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Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume II

Les Récits d’Adrien Zograffi – Volume II

de Panaït Istrati

Chapitre 1 ONCLE ANGHEL

Par cette nuit tombante de début d’avril, le hameau de Baldovinesti, situé à environ cinq kilomètres de Braïla,fêtait le premier jour de la résurrection du Christ. Dans toutes leurs cours, les paysans allumaient des moyettes de roseau sec ; partout de joyeux coups de fusil retentissaient,hommages rustiques orthodoxes rendus à la mémoire de celui qui fut le meilleur des hommes.

Dans la chaumière de l’oncle Dimi – le cadet de la famille –, la mère Zoïtza – l’aînée des quatre frères – et son fils unique Adrien – un garçon de dix-huit ans –, venus tous deux de la ville, s’étaient réunis pour passer les trois jours de Pâques. Elle était restée veuve quelques mois après avoir mis son enfant au monde, et ne s’était plus remariée, vivant du labeur de ses mains.

Il n’y avait pas beaucoup de place chez Dimi.Le pauvre paysan, quoique jeune, était déjà entouré d’une famille nombreuse, mais la bonne sœur se contentait d’un coin de la chambre, pendant qu’Adrien, toujours heureux des changements,allait sans façon coucher avec l’oncle dans le foin du grenier,écouter joyeusement ses histoires et lui raconter celles de la ville.

Parfois, Adrien s’étonnait de cette manière de vivre :

– Tu couches dans le grenier, et ta femme avec les enfants : c’est pas une vie !…

– Faut bien, mon brave ; autrement,deh, comment te le dire ? Les enfants viennent tropvite…

– En voilà une explication ! Etquand tu descends du grenier ?

– Alors je vais au marais couper duroseau…

– Et quand tu viens du marais ?

– Alors je monte au grenier…

– Et tes enfants, d’oùviennent-ils ?

– C’est Dieu qui les envoie…

 

Dès que fut fini le dîner traditionnel,composé de borche[1],d’agneau frit, de cozonac[2] etd’« œufs rouges », Dimi sortit dans la cour, mettre feu àla moyette et tirer des coups de fusil à blanc. Toute la marmaillele suivit, et même les grands.

La nuit était étoilée. Dimi écouta le bruit dutrain allant vers Galatz et dit :

– L’express de neuf heures.

Et il alluma le roseau. Tout de suite lesflammes fumantes montèrent droit vers le ciel, au milieu des crisétourdissants des bambins, dansant autour comme des petits diablesrouges. Puis il déchargea en l’air les deux canons de son fusil dechasse, en disant, après chaque coup, avec une conviction de bonchrétien orthodoxe :

– Christ a ressuscité !

À ce moment, la mère d’Adrien prit son enfantpar le bras, le tira à part et lui ordonna, sur un ton impérieux etangoissé :

– Va, en courant, chez notre cousinStéphane, le prêtre, et prie-le de ma part de venir tout de suitechez nous. Après, pousse jusque chez ton oncle Anghel, et amène-leici.

Adrien tressaillit, comme si sa mère lui avaitdit de prendre un serpent avec la main :

– Mais, maman, tu sais bien que l’oncleAnghel est fâché et ne veut plus voir personne !

– Précisément, c’est pour cela qu’il doitvenir ; dis-lui que c’est moi, sa sœur aînée, qui l’appelle.Cours vite !

Adrien héla le chien Sultan, prit unbâton, et disparut dans la nuit, sans que personne s’aperçût de sondépart.

*

Dans cette famille de déshérités, oncle Anghelétait le puîné.

Une tragique destinée s’était abattue surlui ; d’un homme enthousiaste et croyant, elle avait fait unmorose et un impie. Enfants de paysans asservis à la terre duboïar[3], les quatre frères et sœurs n’avaientpour toute propriété que les poutres de la chaumière paternelle,les arbres fruitiers et la vigne. La terre ne leur appartenait pas.Ils s’éparpillèrent, sauf le cadet qui resta près de la mère veuve.Les deux sœurs partirent, les premières, vivre en concubinage avecdeux Grecs aisés qui se moquaient du mariage légal. Le garçonAnghel alla à la ville voisine, Braïla, s’embaucher, à neuf ans,chez un marchand de vin. Il avait, dès l’enfance, une profondeaversion pour le travail de la terre d’autrui.

Il resta dix ans chez le même patron, hommeprobe, qui le gratifia largement pour ses services. Rentré dans sonvillage, il tomba éperdument amoureux de la plus belle et pluspauvre fille de la contrée, et l’épousa aussitôt. Il fut exempté duservice à cause de sa myopie, acheta un peu de terre et s’établitcabaretier sur le grand chemin de Galatz, à la sortie duvillage.

Il fut heureux dans son commerce. Les suitesfavorables de la guerre de 1877 avec les Turcs l’aidèrent beaucoup.En dix ans il réussit à amasser une fortune qui lui permitd’acheter un autre terrain, à cinq cents mètres de saboutique ; il y planta les meilleurs arbres fruitiers, unevigne bientôt fameuse, et y construisit la plus belle maison duvillage, avec écurie, vaches de race, poulailler, bergerie,porcherie, etc.

Mais il fut beaucoup moins heureux dans sa viedomestique ; il fut même misérable. Au bout de dix autresannées, le sort lui réserva un désastre. Sa femme était sotte,sournoise, incapable de tenir un pareil ménage, et sale à répugner.Elle dormait des heures entières à l’ombre, la bouche ouvertepleine de mouches, l’enfant pataugeant à ses côtés dans lesexcréments. Le bétail devenait enragé de soif. Dans la cour, dansla maison, n’entrait que celui qui ne voulait pas voler. Adrien serappelait avoir vu son oncle briser, un jour d’été, toutes lesvitres de la maison, encrassées de chiures de mouches, qui nelaissaient plus passer le jour. La femme ne se réveilla pointpendant toute la durée de la casse. Son mari, passant près d’elle,la regarda qui dormait en ronflant, lui lança au visage un groscrachat, et partit. Elle continua son sommeil. Croyant y remédierpar la sévérité, il la battit souvent. Il ne fit que l’abrutirdavantage. Alors il vendit tout le bétail et abandonna lamaison ; il n’y allait plus qu’une fois par mois.

 

Pour épargner aux enfants qu’elle mettait aumonde le spectacle d’une telle mère, il les lui enlevait à mesurequ’ils atteignaient leurs cinq ans et les mettait en pension chezun parent, à Galatz, où il allait les voir cinq ou six fois par an,suivant leur éducation de près. Après quoi, il rompit le dernierlien qui l’attachait encore à elle, le lien corporel. La maison quidevait être la plus florissante de la région n’en fut que la plusvaste écurie humaine.

Anéanti dans son amour, il prit d’abord desmaîtresses, mais sans inclination, simplement pour se venger, pourstimuler sa femme, la « réveiller ». Elle écouta lesdires, vit de ses yeux, n’en fit aucun cas. Le sommeil lui étaitplus cher. Elle ne prit même plus la peine de se débarbouiller, ets’endormait en mangeant.

Mais les gens, qui voyaient avec une haineusejalousie la prospérité du travailleur infatigable, ne furent passatisfaits de sa douleur domestique ; les malheurs du mari nelui suffirent pas. Une nuit, sans crainte d’être surprises, desmains inhumaines mirent le feu à la belle maison. Des fenêtres deson arrière-boutique, l’oncle Anghel vit les flammes envelopper sademeure aux toits couverts de tôles galvanisées. Il resta sourd auxcris des gens qui l’appelaient au secours de son bien ; il sedisait :

– Pourvu qu’elle brûleavec !

Elle ne brûla pas, elle continua dedormir à l’ombre de ce qui fut sauvé du sinistre par les voisins,jusqu’au jour où, l’ayant poignardée par une violente pneumonie, leCréateur, qui l’avait mise sur la terre pour montrer aux hommes lerevers de bien des beautés féminines, l’appela à lui pour effrayerles pénitents de son purgatoire.

L’oncle Anghel, malgré ce qu’on aurait pucroire, ne fut pas insensible à sa mort inattendue.

Son neveu Adrien, qui venait souvent, vers saquinzième année, lui faire de passionnantes lectures, lui raconter« l’origine des mondes » ou « la formation de laterre », et pour qui le brave homme avait un amour sansbornes, fut fréquemment témoin de ses attendrissements.

Que de fois, rôdant ensemble sur le lieu dusinistre, par d’admirables clairs de lune, il le vit tirer sonmouchoir et essuyer ses larmes ! Les charpentes, effondrées,pourrissaient dans les eaux de pluie qui formaient des mares dansles chambres. Des restes de meubles gisaient dans l’enchevêtrementdes poutres brûlées. Ailleurs, il n’y avait plus que des pans demurs. La grande écurie, restée intacte, évoquait avec nostalgie unbétail envié par trop de monde pour continuer à vivre. Le souchetsauvage, le genêt, la ciguë, croissant libres dans la belle courd’autrefois, montaient à hauteur d’homme.

– Vois-tu, Adrien, disait le malheureux,la voix étranglée de douleur, vois-tu ce cimetière ? Il est,pour moitié, l’œuvre des hommes, et pour moitié, l’œuvre du destin.Si j’avais hérité ce bien de mon père, j’aurais trouvé une raisonaux hommes de m’envier, et de me le détruire, quoiqu’ils n’aillentpas mettre le feu aux palais des seigneurs. Mais cette maison étaitnée de la sueur de mon front, après vingt ans de fatigue. Ellen’était pas un luxe, mais le nécessaire, ce qu’il faut à tout hommepour vivre en homme, lui et sa femme, et non pas en bête stupide.Et l’on ne pourra me reprocher d’avoir jamais été avare :l’affamé trouvait toujours chez moi de quoi calmer sa faim, etlorsque arrivaient les grandes fêtes, je pensais à la veuve sansappui et entourée d’enfants ; j’allais lui porter les œufs dePâques, la brioche, et un quart d’agneau, ainsi que le lard et lacuisse de porc à Noël. Je ne faisais pas l’aumône, mais mon devoir.Dieu m’avait donné. À mon tour, je donnais de mon surplus, et je nem’en enorgueillissais pas. Je n’en avais pas le droit, car j’ai vud’autres qui me dépassaient dans le bien : c’étaient ceux quipartageaient leur pain avec le premier affamé rencontré sur laroute…

» On ne pourra non plus m’accuser d’avoirdépouillé mes clients pour m’enrichir. Je suivais l’exemple dedroiture que j’avais vu chez mon patron. Si mes bénéfices furentgrands, ce fut parce que j’allais chercher mon vin et moneau-de-vie à leur origine, en des temps où ils coulaient comme devéritables rivières. Mais, dans le charretier qui ouvrait ma porteen hiver, les glaçons pendus à sa moustache, je n’ai jamais vuqu’un frère. Je lui serrais les mains gelées et je lui faisaisplace près de mon fourneau. Pour ses bêtes, j’avais construit unabri comme il n’y en avait pas deux, à vingt lieues à laronde ; et pour la poignée de foin que je leur jetais, je nevoulus jamais accepter de l’argent. Le vin et l’eau-de-vie que jeservais étaient des meilleurs, et je peux jurer sur la lumière demes yeux que je n’ai jamais mis une goutte d’eau pour les allonger,ainsi que l’on fait partout. Et lorsque je voyais que l’homme avaitbu sa mesure et qu’emporté par la passion il voulait la dépasser,boire sa raison et manquer son affaire, je lui versais un verre àmon compte et je lui conseillais de suivre sa route. Bien souvent,je fus obligé de la lui montrer. Ainsi, j’étais en quelque sorteson serviteur, car je restais debout à l’attendre depuis l’aubejusqu’au milieu de la nuit. Et si quelqu’un frappait à ma porteaprès la fermeture, j’oubliais que je pouvais me trouver devant unmalfaiteur, je me levais du lit et j’ouvrais.

» Mais l’exemple du bien ne sert pas àgrand-chose, et s’il n’y a pas que des ingrats sur la terre, le maln’a besoin que de la main d’un méchant, contre cent vertueux, pourla ravager. Cette main me guettait dans l’ombre, prête à mefrapper. Elle ne pouvait me pardonner ma prospérité. Elle nesupporta pas que je fusse autre qu’une main galeuse, pareille àelle, bonne à mendier ou prête à frapper. Et elle me frappa. Ce futfacile : ma femme dormait.

» Ô Adrien ! Ici la main de l’hommeméchant rencontra, pour détruire, la main bien autrement méchantedu Destin, et elles s’unirent pour l’accomplissement de l’œuvre dedestruction !… Fut-ce une faute d’avoir aimé la plus bellefille du village ? Aime-t-on jamais la plus laide ? Jen’en sais rien. Ce que je sais aujourd’hui, c’est que je fusaveugle dans mon amour, et que je n’ai pas su regarder si ledessous de son lit était balayé, si le derrière de ses oreillesétait propre, et si ses pieds étaient lavés. Adrien, lorsqu’un jourta poitrine brûlera du divin feu qui brûla la mienne, rappelle-toimes paroles, et avant de te livrer corps et âme à la pourriturehumaine, fais ce que je n’ai pas fait, moi : regarde ledessous du lit de ta belle, regarde le derrière de ses oreilles etses pieds cachés dans des souliers vernis. Et si tu oublies mesparoles, rappelle-toi le cimetière que tu vois ici, plonge tes yeuxdans ces ruines, regarde ces plantes sauvages qui poussent commeune malédiction jetée à l’abandon humain, cette écurie qui pleureson bétail, ces pans de murs qui crient au ciel leur désespoir, cesénormes tas de tôle rouillée et tordue, autrefois brillante commeun miroir dans le soleil, sur un toit qui se dressait fierau-dessus d’une agglomération de chaumières, proclamant le droit del’homme à vivre dans l’aisance et dans la propreté, et non pascomme la taupe qui craint la lumière. Rappelle-toi le tableau quetu vois ici. Et si ton sang veut te traîner aux genoux de la plusbelle fille du pays, résiste, appelle à ton secours ces ruines, etdis-toi : « L’oncle Anghel a brisé sa vie parce qu’il aaimé aveuglément la plus belle fille du village, et qu’il n’a pasregardé le dessous de son lit, ni le derrière de ses oreilles, niles doigts de ses pieds ! »

» Et écarte de toi l’impitoyabledestin !…

 

Après la mort de sa femme, l’oncle Anghelcontinua, pendant quelques années, à laisser dans l’abandon unedemeure sans gardien. Il se réservait de lui rendre son éclat lejour où les enfants seraient en mesure de la gouverner. En ayantenlevé tout ce qu’il avait de précieux et l’entassant autour de saboutique, il commença une vie d’ermite, mais d’un ermite quiprenait l’habitude de se tremper la langue dans l’alcool qu’ilvendait.

Bel homme, grand, solide et musclé, ladémarche fière, belle barbe, beaux cheveux frisés et grisonnants,il en imposait à tous. Sa myopie, qui l’obligeait à avancer sapoitrine contre la poitrine de celui qui entrait, pour lereconnaître, n’en impressionnait que davantage. Il étaitfoncièrement bon, mais ne supportait pas d’être trop contrarié,comme tous ceux qui sont « arrivés » par leurs propresforces. Et ses forces, il les décupla pour atteindre à son but quiétait, disait-il, de « transformer les ruines enpalais », le jour où ses enfants seraient dignes de lui fairehonneur. Ainsi, malgré son désastre, il passait pour un hommeriche.

Mais sa véritable richesse, son bonheur, sonespoir, étaient dans ses trois enfants, un garçon de dix-sept anset deux fillettes de huit et dix ans. Le garçon devait êtrebachelier l’année suivante, puis :

– Je verrai, disait-il à la mèred’Adrien ; sitôt sorti de l’école, il fera son stage d’un andans l’armée. S’il a de la vocation pour les armes, j’aimeraisfaire de lui un officier, un bras fort et intelligent pour ladéfense de la patrie ; sinon, il choisira la carrière qui luiplaira.

De ses filles il ne voulait faire que de« bonnes ménagères », les doter et les marier enville.

L’homme propose…

Un jour d’hiver terrible, pendant qu’il méditeseul à ses projets et que la bise balaye la vaste plaine solitaire,quatre hommes entrent dans la boutique, quatre inconnus. Selon sonhabitude, il avance sa poitrine pour les reconnaître ; maisson cœur se pince, comme les cornes de l’escargot qui touchent audanger : les figures ne lui plaisent pas.

« Si ces hommes sont de braves gens, jene crois plus à mon cœur », se dit-il en serrant dans sa pochele revolver qui ne lui manquait jamais.

– Bonjour, Anghel ! disent-ils, ilfait bon chez toi !

– Soyez les bienvenus, voyageurs !Mauvais temps, hé ?

Mais il ajoute en soi : « Je suisfoutu. Ce sont des voix d’étrangleurs. »

– Nous avons faim, Anghel, et nousvoulons boire. On dit que ton vin fait fondre la glace.

– Peut-être bien, mes amis. Mais je saisqu’il y a une glace qu’il n’arrive pas à fondre.

– Ha, ha ! tu as de l’esprit,Anghel. Et quelle est cette glace ?

– Eh bien, vous devez la connaître :on l’appelle « cœur de chien », mais c’est mal dit, caron insulte ces pauvres bêtes qui sont de vrais amis, dit-il enmontrant à côté de lui deux gros chiens de berger, qui ne lequittaient d’un pas.

– Bah, tu as des idées noires. Le monden’est pas si méchant.

– Peut-être ; mais quand on esttenancier sur la grand-route, comme moi, on en voit de toutes lescouleurs, et on dort la nuit avec un œil ouvert.

Cette mise en garde fit sentir aux clients àqui ils avaient affaire. Ils furent servis : du lard, du painet du vin.

– Tu ne veux pas, Anghel, nous tirer duvin frais de la cave ? dit l’un d’eux qui se donnait un airdoux.

L’oncle rit jaune et pensa : « Ah,vous voulez me faire entrer dans la souricière ! » Ilrépondit :

– Je viens de tirer, il y a une minute,un pot de cinq litres. Si votre langue s’y connaît, vous lesentirez au goût.

Cela dérouta un peu leur plan, mais ilsétaient des bandits décidés. Un moment après, un d’eux sortit,« pour pisser », et l’oncle comprit que c’était le signalde l’attaque : l’homme allait faire le guet. Il blêmit et seprépara. Un instant, il eut l’idée de tirer son arme et decrier : « Haut les mains ! » Mais il se dit quepeut-être les apparences étaient trompeuses.

Quelques minutes après, il regretta de ne pasl’avoir fait. Les hommes parlaient à haute voix d’une affaireimaginaire. Ils demandèrent des allumettes. L’oncle se dit :« Ça y est ! »

Le cœur et le pas fermes, une main tenantl’arme au fond de la poche de son manteau, il avança vers eux, etde sa main gauche il offrit la boîte. Le plus solide des troistendit sa main avec lenteur pour la prendre, en parlantdistraitement ; mais lorsqu’il fut près de la toucher, d’unbond il attrapa le poignet, comme dans un étau ; et si, dansla même seconde, il tomba foudroyé par le coup de feu parti de lapoche de la victime, les autres ne laissèrent plus à l’oncle letemps de tirer son arme. À coups de matraques ils lui brisèrent lecrâne ; et le pauvre homme s’affaissa sur le sol, pendant queles chiens arrachaient horriblement, mais en vain, les mollets desagresseurs. Ils furent abattus. L’argent qui se trouvait dans lecomptoir fut enlevé à la hâte, et les brigands disparurent,abandonnant leur compagnon inanimé.

L’oncle Anghel conserva la vie, grâce au coupqui avait blessé un des criminels, ainsi qu’aux deux chienssacrifiés. Ils avaient malmené si durement les jambes à deux desautres bandits que ceux-ci craignirent de ne plus pouvoir prendrela fuite.

Des charretiers qui passèrent, une heure plustard, relevèrent dans leur sang la victime et le bandit, le premierle crâne fracassé, le second, une balle dans le ventre, tous deuxvivant encore ; ils les transportèrent à Braïla, où ils furentsauvés l’un et l’autre.

Au bout de cinquante jours d’hôpital, l’onclesortit affaibli, mais n’ayant perdu que son sang. Il devait perdre,six mois plus tard, quelque chose de plus précieux que savie : il perdit ses deux fillettes, dans une catastrophe surle Danube, où bien d’autres se noyèrent, au cours d’une promenadedans des barques qui chavirèrent.

Ici, il vit de près la main noire d’unDestin impitoyable. Mais cet homme était élu par son Destinpour connaître toute l’horreur que renferme la parole roumaine quidit : Le bon Dieu ne jette pas sur les épaules d’un hommeautant qu’il peut porter ! Et que de malheurs un hommefort ne peut-il pas porter sur ses épaules !

De retour à l’église où il avait fait célébrerune messe pour le repos des âmes des deux filles restées sanstombe, il s’enferma dans sa boutique, et pendant plusieurs heuresse promena, les mains dans les poches. Puis, il ouvrit la portetoute large, sortit sur le seuil, cracha fortement, droit devantlui, comme dans le visage d’une personne, et dit :

– Tiens, Sort misérable ! Tu mecourbes, mais moi je me dresse et te crache à la face.Tiens !

Et il cracha encore une fois.

Il lui restait son fils, la dernière flammequi éclairât la nuit de son cerveau saisi par la douleur etl’alcool. Le Sort souffla sur la flamme et l’éteignit…

Onze mois après que le fils s’était engagédans un régiment de cavalerie, et vingt-quatre heures aprèsqu’Anghel avait reçu la lettre où il exprimait son désir d’yrester, le plus malheureux des hommes fermait son magasin, heureuxencore, et montait sur son cheval, pour aller en ville engager desartisans, afin de relever la propriété en ruine. Il n’avait pasfait deux cents mètres qu’un facteur à cheval l’aborda sur la routeet lui remit un télégramme. Son cœur ne lui dit rien.Tranquillement, il ouvrit le papier et lut :

« Votre fils Alexandre Anghel a fait unechute dans une charge de cavalerie, et est mort pendantla… »

Le papier lui échappa des mains ; illança un rugissement – debout sur ses étriers – et tomba de soncheval, comme une colonne qui s’abat.

Ainsi, l’oncle Anghel but son verre jusqu’à lalie.

 

On eût cru que ce comble de malheur en seraitla fin. Il n’en fut rien. Ce qu’on aurait pu considérer comme ladélivrance pour lui, la mort, ne vint point, et personne n’a supourquoi cet homme ne s’était pas tué.

Il ne se tua point. Mais il mourut tous lesjours, en absorbant sans cesse de petits verres de son eau-de-viela plus forte. Il devint son meilleur client.

Le processus de la décomposition de cet homme,père affectueux, bon citoyen, homme de foi, est la plus lugubre destragédies que l’auteur de ces lignes ait connues. On n’en lira icique le commencement. La fin – tristesse qui meurtrit le cœur –trouvera place ailleurs.

Le garçon mort, il demanda que les funérailleset l’enterrement se fissent dans son village. Ils furent suivis partous les habitants, et quand les fusils tirèrent leur salve, aumoment de la descente du cercueil, tous en larmes se jetèrent àgenoux. Les soldats et l’officier qui rendaient les honneurspleuraient. Un seul homme ne pleurait pas : le père. Debout,tête nue, le chapeau à la main, il restait sur le bord de la fosseet regardait le cercueil au fond. À ce moment, un homme surgit dela foule, se jeta à ses pieds, lui enlaça les jambes etcria :

– Anghel ! Anghel ! j’imploreton pardon : c’est moi qui ai mis le feu à ta maison !…Fais-toi justice ! Mais pardonne-moi avant !

Il tourna la tête et regarda longuementl’homme qui se roulait à ses pieds, se tordant comme sur descharbons ardents, criant :

– Pardonne-moi, et tue-moi, jette-moi enprison !

Il dit : « Je te pardonne » etpartit. Personne n’osa le suivre.

Arrivé chez lui, il décrocha des murs l’icôneentourée de basilic qui représentait la Vierge avec Jésus dans sesbras, ainsi que les portraits du roi, de la reine et du princehéritier. Il prit une pioche, fit un trou dans le jardin, les mitau fond, et les recouvrit de terre.

Puis, il se mura dans sa boutique, et corps etâme se livra à l’alcool. Pendant un an à dater du jour del’enterrement, personne ne sut s’il y avait quelqu’un dedans, ou sila maison était déserte. Des habitants passaient, pliaient le genoudevant les fenêtres aux rideaux baissés, et allaient leur chemin.Il sortait la nuit, accompagné d’un chien, se promenait dans lesruines de sa maison, et rentrait. Le jour, il buvait ses petitsverres, sans se soûler, et, par une fente des rideaux, il regardaitles pans de murs de la demeure brûlée, le menton appuyé dans sespaumes.

L’année de ce deuil sinistre finie, il ouvritla boutique. C’est-à-dire, il servait l’un, et ne servait pasl’autre, sans que jamais on sût sur quoi se basaient son refus etses préférences. Les passants respectaient sa volonté, ses malheursétaient connus à cinq lieues à la ronde. D’ailleurs, il ne faisaitplus venir aucune marchandise nouvelle, la cave étant bourrée defûts de vin et d’alcool.

Adrien était le seul être humain, avec samère, à qui Anghel consentît à parler. Il vint deux fois le voir,la terreur dans l’âme, au cours de l’année qui suivit laréouverture. Toujours assis à sa fenêtre, la bouteille et le petitverre devant lui, la porte fermée à clef, le chien à ses côtés,l’oncle regardait dehors. Un premier char passa, les deux hommesqui conduisaient descendirent et frappèrent à la porte. Il nebougea pas, et ils partirent. Un second char s’arrêta. Un homme,sans descendre, cria :

– Anghel ! peut-on boire unverre ?

Il fut servi.

*

Allant chercher l’oncle Anghel, sur l’ordre desa mère, Adrien pensait à ces malheurs et il se disait :

« Maman se trompe, si elle croit que jepourrai décider l’oncle à sortir de son terrier. »

La chose n’était pas facile. Il ne s’agissaitpas seulement d’une visite, mais d’une réconciliation. Les deuxoncles, lors de la mort de leur mère, survenue huit ans auparavant,s’étaient brouillés sur une misérable question d’héritage. Dans lefeu de la discussion, l’oncle Anghel, contrairement à la volonté desa sœur aînée, opposée au partage, avait eu le tort de dire :« Je veux avoir un franc héritage de ma mère pour acheter unrosaire et l’accrocher à l’icône, sachant qu’il est de mamère. » L’oncle Dimi, violent, lui répondit par uneinsulte ; son frère le gifla, et le cadet commit la faute defrapper son aîné d’un coup de canne au front. Il sortit de lamaison paternelle, en disant :

– Je ne rentrerai plus ici, ni toi chezmoi, que le jour où tu embrasseras devant le monde la semelle de mabotte !

Depuis, ils étaient restés brouillés. Avant lamort qui porta le coup de grâce à l’oncle Anghel, le cadet avaitrésisté, têtu, à toutes les supplications de sa sœur qui le priaitd’aller demander pardon à son frère. Après cette mort atroce,personne n’osa plus troubler le silence d’Anghel avec unebagatelle.

Maintenant, la mère d’Adrien voulaitabsolument réconcilier les deux frères. En appelant celui qui avaitété frappé, au lieu d’aller chez lui, elle tablait sur sa douleurqui avait amolli sa fierté, ainsi que sur l’ascendant qu’elle avaittoujours eu sur ses frères, particulièrement sur celui qui était leplus riche de la famille, en opposant à sa demande de partage unrefus désintéressé.

Il était huit heures du soir lorsque Adrienarriva devant la maison de son oncle. À la fenêtre du midi, quiouvre sur le hameau, il y avait de la lumière. Adrien eut unfrisson, en pensant à l’homme derrière ces rideaux baissés. Ils’approcha de la fenêtre et y colla son oreille. Aucun signe devie, sauf la lampe à pétrole qui brûlait. Le chien Sultan,impatient, aboya. Le chien de l’oncle riposta, mais le rideau nebougea pas. Adrien savait qu’il était inutile de frapper. Il appuyason nez contre le carreau et dit, timidement :

– Oncle ! C’est moi, Adrien, je veuxte parler.

Une minute d’attente, et le rideau s’écarta,la main de l’oncle fit signe de passer à la porte, qu’il ouvrit, lalampe à la main. Adrien entra avec Sultan.

Au premier coup d’œil qu’il jeta à l’intérieurmal éclairé, son cœur se serra davantage. Tristesse des chosesabandonnées par la main merveilleuse de l’homme, que ton langageest puissant ! Plus de verres sur le comptoir, plus de painsur la grosse table, plus de lard fumé, suspendu au plafond commedes bouts de planche épaisse, plus de craquelins ronds enfilés surla perche horizontale. Poussière, oubli, abandon, paixmortelle…

Au milieu de ce nouveau cimetière, le manteausur les épaules, toujours grand, mais voûté, hélas, voûté, l’hommequi avançait naguère sa tête superbe et sa poitrine comme un lion,l’oncle Anghel regardait son neveu d’un air calme. Celui-ci luiprit des deux mains sa main libre, et selon la coutume, la baisa.Il était prêt à pleurer. Sans un mot, l’oncle le mena dans sachambre. Ici, même abandon. Les murs, nus et jaunis, n’exhalaientplus la bonne odeur de chaux fraîche. Un lit, un vrai grabat,défait et malpropre, semblait protester lui-même contre le corpspesant de malheurs qui l’écrasait chaque nuit. Le poêle en briquemontrait ses crevasses noires de fumée. Les poutres transversalesdu plafond étaient aussi noircies. Deux chaises en bois et latable, ainsi qu’un fusil à deux coups, pendu à un clou par sacourroie, complétaient le mobilier. Sur la table, la bouteilled’eau-de-vie et un verre, la Bible, un petit registre avec lecrayon attaché à une ficelle, un couteau et un pain entamé. Adrienfondit en larmes.

L’oncle, assis sur une chaise, l’attira à luiet, pour la première fois depuis le désastre, l’embrassa. D’unevoix mâle, mais cassée, dépourvue de la sonorité de jadis, il luidit, doucement :

– Ça me fait plaisir de te voir, Adrien…mais pourquoi pleures-tu ?

– Oncle… c’est pas possible !… Tumanges du pain sec… le jour de Pâques… ça… non !… même leschiens goûtent à la brioche, aujourd’hui…

Adrien essuya ses larmes, et regardant sononcle de face, le vit sourire avec bonté, la bonté insupportable del’être tué par la douleur. La tête était presque chauve, la barbeet les cheveux entièrement blancs. Sa chemise et ses habits étaientsales, sans boutons, il répondit à son neveu, d’un glas encore pluséteint :

– Si ce n’est que ça qui te fait pleurer,calme-toi, et dis-moi le but de ta visite.

– Je viens pour te demander si tu haisencore l’oncle Dimi ?

– Je ne hais plus personne.

– Pourras-tu lui pardonner safaute ?

– Je n’ai plus rien à pardonner àpersonne.

L’oncle répondait, avec l’absence d’importancequ’il aurait mise à dire : « Le pain est sur latable », ou : « Dehors, il fait nuit. »

– Eh bien ! dit Adrien en hésitant,maman m’envoie pour te prier de venir ce soir chez l’oncle.

– Ta mère t’envoie… répéta le pauvrehomme, en hochant la tête ; ta mère est une sainte,Adrien.

Puis, paraissant réfléchir un instant, ilajouta :

– Et toi, qu’en penses-tu ?

– Mais, oncle, tu peux le deviner :je le veux, de tout mon cœur.

– Et les autres ? Ils le veulentaussi ?

– Sûrement tout le monde le veut,oncle.

– Eh bien, alors, je veux comme vous.

Quel horrible : « Je veux commevous », sorti de ces lèvres au sourire mortel ! Quelanéantissement de toute volonté ! Adrien eut peur.

Ils sortirent, accompagnés de leurschiens.

*

Le prêtre Stéphane, qu’Adrien avait averti enpassant, était un octogénaire qui n’officiait plus àl’église ; mais il rendait encore de grands services, commearbitre ou conseiller dans son village. Sa vue était un peuaffaiblie, mais ses jambes ne le cédaient pas à celles d’un jeunehomme. Il habitait dans le voisinage immédiat de la maison del’oncle Dimi. Prenant sa canne, il alla sur-le-champ frapper à laporte de ce dernier.

À l’apparition de sa figure apostoliqueencadrée d’une barbe jaune ivoire, tous se levèrent et luibaisèrent la main, qu’il offrait depuis cinquante ans aux lèvresdes pécheurs :

– Le Christ est ressuscité, mes enfants,dit-il de sa voix exercée à l’église.

– En vérité. Il est ressuscité, luirépondit-on en chœur.

La mère d’Adrien offrit sa place au prêtre,qui l’occupa sans façon, comme son droit. Elle resta debout,s’appuya le dos contre le mur blanc, et croisa ses mains.

Les personnes présentes, un peu décontenancéespar cette visite imprévue, tournèrent les yeux vers la sœur aînée,pour lui demander une explication. Elle – maigre, droite, lestraits allongés – promena sur l’assemblée un regard plein de bonté,et parla :

– Je vous ai fait appeler, père Stéphane,pour vous demander votre appui, afin de réconcilier ce soir mesdeux frères Dimi et Anghel, qui va venir, j’espère, tout à l’heure.Comme vous le savez, voici huit ans qu’ils ne se donnent plus lamain, qu’ils évitent et qu’ils laissent passer les fêtes les plussacrées sans goûter le pain et le vin en commun. Cela ne peut passe supporter. Je ne veux pas passer à vos yeux pour une femme sanstache. J’ai mes péchés, et, le plus grave, celui d’avoir mis aumonde un enfant qui n’a pas de père, après avoir vécu dix ans avecun homme sans la bénédiction de l’Église. Mais le plus triste despéchés, je crois que c’est la haine, toute haine entre les hommeset à plus forte raison entre deux frères…

– Je ne hais plus mon frère Anghel, ditl’oncle Dimi, assombri.

– Je suis content de l’entendre, dit leprêtre, mais tu y as mis le temps, Dimi.

– Oui, il a été injuste envers moi…

– Oui, il a été injuste envers toi,approuva le serviteur de la justice, mais tu as été sacrilègeenvers lui, tu l’as frappé et tu as répandu le sang de ton aîné. Tuas oublié la sainte croyance de nos pères, qui disaient que« le cadet qui frappera son aîné, le portera sur son dos dansl’autre vie » ; et ils croyaient voir son image dans lapleine lune.

Dimi se tut. Sa sœur continua :

– Anghel a été injuste, c’est vrai. Il aoublié que notre frère Dimi est resté à la maison et a eu le soucide notre vieille mère pendant des années, tandis que nous autres,les trois frères et sœurs, nous l’avons abandonnée, allant chacun àson destin. C’est pourquoi, bien que la plus pauvre des quatre, jeme suis opposée au partage. Ce partage aurait mis à la rue le frèrecadet avec sa femme et ses deux enfants. Mais Anghel, qui étaitaisé, voulait l’aider à se refaire un foyer ; et c’est ici quecommencent les torts de Dimi. Il était fier et ne voulait riendevoir à son frère. Je crois même qu’il le haïssait déjà. Ainsi, ladispute et les coups dormaient dans son cœur comme le feu sous lescendres, et ils se sont battus. Maintenant le pauvre Anghel aracheté tous ses péchés, les malheurs lui ont enlevé tout ce quenous avons d’humain en nous, et aujourd’hui il ne compte plus parmiles vivants que par les liens de son corps qui se traîne encore surla terre. Pour ma part, j’aurais mieux aimé qu’il fût mort, car cequ’il fait en ce moment est pire que la mort. Il boit, mais c’estlui qui est bu par l’eau-de-vie ; il lui livre son âme. Je nesuis plus allée chez lui depuis Noël, et il ne va plus chezpersonne. Une fois, je lui avais dit que s’il n’arrivait pas àsortir de là, ce serait mieux pour lui qu’il fût mort. Il arépondu : « Je le suis. » Mais j’espère encorel’arracher, avec votre aide, à la boisson. Peut-être que le pèreStéphane pourrait exercer sur lui une influence salutaire. S’ilvient ce soir, nous irons le visiter un peu plus souvent. Pourcela, je prie Dimi de lui demander le pardon le plus humble…

 

À ce moment, la porte s’ouvrit toute grande,sans qu’on eût frappé ; et dans son cadre, l’oncle Anghelapparut avec Adrien, par-derrière. Il voulait se tenir droit, et ilcroyait sourire. Les habits délabrés, le manteau chiffonné jeté surles épaules, les bottes crottées des boues passées, le bonnet depeau de mouton à la main, il semblait un vieux mendiant. Il salua àla mode ancienne :

– Bonsoir, honnête assemblée !

Son apparition soudaine, dans ce triste état,émut tout le monde. L’oncle Dimi et sa sœur fondirent en larmes. Lepremier se jeta aux pieds de son malheureux frère et lui embrassales bottes. L’autre pleura sur les mains qui sentaientl’alcool.

– Pauvre frère !… pauvrefrère ! Ce que tu es devenu !

L’oncle Anghel, dénué d’émotion, releva sonfrère et l’embrassa, ainsi que sa sœur. Puis, il alla baiser lamain du prélat, serra la main de ceux de son âge, et fit embrasserla sienne par les jeunes.

Ensuite il s’assit, à la place qu’on luiindiqua, à l’autre bout de la table, face au prêtre. Dans lesilence qui suivit, on n’entendait que les sanglots du frère et dela sœur, qui continuaient à pleurer.

Aussitôt assis, il effaça son sourire, sonregard se glaça. Il dit :

– Pourquoi pleurez-vous ? Ça ne sertà rien.

Le calme revint, mais personne n’osa parler.Le vieux prêtre fixait d’un regard intelligent son malheureuxcousin, presque aussi vieilli que lui ; et il dit, d’une voixferme, empreinte de bonté :

– Anghel, je me permets de te rappelerque tu es entré ici, le saint jour de Pâques, sans prononcer lesalut de tout bon chrétien orthodoxe.

L’autre, comme s’il venait de terre lointaine,demanda, visiblement inconscient du reproche :

– Quel salut, père ?

Le prêtre saisit cet état d’inconscience, etdit calmement :

– Eh bien, notre parole sacrée : LeChrist est ressuscité.

Anghel baissa la tête, toucha du doigt undébris de pain qui se trouvait devant lui sur la table, puis levale front et répondit :

– Je ne crois pas que Christ estressuscité ! Les morts ne ressuscitent point.

– Anghel !… tu es un impie !Christ n’est pas un « mort », mais le fils de Dieu, etDieu lui-même !… s’écria l’homme d’Église, toujours calme,mais la voix un peu tremblante.

– Je n’en sais rien, répondit Anghel,sans aucun trouble.

Et, disant cela, il tira de la poche de sonmanteau une bouteille d’un demi-litre, de l’autre poche un petitverre, le remplit tranquillement à la vue de tous, et remit labouteille à sa place. Du verre il dégusta une petite gorgée qu’ilpromena dans sa bouche, avant de l’avaler, puis, il le mit devantlui sur la table, avec des précautions, comme s’il craignait de levoir renversé.

L’assistance fut stupéfaite. La mère d’Adriense couvrit les yeux avec une main et pleura en silence. Anghel,imperturbable, ne comprit rien de l’horreur produite. Il promenasur les assistants un regard calme, comme s’il avait fait l’actionla plus naturelle. Et pour lui, en effet, elle l’était devenue,depuis près de trois ans qu’il la faisait cent fois par jour, seul,hors de la portée de tout reproche.

– Pauvre Anghel ! s’exclama leprêtre. Je te plains. Tu as cessé non seulement d’être chrétien,mais d’être homme !

Pour toute réponse, Anghel reprit le verre, leporta à ses lèvres et en absorba de nouveau une petite quantité.Puis, l’air ennuyé, il dit, comme pour lui-même, avec une nuanced’imperceptible gémissement :

– Je ne sais pas pourquoi vous m’avezfait venir ici…

Alors sa sœur, qui était assise à sa droite,essuya ses larmes, lui prit la main, et lui dit comme à unenfant :

– Cher frère, je t’ai appelé, parce quenous voulons te ramener à nous, t’aimer, et te faire aimer…N’aimes-tu plus la vie ? N’aimes-tu plus rien ?

– Si j’aime, ou si je n’aime pas, c’estla même chose… et ce n’est rien… Mais pourquoi t’occupes-tu de moi,sœur ?

– Comment, Anghel ? Je suis ta sœuraînée, et tes malheurs sont mes malheurs…

– Ça n’est pas vrai. Tu as souffert, ettu souffres tes malheurs, mais pas les miens.

– Non, Anghel, nous souffrons par lesliens de notre sang.

– Il n’y a pas de liens du sang : sije me tranche une jambe, c’est mon sang qui coule, pas le tien.

– Il y a pourtant des souffrancesmorales, qui nous sont communes.

– Il n’y a rien de tout cela. Que ce soitune parole en l’air, ce que je vais dire en ce moment : maissi tu perds demain ton fils, moi, je souffrirai, mais toi, tumourras.

Sa sœur se tut, douloureusement convaincue desa logique ; et lui, il but encore un peu d’eau-de-vie.

 

Le prêtre reprit le fameux exemplebiblique :

– Anghel, souviens-toi de Job ! Sondésastre a été au moins égal au tien, mais il fut inébranlable danssa foi. Songe que nous autres, mortels, nous ignorons la penséedivine. Qui sait si tes malheurs ne sont autant d’épreuves queNotre Seigneur t’envoie, pour faire ensuite de toi un de sesÉlus ?

Anghel se redressa sur son siège, et ses yeuxluirent. Il parut vouloir répondre au prêtre, mais sa parole futarrêtée. Il appela Adrien, qui restait dans un coin de la chambre,et le fit asseoir à sa gauche, entre ses deux oncles ; puis ildit, avec un peu plus de force :

– Cousin Stéphane, il doit y avoir detristes mensonges dans vos histoires religieuses. Ma tête n’est pasen état de te répondre (il tutoya le prêtre) ; mais voici cegarçon, notre neveu, il sait plus que nous…

– Oncle, interrompit Adrien, je nevoudrais pas être mêlé ce soir à vos discussions ; je n’ai pasl’âge, et mes convictions peuvent blesser le père Stéphane.

L’oncle Anghel lui mit une main sur l’épauleet le rassura :

– Mon enfant, tu ne blesseras personne.Nous sommes ici en famille, ou presque. Et c’est pour mon bien quetu dois parler de ce que tu as appris dans les livres. Je ne visplus maintenant que pour la vérité. Mais depuis deux ans que jelis, tant bien que mal, dans la Bible, je ne fais quem’embrouiller. Comment expliques-tu, Adrien, que tant de sagesses’étale dans ce livre à côté de tant de fables, par exemple cettehistoire invraisemblable de Job ?

Adrien, intimidé par le regard pénétrant duprêtre, répondit :

– C’est parce que les personnagesbibliques échappent au contrôle de l’histoire. La Bible est unlivre de foi, à l’usage des croyants : elle te demande decroire, non pas de chercher.

– Mais dis-moi si tu peux croire à unDieu qui enlève à un père tous ses enfants, pour le plaisir del’éprouver ? Il doit avoir un cœur de vrai bandit !

À cette parole le prélat se leva, comme sousle coup d’une brûlure :

– Je vous quitte, dit-il, ma place n’estplus dans une maison où Dieu est insulté !

– C’est là tout l’appui que tu prêtes àun Job comme moi ? demanda Anghel. Trois enfants j’ai eus, ettous trois je les ai perdus. Quel crime ai-je commis, pour que tonDieu me punisse de la sorte ?

– Malheureux ! la Grâce Divinet’avait choisi pour te compter dans le nombre de ses martyrs, quijouissent de la vie éternelle !

– Ta Grâce Divine aurait mieux fait de melaisser jouir de la vie terrestre qui me plaisait, et ne pas fairede moi un ivrogne sans famille et sans Dieu.

– Personne n’est digne de juger lesactions de Dieu !

Et, disant cela, le prêtre donna sabénédiction et sortit.

– Anghel, lui dit sa sœur, aussitôt leurcousin parti, tu n’as pas été respectueux avec le père Stéphane, tuas oublié qu’il est prêtre.

– Au contraire, sœur, j’ai dû me rappelerqu’il est prêtre, pour lui dire que je ne crois pas aux dires desprêtres. C’est leur faute si je n’ai plus de foi dans leur Dieu.Pourquoi nous donnent-ils un architecte tout-puissant et qui semêle, à chaque instant, à notre vie ? Il n’y a rien de vraidans cette histoire. Mais la vérité doit être ailleurs. Où ?Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que nous vivons, noussouffrons et nous mourons bêtement, sans savoir ni pourquoi nicomment. Je sais encore que notre plus grande erreur est de tropdésirer le bonheur, tandis que la vie reste indifférente à nosdésirs : si nous sommes heureux, c’est par hasard ; et sinous sommes malheureux, c’est encore par hasard. Dans cette merpleine d’écueils qu’est la vie, notre barque est à la merci desvents, et notre adresse ne peut éviter que peu de chose. Et c’estinutile d’accuser quelqu’un, ou d’accrocher son espoir à quelquechose : on est destiné au bonheur ou au malheur avant desortir du ventre de sa mère. Heureux est celui qui sent le moins,ou qui ne sent rien. Le peu qu’il demande, l’existence le luidonne. Et malheureux est celui qui sent et qui veut : il n’ajamais assez.

Adrien reconduisait son oncle à son terrier.Anghel s’arrêta devant sa porte et dit à Adrien, au moment de seséparer :

– Adrien ! Je mourrai bientôt, mesboyaux sont brûlés par l’alcool. Regarde-moi bien, et rappelle-toi,chaque fois que tu voudras cracher sur un ivrogne, que moi, tononcle Anghel, homme propre et aimant la vie propre, je suis devenuivrogne et que je meurs ivrogne, par la faute depersonne.

Chapitre 2MORT DE L’ONCLE ANGHEL

Sur la route raboteuse qui va de Braïla auhameau de Baldovinesti, toute défoncée par les pluies printanièresrécemment tombées, la charrette à deux chevaux de l’oncle Dimicahotait affreusement. Adrien, assis sur la planche à côté de sononcle, se plaignit de maux dans le ventre et pria de cesser letrot. Les chevaux, contents de ne plus courir, éternuèrentvigoureusement dans l’air frais du matin et reprirent au pas.Alors, dans le calme qui suivit le bruit de ferrailles dévissées,Adrien se redressa sur son siège et embrassa, voluptueusement, duregard la campagne noire et silencieuse de cette mi-mars, encoreengourdie par le long sommeil hivernal.

L’oncle Dimi, quoique brave paysan, franc ethonnête, était taciturne, et avait l’habitude de regarderfurtivement autour de lui. Curieux de revoir ce drôle de neveuqu’il avait élevé jusqu’à l’âge de sept ans et qui venait à peinede rentrer d’un voyage de deux années en Égypte et en Asie Mineure,il l’épiait à la dérobée. Adrien s’en aperçut bientôt et se sentitgêné dans son plaisir :

– Oncle, dit-il, un peu aigrement, si tuveux savoir ce que je fais en ce moment, tu n’as qu’à te tournervers moi et me regarder à ton aise, mais pas à la manière desdétectives. C’est déplaisant.

Pour toute réponse, l’apostrophé tira de sapoche sa blague à tabac, faite d’une petite vessie de porc, et semit à rouler tranquillement une cigarette. Puis, d’un air ironique,il offrit la blague à son neveu, qu’il savait incapable de fumer dutabac fort. Adrien le remercia et alluma une bonne cigaretteégyptienne.

– Tu n’es plus maintenant desnôtres, murmura le paysan en frappant dans son silex pourallumer la mèche.

– Pardonne-moi, oncle ! J’ai oubliéde t’offrir du feu.

Un instant après, le regard plongé dansl’infini, il ajouta :

– C’est parce que je suis troublé parbien des choses. D’abord mon retour mouvementé, qui a fait tant depeine à maman… Cette terre noire que j’avais oubliée, et enfin,l’idée de revoir l’oncle Anghel dans l’état que tu dis… À propos,tu sais pourquoi il m’appelle ?

– Sais pas… Il m’a fait dire hier soirpar un charretier qu’il veut te voir sans faute ce matin.

– Il tient donc cabaret ouvert ?

Dimi considéra, stupéfait, sonneveu :

– Tu n’es pas fou ? gronda-t-ilsourdement. Quand je te dis qu’il est depuis trois ans au lit, etqu’il est rongé vivant par les vers, tu ne voudrais pas qu’il selève pour verser à boire aux charretiers ? D’abord, il n’estplus qu’un squelette, et puis, il a tout bu, tout bu seul.

Adrien eut un frisson d’horreur et pâlit. Sononcle voulut l’encourager :

– Il faut être fort si tu ne veux pastomber malade en sortant de chez lui. Sûrement, c’est pas gai devoir un homme en cet état-là. Il est pire que Job. Celui-ci, s’ilfaut croire les dires du prêtre Stéphane, s’est relevé de samaladie et a retrouvé, vivants, ses enfants morts et ses vachesvolées, mais Anghel ne retrouvera plus rien et ne se relèvera plus.Les temps ont changé depuis Job, Dieu ne fait plus de miracles.Probablement par notre faute, à nous…

– Qui le soigne ? demanda Adrien, lagorge serrée.

– Personne… c’est-à-dire, oui, il a ungamin près de lui, que tu ne dois pas connaître. Depuis combiend’années tu n’es plus venu dans le hameau ?

– Environ six ans.

– Eh bien, voici ce qui s’est passé. Il ya à peu près quatre ans, un enfant est venu un jour se fourvoyerdans notre hameau. D’où ? Dieu seul le sait, il bégaie si fortqu’il n’y a pas moyen de comprendre un mot sur dix. Il est arrivéen loques, et le corps couvert de bleus. On a eu pitié de lui. Debons chrétiens l’ont abrité, l’ont nourri et lui ont donné le moyende gagner son pain. Mais Dieu a été peu gracieux avec lui :l’enfant était incapable de garder deux brebis ; il lesperdait et rentrait le bâton à la main, en criant et en gesticulantcomme un possédé. Personne ne comprenait un mot de ce qu’ilbaragouinait. Ainsi, il a passé par toutes les portes, et sonderrière a goûté la douceur de tous les sabots. À la fin il s’esttrouvé dans la poussière du chemin. Anghel l’a ramassé et l’a gardéprès de lui. Il a fait faire des recherches par la gendarmerie pourconnaître son origine, mais en vain. Maintenant le bruit courtqu’il lui aurait légué, en cachette, ce qui lui reste de son bien,d’ailleurs peu de chose, les fûts sont vides et le cabaret enruine. Mais l’héritier vaut les fûts et le cabaret. Le service dupetit domestique vaut également les exigences du maître, et là,c’est peut-être quelque chose d’unique au monde. L’hiver, commel’été, le gamin est dehors pour s’amuser et, aussi, pour ne pass’asphyxier à côté du cadavre vivant qu’est devenu le pauvre frère.Anghel, cloué sur son grabat, et le corps ne formant plus qu’uneplaie insensible, a besoin qu’on lui serve son petit verred’eau-de-vie tous les quarts d’heure. Il ne peut plus soulever labouteille. Comme l’enfant est dehors, et comme Anghel n’a plus lavoix assez forte pour l’appeler, qu’est-ce qu’il a inventé ?Eh bien, il s’est muni tout simplement d’un sifflet pareil à celuide nos gendarmes, et quand le besoin le prend, il se met à siffler.Dehors, le gamin est exact comme l’horloge : quand le momentarrive, il vient s’amuser près de la fenêtre ouverte, l’oreilletendue au sifflet. Cela, en été. En hiver, les fenêtres sontclouées, bouchées, et le petit drôle, toujours dehors, court avecsa luge. Quoi faire ? Entrer et sortir tout le temps, çarefroidit la chambre, ça embête le domestique. Voilà comment unjour le malade s’est aperçu qu’un trou, de la taille d’un verre àboire, traversait le mur, au niveau de la fenêtre. Mais il resteconstamment bouché avec un tampon de paille, que l’infirmier dedehors retire le moment venu.

» Bien entendu le gamin s’oublie parfois.Alors, Anghel, seul avec son destin, siffle un peu trop longtempspour sa goutte. Mais il sait pardonner. Et puis, il voudrait leremplacer, il ne le pourrait pas. Cet intrus est envoyé par Dieupour soigner un homme pourri, la maladie du frère est faite pourfaire vivre le petit vagabond sans parole.

» Je te mets en garde : ent’approchant de la maison, fais-toi annoncer, n’essaye pas d’entrermalgré l’enfant, ce voyou cogne comme un sourd-muet. On a vite faitde recevoir au front un coup de sa matraque. Elle ne le quittepas.

La charrette s’arrêta à un croisement dechemins :

– D’ici tu peux aller à pied, annonçaDimi.

– Tu ne m’accompagnes pas ?

– Non ; j’ai affaire. Et puis, c’estmieux que tu ailles seul.

Adrien prit congé de son oncle et se dirigeavers le cabaret de l’oncle Anghel, qu’il s’imagina plus funèbrequ’une maison mortuaire.

Le chemin était fangeux, les pas s’enfonçaientcomme dans une pâte gluante. Devant lui, et partout autour, unevaste solitude noire, froide, humide, parsemée, de loin en loin, dechaumières blanches aux fenêtres bleu outremer. De tous les toitss’échappaient de longues colonnes de fumée.

*

Adrien avait vingt-cinq ans à ce moment. Lessix dernières années il n’avait fait que passer quelques mois paran dans sa ville natale ; le reste du temps à Bucarest (où ils’était mêlé étourdiment au mouvement révolutionnaire), enfin àl’étranger sa vie aventureuse causait des inquiétudes à sa mère età l’oncle Anghel qui s’intéressait beaucoup à son neveu.

Le grand alcoolique avait essayé à plusieursreprises d’avoir un entretien avec le fougueux vagabond, quitouchait à tout et ne s’arrêtait à rien, mais il n’y avait pas eumoyen. Adrien apparaissait et disparaissait comme un fantôme. Cettefois-ci, il avait été appelé à temps ; Dimi était venu, avecla charrette, le chercher de bon matin. Il avait dû céder.

Oui, céder. Ce n’était pas d’un cœurallègre qu’il allait voir l’homme au destin effrayant. Sa peurétait plus violente que la nuit de Pâques, la nuit de la« réconciliation » des deux frères. Il avait le sentimentde comparaître devant un tribunal où son sort serait jugé, et d’oùil sortirait condamné.

« Il demande sa goutte au moyen d’unsifflet ! » Il s’arrêtait à ce détail qui lui semblait lepoint culminant du malheur de son oncle.

Tout en ruminant ses pensées, et surtout laquestion de savoir pourquoi le malade voulait absolument le voir etlui parler, il se trouva brusquement de l’autre côté du hameau, àcent pas de ce qu’on pouvait appeler autrefois un cabaret. Alors ilralentit le pas et examina les lieux, la respiration haletanted’émotion. Sa curiosité voulait avant tout découvrir le fameuxenfant infirmier et cerbère, qui était toujours dehors. Il fouillade ses yeux myopes les environs de la maison. Rien ne bougeaitautour. Au loin, sur la grand-route de Galatz, des charretiers sehélaient entre eux, tandis que, sous un ciel de plomb, de nombreuxcorbeaux tournaient en rond, rendant la solitude encore plussinistre.

Adrien s’approcha comme un coupable, unvoleur. Il remarqua que le toit du cabaret était à moitié refaitavec du roseau neuf. Le grand auvent qui abritait jadis le bétaildes charretiers n’existait plus. À sa place, une petite meule depaille humide et aplatie. La maison elle-même était descendue dansle sol plus qu’avant ; la porte ainsi que les deux fenêtres sepenchaient sur un côté, ayant perdu leur aplomb. Quant auxcarreaux, leur état de saleté était pire qu’au temps où, dans labelle maison brûlée, l’oncle Anghel les cassait.

« C’est ici qu’agonise maintenant l’hommequi aimait tant la propreté ! » pensa Adrien.

Ne voyant point d’enfant, il se dirigea versla porte. À ce moment, le drôle de gardien surgit de derrière lameule, agitant une grosse matraque et débitant, comme unecriaillerie de chien battu, des mots inintelligibles. Adrien,calme, s’arrêta devant cette apparition peu commune. Affublé d’unegrosse veste en loques qui lui allait jusqu’aux genoux, long desjambes comme une cigogne, pieds nus et encrottés, ce garçonsupportait péniblement sur un cou mince et étiré une énorme tête enforme de courge écrasée qui oscillait sans cesse entre ses épaules.Adrien ne put éprouver autre chose que de l’étonnement.

– Je veux entrer chez l’oncle, dit-il,dégoûté.

Pour toute réponse, l’avorton barra la porteet souleva la matraque ; puis, s’assurant que l’étrangern’avançait pas, ouvrit et disparut à l’intérieur, d’où ilverrouilla la porte.

Adrien aperçut le tampon de paille quibouchait le trou creusé dans le mur, le retira et y collal’oreille. Une vocifération à perte d’haleine, stridente, animale,le frappa, mais la voix d’Anghel ne se distinguait point.

Enfin, la porte grinça, et le bizarrepersonnage invita le jeune homme à entrer, en allongeant le brasdans un geste ridicule et tragique à la fois.

Adrien se trouva dans l’ancien cabaret, quin’était plus maintenant qu’un dépôt de branches coupées pour lefeu. Le comptoir en chêne, brillant autrefois, gisait, disjoint,dans un coin, ainsi que des bouteilles, des carafes, des verres àanse. Par une grosse brèche du toit de roseaux, on voyait le ciel.La cave s’était effondrée, une odeur de moisissure remplissaitl’atmosphère. Les pluies et les neiges avaient transformé enbourbier le sol de terre battue. Ces choses muettes criaienttellement leur détresse qu’Adrien se sentit cloué sur place. Lecœur glacé par le tableau de cette faillite d’une vie, il sedit :

« Et ceci n’est quel’antichambre ! »

Surmontant une forte envie de fuir, il ouvritla porte de la chambre du malade.

Horrible puanteur de cadavre, d’excréments etd’urine. Ses yeux, piqués par l’ammoniaque, se fermèrent, luilaissant tout juste le temps de voir un dos, un crâne luisant commeune vessie enflée, ainsi qu’un bras décharné pendant sur le bordd’un grabat de sacs crasseux.

Adrien se laissa choir sur cette mainsquelettique et y appuya son front. La main était glacée. Le maladene bougeait pas.

 

– Lève-toi… Adrien… et supporte-moi.

Adrien frissonna. Ce n’était pas une voixd’homme, la voix mâle d’Anghel, mais le miaulement nasillard d’unenfant se mourant de tuberculose.

Il se leva, le chapeau à la main, et se tint,humble, debout, au milieu de la pièce, face au malade. Ce maladen’était pas son oncle Anghel, c’était un vieillard au visage despectre momifié, aux prunelles énormes, éclatantes, dépourvues depaupières, enfoncées dans deux orbites d’abîme, au nez allongé etaminci comme une pointe de couteau, aux lèvres desséchées et à labouche entrouverte. Une guirlande de poils blancs entourait lanuque d’une oreille à l’autre. La barbe frisée et d’un noirbrillant jadis, n’était plus qu’un fouillis de laine d’un blanc defumée. Avec les deux bras de squelette qui se baladaient dans lesmanches d’une veste sale, c’était tout ce que l’on voyait sortird’un amas de couvertures, de sacs et de ghébas[4]râpées. C’était tout l’oncle Anghel.

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

– Assieds-toi… là… sur la chaise. Es-tudégoûté ?…

– Non, l’oncle ; je suis malheureuxde te voir en cet état…

– Tu es malheureux… Pourquoi ?… Jene le suis pas.

– Cependant, tu dois souffrirhorriblement ?…

– Détrompe-toi, Adrien… Je ne souffreplus. Il n’y a plus que la tête qui vit ; le reste… je ne lesens pas. Il est fini… le reste. Mais la tête !…Quelle admirable chose !

Il se tut un moment, le regard fixé sur sonneveu, puis, avec conviction :

– Je devais mourir, il y a déjà troisjours… parce que je n’avais plus rien à penser, quand Jérémie estvenu dans la soirée me dire que tu étais de retour… Et alors j’aipatienté, en t’attendant.

– Oncle ! Qu’est-ce que tu dislà ? On n’arrête pas la mort quand elle vient ; elle nevient pas quand on veut. À moins que tu n’aies voulu tesuicider ?

– Oui, acquiesça Anghel avec bonhomie,oui… je connais moi aussi cette loi naturelle. Mais, dis, Adrien –toi qui sais beaucoup de belles choses des livres –, en es-tucertain que le monde a fini d’apprendre ?

– Oh, non ! fit Adrien ; il enreste des choses à apprendre !

– Très bien… Et parmi ces choses, comptececi, de ton oncle Anghel : la pensée est aussi forte que lamort. Elle ne la supprime pas, mais elle peut l’agacer.

Le jeune homme pensa que le maladedivaguait ; il l’écoutait par déférence. Il observa, sur soncrâne nu, la marbrure des cicatrices qui le sillonnaient en toussens, et qui provenaient de la terrible assommade dont il avait étévictime dans sa propre boutique.

– Tu regardes cette tête fracassée, ditAnghel. Eh bien, pour un homme à la pensée défaillante, il y avaitde quoi mourir deux fois, puisque c’est par la pensée que l’onmeurt. Quand la destruction approche, le cerveau fort s’oppose,lutte, engage une bataille avec la mort et, dans certainescirconstances, il écarte la fin pour un moment, il la retarde.Ainsi, le jour de ma saignée, j’étais conscient de l’évanouissementqui venait, irrésistible, et menaçait de me plonger dans le coma.Et cependant, quoique évanoui en apparence, mon cerveau tenait bon,j’entendais tout ce que les chirurgiens disaient, pas une minute jene me suis laissé saisir par le néant. Il pouvait deveniréternel ! Je pensais sans cesse à la vie.

 

Anghel s’arrêta un instant pour reprendrehaleine. Adrien eut l’impression de se trouver devant un de cespharaons embaumés du musée Boulac, au Caire, un pharaon dont lesyeux rouverts ne clignaient plus. La peau faciale, mobile,desséchée, transparente, laissait voir toute l’ossature du visage,sur laquelle elle glissait, tendue comme une feuille mince deparchemin, menaçant de se rompre à chaque mouvement.

Et voilà que la main qui restait cachée versle mur se leva lentement et porta à la bouche un sifflet en étainattaché par une ficelle au petit doigt. Gravement, oncle Anghelsiffla des coups brefs et répétés. L’air, on le voyait bien, nevenait pas des poumons, mais simplement de la bouche. Le bras sereposa sur le sac qui couvrait la poitrine. Les yeux, sinistrementouverts, fixaient Adrien avec une violence qui semblait vouloir leclouer au mur.

– Oncle, dit alors Adrien, en se levant,tu veux quelque chose ?

– Reste à ta place ! Tu ne sauraisme servir.

À ce moment, la porte du cabaret s’ouvritcomme sous la poussée du vent, et l’impétueux infirmier pénétradans la chambre. Maître et domestique se regardèrent, quelquessecondes ; puis ce dernier prit une bouteille d’eau-de-vie quise trouvait au pied du lit, remplit un petit verre et le vida dansla bouche du malade. Cette opération finie, il disparut.

Adrien avait assisté muet à cette scène. Ilattendait une explication de son oncle. Celui-ci, imperturbable,reprit son idée :

– Je te vois, dit-il, incrédule etcomplaisant à ce que j’avance. Je ne m’offense pas : c’estdifficile de comprendre ce qu’on n’a pas vécu. Écoute, donc… Il y atrois ans que je n’ai plus mis le pied hors de ce grabat. Troishivers, trois printemps, autant d’étés et autant d’automnes que jereste couché sur le dos à regarder ce plafond noirci. C’estl’époque la plus puissamment vécue de ma vie. Depuis un an, je nemange et je ne dors presque plus, depuis six mois plus dutout : pas une miette de pain, pas une seconde de sommeil.Mais je bois, je bois cette eau-de-vie. Le jour, l’enfant me versedans le gosier, comme tu viens de voir. La nuit, pour ne pas périr,et pour ne pas réveiller la pauvre créature, je suce l’éponge quetu vois sur la table, et qu’on imbibe d’alcool. Le matin, elle estdesséchée, brûlée, par mes lèvres.

Adrien se couvrit le visage avec sesmains :

– Oncle ! s’écria-t-il ; quellehorrible existence !…

– Horrible, dis-tu, mon neveu ?Horrible ? Peut-être… Mais elle est logique, conforme à mondestin… J’ai voulu le bonheur complet, un bonheur facile, lecontentement de la chair vaniteuse, orgueilleuse… Et pour l’avoir,je me suis débattu avidement. Vingt ans de lutte pour acquérir unefemme belle qui s’endort en mangeant ; une maison prétentieusequi brûle comme de la paille ; du bétail qui disparaît ;des enfants qui meurent ; de l’or qui attire les coups dematraque et une chemise propre qui est sale le lendemain. Tout ça,pour ce corps qui s’est détaché de ma tête, qui m’est aussiétranger que les sacs qui le couvrent, pour ce corps qui pourritmaintenant, qui n’est plus que de la charogne ! J’ai passé unevie d’homme, un quart de siècle, esclave de ce cadavre que jevoudrais voir dévoré par les corbeaux, comme il l’est en ce momentpar les vers, et je ne me suis pas un instant aperçu que j’avaisune tête, un cerveau, une lumière que la pourriture et les vers nepeuvent pas toucher…

 

Suffoqué par l’effort, le malade se tutlonguement. Adrien, supportant à peine son regard, se demandait sil’oncle voulait lui reprocher quelque chose. C’était biencela :

– Adrien !… Je t’ai appelé pour tedire que je suis mécontent de toi !

Sous le fouet de cette apostrophe, le jeunehomme sursauta :

– Mécontent de moi ? Et pourquoi,oncle ?

– Parce que tu es un jouisseur !Parce que tu oublies la lumière de ta tête et mes parolesd’autrefois !… Cela est permis à mille et mille obscursmortels comme moi, mais pas à toi, Adrien, m’entends-tu ? Pasà toi, dont le cerveau a connu la lumière dès sa plus tendreenfance. Te rappelles-tu, quand, à quinze ans – âge où l’on s’amuseavec les cerfs-volants ! – tu venais trouver oncle Anghel dansson cabaret propre et accueillant, pour lui parler d’astronomie ette faire adorer ? Te souviens-tu avec quelle sincérité nousrestions tous – moi et mes braves charretiers – suspendus à teslèvres qui débitaient de la sagesse céleste ? Ah ! Cepassé ! Je le vois comme si c’était hier. Dehors, neige etbise… Dans le cabaret, chaleur bienfaisante, travailleurs bavards,plaisir de vivre… Je coupais le lard fumé sans peser, sans compter,sans parcimonie, et je versais le vin d’une main généreusementpoussée par le cœur… On mangeait, on buvait, on louait Dieu et ont’écoutait, toi, qui renversais son architecture, qui multipliaisles mondes, qui mesurais les étoiles et qui te moquais de lasottise des popes !… Ha !… ha !… Cela meplaisait ! Aux charretiers aussi, cela plaisait bien.Quelqu’un s’écriait : « Qui est ce garçon qui parle commeun livre ? – Mais c’est mon neveu, tonnerre !répondais-je, fier de toi et de moi qui ne savais rien. C’est leseul fils de ma sœur aînée, une amoureuse qui n’avait pas sapareille à vingt ans !… »

» Et empoignant le gros décalitre, jeremplissais, de mon propre chef, les demis en terre cuite quisouffraient de sécheresse comme le champ grillé par le soleil dejuin…

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

» Mais halte ! Loin, loin de moi,ces atroces souvenirs ! Et toi, Adrien, mon neveu, tu doism’écouter, tu me dois soumission ! Tu ne dois rien espérer,rien attendre de la vie qui broie l’homme, qui gangrène le corps etqui fait oublier la tête. Qu’est-ce que ça veut dire, cedévergondage auquel tu te livres ? Ce costume fait surmesure ? Ce faux col prétentieux ? Ces manchettes quibrillent ? Quoi ? Il faut tous ces oripeaux à un jeunehomme qui connaît la lumière du ciel, et qui n’ignore pas ledésastre de son oncle Anghel ?

Plein de respect, Adrien baissa le front. Desarguments solides lui venaient au bout de la langue, mais lecourage lui manquait pour répondre. Pendant que, silencieux, ils’étonnait de la sévérité de son oncle, celui-ci, portant lesifflet à ses lèvres cadavériques, se mit, patiemment, lentement,et à court de souffle, à héler son hurluberlu de domestique, lequelarriva aussitôt, remplit le verre, en versa le contenu dans labouche de son maître comme dans un trou, et repartit en gesticulantdes mains et de la tête.

– Il y a trois ans, reprit Anghel, unehistoire scabreuse m’est parvenue : te mêlant à une jeunessedébauchée, indigne de ta lumière, tu es allé un soir dans un balpopulaire à Braïla où tu as tourné la tête d’une gamine. La nuitmême tu as couché avec elle. Le lendemain, tu la plaquais pourfiler à Bucarest. Quinze jours après, les policiers t’amenaientsous mandat du juge d’instruction. Enfin un mois plus tard, tusubissais une peine infamante de quinze jours de prison pour« enlèvement de mineure ».

Adrien rougit jusqu’aux oreilles :

– Je n’ai rien « enlevé »,oncle. La mineure est montée en voiture de sa propre volonté, ellen’était pas à son coup d’essai. La victime de cette farce a étémoi… Autrement, j’aurais dû faire, d’après la loi, trois ans deprison.

– Peut-être… Mais tu ne savais pas qu’unemineure n’a pas de « volonté », et qu’elle est sous latutelle de ses parents ?

– On ne demande pas à ses parents lafille avec laquelle on veut coucher.

– Entendu ! Mais, aussi, on necouche pas avec des filles qui t’envoient le lendemain enprison.

L’oncle attendit une réponse. Adrien se tut.Le premier continua :

– Je n’ai pas que cela à te reprocher. Jesais qu’à la suite de cette aventure, ta mère est tombée gravementmalade de honte. Les parents de la gamine sont venus réclamer lemariage. Et pendant que tu te promenais à Bucarest, tout lequartier hurlait contre la mère d’un fils débauché. De cela, tu tesouciais peu, si peu que, te trouvant dans la misère, tu lui asécrit pour lui demander de l’argent. Elle, à peine relevée de samaladie, a dû aller se courbaturer sur ses baquets de lessive,ramasser des sous et subvenir à ta détresse… Si tu appelles celaamour filial, je m’incline. Mais ce n’est pas tout, tu vas voir queje suis renseigné… Ton arrestation a obligé ta mère à emballer sesfrusques et à changer de quartier en plein hiver, au prix d’unloyer beaucoup plus cher. Enfin, sorti de prison, tu t’es cavalé denouveau, tu t’es mêlé au mouvement ouvrier, et tu t’es fait arrêteret battre comme un voleur de chevaux. Conséquences : un moisde sanatorium, santé ébranlée, et prétexte pour aller te soigner enÉgypte, où tu crèves la faim et tu te souviens de ta mère.Ah ! Adrien, de quoi manques-tu le plus : de cœur oud’intelligence ? J’ai reçu, à ce moment-là, la visite de lapauvre sœur… Hâve, défaillante, elle venait, pour la première foisde sa vie, me demander de l’argent pour l’envoyer à son fils… J’aieu pitié, non pas de toi, mais d’elle, de cette martyre, et je luiai ouvert ma bourse à volonté.

Adrien éclata en sanglots, se roula au pied dugrabat puant, saisit la main décharnée et froide de son oncle et labaisa furieusement :

– Pardon !… Pardon !… Je suisun misérable !

– C’est très bien. Tu regrettes. Et leregret entraîne la correction. Tâche de te corriger ; et je tepardonne dès maintenant, et tu seras mon Adrien, mon neveu, le filsspirituel de l’oncle Anghel, de cet oncle que tu vois, là sur cegrabat, pour l’erreur d’avoir voulu la femme trop belle, la maisontrop florissante et la chemise trop propre. Mais,basta !

– Que dois-je faire, oncle ?balbutia le jeune homme, essuyant ses larmes et reprenant saplace.

Anghel souleva lourdement son brassquelettique, comme pour proférer une malédiction :

– Te détourner de tout ce qui flatte,briser les désirs orgueilleux, faire taire la voix de la chair quipourrit, livrer ton âme tout entière au culte de l’esprit qui estnotre seul appui dans la détresse. Voilà tout ce que j’ai à tedire…

– Mais, oncle, osa objecter Adrien, tuexècres aujourd’hui tout ce que tu as aimé hier…

– Parfaitement… Ce sont ces choses aiméeshier qui m’ont amené où tu me vois aujourd’hui…

– Cependant, on aime bien ce qui faitplaisir : la femme belle, la maison florissante et la chemisepropre. Nos passions l’exigent, et nos sens le réclament.

– Apparences de vérité, Adrien !…Rien que des apparences !… Les passions et les sens font untumulte disproportionné avec leur capacité de bien-être.

– C’est le tumulte de notre cœur…

– Notre cœur est un malfaiteur !cria l’agonisant, dans un suprême effort qui l’épuisa.

Ses paroles n’avaient plus le timbre d’unevoix humaine, elles n’étaient plus que des sifflements nasaux. Unlong silence suivit cette phrase. La tête, tournée vers le mur, seraidit dans l’immobilité, ainsi que les bras. Adrien crut quel’oncle allait rendre son dernier soupir.

Non. Oncle Anghel pensait encore. Il revint àAdrien et l’examina de ses yeux d’épouvante qui exprimaient, mieuxque les paroles, le tragique débat de son cerveau. Puis, sanslâcher Adrien du regard, Anghel siffla fort, fort et pressé, commepour prouver à son neveu qu’il se moquait de la mort.

Le garçon arriva au galop, l’oncle ingurgitasa ration, lécha ses lèvres blanches et sourit à sa victoire sur lenéant…

*

– Notre cœur ? Notre cœur ?Adrien… Pleurons sur lui ! Sur cette poignée de viande quin’arrête pas de battre. Ce navet, ce topinambour dodu qui porte enlui l’Éternité, qui est frappé du mouvement éternel dès qu’ilrencontre la chaleur du ventre de la femme, lorsqu’il n’est sansdoute pas encore plus gros qu’une tête d’épingle ; qui croîtet frappe ; qui s’émeut, se réjouit, souffre, et frappe sansarrêt, depuis l’instant de sa création jusqu’à sa mort.Allons !… Soyons justes avec ce pauvre malfaiteur. Il nousdonne assez de mal, c’est vrai, mais il le fait par générosité.Aha ! Voici les souvenirs… Sacrés souvenirs !… Enfin…Vivons encore une minute de ce terrible passé !…

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

» Si la source de mes larmes n’était pastarie, j’en verserais volontiers sur l’homme que je fus il y avingt ans… Je montais, à ce moment-là, la colline de mon bonheur,et mon sang en ébullition me faisait vivre cent vies à la fois.Rien, de ce qui se passait autour de moi, ne m’était étranger, joieou douleur. À la noce, comme à la dispute, oncle Anghel étaitprésent. C’était moi qui buvais le premier et le dernier verre devin, et c’est moi également qui tenais le dernier à labataille !… Car – bon Dieu tout-puissant ! – il fait bond’entendre ses tempes craquer sous le glouglou du « sang duChrist », descendant par notre « cheminée » en feu,comme il fait bon d’enfoncer les côtes d’un cynique qui te rit aunez. Et l’on sait que dans nos fêtes, le « sang duSeigneur » se mêle assez souvent au sang des mortels que noussommes.

Ce fut de même à la fête de Noël que je veuxte raconter…

Tu dois, d’ailleurs, t’en souvenir un peu, cartu avais six ans, tu t’es trouvé mêlé à la bagarre.

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

Nos grandes fêtes chrétiennesd’autrefois !… Décidément, l’homme est un tristeanimal !… Le temps l’éprouve, change ses sentiments et luiabîme l’âme bien plus facilement que cela n’arrive aux bêtes, quirestent les mêmes, en dépit du temps.

À les comparer aux avortons d’aujourd’hui, onaurait raison de les appeler lions, les terribles gaillards de majeunesse !… Il y avait aussi des faibles, mais de ceux-làpersonne ne s’occupait, leur existence ne comptait pas. Lorsque,dans un cabaret de Pétroï, de Cazassou, ou de Nazîrou, quelqu’unprononçait le nom de notre hameau, la pensée des assistants allaittout droit à quelques hommes : d’abord à Jérémie, le vaillantentre les vaillants ; puis… ma foi, oui, à Anghel !…Ensuite on pensait à Nicolaï, mon ami ; à Vladimir ; àCostale-Long et à tant d’autres moins renommés, mais tous, d’unbout à l’autre, phalange invincible au travail comme à la noce, auguillet comme à la bataille !… Aujourd’hui…

Eh !… Adrien… Crache, toi, pour moi, carje ne peux plus cracher ! Aujourd’hui il n’y a que des nainsqui s’effraient de leur ombre et se font battre par lesfemmes !…

*

À la veille de ce Noël-là – gaillard etdramatique à la fois –, je fis transporter à la maison paternelleun petit fût de dix décalitres de vin, six chapons gras et autantde petits cochons de lait à rôtir sur la choucroute.

C’est trop, dirais-tu, pour la douzaine debouches qui devait se rassembler à table. Peut-être, pour lesphtisiques de ton temps, qui s’écœurent après la troisième bouchéede rôti et se soûlent d’un demi-verre de vin. Pour nous… La belleaffaire !…

Je vois le cousin Stéphane – le prêtre quiconnaissait la Bible et les quatre Évangiles par cœur –, mortl’année passée… Il avait, à ce moment-là, soixante ans révolus, unedenture de chimpanzé et une virilité de coq. La« prêtresse », sa femme – cavale aux reins solides et auvisage de pivoine – était enceinte de son dix-huitième enfant, lesautres dix-sept, tous vivants et bien portants. Ah !… Ilfallait voir les maxillaires de ce couple « divin »,aussitôt après la bénédiction circonstancielle, qui fut brève etrapide à cause de la salive qui envahissait la bouche duprêtre !… Son menton à lui pilonnait, broyait les cuisses, lesos, les cartilages, comme s’il avait eu affaire à de la graine detournesol, pendant que sa respectable barbe tournait en rond sur sapoitrine comme la meule courante du moulin…

À côté du prêtre, ma mère – consciente dusaint jour et pieuse jusqu’au bout des ongles – luttait vaillammentavec le hachis de nos sarmale[5]…Le frère Dimi, coléreux et rusé, choisissait adroitement lesmeilleurs morceaux… Jérémie s’envoyait le tout sans choisir et sansmâcher, tandis que Costale-Long – long des membres comme de parole– promenait ses interminables bras sur toute la surface de latable, raflait tout, parlait peu et faisait parler les autres pourleur « combler la bouche de vide » :

– C’est permis d’être glouton, pèreStéphane ?

– Permis, mon fils, permis.

– C’est pas un péché ?

– Pas péché, ce qui entre dans la bouche,mais ce qui sort de la bouche…

– Racontez-nous un épisode de la GrandeCène…

– Tout à l’heure…

Et le bruit des mâchoires violemment mobilesallait son rythme, rappelant l’heure du repas dans une porcherie,ainsi que les formidables renvois des ventres bourrés quisecouaient les deux rangées de bancs d’un bout à l’autre de latable.

Sept hommes et six femmes occupaient les douzeplaces sur les deux côtés du rectangle. En haut de la table, faceau levant, le prêtre Stéphane dominait l’assemblée avec sa taillede géant. On était désolé de se trouver treize, « le chiffredu diable », mais nous nous consolions en ajoutant à notrecompagnie le nain qui nous servait à boire, un vieillot gai etspirituel qui promenait péniblement au bord de la table l’énormedécalitre en terre cuite.

Alors, les bouches débarrassées de mangeaille,l’esprit tourna vers l’amusement et les gosiers vers les carafes.Le vin effervescent coula à flots, et avec lui les anecdotes. Puis,Dimi prit entre ses doigts merveilleux son long chalumeau de bergeret voilà toute la société debout, prêtre compris. Une danseaffolante s’engagea autour de la table chargée de pots et devaisselle ; les cris et les secousses firent trembler toute lamaison. À la fin, le prélat et sa femme, les visages ruisselants desueur, s’en allèrent, pour nous donner un exemple de modération. Etpour suivre l’exemple, nous reprîmes la noce de plusbelle !…

 

Mais, pour moi, il ne s’agissait pas que debanqueter ce soir-là… Un fait très important devait avoir lieu, etson importance n’échappait à personne. Bien mieux, ce faitpassionnait et divisait en deux parties presque égales l’opiniondes hommes qui y assistaient.

Il s’agissait de remarier ta mère ; et mapréférence allait à mon ami Nicolaï, qui était présent, paysan avecun certain avoir et veuf sans enfants. Jérémie et Costa étaient làpour soutenir sa candidature et pour me seconder. Or, ta mèren’était pas tout à fait libre. De longue main et en sourdine, lafraternelle canaille que fut Dimi alors avait substitué son favoriau mien, un Nicolaï également, homme fort sympathique d’ailleurs,marchand de poisson à Braïla, gagnant gros et vivant largement.Outre Dimi, sa candidature était soutenue par notre cousin germainTudor, que nous craignions tous, à cause de son humeur sauvage etde sa force herculéenne. Tudor était comme frère avec sonNicolaï.

Et nous voilà face à face à table, rivauxdécidés, quatre de mon côté, trois de l’autre, mais Tudor comptaitfacilement pour deux des plus forts. Ta mère se trouvait assisedans leur rangée, mais jusqu’à quel point elle avait de lasympathie pour leur Nicolaï, et jusqu’où était-elle engagée aveccet homme, je ne saurais le dire. On était pourtant certain que,dans sa vie pénible, elle avait dû accepter plusieurs deslibéralités que le marchand de poisson lui prodiguait sanscesse.

Et quelle bizarre créature que cette pauvresœur !… Belle, à trente ans, comme une jeune fille à peinemariée ; d’humeur agréable, joyeuse, chantant et dansant avectalent, elle devenait farouche et empoisonnait la meilleure sociétédès qu’on touchait à son indépendance, dès qu’il s’agissait de lamarier à un homme. Et tout cela à cause de toi : l’idée que lenouveau mari pourrait être brutal avec toi la rendait sauvage commeune tigresse. Par toi on pouvait l’avoir ou la perdre, et c’est toiqui fus la pierre de touche ce soir-là.

Mon ami Nicolaï t’aimait et venait souventchez nous s’amuser avec toi. Vous étiez copains, ce qui constituaitun grand atout en notre faveur. Le soir de ce Noël, Nicolaïn’arrêta pas de te donner des dragées dans ton lit, où tut’endormais et te réveillais selon le gré du brouhaha. Cela plut àta mère et rendit jaloux l’autre, qui, ne sachant comment mettrefin à ce jeu, tira de sa poche un louis d’or et te le lança, endisant :

– Tiens, Adrien, tu auras de quoit’acheter dix kilos de dragées !…

– Oui… mais elles sentiront lepoisson !… riposta mon ami, faisant allusion à ce métierdétesté par les jeunes filles.

– C’est mieux que l’odeur dufumier !… répliqua le premier, tapant sur l’état depaysan.

Ces piques pleines de venin tombèrent versminuit, quand le vin seul était responsable de nos paroles. Tudoreut vite la moutarde montée au nez. Et ce qu’il y avait le plus àcraindre, c’est qu’il n’était pas soûl du tout. Pour juger de sonétat, je lui allongeai un adroit croc-en-jambe, pendant qu’ilsortait pour pisser : il ne tomba pas.

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

Anghel se trouva à bout de souffle. Lanarration le fatiguait. Il se tut brusquement. Son visagen’exprimait rien, ni émotion, ni fatigue. Même rigidité, mêmes yeuxaffreusement ouverts. Et de nouveau il siffla son macrocéphale etse fit servir la goutte. Puis, avec un timbre plus reposé, ilreprit :

*

Quand je réfléchis aujourd’hui, quandj’examine calmement l’étrangeté de la vie passionnelle des hommes,je me demande si nous ne sommes pas, peut-être, les purs pantins,les victimes d’un démon qui manie des ficelles et nous fait danserà son plaisir. Car, pour peu que ce soir-là nous eussions été deshommes raisonnables, la chose la plus facile à voir, c’était que tamère avait autant l’envie de se marier que de se pendre. Mais levin et la violence de nos cœurs nous firent passer outre, etbientôt, de parole en parole, on s’aperçut qu’il ne s’agissait plusde marier quelqu’un ; qu’il s’agissait tout simplement de secogner dessus, comme des sourds-muets.

Ta mère, de son côté – une femme dont leplaisir diabolique était de jeter les hommes les uns contre lesautres, et pour laquelle bien des têtes se sont cassées dans sajeunesse –, aida si bien le diable que notre sang prit feu, et cefeu faillit la dévorer elle-même. Connaissant la jalousie dumarchand de poisson, elle jeta la confusion entre les deux Nicolaïen chantant une sottise populaire à la mode à cette époque et danslaquelle le nom Nicolaïrevenait, en refrain, après chaquestrophe :

 

Haï, haï, haï,

Embrasse-moi, Nicolaï !…

 

Oui, embrasse-moi, Nicolaï, maislequel des deux ?… Et comme chacun mettait du sien pourarriver au plus vite à la saignée, mon Nicolaï raillait sonhomonyme, clignait de l’œil et, par-dessous la table, touchait dupied le pied de ta mère. Tudor hurla :

– Nom de Dieu !… Ça va barder tout àl’heure ?…

– Oui, cousin !… m’écriai-je ;ça va barder !…

« Ma mère se leva. Tout en faisantsemblant de ranger la table, elle ramassa tous les couteaux quiétaient à notre portée, mais s’apercevant que Tudor, seul, restaitarmé d’un terrible coutelas, enfilé à sa ceinture, elle alla le luidemander :

– Tudor !… Mon enfant !…Donne-moi ton couteau…

Fier, Tudor tira son coutelas et le lançacontre la porte. La bonne vieille l’emporta. Puis, revenant avec del’eau bénite, elle baptisa la chambre, brûla de l’encens etpria :

– Seigneur tout-puissant !… Chassel’Impropre de cette maison, où il vient de planter saqueue et de brouiller les hommes !… Envoie-le, Seigneur, dansle désert !… Aie pitié de nous autres pécheurs, au nom de tonFils qui vient de naître aujourd’hui !

Et suppliant ta mère :

– Sors d’ici, ma fille !… Va etranime un peu le feu de l’âtre… Et prie… C’est toi la cause du mal,comme Ève fut la cause du péché mortel…

Tous les hommes s’opposèrent au départ de la« cause du mal » !… Jérémie psalmodia :

– Lais-sez-nous-la-bel-le-cau-se-du-mal !Que-de-vien-drai-ent-les-hom-mes-sans-la-bel-le-cau-se-du-mal !…

La mère pleurnicha :

– Jérémie !… Vous allez vous casserla tête !…

– Lais-sez-nous-cas-ser-les-tê-tes-si-ce-la-nous-fait-plaisir !…

La flûte de Dimi retentit, endiablée. Desdoigts et de ses lèvres, les sons et les mots coulèrent :

 

Doul-dou, doul-dou, doul-dou…

Que j’aime bien le verre rempli !…

Doul-dou, doul-dou, doul-dou…

Et l’homme jeune et non pas vieux !…

Doul-dou, doul-dou, doul-dou…

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

D’un bond, tout le monde fut debout, et lasàrba fit trembler la terre. Tout en disant, Dimi jouaitet rugissait :

 

Saute, opinca[6] !…Frappe fort !…

Qu’on l’entende aux frontières !…

Doul-dou…

 

Et Costa-le-Long :

 

Le bon vin et la sainte paresse

Oublient la quenouille dans les mauvaisesherbes !…

 

Et la sœur, gaillarde :

 

Que j’aime bien l’homme vaillant

Lorsqu’il se repose dans la clairière !…

 

Et Tudor, provocateur :

 

Que j’aime bien frapper, cogner,

Jeter l’ennemi à terre !…

 

Leur Nicolaï cria :

 

Le vin est mauvais ; le litre, petit,

Mais la tenancière est jolie !…

 

Et mon Nicolaï nous combla de honte :

Ne dansez pas trop la catin,

Car elle pète et ça pue.

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

– Buvons ! Buvons ! Sus lespots !…

– Buvons à la fraternelle !…

Nous bûmes à la fraternelle, deux par deux,les bras enchaînés, les têtes approchées, les pots de vin auxlèvres. Et à peine eus-je le temps de voir ta mère buvant à lafraternelle avec mon ami Nicolaï – qui se trouvait par hasard prèsd’elle – qu’à l’instant même le pot de Tudor traversa l’espace etalla se briser contre la tête de mon ami…

Ce fut le signal, l’étincelle… L’instantd’après fut une effroyable mêlée !… Les pots, les assiettes etautres ustensiles volèrent comme des projectiles… Les tables et lesbancs furent renversés ; la lampe à pétrole tomba, se brisa ets’éteignit… Nous fûmes plongés dans l’obscurité… Et sous le pâlereflet de la neige et du ciel scintillant qui blanchissait lesvitres, on aurait pu voir le plus acharné des corps à corps, danslequel sept hommes, sept amis et parents, se cognaient durement,sans un mot, sans un cri, et sans savoir pourquoi, quand, à unmoment où personne ne pensait à lâcher prise, la voix plaisante etdépitée de leur Nicolaï retentit :

– Nom de sainte Pantoufle !… On neva pas se cogner comme ça, jusqu’au matin, j’espère !… Moij’ai soif !…

 

Comme sous une décharge électrique, la bagarres’arrêta !… Des rires francs, des approbations enthousiastesrépondirent à l’exclamation inattendue d’un belligérant qui enavait assez…

– Lumière !… De la lumière !…Et surtout du vin !… Où sont les femmes !… Où est lenain ?…

Les femmes, qui s’étaient sauvées,épouvantées, rentrèrent, avec des bougies, mais ta mère avaitdisparu et toi avec elle. Toutes les recherches dans la cour, dansla grange, dans l’écurie, furent vaines. T’emportant dans ses bras– unique trésor et unique souci –, elle avait pris le chemin deBraïla à pied, en pleine nuit, affrontant la neige, le froid et lesloups !… Elle allait regagner son humble ménage de veuvejalouse de son indépendance et consciente d’un seul devoir :celui d’élever son unique fils ! Pour elle, le plaisir étaitfini… La peine allait commencer dès le lendemain…

Mais cela, c’était son affaire à elle. Notreaffaire fut d’oublier promptement la disparue, de déblayer lachambre, de faire venir du vin et d’amorcer une orageusekindia aux sons de la flûte de Dimi. Tous, en bras dechemise, les visages saignants, les vêtements déchirés, la haineapaisée et dans le comble de la gaillardise, nous dansions uneronde folle, serrés côte à côte, nous fichant de nos blessuresainsi que du nain qui dansait lui aussi au milieu de la ronde, unemain sur la hanche, de l’autre équilibrant le gros décalitre posésur le crâne et se garant des coups de pied que nous lui envoyionsdans les fesses…

Vers l’aube, gavé de mangeaille et ivre mort,je prenais – seul, enveloppé dans ma chouba[7] – le chemin de mes pénates,luttant avec la neige haute jusqu’aux genoux et ne me doutant guèredu jour du Jugement dernier que voici.

*

Le malade se tut… Puis il appela le domestiqueet avala sa petite mesure d’eau-de-vie, pendant qu’Adriencherchait, dans l’histoire qu’il venait d’entendre, la trace d’unefaute :

– Je ne vois pas, oncle, le péché que tuaurais commis et qui mériterait une punition divine… Tu n’as faitque vivre selon tes sentiments.

Anghel voulut rire, mais il ne fitqu’épouvanter son neveu avec une grimace affreuse :

– Tu ne vois pas le péché ? Pauvreami, qu’est-ce qu’il te faut alors pour le voir ?… Que je teraconte des choses atroces ?… Eh bien, voilà quelque chose deplus bref et de plus convaincant :

C’était à l’époque où j’espérais encoreréveiller ma femme de son sommeil en la trompant. Jérémie, quiétait bien le fils de ce tumultueux passionné de Cosma, m’en offritdes occasions séduisantes. Cet homme, ennemi déclaré des popesdepuis que son père était tombé par la main d’un pope, se délectaiten cherchant des maîtresses parmi les épouses ou les filles desserviteurs de l’autel ; et à soixante ans, jeune et beau commeun chêne, il avait plus de succès qu’un garçon de vingt ans.

Jérémie me montra le chemin. Et le nidd’amour, à Cazassou. Pour y aller, une demi-heure de chevalsuffisait. Nous fîmes le trajet pour la première fois, sans avoirl’air de chercher quelque chose. C’était pour « boire uncoup » chez un collègue ; les cabaretiers se font unplaisir de goûter et de critiquer le vin de leurs collègues.

Nous étions en automne… Vin nouveau, bonnepastrama[8].Par un gamin de la commune dépêché chez la prêtresse, celle-cifaisait savoir à Jérémie que son époux était absent. Il étaitsouvent absent. Seul prêtre à Cazassou, il remplissait desfonctions qui l’appelaient loin de son domicile, dansd’innombrables hameaux environnants. Sa présence étaitindispensable à la dévotion, aux préjugés et à la superstition deshabitants. Tout prétexte était bon pour appeler le pope : onl’appelait pour un baptême, pour un mariage, ou un décès ; etavec le même sérieux on l’appelait pour soulager les douleurs d’unefemme ou d’une vache en voie d’accoucher, l’une ou l’autre ;chasser les revenants des maisons hantées ; baptiser un champstérile ; présider aux aumônes pour les morts ; lire uneliturgie sur une gangrène, sur les vêtements d’un mari qui boittrop, sur la tête d’un fou, sur celle d’un épileptique. Enfin, onsait qu’aussitôt le service fini, le pauvre pope était à cheval,les objets sacerdotaux sous le bras, prêt à commencer la randonnée,d’où il ne rentrait qu’à la nuit et où, la plupart du temps, lesâmes en détresse allaient chercher sa trace et le pousser d’unfoyer à l’autre comme le porte-bonheur de la contrée.

 

Faut-il te dire, Adrien, que cet hommehonnête, juste, infatigable serviteur de sa foi, ne méritait pasnotre offense ?… Qu’il méritait encore moins une épouse et unefille également débauchées toutes les deux ?

Voilà ce que je ne me suis pas demandé le jouroù, conduit par Jérémie – que le ciel punira, certainement, avantsa mort –, je fus content comme un coq de voir les œillades que lesbeaux yeux de la fille – femme d’un facteur rural, toujours encourse, lui aussi – décochaient à ma barbe noire, à mes cheveuxfrisés, à ma chemise propre et à mes bottes vernies !… Je n’aipensé ni au mal que je faisais à mon prochain ni à celui qui allaitruiner mon âme… Et quoique je n’eusse pas une âme faite pour cegenre de plaisirs, je m’y plus tout de même. Je m’y plus si bienque j’y retournai.

Les deux vipères étaient, d’ailleurs, faitespour qu’on oubliât près d’elles tout ce qui n’était pas désircharnel. Dieu seul savait pourquoi il avait collé ces plaies desensualité sur le corps d’un de ses serviteurs les plus vertueux.La prêtresse prétendait, avec compétence, que Dieu lui-même nesavait pourquoi, et elle nous expliquait cette maladresse divined’une façon amusante :

– Vous savez, nous disait-elle, que Dieune fut pas seul le jour de la création de l’homme, et que l’Impur yétait présent… Il se mêlait à tout, voulait être partout, etagaçait constamment, dans son œuvre, le Tout-Puissant, qui sedéfendait de son mieux. Regardant la blancheur éblouissante de lapâte divine que le Seigneur était en train de pétrir pour y créerl’être humain – l’œuvre qu’il voulait parfaite entre toutes –,l’Impur eut une envie irrésistible de la salir. Mais le Créateur yfaisait grande attention. Alors, trompant la bonne foi du Maître,le Méchant lui posa rapidement cette question, en même temps qu’illui montrait le soleil se cachant derrière un nuage :« Pourquoi, ô toi, qui es si intelligent, as-tu rendu unfaible nuage capable de supprimer l’éclat d’un astre si puissant,et d’obscurcir la terre, en la plongeant dans la tristesse ? –C’est, expliqua le Créateur, pour que toutes les choses terrestressoient vues dans les lumières différentes ; que l’homme n’aitaucune certitude et qu’il doute de tout, sauf de mapuissance. » Le Démon écouta et fit semblant de rester confus,mais pendant ce temps il réussit à toucher de sa queue la pâtedivine qui devint aussitôt grise. Le Seigneur le remarqua et en futétonné. « Pourquoi t’étonnes-tu ? ricana le Malin ;la pâte est grise parce que la lumière a changé ! » Dieuse sentit attrapé et, par orgueil, voulut être logique. Il mit lapâte dans le moule, lui donna la forme de l’homme, souffla dessuset mit Adam debout… Mais, hélas, l’impureté y était aussi !…Elle fait partie de nous, et voilà…

Et voilà !… Ou bien : etvoici !… Voici des prunelles humides à l’éclat qui perce lecœur comme des flèches… Voici des lèvres impatientes quin’attendent que le frôlement de la moustache et la morsure du mâle…Voici des seins bien cachés pour mieux se faire voir… Voici deuxfemmes, voici deux hommes, voici quatre créatures entièrementdominées par la queue de Satan !… Plus le moindre souvenir ennous de l’intention divine !… Plus de vertu, plus debienséance, plus de contenance, plus de respect !… Deux femmeset deux hommes face à face, traversés des pieds à la tête parl’immense queue de l’Impur !…

Et j’ai mordu, Adrien, j’ai mordu au fruitdéfendu ! Et il me parut bon, si bon que je devins meilleurdans mes relations avec mes semblables. Je pardonnai à ma femme sonsommeil et ne la battis plus. Avec les besogneux je redoublai degénérosité, et avec ceux qui me volaient je fus plus indulgent. Etdu matin au soir je trépidais d’un cœur allègre…

Mais voilà ! Ce voilà, c’estautre chose… Car,dit l’Ecclésiaste, il y a un tempspour tout ; un temps pour rire, et un temps pourpleurer ; un temps pour embrasser, et un temps pour s’éloignerdes embrassements… Ce temps arriva.

Un après-midi étouffant d’été, nous goûtions,Jérémie et moi, au plaisir défendu et passager, dans la maison duprêtre, maison située hors de la commune, isolée, solitaire. Lefacteur était à son travail, et le pope, parti avec « lepremier du mois » baptiser les habitations de sa paroisse.Nous nous croyions à l’abri de toute surprise et faisionsvoluptueusement vivre le côté de la pâte divine touché par la queuedu diable, quand la main vengeresse de Dieu ouvrit la porte et,dans son cadre, le prêtre et son gendre surgirent comme deuxterribles juges ! Droits et martiaux, couverts de poussière,blêmes, le premier tenait à la main le petit chaudron contenantl’eau bénite et le goupillon ; le second, un bâton noueux etle sac à lettres.

Ils restèrent sur le seuil, muets, mais nous,les quatre coupables, nous bondîmes dans un coin de la chambre,Jérémie, saisissant un couteau et prêt à se défendre ; moi,pétrifié de honte ; les deux femmes, hypocritement inclinées.Et la voix du Tout-Puissant retentit par la bouche de son serviteuroffensé, mais fort dans son malheur.

 

Il dit, à peu près, ceci :

« Paix à vous, malfaiteurs !… Et quecette Paix soit avec vous aussi, femmes dévergondées ! Toi,Jérémie, abandonne l’arme tranchante, car un prêtre, quelle quesoit l’offense qui le frappe, n’entre pas dans sa maison, ni dansaucune autre, pour y exercer une vengeance !… C’est à Dieu dejuger du juste et de l’injuste… Et c’est tout ce que j’ai à tedire, à toi, homme sans cœur, sans honte, sans pitié. Mais à toi,Anghel, à toi je veux parler davantage, car tu ne manques pas decœur, ni de honte, ni de pitié. Tu es malheureux, Anghel, dans tonménage, je le sais… Mais tu cherches une consolation dans lemalheur d’autrui ? Je ne te parle pas de moi. Moi, je suisfort pour porter une croix que le Seigneur rend chaque jour pluslourde, pour punir ma chair fautive d’avoir désiré un bonheurcharnel, pour me rappeler qu’une femme belle et dépourvue debon sens, c’est un anneau d’or au nez d’un pourceau. Maisregarde ce jeune homme qui est à côté de moi, qui est mon gendrepar la colère divine, et qui tremble comme une feuille morte parcequ’il se voit mortellement frappé dans son bonheur charnel, frappépar toi, homme qui ne manque ni de cœur, ni de honte, ni de pitié…Regarde-le, Anghel, et sache qu’une correction sévère menacecelui qui abandonne le sentier !… J’ai abandonné, moi, cesentier, en voulant pour moi seul cette femme destinée par Dieu àappartenir à tout le monde… Et je reçois, maintenant, macorrection… Ce jeune homme a abandonné son sentier en écrasant unamour honnête et en ouvrant ses bras à une fille qui devait êtrepublique, ma fille… Et il reçoit sa correction… Toi, Anghel, turecevras la tienne !… Je ne te souhaite aucun mal, mais le malest en toi ; car s’il est permis à la passion humaine detomber sur la peste en la prenant pour de la pureté, il n’est paspermis d’aller s’y infecter volontairement. Allez, sortezd’ici !… Que la Paix soit avec vous, mais craignez Dieu et lesvers non endormis… »

As-tu entendu, Adrien ?… Les vers nonendormis !… Eh bien, les voilà !… Ils sont ici, sous ceshaillons qui les couvrent, eux et mon cadavre vivant… Ils medévorent lentement, depuis un an… Et depuis un an je n’ai plus riende vivant que mon cerveau, ma tête…

C’est fini d’oncle Anghel !… Tout estfondu !… Plus trace de sa belle maison ; de ses beauxenfants ; de sa chemise propre ; de sa barbe noire ;de ses bottes vernies… Fondu, le corps qui n’a jamais connu lafatigue et la maladie !… Et ce que de terribles assommeurs nesont pas parvenus à abattre, les vers non endormis l’ontabattu !…

Seul, le cerveau tient bon… C’est lui qui mesert de lanterne inextinguible dans une nuit sans fin, nuit qui acommencé le soir où mon fils est descendu dans la tombe… Mais lalanterne s’est mise à briller… Et il n’y a plus eu d’huile pourautre chose… Tout pour elle, pour sa flamme… Ainsi j’ai touché ausalut !…

Cent cinquante livres de glaise inutile quivoulaient accaparer la terre ! Les voici étenduesinertes !… Tant de besoins, tant de désirs, tant de tumulte,et si peu d’éternité !… Seigneur, pourquoi si maladroit avecton chef-d’œuvre ?… La tête seule nous aurait suffi. Où,ailleurs, mieux que dans le cerveau, ai-je trouvé del’immensité ?… Et quand je pense que cette immensité avait étéréduite à rien, refoulée comme un grain de sable dans un coin de macarcasse, elle, notre unique éternité ! Toute la maisonremplie par le vacarme… Une grosse caisse qui chambarde l’être jouret nuit… Un feu de paille qui veut embraser le temple, qui ne faitque l’enfumer, l’asphyxier et le rendre inhabitable…

Je pense, depuis sept ans, à tout ce à quoi onpeut penser… L’Ancien et le Nouveau Testament, je les ai lus troisfois… L’Ecclésiaste a dit en une heure d’entretien tout ce que l’onpeut dire sur la vie ; jamais on ne pourra dire mieux, niplus, même si l’on parlait dix mille ans sans s’arrêter. Il n’estpas moins vrai que c’est encore là de la vanité, et poursuitedu vent !… Là même où ce sage trouve un peu de bonheur,il n’y en a pas. Il ne s’agit pas de trouver du plaisir dans lavie, mais de le faire durer, et de la durée, il n’y en a pas dansla vie… D’ailleurs l’essentiel est de savoir à quoi cela peut bienservir…

Et voilà pourquoi j’ai quitté la vie et je mesuis tourné vers la mort…

On est mort dès que l’on ne goûte plus… Jesuis mort depuis trois ans… Mais je ne suis libre que depuis sixmois, depuis le jour où mes paupières se sont fixées ouvertes surl’éternité… Là, j’ai trouvé de la durée… Le jour et la nuit me sontindifférents… Je suis partout ; je vois tout ; je senstout ; et rien ne me touche… La joie et la douleur sont desobstacles à la liberté…

J’ai failli, aussi, plus d’une fois, filerdans le Néant, mais je m’en suis toujours aperçu à temps. Ons’aperçoit. Quand le commencement de la Chose Sans-Fin approche, ona envie de vomir, et une pesanteur à la racine du nez… Une seconded’inattention et c’est fait…

Une fois je m’amusais à ma façon avec la vieet avec la mort. C’était l’hiver dernier. Je ne savais pas s’ilfaisait jour ou nuit ; depuis longtemps cela n’a plus aucuneimportance pour moi… Je me promenais… Tel souvenir gai de mon passéme faisait osciller vers la vie, tel autre, triste, me basculaitvers la mort. Un cri lointain de détresse m’a rempli dedégoût : c’était les hurlements de douleur d’un cochon qu’onégorgeait dans le hameau à la veille de Noël… Ouah !… Je merappelai sur combien de cochons j’avais appuyé mon genou ;combien de fois j’avais planté mon long couteau, savamment, dans lecœur qui palpitait sous l’aisselle gauche, ou dans la cavité molledu gosier, selon ce que je voulais obtenir… Souvent, le sang chaudm’avait jailli au visage… La bête se débattait, puis ses yeux seternissaient, elle était morte ; je lui donnais une tape etpassais à la vie une tape amicale, comme on donne sur la fessed’une femme qu’on aime…

Cela me rendit morose… L’univers disparut…Plus de souvenir, plus d’espace… Mon cerveau fut saisi par unedouce paresse narcotique… Un nœud monta de l’estomac… Un poidsentre les yeux… Je passais. Je dis : Ça vabien !…

Soudain, trois voix d’enfants ont retenti enchœur à ma fenêtre :

 

Bon matin, père Noël !…

Bon matin, père Noël !…

Bon matin, père Noël !…

 

Puis la porte s’est ouverte large au froid età la vie, et mon fou, accompagné de trois garçons, est entré dansma chambre, où l’aile de la mort flottait encore. C’était lui quiavait attiré vers le cabaret sinistre la bande d’enfants déambulantdans le hameau avec le souhait traditionnel du matin de Noël… Il yavait sept ans que ces voix joyeuses ne s’approchaient plus de mesfenêtres… Je n’avais rien à leur donner de ce qu’on donne :noix, caroubes, craquelins, figues…

Je leur donnai des sous… Ils me souhaitèrentun « prompt rétablissement » et s’en allèrent, emportantavec eux l’air froid et la vie…

Les regardant partir, j’oubliai la mort etj’eus envie de pleurer… C’était Noël, dans le hameau… Et l’oncleAnghel, ce bon chrétien, n’avait pas une noix, pas une figue, pasun craquelin à donner aux enfants qui souhaitent bon matin, aupère Noël.

*

La bouche de l’oncle Anghel s’élargit d’uneoreille à l’autre, laissant voir une denture de tête de mort, jaunenoirâtre. Adrien ne sut si le malade avait expiré, ou s’il avaitseulement l’envie de pleurer. Sa main droite, abandonnée au bord dugrabat, se mit à trembler dans un mouvement déréglé qui allait àtâtons vers la bouteille d’eau-de-vie posée par terre. Adriencomprit :

– Tu veux boire, oncle ?…

Il se leva pour le servir.

– Oui… vite… j’étouffe…

Adrien remplit le petit verre et le vida dansla bouche ouverte. Le verre dansa entre les deux rangées de dentsqui claquaient comme si le malade était saisi d’un grand froid.

L’effet fut rapide. L’alcoolique se calma.

– Je vais mourir tout à l’heure, Adrien…Pour tout héritage, je te donne ce conseil : oppose-toi detoutes tes forces, et pendant qu’il est encore temps, à la joielégère. C’est elle qui nous fait le plus souffrir… Et que c’estdommage ! La joie légère réclame pour elle seule notre vieentière. Pour le fût d’huile qu’elle brûle, elle nous rend uneolive. C’est peu. Trop peu. Les chiens nous égalent en passion,mais ils nous dépassent en sagesse.

» J’aurais voulu te donner un exemple dela folie humaine en te racontant la vie de Cosma, le père deJérémie et un de nos parents éloignés. Je ne me sens plus de forcepour une si longue histoire… Un jour, Jérémie pourra te la raconterlui-même, mieux que moi…

» Mais je pardonne à Cosma ce que je mepardonne moins à moi, pas du tout à toi. Cosma n’avait pas decerveau ; moi, j’ai eu la moitié d’un ; toi, tu savais àvingt ans ce que nous ne savions pas à cinquante : tu savaisque les plaisirs nous font croire qu’ils sont toute la vie, qu’endehors d’eux il n’y a rien, et c’est le contraire qui est vrai. Cecontraire je l’ai su trop tard… Cosma, lui, ne l’a jamais su.

 

Adrien jugea bon d’exprimer sapensée :

– Il n’y a pas de savoir, oncle, quipuisse écraser une grande passion sans que, du même coup, l’êtrelui-même soit brisé…

– Qu’est-ce que tu appelles brisé ?interrogea Anghel avec énervement.

– J’appelle brisé l’homme qui s’imposeune autre vie que celle qui lui est destinée.

Anghel secoua la tête :

– Ça, un homme brisé ? Et l’hommequi ne s’impose pas une autre vie que celle qui lui est destinée,comment l’appelles-tu ?

Adrien n’osa pas exciter le malade et se tut,mais celui-ci redemanda :

– Comment l’appelles-tu, neveu ?… Tune veux pas le dire ?… Ne s’appelle-t-il pas oncle Anghel,l’homme qui ne s’impose pas une autre vie que celle qui lui estdestinée ?… Connais-tu cet oncle Anghel ?… Veux-tu savoiroù il en est arrivé en vivant la vie qui lui était destinée ?…Eh bien, Adrien, découvre-moi !… Allons, enlève ces haillons,offre-toi le spectacle de l’oncle Anghel qui n’a pas su s’imposerune autre vie que celle qui lui était destinée ! Enlève,regarde, mon beau neveu ! Ce que tu verras te convaincra mieuxque mille discours ! Enlève !

– Épargne-moi, oncle… J’ai peur, balbutiaAdrien.

– Je t’ordonne de me découvrir et deregarder ! cria Anghel avec une suprême force.

– Pardon, oncle, pitié !

Anghel, tremblant, traîna avec effort sa maingauche aux lèvres et se mit à siffler. Le garçon arriva aussitôt etvoulut verser :

– Non… Pas ça… Nettoie-moi d’abord, luidit le malade. Le fou commença à jeter furieusement les nippes parterre ; et à mesure que le corps se découvrait, une odeurpestilentielle emplissait la chambre. La dernière couvertureenlevée, Anghel cria :

– Approche-toi, Adrien, et regarde, aunom de la tendresse que j’ai toujours eue pour toi !

Saisi de terreur, Adrien s’approcha, et lemacrocéphale lui fit place en se dressant comme un gendarme auxpieds du malade. Mais à peine le jeune homme aperçut-il les deuxaffreuses rangées de fémurs et tibias inertes, bleus, ainsi que lebassin vidé de son contenu ; à peine ses yeux saisirent-ilsces os dardant leurs extrémités nues à travers la peau percée,qu’il se couvrit aussitôt la face de ses deux mains et courut versla porte en criant :

– Horreur !… Horreur !… C’estça, oncle Anghel ?

À ce moment, un beau vieillard, sombre devisage, barbu, la taille solide, entrait dans la chambre. Adrien seheurta à sa large poitrine. Le visiteur le saisit dans sesbras :

– Qu’est-ce qu’il y a, Adrien ?… Tut’effraies de ton oncle ?

À ces paroles, Anghel tourna la tête vers lenouveau venu et cria :

– Jérémie !… Jérémie !…Arrête-le !… Ne le laisse pas partir !… Je t’en supplie…Ici… ici… sur-le-champ… je veux que tu lui racontes l’épouvantablevie de Cosma… Je veux entendre cela avant de mourir… Je veux que tudises à ce jeune homme la vérité sur la folie des passions… La joietrompeuse de Cosma et ses souffrances réelles… Ses vains plaisirset ses grincements de dents… Montre-lui la barbarie du Dieu fou quia créé la chair pour le plaisir de la tourmenter… Le désastre quiattend celui qui se laisse emporter par l’orage des sens…Montre-lui, Jérémie… Dis-lui… Parle-lui de… de… Cosma !…

Brusquement, Anghel se tut. Les yeux fixèrentle plafond. Ses mains se crispèrent.

– Parle… Jérémie… Raconte qui fut Cosma,ajouta-t-il, le regard au plafond.

Adrien voulut crier, mais Jérémie lui mit lamain sur la bouche. Puis, roulant des yeux effarants, il lui saisitune main et commença d’une voix sonore, en scandant les mots et enregardant tantôt le mourant, tantôt Adrien.

Cosma a été l’homme le plus passionné deson temps… Sa vie a été un orage traversé de foudres… Son cœur aconnu de grosses joies et des souffrances surhumaines. Et Cosma aété puni de mort pour ses injustices, ses violences et seserreurs…

…. …  …  …  …  …  …  …  …  … …

Jérémie s’arrêta, lâcha la main d’Adrien et sepencha sur le visage rigide de l’oncle Anghel, qu’il considéra uninstant. Puis, le regard tourné vers Adrien, il toucha avec deuxdoigts les deux prunelles qui fixaient le plafond de leurs grandsyeux ouverts. Mais oncle Anghel garda ses yeux toujours ouverts surla mystérieuse Éternité.

Chapitre 3COSMA

Jérémie traîna Adrien, horrifié, dans lecabaret en ruine. Là, il hissa sur la longue table poussiéreuse unebesace fort chargée, qu’il avait jetée par terre en entrant, de labesace il tira un pain d’un kilo, un gros morceau de jambonentrelardé, un énorme oignon et un coutelas. Puis, prenant placesur le banc, l’incroyable personnage écrasa l’oignon d’un coup depoing, éventra le pain en long et en large, déchiqueta le lard et,faisant signe à Adrien de l’imiter, il se mit à s’envoyer sous ladent d’énormes bouchées.

Adrien, sans répondre à l’invitation, selaissa choir sur un banc et appuya son front sur ses bras croisés.Jérémie n’insista pas et dévora tout. Une seule fois il se dérangeapour descendre à la cave et revenir avec un pot de vin de cinqlitres, d’où il se versa le liquide dans une oka[9] enterre cuite, qui lui servait de verre.

Au bout d’une demi-heure, le pain, le lard,l’oignon et la moitié du vin avaient pris le chemin de son gosier.Lorsque Adrien souleva sa tête, Jérémie fumait sa pipe et souriaitsous ses moustaches fournies. Le jeune homme le regarda comme onregarde un monstre impossible. À ce regard, Jérémie répondit enbougeant vivement ses sourcils blancs, sa crinière grise et lebonnet qui se reposait dessus comme une meule de foin en miniature.Ses gros yeux noirs, limpides comme ceux d’un enfant, étaient leseul gage d’amour dans cet amas de férocité&|160;: ils parlaient leplus confiant, le plus sincère des langages amicaux. Le resten’était que bestialité, avec cette barbe sauvage, ces habitsrigides et boueux, cette chemise sale au col noué d’une ficelle etces pattes d’ours faites pour assommer un bœuf. Et comme si Adrienavait besoin d’une autre preuve de férocité pour compléter lecadre, Jérémie empoigna l’oka remplie de vin, la vida d’un traitet, en guise de respiration, enfonça ses mâchoires dans le reborddu vase, mordit dans la terre cuite comme on le ferait dans dupain, mâcha le morceau arraché et cracha sur la table les débrisbroyés.

Les deux hommes se regardaient dans le blancdes yeux&|160;; Adrien, fasciné&|160;; le vieux, fascinateur.

–&|160;Connais-tu pas, poulain, cevisage&|160;? La nuit de ton temps passé n’en garde-t-elle plus unfaible souvenir&|160;? Une fois, par un terrible hiver, je ramasse,la nuit, une pauvre femme aux jupes glacées et la monte dans macharrette, un peu avant d’arriver dans notre hameau. Cheminfaisant, elle m’ouvre son cœur, et me raconte sa peine&|160;:veuve, un enfant dans les cinq ans s’épuisant d’une maladiemystérieuse, tout espoir de le guérir perdu… Nous arrivons à sachaumière&|160;; je saisis les menottes squelettiques dubonhomme&|160;; je plonge mon regard dans ses yeux accrochés auxmiens et je crie en moi-même d’une voix de tonnerre&|160;: Jeveux, ô forces démoniaques de la vie&|160;! Je veux que cet enfantguérisse&|160;! Tu guériras, petit, tu ne pleureras plus, tudormiras, m’entends-tu&|160;? La paix, la santé, la vie seront avectoi. Amen&|160;! Et le petit bonhomme tomba de mes mains dansles bras du sommeil, qu’il ne connaissait plus. Et il guérit, ildevint un grand et beau garçon, tel qu’il est devant mesyeux&|160;! Connais-tu pas, poulain, ce visage&|160;?

–&|160;C’est vous, Jérémie, l’homme mystérieuxqui avez fait ce miracle&|160;?

Jérémie approuva de la tête. Adrien saisit unedes mains poilues et l’embrassa. La main sentait le chien mouillé.Dehors il pleuvait une fine pluie printanière chargée debrouillard. Par la brèche du toit de roseau, effondré sur un coindu cabaret, brouillard et pluie fine entraient en tourbillonpaisible.

Le macrocéphale, haletant, fit irruption àl’intérieur et regarda les deux hommes, avec une mine effarée.Jérémie lui dit&|160;:

–&|160;Maintenant, eh oui, tu n’as plus rien àfaire ici… Va, mon pauvre, va et couche ta lourde tête sur le raildu chemin de fer. Tu seras soulagé d’une vie trop lourde pour tesépaules, aussi lourde que ta tête… Va, fais comme je te dis&|160;:c’est pour ton bien.

L’apostrophé disparut comme il était venu.

–&|160;À toi, Adrien, qui as des épaules poursupporter la vie, je vais te raconter l’histoire de Cosma, monpère.

*

Le plus ancien de mes souvenirs se passe aucommencement de la terre, la terre lointaine de ma plus lointaineenfance, voici soixante-dix ans révolus. Et lorsqu’on peut sesouvenir d’une chose vécue à soixante-dix ans de distance, c’est làle commencement de la terre.

J’étais assis sur un tronc d’arbre et je memirais dans un lac, pareil à un petit chien de trois semaines quiregarde bêtement les moucherons voltiger à sa barbe. Autour de moi,forêt d’arbres droits, hissant leurs crêtes dans les nues. Je nepouvais les contempler que couché sur le dos. Pas bien loin, bruitde torrent tumultueux. En face, une cabane, où des hommes trèsgros, avec pantalons larges aux cuisses, et des femmes avec jupesaux raies multicolores, entraient et sortaient en parlant fort eten gesticulant. Soudain des cris retentissent dans la cabane, etles femmes aux belles jupes se sauvent. Puis, des hommes qui seharcèlent&|160;; en voici un, le plus gros de tous, et qui m’étaitle plus familier, qui arrive en toute hâte&|160;; et c’est la paix.Tous partent, sauf le gros et un autre qui m’était aussi connu quelui, mais, quelle chose bizarre&|160;! Le plus gros saute sur ledos de l’autre, qui était moins fort, et se laisse promener partoute la cour jusqu’à ce qu’ils roulent tous les deux sur le sol.Je n’y comprends rien et continue à me mirer dans le lac.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

L’image qui suit ce premier souvenir est plusprécise. Je parlais. J’appelais le plus gros des deux hommes&|160;:Cosma&|160;; à l’autre je disais&|160;: Élie. Ilsm’étaient indifférents, sauf lorsqu’ils me montaient sur le dosd’un cheval et me promenaient. Alors je leur donnais des gifles,parce que mon plaisir était trop fort. Pour le reste, je vivaisseul. Nous étions maintenant au bord d’une eau si large qu’onvoyait à peine l’autre berge. Des arbres aux branches tombantesplongeaient leurs feuilles dans l’eau coulant lentement. De tempsen temps, des inconnus arrivaient dans des barques surchargées deballots, et cela me faisait beaucoup de peine&|160;: aucun necomprenait que j’avais l’envie de monter dans une de ces coquilleset de glisser comme eux sur l’eau&|160;; mais un matin, profitantde leur manque d’attention, je monte dans une barque vide, coupeavec mon canif la corde qui l’attachait à un arbre, et me voilàglissant – doucement au début, puis plus vite, et enfin le courantm’emporte. J’étais si content que, n’ayant à qui donner des gifles,je me suis frappé mes propres joues. Immense nappe d’eau, écharpegigantesque sortant d’un horizon et disparaissant à l’horizonopposé. Le soleil l’argentait, la dorait, la faisait clapoter. Seulsur sa surface, je n’avais qu’un désir&|160;: aller plus vite.Hélas, une barque se mit à ma poursuite, et Élie me rattrapa. Amenédevant Cosma, celui-ci me dit je ne sais pas quoi, car je nel’écoutais pas, mais je sentis aussitôt ses lourdes mains s’appuyersur mes épaules par-derrière. Je résistai de toutes mes forces aupoids qui augmentait sans cesse, puis l’haleine de Cosma me brûlala nuque, mes jambes craquèrent, je m’écrasai, presque évanoui. Jene savais pas encore ce que c’était qu’un baiser sur mes joues,mais dès ce matin-là je commençai à aimer Cosma. Je l’aimai bienplus la nuit qui suivit ce matin, car, nous réveillant en sursaut àl’alerte donnée par Élie, Cosma jeta du pétrole dans la chaumièreet m’ordonna d’y mettre feu, ce que je fis tout de suite. Peuaprès, galopant à toute allure dans les bras d’Élie et recevant auvisage la boue que le cheval de Cosma lançait de ses sabots, je metournai pour voir les flammes et me dis&|160;: C’est moi qui aifait ça.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Calme, radieuse sur son firmament d’été, etronde comme un plateau d’argent suspendu droit sur nos têtes, lalune éclairait nos trois visages et l’oasis de verdure bordée dehauts sapins quand, brusquement, Cosma se révéla à mes yeux telqu’il fut toujours&|160;: protecteur et tyran. J’avais peut-êtreneuf ans, mais j’étais solide comme un canard sauvage. Le grand airde toutes les saisons et la vie errante de toutes les régions ettous les climats m’avaient endurci. La maladie m’était inconnue (etelle me l’est encore aujourd’hui). Le jour même de cette nuitresplendissante et mémorable, une grosse histoire nous étaitarrivée. Sans aucun motif et sans la moindre justification, Cosmaavait donné l’ordre de quitter un campement fort convenable auxcontrebandiers, et nous avait transportés tous, avec armes etbagages, dans cet endroit rude, escarpé et solitaire oùprobablement le diable avait pendu son père. Cette décisionarbitraire mécontenta tous les hommes, et c’était juste&|160;: on abeau être le persécuté de tous les vents, la vie de familles’accroche au contrebandier comme la mousse à l’arbre. On fait desconnaissances, on aime, et on s’y attache. Naturellement, quand ledanger l’exige, on laisse tout tomber et on se sauve, mais il n’estpas moins vrai qu’on abandonne partout des lambeaux de son cœursaignant. Seul Cosma ne s’attachait à rien qu’à la liberté. Luiseul – quoique amoureux jusqu’à la tendresse – ne laissait derrièrelui-même pas un cheveu de sa riche crinière. Élie aussi étaitmaître de son cœur, mais c’était parce que son cœur ne l’embêtaitpas beaucoup&|160;; il n’aimait que la sagesse&|160;; il était lesage de la bande, sage par-dessus la liberté même, ce premiertrésor du contrebandier.

L’ordre de départ, donné au moment où les garscaressaient leurs maîtresses, eut comme réponse un murmure presquegénéral de révolte. Cosma braqua ses deux pistolets ettonna&|160;:

–&|160;Que les femmes disparaissent d’iciavant que je respire trois fois&|160;! Et celui qui sautera ledernier sur son cheval n’aura qu’à suivre son amoureuse&|160;!

Les femmes s’éclipsèrent, dégringolant lespentes du ravin. Les hommes se soumirent. Et pendant huit heuresnous marchâmes sans arrêt autre qu’une seule halte.

Maintenant, la troupe dormait… Dans laclairière inondée par le doux torrent lunaire, nous venions de nousréveiller du premier sommeil. Cosma attendait une estafette… Ellearriva&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;? questionna lechef&|160;; avais-je raison, ou ne suis-je qu’un pauvrelièvre&|160;?

Le paysan s’approcha et baisa samain&|160;:

–&|160;Tu as eu raison, Cosma… Au repassuivant, le Cârc-Serdar[10] arrivasur les lieux de ton campement avec une nombreusepotéra[11].

Triomphateur, Cosma se fouilla une narine avecson index et ordonna à Élie&|160;:

–&|160;Compte-lui trente ducats, à distribueraux amoureuses abandonnées&|160;! Quant aux amoureux, qu’ils soientheureux de conserver leur peau&|160;: des amateurs, ils entrouveront partout&|160;!…

Élie donna l’argent et se tut… Il se tut, maisil garda le silence troublant du sage qui a quelque chose à dire,et quand Élie pensait une chose et ne la disait point, Cosma savaità l’avance qu’il n’avait pas raison. Lui, Cosma, vulnérable. Cela,cela Cosma ne pouvait pas le supporter&|160;!

–&|160;Élie&|160;! Ton silence m’embête… Parledonc… Mais gare à toi&|160;: si tu as raison, jet’écrase&|160;!…

–&|160;Tu peux m’écraser, Cosma, je n’auraipas moins raison.

–&|160;Alors, lève-toi et tourne-moi ledos&|160;!…

Élie se leva. Cosma lui sauta sur le dos et,courbé sous le poids de ces deux cents livres, Élie se mit à fairele tour de la clairière. Le temps de fumer une bonne pipe, il tintbon, puis la sueur commença à lui tomber en gouttelettes rapides dubout de son nez penché sur le sol. Ni l’un ni l’autre ne soufflaitmot, pendant que la lune promenait leur ombre sur la prairie. Etvoilà qu’Élie râle, chancelle et s’écroule. Cosma l’abandonne,s’assied à la turque et fume, en le contemplant. Mais dès qu’ilaperçoit Élie bouger, Cosma se dirige vers un sapin ets’installe&|160;: la tête en bas, les jambes et la moitié du corps,en haut, sur l’arbre&|160;:

–&|160;Parle, Élie, ta raison.

Élie, blême, essuie son visage, allume sa pipeet parle, la voix lente&|160;:

–&|160;L’argent, Cosma, ne guérit pas lescœurs blessés par l’amour&|160;; il les offense… Ta générosité vautcelle du Cârc-Serdar&|160;; quand celui-ci viole une de nosvierges, il lui offre un collier de ducats, et la vierge se jettedans un puits, avec son collier et sa honte. Ta générosité, Cosma,est plus dégoûtante que celle du Cârc-Serdar&|160;: celui-ci est unoppresseur&|160;; à lui, aucune vierge ne se donne&|160;; toi, tues un révolté&|160;; à toi, la pureté vient toute seule. Avec quoitu la récompenses&|160;? Avec des ducats, comme leCârc-Serdar&|160;! Cosma, tu es fort, mais tu n’as pas raison.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Élie se tut, et son silence fut paisible. Uncri d’oiseau nocturne fit vibrer la nuit sur les cimes des sapins.La clairière entrait en pénombre, pendant que le visage de Cosmadevenait violet et que sa belle barbe se chiffonnait sous le mentonque la poitrine écrasait.

*

Je ne savais pas que j’étais le fils de Cosma.Je ne savais pas non plus qu’Élie était son frère. Mais voilà qu’unjour le diable touche de sa queue notre belle harmonie etl’indiscrétion… Cette indiscrétion se place deux ans après la nuitdans la clairière argentée. J’avais onze ans. C’est Cosma quicomptait mes années, et les marquait d’une fête à chaqueanniversaire. L’anniversaire de ma onzième année fut orageux et mecoûta une grosse douleur à la mâchoire.

Ce jour-là, nous nous trouvions dans un boisde saules près du Danube, toujours nous trois. Cosma m’habilla deneuf des pieds à la tête, fit rôtir un agneau à la broche etl’inonda de bon vin rouge.

–&|160;Tu as onze ans aujourd’hui,Jérémie&|160;! me dit-il au repas&|160;; et c’est aujourd’hui quetu me prouveras si tu es digne de monter mon cheval. L’annéeprochaine, je te donnerai ta pipe, et d’ici deux ans, tonarquebuse.

Après la digestion, il me monta en selle,arrangea les étriers à ma mesure, et au moment de donner le départ,il enfonça un piment dans le cul du cheval. Piqué, l’animals’élança comme une flèche, et sûrement qu’il pensait au taon,pendant que je pensais à gagner ma pipe et mon fusil des annéessuivantes. Accroché à la selle, je regardais le sol – et je fusconvaincu qu’il était devenu liquide. Le galop de Cosma, sur lecheval d’Élie, résonnait dans mon dos. Et comme toute chose qui sefatigue et s’arrête, mon coursier s’arrêta, essoufflé et tremblant,tout couvert d’écume.

De retour dans le bois de saules, Cosmam’offrit la plosca[12] pleinede vin rouge, et dit&|160;:

–&|160;Tu boiras, sans respirer, jusqu’à ceque je finisse de compter dix.

Et j’ai bu. Et lorsqu’il eut fini de compterdix, la plosca était vide, moi, plein, et nous nous renversâmestous deux sur la mousse. La terre aussi parut se renverser. Puis jem’endormis.

Au réveil, le soleil s’était couché. Un petitfeu palpitait entre Cosma et Élie, transformant leurs faces poiluesen figures de bronze noircies et immobiles. Je pris place, assiscomme eux à la turque, et je regardai le feu.

–&|160;Tu es un brave fils de la forêt,Jérémie. Je t’accepte.

Je souris et dis&|160;:

–&|160;Tu es bien obligé de m’accepter,Cosma.

Cosma parut tressaillir, s’assombrit etfoudroya Élie d’un regard. Élie se laissa foudroyer.

–&|160;Dis-moi, fils de chienne, pourquoi jesuis obligé de t’accepter&|160;? Mais gare à toi&|160;: si tu asraison je t’écrase&|160;!

–&|160;Tu peux m’écraser, Cosma&|160;; cen’est pas moins vrai que, voici trois jours, une vieille sorcière,aux lèvres baveuses, qui ramassait des branches dans la forêt, m’aembrassé et dit que je suis ton fils, né de sa fille, et qu’Élieest ton frère et mon oncle.

Rouge de colère, Cosma bondit&|160;:

–&|160;Soit maudite cette créaturenulle&|160;! Et puisque tes oreilles ont entendu cela, tu lâcherasà l’instant ton premier feu d’arquebuse&|160;! Mais appuie-toi biencontre un arbre et enfonce de toutes tes forces la crosse contreton épaule&|160;: si l’arquebuse t’emporte la mâchoire, je te jettedans le Danube&|160;!

De plaisir, je giflai Cosma, je soulevai lalourde arme et lâchai mon premier feu d’arquebuse. Mais la crosseme frappa la mâchoire et me jeta à terre. Je me ramassai aussitôtet repris ma place au feu. Cosma m’examina&|160;:

–&|160;Ce n’est rien. Viens maintenant que jet’embrasse, non par tendresse – ça c’est une affaire de femme –mais parce que tu viens de sauver ta vie&|160;: si tu t’estropiais,je te noyais, parce que les incapables encombrent la vie et fontune ombre inutile sur la terre.

Et il m’embrassa sur les deux joues. Élieouvrit ses bras dans un élan inaccoutumé&|160;:

–&|160;Viens que je t’embrasse aussi, car,vrai, Jérémie, il t’aurait noyé&|160;!

Le feu sombrait lentement. Les visages secouvrirent de nuit. Le bois de saules se serra autour de nous,comme s’il craignait d’être englouti par le Danube qui précipitaitses flots enhardis par les ténèbres.

Cosma s’étendit sur le dos, pareil à un troncd’arbre, et parla à voix basse&|160;:

–&|160;Frère et fils sont des mots sans aucunsens, comme père, mère et sœur. Se demande-t-on jamais quel est lefils d’un chien, ou qui est son père&|160;? Nous venons au monde,Dieu sait comment, voilà tout. Une seule certitude existe, et elleappartient à la mère qui voit l’enfant sortir de son ventre. Elleseule peut dire&|160;: c’est mon enfant. L’enfant, lui, il ne peutdire&|160;: c’est ma mère. Qu’en sait-il&|160;? Toutes lesnourrices sont des mères pour les yeux qui les regardent en tétantla mamelle. Ainsi, Élie et moi avons eu le même père, dit-on,lequel père avait trois femmes dont deux furent nos mères. Et nousvoilà frères&|160;! Mais qu’en savons-nous&|160;? Adolescents, nousavons vu dans la maison paternelle un micmac de mâles et defemelles qui ahurissait les domestiques. Un imbécile, qui se disaitle chef du harem, mettait tout le beurre sur son pain, coffraittout l’or et voulait avoir pour lui seul toutes les femmes de lamaison. À nous autres, il nous ordonnait de prier Dieu et le priaitlui-même, le diable sait pourquoi. Un jour je m’approchai d’unepetite fille qui me brûlait les yeux&|160;; je fus flagellé. Cettefille était ma sœur, née de telle mère, m’expliqua-t-on. Le pèreétait toujours, lui, le même bouc stupide. Mais qu’ensavais-je&|160;? Et pourquoi était-il nécessaire que je lesache&|160;? Un autre jour, Élie prit une poignée d’or et la donnaà un homme dont la maison venait de brûler avec bétail, outils ettout son avoir&|160;; Élie fut battu jusqu’au sang. Toute la maisonapprouva cette punition, sauf la petite sœur aux yeux de flammes.Elle fut battue à son tour pour avoir pensé autrement que lamaison. Mais le jour vint où mon corps gagna le poids du plomb.Alors, de concert avec Élie, nous mîmes la maison sens dessusdessous, prîmes l’or, passâmes une raclée à notre soi-disant père,et gagnâmes la libre forêt. Oui, Jérémie, Élie est mon frère, nonpas parce que nous venons du même père, mais parce que nous vivonsdans les mêmes forêts. Et toi, tu seras notre fils et frère parceque tu es digne de l’être&|160;: comme nous, tu aimes l’air quicingle les joues&|160;; le cheval qui vole vers le salut&|160;;l’arquebuse qui sème la mort à l’ennemi stupide&|160;; le vingénéreux, la friture juteuse&|160;; une pipe amie et la main del’homme révolté. Plus tard, tu connaîtras encore une joie, quivient de la femme et qui égale les autres. Ce jour-là, ton sangsera troublé et tu feras beaucoup de mal autour de toi. Mais lemal, ainsi que le bien, sont les deux forces de la même vie, et lavie s’occupe peu de ce que nous pensons ou de ce qui nous convient.Pour elle, souffrance et joie sont deux directions opposées du mêmevent aveugle. Guide ta barque comme tu peux, vis et meurs.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Un cheval renifla bruyamment. Cosma colla uneoreille sur le sol et écouta&|160;; puis, s’appuyant sur sonarquebuse, il se leva et partit faire la ronde. La glaise gémitsous ses pas lourds. Élie le regarda s’éloigner, enleva sa pipe,cracha et raconta à peu près ce qui suit&|160;:

–&|160;C’est grâce au hasard que tu te trouvesici. Sans ce hasard, tu devais être un esclave de la terre, sujetde l’oppression, jusqu’au jour où la révolte eût éclaté dans toncœur, car elle eût éclaté, à coup sûr&|160;: le germe du loup n’estpas fait pour garder la maison du maître. Cosma t’avait semé sanss’occuper de la suite, comme il fait toujours par la malédiction deson sang. Mais cette malédiction n’est pas une chose défaillante.Elle est une force qui peut se mesurer avec la force du démon,comme elle responsable et comme elle consciente. Un jour nous noustrouvions campés sur une colline boisée de pins, et fort contents,tous deux, de notre vie, quand une flûte de berger se fit entendre.Nous l’écoutâmes, ravis. La mélodie s’approcha, devint distincte,puis une voix féminine éclata, et cette voix nous rendit encoreplus contents que nous ne l’étions. Cosma s’écria&|160;:«&|160;Est-ce un jeune berger, ou une bergère&|160;?&|160;» Et àl’instant même le sol frémit. Nous sautâmes debout. Devant nous, ettenant à la main sa flûte de sureau, une jeune paysanne noustoisait du regard. Elle ne dit d’abord rien, et de ses grands yeuxnoirs et méchants elle nous fouilla les yeux. Sa face, rouillée parles vents brûlants, semblait refléter le bronze de nos visages. Lespieds et les jambes étaient nus et grillés par le soleil. Moi,j’eus du plaisir à la voir, mais Cosma devint sauvage comme untaureau&|160;: son menton mâcha le désir, et sa barbe trembla. Lajeune bergère réunit ses mains derrière elle, avança le pied etdit, fixant Cosma avec audace&|160;: «&|160;C’est toi,Cosma&|160;?&|160;» L’interrogé répondit&|160;: «&|160;Je suisCosma pour les amis, et je suis encore Cosma pour lesennemis&|160;! – Oh&|160;! fit-elle méprisante&|160;; ne sois passi fier&|160;: les deux Cosma ne font qu’un, qui se laissesurprendre facilement, comme tu vois&|160;!&|160;» Et éclatant derire elle nous tourna le dos et courut comme une chèvre parmi lespins. Alors je vis qu’elle avait une natte noire, grosse comme lebras et longue jusqu’au bas de sa jupe. Le soir de ce même jour,dans la forêt de pins éclairée par la lune, une doïna[13] retentit, une doïna vieille comme notrepassé et jeune comme le bourgeon de printemps. Elle résonna trèsloin, et ne s’approcha pas. Cosma abandonna cheval et arquebuse etalla louvoyer vers la flûte de sureau, pendant que je le suivais,menant les chevaux par les mors. Mais la flûte semblait êtreenchantée, car au moment de l’approcher, elle résonnait ailleurs.Puis le démon vint au secours de Cosma et le charme fut rompu. Jeperdis la trace de Cosma. La flûte ne résonna plus. Alors la nuitremplit la forêt de tristesse. J’attachai les chevaux à un arbre etfumai ma pipe, en attendant que le ciel assombri voulût nous rendresa reine au manteau d’argent. Et quand elle nous renvoya sa doucepâleur parmi les pins, deux voix retentirent sur la route blanchequi passait en dessous du sentier où je fumais ma pipe. Jem’allongeai sur le ventre et regardai en bas. Cosma tenait labergère par la taille et lui caressait la natte. Et ce que Cosmalui disait, ça valait la peine d’être entendu&|160;: Ô mabelle tchobanitza[14]&|160;!Fruit pétri par le désir et mordu par la passion. Je haïrai lesoleil qui te possède à son aise&|160;; je maudirai le vent qui tecaresse sans crainte, et je suis jaloux de la brebis que tu serressur tes seins. Je voudrais être la flûte de sureau que ta boucheembrasse tous les jours, et je me battrai, seul, avec la potérarien que pour te faire plaisir&|160;! Grisée, l’amanteexigea&|160;: Laisse, Cosma, la potéra, quitte la forêt et soisà moi, rien qu’à moi&|160;! Et Cosma de s’écrier&|160;: Ôma pauvre tchobanitza&|160;! tu demandes au chêne de pousserau-dessous du lit&|160;! Tu demandes au tonnerre d’éclater dans unemarmite&|160;! Tu demandes à Cosma d’être rien qu’à toi. Tu enaurais de trop, et moi pas assez&|160;! À ces paroles deCosma, je vis la petite bergère casser sous son pied la flûte desureau, étendre les bras ainsi que la colombe déploie ses ailes, etdisparaître sur la route blanche qui se rétrécissait au loin. Cosmane la suivit pas, mit deux doigts dans la bouche et lança notresifflement conventionnel. Je répondis, et nous quittâmes leslieux.

Trois ans plus tard, nous traversions uneforêt assez éloignée de ces lieux. Il pleuvait. Nous allions au pasde nos chevaux. Et voilà que tout en haut de la route une femmedépose un paquet au bord du chemin et s’enfonce dans le fourré.Nous galopons. C’était un enfant enveloppé dans une couverture. Del’acte de baptême accroché à son cou ressortait qu’il était âgé dedeux ans et qu’il s’appelait Jérémie. Il ne pleura pas, et futseulement étonné. «&|160;Ça doit être une pousse de chêne qui veutcroître dans la forêt&|160;; je m’en charge&|160;!&|160;» Ainsis’exprima Cosma, et il te mit dans sa besace. Tu fus nourri avec dujus de viande grillé. À trois ans tu buvais le vin avec la plosca.À six ans tu savais nager. Aujourd’hui tu as lâché ton premier feud’arquebuse. Demain tu auras ton cheval, tes pistolets, et tusuivras ton destin.

Mon destin ne fut pas gracieux pourcommencer.

Une année ne s’était pas bien écoulée depuisla nuit des révélations que voici la première bataille avec lapotéra, dont je me rappelle. Je n’avais pas encore mon arquebuse,mais je pouvais, à cinquante pas, cribler avec mon pistolet unecaciula[15]accrochée à un arbre. Et faute d’occasion de cribler une poitrineennemie, je m’amusais à décharger mes pistolets dans les caciulas,dans la lune, ou à l’oreille de mon coursier. C’était facile. Cefut plus difficile lorsque la poitrine de l’ennemi se présenta àmes pistolets.

L’embouchure du Sereth était à ce moment-là lelieu de nos rendez-vous. Un peu plus haut, le fourré était dense etsauvage, et là nous devions un jour partager, entre trente-deuxhommes, un beau butin, moitié payé, moitié raflé sur le Danube.Mais un péager, rancunier comme une belle-mère à cause de je nesais quel dégât fait par Cosma à son bac, flaira notre présence etnous vendit à l’administration de Braïla, qui dépêcha une nombreusepotéra. Heureusement pour nos hommes, celle-ci arriva trop tardpour nous surprendre, nous cerner et nous exterminer, mais asseztôt pour nous barrer les meilleurs chemins.

Cosma était connu comme peu fidèle à une ouplusieurs tactiques établies&|160;: il en avait cent. On le savait,aussi, entouré d’hommes dangereux et bien armés, dont le nombren’était jamais le même. Cela suffisait pour troubler l’esprit demercenaires qui, malgré leur masse, n’étaient que des fainéants peudécidés à risquer leur peau en affrontant des hommes mis hors laloi, fermes dans leur désir de vivre en liberté ou de vendrechèrement leur vie. Quant au prix offert de la tête de Cosma, ilssavaient combien ce leurre était aléatoire.

Dès le repas de midi, Cosma fut le premier àsentir le danger. Il se fiait beaucoup au pressentiment deschevaux. Le sien, surtout, et celui d’Élie, se trompaient rarement.Dressées depuis des années, ces belles bêtes flairaient à grandedistance la présence de leurs congénères ennemis et la signalaientà Cosma par des particularités peu communes.

On était au mois d’août. La répartition de lacontrebande finie, nous n’attendions plus que l’arrivée du soirpour repasser le Sereth sur le bac. C’est à ce moment que le chevalde Cosma cessa de brouter l’herbe et se mit à braquer les oreillesau vent, à renifler et, parfois, à tenir longuement ses naseauxcollés au sol, comme s’il écoutait un bruit. Cosma, qui toujours etpartout avait les yeux sur sa bête, remarqua son inquiétude, seleva, lui caressa la tête et lui parla&|160;:

–&|160;Mon rouan, mon beau rouan, dis-moi sile gibet s’approche du cou de ton maître&|160;!

Et se tournant vers les compagnons, ildit&|160;:

–&|160;Videz la charge de vos armes etrechargez avec de la poudre fraîche. Faites la même chose avec lespistolets.

Les rires cessèrent. Les mines s’assombrirent.On savait Cosma arbitraire, mais pas erroné, et on lui supportaittout à cause de sa clairvoyance. Il était notre Dieu et notremaître.

Les cloches miséreuses d’un village voisintintèrent l’heure des vêpres&|160;; tout était prêt pour le départ,quand l’homme de garde qui était dans un arbre annonça unecharrette à un cheval conduite par un paysan. Cosma nous signifia,à Élie et à moi, de nous dissimuler dans un buisson. Le paysans’approcha et arrêta devant la bande&|160;:

–&|160;Des pastèques, braves gens&|160;? J’aide bonnes pastèques, cria-t-il, roulant des yeux épeurés.

–&|160;C’est très bien, répondit Cosma, maisc’est dommage que tu arrives trop tard&|160;: nous sommes sur ledépart.

–&|160;Et de quel côté allez-vous, sinombreux, vous demanderai-je, avec humilité, si c’estpermis&|160;?

–&|160;Mais oui, c’est permis&|160;: nousallons du côté d’où tu viens. Et avec la même humilité, tedemanderai-je, moi aussi&|160;: n’as-tu pas aperçu des hommes del’oppression campés à l’entrée de la route dans la forêt&|160;?

–&|160;Pas un chien, mon brave&|160;! Pas unde ces maudits calamiteux&|160;!

–&|160;Tiens, tiens&|160;! fit Cosma d’un airconvaincu.

Et, s’adressant aux nôtres&|160;:

–&|160;Entendez-vous cette veine, mesamis&|160;? Debout avant que le soleil se couche&|160;!

Puis, au prétendu marchand depastèques&|160;:

–&|160;Merci, frère. Maintenant, uneprière&|160;: en allant vers le bac, tu rencontreras un homme commemoi, ayant autour de lui deux fois autant d’hommes que tu vois ici.Il s’appelle Élie. Eh bien, dis-lui de ma part de me suivre avectous ses hommes&|160;; et pour que ta parole soit crue, montre-luicette pièce d’or que je vais courber entre mes dents. Et garde lapièce pour toi, en souvenir de Cosma.

–&|160;C’est toi, Cosma&|160;? fit le fauxpaysan, feignant une surprise bête comme sa tête&|160;; Dieu soitloué, et ton chemin béni&|160;!

–&|160;Merci pour ton souhait, bonchrétien.

L’espion de la potéra s’en alla, gobant toutce que Cosma lui avait fait croire.

La charrette éloignée, Cosma s’étendit face auciel et hurla&|160;:

–&|160;Ah, sale péager, tu me paieras tatraîtrise&|160;!

Et m’appelant&|160;:

–&|160;Va, Jérémie, coupe la brousse, montesur un arbre et vois ce que fera le charretier en arrivant autournant de la route. Si c’est un vrai marchand de pastèques, ça,je me rase la barbe.

Peu après, j’étais de retour etrapportai&|160;:

–&|160;Il a abandonné la charrette, il estmonté sur le cheval et il a disparu à toute allure.

–&|160;Merci pour la pastèque&|160;! s’exclamaCosma.

Et il resta pensif. Les hommes parlaient entreeux à voix basse. Élie opina&|160;:

–&|160;Ce serait peut-être prudent de nousdébarrasser de la contrebande et la cacher dans la brousse.

–&|160;Oui, répondit Cosma, mais seulement aucas où nous serons obligés de couper à travers les marais, carvoici ce que je pense&|160;: dans ce lieu il y a deux routes et unsentier. Le sentier ne nous intéresse pas, qu’il soit gardé ou non,vu que par là nous nous ferions égorger l’un après l’autre, commedes agneaux. La potéra doit donc être partagée moitié sur la routequi monte du Sereth, moitié sur celle d’où venait l’espion. Lanouvelle que nous prendrions ce dernier chemin décidera lecommandant à dégarnir celui qui longe la rivière et à concentrerses troupes ici. Mais voilà, il s’agit de savoir s’il les enlèveratoutes ou en partie, et combien d’hommes resteront à garder laroute du Sereth. C’est ce que Jérémie tâchera d’apprendre&|160;:hé, Jérémie&|160;? Montre-nous que tu es digne de vivre enliberté&|160;! Je vais te déguiser en pauvre enfant de pêcheur, ettu courras, pieds nus, tête nue, bâton à la main, le long de larivière. Tombé dans le guêpier des potéraches[16], tu leur diras, essoufflé, queta mère se meurt et que tu vas au village chercher le pope pourqu’il lui serve les sacrements, mais tu diras cela en sanglotant,les larmes coulant le long de tes joues, entends-tu&|160;? Tu n’asjamais pleuré. Eh bien, pleure maintenant comme une femmeparesseuse&|160;! Et rentre aussitôt en te frayant un chemin àtravers la brousse.

&|160;

Plus de cinquante potéraches, alourdis d’armesà feu et de yatagans, restaient étendus à l’orée du bois etfumaient, lorsque je passai tout près d’eux en sanglotant comme unefemme paresseuse. Je pleurai facilement, car je me figurais Cosmaet Élie tués, pris, pendus, et moi allant travailler la terre commeesclave.

–&|160;Hé&|160;! gamin&|160;! où vas-tu ainsien versant des larmes&|160;? tu as peut-être perdu tamère&|160;?

–&|160;Je ne l’ai pas encore perdue, elle semeurt, je vais appeler le pope du village.

–&|160;Que ses péchés lui soientpardonnes&|160;! Mais, dis-nous, petit, n’as-tu pas vu, du côtéd’où tu viens, des hommes armés allant à cheval et habillés enpaysans&|160;?

–&|160;Oui, j’en ai rencontré.

–&|160;Nombreux&|160;?

–&|160;Deux fois votre nombre, peut-être.

–&|160;Et de quel côté sedirigeaient-ils&|160;?

–&|160;Du côté de Galatz, par la grand-routequi part du bac.

–&|160;Ça y est&|160;! s’écria, satisfait, lechef des potéraches, se tournant vers ses hommes. Notre grandcommandant a eu raison d’entasser les troupes à cetendroit-là&|160;! Ah, quel plaisir&|160;! Ils seront massacrés, lesbrigands&|160;! Nous pouvons rester tranquilles ici à fumer nospipes.

–&|160;Je vous laisse en bonne santé, bonnesgens, dis-je.

–&|160;Va en bonne santé, petiot. Ne veux-tupas monter sur un de nos chevaux, pour aller plus vite&|160;?

–&|160;Merci, j’ai peur de tomber.

–&|160;Quel travail fais-tu&|160;?

–&|160;J’attrape des poissons avec monpère.

&|160;

Le soleil touchait l’horizon de son disquerougeâtre, quand, tous les compagnons d’accord, notre troupe se miten marche le long du Sereth, décidée à fondre sur le groupe ennemi,le disperser et fuir avant l’arrivée du gros de la potéra attiréepar les décharges. Au moment du départ, Cosma dit auxhommes&|160;:

–&|160;Voici huit ans que nous vivons ensembleet libres, sans avoir le droit de nous plaindre de notre sort, carvous n’avez connu jusqu’à présent que la tracasserie desescarmouches. Maintenant il se peut que quelques-uns laissent leurvie. Eh bien, rappelons-nous qu’une seule année vécue en libertévaut davantage qu’une vie entière d’esclave. Ce n’est pas le nombred’années qui fait la vie, mais l’heure vécue sans violence. Pourl’homme libre, tout ce qui n’est pas liberté c’est la mort, maisune mort sans fin. Voyez notre enfant Jérémie, il va affronter toutà l’heure le même danger que nous&|160;; et moi seul je saiscombien il m’est cher, car il est de notre sang. C’est égal, à lui,comme à nous tous, je souhaite plutôt la mort que la chute dansl’esclavage.

Le vataf[17] de labande – qui dirigeait les opérations de vol sous les ordres etd’après les plans de Cosma – répondit, au nom de seshommes&|160;:

–&|160;Nous pensons comme toi, Cosma&|160;:vivre en liberté ou mourir.

Un galop fantastique suivit ces paroles. Seulun mur eût été capable d’arrêter une pareille avalanche. Munis,tous, de vestes en cuir de buffle qui nous protégeaient lapoitrine, nous craignions davantage les blessures portées auxchevaux qu’à nous-mêmes. Ma place était en tête de la galopade,entre Cosma et Élie.

Le temps de s’essuyer un œil, et nous tombionssur les potéraches, lesquels ne sachant de quoi il s’agissait,montaient en hâte sur leurs chevaux. Nous nous déversâmes sur eux,dans la demi-obscurité de la forêt, et nos arquebuses crachèrentune grêle étourdissante qui enveloppa le tout dans la fumée. Etdéjà, éparpillés parmi les arbres, nous reprenions notre route,quand une décharge qui nous fut envoyée dans le dos me brûla lanuque et me descendit de mon cheval.

C’est tout ce que je sus au premiermoment.

&|160;

Le moment d’après fut pour moi triste comme lamort et comme l’esclavage.

Gisant, par terre, dans mon sang, je vis notretroupe faire volte-face à l’ennemi, s’engager dans une horribleéchauffourée à coups de pistolets et de yatagans et risquer le grosdanger de l’arrivée de la potéra, rien que pour sauver ma vie. Etc’était presque fait, on y parvenait, les yatagans de Cosma, d’Élieet du vataf tombaient comme des coups de foudre sur les têtes despotéraches, le salut s’approchait de moi, et moi, appuyé sur mesgenoux, je me levais et tendais les bras.

Mais mon sort fut autrement écrit. À l’instantmême la terre trembla sous le galop de l’armée ennemie qui venaitau secours. Encouragés, les potéraches chargèrent avec élan. Alorsj’entendis Cosma me crier dans la nuit tombante&|160;:

–&|160;Reste&|160;! Je te sauverai&|160;!

Et les nôtres tournèrent bride et disparurent.Je m’évanouis.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Je me réveillai les poignets attachés dans ledos, au milieu d’une masse noire de potéraches, au milieu d’unenuit aussi noire que l’âme des potéraches et que mon avenir. Puisdeux torches furent allumées, et à leur flamme fumante je visamener, liés comme moi, deux des nôtres, grièvement blessés.

Un des deux mourut en route. L’autre futpendu. J’enviai leur sort, car le mien fut d’être livré, commeesclave, à la cour du grand boïar grec l’archonte Samourakis.

*

C’était une vraie citadelle, entourée dehautes murailles et gardée nuit et jour par des Albanais,véritables géants. Placée à une distance presque égale de Braïla etde Galatz, sur une belle colline qui dominait la vallée du Sereth,cette vaste maison, blanche comme la neige, semblait faite pouroffrir gîte et bonheur à tout venant, avec ses larges portesouvertes du lever au coucher du soleil, son esplanade, ses nombreuxbalcons en bois massif, ses fenêtres riantes et ses immensesavant-toits.

Et, en effet, elle offrait gîte et bonheur,mais pas à tout venant. Des «&|160;postalions&|160;», à quatre etsix chevaux, s’arrêtaient tous les jours devant la porte d’honneur.Des boïars, grands dignitaires administratifs ou simples fortunés,Roumains, Grecs, ou Turcs, accompagnés de leurs femmes, ydescendaient, secouant la poussière ou la neige qui embarrassaientleurs chlamydes princières en soie brodée, adulés par la valetaillealbanaise qui se prosternait jusqu’à terre et leur baisait le basdes robes, et «&|160;hiritisés&|160;» par le puissant maître,l’archonte Samourakis, gouverneur de la contrée etvénétic[18].

Aussitôt arrivé à la cour, je fus traînédevant l’archonte, toujours les poignets attachés, comme si j’étaiscapable de tuer tout le monde. L’archonte, seul, étendu sur un sofaqu’ombrageait une vigne grimpante, ordonna de me libérer les mainset chassa brutalement mes deux bourreaux, qui se retirèrent àreculons, prodiguant force courbettes.

Nous nous regardâmes franchement dans le blancdes yeux, lui, très calme, moi, fort haineux. L’archonte était lepremier homme distingué que je voyais. Sa barbe teinte en noir medéplaisait, mais sa longue silhouette était souple et gracieusedans son manteau à franges. La main ornée de belles bagues tenaitnonchalamment le tchibouk[19] d’ambre.Il me demanda, et je répondis en grec&|160;:

–&|160;Comment t’appelles-tu&|160;?

–&|160;Jérémie.

–&|160;Fils de Cosma&|160;?

–&|160;Fils de la forêt.

L’archonte souleva le bras dans un geste delassitude&|160;:

–&|160;Ne parade pas, même si tu escourageux&|160;! Je sais que tu es prêt à te laisser brûler vif,mais c’est autre chose que je voudrais apprendre de toi. Écoutedonc&|160;: comme tu n’es pas d’âge pour que je t’envoie au gibet,je pense faire de toi mon valet de chambre.

–&|160;Quoi&|160;? Un valet, du fils…

–&|160;… de la forêt, parfaitement.Attends, ce n’est pas tout. Par ton intermédiaire, je pense encoreamener ici Cosma, et faire de lui mon homme de confiance.

J’éclatai de rire&|160;:

–&|160;Tu penses rien que des sottises, monpauvre archonte&|160;!

L’archonte eut un brusque sursaut qui brisa letchibouk et fit craquer le sofa, mais aussitôt il se domina et dit,comme pour soi-même&|160;:

–&|160;Cet enfant me tutoie et m’appellepauvre.

Et s’adressant à moi&|160;:

–&|160;… Sache, mon petit aigle, qu’auxinsolents je fais couper le bout de leur langue.

En disant cela, il claqua des mains. Deuximbéciles armés surgirent comme du sol.

–&|160;Amenez-moi le«&|160;Sans-Langue&|160;»&|160;! ordonna-t-il.

Ils disparurent et revinrent avec un homme auxcheveux gris et au regard de fou. À un signe du maître, il memontra le trou béant de sa bouche à la langue coupée.

Lorsqu’ils furent congédiés, l’archonte medit&|160;:

–&|160;As-tu vu&|160;? Tâche de parlerautrement devant des témoins. Ici il n’y a qu’un seul homme quipeut dire tout ce qu’il veut&|160;: c’est moi, l’archonteSamourakis&|160;!

Je lui répondis sans me soucier de samenace&|160;:

–&|160;Tu es un lâche, archonte Samourakis, ettu fais bien de ne pas te promener dans la forêt&|160;: là-bas tune dirais plus tout ce que tu voudrais.

Le tyran rit sourdement dans sonmenton&|160;:

–&|160;Hum&|160;! hm&|160;! hm&|160;! monpetit ours&|160;! Ici aussi c’est une forêt, forêt et gouvernement,car je peux dicter des lois. En plus, je ne risque rien.

–&|160;Au diable, avec ta forêt dedomestiques&|160;!

–&|160;Ce sont des hommes forts comme vousautres.

–&|160;Comme nous&|160;? Jamais&|160;! Ce sontdes buffles, bons à traîner ta charrue.

–&|160;Pas tous&|160;; ma garde personnelleest composée de vrais bandits, et c’est à cette garde que jevoudrais donner comme chef Cosma, ce terrible bandit qui me rafleles plus beaux cuivres, les plus belles armes, les tapis, lessoieries et les cachemires les plus chers, pour les vendre auxHongrois. Et pourquoi ne voudrait-il pas devenir le chef de mabande&|160;? Il aurait de l’or, de beaux vêtements, de bellesfemmes et même du sang à verser à volonté.

–&|160;Tu me dégoûtes, archonte&|160;! Allons,livre-moi à ton bourreau.

–&|160;Prends garde, Jérémie&|160;! Ne mepousse pas à la colère&|160;!

–&|160;Je me moque de ta colère&|160;!

–&|160;On verra ça. Je te laisse le temps deréfléchir.

Il claqua des mains. Les deux chiens de gardeapparurent&|160;:

–&|160;Livrez ce garçon aux travaux de laforge, et amenez-le devant moi dès qu’il le demandera. Pour lesméchancetés dont il se rendra coupable, c’est moi seul qui dicterailes punitions. Partez&|160;!

&|160;

Le maître forgeron était un énorme tzigane,ancien esclave, devenu encore plus esclave par la libération. Lesmanches retroussées, les yeux rouges, la poitrine nue et couvertede poils gris, il me fulmina du regard, me serra le bras et me fitmal aux muscles. Je ne bronchai pas, mais le sang me monta à latête.

–&|160;C’est ça le «&|160;petit aigle&|160;»de notre maître&|160;? Ha&|160;! ha&|160;! Il a l’air de se croireencore sur le faîte des chênes&|160;! On va lui couper un peu lesserres&|160;! Allons, «&|160;petit ours&|160;», prends ce grosmarteau et frappe ici, sur ce fer rouge, mais frappefort&|160;!

Je frappai sur le fer rouge qu’il tenait avecdes pinces.

–&|160;Oh, plus fort que ça, et penche-toibien sur l’enclume&|160;!

Les hommes de la forge riaient. Je frappaiplus fort sur le fer qu’il tournait sans cesse, je me penchai surl’enclume, car je savais que je devais travailler. Mais voilà que,brusquement, le tzigane retire son fer, mon marteau rencontrel’enclume nue, saute en l’air comme repoussé par un ressort etvient me heurter rudement au front, où une bosse se lève aussitôt.Des rires cyniques éclatent autour de moi. Le tziganericana&|160;:

–&|160;C’est comme ça qu’on apprend lemétier&|160;!

–&|160;Et c’est comme ça, dis-je en luilançant son marteau en pleine poitrine, qu’on désapprend lemétier&|160;!

Le forgeron lâcha un cri de bête ets’affaissa&|160;:

–&|160;Courez vite et rapportez aumaître&|160;! hurla-t-il. Attends, bandit, je vais t’appliquer cent«&|160;nerfs de bœuf&|160;» sur le dos nu&|160;!

L’homme envoyé revint et ditsolennellement&|160;:

–&|160;Notre maître ordonne au forgeron depasser Jérémie au maître charron.

–&|160;C’est tout ce qu’il a dit&|160;? rageale tzigane.

–&|160;C’est tout, fit l’autre humblement.

–&|160;Sacrés noms de tous les Anges duciel&|160;! jura le forgeron. Qu’est-ce qu’il a dans le cul, cechien de bandit, pour se faire si vite protéger par notremaître&|160;!

Je passai au charron, mais là non plus je neramassai pas de mousse. Son atelier étant contigu à la forge, letzigane chercha tout de suite à se venger. Et il me joua un fortmauvais tour. Pendant que j’aidais le charron à fixer un cercle enfer au moyeu d’une roue, le forgeron, sûrement d’accord avec soncollègue, trouva moyen de substituer en vitesse au cercle froid, unautre, chauffé jusqu’au violet, que je pris dans ma main et ylaissai la chair collée dessus. Alors, rageant de douleur, je meprécipitai sur le Tzigane et renversai l’enclume sur sesjambes.

Il eut un pied écrasé. Moi, j’eus à supporter«&|160;trente nerfs de bœuf sur le dos habillé et sans faire creverla peau&|160;», disait l’ordre de l’archonte. Enfin je fustransféré à l’entretien des chevaux, où je ne me trouvai pas mal etrestai.

*

Deux ans passèrent, deux longues annéespendant lesquelles je ne fis que mourir tous les matins en meréveillant. Je pensais aux paroles de Cosma&|160;: «&|160;Une mortsans fin.&|160;» C’était vrai. La chance même de me trouver encompagnie des chevaux ne m’apporta aucune joie, car c’étaient desbêtes sans caractère, gavées d’avoine, alourdies de graisse,dormant debout, presque stupides. En les regardant, je concluaisque la vie inactive et opulente doit être pour l’esprit plusfuneste que l’esclavage.

En effet, comme les chevaux, les Albanais dela garde, eux aussi, dormaient debout, affublés de leursilliks aux manches larges et fendues, de chalvars[20] serrés à la cheville, de pantoufles àpompon, du petit fez blanc ridiculement planté sur une oreille,amas de vêtements carnavalesques chamarré de broderie, depassementerie, de fils d’or, et flanqué de pistolets et de yatagansbons à épouvanter des femmes enceintes. Ces gros fainéants, abrutispar la bonne vie et le sommeil, venaient parfois me visiter à montravail et me poser la même question sotte&|160;:

–&|160;Ne te trouves-tu pas mieux ici que dansla vie dangereuse de bête traquée&|160;?

Je leur répondais&|160;:

–&|160;Le chien de garde ne peut pascomprendre la vie du loup.

Les serfs, mes compagnons de peine, n’étaientni curieux, ni effrontés&|160;; ils coulaient leurs jours entravaillant, en priant, et en espérant une vie meilleure dans leciel. Je les plaignais et les méprisais en moi-même.

Pendant ce temps, l’archonte m’avait demandétrois ou quatre fois pour me dire qu’il ne m’avait pas oublié etqu’il attendait toujours mon consentement à devenir son valet dechambre. Je lui répondis que je préférais la servitude àl’ignominie. Au dernier entretien, cependant, malgré mes refus, ilm’offrit une faveur à choisir. J’acceptai, mais&|160;:

–&|160;Sans aucune condition, dis-je.

–&|160;Sans aucune&|160;;qu’aimerais-tu&|160;?

–&|160;Me permettre de me promener seul lesoir, dans le parc du maître, après l’extinction.

–&|160;Tu veux t’évader&|160;?

–&|160;Non, je te donne ma parole. C’est parceque, depuis deux ans, j’étouffe dans la cour des travaux, à mecoucher en même temps que les poules et à ne plus voir un arbre, lalune, ni entendre le bruit du vent dans le feuillage. Je crois queje mourrai.

–&|160;Tu es libre de faire cela à partir dedemain. En plus, tu auras une coliba[21] àtoi seul pour coucher, et tu iras chercher tes repas à la cuisinede la garde.

–&|160;C’est très bien, fis-je.

–&|160;C’est tout ce que tu saisremercier&|160;?

–&|160;Et que dois-je faire&|160;?

–&|160;Me baiser la main, sinon le bas de larobe&|160;!

–&|160;Je n’ai jamais fait de choses commeça.

L’archonte rit, me donna une tape et mecongédia.

Tout d’abord, ce relâchement de servitude megonfla la poitrine d’une bourrasque de bonheur, mais ce fut decourte durée.

Ces innombrables kiosques de vigne grimpanteet de houblon, ces bosquets de rose et de lilas, ces immensespeupliers – répandus comme des chênes ou droits comme des sapins –n’étaient autre chose que des domestiques crevant de vie facile,comme les chevaux et les Albanais. En dehors de ce petit boisesclave, et lui donnant le tour, l’épouvantable mur, haut de quinzepieds, promenait sa masse infranchissable comme un défi de brute.Pas un oiseau autre que des corbeaux et des moineaux. Le vent – cevertigineux voyageur parlant aux hommes libres en toutes leslangues de la terre – ne daignait pas descendre dans cette fosse demalheur&|160;; il s’entretenait avec les seuls faîtes despeupliers, et encore pour les plaindre. La lune elle-mêmes’assombrissait au zénith, et glissait sa pâleur comme unesouffrance de phtisique sur ce lieu de faux bonheur, pendant queles veilleurs de nuit faisaient leurs cent pas, aussi indifférentsque s’ils étaient dans une cave, pendant que la mélodie plaintivedes violons s’échappait du banquet des maîtres, pareille à deslambeaux de chair farcis de joie, et pendant que je déambulaisparmi les troncs nus des arbres, songeant à ce qu’il y avait del’autre côté du mur&|160;: Cosma, Élie, et des souvenirs dont lanostalgie était écrasante.

J’entrais dans ma quinzième année. Un jour detriste septembre, grand mouvement à la cour, grouillement de lavermine&|160;: l’archonte partait pour un voyage d’un mois. Je fusappelé par lui. Prêt à monter dans sa voiture fermée, il souffla,en mettant ses gants&|160;:

–&|160;Tu n’essaieras pas de t’évader&|160;:ce n’est pas possible&|160;; il y a ordre de te tuer.

–&|160;Je le sais, dis-je.

Et les quatre chevaux décampèrent.

Aussitôt, la valetaille leva le nez et gonflases oripeaux, confirmant le proverbe&|160;: «&|160;Quand le chatn’est pas à la maison, les rats dansent sur la table.&|160;» Elledansa, se gava, se soûla. Il y avait bien un chat qui restait pourgarder la maison – un frère âgé du maître –, mais ce n’était plusqu’un épouvantail, un matou rabougri et chauve à force d’avoir tropcouru sur des toits disparus.

Ce fut pendant cette absence de l’archonte,que Cosma me donna le premier signe de vie. Un après-midi, un vieuxTurc à la barbe blanche, vendeur de nougat, s’arrêta devant lagrande porte, et offrit sa marchandise aux Albanais, qui sejetèrent dessus. C’était jour férié. Les serfs se reposaient,chacun de son côté. Moi, je me trouvais près de la palissade quiséparait la cour de travail de la cour du maître. Les crispuissants de&|160;: Alvitz[22]&|160;! alvitz que le marchandde nougat lança aux airs, me firent battre le cœur rapidement. Jegrimpai sur la palissade et regardai. Oui, je ne me trompais pas,c’était bien le vieil Ibrahim, pêcheur d’écrevisses et notre hommede confiance. Il me vit et porta une main à ses lèvres, en signed’amitié sincère. Puis, avec une audace incroyable, il se fraya unchemin entre les deux rangées de gardes qui se léchaient lesdoigts&|160;:

–&|160;Eh bien, cria-t-il en turc, pourquoi neporterai-je pas un morceau d’alvitz à ce garçon-là. Il doit enavoir l’eau à la bouche, de vous voir manger&|160;!

Et sous le nez des Albanais, ébahis de ceculot, il traversa le parc à pas de jeune homme, et me tendit lenougat et dit à forte voix&|160;:

–&|160;Tiens mon brave, mange… Je sais que tun’as pas de sous pour t’en payer, mais je te dis que tu enauras sûrement au printemps prochain&|160;!

–&|160;Qu’en sais-tu s’il en aura le printempsprochain&|160;? lui dit d’un ton menaçant le chef de la gardelorsqu’il fut de nouveau à la porte.

–&|160;Eh&|160;! fit Ibrahim d’un airdégagé&|160;; pourquoi ne pas faire bon cœur à un enfant, si ça necoûte rien&|160;? Les serfs ont, eux aussi, droit àl’espérance.

Avec ça, il posa sur son crâne le plateau denougat et partit en criant&|160;:

–&|160;Alvitz et espérance, pour les bouchesamères&|160;!

Je me réfugiai dans ma hutte, étourdi par lesmots d’Ibrahim&|160;: au printemps prochain&|160;! Motsmagiques&|160;! Jour et nuit, ils flambèrent sous mes yeux comme lefeu follet de la délivrance. Mais comment serais-je délivré&|160;?Douze Albanais, changés toutes les six heures, montaient la garde.Soixante autres se reposaient, s’amusaient, ou dormaient dans deuxdortoirs, et n’attendaient que le signal d’alarme pour sortir enmasse, les armes à la main. Comment oserait-il, Cosma, attaquer unepareille armée avec ses trente hommes&|160;?

Au bout d’un mois, nouvelle arriva à la courdisant que l’archonte, qui se trouvait à Stamboul, ne rentreraitqu’après un autre mois, et au bout de ce second mois, il arriva,avec un grand tapage.

Le tapage consistait en ceci qu’il ne rentraitpas seul, et qu’une femme l’accompagnait.

Tous les mercenaires alignés sur deux rangs,formant une haie entre la porte blindée et lepridvor[23], l’archonte et sa maîtressetraversèrent le parc détrempé et sombre, en souriant comme dessouverains, pendant que soixante-dix pistolets, se répétant parsalves de dix à la fois, crachaient leur feu innocent contre leciel sinistre de cet automne. Derrière la palissade, nous autresbêtes de somme, restions tapis à l’aguet, l’œil collé surl’entrebâillement des planches, mais il n’y eut pas moyen de voirquelque chose.

Dès le lendemain, on répéta de bouche enbouche que la maîtresse de notre seigneur était belle comme une deces trois cents cadânas[24] quipeuplent le harem du sultan. Après quoi, trois jours de silenceabsolu s’ensuivirent. Le quatrième, journée froide et ensoleilléede mi-novembre. Ordre de nous laver proprement, de mettre nosvêtements de fête et de nous rassembler tous, grands et petits,dans la cour d’honneur. À midi, nous y étions. Autour de moi,silence et crainte. En dehors de notre masse, la gardealbanaise.

Un cavas ouvre les deux battants de la porte.L’archonte, rayonnant de bonheur, apparaît, soutenant le bras de samaîtresse et les deux avancent jusqu’à la balustrade du pridvor quidomine la cour. Il porte une chlamyde bleu ciel brodée d’un grec enfil d’or aux manches et en bas. Elle, manteau d’hermine&|160;; etau-dessus du front, un diadème de diamants. Les cheveux sontd’ébène, comme les sourcils, les cils et la prunelle de ses grandsyeux. La peau est brune et mate.

L’archonte nous parle en un fort mauvaisroumain&|160;:

–&|160;La belle princesse que vous voyez à monbras, c’est ma fiancée, mon épouse dans quinze jours et votremaîtresse à partir d’aujourd’hui. Sa seigneurie est de votrepays&|160;; son nom est Floritchica[25]. À côté de sa seigneurie,j’oublierai ma nation pour aimer la sienne. Je serai roumain.Allez, reposez-vous trois jours, mangez bien et buvez du vin à sasanté&|160;!

Un grouillement de brutes aphones remplitl’air avec des cris&|160;: «&|160;Qu’elle vive, saseigneurie&|160;!&|160;» «&|160;Que vous soyezheureux&|160;!&|160;» «&|160;Nous prierons Dieu pour votresanté&|160;!&|160;»

Plusieurs se jetèrent face à terre etbaisèrent le sol au pied de l’esplanade. D’autres pleuraient debonheur, les pauvres. Et le troupeau s’en alla trouver ses augesgarnies d’une meilleure ragougnasse, chacune flanquée d’un quartd’alcool puant et d’un pot de vin peu joyeux. Seul le repos futappréciable, mais il profita davantage à l’archonte qu’à ses serfs,car, trois jours durant, les esclaves ne firent que parler de labonté de leur maître et prier pour lui.

*

Le lendemain de cette grâce seigneuriale,assez tard dans la soirée, le cavas vint me dire que son maîtrem’appelait.

Dans une petite chambre basse, aux plancher etmurs entièrement couverts de tapis roumains, l’archonte etFloritchica faisaient leur digestion, étendus sur deux grandesfourrures d’ours, les têtes reposant sur des traversins en veloursde soie rouge. Quatre bougies de cire brûlaient discrètement dansun chandelier d’argent et mêlaient leur arôme de miel aux arômes decafé turc et de tabac d’Orient. Une soba[26] rustique chauffait la pièce du dehors.Partout des coussins et des tabourets en désordre.

Je fus reçu en homme libre. L’heureux couplevenait de fumer ses narguilés, et, à mon entrée, il me salua,presque d’une seule voix&|160;:

–&|160;Bonsoir, Jérémie.

Floritchica s’exprima dans un grecparfait.

Je fus ébloui de sa beauté. C’était une fleurde chardon en plein épanouissement. Gracieusement enveloppée danssa robe de chambre en cachemire couleur orange, laissant voir unecheville de chèvre, son corps était tout abandon et dignité à lafois. Son visage allongé ne portait aucune trace demaquillage&|160;; ses cheveux lissés en arrière, aucun artifice.Elle me regarda d’un air drôle, presque ému. Sous la fixité de sesyeux, grands ouverts, je me sentis absorbé.

–&|160;Jérémie, dit l’archonte, tu as de lachance&|160;: ma fiancée s’intéresse à ton histoire. Elle voudraitsavoir si tu connais ta mère. Réponds-lui, et sois poli.

–&|160;Je suis le fils de la forêt… Je neconnais ni mère ni père… Cosma m’a élevé.

Floritchica parut réprimer un nœud dans lagorge. Elle m’interrogea d’une voix tremblante, mais tendre etharmonieuse&|160;:

–&|160;Sais-tu, Jérémie, qui t’a donné àCosma&|160;?

–&|160;Je ne sais pas. Il m’a trouvé dans laforêt, étant âgé de deux ans, m’a mis dans sa besace et m’a nourriavec du jus de viande.

À cette réponse à moi, une chose bizarre sepassa. Floritchica, d’un seul mouvement de son corps de sirène, serenversa sur le ventre, enfouit le visage dans le traversin etsanglota. L’archonte s’émut et fut gêné de cette scène&|160;:

–&|160;Qu’est-ce qu’il y a, amie&|160;?Pourquoi pleures-tu&|160;?

Et se tournant vers moi&|160;:

–&|160;Tu peux t’en aller.

Deux jours plus tard, je fus appelé denouveau, aux mêmes heures et dans la même chambre.

Floritchica était un peu pâle et me souriaitgentiment. L’archonte, content, se promenait, les mains dans lespoches d’une large veste. Il me dit&|160;:

–&|160;Voilà, Jérémie&|160;; ma fiancée veutfaire de toi son valet personnel, attaché à son seul service.

–&|160;Oui, Jérémie, dit-elle, aimable maissérieuse&|160;; veux-tu me servir&|160;?

–&|160;Madame, dis-je, irrité, j’ai déjàdepuis longtemps répondu à l’archonte que j’aime mieux mourir qued’être le valet de qui que ce soit.

–&|160;Mais tu seras traité avec les égardsque l’on doit à un enfant… de la forêt, fit-elle avec douceur.

–&|160;Je m’en passe de vos égards, et si vousvoulez tout savoir, eh bien, sachez que je vous déteste. Vous êtesmes ennemis.

L’archonte voulut parler&|160;; elle l’enempêcha et me demanda&|160;:

–&|160;Moi aussi, je suis ton ennemie,Jérémie&|160;?

–&|160;Oui, toi aussi. Tu es la femme de ceuxqui veulent tuer les hommes libres. De quel droit me tient-onenfermé ici depuis plus de deux ans, quand je veux vivre ailleursavec Cosma&|160;?

Elle baissa la tête et appuya le front sur samain. L’archonte cria vivement&|160;:

–&|160;Je ne veux tuer personne, mais Cosma etsa bande sont des voleurs&|160;!

–&|160;Tu appelles «&|160;voleurs&|160;» leshommes qui se refusent d’être tes valets&|160;? Ou tu croispeut-être que la terre a été créée pour te faire plaisir à toiseul&|160;!

Il se tourna vers sa maîtresse&|160;:

–&|160;Je t’avais dit, chérie, qu’il n’y arien à faire avec ce têtu&|160;!

Je fus congédié. Et ce fut la dernièredémarche de l’archonte pour faire de moi un valet.

&|160;

Rude hiver… Engourdissement… Les arbres, leskiosques pliaient sous le poids du givre et de la neige. La courétait plongée dans la tristesse, mais cette tristesse n’était pasdue uniquement à la rigueur de la saison. Les fidèles serviteurs del’archonte nous apprirent que la vie intime de celui-ci étaitdevenue un enfer, que Floritchica cuisait notre maître à petit feuet qu’il ne se passait pas un jour sans qu’il y ait des disputesorageuses. Cela expliqua l’absence des fêtes et le renvoi, auxcalendes grecques, du mariage et de la noce que tout le mondeattendait.

Un soir, je me trouvais dans ma coliba, que labise secouait furieusement, et regardais le feu des branches avecun sentiment de voluptueuse détresse. Je raisonnais déjà à cemoment-là comme un homme d’âge mûr, et je jugeais la vie avec unelucidité que les expériences qui ont suivi n’ont pointdépassée.

Ainsi, le regard braqué sur les palpitationsdes flammes, ma raison envisagea froidement ma situation. Je mevoyais arrivé au monde grâce à un plaisir accidentel de Cosma, lerésultat d’un plaisir entre mille. Et je haïs Cosma. Je me voyaislanguir parmi les brutes grâce à la volonté de Cosma d’affronter lapotéra, tandis qu’il eût été bien plus sage de suivre l’idée d’Éliequi proposait d’abandonner la contrebande et de nous sauver àtravers les marécages. Et cela me fit détester Cosma. Maintenant,un sentiment bien plus atroce me tourmentait&|160;: le soupçon queCosma ne souffrait pas assez de ma détention, et qu’il continuaitsa vie libre et joyeuse, se souciant peu du sort des autres,s’appropriant tout ce qui lui donnait envie et se moquant de sonexistence comme de celles qu’il écrasait autour de lui. Et alors,j’en voulus à Cosma comme à un ennemi.

Un dégoût amer me prit à la gorge. La vien’eut plus de sens. Prison ou forêt libre, plaisir ou souffrancem’apparurent comme des choses également absurdes.

Le feu de branches s’assoupissait lentement,comme mon désir de vivre. En ce moment, la porte de ma colibas’ouvrit. Floritchica apparut.

&|160;

Elle était enveloppée dans une longue choubade renard au col relevé sur le châle qui lui couvrait la tête etduquel son visage ressortait comme une image de madone méridionale.Ses orbites hâves et la souffrance qui marquait ses traitsm’impressionnèrent.

Après avoir secoué la neige, elle se laissachoir sur le bord de mon grabat… Je m’empressai de lui offrir monescabeau… Elle se tut comme si je n’avais rien dit et me regarda…Je la regardai… Longuement, nous nous regardâmes… Puis, je luitournai le dos et ne fis plus attention&|160;; je l’oubliai.Qu’est-ce que c’est qu’une belle madone méridionale dans une choubade renard quand on a quinze ans et qu’on languit enprison&|160;?

Plus tard, deux mains plus fines que le plusfin velours saisirent mes joues. Floritchica se lamenta avec desparoles inspirées par Dieu, avec une voix qui venait duciel&|160;:

–&|160;Enfant de la forêt&|160;!… Enfant del’amour&|160;!… Tu es le résultat de l’illusion. Tu es beau&|160;;tu es intelligent&|160;; tu es fier, et tu préfères la mort àl’esclavage… Tu pâlis dans une coliba entourée de hautes murailles,quand tu as droit au palais sans digue que les chênes bâtissent surles montagnes… Tes yeux fixent un misérable feu de branches, quandils devraient contempler l’incendie des forêts… Et des hauteurs oùplanent les aigles, tu es tombé dans une écurie… Mais c’estpeut-être juste que ce soit ainsi&|160;: les enfants expientsouvent les péchés de leurs parents.

–&|160;Qui es-tu, ensorceleuse, qui crois queles enfants doivent expier les péchés de leurs parents&|160;?

–&|160;Je suis celle qui a cherché lebonheur complet, qui a voulu rêver, les yeux ouverts surle soleil, et qui s’est brûlé les yeux&|160;!

Une haleine parfumée frôla mon visage, deslèvres fiévreuses baisèrent mon front, et Floritchica disparutcomme elle était venue.

Mon feu s’éteignit… La coliba devintnoire.

*

Belle fin de mars… Envie de s’étendre, debâiller, et d’écouter l’alouette. Mais point d’alouette à la courde l’archonte Samourakis. Depuis les petites bestioles quifourmillaient par terre, depuis les serfs, les chevaux et lesAlbanais, qui pétaient en chœur ou à tour de rôle, et jusqu’àl’archonte lui-même et sa Floritchica, tout ce monde sentait lebesoin de sortir de ses crevasses et de bouger dehors. L’archontene bougeait pas beaucoup, il lâchait seulement de gros et fréquentsrenvois de cochon bourré de maïs, car il digérait en faisant sasieste allongé sur un sofa placé dans le pridvor, à l’air. Ses yeuxmi-clos étaient fixés sur la grande porte de la cour, large ouverteet gardée par ses géants armés. Floritchica brodait des mouchoirs,et moi, près d’elle, je lui parlais de la montagne, de la plaine,de la forêt, de toutes choses qui donnent envie de vivre, car, àforce de geler dans ma coliba, j’avais compris qu’il valait mieuxtenir compagnie à une maîtresse d’archonte et coucher dans unpalais. Oui, j’avais cédé&|160;: on finit presque toujours parcéder lorsqu’on vous frotte trop le dos avec une étrille.

Mais je ne rendais aucun service et àpersonne. Je faisais mon petit archonte, pour la plus grande ragedes Albanais et à la stupéfaction des esclaves.

Le maître écoutait mon bavardage avec plaisiret était tolérant.

–&|160;Dis-moi, Jérémie, Cosma n’a pas peur dema potéra&|160;?

–&|160;Il s’en fiche, de ta potéra.

–&|160;Mais il sera quand même pris un jour,et alors le terrible Cosma aura à choisir entre la corde et monservice.

–&|160;Il ne te servira pas&|160;; la cordelui sera préférable.

–&|160;Quel sacré bougre&|160;! Et pourquoic’est si difficile de servir un seigneur comme moi&|160;? Je letraiterais en homme libre, rien que pour avoir Cosma à ma cour.

–&|160;Archonte, les hommes libres n’ont pointde seigneurs, et les seigneurs ne peuvent pas avoir d’hommes libresà leur cour&|160;: c’est vouloir mettre une pastèque dans unebouteille.

–&|160;Eh bien, je le pendrai,alors&|160;!

–&|160;Quand tu l’auras…

La terre humide exhalait des vapeurs sous lachaleur du soleil. Dans le cadre de la porte, deux hommesapparurent. C’était deux de ces moines voyageurs de Jérusalem ou dumont Athos, fort nombreux dans le pays, qui mendient pour leursmonastères. Ils étaient grands et solides comme les Albanais,portaient des barbes et cheveux longs et roux, visages bronzés,soutanes châtaigne, en loques, bottes crottées. Ils étaient chargésde besaces. Un d’eux tenait sous le bras la boîte en fer, scelléeet cadenassée, où l’on met l’argent&|160;; l’autre, le plus grand,portait le livre où l’on inscrit les oboles et les noms desdonateurs au cœur chrétien. Celui-ci cria en grec, et d’une voixpuissante, dès qu’il aperçut l’archonte sur le pridvor&|160;; etdès qu’il parla Floritchica pâlit. Moi, je reconnus Cosma etÉlie&|160;:

–&|160;Qu’il soit heureux, le bien réputé parsa générosité archonte Samourakis&|160;! Qu’elle soit heureuse, sanoble épouse, la plus vertueuse femme du pays roumain&|160;! Enhumbles serviteurs de Dieu que nous sommes, passant toute notre vieen des jeûnes et des prières pour la gloire du Seigneur et le reposdes âmes, nous venons demander au grand archonte la grâce de nouspermettre de lui baiser le bas de sa robe, sachant que jamais hommeen détresse ne fit appel à sa bonté sans qu’il partît comblé defaveurs&|160;!

La garde, habituée aux visites des moines,resta indifférente et admira la taille herculéenne de l’orateur.L’archonte se souleva, souriant et flatté&|160;:

–&|160;Soyez les bienvenus, vénéréskaloghéris[27]&|160;! Et approchez-vous.

Avec une hypocrisie dont je ne les aurais pascrus capables, Cosma et Élie se jetèrent aux pieds de l’archonte.Je les regardai de près&|160;: ils étaient méconnaissables. Melançant une œillade significative et bougeant sa moustache, Cosmadit&|160;:

–&|160;Je demande humblement pardon à votreadoré fils pour avoir oublié de le féliciter&|160;: qu’il soitheureux lui aussi, et que le Seigneur lui accorde la sagesse dupère, de longues années à vivre et des héritiers qui perpétuent àtravers les siècles le nom de Samourakis&|160;!

–&|160;Merci, mes braves, pour vos bonssouhaits&|160;! Soyez, pendant trois jours, mes honorables hôtes,hébergés et servis avec déférence. Pour quel monastèrequêtez-vous&|160;?

–&|160;Pour le monastère Saint-Ghérasim, dumont Athos, fit Cosma, dévorant des yeux Floritchica, quidétournait son regard comme du soleil.

–&|160;C’est bizarre, s’esclaffa l’archonte.Je n’ai jamais vu de moines comme vous&|160;: on ne dirait pas quevous passez votre vie en jeûnes et en prières, mais que vous avalezdes bœufs entiers et buvez des rivières de vin&|160;!

–&|160;C’est le Saint-Esprit, dont nous sommesporteurs, qui est notre meilleure nourriture, archonte&|160;!

–&|160;Vrai miracle&|160;! Je ne savais pasque le Saint-Esprit était si substantiel. À quoi sert-il, l’argent,alors&|160;?

–&|160;Ô archonte&|160;! hurla Cosma. C’estpour bâtir des temples au Seigneur et les entretenir, c’est pourl’huile d’olive qui brûle dans les veilleuses, les cierges,l’encens, ainsi que pour les vêtements en or des martyrs del’Église – tant de choses saintes, nécessaires au repos de notreâme&|160;!

–&|160;Eh bien, pour le repos de notre âme jevous offre quatre ducats impériaux.

Et il glissa les pièces d’or dans le trou dela boîte que tenait Élie&|160;; puis, prenant le livre, il yinscrivit son nom.

–&|160;Tiens&|160;! s’exclama-t-il, en lisantles signatures des donateurs&|160;; vous avez été chez leCârc-Serdar Mavromyckalis, chez l’archonte Coutzarida&|160;: et ilsne vous ont donné que dix zlotes d’argent chacun&|160;?Quelle avarice&|160;!

–&|160;Vérité, généreux archonte&|160;! Chacunachète dans le ciel la place qui lui convient.

–&|160;La leur ne sera pas bienconvenable&|160;!

–&|160;Amen&|160;! Seul votre illustre nomsera gravé en lettres d’or sur le marbre de l’autel de notremonastère, au-dessus duquel est placée l’icône de saint Ghérasim,dont les vêtements moulés en or vingt-deux carats pèsent trentekilos. Et pour vous prouver notre gratitude, je vais prononcer unkyriacodromion[28].

Reculant de trois pas – pectoraux bombés,barbe et soutane au vent, braise dans les yeux –, Cosmatonna&|160;:

–&|160;Une seule fois vit l’homme sur laterre&|160;! Et la terre est à nous. C’est pour nous que Dieu l’afaite&|160;! Pour nous, le fruit de l’arbre et son ombre. Pournous, le rayon du soleil, le jus du raisin, et la chair du mouton.Pour nous, la forêt de pins et les belles tchobanitzas aux seinsdurcis par le vent, au regard audacieux et au désir démesuré. Pournous, tout ce qui se présente à nos yeux, et de tout il fautprendre&|160;: Dieu le veut, et l’homme en a besoin. Mais malheur àcelui qui prend davantage que ce qu’il peut mordre avec les deuxrangées de ses dents&|160;! Ses semblables en seront privés et Dieuse fâchera. Alors Il enverra la peste dans les palais aux murs decristal&|160;; Il lâchera les prisonniers des forteresses, quimettront feu aux villes éblouissantes&|160;; et Il fera, au milieude la nuit, surgir les bandits de la montagne dans la chambre àcoucher des seigneurs gardés par des valets armés jusqu’auxdents&|160;!…

–&|160;Arrête&|160;! s’écria l’archonte en selevant&|160;; je n’aime pas ce kyriacodromion&|160;!

Et s’adressant à moi&|160;:

–&|160;Va, Jérémie, conduis ceskaloghéris à la caserne&|160;! Et qu’ils prononcent plutôtune bénédiction sur mes armes, pour qu’elles soient toujoursvictorieuses sur les bandits&|160;!

Je descendis l’escalier, suivi des deuxmoines, besace au dos. Des Albanais s’échelonnèrent à notre suite.Et dès qu’on fut à la caserne, la valetaille assaillit les moinesavec des demandes&|160;:

–&|160;Avez-vous des souvenirs sacrés du montAthos&|160;? Des talismans&|160;? Des porte-bonheur&|160;?

–&|160;Nous en avons de tout, dit Cosma,fouillant dans les besaces. Voici de l’huile qui a brûlé dans laveilleuse de saint Ghérasim, et qui guérit toutes les maladies dèsqu’on l’applique sur l’endroit endolori… Voici du corail trouvédans le ventre des poissons de mer&|160;; il rend amoureuse toutefemme qui le porte sur son sein… Voici du bois saint, coupé dans lacroix sur laquelle expira Notre-Seigneur&|160;; c’est le meilleurtalisman contre les balles des bandits. Enfin, j’ai des croix denacre, d’ivoire et de…

–&|160;Donnez-nous&|160;! Donnez-nous del’huile, du bois saint, du corail, et des croix du montAthos&|160;!

L’argent en main, chacun des hommes de lagarde s’empressa d’en acheter. Et Cosma leur distribuagénéreusement les bêtises miraculeuses.

&|160;

Le dîner de ce soir-là, dans la caserne, futmémorable. Le prestige déjà assez haut, grâce à l’accueil cordialde l’archonte Cosma s’imposa davantage aux Albanais par sa verveexotique, ses histoires amusantes du mont Athos, et même par desplaisanteries qui étaient fort peu ecclésiastiques. C’était lapremière fois que la garde abandonnait son rôle sordide et devenaithumaine&|160;: elle riait à gorge déployée.

Les mets se succédèrent. Le vin coula à flots.Au comble de la joie, Cosma devint soudain sérieux etdit&|160;:

–&|160;Mes enfants&|160;! Avant de pousserplus loin, mon devoir m’oblige de vous rappeler que votre maîtrem’a chargé de dire une liturgie à la victoire de vos armes sur lesbandits. Dans ce but, vous devez sortir toutes vos armes dehors,les mettre en tas sous les fenêtres de l’archonte, et là, dès quela lune paraîtra sur le firmament, je prononcerai la bénédiction.Débarrassons-nous d’abord de cette corvée, sortons les armes. Puis,je vous ferai goûter ma mastikha[29] deChio.

Les Grecs furent frappés de folie&|160;:

–&|160;Mastikha de Chio&|160;? Vous enavez&|160;? ô Chio&|160;! ô patrida d’Homyros&|160;! ômastikha sans rival, quelle aubaine pour nos langues&|160;!

En moins de temps qu’il n’en faudrait pourfumer une cigarette, arquebuses, pistolets et yatagans furententassés pêle-mêle sous les fenêtres de l’archonte. Celui-ci,attiré par le bruit, ouvrit la fenêtre&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est que cetapage-là&|160;?

–&|160;C’est pour la bénédiction, réponditCosma.

–&|160;Au diable&|160;! Ça va bien, labénédiction, mais vous allez abîmer tous les silex et les chiensdes fusils&|160;!

–&|160;Ne craignez rien, archonte&|160;! Unefois bénies, les arquebuses partiront, même si vous les bourrezavec de la sciure de bois au lieu de poudre&|160;!

Cette blague fit rire tout le monde.

Et voici ce qui se passa ensuite. Rentré dansla caserne, Cosma tira des besaces deux grosses gourdes en bois,ayant chacune une capacité de trois okas.

–&|160;Voici la mastikha, larme du pays deChio&|160;! Il y aura à peine une lampée pour chacun de vous, maisil faut se contenter, car Dieu n’a pas voulu faire des rivières deraki de Chio. Allons, prenez vos gamelles&|160;!

Et dans chaque gamelle il versa avec avaricela portion indiquée. Puis, les deux gourdes dans les mains de Cosmaet d’Élie, les gamelles au-dessus des têtes, on cria&|160;:

–&|160;Pour l’orthodoxie&|160;! Pour la santéde l’archonte et de sa garde. Pour la victoire de leurs armes –éviva&|160;!

–&|160;Éviva&|160;!…

On but.

–&|160;Nous allons maintenant donner le restede mastikha aux hommes qui montent la garde, dit Cosma.

Et nous sortîmes. Dehors, il me saisit lebras&|160;:

–&|160;Va, apporte deux bonnes brassées decopeaux, autant de bois, et un bidon d’huile d’olive, et mets-letout près du tas d’armes&|160;!

–&|160;Mais…

–&|160;Ne crains rien&|160;! Tout est fini. Ilne nous reste que le plus facile à faire.

&|160;

Nuit infernale, nuit meurtrière en pleinerésurrection de la nature… Soixante-dix hommes, forts à déracinerdes arbres, s’écroulaient à droite et à gauche comme des colonnesqui s’abattent. Sur les deux rangées de planches couvertes detapis, qui formaient deux longs, interminables lits dans lacaserne, ainsi que sur le sol, des corps humains, faits pour jouirde la vie, se tordaient dans les spasmes, les bouches écumantes,les yeux hors de la tête, au milieu d’écœurants débris de repas etdes vomissements. Leurs hurlements auraient réveillé les morts. Lespeupliers humides, dénués de feuillage, semblaient frissonnerd’horreur. Dans le vestibule du palais, deux Grecs farouches, lesseuls qui s’étaient refusés à boire la funeste mastikha, gisaientdans leur sang, poignardés.

Cosma vida le bidon d’huile sur le bois et lescopeaux et y mit le feu. Les flammes saisirent les armes. Lesfenêtres de la chambre du maître luirent. Et nous pénétrâmes dansl’intimité de l’archonte.

Il était dans le lit, à côté de Floritchica,qui avait le visage blanc comme la craie. Nous apercevant, droitscomme des justiciers, l’archonte se crut la proie d’un cauchemar ets’essuya les yeux. Puis, se redressant&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est&|160;? Commentêtes-vous entrés&|160;? Et pourquoi&|160;?…

–&|160;C’est encore un miracle duSaint-Esprit&|160;; et nous venons pour dire la fin dukyriacodromion, répondit Cosma, sortant son pistolet.

–&|160;Les bandits&|160;!…

–&|160;Je vous avais dit&|160;: et Ilfera, en pleine nuit, surgir les bandits de la montagne dans lachambre à coucher des seigneurs gardés par des valets armésjusqu’aux dents – vous vous rappelez, archonte&|160;?

–&|160;Hé&|160;! Arvanitakia&|160;!Aux armes&|160;!

–&|160;… Et alors les seigneurs crieronten vain au secours&|160;! Alors ils sauront que tout ce qui vientpar la force des autres s’en va avec la force des autres.

–&|160;Qui es-tu, mauditkaloghéros&|160;? C’est le bandit qui est devenumoine&|160;?

–&|160;Non, archonte&|160;! C’est le moine quia toujours été bandit&|160;!

&|160;

Sur le chemin régional qui oblique vers lagrande route nationale de Calarasi, et par cette nuit noire commele bitume, nos quatre chevaux avançaient péniblement à la queue leuleu. En tête, Cosma disait à Floritchica&|160;:

–&|160;… Tes seins seront durcis, fouettés partous les vents de la terre… Ton corps se baignera dans lestorrents, sera essoré par le soleil, et les fleurs des champsl’imprégneront de leur parfum… Et tu seras aimée par Cosma…

Puis, arrêtant sa marche, il regarda vers lacour de l’archonte Samourakis, entièrement enveloppée de flammes,et murmura avec cruauté&|160;:

–&|160;Un nid de vipères en moins…

*

Pendant une semaine entière, nous ne fîmes quedescendre vers le sud, en côtoyant la Jalomitza et autres rivières,en évitant les routes. Les sabots des chevaux s’enfonçaient dans laterre détrempée des champs comme dans la mie de pain imbibée d’eau.Des pluies fines et ininterrompues nous obligeaient parfois à noustenir, pendant des heures, tapis sous nos deux tentes. Alors, nousétions moroses. Mais le soleil apparaissait&|160;; des vents chaudsd’avril gonflaient nos manteaux&|160;; et nous voilà gais etdébordants de vie.

Déguisé en berger, Élie allait dans lesvillages chercher du pain et du vin. On chassait des lièvres. Lanuit, cachés dans les brousses ou dans les marécages, on était degarde à tour de rôle et on soignait les feux brûlant devant lestentes.

Cosma ne me questionna point, tout le long duvoyage, sur ma vie à la cour de l’archonte. Il s’occupa deFloritchica, le jour et la nuit. J’en fus vexé&|160;:

–&|160;Se fit-il, au moins, du mauvais sangsur mon sort, pendant ces deux ans&|160;? demandai-je un soir àÉlie, pendant la halte.

–&|160;Très peu.

–&|160;Alors il n’a pas de cœur&|160;!

–&|160;Si, il en a&|160;; mais sa générositéest comme celle du vin&|160;: elle ne chauffe que les présents.Elle chauffe, et elle glace&|160;: c’est les deux faces deCosma.

Élie semblait avoir la gorge étranglée.J’entendais à peine sa voix. Bien moins gênée, celle de Cosmaclamait à côté, dans sa tente&|160;:

–&|160;… Toi, ô Floritchica, toi, tu seras laplus aimée…

Élie esquissa un sourire attristé. Ses yeuxluirent dans la nuit, mirant les flammes du feu qui brûlait à nospieds.

–&|160;Jérémie&|160;! fit-il dans unmugissement sourd, me saisissant la main et collant sa barbe contrema poitrine, Jérémie&|160;! Cosma est un démon&|160;! Entends-tu cequ’il dit à la femme&|160;? Eh bien, elles sont légion, les femmesauxquelles je l’ai entendu faire cette même déclaration. Et, bonDieu, je veux mourir tout de suite s’il a jamais menti et s’il ajamais été sincère&|160;! Oui, avec toutes il a été amoureux ettendre comme un tourtereau&|160;; généreux comme la pluie quiabreuve une terre grillée par le soleil. Avec toutes, il a étéingrat comme un matou, et, devant leurs larmes, indifférent commela mort. Écoute, Jérémie, cette histoire que je vais te raconter.Tu comprendras mieux&|160;:

*

Une année environ après la bataille avec lapotéra d’où tu sortis captif, nous allâmes, très loin en Moldavie,venger les habitants d’une contrée terrorisée par un maître cruel.Selon la règle qu’il s’était faite, Cosma se sépara de nos hommes,et, à nous deux, déguisés en markitans merciers, nousentrâmes un soir dans la cour du tyran. Sa garde était alléegrossir les rangs d’une potéra créée pour donner la chasse à unhaïdouc fort courageux qui semait la mort parmi les satrapes dupays moldave. Nos renseignements disaient&|160;: Vous trouverezà la cour une vingtaine de domestiques poltrons, qu’on vous aideraà ligoter. C’est ce que nous trouvâmes, mais quant à lesligoter, ce fut plutôt le contraire, car dès que nous posâmes nosballes à terre, une fille du peuple à l’âme naïve et au regardtroublant vint mettre le feu à la passion de Cosma et embrouillerses desseins. Le soir même, nous conduisant à une meule de foin oùnous devions passer la nuit, elle dit à Cosma&|160;:

–&|160;Markitan-mercier.

Déguisant mal l’acier,

tu ne tueras point mon maître, car il m’a faitdu bien&|160;!

Cosma s’écria&|160;:

–&|160;Dis-moi, ô enfant venue au monde dansla saison où la cerise mûre s’offre à notre appétit, où la prairieinvite à la paresse, et quand les oiseaux proclament leur droit àl’amour – dis-moi quel bien t’a fait le tyran, et j’oublierai lenombre de ses forfaits et ma mission vengeresse de cette nuit.

–&|160;Oui, Cosma, tu oublieras tout cela, carmon maître m’a arrachée aux serres d’un charognard et m’a rendue,intacte, à ma liberté&|160;: «&|160;Tu vivras ici à ta guise et tuaimeras qui te plaira&|160;», m’a-t-il dit. Ce charognard, c’estson intendant, et comme ce soir il y a lune neuve, demainà l’aube il viendra par le chemin que voici devant nous, apporter àson maître la dîme et la soumission. Il sera seul, à cheval. Vaau-devant de lui et les plombs que tu destinais au maître, loge-lesdans les reins du domestique&|160;! Et prends son or… Et achèteavec cet or des bœufs aux paysans appauvris… Puis je serai tonesclave.

Cette nuit-là, en fumant nos pipes et enregardant les étoiles, je dis à Cosma&|160;:

–&|160;Tu feras, Cosma, comme le démon teconseille&|160;?

–&|160;Je ferai, Élie, comme le démon meconseille, car j’aime ce démon et je le veux.

–&|160;Tu suivras donc la déraison…

–&|160;Je suivrais le diable même…

–&|160;Et tu risqueras ta vie pour frapper lemal aux pieds, au lieu de le frapper à la tête… Cosma, tu es fort,mais tu n’as pas raison&|160;!…

–&|160;Élie, tu as toujours raison, mais taraison m’embête&|160;: mets-toi debout&|160;!

Je me levai, Cosma me sauta au dos&|160;; etje tournoyai ainsi autour de la meule jusqu’à ce que je perdisse lesouffle et tombasse. Alors nous nous assîmes.

–&|160;Parle, maintenant, ta raison, Élie.

Je dis ceci, pendant que Cosma, tout enm’écoutant, s’assenait de terribles coups de poing sur lapoitrine&|160;:

–&|160;Cosma… On ne peut pas être héros àmoitié… Tu passes pour être un héros… On t’adore… Mais tu ne l’espas, et tu n’adores rien… Ou tu adores trop de choses… Voici unecontrée qui dira demain, après notre départ&|160;: Cosma estvenu pour tuer le dragon de notre pays, et il n’a tué qu’unecouleuvre. Est-ce, peut-être, parce que la couleuvre voulait mangerun vermisseau et que ce vermisseau plaisait à Cosma&|160;?Voilà ce que dira la contrée… Et elle aura raison… Et tu aurastort… Et un héros ne doit jamais avoir tort.

Le lendemain, à l’aube, nous nous trouvionscachés derrière une haie de ronces qui bordait le grand chemin paroù devait passer la couleuvre. Le vermisseau était avec nous. Cosmalui caressait la tête et mâchait le désir, car ce vermisseau,hélas, était fille du soleil, grain de braise femelle qui embrasela poudre du mâle&|160;:

–&|160;Je rêve de toi, Cosma, depuis ma petiteenfance&|160;!

–&|160;Et moi, je te cherche, flamme, depuisle commencement du monde&|160;!

–&|160;Mais tu tueras l’homme que je temontrerai tout à l’heure&|160;!

–&|160;Oui, je le tuerai, car mes oreillesbrûlent et mes tempes éclatent… Et si longtemps que tu feras mesoreilles brûler et mes tempes éclater, je tuerai, coupables ouinnocents, tout ce que tu voudras&|160;!

–&|160;Comme tu es vaillant, Cosma&|160;!

–&|160;Vaillant, fillette, vaillant jusqu’àtes pieds&|160;!

Et voici qu’un homme passe à cheval, allant aupas, une musette à l’arçon. Il est en bras de chemise propre, têtenue, et chantonne sa joie de vivre, joie d’homme beau et bienportant. Soudain, il tressaille, arrête, tourne la tête en toussens et porte sa main droite au pistolet&|160;: il avait entendunos chevaux ronfler dans le voisinage. Mais son inquiétude est decourte durée, car la fillette ferme les yeux et couvre son visageavec le tablier, pendant que Cosma met le cavalier en joue etcrache sa grêle à bout portant.

L’homme se renverse, le cheval s’emballe… Surla route dorée par le soleil levant, la bête galope furieusement,traînant le corps de son maître dont la cheville est prise parl’étrier, tandis que la tête, fracassée, balaie la poussière duchemin.

Cosma se redresse devant son démon&|160;:

–&|160;Femme, es-tu contente&|160;? Queveux-tu encore&|160;? Veux-tu que je tue mon frère&|160;? Veux-tuque je tue mon cheval qui frémit dans la clairière&|160;? Dis-moice que tu veux&|160;!

–&|160;Je te veux, toi, Cosma…

–&|160;Tu m’auras, éternité&|160;! Tu m’auras,tant que mes oreilles brûleront, et que mes tempeséclateront&|160;!

Peu après, un paysan, grand vieillard,apparaît avec nos deux chevaux. Cosma lui donne quatre boursesd’or&|160;:

–&|160;C’est tout, Cosma&|160;?

–&|160;C’est tout, ami, pour lemoment&|160;!

–&|160;Mais tu n’as pas fait tout tondevoir.

–&|160;Je n’ai aucun devoir&|160;: lesgénéreux ne doivent rien à personne.

Nous montâmes… Cosma chevauchait en tête, sonéternité d’un jour dans les bras. Derrière lui, à vingt pas dedistance, je le suivais, silencieux, en pensant à la solitude del’homme.

Par des chemins forestiers, rocailleux etaccidentés – où les sabots des chevaux glissaient, écrasant lamousse, où les branches déchargeaient leurs grosses gouttes depluie sur nos têtes –, ainsi qu’à travers d’immenses champs, quandles bêtes éventraient l’espace, nous redescendions versl’embouchure du Sereth.

Le premier soir, nous fîmes halte à l’oréed’un bois, fourré sauvage qu’il ne fallait pas affronter la nuit. Ànos pieds, interminable campagne en friche, dans laquelle Dieucultivait les parfums les plus fins pour le plaisir de sespapillons reconnaissants.

Et voilà que la pleine lune se lève sur lacoupole céleste, remplit le fourré de mystères, la campagne decigales et le cœur de Cosma d’impiété. Oui, ce soir-là, Cosma futpour moi impie, cruel comme un ennemi, car il me demanda de jouerde la flûte pour son démon, quand il savait bien que je ne jouaisjamais que pour mon Dieu et notre liberté.

Elle avait dit&|160;:

–&|160;Si une flûte résonnait en ce moment, leciel s’ouvrirait, et les anges du Seigneur descendraient chanterles hymnes&|160;!

Cosma tressaillit et me montra son visageéclairé par l’astre&|160;: c’était un visage rouge et gonflé, commes’il eût soufflé longtemps dans le feu. Je compris sa prièreimpétueuse, mais je baissai les yeux et me tus, pendant que monsang se révoltait.

–&|160;Joue, Élie&|160;!

–&|160;Jouer pour qui&|160;?

–&|160;Joue pour l’éternité&|160;!

–&|160;Elle est courte, ton éternité,Cosma…

–&|160;Courte, Élie, mais forte comme l’éclairqui embrase la terre.

Je tirai ma flûte de la ceinture&|160;; je luisalivai les trous&|160;; je jouai… Et dès que les premiers sonsfirent vibrer la nuit, le ciel s’ouvrit, les anges chantèrent leshymnes, car la voix du démon éclata dans un flot métallique plusharmonieux que la voix du rossignol. Mes cheveux se dressèrent sousle bonnet, mes doigts trépidèrent diaboliquement sur la flûte. Maraison, elle, se mit à croire que l’enfer devait être bien plusdivin que le Paradis, et qu’un démon qui chante est plus pieuxqu’un ange qui prie&|160;:

Je suis celle qu’on ne prend pas,

Je suis l’âme qui se livre.

Il n’y a pas de Dieu tyran,

Mon cœur ne connaît point de péché…

Ainsi chanta le démon… Et sa voix couvrit lebruissement de la forêt et le concert des cigales. Alors j’oubliaima loi, je trahis mon Dieu, et je jouai rageusement. Je jouaijusqu’à ce que les gouttes salées de sueur vinssent brûler mesyeux. À ce moment je m’arrêtai, je m’essuyai le visage et m’aperçusqu’il n’y avait plus de Cosma, plus de démon, et que j’étais seul,enveloppé par la nuit et le silence – seul, comme nous sommes toussur la terre.

Notre marche fut poursuivie par un temps sanscesse pluvieux. Hommes et bêtes, on était trempés comme des ratssortis de l’eau. Pour protéger son trésor, Cosma resta en bras dechemise et jeta tous ses vêtements sur le dos de la femme, quidevint ainsi un gros paquet informe et mouillé. Les nuits, on lespassait dans des grottes. Alors, Cosma était d’un dévouement sansbornes. Il courait seul à la recherche du bois sec, allumait desbons feux, séchait les effets, préparait des boissons chaudes, etnu jusqu’au ventre, semblable à un vrai sauvage, il se mettait àfrotter les armes et les recharger avec du matériel sec.

Enfin, nous atteignîmes notre but,l’embouchure du Sereth, ce lieu maudit où, une année auparavant,nous avions dû livrer bataille à la potéra par la trahison dupéager. L’heure était venue maintenant pour ce vilain de nous payersa trahison.

Son compte fut vite réglé, mais l’affaire secompliqua et le drame devint double, grâce à la trame enchevêtréedu destin.

Embusqués tous trois dans une fosse, près dela tête du pont, côté moldave, Cosma guettait, l’arme prête,l’apparition du traître, pendant que les chevaux, libres et sages,broutaient l’herbe à cent pas de nous. La femme – dont l’étoilepassionnante devait se coucher le jour même – demanda&|160;:

–&|160;Que faisons-nous là, Cosma&|160;?

–&|160;Tu verras tout à l’heure&|160;: j’aiune dette à payer.

–&|160;Tu as l’habitude de payer tesdettes&|160;?

–&|160;Parfois, oui…

L’homme apparut, les mains dans les poches,alla à droite, alla à gauche, puis il se dirigea droit sur le fusilde Cosma, pour accomplir ce qu’il y avait d’inscrit sur son front.Mais à l’instant même où Cosma le mettait en joue, la femme blêmit,lui saisit le bras et cria&|160;:

–&|160;Attends&|160;! C’est monfrère&|160;!

Bleu de colère, Cosma la renversa d’un coup decrosse&|160;:

–&|160;Ton frère, peut-être, mais monennemi&|160;!

Et il foudroya le péager, que la menaceavertit trop tard. La sœur, lançant de hauts cris, vola au secoursdu frère, qui n’en avait plus besoin, se jeta sur son corps et selamenta. Puis, à notre approche, elle se dressa devantCosma&|160;:

–&|160;Tu as tué mon frère&|160;!

–&|160;J’ai tué un espion&|160;! Et quepensais-tu&|160;? Que je ne tuerais donc plus que desintendants&|160;?

–&|160;C’est lui qui m’a sauvé des griffes del’intendant. Il m’a fait le plus grand bien&|160;!

–&|160;Et à moi, il m’a fait le plus grandmal&|160;: il m’a livré à la potéra&|160;!

La jeune femme s’agenouilla près du cadavre etpria. Nous allâmes chercher les chevaux. De retour, Cosma déposapar terre une bourse avec des ducats, et dit, à son éternité d’unesemaine&|160;:

–&|160;Quand tu auras fini de prier, tuenterreras ton frère&|160;; puis, tu iras t’enterrer toi-même dansun cloître, et là, tu continueras à prier Dieu, ce qui sera à tongoût, sans effort et sans dommage, car il a des frères comme letien et ne craint pas les espions.

Peu après, galopant en toute liberté, Cosma medisait avec conviction&|160;:

–&|160;Les femmes sont faites pour détournerle destin des hommes&|160;!

*

Élie se tut. Son visage, que la flambéeéclairait à peine, exprimait un étonnement enfantin&|160;:

–&|160;Pense, Jérémie, à ces choses tortueusesde la vie… me dit-il, pour toute conclusion.

Et s’enveloppant dans sa ghéba, il se jeta surun tas de chaume.

Je restai seul, sous la tente qu’un vent légerfaisait clapoter comme des vagues. Aucune envie de dormir. Mapensée se répandait sur tout ce que j’avais vécu, alors que l’ouïes’efforçait de percevoir quelque bruit dans la tente de Cosma et desa Floritchica, mais je n’entendais que le bruissement des chosessolitaires. Agacé dans mes sentiments, je quittai la tente, fisquelques pas dehors, et aussitôt, le temps cessa d’exister pourmoi. Harmonie… Accord perpétuel… L’empire du roseau et de lalaîche, du mûrier sauvage, des milliers de grenouilles accroupiessur la feuille du nénuphar et des vanneaux somnolant, un œilouvert, goûtait le bonheur nocturne de l’existence. J’entendis unecarpe sauter à la surface de l’eau et retomber lourdement dans sonélément. Une grue claqua longuement du bec, en même temps qu’unépervier déchirait l’espace invisible avec son puissant battementdes ailes. Et sous la poussée caressante du zéphyr, lesinnombrables épis floconneux du carex dominateur se répandaient endes remerciements silencieux envers le Créateur.

Ma raison s’effaça…

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Une main lourde comme le plomb me fitbondir&|160;: Cosma était devant moi, énorme masse noire. Sachevelure épaisse reposait en désordre sur l’encolure, ainsi que lamoustache et la barbe embroussaillées&|160;; les sourcils touffusne laissaient plus rien voir de sa figure, sauf un nez charnu etdeux grands yeux qui me semblèrent bons et contents. D’une voixbasse apaisée, grave et harmonieuse, il me dit&|160;:

–&|160;Je te salue, Jérémie, jeune hommelibre&|160;!… Tu veilles au bonheur de Cosma, ce qui est bien… Maiston heure de repos a sonné… Va&|160;! Cosma te remplace.

–&|160;Tu te trompes, Cosma&|160;: je neveille pas à ton bonheur, je vis avec le marécage.

Il fit un pas en arrière&|160;:

–&|160;Ça c’est encore mieux&|160;! Tu faisdeux bonnes choses à la fois&|160;: toi, d’abord,moi, ensuite&|160;!… C’est dans la loi. Mais, disdonc&|160;: est-ce que, par hasard, tu m’en veux un peu&|160;?

–&|160;Oui, un peu.

Cosma s’étira. Devant le vaste déploiement deses bras, la terre parut se rapetisser.

–&|160;Quand on en veut à quelqu’un qu’onaime, la meilleure façon de s’y prendre pour se débarrasser de lapetite haine et de passer vite à l’amour, c’est de le battre toutde suite, car la colère qui ronge lentement fait plus de mal que lecoup de poing amoureux. Voici une poitrine, tellement remplie debonheur, qu’à coups de marteau même on ne pourrait pas ladémolir&|160;: frappe, Jérémie&|160;!

J’assenai un coup, de toutes mes forces. Cosmane broncha pas.

–&|160;Frappe fort&|160;!

Je frappai, rouge de colère.

–&|160;Encore&|160;!

Je levai la main… Mais cette face épanouie, cethorax d’ours… Et surtout ces deux bras étendus comme des ailes,prêts à m’encercler le corps… Non&|160;!

Je me jetai sur cette poitrine et enfouis monvisage dans les poils qui sentaient la transpiration mâle. Cosma meserra et me caressa les cheveux.

–&|160;Qu’as-tu, Jérémie&|160;? Que t’ai-jefait&|160;?

–&|160;Tu es trop heureux, Cosma, et tonbonheur me laisse, moi, trop seul.

Il ne répondit pas, mais je sentis ses bras deplomb lui glisser le long du corps, pendant que son cœur frappaitavec la violence du marteau et la régularité de l’horloge. Puis,allant s’asseoir à la turque, il m’invita à faire comme lui, bourrasa pipe, l’alluma et me parla à peu près comme suit&|160;:

–&|160;Le bonheur de Cosma, mon garçon, nepeut laisser les autres que seuls et vides. Il est pareil à l’oragequi déchiquette les arbres chargés de bourgeons, arrache lespétales lourds de tendresse, entrave le cours du ruisseau heureuxde son lit et de son murmure, tue les bêtes… Il boit tout… Tout cequi est vivant. Après, il se casse la tête, quelque part, contreune masse de rochers qui le rendent prisonnier, ou se faitengloutir par un ventre de terre rempli d’eau et de ciel sans fin.Mais aussi, il est généreux, car, après son passage, la vie renaîtavec plus de force. Je suis comme lui. Peut-être un peu plusingrat&|160;; peut-être un peu moins juste. Sache que seules leschoses médiocres peuvent être partagées et vécues en commun. Dèsque l’homme est trop heureux, il reste seul&|160;; et il resteseul, également, dès qu’il est trop malheureux. C’est commeça&|160;: dans la petite fosse, tout le monde peut sauter avectoi&|160;; mais nul ne peut te suivre dans l’abîme. Le bonheurcomplet, aussi, c’est une espèce de gouffre&|160;: n’étais-tu pasabsorbé, tout à l’heure, par ton rêve, au point d’oublier le dangeret de te laisser surprendre par moi&|160;? Lequel de nos compagnonsde liberté t’aurait suivi jusque-là&|160;? Qui m’a suivi, moi, dansla souricière de l’archonte Samourakis quand, l’autre jour, l’envieme prit d’aller te délivrer sur-le-champ&|160;? Élie&|160;! Éliem’a suivi. Mais Élie est mon ange gardien que je n’écoute jamais.Et il me suit toujours, malgré lui. Cela doit venir du fait quenotre père le bouc s’était mis en tête, le jour de notreconception, de féconder son harem rien qu’avec le germe de lafolie, de toutes les folies, et c’est ainsi qu’il eut&|160;: moi,Cosma ou la folie érotique&|160;; Élie ou la folieraisonnable&|160;; notre sœur, Kyra ou la folie coquette&|160;; et,enfin, notre frère cadet, qui eut la folie pure et se pendit, nesachant probablement quoi faire de sa vie. Encore, je n’en suis passûr, car il aimait si follement la brioche farcie de noix qu’ilhurlait de plaisir dès qu’on la sortait du four, et peut-êtres’est-il pendu, la bouche remplie de brioche. Il faut savoir mourirpour sa folie. Mais on ne doit jamais se mêler de la folie d’unautre.

En disant cela, Cosma braqua un regard de fousur sa tente&|160;: la pleine lune de minuit s’était levée de troislances au-dessus de l’horizon et présentait son disque de braisemorne à Floritchica, qui se tenait debout devant la tente, les brascroisés sur la poitrine, et la contemplait, immobile. Sur sesépaules, enveloppées dans une chlamyde de soie blanche, l’abondantechevelure défaite coulait comme du goudron.

Devant cette belle apparition, Cosmas’agenouilla face au sol, les bras en avant, tel un musulman danssa prière, et resta longtemps. Puis, comme accablé, il se levalentement, se mit debout, et tendit vers le ciel deux bras nus etmusculeux qu’on aurait pu prendre pour des jambes. AlorsFloritchica me parut moins imposante, les autres choses, mesquineset ratatinées&|160;; et Élie – qui surgit à ce moment de l’autretente, en bâillant – ne fut à mes yeux qu’un pauvre homme dans unepauvre ghéba.

Nous le regardions, tous, et je crois que lesautres aussi pensaient comme moi, c’est-à-dire que Cosma eût punous écraser rien qu’en se laissant tomber sur nous&|160;; mais ilne nous faisait pas peur.

Il alla prendre Floritchica par la taille.Elle se laissa porter comme une plume. Ses brodequins touchaient àpeine le tapis souple de l’emplacement. Et ensemble ils firentquelques pas dans le même rythme parfait. Cependant, à regardercette fragile châtelaine à côté de ce rude braconnier, on auraitdit une nymphe séduite par un satyre.

C’est en ce lieu et en ce moment que, tournantsa face sauvage vers la lune et serrant sa poitrine entre lesmains, Cosma clama le comble de son bonheur. D’une voix de bourdon,qui fit aux chevaux soulever les têtes, il parla&|160;:

&|160;

–&|160;Pourquoi ce cœur veut-il rompre sesattaches&|160;? Pourquoi la carcasse lui semble étroite&|160;?Pourquoi le sang l’étouffe-t-il&|160;?

Prenant la main de sa maîtresse, il avoua sacrainte&|160;:

–&|160;Floritchica&|160;! Tu es l’abîme quiengloutit le désir de l’homme&|160;! Connais-tu, au moins, laconstance&|160;? Nous repartirons, tout à l’heure, par clair delune&|160;; et à l’aube de ce matin nous joindrons notre campement.Trente gaillards nous attendent là-bas, impatients&|160;! Ce sont,tous, des hommes hors la loi et qui ne craignent point la mort. Enfait de loi, ils n’en connaissent qu’une&|160;: satisfaire leurdésir, but suprême de la vie&|160;! Toute loi qui s’oppose à cebut, ils l’affrontent au prix de leur vie même. C’est pourquoi jeles appelle des héros. Héros, ils le sont encore plus aux yeux dela femme, avec leurs regards de taureaux excités qui fascinent,leur moustache pointue qui perce de loin, leur barbe ondoyante quicaresse le duvet, la culotte tendue sur la cuisse et cette sacréebourse à semence inquiète.

Et Cosma demanda l’impossible&|160;:

&|160;

–&|160;Floritchica, fleur petite,

Tout beau gaillard la soulève&|160;!

&|160;

toi, ne te laisse pas soulever… Je nesuis pas le maître de ces hommes, je suis leur Dieu&|160;; mais,devant la femme, il n’y a pas de Dieu qui tienne&|160;! Et moi, jeveux rester Cosma, et je veux mourir Cosma. Jure-moi, Floritchica,jure-moi fidélité&|160;!

Floritchica éclata dans un rire victorieux,pareil aux clochettes des traîneaux en hiver&|160;; et à ce rire,la lune répondit en parant son image d’un voile d’argent qui égayale marécage&|160;:

&|160;

–&|160;Cosma, Cosma, au bras fort,

Guerroyant sur neuf frontières,

&|160;

tu demandes à la foudre d’éclater dansune marmite&|160;? Tu demandes au chêne de pousser sous lelit&|160;? Tu demandes à la terre de résister à la charrue quil’éventre&|160;? de refuser la semence qui la féconde&|160;?Ha&|160;! ha&|160;! ha&|160;!…

Déployant ses bras aux manches larges, tel uncygne prenant le vol, elle se sauva vers la tente et y disparut,pendant que Cosma, blême, la démarche lourde, se dirigea droit surÉlie et dit, à voix basse&|160;:

–&|160;Que dis-tu, Élie, de la réponse quecette femme me fit&|160;?

Élie allongea le cou et le visage&|160;:

–&|160;Je dis que la femme a raison, et que saréponse est juste et méritée.

Cosma hurla, hors de lui&|160;:

–&|160;Que le diable t’emporte avec ta raisonet ta justice&|160;! C’est pas ça que je veux savoir&|160;!

–&|160;Quoi, alors&|160;? fit Élie, trèscalme.

L’autre se pencha vers son oreille, maîtrisantsa rage&|160;:

–&|160;Ne crois-tu pas, Élie, que cette femmec’est la tchobanitza de la forêt de pins, il y a dix-sept ans deça&|160;?

–&|160;Peut-être bien, Cosma… Il se peut quece soit elle… Mais je n’en suis pas sûr… Et puis, à quoi bon lesavoir&|160;? Si c’est bien elle la tchobanitza de la forêt depins, souviens-toi de ta fierté de cette nuit-là. Et si tu latrouves meilleure aujourd’hui, à dix-sept ans de distance, celaveut dire que la femme est comme le cheval&|160;: plus elle court,meilleure elle devient.

Cosma tomba pensif, la pipe oubliée au coin dela bouche.

Et quand la lune toucha au zénith, nous avionsquitté notre dernière halte, nous frayant un chemin dans lesfourrés de roseaux et les laîches aux feuilles gluantes qui noussalissaient de bave. Personne ne parlait.

*

Personne ne parlait, nom de Dieu&|160;! Etcependant, il aurait fallu. Parler&|160;? Non, mais hurler, taper,saccager, broyer. Il nous aurait fallu, à ce moment-là, untremblement de terre qui ouvrît des crevasses béantes&|160;; ou unegrêle de glaçons, gros comme des œufs de pintade, qui nous couvrîtles têtes de bosses&|160;; ou une bataille inégale avec la potéra,qui nous mît en fuite, criblés de blessures&|160;; ou lafoudre&|160;; ou la peste&|160;; ou toute autre calamité, pourempêcher ce silence pendant lequel la tête de Cosma s’était mise àgermer sa perte.

Je ne me doutais de rien, bien sûr. Élie, lui,en savait peut-être quelque chose, et Floritchica aussi. Mais nousle sûmes bien dès que les ténèbres s’évanouirent et que l’aube jetason blanc linceul sur nos visages et sur la terre.

Nous nous trouvions alors sur un champ désertet avancions sur un rang, au pas des chevaux, en suivant la routesinueuse. Floritchica, blottie dans les bras de Cosma qui laportait sur son cheval, somnolait, frileuse, entièrement abandonnéeau dandinement du cheval&|160;; et Cosma, semblant tout ignorer dumonde, la face hagarde, graisseuse, inspectait son trésor d’un œilféroce. Cet œil de fauve sanguin s’arrêtait tantôt sur ce visageaux traits calmes de vierge, orné d’un superbe nez de libertine,tantôt sur ce ventre aux lignes gracieuses découpées dans lemanteau et ondulées par les secousses.

Et voilà que, brusquement, Cosma arrête soncheval et lâche son précieux fardeau&|160;; Floritchica se laisseplier comme un traversin sur les genoux de son amant. Ses yeux,ouverts, sourient. Les cheveux se déversèrent vers le sol. Épaules,seins et cuisses ne sont plus qu’harmonie diabolique.

Cosma contemple toute cette fortune ets’écrie&|160;:

–&|160;Comment&|160;! Ça, c’est une terre quis’est laissé labourer par toutes les charrues, féconder par toutesles semences&|160;? Et moi, Cosma, qui veux tout ça pour moi seul,je dois entendre cela sans aller, de suite, trancher les mains quiont offensé mon bien&|160;?

Floritchica noua les bras au-dessous de satête et dit, avec un mépris indulgent&|160;:

–&|160;Oui, Cosma… Tu dois entendre tout cela,et encore ceci&|160;: les terres en friche ne sont estimées parpersonne, pas même par toi.

Et avec un sursaut de son corps de serpent,elle sauta à terre. Élie et moi, nous la suivîmes.

&|160;

Cosma ne broncha pas, mais le sang luiaffluait à la tête&|160;: la réplique de Floritchica avait frappéjuste. Cela ne pouvait se supporter sans un écrasement decolère&|160;; et comme les épaules de la femme étaient trop faiblespour soutenir ce poids, il s’en prit à lui-même. Avant que nousnous fussions rendu compte de ce dont il s’agissait, il s’étaitlaissé glisser à terre, s’était étendu sous son cheval et, prenantde ses mains fermes le sabot ferré de la bête, l’avait posé sur sapoitrine. Au même instant, il frappa d’un coup de pied le ventre del’animal qui, non habitué à ce genre de brutalités, lâcha unhennissement et sauta par-dessus le corps de son maître.

Épouvantés, nous accourûmes tous trois à sonsecours. Cosma avait une face de cire et vomissait du sang par labouche et par le nez. Mais ses yeux étaient bons, paisibles. Auxcris de Floritchica, il voulut répondre quelque chose&|160;; unflux abondant de sang l’en empêcha. Il ferma doucement lespaupières et s’évanouit.

Nous le crûmes mort et le transportâmes dansle champ, où nous nous aperçûmes aussitôt qu’il respirait, luilavâmes la figure ensanglantée et le ramenâmes à la vie.

Floritchica, un peu pâle, lui prit la tête surses genoux, lui écarta les cheveux collés sur le visage, l’embrassatendrement et lui dit&|160;:

–&|160;Mon ami… mon ami… Sois bon&|160;! Nesois pas si injuste&|160;! Et ne demande pas à la vie ce qu’elle nepeut pas nous donner.

Cosma grommela d’une voix râlante&|160;:

–&|160;Je m’en moque, du juste… et del’injuste… et de ce que la vie donne… et de ce qu’elle ne donnepas. Ma poitrine, c’est toute la vie. Ce qu’elle veut, je le veuxau prix de cette vie. Et je veux maintenant couper les mains quiont souillé mon bien… Et je les couperai&|160;!

À ces dernières paroles, sa face blême secolora de nouveau. Elle flamboya comme le cuivre frotté, sous unjet soudain de rayons orange que le soleil, surgissant à l’horizon,lui envoya en plein visage. Cosma ouvrit de grands yeux sur lequart du disque phosphorescent qui montait à vue d’œil, droitdevant lui, à l’infini. Alors, avec un effort de grand blessé, illança son buste en avant et envoya à l’astre un gros crachat desang, en prononçant, avec rage, ces mots&|160;:

–&|160;Pour celui qui t’a fait, toi… et moi…et la terre… et…

Il s’arrêta net, la bouche fermée, comme pourécouter, mais une explosion de sang la lui ouvrit et déversa leliquide sur sa poitrine.

Cosma retomba sur les genoux de Floritchica,les yeux ouverts, des yeux qui criaient toute leur haine contre lavie. Aucun de nous n’osa lui venir en aide.

Élie me prit par le bras et m’entraîna vers lechamp en friche.

*

–&|160;Tu m’éloignes pour que je ne voie pascomment il va mourir&|160;? demandai-je à Élie, un peu plusloin.

Il suivait du regard le vol majestueux d’ungros charognard&|160;:

–&|160;Je ne pense pas qu’il meure de cetteblessure&|160;; Cosma, c’est un homme à sept vies. Mais je pensequ’il mourra&|160;: demain, dans une semaine, ou dans un mois, caril a une douve de trop à son crâne, et elle le détruira… C’est unemaladie qui ne pardonne pas. Je vais te dire ce que c’est. Dans lecœur de tout homme il y a un ver rongeur qui dort. Chez l’hommemou, il ne se réveille jamais, ou rarement, et alors ce n’est quepour bâiller et se rendormir&|160;: ça, c’est l’homme qui se heurtedix fois par jour contre le même caillou, se fâche, jure etn’enlève pas la pierre&|160;; ou bien, quand sa porte grince dansles gonds, se contente de dire&|160;: ah, cette sacrée porte&|160;!mais ne lui met pas un peu d’huile pour la graisser. C’est l’hommeque Dieu créa, je ne sais pas pourquoi, à la fin de la semaine,lorsqu’il avait le cerveau fatigué de tant de choses merveilleusesfaites avant l’homme. Mais le Démon, qui n’avait fait que flâner etcritiquer le Créateur pendant les six jours, profita du dimanche etajouta au crâne de l’homme une douve de plus, la douve démoniaque,celle qui fait rager l’homme dès qu’une chose n’est pas à son goût,dès qu’il est contrarié. Bien sûr, pendant la nuit qui s’étaitécoulée, l’homme normal avait eu le temps de peupler la terred’imbéciles, et c’est pourquoi l’on voit si peu d’hommes qui sefont du mauvais sang. Néanmoins, les hommes au crâne à la douve enplus surgirent assez nombreux pour chambarder la terre et troublerla paix divine, à ce point que saint Pierre vint un jour seplaindre au Créateur&|160;: «&|160;Seigneur, dit-il, mon bergern’est pas comme le tien, calme, sage, soumis, bon garçon. Le mien,c’est un tapageur&|160;: si une brebis s’égare, il part avec tousles chiens à sa recherche et laisse le troupeau à la merci desloups&|160;; si le fromage est un peu rance, il me le jette aunez&|160;; et pour une puce qui le pique la nuit, il se met danstous les états et m’empêche de dormir. Seigneur, je suis bienennuyé&|160;!&|160;» Le Créateur prit sa canne et partit aussitôt,avec son conseiller. À leur arrivée au pâturage, le berger duTrès-Haut dormait, la bouche ouverte, se réveilla et saluarespectueusement. Le Maître lui donna sa bénédiction. Le berger desaint Pierre, lui, restait assis sur un monticule et jouait sipassionnément de la flûte que Dieu lui-même dut l’écouter&|160;;puis il lui toucha l’épaule&|160;: «&|160;Dis donc, l’ami, pourquoiabandonnes-tu la garde du troupeau pour une brebis quis’égare&|160;? – Parce que c’est toujours une de celles que j’aimele plus qui s’égare&|160;», répondit le berger, sans aucunerévérence, chose qui déplut à Dieu. «&|160;Mon garçon, tu es icipour servir. Aimer ou haïr, ce n’est pas affaire deserviteur&|160;!&|160;» L’autre se mit en colère&|160;: «&|160;Etquoi, alors&|160;? Je ne suis pas homme, tout d’abord&|160;?&|160;»Le voyant arrogant, le Seigneur l’écrasa d’un lourd sommeil, luiexamina le crâne et s’écria&|160;: «&|160;C’est bien ça, l’œuvre duDémon&|160;: ce crâne a une douve de trop&|160;!&|160;» Et il lalui enleva. Le berger se réveilla&|160;; calme, sage, soumis, bongarçon. Il demanda pardon aux visiteurs pour l’avoir trouvéendormi, salua respectueusement, ne pensa plus à la flûte, et n’eutplus ni d’amour ni de haine que juste ce qu’il faut à un serviteur.La douve supplémentaire de Cosma, c’est toute sa vie. Serais-jeDieu, que je ne la lui enlèverais pas. Mais il mourra… Son verrongeur, réveillé par cette femme, finira par le tuer. Encore quepour le sauver, s’il ne s’agissait que de trancher les deux mainsseigneuriales qui ont tripoté son bien, je l’aideraisvolontiers…

Élie garda pour lui la suite de sa pensée.

Je ne savais plus que croire… Je savaisseulement que Cosma était très malade et qu’il allait mourir. Celame faisait beaucoup de peine.

&|160;

Nous nous trouvions dans les terres quis’étendent entre Cernavoda et Calarasi, à une petite lieue à peinede la forêt où campaient nos vaillants compagnons. Ils attendaientimpatiemment leurs chefs partis, seuls et courageusement, à madélivrance. Ils ne savaient pas si nous étions morts ouvivants&|160;; et, sans la brusque colère de Cosma qui nous clouasur ce plateau découvert, nous aurions dû, à l’heure qu’il était,nous trouver dans le camp ami.

Maintenant, qu’allions-nous devenir&|160;?L’endroit était dangereux&|160;: pas bien loin de nous, une granderoute départementale le traversait, et d’un moment à l’autre nouspouvions être surpris, vu que le passage du Danube, par le bac deCernavoda, n’était qu’à une lieue et demie.

L’angoisse me prit à la gorge… Je regardaiÉlie&|160;: il songeait. Son front, d’habitude serein, étaitlabouré de plis. Ses pas, volontairement mesurés, semblaient songereux-mêmes. Tout songeait. Sa ghéba, longue jusqu’aux chevilles, luidonnait la gravité d’un moine sincère. Et dans l’air muet, pas unoiseau… Le plateau, silencieux comme un cimetière… Seuls, quelquesrares chardons, balançant piteusement leurs têtes, et plusieursbuttes sablonneuses, veillant çà et là depuis le commencement dumonde, adoucissaient de leur présence la sécheresse de cedésert.

Élie dirigea sa sombre promenade vers une deces buttes, que nous gravîmes. Là-haut, le regard braqué sur Cosmaet Floritchica, toujours assis par terre et à peine visibles, iltira l’arquebuse de sous le manteau et dit&|160;:

–&|160;Nous allons voir jusqu’à quel pointCosma est malade.

Et à l’instant, il lâcha un coup de feu.L’instant d’après, Cosma était debout, face à nous, les bras levésvers le ciel, ce qui voulait dire&|160;: Il y adanger&|160;?

Élie prit l’arquebuse par le canon et décrivitdes cercles en l’air, par-dessus sa tête, ce qui signifiait&|160;:Rien d’inquiétant&|160;! Puis, déridant lefront&|160;:

–&|160;Ha&|160;! C’est bien&|160;! Du momentque ses jambes soutiennent le corps&|160;!

Nous descendîmes. Il me montra de la vieillecrotte de brebis&|160;:

–&|160;Il doit y avoir, pas très loin d’ici,des troupeaux. Nous allons chercher un petit agneau de lait.

En effet, au bord du plateau, une grandeprairie inondable, parsemée de buissons de saules, nourrissaitd’innombrables brebis. À notre approche, de terribles chiensarrivèrent pour nous assaillir. Avec un seul cri, le berger lesramena, dociles, à ses pieds, où ils s’allongèrent, tapant le solde leur queue. L’homme était de la stature d’un nain. Brun, trèspoilu, la caciula enfoncée jusque sur les sourcils, longuesarica qui le couvrait entièrement, il nous attendait,debout, le menton appuyé sur un gros bâton. On ne savait pas s’ilétait armé ou non, mais la ferme volonté de ce visage sculpté parsa vie riche d’expériences, la tranquillité de son corps, etsurtout cet œil petit et noir, qui nous fouillait les ventres deloin, en imposaient à tout homme qui respecte la beauté humaine. Unlâche, seul, peut abattre un tel homme&|160;; et alors, sa chutefait trembler toute la terre.

À dix pas de lui, Élie s’arrêta&|160;:

–&|160;Bonne journée, berger, de notre part,hommes bienveillants.

–&|160;Soyez bienvenus, voyageurs, et que lapensée vous soit bienveillante comme la parole&|160;!

–&|160;Notre pensée est, d’abord,celle-ci&|160;: es-tu le maître de ce troupeau, ou ledomestique&|160;?

–&|160;Je suis le maître de ma volonté. Cetroupeau, il me fait vivre en liberté.

–&|160;Si c’est comme ça, dis-nous combien desfanz nous devons te payer un agneau capable de calmer lafaim de quatre hommes bien portants&|160;?

–&|160;Les sfanz, mes chers, ne font pasl’honnêteté. Choisissez-en. Puisque ce n’est que pour la faim,prenez celui qui a la fourrure laide. Et mangez-le en bonne santé,me remerciant en pensée.

&|160;

Le soleil avait fait plus d’un quart de sonchemin sur la coupole céleste, lorsque, l’agneau sous le brasd’Élie, nous rejoignîmes Cosma et Floritchica. Ils avaient montéune tente et restaient allongés à l’ombre, silencieux. Les chevaux,débarrassés de nos bagages, broutaient l’herbe. Sur les taches desang caillé, des mouches vertes s’étaient posées. Élie y jeta de laterre, puis, sans mot dire, s’en alla très loin, dans les ronces,et n’en revint que fort tard, l’agneau rôti et tout sale de cendreset tisons.

Nous n’avions plus de pain. Du vin, à peineune demi-plosca. Élie étendit une toile par terre et dépeçal’agneau. Floritchica s’approcha, visiblement affamée, et s’assit àla turque. Cosma fit de même, mais sans élan, machinalement, lapensée lointaine&|160;: il n’était pas parmi nous. Élie leramena.

Se découvrant, sa longue face tout imprégnéede foi apostolique, il dit&|160;:

–&|160;Soumettons-nous, amis, aux lois qui nesont pas faites par la main de l’homme…

Cosma apostropha&|160;:

–&|160;Je ne me soumets pas&|160;!

–&|160;… et acceptons-les, commeinébranlables…

–&|160;… je n’accepte rien&|160;!

Élie resta perplexe. Plein d’indulgence, il nevoulut pas énerver Cosma davantage, et se mit le premier à manger.Mais nous avions, tous, fini le repas, alors que Cosma n’avait pasencore porté trois morceaux à sa bouche ni bu trois fois. Il s’eninquiéta le premier&|160;:

–&|160;Frère Élie, je suis entré dansl’année de la mort…Depuis que je me connais sur ce monde,jamais colère ne put me couper l’appétit. Frère Élie, que penses-tude cela&|160;?

Élie le regarda fixement dans lesyeux&|160;:

–&|160;Badé[30] Cosma,je pense que tu mourras…

À son tour, Cosma resta perplexe, mais il eutun haut-le-corps&|160;:

–&|160;N’est-ce pas, Élie, que jemourrai&|160;? Et c’est Floritchica qui me tuera&|160;!…

La femme protesta&|160;:

–&|160;Mais moi, je t’aime, Cosma&|160;! Jet’ai toujours aimé.

Cosma répéta&|160;:

–&|160;Tu m’as toujours aimé… Et tu m’arrivescoupable&|160;!…

–&|160;Qu’as-tu fait, Cosma, de celles qui tesont venues innocentes&|160;?

–&|160;Je les ai oubliées le lendemain, maisça ce n’est pas mon affaire, c’est l’affaire de Dieu&|160;: à luid’expliquer les injustices de l’homme, puisque c’est lui qui adonné à l’homme la besace qui crève d’envies et le goût de vouloirtoujours s’abreuver aux fontaines à l’eau non entamée.

Élie écarquilla les yeux etintervint&|160;:

–&|160;Vrai, Cosma&|160;!… Si Dieu est juste,il doit se trouver embarrassé de cette affaire. Je t’accepte, avecta folie. Et si, pour t’arracher à la mort, une vengeance, mêmeindigne de nous, te suffit, je te prête mon bras à l’instant.Dis-moi, à qui en veux-tu&|160;?

–&|160;À Dieu&|160;!… À toute laterre&|160;!

–&|160;Mais nous ne pouvons pas nous battreavec Dieu ni avec la terre&|160;! Et si ton mal vient deFloritchica, elle n’y est pour rien.

–&|160;Je n’ai fait aucun mal à Cosma, seplaignit Floritchica. À d’autres, oui, j’en ai fait, comme àl’archonte Samourakis, brûlé vif par vous…

–&|160;Tant mieux&|160;!… grinça Cosma.

–&|160;… ou comme au pacha de Silistrie…

–&|160;… Pacha de Silistrie&|160;? Tu as étésalie par ce chien&|160;? Et moi, je reste ici à manger del’agneau, au lieu d’aller tout de suite lui manger lesoreilles&|160;?

À ces mots, Cosma sauta debout, et alors sepassa quelque chose qui fut, à mes yeux, comme une explosion delumière.

&|160;

Nous étions tous debout. Cosma, blême, vint memettre une main sur l’épaule et dit&|160;:

–&|160;Jérémie, j’ai mal, je suis offensé,j’ai la douleur du joueur qui a perdu toute sa fortune et se voitruiné. Es-tu généreux&|160;? Veux-tu, comme Élie, me prêter tonjeune bras pour une action basse&|160;? Elle est basse, mon garçon,mais peut-être qu’elle m’apportera le soulagement&|160;: je veuxverser du plomb fondu dans la gorge du pacha de Silistrie&|160;!Viens m’aider&|160;! Tu es mon fils, tu me dois ta vie et taliberté.

Alors Floritchica sauta entre nous, comme unetigresse, et nous sépara avec violence&|160;:

–&|160;Mensonge&|160;!… hurla-t-elle, les yeuxhors de la tête. Mensonge&|160;! C’est à moi qu’il doit sa vie etsa liberté&|160;! Il est le fruit de l’illusion et doit sacrifiersa vie à un rêve&|160;: je suis sa mère&|160;!

Comme traversés par une même décharge, nousreculâmes, tous trois, d’un bond, tandis que Floritchica se tenaitdroite comme une justicière.

Se passant la main sur le visage, Cosmal’interrogea avec élan&|160;:

–&|160;Qui es-tu, femme énigmatique&|160;?N’es-tu pas, par hasard, la petite tchobanitza de la forêt depins&|160;?… Es-tu celle qui surgit avec le bébé dans les bras, ledéposa sur mon chemin et disparut&|160;?

Floritchica croisa les bras sur sa poitrine etrépondit, d’une voix noyée de larmes qui me déchira le cœur et merappela sa visite nocturne dans ma triste coliba, chezl’archonte&|160;:

–&|160;Je suis celle qui a désiré tout lebonheur, qui a voulu rêver avec les yeux ouverts sur le soleilet qui s’est brûlé les yeux&|160;! C’est toi, Cosma, qui fus monsoleil d’un instant dans une nuit de rêve, et c’est toi qui m’asappris à voir juste dans la vie. Depuis, j’ai fait mon chemin, j’aigravi mon calvaire, et je te reviens plus pure que jamais&|160;: jene veux plus tout le bonheur pour moi seule. Hélas, tun’as pas parcouru le même chemin que moi, tu ne connais pas lapitié. L’injustice ne te révolte que lorsqu’elle te touche toiseul, et pour satisfaire une de tes envies, tu broierais la terre.Mais je vais te prouver, Cosma, que tu es toujours mon idole&|160;:tu espères qu’une basse vengeance soulagera ton cœur de la rancunequi le ronge et tu veux mettre une tache de sang honteuse sur tesmains destinées à rompre des chaînes&|160;; bien plus, tu veuxfaire de Jérémie un sanguinaire ignoble, quand son jeune cœur nedoit connaître que le tumulte de la révolte juste. Eh bien, jem’offre pour vous conduire chez le pacha de Silistrie, mais à lacondition de m’obéir&|160;: jure-moi obéissance&|160;!

–&|160;Obéissance&|160;? s’exclama Cosma – etbaissant la tête&|160;: Oui, Floritchica, je t’obéirai, moi quin’ai jamais obéi qu’à ma volonté, mais cela me prouve encore que jesuis entré «&|160;dans l’année de la mort&|160;». Cosma n’est plusCosma du moment qu’il obéit&|160;!

*

La femme doit cacher dans ses jupes quelquechose du mystère qui a présidé à la création du monde.

Cette idée me vint à l’esprit en regardantFloritchica chevaucher à côté de Cosma, alors qu’Élie et moi, nousles suivions de près. Elle montait à califourchon. Sa large jupe nela gênait guère sur une selle d’homme, mais ses jambes, habilléesde bas en fil de soie crue, se voyaient jusqu’aux genoux, desjambes qui auraient pu troubler la tête à un ermite dégoûté de lavie. Sa taille, droite et à l’aise dans le corsage sans manches, sebalançait avec aplomb et grâce au pas du cheval, pendant que latête tournait sans cesse comme dans une vis, fouillant du regardl’infini du plateau. Et alors, sachant que nous lui avions promisobéissance, je me suis demandé où logeait cette volonté qui s’estimposée à nous&|160;: dans cette petite tête fragile, ou dans cesjupes mystérieuses qui couvraient tout le dos de soncoursier&|160;?…

À côté d’elle, la masse lourde de Cosma, quin’avait plus le commandement, me paraissait inerte. Élie… Iln’avait rien perdu, et rien gagné. Mais c’était drôle quand même,cette femme qui avait eu tout d’un coup la volonté de Cosma et laraison d’Élie&|160;!

Et elle se disait ma mère&|160;! Et Cosma sedisait mon père&|160;! Et ils allaient, tous deux,maintenant, débrouiller une affaire que je comprenais mal&|160;:demander compte au pacha de Silistrie d’avoir aimé Floritchicaavant Cosma, ou après Cosma, je ne savais pas très bien&|160;! Oùétait la faute de ce pacha&|160;? Et où le droit de Cosma&|160;? Etpourquoi laissait-on nos compagnons nous attendre dansl’angoisse&|160;?

Que de choses ténébreuses&|160;!

Cependant, je n’étais plus oppressé depuis queje savais Cosma soumis, car il commençait à me faire peur. Élieaussi avait l’air content. Notre expédition ne devait donc pas êtretrop tragique, et je m’amusais à l’idée de connaître un pachavéritable, après avoir goûté d’un archonte.

Pour aller à Silistrie, il fallait passer leDanube sur un bac.

Floritchica dirigea la cavalcade vers lachaussée nationale, au lieu de prendre un petit chemin régional et,à l’observation de Cosma que cette voie était dangereuse, notrecommandant à jupe répondit par une boutade&|160;:

–&|160;Ce serait sage et prudent de prendreune route plus cachée&|160;; mais, sur ce plateau découvert, oùl’on pourrait voir un mulot se brossant les moustaches à une lieue,aller par le petit chemin ce serait nous cacher à la façon del’autruche et attirer sur nous l’attention des patrouilleurs. Mieuxvaut donc aborder carrément le chemin des gens qui se croient sanstache, et compter sur ce «&|160;gramme de veine&|160;» qui faitparfois des miracles. En connaissez-vous l’histoire&|160;?

–&|160;Nous ne la connaissons pas.

–&|160;Ça se voit, dit-elle, que vous n’avezpas été à l’école. Je vais vous la raconter. Deux hommescheminaient ensemble sur une route champêtre. Un d’eux possédait«&|160;une tonne de sagesse&|160;», l’autre «&|160;un gramme deveine&|160;». La nuit d’été les surprenant entre deux villages, ilsdécidèrent de coucher à la belle étoile. Sans trop réfléchir, celuiau «&|160;gramme de veine&|160;» se couvrit la tête de sa ghéba etse jeta au milieu de la route. L’autre, qui avait «&|160;une tonnede sagesse&|160;», raisonna&|160;: Il peut passer une voiturequi m’écrasera. Et il alla se jeter à côté de la route, surl’herbe d’un champ. Tard dans la nuit, un phaéton à deux chevauxpassa. Arrivés devant la tache noire du milieu de la route, lesanimaux s’effrayèrent, firent un bond de côté et allèrent écrasercelui qui dormait dans le champ. «&|160;Mieux vaut ungramme de veine qu’un charde sagesse&|160;», dittextuellement le roumain. C’est sur cette veine que nous devonscompter, nous aussi, pour arriver au bac. Et si elle ne nous sertpas, alors, comme toujours, il nous reste le plomb de nosarquebuses et les jambes de nos montures.

Heureusement pour nous, il n’y eut pointbesoin ni du gramme,ni de la tonne, il ne nous yarriva rien, mais je fus révolté d’une aventure qui pouvait nousmettre aux prises avec des patrouilles nombreuses, sur un terrainsi défavorable. Et pourquoi, bon Dieu&|160;? Cosma était aimé denous tous&|160;: que diable avait-il dans le ventre, maintenant,avec ce pacha&|160;?

Je le demandai à Élie. Il merépondit&|160;:

–&|160;Cosma est entré «&|160;dans l’année desa mort&|160;». Il veut demander au soleil de marcher à rebours etdéfaire ce qu’il a fait. Cela ne se peut pas. Et Cosma mourra. Maisnous ne devons rien lui refuser, pas même de risquer nos vies pourune folie, car sache, Jérémie&|160;: la folie occupe une plusgrande place dans l’existence que la sagesse.

Je ne fus pas du tout content de la réponsed’Élie, et l’idée de voir un pacha véritable ne m’amusa plus, dumoment qu’il s’agissait d’affronter les patrouilles. Je venais desortir d’un esclavage et peut-être que déjà un autre m’attendait,de l’autre côté du Danube&|160;; peut-être la mort.

Je me mis à bouder. Cosma s’en aperçutbientôt, devina la cause et fut brave, douloureux, héroïque&|160;;faisant halte, il s’approcha de moi et me dit, avec une sérénitéqui me glaça le sang&|160;:

–&|160;Pas plus loin que la nuit dernière, jet’avais expliqué comment, dans les grandes joies, aussi bien quedans les grands malheurs, nous restons seuls, personne ne peut noussuivre. Tu vois donc que j’avais raison&|160;: me voilà frappé parle plus grand mal, et me voilà seul. Eh bien, mes amis, je ne forcepersonne à me suivre dans ma folie. Allez tous les trois rejoindrenotre troupe&|160;; Élie connaît le chemin. Moi… j’irai seul, là oùme pousse mon malheur, seul avec mon cheval, mes deux arquebuses,mes quatre pistolets, mon yatagan, ma chemise et mon destin…

Je ne le laissai pas continuer. Je lui sautaiau cou et l’embrassai. Il resta froid et indifférent à mon élanainsi qu’aux paroles des autres qui l’assuraient de leurdévouement. Mais il ne nous quitta pas. Et nous reprîmes lamarche.

Soudain, en approchant au bord du plateau, leDanube apparut à nos yeux, tout bas, tout loin, grisâtre, touffu,solitaire et ami de l’homme libre.

À sa vue, Cosma se dressa sur ses éperons etse mit aussitôt à chanter – de sa voix mâle et modulée, mais briséepar la souffrance, cette chanson du haïdouc&|160;:

&|160;

Approche ton bac, péager&|160;!

Pour que je passe chez ce gospodar[31]

Qui est pourri de richesses.

Il est seul comme le coucou&|160;:

Neïca est jeune et haïdouc.

Tire ton bac un peu en aval,

Ou je t’envoie un plomb dans les reins&|160;!

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

À peine avait-il fini son chant qu’une calèchesurgit de l’ombre d’un vallon et se mit à gravir la côte que nousdescendions. On s’inquiéta, mais tout de suite on s’aperçut que lacalèche était conduite par un homme seul, un noble du pays, vêtu àla manière de ceux qui habitent les terres du soleilcouchant&|160;: chapeau haut de forme, grand faux col raide nouéd’une cravate, culotte, redingote et bottes. Il avait la moustacherasée et portait des favoris.

Floritchica dit&|160;:

–&|160;Ne vous inquiétez pas, je le connais,c’est un ami…

Cosma sursauta&|160;:

–&|160;Quoi&|160;? Un ami, à toi, cetépouvantail&|160;?

Le noble s’approcha, ôta son chapeau de trèsloin, arrêta et salua Floritchica dans une langue roumaineraffinée&|160;:

–&|160;Je présente mes hommages les plusrespectueux à la joupânitza[32]Floritchica&|160;!

Et comme celle-ci lui tendait la main, lebonhomme la baisa, ce qui fit à Cosma enfoncer à tel point leséperons dans les côtes de son cheval qu’il le mit debout sur sesjambes de derrière.

–&|160;Il y a longtemps que vous êtes rentréede Constantinople&|160;? On vous a beaucoup regrettée&|160;!

–&|160;Ah&|160;? fit-elle, aveccoquetterie&|160;; il vous manquait des femmes&|160;?

–&|160;Des femmes&|160;? Non, certes, mais desfemmes d’esprit&|160;!

Puis, jetant un regard de maître sur nous, ilquestionna&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que c’est que cettecompagnie&|160;?

–&|160;Des gardes forestiers que je viensd’embaucher.

–&|160;Hm&|160;!… On dirait desbandits&|160;!

–&|160;Ma foi, les gardes forestiers, toutcomme les bandits, sont barbus, portent des armes et se laventrarement.

–&|160;À propos de bandits, avez-vous entendules ravages que fait dans le pays le haïdouc Cosma&|160;? C’estnavrant, mais «&|160;les nôtres&|160;» aussi ont tort, ils poussentla spoliation au-delà du supportable.

Sur ce, il baisa de nouveau la main deFloritchica, la salua très bas, et partit au pas de son cheval.

&|160;

Mais Cosma ne reprit point sa marche. Alors,nous remarquâmes que, durant cette courte conversation, il s’étaitrongé un côté de sa moustache au ras de la lèvre. Et il nebronchait pas, restait calme, épiant du coin de l’œil leboïar qui s’éloignait. Quand celui-ci se trouva à unecinquantaine de pas, il le mit en joue et le foudroya dans le dosplus vite qu’il ne faut pour le dire. L’homme se renversa sur lesol&|160;; la calèche s’en alla à travers champs.

Et Cosma conclut&|160;:

–&|160;Ça t’apprendra, salaud, à ne plusbaiser la main des femmes qui se trouvent en compagnie d’hommesqui se lavent rarement…

Se tournant vers Floritchica&|160;:

–&|160;Tu as couché avec ce mannequinaussi&|160;? Malheur des malheurs&|160;! J’aurai à faire si je doisaller à Stamboul les chercher tous et les tuer&|160;!

Puis, à moi&|160;:

–&|160;Va, Jérémie&|160;: s’il n’est pascrevé, achève-le avec ton pistolet.

Je m’en fus et revins&|160;: il était mort, latête fracassée.

Floritchica dit&|160;:

–&|160;Je ne te respecte plus, Cosma, quoiqueje t’aime toujours&|160;: tu m’as promis obéissance et tu…

–&|160;… Et j’ai oublié, par manqued’habitude…

–&|160;Eh bien, tu as tué un des meilleurshommes que je connaisse, et qui n’avait qu’un défaut&|160;: celuid’être venu au monde riche, ainsi que de croire, avec tous lesriches de son temps, que c’est Dieu lui-même qui a fait les hommesinégaux. Mais, à la différence des autres, il avait supprimé leservage sur ses terres et avait construit des hôpitaux…

Cosma, énervé, coupa&|160;:

–&|160;Oui, il avait enlevé la peau de l’hommeet lui avait offert une chemise&|160;!… Et puis… je m’enmoque&|160;!… C’est pas ça qui me turlupine, moi…

Après un long et pénible silence&|160;:

–&|160;… Nous ne pouvons plus aller chez lepacha de Silistrie&|160;: je pensais le châtier, le croyant tonseul amant. Tu en as eu des douzaines, et jusqu’à Tzarigrade.Alors&|160;? Attrape l’aveugle et arrache-lui lesyeux&|160;! Non. J’aime mieux rentrer au camp. Là-bas, jeverrai… C’est-à-dire, je ne verrai rien, mais je me laisserai allerau gré du nœud qui m’arrête le souffle.

*

Nous y arrivâmes vers la chute du soir et,sur-le-champ, j’oubliai et Cosma et son «&|160;nœud&|160;» et marancune, pour me jeter follement dans les bras ouverts d’une natureque l’homme n’avait pas encore avilie. Il y avait de vieux saules,gros comme des tonneaux, et dont les troncs caverneux pouvaientenfermer deux hommes debout. Des centaines de petits canaux –veines généreuses du généreux Danube – se faufilaient en tous senset fertilisaient, sur des dizaines de kilomètres, une terremarécageuse dont personne ne voulait, qui faisait le bonheur desplantes aquatiques crevant de sève. Poissons, oiseaux, insectesvivaient en paix, malgré loups et renards, se délectaient del’existence et respectaient l’œuvre du Créateur.

Lui seul, l’homme de toutes les bêtes de laterre la plus féroce, sème, sur son passage, la mort, la misère,l’esclavage, là où, avec si peu de peine, bien moins de crime, tantde jouissance nous attendrait.

&|160;

Je trouvai nos compagnons un peu vieillis, ilsme trouvèrent grand et beau.

Au milieu d’une vaste île perdue à six heuresde marche, loin de la dernière habitation, ils avaient fondé unpetit hameau&|160;; avertis par les sentinelles de notre arrivée,ils nous saluèrent par les trois salves de dix arquebuses à la foiset crièrent&|160;:

–&|160;Qu’ils vivent, notre vaillant capitaineet sa belle compagne&|160;! Et qu’ils vivent, Élie le sage, etJérémie le brave, que nous croyions mort&|160;!

Cela me fit un peu rire, car cettemanifestation, quoique plus sincère, ressemblait comme deux gouttesd’eau à celle qui avait eu lieu, à la cour de l’archonte, lors deson arrivée de Constantinople avec Floritchica. Jepensais&|160;:

–&|160;Libres ou esclaves, les hommes ont àpeu près les mêmes habitudes et les mêmes sentiments. Que le diableles emporte&|160;!

Et je me mis tout de suite à courir comme unveau et à m’affoler. Il y avait de quoi&|160;!

Sur une aire un peu soulevée et nettoyée, destentes partout, solidement fixées et dans lesquelles il n’y avaitqu’une couchette, roseau et foin, plus la couverture. Toutes lesautres affaires, armes comprises, se trouvaient dans les creux dessaules, suspendues comme en des armoires, chaque contrebandierayant la sienne. Et de femmes aussi, presque chacun avait lasienne, jeunes, étourdies, trépidant pieds nus et toutes couvertesde piqûres de moustiques.

L’heure du dîner approchant, elles sedémenaient comme dans une popote de petite caserne. En plusieursgrosses marmites, accrochées à des crémaillères de fortune,bouillait la mamaliga[33] quirépandait un arôme de farine de maïs et d’où leterciu[34] sautait en gouttes brûlantes sur lespieds des cuisinières. Dans d’autres marmites, on préparait laciorba[35] de brochet aux oignons, persil,fenouil et livèche, tandis que, exposées aux tas de braises vives,des carpes de dix kilos, saupoudrées de poivre rouge, sedébattaient encore dans leurs protzapes[36]. Une dizaine de canards etd’oies sauvages, farcis d’ail, d’oignon et de lard fumé, grillaientaussi. Et à tel point était appétissante la fumée dont ce charnieremplissait les environs que les loups eux-mêmes hurlaientd’envie.

Mais il fallait de la boisson pour cettemangeaille, sur laquelle près de soixante bouches allaients’abattre, et l’on sait que l’eau des marais «&|160;fait naître despetites grenouilles dans le ventre&|160;». Eh bien, il y en avait,et comment&|160;!

Enfoui sous une meule de laîche humide qui letenait au frais, un fût de cent vadras d’un vin qui«&|160;défonçait le palais&|160;» ressemblait à une chapelledivine, toute frissonnante de mystère, alors qu’à côté de cettechapelle, et bizarrement pareil à un tabernacle, un autre fût devingt vadras renfermait le Saint-Esprit d’une saintetsouika[37] qui«&|160;eût réveillé les morts mêmes&|160;», s’il y en avait eu parlà&|160;!

&|160;

Mais il n’y en avait heureusement point pournous embêter avec leur éternel témoignage de néant. Cosma lui-même,qui portait la mort dans l’âme, l’oublia ce soir-là, emboîta le pasà toute la communauté et, en capitaine qu’il était, donna le signalde l’attaque.

Tout le monde assis par terre, en fer àcheval, chacun pouvait y aller à volonté, se couper de la mamaligaet remplir sa troaca[38] du metsdont le cœur lui disait, puis, y revenir et manger sur ses genoux,en se servant d’une leochka[39] pour laciorba et de ses doigts pour les fritures. Quant au vin, lespetites cofas[40] allaient vides et revenaient pleinesdans un pèlerinage ininterrompu à la chapelle où trônait le divinsang du Christ.

Le visage épanoui comme l’intérieur d’unepastèque rouge coupée en deux, Cosma, le gobelet de tsouika à lamain, ainsi que tous les autres convives, parla&|160;:

–&|160;Amis&|160;!… La vie et la mort sont lesdeux œuvres éternelles de la jument du Seigneur&|160;: c’est elle,avec ses naseaux, qui allume les vies sur la terre et les éteint.Nous n’avons pas demandé à naître, nous ne devons donc rien àpersonne. Nous avons un seul devoir, qui est celui de nous porterbien, et pour nous porter bien, nous devons faire trois bonneschoses, c’est-à-dire&|160;: bien manger, bien boire et bienpéter&|160;! Commençons par manger et boire. Nous péterons ensuitesous la tente&|160;!

De gros éclats de rire furent la réponse à cediscours. Les gobelets se renversèrent dans les gosiers, la tsouikaalla vivement piquer l’appétit, puis «&|160;quarante fous se mirentà batailler devant chaque bouche&|160;!&|160;» Les boules demamaliga, après avoir été sommairement arrondies dans la main,partaient comme des projectiles, expédiées de loin, avec unmouvement adroit du poignet, pour économie de temps. Lesleochkas étaient vidées avant de toucher les lèvres. Etlorsque, en dévorant le brochet et la carpe grillée, il arrivaitque les arêtes donnassent trop de fil à retordre au mangeur, toutela bouchée malencontreuse était promptement soufflée derrière ledos. Des visages disparaissaient entièrement dans les trous descofas et s’y attardaient jusqu’à ce qu’on vît les cous se gonfleret devenir bleus. Alors, le buveur n’avait qu’une pensée&|160;:reprocher à Dieu que le souffle de l’homme fût si court et laplace, dans son ventre, si mesurée. Pour remédier un peu à cettemaladresse divine, le convive qui se jugeait lésé dans son comptese levait lestement et se mettait à sauter sur place, en vue defaire descendre la mangeaille, puis s’y remettait de plus belle. Ily avait aussi les renvois qui facilitaient l’opération, mais ilsn’étaient pas toujours heureux, car s’ils surgissaient pendant quela bouche était pleine, les aliments se trouvaient expédiés dans lecerveau et sortaient par les narines.

&|160;

Vers la fin de nos franches lippées, un hommevint nous gâter la digestion. Ce fut tout au bout de l’ovale qu’ilfit son apparition. Le sous-chef de la bande, qui siégeait à sadroite, se leva, le montra à Cosma et dit&|160;:

–&|160;Capitaine, peut-être tu t’es aperçuqu’un étranger se trouve parmi nous&|160;: c’est ce moine, quis’est présenté un jour à une de nos sentinelles et que nous avonsadmis provisoirement, le trouvant révolté, dévoué et brave. Il veutboire à ta santé et demander l’admission définitive.

Alors, nous vîmes se lever un homme de taillemoyenne, à la carrure puissante, encore jeune, barbe et moustachesblondes bien peignées encadrant une face éblouissante de propreté,mais terne, que surplombait un front bombé et chauve comme un melonet qu’éclairaient deux grands yeux gris cendre au regard franc.Tombant jusqu’aux chevilles, son froc monastique, tout fripé etrapiécé, le couvrait de tristesse.

D’une voix limpide, il dit à peu près ce quisuit&|160;:

–&|160;Oui, Cosma… Je veux boire à ta santéd’abord, à celle de tous les présents ensuite, et je demande defaire partie de ta troupe de haïdoucs. Mais, permets-moi de te ledire, tes paroles de tout à l’heure m’ont un peu déçu.Comment&|160;? La vie et la mort, les œuvres éternelles d’unejument&|160;? Fût-elle, cette jument, montée par le Seigneurlui-même, non, cela ne se peut pas&|160;!… La vie et la mort sontles œuvres de Dieu, non pas de sa jument, en admettant qu’il en aitune. Et puis, cette autre offense, infligée à l’homme, qui, d’aprèstoi, n’a que le devoir de manger, boire et péter&|160;! Devoir decochon&|160;! J’en suis déçu&|160;! Le peuple voit en vous seslibérateurs, et c’est grâce à son aide amicale que vous n’êtes paspendus du jour au lendemain. Il ne vous empêche ni de manger ni deboire comme des braves, mais si ce n’est que pour péter sous latente, ma foi, je doute fort que vous soyez autre chose que desnobles&|160;! Je ne puis pas vous dire ce soir qui je suis et quelchemin j’ai fait pour venir ici. Je vous dis seulement ceci&|160;:soyez des libérateurs et je vous y aiderai&|160;!…

À peine eut-il prononcé le dernier mot queFloritchica bondit de sa place, vola au moine et lui baisa lefront&|160;:

–&|160;C’est ma pensée que je baise, luidit-elle.

Les maîtresses de nos compagnons rigolèrent,car la rigolade remplace la pensée chez les maîtresses, tandis queceux-ci, voyant Cosma assombri à la suite de cet incident, étaientfort embarrassés.

Élie avait l’air content. Cosmal’interrogea&|160;:

–&|160;Qu’en dis-tu, Élie, de ce drôle demoine&|160;?

Élie souleva les épaules et regarda la minebouffie de Cosma&|160;:

–&|160;Je dis que tout moine a sonkyriacodromion… qui fait plaisir aux femmes&|160;: rappelle-toi lesuccès qu’eut le tien, la semaine dernière.

Le jour devint tout faible. On distinguaitdifficilement les visages. Alors, chaque couple se dirigea vers sacouchette. Et cette nuit-là, à cause de trop manger, j’entendistoutes sortes de gémissements partir de sous les tentes.

*

Et voilà la fin de ce récit&|160;:

Cosma se leva le lendemain, méchant comme lagale, et cria de devant sa tente&|160;:

–&|160;Si nous continuons de ce train-là, ilnous faudra, d’ici peu, une demi-douzaine de sages-femmes.Allons&|160;! Que les femelles s’en aillent pondre chez leursmères. Et nous&|160;: aux balles&|160;! aux chevaux&|160;! et enroute&|160;!

–&|160;Et moi&|160;? demanda Floritchica.

–&|160;Toi, tu n’es pas une femelle, tu esmâle, un haïdouc&|160;! Le destin t’envoie pour me remplacer etfaire mieux que moi, le jour où je mourrai. Et ce jour estproche&|160;: cette nuit j’ai rêvé que mon prochain coupd’arquebuse ratera l’ennemi par pleine lune. Ce coup raté seraalors le troisième, dans ma vie, par pleine lune, et mesursitele[41] ontdécidé que je dois mourir de la main de ce dernier ennemi. Ce seraainsi. Et ce sera bien&|160;: Cosma a vécu.

Les hommes se mirent aussitôt à emballer,pendant que leurs amoureuses, tout en préparant le dernier repas,allaient de temps en temps pleurer, le front appuyé sur un saule ousur l’épaule de l’ami qui s’en allait.

Floritchica, quoique femme, eut le cœur dur,cœur de vrai haïdouc, tel que Cosma l’avait jugée&|160;:

–&|160;Bien sûr, disait-elle, parlant à cellesqui se lamentaient&|160;; vous êtes des malheureuses, mais la fauteest à vous. Vous avez oublié que ces hommes-là se sont mis hors laloi, qu’ils doivent dormir à cheval et embrasser la femme au galop.L’amoureuse, ici, n’a qu’une mission&|160;: recharger laflinta[42] que l’homme décharge. Pour peu qu’onvous eût laissées faire, vous auriez bâti une église, créé unemairie, fondé une sous-préfecture, monté une garnison.

Et se tournant vers les hommes quiempaquetaient la contrebande&|160;:

–&|160;Regardez-moi voir ces marchands debric-à-brac&|160;! Vous, des haïdoucs&|160;? Il y a de quoirire&|160;! Broderies, perles, tissus, poignards sans tranchant etpistolets mignons, tout un fouillis de carnaval exactement pareilaux chiffons et ferrailles qui encombrent les trottoirs desmahallas[43] àStamboul, ha&|160;!… ha&|160;!…

Puis à Cosma&|160;:

–&|160;C’est toi, le «&|160;capitaine&|160;»de ce bazar&|160;?

À ces paroles, le moine se jeta surFloritchica&|160;:

–&|160;Laisse-moi, femme, baiser ton front,qui cache ma pensée&|160;!

Floritchica lui offrit son front.

Cosma regarda cette scène impossible, sifflaau malheur et partit seul dans un fourré de roseau, d’où retentitla chanson navrante du haïdouc Ianco Jiano&|160;:

&|160;

La petite fleur de fève,

Sur la rive du Sereth,

Broute le cheval de Ianco,

Broute l’herbe et hennit.

Ianco s’est couché et songe&|160;;

Et son rêve&|160;: une amoureuse&|160;!

Amoureuse endiablée,

Ourdit de la trame, à Ianco,

Dans la vallée du Hanneton.

Mais ce n’est pas de la trame

Pour faire du linge de rechange&|160;:

C’est un linceul pour couvrir

Deux yeux noirs qui ont aimé&|160;!…

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Le chant s’éteignit au loin. Je fus tout desuite saisi par la terreur de la pitié et me mis à la poursuite deCosma, en suivant sa trace, mais prudemment. Au bout d’une heure, àforce de traverser des clairières, je crus l’avoir perdu de vue, etje montai dans un saule pour chercher de quel côté le mouvement duroseau trahissait sa présence. Il n’était plus dans le roseau, maisau bord d’un étang limpide, à une vingtaine de pas seulement demoi, et alors je vis et entendis des choses incroyables&|160;!

Cosma s’était agenouillé et priait. Longtemps,il ne fit que toucher le sol avec son front, puis sa voix s’échappacomme un gémissement&|160;:

–&|160;Eh bien, Seigneur&|160;! Soyons justes,si tu veux justice&|160;! Me suis-je écarté d’une ligne de l’ordreque tu as mis dans ma poitrine&|160;? J’étais un tout jeune hommequand tu m’as fait sentir la répugnance du lucre et de l’égoïsme,et alors je volai mon père et donnai aux pauvres. Puis, j’ai gagnéla forêt et vécu de crimes et de brigandages. Oui, crimes etbrigandages, à l’exemple des boïars et des nobles qui vivent du volet du crime, qui bâtissent des temples à ta gloire et que tu tegardes bien de foudroyer. C’est sur eux que je me suis abattu, passur le pauvre. Et si, parfois, étranglé par la colère, j’ai sautésur le dos d’Élie et je l’ai écrasé, c’est parce qu’il avait tropraison. Mais, tu ne fais pas la même chose&|160;? N’écrases-tu pas,davantage, le pauvre qui te reproche tes injustices&|160;? Et sic’est comme ça, oses-tu m’envoyer pareille douleur, qui me broieles entrailles&|160;? As-tu le culot de t’ériger en justicierdevant moi, qui te connais&|160;? Ptiu&|160;!…

Il cracha dans l’étang. Puis se coucha sur ledos.

Peu après, une femme, conduisant sa vache àl’abreuvoir, surgit du fourré. Pendant que la bête buvait, elledonna le bonjour à Cosma, l’appelant «&|160;chrétien&|160;»,soupira et le considéra. Cosma ne fit aucune attention à elle. Lafemme, les bras croisés au-dessous des seins et une verge à lamain, dit&|160;:

–&|160;Je sais que tu es Cosma… et que tu vis,avec tes compagnons, ici, tout près, en terre sauvage, comme nousautres. Eh&|160;! que le Seigneur tout-puissant te protège&|160;!Mais, aie pitié de nous aussi, les persécutés du sort. Nous sommesdes simples. Les riches nous enlèvent jusqu’à notre chemise.Deh&|160;! quoi faire&|160;? Le Seigneur le veut, pour nous punirde nos potéras.

Cosma, sans bouger, coupa court&|160;:

–&|160;Va-t’en d’ici&|160;!… Tu medégoûtes&|160;!… Nous-som-mes-des-sim-ples&|160;!Vous êtesdes brutes&|160;! Le-Sei-gneur-le-veut&|160;! J’emmerdevotre Seigneur&|160;!…

Et sautant debout, s’en alla.

La femme se signa et pria&|160;:

–&|160;Pardonne-lui, Seigneur chéri. Il nesait pas ce qu’il dit. Et sa vie est dure.

…. … &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;… &|160;…&|160;…

Pendant deux mois, sans lâcher un coup de feusinon sur le gibier, nous traînâmes comme des condamnés à mort enremontant la Dobroudja, vers les montagnes du Macin. Cosma nousavait complètement abandonnés, se tenant à l’écart, acceptant,rarement et à contrecœur, même ma compagnie et celle d’Élie, plusdu tout celle de Floritchica qui fit tout ce qu’elle put pour leconsoler. Les hommes, conduits par le sous-chef de la bande, selivrèrent à des pillages mesquins que Cosma avait toujoursdédaignés.

Et nous voilà de nouveau en face de Braïla,région favorite pour la vie libre, pleine d’embuscades, fortdangereuse pour les potéras.

Ici, à peine arrivés, Cosma et Élie nousquittèrent mystérieusement un beau soir, passèrent le Danube ets’attardèrent cinq jours. Lorsqu’ils rentrèrent, Cosma s’écriad’emblée&|160;:

–&|160;J’ai tiré mon troisième feu d’arquebusepar pleine lune, et j’ai raté l’homme. Dorénavant, ne me comptezplus parmi les vivants.

Et, jetant par terre toutes ses armes, montason coursier et s’en alla au pas. Élie et moi, nous nous mîmes àl’escorter, ce jour-là et les jours suivants, ne le quittant pasd’un pouce, de crainte de le voir mettre fin à sa vie&|160;; maisnous nous convainquîmes vite que nos soupçons n’étaient pas fondés.D’ailleurs, il n’allait pas loin&|160;; des balades aux alentoursdu campement&|160;; il revenait, mangeait et buvait à des heuresindues, repartait. Son humeur ni trop sombre ni gaie&|160;; mais àtoutes les questions qu’on lui posait, il ne répondait qu’enhaussant les épaules. Parfois, il caressait les cheveux deFloritchica, qui pleurait, lui embrassait les mains et l’assuraitde son amour. Il souriait.

Et à voir Cosma déparé de toutes les armes, onaurait dit un gros porcher.

Oh, les épouvantables belles journées de cetteépoque-là&|160;! L’été tirait vers sa fin, et c’est alors que leslevers et les couchers de soleil dans les marécages font crier sajoie jusqu’à la plus petite bestiole. Les pontes sont finies… Lenouveau monde de canards et oies sauvages, de foulques, de vanneauxéchappés à la destruction, se croise dans l’azur limpide end’interminables nuées et à des altitudes qui désespèrent lechasseur. Le jeune loup et le jeune renard qui rôdent autour desfermes, on les reconnaît à leurs allures poltronnes, à leursfourrures impeccables. Bourdons, hannetons et autres insectesvolettent, étourdis, se heurtant aux arbres. La végétation arrêtesa croissance, se repose et jouit. C’est le triomphe de la vie surla mort.

C’était tout le contraire dans notre camp.

La vengeance personnelle, à laquelle s’étaientlivré Cosma et Élie dans leur visite à Braïla et qui valut aupremier son coup raté, avait remué les autorités et nous sentîmesqu’une nombreuse potéra était à nos trousses. Nous avions redoubléde vigilance. On ne dormait plus que d’un œil et on changeaitconstamment de camp.

Cela finit par énerver tout le monde, saufCosma, qui continuait ses allées et venues comme dans la pluspaisible des existences.

Un après-midi, aussitôt le repas terminé, ilse leva, selon sa nouvelle habitude, pour aller se promener.

Élie, renversé sur un coude, improvisa, surune voix profonde qui semblait venir d’un tombeau&|160;:

&|160;

Badé Cosma, ne pars paaas,

Car voiciii… laaa… potéra&|160;!…

&|160;

Cosma se retourna un instant et répondit, enimprovisant sur une voix encore plus profonde&|160;:

&|160;

Laisse-la veniir, je l’emmerde&|160;:

Comme elle vient, ainsi elle s’en vaaa&|160;!…

&|160;

Et il monta sur son cheval.

Nous le suivîmes, également à cheval, à unetrentaine de pas.

C’était dans les environs d’Isaccea… Routesolitaire, bordée de hauts buissons…

Et tout d’un coup, sous nos yeux, deux canonsde flintas surgirent d’un buisson et se braquèrent sur Cosma, quileva les bras et cria&|160;:

–&|160;Je n’ai point d’armes&|160;!

–&|160;Tant mieux&|160;! lui répondit-on.

Et deux coups de feu partirent. Nous eûmes àpeine le temps de répondre par un feu d’arquebuses et de pistoletscontre le buisson, puis, voyant Cosma se pencher sur son cheval,lui enlacer l’encolure avec les bras et voler comme une flèche,nous nous mîmes à sa poursuite, le croyant sauvé.

Il ne l’était pas, car, en pleine fuite, soncorps se renversa sur la route, comme un sac rempli de terre, lapoitrine défoncée, pendant que l’animal continuait sa course.

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