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Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

Les pérégrinations escapades et aventures de Claude La Ramée et de son cousin Labiche

d’ Eugène Nyon

AVANT-PROPOS

Une affiche placardée sur tous les murs de la Capitale annonçait, il y a quelque temps, que l’ouverture de la chasse aurait lieu le 25 août.

– Ah ! ah ! me dis-je, en me frottant les mains, bravo !

J’ai toujours été grand amateur de chasse.Malheureusement, je dois vous avouer ici que je suis loin d’y être aussi adroit que Nemrod, ce fameux chasseur devant le Seigneur ; car il m’est arrivé souvent, et il m’arrive encore, après une longue journée de promenade au milieu des luzernes et des regains, de revenir au logis sans la moindre petite alouette. Je ne suis pas, comme vous le voyez, de ceux à qui elles tombent toutes rôties dans le bec ; aussi, pour dissimuler ma honte, me suis-je vu forcé souvent de commettre un larcin que je confesse en toute humilité. Je passais ma fureur sur d’infortunées betteraves fort inoffensives, et, entassant mes victimes dans les profondeurs de mon carnier, je pouvais alors rentrer à Paris sans me voir exposé aux mille quolibets des passants, réduits au silence par l’aspect formidable de mon sac à gibier.

Néanmoins la vue de la bienheureuse affiche me fit tressaillir de joie ; et le 25 août ; plein d’une noble ardeur et fort galamment équipé, je me mis en route le fusilsur l’épaule. Vous dire que ce jour-là je ne fus pas heureux, ceserait mentir, et je m’en garderai bien, car c’est un fort vilainpéché ; seulement la chasse que je fis est d’une nature toutedifférente de celle que vous supposez. Vous allez en juger.

Il était environ midi, et je marchais àtravers champs depuis le matin, effrayant de mes coups de fusil lesperdrix et les cailles qui se sauvaient en me narguant, quand jefis la rencontre d’un jeune homme de fort bonne mine. Il pouvaitavoir environ dix-huit ans ; et, à son accoutrement de chassedes plus élégants, il était aisé de voir que la fortune prodiguaitses faveurs à ce jeune homme. Telles étaient au moins lesréflexions que je faisais à part moi, au moment où il m’aborda.

– Chut !… me dit-il, silence !…ne bougez pas !

En effet, son chien venait de tomber en arrêt.Par une manœuvre adroite, le jeune homme, tournant l’animal, seplaça de manière que la pièce de gibier partît devant lui.

« Pille ! Médor, pillelà ! » fit-il ; et une compagnie de perdrix s’envolaavec bruit. Ses deux coups portèrent, et Médor ne tarda pas à luirapporter deux superbes perdrix rouges qu’il mit avec beaucoup desang-froid dans son carnier. Je l’avais regardé faire, sans songerque j’avais un fusil entre les mains.

– Ah çà, à quoi diable pensez-vous donc,Monsieur ? me dit-il. Comment, mon chien fait partir unecompagnie entière, au moins douze pièces ; vous savez que jen’ai que deux coups, et vous ne tirez pas ?

– Ma foi ! lui répondis-je,j’admirais votre adresse, et j’avais assez à faire.

Il se mit à rire tout en rechargeant sonfusil, et je le vis tirer de son carnier un énorme cahier depapier, auquel il allait arracher de quoi faire des bourres.

– Peste ! m’écriai-je, vous nemanquerez pas de bourres aujourd’hui !

– Ni demain… ni après-demain, répondit-ilen riant toujours ; j’en ai au moins pour un mois… C’est uneexécution que je fais, Monsieur ; ce cahier contient bien dessouvenirs de mon enfance, et comme ces souvenirs n’ont rien deflatteur pour moi, je veux les anéantir.

– Vous avez eu une enfanceorageuse ? lui demandai-je en me rapprochant.

– Ah ! ah ! reprit-il en meregardant finement, je vous crois plus habile questionneur quechasseur adroit ; votre question frise la curiosité,savez-vous ?

– Eh ! pourquoi ne l’avouerais-jepas ?… Oui, ma curiosité est vivement excitée ; vous avezlà un cahier qui contient les impressions de votre enfance…

– Dites les tribulations, interrompit-il.Tenez, Monsieur, lisez le titre…

Il me passa le cahier, et je lus sur lapremière page, tracés en gros caractères, ces deux mots :Mes Escapades.

– La première, continua-t-il, a entraînétoutes les autres. Et c’est là l’histoire de tous ceux qui font unpas en dehors de ce qui est bien ; une faute les conduit à unefaute plus grande. C’est un enchaînement inévitable ; et, sice cahier était publié, Monsieur, ce serait une leçon pour lajeunesse.

– Eh bien ! pourquoi ne le serait-ilpas, m’écriai-je avidement.

– Non, jamais !… Ne m’en parlez pas,dit-il avec assez d’agitation. On y verrait des choses que je tiensà cacher ; et ce qui amuserait les autres, ce qui les feraitrire, me ferait mourir de honte. Croiriez-vous, Monsieur, que j’aiservi dans une troupe de baladins… que j’ai étépaillasse ?

– Eh bien ? lui fis-je d’un tonencourageant, qu’importe, si par votre conduite vous avez reconquisune position honorable… si…

– Ici, Monsieur, je vous arrête… Ce n’estpas ma conduite, c’est la Providence qui m’a fait ce que je suisaujourd’hui… Oui, Monsieur, la Providence, qui sans doute eut pitiéde mon repentir et de mes longues tribulations… Il y a dans ma viedu Gil Blas et du Figaro. J’ai déjà fait presquetous les métiers ; j’ai passé de misères en misères, et celaavec des circonstances si comiques, que je me prends quelquefois àen rire tout seul de souvenir. Mais j’en rirais de bien meilleurcœur, si c’était le hasard qui m’eût jeté dans ces positions et nonma faute. Au reste, Monsieur, continua-t-il, vous paraisseztellement curieux de parcourir les pages de ce cahier, si j’en jugeà la manière dont vous y portez les yeux, que je me ferais unreproche de vous priver de ce plaisir. Voici là-bas une touffed’arbres ; allez vous asseoir à l’ombre, et lisez. Moi, jevais continuer ma chasse, si vous voulez bien me donnerquelques-unes de ces bourres dont vous vous êtes fait uncollier ; et je reviendrai vous trouver dans deux heures… Aurevoir, Monsieur.

– Bonne chasse !

– Bonne lecture !

Mon jeune homme fut exact. Au bout de deuxheures il était revenu avec deux lièvres et une demi-douzaine decailles.

– Eh bien ? me dit-il.

– Eh bien ! Monsieur, m’écriai-je,je ne vous quitte plus que vous ne m’ayez permis de publier vosEscapades.

– Y pensez-vous ?

– Si bien, que je vais vous décider d’unmot. Si vous avez à vous reprocher quelques peccadilles, lapublication de ce cahier sera une expiation. Hein ? que ditesvous de cela ?

– Je dis… je dis que votre insistance neme permet pas de refuser… Et puis, peut-être avez-vous raison…Allons ! tenez, je me décide à vous donner MesEscapades ; faites-en ce qu’il vous plaira, et si vousvoulez me débarrasser de ce lièvre et de ces deux perdrix, j’iraidemain matin juger du mérite de votre cuisinière.

– Accepté ! m’écriai-je en serrantvivement le manuscrit, après avoir fourré dans mon carnier lelièvre, dont j’eus bien soin de laisser passer les pattes.

Cette fois, je rentrai à Paris d’un pas ferme,le jarret tendu, regardant fièrement les passants, comme le geaiparé des plumes du paon, et tout joyeux de la chasse manuscrite quej’avais faite. À peine arrivé chez moi, je me hâtai de me mettre àmon bureau, afin de vous composer, chers lecteurs, avec ma chasse,un plat de mon métier.

Il ne me reste plus qu’à faire des vœux pourque vous le trouviez à votre goût ; car le succès de son livreest pour l’auteur mille fois plus agréable que ne le sont pour lemélomane les plus doux accords du plus harmonieux piano.

CHAPITRE PREMIER

 

La maison de mon père. – Portraitde ma mère. – Le coin du feu. – Je prends du goût pour lesaventures. – Mon cousin Labiche.

 

Mon père était un vieux soldat de l’empire,auquel il devait le grade de maréchal-des-logis dans les dragons etsept ou huit bons coups de sabre, dont le mieux appliqué luitraversait la figure du nord-est au sud-ouest. Cette immensebalafre nuisait étrangement à l’aspect de bonté que, sans elle, levisage de mon père eût nécessairement présenté ; et elle luidonnait l’air si dur et si rébarbatif, que je ne puis y penserencore sans me sentir saisi de ce tremblement involontaire qui meprenait toujours quand il me regardait entre deux yeux. Cependant,c’était bien le meilleur homme que la terre eût porté ; et mamère ne cessait de me répéter que, pour le bon cœur, on netrouverait pas son pareil de Bordeaux à Pékin.

C’était, comme il s’appelait lui-même, unbrigand de la Loire. Il avait été licencié en 1815, et ses voisinsl’avaient vu, après les Cent-Jours, rentrer sombre et soucieux dansla petite maison que lui avait laissée un de ses oncles, il y avaitdéjà trois ou quatre ans. Cette maison, il ne la quitta plus :c’est là que je suis né, là que je fus élevé, là que moururent monpère et ma mère. Il me semble que je la vois encore, et je l’aitant de fois parcourue, que l’on pourrait m’y mener les yeux bandéssans craindre que je m’égarasse dans les chambres qui la composent.C’était une petite maison faisant partie d’une ferme, avec portecharretière sur la route qui conduit d’Envermen à Dieppe, courgarnie de volaille, mare bourbeuse au milieu pour l’ébattementparticulier des canards. De grands peupliers, s’élevant devant lamaison, procuraient la fraîcheur au logis, et un saule dressait sesbranches flexibles au milieu de la cour. Quant à la maison, elle nepossédait qu’un étage, et, quoique peu luxueuse, donnait à chaquepassant l’envie de s’y reposer.

Il est vrai de dire que ma mère l’entretenaitavec un soin digne de tous éloges. C’est que c’était une excellenteménagère que ma mère ! Elle était toujours la première levéedans la maison ; et il fallait voir avec quelle exactitudeelle me faisait sauter à bas du lit, chaque matin, à six heuresprécises, malgré mes grimaces et mes contorsions.

« Allons ! allons !criait-elle, en me secouant par le bras, pas deparesse ! »

Malheureusement, j’en avais une assez fortedose ! mais il n’y avait pas moyen de résister à ma mère. Elleétait Picarde, par conséquent passablement entêtée ; et, quandelle voulait une chose, elle la voulait bien : ce qui nel’empêchait pas de vivre en parfaite intelligence avec mon père,lequel avait pris le sage parti de lui céder en tout.

« Que voulez-vous, disait-il souvent,j’ai fait assez longtemps la guerre pour avoir la paix dans monménage. »

Ma mère avait dû être fort belle autrefois.Elle avait un nez aquilin appointi par l’âge ; avant d’êtreprofondément encavés, ses yeux devaient être à fleur de tête, et jeme suis laissé dire que, avant d’avoir les cheveux gris, elle lesavait eus du plus beau blond ; enfin ses dents étaient jadismagnifiques, à en juger par celle qui lui restait. Il est bon defaire savoir ici que ma mère était de dix bonnes années plus âgéeque mon père, ce qui ne l’empêchait pas d’être alerte, vive,entendue et laborieuse. Dans tout le pays on la réputait femme detête ; par exemple, de même qu’elle était la première levéedans la maison, c’était elle aussi dont les yeux se fermaient lespremiers. Elle avait à peine avalé sa dernière bouchée, qu’elleroulait son grand fauteuil devant notre vaste cheminée, et que là,les pieds sur les chenets, elle se laissait aller au sommeil qui latourmentait dès avant le dessert. Je dis dessert, car, quoiquesimples fermiers, nous ne faisions jamais un repas sans nous donnercette jouissance de citadins. Ma mère donc s’étendait dans sonfauteuil, pendant que mon père se promenait chaque soir dans lacour en fumant sa pipe. Ma charge à moi durant ce temps étaitd’attiser le feu, d’y jeter du sarment, et j’étais souvent aidédans cette occupation par mon cousin Labiche, qui ne manquaitjamais un soir de venir, attiré qu’il était par les lectures quenous faisions au coin du feu.

Oh ! le coin du feu ! c’était monardent désir depuis six heures du matin que j’avais quitté mon lit.J’y pensais tout en travaillant aux champs, à côté de mamère ; j’y pensais en mangeant ; je crois même que si jen’avais pas dormi d’un si vigoureux sommeil, j’y aurais pensé endormant. C’est que c’était un plaisir bien grand ! Quand monpère avait fini sa pipe, il ne manquait jamais d’envoyer ma mère secoucher ; du reste elle ne demandait pas mieux, et il medisait :

« Claude, prends un livre, mon garçon, etlis-moi quelque chose. »

Or, la bibliothèque de mon père ne secomposait guère que de huit ou dix volumes : les Victoireset Conquêtes et Mathieu Lœnsberg, les deux livresqu’il estimait le plus ; puis Gil Blas, Don Quichotteet les Aventures de Robinson Crusoé, les trois ouvragesque j’aimais le mieux. Alors la lecture commençait, et c’était pourmon cousin Labiche et pour moi une source de jouissances toujoursnouvelles ; car, quant à mon père, il ne tardait pas à ronflercomme l’orgue de la paroisse. Livrés à nous-mêmes, mon cousinLabiche et moi, nous dévorions les volumes ; Gil Blaset Robinson nous intéressaient au-delà de touteexpression.

« Oh ! si nous pouvions aussi avoirdes aventures ! » disions-nous tous deux.

Mon cousin Labiche préférait GilBlas ; il eût volontiers consenti à passer par les mêmesépreuves, en en exceptant toutefois la rencontre avec les voleurs,qui le faisait frissonner. Mais il n’aimait pas Robinson,et il tremblait rien qu’à l’idée d’éprouver un sort pareil au sien,parce que, disait-il, Robinson avait dû rester bien des fois sansmanger. C’était là le nec plus ultra du malheur, au direde mon cousin Labiche, intrépide mangeur, comme le lecteur pourraen juger par la suite.

Cependant, ces lectures me portaient aucerveau ; je ne rêvais plus qu’aventures, que naufrages, querencontres de brigands. Dans mes jours de repos et de promenade, jem’égarais dans la campagne, cherchant un lieu isolé ; là je mefigurais être dans une île déserte, privé de nourriture, et obligéde fournir à mes besoins. Je laissais mon estomac pâtir pour donnerplus de vérité à la position, et je ne feignais de découvrir unenourriture quelconque que lorsque la faim me forçait à tirer de mapoche un morceau de pain que j’avais apporté et que je dévoraisalors à belles dents.

Ce genre de récréation était fort peu du goûtde mon cousin Labiche. Sans doute il aimait beaucoup lesaventures ; mais quand il avait faim, il aimait encore mieuxla table. Aussi ne venait-il jamais partager mes excursionsrobinsoniennes. C’était un bien drôle de corps que moncousin Labiche. Il n’était plus âgé que moi que de deux ansseulement, et on l’eût cru mon aîné de cinq bonnes années au moins.Il paraissait avoir environ dix-huit ans, mais il n’en avaitréellement que quatorze ; et, en raison inverse, j’avais douzeans et j’en paraissais à peine dix, surtout auprès de lui. Qu’on sefigure un grand corps maigre, entré dans une culotte courte, carses parents, afin d’éviter l’achat de costumes à son usage, luifaisaient user la garde-robe d’un grand-père mort à Dieppe, dans lamagistrature (il était huissier). Qu’on se figure donc monlong cousin fourré dans une culotte vert-pomme, avec des baschinés, un grand gilet de perse, et un immense habit cannelle. Ilne lui eût plus manqué que la canne à corbin et les ailes depigeon, pour achever la caricature. Qu’on joigne à cela uncaractère tellement craintif que le plus petit enfant du villagel’eût effrayé, et un appétit tellement formidable que la plusgrosse galette de pâte ferme ne lui eût pas fait peur. Son appétit,comme on le voit, était plus courageux que son caractère.

Voilà trait pour trait le portrait de moncousin Labiche ; on verra plus tard comment il se décida àsuivre la carrière des Gil Blas et desRobinson.

CHAPITRE II

 

Mon père nous conte une histoire.– La campagne de Russie. – Les goûts militaires. – Le chapeau depapier. – Je reçois une rude correction. – Mon goût pour lesaventures reparaît.

 

Un soir, mon père rentra de la petitepromenade qu’il faisait chaque jour après souper, et je remarquaiqu’il avait l’air animé et l’œil plus brillant que de coutume.

« Mon père a quelque chose, c’est sûr,dis-je tout bas à mon cousin Labiche qui venait d’arriver.

– C’est comme moi, reprit mon cousin, ilme semble que je n’ai pas assez mangé.

– Oh ! toi… tu mangerais des bûchesque tu n’en aurais pas assez ; mais papa, ça n’est pas la mêmechose… »

En effet, je ne m’étais pas trompé, car aprèsavoir dit à ma mère :

« Voyons, Hyacinthe, à quoi ça sert-il dedormir sur un fauteuil ? Va te coucher, la mère…

Il ajouta en se tournant vers nous :

« Et vous, mes enfants, je vais vousconter une histoire. Je ne sais pas, moi… ça m’a mis en train… jeviens de fumer ma pipe, assis sur le banc de pierre à la porte dela ferme ; un commis voyageur, un bon garçon est venu àpasser ; il s’est assis à côté de moi et nous avons causé debatailles… Oh ! ma foi, tant pis !… je suis lancé…

– Oh ! oui, papa, oui, desguerres ? m’écriai-je.

– Eh bien ! soit ! reprit monpère, des guerres… et des fameuses… Attention ! Je vais vousnarrer l’histoire de l’agrément que j’ai sur la figure en guise debalafre. Pour lors, c’était en 1811 ou 1812… fin de l’une,commencement de l’autre. Napoléon nous avait dit : « Mesenfants ! je vous ai fait promener en Égypte, ousquevous avez tâté un peu de la chaleur ; je veux vous fairegoûter des frimas à c’t’heure. Nous allons aller faire un tour enRussie… histoire de rire et de flâner. » Ça va, mon vieux, quenous avions répondu ; et nous étions partis, les uns à cheval,les autres à pied, pour aller frotter les oreilles à tous lesRussiens, Prussiens et autres chiens. Dans lecommencement, ça avait bien été ; nous leur administrions destaloches soignées, et ils nous disaient merci en fuyant devantnous, ni plus ni moins que des troupeaux de moutons. Mais les gueuxsavaient bien ce qu’ils faisaient : ils nous laissaient nousenferrer ; et nous avancions toujours sans avoir trop froid,car on nous faisait bon feu. Ces animaux-là brûlaient les villes etles villages sur notre route afin de nous affamer…

– C’est effrayant ! dit mon cousinLabiche, en dévorant un morceau de pain qu’il avait trouvé sur lahuche. »

Mon père reprit :

« Cependant ça allait encore. L’arméefrançaise filait son nœud assez passablement, sans tropjeûner ; et c’est ainsi que nous arrivâmes à Moscou. Millemillions d’une citadelle ! on nous avait préparé là uneréception digne de la Grande Armée ; et, pour nous réchauffer,on avait mis le feu à Moscou même. C’était une attention délicate,car l’hiver arrivait à grands pas, et dans ce pays-là, l’hiver vouscoupe la figure en quatre, quand il ne fait pas de votre nez unepomme de terre gelée. C’est de là que part la débâcle ; lefroid commençait à nous talonner, la faim nous taillait descroupières, quand un beau matin le Petit Caporal nous dit à laparade : « En arrière ! Marche ! Faut retourneren France ! » Et le voilà qui décampe avec l’avant-gardeau pas accéléré. Ah ! mes pauvres enfants ! quelledéconfiture que cette retraite de Russie ! Pour l’avant-garde,ça allait encore. Il en tomba bien quelques-uns en route qui ne serelevèrent pas à l’heure de la gamelle ; mais pourl’arrière-garde, dont je faisais partie, ce fut bien autre chose.On marcha d’abord en corps, avec ordre ; mais je t’ensouhaite ? Bientôt tout fut disséminé ; les uns s’enallaient à droite, les autres à gauche ; il y en avait qui nes’en allaient pas du tout et qui restaient endormis dans la neige,où on les retrouvait roide morts. Quant à moi, je faisais partied’un petit détachement de traînards, et chaque jour nous perdionsau moins un des nôtres, tant de la faim que du froid. Il nousfallait marcher avec précaution ; car ces gredins de Cosaques,qui avaient fui devant nous, commençaient à montrer de nouveau lebout de leur nez et à nous faire sentir le bout de leur lance. Ilsattendaient en grand nombre les petits détachements, et tombaientdessus à bras raccourcis. Malgré l’épuisement général, on ripostaitencore et on se réchauffait en donnant quelques bons coups ;mais le nombre l’emportait toujours, et les gueux de Cosaquesdépouillaient leurs victimes, sans prendre pitié des blessés,qu’ils laissaient nus, ni plus ni moins que des vers de terre.Nous, qui savions le mot de la chose, nous nous gardions bien denous écarter, et nous marchions en colonne serrée. Notre petitdétachement se composait de soldats de toutes armes ; lescavaliers étaient tous devenus fantassins, car les chevaux étaientmorts de froid ou avaient servi à nous empêcher de mourir de faim.C’était un triste spectacle que de voir ces débris de la GrandeArmée, dont la tenue était si belle en arrivant, revêtus de cequ’ils avaient pu trouver, pelisses de femme, châles, etc. Pourmoi, j’avais déterré dans un village un vieux carrick tout rapiécéqui eût été repoussé au loin par un cocher de coucou, et dont jem’étais emparé avidement ; puis, comme j’avais perdu moncasque, je m’étais couvert la tête d’un chapeau à cornes souslequel je portais un vieux serre-tête. La maraude se faisait avecordre et toujours en corps ; mais il n’y avait pas gras dansles villages russes ; quand nous trouvions quelques pommes deterre, nous criions au miracle. Alors on faisait une halte :nous allumions du feu dans la neige, et, tous attroupés autour,nous regardions cuire notre fricot en nous réchauffant, sansoublier pour cela la surveillance ; des sentinelles étaientplacées tout autour de notre bivac.

« Nous revenions comme cela,cahin-caha, quand, un jour, un de nous qui avait faitquelques pas en éclaireur, revient nous dire qu’il a vu dans lelointain un parti considérable de Cosaques. Nous étionsépuisés ; une résistance était impossible ; cependantnous la tentâmes, et, après nous être tous embrassés en signed’adieu, nous attendîmes les Cosaques de pied ferme. Ils netardèrent pas à nous tomber sur les épaules… Oh ! quelledégelée, mes enfants ! De soixante que nous étions, trenteavaient passé l’arme à gauche, et les trente autres nevalaient guère mieux. J’étais encore sans le moindre atout, quandj’entends la voix d’un de mes vieux camarades, dragon comme moi,qui me crie : « À moi, la Ramée, par ici, monvieux ! » Je ne me le fais pas dire deux fois ; ilétait aux prises avec deux grands coquins de Cosaques. Je tire monsabre et j’accours sur le lieu du combat juste au moment où monpauvre camarade venait de perdre le goût du pain, et assez à tempspour voir les deux satanés Cosaques me retomber sur le dos. Prenantmon sabre à deux mains, je me mis à frapper de droite et gauche,quand je sentis sur ma figure une taloche qui me fit voirtrente-six chandelles. C’est le coup de sabre qui orne mon visage.Je fus laissé pour mort dans la neige par ces gueux-là, qui eurentle soin de me débarrasser de mon carrick et d’une partie de monuniforme. Quand je revins à moi, j’étais sur un chariot, entouré denouveaux camarades : j’avais eu le bonheur d’être trouvé parun autre détachement. Et c’est ainsi que je rentrai en France avecun pied gelé et une blessure encore saignante. »

Mon père finit ainsi son histoire, qui nousavait tellement intéressés, que, ce soir-là, nous ne pensâmes pas ànotre lecture favorite. J’allai me coucher ; et toute la nuitje rêvai combats, uniforme, retraite. Le lendemain était undimanche, l’histoire de mon père devait naturellement influer surmes jeux du jour ; aussi passai-je toute la matinée à meconfectionner un sabre de bois avec une latte que je dérobai à lacave. Ma veste, que j’attachai avec une ficelle à mon cou, pendaitsur mon dos comme une pelisse de hussard. Il ne me restait plus quela coiffure à imaginer ; et j’étais équipé de manière àpouvoir jouer au soldat pendant toute la journée. Pour complétermon accoutrement, je cherchai une grande feuille de papier aveclaquelle je comptais me fabriquer un chapeau à cornes sans enexcepter le plumet. Je fus longtemps avant de rencontrer la matièrepremière de mon chapeau. Dans une ferme, le papier ne se trouve pasen abondance. Enfin, j’en aperçus une feuille dans la chambre demon père, mais elle était sur un meuble, sous un volume desVictoires et Conquêtes. Malgré l’élévation du meublej’atteignis le papier et tout fier, je courus m’en confectionner unchapeau sans regarder ce que c’était. Les morceaux inutilessautèrent ; et, coupés par bandes, servirent à composer unplumet qui bientôt brilla sur ma tête en compagnie du chapeau. Jepassai une journée délicieuse. En rentrant, vers l’heure du souper,je rencontrai mon père, qui sourit en me voyant revenir encaracolant sur le milieu de la route. Il admira mon accoutrement,et, quand il vint à parler du chapeau, j’étais si fier de monouvrage que je le lui passai. À peine y eut-il porté les yeux,qu’il devint pâle, puis rouge, et qu’il me traîna plutôt qu’il neme conduisit jusqu’à la maison.

« Malheureux ! s’écria-t-il ;où as-tu pris cela ?… Répondras-tu, nom d’unecitadelle ! »

J’étais tout interdit, je baissai les yeuxsans oser répondre. Mon père déplia le papier, et, l’étalant devantmoi, il me força à lire ce qui y était écrit. Je fus pris d’untremblement convulsif en apercevant ces mots : État desservices militaires, campagnes et blessures du maréchal-des-logisla Ramée. La colère de mon père était à son comble. Il me fitremarquer que j’avais déchiré l’endroit où il était consignéqu’après Austerlitz il avait été trouvé parmi les morts par unesœur de charité ; puis, sans autre explication, il m’appliquade vigoureux soufflets, mais en si grand nombre et avec une tellerapidité, qu’il me serait impossible d’en dire le chiffre exact.Depuis douze années que j’étais au monde, c’était la première foisque mon père me frappait ; aussi je crois que ce jour-là ils’en donna pour douze ans. Je fus enfermé dans une espèce depigeonnier avec du pain et de l’eau ; et mon père jura que jen’en sortirais pas de huit jours : ma mère n’intercéda paspour moi et je subis ma peine sans le moindre adoucissement.

Comme on le pense bien, cette correction avaitconsidérablement diminué mon goût pour la carrière des armes. Enrevanche, pendant mes huit jours de captivité, je ne fis que rêveraventures ; et je méditai dès lors ma première escapade, donton verra le récit dans le chapitre suivant.

CHAPITRE III

 

Mes projets de fuite. –Irrésolution de mon cousin Labiche. – Une noce dans la famille. –Labiche se donne une indigestion. – Des suites de cetteindigestion. – Je décide mon cousin Labiche. – Notredépart.

 

Lorsque j’eus subi ma punition, mon père eutla générosité de ne plus me parler de ma faute ; et je reprisma vie ordinaire dans la maison. Je travaillais aux champs tout lejour, car je n’allais plus à l’école depuis un an ; je savaislire et écrire, et mon père trouvait que c’était biensuffisant.

« Avec une instruction pareille,disait-il, j’aurais eu les graines d’épinards, et mon ambition neva pas si loin pour Claude : qu’il soit un bon cultivateur,capable de tenir sa maison, c’est tout ce que jedemande. »

Mais, dans ma sagesse de douze ans, j’avaisformé d’autres projets pour mon avenir. Cultivateur, fi donc !toujours la même vie du matin au soir ! jamaisd’aventures ! Et ce n’était pas là mon compte. Une idée, quid’abord n’avait fait que germer dans mon esprit, finit bientôt pary prendre une telle force, qu’elle s’y représentait à chaqueinstant du jour, et que, un beau matin, je résolus de la mettre àexécution. Cette idée n’était rien moins que le projet de quitterla maison paternelle, afin de courir le monde. Cependant j’avouequ’il m’était pénible de partir seul ; aussi, pensant à meprocurer un compagnon, fis-je part de mes desseins à mon cousinLabiche. Il les approuva beaucoup, tant que cela me regardapersonnellement ; mais, lorsque j’en vins à lui faire laproposition de m’accompagner, sa figure, ordinairement comique,renchérit tellement sur son expression habituelle, que je ne pusretenir un grand éclat de rire. Mais, reprenant tout à coup monsérieux :

– Songe donc, lui dis-je, comme ce seraitamusant…

– Certainement… certainement, répondit-ilen baissant la tête, je ne dis pas… mais…

– Toujours du nouveau ! repris-je.Qui sait ? peut-être des aventures brillantes.

– Je ne dis pas non, continuait toujoursmon cousin Labiche, je ne dis pas non… mais manger ?

– Oh ! te voilà bien, tu ne pensesqu’à cela ?

– C’est que j’ai toujours faim.

Bref, je m’aperçus bientôt que mon cousinétait trop irrésolu pour que je le décidasse tout d’un coup.J’abandonnai la partie ; mais je me promis de renouveler plustard mes tentatives. Hélas ! si j’avais su ce que devait mecoûter un pareil compagnon, je n’aurais, certes, pas tant insisté.Chaque soir, je lui parlais de mes projets, mais je trouvais en luila même indécision.

Sur ces entrefaites, il y eut une noce dans lafamille. Mon oncle Labiche fiança ses deux filles à deux bonsfermiers des environs qui conduisirent un matin mes deux cousines àl’église.

C’était un rude travailleur que mon oncle. Ilétait économe jusqu’à l’avarice : mais, que diable ! onne marie pas ses filles tous les jours ; aussi, fit-ilparfaitement les choses. Un copieux repas avait été préparé, et ony fit honneur. Comme on le pense bien, nous étions invités, monpère, ma mère et moi. Pendant le repas, j’avais été placé auprès demon cousin, qui, trop occupé pour pouvoir m’adresser la parole,mangea de tout et en telle quantité, que je passai une heure, sansm’ennuyer, rien qu’à le regarder faire. Cependant, tout a unterme ; et la faim de mon cousin Labiche commençait às’apaiser, quand parut sur la table un monstrueux gâteau deSavoie.

– Quel dommage ! s’écria-t-il, etmoi qui n’ai presque plus faim !

Ce presque-là signifiait :« Je n’ai plus faim du tout ; mais c’est égal, j’enmangerai tout de même… ce doit être si bon ! » C’est cequ’il fit, et je vous assure que, à le voir, il eût été impossiblede croire que sa faim eût jamais été apaisée. Il allait, il allait…si bien que, le dîner fini, il me dit pendant qu’on enlevait lestables pour la danse :

– C’est drôle, Claude, je ne sais pas ceque j’ai… on dirait que j’étouffe.

– Je le crois parbleu bien ! onétoufferait à moins.

Le bal commença : une de mes cousines meprit par la main et me fit danser. On était au milieu de lacontre-danse, quand je vis disparaître mon cousin Labiche, quidepuis un instant, pâlissait et faisait des contorsions. Bientôt lajoie fut troublée par des cris affreux qui partaient de la cour. Ony courut, et on trouva mon cousin se tordant à terre, dans un étatà effrayer les parents les moins sensibles. Adieu les danses !adieu la fête ! Il fallut aller chercher le médecin. Celui-cidéclara qu’il y avait danger de mort ; et ce fut seulementvers minuit que mon cousin Labiche fut sauvé.

C’est en vain que mon oncle essaya de ramenerla joie.

– Allons ! allons ! disait-il,reprenons la danse que ce goulu, ce propre à rien, si ce n’est àmanger, a si mal à propos interrompue.

Mais la fête était troublée, et chacun s’enretourna chez soi. Cette indigestion de mon cousin Labiche devaitavoir des suites favorables à mes projets. Mon oncle, le lendemainmatin, le fit venir et lui dit :

– Goulu ! porc ! veau ! tun’es donc bon qu’à manger ! Ton travail ne vaut pas lediable ; tu dévores plus en un jour que tu ne gagnes en uneannée. Ma foi ! je n’y puis plus tenir : tu as quatorzeans, tu es grand, pas malade… Allons ! allons ! décamped’ici tout à l’heure, et quand tu seras forcé de gagner tanourriture, nous verrons si tu te gorges à te donner desindigestions !

C’est mon cousin Labiche qui, le soir, merapporta lui-même ce discours de son père, en me montrant deuxpièces de cent sous que le digne homme lui avait données pourvivre, en attendant qu’il eût trouvé de l’occupation quelquepart.

– Eh bien ! lui dis-je, maintenantque te voilà chassé, hésites-tu encore à suivre mesconseils ?… Ce n’est plus toi qui seras mon compagnon, c’estmoi qui serai le tien.

– Mais papa se décidera peut-être à megarder… Ce n’est que demain matin que je dois partir… Qui sait sid’ici-là… ?

– Ton père ne changera pas d’avis ;tu sais qu’il est Breton… Tu n’as plus ta mère, puisque la sœur dela mienne est morte… Ainsi en route ! en route tout desuite !… J’ai comme toi deux pièces de cent sous amassées àgrand’peine ; mon paquet sera bientôt fait, et tout à l’heure,après avoir embrassé papa et maman comme pour aller me coucher, jereviendrai t’attendre ici.

Nous étions alors dans le petit jardin de laferme. Mon cousin Labiche, effrayé, joignait les mains et cherchaità me retenir, tandis que d’un geste je lui recommandais ladiscrétion. Nous nous séparâmes jusqu’à l’heure de notrerendez-vous.

À dix heures, muni de mon petit paquet, aprèsavoir embrassé mon père et ma mère, je retournai au jardin. Labichem’y attendait ; il était assis sur un banc et grelottait depeur plus encore que de froid. Il avait employé le temps de notreséparation à intercéder auprès de mon oncle qu’il avait trouvéinexorable : aussi, après avoir fait son paquet de toute lagarde-robe du grand-père, était-il venu m’attendre dans le jardin.Quand j’arrivai, il parut on ne peut plus satisfait.

– Ah ! j’avais déjà peur que tu nevinsses pas, s’écria-t-il.

– Par exemple ! répondis-je avecenthousiasme, quand c’est de ce soir que je vais devenir un homme…que vont commencer mes aventures.

J’entendis ses dents qui claquaient l’unecontre l’autre.

– C’est drôle, me dit-il, j’aifroid !

– Allons ! allons ! enroute ! cela te réchauffera…

Il se décida enfin à se lever et à prendre sonpaquet, qui me parut aussi lourd que volumineux. J’appris de luique, par prudence, il avait fourré au milieu de ses vêtements unpain de douze livres pour les premiers besoins. Nous nousdirigeâmes doucement vers la petite porte du jardin qui fermait endedans ; je l’ouvris, et nous fûmes bientôt en pleinecampagne.

– Allons ! cousin, à la garde deDieu ! m’écriai-je en franchissant le seuil de la maisonpaternelle, sans penser au chagrin que j’allais causer à de bonsparents, dont la tendresse avait veillé avec tant de sollicitudesur mon enfance.

CHAPITRE IV

 

Le clair de lune. – Oùirons-nous ? – Comment le paquet de mon cousin Labiche setrouva plus léger. – Les joueurs d’orgue. – Le premier repas quenous fîmes, mon cousin et moi.

 

Jamais, pendant tout le cours de monaventureuse enfance, durant laquelle je passai plus d’une nuit à labelle étoile, jamais nuit ne me parut plus agréable que celle demon départ. Enfant ingrat ! rien ne me disait au fond ducœur :

« Il y a là un père excellent et une mèrenon moins bonne que tu quittes sans remords. Songe à leur douleur,songe à l’inquiétude que tu vas leur causer. » Je croyaisavoir tout fait en griffonnant une petite lettre fort respectueuse,dans laquelle j’informais mon père de l’intention où j’étais decourir le monde, en m’excusant toutefois de l’avoir fait sans sapermission. Cette lettre, que j’avais laissée sur mon lit, apaisaitle cri de ma conscience ; et puis cette nuit était si belle,si fraîche, si étoilée ! Je jouissais avec tant de plaisir decette première heure de liberté, de mes espérances pour l’avenir,du clair de lune qui éclairait la campagne de son jour douteux, etde cette même campagne, si belle au pâle éclat de la reine desnuits !

C’est en vain que je communiquais mesimpressions à mon cousin Labiche ; il était insensible à tout,marchait tête baissée, traînant la jambe et pliant malgré lui sousle poids de son paquet. Il était environ une heure du matin…

– Asseyons-nous, lui dis-je, etcausons.

– Volontiers ! répondit-il ens’essuyant le front.

Et il laissa tomber son paquet, en poussant unsoupir de satisfaction. Quand nous fûmes assis, je pris la parole,car je compris que c’était à moi de diriger l’association, quoiqueje fusse le plus jeune.

– Tenons conseil, fis-je donc :qu’allons-nous devenir, où irons-nous ?

Cette grave question, posée d’une manièreaussi péremptoire, sembla étourdir mon cousin Labiche qui, au lieude répondre, se mit à défaire son paquet. Je proposai alors millechoses. S’embarquer ? Il n’y fallait pas penser ; la vued’un vaisseau, même en peinture, donnait la fièvre à mon cousinLabiche. Il ne fallait donc pas songer à prendre la route deDieppe. Que faire cependant ? Je formai intérieurement leprojet de suivre le chemin du midi de la France ; et, sansconsulter davantage mon cousin, je résolus de me confier au hasard.Après avoir pris cette sage décision, je m’arrangeai commodémentsur l’herbe, et, la tête appuyée sur mon paquet, je m’endormisbientôt profondément.

Je ne sais combien de temps dura mon sommeil,mais quand je m’éveillai, je portai les yeux vers mon cousin ;il était à la place où je l’avais laissé, paraissant profondémentaffecté, à ce que je crus. On va voir que l’air affligé que je luitrouvais n’était dû qu’à une digestion difficile.

– Allons ! lui dis-je, reprenonsnotre route.

Mon cousin ne se le fit pas dire deuxfois ; il fut bientôt sur pied, et je remarquai qu’ilsoulevait son paquet avec moins de peine.

– Ah ! ah ! m’écriai-je, lesforces sont revenues, à ce qu’il paraît… ou ton paquet est devenuplus léger…

– C’est plutôt cela, me répondit-il avecun hoquet… j’ai mangé une bouchée pendant que tu dormais, et jeboirais bien un verre d’eau.

Heureusement pour nous, nous rencontrâmes unesource où mon cousin se désaltéra : sans quoi il eût étépossible que je le visse étouffer à mes yeux. Pendant qu’il buvait,je tins son paquet, et j’eus l’occasion de m’apercevoir quevéritablement le poids en était diminué de plus d’une livre audétriment du pain.

Le jour commençait à paraître quand nousarrivâmes à la grand’route ; et, à la vue d’une chaise deposte qui passa devant nous au grand trot, mon cousin poussa deuxou trois soupirs, à la suite desquels il m’avoua qu’il étaitfatigué. Nous convînmes de suivre la grand’route jusqu’au premiervillage, où nous nous reposerions en déjeunant.

Cette manière d’arranger les choses parutconvenir on ne peut plus à mon cousin, qui avait déjà oublié latranche de pain dont son estomac s’était senti si péniblementchargé.

Il était grand jour quand nous arrivâmes auvillage ; la petite marche de deux heures environ que nousavions faite, depuis l’accident arrivé à l’estomac du cousin, luiavait probablement produit l’effet d’un verre d’absinthe, car ils’écria avec joie, en apercevant les premières maisons :

– Ah ! enfin ! je vais doncdéjeuner !…

Je commençais à frémir de me trouver associé àun tel mangeur ; et, malgré mon jeune âge, il me fut facile decalculer que notre fortune de vingt francs ne tiendrait paslongtemps en présence d’un si formidable appétit. Quand ils’agissait de manger, l’instinct de Labiche semblait tout à coup seréveiller ; car ce fut lui qui, le premier, découvrit uneauberge vers laquelle, me prenant par la main, il m’entraîna avecrapidité. Un peu surpris de cette brusque entrée, l’aubergiste nousregarda de travers ; mais bientôt l’air comique de mon cousin,et peut-être aussi mon accoutrement fort mesquin joint à mon jeuneâge, le rendirent plaisant jusqu’à l’insolence. Je ne m’en aperçuspas alors ; ce ne fut que plus tard, en fouillant dans messouvenirs, que je me sentis pris de colère en songeant à la manièredont il nous reçut.

– Que servirai-je à cesmessieurs ? demanda-t-il d’un ton gouailleur, enappuyant sur ce dernier mot. Des poulets ?… du pâté de foiegras ?… des éperlans ?…

Certes, il n’aurait pu nous servir aucun deces mets luxueux. Sa misérable auberge de village n’avait jamaisdonné asile à la moindre tranche de pâté de foie gras ;cependant je ne compris pas qu’il nous plaisantait, et je me hâtaide répondre :

– Non, Monsieur, rien de tout cela.

– Pourquoi donc pas ? fit mon cousinLabiche, en se léchant les lèvres et en répétant à voix basse àplusieurs reprises : « Pâté de foie gras ! pâté defoie gras !… »

– Du tout, Monsieur, dis-jevivement ; une omelette au lard.

– Combien d’œufs ? Douze ?quinze ? reprit l’hôte gouaillant toujours.

– Quinze ! se hâta de répondre moncousin.

– Et après cela… un morceau deveau ?

– Un morceau de veau… c’est cela !dit encore mon cousin, sans me laisser le temps de prendre laparole.

– Est-ce que ces messieursn’assaisonneront pas cela d’une petite salade ? ajoutal’hôte.

– Si fait ! si fait, unesalade !

C’était encore mon cousin Labiche quirépondait cette fois. À défaut de ma langue, dont il ne me laissaitpas la possibilité de me servir tant il mettait d’empressement àrépondre, j’usai de mes pieds pour l’avertir qu’il allait troploin ; mais il n’était plus temps, l’hôte était parti pourpréparer notre déjeuner.

– Ah çà ! dis-je à mon cousin dèsque nous fûmes seuls, tu veux donc dépenser nos vingt francs toutd’un coup ?

– Bah ! laisse donc, nous n’enaurons pas pour vingt sous… et, ma foi ! je me sentais enappétit.

On eût dit, à l’entendre, que cela ne luiarrivait jamais. Je fis contre fortune bon cœur ; et jeréfléchissais au métier qu’il nous faudrait embrasser pour suppléerà l’exiguïté de notre bourse, quand des joueurs d’orgues’arrêtèrent devant la fenêtre auprès de laquelle nous étionsassis. C’étaient trois enfants de mon âge environ, et je pensaitout de suite à faire le même métier qu’eux ; peut-être, aprèsavoir payé notre dépense, nous resterait-il encore assez pouracheter un orgue ? Je communiquai mon idée au cousin Labichequi la rejeta bien loin, prétendant que cela devait fatiguer lebras de toujours tourner un pareil instrument. Je commençais àcroire qu’il n’y avait pas à compter sur mon cousin pour nous tirerd’affaire, lorsque notre hôte parut apportant notre déjeuner.

Quand j’ai pensé depuis à l’effrayantequantité de nourriture que l’on plaça devant nous, il ne m’a jamaisété possible de m’expliquer comment il se fit que tout eût disparu.Certes, je pris ma part du premier repas que je fis en société demon cousin ; mais je déclare qu’il ne fallut pas la dixièmepartie de ce qu’on nous servit pour apaiser ma faim. Et cependantil ne resta rien sur les plats ! J’en suis encore surprisquand j’y pense. Enfin il fallut payer ; c’était ce qu’onappelle le quart d’heure de Rabelais : mon cousin ne semblapas s’en soucier. Il étendit ses jambes, se renversa sur sa chaise,et, dans cette position agréable, il travailla à sa digestiontandis que je réglais avec l’hôte. Celui-ci nous apporta une notede sept francs et vingt centimes que je donnai en rechignant, touten maugréant contre mon cousin Labiche.

Nous sortîmes de l’auberge. L’hôte, qui avaitvu manger mon cousin, le regarda d’un air surpris ; et, commenous étions encore sur le pas de la porte, je l’entendis dire à sesvalets :

– Il n’est pas possible, ce garçon-là ale ver solitaire !

CHAPITRE V

 

Je commence à me lasser de moncousin Labiche. – Le fond de notre bourse. – Les pommes à cidre. –Une tartine de beurre. – L’heureuse colique. – De ce qui arriva àpropos de la tartine de beurre.

 

Au train dont allait mon vorace cousin, notrebourse fut bientôt aussi plate que celle de Job, le patron desgueux. Il y avait deux jours à peine que nous avions quitté le toitpaternel, et déjà notre avoir se trouvait réduit à une somme de unfranc, que, grâce à ma prudence, j’avais soustraite à la voracitéde Labiche en la cachant dans mon soulier. C’est à cette prudencebien au-dessus de mon âge que je dus une ampoule au pied, laquellenous contraignit de nous arrêter. Nous étions alors aux environs deBeauvais ; et depuis la nuit du départ, nous nous étionscontentés de la belle étoile pour toute hôtellerie. Qu’on juge doncsi nous étions fatigués, mon cousin Labiche et moi, et si nousaspirions ardemment au bonheur de reposer dans un lit ! Maisil fallait se le procurer ce lit, et ce n’était pas avec vingt sousque nous pouvions satisfaire à tous les besoins qui nousassaillaient à la fois ; car, depuis le matin, c’était bien lacentième fois que mon cousin me répétait son sempiternel :« J’ai faim ! »

Il fallait cependant prendre un parti :nous pouvions, certes, nous procurer un lit pour notre franc ;mais alors il fallait se passer de manger, et c’était un chapitresur lequel il était impossible de faire entendre raison à moncousin Labiche. Je commençais réellement à me lasser de sa société.Tant que nous avions eu de l’argent en poche, nous avions vécu enassez bonne intelligence ; mais, l’argent diminuantrapidement, les disputes arrivèrent grand train. Le sujet de toutesnos querelles était la nourriture ; mon cousin, de lameilleure pâte pour toute chose, était à cet endroit d’une ténacitéet d’une âpreté remarquables. Quand j’essayais de lui fairecomprendre que nous ne résisterions pas à une dépense pareille, ilme répondait toujours par ces mots dignes d’unphilosophe :

– Alors, comme alors !… Tant qu’il yen a, il y en a.

Et son imagination travaillait aussitôt sur cethème : Que mangerai-je à déjeuner ? Que mangerai-je àdîner ?

Ce jour-là, je répondis à cette question qu’ilse faisait à part lui depuis longtemps.

– Tu ne mangeras pas aujourd’hui, luidis-je.

Il fit deux sauts sur la route à cette phrasefoudroyante, et ouvrant de grands yeux :

– Pourquoi donc ça ?demanda-t-il.

– Parce que nous n’avons plusd’argent…

– Allons donc ! c’est impossible,s’écria-t-il, effrayé par cette perspective.

– C’est la vérité, répondis-je, regardeplutôt.

Et je lui montrai notre bourse.

Il se mit à rire niaisement, et, me frappantsur l’épaule.

– Tu en caches, farceur !dit-il.

– J’en cache, moi !… Eh bien !oui… j’ai caché vingt sous… les voilà !… avec cela il fautfaire toute notre journée… Quant à demain… !

Mon cousin ne m’écoutait déjà plus. Il avaitaperçu dans un champ des paysannes qui abattaient des pommes, et jele vis courir à elles avec une vivacité dont je ne le croyais passusceptible.

Il ne tarda pas à revenir avec des pommes dansson mouchoir.

– Ah ! je ne mangerai pasaujourd’hui ! fit-il en me montrant sa conquête, regarde cequ’on m’a donné.

Et, ce disant, il se mit en devoir de fairedisparaître les pommes, sans penser seulement à m’en offrir. Je luien pris quelques-unes ; c’étaient des pommes à cidre fortamères au goût et très dangereuses pour le corps, qu’ellesdérangent inévitablement. En un quart d’heure mon cousin Labicheeut tout dévoré.

Cependant, j’avais trouvé un moyen desacrifier à la fois à notre fatigue et aux exigences de notreestomac. J’obtins, de pauvres paysans qui occupaient une vieillemasure à quelques lieues de Beauvais, la permission de coucher dansleur écurie, moyennant dix sous ; et, avec les autrescinquante centimes, j’achetai du pain bis et du beurre. J’avaislaissé mon cousin Labiche dans l’écurie pendant que j’étais alléaux provisions ; quand je revins, je le trouvai tout blême, ilse tordait comme le jour de la noce de ses sœurs, et il m’avouaqu’il se sentait gravement indisposé.

– Ce sont tes diables de pommes… luidis-je ; aussi tu en as mangé une quantité…

– Pas déjà tant… une trentaine…

– Eh bien ! continuai-je, il fautfaire diète aujourd’hui.

Cette ordonnance était un peuintéressée ; car, en voyant l’exiguïté de nos provisions et enpensant à l’appétit furibond de mon cousin Labiche, je commençais àcraindre d’être condamné à un jeûne forcé. Mais il n’entendit pasde cette oreille-là.

– Bah ! fit-il. Au contraire… celame fera du bien de manger un morceau.

Ce disant, il sauta sur nos maigresprovisions, se fabriqua en un instant une monstrueuse tartine et semit en devoir de la dévorer, sans toutefois lâcher le restant dupain dans lequel il avait introduit le beurre. Ah ! je mefâchai sérieusement cette fois ; mais mes paroles et ma colèrene troublèrent pas mon flegmatique cousin. Je fus obligé d’employerla ruse pour lui faire lâcher prise. Je passai derrière lui ;et, lui arrachant le pain, je me sauvai à l’autre bout de l’écurie.Comme il commençait à faire nuit, il fut longtemps avant de metrouver, et ma tartine était achevée quand il me découvrit. Ilvoulut m’arracher mon modeste repas ; ventre affamé n’a nicœur ni oreilles. Alors commença entre nous une lutte dans laquellej’aurais eu le désavantage sans l’adresse que je déployai. Jesortis de l’écurie, et, courant çà et là dans la cour, je pusattraper quelques bouchées à la dérobée. Mais j’étais serré de prèspar mon maudit cousin ; et j’allais être saisi par lui, quandje le vis, à mon grand étonnement, abandonner tout à coup lapoursuite et se sauver en courant. C’étaient les trente pommes quivenaient à mon aide. Heureuse indisposition ! J’allaisprobablement lui devoir mon souper. Pour plus de sûreté cependant,je me hissai sur un toit de chaume, non sans avoir emporté une peaude veau que nos braves hôtes nous avaient donnée pour nous couvrir.Là, à cheval sur l’arête du toit, je mangeai paisiblement matartine, sans crainte de mon cousin qui me regardait d’en bas,n’osant venir me trouver dans la salle à manger que je m’étaisimprovisée. Cependant, ma tranquillité devait être bientôttroublée : ma tartine était engloutie, et je songeais déjà àregagner mon lit, c’est-à-dire une botte de paille fraîche quenotre hôte avait généreusement étendue sur de la vieille litière,quand j’entendis du bruit dans une petite ruelle au-dessus delaquelle je me trouvais, grâce à ma position élevée. J’avais étéaperçu et sans aucun doute pris pour un voleur. Je songeai àdescendre précipitamment ; mais, dans mon trouble, je metrompai de côté, et, au lieu de retomber dans la cour, je melaissai glisser dans la ruelle même où se trouvaient mes ennemis enarmes. Je dis en armes, car la garde nationale du lieu était surpied, et une patrouille de trois hommes, dont deux seulementétaient en uniforme, circulait d’un pas grave dans les environs,n’osant pas trop approcher du lieu où l’on avait aperçu l’audacieuxvoleur. En remarquant mon erreur, et en me trouvant dans la ruelle,je fus bien effrayé et je me sauvai à toutes jambes, entraînantavec moi la peau de veau, vers un taillis derrière lequel je meblottis. Cependant tout le village était en émoi, et la patrouille,se sentant appuyée par de vigoureux paysans armés de gourdins, pritenfin le courage d’avancer dans la direction que j’avais prise.

Je fus bientôt découvert ; la patrouilledevint féroce en reconnaissant mon âge et ce que sa peur avait deridicule. On m’arrêta ; il fut question de me mener jusqu’àBeauvais, afin de me livrer à la justice. Bref, un obligeant seproposait déjà pour aller avertir la gendarmerie du canton, quandmon digne hôte parut, fort heureusement pour moi. Il me reconnutaussitôt ; et, lorsque je lui eus conté la cause de tout,l’histoire de ma tartine et la persécution de mon cousin Labiche,le brave homme n’hésita pas à me réclamer : puis chacun allase coucher, tout en maugréant d’avoir été dérangé pour rien.

J’en fus quitte pour la peur ; et, rentréà l’écurie, je m’endormis en réfléchissant à tout ce qui aurait puarriver à propos d’une tartine de beurre.

CHAPITRE VI

 

Promenade matinale. – Mon cousinLabiche s’ouvre l’appétit. – La défroque de mon grand-père. – Ladoublure d’un gilet. – Heureuse trouvaille. – Mon cousin faitencore des siennes. – La boutique du pâtissier.

 

Malgré la secousse que m’avait donnée l’alertede la soirée de la veille, je ne me réveillai qu’à six heures, lematin, en criant :

– Voilà, maman, je me lève !

Je croyais sentir la main de ma mère qui mesecouait vigoureusement ; mais, me frottant les yeux, je visaussitôt que je n’avais auprès de moi qu’un cheval poussif et moncousin Labiche, non moins poussif que le bucéphale, à en juger parles ronflements dont il emplissait l’air. Je fus bientôt debout,et, voulant réveiller mon dormeur :

– Allons ! lève-toi, lui dis-je.

Mais il fut insensible à cette invitation, etme répondit par un grognement prolongé. J’essayai de l’arracher ausommeil en le tirant par le bras, vain effort ; le grognementde mon cousin fut un peu plus accentué cette fois, mais celui-ci nes’éveilla pas.

– Viens donc, Labiche, nous allons faireun tour.

Toujours le grognement pour toute réponse.

– Pour nous ouvrir l’appétit,continuai-je en riant.

En un instant il fut debout. Cette propositionde s’ouvrir l’appétit lui avait ouvert les yeux. Nous nousdirigeâmes vers la campagne, et, tandis que je réfléchissais ànotre position, mon cousin Labiche humait l’air pur du matin afinde remplir le but de notre promenade.

– C’est fini, il est ouvert, me dit-iltout à coup.

– Ouvert ?… quoi ?demandai-je.

– Eh bien !… parbleu !l’appétit, répondit-il ; tu sais bien que c’est pour cela quenous sommes sortis… Allons déjeuner…

– Où cela ?

– Où tu voudras… Qu’importe ?

– Avec quoi ?

– Ah ! diable !

L’état misérable de notre bourse se présentatout à coup à son esprit, et il se gratta l’oreille comme un hommefrappé d’une idée désagréable.

– Ah ! diable ! répéta-t-il… Jeretourne me coucher, alors… Tâche de trouver un moyen, pendant queje vais faire un somme.

Il avait déjà fait quelques pas pours’éloigner ; je courus après lui et je le retins. Je tentai dele distraire en lui faisant admirer la campagne.

– Regarde donc, lui dis-je, ce charmantpaysage… C’est joli, ici !…

– S’il y avait au moins des pommes !murmura-t-il.

Après ce qui lui était arrivé laveille !… Mon cousin était incorrigible.

– Écoute, repris-je tout à coup, il yaurait bien un moyen… Ce serait de vendre quelques-unes des partiesde la garde-robe du grand-père, que tu traînes avec toi.

– Et nous déjeûnerions ?

– Comme des rois…

– C’est une idée !… D’autant plusbelle, que cela rendra mon paquet plus léger et plus commode àporter.

Après ce beau raisonnement, je le vis arpenterle terrain, comme quelqu’un qui court à une affaire importante.

– Où vas-tu donc ? lui criai-je.

– Chercher mon paquet bien vite, afin dedéjeûner plus tôt.

J’eus beaucoup de peine à le décider àm’attendre.

Nous arrivâmes à l’écurie ; et, encherchant ce que nous pourrions vendre de la défroque dugrand-père, je pris un gilet qui me parut plus lourd que lesautres.

– C’est extraordinaire, dis-je à moncousin Labiche.

– Quoi donc ?

– Ce gilet est joliment lourd… on diraitqu’il y a quelque chose dedans…

– Bah !… si ça allait être del’argent, fit mon cousin en se rapprochant.

– Ma foi !… repris-je, en tâtanttoutes les poches.

– Ah ! dame ! ça se pourraitbien, continua mon cousin ; parce que, vois-tu, le grand-pèreétait riche.

– Labiche ! m’écriai-je brusquement,nous sommes sauvés, cousin.

Je venais de sentir, entre l’étoffe et ladoublure, quelque chose de rond comme une pièce de monnaie…

– C’en est !… c’est del’argent !

– Allons déjeuner, fit aussitôt moncousin Labiche, cherchant à m’entraîner ; mais j’étais tropoccupé à défaire la doublure avec mon couteau pour céder à sesinstances.

Enfin, je jetai un cri de joie ; deuxpièces d’or venaient de tomber à mes pieds. Qu’on juge de notrebonheur : nous qui n’avions pas un sou un instant auparavant,nous nous trouvions tout d’un coup à la tête d’une fortune dequarante francs. C’était un coup de la Providence. Et nous nepensâmes pas à remercier le Ciel, ingrats que nous étions !Oh ! pour cette fois, je ne fis pas à mon cousin la moindreobservation ; il commanda ce qu’il voulut, et je vous assureque ce qu’il voulut passa la permission. Mais je ne dis mot, et jepayai l’aubergiste sans la moindre humeur. J’étais si heureux denotre trouvaille.

– Je n’aime pas rester sans le sou dansma poche, me dit mon cousin Labiche ; donne-moi une des deuxpièces, quand tu en auras besoin, je te la rendrai.

Hélas ! je n’aurais pas dû céder ;mais comment lui refuser cette satisfaction ? Les deux louisne lui appartenaient-ils pas ? Grâce à notre trouvaillebienheureuse, il nous fut permis de continuer notre voyage ;et quelques jours après nous traversions Caen. On voit que nousprenions un plaisant chemin pour gagner le midi de la France. Nousétions revenus sur nos pas dans la direction du nord, circonstancequi me fit regretter amèrement de ne pas avoir travaillé davantagequand je m’étais trouvé à même d’étudier la géographie.

Comme nous traversions la ville, je vis tout àcoup disparaître mon cousin, et il me fut impossible de découvrirpar où il était passé. Dans la crainte de le perdre, je pris leparti de rester à la même place jusqu’à son retour. Il ne tarda pasà reparaître, sortant de la boutique d’un pâtissier avec un grospaquet qu’il portait dans son mouchoir.

Il vint à moi radieux.

– Je viens de faire une emplette… Desgâteaux, me dit-il en dépliant son mouchoir sur une borne.

– Ô mon Dieu ! quelleprovision ! m’écriai-je.

– J’ai pris tout ce que j’ai pu trouver…il n’y avait que cela dans la boutique.

– Mais… ça a dû te coûter bien cher…dis-je en hésitant ; car l’aspect des gâteaux, que j’aimaisbeaucoup, me faisait oublier mon rôle habituel de mentor.

– Oh ! pas si cher que j’aurais cru…Il y en a pour seize francs dix-neuf sous, répondit mon cousin avecindifférence.

– Seize francs dix-neuf sous !m’écriai-je, revenant tout à coup au sentiment de notreposition ; et moi qui allais te demander ton louisaujourd’hui… Je n’ai plus d’argent…

– Oh ! mais j’en ai, moi !…Trois francs !… les voilà !…

Son sang-froid me confondait ; mais,comme tout en parlant il occupait ses mâchoires et que les gâteauxdisparaissaient ainsi que dans un gouffre, je cessai tout à coupmes réflexions, pour imiter autant qu’il me fut possible mon cousinLabiche. Et tous deux, attablés sur un banc de pierre, dans la ruela plus fréquentée de Caen, nous fîmes le repas le plusfeuilleté et le plus cher que je me sois permis pendanttout le cours de mes aventures.

CHAPITRE VII

 

Les suites d’une gourmandise. –Mon cousin tire la langue. – Une rencontre sur la route. –Proposition de traité. – Nous acceptons. – Nous entrons chez unbarbier gascon.

 

Le lendemain du jour où nous avions fait notresplendide repas dans les rues de Caen, mon cousin Labiche seréveilla sur une meule de foin, où nous avions passé la nuit, en medisant qu’il avait rêvé lion, et que c’était un signe certain qu’ilmangerait d’excellentes choses ce jour-là.

– Je ne sais pas si tu mangerasd’excellentes choses, lui dis-je avec humeur ; mais ce que jepuis t’affirmer, c’est que nous n’avons plus le sou.

– Bah ! reprit-il avec ce sang-froidqui me surprenait toujours, nous avons déjà été dans cetteposition-là… et nous en sommes sortis…

– Au fait ! tu as raison,m’écriai-je ; passe-moi ton paquet, que je visite encore lesgilets du grand-père.

Cette fois il sortit un peu de son apathie, etil m’aida à passer en revue toutes les poches de la garde-robepaternelle. Mais, hélas ! elles furent aussi insensibles ànotre misère que les pierres du chemin, et ne nous offrirent mêmepas la moindre pièce de dix sous. Nos traits qui exprimaientl’espérance quand nous commençâmes notre perquisition, prirent peuà peu une teinte sombre, à mesure que cet espoir diminuait ;et, quand nous eûmes acquis l’affreuse certitude que pour le coupnous étions tout à fait réduits au dénûment, nous nous trouvâmesdans les plus heureuses dispositions pour nous disputer. C’est cequi ne manqua pas d’arriver.

– C’est ta faute, aussi ! dis-je àmon cousin ;… avec ton idée de te payer pour seize francsdix-neuf sous de gâteaux…

– Écoute donc… il y avait longtemps quej’en avais envie.

– Ce n’était pas une raison pour acheterune boutique entière… Grâce à ta gourmandise nous jeûneronsaujourd’hui… car les trois francs qui te restaient ont passé audîner d’hier… Maudit gourmand !

– Ah ! bien, je te trouvedélicieux ! reprit mon cousin Labiche : tu m’appellesgourmand, et tu en as mangé ta part…

– Dame ! écoute donc… la sottiseétait faite… il fallait bien l’avaler… Et puis, d’ailleurs, tu enas englouti plus que moi.

– Oh ! si on peut dire !

– Enfin, veux-tu que je te dise ?…il me semble t’avoir vu, en nous endormant hier soir, tirer ungâteau de ta poche et le manger en te cachant.

– Par exemple ! fit mon cousin,évidemment embarrassé et s’efforçant de changer laconversation.

Mais son embarras même me prouva que j’avaisdeviné juste. Il avait caché quelques-uns des gâteaux, au moment oùil les avait achetés. Cette nouvelle preuve de son égoïsme merévolta ; et je voulus me venger au moins en jouissant de sonembarras.

– À propos, dis-je tout à coup, nousavons fouillé tous les habits, excepté ceux que tu portes. S’ilallait y avoir de l’argent dans tes poches ?…

– C’est impossible… il n’y en a pas,répondit-il vivement.

– Donne, je vais chercher, repris-je.

Mais mon cousin Labiche à cette proposition,se leva vivement.

– Ah ! ah ! c’est ennuyeux,dit-il ; allons nous promener un peu.

Je me promis de l’observer, ne fût-ce que pourl’empêcher de jouir des trésors de sa cachette, puis je parlaid’autre chose.

– Ah çà ! qu’allons-nousfaire ? lui demandai-je.

– Tiens, j’ai pensé à une chose cettenuit, me répondit-il.

Je le regardai avec stupéfaction : ilavait pensé à quelque chose !… Il remarqua mon étonnement.

– Oui, continua-t-il, il faut que nousallions en Bretagne… Le frère de mon père est curé dans cepays-là ;… allons le voir… il nous recevra bien… Il paraît quetous les Bretons l’aiment beaucoup et lui donnent de bons morceaux…On doit joliment manger chez lui… À propos de cela, ajouta-t-il, jedéjeûnerais bien.

– Moi aussi, fis-je avec intention.

Nous avions formé le projet d’entrer auprochain village, dans l’espérance d’y trouver quelque chose àfaire qui nous procurât la nourriture de la journée. Tout en nousdirigeant vers ce but, nous marchâmes silencieusement côte à côte,et je ne cessai d’avoir les yeux sur mon cousin, qui paraissaitcontrarié de mon insistance. Il me regardait en dessous etcherchait à porter la main à sa poche.

– Ah ! je suis fatigué, dit-il toutà coup ; va devant un peu… je te rejoindrai.

– Je ne te quitte pas, répondis-jemalicieusement ; je suis fatigué aussi.

Il s’assit de fort mauvaise grâce, et je meplaçai à ses côtés. Bientôt il se leva et se mit à marcher à grandspas, espérant que je ne pourrais pas le suivre ; mais grâceaux efforts que je fis, son espoir fut déjoué. Exténué de chaleurpar la marche forcée qu’il avait faite, mon cousin Labiche tira sonmouchoir, et dans ce mouvement un gâteau tomba à terre.

– Ah ! lui dis-je… tu n’en cachaispas !…

– C’en est un qui sera resté dans lemouchoir, fit-il vivement en rougissant, je ne comprends pascomment cela se fait…

Mais, sans lui laisser le temps de se mettreen garde contre une attaque aussi imprévue, je sautai sur sa poche,et j’en tirai un chaos de pâtisseries formidable. Mon cousin, endormant, s’était étendu sur la basque de son habit dans la craintequ’on ne le volât ; et il avait singulièrement arrangé lapâtisserie. Il fut un instant confondu, ce qui me laissa le tempsde prendre ma part de cette macédoine ; après quoi je la luirendis, et il la fit disparaître en deux coups de dents.

Nos démarches auprès des villageois furentparfaitement inutiles. Il y eut même quelques-uns d’entre eux quinous reçurent fort mal, en nous traitant de vagabonds ; et,vers le soir, nous retournâmes à notre meule, découragés et portantbas l’oreille. Mon cousin Labiche faisait une piteusegrimace ; après avoir répété au moins mille fois :« J’ai faim… je mangerais bien quelque chose, »reconnaissant l’inutilité de ses efforts, il avait fini par serésigner, mais de la plus mauvaise grâce du monde ; et il luieût été impossible de dissimuler son découragement. Nous nousétendîmes sur notre foin sans souper ; et ce ne fut pas sanspeine que nous parvînmes enfin à nous endormir, car le sommeil estennemi des estomacs vides.

Le lendemain et le surlendemain, même manège.Nous parcourions les villages voisins, demandant qu’on nousemployât ; mais partout nous essuyions les mêmes refusinjurieux, et chaque soir nous revenions à notre meule, le ventrevide et le cœur déchiré. Mon pauvre cousin Labiche faisaitpitié ; il avait vainement secoué tous les pommiers, larécolte était faite ; il avait grappillé dans toutes lesvignes, mais les grives et les oiseaux pillards avaient passé parlà. Qu’on juge de son abattement à lui, qui, depuis trois jours,n’avait mangé que la moitié d’un pain de quatre livres que jem’étais procuré grâce à une petite épargne prudente, et que j’avaiseu soin de diviser en portions égales ! Ce n’était pas lequart de ce qu’il fallait à mon pauvre cousin ; aussilaissait-il pendre ses jambes, tomber ses bras et refusait-il defaire un pas.

Nous étions dans ce triste état quand nousfîmes la connaissance d’un barbier, qui probablement fatigué, vints’asseoir auprès de nous sur le bord de la route. Il ne fut paslongtemps sans remarquer notre tristesse.

– Eh ! qué que vous avez donc ?dit-il en gasconnant on ne peut mieux.

– Ma foi ! nous n’avons rien,répondis-je résolument, et voilà ce dont nous nous plaignons. Nousavons cherché à travailler ; on nous repousse partout en nousappelant vagabonds.

– Eh ! donc… né lé seriez-vous pasun peu ?

– Non, vraiment, Monsieur, m’écriai-je.Et je me hâtai de lui conter notre histoire sans lui rien cacher…si ce n’est le furieux appétit de mon cousin Labiche ; car, jene sais pourquoi, j’espérais quelque chose de cet homme et jecraignais que cette circonstance ne l’indisposât. Quand j’eus fini,le Gascon, me prenant par l’oreille :

– Eh ! donc… l’ami, dit-il, c’est cégrand escogriffé qui est ton cousin ?

– Mon cousin Labiche, oui, Monsieur.

– Eh bien ! mes pichouns, bénissezlé hasard qui m’a jeté sur votre routé… Jé veux vous êtreutile ; et jé vous prends chez moi… Jé suis barbier… et, voyezl’avantage… jé ferais votre apprentissage à tous les deux… Commé jévous veux du bien… jé né vous prendrai rien pour cela… seulémentnous férons un petit papier par lequel nous nous engageronsmutuellement à né pas nous séparer de huit ans… pendant lesquels,jé vous garderai aux mêmes appointements… c’est-à-dire que vous némé payerez pas… Eh ! donc !…

Sans doute il était désagréable de s’engagerpour huit ans, mais cela valait mieux encore que de mourir defaim ; aussi nous hâtâmes-nous d’accepter, mon cousin Labicheet moi. Le barbier fit claquer ses doigts, en se levant d’un airsatisfait, et il nous emmena avec lui. Chemin faisant, mon cousinLabiche faillit tout gâter.

– Et les repas ! s’écria-t-il, vousn’en avez pas parlé.

Le barbier le regarda de travers.

– Les repas ! repris-je vivement,les repas ! tu verras bien à quelle heure ils sont.

Nous venions d’arriver au village, et de loinle barbier nous montra un tableau qui s’avançait sur la rue etreprésentait un pot de fleurs grossièrement peint.

– À l’Oreillé-d’ours !s’écria le barbier ; ça sé voit dé loin. Cornésac,barbier, vétérinaire et épicier, le tout au plus justéprix.

À ce moment, nous étions devant la boutique ouplutôt les boutiques, car il y en avait deux ; et ce ne futpas sans surprise que je lus les mille inscriptions appliquées auxcarreaux et ayant toutes trait à l’un des trois métiers de notrenouveau maître. En voici quelques-unes ; Ici, on rasegrâtis demain. – Coupe de cheveux à trois sous avec frisure. – Ici,on tond les chiens, on les saigne, ainsi que les chats et tous lesautres animaux du pays. – Épiceries, clouteries, herboristerie enGROS et en détail, – poudre pour les dents, – médecinepour les chiens ; on prend les animaux en pension et desélèves pour la coiffure.

Malgré ma triste position, je ris de bon cœuren lisant ces inscriptions ; mais je fus arraché à monhilarité par la voix de mon patron, qui m’appela dans la boutique,dont je me propose de donner un aperçu dans le chapitresuivant.

CHAPITRE VIII

 

La boutique du barbier. – Portraitde mon patron. – Mon cousin Labiche produit son effet. –Conversation à notre sujet entre le barbier et safemme.

 

Si vous n’avez jamais vu de boutique devillage, il vous sera impossible de vous faire une idée de celledans laquelle j’entrai sur l’invitation de mon patron, l’illustrebarbier Cornesac.

Mon cousin Labiche m’avait précédé ; etce fut lui qui attira le premier mes regards : il soufflaitsur une chaise placée près d’une porte qui devait être celle de lacuisine, à en juger par les regards de convoitise que mon pauvrecousin lançait dans les profondeurs de la pièce voisine. Mais jefus bientôt détourné de cette observation par l’aspect étrange queprésentait la boutique dans laquelle j’allais faire monapprentissage. Qu’on se figure, si l’on peut, une petite pièce nonpavée, non carrelée, et dont la terre, pour tout plancher, offre detels accidents de haut et de bas qu’il faut une grande habitude duterrain pour ne pas se laisser choir. Les murs, nudifiés parl’humidité, paraissent avoir été couverts, bien avant laRévolution, d’un papier qui a pu être gris-bleu, mais dont biencertainement le chimiste le plus habile ne pourrait à l’heure qu’ilest, reconnaître la couleur primitive quand bien même il selivrerait à l’analyse la plus minutieuse sur les quelques lambeauxqui en restent.

Passons à l’inventaire du mobilier. Quelquechose au fond qui a la prétention d’être un comptoir ; deuxchaises estropiées et une table boiteuse, laquelle portetriomphalement une vieille cuvette en terre, qui prouve auxchalands, par trois brèches énormes, l’ancienneté de ses serviceset les nombreux assauts qu’elle a eu à soutenir. Un vieux cadrejadis doré, et qui servait en ses beaux jours à entourer une glace,laquelle aura probablement volé en éclats dans un jour decolère ; car il n’en reste plus qu’un morceau dans un coin ducadre, encore paraît-il tout honteux de son isolement. Ce cadrepasse sa vie monotone pendu au mur, en société de deux gravuresqui, par l’absence de toute poussière, semblent être les favoritesdu lieu et l’objet d’un culte particulier du seigneur etmaître.

Ceci n’est que pour un côté.

Si l’on se retourne, on aperçoit la boutiqued’épicerie, plus basse de trois ou quatre marches que celle dubarbier. Une cloison séparait jadis les deux boutiques ; maiselle a disparu pour la commodité du patron, qui trouve ainsi lafacilité de servir une livre de sucre ou de chandelle dansl’intervalle d’une barbe à l’autre. Voilà pour les yeux ; quesi nous nous occupons de l’odorat, nous nous apercevons qu’il estdésagréablement frappé, en entrant, par un mélange de senteurs fortoriginales. Et il est impossible de donner la supériorité à aucuned’elles : tantôt c’est le savon aromatisé qui domine ;tantôt c’est le poivre, le café ou l’herboristerie, quand ce n’estpas un certain fumet particulier qui décèle, à ne s’y pas tromper,l’habitation des chiens dans ce séjour.

– Ce sont sans doute là les pensionnairesdu barbier, pensai-je ; et en effet, en portant mes yeux sousce qui servait de comptoir, je vis environ une demi-douzaine de cesquadrupèdes qui, en m’apercevant, se mirent à japper à qui mieuxmieux.

– Allons ! tout beau… vousautres ! cria le barbier en rentrant dans la boutique, aprèsavoir fait disparaître toute trace de son costume de ville, etavoir revêtu un négligé de circonstance tout à fait agréable.

C’était un habit qui avait bien pu être jadisde la couleur du papier, mais qui, pour lors, paraissaitentièrement revêtu de toile cirée, tant il était gras.

Le barbier nous présenta une feuille de papiertoute préparée ; il n’y avait plus que les noms à écrire, etce fut bientôt fait. Nous étions engagés pour huit ans !J’avoue que je commençais à faire de sérieuses réflexions ;mais la faim m’avait mis la plume à la main et j’avais signé.

– Allons, nous dit le barbier, àl’ouvrage !… Lé cousin Labiche séra pour l’épicerie ; ettoi, mon garçon, commé tu m’as l’air plus entendu, tu seras monsecond.

Mon cousin Labiche vit avec plaisir ladestination qu’on lui donnait ; il pensait aux pruneaux, auxconfitures, au fromage même qui lui tomberaient sous la main ;aussi fut-ce avec une joie digne d’un tigre affamé qu’il descenditles trois marches qui le jetèrent à plein collier dans l’épicerie.Quant à moi, je restais avec le barbier, et comme il remarqua queje portais les yeux vers les deux gravures :

– Ah ! ah ! me dit-il, turegardés mon portrait ?…

– Votre portrait !… fis-jeétonné.

La gravure représentaitM. de Turenne vu de dos.

– Certainément tout lé monde trouvé quej’ai beaucoup dé ressemblance avec M. dé Turenné… surtout danscetté position… Né remarques-tu pas ?

Je ne savais que répondre, quand ilreprit :

– Allons ! tu n’es pas bonphisionomisté… Mais qué diras-tu de ce Louis XIV ? Jél’ai encore acheté à cause de la ressemblance frappante qué j’aitrouvée entre lé grand roi et moi.

Fort heureusement pour moi, on appela le sosiedu grand roi, sans quoi j’allais lui rire au nez.

Je ne ferai pas ici le récit des huit joursque nous passâmes chez le barbier ; je me contenterai de direque, vers la fin de la semaine, il ne semblait plus aussi enchantéqu’il l’avait paru d’abord de son acquisition. Mon cousin Labichefaisait des siennes ; il dévorait les pains de quatre livres,quand il ne trouvait pas mieux… et on avait soin qu’il en fûttoujours ainsi. Le patron ne causait plus avec nous, la patronnemurmurait en nous regardant en dessous. Mon cousin Labiche nes’apercevait de rien, il allait toujours son train ; mais moi,je remarquais ces signes certains de l’orage qui s’amoncelait surnos têtes. Il éclata enfin le huitième jour. Le barbier et sa femmeétaient dans l’arrière-boutique, mon cousin Labiche consultaittoutes les caisses de pruneaux dans l’espérance d’en trouver encoreun ; il n’y avait donc que moi dans la boutique du barbier,et, tout en feignant de démêler une perruque, j’entendis laconversation suivante qui nous concernait :

– Tout va de mal en pis, disait la femme,depuis que tu as amené ici ces deux fainéants là…

– Oh ! né dis pas dé mal du petit,reprit le barbier plaidant en ma faveur, il a dél’intelligence…

– Intelligence… tant que tuvoudras ;… mais le grand, avec son habit cannelle, ne nouslaissera bientôt plus de pain à la maison. Il en mange près dequatre livres par jour…

– Eh donc ! femmé, dit à son tour lebarbier, si tu lui donnais tous les jours un peu de la soupe qué tufais pour les chiens, cela calmerait peut-être son appétit…

– Du tout. Il en mangerait à lui toutseul plus que nos six pensionnaires… Il faut qu’il s’en aille… Ahçà ! tu as donc vendu beaucoup de pruneaux ces joursderniers ?

– Pas un ?

– Il n’y en a plus !… Ce vorace-lànous vole… c’est sûr…

Puis elle ajouta tout à coup :

– Cornesac, il faut les renvoyer.

– Les renvoyer… non… jé né lé puis… jé mésuis engagé à les garder huit ans… Mais laissé-moi faire… jé téréponds que demain ils né seront ici ni l’un ni l’autre.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Tu verras… tu verras… fit lebarbier ; et il entra aussitôt dans la boutique.

– Eh ! eh ! dit-il en mefrappant sur la joue, cé pétit ami… il travaillé comme un joligarçon. Mais c’est aujourd’hui samedi… et cé jour-là… on nétravaillé pas le soir… Jé conte des histoires à mes apprentis.

Il appela mon cousin Labiche qui entra entoussant. Dans son empressement, en s’entendant appeler, il avaitavalé de travers une figue qui l’étranglait. Alors le barbier, seplaçant au milieu de nous commença aussitôt l’histoire qu’on valire.

CHAPITRE IX

 

Histoire du barbier et de sesgrands-aïeux.

 

« Les Cornesac sont barbiers de père enfils. Mon père était barbier, mon grand-père était barbier, tousmes aïeux étaient barbiers. Jugez que de barbes furent faites parma famille, qui est très ancienne et se fit connaître dans lapartie quelques années après que le roi de France Louis VII,dit le Jeune, eut fait naître, en coupant sa barbe, la mode sublimede se raser le menton. Il faut donc remonter très haut pour trouverl’histoire de mes ancêtres.

« Un d’eux, mon architrisaïeul, étaittrès misérable : il occupait une petite boutique, aux armes duroi, dans la rue de la Mortellerie, à Paris, vers le milieu duquatorzième siècle. Il y avait deux raisons pour que le commerce demon architrisaïeul n’allât pas : la première, c’est qu’ilavait fort peu de pratiques ; la seconde, c’est qu’alors lamode de porter la barbe avait reparu. Les barbiers, à cette époque,se disputaient donc entre eux les jeunes gens qui voulaient sefaire pousser la barbe plus vite en se rasant, et les vieillardsqui ne la portaient plus parce qu’elle était blanche. Parmi cesderniers, mon architrisaïeul avait pour client une espèce de grandvieillard sec, maigre, et dont le costume offrait aux yeux quelquechose qui vous surprenait malgré vous. Aucune des parties de soncostume n’était étrangère à ce qu’on voyait chaque jour ; maisl’ensemble, mais la manière dont cela était porté était si bizarre,que l’on ne savait à quelle idée s’arrêter sur le compte de lapratique de mon architrisaïeul. Et puis il courait sur ce vieillardd’étranges bruits dans le quartier ; on disait, mais tout bas,qu’il se livrait aux sciences occultes, telles que magie etsorcellerie ; quelques-uns de ses voisins allaient mêmejusqu’à prétendre que, à certaines heures, il sortait de sa chambreune fumée épaisse sentant le soufre à plein nez. Quoi qu’il ensoit, mon architrisaïeul, fort aise de gagner le denier que luidonnait le vieillard à chaque jour de barbe, laissait jaser lesbavards et n’en promenait pas moins hardiment son rasoir sur lementon du prétendu sorcier. Il allait même si hardiment dans cettebesogne, qu’un jour le rasoir, au lieu de glisser sur le menton,entra dedans assez profondément. Le vieillard se mit dans unegrande colère ; ses yeux semblaient lancer la flamme, et monarchitrisaïeul faillit tomber à la renverse, quand, en cherchantsur le menton de sa pratique l’entaille qu’il y avait faite, il luifut impossible de la trouver ; elle avait disparu. Cependantle vieillard s’était rajusté, et, avant de sortir, il dit à monarchitrisaïeul :

« – Barbier du diable !

« Et notez que, en l’appelant ainsi, levieillard savait bien ce qu’il disait, car, s’il n’était Satan, ildevait être un de ses affidés.

« – Barbier du diable ! il fallaitapprendre ton métier avant d’obtenir ta maîtrise.

« Puis se radoucissant, il ajouta entirant un rasoir de sa poche :

« – Voilà un rasoir avec lequel tu necouperas jamais aucune pratique… Je te le donne, ne fût-ce que pourque tu t’en serves quand je reviendrai.

« Mais il ne revint jamais. Cependant monarchitrisaïeul regardait le rasoir sans oser s’en servir ; ilne s’y décida que longtemps après, pour faire honneur à l’un desquarteniers de la ville, qui était venu se faire raser chez lui. Onne sait comment cela se fit, mais le quartenier eut le cou coupé,et mon architrisaïeul fut pendu au gibet de Montfaucon, commeatteint et convaincu d’assassinat.

« Le rasoir passa dans la famille ;et, comme mon architrisaïeul avait quarante ans juste le jour où ils’en servit, il fallut que tous ses descendants s’en servissent lejour où ils atteindraient le même âge. C’était une tradition de lafamille, et Dieu sait que de cous coupés ces jours-là, et que dependaisons lorsque mes ancêtres n’étaient pas assez adroits pourcacher leur victime ! Comme vous le pensez bien, le rasoirétait un don de l’enfer ; et, en sens inverse des autresinstruments de ce genre, c’était lui qui conduisait la main. Aussique de tragiques histoires on raconte sur les Cornesac !Environ vers la fin du règne de Louis XIII un autre de mesaïeux tenait déjà le rasoir fatal dont il allait se servir àl’égard d’un vieux cavalier ; or, ce vieux cavalier était unconspirateur, et le chevalier du guet entra pour l’arrêter juste aumoment où la barbe allait commencer. C’est ainsi que le magistratsauva la tête de ce gentilhomme du rasoir de mon aïeul, et qu’il laconserva pour l’échafaud, sur lequel elle tomba quelque tempsaprès.

« Vous n’êtes pas sans avoir entenduparler par vos nourrices de ce barbier qui assassinait sespratiques, les faisait descendre dans un souterrain par une trappe,et les vendait ensuite à un pâtissier qui en confectionnait despâtés délicieux, plus délicieux même que ceux de Lesage, sirenommés. »

Mon cousin Labiche se trouva ici fort combattuentre la peur et la gourmandise. Depuis quelque temps déjà, il setournait sur sa chaise, paraissait horriblement affecté, et ce nefut que le mot pâté qui le fit un peu revenir à lui.Cependant la peur l’emporta enfin.

– Je crois qu’on sonne à la boutique,dit-il en se levant.

Mais le barbier le fit rasseoir, et repritainsi son histoire :

« Ce barbier, qui vivait du temps deLouis XIV, était mon trisaïeul ; il avait pris un sigrand goût à la chose, que tous les jours il se servait du rasoir,tellement que le pâtissier lui refusa un matin une victime, en luidisant qu’il en avait encore pour un mois. Mon trisaïeul se trouvafort embarrassé avec sa pratique qui lui restait sur les bras.Cependant, comme il était très entreprenant, il résolut de s’endébarrasser ; et, coupant le corps par morceaux, il en fitplusieurs paquets qu’il envoya jeter à la rivière par des gamins.Il fut pris au moment où il donnait le dernier paquet à un enfantde la rue, en lui recommandant de le porter à l’arche Marion.

« Cependant le rasoir ne quittait pas lafamille, et c’est ainsi qu’il arriva un jour en la possession demon grand-père. On était sous la République ; mon grand-pèreétait très à la mode alors, et il poudrait les plus fortes têtes del’époque. Il parla de la propriété de son rasoir ; et, commela guillotine était fort occupée dans ce temps-là, il établit, avecl’autorisation des gros bonnets, une succursale à cetétablissement. On l’envoyait faire la barbe à ceux que l’on voulaitdépêcher vivement : on prétend même que le 2 et le 3septembre, il rasa tous les prisonniers renfermés à la prison del’Abbaye.

« Mon père ne se servit pas du fatalrasoir ; il mourut à trente-neuf ans, onze mois et vingt-neufjours. Quant à moi, ajouta le barbier en terminant, j’ai demainquarante ans, et s’il ne me vient pas de pratique, ce qui peutarriver, ma foi ! je me servirai du rasoir quand même, et jeferai la barbe au premier individu qui me tombera sous la main,n’eût-il que du poil follet au menton. »

Comme le barbier finissait son histoire, nousentendîmes un grand bruit à côté de nous, et nous vîmes mon cousinLabiche qui, dans son effroi, s’était laissé choir avec sachaise ; nous le relevâmes, et le barbier monta se coucher ennous engageant à en faire autant.

CHAPITRE X

 

Frayeur de mon cousin Labiche. –Nous quittons la boutique du barbier. – Le fromage de Gruyère. – Laboutique du rôtisseur. – Comment je perds mon cousinLabiche.

 

Dès que nous fûmes seuls dans la boutique dubarbier, je me mis à rire ; car, grâce à la conversation quej’avais entendue le soir même, il m’avait été facile de comprendreque le conte dont venait de nous régaler maître Cornesac n’avaitété fait que dans le but de nous effrayer, et de nous engager àprendre la fuite. Quant à mon pauvre cousin qui n’était nullementprévenu, il était dans un état de frayeur difficile àdécrire : il portait des yeux hagards vers la porte parlaquelle le barbier venait de disparaître. Enfin, quand il fut sûrque celui-ci était bien réellement parti :

– Monstre !… assassin !…dit-il, en tremblant de tous ses membres… Il prendra tout ce quilui tombera sous la main !… Je suis sûr que ce serait moi… sije restais ici ; mais je n’y resterai pas… mon paquet serabientôt fait…

D’un mot je pouvais rassurer mon cousinLabiche ; mais d’abord, c’était son funeste appétit qui nousremettait encore une fois sur le pavé, – et il n’était pas homme àle vaincre. – Et puis, je commençais réellement à me dégoûter de manouvelle condition. Je ne fis donc aucune observation quand moncousin Labiche reprit, avec une énergie dont je ne le croyais passusceptible :

– Non, je ne resterai pas ici… j’aimeraismieux aller garder les chèvres en Bretagne… chez mon oncle… Aumoins, avec ces bêtes-là… on n’a rien à craindre… et on fait debons fromages… Je veux partir… je veux partir tout de suite.

– Eh bien ! qui t’en empêche ?répondis-je, m’amusant un peu de sa terreur.

– Mais… mais… toi ? demanda-t-ilavec embarras. Car il s’était habitué à m’avoir auprès de lui, etl’idée de se trouver seul parut tout à coup réprimer son ardeur defuite.

– Moi, je reste ! fis-je, pour letourmenter.

– Ah !… reprit-il, ah !… turestes ?

Rien n’était comique comme sonindécision ; d’un côté sa frayeur à l’idée seule de se voir enrapport avec le rasoir fatal du barbier, de l’autre la perspectivede s’en aller sans moi, le jetaient dans un extrême embarras. Et ceque je remarquai dans tout cela, c’est qu’au milieu des pensées quil’occupaient, il n’y en avait pas une qui ne fût de l’égoïsme. S’ilme voyait avec peine rester chez le barbier, s’il me sollicitait defuir avec lui, ce n’était pas que la crainte de me voir exposé à undanger quelconque le préoccupât en rien. Il n’y songeait même pas.Il avait peur seulement de se trouver obligé de penser pourlui-même, fatigue à laquelle il n’était pas habitué.

Je le rassurai cependant.

– Je pars avec toi ! lui dis-je.

Si je n’avais tellement connu son caractère,j’aurais pu me sentir ému de la joie qu’il éprouva à cettenouvelle ; mais je savais à quoi m’en tenir. Aussi, pendantqu’il faisait nos paquets, – car il s’était chargé de tout, –formais-je le dessein de me séparer de lui à la première occasion.Il m’était désormais prouvé qu’il serait toujours et partout unecause d’expulsion pour moi.

Ce fut plein de ces idées que j’ouvrisdoucement la porte de la boutique du barbier, et que, après avoirpris mon paquet des mains de Labiche, je sortis en sa compagnie. Lebarbier nous guettait probablement ; car nous n’avions pasfait quatre pas, que nous entendîmes refermer la porte à doubletour. Nous fûmes bientôt hors du village. Tout en marchant, je mesentais poursuivi par une odeur de fromage de Gruyère qui ne mequittait pas ; et il me semblait que mon paquet était pluslourd que de coutume. Je fis part de ces observations à mon cousin,qui se contenta de sourire sans me répondre.

– Ah çà ! qu’allons-nousdevenir ? lui dis-je, car, grâce à ton féroce appétit, nousvoilà encore privés de l’abri que la Providence nous avaitassuré…

– Ma foi ! je n’en sais rien, merépondit-il, j’ai envie d’être domestique chez quelque personneriche, qui ait une bonne table… Je lui ferai ses commissions lematin, et je passerai le reste de la journée à la cuisine.

– Toujours !… tu ne penses jamaisqu’à cela, m’écriai-je, véritablement révolté d’une pareillegourmandise. Tout à coup je m’arrêtai : – C’est étonnant commeça sent le fromage de Gruyère !

– Bah ! c’est une idée, reprit moncousin Labiche ; marchons, cela se dissipera…

Nous reprîmes notre marche, mais bientôt,m’arrêtant de nouveau :

– Je n’irai pas plus loin, m’écriai-je,cette odeur me poursuit encore… on dirait que je la porte surmoi.

Et, m’asseyant à terre, je me mis en devoir dedénouer mon paquet. Mon cousin me laissa faire avec le plus grandsang-froid ; et ce ne fut que quand je lui montrai environtrois livres de fromage que j’avais trouvé au milieu de mes effets,qu’il se décida à me dire :

– Ah ! oui… je sais bien… j’en aiautant dans mon paquet… j’ai partagé en deux… bien également…

– Mais où as-tu pris cela ? luidemandai-je.

– À la boutique, parbleu ! merépondit-il avec son sang-froid habituel.

– Incorrigible ! murmurai-je entremes dents ; et je me promis bien de mettre à exécution le plustôt possible le projet que j’avais conçu de me séparer de moncousin Labiche.

Nous nous reposâmes une heure environ, et lejour nous surprit endormis au pied d’un arbre. Nous avions beaucoupmarché, et nous nous trouvions non loin d’une assez grande ville, àen juger par le mouvement qui se faisait sur le chemin. Pourm’assurer du fait, je m’en informai à un bon paysan qui passaitavec sa femme sur la route : il me répondit en bonnormand :

– C’que vous veyez là, m’nâmi, ch’estl’cloquai d’Chaint-Lo.

– Saint-Lô ! le chef-lieu dudépartement de la Manche !… m’écriai-je, en rassemblant tousmes souvenirs géographiques.

Nous fûmes bientôt sur pied ; et en peude temps nous nous trouvâmes au milieu de la ville.

– Si je pouvais perdre mon cousin Labicheici, pensais-je, il ne manquerait pas de trouver l’emploi qu’ildésire ; il doit y avoir des gens riches, qui ont besoin dedomestiques à Saint-Lô…

Tout en faisant cette réflexion, je portai lesyeux vers mon cousin ; il était campé au milieu de la rue, latête en l’air, le nez au vent, et flairant pour s’assurer d’oùpouvait venir une agréable odeur de volaille rôtie, qui en cemoment arrivait jusqu’à nous.

– Ah çà ! que diable fais-tulà ? lui dis-je.

– De quel côté vient le vent ? medemanda-t-il pour toute réponse.

– Est-ce que je sais, moi !

– Attends ! fit-il en me saisissantle bras, c’est par là, bien sûr !… Viens !…

Il m’entraîna dans une rue transversale, et enun instant nous fûmes vis-à-vis de la boutique d’un rôtisseur, oùil nous fut facile d’apercevoir devant un grand feu huit ou dixvolailles à la broche. Son instinct de gourmand ne l’avait pastrompé et lui avait donné la perspicacité d’un chien dechasse ! Bientôt mon cousin Labiche tomba dans unecontemplation muette ; et il fut enfin tellement absorbé, queje résolus de mettre ce moment à profit pour me débarrasser de sasociété. Passant doucement derrière lui, je m’éloignai par lapremière rue qui se présenta, laissant mon cousin se lécher lesbarbes en regardant cuire les dindons. Et sans plus m’inquiéter dece qu’il n’avait pour toute provision que les trois livres environde fromage de Gruyère qu’il portait sous le bras, je me mis àcourir, non sans toutefois l’avoir intérieurement recommandé à lagrâce de Dieu.

CHAPITRE XI

 

D’une rencontre que je fis, et dessuites de cette rencontre. – Je deviens rapin. – Un costume neuf. –À la chie-en-lit ! – Le visiteur. – Notice pour le salon. – Dunoir sur du blanc. – Je suis encore sur le pavé.

 

Je courus au moins pendant un quart d’heure etj’étais déjà loin de Saint-Lô, quand je m’arrêtai essoufflé, horsd’haleine. J’avoue que la première chose que je fis, après unecourse aussi longue, fut de me féliciter d’avoir perdu mon cousinLabiche, qui sans doute était encore en train de regarder cuire lesdindons. Mais, ce premier moment de satisfaction passé, je songeaisérieusement à ce que j’allais faire ; et je décidai, aprèsmûre réflexion, que je n’en savais rien. La faim commençait à metourmenter ; et, si j’avais eu du pain, je crois que j’auraisfait une entaille au produit du larcin de mon cousin, lequelproduit continuait à empester mes chemises. Quand je dis meschemises, je veux dire ma chemise ; car je n’en portais qu’unesous le bras, par la raison que j’en avais deux en tout, et quel’autre couvrait mon corps. Je dois dire ici, pour l’intelligencedu lecteur, que la femme du barbier avait blanchi mon linge pendantles huit jours de mon apprentissage, et que c’est un service que jen’ai pas encore oublié.

Au milieu des réflexions que provoquait monappétit, j’aperçus un homme en blouse, assis dans la plaine à unquart de lieue environ. Il m’était impossible, de l’endroit où jeme trouvais, de reconnaître ce qu’il faisait ; mais ilparaissait fortement occupé.

– Tiens, me dis-je, allons jusque-là…cela me fera peut-être oublier ma faim.

Je me dirigeai donc vers l’homme, et jem’aperçus bientôt que c’était un peintre qui travaillait d’aprèsnature. Il était si attentionné à son œuvre qu’il ne m’entendit pasvenir, et que je m’assis derrière lui sans qu’il me remarquât.Après avoir jeté les yeux d’abord sur la toile qu’il couvrait, jeles portai autour de moi, et j’aperçus un énorme morceau de painposé à terre à côté de lui. Par un mouvement instinctif, jedéveloppai mon paquet pour en tirer mon fromage. Cette opération nese fit pas sans un peu de bruit ; et il se retourna.

– Que diable fait-tu donc là,petit ? demanda-t-il.

– Je vous regarde, Monsieur… C’estjoliment beau !

Ce disant, j’avais tiré mon fromage, et letournais dans mes doigts, tout en portant sur le pain des regardsdignes de mon cousin Labiche.

Le peintre ne s’en aperçut pas ; ilregardait mon fromage avec les mêmes yeux.

– Tu as là un beau morceau defromage ! me dit-il.

– Vous avez là un fameux morceau depain ! répondis-je.

Nous fûmes bientôt d’accord ; tout fûtpartagé et je me mis à manger de bon cœur.

– Ma foi ! me dit le peintre, tu esarrivé à propos, je n’avais rien là pour déjeuner, et je ne voulaispas retourner à la ville.

Il me proposa de me payer mon fromage ;je refusai, et la conversation fut bientôt engagée. De fil enaiguille je lui contai toute mon histoire, jusqu’à la manière dontje m’étais débarrassé de mon cousin ; il rit beaucoup, etfinit par me proposer d’entrer chez lui en qualité derapin. Il me dit qu’il s’appelait Ducormier, qu’il avaitbeaucoup de talent, que j’aurais un camarade, et tant d’autreschoses qui ne firent que me décider à accepter.

M. Ducormier était une espèced’original ; j’eus bientôt lieu de m’en apercevoir. Il portaitla barbe à la manière des anciens maîtres, s’habillait dans sonatelier comme Raphaël ou Michel-Ange (c’est lui qui m’apprit cesnoms) : il faisait travailler ses rapins comme le faisaientces grands hommes ; bref, à l’exception de la peinture, ilfaisait tout comme les anciens maîtres.

Ce n’est pas tout ; poussant à l’extrêmeson goût pour le costume à caractère comme il l’appelait,il voulait que ses rapins fussent vêtus à sa mode. Cette bizarrerieme charma beaucoup, car ma blouse commençait à tomber enlambeaux ; et ce fut avec une joie sans égale que je le vischercher dans un tas de hardes des accoutrements à ma taille. Sarecherche ne fut pas vaine, et je m’ajustai du mieux que je pus. Jene concevais pas comment il se faisait que mon nouveau maître eûtune telle quantité de costumes de toutes les époques ; moncamarade, l’autre rapin, m’expliqua ce fait en me disant queM. Ducormier était fils d’un directeur de théâtre, et que lemagasin de costumes avait fait partie de l’héritage. J’étaisvraiment tout fier de ma nouvelle toilette : je portais untricot amarante collant, une espèce de blouse bleu de ciel, et unedélicieuse petite toque rehaussée d’une plume. Ce bizarreaccoutrement me charmait d’autant plus, que j’étais revenu àSaint-Lô, et que, dans le cas où mon cousin Labiche serait encoredans les rues, il était parfaitement impossible qu’il me reconnût.Mais j’eus le lendemain matin un désenchantement auquel j’étaisloin de m’attendre. Mon maître m’envoya faire une commission ;et à peine eus-je mis le pied dans la rue, que je me vis entouréd’une foule de gamins qui me poursuivirent en criant : à lachie-en-lit !… à la chie-en !… lit !… lit !lit !

J’étais rouge d’indignation quand je rentrai àl’atelier ; mais mon camarade me prêcha tellement, etl’habitude est si bien une seconde nature, que bientôt je n’ypensai plus, et que trois jours après nous nous amusions, moncamarade et moi, à parcourir les rues, crayonnant des charges surles murs, en dépit des gamins, qui, de leur côté, finirent par neplus faire attention à nous.

Je fus assez heureux pendant trois mois que jepassai chez M. Ducormier. L’hiver était déjà avancé, l’époquedu Salon approchait. Notre maître nous dit un matin qu’il fallaitnettoyer l’atelier, parce qu’il attendait un visiteur. En effet cevisiteur arriva. C’était un petit monsieur, fort gras, très rouge,et dont le nez était orné de bésicles en or. Il entra la têtehaute, en faisant résonner ses talons, trancha sur toutes choses,blâma et approuva, le tout sans que mon maître, ordinairement sichatouilleux à l’endroit de ses œuvres, osât souffler mot. C’estque le visiteur était un riche amateur, et que M. Ducormieravait le doux espoir de lui vendre quelques-uns de sestableaux.

– Montrez-moi votre Salon, dit levisiteur sans rien rabattre de l’importance qu’il se donnait.

– J’ai plusieurs choses ! réponditmon maître, en avançant son chevalet avec empressement. Voicid’abord une toile que j’appelle : l’Enterrement durecteur… c’est un tableau de genre, style moyen âge… Qu’enpensez-vous ?

– C’est trop triste ! dit l’amateur,après avoir regardé le tableau en sifflant entre ses dents et enclignant les yeux comme un parfait connaisseur.

– Et de cette Noce de village…qui n’est qu’ébauchée… qu’en direz-vous ? continua mon maîtreen faisant disparaître la première toile pour en placer une autredevant le riche visiteur.

– C’est trop gai, fit celui-ci après mûreréflexion.

– Allons ! reprit mon maître, jevois qu’il faut vous montrer mon chef-d’œuvre… ma grande toile… jecompte sur un succès au Salon.

Et M. Ducormier, après avoir caché laNoce de village, apporta, avec toute la précaution ettoute l’importance digne d’un chef-d’œuvre, un tableau qu’il plaçasur le chevalet en le mettant dans son jour.

– Ah ! ah ! dit le connaisseur,en le regardant en tous sens, ah, ah !…

Le tableau représentait un jeune homme irritéchassant de chez lui un vieillard, qui pouvait être un vieuxserviteur ou un grand-parent, au choix ; derrière lui, unefemme paraissait regarder la scène avec beaucoup d’indifférence, etsur le premier plan, un enfant tâchait de retenir le vieillard parson manteau qui lui restait dans les mains.

– C’est beau ! fort beau !…reprit l’amateur après un long silence, pendant que mon maîtresouriait de satisfaction. Quel sujet avez-vous traité là ?

– Ma foi ! je n’en sais rien… ditmon maître ; je me suis laissé inspirer, mais je ne saisvraiment comment faire ma notice.

– Nous la ferons ensemble, continua levisiteur. J’achète ce tableau.

Et, en disant ces mots, il avançait la mainpour y toucher.

– Ne touchez pas ! s’écria monmaître effrayé, vous allez tout barbouiller. Ces blancs ne veulentpas sécher… c’est comme les noirs de mon Enterrement.

On fut bientôt d’accord sur le prix ; ilne fut plus question que de rédiger la notice. Ici une longuediscussion s’engagea ; l’acquéreur du tableau voulait que l’onfît un détail pompeux du sujet en donnant aux personnages des nomshistoriques. Il proposa de mettre : Louis XI faisantune scène à son père. M. Ducormier eut beaucoup de peineà lui faire comprendre que Louis XI ne portait pas uneredingote, pas plus que son père Charles VII ne portait laculotte courte. Enfin, mon maître proposa ce titre : uneScène de famille.

Le visiteur parut assez satisfait ;seulement il fit observer que cela n’avait pas l’air d’une familleunie, et qu’il fallait l’indiquer. On écrivit donc : Scènede famille désunie, et le connaisseur exigea que le peintrefit mettre, sur le livret, cette note : Acheté parM. Salvador, herbager, propriétaire à Saint-Lô, Grande-rue,n° 104, tient vaches, veaux, etc., et tout ce quiconcerne sa partie.

L’addition de cette note était une clauserésolutoire du marché. Mon maître n’y regarda pas de si près ;et quand le visiteur fut parti, il sauta de joie, en m’ordonnant deremettre ses toiles en place, non sans me recommander la plusgrande précaution.

Malheureusement, je ne tins pas assez comptede l’avis ; et, mettant l’Enterrement dont les noirsn’étaient pas secs sur la Scène de famille dont les blancsétaient encore tout frais, je fis un petit mélange fort agréable.La vue de ce mélange irrita tellement M. Ducormier, lelendemain matin, que, sans me laisser le temps de faire mes adieuxà mon camarade, il me glissa une pièce de vingt sous dans la mainet me jeta à la porte.

Sa colère fut même si violente qu’il oublia deme reprendre mon costume : je me trouvai donc de nouveau surle pavé, avec vingt sous et mon beau tricot amarante collant, monespèce de blouse bleue et ma jolie petite toque dont la plumeflottait au vent.

CHAPITRE XII

 

Amères réflexions. – Ce que c’estqu’un costume. – Je me débarrasse du mien. – Je deviens pâtre. – Jem’ennuie avec les bêtes. – La calèche découverte. – Le boncuré.

 

Quand je me trouvai dans la rue, je fisd’amères réflexions :

– Faut-il, me dis-je, faut-il que, pourune étourderie, je me voie privé tout à coup d’une place où j’avaischaud, et où j’apprenais le dessin, ce qui m’amusaitbeaucoup ! Maudite couleur ! Pourquoi n’était-elle passèche ?… Me voilà maintenant, par le froid qu’il fait, exposédans la rue à tous les vents…

Pendant que je faisais ces réflexions amères,je m’aperçus que mon costume, tout gracieux qu’il était, nesuffisait pas à me garantir du froid ; car, un vent de biseétant venu à souffler, je me pris à grelotter. Cependant je repriscourage, et je pensai que, au lieu de rester à trembler au coind’une borne, il était beaucoup plus sage de chercher de l’emploi.Je me mis donc aussitôt en course. Mais, hélas ! je ne savaispas encore de quelle importance est le costume ici-bas ; lemien me fit repousser partout.

– En voilà un qui est bien pressé,disait-on, il est déjà déguisé, et le carnaval ne commence que danshuit jours…

Cette phrase, à laquelle je ne fis pasattention d’abord, me revint plus tard à l’esprit. Désolé, sansressources, je marchais au hasard, quand je me trouvai sur uneéminence qui dominait la rivière : je m’assis là avecdécouragement. Dieu sait que de pensées sinistres me vinrent àl’esprit ! Et, dois-je l’avouer, je commençai à regretter lamaison paternelle et à maudire mon goût prononcé pour lesaventures. Tout à coup ce qu’on m’avait dit en me repoussant merevint à la mémoire.

– Le carnaval ne commence que dans huitjours, m’écriai-je, on trouve que je suis bien pressé ; maisdans huit jours il y aura des gens qui se déguiseront. Si jepouvais changer mon costume !

Cette simple réflexion me rendit toute monénergie, et je rentrai à Saint-Lô. Tout en rôdant dans les rues,j’aperçus une boutique de fripier sur laquelle était uneinscription qui me fit bondir de joie : Ici on louemasques et dominos.

– Voilà mon affaire, fis-jetout-à-coup ; et j’entrai résolument dans la boutique. –Voulez-vous m’acheter le costume que je porte, Monsieur ?demandai-je sans regarder à qui je m’adressais.

– Qu’est-ce que c’est que cecarême-prenant ? glapit une voix de femme au fond dumagasin.

J’étais fort intimidé, et je pensais déjà àbattre en retraite quand un homme parut.

C’était le fripier ; il me prit par lebras, me fit tourner et retourner ; et après un examensérieux :

– Où diable as-tu trouvé cela ? medit-il.

Je crus prudent de lui cacher la vérité, etj’inventai une fable assez vraisemblable.

– Ne voulant pas me charger d’un paquet,lui répondis-je, comme on approchait du carnaval, je me suis décidéà sortir ainsi accoutré. Mon intention n’étant pas de vendre, maisbien de changer mon vêtement, j’ai pensé qu’il me serait bien plusfacile de remporter mes nouveaux habits sur mon dos.

Le fripier parut de beaucoup radouci à cettepensée qu’il allait me payer en marchandises au lieu de débourserde l’argent ; et il entra en arrangement avec moi.

Nous allions nous entendre, quand la femme semêla de l’affaire.

– Que vas-tu faire de cela ?… Uncostume d’enfant !

– Bah ! laisse donc, reprit l’homme,ça ira tout de même… en s’y prêtant… Tope là, ajouta-t-il en mefrappant dans la main, et je vais te chercher un habillementcomplet.

J’entendis la femme qui bougonnait, en luirecommandant de ne pas faire de folies ; et je vis bientôt monhomme revenir avec une veste et un pantalon qui pouvaient passerpour un costume d’arlequin, tant ils étaient bariolés de pièces dediverses couleurs. Je ne fis pas le difficile ; et, aprèsavoir opéré mon changement le plus vite qu’il me fut possible, jesortis fièrement de la boutique.

J’allai tout droit chezM. Salvador ; la visite de l’amateur chez mon maîtreétait trop présente à mon esprit, puisque c’était elle qui m’avaitfait renvoyer, pour que j’eusse oublié l’adresse de l’herbager. Jele trouvai tout soucieux ; il commençait à regretter sonmarché, et ce ne fut pas sans plaisir qu’il apprit l’accident quim’avait fait chasser. Cet accident était très réparable ; maisM. Salvador en profita pour écrire à mon ancien maître qu’ilavait su que le tableau était gâté, et que, par conséquent, c’étaitmarché nul. Puis, dans sa reconnaissance, il m’admit chez lui enqualité de pâtre ; et, dès le lendemain, il me mena à saferme, située aux environs d’Avranches.

Dans les premiers temps, je n’eus pas grandeoccupation ; le froid empêcha les brebis de sortir. Mais, leprintemps ramenant l’herbe sur la terre, je passais des journéesfort peu agréables. Je m’étais fait une espèce de surtout avec unepeau d’agneau, et, ainsi accoutré, je partais dès le matin pourmener paître mon troupeau jusqu’au soir. Je m’aperçus bientôt quece genre de vie ne m’allait pas ; et, un soir entre autres queje rentrai au bercail avec un mouton de moins, je fus si vertementcorrigé, que je maudis du plus profond de mon cœur ma houlette, montroupeau, et jusqu’à l’herbager auquel il appartenait.

Il m’est impossible de dire combien dejournées fastidieuses je passai à faire ce métier. Toujours assisdans la campagne, au milieu de mes bêtes, je ne pouvais me procurerquelque distraction qu’en profitant des éléments de dessin que jedevais à M. Ducormier pour tracer le portrait des êtresstupides qui m’entouraient. Je veux parler des moutons. Je netrouvais rien de stupide comme ces animaux-là ; et leur naturepassive me privait même des émotions que des animaux plus rétifsm’eussent nécessairement données.

Véritablement, je me lassai de la société desbêtes, et je m’apercevais avec dépit que, à leur contact, jeprenais un peu de leur nature. Je recevais passivement, en rentrantà l’étable, les corrections que le premier venu jugeait à propos dem’infliger pour la moindre cause ; et la manière moutonnièredont j’acceptais cela ne faisait que donner aux correcteurs plusd’envie de corriger.

Je ne m’étais jamais senti aussi apathique,lorsqu’une circonstance toute naturelle vint me réveiller de matorpeur et me tirer de la position où je languissais.

Un jour que je faisais paître mon troupeau surle bord d’une route, une élégante calèche découverte passa aumilieu d’un nuage de poussière. Comme je regardais curieusement lebel équipage, je vis tomber un mouchoir sur le chemin ; je leramassai vivement, et, pendant que le cocher arrêtait ses chevaux,je le rendis à un bon curé qui me remercia avec beaucoup debienveillance, et, qui, – c’est lui qui me le dit plus tard, –remarquant dans mes yeux une certaine intelligence, daigna causerun moment avec moi.

Il y avait dans la voiture un monsieur, unedame et deux enfants ; mais je ne fis pas alors grandeattention aux compagnons du curé, ne me doutant pas qu’un jour jeleur devrais plus que je ne méritais.

– Cela te plaît-il de garder lesmoutons ? me demanda l’excellent homme.

– Oh ! non, Monsieur, répondis-jevivement en rougissant, j’aimerais bien mieux faire un métier quim’instruise : car je n’apprends rien avec mes bêtes.

Il parut fort satisfait de ma réponse ;il allait de nouveau m’adresser la parole, quand le monsieur et ladame, qui paraissaient très pressés de continuer leur routedonnèrent au cocher l’ordre de repartir. Le curé eut à peine letemps de me crier :

– Reviens demain faire paître tontroupeau à la même place !

Et la voiture disparut.

Je rentrai à l’étable le cœur pleind’espoir.

« Qui sait, me disais-je, ce bon curéveut peut-être me tirer de la position où je végète ? Certes,ce n’est pas pour rien qu’il m’a dit de revenir à l’endroit où jel’ai rencontré… » Je dormis très peu cette nuit là ; etle lendemain j’étais sur le bord de la route bien longtemps avantl’heure probable de l’arrivée du curé. Le digne homme fut fidèle àsa parole ; il vint vers midi. En l’apercevant, je sentis moncœur battre avec violence. Une voix secrète me disait que mon sortallait changer ; et ce fut d’un ton ému que je répondis quandil me demanda à qui appartenait le troupeau que je gardais.

– Allons, me dit-il enfin, en me frappantamicalement sur la joue, puisque tu veux t’instruire, mon garçon,je crois que j’ai trouvé le moyen de te contenter.

Il m’offrit alors de me prendre chez lui pouraider sa gouvernante dans les soins du ménage. Je fus si touché decette offre, que je tombai à ses genoux en le remerciant. Il mereleva, me promit de voir M. Salvador ; puis il m’engageaà prendre patience et à ne pas négliger mon troupeau pour cela.

J’étais au comble de la joie, lorsque, lelendemain, M. Salvador vint me trouver au pâturage et me ditd’un ton bourru :

– Ah ! te voilà, intrigant !…Tu as de hautes protections, à ce qu’il paraît… Laisse ton troupeauet va chez M. le Curé ; car tu lui appartiensmaintenant.

CHAPITRE XIII

 

L’abbé Raymond. – MademoiselleMarianne. – Je pense à mon cousin Labiche. – Un volume de« Gil Blas ». – Je commence à me lasser des confitures. –Encore mon goût pour les aventures. – La fête du village voisin. –Je commets une mauvaise action.

 

L’abbé Raymond, au service duquel j’entrai lejour même, était bien le meilleur homme de la terre. Jouissantd’une certaine aisance, trois mille livres de rente, il avaitconstamment refusé des cures plus importantes que celle qu’iloccupait, prétendant qu’avec sa petite fortune, dans un village, ilpouvait faire plus de bien qu’il n’en ferait dans une grande ville.Bien pénétré de cette noble idée, il s’était opposé obstinément àtoutes les démarches que des amis puissants voulaient faire en safaveur. « Non, disait-il, non… ces bons paysans sont habituésà moi… je ne veux pas changer leurs habitudes. » Et lui,ordinairement si bon, se fâchait tout rouge lorsque l’oninsistait.

La paroisse que desservait l’abbé Raymondétait à quelques lieues d’Avranches, et son petit presbytère étaitun modèle d’ordre et de propreté, grâce au soin de mademoiselleMarianne. Je ne dois pas aller plus loin sans parler demademoiselle Marianne, cette autre excellente créature enverslaquelle je ne me montrai peut-être pas assez reconnaissant pendanttout le temps que je l’aidai dans les soins du ménage, mais dont jeconservai toujours le souvenir, et à laquelle je ne pensai jamaispar la suite sans une larme d’attendrissement.

Mademoiselle Marianne était la gouvernante denotre bon curé : mais, plutôt amie que domestique, elledisposait de tout dans la maison, achetait, vendait, sans quejamais l’abbé Raymond pensât à la contrôler. Souvent elle voulaitlui dire : « J’ai fait telle chose… j’ai fait telleautre… » Toujours le digne ecclésiastique répondait avantqu’elle n’eût fini : « C’est bien, ma bonne, cela ne meregarde pas… ce que vous faites est toujours bien fait. »Cette entière confiance aurait pu lui donner de l’importance à sespropres yeux ; eh bien ! jamais, au grand jamais, elle nes’en targua envers moi, son subordonné.

Bonne mademoiselle Marianne ! Elle avaitenviron soixante ans ; mais, à la voir parcourir lepresbytère, de la cave au grenier, jamais on ne lui eût donné sonâge. Elle s’était habituée à me regarder comme son enfant plutôtque comme un serviteur, et la digne femme m’épargnait la besogne leplus possible.

– C’est jeune, c’est faible, disait-elle,en parlant de moi ; il ne faut pas trop le fatiguer, ce cherenfant !

Elle était sûre d’être approuvée par le boncuré. Celui-ci adorait tellement les enfants, qu’il ne sortaitjamais dans le village sans que les petites filles ne courussent àlui pour lui dire : « Bonjour, monsieur leCuré ! » Et jamais elles ne s’approchaient de lui sansqu’il ne leur donnât quelques friandises dont mademoiselle Marianneavait toujours soin de garnir ses poches.

C’est qu’elle avait un bien grand talent pourconfectionner les friandises, mademoiselle Marianne ! Lesconfitures étaient son triomphe, et Dieu sait que de bons gâteaux,que d’excellentes dragées, que de délicieuses pralines nous devionsà son talent ; car elle était aussi bonne pâtissière queconfiseuse adroite. Aussi fallait-il voir comme elle me bourrait deces sucreries.

– Prends, mon enfant, me disait-elle,prends… ne te prive de rien… ces choses-là, c’est fait pour êtremangé…

À l’entendre, je ne me nourrissais pas assez,et elle avait toujours peur que je ne fusse malade.

– Ah ! pensais-je souvent, comme moncousin Labiche serait heureux ici… comme il adorerait mademoiselleMarianne !

Pauvre cousin Labiche ! qu’était-ildevenu ? J’étais véritablement trop heureux chez ce bon abbéRaymond, auquel je dus quelques connaissances qui m’ont été fortutiles par la suite. Après mon ouvrage, qui était toujours achevé àneuf heures du matin, le curé exigeait que je travaillasse àperfectionner mon éducation qui se bornait comme je l’ai dit, à lalecture, l’écriture et un peu de géographie. C’est ainsi que jepris une teinture d’histoire et que j’appris l’arithmétique. L’abbéRaymond voulut même que je ne négligeasse pas le peu de dessin quej’avais acquis chez M. Ducormier ; et il poussa la bontéjusqu’à aller à la ville, un jour, pour m’en rapporter des modèlesqu’il avait choisis lui-même.

Le soir, quand le bon curé s’enfermait pourfaire ses lectures ou réciter son bréviaire, c’était mademoiselleMarianne qui s’occupait de moi ; elle raccommodait mesvêtements ou tricotait des bas tout en me parlant de M. lecuré, de ses bienfaits, des belles connaissances qu’il avait dansle monde et de tant d’autres choses qui me mirent bientôt aucourant des affaires de mon maître et de celles de tous ses amis.J’appris ainsi que le monsieur et la dame que j’avais vus dans lacalèche avec le curé étaient M. et madame Saint-Émilion, amisintimes de l’abbé Raymond, auquel ils étaient venus dire adieuavant de partir pour l’Amérique, où ils avaient à recueillir unhéritage considérable.

– Ce qui ne devait pas leur faire de mal,ajoutait mademoiselle Marianne ; car ils avaient des enfants,une fille et un garçon, et ils n’étaient pas riches… Bien loin delà !… M. Saint-Émilion avait éprouvé tant demalheurs !… Depuis bien longtemps sa famille semblaitpoursuivie par un mauvais génie… Et mademoiselle Marianne meraconta les malheurs de cette famille, ou au moins ce qu’elle enavait appris par les conversations qu’elle avait pu entendre.

Voici en peu de mots ce qui ressortit pour moidu récit fort embrouillé de mademoiselle Marianne :

« M. Saint-Émilion était d’unemaison noble et fort ancienne ; et mademoiselle Mariannecroyait que le nom de Saint-Émilion n’était pas son nom véritable.Il avait été obligé de le cacher, au dire de la bonne femme, autantpour se soustraire à la poursuite incessante d’un ennemi secret,que parce que les grands revers de fortune qu’il avait essuyés nelui permettaient pas de le porter avec honneur. Puis, reprenant dehaut toute cette série de calamités, elle m’apprit comment un deses aïeux était mort attiré dans une embuscade ; comment unautre, proscrit et chassé de chez lui par des machinations d’unintendant, à ce qu’on suppose, s’était vu forcé d’errer àl’aventure, sans autre asile que celui que lui accordèrentd’anciens serviteurs dévoués à la famille. Le frère aîné du père deM. Saint-Émilion revenait de l’armée, heureux et honoré degrades acquis à la pointe de l’épée, quand il mourut tout à coupd’une manière étrange, sans qu’on eût jamais su ce qui avait causésa mort. Enfin le père du malheureux jeune homme, dénoncé par on nesait qui, fut arrêté au moment où il allait émigrer et mourut surl’échafaud. Quant à M. Saint-Émilion lui-même, il était partifort jeune pour l’Allemagne ; quand il revint en France etqu’il réclama ses biens que la famille avait rachetés, il lui futimpossible de se faire reconnaître. Il chercha en vain dans sespapiers des titres qui pussent prouver son droit ; ces titresavaient disparu. On n’a jamais pu savoir ce que ces titres étaientdevenus, ce qui fait que les biens revinrent à l’État pardéshérence, et que M. Saint-Émilion se vit entièrement ruiné.Cependant, grâce à son travail, il s’était refait une positionaisée, et il était sur le point d’épouser mademoiselle Verneuil,une orpheline qui avait pour toute fortune cent mille francs,lesquels devaient lui servir de dot. La jeune fille demeurait avecsa tante, chez laquelle les fonds étaient à la disposition deM. Saint-Émilion, qui allait les employer dans une opérationcommerciale. Mademoiselle Verneuil avait déjà reçu la corbeille etle jour de son mariage approchait, quand elle reçut une lettreanonyme qui lui apprenait qu’on venait de lui voler les cent millefrancs, rien que pour empêcher M. Saint-Émilion de l’épouser.Quant à l’auteur de la lettre anonyme, il fut impossible de ledécouvrir. Cependant, M. Saint-Émilion n’en a pas moins épousémademoiselle Verneuil, continuait mademoiselle Marianne ; et,son activité aidant, il a lutté heureusement contre la misère…Enfin, Dieu merci ! voilà qu’ils héritent… un oncle de madame…une fortune assez belle… Le Ciel leur devait bien cettecompensation. »

Mademoiselle Marianne ne s’arrêta paslà : elle m’apprit que la calèche dans laquelle je les avaisvus leur avait été prêtée par un autre ami de l’abbé Raymond. Bref,elle m’en conta tant que je m’endormis, non sans avoir écoutél’histoire de M. Saint-Émilion, que j’étais, sans le savoiralors, appelé à retrouver un jour dans le cours de mesaventures.

Comme on le voit, j’étais on ne peut plusheureux chez le bon abbé Raymond. Eh bien ! lecroirait-on ? je me lassai encore de ce bonheur tranquille.Les confitures dont j’étais bourré chaque jour commençaient à merépugner ; et ce fut avec frénésie que je dévorai un volume deGil Blas que le hasard me fit trouver un soir, au milieud’autres livres, sur une planche au-dessus de mon lit. Cettelecture fit sur mon esprit son effet accoutumé : elle réveillaen moi le goût des aventures.

– Est-ce vivre, me disais-je chaque soir,en me tournant et me retournant dans mon lit sans pouvoir dormir,est-ce vivre que de faire la même chose chaque jour ?… Sansdoute le curé est un excellent homme ; sans doute mademoiselleMarianne fait on ne peut mieux les confitures… mais j’en suis lasdes confitures !… Ah ! si je pouvais voir autre chose queles murs du presbytère qui ne changent jamais !… autre choseque ce joli jardin dans lequel je me promène chaque matin mais qui,tout joli qu’il est, n’en est pas moins toujours le même !Oh ! oui… je repartirai… je ne resterai pas ici !

On le voit, j’étais incorrigible. La légèretéde mon esprit me faisait oublier mes mésaventures passées ;elle m’empêchait de goûter le bonheur calme dont je jouissaisalors ; elle faisait pis encore, elle fermait mon cœur à lareconnaissance !

Cependant, je dois le dire, l’idée de quitterce curé qui avait été si bon pour moi m’arrêta longtemps. Et, sansune circonstance qui décida de mon sort, je serais peut-être restétoujours auprès de lui : car je lui avais avoué qui j’étais,ma fuite de chez mes parents ; et, après m’avoir fait un longsermon sur ma faute, il m’avait promis d’écrire un jour à mon pèreet de me réconcilier avec lui.

Mais le destin en avait décidé autrement.

Nous étions dans l’été ; mademoiselleMarianne, un matin, se fit belle de ses plus beaux atours etm’ordonna de l’imiter. J’ai peut-être oublié de dire que le boncuré m’avait fait habiller à neuf des pieds à la tête.

J’obéis à cette injonction ; et, toutsurpris, je revins trouver mademoiselle Marianne, qui m’apprit quec’était la fête du village voisin et qu’elle avait obtenu lapermission de m’y conduire, d’autant plus facilement qu’elle avaitdans ce village quelque argent à toucher pour le digne homme. Je neme fis pas prier, comme on le pense bien ; et nous partîmessur l’âne du presbytère, qui nous mena grand train, la promenadeétant pour lui une fête inaccoutumée. En arrivant au village, lespectacle que m’offrit la place me charma plus qu’il n’est possiblede le dire. Les boutiques de jouets, les loteries en plein vent,les jeux de bague et les chevaux de bois attirèrent d’abord mesregards.

Mais mademoiselle Marianne était d’avis qu’ilfallait songer aux affaires avant de s’occuper des plaisirs. Aussiallâmes-nous tout droit chez le débiteur du curé ; celui-cinous compta une somme de vingt-cinq francs en gros sous.Mademoiselle Marianne les mit dans un sac, et me les donna àporter, en me recommandant d’en avoir soin, parce que, sinon,c’était moi qui en pâtirais.

Comme nous traversions la place en revenant,je vis un pitre qui était entouré d’une grande foule et quiexcitait les éclats de rire. Bientôt le paillasse fit place à ungros homme vêtu d’une manière bizarre, lequel annonça qu’il avaitfait de nombreux voyages, et qu’il en avait rapporté des curiositésqu’il se ferait un plaisir d’offrir à la vue du public :

Entrrrrez ! entrrrrez !Messieurs, Mesdames, criait-il ; suivez la foule…c’est le moment, c’est l’instant, c’est la bonne heure…Entrrrrez ! Ordinairement je fais payer aux curieux la sommede deux francs ; mais comme j’ai pour les habitants de cevillage une estime toute particulière… on ne prendra que deuxsous ! Deux sous ! répétait-il en criant de plus enplus fort ; la bagatelle de deux sous !… Hâtez-vous,Messieurs, Mesdames, tout à l’heure il ne sera plus temps ;nous partons ce soir pour le midi de la France, où nous allonsrécolter d’autres curiosités et où nous attendent sans doute lesaventures les plus surprenantes.

J’ouvrais de grands yeux pendant quemademoiselle Marianne s’efforçait de me tirer du milieu de la foulequi commençait à grossir ; mais je mettais de la résistance.Les mots de cet homme : Nous partons ce soir… desaventures surprenantes nous attendent, résonnaient encore àmes oreilles.

– Il faut que je parte avec lui, medis-je.

Et, oubliant tout d’un coup les bienfaits ducuré et les confitures de mademoiselle Marianne, oubliant même queje tenais à la main un sac contenant vingt-cinq francs qui nem’appartenaient pas, je donnai une secousse qui fit lâcher prise àla gouvernante ; et, me baissant pour ne pas être aperçu, jeme glissai dans la foule, sourd aux cris de mademoiselle Marianne,qui ne cessait d’appeler :

– Claude ! Claude !

J’arrivai ainsi derrière la baraque en toilede l’homme aux curiosités. Ce fut là seulement que je m’aperçus queje tenais à la main les vingt-cinq francs. Je dois dire à monhonneur que ma première pensée fut de courir après lagouvernante ; mais je dois avouer aussi que la seconde futqu’elle me reprendrait par la main, et que je ne pourrais pas allerpartager les aventures surprenantes de l’homme aux curiosités. Jeme décidai donc à commettre une mauvaise action, à garderl’argent ; c’était un vol ! Il est vrai que je n’avaispas l’intention de m’en rendre coupable. Quoi qu’il en soit, je mele reprochai toujours jusqu’à ce que j’eusse appris que lesvingt-cinq francs étaient destinés par le bon curé à m’acheter unvêtement bien chaud pour l’hiver.

Cette nouvelle, qui ne m’arriva que bienlongtemps après, calma le trouble de ma conscience, laquelle nepensa pas alors à me reprocher mon ingratitude. Hélas !j’avais déjà été bien assez ingrat envers mes parents ; on vavoir comment le Ciel m’en punit en me jetant dans une troupe debaladins.

CHAPITRE XIV

 

Une histoire racontée par je nesais qui.

 

Je m’étais glissé entre la baraque et le murle long duquel elle était adossée ; et là, tenant toujours enmain la sacoche aux vingt-cinq francs, et parfaitement tranquille àl’endroit de mademoiselle Marianne qui bien certainement neviendrait pas me chercher où j’étais, je me promis d’attendre unmoment favorable pour me présenter devant le monsieur auxaventures. Je commençais à craindre de trouver le temps long,lorsque j’entendis, derrière la toile, et probablement dans ce quiservait d’arrière boutique à la baraque, une voix enrouée quiraconta l’histoire suivante, que j’écoutais… par la raison toutesimple qu’il m’eût été impossible de faire autrement :

« À dix ans, j’étais tapin,vulgairement dit tambour. Mon père, un vieux de la vieille, luronsoigné, se dit un jour : « Je vais faire don de monmarmot à la patrie qui ne le refusera pas. Le mioche battra lacharge pendant que monsieur son père bousculera les ennemis. Je vasdire deux mots à l’autorité à ce sujet. » Ce qui fut dit futfait : l’autorité bénévole accepta mes petits services, et monpère lui-même surveilla mon éducation. Tous les matins, avantdéjeuner, je battais pendant deux ou trois heures des raet des fla, histoire de me mettre en appétit ; et monpère battait la semelle à mes côtés pour être plus sûr de lachose.

« Nom d’un petit bonhomme ! je mesuis flanqué bien souvent des coups de baguette sur les doigts enapprenant le roulement ; j’ai bien souvent battu la diane aulieu de la retraite, la retraite au lieu de la charge ; mais,comme disait un ancien : « Apprenti n’est pasmaître, » et c’est la vraie vérité. À m’entendre à présent, àvoir le charme que je déploie en caressant mon instrument, on ne sedouterait jamais que j’aie pu faire des incongruités pareilles… laretraite au lieu de la charge ! Dans ces occasions-là, monpère saisissait une de mes deux baguettes, et, dans sa colère, luiqui n’avait pas appris la chose, il battait d’instinct la généralesur mon dos, mieux que le tambour-maître de la 32e, quiétait, je peux le dire, un crâne lapin.

« Pour lors ; v’là qu’un jour monprofesseur me dit :

« – Petiot ! v’là que te v’là assezfort pour battre dans les chœurs… passe dans les rangs, et del’huile de bras… jeune homme !

« Je n’en fais ni une ni deux, lediscours m’avait flatté, et je bats des ra et desfla pendant cinq minutes en signe de triomphe.

« – Bravo ! qui me dit, si çacontinue tu deviendras un lapin comme le tambour-maître de la32e.

« Le compliment était flatteur, car letambour-maître était le plus beau soldat de l’armée française, ycompris Sa Majesté Napoléon lui-même, et de plus le meilleurinstrumentiste que l’on aurait pu trouver dans les quatreparties du monde, sans en excepter Pékin, la patrie des bourgeoiset de tous ceux qui ne sont pas militaires, généralementquelconques. Mon professeur reprit la parole, dont il savait seservir avec agrément :

« – Songe à te distinguer, petiot ;bats ferme et longtemps… Demain tu auras de la besogne soignée,nous allons tailler des croupières à l’ennemi, et, dans une affairecomme ça, rappelle-toi que le tapin est l’âme d’une armée. Allons,bats un fla !

« J’exécutai le fla sans lemoindre petit accroc. Nous étions alors à Eylau.

« – Bats un ra àc’t’heure ! reprit mon professeur. Bien ! bravo !…Il y a de la vigueur… Si tu vas comme ça, blanc-bec, il n’y a pasde doute que le Petit Caporal te remarquera ; et pour lors, ilse pourrait bien que tu gagnasses tes baguettes d’honneur.Excusez ! continua-t-il avec satisfaction, j’ai uneconversation soignée… Je lâche les asse comme unprofesseur du collège de France ou de Navarre.

« Mon professeur ne savait pas dire aussivrai, quand il me faisait la prédiction que je serais remarqué parl’Empereur et que j’attraperais mes baguettes d’honneur. Écoutezvoir :

« Le lendemain, il faisait unefroid de chien ; j’avais bien les doigts roides comme les cinqcents millions de diables. On nous commande de battre la charge. Encommençant ça n’allait pas, nom d’un petit bonhomme ! C’étaitroide, c’était sec… pas de moelleux ! Je commençais àbisquer ; mais v’là que petit à petit et insensiblement mesdoigts se réchauffent, et je tapais ma peau d’âne, et je tapais… etje tapais de peur de me laisser refroidir. Pendant ce temps-là labagarre allait… Pif ! pouf ! pan ! Allez donc !Moi, je tapais toujours comme un possédé, et je marchais en avantdes autres, des vieux qui avaient des moustaches pour leur tenirchaud au bout du nez. Tout à coup v’là quelque chose comme quidirait un général qui passe, enveloppé d’une pelisse et de sonétat-major.

« « L’Empereur, » que j’entendsdire autour de moi.

« Nom d’un petit bonhomme ! que jeme dis, Michu, c’est le moment de te montrer.

« Et je redouble le roulement ;j’allais… j’allais comme si le diable m’emportait. L’Empereur meremarque ; il descend de cheval et vient à moi.

« – Bonjour ! qu’il m’dit.

« – Salut, mon empereur, que je luiréponds.

« – Comment que tu t’appelles ? quim’dit.

« – Pierre Michu ! que je fais, sanscesser de battre.

« – Ton âge ?

« – Trente ans de moins que mon père.

« – L’âge de ton père ?

« – Quarante-deux ans, mon empereur.

« – C’est bien ! courage, monbrave !

« V’là qu’il me donne une petite claquecomme ça d’amitié, et qu’il remonte à cheval. Les autres, les vieuxbisquaient comme des enragés, parce qu’il ne leur avait pasparlé ; je les entendais qui disaient entre eux :

« – Est-il heureux ce petit-là… il acausé avec l’Empereur !

« – Il n’y a de bonheur sur la terre quepour les marmots, ma parole d’honneur !

« Moi, je ne faisais pas semblantd’entendre ; et je tapais toujours, histoire de lesétourdir.

« Le lendemain, j’étais à l’ordre du jouret un aide de camp me remettait mes baguettes d’honneur. C’est pourle coup que les anciens enrageaient, et qu’ils marmonnaient entreleurs dents… ceux qui en avaient encore.

« Pour lors, on me fit passer dans la32e, où était le joli tambour-maître. Il était vexéaussi de la distinction qu’on m’avait donnée ; et, encommandant ses manœuvres, il me regardait toujours de travers. Maisil ne pouvait pas me prendre, parce que s’il était le plus jolitambour-maître de l’armée, j’en étais le tambour le plus habilesous le rapport des batteries… à preuve ! »

Ici, j’entendis un roulement de tambour quiannonça que tout était fini, à ce que j’en pus juger par le bruitqui se faisait autour de la baraque, et par la foule que je vispasser tout à coup des deux côtés de l’établissement. Je pensai quec’était le moment de me présenter : et, prenant mon courage àdeux mains, je me décidai à entrer.

CHAPITRE XV

 

Mon entrée dans la baraque. – Del’effet que produit la sacoche de Mademoiselle Marianne. – L’hommeà l’histoire. – Mon engagement.

 

Après avoir fait un violent effort pourvaincre ma timidité, j’entrai donc dans la baraque de l’homme auxaventures, tenant toujours à la main la sacoche de mademoiselleMarianne. Mon entrée produisit un effet auquel, tout en craignantune mauvaise réception, j’étais encore loin de m’attendre. Il sefaisait, au moment de mon arrivée, un étrange remue-ménage, et jevis plusieurs personnes, revêtues de costumes bizarres et quej’expliquerai tout à l’heure, occupées à faire des paquets avec uneactivité inconcevable. Grâce à cette occupation, je ne fus pasremarqué d’abord ; je me tenais dans un coin, tremblant etn’osant parler. Enfin, la première personne qui m’aperçut, en seretournant, fut une femme dont il était impossible de reconnaîtrel’âge, tant sa figure était barbouillée d’une teinte jaunâtre queje pris alors pour sa couleur naturelle.

– Qu’est-ce qu’il veut donc ce petit-làqui nous regarde ? dit la femme à la figure jaune.

À cette parole, tous les hommes qui faisaientdes paquets se retournèrent tout à coup, et je cherchai vainement àreconnaître parmi eux le monsieur qui avait annoncé son prochaindépart. Mon intelligence naturelle me disait que c’était à lui queje devais m’adresser. À peine eus-je été remarqué, que je me visentouré par tous ces étranges personnages.

– Qu’est-ce que tu viens faire ici,gamin ? dit l’un.

– Il vient nous espionner, fit unautre.

– Attends ! attends !… je vaisbattre un boniment sur ton dos, ajouta une grosse voixenrouée sortant du milieu de deux épaisses moustaches grisonnantesaccompagnées de leur royale, et que je reconnus pour cellequi avait conté l’histoire.

– Laissez-moi faire, je vas lui donner sachasse, reprit un quatrième. Et je le vis saisir un manche à balaià mon intention.

J’essayais en vain de parler. La peur m’avaitôté la parole ; et, quand bien même j’eusse pu jouir alors dece don de la nature, les baladins en faisaient un tel usage, tous àla fois, qu’il m’eût été impossible de me faire entendre. De mêmequ’elle m’avait privé de la parole, la peur m’avait cloué à maplace ; et je ne pensai même pas à fuir en voyant les apprêtsde la réception que l’on me préparait.

– Frappe, La Gingeole, cria enfin un deshommes dominant la rumeur, frappe sur le marmot, je vaist’accompagner.

Et déjà ils levaient chacun un bras armé d’unbâton, lorsqu’ils furent arrêtés dans l’opération qu’ils allaientcommencer par un beau monsieur habillé à la manière des cavalierssous Louis XIII, à ce que je reconnus de suite en me rappelantles gravures de cette époque que j’avais vu chezM. Ducormier.

– Arrêtez, leur dit-il, qu’allez-vousfaire ?

Puis, se posant au milieu d’eux, il ajoutaavec une intonation comique :

À vaincre sanspéril on triomphe sans gloire.

Il est jeune,il est vrai ; mais aux âmes bien nées

La valeurn’attend pas le nombre des années.

Puis il s’approcha de moi ; et,considérant le sac que je tenais à la main, il continua, en mefrappant légèrement sur la joue :

– Eh ! eh !… il est gentil, cepetit… Qu’est-ce que nous n’avons donc là ? mongarçon.

Ce disant, il prit mon sac, malgré les effortsque je faisais pour le retenir, le soupesa dans ses mains, et,après s’être convaincu qu’il était plein de monnaie :

– Messieurs, s’écria-t-il en me prenantpar la main et en me faisant avancer, ce jeune homme est mon ami…et le premier qui le touchera aura affaire à moi !

Après cette proclamation, qui fit éclater derire toute la troupe, les bras s’abaissèrent, les manches à balairetournèrent à leur coin, et le cavalier m’attirant àlui :

– Parle, mon garçon, qu’y a-t-il pour tonservice ?

– Je veux partir avec vous, répondis-je,enhardi par la protection du cavalier Louis XIII.

– Qu’est-ce que je disais ? s’écriacelui-ci ;

La valeurn’attend pas qu’il ait quinze ans et demi.

– Il veut partir avec nous !… Qu’onaille prévenir le signor Bambochini.

À ces mots : « Je veux partir avecvous ! » une acclamation avait été poussée par toute latroupe, qui voyait dans mon sac l’espérance de quelque bon repas.Cette acclamation arracha à sa quiétude le directeur de la troupe,il signor Bambochini lequel parut aussitôt, sortant del’arrière-partie de la baraque.

– Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?demanda le directeur, sans le moindre accent italien, quoique sonnom semblât indiquer qu’il avait pris naissance au-delà desAlpes.

On lui expliqua mes prétentions, mon désir dem’engager ; et on n’oublia pas surtout de mentionner laprésence du sac que l’on ne savait pas encore plein de gros sousseulement.

– Ah ! ah ! fit-il en meregardant, tu es ambitieux, jeune homme. Puis, tout en palpant lesac il ajouta : Cependant nous consentons à te recevoir, et tupeux te flatter d’être heureux… Il y a justement une place vacante…Nous allons te faire signer ton engagement… tu auras9 fr. 50 c. d’appointements par mois… sur lesquelstu ne toucheras que 50 c… les 9 fr. étant retenus pour lapension de retraite.

On apporta du papier. Celui qu’on avait appeléLa Gingeole griffonna quelques lignes ; et, s’arrêtant tout àcoup :

– Quel emploi ? demanda-t-il ausignor Bambochini.

– Tous les emplois ! réponditcelui-ci.

Et l’on me fit signer. Après quoi le signorBambochini ajouta :

– Quant à ton sac et à ce qu’il contient…il te servira de cautionnement… Nous le déposerons à la caisse desdépôts et consignations.

Il le jeta au cavalier Louis XIII, quidisparut avec lui dans la profondeur de la baraque.

CHAPITRE XVI

 

Il signor Bambochini. – Lesjumeaux. – Pierre Michu. – La Bohémienne. – Le cavalierLouis XIII. – Une place vacante.

 

J’étais donc engagé dans la troupe du signorBambochini ! Je ne veux pas aller plus loin sans faireconnaître aux lecteurs mes nouveaux compagnons.

La troupe du signor Bambochini se composait desix personnes, sans me compter. Le directeur d’abord : c’étaitun homme de quarante-cinq ans environ ; sa figure, qui avaitpu être belle jadis, était tellement chargée de rides prématurées,que l’on y lisait toute l’histoire d’une vie des plus agitées. Sesyeux avaient une certaine expression de ruse et de finesse quifaisait présumer que le signor Bambochini devait être un hommeadroit, si ce n’est plus. Il savait profiter de toutes lesoccasions de s’approprier le bien d’autrui, comme on a pu le voir àl’égard du sac de mademoiselle Marianne ; et, quand cesoccasions se faisaient par trop attendre, la médisance prétendqu’il les faisait naître.

Comme directeur, c’était, au dire de toute latroupe, l’homme le plus habile que la terre eût porté. Il dépassaitTabarin lui-même, ce fameux baladin de l’ancien temps, de plus desept coudées. C’était un des géants de la banque ; etBilboquet, la célébrité contemporaine, se fût vu forcé de luirendre les armes.

Je viens de parler de Tabarin ; le signorBambochini, ayant compris que les paillasses et les acrobates destemps modernes se ressemblaient tous, s’était appliqué à imiter lepropriétaire des tréteaux du Pont-Neuf. Il avait habillé ses deuxpaillasses d’après un dessin de Callot que j’avais remarqué dansles cartons du peintre à Saint-Lô, et lui-même avait pris uncostume analogue. Cette idée heureuse attirait la foule auprès delui.

Je viens de parler de deux paillasses ;il y en avait deux en effet. On les appelait lesJumeaux ; c’est un d’eux qui avait eu à mon égard desvelléités de manche à balai, et qui plus tard griffonna monengagement. C’étaient véritablement deux frères jumeaux qui nemanquaient pas d’une certaine originalité, mais avec lesquels,durant tout le temps de ma carrière de baladin, je ne vécus jamaisen bonne intelligence. Mon antipathie pour eux avait peut-être pourcause l’exercice auquel ils se livraient chaque jour à mon égard,exercice dont je parlerai bientôt.

J’avais reconnu la voix de l’homme àl’histoire, Pierre Michu ; c’était comme on le pense bien, letambour de la troupe. Il avait conservé ses baguettes d’honneur, etne souffrait jamais qu’on en approchât ; j’ai encore sur lecœur un vigoureux coup de pied qu’il m’appliqua pour en avoir faittomber une, un jour, par mégarde. Du reste, c’était un assez bravehomme, et pourvu qu’il eût toujours sa gourde pleine d’eau-de-vie,il supportait les privations de l’état en véritable philosophe.

Quant à la femme au teint jaune qui m’aperçutla première, on l’appelait la Bohémienne. C’était unefemme mystérieuse et sombre ; ses petits yeux gris avaient unevivacité remarquable, et son regard perçant était empreint d’unecertaine expression sauvage. Son caractère répondait à l’étrangetéde sa physionomie ; causant peu avec ses compagnons, elleparaissait quelquefois tellement absorbée, qu’elle parlait touthaut et laissait échapper des mots inintelligibles. Toute la troupesemblait la redouter ; et cependant – je ne sais ce qui mevalut ainsi son amitié, – je la trouvai toujours prête à prendre madéfense. Je suppose que le motif de cette affection de laBohémienne pour moi est l’attention que je prêtais à ses histoires.La Bohémienne était une intrépide conteuse, aussi intrépideconteuse que mon cousin Labiche était vigoureux mangeur. Elle sedédommageait du silence qu’elle gardait dans le commerce habituelde la vie, en contant des histoires ; et je crois qu’elleétait sensible au plaisir d’avoir un auditeur, car personne dans latroupe ne se donnait la peine de l’écouter. Aussi excepté moi,détestait-elle tout le monde du plus profond de son cœur ; etje suis sûr que, sans l’épaisse couche de jaune dont elle secouvrait le visage, on eût pu y lire le mépris qu’elle professaitpour ceux qui l’entouraient. C’était un étrange personnage. Sonemploi consistait à vendre certaines drogues, fabriquées, disait lesignor Bambochini, avec l’autorisation et l’approbation de laFaculté de médecine de Paris.

Il me reste à parler du cavalierLouis XIII. On ne l’appelait jamais que leCavalier ; mais son véritable nom était Grippier. LeCavalier était chargé de se tenir à la porte et de faire entrer lemonde. C’était, comme on le voit, une place assez secondaire ;et cependant le signor Bambochini semblait professer pour leCavalier la plus haute estime. C’est qu’il avait certaines qualitésparticulières, et entre autres un esprit d’ordre remarquable, quine lui permettait pas de voir un coin de mouchoir sortant d’unepoche sans qu’il ne s’empressât aussitôt d’enlever le mouchoir pourle serrer lui-même dans sa poche à lui.

Voilà mes compagnons.

Cependant les paquets étaient faits, lavoiture prête. On partit pour Lisieux, où nous allions donner desreprésentations ; et, chemin faisant, j’appris que la placevacante, à moi destinée, était celle d’un nègre qui remplissaitdans la troupe les fonctions de Bédouin, et qui, un beau soir,était parti en emportant la caisse après une importanterecette.

Malheureusement je n’étais pas nègre le moinsdu monde. Mais le signor Bambochini ne s’arrêta pas pour sipeu ; et il ordonna, en arrivant à Lisieux, que l’on mecouchât par terre dans la plus parfaite nudité, et que, aprèsm’avoir étendu du cirage sur tout le corps, on me fît reluire avecune brosse à décrotter. Cette cérémonie se renouvelait chaquejour : et les Jumeaux étaient chargés de cettebesogne, qui ne s’effectuait jamais sans que je jetasse les hautscris.

Mais il fallait bien faire un sacrifice à mongoût pour les aventures.

CHAPITRE XVII

Mes succès à Lisieux. – La figureme cuit. – Le tour de France. – Attention délicate du signorBambochini – Les ennuis du voyage.

 

Le séjour que nous fîmes à Lisieux fut on nepeut plus favorable à la troupe, grâce au succès que j’obtins commeBédouin durant les premiers jours. À Envermer, pendant mon enfance,je m’étais exercé à faire la roue avec d’autres gamins duvillage : ce petit talent me fut d’une grande utilité dans monemploi de Bédouin.

Le signor Bambochini annonça pompeusement que,à l’instar du Cirque Franconi de Paris, il s’était procuré àprix d’or un jeune Bédouin qui faisait les tours les plussurprenants. Cette annonce piqua vivement la curiosité deshabitants de Lisieux ; et, durant les deux ou trois premiersjours, notre caisse s’emplit assez rapidement.

Mais, un soir que je m’étais livré à mesexercices habituels avec une ardeur augmentée encore par lesapplaudissements frénétiques de la foule, je ressentis tout à coupà la figure une chaleur extraordinaire qui me gêna beaucoup. Monmalheureux visage se lassait indubitablement d’être frotté chaquejour à tour de bras ; et, la sueur qui me ruisselait par toutle corps donnant sans doute de l’action au cirage, j’éprouvais à lapeau une horrible cuisson qui vint nuire à mes exercices.

Tout à coup ma souffrance devint intolérable,et je m’arrêtai. On murmurait déjà, on se mit à siffler ; etla figure me brûlait toujours, tellement que, apercevant surl’espèce de théâtre où je travaillais un seau plein d’eaudestiné aux exercices, je m’y plongeai la tête, au grand étonnementdu public qui me vit reparaître tout blanc.

Dire l’effet que produisit ma transformationme serait impossible. On faillit tout casser ; et le signorBambochini, après m’avoir ôté par une bastonnade l’envie de medébarbouiller une autre fois, jugea prudent de décamper sanstambour ni trompette. C’est ce que nous exécutâmes le soir même, lesignor Bambochini ayant l’intention de faire le tour de France.Cette nouvelle, que j’appris en montant en voiture, me fit bientôtoublier la bastonnade ; et je continuai mon métier de Bédouinavec succès dans tous les bourgs où nous nous arrêtâmes.

Je commençais à me faire à cette existence. Lesignor Bambochini, enchanté de mes succès et de l’argent que je luifaisais gagner, avait pour moi quelques égards ; et je doisdire à sa louange que notre cuisine se ressentit de l’améliorationde notre position. Il ne me refusait rien et me traitait en premiersujet ; bref, j’eusse été assez heureux sans l’ennui que mefaisaient éprouver deux choses inséparables de ma position. Lapremière était le tiraillement continuel que je ressentais à lapeau : on ne me cirait plus, le signor Bambochini ayant eul’aimable attention, en passant à Paris, de se procurer unebouteille de vernis. Mais ce vernis venant à sécher,m’occasionnait, comme je viens de le dire, des tiraillementsdésagréables. La seconde chose déplaisante pour moi était le séjourde la voiture. Rien n’était ennuyeux comme des voyages faits laplupart du temps pendant la nuit, dans une grande boîte roulante,au sein de laquelle on se trouvait pêle-mêle avec les effets de latroupe, et où on sentait une odeur continuelle de cuisine, ledirecteur ne permettant pas qu’on s’arrêtât pour manger dans lesauberges.

Certes, je n’aurais pu vaincre l’ennui qui medévorait pendant ces voyages, si, grâce au secret de la boîteroulante, je n’eusse obtenu quelquefois la permission de medébarbouiller, et si enfin la Bohémienne n’eût eu cette manie deraconter qui ennuyait tant toute la troupe, et qui m’était à moi siagréable, que maintenant encore je me souviens de tous lesContes de la Bohémienne. Je ne puis résister au désir d’enrapporter un ici, me réservant de les offrir tous quelque jour aulecteur.

CHAPITRE XVIII

 

Un des contes de la Bohémienne. –La salière renversée.

 

Je dois dire, pour être juste envers elle, quela Bohémienne, tout en cédant à sa manie de raconter, cherchaittoujours à donner à ses récits un but d’utilité et un certain aird’à-propos. C’était généralement une des circonstances de notrevoyage, une parole qu’elle avait entendue ou un fait qui s’étaitproduit dans le courant de la journée, qui lui fournissait le sujetde l’histoire ou des histoires dont elle me récréait dans lasoirée. Était-ce sa mémoire ou son imagination qui approvisionnaitainsi l’inépuisable répertoire de la conteuse ? C’est ce quej’ignore. Quoi qu’il en soit, la vérité est qu’il n’y avait pas dejour où ce qui s’était passé sous ses yeux n’amenât sur ses lèvres,le soir, quelque récit plus ou moins intéressant. Le fait même leplus insignifiant en apparence produisait ce résultat, ainsi qu’onva en juger.

Bien que j’eusse plus de douze ans déjà, etque, grâce à l’excellent abbé Raymond, j’eusse passablement réformémon éducation première, j’avais l’esprit encore imbu de toutes cestraditions populaires dans la campagne dont j’avais eu la têtebourrée dès mon jeune âge. Il faut dire aussi que ma mère,superstitieuse comme une Bretonne, croyait fermement àquelques-unes de ces traditions, et avait travaillé de tout sonpouvoir à me faire partager ses croyances. C’est ainsi que j’enétais arrivé à ne pouvoir rencontrer sous mes yeux une araignée lematin, sans être convaincu que j’éprouverais un chagrin dans lajournée ; que la vue d’une fourchette et d’un couteau en croixme faisait pâlir ; que le bris d’une glace ou d’un miroir metroublait outre mesure, persuadé que j’étais que cela m’annonçaitun grand malheur prochain. Il m’est impossible d’énumérer laquantité de ces niaiseries dont j’avais encore le cerveau rempli aumoment où je faisais partie de la troupe du signor Bambochini.

Il paraît que, sans m’en apercevoir, j’avaislivré ce jour-là le secret de mes craintes superstitieuses, car lesoir, lorsque nos compagnons furent endormis dans la voiture et quela Bohémienne m’eut attiré près d’elle comme de coutume, elle medit :

– Claude, mon enfant, je me suis aperçueaujourd’hui que tu as pâli tout à coup lorsque leCavalier, sans y faire attention, a mis, en dînant, soncouteau et sa fourchette en croix. J’en ai conclu que tu attachaisune importance à ce fait insignifiant, et que, comme bien des gens,tu voyais là un mauvais présage. Si tu as cette croyance, tu doisen avoir d’autres du même genre, et cela tient sans doute à lafaçon dont tu as été élevé. Prends-garde, Claude, ce sont là dessuperstitions dangereuses et qui peuvent te faire un jour beaucoupde tort dans la vie. Tiens, je vais te le prouver.

Et aussitôt elle me raconta l’histoiresuivante :

LA SALIÈRERENVERSÉE

« Il y a longtemps, bien longtemps, dansun pays dont je ne me rappelle plus le nom, vivait un pauvregentilhomme qui n’avait pour fortune que sa noblesse, et pour moyend’existence qu’un modeste emploi. Ce gentilhomme habitait unepetite maison sur la lisière d’une forêt ; et là, il vivaitmédiocrement du produit de sa place avec sa femme et son enfant.Malgré sa pauvreté, il supportait patiemment la vie, car son petitThéodore faisait tout son bonheur. Il adorait cet enfant, et iln’était jamais plus heureux que lorsque, rentré le soir après unejournée employée au travail, il tenait le petit Théodore sur sesgenoux, le dorlottant et le caressant jusqu’à l’heure de le mettreau lit.

« Il faut dire aussi que Théodore étaitun charmant enfant. Il était d’une beauté remarquable et possédaittoutes les grâces de son âge. Le père et la mère, – car cettedernière avait pour son fils une tendresse au moins égale à cellede son époux, – le père et la mère donc s’enorgueillissaient de lagentillesse de leur enfant et faisaient les plus beaux rêves pourson avenir.

« – Le sort de notre fils est assuré,disait le père. Il n’est pas douteux que, beau et bien fait commeil le sera, Théodore, plus heureux que moi, ne parvienne à seglisser à la cour et à y faire son chemin. Cet enfant-là rétablirala gloire de notre nom !

« Heureuse et fière de cette prédiction,la mère en avait cherché la confirmation dans des épreuves pluspositives à ses yeux que l’opinion seule de son mari. Elle avaitété élevée par une vieille parente très superstitieuse, qui étaitpersuadée que le bon Dieu a laissé aux mortels certains moyens dereconnaître quel sera leur sort futur. Cette parente étaitconvaincue aussi que le Seigneur prévient les humains, par certainsprésages, des malheurs qui doivent leur arriver ; et la mèrede Théodore avait hérité de toutes ces croyances. Aussi avait-elleemployé tous les moyens à elle connus pour tirer l’horoscope de sonenfant, et s’était-elle sentie toute joyeuse lorsque son marc decafé, consulté d’une certaine manière, lui eut prédit que Théodorerétablirait la fortune de ses parents et qu’il occuperait une hauteposition à la cour. Ce même marc de café avait bien annoncé aussique cette haute position ferait beaucoup de jaloux et que l’enviequ’il exciterait pourrait devenir fatale au jeune parvenu. Mais lamère, éblouie par la première partie de la prédiction, n’avait pasalors fait attention à la seconde. Le père et la mère étaient doncpleins d’espoir.

« Or il arriva un jour que la reine, parhasard, dirigea sa promenade vers la forêt sur la lisière delaquelle demeurait le pauvre gentilhomme, et que, en passant, elleaperçut à travers la croisée le jeune Théodore que son père faisaitsauter dans ses bras. La reine fut charmée des grâces del’enfant ; elle voulut le voir de plus près et entra dans lamaisonnette. Quand elle en sortit, elle était toute affolée deThéodore, si bien qu’elle revint le lendemain, puis lesurlendemain, et qu’enfin elle conçut le plus vif désir d’attirerl’enfant à la cour, afin de l’avoir sans cesse sous les yeux. Ellefit part de son désir aux parents de l’enfant, qui refusèrentd’abord d’y souscrire, dans la crainte de se voir séparés de leurfils. Mais le roi, qui tenait à satisfaire la reine, laquellen’avait pas d’enfants et les aimait beaucoup, envoya annoncer aupauvre gentilhomme qu’il lui donnait une charge importante à lacour. De cette façon, les parents de Théodore pourraient le voirchaque jour, et le souhait de la reine serait accompli. Le marc decafé avait donc dit vrai : l’enfant relevait la fortune de sesparents, et il allait occuper une haute position.

« Pendant trois ans, en effet, Théodorefut non seulement le favori de la reine, mais celui de toute lacour. Il était fêté, adulé, choyé. Ses moindres caprices étaientsatisfaits aussitôt. Il n’était rien de trop beau pour sa parure,et toutes les jouissances du luxe lui étaient prodiguées. Tous lesgrands seigneurs recherchaient son appui ; en un mot, il étaitpresque aussi puissant que le roi même, et il était courtisé àl’égal de la reine, dont l’affection pour lui augmentait chaquejour.

« Inutile de dire si ses parents étaientau comble de leurs vœux. Pourtant, en voyant la puissance de sonfils arrivée à ce point, la mère s’était rappelé tout à coup laseconde partie de l’horoscope qu’elle avait tiré du fond de sacafetière, et de la véracité duquel elle doutait moins que jamais.Plus la position de son fils devenait brillante, plus elle sesentait effrayée. Cependant, du moment que ce souvenir lui étaitrevenu, elle avait surveillé tous les courtisans, scrutéattentivement le sentiment de la cour à l’égard de Théodore ;et, après être restée ainsi pendant quelque temps en observation,elle n’avait rien vu ni rien appris qui pût justifier ses craintes.Elle n’avait trouvé aucune trace d’envie parmi les seigneurs, decette envie qui devait, croyait-elle, être fatale à son enfant.

« Elle cherchait donc à se rassurer,lorsqu’un jour, en dînant en tête-à-tête avec son mari, – Théodoreprenait ses repas à la table même de la reine, – la salière,heurtée par elle, se renversa, et le sel se répandit sur la table.La mère, éperdue, pâlit aussitôt ; c’était là un tristeprésage, et, pour comble de malheur, ce jour-là était unvendredi ! Plus de doute ! le bon Dieu lui annonçaitainsi qu’un grand danger menaçait son fils ! Elle était tropsuperstitieuse pour penser autrement. À partir de ce jour, lamalheureuse femme n’eut plus de cesse qu’elle n’eût arraché sonfils à cette position si belle qui menaçait, au moins pensait-elleainsi, de lui devenir si fatale. Elle fit part de ses craintes àson mari, qui en rit d’abord. Mais elle insista tellement, ellerevint si souvent à la charge, elle lui répéta tant de fois cesparoles dites au milieu des sanglots : « Pèreégoïste ! ce sera toi qui auras causé la mort de notreenfant ! » que le gentilhomme en fut troublé, qu’il sesentit ébranlé à la fin, et que, poussé par sa femme, il alla unbeau matin redemander son fils au roi. C’est en vain que lemonarque, surpris d’abord, engagea le gentilhomme à réfléchir,c’est en vain que la reine pria et que tout les seigneursintervinrent, la mère de Théodore tint bon, et il fallut bien quela femme du roi laissât s’éloigner de la cour son petit favori.Mais, dès le lendemain, la charge qui n’avait été donnée au pauvregentilhomme que pour que l’enfant vécût près de la reine lui futretirée ; et le père de Théodore se retrouva Gros-Jean commedevant, c’est-à-dire ruiné.

« Ce n’est pas tout encore. Théodoreavait pris des habitudes de luxe, que son père et sa mèrecherchèrent à satisfaire autant que possible, dans la crainte de levoir malheureux ; ce qui augmenta leur embarras. Si bienqu’ils moururent tous deux dans la misère. Quant à Théodore, quiétait devenu un jeune homme, il ne perdit jamais le souvenir duséjour qu’il avait fait à la cour ; et, comme il avaitconservé le goût du luxe et qu’il n’avait jamais pris celui dutravail, il tourna mal. Afin de se procurer l’argent nécessairepour satisfaire ses passions, il se lia avec des mauvais sujets,devint malhonnête homme et termina sa vie frappé par lajustice.

« Et tout cela, pour une salièrerenversée, pour une crainte imaginaire ; car le chagrinqu’éprouvèrent les seigneurs de la retraite de Théodore prouve bienqu’aucun d’eux n’avait contre lui de mauvais dessins. »

CHAPITRE XIX

 

Continuation du tour de France. –Notre troupe s’augmente. – La petite Bédouine. – Je renonce auvernis. – Mon élévation. – Comment la petite Bédouine passa enFrance sur un sac de troupier. – D’une grande représentation quenous donnâmes à Carpentras, et de ce qui s’ensuivit.

 

La Bohémienne charmait mes ennuis par seshistoires durant les longues nuits de voyage, pendant lesquelles ilm’était presque impossible de dormir, tant était dur le roulementde la voiture.

Très satisfaite de l’attention que je portaisà ses récits, la Bohémienne me prenait de plus en plus en affectionchaque jour ; et je dois dire que son intercession m’épargnasouvent de rudes corrections. Cependant notre tour de Francecontinuait et mes succès allaient leur train. Dans les grandesvilles, où l’on est plus connaisseur, je manquais généralement moneffet ; car, après tout, sauf quelques petits tours quem’avait appris le Cavalier, tout mon talent se bornait àfaire la roue, et véritablement ce n’était pas la peine depayer cinquante centimes, taux des grandes cités, pour voir ungamin barbouillé qui fait la roue. Mais, dans les villages, je mevengeais du dédain des chefs-lieux d’arrondissement par des succèsprodigieux ; on allait quelquefois jusqu’aux trépignements.Quoi qu’il en soit, j’avais la figure couverte de boutons, grâce auvernis dont je m’enduisais ; et je commençais à craindreréellement une maladie de peau. Ces appréhensions ne contribuèrentpas peu à me faire prendre en haine mon métier de Bédouin ; etpuis, le dirai-je ? je me sentais pris depuis quelque tempsd’une étrange ambition : je jalousais les Jumeaux, etmon désir secret était d’arriver à être pitre.

– Parler au public ? me disais-je,au lieu de lui faire des gambades ridicules… exciter les rires… cedoit être bien amusant !

J’en avais dit quelques mots auCavalier qui m’aimait assez ; et il m’avait promisd’en parler au signor Bambochini. Il le fit en effet ; mais,quelques instants après, il revint en me disant qu’il n’y fallaitpas penser tant qu’il n’y aurait pas un autre nègre pour meremplacer. Cette réponse très décourageante me suggéra une idéeassez bizarre. Je voulais décidément renoncer au vernis, et jem’imaginai de me mettre en quête d’un nègre. Malheureusement mesrecherches furent inutiles pendant longtemps. Je ne passais jamaisdans une ville sans regarder de tous mes yeux, espérant découvrirl’objet de mes désirs les plus ardents.

– Un nègre ! m’écriais-jequelquefois ; comment, je ne trouverais pas unnègre !

Comme nous traversions Toulouse, un jour,j’aperçus quelque chose de noir qui dansait sur la place ;sans prendre le temps de faire arrêter la voiture, je me précipitaipar la portière, au risque de me briser les os. Je courus audanseur… c’était un nègre de mon espèce… faux teint ! Je m’yconnaissais trop pour m’y tromper. Il paraît que la ruse était trèsrépandue parmi les saltimbanques. Ce ne fut qu’à Montpellier que jefis la rencontre d’une petite Africaine d’une douzaine d’années.Elle était dans une rue pleurant et paraissant attendre que quelquepassant la prît en pitié ; je m’approchai d’elle, et luioffris d’entrer dans notre troupe. Je craignais que le mot desaltimbanque ne l’effrayât ; mais elle avait déjà fait cemétier, et, d’après ce qu’elle me dit à la hâte, je vis qu’elleétait bien autrement forte que moi. Je m’empressai donc de laprendre par la main, et, l’entraînant avec moi, je la menai jusqu’àl’hôtellerie où nous étions descendus ; car, ne comptant pasdonner de représentations dans la ville, le signor Bambochini avaitconsenti à ce qu’on s’arrêtât à Montpellier. J’étais on ne peutplus fier de ma trouvaille. La petite négresse fut accueillie avecempressement, après qu’elle eut donné un petit aperçu de sestalents ; elle jonglait à ravir, faisait le cerveau,– c’est-à-dire qu’elle touchait avec sa tête à ses pieds en serenversant en arrière, – et tant d’autres choses qui charmèrenttellement le signor Bambochini qu’il faillit me sauter au cou, etque, dans sa joie, il décida séance tenante que désormais leBédouin serait remplacé par une Bédouine. Puis il me promut àl’instant même au grade de pitre, en me donnant l’autorisation deme débarbouiller et de renoncer au vernis pour toujours. J’étais aucomble de mes vœux ; et, quelques jours après, je fis mesdébuts comme paillasse avec assez d’agrément pour faire enrager lesJumeaux. Le tambour Pierre Michu, daigna me faire descompliments ; et la Bohémienne m’embrassa sur les deux joues,au risque d’enlever son jaune, en me disant que mon avenir étaitfait et que j’étais lancé.

Nous formions pour ainsi dire deux camps dansla troupe : tous les hommes d’un côté, à l’exception duCavalier qui était neutre ; de l’autre, la Bohémienneet moi. La Bédouine fut des nôtres dès le premier jour ; elleparlait parfaitement le français ce qui lui permit de nousapprendre comment elle était venue en France. Après la défaited’une tribu d’Arabes, elle avait été trouvée par les Français dansun gourbi abandonné. La pauvre petite, n’ayant été réclamée parpersonne malgré les démarches qui furent faites à cet effet, avaitété adoptée par un sergent du 47e qui avait son congé.Le sergent l’avait emportée sur son sac jusqu’à Bône, où il s’étaitembarqué. Et c’est ainsi que toujours à cheval sur le sac dutroupier, elle était venue en France, déjà depuis six ou sept ans.Mais, hélas ! à peine débarqué, le sergent avait fait unechute dont il ne s’était pas relevé ; et il était mort,laissant la pauvre petite sans secours et sans appui. Elle avaitenviron six ans alors. Des saltimbanques, la voyant errer sur uneplace, la recueillirent et lui firent son éducation. Bref, le jouroù je l’avais rencontrée, elle était descendue de la voiture, sansêtre vue, pour satisfaire un caprice d’enfant, et espérant larattraper ; mais elle n’avait pu la rejoindre. Et voilàpourquoi j’avais trouvé celle qui devait me remplacer pleurant àchaudes larmes dans les rues de Montpellier.

Nous avancions toujours ; et unereprésentation ne se passait pas sans que je ne secondasse lesJumeaux.

Tout à coup le signor Bambochini nous dit unbeau matin que, avec l’autorisation de M. le maire,il allait donner à Carpentras une grande représentation. En effet,à peine arrivés dans la ville, nous dressâmes une baraque plusgrande qu’à l’ordinaire. Et, après deux jours que nous passâmes enpréparatifs, les habitants accoururent en foule au son du tambourde Michu, qui, avec ses baguettes d’honneur, faisait unboniment qui eût excité la jalousie du tambour-maître dela 32e, le plus joli soldat de l’armée française ycompris sa Majesté Napoléon lui-même.

Il est bon de dire en passant, que leboniment est le moyen par lequel les saltimbanquesannoncent qu’une représentation va commencer.

Le Cavalier était à son poste aumilieu de la foule. Un des Jumeaux, affublé d’une longuebarbe et d’une robe non moins longue, la tête coiffée d’un bonnetcarré, était chargé, ainsi que moi dont la figure était couverted’un masque plaisant, des bagatelles de la porte. Nous amusions denos lazzi le public, auquel nous donnions par là un avant-goût desplaisirs qui l’attendaient à l’intérieur. La Bohémienne, une plumeen tête et sa boîte à drogues ouverte devant elle, annonçait detemps en temps ses onguents, sur lesquels la Gingeole et moi nousexercions notre faconde. Déjà le signor Bambochini engageait lepublic à ne pas s’arrêter aux bagatelles de la porte, et leCavalier poussait la foule pour la faire entrer, quand lagendarmerie du département vint interrompre nos ébats en mettant lamain sur le collet du Cavalier, lequel avait ce jour-làpoussé son esprit d’ordre jusque sur les montres des habitants deCarpentras. L’autorité, jalouse de lui prouver qu’elle n’était pasmoins soigneuse que lui, se promettait de le serrer dansla prison de la ville. L’arrestation du Cavalier fut lesignal d’un sauve-qui-peut général. Le signor Bambochinifut pris au moment où il sauvait la caisse ; Michu,abandonnant son instrument, mais emportant ses baguettes d’honneur,décampa au pas de charge sans s’inquiéter des autres. Des deuxjumeaux celui qui avait la longue robe, s’étant embarrassé lesjambes dans son vêtement et étant tombé dans sa fuite, futarrêté ; l’autre s’évada : enfin, la Bohémienne, laBédouine et moi, nous gagnâmes la campagne sans regarder derrièrenous.

Et c’est ainsi que fut disséminée la célèbretroupe de l’illustre signor Bambochini, de laquelle j’avais faitpartie pendant neuf mois et cinq jours.

CHAPITRE XX

 

Notre fuite. – Accident imprévu. –Le frisson et l’agonie. – Notre embarras.

 

Après avoir couru plutôt que marché pendant lereste du jour et une partie de la nuit, nous fûmes arrêtés tout àcoup par une circonstance imprévue ; et l’effroi qu’elle nouscausa, à la petite Bédouine et à moi, nous fit oublier notrefatigue. C’était sur la Bohémienne surtout que la catastrophe quivenait de disséminer la troupe du signor Bambochini avait fait leplus d’effet. J’étais parfaitement sûr qu’elle ne se mêlait enaucune manière au commerce du Cavalier ; et cependantje remarquai, pendant notre fuite précipitée, quelque chose de siextraordinaire en elle, que j’en étais presque effrayé. À la vuedes gendarmes sa raison avait paru se troubler ; elle nousavait saisis par la main, la Bédouine et moi, comme si nouseussions été ses enfants, et nous avait entraînés avec une forceau-dessus de son âge.

Longtemps après que nous eûmes quitté laville, elle se retournait encore avec inquiétude, marchant à pasprécipités, et nous traînant à sa suite si rapidement que nousétions forcés de courir pour la suivre. Ses mains serraient nospetites mains à nous faire crier ; son visage étaithideusement contracté, car son jaune contribuait, avec l’émotionqui se peignait sur ses traits, à la rendre affreuse. Ses yeuxhagards se portaient autour d’elle avec une indicible expressiond’effroi ; elle agitait convulsivement les lèvres et parfoislaissait échapper des mots sans suite.

– Montdidier !… disait-elle,Montdidier !… Mon Dieu !… pardon !… pardon !…vengeance céleste !

Si j’eusse été dans un âge plus avancé, ilm’eût été facile de comprendre que la Bohémienne était en proie àde violents remords ; mais alors je ne concevais rien à cetétrange égarement. J’étais effrayé : le contact de sa main mefaisait mal et me brûlait ; la petite Bédouine, non moinstroublée que moi, pleurait en la suivant avec peine.

Plusieurs fois la pauvre enfant tombad’épuisement et de peur ; peu s’en fallut que je n’en fisseautant. J’avais tenté de me débarrasser de l’étreinte de laBohémienne, mais autant eût valu tenter de sortir d’un étau.

– Reste, pauvre enfant ! disait-elleavec une âpre énergie en remarquant mes efforts ; reste, ne telaisse pas prendre par eux… ils ne te feraient pas grâce… car tarace est maudite !… maudite !… maudite !…répétait-elle en accélérant sa marche saccadée.

La Bédouine ne pouvait plus avancer ; laBohémienne, sans quitter ma main, l’enleva de terre de l’autre braset la porta comme si c’eût été une plume.

Enfin, vers minuit, elle tomba au pied d’unchêne, dans une forêt, qu’elle nous avait fait traverser afind’éviter les regards…

– Oh ! je la connais bien, dit-elleavec effort, tandis que ses dents claquaient l’une contrel’autre ; je la connais bien cette forêt. Ce chêne… là !…là !… je n’irai pas plus loin… c’est là que je veuxmourir…

– Mourir ! nous écriâmes-nous, laBédouine et moi, saisis de crainte, mais pourtant émus de l’étatdans lequel nous voyions la pauvre Bohémienne…

Il se fit un long silence, pendant lequel lamalheureuse femme ne cessa de marmotter entre ses dents.

Elle tremblait ; deux grosses larmescherchaient à s’échapper de ses yeux, et la lune éclairait cetaffreux spectacle comme pour augmenter notre frayeur.

– J’ai froid !… murmura-elle, j’aifroid !… À boire ! à boire !… la bouche mebrûle…

La pitié me fit oublier la peur ; etj’étais en train de recommander à la Bédouine de ne pas s’éloignertandis que je tâcherais de trouver de l’eau, quand la Bohémienne,entendant mes paroles, fit un effort pour se relever… Mais elleretomba en se heurtant le long du chêne…

– De l’eau !… répéta-t-elle ;là… à vingt pas… la clairière… à droite… la fontaine desMontdidier… Montdidier !… continua-t-elle en élevant lavoix.

Dominant mon effroi, je courus dans ladirection qu’elle m’avait indiquée ; et en effet je ne tardaipas à entendre le bruit de l’eau. Il fallait qu’elle connût cetteforêt bien parfaitement ; elle ne s’était pas trompée… Aumilieu d’une clairière était une fontaine en ruines, etl’architecture indiquait que cet ouvrage des hommes remontait ausiècle de Louis XIV.

Tandis que je puisais de l’eau dans une pochede cuir que je portais toujours sur moi ! j’entendis à traversles arbres, et malgré le murmure de la source, la voix stridente dela Bohémienne qui parvenait jusqu’à moi !…

– Montdidier ! criait-elle sanscesse, comme si elle eût évoqué de pénibles souvenirs.

Je revins auprès d’elle, en lui présentant macoupe de cuir :

– Tenez, lui dis-je ; buvez… voilàde l’eau bien fraîche.

– Donne ! donne ! fit-elleavidement.

Elle but jusqu’à la dernière goutte le contenude la poche de cuir ; après quoi, la jetant au loin :

– Oui… bien fraîche, continua-t-elle bienfraîche… cela fait du bien !…

Puis elle parut se calmer un peu. Nousl’avions couverte, la Bédouine et moi, de tous les habits que nousavions pu quitter. Pendant un quart d’heure environ elle sembladébarrassée du frisson qui l’avait agitée jusque-là ; on eûtdit même que l’étrange égarement de son esprit avait cessé etqu’elle était revenue à des idées plus saines.

Nous étions dans un bien grand embarras :la pitié nous ordonnait de rester auprès de cette femme qui avaittoujours été bonne pour nous ; et, d’un autre côté, nous noussentions pris d’une frayeur invincible, quand nous pensions à lascène qui venait d’avoir lieu et qui pouvait se renouveler. S’ilavait fait jour, si nous avions su en quel lieu nous étions, il eûtété possible d’aller chercher un médecin ; mais au milieu dela nuit, en pleine forêt, quel secours donner à cette malheureusequi allait mourir ?

– Crois-tu, en effet, qu’elle meure làcomme elle vient de le dire ? me demanda la Bédouine entremblant.

– Dame ! je n’en sais rien,répondis-je sur le même ton.

La Bohémienne nous avait entendus ; ellese redressa, et, nous appelant par nos noms pour nous prouverqu’elle nous reconnaissait, elle nous attira à elle malgré notrerésistance.

– Pauvres enfants ! dit-elle en nousembrassant ; vous êtes les seuls êtres que j’aie aimés depuisbien longtemps… Je ne savais que haïr… que haïr et me venger !ajouta-t-elle avec un accent qui me fit craindre un nouvelaccès.

Mais elle parut se recueillir, et elle repritbientôt d’une voix calme :

– Je vais mourir… je le sens… La vue deces gendarmes… cette arrestation… en me rappelant tous les malheursde ma famille… a troublé ma raison… Cette course précipitée aenflammé mon sang… mais je ne peux pas mourir ainsi… Unprêtre !… par pitié… un prêtre !…

Nous restions là tous deux, tremblants de tousnos membres, sans bouger et nous regardant l’un l’autre.

– Mais vous ne m’entendez doncpas ?… répéta-t-elle avec colère ; vous voulez donc queje meure sans avoir réparé mon crime ?… Peut-être Dieu mepardonnerait-il ?… Pitié ! par pitié… unprêtre !

Nous ne pouvions la satisfaire, et nousrestions toujours debout devant elle.

– Oui !… que le dernier desMontdidier recouvre son nom et sa fortune… ce sera une expiation…et ma conscience sera plus légère… Écoutez !… écoutez !…car je vois bien que Dieu me refusera la grâce de mourir… aprèsavoir reçu les consolations de l’Église…

Elle cacha sa tête dans ses deux mains, et laserrant fortement, elle sembla recueillir ses souvenirs. Il se fitun silence de quelques instants.

– Écoutez ! reprit-elle enfin ;et toi, Claude… toi surtout… ne perds pas un mot de ce que je vaisdire… car il s’agit de rendre un nom et une fortune à un homme… audernier rejeton des Montdidier, qui, grâce à moi, végèteaujourd’hui méconnu, pauvre… et sous un nom qui n’est pas le sien…Oui, c’est moi… moi… continuait-elle en se dressant autant que sesforces le lui permettaient, c’est moi… Dinah Berghem… qui aipoursuivi l’œuvre de vengeance jusque sur le dernier de cettefamille orgueilleuse… Il fallait bien que la mort de Mathias… fûtvengée… Mathias… le chef de notre famille, si nombreuse jadis etqui va s’éteindre en moi aujourd’hui… Cependant, je l’aimais… ceMontdidier… cet Arthur que j’ai nourri de mon lait… Sans cetattachement… leur famille impie eût péri avant la nôtre… j’aiépargné sa vie… Que diras-tu, ma mère… quand je vais te retrouvertout à l’heure ?…

Nous ne comprenions rien à ces discours ;seulement, elle avait dit qu’il s’agissait de rendre un nom et unefortune à quelqu’un, et je prêtai toute mon attention, dominé parl’air solennel qu’elle avait pris en me chargeant de cettemission.

CHAPITRE XXI

 

Confession de laBohémienne.

 

Mes souvenirs se croisent dans ma têteaffaiblie… Écoutez, écoutez… cette fatale histoire !… Je suisen effet de Bohême ; notre famille était nombreuse etpuissante au temps où votre roi Louis XIV emplissait le mondede sa gloire. Notre caste habitait cette forêt ; et le châteaude Montdidier s’élevait à l’orient de ces bois. Mathias était notrechef alors. Nous vivions de chasse et d’aumônes ; puis, auxjours de foires, nous allions égayer de nos tours les habitants desdemeures voisines pour un modeste salaire. Quand je dis nous, jeveux parler de mes aïeux, car je n’étais pas née alors. Notre castecouchait en plein air, à l’exception des anciens, auxquels Mathiasavait élevé une cabane dans la forêt même, à l’endroit où estaujourd’hui cette fontaine à laquelle Claude vient de puiser del’eau. Les orgueilleux seigneurs l’ont fait bâtir sur les ruines dela cabane, et ils l’appelèrent fontaine desBohémiens ; mais mes pères la nommèrent fontaine desMontdidier. Il est vrai que cette forêt appartenait à cespuissants barons, et que Mathias, à la rigueur, n’avait pas ledroit d’élever la masure ni de tuer le gibier. Mais quel autre malfaisait-il ? Jamais de pillage, jamais de meurtre, et il eûtdonné son sang pour ces Montdidier, se regardant comme un de leursvassaux. Un jour, Mathias entra hors de lui dans la cabane desanciens.

– Malheur sur nous ! s’écria-t-il,mais malheur sur eux aussi !… Les Montdidier ont donné du cordans la forêt ; leurs piqueurs et tous leurs gens sont enarmes, et savez-vous qui ils chassent ainsi comme des bêtesfauves ?… Notre pauvre caste proscrite etmisérable !…

Il fit partir les vieillards, les cacha avecles enfants et les femmes dans un souterrain connu de luiseul ; puis il s’arma pour défendre sa vie, il fit armer tousceux qui étaient en état de se battre. Cette horrible chasse desMontdidier dura cinq jours ; tous les hommes furent tués, àl’exception de deux qui se traînèrent, blessés et sanglants,jusqu’à la caverne. Quant à Mathias, il fut pris et mourut augibet, où son corps resta pendu jusqu’à ce que notre tribu fûtparvenue à l’enlever. Cependant, après cette fameuse chasse desBohémiens, – les Seigneurs orgueilleux appelaient ainsi cetteboucherie dans leur triomphe, – Joachim et Pierre de Leyde, qui setrouvaient les chefs de notre tribu décimée, jurèrent de poursuivreleur vengeance sur les Mondidier, et ils firent répéter ce sermentmême aux enfants. Ceux-ci furent élevés dans la haine de cesbarons ; et, à mesure qu’il naissait d’autres enfants, on leurinculquait cet esprit de vengeance qui s’est perpétué pendant deuxsiècles et qui va s’éteindre en moi. Le baron de Montdidier étaitparti pour la guerre de Flandre. Joachim le suivit, après avoir ditadieu aux nôtres ; car il savait qu’il ne reviendrait pas etque sa vie paierait celle du Montdidier. Mais que lui importait, àJoachim, pourvu qu’il travaillât à la vengeance commune ?

Joachim suivait l’armée de loin, s’enquérantdes nouvelles, en attendant avec patience une occasion de saisir saproie. Elle ne tarda pas à se présenter. Il apprit un jour que lebaron de Montdidier, qui avait alors un commandement assezimportant, avait reçu l’ordre de tourner l’ennemi afin d’occuperune position avantageuse. Mais, pour y réussir, il fallait éviterd’être aperçu, et pour cela on avait besoin d’un guide sûr.

Joachim vint trouver Montdidier qui sepromenait devant sa tente avec son frère ; et, joyeux depouvoir perdre deux de nos ennemis d’un seul coup, il tomba auxpieds du baron avec les marques du plus profond repentir.

Le baron étonné lui demanda la cause de seslarmes ; et Joachim s’écria avec un accent devérité :

– Pitié, Monseigneur, pitié pourmoi ! et accordez-moi la grâce de servir de guide à vostroupes pour réparer le mal que j’ai fait.

Alors, dans une fable fort bien arrangée, ilraconta qu’il était Français, que, fort jeune, il avait quitté laFrance pour prendre du service en Allemagne ; que, voyant laguerre déclarée contre sa patrie, il avait cherché à fuir, maisqu’on l’avait tellement surveillé, que c’était la veille seulementqu’il avait pu mettre son projet à exécution. Il voulait rentrerdans les armées françaises ; et, pour obtenir cette faveur,lui qui connaissait parfaitement le pays, il s’offrait à conduireles troupes de Montdidier.

Celui-ci pensa d’abord à un piège ; maisson frère lui fit remarquer que le profond repentir de cet homme nepouvait être simulé, et on se fia à Joachim. Cependant, parprudence, les Montdidier le placèrent entre eux deux, et armantchacun un pistolet, ils se tinrent prêts à faire feu sur Joachims’il les avait trahis. Le Bohémien les mena droit vers le plusnombreux corps d’armée des Impériaux. Montdidier ne s’en aperçutqu’en se voyant entouré d’ennemis. Joachim tomba percé de deuxballes ; mais il eut la joie, avant de mourir, de voir lesdeux Montdidier expirer à ses côtés. Il restait un troisième frèreau manoir avec le fils du baron. Pierre de Leyde, apprenant que cefrère était malade et qu’il avait fait mander le premier médecinvenu dans les environs, attendit le médecin sur la route, le forçaà lui céder ses habits, et, après l’avoir attaché à un arbre dansun endroit isolé de la forêt, il se présenta au chevet du malade,auquel il ordonna une potion qu’il voulut fabriquer lui-même. Lelendemain, le frère de Montdidier était mort ; et Pierre deLeyde, reconnu pour empoisonneur, fut plus tard pendu au même gibetque Mathias.

Cependant la famille des Montdidier n’étaitpas éteinte, et la nôtre diminuait sensiblement ; on étaitsans pitié pour notre caste… Sitôt pris, sitôt pendus !

Bien des années s’étaient écoulées ;notre tribu ne comptait plus que cinq membres quand je naquis, etla haine contre les Montdidier subsistait toujours. Après manaissance, mon père et deux de nos frères furent pris et moururentau gibet comme Mathias et Pierre de Leyde.

Ici va commencer une série de crimes auxquelsj’ai pris part de loin, et qui…

La Bohémienne s’arrêta tout à coup, et jel’entendis qui murmurait :

« Mon Dieu ! donnez-moi la forced’achever… car s’il est encore temps de réparer le mal que j’aifait… »

Mais la voix lui manqua, sa tête se pencha sursa poitrine, et, glissant sur le chêne le long duquel elle étaitappuyée, elle tomba inanimée sur la terre.

CHAPITRE XXII

 

Comment je fais mes adieux à lapetite Bédouine. – Les trois cents francs. – Suite de la confessionde la Bohémienne. – Sa mort.

 

– Morte ! elle est morte !s’écria la petite Bédouine au comble de l’effroi.

– Mon Dieu ! qu’allons-nousfaire ? dis-je à mon tour… Quel malheur qu’elle n’ait pasachevé ses aveux !…

– Oh ! ma foi ! je n’y tiensplus, reprit la Bédouine : j’ai trop peur… je me sauve…

– Par exemple ! y penses-tu ?fis-je en la retenant… Qui sait ? peut-être n’est-elle pasmorte, et ce serait bien mal de la laisser là avant d’être sûr…

– Oh ! Tant pis !… tu t’enassureras si tu veux : moi, je viens d’entendre, en mecouchant contre terre, un bruit de voiture qui m’annonce que lagrand’route n’est pas éloignée… Je ne reste pas là…Adieu !

Je tentai encore de la retenir.

– Mais que vas-tu faire !

– Qu’importe ? répondit-elle :je ne resterai pas plus longtemps avec cette femme qui me faitpeur… Adieu, Claude !

Et, d’un saut, elle fut à dix pas demoi ; bientôt je la vis disparaître au milieu des taillis,dans la direction que semblait lui indiquer un bruit de voiture queje parvins à distinguer. Ce bruit était si faible, qu’il me prouvaque la route devait encore être loin de l’endroit où nous noustrouvions.

– Adieu ! m’écriai-je indigné.

Et, perdant tout à coup l’amitié que j’avaispour elle :

– Adieu ! va, tu n’as pasde cœur de me laisser ainsi seul… avec la Bohémienne qui est morte,ajoutai-je… Je voudrais que tu ne trouvasses pas laroute !…

 

Ce vœu n’était pas charitable ; maisj’étais dans une position à me le faire pardonner, et la peurs’empara de moi tellement que je sentis mes jambes faillir et queje tombai assis malgré moi aux pieds de la Bohémienne. Je n’avaispas perdu connaissance, et j’eus encore la force d’adresser à Dieuune prière fervente ; car je dois dire ici que je n’avais pasoublié les prières que ma bonne mère m’avait appris à faire chaquesoir et que, malgré ma vie aventureuse, il ne m’arriva pas souventde manquer à ce devoir.

Pendant que je priais, la Bohémienne fit unmouvement et reprit ses sens.

– Où suis-je ?… demanda-t-elle.

Puis, regardant autour d’elle :

– Ah !… je reconnais… je suis aupied du chêne… Oh ! si le dernier des Montdidier pouvaitsavoir… où je suis… et ce qu’il y a là… là… ajouta-t-elle enfrappant la terre de ses deux mains.

J’étais revenu à moi en voyant que laBohémienne n’était pas morte ; et je fus frappé de sesdernières paroles. Que voulait-elle dire ? et que pouvait-il yavoir au pied du chêne ?…

– Depuis douze ans, reprit-elle, comme separlant à elle-même, je n’en ai pas entendu parler… Fasse le cielqu’Arthur de Montdidier ne soit pas mort… et que je puisseréparer…

Je profitai de ce moment pour la remettre surla voie de sa confession.

– Mais vous étiez en train de meconter…

– Oui… oui… continua-t-elle ; jesais bien… j’en étais encore à l’époque de ma naissance… je vaisachever ces pénibles aveux que j’offre à Dieu comme une expiation.Puisses-tu me comprendre, pauvre enfant… et par là rendre utile laconfession que je fais aujourd’hui… Mais, avant que je poursuive…prends ces trois cents francs… je te les laisse… Ils sont purs,ceux-là… ce n’est pas de l’argent volé… je l’ai gagné sou à soudans le métier que je fais depuis douze ans… Maintenant, je n’en aiplus besoin… Prends… et écoute l’indication que je vais te donnerpour ne pas te perdre dans cette forêt… Tu suivras ce chemin toutdroit… arrivé au bout de l’allée, tu verras un sentier à ta gauche…C’est celui-là qu’il faut prendre pour gagner la grand’route.

Elle me remit les trois cents francs contenusdans une ceinture, me répéta encore le chemin que j’avais à suivre,puis elle ajouta :

– Maintenant, je reprends mes péniblesaveux. De toute notre tribu, ma mère restait seule avec moi ;elle s’éloigna du pays pendant quelque temps, puis elle y revint etfit tant qu’elle entra comme domestique chez le vieux baron deMontdidier, toujours riche, mais moins puissant que ses ancêtres.Il avait deux fils, militaires à l’époque où commençait laRévolution. Ma mère avait tant fait par sa bonne conduite et sondévouement affecté, qu’elle avait obtenu toute la confiance de sonmaître, fort vieux alors, et qui vivait seul au château avec elle.Le vieillard était trop près de la mort pour que ma mère voulutattenter à ses jours ; elle crut que sa vengeance serait plusaffreuse si le vieux baron voyait mourir ses enfants l’un aprèsl’autre. L’aîné, Maximilien, annonça son retour sur cesentrefaites ; et en effet, quelques jours après, il sautait aucou de son père. Rien ne fut plus touchant que la scène qui eutlieu à son arrivée. Ma mère, qui était présente, sentit toute sahaine se rallumer ; et, en voyant leur joie, elle résolut dela changer en douleur.

M. Maximilien annonça que sa femme devaitarriver le lendemain avec son fils qui venait de naître, et qu’illui faudrait une nourrice. Ma mère lui proposa sa fille, et cettefille… c’était moi… moi, qui devais nourrir de mon lait cet enfant…le dernier des Montdidier !…

Ma mère avait ses projets !

Le lendemain, quand la femme deM. Maximilien arriva avec son fils… elle était veuve. On avaittrouvé M. Maximilien mort dans son lit ; et les médecinsappelés déclarèrent qu’il était mort piqué par une bêtevenimeuse.

On fit dans le château les recherches les plusactives, et l’on ne trouva rien. C’était ma mère qui, profitant dusommeil de Maximilien, l’avait piqué avec une aiguille tellementempoisonnée que la mort avait dû être instantanée. Le jeune Arthurme fut confié et tout le château était dans le deuil quand l’autrefils du vieux baron arriva. La Révolution avait éclaté, les noblesquittaient la France un à un, et M. Raoul voulut en faireautant. Quant au vieillard, il déclara que rien ne lui feraitabandonner sa terre.

Les préparatifs du départ de Raoul avaient étéfaits si mystérieusement au château, que personne ne pouvait enavoir connaissance au dehors ; et pourtant M. Raoulvenait de faire ses adieux à sa belle-sœur en deuil, lorsqu’il futarrêté comme convaincu d’avoir voulu émigrer.

On se demandait qui avait pu ledénoncer : et personne ne pensa à accuser ma mère. Comment sedouter que Betzy n’était autre que la Bohémienne qui vengeait lamort de tous les siens ? M. Raoul fut mené à la prison deMontpellier, où sa belle-sœur obtint la permission de l’aller voir.Le sort de ce Montdidier n’était que trop certain ; aussi lesadieux que la veuve de Maximilien fit à Raoul dans la prisonfurent-ils touchants. Le frère et la belle-sœur savaient qu’ils nese reverraient que dans l’éternité !

Ils devaient se revoir plus tôt… au pied del’échafaud ; car ma mère avait encore passé par là… Oh !je te le dis, Claude, nous sommes une race maudite… et nous avonsvécu dans le crime !… La veuve de Maximilien ne sortit de laprison de son beau-frère que pour entrer dans une autre ;arrêtée illégalement, elle fut condamnée de même. C’était ma mèrequi l’avait poussée à aller voir M. Raoul et qui l’avaitdénoncée comme aristocrate… Ce sont d’affreux crimes, n’est-ce pas,que ceux-là ? Aussi ma mère en fut-elle punie par le Ciel…Elle mourut de malemort et dans des douleurs si atroces, qu’elleeut à peine le temps de m’arracher le serment de continuer l’œuvrede vengeance, et de me dire :

« Il n’y a plus que deux Montdidier,Dinah… étouffe entre tes bras l’enfant que tu allaites plutôt quede laisser nous survivre un seul de cette race de serpents…Brise-lui la tête sur le pavé, quand le vieillard sera mort, et va,si tu le veux après, te livrer au bourreau… Tu pourras mourircontente, car tu auras accompli l’œuvre à laquelle nous travaillonsdepuis deux siècles de père en fils… et notre race aura survécu àla leur. »

Je me trouvais seule au monde, car j’avaisépousé un homme de Bohême qui était mort, et j’en avais eu un filsqui n’avait vécu que huit jours.

À moi, maintenant, à moi seule était réservéd’achever l’œuvre criminelle de notre race, et pour cela je n’avaisqu’un enfant à frapper !… Je ne m’en sentis pas le courage…Chaque jour, je pensais au serment que j’avais fait à mamère ; et, chaque jour, je remettais la mort d’Arthur aulendemain. Le vieillard s’éteignit dans sa quatre-vingt-quatrièmeannée ; et un jour, un notaire ami de la famille vintm’enlever le jeune Montdidier, mon Arthur, que je vis partir avecjoie… car je craignais de céder enfin à la voix de ma mère qu’il mesemblait entendre me crier : « Frappe !frappe ! »

Qu’il soit malheureux, pensai-je, mais qu’ilvive !

De ce jour, je ne le perdis pas de vue. Lenotaire s’arrangea de manière à ce que les biens revinssent plustard à l’héritier ; il les acheta à la nation, et eut biensoin dans ses notes de consigner que le domaine de Montdidierdevait être remis au jeune Arthur, qui, pour prouver son identité,présenterait certains papiers qu’il indiquait. Ces papiers avaientété confiés à un vieux serviteur, lequel emmena le jeune enfant enAllemagne en lui donnant un nom supposé. La Révolution passa, etl’enfant devint homme. Quand il eut vingt ans, il revint en Francepour réclamer ses biens ; et, lorsqu’il voulut présenter cespapiers qui prouvaient qu’il était réellement Arthur de Montdidier,il ne les retrouva pas ! Je les lui avais fait voler par unhomme de notre nation qui lui servait de domestique. On le pritpour un intrigant ; et, après le temps voulu pour laprescription, ses biens retournèrent à l’État par déshérence.Cependant, Arthur s’était fait une position sous un nom supposé,car on lui refusait le droit de s’appeler Montdidier… Ce n’est pastout, dit la Bohémienne qui paraissait perdre ses forces d’instanten instant.

Elle s’arrêta pour reprendre haleine ;puis continua enfin d’une voix si faible, que j’eus quelque peine àl’entendre :

– Il allait se marier… La dot de safemme… cent mille francs… je les ai volés… pour empêcher sonmariage… mais ils sont encore intacts… Claude… cherche cet homme…et dis-lui… Ces papiers et les cent mille francs… cachés… ils’appelle… Ah !

Elle jeta un cri, et ce fut son derniersoupir.

– Mon Dieu ! m’écriai-je,Bohémienne… dis-moi le nom… le nom de ce Montdidier ? où sontcachés ces papiers ?

Mais je n’obtins pas de réponse… bientôt jem’aperçus qu’elle était morte.

– Malheureuse ! fis-je avec horreur,quel tissu de crimes !…

Et je me mis à courir dans la directionqu’elle m’avait indiquée. Mais tout à coup je revins, et, tirantmon couteau :

– Faisons une marque à ce chêne, medis-je, peut-être aurai-je un jour besoin de savoir où cette femmeest morte… Mon Dieu ! si je pouvais retrouver ceMontdidier !

CHAPITRE XXIII

 

Je passe par Paris. – La diligencede Saint-Lô. – La boutique du rôtisseur. – Qui je reconnais dans lapersonne d’un mendiant.

 

Aux premiers rayons du jour naissant, je fisune croix profonde dans l’écorce du chêne ; et, après cettesage précaution, je m’éloignai rapidement, plein d’horreur pourcette malheureuse qui n’avait pas commis de meurtre, il est vrai,mais dont la sanguinaire race s’était souillée de tant decrimes.

J’eus bientôt gagné la route. La diligence deParis passait, j’y pris place ; et, chemin faisant, je merappelai tous les détails de l’horrible récit de la Bohémienne, queDieu avait si justement punie en la faisant mourir aussimisérablement. Cependant les impressions de l’enfance ne sont pasde longue durée ; le mouvement de la diligence, la vue de lacampagne, toutes les distractions du voyage eurent bientôt éloignéde moi cette idée, et je n’y pensais plus déjà quand j’arrivai àParis. Je ne savais que faire dans une aussi grande ville ; etpuis je me sentais pris d’un bien grand désir de rentrer à lamaison paternelle. En descendant dans la cour des messageries, jevis une voiture sur laquelle était écrit Saint-Lô. J’y retins uneplace ; et le soir, après avoir acheté une blouse neuve, jem’embarquai de nouveau. J’étais si fatigué de mon voyage, et je fuspris d’un tel sommeil que je ne me réveillai qu’à Saint-Lô, oùj’arrivai en plein midi.

La rue dans laquelle la voiture s’arrêtait nem’était pas inconnue ; et, en cherchant à m’orienter,j’aperçus une boutique de rôtisseur. Je la reconnus aussitôt ;c’était celle devant laquelle j’avais laissé mon cousin, et, commela première fois, il y avait encore sept ou huit volailles à labroche. Tout en faisant cette observation, j’aperçus une espèce demendiant planté devant la boutique et regardant cuire les dindonsavec un œil de convoitise. Ses vêtements surannés étaient dans unétat de délabrement à faire pitié : et je pensai que cet hommeque je voyais de dos devait être un vieillard, tant il était maigreet décharné. Tout en l’examinant, il me sembla avoir vu cethabit-là quelque part, avant qu’il ne fût aussi délabré. La pensée,que ce pouvait être mon cousin se présenta tout à coup à monesprit, et je courus à lui.

– Je ne me trompe pas ! m’écriai-jeau comble de l’étonnement ; c’est… c’est toi… Labiche… moncousin !

C’était lui en effet, lui que je retrouvais àl’endroit même où je l’avais perdu. Un éclair de plaisir brilladans ses yeux ; et, pendant que je me félicitais de ce que mavue ne lui était pas indifférente, il me dit, après m’avoirembrassé :

– Si tu as de l’argent, achète donc unede ces volailles qui ont si bonne mine.

– Ah çà ! repris-je, stupéfait de leretrouver à la même place et toujours le même ; ah çà… tu esdonc resté là depuis le jour où je t’ai perdu ?…

– Oh ! non, me répondit-il, mais j’ysuis revenu souvent, espérant t’y retrouver.

Je lui offris de le mener déjeuner ; àcette proposition, il me sauta au cou de nouveau et faillit pleurerde joie. Je le conduisis dans une auberge ; et là, après avoircommandé un déjeuner solide, je le priai de me conter ce qui luiétait arrivé depuis notre séparation. Mais je ne pus rien obtenirde lui avant que le déjeuner eût été servi ; et quand il futplacé devant nous, si je n’appris rien encore des aventures de moncousin Labiche, il me fut au moins permis de juger que son appétitn’avait rien perdu de sa violence.

CHAPITRE XXIV

 

De ce qui est arrivé à mon cousinLabiche depuis notre séparation. – Nos projets. – Nous allons enBretagne.

 

Quand il fut enfin rassasié, mon cousinLabiche commença ainsi le récit de ses aventures :

« Je regardais toujours cuire lesdindons ; et ils avaient si bonne mine, je les considéraisavec tant d’attention, que je ne m’aperçus pas d’abord de tadisparition. Te croyant encore là, je te dis, sans perdre de vueles volailles tentatrices :

« – Claude !… si nous en avions unecomme cela pour déjeuner !

« Mais tu ne me répondais pas.

« Enfin, tournant les yeux de ton côté,ou plutôt du côté où tu étais quand nous nous arrêtâmes, je fusbien surpris de ne pas t’y voir. Je t’appelai de toute la force demes poumons :

« – Claude ! Claude !

« Mais tu ne pouvais pas m’entendre, etles passants me regardaient comme un fou.

« À propos, fit-il en s’interrompant,comment m’avais-tu donc perdu ?

– Continue… continue, répondis-je, je tedirai cela plus tard.

Il reprit :

« Quand je fus bien sûr que nous étionsséparés, je me trouvai très désolé… C’est bien malheureux pour moi,me dis-je,… au moins, avec mon cousin Claude, j’étais toujours àpeu près sûr de manger… il trouvait des expédients. Ce discours mefit penser que j’avais très faim et que je ne possédais pour touteprovision qu’un morceau de fromage. J’étais bien embarrassé ;et je me promenais de long en large devant la boutique durôtisseur, quand je l’entendis qui grondait un de ses garçons.Celui-ci répondit, la dispute s’envenima, et le garçon fut chassé àl’instant même. Tiens, me dis-je, voilà une place qui meconviendrait bien ! Je pris le courage de me proposer, et jefus admis aussitôt. Mais, hélas ! je n’y restai paslongtemps ; l’aspect des dindons m’enflammait l’appétit, ethuit ou dix jours après mon entrée en place, cédant à ma tentation,j’en dévorais un tout entier. Il ne restait plus que les os que jesuçais pour mon dessert, quand je fus pris sur le fait par lemaître… qui m’envoya rejoindre mon prédécesseur. J’entraisuccessivement dans trois ou quatre maisons comme domestique ;mais il fallait toujours travailler, et on trouvait que je mangeaistrop… Quelle petitesse ! Je fus renvoyé de toutes ces maisons.Je ne savais plus où donner de la tête, quand, à quelques lieues decette ville, un jour que j’étais allé dans la campagne pour ycueillir à la dérobée quelques navets ou quelques carottes, je fisrencontre d’un acteur du théâtre de Saint-Lô, qui, en m’apercevant,se mit à rire. Il s’écria à plusieurs reprises :

« – Oh ! la bonne tête !… queleffet ça ferait dans les comiques !

« Et il m’emmena avec lui.

« Je fus présenté au directeur du théâtrede Saint-Lô, qui s’écria à son tour :

« – Oh ! la bonne tête !

« Il paraît que réellement j’avais uneexcellente tête, car il m’engagea pour un an, à cette seulecondition qu’il me nourrirait. Il ne se chargeait pas degrand’chose ; peut-on appeler cela nourrir ? Mais deux outrois accidents qui m’arrivèrent durant mon année me firent chasserhonteusement à la fin. Je figurai d’abord, et cela n’alla pas mal,si ce n’est que j’avais une faim éternelle. Enfin, un jour, lepublic rit tant à ma vue, que le directeur juge à propos de medonner un rôle. On m’en choisit un qui consistait à dormir tout letemps de la pièce jusqu’à un certain moment où une femme meréveillait. Après m’avoir bien donné mes instructions, on m’affublad’un costume ; et je me plaçai, avant le lever du rideau, surle banc où je devais dormir. Je jouai mon rôle tellement aunaturel, que lorsque la femme voulut me réveiller, cela lui futimpossible. Et il paraît que je ronflais à effrayer tous lesenfants qui se trouvaient dans la salle. Ceux-ci jetèrent les hautscris, le public siffla, et je fus réveillé par cecharivari. »

Je ne pus m’empêcher de rire à ce trait quicaractérisait mon pauvre cousin ; il me conta son autremésaventure.

« Une autre fois, continua-t-il, – il estbon de te dire que, ce jour-là, j’avais fort peu mangé à dîner, –on me donne à représenter un personnage comique, mais qui cependantse laisse attendrir par une scène touchante. On me fait biencomprendre le moment où je dois m’attendrir. C’était une scène danslaquelle un jeune enfant se jetait aux pieds de son père etimplorait son pardon pour une faute que je ne me rappelle plus.Malheureusement pour moi, il y avait sur la table une grande jattede lait, et cette jatte attirait constamment mes regards. Le pèrede l’enfant avait beau me dire à voix basse :

« – Regarde donc de notre côté,imbécile !

« J’essayais, mais ce lait avait l’air sibon, que je lui lançais des coups d’œil en coulisse. Enfin, aumoment le plus pathétique, au moment où je devais pleurer, je meprécipitai sur la jatte de lait ; et, prenant un morceau depain qui se trouvait là, je dévorai le tout aux grands éclats derire du public.

« Ce fut la cause de mon expulsion.Depuis ce temps-là, je n’ai jamais pu me placer ; j’ai errédans Saint-Lô ou dans les environs, attrapant par-ci par-là cequ’on voulait bien me donner et venant chaque jour regarder cuireles dindons, autant pour satisfaire ma passion pour ces volaillesque dans l’espérance de te retrouver. Dieu merci ! ajouta-t-ilen finissant, mon espoir n’a pas été trompé, et tu m’as payé un bondéjeûner ! »

C’est ainsi que mon cousin Labiche termina lerécit de ses aventures ; et la conversation continua sur notreséparation. Il me dit qu’un jour, dans les rues de Saint-Lô, ilavait vu passer un enfant qui me ressemblait, mais que cet enfantétait déguisé. Il ne m’avait pas reconnu sous les habits àcaractère de M. Ducormier. Enfin nous en vînmes à parlerde ce que nous allions faire ; car Labiche déclarapositivement que, de ce jour, il ne me quittait plus. Je proposaide rentrer à la maison paternelle : cette proposition ne luisourit pas ; il craignait que son père ne voulût pas lerecevoir… ou ne le reçût trop bien !

– J’aime mieux aller chez mon oncle enBretagne, dit-il.

Et il m’expliqua, avec plus de chaleur que jene lui en avais jamais vu, tous les avantages d’une déterminationpareille. Sans parler de la manière toute paternelle dont le curénous recevrait, il prétendait que la table du digne homme, toujoursbien servie, et à laquelle nous serions admis, était uneconsidération d’une importance assez haute pour nous décider. Jeconsentis assez volontiers au voyage de Bretagne, non que lacuisine de l’oncle m’attirât, mais j’avais dès lors le projet quel’on me verra réaliser à la fin du chapitre suivant.

CHAPITRE XXV

 

Le tailleur en vieux. – Mon cousinLabiche sent l’eau lui venir à la bouche. – Désappointement. – Jem’embarque.

 

Saint-Brieuc était le but de notre voyage qui,grâce à l’argent que j’avais en poche, ne fut ni long ni fatigant.De Saint-Brieuc, nous devions gagner Ploeuc, lieu de la résidencede notre oncle le curé, et qui n’était éloigné que de quatrelieues. Avant de nous mettre en route pour cette dernièredestination, mon cousin fit une observation assez sensée :c’est que notre costume fort endommagé pourrait nuire à lagracieuseté de l’accueil que nous ferait l’oncle. Je tombaid’accord de cela, et nous convînmes qu’il fallait nous habiller àneuf. À cet effet, nous cherchâmes dans la ville quelque tailleurde peu d’apparence qui pût nous satisfaire à bon marché. Après unelongue recherche, nous en aperçûmes un qui paraissait fortmisérable, car il travaillait sur de la paille, devant saporte.

– Voilà notre affaire ! dis-je à moncousin.

Et nous nous avançâmes vers le tailleur, quiouvrit de grands yeux sous ses lunettes quand nous lui fîmes notredemande.

– Des habits neufs ! répondit-il,mais je n’en ai pas… je n’en ai jamais eu… Tenez, mes petitsmessieurs, si vous savez lire, regardez mon enseigne :Kersoël, tailleur en vieux.

– Qu’importe ? repris-je, il y aquelquefois dans le vieux de fort belles choses.

Cette parole parut le flatter énormément.

– Ah ! ah ! vous êtesconnaisseurs, mes petits amis ; tenez… j’ai là deux superbescostumes bretons… ils me viennent de deux braves gens qui sontmorts lors de l’incendie de la maison d’un curé dans lesenvirons.

Et, tout en nous donnant ces détails, il nousmontra les costumes dont la vue nous empêcha de faire attention auxderniers mots : incendie de la maison d’un curé dans lesenvirons. Les costumes avaient appartenu au père et au fils,morts tous deux victimes de leur dévouement. Ils nous allaient àpeu près, grâce à la grande taille de mon cousin qui s’arrangea decelui du père. Cependant je n’aimais pas le costume breton ;mon cousin me décida d’un mot.

– Mon oncle adore les Bretons… notrecostume le flattera.

Je ne répliquai pas et bientôt nous fûmesrevêtus de ces maudits costumes qui nous coûtèrent à eux deux unevingtaine de francs, et qui faillirent nous coûter la vie. Labicheavait l’air on ne peut plus plaisant sous son accoutrement ;les jeûnes et la vie errante avaient brûlé son teint et creusé sesjoues. Ses cheveux fort longs tombaient sur ses épaules, mais sisales et dans un tel désordre, qu’ils vieillissaient encore debeaucoup mon cousin, lequel eût pu dans cet équipage passer pour unhomme d’un âge mûr. Nous partîmes fièrement ; et mon cousin medit pendant que nous marchions vers Ploeuc :

– Claude, l’eau me vient à la bouchequand je pense au régal que le bon oncle va nous faire à notrearrivée.

Je n’étais pas aussi sûr que mon cousin d’unbon accueil ; mais j’étais encore loin de prévoir celui quinous attendait à Ploeuc. Avant d’entrer dans le village, jeproposai à Labiche de manger un morceau, mais, à ma grandesurprise, il me refusa, prétendant qu’il gardait tous ses moyenspour faire honneur à la table du curé. Nous entrâmes donc auvillage ; mais à peine eûmes-nous fait quelques pas que nousnous vîmes l’objet d’une curiosité sans égale. Les femmes semettaient sur leur porte et causaient entre elles d’un air effaré,en nous montrant du doigt. Sur la place, notre vue produisit encoreplus d’effet.

– C’est Kersie et son gars, disait l’uneen faisant le signe de la croix… le Seigneur Dieu nousprotège !

– C’est tout eux, disait une autre ;ils ne se ressemblent plus tout à fait, mais on retrouve encoreleurs traits.

– Ce sont des revenants, reprit unetroisième ; mais M. le curé n’est pas avec eux.

– C’est qu’il est au paradis, le dignehomme, et que les Kersie n’y ont pas été admis ;… ilsreviennent de l’enfer, c’est sûr !

L’effroi se répandit dans tout le village.Bientôt les cris : Au revenant ! aurevenant ! se firent entendre. Nous voulûmes demander àune femme le chemin de la cure ; elle tomba à la renverse depeur… Ce fut le signal d’une véritable insurrection ; tous lespaysans s’armèrent de bâtons ; et on allait frapper sur lesrevenants, c’est-à-dire sur mon cousin et sur moi, quand fortheureusement une voix normande se fit entendre.

– Arrêtai, non d’un p’tit bonhomme !ch’est men beau-frère et men cousin.

Nous levâmes les yeux, et nous reconnûmes, ànotre grande joie, un des deux fermiers qui avaient épousé mescousines.

– Diable m’emporte si j’t’aurionsr’cônnu ! dit-il, en nous emmenant tous deux pour noussoustraire à la tempête populaire que notre emplette chez le vieuxtailleur avait si mal à propos excitée. Les habits que nous avionsachetés étaient ceux de deux paysans bretons, morts à Ploeucmême.

Le beau-frère de Labiche nous apprit qu’ilétait en Bretagne pour recueillir l’héritage de l’oncle, le curé,qui avait péri dans les flammes ainsi que les deux paysans quiavaient tenté de le sauver. Sa maison était brûlée, mais il luirestait du bien, et le fermier était venu pour arranger lesaffaires. Qu’on juge de notre désappointement ! Cependant lebeau-frère de Labiche lui promit de l’emmener avec lui et de leréconcilier avec son père. Je m’informai de mes parents ;j’eus la joie d’apprendre qu’ils se portaient bien, mais ledéplaisir en même temps d’acquérir la certitude que mon père ne merecevrait pas, à moins qu’il n’eût appris que j’avais embrassé unecarrière honorable. Cette dernière partie du discours de mon cousinme décida à mettre à exécution un projet que j’avais formé depuisquelque temps.

– Dites à mon père que je me suis faitmarin ! m’écriai-je.

Après avoir dit adieu à mes deux cousins, jepartis pour Brest, où je m’embarquai.

CHAPITRE XXVI

 

La traversée. – Le mal de mer. –La leçon de natation.

 

Je m’étais engagé pour une campagne, enqualité de mousse, à bord d’un bâtiment marchand faisant voile pourSaint-Domingue. Ce bâtiment appartenait à un riche armateur deBrest qui envoyait des quincailleries aux colonies : il avaitpour capitaine M. Duvivier, excellent homme, parfait marin,que j’ai connu trop peu.

Je n’avais jamais mis le pied sur unbâtiment ; aussi fus-je extrêmement malade pendant lespremiers jours de notre traversée. Je me sentis pris de nauséesaffreuses et d’un affaiblissement tel, que mes jambes pliaient sousmoi.

À chaque instant je manquais de tomber, letangage du vaisseau me donnait des secousses auxquelles je n’étaispas habitué. Les matelots, tous vieux marins, riaient de mon mal,que je ne savais à quoi attribuer.

– C’est jouer de malheur, pensais-je,être malade juste au commencement d’un voyage !… Moi qui mefaisais une fête de voir la mer !… Et ces méchants, ces hommessans cœur qui rient de mon mal et ne veulent pas me fairesoigner.

Mais les matelots jouissaient de monignorance.

Enfin un d’eux, prenant pitié demoi :

– C’est le mal de mer, imbécile ! medit-il… dans deux jours il n’y paraîtra plus… Bois une goutted’eau-de-vie et tiens-toi près des bastingages… au moins tu aurasla mer pour recevoir tes bordées.

En effet, au bout de deux jours je ne pensaisplus à mon malaise ; et, sauf quelques coups de garcettepar-ci par-là, notre traversée n’offrit rien qui soit digne d’êtreraconté. Cependant je parlerai d’une certaine leçon de natation,dont je ris beaucoup par la suite, mais qui, au moment où je lapris, ne m’amusa pas le moins du monde. Deux des matelots quis’étaient chargés de mon éducation m’apprenaient, en me montrantles diverses parties des agrès, le nom technique de chacuned’elles, et je profitais assez bien de la leçon, quand l’un desdeux, donnant un léger coup de coude à l’autre pour leprévenir :

– Sais-tu nager ? medemanda-t-il.

– Ma foi, non ! répondis-je.

– Ah ! tu ne sais pas nager ?…Dites donc les autres, il ne sait pas nager… donnons-lui uneleçon.

– Oui ! oui ! une leçon !s’écrièrent tous les matelots en m’entourant.

En un instant, malgré ma résistance, uncordage me fut passé autour du corps, et je me sentis enlever à unehauteur prodigieuse. Je criais bien comme quatre ; mais mescris ne firent qu’exciter l’hilarité générale.

Quand je fus au haut de la grande vergue, undes matelots qui, à l’aide des cordages, avait fait la mêmeascension que moi, reprit la parole.

– Attention ! cria-t-il, la leçon denatation à sèche. Première position : rapprochez lescoudes au corps, les talons l’un contre l’autre !… Là…une !

Et malgré ma peur, il me força à exécuter lemouvement qu’il m’indiquait. Bientôt je m’habituai à l’élévation etje pris consciencieusement la leçon qu’il me donnait, mais tout àcoup il ajouta :

– La leçon en pleine eau !

Et, après m’avoir balancé un moment dansl’espace, il me donna une impulsion qui m’envoya par dessus lesbastingages plonger dans la mer. J’avoue que je me suis cruperdu ; mais la corde me tenait toujours, et, quand j’eus bienbarboté, on me hissa sur le pont. Au bout de quatre ou cinq leçonsje nageais comme un requin.

CHAPITRE XXVII

 

Retour en France. – Les passagers.– Conversation qui devient intéressante.

 

Un beau matin nous arrivâmes à Saint-Domingue,dont je ne dirai rien, par la raison que nous ne fîmes quedébarquer notre cargaison et que nous repartîmes presque aussitôt,non sans avoir pris quelques passagers. Parmi ces derniers setrouvaient deux personnes, le mari et la femme, que leur airdistingué recommandait dès l’abord. J’étais trop occupé au momentdu départ pour remarquer que notre capitaine les appelaSaint-Émilion ; mais plus tard, en pleine mer, ce nom frappamon oreille plusieurs fois, et il me sembla l’avoir déjà entenduquelque part.

– Saint-Émilion ! répétais-je à partmoi, en fouillant mes souvenirs.

Tout à coup je me rappelai mademoiselleMarianne, et tous les détails du récit qu’elle m’avait fait desmalheurs de M. Saint-Émilion me revinrent à la mémoire.

– C’est bien cela, pensai-je… la famillepoursuivie par un mauvais génie… l’embuscade… la Révolution… lescent mille francs… Mais non… je confonds… je confonds avecl’histoire de la Bohémienne…

Je fus absorbé par mes réflexions pendanttoute la journée ; et, tout en cherchant à me rappeler lerécit de mademoiselle Marianne, malgré moi j’y mêlais celui de laBohémienne. Et ce rapprochement se représentait sans cesse à monesprit.

– C’est extraordinaire, me disais-je, jene peux pas me distraire du pénible souvenir de cettemalheureuse.

Je ne cessais de porter les yeux versM. Saint-Émilion chaque fois qu’il passait sur le pont ;et je le regardais avec une telle insistance qu’il s’en aperçut etparut s’en offenser.

– Qu’as-tu donc à me regarder ainsi,mousse ? me dit-il un jour fort durement, est-ce que tu meconnais ?

– Peut-être, répondis-jerésolûment ; car j’avais je ne sais quel désir secret d’entreren conversation avec lui. J’y étais poussé par un sentiment vagueet indéfinissable.

– Qu’est-ce à dire ? drôle,reprit-il choqué de ma réponse, je ne crois pas être connu d’unpolisson de ton espèce, et je vais parler au capitaine pour qu’ilt’apprenne à être insolent avec les passagers.

À ces mots M. Saint-Émilion s’éloigna enme menaçant.

– Oh ! Monsieur, m’écriai-je, l’abbéRaymond m’avait dit que vous étiez si bon !

– L’abbé Raymond ! fit-il vivement,en revenant sur ses pas… que veux-tu dire ?… tu le connaisdonc ?

– Allez, Monsieur, lui dis-je, voulant mevenger un peu de sa menace, allez réclamer pour moi quelques coupsde garcette… pour avoir eu l’insolence de vous reconnaître.

– Réponds, réponds, continua-il avecintérêt… tu connais l’abbé Raymond ?

– Monsieur Saint-Émilion, lui dis-je,vous rappelez-vous un petit pâtre qui ramassa un mouchoir sur laroute de Saint-Lô, et que le bon abbé Raymond accueillit avecbonté…

– Attends… oui… je crois me rappeler…répondit M. Saint-Émilion après réflexion.

– Ce pâtre… cet enfant ingrat… c’est moi…Le bon abbé me prit chez lui, et mon désir de courir le monde mefit oublier ses bienfaits… Je le quittai…

– Digne homme !… excellentami ! Mais comment m’as-tu reconnu, ne m’ayant vu qu’unefois ?

– C’est votre nom, Monsieur… votre nomque mademoiselle Marianne m’a répété bien souvent… et puis jesavais que vous étiez venu en Amérique pour recueillir unhéritage.

– Ainsi mademoiselle Marianne conte mesaffaires à qui veut les entendre ? repritM. Saint-Émilion d’un ton moitié plaisant, moitié irrité.

À ce moment madame Saint-Émilion parut sur lepont.

– Arthur ! fit-elle en appelant sonmari.

Ce nom me frappa vivement.

– Mademoiselle Marianne m’a dit que lenom de Saint-Émilion n’était pas le sien, pensai-je… si c’était…oh ! non, c’est impossible.

Cependant, tout à coup le rapprochement qu’ily avait entre l’histoire contée par la gouvernante et celle de laBohémienne frappa de nouveau mon esprit. Je courus aprèsM. Saint-Émilion qui s’éloignait.

– Arthur ! m’écriai-je… vous vousappelez Arthur ?

– Pourquoi cette question, répondit-il,reprenant aussitôt sa froideur…

– Au non du Ciel ! Monsieur,répondez… vous vous appelez Arthur ?

– Tu l’as bien entendu, fit-il avecimpatience.

– Arthur… de Montdidier ! mehasardai-je à dire.

Il fit deux pas en arrière d’un air stupéfait,invita d’un geste sa femme à s’éloigner, et, revenant à moiprécipitamment :

– Qui t’a appris ce nom, malheureuxenfant ?… Tu en sais plus que tu ne dis… au nom du Ciel… à tontour, qui t’a appris ce nom fatal ?…

– Une Bohémienne !

– Dinah ?

– Votre nourrice.

– Ainsi tu sais ?…

– Tout !

– Les malheurs de ma famille ?

– Entière.

– Mon père mort d’une manièreétrange ?…

– Mort empoisonné par la mère de laBohémienne !

– Malheur !… Ma mère ?…

– Guillotinée par la trahison !

– De qui, enfant, de qui ?…

– De la mère de la Bohémienne.

– Infamie !

– Votre fortune perdue faute detitres…

– Et ces titres ?… parle… au nom deDieu !

– Volés…

– Par qui ?…

– La Bohémienne !

– Toujours ces Bohémiens ?

– Et les cent mille francs de votrefemme… volés !

– Encore la Bohémienne ?

– Encore la Bohémienne ! affirmai-jevivement.

– Achève… en sais-tu davantage ?

– Peut-être !… Ô mon Dieu !merci… merci… vous m’avez permis d’accomplir les dernières volontésde cette malheureuse.

– En bien !… j’attends… ne vois-tupas que j’attends ?…

– Les cent mille francs sont intacts… Lespapiers, nous les retrouverons…

– Mon nom ! s’écria-t-il… monnom !… Je pourrais prouver que je ne suis pas unimposteur !

– J’ai reçu les derniers aveux de cettefemme.

– Elle est morte ?

– Au pied d’un chêne…

– Dans quel endroit ?

– Dans la forêt de Montdidier.

– Non loin de la fontaine ?

– À vingt pas.

– Et ce chêne ?

– J’y ai fait une croix…

– Merci !… généreux enfant,merci !… Je ne sais quel espoir s’est emparé de moi tout àcoup ; grâce à toi, je recouvrerai tout : honneur,considération, fortune… et mon nom, le nom de mes ancêtres !…Mais ces papiers ?

– Elle n’a pas achevé ses aveux… La morta arrêté son dernier mot sur ses lèvres. Cependant j’ai unsoupçon.

– Lequel ?

– Je vous le dirai.

– Où ?

– Au pied du chêne… dans la forêt deMontdidier !

M. Saint-Émilion m’entraîna dans lacabine où se tenait sa femme.

– Embrasse cet enfant, Fanny,embrasse-le, car de ce jour il m’appartient. Son avenir sera monouvrage comme mon bonheur sera le sien.

Et il me pria de raconter à madameSaint-Émilion tous les détails de ma vie aventureuse.

Trois semaines après nous débarquions àBrest.

CHAPITRE XXVIII

 

Les événements se succèdent. –J’embrasse ma mère. – Les habits neufs. – Le jeuneSaint-Émilion.

 

Je rentrais en paix avec moi-même ; rienn’égalait ma joie. J’étais sur le point de réparer un grandmalheur, et cela, parce que j’avais eu le courage d’écouterjusqu’au bout l’horrible confession de la Bohémienne.

Si j’eusse fait comme la petite Bédouine,jamais Arthur de Montdidier, cette victime d’une vengeanceobstinée, n’aurait eu l’espoir de rentrer dans son bien et dans lajouissance de son nom. Mes escapades se trouvaient subitement, parla main de la Providence, conduites à une fin heureuse. Je n’étaisplus à mes propres yeux ce petit vaurien qui avait déserté le toitpaternel pour courir le monde, mais bien un jeune homme, carj’avais grandi beaucoup, duquel dépendait le sort de toute unefamille. J’étais si fier de moi, que je voulus embrasser mon pèreet ma mère. Je fis part de mon désir à M. et àMme Saint-Émilion, qui insistèrent pourm’accompagner afin de me réconcilier eux-mêmes avec mon père.

En débarquant à Brest, nous vîmes sur le portdes galériens qui travaillaient, et d’eux d’entre eux, accouplés,qui recevaient une correction d’un garde-chiourme. Dès qu’ils nousvirent, ils sollicitèrent notre pitié. Jugez de l’embarras quej’éprouvai en retrouvant en eux mon ancien directeur, il signorBambochini, en compagnie du Cavalier. Heureusement ils neme reconnurent pas, et je me hâtai de m’éloigner. Quelques joursaprès, nous arrivions à Envermeu. Dès que j’aperçus la maison, jeme mis à courir en criant :

– Ma mère ! ma mère !

Celle-ci faillit mourir de joie en merevoyant. M. et Mme Saint-Émilion ne tardèrentpas à me suivre, et c’est devant eux que j’appris en pleurant queje ne reverrais jamais mon père. Il était mort ; mais ce quifut une consolation à ma douleur, c’est que ma mère me dit qu’ilm’avait pardonné le jour où on lui avait annoncé que je m’étaisfait marin.

M. Saint-Émilion avait un trop grandintérêt qui l’appelait ainsi que moi dans le midi de la France,pour ne pas m’arracher des bras de ma mère. Ce ne fut pas toutefoissans avoir obtenu d’elle qu’elle viendrait habiter Paris, au milieude sa famille, qui désormais lui était attachée par les liens d’uneéternelle reconnaissance.

Notre voyage fut on ne peut plusprécipité ; nous passâmes un jour chez le bon abbé Raymond. Ledigne homme ainsi que mademoiselle Marianne, ne pouvaient se mettredans l’idée que le jeune marin qu’ils voyaient devant eux, l’ami deM. Saint-Émilion, était ce même petit Claude qui s’étaitéchappé en emportant vingt-cinq francs en gros sous. En apprenantnotre espérance pour M. de Montdidier, le bon abbéadressa au Ciel une fervente prière pour le succès de notrerecherche ; et mademoiselle Marianne, premier auteur de cettebonne fortune inattendue, ne cessait de répéter dans sa joie que lebavardage pouvait être bon à quelque chose, et qu’elle savait bience qu’elle faisait en me contant tous ces détails. La bonne femmese posait en devin.

Le lendemain nous étions à Paris, où, par lessoins de madame Saint-Émilion, je fus habillé des pieds à la têtedu costume élégant des enfants riches. Elle eut la bonté d’assisterà ma toilette et de m’apprendre elle-même la manière de porter cesvêtements, auxquels j’étais loin d’être habitué.

Puis, avant de me laisser partir avec sonmari, madame Saint-Émilion voulut que je l’accompagnasse à lapension de son fils.

– Oscar, dit-elle en me présentant aujeune Saint-Émilion, embrasse cet enfant, embrasse-le, et, de cejour, regarde-le comme un frère.

Cependant au moment du départ, je me sentispris d’une bien grande crainte.

– Si je ne trouve pas ces papiers,pensai-je, que dire à ces généreuses personnes qui me comblent debienfaits ? Je passerai pour un menteur… peut-être pour unintrigant.

Nous fîmes arrêter la chaise de poste sur lagrand’route, vis-à-vis l’allée de la forêt de Montdidier parlaquelle je m’étais sauvé après la mort de la Bohémienne.

CHAPITRE XXIX

 

Le chêne de la Bohémienne. – Lechâteau. – Arthur de Montdidier. – Un frère et unesœur.

 

– Qu’allons-nous faire, mon ami ? medemanda M. Saint-Émilion.

Le cœur me battait avec violence, et mescraintes se réveillaient en moi.

– Allons toujours jusqu’au chêne de laBohémienne, dis-je d’une voix émue.

Nous cherchâmes pendant quelque temps maiscette circonstance de ma vie m’avait tellement frappé, que jereconnus bientôt le chemin qu’il fallait suivre.

– Par là !… c’est par là !m’écriai-je. Mais, mon Dieu ! qu’a pu devenir cettefemme ? ajoutai-je, pensant pour la première fois à ce cadavreque j’avais abandonné dans une allée isolée du bois.

– La croix !… la croix faite avecmon couteau ! criai-je tout à coup en l’apercevant.

M. Saint-Émilion accourut.

– Ainsi c’est là que cette malheureuseest morte ?… Parle, enfant, voyons… quel est tonsoupçon ?

– Laissez-moi !… laissez-moi,répondis-je, la vue de cet arbre me rappelle tous les détails decette horrible scène…

Je me recueillis pendant quelquesinstants ; et bientôt, tous ces souvenirs me revenant àl’esprit d’une manière précise :

– Il me semble encore la voir,m’écriai-je, comme me parlant à moi-même. Attendez !…attendez… oui, c’est cela… « À boire !… j’ai soif !disait-elle, la fontaine des Montdidier… dans la clairière, à vingtpas… » Puis, après son évanouissement… Oh ! je la voisencore… « Où suis-je ?… au pied du chêne… Oh ! si ledernier des Montdidier pouvait savoir où je suis… et ce qu’il y a…là… là… »

– Elle a dit cela ? interrompitvivement M. Saint-Émilion.

– Monsieur, repris-je aussitôt, il fautcreuser la terre au pied de ce chêne… il le faut, entendez-vous. Jesuis sûr que vos papiers sont enfouis à cette place.

M. Saint-Émilion fit signe à undomestique de confiance qu’il avait amené avec lui et qui se tenaità quelque distance avec divers outils apportés par nous à touthasard. Nous nous employâmes tous trois à creuser la terre. Mais,hélas ! déjà depuis une heure notre travail avait étéinfructueux. Je me tenais haletant au-dessus de cette fosse qui secreusait, respirant à peine, tant je prenais d’intérêt à cetterecherche. Tout à coup la pioche du domestique rendit un sonsourd.

– Il y a quelque chose !m’écriai-je.

– C’est une pierre, reprit le domestique,ou les racines de l’arbre.

– Qu’importe ? creusez toujours…ordonna M. Saint-Émilion.

Le domestique obéit ; et, au deuxièmecoup de son outil, il découvrit une espèce de boîte en plomb. Je meprécipitai dessus, et l’arrachant avec mes mains :

– Les voilà ! les voilà !fis-je, sans chercher à me rendre maître de ma joie.

M. Saint-Émilion tremblait de tous sesmembres en brisant cette boîte. Elle contenait les titres et lescent mille francs intacts !… Je ne m’étais donc pastrompé ! Je tombai à genoux et je remerciai Dieu.M. Saint-Émilion, ou plutôt le baron de Montdidier, car ce nomallait être le sien désormais, me serrait dans ses bras avecreconnaissance.

– C’est à toi que je dois tout,s’écria-t-il ; la fortune n’est rien, mais mon nom… ce nom quej’avais le droit de porter et qu’on me refusait…

Après les premiers moments de bonheur, ilvoulut visiter la fontaine. En en approchant, nous aperçûmes desossements et un crâne humains ; M. Saint-Émilion enconclut que la Bohémienne était devenue la proie des bêtes fauves.Enfin, donnant ordre au domestique de nous rejoindre avec lavoiture de l’autre côté de la forêt, nous nous dirigeâmes vers lechâteau. Il était dans un état de délabrement affreux, et sur lesmurs, des deux côtés de la grille, il y avait une affiche :Vente par adjudication du château et domaine deMontdidier.

– J’y rentrerai ! dit avec forceM. Saint-Émilion en me serrant la main.

Puis, dominant son émotion, il remonta envoiture.

Madame Saint-Émilion travaillait à unebroderie, dans son salon, à Paris, avec sa fille, quand on entenditnotre chaise rentrer dans la cour. Ces deux dames poussèrent un cride joie, et accoururent au-devant de nous. Qu’on juge du bonheur detous les personnages intéressés à la découverte des papiers !Le jour de notre arrivée se termina par une délicieuse soirée enfamille car on avait envoyé chercher Oscar à sa pension, et moi jene pouvais plus passer pour un étranger. Oscar et mademoiselleSaint-Émilion m’avaient prié de les appeler frère et sœur.

CONCLUSION

Que dirai-je encore ?M. Saint-Émilion réclama à la chancellerie, et on lui renditson nom avec éclat. Le château de Montdidier lui fut adjugé pour unprix bien au-dessous de sa valeur ; et il devint un séjourdélicieux où nous passâmes l’été, en compagnie de l’abbé Raymond,qui consentit enfin à quitter sa cure pour prendre celle deMontdidier. Mademoiselle Saint-Émilion, ou plutôt mademoiselle deMontdidier, passionnée pour les fleurs, s’était fait faire uneadmirable terrasse, toute garnie de plantes rares et odorantes.C’était là qu’elle se plaisait à s’asseoir chaque jour ;c’était là que nous aimions à venir pendant les vacances, Oscar etmoi, car j’étais entré à la pension du jeune de Montdidier, et mesprogrès étaient si rapides que je l’eus bientôt rattrapé.

Quand j’eus fini mes études,M. de Montdidier, toujours reconnaissant, me réservaitune surprise qui me fut bien agréable, plus encore parce quec’était une grande preuve d’affection que parce que ma fortune setrouvait par là fixée désormais. Ma mère était morte… pauvremère !… morte dans nos bras, entourée d’amis, et après m’avoirdonné sa bénédiction.

– Te voilà orphelin, me ditM. de Montdidier… tu n’as plus de famille… je veux que lanôtre soit tout à fait la tienne.

Et il courut chez son notaire où il fit unacte d’adoption en ma faveur. Depuis ce moment, je suis le plusheureux des jeunes gens. Mes études sont finies, et je vaiscommencer mon droit. Au milieu des jouissances du luxe, entouré deparents que j’aime, – car je peux les appeler ainsi, – jamais jen’oublierai d’où je suis parti, et jamais je ne cesserai deremercier Dieu qui, pouvant me punir, a donné une fin aussiheureuse à mes escapades.

NOTE

Au moment où je termine ces Mémoires, jereçois une lettre de mon oncle qui m’apprend que mon cousin Labicheest mort d’indigestion. Il devait un jour ou l’autre finir par là.Comme il s’est souvent trouvé mêlé à cette histoire, j’ai crudevoir consigner ici la fin malheureuse de mon cousin Labiche.

FIN

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