Là, le long d’une coquette muraille qui s’étendait jusqu’à unsaut-de-loup par lequel le château plongeait sur la vallée jusqu’audelà de Soulanges, se trouvaient le poteau pourri, la vieille roueet les piquets à râteaux qui constituent la fabrique d’un cordierde village.

Vers midi et demi, au moment où Blondet s’asseyait à un bout dela table, en face de l’abbé Brossette, en recevant les caressantsreproches de la comtesse, le père Fourchon et Mouche arrivaient àleur établissement. De là, le père Fourchon, sous prétexte defabriquer des cordes, surveillait les Aigues et pouvait y voir lesmaîtres entrant ou sortant. Aussi la persienne ouverte, lespromenades à deux, le plus petit incident de la vie au château,rien n’échappait-il à l’espionnage du vieillard qui ne s’étaitétabli cordier que depuis trois ans, circonstance minime que ni lesgardes des Aigues, ni les domestiques, ni les maîtres n’avaientencore remarquée.

– Fais le tour par la porte de l’Avenue pendant que je vasserrer nos agrès, dit le père Fourchon, et quand tu leur aurasdégoisé la chose, on viendra sans doute me chercher au Grand-I-Vertoù je vas me rafraîchir, car ça donne soif d’être sur l’eau commeça ! Si tu t’y prends comme je viens de te le dire, tu leuraccrocheras un bon déjeûner, tâche de parler à la comtesse, et tapesur moi, de manière à ce qu’ils aient l’idée de me chanter un airde leur morale, quoi !… Y aura quelques verres de bon vin àsiffler.

Après ces dernières instructions que l’air narquois de Moucherendait presque superflues, le vieux cordier, tenant sa loutre sousle bras, disparut dans le chemin cantonal.

A mi-chemin de cette jolie porte et du village, se trouvait, aumoment où Emile Blondet vint aux Aigues, une de ces maisons qui nese voient qu’en France, partout où la pierre est rare. Les morceauxde briques ramassés de tous côtés, les gros cailloux sertis commedes diamants dans une terre argileuse qui formaient des murssolides, quoique rongés, le toit soutenu par de grosses branches etcouvert en joncs et en paille, les grossiers volets, la porte, toutde cette chaumière provenait de trouvailles heureuses ou de donsarrachés par l’importunité.

Le paysan a pour sa demeure l’instinct qu’a l’animal pour sonnid ou pour son terrier, et cet instinct éclatait dans toutes lesdispositions de cette chaumière. D’abord, la fenêtre et la porteregardaient au nord. La maison, assise sur une petite éminence,dans l’endroit le plus caillouteux d’un terrain à vignes, devaitêtre salubre. On y montait par trois marches industrieusementfaites avec des piquets, avec des planches et remplies depierrailles. Les eaux s’écoulaient donc rapidement. Puis, comme enBourgogne, la pluie vient rarement du nord, aucune humidité nepouvait pourrir les fondations, quelque légères qu’elles fussent.Au bas, le long du sentier, régnait un rustique palis, perdu dansune haie d’aubépine et de ronce. Une treille, sous laquelle deméchantes tables accompagnées de bancs grossiers invitaient lespassants à s’asseoir, couvrait de son berceau l’espace qui séparaitcette chaumière du chemin. A l’intérieur, le haut du talus offraitpour décor des roses, des giroflées, des violettes, toutes lesfleurs qui ne coûtent rien. Un chèvrefeuille et un jasminattachaient leurs brindilles sur le toit déjà chargé de mousses,malgré son peu d’ancienneté.

A droite de sa maison, le possesseur avait adossé une établepour deux vaches. Devant cette construction en mauvaises planches,un terrain battu servait de cour ; et, dans un coin, se voyaitun énorme tas de fumier. De l’autre côté de la maison et de latreille, s’élevait un hangar en chaume soutenu par deux troncsd’arbres, sous lequel se mettaient les ustensiles des vignerons,leurs futailles vides, des fagots de bois empilés autour de labosse que formait le four dont la bouche s’ouvre presque toujours,dans les maisons de paysans, sous le manteau de la cheminée.

A la maison attenait environ un arpent enclos d’une haie vive etplein de vignes, soignées comme le sont celles des paysans, toutessi bien fumées, provignées et bêchées, que leurs pampres verdoientles premiers à trois lieues à la ronde. Quelques arbres, desamandiers, des pruniers et des abricotiers montraient leurs têtesgrêles, çà et là, dans cet enclos. Entre les ceps, le plus souventon cultivait des pommes de terre ou des haricots. En hache vers levillage, et derrière la cour, dépendait encore de cette habitationun petit terrain humide et bas, favorable à la culture des choux,des ognons, de l’ail, les légumes favoris de la classe ouvrière, etfermé d’une porte à claire-voie par où passaient les vaches enpétrissant le sol et y laissant leurs bouses étalées.

Cette maison, composée de deux pièces au rez-de-chaussée, avaitsa sortie sur le vignoble. Du côté des vignes, une rampe en bois,appuyée au mur de la maison et couverte d’une toiture en chaume,montait jusqu’au grenier, éclairé par un oeil-de-boeuf. Sous cetescalier rustique, un caveau, tout en briques de Bourgogne,contenait quelques pièces de vin.

Quoique la batterie de cuisine du paysan consiste ordinairementen deux ustensiles avec lesquels on fait tout, une poêle et unchaudron de fer ; par exception, il se trouvait dans cettechaumière deux casseroles accrochées sous le manteau de lacheminée, au-dessus d’un petit fourneau portatif. Malgré cesymptôme d’aisance, le mobilier était en harmonie avec les dehorsde la maison. Ainsi, pour contenir l’eau, une jarre ; pourargenterie, des cuillers de bois ou d’étain, des plats en terrebrune au dehors et blanche en dedans, mais écaillés et raccommodésavec des attaches ; enfin, autour d’une table solide, deschaises en bois blanc, et pour plancher de la terre battue. Tousles cinq ans, les murs recevaient une couche d’eau de chaux, ainsique les maigres solives du plafond auxquelles pendent du lard, desbottes d’ognons, des paquets de chandelles et les sacs où le paysanmet ses graines ; auprès de la huche une antique armoire envieux noyer garde le peu de linge, les vêtements de rechange et leshabits de fête de la famille.

Sur le manteau de la cheminée, brillait un vrai fusil debraconnier, vous n’en donneriez pas cinq francs, le bois est quasibrûlé, le canon, sans aucune apparence, ne semble pas nettoyé. Vouspensez que la défense d’une cabane à loquet, dont la porteextérieure pratiquée dans le palis, n’est jamais fermée, n’exigepas mieux, et vous vous demandez presque à quoi peut servir unepareille arme. D’abord, si le bois est d’une simplicité commune, lecanon, choisi avec soin, provient d’un fusil de prix, donné sansdoute à quelque garde-chasse. Aussi, le propriétaire de ce fusil nemanque-t-il jamais son coup, il existe entre son arme et luil’intime connaissance que l’ouvrier a de son outil. S’il fautabaisser le canon d’un millimètre au-dessous ou au-dessus du but,parce qu’il relève ou tombe de cette faible estime, le braconnierle sait, il obéit à cette loi sans se tromper. Puis, un officierd’artillerie trouverait les parties essentielles de l’arme en bonétat : rien de moins, rien de plus. Dans tout ce qu’il s’approprie,dans tout ce qui doit lui servir, le paysan déploie la forceconvenable, il y met le nécessaire et rien au delà. La perfectionextérieure, il ne la comprend jamais. Juge infaillible desnécessités en toutes choses, il connaît tous les degrés de force,et sait, en travaillant pour le bourgeois, donner le moins possiblepour le plus possible. Enfin, ce fusil méprisable entre pourbeaucoup dans l’existence de la famille, et vous saurez tout àl’heure comment.

Avez-vous bien saisi les mille détails de cette hutte assise àcinq cents pas de la jolie porte des Aigues ? La voyez-vousaccroupie là, comme un mendiant devant un palais ? Eh !bien, son toit chargé de mousses veloutées, ses poules caquetant,le cochon qui vague, toutes ses poésies champêtres avaient unhorrible sens. A la porte du palis, une grande perche élevait à unecertaine hauteur un bouquet flétri, composé de trois branches depin et d’un feuillage de chêne réunis par un chiffon. Au-dessus dela porte, un peintre forain avait, pour un déjeûner, peint dans untableau de deux pieds carrés, sur un champ blanc, un I majuscule envert, et pour ceux qui savent lire, ce calembourg en douze lettres: Au Grand-I-Vert (hiver). A gauche de la porte, éclataient lesvives couleurs de cette vulgaire affiche : Bonne bierre de mars ,où de chaque côté d’un cruchon qui lance un jet de mousse secarrent une femme en robe excessivement décolletée et un hussard,tous deux grossièrement coloriés. Aussi, malgré les fleurs et l’airde la campagne s’exhalait-il de cette chaumière la forte etnauséabonde odeur de vin et de mangeaille qui vous saisit à Paris,en passant devant les gargotes de faubourgs.

Vous connaissez les lieux. Voici les êtres et leur histoire quicontient plus d’une leçon pour les philanthropes.

Le propriétaire du Grand-I-Vert, nommé François Tonsard, serecommande à l’attention des philosophes par la manière dont ilavait résolu le problème de la vie fainéante et de la vie occupée,de manière à rendre la fainéantise profitable et l’occupationnulle.

Ouvrier en toutes choses, il savait travailler à la terre, maispour lui seul. Pour les autres, il creusait des fossés, fagottait,écorçait des arbres ou les abattait. Dans ces travaux, le bourgeoisest à la discrétion de l’ouvrier. Tonsard avait dû son coin deterre à la générosité de mademoiselle Laguerre. Dès sa premièrejeunesse Tonsard faisait des journées pour le jardinier du château,car il n’avait pas son pareil pour tailler les arbres d’allée, lescharmilles, les haies, les marronniers de l’Inde. Son nom indiqueassez un talent héréditaire. Au fond des campagnes, il existe despriviléges obtenus et maintenus avec autant d’art qu’en déploientles commerçants pour s’attribuer les leurs. Un jour, en sepromenant, madame entendit Tonsard, garçon bien découplé, disant : » Il me suffirait pourtant d’un arpent de terre pour vivre, et pourvivre heureusement !  » Cette bonne fille, habituée à faire desheureux, lui donna cet arpent de vignes en avant de la porte deBlangy, contre cent journées (délicatesse peu comprise !) enlui permettant de rester aux Aigues, où il vécut avec les gensauxquels il parut être le meilleur garçon de la Bourgogne.

Ce pauvre Tonsard (ce fut le mot de tout le monde) travaillapendant environ trente journées sur les cent qu’il devait ; lereste du temps il baguenauda, riant avec les femmes de madame, etsurtout avec mademoiselle Cochet, la femme de chambre, quoiqu’ellefût laide comme toutes les femmes de chambre des belles actrices.Rire avec mademoiselle Cochet signifiait tant de choses que Soudry,l’heureux gendarme dont il est question dans la lettre de Blondet,regardait encore Tonsard de travers, après vingt-cinq ans.L’armoire en noyer, le lit à colonnes et à bonnes-grâces, ornementsde la chambre à coucher, furent sans doute le fruit de quelquerisette .

Une fois en possession de son champ, au premier qui lui dit quemadame le lui avait donné, Tonsard répondit : –  » Je l’ai parbleubien acheté et bien payé. Est-ce que les bourgeois nous donnentjamais quelque chose ? est-ce donc rien que centjournées ? Ca me coûte trois cents francs, et c’est toutcailloux !  » Le propos ne dépassa point la régionpopulaire.

Tonsard se bâtit alors cette maison lui-même, en prenant lesmatériaux, de ci et de là, se faisant donner un coup de main parl’un et l’autre, grappillant au château les choses de rebut ou lesdemandant et les obtenant toujours. Une mauvaise porte de montreuildémolie pour être reportée plus loin, devint celle de l’étable. Lafenêtre venait d’une vieille serre abattue. Les débris du châteauservirent donc à élever cette fatale chaumière.

Sauvé de la réquisition par Gaubertin, le régisseur des Aiguesdont le père était accusateur public au Département, et quid’ailleurs ne pouvait rien refuser à mademoiselle Cochet, Tonsardse maria dès que sa maison fut terminée et sa vigne en rapport.Garçon de vingt-trois ans, familier aux Aigues, ce drôle, à quimadame venait de donner un arpent de terre et qui paraissaittravailleur, eut l’art de faire sonner haut toutes ses valeursnégatives, et il obtint la fille d’un fermier de la terre deRonquerolles, située au delà de la forêt des Aigues.

Ce fermier tenait une ferme à moitié qui dépérissait entre sesmains, faute d’une fermière. Veuf et inconsolable, il tâchait, à lamanière anglaise, de noyer ses soucis dans le vin ; mais quandil ne pensa plus à sa pauvre chère défunte, il se trouva marié,selon une plaisanterie de village, avec la Boisson. En peu detemps, de fermier le beau-père redevint ouvrier, mais ouvrierbuveur et paresseux, méchant et hargneux, capable de tout comme lesgens du peuple qui, d’une sorte d’aisance, retombent dans lamisère. Cet homme, que ses connaissances pratiques, la lecture etla science de l’écriture mettaient au-dessus des autres ouvriers,mais que ses vices tenaient au niveau des mendiants, venait de semesurer, comme on l’a vu, sur les bords de l’Avonne, avec un deshommes les plus spirituels de Paris, dans une bucolique oubliée parVirgile.

Le père Fourchon, d’abord maître d’école à Blangy, perdit saplace à cause de son inconduite et de ses idées sur l’instructionpublique. Il aidait beaucoup plus les enfants à faire des petitsbateaux et des cocottes avec leurs abécédaires qu’il ne leurapprenait à lire ; il les grondait si curieusement, quand ilsavaient chippé des fruits, que ses semonces pouvaient passer pourdes leçons sur la manière d’escalader les murs. On cite encore àSoulanges sa réponse à un petit garçon venu trop tard et quis’excusait ainsi : – Dam ! m’sieur, j’ai mené boire notrechevau !

– On dit cheval, animau !

D’instituteur, il fut nommé piéton. Dans ce poste, qui sert deretraite à tant de vieux soldats, le père Fourchon fut réprimandétous les jours. Tantôt il oubliait les lettres dans les cabarets,tantôt il les gardait sur lui. Quand il était gris, il remettait lepaquet d’une commune dans une autre, et quand il était à jeun, illisait les lettres. Il fut donc promptement destitué. Ne pouvantrien être dans l’Etat, le père Fourchon avait fini par devenirfabricant. Dans la campagne, les indigents exercent une industriequelconque, ils ont tous un prétexte d’existence honnête. A l’âgede soixante-huit ans, le vieillard entreprit la corderie en petit,un des commerces qui demandent le moins de mise de fonds. L’atelierest, comme on l’a vu, le premier mur venu, les machines valent àpeine dix francs, l’apprenti couche comme son maître dans unegrange, et vit de ce qu’il ramasse. La rapacité de la loi sur lesportes et fenêtres expire sub dio . On emprunte la matière premièrepour la rendre fabriquée. Mais le principal revenu du père Fourchonet de son apprenti Mouche, fils naturel d’une de ses fillesnaturelles, lui venait de sa chasse aux loutres, puis des déjeûnersou dîners que lui donnaient les gens qui, ne sachant ni lire niécrire, usaient des talents du père Fourchon dans le cas d’unelettre à répondre ou d’un compte à présenter. Enfin, il savaitjouer de la clarinette, et tenait compagnie à l’un de ses amisappelé Vermichel, le ménétrier de Soulanges, dans les noces devillage, ou les jours de grand bal au Tivoli de Soulanges.

Vermichel s’appelait Michel Vert, mais le calembourg fait avecle nom vrai devint d’un usage si général, que, dans ses actes,Brunet, huissier audiencier de la justice de paix de Soulanges,mettait Michel, Jean, Jérôme Vert, dit Vermichel , praticien.Vermichel, violon très-distingué de l’ancien régiment de Bourgogne,par reconnaissance des services que lui rendait le papa Fourchon,lui avait procuré cette place de praticien dévolue à ceux qui, dansles campagnes, savent signer leur nom. Le père Fourchon servaitdonc de témoin ou de praticien pour les actes judiciaires, quand lesieur Brunet venait instrumenter dans les communes de Cerneux,Couches et Blangy. Vermichel et Fourchon, liés par une amitié quicomptait vingt ans de bouteille, constituaient presque une raisonsociale.

Mouche et Fourchon, unis par le Vice comme Mentor et Télémaquele furent jadis par la Vertu, voyageaient, comme eux, à larecherche de leur pain, Panis angelorum , seuls mots latins quirestassent dans la mémoire du vieux Figaro villageois. Ils allaientharicotant les restes du Grand-I-Vert, ceux des châteaux ;car, à eux deux, dans les années les plus occupées, les plusprospères, ils n’avaient jamais pu fabriquer en moyenne trois centsoixante brasses de corde. D’abord, aucun marchand, dans un rayonde vingt lieues, n’aurait confié d’étoupe ni à Fourchon, ni àMouche. Le vieillard, devançant les miracles de la Chimie moderne,savait trop bien changer l’étoupe en benoît jus de treille. Puis,ses triples fonctions d’écrivain public de trois communes, depraticien de la justice de paix, de joueur de clarinette,nuisaient, disait-il, aux développements de son commerce.

Ainsi Tonsard fut déçu tout d’abord dans l’espérance, assezjoliment caressée, de conquérir une espèce de bien-être parl’augmentation de ses propriétés. Le gendre paresseux rencontra,par un accident assez ordinaire, un beau-père fainéant. Lesaffaires devaient aller d’autant plus mal que la Tonsard, douéed’une espèce de beauté champêtre, grande et bien faite, n’aimaitpoint à travailler en plein air. Tonsard s’en prit à sa femme de lafaillite paternelle, et la maltraita par suite de cette vengeancefamilière au peuple dont les yeux, uniquement occupés de l’effet,remontent rarement jusqu’à la cause.

En trouvant sa chaîne pesante, cette femme voulut l’alléger.Elle se servit des vices de Tonsard pour se rendre maîtresse delui. Gourmande, aimant ses aises, elle encouragea la paresse et lagourmandise de cet homme. D’abord, elle sut se procurer la faveurdes gens du château, sans que Tonsard lui reprochât les moyens envoyant les résultats. Il s’inquiéta fort peu de ce que faisait safemme, pourvu qu’elle fît tout ce qu’il voulait. C’est la secrètetransaction de la moitié des ménages. La Tonsard créa donc labuvette du Grand-I-Vert, dont les premiers consommateurs furent lesgens des Aigues, les gardes et les chasseurs.

Gaubertin, l’intendant de mademoiselle Laguerre, un des premierschalands de la belle Tonsard, lui donna quelques pièces d’excellentvin pour allécher la pratique. L’effet de ces présents, périodiquestant que le régisseur resta garçon, et la renommée de beauté peusauvage qui signala la Tonsard aux don Juan de la vallée,achalandèrent le Grand-I-Vert. En sa qualité de gourmande, laTonsard devint excellente cuisinière, et quoique ses talents nes’exerçassent que sur les plats en usage dans la campagne, lecivet, la sauce du gibier, la matelotte, l’omelette, elle passadans le pays pour savoir admirablement cuisiner un de ces repas quise mangent sur le bout de la table et dont les épices, prodiguéesoutre mesure, excitent à boire. En deux ans, elle se rendit ainsimaîtresse de Tonsard et le poussa sur une pente mauvaise à laquelleil ne demandait pas mieux que de s’abandonner.

Ce drôle braconna constamment sans avoir rien à craindre. Lesliaisons de sa femme avec Gaubertin l’intendant, avec les gardesparticuliers et les autorités champêtres, le relâchement du tempslui assurèrent l’impunité. Dès que ses enfants furent assez grands,il en fit les instruments de son bien-être, sans se montrer plusscrupuleux pour leurs moeurs que pour celles de sa femme. Il eutdeux filles et deux garçons. Tonsard, qui vivait, ainsi que safemme, au jour le jour, aurait vu finir sa joyeuse vie, s’il n’eûtpas maintenu constamment chez lui la loi quasi-martiale detravailler à la conservation de son bien-être, auquel sa familleparticipait d’ailleurs. Quand sa famille fut élevée aux dépens deceux à qui sa femme savait arracher des présents, voici quelsfurent la charte et le budget du Grand-I-Vert.

La vieille mère de Tonsard et ses deux filles, Catherine etMarie, allaient continuellement au bois, et revenaient deux foispar jour chargées à plier sous le poids d’un fagot qui tombait àleurs chevilles et dépassait leurs têtes de deux pieds. Quoiquefait en dessus avec du bois mort, l’intérieur se composait de boisvert coupé souvent parmi les jeunes arbres. A la lettre, Tonsardprenait son bois pour l’hiver dans la forêt des Aigues. Le père etses deux fils braconnaient continuellement. De septembre en mars,les lièvres, les lapins, les perdrix, les grives, les chevreuils,tout le gibier qui ne se consommait pas au logis, se vendait àBlangy, dans la petite ville de Soulanges, chef-lieu du Canton, oùles deux filles de Tonsard fournissaient du lait, et d’où ellesrapportaient chaque jour les nouvelles, en y colportant celles desAigues, de Cerneux et de Couches. Quand on ne pouvait plus chasser,les trois Tonsard tendaient des collets. Si les collets rendaienttrop, la Tonsard faisait des pâtés, expédiés à La-Ville-aux-Fayes.Au temps de la moisson, sept Tonsard, la vieille mère, les deuxgarçons, tant qu’ils n’eurent pas dix-sept ans, les deux filles, levieux Fourchon et Mouche glanaient, ramassaient près de seizeboisseaux par jour, glanant seigle, orge, blé, tout grain bon àmoudre.

Les deux vaches, menées d’abord par la plus jeune des deuxfilles, le long des routes, s’échappaient la plupart du temps dansles prés des Aigues ; mais comme au moindre délit tropflagrant pour que le garde se dispensât de le constater, lesenfants étaient ou battus ou privés de quelque friandise, ilsavaient acquis une habileté singulière pour entendre les pasennemis, et presque jamais le garde-champêtre ou le garde desAigues ne les surprenaient en faute. D’ailleurs, les liaisons deces dignes fonctionnaires avec Tonsard et sa femme leur mettaientune taie sur les yeux. Les bêtes, conduites par de longues cordes,obéissaient d’autant mieux à un seul coup de rappel, à un criparticulier qui les ramenaient sur le terrain commun qu’ellessavaient, le péril passé, pouvoir achever leur lippée chez levoisin. La vieille Tonsard, de plus en plus débile, avait succédé àMouche depuis que Fourchon gardait son petit-fils naturel avec lui,sous prétexte de soigner son éducation. Marie et Catherinefaisaient de l’herbe dans le bois. Elles y avaient reconnu lesplaces où vient ce foin forestier si joli, si fin, qu’ellescoupaient, fanaient, bottelaient et engrangeaient ; elles ytrouvaient les deux tiers de la nourriture des vaches en hiverqu’on menait d’ailleurs paître pendant les belles journées auxendroits bien connus où l’herbe verdoie. Il y a, dans certainsendroits de la vallée des Aigues, comme dans tous les pays dominéspar des chaînes de montagnes, des terrains qui donnent, comme enPiémont et en Lombardie, de l’herbe en hiver. Ces prairies, nomméesen Italie marciti , ont une grande valeur ; mais en France, ilne leur faut ni trop grandes glaces ni trop de neige. Ce phénomèneest dû sans doute à une exposition particulière, à desinfiltrations d’eaux qui conservent une température chaude.

Les deux veaux produisaient environ quatre-vingts francs. Lelait, déduction faite du temps où les vaches nourrissaient ouvélaient, rapportait environ cent soixante francs, et pourvoyait enoutre aux besoins du logis en fait de laitage. Tonsard gagnait unecinquant(ain)e d’écus en journées faites de côté et d’autre. Lacuisine et le vin vendu donnaient tous les frais déduits unecentaine d’écus, car ces régalades essentiellement passagèresvenaient en certains temps et pendant certaines saisons ;d’ailleurs les gens à régalades prévenaient la Tonsard et son mari,qui prenaient alors à la ville le peu de viande et de provisionsnécessaires. Le vin du clos de Tonsard était vendu année commune,vingt francs le tonneau, sans fût, à un cabaretier de Soulangesavec lequel Tonsard entretenait des relations. Par certaines annéesplantureuses, Tonsard récoltait douze pièces dans son arpent ;mais la moyenne était de huit pièces, et Tonsard en gardait moitiépour son débit. Dans les pays vignobles, le glanage des vignesconstitue le hallebotage . Par le hallebotage, la famille Tonsardrecueillait trois pièces de vin environ. Mais à l’abri sous lesusages, elle mettait peu de conscience dans ses procédés, elleentrait dans les vignes avant que les vendangeurs n’en fussentsortis ; de même qu’elle se ruait sur les champs de blé quandles gerbes amoncelées attendaient les charrettes. Ainsi les sept ouhuit pièces de vin, tant halleboté que récolté, se vendaient à unbon prix. Mais sur cette somme, le Grand-I-Vert réalisait despertes provenant de la consommation de Tonsard et de sa femme,habitués tous deux à manger les meilleurs morceaux, à boire du vinmeilleur que celui qu’ils vendaient et fourni par leurcorrespondant de Soulanges, en paiement du leur. L’argent gagné parcette famille allait donc à environ neuf cents francs, car ilsengraissaient deux cochons par an, un pour eux, un autre pour levendre.

Les ouvriers, les mauvais garnements du pays prirent à la longueen affection le cabaret du Grand-I-Vert, autant à cause des talentsde la Tonsard, que de la camaraderie existant entre cette familleet le menu peuple de la vallée. Les deux filles, toutes deuxremarquablement belles, continuaient les moeurs de leur mère. Enfinl’ancienneté du Grand-I-Vert, qui datait de 1795, en faisait unechose consacrée dans la campagne. Depuis Couches jusqu’àLa-Ville-aux-Fayes, les ouvriers y venaient conclure leurs marchés,y apprendre les nouvelles pompées par les filles à Tonsard, parMouche, par Fourchon, dites par Vermichel, par Brunet, l’huissierle plus en renom à Soulanges, quand il y venait chercher sonpraticien. Là s’établissaient le prix des foins, des vins, celuides journées et celui des ouvrages à tâches. Tonsard, jugesouverain en ces matières, donnait ses consultations, tout entrinquant avec les buveurs. Soulanges, selon le mot du pays,passait pour être uniquement une ville de société, d’amusement, etBlangy était le bourg commercial, écrasé néanmoins par le grandcentre de La-Ville-aux-Fayes, devenue en vingt-cinq ans la capitalede cette magnifique vallée. Le marché des bestiaux, des grains, setenait à Blangy, sur la place, et ses prix servaient de mercurialeà l’Arrondissement.

En restant au logis, la Tonsard était restée fraîche, blanche,potelée, par exception aux femmes des champs, qui passent aussirapidement que les fleurs, et qui sont déjà vieilles à trente ans.Aussi la Tonsard aimait-elle à être bien mise. Elle n’était quepropre, mais au village, cette propreté vaut le luxe. Les filles,mieux vêtues que ne le comportait leur pauvreté, suivaientl’exemple de leur mère. Sous leurs robes presque élégantesrelativement, elles portaient du linge plus fin que celui despaysannes les plus riches. Aux jours de fêtes, elles se montraienten jolies toilettes gagnées, Dieu sait comme ! la livrée desAigues leur vendait, à des prix facilement payés, des robes defemmes de chambre achetées à Paris et qu’elles refaisaient pourelles. Ces deux filles, les bohémiennes de la vallée, ne recevaientpas un liard de leurs parents, qui leur donnaient uniquement lanourriture et les couchaient sur d’affreux grabats avec leurgrand’mère dans le grenier où leurs frères couchaient à même lefoin, blottis comme des animaux. Ni le père ni la mère nesongeaient à cette promiscuité.

L’âge de fer et l’âge d’or se ressemblent plus qu’on ne lepense. Dans l’un, on ne prend garde à rien ; dans l’autre, onprend garde à tout ; pour la société, le résultat estpeut-être le même. La présence de la vieille Tonsard, quiressemblait bien plus à une nécessité qu’à une garantie, était uneimmoralité de plus.

Aussi l’abbé Brossette, après avoir étudié les moeurs de sesparoissiens, disait-il à son évêque ce mot profond : – « Monseigneur, à voir comment ils s’appuient de leur misère, ondevine que ces paysans tremblent de perdre le prétexte de leursdébordements.  »

Quoique tout le monde sût combien cette famille avait peu deprincipes et peu de scrupules, personne ne trouvait à redire auxmoeurs du Grand-I-Vert. Au commencement de cette Scène, il estnécessaire d’expliquer, une fois pour toutes, aux gens habitués àla moralité des familles bourgeoises, que les paysans n’ont, enfait de moeurs domestiques, aucune délicatesse ; ilsn’invoquent la morale à propos de leurs filles séduites, que si leséducteur est riche et craintif. Les enfants jusqu’à ce que l’Etatles leur arrache, sont des capitaux, ou des instruments debien-être. L’intérêt est devenu, surtout depuis 1789, le seulmobile de leurs idées ; il ne s’agit jamais pour eux de savoirsi une action est légale ou immorale, mais si elle est profitable.La moralité, qu’il ne faut pas confondre avec la religion, commenceà l’aisance ; comme on voit, dans la sphère supérieure, ladélicatesse fleurir dans l’âme quand la Fortune a doré le mobilier.L’homme absolument probe et moral est, dans la classe des paysans,une exception. Les curieux demanderont pourquoi ? De toutesles raisons qu’on peut donner de cet état de choses, voici laprincipale. Par la nature de leurs fonctions sociales, les paysansvivent d’une vie purement matérielle qui se rapproche de l’étatsauvage auquel les invite leur union constante avec la nature. Letravail, quand il écrase le corps, ôte à la pensée son actionpurifiante, surtout chez des gens ignorants. Enfin pour lespaysans, la misère est leur raison d’état , comme le disait l’abbéBrossette.

Mêlé à tous les intérêts, Tonsard écoutait les plaintes dechacun et dirigeait les fraudes utiles aux nécessiteux. La femme,bonne personne en apparence, favorisait par des coups de langue lesmalfaiteurs du pays, ne refusant jamais ni son approbation, ni mêmeun coup de main à ses pratiques, quoi qu’elles fissent contre lebourgeois . Dans ce cabaret, vrai nid de vipères, s’entretenaitdonc, vivace et venimeuse, chaude et agissante, la haine duprolétaire et du paysan contre le maître et le riche.

La vie heureuse des Tonsard fut alors d’un très-mauvais exemple.Chacun se demanda pourquoi ne pas prendre, comme Tonsard, dans laforêt des Aigues son bois pour le four, pour la cuisine et pour sechauffer l’hiver ? pourquoi ne pas avoir la nourriture d’unevache et trouver comme eux du gibier à manger ou à vendre ?pourquoi comme eux ne pas récolter sans semer, à la moisson et auxvendanges ? Aussi, le vol sournois qui ravage les bois, quidîme les guérets, les prés et les vignes, devenu général dans cettevallée, dégénéra-t-il promptement en droit dans les communes deBlangy, de Couches et de Cerneux, sur lesquelles s’étendait ledomaine des Aigues. Cette plaie, par des raisons qui seront ditesen temps et lieu, frappa beaucoup plus la terre des Aigues que lesbiens des Ronquerolles et des Soulanges.

Ne croyez pas d’ailleurs que jamais Tonsard, sa femme, sesenfants et sa vieille mère se fussent dit de propos délibéré : « Nous vivrons de vols, et nous les commettrons avec habileté ! » Ces habitudes avaient grandi lentement. Au bois mort, la famillemêla quelque peu de bois vert ; puis, enhardie par l’habitudeet par une impunité calculée, nécessaire à des plans que ce récitva développer, en vingt ans elle en était arrivée à faire son bois, à voler presque toute sa vie ! Le pâturage des vaches, lesabus du glanage et du hallebotage s’établirent ainsi, par degrés.Une fois que la famille et les fainéants de la vallée eurent goûtéles bénéfices de ces quatre droits conquis par les pauvres de lacampagne et qui vont jusqu’au pillage, on conçoit que les paysansne pouvaient y renoncer que contraints par une force supérieure àleur audace.

Au moment où cette histoire commence, Tonsard, âgé d’environcinquante ans, homme fort et grand, plus gras que maigre, lescheveux crépus et noirs, le teint violemment coloré, jaspé commeune brique de tons violâtres, l’oeil orangé, les oreilles rabattueset largement ourlées, d’une constitution musculeuse mais enveloppéed’une chair molle et trompeuse, le front écrasé, la lèvreinférieure pendante, cachait son vrai caractère sous une stupiditéentremêlée des éclairs d’une expérience qui ressemblait d’autantplus à de l’esprit, qu’il avait acquis dans la société de sonbeau-père un parler gouailleur , pour employer une expression dudictionnaire Vermichel et Fourchon. Son nez, aplati du bout commesi le doigt céleste avait voulu le marquer, lui donnait une voixqui partait du palais, comme chez tous ceux que la maladie adéfigurés en tronquant la communication des fosses nasales où l’airpasse alors péniblement. Ses dents supérieures entrecroisées,laissaient d’autant mieux voir ce défaut, terrible au dire deLavater, que ses dents offraient la blancheur de celles d’un chien.Sans la fausse bonhomie du fainéant et le laisser-aller dugobelotteur de campagne, cet homme eût effrayé les gens les moinsperspicaces.

Si le portrait de Tonsard, si la description de son cabaret,celle de son beau-père apparaissent en première ligne, croyez bienque cette place est due à l’homme, au cabaret et à la famille.D’abord, cette existence, si minutieusement expliquée, est le typede celle que menaient cent autres ménages dans la vallée desAigues. Puis, Tonsard, sans être autre chose que l’instrument dehaines actives et profondes, eut une influence énorme dans labataille qui devait se livrer, car il fut le conseil de tous lesplaignants de la basse classe. Son cabaret servit constamment,comme on va le voir, de rendez-vous aux assaillants, de même qu’ildevint leur chef, par suite de la terreur qu’il inspirait à cettevallée, moins par ses actions que par ce qu’on attendait toujoursde lui. La menace de ce braconnier étant aussi redoutée que lefait, il n’avait jamais eu besoin d’en exécuter aucune.

Toute révolte, ouverte ou cachée a son drapeau. Le drapeau desmaraudeurs, des fainéants, des bavards, était donc la terribleperche du Grand-I-Vert. On s’y amusait ! chose aussirecherchée et aussi rare à la campagne qu’à la ville. Il n’existaitd’ailleurs pas d’auberges sur une route cantonale de quatre lieuesque les voitures chargées faisaient facilement en troisheures ; aussi tous ceux qui allaient de Couches àLa-Ville-aux-Fayes, s’arrêtaient-ils au Grand-I-Vert, ne fût-ce quepour se rafraîchir. Enfin, le meunier des Aigues, adjoint du maire,et ses garçons y venaient. Les domestiques du général eux-mêmes nedédaignaient pas ce bouchon, que les filles à Tonsard rendaientattrayant, en sorte que le Grand-I-Vert communiquaitsouterrainement avec le château par les gens et pouvait en savoirtout ce qu’ils en savaient. Il est impossible, ni par le bienfait,ni par l’intérêt, de rompre l’accord éternel des domestiques avecle peuple. La livrée sort du peuple, elle lui reste attachée. Cettefuneste camaraderie explique déjà la réticence que contenait ledernier mot dit au perron par Charles à Blondet.

Chapitre 4Autre idylle

– Ah ! nom de nom ! papa, dit Tonsard en voyant entrerson beau-père et le soupçonnant d’être à jeun, vous avez la gueulehâtive ce matin. Nous n’avons rien à vous donner… Et stecorde ? ste corde que nous devions faire ? C’est étonnantcomme vous en fabriquez la veille, et comme vous vous en trouvezpeu de fait le lendemain. Il y a longtemps que vous auriez dûtortiller celle qui mettra fin à votre existence, car vous nousdevenez beaucoup trop cher…

La plaisanterie du paysan et de l’ouvrier est très-attique, elleconsiste à dire toute la pensée en la grossissant par uneexpression grotesque. On n’agit pas autrement dans les salons. Lafinesse de l’esprit y remplace le pittoresque de la grossièreté,voilà toute la différence.

– Y a pas de beau-père ! dit le vieillard, parle-moi enpratique, je veux une bouteille du meilleur.

Ce disant, Fourchon frappa d’une pièce de cent sous qui dans samain brillait comme un soleil, la méchante table à laquelle ils’était assis et que son tapis de graisse rendait aussi curieuse àvoir que ses brûlures noires, ses marques vineuses et sesentailles. Au son de l’argent, Marie Tonsard, taillée comme unecorvette pour la course, jeta sur son grand-père un regard fauvequi jaillit de ses yeux bleus comme une étincelle. La Tonsardsortit de sa chambre, attirée par la musique du métal.

– Tu brutalises toujours mon pauvre père, dit-elle à Tonsard, ilgagne pourtant bien de l’argent depuis un an, Dieu veuille que cesoit honnêtement. Voyons ça ?… dit-elle en sautant sur lapièce et l’arrachant des mains de Fourchon.

– Va, Marie, dit gravement Tonsard, au-dessus de la planche, y aencore du vin bouché .

Dans la campagne le vin n’est que d’une seule qualité, mais ilse vend sous deux espèces : le vin au tonneau, le vin bouché.

– D’où ça vous vient-il ? demanda la fille à son père encoulant la pièce dans sa poche.

– Philippine ! tu finiras mal, dit le vieillard en hochantla tête et sans essayer de reprendre son argent.

Déjà, sans doute, Fourchon avait reconnu l’inutilité d’une lutteentre son terrible gendre, sa fille et lui.

– V’là une bouteille de vin que vous me vendez encore centsous ! ajouta-t-il d’un ton amer ; mais aussi sera-ce ladernière. Je donnerai ma pratique au Café de la Paix.

– Tais-toi ! papa, reprit la blanche et grasse cabaretièrequi ressemblait assez a une matrone romaine, il te faut unechemise, un pantalon propre, un autre chapeau, je veux te voirenfin un gilet…

– Je t’ai déjà dit que ce serait me ruiner, s’écria levieillard. Quand on me croira riche, personne ne me donnera plusrien.

La bouteille apportée par la blonde Marie arrêta l’éloquence duvieillard, qui ne manquait pas de ce trait particulier à ceux dontla langue se permet de tout dire et dont l’expression ne reculedevant aucune pensée, fût-elle atroce.

– Vous ne voulez donc pas nous dire où vous pigez tant demonnaie ?… demanda Tonsard, nous irions aussi, nousautres !…

Tout en finissant un collet, le féroce cabaretier espionnait lepantalon de son beau-père et il y vit bientôt la rondeur dessinéeen saillie par la seconde pièce de cinq francs.

– A votre santé ! je deviens capitaliste, dit le pèreFourchon.

– Si vous vouliez, vous le seriez, dit Tonsard, vous avez desmoyens, vous !… Mais le diable vous a percé au bas de la têteun trou par où tout s’en va !

– Hé ! j’ai fait le tour de la loute à ce petit bourgeoisdes Aigues qui est venu de Paris, voilà tout !

– S’il venait beaucoup de monde voir les sources d’Avonne, ditMarie, vous seriez riche, papa Fourchon.

– Oui, reprit-il en buvant le dernier verre de sabouteille ; mais à force de jouer avec les loutes, les loutesse sont mises en colère, et j’en ai pris une qui va me rapporterpus de vingt francs.

– Gageons, papa, que t’as fait une loutre en filasse ?… ditla Tonsard en regardant son père d’un air finaud.

– Si tu me donnes un pantalon, un gilet, des bretelles enlisière pour ne pas trop faire honte à Vermichel, sur notre estradeà Tivoli, car le père Socquard grogne toujours après moi, je telaisse la pièce, ma fille ; ton idée la vaut bien. Je pourrairepincer le bourgeois des Aigues, qui, du coup, va peut-êtres’adonner aux loutes !

– Va nous quérir une autre bouteille, dit Tonsard à sa fille.S’il avait une loute, ton père nous la montrerait, répondit-il ens’adressant à sa femme et tâchant de réveiller la susceptibilité deFourchon.

– J’ai trop peur de la voir dans votre poêle à frire ! ditle vieillard qui cligna de l’un de ses petits yeux verdâtres enregardant sa fille. Philippine m’a déjà esbigné ma pièce, etcombien donc que vous m’en avez effarouché ed ‘ mes pièces, souscouleur de me vêtir, de me nourrir ?… Et vous me dites que magueule est hâtive, et je vas toujours tout nu.

– Vous avez vendu votre dernier habillement pour boire du VinCuit au Café de la Paix, papa ?… dit la Tonsard, à preuve queVermichel a voulu vous en empêcher…

– Vermichel !… lui que j’ai régalé ? Vermichel estincapable d’avoir trahi l’amitié, ce sera ce quintal de vieux lardà deux pattes qu’il n’a pas honte d’appeler sa femme !

– Lui ou elle, répondit Tonsard, ou Bonnébault…

– Si c’était Bonnébault, reprit Fourchon, lui qu’est un despiliers du café… je… le… suffit.

– Mais licheur, quéque ça fait que vous ayez vendu voseffets ? Vous les avez vendus parce que vous les avez vendus,vous êtes majeur ! reprit Tonsard en frappant sur le genou duvieillard. Allez, faites concurrence à mes futailles,rougissez-vous le gosier ! Le père à mame Tonsard en a ledroit, et vaut mieux ça que de porter votre argent blanc àSocquard !

– Dire que voilà quinze ans que vous faites danser le monde àTivoli, sans avoir pu deviner le secret du Vin Cuit de Socquard,vous qui êtes si fin ! dit la fille à son père. Vous savezpourtant bien qu’avec ce secret-là, nous deviendrions aussi richesque Rigou !

Dans le Morvan et dans la partie de la Bourgogne qui s’étale àses pieds du côté de Paris, ce Vin Cuit, reproché par la Tonsard aupère Fourchon, est un breuvage assez cher, qui joue un grand rôledans la vie des paysans, et que savent faire plus ou moinsadmirablement les épiciers ou les limonadiers, là où il existe descafés. Cette benoîte liqueur, composée de vin choisi, de sucre, decannelle et autres épices, est préférée à tous les déguisements oumélanges de l’eau-de-vie appelés Ratafiat, Cent-Sept-ans,Eau-des-Braves, Cassis, Vespétro, Esprit de soleil, etc. Onretrouve le Vin Cuit jusque sur les frontières de la France et dela Suisse. Dans le Jura, dans les lieux sauvages où pénètrentquelques touristes sérieux, les aubergistes donnent, sur la foi descommis-voyageurs, le nom de vin de Syracuse à ce produitindustriel, excellent d’ailleurs, et qu’on est enchanté de payertrois ou quatre francs la bouteille, par la faim canine qui segagne à l’ascension des pics. Or, dans les ménages morvandiauds etbourguignons, la plus légère douleur, le plus petit tressaillementde nerfs est un prétexte à Vin Cuit. Les femmes, pendant, avant etaprès l’accouchement, y joignent des rôties au sucre. Le Vin Cuit adévoré des fortunes de paysan. Aussi plus d’une fois ce séduisantliquide a-t-il nécessité des corrections maritales.

– Et y a pas mèche ! répondit Fourchon. Socquard s’esttoujours enfermé pour fabriquer son Vin Cuit ! Il n’en a pasdit le secret à défunt sa femme. Il tire tout de Paris pour stefabrique-là !

– Ne tourmente donc pas ton père ! s’écria Tonsard, il nesait pas, eh ! bien, il ne sait pas ! on ne peut pas toutsavoir !

Fourchon fut saisi d’inquiétude en voyant la physionomie de songendre s’adoucir aussi bien que sa parole.

– Quéque tu veux me voler ? dit naïvement le vieillard.

– Moi, dit Tonsard, je n’ai rien que de légitime dans mafortune, et quand je vous prends quelque chose, je me paie de ladot que vous m’avez promise.

Fourchon, rassuré par cette brutalité, baissa la tête en hommevaincu et convaincu.

– V’là-t-il un joli collet, reprit Tonsard en se rapprochant deson beau-père et lui posant le collet sur les genoux. Ils aurontbesoin de gibier aux Aigues, et nous arriverons bien à leur vendrele leur, ou y aurait pas de bon Dieu pour nous…

– Un solide travail, dit le vieillard en examinant cet enginmalfaisant.

– Laissez-nous ramasser des sous, allez, papa, dit la Tonsard,nous aurons notre part au gâteau des Aigues !…

– Oh ! les bavardes ! dit Tonsard. Si je suis pendu,ce ne sera pas pour un coup de fusil, ce sera pour un coup delangue de votre fille.

– Vous croyez donc que les Aigues seront vendus en détail pourvotre fichu nez ? répondit Fourchon. Comment depuis trente ansque le père Rigou vous suce la moelle de vos os, vous n’avez pascore vu que les bourgeois seront pires que les seigneurs ?Dans cette affaire-là, mes petits, les Soudry, les Gaubertin, lesRigou vous feront danser sur l’air de : J’ai du bon tabac, tu n’enauras pas ! L’air national des riches, quoi !… Le paysansera toujours le paysan ! Ne voyez-vous pas (mais vous neconnaissez rien à la politique !… ) que le Gouvernement n’atant mis de droits sur le vin que pour nous repincer notre quibus ,et nous maintenir dans la misère ! Les bourgeois et legouvernement, c’est tout un. Quéqu’ils deviendraient si nous étionstous riches ?… Laboureraient-ils leurs champs, feraient-ils lamoisson ? Il leur faut des malheureux ! J’ai été richependant dix ans, et je sais bien ce que je pensais desgueux !…

– Faut tout de même chasser avec eux, répondit Tonsard,puisqu’ils veulent allotir les grandes terres… Et après, nous nousretournerons contre les Rigou. A la place de Courtecuisse qu’ildévore, il y a longtemps que je lui aurais soldé mon compte avecd’autres balles que celles que le pauvre homme lui donne…

– Vous avez raison, répondit Fourchon. Comme dit le pèreNiseron, qu’est resté républicain après tout le monde, le Peuple ala vie dure, il ne meurt pas, il a le temps pour lui !…

Fourchon tomba dans une sorte de rêverie, et Tonsard en profitapour reprendre son collet ; mais en le reprenant, il coupad’un coup de ciseaux le pantalon pendant que le père Fourchonlevait son verre pour boire, et il mit le pied sur la pièce de centsous qui roula sur la partie du sol toujours humide où les buveurségouttaient leurs verres. Quoique lestement faite, cettesoustraction aurait peut-être été sentie par le vieillard, sansl’arrivée de Vermichel.

– Tonsard, savez-vous où se trouve le papa ? demanda lefonctionnaire au pied du palis.

Le cri de Vermichel, le vol de la pièce et l’épuisement du verreeurent lieu simultanément.

– Présent ! mon officier, dit le père Fourchon en tendantla main à Vermichel pour l’aider à monter les marches ducabaret.

De toutes les figures bourguignonnes, Vermichel vous eût sembléla plus bourguignonne. Le praticien n’était pas rouge, maisécarlate. Sa face, comme certaines parties tropicales du globe,éclatait sur plusieurs points par de petits volcans desséchés quidessinaient de ces mousses plates et vertes appelées assezpoétiquement par Fourchon des fleurs de vin . Cette tête ardentedont tous les traits avaient été démesurément grossis par decontinuelles ivresses, paraissait cyclopéenne, allumée du côtédroit par une prunelle vive, éteinte de l’autre par un oeil couvertd’une taie jaunâtre. Des cheveux roux toujours ébouriffés, unebarbe semblable à celle de Judas, rendaient Vermichel aussiformidable en apparence qu’il était doux en réalité. Le nez entrompette ressemblait à un point d’interrogation auquel la bouche,excessivement fendue, paraissait toujours répondre, même quand ellene s’ouvrait pas. Vermichel, homme de petite taille, portait dessouliers ferrés, un pantalon de velours vert-bouteille, un vieuxgilet rapetassé d’étoffes diverses qui paraissait avoir été faitavec une courtepointe, une veste en gros drap bleu et un chapeaugris à larges bords. Ce luxe imposé par la ville de Soulanges oùVermichel cumulait les fonctions de concierge de l’Hôtel-de-Ville,de tambour, de geôlier, de ménétrier et de praticien étaitentretenu par madame Vermichel, une terrible antagoniste de laphilosophie rabelaisienne. Cette virago à moustaches, large d’unmètre, d’un poids de cent vingt kilogrammes, et néanmoins agile,avait établi sa domination sur Vermichel, qui battu par ellependant ses ivresses, la laissait encore faire quand il était àjeun. Aussi le père Fourchon disait-il, en méprisant la tenue deVermichel : – C’est la livrée d’un esclave.

– Quand on parle du soleil, on en voit les rayons, repritFourchon en répétant une plaisanterie inspirée par la rutilantefigure de Vermichel qui ressemblait en effet à ces soleils d’orpeints sur les enseignes d’auberge en province. Madame Vermichela-t-elle aperçu trop de poussière sur ton dos, que tu fuis tesquatre cinquièmes, car on ne peut pas l’appeler ta moitié, stefemme ?… . Qui t’amène de si bonne heure ici, tambourbattu ?

– Toujours la politique ! répondit Vermichel évidemmentaccoutumé à ces plaisanteries.

– Ah ! le commerce de Blangy va mal, nous allons protesterdes billets, dit le père Fourchon en versant un verre de vin à sonami.

– Mais notre singe est sur mes talons, répandit Vermichel enhaussant le coude.

Dans l’argot des ouvriers, le singe c’est le maître. Cettelocution faisait partie du Dictionnaire Vermichel et Fourchon.

– Quéque m’sieur Brunet vient dont tracasser par ici ?demanda la Tonsard.

– Hé ! parbleu, vous autres, dit Vermichel, vous luirapportez depuis trois ans pus que vous ne valez… Ah ! il voustravaille joliment les côtes, le bourgeois des Aigues ! Il vabien, le Tapissier… Comme dit le petit père Brunet : –  » S’il yavait trois propriétaires comme lui dans la vallée, ma fortuneserait faite !…  »

– Qué qu’ils ont donc inventé de nouveau contre le pauvremonde ? dit Marie.

– Ma foi ! reprit Vermichel, ça n’est pas bête,allez ! et vous finirez par mettre les pouces… Quevoulez-vous ? les voilà bien en force depuis bientôt deux ansavec trois gardes, un garde à cheval, tous actifs comme desfourmis, et un garde-champêtre qu’est un dévorant. Enfin lagendarmerie se botte maintenant à tout propos pour eux… Ils vousécraseront…

– Ah ! ouin ! dit Tonsard, nous sommes trop plats… Cequ’il y a de plus résistant, c’est pas l’arbre, c’est l’herbe…

– Ne t’y fie pas, répondit le père Fourchon à son gendre, t’asdes propriétés…

– Enfin, reprit Vermichel, ils vous aiment ces gens, car ils nepensent qu’à vous du matin au soir ! Ils se sont dit comme ça:  » Les bestiaux de ces gueux-là nous mangent nos prés ; nousallons les leur prendre, leurs bestiaux. Quand ils n’auront plus debestiaux, ils ne pourront pas manger eux-mêmes l’herbe de nos prés. » Comme vous avez tous des condamnations sur le dos, ils ont dit ànotre singe de saisir vos vaches. Nous commencerons ce matin parCouches, nous allons y saisir la vache à la Bonnébault, la vache àla mère de Godain, la vache à la Mitant.

Dès qu’elle eut entendu le nom de Bonnébault, Marie l’amoureusede Bonnébault, le petit-fils de la vieille à la vache, sauta dansle clos de vigne après avoir guigné son père et sa mère. Elle passacomme une anguille à travers un trou de la haie, et s’élança versCouches avec la rapidité d’un lièvre poursuivi.

– Ils en feront tant, dit tranquillement Tonsard, qu’ils seferont casser les os, et ce sera dommage, leurs mères ne leur enreferont pas d’autres.

– Ca se pourrait bien tout de même ! ajouta le pèreFourchon. Mais, vois-tu, Vermichel, je ne peux pas être à vousavant une heure d’ici, j’ai des affaires importantes auchâteau…

– Plus importantes que trois vacations à cinq sous ?… fautpas cracher sur la vendange ! a dit le papa Noé.

– Je te dis, Vermichel, que mon commerce m’appelle au châteaudes Aigues, répéta le vieux Fourchon en prenant un air de risibleimportance.

– D’ailleurs, ça ne serait pas, dit la Tonsard, que mon pèreferait bien de s’évanouir. Est-ce que par hasard vous voudrieztrouver les vaches ?…

– Monsieur Brunet, qui est un bon homme, ne demande pas mieuxque de n’en trouver que les bouses, répondit Vermichel. Un hommeobligé comme lui de trotter par les chemins à la nuit, il estprudent.

– Et il a raison, dit sèchement Tonsard.

– Donc, reprit Vermichel, il a dit comme ça à monsieur Michaud : » J’irai dès que l’audience sera terminée.  » S’il voulait trouverles vaches, il y serait allé demain à sept heures… Mais faudraqu’il marche, allez, monsieur Brunet. On n’attrape pas deux fois leMichaud, c’est un chien de chasse fini ! Ah ! québrigand !

– Ça devrait rester à l’armée, des sacripants comme ça, ditTonsard, ça n’est bon qu’à lâcher sur les ennemis… Je voudrais bienqu’il me demandât mon nom ! il a beau se dire un vieux de laJeune Garde, je suis sûr qu’après avoir mesuré nos ergots, il m’enresterait plus long qu’à lui dans les pattes.

– Ah ! çà, dit la Tonsard à Vermichel, et les affiches dela fête de Soulanges, quand les verra-t-on ?… Nous voici le 8août…

– Je les ai portées à imprimer chez monsieur Bournier, hier, àLa-Ville-aux-Fayes, répondit Vermichel. On a parlé chez mame Soudryd’un feu d’artifice sur le lac.

– Quel monde nous aurons ! s’écria Fourchon.

– En v’là des journées pour Socquard s’il ne pleut pas, dit lecabaretier d’un air envieux.

On entendit le trot d’un cheval venant de Soulanges, et cinqminutes après l’huissier attachait son cheval à un poteau misexprès à la claire-voie par où passaient les vaches. Puis, ilmontra sa tête à la porte du Grand-I-Vert.

– Allons, allons, mes enfants, ne perdons pas de temps, dit-ilen affectant d’être pressé.

– Ah ! dit Vermichel, vous avez un réfractaire, monsieurBrunet. Le père Fourchon a la goutte.

– Il a plusieurs gouttes, répliqua l’huissier, mais la loi nelui demande pas d’être à jeun.

– Pardon, monsieur Brunet, dit Fourchon, je suis attendu pouraffaire aux Aigues, nous sommes en marche pour eune loute…

Brunet, petit homme sec, au teint bilieux, vêtu tout en drapnoir, l’oeil fauve, les cheveux crépus, la bouche serrée, le nezpincé, l’air jésuite, la parole enrouée, offrait le phénomène d’unephysionomie, d’un maintien et d’un caractère en harmonie avec saprofession. Il connaissait si bien le Droit, ou pour mieux dire lachicane, qu’il était à la fois la terreur et le conseiller ducanton ; aussi ne manquait-il pas d’une certaine popularitéparmi les paysans auxquels il demandait la plupart du temps sonpaiement en denrées. Toutes ses qualités actives et négatives, cesavoir-faire lui valaient la clientèle du canton, à l’exclusion deson confrère maître Plissoud, dont il sera question plus tard. Cehasard d’un huissier qui fait tout et d’un huissier qui ne faitrien est fréquent dans les Justices de Paix, au fond descampagnes.

– Ca chauffe donc ?… dit Tonsard au petit père Brunet.

– Que voulez-vous, vous le pillez aussi par trop, cethomme !… Il se défend ! répondit l’huissier ! Cafinira mal toutes vos affaires, le gouvernement s’en mêlera.

– Il faudra donc que nous autres malheureux nous crévions ?dit la Tonsard en offrant un petit verre sur une soucoupe àl’huissier.

– Les malheureux peuvent crever, on n’en manquera jamais !…dit sentencieusement Fourchon.

– Vous dévastez aussi par trop les bois, répliqual’huissier.

– On fait bien du bruit, allez, pour quelques malheureux fagots,dit la Tonsard.

– On n’a pas assez rasé de riches pendant la révolution, voilàtout, dit Tonsard.

En ce moment, l’on entendit un bruit horrible en ce qu’il étaitinexplicable. Le galop de deux pieds enragés mêlé à un cliquetisd’armes dominait un bruissement de feuillages et de branchesentraînées par des pas encore plus précipités. Deux voix aussidifférentes que les deux galops lançaient des interjectionsbraillardes. Tous les gens du cabaret devinèrent la poursuite d’unhomme et la fuite d’une femme ; mais à quel propos ?…l’incertitude ne dura pas longtemps.

– C’est la mère, dit Tonsard en se dressant, je reconnais sagrelote !

Et soudain, après avoir gravi les méchantes marches duGrand-I-Vert, par un dernier effort dont l’énergie ne se trouvequ’au coeur des contrebandiers, la vieille Tonsard tomba les quatrefers en l’air au milieu du cabaret. L’immense lit de bois de sonfagot fit un fracas terrible en se brisant contre le haut de laporte et sur le plancher. Tout le monde s’était écarté. Les tables,les bouteilles, les chaises atteintes par les branches,s’éparpillèrent. Le tapage n’eût pas été si grand, si la chaumièrese fût écroulée.

– Je suis morte du coup ! le gredin m’a tuée !…

Le cri, l’action et la course de la vieille femme s’expliquèrentpar l’apparition sur le seuil d’un garde habillé tout en drap vert,le chapeau bordé d’une ganse d’argent, le sabre au côté, labandoulière de cuir aux armes de Montcornet avec celles desTroisville en abîme, le gilet rouge d’ordonnance, les guêtres depeau montant jusqu’au-dessus du genou.

Après un moment d’hésitation, le garde dit en voyant Brunet etVermichel :

– J’ai des témoins.

– De quoi ? dit Tonsard.

– Cette femme a dans son fagot un chêne de dix ans coupé enrondins, un vrai crime !…

Vermichel, dès que le mot témoins eut été prononcé, jugea très àpropos d’aller dans le clos prendre l’air.

– De quoi !… . de quoi !… dit Tonsard en se plaçantdevant le garde pendant que la Tonsard relevait sa belle-mère,veux-tu bien me montrer tes talons, Vatel ?… Verbalise etsaisis sur le chemin, tu es là chez toi, brigand, mais sors d’ici.Ma maison est à moi, peut-être ? Charbonnier est maître chezlui… .

– Il y a flagrant délit, ta mère va me suivre..

– Arrêter ma mère chez moi ? tu n’en as pas le droit. Mondomicile est inviolable !… . On sait ça du moins. As-tu unmandat de monsieur Guerbet, notre juge d’instruction ?Ah ! c’est qu’il faut la justice pour entrer ici. Tu n’es pasla justice, quoique tu aies prêté serment au tribunal de nous fairecrever de faim, méchant gabelou de forêt !

La fureur du garde était arrivée à un tel paroxisme qu’il vouluts’emparer du fagot ; mais la vieille, un affreux parcheminnoir doué de mouvement, et dont le pareil ne se voit que dans letableau des Sabines de David, lui cria :

– N’y touche pas ou je te saute aux yeux !

– Eh ! bien, osez défaire votre fagot en présence demonsieur Brunet ? dit le garde.

Quoique l’huissier affectât cet air d’indifférence quel’habitude des affaires donne aux officiers ministériels, il fit àla cabaretière et à son mari ce clignement d’yeux qui signifie :mauvaise affaire !… Le vieux Fourchon, lui ! [Il faudraitprobablement une virgule à la place du point d’exclamation.(N.d.E.)] montra du doigt à sa fille le tas de cendres amoncelédans la cheminée par un geste significatif. La Tonsard, qui comprità la fois le danger de sa belle-mère et le conseil de son père,prit une poignée de cendres et la jeta dans les yeux du garde.Vatel se mit à hurler, Tonsard éclairé de toute la lumière queperdait le garde, le poussa rudement sur les méchantes marchesextérieures où les pieds d’un aveugle devaient si facilementtrébucher, que Vatel roula jusque dans le chemin en lâchant sonfusil. En un moment, le fagot fut défait, les bûches en furentextraites et cachées avec une prestesse qu’aucune parole ne peutrendre. Brunet, ne voulant pas être témoin de cette opérationprévue, se précipita sur le garde pour le relever, il l’assit surle talus et alla mouiller son mouchoir dans l’eau pour laver lesyeux au patient qui, malgré ses souffrances, essayait de se traînervers le ruisseau.

– Vatel, vous avez tort, lui dit l’huissier, vous n’avez pas ledroit d’entrer dans les maisons, voyez-vous…

La vieille, petite femme presque bossue, lançait autantd’éclairs par ses yeux que d’injures par sa bouche démeublée etcouverte d’écume, en se tenant sur le seuil de la porte, les poingssur ses hanches et criant à se faire entendre de Blangy.

– Ah ! gredin, c’est bien fait, va ! Que l’enfer teconfonde !… Me soupçonner de couper des âbres ! moi, lapus honnête femme du village, et me chasser comme une bêtemalfaisante ! Je voudrais que tu perdes les yeux, le pays ygagnerait sa tranquillité. Vous êtes tous des porte-malheur !toi et tes compagnons qui supposez des méfaits pour animer laguerre entre votre maître et nous autres.

Le garde se laissait nettoyer les yeux par l’huissier qui, touten le pansant, lui démontrait toujours, qu’en Droit, il étaitrépréhensible.

– La gueuse, elle nous a mis sur les dents, dit enfin Vatel,elle est dans le bois depuis cette nuit…

Tout le monde ayant prêté main-vive au recel de l’arbre coupé,les choses furent promptement remises en état dans le cabaret.Tonsard vint alors sur la porte d’un air rogue.

– Vatel, mon fiston, si tu t’avises, une autre fois, de violermon domicile, c’est mon fusil qui te répondra, dit-il. Tu ne saispas ton métier… Après ça, tu as chaud, si tu veux un verre de vin,on te l’offre, tu pourras voir que le fagot de ma mère n’a pas unbrin de bois suspect, c’est tout broussailles.

– Canaille !… dit tout bas à l’huissier le garde plusvivement atteint au coeur par cette ironie qu’il n’avait étéatteint aux yeux par la cendre.

En ce moment, Charles, le valet de pied naguère envoyé à larecherche de Blondet, parut à la porte du Grand-I-Vert.

– Qu’avez-vous donc, Vatel ? dit le valet au garde.

– Ah ! répondit le garde-chasse en s’essuyant les yeux,qu’il avait plongés tout ouverts dans le ruisseau pour achever deles nettoyer, j’ai là des débiteurs à qui je ferai maudire le jouroù ils ont vu la lumière.

– Si vous l’entendez ainsi, monsieur Vatel, dit froidementTonsard, vous vous apercevrez que nous n’avons pas froid aux yeuxen Bourgogne !

Vatel disparut. Peu curieux d’avoir le mot de cette énigme,Charles regarda dans le cabaret.

– Venez au château, vous et votre loutre, si vous en avez une,dit-il au père Fourchon.

Le vieillard se leva précipitamment et suivit Charles.

– Eh ! bien, où donc est-elle, cette loutre ? ditCharles en souriant d’un air de doute.

– Par ici, dit le cordier en allant vers la Thune.

Ce nom est celui du ruisseau fourni par le trop-plein des eauxdu moulin et du parc des Aigues. La Thune court tout le long duchemin cantonal jusqu’au petit lac de Soulanges qu’elle traverse etd’où elle regagne l’Avonne, après avoir alimenté les moulins et leseaux du château de Soulanges.

– La voilà, je l’ai cachée dans le ru des Aigues avec une pierreà son cou.

En se baissant et se relevant, le vieillard ne sentit plus lapièce dans sa poche, où le métal habitait si peu qu’il devaits’apercevoir aussi bien du vide que du plein.

– Ah ! les guerdins ! s’écria-t-il, si je chasse auxloutes, ils chassent au beau-père, eux !… Ils me prennent toutce que je gagne, et ils disent que c’est pour mon bien !…Ah ! je le crois qu’il s’agit de mon bien ! Sans monpauvre Mouche, qu’est la consolation de mes vieux jours, je menoierais. Les enfants, c’est la ruine des pères. Vous n’êtes pasmarié, vous, monsieur Charles, ne vous mariez jamais ! vousn’aurez pas à vous reprocher d’avoir semé de mauvaisesgraines !… Moi qui croyais pouvoir acheter de lafilasse !… la v’là filée, ma filasse ! Ce monsieur, quiest gentil, m’avait donné dix francs, eh ! ben, la v’là benrenchérie, ma loute, à ste heure !

Charles se défiait tellement du père Fourchon qu’il prit sesvéritables lamentations pour la préparation de ce qu’en styled’office il appelait une couleur , et il commit la faute de laisserpercer son opinion dans un sourire que surprit le malicieuxvieillard.

– Ah ! çà, père Fourchon, de la tenue ?… hein !vous allez parler à madame, dit Charles en remarquant une assezgrande quantité de rubis flamboyant sur le nez et les joues duvieillard.

– Je suis à mon affaire, Charles, à preuve que si tu veux merégaler à l’office des restes du déjeuner et d’une bouteille oudeux de vin d’Espagne, je te dirai trois mots qui t’éviteront derecevoir une danse …

– Dites ? et François aura l’ordre de monsieur de vousdonner un verre de vin, répondit le valet de pied.

– C’est dit ?

– C’est dit.

– Eh ! bien, tu vas causer avec ma petite-fille Catherinesous l’arche du pont d’Avonne, Godain l’aime, il vous a vus, et ila la bêtise d’être jaloux… . Je dis une bêtise, car un paysan nedoit pas avoir des sentiments qui ne sont permis qu’aux riches. Sidonc tu vas le jour de la fête de Soulanges à Tivoli pour danseravec elle, tu danseras plus que tu ne voudras !… Godain estavare et méchant, il est capable de te casser le bras sans que tupuisses l’assigner…

– C’est trop cher. Catherine est belle, mais elle ne vaut pasça, dit Charles, et pourquoi donc qu’il se fâche Godain ? Lesautres ne se fâchent pas…

– Ah ! il l’aime à l’épouser…

– En voilà une qui sera battue !… dit Charles.

– C’est selon, dit le vieillard, elle tient de sa mère sur quiTonsard n’a pas levé la main, tant il a eu peur de lui voir leverle pied ! Une femme qui sait se remuer, c’est bien profitant…Et d’ailleurs, à la main chaude avec Catherine, quoiqu’il soitfort, Godain n’aurait pas le dernier.

– Tenez, père Fourchon, v’là quarante sous pour boire à masanté, dans le cas où nous ne pourrions pas siroter de vind’Alicante…

Le père Fourchon détourna la tête en empochant la pièce pour queCharles ne pût pas voir une expression de plaisir et d’ironie qu’illui fut impossible de réprimer.

– C’est une fière ribaude, Catherine, reprit le vieillard, elleaime le Malaga, il faut lui dire de venir en chercher aux Aigues,imbécile !

Charles regarda le père Fourchon avec une naïve admiration sanspouvoir deviner l’immense intérêt que les ennemis du généralavaient à glisser un espion de plus dans le château.

– Le général doit être heureux, demanda le vieillard, lespaysans sont bien tranquilles maintenant. Qu’en dit-il ?…Est-il toujours content de Sibilet ?…

– Il n’y a que monsieur Michaud qui tracasse monsieur Sibilet,on dit qu’il le fera renvoyer, répondit Charles.

– Jalousie de métier ! reprit Fourchon. Je gage que tuvoudrais bien voir congédier François et devenir premier valet dechambre à sa place…

– Dam ! il a douze cents francs ! dit Charles, mais onne peut pas le renvoyer, il a les secrets du général…

– Comme madame Michaud avait ceux de madame, répliqua Fourchonen espionnant Charles jusques dans les yeux. Voyons, mon gars,sais-tu si monsieur et madame ont chacun leur chambre ?…

– Parbleu, sans cela monsieur n’aimerait pas tant madame !…dit Charles.

– Tu n’en sais pas plus ?… demanda Fourchon.

Il fallut se taire, Charles et Fourchon se trouvaient devant lescroisées des cuisines.

Chapitre 5Les ennemis en présence

Au début du déjeûner, François, le premier valet de chambre,vint dire tout bas à Blondet, mais assez haut pour que le comtel’entendît : – Monsieur, le petit au père Fourchon prétend qu’ilsont fini par prendre une loutre, et demande si vous la voulez,avant qu’ils ne la portent au sous-préfet deLa-Ville-aux-Fayes.

Emile Blondet, quoique professeur en mystification, ne puts’empêcher de rougir comme une vierge à qui l’on dit une histoireun peu leste dont le mot lui est connu.

– Ah ! vous avez chassé la loutre ce matin avec le pèreFourchon, s’écria le général pris d’un fou-rire.

– Qu’est-ce, demanda la comtesse inquiétée par ce rire de sonmari.

– Du moment où un homme d’esprit comme lui, reprit le général,s’est laissé enfoncer par le père Fourchon, un cuirassier retirén’a pas à rougir d’avoir chassé cette loutre qui ressembleénormément au troisième cheval que la poste vous fait toujourspayer et qu’on ne voit jamais. A travers de nouvelles explosions deson fou-rire, le général put encore dire : – Je ne m’étonne plus sivous avez changé de bottes et de pantalon, vous vous serez mis à lanage. Moi je ne suis pas allé si loin que vous dans lamystification, je suis resté à fleur d’eau ; mais aussiavez-vous beaucoup plus d’intelligence que moi…

– Vous oubliez, mon ami, reprit madame de Montcornet, que je nesais pas de quoi vous parlez…

A ces mots, dits d’un air piqué que la confusion de Blondetinspirait à la comtesse, le général devint sérieux, et Blondetraconta lui-même sa pêche à la loutre.

– Mais, dit la comtesse, s’ils ont une loutre, ces pauvres gensne sont pas si coupables.

– Oui, mais il y a dix ans qu’on n’a pas vu de loutres, repritl’impitoyable général.

– Monsieur le comte, dit François, le petit jure tous sesserments qu’il en tient une…

– S’ils en ont une, je la leur paie, dit le général.

– Dieu, fit observer l’abbé Brossette, n’a pas privé les Aiguesà tout jamais de loutres.

– Ah ! monsieur le curé, s’écria Blondet, si vous déchaînezDieu contre moi…

– Qui donc est venu ? demanda la comtesse.

– Mouche, madame la comtesse, ce petit qui va toujours avec lepère Fourchon, répondit le valet de chambre.

– Faites-le venir… . si madame le veut, dit le général, il vousamusera peut-être.

– Mais au moins faut-il savoir à quoi s’en tenir… dit lacomtesse.

Mouche comparut quelques instants après dans sa presque nudité.En voyant cette personnification de l’indigence au milieu de cettesalle à manger, dont un trumeau seul aurait donné, par son prix,presqu’une fortune à cet enfant, pieds nus, jambes nues, poitrinenue, tête nue, il était impossible de ne pas se laisser aller auxinspirations de la charité. Les yeux de Mouche, comme deux charbonsardents, regardaient tour à tour les richesses de cette salle etcelles de la table.

– Tu n’as donc pas de mère ? demanda madame de Montcornetqui ne pouvait pas autrement expliquer un pareil dénûment.

– Non, ma’me, m’man est morte d’chagrin de n’avoir pas revup’pa, qu’était parti pour l’armée, en 1812, sans l’avoir épouséeavec les papiers , et qu’a, sous vot’respect, été gelé… . Mais j’aimon grand’p’pa Fourchon qu’est un ben bon homme, quoiqu’y m’battequéqu’fois, comme un Jésus.

– Comment se fait-il, mon ami, qu’il y ait sur votre terre desgens si malheureux ?… dit la comtesse en regardant legénéral.

– Madame la comtesse, dit le curé, nous n’avons sur la communeque des malheureux volontaires. Monsieur le comte a de bonnesintentions ; mais nous avons affaire à des gens sans religion,qui n’ont qu’une seule pensée, celle de vivre à vos dépens.

– Mais, dit Blondet, mon cher curé vous êtes ici pour leur fairede la morale.

– Monsieur, répondit l’abbé Brossette à Blondet, Monseigneur m’aenvoyé ici comme en mission chez des Sauvages ; mais, ainsique j’ai eu l’honneur de le lui dire, les Sauvages de France sontinabordables, ils ont pour loi de ne pas nous écouter, tandis qu’onpeut intéresser les Sauvages de l’Amérique.

– M’sieur le curé, dit Mouche, on m’aide encore un peu, mais sij’allais à vout’église, on ne m’aiderait plus du tout, et on mefich’rait des calottes.

– La religion devrait commencer par lui donner des pantalons,mon cher abbé, dit Blondet. Dans vos missions, ne débutez-vous paspar amadouer les Sauvages ?…

– Il aurait bientôt vendu ses habits, répondit l’abbé Brossetteà voix basse, et je n’ai pas un traitement qui me permette de faireun pareil commerce.

– Monsieur le curé a raison, dit le général en regardantMouche.

La politique du petit gars consistait à paraître ne riencomprendre à ce qu’on disait quand on avait raison contre lui.

– L’intelligence du petit drôle vous prouve qu’il sait discernerle bien du mal, reprit le comte. Il est en âge de travailler, et ilne songe qu’à commettre des délits impunément. Il est bien connudes gardes !… Avant que je ne fusse maire, il savait déjàqu’un propriétaire, témoin d’un délit sur ses terres, ne peut pasfaire de procès-verbal, il restait effrontément dans mes prés avecses vaches, sans en sortir quand il m’apercevait, tandis quemaintenant il se sauve !

– Ah ! c’est bien mal, dit la comtesse, il ne faut pasprendre le bien d’autrui, mon petit ami…

– Madame, faut manger, mon grand-père me donne pus de coups quede miches, et ça creuse l’estomac, les gifles !… Quand lesvaches ont du lait, j’en trais un peu, ça me soutient. Monseigneurest-il donc si pauvre qu’il ne puisse me laisser boire un peu deson herbe ?…

– Mais, il n’a peut-être rien mangé d’aujourd’hui, dit lacomtesse émue par cette profonde misère. Donnez-lui donc du pain,et ce reste de volaille, enfin qu’il déjeûne !… ajouta-t-elleen regardant le valet de chambre. – Où couches-tu ?

– Partout, madame, où l’on veut bien nous souffrir l’hiver, et àla belle étoile quand il fait beau.

– Quel âge as-tu ?

– Douze ans.

– Mais il est encore temps de le mettre en bon chemin, dit lacomtesse à son mari.

– Ca fera un soldat, dit rudement le général, il est bienpréparé. J’ai souffert tout autant que lui, moi, et me voilà.

– Pardon, général, je ne suis pas déclaré, dit l’enfant, je netirerai pas au sort. Ma pauvre mère, qu’était fille, est accouchéeaux champs. Je suis fils de la Tarre, comme dit mon grand’papa.M’man m’a sauvé de la milice. Je ne m’appelle pas plus Mouche querien du tout… Grand’papa m’a bien appris m’s ‘avantages, je ne suispas mis sur les papiers du gouvernement, et quand j’aurai l’âge dela conscription, je ferai mon tour de France ! on nem’attrapera point.

– Tu l’aimes ton grand’père, dit la comtesse en essayant de liredans ce coeur de douze ans.

– Dam ! y me fiche des gifles quand il est dans letrain ; mais que voulez-vous, il est si bon enfant ! Etpuis, il dit qu’il se paie de m’avoir enseigné à lire et àécrire…

– Tu sais lire ?… dit le comte.

– En dà, voui, monsieur le comte, et dans la fine écritureencore, vrai comme nous avons une loutre.

– Qu’y a-t-il là ? dit le comte en lui présentant lejournal.

– La cu-o-ssi-dienne , répliqua Mouche en n’hésitant que troisfois.

Tout le monde, même l’abbé Brossette, se mit à rire.

– Eh ! dam ! vous me faites lire el journiau , s’écriaMouche exaspéré. Mon grand-p’pa dit que c’est fait pour les riches,et qu’on sait toujours plus tard ce qu’il y a là-dedans.

– Il a raison, cet enfant, général, il me donne envie de revoirmon vainqueur de ce matin, dit Blondet, je vois que samystification était mouchetée…

Mouche comprenait admirablement qu’il posait pour les menusplaisirs des bourgeois, l’élève du père Fourchon fut alors digne deson maître, il se mit à pleurer…

– Comment pouvez-vous plaisanter un enfant qui va piedsnus ?… dit la comtesse.

– Et qui trouve tout simple que son grand-père se rembourse entapes des frais de son éducation ? dit Blondet.

– Voyons, mon pauvre petit, avez-vous pris une loutre ? ditla comtesse.

– Oui, madame, aussi vrai que vous êtes la plus belle femme quej’aie vue, et que je verrai jamais, dit l’enfant en essuyant seslarmes.

– Montre-la… dit le général.

– Oh ! m’sieur le comte, mon grand-p’pa l’a cachée ;mais elle gigotait core quand nous étions à notre corderie… Vouspouvez faire venir mon grand-p’pa, car il veut la vendrelui-même.

– Emmenez-le à l’office, dit la comtesse à François, qu’il ydéjeûne en attendant le père Fourchon, que vous enverrez chercherpar Charles. Voyez à trouver des souliers, un pantalon et une vestepour cet enfant. Ceux qui viennent ici tout nus, doivent en sortirhabillés…

– Que Dieu vous bénisse ! ma chère dame, dit Mouche en s’enallant, m’sieur le curé peut être certain que venant de vous, jegarderai ces hardes pour les jours de fête.

Emile et madame de Montcornet se regardèrent étonnés de cetà-propos, et parurent dire au curé par un coup-d’oeil : il n’estpas si sot !…

– Certes, madame, dit le curé quand l’enfant ne fut plus là,l’on ne doit pas compter avec la Misère, je pense qu’elle a desraisons cachées dont le jugement n’appartient qu’à Dieu, desraisons physiques souvent fatales, et des raisons morales nées ducaractère, produites par des dispositions que nous accusons et quiparfois sont le résultat de qualités, malheureusement pour lasociété, sans issue. Les miracles accomplis sur les champs debataille nous ont appris que les plus mauvais drôles pouvaient s’ytransformer en héros… Mais ici vous êtes dans des circonstancesexceptionnelles, et si votre bienfaisance ne marche pas accompagnéede la réflexion, vous courrez risque de solder vos ennemis…

– Nos ennemis ? s’écria la comtesse.

– De cruels ennemis ? répéta gravement le général.

– Le père Fourchon est avec son gendre Tonsard, reprit le curé,toute l’intelligence du menu peuple de la vallée, on les consultepour les moindres choses. Ces gens-là sont d’un machiavélismeincroyable. Sachez-le, dix paysans réunis dans un cabaret sont lamonnaie d’un grand politique…

En ce moment, François annonça monsieur Sibilet.

– C’est le ministre des finances, dit le général en souriant,faites-le entrer, il vous expliquera la gravité de la question,ajouta-t-il en regardant sa femme et Blondet.

– D’autant plus qu’il ne vous la dissimule guère, dit tout basle curé.

Blondet aperçut alors le personnage dont il entendait parlerdepuis son arrivée, et qu’il désirait connaître, le régisseur desAigues. Il vit un homme de moyenne taille, d’environ trente ans,doué d’un air boudeur, d’une figure disgracieuse à qui le rireallait mal. Sous un front soucieux, des yeux d’un vert changeant sefuyaient l’un l’autre en déguisant ainsi la pensée. Sibilet, vêtud’une redingote brune, d’un pantalon et d’un gilet noir, portaitles cheveux longs et plats, ce qui lui donnait une tournurecléricale. Le pantalon cachait très-imparfaitement des genouxcagneux. Quoique son teint blafard et ses chairs molles pussentfaire croire à une constitution maladive, Sibilet était robuste. Leson de sa voix, un peu sourde, s’accordait avec cet ensemble peuflatteur.

Blondet échangea secrètement un regard avec l’abbé Brossette, etle coup d’oeil par lequel le jeune prêtre lui répondit apprit aujournaliste que ses soupçons sur le régisseur étaient une certitudechez le curé.

– N’avez-vous pas, mon cher Sibilet, dit le général, évalué ceque nous volent les paysans au quart des revenus ?

– A beaucoup plus, monsieur le comte, répondit le régisseur. Vospauvres touchent de vous plus que l’Etat ne vous demande. Un petitdrôle comme Mouche glane ses deux boisseaux par jour. Et lesvieilles femmes, que vous diriez à l’agonie, retrouvent à l’époquedu glanage de l’agilité, de la santé, de la jeunesse. Vous pourrezêtre témoin de ce phénomène, dit Sibilet en s’adressant àBlondet ; car, dans six jours, la moisson, retardée par lespluies du mois de juillet, commencera. Les seigles vont se couperla semaine prochaine. On ne devrait glaner qu’avec un certificatd’indigence donné par le maire de la commune, et surtout lescommunes ne devraient laisser glaner sur leur territoire que leursindigents ; mais les communes d’un canton glanent les uneschez les autres, sans certificat. Si nous avons soixante pauvresdans la commune, il s’y joint quarante fainéants. Enfin les gensétablis, eux-mêmes, quittent leurs occupations pour glaner et pourhallebotter. Ici, tous ces gens-là récoltent trois cents boisseauxpar jour, la moisson dure quinze jours, c’est quatre mille cinqcents boisseaux qui s’enlèvent dans le canton. Aussi le glanagereprésente-t-il plus que la dîme. Quant au pâturage abusif, ilgâche environ le sixième du produit de nos prés. Quant aux bois,c’est incalculable, on est arrivé à couper des arbres de six ans…Les dommages que vous souffrez, monsieur le comte, vont à vingt etquelque mille francs par an.

– Eh bien ! madame ! dit le général à la : comtesse,vous l’entendez.

– N’est-ce pas exagéré ? demanda madame de Montcornet.

– Non, madame, malheureusement, répondit le curé. Le pauvre pèreNiseron, ce vieillard à tête blanche, qui cumule les fonctions desonneur, de bedeau, de fossoyeur, de sacristain et de chantre,malgré ses opinions républicaines, enfin le grand-père de cettepetite Geneviève que vous avez placée chez madame Michaud…

– La Péchina ! dit Sibilet en interrompant l’abbé.

– Quoi ! la Péchina ? demanda la comtesse, quevoulez-vous dire ?

– Madame la comtesse, quand vous avez rencontré Geneviève sur lechemin dans une si misérable situation, vous vous êtes écriée enitalien : Piccina ! Ce mot-là, devenu son sobriquet, s’est sibien corrompu, qu’aujourd’hui toute la commune appelle votreprotégée la Péchina, dit le curé. La pauvre enfant est la seule quivienne à l’église, avec madame Michaud et madame Sibilet.

– Et elle ne s’en trouve guère bien ! dit le régisseur, onla maltraite en lui reprochant sa religion… .

– Eh ! bien, ce pauvre vieillard de soixante-douze ansramasse, honnêtement d’ailleurs, près d’un boisseau et demi parjour, reprit le curé ; mais la rectitude de ses opinions luidéfend de vendre ses glanes comme les vendent tous les autres, illes garde pour sa consommation. A ma considération, monsieurLanglumé, votre adjoint, lui moud son grain gratis, et madomestique lui cuit son pain avec le mien.

– J’avais oublié ma petite protégée, dit la comtesse que le motde Sibilet avait épouvantée. Votre arrivée ici, reprit-elle enregardant Blondet, m’a fait tourner la tête. Mais après déjeûnernous irons ensemble à la porte d’Avonne, je vous montrerai vivanteune de ces figures de femme comme en inventaient les peintres duquinzième siècle.

En ce moment le père Fourchon, amené par François, fit entendrele bruit de ses sabots cassés, qu’il déposait à la porte del’office. Sur une inclination de tête de la comtesse à François quil’annonça, le père Fourchon, suivi de Mouche, la bouche pleine, semontra tenant sa loutre à la main, pendue par une ficelle nouée àdes pattes jaunes, étoilées comme celles des palmipèdes. Il jetasur les quatre maîtres assis à table et sur Sibilet ce regardempreint de défiance et de servilité qui sert de voile auxpaysans ; puis il brandit l’amphibie d’un air de triomphe.

– La voilà, dit-il en s’adressant à Blondet.

– Ma loutre, reprit le Parisien, car je l’ai bien payée.

– Oh ! mon cher monsieur, répondit le père Fourchon, lavôtre s’est enfuie, elle est à ste heure dans son trou, d’où ellen’a pas voulu sortir, car c’est la femelle, au lieur que celle-là,c’est le mâle !… Mouche l’a vu venir de loin quand vous vousêtes en allé. Aussi vrai que monsieur le comte s’est couvert degloire avec ses cuirassiers à Waterloo, la loute est à moi, commeles Aigues sont à monseigneur le général… Mais pour vingt francs,la loute est à vous, ou je la porte à notre Souparfait , simonsieur Gourdon la trouve trop chère. Comme nous avons chassé cematin ensemble, je vous donne la parférence, ça vous est dû.

– Vingt francs ? dit Blondet, en bon français, ça ne peutpas s’appeler donner la préférence.

– Eh ! mon cher monsieur… cria le vieillard, je sais si peule français que je vous les demanderai, si vous voulez enBourguignon, pourvu que je les aie, ça m’est égal, je parlerailatin, latinus, latina, latinum !… Après tout, c’est ce quevous m’avez promis ce matin ! D’ailleurs mes enfants m’ontdéjà pris votre argent, que j’en ai pleuré dans le chemin envenant. Demandez à Charles ?… Je ne peux pas les assiner pourdix francs et publier leurs méfaits au Tribunau. Dès que j’aiquelques sous, ils me les volent en me faisant boire… C’est durd’en être réduit à aller prendre un verre de vin ailleurs que chezma fille ?.. Mais voilà les enfants d’aujourd’hui !…C’est ce que nous avons gagné à la Révolution, il n’y a plus quepour les enfants, on a supprimé les pères ! Ah ! j’éduqueMouche tout autrement, il m’aime le petit guerdin !… dit-il endonnant une tape à son petit-fils.

– Il me semble que vous en faites un petit voleur tout comme lesautres, dit Sibilet, car il ne se couche jamais sans avoir un délitsur la conscience.

– Ah ! monsieur Sibilet, il a la conscience pus tranquilleéqu ‘la vôtre… Pauvre enfant, qué qu’il prend donc ? un peud’harbe. Ca vaut mieux que d’étrangler un homme ! Dam !il ne sait pas, comme vous, les mathématiques, il ne connaît pascore la soustraction, l’addition, la multiplication… Vous nousfaites bien du mal, allez ! Vous dites que nous sommes des tasde brigands, et vous êtes cause de la division entre notre seigneurque voilà, qu’est un brave homme, et nous autres, qui sommes debraves gens… Et gnia pas un pus brave pays que celui-ci.Voyons ? est-ce que nous avons des rentes ? est-ce qu’onne va pas quasiment nu, et Mouche aussi ! Nous couchons dansde beaux draps, lavés tous les matins par la rosée, et à moinsqu’on nous envie l’air que nous raspirons et les rayons du soleiléq ‘nous buvons, je ne vois pas ce qu’on peut nous vouloirôter !… . Les bourgeois volent au coin du feu, c’est plusprofitant que de ramasser ce qui traîne au coin des bois. Il n’y ani gardes-champêtres, ni garde à cheval pour m’sieur Gaubertinqu’est entré ici, nu comme eun var , et qu’a deux millions !C’est bientôt dit : voleurs ! V’là quinze ans que le pèreGuerbet, el parcepteur de Soulanges s’en va e’d ‘nos villages à lanuit avec sa recette, et qu’on ne lui a pas core demandé pas deuxliards. Ce n’est pas le fait d’un pays e’d ‘voleurs ? Le volne nous enrichit guère. Montrez-moi donc qui de nous ou de vousaut’bourgeois ont d’quoi viv ‘à ne rien faire ?

– Si vous aviez travaillé, vous auriez des rentes, dit le curé.Dieu bénit le travail.

– Je ne veux pas vous démentir, monsieur l’abbé, car vous êtesplus savant que moi, et vous saurez peut-être m’expliquer stechose-ci. Me voilà, n’est-ce pas ? Moi le paresseux, lefainéant, l’ivrogne, le propre à rien de pare Fourchon qui a eu del’éducation, qu’a été farmier, qu’a tombé dans le malheur et nes’en est pas erlevé !… eh ! bien, qué différence y a-t-ildonc entre moi et ce brave, s’t ‘honnête père Niseron, un vigneronde soixante-dix ans, car il a mon âge, qui pendant soixante ans, apioché la terre, qui s’est levé tous les matins avant le jour pouraller au labour, qui s’est fait un corps ed ‘fer et eune belleâme ! Je le vois tout aussi pauvre que moi. La Péchina, sapetite-fille, est en service chez madame Michaud, tandis que monpetit Mouche est libre comme l’air… Ce pauvre bonhomme est doncrécompensé de ses vartus comme je suis puni de mes vices ? Ilne sait pas ce qu’est un verre de vin, il est sobre comme unapôtre, il enterre les morts, et moi je fais danser les vivants. Ila mangé de la vache enragée, et moi je me suis rigolé comme unejoyeuse créature du diable. Nous sommes aussi avancés l’un quel’autre, nous avons la même neige sur la tête, le même avoir dansnos poches, et je lui fournis la corde pour sonner la cloche. Ilest républicain, et je ne suis pas publicain, v’là tout. Que lepaysan vive de bien ou de mal faire, à vout’idée, il s’en va commeil est venu, dans des haillons, et vous dans de beauxlinges !…

Personne n’interrompit le père Fourchon qui paraissait devoirson éloquence au vin bouché ; d’abord Sibilet voulut luicouper la parole, mais un geste de Blondet rendit le régisseurmuet. Le curé, le général et la comtesse comprirent, aux regardsjetés par l’écrivain, qu’il voulait étudier la question dupaupérisme sur le vif, et peut-être prendre sa revanche avec lepère Fourchon.

– Et comment entendez-vous l’éducation de Mouche ?

Comment vous y prenez-vous pour le rendre meilleur que vosfilles ?… . demanda Blondet.

– Il ne lui parle pas de Dieu, dit le curé.

– Oh ! non, non, m’sieur le curé, je ne lui disons pas decraindre Dieu, mais l’z’houmes ! Dieu est bon, et nous apromis, selon vous aut ‘, le royaume du ciel, puisque les richesgardent celui de la terre. Je lui dis :  » Mouche ! crains laprison, c’est par là qu’on sort pour aller à l’échafaud. Ne volerien, fais-toi donner ! Le vol mène à l’assassinat, etl’assassinat appelle la justice e’d’z’hommes. E’l’rasoir de lajustice, v’là ce qu’il faut craindre, il garantit le sommeil desriches contre les insomnies des pauvres. Apprends à lire. Avec del’instruction, tu trouveras des moyens d’amasser de l’argent àcouvert de la loi, comme ce brave monsieur Gaubertin, tu serasrégisseur, quoi ! Comme monsieur Sibilet à qui monsieur lecomte laisse prendre ses rations… Le fin est d’être à côté desriches, il y a des miettes sous la table !… V’là ce quej’appelle eune fière éducation et solide. Aussi le petit mâtinest-il toujours du coûté de la loi… Ce sera ein bon sujet, il aurasoin de moi.

– Et qu’en ferez-vous ?

– Un domestique pour commencer, reprit Fourchon, parce qu’envoyant les maîtres ed ‘près, il s’achèvera ben , allez ! Lebon exemple lui fera faire fortune la loi en main, comme vous aut’!… Si m’sieur le comte le mettait dans ses écuries, pour apprendreà panser les chevaux, il en serait bien content… vu que s’il craintl’z’hommes, il ne craint pas les bêtes.

– Vous avez de l’esprit, père Fourchon, reprit Blondet, voussavez bien ce que vous dites, et vous ne parlez pas sansraison.

– Oh ! ma fine, si, car elle est au Grand-I-Vert ma raisonavec mes deux pièces ed ‘cent sous… .

– Comment un homme comme vous s’est-il laissé tomber dans lamisère ? Car, dans l’état actuel des choses, un paysan n’aqu’à s’en prendre à lui-même de son malheur, il est libre, il peutdevenir riche. Ce n’est plus comme autrefois. Si le paysan saitamasser un pécule, il trouve de la terre à vendre, il peutl’acheter, il est son maître !

– J’ai vu l’ancien temps et je vois le nouveau, mon cher savantmonsieur, répondit Fourchon, l’enseigne est changée, c’est vrai,mais le vin est toujours le même ! Aujourd’hui n’est que lecadet d’ hier . Allez ! mettez ça dans vout’journiau !Est-ce que nous sommes affranchis ? nous appartenons toujoursau même village, et le seigneur est toujours là, je l’appelleTravail. La houe, qu’est toute notre chevance, n’a pas quitté nosmains. Que ce soit pour un seigneur ou pour l’impôt qui prend leplus clair de nos labeurs, faut toujours dépenser not’vie ensueurs…

– Mais vous pouvez choisir un état, tenter ailleurs la fortune,dit Blondet.

– Vous me parlez d’aller quérir la fortune ?… Où doncirais-je ? Pour franchir mon département, il me faut unpasseport, qui coûte quarante sous ! V’là quarante ans que jen’ai pas pu me voir une gueuse ed ‘pièce de quarante sous sonnantdans mes poches avec une voisine. Pour aller devant soi, il fautautant d’écus que l’on trouve de villages, et il n’y a pas beaucoupde Fourchon qui aient de quoi visiter six villages ! Il n’y aque la conscription qui nous tire ed ‘nos communes. Et à quoi noussert l’armée ? à faire vivre les colonels par le soldat, commele bourgeois vit par le paysan. Compte-t-on sur cent un colonelsorti de nos flancs ? C’est là, comme dans le monde, unenrichi pour cent aut ‘qui tombent. Faute de quoitombent-ils ? Dieu le sait et l’zusuriers aussi ! Ce quenous avons de mieux à faire est donc de rester dans nos communes,où nous sommes parqués comme des moutons par la force des choses,comme nous l’étions par les seigneurs. Et je me moque bien de cequi m’y cloue. Cloué par la loi de la Nécessité, cloué par celle dela Seigneurie, on est toujours condamné à perpétuité à la tarre. Làoù nous sommes, nous la creusons la tarre et nous la bêchons, nousla fumons et nous la travaillons pour vous autres qu’êtes nésriches, comme nous sommes nés pauvres. La masse sera toujours lamême, elle reste ce qu’elle est… Les gens de chez nous quis’élèvent ne sont pas si nombreux que ceux de chez vous quidégringolent !… Nous savons ben ça, si nous ne sommes passavants. Faut pas nous faire nout ‘procès à tout moment. Nous vouslaissons tranquilles, laissez-nous vivre… Autrement, si çacontinue, vous serez forcés de nous nourrir dans vos prisons oùl’on est mieux que sur nout ‘paille. Vous voulez rester lesmaîtres, nous serons toujours ennemis, aujourd’hui comme il y atrente ans. Vous avez tout, nous n’avons rien, vous ne pouvez pasencore prétendre à notre amitié !

– Voilà ce qui s’appelle une déclaration de guerre, dit legénéral.

– Monseigneur, répliqua Fourchon, quand les Aigues appartenaientà s’te pauvre madame, que Dieu veuille prendre soin de son âme,puisqu’il paraît qu’elle a chanté l’iniquité dans sa jeunesse, nousétions heureux. Alle nous laissait ramasser notre vie dans seschamps, et notre bois dans ses forêts, elle n’en était pas pluspauvre pour ça ! Et vous, au moins aussi riche qu’elle, vousnous pourchassez, ni plus ni moins que des bêtes féroces et voustraînez le petit monde au tribunau !.. Eh ! bien, çafinira mal ! vous serez cause de quelque mauvais coup !Je viens de voir votre garde, ce gringalet de Vatel qui a faillituer une pauvre vieille femme pour un brin de bois. On fera de vousun ennemi du peuple, et l’on s’aigrira contre vous dans lesveillées, l’on vous maudira tout aussi dru qu’on bénissait feumadame !… La malédiction des pauvres, monseigneur, çapousse ! et ça devient plus grand que le plus grand ed ‘voschênes, et le chêne fournit la potence… Personne ici ne vous dit lavérité, le voilà, la varité . J’attends tous les matins la mort, jene risque pas grand’chose à vous la donner par-dessus le marché, lavarté !… Moi qui fais danser les paysans aux grandes fêtes, enaccompagnant Vermichel au Café de la Paix, à Soulanges, j’entendsleurs discours ; eh ! bien, ils sont mal disposés, et ilsvous rendront le pays difficile à habiter. Si votre damné Michaudne change pas, on vous forcera ed ‘ l’changer… C’t avis-là et laloute, ça vaut ben vingt francs, allez !…

Pendant que le vieillard disait cette dernière phrase, un pasd’homme se fit entendre, et celui que Fourchon menaçait ainsi semontra sans être annoncé. Au regard que Michaud lança sur l’orateurdes pauvres, il fut facile de voir que la menace était arrivée àson oreille, et toute l’audace de Fourchon tomba. Ce regardproduisit sur le pêcheur de loutre l’effet du gendarme sur levoleur. Fourchon se savait en faute, Michaud semblait avoir ledroit de lui demander compte de discours évidemment destinés àeffrayer les habitants des Aigues.

– Voilà le ministre de la guerre, dit le général en s’adressantà Blondet et lui montrant Michaud.

– Pardonnez-moi, madame, dit ce ministre à la comtesse, d’êtreentré par le salon sans avoir demandé si vous vouliez merecevoir ; mais l’urgence des affaires exige que je parle àmon général…

Michaud, tout en s’excusant, observait Sibilet à qui les hardispropos de Fourchon causaient une joie intime dont la révélationn’existait sur son visage pour aucune des personnes assises àtable, car Fourchon les préoccupait étrangement, tandis que Michaudqui, par des raisons secrètes, observait constamment Sibilet, futfrappé de son air et de sa contenance.

– Il a bien, comme il le dit, gagné ses vingt francs, monsieurle comte, s’écria Sibilet, la loutre n’est pas chère…

– Donne-lui vingt francs, dit le général à son valet dechambre.

– Vous me la prenez donc ? demanda Blondet.

– Je veux la faire empailler ! s’écria le comte.

– Ah ! ce cher monsieur m’avait laissé la peau,monseigneur !… dit le père Fourchon.

– Eh bien ! s’écria la comtesse, vous aurez cent sous pourla peau ; mais laissez-nous…

La forte et sauvage odeur des deux habitués du grand cheminempestait si bien la salle à manger, que madame de Montcornet, dontles sens délicats en étaient offensés, eût été forcée de sortir, siMouche et Fourchon fussent restés plus longtemps. Ce fut à cetinconvénient que le vieillard dut ses vingt-cinq francs, il sortiten regardant toujours monsieur Michaud d’un air craintif, et en luifaisant d’interminables salutations.

– Ce que j’ons dit à monseigneur, monsieur Michaud, ajouta-t-il,c’est pour votre bien.

– Ou pour celui des gens qui vous paient, répliqua Michaud enlui lançant un regard profond.

– Une fois le café servi, laissez-nous, dit le général à sesgens, et surtout fermez les portes…

Blondet, qui n’avait pas encore vu le garde-général des Aigues,éprouvait en le regardant des impressions bien différentes decelles que Sibilet venait de lui donner. Autant le régisseurinspirait de répulsion, autant Michaud commandait l’estime et laconfiance.

Le garde-général attirait tout d’abord l’attention par unefigure heureuse, d’un ovale parfait, fine de contours, que le nezpartageait également, perfection qui manque à la plupart desfigures françaises. Tous les traits, quoique réguliers, nemanquaient pas d’expression, peut-être à cause d’un teintharmonieux où dominaient ces tons d’ocre et de rouge, indices ducourage physique. Les yeux brun-clair, vifs et perçants, nemarchandaient pas l’expression de la pensée, ils regardaienttoujours en face. Le front, large et pur, était encore mis enrelief par des cheveux noirs abondants. La probité, la décision,une sainte confiance animaient cette belle figure où le métier desarmes avait laissé quelques rides sur le front. Le soupçon, ladéfiance s’y lisaient aussitôt formés. Comme tous les hommes triéspour la cavalerie d’élite, sa taille, belle et svelte encore,pouvait faire dire du garde qu’il était bien découplé. Michaud, quigardait ses moustaches, ses favoris et un collier de barbe,rappelait le type de cette figure martiale que le déluge depeintures et de gravures patriotiques a failli ridiculiser. Ce typea eu le défaut d’être commun dans l’armée française ; maispeut-être aussi la continuité des mêmes émotions, les souffrancesdu bivouac, dont ne furent exempts ni les grands ni les petits, lesefforts, semblables chez les chefs et les soldats sur le champ debataille, ont-ils contribué à rendre cette physionomie uniforme.Michaud entièrement vêtu de drap bleu de roi, conservait le col desatin noir, et les bottes du militaire, comme il en offraitl’attitude un peu raide. Les épaules s’effaçaient, et le busteétait tendu, comme si Michaud se trouvait encore sous les armes. Leruban rouge de la Légion-d’Honneur fleurissait sa boutonnière.Enfin, pour achever en un seul mot au moral cette esquisse purementphysique, si le régisseur, depuis son entrée en fonctions, n’avaitjamais manqué de dire monsieur le comte à son patron, jamaisMichaud n’avait nommé son maître autrement que mon général.

Blondet échangea derechef avec l’abbé Brossette un regard quivoulait dire :  » Quel contraste !  » en lui montrant lerégisseur et le garde-général ; puis, pour savoir si lecaractère, la parole, l’expression s’harmoniaient avec cettestature, cette physionomie et cette contenance, il regarda Michauden lui disant :

– Mon Dieu ! je suis sorti ce matin de bonne heure, et j’aitrouvé vos gardes dormant encore.

– A quelle heure ? demanda l’ancien militaire inquiet.

– A sept heures et demie.

Michaud lança un regard presque malicieux à son général.

– Et par quelle porte monsieur est-il sorti ? ditMichaud.

– Par la porte de Couches. Le garde, en chemise à sa fenêtre, meregardait, répondit Blondet.

– Gaillard venait sans doute de se coucher, répliqua Michaud.Quand vous m’avez dit que vous étiez sorti de bonne heure, j’ai cruque vous vous étiez levé au jour, et alors il eût fallu, pour quemon garde fût déjà rentré, qu’il eût été malade ; mais à(sept) heures et demie, il allait se mettre au lit. Nous passonsles nuits, reprit Michaud après une pause en répondant ainsi à unregard étonné de la comtesse, mais cette vigilance est toujours endéfaut ! Vous venez de faire donner vingt-cinq francs à unhomme qui tout à l’heure aidait tranquillement à cacher les tracesd’un vol commis ce matin chez vous. Enfin, nous en causerons quandvous aurez fini, mon général, car il faut prendre un parti.

– Vous êtes toujours plein de votre droit, mon cher Michaud, et,summum jus, summa injuria . Si vous n’usez pas de tolérance, vousvous ferez de mauvaises affaires, dit Sibilet. J’aurais voulu quevous entendissiez le père Fourchon, que le vin a fait parler un peuplus franchement que de coutume.

– Il m’a effrayée, dit la comtesse.

– Il n’a rien dit que je ne sache depuis longtemps, répondit legénéral.

– Et le coquin n’était pas gris, il a joué son rôle, au profitde qui ?… vous le savez peut-être ! reprit Michaud enfaisant rougir Sibilet par le regard fixe qu’il lui jeta.

– O Rus !… s’écria Blondet en guignant l’abbéBrossette.

– Ces pauvres gens souffrent, dit la comtesse, et il y a du vraidans ce que vient de nous crier Fourchon, car on ne peut pas direqu’il nous ait parlé .

– Madame, répondit Michaud, croyez-vous que pendant quatorze ansles soldats de l’Empereur aient été sur des roses ?… Mongénéral est comte, il est grand-officier de la Légion, il a eu desdotations ; me voyez-vous jaloux de lui, moi simplesous-lieutenant, qui ai débuté comme lui, qui me suis battu commelui ? Ai-je envie de lui chicaner sa gloire, de lui voler sadotation, de lui refuser les honneurs dus à son grade ? Lepaysan doit obéir comme les soldats obéissent, il doit avoir laprobité du soldat, son respect pour les droits acquis et tâcher dedevenir officier, loyalement, par son travail et non par le vol. Lesoc et le briquet sont deux jumeaux. Le soldat a de plus que lepaysan, à toute heure, la mort à fleur de tête.

– Voilà ce que je voudrais leur dire en chaire ! s’écrial’abbé Brossette.

– De la tolérance ? reprit le garde-général en répondant àl’invitation de Sibilet, je tolérerais bien dix pour cent de pertesur les revenus bruts des Aigues ; mais, à la façon dont vontles choses, c’est trente pour cent que vous perdez, mon général, etsi monsieur Sibilet a tant pour cent sur la recette, je necomprends pas sa tolérance, car il renonce assez bénévolement àmille ou douze cents francs par an.

– Mon cher monsieur Michaud, répliqua Sibilet d’un ton grognon,je l’ai dit à monsieur le comte, j’aime mieux perdre douze centsfrancs que la vie. Je ne vous épargne pas les conseils à cetégard !…

– La vie ? s’écria la comtesse, il s’agirait dans ceci dela vie de quelqu’un ?

– Nous ne devrions pas discuter ici les affaires de l’état,reprit le général en riant. Tout ceci, madame, signifie queSibilet, en sa qualité de financier, est craintif et poltron,tandis que mon ministre de la guerre est brave, et de même que songénéral, ne redoute rien.

– Dites prudent ! monsieur le comte, s’écria Sibilet.

– Ah ! çà ! nous sommes donc ici comme les héros deCooper dans les forêts de l’Amérique, entourés de piéges par lesSauvages ? demanda railleusement Blondet.

– Allons ! votre état, messieurs, est de savoir administrersans nous effrayer par le bruit des rouages de l’administration,dit madame de Montcornet.

– Ah ! peut-être est-il nécessaire, madame la comtesse, quevous sachiez tout ce qu’un de ces jolis bonnets que vous portez,coûte de sueurs ici, dit le curé.

– Non, car je pourrais bien alors m’en passer, devenirrespectueuse devant une pièce de vingt francs, être avare commetous les campagnards, et j’y perdrais trop, répliqua la comtesse enriant. Tenez, mon cher abbé, donnez-moi le bras, laissons legénéral entre ses deux ministres, et allons à la porte d’Avonnevoir madame Michaud à qui depuis mon arrivée je n’ai pas fait devisite, nous nous occuperons de ma petite protégée.

Et la jolie femme, oubliant déjà les haillons de Mouche et deFourchon, leurs regards haineux et les terreurs de Sibilet, alla sefaire chausser et mettre un chapeau.

L’abbé Brossette et Blondet obéirent à l’appel de la maîtressede la maison en la suivant, et l’attendirent sur la terrasse devantla façade.

– Que pensez-vous de tout ça ? dit Blondet à l’abbé.

– Je suis un paria, l’on m’espionne comme l’ennemi commun, jesuis forcé d’ouvrir à tout moment les yeux et les oreilles de laprudence pour éviter les piéges qu’on me tend afin de sedébarrasser de moi, répondit le desservant. J’en suis, entre nous,à me demander s’ils ne me tireront pas un coup de fusil…

– Et vous restez ?… dit Blondet.

– On ne déserte pas plus la cause de Dieu que celle d’unEmpereur ! répondit le prêtre avec une simplicité qui frappaBlondet.

L’écrivain prit la main du prêtre et la lui serracordialement.

– Vous devez comprendre alors, reprit l’abbé Brossette, commentje ne puis rien savoir de ce qui se trame. Néanmoins, il me sembleque le général est ici sous le coup de ce qu’en Artois et enBelgique, on appelle le mauvais gré .

Quelques phrases sont ici nécessaires sur le curé de Blangy.

Cet abbé, quatrième fils d’une bonne famille bourgeoise d’Autun,était un homme d’esprit, portant le rabat très-haut. Petit etfluet, il rachetait sa piètre figure par cet air têtu qui sied auxBourguignons. Il avait accepté ce poste secondaire par dévoûment,car sa conviction religieuse était doublée d’une convictionpolitique. Il y avait en lui du prêtre des anciens temps, il tenaità l’Eglise et au clergé passionnément, il voyait l’ensemble deschoses, et l’égoïsme ne gâtait pas son ambition : Servir était sadevise, servir l’Eglise et la monarchie sur le point le plusmenacé, servir au dernier rang, comme un soldat qui se saitdestiné, tôt ou tard, au généralat par son désir de bien faire etpar son courage. Il ne transigeait avec aucun de ses veux dechasteté, de pauvreté, d’obéissance.

Du premier coup d’oeil, ce prêtre éminent devina l’attachementde Blondet pour la comtesse, il comprit qu’avec une Troisville etun écrivain monarchique, il devait se montrer homme d’esprit, parceque sa robe serait toujours respectée. Presque tous les soirs, ilvenait faire le quatrième au whist. L’écrivain, qui sut reconnaîtrela valeur de l’abbé Brossette, avait eu pour lui tant de déférence,qu’ils s’étaient amourachés l’un de l’autre, comme il arrive à touthomme d’esprit enchanté de trouver un compère ou, si vous voulez,un écouteur. Toute épée aime son fourreau.

– Mais à quoi, monsieur l’abbé, vous qui vous trouvez par votredévoûment au-dessus de votre position, attribuez-vous cet état dechoses ?

– Je ne veux pas vous dire de banalités après une si flatteuseparenthèse, reprit en souriant l’abbé Brossette. Ce qui se passedans cette vallée a lieu partout en France, et tient aux espérancesque le mouvement de 1789 a jetées chez les paysans. La Révolution aplus profondément affecté certains pays que d’autres, et cettelisière de la Bourgogne, si voisine de Paris, est un de ceux où lesens de ce mouvement a été pris comme le triomphe du Gaulois sur leFranc. Historiquement, les paysans sont encore au lendemain de laJacquerie, leur défaite est restée inscrite dans leur cervelle. Ilsne se souviennent plus du fait, il est passé à l’état d’idéeinstinctive. Cette idée est dans le sang paysan comme l’idée de lasupériorité fut jadis dans le sang noble. La révolution de 1789 aété la revanche des vaincus. Les paysans ont mis le pied dans lapossession du sol que la loi féodale leur interdisait depuis douzecents ans. De là leur amour pour la terre qu’ils partagent entreeux jusqu’à couper un sillon en deux parts, ce qui souvent annulela perception de l’impôt, car la valeur de la propriété nesuffirait pas à couvrir les frais de poursuites pour lerecouvrement…

– Leur entêtement, leur défiance, si vous voulez, est telle, àcet égard, que dans mille cantons, sur les trois mille dont secompose le territoire français, il est impossible à un riched’acheter du bien de paysan, dit Blondet en interrompant l’abbé.Les paysans, qui se cèdent leurs lopins de terre entre eux, ne s’endessaisissent à aucun prix ni à aucune condition pour le bourgeois.Plus le grand propriétaire offre d’argent, plus la vague inquiétudedu paysan augmente. L’expropriation seule fait rentrer le bien dupaysan sous la loi commune des transactions. Beaucoup de gens ontobservé ce fait et n’y trouvent point de cause.

– Cette cause, la voici, reprit l’abbé Brossette en croyant avecraison que chez Blondet une pause équivalait a une interrogation.Douze siècles ne sont rien pour une caste que le spectaclehistorique de la civilisation n’a jamais divertie de sa penséeprincipale, et qui conserve encore orgueilleusement le chapeau àgrands rebords et à tour en soie de ses maîtres, depuis le jour oùla mode abandonnée le lui a laissé prendre. L’amour dont la racineplongeait jusqu’aux entrailles du peuple, et qui s’attachaviolemment à Napoléon, dans le secret duquel il ne fut même pasautant qu’il le croyait, et qui peut expliquer le prodige de sonretour de 1815, procédait uniquement de cette idée. Aux yeux duPeuple, Napoléon, sans cesse uni au Peuple par son million desoldats, est encore le roi sorti des flancs de la Révolution,l’homme qui lui assurait la possession des biens nationaux. Sonsacre fut trempé dans cette idée…

– Une idée à laquelle 1814 a touché malheureusement, et que lamonarchie doit regarder comme sacrée, dit vivement Blondet, car lepeuple peut trouver auprès du trône un prince à qui son père alaissé la tête de Louis XVI comme une valeur d’hoirie.

– Voici madame, taisons-nous, dit tout bas l’abbé Brossette,Fourchon lui a fait peur, et il faut la conserver ici, dansl’intérêt de la Religion, du Trône et de ce pays même.

Michaud, le garde-général des Aigues, était sans doute amené parl’attentat perpétré sur les yeux de Vatel. Mais avant de rapporterla délibération qui allait avoir lieu dans le conseil de l’Etat,l’enchaînement des faits exige la narration succincte descirconstances dans lesquelles le général avait acheté les Aigues,des causes graves qui firent de Sibilet le régisseur de cettemagnifique propriété, des raisons qui rendirent Michaudgarde-général, enfin des antécédents auxquels étaient dues et lasituation des esprits, et les craintes exprimées par Sibilet.

Ce précis rapide aura le mérite d’introduire quelques-uns desprincipaux acteurs du drame, de dessiner leurs intérêts et de fairecomprendre les dangers de la situation où se trouvait alors legénéral comte de Montcornet.

Chapitre 6Une histoire de voleurs

Vers 1791, en visitant sa terre, mademoiselle Laguerre acceptapour intendant le fils de l’ex-bailli de Soulanges, appeléGaubertin. La petite ville de Soulanges, aujourd’hui simplechef-lieu de canton, fut la capitale d’un comté considérable autemps où la maison de Bourgogne guerroyait contre la maison deFrance. La-Ville-aux-Fayes, aujourd’hui siége de laSous-Préfecture, simple petit fief, relevait alors de Soulanges,comme les Aigues, Rouquerolles, Cerneux, Couches et quinze autresclochers. Les Soulanges sont restés comtes, tandis que lesRouquerolles sont aujourd’hui marquis par le jeu de cettepuissance, appelée la Cour, qui fit le fils du capitaine du Plessisduc avant les premières familles de la Conquête. Ceci prouve queles villes ont, comme les familles, de très-changeantesdestinées.

Le fils du bailli, garçon sans aucune espèce de fortune,succédait à un intendant enrichi par une gestion de trente années,et qui préféra la troisième part dans la fameuse Compagnie Minoret,à la gestion des Aigues. Dans son propre intérêt, le futur vivrieravait présenté pour régisseur François Gaubertin, alors majeur, soncomptable depuis cinq ans, chargé de protéger sa retraite, et qui,par reconnaissance pour les instructions qu’il reçut de son maîtreen intendance, lui promit d’obtenir un quitus de mademoiselleLaguerre, en la voyant très-effrayée de la Révolution. L’ancienbailli, devenu Accusateur public au Département, fut le protecteurde la peureuse cantatrice. Ce Fouquier-Tinville de provincearrangea contre une reine de théâtre, évidemment suspecte à raisonde ses liaisons avec l’aristocratie, une fausse émeute pour donnerà son fils le mérite d’un sauvetage postiche, à l’aide duquel oneut le quitus du prédécesseur. La citoyenne Laguerre fit alors deFrançois Gaubertin son premier ministre, autant par politique quepar reconnaissance.

Le futur fournisseur des vivres de la République n’avait pasgâté mademoiselle, il lui faisait passer à Paris environ trentemille livres par an, quoique les Aigues en dussent dès ce tempsrapporter quarante au moins, l’ignorante fille d’Opéra fut doncémerveillée quand Gaubertin lui en promit trente-six.

Pour justifier de la fortune actuelle du régisseur des Aigues autribunal des probabilités, il est nécessaire d’en expliquer lescommencements. Protégé par son père, le jeune Gaubertin fut nommémaire de Blangy. Il put donc faire payer en argent malgré les lois,en terrorisant (un mot du temps) les débiteurs qui pouvaient à saguise être ou non frappés par les écrasantes réquisitions de laRépublique. Le régisseur, lui, donna des assignats à sa bourgeoise,tant que dura le cours de ce papier-monnaie, qui, s’il ne fit pasla fortune publique, fit du moins beaucoup de fortunesparticulières. De 1792 à 1795, pendant trois ans, le jeuneGaubertin récolta cent cinquante mille livres aux Aigues, aveclesquelles il opéra sur la place de Paris. Bourrée d’assignats,mademoiselle Laguerre fut obligée de battre monnaie avec sesdiamants désormais inutiles ; elle les remit à Gaubertin quiles vendit et lui en rapporta fidèlement le prix en argent. Cetrait de probité toucha beaucoup mademoiselle, elle crut dès lorsen Gaubertin comme en Piccini.

En 1796, époque de son mariage avec la citoyenne Isaure Mouchon,fille d’un ancien conventionnel ami de son père, Gaubertinpossédait trois cent cinquante mille francs en argent ; et,comme le Directoire lui parut devoir durer, il voulut, avant de semarier, faire approuver ses cinq ans de gestion par mademoiselle,en prétextant d’une nouvelle ère.

– Je serai père de famille, dit-il, vous savez quelle est laréputation des intendants, mon beau-père est un républicain d’uneprobité romaine, un homme influent d’ailleurs, je veux lui prouverque je suis digne de lui.

Mademoiselle Laguerre arrêta les comptes de Gaubertin dans lestermes les plus flatteurs.

Pour inspirer de la confiance à madame des Aigues, le régisseuressaya, dans les premiers temps, de réprimer les paysans encraignant avec raison que les revenus ne souffrissent de leursdévastations, et que les prochains pots-de-vin du marchand de boisfussent moindres ; mais alors le peuple souverain se regardaitpartout comme chez lui, madame eut peur de ses rois en les voyantde si près, et dit à son Richelieu qu’elle voulait avant tout,mourir en paix. Les revenus de l’ancien Premier Sujet du Chantétaient si fort au-dessus de ses dépenses qu’elle laissa s’établirles plus funestes précédents. Ainsi, pour ne pas plaider, ellesouffrit les empiétements de terrain de ses voisins. En voyant sonparc entouré de murs infranchissables, elle ne craignit pointd’être troublée dans ses jouissances immédiates, et ne souhaitaitpas autre chose que la paix, en vraie philosophe qu’elle fut.Quelques mille livres de rentes de plus ou de moins, des indemnitésdemandées sur le prix du bail par le marchand de bois pour lesdégâts commis par les paysans, qu’était-ce aux yeux d’une anciennefille d’Opéra, prodigue, insouciante, à qui ses cent mille livresde revenu n’avaient coûté que du plaisir, et qui venait de subirsans se plaindre la réduction des deux tiers sur soixante millefrancs de rentes ?

– Eh ! disait-elle, avec la facilité des Impures del’ancien régime, il faut que tout le monde vive, même laRépublique !

La terrible mademoiselle Cochet, sa femme de chambre, et sonvisir femelle, avait essayé de l’éclairer en voyant l’empire queGaubertin prit sur celle qu’il appela tout d’abord madame, malgréles lois révolutionnaires sur l’Egalité ; mais Gaubertinéclaira de son côté mademoiselle Cochet en lui montrant unedénonciation soi-disant envoyée à son père, où elle étaitvéhémentement accusée de correspondre avec Pitt et Cobourg. Dèslors ces deux puissances partagèrent, mais à la Montgommery. LaCochet vanta Gaubertin à mademoiselle Laguerre, comme Gaubertin luivanta la Cochet. Le lit de la femme de chambre était d’ailleurstout fait, elle se savait couchée sur le testament de madame poursoixante mille francs. Madame ne pouvait plus se passer de laCochet, tant elle y était habituée. Cette fille connaissait tousles secrets de la toilette de chère maîtresse, elle avait le talentd’endormir chère maîtresse le soir par mille contes et de laréveiller le lendemain par des paroles flatteuses, enfin jusqu’aujour de la mort, elle ne trouva jamais chère maîtresse changée, etquand chère maîtresse fut dans son cercueil, elle la trouva sansdoute encore bien mieux qu’elle ne l’avait jamais vue.

Les gains annuels de Gaubertin et ceux de mademoiselle Cochet,leurs appointements, leurs intérêts devinrent si considérables, queles parents les plus affectueux n’eussent pas été plus attachésqu’eux à cette excellente créature. On ne sait pas encore combienle fripon dorelote sa dupe ! Une mère n’est pas si caressanteni si prévoyante pour une fille adorée, que l’est tout commerçanten tartufferie pour sa vache à lait. Aussi quel succès n’ont pasles représentations de Tartuffe jouées à huis-clos ? Ça vautl’amitié. Molière est mort trop tôt, il nous aurait montré ledésespoir d’Orgon ennuyé par sa famille, tracassé par ses enfants,regrettant les flatteries de Tartuffe, et disant : – C’était le bontemps !

Dans les huit dernières années de sa vie, mademoiselle Laguerrene toucha pas plus de trente mille francs sur les cinquante querapportait en réalité la terre des Aigues. Gaubertin en étaitarrivé, comme on voit, au même résultat administratif que sonprédécesseur, quoique les fermages et les produits territoriauxeussent notablement augmenté de 1791 à 1815, sans compter lescontinuelles acquisitions de mademoiselle Laguerre. Mais le planformé par Gaubertin pour hériter des Aigues à la mort prochaine demadame l’obligeait à maintenir cette magnifique terre dans un étatpatent de dépréciation, quant aux revenus ostensibles. Initiée àcette combinaison, la Cochet devait en partager les profits. Commeau déclin de ses jours, l’ex-reine de théâtre, riche de vingt millelivres de rentes dans les fonds appelés les Consolidés (tant lalangue politique se prête à la plaisanterie), dépensait à peinelesdits vingt mille francs par an, elle s’étonnait des acquisitionsannuelles faites par son régisseur pour employer les fondsdisponibles, elle qui jadis anticipait toujours sur sesrevenus ! L’effet du peu de besoins de sa vieillesse luisemblait un résultat de la probité de Gaubertin et de mademoiselleCochet.

– Deux perles ! disait-elle aux personnes qui la venaientvoir.

Gaubertin gardait d’ailleurs dans ses comptes les apparences dela probité. Il portait exactement en recette les fermages. Tout cequi devait frapper la faible intelligence de la cantatrice en faitd’arithmétique, était clair, net, précis. Le régisseur demandaitses bénéfices à la dépense, aux frais d’exploitation, aux marchés àconclure, aux ouvrages, aux procès qu’il inventait, auxréparations, détails que jamais madame ne vérifiait et qu’il luiarrivait quelquefois de doubler, d’accord avec les entrepreneurs,dont le silence s’achetait par des prix avantageux. Cette facilitéconciliait l’estime publique à Gaubertin, et les louanges de madamesortaient de toutes les bouches ; car, outre ces arrosages entravaux, elle faisait beaucoup d’aumônes en argent.

– Que Dieu la conserve, la chère dame ! était le mot detout le monde.

Chacun obtenait en effet quelque chose d’elle, en pur don ouindirectement. En représailles de sa jeunesse, la vieille artisteétait exactement pillée, et si bien pillée que chacun y mettait unecertaine mesure, afin que les choses n’allassent pas si loinqu’elle n’ouvrit les yeux, ne vendît les Aigues et ne retournât àParis.

Cet intérêt de grappillage fut, hélas ! la raison del’assassinat de Paul-Louis Courier, qui fit la faute d’annoncer lavente de sa terre et son projet d’emmener sa femme dont vivaientplusieurs Tonsards de Touraine. Dans cette crainte, les maraudeursdes Aigues ne coupaient un jeune arbre qu’à la dernière extrémité,quand ils ne voyaient plus de branches à la hauteur des faucillesmises au bout d’une perche. On faisait le moins de tort possible,dans l’intérêt même du vol. Néanmoins, pendant les dernières annéesde la vie de mademoiselle Laguerre, l’usage d’aller ramasser lebois était devenu l’abus le plus effronté.. Par certaines nuitsclaires, il ne se liait pas moins de deux cents fagots. Quant auglanage et au hallebotage, les Aigues y perdaient, comme l’adémontré Sibilet, le quart des produits.

Mademoiselle Laguerre avait interdit à la Cochet de se marier deson vivant, par une sorte d’égoïsme de maîtresse à femme de chambredont beaucoup d’exemples peuvent avoir été remarqués en tout pays,et qui n’est pas plus absurde que la manie de garder jusqu’audernier soupir des biens parfaitement inutiles au bonheur matériel,au risque de se faire empoisonner par d’impatients héritiers.Aussi, vingt jours après l’enterrement de mademoiselle Laguerre,mademoiselle Cochet épousa-t-elle le brigadier de la gendarmerie deSoulanges, nommé Soudry, très-bel homme de quarante-deux ans, quidepuis 1800, époque de la création de la gendarmerie, la venaitvoir presque tous les jours aux Aigues et qui, par semaine, dînaitau moins quatre fois avec elle et les Gaubertin.

Madame, pendant toute sa vie, eut une table servie pour elleseule ou pour sa compagnie. Malgré leur familiarité, jamais ni laCochet ni les Gaubertin ne furent admis à la table du Premier Sujetde l’Académie royale de Musique et de Danse, qui conserva jusqu’àsa dernière heure son étiquette, ses habitudes de toilette, sonrouge et ses mules, sa voiture, ses gens, et sa majesté de Déesse.Déesse au théâtre, Déesse à la ville, elle resta Déesse jusqu’aufond de la campagne où sa mémoire est encore adorée, et balancebien certainement la cour de Louis XVI dans l’esprit de la premièresociété de Soulanges.

Ce Soudry, qui, dès son arrivée dans le pays, fit la cour à laCochet, possédait la plus belle maison de Soulanges, six millefrancs environ, et l’espérance de quatre cents francs de retraite,le jour où il quitterait le service. Devenue madame Soudry, laCochet obtint dans Soulanges une grande considération. Quoiqu’ellegardât un secret absolu sur le montant de ses économies, placéescomme les fonds de Gaubertin à Paris, chez le commissionnaire desmarchands de vin du département, un certain Leclercq, enfant dupays que le régisseur commandita, l’opinion générale fit del’ancienne femme de chambre une des premières fortunes de cettepetite ville d’environ douze cents âmes.

Au grand étonnement du pays, monsieur et madame Soudryreconnurent pour légitime, par leur acte de mariage, un filsnaturel du gendarme, à qui dès lors la fortune de madame Soudrydevait appartenir. Le jour où ce fils acquit officiellement unemère, il venait d’achever son Droit à Paris et se proposait d’yfaire son stage, afin d’entrer dans la magistrature.

Il est presqu’inutile de faire observer qu’une mutuelleintelligence de vingt années engendra l’amitié la plus solide entreles Gaubertin et les Soudry. Les uns et les autres devaient,jusqu’à la fin de leurs jours, se donner réciproquement urbi etorbi pour les plus honnêtes gens de France. Cet intérêt, basé surune connaissance réciproque des taches secrètes que portait lablanche tunique de leur conscience, est un des liens les moinsdénoués ici-bas. Vous en avez, vous qui lisez ce drame social, unetelle certitude, que pour expliquer la continuité de certainsdévoûments qui font rougir votre égoïsme, vous dites de deuxpersonnes :  » Elles ont, pour sûr, commis quelque crimeensemble !  »

Après vingt-cinq ans de gestion, l’intendant se voyait alors àla tête de six cent mille francs en argent, et la Cochet possédaitenviron deux cent cinquante mille francs. Le revirement agile etperpétuel de ces fonds, confiés à la maison Leclercq et compagniedu quai de Béthune, à l’île Saint-Louis, antagoniste de la fameusemaison Grandet, aida beaucoup à la fortune de ce commissionnaire envins et à celle de Gaubertin. A la mort de mademoiselle Laguerre,Jenny, fille aînée du régisseur, fut demandée en mariage parLeclercq, chef de la maison du quai de Béthune. Gaubertin seflattait alors de devenir le maître des Aigues par un complot ourdidans l’étude de maître Lupin, notaire établi par lui depuis onzeans à Soulanges.

Lupin, fils du dernier intendant de la maison de Soulanges,s’était prêté à de faibles expertises, à une mise à prix decinquante pour cent au-dessous de la valeur, à des affichagesinédits, à toutes les manoeuvres malheureusement si communes aufond des provinces pour adjuger, sous le manteau, selon leproverbe, d’importants immeubles. Dernièrement il s’est formé,dit-on, à Paris, une compagnie dont le but est de rançonner lesauteurs de ces trames, en les menaçant d’enchérir. Mais, en 1816,la France n’était pas, comme aujourd’hui, brûlée par uneflamboyante Publicité, les complices pouvaient donc compter sur lepartage des Aigues fait secrètement entre la Cochet, le notaire etGaubertin qui se réservait in petto de leur offrir une somme pourles désintéresser de leurs lots, une fois la terre en son nom.L’avoué chargé de poursuivre la licitation au tribunal par Lupinavait vendu sa charge sur parole à Gaubertin pour son fils, ensorte qu’il favorisa cette spoliation, si tant est que les onzecultivateurs picards à qui cette succession tomba des nues, seregardèrent comme spoliés.

Au moment où tous les intéressés croyaient leur fortune doublée,un avoué de Paris vint, la veille de l’adjudication définitive,charger l’un des avoués de La-Ville-aux-Fayes, qui se trouvait êtreun de ses anciens clercs, d’acquérir les Aigues, et il les eut pouronze cent mille cinquante francs. A onze cent mille francs, aucundes conspirateurs n’osa continuer d’enchérir. Gaubertin crut àquelque trahison de Soudry, comme Lupin et Soudry se crurent jouéspar Gaubertin ; mais la déclaration de command les réconcilia.Quoique soupçonnant le plan formé par Gaubertin, Lupin et Soudry,l’avoué de province se garda bien d’éclairer son ancien patron.Voici pourquoi : En cas d’indiscrétion des nouveaux propriétaires,cet officier ministériel aurait eu trop de monde à dos pour pouvoirrester dans le pays. Ce mutisme, particulier à l’homme de province,sera d’ailleurs parfaitement justifié par les événements de cetteEtude. Si l’homme de province est sournois, il est obligé del’être ; sa justification se trouve dans son périladmirablement exprimé par ce proverbe : Il faut hurler avec lesloups , le sens du personnage de Philinte.

Quand le général Montcornet prit possession des Aigues,Gaubertin ne se trouva plus assez riche pour quitter sa place. Afinde marier sa fille aînée au riche banquier de l’Entrepôt, il étaitobligé de la doter de deux cent mille francs ; il devait payertrente mille francs la charge achetée à son fils ; il ne luirestait donc plus que trois cent soixante-dix mille francs, surlesquels il lui faudrait tôt ou tard prendre la dot de sa dernièrefille Elise, à laquelle il se flattait de moyenner un mariage aumoins aussi beau que celui de l’aînée. Le régisseur voulut étudierle comte de Montcornet, afin de savoir s’il pourrait le dégoûterdes Aigues, en comptant alors réaliser pour lui seul la conceptionavortée.

Avec la finesse particulière aux gens qui font leur fortune parla cautèle, Gaubertin crut à la ressemblance, assez probabled’ailleurs, du caractère d’un vieux militaire et d’une vieillecantatrice. Une fille d’opéra, un général de Napoléon, n’étaient-cepas les mêmes habitudes de prodigalité, la même insouciance ?A la fille comme au soldat, le bien ne vient-il pas capricieusementet au feu ? S’il se rencontre des militaires rusés, astucieux,politiques, n’est-ce pas l’exception ? Et le plus souvent, lesoldat, surtout un sabreur fini comme Montcornet, doit être simple,confiant, novice en affaires, et peu propre aux mille détails de lagestion d’une terre. Gaubertin se flatta de prendre et de tenir legénéral dans la nasse où mademoiselle Laguerre avait fini sesjours. Or, l’Empereur avait jadis permis, par calcul, à Montcornetd’être en Poméranie ce que Gaubertin était aux Aigues, le généralse connaissait donc en fourrage d’intendance.

En venant planter ses choux, suivant l’expression du premier ducde Biron, le vieux cuirassier [On doit croire l’auteur des Paysansassez instruit des choses de son temps, pour savoir qu’il n’y avaitpoint de cuirassiers dans la garde impériale. Il prend ici laliberté de faire observer qu’il a dans son cabinet les uniformes dela République, de l’Empire, de la Restauration, la collection detous les costumes militaires des pays que la France a eus pouralliés ou pour adversaires, et plus d’ouvrages sur les guerres de1792 à 1815 que n’en possède tel maréchal de France. Il se sert dela voix du journal pour remercier les personnes qui lui ont faitl’honneur d’assez s’intéresser à ses travaux, pour lui envoyer desnotes rectificatives et des renseignements.

Une fois pour toutes, il répond ici que ses inexactitudes sontvolontaires et calculées. Ceci n’est pas une Scène de la VieMilitaire, où il serait tenu de ne pas mettre des sabretaches à desfantassins. Toucher à l’histoire contemporaine, ne fût-ce que pardes types, comporte des dangers. C’est en se servant pour desfictions d’un cadre dont les détails sont minutieusement vrais, endénaturant tour à tour les faits par ces couleurs qui leur sontétrangères, qu’on évite le petit malheur des personnalités . Déjà,pour Une ténébreuse affaire , quoique le fait eût été changé dansses détails et appartienne à l’histoire, l’auteur a dû répondre àd’absurdes observations basées sur cette objection qu’il n’y avaiteu qu’un sénateur d’enlevé, de séquestré, sous le règne del’Empereur. Je le crois bien ! on aurait peut-être couronné defleurs celui qui en aurait enlevé un second !

Si l’inexactitude relative aux cuirassiers est trop choquante,il est facile de ne pas parler de la Garde. Mais la famille del’illustre général qui commandait la cavalerie refoulée sur leDanube, nous demanderait alors compte des onze cent mille francsque l’Empereur a laissé prendre à Montcornet en Poméranie.

On viendra bientôt nous prier de dire dans quelle géographie setrouvent La-Ville-aux-Fayes, l’Avonne et Soulanges. Tous ces payset ces cuirassiers vivent sur le globe immense où sont la tour deRavensvood, les Eaux de Saint-Ronan, la terre de Tillietudlem,Gander-Cleug, Lilliput, l’abbaye de Thélème, les conseillers-privésd’Hoffmann, l’île de Robinson Crusoë, les terres de la familleShandy, dans un monde exempt de contributions, et où la poste sepaie par ceux qui y voyagent à raison de 20 centimes le volume. (Note de l’auteur .)] voulait s’occuper de ses affaires pour sedistraire de sa chute. Quoiqu’il eût livré son corps d’armée auxBourbons, ce service, commis par plusieurs généraux et nommélicenciement de l’armée de la Loire, ne put racheter le crimed’avoir suivi l’homme des Cent-Jours sur son dernier champ debataille. En présence des Etrangers, il fut impossible au pair de1815 de se maintenir sur les cadres de l’armée, forte raison derester au Luxembourg ; Montcornet alla donc, selon le conseild’un maréchal en disgrâce, cultiver les carottes en nature. Legénéral ne manquait pas de cette ruse particulière aux vieux loupsde guérite ; et, dès les premiers jours consacrés à l’examende ses propriétés, il vit dans Gaubertin un véritable intendantd’opéra-comique, un fripon, comme les maréchaux et les ducs deNapoléon, ces champignons nés sur la couche populaire, en avaientpresque tous rencontré.

En s’apercevant de la profonde expérience de Gaubertin enadministration rurale, le sournois cuirassier sentit combien ilétait utile de le conserver pour se mettre au courant de cetteagriculture correctionnelle ; aussi se donna-t-il l’air decontinuer mademoiselle Laguerre, fausse insouciance qui trompa lerégisseur. Cette apparente niaiserie dura pendant tout le tempsnécessaire au général pour connaître le fort et le faible desAigues, les détails des revenus, la manière de les percevoir,comment et où l’on volait, les améliorations et les économies àréaliser. Puis, un beau jour, ayant surpris Gaubertin la main dansle sac, suivant l’expression consacrée, le général entra dans unede ces colères particulières à ces dompteurs de pays. Il fit alorsune de ces fautes capitales, susceptibles d’agiter toute la vied’un homme qui n’aurait pas eu sa grande fortune ou sa consistance,et d’où sourdirent, d’ailleurs, les malheurs, grands et petits,dont fourmille cette histoire. Elève de l’école impériale, habituéà tout sabrer, plein de dédain pour les péquins , Montcornet necrut pas devoir prendre de gants pour mettre à la porte un coquind’intendant. La vie civile et ses mille précautions étaientinconnues à ce général aigri déjà par sa disgrâce, il humilia doncprofondément Gaubertin qui s’attira d’ailleurs ce traitementcavalier par une réponse dont le cynisme excita la fureur deMontcornet.

– Vous vivez de ma terre ? lui avait dit le comte avec unerailleuse sévérité.

– Croyez-vous donc que j’aie pu vivre du ciel ? répliquaGaubertin en riant.

– Sortez, canaille, je vous chasse ! dit le général en luidonnant des coups de cravache que le régisseur a toujours niés, lesayant reçus à huis-clos.

– Je ne sortirai pas sans mon quitus , dit froidement Gaubertinaprès s’être éloigné du violent cuirassier.

– Nous verrons ce que pensera de vous la police correctionnelle,répondit Montcornet en haussant les épaules.

En s’entendant menacer d’un procès en police correctionnelle,Gaubertin regarda le comte en souriant. Ce sourire eut la vertu dedétendre le bras du général, comme si les nerfs en eussent étécoupés. Expliquons ce sourire.

Depuis deux ans, le beau-frère de Gaubertin, un nommé Gendrin,longtemps juge au Tribunal de Première Instance deLa-Ville-aux-Fayes, en était devenu le président par la protectiondu comte de Soulanges. Nommé pair de France en 1814, et restéfidèle aux Bourbons pendant les Cent-jours, monsieur de Soulangesavait demandé cette nomination au Garde-des-sceaux. Cette parentédonnait à Gaubertin une certaine importance dans le pays.Relativement, d’ailleurs, un président de tribunal est, dans unepetite ville, un plus grand personnage qu’un premier président decour royale qui trouve au chef-lieu des égaux dans le général,l’évêque, le préfet, le receveur-général, tandis qu’un simpleprésident de tribunal n’en a pas, le procureur du roi, lesous-préfet étant amovibles ou destituables. Le jeune Soudry, lecamarade à Paris comme aux Aigues de Gaubertin fils, venait alorsd’être nommé substitut du procureur du roi dans le chef-lieu dudépartement. Avant de devenir brigadier de gendarmerie, Soudrypère, fourrier dans l’artillerie, avait été blessé dans une affaireen défendant monsieur de Soulanges, alors adjudant-général. Lors dela création de la gendarmerie, le comte de Soulanges, devenucolonel, avait demandé pour son sauveur la brigade deSoulanges ; et, plus tard, il sollicita le poste où Soudryfils avait débuté. Enfin, le mariage de mademoiselle Gaubertinétant chose conclue au quai de Béthune, le comptable infidèle sesentait plus fort dans le pays qu’un lieutenant-général mis endisponibilité.

Si cette histoire ne devait pas offrir d’autre enseignement quecelui qui ressort de la brouille du général et de son régisseur,elle serait déjà profitable à bien des gens pour leur conduite dansla vie. A qui sait lire fructueusement Machiavel, il est démontréque la prudence humaine consiste à ne jamais menacer, à faire sansdire, à favoriser la retraite de son ennemi en ne marchant pas,selon le proverbe, sur la queue du serpent, et à se garder commed’un meurtre de blesser l’amour-propre de plus petit que soi. LeFait, quelque dommageable qu’il soit aux intérêts, se pardonne à lalongue, il s’explique de mille manières ; mais l’amour-propre,qui saigne toujours du coup qu’il a reçu, ne pardonne jamais àl’Idée. La personnalité morale est plus sensible, plus vivante enquelque sorte que la personnalité physique. Le coeur et le sangsont moins impressibles que les nerfs. Enfin notre être intérieurnous domine, quoi que nous fassions. On réconcilie deux famillesqui se sont entretuées, comme en Bretagne ou en Vendée, lors desguerres civiles ; mais on ne réconciliera pas plus les spoliéset les spoliateurs, que les calomniés et les calomniateurs. On nedoit s’injurier que dans les poèmes épiques, avant de se donner lamort. Le Sauvage, le Paysan, qui tient beaucoup du Sauvage, neparlent jamais que pour tendre des piéges à leurs adversaires.Depuis 1789, la France essaie de faire croire, contre touteévidence, aux hommes qu’ils sont égaux ; or, dire à un homme : » Vous êtes un fripon !  » est une plaisanterie sansconséquence ; mais le lui prouver en le prenant sur le fait etle cravachant ; mais le menacer d’un procès correctionnel sansle poursuivre, c’est le ramener à l’inégalité des conditions. Si lamasse ne pardonne à aucune supériorité, comment un friponpardonnerait-il à l’honnête homme ?

Montcornet aurait renvoyé son intendant sous prétexted’acquitter d’anciennes obligations en mettant à sa place quelqueancien militaire ; certes, ni Gaubertin, ni le général ne seseraient trompés, l’un aurait compris l’autre ; mais l’autre,en ménageant l’amour-propre de l’un, lui eût ouvert une porte pourse retirer, Gaubertin eût alors laissé le grand propriétairetranquille, il eût oublié sa défaite à l’Audience des Criées ;et peut-être eût-il cherché l’emploi de ses capitaux à Paris.Ignominieusement chassé, le régisseur garda contre son maître unede ces rancunes qui sont un élément de l’existence en province, etdont la durée, la persistance, les trames, étonneraient lesdiplomates habitués à ne s’étonner de rien. Un cuisant désir devengeance lui conseilla de se retirer à La-Ville-aux-Fayes, d’yoccuper une position d’où il pût nuire à Montcornet, et luisusciter assez d’ennuis pour le forcer à remettre les Aigues envente.

Tout trompa le général, car les dehors de Gaubertin n’étaientpas de nature à l’avertir ni à l’effrayer. Par tradition, lerégisseur affecta toujours, non pas la pauvreté, mais la gêne. Iltenait cette règle de conduite de son prédécesseur. Aussi, depuisdouze ans, mettait-il à tout propos en avant ses trois enfants, safemme et les énormes dépenses causées par sa nombreuse famille.Mademoiselle Laguerre à qui Gaubertin se disait trop pauvre pourpayer l’éducation de son fils à Paris, en avait fait tous lesfrais, elle donnait cent louis par an à son cher filleul, car elleétait la marraine de Claude Gaubertin.

Le lendemain Gaubertin vint, accompagné d’un garde nomméCourtecuisse, demander très-fièrement au général son quitus , enlui montrant les décharges données par feu mademoiselle en termesflatteurs, et il le pria très-ironiquement de chercher où setrouvaient ses immeubles et ses propriétés. S’il recevait desgratifications des marchands de bois et des fermiers aurenouvellement des baux, mademoiselle Laguerre les avait, dit-il,toujours autorisées, et non seulement elle y gagnait en les luilaissant prendre, mais encore y trouvait sa tranquillité. L’on seserait fait tuer dans le pays pour mademoiselle, tandis qu’encontinuant ainsi, le général se préparait bien des difficultés.

Gaubertin, et ce dernier trait est fréquent dans la plupart desprofessions où l’on s’approprie le bien d’autrui par des moyens nonprévus par le Code, se croyait un parfait honnête homme. D’abord,il possédait depuis si longtemps l’argent extirpé par la terreuraux fermiers de mademoiselle Laguerre, payée en assignats, qu’il leconsidérait comme légitimement acquis. Ce fut une affaire dechange. A la longue, il pensait même avoir couru des dangers enacceptant des écus. Puis, légalement, madame ne devait recevoir quedes assignats. Légalement est un adverbe robuste, il supporte biendes fortunes ! Enfin, depuis qu’il existe des grandspropriétaires et des intendants, c’est-à-dire depuis l’origine dessociétés, l’intendant a forgé pour son usage, un raisonnement quepratiquent aujourd’hui les cuisinières et que voici dans sasimplicité.

– Si ma bourgeoise, se dit chaque cuisinière, allait elle-mêmeau marché, peut-être paierait-elle ses provisions plus que je neles lui compte ; elle y gagne, et le bénéfice qu’onm’abandonne est mieux placé dans mes poches que dans celles dumarchand.

– Si mademoiselle exploitait elle-même les Aigues, elle n’entirerait pas trente mille francs, les paysans, les marchands, lesouvriers, lui voleraient la différence, il est plus naturel que jela garde, et je lui épargne bien des soucis, se disaitGaubertin.

La Religion Catholique a seule le pouvoir d’empêcher desemblables capitulations de conscience ; mais depuis 1789, lareligion est sans force sur les deux tiers de la population, enFrance. Aussi les paysans, dont l’intelligence est très-éveillée,et que la misère pousse à l’imitation, étaient-ils, dans la valléedes Aigues, arrivés à un état effrayant de démoralisation. Ilsallaient à la messe le dimanche, mais en dehors de l’église, carils s’y donnaient toujours, par habitude, rendez-vous pour leursmarchés et leurs affaires.

On doit maintenant mesurer tout le mal produit par l’incurie etpar le laissez-aller de l’ancien Premier Sujet du Chant àl’Académie royale de Musique. Mademoiselle Laguerre avait, parégoïsme, trahi la cause de ceux qui possèdent, tous en butte à lahaine de ceux qui ne possèdent pas. Depuis 1792, tous lespropriétaires de France sont devenus solidaires. Hélas ! siles familles féodales, moins nombreuses que les famillesbourgeoises, n’ont compris leur solidarité ni en 1400 sous LouisXI, ni en 1600 sous Richelieu, peut-on croire que, malgré lesprétentions du dix-neuvième siècle au Progrès, la Bourgeoisie seraplus unie que ne le fut la noblesse ? Une oligarchie de centmille riches a tous les inconvénients de la démocratie sans enavoir les avantages. Le chacun chez soi, chacun pour soi ,l’égoïsme de famille tuera l’égoïsme oligarchique, si nécessaire àla société moderne, et que l’Angleterre pratique admirablementdepuis trois siècles. Quoi qu’on fasse, les propriétaires necomprendront la nécessité de la discipline qui rendit l’Eglise unadmirable modèle de gouvernement, qu’au moment où ils se sentirontmenacés chez eux, et il sera trop tard. L’audace avec laquelle leCommunisme, cette logique vivante et agissante de la Démocratie,attaque la Société dans l’ordre moral, annonce que, dèsaujourd’hui, le Samson populaire, devenu prudent, sape les colonnessociales dans la cave, au lieu de les secouer dans la salle defestin.

Chapitre 7Espèces sociales disparues

La terre des Aigues ne pouvait se passer d’un régisseur, car legénéral n’entendait pas renoncer aux plaisirs de l’hiver à Paris oùil possédait un magnifique hôtel, rue Neuve-des-Mathurins. Ilchercha donc un successeur à Gaubertin. mais il ne le cherchacertes pas avec plus de soin que Gaubertin en mit à lui en donnerun de sa main.

De toutes les places de confiance, il n’en est pas qui demande àla fois plus de connaissances acquises ni plus d’activité que cellede régisseur d’une grande terre. Cette difficulté n’est connue quedes riches propriétaires dont les biens sont situés au delà d’unecertaine zone autour de la capitale et qui commence à une distanced’environ quarante lieues. Là, cessent les exploitations agricoles,dont les produits trouvent à Paris des débouchés certains, et quidonnent des revenus assurés par de longs baux, pour lesquels ilexiste de nombreux preneurs, riches eux-mêmes. Ces fermiersviennent en cabriolet apporter leurs termes en billets de banque,si toutefois leurs facteurs à la Halle ne se chargent pas de leurspaiements. Aussi les fermes en Seine-et-Oise, en Seine-et-Marne,dans l’Oise, dans (l’)Eure-et-Loir, dans la Seine-Inférieure etdans le Loiret, sont-elles si recherchées, que les capitaux ne s’yplacent pas toujours à un et demi pour cent. Comparé au revenu desterres en Hollande, en Angleterre et en Belgique, ce produit estencore énorme. Mais, à cinquante lieues de Paris, une terreconsidérable implique tant d’exploitations diverses, tant deproduits de natures différentes, qu’elle constitue une industrieavec toutes les chances de la Fabrique. Tel riche propriétairen’est qu’un marchand obligé de placer ses productions, ni plus nimoins qu’un fabricant de fer ou de coton. Il n’évite même pas laconcurrence, la petite propriété, le paysan la lui font acharnée endescendant à des transactions inabordables aux gens bienélevés.

Un régisseur doit savoir l’arpentage, les usages du pays, sesmodes de vente et d’exploitation, un peu de chicane pour défendreles intérêts qui lui sont confiés, la comptabilité commerciale, etse trouver doué d’une excellente santé, d’un goût particulier pourle mouvement et l’équitation. Chargé de représenter le maître, ettoujours en relations avec lui, le régisseur ne saurait être unhomme du peuple. Comme il est peu de régisseurs appointés à milleécus, ce problème paraît insoluble. Comment rencontrer tant dequalités pour un prix modique, dans un pays où les gens qui en sontpourvus sont admissibles à tous les emplois ?… Faire venir unhomme à qui le pays est inconnu, c’est payer cher l’expériencequ’il y acquerra. Former un jeune homme pris sur les lieux, c’estsouvent nourrir une ingratitude à l’épinette. Il faut donc choisirentre quelque inepte Probité qui nuit par inertie ou par myopie, etl’Habileté qui songe à elle. De là cette nomenclature sociale etl’histoire naturelle des intendants, ainsi définis par un grandseigneur polonais.

– Nous avons, disait-il, trois sortes de régisseurs : celui quine pense qu’à lui, celui qui pense à nous et à lui ; quant àcelui qui ne penserait qu’à nous, il ne s’est jamais rencontré.Heureux le propriétaire qui met la main sur le second !

On a pu voir ailleurs le personnage d’un régisseur songeant àses intérêts et à ceux de son maître (Voir Un début dans la vie.Scènes de la Vie Privée ). Gaubertin est l’intendant exclusivementoccupé de sa fortune. Présenter le troisième terme de ce problème,ce serait offrir à l’admiration publique un personnageinvraisemblable que la vieille noblesse a néanmoins connu (Voir leCabinet des Antiques. Scènes de la Vie de Province ). mais quidisparut avec elle. Par la division perpétuelle des fortunes, lesmoeurs aristocratiques seront inévitablement modifiées. S’il n’y apas actuellement en France vingt fortunes gérées par desintendants, il n’existera pas dans cinquante ans cent grandespropriétés à régisseurs, à moins de changements dans la loi civile.Chaque riche propriétaire devra veiller par lui-même à sesintérêts.

Cette transformation déjà commencée a suggéré cette réponse ditepar une spirituelle vieille femme à qui l’on demandait pourquoi,depuis 1830, elle restait à Paris, pendant l’été : –  » Je ne vaisplus dans les châteaux depuis qu’on en a fait des fermes.  » Maisqu’arrivera-t-il de ce débat de plus en plus ardent, d’homme àhomme, entre le riche et le pauvre ? Cette Etude n’est écriteque pour éclairer cette terrible question sociale.

On peut comprendre les étranges perplexités auxquelles legénéral fut en proie après avoir congédié Gaubertin. Si, commetoutes les personnes libres de faire ou de ne pas faire, il s’étaitdit vaguement : –  » Je chasserai ce drôle-là !  » il avaitnégligé le hasard, oubliant les éclats de sa bouillante colère, lacolère du sabreur sanguin, au moment où quelque méfait relèveraitles paupières à sa cécité volontaire.

Propriétaire pour la première fois, Montcornet, enfant de Paris,ne s’était pas muni d’un régisseur à l’avance ; et, aprèsavoir étudié le pays, il sentait combien un intermédiaire devenaitindispensable à un homme comme lui, pour traiter avec tant de genset de si bas étage.

Gaubertin, à qui les vivacités d’une scène qui dura deux heuresavaient révélé l’embarras où le général allait se trouver,enfourcha son bidet en quittant le salon où la dispute avait eulieu, galopa jusqu’à Soulanges et y consulta les Soudry.

Sur ce mot : –  » Nous nous quittons, le général et moi, quipouvons-nous lui présenter pour régisseur, sans qu’il s’endoute ?  » les Soudry comprirent la pensée de leur ami.N’oubliez pas que le brigadier Soudry, chef de la police depuisdix-sept ans dans le canton, est doublé par sa femme de la ruseparticulière aux soubrettes des filles d’opéra.

– Il ferait bien du chemin, dit madame Soudry, avant de trouverquelqu’un qui valût notre pauvre petit Sibilet.

– Il est cuit ! s’écria Gaubertin encore rouge de seshumiliations. Lupin, dit-il au notaire qui assistait à cetteconférence allez donc à La-Ville-aux-Fayes y seriner Maréchal, encas que notre beau cuirassier lui demande des renseignements.

Maréchal était cet avoué que son ancien patron, chargé à Parisdes affaires du général, avait naturellement recommandé commeconseil à monsieur de Montcornet, après l’heureuse acquisition desAigues.

Ce Sibilet, fils aîné du Greffier du Tribunal deLa-Ville-aux-Fayes, clerc de notaire, sans sou ni maille, âgé devingt-cinq ans, s’était épris de la fille du juge de paix deSoulanges à en perdre la raison.

Ce digne magistrat à quinze cents francs d’appointements, nomméSarcus, avait épousé une fille sans fortune, la soeur aînée demonsieur Vermut, l’apothicaire de Soulanges. Quoique fille unique,mademoiselle Sarcus, riche de sa beauté pour toute fortune, devaitmourir et non vivre des appointements qu’on donne à un clerc denotaire en province. Le jeune Sibilet, parent de Gaubertin par unealliance assez difficile à reconnaître dans les croisements defamille qui rendent cousins presque tous les bourgeois des petitesvilles, dut aux soins de son père et de Gaubertin, une maigre placeau Cadastre. Le malheureux eut l’affreux bonheur de se voir père dedeux enfants en trois ans. Le greffier chargé, lui, de cinq autresenfants, ne pouvait venir au secours de son fils aîné. Lejuge-de-paix ne possédait que sa maison à Soulanges et cent écus derentes. La plupart du temps, madame Sibilet la jeune restait doncchez son père, et y vivait avec ses deux enfants. Adolphe Sibilet,obligé de courir à travers le département, venait voir son Adelinede temps en temps. Peut-être le mariage ainsi compris explique-t-illa fécondité des femmes.

L’exclamation de Gaubertin, quoique facile à comprendre par cesommaire de l’existence des jeunes Sibilet, exige encore quelquesdétails.

Adolphe Sibilet, souverainement disgracieux, comme on a pu levoir d’après son esquisse, appartenait à ce genre d’hommes qui nepeuvent arriver au coeur d’une femme que par le chemin de la mairieet de l’autel. Doué d’une souplesse comparable à celle desressorts, il cédait, sauf à reprendre sa pensée. Cette dispositiontrompeuse ressemble à de la lâcheté ; mais l’apprentissage desaffaires chez un notaire de province avait fait contracter àSibilet l’habitude de cacher ce défaut sous un air bourru quisimulait une force absente. Beaucoup de gens faux abritent leurplatitude sous la brusquerie ; brusquez-les, vous produirezl’effet du coup d’épingle sur le ballon. Tel était le fils dugreffier. Mais comme les hommes, pour la plupart, ne sont pasobservateurs, et que, parmi les observateurs, les trois quartsobservent après coup, l’air grognon d’Adolphe Sibilet passait pourl’effet d’une rude franchise, d’une capacité vantée par son patron,et d’une probité revêche qu’aucune éprouvette n’avait essayée. Ilest des gens qui sont servis par leurs défauts comme d’autres parleurs qualités.

Adeline Sarcus, jolie personne élevée par sa mère, morte troisans avant ce mariage, aussi bien qu’une mère peut élever une filleunique au fond d’une petite ville, aimait le jeune et beau Lupin,fils unique du notaire de Soulanges. Dès les premiers chapitres dece roman, le père Lupin qui visait pour son fils mademoiselle EliseGaubertin, envoya le jeune Amaury Lupin à Paris, chez soncorrespondant, maître Crottat, notaire, où sous prétexted’apprendre à faire des actes et des contrats, Amaury fit plusieursactes de folie et contracta des dettes, entraîné par un certainGeorges Marest, clerc de l’Etude, jeune homme riche qui lui révélales mystères de la vie parisienne. Quand maître Lupin alla chercherson fils à Paris, Adeline s’appelait déjà madame Sibilet. En effet,lorsque l’amoureux Adolphe se présenta, le vieux juge-de-paix,stimulé par Lupin le père, hâta le mariage auquel Adeline se livrapar désespoir.

Le Cadastre n’est pas une carrière. Il est, comme beaucoup deces sortes d’administrations sans avenir, une espèce de trou dansl’écumoire gouvernementale. Les gens qui se lancent par ces trous(la topographie, les ponts-et-chaussées, le professorat, etc.)s’aperçoivent toujours un peu tard que de plus habiles, assis àcôté d’eux, s’humectent des sueurs du peuple, disent les écrivainsde l’Opposition, toutes les fois que l’écumoire plonge dansl’Impôt, au moyen de cette machine appelée Budget. Adolphe,travaillant du matin au soir et gagnant peu de chose à travailler,reconnut bientôt l’infertile profondeur de son trou. Aussisongeait-il, en trottant de commune en commune et dépensant sesappointements en souliers et en frais de voyages, à chercher uneplace stable et bénéficieuse.

On ne peut se figurer, à moins d’être louche, et d’avoir deuxenfants en légitime mariage, ce que trois années de souffrancesentremêlées d’amour, avaient développé d’ambition chez ce garçondont l’esprit et le regard louchaient également, dont le bonheurétait mal assis, pour ne pas dire boiteux. Le plus grand élémentdes mauvaises actions secrètes, des lâchetés inconnues, estpeut-être un bonheur incomplet. L’homme accepte peut-être mieux unemisère sans espoir que ces alternatives de soleil et d’amour àtravers des pluies continuelles. Si le corps y gagne des maladies,l’âme y gagne la lèpre de l’envie. Chez des petits esprits, cettelèpre tourne en cupidité lâche et brutale à la fois, à la foisaudacieuse et cachée ; chez les esprits cultivés, elleengendre des doctrines anti-sociales dont on se sert comme d’uneescabelle pour dominer ses supérieurs. Ne pourrait-on pas faire unproverbe de ceci ?  » Dis-moi ce que tu as, je te dirai ce quetu penses.  »

Tout en aimant sa femme, Adolphe se disait à toute heure : « J’ai fait une sottise ! J’ai trois boulets et je n’ai que deuxjambes. Il fallait avoir gagné ma fortune avant de me marier. Ontrouve toujours une Adeline, et Adeline m’empêchera de trouver unefortune.  »

Adolphe, parent de Gaubertin, était venu lui faire trois visitesen trois ans. A quelques paroles, Gaubertin reconnut dans le coeurde son allié cette boue qui veut se cuire aux brûlantes conceptionsdu vol légal. Il sonda malicieusement ce caractère propre à secourber aux exigences d’un plan pourvu qu’il y trouvât sa pâture. Achaque visite Sibilet grognait.

– Employez-moi donc, mon cousin ? disait-il, prenez-moipour commis, et faites-moi votre successeur. Vous me verrez àl’oeuvre ! Je suis capable d’abattre des montagnes pour donnerà mon Adeline, je ne dirai pas le luxe, mais une aisance modeste.Vous avez fait la fortune de monsieur Leclercq, pourquoi ne meplaceriez-vous pas à Paris dans la banque ?

– Nous verrons plus tard, je te caserai, répondait le parentambitieux, acquiers des connaissances, tout sert !

En de telles dispositions, la lettre par laquelle madame Soudryécrivit à son protégé d’arriver en toute hâte, fit accourir Adolpheà Soulanges, à travers mille châteaux en Espagne.

Sarcus père, à qui les Soudry démontrèrent la nécessité de faireune démarche dans l’intérêt de son gendre, était allé, le lendemainmême, se présenter au général et lui proposer Adolphe pourrégisseur. Par les conseils de madame Soudry, devenue l’oracle dela petite ville, le bonhomme avait emmené sa fille, dont en effetl’aspect disposa favorablement le comte de Montcornet.

– Je ne me déciderai pas, répondit le général, sans prendre desrenseignements ; mais je ne chercherai personne jusqu’à ce quej’aie examiné si votre gendre remplit toutes les conditionsnécessaires à sa place. Le désir de fixer aux Aigues une sicharmante personne…

– Mère de deux enfants, général, dit assez finement Adeline pouréviter la galanterie du cuirassier.

Toutes les démarches du général furent admirablement prévues parles Soudry, par Gaubertin et Lupin, qui ménagèrent à leur candidatla protection, au chef-lieu du département où siége une courroyale, du conseiller Gendrin, parent éloigné du président deLa-Ville-aux-Fayes, celle du baron Bourlac, procureur-général dequi relevait Soudry fils, le procureur du Roi, puis celle d’unconseiller de préfecture appelé Sarcus, cousin au troisième degrédu juge-de-paix. Depuis son avoué de La-Ville-aux-Fayes, jusqu’à laPréfecture où le général alla lui-même, tout le monde fut doncfavorable au pauvre employé du Cadastre. Son mariage rendaitSibilet irréprochable comme un roman de miss Edgeworth, et leposait d’ailleurs en homme désintéressé.

Le temps que le régisseur chassé passa nécessairement aux Aiguesfut mis à profit par lui pour créer des embarras à son ancienmaître, et qu’une seule des petites scènes jouées par lui feradeviner. Le matin de son départ, il fit en sorte de rencontrerCourtecuisse le seul garde qu’il eût pour les Aigues, dontl’étendue en exigeait au moins trois.

– Eh ! bien, monsieur Gaubertin, lui dit Courtecuisse, vousavez donc eu des raisons avec notre bourgeois ?

– On t’a déjà dit cela ? répondit Gaubertin. Eh !bien, oui, le général a la prétention de nous mener comme sescuirassiers, il ne connaît pas les Bourguignons. Monsieur le comten’est pas content de mes services, et comme je ne suis pas contentde ses façons, nous nous sommes chassés tous deux, presqu’à coupsde poing, car il est violent comme une tempête… Prends garde à toi,Courtecuisse ! Ah ! mon vieux, j’avais cru pouvoir tedonner un meilleur maître…

– Je le sais bien, répondit le garde, et je vous aurais bienservi. Dam ! quand on se connaît depuis vingt ans ! Vousm’avez mis ici, du temps de cette pauvre chère sainte madame.Ah ! qué bonne femme ! on n’en fait plus comme ça… Lepays a perdu sa mère…

– Dis donc, Courtecuisse, si tu veux, tu peux nous bailler unfier coup de main ?

– Vous restez donc dans le pays ? on nous disait que vousalliez à Paris !

– Non, en attendant la fin des choses, je ferai des affaires àLa-Ville-aux-Fayes… Le général ne se doute pas de ce que c’est quele pays, et il y sera haï, vois-tu… Faut voir comment celatournera. Fais mollement ton service, il te dira de mener les gensà la baguette, car il voit bien par où coule la vendange.

– Il me renverra, mon cher monsieur Gaubertin, et vous savezcomme je suis heureux à la Porte d’Avonne…

– Le général se dégoûtera bientôt de sa propriété, lui ditGaubertin, et tu ne seras pas longtemps dehors, si par hasard il terenvoyait. D’ailleurs, tu vois bien ces bois-là… dit-il en montrantle paysage, j’y serai plus fort que les maîtres !…

Cette conversation avait lieu dans un champ.

– Ces Arminacs de Parisiens devraient bien rester dans leursboues de Paris… dit le garde.

Depuis les querelles du quinzième siècle, le mot Arminacs(Armagnacs, les Parisiens, antagonistes des ducs de Bourgogne), estresté comme un terme injurieux sur la lisière de laHaute-Bourgogne, où, selon les localités, il s’est différemmentcorrompu.

– Il y retournera, mais battu ! dit Gaubertin, et nouscultiverons un jour le parc des Aigues, car c’est voler le peupleque de consacrer à l’agrément d’un homme, neuf cents arpents desmeilleures terres de la vallée !

– Ah ! dam ! ça ferait vivre quatre cents familles,…dit Courtecuisse.

– Si tu veux deux arpents, à toi, là-dedans, il faut nous aiderà mettre ce mâtin-là hors la loi !…

Au moment où Gaubertin fulminait cette sentenced’excommunication, le respectable juge-de-paix présentait aucélèbre colonel des cuirassiers son gendre Sibilet, accompagnéd’Adeline et de ses deux enfants, venus tous dans une carrioled’osier prêtée par le greffier de la justice-de-paix, un monsieurGourdon, frère du médecin de Soulanges, et plus riche que lemagistrat. Ce spectacle, si contraire à la dignité de lamagistrature, se voit dans toutes les justices-de-paix, dans tousles tribunaux de Première Instance, où la fortune du greffieréclipse celle du président ; tandis qu’il serait si natureld’appointer les greffiers et de diminuer d’autant les frais deprocédure.

Satisfait de la candeur et du caractère du digne magistrat, dela grâce et des dehors d’Adeline, qui furent l’un et l’autre debonne foi dans leurs promesses, car le père et la fille ignorèrenttoujours le caractère diplomatique imposé par Gaubertin à Sibilet,le comte accorda tout d’abord à ce jeune et touchant ménage desconditions qui rendirent la situation du régisseur égale à celled’un Sous-préfet de première classe.

Un pavillon bâti par Bouret, pour faire point de vue et pourloger le régisseur, construction élégante que Gaubertin habitait,et dont l’architecture est suffisamment indiquée par la descriptionde la porte de Blangy, fut maintenu aux Sibilet pour leur demeure.Le général ne supprima point le cheval que mademoiselle Laguerreaccordait à Gaubertin, à cause de l’étendue de sa propriété, del’éloignement des marchés où se concluaient les affaires, et de lasurveillance. Il alloua vingt-cinq septiers de blé, trois tonneauxde vin, le bois à discrétion, de l’avoine et du foin en abondance,et enfin trois pour cent sur la recette. Là où mademoiselleLaguerre devait toucher plus de quarante mille livres de rentes, en1800, le général voulait avec raison en avoir soixante mille en1818, après les nombreuses et importantes acquisitions faites parelle. Le nouveau régisseur pouvait donc se faire un jour près dedeux mille francs en argent. Logé, nourri, chauffé, quitted’impôts, son cheval et sa basse-cour défrayés, le comte luipermettait encore de cultiver un potager, promettant de ne pas lechicaner sur quelques journées de jardinier. Certes, de telsavantages représentaient plus de deux mille francs. Aussi, pour unhomme qui gagnait douze cents francs au Cadastre, avoir les Aiguesà régir, était-ce passer de la misère à l’opulence.

– Dévouez-vous à mes intérêts, dit le général, et ce ne sera pasmon dernier mot. D’abord, je pourrai vous obtenir la perception deCouches, de Blangy, de Cerneux en les faisant distraire de laperception de Soulanges. Enfin, quand vous m’aurez porté mesrevenus à soixante mille francs net, vous serez encorerécompensé.

Malheureusement, le digne juge-de-paix et Adeline, dansl’épanouissement de leur joie, eurent l’imprudence de confier àmadame Soudry la promesse du comte relative à cette perception,sans songer que le percepteur de Soulanges était un nommé Guerbet,frère du maître-de-poste de Couches et allié, comme on le verraplus tard, aux Gaubertin et aux Gendrin.

– Ce ne sera pas facile, ma petite, dit madame Soudry ;mais n’empêche pas monsieur le comte de faire des démarches, on nesait pas comment les choses difficiles réussissent facilement àParis. J’ai vu le chevalier Gluck aux pieds de défunt Madame, etelle a chanté son rôle, elle qui se serait fait hacher pourPiccini, l’un des hommes les plus aimables de ce temps-là. Jamaisce cher monsieur n’entrait chez Madame sans me prendre par lataille en m’appelant sa belle friponne .

– Ah ! çà, croit-il, s’écria le brigadier, quand sa femmelui dit cette nouvelle, qu’il va mener notre pays, y tout dérangerà sa façon, et qu’il fera faire des à-droite et des à-gauche auxgens de la vallée, comme aux cuirassiers de son régiment ? Cesofficiers ont des habitudes de domination… Mais patience !nous avons messieurs de Soulanges et de Ronquerolles pour nous.Pauvre père Guerbet ! il ne se doute guère qu’on veut luivoler les plus belles roses de son rosier !…

Cette phrase du genre Dorat, la Cochet la tenait de Mademoisellequi la tenait de Bouret, qui la tenait de quelque rédacteur duMercure , et Soudry la répétait tant, qu’elle est devenueproverbiale à Soulanges.

Le père Guerbet, le percepteur de Soulanges, était l’hommed’esprit, c’est-à-dire le loustic de la petite ville et l’un deshéros du salon de madame Soudry. Cette sortie du brigadier peintparfaitement l’opinion qui se forma sur le bourgeois des Aigues,depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes, où partout elle futprofondément envenimée par les soins de Gaubertin.

L’installation de Sibilet eut lieu vers la fin de l’automne de1817. L’année 1818 se passa sans que le général mît le pied auxAigues, car les soins de son mariage avec mademoiselle deTroisville, conclu dans les premiers jours de l’année 1819, leretinrent la plus grande partie de l’été précédent auprèsd’Alençon, au château de son beau-père, à faire la cour à saprétendue. Outre les Aigues et son magnifique hôtel, le généralMontcornet possédait soixante mille francs de rentes sur l’Etat etjouissait du traitement des lieutenants-généraux en disponibilité.Quoique Napoléon eût nommé cet illustre sabreur comte de l’Empireen lui donnant pour armes un écusson écartelé au un d’azur audésert d’or à trois pyramides d’argent ; au deux, de sinople àtrois cors de chasse d’argent ; au trois, de gueules au canond’or monté sur un affût de sable, au croissant d’or en chef ;au quatre, d’or à la couronne de sinople , avec cette devise dignedu Moyen-Age : Sonnez la charge ! Montcornet se savait issud’un ébéniste du faubourg Saint-Antoine, encore qu’il l’oubliâtvolontiers. Or, il se mourait du désir d’être renommé pair deFrance. Il ne comptait pour rien le grand cordon de laLégion-d’Honneur, sa croix de Saint-Louis et ses cent quarantemille francs de rentes. Mordu par le démon de l’aristocratie, lavue d’un cordon bleu le mettait hors de lui. Le sublime cuirassierd’Essling eût lappé la boue du pont Royal pour être reçu chez lesNavarreins, les Lenoncourt, les Grandlieu, les Maufrigneuse, lesd’Espard, les Vandenesse, les Chaulieu, les Verneuil, lesd’Hérouville, etc.

Dès 1818, quand l’impossibilité d’un changement en faveur de lafamille Bonaparte lui fut démontrée, Montcornet se fit tambourinerdans le faubourg Saint-Germain par quelques femmes de ses amies,offrant son coeur, sa main, son hôtel, sa fortune au prix d’unealliance quelconque avec une grande famille.

Après des efforts inouïs, la duchesse de Carigliano découvritchaussure au pied du général, dans une des trois branches de lafamille de Troisville, celle du vicomte, au service de Russiedepuis 1789, revenu d’émigration en 1815. Le vicomte, pauvre commeun cadet, avait épousé une princesse Sherbellof, riche d’environ unmillion ; mais il s’était appauvri par deux fils et troisfilles. Sa famille, ancienne et puissante, comptait un pair deFrance, le marquis de Troisville, chef du nom et des armes ;deux députés ayant tous nombreuse lignée et occupés pour leurcompte au budget, au ministère, à la cour, comme des poissonsautour d’une croûte. Aussi, dès que Montcornet fut présenté par lamaréchale, une des duchesses napoléoniennes les plus dévouées auxBourbons, fut-il accueilli favorablement. Montcornet demanda, pourprix de sa fortune et d’une tendresse aveugle pour sa femme, d’êtreemployé dans la garde royale, d’être nommé marquis et pair deFrance ; mais les trois branches de la famille Troisville luipromirent seulement leur appui.

– Vous savez ce que cela signifie, dit la maréchale à son ancienami qui se plaignit du vague de cette promesse. On ne peut pasdisposer du roi, nous ne pouvons que le faire vouloir…

Montcornet institua Virginie de Troisville son héritière aucontrat. Complètement subjugué par sa femme comme la lettre deBlondet l’explique, il attendait encore un commencement depostérité ; mais il avait été reçu par Louis XVIII qui luidonna le cordon de saint Louis, lui permit d’écarteler son ridiculeécusson avec les armes des Troisville, en lui promettant le titrede marquis quand il aurait su mériter la pairie par sondévoûment.

Quelques jours après cette audience, le duc de Berry futassassiné, le pavillon Marsan l’emporta, le ministère Villèle pritle pouvoir, tous les fils tendus par les Troisville furent cassés,il fallut les rattacher à de nouveaux piquets ministériels.

– Attendons, dirent les Troisville à Montcornet qui futd’ailleurs abreuvé de politesses dans le faubourgSaint-Germain.

Ceci peut expliquer comment le général ne revint aux Aiguesqu’en mai 1820.

Le bonheur, ineffable pour le fils d’un marchand du faubourgSaint-Antoine, de posséder une femme jeune, élégante, spirituelle,douce, une Troisville enfin qui lui avait ouvert les portes de tousles salons du faubourg Saint-Germain, les plaisirs de Paris à luiprodiguer, ces diverses joies firent tellement oublier la scèneavec le régisseur des Aigues, que le général avait oublié tout deGaubertin, jusqu’au nom. En 1820, il conduisit la comtesse à saterre des Aigues pour la lui montrer, il approuva les comptes etles actes de Sibilet, sans y trop regarder, le bonheur n’est paschicanier. La comtesse, très-heureuse de trouver une charmantepersonne dans la femme de son régisseur, lui fit des cadeaux ;elle ordonna quelques changements aux Aigues à un architecte venude Paris. Elle se proposait, ce qui rendit le général fou de joie,de venir passer six mois par an dans ce magnifique séjour. Toutesles économies du général furent épuisées par les changements quel’architecte eut l’ordre d’exécuter et par un délicieux mobilierenvoyé de Paris. Les Aigues reçurent alors ce dernier cachet quiles rendit un monument unique des diverses élégances de cinqsiècles.

En 1821, le général fut presque sommé d’arriver avant le mois demai par Sibilet. Il s’agissait d’affaires graves. Le bail de neufans et de trente mille francs, passé en 1812 par Gaubertin avec unmarchand de bois, finissait au 15 mai de cette année.

Ainsi d’abord, Sibilet, jaloux de sa probité, ne voulait pas semêler du renouvellement du bail. –  » Vous savez, monsieur le comte,écrivait-il, que je ne bois pas de ce vin-là.  » – Puis, le marchandde bois prétendait à l’indemnité partagée avec Gaubertin, et quemademoiselle Laguerre s’était laissé arracher en haine des procès.Cette indemnité se fondait sur la dévastation des bois par lespaysans qui traitaient la forêt des Aigues, comme s’ils y avaientdroit d’affouage. Messieurs Gravelot frères, marchands de bois àParis, se refusaient à payer le dernier terme, en offrant deprouver, par experts, que les bois présentaient une diminution d’uncinquième, et ils arguaient du mauvais précédent établi parmademoiselle Laguerre.

 » J’ai déjà, disait Sibilet dans sa lettre, assigné cesmessieurs au tribunal de La-Ville-aux-Fayes, car ils ont éludomicile, à raison de ce bail, chez mon ancien patron, maîtreCorbinet. Je redoute une condamnation.  »

– Il s’agit de nos revenus, ma belle, dit le général en montrantla lettre à sa femme, voulez-vous venir plus tôt que l’annéedernière aux Aigues ?

– Allez-y, je vous rejoindrai dès les premiers beaux jours,répondit la comtesse qui fut assez contente de rester seule àParis.

Le général qui connaissait la plaie assassine par laquelle lafleur de ses revenus était dévorée, partit donc seul avecl’intention de prendre des mesures vigoureuses. Mais le généralcomptait, comme on va le voir, sans son Gaubertin.

Chapitre 8Les grandes révolutions d’une petite vallée

– Eh ! bien, maître Sibilet, disait le général à sonrégisseur le lendemain de son arrivée en lui donnant un surnomfamilier qui prouvait combien il appréciait les connaissances del’ancien clerc, nous sommes donc, selon le mot ministériel, dansdes circonstances graves ?

– Oui, monsieur le comte, répondit Sibilet qui suivit legénéral.

L’heureux propriétaire des Aigues se promenait devant la Régie,le long d’un espace où madame Sibilet cultivait des fleurs, et aubout duquel commençait la vaste prairie arrosée par le magnifiquecanal que Blondet a décrit. De là, l’on apercevait dans le lointainle château des Aigues, de même que des Aigues on voyait le pavillonde la Régie, posé de profil.

– Mais, reprit le général, où sont les difficultés ? Jesoutiendrai le procès avec les Gravelot, plaie d’argent n’est pasmortelle, et j’afficherai si bien le bail de ma forêt, que, parl’effet de la concurrence, j’en trouverai la véritable valeur…

– Les affaires ne vont pas ainsi, monsieur le comte, repritSibilet. Si vous n’avez pas de preneurs, que ferez-vous ?

– J’abattrai mes coupes moi-même, et je vendrai mon bois… ..

– Vous serez marchand de bois ? dit Sibilet qui vit faireun mouvement d’épaules au général, je le veux bien. Ne nousoccupons pas de vos affaires ici. Voyons Paris ? il vous yfaudra louer un chantier, payer patente et des impositions, payerles droits de navigation, ceux d’octroi, faire les frais dedébardage et de mise en pile, enfin avoir un agent comptable…

– C’est impraticable, dit vivement le général épouvanté. Maispourquoi n’aurais-je pas de preneurs ?

– Monsieur le comte a des ennemis dans le pays ?…

– Et qui ?

– Monsieur Gaubertin, d’abord…

– Serait-ce le fripon que vous avez remplacé ?

– Pas si haut, monsieur le comte !… dit Sibilet, macuisinière peut nous entendre…

– Comment ! je ne puis pas chez moi parler d’un misérablequi me volait ? répondit le général.

– Au nom de votre tranquillité, monsieur le comte, venez plusloin. Monsieur Gaubertin est maire de La-Ville-aux-Fayes…

– Ah ! je lui en fais bien mes compliments àLa-Ville-aux-Fayes, voilà, mille tonnerres, une ville bienadministrée ?…

– Faites-moi l’honneur de m’écouter, monsieur le comte, etcroyez qu’il s’agit des choses les plus sérieuses, de votre avenirici.

– J’écoute, allons nous asseoir sur ce banc.

– Monsieur le comte, quand vous avez renvoyé monsieur Gaubertin,il a fallu qu’il se fît un état, car il n’était pas riche…

– Il n’était pas riche, et il volait ici plus de vingt millefrancs par an !

– Monsieur le comte, je n’ai pas la prétention de le justifier,reprit Sibilet, je voudrais voir prospérer les Aigues, ne fût-ceque pour démontrer l’improbité de Gaubertin ; mais ne nousabusons pas, nous avons en lui le plus dangereux coquin qui soitdans toute la Bourgogne, et il s’est mis en état de vous nuire.

– Comment ? dit le général devenu soucieux.

– Tel que vous le voyez, Gaubertin est à la tête du tiersenviron de l’approvisionnement de Paris. Agent général du commercedes bois, il dirige les exploitations en forêt, l’abattage, lagarde, le flottage, le repêchage et la mise en trains. En rapportsconstants avec les ouvriers, il est le maître des prix. Il a mistrois ans à se créer cette position ; mais il est comme dansune forteresse. Devenu l’homme de tous les marchands, il n’enfavorise pas un plus que l’autre ; il a régularisé tous lestravaux à leur profit, et leurs affaires sont beaucoup mieux etmoins coûteusement faites que si chacun d’eux avait, commeautrefois, son comptable. Ainsi, par exemple, il a si bien écartétoutes les concurrences, qu’il est le maître absolu desadjudications ; la Couronne et l’Etat sont ses tributaires.Les coupes de la Couronne et de l’Etat, qui se vendent auxenchères, appartiennent aux marchands de Gaubertin, personneaujourd’hui n’est assez fort pour les leur disputer. L’annéedernière, monsieur Mariotte d’Auxerre, stimulé par le directeur desDomaines, a voulu faire concurrence à Gaubertin ; d’abord,Gaubertin lui a fait payer l’Ordinaire ce qu’il valait ; puis,quand il s’est agi d’exploiter, les ouvriers Avonnais ont demandéde tels prix, que monsieur Mariotte a été obligé d’en amenerd’Auxerre, et ceux de La-Ville-aux-Fayes les ont battus. Il y a euprocès correctionnel sur le chef de coalition, et sur le chef derixe. Ce procès a coûté de l’argent à monsieur Mariotte, qui, sanscompter l’odieux d’avoir fait condamner de pauvres gens, a payétous les frais, puisque les perdants ne possédaient pas un rougeliard. Un procès contre des indigents ne rapporte que de la haine àqui vit près d’eux. Laissez-moi vous dire cette maxime en passant,car vous aurez à lutter contre tous les pauvres de ce canton-ci. Cen’est pas tout ! Tous calculs faits, le pauvre père Mariotte,un brave homme, perd à cette adjudication. Forcé de payer tout aucomptant, il vend à terme, Gaubertin livre des bois à des termesinouïs pour le ruiner, et il donne son bois à cinq pour centau-dessous du prix de revient, aussi son crédit a-t-il reçu defortes atteintes. Enfin, aujourd’hui monsieur Gaubertin poursuitencore et tracasse tant ce pauvre homme qu’il va quitter, dit-on,non-seulement Auxerre mais encore le département, et il fait bien.De ce coup-là, les propriétaires ont été pour longtemps immolés auxmarchands qui maintenant font les prix, comme à Paris les marchandsde meubles, à l’hôtel des Commissaires-priseurs. Mais Gaubertinévite tant d’ennuis aux propriétaires qu’il y gagnent.

– Et comment ? dit le général.

– D’abord, toute simplification profite tôt ou tard à tous lesintéressés, répondit Sibilet. Puis, les propriétaires ont de lasécurité pour leurs revenus. En matière d’exploitation rurale,c’est le principal, vous le verrez ! Enfin, monsieur Gaubertinest le père des ouvriers, il les paie bien et les fait toujourstravailler ; or comme leurs familles habitent la campagne, lesbois des marchands ou ceux des propriétaires qui confient leursintérêts à Gaubertin, comme fournisseurs de Soulanges et deRonquerolles, ne sont point dévastés. On y ramasse le bois mort, etvoilà tout.

– Ce drôle de Gaubertin n’a pas perdu son temps !… s’écriale général.

– C’est un fier homme, reprit Sibilet. Il est, comme il le dit,le régisseur de la plus belle moitié du département au lieu d’êtrele régisseur des Aigues. Il prend peu de chose à tout le monde, etce peu de chose sur deux millions lui fait quarante ou cinquantemille francs par an. –  » C’est, dit-il, les cheminées de Paris quipaient tout !  » Voilà votre ennemi, général ! Aussi, monavis serait-il de capituler en vous réconciliant avec lui. Il estlié, vous le savez, avec Soudry, le brigadier de la gendarmerie àSoulanges, avec monsieur Rigou, notre maire de Blangy, lesgardes-champêtres sont ses créatures, la répression des délits quivous grugent devient alors impossible. Depuis deux ans surtout, vosbois sont perdus. Aussi messieurs Gravelot ont-ils de la chancepour le gain de leur procès, car ils disent :  » Aux termes du bail,la garde des bois est à votre charge ; vous ne les gardez pas,vous me faites un tort ; donnez-moi des dommages-intérêts. « C’est assez juste, mais ce n’est pas une raison pour gagner unprocès.

– Il faut savoir accepter un procès et y perdre de l’argent pourn’en plus avoir à l’avenir !… dit le général.

– Vous rendrez Gaubertin bien heureux, répondit Sibilet.

– Comment ?

– Plaider contre les Gravelot, c’est vous battre corps à corpsavec Gaubertin qui les représente, reprit Sibilet ; aussi nedésire-t-il rien tant que ce procès. Il l’a dit, il se flatte devous mener jusqu’en Cour de cassation.

– Ah ! le coquin !… le…

– Si vous voulez exploiter, dit Sibilet en retournant lepoignard dans la plaie, vous serez dans les mains des ouvriers quivous demanderont le prix-bourgeois , au lieu du prix-marchand , etqui vous couleront du plomb , c’est-à-dire qui vous mettront, commece brave Mariotte, dans la situation de vendre à perte. Si vouscherchez un bail, vous ne trouverez pas de preneurs, car ne vousattendez pas à ce qu’on risque pour un particulier ce que le pèreMariotte a risqué pour la Couronne et pour l’Etat. Et, encore, quele bonhomme aille donc parler de ses pertes àl’Administration ? L’Administration est un monsieur quiressemble à votre serviteur quand il était au Cadastre, un dignehomme en redingote râpée qui lit le journal devant une table. Quele traitement soit de douze cents ou de douze mille francs, on n’enest pas plus tendre. Parlez donc de réductions, d’adoucissements auFisc représenté par ce monsieur ?… il vous répond turlututu ,en taillant sa plume. Vous êtes hors la loi , monsieur lecomte.

– Que faire ? s’écria le général dont le sang bouillonnaitet qui se mit à marcher à grands pas devant le banc.

– Monsieur le comte, répondit Sibilet brutalement, ce que jevais vous dire n’est pas dans mes intérêts, il faut vendre lesAigues et quitter le pays !

En entendant cette phrase, le général fit un bond sur lui-même,comme si quelque balle l’eût atteint, et il regarda Sibilet d’unair diplomatique.

– Un général de la garde impériale lâcher pied devant de pareilsdrôles, et quand madame la comtesse se plaît aux Aigues !…dit-il enfin, j’irais plutôt souffleter Gaubertin sur la place deLa-Ville-aux-Fayes, jusqu’à ce qu’il se batte avec moi pour pouvoirle tuer comme un chien !

– Monsieur le comte, Gaubertin n’est pas si sot que de secommettre avec vous. D’ailleurs, on n’insulte pas impunément lemaire d’une Sous-Préfecture aussi importante queLa-Ville-aux-Fayes.

– Je le ferai destituer, les Troisville me soutiendront, ils’agit de mes revenus…

– Vous n’y réussiriez pas, Gaubertin a les bras bienlongs ! et vous vous seriez créé des embarras d’où vous nepourriez plus sortir…

– Et le procès ?… dit le général, il faut songer auprésent.

– Monsieur le comte, je vous le ferai gagner, dit Sibilet d’unpetit air entendu.

– Brave Sibilet, dit le général en donnant une poignée de main àson régisseur. Et comment ?

– Vous le gagnerez à la Cour de cassation, par la procédure.Selon moi, les Gravelot ont raison, mais il ne suffit pas d’êtrefondé en Droit et en Fait, il faut s’être mis en règle par laForme, et ils ont négligé la Forme qui toujours emporte le Fond.Les Gravelot devaient vous mettre en demeure de mieux garder lesbois. On ne demande pas une indemnité à fin de bail relativement àdes dommages reçus pendant une exploitation de neuf ans, il setrouve un article du bail dont on peut exciper à cet égard. Vousperdrez à La-Ville-aux-Fayes, vous perdrez peut-être encore à laCour ; mais vous gagnerez à Paris. Vous aurez des expertisescoûteuses, des frais ruineux. Tout en gagnant, vous dépenserez plusde douze à quinze mille francs ; mais vous gagnerez, si voustenez à gagner. Ce procès ne vous conciliera pas les Gravelot, caril sera plus ruineux pour eux que pour vous, vous deviendrez leurbête noire, vous passerez pour processif, on vous calomniera ;mais vous gagnerez…

– Que faire ? répéta le général sur qui les argumentationsde Sibilet produisaient l’effet des plus violents topiques.

Dans ce moment, en se souvenant des coups de cravache sanglés àGaubertin, il aurait voulu se les être donnés à lui-même, et ilmontrait sur son visage en feu tous ses tourments à Sibilet.

– Que faire, monsieur le comte ?… Il n’y a qu’un moyen,transiger ; mais vous ne pouvez pas transiger par vous-même.Je dois avoir l’air de vous voler ! Or, quand toute notrefortune et notre consolation sont dans notre probité, nous nepouvons guère, nous autres pauvres diables, accepter l’apparence dela friponnerie. On nous juge toujours sur les apparences. Gaubertina, dans le temps, sauvé la vie à mademoiselle Laguerre, et il a eul’air de la voler ; aussi l’a-t-elle récompensé de sondévoûment en le couchant sur son testament pour un solitaire de dixmille francs que madame Gaubertin porte en ferronnière.

Le général jeta sur Sibilet un second regard tout aussidiplomatique que le premier, mais le régisseur ne paraissait pasatteint par cette défiance enveloppée de bonhomie et desourires.

– Mon improbité réjouirait tant monsieur Gaubertin, que je m’enferais un protecteur, reprit Sibilet. Aussi m’écoutera-t-il de sesdeux oreilles, quand je lui soumettrai cette proposition :  » Jepeux arracher à monsieur le comte vingt mille francs pour messieursGravelot, à la condition qu’ils les partageront avec moi.  » Si nosadversaires consentent, je vous apporte dix mille francs, vous n’enperdez que dix mille, vous sauvez les apparences, et le procès estéteint.

– Tu es un brave homme, Sibilet, dit le général en lui prenantla main et la lui serrant. Si tu peux arranger l’avenir aussi bienque le présent, je te tiens pour la perle desrégisseurs !…

– Quant à l’avenir, reprit le régisseur, vous ne mourrez pas defaim pour ne pas faire de coupes pendant deux ou trois ans.Commencez par bien garder vos bois. D’ici là, certes, il aura couléde l’eau dans l’Avonne. Gaubertin peut mourir, il peut se trouverassez riche pour se retirer ; enfin, vous avez le temps de luisusciter un concurrent, le gâteau est assez beau pour être partagé,vous chercherez un autre Gaubertin à lui opposer.

– Sibilet, dit le vieux soldat émerveillé de ces diversessolutions, je te donne mille écus si tu termines ainsi ; puis,pour le surplus, nous y réfléchirons.

– Monsieur le comte, dit Sibilet, avant tout, gardez vos bois.Allez voir dans quel état les paysans les ont mis pendant vos deuxans d’absence… Que pouvais-je faire ? je suis régisseur, je nesuis pas garde. Pour garder les Aigues, il vous faut ungarde-général à cheval et trois gardes particuliers…

– Nous nous défendrons. C’est la guerre, eh ! bien, nous laferons ! Ça ne m’épouvante pas, dit Montcornet en se frottantles mains.

– C’est la guerre des écus, dit Sibilet, et celle-là voussemblera plus difficile que l’autre. On tue les hommes, on ne tuepas les intérêts. Vous vous battrez avec votre ennemi sur le champde bataille où combattent tous les propriétaires, laréalisation ! Ce n’est rien que de produire, il faut vendre,et pour vendre, il faut être en bonnes relations avec tout lemonde.

– J’aurai les gens du pays pour moi…

– Et comment ?… demanda Sibilet.

– En leur faisant du bien.

– Faire du bien aux paysans de la vallée, aux petits bourgeoisde Soulanges ?… dit Sibilet en louchant horriblement parl’effet de l’ironie qui flamba plus dans un oeil que dans l’autre.Monsieur le comte ne sait pas ce qu’il entreprend, notre seigneurJésus-Christ y périrait une seconde fois sur la croix !… Sivous voulez votre tranquillité, monsieur le comte, imitez feumademoiselle Laguerre, laissez-vous piller, ou faites peur auxgens. Le peuple, les femmes et les enfants se gouvernent de même,par la terreur. Ce fut là le grand secret de la Convention et del’Empereur.

– Ah ! çà, nous sommes donc dans la forêt de Bondy ?s’écria Montcornet.

– Mon ami, vint dire Adeline à Sibilet, ton déjeûner t’attend.Pardonnez-moi, monsieur le comte ; mais il n’a rien prisdepuis ce matin, et il est allé jusqu’à Ronquerolles pour y livrerdu grain.

– Allez ! allez ! Sibilet.

Le lendemain matin, levé bien avant le jour, l’ancien cuirassierrevint par la porte d’Avonne, dans l’intention de causer avec sonunique garde, et d’en sonder les dispositions.

Une portion de sept à huit cents arpents de la forêt des Aigueslongeait l’Avonne, et pour conserver à la rivière sa majestueusephysionomie, on avait laissé de grands arbres en bordure, d’un côtécomme de l’autre de ce canal, presque en droite ligne, pendanttrois lieues. La maîtresse de Henri IV, à qui les Aigues avaientappartenu, folle de la chasse autant que le Béarnais, fit bâtir, en1593, un pont d’une seule arche et en dos d’âne, pour passer decette partie de la forêt à celle beaucoup plus considérable,achetée pour elle et située sur la colline. La porte d’Avonne futalors construite pour servir de rendez-vous de chasse, et l’on saitquelle magnificence les architectes déployaient pour ces édificesconsacrés au plus grand plaisir de la Noblesse et de la Couronne.De là partaient six avenues dont la réunion formait une demi-lune.Au centre de cette demi-lune s’élevait un obélisque surmonté d’unsoleil jadis doré, qui, d’un côté, présentait les armes de Navarre,et de l’autre celles de la comtesse de Moret. Une autre demi-lune,pratiquée au bord de l’Avonne, correspondait à celle du rendez-vouspar une allée droite au bout de laquelle se voyait la croupeanguleuse de ce pont à la vénitienne.

Entre deux belles grilles, d’un caractère semblable à celui dela magnifique grille si malheureusement démolie à Paris et quientourait le jardin de la place Royale, s’élevait un pavillon enbriques, à chaînes de pierre taillée, comme celle du château, enpointes de diamant, à toit très-aigu, dont les fenêtres offraientdes encadrements en pierres taillées de la même manière. Ce vieuxstyle, qui donnait au pavillon un caractère royal, ne va bien, dansles villes, qu’aux prisons ; mais au milieu des bois il reçoitde l’entourage une splendeur particulière. Un massif formait unrideau derrière lequel le chenil, une ancienne fauconnerie, unefaisanderie, et les logements des piqueurs tombaient en ruines,après avoir fait l’admiration de la Bourgogne.

En 1595, de ce splendide pavillon, partit une chasse royale,précédée de ces beaux chiens affectionnés par Paul Véronèse et parRubens, où piaffaient les chevaux à grosse croupe bleuâtre etblanche et satinée qui n’existent que dans l’oeuvre prodigieuse deWouwermans, suivie de ces valets en grande livrée, animée par cespiqueurs à bottes en chaudron et en culottes de peau jaune quimeublent les Vandermeulen. L’obélisque élevé pour célébrer leséjour du Béarnais et sa chasse avec la belle comtesse de Moret endonnait la date au-dessous des armes de Navarre. Car cette jalousemaîtresse, dont le fils fut légitimé, ne voulut pas y voir figurerles armes de France, sa condamnation.

Au moment où le général aperçut ce magnifique monument, lamousse verdissait les quatre pans du toit. Les pierres des chaînesrongées par le temps paraissaient crier à la profanation par millebouches ouvertes. Les vitraux de plomb disjoints laissaient tomberles verres octogones des croisées qui semblaient éborgnées. Desgiroflées jaunes fleurissaient entre les balustres, des lierresglissaient leurs griffes blanches et poilues dans tous lestrous.

Tout accusait cette ignoble incurie, le cachet mis par lesusufruitiers à tout ce qu’ils possèdent. Deux croisées au premierétage étaient bouchées par du foin. Par une fenêtre durez-de-chaussée, on apercevait une pièce pleine d’outils, defagots ; et par une autre, une vache, en montrant son mufle,apprenait que Courtecuisse, pour ne pas faire le chemin quiséparait le pavillon de la faisanderie, avait converti la grandesalle du pavillon en étable, une salle plafonnée en caissons aufond desquels étaient peintes les armoiries de tous les possesseursdes Aigues !..

De noirs et sales palis déshonoraient les abords du pavillon enenfermant des cochons sous des toits en planches, des poules, descanards dans de petits carrés dont le fumier s’enlevait tous lessix mois. Des guenilles séchaient sur les ronces qui poussaienteffrontément, çà et là.

Au moment où le général arriva par l’avenue du pont, madameCourtecuisse récurait un poêlon dans lequel elle venait de faire ducafé au lait. Le garde, assis sur une chaise au soleil, regardaitsa femme, comme un Sauvage eût regardé la sienne. Quand il entenditle pas d’un cheval, il tourna la tête, reconnut monsieur le comte,et se trouva penaud.

– Eh ! bien, Courtecuisse, mon garçon, dit le général auvieux garde, je ne m’étonne pas que l’on coupe mes bois avantmessieurs Gravelot, tu prends ta place pour uncanonicat !…

– Ma foi, monsieur le comte, j’ai passé tant de nuits dans vosbois, que j’y ai attrapé une fraîcheur. Je souffre tant ce matin,que ma femme nettoie le poêlon dans lequel a chauffé moncataplasme.

– Mon cher, lui dit le général, je ne connais d’autre maladieque la faim à laquelle les cataplasmes de café au lait soient bons.Ecoute, drôle. J’ai visité hier ma forêt et celles de messieurs deRonquerolles et de Soulanges, les leurs sont parfaitement gardées,et la mienne est dans un état pitoyable.

– Ah ! monsieur le comte, ils sont anciens dans le pays,eux ! on respecte leurs biens. Comment voulez-vous que je mebatte avec six communes ? J’aime encore mieux ma vie que vosbois. Un homme qui voudrait garder vos bois comme il fautattraperait pour gages une balle dans la tête au coin de votreforêt…

– Lâche ! reprit le général en domptant la fureur que cetteinsolente réplique de Courtecuisse allumait en lui. Cette nuit aété magnifique, mais elle me coûte cent écus pour le présent, etmille francs en dommage dans l’avenir. Vous vous en irez d’ici, moncher, ou les choses vont changer. A tout péché, miséricorde. Voicimes conditions. Je vous abandonne le produit des amendes, et enoutre vous aurez trois francs par procès-verbal. Si je n’y trouvepas mon compte, vous aurez le vôtre et sans pension ; tandisque si vous me servez bien, si vous parvenez à réprimer les dégâts,vous pouvez avoir cent écus de viager. Faites vos réflexions. Voilàsix chemins, dit-il en montrant les six allées, il faut n’enprendre qu’un, comme moi qui n’ai pas craint les balles, tâchez detrouver le bon !

Courtecuisse, petit homme de quarante-six ans, à figure depleine lune, se plaisait beaucoup à ne rien faire. Il comptaitvivre et mourir dans ce pavillon, devenu son pavillon. Ses deuxvaches étaient nourries par la forêt, il avait son bois, ilcultivait son jardin au lieu de courir après les délinquants. Cetteincurie allait à Gaubertin, et Courtecuisse avait comprisGaubertin. Le garde ne faisait donc la chasse aux fagoteurs quepour satisfaire ses petites haines. Il poursuivait les fillesrebelles à ses volontés et les gens qu’il n’aimait point ;mais depuis longtemps il ne haïssait plus personne, aimé de tout lemonde, à cause de sa facilité.

Le couvert de Courtecuisse était toujours mis au Grand-I-Vert,les fagoteuses ne lui résistaient plus, sa femme et lui recevaientdes cadeaux en nature de tous les maraudeurs. On lui rentrait sonbois, on façonnait sa vigne. Enfin, il trouvait des serviteurs danstous ses délinquants.

Presque rassuré par Gaubertin sur son avenir et comptant surdeux arpents quand les Aigues se vendraient, il fut donc réveillécomme en sursaut par la sèche parole du général qui dévoilaitenfin, après quatre ans, sa nature de bourgeois résolu de n’êtreplus trompé.

Courtecuisse prit sa casquette, sa carnassière, son fusil, mitses guêtres, sa bandoulière aux armes récentes des Montcornet, etalla jusqu’à La-Ville-aux-Fayes de ce pas insouciant sous lequelles gens de la campagne cachent leurs réflexions les plusprofondes, regardant les bois et sifflotant ses chiens.

– Tu te plains du Tapissier, dit Gaubertin à Courtecuisse, et tafortune est faite ! Comment, l’imbécile te donne trois francspar procès-verbal et les amendes ! en t’entendant avec desamis, tu peux en dresser tant que tu voudras, une centaine !Avec mille francs, tu pourras acheter la Bâchelerie à Rigou,devenir bourgeois. Seulement, arrange-toi pour ne poursuivre quedes gens nus comme des oeufs. On ne tond rien sur ce qui n’a pas delaine. Prends ce que t’offre le Tapissier, et laisse-lui récolterdes frais, s’il les aime. Tous les goûts sont dans la nature. Lepère Mariotte, malgré mon avis, n’a-t-il pas mieux aimé réaliserdes pertes que des bénéfices ?…

Courtecuisse, pénétré d’admiration pour Gaubertin, revint toutbrûlant du désir d’être enfin propriétaire, et bourgeois comme lesautres.

En rentrant chez lui, le général Montcornet vint conter sonexpédition à Sibilet.

– Monsieur le comte a bien fait, reprit le régisseur en sefrottant les mains, mais il ne faut pas s’arrêter en si beauchemin. Le garde-champêtre, qui laisse dévaster nos prés, noschamps, devrait être changé. Monsieur le comte pourrait facilementse faire nommer maire de la commune et prendre, à la place deVaudoyer, un ancien soldat qui eût le courage d’exécuter laconsigne. Un grand propriétaire doit être maire chez lui. Voyezquelles difficultés nous avons avec le maire actuel !…

Le maire de la commune de Blangy, ancien Bénédictin nommé Rigou,s’était marié, l’an Ier de la République, avec la servante del’ancien curé de Blangy. Malgré la répugnance qu’un religieux mariédevait inspirer à la Préfecture, on le maintenait maire depuis1815, car lui seul à Blangy se trouvait capable d’occuper ce poste.Mais, en 1817, l’Evêque ayant envoyé l’abbé Brossette pourdesservant dans la paroisse de Blangy privée de curé depuisvingt-cinq ans, une violente dissidence se manifesta naturellemententre un apostat et le jeune ecclésiastique dont le caractère estdéjà connu.

La guerre que, depuis ce temps, se faisaient la Mairie et lePresbytère, popularisa le magistrat, méprisé jusqu’alors. Rigou,que les paysans détestaient à cause de ses combinaisons usuraires,représenta tout à coup leurs intérêts politiques et financierssoi-disant menacés par la Restauration, et surtout par leclergé.

Après avoir roulé du Café de la Paix chez tous lesfonctionnaires, le Constitutionnel , principal organe dulibéralisme revenait à Rigou le septième jour, car l’abonnement,pris au nom du père Socquard le limonadier, était supporté parvingt personnes. Rigou passait la feuille à Langlumé le meunier,qui la donnait en lambeaux à tous ceux qui savaient lire. Lespremiers-Paris et les canards anti-religieux de la feuille libéraleformèrent donc l’opinion publique de la vallée des Aigues. AussiRigou, de même que le vénérable abbé Grégoire, devint-il un héros.Pour lui, comme pour certains banquiers à Paris, la politiquecouvrit de la pourpre populaire des déprédations honteuses.

En ce moment, semblable à François Keller, le grand orateur, cemoine parjure était regardé comme un défenseur des droits dupeuple, lui qui naguères ne se serait pas promené dans les champs,à la tombée de la nuit, de peur d’y trouver un piége où il seraitmort d’accident. Persécuter un homme, en politique, ce n’est passeulement le grandir, c’est encore en innocenter le passé. Le partilibéral, sous ce rapport, fut un grand faiseur de miracles. Sonfuneste journal, qui eut alors l’esprit d’être aussi plat, aussicalomniateur, aussi crédule, aussi niaisement perfide que tous lespublics qui composent les masses populaires, a peut-être commisautant de ravages dans les intérêts privés que dans l’Eglise.

Rigou s’était flatté de trouver dans un général bonapartiste endisgrâce, dans un enfant du peuple élevé par la Révolution, unennemi des Bourbons et des prêtres ; mais le général, dansl’intérêt de ses ambitions secrètes, s’arrangea pour éviter lavisite de monsieur et de madame Rigou pendant ses premiers séjoursaux Aigues.

Quand vous verrez de près la terrible figure de Rigou, leLoup-cervier de la vallée, vous comprendrez l’étendue de la secondefaute capitale que ses idées aristocratiques firent commettre augénéral et que la comtesse empira par une impertinence qui trouverasa place dans l’histoire de Rigou.

Si Montcornet eût capté la bienveillance du maire, s’il en eûtrecherché l’amitié, peut-être l’influence de ce renégat aurait-elleparalysé celle de Gaubertin. Loin de là, trois procès dont un déjàgagné par Rigou, pendaient au tribunal de La-Ville-aux-Fayes, entrele général et l’ex-moine. Jusqu’à ce jour, Montcornet avait été sifort occupé par ses intérêts de vanité, par son mariage, qu’il nes’était plus souvenu de Rigou ; mais, aussitôt que le conseilde se substituer à Rigou lui fut donné par Sibilet, il demanda deschevaux de poste et alla faire une visite au préfet.

Le préfet, le comte Martial de la Roche-Hugon, était l’ami dugénéral depuis 1804. Ce fut un mot dit à Montcornet par ceConseiller d’Etat, dans une conversation à Paris, qui déterminal’acquisition des Aigues. Le comte Martial, préfet sous Napoléon,resté préfet sous les Bourbons flattait l’évêque pour se mainteniren place. Or, déjà Monseigneur avait plusieurs fois demandé lechangement de Rigou. Martial, à qui l’état de la commune était bienconnu, fut enchanté de la demande du général qui, dans l’espaced’un mois, eut sa nomination.

Par un hasard assez naturel, le général rencontra, pendant sonséjour à la Préfecture où son ami le logeait, un sous-officier del’ex-garde impériale à qui l’on chicanait sa pension de retraite.Déjà, dans une circonstance, le général avait protégé ce bravecavalier nommé Groison, qui s’en souvenait et qui lui conta sesdouleurs, il se trouvait sans ressources. Montcornet promit àGroison de lui obtenir la pension due, et lui proposa la place degarde-champêtre à Blangy, comme un moyen de s’acquitter en sedévouant à ses intérêts. L’installation du nouveau maire et dunouveau garde-champêtre eut lieu simultanément, et le généraldonna, comme on le pense, de solides instructions à son soldat.

Vaudoyer, le garde-champêtre destitué, paysan de Ronquerolles,n’était, comme la plupart des gardes-champêtres, propre qu’à sepromener, niaiser, se faire choyer par les pauvres qui ne demandentpas mieux que de corrompre cette autorité subalterne, la sentinelleavancée de la Propriété. Il connaissait le brigadier de Soulanges,car les brigadiers de gendarmerie, remplissant des fonctionsquasi-judiciaires dans l’instruction des procès criminels, ont desrapports avec les gardes-champêtres, leurs espions naturels ;Soudry l’envoya donc à Gaubertin qui reçut très-bien Vaudoyer sonancienne connaissance, et lui fit verser à boire, tout en écoutantle récit de ses malheurs.

– Mon cher ami, lui dit le maire de La-Ville-aux-Fayes quisavait parler à chacun son langage, ce qui t’arrive nous attendtous. Les nobles sont revenus, les gens titrés par l’Empereur fontcause commune avec eux ; ils veulent tous écraser le peuple,rétablir les anciens droits, nous ôter nos biens ; mais noussommes Bourguignons, il faut nous défendre, il faut renvoyer lesarminacs à Paris. Retourne à Blangy, tu seras garde-vente pour lecompte de monsieur Polissard, l’adjudicataire des bois deRonquerolles. Va, mon gars, je trouverai bien à t’occuper toutel’année. Mais songes-y ? C’est des bois à nous autres !…Pas un délit, ou sinon confonds tout. Envoie les faiseurs de boisaux Aigues. Enfin, s’il y a des fagots à vendre, qu’on achète lesnôtres, et jamais ceux des Aigues. Tu redeviendras garde-champêtre,ça ne durera pas ! Le général se dégoûtera de vivre au milieudes voleurs ! Sais-tu que ce Tapissier-là m’a appelé voleur,moi fils du plus probe des républicains, moi le gendre de Mouchon,le fameux représentant du Peuple, mort sans un centime pour sefaire enterrer.

Le général porta le traitement de son garde-champêtre à troiscents francs, et fit bâtir une mairie où il le logea ; puis ille maria à la fille d’un de ses métayers qui venait de mourir, etqui restait orpheline avec trois arpents de vigne. Groisons’attacha donc au général comme un chien à son maître. Cettefidélité légitime fut admise par toute la commune. Legarde-champêtre fut craint, respecté, mais, comme un capitaine surson vaisseau, quand son équipage ne l’aime pas ; aussi lespaysans le traitèrent-ils en lépreux. Ce fonctionnaire, accueillipar le silence ou par une raillerie cachée sous la bonhomie, futune sentinelle surveillée par d’autres sentinelles. Il ne pouvaitrien contre le nombre. Les délinquants s’amusèrent à comploter desdélits inconstatables, et la vieille moustache enragea de sonimpuissance. Groison trouva dans ses fonctions l’attrait d’uneguerre de partisans, et le plaisir d’une chasse, la chasse auxdélits. Accoutumé par la guerre à cette loyauté qui consiste enquelque sorte à jouer franc jeu, cet ennemi de la trahison prit enhaine des gens perfides dans leurs combinaisons, adroits dans leursvols et qui faisaient souffrir son amour-propre. Il remarquabientôt que toutes les autres propriétés étaient respectées, lesdélits se commettaient uniquement sur les terres des Aigues ;il méprisa donc les paysans assez ingrats pour piller un général del’Empire, un homme essentiellement bon, généreux, et il joignitbientôt la haine au mépris. Mais il se multiplia vainement, il nepouvait se montrer partout, et les ennemis délinquaient partout àla fois. Groison fit sentir à son général la nécessité d’organiserla défense au complet de guerre, en lui démontrant l’insuffisancede son dévoûment, et lui révélant les mauvaises dispositions deshabitants de la vallée.

– Il y a quelque chose là-dessous, mon général, lui dit-il, cesgens-là sont trop hardis, ils ne craignent rien ; ils ontl’air de compter sur le bon Dieu !

– Nous verrons, répondit le comte.

Mot fatal ! pour les grands politiques, le verbe voir n’apas de futur.

En ce moment, Montcornet devait résoudre une difficulté qui luisembla plus pressante, il lui fallait un alter ego qui le remplaçâtà la Mairie pendant le temps de son séjour à Paris. Forcé detrouver pour adjoint un homme sachant lire et écrire, il ne vitdans toute la commune que Langlumé, le locataire de son moulin. Cechoix fut détestable. Non seulement les intérêts du général-maireet de l’adjoint-meunier étaient diamétralement opposés, mais encoreLanglumé brassait de louches affaires avec Rigou qui lui prêtaitl’argent nécessaire à son commerce ou à ses acquisitions. Lemeunier achetait la tonte des prés du château pour nourrir seschevaux ; et, grâce à ses manoeuvres, Sibilet ne pouvait lesvendre qu’à lui. Tous les prés de la commune étaient livrés à debons prix avant ceux des Aigues ; et ceux des Aigues, restantles derniers, subissaient, quoique meilleurs, une dépréciation.Langlumé fut donc un adjoint provisoire ; mais, en France, leprovisoire est éternel, quoique le Français soit soupçonné d’aimerle changement. Langlumé, conseillé par Rigou, joua le dévoûmentauprès du général, il se trouvait donc adjoint au moment où, par latoute-puissance de l’historien, ce drame commence.

En l’absence du maire, Rigou, nécessairement membre du conseilde la commune, y régna donc et fit prendre des résolutionscontraires au général. Tantôt il y déterminait des dépensesprofitables aux paysans seulement et dont la plus forte parttombait à la charge des Aigues qui, par leur étendue, payaient lesdeux tiers de l’impôt ; tantôt on y refusait des allocationsutiles, comme un supplément de traitement à l’abbé, lareconstruction du presbytère, ou les gages ( sic ) d’un maîtred’école.

– Si les paysans savaient lire et écrire, quedeviendrions-nous ?… dit Langlumé naïvement au général pourjustifier cette décision anti-libérale prise contre un frère de ladoctrine chrétienne que l’abbé Brossette avait tenté d’introduire àBlangy.

De retour à Paris, le général, enchanté de son vieux Groison, semit à la recherche de quelques anciens militaires de la Gardeimpériale avec lesquels il pût organiser sa défense aux Aigues surun pied formidable. A force de chercher, de questionner des amis etdes officiers en demi-solde, il déterra Michaud, un ancienmaréchal-des-logis-chef aux cuirassiers de la Garde, un homme deceux que les troupiers appellent soldatesquement des durs à cuire,surnom fourni par la cuisine du bivouac, où il s’est plus d’unefois trouvé des haricots réfractaires. Michaud tria parmi sesconnaissances trois hommes capables d’être ses collaborateurs et defaire des gardes sans peur et sans reproche.

Le premier, nommé Steingel, Alsacien pur sang, était filsnaturel du général de ce nom, qui succomba lors des premiers succèsde Bonaparte, au début des campagnes d’Italie. Grand et fort, ilappartenait à ce genre de soldats habitués comme les Russes àl’obéissance absolue et passive. Rien ne l’arrêtait dansl’exécution de ses devoirs, il eût empoigné froidement un empereurou le pape, si tel avait été l’ordre. Il ignorait le péril.Légionnaire intrépide, il n’avait pas reçu la moindre égratignureen seize ans de guerre. Il couchait à la belle étoile ou dans sonlit avec une indifférence stoïque. Il disait seulement à touteaggravation de peine : – Il paraît que c’est aujourd’hui commeça !

Le second, nommé Vatel, enfant de troupe, caporal de voltigeurs,gai comme un pinson, d’une conduite un peu légère avec le beausexe, sans aucun principe religieux, brave jusqu’à la témérité,vous aurait fusillé son camarade en riant. Sans avenir, ne sachantquel état prendre, il vit une petite guerre amusante à faire dansles fonctions qui lui furent proposées ; et comme la GrandeArmée et l’Empereur remplaçaient pour lui la Religion, il jura deservir envers et contre tous le brave Montcornet. C’était une deces natures essentiellement chicanières à qui, sans ennemis, la viesemble fade, enfin la nature-avoué, la nature-agent de police.Aussi, sans la présence de l’huissier, aurait-il saisi la Tonsardet son fagot au milieu du Grand-I-Vert, en envoyant promener la loisur l’inviolabilité du domicile.

Le troisième, nommé Gaillard, vieux soldat devenusous-lieutenant, criblé de blessures, appartenait à la classe dessoldats-laboureurs. En pensant au sort de l’Empereur, tout luisemblait indifférent ; mais il allait aussi bien parinsouciance que Vatel par passion. Chargé d’une fille naturelle, iltrouva dans cette place un moyen d’existence, et il accepta commeil eût accepté du service dans un régiment.

En arrivant aux Aigues, où le général devança ses troupiers afinde renvoyer Courtecuisse, il fut stupéfait de l’impudente audace deson garde. Il existe une manière d’obéir qui comporte, chezl’esclave, la raillerie la plus sanglante du commandement. Tout,dans les choses humaines, peut arriver à l’absurde, et Courtecuisseen avait dépassé les limites.

Cent vingt-six procès-verbaux dressés contre des délinquants, laplupart d’accord avec Courtecuisse, et déférés au tribunal de paixjugeant correctionnellement à Soulanges, avaient donné lieu àsoixante-neuf jugements en règle, levés, expédiés, en vertudesquels Brunet, enchanté d’une si bonne aubaine, avait fait lesactes rigoureusement nécessaires pour arriver à ce qu’on nomme, enstyle judiciaire, des procès-verbaux de carence, extrémitémisérable où cesse le pouvoir de la justice. C’est un acte parlequel l’huissier constate que la personne poursuivie ne possèderien, et se trouve dans la nudité de l’indigence. Or, là où il n’ya rien, le créancier, de même que le roi, perd ses droits… . depoursuite. Ces indigents, choisis avec discernement, demeuraientdans cinq communes environnantes où l’huissier s’était transporté,dûment assisté de ses praticiens, Vermichel et Fourchon. MonsieurBrunet avait transmis les pièces à Sibilet en les accompagnant d’unmémoire de frais de cinq mille francs, et le priant de demander denouveaux ordres au comte de Montcornet.

Au moment où Sibilet, muni des dossiers, avait expliquétranquillement au patron le résultat des ordres trop sommairementdonnés à Courtecuisse, et contemplait d’un air tranquille une desplus violentes colères qu’un général de cavalerie française aiteue, Courtecuisse arriva pour rendre ses devoirs à son maître etlui demander environ onze cents francs, somme à laquelle montaientles gratifications promises. Le naturel prit alors le mors auxdents et emporta le général qui ne se souvint plus de sa couronnecomtale ni de son grade, il redevint cuirassier et vomit desinjures dont il devait être honteux plus tard.

– Ah ! quatre cents francs ! quatre cent millegifles !… quatre cent mille coups de pieds au… Crois-tu que jene connaisse pas les couleurs !… Tourne-moi les talons ou jet’aplatis !

A l’aspect du général devenu violet, et dès les premiers mots,Courtecuisse s’était enfui comme une hirondelle.

– Monsieur le comte, disait Sibilet tout doucement, vous aveztort.

– Moi, tort ?…

– Mon Dieu, monsieur le comte, prenez garde, vous aurez unprocès avec ce drôle…

– Je me moque bien des procès… Allez, que le gredin sorte àl’instant même, veillez à ce qu’il laisse tout ce qui m’appartient,et faites le compte de ses gages.

Quatre heures après, la contrée tout entière babillait à samanière en racontant cette scène. Le général avait, disait-on,assommé Courtecuisse, il lui refusait son dû, il lui devait deuxmille francs.

De nouveau, les propos les plus singuliers coururent sur lecompte du bourgeois des Aigues. On le disait fou. Le lendemain,Brunet qui avait instrumenté pour le compte du général, luiapportait pour le compte de Courtecuisse une assignation devant letribunal de paix. Ce lion devait être piqué par mille mouches, sonsupplice ne faisait que commencer.

L’installation d’un garde ne va pas sans quelques formalités, ildoit prêter serment au tribunal de première instance, il se passadonc quelques jours avant que les trois gardes fussent revêtus deleur caractère officiel. Quoique le général eût écrit à Michaud devenir avec sa femme sans attendre que le pavillon de la ported’Avonne fût arrangé pour le recevoir, le futur garde-général futretenu par les soins de son mariage, par les parents de sa femmevenus à Paris, et il ne put arriver qu’après une quinzaine dejours. Durant cette quinzaine prise par l’accomplissement desformalités auxquelles on se prêta d’assez mauvaise grâce àLa-Ville-aux-Fayes, la forêt des Aigues fut dévastée par lesmaraudeurs qui profitèrent du temps pendant lequel elle ne futgardée par personne.

Ce fut un grand événement dans la vallée, depuis Couches jusqu’àLa-Ville-aux-Fayes que l’apparition de trois gardes habillés endrap vert, la couleur de l’Empereur, magnifiquement tenus, et dontles figures annonçaient un caractère solide, tous bien en jambes,agiles, capables de passer les nuits dans les bois.

Dans tout le canton, Groison fut le seul qui fêta les vétérans.Enchanté d’un tel renfort, il lâcha quelques paroles menaçantescontre les voleurs qui, dans peu de temps, devaient se trouverserrés de près et mis dans l’impossibilité de nuire. Ainsi, laproclamation d’usage ne manqua pas à cette guerre, vive et sourde àla fois.

Sibilet signala la gendarmerie de Soulanges au général, etsurtout le brigadier Soudry, comme entièrement et sournoisementhostile aux Aigues, il lui fit sentir de quelle utilité lui seraitune brigade animée d’un bon esprit.

– Avec un bon brigadier et des gens dévoués à vos intérêts, voustiendrez le pays !… dit-il.

Le comte courut à la Préfecture où il obtint, du général quicommandait la Division, la mise à la retraite de Soudry et sonremplacement par un nommé Viollet, excellent gendarme du chef-lieuque vantèrent le général et le préfet. Les gendarmes de la brigadede Soulanges, tous dirigés sur d’autres points du département parle colonel de la gendarmerie, ancien camarade de Montcornet, eurentpour successeurs des hommes choisis, à qui l’ordre fut donnésecrètement de veiller à ce que les propriétés du comte deMontcornet ne reçussent désormais aucune atteinte, et à qui l’onrecommanda surtout de ne pas se laisser gagner par les habitants deSoulanges.

Cette dernière révolution, accomplie avec une rapidité qui nepermit pas de la contrecarrer, jeta l’étonnement dansLa-Ville-aux-Fayes et dans Soulanges. Soudry, qui se regarda commedestitué, se plaignit, et Gaubertin trouva le moyen de le fairenommer maire, afin de mettre la gendarmerie à ses ordres. On criabeaucoup à la tyrannie. Montcornet devint un objet de haine. Nonseulement cinq ou six existences furent ainsi changées par lui,mais bien des vanités furent froissées. Les paysans, animés par desparoles échappées aux petits bourgeois de Soulanges, à ceux deLa-Ville-aux-Fayes, à Rigou, à Langlumé, à monsieur Guerbet, lemaître-de-poste de Couches, se crurent à la veille de perdre cequ’ils appelaient leurs droits.

Le général éteignit le procès avec son ancien garde en payanttout ce qu’il réclamait.

Courtecuisse acheta pour deux mille francs un petit domaineenclavé sur les terres des Aigues à un débouché des remises par oùpassait le gibier. Rigou n’avait jamais voulu céder LaBâchelerie ; mais il se fit un malicieux plaisir de la vendreà cinquante pour cent de bénéfice à Courtecuisse. Celui-ci devintainsi l’une de ses nombreuses créatures, car il le tint par lesurplus du prix, l’ex-garde n’ayant payé que mille francs.

Les trois gardes, Michaud et le garde-champêtre, menèrent alorsune vie de Guérillas. Couchant dans les bois, ils les parcouraientsans cesse, ils en prenaient cette connaissance approfondie quiconstitue la science du garde-forestier, qui lui évite les pertesde temps, étudiant les issues, se familiarisant avec les essenceset leurs gisements, habituant leurs oreilles aux chocs, auxdifférents bruits qui se font dans les bois. Enfin, ils observèrentles figures, passèrent en revue les différentes familles des diversvillages du canton, et les individus qui les composaient, leursmoeurs, leur caractère, leurs moyens d’existence. Chose plusdifficile qu’on ne pense ! En voyant prendre des mesures sibien combinées, les paysans qui vivaient des Aigues, opposèrent unmutisme complet, une soumission narquoise à cette intelligentepolice.

Dès l’abord, Michaud et Sibilet se déplurent mutuellement. Lefranc et loyal militaire, l’honneur des sous-officiers de la JeuneGarde, haïssait la brutalité mielleuse, l’air mécontent durégisseur, qu’il nomma tout d’abord le Chinois . Il remarquabientôt les objections par lesquelles Sibilet s’opposait auxmesures radicalement utiles et les raisons par lesquelles iljustifiait les choses d’une douteuse réussite. Au lieu de calmer legénéral, Sibilet, ainsi qu’on a dû le voir par ce récit succinct,l’excitait sans cesse et le poussait aux mesures de rigueur, touten essayant de l’intimider par la multiplicité des ennuis, parl’étendue des petitesses, par des difficultés renaissantes etinvincibles. Sans deviner le rôle d’espion et d’agent provocateuraccepté par Sibilet, qui, dès son installation, se promit àlui-même de choisir, selon ses intérêts, un maître entre le généralet Gaubertin, Michaud reconnut dans le régisseur une nature avide,mauvaise, aussi ne s’en expliquait-il point la probité. La profondeinimitié qui sépara ces deux hauts fonctionnaires plut d’ailleursau général. La haine de Michaud le portait à surveiller lerégisseur, espionnage auquel il ne serait pas descendu, si legénéral le lui avait demandé. Sibilet caressa le garde-général etle flatta bassement, sans pouvoir lui faire quitter une excessivepolitesse que le loyal militaire mit entre eux comme unebarrière.

Maintenant, ces détails préliminaires étant connus, oncomprendra parfaitement l’intérêt des ennemis du général et celuide la conversation qu’il eut avec ses deux ministres.

Chapitre 9De la médiocratie

– Eh ! bien, Michaud, qu’y a-t-il de nouveau ? demandale général quand la comtesse eut quitté la salle à manger.

– Mon général, si vous m’en croyez, nous ne parlerons pasd’affaires ici, les murs ont des oreilles, et je veux avoir lacertitude que ce que nous dirons ne tombera que dans lesnôtres.

– Eh ! bien, répondit le général, allons en nous promenantjusqu’à la Régie par le sentier qui partage la prairie, nous seronscertains de ne pas être écoutés…

Quelques instants après, le général traversait la prairie,accompagné de Sibilet et Michaud, pendant que la comtesse allait,entre l’abbé Brossette et Blondet, vers la Porte d’Avonne. Michaudraconta la scène qui s’était passée au Grand-I-Vert.

– Vatel a eu tort, dit Sibilet.

– On le lui a bien prouvé, reprit Michaud, en l’aveuglant ;mais ceci n’est rien. Vous savez, mon général, notre projet desaisir les bestiaux de tous nos délinquants condamnés ;eh ! bien, nous ne pourrons jamais y arriver. Brunet, toutcomme son confrère Plissoud, ne nous prêtera jamais un loyalconcours ; ils sauront toujours prévenir les gens de la saisieprojetée. Vermichel, le praticien de Brunet, est venu chercher lepère Fourchon au Grand-I-Vert, et Marie Tonsard, la bonne amie deBonnébault, est allée donner l’alarme à Couches. J’étais sous lepont d’Avonne à pêcher en guettant un drôle qui médite un mauvaiscoup, et j’ai entendu Marie Tonsard criant la nouvelle àBonnébault, qui, voyant la fille à Tonsard fatiguée d’avoir couru,l’a relayée en s’élançant à Couches. Enfin, les dégâtsrecommencent.

– Un grand coup d’autorité devient de jour en jour plusnécessaire, dit Sibilet.

– Que vous disais-je, s’écria le général. Il faut réclamerl’exécution des jugements qui portent des condamnations à laprison, qui prononcent la contrainte par corps pour lesdommages-intérêts et pour les frais qui me sont dus.

– Ces gens-là regardent la loi comme impuissante, et se disentles uns aux autres qu’on n’osera pas les arrêter, répliqua Sibilet.Ils s’imaginent vous faire peur ! Ils ont des complices àLa-Ville-aux-Fayes, car le procureur du roi semble avoir oublié lescondamnations.

– Je crois, dit Michaud en voyant le général pensif, qu’endépensant beaucoup d’argent, vous pouvez encore sauver vospropriétés.

– Il vaut mieux dépenser de l’argent que de sévir, réponditSibilet.

– Quel est donc votre moyen ? demanda le général à songarde-général.

– Il est bien simple, dit Michaud, il s’agit d’entourer votreforêt de murs, comme votre parc, et nous serons tranquilles, lemoindre délit devient un crime et mène en Cour d’Assises.

– A neuf francs la toise superficielle, rien que pour lesmatériaux, monsieur le comte dépenserait le tiers du capital desAigues… , dit Sibilet en riant.

– Allons ! dit Montcornet, je pars à l’instant, je vaisvoir le procureur-général.

– Le procureur-général, répliqua doucement Sibilet, serapeut-être de l’avis de son procureur du roi, car une pareillenégligence annonce un accord entre eux.

– Eh ! bien, il faut le savoir, s’écria Montcornet. S’ils’agit de faire sauter juges, ministère public, tout jusqu’auProcureur-général, j’irai trouver alors le garde-des-sceaux, etmême le Roi.

Sur un signe énergique que lui fit Michaud, le général dit àSibilet, en se retournant, un : –  » Adieu, mon cher !  » que lerégisseur comprit.

– Monsieur le comte est-il d’avis, comme Maire, dit le régisseuren saluant, d’exécuter les mesures nécessaires pour réprimer lesabus du glanage ? La moisson va commencer, et s’il faut fairepublier les arrêtés sur les certificats d’indigence, et surl’interdiction du glanage aux indigents des communes voisines, nousn’avons pas de temps à perdre.

– Faites, entendez-vous avec Groison ! dit le comte. Avecde pareilles gens, ajouta-t-il, il faut exécuter strictement laloi.

Ainsi dans un moment Montcornet donna gain de cause au systèmeque lui proposait Sibilet depuis quinze jours et auquel il serefusait, mais qu’il trouva bon dans le feu de la colère causée parl’accident de Vatel.

Quand Sibilet fut à cent pas, le comte dit tout bas à son garde: – Eh ! bien, mon cher Michaud, qu’y a-t-il ?

– Vous avez un ennemi chez vous, général, et vous lui confiezdes projets que vous ne devriez pas dire à votre bonnet depolice.

– Je partage tes soupçons, mon cher ami, répliquaMontcornet ; mais je ne commettrai pas deux fois la mêmefaute. Pour remplacer Sibilet, j’attends que tu sois au fait de laRégie, et que Vatel puisse te succéder. Cependant, qu’ai-je àreprocher à Sibilet ? Il est ponctuel, probe, il n’a pasdétourné cent francs depuis cinq ans. Il a le plus détestablecaractère du monde, et voilà tout ; autrement, quel serait sonplan ?

– Général, dit gravement Michaud, je le saurai, car il en a biencertainement un ; et, si vous le permettez, un sac de millefrancs le fera dire à ce drôle de Fourchon, quoique, depuis cematin, je soupçonne le père Fourchon de manger à tous lesrateliers. On veut vous forcer à vendre les Aigues, ce vieux friponde cordier me l’a dit. Sachez-le ! Depuis Couches jusqu’àLa-Ville-aux-Fayes, il n’est pas de paysan, de petit bourgeois, defermier, de cabaretier, qui n’ait son argent prêt pour le jour dela curée. Fourchon m’a confié que Tonsard, son gendre, a déjà jetéson dévolu… L’opinion que vous vendrez les Aigues règne dans lavallée, comme un poison dans l’air. Peut-être le pavillon de laRégie et quelques terres à l’entour, est-il le prix dont est payél’espionnage de Sibilet ? Il ne se dit rien entre nous qui nese sache à La-Ville-aux-Fayes. Sibilet est parent à votre ennemi,Gaubertin. Ce qui vient de vous échapper sur le Procureur-généralsera rapporté peut-être à ce magistrat avant que vous ne soyez à laPréfecture. Vous ne connaissez pas les gens de cecanton-ci !

– Je ne les connais pas ?… c’est de la canaille, et lâcherpied devant de pareils gredins ?… s’écria le général,ah ! plutôt cent fois brûler moi-même les Aigues !…

– Ne les brûlons pas, et adoptons un plan de conduite qui déjoueles ruses de ces Lilliputiens. A les entendre dans leurs menaces,on est décidé à tout contre vous ; aussi, mon général, puisquevous parlez d’incendie, assurez tous vos bâtiments et toutes vosfermes !

– Ah ! sais-tu, Michaud, ce qu’ils veulent dire avec leurTapissier ? Hier, en allant le long de la Thune, j’entendaisles petits gars disant : –  » Voilà le Tapissier !…  » et ils sesauvaient.

– Ce serait à Sibilet à vous répondre, il serait dans son rôle,car il aime à vous voir en colère, répondit Michaud d’un airnavré ; mais puisque vous me le demandez… eh ! bien,c’est le surnom que ces brigands-là vous ont donné, mongénéral.

– A cause de quoi ?…

– Mais, mon général, à cause de… votre père…

– Ah ! les mâtins !… s’écria le comte devenu blême.Oui, Michaud, mon père était marchand de meubles, ébéniste, lacomtesse n’en sait rien… Oh ! que jamais… Et après tout, j’aifait valser des reines et des impératrices !… je lui diraitout ce soir ! s’écria-t-il après une pause.

– Ils prétendent que vous êtes un lâche, reprit Michaud.

– Ah !

– Ils demandent comment vous avez pu vous sauver à Essling, làoù presque tous les camarades ont péri…

Cette accusation fit sourire le général.

– Michaud, je vais à la Préfecture ! s’écria-t-il avec unesorte de rage, quand ce ne serait que pour y faire préparer lespolices d’assurance. Annonce mon départ à madame la comtesse.Ah ! ils veulent la guerre, ils l’auront, et je vais m’amuserà les tracasser, moi, les bourgeois de Soulanges et leurs paysans…Nous sommes en pays ennemi, de la prudence ! Recommande auxgardes de se tenir dans les termes de la loi. Ce pauvre Vatel, aiesoin de lui. La comtesse est effrayée, il faut lui toutcacher ; autrement, elle ne reviendrait plus ici !…

Le général ni même Michaud n’étaient dans le secret de leurpéril. Michaud, trop nouvellement venu dans cette vallée deBourgogne, ignorait la puissance de l’ennemi, tout en en voyantl’action. Le général, lui, croyait à la force de la loi.

La Loi, telle que le législateur la fabrique aujourd’hui, n’apas toute la vertu qu’on lui suppose. Elle ne frappe pas égalementle pays, elle se modifie dans ses applications au point de démentirson principe. Ce fait se déclare plus ou moins patemment à toutesles époques. Quel serait l’historien assez ignorant pour prétendreque les Arrêtés du pouvoir le plus énergique ont eu cours danstoute la France ? que les réquisitions en hommes, en denrées,en argent, frappées par la Convention, ont été faites en Provence,au fond de la Normandie, sur la lisière de la Bretagne, comme ellesse sont accomplies dans les grands centres de vie sociale ?Quel philosophe oserait nier qu’une tête tombe aujourd’hui dans teldépartement, tandis que dans le département voisin une autre têteest conservée, quoique coupable d’un crime identiquement le même,et souvent plus horrible ? On veut l’égalité dans la vie, etl’inégalité règne dans la loi, dans la peine de mort ?…

Dès qu’une ville se trouve au-dessous d’un certain chiffre depopulation, les moyens administratifs ne sont plus les mêmes. Ilest environ cent villes en France où les lois jouent dans touteleur vigueur, où l’intelligence des citoyens s’élève jusqu’auproblème d’intérêt général ou d’avenir que la loi veutrésoudre ; mais, dans le reste de la France, où l’on necomprend que les jouissances immédiates, l’on s’y soustrait à toutce qui peut les atteindre. Aussi, dans la moitié de la Franceenviron, rencontre-t-on une force d’inertie qui déjoue toute actionlégale, administrative et gouvernementale. Entendons-nous ?Cette résistance ne regarde point les choses essentielles à la viepolitique. La rentrée des impôts, le recrutement, la punition desgrands crimes ont lieu certainement ; mais, en dehors decertaines nécessités reconnues, toutes les dispositionslégislatives qui touchent aux moeurs, aux intérêts, à certains abussont complètement abolies par un mauvais gré général. Et, au momentoù cette Scène se publie, il est facile de reconnaître cetterésistance, contre laquelle s’est jadis heurté Louis XIV enBretagne, en voyant les faits déplorables que cause la loi sur lachasse. On sacrifiera, par an, la vie de vingt ou trente hommespeut-être pour sauver celle de quelques bêtes.

En France, pour vingt millions d’êtres, la loi n’est qu’unpapier blanc affiché sur la porte de l’Eglise, ou à la Mairie. Delà, le mot les papiers employé par Mouche comme expression del’Autorité. Beaucoup de maires de canton (il ne s’agit pas encoredes maires de simples communes), font des sacs à raisin ou àgraines avec les numéros du Bulletin des Lois . Quant aux simplesmaires de communes, on serait effrayé du nombre de ceux qui nesavent ni lire ni écrire, et de la manière dont sont tenus lesactes de l’Etat civil. La gravité de cette situation, parfaitementconnue des administrateurs sérieux, diminuera sans doute ;mais ce que la centralisation contre laquelle on déclame tant,comme on déclame en France contre tout ce qui est grand, utile etfort, n’atteindra jamais ; mais la puissance contre laquelleelle se brisera toujours, est celle contre laquelle allait seheurter le général, et qu’il faut nommer la Médiocratie .

On a beaucoup crié contre la tyrannie des nobles, on crieaujourd’hui contre celle des financiers, contre les abus du pouvoirqui ne sont peut-être que les inévitables meurtrissures du jougsocial appelé Contrat par Rousseau, Constitution par ceux-ci,Charte par ceux-là, ici Czar, là Roi, Parlement enAngleterre ; mais le nivellement commencé par 1789 et reprisen 1830 a préparé la louche domination de la bourgeoisie, et lui alivré la France. Un fait, malheureusement trop commun aujourd’hui,l’asservissement d’un canton, d’une petite ville, d’unesous-préfecture par une famille ; enfin, le tableau de lapuissance qu’avait su conquérir Gaubertin en pleine Restauration,accusera mieux ce mal social que toutes les affirmationsdogmatiques. Bien des localités opprimées s’y reconnaîtront, biendes gens sourdement écrasés trouveront ici ce petit Ci-Gît publicqui parfois console d’un grand malheur privé.

Au moment où le général s’imaginait recommencer une lutte quin’avait jamais eu de trève, son ancien régisseur avait complété lesmailles du réseau dans lequel il tenait l’Arrondissement deLa-Ville-aux-Fayes tout entier. Pour éviter des longueurs, il estnécessaire de présenter succinctement les rameaux généalogiques parlesquels Gaubertin embrassait le pays comme un boa tourné sur unarbre gigantesque avec tant d’art, que le voyageur croit y voir uneffet naturel de la végétation asiatique.

En 1793, il existait trois frères du nom de Mouchon dans lavallée de l’Avonne. Depuis 1793, on commençait à substituer le nomde vallée de l’Avonne à celui de vallée des Aigues, en haine del’ancienne seigneurie.

L’aîné, régisseur des biens de la famille Ronquerolles, devintdéputé du département à la Convention. A l’imitation de son amiGaubertin, l’accusateur public qui sauva les Soulanges, il sauvales biens et la vie des Ronquerolles. Il eut deux filles, l’unemariée à l’avocat Gendrin, l’autre à Gaubertin fils, et il mouruten 1804.

Le second obtint gratis, par la protection de son aîné, la postede Couches. Il eut pour seule et unique héritière une fille, mariéeà un riche fermier du pays appelé Guerbet. Il mourut en 1817.

Le dernier des Mouchon, s’étant fait prêtre, curé deLa-Ville-aux-Fayes avant la révolution, curé depuis lerétablissement du culte catholique, se trouvait encore curé decette petite capitale. Il ne voulut pas prêter le serment, se cachapendant longtemps aux Aigues, dans la Chartreuse, sous laprotection secrète des Gaubertin père et fils. Alors âgé desoixante-sept ans, il jouissait de l’estime et de l’affectiongénérales, à cause de la concordance de son caractère avec celuides habitants. Parcimonieux jusqu’à l’avarice, il passait pour êtrefort riche, et sa fortune présumée consolidait le respect dont ilétait environné. Monseigneur l’évêque faisait le plus grand cas del’abbé Mouchon, qu’on appelait le vénérable curé deLa-Ville-aux-Fayes ; et ce qui, non moins que sa fortune,rendait Mouchon cher aux habitants, était la certitude, qu’on eut àplusieurs reprises, de son refus d’aller occuper une cure superbe àla préfecture ou Monseigneur le désirait.

En ce moment, Gaubertin, maire de La-Ville-aux-Fayes,rencontrait un appui solide en monsieur Gendrin, son beau-frère, leprésident du Tribunal de Première Instance. Gaubertin fils, l’avouéle plus occupé du tribunal et d’une renommée proverbiale dansl’arrondissement, parlait déjà de vendre son étude après cinq ansd’exercice. Il voulait s’en tenir à l’exercice de sa professiond’avocat, afin de pouvoir succéder à son oncle Gendrin quandcelui-ci prendrait sa retraite. Le fils unique du président Gendrinétait conservateur des hypothèques.

Soudry fils, qui, depuis deux ans, occupait le principal siégedu ministère public, était un séide de Gaubertin. La fine madameSoudry n’avait pas manqué de solidifier la position du fils de sonmari par un immense avenir, en le mariant à la fille unique deRigou. La double fortune de l’ancien moine et celle des Soudry quidevait revenir au procureur du roi, faisaient de ce jeune hommel’un des personnages les plus riches et les plus considérables dudépartement.

Le sous-préfet de La-Ville-aux-Fayes, monsieur des Lupeaulx,neveu du secrétaire-général d’un des plus importants ministères,était le mari désigné de mademoiselle Elise Gaubertin, la plusjeune fille du maire, dont la dot, comme celle de l’aînée, semontait à deux cent mille francs, sans les espérances ! Cefonctionnaire fit de l’esprit sans le savoir en tombant amoureuxd’Elise, à son arrivée à La-Ville-aux-Fayes en 1819. Sans sesprétentions, qui parurent sortables, depuis longtemps on l’auraitcontraint à demander son changement ; mais il appartenait enespérance à la famille Gaubertin, dont le chef voyait dans cettealliance beaucoup moins le neveu que l’oncle. Aussi l’oncle, dansl’intérêt de son neveu, mettait-il toute son influence au servicede Gaubertin.

Ainsi, l’Eglise, la Magistrature sous sa double forme, amovibleet inamovible, la Municipalité, l’Administration, les quatre piedsdu pouvoir marchaient au gré du maire.

Voici comment cette puissance s’était fortifiée au-dessus etau-dessous de la sphère où elle agissait.

Le département auquel appartient La-Ville-aux-Fayes est un deceux dont la population lui donne le droit de nommer six députés.L’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes, depuis la création d’unCentre Gauche à la Chambre, avait fait son député de Leclercq,banquier de l’entrepôt des vins, gendre de Gaubertin, devenu Régentde la Banque. Le nombre d’électeurs que cette riche valléefournissait au Grand-Collége, était assez considérable pour quel’élection de monsieur de Ronquerolles, protecteur acquis à lafamille Mouchon, fût toujours assurée, ne fût-ce que partransaction. Les électeurs de La-Ville-aux-Fayes prêtaient leurappui au préfet, à la condition de maintenir le marquis deRonquerolles député du Grand-Collége. Aussi Gaubertin, qui lepremier eut l’idée de cet arrangement électoral, était-il vu de bonoeil à la Préfecture, à laquelle il sauvait bien des déboires. Lepréfet faisait élire trois ministériels purs, avec deux députésCentre-Gauche. Ces deux députés étant le marquis de Ronquerolles,beau-frère du comte de Sérisy et un Régent de la Banque,effrayaient peu le Cabinet. Aussi les élections de ce départementpassaient-elles au ministère de l’Intérieur pour êtreexcellentes.

Le comte de Soulanges, pair de France, désigné pour êtremaréchal, fidèle aux Bourbons, savait ses bois et ses propriétésbien administrés et bien gardés par le notaire Lupin, par Soudry,il pouvait être regardé comme un protecteur par Gendrin qu’il avaitfait nommer successivement juge et président, aidé d’ailleurs, enceci, par monsieur de Ronquerolles.

Messieurs Leclercq et de Ronquerolles siégeaient auCentre-Gauche, plus près de la Gauche que du Centre, situationpolitique pleine d’avantages pour ceux qui regardent la consciencepolitique comme un vêtement. Le frère de monsieur Leclercq avaitobtenu la recette particulière de La-Ville-aux-Fayes.

Au-delà de cette capitale de la vallée d’Avonne, le banquier,député de l’arrondissement, venait d’acquérir une magnifique terrede trente mille francs de rentes, avec parc et château, positionqui lui permettait d’influencer tout un canton.

Ainsi, dans les régions supérieures de l’Etat, dans les deuxchambres et au principal Ministère, Gaubertin comptait sur uneprotection aussi puissante qu’active, et il ne l’avait encore nisollicitée pour des riens, ni fatiguée par trop de demandessérieuses.

Le conseiller Gendrin, nommé Président de Chambre, était legrand faiseur de la Cour royale. Le Premier Président, l’un destrois députés ministériels, orateur nécessaire au Centre, laissait,pendant la moitié de l’année, la conduite de sa Cour au PrésidentGendrin. Enfin, le conseiller de préfecture, cousin de Sarcus,nommé Sarcus-le-Riche, était le bras droit du préfet, députélui-même. Sans les raisons de famille qui liaient Gaubertin et lejeune des Lupeaulx, un frère de madame Sarcus, eût été désiré poursous-préfet par l’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes. MadameSarcus, la femme du Conseiller de Préfecture, était une Vallat deSoulanges, famille alliée aux Gaubertin, elle passait pour avoirdistingué le notaire Lupin dans sa jeunesse. Quoiqu’elle eûtquarante-cinq ans et un fils élève ingénieur, Lupin n’allait jamaisà la Préfecture sans lui présenter ses hommages et déjeûner oudîner avec elle.

Le neveu de Guerbet, le maître-de-poste, dont le père était,comme on l’a vu, percepteur de Soulanges, occupait la placeimportante de juge d’instruction au Tribunal de La-Ville-aux-Fayes.Le troisième juge, fils de maître Corbinet, notaire, appartenaitnécessairement corps et âme au tout-puissant maire. Enfin le jeuneVigor, fils du lieutenant de la gendarmerie était le jugesuppléant.

Sibilet père, greffier du tribunal dès l’origine, avait marié sasoeur à monsieur Vigor, lieutenant de la gendarmerie deLa-Ville-aux-Fayes. Ce bonhomme, père de six enfants, était lecousin du père de Gaubertin, par sa femme, uneGaubertin-Vallat.

Depuis dix-huit mois, les efforts réunis des deux députés, demonsieur de Soulanges, du président Gaubertin, avaient fait créerune place de commissaire de police à La-Ville-aux-Fayes, en faveurdu second fils du greffier.

La fille aînée de Sibilet avait épousé monsieur Hervé,instituteur, dont l’établissement venait d’être transformé encollége, à raison de ce mariage, et depuis un an La-Ville-aux-Fayesjouissait d’un proviseur.

Le Sibilet, principal-clerc de maître Corbinet, attendait desGaubertin, des Soudry, des Leclercq, les garanties nécessaires àl’acquisition de l’étude de son patron.

Le dernier fils du greffier était employé dans les Domaines,avec promesse de succéder au receveur de l’Enregistrement dès qu’ilaurait atteint le temps du service voulu pour prendre saretraite.

Enfin, la dernière fille de Sibilet, âgée de seize ans, étaitfiancée au capitaine Corbinet, frère du notaire, à qui l’on avaitobtenu la place de directeur de la poste aux lettres.

La poste aux chevaux de La-Ville-aux-Fayes appartenait àmonsieur Vigor l’aîné, beau-frère du banquier Leclercq, et ilcommandait la garde nationale.

Une vieille demoiselle Gaubertin-Vallat, soeur de la greffière,tenait le bureau de papier timbré.

Ainsi, de quelque côté qu’on se tournât dans La-Ville-aux-Fayes,on rencontrait un membre de cette coalition invisible, dont le chefavoué, reconnu par tous, grands et petits, était le maire de laville, l’Agent-Général du commerce des bois, Gaubertin !…

Si de la Sous-Préfecture on descendait dans la vallée del’Avonne, Gaubertin y dominait à Soulanges par les Soudry, parLupin, adjoint au maire, régisseur de la terre de Soulanges ettoujours en correspondance avec le comte, par Sarcus, lejuge-de-paix, par Guerbet le percepteur, par Gourdon le médecin,qui avait épousé une Gendrin-Vatebled. Il gouvernait Blangy parRigou, Couches par le maître-de-poste, maire absolu dans sacommune. A la manière dont l’ambitieux maire de La-Ville-aux-Fayesrayonnait dans la vallée de l’Avonne, on peut deviner comment ilinfluait dans le reste de l’arrondissement.

Le chef de la maison Leclercq était un chapeau mis sur ladéputation. Le banquier avait consenti, dès l’origine, à laissernommer Gaubertin à sa place, dès qu’il aurait obtenu la Recettegénérale du département. Soudry, le procureur du roi, devait passerAvocat-général à la Cour royale, et le riche juge d’instructionGuerbet attendait un siége de conseiller. Ainsi, l’occupation deces places, loin d’être oppressive, garantissait de l’avancementaux jeunes ambitieux de la ville.

L’influence de Gaubertin était si sérieuse, si grande, que lesfonds, les économies, l’argent caché des Rigou, des Soudry, desGendrin, des Guerbet, des Lupin, de Sarcus-le-Riche lui-même,obéissaient à ses prescriptions. La-Ville-aux-Fayes croyaitd’ailleurs en son maire. La capacité de Gaubertin n’était pas moinsprônée que sa probité, que son obligeance ; il appartenait àses parents, à ses administrés tout entier, mais à charge derevanche. Son conseil municipal l’adorait. Aussi tout ledépartement blâmait-il monsieur Mariotte d’Auxerre d’avoircontrarié ce brave monsieur Gaubertin. Sans se douter de leurforce, aucun cas de la montrer ne s’étant déclaré, les bourgeois deLa-Ville-aux-Fayes se vantaient seulement de ne pas avoird’étrangers chez eux, et ils se croyaient excellents patriotes.Rien n’échappait donc à cette intelligente tyrannie, inaperçued’ailleurs, et qui paraissait à chacun le triomphe de la localité.Ainsi, dès que l’Opposition libérale déclara la guerre aux Bourbonsde la branche aînée, Gaubertin, qui ne savait où placer un filsnaturel, ignoré de sa femme et nommé Bournier, tenu depuislongtemps à Paris, sous la surveillance de Leclercq, le voyantdevenu prote d’une imprimerie, l’installa maître imprimeur àLa-Ville-aux-Fayes. Ce garçon créa, sous l’inspiration de sonprotecteur, un journal ayant pour titre le Courrier de l’Avonne ,paraissant trois fois par semaine, et qui commença par enlever lebénéfice des annonces légales au journal de la Préfecture. Cettefeuille départementale tout acquise au Ministère en général,appartenait en particulier au Centre-Gauche. Ce journal, précieuxpour la publication des mercuriales des marchés de la Bourgogne,des bois, des vins, devait servir avant tout les intérêts dutriumvirat Rigou, Gaubertin et Soudry. A la tête d’un assez belétablissement où il réalisait déjà des bénéfices, Bournier faisaitla cour à la fille de Maréchal l’avoué. Ce mariage paraissaitprobable.

Le seul étranger à la grande famille avonnaise était l’ingénieurordinaire des Ponts-et-chaussées ; aussi réclamait-on avecinstance son changement en faveur de monsieur Sarcus, le fils deSarcus-le-Riche, et tout annonçait que ce défaut dans le filetserait réparé sous peu de temps.

Cette ligue formidable qui monopolisait tous les servicespublics et particuliers, qui suçait le pays, qui s’attachait aupouvoir comme un remora sous un navire, échappait à tous lesregards, le général Montcornet ne la soupçonnait pas. La Préfectures’applaudissait de la prospérité de l’arrondissement deLa-Ville-aux-Fayes dont on disait au ministère de l’Intérieur : « Voilà une sous-préfecture modèle ! tout y va comme sur desroulettes ! Nous serions bienheureux, si tous lesarrondissements ressemblaient à celui-là !  » L’esprit defamille s’y doublait de l’esprit de localité. Là, comme dansbeaucoup de petites villes et même de préfectures, un fonctionnaireétranger au pays devenait impossible, il eût été forcé de quitterl’arrondissement dans l’année. Quand le despotique cousinagebourgeois fait une victime, elle est si bien entortillée etbâillonnée, qu’elle n’ose se plaindre ; elle est enveloppée deglu, de cire, comme un colimaçon introduit dans une ruche. Cettetyrannie invisible, insaisissable, a pour auxiliaires des raisonspuissantes : le désir d’être au milieu de sa famille, de surveillerses propriétés, l’appui mutuel qu’on se prête, les garanties quetrouve l’administration en voyant son agent sous les yeux de sesconcitoyens et de ses proches. Aussi le népotisme est-il pratiquédans la sphère élevée du département, comme dans la petite ville deprovince. Qu’arrive-t-il ? Le pays, la localité triomphent surdes questions d’intérêt général, Paris est souvent écrasé, lavérité des faits est travestie. Enfin, une fois les grandesutilités publiques satisfaites, il est clair que les lois, au lieud’agir sur les masses, en reçoivent l’empreinte, les populations seles adaptent au lieu de s’y adapter. Quiconque a voyagé dans leMidi, dans l’Ouest de la France, en Alsace, autrement que pour ycoucher à l’auberge, voir les monuments ou le paysage, doitreconnaître la vérité de ces observations. Ces effets du népotismebourgeois sont aujourd’hui des faits isolés ; mais l’espritdes lois actuelles tend à les augmenter. Cette plate dominationpeut causer de grands maux, comme le démontreront quelquesévénements du drame qui se jouait alors dans la vallée desAigues.

Le système, renversé plus imprudemment qu’on ne le croit, lesystème monarchique et le système impérial remédiaient à cet abus,par des existences consacrées, par des classifications, par descontrepoids qu’on a si sottement définis des priviléges . Iln’existe pas de priviléges du moment où tout le monde est admis àgrimper au mât de cocagne du pouvoir. Ne vaudrait-il pas mieuxd’ailleurs des priviléges avoués, connus, que des priviléges ainsisurpris, établis par la ruse, en fraude de l’esprit qu’on veutfaire public, qui reprennent l’oeuvre du despotisme en sous-oeuvreet un cran plus bas qu’autrefois. N’aurait-on renversé de noblestyrans, dévoués à leur pays, que pour créer d’égoïstestyranneaux ? Le pouvoir sera-t-il dans les caves au lieu derégner à sa place naturelle ? On doit y songer, car l’espritde localité tel qu’il vient d’être dessiné, gagnera la Chambre.

L’ami de Montcornet, le comte de la Roche-Hugon, avait étédestitué peu de temps après la dernière visite du général. Cettedestitution jeta cet homme d’Etat dans l’opposition libérale, où ildevint un des coryphées du Côté gauche. Son successeur,heureusement pour Montcornet, était un gendre du marquis deTroisville, le comte de Castéran, qui reçut Montcornet comme unparent, et lui dit gracieusement de conserver ses habitudes à laPréfecture. Après avoir écouté les plaintes du général, le comte deCastéran pria l’évêque, le procureur-général, le colonel de lagendarmerie, le conseiller Sarcus, et le général commandant laDivision à déjeuner pour le lendemain.

Le Procureur-général, le baron Bourlac, si célèbre par lesprocès de madame de La Chanterie et Rifoël, était un de ces hommesacquis à tous les gouvernements, que leur dévouement au pouvoir,quel qu’il soit, rendent précieux. Après avoir dû son élévation àson fanatisme pour l’Empereur, il dut la conservation de son posteà son caractère inflexible et à la conscience de métier qu’ilportait dans l’accomplissement de ses devoirs. Le procureur-généralqui jadis poursuivait avec acharnement les restes de lachouannerie, poursuivit les bonapartistes avec un acharnement égal.Mais les années, les tempêtes avaient adouci sa rudesse, il étaitdevenu comme tous les vieux diables, charmant de manières et deformes.

Le comte de Montcornet expliqua sa position, les craintes de songarde-général, parla de la nécessité de faire des exemples et desoutenir la cause de la propriété.

Ces hauts fonctionnaires écoutèrent gravement, sans répondreautre chose que des banalités, comme : –  » Certainement, il fautque force reste à la loi. – Votre cause est celle de tous lespropriétaires. – Nous y veillerons ; mais la prudence estnécessaire dans les circonstances où nous nous trouvons. – Unemonarchie doit faire plus pour le peuple que le peuple ne feraitpour lui-même, s’il était, comme en 1793, le souverain. – Le peuplesouffre, nous nous devons autant à lui qu’à vous !  »

L’implacable Procureur-général exposa tout doucement desconsidérations sérieuses et bienveillantes sur la situation desbasses classes, qui eussent prouvé à nos futurs utopistes que lesfonctionnaires de l’ordre élevé savaient déjà les difficultés duproblème à résoudre par la société moderne.

Il n’est pas inutile de dire ici qu’à cette époque de laRestauration, des collisions sanglantes avaient eu lieu, surplusieurs points du royaume, précisément à cause du pillage desbois et des droits abusifs que les paysans de quelques communess’étaient arrogés. Le ministère, la cour n’aimaient ni ces sortesd’émeutes, ni le sang que faisait couler la répression, heureuse oumalheureuse. Tout en sentant la nécessité de sévir, on traitait lesadministrateurs de maladroits quand ils avaient comprimé lespaysans, et ils étaient destitués s’ils faiblissaient ; aussiles préfets biaisaient-ils avec ces accidents déplorables.

Dès le début de la conversation, Sarcus-le-Riche avait fait auProcureur-général et au Préfet un signe que Montcornet ne vit paset qui détermina l’allure de la conversation. Le Procureur-généralconnaissait la situation des Aigues par son subordonné Soudry, quilui avait fait craindre des résistances de la part des Bourguignonsde l’Avonne.

– Je prévois une lutte terrible, dit le procureur du roi deLa-Ville-aux-Fayes à son chef qu’il était venu voir exprès. On noustuera des gendarmes, je le sais par mes espions. Nous aurons unméchant procès. Le Jury ne nous soutiendra pas quand il se verrasous le coup de la haine des familles de vingt ou trente accusés,il ne nous accordera pas la tête des meurtriers ni les années debagne que nous demanderons pour les complices. A peineobtiendrez-vous, en plaidant vous-même, quelques années de prisonpour les plus coupables. Il vaut mieux fermer les yeux que de lesouvrir quand, en les ouvrant, nous sommes certains d’exciter unecollision qui coûtera du sang, et peut-être six mille francs defrais à l’Etat, sans compter l’entretien de ces gens-là au Bagne.C’est cher pour un triomphe qui, certes, exposera la faiblesse dela justice à tous les regards.

Incapable de soupçonner l’influence du népotisme, Montcornet neparla donc pas de Gaubertin, dont la main attisait le foyer de cesrenaissantes difficultés. Après le déjeuner, le Procureur-généralprit le comte de Montcornet par le bras et l’emmena dans le cabinetdu Préfet. Au sortir de cette conférence, le général Montcornet,sagement conseillé par le Procureur-général, écrivit à la comtessequ’il partait pour Paris et qu’il ne serait de retour que dans unesemaine. On verra, par l’exécution des mesures que dicta le baronBourlac, combien ses avis étaient sages. Et si les Aigues pouvaientéchapper au mauvais gré, ce devait être en se conformant à lapolitique que ce magistrat venait de conseiller secrètement aucomte de Montcornet.

Quelques esprits, avides d’intérêt avant tout, accuseront cesexplications de longueur. Mais il est utile de faire observer icique, d’abord, l’historien des moeurs obéit à des lois plus duresque celles qui régissent l’historien des faits, il doit rendre toutprobable, même le vrai ; tandis que, dans le domaine del’histoire proprement dite, l’impossible est justifié par la raisonqu’il est advenu. Les vicissitudes de la vie sociale ou privée sontengendrées par un monde de petites causes qui tiennent à tout. Lesavant est obligé de déblayer les masses d’une avalanche, souslaquelle ont péri des villages, pour vous montrer les caillouxdétachés d’une cime qui ont déterminé la formation de cettemontagne de neige. S’il ne s’agissait ici que d’un suicide, il y ena cinq cents par an, dans Paris, ce mélodrame est devenu vulgaire,et chacun peut en trouver lui-même les raisons ; mais à quiferait-on croire que le suicide de la Propriété soit jamais arrivépar un temps où la fortune semble plus précieuse que la vie ?De re vestrâ agitur , dirait un fabuliste, il s’agit ici desaffaires de tous ceux qui possèdent quelque chose.

Enfin, songez que cette ligue de tout un canton et d’une petiteville contre un vieux général échappé malgré son courage auxdangers de mille combats, s’est dressée en plus d’un départementcontre des hommes qui voulaient y faire le bien. Cette coalitionmenace incessamment l’homme de génie, le grand politique, le grandagronome, tous les novateurs.

Cette dernière explication, politique pour ainsi dire, et quirend aux personnages du drame leur vraie physionomie, au plus petitdétail sa gravité, jettera de vives lumières sur cette Scène, oùsont en jeu tous les intérêts sociaux des campagnes.

Chapitre 10Mélancolie d’une femme heureuse

Au moment où le général montait en calèche pour aller à laPréfecture, la comtesse arrivait à la porte d’Avonne, où, depuisdix-huit mois, le ménage de Michaud et d’Olympe étaitdéfinitivement installé.

Quelqu’un qui se serait rappelé le pavillon, comme il est décritplus haut, l’aurait cru rebâti. D’abord, les briques tombées oumordues par le temps, le ciment qui manquait dans les joints,avaient été remplacés. L’ardoise nettoyée rendait au faîte sagaîté, en rendant à l’architecture l’effet des balustres découpésen blanc sur ce fond bleuâtre. Les abords désobstrués et sablésétaient soignés par l’homme chargé d’entretenir les allées du parc.Les encadrements des croisées, les corniches, enfin toute la pierretravaillée ayant été restaurée, l’extérieur de ce monument avaitrepris son ancien lustre. La basse-cour, les écuries, l’établereportées dans les bâtiments de la Faisanderie et cachées par desmassifs, au lieu d’attrister le regard par leurs inconvénients,mêlaient au continuel bruissement particulier aux forêts cesmurmures, ces roucoulements, ces battements d’ailes, l’un des plusdélicieux accompagnements de la continuelle mélodie que chante laNature. Ce lieu tenait donc à la fois au genre inculte des forêtspeu pratiquées et à l’élégance d’un parc anglais. L’entourage dupavillon en accord avec son extérieur, offrait au regard je ne saisquoi de noble, de digne et d’aimable ; de même que le bonheuret les soins d’une jeune femme donnaient à l’intérieur unephysionomie bien différente de celle que la brutale insouciance deCourtecuisse y imprimait naguère. En ce moment, la saison faisaitvaloir toutes ces splendeurs naturelles. Les parfums de quelquescorbeilles de fleurs se mariaient à la sauvage senteur des bois.Quelques prairies du parc, récemment fauchées à l’entour,répandaient l’odeur des foins coupés.

Lorsque la comtesse et ses deux hôtes atteignirent au bout d’unedes allées sinueuses qui débouchaient au pavillon, ils entrevirentmadame Michaud assise en dehors, à sa porte, travaillant à unelayette. Cette femme, ainsi posée, ainsi occupée, ajoutait aupaysage un intérêt humain qui le complétait et qui dans la réalitéest si touchant, que certains peintres ont par erreur essayé de letransporter dans leurs tableaux. Ces artistes oublient que l’esprit d’un pays, quand il est bien rendu par eux, est si grandiosequ’il écrase l’homme, tandis que le cadre d’une semblable scèneest, dans la nature, toujours en proportion avec le personnage.Quand le Poussin, le Raphaël de la France, a fait du paysage unaccessoire dans ses Bergers d’Arcadie, il avait bien deviné quel’homme devient petit et misérable, lorsque dans une toile lanature est le principal. Là, c’était août dans toute sa gloire, unemoisson attendue, un tableau plein d’émotions simples et fortes.Là, se rencontrait réalisé le rêve de beaucoup d’hommes dont la vieinconstante et mélangée de bon et de mauvais par de violentessecousses, leur a fait désirer le repos.

Disons en quelques phrases le roman de ce ménage. Justin Michaudn’avait pas répondu très-chaudement aux avances de l’illustrecolonel des cuirassiers, quand Montcornet lui proposa la garde desAigues, il pensait alors à reprendre du service ; mais aumilieu des pourparlers et des propositions qui le conduisirent àl’hôtel Montcornet, il y vit la première femme de Madame. Cettejeune fille, confiée à la comtesse par d’honnêtes fermiers desenvirons d’Alençon, avait quelques espérances de fortune, vingt outrente mille francs, tous les héritages venus. Comme beaucoup decultivateurs qui se sont mariés jeunes et dont les ancêtres vivent,le père et la mère se trouvant dans la gêne et ne pouvant donneraucune éducation à leur fille aînée, l’avaient placée auprès de lajeune comtesse. Madame de Montcornet fit apprendre la couture, lesmodes à mademoiselle Olympe Chazet, ordonna de la servir à part, etfut récompensée de ces égards par un de ces attachements absolus,si nécessaires aux Parisiennes. Olympe Chazet, jolie Normande, d’unblond à tons dorés, légèrement grasse, d’une figure animée par unoeil spirituel et remarquable par un nez de marquise, fin etcourbé, par un air virginal malgré sa taille cambrée à l’espagnole,offrait toutes les distinctions qu’une jeune fille néeimmédiatement au-dessus du peuple peut gagner dans le rapprochementque sa maîtresse avait permis. Convenablement mise, d’un maintienet d’une tournure décente, elle s’exprimait bien. Michaud fut doncfacilement pris, surtout en apprenant que la fortune de sa belleserait assez considérable un jour. Les difficultés vinrent de lacomtesse, qui ne voulait pas se séparer d’une fille siprécieuse ; mais lorsque Montcornet eut expliqué sa situationaux Aigues, le mariage n’éprouva plus de retards que par lanécessité de consulter les parents, dont le consentement futpromptement donné.

Michaud, à l’exemple de son général, regarda sa jeune femmecomme un être supérieur auquel il fallait obéir militairement, sansarrière-pensée. Il trouva dans cette quiétude et dans sa vieoccupée au dehors, les éléments du bonheur que souhaitent lessoldats en quittant leur métier : assez de travail pour ce que lecorps en exige, assez de fatigues pour pouvoir goûter les charmesdu repos. Malgré son intrépidité connue, Michaud n’avait jamaisreçu de blessure grave, il n’éprouvait aucune de ces douleurs quidoivent aigrir l’humeur des vétérans, comme tous les êtresréellements forts, il avait l’humeur égale ; sa femme l’aimadonc absolument. Depuis leur arrivée au pavillon, cet heureuxménage savourait les douceurs de sa lune de miel, en harmonie avecla Nature, avec l’art dont les créations l’entourai(en)t,circonstance assez rare ! Les choses autour de nous neconcordent pas toujours à la situation de nos âmes.

En ce moment, c’était si joli, que la comtesse arrêta Blondet etl’abbé Brossette, car ils pouvaient voir la jolie madame Michaudsans être vus par elle.

– Quand je me promène, je viens toujours dans cette partie duparc, dit-elle tout bas. Je me plais à contempler le pavillon etses deux tourtereaux, comme on aime à voir un beau site.

Et elle s’appuya significativement sur le bras d’Emile Blondetpour lui faire partager des sentiments d’une finesse qu’on nesaurait exprimer, mais que les femmes devineront.

– Je voudrais être portier aux Aigues, répondit Blondet ensouriant. Eh ! bien, qu’avez-vous ? reprit-il en voyantune expression de tristesse amenée par ces mots sur les traits dela comtesse.

– Rien.

– C’est toujours quand les femmes ont quelque pensée importantequ’elles disent hypocritement : Je n’ai rien.

– Mais nous pouvons être en proie à des idées qui vous semblentlégères et qui, pour nous, sont terribles. Moi aussi, j’envie lesort d’Olympe…

– Dieu vous entende ! dit l’abbé Brossette en souriant pourôter à ce mot toute sa gravité.

Madame de Montcornet devint inquiète en apercevant dans la poseet sur le visage d’Olympe une expression de crainte et detristesse. A la manière dont une femme tire son fil à chaque point,une autre femme en surprend les pensées. En effet, quoique vêtued’une jolie robe rose, la tête nue et soigneusement coiffée encheveux, la femme du garde-général ne roulait pas des pensées enaccord avec sa mise, avec cette belle journée, avec son ouvrage.Son beau front, son regard perdu par instants sur le sable ou dansles feuillages qu’elle ne voyait point, offraient d’autant plusnaïvement l’expression d’une anxiété profonde, qu’elle ne se savaitpas observée.

– Et je l’enviais !… Qui peut assombrir ses idées ?…dit la comtesse au curé.

– Madame, répondit tout bas l’abbé Brossette, expliquez donccomment, au milieu des félicités parfaites, l’homme est toujourssaisi de pressentiments vagues mais sinistres ?…

– Curé, répondit Blondet en souriant, vous (vous) permettez desréponses d’évêque !… Rien n’est volé, tout se paie ! adit Napoléon.

– Une telle maxime dite par cette bouche impériale prend desproportions égales à celles de la Société, répliqua l’abbé.

– Eh ! bien, Olympe, qu’as-tu, ma fille ? dit lacomtesse en s’avançant vers son ancienne domestique. Tu semblesrêveuse, triste. Y aurait-il une bouderie dans leménage ?…

Madame Michaud, en se levant, avait déjà changé de visage.

– Mon enfant, dit Emile avec un accent paternel, je voudraisbien savoir qui peut assombrir notre front, quand nous sommes dansce pavillon, presque aussi bien logés que le comte d’Artois auxTuileries. Vous avez ici l’air d’un nid de rossignols dans unfourré ! N’avons-nous pas pour mari le plus brave garçon de laJeune-Garde, un bel homme, et qui nous aime à en perdre latête ? Si j’avais connu les avantages que Montcornet vousaccorde ici, j’aurais quitté mon état de tartinier pour devenirGarde-général, moi !

– Ce n’est pas la place d’un homme qui a votre talent, monsieur,répondit Olympe en souriant à Blondet comme à une personne deconnaissance.

– Qu’as-tu donc, ma chère petite ? dit la comtesse.

– Mais, madame, j’ai peur…

– Peur ! de quoi ? demanda vivement la comtesse à quice mot rappela Mouche et Fourchon.

– Peur des loups ? dit Emile en faisant à madame Michaud unsigne qu’elle ne comprit pas.

– Non, monsieur, des paysans. Moi qui suis née dans le Perche,où il y a bien quelques méchantes gens, je ne crois pas qu’il y enait autant et de si méchants que dans ce pays-ci. Je n’ai pas l’airde me mêler des affaires de Michaud ; mais il se défie assezdes paysans pour s’armer, même en plein jour, s’il traverse laforêt. Il dit à ses hommes d’être toujours sur le qui-vive. Ilpasse de temps en temps par ici des figures qui n’annoncent rien debon. L’autre jour, j’étais le long du mur, à la source du petitruisseau sablé qui vient du bois, et qui passe, à cinq cents pasd’ici, dans le parc par une grille, et qu’on nomme laSource-d’Argent, à cause des paillettes qu’on dit y avoir étésemées par Bouret… Vous savez, madame ?… Eh ! bien, j’aientendu deux femmes qui lavaient leur linge, à l’endroit où leruisseau traverse l’allée de Couches, elles ne me savaient pas là.De là l’on voit notre pavillon, ces deux vieilles se le sontmontré. –  » En a-t-on dépensé de l’argent, disait l’une, pour celuiqui a remplacé le bonhomme Courtecuisse ? – Ne faut-il pasbien payer un homme qui se charge de tourmenter le pauvre mondecomme ça, répondit l’autre. – Il ne le tourmentera pas longtemps, arépondu la première, il faudra que ça finisse. Après tout, nousavons le droit de faire du bois. Défunt madame des Aigues nouslaissait fagoter. Il y a de ça trente ans, ainsi c’est établi. -Nous verrons comment les choses se passeront l’hiver prochain,reprit la seconde. Mon homme a bien juré par ses grands dieux quetoute la gendarmerie de la terre ne nous empêcherait pas d’aller aubois, qu’il y irait lui-même, et que tant pis !… – Parbleu,faut-il que nous mourions de froid et que nous ne cuisions pointnotre pain ? a demandé la première. Ils ne manquent de rien,eux autres. La petite femme de ce gueux de Michaud sera soignée,allez !…  » Enfin, madame, elles ont dit des horreurs de moi,de vous, de monsieur le comte… . Elles ont fini par dire qu’onbrûlerait d’abord les fermes, et puis le château… .

– Bah ! dit Emile, propos de laveuses ! On volait legénéral, et on ne le volera plus. Ces gens-là sont furieux voilàtout ! Songez donc que le gouvernement est toujours le plusfort partout, même en Bourgogne. En cas de mutinerie, on feraitvenir, s’il le fallait, tout un régiment de cavalerie.

Le curé fit, en arrière de la comtesse, des signes à madameMichaud pour lui dire de taire ses craintes qui sans doute étaientun effet de la seconde vue que donne la passion vraie.Exclusivement occupée d’un seul être, l’âme finit par embrasser lemonde moral qui l’entoure et y voit les éléments de l’avenir. Dansson amour, une femme éprouve les pressentiments qui, plus tard,éclairent sa maternité. De là, certaines mélancolies, certainestristesses inexplicables qui surprennent les hommes, tout divertisd’une pareille concentration par les grands soins de la vie, parleur activité continuelle. Tout amour vrai devient, chez la femme,une contemplation active plus ou moins lucide, plus ou moinsprofonde selon les caractères.

– Allons, mon enfant, montre ton pavillon à monsieur Emile, ditla comtesse devenue si pensive qu’elle oublia la Péchina pour quicependant elle était venue.

L’intérieur du pavillon restauré se trouvait en harmonie avecson splendide extérieur. Au rez-de-chaussée, en y rétablissant lesdivisions primitives, l’architecte envoyé de Paris avec desouvriers, grief vivement reproché par les gens deLa-Ville-aux-Fayes au bourgeois des Aigues, avait ménagé quatrepièces. D’abord, une antichambre au fond de laquelle tournait unvieil escalier de bois à balustres, et derrière laquelle s’étendaitune cuisine ; puis, de chaque côté de l’antichambre, une salleà manger et le salon plafonné d’armoiries, boisé tout en chênedevenu noir. Cet artiste, choisi par madame de Montcornet pour larestauration des Aigues, eut soin de mettre en harmonie le mobilierde ce salon avec les décors anciens. A cette époque, la mode nedonnait pas encore des valeurs exagérées aux débris des sièclespassés. Les fauteuils en noyer sculpté, les chaises à dos élevés etgarnies en tapisserie, les consoles, les horloges, leshautes-lices, les tables, les lustres enfouis chez les revendeursd’Auxerre et de La-Ville-aux-Fayes, étaient de cinquante pour centmeilleur marché que les meubles de pacotille du faubourgSaint-Antoine. L’architecte avait donc acheté deux ou troischarretées de vieilleries bien choisies qui, réunies à ce qui futmis hors de service au château, fit du salon de la porte d’Avonneune espèce de création artistique. Quant à la salle à manger, il lapeignit en couleur de bois, il y tendit des papiers dits écossais,et madame Michaud y mit aux croisées des rideaux de percale blancheà bordure verte, des chaises en acajou garnies en drap vert, deuxénormes buffets et une table en acajou. Cette pièce, ornée degravures militaires, était chauffée par un poêle en fayence, dechaque côté duquel se voyaient des fusils de chasse. Cesmagnificences si peu coûteuses, avaient été présentées dans toutela vallée comme le dernier mot du luxe asiatique. Chose étrange,elles excitèrent la convoitise de Gaubertin qui, tout en sepromettant de mettre les Aigues en pièces, se réserva dès lors, inpetto , ce pavillon splendide.

Au premier étage, trois chambres composaient l’habitation duménage. On apercevait aux fenêtres des rideaux de mousseline quirappelaient à un Parisien les dispositions et les fantaisiesparticulières aux existences bourgeoises. Là, madame Michaud,livrée à elle-même, avait voulu des papiers satinés. Sur lacheminée de sa chambre, meublée de ce meuble vulgaire en acajou eten velours d’Utrecht, du lit à bateau et à colonnes avec lacouronne d’où descendaient des rideaux de mousseline brodée, sevoyait une pendule en albâtre entre deux flambeaux couverts d’unegaze et accompagnés de deux vases de fleurs artificielles sous leurcage de verre, le présent conjugal du maréchal-des-logis.Au-dessus, sous le toit, les chambres de la cuisinière, dudomestique et de la Péchina s’étaient ressenties de cetterestauration.

– Olympe, ma fille, tu ne me dis pas tout ? demanda lacomtesse en entrant dans la chambre de madame Michaud et laissantsur l’escalier Emile et le curé qui descendirent en entendant laporte se fermer.

Madame Michaud, que l’abbé Brossette avait interloquée, livra,pour se dispenser de parler de ses craintes beaucoup plus vivesqu’elle ne le disait, un secret qui rappela l’objet de sa visite àla comtesse.

– J’aime Michaud, madame, vous le savez ; eh ! bien,seriez-vous contente de voir près de vous, chez vous, unerivale ?…

– Une rivale…

– Oui, madame, cette moricaude que vous m’avez donnée à garder,aime Michaud sans le savoir, pauvre petite !.. La conduite decette enfant, longtemps un mystère pour moi, s’est éclaircie depuisquelques jours…

– A treize ans ?…

– Oui, madame… . Et vous avouerez qu’une femme grosse de troismois, qui nourrira son enfant elle-même, peut avoir descraintes ; mais pour ne pas vous les dire devant cesmessieurs, je vous ai parlé de sottises sans importance, ajoutafinement la généreuse femme du garde-général.

Madame Michaud ne redoutait guère Geneviève Niseron, et depuisquelques jours elle éprouvait des frayeurs mortelles que parméchanceté les paysans se plaisaient à nourrir, après les avoirinspirées.

– Et, à quoi t’es-tu aperçue de…

– A rien et à tout ! répondit Olympe en regardant lacomtesse. Cette pauvre petite est à m’obéir d’une lenteur detortue, et d’une vivacité de lézard à la moindre chose que demandeJustin. Elle tremble comme une feuille au son de la voix de monmari, elle a le visage d’une sainte qui monte au ciel quand elle leregarde ; mais elle ne se doute pas de l’amour, elle ne saitpas qu’elle aime.

– Pauvre enfant ! dit la comtesse avec un sourire et unaccent pleins de naïveté.

– Ainsi, reprit madame Michaud après avoir répété le sourire deson ancienne maîtresse, Geneviève est sombre quand Justin estdehors ; et, si je lui demande à quoi elle pense, elle merépond en me disant qu’elle a peur de monsieur Rigou, desbêtises !… Elle croit que tout le monde a envie d’elle, quiressemble à l’intérieur d’un tuyau de cheminée. Lorsque Justin batles bois la nuit, l’enfant est inquiète autant que moi. Si j’ouvrela fenêtre en écoutant le trot du cheval de mon mari, je vois unelueur chez la Péchina, comme on la nomme, qui me prouve qu’elleveille, qu’elle l’attend ; enfin, elle ne se couche, commemoi, que lorsqu’il est rentré.

– Treize ans ! dit la comtesse, la malheureuse !…

– Malheureuse ?… reprit Olympe, non. Cette passion d’enfantla sauvera.

– De quoi ? demanda madame de Montcornet.

– Du sort qui attend ici presque toutes les filles de son âge.Depuis que je l’ai décrassée, elle est devenue moins laide, elle aquelque chose de bizarre, de sauvage qui saisit les hommes… Elleest si changée que madame ne la reconnaîtra pas. Le fils de cetinfâme cabaretier du Grand-I-Vert, Nicolas, le plus mauvais drôlede la commune en veut à cette petite, il la poursuit comme ungibier. S’il n’est guère croyable qu’un homme, riche comme l’estmonsieur Rigou et qui change de servante tous les trois ans, ait pupersécuter dès l’âge de douze ans un laideron, il paraît certainque Nicolas Tonsard court après la Péchina, Justin me l’a dit. Ceserait affreux, car les gens de ce pays-ci vivent vraiment commedes bêtes ; mais, Justin, nos deux domestiques et moi, nousveillons sur la petite, ainsi soyez tranquille, madame ; ellene sort jamais seule, qu’en plein jour, et encore pour aller d’icià la porte de Couches. Si, par hasard, elle tombait dans uneembûche, son sentiment pour Justin lui donnerait la force etl’esprit de résister, comme les femmes qui ont une préférencerésistent à un homme haï.

– C’est pour elle que je suis venue ici, reprit la comtesse, jene savais pas combien il était utile pour toi que j’y vinsse ;car, mon enfant, elle embellira, cette fille… .

– Oh ! madame, reprit Olympe en souriant, je suis sûre deJustin. Quel homme ! quel coeur !… Si vous saviez quellereconnaissance profonde il a pour son général, à qui, dit-il, ildoit son bonheur. Il n’a que trop de dévoûment, il risquerait savie comme à la guerre, et il oublie que maintenant il peut setrouver père de famille… .

– Allons ! je te regrettais, dit la comtesse en jetant àOlympe un regard qui la fit rougir ; mais je ne regrette plusrien, je te vois heureuse. Quelle sublime et noble chose quel’amour dans le mariage !… ajouta-t-elle.

Virginie de Troisville resta songeuse, et madame Michaudrespecta ce silence.

– Voyons ! cette petite est probe ? demanda lacomtesse en se réveillant comme d’un rêve.

– Autant que moi, madame, répondit madame Michaud.

– Discrète ?…

– Comme une tombe.

– Reconnaissante ?…

– Ah ! madame, elle a des retours d’humilité pour moi quidénotent une nature angélique ; elle vient me baiser lesmains, elle me dit des mots à renverser. –  » Peut-on mourird’amour ? me demandait-elle avant-hier. – Pourquoi me fais-tucette question ? lui ai-je dit. – C’est pour savoir si c’estune maladie !  »

– Elle a dit cela ?… s’écria la comtesse.

– Si je me rappelais tous ses mots, je vous en dirais biend’autres, répondit Olympe, elle a l’air d’en savoir plus que moi….

– Crois-tu, mon enfant, qu’elle puisse te remplacer près de moi,car je ne puis me passer d’une Olympe, dit la comtesse en souriantavec une sorte de tristesse.

– Pas encore, madame, elle est trop jeune ; mais, dans deuxans, oui… Puis, s’il était nécessaire qu’elle s’en allât d’ici, jevous en préviendrais. Son éducation est à faire, elle ne sait riendu monde. Le grand-père de Geneviève, le père Niseron, est un deces hommes qui se laisseraient couper le cou plutôt que de mentir,il mourrait de faim auprès d’un dépôt, cela tient à ses opinions,et sa petite-fille est élevée dans ces sentiments-là… La Péchina secroirait votre égale, car le bonhomme a fait d’elle, comme il ledit, une républicaine, de même que le père Fourchon fait de Moucheun bohémien. Moi, je ris de ces écarts ; mais vous, vouspourriez vous en fâcher, elle ne vous révère que comme sabienfaitrice, et non comme une supérieure. Que voulez-vous, c’estsauvage à la façon des hirondelles… Le sang de la mère est aussipour quelque chose dans tout cela…

– Qu’était donc sa mère ?

– Madame ne connaît pas cette histoire-là, dit Olympe. Eh !bien, le fils du vieux sacristain de Blangy, un garçon superbe, àce que m’ont dit les gens du pays, a été pris par la granderéquisition. Ce Niseron ne se trouvait encore que simple canonnieren 1809, dans un corps d’armée qui, du fond de l’Illyrie et de laDalmatie, a eu l’ordre d’accourir par la Hongrie pour couper laretraite à l’armée autrichienne, dans le cas où l’Empereurgagnerait la bataille de Wagram. C’est Michaud qui m’a raconté laDalmatie, il y est allé. Niseron, en sa qualité de bel homme, avaitconquis à Zara le coeur d’une Monténégrine, une fille de lamontagne à qui la garnison française ne déplaisait pas. Perdue dansl’esprit de ses compatriotes, l’habitation de la ville étaitimpossible à cette fille après le départ des Français. ZénaKropoli, dite injurieusement la Française, a donc suivi le régimentd’artillerie, elle est revenue en France après la paix. AugusteNiseron sollicitait la permission d’épouser la Monténégrine, alorsgrosse de Geneviève ; mais la pauvre femme est morte àVincennes des suites de l’accouchement, en janvier 1810. Lespapiers indispensables pour qu’un mariage soit bon sont arrivésquelques jours après, Auguste Niseron a donc écrit à son père devenir chercher l’enfant avec une nourrice du pays et de s’encharger ; il a eu bien raison, car il a été tué d’un éclatd’obus à Montereau. Inscrite sous le nom de Geneviève et baptisée àSoulanges, cette petite Dalmate a été l’objet de la protection demademoiselle Laguerre que cette histoire a touchée beaucoup, car ilsemble que ce soit dans le destin de cette petite d’être adoptéepar les maîtres des Aigues. Dans le temps, le père Niseron a reçudu château la layette et des secours en argent.

En ce moment, de la fenêtre devant laquelle la comtesse etOlympe se tenaient, (elles) virent Michaud abordant l’abbéBrossette et Blondet qui se promenaient en causant dans le vasteespace circulaire sablé qui répétait dans le parc la demi-luneextérieure.

– Où donc est-elle ? dit la comtesse, tu me donnes unefurieuse envie de la voir…

– Elle est allée porter du lait à mademoiselle Gaillard, à laporte de Couches ; elle doit être à deux pas d’ici, car voilàplus d’une heure qu’elle est partie…

– Eh ! bien, je vais avec ces messieurs au-devant d’elle,dit madame de Montcornet en descendant.

Au moment où la comtesse dépliait son ombrelle, Michaud s’avançapour lui dire que le général la laissait veuve probablement pourdeux jours.

– Monsieur Michaud, dit vivement la comtesse, ne me trompez pas,il se passe quelque chose de grave ici. Votre femme a peur, et s’ily a beaucoup de gens qui ressemblent au père Fourchon, ce pays doitêtre inhabitable…

– Si c’était cela, madame, répondit Michaud en riant, nous neserions pas sur nos jambes, car il est bien facile de se défaire denous autres. Les paysans piaillent, voilà tout. Mais quant à passerde la criaillerie au fait, du délit au crime, ils tiennent trop àla vie, à l’air des champs… Olympe vous aura rapporté des proposqui l’ont effrayée, mais elle est dans un état à s’effrayer d’unrêve, ajouta-t-il en prenant le bras de sa femme et le pesant surle sien de manière à lui dire de se taire désormais.

– Cornevin ! Juliette ! cria madame Michaud qui vitbientôt la tête de sa vieille cuisinière à la croisée, je vais àdeux pas, veillez au pavillon.

Deux chiens énormes qui se mirent à hurler montrèrent quel’effectif de la garnison de la Porte d’Avonne était assezconsidérable. En entendant les chiens, Cornevin, un vieuxPercheron, le père nourricier d’Olympe, sortit du massif et fitvoir une de ces têtes comme il ne s’en fabrique que dans le Perche.Cornevin avait dû chouanner en 1793 et 1799.

Tout le monde accompagna la comtesse dans celle des six alléesde la forêt qui menait directement à la porte de Couches, et quetraversait la source d’Argent. Madame de Montcornet allait enavant, avec Blondet. Le curé, Michaud et sa femme se parlaient àvoix basse de la révélation qui venait d’être faite à madame del’état du pays.

– Peut-être est-ce providentiel, disait le curé, car si madamele veut, nous arriverions, à force de bienfaits et de douceur, àchanger ces gens-là…

A six cents pas environ du pavillon, au-dessous du ruisseau, lacomtesse aperçut dans l’allée une cruche rouge cassée et du laitrépandu.

– Qu’est-il arrivé à la petite ?… dit-elle en appelantMichaud et sa femme qui retournaient au pavillon.

– Un malheur comme à Perrette, lui répondit Emile Blondet.

– Non, la pauvre enfant a été surprise et poursuivie, car lacruche a été jetée sur le côté, dit l’abbé Brossette en examinantle terrain.

– Oh ! c’est bien là le pied de la Péchina, dit Michaud.L’empreinte des pieds tournés vivement révèle une sorte de terreursubite. La petite s’est élancée violemment du côté du pavillon envoulant y retourner.

Tout le monde suivait les traces montrées du doigt par legarde-général qui marchait en les observant, et qui s’arrêta dansle milieu de l’allée, à cent pas de la cruche cassée, à l’endroitoù cessaient les marques des pieds de la Péchina.

– Là, reprit-il, elle s’est dirigée vers l’Avonne, peut-êtreétait-elle cernée du côté du pavillon.

– Mais, s’écria madame Michaud, il y a plus d’une heure qu’elleest absente.

Une même terreur se peignit sur toutes les figures. Le curécourut vers le pavillon en examinant l’état du chemin, pendant queMichaud, mû par la même pensée, remonta l’allée vers Couches.

– Oh ! mon Dieu, elle est tombée là, dit Michaud enrevenant de l’endroit où cessaient les empreintes vers le ruisseaud’Argent, à celui où elles cessaient également au milieu del’allée, en montrant une place… Tenez ?…

Tout le monde vit en effet sur le sable de l’allée la trace d’uncorps étendu.

– Les empreintes qui vont vers le bois sont celles de piedschaussés de semelles en tricot… , dit le curé.

– C’est des pieds de femme, dit la comtesse.

– Et, là-bas, à l’endroit de la cruche cassée, les empreintessont celles des pieds d’un homme, ajouta Michaud.

– Je ne vois pas trace de deux pieds différents, dit le curé,qui suivit jusqu’au bois la trace des chaussures de femme.

– Elle aura, certes, été prise et emportée dans le bois, s’écriaMichaud.

– Si c’est un pied de femme, ce serait inexplicable, s’écriaBlondet.

– Ce sera quelque plaisanterie de ce monstre de Nicolas, ditMichaud, depuis quelques jours, il guette la Péchina. Ce matin, jeme suis tenu pendant deux heures sous le pont d’Avonne poursurprendre mon drôle, qu’une femme aura peut-être aidé dans sonentreprise.

– C’est affreux ! dit la comtesse.

– Ils croient plaisanter, ajouta le curé d’un ton amer ettriste.

– Oh ! la Péchina ne se laissera pas arrêter, dit legarde-général, elle est capable d’avoir traversé l’Avonne à lanage… Je vais visiter les bords de la rivière. Toi, ma chèreOlympe, retourne au pavillon, et vous, messieurs, ainsi que madame,promenez-vous dans l’allée vers Couches.

– Quel pays !… dit la comtesse.

– Il y a de mauvais garnements partout, reprit Blondet.

– Est-il vrai, monsieur le curé, demanda madame de Montcornet,que j’aie sauvé cette petite des griffes de Rigou ?

– Toutes les jeunes filles au-dessous de quinze ans que vousvoudrez recueillir au château seront arrachées à ce monstre,répondit l’abbé Brossette. En essayant d’attirer cette enfant chezlui, dès l’âge de douze ans, madame, l’apostat voulait satisfaire àla fois et son libertinage et sa vengeance. En prenant le pèreNiseron pour sacristain j’ai pu faire comprendre à ce bonhomme lesintentions de Rigou, qui lui parlait de réparer les torts de sononcle, mon prédécesseur à la cure. C’est un des griefs de l’ancienmaire contre moi, sa haine en est accrue… . Le père Niseron adéclaré solennellement à Rigou qu’il le tuerait, s’il arrivaitmalheur à Geneviève, et il l’a rendu responsable de toute atteinteà l’honneur de cette enfant. Je ne serais pas éloigné de voir dansla poursuite de Nicolas Tonsard quelque infernale combinaison decet homme, qui se croit tout permis ici… .

– Il ne craint donc pas la justice ?… dit Blondet.

– D’abord, il est le beau-père du Procureur du Roi, répondit lecuré qui fit une pause. Puis vous ne soupçonnez pas, reprit-il,l’insouciance profonde de la police cantonale et du Parquet àl’égard de ces gens-là. Pourvu que les paysans ne brûlent pas lesfermes, qu’ils n’assassinent pas, qu’ils n’empoisonnent pas, etqu’ils paient leurs contributions, on les laisse faire ce qu’ilsveulent entr’eux ; et, comme ils sont sans principesreligieux, il se passe des choses affreuses. De l’autre côté dubassin de l’Avonne, les vieillards impotents tremblent de rester àla maison, car alors on ne leur donne plus à manger ; aussivont-ils aux champs tant que leurs jambes peuvent les porter ;s’ils se couchent, ils savent très-bien que c’est pour mourir,faute de nourriture. Monsieur Sarcus, le juge-de-paix, a dit que sil’on faisait le procès à tous les criminels, l’Etat se ruinerait enfrais de justice.

– Il ne manque pas d’esprit, ce magistrat, s’écria Blondet.

– Monseigneur connaissait bien la situation de cette vallée etsurtout cette commune, dit en continuant le curé. La religion peutseule réparer tant de maux, la loi, telle qu’elle est, me sembleimpuissante…

Le curé fut interrompu par des cris partant du bois, et lacomtesse, précédée d’Emile et de l’abbé, s’y enfonça courageusementen courant dans la direction indiquée par les cris.

Chapitre 11L’oaristys, XXVIIe églogue de Théocrite, peu goûtée en courd’assises

La sagacité de Sauvage, que son nouveau métier avait développéechez Michaud, jointe à la connaissance des passions et des intérêtsde la commune de Blangy, venait d’expliquer en partie une troisièmeidylle dans le genre grec que les villageois pauvres comme lesTonsard, et les quadragénaires riches comme Rigou, traduisent selonle mot classique, librement , au fond des campagnes.

Nicolas, second fils de Tonsard, avait amené, lors du tirage, unfort mauvais numéro. Deux ans auparavant, grâce à l’intervention deSoudry, de Gaubertin, de Sarcus-le-Riche, son frère aîné futréformé comme impropre au service militaire, à cause d’uneprétendue maladie dans les muscles du bras droit ; mais commedepuis Jean-Louis avait manié les instruments les plus aratoiresavec une facilité très-remarquée, il se fit une sorte de rumeur àcet égard dans le canton. Soudry, Rigou, Gaubertin, les protecteursde cette famille, avertirent le cabaretier qu’il ne fallait pasessayer de soustraire le grand et fort Nicolas à la loi durecrutement. Néanmoins, le maire de La-Ville-aux-Fayes et Rigousentaient si vivement la nécessité d’obliger les hommes hardis etcapables de mal faire, si habilement dirigés par eux contre lesAigues, que Rigou donna quelque espérance à Tonsard et à son fils.Ce moine défroqué, chez qui Catherine, excessivement dévouée à sonfrère, allait de temps en temps, conseilla de s’adresser à lacomtesse et au général.

– Il ne sera peut-être pas fâché de vous rendre ce service pourvous amadouer, et ce sera tout autant de pris sur l’ennemi, dit àCatherine le terrible beau-père du procureur du Roi. Si leTapissier vous refuse, eh ! bien, nous verrons.

Dans les prévisions de Rigou, le refus du général devaitaugmenter par un fait nouveau les torts du grand propriétaireenvers les paysans, et valoir à la coalition un nouveau motif dereconnaissance de la part des Tonsard, dans le cas où son espritretors fournirait à l’ancien maire un moyen de libérer Nicolas.

Nicolas, qui devait passer sous peu de jours au conseil derévision, fondait peu d’espoir sur la protection du général, àraison des griefs des Aigues contre la famille Tonsard. Sa passion,ou si vous voulez son entêtement, son caprice pour la Péchinafurent tellement excités à l’idée de ce départ qui ne lui laissaitplus le temps de la séduire, qu’il voulut essayer de la violence.Le mépris que cette enfant témoignait à son persécuteur, outre unerésistance pleine d’énergie, avait allumé chez d’un des Lovelacesde la vallée, une haine dont la fureur égalait celle de son désir.Depuis trois jours il guettait la Péchina, de son côté la pauvreenfant se savait guettée. Il existait entre Nicolas et sa proie lamême entente qu’entre le chasseur et le gibier. Quand la Péchinas’avançait de quelques pas au delà de la grille, elle apercevait latête de Nicolas dans une des allées parallèles aux murs du parc, ousur le pont d’Avonne. Elle aurait bien pu se soustraire à cetteodieuse poursuite en s’adressant à son grand-père ; maistoutes les filles, même les plus naïves, par une étrange peur,instinctive peut-être, tremblent, en ces sortes d’aventures, de seconfier à leurs protecteurs naturels. Geneviève avait entendu lepère Niseron faisant le serment de tuer un homme, quel qu’il fût,qui toucherait à sa petite-fille, tel fut son mot. Le vieillardcroyait cette enfant gardée par l’auréole blanche que soixante-dixans de probité lui valaient. La perspective de drames terriblesépouvante assez les jeunes imaginations des jeunes filles sansqu’il soit besoin de plonger au fond de leurs coeurs pour enrapporter les nombreuses et curieuses raisons qui leur mettentalors le cachet du silence sur les lèvres.

Au moment d’aller porter le lait que madame Michaud envoyait àla fille de Gaillard, le garde de la porte de Couches dont la vacheavait fait un veau, la Péchina ne se hasarda point sans procéder àune enquête comme une chatte qui s’aventure hors de sa maison. Ellene vit pas trace de Nicolas, elle écouta le silence, comme dit lepoète, et n’entendant rien, elle pensa qu’à cette heure, le drôleétait à l’ouvrage. Les paysans commençaient à scier leurs seigles,car ils moissonnent les premiers leurs parcelles, afin de pouvoirgagner les fortes journées données aux moissonneurs. Mais Nicolasn’était pas homme à pleurer la paie de deux jours, d’autant plusqu’il quittait le pays après la foire de Soulanges, et que, devenirsoldat, c’est pour le paysan entrer dans une nouvelle vie.

Quand la Péchina, sa cruche sur la tête, parvint à la moitié deson chemin, Nicolas dégringola comme un chat sauvage, du haut d’unorme où il s’était caché dans le feuillage, et tomba comme lafoudre aux pieds de la Péchina, qui jeta sa cruche et se fia, pourgagner le pavillon, à son agilité. A cent pas de là, CatherineTonsard, qui faisait le guet, déboucha du bois, et heurta siviolemment la Péchina qu’elle la jeta par terre. La violence ducoup étourdit l’enfant, Catherine la releva, la prit dans ses braset l’emmena dans le bois, au milieu d’une petite prairie oùbouillonne la source du Ruisseau d’Argent.

Catherine, grande et forte, en tout point semblable aux fillesque les sculpteurs et les peintres prennent, comme jadis laRépublique, pour modèle de la Liberté, charmait la jeunesse de lavallée d’Avonne par ce même sein volumineux, ces mêmes jambesmusculeuses, cette même taille à la fois robuste et flexible, cesbras charnus, cet oeil allumé d’une paillette de feu, par l’airfier, les cheveux tordus à grosses poignées, le front masculin, labouche rouge, aux lèvres retroussées par un sourire quasi féroce,qu’Eugène Delacroix, David d’Angers ont tous deux admirablementsaisis et représentés. Image du Peuple, l’ardente et bruneCatherine vomissait des insurrections par ses yeux d’unjaune-clair, pénétrants et d’une insolence soldatesque. Elle tenaitde son père une violence telle que toute la famille, exceptéTonsard, la craignait dans le cabaret.

– Eh ! bien, comment te trouves-tu, ma vieille ? ditCatherine à la Péchina.

Catherine avait assis à dessein sa victime sur un tertre d’unefaible élévation, auprès de la source où elle lui fit reprendre sessens sous une affusion d’eau froide.

– Où suis-je ?… demanda-t-elle en levant ses beaux yeuxnoirs par où vous eussiez dit qu’il passait un rayon de soleil.

– Ah ! sans moi, reprit Catherine, tu serais morte…

– Merci, dit la petite encore tout étourdie. Que m’est-il doncarrivé ?

– Tu as buté contre une racine et tu t’es étalée à quatre pas,lancée comme une balle… . Ah ! courais-tu ! tu couraiscomme une perdue !

– C’est ton frère qui est la cause de cet accident, dit lapetite en se rappelant d’avoir vu Nicolas.

– Mon frère ? Je ne l’ai pas aperçu, dit Catherine. Etqu’est-ce qu’il t’a donc fait, mon pauvre Nicolas, pour que tu enaies peur comme d’un loup-garou ? N’est-il pas plus beau queton monsieur Michaud ?

– Oh ! dit superbement la Péchina.

– Va, ma petite, tu te prépares des malheurs, en aimant ceux quinous persécutent ! Pourquoi n’es-tu donc pas de notrecôté ?

– Pourquoi ne mettez-vous jamais les pieds à l’église ? etpourquoi volez-vous nuit et jour ? demanda l’enfant.

– Te laisserais-tu donc prendre aux raisons desbourgeois ?… répondit Catherine dédaigneusement et sanssoupçonner l’attachement de la Péchina. Les bourgeois nous aiment,eux, comme ils aiment la cuisine, il leur faut de nouvelles platéestous les jours. Où donc as-tu vu des bourgeois qui nous épousent,nous autres paysannes ? Vois donc si Sarcus-le-Riche laisseson fils libre de se marier avec la belle Gatienne Giboulardd’Auxerre, qui pourtant est la fille d’un riche menuisier !…Tu n’es jamais allée au Tivoli de Soulanges, chez Socquard,viens-y ? tu les verras là, les bourgeois ! tu concevrasalors qu’ils valent à peine l’argent qu’on leur soutire quand nousles attrapons ! Viens donc cette année à la Foire ?

– On dit que c’est bien beau la foire à Soulanges ! s’écrianaïvement la Péchina.

– Je vas te dire ce que c’est, en deux mots, reprit Catherine.On y est reluquée quand on est belle. A quoi cela sert-il doncd’être jolie comme tu l’es, si ce n’est pas pour être admirée parles hommes ? Ah ! quand j’ai entendu dire pour lapremière fois : –  » Quel beau brin de fille !  » tout mon sangest devenu du feu. C’était chez Socquard, en pleine danse ;mon grand’père, qui jouait de la clarinette, en a souri. Tivoli m’aparu grand et beau comme le ciel ; mais c’est que, ma fille,c’est éclairé tout en quinquets à glaces, on peut se croire enparadis. Les messieurs de Soulanges, d’Auxerre et deLa-Ville-aux-Fayes sont tous là. Depuis cette soirée, j’ai toujoursaimé l’endroit où cette phrase a sonné dans mes oreilles, comme unemusique militaire. On donnerait son éternité pour entendre direcela de soi, mon enfant, par l’homme qu’on aime ?…

– Mais, oui, peut-être, répondit la Péchina d’un air pensif.

– Viens-y donc, écouter cette bénédiction de l’homme, elle ne temanquera pas ! s’écria Catherine. Dam ! il y a de lachance, quand on est brave comme toi, de rencontrer un beausort !… Le fils à monsieur Lupin, Amaury qu’a des habits àboutons d’or, serait capable de te demander en mariage ! Cen’est pas tout, va ! Si tu savais ce qu’on trouve là contre lechagrin. Tiens, le vin cuit de Socquard vous ferait oublier le plusgrand des malheurs. Figure-toi que ça vous donne des rêves !On se sent plus légère… Tu n’as jamais bu de vin cuit !…Eh ! bien, tu ne connais pas la vie !

Ce privilége, acquis aux grandes personnes de se gargariser detemps en temps avec un verre de vin cuit, excite à un si haut degréla curiosité des enfants au-dessous [ Au-dessous : Erreur possiblepour au-dessus (N.d.E.)] de douze ans, que Geneviève avait une foistrempé ses lèvres dans un petit verre de vin cuit, ordonné par lemédecin à son grand’père malade. Cette épreuve avait laissé dans lesouvenir de la pauvre enfant une sorte de magie qui peut expliquerl’attention que Catherine obtint, et sur laquelle comptait cetteatroce fille pour réaliser le plan dont une partie avait déjàréussi. Sans doute, elle voulait faire arriver la victime, étourdiepar sa chute, à cette ivresse morale, si dangereuse sur des fillesqui vivent aux champs et dont l’imagination, privée de pâture, n’enest que plus ardente, aussitôt qu’elle trouve à s’exercer. Le vincuit, qu’elle tenait en réserve, devait achever de faire perdre latête à sa victime.

– Qu’y a-t-il donc là-dedans ? demanda la Péchina.

– Toutes sortes de choses !… répondit Catherine enregardant de côté pour voir si son frère arrivait, d’abord desmachins qui viennent des Indes, de la cannelle, des herbes qui vouschangent, par enchantement. Enfin, vous croyez tenir ce que vousaimez ! ça vous rend heureuse ! On se voit riche, on semoque de tout !

– J’aurais peur, dit la Péchina, de boire du vin cuit à ladanse !

– De quoi ? reprit Catherine, il n’y a pas le moindredanger, songe donc à tout ce monde qui est là. Tous les bourgeoisnous regardent ! Ah ! c’est de ces jours qui fontsupporter bien des misères ! Voir ça et mourir, on seraitcontente !

– Si monsieur et madame Michaud voulaient y venir !…répondit la Péchina l’oeil en feu.

– Mais ton grand’père, Niseron, tu ne l’as pas abandonné, cepauvre cher homme, et il serait bien flatté de te voir adorée commeune reine… Est-ce que tu préfères ces Arminacs de Michaud et autresà ton grand’père et aux Bourguignons ? Ca n’est pas bien derenier son pays. Et puis, après, qu’est-ce que les Michaud auraientdonc à dire si ton grand’père t’emmenait à la fête deSoulanges ?… Oh ! si tu savais ce que c’est que de régnersur un homme, d’être sa folie, et de pouvoir lui dire : – Valà ? comme je le dis à Godain, et qu’il y va ! – Faiscela ? et il le fait ! Et tu es atournée , vois-tu, mapetite, à démonter la tête à un bourgeois comme le fils à monsieurLupin. Dire que monsieur Amaury s’est amouraché de ma soeur Marie,parce qu’elle est blonde, et qu’il a quasiment peur de moi… Maistoi, depuis que ces gens du pavillon t’ont requinquée, tu as l’aird’une impératrice.

Tout en faisant oublier adroitement Nicolas, pour dissiper ladéfiance dans cette âme naïve, Catherine y distillait superfinementl’ambroisie des compliments. Sans le savoir, elle avait attaqué laplaie secrète de ce coeur. La Péchina, sans être autre chose qu’unepauvre petite paysanne, offrait le spectacle d’une effrayanteprécocité, comme beaucoup de créatures destinées à finirprématurément, ainsi qu’elles ont fleuri. Produit bizarre du sangmonténégrin et du sang bourguignon, conçue et portée à travers lesfatigues de la guerre, elle s’était sans doute ressentie de cescirconstances. Mince, fluette, brune comme une feuille de tabac,petite, elle possédait une force incroyable, mais cachée aux yeuxdes paysans, à qui les mystères des organisations nerveuses sontinconnus. On n’admet pas les nerfs dans le système médical descampagnes.

A treize ans, Geneviève avait atteint toute sa croissancequoiqu’elle eût à peine la taille d’un enfant de son âge. Sa figuredevait-elle à son origine ou au soleil de la Bourgogne ce teint detopaze à la fois sombre et brillant, sombre par la couleur,brillant par le grain du tissu, qui donne à une petite fille un airvieux ? La science médicale nous blâmerait peut-être del’affirmer. Cette vieillesse anticipée du masque était rachetée parla vivacité, par l’éclat, par la richesse de lumière qui faisaientdes yeux de la Péchina deux étoiles. Comme à tous ces yeux pleinsde soleil, et qui veulent peut-être des abris puissants, lespaupières étaient armées de cils d’une longueur presque démesurée.Les cheveux, d’un noir bleu, fins et longs, abondants, couronnaientde leurs grosses nattes un front coupé comme celui de la Junonantique. Ce magnifique diadème de cheveux, ces grands yeuxarméniens, ce front céleste écrasaient la figure. Le nez, quoiquefin de forme à sa naissance et d’une courbe élégante, se terminaitpar des espèces de naseaux chevalins et aplatis. La passionretroussait parfois ces narines et la physionomie prenait alors uneexpression furieuse. De même que le nez, tout le bas de la figuresemblait inachevé, comme si la glaise eût manqué dans les doigts dudivin sculpteur. Entre la lèvre inférieure et le menton, l’espaceétait si court, qu’en prenant la Péchina par le menton, on devaitlui froisser les lèvres, mais les dents ne permettaient pas defaire attention à ce défaut. Vous eussiez prêté des âmes à cespetits os fins, brillants, vernis, bien coupés, transparents, etque laissaient facilement voir une bouche trop fendue, accentuéepar des sinuosités qui donnaient aux lèvres de la ressemblance avecles bizarres torsions du corail. La lumière passait si facilement àtravers la conque des oreilles qu’elle semblait rose en pleinsoleil. Le teint, quoique roussi, révélait une merveilleuse finessede chair. Si, comme l’a dit Buffon, l’amour est dans le toucher, ladouceur de cette peau devait être active et pénétrante comme larobe de Nessus. La poitrine, de même que le corps, effrayait par samaigreur ; mais le pied, les mains d’une petitesse provocante,accusaient une puissance nerveuse supérieure, une organisationvivace.

Ce mélange d’imperfections diaboliques et de beautés divines,harmonieux malgré tant de discordances, car il tendait à l’unitépar une fierté sauvage ; puis ce défi d’une âme puissante à unfaible corps écrit dans les yeux, tout rendait cette enfantinoubliable. La nature avait voulu faire de ce petit être unefemme, les circonstances de la conception lui prêtèrent la figureet le corps d’un garçon. A voir cette fille étrange, un poète luiaurait donné l’Yemen pour patrie, elle tenait de l’Afrite et duGénie des contes arabes. La physionomie de la Péchina ne mentaitpas. Elle avait l’âme de son regard de feu, l’esprit de ses lèvresbrillantées par ses dents prestigieuses, la pensée de son frontsublime, la fureur de ses narines toujours prêtes à hennir. Aussil’amour, comme on le conçoit dans les sables brûlants, dans lesdéserts, agitait-il ce coeur âgé de vingt ans, en dépit des treizeans de l’enfant du Monténégro, qui, semblable à cette cimeneigeuse, ne devait ni porter les fleurs du printemps ni se parerdes grâces de la jeunesse. Les observateurs comprendront alors quela Péchina, chez qui la passion sortait par tous les pores,réveillât en des natures perverses la fantaisie endormie parl’abus ; de même qu’à table l’eau vient à la bouche à l’aspectde ces fruits contournés, brouis, tachés de noir que les gourmandsconnaissent par expérience, et sous la peau desquels la nature seplaît à mettre des saveurs et des parfums de choix. PourquoiNicolas, ce manouvrier vulgaire, pourchassait-il cette créaturedigne d’un poète, quand tous les gens de cette vallée en avaientpitié comme d’une difformité maladive ? Pourquoi Rigou, levieillard, éprouvait-il pour elle une passion de jeune homme ?Qui des deux était jeune ou vieillard ? Le jeune paysanétait-il aussi blasé que le vieillard ? Comment les deuxextrêmes de la vie se réunissaient-ils dans un commun et terriblecaprice ? La force qui finit ressemble-t-elle à la force quicommence ? Les déréglements de l’homme sont des abîmes gardéspar les sphinx, ils commencent et se terminent presque tous par desquestions sans réponse.

On doit concevoir maintenant cette exclamation : -Piccina !… échappée à la comtesse, quand sur le chemin ellevit Geneviève, l’année précédente, ébahie à l’aspect d’une calècheet d’une femme mise comme madame de Montcornet. Cette fille presqueavortée, d’une énergie monténégrine, aimait le grand, le beau, lenoble garde-général ; mais comme les enfants de cet âge saventaimer quand elles aiment, c’est-à-dire avec la rage d’un désirenfantin, avec les forces de la jeunesse, avec le dévoûment quichez les vraies vierges enfantent de divines poésies. Catherinevenait donc de passer ses grossières mains sur les cordes les plussensibles de cette harpe, toutes montées à casser. Danser sous lesyeux de Michaud, aller à la fête de Soulanges, y briller,s’inscrire dans le souvenir de ce maître adoré ?… Quellesidées ! les lancer dans cette tête volcanique, n’était-ce pasjeter des charbons allumés sur de la paille exposée au soleild’août ?

– Non, Catherine, répondit la Péchina, je suis laide, chétive,mon lot est de rester dans mon coin, seule au monde…

– Les hommes aiment les chétiotes , reprit Catherine. Tu me voisbien, moi ? dit-elle en montrant ses beaux bras, je plais àGodain qui est une vraie guernouille, je plais à ce petit Charlesqui accompagne le comte, mais le fils Lupin a peur de moi. Je te lerépète. C’est les petits hommes qui m’aiment et qui disent àLa-Ville-aux-Fayes ou à Soulanges :  » Le beau brin de fille ! » Eh ! bien, toi, tu plairas aux beaux hommes…

– Ah ! Catherine, si c’est vrai, cela !… s’écria laPéchina ravie.

– Mais enfin c’est si vrai que Nicolas, le plus bel homme ducanton, est fou de toi, il en rêve, il en perd l’esprit, et il estaimé de toutes les filles… C’est un fier gars ! Si tu mets unerobe blanche et des rubans jaunes, tu seras la plus belle chezSocquard, le jour de Notre-Dame, à la face de tout le beau monde deLa-Ville-aux-Fayes. Voyons, veux-tu ?… Tiens, je faisais del’herbe, là, pour nos vaches, j’ai dans une fiole un peu de vincuit que m’a donné Socquard ce matin, dit-elle en voyant dans lesyeux de la Péchina cette expression délirante que connaissenttoutes les femmes, je suis bonne enfant, nous allons le partager…tu croiras être aimée…

Pendant cette conversation, en choisissant les places où il n’yavait que de l’herbe pour y poser les pieds, Nicolas s’étaitglissé, sans faire de bruit, jusqu’au tronc d’un gros chêne qui setrouvait à quelques pas du tertre où sa soeur avait assis laPéchina. Catherine, qui, de moment en moment, jetait les yeuxautour d’elle, finit par apercevoir son frère en allant prendre lafiole au vin cuit.

– Tiens, commence !… dit-elle à la petite.

– Ca me brûle ! s’écria Geneviève en rendant la fiole àCatherine, après en avoir bu deux gorgées.

– Bête ! tiens, répondit Catherine en vidant le flacon d’untrait, v’là comme ça passe ! c’est un rayon de soleil qui vousluit dans l’estomac !

– Et moi qui devrais avoir porté mon lait à mademoiselleGaillard ?… s’écria la Péchina ; Nicolas m’a fait unepeur !…

– Tu n’aimes donc pas Nicolas ?

– Non, répondit la Péchina, qu’a-t-il à me poursuivre ? Ilne manque pas de créatures de bonne volonté.

– Mais s’il te préfère à toutes les filles de la vallée, mapetite…

– J’en suis fâchée pour lui, dit-elle.

– On voit bien que tu ne le connais pas, reprit Catherine.

Avec une rapidité foudroyante, Catherine Tonsard, en disantcette horrible phrase, saisit la Péchina par la taille, la renversasur l’herbe, la priva de toute sa force en la mettant à plat, et lamaintint dans cette dangereuse position. En apercevant son odieuxpersécuteur, l’enfant se mit à crier à pleins poumons, et envoyaNicolas à cinq pas de là, d’un coup de pied donné dans leventre ; puis elle se renversa sur elle-même comme un acrobateavec une dextérité qui trompa les calculs de Catherine, et sereleva pour fuir. Catherine, restée à terre, étendit la main, pritla Péchina par le pied, la fit tomber tout de son long, la facecontre terre ; et cette chute affreuse arrêta les crisincessants de la courageuse Monténégrine. Nicolas, qui, malgré laviolence du coup, s’était remis, revint furieux et voulut saisir savictime. Dans ce danger, quoiqu’étourdie par le vin, l’enfantsaisit Nicolas à la gorge et la lui serra par une étreinte defer.

– Elle m’étrangle ! au secours, Catherine ! criaNicolas d’une voix qui passait péniblement par le larynx.

La Péchina jetait aussi des cris perçants, Catherine essaya deles étouffer en mettant sa main sur la bouche de l’enfant, qui lamordit au sang. Ce fut alors que Blondet, la comtesse et le curé semontrèrent sur la lisière du bois.

– Voilà les bourgeois des Aigues, dit Catherine.

– Veux-tu vivre ? dit Nicolas Tonsard à l’enfant d’une voixrauque.

– Après ? dit la Péchina.

– Dis-leur que nous jouions, et je te pardonne, reprit Nicolasd’un air sombre.

– Mâtine ! le diras-tu ?… répéta Catherine dont leregard fut encore plus terrible que la menace meurtrière deNicolas.

– Oui, si vous me laissez tranquille, répliqua l’enfant.D’ailleurs, je ne sortirai plus sans mes ciseaux !

– Tu te tairas, ou je te flanquerai dans l’Avonne, dit la féroceCatherine.

– Vous êtes des monstres !… cria le curé, vous mériteriezd’être arrêtés et envoyés en cour d’assises…

– Ah çà, que faites-vous dans vos salons, vous autres ?demanda Nicolas en regardant la comtesse et Blondet qui frémirent.Vous jouez, n’est-ce pas ? Eh ! bien, les champs sont ànous, on ne peut pas toujours travailler, nous jouions !…Demandez à ma soeur et à la Péchina ?

– Comment vous battez-vous donc, si c’est comme cela que vousjouez ?… s’écria Blondet.

Nicolas jeta sur Blondet un regard d’assassin.

– Parle donc, dit Catherine en prenant la Péchina parl’avant-bras et en le lui serrant à y laisser un bracelet bleu,n’est-ce pas que nous nous amusions ?…

– Oui, madame, nous nous amusions, dit l’enfant épuisée par ledéploiement de ses forces et qui s’affaissa sur elle-même comme sielle allait s’évanouir.

– Vous l’entendez, madame, dit effrontément Catherine en lançantà la comtesse un de ces regards de femme à femme qui valent descoups de poignard.

Elle prit le bras de son frère, et tous deux ils s’en allèrent,sans s’abuser sur les idées qu’ils avaient inspirées à ces troispersonnages. Nicolas se retourna deux fois, et deux fois ilrencontra le regard de Blondet qui toisait ce grand drôle, haut decinq pieds huit pouces, d’une coloration vigoureuse, à cheveuxnoirs, crépus, large des épaules, et dont la physionomie assezdouce offrait sur les lèvres et autour de la bouche des traits oùse devinait la cruauté particulière aux voluptueux et auxfainéants. Catherine balançait sa jupe blanche à raies bleues avecune sorte de coquetterie perverse.

– Caïn et sa femme !… dit Blondet au curé.

– Vous ne savez pas à quel point vous rencontrez juste, répliqual’abbé Brossette.

– Ah ! monsieur le curé, que feront-ils de moi ? ditla Péchina quand le frère et la soeur furent à une distance où savoix ne pouvait être entendue.

La comtesse, devenue blanche comme son mouchoir, éprouvait unsaisissement tel, qu’elle n’entendait ni Blondet ni le curé, ni laPéchina.

– C’est à faire fuir un paradis terrestre… dit-elle enfin. Mais,avant tout, sauvons cette enfant de leurs griffes.

– Vous aviez raison, cette enfant est tout un poème, un poèmevivant ! dit tout bas Blondet à la comtesse.

En ce moment, la Monténégrine se trouvait dans l’état où lecorps et l’âme fument, pour ainsi dire, après l’incendie d’unecolère où toutes les forces intellectuelles et physiques ont lancéleur somme de force. C’est une splendeur inouïe, suprême, qui nejaillit que sous la pression d’un fanatisme, la résistance ou lavictoire, celle de l’amour ou celle du martyre. Partie avec unerobe à filets alternativement bruns et jaunes, avec une collerettequ’elle plissait elle-même en se levant de bonne heure, l’enfant nes’était pas encore aperçue du désordre de sa robe souillée deterre, de sa collerette chiffonnée. En sentant ses cheveuxdéroulés, elle chercha son peigne. Ce fut dans ce premier mouvementde trouble que Michaud, également attiré par les cris, se renditsur le lieu de la scène. En voyant son Dieu, la Péchina retrouvatoute son énergie.

– Il ne m’a pas touchée, monsieur Michaud !s’écria-t-elle.

Ce cri, le regard et le mouvement qui en furent un éloquentcommentaire en dirent en un instant à Blondet et au curé, plus quemadame Michaud n’en avait dit à la comtesse sur la passion de cetteétrange fille pour le garde-général qui ne s’en apercevait pas.

– Le misérable ! s’écria Michaud.

Et par ce geste involontaire, impuissant, qui échappe aux fouscomme aux sages, il menaça Nicolas dont la haute stature faisaitombre dans le bois où il s’engageait avec sa soeur.

– Vous ne jouiez donc pas ? dit l’abbé Brossette en jetantun fin regard à la Péchina.

– Ne la tourmentez pas, dit la comtesse, et rentrons.

La Péchina, quoique brisée, puisa dans sa passion assez de forcepour marcher : son maître adoré la regardait ! La comtessesuivait Michaud dans un de ces sentiers connus seulement desbraconniers et des gardes, où l’on ne peut pas aller deux de front,mais qui menait droit à la porte d’Avonne.

– Michaud, dit-elle au milieu du bois, il faut trouver un moyende débarrasser le pays de ce méchant garnement, car cette enfantest sans doute menacée de mort.

– D’abord, répondit Michaud, Geneviève ne quittera pas lepavillon, ma femme prendra chez elle le neveu de Vatel, qui faitles allées du parc, nous le remplacerons par un garçon du pays dema femme, car il ne faut plus mettre aux Aigues que des gens de quinous soyons sûrs. Avec Gounod chez nous, et Cornevin le vieux pèrenourricier, les vaches seront bien gardées…

– Je dirai à monsieur de vous indemniser de ce surcroît dedépense, reprit la comtesse. Mais ceci ne nous défait pas deNicolas ? comment y arriverons-nous ?

– Le moyen est tout simple et tout trouvé, répondit Michaud.Nicolas doit passer dans quelques jours au conseil derévision ; au lieu de solliciter sa réforme, mon général, surla protection de qui les Tonsard comptent, n’a qu’à le bienrecommander au prône…

– J’irai, s’il le faut, dit la comtesse, voir moi-même moncousin de Castéran, notre préfet, mais d’ici là, je tremble…

Ces paroles furent échangées au bout du sentier qui débouchaitau rond-point. En arrivant à la crête du fossé, la comtesse ne puts’empêcher de jeter un cri, Michaud s’avança pour la soutenircroyant qu’elle s’était blessée à quelque épine sèche ; maisil tressaillit du spectacle qui s’offrit à ses regards.

Marie et Bonnébault assis sur le talus du fossé, paraissaientcauser, et s’étaient sans doute cachés là pour écouter. Evidemment,ils avaient quitté leur place dans le bois en entendant venir dumonde et reconnaissant des voix bourgeoises.

Après six ans de service dans la cavalerie, Bonnébault, grandgarçon sec, était revenu depuis quelques mois à Couches avec uncongé définitif qu’il dut à sa mauvaise conduite, il aurait gâtéles meilleurs soldats par son exemple. Il portait des moustaches etune virgule, particularité qui, jointe au prestige de la tenue queles soldats contractent au régime de la caserne, avait renduBonnébault la coqueluche des filles de la vallée. Il tenait, commeles militaires, ses cheveux de derrière très-courts, frisait ceuxdu dessus de la tête, retroussait les faces d’un air coquet, etmettait crânement de côté son bonnet de police. Enfin, comparé auxpaysans presque tous en haillons comme Mouche et Fourchon, ilparaissait superbe en pantalon de toile, en bottes et en petiteveste courte. Ces effets, achetés lors de sa libération, seressentaient de la réforme et de la vie des champs ; mais lecoq de la vallée en possédait de meilleurs pour les jours de fête.Il vivait, disons-le, des libéralités de ses bonnes amies, quisuffisaient à peine aux dissipations, aux libations, aux perditionsde tout genre qu’entraînait la fréquentation du Café de la Paix.Malgré sa figure ronde, plate, assez gracieuse au premier aspect,ce drôle offrait je ne sais quoi de sinistre. Il était bigle,c’est-à-dire qu’un de ses yeux ne suivait pas les mouvements del’autre, il ne louchait pas ; mais ses yeux n’étaient pastoujours ensemble, pour emprunter à la peinture un de ses termes.Ce défaut, quoique léger, donnait à son regard une expressionténébreuse, inquiétante, en ce qu’elle s’accordait avec unmouvement dans le front et dans les sourcils qui révélait une sortede lâcheté de caractère, une disposition à l’avilissement. Il enest de la lâcheté comme du courage, il y en a de plusieurs sortes.Bonnébault, qui se serait battu comme le plus brave soldat, étaitfaible devant ses vices et ses fantaisies. Paresseux comme unlézard, actif seulement pour ce qui lui plaisait, sans délicatesseaucune, à la fois fier et bas, capable de tout et nonchalant, lebonheur de ce casseur d’assiettes et de coeurs , pour se servird’une expression soldatesque, consistait à mal faire ou à faire dudégât. Au sein des campagnes, ce caractère est d’un aussi mauvaisexemple qu’au régiment. Bonnébault voulait, comme Tonsard et commeFourchon, bien vivre et ne rien faire. Aussi, avait-il tiré sonplan , pour employer un mot du dictionnaire Vermichel et Fourchon.Tout en exploitant sa tournure avec un croissant succès, et sontalent au billard avec des chances diverses, il se flattait, en saqualité d’habitué du Café de la Paix, d’épouser un jourmademoiselle Aglaé Socquard, fille unique du père Socquard,propriétaire de cet établissement, qui, toute proportion gardée,était à Soulanges, ainsi qu’on le verra bientôt, ce qu’est leRanelagh au bois de Boulogne. Embrasser la carrière de limonadier,devenir entrepreneur de bal public, ce beau sort paraissait être eneffet le bâton de maréchal d’un fainéant. Ces moeurs, cette vie etce caractère étaient si salement écrits sur la physionomie de ceviveur de bas étage, que la comtesse laissa échapper uneexclamation à l’aspect de ce couple, qui lui fit une impressionaussi vive que si elle eût vu deux serpents.

Marie, folle de Bonnébault, eût volé pour lui. Cette moustache,cette disinvoltura de trompette, cet air faraud lui allaient aucoeur, comme l’allure, les façons, les manières d’un de Marsayplaisent à une jolie Parisienne. Chaque sphère sociale a sadistinction ! La jalouse Marie rebutait Amaury, cet autre fatde petite ville, elle voulait être madame Bonnébault !

– Ohé ! les autres ! ohé ! venez-vous ?…crièrent de loin Catherine et Nicolas en apercevant Marie etBonnébault.

Ce cri suraigu retentit dans les bois comme un appel deSauvages.

En voyant ces deux êtres, Michaud frémit, car il se repentitvivement d’avoir parlé. Si Bonnébault et Marie Tonsard avaientécouté la conversation, il ne pouvait en résulter que des malheurs.Ce fait, minime en apparence, dans la situation irritante où setrouvaient les Aigues vis-à-vis des paysans, devait avoir uneinfluence décisive comme dans les batailles la victoire ou ladéfaite dépendent d’un ruisseau qu’un pâtre saute à pieds joints etoù s’arrête l’artillerie.

Après avoir salué galamment la comtesse, Bonnébault prit le brasde Marie d’un air conquérant et s’en alla triomphalement.

– C’est le La clé-des-coeurs de la vallée, dit Michaud tout basà la comtesse en se servant du mot de bivouac qui veut dire donJuan. C’est un homme bien dangereux. Quand il a perdu vingt francsau billard, on lui ferait assassiner Rigou !… L’oeil luitourne aussi bien à un crime qu’à une joie.

– J’en ai trop vu pour aujourd’hui, répliqua la comtesse enprenant le bras d’Emile, revenons, messieurs ?

Elle salua mélancoliquement madame Michaud en voyant la Péchinarentrée au pavillon. La tristesse d’Olympe avait gagné lacomtesse.

– Comment, madame, dit l’abbé Brossette, est-ce que ladifficulté de faire le bien ici vous détournerait de letenter ? Voici cinq ans que je couche sur un grabat, quej’habite un presbytère sans meubles, que je dis la messe sansfidèles pour l’entendre, que je prêche sans auditeurs, que je suisdesservant sans casuel ni supplément de traitement, que je vis avecles six cents francs de l’Etat, sans rien demander à Monseigneur,et j’en donne le tiers en charités. Enfin je ne désespèrepas ! Si vous saviez ce que sont les hivers, ici, vouscomprendriez toute la valeur de ce mot ! Je ne me chauffe qu’àl’idée de sauver cette vallée, de la reconquérir à Dieu ! Ilne s’agit pas de nous, madame, mais de l’avenir. Si nous sommesinstitués pour dire aux pauvres : –  » Sachez être pauvres ! « c’est-à-dire  » souffrez, résignez-vous et travaillez !  » nousdevons dire aux riches : –  » Sachez être riches ! « c’est-à-dire  » intelligents dans la bienfaisance, pieux et dignesde la place que Dieu vous assigne !  » Eh ! bien, madame,vous n’êtes que les dépositaires du pouvoir que donne la fortune,et, si vous n’obéissez pas à ses charges, vous ne le transmettrezpas à vos enfants comme vous l’avez reçu ! vous dépouillezvotre postérité. Si vous continuez l’égoïsme de la cantatrice qui,certes, a causé par sa nonchalance le mal dont l’étendue vouseffraie, vous reverrez les échafauds où sont morts vosprédécesseurs pour les fautes de leurs pères. Faire le bienobscurément, dans un coin de terre, comme Rigou, par exemple, yfait le mal !… Ah ! voilà des prières en action quiplaisent à Dieu !… Si, dans chaque commune, trois êtresvoulaient le bien, la France, notre beau pays, serait sauvée del’abîme où nous courons : une irréligieuse indifférence à tout cequi n’est pas nous !… Changez d’abord, changez vos moeurs, etvous changerez alors vos lois !..

Quoique profondément émue en entendant cet élan de charitévraiment catholique, la comtesse répondit par le fatal : Nousverrons ! des riches qui contient assez de promesses pourqu’ils puissent se débarrasser d’un appel à leur bourse, et quileur permet plus tard de rester les bras croisés devant toutmalheur, sous prétexte qu’il est accompli.

En entendant ce mot, l’abbé Brossette salua madame de Montcornetet prit une allée qui menait directement à la porte de Blangy.

– Le festin de Balthasar sera donc le symbole éternel desderniers jours d’une caste, d’une oligarchie, d’unedomination !… se dit-il quand il fut à dix pas. MonDieu ! si votre volonté sainte est de déchaîner les pauvrescomme un torrent pour transformer les sociétés, je comprends quevous aveugliez les riches !…

Chapitre 12Comme quoi le cabaret est la salle de conseil du peuple

En criant à tue-tête, la vieille Tonsard avait attiré quelquespersonnes de Blangy, curieuses de savoir ce qui se passait auGrand-I-Vert, car la distance entre le village et le cabaret n’estpas plus considérable qu’entre le cabaret et la Porte de Blangy.L’un des curieux fut précisément le bonhomme Niseron, le grand’pèrede la Péchina qui après avoir sonné le second Angelus, retournaitfaçonner quelques chaînées de vigne, son dernier morceau deterre.

Voûté par le travail, le visage blanc, les cheveux d’argent, cevieux vigneron, à lui seul toute la probité de la commune, avaitété pendant la Révolution président du club des Jacobins àLa-Ville-aux-Fayes, et juré près du tribunal révolutionnaire auDistrict. Jean-François Niseron, fabriqué du même bois dont furentfaits les Apôtres, offrait jadis le portrait, toujours pareil soustous les pinceaux, de ce saint Pierre en qui les peintres ont tousfiguré le front quadrangulaire du Peuple, la forte chevelurenaturellement frisée du Travailleur, les muscles du Prolétaire, leteint du Pêcheur, ce nez puissant, cette bouche à demi-railleusequi nargue le malheur, enfin l’encolure du Fort qui coupe desfagots dans le bois voisin pour faire le dîner, pendant que lesdoctrinaires de la chose discourent.

Tel fut, à quarante ans, ce noble homme, dur comme le fer, purcomme l’or. Avocat du peuple, il crut à ce que devrait être unerépublique, en entendant gronder ce nom, encore plus formidablepeut-être que l’idée. Il crut à la république de Jean-JacquesRousseau, à la fraternité des hommes, à l’échange des beauxsentiments, à la proclamation du mérite, au choix sans brigues,enfin à tout ce que la médiocre étendue d’un arrondissement, commeSparte, rend possible, et que les proportions d’un empire rendentchimérique. Il signa ses idées de son sang, son fils unique partitpour la frontière ; il fit plus, il les signa de ses intérêts,dernier sacrifice de l’égoïsme. Neveu, seul héritier du curé deBlangy, ce tout-puissant tribun de la campagne pouvait en reprendrel’héritage à la belle Arsène, la jolie servante du défunt ; ilrespecta les volontés du testateur et accepta la misère, qui, pourlui, vint aussi promptement que la décadence pour sarépublique.

Jamais un denier, une branche d’arbre appartenant à autrui nepassa dans les mains de ce sublime républicain, qui rendrait larépublique acceptable s’il pouvait faire Ecole. Il refusa d’acheterdes biens nationaux, il déniait à la république le droit deconfiscation. En réponse aux demandes du comité du Salut Public, ilvoulait que la vertu des citoyens fît pour la sainte patrie lesmiracles que les tripoteurs du pouvoir voulaient opérer à prixd’or. Cet homme antique reprocha publiquement à Gaubertin père sestrahisons secrètes, ses complaisances et ses déprédations. Ilgourmanda le vertueux Mouchon, ce représentant du peuple dont lavertu fut, tout bonnement, de l’incapacité, comme chez tantd’autres qui, gorgés des ressources politiques les plus immensesque jamais peuple ait livrées, n’en tirèrent pas tant de grandeurpour la France que Richelieu sut en trouver dans la faiblesse deson roi. Aussi le citoyen Niseron devint-il un reproche vivant pourtrop de monde. On l’accabla bientôt sous l’avalanche de l’oubli,sous ce mot terrible : –  » Il n’est content de rien !  » Le motde ceux qui se sont repus pendant la sédition.

Cet autre paysan du Danube regagna son toit à Blangy, regardacheoir une à une ses illusions, vit sa république finir en queued’empereur, et tomba dans une complète misère, sous les yeux deRigou, qui sut hypocritement l’y réduire. Savez-vouspourquoi ? Jamais Jean-François Niseron ne voulut rienaccepter de Rigou. Des refus réitérés apprirent au détenteur de lasuccession en quelle mésestime profonde le tenait le neveu du curé.Enfin ce mépris glacial venait d’être couronné par la menaceterrible dont avait parlé l’abbé Brossette à la comtesse.

Des douze années de la République française, le vieillards’était fait une histoire à lui, pleine uniquement des traitsgrandioses qui donneront à ce temps héroïque l’immortalité. Lesinfamies, les massacres, les spoliations, ce bonhomme voulait lesignorer ; il ne voyait que les dévoûments, le Vengeur , lesdons à la patrie, l’élan du peuple aux frontières, et il continuaitson rêve pour s’y endormir. La Révolution a eu beaucoup de poëtessemblables au père Niseron qui chantèrent leur poème aux armées,secrètement ou au grand jour, par des actes ensevelis sous lesvagues de cet ouragan, et comme sous l’Empire, des blessés oubliéscriaient : vive l’Empereur ! avant de mourir. Ce sublimeappartient en propre à la France. L’abbé Brossette avait respectécette inoffensive conviction. Le vieillard s’était attachénaïvement au curé pour ce seul mot dit par le prêtre :  » LeChristianisme est la vraie république.  » Et le vieux républicainportait la croix, et il revêtait la robe mi-parti de rouge et denoir, et il était digne, sérieux à l’Eglise, et il vivait destriples fonctions dont l’avait investi l’abbé Brossette qui voulutdonner à ce brave homme, non pas de quoi vivre, mais de quoi ne pasmourir de faim.

Ce vieillard, l’Aristide de Blangy, parlait peu, comme toutesles nobles dupes qui s’enveloppent dans le manteau de larésignation ; mais il ne manquait jamais à blâmer lemal ; aussi les paysans le craignaient-ils comme les voleurscraignent la police. Il ne venait pas six fois dans l’année auGrand-I-Vert, quoiqu’on l’y fêtât toujours. Le vieillard maudissaitle peu de charité des riches, leur égoïsme le révoltait, et parcette fibre il paraissait toujours tenir aux paysans. Aussi,disait-on : – Le père Niseron n’aime pas les riches, il est desnôtres !

Pour cette couronne civique, cette belle vie obtenait dans toutela vallée ces mots :  » Le brave père Niseron, il n’y a pas de plushonnête homme !  » Pris souvent pour arbitre souverain danscertaines contestations, il réalisait ce mot magnifique : l’anciendu village !

Ce vieillard, extrêmement propre, quoique dénué, portaittoujours des culottes, de gros bas drapés, des souliers ferrés,l’habit quasi français à grands boutons, conservé par les vieuxpaysans, et le chapeau de feutre à larges bords ; mais lesjours ordinaires, il avait une veste de drap bleu si rapetasséequ’elle ressemblait à une tapisserie. La fierté de l’homme qui sesait libre et digne de la liberté donnait à sa physionomie, à sadémarche le je ne sais quoi du noble, il portait enfin un vêtementet non des haillons !

– Eh ! que se passe-t-il d’extraordinaire, la vieille, jevous entendais du clocher ?… demanda-t-il.

On raconta l’attentat de Vatel au vieillard, mais en parlanttous ensemble, selon l’habitude des gens de la campagne.

– Si vous n’avez pas coupé l’arbre, Vatel a tort ; mais sivous avez coupé l’arbre, vous avez commis deux méchantes actions,dit le père Niseron.

– Prenez donc un verre de vin, dit Tonsard en offrant un verreplein au bonhomme.

– Partons-nous ? demanda Vermichel à l’huissier.

– Oui, nous nous passerons du père Fourchon en prenant l’adjointde Couches, répondit Brunet. Va devant, j’ai un acte à remettre auchâteau, le père Rigou a gagné son second procès, je leur signifiele jugement.

Et monsieur Brunet, lesté de deux petits verres d’eau-de-vie,remonta sur sa jument grise, après avoir dit bon jour au pèreNiseron, car tout le monde dans la vallée tenait à l’estime de cevieillard.

Aucune science, pas même la statistique, ne peut rendre comptede la rapidité plus que télégraphique avec laquelle les nouvellesse propagent dans les campagnes, ni comment elles franchissent lesespèces de steppes incultes qui sont en France une accusationcontre les administrateurs et les capitaux. Il est acquis àl’histoire contemporaine que le plus célèbre des banquiers, aprèsavoir crevé les chevaux entre Waterloo et Paris (on saitpourquoi ! il gagna tout ce que perdit l’Empereur, uneroyauté), ne devança la fatale nouvelle que de quelques heures.Donc une heure après la lutte entre la vieille Tonsard et Vatel,plusieurs autres habitués du Grand-I-Vert s’y trouvaientréunis.

Le premier venu fut Courtecuisse, en qui vous eussiezdifficilement reconnu le jovial garde-chasse, le chanoine rubicondà qui sa femme faisait son café au lait le matin, comme on l’a vudans le récit des événements antérieurs. Vieilli, maigre, hâve, iloffrait à tous les yeux une leçon terrible qui n’éclairaitpersonne.

– Il a voulu monter plus haut que l’échelle, disait-on à ceuxqui plaignaient l’ex-garde-chasse en accusant Rigou. Il a vouludevenir bourgeois !

En effet, Courtecuisse en achetant le domaine de la Bâchelerieavait voulu passer bourgeois, il s’en était vanté. Sa femme allaitramassant des fumiers ! Elle et Courtecuisse se levaient avantle jour, piochaient leur jardin richement fumé, lui faisaientrapporter plusieurs moissons, sans parvenir à payer autre chose queles intérêts dus à Rigou pour le restant du prix. Leur fille enservice à Auxerre, leur envoyait ses gages ; mais malgré tantd’efforts, malgré ce secours, ils se voyaient au terme duremboursement sans un rouge liard. Madame Courtecuisse, qui, jadisse permettait de temps en temps une bouteille de vin cuit et desrôties, ne buvait plus que de l’eau. Courtecuisse n’osait pasentrer, la plupart du temps, au Grand-I-Vert de peur d’y laissertrois sous. Destitué de son pouvoir, il avait perdu ses francheslippées au cabaret, et il criait, comme tous les niais, àl’ingratitude. Enfin, à l’instar de presque tous les paysans morduspar le démon de la propriété, devant des fatigues croissantes, lanourriture décroissait.

– Courtecuisse a bâti trop de murs, disait-on en enviant saposition ; pour faire des espaliers, il fallait attendre qu’ilfût le maître.

Le bonhomme avait amendé, fertilisé les trois arpents de terrevendus par Rigou, le jardin attenant à la maison commençait àproduire, et il craignait d’être exproprié ! Vêtu commeFourchon, lui, qui jadis portait des souliers et des guêtres dechasseur, allait les pieds dans des sabots, et il accusait lebourgeois des Aigues d’avoir causé sa misère ! Ce soucirongeur donnait à ce gros petit homme, à sa figure autrefoisrieuse, un air sombre et abruti qui le faisait ressembler à unmalade dévoré par un poison ou par une affection chronique.

– Qu’avez-vous donc, monsieur Courtecuisse ? vous a-t-oncoupé la langue ? demanda Tonsard en trouvant le bonhommesilencieux après lui avoir conté la bataille qui venait d’avoirlieu.

– Ce serait dommage, reprit la Tonsard, il n’a pas à se plaindrede la sage-femme qui lui a tranché le filet, elle a fait là unebelle opération.

– Ça gèle la grelote que de chercher des idées pour finir avecmonsieur Rigou, répondit mélancoliquement ce vieillard vieilli.

– Bah ! dit la vieille Tonsard, vous avez une jolie fille,elle a dix-sept ans ; si elle est sage, vous vous arrangerezfacilement avec ce vieux fagoteur-là…

– Nous l’avons envoyée à Auxerre chez madame Mariotte la mère,il y a deux ans, pour la préserver de tout malheur, dit-il, etj’aime mieux crever que de…

– Est-il bête, dit Tonsard, voyez mes filles ? sont-ellesmortes ? Celui qui ne dirait pas qu’elles sont sages comme desimages aurait à répondre à mon fusil !

– Ce serait dur d’en venir là ! s’écria Courtecuisse enhochant la tête, j’aimerais mieux qu’on me payât pour tirer sur unde ces arminacs !

– Ah ! il vaut mieux sauver son père que de laisser moisirsa vertu ! répliqua le cabaretier.

Tonsard sentit un coup sec que le père Niseron lui frappa surl’épaule.

– Ce n’est pas bien, ce que tu dis là ?… fit le vieillard.Un père est le gardien de l’honneur dans sa famille. Si quelqu’untouchait à Geneviève, il tomberait sous ma hache de 1793, et je merendrais en prison. C’est en vous conduisant ainsi que vous faitesmépriser le peuple, et qu’on nous accuse de ne pas être dignes dela liberté ! Le peuple doit donner aux riches l’exemple desvertus civiques et de l’honneur. Vous vous vendez à Rigou pour del’or, tous tant que vous êtes ! Quand vous ne lui livrez pasvos filles, vous lui livrez vos vertus ! C’est mal !

– Voyez donc où en est Courtebotte ? dit Tonsard.

– Vois où j’en suis ? répondit le père Niseron, je dorstranquille, il n’y a pas d’épines dans mon oreiller.

– Laisse-le dire, Tonsard, cria la femme dans l’oreille de sonmari, tu sais bien que c’est son idée à ce pauvre cher homme…

Bonnébault et Marie, Catherine et son frère arrivèrent en cemoment dans une exaspération commencée par l’insuccès de Nicolas etque la confidence du projet conçu par Michaud avait portée à soncomble. Aussi lorsque Nicolas entra dans le cabaret de son père,lâcha-t-il une effrayante apostrophe contre le ménage Michaud etles Aigues.

– Voilà la moisson, eh bien ! je ne partirai pas sans avoirallumé ma pipe à leurs meules ! s’écria-t-il en frappant ungrand coup de poing sur la table devant laquelle il s’assit.

– Faut pas japper comme ça devant le monde, lui dit Godain enlui montrant le père Niseron.

– S’il parlait, je lui tordrais le cou, comme à un poulet,répondit Catherine, il a fait son temps, ce vieil halleboteur demauvaises raisons ! On le dit vertueux, c’est son tempérament,voilà tout.

Etrange et curieux spectacle que celui de toutes les têteslevées, de ces gens groupés dans ce taudis à la porte duquel setenait en sentinelle la vieille Tonsard, pour assurer aux buveursle secret sur leurs paroles !

De toutes ces figures, Godain, le poursuivant de Catherine,offrait peut-être la plus effrayante, quoique la moins accentuée.Godain, l’avare sans or, le plus cruel de tous les avares ;car avant celui qui couve son argent, ne faut-il pas mettre celuiqui en cherche, l’un regarde en dedans de lui-même, l’autre regardeen avant avec une fixité terrible ; ce Godain vous eûtreprésenté le type des plus nombreuses physionomies paysannes. Cemanouvrier, petit homme réformé comme n’ayant pas la taille exigéepour le service militaire, naturellement sec, encore desséché parle travail et par la stupide sobriété sous laquelle expirent dansla campagne les travailleurs acharnés, comme Courtecuisse, montraitune figure, grosse comme le poing, qui tirait son jour de deux yeuxjaunes tigrés de filets verts à points bruns, par lesquels la soifdu bien à tout prix s’abreuvait de concupiscence, mais sanschaleur, car le désir d’abord bouillant s’était figé comme unelave. Aussi sa peau se collait-elle aux tempes brunes comme cellesd’une momie. Sa barbe grêle piquait à travers ses rides comme lechaume dans les sillons. Godain ne suait jamais, il résorbait sasubstance. Ses mains velues et crochues, nerveuses, infatigables,semblaient être en vieux bois. Quoique âgé de vingt-sept ans àpeine, on lui voyait déjà des cheveux blancs dans une chevelured’un noir-rouge. Il portait une blouse à travers la fente delaquelle se dessinait en noir une chemise de forte toile qu’ildevait garder plus d’un mois et blanchir lui-même dans la Thune.Ses sabots étaient raccommodés avec du vieux fer. L’étoffe de sonpantalon ne se reconnaissait plus sous le nombre infini desraccommodages et des pièces. Enfin, il gardait sur la tête uneeffroyable casquette, évidemment ramassée à La-Ville-aux-Fayes, auseuil de quelque maison bourgeoise. Assez clairvoyant pour évaluerles éléments de fortune enfouis dans Catherine, il voulait succéderà Tonsard au Grand-I-Vert ; il employait donc toute sa ruse,toute sa puissance à la capturer, il lui promettait la richesse, illui promettait la licence dont avait joui la Tonsard ; enfinil promettait à son futur beau-père une rente énorme, cinq centsfrancs par an de son cabaret, jusqu’au paiement, en se fiant sur unentretien qu’il avait eu avec monsieur Brunet pour payer en papierstimbrés. Garçon taillandier à l’ordinaire, ce gnôme travaillaitchez le charron tant que l’ouvrage abondait ; mais il selouait pour les corvées chèrement rétribuées. Quoiqu’il possédâtenviron dix-huit cents francs placés chez Gaubertin à l’insu detoute la contrée, il vivait comme un malheureux, logeant dans ungrenier chez son maître et glanant à la moisson. Il portait, cousudans le haut de son pantalon des dimanches, le billet de Gaubertin,renouvelé chaque année et grossi des intérêts et de seséconomies.

– Eh ! quéque ça me fait, s’écria Nicolas en répondant à laprudente observation de Godain, s’il faut que je sois soldat,j’aime mieux que le son du panier boive mon sang tout d’un coup quede le donner goutte à goutte… Et je délivrerai le pays d’un de cesarminacs que le diable a lâchés sur nous…

Et il raconta le prétendu complot ourdi par Michaud contrelui.

– Où veux-tu que la France prenne des soldats ?… ditgravement le blanc vieillard en se levant et se plaçant devantNicolas (après) le silence profond qui accueillit cette horriblemenace.

– On fait son temps et l’on revient ! dit Bonnébault enrefrisant sa moustache.

En voyant les plus mauvais sujets du pays réunis, le vieuxNiseron secoua la tête et quitta le cabaret, après avoir offert unliard à madame Tonsard pour son verre de vin. Quand le bonhomme eutmis le pied sur les marches, le mouvement de satisfaction qui sefit dans cette assemblée de buveurs aurait dit à quelqu’un qui leseût vus que tous ces gens étaient débarrassés de la vivante imagede leur conscience.

– Eh ! bien, quéque tu dis de tout ça ?… Hé !Courtebotte ?… demanda Vaudoyer entré tout à coup et à quiTonsard avait raconté la tentative de Vatel.

Courtecuisse, à qui presque tout le monde donnait ce sobriquet,fit claquer sa langue contre son palais en reposant son verre surla table.

– Vatel est en faute, répondit-il. A la place de la mère, je memeurtrirais les côtes, je me mettrais au lit, je me dirais maladeet j’assinerais le Tapissier et son garde pour leur demander vingtécus de réparation ; monsieur Sarcus les accorderait…

– Dans tous les cas, le Tapissier les donnerait pour éviter letapage que ça peut faire, dit Godain.

Vaudoyer, l’ancien garde-champêtre, homme de cinq pieds sixpouces, à figure grêlée par la petite-vérole, et creusée encasse-noisette, gardait le silence d’un air dubitatif.

– Eh ! bien, demanda Tonsard alléché par les soixantefrancs, qu’est-ce qui te chiffonne, grand serin ? On m’auracassé pour vingt écus de ma mère, une manière d’en tirerparti ! Nous ferons du tapage pour trois cents francs, etmonsieur Gourdon pourra bien aller dire aux Aigues que la mère a lacuisse déhanchée…

– Et on la lui déhancherait… reprit la cabaretière, ça se fait àParis.

– J’ai trop entendu parler les gens du roi pour croire que leschoses iraient à votre gré, dit enfin Vaudoyer qui souvent avaitassisté la justice et l’ex-brigadier Soudry. Tant qu’à Soulanges,ça irait encore, monsieur Soudry représente le gouvernement et ilne veut pas de bien au Tapissier ; mais le Tapissier et Vatel,si vous les attaquez, auront la malice de se défendre, et ilsdiront : la femme était en faute, elle avait un arbre, autrementelle aurait laissé visiter son fagot sur le chemin, elle n’auraitpas fui ; s’il lui est arrivé malheur, elle ne peut s’enprendre qu’à son délit. Non, ce n’est pas une affaire sûre…

– Le bourgeois s’est-il défendu quand je l’ai faitassiner ? dit Courtecuisse, il m’a payé.

– Si vous voulez, je vas aller à Soulanges, dit Bonnébault, jeconsulterai monsieur Gourdon, le greffier, et vous saurez ce soirs’il y a gras .

– Tu ne demandes que des prétextes pour virer autour de cettegrosse dinde de fille à Socquard, lui répondit Marie Tonsard en luidonnant une tape sur l’épaule à lui faire sonner les poumons.

En ce moment, la voix du père Fourchon qui chantait un vieuxnoël bourguignon, se fit entendre, accompagné par Mouche enfausset.

– Ah ! ils se sont pansés ! cria la vieille Tonsard àsa belle-fille, ton père est rouge comme un gril, et le petitbrésille comme un sarment.

– Salut ! cria le vieillard, vous êtes beaucoup de gredinsici !… Salut ! dit-il à sa petite-fille, qu’il surpritembrassant Bonnébault, salut Marie, pleine de vices, que Satan soitavec toi, sois joyeuse entre toutes les femmes , etc. Salut lacompagnie ! Vous êtes pincés ! Vous pouvez dire adieu àvos gerbes ! Il y a des nouvelles ! Je vous l’ai dit quele bourgeois vous materait, eh ! bien, il va vous fouetteravec la loi !… Ah ! v’là ce que c’est que de luttercontre les bourgeois ? les bourgeois ont fait tant de lois,qu’ils en ont pour toutes les finesses…

Un hoquet terrible donna soudain un autre cours aux idées del’honorable orateur.

– Si Vermichel était là, je lui soufflerais dans la gueule, ilaurait une idée de ce que c’est que le vin d’Alicante ! Quévin ! si j’étais pas Bourguignon, je voudrais êtreEspagnol ! un vin de Dieu ! je crois bien que le pape ditsa messe avec ! Cré vin !.. Je suis jeune !… Disdonc, Courtebotte, si ta femme était là… je la trouveraisjeune ! Décidément le vin d’Espagne enfonce le vincuit !… Faut faire une révolution rien que pour vider lescaves !…

– Mais quelle nouvelle, papa ?… dit Tonsard.

– Y aura pas de moisson pour vous autres, le Tapissier va vousinterdire le glanage.

– Interdire le glanage !… cria tout le cabaret d’une seulevoix dominée par les faussets des quatre femmes.

– Oui, dit Mouche, il va prendre un arrêté, le faire publier parGroison, le faire afficher dans le canton, et il n’y aura que ceuxqui auront des certificats d’indigence qui glaneront.

– Et saisissez bien ceci ?… dit Fourchon, les fricoteursdes autres communes ne seront pas reçus.

– De quoi ! de quoi, dit Bonnébault. Ma grand’mère, ni moi,ni ta mère à toi Godain, nous ne pourrons pas glaner parici ?… En voilà des farces d’autorités ? je lesembête ! Ah ! çà, c’est donc un décharné des enfers, quece général de maire ?…

– Glaneras-tu, tout de même, toi Godain ? dit Tonsard augarçon charron qui parlait d’un peu près à Catherine.

– Moi, je n’ai rien, je suis indigent, répondit-il, jedemanderai un certificat…

– Qu’est-ce qu’on a donc donné à mon père pour sa loutre, monbibi ?… disait la belle cabaretière à Mouche.

Quoique succombant sous une digestion pénible et l’oeil troublépar deux bouteilles de vin, Mouche assis sur les genoux de laTonsard, pencha la tête sur le cou de sa tante et lui réponditfinement à l’oreille : – Je ne sais pas, mais il a de l’or !…Si vous voulez me crânement nourrir pendant un mois, peut-être bienque je découvrirai sa cachette, il en a eune !

– Le père a de l’or !… dit la Tonsard à l’oreille de sonmari qui dominait de sa voix le tumulte occasionné par la vivediscussion à laquelle participaient tous les buveurs.

– Chut ! v’là Groison qui passe ! cria la vieille.

Un silence profond régna dans le cabaret. Lorsque Groison fut àune distance convenable, la vieille Tonsard fit un signe, et ladiscussion recommença sur la question de savoir si l’on glanerait,comme par le passé, sans certificat d’indigence.

– Faudra bien que vous obéissiez, dit le vieux Fourchon, car leTapissier est allé voir el Parfait et lui demander des troupes pourmaintenir l’ordre. On vous tuera comme des chiens… que noussommes ! s’écria le vieillard qui essayait de vaincrel’engourdissement produit sur sa langue par le vin d’Espagne.

Cette autre annonce de Fourchon, quelque folle qu’elle fût,rendit tous les buveurs pensifs, ils croyaient le gouvernementcapable de les massacrer sans pitié.

– Il y a eu des troubles comme ça aux environs de Toulouse oùj’étais en garnison, dit Bonnébault, nous avons marché, les paysansont été sabrés, arrêtés… ça faisait rire de les voir voulantrésister à la troupe. Il y en a eu dix envoyés au Bagne par laJustice, onze en prison, tout a été confondu, quoi !… Lesoldat est le soldat, vous êtes des péquins , on a le droit de voussabrer, et hue !…

– Eh ! bien, dit Tonsard, qu’avez-vous donc, vous autres, àvous effarer comme des cabris ? Peut-on prendre quelque choseà ma mère, à mes filles ?… On aura de la prison ?…Eh ! bien on en mangera, le Tapissier n’y mettra pas tout lepays. D’ailleurs, ils seront mieux nourris chez le roi que chezeux, les prisonniers, et on les chauffe en hiver.

– Vous êtes des godiches ! beugla le père Fourchon. Vautmieux gruger le bourgeois que de l’attaquer en face, allez !Autrement, vous serez éreintés. Si vous aimez le bagne, c’est autrechose ! on ne travaille pas tant que dans les champs, c’estvrai ; mais on n’y a pas sa liberté.

– Peut-être bien, dit Vaudoyer qui se montrait un des plushardis pour le conseil, vaudrait-il mieux que quelques-uns d’entrenous risquassent leur peau pour délivrer le pays de cette bête duGévaudan qui s’est terrée à la Porte d’Avonne.

– Faire l’affaire à Michaud ?… dit Nicolas, j’en suis.

– Ca n’est pas mûr, dit Fourchon, nous y perdrions trop, mesenfants. Faut nous emmalheurer , crier la faim, le bourgeois desAigues et sa femme voudront nous faire du bien, et ; vous entirerez mieux que des glanes… .

– Vous êtes tous des halletaupiers, s’écria Tonsard, mettezqu’il y ait noise avec la justice et les troupes, on ne fourre pastout un pays aux fers, et nous aurons à La-Ville-aux-Fayes et dansles anciens seigneurs, des gens bien disposés à nous soutenir.

– C’est vrai, dit Courtecuisse, il n’y a que le Tapissier qui seplaint, messieurs de Soulanges, de Ronquerolles et autres sontcontents ! Quand on pense que si ce cuirassier avait eu lecourage de se faire tuer comme les autres, je serais encore heureuxà ma porte d’Avonne qu’il m’a mise sens dessus dessous, qu’on nes’y reconnaît plus !

– L’on ne fera pas marcher les troupes pour un guerdin debourgeois, qui se met mal avec tout un pays ! dit Godain… .C’est sa faute ! il veut tout confondre ici, renverser tout lemonde, le gouvernement lui dira : Zut !… .

Le gouvernement ne parle pas autrement, il y est obligé, cepauvre gouvernement, dit Fourchon pris d’une tendresse subite pourle gouvernement, je le plains ce bon gouvernement… il estmalheureux, il est sans le sou, comme nous… et c’est bête pour ungouvernement qui fait lui-même la monnaie… Ah ! si j’étaisgouvernement…

– Mais, s’écria Courtecuisse, l’on m’a dit à La-Ville-aux-Fayesque monsieur de Ronquerolles avait parlé dans l’assemblée de nosdroits.

– C’est sur le journiau de m’sieur Rigou, dit Vaudoyer quisavait lire et écrire en sa qualité d’ex-garde-champêtre, je l’ailu…

Malgré ses fausses tendresses, le vieux Fourchon, comme beaucoupde gens du peuple, dont les facultés sont stimulées par l’ivresse,suivait d’un oeil intelligent et d’une oreille attentive cettediscussion, que bien des à parte rendaient furieuse. Tout à coup,il prit position au milieu du cabaret, en se levant.

– Ecoutez le vieux, il est saoul ! dit Tonsard, il a deuxfois plus de malice, il a la sienne et celle du vin…

– D’Espagne !… ça fait trois, reprit Fourchon en riant d’unrire de faune. Mes enfants, faut pas heurter la chose de front,vous êtes trop faibles, prenez-moi ça de biais !… Faites lesmorts, les chiens couchants, la petite femme est déjà bieneffrayée, allez ! on en viendra bientôt à bout ; ellequittera le pays, et si elle le quitte, le Tapissier la suivra,c’est sa passion. Voilà le plan. Mais pour avancer leur départ, monavis est de leur ôter leur conseil, leur force, notre espion, notresinge.

– Qui ça ?…

– Hé ! c’est le damné curé ! dit Tonsard, un chercheurde péchés qui veut nous nourrir d’hosties.

– Ca c’est vrai, s’écria Vaudoyer, nous étions heureux sans lecuré, faut se défaire de ce mangeux de bon-dieu, v’là l’ennemi.

– Le Gringalet, reprit Fourchon en désignant l’abbé Brossettepar le surnom qu’il devait à son air piètre, succomberait peut-êtreà quelque matoise, puisqu’il observe tous les carêmes. Et, en letambourinant par un bon charivari s’il était pris en riolle , sonévêque serait forcé de l’envoyer ailleurs. Voilà qui plairaitdiablement à ce brave père Rigou… Si la fille à Courtecuissevoulait quitter sa bourgeoise d’Auxerre, elle est si jolie qu’enfaisant la dévote et cocotant le confessionnal, elle sauverait lapatrie. Et Ran ! tan-plan !

– Et pourquoi ne serait-ce pas toi, dit Godain tout bas àCatherine, il y aurait une pannerée d’écus à vendanger pour éviterle tapage, et du coup, tu serais la maîtresse ici…

– Glanerons-nous, ne glanerons-nous pas ?.., ditBonnébault. Je me soucie bien de votre abbé, moi, je suis deCouches, et nous n’y avons pas de curé qui nous trifouille laconscience avec sa grelote .

– Tenez, reprit Vaudoyer, il faut aller savoir du bonhomme Rigouqui connaît les lois, si le Tapissier peut nous interdire leglanage, et il nous dira si nous avons raison. Si le Tapissier estdans son droit, nous verrons alors, comme dit l’ancien, à prendreles choses en biais…

– Il y aura du sang répandu !… dit Nicolas d’un air sombreen se levant après avoir bu tout une bouteille de vin que Catherinelui avait entonnée afin de l’empêcher de parler. Si vous voulezm’écouter, on descendra Michaud ! Mais vous êtes des veules etdes drogues !…

– Pas moi ! dit Bonnébault, si vous êtes des amis à tairevos becs, je me charge d’ajuster le Tapissier, moi !… Quéplaisir de loger un pruneau dans son bocal, ça me vengerait de tousmes puants d’officiers !…

– Là, là, s’écria Jean-Louis Tonsard qui passait pour être unpeu fils de Gaubertin et qui venait d’entrer à la suite deFourchon.

Ce garçon, qui courtisait depuis quelques mois la jolie servantede Rigou, succédait à son père dans l’état de tondeur de haies, decharmilles, et autres facultés tonsardes . En allant dans lesmaisons bourgeoises, il y causait avec les maîtres et les gens, ilrécoltait ainsi des idées qui faisaient de lui l’homme à moyens dela famille, le finaud. En effet, on verra tout à l’heure qu’ens’adressant à la servante de Rigou, Jean-Louis justifiait la bonneopinion qu’on avait de sa finesse.

– Eh ! bien, qu’as-tu, prophète ? dit le cabaretier àson fils.

– Je dis que vous jouez le jeu des Bourgeois, répliquaJean-Louis. Effrayez les gens des Aigues pour maintenir vos droits,bien ! mais les pousser hors du pays et faire vendre lesAigues, comme le veulent les bourgeois de la vallée, c’est contrenos intérêts. Si vous aidez à partager les grandes terres, où doncqu’on prendra des biens à vendre à la prochaine révolution ?…Vous aurez alors les terres pour rien, comme les a euesRigou ; tandis que si vous les mettez dans la gueule desbourgeois, les bourgeois vous les recracheront bien amaigries etrenchéries, vous travaillerez pour eux, comme tous ceux quitravaillent pour Rigou. Voyez Courtecuisse…

Cette allocution était d’une politique trop profonde pour êtresaisie par des gens ivres qui tous, excepté Courtecuisse,amassaient de l’argent pour avoir leur part dans le gâteau desAigues. Aussi, laissa-t-on parler Jean-Louis en continuant, comme àla chambre des députés, les conversations particulières.

– Eh ! bien, allez, vous serez des machines à Rigou !s’écria Fourchon qui seul avait compris son petit-fils.

En ce moment, Langlumé, le meunier des Aigues, vint à passer, labelle Tonsard le héla.

– C’est-y vrai, dit-elle, monsieur l’adjoint, qu’on défendra leglanage ?

Langlumé, petit homme réjoui, à face blanche de farine, habilléde drap gris blanc, monta les marches, et aussitôt les paysansprirent leurs mines sérieuses.

– Dam ! mes enfants, oui et non, les nécessiteuxglaneront ; mais les mesures qu’on prendra vous seront bienprofitables…

– Et comment ? dit Godain.

– Mais si l’on empêche tous les malheureux de fondre icirépondit le meunier en clignant les yeux à la façon normande vousne serez pas empêchés vous autres d’aller ailleurs, à moins quetous les maires ne fassent comme celui de Blangy.

– Ainsi, c’est vrai ?… dit Tonsard d’un air menaçant.

– Moi, dit Bonnébault en mettant son bonnet de police surl’oreille et faisant siffler sa baguette de coudrier, je retourne àCouches y prévenir les amis…

Et le Lovelace de la vallée s’en alla, tout en sifflant l’air decette chanson soldatesque :

Toi qui connais les hussards de la garde,

Connais-tu pas l’trombone du régiment ?

– Dis-donc, Marie, il prend un drôle de chemin pour aller àCouches, ton bon ami ? cria la vieille Tonsard à sapetite-fille.

– Il va voir Aglaé ! dit Marie qui bondit à la porte, ilfaut que je la rosse une bonne fois, cette cane-là.

– Tiens, Vaudoyer, dit Tonsard à l’ancien garde-champêtre, vavoir le père Rigou, nous saurons quoi faire, il est notre oracle,et ça ne coûte rien, sa salive.

– Encore une bêtise, s’écria tout bas Jean-Louis, il vend tout,Annette me l’a bien dit, il est plus dangereux qu’une colère àécouter.

– Je vous conseille d’être sages, reprit Langlumé, car legénéral est parti pour la Préfecture à cause de vos méfaits, etSibilet me disait qu’il avait juré son honneur d’aller jusqu’àParis parler au Chancelier de France, au roi, à toute la boutique,s’il le fallait, pour avoir raison de ses paysans.

– Ses paysans !… cria-t-on.

– Ah ! çà, nous ne nous appartenons donc plus ?

Sur cette question de Tonsard, Vaudoyer sortit pour aller chezl’ancien maire.

Langlumé, déjà sorti, se retourna sur les marches et répondit:

– Tas de fainéants ! avez-vous des rentes pour vouloir êtrevos maîtres ?…

Quoique dit en riant, ce mot profond fut compris à peu près dela même manière que les chevaux comprennent un coup de fouet.

– Ran, tan, plan ! vos maîtres… Dis donc, mon fistard,après ton coup de ce matin, ce n’est pas ma clarinette qu’on temettra entre les cinq doigts et le pouce, dit Fourchon àNicolas.

– Ne l’asticote pas, il est capable de te faire rendre ton vinen te frottant le ventre, répliqua brutalement Catherine à songrand-père.

Chapitre 13L’Usurier des campagnes

Stratégiquement, Rigou se trouvait à Blangy ce qu’est à laguerre une sentinelle avancée. Il surveillait les Aigues, et bien.Jamais la police n’aura d’espions comparables à ceux qui se mettentau service de la Haine.

A l’arrivée du général aux Aigues, Rigou forma sans doute surlui quelque projet que le mariage de Montcornet avec une Troisvillefit s’évanouir, car il avait paru vouloir protéger ce grandpropriétaire. Ses intentions furent alors si patentes que Gaubertinjugea nécessaire de lui faire une part en l’initiant à laconspiration ourdie contre les Aigues. Avant d’accepter cette partet un rôle, Rigou voulut mettre, selon son expression, le généralau pied du mur. Quand la comtesse fut installée, un jour, unepetite carriole en osier peinte en vert, entra dans la courd’honneur des Aigues. Monsieur le maire flanqué de sa mairesse endescendit et vint par le perron du jardin. Rigou remarqua lacomtesse à une croisée. Tout acquise à l’évêque, à la religion et àl’abbé Brossette, qui s’était hâté de prévenir son ennemi, lacomtesse fit dire par François que madame était sortie . Cetteimpertinence, digne d’une femme née en Russie, fit jaunir le visagedu Bénédictin. Si la comtesse avait eu la curiosité de voir l’hommede qui le curé disait :  » C’est un damné qui, pour se rafraîchir,se plonge dans l’iniquité comme dans un bain,  » peut-être eût-elleévité de mettre entre le maire et le château la haine froide etréfléchie que portaient les libéraux aux royalistes, augmentée desexcitants du voisinage de la campagne, où le souvenir d’uneblessure d’amour-propre est toujours ravivé.

Quelques détails sur cet homme et sur ses moeurs auront lemérite, tout en éclairant sa participation au complot nommé lagrande affaire par ses deux associés, de peindre un typeexcessivement curieux, celui d’existences campagnardesparticulières à la France, et qu’aucun pinceau n’est encore alléchercher. D’ailleurs, de cet homme, rien n’est indifférent, ni samaison, ni sa manière de souffler le feu, ni sa façon de manger.Ses moeurs, ses opinions, tout servira puissamment à l’histoire decette vallée. Ce renégat explique enfin l’utilité de lamédiocratie, il en est à la fois la théorie et la pratique, l’alphaet l’oméga, le summum .

Vous vous rappelez peut-être certains maîtres en avarice déjàpeints dans quelques Scènes antérieures ? D’abord l’avare deprovince, le père Grandet de Saumur, avare comme le tigre estcruel ; puis Gobseck l’escompteur, le jésuite de l’or, n’ensavourant que la puissance et dégustant les larmes du malheur, àsavoir quel est leur cru ; puis le baron de Nucingen élevantles fraudes de l’argent à la hauteur de la Politique. Enfin, vousavez sens doute souvenir de ce portrait de la Parcimoniedomestique, le vieil Hochon d’Issoudun, et de cet autre avare paresprit de famille, le petit (La) Baudraye de Sancerre !Eh ! bien, les sentiments humains, et surtout l’avarice, ontdes nuances si diverses dans les divers milieux de notre société,qu’il restait encore un avare sur la planche de l’amphithéâtre desEtudes de moeurs ; il restait Rigou ! l’avare égoïste,c’est-à-dire plein de tendresse pour ses jouissances, sec et froidpour autrui, enfin l’avarice ecclésiastique ; le moine demeurémoine pour exprimer le jus du citron appelé le bien Vivre, etdevenu séculier pour happer la monnaie publique. Expliquons d’abordle bonheur continu qu’il trouvait à dormir sous son toit ?

Blangy, c’est-à-dire les soixante maisons décrites par Blondetdans sa lettre à Nathan, est posé sur une bosse de terrain, àgauche de la Thune. Comme toutes les maisons y sont accompagnées dejardins, ce village est d’un aspect charmant. Quelques maisons sontassises le long du cours d’eau. Au sommet de cette vaste motte deterre, se trouve l’église jadis flanquée de son presbytère, et dontle cimetière enveloppe, comme dans beaucoup de villages le chevetde l’église. Le sacrilége Rigou n’avait pas manqué d’acheter cepresbytère jadis construit par la bonne catholique mademoiselleChoin sur un terrain acheté par elle exprès. Un jardin en terrasse,d’où la vue plongeait sur les terres de Blangy, de Soulanges et deCerneux situées entre les deux parcs seigneuriaux, séparait cetancien presbytère de l’Eglise. Du côté opposé, s’étendait uneprairie, acquise par le dernier curé, peu de temps avant sa mort etentourée de murs par le défiant Rigou. Le maire ayant refusé derendre le presbytère à sa primitive destination, la Commune futobligée d’acheter une maison de paysan située auprès del’Eglise ; il fallut dépenser cinq mille francs pourl’agrandir, la restaurer et y joindre un jardinet dont le mur étaitmitoyen avec la sacristie, en sorte que la communication futétablie comme autrefois entre la maison curiale et l’église. Cesdeux maisons, bâties sur l’alignement de l’église à laquelle ellesparaissaient tenir par leurs jardins, avaient vue sur un espace deterrain planté d’arbres qui formait d’autant mieux la place deBlangy, qu’en face de la nouvelle Cure, le comte fit construire uneMaison Commune destinée à recevoir la mairie, le logement dugarde-champêtre, et cette école de frères de la Doctrine Chrétiennesi vainement sollicitée par l’abbé Brossette. Ainsi, non seulementles maisons de l’ancien Bénédictin et du jeune prêtre adhéraient àl’église, aussi bien divisés que réunis par elle ; mais encoreils se surveillaient l’un l’autre, et le village entier espionnaitl’abbé Brossette. Le grande rue, qui commençait à la Thune, montaittortueusement jusqu’à l’église. Des vignobles et des jardins depaysans, un petit bois couronnaient la butte de Blangy.

La maison de Rigou, la plus belle du village, était bâtie engros cailloux particuliers à la Bourgogne, pris dans un mortierjaune lissé carrément dans toute la largeur de la truelle, ce quiproduit des ondes percées çà et là, par les faces assezgénéralement noires de ce caillou. Une bande de mortier où pas unsilex ne faisait tache, dessinait, à chaque fenêtre, un encadrementque le temps avait rayé par des fissures fines et capricieuses,comme on en voit dans les vieux plafonds. Les volets, grossièrementfaits, se recommandaient par une solide peinture vert-dragon.Quelques mousses plates soudaient les ardoises sur le toit. C’estle type des maisons bourguignonnes, les voyageurs en aperçoiventpar milliers de semblables en traversant cette portion de laFrance.

Une porte bâtarde ouvrait sur un corridor, partagé par la caged’un escalier de bois. A l’entrée, on voyait la porte d’une vastesalle à trois croisées donnant sur la place. La cuisine adossée àl’escalier, tirait son jour de la cour, cailloutée avec soin, et oùl’on entrait par une porte cochère. Tel était le rez-de-chaussée.Le premier étage contenait trois chambres, et au-dessus une petitechambre en mansarde. Un bûcher, une remise, une écurie attenaient àla cuisine et faisaient un retour d’équerre. Au-dessus de cesconstructions légères, on avait ménagé des greniers, un fruitier etune chambre de domestique. Une basse-cour, une étable, des toits àporc faisaient face à la maison. Le jardin d’environ un arpent etclos de murs, était un jardin de curé, c’est-à-dire pleind’espaliers, d’arbres à fruit, de treilles, aux allées sablées etbordées de quenouilles, à carrés de légumes fumés avec le fumierprovenant de l’écurie. Au-dessus de la maison, attenait un secondclos, planté d’arbres, enclos de haies, et assez considérable pourque deux vaches y trouvassent leur pâture en tout temps.

A l’intérieur, la salle boisée à hauteur d’appui était tendue devieilles tapisseries. Les meubles en noyer, bruns de vieillesse etgarnis en tapisserie à la main, s’harmoniaient avec la boiserie,avec le plancher également en bois. Le plafond montrait troispoutres en saillie, mais peintes, et à entre-deux plafonnés. Lacheminée en bois de noyer, surmontée d’une glace dans un trumeaugrotesque, n’offrait d’autre ornement que deux oeufs en cuivremontés sur un pied de marbre, et qui se partageaient en deux, lapartie supérieure retournée donnait une bobèche. Ces chandeliers àdeux fins, embellis de chaînettes, une invention du règne de LouisXV, commencent à devenir rares. Sur la paroi opposée aux fenêtres,et posée sur un socle vert et or, s’élevait une horloge commune,mais excellente. Les rideaux criant sur leurs tringles en fer,dataient de cinquante ans, leur étoffe en coton à carreaux,semblables à ceux des matelas, alternés de rose et de blanc, venaitdes Indes. Un buffet et une table à manger complétaient cetameublement, tenu, d’ailleurs, avec une excessive propreté. Au coinde la cheminée, on apercevait une immense bergère de curé, le siégespécial de Rigou. Dans l’angle, au-dessus du petit bonheur du jourqui lui servait de secrétaire, on voyait accroché à la plusvulgaire patère, un soufflet, origine de la fortune de Rigou.

Sur cette succincte description, dont le style rivalise celuides affiches de vente, il est facile de deviner que les deuxchambres respectives de monsieur et madame Rigou, devaient êtreréduites au strict nécessaire ; mais on se tromperait enpensant que cette parcimonie pût exclure la bonté matérielle deschoses. Ainsi la petite maîtresse la plus exigeante se seraittrouvée admirablement couchée dans le lit de Rigou, composéd’excellents matelas, de draps en toile fine, grossi d’un lit deplumes acheté jadis pour quelqu’abbé par une dévote, garanti desbises par de bons rideaux. Ainsi de tout, comme on va le voir.

Ce bénédictin, esprit astucieux autant que profond, avait réduitsa femme, qui ne savait ni lire et écrire, ni compter, à uneobéissance absolue. Après avoir gouverné le défunt, la pauvrecréature finissait servante de son mari, faisant la cuisine, lalessive, à peine aidée par une très jolie fille appelée Annette,âgée de dix-neuf ans, aussi soumise à Rigou que sa maîtresse et quigagnait trente francs par an.

Grande, sèche et maigre, madame Rigou, femme à figure jaune,colorée aux pommettes, la tête toujours enveloppée d’un foulard etportant le même jupon pendant toute l’année, ne quittait pas samaison deux heures par mois et nourrissait son activité par tousles soins qu’une servante dévouée donne à une maison. Le plushabile observateur n’aurait pas trouvé trace de la magnifiquetaille, de la fraîcheur à la Rubens, de l’embonpoint splendide, desdents superbes, des yeux de vierge qui jadis recommandèrent lajeune fille à l’attention du curé Niseron. La seule et uniquecouche de sa fille, madame Soudry la jeune, avait décimé les dents,fait tomber les cils, terni les yeux, gauchi la taille, flétri leteint. Il semblait que le doigt de Dieu se fût appesanti surl’épouse du prêtre. Comme toutes les riches ménagères de lacampagne, elle jouissait de voir ses armoires pleines de robes desoie, ou en pièces ou faites et neuves, de dentelles, de bijoux quine lui servaient jamais qu’à faire commettre le péchéd’envie ; à faire souhaiter sa mort aux jeunes servantes deRigou. C’était un de ces êtres moitié femmes, moitié bestiaux, néspour vivre instinctivement. Cette ex-belle Arsène étantdésintéressée, le legs du feu curé Niseron serait inexplicable sansle curieux événement qui l’inspira, et qu’il faut rapporter pourl’instruction de l’immense tribu des Héritiers.

Madame Niseron, la femme du vieux sacristain, comblaitd’attentions l’oncle de son mari, car l’imminente succession d’unvieillard de soixante-douze ans, estimée à quarante et quelquesmille livres, devait mettre la famille de l’unique héritier dansune aisance assez impatiemment attendue par feu madame Niseron,laquelle, outre son fils, jouissait d’une charmante petite fille,espiègle, innocente, une de ces créatures qui ne sont peut-êtreaccomplies que parce qu’elles doivent disparaître, car elle mourutà quatorze ans des pâles couleurs, le nom populaire de la chlorose. Feu follet du presbytère, cette enfant allait chez songrand-oncle le curé comme chez elle, elle y faisait la pluie et lebeau temps, elle aimait mademoiselle Arsène, la jolie servante queson oncle put prendre en 1788, à la faveur de la licence introduitedans la discipline par les premiers orages révolutionnaires.Arsène, nièce de la vieille gouvernante du curé, fut appelée pourla suppléer, car en se sentant mourir, la vieille mademoisellePichard voulait sans doute faire transporter ses droits à la belleArsène.

En 1791, au moment où le curé Niseron offrit un asile à DomRigou et au frère Jean, la petite Niseron se permit une espiégleriefort innocente. En jouant avec Arsène et d’autres enfants à ce jeuqui consiste à cacher chacun à son tour un objet que les autrescherchent et qui fait crier :  » Tu brûles ou tu gèles,  » selon queles chercheurs s’en éloignent ou s’en approchent, la petiteGeneviève eut l’idée de fourrer le soufflet de la salle dans le litd’Arsène. Le soufflet fut introuvable, le jeu cessa, Geneviève,emmenée par sa mère, oublia de remettre le soufflet à son clou.Arsène et sa tante cherchèrent le soufflet pendant une semaine,puis on ne le chercha plus, on pouvait s’en passer, le vieux curésoufflait son feu avec une sarbacane faite au temps où lessarbacanes furent à la mode, et qui sans doute provenait de quelquecourtisan d’Henri III. Enfin, un soir, un mois avant sa mort, lagouvernante, après un dîner auquel avaient assisté l’abbé Mouchon,la famille Niseron et le curé de Soulanges, fit des lamentations deJérémie sur le soufflet, sans pouvoir en expliquer ladisparition.

– Eh ! mais il est depuis quinze jours dans le litd’Arsène, dit la petite Niseron en éclatant de rire, si cettegrande paresseuse faisait son lit, elle l’aurait trouvé…

En 1791, tout le monde put éclater de rire ; mais à ce riresuccéda le plus profond silence.

– Il n’y a rien de risible à cela, dit la gouvernante, depuisque je suis malade, Arsène me veille.

Malgré cette explication, le curé Niseron jeta sur madameNiseron et sur son mari le regard foudroyant d’un prêtre qui croità un complot. La gouvernante mourut. Dom Rigou sut si bienexploiter la haine du curé, que l’abbé Niseron déshéritaJean-Francois Niseron au profit d’Arsène Pichard.

En 1823, Rigou se servait toujours par reconnaissance de lasarbacane pour attiser le feu.

Madame Niseron, folle de sa fille, ne lui survécut pas. La mèreet l’enfant moururent en 1794. Le curé mort, le citoyen Rigous’occupa lui-même des affaires d’Arsène, en la prenant pour safemme.

L’ancien frère convers de l’Abbaye, attaché à Rigou comme unchien à son maître, devint à la fois le palefrenier, le jardinier,le vacher, le valet de chambre et le régisseur de ce sensuelHarpagon.

Arsène Rigou, mariée en 1821 au Procureur du Roi, sans dot,rappelle un peu la beauté commune de sa mère et possède l’espritsournois de son père.

Alors âgé de soixante-sept ans, Rigou n’avait pas fait une seulemaladie en trente ans, et rien ne paraissait devoir atteindre cettesanté vraiment insolente. Grand, sec, les yeux bordés d’un cerclebrun, les paupières presque noires, quand le matin il laissait voirson cou ridé, rouge et grenu, vous l’eussiez d’autant mieux comparéà un condor que son nez très-long, pincé du bout, aidait encore àcette ressemblance par une coloration sanguinolente. Sa tête quasichauve eût effrayé les connaisseurs par un occiput en dos d’âne,indice d’une volonté despotique. Ses yeux grisâtres, presque voiléspar ses paupières à membranes filandreuses, étaient prédestinés àjouer l’hypocrisie. Deux mèches de couleur indécise, à cheveux siclairsemés qu’ils ne cachaient pas la peau, flottaient au-dessusdes oreilles larges, hautes et sans ourlet, trait qui révèle lacruauté dans l’ordre moral quand il n’annonce pas la folie. Labouche, très-fendue et à lèvres minces, annonçait un mangeurintrépide, un buveur déterminé par la tombée des coins quidessinait deux espèces de virgules où coulaient les jus, oùpétillait sa salive quand il mangeait ou parlait. Héliogabaledevait être ainsi.

Son costume invariable consistait en une longue redingote bleueà collet militaire, en une cravate noire, un pantalon et un vastegilet de drap noir. Ses souliers à fortes semelles étaient garnisde clous à l’extérieur, et à l’intérieur d’un chausson tricoté parsa femme durant les soirées d’hiver. Annette et sa maîtressetricotaient aussi les bas de Monsieur.

Rigou s’appelait Grégoire. Aussi ses amis ne renonçaient-ilspoint aux divers calembourgs que le G du prénom autorisait, malgrél’usage immodéré qu’on en faisait depuis trente ans. On le saluaittoujours de ces phrases : J’ai Rigou ! – Je Ris, goutte !- Ris, goûte ! Rigoulard, etc., mais surtout de Grigou (G.Rigou.)

Quoique cette esquisse peigne le caractère, personnen’imaginerait jamais jusqu’où, sans opposition et dans la solitude,l’ancien Bénédictin avait poussé la science de l’égoïsme, celle dubien vivre et la volupté sous toutes les formes. D’abord, ilmangeait seul, servi par sa femme et par Annette qui se mettaient àtable avec Jean, après lui, dans la cuisine, pendant qu’il digéraitson dîner, qu’il cuvait son vin en lisant les nouvelles .

A la campagne, on ne connaît pas les noms propres des journaux,ils s’appellent tous les nouvelles .

Le dîner, de même que le déjeûner et le souper, toujourscomposés de choses exquises, étaient cuisinés avec cette sciencequi distingue les gouvernantes de curé entre toutes lescuisinières. Ainsi, madame Rigou battait elle-même le beurre deuxfois par semaine. La crème entrait comme élément dans toutes lessauces. Les légumes étaient cueillis de manière à sauter de leursplanches dans la casserole. Les Parisiens, habitués à manger de laverdure des légumes qui accomplissent une seconde végétationexposés au soleil, à l’infection des rues, à la fermentation desboutiques, arrosés par les fruitières qui leur donnent ainsi laplus trompeuse fraîcheur, ignorent les saveurs exquises quecontiennent ces produits auxquels la nature a confié des vertusfugitives, mais puissantes, quand ils sont mangés en quelque sortetout vifs Le boucher de Soulanges apportait sa meilleure viande,sous peine de perdre la pratique du redoutable Rigou. Lesvolailles, élevées à la maison, devaient être d’une excessivefinesse. Ce soin de papelardise embrassait toute chose, maisrelativement à Rigou seulement. Si les pantoufles de ce savantThélémiste étaient de cuir grossier, une bonne peau d’agneau enformait la doublure. S’il portait une redingote de gros drap, c’estqu’elle ne touchait pas sa peau, car sa chemise, blanchie etrepassée au logis, avait été filée par les plus habiles doigts dela Frise. Sa femme, Annette et Jean buvaient le vin du pays, le vinque Rigou se réservait sur sa récolte ; mais, dans sa caveparticulière, pleine comme une cave de Belgique, les vins deBourgogne les plus fins côtoyaient ceux de Bordeaux, de Champagne,de Roussillon, du Rhône, d’Espagne, tous achetés dix ans àl’avance, et toujours mis en bouteille par frère Jean. Les liqueursprovenues des îles procédaient de madame Amphoux, l’usurier enavait acquis une provision pour le reste de ses jours, au dépeçaged’un château de Bourgogne. Rigou mangeait et buvait comme LouisXIV, un des plus grands consommateurs connus, ce qui trahit lesdépenses d’une vie plus que voluptueuse. Discret et habile dans saprodigalité secrète, il disputait ses moindres marchés comme saventdisputer les gens d’Eglise. Au lieu de prendre des précautionsinfinies pour ne pas être trompé dans ses acquisitions, le rusémoine gardait un échantillon et se faisait écrire lesconventions ; mais quand son vin ou ses provisionsvoyageaient, il prévenait qu’au plus léger vice des choses, ilrefuserait d’en prendre livraison. Jean, directeur du fruitier,était dressé à savoir conserver les produits du plus beau fruitageconnu dans le département. Rigou mangeait des poires, des pommes etquelquefois du raisin à Pâques. Jamais prophète susceptible depasser Dieu ne fut plus aveuglément obéi que ne l’était Rigou chezlui dans ses moindres caprices. Le mouvement de ses gros sourcilsnoirs plongeait sa femme, Annette et Jean dans des inquiétudesmortelles. Il retenait ses trois esclaves par la multiplicitéminutieuse de leurs devoirs qui leur faisait comme une chaîne. Atout moment, ces pauvres gens se voyaient sous le coup d’un travailobligé, d’une surveillance, et ils avaient fini par trouver unesorte de plaisir dans l’accomplissement de ces travaux constants,ils ne s’ennuyaient point. Tous trois, ils avaient le bien-être decet homme pour seul et unique texte de leurs préoccupations.

Annette était, depuis 1795, la dixième jolie bonne prise parRigou qui se flattait d’arriver à la tombe avec ces relais dejeunes filles. Venue à seize ans, à dix-neuf ans Annette devaitêtre renvoyée. Chacune de ces bonnes, choisie à Auxerre, à Clamecy,dans le Morvan, avec des soins méticuleux, était attirée par lapromesse d’un beau sort, mais madame Rigou s’entêtait àvivre ! Et toujours au bout de trois ans, une querelle amenéepar l’insolence de la servante envers sa pauvre maîtresse, ennécessitait le renvoi. Annette, vrai chef-d’oeuvre de beauté fine,ingénieuse, piquante, méritait une couronne de duchesse. Elle nemanquait pas d’esprit, Rigou ne savait rien de l’intelligenced’Annette et de Jean-Louis Tonsard, ce qui prouvait qu’il selaissait prendre par cette jolie fille, la seule à qui l’ambitioneût suggéré la flatterie, comme moyen d’aveugler ce lynx.

Ce Louis XV, sans trône, ne s’en tenait pas uniquement à lajolie Annette. Oppresseur hypothécaire des terres achetées par lespaysans au delà de leurs moyens, il faisait son sérail de lavallée, depuis Soulanges jusqu’à cinq lieues au delà de Couchesvers la Brie, sans y dépenser autre chose que des retardements depoursuites pour obtenir ces fugitifs trésors qui dévorent lafortune de tant de vieillards. Cette vie exquise, cette viecomparable à celle de Bouret ne coûtait donc presque rien. Grâce àses nègres blancs, Rigou faisait abattre, façonner, rentrer sesfagots, ses bois, ses foins, ses blés. Pour le paysan, lamain-d’oeuvre est peu de chose, surtout en considération d’unajournement d’intérêts à payer. Ainsi Rigou, tout en demandant depetites primes pour des retards de quelques mois, pressurait sesdébiteurs en exigeant d’eux des services manuels, véritablescorvées auxquelles ils se prêtaient, croyant ne rien donner, parcequ’ils ne sortaient rien de leurs poches. On payait ainsi parfois àRigou plus que le capital de la dette.

Profond comme un moine, silencieux comme un Bénédictin entravail d’histoire, rusé comme un prêtre, dissimulé comme toutavare, se tenant dans les limites du droit, toujours en règle, cethomme eût été Tibère à Rome, Richelieu sous Louis XIII, Fouché,s’il avait eu l’intention d’aller à la Convention ; mais ileut la sagesse d’être un Lucullus sans faste, un voluptueux avare.Pour occuper son esprit, il jouissait d’une haine taillée en pleindrap. Il tracassait le général comte de Montcornet, il faisaitmouvoir les paysans par le jeu de fils cachés dont le maniementl’amusait comme une partie d’échecs où les pions vivaient, où lescavaliers couraient à cheval, où les fous comme Fourchonbabillaient, où les tours féodales brillaient au soleil, où laReine faisait malicieusement échec au Roi. Tous les jours en selevant de sa fenêtre, il voyait les faîtes orgueilleux des Aigues,les cheminées des pavillons, les superbes Portes, et il se disait :-  » Tout cela tombera ! je sècherai ces ruisseaux, j’abattraices ombrages.  » Enfin, il avait sa grande et sa petite victime.S’il méditait la ruine du château, le renégat se flattait de tuerl’abbé Brossette à coups d’épingles.

Pour achever de peindre cet ex-religieux, il suffira de direqu’il allait à la messe en regrettant que sa femme vécût, etmanifestant le désir de se réconcilier avec l’Eglise aussitôt sonveuvage venu. Il saluait avec déférence l’abbé Brossette en lerencontrant, et lui parlait doucement sans jamais s’emporter. Engénéral, tous les gens qui tiennent à l’Eglise, ou qui en sontsortis, ont une patience d’insecte, ils la doivent à l’obligationde garder un décorum, éducation qui manque depuis vingt ans àl’immense majorité des Français, même à ceux qui se croient bienélevés. Tous les Conventuels que la Révolution a fait sortir deleurs monastères et qui sont entrés dans les affaires ont montrépar leur froideur et par leur réserve la supériorité que donne ladiscipline ecclésiastique à tous les enfants de l’Eglise, même àceux qui la désertent.

Eclairé dès 1792 par l’affaire du testament, Gaubertin avait susonder la ruse que contenait la figure enfiellée de cet habilehypocrite ; aussi s’en était-il fait un compère en communiantavec lui devant le Veau d’or. Dès la fondation de la maisonLeclercq, il dit à Rigou d’y mettre cinquante mille francs en leslui garantissant. Rigou devint un commanditaire d’autant plusimportant qu’il laissa ce fonds se grossir des intérêts accumulés.En ce moment l’intérêt de Rigou dans cette maison était encore decent mille francs, quoiqu’en 1816 il eût repris une somme dequatre-vingt mille francs environ, pour la placer sur leGrand-Livre, en y trouvant sept mille francs de rentes. Lupinconnaissait à Rigou pour cent cinquante mille francs d’hypothèquesen petites sommes sur de grands biens. Ostensiblement, Rigoupossédait en terres environ quatorze mille francs de revenus biennets. On apercevait donc environ quarante mille francs de rentes àRigou. Mais quant à son trésor, c’était un X qu’aucune règle deproportion ne pouvait dégager, de même que le diable seulconnaissait les affaires qu’il tripotait avec Langlumé.

Ce terrible usurier, qui comptait vivre encore vingt ans, avaitinventé des règles fixes pour opérer. Il ne prêtait rien à unpaysan qui n’achetait pas au moins trois hectares et qui ne payaitpas la moitié du prix comptant. On voit que Rigou connaissait bienle vice de la loi sur les expropriations appliquée aux parcelles etle danger que fait courir au Trésor et à la Propriété l’excessivedivision des biens. Poursuivez donc un paysan qui vous prend unsillon, quand il n’en possède que cinq !

Le coup-d’oeil de l’intérêt privé distancera toujours devingt-cinq ans celui d’une assemblée de législateurs. Quelle leçonpour un pays ! La loi émanera toujours d’un vaste cerveau,d’un homme de génie et non de neuf cents intelligences qui serapetissent en se faisant foule. La loi de Rigou ne contient-ellepas en effet le principe de celle à chercher pour arrêter lenon-sens que présente la propriété réduite à des moitiés, destiers, des quarts, des dixièmes de centiare, comme dans la communed’Argenteuil où l’on compte trente mille parcelles ?

De telles opérations voulaient un compérage étendu comme celuiqui pesait sur cet arrondissement. D’ailleurs, comme Rigou faisaitfaire à Lupin environ le tiers des actes qui se passaientannuellement dans l’Etude, il trouvait dans le notaire de Soulangesun compère dévoué. Ce forban pouvait ainsi comprendre dans lecontrat de prêt, auquel assistait toujours la femme de l’emprunteurquand il était marié, la somme à laquelle se montaient les intérêtsillégaux. Le paysan, ravi de n’avoir que les cinq pour cent à payerannuellement pendant la durée du prêt, espérait toujours s’en tirerpar un travail enragé, par des engrais qui bonifiaient le gage deRigou.

De là les trompeuses merveilles enfantées par ce que d’imbécileséconomistes nomment la petite culture , le résultat d’une fautepolitique à laquelle nous devons de porter l’argent français enAllemagne pour y acheter des chevaux que le pays ne fournit plus,une faute qui diminuera tellement la production des bêtes à cornesque la viande sera bientôt inabordable, non pas seulement aupeuple, mais encore à la petite bourgeoisie. (Voyez le Curé deVillage .)

Donc, bien des sueurs, entre Couches et La-Ville-aux-Fayes,coulaient pour Rigou, que chacun respectait, tandis que le travailchèrement payé par le général, le seul qui jetât de l’argent dansle pays, lui valait des malédictions et la haine vouée aux riches.De tels faits ne seraient-ils pas inexplicables sans le coup-d’oeiljeté sur la Médiocratie ? Fourchon avait raison, les bourgeoisremplaçaient les seigneurs. Ces petits propriétaires, dont le typeest représenté par Courtecuisse étaient les mains-mortables duTibère de la vallée d’Avonne, de même qu’à Paris les industrielssans argent sont les paysans de la haute Banque. Soudry suivaitl’exemple de Rigou depuis Soulanges jusqu’à cinq lieues deLa-Ville-aux-Fayes. Ces deux usuriers s’étaient partagél’arrondissement. Gaubertin, dont la rapacité s’exerçait dans unesphère supérieure, non seulement ne faisait pas concurrence à sesassociés, mais il empêchait les capitaux de La-Ville-aux-Fayes deprendre cette fructueuse route. On peut deviner maintenant quelleinfluence ce triumvirat de Rigou, de Soudry, de Gaubertin, obtenaitaux élections par des électeurs dont la fortune dépendait de leurmansuétude.

Haine, intelligence et fortune, tel était le triangle terriblepar lequel s’expliquait l’ennemi le plus proche des Aigues, lesurveillant du général, en relations constantes avec soixante ouquatre-vingts petits propriétaires, parents ou alliés des paysans,et qui le redoutaient comme on redoute un créancier.

Rigou se superposait à Tonsard. L’un vivait de vols en nature,l’autre s’engraissait de rapines légales. Tous deux aimaient à bienvivre, c’était la même nature sous deux espèces, l’une naturelle,l’autre aiguisée par l’éducation du cloître.

Lorsque Vaudoyer quitta le cabaret du Grand-I-Vert pourconsulter l’ancien maire, il était environ quatre heures. A cetteheure, Rigou dînait.

En trouvant la porte bâtarde fermée, Vaudoyer regarda pardessusles rideaux en criant : – Monsieur Rigou, c’est moi, Vaudoyer….

Jean sortit par la porte cochère et fit entrer Vaudoyer uninstant après, en lui disant : – Viens au jardin, monsieur a dumonde.

Ce monde était Sibilet, qui, sous prétexte de s’entendrerelativement à la signification du jugement que venait de faireBrunet, s’entretenait avec Rigou de tout autre chose. Il avaittrouvé l’usurier achevant son dessert.

Sur une table carrée, éblouissante de linge, car, peu soucieuxde la peine de sa femme et d’Annette, Rigou voulait du linge blanctous les jours, le régisseur vit apporter une jatte de fraises, desabricots, des pêches, des cerises, des amandes, tous les fruits dela saison à profusion, servis dans des assiettes de porcelaineblanche, et sur des feuilles de vigne, presqu’aussi coquettementqu’aux Aigues.

En voyant Sibilet, Rigou lui dit de pousser les verroux auxportes battantes intérieures qui se trouvaient adaptées à chaqueporte, autant pour garantir du froid que pour étouffer les sons, etil lui demanda quelle affaire si pressante l’obligeait à venir levoir en plein jour, tandis qu’il pouvait conférer si sûrement lanuit.

– C’est que le Tapissier a parlé d’aller à Paris y voir legarde-des-sceaux, il est capable de vous faire bien du mal, dedemander le déplacement de votre gendre, des juges deLa-Ville-aux-Fayes, et du président surtout, quand il lira lejugement qu’on vient de rendre en votre faveur. Il se cabre, il estfin, il a dans l’abbé Brossette un conseil capable de jouter avecvous et avec Gaubertin. Les prêtres sont puissants. Monseigneurl’évêque aime bien l’abbé Brossette. Madame la comtesse a parléd’aller voir son cousin le préfet, le comte de Castéran, à proposde Nicolas. Michaud commence à lire couramment dans notre jeu…

– Tu as peur, dit l’usurier tout doucement en jetant sur Sibiletun regard que le soupçon rendit moins terne qu’à l’ordinaire et quifut terrible. Tu calcules s’il ne vaut pas mieux te mettre du côtéde monsieur le comte de Montcornet ?

– Je ne vois pas trop où je prendrai, quand vous aurez dépecéles Aigues, quatre mille francs à placer tous les ans, honnêtement,comme je le fais depuis cinq ans, répondit crûment Sibilet.Monsieur Gaubertin m’a, dans les temps, débité les plus bellespromesses ; mais la crise approche, on va se battrecertainement, promettre et tenir sont deux après la victoire.

– Je lui parlerai, répondit Rigou tranquillement. En attendantvoici, moi, ce que je répondrais, si cela me regardait :

 » Depuis cinq ans, tu portes à monsieur Rigou quatre millefrancs par an, et ce brave homme t’en donne sept et demi pour cent,ce qui te fait en ce moment un compte de vingt-sept mille francs, àcause de l’accumulation des intérêts ; mais comme il existe unacte sous signature privée, double entre toi et Rigou, le régisseurdes Aigues serait renvoyé le jour où l’abbé Brossette apporteraitcet acte sous les yeux du Tapissier, surtout après une lettreanonyme qui l’instruirait de ton double rôle. Tu ferais donc mieuxde chasser avec nous, sans demander tes os par avance, d’autantplus que monsieur Rigou n’étant pas tenu de te donner légalementsept et demi pour cent et les intérêts des intérêts, te ferait desoffres réelles de tes vingt mille francs ; et, en attendantque tu puisses les palper, ton procès allongé par la chicane seraitjugé par le tribunal de La-Ville-aux-Fayes. En te conduisantsagement quand monsieur Rigou sera propriétaire de ton pavillon auxAigues, tu pourras continuer avec trente mille francs environ ettrente mille autres francs que pourrait te confier Rigou, lecommerce d’argent que fait Rigou, lequel sera d’autant plusavantageux que les paysans se jetteront sur les terres des Aiguesdivisées en petits lots, comme la pauvreté sur le monde.  » Voilà ceque pourrait te dire monsieur Gaubertin ; mais moi, je n’airien à te répondre, cela ne me regarde pas… Gaubertin et moi, nousavons à nous plaindre de cet enfant du peuple qui bat son père, etnous poursuivons notre idée. Si l’ami Gaubertin a besoin de toi,moi, je n’ai besoin de personne, car tout le monde est à madévotion. Quant au garde-des-sceaux, on en change assezsouvent ; tandis que, nous autres, nous sommes toujourslà.

– Enfin, vous êtes prévenu, reprit Sibilet qui se sentit bâtécomme un âne.

– Prévenu de quoi ? demanda finement Rigou.

– De ce que fera le Tapissier, répondit humblement le régisseur,il est allé furieux à la Préfecture.

– Qu’il aille ! si les Montcornet n’usaient pas de roues,que deviendraient les carrossiers ?

– Je vous apporterai mille écus ce soir à onze heures, ditSibilet ; mais vous devriez avancer ces affaires en me cédantquelques-unes de vos hypothèques arrivées à terme, une de cellesqui pourraient me valoir quelques bons lots de terres…

– J’ai celle de Courtecuisse, et je veux le ménager, car c’estle meilleur tireur du département ; en te la transportant tuaurais l’air de tracasser ce drôle-là pour le compte du Tapissier,et ça ferait d’une pierre deux coups, il serait capable de tout ense voyant plus bas que Fourchon. Courtecuisse s’est exterminé surla Bâchelerie, il a bien amendé le terrain, il a mis des espaliersaux murs du jardin. Ce petit domaine vaut quatre mille francs, lecomte te les donnerait pour les trois arpents qui jouxtent sesremises. Si Courtecuisse n’était pas un licheur, il aurait pu payerses intérêts avec ce qu’on y tue de gibier.

– Eh bien ! transportez-moi cette créance, j’y ferai monbeurre, j’aurai la maison et le jardin pour rien, le comte achèterales trois arpents.

– Quelle part me donneras-tu ?

– Mon Dieu, vous sauriez traire du lait à un boeuf !s’écria Sibilet. Et moi, qui viens d’arracher au Tapissier l’ordrede réglementer le glanage d’après la loi…

– Tu as obtenu cela, mon gars ? dit Rigou qui plusieursjours auparavant avait suggéré l’idée de ces vexations à Sibilet enlui disant de les conseiller au général. Nous le tenons, il estperdu ; mais ce n’est pas assez de le tenir par un bout, ilfaut le ficeler comme une carotte de tabac ! Tire les verroux,mon gars, dis à ma femme de m’apporter le café, les liqueurs, etdis à Jean d’atteler, je vais à Soulanges. A ce soir ! -Bonjour, Vaudoyer, dit l’ancien maire en voyant entrer son anciengarde-champêtre, Eh ! bien, qu’y a-t-il ?…

Vaudoyer raconta tout ce qui venait de se passer au cabaret etdemanda l’avis de Rigou sur la légalité des réglements médités parle général.

– Il en a le droit, répliqua nettement Rigou. Nous avons un rudeseigneur ; l’abbé Brossette est un malin, votre curé suggèretoutes ces mesures-là, parce que vous n’allez pas à la messe, tasde parpaillots !… J’y vais bien, moi ! Il y a un Dieu,voyez-vous !… Vous endurez tout, le Tapissier ira toujours del’avant !…

– Eh ! bien, nous glanerons !… dit Vaudoyer avec cetaccent résolu qui distingue les Bourguignons.

– Sans certificat d’indigence ? reprit l’usurier. On ditqu’il est allé demander des troupes à la Préfecture, afin de vousfaire rentrer dans le devoir.

– Nous glanerons comme par le passé, répéta Vaudoyer.

– Glanez !… monsieur Sarcus jugera si vous avez eu raison,dit l’usurier en ayant l’air de promettre aux glaneurs laprotection de la Justice-de-paix.

– Nous glanerons et nous serons en force !… Ou la Bourgognene serait plus la Bourgogne ! dit Vaudoyer. Si les gendarmesont des sabres, nous avons des faulx, et nous verrons !

A quatre heures et demie, la grande porte verte de l’ancienpresbytère tourna sur ses gonds, et le cheval bai-brun, mené à labride par Jean, tourna vers la place. Madame Rigou et Annettevenues sur le pas de la porte bâtarde, regardaient la petitecarriole d’osier, peinte en vert, à capote de cuir, où se trouvaitleur maître établi sur de bons coussins.

– Ne vous attardez pas, monsieur, dit Annette en faisant unepetite moue.

Tous les gens du village, instruits déjà des menaçants arrêtésque le maire voulait prendre, se mirent tous sur leurs portes ous’arrêtèrent dans la grande rue en voyant passer Rigou, pensanttous qu’il allait à Soulanges pour les défendre.

– Eh ! bien madame Courtecuisse, notre ancien maire va sansdoute aller nous défendre, dit une vieille fileuse que la questiondes délits forestiers intéressait beaucoup, car son mari vendaitdes fagots volés à Soulanges.

– Mon Dieu, le coeur lui saigne de voir ce qui se passe, il enest malheureux autant que vous autres, répondit-elle.

– Ah ! c’est pas pour dire, mais on l’a bien maltraité,lui !

– Bonjour, monsieur Rigou, dit la fileuse que Rigou salua.

Quand l’usurier traversa la Thune, guéable en tout temps,Tonsard, sorti de son cabaret, dit à Rigou sur la route cantonale :- Eh ! bien, père Rigou, le Tapissier veut donc que noussoyons ses chiens ?…

– Nous verrons ça ! répondit l’usurier en fouettant soncheval.

– Il saura bien nous défendre, dit Tonsard à un groupe de femmeset d’enfants attroupés autour de lui.

– Il pense à vous, comme un aubergiste pense aux goujons ennettoyant sa poêle à frire, répliqua Fourchon.

– Ote donc le battant à ta grelote quand tu es saoul !… ditMouche en tirant son grand-père par sa blouse et le faisant tombersur le talus au rez d’un peuplier. Si ce mâtin de moine entendaitça, tu ne lui vendrais plus tes paroles si cher…

En effet, si Rigou courait à Soulanges, il était emporté parl’importante nouvelle donnée par Sibilet qui lui parut menaçantepour la coalition secrète de la bourgeoisie avonnaise.

De la sphère paysanne, ce drame va donc s’élever jusqu’à lahaute région des bourgeois de Soulanges et de La-Ville-aux-Fayes,curieuses figures dont l’apparition dans le sujet, loin d’enarrêter le développement, va l’accélérer, comme des hameauxenglobés dans une avalanche en rendent la course plus rapide.

Partie 2

Chapitre 1La première société de Soulanges

A six kilomètres environ de Blangy, pour parler légalement, et àune distance égale de La-Ville-aux-Fayes, s’élève en amphithéâtresur un monticule, ramification de la longue côte parallèle à celleau bas de laquelle coule l’Avonne, la petite ville de Soulanges,surnommée la Jolie , peut-être à plus juste titre que Mantes.

Au bas de cette colline, la Thune s’étale sur un fond d’argiled’une étendue d’environ trente hectares, au bout duquel les moulinsde Soulanges, établis sur de nombreux îlots, dessinent une fabriqueaussi gracieuse que pourrait l’inventer un architecte de jardins.Après avoir arrosé le parc de Soulanges, où elle alimente de bellesrivières et des lacs artificiels, la Thune se jette dans l’Avonnepar un canal magnifique.

Le château de Soulanges, rebâti sous Louis XIV, sur les dessinsde Mansard, et l’un des plus beaux de la Bourgogne, fait face à laville. Ainsi Soulanges et le château se présentent respectivementun point de vue aussi splendide qu’élégant. La route cantonaletourne entre la ville et l’étang, un peu trop pompeusement nommé lelac de Soulanges par les gens du pays.

Cette petite ville est une de ces compositions naturellesexcessivement rares en France, où le joli, dans ce genre, manqueabsolument. Là, vous retrouvez en effet le joli de la Suisse, commele disait Blondet dans sa lettre, le joli des environs deNeuchâtel. Les gais vignobles qui forment une ceinture à Soulangescomplètent cette ressemblance, hormis le Jura et les Alpes,toutefois ; les rues, superposées les unes aux autres sur lacolline, ont peu de maisons, car elles sont toutes accompagnées dejardins, qui produisent ces masses de verdure si rares dans lescapitales. Les toitures bleues ou rouges, mélangées de fleurs,d’arbres, de terrasses à treillages, offrent des aspects variés etpleins d’harmonie.

L’église, une vieille église du moyen-âge, bâtie en pierres,grâce à la munificence des seigneurs de Soulanges, qui s’y sontréservé d’abord une chapelle près du choeur, puis une chapellesouterraine, leur nécropole, offre, comme celle de Longjumeau, pourportail, une immense arcade, frangée de cercles fleuris et garnisde statuettes, flanquée de deux piliers à niches terminés enaiguilles. Cette porte, assez souvent répétée dans les petiteséglises du moyen-âge que le hasard a préservées des ravages ducalvinisme, est couronnée par un triglyphe au-dessus duquel s’élèveune Vierge sculptée tenant l’Enfant-Jésus. Les bas côtés secomposent à l’extérieur de cinq arcades pleines dessinées par desnervures, éclairées par des fenêtres à vitraux. Le chevet s’appuiesur des arcs-boutants dignes d’une cathédrale. Le clocher, qui setrouve dans une branche de la croix, est une tour carrée surmontéed’une campanille. Cette église s’aperçoit de loin, car elle est enhaut de la grande place au bas de laquelle passe la route.

La place, d’une assez grande largeur, est bordée deconstructions originales toutes de diverses époques. Beaucoup,moitié bois, moitié briques, et dont les solives ont un giletd’ardoises, remontent au moyen-âge. D’autres en pierres et àbalcon, montrent ce pignon si cher à nos aïeux, et qui date dudouzième siècle. Plusieurs attirent le regard par ces vieillespoutres saillantes à figures grotesques, dont la saillie forme unauvent, et qui rappelle le temps où la bourgeoisie était uniquementcommerçante. La plus magnifique est l’ancien bailliage, maison àfaçade sculptée, en alignement avec l’église qu’elle accompagneadmirablement. Vendue nationalement, elle fut achetée par lacommune, qui en fit la mairie et y mit le tribunal de paix, oùsiégeait alors monsieur Sarcus, depuis l’institution dujuge-de-paix.

Ce léger croquis permet d’entrevoir la place de Soulanges, ornéeau milieu d’une charmante fontaine rapportée d’Italie, en 1520, parle maréchal de Soulanges, et qui ne déshonorerait pas une grandecapitale. Un jet d’eau perpétuel, provenant d’une source située enhaut de la colline, est distribué par quatre Amours en marbre blanctenant des conques et couronnés d’un panier plein de raisins.

Les voyageurs lettrés qui passeront par là, si jamais il enpasse après Blondet, pourront y reconnaître cette place illustréepar Molière et par le théâtre espagnol, qui régna si longtemps surla scène française, et qui démontrera toujours que la comédie estnée en de chauds pays, où la vie se passait sur la place publique.La place de Soulanges rappelle d’autant mieux cette placeclassique, et toujours semblable à elle-même sur tous les théâtres,que les deux premières rues la coupant précisément à la hauteur dela fontaine, figurent ces coulisses si nécessaires aux maîtres etaux valets pour se rencontrer ou pour se fuir. Au coin d’une de cesrues, qui se nomme la rue de la Fontaine, brillent les panonceauxde maître Lupin. La maison Sarcus, la maison du percepteur Guerbet,celle de Brunet, celle du greffier Gourdon et de son frère lemédecin, celle du vieux monsieur Gendrin-Vattebled, legarde-général des eaux et forêts. Ces maisons, tenuestrès-proprement par leurs propriétaires, qui prennent au sérieux lesurnom de leur ville, sont sises aux alentours de la place, lequartier aristocratique de Soulanges.

La maison de madame Soudry, car la puissante individualité del’ancienne femme de chambre de mademoiselle Laguerre avait absorbéle chef de la communauté, cette maison entièrement moderne avaitété bâtie par un riche marchand de vin, né à Soulanges, qui, aprèsavoir fait sa fortune à Paris, revint en 1793 acheter du blé poursa ville natale. Il y fut massacré comme accapareur par lapopulace, ameutée au cri d’un misérable maçon, l’oncle de Godain,avec lequel il avait des difficultés à propos de son ambitieusebâtisse.

La liquidation de cette succession, vivement discutée entrecollatéraux, traîna si bien qu’en 1798, Soudry, de retour àSoulanges, put acheter pour mille écus en espèces le palais dumarchand de vin, et il le loua d’abord au département pour y logerla gendarmerie. En 1811, mademoiselle Cochet, que Soudry consultaiten toute chose, s’opposa vivement à ce que le bail fût continué,trouvant cette maison inhabitable, en concubinage disait-elle, avecune caserne. La ville de Soulanges, aidée par le département, bâtitalors un hôtel à la gendarmerie, dans une rue latérale à la mairie.Le brigadier nettoya sa maison, y restitua le lustre primitifsouillé par l’écurie et par l’habitation des gendarmes.

Cette maison, élevée d’un étage et coiffée d’un toit percé demansardes, voit le paysage par trois façades, une sur la placel’autre sur le lac, et la troisième sur un jardin. Le quatrièmecôté donne sur une cour qui sépare les Soudry de la maison voisine,occupée par un épicier nommé Vattebled, un homme de la secondesociété , père de la belle madame Plissoud, de laquelle il serabientôt question.

Toutes les petites villes ont une belle madame , comme elles ontun Socquard et un Café de la Paix.

Chacun devine que la façade sur le lac est bordée d’une terrasseà jardinet d’une médiocre élévation, terminée par une balustrade enpierre et qui longe la route cantonale. On descend de cetteterrasse dans le jardin par un escalier sur chaque marche duquel setrouve un oranger, un grenadier, un myrte et autres arbresd’ornement, qui nécessitent au bout du jardin une serre que madameSoudry s’obstine à nommer une resserre . Sur la place, on entredans la maison par un perron élevé de plusieurs marches. Selonl’habitude des petites villes, la porte cochère, réservée auservice de la cour, au cheval du maître et aux arrivagesextraordinaires, s’ouvre assez rarement. Les habitués, venant tousà pied, montaient par le perron.

Le style de l’hôtel Soudry est sec ; les assises sontindiquées par des filets dits à gouttière ; les fenêtres sontencadrées de moulures alternativement grêles et fortes, dans legenre de celles des pavillons Gabriel et Perronnet de la placeLouis XV. Ces ornements donnent, dans une si petite vie, un aspectmonumental à cette maison devenue célèbre.

En face, à l’autre angle de la place, se trouve le fameux Caféde la Paix, dont les particularités et le prestigieux Tivolisurtout exigeront plus tard des descriptions moins succinctes quecelle de la maison Soudry.

Rigou venait très-rarement à Soulanges, car chacun se rendaitchez lui : le notaire Lupin comme Gaubertin, Soudry comme Gendrin,tant on le craignait. Mais on va voir que tout homme instruit,comme l’était l’ex-bénédictin, eût imité la réserve de Rigou, parl’esquisse, nécessaire ici, des personnes de qui l’on disait dansle pays : – C’est la première société de Soulanges.

De toutes ces figures la plus originale, vous le pressentez,était madame Soudry, dont le personnage, pour être bien rendu,exige toutes les minuties du pinceau.

Madame Soudry se permettait un soupçon de rouge à l’imitation demademoiselle Laguerre ; mais cette légère teinte avait changépar la force de l’habitude en plaques de vermillon sipittoresquement appelées des roues de carrosses par nos ancêtres.Les rides du visage devenant de plus en plus profondes etmultipliées, la mairesse avait imaginé pouvoir les combler de fard.Son front jaunissant aussi par trop, et ses tempes miroitant, ellese posait du blanc, et figurait les veines de la jeunesse par delégers réseaux de bleu. Cette peinture donnait une excessivevivacité à ses yeux déjà fripons, en sorte que son masque eût paruplus que bizarre à des étrangers ; mais, habituée à cet éclatpostiche, sa société trouvait madame Soudry très-belle.

Cette haquenée, toujours décolletée, montrait son dos et sapoitrine, blanchis et vernis l’un et l’autre par les mêmes procédésemployés pour le visage ; mais heureusement, sous prétexte defaire badiner de magnifiques dentelles, elle voilait à demi cesproduits chimiques. Elle portait toujours un corps de jupe àbaleines dont la pointe descendait, très-bas, garni de noeudspartout, même à la pointe !… sa jupe rendait des sons criardstant la soie et les falbalas y foisonnaient.

Cet attirail, qui justifie le mot atours , bientôt inexplicable,était en damas de grand prix ce soir-là, car madame Soudrypossédait cent habillements plus riches les uns que les autres,provenant tous de l’immense et splendide garde-robe de mademoiselleLaguerre, et tous retaillés par elle dans le dernier genre de 1808.Les cheveux de sa perruque blonde, crêpés et poudrés, semblaientsoulever son superbe bonnet à coques de satin rouge cerise, pareilaux rubans de ses garnitures.

Si vous voulez vous figurer sous ce bonnet toujours ultra-coquetun visage de macaque d’une laideur monstrueuse, où le nez camus,dénudé comme celui de la Mort, est séparé par une forte marge dechair barbue d’une bouche à râtelier mécanique, où les sonss’engagent comme en des cors de chasse, vous comprendrezdifficilement pourquoi la première société de la ville et toutSoulanges, en un mot, trouvait belle cette quasi-reine, à moins devous rappeler le traité succinct ex professo qu’une des femmes lesplus spirituelles de notre temps a récemment écrit sur l’art de sefaire belle à Paris par les accessoires dont on s’y entoure.

En effet, d’abord madame Soudry vivait au milieu des donsmagnifiques amassés chez sa maîtresse, et que l’ex-bénédictinappelait fructus belli . Puis elle tirait parti de sa laideur enl’exagérant, en se donnant cet air, cette tournure qui ne seprennent qu’à Paris, et dont le secret reste à la Parisienne laplus vulgaire, toujours plus ou moins singe. Elle se serraitbeaucoup, elle mettait une énorme tournure, elle portait desboucles de diamants aux oreilles, ses doigts étaient surchargés debagues. Enfin, en haut de son corset, entre deux masses arrosées deblanc de perle, brillait un hanneton composé de deux topazes et àtête en diamant, un présent de chère maîtresse, dont on parlaitdans tout le département. De même que feu sa maîtresse, elle allaittoujours les bras nus et agitait un éventail d’ivoire à peinture deBoucher, et auquel deux petites roses servaient de boutons.

Quand elle sortait, madame Soudry tenait sur sa tête le vraiparasol du dix-huitième siècle, c’est-à-dire une canne au haut delaquelle se déployait une ombrelle verte, à franges vertes. Dedessus la terrasse, quand elle s’y promenait, un passant, en laregardant de très-loin, aurait cru voir marcher une figure deWatteau.

Dans ce salon, tendu de damas rouge, à rideaux de damas doublésen soie blanche, et dont la cheminée était garnie de chinoiseriesdu bon temps de Louis XV, avec feu, galeries, branches de lisélevées en l’air par des Amours, dans ce salon plein de meubles enbois doré à pied de biche, on concevait que des gens de Soulangespussent dire de la maîtresse de la maison : La belle madameSoudry ! Aussi l’hôtel Soudry était-il devenu le préjugénational de ce chef-lieu de canton.

Si la première société de cette petite ville croyait en sareine, sa reine croyait également en elle-même. Par un phénomènequi n’est pas rare, et que la vanité de mère, que la vanitéd’auteur accomplissent à tous moments sous nos yeux pour lesoeuvres littéraires comme pour les filles à marier, en sept ans, laCochet s’était si bien enterrée dans madame la mairesse, quenon-seulement la Soudry ne se souvenait plus de sa premièrecondition, mais encore elle croyait être une femme comme il faut.Elle s’était si bien rappelé les airs de tête, les tons de fausset,les gestes, les façons de sa maîtresse, qu’en en retrouvantl’opulente existence, elle en avait retrouvé l’impertinence. Ellesavait son dix-huitième siècle, les anecdotes des grands seigneurset leurs parentés sur le bout du doigt. Cette éruditiond’antichambre lui composait une conversation qui sentait sonOeil-de-Boeuf. Là donc, son esprit de soubrette passait pour del’esprit de bon aloi. Au moral, la mairesse était, si vous voulez,du strass ; mais, pour les sauvages, le strass ne vaut-il pasle diamant ?

Cette femme s’entendait aduler, diviniser, comme jadis ondivinisait sa maîtresse par les gens de sa société qui trouvaientchez elle un dîner tous les huit jours, et du café, des liqueursquand ils arrivaient au moment du dessert, hasard assez fréquent.Aucune tête de femme n’eût pu résister à la puissance exhilarantede cet encensement continu. L’hiver, ce salon bien chauffé, bienéclairé en bougies, se remplissait des bourgeois les plus riches,qui remboursaient en éloges les fines liqueurs et les vins exquisprovenant de la cave de chère maîtresse. Les habitués et leursfemmes, véritables usufruitiers de ce luxe, économisaient ainsichauffage et lumière. Aussi, savez-vous ce qui se proclamait à cinqlieues à la ronde, et même à La-Ville-aux-Fayes ?

– Madame Soudry fait à merveille les honneurs de chez elle, sedisait-on en passant en revue les notabilitésdépartementales ; elle tient maison ouverte ; on estadmirablement chez elle. Elle sait faire les honneurs de safortune. Elle a le petit mot pour rire. Et quelle belleargenterie ! C’est une maison comme il n’y en a qu’àParis !…

L’argenterie donnée par Bouret à mademoiselle Laguerre, unemagnifique argenterie du fameux Germain, avait été littéralementvolée par la Soudry. A la mort de mademoiselle Laguerre, elle lamit tout simplement dans sa chambre, et elle ne put être réclaméepar des héritiers qui ne savaient rien des valeurs de lasuccession.

Depuis quelque temps, les douze ou quinze personnes quireprésentaient la première société de Soulanges parlaient de madameSoudry comme de l’amie intime de mademoiselle Laguerre, en secabrant au mot de femme de chambre , et prétendant qu’elle s’étaitimmolée à la cantatrice en se faisant la compagne de cette grandeactrice.

Chose étrange et vraie ! toutes ces illusions, devenues desréalités, se propageaient chez madame Soudry jusque dans lesrégions positives du coeur ; elle régnait tyranniquement surson mari.

Le gendarme, obligé d’aimer une femme plus âgée que lui de dixans, et qui gardait le maniement de sa fortune, l’entretenait dansles idées qu’elle avait fini par concevoir de sa beauté. Néanmoins,quand on l’enviait, quand on lui parlait de son bonheur, legendarme souhaitait quelquefois qu’on fût à sa place ; car,pour cacher ses peccadilles, il prenait des précautions, comme onen prend avec une jeune femme adorée, et il n’avait pu introduireque depuis quelques jours une jolie servante au logis.

Le portrait de cette reine, un peu grotesque, mais dontplusieurs exemplaires se rencontraient encore à cette époque enprovince, les uns plus ou moins nobles, les autres tenant à lahaute finance, témoin une veuve de fermier-général qui se mettaitencore des rouelles de veau sur les joues, en Touraine ; ceportrait, peint d’après nature, serait incomplet sans les brillantsdans lesquels il était enchâssé, sans les principaux courtisansdont l’esquisse est nécessaire, ne fût-ce que pour expliquercombien sont redoutables de pareils lilliputiens, et quels sont aufond des petites villes les organes de l’opinion publique. Qu’on nes’y trompe pas ! il est des localités qui, pareilles àSoulanges, sans être un bourg, un village, ni une petite ville,tiennent de la ville, du village et du bourg. Les physionomies deshabitants y sont tout autres qu’au sein des bonnes, grosses,méchantes villes de province, la vie de campagne y influe sur lesmoeurs, et ce mélange de teintes produit des figures vraimentoriginales.

Après madame Soudry, le personnage le plus important était lenotaire Lupin, le chargé d’affaires de la maison Soulanges ;car il est inutile de parler du vieux Gendrin-Vattebled, legarde-général, un nonagénaire en train de mourir, et qui depuisl’avènement de madame Soudry, restait chez lui ; mais, aprèsavoir régné sur Soulanges en homme qui jouissait de sa place depuisle règne de Louis XV, il parlait encore, dans ses moments lucides,de la juridiction de la Table de Marbre.

Quoique comptant quarante-cinq printemps, Lupin, frais et rose,grâce à l’embonpoint qui sature inévitablement les gens de cabinet,chantait encore la romance. Aussi conservait-il le costume élégantdes chanteurs de salon. Il paraissait presque Parisien avec sesbottes soigneusement cirées, ses gilets jaune-soufre, sesredingotes justes, ses riches cravates de soie, ses pantalons à lamode. Il faisait friser ses cheveux par le coiffeur de Soulanges,la gazette de la ville, et se maintenait à l’état d’homme à bonnesfortunes, à cause de sa liaison avec madame Sarcus, la femme deSarcus-le-Riche, qui, sans comparaison, était dans sa vie ce queles campagnes d’Italie furent pour Napoléon. Lui seul allait àParis, où il était reçu chez les Soulanges. Aussi eussiez-vousdeviné la suprématie qu’il exerçait en sa qualité de fat et de jugeen fait d’élégance, rien qu’à l’entendre parler. Il se prononçaitsur toute chose par un seul mot à trois modificatifs, le mot croûte.

Un homme, un meuble, une femme pouvaient être croûte ;puis, dans un degré supérieur de mal-façon, croûton ; enfin,pour dernier terme, croûte-au-pot ! Croûte-au-pot , c’était le: ça n’existe pas des artistes, l’omnium du mépris. Croûte, onpouvait se désencroûter ; croûton était sans ressources ;mais croûte-au-pot ! Oh ! mieux valait ne jamais êtresorti du néant. Quant à l’éloge il se réduisait au redoublement dumot charmant !… – C’est charmant ! était le positif deson admiration. – Charmant ! charmant !… – vous pouviezêtre tranquille. – Mais : Charmant ! charmant !charmant ! il fallait retirer l’échelle, on atteignait au cielde la perfection.

Le tabellion, car il se nommait lui-même tabellion, garde-notes,petit notaire, en se mettant par la raillerie au-dessus de sonétat ; le tabellion restait dans les termes d’une galanterieparlée avec madame la mairesse, qui se sentait un faible pourLupin, quoiqu’il fût blond et qu’il portât lunettes. La Cochetn’avait jamais aimé que les hommes bruns, moustachés, à bosquetssur les phalanges des doigts, des Alcides enfin. Mais elle faisaitune exception pour Lupin, à cause de son élégance, et d’ailleurs,elle pensait que son triomphe à Soulanges ne serait complet qu’avecun adorateur ; mais, au grand désespoir de Soudry, lesadorateurs de la reine n’osaient pas donner à leur admiration uneforme adultère.

La voix du tabellion était une haute-contre ; il en donnaitparfois l’échantillon dans les coins, ou sur la terrasse, une façonde rappeler son talent d’agrément , écueil contre lequel se brisenttous les hommes à talents d’agrément, même les hommes de génie,hélas !

Lupin avait épousé une héritière en sabots et en bas bleus, lafille unique d’un marchand de sel, enrichi pendant la révolutionépoque à laquelle les faux-sauniers firent d’énormes gains, à làfaveur de la réaction qui eut lieu contre les gabelles. Il laissaitprudemment sa femme à la maison, où Bébelle était maintenue par unepassion platonique pour un très-beau premier clerc, sans autrefortune que ses appointements, un nommé Bonnac, qui, dans laseconde société, jouait le même rôle que son patron dans lapremière.

Madame Lupin, femme sans aucune espèce d’éducation, apparaissaitaux grands jours seulement, sous la forme d’une énorme pipe deBourgogne habillée de velours et surmontée d’une petite têteenfoncée dans des épaules d’un ton douteux. Aucun procédé nepouvait maintenir le cercle de la ceinture à sa place naturelle.Bébelle avouait naïvement que la prudence lui défendait de porterdes corsets. Enfin l’imagination d’un poëte ou mieux, celle d’uninventeur, n’aurait pas trouvé dans le dos de Bébelle trace de laséduisante sinuosité qu’y produisent les vertèbres chez toutes lesfemmes qui sont femmes.

Bébelle, ronde comme une tortue, appartenait aux femellesinvertébrées. Ce développement effrayant du tissu cellulairerassurait sans doute beaucoup Lupin sur la petite passion de lagrosse Bébelle, qu’il nommait Bébelle effrontément, sans faire rirepersonne.

– Votre femme, qu’est-elle ? lui demanda Sarcus-le-Riche,qui ne digéra pas un jour le mot croûte-au-pot , dit pour un meubleacheté d’occasion. – Ma femme n’est pas comme la vôtre, elle n’estpas encore définie, répondit-il.

Lupin cachait sous sa grosse enveloppe un esprit subtil ;il avait le bon sens de taire sa fortune, au moins aussiconsidérable que celle de Rigou.

Le fils à monsieur Lupin , Amaury, désolait son père. Ce filsunique, un des dons Juans de la vallée, se refusait à suivre lacarrière paternelle ; il abusait de son avantage de filsunique en faisant d’énormes saignées à la caisse, sans jamaisépuiser l’indulgence de son père, qui disait à chaque escapade : « J’ai pourtant été comme cela !  » Amaury ne venait jamais chezmadame Soudry qui l’embêtait (sic ), car elle avait, par unsouvenir de femme de chambre, tenté de faire l’éducation de cejeune homme, que ses plaisirs conduisaient au billard du Café de laPaix. Il y hantait la mauvaise compagnie de Soulanges, et même lesBonnébault. Il jetait sa gourne (un mot de madame Soudry), etrépondait aux remontrances de son père par ce refrain perpétuel : « Renvoyez-moi à Paris, je m’ennuie ici !…  »

Lupin finissait, hélas ! comme tous les beaux , par unattachement quasi conjugal. Sa passion connue était la femme dusecond huissier, audiencier de la justice-de-paix, madame EuphémiePlissoud, pour laquelle il n’avait pas de secrets. La belle madamePlissoud, fille de Vattebled l’épicier, régnait dans la secondesociété comme madame Soudry dans la première. Ce Plissoud, leconcurrent malheureux de Brunet, appartenait donc à la secondesociété de Soulanges ; car la conduite de sa femme, qu’ilautorisait, disait-on, lui valait le mépris public de lapremière.

Si Lupin était le musicien de la première société, monsieurGourdon, le médecin, en était le savant. On disait de lui :  » Nousavons ici un savant du premier mérite.  » De même que madame Soudry(qui s’y connaissait pour avoir introduit le matin chez samaîtresse Piccini et Glück, et pour avoir habillé mademoiselleLaguerre à l’Opéra) persuadait à tout le monde, même à Lupin, qu’ilaurait fait fortune avec sa voix ; de même elle regrettait quele médecin ne publiât rien de ses idées.

Monsieur Gourdon répétait tout bonnement les idées de Buffon etde Cuvier sur le globe, ce qui pouvait difficilement le poser commesavant aux yeux des Soulangeois ; mais il faisait unecollection de coquilles et un herbier, mais il savait empailler lesoiseaux. Enfin il poursuivait la gloire de léguer un cabinetd’histoire naturelle à la ville de Soulanges ; dès lors, ilpassait dans tout le département pour un grand naturaliste, pour lesuccesseur de Buffon.

Ce médecin, semblable à un banquier genevois, car il en avait lepédantisme, l’air froid, la propreté puritaine, sans en avoirl’argent ni l’esprit calculateur, montrait avec une excessivecomplaisance ce fameux cabinet composé : d’un ours et d’unemarmotte décédés en passage à Soulanges ; de tous les rongeursdu département, les mulots, les musaraignes, les souris, les rats,etc. ; de tous les oiseaux curieux tués en Bourgogne, parmilesquels brillait un aigle des Alpes, pris dans le Jura. Gourdonpossédait une collection de lépidoptères, mot qui faisait espérerdes monstruosités et qui faisait dire en les voyant :  » Mais c’estdes papillons !  » Puis un bel amas de coquilles fossilesprovenant des collections de plusieurs de ses amis, qui luiléguèrent leurs coquilles en mourant, et enfin les minéraux de laBourgogne et ceux du Jura.

Ces richesses, établies dans des armoires vitrées dont lesbuffets à tiroirs contenaient une collection d’insectes, occupaienttout le premier étage de la maison Gourdon, et produisaient uncertain effet par la bizarrerie des étiquettes, par la magie descouleurs et par la réunion de tant d’objets, auxquels on ne faitpas la moindre attention en les rencontrant dans la nature et qu’onadmire sous verre. On prenait jour pour aller voir le cabinet demonsieur Gourdon.

– J’ai, disait-il aux curieux, cinq cents sujets d’ornithologie,deux cents mammifères, cinq mille insectes, trois mille coquilleset sept cents échantillons de minéralogie.

– Quelle patience vous avez eue ! lui disaient lesdames.

– Il faut bien faire quelque chose pour son pays,répondait-il.

Et il tirait un énorme intérêt de ses carcasses par cette phrase:  » J’ai légué tout par testament à la ville.  » Et les visiteursd’admirer sa philanthropie ! On parlait de consacrer tout ledeuxième étage de la mairie, après la mort du médecin, à loger leMuseum Gourdon .

– Je compte sur la reconnaissance de mes concitoyens pour quemon nom y soit attaché, répondait-il à cette proposition, car jen’ose pas espérer qu’on y mette mon buste en marbre…

– Comment donc ! mais ce sera bien le moins qu’on puissefaire pour vous, lui répondait-on, n’êtes-vous pas la gloire deSoulanges ?

Et cet homme avait fini par se regarder comme une des célébritésde la Bourgogne ; les rentes les plus solides ne sont pas lesrentes sur l’Etat, mais celles qu’on se fait en amour-propre. Cesavant, pour employer le système grammatical de Lupin, étaitheureux, heureux, heureux !

Gourdon le greffier, petit homme chafouin, dont tous les traitsse ramassaient autour du nez, en sorte que le nez semblait être lepoint de départ du front, des joues, de la bouche, qui s’yrattachaient comme les ravins d’une montagne naissent tous dusommet, était regardé comme un des grands poëtes de la Bourgogne,un Piron, disait-on. Le double mérite des deux frères faisait dired’eux au chef-lieu du département :  » Nous avons à Soulanges lesdeux frères Gourdon, deux hommes très-distingués, deux hommes quitiendraient bien leur place à Paris.  »

Joueur excessivement fort au bilboquet, la manie d’en jouerengendra chez le greffier une autre manie, celle de chanter ce jeu,qui fit fureur au dix-huitième siècle. Les manies chez lesmédiocrates vont souvent deux à deux. Gourdon jeune accoucha de sonpoëme sous le règne de Napoléon. N’est-ce pas vous dire à quelleécole saine et prudente il appartenait ? Luce de Lancival,Parny, Saint-Lambert, Rouché, Vigée, Andrieux, Berchoux étaient seshéros. Delille fut son dieu jusqu’au jour où la première société deSoulanges agita la question de savoir si Gourdon ne l’emportait passur Delille, que dès lors le greffier nomma toujours monsieurl’abbé Delille, avec une politesse exagérée.

Les poëmes accomplis de 1780 à 1814 furent taillés sur le mêmepatron, et celui sur le bilboquet les expliquera tous. Ils tenaientun peu du tour de force. Le Lutrin est le Saturne de cette abortivegénération de poëmes badins, tous en quatre chants à peu près. car,d’aller jusqu’à six, il était reconnu qu’on fatiguait le sujet.

Ce poëme de Gourdon, nommé la Bilboquéide, obéissait à lapoétique de ces oeuvres départementales, invariables dans leursrègles identiques ; elles contenaient dans le premier chant ladescription de la chose chantée, en débutant, comme chez Gourdon,par une invocation dont voici le modèle :

Je chante ce doux jeu qui sied à tous les âges,

Aux petits comme aux grands, aux fous ainsi qu’auxsages ;

Où notre agile main, au front d’un buis pointu,

Lance un globe à deux trous dans les airs suspendu.

Jeu charmant, des ennuis infaillible remède

Que nous eût envié l’inventeur Palamède !

O Muse des Amours et des Jeux et des Ris,

Descends jusqu’à mon toit, où, fidèle à Thémis,

Sur le papier du fisc, j’espace des syllabes.

Viens charmer…

Après avoir défini le jeu, décrit les plus beaux bilboquetsconnus, avoir fait comprendre de quel secours il fut jadis aucommerce du Singe-Vert et autres tabletiers ; enfin, aprèsavoir démontré comment le jeu touchait à la statique, Gourdonfinissait son premier chant par cette conclusion qui vousrappellera celle du premier chant de tous ces poëmes :

C’est ainsi que les Arts et la Science même

A leur profit enfin font tourner un objet

Qui n’était de plaisir qu’un frivole sujet.

Le second chant, destiné comme toujours à dépeindre la manièrede se servir de l’objet , le parti qu’on en pouvait tirer, auprèsdes femmes et dans le monde, sera tout entier deviné par les amisde cette sage littérature, grâce à cette citation, qui peint lejoueur faisant ses exercices sous les yeux de l’objet aimé .

Regardez ce joueur, au sein de l’auditoire,

L’oeil fixé tendrement sur le globe d’ivoire.

Comme il épie et guette avec attention

Ses moindres mouvements dans leur précision !

La boule a, par trois fois, décrit sa parabole,

D’un factice encensoir il flatte son idole ;

Mais le disque est tombé sur son poing maladroit,

Et d’un baiser rapide il console son doigt.

Ingrat ! ne te plains pas de ce léger martyre,

Bienheureux accident, trop payé d’un sourire !…

Ce fut cette peinture, digne de Virgile, qui fit mettre enquestion la prééminence de Delille sur Gourdon. Le mot disque ,contesté par le positif Brunet, donna matière à des discussions quidurèrent onze mois ; mais Gourdon le savant, dans une soiréeoù l’on fut sur le point de part et d’autre de se fâcher tout rouge, écrasa le parti des anti-disquaires , par cette observation : LaLune, appelée disque par les poëtes, est un globe !

– Qu’en savez-vous ? répondit Brunet, nous n’en avonsjamais vu qu’un côté.

Le troisième chant renfermait le conte obligé, l’anecdotecélèbre qui concernait le bilboquet. Cette anecdote, tout le mondela sait par coeur, elle regarde un fameux ministre de LouisXVI ; mais, selon la formule consacrée dans les Débats de 1810à 1814, pour louer ces sortes de travaux publics, elle empruntaitdes grâces nouvelles à la poésie et aux agréments que l’auteuravait su y répandre .

Le quatrième chant, où se résumait l’oeuvre, était terminé parcette hardiesse inédite de 1810 à 1814, mais qui vit le jour en1824, après la mort de Napoléon.

Ainsi j’osais chanter en des temps pleins d’alarmes.

Ah ! si les rois jamais ne portaient d’autres armes,

Si les peuples jamais, pour charmer leurs loisirs,

N’avaient imaginé que de pareils plaisirs ;

Notre Bourgogne, hélas, trop longtemps éplorée,

Eût retrouvé les jours de Saturne et de Rhée !

Ces beaux vers ont été copiés dans l’édition princeps et unique,sortie des presses de Bournier, imprimeur de La-Ville-aux-Fayes.Cent souscripteurs, par une offrande de trois francs, assurèrent àce poëme une immortalité d’un dangereux exemple, et ce fut d’autantplus beau que ces cent personnes l’avaient entendu près de centfois, chacune en détail.

Madame Soudry venait de supprimer le bilboquet qui se trouvaitsur la console de son salon, et qui, depuis sept ans, était unprétexte à citations ; elle découvrit enfin que ce bilboquetlui faisait concurrence.

Quant à l’auteur, qui se vantait de posséder un portefeuillebien garni, il suffira pour le peindre de dire en quels termes ilannonça l’un de ses rivaux à la première société de Soulanges.

– Savez-vous une singulière nouvelle ? avait-il dit deuxans auparavant, il y a un autre poëte en Bourgogne !… Oui,reprit-il en voyant l’étonnement général peint sur les figures, ilest de Mâcon. Mais, vous n’imagineriez jamais à quoi ils’occupe ? Il met les nuages en vers…

– Ils sont pourtant déjà très-bien en blanc , répondit lespirituel père Guerbet.

– C’est un embrouillamini de tous les diables ! Des lacs,des étoiles, des vagues !… Pas une seule image raisonnable,pas une intention didactique ; il ignore les sources de lapoésie. Il appelle le ciel par son nom. Il dit la lune bonacement,au lieu de l’ astre des nuits . Voilà pourtant jusqu’où peut nousentraîner le désir d’être original ! s’écria douloureusementGourdon. Pauvre jeune homme ! être Bourguignon et chanterl’eau, cela fait de la peine ! S’il était venu me consulter,je lui aurais indiqué le plus beau sujet du monde, un poëme sur levin, la Bacchéide ! pour lequel je me sens présentement tropvieux.

Ce grand poëte ignore encore le plus beau de ses triomphes(encore le dut-il à sa qualité de Bourguignon). Avoir occupé laville de Soulanges, qui de la pléiade moderne ignore tout, même lesnoms.

Une centaine de Gourdons chantaient sous l’Empire, et l’onaccuse ce temps d’avoir négligé les lettres !… Consultez leJournal de la Librairie , et vous y verrez des poëmes sur le Tour,sur le jeu de Dames, sur le Tric-trac, sur la Géographie, sur laTypographie, la Comédie, etc. ; sans compter leschefs-d’oeuvre tant prônés de Delille sur la Pitié, l’Imagination,la Conversation ; et ceux de Berchoux sur la Gastronomie, laDansomanie, etc. Peut-être dans cinquante ans se moquera-t-on desmille poèmes à la suite des Méditations, des Orientales, etc. Quipeut prévoir les mutations du goût, les bizarreries de la vogue etles transformations de l’esprit humain ! Les générationsbalayent en passant jusqu’au vestige des idoles qu’elles trouventsur leur chemin, et elles se forgent de nouveaux dieux qui serontrenversés à leur tour.

Sarcus, beau petit vieillard gris-pommelé, s’occupait à la foisde Thémis et de Flore, c’est-à-dire de législation et d’uneserre-chaude. Il méditait depuis douze ans un livre sur l’ Histoirede l’institution des juges-de-paix ,  » dont le rôle politique etjudiciaire avait eu déjà plusieurs phases, disait-il, car ilsétaient tout par le Code de brumaire an IV, et aujourd’hui cetteinstitution si précieuse au pays avait perdu sa valeur, fauted’appointements en harmonie avec l’importance des fonctions quidevraient être inamovibles.  »

Taxé d’être une tête forte, Sarcus était accepté comme l’hommepolitique de ce salon ; vous devinez qu’il en était toutbonnement le plus ennuyeux. On disait de lui qu’il parlait comme unlivre, Gaubertin lui promettait la croix de laLégion-d’honneur ; mais il l’ajournait au jour où, successeurde Leclercq, il serait assis sur les bancs du Centre-Gauche.

Guerbet, le percepteur, l’homme d’esprit, gros bonhomme lourd, àfigure de beurre, à faux toupet, à boucles d’or aux oreilles, quise disputait sans cesse avec ses cols de chemises, donnait dans laPomologie. Fier de posséder le plus beau jardin fruitier del’arrondissement, il obtenait des primeurs en retard d’un mois surcelles de Paris ; il cultivait dans ses bâches les choses lesplus tropicales, voire des ananas, des brugnons et des petits pois.Il apportait avec orgueil un panier de fraises à madame Soudry,quand elles valaient dix sous le panier à Paris.

Soulanges possédait enfin dans monsieur Vermut, le pharmacien,un chimiste un peu plus chimiste que Sarcus n’était homme d’état,que Lupin n’était chanteur, Gourdon l’aîné savant et son frèrepoëte. Néanmoins on y faisait peu de cas de Vermut. L’instinct deces braves gens leur signalait une supériorité réelle en ce penseurqui ne disait mot, et qui souriait aux niaiseries d’un air sinarquois qu’on se méfiait de sa science, mise sotto voce enquestion.

Vermut était le pâtiras du salon. Aucune société n’étaitcomplète sans une victime, sans un être à plaindre, à railler, àmépriser, à protéger. D’abord Vermut, occupé de problèmesscientifiques, venait la cravate lâche, le gilet ouvert, avec unepetite redingote verte, toujours tachée. Enfin, il prêtait à laplaisanterie par une figure si poupine, que le père Guerbetprétendait qu’il avait fini par prendre le visage de ses pratiques.En province, dans les endroits arriérés comme Soulanges, on emploieencore les apothicaires dans le sens de la plaisanterie dePourceaugnac. Ces honorables industriels s’y prêtent d’autant mieuxqu’ils demandent une indemnité de déplacement.

Ce petit homme, doué d’une patience de chimiste, ne pouvaitjouir , selon le mot dont on se sert en province pour exprimerl’abolition du pouvoir domestique, de madame Vermut, femmecharmante, femme gaie, belle joueuse (elle savait perdre vingt-deuxsous sans rien dire), qui déblatérait contre son mari, lepoursuivait de ses épigrammes et le peignait comme un imbécille nesachant distiller que de l’ennui. Madame Vermut, une de ces femmesqui jouent dans les petites villes le rôle de boute-en-train,apportait dans ce petit monde le sel, du sel de cuisine, il estvrai, mais quel sel ! Elle se permettait des plaisanteries unpeu fortes ; mais on les lui passait ; elle disaittrès-bien au curé Taupin, homme de soixante-dix ans, à cheveuxblancs : – Tais-toi, gamin !

Le meunier de Soulanges, riche de cinquante mille francs, avaitune fille unique à qui Lupin pensait pour Amaury, depuis qu’ilavait perdu l’espoir de le marier à mademoiselle Gaubertin, et leprésident Gaubertin y pensait pour son fils, le conservateur deshypothèques, autre antagonisme.

Ce meunier, un Sarcus-Taupin, était le Nucingen de laville ; il passait pour être trois fois millionnaire ;mais il ne voulait entrer dans aucune combinaison ; il nepensait qu’à moudre du blé, à le monopoliser, et il se recommandaitpar un défaut absolu de politesse ou de belles manières.

Le père Guerbet, frère du maître de poste de Couches, possédaitenviron dix mille francs de rente, outre sa perception. Les Gourdonétaient riches, le médecin avait épousé la fille unique du vieuxmonsieur Gendrin-Vattebled, le garde-général des eaux et forêts,qu’on attendait à mourir , et le greffier avait épousé la nièce etunique héritière de l’abbé Taupin, curé de Soulanges, un grosprêtre retiré dans sa cure, comme le rat dans son fromage.

Cet habile ecclésiastique, tout acquis à la première société,bon et complaisant avec la seconde, apostolique avec lesmalheureux, s’était fait aimer à Soulanges ; cousin du meunieret cousin des Sarcus, il appartenait au pays et à la médiocratieavonnaise. Il dînait toujours en ville, il économisait, il allaitaux noces en s’en retirant avant le bal ; il ne parlait jamaispolitique ; il faisait passer les nécessités du culte endisant :  » C’est mon métier !  » Et on le laissait faire endisant de lui :  » Nous avons un bon curé !  » L’évêque, quiconnaissait les gens de Soulanges, sans s’abuser sur la valeur dece curé, se trouvait heureux d’avoir dans une pareille ville unhomme qui faisait accepter la religion, qui savait remplir sonéglise et y prêcher devant des bonnets endormis.

Les deux dames Gourdon,- car à Soulanges, comme à Dresde et dansquelques autres capitales allemandes, les gens de la premièresociété s’abordent en se disant :  » Comment va votre dame ? « On dit :  » Il n’était pas avec sa dame, j’ai vu sa dame et sademoiselle, etc. « – Un parisien y produirait du scandale, et seraitaccusé d’avoir mauvais ton s’il disait :  » Les femmes, cette femme,etc.  » A Soulanges, comme à Genève, à Dresde, à Bruxelles, iln’existe que des épouses ; on n’y met pas, comme à Bruxelles,sur les enseignes : l’Epouse une telle , mais madame votre épouseest de rigueur. – Les deux dames Gourdon ne peuvent se comparerqu’à ces infortunés comparses des théâtres secondaires, queconnaissent les Parisiens pour s’être souvent moqués de cesartistes ; et, pour achever de peindre ces dames , il suffirade dire qu’elles appartenaient au genre des bonnes petites femmes ,les bourgeois les moins lettrés trouveront alors autour d’eux lesmodèles de ces créatures essentielles.

Il est inutile de faire observer que le père Guerbet connaissaitadmirablement les finances, et que Soudry pouvait être ministre dela guerre. Ainsi, non-seulement chacun de ces braves bourgeoisoffrait une de ces spécialités de caprice si nécessaire à l’hommede province pour exister, mais encore chacun d’eux cultivait sansrival son champ dans le domaine de la vanité.

Si Cuvier fût passé par là sans se nommer, la première sociétéde Soulanges l’eût convaincu de savoir peu de chose en comparaisonde monsieur Gourdon le médecin. Nourrit et son joli filet de voix ,disait le notaire avec une indulgence protectrice, eussent ététrouvés à peine dignes d’accompagner ce rossignol de Soulanges.Quant à l’auteur de la Bilboquéide, qui s’imprimait en ce momentchez Bournier, on ne croyait pas qu’il pût se rencontrer à Paris unpoëte de cette force, car Delille était mort !

Cette bourgeoisie de province, si grassement satisfaited’elle-même, pouvait donc primer toutes les supériorités sociales.Aussi l’imagination de ceux qui, dans leur vie, ont habité pendantquelque temps une petite ville de ce genre, peut-elle seuleentrevoir l’air de satisfaction profonde répandu sur lesphysionomies de ces gens qui se croyaient le plexus solaire de laFrance, tous armés d’une incroyable finesse pour mal faire, et qui,dans leur sagesse, avaient décrété que l’un des héros d’Esslingétait un lâche, que madame de Montcornet était une intrigante quiavait de gros boutons dans le dos, que l’abbé Brossette était unpetit ambitieux, et qui découvrirent, quinze jours aprèsl’adjudication des Aigues, l’origine faubourienne du général,surnommé par eux le Tapissier.

Si Rigou, Soudry, Gaubertin eussent habité tousLa-Ville-aux-Fayes, ils se seraient brouillés ; leursprétentions se seraient inévitablement heurtées ; mais lafatalité voulait que le Lucullus de Blangy sentît la nécessité desa solitude pour se rouler à son aise dans l’usure et dans lavolupté ; que madame Soudry fût assez intelligente pourcomprendre qu’elle ne pouvait régner qu’à Soulanges, et queLa-Ville-aux-Fayes fût le siége des affaires de Gaubertin. Ceux quis’amusent à étudier la nature sociale avoueront que le général deMontcornet jouait de malheur en trouvant de tels ennemis séparés etaccomplissant les évolutions de leur pouvoir et de leur vanité,chacun à des distances qui ne permettaient pas à ces astres de secontrarier et qui décuplaient le pouvoir de mal faire.

Néanmoins, si tous ces dignes bourgeois, fiers de leur aisance,regardaient leur société comme bien supérieure en agrément à cellede La-Ville-aux-Fayes, et répétaient avec une comique importance cedicton de la vallée :  » Soulanges est une ville de plaisir et desociété,  » il serait peu prudent de penser que la capitaleavonnaise acceptât cette suprématie. Le salon Gaubertin se moquait,in petto , du salon Soudry. A la manière dont Gaubertin disait : « Nous autres, nous sommes une ville de haut commerce, une villed’affaires, nous avons la sottise de nous ennuyer à fairefortune ! « , il était facile de reconnaître un légerantagonisme entre la terre et la lune. La lune se croyait utile àla terre et la terre régentait la lune. La terre et la lunevivaient d’ailleurs dans la plus étroite intelligence. Au carnaval,la première société de Soulanges allait toujours en masse auxquatre bals donnés par Gaubertin, par Gendrin, par Leclercq, lereceveur des finances, et par Soudry jeune, le procureur du roi.Tous les dimanches, le procureur du roi, sa femme, monsieur, madameet mademoiselle Elise Gaubertin, venaient dîner chez les Soudry deSoulanges. Quand le sous-préfet était prié, quand lemaître-de-poste, monsieur Guerbet de Couches, arrivait manger lafortune du pot, Soulanges avait le spectacle de quatre équipagesdépartementaux à la porte de la maison Soudry.

Chapitre 2Les conspirateurs chez la reine

En débouchant là, vers cinq heures et demie, Rigou savaittrouver les habitués du salon de Soudry tous à leur poste. Chez lemaire, comme dans toute la ville, on dînait à trois heures, selonl’usage du dernier siècle. De cinq heures à neuf heures, lesnotables de Soulanges venaient échanger les nouvelles, faire leursspeech politiques, commenter les événements marquants de la vieprivée de toute la vallée, et parler des Aigues, qui défrayaient laconversation pendant une heure tous les jours. C’était lapréoccupation de chacun d’apprendre quelque chose sur ce qui s’ypassait, et l’on savait d’ailleurs faire ainsi sa cour aux maîtresdu logis.

Après cette revue obligée, on se mettait à jouer au boston, seuljeu que sût la reine. Quand le gros père Guerbet avait singé madameIsaure, la femme de Gaubertin, en se moquant de ses airs penchés,en imitant sa petite voix, sa petite bouche et ses façonsjeunettes ; quand le curé Taupin avait raconté l’une deshistoriettes de son répertoire ; quand Lupin avait rapportéquelque événement de La-Ville-aux-Fayes, et que madame Soudry avaitété criblée de compliments nauséabonds, l’on disait :  » Nous avonsfait un charmant boston.  »

Trop égoïste pour se donner la peine de faire douze kilomètres,au bout desquels il devait entendre les niaiseries dites par leshabitués de cette maison, et voir un singe déguisé en vieillefemme, Rigou, bien supérieur, comme esprit et comme instruction, àcette petite bourgeoisie, ne se montrait jamais que si ses affairesl’amenaient chez le notaire. Il s’était exempté de voisiner, enprétextant de ses occupations, de ses habitudes et de sa santé, quine lui permettaient pas, disait-il, de revenir la nuit par uneroute le long de laquelle brouillassait la Thune.

Ce grand usurier sec imposait d’ailleurs beaucoup à la sociétéde madame Soudry, qui flairait en lui ce tigre à griffes d’acier,cette malice de sauvage, cette sagesse née dans le cloître, mûrieau soleil de l’or, et avec lesquels Gaubertin n’avait jamais vouluse commettre.

Aussitôt que la carriole d’osier et le cheval dépassèrent leCafé de la Paix, Urbain, le domestique de Soudry, qui causait avecle limonadier, assis sur un banc placé sous les fenêtres de lasalle à manger, se fit un auvent de sa main pour bien voir quelétait cet équipage.

– V’là le père Rigou !… Faut ouvrir la porte. Tenez soncheval, Socquard, dit-il sans façon au limonadier.

Et Urbain, ancien cavalier qui, n’ayant pu passer gendarme,avait pris le service Soudry comme retraite, rentra dans la maisonpour aller manoeuvrer la porte de la cour.

Socquard, ce personnage si célèbre dans la vallée, était là,comme vous voyez, sans façon ; mais il en est ainsi de biendes gens illustres qui ont la complaisance de marcher, d’éternuer,de dormir, de manger absolument comme de simples mortels.

Socquard, alcide de naissance, pouvait porter onze centspesant ; son coup de poing, appliqué dans le dos d’un homme,lui cassait net la colonne vertébrale ; il tordait une barrede fer, il arrêtait une voiture attelée d’un cheval. Milon deCrotone de la vallée, sa réputation embrassait tout le département,où l’on faisait sur lui des contes ridicules comme sur toutes lescélébrités.

Ainsi, l’on racontait dans le Morvan, qu’un jour il avait portésur son dos une pauvre femme, son âne et son sac au marché, qu’ilavait mangé tout un boeuf et bu tout un quartaud de vin dans unejournée, etc. Doux comme une fille à marier, Socquard, gros petithomme, à figure placide, large des épaules, large de poitrine, oùses poumons jouaient comme des soufflets de forge, possédait unfilet de voix dont la limpidité surprenait ceux qui l’entendaientparler pour la première fois.

Comme Tonsard, que son renom dispensait de toute preuve deférocité, comme tous ceux qui sont gardés par une opinion publiquequelconque, Socquard ne déployait jamais sa triomphante forcemusculaire, à moins que des amis ne l’en priassent. Il prit donc labride du cheval quand le beau-père du procureur du roi tourna pourse ranger au perron.

– Vous allez bien par chez vous, monsieur Rigou ?… ditl’illustre Socquard.

– Comme ça, mon vieux, répondit Rigou. Plissoud et Bonnébault,Viollet et Amaury soutiennent-ils toujours tonétablissement ?

Cette demande, faite sur un ton de bonhomie et d’intérêt,n’était pas une de ces questions banales jetées au hasard par lessupérieurs à leurs inférieurs. A son temps perdu, Rigou songeaitaux moindres détails, et déjà l’accointance de Bonnébault, dePlissoud et du brigadier Viollet avait été signalée par Fourchon àRigou comme suspecte.

Bonnébault, pour quelques écus perdus au jeu, pouvait livrer aubrigadier les secrets des paysans, ou parler sans savoirl’importance de ses bavardages après avoir bu quelques bols depunch de trop. Mais les délations du chasseur à la loutre pouvaientêtre conseillées par la soif, et Rigou n’y fit attention que parrapport à Plissoud, à qui sa situation devait inspirer un certaindésir de contrecarrer les conspirations dirigées contre les Aigues,ne fût-ce que pour se faire graisser la patte par l’un ou l’autredes deux partis.

Correspondant des assurances, qui commençaient à se montrer enFrance, agent d’une société contre les chances du recrutement,l’huissier cumulait des occupations peu rétribuées qui luirendaient la fortune d’autant plus difficile à faire, qu’il avaitle vice d’aimer le billard et le vin cuit. De même que Fourchon, ilcultivait avec soin l’art de s’occuper à rien, et il attendait safortune d’un hasard problématique. Il haïssait profondément lapremière société, mais il en avait mesuré la puissance. Lui seulconnaissait à fond la tyrannie bourgeoise organisée parGaubertin ; il poursuivait de ses railleries les richards deSoulanges et La-Ville-aux-Fayes, en représentant à lui seull’opposition. Sans crédit, sans fortune, il ne paraissait pas àcraindre ; aussi Brunet, enchanté d’avoir un concurrentméprisé, le protégeait-il pour ne pas lui voir vendre son étude àquelque jeune homme ardent, comme Bonnac, par exemple, avec lequelil aurait fallu partager la clientèle du canton.

– Grâce à ces gens-là, ça boulotte, répondit Socquard ;mais on contrefait mon vin cuit !

– Faut poursuivre ! dit sentencieusement Rigou.

– Ca me mènerait trop loin, répondit le limonadier en jouant surles mots sans le savoir.

– Et vivent-ils bien ensemble, tes chalands ?

– Ils ont toujours quelques castilles ; mais des joueurs,ça se pardonne tout.

Toutes les têtes étaient à celle des croisées du salon quidonnait sur la place. En reconnaissant le père de sa belle-fille,Soudry vint le recevoir sur le perron.

– Eh bien ! mon compère, dit l’ex-gendarme en se servant dece mot selon sa primitive acception, Annette est-elle malade pourque vous nous accordiez votre présence pendant unesoirée ?…

Par un reste d’esprit-gendarme, le maire allait toujours droitau fait.

– Non, il y a du grabuge, répondit Rigou, en touchant de sonindex droit la main que lui tendit Soudry ; nous en causerons,car cela regarde un peu nos enfants…

Soudry, bel homme vêtu de bleu, comme s’il appartenait toujoursà la gendarmerie, le col noir, les bottes à éperons, amena Rigoupar le bras à son imposante moitié. La porte-fenêtre était ouvertesur la terrasse, où les habitués se promenaient en jouissant decette soirée d’été qui faisait resplendir le magnifique paysageque, sur l’esquisse qu’on a lue, les gens d’imagination peuventapercevoir.

– Il y a bien longtemps que nous ne vous avons vu, mon cherRigou, dit madame Soudry en prenant le bras de l’ex-bénédictin enl’emmenant sur la terrasse.

– Mes digestions sont si pénibles !.. répondit le vieilusurier. Voyez ! mes couleurs sont presque aussi vives que lesvôtres.

L’entrée de Rigou sur la terrasse détermina, comme on le pense,une explosion de salutations joviales parmi tous cespersonnages.

– Ris, goulu !… J’ai découvert celui-là de plus, s’écriamonsieur Guerbet le percepteur, en offrant la main à Rigou, qui ymit l’index de sa main droite.

– Pas mal ! pas mal ! dit le petit juge-de-paixSarcus, il est assez gourmand, notre seigneur de Blangy.

– Seigneur ? répondit amèrement Rigou, depuis bienlongtemps je ne suis plus le coq de mon village.

– Ce n’est pas ce que disent les poules, grand scélérat !fit la Soudry en donnant un petit coup d’éventail badin àRigou.

– Nous allons bien, mon cher maître ! dit le notaire ensaluant son principal client.

– Comme ça ! répondit Rigou, qui prêta de rechef son indexà la main du notaire.

Ce geste, par lequel Rigou restreignant la poignée de main à laplus froide des démonstrations, aurait peint l’homme tout entier àqui ne l’eût pas connu.

– Trouvons un coin où nous puissions parler tranquillement, ditl’ancien moine en regardant Lupin et madame Soudry.

– Revenons au salon, répondit la reine. Ces messieurs,ajouta-t-elle en montrant monsieur Gourdon, le médecin, et Guerbet,sont aux prises sur un point de côté …

Madame Soudry s’étant enquis du point en discussion, Guerbet,toujours si spirituel, lui avait dit : –  » C’est un point de côté. » La reine crut à un terme scientifique, et Rigou sourit enl’entendant répéter ce mot d’un air prétentieux.

– Qu’est-ce que le Tapissier a donc fait de nouveau ?demanda Soudry qui s’assit à côté de sa femme, en la prenant par lataille.

Comme toutes les vieilles femmes, la Soudry pardonnait bien deschoses en faveur d’un témoignage public de tendresse.

– Mais, répondit Rigou à voix basse pour donner l’exemple de laprudence, il est parti pour la préfecture, y réclamer l’exécutiondes jugements et demander main-forte.

– C’est sa perte, dit Lupin en se frottant les mains. On sebûchera.

– On se bûchera ! reprit Soudry, c’est selon. Si le préfetet le général, qui sont ses amis, envoient un escadron decavalerie, les paysans ne bûcheront rien… On peut, à la rigueur,avoir raison des gendarmes de Soulanges ; mais essayez donc derésister à une charge de cavalerie !

– Sibilet lui a entendu dire quelque chose de plus dangereux queça, et c’est ce qui m’amène, reprit Rigou.

– Oh ! ma pauvre Sophie ! s’écria sentimentalementmadame Soudry, dans quelles mains les Aigues sont-ils tombés !Voilà ce que nous a valu la révolution ! des sacripants àgraines d’épinards… On aurait bien dû s’apercevoir que quand onrenverse une bouteille, la lie monte et gâte le vin !…

– Il a l’intention d’aller à Paris, et d’intriguer auprès dugarde-des-sceaux pour tout changer au tribunal.

– Ah ! dit Lupin, il a reconnu son danger.

– Si l’on nomme mon gendre avocat général, il n’y a rien à dire,et il le remplacera par quelque Parisien à sa dévotion, repritRigou. S’il demande un siége à la cour pour monsieur Gendrin, s’ilfait nommer monsieur Guerbet, notre juge d’instruction, président àAuxerre, il renversera nos quilles !… Il a déjà la gendarmeriepour lui ; s’il a encore le tribunal, et s’il conserve près delui des conseillers comme l’abbé Brossette et Michaud, nous neserons pas à la noce ; il pourrait nous susciter de bienméchantes affaires.

– Comment, depuis cinq ans, vous n’avez pas su vous défaire del’abbé Brossette, dit Lupin.

– Vous ne le connaissez pas ; il est défiant comme unmerle, répondit Rigou. Ce n’est pas un homme, ce prêtre-là, il nefait pas attention aux femmes ; je ne lui vois aucunepassion ; il est inattaquable. Le général, lui, prête le flancà tout par sa colère. Un homme qui a un vice est toujours le valetde ses ennemis, quand ils savent se servir de cette ficelle. Il n’ya de forts que ceux qui mènent leurs vices au lieu de se laissermener par eux. Les paysans vont bien, on tient notre monde enhaleine contre l’abbé, mais on ne peut encore rien contre lui.C’est comme Michaud ; des hommes comme ceux-là, c’est tropparfait, il faut que le bon Dieu les rappelle à lui…

– Il faut leur procurer des servantes qui savonnent bien leursescaliers, dit madame Soudry, qui fit faire à Rigou le léger bondque font les gens très-fins en apprenant une finesse.

– Le Tapissier a un autre vice ; il aime sa femme, et l’onpeut encore le prendre par là…

– Voyons, il faut savoir s’il donne suite à ses idées, ditmadame Soudry.

– Comment ! demanda Lupin, mais c’est là le hic !

– Vous, Lupin, reprit Rigou d’un ton d’autorité, vous allezfiler à la préfecture y voir la belle madame Sarcus, et dès cesoir ! Vous vous arrangerez pour obtenir d’elle de fairerépéter à son mari tout ce que le Tapissier a dit et fait à lapréfecture.

– Je serai forcé d’y coucher, répondit Lupin.

– Tant mieux pour Sarcus-le-Riche, il y gagnera, répondit Rigou.Elle n’est pas encore trop croûte , madame Sarcus…

– Oh ! monsieur Rigou, fit madame Soudry en minaudant, lesfemmes sont-elles jamais croûtes ?

– Vous avez raison pour celle-là ! Elle ne se peint rien aumiroir, répliqua Rigou, que l’exhibition des vieux trésors de laCochet révoltait toujours.

Madame Soudry, qui croyait ne mettre qu’un soupçon de rouge, necomprit pas cet à-propos épigrammatique et demanda :

– Est-ce que les femmes peuvent donc se peindre ?

– Quant à vous, Lupin, dit Rigou sans répondre à cette naïveté,demain matin revenez chez le papa Gaubertin ; vous lui direzque le compère et moi, dit-il en frappant sur la cuisse de Soudry,nous viendrons casser une croûte chez lui, lui demander à déjeunersur le midi. Dites-lui les choses, afin que chacun de nous aitruminé ses idées, car il s’agit d’en finir avec ce damné Tapissier.En venant vous trouver, je me suis dit qu’il faudrait brouiller leTapissier avec le Tribunal, de manière à ce que le garde-des-sceauxlui rie au nez quand il viendra lui demander des changements dansle personnel de La-Ville-aux-Fayes…

– Vivent les gens d’Eglise !.. s’écria Lupin en frappantsur l’épaule de Rigou.

Madame Soudry fut aussitôt frappée d’une idée qui ne pouvaitvenir qu’à l’ancienne femme de chambre d’une fille d’Opéra.

– Si, dit-elle, nous pouvions attirer le Tapissier à la fête deSoulanges, et lui lâcher une fille d’une beauté à lui faire perdrela tête, il s’arrangerait peut-être de cette fille, et nous lebrouillerions avec sa femme, à qui l’on apprendrait que le filsd’un ébéniste en revient toujours à ses premières amours…

– Ah ! ma belle, s’écria Soudry, tu as plus d’esprit à toiseule que la Préfecture de police à Paris !

– C’est une idée qui prouve que madame est aussi bien notrereine par l’intelligence que par la beauté, dit Lupin.

Lupin fut récompensé par une grimace qui s’acceptait sansprotêt, comme un sourire, dans la première société.

– Il y aurait mieux, reprit Rigou qui resta pendant longtempspensif. Si ça pouvait tourner au scandale…

– Procès-verbal et plainte, une affaire en policecorrectionnelle, s’écria Lupin. Oh ! ce serait tropbeau !

– Quel plaisir, dit Soudry naïvement, de voir le comte deMontcornet, grand-croix de la Légion-d’honneur, commandeur deSaint-Louis, lieutenant-général, accusé d’avoir attenté, dans unlieu public, à la pudeur, par exemple…

– Il aime trop sa femme !… dit judicieusement Lupin ;on ne l’amènera jamais là.

– Ce n’est pas un obstacle ; mais je ne vois dans toutl’arrondissement aucune fille capable de faire pécher un saint, jela cherche pour mon abbé, s’écria Rigou.

– Que dites-vous de la belle Gatienne Giboulard d’Auxerre dontest fou le fils Sarcus ?… s’écria Lupin.

– Ce serait la seule, répondit Rigou ; mais elle n’est pascapable de nous servir ; elle croit qu’elle n’a qu’à semontrer pour être admirée ; elle n’est pas assez accorte, etil faut une lutine, une finaude… C’est égal, elle viendra.

– Oui, dit Lupin, plus il verra de jolies filles, plus il y aurade chances.

– Il sera bien difficile de faire venir le Tapissier à lafoire ! Et s’il vient à la fête, irait-il à notre bastringuede Tivoli ? dit l’ex-gendarme.

– La raison qui l’empêchait de venir n’existe plus cette année,mon coeur, répondit madame Soudry.

– Quelle raison donc, ma belle ?… demanda Soudry.

– Le Tapissier a tâché d’épouser mademoiselle de Soulanges, ditle notaire, il lui fut répondu qu’elle était trop jeune, et ils’est piqué. Voilà pourquoi messieurs de Soulanges et Montcornet,ces deux anciens amis, car ils ont servi tous deux dans la Gardeimpériale, se sont refroidis au point de ne plus se voir. LeTapissier n’a pas voulu rencontrer les Soulanges à la foire ;mais cette année ils n’y viendront pas.

Ordinairement la famille Soulanges séjournait au château enjuillet, août, septembre et octobre ; mais le généralcommandait alors l’artillerie en Espagne, sous le duc d’Angoulême,et la comtesse l’avait accompagné. Au siège de Cadix, le comte deSoulanges gagna, comme on le sait, le bâton de maréchal qu’il euten 1826. Les ennemis de Montcornet pouvaient donc croire que leshabitants des Aigues ne dédaigneraient pas toujours les fêtes deNotre-Dame d’août, et qu’il serait facile de les attirer àTivoli.

– C’est juste, s’écria Lupin. Hé ! bien, c’est à vous,papa, dit-il en s’adressant à Rigou, de manoeuvrer de manière à lefaire venir à la foire, nous saurons bien l’enclauder …

La foire de Soulanges, qui se célèbre au 15 août, est une desparticularités de cette ville, et l’emporte sur toutes les foires àtrente lieues à la ronde, même sur celles du chef-lieu dedépartement. La-Ville-aux-Fayes n’a pas de foire, car sa fête, laSaint-Sylvestre, tombe en hiver.

Du 12 au 15 août, les marchands abondaient à Soulanges etdressaient, sur deux lignes parallèles, ces baraques en bois, cesmaisons en toile grise qui donnent alors une physionomie animée àcette place ordinairement déserte. Les quinze jours que durent lafoire et la fête produisent une espèce de moisson à la petite villede Soulanges. Cette fête a l’autorité, le prestige d’une tradition.Les paysans, comme disait le père Fourchon, quittent peu leurscommunes où les clouent leurs travaux. Par toute la France, lesétalages fantastiques des magasins improvisés sur les champs defoire, la réunion de toutes les marchandises, objets des besoins oude la vanité des paysans, qui d’ailleurs n’ont pas d’autresspectacles, exerc(en)t des séductions périodiques sur l’imaginationdes femmes et des enfants. Aussi, dès le 12 août, la mairie deSoulanges faisait-elle apposer dans toute l’étendue del’arrondissement de La-Ville-aux-Fayes, des affiches signées Soudryqui promettaient protection aux marchands, aux saltimbanques, auxartistes en tout genre, en annonçant la durée de la foire, et lesspectacles les plus attrayants.

Sur ces affiches, que l’on a vu réclamées par la Tonsard àVermichel, on lisait toujours cette ligne finale :

TIVOLI SERA ILLUMINE EN VERRES DE COULEUR.

La Ville avait en effet adopté pour salle de bal public leTivoli créé par Socquard dans un jardin caillouteux comme la buttesur laquelle est bâtie la ville de Soulanges, où presque tous lesjardins sont composés de terres rapportées.

Cette nature de terroir explique le goût particulier du vin deSoulanges, vin blanc, sec, liquoreux, presque semblable à du vin deMadère, au vin de Vouvray, à celui de Johannisberg, trois crusquasi-semblables, et consommé tout entier dans le Département.

La description de ce Tivoli si fameux, faite en temps et lieujustifiera les prodigieux effets produits par le Bal-Socquard surl’imagination des habitants de cette vallée, tous fiers de leurTivoli. Ceux du pays qui s’étaient aventurés jusqu’à Paris,disaient que le Tivoli de Paris ne l’emportait sur celui deSoulanges que par l’étendue. Gaubertin, lui, préférait hardiment leBal-Socquard au bal de Tivoli.

– Pensons tous à cela, reprit Rigou, le Parisien, ce rédacteurde journaux, finira bien par s’ennuyer de son plaisir, et, par lesdomestiques, on pourra les attirer tous à la Foire. J’y songerai.Sibilet, quoique son crédit baisse diablement, pourrait insinuer àson bourgeois que c’est une manière de se populariser…

– Sachez donc si la belle comtesse est cruelle pour monsieur,tout est là pour la farce à lui jouer à Tivoli, dit Lupin àRigou.

– Cette petite femme, s’écria madame Soudry, est trop Parisiennepour ne pas savoir ménager la chèvre et le chou.

– Fourchon a lâché sa petite-fille Catherine Tonsard à Charles,le second valet de chambre ; nous aurons bientôt une oreilledans les appartements des Aigues, répondit Rigou. Etes-vous sûr del’abbé Taupin ?… dit-il en voyant entrer le curé.

– L’abbé Mouchon et lui, nous les tenons comme je tiensSoudry !… dit madame Soudry en caressant le menton de sonmari, à qui elle dit : – Pauvre chat !…

– Si je puis organiser un scandale contre Brossette, je comptesur eux !… dit tout bas Rigou qui se leva ; mais je nesais pas si l’esprit du pays l’emportera sur l’esprit prêtre. Vousne savez pas ce que c’est. Moi-même, qui ne suis pas un imbécile,je ne répondrai pas de moi, quand je me verrai malade. Je meréconcilierai sans doute avec l’Eglise.

– Permettez-nous de l’espérer, dit le curé pour qui Rigou venaità dessein d’élever la voix.

– Hélas ! la faute que j’ai faite en me mariant empêchecette réconciliation, répondit Rigou ; je ne peux pas tuermadame Rigou.

– En attendant, pensons aux Aigues, dit madame Soudry.

– Oui, répondit l’ex-Bénédictin. Savez-vous que je trouve notrecompère de La-Ville-aux-Fayes plus fort que nous ? J’ai dansl’idée que Gaubertin veut les Aigues à lui seul, et qu’il nousmettra dedans, répondit Rigou, qui, pendant le chemin, avait frappéavec le bâton de la prudence aux endroits obscurs qui, chezGaubertin, sonnaient le creux.

– Mais les Aigues ne seront à personne de nous trois, il fautles démolir de fond en comble, répondit Soudry.

– D’autant plus, que je ne serais pas étonné qu’il s’y trouvâtde l’or caché, dit finement Rigou.

– Bah !

– Oui, durant les guerres d’autrefois, les seigneurs, souventassiégés, surpris, enterraient leurs écus pour pouvoir lesretrouver, et vous savez que le marquis de Soulanges-Hautemer, enqui la branche cadette a fini, a été l’une des victimes de laconspiration Biron. La comtesse de Moret a eu la terre parconfiscation…

– Ce que c’est que de savoir l’histoire de France ! dit legendarme. Vous avez raison, il est temps de convenir de nos faitsavec Gaubertin.

– Et, s’il biaise, dit Rigou, nous verrons à le fumer .

– Il est maintenant assez riche, dit Lupin, pour être honnêtehomme.

– Je répondrais de lui comme de moi, répondit madame Soudry,c’est le plus honnête homme du royaume.

– Nous croyons à son honnêteté, reprit Rigou : mais il ne fautrien négliger entre amis… A propos, je soupçonne quelqu’un àSoulanges de vouloir se mettre en travers…

– Et qui ? demanda Soudry.

– Plissoud, répondit Rigou.

– Plissoud ! reprit Landry, la pauvre rosse ! Brunetle tient par la longe, et sa femme par la mangeoire ; demandezà Lupin ?

– Que peut-il faire ? dit Lupin.

– Il veut, reprit Rigou, éclairer le Montcornet, avoir saprotection et se faire placer…

– Ca ne lui rapportera jamais autant que sa femme à Soulanges,dit madame Soudry.

– Il dit tout à sa femme, quand il est gris, fit observerLupin ; nous le saurions à temps.

– La belle madame Plissoud n’a pas de secrets pour vous, luirépondit Rigou ; allons, nous pouvons être tranquilles.

– Elle est d’ailleurs aussi bête qu’elle est belle, repritmadame Soudry. Je ne changerais pas avec elle, car si j’étais hommej’aimerais mieux une femme laide et spirituelle, qu’une belle quine sait pas dire deux.

– Ah ! répondit le notaire en se mordant les lèvres, ellesait faire dire trois.

– Fat ! s’écria Rigou en se dirigeant vers la porte.

– Eh bien ! dit Soudry en reconduisant son compère, àdemain, de bonne heure.

– Je viendrai vous prendre… Ah çà ! Lupin, dit-il aunotaire qui sortit avec lui pour aller faire seller son cheval,tâchez que madame Sarcus sache tout ce que notre Tapissier feracontre nous à la Préfecture…

– Si elle ne peut pas le savoir, qui le saura ?… réponditLupin.

– Pardon, dit Rigou qui sourit avec finesse en regardant Lupin,je vois là tant de niais, que j’oubliais qu’il s’y trouve un hommed’esprit.

– Le fait est que je ne sais pas comment je ne m’y suis pasencore rouillé, répondit naïvement Lupin.

– Est-il vrai que Soudry ait pris une femme de chambre…

– Mais, oui ! répondit Lupin ; depuis huit jours,monsieur le maire a voulu faire ressortir le mérite de sa femme, enla comparant à une petite bourguignotte de l’âge d’un vieux boeuf,et nous ne devinons pas encore comment il s’arrange avec madameSoudry, car il a l’audace de se coucher de très-bonne heure…

– Je verrai cela demain, dit le Sardanapale villageois enessayant de sourire.

Les deux profonds politiques se donnèrent une poignée de main ense quittant.

Rigou, qui ne voulait pas se trouver à la nuit sur le chemin,car, malgré sa popularité récente, il était toujours prudent, dit àson cheval : –  » Allez, citoyen !  » Une plaisanterie que cetenfant de 1793 décochait toujours contre la révolution. Lesrévolutions populaires n’ont pas d’ennemis plus cruels que ceuxqu’elles ont élevés.

– Il ne fait pas de longues visites, le père Rigou, dit Gourdonle greffier à madame Soudry.

– Il les fait bonnes, s’il les fait courtes, répondit-elle.

– Comme sa vie, répondit le médecin ; il abuse de tout, cethomme-là.

– Tant mieux, répliqua Soudry, mon fils jouira plutôt dubien…

– Il vous a donné des nouvelles des Aigues ? demanda lecuré.

– Oui, mon cher abbé, dit madame Soudry. Ces gens-là sont lefléau de ce pays-ci. Je ne comprend pas que madame de Montcornet,qui cependant est une femme comme il faut, n’entende pas mieux sesintérêts.

– Ils ont cependant un modèle sous les yeux, répliqua lecuré.

– Qui donc ? demanda madame Soudry en minaudant.

– Les Soulanges…

– Ah ! oui, répondit la reine après une pause.

– Tant pire ! me voilà ! cria madame Vermut enentrant, et sans mon réactif, car Vermut est trop inactif à monégard, pour que je l’appelle un actif quelconque.

– Que diable fait donc ce sacré père Rigou, dit alors Soudry àGuerbet en voyant la carriole arrêtée à la porte de Tivoli. C’estun de ces chats-tigres dont tous les pas ont un but.

– Sacré lui va ! répondit le gros petit percepteur.

– Il entre au Café de la Paix !… dit Gourdon lemédecin.

– Soyez paisibles, reprit Gourdon le greffier, il s’y donne desbénédictions à poings fermés, car on entend japper d’ici.

– Ce café-là, reprit le curé, c’est comme le temple deJanus ; il s’appelait le Café de la Guerre du temps del’Empire, et on y vivait dans un calme parfait ; les plushonorables bourgeois s’y réunissaient pour causer amicalement…

– Il appelle cela causer ! dit le juge-de-paix.Tudieu ! quelles conversations que celles dont il reste despetits Bourniers.

– Mais depuis qu’en l’honneur des Bourbons, on l’a nommé le caféde la Paix, on s’y bat tous les jours… dit l’abbé Taupin enachevant sa phrase que le juge-de-paix avait pris la libertéd’interrompre.

Il en était de cette idée du curé comme des citations de laBilboquéide, elle revenait souvent.

– Cela veut dire, répondit le père Guerbet, que la Bourgognesera toujours le pays des coups de poing.

– Ce n’est pas si mal, dit le curé, ce que vous dites là !c’est presque l’histoire de notre pays.

– Je ne sais pas l’histoire de France, s’écria Soudry, maisavant de l’apprendre je voudrais bien savoir pourquoi mon compèreentre avec Socquard dans le café ?

– Oh ! reprit le curé, s’il y entre et s’y arrête, vouspouvez être certain que ce n’est pas pour des actes de charité.

– C’est un homme qui me donne la chair de poule quand je levois, dit madame Vermut.

– Il est tellement à craindre, reprit le médecin, que s’il m’envoulait, je ne serais pas encore rassuré par sa mort ; il esthomme à se relever de son cercueil pour vous jouer quelque mauvaistour.

– Si quelqu’un peut nous envoyer le Tapissier ici, le 15 août,et le prendre dans quelque traquenard, c’est Rigou, dit le maire àl’oreille de sa femme.

– Surtout, répondit-elle à haute voix, si Gaubertin et toi, moncoeur, vous vous en mêlez…

– Tiens, quand je le disais ! s’écria monsieur Guerbet enpoussant le coude à monsieur Sarcus, il a trouvé quelque joliefille chez Socquard, et il la fait monter dans sa voiture…

– En attendant que… répondit le greffier.

– En voilà un de dit sans malice, s’écria monsieur Guerbet eninterrompant le poète.

– Vous êtes dans l’erreur, messieurs, dit madame Soudry, le pèreRigou ne pense qu’à nos intérêts, car, si je ne me trompe, cettefille est une fille à Tonsard.

– C’est le pharmacien qui s’approvisionne de vipères, s’écria lepère Guerbet.

– On dirait, répondit monsieur Gourdon le médecin, que vous avezvu venir monsieur Vermut notre pharmacien, à la manière dont vousparlez.

Et il montra le petit apothicaire de Soulanges qui traversait laplace.

– Le pauvre bonhomme ! dit le greffier, soupçonné de fairesouvent de l’esprit avec madame Vermut ; voyez quelle dégaineil a ?… et on le croit savant.

– Sans lui, répondit le juge-de-paix, on serait bien embarrassépour les autopsies ; il a si bien retrouvé le poison dans lecorps de ce pauvre Pigeron, que les chimistes de Paris ont dit à laCour d’Assises, à Auxerre, qu’ils n’auraient pas mieux fait…

– Il n’a rien trouvé du tout, répondit Soudry ; mais, commedit le président Gendrin, il faut qu’on croie que les poisons seretrouvent toujours…

– Madame Pigeron a bien fait de quitter Auxerre, dit madameVermut. C’est un petit esprit et une grande scélérate que cettefemme-là, reprit-elle. Est-ce qu’on doit recourir à des droguespour annuler un mari. Je voudrais bien qu’un homme trouvât à redireà ma conduite. Voyez madame de Montcornet ; elle se promènedans ses chalets, dans ses Chartreuses avec ce Parisien qu’elle afait venir de Paris à ses frais, et qu’elle dorelote sous les yeuxdu général !

– A ses frais ? s’écria madame Soudry, est-ce sûr ? Sinous pouvions en avoir une preuve, quel joli sujet pour une lettreanonyme au général…

– Le général, reprit madame Vermut… Mais vous ne l’empêcherez derien, le Tapissier fait son état.

– Quel état, ma belle ? demanda madame Soudry.

– Eh ! bien, il fournit le coucher.

– Si le pauvre petit père Pigeron, au lieu de tracasser safemme, avait eu cette sagesse, il vivrait encore !… dit legreffier.

– En voilà de la morale ! répliqua le curé.

Sur cette double épigramme, on proposa de faire la partie deboston. Et voilà pourtant la vie comme elle est à tous les étagesde la Société ! Changez les termes, il ne se dit rien demoins, rien de plus dans les salons les plus dorés de Paris.

Chapitre 3Le café de la paix

Il était environ sept heures quand Rigou passa devant le Café dela Paix. Le soleil couchant, qui prenait en écharpe la jolie ville,y répandait alors ses belles teintes rouges, et le clair miroir deseaux du lac formait une opposition avec le tumulte des vitresflamboyantes d’où naissaient les couleurs les plus improbables.

Devenu pensif, le profond politique tout à ses trames, laissaitaller son cheval si lentement, qu’en longeant le Café de la Paix,il put entendre son nom jeté à travers une de ces disputes qui,selon l’observation du curé Taupin, faisaient du nom de cetétablissement la plus violente antinomie.

Pour l’intelligence de cette scène, il est nécessaired’expliquer la topographie de ce pays de Cocagne bordé par le cafésur la place, et terminé sur le chemin cantonal par le fameuxTivoli, que les meneurs destinaient à servir de théâtre à l’une desscènes de la conspiration ourdie depuis cinq ans contre le généralMontcornet.

Par sa situation à l’angle de la place et du chemin, lerez-de-chaussée de cette maison, bâtie dans le genre de celle deRigou, a trois fenêtres sur le chemin, et sur la place deuxfenêtres entre lesquelles se trouve la porte vitrée, par où l’on yentre. Le Café de la Paix a de plus une porte bâtarde, ouvrant surune allée qui le sépare de la maison voisine, celle du mercier deSoulanges, et par où l’on va dans une cour intérieure.

Cette maison, entièrement peinte en jaune d’or, excepté lesvolets qui sont en vert, est une des rares maisons de cette petiteville qui ont deux étages et des mansardes. Voici pourquoi.

Avant l’étonnante prospérité de La-Ville-aux-Fayes, le premierétage de cette maison, qui contient quatre chambres pourvueschacune d’un lit et du maigre mobilier nécessaire à justifier lemot garni , se louait aux gens obligés de venir à Soulanges par lajuridiction du Bailliage, ou aux visiteurs qu’on ne logeait pas auchâteau ; mais, depuis vingt-cinq ans, ces chambres garniesn’avaient plus pour locataires que des saltimbanques, des marchandsforains, des vendeurs de remèdes ou d’images, des comédiensambulants ou des commis-voyageurs. Au moment de la fête deSoulanges, ces chambres se louaient à raison de quatre francs parjour. Les quatre chambres de Socquard lui rapportaient une centained’écus, sans compter le produit de la consommation extraordinaireque ses locataires faisaient alors dans son café.

La façade du côté de la place était ornée de peinturesspéciales. Dans le tableau qui séparait chaque croisée de la porte,se voyaient des queues de billard amoureusement nouées par desrubans, et au-dessus des noeuds s’élevaient des bols de punchfumant dans des coupes grecques. Ces mots, Café de la Paix ,brillaient peints en jaune sur un champ vert à chaque extrémitéduquel étaient des pyramides de billes tricolores. Les fenêtrespeintes en vert avaient des petites vitres de verre commun.

Dix tuyas plantés à droite et à gauche dans des caisses, etqu’on devrait nommer des arbres à cafés, offraient leur végétationaussi maladive que prétentieuse. Les bannes, par lesquelles lesmarchands de Paris et de quelques cités opulentes protègent leursboutiques contre les ardeurs du soleil, sont un luxe inconnu dansSoulanges. Les fioles exposées sur des planches derrière lesvitrages méritaient d’autant plus leur nom, que la benoîte liqueursubissait là des cuissons périodiques. En concentrant ses rayonspar les bosses lenticulaires des vitres, le soleil faisaitbouillonner les bouteilles de Madère, les sirops, les vins deliqueur, les bocaux de prunes et de cerises à l’eau-de-vie mis enétalage, car la chaleur était si grande qu’elle forçait Aglaé, sonpère et leur garçon à se tenir sur deux banquettes placées dechaque côté de la porte et mal abritées par les pauvres arbustesque mademoiselle arrosait avec de l’eau presque chaude. Parcertains jours, on les voyait tous trois étalés là comme desanimaux domestiques et dormant.

En 1804, époque de la vogue de Paul et Virginie , l’intérieurfut tendu d’un papier verni représentant les principales scènes dece roman. On y voyait des nègres récoltant le café, qui se trouvaitau moins quelque part dans cet établissement, où l’on ne buvait pastrente tasses de café par mois. Les denrées coloniales étaient sipeu dans les habitudes soulangeoises, qu’un étranger qui seraitvenu demander une tasse de chocolat aurait mis le père Socquarddans un étrange embarras ; néanmoins, il aurait obtenu lanauséabonde bouillie brune que produisent ces tablettes où il entreplus de farine, d’amandes pilées et de cassonade que de sucre et decacao, vendues à deux sous par les épiciers de village, etfabriquées dans le but évident de ruiner le commerce de cetteboisson espagnole.

Quant au café, le père Socquard le faisait tout uniment bouillirdans un vase connu de tous les ménages sous le nom de grand potbrun ; il laissait tomber au fond la poudre mêlée de chicorée,et il servait la décoction avec un sang-froid digne d’un garçon decafé de Paris, dans une tasse de porcelaine qui, jetée par terre,ne se serait pas fêlée.

En ce moment, le saint respect que causait le sucre, sousl’Empereur, ne s’était pas encore dissipé dans la ville deSoulanges, et mademoiselle Socquard apportait bravement quatremorceaux de sucre gros comme des noisettes, au marchand forain quis’avisait de demander ce breuvage littéraire.

La décoration, relevée de glaces à cadres dorés et de patèrespour accrocher les chapeaux, n’avait pas été changée depuisl’époque où tout Soulanges vint admirer cette tenture prestigieuseet un comptoir peint en bois d’acajou, à dessus de marbreSainte-Anne, sur lequel brillaient des vases en plaqué, des lampesà double courant d’air, qui furent, dit-on, données par Gaubertin àla belle madame Socquard. C’est assez indiquer une couche gluantequi ternissait tout, et qui ne peut se comparer qu’à celle dontsont couverts les vieux tableaux oubliés dans les greniers.

Les tables peintes en marbre, les tabourets en velours d’Utrechtrouge, le quinquet à globe plein d’huile alimentant deux becs etattaché par une chaîne au plafond et enjolivé de cristaux,commencèrent la célébrité du Café de la Guerre. Là, de 1802 à 1814,tous les bourgeois de Soulanges allaient jouer aux dominos et aubrelan, en buvant des petits verres de liqueur, du vin cuit ;en y prenant des fruits à l’eau-de-vie, des biscuits ; car lacherté des denrées coloniales avait banni le café, le chocolat etle sucre. Le punch était la grande friandise, ainsi que lesbavaroises. Ces préparations se faisaient avec une matière sucrée,sirupeuse, semblable à la mélasse, dont le nom s’est perdu, maisqui fit alors la fortune de l’inventeur.

Ces détails succincts sur le Café de la Paix rappelleront sesanalogues à la mémoire des voyageurs ; et ceux qui n’ontjamais quitté leur plafond entreverront le plafond noirci par lafumée, les glaces ternies par des milliards de points bruns quiprouvaient en quelle indépendance y vivait la classe desdiptères.

La belle madame Socquard, dont les galanteries surpassèrentcelles de la Tonsard, avait trôné là, vêtue à la dernièremode ; elle affectionna le turban des sultanes. La sultane ajoui, sous l’Empereur, de la vogue qu’obtient l’ange aujourd’hui.Toute la vallée venait jadis y prendre modèle sur les turbans, leschapeaux à visière, les bonnets en fourrures chinoises de la bellecafetière , au luxe de laquelle contribuaient les gros bonnets deSoulanges. Tout en portant sa ceinture au plexus solaire, commel’ont portée nos mères, si fières de leurs grâces impériales, Junie(elle s’appelait Junie !) fit la maison Socquard ; sonmari lui devait la propriété d’un clos de vignes, de cette maisonet du Tivoli. Le père de monsieur Lupin avait fait, disait-on, desfolies pour la belle Junie Socquard ; Gaubertin, qui la luiavait enlevée, lui devait certainement le petit Bournier.

Ces détails et la science secrète avec laquelle Socquardfabriquait le vin cuit expliqueraient déjà pourquoi son nom et leCafé de la Paix étaient devenus populaires ; mais biend’autres raisons augmentaient cette renommée. On ne trouvait que duvin chez Tonsard et dans les autres cabarets de la vallée ;tandis que depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes, dans unecirconférence de six lieues, le café de Socquard était le seul oùl’on pût jouer au billard et boire ce punch que préparaitadmirablement le bourgeois du lieu. Là seulement se voyaient enétalage des liqueurs fines, des fruits à l’eau-de-vie. Ce nomretentissait donc dans la vallée presque tous les jours, accompagnédes idées de volupté superfine que rêvent des gens dont l’estomacest plus sensible que le coeur. A ces causes se joignait encore leprivilège d’être partie intégrante de la fête de Soulanges. Dansl’ordre immédiatement supérieur, le Café de la Paix était enfin,pour la ville, ce que le cabaret du Grand-I-Vert était pour lacampagne, un entrepôt de venin ; il servait de transit auxcommérages entre La-Ville-aux-Fayes et la vallée. Le Grand-I-Vertfournissait le lait et la crème au Café de la Paix, et les deuxfilles à Tonsard étaient en rapports journaliers avec cetétablissement.

Pour Socquard, la place de Soulanges était un appendice de soncafé. L’Alcide allait de porte en porte causant avec chacun,n’ayant en été qu’un pantalon pour tout vêtement et un gilet àpeine boutonné, selon l’usage des cafetiers des petites villes. Ilétait averti par les gens avec lesquels il causait s’il entraitquelqu’un dans son établissement, où il se rendait pesamment.

Ces détails doivent convaincre les Parisiens qui n’ont jamaisquitté leur quartier, de la difficulté, disons mieux, del’impossibilité de cacher la moindre chose dans la vallée del’Avonne, depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes. L’espacen’existe pas dans les campagnes, il s’y trouve de place en placedes cabarets du Grand-I-Vert, des cafés de la Paix, qui fontl’office d’échos, et où les actes les plus indifférents, accomplisdans le plus grand secret, sont répercutés par une sorte demagie.

Après avoir arrêté son cheval, Rigou descendit de sa carriole etattacha la bride à l’un des poteaux de la porte de Tivoli. Puis, iltrouva le plus naturel des prétextes pour écouter la discussionsans en avoir l’air, en se plaçant entre deux fenêtres par l’unedesquelles il pouvait, en avançant la tête, voir les personnes,étudier les gestes, tout en saisissant les grosses paroles quiretentissaient aux vitres et que le calme extérieur permettaitd’entendre.

– Et si je disais au père Rigou que ton frère Nicolas en veut àla Péchina, s’écriait une voix aigre, qu’il la guette à touteheure, et qu’elle passera dessous le nez à votre seigneur, ilsaurait bien vous tripoter les entrailles, à tous tant que vousêtes, tas de gueux du Grand-I-Vert.

– Si tu nous faisais une pareille farce, Aglaé, répondit la voixglapissante de Marie Tonsard, tu ne conterais celle que je teferais qu’aux vers de ton cercueil !… Ne te mêle pas plus desaffaires de Nicolas que des miennes avec Bonnébault.

Marie, stimulée par sa grand’mère, avait, comme on le voit,suivi Bonnébault ; en l’épiant, elle l’avait vu, par lafenêtre où stationnait en ce moment Rigou, déployant ses grâces etdisant des flatteries assez agréables à mademoiselle Socquard, pourqu’elle se crût obligée de lui sourire. Ce sourire avait déterminéla scène au milieu de laquelle éclata cette révélation assezprécieuse pour Rigou.

– Eh bien ! père Rigou, vous dégradez mespropriétés ?… dit Socquard en frappant sur l’épaule del’usurier.

Le cafetier, venu d’une grange située au bout de son jardin etd’où l’on retirait plusieurs jeux publics, tels que machines à sepeser, chevaux à courir la bague, balançoires périlleuses, etc.,pour les monter aux places qu’ils occupaient dans son Tivoli, avaitmarché sans faire de bruit, car il portait ces pantoufles en cuirjaune dont le bas prix en fait vendre des quantités considérablesen province.

– Si vous aviez des citrons frais, je me ferais une limonade,répondit Rigou, la soirée est chaude.

– Mais qui piaille ainsi ? dit Socquard en regardant par lafenêtre et voyant sa fille aux prises avec Marie.

– On se dispute Bonnébault, répliqua Rigou d’un airsardonique.

Le courroux du père fut alors comprimé chez Socquard parl’intérêt du cafetier. Le cafetier jugea prudent d’écouter dudehors comme faisait Rigou ; tandis que le père voulait entreret déclarer que Bonnébault, plein de qualités estimables aux yeuxd’un cafetier, n’en avait aucune de bonne comme gendre d’un desnotables de Soulanges. Et cependant le père Socquard recevait peude propositions de mariage. A vingt-deux ans, la fille faisaitcomme largeur, épaisseur et poids, concurrence à madame Vermichel,dont l’agilité paraissait un phénomène. L’habitude de tenir uncomptoir augmentait encore la tendance à l’embonpoint qu’Aglaédevait au sang paternel.

– Quel diable ces filles ont-elles au corps ? demanda lepère Socquard à Rigou.

– Ah ! répondit l’ancien bénédictin, c’est de tous lesdiables celui que l’Eglise a saisi le plus souvent.

Socquard, pour toute réponse, se mit à examiner sur les tableauxqui séparent les fenêtres les queues de billard dont la réunions’expliquait difficilement à cause des places où manquait lemortier écaillé par la main du temps.

En ce moment, Bonnébault sortit du billard, une queue à la main,et en frappa rudement Marie, en lui disant :

– Tu m’as fait manquer de touche ; mais je ne te manqueraipoint, et je continuerai tant que tu n’auras pas mis une sourdine àta grelote .

Socquard et Rigou, qui jugèrent à propos d’intervenir, entrèrentau café par la place, et firent lever une si grande quantité demouches que le jour en fut obscurci. Le bruit fut semblable à celuides lointains exercices de l’école des tambours. Après leur premiersaisissement, ces grosses mouches à ventre bleuâtre, accompagnéesde petites mouches assassines et de quelques mouches à chevaux,revinrent reprendre leurs places au vitrage, où, sur trois rangs deplanches dont la peinture avait disparu sous leurs points noirs, sevoyaient des bouteilles visqueuses, rangées comme des soldats.

Marie pleurait. Etre battue devant sa rivale par l’homme aiméest une de ces humiliations qu’aucune femme ne supporte, à quelquedegré qu’elle soit de l’échelle sociale, et plus bas elle est, plusviolente est l’expression de sa haine ; aussi la fille àTonsard ne vit-elle ni Rigou ni Socquard ; elle tomba sur untabouret, dans un morne et farouche silence, que l’ancien religieuxépia.

– Cherche un citron frais, Aglaé, dit le père Socquard ; etrince toi-même un verre à patte.

– Vous avez sagement fait de renvoyer votre fille, dit tout basRigou à Socquard, elle allait être blessée à mort peut-être.

Et il montra d’un coup-d’oeil la main par laquelle Marie tenaitun tabouret qu’elle avait empoigné pour le jeter à la tête d’Aglaéqu’elle visait.

– Allons, Marie, dit le père Socquard en se plaçant devant elle,on ne vient pas ici pour prendre des tabourets… et si tu cassaismes glaces, ce n’est pas avec le lait de tes vaches que tu me lespaierais…

– Père Socquard, votre fille est une vermine, et je la vauxbien, entendez-vous ? Si vous ne voulez pas de Bonnébault pourgendre, il est temps que vous lui disiez d’aller jouer ailleurs quechez vous au billard !… qu’il y perd des cent sous à toutmoment.

Au début de ce flux de paroles criées plutôt que dites, Socquardprit Marie par la taille et la jeta dehors, malgré ses cris. Ilétait temps pour elle, Bonnébault sortait de nouveau du billard,l’oeil en feu.

– Ca ne finira pas comme ça ! s’écria Marie Tonsard.

– Tire-nous ta révérence, dit Bonnébault que Viollet tenait àbras le corps pour l’empêcher de se livrer à quelque brutalité, oujamais je ne te parle ni ne te regarde.

– Toi, dit Marie en jetant à Bonnébault un regard plein dereproches, rends-moi mon argent, et je te laisse à mademoiselleSocquard, si elle est assez riche pour te garder…

Là-dessus, Marie effrayée de voir Socquard à peine maître deBonnébault, qui fit un bond de tigre, se sauva sur la route.

Rigou fit monter Marie dans sa carriole, afin de la soustraire àla colère de Bonnébault dont la voix retentissait jusqu’à l’hôtelSoudry ; puis, après avoir ainsi caché Marie, il revint boiresa limonade en examinant le groupe formé par Plissoud, par Amaury,par Viollet et par le garçon de café, qui tâchaient de calmerBonnébault.

– Allons, c’est à vous à jouer, Hussard, dit Amaury, petit jeunehomme blond à l’oeil trouble.

– D’ailleurs, elle a filé, dit Viollet.

Si quelqu’un a jamais exprimé la surprise, ce fut Plissoud, aumoment où il aperçut l’usurier de Blangy assis à l’une des tableset plus occupé de lui, Plissoud, que de la dispute des deux filles.Malgré lui, l’huissier laissa voir sur son visage l’espèced’étonnement que cause la rencontre d’un homme à qui l’on en veut,ou contre qui l’on complote, et il rentra soudain dans lebillard.

– Adieu père Socquard, dit l’usurier.

– Je vais vous amener votre voiture, reprit le limonadier,donnez-vous le temps.

– Comment faire pour savoir ce que ces gens-là se disent enjouant la poule, se demandait à lui-même Rigou qui vit dans laglace la figure du garçon.

Ce garçon était un homme à deux fins, il faisait les vignes deSocquard, il balayait le café, le billard, il tenait le jardinpropre et arrosait le Tivoli, le tout pour vingt écus par an. Ilétait toujours sans veste, hormis les grandes occasions, et ilavait pour tout costume un pantalon de toile bleue, de grossouliers, un gilet de velours rayé devant lequel il portait untablier de toile de ménage quand il était de service au billard oudans le café. Ce tablier à cordons était l’insigne de sesfonctions. Ce gars avait été loué par le limonadier à la dernièrefoire, car dans cette vallée comme dans toute la Bourgogne, lesgens se prennent sur la place pour l’année, absolument comme on yachète des chevaux.

– Comment te nomme-t-on ? lui dit Rigou.

– Michel, pour vous servir, répondit le garçon.

– Ne vois-tu pas ici quelquefois le père Fourchon ?

– Deux ou trois fois par semaine, avec monsieur Vermichel, quime donne quelques sous pour l’avertir quand sa femme déboule sureux…

– C’est un brave homme le père Fourchon, et instruit, dit Rigou,qui paya sa limonade et quitta ce café nauséabond en voyant sacarriole que le père Socquard avait amenée devant le café.

En montant dans sa voiture, le père Rigou aperçut le pharmacien,et il le héla par un :  » Ohé, monsieur Vermut !  » Enreconnaissant le richard, Vermut hâta le pas, Rigou le rejoignit etlui dit à l’oreille :

– Croyez-vous qu’il y ait des réactifs qui puissent désorganiserle tissu de la peau jusqu’au point de produire un mal réel, commeun panaris au doigt ?…

– Si monsieur Gourdon veut s’en mêler, oui, répondit le petitsavant.

– Vermut ! pas un mot là-dessus, ou sinon nous serionsbrouillés ; mais parlez-en à monsieur Gourdon, et dites-lui devenir me voir après-demain ; je lui procurerai l’opérationassez délicate de couper un index.

Puis, l’ancien maire, laissant le petit pharmacien ébahi, montadans sa carriole à côté de Marie Tonsard.

– Eh bien ! petite vipère, lui dit-il en lui prenant lebras quand il eut attaché les guides de sa bête à un anneau sur ledevant du tablier de cuir qui fermait sa carriole, et que le chevaleut pris son allure, tu crois donc que tu garderas Bonnébault en telivrant à des violences pareilles… Si tu étais sage, tufavoriserais son mariage avec cette grosse tonne de bêtise, etalors tu pourrais te venger.

Marie ne put s’empêcher de sourire en répondant :

– Ah ! que vous êtes vicieux ! vous êtes bien notremaître à tous !

– Ecoute, Marie, moi, j’aime les paysans ; mais il ne fautpas qu’un de vous se mette entre mes dents et une bouchée degibier… Ton frère Nicolas, comme l’a dit Aglaé, poursuit laPéchina. Ce n’est pas bien, car je la protége cette enfant, ellesera mon héritière pour trente mille francs, et je veux la bienmarier. J’ai su que Nicolas, aidé par ta soeur Catherine, avaitfailli tuer cette pauvre petite, ce matin ; tu verras ce soirton frère et ta soeur, dis-leur ceci : – Si vous laissez la Péchinatranquille, le père Rigou sauvera Nicolas de la conscription… .

– Vous êtes le diable en personne, s’écria Marie, on dit quevous avez signé un pacte avec lui… c’est-il possible ?

– Oui, dit gravement Rigou.

– On nous le disait aux veillées, mais je ne le croyais pas.

– Il m’a garanti qu’aucun attentat dirigé contre moi nem’atteindrait, que je ne serais jamais volé, que je vivrais centans sans maladie, que je réussirais en tout, et que jusqu’à l’heurede ma mort je serais jeune comme un coq de deux ans…

– Ca se voit bien, dit Marie. Eh bien ! il vous estdiablement facile de sauver mon frère de la conscription…

– S’il le veut, car il faut qu’il y laisse un doigt, voilà tout,reprit Rigou, je lui dirai comment !

– Tiens ! vous prenez le chemin du haut, dit Marie.

– A la nuit, je ne passe plus par ici, répondit l’ancienmoine.

– A cause de la croix, dit naïvement Marie.

– C’est bien cela, rusée ! répondit le diaboliquepersonnage.

Ils étaient arrivés à un endroit où la route cantonale estcreusée à travers une faible élévation du terrain. Cette tranchéeoffre deux talus assez roides, comme on en voit tant sur les routesde France.

Au bout de cette gorge, d’une centaine de pas de longueur, lesroutes de Ronquerolles et de Cerneux forment un carrefour plantéd’une croix. De l’un ou de l’autre talus, un homme peut ajuster unpassant et le tuer presque à bout portant, avec d’autant plus defacilité que cette éminencée tant couverte de vignes, un malfaiteurtrouve toute facilité pour s’embusquer dans des buissons de roncesvenus au hasard. On devine pourquoi l’usurier, toujours prudent, nepassait jamais par là de nuit ; la Thune tourne ce monticuleappelé les Clos-de-la-Croix. Jamais place plus favorable ne s’estrencontrée pour une vengeance ou pour un assassinat, car le cheminde Ronquerolles va rejoindre le pont fait sur l’Avonne, devant lepavillon du rendez-vous de chasse, et le chemin de Cerneux mène audelà de la route royale, en sorte qu’entre les quatre chemins desAigues, de La-Ville-aux-Fayes, de Ronquerolles et de Cerneux, lemeurtrier peut se choisir une retraite et laisser dansl’incertitude ceux qui se mettraient à sa poursuite.

– Je vais te laisser à l’entrée du village, dit Rigou quand ilaperçut les premières maisons de Blangy.

– A cause d’Annette, vieux lâche ! s’écria Marie. Larenverrez-vous bientôt, celle-là, v’là trois ans que vousl’avez !… Ce qui m’amuse, c’est que votre vieille se portebien… le bon Dieu se venge…

Chapitre 4L’Idole d’une ville

Le prudent usurier avait contraint sa femme et Jean de secoucher et de se lever au jour, en leur prouvant que la maison neserait jamais attaquée s’il veillait, lui, jusqu’à minuit, et s’ilse levait tard. Non-seulement il avait ainsi conquis satranquillité de sept heures du soir jusqu’à cinq heures du matin,mais encore il avait habitué sa femme et Jean à respecter sonsommeil et celui de l’Agar, dont la chambre était située derrièrela sienne.

Aussi le lendemain matin, vers six heures et demie, madameRigou, qui veillait elle-même aux soins de la basse-cour,conjointement avec Jean, vint-elle frapper timidement à la porte dela chambre de son mari.

– Bon ami, dit-elle, tu m’as recommandé de t’éveiller !

Le son de cette voix, l’attitude de la femme, son air craintifen obéissant à un ordre dont l’accomplissement pouvait être malreçu, peignaient l’abnégation profonde dans laquelle vivait cettepauvre créature, et l’affection qu’elle portait à cet habiletyranneau.

– C’est bien ! cria Rigou.

– Faut-il éveiller Annette ? demanda-t-elle.

– Non, laissez-la dormir !… Elle a été sur pied toute lanuit ! dit-il sérieusement.

Cet homme était toujours sérieux, même quand il se permettaitune plaisanterie. Annette avait en effet ouvert mystérieusement laporte à Sibilet, à Fourchon, à Catherine Tonsard, venus tous à desheures différentes, entre onze heures et une heure.

Dix minutes après, Rigou vêtu plus soigneusement qu’àl’ordinaire descendit, et dit à sa femme un : –  » Bonjour, mavieille !  » qui la rendit plus heureuse que si elle avait vule général Montcornet à ses pieds.

– Jean, dit-il à l’ex-frère convers, ne quitte pas la maison, neme laisse pas voler, tu y perdrais plus que moi !…

C’était en mélangeant les douceurs et les rebuffades, lesespérances et les bourrades que ce savant égoïste avait rendu sestrois esclaves aussi fidèles, aussi attachés que des chiens.

Rigou, toujours en prenant le chemin, dit du haut, pour éviterles Clos-de-la-Croix, arriva sur la place de Soulanges vers huitheures.

Au moment où il attachait les guides au tourniquet le plusproche de la petite porte à trois marches, le volet s’ouvrit,Soudry montra sa figure marquée de petite-vérole, que l’expressionde deux petits yeux noirs rendait finaude.

– Commençons par casser une croûte, car nous ne déjeunerons pasà La-Ville-aux-Fayes avant une heure.

Il appela tout doucement une servante, jeune et jolie autant quecelle de Rigou, qui descendit sans bruit, et à laquelle il dit deservir un morceau de jambon et du pain ; puis il alla chercherlui-même du vin à la cave.

Rigou contempla, pour la millième fois, cette salle à manger,planchéyée en chêne, plafonnée à moulures, garnie de bellesarmoires bien peintes, boisée à hauteur d’appui, ornée d’un beaupoêle et d’un cartel magnifique, provenus de mademoiselle Laguerre.Le dos des chaises était en forme de lyre, les bois peints etvernis en blanc, le siége en maroquin vert, à clous dorés. La tabled’acajou massif était couverte en toile cirée verte à grandeshachures foncées, et bordée d’un liséré vert. Le parquet en pointde Hongrie, minutieusement frotté par Urbain, accusait le soin aveclequel les anciennes femmes de chambre se font servir.

– Bah ! ça coûte trop cher, se dit encore Rigou… , l’onmange aussi bien dans ma salle qu’ici, et j’ai la rente de l’argentqu’il faudrait pour m’arranger avec cette splendeur inutile. Oùdonc est madame Soudry ? demanda-t-il au maire de Soulanges,qui parut armé d’une bouteille vénérable.

– Elle dort.

– Et vous ne troublez plus guère son sommeil, dit Rigou.

L’ex-gendarme cligna d’un air goguenard, et montra le jambon queJeannette, sa jolie servante, apportait.

– Ca vous réveille, un joli morceau comme celui-là ? dit lemaire ; c’est fait à la maison ! il est entaméd’hier…

– Mon compère, je ne vous connaissais pas celle-là ? Oùl’avez-vous pêchée ? dit l’ancien bénédictin à l’oreille deSoudry.

– Elle est comme le jambon, répondit le gendarme en recommençantà cligner ; je l’ai depuis huit jours.

Jeannette, encore en bonnet de nuit, en jupe courte, pieds nusdans des pantoufles, ayant passé ce corps de jupe fait comme unebrassière, à la mode dans la classe paysanne, et sur lequel elleajustait un foulard croisé qui ne cachait pas entièrement de jeuneset frais trésors, ne paraissait pas moins appétissante que lejambon. Petite, rondelette, elle laissait voir ses bras nuspendants, marbrés de rouge, au bout desquels de grosses mains àfossettes, à doigts courts et bien façonnés du bout, annonçaientune riche santé. C’était la vraie figure bourguignotte, rougeaude,mais blanche aux tempes, au col, aux oreilles ; les cheveuxchâtains, le coin de l’oeil retroussé vers le haut de l’oreille,les narines ouvertes, la bouche sensuelle, un peu de duvet le longdes joues ; puis une expression vive, tempérée par uneattitude modeste et menteuse qui faisait d’elle un modèle deservante friponne.

– En honneur, Jeannette ressemble au jambon, dit Rigou. Si jen’avais pas une Annette, je voudrais une Jeannette.

– L’une vaut l’autre, dit l’ex-gendarme, car votre Annette estdouce, blonde, mignarde… – Comment va madame Rigou ?…dort-elle ?… reprit brusquement Soudry pour faire voir à Rigouqu’il comprenait la plaisanterie.

– Elle est éveillée avec notre coq, répondit Rigou, mais elle secouche comme les poules. Moi, je reste à lire le Constitutionnel .Le soir et le matin ma femme me laisse dormir, elle n’entrerait paschez moi pour un monde…

– Ici, c’est tout le contraire, répondit Jeannette. MadameSoudry reste avec les bourgeois de la ville à jouer ; ils sontquelquefois quinze au salon ; monsieur se couche à huitheures, et nous nous levons au jour…

– Ca vous paraît différent, dit Rigou, mais au fond c’est lamême chose. Eh bien ! ma belle enfant, venez chez moi,j’enverrai Annette ici, ce sera la même chose et ce seradifférent…

– Vieux coquin, dit Soudry, tu la rends honteuse.

– Comment, gendarme, tu ne veux qu’un cheval dans tonécurie ?… Enfin ! chacun prend son bonheur où il letrouve.

Jeannette, sur l’ordre de son maître, alla lui préparer satoilette.

– Tu lui auras promis de l’épouser à la mort de ta femme ?demanda Rigou.

– A nos âges, répondit le gendarme, il ne nous reste plus que cemoyen-là !

– Avec des filles ambitieuses, ce serait une manière de devenirpromptement veuf… , répliqua Rigou, surtout si madame Soudryparlait devant Jeannette de sa manière de savonner lesescaliers.

Ce mot rendit les deux époux songeurs. Quand Jeannette vintannoncer que tout était prêt, Soudry lui dit un : –  » Viensm’aider !  » qui fit sourire l’ancien bénédictin.

– Voilà encore une différence, dit-il, moi je te laisserais sanscrainte avec Annette, mon compère.

Un quart-d’heure après, Soudry, en grande tenue, monta dans lecabriolet d’osier, et les deux amis tournèrent le lac de Soulangespour aller à La-Ville-aux-Fayes.

– Et ce château-là ?… dit Rigou quand il atteignit àl’endroit d’où le château se voyait en profil.

Le vieux révolutionnaire mit à ce mot un accent où se révélaitla haine que nourrissent les bourgeois campagnards contre lesgrands châteaux et les grandes terres.

– Mais, tant que je vivrai, j’espère bien le voir deboutrépliqua l’ancien gendarme ; le comte de Soulanges a été mongénéral ; il m’a rendu service, il m’a très-bien fait réglerma pension, et puis il laisse gérer sa terre à Lupin, dont le pèrey a fait sa fortune. Après Lupin, ce sera un autre, et tant qu’il yaura des Soulanges, on respectera cela !… Ces gens-là sontbons enfants, ils laissent à chacun sa récolte, et ils s’entrouvent bien…

– Bah ! le général a trois enfants qui, peut-être, à samort, ne s’accorderont pas. Un jour ou l’autre, le mari de sa filleet les fils liciteront et gagneront à vendre cette mine de plomb etde fer à des marchands de biens que nous saurons bien repincer.

Le château de Soulanges apparut de profil comme pour défier lemoine défroqué.

– Ah ! oui, dans ces temps-là l’on bâtissait bien… ,s’écria Soudry. Mais monsieur le comte économise en ce moment sesrevenus pour pouvoir faire de Soulanges le majorat de sapairie !…

– Compère, répondit Rigou, les majorats tomberont !…

Une fois le chapitre des intérêts épuisé, les deux bourgeois semirent à causer des mérites respectifs de leurs chambrières, enpatois un peu trop bourguignon pour être imprimé. Ce sujetinépuisable les mena si loin qu’ils aperçurent le chef-lieud’arrondissement où régnait Gaubertin, et qui peut-être exciteassez la curiosité pour faire admettre par les gens les pluspressés une petite digression.

Le nom de La-Ville-aux-Fayes, quoique bizarre, s’expliquefacilement par la corruption de ce nom (en basse latinité, Villa inFago , le manoir dans les bois). Ce nom dit assez que jadis uneforêt couvrait le delta formé par l’Avonne, à son confluent dans larivière qui se joint cinq lieues plus loin à l’Yonne. Un Francbâtit sans doute une forteresse sur la colline qui, là, se détourneen allant mourir par des pentes douces dans la longue plaine oùLeclercq, le député, avait acheté sa terre. En séparant par ungrand et long fossé ce delta, le conquérant se fit une positionformidable, une place essentiellement seigneuriale, commode pourpercevoir des droits de péage sur les ponts nécessaires aux routes,et pour veiller aux droits de mouture frappés sur les moulins.

Telle est l’histoire des commencements de La-Ville-aux-Fayes.Partout où s’est établie une domination féodale ou religieuse, ellea engendré des intérêts, des habitants, et plus tard des villes,quand les localités se trouvaient en position d’attirer, dedévelopper ou de fonder des industries. Le procédé trouvé par JeanRouvet, pour flotter les bois, et qui exigeait des placesfavorables pour les intercepter, créa La-Ville-aux-Fayes, quijusque-là, comparée à Soulanges, ne fut qu’un village.La-Ville-aux-Fayes devint l’entrepôt des bois qui, sur une étenduede douze lieues, bordent les deux rivières. Les travaux quedemandent le repêchage, la reconnaissance des bûches perdues, lafaçon des trains que l’Yonne porte dans la Seine, produisi(ren)t ungrand concours d’ouvriers. La population excita la consommation etfit naître le commerce. Ainsi, La-Ville-aux-Fayes, qui ne comptaitpas six cents habitants à la fin du seizième siècle, en comptaitdeux mille en 1790, et Gaubertin l’avait portée à quatre mille.Voici comment.

Quand l’Assemblée législative décréta la nouvellecirconscription du territoire, La-Ville-aux-Fayes, qui se trouvasituée à la distance où, géographiquement, il fallait unesous-préfecture, fut choisie préférablement à Soulanges pourchef-lieu d’arrondissement. La sous-préfecture entraîna le tribunalde première instance et tous les employés d’un chef-lieud’arrondissement. L’augmentation de la population parisienne, enaugmentant la valeur et la quantité voulue des bois de chauffage,augmenta nécessairement l’importance du commerce deLa-Ville-aux-Fayes. Gaubertin avait assis sa nouvelle fortune surcette nouvelle prévision, en devinant l’influence de la paix sur lapopulation parisienne, qui, de 1815 à 1826, s’est accrue en effetde plus d’un tiers.

La configuration de La-Ville-aux-Fayes est indiquée par celle duterrain. Les deux lignes du promontoire étaient bordées par desports. Le barrage pour arrêter les bois était au bas de la collineoccupée par la forêt de Soulanges. Entre ce barrage et la ville, ily avait un faubourg. La basse ville, située dans la partie la pluslarge du delta, plongeait sur la nappe d’eau du lac d’Avonne.

Au-dessus de la basse ville, cinq cents maisons à jardins,assises sur la hauteur défrichée depuis trois cents ans, entourentce promontoire de trois côtés, en jouissant toutes des aspectsmultipliés que fournit la nappe diamantée du lac d’Avonne,encombrée par des trains en construction sur ses bords, par despiles de bois. Les eaux chargées de bois de la rivière et lesjolies cascades de l’Avonne, qui, plus haute que la rivière où ellese décharge, alimentent les vannes des moulins et les écluses dequelques fabriques, forment un tableau très-animé, d’autant pluscurieux qu’il est encadré par les masses vertes des forêts, et quela longue vallée des Aigues produit une magnifique opposition auxsombres repoussoirs qui dominent La-Ville-aux-Fayes.

En face de ce vaste rideau, la route royale qui passe l’eau surun pont, à un quart de lieue de La-Ville-aux-Fayes, vient mordre aucommencement d’une allée de peupliers où se trouve un petitfaubourg groupé autour de la poste aux chevaux, attenant à unegrande ferme. La route cantonale fait également un détour pourgagner ce pont où elle rejoint le grand chemin.

Gaubertin s’était bâti une maison sur un terrain du delta, dansle dessein d’y faire une place qui rendrait la basse ville aussibelle que la ville haute. Ce fut la maison moderne en pierre, àbalcons en fonte, à persiennes, à fenêtres bien peintes, sans autreornement qu’une grecque sous la corniche, un toit d’ardoises, unseul étage et des greniers, une belle cour, et derrière, un jardinà l’anglaise, baigné par les eaux de l’Avonne. L’élégance de cettemaison força la Sous-Préfecture, logée provisoirement dans unchenil, à venir en face dans un hôtel que le Département fut obligéde bâtir sur les instances des députés Leclercq et Ronquerolles. Laville y bâtit aussi sa Mairie. Le Tribunal, également à loyer eutun Palais de justice achevé récemment, en sorte queLa-Ville-aux-Fayes dut au génie remuant de son maire une ligne debâtiments modernes fort imposante. La gendarmerie se bâtissait unecaserne pour achever le carré formé par la place.

Ces changements dont les habitants s’enorgueillissaient, étaientdus à l’influence de Gaubertin, qui depuis quelques jours, avaitreçu la croix de la Légion-d’Honneur à l’occasion de la prochainefête du roi. Dans une ville ainsi constituée, et de créationmoderne il ne se trouvait ni aristocratie ni noblesse. Aussi lesbourgeois de La-Ville-aux-Fayes, fiers de leur indépendance,épousaient-ils tous la querelle survenue entre les paysans et uncomte de l’Empire qui prenait le parti de la Restauration. Poureux, les oppresseurs étaient les opprimés. L’esprit de cette villecommerçante était si bien connu du gouvernement, que l’on avait mispour sous-préfet un homme d’un esprit conciliant, l’élève de sononcle, un de ces gens habitués aux transactions, familiarisés avecles exigences de tous les gouvernements, et que les Puritains, quifont pis, appellent des gens corrompus.

L’intérieur de la maison de Gaubertin avait été décoré par lesinventions assez plates du luxe moderne. C’était de riches papiersde tenture à bordures dorées, des lustres de bronze doré, desmeubles en acajou, des lampes astrales, des tables rondes, de laporcelaine blanche à filets d’or pour le dessert, des chaises àfond de maroquin rouge et des gravures à l’aquatinta dans la salleà manger, un meuble de casimir bleu dans le salon, tous détailsfroids et d’une excessive platitude, mais qui parurent être àLa-Ville-aux-Fayes les derniers efforts d’un luxe sardanapalesque.Madame Gaubertin y jouait le rôle d’une élégante à grands effets,elle faisait de petites façons, elle minaudait à quarante-cinq ansen mairesse sûre de son fait, et qui avait sa cour.

La maison de Rigou, celle de Soudry et celle de Gaubertin nesont-elles pas, pour qui connaît la France, la parfaitereprésentation du village, de la petite ville et de lasous-préfecture ?

Sans être ni un homme d’esprit ni un homme de talent, Gaubertinen avait l’apparence ; il devait la justesse de son coupd’oeil et sa malice à une excessive âpreté pour le gain. Il nevoulait sa fortune ni pour sa femme, ni pour ses deux filles, nipour son fils, ni pour lui-même, par esprit de famille, ni pour laconsidération que donne l’argent ; outre sa vengeance qui lefaisait vivre, il aimait le jeu de l’argent comme Nucingen, quimanie toujours, dit-on, de l’or dans ses deux poches à la fois. Letrain des affaires était la vie de cet homme ; et, quoiqu’ileût le ventre plein, il déployait l’activité d’un homme à ventrecreux. Semblable aux valets de théâtre, les intrigues, les tours àjouer, les coups à organiser, les tromperies, les finasseriescommerciales, les comptes à rendre, à recevoir, les scènes, lesbrouilles d’intérêt l’émoustillaient, lui maintenaient le sang encirculation, lui répandaient également la bile dans le corps. Et ilallait, il venait à cheval, en voiture, par eau, dans les ventesaux adjudications, à Paris, toujours pensant à tout, tenant millefils entre ses mains et ne les brouillant pas.

Vif, décidé dans ses mouvements comme dans ses idées, petit,court, ramassé, le nez fin, l’oeil allumé, l’oreille dressée, iltenait du chien de chasse. Sa figure hâlée, brune et toute ronde,de laquelle se détachaient des oreilles brûlées, car il portaithabituellement une casquette, était en harmonie avec ce caractère.Son nez était retroussé, ses lèvres serrées ne devaient jamaiss’ouvrir pour une parole bienveillante. Ses favoris touffusformaient deux buissons noirs et luisants au-dessous de deuxpommettes violentes de couleur, et se perdaient dans sa cravate.Des cheveux frisottants, naturellement étagés comme ceux d’uneperruque de vieux magistrat, blancs et noirs, tordus comme par laviolence du feu qui chauffait son crâne brun, qui pétillait dansses yeux gris enveloppés de rides circulaires, sans doute parl’habitude de toujours cligner en regardant à travers la campagneen plein soleil, complétaient bien sa physionomie. Sec, maigre,nerveux, il avait les mains velues, crochues, bossuées, des gensqui payent de leur personne. Cette allure plaisait aux gens aveclesquels il traitait, car il s’enveloppait d’une gaîtétrompeuse ; il savait beaucoup parler sans rien dire de cequ’il voulait taire ; il écrivait peu pour pouvoir nier ce quilui était défavorable dans ce qu’il laissait échapper. Sesécritures étaient tenues par un caissier, un homme probe que lesgens du caractère de Gaubertin savent toujours dénicher, et de qui,dans leur intérêt, ils font leur première dupe.

Quand le petit cabriolet d’osier de Rigou se montra, vers leshuit heures, dans l’avenue qui, depuis la poste, longe la rivière,Gaubertin, en casquette, en bottes, en veste, revenait déjà desports ; il hâta le pas en devinant bien que Rigou ne sedéplaçait que pour la grande affaire .

– Bonjour, père l’empoigneur, bonjour, bonne panse pleine defiel et de sagesse, dit-il en donnant tour à tour une petite tapesur le ventre des deux visiteurs, nous avons à parler d’affaires,et nous en parlerons le verre en main, nom d’un petitbonhomme ! voilà la vraie manière.

– A ce métier-là, vous devriez être gras, dit Rigou.

– Je me donne trop de mal ; je ne suis pas comme vousautres, confiné dans ma maison, acoquiné, là, comme de vieuxroquentins… Ah ! vous faites bien, vous pouvez agir le dos aufeu, le ventre à table, assis sur un fauteuil… la pratique vientvous trouver. Mais entrez donc, nom d’un petit bonhomme, la maisonest bien à vous pour le temps que vous y resterez.

Un domestique à livrée bleue, bordée d’un liséré rouge, vintprendre le cheval par la bride et l’emmena dans la cour où setrouvaient les communs et les écuries.

Gaubertin laissa ses deux hôtes se promener dans le jardin, etrevint les trouver après un instant nécessaire pour donner sesordres et organiser le déjeûner.

– Eh bien ! mes petits loups, qu’y a-t-il de nouveau ?dit-il en se frottant les mains, on a vu la gendarmerie deSoulanges se dirigeant au point du jour vers Couches, ils vont sansdoute arrêter les condamnés pour délits forestiers… nom d’un petitbonhomme ! ça chauffe ! ça chauffe !… A cette heure,reprit-il en regardant à sa montre, les gars doivent être bien etdûment arrêtés.

– Probablement, dit Rigou.

– Eh bien ! que dit-on dans les villages ? Qu’a-t-onrésolu ?

– Mais qu’y a-t-il à résoudre ? demanda Rigou, nous nesommes pour rien là-dedans, ajouta-t-il en regardant Soudry.

– Comment ! pour rien ? Et si l’on vend les Aigues parsuite de nos combinaisons, qui gagnera à cela cinq ou six centmille francs ? Est-ce moi tout seul ? Je n’ai pas lesreins assez forts pour cracher deux millions, avec trois enfants àétablir et une femme qui n’entend pas raison sur l’articledépense ; il me faut des associés. Le père l’empoigneurn’a-t-il pas ses fonds prêts ? Il n’a pas une hypothèque quine soit à terme, et il ne prête plus que sur billets au jeu, dontje réponds. Je m’y mets pour huit cent mille francs, mon fils, lejuge, deux cent mille ; nous comptons sur l’empoigneur pourdeux cent mille ; pour combien voulez-vous y être, père lacalotte ?

– Pour le reste, dit froidement Rigou.

– Tudieu ! je voudrais avoir la main où vous avez lecoeur ! dit Gaubertin. Et que ferez-vous ?

– Mais je ferai comme vous ; dites votre plan.

– Mon plan à moi, reprit Gaubertin, est de prendre double pourvendre moitié à ceux qui en voudront dans Couches, Cerneux etBlangy. Le père Soudry aura ses pratiques à Soulanges, et vous, lesvôtres ici. Ce n’est pas l’embarras ; mais comment nousentendrons-nous, entre nous ? comment partagerons-nous lesgrands lots ?…

– Mon Dieu ! rien n’est plus simple, dit Rigou. Chacunprendra ce qui lui conviendra le mieux. Moi d’abord je ne gêneraipersonne, je prendrai les bois avec mon gendre et le pèreSoudry ; ces bois sont assez dévastés pour ne pas voustenter ; nous vous laisserons votre part dans le reste, çavaut bien votre argent, ma foi !

– Nous signerez-vous ça ? dit Soudry.

– L’acte ne vaudrait rien, répondit Gaubertin. D’ailleurs, vousvoyez que je joue franc jeu ; je me fie entièrement à Rigou,c’est lui qui sera l’acquéreur.

– Ca me suffit, dit Rigou.

– Je n’y mets qu’une condition, j’aurai le pavillon duRendez-vous, ses dépendances et cinquante arpents autour ; jevous payerai les arpents. Je ferai du pavillon ma maison decampagne, elle sera près de mes bois. Madame Gaubertin, madameIsaure, comme elle veut qu’on la nomme, en fera sa villa,dit-elle.

– Je le veux bien, dit Rigou.

– Eh ! entre nous, reprit Gaubertin à voix basse, aprèsavoir regardé de tous les côtés, et s’être bien assuré que personnene pouvait l’entendre, les croyez-vous capables de faire quelquemauvais coup ?

– Comme quoi ? demanda Rigou qui ne voulait jamais riencomprendre à demi-mot.

– Mais si le plus enragé de la bande, une main adroite aveccela, faisait siffler une balle aux oreilles du comte… simplementpour le braver ?…

– Il est homme à courir sus et à l’empoigner.

– Alors Michaud…

– Michaud ne s’en vanterait pas, il politiquerait, espionneraitet finirait par découvrir l’homme et ceux qui l’ont armé.

– Vous avez raison, reprit Gaubertin. Il faudra qu’ils serévoltent une trentaine ensemble, on en jettera quelques-uns auxgalères… enfin on prendra les gueux dont nous voudrons nous défaireaprès nous en être servis. Vous avez là deux ou trois chenapans,comme les Tonsard et Bonnébault…

– Tonsard fera quelque drôle de coup, dit Soudry, je le connais…et nous le ferons encore chauffer par Vaudoyer et Courtecuisse.

– J’ai Courtecuisse, dit Rigou.

– Et moi je tiens Vaudoyer dans ma main.

– De la prudence, dit Rigou, avant tout de la prudence.

– Tiens, papa la calotte, croyez-vous donc par hasard qu’il yaurait du mal à causer sur les choses comme elles vont… Est-ce nousqui verbalisons, qui empoignons, qui fagotons, qui glanons ?…Si monsieur le comte s’y prend bien, s’il s’abonne avec unfermier-général pour l’exploitation des Aigues, dans ce cas, adieupaniers, vendanges sont faites, vous y perdrez peut-être plus quemoi… Ce que nous disons, c’est entre nous, et pour nous, car je nedirai certes pas un mot à Vaudoyer que je ne puisse répéter devantDieu et les hommes… Mais il n’est pas défendu de prévoir lesévénements et d’en profiter quand ils arrivent… Les paysans de cecanton-là ont la tête bien près du bonnet ; les exigences dugénéral, sa sévérité, les persécutions de Michaud et de sesinférieurs les ont poussés à bout ; aujourd’hui les affairessont gâtées, et je parierais qu’il y aura eu du grabuge avec lagendarmerie… Là-dessus, allons déjeuner.

Madame Gaubertin vint retrouver ses convives au jardin. C’étaitune femme assez blanche, à longues boucles à l’anglaise tombant lelong de ses joues, qui jouait le genre passionné-vertueux, quifeignait de ne jamais avoir connu l’amour, qui mettait tous lesfonctionnaires sur la question platonique, et qui avait pourattentif le Procureur du roi, son patito , disait-elle.

Elle donnait dans les bonnets à pompons, mais elle se coiffaitvolontiers en cheveux, et elle abusait du bleu et du rose tendre.Elle dansait, elle avait de petites manières jeunes à quarante-cinqans ; mais elle avait de gros pieds et des mains affreuses.Elle voulait qu’on l’appelât Isaure, car elle avait, au milieu deses travers et de ses ridicules, le bon goût de trouver ignoble lenom de Gaubertin ; elle avait les yeux pâles et les cheveuxd’une couleur indécise, une espèce de nankin sale. Enfin elle étaitprise pour modèle par beaucoup de jeunes personnes quiassassinaient le ciel de leurs regards et faisaient les anges.

– Eh bien ! messieurs, dit-elle en les saluant, j’aid’étranges nouvelles à vous apprendre, la gendarmerie estrevenue…

– A-t-elle fait des prisonniers ?

– Pas du tout ; le général d’avance avait demandé leurgrâce… elle est accordée en faveur de l’heureux anniversaire duretour du roi parmi nous.

Les trois associés se regardèrent.

– Il est plus fin que je ne le croyais, ce groscuirassier ! dit Gaubertin. Allons nous mettre à table, ilfaut se consoler, après tout, ce n’est pas une partie perdue, cen’est qu’une partie remise ; ça vous regarde maintenant,Rigou…

Soudry et Rigou revinrent désappointés, n’ayant rien pu imaginerpour amener une catastrophe qui leur profitât, et se fiant, ainsique le leur avait dit Gaubertin, au hasard. Comme quelques jacobinsaux premiers jours de la Révolution, furieux, déroutés par la bontéde Louis XVI, et provoquant les rigueurs de la cour dans le butd’amener l’anarchie qui pour eux était la fortune et le pouvoir,les redoutables adversaires du comte de Montcornet mirent leurdernier espoir dans la rigueur que Michaud et ses gardesdéploieraient contre de nouvelles dévastations ; Gaubertinleur promit son concours sans s’expliquer sur ses coopérateurs, caril ne voulait pas qu’on connût ses relations avec Sibilet. Rienn’égale la discrétion d’un homme de la trempe de Gaubertin, si cen’est celle d’un ex-gendarme ou d’un prêtre défroqué. Ce complot nepouvait être mené à bien, ou pour mieux dire à mal, que par troishommes de ce genre, trempés par la haine et l’intérêt.

Chapitre 5La victoire sans combat

Les craintes de madame Michaud étaient un effet de la secondevue que donne la passion vraie. Exclusivement occupée d’un seulêtre, l’âme finit par embrasser le monde moral qui l’entoure, elley voit clair. Dans son amour, une femme éprouve les pressentimentsqui l’agitent plus tard dans la maternité.

Pendant que la pauvre jeune femme se laissait aller à écouterces voix confuses qui viennent à travers des espaces inconnus, ilse passait en effet dans le cabaret du Grand-I-Vert une scène oùl’existence de son mari était menacée.

Vers cinq heures du matin, les premiers levés dans la campagneavaient vu passer la gendarmerie de Soulanges, qui se dirigeaitvers Couches. Cette nouvelle circula rapidement, et ceux que cettequestion intéressait furent assez surpris d’apprendre, par ceux duhaut pays, qu’un détachement de gendarmerie, commandé par lelieutenant de La-Ville-aux-Fayes, avait passé par la forêt desAigues. Comme c’était un lundi, il y avait déjà des raisons pourque les ouvriers allassent au cabaret ; mais c’était la veillede l’anniversaire de la rentrée des Bourbons, et quoique leshabitués du repaire des Tonsard n’eussent pas besoin de cetteauguste cause (comme on disait alors) pour justifier leur présenceau Grand-I-Vert, ils ne laissaient pas de s’en prévaloir très-hautdès qu’ils croyaient avoir aperçu l’ombre d’un fonctionnairequelconque.

Il se trouva là Vaudoyer, Tonsard et sa famille, Godain qui enfaisait en quelque sorte partie, et un vieil ouvrier vigneron nomméLaroche. Cet homme vivait au jour le jour, il était un desdélinquants fournis par Blangy dans l’espèce de conscription quel’on avait inventée pour dégoûter le général de sa manie deprocès-verbaux. Blangy avait donné trois autres hommes, douzefemmes, huit filles et cinq garçons, dont les maris et les pèresdevaient répondre, et qui étaient dans une entière indigence ;mais aussi c’étaient les seuls qui ne possédassent rien. L’année1823 avait enrichi les vignerons, et 1826 devait, par la grandequantité du vin, leur jeter encore beaucoup d’argent ; lestravaux exécutés par le général avaient également répandu del’argent dans les trois communes qui environnaient ses propriétés,et l’on avait eu de la peine à trouver à Blangy, à Couches et àCerneux cent vingt prolétaires ; on n’y était parvenu qu’enprenant les vieilles femmes, les mères et les grand’mères de ceuxqui possédaient quelque chose, mais qui n’avaient rien à ellescomme la mère de Tonsard. Ce Laroche, le vieil ouvrier délinquant,ne valait absolument rien ; il n’avait pas, comme Tonsard, unsang chaud et vicieux, il était animé d’une haine sourde et froide,il travaillait en silence, il gardait un air farouche ; letravail lui était insupportable, et il ne pouvait vivre qu’entravaillant ; ses traits étaient durs, leur expressionrepoussante. Malgré ses soixante ans, il ne manquait pas de force,mais son dos avait faibli, il était voûté, il se voyait sansavenir, sans un bout de champ à lui, et il enviait ceux quipossédaient de la terre ; aussi dans la forêt des Aiguesétait-il sans pitié. Il y faisait avec plaisir des dévastationsinutiles.

– Les laisserons-nous emmener ? disait Laroche. AprèsCouches, on viendra à Blangy ; je suis en récidive ; j’enai pour trois mois de prison.

– Et que faire contre la gendarmerie ? vieil ivrogne ?lui dit Vaudoyer.

– Tiens ! est-ce qu’avec nos faux nous ne couperons pasbien les jambes à leurs chevaux ? ils seront bientôt parterre, leurs fusils ne sont pas chargés, et quand ils se verront uncontre dix, il faudra bien qu’ils déguerpissent. Si les troisvillages se soulevaient et qu’on tuât deux ou trois gendarmes,guillotinerait-on tout le monde ? Faudrait bien plier comme aufond de la Bourgogne où, pour une affaire semblable, on a envoyé unrégiment. Ah bah ! le régiment s’en est allé ; les pésansont continué d’aller au bois où ils allaient depuis des annéescomme ici.

– Tuer pour tuer, dit Vaudoyer, il vaudrait mieux n’en tuerqu’un ; mais là, sans danger, et de manière à dégoûter tousles Arminacs du pays.

– Lequel de ces brigands ? demanda Laroche.

– Michaud, dit Courtecuisse ; il a raison, Vaudoyer, il agrandement raison. Vous verrez que quand un garde aura été mis àl’ombre, on n’en trouvera pas facilement d’autres qui resteront ausoleil à surveiller. Ils y sont le jour, mais c’est qu’ils y sontencore la nuit. C’est des démons, quoi ?…

– Partout où vous allez, dit la vieille Tonsard, qui avaitsoixante-dix-huit ans et qui montra sa figure de parchemin, percéede mille trous et de deux yeux verts, ornée de ses cheveux d’unblanc sale qui sortaient par mèches de dessous un mouchoir rouge,partout où vous allez vous les trouvez, et ils vous arrêtent ;ils regardent votre fagot, et s’il y avait une seule branchecoupée, une seule baguette de méchant coudrier, ils prendraient lefagot et vous feraient le verbal ; ils l’ont bien dit.Ah ! les gueux ! il n’y a pas à les attraper, et s’ils sedéfient de vous, ils vous ont bientôt fait délier votre bois… Ilssont là trois chiens qui ne valent pas deux liards ; on lestuerait, ça ne ruinerait pas la France, allez.

– Le petit Vatel n’est pas encore si méchant ! dit madameTonsard la belle-fille.

– Lui ! dit Laroche, il fait sa besogne comme lesautres ; histoire de rire, c’est bon, il rit avec vous ;vous n’en êtes pas mieux avec lui pour cela ; c’est le plusmalicieux des trois, c’est un sans-coeur pour le pauvre peuple,comme monsieur Michaud.

– Il a une jolie femme tout de même, monsieur Michaud, ditNicolas Tonsard…

– Elle est pleine, dit la vieille mère ; mais si çacontinue, on fera un drôle de baptême à son petit quand ellevêlera.

– Oh ! tous ces Arminacs de Parisiens, dit Marie Tonsard,il est impossible de rire avec eux… et si cela arrivait, ils vousferaient un verbal sans plus se soucier de vous que s’ils n’avaientpas ri.

– Tu as donc essayé de les entortiller ? ditCourtecuisse.

– Pardi !

– Eh bien ! dit Tonsard d’un air déterminé, c’est deshommes comme les autres, on peut en venir à bout.

– Ma foi, non, reprit Marie en continuant sa pensée, ils nerient point ; je ne sais pas ce qu’on leur donne, car aprèstout, le crâne du pavillon, il est marié ; mais Vatel,Gaillard et Steingel ne le sont pas, ils n’ont personne dans lepays, il n’y a pas une femme qui voudrait d’eux…

– Nous allons voir comment les choses vont se passer à lamoisson et à la vendange, dit Tonsard.

– Ils n’empêcheront pas de glaner, dit la vieille.

– Mais je ne sais trop, répondit la bru Tonsard… leur Groisondit comme ça que monsieur le maire va publier un ban où il sera ditque personne ne pourra glaner sans un certificat d’indigence ;et qui est-ce qui le donnera ? Ce sera lui ! Il n’endonnera pas beaucoup. Il publiera aussi des défenses d’entrer dansles champs avant que la dernière gerbe ne soit dans lacharrette !…

– Ah çà ! mais c’est donc la grêle que ce cuirassier !cria Tonsard hors de lui.

– Je ne le sais que d’hier, répondit sa femme, que j’ai offertun petit verre à Groison pour en tirer quelque nouvelle.

– En voilà un d’heureux ! dit Vaudoyer, on lui a bâti unemaison, on lui a donné une bonne femme, il a des rentes, il est miscomme un roi… Moi, j’ai été vingt ans garde-champêtre, je n’y aigagné que des rhumes.

– Oui, il est heureux, dit Godain, et il a du bien…

– Nous restons là comme des imbéciles que nous sommes, s’écriaVaudoyer ; allons donc au moins voir comment ça se passe àCouches, ils ne sont pas plus endurants que nous autres.

– Allons, dit Laroche qui ne se tenait pas trop ferme sur sesjambes, si je n’en extermine pas un ou deux, je veux perdre monnom.

– Toi, dit Tonsard, tu laisserais bien emmener toute lacommune ; mais moi, si l’on touchait à la vieille, voilà monfusil, il ne manquerait pas son coup.

– Eh bien ! dit Laroche à Vaudoyer, si l’on emmène un desCouches, il y aura un gendarme par terre.

– Il l’a dit ! le père Laroche, s’écria Courtecuisse.

– Il l’a dit, reprit Vaudoyer, mais il ne l’a pas fait, et il nele fera pas… A quoi ça te servirait-il si tu veux te fairerosser ?… Tuer pour tuer, il vaut mieux tuer Michaud…

Pendant cette scène, Catherine Tonsard était en sentinelle à laporte du cabaret, afin d’être en mesure de prévenir les buveurs dese taire s’il passait quelqu’un. Malgré leurs jambes avinées, ilss’élancèrent plutôt qu’ils ne sortirent du cabaret, et leur ardeurbelliqueuse les dirigea vers Couches en suivant la route qui,pendant un quart de lieue, longeait les murs des Aigues.

Couches était un vrai village de Bourgogne, à une seule rue,dans laquelle passait le grand chemin. Les maisons étaientconstruites les unes en briques, les autres en pisé ; maiselles étaient d’un aspect misérable. En y arrivant par la routedépartementale de La-Ville-aux-Fayes, on prenait le village àrevers, et il faisait alors assez d’effet. Entre la grande route etles bois de Ronquerolles, qui continuaient ceux des Aigues etcouronnaient les hauteurs, coulait une petite rivière, et plusieursmaisons assez bien groupées animaient le paysage. L’église et lepresbytère formaient une fabrique séparée, et donnaient un point devue à la grille du parc des Aigues qui venait jusque-là. Devantl’église se trouvait une place entourée d’arbres, où lesconspirateurs du Grand-I-Vert aperçurent la gendarmerie, et ilsdoublèrent alors leurs pas précipités. En ce moment, trois hommes àcheval sortirent par la grille de Couches, et les paysansreconnurent le général et son domestique avec Michaud, legarde-général, qui s’élancèrent au galop vers la place, Tonsard etles siens y arrivèrent quelques minutes après eux. Les délinquants,hommes et femmes, n’avaient fait aucune résistance ; ilsétaient tous entre les cinq gendarmes de Soulanges et les quinzeautres venus de La-Ville-aux-Fayes. Tout le village était rassemblélà. Les enfants, les pères et les mères des prisonniers allaient etvenaient et leur apportaient ce dont ils avaient besoin pour passerle temps de leur prison. C’était un coup d’oeil assez curieux quecelui de cette population campagnarde, exaspérée, mais à peu prèssilencieuse comme si elle avait pris un parti. Les vieilles et lestrois jeunes femmes étaient les seules qui parlassent. Les enfants,les petites filles étaient juchés sur des bois et des tas depierres pour mieux voir.

– Ils ont bien pris leur temps, ces hussards de la guillotine,ils sont venus un jour de fête…

– Ah çà ! vous laissez donc emmener comme ça votrehomme !… Qu’allez-vous donc devenir pendant trois mois, lesmeilleurs de l’année, où les journées sont bien payées…

– C’est eux qui sont les voleurs !… répondit la femme enregardant les gendarmes d’un air menaçant.

– Qu’avez-vous donc la vieille, à loucher comme ça ! dit lemaréchal-des-logis, sachez que votre affaire ne sera pas longue àbâcler si vous vous permettez de nous injurier.

– Je n’ai rien dit, s’empressa de dire la femme d’un air humbleet piteux.

– J’en entendu tout à l’heure un propos dont je pourrai vousfaire repentir…

– Allons, mes enfants, du calme ! dit le maire de Couches,qui était le maître-de-poste. Que diable ! ces hommes, on lescommande, il faut bien qu’ils obéissent.

– C’est vrai ! c’est le bourgeois des Aigues qui fait toutcela… Mais patience.

En ce moment, le général déboucha sur la place, et son arrivéeexcita quelques murmures, dont il s’inquiéta fort peu ; ilalla droit au lieutenant de la gendarmerie de La-Ville-aux-Fayes,et après lui avoir dit quelques mots et lui avoir remis un papier,l’officier se tourna vers ses hommes et leur dit :

– Laissez aller vos prisonniers, le général a obtenu leur grâcedu roi.

En ce moment, le général Montcornet causait avec le maire deCouches ; mais, après quelques moments de conversationéchangée à voix basse, celui-ci, s’adressant aux délinquants quidevaient coucher en prison et qui se trouvait tout étonnés d’êtrelibres, leur dit :

– Mes amis, remerciez monsieur le comte, c’est lui à qui vousdevez la remise de vos condamnations ; il a demandé votregrâce à Paris et l’a obtenue pour l’anniversaire de la rentrée duroi… J’espère qu’à l’avenir vous vous conduirez mieux envers unhomme qui se conduit si bien envers vous, et que vous respecterezdorénavant ses propriétés. Vive le roi !

Et les paysans crièrent :  » Vive le roi !  » avecenthousiasme, pour ne pas crier :  » Vive le comte de Montcornet. »

Cette scène avait été politiquement méditée par le général,d’accord avec le préfet et le procureur-général, car on avaitvoulu, tout en montrant de la fermeté pour stimuler les autoritéslocales et frapper l’esprit des campagnes, user de douceur, tantces questions paraissaient délicates. En effet, la résistance, aucas où elle aurait eu lieu, jetait le gouvernement dans de grandsembarras. Comme l’avait dit Laroche, on ne pouvait pas guillotinertoute une commune.

Le général avait invité à déjeuner le maire de Couches, lelieutenant et le maréchal-des-logis. Les conspirateurs de Blangyrestèrent dans le cabaret de Couches, où les délinquants délivrésemployaient à boire l’argent qu’ils emportaient pour vivre enprison, et les gens de Blangy furent naturellement de la noce, carles gens de la campagne appliquent le mot de noce à toutes lesréjouissances. Boire, se quereller, se battre, manger et rentrerivre et malade, c’est faire la noce.

Sortis par la grille de Couches, le comte ramena ses troisconvives par la forêt, afin de leur montrer les traces des dégâtset leur faire juger l’importance de cette question.

Au moment où, vers midi, Rigou rentrait à Blangy, le comte, lacomtesse, Emile Blondet, le lieutenant de gendarmerie, lemaréchal-des-logis et le maire de Couches achevaient de déjeunerdans cette salle splendide et fastueuse où le luxe de Bouret avaitpassé, et qui a été décrite par Blondet dans sa lettre àNathan.

– Ce serait bien dommage d’abandonner un pareil séjour, dit lelieutenant de gendarmerie, qui n’était jamais venu aux Aigues, àqui l’on avait tout montré, et qui, en lorgnant à travers un verrede champagne, avait remarqué l’admirable entrain des nymphes nuesqui soutenaient le voile du plafond.

– Aussi nous y défendrons-nous jusqu’à la mort, dit Blondet.

– Si je dis ce mot, reprit le lieutenant en regardant sonmaréchal-des-logis, comme pour lui recommander le silence, c’estque les ennemis du général ne sont pas tous dans la campagne…

Le brave lieutenant était attendri par l’éclat du déjeuner, parce service magnifique, par ce luxe impérial qui remplaçait le luxede la fille d’Opéra, et Blondet avait poussé des parolesspirituelles qui le stimulaient autant que les santéschevaleresques qu’il avait vidées.

– Comment puis-je avoir des ennemis ? dit le généralétonné.

– Lui si bon ! ajouta la comtesse.

– Il s’est mal quitté avec notre maire, monsieur Gaubertin, etpour demeurer tranquille il devrait se réconcilier avec lui.

– Avec lui !… s’écria le comte ; vous ne savez doncpas que c’est mon ancien intendant, un fripon !

– Ce n’est plus un fripon, dit le lieutenant, c’est le maire deLa-Ville- aux-Fayes.

– Il a de l’esprit, notre lieutenant, dit Blondet, il est clairqu’un maire est essentiellement honnête homme.

Le lieutenant voyant, d’après le mot du comte, qu’il étaitimpossible de l’éclairer, ne continua plus la conversation sur cesujet.

Chapitre 6La forêt et la moisson

La scène de Couches avait produit un bon effet, et, de leurcôté, les fidèles gardes du comte veillaient à ce qu’on n’emportâtque le bois mort de la forêt des Aigues ; mais, depuis vingtans, cette forêt avait été si bien exploitée par les habitants,qu’il n’y avait plus que du bois vivant, (qu’ils) s’occupaient àfaire mourir pour l’hiver, par des procédés fort simples et qui nepouvaient (être) découverts que longtemps après. Tonsard envoyaitsa mère dans la forêt, le garde la voyait entrer, il savait par oùelle devait sortir, et il la guettait pour voir le fagot ; illa trouvait chargée, en effet, de brindilles sèches, de branchestombées ; mais elle se plaignait d’avoir à courir bien loinpour obtenir un misérable fagot. Elle avait été dans les fourrésplus épais, elle avait dégagé la tige d’un jeune arbre et en avaitenlevé l’écorce à l’endroit où (elle) sortait du tronc, tout autouren anneau, puis elle avait remis la mousse, les feuilles, tout enétat, il était impossible de découvrir cette incision annulairefaite, non pas à la serpe, mais par une déchirure qui ressemblait àcelle produite par ces animaux rongeurs et destructeurs nommés,selon les pays, des thons, des turcs, des vers blancs, etc., et quisont le premier état du hanneton. Ce ver est friand des écorcesd’arbres, il se loge entre l’écorce et l’aubier, et mange entournant ; si l’arbre est assez gros pour qu’il ait passé à saseconde métamorphose, à sa larve, où il reste endormi jusqu’au jourde sa résurrection, l’arbre est sauvé, car tant qu’il reste à lasève un endroit couvert d’écorce dans l’arbre, l’arbre croîtra.Pour savoir à quel point l’entomologie se lie à l’agriculture, àl’horticulture et à tous les produits de la terre, il suffitd’expliquer que les grands naturalistes, comme Latreille, le comteDejean, Boisjelin de Paris, Genêt de Turin, etc., sont arrivés àtrouver cent cinquante mille familles d’insectes visibles, que lescoléoptères, dont la monographie est publiée par monsieur Dejean, ysont pour vingt-sept mille espèces, et que, malgré les plusardentes recherches des entomologistes de tous les (pays), on neconnaît pas les triples transformations qui distinguent toutinsecte, de cinq cents espèces ; qu’enfin, non seulement touteplante a son insecte particulier, mais tout produit terrestrequelque détourné qu’il soit par l’industrie humaine. Ainsi, lechanvre, le lin, après avoir servi à pendre, à couvrir les hommeset avoir roulé sur le dos d’une armée, devient papier à écrire, etceux qui écrivent ou lisent beaucoup sont familiarisés avec lesmoeurs d’un insecte nommé le pou du papier , d’une allure et d’unetournure merveilleuses ; il subit ses transformationsinconnues dans une rame de papier blanc soigneusement gardée, etvous le voyez courir, sautiller, dans sa magnifique robe luisantecomme du talc ou du spath, c’est une ablette qui vole. Le turc estle désespoir du propriétaire, il échappe sous terre à la circulaireadministrative qui ne peut en ordonner les Vêpres-Siciliennes quequand il est devenu hanneton, et si les populations savaient dequels désastres elles sont menacées, au cas où ellesn’extermineraient pas les hannetons et les chenilles, ellesobéiraient un peu mieux aux injonctions préfectorales.

La Hollande a manqué périr, ses digues ont été rongées par lestarets, et la science ignore à quel insecte aboutit le taret, commeelle ignore les métamorphoses antérieures de la cochenille. L’ergotdu seigle est vraisemblablement une peuplade d’insectes où le géniede Raspail n’a encore découvert qu’un léger mouvement. Ainsi, enattendant la moisson et le glanage, une cinquantaine de vieillesfemmes imitèrent le travail du turc au pied de cinq ou six centsarbres qui devaient être des cadavres au printemps, ne pas secouvrir de feuilles, et ils étaient choisis au milieu des endroitsles moins accessibles, en sorte que le branchage leurappartiendrait. Ce secret, qui l’avait donné ! Personne !Courtecuisse s’était plaint au cabaret de Tonsard, d’avoir surpris,dans son jardin, un orme à pâlir, cet orme commençait une maladie,il avait soupçonné le turc, car lui, Courtecuisse, il connaissaitbien les turcs et voilà comment s’y prenaient les turcs, et quandun turc était au pied d’un arbre, l’arbre était perdu !… Et ilimita le travail du turc. Les vieilles femmes se mirent à cetteoeuvre de destruction avec une habileté de fée et y furent pousséespar les mesures désespérantes que prit le maire de Blangy, et qu’ilfut ordonné de prendre aux maires des communes adjacentes. Lesgardes-champêtres tambourinèrent une proclamation où il était ditque personne ne serait admis à glaner et halleboter sans uncertificat d’indigence donné par les maires de chaque commune, etdont le modèle fut envoyé par le préfet au sous-préfet, et par(celui-ci) à chaque maire. Les grands propriétaires du départementadmiraient beaucoup la conduite du général Montcornet, et lepréfet, dans ses salons, disait : – Si, au lieu de demeurer àParis, les sommités sociales venaient sur leurs terres ets’entendaient, on finirait par obtenir quelque résultat heureux,car ces (mesures)-là doivent se prendre partout, être appliquéesavec ensemble et modifiées par des bienfaits, par une philanthropieéclairée, comme fait le général Montcornet.

En effet, le général et sa femme essayaient de labien(fai)sance. Ils l’avaient raisonnée, ils voulaient démontrerpar des résultats à ceux qui les pillaient qu’ils gagneraientdavantage en s’occupant à des travaux licites. Ils donnaient duchanvre à filer et payaient la façon ; la comtesse faisaitensuite fabriquer de la toile avec ce fil pour faire des torchons,des tabliers, des grosses serviettes pour la cuisine et deschemises pour les indigents. Le comte entreprenait desaméliorations qui voulaient des ouvriers et n’employait que ceuxdes communes environnantes. Sibilet était chargé de ces détails, ilindiquait les vrais nécessiteux, il les amenait quelquefois. Lacomtesse tenait ses assises de bienfaisance dans la grandeantichambre qui donnait sur le perron, une belle salle dallée enmarbre blanc et rouge, ornée d’un beau poële en faïence, garnie delongues banquettes couvertes en velours rouge. Ce fut là, qu’unmatin avant la moisson, Sibilet amena Catherine Tonsard, qui avaità faire une confession (terrible) pour une pauvre fille. Elle setenait dans une attitude de criminelle, elle raconta l’embarrasdans lequel elle était à sa grand’mère ; sa mère lachasserait, son père, un homme d’honneur, la tuerait ; si elleavait seulement mille francs, elle serait épousée par un ouvriernommé Godain, qui ferait comme son père, il achèterait un mauvaisterrain, et s’y bâtirait une chaumière. C’était attendrissant. Lacomtesse promit de consacrer à ce mariage, la somme nécessaire àsatisfaire quelque fantaisie. Le mariage heureux de Michaud, celuide (Groison) étaient faits pour l’encourager. Puis cette noce, cemariage encourageraient les gens du pays à se bien conduire. Lemariage de Catherine Tonsard et de Godain fut arrangé. Une autrefois, une vieille horrible femme, la mère de Bonnébault, quidemeurait dans une masure, entre la porte de Couches et le village,rapportait une charge de fils.

– Madame la comtesse a fait des merveilles, disaitSibilet ; cette femme-là vous causait bien du dégât dans vosbois ; mais aujourd’hui comment irait-elle ? Elle file dumatin au soir.

Le pays était calme ; Groison faisait des rapportssatisfaisants, les délits semblaient vouloir cesser. Les gardes seplaignaient cependant de trouver beaucoup de branches coupées à laserpette au fond des taillis, dans l’intention évidente de sepréparer du bois pour l’hiver, et ils guettaient les auteurs de cesdélits sans avoir pu les prendre. Le comte, aidé par Groison,n’avait donné les certificats d’indigence qu’aux trente ou quarantepauvres réels de la commune ; mais les maires des communesenvironnantes avaient été moins difficiles. Plus le comte s’étaitmontré clément dans l’affaire de Couches, plus il avait résolud’être sévère à l’occasion du glanage qui était dégénéré envolerie. Il ne s’occupait point de ses trois fermesaffermées ; il ne s’agissait que de ses métairies à moitié,qui étaient assez nombreuses ; il en avait six, de chacunedeux cents arpents. Il avait publié que, sous peine deprocès-verbal et des amendes que prononcerait le tribunal de paix,il était défendu d’entrer dans les champs avant l’enlèvement desgerbes ; son ordonnance ne concernait que lui dans sa commune.Rigou connaissait le pays. il avait loué ses terres labourables parportions à des gens qui savaient enlever leurs récoltes, et parpetits baux, il se faisait payer en grain. Le glanage nel’atteignait point. Les autres propriétaires étaient paysans, etentre eux ils ne se mangeaient point. Le comte avait ordonné àSibilet de s’arranger avec ses métayers pour couper sur les terresde chaque ferme, l’une après l’autre, en faisant repasser tous lesmoissonneurs à chacun de ses fermiers, au lieu de les disséminer,ce qui empêchait la surveillance. Le comte alla lui-même avecMichaud examiner comment se passeraient les choses. Groison, quiavait suggéré cette mesure, devait assister à toutes les prises depossession des champs du riche propriétaire par les indigents. Lesgens des villes n’imagineraient jamais ce qu’est le glanage pourles gens de la campagne ; leur passion est inexplicable, caril y a des femmes qui abandonnent des travaux bien rétribués pouraller glaner. Le blé qu’elles trouvent ainsi leur semblemeilleur ; il y a dans cette provision ainsi faite, et quitient à leur nourriture la plus substantielle, un attrait inouï.Les mères emmènent leurs petits enfants, leurs filles, leursgarçons, les vieillards ; et naturellement ceux qui ont dubien affectent la misère. On met, pour glaner, ses haillons. Lecomte et Michaud, à cheval, assistèrent à la première entrée de cemonde dans les premiers champs de la première métairie. Il étaitdix heures du matin, le mois d’août était chaud, le ciel était sansnuages, bleu comme une pervenche, la terre brûlait, les boisflambaient, les moissonneurs travaillaient la face cuite par laréverbération des rayons sur une terre endurcie et sonore, tousmuets, la chemise mouillée, buvant de l’eau contenue dans cescruches de grès rondes comme un pain, garnies de deux anses et d’unentonnoir grossier bouché avec un bout de saule.

Au bout des champs moissonnés sur lesquels étaient lescharrettes où s’empilaient les gerbes, il y avait une centaine decréatures qui, certes, laissaient bien loin les plus hideusesconceptions que les pinceaux de Murillo, de Téniers, les plushardis en ce genre, et les figures de Callot, ce prince de lafantaisie des misères, (aient réalisées) ; leurs haillons sicruellement déchiquetés, leurs jambes de bronze, leurs têtespelées, leurs couleurs si curieusement dégradées, leurs déchirureshumides de graisse, leurs reprises, leurs taches, les décolorationsdes étoffes, les trames mises à jour, enfin leur idéal du matérieldes misères était dépassé, de même que les expressions avides,inquiètes, hébétées, idiotes, sauvages de ces figures, avaient surleurs immortelles compositions l’avantage éternel que conserve lanature sur l’art. Il y avait des vieilles au cou de dindon, àl’oeil chauve et rouge, qui tendaient la tête comme des chiensd’arrêt devant la perdrix, des enfants silencieux comme des soldatssous les armes, des petites filles qui trépignaient comme desanimaux attendant leur pâture, les caractères de l’enfance et de lavieillesse étaient opprimés sous une féroce convoitise, celle dubien d’autrui qui devenait le leur par abus. Tous ces yeux étaientardents, les gestes menaçaient et tous gardaient le silence enprésence du comte, du garde-champêtre et du garde-général. Lagrande propriété, les fermiers, les travailleurs et les pauvres,toute la campagne était en présence, la question sociale sedessinait nettement, car la faim avait convoqué ces figuresprovoquantes… Le soleil mettait en relief tous ces traits durs, lescreux des visages, il brûlait les pieds nus et couverts depoussière, il y avait des enfants sans chemise, à peine couvertsd’une blouse déchirée, les cheveux blonds bouclés pleins de pailleet de foin, de brins de bois ; quelques femmes en tenaient parla main de tout petits qui marchaient de la veille et qu’on allaitlaisser rouler dans quelque sillon.

Ce tableau sombre était déchirant pour un vieux soldat qui avaitle coeur bon ; le général dit à Michaud :

– Ca me fait mal à voir. Il faut connaître l’importance de cesmesures pour y persister.

– Si chaque propriétaire vous imitait, demeurait sur ses terres,et y faisait le bien que vous faites sur les vôtres, il n’y auraitpas, je ne dis pas de pauvres, car il y en aura toujours, mais iln’existerait pas un être qui ne pût vivre de son travail.

– Les maires de Couches, de Cerneux et de Soulanges nous ontenvoyé leurs pauvres, dit Groison qui avait vérifié lescertificats, ça ne se devrait pas…

– Non, mais nos pauvres iront sur ces communes-là, dit le comte,c’est assez pour cette fois d’obtenir que l’on ne prenne pas à mêmeles gerbes, il faut aller pas à pas, dit-il en partant.

– L’avez-vous entendu, dit la vieille Tonsard à la vieilleBonnébault, car le dernier mot du comte avait été prononcé d’un tonmoins bas que le reste, et il tomba dans l’oreille d’une de cesdeux vieilles qui étaient postées dans le chemin qui longeait lechamp.

– Oui, ça n’est pas tout, aujourd’hui une dent demain uneoreille, s’ils pouvaient trouver une sauce pour manger nosfressures comme celle des veaux, ils mangeraient du chrétien !dit la vieille Bonnébault, qui montra son profil menaçant au comtequand il passa, lui lança un regard mielleux et lui fit larévérence.

– Vous glanez donc aussi, vous à qui ma femme fait cependantgagner bien de l’argent ?

– Eh ! mon cher monsieur, que Dieu vous conserve en bonnesanté, mais voyez-vous, mon gars me mange tout, et je sommes forcéede cacher ce peu de blé pour avoir du pain l’hiver… j’en ramassonsencore quelque peu… ça aide !

Le glanage donna peu de chose aux glaneurs. En se sentantappuyés, les fermiers et les métayers firent bien scier leursrécoltes, veillèrent à la mise en gerbe et à l’enlèvement. Habituésà trouver dans leurs glanes une certaine quantité de blé et nel’ayant point, les faux comme les vrais indigents, qui avaientoublié le pardon de Couches, éprouvèrent un mécontentement sourdqui fut envenimé par les Tonsard, par Courtecuisse, par Bonnébault,(V)audoyer, Godain et leurs adhérents, dans les scènes de cabaret.Ce fut pis encore après la vendange, car le hallebotage ne commençaqu’après les vignes vendangées et visitées par Sibilet avec unerigueur remarquable. Cette exécution exaspéra les esprits audernier point ; mais il existe un si grand espace entre laclasse qui se courrouçait et celle qui était menacée, que lesparoles y meurent, on ne s’aperçoit de ce qui s’y passe que par lesfaits, elle travaille à la manière des taupes. Au château desAigues, le comte endormi par Sibilet, rassuré par Michaud,s’applaudissait de sa fermeté, remerciait sa femme d’avoircontribué par sa bienfaisance à l’immense résultat de leurtranquillité. La question de la vente des bois, le général seréservait de la résoudre à Paris en s’entendant avec des marchands,il n’avait aucune idée de la manière dont se fait ce commerce etquelle influence avait (Gau)bertin sur le cours de l’Yonne quiapprovisionne Paris en grande partie.

Chapitre 7Le Lévrier

Vers le milieu du mois de septembre, Emile Blondet qui étaitallé publier un livre à Paris, revint se délasser aux Aigues, et ypenser aux travaux qu’il projetait pour l’hiver. Aux Aigues, lejeune homme aimant et candide des premiers jours qui succèdent àl’adolescence reparaissait chez ce journaliste usé.

– Quelle belle âme ! était le mot du comte et de lacomtesse.

Les hommes habitués à rouler dans les abîmes de la naturesociale, à tout comprendre, à tout réprimer, se font une oasis dansle coeur, ils oublient leurs perversités et celles d’autrui ;ils deviennent dans un cercle étroit et réservé de petits saints,ils ont des délicatesses féminines, et se livrent à une réalisationmomentanée de leur idéal, ils se font angéliques pour une seulepersonne qui les adore, et ils ne jouent pas la comédie, ilsmettent leur âme au vert, ils ont besoin de se brosser leurs tachesde boue, de panser leurs blessures. Aux Aigues, Emile Blondet étaitsans esprit, il ne disait pas une épigramme, il avait une douceurd’agneau, il était d’un platonique suave.

– C’est un bon jeune homme, il me manque quand il n’est pas là,disait le général. Je voudrais bien qu’il fît fortune, et ne menâtpas sa vie de Paris…

Jamais le magnifique paysage et le parc des Aigues n’avait étéplus voluptueusement beau qu’il l’était alors. Aux premiers joursde l’automne, au moment où la terre, après son accouchement,débarrassée de ses productions exhale d’admirables odeursvégétales, les bois surtout sont délicieux, ils commencent àprendre ces teintes de vert bronzé, chaudes couleurs de terre deSienne, qui composent les belles tapisseries sous lesquelles ils secachent comme pour défier le froid de l’hiver.

La nature pimpante et piquante comme une brune au printemps,devient mélancolique et douce comme une blonde, les gazons sedorent, les fleurs d’automne poussent leurs pâles corolles, cen’est plus les marguerites qui percent les pelouses de leurs yeuxblancs, mais de rares calices violâtres, le jaune abonde, lesombrages sont plus foncés, le soleil plus oblique déjà y glisse deslueurs orangées, et furtives, de longues traces lumineuses qui s’envont vite comme les robes traînantes des femmes qui disentadieu.

Le second jour après son arrivée, un matin Emile était à lafenêtre de sa chambre qui donnait sur une de ces terrasses àbalcons modernes d’où l’on découvrait une belle vue. Ce balconrégnait le long des appartements de la comtesse, sur la face quiregardait les forêts et le paysage de Blangy. L’étang, qu’on eûtnommé un lac si les Aigues avaient été plus près de Paris se voyaitun peu, ainsi que son long canal, la source venue du pavillon duRendez-vous traversait une pelouse de son ruban moiré et pailletépar le sable.

Au dehors du parc, on apercevait contre les villages et lesmurs, les cultures de Blangy, quelques prairies en pente oùpaissaient des vaches, des propriétés entourées de haie, avec leursarbres fruitiers, des noyers, des pommiers, puis comme cadre leshauteurs, où s’étalaient par étages les beaux arbres de la forêt.La comtesse était sortie en pantoufles, elle regardait ses fleursqui versaient leurs parfums du matin, elle avait un peignoir debatiste sous lequel paraissait le rose de ses belles épaules, elleavait un joli bonnet coquet posé d’une façon à exprimer lamutinerie, ses cheveux s’en échappaient follement, ses piedsbrillaient en couleur de chair sous son bas clair. Elle allait sansceinture, et laissait voir un joli jupon de dessous brodé, malattaché sur son corps à la paresseuse, qui se voyait aussi quand levent entr’ouvrait le peignoir… .

– Ah ! vous êtes là ! dit-elle.

– Oui…

– Que regardez-vous ?

– Belle question ! vous m’avez arraché à la nature. Ditesdonc, comtesse, voulez-vous faire ce matin, avant de déjeuner, unepromenade dans les bois…

– Quelle idée ! j’ai la marche en horreur.

– Nous ne marcherons que très peu, je vous conduirai en tilbury,nous emmènerons Joseph pour le garder… Vous n’avez jamais mis lepied dans votre forêt, et j’y remarque un singulier phénomène… Il ya par places une certaine quantité de têtes d’arbres qui ont lacouleur du bronze florentin, les feuilles sont sèches…

– Eh bien ! je vais m’habiller…

– Nous ne serons pas partis dans deux heures ; passezseulement une robe, et mettez des brodequins… Je vais dired’atteler.

– Il faut faire ce que vous voulez. Vous êtes mon hôte.

– Général, nous allons promener, voulez-vous venir ? ditBlondet en allant réveiller le comte qui fit entendre le grognementd’un homme que le sommeil du matin tient encore.

Un quart d’heure après, le tilbury roulait sur les allées duparc, suivi à distance par un grand domestique en livrée.

La matinée était une matinée de septembre. Le bleu foncé du cieléclatait par places au milieu des nuages pommelés qui semblaient lefond et l’éther ne paraissait que l’accident ; il y avait delongues lignes d’outre-mer à l’horizon, mais par couches quialternaient avec d’autres nuages à grains de sables ; ces tonschangeaient et verdissaient au-dessus des forêts. La terre souscette couverture était tiède comme une femme à son lever, elleexhalait ces odeurs, suaves et chaudes, mais sauvages ;l’odeur des cultures était mêlée à l’odeur des forêts. L’angélussonnait à Blangy et les sons de la cloche se mêlaient au bizarreconcert des bois au matin, qui meublent le silence. Il y avait parplaces des vapeurs montantes, blanches et diaphanes. En voyant cesbeaux apprêts, il avait pris fantaisie à Olympe d’accompagner sonmari qui devait aller donner un ordre à un garde dont la maisonn’était pas éloignée ; le médecin de Soulanges lui avaitrecommandé de marcher sans se fatiguer, elle craignait la chaleurdu midi, et ne voulait pas se promener le soir ; Michaudemmena sa femme, et fut suivi par celui de ses chiens qu’il aimaitle plus, un joli lévrier gris de souris marqué de taches blanches,gourmand comme tous les lévriers, plein de défauts comme un animalqui sait qu’on l’aime et qui plaît.

Ainsi, quand le tilbury vint à la grille du Rendez-vous, lacomtesse qui demanda comment allait madame Michaud sut qu’elleétait allée dans la forêt avec son mari.

– Ce temps-là, inspire tout le monde, dit Blondet en lançant soncheval dans une des six avenues de la forêt, au hasard.

– Hà çà, Joseph, tu connais les bois ?

– Oui, Monsieur.

Et d’aller. Cette avenue était une des plus délicieuses, elletourna bientôt et devint un sentier de la forêt où le soleildescendait par les déchiquetures du toit de feuillage, où la briseapportait les senteurs du serpolet, du chèvrefeuille, et desfeuilles qui tombent en rendant un soupir, où les gouttes de roséesemées dans les feuilles s’égrenaient dans les herbes au passage dela légère voiture, et à mesure qu’elle allait, les deux promeneursentrevoyaient les fantaisies mystérieuses des bois. Ces fondsfrais, où la verdure est humide et sombre, où la lumière se velouteen s’y perdant, ces clairières à bouleaux élégants dominés par unarbre centenaire, l’hercule de la forêt ; ces magnifiquesassemblages de troncs noueux, moussus, blanchâtres, à sillonscreux, qui dessinent des maculatures gigantesques, et cette bordurede fines herbes, de fleurs grêles qui viennent sur les berges desornières. Les oiseaux chantaient. Certes il y a des voluptésinouïes à conduire une femme, qui, dans les hauts et bas des alléesglissantes, où la terre est grasse et tapissée de mousse, faitsemblant d’avoir peur ou réellement a peur, et se colle à vous, etvous fait sentir une pression involontaire, la fraîcheur de sonbras, le poids de son épaule élastique, et qui se met à sourire sil’on vient à lui dire qu’elle empêche de conduire. Le cheval estdans le secret de ces interruptions, il regarde à droite et àgauche.

Ce spectacle nouveau pour la comtesse, cette nature sivigoureuse en ses effets, si peu connue et si grande, la plongeadans une rêverie molle, elle s’accota sur le tilbury et se laissaaller au plaisir, ses yeux étaient occupés, son coeur parlait, elleécoutait cette voix intérieure en harmonie avec la sienne,lorsqu’il la regardait à la dérobée, et il jouissait de cetteméditation qui avait dénoué la capote, et qui livrait au vent dumatin les boucles et la chevelure avec un abandon voluptueux. Commeils allaient au hasard, ils arrivèrent à une barrière, et n’enavaient pas la clé ; Joseph vint, pas de clé.

– Eh bien ! promenons-nous, Joseph gardera le tilbury, nousle retrouverons bien…

Emile et la comtesse s’enfoncèrent dans la forêt, et ilsparvinrent à un petit paysage intérieur, comme il s’en rencontresouvent dans les bois. Vingt ans auparavant, les charbonniers ontfait là leur charbonnière, et la place est restée battue ;tout y a été brûlé dans une circonférence assez vaste. En vingt ansla nature a pu faire là le jardin de ses fleurs, un parterre pourelle, comme un jour un artiste se donne le plaisir de se peindre untableau pour lui. Cette délicieuse corbeille est entourée de beauxarbres, dont les têtes retombent en vastes franges, ils dessinentun immense baldaquin à cette couche où repose la déesse. Lescharbonniers ont été par un sentier chercher de l’eau dans unefondrière, une mare toujours pleine, où l’eau est pure. Ce sentiersubsiste, il vous invite à descendre par un tournant plein decoquetterie, et tout à coup il est déchiré ; ils vous montreun pan coupé où mille racines descendent à l’air en formant commeun canevas de tapisserie. Cet étang inconnu est bordé d’un gazonplat, serré ; il y a des arbres aquatiques, et le banc degazon que s’est fait un jovial charbonnier. Les grenouilles sautentchez elles, un lièvre s’en va ; vous êtes maître de cetteadorable baignoire parée des joncs vivants les plus magnifiques.Sur vos têtes les arbres pendent tous dans des attitudesdiverses ; c’est des troncs qui descendent en forme de boasconstrictors ; c’est des fûts de hêtres droits comme descolonnes grecques. Les limaçons ou les limaces se promènent enpaix. Une tanche vous montre son museau ; l’écureuil vousregarde. Enfin, quand Emile et la comtesse, fatigués, se furentassis, le rossignol fit entendre un chant que tous les oiseauxécoutèrent, un de ces chants fêtés avec amour, et qui s’entendentpar tous les organes ensemble.

– Quel silence ! dit la comtesse émue et à voix basse.

Ils regardèrent les taches vertes de l’eau, qui sont des mondesoù la vie s’organise, les lézards qui s’enfuyaient en les voyant,conduite par laquelle il a mérité le nom d’ami de l’homme ; « Il prouve ainsi combien il le connaît « , dit Emile. Cette poésiepénétrante les pénétrait, ils se montraient les grenouilles, qui,plus confiantes, revenaient à fleur d’eau sur des lits de cresson,et montraient leurs yeux d’escarboucles. En ce moment Blondet dit àl’oreille de la comtesse :

– Entendez-vous ?…

– Quoi !

– Un bruit singulier.

– Voilà bien les gens de cabinet qui ne savent rien de lacampagne ; c’est un pivert qui fait son trou Je gage que vousne savez même pas le trait le plus curieux de la conduite de cetoiseau ; dès qu’il a donné un coup de bec, et il en donne desmilliers pour creuser un chêne deux fois plus gros que votre corps,il va voir derrière s’il a percé l’arbre, et il y va à chaqueinstant.

– Ce bruit, chère institutrice d’histoire surnaturelle, n’estpas le bruit fait par un animal ; il y a je ne sais quoid’intelligent qui annonce l’homme.

La comtesse fut saisie d’une peur panique ; elle se sauvadans la corbeille de fleurs en reprenant son chemin, et voulutquitter la forêt.

– Qu’avez-vous !

– Il m’a semblé voir des yeux… ., dit-elle quand elle eutregagné un des sentiers par lesquels ils étaient venus à lacharbonnière.

En ce moment, ils entendirent la sourde agonie d’un être égorgésubitement, et la comtesse, dont la peur redoubla, se sauva sivivement, que Blondet put à peine la suivre. Elle courait, ellecourait comme un feu follet ; elle n’entendit pas Emile quilui criait : –  » Vous vous trompez !…  » Elle courait toujours.Blondet put arriver sur ses pas, et elle le mena très loin. Enfin,ils furent arrêtés par Michaud et sa femme qui venaient bras dessusbras dessous. Emile essoufflé, la comtesse essoufflée, furentquelque temps sans pouvoir parler, puis ils s’expliquèrent. Michaudse joignit à Blondet pour se moquer de la comtesse, et le garderemit les deux égarés dans le chemin pour regagner le tilbury. Enarrivant à la barrière, madame Michaud dit :

– Prince !

– Prince ! Prince ! cria le garde ; et il siffla,resiffla, point de lévrier.

Emile parla des singuliers bruits qui avaient commencél’aventure.

– Ma femme a entendu ce bruit, et je me suis moqué d’elle.

– On a tué le Prince ! dit la comtesse, et on l’a tué enlui coupant la gorge d’un seul coup ; car ce que j’ai entenduétait le dernier soupir d’un chien… .

– Diable ! dit Michaud, la chose vaut la peine d’êtreéclaircie.

Emile et le garde laissèrent les deux dames avec Joseph et leschevaux, et retournèrent au bosquet naturel fait par l’anciennecharbonnière. Ils descendirent à la mare ; il en fouillèrentles talus, et ne trouvèrent aucun indice. Blondet était remonté lepremier ; il vit dans une des touffes d’arbres de l’étagesupérieur un de ces arbres à feuillage desséché ; il le montraà Michaud, et il voulut aller le voir. Tous deux s’élancèrent endroite ligne à travers la forêt, évitant les troncs, tournant lesbuissons de ronces ou de houx impénétrables, et trouvèrentl’arbre.

– C’est un bel orme ! dit Michaud ; mais c’est un ver,un ver qui a fait le tour de l’écorce au pied, et il se baissa,prit l’écorce et la leva :

– Tenez, voyez quel travail !… .

– Il y a beaucoup de vers dans votre forêt, dit Blondet.

En ce moment, Michaud aperçut à quelques pas une tache rouge etla tête de son lévrier. Il poussa un soupir :

– Les gredins ! madame avait raison !…

Blondet et Michaud allèrent voir le corps, et trouvèrent que,selon les observations de la comtesse, on avait tranché le cou àPrince, et pour l’empêcher d’aboyer, on l’avait amorcé avec un peude petit salé qu’il tenait entre sa langue et le voile dupalais.

– Pauvre bête, elle a péri par où elle péchait !

– Absolument comme un prince, répliqua Blondet.

– Il y avait là quelqu’un qui ne voulait pas être surpris parmoi, dit Michaud, et qui conséquemment faisait un délitgrave ; mais je ne vois point de branches ni d’arbrescoupés.

Blondet et le garde se mirent à fureter avec précaution,regardant la place où ils posaient un pied avant de le poser. Aquelques pas, Blondet montra un arbre devant lequel l’herbe étaitfoulée, abattue, et deux creux marqués.

– Il y avait là quelqu’un d’agenouillé, et c’était unefemme ; car les jambes d’un homme ne laisseraient pas, àpartir des deux genoux, une aussi ample quantité d’herbecouchée ; voici le dessin de la jupe…

Le garde examina le pied de l’arbre et trouva le travail d’untrou commencé ; mais point ce ver de peau forte, luisante,squameuse, formée de points bruns, terminé par une extrémité déjàsemblable à celle des hannetons, et dont il a déjà la tête, lesantennes, les pattes et deux crocs nerveux avec lesquels il coupeles racines.

– Mon cher, je comprends maintenant la grande quantité d’arbresmorts que j’ai remarqués ce matin de la terrasse du château et quim’a fait venir ici pour chercher la cause de ce phénomène. Les versse remuent ; mais c’est vos paysans qui sortent du bois…

Le garde laissa échapper un juron, et il courut, suivi deBlondet, rejoindre la comtesse, en la priant d’emmener sa femmeavec elle. Il prit le cheval de Joseph, qu’il laissa regagner lechâteau à pied, et il disparut avec une excessive rapidité pourcouper le chemin à la femme qui venait de tuer son chien, et lasurprendre avec la serpe ensanglantée et l’outil à faire lesincisions du tronc. Blondet s’assit entre la comtesse et madameMichaud, et leur raconta la fin de Prince et la plus tristedécouverte qu’il avait occasionnée.

– Mon Dieu ! disons-le au général avant qu’il ne déjeune,s’écria la comtesse ; il pourrait mourir de colère.

– Je le préparerai, dit Blondet.

– Ils ont tué le chien, dit Olympe en laissant couler deslarmes.

– Vous aimiez donc bien Prince, dit la comtesse, ma chère, pourpleurer ?

– Je ne pense pas à Prince, mais à mon mari ; j’ai peurqu’il ne lui arrive malheur !

– Comme ils nous ont gâté cette matinée.

– Comme ils gâtent le pays ! dit la jeune femme.

Ils trouvèrent le général à la grille.

– D’où venez-vous donc ? dit-il.

– Vous allez le savoir, répondit Blondet d’un air mystérieux enfaisant descendre madame Michaud, dont la tristesse frappa lecomte.

Un instant après, le général et Blondet étaient sur la terrassedes appartements.

– Vous êtes bien suffisamment muni de courage moral, vous nevous mettrez pas en colère… .

– Non, dit le général ; mais finissez-en, ou je crois quevous voulez vous moquer de moi…

– Voyez-vous ces arbres à feuillages morts ?

– Oui.

– Voyez-vous ceux qui sont pâles ?

– Oui.

– Eh bien ! autant d’arbres morts, (autant d’arbres) tuéspar vos paysans que vous croyez avoir gagnés par vos bienfaits. EtBlondet raconta les aventures de la matinée.

Le général était si pâle, qu’il effraya Blondet.

– Eh bien ! jurez, sacrez, emportez-vous, votre contractionpeut vous faire encore plus de mal que la colère.

– Je vais fumer, dit le comte, qui alla à son kiosque.

Pendant le déjeuner, Michaud revint ; il n’avait purencontrer personne. Sibilet, mandé par le comte, vint aussi.

– Monsieur Sibilet, et vous, monsieur Michaud, faites savoir,avec prudence dans le pays, que je donne mille francs à celui quime fera saisir en flagrant délit ceux qui tuent ainsi mesarbres ; il faut connaître l’outil dont ils se servent, où ilsl’ont acheté, et j’ai mon plan… .

– Ces gens-là ne se vendent jamais, dit Sibilet, quand il y ades crimes commis à leur profit et médités ; car cetteinvention-là a été réfléchie, combinée.

– Oui, mais mille francs pour eux, c’est un ou deux arpents deterre.

– Nous essaierons, dit Sibilet ; mais (un) homme ne sevendrait qu’à deux mille.

– Deux mille, dit le général ; mais si je saisis quelqu’unà l’ouvrage… ..

– A deux mille, je réponds de trouver un traître, dit Sibilet,surtout si on lui garde le secret.

– Mais faisons comme si nous ne savions rien, moi surtout ;il faut plutôt que ce soit vous qui vous soyez aperçu decela ; je l’ignore encore, sans quoi nous serions victimes dequelque combinaison ; il faut plus se défier de cesbrigands-là, que de l’ennemi.

– Mais, c’est l’ennemi, dit Blondet.

Sibilet lui jeta le regard en-dessous de l’homme qui comprenaitla portée du mot, et il se retira.

– Votre Sibilet, je ne l’aime pas, reprit Blondet, quand ill’eut entendu quitter la maison, c’est un homme faux.

– Jusqu’à présent, il n’y a rien à en dire, réponditMichaud.

Chapitre 8Vertus champêtres

A la nuit, Marie Tonsard était vers Soulanges, assise sur lamarge d’un pontceau de la route, attendant Bonnébault, qui avaitpassé, suivant son habitude, la journée au café. Elle l’entendit deloin, et son pas lui indiqua qu’il était ivre et qu’il avait perdu,car il chantait quand il avait gagné.

– Est-ce toi, Jacques ?

– Oui, petite… ..

– Qu’as-tu ?

– Je dois vingt-cinq francs, et l’on me torderait bienvingt-cinq fois le cou avant que je les trouve.

– Eh bien, nous pourrons en avoir cinquante, lui dit-elle àl’oreille.

– Oh ! il s’agit de tuer quelqu’un ; mais je veuxvivre… ..

– Eh non, Vaudoyer nous les donne, si tu fais prendre ta mère àun arbre.

– J’aime mieux tuer un homme que de vendre ma mère. Toi, tu asta grand’mère, la Tonsard, pourquoi ne la livres-tu pas ?….

– Si ça se faisait, mon père empêcherait les farces !

– C’est vrai : c’est égal ; ma mère n’ira pas enprison ; pauvre vieille ! elle me cuit mon pain, elle metrouve des hardes, et cela pour moi… Aller en prison ; jen’aurais point de coeur ! Et de peur qu’on ne la vende, je vaslui dire ce soir de ne pas cercler les arbres…

– Hé bien, mon père fera ce qu’il voudra, je lui dirai qu’il y acinq cents francs à gagner, et il demandera à ma grand’mère si ellele veut. C’est qu’on ne mettra jamais une femme de soixante-dix ansen prison ! D’ailleurs, elle y sera mieux que dans songrenier.

– Cinq cents francs ! J’en parlerai à ma mère, ditBonnébault ; au fait, si ça l’arrange de me les donner, je luien laisserai quelque chose pour vivre en prison ; elle filera,elle s’amusera, elle n’aura pas plus de soucis qu’à Couches.Acteurs [ Acteurs : mauvaise lecture probable pour adieu (N.d.E.)], à demain.

Le lendemain, à cinq heures du matin, au petit jour, Bonnébaultet sa mère frappaient à la porte du Grand-I-Vert, où la vieillemère Tonsard seule, était levée.

– Marie ? cria Bonnébault, l’affaire est faite.

– Est-ce l’affaire d’hier pour les arbres, dit la vieilleTonsard ; c’est moi qui la prends.

– Mon garçon a promesse d’un arpent pour ce prix-là, de monsieurRigou… ..

Les deux vieilles se disputèrent à qui serait vendue par sesenfants. Au bruit de la querelle, la maison s’éveilla. Tonsard etBonnébault prirent chacun parti pour leurs mères.

– Tirez à la courte paille, dit madame Tonsard.

La courte paille décida pour le cabaret. Trois jours après, aupoint du jour, les gendarmes emmenèrent, du fond de la forêt àLa-Ville-aux-Fayes, la vieille Tonsard surprise en flagrant délit,par les gardes et le garde-champêtre, avec une mauvaise lime quiservait à déchirer l’arbre et un chasse-clou avec lequel lesdélinquants lissaient cette hachure annulaire, comme l’insectelisse son chemin. On constata dans le procès-verbal, l’existence decette perfide opération sur soixante arbres, dans un rayon de cinqcents pas. La vieille Tonsard fut transférée à Auxerre ; lecas était de la juridiction de la cour d’assises.

Quand Michaud vit au pied de l’arbre la vieille Tonsard, il neput s’empêcher de dire :

– Voilà les gens sur qui monsieur et madame la comtesse versentleurs bienfaits !… Ma foi ! s’il m’écoutait, il nedonnerait point de dot à la petite Tonsard, elle vaut encore moinsque sa grand’mère…

La vieille leva vers Michaud ses yeux gris et lui lança unregard de vipère. En effet, en apprenant quel était l’auteur de cecrime, le comte défendit à sa femme de rien donner à CatherineTonsard.

– Monsieur le comte fera d’autant mieux, dit Sibilet, que j’aisu que le champ que Godain a acheté, c’était trois jours avant queCatherine vînt parler à madame. Ainsi ces deux gens-là avaientcompté sur l’effet de cette scène et sur la compassion de madame.Elle est bien capable, Catherine, de s’être mise dans le cas oùelle était, pour avoir un motif d’avoir la somme, car Godain n’estpour rien dans l’affaire…

– Quelles gens ! dit Blondet, les mauvais sujets de Parissont des saints…

– Ah ! monsieur, dit Sibilet, l’intérêt fait commettre deshorreurs partout. Savez-vous qui a trahi la Tonsard ?

– Non !

– Sa (petite-)fille Marie ; elle était jalouse du mariagede sa soeur, et pour s’établir…

– C’est épouvantable ! dit le comte ; mais ilsassassineraient donc pour…

– Oh ! dit Sibilet, pour peu de chose ; ils tiennentsi peu à la vie, ces gens-là ; ils s’ennuient de toujourstravailler. Oh ! monsieur il ne se passe pas, au fond descampagnes, des choses plus belles que dans Paris ; mais vousne le croiriez pas.

– Soyez donc bons et bienfaisants ! dit la comtesse.

Le soir de l’arrestation, Bonnébault vint au cabaret duGrand-I-Vert, où toute la famille était joyeuse.

– Oui, oui, réjouissez-vous, dit-il, je viens d’apprendre parVaudoyer, que pour vous punir, la comtesse retire les mille francspromis à la Godain ; son mari ne veut pas.

– C’est Michaud qui le lui a conseillé, dit Tonsard, ma mère l’aentendu, elle me l’a dit à La-Ville-aux-Fayes, où je suis allé luidonner de l’argent et toutes ses affaires. – Eh bien, qu’elle neles donne pas ; nos cinq cents francs aideront la Godain àpayer, et je me vengerai de ça, nous deux Godain… Ah ! Michaudse mêle de nos petites affaires ! Qu’est-ce que ça luifait ? ça (se) passe-t-il dans son bois ? C’est luiqu’est l’auteur de tout ce tapage-là ; c’est lui qu’adécouvert la mèche, le jour où ma mère a coupé le sifflet à sonchien. Et si je me mêlais des affaires du château, moi ! si jedisais au général que sa femme se promène le matin dans les boisavec un jeune homme, sans craindre la rosée ; faut avoir lespieds chauds pour ça…

– Le général, le général, dit Courtecuisse, on en ferait tout cequ’on voudrait, mais c’est Michaud qui lui monte la tête… unfaiseur d’embarras, il ne sait rien de son métier.

– Le fait est, dit Vaudoyer, que si Michaud n’y était plus nousserions tranquilles.

– Assez causé, dit Tonsard, nous parlerons de cela plus tard, auclair de lune, en plein champ.

Vers la fin d’octobre, la comtesse partit et laissa le généralseul pour une quinzaine ; elle ne voulait pas perdre lesreprésentations du théâtre italien, elle était d’ailleurs seuledepuis un mois, elle n’avait plus la société d’Emile qui l’aidait àpasser les moments où le général courait la campagne et allait àses affaires.

Novembre fut un vrai mois d’hiver, sombre et gris, entrecoupé defroids et de dégels, de neige et de pluie. L’affaire de la vieilleTonsard avait nécessité le voyage des témoins, et Michaud étaitallé déposer. Monsieur Rigou s’était intéressé à cette vieillefemme, il lui avait donné un avocat qui s’appuya de l’absence detout témoin autre que les intéressés ; mais les témoignages deMichaud et de ses gardes corroborés de ceux du garde-champêtre etde deux des gendarmes décidèrent la question ; la mère deTonsard fut condamnée à cinq ans de prison, et l’avocat dit àTonsard fils :

– C’est la déposition de Michaud qui nous vaut ça !

Mais ce qui influa le plus, fut la récidive et la méchancetépréméditée, attestée par les outils.

Chapitre 9La Catastrophe

Un samedi soir, Courtecuisse, Bonnébault, Godain, Tonsard, sesfilles, sa femme, Vaudoyer, et plusieurs manouvriers étaient àsouper dans le cabaret, il faisait un demi-clair de lune, et une deces gelées qui rendent le terrain sec ; la première neigeétait fondue, ainsi les pas d’un homme dans la campagne nelaissaient point de ces traces au moyen desquelles on finit, dansles cas graves, par avoir des indices sur les délits. Ilsmangeaient un ragoût fait avec des lièvres pris au collet ; onriait, on buvait, c’était le lendemain des noces de la Godain, quel’on devait reconduire chez elle. Sa maison n’était pas loin decelle de Courtecuisse. Quand Rigou vendait un arpent de terre,c’est qu’il était isolé et près des bois. Courtecuisse et Vaudoyeravaient leurs fusils pour reconduire la mariée, tout le pays étaitendormi. Pas une lumière ne se voyait, il n’y avait que cette noced’éveillée et qui tapageait de son mieux. A cette heure laBonnébault entra, chacun la regarda.

– La femme, dit-elle à l’oreille de Tonsard et de son fils, al’air de vouloir accoucher, il vient de faire seller son cheval etil va quérir monsieur Gourdon à Soulanges.

– Asseyez-vous, la mère, lui dit Tonsard, qui lui donna sa placeà table, et alla se coucher sur un banc.

En ce moment on entendit le bruit d’un cheval au galop, quipassa rapidement dans le chemin. Tonsard, Courtecuisse et Vaudoyersortirent brusquement et virent Michaud qui allait par levillage.

– Comme il entend son affaire, dit Courtecuisse, il a descendule long du perron, prend(s) par Blangy et la route, c’est le plussûr… ..

– Oui, dit Tonsard, mais il amènera monsieur Gourdon.

– Il ne le trouvera peut-être pas, dit Courtecuisse ; ilvient d’aller à Couches, pour la bourgeoise de la poste, qui faitle monde à cette heure.

– Et c’est sûr, dit Vaudoyer, il aime assez sa femme pourça.

– Mais alors, il ira par la grand’route, de Soulanges à Couches,c’est le plus court.

– Et c’est le plus sûr pour nous, dit Courtecuisse, il fait unjoli clair de lune, sur la grand’route il n’y a pas de garde commedans les bois, on entend de loin, et des pavillons, là, derrièreles haies, à l’endroit où elles joignent le petit bois, on peuttirer un homme par derrière comme un lapin, à cinq pas… ..

– Il sera onze heures et demie quand il passera là, dit Tonsard,il va mettre une demi-heure pour aller à Soulanges, et autant pourrevenir là. Ah çà, mes enfants, si monsieur Gourdon était sur laroute…

– Ne t’inquiète pas, dit Courtecuisse, moi je serai à dixminutes de toi, sur la route au droit de Blangy, tirant surSoulanges, Vaudoyer sera à dix minutes de toi, tirant sur Couches,et s’il vient quelqu’un, une voiture de poste, la malle, lesgendarmes, enfin qui que ce soit, nous tirons un coup en terre, uncoup étouffé.

– Et si je le manque…

– Il a raison, dit Courtecuisse ; je suis meilleur tireurque toi, Vaudoyer, j’irai avec toi, Bonnébault me remplacera, iljettera un cri, ça s’entendra mieux et c’est moins suspect.

Tous trois rentrèrent, la noce continua ; seulement à onzeheures, Vaudoyer, Courtecuisse, Tonsard et Bonnébault sortirentavec leurs fusils sans qu’aucune des femmes y fît attention. Ilsrevinrent d’ailleurs trois quarts d’heure après, et se remirent àboire jusqu’à une heure du matin. Les deux filles Tonsard, leurmère et la Bonnébault avaient tant fait boire le meunier, lesmanouvriers et les deux paysans, ainsi que le père de la Tonsard,qu’ils étaient couchés par terre, et ronflaient quand les quatreconvives partirent ; et à leur retour, on secoua les dormeurs,qu’ils retrouvèrent chacun à sa place.

Pendant que cette orgie allait son train, le ménage de Michaudétait dans de mortelles inquiétudes. Olympe avait eu de faussesdouleurs, et ces douleurs se calmèrent aussitôt que son esprit sepréoccupa des dangers que sa servante lui disait être imaginaires.Elle était dans sa chambre au coin de son feu, prêtant l’oreille àtout ; et dans sa terreur, qui s’accroissait de quart d’heureen quart d’heure, elle avait fait lever le domestique. La pauvrepetite femme allait et venait dans une agitation fébrile ;elle regardait à ses croisées malgré le froid ; elledescendait, elle écoutait.

– Je ne sais pas ce que j’ai, disait-elle à sa servante et audomestique ; mais il me semble qu’il arrive malheur à monmari.

A minuit un quart environ, elle s’écria :

– Le voici, j’entends son cheval !

Et elle descendit suivie du domestique, qui se mit en devoird’ouvrir la grille.

– C’est singulier, dit-elle, il revient par les bois deCouches.

Puis elle resta comme frappée de terreur, immobile, sans voix.Le domestique partagea cette horreur, car il y avait dans le galopfurieux du cheval et dans le claquement des étriers vides quisonnaient, je ne sais quoi de désordonné, accompagné de ceshennissements significatifs que les chevaux poussent quand ils vontseuls ; sa respiration annonçait une course faite avec effroi.Bientôt, et trop tôt pour la malheureuse femme, le cheval arrivatrempé de sueur à la grille, seul ; il avait cassé ses brides,dans lesquelles il s’était sans doute empêtré. Olympe regarda ledomestique ouvrir la grille ; elle vit le cheval, et se mit àcourir au château comme une folle ; elle y arriva ; elletomba sous les fenêtres du général, en criant :

– Monsieur, ils l’ont assassiné… .

Ce cri fut si terrible, qu’il réveilla le comte ; il sonna,mit toute la maison sur pied, et les gémissements de madame Michaudqui accouchait par terre, attirèrent le général et ses gens. Onreleva la pauvre femme mourante, et qui mourut en disant au général:

– Mort ! ils l’ont tué !…

– Joseph, dit le comte à son valet de chambre, courez cherchermonsieur Gourdon, car il faut tâcher de sauver l’enfant !… Etvous, dit-il à un jardinier, allez savoir ce qui s’est passé.

– Il s’est passé, dit le domestique du pavillon, que le chevalde monsieur Michaud vient de rentrer tout seul, les brides cassées,les jambes en sang… . Il y a une tache de sang sur la selle, commeune coulure.

– Que faire la nuit ! dit le comte. Allez éveiller Groison,allez chercher les gardes, sellez les chevaux, et nous battrons lacampagne.

Au petit jour huit personnes, le comte, Groison, les troisgardes et deux gendarmes venus de Soulanges avec lemaréchal-des-logis, explorèrent le pays. On finit, au milieu de lajournée, par trouver le corps du garde-général dans un bouquet debois, entre la grande route et celle de La-Ville-aux-Fayes, au boutdu parc des Aigues, à cinq cents pas de la grille de Couches. Deuxgendarmes partirent, l’un pour La-Ville-aux-Fayes chercher leprocureur du roi, et l’autre pour Soulanges chercher lejuge-de-paix. En attendant, monsieur de Montcornet fit unprocès-verbal, aidé par le maréchal-des-logis. On trouva sur lagrande route le piétinement d’un cheval qui s’était cabré, à lahauteur du second pavillon, et les traces vigoureuses du galop d’uncheval effrayé jusqu’au premier sentier du bois au-dessous de lahaie. Le cheval n’étant plus guidé avait pris par là ; lechapeau de Michaud était dans ce sentier. Pour revenir à sonécurie, le cheval avait pris le chemin le plus court. Michaud avaitune balle dans le dos, la colonne vertébrale était brisée.

Groison et le maréchal-des-logis étudièrent avec une sagacitéremarquable le terrain autour du piétinement qui indiquait ce qu’enstyle judiciaire on nomme le théâtre du crime, et ils ne purentdécouvrir aucun indice. La terre était trop gelée pour garderl’empreinte des pieds de celui qui avait tué Michaud ; ilstrouvèrent seulement le papier d’une cartouche. Quand le procureurdu roi, le juge d’instruction et monsieur Gourdon vinrent pourrelever le corps et en faire l’autopsie, il fut constaté que laballe, (qui) s’accordait avec les débris de la bourre, était uneballe de fusil de munition, tirée avec un fusil de munition, et iln’existait pas un seul fusil de munition dans la commune de Blangy.Le juge d’instruction (et) monsieur Soudry, le soir, au château,furent d’avis de réunir les éléments de l’instruction etd’attendre. Ce fut aussi l’avis du procureur du roi, dumaréchal-des-logis et du lieutenant de la gendarmerie deLa-Ville-aux-Fayes.

– Il est impossible que ce ne soit pas un coup monté entre lesgens du pays, dit le maréchal-des-logis ; mais il y a deuxcommunes, Couches et Blangy, et il y a dans chacune cinq à six genscapables d’avoir fait le coup. Celui que je soupçonnerais le plus,Tonsard, a passé la nuit à godailler, mais votre adjoint était dela noce, votre meunier, il ne les a pas quittés ; ils étaientgris à ne pas se tenir, ils ont reconduit la mariée à une heure etdemie, et l’arrivée du cheval annonce que M. Michaud a étéassassiné entre onze heures et minuit. A dix heures et un quart,Groison a vu toute la noce attablée, et monsieur Michaud a passépar là pour aller à Soulanges où il est venu à onze heures. Soncheval s’est cabré entre les pavillons de la route, mais il peutavoir reçu le coup avant Blangy, et s’être tenu pendant quelquetemps. Il faut décerner des mandats contre vingt personnes aumoins, arrêter tous les suspects ; mais ces messieursconnaissent les paysans comme je les connais, vous les tiendrezpendant un an en prison, vous n’en aurez rien tiré que desdénégations. Que voulez-vous faire à tous ceux qui étaient chezTonsard ?

On fit venir (Langlumé), le meunier et l’adjoint de monsieur deMontcornet, et il raconta sa soirée : ils étaient tous dans lecabaret ; on n’en était sorti que pour quelques instants dansla cour. Il y était allé avec Tonsard sur les onze heures, ilsavaient parlé de la lune et du temps ; ils n’avaient rienentendu. Il nomma tous les (convives) : à deux heures on avaitreconduit les mariés.

Le général convint, avec le maréchal-des-logis, le lieutenant dela gendarmerie et le procureur du roi, d’envoyer de Paris un hommehabile de la police de sûreté, qui viendrait au château, commeouvrier, et qui se conduirait assez mal pour être renvoyé, quiboirait, et qui resterait dans le pays mécontent du général.C’était le meilleur plan à suivre pour guetter uneindiscrétion.

– Quand je devrais y dépenser dix mille francs, je finirai pardécouvrir le meurtrier…

Le général partit, et revint au mois de janvier avec un des plusrusés acolytes du chef de la police de sûreté, qui s’installa pourdiriger les services, et qui braconna. L’on fit des procès-verbauxcontre lui, le général le mit à la porte, et revint à Paris au moisde février.

Chapitre 10Le triomphe des vaincus

Au mois de mai, quand la belle saison fut venue, et que lesParisiens furent arrivés aux Aigues, un soir, monsieur (de)Troisville, que sa fille avait amené, Blondet, le curé, le général,le sous-préfet de La-Ville-aux-Fayes, qui était en visite, jouaientau wisth, il était onze heures et demi. Joseph vint dire à sonmaître que ce mauvais ouvrier renvoyé voulait lui parler, il disaitque le général lui redevait quelque chose, il était gris.

– Bon, j’y vais ; et le général alla sur la pelouse.

– Monsieur le comte, on ne tirera jamais rien de ces gens ;tout ce que j’ai deviné, c’est que, si vous continuez à rester dansle pays et à vouloir que les paysans renoncent aux habitudes quemademoiselle Laguerre leur a laissé prendre, on vous tirera quelquecoup de fusil aussi… D’ailleurs, ils se défient plus de moi que devos gardes.

Le comte paya l’espion, qui partit, et dont le départ justifiales soupçons des complices de la mort de Michaud. Mais quand ilrevint dans le salon, il y eut sur sa figure trace d’une émotion,et sa femme lui demanda ce qu’il venait d’apprendre.

– Mais la mort de Michaud est un avis indirect qu’on nous donnede quitter le pays…

– Moi, dit monsieur de Troisville, je ne quitterais point, j’aieu ces difficultés-là en Normandie, mais sous une autre forme, etj’ai persisté, maintenant tout va bien.

– Monsieur le marquis, dit le sous-préfet, la Normandie et laBourgogne sont deux pays bien différents, ici nous avons le sangplus chaud, nous ne connaissons pas si bien les lois, et noussommes entourés de forêts, l’industrie ne nous a pas encoregagnés ; nous sommes sauvages Si j’ai un conseil à donner àmonsieur le comte, c’est de vendre sa terre, et de la placer enrente, il doublera son revenu, et n’aura pas le moindresouci ; s’il aime la campagne, il aura, dans les environs deParis, un château, avec un parc entouré de murs, aussi beau quecelui des Aigues, où personne n’entrera, et qui n’aura que desfermes louées à des gens qui viendront en cabriolet le payer enbillets de banque, et il ne fera pas dans l’année un seulprocès-verbal…

Il ira et viendra en trois ou quatre heures, et monsieur Blondetne nous manquera pas si souvent, madame la comtesse…

– Moi, reculer devant des paysans, quand je n’ai pas reculé mêmesur le Danube !

– Oui, mais où sont vos cuirassiers ? dit Blondet.

– Une aussi belle terre !

– Vous en aurez aujourd’hui plus de deux millions.

– Le château a dû coûter cela, dit monsieur de Troisville.

– Une des plus belles propriétés qu’il y ait à vingt lieues à laronde, dit le sous-préfet ; mais vous retrouverez mieux auxenvirons de Paris.

– Qu’a-t-on de rente avec deux millions cinq cent millefrancs ? demanda la comtesse.

– Aujourd’hui, environ cent quarante mille francs, réponditBlondet.

– Les Aigues ne rapportent pas en sac plus de quarante millefrancs, dit la comtesse, encore, ces années-ci, vous avez faitd’immenses dépenses ; vous avez entouré les bois defossés…

– On a, dit Blondet, un château royal aujourd’hui, pour cinqcent mille francs, aux environs de Paris. On achète les folies desautres.

– Je croyais que vous teniez aux Aigues ? dit le comte à safemme.

– Oui, mais je tiens encore plus à votre existence, dit-elle. Jevous aime encore assez pour ne pas vouloir être veuve.

Le lendemain soir, dans le salon de monsieur Gaubertin, àLa-Ville-aux-Fayes, le sous-préfet fut accueilli par cette phraseque lui dit le maire :

– Eh bien ! vous venez des Aigues ?…

– Oui, mais j’ai bien peur que nous perdions le général ;il va vendre sa terre.

– On ne peut toujours pas découvrir les auteurs de l’assassinatcommis sur la personne de son garde ? dit le juged’instruction.

– Ca nuira beaucoup à la vente des Aigues, dit Gaubertin devanttout son monde ; je sais bien, moi, que je ne les achèteraispas… Les gens du pays sont trop mauvais ; même du temps demademoiselle Laguerre, je me disputais avec eux, et Dieu sait commeelle les laissait faire.

Sur la fin du mois de mai, rien n’annonçait que le général eûtl’intention de mettre en vente les Aigues ; il était indécis.Un soir, sur les dix heures, il rentrait de la forêt par une dessix avenues qui conduisaient au pavillon du Rendez-vous, et ilavait renvoyé son garde, en se voyant assez près du pavillon. Audétour de l’allée, un homme armé d’un fusil sortit d’unbuisson.

– Général, dit-il, voilà la troisième fois que vous vous trouvezau bout de mon canon, et voilà la troisième fois que je vous donnela vie…

– Et pourquoi veux-tu me tuer, Bonnébault ? dit le comtesans témoigner la moindre peur.

– Ma foi ! si c’était pas moi, ce serait un autre ; etmoi, j’aime les gens qui ont servi l’Empereur, je peux pas medécider à vous tuer comme un pigeon. – Ne me questionnez pas, jeveux rien dire… Mais vous avez des ennemis plus puissants quevous ; j’aurai mille écus si je vous tue, et j’épouserai MarieTonsard. Eh bien, donnez-moi quelques méchants arpents de terre etune méchante baraque, je continuerai à dire ce que j’ai dit, qu’ilne s’est pas trouvé d’occasion… Vous aurez encore le temps devendre votre terre et de vous en aller… Je suis encore un honnêtehomme dans ce que je suis ; je vous le répète, si ce n’est pasmoi, ce sera un autre.

– Et si je te donne ce que tu me demandes, me diras-tu qui t’apromis deux mille francs ?

– Je ne le sais pas ; et la personne qui me pousse à cela,je l’aime trop pour vous la nommer ; et quand vous sauriez quec’est Marie Tonsard ; Marie Tonsard est comme un mur ; etmoi, je nierai vous l’avoir dit ; et d’elle, moi, je ne peuxrien savoir.

– Viens me voir demain matin, dit le général.

– Ca suffit, dit Bonnébault ; si l’on me trouvaitmaladroit, je vous préviendrais.

Huit jours après cette conversation singulière, toutl’arrondissement, tout le département et Paris était farcid’énormes affiches annonçant la vente des Aigues par lots, enl’étude de maître (Corbinet), notaire à Soulanges. Tous les lotsfurent adjugés à Rigou, et montèrent, malgré les demandes dugénéral qui, dans le concours des adjudicataires venus de tous lescoins, avait envoyé un homme pour pousser, à la somme totale dedeux millions trois cent mille francs. Le lendemain Rigou fitchanger les noms, monsieur Gaubertin avait les bois en commun, etlui les vignes. Le château et le parc furent revendus à la bandenoire, moins le pavillon et ses dépendances, que se réservamonsieur Gaubertin.

En 1837, pendant l’hiver, au moment où l’un des plusremarquables écrivains politiques et journalistes de ce temps,Emile Blondet, arrivait au dernier degré de misère, cachée sous lesdehors d’une vie bruyante et débauchée et qu’il hésitait à prendreun parti désespéré en voyant que ses travaux, son esprit, sonsavoir, sa science des affaires, ne l’avaient amené à rien qu’àécrivailler au profit des autres, en voyant toutes les placesprises, en se sentant au bord de l’âge mûr, sans considération, enapercevant des sots et des niais bourgeois remplacer les gens decour et les incapables de la Restauration, et le gouvernement sereconstituer comme il était avant 1830 [Phrase inachevée. (N.d.E.)]. Un soir, où il était bien près du suicide, qu’il avait tantpoursuivi de ses plaisanteries, et qu’en jetant un dernier regardsur sa déplorable existence, calomniée et surchargée de travauxbien plus que de ces orgies qu’on lui reprochait, il voyait unenoble et belle figure de femme, comme on voit une statue restéeentière et pure au milieu des plus tristes ruines, son portier luiremit une lettre cachetée en noir, où la comtesse de Montcornet luiannonçait la mort du général, qui avait repris du service etcommandait une division. Elle était son héritière ; ellen’avait pas d’enfants. La lettre, quoique digne, indiquait àBlondet que la femme de quarante ans, qu’il avait aimée jeune, luitendait une main fraternelle et une fortune considérable. Il y aquelques jours, le mariage de la comtesse de Montcornet et demonsieur Blondet, nommé préfet, a eu lieu. Pour se rendre à sapréfecture, il prit par la route où se trouvaient autrefois lesAigues, et il fit arrêter dans l’endroit où étaient jadis les deuxpavillons, voulant visiter la commune de Blangy, peuplée de si douxsouvenirs pour les deux voyageurs. Le pays n’était plusreconnaissable. Les bois mystérieux, les avenues du parc, toutavait été défriché ; la campagne ressemblait à la carted’échantillons d’un tailleur. Le paysan avait pris possession de laterre en vainqueur et en conquérant. Elle était déjà divisée enplus de mille lots, et la population avait triplé entre Couches etBlangy. La mise en culture de ce beau parc, si soigné, sivoluptueux naguères, avait dégagé le pavillon du Rendez-vous,devenu la villa il Buen-Retiro , de dame Isaure Gaubertin ;c’était le seul bâtiment resté debout, et qui dominait le paysage,ou, pour mieux dire, la petite culture remplaçant le paysage. Cetteconstruction ressemblait à un château, tant étaient misérables lesmaisonnettes bâties tout autour, comme bâtissent les paysans.

– Voilà le progrès ! s’écria Emile. C’est une page duContrat social de Jean-Jacques ! Et moi je suis attelé à lamachine sociale qui fonctionne ainsi !… Mon Dieu ! quedeviendront les rois dans peu ! Mais que deviendront, avec cetétat de choses, les nations elles-mêmes dans cinquanteans ?…

– Tu m’aimes, tu es à côté de moi ; je trouve le présentbien beau, et ne me soucie guère d’un avenir si lointain, luirépondit sa femme.

– Auprès de toi, vive le présent ! dit gaiement l’amoureuxBlondet, et au diable l’avenir ! Puis il fit signe au cocherde partir, et tandis que les chevaux s’élançaient au galop, lesnouveaux mariés reprirent le cours de leur lune de miel.

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