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Les Sœurs Vatard

Les Sœurs Vatard

de Joris-Karl Huysmans

Chapitre 1

Deux heures du matin sonnèrent.

Céline fit à sa soeur cette inepte plaisanterie qui consiste à placer son doigt près du nez d’une personne endormie et à la réveiller brusquement. Désirée frappa sa narine gauche contre l’index de Céline. – Que c’est bête! cria-t-elle.

Les femmes se tordirent.

– Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contre-maître.

L’on entendit comme un long bourdonnement que traversa soudain la flûte d’un rire, puis deux voix claironnèrent, soutenues par le ronronnement des presses, une chanson patriotique. Les gosiers des hommes, gosiers saccagés par le trois-six, tonnèrent également,trouant de leur toux rauque les cris grêles des filles:

« Il est mort, soldat stoïque,

il est mort pour la république! »

– Allons, mesdames, un peu de silence, hasarda la contre-maître.

La presse haleta et mugit plus fort, les massiquots grincèrent,les couteaux de bois firent entendre leur sifflement doux sur lepapier; les petits bancs qui tombent, les ballots qu’on jette surla table, retentirent, interrompus par le jet vibrant des gaz, parle bourdon du poêle. Des rires fusèrent d’un bout de l’atelier àl’autre, s’éteignirent, puis reprirent en un long roulement.

– Mesdames, mesdames! Un peu de silence! hasarda lacontre-maître.

Çà, de gros rhumes grondaient, là, des joies dégingandéess’étouffaient à braire, çà et là, des raclements, des roulades degorges déchiraient la tempête qui allait croissant.

Dans un coin, un rire aigu sautilla, seul, dansant au-dessus dutumulte. Il y eut un instant de répit. Un chat en chaleur miaulafurieusement, puis une voix larmoyante s’éleva:

– Mesdames, je vous ai respectées, toute la nuit!

Le coup de tonnerre d’une énorme pile qui s’écroule coupa netl’engueulée du choeur qui huait la femme. Personne n’avait reçu lapile sur la tête. Les chansons reprirent.

– Voyons, mesdames, mesdames, un peu de silence! Supplia lacontre-maître.

Alors, dans un crescendo immense, quarante femmes crièrent: lapaie! La paie! Puis elles rattrapèrent le fausset de l’une d’elles,une voix pointue qui allait se piquer dans le plafond:

« Ayez pitié de ma souffran-an-ance

Allez soldats, passez votre chemin!

Dans cette auberge – on ne verse du vin (bis)

Qu’aux enfants de la France! »

Les plioirs frappaient les tables, les litres passaient d’unebouche à l’autre, suintant la salive et le vin; une ouvrière,debout, voulait regagner sa place, ses compagnes lui écrasèrent leventre avec les dossiers de leurs chaises. Une fille se moucha,sonnant comme d’une trompette; une bouteille se brisa le bec aurebord d’une table, le petit bleu coula sur les robes, deux femmesvomirent, l’une contre l’autre, des injures de poissardes, on lesretint par leurs chignons et par leurs loques; mais elles setordaient et aboyaient, le menton en avant et les dents sorties,bavant, se ruant, les bras en l’air, la fosse des aisselles à joursous la chemise craquée.

Il y eut encore un moment de répit et l’on n’entendit plus quele tapotement sourd des assembleurs dans l’autre pièce.

Les brocheuses avaient des voix de mirlitons crevés; ellesrâlaient.

L’une d’elles lança alors cette stupide question qui revenaitcomme une ritournelle quand personne n’avait plus rien à dire:

– Mademoiselle Élisabeth, qu’est-ce que votre coeur désire?

Une autre se leva, pesamment, fourgonna dans le poêle, et,saisie par la chaleur, resta courbée en deux, les paupièresremuées, la bouche grande ouverte devant le trou qui flambait.

On râpait à cet instant:

« Mais que les branche

Soient toutes blanches,

Ou qu’au printemps verdisse le gazon,

Rose, je t’aime

Toujours de même,

Car en amour il n’est pas de saison! »

– Mesdames, un peu de si…

Sept heures sonnèrent, interrompant la phrase de lacontre-maître. – Sept heures, dit une voix, l’homme que j’aime estdans la paillasse!

Alors, l’atelier reprit une nouvelle force et lamentablementhurla: la paie! La paie!

Un monsieur sortit d’un petit cabinet, attenant à la grandesalle, et appela: Madame Eugénie Voblat! – Des acclamationscoururent – Ah! Enfin! Ce n’est pas trop tôt! On va donc toucherson poignon! Et les mains battirent, les yeux étincelèrent, tandisque les chaises gémissaient sous le galop des croupes.

La femme Voblat, un roulis de chairs molles, un monstreignoblement gras, traversa les tables, bousculée et ahurie par tousles voyous femelles qui se pendaient à son caraco; elle se dégagea,griffant au hasard les nez, et, perdant ses jupes, elle entra dansle bureau du patron. Elle partit criant: à ton tour, Angèle!

La nuit prenait fin. Les ouvrières étaient brisées par lafatigue, éculées par les sommes, la tête dans les poings. Cellesqui avaient touché leur argent s’enfuirent. La paie allaits’alentissant. Le patron appelait une femme et une autre venait. -Madame Teston! – Y est pas! – Qui prend son argent? Et une amie del’absente accourait et demandait en même temps son compte, puisc’étaient des réclamations forcenées, des discussions entêtées pourun sou, des ténacités de sauvage s’obstinant à ne pas comprendre. -La couture était par trop mal payée! Le pauvre peuple était pasheureux! C’était l’éternelle requête: ô m’ssieu! Vous ne pourriezpas me donner de la petite monnaie avec des sous? C’étaient lesdoigts engourdis qui laissent échapper ce qu’ils tiennent, etl’aplatissement d’un corps sur le plancher, le râble en saillie,les mains traînant dans la poussière à la recherche de l’argenttombé.

Les brocheuses se groupèrent vis-à-vis de la caisse près de lamachine à eau; il y en avait d’accotées contre les piles quiremuaient des faces blêmes comme des têtes de veaux, d’autres,enlacées aux colonnes de la presse, se renversaient en arrière, sechatouillant pour se réveiller, laissant entrevoir sous leurs jupesrelevées des bas sales et mal tirés, des bottines armées de clous.Seule, dans son coin, la contre-maître soufflait, épelant deschiffres, les additionnant avec un crayon mouillé de salive,regardant, atterrée, l’écroulement des filles sur le parquet.

L’atelier offrait alors le spectacle d’une morgue. Un tombereaude jupons semblait avoir été vidé, en un tas, et il y avait commeun grouillement de membres sous ce paquet de hardes. – La paieallait s’alentissant. – Les ouvrières qui restaient encore défirentleurs manchettes de lustrine, se lissèrent les cheveux avec ducrachat, se rigolant à voir une petite qui somnolait, perdue,vautrée dans des rognures, tripotant avec son petit doigt la geléed’un baquet de colle.

Le jour parut, – La contre-maître éteignit les becs de gaz, etau travers des vitrages grillés et empoicrés par le ruissellementdes pluies, un soleil pâle d’hiver, une aube d’une blancheursinistre s’épandit sur les grappes étagées des femmes, éclairantdes joues blafardes, des bouts de langues qui badigeonnaient detemps en temps le coin crotté des bouches. -Cahin, caha, lesbrocheuses disparaissaient; il n’en resta bientôt plus que deux,une petiote qui souffrait d’un incurable mal de dents, et unegrande déhanchée qui cherchait ses puces et suçait une larme desang pointant à sa lèvre gercée.

On ouvrit les vasistas pour renouveler l’air.

Une buée lourde planait au-dessus de la salle; une insupportableodeur de houille et de gaz, de sueur de femmes dont les dessoussont sales, une senteur forte de chèvres qui auraient gigoté ausoleil, se mêlaient aux émanations putrides de la charcuterie et duvin, à l’âcre pissat du chat, à la puanteur rude des latrines, à lafadeur des papiers mouillés et des baquets de colle.

La contre-maître rangea les chaises jetées au hasard, sur leflanc, sur le dos, les jambes en l’air, leurs tripes de pailleblonde se dressant en tire-bouchon ou fuyant en mèches par le troudu ventre. Elle empila sur des tréteaux la cohue des tabourets.

Neuf heures sonnèrent.

Le soleil se décidait à mûrir. Il allait, fonçant à mesure larougeur de son orbe. – La danse de la poussière dans un rayon dejour commença, tournoyant en spirale, du plancher aux vitres. – Lalumière sauta, jaillit, éclaboussa de plus larges gouttes leplancher et les tables, alluma d’un point tremblant le col d’unecarafe et la panse d’un seau, incendia de sa braise rouge le coeurd’une pivoine qui s’épanouit, frémissante, dans son pot d’eautrouble, creva enfin en une large ondée d’or sur les piles despapiers qui éclatèrent avec leur blancheur crue sur la suie desmurs!

Chapitre 2

 

Des quatre ouvrières qui, à part de légères fugues,travaillaient assidûment dans les ateliers de satinage et debrochure de la maison Débonnaire et cie, une passoire, disait lacontre-maître, trois étaient sages: – La première, parce qu’elleétait trop vieille; la seconde, parce qu’elle était trop peutentante; la troisième, parce qu’elle était jeune et n’était pasbête. La quatrième était à peu près sage, changeant d’amant tousles mois, mais n’en ayant jamais qu’un ou deux au plus en mêmetemps. C’était: Madame Teston, une femme mariée, une vieille biquede cinquante ans, une longue efflanquée qui bêlait à la lune,campée sur de maigres tibias, la face taillée à grands pans, lesoreilles en anses de pot; c’était Madame Voblat, un gabion de suif,une bombance de chairs mal retenue par les douves d’un corset, untendron abêti et béat qui riait et tâchait de se tenir la taille àpropos de tout, pour un miaulement de chat, pour un vol de mouche;c’étaient enfin les deux soeurs Vatard, Désirée, une galopine dequinze ans, une brunette aux grands yeux affaiblis, pas trèsdroits, grasse sans excès, avenante et propre, et Céline, lagodailleuse, une grande fille aux yeux clairs et aux cheveuxcouleur de paille, une solide gaillarde dont le sang fourmillait etdansait dans les veines, une grande mâtine qui avait couru auxhommes, dès les premiers frissons de sa puberté.

La mère Teston travaillait, depuis plus de trente années, dansla maison Débonnaire. Les trois autres y avaient vagi et tété,alors que leur mère, les torchant d’une main, pliait, de l’autre,les rames des papiers. En sus de ces quatre ouvrières, unevingtaine de femmes, de fillettes, de gosses, s’amoncelaient, lematin, dès sept heures, le long des tables et s’en allaient,suivant la saison ou la plus ou moins grande presse du travail, àsix, à sept, à huit heures du soir.

Ces vingt filles se renouvelant, tous les dix jours, formaientcette population nomade, cette coterie des ouvrières brocheuses,étrange association où l’on vocifère, à qui mieux mieux, les plusabominables jurons, où l’on se déverse sur la tête de pleinesécuellées d’ordures, très curieuse race de filles qui ne cherchentguère de liaisons en dehors de leur monde, ne s’enflammentvéritablement qu’au souffle des haleines vineuses, ramassis dechenapans femelles, écloses pour la plupart dans un bouge et quiont, dès l’âge de quatorze ans, éteint les premiers incendies deleurs chairs, derrière le mur des abattoirs ou dans le fond desruelles.

Tous se détestaient et tous, hommes et femmes, s’entendaientcomme larrons en foire pour dauber les contre-maîtres, mais, unefois échappés de l’atelier, ils ne s’entendaient guère plus qu’enéchangeant force coups d’ongles et revers de mains. Il y avait, lematin, dès l’arrivée, des cris de liesse, des bondissementsfurieux, des joies folles, à la vue d’une femme qui entrait,tiraillant péniblement sa croupe, ou clignant des paupièrescharbonnées d’indigo et d’encre, et cela n’empêchait point que sile patron, exaspéré de voir un grand diable, soûl comme unePologne, rebondir d’une pile à l’autre, lui réglait son compte etle congédiait, la femme qu’il honorait de ses caresses et de sescoups, se levait et partait, entraînant avec elle toute la coteriequi la soutenait. Il y avait alors des huées des autres ouvrières,puis des larmoiements de femmes mûres criant: est-elle bête desuivre un homme qui la bat! C’est moi qui le ficherais en plan! Etelles-mêmes arrivaient, le lendemain, avec un pochon ou des ravinessur le visage et défendaient énergiquement leur maître alors queles autres le traitaient de brigand et de lâche! – et les histoireset les cancans pleuvaient. -une telle courait comme une chienneaprès un homme qui se moquait bien d’elle, pleurnichait pendanttoute la journée, sur son ouvrage, et finissait par se crêper latignasse avec une camarade assez malhonnête pour lui avoir pris sonamant et assez taquine pour la braver. – Avec toutes ces parlottesenvenimées par la bêtise, avec toutes ces haines qui prenaient feuau frottement des hommes, c’était miracle qu’il restât, au bout dequelques jours, dix ou douze des mêmes ouvrières. – La passoireDébonnaire ne se bouchait pas et, comme un ruisseau d’eau sale,tout son personnel de femelles et de mâles clapotait et fuyait parle trou des portes.

De la gouape! Disait sentencieusement le contre-maître, un malbâti, laid jusqu’à l’horreur, avec sa face livide, tigrée de petitevérole, et ses touffes de sourcils embroussaillant un oeil crevéqui roulait, laiteux, dans une paupière rouge. – Les coquines!Soupirait la contre-maître, une grande femme anguleuse, aux yeuxbruns comme des pépins de pomme, à la bouche barrée de formidablescrocs; mais gouapes et coquines se moquaient bien d’eux! Le lundi,l’atelier était vide, le mardi, l’atelier était également vide, lemercredi, l’atelier commençait à se remplir et, le samedi, à sevider. à part les contre-maîtres, qui plaçaient sous sur sous, etun pauvre vieil homme qui avait tant bu, dans sa jeunesse, qu’ilavait l’estomac en meringue et ne pouvait plus boire, tout le restene travaillait, les ouvrières que pour bâfrer des frites ets’acheter des bijoux en doublé, les ouvriers que pour s’enfourner àtirelarigot, dès l’aube, des chopines de vin blanc et laper, dèsl’après-midi, des litres de vin bleu.

Tel était le personnel de la maison qui, pour les nuits deveille, se recrutait encore d’un monceau de femmes ramassées auxsorties des autres brocheurs. Ah! La contre-maître avait fort àfaire, par ces longues nuits, il fallait distribuer l’ouvrage. -Ah! Bien merci! Clamaient les filles, rien de bon, tout ça, cen’est pas du salé! En voilà de la turbine! On se casse les onglessur ce papier-là! – Et il fallait apaiser leur soif et leur donnerà toutes du café et de l’eau-de-vie, il fallait les empêcher de sesauter aux yeux et de se gifler la figure; il fallait inscrirel’ouvrage, pièces par pièces, les ouvrières attitrées de la maisonvoulant passer avant le fretin raccolé la veille, les autres criantqu’on les embêtait et qu’il faudrait pourtant voir à ne pas lesprendre pour des gâcheuses et pour des sabots!

Aussi quand cette lavure eut été balayée hors des cours, lacontre-maître poussa un soupir, rajusta les brides de son bonnet àchoux, arracha prestement la mite qui lui croûtait l’oeil, repoussadu pied son petit banc sous la table et se dirigea touteguillerette vers le bureau du patron.

Elle demeura surprise. -Céline et Désirée discutaientfurieusement. -Désirée demandait à n’être plus payée aux pièces,mais bien à l’heure. – Tiens, voyez-vous, dit la contre-maître,comme moi, alors! Mais Céline, qui avait la langue bien pendue,reprit: – Eh! Bien, mais pourquoi donc pas? Ma soeur n’est pas unecoltineuse, bonne seulement à plier des feuilles, elle fait lestravaux délicats, la couture, et puis monsieur m’a bien mise, lasemaine dernière, aux heures, pourquoi donc qu’il ne donnerait pasà ma soeur le même salaire qu’à moi? – Après de longs débats, ilfut entendu que Désirée toucherait désormais 25 centimes et demipar heure de travail. Elles souhaitèrent alors, très enchantées, lebonsoir, firent un salut à derrière ouvert, s’en furent se laver àla pompe et, se poussant et sautant dans la cour pour seréchauffer, elles remontèrent de la rue du dragon à Vaugirard.

Désirée, très engourdie, traînait les pieds et s’arrêtait devanttous les éventaires; l’autre, habituée par le galvaudage de sesnuits, aux tiraillements de l’estomac, le matin, et au froid dansle dos qui vous fait bouger les épaules et hâter le pas, hélait sasoeur, la traitant de faignante et de clampine!

La rue de Sèvres s’étendait, interminable, avec ses communautés,ses abbayes, ses hospices, ses pensionnats de demoiselles, mais cequi ralentissait la marche de la petite, ce n’était pas cetteescouade de béquillards et de loqueteux qui geignent pitoyablement,le chapeau tendu, quand l’église s’emplit de monde, ce n’était pascette tourbe d’affamés qui, les bras en bandoulière, les jambesemmaillotées de linges, s’amassent, avinés et transis, devant lapetite entrée des Dames Saint-Thomas de Villeneuve, c’étaient cesnombreuses boutiques, ces innombrables bondieuseries dont la rueest pleine.

Près des jésuites où piaffaient des équipages de maîtres et où,descendus des sièges, des larbins galonnés prenaient des attitudesattendries de canailles pieuses, il y avait des statues coloriéesde vierges, des madones sérieuses et bonnes à mettre en niche, deschrists, grandeur nature, avec du lilas sur le ventre et du carminaux doigts, des Jésus bénisseurs, frisottés et blonds, les bras enavant, accueillants et bien vêtus, puis, sur le rayon du bas, dessaints- Sacrements, des patènes, des ciboires, resplendissaientavec leurs dorures et leurs mosaïques; des veilleuses étranges, descoeurs en verre rouge, montés sur du bronze, des lys aux pistils etaux tiges de cuivre, des vases avec des J. M. entrelacés et desbouquets de roses, en papier blanc, s’empilaient sur une cloison,encadrant un petit rédempteur, de cire rose, qui batifolait sur dela paille, serré comme un joujou de vieille femme, sous un globe deverre.

Et tous ces magasins s’échelonnaient, diminuant en splendeur, àmesure que la rue s’acheminait vers le boulevard.

Ici, là, alternant avec eux, béaient sur le trottoir desboutiques de marchands de vins, avec des tonneaux vernissés le longdes murs, et des grilles cramoisies aux vitres. à cette heure, ilsregorgeaient de monde. Des poivrots, le coude sur le zinc, riaientau nez des petites avec des yeux fripés et des mâchoires violiespar le gros vin. Céline fit bouffer sa jupe et pimpa des prunelles,se retournant, appelant sa soeur qui rêvait tout haut devant lamontre d’un herboriste, admirant des colliers d’ambre, desirrigateurs aux serpents rouges, des tétines en caoutchouc, despeignes de buffle, des houppes à poudre, de toutes petites épongesfines taillées en amande, montrant du doigt à l’autre qui pinçaitla bouche, des blaireaux à barbe et des soutiens en filoselle. ça,c’est pour les hommes! Dit Céline qui reprit sa marche, mais lapetite clopinait de plus en plus, badaudant de nouveau devant lachatte empaillée d’un marchand de chaussures, musant devant laporte d’un lavoir pavoisée d’un drapeau tricolore en zinc,s’ébahissant devant des étalages de frusques où pendaient despantalons côtelés en velours à 8 francs, des costumes complets pourmioches avec ces étiquettes sur carton: le Tapageur, le Jean-Bart,le Lolo, des ceintures écarlates pour les charpentiers, despercales à raies, des surahs tissés aux Batignolles, deschemisettes empesées, des cravates semées de vermicelles et depois.

– Ah! Les belles chemises! Soupira Désirée, sont-ils assezcoquets ces tuyautés!

– Oui, va, regarde, ce n’est pas pour nous, ma fille; et direpourtant qu’il y a des femmes qui ne me valent pas et qui semettent ça sur le dos, pas seulement les dimanches, mais encoretous les jours que le bon Dieu fait! S’il n’y a pas de quoi vousmettre hors de soi quand on songe que, pendant que l’on pioche, desgrues comme la fille à Gamel, se bourrent d’huîtres et se collentdes dentelles sur la peau! Et pourtant elle est laide, cettevolaille-là, et elle ne fait rien, et elle pionce, et elle boit, etelle bouffe, et elle rigole! ça vous ferait insurger, à la fin desfins! Viens- Tu? Qu’est-ce que tu grognes, que je fasse comme elle?Certainement que si je voulais, je ferais comme elle. – Mais je lesais bien, répétait Désirée, voyons, laisse-moi, tu me fais malavec tes ongles, et puis je ne sais pas pourquoi tu en veux àVirginie, -elle t’a payé des bischoffs, l’été dernier. – Eh! Jem’en fiche bien de ses bischoffs, s’écria Céline exaspérée; mais sacolère changea de route et se tourna soudain contre un gâte- Saucequi, sans le faire exprès, lui flanqua sa manne dans les cheveux,et elle le traita durement, tandis que le galopin, après s’êtreretiré à une distance raisonnable, la narguait, tapant sur sacuisse, la main plate, puis fermée, et le pouce en l’air.

Elle se décida pourtant à continuer son chemin, mais Désiréebutait des souliers contre le trottoir, s’arrêtant quand mêmedevant les marchands de chandelles saintes, désignant de son doigten boudin qui laissait un point de buée sur la vitre, des ciergescannelés, arrondis, nus ou juponnés de papier à fleurs de lys, desrats de cave aux cires tirebouchonnées et blêmes, l’encens dusanctuaire sublimé avec la manière de s’en servir écrite sur laboîte, et elle restait là, somnolente ou se retournant, regardaitsans savoir pourquoi la file des fiacres, les arbres écharnés dusquare, les magasins du Bon Marché s’enveloppant d’une poussière debleu tendre au loin. Céline piétinait de rage: – Anatole vam’attraper, lui disait-elle, je t’en supplie, remets- Toi etviens!

Et elles trottinaient très lasses, et, le long de leur route,les imageries religieuses reprenaient de plus belle, tournant aujouet, se dédorant, se fanant, se fondant, se couvrant d’épaissiesde crasse; de gravures pleines de petits garçons à genoux, defemmes prosternées, d’anges bouffis et montrant le ciel, des Materdolorosa, fabriquées d’après la formule de Delaroche, les yeux enlarmes et les mains pleines de rayons, des enfants avec un agneausur le cou, des crucifix avec une coquille en bas pour y mettre del’eau, des coeurs en platine, en maillechort, en vermeil, descoeurs percés de glaives, flambant par le haut et saignant par lebas, des immaculées creuses en stéarine et en biscuit, des saintJoseph mal moulés et mal vernis, des crèches enluminées, des ânespelucheux, toute une Judée de carton-pâte, tout un Nazareth de boispeint, toute une religion en toc s’épanouissaient entre des bocauxde chocolats poudreux et de vieilles boules de gomme!

Désirée ne se réveilla vraiment que devant l’ancien hospice desincurables; elle poussa le bouton d’une fontaine et fit cracher aubroc que tenait, dans chacune de ses mains, un égyptien de pierre,une fusée d’eau qui éclaboussa une dame de la tête aux pieds. Alorsses yeux se rallumèrent et, enchantée de sa plaisanterie, elle sesauva et rattrapa sa soeur, déjà parvenue au boulevard desInvalides.

La rue de Sèvres allait en s’évasant un peu et débouchant sur laplace en gueule d’entonnoir, puis, devenue rue Lecourbe, elle secoulait, flanquée à chaque angle d’une bibine énorme, en une largetraîne de bâtisses noires. Le quartier s’attristait à mesure qu’ilmontait vers les remparts. Cette rue grouillante, ces boulevardsdésertés qui la prenaient en écharpe et fuyaient à perte de vue,cette population qui fermentait sur la chaussée, les femmes sortantd’essuyer les plâtres en sueur des corridors, les hommes fumant destêtes de sultanes et se prélassant, les mains dans les poches, lesenfants se frottant à l’écorche-cul dans l’eau des ruisseaux,criaient la détresse lamentable des anciennes banlieues, ladésolation sans fin des paies écornées par les pochardises etachevées par les maladies!

Les deux soeurs s’arrêtèrent, non loin de chez Ragache, devantune crémerie dont les appâts: des assiettées de choux-fleurs et desjattes de bouillon trouble, étaient contenus entre les vitresverdâtres et les rideaux blancs. Céline poussa la porte d’un coupd’épaule, et s’en fut droit à un grand garçon, assis, la casquetteécrasée sur la nuque, brassant avec un sien ami une potée dedominos gras.

– Ah! Bien, ce n’est vraiment pas trop tôt, dit Anatole,mademoiselle se décide enfin à venir. Dis donc, tu sais pourtantbien que je n’aime pas trop à poser pour le sexe. – Assez, ne disrien, ça suffit; qu’est-ce que vous buvez?

Céline hasarda un geste d’indifférence, qui se termina, sousl’oeil fixe d’Anatole, en une allure de soumission et de crainte,et elle bégaya, très interloquée: -moi je prendrais bien quelquechose de chaud, est-ce qu’il y a du chasselas sur le feu, MadameAntoine?

– Mais oui, on va vous en faire chauffer, et vous, MademoiselleDésirée, faut-il aussi vous en préparer un verre?

La petite fit signe que oui. Elle était debout devant le poêleen fonte qui se dressait au milieu de la salle. Elle ne paraissaitpas avoir conscience de ce qu’elle faisait, car ses doigtsgrattaient la tôle du couvercle et, mal affermie sur ses jambes,elle considérait, d’un air dolent, le bouton de cuivre du tuyau. Lacrémerie était vide. Il n’y avait que de vieux caracos et devieilles pèlerines accrochés au mur et, sur une table au fond, unesalière à deux branches et un moutardier dont le bonnet avait perdusa pointe. à cette heure, la mère Antoine tournait et virait danssa cuisine, essuyant avec des loques grasses le lait grésillant surla fonte, soufflant de petites bulles qui crevaient et puaient.Toutes les dix minutes, elle rentrait dans la salle, torchantl’éternelle gouttière de son nez, versant aux deux hommes denouvelles rasades, essuyant furtivement avec son doigt sans ongleles larmes poissées qui gluaient le col de ses bouteilles. Anatoleet son ami Colombel avaient bu comme des sables en attendant lesfemmes. La partie de dominos prenait fin. – Colombel se leva,s’étira, fit manoeuvrer les manches de veste de ses jambes, frottases pieds sur le carreau du parquet afin d’enlever la croûte decigarettes et de boue qui les empurait, et, pirouettant sur unepatte, glapit: -Mademoiselle Désirée, quand donc que vous mepermettrez de vous faire la cour?

Mais Désirée ne l’entendait guère, elle pleurait à force debailler, se tirait les doigts, tendait les genoux; ce fut Céline entrain de s’embrasser en godinette avec Anatole qui répondit: -C’est des mistoufles tout ça! Qu’est-ce que vous offrez? Votrecoeur? Il n’y a que les gens qui n’ont que ça qui le proposent! çane suffit pas, vous pouvez aller vous faire lanlaire!

Colombel rit de travers dans sa barbe trop drue. Anatole, trèsréjoui, soupesa la poitrine de sa femme et cria: -à papa tout lepaquet! Colombel retourna s’asseoir et brassa derechef les dominos.La porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent. Ils avaient arboré descostumes de dimanche, des costumes à prendre sur le bras desbourgeoises, à aller faire la vendange du campêche chez lesmastroquets. Ils avaient des tape-à- L’oeil flambant neufs, despantalons à raies avec des pièces entre les cuisses, des redingoteséchouées et radoubées au temple, des cravates en cordes. -ilsserrèrent la main à la société, blaguèrent Céline qui, le nez dansson verre de vin chaud, mordillait le zeste du citron quand larondelle lui venait aux lèvres et s’asseyant, en face l’un del’autre, un litre et deux verres entre eux, ils se couchèrent surla table, causant bec à bec, haleinant fort et droit, se tapantréciproquement sur les bras, comme pour mieux se fairecomprendre.

– Ah, ça, dit Colombel, où donc allez-vous aujourd’hui, vousêtes d’un rupin?

– On va trimballer sa blonde, mon vieux; nous irons lichoter unrigolboche à la place Pinel, puis dame, après cela, nousverrons.

– Tiens, mais c’est une idée, s’exclama Anatole, si nous allionsmanger une friture quelconque et des escargots? -ça va-t-il,Céline? -Colombel et ta soeur viendraient avec nous. -mais lesfemmes refusèrent; il fallait qu’elles rentrassent pour préparer lemanger du père et puis elles étaient trop fatiguées, ce serait pourune autre fois. – Oui, il n’y a pas plan, murmurait Céline, c’eûtpourtant été gentil, et elle s’accouda, contemplant, pensive, letourniquet vissé au mur, voyant, dans le couple en papier peint quis’embrassait sous une tonnelle, la joie des parties fines, lesmatelotes lentement mangées, les morceaux où l’on mord, à la mêmeplace, les glorias bus à deux dans la même tasse, puis l’un desouvriers fit virevolter la mécanique et la campagne se brouilla ets’éclaircit à nouveau quand le tournoiement prit fin, et Célinerestait là, songeant à ces promenades où l’on batifole, à cesretours le long de la Seine où l’on se dévisage avec des airsalanguis et où les bouches s’oublient de temps à autre dans lesfourrés, à toute cette allégresse enfin qui se termine en disputesdès que l’on a franchi le mur de l’enceinte!

– Ah! çà, voyons, dit Anatole, quand tu resteras là à faire taMarie-je-m’embête, ça n’avancera à rien. Venez-vous, oui ounon?

– Mais je ne peux pas, répéta Céline.

– Eh! Zut alors! Et, tandis que les petites se frottaient lesyeux et s’apprêtaient à regagner leur gîte, Colombel, très ennuyéde les voir partir, commanda des tournées de marc et il les but latête renversée, le gosier bouffant, pendant que, clopant-clopin,les deux soeurs regagnaient leur demeure où elles dormirent, lespoings fermés, sans même avoir eu le courage de délacer leurrobe.

Alors le père Vatard rentra, très émoustillé par l’idée qu’il yaurait un gigot saignant sur la table. Le vieil homme avait passéla journée chez son ami Tabuche, un charpentier, devenu presqueriche, et dont le premier soin avait été de se fâcher avec sa femmeet de se monter une cave. Vatard, très galant, fit quelques rondsde jambe autour de son épouse qui avait un ventre de grosse caisse,embrassa ses filles et vidant sa bouffarde sur l’ongle de sonpouce, lança une longue fusée de salive dans les cendres, mouillason doigt, le frotta sur son pantalon pour enlever la tache de jusde pipe qui le marbrait et, se laissant tomber dans un fauteuil,demeura béatement réjoui, les jambes écartées, les braspendants.

Pierre-Séraphin Vatard s’était marié de bonne heure avec unefemme, gaillarde à ses bons moments, carogne à d’autres. Sommetoute, il avait eu de la chance. Eulalie était bien revêche etquinteuse, mais c’était au demeurant une fille vaillante et bête.Elle n’avait donné le jour qu’à deux enfants, Céline et Désirée.Vatard s’était contenté de créer des filles, et n’osant risquer ungarçon, il avait mis une sourdine aux fringales de ses nuits. Aufond, il avait toujours été un homme circonspect et doux et il eutété un mari parfait sans une belle indifférence pour les milletracas de la vie et une invincible paresse à les surmonter. Cequ’il voulait, c’était une existence d’oisiveté et de paix. Ilavait été heureux en ménage, cédant aux exigences de sa femme,répondant: oui, ma vieille, à tout ce qu’elle disait, et,concessions pour concessions, l’autre le dorlotait, le laissantvivre des quelques sous que lui avait laissés, après sa mort, sonfrère, un mégissier fabricant de schabraques du faubourgSaint-Marceau. Les seules disputes qui s’élevaient parfoisn’avaient lieu que la nuit, lorsqu’ils ne dormaient pas. Ilss’aigrissaient le caractère, les yeux ouverts dans le noir de leurchambre, lui, souffrant, sans espoir de guérison, d’un rhumatisme,elle, sentant déjà les premières atteintes d’une prodigieusehydropisie.

Mais les deux grands chagrins qui avaient, coup sur coup, portéune terrible atteinte à la douce existence de cocagne qu’il sepromettait, avaient eu pour cause la maladie de sa femme etl’entrain étonnant de Céline à courir sus aux hommes. Il eut unmouvement de tristesse, mais il se consola vite. Désirée était enâge de le soigner et de remplacer sa mère, et, quant à l’autre, lemeilleur parti qu’il eût à prendre était de fermer les yeux sur sescavalcades. Il avait agi comme un père d’ailleurs; il lui avaitreproché en termes de cour d’assises, la crapule de ses moeurs,mais elle s’était fâchée, avait jeté la maison sens dessus dessous,menaçant de tout saccager si on l’embêtait encore. Vatard avaitalors adopté une grande indulgence, puis, le terrible bagout de safille le divertissait pendant sa digestion, le soir. Elle luisemblait même très émerillonnée très folâtre. Ses expressions debarrière, ses gestes de bastringue, ses rires de fille qui connaîtla vie lui rappelaient sa jeunesse et une certaine maîtresse qu’ilaurait pu aimer. Au temps où il comptait la marier, ces allures dedébardeuse l’avaient inquiété. Céline aurait fait prendre fuite auxpartis honnêtes, mais étant donné qu’aujourd’hui elle voulait vivrecomme une pure souillon, mieux valait alors qu’elle fût drôle etpas acariâtre et mauvaise comme ces filles que la chasteté rendaigres. Quant à Désirée, Vatard la laisserait agir comme bon luisemblerait, pourvu qu’elle soignât son manger et ne désertât pas lelogis dès que la nuit tomberait. La compagnie de sa femme, quirestait clouée, dans une bergère, souffrante et stupide, ledivertissait peu. La malheureuse vivait, la tête trouble, et nedisait mot. Par- Dessus le marché, elle lui coupait l’appétit avecson air de perpétuelle détresse et sa façon de laisser refroidir lefricot dans l’assiette.

La pauvre Eulalie, ce soir-là, ne bougeait, regardant son mariavec une fixité qui le gênait. – Désirée dormassait sur une chaise,Céline se mouvait languissamment du fourneau aux fenêtres. – Legigot fut trop cuit. -jamais ses filles n’avaient été dans un étatsemblable. L’aînée, qui avait découché, l’avant-veille, qui, pourse reposer des ébats de ses jambes, avait travaillé des bras,pendant toute la nuit, arrosait le rôti d’une main tremblante,versait la sauce à côté du plat, s’aspergeait de graisse depuis lecol jusqu’aux bottines. – La petite, qui s’était redressée sur sesjambes, s’était affaissée de nouveau sur une chaise et le nez dansl’épaule, les yeux fermés, ronflait lentement, mal à l’aise etfrissonnante; Vatard, lui, fumait sa pipe et se désolait; une odeurde brûlé s’échappait de la cuisine; -enfin Désirée se réveilla ensursaut, se frotta énergiquement les yeux et dressa la table. Ledîner fut étrange. – Très mécontent, le père gardait le silence,les filles tapotaient dans leur assiette et, ahuries, mangeaient.-quand le dessert fut avalé, ce fut au tour du père à s’assoupir etau tour des filles à se réveiller.

Céline fit chauffer de l’eau pour le café. -à ce moment le cieltrès assombri remua, des rafales secouèrent la maison du faîte auxcaves, des tourbillons de vent s’engouffrèrent dans la cheminée,chassant la fumée du charbon dans la chambre. Du coup, tout lemonde fut vraiment sur pieds et se précipita vers les fenêtres pourles ouvrir. – Sapristi! Dit Vatard, si ce temps-là continue, lesTeston ne viendront pas, et il s’accouda sur la balustrade de lacroisée, avec cette joie de l’individu qui se sent à l’abri et neserait pas fâché de voir tremper les autres. – Le tout, c’estqu’ils soient sortis de chez eux, pensa-t-il. C’est égal, ilsdoivent faire une drôle de tête, dans la rue, par un temps pareil!- La pluie augmenta, hachant toute la rue de ses diagonales grises;des trombes de vent cinglaient les ardoises des toits, lesfaisaient cabrioler en l’air et se briser sur les trottoirs avec unbruit sec; par moment, les rafales se ruaient sur une corniche, etlà éclataient, volant en poussière fine. L’on entendait lecrépitement de l’eau sur les vitres, le hoquet des ruisseaux, lesplaintes sourdes des plombs obstrués, les roulades de gorges destuyaux trop pleins et l’averse ruisselait sur les pavés,s’acharnait sur les tuiles, ravivait l’ocre pâli des murs, lestachant de plaques plus foncées, dégoulinant tantôt avec un fracasd’avalanche, tantôt avec un grésillement de friture au feu.

Vatard commençait à se divertir démesurément. -il regardaitquelques passants lancés à toutes jambes, des femmes quibarbotaient, les cheveux collés sur le front, le chapeau baissantses ailes, des hommes qui se tapaient le derrière avec leurstalons, à force de courir, agitant des pantalons de bois, desredingotes collées aux hanches, s’efforçant d’abriter des chapeauxdont la gomme sortait, puis plus loin, quand tous ces malheureuxeurent disparu et que la rue fut déserte, Vatard se délecta àécouter le chant plaintif d’une gargouille, le haut- De-coeur d’untuyau mal soudé à un autre.

A ce moment les Teston pointèrent au loin; la femme, la robelevée jusqu’aux genoux, pataugeant à pleins pieds dans les flaques,le mari, courbé, ratatiné sous la pluie, tirant après lui samoitié. -Vatard contemplait alors un conduit de fonte qui s’étaitfendu. – L’eau clapotait, sortant en blanche écume par sesfissures, bouillonnant en bulles savonneuses, s’épanouissant enroses blanches, puis toutes ces fleurs de l’eau crevèrent ettombèrent en une nappe d’une saleté ignoble, tandis que d’autreséclosaient à nouveau et s’effeuillaient encore en des crachatstroubles.

– S’ils passent sur ce trottoir, ça va être du propre, se ditVatard; -mais les malheureux n’y voyaient pas, ils marchaient droità la cascade. Ils trébuchaient, fermant les yeux, aveuglés par lapluie, assourdis par le vent qui secouait le riflard auquel ils secramponnaient. Ils s’étaient pris le bras, se rattrapant l’un àl’autre, à chaque secousse, baissant la tête, éclaboussant leursbas, s’essuyant la nuque. Comme ils s’enfonçaient dans un lac deboue, ils gagnèrent la berge et passèrent près du tuyau. Leparapluie plia et sonna comme un tambour, le mari et la femmes’injurièrent, elle, perdant son châle, se troussant jusqu’auventre, lui, se colletant avec le pépin qui claquait. Un coup devent prit la rue en écharpe, secoua les boudins de la femme,s’engouffra dans le parapluie qui, cessant d’abriter son maître,lui fit recevoir sur le crâne toute la douche des gouttièrescomblées. Teston dansait comme un hurluberlu sous l’averse, et sonépouse, exaspérée, les brides de son bonnet lui fouettant lesjoues, sacrait et jurait, mâchant de la pluie et du vent, traitantson mari d’imbécile et de propre à rien. Vatard riait à se tordrequand le ménage frappa à sa porte. – Ah! Quel temps! Quel temps!Dit la femme. -Teston ne soufflait mot, ses cheveux coulaient, ilavait de l’eau jusque dans les narines et il reniflait, lamentableet grotesque, avec sa mauve en loques et ses souliers qui, à chaquepesée des jambes, jutaient une cuillerée d’eau sale.

– Attendez, Madame Teston, dit Céline, je vas vous chercher uncaraco et des bottines.

– Et vous, mon vieux, proféra Vatard, voulez-vous un paletot? -Mais Teston déclara qu’il n’avait besoin de rien, sinon d’avalerquelque chose de chaud; il se blottit dans un des coins de lacheminée et là, tirant un mouchoir à carreaux, il s’épongea latête. Sa femme se défit; elle enleva rageusement sa capuche naguèreblanche et maintenant bise comme un torchon et bonne à tordre.Tournant le dos à la cheminée, elle reflétait dans la glace sataille grêle, emmaillotée d’un tas de linges, et, maigre comme uncent de clous, elle était allongée comme ces interminables sucresd’orge que des voyous coiffés de fez tirent sur une tringle, muniede sonnettes, dans les foires de la banlieue. – L’arc de sesépaules descendait en une pente rapide jusqu’à ses hanches quicrevaient la chemise et se reliaient à un petit fessier vaguesoutenu par deux longues lattes. – L’eau l’avait transpercée, de lacime aux plantes, elle s’essuya tant bien que mal, découvrant, dansle va-et-vient de ses bras, la cage de ses côtes. On la roula lemieux qu’on put dans un vieux peignoir de Désirée, et, assise àcroupeton, devant le feu, elle délaça les cordonnets de sesbottines. Le cirage coulait, le cuir s’était racorni et collait auxpieds. Il fallut que Vatard s’en mêlât et, entre deux bouffées depipe, les lui arrachât. Alors, elle poussa un long cri de détresse,ses bas étaient dans un désolant état. Tout le bout semblait avoirséjourné dans un bain d’encre, et la tache allait affaiblissant ouchangeant de ton à mesure qu’elle gagnait la jambe; du noir, elletouchait au bistre, et du bistre au jaune, près du cou- De-pied,elle s’était élargie, mais ne se teintait plus que de gris pâle. Lafemme Teston enfourna de vieilles savates dépareillées et, le mufledans son mouchoir, la carcasse cassée, regarda le feu quis’éjouissait bruyamment, flambant haut et sec, pétant à petitesbordées.

Une douce chaleur emplissait la chambre; les rideaux avaient ététirés, Désirée avait mis un vieil essuie-main sous la porte pourempêcher les vents coulis, un grand bien-être, une tiédeur desomnolence les envahissaient. Désirée prépara du vin chaud dans unecasserole et Vatard, très heureux de penser qu’il ne serait pascontraint comme les Teston à se lever et à courir les rues jusqu’àson domicile, regardait avec une visible satisfaction son ami dontle drap et les bottes fumaient dans une buée puante.

L’on ne disait mot. Vatard s’épanouissant dans son allégresse,la mère Teston songeant à son bonnet perdu, son mari à l’humeurmassacrante de sa femme, Céline à son amoureux, sa mère à rien dutout, Désirée au vin qu’elle avait trop sucré.

Puis les langues se délièrent. – Les hommes causèrent entre eux,les femmes parlèrent entre elles de leurs camarades del’atelier.

Madame Teston affectait un ravissement sans fin, en apprenantque Désirée ne serait plus payée aux pièces, mais bien aux heures;elle insinuait seulement que, si elle avait été plus maligne, elleaurait pu obtenir 30 centimes au lieu de 25 centimes et demi. Ellefit tant que la petite, qui était enchantée de son succès, convintqu’elle avait peut-être été bête et finit par ne plus se réjouir dutout de l’augmentation qu’elle avait acquise.

Et, tandis qu’elles jabotaient, Vatard, brandissant à chaque motsa pipe, criait:

– La femme, c’est le bonheur du prolétaire! Voilà mon idée,-puis il plaignait Tabuche qui s’était séparé d’avec sa bourgeoise.-maintenant, qu’il était malade, il restait seul chez lui, comme unpauvre chien. Il avait un panaris au doigt, une mauvaise maladie,comme chacun sait, et il allait en être réduit à se faire soignerpar les dames saint-Thomas, de la rue de Sèvres, qui les guérissentsans opérations.

La femme Teston, elle aussi, avait connu un homme qui avait euun mal blanc au pouce. Il l’avait enfoncé dans le derrière d’unegrenouille; ses souffrances avaient diminué à mesure que le doigtentrait, il était maintenant guéri, mais la grenouille étaitmorte.

Vatard ne pensait pas que ce remède fût bon; il soutenait mêmeque c’était de la blague, mais la vieille jura sur la tête de samère qu’elle tenait cette histoire de la personne même à qui elleétait arrivée.

Le résultat de cette discussion fut qu’on fait toujours bien dene pas appeler un médecin quand on est malade. Tabuche avait raisond’avoir recours aux soeurs. Les médecins n’ouvrent avec leurslancettes les panaris mûrs qu’aux gens du peuple. – Les riches neles feraient plus venir et ils perdraient leur pratique, s’ils neles guérissaient pas sans les charcuter.

Céline émit alors cette idée très neuve que les familles àl’aise sont plus heureuses que celles qui ne possèdent rien.

Tout le monde l’approuva. Vatard reprit, au bout d’un silence,comme si cela pouvait avoir un rapport quelconque avec le panarisde son ami Tabuche: je suis allé aujourd’hui rue de Rennes et j’ yai rencontré l’ancienne bonne des Thomassin. Elle est placéemaintenant chez un ingénieur et elle lui achète de l’eau-de-vie àsix francs la bouteille.

– La bouteille! Pas possible, s’exclama la mère Teston.

– C’est comme cela, poursuivit Vatard, et il hochait la tête,n’écoutant pas Céline qui abîmait l’une de ses camarades qu’onavait rencontrée, dans un bouisbouis de Montparnasse, chahutant,les jambes en l’air et les bras en bas.

– Une fille qui respecte sa parentelle peut aller danser aubanquet d’Anacréon ou aux mille-colonnes, seulement elle ne va pasau bal Grados. C’est une infamie que ce pince-cul-là!

Mais le père Teston racontait la découverte d’une petite fillede neuf ans qui avait été retrouvée, morte et violée, au fond d’unpuits. – Alors toutes les conversations se mêlèrent en une seule etchacun pleura en deux mots émus l’infortune de cette malheureuseenfant.

Vatard, lui, doutait que l’histoire fût vraie. – c’est lapolice, dit-il gravement, on veut détourner l’opinion publique.

– Ou ce sont les jésuites, reprit à voix basse Madame Teston,qui était un esprit fort. Les jeunes filles, elles, croyaient quec’était arrivé.

Mais ce qui apitoyait le plus la femme Teston, ce qui rendaitl’histoire plus horrible et plus intéressante, c’était moins le coudépecé de l’enfant et l’outrage qu’elle avait subi, c’était cepantalon qu’une main brutale avait arraché et qui laissait voir sonpauvre petit ventre à nu. – Elle s’extasiait sur ce pantalon,disant que bien sûr c’était la fille d’un riche, d’un prince oud’un duc; ces hommes-là sont si vicieux, il n’y a qu’à lire desromans pour être renseigné là- Dessus!

Désirée mit une cuiller dans chaque verre et versa le vin qui sefrangea d’écume rose au bord. Ils trinquèrent tous ensemble etentre deux gorgées la maman Teston ajouta: -quand on pense que nousavons été exposées à ça, lorsque nous étions enfants!

A ce moment, la pluie se mit à tomber de nouveau, les vitrescrièrent sous la poussée du vent. -il est onze heures, dit Teston,il va falloir partir. Sa femme remit sur son dos ses hardes à peinesèches, chaussa ses brodequins racornis et, maugréant après leciel, embrassa les jeunes filles, leur donna rendez-vous pour lelendemain à l’atelier, et, tandis qu’ils se perdaient clapotant etronchonnant dans le noir des bourrasques, Céline dit à sasoeur:

– N’ est-ce pas qu’il n’est pas mal, Colombel?

– Oh! fit l’autre en riant, il a une sale tête!

– Mâtin de chien, tu es difficile toi; je ne prétends pas qu’ilsoit joli, joli, mais voyons, il n’est pas laid ce garçon, et,comme l’autre ne répondait point, elle ajouta: alors ce ne sera pasencore lui qui fera ton bonheur?

– Pour sûr, dit Désirée; tu y es, une, deux, trois, je souffle,- et la chambre devint noire.

Chapitre 3

 

Le premier amant de Céline s’appelait Eugène Tourte. Beau,grand, brun, l’air narquois et les yeux vainqueurs, il l’affola pardes gestes et des grivoiseries qui allaient loin. Il faisait tièdece soir-là. Sur la lisière d’un chemin perdu, près de bouquetsd’arbres qui se faisaient vis-à-vis et se déhanchaient au souffledu vent, comme, dans le quadrille d’un bastringue, les couplesbouffonnants des gouapes, elle culbuta, ne se voila pas, suivantl’usage, la face de ses mains, mais fermant simplement les yeux,tomba sans défaillance et se releva sans honte. Elle fut trèssurprise. Maintenant que sa curiosité était satisfaite, elle necomprenait plus comment les femmes s’attachaient si furieusementaux hommes. Alors c’était pour cela, c’était pour ces tâtonnementset pour ces douleurs, c’était pour cette trépidation d’une minute,pour ce cri arraché dans une secousse, qu’elles pleuraient et selaissaient caresser l’échine par les plus trapus des herculesbrocheurs. Ah! C’était bête! Puis, peu à peu elle écouta lesrévélations de sa chair, ses désirs montèrent, irritants et drus,elle comprit les lâchetés, les faiblesses, les désespoirs enragésdes filles! -elle devint insupportable. – Cette explosion detendresse qui la fit roucouler et se pâmer comme une bête, exaspérason amant, qui, après lui avoir préalablement meurtri les reins decoups de canne, la quitta et s’en fut travailler dans une maison dela rive droite.

Elle choisit alors pour maître Gabriel Michon, un gringaletchauve qui avait une joufflure d’ange et des regards noyésd’ivrogne. Celui-là lui gaula le fessier à coups de bottes, dès lepremier soir, puis deux autres le remplacèrent, se partageant enmême temps le bivac de ses grâces, et ils la quittèrent d’un communaccord, après une dispute terminée en des calottes qu’ils luiappliquèrent et de copieuses lichades qu’ils s’offrirent autourniquet, pendant que, se tenant les joues, elle pleurait avec unbruit d’écluse. Il y eut un instant de répit, puis Anatole entradans l’atelier comme monteur de presse, et, après qu’ils eurentfriponné dans des endroits noirs, ils devinrent amants, un jourqu’il pleuvait et qu’il s’offrit à lui aller chercher du fromage decochon pour son déjeuner.

Au fond, tous ces amours au débotté lui décrépissaient la faceet ne la contentaient guère. Tous ces va-et-vient, toutes cespirouettes avec l’un, toutes ces culbutes avec l’autre serésumaient en une alternance de mal en pis et de pis en mal.Celui-ci lui grugeait son argent et le buvait avec une autre,celui-là la battait comme plâtre, se moquant d’elle, lacontrefaisant, alors qu’effrayée de lui voir retrousser sesmanches, elle poussait des cris de bête qu’on égorge. En fin decompte, taloches sur le nez, coups de pieds dans le râble, telétait son lot; l’homme était plus ou moins fort, la danse plus oumoins vive: -voilà tout. – C’était assez naturel d’ailleurs.-Céline n’avait pas ces allures de farceuse qui réjouissent leshommes. Elle était jolie, chiffonnée, pimpante, belle fille même,avec cette maigreur délicate et comme ébranlée des filles qui sesont corrompues avant l’âge, mais les goujats de la brochure luipréféraient ces énormes truies dont les soies craquent sur leschairs massées et qui gouaillent, le bec en l’air, avec des riresqui leur secouent la gargoulette et leur font danser le ventre.

Pour comble de malchance, elle était avec cela très peupervertie et elle avait des étonnements d’enfant quand les hommes,causant entre eux, lui ouvraient des horizons d’ordures qu’ellen’avait même jamais soupçonnés, et puis, suivant l’expressiond’Eugène Tourte, elle était un peu  » maboule  » , rêvassant près deson bon ami à des amours câlins, se formant un idéal d’amoureux quil’embrasserait avec des douceurs de petite fille et lui offriraitune tartelette ou une fleur, le jour de sa fête. Ah! Bien, cen’était pas Eugène, cette dégoûtation d’homme, comme l’appelaientles ouvrières, qui lui aurait jamais donné un ruban ou un verre! Saface à baiser, tous les deux jours, son poing à subir, toutes lesdeux heures, et c’était tout. Voulant quand elle ne voulait pas, nevoulant pas quand elle voulait, il lui avait rendu la vie bienmalheureuse. – Eugène était, d’ailleurs, une gouape de la plusbelle eau. – Corrompu jusqu’aux moelles, mauvais comme une teigne,hargneux comme un cocher, il n’avait aucun égard pour les femmes,et il occupait ses soirées à poursuivre toutes celles quicheminaient, les abandonnant aussitôt qu’il les avait assezarrêtées pour qu’elles pussent aller faire une station sur les litsde la Bourbe. – Toutes les ouvrières des maisons de brochure leconnaissaient et le méprisaient, et toutes s’arrangeaient de façonà se faire enjôler par lui; – seulement, les femmes raisonnables,les filles qui avaient du coeur, ne se laissaient séduire qu’uneseule fois, certaines d’être quittées, au bout de huit jours sielles étaient jolies, au bout de quatre si elles étaient laides.Céline manqua d’expérience quand elle le connut. Elle ne pouvaitcroire d’ailleurs qu’un homme lâchât ainsi une fille qui s’étaitdonnée à lui. Elle le crut, le jour seulement où Eugène disparut duquartier et s’en fut boire, à la régalade, le cognac et l’amourd’une charbonnière.

Céline demeura triste. Elle songea bien à se jeter dans laSeine, mais elle se fit cette réflexion qu’elle souffrait déjà pource monstre d’homme et qu’il était bien inutile de souffrirdavantage, en s’offrant une agonie d’eau douce. Le coeur gros etles yeux pleins, elle geignit longuement, puis elle dîna chez unecamarade et s’offrit une telle indigestion de beignets que, nepouvant arrêter le bal de son estomac, elle l’accompagna, enmusique, de hoquets et de points d’orgue. Mal disposée comme elleétait, depuis une semaine qu’elle mangeait sans appétit et buvaittrop sans soif, elle fut atrocement malade, la poitrine défoncée,renversant tout ce qu’elle avalait. Quand son coeur eut terminé sesgambades et que tout fut bien remis en place, le bonheur de pouvoirse repaître de mangeailles, dont elle raffolait, telles que piedsde porcs, salade de céleris, miroton à la moutarde, lui fit trouverla vie plus douce, et elle ne garda de son premier malheur qu’uncertain alanguissement qui disparut au souffle du premier baiserqu’elle reçut en bouche.

Elle s’était pourtant promis de rester sage. Sa brouille avecEugène n’était pas survenue, d’ailleurs, sans une caresse prolongéede poings, et, pendant cinq jours, elle avait eu les épaulesmarbrées de plaques bleues, comme sur la peau d’une dinde lestaches azurées des truffes, mais, telle quelle, avec les ardeursque son premier homme avait amoncelées en elle, elle était sansdéfense; Michon la prit, la laissa, ses successeurs lui firentdanser une grande gigue de la croupe, en vis-à-vis tantôt avecl’un, tantôt avec l’autre; l’habitude était prise, elle auraitdansé, toute seule, devant un balai.

Comment aurait-elle pu faire, après tout? Elle était comme lamajeure partie des femmes. – Avait-elle un amant? Quel ennui!Quelle tâche! -n’en avait-elle pas? Quelle tristesse! Quel abandon!Ce n’était pas une existence que d’être avenante et jeune et den’avoir personne qui s’intéressât aux prouesses de vos mines, auxfêtes de vos yeux! -elle se débattait entre la volonté de ne plusservir d’objet au premier venu et la joie d’être espérée parquelqu’un, quand la nuit tombait.

Autrefois, lorsqu’elle revenait dans sa chambre, les piedsendoloris, les aines lui battant sous la peau, elle se déshabillaitau plus vite, s’enfouissait sous les couvertures et, les reinsharassés, en sueur, un malaise de brûlure au ventre, songeait à sonamoureux, au rendez-vous de la nuit prochaine. – Aujourd’hui, ellerentrait de bonne heure, se traînaillait d’une chaise à une autre,avait devant sa soupe des regards navrés, mâchait des bouts de fil,les recrachait ou les tortillait entre ses doigts, puis elle secollait le nez contre les vitres, bâillait aux mouches, retournaità sa place, descendait acheter chez la marchande de journaux pourdeux sous d’amour et d’assassinat, dormait avec des crampes dansles mollets et, se décidant enfin à gagner sa couche, se décoiffaitlentement, se grattant pensivement la tête, s’affaissant, lourde etmorne, sur le lit défait. Elle devenait avec cela d’une saleté depeigne, étant comme beaucoup de filles du peuple qui ne se livrentà de discrètes propretés que lorsqu’elles ont un homme. Une immenselâcheté la tenait, et, les nerfs exaspérés, elle ruminaitlonguement, se remémorant ses anciennes joies, écoutant, sous leremue-ménage des couvertures, les heures lentes sonner. – Ah!C’était par trop embêtant que de vivre ainsi! Et les persécutionsde sa chair la laissèrent sans force; elle avait subitement deschaleurs dans les mains et aux tempes, l’oeil se brouillait parinstants, quand, à l’atelier, ces paroles qui évoquent l’images’échangeaient entre les ouvrières, puis, à force d’observer cevigile jeûne de l’amour, les névralgies lui rompirent le crâne; envain elle essaya de mouches d’opium sur le front, de perles dequinine, rien ne réussit à la soulager.

Ce fut à ce moment qu’elle rencontra Gabriel Michon qui tenditvers elle sa frimousse édentée d’arsouille et la lui fit embrassersans répugnance. Elle reprit alors sa gaieté d’autrefois, rentrantà minuit, ne rentrant pas, s’attiffant, le matin, dès le saut dulit, plantant une violette ou une rose dans son filet, se couvrantles épaules d’un fichu bariolé de rouge vif. Désirée riait à lavoir se pommader avec tant de soin et se frotter les oreilles avecdu savon. – Elle resta même, un jour, très émerveillée. -Célineavait acheté, dans un bazar de la rue Bonaparte, une petite fioleavec une fleur peinte sur le goulot. – Cela sentait le réséda suri.Céline s’en était saucé le chignon et les joues et ç’ avait mêmeété une révolution, dans l’atelier, que ce luxe de parfums. -Toutes les femmes en voulaient avoir, et l’un des brocheurs dont lefrère était placier, dans cette partie, était venu le lendemainavec une tiolée de petits flacons qu’il vendait cinq, dix et quinzesous. – L’ouvrage avait peu marché, ce jour-là. Les femmes étaientétonnées de sentir bon et, le mouchoir sous le nez, elles sepâmaient d’aise, faisant les belles, se croyant irrésistibles, setraitant de « mesdemoiselles » et de « mesdames », comme si une larmede musc et d’ambre avait pu modifier le moule ensalopé de leurtête!

Et puis, réellement, cette ravigote pour accommoder les bassesviandes n’avait aucune raison d’être à l’atelier. – Les hommesn’étaient rien moins que des délicats. Ils ne se privaient guèredes bâfres pimentées de ciboulette et d’ail. Quelques verres de vinpar là- Dessus, du cognac, une pipe, et ils fleuraient la bouverieet le plomb.

Désirée trouvait cela peu ragoûtant. – Certes, elle n’aurait pasvoulu d’un monsieur qui aurait eu un chapeau noir, une barbe à larose et qui aurait fait de la mousse avec les lèvres, en parlant,ça l’aurait gênée; elle aimait à rire avec les ouvriers comme sonpère, des gens propres qui ne suaient pas la graisse et le vieuxoing, elle voulait un mari qui n’eût pas de taches à sa blouse, quise lavât les pieds tous les huit jours, un homme qui ne sepochardât pas et lui permît enfin de réaliser son rêve: avoir unechambre avec du papier à fleurettes, un lit et une table en noyer,des rideaux blancs aux fenêtres, une pelotte en coquillages, unetasse avec ses initiales dorées sur la commode et, pendue au mur,une gentille image, un petit amour par exemple qui frapperait à uneporte. Elle songeait souvent même à cette gravure qu’elle avait vuechez un marchand de bric-à-brac, et elle se figurait combienconfortable et gaie serait la pièce où, sur le chambranle de lacheminée, serait incliné ce tableau, réfléchissant, dans le verrede son cadre, le derrière d’un réveil matin et deux flambeaux dezinc, qu’elle cravaterait de bobêches en papier rose.

Elle n’avait jamais désiré plus. -vivre tranquillement, pouvoirconsacrer dix francs par année, pour élever un chien et posséder ensus de sa chambre un bout de cabinet où, derrière un rideau deserge verte, elle mettrait sa fontaine et son coke, toutes lesconvoitises de son âme se bornaient là!

Vatard pouvait dormir sur ses deux oreilles s’il avait jamais eudes craintes! Sa fille ne perdrait pas la tramontane et nechopperait point dans un moment de volonté perdue. Sa soeur luiavait rendu d’ailleurs un inappréciable service, en ne l’empêchantpas de mal tourner. Libre de riboter, tant qu’elle voudrait, ellen’en eut pas l’envie, elle gardait sa « fleur de mari », très décidéeà ne la laisser prendre que pour le bon motif. Et puis l’exemple deCéline était là et les mots tranchants de la fille qui a pensé à sejeter à l’eau lui tintaient encore dans les oreilles. Elle avaitassisté aussi à ses nombreux et faciles engouements, elle l’avaitvue traitée du haut en bas par Eugène, et, elle-même, s’étantavisée de l’appeler scélérat, s’était attiré une giroflée tellementfleurie que sa joue en avait gardé l’empreinte pendant tout unjour. Cette façon de clore les discussions n’avait pas été de songoût, et si l’exemple de sa soeur n’était pas tentant, celui desautres ouvrières ne l’était guère plus. Il y a véritablement dequoi détester les hommes quand on a vécu dans un atelier! Et cen’était pas un, ce n’était pas deux, c’étaient tous qui étaientainsi, tous, jusqu’au père Chaudrut, un vieil ouvrier, un vénérablebirbe, rasé de frais, l’oeil cagot, la démarche usée. Avec sonregard austère, sa surdité affligeante et son air bonhomme,Chaudrut n’était ni plus ni moins qu’une sacrée canaille! Tendrecomme un moineau et soulard comme une grive, c’était un compèredont les instincts d’ordure s’étaient accrus avec l’âge, c’étaitune terrine pleine de vices qui se renversait, de temps à autre,sur les robes jeunes et les éclaboussait des cordons aux pans.Criblé de dettes, poursuivi jusqu’à l’outrance par ses créanciers,ce sourdaud, terreur des mastroquets qui s’écroulent sous lecrédit, papillonnait avec ses lunettes en fil d’archal, roucoulait,se pavanait, mamourait, tout godichon, et en dépit de ses cheveuxqui prenaient la fuite, trouvait encore des jeunesses quis’essayaient à rallumer au feu rose de leurs lèvres les tisonsbrûlés de la sienne.

Il avait pour maîtresse une amie de Céline et de Désirée, unefemme séparée de son mari, une bonne fille, honnête dans son genre,et qui n’était même pas méprisable tant elle était goulue! Chaudrutadorait le lapin au vin, et il l’avait séduite avec ces ripaillesde chairs fades. Maintenant qu’il la tenait en sa possession, il nedéployait le peu de vigueur qui lui restait que pour lui asséner desoigneuses raclées. Cette façon d’envisager l’amour avait donné deplus en plus à réfléchir à Désirée. – Est-ce qu’elle serait jamaisheureuse avec des amants comme ceux-là? Il n’y avait pas à dire, onpouvait mal tomber en se mariant, mais enfin son père et sa mèreavaient vécu heureux, d’autres ménages qu’elle connaissait ne secognaient point ou rarement et encore parce qu’ils étaient ensembledepuis vingt ans, et que l’on s’impatiente à vivre si longtempsensemble! Son parti était bien arrêté: elle attendrait jusqu’à cequ’elle eût découvert un amoureux à sa convenance, un beau jeunehomme qui l’aimerait, un grand blond, si cela était possible, avecde longs cils et de fines moustaches. Parfois même, en travaillant,elle rêvait, l’oeil perdu, à son futur, elle se figurait le voir etêtre mariée avec lui, depuis un mois; le matin, elle se levait,après l’avoir gentiment embrassé sur les yeux, lui faisait sonnoeud de cravate, lui tirait sa blouse dans le dos pour l’empêcherde couvrir le col, et, elle-même, après avoir rangé son petitménage et mis en une tasse, dans son panier, du ragoût de la veillequ’elle réchaufferait à l’atelier sur sa lampe à esprit de bois,partait à son tour, un peu en avance, afin de pouvoir baguenauderdevant les merceries et se donner le bonheur d’envier une bellecollerette de quinze sous qu’elle achèterait, le samedi suivant,quand elle aurait touché sa paie.

Au demeurant, elle était très grande dame, n’admettait lemariage qu’avec une aisance qui lui permettrait de dépenser aumoins dix francs par mois pour sa toilette, et, tout en cousant lesfeuilles, elle additionnait des chiffres, supputant le salaire deson mari et le sien, souriant à l’idée que, dans la maisonDébonnaire, les autres femmes crieraient, à la voir entrer avec unfilet neuf et gansé de rouge: -mâtin! Vous êtes chic, vous!

Le tout était de trouver l’homme qui pût remplir ces conditions.- Certes, depuis qu’elle avait atteint l’âge de puberté et mêmeavant, les amoureux n’avaient pas fait défaut. – Elle avait unefrimousse tentante, elle avait surtout cette allure qui friponne,si plaisante chez les jeunes femmes, mais aucun de ses prétendantsne lui avait plu, de jolis séducteurs qui la fréquentaient aprèss’être enfourné des canons et qui avaient encore des stalagmitesvineuses aux moustaches quand ils se rengorgeaient et montraientleurs dents!

– Tu es trop ambitieuse, tu finiras mal, lui disait sa soeur, etla petite, qui se regardait dans une glace, mirait complaisammentsa roseur friande, se dandinant un peu, se donnant de petits coupssur les cheveux, pour les faire bouffer.

– Tiens, pourquoi donc pas, répondait-elle, je ne suis pas plusmal qu’une autre peut-être, j’ai bien le droit d’avoir del’ambition.

-elle était soutenue en cela par son père, qui ne tenait pas àla marier. – C’était elle surtout qui s’occupait du ménage, aussila contemplait-il, d’un air attendri, murmurant: – C’est de l’or enbarre que ma fanfan, ce n’est pas moi qui la forcerai jamais àépouser un homme dont elle ne voudrait point. Je ne suis pas unpère dénaturé, et comme s’il croyait ou voulait faire croire quedes parents avaient la puissance d’obliger leurs progénitures à semarier contre leur gré, il profitait de son expansion de bon pèrepour obtenir de Désirée tout ce dont il avait envie.

N’ était-elle pas d’ailleurs sa préférée? Certainement il aimaitl’autre et beaucoup, mais ce n’était pas la même chose. Sans doute,Céline était une bonne fille, plus caressante parfois que lapetite-quand elle avait retrouvé un homme, – mais elle avait uncaractère inégal qui était vraiment insupportable. Toute la maisonsubissait les inquiétudes de ses passions, les colères de sesruptures. Le jour où elle était abandonnée par son amant, c’étaitune tempête pour tous les plats; elle fourgonnait avec une tellevigueur dans le poêle que tout l’édifice tremblait. Ces alternancesde bonne humeur et de furie désolaient son père. Quant à la mère,elle vivait indifférente, l’oeil fixé avec stupeur sur son ventrequi grondait, incapable de remuer deux idées et deux doigts.

Chapitre 4

 

L’oeil-de-boeuf sonna six coups, puis il eut comme unétouffement de catarrhe, et lentement le timbre retinta sixfois.

Désirée venait d’avaler le dernier navet d’un haricot de mouton,les magasins étaient presque déserts; brocheurs et brocheusesétaient allés se repaître d’un ordinaire et d’un petit noir dansles bibines avoisinantes. – Seules, les femmes de bien avalaientleur pitance dans l’atelier. – La contre-maître broyait entre sesdents des noyaux de pruneaux. Céline faisait tiédir sur une petitelampe du café de la veille, la mère Teston suçait les vertèbresd’un lapin aux pommes.

Un jeune homme entra.

S’adressant à Désirée qui levait la tête, il dit asseztimidement: – vous n’auriez pas besoin d’un ouvrier?

– Ça ne nous regarde pas, répondit la contre-maître,adressez-vous au chef des hommes, c’est lui qui embauche.

L’ouvrier tournait sa casquette entre ses doigts.

– Il n’y est pas, ajouta la contre-maître, revenez dans unedemi-heure, il sera sûrement de retour.

– Connais pas cette tête-là, grogna Chaudrut, qui, se trouvantsans le sou, déjeunait à l’atelier d’une miche de pain et d’unmorceau de brie. – Le patron avait refusé, le matin même, de luiavancer dix sous qu’il réclamait avec de fausses larmes dans lavoix. – Le vieux gredin gémissait, guignant de l’oeil l’enfant desa fille qui se versait d’une petite bouteille clissée d’osier duvin dans un gobelet. – Prends garde, ma toute belle, dit-il, tu vast’étrangler, attends donc, pour boire, que tu n’aies plus la bouchepleine. – Il était devenu très paternel, cherchait à apitoyerl’enfant et à se faire offrir la moitié de sa piquette.

La petite ne répondant pas, il se leva, et, tout courbé,gauchissant ses espadrilles, gémissant sur les malheurs de sonestomac, grognonnant après cette gueuse de déveine qui lepoursuivait, il s’en fut, un litre en main, chercher de l’eau à lafontaine.

– Tu sais, dit la mère Teston à la fillette, si tu donnes du vinà ton grand-père, je le dirai à ta mère, et tu verras!

Chaudrut rentra plus amoiqué et plus larmoyant que jamais. Ilposa le litre devant lui, le considéra en hochant la tête et,paraissant surmonter un invincible dégoût, il avala une gorgée. -La petite buvottait son vin. -il craignit qu’elle n’achevât sabouteille, et, n’y tenant plus, il murmura: – Dis donc, chérie, tuvois grand-père, il est pas heureux, tu ne voudrais pas lui laisserune petite goutte pour son dessert?

– Si ce n’est pas honteux, s’écria la contre-maître, un homme decet âge qui carotte une enfant! C’est dégoûtant!

– C’est-il ma faute à moi, pleura le vieux, si je n’ai pas lesou?

– Oui, c’est de votre faute! Exclama véhémentement la mèreTeston, si vous ne vous étiez pas saoûlé, toute la semaine, vousauriez de quoi boire aujourd’hui!

– Oh! Là, dites donc, reprit Chaudrut qui, certain maintenant dene rien obtenir, devint insolent; vous ne plaignez pas les autres,parce que vous venez de vous le laver, votre tuyau à opéras! Merci,en voilà un genre de débiner le monde! Vous vous en fourrez dans lecoco du lapin et du vin à treize. Où donc, sans indiscrétion, quevous logez tout cela, maman? Pour avaler tant de choses, vous avezdonc les boyaux, comme des manches d’habits?

On dut s’interposer, la mère Teston, perdant toute mesure, neparlait de rien moins que de le vider. – le contre-maître amenantle nouvel ouvrier fit heureusement diversion. Il installa sa recrueprès de la presse à eau et lui dit en goguenardant: – Allez-y,Auguste, et pompez ferme!

L’atelier rentrait peu à peu; les couvreurs s’étaient installésprès de leurs cisailles et ébarbaient les feuilles, d’autrescollaient des couvertures et des gardes, le nouveau venu setrémoussait entre les bras de la machine, jetant à la détourne unregard sur Désirée qui, tout en collationnant des gravures, leregardait, elle aussi, à la dérobée.

Elle le trouvait gentil, avec sa figure un peu chafouine, doréede cheveux en boucles, puis il avait l’air doux et triste; il avaitaussi de jolies petites moustaches blondes; les dents par exemplen’étaient pas merveilleuses, l’une d’elles faisait l’avant-gardedans la gencive et une autre bleuissait sur le côté gauche avec unemauvaise apparence. Il était en somme un peu pâlot et un peuchétif; tel quel, cependant, il pouvait encore faire honneur à lafemme qu’il aurait au bras.

Lui, ne la trouvait pas très jolie. Elle était un peu courte etses yeux avaient des difficultés, l’un avec l’autre, mais elleétait tout de même attrayante avec sa margoulette rose, sesprunelles raiguisées, son nez au vent, ses allures effarouchées etprudes. Elle était avec cela propre comme un petit sou. Ses cheveuxétaient bien peignés, son jupon n’était pas retenu par desépingles, sa camisole n’avait pas de plaques de colle ou degraisse, ses brodequins même, qu’il aperçut un moment, étaient bienusés, mais ils avaient encore bonne contenance, les attachesétaient raccommodées, aucun bouton ne manquait, et la jupe dudessous qui passait sous la robe, lorsqu’elle se croisait lesjambes, était blanche et sans crotte.

Elle devait aussi avoir de l’ordre puisqu’elle ne déjeunait pasdans les crémeries, et c’était une fille qui, tout en ayant de latenue, n’aurait pas fait des bêtises pour du linge, puisqu’unemployé de chez Crespin en tournée ne lui réclama l’argent d’aucunbon. C’est à peine si, dans l’atelier Débonnaire, elles étaientdeux ou trois qui ne fussent point abonnées à cette maison. Toutesles semaines, le receveur arrivait avec un livre noir à tranchesjaunes sous le bras, une casquette argentée sur le chef, unetunique à collet bleu et à boutons blancs, ornés d’une levrette,emblème de la fidélité, et il inscrivait les sommes versées sur sonlivre à souche et sur le petit carnet rouge de la cliente. – Ilblaguait aussi avec la plupart d’entre elles comme un homme qui lesconnaît à fond. Ce jour-là, la recette fut maigre, personne n’avaitd’argent; aussi pourquoi ne venait-il pas le samedi? Il s’imaginaitdonc que l’on avait de l’argent à remuer à la pelle! Tant pis pourlui! – et l’homme, intéressé à la récolte, maugréait, habituécependant à ces rebuffades.

Quand il fut parti, toutes se récrièrent, et comme toujours necessèrent de se lamenter qu’en accusant de leur misère la baraqueoù elles travaillaient. Est-ce qu’on pouvait gagner sa vie entouchant de douze à quinze francs par semaine, au plus?

– Eh bien, pourquoi ne venez-vous pas le matin, et pourquoipartez-vous le soir, avant l’heure, dit la contre-maître?

La petite qui souffrait des dents cria rageusement:

– Tiens, voyez-vous, est-ce que vous croyez avoir affaire à desbêtes de somme?

Auguste remarqua que Désirée se taisait et continuait àtravailler.

La fillette sentait ses regards tomber sur elle et elle n’osaitplus lever les yeux. Il n’y avait pas à dire, il était gentil, maisc’était peut-être un mauvais sujet, un soulotteur prompt auxdisputes; c’était, dans tous les cas, un triste ouvrier, un sabot àquarante centimes l’heure, puisqu’on ne l’employait qu’aux grosouvrages. Et cependant il n’avait l’air ni d’un gobichonneur nid’un imbécile. Comme figure, elle n’enviait pas un amoureuxdifférent, et puis il ne la regardait point avec des minesindécentes, ainsi que tant d’autres qu’elle avait dû remettre àleur place. C’était seulement dommage qu’il n’eût pas la mine plushardie et plus gaie.

Il n’était, en effet, ni hardi ni gai. Auguste pouvait êtreclassé parmi ces gens que le peuple appelle des « gnan-gnan ». Particomme soldat et revenu, après cinq années de garnison, chez samère, il était entré à tout hasard dans la brochure, s’étant laisséraconter qu’un homme de bonne volonté pouvait rapidement apprendrel’assemblage et gagner facilement sa vie.

La maison Débonnaire était connue sur le pavé de la capitale;elle racolait souvent des hommes de peine et pouvait fournir dutravail même aux gens peu experts dans le métier de brocheur.-Auguste était arrivé, il s’était adressé à Désirée plutôt qu’à uneautre, pourquoi? Il ne le savait; sans doute parce qu’elle luiavait semblé bonne fille et pas moqueuse. Les autres, pensait-il,ont l’air diablement rosse, et ce joli garçon avait peur d’êtrebaliverné par elles. Il aurait fait, s’il l’avait fallu, le coup depoing avec les hommes, mais avec une femme, il se sentaitbredouillant et indécis, malhabile à la riposte, rougissantjusqu’aux oreilles d’une blague qui fait rire.

Quand il était troupier, il n’avait guère couru après lescuisinières ou après ces femmes qui suivent les camps; de retourchez sa mère, le hasard fit qu’il n’habitât point une maison bondéede roulures ou foisonnant de gigolettes propres à le dégourdir. Iln’ignorait certainement pas comment se pratique cette agréablechose que les petites ouvrières appellent: « faire boum », mais parbêtise, par honte, ou par malechance, il n’avait jamais eu ce queses camarades nommaient une bonne amie. Une fois, il s’étaiténamouré, pendant huit jours, d’une femme, mais elle était simalhonnête, si confite en ordures qu’il avait eu le dégoût et lahonte de ses saletés. Le reste du temps, il était allé prendre desmazagrans, au boulevard de Montrouge, dans ces buvettes plafonnéesd’or où des femmes, en costume de bébé, polkent en gueulant, ousomnolent, les pis à l’air et la mâchoire entre les poings. – Oh!Mon dieu, ces femmes, il ne les avait pas dédaignées; il s’entrouvait dans le nombre qui avaient des mines fûtées et riaientavec de jolis éclats. Mais tout cela n’était pas l’assouvissementqu’il avait rêvé. Ce grand garçon, dont l’appétit des sens étaitassez vif, désirait ardemment une maîtresse. Il passerait avec elleses soirées et ses dimanches. Il ne buvait pas plus de trois verresde vin, après son dîner, ne jouait au billard que rarement, nepariait jamais d’oeufs rouges au tourniquet, il était parconséquent très désoeuvré. Il lui fallait à tout prix une femme; ilaspirait après une brave fille qui aurait des pudeurs devant sesamis et ne l’entraînerait pas dans des dépenses où seul il paieraitl’écot.

Comme gentillesse, Désirée le séduisait fort. Malheureusement ilignorait qui elle était. Si peu madré qu’il fût, il était claircependant qu’elle devait être sage. Cela se voit de suite dans unatelier, à la façon dont on vous adresse la parole, au silence dela fille aux propos gaillards, à sa facilité à les entendre. Cellesqui s’indignent ont eu sûrement un amant ou deux, elles sont plusbégueules que des vierges. C’est toujours la même chanson au reste,les femmes déchues n’ayant pas de juges plus impitoyables quecelles qui n’ont choppé que dans une circonstance.

Lui plaisait-il? Là était la question. Il était de pimpantetrogne, mais il n’avait pas l’aplomb, le déluré qui plaît auxfilles; elle, ne doutait point qu’il ne fût enchanté de l’avoir vueet elle en était naturellement flattée.

Un moment, elle dut se lever pour aller prendre de l’assemblagesur un tréteau juché près de la presse. Elle eut une petite rougeuraux joues quand elle le frôla. Auguste demeura très bête. De loin,il se hasardait à la dévisager; de près, il n’osait plus. Quandelle retourna à sa place, le corps un peu renversé, tenant en sesbras les feuilles à coudre, il la trouva décidément charmante.

Il se reprochait d’être aussi peu brave. -pourquoi ne pas luiavoir parlé lorsqu’elle était près de lui; mais, au fait,qu’aurait-il pu lui dire? Dans un atelier, tout le monde observe etécoute, il ne pouvait prononcer, sans qu’il fût entendu, un motmême très bas, et puis sûrement elle se serait fâchée. – N’importe,il allait toujours tenter la chance. -il rumina de réparer sacouardise, en la suivant, le soir; il se demanda par quelle phraseil tenterait de l’aborder, si elle ne le repoussait point, il luioffrirait quelque chose chez un marchand de vins et là il sesentirait plus à l’aise. Le tout, c’est qu’elle ne l’éconduisît pasdès le premier mot.

Puis il se fit la réflexion que ce serait sans doute peineperdue; n’avait-elle donc ni amoureux ni amant, qu’elle voulût bienaccepter ses offres? Il y avait gros à parier qu’elle étaitattendue à la sortie.

Sur ces entrefaites, comme le père Chaudrut trimballait despiles d’in-18 et les entassait derrière la machine à eau, il fit saconnaissance. Il avait l’air d’un si digne homme! Le fait est quece birbe était toujours obligeant et gracieux pour les nouveauxvenus. Celui-ci lui sembla jeune, il ne devait pas avoir étébeaucoup refait. Auguste mit la conversation sur les brocheurs etil essaya de la faire arrêter sur la jeune fille.

Le vieux roublard le laissa s’embourber dans des phrases qu’ilcroyait habiles; avec son regard qui vaguait sous ses lunettes, ceflibustier avait deviné où tendaient toutes les questionsd’Auguste. Il dit ce qu’il voulut, fit l’éloge de Désirée, apprit àson camarade qu’elle avait une soeur, la lui montra, affecta unegrande estime pour la fanfan qui était sage et appartenait à unefamille bien honorable, extorqua finalement dix sous au jeune hommeet s’empressa de le quitter, pour les aller boire.

Pendant ce temps Désirée comprit, sans rien entendre aux proposéchangés entre les deux ouvriers, qu’il s’agissait d’elle. Elle secoula la main dans les ondes de ses cheveux, rajusta le ruban rosequi remuait alors qu’elle levait et baissait la tête et se résolut,au cas où Auguste la suivrait, dans la rue, à le recevoir le plusmal possible, afin de lui faire comprendre qu’elle était une fillehonnête, accessible seulement pour le mariage.

Lui, était un peu interloqué. La petite se fourrant le nez dansson ouvrage pour l’agacer, il regarda sa soeur et la trouvaterriblement canaille. Elle avait un corsage dépoitraillé, un fileten loques et elle criait aux hommes des massiquots: -eh! Ditesdonc, Jésus qui chiquent, payez-vous une tournée?

Ce n’était pas sa soeur, ou alors Désirée était donc unesainte-n’y-touche qui, sous d’autres apparences, ne valait pasmieux? Il se donna ce prétexte, enchanté de ne pas se trouvergodiche s’il ne l’abordait point, – et cependant c’étaitimpossible! La contre-maître, une virginité aigrie, implacable pourtoutes les fautes qu’elle n’avait pas eu l’occasion de commettre,l’appelait mon enfant, causait avec elle de sa mère malade, latraitait enfin avec des égards qu’elle n’avait ni pour Céline nipour les autres.

Et puis, après tout, est-ce qu’il n’était pas libre de prendrele même chemin qu’elle? Oui, mais alors, s’il ne lui parlait pas,il n’était qu’un sot. Il fallait pourtant qu’il se décidât, -L’heure du départ allait sonner.

Les hommes s’étaient déjà esquivés pour la plupart. – Les femmesse pressaient de terminer leur tâche. – Le brouhaha de l’atelier semourait en une rumeur vague. Les femmes enlevèrent leur tablier etcommencèrent à agacer le chat qui rôdait, défiant, les griffesprêtes à sortir. Moumout courait sur les tables, les babines et laqueue en branle; il filait son rouet, se laissant toucher par lesunes, regardant les autres de son oeil faux, puis, ayant dévorétous les rogatons des paniers vidés, il sauta sur une chaise, seplongea la tête sous son cuissot dressé et se mangea furieusementles puces.

Les femmes partaient en bande. -Désirée caressait Moumout,attendant que sa soeur fût prête. – Elle était vraimentappétissante avec sa capuche de laine bleue et le tirebouchonnementde ses frisettes. Pour se donner une contenance, elle grattait lementon du chat qui ronronnait de plus belle, ouvrant les yeux,faisant scintiller ses topazes à peine barrées d’une lignenoire.

– Allons, viens-tu? dit Céline.

Désirée regarda derrière elle pendant la route et elle aperçutle jeune homme qui feignait de contempler les toits quand elle seretournait. Il remonta derrière elles jusqu’à la gare Montparnasse,mais il ne paraissait pas vouloir s’approcher. – La petite fillefut vexée. – Elle aurait voulu être accostée et faire ladédaigneuse; elle s’arrêta même, pendant une seconde, sous leprétexte de tirer son bas qui faisait pli dans la bottine. Augustene sut ou n’osa profiter de l’occasion. Désirée reprit samarche.

Et cependant, le soir, quand la lumière fut éteinte, et qu’ellesongea aux blondes moustaches du nouveau venu, elle l’excusaitpresque. -il n’était pas déluré, cela était évident, mais, vailleque vaille, il n’avait pas du moins l’allure de ces mauvais chiensqui font marcher les femmes, tambour et gifles battant.

– C’est déjà beaucoup, soupira-t-elle, et, enfouissant son blancmuseau dans le traversin, elle ronflotta gentiment, la bouche malouverte et le nez chantant.

Chapitre 5

 

– Allons, ravale ta salive, fourre-toi les doigts dans le nez situ veux, mais tais-toi! – Trêve à la plaisanterie, la lutte vacommencer, c’est moi que je suis Marseille, le seul Marseille,c’est moi que j’ai combattu, lors de la grande exposition de 1867,dans l’arène de la rue Le Peletier, contre les plus fameux lutteursde l’Europe, et aucun de ceux que j’ai tenus entre mes mains nepeut se vanter d’être resté debout, – et des compères, semés dansla foule, criaient: – Un gant! passez-moi un gant! – A qui! à toi,petit? – Oui, oui! – Et la foule d’applaudir, de trépigner, de seprécipiter dans la baraque. – Entrez! entrez! criait l’athlète dansson porte-voix, et les trombones soufflaient à faire péter leurcuivre, la cloche derlinait à toute volée, les cymbales claquaientdésespérément, les fifres piaulaient déchirants, aigus, et, dans cetumulte d’enfer, calmes et mâchant des chiques, se tenaient droitssur l’estrade, bombant leurs torses velus, faisant sauter dansleurs bras la boule de leurs biceps, des hercules énormes. Despiaffes, des poussées, des cris de ralliement, des sifflets,éclataient de toutes parts. – Ohé les enfants! Viens donc, Paul! HéLouis! Par ici, vieux! – et, comme une poussée d’eau sale, la foulebattait la cahute sur laquelle, époumonné, rouge, suant, éperdu,Marseille vociférait sans relâche: – Entrez! entrez!

Désirée donnait le bras à Céline et s’amusait fort. Anatole etColombel fumaient des tronçons de cigarettes et ouvraient desbouches à y mettre des poings; tous les deux voulaient aller voirla lutte. Céline et Désirée n’y tenaient pas, la petite surtout,qui écoutait la parade qu’un pitre, chargé de tenir la foule enhaleine, récitait avec de grands gestes.

La tente était déjà pleine, car l’on entendait un martellementde bottes, une rumeur de rires, et, par moments, la toile étaitcabossée par des derrières trop à l’étroit. Un bobèche au pantaloncouleur de soufre, au gilet jaune agrémenté de passements rouges,un gilet à la Robespierre dont les ailes volaient sur un habit vertde bouteille, fit frétiller la queue de sa perruque en escalade ethurla: – Mesdames et messieurs, nous allons avoir l’honneur de vousoffrir une seconde représentation! Pour cette fois, pour cette foisseulement, les places seront diminuées, 50 centimes les premières,25 centimes les secondes et 15 centimes pour messieurs lesmilitaires! – et la musique, exaltée par son propre vacarme, sciaplus rageusement ses airs, le pitre suça le bec d’un flageolet quibrandit son cri aigre sur l’explosion des cuivres et l’effondrementde la mailloche sur la caisse, s’interrompant pour turlupiner avecson instrument, se le fourrant dans les yeux, dans le nez, dans labouche, tendant trois doigts devant sa caboche glabre, répétant surtous les tons: -15 centimes, trois sous, pour messieurs lesmilitaires!

Colombel gigottait, transporté d’une joie folle. – Voyons,dit-il, nous allons entrer, je paie la place aux dames! -mais lesdames préféraient s’échapper au travers de la foire plutôt que derester assises, pendant plus d’un quart d’heure, à écouter unepièce. Force fut aux hommes de les suivre.

Une foule épaisse coulait le long des baraques; des ventréesd’enfants turbulaient, soufflant dans des trompettes, barbouillésde pain d’épice, éveillés et morveux. D’autres étaient portés surles bras et ils agitaient, en dansant dans leurs langes, desmenottes poissées par le sucre d’orge. On se marchait sur lespieds, on se poussait, des galapiats jouaient du mirliton etgambadaient, faisant halte devant les tirs à la carabine,s’essayant à casser un oeuf perché sur un jet eau. Il y avait, iciet là, des huttes encombrées de gens; haussés sur la pointe deleurs bottines, appuyés sur les épaules les uns des autres,cherchant à voir par les créneaux des têtes, des massacresd’innocents, des poupées costumées en paysans, en mariées, enprinces, qu’on abattait à coups de balles.

Le coup d’éclat, c’était l’envoi sur le dos de la mariée. Lesremarques les plus saugrenues, les allusions les moins équivoques,s’échappaient de la foule alors que la pucelle tombait cul pardessus tête; Anatole voulait absolument la démolir. Colombel, lui,disait qu’il faisait soif et Céline qu’il faisait faim. Anatolemassacra un monsieur bien mis et, après avoir raté les autres, ils’en fut, vexé d’être traité de maladroit par sa maîtresse.

Avant que d’aller plus loin Colombel déclara derechef qu’ilfallait s’arroser la luette. Les femmes exigèrent qu’on s’arrêtâtdans une tente où l’on forgeait des gaufres. L’on y pourrait mangeret boire. Ils y furent mal assis par exemple, et la poussière,tourbillonnant sur eux, poudrait de granules cendrées les tables etles verres, mais enfin cela valait toujours bien l’arrière- Salledes marchands de vins. – Cette boutique n’était pas luxueuse, dixtables, trente tabourets, l’appareil à gaufrer, une terrine pleinede blanc battu; au fond, des barriques en chantier, sur la façade,un drapeau tricolore; c’était tout; mais elle présentait cetavantage que les clients pouvaient voir défiler le monde et gagnerdes macarons, à la rouge ou à la noire.

Les hommes commandèrent des litres et on leur apporta dureginglat à faire danser les chèvres; ils l’estimèrent jeune, maisbon, les femmes mordirent dans leur carré de pâte et se sablèrentla bouche de grésil blanc, puis, tout en sirotant des cassis àl’eau, elles déclarèrent qu’elles seraient heureuses de voir desfemmes colosses.

Leurs souhaits pouvaient être aisément exaucés. Les pains degraisse, modelés en façon de femmes, abondaient dans cette foire.Il y en avait de toutes les provenances et pour tous les goûts: laVénus de Luchon, la belle brabançonne, la géante d’Auvergne; desmufles armés de baguettes, scandaient leurs boniments avec desraflaflas de tambour, désignant des enseignes qui se ressemblaienttoutes. Toutes, en effet, étalaient sur le champ de sinople et degueules de gigantesques berdouilles aux seins comme des boulesd’haltères, aux jambes comme des tours, et tous ces monstresavançaient sur un coussin vermeil l’énorme jambon de leurs cuisses,et des tambours-majors, des médecins décorés, des maréchaux engrand uniforme les entouraient et paraissaient surpris.

Anatole soutint qu’il valait mieux aller voir une étrangèrequ’une française. Ce serait plus curieux. Son avis prévalut et tousles quatre entrèrent dans le palais de la belle Brabançonne.

Colombel et Anatole exultaient à l’idée qu’ils tâteraient uneformidable jambe, Céline surveillait son homme qu’elle savaitvolage, Désirée allait simplement assouvir une curiosité.

La femme reposait sur une estrade, élevée de deux marches; elleavait une robe verte, outrageusement décolletée, deux globes commedes ballons roses, trois fausses lentilles près des tempes. Elle seleva, dit qu’elle était originaire de Bruxelles, qu’elle était âgéede vingt-deux ans, tendit le bras au-dessus du shako d’un pioupiouqui lui regardait, extasié, l’aisselle, et finit sa petite histoirepar la phrase consacrée: -je vous remercie bien, j’espère que vousreviendrez et que vous en ferez part à vos amis etconnaissances.

Anatole exprima le désir de palper le mollet. La grosse femmes’y prêta d’assez mauvaise grâce. Elle leva un peu sa jupe et,quand le jeune homme lui eut fourragé dans le gras des jambes, ellegrogna: – En voilà assez, mon petit, ça suffit.

– Céline était rouge, rageait; elle pinça son amant jusqu’ausang; lui, peu aimable, lui asséna un violent coup de coude dansles reins. Ils s’injurièrent; Désirée et Colombel s’entremirent,mais Anatole, enchanté de voir sa maîtresse en furie, répétait que,s’il devenait jamais amoureux, ce serait certainement d’une bellefemme comme celle-là. Désirée disait que tant de viande luisoulevait le coeur, mais Colombel, qui n’arrivait à rien avec elle,soutint son ami pour la faire endêver. Ils finirent par se bouder;les hommes prirent les devants et Céline proposa à sa soeur de lesperdre et de parcourir sans eux la foire. Désirée ne demandait pasmieux, et elles allaient se faufiler derrière une baraque quand lesdeux hommes s’arrêtèrent net. Anatole serrait la main à Auguste quiflânait, le nez en l’air, dans les allées.

– Ah! Bien, elle est bonne, celle-là, criait-il, voilà trois ansque j’ai quitté le service et je te retrouve sans habits detroubade, tu as donc aussi lâché le métier? Hein! Quelle boîte, monpauvre vieux, te souviens-tu? Mais pardon, tiens, que je te fassevoir mon éponge, poursuivit-il en tirant à lui Céline que ce motrendit plus furieuse encore. Auguste restait ébahi devant Désirée.Ils allèrent tous chez un marchand de vins. – Là, on causa, envidant des verres. Le nouveau venu offrit une tournée et iléchangea quelques mots avec Désirée qui fut aimable, mais toutjuste. – Le jeune homme était embarrassé, il croyait que Colombelétait l’amoureux de la petite, mais pourtant elle paraissait sesoucier peu de lui et elle l’invita même à reculer sa chaise,déclarant qu’elle n’aimait pas qu’on lui soufflât dans le nez. Onparla de la maison Débonnaire. -Anatole et Colombel, qui en avaientété renvoyés, pour ivrognerie, dirent pis que pendre des patrons.Céline n’en voulait qu’à la contre-maître, une mauvaise bête quisortait quand elle ne vous voyait pas à votre place et voustraitait de petite cochonne alors qu’elle vous trouvait en train decauser avec des hommes dans la cour. – Ah! Bien, reprirent-ils, enchoeur, vous en aurez du courage si vous restez dans ce bahut-là! -Mais lui répondait qu’il n’avait pas le choix, qu’avant de partirpour le régiment, il apprenait la taille des pipes d’écume, qu’ilétait trop vieux maintenant pour recommencer son apprentissage etqu’enfin, d’une manière ou d’une autre, il fallait bien qu’ilgagnât sa vie.

Désirée l’approuvait, mais elle avait un petit air de dédainpour l’homme qui suffisait si mal à ses besoins; puis l’on vint àparler des camarades. – Chaudrut était une vieille fripouille!Lorsque sa femme avait trépassé, le singe lui avait donné une pairede draps pour l’ensevelir et il les avait bus! Il est vrai qu’aprèstout, sa femme n’en avait été ni mieux ni plus mal.

Les deux soeurs trouvaient cela ignoble; ce qu’elles luireprochaient surtout, c’étaient ses perpétuels attentats à leursbourses, mais Anatole riait et rappelait ce jour où le vieux coquinavait fait entrer à l’atelier sa maîtresse, une ignoble nabote,grêlée comme la Hollande, et dont la tête était habitée. La filleet la bonne amie de Chaudrut s’étaient crêpé le chignon et il avaitfallu que les hommes s’en mêlassent pour les séparer. Le patronavait congédié l’amant et l’amante, mais lui, le surlendemain,était venu pleurer sur ses cheveux blancs et par commisération onl’avait repris.

Auguste avoua que Chaudrut lui avait emprunté dix sous. Tousrirent et le traitèrent de nigaud, et Désirée lui demanda pourquoiil avait si vite lié connaissance avec ce carotteur. Auguste futgêné. – Ah! Bien mais! Reprit Colombel, on peut bien le fréquenter,je pense, c’est un macaire, je ne dis pas non, mais enfin il atoujours le mot pour rire, et puis c’est un brave homme aufond.

Les femmes se levèrent. – Elles étaient venues pour voir desétalages et non pour être enfermées chez un marchand de vins. – Tuvas venir avec nous, mon vieux canasson, dit Anatole à Auguste? -Oui, mais il ne pourrait les suivre que jusqu’à l’heure du dîner.Il fallait qu’il rentrât chez sa mère, malade depuis plusieursjours. Quand il eut ajouté qu’il demeurait avec elle, rue du champ-D’asile, Céline dit: – Ah bien! Puisque Désirée doit retourner à lamaison, pour chauffer le dîner des vieux, vous pourrez partirensemble par le tramway. – Les jeunes gens rougirent. En attendant,comme ils voulaient profiter du temps qui leur restait, ils selancèrent de nouveau dans la fourmille.

Les débits de pain d’épice foisonnaient, alternant, çà et là,avec des marchands d’osier et des jeux de boule. Anatole étaitdevenu très galant; il fit arrêter toute la bande devant la plusluxueuse des boutiques, et il invita les femmes à faire leurchoix.

Il y avait tant de bonnes choses qu’elles ne se décidaient pas.- C’est beau comme un opéra! Murmurait Désirée ravie. – Le fait estque, dans toute cette misère de toiles et de bâches, cette cahutereluisait avec un admirable clinquant de pompons rouges et depaillons d’or.

De grosses lampes de cuivre se balançaient au-dessus desdevantures qui montaient jusqu’au toit, s’échancrant au milieu,formant comme une large embrasure où rayonnait une matroneimpudente et grave.

Cette femme était flanquée, à droite, d’un amas de pavés aumiel, de rouleaux de nonnettes, de coeurs d’Arras, de couronnes deDijon, enveloppés de papier glacé, vergetés de lettres d’or,enrubannés de faveurs bleues, le tout sillonné par de gigantesquesmirlitons, tendus de jaune, de lilas, de vert, ondés de spiralesd’argent, écussonnés de devises tendres. – A sa gauche, gisait unearmée de bonshommes en pain d’épice, mollasse et blond, les unsfrustes, les autres savamment enjolivés de festons de pâte, diaprésde grains d’anis, grenelés de points de sucre; vivandières,bourgeois, bersaglieri, généraux, tout s’y trouvait, même un lion àjambes de basset et à groin de porc.

Les deux femmes choisirent des coeurs tigrés de rouge tendre,puis la troupe alla voir la charmeuse de serpents. Ce spectacle lesimpressionna plus que tout autre. La charmeuse était une grandefemme du midi, maquillée comme une Jézabel, vêtue d’une blouse desoie rose, de collants cachou, de bottines à glands d’or. Elletirait d’une caisse d’interminables reptiles qui dardaient deslangues noires en fourche, et ondulaient autour de son corps,caressant ses joues fardées avec leurs têtes plates, chatouillantses dessous de bras avec leurs anneaux roulants. La tenteregorgeait de monde et l’on entendait des petits cris d’admiration,les oh! Et les ah! Des stupeurs effrayées. – Celui-ci, c’estBaptiste, un jeune crocodile de vingt et un ans, cria-t-elle, entirant un saurien d’une couverture, et elle le mit sur sa gorge,lui tapa les mâchoires, les lui ouvrit de force, montrant au publicune large gueule mal piquée de crocs. Puis, elle rejeta le tout parterre, et, tandis que le tas grouillait et se mouvait, rentraitdans ses caisses, elle salua la société, se rassit et regarda enl’air, appuyée sur son coude, anonchalie et comme écoeurée par leshommages qu’on lui décernait.

– C’est vraiment épatant, disait Céline, avez-vous vu comme leserpent boa lui caresse les joues? Dieu! que ça me dégoûterait unebête comme celle-là sur la peau! Mais Colombel riait, prétendant aucontraire que ça devait produire un drôle d’effet. – Désirée avaitdes frissons dans le dos, brrou! ça devait être froid, et Augusteétait bien de son avis. Ils suivirent la foule qui s’empurait deplus en plus; les artilleurs dominaient avec leurs balais rouges aushako; ils avaient tous les mêmes têtes, des joues mal rasées, desboutons de sang vicié au cou, des gants blancs trop larges, desregards d’effarement et de joie. – Les marmots pullulaient dansleurs jambes, des marmots dont la gourme s’écaillait, des marmotsque les mères troussaient le long de l’avenue et qui mangeaient,accroupis, des gâteaux secs et des nougats rouges. On ne pouvaitplus ni avancer ni reculer. C’était un vacarme diabolique, coupépar le sifflet d’un chemin de fer minuscule et tournant.

Anatole précédait la bande, il profita d’une éclaircie et,jouant des coudes, il fraya le passage aux filles jusqu’aux chevauxde bois. – Chariots et bêtes étaient pleins. La machine tournoyaitdans un grincement d’orgue, dans un écroulement de cymbales et decaisse. Des bobonnes califourchonnaient des dadas peints, despetites filles, bouclées sur leurs étalons par une ceinture decuir, tâchaient d’attraper des bagues. Désirée et Céline avaientdes haut-le-coeur à voir vironner cette manivelle.

Elles voulurent partir, et, marchant à la queue- Leu- Leu, setenant par leurs jupes pour ne pas se perdre, elles foncèrent, têtebaissée, dans la multitude. Le temps s’assombrissait, un éclairfêla la muraille des nuées, quelques gouttes tombèrent. Ils durentse réfugier au plus vite dans une boutique où l’on exhibait lestravaux des bagnes. Une machine à vapeur jouait des pistons à laporte et scandait à coups de sifflets l’assourdissant charivarid’un orgue. – C’était un joli travail. – Des forçats vêtus de rougeet culottés d’orange travaillaient, recevaient des fessées desgardes-chiourmes, dormaient, mangeaient, marchaient à laguillotine. – Le cornac expliquait les différents tableaux; ilracontait que les poupées, coiffées de bonnets verts, étaient descondamnés à perpétuité, que celles qui avaient une manche orange,comme leur pantalon, étaient des révoltés qu’on avait punis; ilajoutait enfin que les bonnets rouges pourraient, après leurlibération, retourner dans leurs familles. Il fit ensuite une quêtequi ne lui rapporta rien et il invita les personnes désireuses des’instruire à passer, moyennant dix centimes en plus, dans lecabinet réservé.

Pendant qu’on y est, fit observer Céline, autant tout voir, etils entrèrent très alléchés et sortirent furieux. – C’était un vol!- il n’y avait qu’un scaphandre et un bateau en bois avec cetteétiquette:

« Modèle du Vengeur fait au bagne de Brest par le forçatPouillac. – Dix années de travail. »

– Ils s’en moquaient bien! Et tous les assistants étaient commeeux exaspérés d’avoir payé deux sous pour voir de semblablesbêtises. – Désirée demandait l’heure, mais Anatole assurait qu’elleavait bien le temps, qu’en partant dans vingt minutes au plus tôt,elle serait rentrée chez son père à cinq heures et demie, et commeils mâchaient de la poussière et que des grains leur craquaientsous la dent, ils songèrent à boire. – Céline avala et leur fitavaler du sirop de Calabre à un sou le verre, mais les hommesfirent la grimace; ils aimaient mieux du vin, et ils s’en furent denouveau s’attabler chez un mastroquet. Les femmes requirent ducuraçao, une vraie pommade qu’elles délayèrent dans un verre d’eau.- Anatole, qui payait cette réjouissance, trouva qu’elles auraientbien pu boire comme eux du vin et ne pas s’ingurgiter des choseschères.

Ils étaient éreintés. Ils ne bougeaient plus, affaissés etendormis sur leur banc. Céline bâillait, Désirée s’inquiétait, elleavait peur de ne pas trouver de place dans le tramway; Augustes’efforçait de la rassurer; Colombel insinuait qu’après le dîner onpourrait aller voir le théâtre de la famille Legois, ou Delille, oule cirque Corvi. – Un grand quart d’heure, ils restèrent cois,voyant la foule couler et braire au loin.

Désirée déclara enfin qu’elle allait partir et Auguste s’offrità l’accompagner, mais tous affirmèrent qu’ils les reconduiraientjusqu’à la Bastille. Ils se raffermirent sur leurs jambes etdescendirent le cours de Vincennes. Le brouhaha des voix, lesdétonations des carabines, le tintin des cloches, allaients’affaiblissant; il ne restait plus çà et là, échelonnés sur laroute, que de misérables éventaires. Éparpillées sur les trottoirs,des infantes hors d’âge vendaient des jujubes et des nougatstunisiens, des marchandes d’oranges poussaient leurs charrettes,braillant à tue-gorge: la belle valence! La belle valence! Deségueulés offraient des cure-dents et des cure-oreilles, et unaffreux voyou dont les yeux se fleurissaient de compères-loriotshurlait: l’anneau brisé, la sûreté des clefs, dix centimes, deuxsous! Tout cela était parfaitement indifférent à Désirée. Ce qui latouchait le plus, c’était de voir les voitures s’ébranler, bondéesde monde. Au bout d’une demi-heure, Auguste parvint enfin à lahisser sur la plate-forme du tramway, et Anatole, qui dégoisait desinepties pour faire rire la foule, se mit à vociférer: – Bonsoir,les enfants, ne faites pas de bêtises, hein!

Ils étaient serrés l’un contre l’autre et debout. Augustes’informa auprès de Désirée pourquoi sa soeur ne rentrait pas avecelle. – Oh! Elle veut s’amuser, répondit simplement la petite. – Ehbien, et vous, vous ne tenez donc pas à vous amuser? – Elle eut unepetite moue qui ne signifiait pas grand’chose. Auguste poursuivit:il est gentil, n’est-ce pas, Colombel? -elle eut le même mouvementde lèvres, mais plus significatif; celui-là semblait dire: je mefiche absolument de Colombel!

Auguste changea une fois encore de conversation: – J’ ai entendudire, reprit-il, que vous étiez une des meilleures ouvrières de lamaison. – Cette fois il avait touché une corde flexible. Désiréeavoua fièrement qu’elle et sa soeur étaient en effet de finescouseuses, et comme il semblait attentif et charmé, elle souritjoyeusement. Il reprit alors le thème de ses premières questions etil lui demanda si cela ne l’ennuyait pas de retourner chez elle, sielle ne voudrait pas avoir, comme Céline, un amoureux qui lapromènerait?

Elle répondit, sans gêne, que bien sûr elle serait heureused’avoir un bon ami, mais elle ajouta d’un ton très décidé: pour lebon motif.

Auguste ne fut pas très satisfait, et il fut troublé quand, leregardant en face, elle ajouta: -mais vous, vous n’avez donc pas depetite camarade, que vous venez seul à la foire?

Il voulut se faire valoir, disant qu’il ne pourrait aimer qu’unefille honnête et gentille, et non une de ces soussouilles comme lesouvriers en ont souvent. Malheureusement, la conversation futinterrompue. Une place était libre dans l’intérieur du tramway.Désirée fut s’y asseoir. Il resta seul.

Il se dit qu’elle était très franche et qu’elle ne semblait pasfille à se laisser enjôler par le premier venu; puis un monsieurlui fit perdre le fil de ses idées, en lui quêtant du feu, et ilcontempla les rues qui fuyaient derrière lui. La voiture couraitsur le boulevard de l’hôpital. – Une femme, assise sur les marchesde l’escalier, avait des transes, à chaque coup de corne; dansl’intérieur, tout le monde remuait des rouleaux et des paquets depain d’épice et les galopins voisinaient se montrant leurs joujoux.Une fillette avait gagné un verre, grand comme un litre, une autredes coquetiers bleus, une troisième enfin une poule de porcelaineen train de pondre. Un homme prétendait que tout cela, c’étaientdes voleries, qu’on n’en gagnait jamais pour son argent; d’autresétaient plus justes, prétendant qu’il fallait que tous les camelotspussent gagner leur vie. – Arrivés sur le boulevard de Port-Royal,près des capucins, il y eut des malheurs; les enfants étouffés parles sucreries pleuraient et avaient des hauts-de-coeur. Les femmesgaraient leurs robes, une fille prétendit qu’il fallait leur mettreune clef dans le dos, comme pour le saignement de nez; les mamansdisaient: ne pleure pas, mon chéri, ça ne sera rien, – Tous lesgosses avaient des regards implorants ou navrés; des loupeursblaguaient, criant: passez leur-z-y une tasse! – un abominablebout-de-cul, coiffé d’une casquette en velours, fredonnait, lesmains dans les poches et la pipe aux dents:

« En revenant de Montparnasse Avec son cousin le pompier. »

Le tramway s’amusait prodigieusement. Le conducteur, en train derécolter le prix des places, se tenait les hanches, et sonescarcelle, repoussée par le flux et le reflux de son ventre,dansait avec un cliquetis d’argent; un homme se tapait les genoux,puis s’essuyait les yeux; une femme se tordait, cognait sesgaloches sur le plancher, et toute cette joie bruissait avec dessoupirs, des hoquets, des cris, soutenue comme par une basse par leroulement de la voiture, coupée par des sons de trompe, des coupsde timbre, des lamentations de mères, des pleurs étranglésd’enfants. Une dame bien vêtue descendit très dégoûtée, d’autres lasuivirent, Auguste vint occuper auprès de Désirée une place laisséevide. – Ils étaient devenus très bons amis. – Lui, affirmait qu’ilavait passé une excellente journée, et comme il racontait que lesautres dimanches il ne s’amusait guère, n’aimant pas à brasser descartes et à boire pendant des heures, elle le regarda gentiment etdit qu’elle non plus ne comprenait pas comment des hommes pouvaientavaler du vin et jouer au piquet du matin au soir; – elle étaittoujours étonnée, par exemple, qu’il n’eût pas de connaissance; luiaussi, soutenait-il, était surpris qu’une jolie fille comme elle nese fît pas faire la cour par un jeune homme, mais elle répliqua denouveau et très posément: – Oh! Mais ce n’est pas du tout la mêmechose! Un homme, ça ne tire pas à conséquence pour lui s’ils’amuse, une fille, ça l’empêche de se marier avec un garçon quiserait honnête. Je ne suis pas comme Céline pour ça, moi, jen’aimerais pas le changement et surtout je n’aimerais pas qu’unhomme me battît parce qu’il aurait de la jalousie ou qu’il seraitivre.

Auguste s’écria précipitamment que les gens qui cognaient surles femmes étaient des lâches.

– Ça, c’est bien vrai: mais, ajouta-t-elle, en défripant sarobe, je me sauve, car je suis en retard, et elle sauta du tramwayqui faisait halte et prit sa volée le long des trottoirs.

Chapitre 6

 

La contre-maître répétait pour la centième fois depuis quinzejours, qu’elle aimerait mieux ne pas manger que d’être privée decafé après ses repas. – La voisine opinait de la hure, et unelongue discussion s’engageait sur la manière de faire égoutterl’eau au travers du filtre.

La petite, qui souffrait des dents, pliait des feuilles, la têtepenchée, d’une façon dolente, sur son caraco. Elle songeait à ladernière visite qu’elle avait rendue au dentiste de l’avenue duMaine. Tous ses chicots étaient cariés; il fallait les faire sautertous, ou tous les plomber. Elle avait choisi un moyen terme, elles’en était fait arracher huit et elle se faisait panser les autres.Depuis plus d’un mois, elle avait la mâchoire empuantie par lacréosote. à certains moments, une molaire d’en haut lui jetait unélancement vif qu’elle comprimait à grand’peine, en serrant la joueentre ses doigts. Elle pensait que, le lendemain, il faudraitencore retourner chez le quenottier, ouvrir la bouche, se fairetâter toutes les dents avec le manche de l’outil, laisser la pointefouiller dans les trous et elle pleurait d’avance à l’idée qu’onlui tasserait encore du coton mouillé dans les racines. Puis samère la culbutait, tous les soirs, déclarant qu’elle ne paieraitpas ces réparations, aussi la malheureuse travaillait-elled’arrache-pied, à seule fin de pouvoir faire récurer la pourriturede ses gencives.

Moumout, lui, ne souffrait pas des dents. Il s’était huché surun ballot et là, roulé en boule, les oreilles basses, ils’assoupissait à moitié, entr’ ouvrant, de minutes en minutes, unoeil, guettant la contre-maître qui, le matin même, à l’occasiond’une côtelette chippée, lui avait rebroussé le poil et l’avaitqualifié de malfaisant.

La grosse Eugénie, ce bastion de chairs blettes, taillait desgardes, très absorbée. Elle cherchait le moyen de préparer unmorceau de veau au jus sans dépenser plus de quinze sous. – Sesvoisines, Sidonie et Blanche, déploraient que le métier debrocheuse leur cassât les ongles et qu’elles fussent obligées, àcause de la poussière, de ne porter que des robes grises ounoires.

Quant à Chaudrut, il collait des couvertures et mijotait unnouveau coup. Un marchand de vins auquel il devait dix-huit francslui avait dit: – Si vous ne me les payez pas, je vous ficherai unecouleur sur la figure, et je vous détruirai le faubourg à coups debottes. – Tous ses créanciers d’ailleurs étaient décidés à seconduire avec lui d’une manière aussi indigne. Heureusement que sonmobilier ne pouvait être saisi puisqu’il se composait exclusivementd’une couchette de fer et d’une paillasse, seulement comme tous lesliquoristes, comme tous les caboulots lui étaient fermés, il allaitêtre forcé de se réfugier dans un nouveau quartier. Où? C’étaitmatière à réflexions. – Montrouge, Notre-Dame des Champs, Grenelle,lui étaient interdits. Il méditait une attaque sur leGros-Caillou.

Tout cela ne laissait pas que de l’inquiéter. Pour comble demalheur, sa maîtresse devenait exigeante. Elle avait inventé unabominable système de quémanderies. Elle sollicitait des ripailleset des robes, ébouriffant les cheveux de Chaudrut, répétant avecdes rires goguenards, en lui montrant ses doigts: – Tiens, regarde,en voilà encore quatre qui désertent, et elle ajoutait qu’ilfallait avoir un fier béguin pour rester avec un homme, quand il sedénude. Les raclées qu’il lui appliquait naguère devenaientinefficaces, ses poings avaient molli. Dans la bagarre, il recevaitmaintenant autant de horions qu’il en envoyait.

La mère Teston, elle, travaillait sans penser à rien. C’étaitune machine organisée, une plieuse mécanique à tant la journée.Elle était heureuse et n’avait pas d’ailleurs sujet de setracasser. Son mari était un homme bonasse et bébête, obéissantsans regimber à ses moindres ordres. Jusqu’à l’arrivée ducrépuscule, elle ramait avec un couteau de bois sur du papier,rentrait à sept heures, préparait la popote, dévidait à Alexandretous les cancans de l’atelier, se faisait narrer par lui tous lesaccidents et tous les crimes notés par le Petit Journal, nettoyaitsa vaisselle, récurait le plat de sa chatte, raccommodait un bas delaine sur un oeuf en bois et, sans ave ni pater, dès les dixheures, se mettait au lit, crevant les draps de ses os enpointe.

Son mari, qui était flatueux, canonnait, de ci, de là, contre lacheminée, contre la commode, mais au bout de vingt ans de ménagetout n’est-il pas permis? La mère Teston ne prêtait même plusl’oreille au bruit; lui, s’ébaudissait lorsqu’il sonnait fort etque la chatte effarée se coulait sous les meubles, puis, riant toutseul, il se couchait à son tour, s’enveloppant la tête d’un madrasqui brandissait des cornes.

Somme toute, cette femme menait une vie de poule en pâte et detemps à autre, quand elle ne couvrait pas de pelletées d’injuresChaudrut, sa bête noire, ou qu’elle ne déplorait pas avec lacontre-maître le renchérissement des haricots, ces légumes qui sontsi gourmands de beurre! Elle mignotait Céline, sa préférée, dont latignasse jaune de chrome l’intéressait.

Celle-ci était bien hésitante pour l’instant. – Anatole étaitvraiment un sale individu! Elle se rappelait son admiration pour lafemme colosse et elle commençait d’ailleurs à ne plus le trouverdrôle. Avec cela, il lui avait mangé toutes ses économies et ellen’avait plus une robe à se mettre sur le dos, plus un chiffon àfaire onduler dans les crêpés de ses cheveux. Elle réfléchissaitaux misères de l’amour, se répétant: « J’ aimerais mieux ne pas êtreaimée et que ça ne me coûtât rien! »

Elle était, de plus, tenaillée par l’envie. Elle venait derencontrer l’une de ses anciennes camarades d’atelier, Rosine ditela vache, une grande bringue qui avait des ornières aux épaules etdes dents en moins. Bobosse et avec cela rouge comme une tomate,elle n’en avait pas moins su pêcher un homme du monde et elle avaitune toquante et des breloques d’or! -elles avaient causé, dans lecoin d’une porte, et l’opulence de cette souillon l’avait navrée. -Oui, ma chère, avait dit l’autre, je tape dans les gens àremontoir, plus de beignes et des pépètes; vois-tu, il n’y a qu’àvouloir, on en trouve à gogo des bêtes à pain quand on sait s’yprendre!

C’était donc vrai? Au fait, n’avait-elle pas été suivie par unbourgeois en chapeau noir, et la femme Gamel n’avait-elle pas pouramant un homme qui marchait dans des bottines en veau claqué? Ilest vrai que celle-là était une rien du tout, elle conservait enmême temps Alfred, un mufleman de la pire espèce, et elle luifaisait payer de bons dîners par son monsieur, sous prétexte qu’ilétait son frère. Tout bien considéré, ce n’était peut-être pas trèspropre de prendre un amant pour son argent, mais enfin cela valaitpourtant la peine qu’on s’en occupât, car il fallait bien qu’ellefût renippée des pieds à la tête, qu’elle se procurât des mouchoirset des bas.

Elle avait eu soudainement une convoitise, un idéal, pouvoirboire un verre si elle avait soif, s’acheter des mitaines tricotéessi bon lui semblait.

Elle ne se dissimulait pas que ces amours seraient d’abordennuyeuses. Les gens chic la gêneraient bien certainement, ilfaudrait quelquefois retenir sa langue et les parties qu’ellecomptait commettre seraient à coup sûr moins amusantes que cesbonnes cuites sans façon qu’elle se donnait avec Anatole, maisenfin tout cela ne pouvait pas durer. – Ces cuites, c’était ellequi les offrait, il était bien juste que ce fût un autre maintenantqui les payât.

Désirée était plus calme. Elle se remémorait la journée de laveille et elle se sentait une grande faiblesse pour Auguste. Ilétait comme il faut, ne l’avait même pas priée de se laisserembrasser. – C’était même un peu naïf de sa part. – Oh! Elle auraitrefusé d’abord! Mais enfin cette réserve dénotait un garçon qui serendait bien compte qu’il avait affaire à une fille honnête et larespectait. Que risquait-elle au surplus? Quand elle sortait avecsa soeur, Anatole agrafait toujours à lui Colombel, et c’étaitfastidieux. Ils restaient plantés, l’un devant l’autre, comme deuxchiens de faïence; décidément, elle ne demandait pas mieux qued’avoir un petit homme qui n’irait pas trop loin, subirait sescaprices, accepterait ses volontés.

Au fond, d’ailleurs, toutes les raisons qu’elle invoquait neservaient de rien. Auguste lui plaisait et voilà tout. Il étaitaffable, plein de convenance avec les femmes, n’avait point,lorsqu’il s’approchait, cette haleine de cassis échauffé quesoufflent les autres, il était proprement rasé, sans taches nitrous à sa blouse, c’était, en fin de compte, un charmantgarçon.

Auguste se rappelait, lui aussi, en satinant les feuilles avecla presse, les moindres incidents de la veille, les moments où sajupe le frôlait, la danse de ses boucles d’oreilles alors qu’ellese mettait à rire, son joli mouvement de cou qu’il suivait desyeux, jusqu’à ce qu’il s’éteignît dans le corsage. Jamais il netrouverait mieux que Désirée, seulement il comprenait qu’il n’yavait pas à tenter avec elle des risettes non contrôlées par unmaire. Il était donc alors amoureux sans chances de réussite, àmoins qu’il ne gagnât assez pour faire chauffer la potbouille etmettre des enfants au jour! Mais, lui aussi, raisonnait en pureperte. Désirée lui semblait ravissante et le séduisait plus quetoutes. Il n’y avait pas à dire: je ne veux pas, il faut se faireune raison, mon bonhomme, c’est bête. -il était attaché auxcotillons de cette fille. – Le voulût-il, ne le voulût-il point, ilfallait bien l’accompagner où qu’elle allât.

Il finit, comme tous les gens indécis, par s’écrier: – Ah!Baste! Tant pis! Advienne que pourra! – enfilant son paletot, ilsuivit la foule des ouvriers qui partaient en bande; il rejoignitDésirée sous le vestibule et lui proposa de faire routeensemble.

Elle accepta. L’offre d’Auguste lui convint, d’autant plus quesa soeur avait rendez-vous avec Anatole dans la crémerie de la rueLecourbe, et que, par conséquent, elles devaient se quitter au coindu boulevard des Invalides.

Auguste s’était préparé à la lutte. – Il s’était habillé trèsconvenablement, s’était coiffé de son chapeau des dimanches, unpetit melon couleur d’amadou, avait fait l’emplette d’une cravate àraies roses et à crottes jaunes et il était décidé à payer, dans uncafé, un verre de quelque chose d’extraordinaire à la fillette.Certainement elle serait sensible à ce procédé, et il aurait l’aird’un garçon très bien élevé, en ne la traitant pas chez un marchandde vins.

La petite fut un peu intimidée, mais elle lui fut, en effet,reconnaissante de cette attention. Elle ne voulait pas d’abordprendre des choses dont on ne boit jamais, craignant que ce ne fûttrop cher, mais lui, l’obligea à demander un verre de malaga. Celalui sembla le nec plus ultra du luxe.

C’était l’heure de l’absinthe. – Le café regorgeait de monde etl’on commençait à allumer les girandoles. Désirée avait despicotements dans les paupières, elle s’était un peu renversée surle cuir de la banquette et les jambes, qu’elle avait courtes,touchaient à peine au plancher. Auguste réclama un petit banc; elledevint rouge, lui disant: -mais non, mais non, je n’en ai pasbesoin. Quand elle l’eut tout de même sous les pieds, elle se fitcette réflexion que Céline, en train de boire du mauvais vermouthavec Anatole, n’était certainement pas aussi moelleusement assise,et elle savoura le bien-être des reins doucement posés,l’alanguissement des atmosphères tiédies par la fumée despipes.

Un peu éblouie, elle regardait, en clignant des yeux, une femmequi se collait la tête contre l’épaule d’un homme. C’était unegrosse fille, qui tirait la langue et faisait par gentillesse desratisses avec les doigts. De temps à autre, elle avalait une gorgéed’absinthe et roulait des cigarettes avec un pouce teinté d’or fuméau bout. Désirée ne la vit bientôt plus qu’au travers d’une brume,elle se grisait positivement sans boire. Il faisait si chaud, il yavait une odeur d’alcool si persistante qu’elle avait le cerveauvague. – Le café jubilait et braillait avec cet abandon des hommesréunis entre eux, loin de leurs femmes, pour se divertir. Legarçon, les cheveux en coup de vent, écrasant des chaussettesfanées dans des escarpins trop larges, brinqueballait sur lespoings des plateaux et des verres; à la gauche d’Auguste, un hommeallumait sa bouffarde et, levant les yeux au ciel, soufflait desbulles de fumée tout en époussetant les grains de tabac épars sursa culotte; l’on entendait les cris des joueurs de piquet: dix, dutrèfle, vingt, du carreau! Puis l’abominable cliquetis des dominosqu’on secoue; un monsieur, assis sur une chaise, se penchant enavant, écartait les jambes et crachait, un soldat de la ligne, avecune chaîne d’argent attachée à la première boutonnière de sacapote, hurlait à tue-tête: – Alphonse, un bock! Puis il y eut unabatis de soucoupes, l’appel d’un chien, le bonjour d’un buveurqui, retourné sur son tabouret, saluait des doigts un nouveau venuet se remettait aussitôt le nez dans ses cartes. Auguste avait prisla main de Désirée et il la serrait doucement. – Elle le laissaitfaire, ahurie par la clameur des voix. Lui craignait de la pinceravec ses bagues en cornaline et en argent. – Elle se réveilla. -Oh! Que j’ai les pattes sales, dit-elle en retirant sa menotte;mais Auguste la retenait, soutenant qu’elle mentait et quec’étaient les siennes qui étaient sales. – Ah dame! Quand ontravaille, ajouta-t-il, on ne peut avoir des doigts de papierglacé, – et il lui raconta une chose bien curieuse. Il était passédernièrement par la rue Neuve des Petits-Champs et il avait vu à lavitrine d’un parfumeur des gants en peau huilée. L’étiquetteportait: « Gants vénitiens pour la nuit. » – Ils rirent beaucoup à lapensée qu’il existait des femmes qui se couvraient la main pourdormir. Lui, ajoutait que ces gants paraissaient raides comme desmorceaux de bois, et elle répondit joyeusement que ça ne devait pasêtre commode pour se gratter quand ça vous démangeait.

Il y avait par terre des bouts d’allumettes, des vieillesmarques faites avec des cartes à jouer, une boue de sable jaunedans laquelle un parapluie trempait. Désirée avait des bottinesneuves avec des talons un peu hauts, elle voulut ramasser le pépinpour que le jeune homme vît ses belles chaussures. Il les admira,en effet, devint même égrillard, disant qu’il voudrait bien avoirces bottines-là entre ses genoux, et il se fit plaquer, pour cemot, deux tapes sur les cheveux. Il l’invita à reprendre un verrede malaga, mais elle refusa. – Ce vin-là devait monter à la tête,il fallait se défier. – Auguste prétendait que c’était aussiinoffensif que du petit-lait, mais elle persista à ne plus boire. -Comme il avait très peu d’argent, il n’insista pas.

Des joueurs de guitare entrèrent, sur ces entrefaites. Ilspinçaient du jambonneau avec les doigts ou râpaient des boîtesrouges, le long de leurs cuisses. Ils jouèrent cette insupportablemusique inventée par les italiens, s’interrompant après chaquemorceau, pour faire la quête dans une coquille; Auguste en veine delargesse leur donna trois sous. Désirée commença à craindre que sonamoureux ne fût un panier percé. Il la rassura, prétendant quec’était la joie d’être auprès d’elle qui lui faisait commettretoutes ces folies, mais, en lui-même, il se dit qu’il aurait mieuxvalu encore lui répondre que, ces musiciens ayant l’air malheureux,il n’avait pas eu le courage de ne leur rien donner; les femmes,quand elles ne sont pas elles-mêmes en jeu, étant toujourssensibles à la bonté des âmes. -puis ils causèrent de musique.Désirée lui avoua qu’elle adorait les chansons sentimentales, ceschansons qui vous touchent l’âme avec les petits oiseaux quis’envolent, les arbres qui poussent, les amoureux qui pleurent;lui, préférait la chanson patriotique, celle qui enthousiasme et oùil est question du drapeau tricolore et de l’Alsace. Il enconnaissait une « la Lettre de l’enfant », une chanson à vous fairevenir les larmes aux yeux tant c’était triste! Au reste, ni l’un nil’autre ne détestaient les farces telles que « Je n’ose pas », »J’suis de Châlons », c’était très amusant, mais enfin, il n’y avaitpas à dire, c’était moins poétique.

La petite était d’ailleurs très au courant du répertoire descafés-concerts et elle fit l’aveu que, le dimanche soir, ellefréquentait souvent la salle de la gaieté. Ah! L’on pouvait s’endonner une bosse dans cette maison-là! Alphonse était vraimentdrôle quand il chantait les « Garçons charcutiers », et il y avait unjeune homme, avec des moustaches cirées, qui fermait des yeux pâmésquand il entonnait:

Que ton cher souvenir jusqu’à la mort me charme!

Hélas! Mon coeur flétri ne saurait le chasser;

Ah! Laissez-moi verser

Une dernière larme! – arme ! –

Auguste lui parla de Bobino qu’il prétendait être mieux monté,mais elle déclara n’y être jamais allée parce que les placesétaient plus chères; alors il s’offrit à l’y conduire quand elle levoudrait. Elle refusa d’abord, puis accepta. Du coup, il étaitautorisé à lui faire vraiment la cour. Il gambada tout le long duchemin, mais elle ne voulait pas qu’il la reconduisît jusqu’à saporte. Il devint hardi, arrêta Désirée dans un coin où sontreléguées les balayeuses de la ville, et, après l’avoir regardéevoracement pendant quelques minutes, il se serra contre elle, luiappliqua d’un coup sec sa bouche contre la joue et, tandis qu’elles’enfuyait, le menaçant du doigt, il se passa la langue sur leslèvres, comme ces chats friands qui boivent dans leurs babinesl’odeur savoureuse des bons morceaux dont ils se sont repus.

Chapitre 7

 

Désirée étendit une serviette sur les chemises pliées et sonpère s’assit brusquement sur la malle qui ne se ferma point.C’était un vieux coffre, vêtu de peau de sanglier qui s’époilait etgarni de serrures en cuivre assoiffées d’huile. – Désirée et Célinese jetèrent à leur tour sur le couvercle et sautèrent etretombèrent avec ensemble. – Vatard maintint la gâchette, la cleftourna en grinçant, il banda les ceintures et dit: – C’est entendu,n’est-ce pas, mes enfants, vous aurez bien soin de la mère, mamanTeston viendra d’ailleurs lui tenir compagnie, le soir; je vousécrirai dès que je serai parvenu à bon port.

Soudain, il fut pris d’un accès de sensiblerie et embrassa sesfilles. La femme Cabouat, sa soeur, se mourait à Amiens et ilpartait afin de recueillir son dernier soupir et ses derniers sous.Depuis quinze ans, il n’était pas sorti de son quartier et il sepréparait à ce voyage comme à une traversée pleine d’accidents etde périls. Il rebaisa le front de ses enfants, embrassa les nattespommadées de sa grosse Eulalie, et, voulant en finir avec lesbécotages attendris du départ, il empoigna sa malle, la hissa surses épaules et s’en fut pour gagner le chemin de fer du Nord.

Quand il eut disparu au tournant de la rue, Désirée quitta lafenêtre et donna un coup de balai sur le plancher. – Céline,épaulée au mur, abandonna son air soucieux et, se débondantsoudain, fit tourner sa langue comme la palette d’un moulin à eau.- Oui, elle allait lâcher Anatole! – Le remplaçant était trouvé, ungrand garçon, ni beau ni laid, barbachu et maigre; c’était un hommedistingué, vêtu d’habits neufs et soigneusement brossés, d’un tuyaude poêle noir et luisant, d’une bague sertie d’une turquoise, d’unemontre à fermoir. -il avait aussi des bottines en chevreau avec desboutons et il fumait des cigares qui pouvaient bien valoir deuxsous la pièce.

Il fallait d’ailleurs se décider et en finir d’une manière oud’une autre. Une fois qu’elle aurait dansé la pastourelle en facedu monsieur, elle signifierait à Anatole qui semblait se douter dequelque chose, car il rôdait dans les alentours, qu’il eût àdéguerpir. – Une raclée et ce serait probablement tout. – Eelle enserait quitte pour une courbature. – La seule difficulté à résoudreétait celle-ci: se garer assez bien la face pour qu’elle ne seravinât point de traînées bleues.

Désirée fut ébahie. – Que sa soeur lâchât un boissonneur commeAnatole, rien de plus naturel, mais que Céline eût pour amant unhomme riche, cela la dépassait. -quel état avait-il donc cemonsieur? – l’autre répondit qu’il devait être employé dans unbureau, car il avait des ongles taillés et des mains blanches. Ilse pourrait cependant qu’il fût entrepreneur de peinture, son pouceétant parfois marbré de rose et de vert. – C’est peut-être unpeintre qui fait des tableaux, reprit Désirée; mais Céline ne lecroyait pas, le monsieur n’ayant pas les cheveux longs et neportant pas de veston en velours.

Quoi qu’il en fût, la petite pensait que tous ces changementsn’étaient guère propres. – Elle ne voyait pas de mal à vivre avecun ouvrier sans avoir défilé devant le bedon d’un maire, c’étaitsimplement godiche, mais sa soeur voulait donc devenir une cocottequ’elle se laissait embobiner par des aristos? ça, vraiment, çan’était pas honorable pour la famille. – Céline avait tort, maisl’autre lui dit qu’elle était encore trop jeune pour riencomprendre aux hommes, et elle se résolut à ne plus lui parler deses intentions, se réservant de l’éblouir quand elle serait nippéeet chapeautée à neuf.

Seulement il se présentait une autre difficulté. Désirée nepouvait coucher sa mère toute seule. Elle n’était pas forte desbras, et la pauvre femme pesait comme un fût plein. Céline allaitêtre contrainte, tant que son père ne serait pas de retour, à neplus s’absenter, le soir, ou du moins à ne quitter la chambrequ’une fois la maman roulée sous les couvertures. – Tout cela étaitpeu commode, car enfin, lorsque l’on veut enjôler un homme, il fautdes occasions pour lui faire passer devant les yeux le tortillementdes hanches, la langueur du sourire, la polissonnerie du regard,toutes les fariboles usitées en pareil cas. Aussi, songeait-elle àla mère Teston comme à une providence, comme à un messie femellequi lui annoncerait la venue du moment espéré depuis le matin, oùelle pourrait gaudrioler, à son aise, dans les bastringues del’arrondissement.

En attendant, depuis le départ du père, la maison n’était pasgaie. Il leur manquait, le gros homme, avec le gargouillis de sapipe qui charbonnait et l’égouttement de sa salive dans lecrachoir. Elles étaient tout désorientées, Céline surtout quin’aimait guère à raccommoder le linge, tournait les pouces, allaitdu buffet à la croisée, se penchait sur la balustrade, enfilantd’un coup d’oeil la rue Vandamme.

Leur maison était proche du coin, naturellement planté debarreaux rouges et de raisins en tôle bleue, de cette rue et de larue du château. Leur chambre, à elles, prenait jour derrière lelogis, sur la voie du chemin de fer de l’ouest. à cet endroit laligne était coupée par un pont suspendu et grillagé à hauteurd’homme et, au-dessous, un passage à niveau s’ouvrait pour lesvoitures, surmonté d’une tour en bois, agrémentée d’horloges.

Pendant les premiers temps, les jeunes filles avaient trouvétout ce grouillement, toute cette vie de machines trèsdivertissants. Aujourd’hui qu’elles étaient habituées au bruit,elles ne constataient plus qu’un insupportable inconvénient, celuid’avoir à foison chez soi de la poussière de charbon et de la fuméenoire.

Souvent elles s’étaient aperçues, en se peignant, que les dentsde l’outil criaient, ramenant de leur tête ces escarbilles qui senichent dans les cheveux et la barbe des gens perchés à uneportière lorsqu’un train détale. Elles étaient obligées de seratisser, tous les jours que Dieu fait, au peigne fin; mais Vatardrestait sourd à leurs jérémiades. Les inconvénients de ce logementavaient cet avantage que le loyer était exorbitant de bon marché.Lui, s’était parfaitement accoutumé aux sifflets et aux trompes; safenêtre s’ouvrait d’ailleurs sur la rue Vandamme. – On n’en meurtpas, répondait-il; quand vous auriez de la poussière dans lesoreilles, en voilà-t-il pas? Eh bien, vous les savonnerez plusfort, il n’en sera que ça!

– Dis donc, veux-tu faire une partie de bataille? proposa Célineen étalant sur la table un paquet de cartes, grasses à assaisonnerdes nouilles? Mais elle n’eut même pas le temps de séparer lesrouges des noires, un coup de poing ébranla la porte qui s’ouvrit.Elles restèrent interdites, c’était Anatole.

– Eh bien quoi! grogna-t-il, quand vous me regarderez comme desgens qui verraient dégringoler une tuile? à quoi que ça vousavancera? Parfaitement oui, c’est moi, Anatole, dit belle-nature;j’ai su, chez le marchand de vins, en bas, que votre père étaitparti. Puisque vous ne voulez pas me recevoir quand il est là, jem’amène lorsqu’il n’y est plus.

Désirée revenue de son hébétement et craignant de réveiller samère assoupie, le nez sur l’épaule, dans son fauteuil, les emmenadans sa chambre. Une fois qu’ils eurent fermé la porte, Anatole,qui s’était rincé le porte-pipe et qui paraissait disposé à rire,baisotta sa petite femme sur les tempes, fit des révérences àDésirée et, s’accoudant sur la barre de la croisée, cria: – Trèschouette!

Céline s’attendait à une volée de gifles. Elle lui jeta unregard de stupeur reconnaissante.

– Très chouette! continua-t-il, c’est gai comme tout, ici; tiensvoilà le train de Versailles qui s’apprête! Cristi qu’il faitchaud, mes enfants! Et, pris d’une nouvelle fringale de tendresse,il attira Céline par la taille et la pencha près de lui sur labalustrade.

Des traînes de mousseline noire se déchiraient là-haut, avec delongs craquements; le ciel s’étendait comme un surplis immense,couleur de scabieuse, dont les pans retroussés seraient tenus, çàet là, par des clous de feu. Une odeur de charbon brûlé, de fontequi chauffe, de vapeur et de suie, de fumée d’eau et d’huilesgrasses, montait. Au loin, la gare s’estompait, dans une buéejaune, étoilée par les points orangés des gaz, par les lanternesblanches des voies laissées libres.

Le ciel semblait charrier derrière l’embarcadère des nuées plustorrentueuses et plus lourdes et au-dessus des deux trianglesenflammés des vitres, un cadran s’allumait, rondissant comme unelune traversée par deux barres noires.

Presque en face de la fenêtre, un amas de bâtisses dont lespieds disparaissaient dans l’ombre découpaient l’arête de leurstoits sur l’obscurité qui devenait moins dense à mesure que leregard s’élevait; puis, serrée entre des palissades et des masures,des carrés de choux et des arbres, la voie s’épandait à l’infini,striée par des rails qui luisaient sous le rayon des lanternescomme de minces filets d’eau.

Deux locomotives manoeuvraient, mugissant, sifflant, demandantleur route. L’une se promenait lentement, éructant par son tuyaudes gerbes de flammèches, pissant à petits coups, laissant tomberde son bas-ventre ouvert, des braises, gouttes à gouttes. Puis unevapeur rouge l’enveloppa du faîte aux roues, sa bouche béanteflambait et, se redressant et se recourbant, une ombre noirepassait devant l’éblouissement de la fournaise, bourrant la gueulede la bête de pelletées de tourbe.

Elle rugissait et grondait soufflant plus fort, la pansearrondie et suante, et, dans le grommellement de ses flancs, lecliquetis de la pelle sur le fer de sa bouche sonnait plus clair.L’autre machine courait dans un tourbillon de fumée et de flammes,appelant l’aiguilleur pour qu’il la dirigeât sur une voie degarage, signalée au loin par le feu jaune d’un disque, et elleralentissait sa marche, dardant des jets de vapeur blanche, faisantonduler sur le zigzag d’un rail qui reliait deux voies, la jupe deson tender, piquée d’un rubis saignant.

Sur le côté, une luciole verte scintillait, indiquant unebifurcation, et des sifflets, tantôt aigus et comme impatientés,tantôt étouffés et comme implorants, se croisaient.

Un son de trompe courut, se répercuta, s’affaiblit et de nouveaubrama, d’intervalles en intervalles. Les gardiens fermaient lesbarrières du passage à niveau, -un train de grande ligne s’avançaitau loin. – Un renâclement farouche, un cri strident, trois foisrépété, déchira la nuit, puis deux fanaux, semblables à d’énormesyeux, coururent sur le rail qui miroita, à mesure que le trainroulait. La terre trembla et, dans une buée blanche, tisonnéed’éclairs, dans une rafale de poussière et de cendre, dans unéclaboussement d’étincelles, le convoi jaillit avec un épouvantablefracas de ferrailles secouées, de chaudières hurlantes, de pistonsen branle; il fila sous la fenêtre, son grondement de tonnerres’éteignit, l’on n’aperçut bientôt plus que les trois lanternesrouges du dernier wagon, et alors retentit le bruit saccadé desvoitures sautant sur les plaques tournantes.

Des hommes se mouvaient confusément sur la route laissée librepar le passage du train; le fil des signaux grinça; une tache desang troua la sombreur du ciel, abritant la voie interdite; lesbarrières se rouvrirent, les haquets passèrent.

Anatole réfléchissait. Il avait presque perverti une petitefille d’un atelier voisin. C’était un pauvre être qui boitait etallumait de grands yeux dolents dans une face souffreteuse et pâle;elle était demeurée sage peut-être parce que personne n’avait voulud’elle; c’était, dans tous les cas, une très habile ouvrière quigagnait de bonnes journées et soutenait sa mère restée veuve, etsouvent malade. Anatole pensait avec raison que cette jeunessedevait être aimante, et qu’elle ne lui refuserait point l’argentnécessaire pour boire à sa santé des canettes de bière aigre. Iln’avait donc pas été désolé de voir Céline cabrioler du regard avecun autre; maintenant qu’il avait pillé ses économies, elle pouvaitbien aller se faire lanlaire, si bon lui semblait!

Il était, avec cela, dans les meilleures dispositions, cesoir-là! Il s’était humecté comme un liège, il avait une douceurd’ivresse qui le rendait aimable et pas hargneux, et il était trèscontent de lui, se croyait irrésistible, se donnait des posturespenchées, prêt à dévider à la première venue toute une bobined’élégies bizarres.

Installé près de la fenêtre, il faisait des effets de hanche etde col, se mettant en goût de débiter ses grandes tirades par undéluge d’observations qui touchaient et submergeaient tout, depuisles machines à robe de cuivre de la gare du nord, plus belles quecelles-ci, prétendait-il, jusqu’au sirop des marchands de vins,jusqu’à l’amour dont il célébrait les charmes; puis, comme les deuxfilles ne répondaient à tous ces verbiages que par des monosyllabeset des exclamations, il garda le silence, pendant quelques minutes,et, s’adressant brusquement à Céline, il lui dit:

– Tu n’as donc plus de conduite, que tu t’attaques maintenantaux gens huppés?

Elle devint rouge. Il coupa court à toutes les réponses qu’ellejargouillait et continua:

– C’est triste. On aime une femme, on se sacrifie pour elle,puis il vient un jour où la femme vous dit: – Oh! du maigre! vat’asseoir sur le bouchon, tu me gênes! veux-tu, veux-tu pas? ça yest? J’ ai un amour d’homme qui ne porte pas des culottes mûres etse met des gants sur ses salsifis; je veux des cabriolets et je nemange plus d’oeufs durs, faut des ostendes peut-être avec despetites fourches pour les piquer? Malheur! Mais je le crèverais,ton monsieur, si je voulais m’en donner la peine; mais non, je neveux pas nuire aux bourgeois. – Alors c’est dit, nous cassons notrelacet? Eh bien ça va, gentiment et sans coups de bottes dans lewaterloo. -je ne cogne d’abord que lorsque c’est moi qu’on lâche!Je sais bien que c’est bête, car enfin que ce soit l’un ou l’autrequi commence, c’est toujours la même chose; mais ce que j’ en fais,c’est pour le monde; dame, oui, comprends, – Suppose que jerencontre Colombel et Michon, ils me disent: eh bien! Et ta tortue,qu’est-ce que tu en fais? – je leur réponds: c’est un autre qui lasoigne! – j’ai l’air d’un daim, tandis que demain, je pourrai leurdire: – Des histoires! Je l’ai fichue en plan! Tu conçois, ladifférence est sensible. Et puis, j’ai remarqué ça, le sexe n’ad’estime pour un homme que lorsqu’il a lâché un tas de femmes et,avant tout, il ne faut rien perdre de son prestige! Moi, d’abord,je suis plein de convenances, ça c’est une affaire d’éducation! Tusais, il y en a qui disent aux pisseuses qu’ils veulent envoyerdinguer: je pars pour l’Algérie, bonsoir, mon andalouse, geins pas,je t’enverrai des dattes, – et intérieurement ils pensent: comptelà-dessus, il pleut! Voyons, c’est-il convenable? Non, n’est-cepas? Je ne suis pas comme ça moi, je préviens ma propriétaire huitjours à l’avance que je déguerpis. – C’est franc et c’est chic,voilà mon idée! Maintenant, embrasse-moi, poupoule.

Céline fut abasourdie. – Ainsi Anatole n’avait aucune affectionpour elle; – il la quittait sans même exprimer un regret. – C’étaitun homme sale, un loffiat, elle le savait, mais jamais ellen’aurait cru qu’il fût aussi misérable. Quand une femme vous laissevoir qu’elle a assez de vous, c’est bien le moins que l’onpleurniche un peu et que l’on rage! Sans cela quelle joie resteraitdonc aux filles? Tous ceux qu’elle avait eus jusqu’ici lasurveillaient, étaient jaloux, lui flanquaient des torgnoles,lorsqu’elle commençait à les délaisser. En se faisant séduire parun monsieur, elle était réjouie par cette pensée que l’autre sedémènerait comme un beau diable. – Oui, il serait gênant, il lasuivrait, il la houspillerait le long de l’avenue du Maine, maisenfin elle pourrait dire, en recevant la danse: tu as beau mebattre, mon bonhomme, je te trompe tout de même; – si celui-làrépond en riant: Je m’en fiche, alors à quoi cela sert-il de luifaire des farces? Anatole était brutal, mais seulement quand ellerefusait de lui prêter des sous. Pas de coeur et des besoins, cethomme-là devait véritablement vous dégoûter des autres!

Anatole se tordait gracieusement et répétait sur un ton deflûte: embrasse-moi, poupoule. Céline devint pourpre, le sang luimoussa dans les veines, elle lui jeta: tu as fini de parler,n’est-ce pas? Eh bien oui, c’est vrai, oui j’ai trouvé un monsieurriche, il est autrement propre que toi, va!

Anatole jubilait démesurément. – Rage pas, reprit-il, çan’avance à rien. Voyons, raisonne un peu: je t’aime, tu m’aimes, jete l’annonce, tu tâches de pivoiner et de baisser tes stores,toutes les femmes font ça pour enjôler les hommes; tu te dis: jevais le mettre dedans; moi aussi je me le dis. Bè dame, alors,c’est le plus malin des deux qui roule l’autre! Et puis, aprèstout, il n’y a pas eu de casse! J’ai respecté ta bâtisse, je net’ai pas détériorée; tu es encore belle au clair de lune, puisquecet infirme qui se met deux paletots, l’un sur l’autre, bat lebriquet pour te rattraper quand tu enfiles le boulevard deMontrouge. – On rend bien maintenant les objets qui ont cessé deplaire, pourquoi donc que je ne te rendrais pas? Il n’y a pas decrainte que tu te fanes dans la montre, puisqu’il y a un acheteur!Non, tiens, veux-tu que je te dise, tu as eu tort, tu n’étaisvraiment pas convenable, tu étais méprisante de tout, il te fallaitci, il te fallait ça, tu avais faim, tu n’avais plus faim, bête!Puisque nous mangions dans la même assiette, il fallait te dépêcherde taper sur le rata. Je bouffais à plein bec, moi, pendant que tuchipotais, j’ai eu fini le premier, je n’ai plus d’appétit. J’ aisoif, par exemple, tu n’offres rien? Non? tu as de la rancune?Alors bonsoir; respect aux magistrats et la main aux dames!

Anatole était déjà bien loin que Céline contemplait encorestupidement le plancher devant elle. Elle eut à la fin des larmesqui coulèrent, comme des pilules argentées, le long de sa bouche.Désirée dut coucher sa mère seule, sa soeur s’étant affaissée prèsde la croisée, étouffant, regardant vaguement ce qui se passaitdehors.

La nuit était complètement tombée. Aucun train ne sillonnaitl’espace; l’on entendait seulement au loin, près de la gare deCeinture, une machine qui ululait et semblait sangloter dansl’ombre; parfois des bouffées de vent s’engouffraient dans les filsdu télégraphe et les faisaient vibrer avec un aigre cliquetis quis’éteignait lamentable comme une plainte, puis la voix deslocomotives en partance roulait, profonde et basse; sous le pont,une hutte d’aiguilleur entrouvrit sa fenêtre et un rayon de lampesauta dans le fouillis du lierre qui l’encadrait et s’y débattit.La lucarne se refermait, un mince filet d’or rose se brisa sur lagrappe éraflée des feuilles, zigzagua rapidement, puis toutredevint noir; à gauche, deux hommes, assis sur un banc, causaient,et le feu de leurs pipes luisant dans l’ombre faisait entrevoirdans un soudain éclair, des côtés de visages, des tranches de nez,des bouts de doigts. -plus loin enfin, sept ou huit machines,perdues dans la nuit, le dos tourné et le trou béant, fumaient. Oneût dit des lunes rouges, rangées les unes à côté des autres, etles lunes jaunes des cadrans de l’embarcadère et du ponts’élevaient plus haut, dominées encore par le disque étincelant dela lune qui, émergeant des nues comme d’un lac d’eau sombre, poudrade sa limaille d’argent tout le champ des manoeuvres.

Chapitre 8

 

Désirée ne fut pas satisfaite de la brouille d’Anatole et deCéline. Sa soeur était devenue acariâtre et maussade, une vraiefeuille de houx que l’on ne sait comment prendre sans se piquer.Jusqu’ici, elle avait trouvé tout naturel que Désirée gardât lamaison, pendant qu’elle courait se jeter avec son homme dans lesdépôts de joie du quartier de Montrouge, aujourd’hui, la petitevoulait, elle aussi, sortir, le soir, et s’amuser. Destiraillements en résultèrent. Un jour Céline déclarapéremptoirement à table qu’elle ne pourrait ni desservir ni laverles plats. Elle était attendue, le soir même, sur les huit heures.Désirée grognait un peu, et, exaspérée par la mauvaise humeur del’autre, déclarait qu’elle aussi était attendue, et qu’elle n’avaitpas le temps de torcher les assiettes et les verres; mais commeCéline mâchait sa dernière bouchée, le derrière fuyant entre laporte ouverte et le palier, force fut à la petite de ne pas laisserla maison seule et d’attendre que la femme Teston vînt la délivreret consentît à monter la garde, à sa place, auprès de sa mère.

Il advint de toutes ces chicanes accrues par l’entêtement deCéline que la maman fut couchée plus tôt que de coutume. à huitheures maintenant on la hissait sur les matelas. Elle ne seplaignait point d’ailleurs, étant comme tous ceux qui souffrent,heureuse de changer de place, levant de temps à autre le nez commeun animal inquiet, se demandant pourquoi maintenant la journée luiparaissait moins longue.

Auguste prit Céline en haine depuis cette époque. Il posaitpendant de longues heures, et estimait que la petite était bienbête de se laisser ainsi mener par sa soeur. Personnel comme tousles amoureux, il ne s’intéressait pas à l’état, peu ordinairecependant, de Madame Vatard. Il ne voyait et ne comprenait qu’unechose, c’est que Désirée était à peine libre, quelques minutes, lesoir, et il lui disait avec raison que, lorsque son père serait deretour, les rendez-vous s’espaceraient davantage encore. C’était lemoment ou jamais de se réunir tandis qu’il n’y était pas. Si l’onne savait point profiter de l’occasion, comment arriverait-on àfaire vraiment connaissance?

Céline devinant les conseils qu’Auguste donnait à sa soeur, ledétesta. Elle était d’ailleurs pour le moment irritée et mauvaise.Elle commençait à penser que son monsieur était par tropconvenable. Il causait assis près d’elle, regardait le ciel avecdes airs dolents, bref il l’exaspérait. Elle le traitait enelle-même de serin, mais elle rentrait, tous les soirs, humiliée den’avoir pas été prise.

La femme Teston fut réellement admirable, dans cescirconstances; émue par les désolations de Céline, sa préférée,elle vint s’établir, à la tombée de la nuit, vis-à-vis la couchettede l’hydropique et là, parlant toute seule, ravaudant leschaussettes de son Alexandre, elle somnolait, médisante etgrave.

A dix heures, elle se levait, remettant dans son cabas de pailleses aiguilles, son fil et son dé, recouvrait de cendre les braisesmi-éteintes, bordait le lit de sa camarade, éteignait la lampe àschiste et partait à la recherche de son mari qui fumaitinvariablement sa pipe, le derrière tassé sur une borne, le dosappuyé contre l’un des vantaux de la porte cochère.

Et alors, l’une après l’autre, les deux filles revenaient,prenaient la clef sous le paillasson, remettaient l’outil en placequand l’une d’elles n’était pas rentrée. – Seulement la mèreTeston, qui fermait les yeux sur ces escapades, les traita, unjour, de fichues bêtes parce que, dans leur hâte à déguerpir, ellesne se nourrissaient plus que de charcuterie, et, en guise de soupegrasse, faisaient tremper de vieilles croûtes dans les jattes d’unbouillon fabriqué chez le crémier du coin.

– Vous vous ferez un joli estomac! leur disait-elle, – mais lesdeux enragées répondaient qu’elles le verraient bien. Leur systèmeétait pour le moins commode. On laissait le jambonneau ou la hure,dans son papier, et cela faisait une assiette de moins à laver. Uncoup de torchon sur la table et l’on en était quitte; et puis,comme Céline le soutenait avec une ténacité diabolique, elles nemangeaient pas seulement du veau piqué et du fromage d’Italie; lafriture installée chez le père l’Auvergne, à deux pas de là, leurfournissait à très bon compte des limandes sautées dans la poêle etdes moules baignant dans une sauce blanche. à couteaux tirés pourtout le reste, les deux soeurs s’entendaient admirablement pouréviter les apprêts de la cuisine, la fatigue des nettoyages.

Céline persistait à partir la première; elle devait toujoursrevenir dans un petit quart d’heure et elle rentrait à des heuresindues qui affligeaient la concierge et lui faisaient perdre toutrespect pour sa locataire. Désirée restait à la maison jusqu’à huitheures, puis elle dévalait à son tour par les escaliers, laissantla mère Teston buvotter son cassis, et elle courait rejoindreAuguste qui se promenait de long en large dans la rue duCotentin.

Alors, ils commençaient de grandes excursions au travers duquartier, et presque toujours ils tombaient sur la chaussée duMaine et la redescendaient jusqu’à la rue de la gaieté. Si cetterue mérite son nom, la chaussée du Maine est en revanche d’unetristesse lugubre. Il y fait noir comme dans un four et lesboutiques sont closes dès huit heures. çà et là, une pissotièredont la bouche est bouillonnée par la fleur du chlore chantonnedoucement, éclairée par un bec de gaz, puis les réverbèress’espacent davantage, plantés entre des arbres ébouriffés etgrêles, et, à dix pas de la rue, les flonflons arrivent, dans unebouffée de vent, et la clameur d’un faubourg en ribote monte decette voie rutilante de lumières et reliant deux avenuesnoires.

Là, dès la brune, des globes s’allument et s’échelonnent à lahauteur des premiers étages, et quatre lanternes rouges, celle d’unposte de police et celles de trois marchands de tabac fardent depourpre vive l’enduit éraillé des murs; parfois une autre flamboie,une enseigne de brasserie, représentant une énorme chope tenue parune main scellée dans le plâtre, une chope remplie de sang dèsqu’on l’allume.

La rue était pleine ce soir-là. Des cris de joie s’échappaientdes fenêtres ouvertes des bals, des portes entrebâillées desmarchands de vins. Des groupes stationnaient sur la chaussée, desbandes d’enfants tournaient autour, jouant à cache-cache, menacésde paires de gifles quand ils s’accrochaient aux blouses deshommes. Près du concert Jamin, près de l’ancien bal Grados surtout,la foule s’épaississait. à la porte de cette guinche, un municipalse dressait sur ses ergots de cuir, et des garçons avec descasquettes hautes et renflées, des chemises à jabots, des colscassés et sans cravate, avalaient des fumées de cigarettes ets’injuraient avec des filles empaquetées du col aux bottes dans delongs waterproofs. Sur le trottoir, des couples marchaient dans lesfeux jaunes et verts qui avaient sauté des bocaux d’un pharmacien,puis l’omnibus de plaisance vint, coupant ce grouillis-grouillos,éclaboussant de ses deux flammes cerise la croupe blanche deschevaux, et les groupes se reformèrent, troués çà et là par unecolonne de foule se précipitant du théâtre Montparnasse,s’élargissant en un large éventail qui se repliait autour d’unevoiture que charroyait en hurlant un marchand d’oranges.

Les bibines soufflaient des odeurs d’alcool et de vin; le chocdes boules d’un billard s’entendait par une fenêtre ouverte; desgens couraient les uns après les autres et se bourraient par amitiéde coups de poing; des moutards de treize ans fumaient des mégotset salivaient; une femme obèse balançait son ventre sous un tabliergras; des familles s’assemblaient en extase devant la boutique d’unpâtissier.

Des doigts fourrageaient des éclairs blessés et versant leurcrème; d’autres soupesaient de molles frangipanes mal retenues parune croûte défaillante et flasque; des bouches buvottaient lamousse savonneuse des Saint-Honoré; des mâchoires se fermaient surles morceaux d’un flan éventré sur une plaque.

Et les chaussons et les galettes renaquirent à mesure qu’on lesenleva. Des tartes fumantes suèrent à grosses gouttes, et leurgrillage de pâte plia sous la poussée des sirops en marche; desbrioches bubonnèrent cabossées par des verrues; des cornets emplisd’une boue blanche crevèrent; des babas s’affaissèrent, perdantleur rhum. – Toutes les compotes, toutes les confituress’enfuirent, se rattrapant, s’arrêtant, dès qu’elles serencontraient, hésitant, puis descendant plus rapides quand elless’étaient confondues et mêlées.

Le vin bleu, le cassis, le marc, rigolaient sur le zinc descomptoirs. Dans la rue, l’on ne voyait que des hommes s’essuyant labouche et crachant du violet sur les pavés.

Alors Auguste proposa à Désirée de la conduire auxfolies-bobino. Le théâtre ne battait plus que d’une aile; il nejouait plus maintenant que tous les deux ou trois jours. La petite,craignant qu’il ne fermât pour de bon et voulant, une fois dans savie au moins, savourer les délices vantées de ce repaire, acceptal’offre d’Auguste.

Elle admira fort l’entrée qui est d’une architecture des pluscompliquées, du siamois, du japonais, du je ne sais quoi, mâtinéavec l’imbécile fantaisie d’un architecte. Le tout était teint avecdu brun de chocolat et du gris d’ardoise et orné de bas-reliefs oùsaillaient des amours aux fesses trois fois trop larges, raclant duvioloncelle. Une femme jaune dansant sur le toit retroussé commecelui d’une pagode et tenant à la main un appareil à gaz, en formede lyre, la stupéfia.

Puis, elle entra dans un jardin, planté de manches à balais, devases et de statues de femmes couronnées de feuilles et tenant surleurs bras des cornes d’abondance, et toutes étaient disloquées,manchottes, essorillées ou borgnes. Toutes avaient des ulcèresmalins sur le nez, des emplâtres blancs sur la gorge, des lèpresvertes sur le front et toutes penchaient plus d’un côté que del’autre, souriant dans leur blancheur salie, invitant avecl’accueil attristé de leurs lèvres que des polissons avaientsouillées. La porte s’ouvrit et elle aperçut devant elle une salle,spacieuse, avec une large scène, ornée d’une éternelle forêt etd’une femme gigottant des bras et beuglant dans un enragévacarme.

Comme prix c’était cher, par exemple, quinze sous d’entrée et laconsommation en sus. Auguste pensa de suite qu’on ne pourraitrenouveler souvent de pareilles bombances, et puis l’on n’était pasbien placé. Les servantes vous empilaient en rangs d’oignons, etposaient sur une planchette faisant corps avec le dossier du bancdressé devant vous, les mazagrans et les bocks. Désirée sedémanchait le cou à tenter de regarder en l’air; malheureusementelle avait sur la tête la masse plafonnée du balcon et une rumeuret des trépignements de bottes roulaient au-dessus d’elle. Oncriait: Bis! bis! la gigue! la gigue! et un acteur déguisé enanglais, avec un pantalon vert pois, des favoris rouges et unchapeau gris, tricota des jambes, sautant droit, se frappant lestalons, puis, se rapprochant comme un cagneux le boulet des genoux,il s’élançait à l’improviste et retombait les deux cuissesécartées, figurant un V à l’envers. Il se disloqua, suant, criantdes hourras tristes, battant des entrechats, valsant sur lespointes, reculant sur les plantes, cavalcadant et piaffant, lesbras en moulinet, la tête lancée comme un battant de cloche. Il yeut un temps d’intervalle, puis une planchette sur laquelle étaitécrit le nom de Régina parut. Le chef d’orchestre leva son bâton,les musiciens soufflèrent, une femme fit son entrée, se cassa commeune marionnette, et, debout devant le trou du souffleur, donnant detemps à autre un coup de pied dans sa traîne qui l’embarrassait,partit en mesure. Elle était enveloppée d’une robe rose trèsdécolletée, et ses bras nus et encore rouges étaient blanchis parde la poudre. Son menton projetait une ombre sur le bas de son cou.Elle accompagnait le graillement de son gosier avec quatre gestes:une main sur le coeur et l’autre collée le long de la jambe, – lebras droit en avant, le gauche en arrière, – le même mouvementeffectué en sens inverse, – les deux mains enfin se tendantensemble vers le public. Elle dégoisait un couplet à gauche de lascène, un autre à droite. Ses yeux se fermaient et se rouvraient,suivant que la musique qu’elle rabotait devait toucher les âmes oules égayer. De loin, de la place où Désirée et Auguste étaientassis, sa bouche, grande ouverte, quand elle hurlait le derniervers du refrain, béait comme un trou noir.

Pendant un instant, quand la musique joua seule la ritournelle,elle toussotta, montrant un profil qu’on ne soupçonnait paslorsqu’elle était de face, guigna de l’oeil le ménétrier en chef,regarda ses gants à huit boutons dont les pointes étaient roidiespar l’empois des sueurs, puis elle se pencha sur l’orchestre, et,gueulant de toute sa voix, elle se secouait les bras, et une sortede fumée noire flottait dans le ravin entrevu sous sonaisselle.

La salle entière délira, des acclamations forcenées coururent,et, s’inclinant, souriant, envoyant des baisers, elle faisaitonduler par le remuement de sa hanche sa robe dont la soie du basluisait plus éclatante et comme plus neuve que celle du corsagemoins crûment frappée par les feux de la rampe.

Elle versa sa dernière note. Les bocks scandèrent sur le boisdes planchettes, la charge sonnée furieusement fit voir ses deuxpis réunis dans la digue de son corsage et séparés par une fente oùperlaient des gouttes, et, ramassant sa jupe avec les poings, ellebatifola du museau et, trottinant, s’enfuit, assourdie par unemitraille de bravos et de bis.

Désirée était pâle d’admiration. D’abord ces couplets étaientpoignants; il y avait une femme qui pleurait son enfant mort etmaudissait la guerre, et l’on n’entend pas des choses aussiémouvantes sans que les larmes vous montent aux yeux, puis lachanteuse lui paraissait belle comme une reine, avec ses bracelets,ses pendeloques et la queue mouvante de sa jupe; elle se rendaitbien compte que les joues étaient recrépies et les yeux bordés,mais aux lumières, dans cet éblouissement du décor, cette femmeenchantait quand même avec son luxe de chairs mastiquées et desoies peintes. Auguste voguait aussi en plein enthousiasme. Ce rêveimpossible à réaliser pour un homme honnête et pauvre, posséder àsoi pendant un quart d’heure une fille aussi en vue, une filleaussi éclatante de jeunesse apprêtée et de grâce lui troubla lacervelle, et il contemplait la scène vide, les yeux agrandis et labouche ouverte. Désirée trouva que cette admiration devenaitinconvenante et elle le pinça. Il eut le sursaut d’un homme qu’onréveille, puis, devant le sourire de la petite qui s’amusait à levoir si douillet, il se mit à rire à son tour et lui pressa lamain.

L’orchestre fit claironner à nouveau ses cuivres, et un jeunehomme, vêtu d’un habit à queue de pie, d’un gilet très échancré,d’une chemise ornée de petits tuyaux, d’un pantalon noir mal coupé,s’avança et, après s’être incliné, bêla doucement ce chantplaintif:

« Quand nous chanterons le temps des cerises

Et gais rossignols et merles moqueurs

Seront tous en fê-ête!

Les belles auront la folie en tête

Et les amoureux du soleil-eil au coeur!

Quand nous chanterons le temps des cerises, etc.

Ce râleur était la coqueluche des fillasses de montrouge. Pâlot,mal construit et maigre, il semblait tout jeune, bien qu’il eût aumoins trente ans d’âge. C’était un tenorino qui égouttait avecemphase l’eau saumâtre de sa voix. à la fin de chaque couplet, ilse haussait sur la pointe de ses bottines, et il filait des sonsprolongés, très doux, qui enthousiasmaient les femmes.

A son tour, Auguste estima que Désirée le reluquait trop, et,n’osant se risquer à lui rendre son pinçon, il la poussa comme parmégarde du coude. La petite le regarda de côté et pensa qu’il étaitbien exigeant, aussi prit-elle plaisir à crier bis quand ce Céladonde beuglant se retira.

Auguste s’apprêtait à boire une gorgée de son mazagran qui, àforce d’avoir été trempé d’eau, n’avait plus ni couleur ni goût,quand sa voisine de gauche, voulant moucher un gosse, lui releva lecoude et lui fit verser la moitié de son verre sur son pantalon;Désirée pouffa. – La femme soutenait que le café enlevait lestaches, Auguste rageait, se mordant la barbe, s’épongeant avec sonmouchoir. Il était très empêtré et très rouge. Désirée se tordait.C’était bête, mais elle était de celles qui éclatent de rire dansla rue, quand un passant s’étale! – elle finit cependant parprendre une carafe et par nettoyer, elle-même, la culotte, puiselle s’épaula contre Auguste, et alors il oublia sa malechance, songenou séchait d’ailleurs, et l’impression désagréable qu’il avaitd’abord ressentie quand l’eau froide filtrait au travers du drapavait disparu.

Une saynète devait clore la représentation, l’éternelle saynèteà trois personnages, une jeune fille du monde qui se déguise enbonne pour éprouver son prétendu, marivaude avec un autre pourstimuler sa jalousie et finit par l’épouser sur une ronde finalebraillée en choeur par les intéressés et par le public.

L’action se déroula toujours la même, égayée par les bourradesde la servante, par son tutoiement et le clic-clac de ses gifles,par les coups de timbre inutiles et l’effarement impatienté dumaître, par la chanson à boire lancée devant un litre d’eau rougieet une volaille en carton doré, et tout le monde se leva, seprécipita, se bouscula pour gagner la porte. Il était onze heures.Tous les lieux publics se dégorgeaient à la fois dans la rue. Lachaussée moutonnait; des gens tumultuaient chez un marchand detabac pour allumer leurs cigarettes et leurs pipes. Près du lapinblanc empaillé et assis dans la devanture sordide d’un pâtissier,la boutique « du petit pot » s’emplissait d’ivrognes qui croquaientle verjus; l’omnibus venant de l’Hôtel-de-Ville roulait lentemantsa caisse d’un vert brun, et le cocher faisait claquer son fouet etcriait, toutes les minutes: Eh hop! – Auguste emmena Désirée augaufrier modèle, et là, enfoncés dans de larges banquettes, ilseurent pour dix sous deux verres de bière et deux gaufres, mais lapetite voulut retourner chez elle; elle étouffait dans cette sallequi joignait à la senteur fumeuse des estaminets l’odeur frituréede la pâte roussie. Ils sortirent et il la reconduisit, l’écoutantfredonner les refrains de chansonnettes qu’elle avait attrapés auvol.

L’un d’entre eux lui dansait dans la tête et descendait parbribes à ses lèvres et, mise sur la piste de l’air par les parolesqu’elle avait retenues, elle murmurait:

Sous les ormeaux l’avez-vous vue?

Ou bien se mirant au ruisseau

Avec les filles du hameau

Un soir, l’auriez-vous reconnue-ue-ue-e

Ma Rosinette, hélas! Je l’ai perdue,

Je l’ai perdue! -ue! –

Auguste trouva bien que Désirée avait une jolie voix, mais ileût préféré qu’elle s’occupât de toutes les bêtises qu’il luidébitait. Elle s’impatienta enfin à marmonner ainsi, toute seule,et s’écria: – Ah baste! Je retrouverai mon air demain matin, en meréveillant, et elle se mit à sauter au bras de son amoureux. Ilsdescendaient alors une petite rue noire, emplie de couples vagues.Auguste se rappelant soudain une bien jolie proposition qu’il avaitentendu faire par un officier quand il était au régiment, arrêtanet la petite et lui dit:

– Est-ce que vous connaissez la croix de Malte?

Elle ne savait pas ce que cela voulait dire.

Alors, il la pria de fermer les yeux, et avec des zigzags quidessinaient des pointes, il la baisotta sur le front d’abord, puissur les deux paupières, puis sur le petit bout du nez, sur lesjoues, sur les lèvres et enfin sur le menton.

Elle se plaignit, frissonnant quand la bouche du jeune hommetouchait la sienne; mais elle trouva tout de même que c’étaitbon.

Elle le fit cesser néanmoins. Elle se sentait par trop énervée.-non tiens, lui dit-elle, si vous voulez m’embrasser, donnez-moi unbaiser de nourrice, tiens, comme cela, et elle l’embrassa vite etfort sur la joue.

Il préférait des baisers et plus lents et plus fins, mais desricanements les gênèrent; des femmes braconnant derrière des portesà clairevoie, visaient des hommes et les attiraient à elles avecl’ordure coulante de leurs lèvres. – Désirée devint honteuse. -Ronds comme des balles, des repris de boisson bouffonnaient cesfilles; l’une d’elles, accotée contre une fenêtre, invitait même dugeste un charpentier en détresse au coin d’une borne. Désirée sesauva emmenant Auguste. Ces tendresses ignobles salissaient sajoie, ils marchèrent sans parler jusqu’à la rue Vandamme, et là,quand le jeune homme eut attendu que la porte fût ouverte et que,la refermant, la petite lui envoya, au travers du faisceau desgrilles, un sourire d’adieu et se perdit dans le noir, il retournalentement vers sa hutte.

Il songeait alors qu’il devait de l’argent à ses camarades.Toutes ces ripailles ruinaient sa bourse. Il pensa que Désiréeaurait bien pu faire comme toutes les autres femmes, offrir desupporter la moitié de la dépense.

Chapitre 9

 

Les deux mains derrière la tête, Désirée pêchait délicatementavec ses doigts des épingles à cheveux dans le paquet tremblant desa tignasse. Tout en les posant les unes à côté des autres, sur lefaux marbre de la cheminée, elle songeait aux folies-Bobino, à larue noire où Auguste l’avait embrassée; ses yeux se noyaient, unfrémissement lui courait le long du dos au souvenir des chaleurshumides qui avaient touché sa bouche. Qu’elle eût bien ou qu’elleeût mal fait de se laisser serrer de près ainsi par un homme, iln’en était pas moins vrai que ces bêtises-là, dans l’obscurité,produisaient de singuliers troubles. Seulement, toutes ces délicesn’allaient plus durer. Vatard avait écrit, le matin même, que sasoeur hésitant à mourir il allait reprendre le train et retournerchez lui. La situation devenait fâcheuse; Céline s’en moquait pasmal, tout lui était permis, à elle! Elle déguerpissait du logis,les mâchoires encore émues, et le père la laissait libre; maisjamais, au grand jamais, il ne consentirait à ce que son autrefille prît son envolée après la soupe. Elle avait bien cetteressource dont profitent les ouvrières empêtrées de familles peuaustères, mais pratiques, qui les viennent chercher à la sortie,pour les prendre sous le bras et les ramener sans casse chez elles;celles-là sortent pendant le jour, avec leurs amoureux, et nerentrent à la boutique que dix minutes avant le moment du départ;mais si la contre-maître fermait les yeux sur ces pillagesquotidiens des heures, parce que celles qui se les offraientétaient des coureuses et des propres à rien, elle n’accepteraitcertainement pas que l’une de ses premières ouvrières allât sefaire brasser, toute une journée durant, par un homme, dans uncabaret ou dans un garni. à coup sûr, elle avertirait Vatard. Lessoirées de veille seraient, à la vérité, plus commodes. Elles’échapperait de la maison Débonnaire, à sept heures, et, au lieude retourner chez elle, elle irait dîner avec Auguste et nereviendrait pour s’atteler à la tâche qu’à onze heures du soir. Letruc avait des chances de réussir, son père croyant qu’ellemangeait à l’atelier, la contre-maître qu’elle allait dîner chezson père; mais depuis quelque temps les commandes faiblissaientdans la brochure et les veillées se faisaient rares.

A envisager la question de tel ou de tel côté, les réunions avecAuguste deviendraient forcément de plus en plus rares, à moins quele jeune homme ne la demandât en mariage et que, suivant sespromesses de ne pas contrarier sa fille, Vatard la laissât libre dese faire épouser par le premier venu; mais c’était peu probable;Désirée aurait bien des arguments à faire valoir: jamais un garçonne lui plairait davantage; il était le seul homme qui la tentait;ses yeux la bouleversaient et ses mains quand elles serraient lessiennes lui faisaient monter le sang à la tête. – Son pèrerépondrait que le don de piper les femmes avec des clins d’yeux neconstituait pas chez un homme des qualités suffisantes pour faireun bon mari. -il dirait crûment, entre deux bouffées de pipe: c’estun détestable ouvrier que ton amoureux, c’est un bricoleur et unfaignant. Auguste n’était pas un ivrogne, c’est vrai; lorsqu’unenouvelle bibine s’ouvrait dans le quartier et que le patron, enquête d’une clientèle, annonçait qu’il donnerait pour rien à boire,de telle à telle heure, tous les ouvriers, au guet de ces aubaines,filaient; lui aussi d’ailleurs, mais il revenait avant les autresquand il avait dans le ventre une chopine ou deux. – C’était unmauvais ouvrier, mais c’était aussi un mauvais buveur.

Il était néanmoins évident que cette dernière circonstance nesemblerait pas atténuante au vieil homme, et puis il y avait encoreune autre question; rien ne prouvait qu’Auguste fût disposé à lademander en mariage. Plus Désirée pensait à cette situation et pluselle devenait irrésolue. à supposer qu’elle dise franchement à sonamoureux: Auguste, voulez-vous vous marier avec moi? Et que lui nerépondît pas, alors tout était fini entre eux, et, à moins qu’ellene consentît à faire des bêtises, il ne lui restait plus qu’àl’inviter à passer désormais son chemin. -elle eut les paupièresmouillées, en songeant que, le soir, elle resterait, seule, chezelle; avant qu’elle n’eût connu ce garçon, elle ne pensait pas às’amuser; aujourd’hui, elle avait soif des câlineries d’un homme,des promenades à deux, des rires s’allumant dans les yeux qui secroisent. Elle s’apercevait pour la première fois que la maison deson père était triste comme un bonnet de nuit.

Le seul parti qu’elle eût à prendre, en attendant, c’était de semettre sous la bâche, comme le disait élégamment sa soeur alorsqu’elle était d’humeur gaillarde; mais elle eut beau se tourner lenez contre le mur, faire de subites volte-face de l’autre côté,s’étendre en long, se contourner en chien de fusil, pousser dessoupirs, des ho, des ha, bâiller, les mêmes idées lui trottaientpar la cervelle, le sommeil ne venait point.

Sur ces entrefaites, la clef tourna dans la serrure et Célineentra.

Depuis une quinzaine de jours les deux soeurs causaient peu;quelques mots, le soir, en se couchant, quelques mots, le matin, enenfilant leurs bas, et c’était tout. Mais ni l’une ni l’autren’avait envie de dormir cette nuit-là, elles grillaient aucontraire du désir de causer; elles reprirent leurs conversationsd’autrefois comme si toutes les rancunes et toutes les querellesqui les divisaient avaient pris fin.

Céline était d’ailleurs dans un drôle d’état. Les nerfs enmouvement et la langue sèche, elle arpentait la chambre de long enlarge. Elle avait des feux sur les pommettes et des lueursmouillées dans l’oeil. Désirée lui demanda si elle avait la fièvre,elle eut un rire silencieux.

– Ça y est, dit-elle.

– Quoi? répondit l’autre.

– Eh bien mais, je suis sa maîtresse!

– Tu ne l’étais donc pas! S’écria Désirée stupéfaite.

– Non, imagine-toi, Cyprien n’osait pas. J’aurais pu me fâchers’il avait été loin, tout de suite, j’aurais pu me rebéquer et luidire: pour qui me prenez-vous? Ah! Ma chère, c’est égal, il ne fautpas en vouloir aux hommes qui se trompent en étant convenables! Ily en a tant qui ne le sont pas! Mais c’est égal, ça devenaitassommant tout de même! Je ne pouvais pourtant pas lui faire desavances, lui crier: mais, bête, vas-y donc, je suis ici pour cela!J’aurais eu l’air de qui? Je te le demande! J’en avais pris monparti, j’attendais qu’il se mît à bouillir. – Je t’en fiche, il nebougeait pas. Je lui avais dit, une fois: j’ai un busc dans moncorset qui me gêne. Sais-tu ce qu’il m’a répondu? – Eh! Bien mais,il faut l’enlever, ma chère enfant, -et j’étais passée dans sachambre à coucher, comptant bien qu’il me suivrait pour m’aider,ah! Bien ouich! Il continuait à mettre du jaune sur des arbres. -J’étais furieuse, tu comprends, j’avais délacé mon corset, et, pourne pas avoir l’air d’une imbécile, j’ai été obligée de l’envelopperdans un journal et de le rapporter sous mon bras.

Aussi j’ étais décidée à tout, ce soir. Voilà huit jours que jemets, toutes les après-dînées, mes bottines du dimanche, pour allerchez lui, celles qui me chaussent bien, mais qui me font mal auxpieds. C’était plus une vie, à la fin du compte!

Écoute un peu comment je m’y suis prise. Quand je suis entrée,Cyprien était devant son tableau, avec une lampe et une machinettedessus qui rendait la pièce très sombre et sa toile très claire. Ilpeignait une femme, en balade, le soir. Il m’a embrassée, mais ilne s’est pas dérangé, il a continué à poser du rouge sur les lèvresde sa femme. Je l’aurais tué! Je me suis dit: ça va claquer; jecrache sur le mastic, moi, j’en ai assez; et puis j’ai réfléchiqu’il valait mieux ne pas brusquer les hommes timides, et commej’étais embarrassée de mes mains et que je cherchais quelque choseà dire, j’ai tripoté ses tubes, je m’amusais à les dévisser et àles faire juter sur sa palette. Je me suis fourré de la couleurplein les doigts; alors il m’a emmenée dans son cabinet detoilette, un petit cabinet grand comme un mouchoir, et il m’a verséde l’eau dans une cuvette. – Nous étions forcément serrés, l’uncontre l’autre, puisqu’il n’y avait pas de place; je lui jetais desgouttes avec les ongles, en riant; il a crié: finis ou jet’embrasse! – J’ai continué, il m’a prise à bras-le-corps et,pendant que je me débattais, il m’a collé une douzaine de baisersde tous les côtés de la tête.

Il me tenait par la taille lorsque nous sommes rentrés dansl’atelier, et puis, quand il a été assis sur son tabouret, je mesuis mise sur ses genoux, je lui ai enveloppé le cou avec les bras,et comme j’avais la bouche près de son oreille, je lui ai soufflédu chaud là dedans. – Je glissais sur ses genoux qui tremblaient,nous ne parlions plus; seulement il y avait dans la pièce un sacrévieux meuble qui pétait à tout moment; tu n’as pas idée commec’était agaçant! J’ étais lourde tout de même, il avait les jambeséreintées, j’allais tomber, il m’a retenue avec les mains; il avaitdes yeux qui flambaient, de la sueur au front, et l’on ne voyaitplus que le petit bout de ses dents entre ses lèvres. Je me suisdit: toi, tu es fichu! Il a fini par m’embrasser vite, là, sur lecou, près des frisettes qu’il mordait en grognant; j’ai retourné unpeu la tête, nous nous sommes touché le nez et la bouche; il avaitles yeux qui se fermaient et se rouvraient, l’air égaré; bref, j’aidégringolé en me cramponnant à lui. Ce qui est embêtant, dans toutcela, c’est que j’ai un des cerceaux de ma crinoline qui s’estrompu; mais baste! ça n’est rien; ce qui est drôle tout de même,c’est que ce bonhomme, qui était froid comme une glace, était aprèsça comme un chien qui a retrouvé son maître! Il n’y avait plus detranquillité possible avec lui! Il allait, il venait, ilm’embrassait, v’ lan! Sur le nez, v’ lan sur les yeux, sur labouche en plein! Ah! Je te prie de croire qu’il avait perdu toutesa timidité, et qu’il se moquait bien de son tableau, à cemoment-là!

Au fond, il était devenu aussi enragé qu’Anatole. Il n’y mettaitpas plus de façons; il m’appelait « poulette » avec le même ton quel’autre avait quand il me disait « ma gosse ». C’est étonnant commetous les hommes se ressemblent! Je suis sûre que l’empereur, quandil était dans leur position, ne faisait pas autrement qu’eux; ilsont tous la manie de vous prendre la tête entre les mains et del’embrasser avec des lenteurs; enfin!

Ah! et puis, tu sais, il a eu l’air de s’apercevoir que ma robeétait usée; il est probable qu’il m’en achètera une; je compteaussi sur un chapeau, car j’ai bien vu que ça le vexait que jevienne toujours en cheveux. Il y a justement au Bon Marché desétoffes superbes, rayées, bleues et noires; on en ferait une robeserrée, une de ces robes comme en a Rosine, qui font un bruit defeuilles lorsque l’on marche. Seulement, ça coûte cher; enfin, tantpis, j’en veux une comme celles-là. C’est Rosine qui rageralorsqu’elle me verra aussi bien nippée qu’elle!

– Mais, hasarda la petite, il ne doit pas être riche s’il estpeintre, ton monsieur; il ne pourra peut-être pas te payer une robeaussi belle?

– Laisse donc, reprit l’autre, Cyprien doit avoir de l’argent,car il a chez lui un tas de vieilleries! Moi, je n’en donnerais pasdeux sous, mais je sais bien que ça vaut de l’argent, et puis il seprivera sur autre chose, voilà tout! Ensuite, ça m’est encore égal,il me donnera au moins l’étoffe et je ferai la façon moi-même. Ahçà, eh bien, et toi, où en es-tu avec ton homme?

Désirée lui raconta la soirée. – C’est très gentil tout ça,reprit Céline, mais ce n’est pas sérieux! Joue pas ce jeu-là, mafille, tu y gâterais tes jupes! Voyons, sincèrement, où veux-tu envenir avec Auguste?

La petite ne répondait rien. – Tu n’as pas envie d’être samaîtresse, n’est-ce pas? Eh bien alors, il faut que tu prennes unparti. Tu ne peux pas rester ainsi, car enfin, est-ce que l’on peutprévoir? ça n’oblige à rien, on se promène, on est calme, puis unerisette vous court dans le haut du buste et descend, -va te fairefiche, on est propre! Si les hommes savaient, on serait perdueavant qu’ils ne croient que c’est possible! Mais ils sont si bêtes!Ils ne se doutent de rien, la plupart du temps; c’est pas quand ilsattaquent qu’il faut se défier d’eux, c’est lorsqu’ils ont des airsattendris, qu’ils vous serrent le coude, qu’ils vous font mal auxmains sans le vouloir. Tu n’es pas comme moi, je le sais, maisprends garde tout de même. On dit que c’est les soirs d’orage,c’est encore des blagues! ça dépend de quoi? De ce que l’on amangé, de ce que l’on a bu, de la fatigue pas reposée de la veille,de la manière dont on marche, des mots qu’ils chuchotent, de toutet de rien enfin! épouse- Le ou fourre- Le dehors, il n’y a pas demilieu. – Voyons, pense un peu, papa sera de retour demain; Augustedeviendra très dangereux, car tu ne le verras plus que de loin enloin; tiens, veux-tu que je lui parle, moi, si tu as peur? Ce seraclair et net. – Voulez-vous du mariage? Oui, – Allons-y, bel homme;vous n’en voulez pas? – Des mouchettes alors; vous faites de lapoussière dans la chambre, je vas vous épousseter. – Ça te va-t-il?Mais réponds donc, tu es là comme une empotée qui n’entendraitrien!

Désirée était mal à l’aise; elle balbutia: je sais bien, voilàune heure que je me répète ce que tu me dis; tu as raison, maisd’abord il faudrait savoir si le père voudra d’Auguste. – Ah! ça,c’est autre chose, s’écria Céline un peu interloquée par cetteobservation qu’elle n’avait point prévue; mais l’important, c’estde savoir d’abord si ton amoureux a des intentions honnêtes. Jem’en charge; – et Céline dressa son plan de campagne, hésitantentre une explication immédiate avec le jeune homme et une autreidée qui lui était venue, en éteignant la lampe: patienter plutôtjusqu’au moment où Auguste, enragé de ne plus voir sa soeur qu’à derares intervalles, serait assez affamé pour subir toutes sesvolontés et tous ses caprices. – Et puis conclut-elle, j’ai bienmis mon peintre au pas, j’ y mettrai bien Auguste; et elles’endormit sans même s’être doutée qu’elle était dans l’erreur laplus complète.

D’abord, elle n’avait jamais mis Cyprien Tibaille au pas. Cegaillard-là ne péchait point par timidité, comme elle le croyait.Quand il l’avait connue, il était malade et, dans leur intérêt àtous les deux, il attendait qu’il fût complètement remis pourcommencer l’attaque.

C’était d’ailleurs un homme dépravé, amoureux de toutes lesnuances du vice, pourvu qu’elles fussent compliquées et subtiles.Il avait, à la grâce de Dieu, aimé des cabotines et des graillons.Frêle et nerveux à l’excès, hanté par ces sourdes ardeurs quimontent des organes lassés, il était arrivé à ne plus rêver qu’àdes voluptés assaisonnées de mines perverses et d’accoutrementsbaroques. Il ne comprenait, en fait d’art, que le moderne. Sesouciant peu de la défroque des époques vieillies, il affirmaitqu’un peintre ne devait rendre que ce qu’il pouvait fréquenter etvoir; or, comme il ne fréquentait et ne voyait guère que desfilles, il ne tentait de peindre que des filles. Au fond même, iln’estimait vraiment que l’aristocratie et que la plèbe du vice; enfait de prostitution, le bourgeoisisme lui semblait odieux par-Dessus tout. Il raffolait de la tournure des filles du peuple, deleurs airs canailles et provoquants, de leurs gestes mettant à nudes plaques de chairs, sous le caraco, alors qu’elles lapaient duvin ou mangeaient de caresses la face ribotée de leurs hommes. Ilraffolait plus encore des dépravations des ravageuses de hautelice; leurs senteurs énergiques, leurs toilettes tourmentées, leursyeux fous, le ravissaient. Son idéal allait même jusqu’àl’extravagance. Il souhaitait de faire du navrement un repoussoiraux joies. Il aurait voulu étreindre une femme accoutrée ensaltimbanque riche, l’hiver, par un ciel gris et jaune, un ciel quiva laisser tomber sa neige, dans une chambre tendue d’étoffes duJapon, pendant qu’un famélique quelconque viderait un orgue debarbarie des valses attristantes dont son ventre est plein. Son artse ressentait forcément de ces tendances. Il dessinait avec uneallure étonnante les postures incendiaires, les somnolencesaccablées des filles à l’affût et, dans son oeuvre brossée à grandscoups, éclaboussée d’huile, sabrée de coups de pastel, enlevéesouvent d’abord comme une eau-forte, puis reprise sur l’épreuve, ilarrivait avec des fonds d’aquarelle, balafrés de martelages furieuxde couleurs, s’invitant, se cédant le pas ou se fondant, à uneintensité de vie furieuse, à un rendu d’impression inouï. Il étaitélève de Cabanel et de Gérôme, mais ces deux perclus avaient envain essayé de lui inculquer la pacotille de leurs formules. Ilavait au plus vite craché sur ces rapiotages; il avait fait escaleaussi chez les paysagistes en renom. Ils avaient poussé des cris dedétresse devant ses théories. Ses vues de barrières, ses jardins dela rue de la Chine, ses plaines des gobelins, ses guinguettes àvices, ses sites souffreteux et râpés l’avaient fait honnir. Ayantmême déclaré, un jour, que la tristesse des giroflées séchant dansun pot lui paraissait plus intéressante que le rire ensoleillé desroses ouvertes en pleine terre, il s’était fait fermer la porte desateliers honnêtes.

Il va sans dire que Céline n’avait jamais rien compris aucaractère d’un homme si excellemment désorganisé. Lui, la prenaitpour ce qu’elle valait. Elle lui plaisait, bien qu’elle fût sansoutrance et sans mystérieux ragoût; mais il avait besoin pour untableau d’une fille populacière, râblée, solide, d’une gotonlubrique, propre à vous tisonner les sens à chaque enjambée. Ilméprisait avec raison ces modèles qui vautrent leurs nudités lavéesdu matin, dans l’atelier de chaque peintre. La Vénus de Médicis,pour se servir de son expression, lui semblait imbécile; iln’admettait point que l’on posât dans un mouvement convenu, unefemme fabriquée avec les bouts de corps de cinq ou six autres; ilfallait, selon lui, la saisir, la peindre, alors qu’elle ne s’yattendait pas, et quand, sans emphase apprêtée de gestes, elle setraînait ou sautillait avec la tristesse ou la joie d’une bêtelâchée sans qu’on la surveille! Au fond, la fille, jeune et vannée,au teint déjà défraîchi par les soirées longues, les seins encoreélastiques, mais mollissant et commençant à tomber, la figurealléchante et mauvaise, polissonne et fardée, l’attirait. Célineavait, à défaut de ces salaisons de vices qu’il savourait sifriamment, une mobilité des traits, des hauts de corps quil’amusaient. Elle n’était pas très bien bâtie, ayant, comme sasoeur, la taille ramassée et courte; mais cela lui importait peu àlui qui n’avait comme idéal que de créer une oeuvre qui fût vivanteet vraie!

Les formes irréprochables des tableaux dits de nu, avec leurmodèle en serpent, sur un canapé, ou debout avec une jambe un peupliée, une peau sans granules, crémeuse, bombée sur le devant d’unegorge ronde et crêtée de rose, l’horripilaient. Les anciens avaientréussi cela mieux qu’on ne le réussirait jamais! Leurs souliersétaient éculés aujourd’hui, il fallait en fabriquer d’autres! Ileût fait la femme en chair, lui, fanée comme la plupart de cellesqui ont eu des enfants ou qui ont abusé des alcools et des luttes,il l’eût faite avec des seins lâches, un oeil qui fait feu, unebouche qui mouille! Mais il aimait peu les nudités, préférant lesattitudes si joliment incorrectes des parisiennes, s’attachantsurtout à peindre les histrionnes d’amour, dans les lieux où ellesfoisonnent: bâillant, le soir, devant le bock d’un concert; enpiste à la table d’un café; en chasse sur l’asphalte, riant à toutevolée, pour une bêtise; se faisant dormantes pour ne paseffaroucher les timides, désintéressées et câlines pour les mieuxgruger; s’injuriant et braillant, la trogne en l’air, par jalousieou par pochardise.

Le jury s’empressait de refuser ses toiles au salon de chaqueannée et le public ratifiait ce jugement en ne les achetant pas.Lui, ne se décourageait guère, mangeant les trois cents francs derente qu’il avait par mois, parcourant les quartiers excentriques àla poursuite des femmes qui ginginaient des hanches.

Mais, comme il le disait avec rage, il lui eût fallu une sommeronde pour fréquenter les mercenaires de haut parage et les peindretelles qu’elles sont, dans leurs boudoirs plafonnés de soie, avecleurs robes de combat et leur canaillerie frottée de grâce. Jamaisil n’avait pu réaliser son rêve. Faute d’argent, il en était réduità ne peindre que les dessertes des tables, le vice à bonmarché.

Le champ était large encore, et il le défrichait à mesure. Puisil eut, le lendemain de sa prise en possession de Céline, une joie;il découvrit que, lorsqu’elle était rendue de fatigue et dormassaitsur le divan, elle prenait des allures de haute grue qui se pâme.Elle devenait extraordinairement tentante avec la dégringolade deses cheveux paille sur un coussin, sa croupe tordue, une jambejetée en l’air et l’autre pendante sur le bas du meuble. Il mitalors à exécution l’un de ses projets. Il déambula au travers dutemple et des boutiques de marchandes à la toilette et il acheta unlot de bas de soie. Il revint chez lui, très enthousiasmé, etexamina son emplette à la lumière. Il y en avait de toutes lescouleurs et de toutes les nuances, des simples et des brodés, desbas qui avaient dû valoir, étant neufs, les uns de vingt à trentefrancs, les autres de trente-cinq à soixante francs. Cinquantecentimes de nettoyage chez le teinturier et il en serait quitte.Céline arriva sur ces entrefaites et poussa des cris de merluche àla vue de ce déballage. L’autre les tendait, les retournait, lesfaisait papilloter aux bougies qui griffaient d’éclairs leur indigofoncé brodé de rouge- Sang, leur turquoise rayée de gris, leursdamiers cramoisis et soufre, leur maïs, leur mauve, leur noirfenestré de blanc; mais ce qui le faisait exulter davantage,c’étaient deux paires: l’une d’un superbe jaune-citron, l’autred’un orange fumé, ajourée comme une dentelle, sur le cou-de-pied,pour laisser percer en sourdine la blancheur des chairs.

Céline voulait les mettre de suite. Il eut toutes les peines dumonde à lui faire comprendre qu’ils étaient sales, qu’il fallaitattendre au moins qu’ils fussent lessivés; puis il ne sut résisterlui-même au bonheur de voir leur effet sur la peau, et il luienfila les bas orange qui montèrent jusqu’au milieu des cuisses.Céline était ravie. – Donne-m’en une paire, dit-elle câlinement. -Alors il eut l’habileté d’un prestidigitateur qui vous force àprendre une carte parmi les autres, et il lui fit choisir la paired’un bleu pâle barré de gris-perle qu’il avait trouvée endouble.

Deux jours après, Céline commençait à devenir amoureuse deCyprien; lui, ne recevait pas encore de coups de poing dansl’estomac quand, l’heure du rendez-vous étant sonnée, ellen’arrivait pas.

Chapitre 10

 

– Ah! Nom d’un chien! Ah oui, mes fifilles, je suis contentd’être revenu! Avoir les pieds dans ses pantoufles, retrouver devieilles pipettes dans lesquelles on n’a pas fumé depuis longtemps,ça s’appelle une joie! Ah zut pour leur bière au vinaigre et vivele vin! Tiens, je vais en boire encore un verre!

Et, tout en dégustant ce nectar à treize sous le litre, Vatardrépondait aux interrogations de ses filles: – Amiens, si c’estamusant? Comme une porte de prison! Des rues, une citadelle, unegrande église avec des sculptures rigolo, un ruisseau d’eau sale,des arbres comme partout, des pipes neuves en terre noire et despots en cuivre pour les allumer, du genièvre comme qui dirait del’eau-de-vie blanche dans laquelle on aurait trempé des allumettes,de la bière aigre et dure à laper, un bahut, mes enfants, un vraibahut! Et avec cela votre tante pas aussi malade qu’elle leprétendait, une vieille bougonne, un fil en quatre qui me sciait ledos, me répétant à tout bout de champ: ah ça voyons, Vatard, tu nevas pas encore sortir? – Ah! Je puis bien le dire, j’ai fait monpurgatoire dans cette sacrée ville. On n’est pas plus patriotequ’un autre, et ce n’est pas parce que je suis né à Montrouge,mais, voyez-vous, il faut d’autres endroits qu’Amiens pour dégottertout ça; et il montrait du geste, par la fenêtre ouverte, unhorizon de tuyaux, de toits et de perches à télégraphe.

– Vous mettez votre galurin? Ah, oui, c’est l’heure, je n’y suisplus, moi. C’est vrai, je suis en lambeaux, j’avais pris un billetde seconde classe pour aller là-bas, je comptais rapporter del’argent; mon oeil! Rien, pas un patard! J’ai dû revenir entroisième, et la nuit! Crédieu! ça manquait de capitons, j’ai lesreins dans un état! Eh! Bien, puisque vous partez pour l’atelier,je vais aller voir un peu Tabuche, savoir si son panaris ne lui apas repoussé et pinter un verre à sa vieille santé. – Alors, à cesoir; tâchez de ne pas rentrer trop tard, qu’on ait le temps defricoter une petite cervelle au vin; ça me remettra des côtelettesen papillote que l’on me forçait à avaler chez votre tante. Vous yêtes, vous n’oubliez rien? Non? Je ferme la porte. -et il quittases filles, au bas de l’escalier, tirant sur sa bouffarde, faisantvoltiger sa canne, s’arrêtant pour causer avec les boutiquiers quise délectaient à écouter le récit de son voyage.

Quand les deux soeurs arrivèrent à l’atelier, toutes lesouvrières faisaient cercle autour d’une petite fille de quatre àcinq ans, une blondine maigriotte et blanche. Le matin, une femmeétait venue et avait demandé à la contre-maître si elle ne pourraitpas prendre l’enfant comme apprentie. La contre-maître stupéfaiteavait déclaré qu’une petite fille aussi jeune était incapable detout travail. Alors la femme s’était mise à pleurer, disant qu’elleétait dans le malheur, que son mari était mort, qu’elle étaitobligée, pour vivre, de vendre, dans la rue, des nèfles et despommes, que l’enfant était trop peu raisonnable pour rester seule àla maison, qu’enfin elle ne consentirait jamais à l’envoyer dansune crèche ou à la confier à des gardeuses; et de ses mains quitremblaient elle s’essuyait les paupières et les joues, suppliant,avec des hoquets dans la voix, qu’on voulût bien lui garder sapetite.

L’enfant, voyant tant de monde autour d’elle, se détournait, enfaisant la moue, et avait de grosses larmes dans les cils; lacontre-maître, très apitoyée, la prit dans les bras, la mit sur sesgenoux et, tricotant des jambes, elle chantonnait: à dada, sur monbidet, prout, prout, prout cadet! – La petite battait des mains etcriait: encore! Et quand la contre-maître, essoufflée, la remit àterre, elle lui tirait sa pèlerine, la priant de lui faire toujoursà dada. La mère eut un regard de folle et, se précipitant sur safille, elle l’enlaça, la baisa éperdument. La petite se remit àpleurer; alors la grosse Eugénie la fit danser en rond avec elleet, embrassant ses menottes, elle disait: c’est pas avec despauvres petites mains comme celles-là qu’elle pourrait travailler!Vrai, on n’y peut pas songer, ce serait un crime!

Tout le monde branla le chef en signe d’approbation. Enfin lacontre-maître, après avoir consulté le patron qui ne s’y opposapoint, dit à la mère que c’était une affaire entendue, qu’on auraitbien soin de l’enfant, qu’elle pourrait l’amener tous les matins,et venir la chercher tous les soirs. La pauvre femme murmura:Pauline, dis merci aux dames; – mais Pauline avait pris peur et secachait la tête dans les jupes de sa mère. – Alors, pendant qu’uneouvrière l’alléchait avec un morceau de sucre, la femme s’en futdoucement, la tête baissée, bégayant des mercis, avalant seslarmes.

Au bout de dix minutes, la gamine qui s’était remise à pleurer,criant: je veux voir maman, moi! Gigottait et riait aux éclats. Onl’avait assise sur une table! Chacune lui donnait des débris dedéjeuner et elle tendait avidement les doigts, bredouillant: nanan,pour Pauline, ça? Sa joie fut au comble, lorsque Désirée luifaçonna une poupée avec des rognures de papier jaune et elle futpresque aussitôt du dernier bien avec Moumout qui, mauvais commeune gale pour les hommes et pour les femmes, rentrait ses griffeset se laissait volontiers caresser par les enfants.

Les plioirs recommencèrent leur flux et leur reflux sur lepapier des rames. -eh! Céline, cria l’ouvrière qui souffrait desdents, il est joliment chic le type avec lequel tu te baladais,hier au soir!

Céline fit la nigaude et feignit d’ignorer ce que cette questionpouvait signifier; mais l’autre, poussée par une sorte detaquinerie envieuse, continua: c’est vrai, ce que j’avance; àpreuve que le père Chaudrut t’a vue comme moi; -et le vieil hommequi manoeuvrait des cisailles approuva du bec: -un monsieur bien,un fils de famille, mâtin de chien, ce n’était plus de la petitebière! Mais ce n’était pas une raison pour faire sa tête et passerà côté des gens sans avoir l’air de les reconnaître.

La femme Teston en bâillait d’ahurissement. – Eh bien, aprèstout, dit-elle, Céline n’a pas tort; pourquoi donc qu’elledonnerait comme les autres sa jeunesse à un tas de galvaudeuxd’ouvriers qui lui mangeraient tout ce qu’elle gagne?

– Eh! dites-donc, vous, cria Chaudrut, tapez donc pas surl’ouvrier.

– Des galvaudeux comme vous, répliqua la mère Teston!

– Allons, allons, voyons, maman, laissez donc Chaudruttranquille, gémit la contre-maître.

– Moi, ce qui m’étonne, ricanait la petite, tout en curant seschicots avec des bouts d’épingles, c’est que, lorsqu’on se paie desmessieurs aussi ficelés, on ne se fasse pas payer en même temps desrobes neuves.

Céline fut piquée.

– Mais certainement, que je vais en avoir, et comme tu n’enauras jamais des robes! Va donc, hè, ton entreteneur à toi, c’estle général Pavé! Et puis, tiens, sais-tu, au lieu d’asticoter lesautres, tu ferais vraiment mieux de te mettre les joues sous lapresse, ça t’aplatirait peut-être les ballons qu’on t’a fourrésdans les gencives!

La femme Teston s’égueulait le visage à force de rire et sesyeux lui rentraient sous le front.

– Attrape ça, toi, dit-elle.

Mais la contre-maître menaça l’autre de la ficher à la porte sielle ripostait.

– En voilà assez, cria-t-elle, ma parole, ça devient une vraiehalle, ici!

Désirée, que toutes ces disputes n’intéressaient guère, segrattait la jambe sur laquelle folâtrait une puce. Elles’interrompit soudain et eut un haut de corps; Auguste venaitd’arriver, dans la salle du fond, et il semblait avoir une pochenoire sur l’oeil. Elle fut atterrée et se pencha un peu pour lerevoir; mais le jeune homme paraissait tenir à rester dans l’ombre,car il s’obstinait à tourner le dos au jour et à se dissimulerderrière une pile. Alors elle se leva et elle vit fort bien qu’ilavait un oeil au beurre noir.

Elle s’en fut auprès de lui et fit à voix basse: ah çà,qu’est-ce que vous avez? Venez dans la cour, j’ai à vous parlerd’abord; papa est revenu et je ne pourrai aller au rendez-vous, cesoir.

– Il dit: Ah! et baissa la main qui lui abritait la face.

– Vous vous êtes donc battu, reprit-elle, que vous avez l’oeilcomme une pomme pourrie?

Il prétendit être tombé et s’excusa de ne point la suivre, vu letravail pressé qu’il devait terminer avant son départ. – C’estbien, riposta la petite, d’un ton sec, en pinçant les lèvres, etcomme Chaudrut passait, rattachant la ficelle qui sanglait sablouse, elle s’enquit auprès de lui des motifs qui avaient faitpousser ainsi la paupière d’Auguste. Il déclara sur les cendres desa défunte ne rien savoir; elle n’apprit la vérité qu’une fois dansla cour.

Le marchand de rognures était venu; le contre-maître avait faitl’appel des hommes et toute l’équipe était descendue dans la souteaux vieux papiers. Auguste était avec les autres. Quand on fut enbas et qu’on eut ouvert la porte de cette cave, le jour ne filtraitque par un soupirail sur le gigantesque amoncellement des rognuresqui ressemblaient sous cette lueur jaune à un formidable monceau dechoucroute frisée et blonde. Le père Potier s’écria qu’une lanterneétait insuffisante et qu’il tenait à voir la qualité desmarchandises qu’il achetait. Alors Auguste était remonté avecAlfred pour chercher d’autres lumières. Il devait de l’argent à cecopin. Celui-ci, le matin, tout en étouffant son pierrot de vinblanc, avait tiré de sa poche huit ou neuf bouchons et il s’étaitdit: nom d’un bonhomme, on a rien bidonné, depuis hier au soir!Autant de chopines mortes, autant de bouchons qu’il resserrait, -C’était l’étiage de ses crues. – En attendant, il était sans le souet son ivresse devenait mauvaise. Il réclama à Auguste, qui avaittrente-cinq centimes en poche, les deux francs qu’il lui avaitprêtés pour conduire Désirée aux Folies-Bobino. La discussion avaitduré tant qu’ils étaient en quête de chandelles; une foisredescendus dans la cave et occupés à décroûter le tas des rognureset des maculatures pour les mettre en sac et les peser, la querelleavait recommencé et s’était close par la soigneuse tripotéequ’Auguste avait reçue.

Ce fut le contre-maître qui raconta l’histoire à Désirée; ellerevint tremblante s’asseoir à sa place.

Sa première pensée fut celle-ci: c’est un batailleur, ah bienmerci alors! Et puis, en admettant même qu’Auguste n’aimât pas àchercher noise à ses compagnons, quand on écoppe une pareilleraclée, on est ou un homme pas brave ou un homme pas fort; et ellese trouvait humiliée d’avoir un amoureux qui, contraint à sebattre, ne roulait pas les autres. Puis, cette paupière gonflée luifit peine, elle avait envie de pleurer; Auguste ne disait rien,mais ça devait lui faire bien mal! Il devait avec cela êtrejoliment gêné! Elle se figurait combien c’était vexant pour unhomme de se montrer à celle que l’on aime dans un tel état! Elle envint à songer enfin au sourire goguenard du contre-maître lorsqu’illui avait avoué qu’Auguste avait emprunté de l’argent pour promenersa belle. – Au fait, elle avait peut-être eu tort; elle devait biensavoir qu’il gagnait très peu et que les parties qu’ils avaientcommises avaient coûté cher. Il est vrai que si sa bourse quin’était jamais bien grosse, puisque son père lui réclamait pour sanourriture, son blanchissage et son logement, dix francs parsemaine, avait aidé au paiement de ces réjouissances, jamais ellen’aurait pu faire honneur à son amoureux en achetant une capuche etun filet noeufs.

Elle pensa d’abord à aller trouver Alfred et à lui payer lesdeux francs, puis elle se fit la réflexion que cela lacompromettrait par trop et qu’elle ferait ainsi passer Auguste pourun je ne sais quoi, et puis deux francs c’était une somme. C’estégal, le pauvre garçon était sans le sou; peut-être n’avait-il pasde quoi fumer! Elle eût voulu le savoir, et avec cette bontéimbécile qui souhaite des malheurs pour les réparer, elle auraitété satisfaite qu’il n’eût pas de quoi rouler des cigarettes, afinde pouvoir en chercher un paquet, et le lui offrir.

Quoi qu’il en fût, elle était prise d’un grand attendrissementet elle se reprochait le ton sec avec lequel elle lui avait parlétout à l’heure. Elle n’y tint pas. Auguste était seul, dans soncoin; elle se leva et, ne sachant comment lui témoigner qu’ellen’était point fâchée contre lui, elle s’approcha et, sans lever lesyeux, lui tendit la joue.

Auguste était aussi très ému; il l’embrassa doucement, et, commele baiser se prolongeait, Désirée, rouge comme une cerise, se sauvajusqu’à sa place et répondit que les oreilles lui cuisaient quandla contre-maître s’informa de ce qu’elle avait bien pu faire pouravoir ainsi le sang à la tête.

Céline avait suivi toute la scène des yeux. Elle se demandaittoujours s’il fallait brusquer les choses ou les laisser aller;elle se demandait encore si, avant de parler mariage avec Auguste,il ne vaudrait pas mieux consulter son père. Depuis qu’elle étaitarrivée à prendre d’assaut son peintre, toutes ses humeurs, toutesses lubies avaient disparu et elle était pleine d’indulgence pourles amours de sa soeur. Autant les couples heureux l’avaient faitjadis sauter de rage, autant, maintenant, ils lui paraissaientmériter qu’elle s’y intéressât. Auguste ne lui plaisait toujourspas beaucoup; il avait quelque chose de timide et de froid qui lagênait. Il manquait de rigolade et d’entrain, mais en fin decompte, elle n’avait aucun grief à lui reprocher; il s’était mêmetoujours conduit honnêtement avec elle, soldant ses consommationsaussi bien que celles de sa soeur, lorsqu’ils se trouvaientensemble. Il avait soutenu Désirée quand elles étaient en bisbille;mais c’était naturel, chacun défendant son bien; et puis elle étaitcomme toutes les femmes qui, n’ayant plus rien à envier pour elles,s’intéressent aux affaires des autres, aiment à se mêler de ce quine les regarde pas, barbotent dans les écheveaux embrouillés, lesembrouillent davantage et s’efforcent d’autant plus de les démêlerqu’elles n’y ont pas d’intérêt sérieux.

Tout bien considéré, il eût peut-être été plus sage de laisserAuguste se morfondre sans rendez-vous, pendant des mois; mais, d’unautre côté, la petite pouvait devenir quasi folle, le rejoindrequand même et culbuter. Le baiser qu’elle venait d’offrirl’inquiéta. – Elle conclut que mieux valait en finir, emmenerAuguste, lui poser carrément la question, se débattre ensuitecontre son père.

Elle avait l’air si étrange lorsqu’elle l’aborda, qu’Augustecraignit un malheur et la rejoignit aussitôt, dans la rue. Ils nedirent mot sur le trottoir; alors Céline le mena chez un marchandde vins et là, épaulés contre des lauriers en caisse, ils seregardèrent d’un air assez embarrassé, tout en tournant avec unecuiller de fer battu le barège de leur absinthe.

Malgré son assurance, Céline ne savait trop comment tenterl’abordage. Elle prit des chemins de traverse, parlant de la petitefille qui était à l’atelier, disant que c’était bien gentil lesenfants, que si elle avait été mariée, elle aurait voulu enavoir.

Auguste gardait le silence; d’abord parce que le subitenthousiasme de Céline pour les douceurs de la maternité luiimportait peu; ensuite parce que son oeil lui faisait mal.

– Est-il vrai, continua-t-elle, que vous ayez reçu ce coup depoing à cause de ma soeur?

Il répondit que ce n’était pas précisément à cause d’elle;c’était pour des affaires entre Alfred et lui; il avait été frappéd’ailleurs quand il ne le prévoyait pas; – c’est égal, si lescamarades ne l’avaient pas retenu, son adversaire aurait passé unfichu quart d’heure; il le rattraperait du reste!

Céline l’écouta patiemment exhaler ses menaces et sesplaintes.

– Tout cela, c’est bien embêtant, reprit-elle; tout le monde àl’atelier est convaincu que Désirée est la cause de cette bataille;ça lui fait du tort, on la regarde et l’on cancane. Ah! Et puiszut! Tenez, je vais vous dire la chose de suite, moi, ne lanternonsplus. Voulez-vous l’épouser, oui ou non?

Auguste devint cramoisi et son oeil poché se fonça. Il balbutia:- Mais oui, certainement, je l’aime bien, mais cependant, ilfaudrait avoir un peu de temps devant soi pour réfléchir.

– Réfléchir à quoi? s’écria Céline. Voyons, pas de motsinutiles; parlons peu, mais parlons bien. Voici la situation:Désirée n’est pas mal de sa personne; elle a un oeil qui n’estpeut-être pas très droit, mais peu importe; d’abord, comme dit monpeintre qui l’a entrevue, un oeil qui tourne un peu, c’est commeune mouche bien placée sur un visage, ça attire! – Auguste eut leregard ébahi d’un homme qui ne comprend pas. -Céline se hâta depoursuivre, craignant qu’il ne réclamât une explication qu’elle sesentait absolument incapable de lui donner. – La phrase l’avaittellement étonnée quand elle lui avait été dite qu’elle l’avaitretenue et qu’elle la roulait, dans sa tête, sans comprendre cequ’une mouche sur un visage pouvait bien avoir de commun avecl’oeil de sa soeur. Elle continua: – Je n’ai pas à parer mafamille, mais Désirée est une ouvrière hors ligne qui gagne parfoisvingt francs par semaine. Dans ces conditions, ce ne sont pas lespartis qui manquent, vous pouvez le croire; ce n’est donc pointl’embarras du choix qui me fait vous parler. Vous apportez quoid’ailleurs? De la conduite et vos deux bras, tout cela ne faitjamais que quarante centimes l’heure; mince de fricot! Mais peuimporte, si vous vous aimez. écoutez-moi bien: – papa est deretour, Désirée a dû vous le dire. – Vos réunions vont tomber dansl’eau. Ma soeur ne choppera pas, je suis là. – C’est pas la peinede me regarder ainsi; moi je suis bâti autrement qu’elle; si j’aifauté, c’est que ça m’a fait plaisir; je n’en suis pas moins unehonnête fille d’ailleurs. Vous dites quoi? Que vous le savez?Parbleu, vous n’avez pas de mérite à le savoir, c’est connu!Voyons, ce ne serait pas gentil: un petit ménage avec des enfants,une jolie chambre en noyer, des rideaux blancs, de l’amour plein lelit, des bouteilles dans l’armoire et, si l’on est sage, du rôti,tous les dimanches. Hein! Ça vaut la peine qu’on y pense; le pèreest un brave homme, la mère ne gêne pas, la soeur vous laconnaissez, balocheuse, mais pas méchante; reste à s’assurer si lepapa ne dira pas non. Dame! C’est une autre question, mais je m’encharge. Il faut d’abord que je sache à quoi m’en tenir avec vous; -seulement dépêchons, il me faut une réponse avant que je m’enaille, et je décampe dans trois minutes.

Auguste suait à grosses gouttes. Il annona un oui sansenthousiasme.

– Alors tout va bien, continua l’autre, nous allons commencer lamanoeuvre. – L’absinthe ça fait combien? – Le jeune homme nes’interposa pas; il n’avait plus que trois sous, l’achat d’uncornet de tabac lui ayant raflé les quatre autres, et puis, commedisait Céline, en allongeant sa pièce, nous n’avons plus à nousgêner entre nous, nous sommes maintenant en famille.

Il resta très ahuri. Il eût à coup sûr mieux aimé rester garçon,préféré avoir Désirée comme maîtresse plutôt que de l’avoir tout desuite pour femme, mais il savait parfaitement que c’étaitimpossible. Elle ne lui avait pas caché d’ailleurs sa façon depenser là- Dessus; mais c’est égal, il eût voulu pouvoir prolongerainsi la situation, comptant sur un hasard, sur n’importe quoi.d’un autre côté ce n’était pas une vie que d’être toujours sans lesou; or Désirée était un parti avantageux, puis cela ferait plaisirà sa mère qui, ainsi que la plupart des femmes impotentes etvieilles, aspirait à voir marier son fils. Il se ratiocinait toutesces raisons, se ressassant: j’ai dit oui, je vais sauter le fossé,mais comment faire? Et, malgré tout, l’idée qu’il allait perdre saliberté le chagrinait. Il en venait à espérer par moments queVatard s’opposerait au mariage et, une minute après, quand il sereprésentait le tableau dépeint par Céline: une chambre propre etclaire, Désirée en caraco blanc, l’époussetant, toute fière de sesmeubles, il avait peur d’être refusé.

Ballotté à gauche, à droite, ne voulant pas et voulant plutôt,il finissait par être très abasourdi. Il n’avait bu qu’uneabsinthe, trempée d’eau et de gomme, et il se sentait béatementsoûl. Une réflexion traversa cependant la brume de ses idées etacheva de le convaincre qu’il n’avait pas eu tort de répondre oui.Des bruits circulaient dans la maison Débonnaire, on disait que lepatron s’était disputé avec le contre-maître et qu’il allaitprobablement lui régler son compte. Si l’histoire était vraie, quiprendrait la place? Personne à l’atelier n’était capable de laremplir. Le nouveau chef serait choisi dans une autre maison et ilamènerait comme toujours avec lui des camarades. Les ouvriersmédiocres seraient mis dehors et remplacés par d’autres; ceux-là nevaudraient sans doute pas mieux, mais ils seraient du moins lesamis du contre-maître. Auguste ne se dissimulait point qu’au caséchéant, il risquait fort d’être congédié. La perspective de setrouver sans position sur le pavé lui fit courir un froid surl’échine. S’il épousait Désirée, il était par cela mêmeinattaquable, la contre-maître aimant la petite et la femme Testonfaisant la pluie et le beau temps auprès des patrons.

Chapitre 11

 

– Et d’un! Murmurait Céline, très satisfaite; passons maintenantà l’autre. Ici la victoire était moins certaine. Aussi Céline serésolut-elle à agir de concert avec la maman Teston. En raison deson âge, de ses vertus domestiques, de son incomparable habileté àcuisiner des fèves, cette femme exerçait sur Vatard une influencesans égale. à elles deux, elles avaient chance de pulvériser sesobjections, de faire triompher Auguste.

Quand Céline eut appris à la camarade le service qu’elleréclamait de son obligeance, la mère Teston jubila, rit comme unehébétée et, joignant les mains, murmura: comme ça sera mignon! -Elle était de ces femmes qui pleurent lorsqu’elles aperçoivent unepremière communiante ou une mariée en blanc. Cette couleur luisuggérait des idées touchantes, lui rappelait ses souvenirs chastesd’enfant, ses joies désirantes de vierge. – Auguste ou un autre,peu lui importait; mais la pensée que sa petite Désirée trotterait,dans une église, avec une grappe d’oranger sur les cheveux et unvoile balayant les dalles, lui causa une telle impression qu’elleplut des yeux à grosses gouttes, puis se pourfendit la bouche en unlarge rire, jura enfin qu’elle aiderait Céline à décider sonpère.

Un rendez-vous fut pris. Ce matin-là, Céline dit à sa soeur: Tupeux aller dîner, ce soir, avec Auguste, j’arrangerai cela. Tupourras même t’en donner avec ton prétendu jusqu’à dix heures. Ilest inutile que tu reviennes avant.

Désirée, qui était sevrée des rencontres, à la brume, etharcelée par les prières et les révoltes d’Auguste, bondit et, sansen demander plus, s’en fut trouver le jeune homme et lui annonça labonne nouvelle. Celui-ci entama un chahut d’allégresse vis-à-visd’une pile, et il invita la petite à venir dîner avec lui aurestaurant de la Belle Polonaise.

A l’atelier, Céline et la mère Teston dressèrent leursbatteries. Il demeura entendu que la vieille ouvrirait le feu, queCéline se bornerait à la soutenir.

Vatard fut surpris de ne pas voir Désirée à l’heure du repas,mais Céline insinua qu’elle lui donnerait l’explication de sonabsence quand la mère Teston serait présente.

Vatard insista pour l’avoir de suite. – Sa fille refusa. -Vatard se mit en rage. Elle tint bon, mais pensa que l’aventurecommençait mal! Ils n’échangèrent plus une parole tant que dura labriffe. Ils étalaient sur une tartine du brie coulant, quand lafemme Teston entra.

Céline lui jeta un regard de détresse et, s’approchant d’elle,souffla: – Allez-y, maman Teston, et ferme!

La vieille tira solennellement un pan de culotte, une piècequ’elle voulait y coudre, des aiguilles, un dé, et d’une voix malaffermie, elle commença:

– Vatard, quand vous avez demandé au père Briquet la maind’Eulalie, il vous répondit quoi?

– Il me répondit probablement: prends- La, mon garçon, mais jene vois pas…

– Peu importe que vous ne voyiez pas; alors qu’avez-vousfait?

– Comment, ce que j’ai fait? Est-ce que je le sais, moi? Il y ades années que tout cela a eu lieu!

– Vous avez dû sauter en l’air, Vatard, et vous écrier: Quelleveine!

– C’est possible! Mais je ne vois toujours pas…

– Eh bien, articula péniblement la femme, c’est à votre tour decrier: prends-la, mon garçon!

– Hein? quoi? qu’est-ce que vous me chantez là?

– Papa, jeta Céline, il s’agit de Désirée et d’Auguste.

– Désirée! vous voulez marier Désirée avec Auguste! Qui est-cecela Auguste?

Alors la charge donna bride abattue; la femme Teston et Célineparlèrent ensemble. Auguste, c’est un brave garçon, un ouvrier dela brochure qui aime Désirée et que Désirée aime, c’est un garçonsobre, rangé, tranquille…

Vatard repoussa l’assaut par cette simple sortie: – Combiengagne-t-il?

Les deux femmes eurent un moment de recul. Elles proférèrentplus bas: – Huit sous l’heure!

– Un sabot, quoi!

La femme Teston était désarçonnée. Céline vint à la rescousse etreprit: – Huit sous pour l’instant, mais dix sous, douze sous dansquelques mois; c’est un ouvrier sobre, un ouvrier tranquille…

– Connu! Tu l’as déjà dit-ne bavons pas, – j’ai toujours été unbon père, je m’en flatte, et ça n’est pas maintenant que jeconsentirais à faire le malheur de ma fille. Huit sous, mais c’estla débine, c’est la dèche en plein! Huit sous, c’est des haricotstoute la semaine et un franc soixante donné par moi, tous lesdimanches, pour acheter du veau! C’est le terme pas payé et despleurs, tous les trois mois, pour me le soutirer; c’est mesassiettes, mes casseroles, mes plats empruntés pour deux jours etne me revenant jamais; huit sous, c’est le pillage de mon mobilier,la mise à sec de ma bourse! Oui, oui, je sais bien ce que vousallez me raconter, qu’ils s’en tireront tout seuls; ce n’est paspossible, je n’y crois pas!

– Mais ils s’aiment, papa! gémit Céline.

– C’est-il de ma faute? Non, n’est-ce pas? Et puis, tenez, sivous aviez pour deux liards de bon sens, vous auriez compris queDésirée ne pouvait se marier encore! Ici, la mère est infirme,incapable de se remuer; admettez que Désirée parte avec son mari;Céline fiche le camp, tous les soirs, elle prend la maison pour uneauberge, elle ne raccommode rien, ne nettoie rien, s’en va je nesais où! – Ne réponds pas, j’aime mieux ne pas savoir où tu vas. -Ah! Bien, il serait propre, le ménage! Une vraie débandade, ainsique chez Tabuche! Où il faut que chacun rince un verre quand ilveut boire, et encore, lorsque l’on met du sucre dans son grog,comme on ne retrouve jamais les petites cuillers, on est prié desortir sa clef de sa poche et de piler son sucre avec! Si vousappelez ça une perspective agréable pour un père, eh bien! Vousn’êtes pas difficiles!

La mère Teston riposta avec une douceur aigre: – Alors, parceque votre femme est infirme, il s’ensuit que votre fille ne doitpas se marier?

– Je ne dis pas cela, s’écria Vatard, je ne dis pas cela! Je disque si, au lieu de me proposer un garçon sans le sou et sans moyenspour en gagner, vous m’aviez présenté un ouvrier capable derapporter une dizaine de francs par jour, j’aurais réfléchi,j’aurais vu; je dis que, pour accepter la vie stupide que vousm’offrez, je veux que ma fille ne soit pas dans la misère, je veuxune compensation enfin!

– Mais puisqu’ils s’aiment! hurla Céline.

– Toi d’abord, tais ton bec, tu me soûles avec tes cris! Ilss’aiment, ils s’aiment! Comme c’est neuf! Tas de bûches! Si l’onépousait toutes les femmes qu’on aime, ah bien ça serait du propre!Eh! ça leur passera! Tout le monde a aimé une femme avant sonmariage et en a épousé une autre! C’est-il vrai? Oui ou non? Tenez,vous, la mère, avant de vous unir avec Alexandre, vous aviezcertainement raffolé d’un autre homme.

La femme Teston eut un soubresaut; elle répondit avec dignité,une main sur l’estomac, à gauche:

– Vous vous trompez, Vatard, Alexandre a été le seul homme quej’aie aimé!

– Enfin, reprit le père, à bout d’arguments, en voilà assez!Parlons de tout ce que vous voudrez, excepté de cela… nous nesommes pas ici pour nous castiller, et puis d’ailleurs, comme lanoce n’aura pas lieu demain, faites-moi pour l’instant le plaisirde me ficher la paix!

Alors la soirée devint morne. La femme Teston tira l’aiguillesans desserrer les dents; Céline remit, expectorant de temps àautre un long soupir, des boutons à ses camisoles.

Vatard ralluma sa pipe et la fuma, très sombre, prévoyant desquerelles sans nombre, des ennuis sans fin.

Et tandis qu’ils se morfondaient, les uns et les autres, Augusteet Désirée riaient comme des fous. – Céline n’avait pas prévenu sasoeur de l’assaut qu’elle voulait tenter. – Auguste avait bien dità la petite qu’il était décidé à la demander en mariage, mais elle,qui avait toujours craint un refus du père, avait repris courage,ce soir-là. Persuadée que son prétendu était très séduisant, ellene doutait plus qu’après avoir un peu grogné, Vatard ne l’acceptâtpour gendre. Elle était loin de croire au piteux résultat desdémarches osées.

En attendant, le couple s’ébattait comme une volée de jeunesmerles. – Auguste avait emmené la petite dans un restaurant fameux,rue de la gaîté, un restaurant où l’on fabriquait des repas denoce, et ils avaient dîné dans le jardin, sous une tonnelle.

C’était un endroit charmant, avec des bosquets étoilés defeuilles, des arbricules poussiéreux, des tables en bois et unebalançoire dans des marronniers. Au fond, il y avait un rideau decyprès et de pins, les cyprès et les pins du cimetièreMontparnasse, qui s’étendait derrière cette guinguette. Il n’yavait pas grand monde ce soir-là. Un mari et une femme mangeaient,dans un coin, du maquereau et des pois; un chien tournait surlui-même pour attraper sa queue, puis, bâillant et levant le gigot,pissait quelques gouttes contre les pieds d’une table; un homme etune femme étaient montés sur la planchette de la balançoire; lafemme s’était attaché les jupes avec son mouchoir et elle donnaitainsi que l’homme de solides coups de reins qui les envoyaient, àtoute volée, dans les branches. Auguste et Désirée dînèrent bien etpour pas trop cher. Ils avaient eu une bouteille, une soupe, unfricandeau et du fromage pour trois francs soixante-dix centimes.Leur bonheur eût été complet si trois jeunes gens n’étaient venuss’installer près d’eux. Ils avaient été insupportables, soutenantqu’ils sentaient un parfum de cadavre et de lapin rôti. Le garçonqui les servait était positivement scandalisé. Il avait raisond’ailleurs; quand on ne veut pas d’une chose, il ne faut pas endégoûter les autres. Le fait est que Désirée en vint à croire quele cimetière envoyait, de temps en temps, des bouffées fades;Auguste le niait, mais à la fin pourtant, comme les jeunes genscontinuaient leur mauvaise plaisanterie, tout en fumant descigarettes entre chaque plat, il s’avoua qu’ils avaient peut-êtreraison et que ce jardin fleurait l’odeur des tombes chauffées parl’outrance des soleils, l’été.

Désirée était très gênée. – Les trois jeunes gens la regardaienttrop. L’un d’eux, un brun avec des yeux d’arabe et une barbe noire,en fourche, lui jetait des coups d’oeil polissons; un autre, unmaigre, blond, avec une barbe en éventail et un nez busqué, ladétaillait d’un air narquois; le troisième enfin, avec unpince-nez, des cheveux frisés et ramenés en arrière, une moustacheen brosse, semblait pris de pitié pour Auguste. Elle hâta le repaset voulut aller boire le café ailleurs.

Auguste, lui, avait mieux pris les choses. Il était fier de sonamie et il trouvait glorieux d’être envié par des gens bien mis.Ils sortirent et comme il était déjà tard et que la petite voulaitrentrer chez elle, vers les dix heures, ils s’en furent simplementà côté, au café d’Apollon. Ils préférèrent, au lieu de rester surla terrasse de plain-pied avec la rue et toujours bondée de monde,descendre dans la salle du bas, plus calme, et où l’on pouvaits’asseoir sur de larges divans et causer à l’aise. à l’étageau-dessus, où conduisait un escalier en vrille habillé de vieillealgérienne pour abriter des regards indiscrets les tibias desdames, on tapotait sur un piano et l’on braillait. Une vaguesenteur de ripaille traînait dans les salles de cette buvette. Lepatron offrait aussi de jolies surprises; il apportait avec lemazagran un petit obus en sucre, et si l’on approchait uneallumette de la pointe, un petit feu d’artifice jaillissait, unepluie d’étincelles s’éparpillait sur la table, mêlant son fumet depoudre à l’arome du tabac grillant et du café chaud.

Ils réglèrent le compte à eux deux, en dépit d’Auguste quijugeait digne de protester; mais comme involontairement elle jetaun coup d’oeil sur son pochon, il n’insista plus et, après quelquesminutes de silence, il dit simplement que, lorsqu’ils seraient enménage et quand, le dimanche, ils ne voudraient pas faire decuisine, ils pourraient de même qu’aujourd’hui festoyer à la bellepolonaise, ou en face, chez Gagny. Désirée l’approuva, tout enfaisant observer qu’en prenant une seule portion pour deux et, aulieu d’une bouteille cachetée, un litre, ils pourraient dépensermoins encore. Puis ils continuèrent à parler d’avenir. -Célinedevrait bien, soupirait Auguste, causer de moi avec ton père; j’aidéjà prévenu ma mère, elle est enchantée d’avoir une belle-fillecomme toi, car tu vas en faire une riche petite femme!

– Vous ne le pensez pas, méchant, interrompit l’enfant qui crutde son devoir de minauder.

– Mais si je le pense, je te l’ai dit, je vous trouve gentille,jolie; -elle lui tapa sur les doigts pour l’obliger à se taire. -ettoi, reprit-il, tu diras quoi à ton père, lorsque Céline lui auraparlé de notre mariage? – Mais je n’aurai rien à lui dire, jecrois; il n’acceptera peut-être pas du premier coup, mais deuxjours après. Ne nous inquiétons pas, va, ça ira tout seul.

C’était juste à ce moment que Vatard s’écriait: – Un sabot,quoi!

Lorsque Désirée fut de retour, Céline, qui l’attendait, laregarda. Désirée lut dans ses yeux, devina tout, s’élança verselle: – Tu lui as parlé? Dis vite!

Céline baissa la tête, alors l’autre baissa aussi la tête et unegrosse larme lui dégoulina des cils. Céline ne soufflait toujoursmot, n’osant espérer la consoler; elle commença pourtant quelquesphrases, ne les acheva point, et, entourant de son bras le cou desa soeur, elle la baisa sur les yeux et la fit coucher.

Chapitre 12

 

Vatard ne s’était pas trompé; il allait être accablé par desquerelles sans nombre, par des ennuis sans fin. Son refus eut pourpremière conséquence de rendre Désirée absolument possédéed’Auguste. Jamais elle ne l’aima tant. Ils se tutoyèrent, ne sedisant plus comme autrefois, tantôt tu tantôt vous, éprouvant, dansleur malheur, une sorte de consolation, se trouvant plus rapprochéset comme s’appartenant davantage, depuis qu’ils se parlaient ainsi.Dans les coins isolés, dans la cour, près de la fontaine, ils sedévisageaient avec des joies contenues, bégayant des motsentrecoupés, riant sans motif, échangeant des bouts de rubans etdes fleurs. Auguste se levait, le matin, plus tôt, couraitau-devant de son amoureuse, se postait dans la rue, déchiffrant lesaffiches collées sur les murs, examinant ces charretées boueuses defruits que des femmes dont les sabots clapotent poussent le longdes trottoirs, et quand il l’apercevait au loin, trottinant, sonsac de cuir au bras, il s’élançait au-devant d’elle, l’emmenaitdans une des petites rues adjacentes, à moitié désertes, et là ilss’embrassaient en se laçant les bras autour des épaules. Ilsn’avaient plus qu’un but, tromper la surveillance de Vatard qui,devenu très soupçonneux, venait chercher sa fille à la sortie del’atelier, et ne s’absentait plus le soir de peur qu’elle nedécampât.

La vie était devenue insupportable pour les uns comme pour lesautres. à table, Désirée ne desserrait plus les dents, mangeait àpeine, chipotant sur chaque morceau, laissant son verre toujoursplein, rêvassant, soupirant des Jésus-mon- Dieu, des hélas! Quivous coupaient l’appétit. Céline grognait, et, lorsqu’elle crachaitun noyau de prune, elle le jetait véhémentement dans l’âtre, selevait et, avec un regard de défi, faisait claquer les portes.Vatard baissait les yeux, craignant d’entamer une querelle; alorsDésirée se levait à son tour, pliait sa serviette et, droite, sansse retourner, entrait dans sa chambre qu’elle fermait à clef.

Vatard relevait le nez, se crispait les poings, invoquait leciel et il ne bougeait, contemplant Eulalie dont le ventre jetaitsur les murs une ombre de bonbonne. Il crut toujours que ce partipris de Désirée de s’enfermer dans sa chambre était uneprotestation muette contre son refus. Il se trompait. Il y avaitbien un peu de cela, mais le véritable motif était autre. L’enfantse mettait à la fenêtre et regardait le pont suspendu; Augustevenait s’y installer, et là, trop éloignés pour se parler, ils sefaisaient des signes, se lançaient des baisers, des clins d’yeux,des rires. Cela durait jusqu’à ce que la nuit tombât et parfoisleurs signaux étaient interrompus par le passage des trains.Auguste disparaissait tout à coup, comme dans un nuage, puis, quandla fumée s’envolait, s’écardant comme des flocons d’ouate, le jeunehomme continuait à lui envoyer des bécots avec les doigts. Sifureteur qu’il pût être, Vatard n’avait pas encore éventé ce truc,mais il connaissait en revanche Auguste et son oeil. à voirtoujours le même individu rôder autour de sa demeure, il lui avaitété facile de deviner comment s’appelait cet homme.

En attendant, le mutisme obstiné de Désirée, ses alluresanonchalies, son indifférence toujours croissante à soigner lesplats, jetèrent Vatard dans des rages sourdes qui compromirent sesdigestions. Assis devant la soupe, n’ayant autour de lui que desregards larmoyants ou hostiles, il s’affaissait sur lui-même,furieux et craintif, laissant s’embourber sa cuiller dans la soupequi se figeait.

Alors que le veau mal cuit saignait sur un lit de carottes, ilétait envahi par de bondissantes colères que la mine hargneuse deCéline lui faisait rentrer. Le soir, il demeurait seul; la mèreTeston même ne le visitait plus, et, après deux pipessilencieusement fumées, il couchait Eulalie, et, revêche, bâillaitjusqu’à dix heures.

Puis, un beau soir, la situation empira. Céline revint de sesescapades avec des gestes de folle, bouleversa tout, jeta lesportes, ferma les croisées à coups de poings, fut à ne plus osertoucher avec des pincettes. Vatard crut que sa réponse auxpropositions qu’elle lui avait soumises d’unir Désirée avec Augusteétait cause de ces bourrasques. En cela, il se trompait encore.Céline était bien assez ennuyée pour son propre compte, sanspersister encore à prendre comme elle l’avait fait jusqu’ici ladéfense de sa soeur.

Elle avait revu Anatole. Celui-ci n’avait pas emporté d’assautla fillette qu’il comptait réduire. La malheureuse l’ayant congédiéà temps, il regretta de n’avoir pas giflé Céline, le soir où il luiavait gouaillé ses théories et ses adieux. Il avait de plus apprispar de bonnes camarades de l’atelier que son ancienne maîtresseallait subir un somptueux emballage dans de la soie. Il en avaitconclu qu’elle était richement entretenue et qu’il ne serait quebien juste qu’il participât à une telle aubaine. Il avait doncguetté Céline et, un soir, il l’avait hélée: hé limande! Célineavait filé à grands pas, mais il l’avait rejointe, lui avait prisle bras et il continuait avec de grands gestes.

– Alors tu t’étais dit comme cela: Anatole il est dans lescombles! Il m’a oubliée, ce marquis de mes deux! C’est une autremaintenant qui vendange ses grâces! ô les hommes, les hommes!C’est-il lâche! – Tu errais, mon coeur, Anatole pensait toujours àsa petite Céline. Ce que ce souvenir lui a coûté de chopines, parexemple, pour tâcher de l’oublier, c’est incalculable; des quarantesous de crédit par jour! Tu seras cause de la ruine de bien desmastroquets! Voilà ton ouvrage. Si c’est pas une pitié! Eh bien! Jet’adore tout de même; puisque je t’ai retrouvée, je ne te quitteplus!

Céline fut désolée. – Voyons, laisse-moi, dit-elle, tu sais bienque tout est fini entre nous, j’ai un amant, tu as une maîtresse,je ne t’en veux pas, moi, d’en avoir pris une…

– Je l’ai lâchée, cria triomphalement Anatole; elle était bêtecomme un litre vide, et laide! De la gorge? Oui, deux lentilles surune assiette! Des yeux? Des pruneaux dans du blanc d’oeuf! Et aveccela, quand elle ouvrait la bouche pour jaser, elle faisaitl’absinthe! Merci bien, si c’était un bijou, il n’avait pas lepoinçon de la monnaie! J’aime pas le toc, moi, je veux du vrai!Elle était point comme toi, qui as des appâts à vous crocheter lecoeur! Parole! Je flambe rien qu’à te regarder. T’as des pétardsdans la prunelle, faudrait être de bien mauvaise foi pour ne pas lereconnaître! Oui, je sais bien, tu as un nourrisseur qui te vésuvedes jaunets quand tu lui dis: mon prince. -combien qu’il te donne,à propos! -rien? – Tu serais assez bête! … oh! C’est pascroyable, je t’estime trop pour penser que tu ferais le bonheurd’un monsieur sans qu’il lui en coutât rien! S’il en était ainsi,je m’y opposerais, d’ailleurs; je veux que tu sois heureuse, moi!Mais c’est des fichaises! Passons, j’ai assez de coeur pour ne pasvouloir que tu lui fasses des crasses, à ce pèlerin-là! Jet’autorise donc à ne pas le lâcher; ce serait manquer desavoir-vivre. Non, non, poulotte-le, mon ange, dorlote-le,cherche-lui ses puces, dis-lui qu’il est beau comme un boulevard,que tu l’aimes quand il se lève, que tu l’adores lorsqu’il secouche! dis-lui qu’il a du chic quand il se remue, qu’il a dumaintien lorsqu’il ne bouge pas, crie-lui dans les oreilles: c’esttoi, t’es le premier, t’es l’unique, t’es le seul qui m’ait jamaisplu! Du bonheur en rôti, du bonheur en fricassée, du bonheur àtoutes les sauces! Je serai le garçon qui apporte, moyennantpourboires; réponds, cela te va-t-il?

– Je ne veux pas! s’écria Céline.

– Ah! tu ne veux pas! Tu as cassé l’agrafe, tu as bien réfléchi!Tu ne veux pas y venir faire une soudure, là, sur le zinc, en face.-faudrait donc alors que je te tape sur le réverbère? Non, là,sincèrement, ça me coûterait. – Voyons, décide-toi, restant demalheur, ou je cogne!

Céline jetait des regards éperdus autour d’elle; elle eut peur,prit la main d’Anatole et se fit douce.

– Ah! tu n’es pas raisonnable, tu sais bien qu’il ne m’est paspossible de te contenter, je n’ai pas le sou, il ne vend pas sestableaux, il ne me donne presque rien, non, là, vrai, je ne peuxpas!

– Tout ça, c’est des mots pour ne rien dire, reprit Anatole. -Tiens, je fais bien les choses, et il lorgnait du coin de l’oeildeux sergents de ville qui poignaient au loin; je te donne troisjours pour réfléchir; d’ici là, je vais faire chauffer la colle quidoit nous réparer. Elle sera forte, je t’en réponds, et t’aurasbeau crier au vinaigre, elle t’arrachera la peau si t’essaies del’enlever! Et il claqua du jarret, se mit au port d’armes,s’inclina comme s’il ouvrait une voiture, et sifflotant, partitavec cette allure débringuée qui le rendait irrésistible auprès desfemmes.

Céline se fit alors accompagner par son amant, le soir, dans lesrues. Anatole les suivait à distance, mais le jonc plombé dupeintre lui imposait sans doute, car il ne les abordait point.Céline ne pouvait néanmoins reprendre courage. Son amant se bornaità lui faire observer qu’il était insupportable de sortir par tousles temps, la nuit, et que la perspective d’une lutte à main plateavec un voyou le ravissait peu. Elle le trouva peu dévoué, maiscomme il chantonnait, en écrasant ses pâtes dans un godet, toutesles fois qu’elle se préparait à l’injurier, elle bridait sa colèreet ne la laissait s’échapper qu’une fois de retour chez son père.Impatienté par ces chamaillis et ces disputes à propos de rien,Vatard se fit cette réflexion, que la maison n’était plus tenable,qu’il ne pouvait s’astreindre à rester au logis comme un cloporte,et peu à peu la surveillance qu’il exerçait sur Désirée se relâcha.Parfois cependant, une défiance soudaine l’assaillait et alors,dans un accès de zèle qui l’éreintait et lui faisait gémir, en semettant au lit: – Si elle tourne mal, ce ne sera vraiment pas de mafaute! Jamais père n’a eu autant de souci de la vertu de sa fille!-il la suivait, la guettait, ne songeant plus à cette idéephilosophique que Tabuche avait émise: – Si tu embêtes ton enfant,si tu es toujours sur son dos, tu peux être assuré qu’ellechaloupera; il serait plus simple alors de la pousser tout de suitedans les bras de son amoureux, tu t’éviterais au moins des pertesde temps et des ennuis. – Qu’il eût ou qu’il n’eût pas reconnu toutd’abord la justesse de cet axiome, il n’en fut pas moins vrai queVatard cessa de pourchasser sa fille. Elle put donc revoir Auguste,mais leurs rendez-vous étaient forcément écourtés. Désiréeattendait qu’une demi-heure se fût écoulée, après le départ dupère, craignant qu’il n’eût omis d’emporter son mouchoir ou sapipe, et elle revenait de très bonne heure, avant son retour.

La rue où ils se rejoignaient était heureusement peu éloignée,une rue faite exprès pour les amoureux, la rue du Cotentin, unegrande route à peine éclairée, bordée à gauche par le remblai duchemin de fer, des gares à marchandises, le poste des landiers, lesmessageries; à droite, par quelques bâtisses, des dépôts de pavéset des palissades. Ils se promenaient, de long en large,rencontrant à peine une ou deux personnes, un enfant en course, unchien flairant; arrivés au milieu du chemin, à l’endroit oùs’ouvre, vis-à-vis de la rue de l’Armorique, l’entrée des docks,ils passaient vite devant les trois lanternes qui éclairaient lacaserne des douanes et ils se renfonçaient dans l’ombre. Ilss’arrêtaient presque toujours à mi-chemin et fouillaient d’unregard curieux au travers des palis d’une porte. Un champ immenses’étendait, arrêté au loin par la masse noire des maisons alluméesd’un point rouge aux vitres. à perte de vue, des entassements depavés s’élevaient, des pyramides grisâtres qui bleuissaient quandla lune, écornant leurs pointes, étalait la froide eau de seslueurs sur l’ombre diminuée des rues. Au fond, dans un vaguecrépuscule, entre deux cônes gigantesques de pavés plus gros, desarbres bouffaient, subitement retroussés par un coup de vent ouvoilés par les flocons tourbillonnants d’un tuyau d’usine. Près deDésirée, derrière la haie des planches, une charrette gisait, lesquatre fers en l’air, un tombereau faisait étinceler les menottesde cuivre de ses bras, des scintillements s’accrochaient au ferd’une pelle, au croissant d’une pioche. – Un silence de mortplanait sur la rue, réveillée soudain par la strideur d’un siffletde machine, par le rire épanoui des gabelous au poste.

Ces amoncellements de pierres se dressant dans la nuit,donnaient la chair de poule à Désirée; elle se serrait plusétroitement contre Auguste, et, la tête appuyée sur son épaule,elle marchait doucement et, comme toutes les amoureuses au clair delune, elle levait, sans savoir pourquoi, le nez en l’air, admiraitles étoiles, puis un peu penchée, pressant à petites secousses lebras de son homme, elle le pinçait du bout de l’ongle pour qu’il laregardât et la vît sourire. Mais l’heure du départ approchait etils restaient là, l’un devant l’autre, silencieux et ne se quittantpoint. à la fin elle murmurait, en rattachant les brides de sacapuche: « Je m’en vas, » et ils s’embrassaient longuement,soupiraient, se donnaient rendez-vous, pour le lendemain, àl’atelier. Alors elle détalait comme une rate, le long des murs, seretournait au coin de la rue pour revoir Auguste, et lui, aprèsquelques minutes, regagnait, tout en mâchonnant une cigarette qu’ilne fumait point, son logis de la rue du Champ-d’Asile.

Leurs réunions se renouvelèrent, mais ces quelques minutes,conquises à grand’peine, ne les contentaient plus. Ils étaientdevenus aussi affamés l’un de l’autre que jadis, lorsqu’ils sevoyaient dans la journée seulement, près de la presse à eau ouderrière des barricades de papier et de livres. Ils aspiraient àpasser maintenant à eux deux toute une soirée, dîner à la mêmetable, rire l’un à côté de l’autre, aux couplets blafards d’unconcert, rentrer ensemble par des chemins allongés exprès. Ce rêveles obsédait et quand, après avoir épuisé la phraséologie descaresses, ils déploraient en de monotones complaintes l’ardeurinassouvie de leurs voeux, ils ne tarissaient plus. Le quartier dela gaîté leur sembla autre qu’il n’était. Vu au travers de leursdésirs, il devint pour eux une terre promise, un paradisd’enchantement et de joies. – Il n’y a pas, il n’y a pas, disaitAuguste, il faut absolument que tu découvres un joint pour êtrelibre, un jour; en attendant, ils lantiponnaient, bras dessus, brasdessous, et récitaient à mi-voix, au fil des murailles, leslitanies balbutiantes des tendresses. Un soir, la rue ne fut plus àeux seuls. Un autre couple marchait à petits pas, et il pritl’habitude de venir régulièrement, dès que la nuit tombait. d’uncommun accord, et sans dire mot, chaque paire d’amoureux errait surun trottoir différent et afin d’être plus isolé allait en sensinverse, Auguste et Désirée remontant vers la rue des fourneauxtandis que les autres descendaient du côté de la rue Vandamme.

Ils faisaient ainsi la navette et lorsque, revenus à leur pointde départ, ils s’arrêtaient, puis, se tournant le dos encore,reprenaient le vice-versa de leur marche, les gazouillis, lessoupirs d’un couple cessaient à peine de vibrer qu’ils renaissaientchez l’autre, comme si, bondissant sur une raquette, ils avaientvolé, au travers de la chaussée, sur le trottoir, en face.

Il advint, par exemple, qu’après s’être embrassé et s’êtrerépété mille fois qu’on s’adorait, personne ne trouvait plus rien àdire. C’est alors que les femmes commençaient à s’examiner du coinde l’oeil.

Un soir, les hommes firent connaissance. Tous deuxs’impatientaient après leurs belles qui ne venaient point; Augusten’avait pas d’allumettes et l’autre fumait; ils se mirent à causerpour tuer le temps. Auguste pensa que le camarade était un gentilgarçon. C’était un tout jeune homme, gringalet et maigre, l’airmaladif et triste. Il lui raconta qu’il adorait sa cousine, qu’ildevait rejoindre sous peu de jours son régiment, qu’ils se voyaientpour les dernières fois. Il lui dit aussi qu’il exerçait l’état depeintre sur porcelaine, qu’il travaillait à ses pièces, gagnaithuit francs, et il ajouta tristement qu’après cinq années degarnison, il serait sans nul doute incapable de reprendre sonancien métier. Auguste en savait quelque chose. – Leur conversationfut interrompue par l’arrivée des femmes qui débouchèrent en mêmetemps de la rue du château. à la vue des deux hommes qui causaient,elles restèrent interdites, se dévisagèrent, mais leurs amoureuxétaient déjà près d’elles et chacun des couples, séparément,commença la longue allée de ses va-et-vient.

Désirée exigea aussitôt d’Auguste des renseignements sur lesgens d’en face, et l’autre femme devait faire à son amant unequestion semblable, car elle jetait à la dérobée un regard curieuxsur les promeneurs.

Un jour que la femme tardait plus que de coutume, Auguste etDésirée tinrent compagnie au jeune homme. Sa promise arriva enfin.Alors tous causèrent et, après qu’ils eurent bien bavardé ensemble,les couples, peut-être lassés de leur tête-à-tête, se suivirent surle même trottoir et continuèrent, tout en se baisotant entre eux, àdeviser de rubans et d’amour.

Le moment approchait où le jeune homme devait se mettre enroute; la veille de son départ, il offrit à Auguste et à Désirée devenir prendre un verre, et tous les quatre furent s’attabler nonloin de là, dans l’arrière-boutique d’un petit marchand devins.

A la pensée que le lendemain matin, il devait quitter Paris,délaisser la femme qu’il aimait, abandonner son ouvrage et sesamitiés, et que, le soir même, il ne s’appartiendrait plus, qu’ilserait une chose, un n’importe quoi, placé et déplacé au hasardd’un ordre, le jeune homme eut le coeur gros. Assis devant sonverre, les yeux baissés, il gardait le silence. Auguste lui donnaitsur le métier de soldat des indications précises, mais peuconsolantes; à la fin de chacune de ses phrases revenaient, ainsiqu’une ritournelle obstinée, les mots de clou, de salle de policeet d’ours. à l’entendre, c’était un odieux supplice pour les gensdébiles, mais pour les gaillards solides, pour lui, par exemple, etil se tapait de grands coups dans la poitrine, c’était une blagueet voilà tout. – Il ajouta cependant: il y avait des jours où j’étais crevé, ce n’est pas pour vous décourager que je le dis, maisparce que c’est la vérité pure. – Et comme si, malgré leur desseinde le désapeurer, ils avaient juré de lui enlever touteconsolation, la femme reprenait en sourdine, disait en montrant lespoignets frêles de son amoureux: il a les bras si mignons! ça l’atoujours empêché d’apprendre un état fatigant! Jamais il ne pourraporter son fusil!

Lui ne soufflait mot – il n’écoutait même plus. Il était hantépar cette idée fixe: il faut partir-et il se voyait déjà aurégiment. Il quittait sa blouse pour la tunique aux boutons decuivre, on lui mettait un flingot entre les doigts et là, ausoleil, à la pluie, au vent, il devait s’évertuer à jongler avec!Puis il songeait au temps du repos, aux flânes limitées parl’heure, dans les rues, le soir, sans le sou pour se payer un verreou casser une croûte; il songeait aux chambrées nauséabondes, auxcouchers sans adieux d’amie, aux réveils sans espoirs. Mais la viede garnison lui semblait moins pénible encore; devant lui, sedéroulaient maintenant des étapes sans fin. Il se voyait, exténuéde fatigue sur une route, las, brisé, suant sous le harnais, setraînant à l’arrière du troupeau autour duquel couraient des chiensde garde; il s’entendait appeler propre à rien, faignant; il sevoyait tombé dans un fossé, ramassé et jeté dans le coffre d’unfourgon et, avec l’exagération qui naît des transes, il se figuraitcouché dans un hôpital, y crevant, tandis que ses camaradesgrogneraient, embêtés par le râle de son agonie!

Désirée était très émue; elle lui tendit son verre pourtrinquer, mais leurs mains tremblèrent et le vin dansants’éparpilla sur la table en de larges gouttes. Ils mirent leursverres au repos, sans avoir le courage d’y tremper les lèvres. Ilsétaient décontenancés, ne savaient plus que dire. Auguste fixait lebout de ses ongles, Désirée contemplait les mains frêles du jeunehomme et ces mains de demoiselle lui faisaient peine. L’idéequ’elles devraient supporter des charges aussi lourdes que despoings d’hommes forts la révolta.

L’autre femme embrassait son amoureux, le consolait, luiessuyait le nez avec son mouchoir, lui jurait un éternel amour, etelle était sans doute de bonne foi à ce moment-là.

Ils n’eurent plus le courage de boire un second litre à la santédu patient, et Désirée, qui était déjà très en retard, partit,l’âme en deuil, pleine d’apitoiement pour ses nouveaux amis.

Quand elle rentra, Vatard déboutonnait mélancoliquement sesbretelles. Un autre jour, elle eût tremblé devant son père; cesoir-là, elle affronta, sans même y prendre garde, son regard quiappelait les colères du ciel, et enfermée dans sa chambre, aveccette joie inconsciente qui résulte du malheur des autres, elle sedit qu’elle avait bien tort de se plaindre, que, somme toute, elleétait heureuse, puisque, si peu qu’elle le pût voir, Augusterestait au moins à Paris, près d’elle, ne s’en allait pas commel’autre dans le fond des Landes.

Chapitre 13

 

La soirée que Désirée passa, rue du Cotentin, valut trois joursde répit à son père. à défaut des chansons qui naguère filaient etbattaient de l’aile contre les vitres, Vatard n’eut plus du moins àsubir le han étouffé des sanglots, le silence irrité des gestes. Safille était devenue plus calme, bâfrant à peu près, buvant presque,ne regardant plus en dessous avec des yeux assombris ou rageurs.Elle s’était attendue, le lendemain matin, après que sasurexcitation de la veille fut tombée, à une avalanche dereproches. Son père n’avait fait aucune allusion à sa rentréetardive dans la nuit. Elle lui en fut reconnaissante et sonlarmoiement cessa.

Mais cette douceur résignée ne dura point. Elle oublia vite ladouleur du conscrit en marche, n’établit plus de comparaison entreson sort et celui des autres, et, de nouveau, elle gémit sur lesentraves apportées à sa liberté, le soir.

Quant à Céline, elle persistait à être insupportable. Anatoleavait cependant disparu. – Les bruits colportés à l’atelier lereprésentaient comme vivant en concubinage avec une corsetière-elleavait donc lieu de se tranquilliser; elle était, en effet, moinsépeurée, mais son humeur continuait d’être massacrante. C’était àson peintre maintenant qu’elle en voulait.

D’abord, il ne la sortait presque pas, ne lui procurait aucunamusement, la laissait se morfondre dans un coin, comme un animalqu’on sait être là et avoir mangé. Elle n’avait d’autres ressourcesque de tourner ses pouces, de se lever, de se rasseoir,d’épousseter un meuble, de rapiécer une culotte, de faire chaufferde l’eau. Ces distractions lui semblaient insuffisantes. Elle envenait à souhaiter que son amant eût besoin de quelque chose pourdescendre se réveiller les yeux au grand air et jaboter, enremontant, avec la concierge.

Et puis, il était peu généreux et il devait cependant être moinspanné qu’il le prétendait, car il rapportait constamment de vieuxbouts de tapisseries, des lambeaux d’étoles, des faïences sansgueule ou sans fond, un tas de cochonneries et de loques bonnes àmettre au panier d’ordures. Il était vraiment pingre! Aimant sesaises, ne se refusant rien, il ne s’occupait pas si elle enviait unbijou ou voulait une robe. Parfois, il l’emmenait dîner, lui payaitune place au théâtre, mais de l’argent, de la main à la main,jamais! On eût dit qu’il ne consentait à lui offrir un plaisirqu’autant que lui-même devrait en prendre sa part.

Un beau jour, il cessa de l’emmener au restaurant. Avec sa maniede commander du lapin et de s’aiguiser les dents sur la carcasse;avec sa façon d’attacher sa serviette, de remplir les verresjusqu’au bord, de rire en se trémoussant sur une chaise, depatauger dans les plats, avec sa fourchette, pour y trouver despetits oignons, elle l’exaspéra.

Un autre beau jour, il cessa également de l’emmener au théâtre.Ses joies d’enfant, ses battements de mains, ses sauts sur labanquette, ses jets de corps sur la balustrade, ses coups de piedsmaladroits dans les petits bancs, sa manière de troubler lalorgnette en la tripotant, ses achats de sucre de pomme etd’oranges, l’horripilèrent.

Puis, le lendemain, c’était pis encore. Elle jugeait nécessairede lui narrer la pièce depuis la première jusqu’à la dernièrescène, s’extasiait sur les formes de l’acteur chargé du grand rôle,sur l’héroïne et sa robe blanche, sur le château et la forêt dudécor, sur les voisins qu’ils avaient eus, sur les loges, surl’ouvreuse, sur tout. Les remarques saugrenues dont elleassaisonnait son récit le bouleversaient et il se ruait sur saboîte à couleurs, en essayant de s’absorber dans le travail pour neplus l’entendre.

Lorsqu’ils se promenaient ensemble, elle était peut-être encoreplus lassante; elle s’arrêtait à tout bout de champ, devant lesmercières, mangeait des croquets et des chaussons, lui empruntaitson mouchoir pour s’essuyer les doigts, le forçait à faire halte, àregarder ces interminables parties de volant que des boutiquiers enmanche de chemise jouent, les soirs d’été, dans les rues pauvres.Parfois, elle le tirait jusqu’à des quartiers opulents, aimant à sepromener comme une dame dans des passages pleins de boutiques, dansdes avenues neuves. Le peintre exécrait le palais-royal et lesgrands boulevards, à cause d’elle surtout qui flânotait devant lesétalages des joailliers, s’extasiait devant les articles dits deParis, se livrait à d’odieuses réflexions sur le goût d’un flaconplacé dans une petite voiture en bronze doré, sur une pendulesurmontée d’une chasse, sur une réduction de la colonne Vendôme oude l’obélisque, à dix-huit francs la pièce; gloussait devant deschromolithographies en cadre, exprimait le désir de voir à lacravate de son homme une épingle comme celles qu’elle admirait, unetête de chien ou un timbre-poste en émail, montés sur une aiguilled’or.

Tout bien considéré, elle était moins sotte sur les boulevardsextérieurs. Comme il n’y avait rien à voir, cela la dispensait defaire des observations. Mais, bien que souvent elle gardât lesilence, tout chez elle l’irrita, depuis les cassis à l’eau qu’ellebuvait, en s’essuyant la bouche avec sa langue, jusqu’aux boufféesde cigarette qu’elle implorait pour les souffler dans une pipe ensucre rouge, tout, jusqu’à sa manière de se pommader les cheveux,de remuer ses pendeloques de faux corail, de mettre en évidence unebague d’argent qu’elle portait au doigt.

Il prétexta des travaux pressés et se dispensa de la sortir.Alors Céline s’embêta formidablement. Ce qui la vexait peut-être leplus dans la manière d’agir de Cyprien, c’était le dédainbienveillant qu’il avait pour elle. Il la traitait comme un enfantà qui l’on met entre les mains un chiffon, une gravure, un jouet,pour le faire tenir en place. Quand elle avait fini de remuer uncarton, il l’enlevait, lui en mettait un autre sous les yeux et,accablée, elle feuilletait, pendant des heures, des collectionsd’estampes et d’eaux-fortes, se mettait la mort dans l’âme à agitertout ce deuil d’images, regrettait qu’on n’eût pas égayé cesgribouillis de noir et de blanc en les enjolivant de couleurstendres, de vert-pomme ou de rose.

Mais cela n’était rien encore lorsqu’elle était seule avec sonamant; ce n’était qu’insupportable; quand il y avait réuniond’amis, cela devenait humiliant.

Ils étaient là, un tas de gens qui riaient comme des oies quandelle se hasardait à lancer un mot. Elle raconta, un jour, avoir vu,dans la rue du cherche-midi, un bien charmant tableau: un petitgarçon à genoux, en chemise, sur un prie- Dieu. Ils demandèrent àcombien le cadre, parlèrent de cold-cream, de concombre, de pommaderosat, blaguèrent tant qu’ils purent le petit homme en prière.Quand ils se furent bien divertis, son amant lui avait baisé lamain avec un respect qui n’était pas vrai, disant: – Céline, tu esadmirable! Tu es complète, ma fille!

Il n’y avait pourtant pas de quoi s’esclaffer ainsi! Avec ça quece pauvret en chemise ne valait point leurs toiles à eux, desmaçonneries pas terminées où l’on ne voyait rien! Est-ce qu’untableau bien propret et bien lisse, ce n’était pas ce qu’ilsauraient dû peindre? Poussée à bout par tous ces hommes quil’excitaient pour la faire parler, elle exposa, un soir, carrémentses idées sur la littérature et sur la peinture. Elles pouvaient serésumer en ceci: dans un roman elle voulait des crimes, dans untableau des choses douces. Elle obtint un succès de fou rire.

Une seule fois, elle avait été écoutée avec quelque attention;alors qu’elle s’était mise à raconter la querelle survenue entreson patron et le contre-maître.

Le patron était, paraît-il, un monsieur bien, qui s’occupait desaffaires du dehors, mais ne connaissait pas du tout le travail dela brochure. Le contre-maître était un coquin de la pire espèce quis’était rendu indispensable, en mettant tous les bons ouvriersdehors, en brouillant l’ordre des piles, cachant des feuilles,enfouissant dans des coins les couvertures. Quand il était absentou malade, c’était un désarroi. – L’on ne trouvait plus rien. -ilabusait alors de la situation, réclamant des augmentationssuccessives, imposant la présence de son fils, un affreux drôlechassé de tous les ateliers pour son inconduite et le patroncédait, très pâle, après ces disputes, préférant subir toutes cesavanies plutôt que d’assister à la déroute de sa maison. Lesexigences du contre-maître croissaient comme de juste à mesure quel’ouvrage devenait plus pressé et plus nombreux. Le personnel étaitau courant de toutes ces misères. Les femmes donnaient généralementtort au contre-maître; les hommes qui l’exécraient convenaientvolontiers qu’il se conduisait comme une canaille, mais, au fond,ils étaient ravis des humiliations infligées au singe.

Bref, après avoir battu la capitale, en quête d’un ouvrier quiavait servi naguère et pendant plus de dix années, dans sesmagasins, le patron l’avait découvert, et il avait pris sarevanche, en flanquant du même coup à la porte le contre-maître etson fils.

Céline, lancée dans son histoire, avait eu de l’éloquence, deséclairs dans les yeux, des gestes. – Avec des mots, elle faisaitvoir la tourbe des brocheurs s’agitant, dessinait d’un coupd’adjectif la silhouette du contre-maître, la figure du patron,faisait assister à leurs débats, à leurs colères, montrait toutl’atelier, l’oreille au guet, s’éjouissant et se rigolant à ceséclats. – Ça y est, s’écria l’auditoire, c’est nature! Et lepeintre avait paru charmé, il avait emmené, le lendemain, samaîtresse en promenade; il l’avait enfin traitée convenablement,comme une grande personne.

Céline se dit qu’elle avait été probablement très drôle sans lesavoir, et elle voulut recommencer.

Elle se mit à bavacher tous les potins, toutes les parlottes dela brochure; mais, ou la corde était usée, ou Céline n’avait pluscet accent et ces allures qui montrent. On l’écouta d’un airennuyé, et, dès qu’on put croire qu’elle avait terminé ses récits,on parla d’autre chose, sans plus s’occuper d’elle.

Alors les soirées s’étendirent fastidieuses et mornes.

Le tête-à-tête devint tout aussi pitoyable que les réunions. Ilséchangeaient à peine quelques mots. Certains soirs, ils seregardaient pendant des heures et, pour rompre le silence, Célinelâchait de ces questions auxquelles on ne saurait répondre.

Il jetait au hasard un oui ou un non.

Elle reprenait, cherchant ses phrases et s’étudiant à bien dire;elle dégoisait d’innombrables bourdes, parlait du quart d’heure derabais, des roses crémières, de l’oeil de larynx, du zèbre duLiban, citait des proverbes à rebours, vantait les singes de terrecuite déguisés en avocats et exposés dans les galeries dupalais-royal, racontait qu’elle était parente avec un jeune hommede bien du talent, un artiste qui dessinait des portraits au fusaind’après des photographies, et elle demandait à son peintre s’ilpourrait en faire autant: puis, changeant brusquement deconversation, elle l’interpellait: – Dis donc, mon petit homme, tune sais pas, la fille à Gamel, tu sais bien, celle dont je t’aiparlé, eh bien, elle se marie.

Il se bornait à hausser les épaules.

– Tu n’es guère aimable ce soir!

– Eh! tu me débites un tas de choses sans queue ni tête, quediable veux-tu que tout cela me fasse?

– C’est bien, on ne peut plus parler, alors! Je ne dirai plusrien. – Et, très pincée, elle jouait du piano avec ses doigts surses genoux, regardait en l’air et, rognonnant, se suçait lesongles.

Ces scènes se renouvelaient presque tous les soirs. Les fureursdu peintre commençaient dès que Céline avait franchi sa porte. Pourla vingtième fois, il la suppliait de ne pas accrocher sa capelinesur le coin d’un cadre, et elle s’entêtait à ne pas la pendre à unporte-manteau ou sur le dos d’une chaise; le cadre penchaitforcément, dessinait des guingois sur la muraille et elle soutenaitque c’était sans importance, que sa coiffe n’abîmait pas la dorure,qu’il n’était pas utile que le tableau fût droit.

Avec cela, elle n’était bonne à rien. – Quelquefois, lorsqu’elleavait ces jolis mouvements de femme qui se lève nonchalamment d’unsiège, il lui criait: halte! Elle restait comme une hébétée,droite, sans grâce. Alors il remettait son carnet en place, disantd’un air découragé: va, ma fille, tu peux remuer; je t’ai dérangéepour rien.

Généralement, la querelle s’envenimait et Céline, devenuebruyante, lui jetait à la face tous ses ennuis, toutes sesrancoeurs, lui reprochait de n’être plus comme après les premiersjours de leur liaison, et il avait l’impudeur d’en convenir; ellese montait peu à peu la tête et versait des grossièretés. Alors, illa regardait de travers, éprouvant de grandissantes envies de lamettre dehors; puis, avec une lâcheté des sens, une peur d’êtrecontraint à aller quêter au dehors l’amour qu’il avait chez lui,avec l’habitude prise d’avoir, entre ses quatre murs, quelque chosequi remuât et fît du bruit, il se taisait, dévorant silencieusementses rages. Elle était exaspérée d’avoir un pareil amant, mais elletenait à lui malgré tout; il lui imposait un peu et elle avait unquasi-respect pour sa tenue de ville, ses mains blanches, les drapsde fine toile de son lit. Elle respirait, dans ce logement, unecertaine senteur d’élégance qui la rendait fière. De bonne foi,elle se considérait comme très supérieure à toutes ses compagnes etelle n’avait plus qu’une pitié hautaine pour les amourspopulacières de sa soeur et d’Auguste.

Un jour, à l’atelier, elle avait négligemment retroussé sa robepour faire voir les bas de soie que Cyprien lui avait donnés et lesenvies sourdes de ses camarades l’avaient charmée. Seulement,celles-ci s’étaient vengées à coups de langue, blaguant ses robes,ses cravates, qui n’étaient plus fraîches: – Tout ou rien, disaitl’une. – Quoi que ça veut dire, criait une autre, des montants desoie dans de vieux ripatons! Et Céline se répétait: il fautpourtant que je me fasse offrir une robe par mon homme. – Ah!C’était vexant! Il aurait bien dû lui éviter la honte d’unerequête! Oui, mais il n’avait même plus l’air de s’apercevoirqu’elle était mal mise.

Un beau soir, elle appela tout son courage à son aide, et,balbutiante, elle laissait tomber: j’ai attendu, je ne voulais pas,ça m’ennuie bien, va, mais tiens, vois pourtant, le bas s’en va,elle craque aux coudes et sous les bras; il y a si longtemps que jela porte! Et puis, je n’ai pas d’argent, c’est la morte saison, onfait des semaines de rien!

Il la mena devant son tiroir, l’ouvrit et partagea avec elle lestrente francs qui lui restaient. Elle lui sauta au cou et entradans de longues explications sur sa robe. – Tout bien considéré,elle ne pouvait s’en payer une comme celles qu’elle avait vues aubon marché, c’était trop cher; elle achèterait tout bonnement de lavigogne à quarante-neuf sous le mètre; il lui en fallait huitmètres sur un mètre vingt de large; pour éviter des frais de galonset de passementeries, elle se contenterait de faire des plissésavec la même étoffe; et, joyeuse, elle comptait sur ses doigts, lesyeux au plafond, l’air méditant et idiot.

Un flot de paroles lui jaillissait des dents; elle étourdissaitCyprien avec son caquet de la rue, avec une profusion de détailsqu’elle bavait à propos du corsage. Il regretta presque le bonmouvement qui l’avait amené à ouvrir son tiroir; un soir, il n’ytint plus; il envoya sa maîtresse à tous les diables!

Ces scènes se renouvelèrent. Après de nombreuses courses dansles magasins et des marchandages sans merci, Céline découvrit quesa robe lui reviendrait encore à un prix plus élevé qu’elle nel’avait cru. Ce fut surtout alors qu’elle déversa sa bile sur toutela maison, sur son père, sur sa mère, sur sa soeur. Sa mère ne s’enaperçut même pas; Désirée, qui avait la tête à bien autre chose, nes’en émut guère; seul, Vatard reçut en plein le fouet des douches.Il se résumait ainsi la situation:

– J’ai deux filles; il y en a une qui ne veut épouserlégitimement personne, et elle est encore plus insupportable quel’autre qui voudrait se marier et qui ne le peut pas. C’estvraiment décourageant, je ne sais quoi faire!

Chapitre 14

 

En effet, qu’aurait-il pu faire? Tout était contre lui. Lamauvaise saison commençait. L’été touchait à sa fin. L’automneinstalla brutalement sur la ville fumante, ses ciels fanés, sesmidis crépusculaires, ses soirs noyés de pluie. à six heures, ilfallait allumer la lampe. Désirée et Céline revenaient del’atelier, crottées comme des barbets, et elles se mettaient àsecouer d’abord leur fange, à gratter leurs frusques, afin depouvoir filer plus vite, après le repas.

Les averses dégoulinèrent sans discontinuer. Alors Vatards’éternisa à table, ne voulant plus sortir, et Désirée dutattendre, le menton dans ses poings, qu’il lui prît enfin désird’aller faire un tour. Quand par hasard il se décidait à quitterses pantoufles, elle s’élançait derrière lui, courant tout d’unehaleine au-devant d’Auguste qui cheminait, grelottant, depuis plusde vingt minutes, le long des murs.

Il emmenait la petite chez le marchand de vins le plus proche etils convinrent, maintenant que les soirées devenaient mauvaises, dese rejoindre là, dans l’arrière- Salle.

Mais ce taudis qui était presque vide, le soir où le conscritavait payé à boire, regorgeait maintenant de loupeurs et de filles.Il devenait impossible de se parler et de s’embrasser. Ilschangèrent d’endroit. Les mannezingues étaient pleins partout. Ilsprirent le parti de chercher encore, et de visiter ensemble, àchaque rendez-vous, des salles plus désertes. Parfois ilsdéterraient des cabarets borgnes à peu près dépourvus de monde,mais ils s’emplissaient peu à peu et, bien qu’ils se réfugiassentdans les coins noirs, des rires les suivaient; des hommes soûlsturbulaient et en venaient aux prises; d’ignobles ramasséesblaguaient leurs délices; ils finissaient, dégoûtés, par sequitter, d’un commun accord, plus tôt que de coutume.

Ces soirs-là, Désirée rentrait, agacée, inquiète, et Auguste,chauffé, malgré tout, par les propos turpides qu’il avait entendus,se trouvait bête. Se défiant de lui, il n’allait qu’apaisé auxrendez-vous; il pensait tout de même qu’il était bien Joseph, qued’autres, à sa place, auraient été moins patients; il essayaitpourtant de se convaincre qu’aimant la petite comme il l’aimait, sielle lui avait cédé, ça n’aurait plus été la même chose; il luisembla que, s’il la possédait davantage, les baisers qu’elle luilaissait prendre auraient moins de goût.

En dépit de toutes ses précautions et de tous ses raisonnements,il la désirait charnellement, irrité par ces impossibilités de lavoir et de causer, seul à seul, avec elle.

Désirée souffrait autant que lui, et, un soir, à bout de force,elle se serait abandonnée, s’il n’avait hésité et s’il n’avait eupeur au dernier moment.

Il l’avait enfin déterminée, après de longues instances, à venirdans une chambre d’hôtel qu’il avait louée pour deux heures. Ellese défendait encore d’y aller, appréhendant un malheur; mais ilbruinait et les débits de boissons débordaient. Elle se laissaentraîner; – elle avait envie de pleurer en montant les marches.Quand ils entrèrent, Auguste déposa, sur une table ronde et plaquéede marbre, des biscuits et du vin. Le garçon leur apporta deuxverres. Désirée s’assit près de l’âtre et elle se ratatina, se fitpetite, la tête basse, les pieds juchés sur les bâtons de lachaise.

A l’aspect de ces murs qui avaient vu défiler tant de sabbatsvagabonds, tant d’amours bestiales, tant de misérables nuits; àl’aspect de cette cheminée qui se gerçait et brûlait sans tirage,de ces quelques flammes qui, se coulant derrière les bûches malrapprochées, léchaient la plaque du fond que n’abritait aucunecendre, un grand frisson leur courut dans le dos.

Comme un psaume de lamentation, la sépulcrale horreur des hôtelsmeublés s’éleva de cette bauge sordide. Auguste et Désirée eurentdans l’âme comme un carnage de toutes leurs pensées de ferveur etde paix. Le jeune homme versa du vin à la petite, mais elle n’avaitpas soif; lui, s’engorgea précipitamment des rasades, puis ilrapprocha son siège et, le sang aux joues, les mains tremblantes,brusquement il la troussa. Elle eut une lueur à ce moment. Elle sedébattit criant: – Je ne veux pas, moi! laisse-moi!

Il la lâcha, honteux de sa violence, et la supplia de luipardonner, ne se doutant point qu’attisée comme elle était, elle seserait elle-même offerte, s’il avait seulement fait mine de vouloirla reprendre.

Cette soirée donna à réfléchir à Désirée. Malgré toutes sesbelles résolutions des anciens jours, elle eût été perdue siAuguste avait été plus brave. Elle s’avoua qu’elle n’avait plus vuclair à un certain moment, et forcément elle se rappela le mot queCéline lui avait dit un soir: les hommes sont bêtes; s’ilssavaient, on serait perdue avant qu’ils croient que c’est possible.Dans tous les cas, maintenant que sa raison lui était revenue, ellese promit bien de ne plus s’exposer ainsi, de ne plus accepter deréunion que dans la rue ou dans les salles communes des marchandsde vins.

Leurs relations devinrent gênées après cette tentative. Augusten’osait plus la serrer de près et elle se tenait sur la réserve. -Un soir pourtant, ils purent passer une soirée complète ensemble.Vatard avait eu un billet de théâtre pour le château-d’eau et il nerentrerait certainement pas avant minuit. Ils se dirigèrent vers lequartier de la gaîté, mais cette joie qu’ils avaient espérée depuissi longtemps qu’ils en étaient privés, leur sembla morte. Nesachant à quoi s’occuper, ils montèrent chez Gagny, au bal desMille-Colonnes. La foule qui coulait dans le boyau réservé auxdanses leur parut maussade.

Un quadrille d’Hervé commençait, une musique au poivre rouge,propre à vous faire pirater des femmes, une musique au salpêtre quiévoquait des roulis, des déhanchements, des jupons jetés par-Dessus la tête, des jambes cabriolantes et piquant le ciel!

Les danseurs marchaient et tournaient d’un air ennuyé. En vain,quand les trilles des flûtes pirouettaient sur le chahut descuivres, quand la caisse plaquait ses surjets de vacarme sur letintamarre grandissant de l’orchestre, Auguste attendait untourbillon de bras coupant l’air et tirebouchonnant le long descuisses, des bustes jetés en avant, des pieds battant du beurre,patinant sur les planches, s’allongeant et retroussant le nez desdanseuses. Les couples se tordaient à peine, se dégingandaientmollement, se défendaient de suer.

La galerie attablée sur les côtés et en haut de la sallesemblait également navrée. Des familles entières se regardaientavec des airs dolents, buvaient sans enthousiasme, ne retrouvaientun peu de vie que pour calotter des moutards qui dansaient en rondet tombaient, les pieds en l’air, au milieu des couples.

Tout ce monde semblait engourdi; on eût dit des gens ivres quiavaient le vin triste. Dans un coin, un municipal somnolait, deboutsous son casque, et l’homme chargé de percevoir, annonçait d’unevoix désolée les danses. Auguste et Désirée allèrent s’asseoir àune table et ils commandèrent un saladier. L’eau qu’on leur versasur le sucre était trouble et le vin piquait. Ils n’eurent pas lecourage de secouer leur mal-être en polkant ensemble. Ils partirentet, déroutés, se promenèrent, à lurelure, du boulevard de Montrougeà la chaussée du Maine.

Quatre jours après, Désirée très souffrante dut garder lachambre. Elle avait attrapé un gros rhume à patauger ainsi dans laboue des soirs. Elle avait beau avaler des boules de gomme et despâtes, s’ingurgiter des tisanes de mauve et des quatre-fleurs, dessirops calmants et des loochs, la toux ne s’en allait point. Elleprofita de ce repos forcé pour raccommoder ses frusques et aider sasoeur à bâtir sa robe.

Elle s’ennuyait considérablement, le dimanche surtout. Célinelui tint pourtant compagnie; son amant était, depuis une huitaine,à la campagne, à l’affût de sites disloqués et dartreux et, elleaussi, voulut profiter de ce contre-temps pour travailler à soncostume. Assises près de la fenêtre, elles coupaient, tailladaient,cousaient; de temps à autre, elles levaient le nez et regardaientau travers des vitres. Un bout de soleil tachait la voie par placeset trempait ses rayons pâles dans le ventre des flaques. Lesparisiens abusaient de cette éclaircie pour aller encore à lacampagne. Les trains de Versailles se succédaient de dix en dixminutes. Les impériales, bondées de monde, chantaient dans le ventqui cinglait le visage des femmes et secouait leurs jupes. Courbéesur la banquette, les yeux fripés, la main au chapeau, le parapluieentre les jambes, la floppée des voyageurs roulait dans un nuage decharbon et de poudre. Les fusées de cette allégresse indisposèrentles deux soeurs. Ce contentement de gens qui, après avoir pâtipendant toute une semaine, derrière un comptoir, ferment leursvolets le dimanche et délaissent le trottoir où, par les soiréestièdes, ils installent, du lundi au samedi, leurs enfants et leurschaises; cette manie des boutiquiers de vouloir s’ébattre, en pleinair, dans un Clamart quelconque, cette satisfaction imbécile deporter, à cheval sur une canne, le panier aux provisions; cesdînettes avec du papier gras sur l’herbe; ces retours avec desbottelettes de fleurs; ces cabrioles, ces cris, ces hurléesstupides sur les routes; ces débraillés de costumes, ces habitsbas, ces chemises bouffant de la culotte, ces corsets débridés, cesceintures lâchant la taille de plusieurs crans; ces parties decache-cache et de visa dans des buissons empuantis par toutes lesordures des repas terminés et rendus, leur firent envie.

Elles jalousaient le bonheur de ces gens, ne doutant pas qu’ilsne fussent plus heureux qu’elles. Elles n’avaient plus de courage àrien, ne répondaient plus aux bonjours et aux huées des voyageurshuchés sur les wagons, détournaient la tête quand les pairesd’amoureux souriaient, ravis d’aller manger en une ripaillel’argent gagné pendant la semaine.

Par désoeuvrement, elles observaient les moindres détails duchemin de fer, le miroitement des poignées de cuivre des voitures,les bouillons de leurs vitres; écoutaient le tic tac du télégraphe,le bruit doux que font les wagons qui glissent, poussés par deshommes; considéraient les couleurs différentes des fumées demachines, des fumées qui variaient du blanc au noir, du bleu augris et se teintaient parfois de jaune, du jaune sale et pesant desbains de barège; et elles reconnaissaient chaque locomotive,savaient son nom, lisaient sur son flanc l’usine où elle était née:chantiers et ateliers de l’océan, Cail et cie, usine deGraffenstaden, Koechlin à Mulhouse, Schneider au Creusot, Gouin auxBatignolles, Claparède à Saint-Denis, participation Cail, Parent,Schalken et cie de Fives-Lille; et elles se montraient ladifférence des bêtes, les frêles et les fortes, les petiotes sanstenders pour les trains de banlieue, les grosses pataudes pour lesconvois à marchandises.

Puis, leur attention se fixait sur une machine en panne et ellesregardaient le monstrueux outillage de ses roues, le remuementd’abord silencieux et doux des pistons entrant dans les cylindres,puis leurs efforts multipliés, leurs va-et-vient rapides, toutel’effroyable mêlée de ces bielles et de ces tiges; ellesregardaient les éclairs de la boîte à feu, les dégorgements desrobinets de vidange et de purge; elles écoutaient le hoquet de lalocomotive qui se met en marche, le sifflement saccadé de ses jets,ses cris stridulés, ses ahans rauques.

Elles avaient des joies d’enfants lorsqu’elles en apercevaientune, une toute petite, réservée pour la traction des marchandisesdans la gare et pour les travaux de la voie, une mignonne, éléganteet délurée, avec sa toiture de fer pour abriter les chauffeurs etses grosses lunettes sur l’arrière-train.

Celle-là était leur préférée. à force de la voir décrire seszigzags et ses courbes et siffler gaiement aux aiguilles, ellesl’avaient prise en affection. Le matin, dès qu’elles se levaient etentr’ ouvraient leurs rideaux, la petite était là, alerte etpimpante, fumant sans bruit, et elles lui disaient en riantbonjour.

Mais ce dimanche-là, la mioche, comme elles l’appelaient, étaitrestée dans son écurie. Il n’y avait près des rotondes qued’énormes bêtes dont on curait l’estomac grillé avec des tringles.Céline et Désirée s’embêtaient à mourir. La petite était avec celafurieuse. Elle avait inspecté le pont en face pour s’assurer siAuguste ne venait pas. – Pas d’Auguste. – Elle lui garda rancune dene s’être point dérangé, et, comme elle était reprise par un accèsde toux, elle découvrit que c’était à cause de lui qu’elle étaitmalade, et elle se dit qu’il n’avait vraiment pas eu de bon sens dela faire courir ainsi, au travers des rues, par tous les temps.

Chapitre 15

 

Auguste était dans une désolation profonde. – D’abord lesrendez-vous avec Désirée étaient interrompus, puis il avaitd’autres sujets d’inquiétude. Sa mère devenait de plus en plussouffrante. Elle aurait eu besoin de reprendre haleine, de ne pasdescendre chercher ses provisions, de ne pas cuisiner, avaler lavapeur des fumerons, aller au lavoir; elle aurait eu besoin surtoutde distractions. Elle prit subitement la rue du Champ-d’Asile enhaine. Les croisées avaient vue sur le cimetière, et cesverdoiements d’arbres et ces blancheurs de tombes qui, l’été, luiavaient d’abord plu, avec leurs nichées ramageantes d’oiseaux etleurs fourmilles entrechoquées de plantes, lui jetèrent bientôtdans l’âme un incurable spleen. – Auguste était très embarrassé. Labrave femme l’adorait comme on adore un fils unique, et lui,l’aimait avec l’affection reconnaissante d’un homme qui asouvenance des assauts enragés supportés contre la misère par unefemme restée veuve toute jeune avec un enfant. Il devait prendreune résolution et se dépêcher; le médecin le conseillait. Il sedétermina enfin à l’installer chez une de ses tantes qui possédaitune masure et un jardinet du côté de la rue Picpus. Le quartierétait lugubre, mais la maisonnette ensoleillée et fleurie, et puis,là, ne devant jamais se trouver seule, elle ne serait plus exposéeà manquer de soins dans la journée si par malheur sa maladiedevenait plus grave.

Pour lui, par exemple, la vie allait être dure. La distance àfranchir entre le quartier Picpus et le quartier Saint-Sulpiceétait longue, mais ce surcroît de fatigues lui importait peu. Lagrande difficulté à résoudre était celle des réunions. Ellesétaient déjà si courtes, alors que tous les deux habitaient dans lemême quartier! Elles ne dureraient plus maintenant que quelquesminutes; le peu de temps dont ils pouvaient disposer devantnécessairement se passer en allées et venues. Ne pas dîner chez samère et s’attabler dans un bouisbouis quelconque jusqu’à ce queDésirée fût libre, c’était onéreux; puis la pauvre femme était simalheureuse quand elle ne le voyait pas assis à côté d’elle, devantla soupe, qu’il ne pouvait vraiment songer, souffrante comme elleétait, à la priver de cette dernière joie. Sa mère était d’ailleursainsi que les femmes âgées qui ont perdu l’appétit et sontdégoûtées de toute cuisine; elle avait des hauts-de-coeur devantles plats et, malgré l’avis du médecin, elle n’aurait touché àaucune viande si Auguste ne l’avait doucement contrainte à sucer lesang d’une côtelette, quitte à recracher, si elle ne pouvaitl’avaler, le morceau qu’elle avait en bouche.

Auguste fut comme tous les gens qui, après avoir longtempsoscillé, s’affermissent soudain. Il voulut que le déménagements’effectuât sans retard. Il mit sur la porte un écriteau pour louerau demi-terme, emprunta une petite charrette, et, avec l’aide deses amis, il la combla de meubles, s’attela à la bricole et lesautres poussant et s’arrêtant à tous les coins de rue pour boire,il brimballa peu à peu, le matin, son mobilier et ses hardes.

Il avait facilement obtenu d’ailleurs, l’autorisation de venir àl’atelier deux heures plus tard. Le contre-maître l’estimait. àdéfaut des connaissances qui lui manquaient, dans la pratique de saprofession, il possédait du moins une grande qualité: celle de nefaire que très rarement le lundi et de n’être ni indocile ni rude;puis ses amours avec la petite l’avaient rendu intéressant.Personne n’ignorait le refus de Vatard et tout le monde lui donnaittort; non seulement les personnes peu srupuleuses, mais encore lesgens honnêtes comme la mère Teston et la contre-maître. Ellesauraient eu une fille à marier qu’elles ne l’auraient probablementpas donnée à Auguste; mais n’étant pas directement intéressées à laquestion, elles s’étonnaient qu’un père eût le coeur assez dur pourfaire ainsi languir des amoureux. Un vieux fonds de romans et dechansons s’apitoyant sur les malheurs des couples qui s’aiment,surgit en elles, sans même qu’elles en eussent conscience. Lesentimentalisme pleurnichant du peuple se fit jour; Vatard devintun monstre; au besoin on eût aidé Auguste à le tromper.

L’on ne fut donc pas surpris qu’il jabotât pendant des heures,le matin, avec Céline qui servait d’intermédiaire, donnait desnouvelles de Désirée au jeune homme, expliquait qu’on lui avait misun emplâtre sur l’estomac, qu’elle allait bien, qu’elle pourraitprochainement sortir et racontait à sa soeur, le soir, qu’elleavait vu Auguste, qu’il était très malheureux de ne pas la voir,qu’il était épris plus que jamais d’elle.

Céline lui fit aussi connaître le changement de domiciled’Auguste. Désirée fut un peu froissée qu’il eût agi de la sortesans la prévenir. Elle ne comprit rien à l’aversion de la vieillefemme pour sa demeure, fut injuste, s’alarma, craignit que sonamoureux ne cherchât un prétexte pour la voir moins souvent, etelle eut cette mauvaise pensée que, n’ayant pu parvenir à laposséder, il voulait s’éloigner peu à peu d’elle. Mais toutes sesdéfiances s’évanouirent quand elle le revit. Il avait l’air sijoyeux et il l’embrassa de si bon coeur qu’elle s’accusa de l’avoirsoupçonné et qu’elle se fit pour lui plus charmante et plus douce.Cette intimité qui avait existé entre eux et qui, malgré tous leursefforts, n’était plus la même depuis qu’il avait essayé de lapétrir dans un garno, reprit comme si rien ne s’était élevé entreeux.

Alors commencèrent les longues combinaisons, les projetsingénieux pour se rendre d’un bout de Paris à l’autre, sans fraiset en quelques minutes. Auguste s’occupa du parcours des tramways,acheta, dans un bureau d’omnibus, un indicateur; mais ce grimoire,avec ses accolades de grosses lettres et ses rangées de points neleur apprit rien. Ils se tuèrent les yeux là- Dessus, ne purentdémêler l’écheveau des jonctions et des correspondances. Fatiguéede cligner ainsi des paupières et de suivre son doigt quisoulignait les lignes, la petite dit avec raison à son amant qu’unefois installée dans son nouveau quartier, il verrait bien lesvoitures et pourrait ainsi la renseigner sur la couleur de cellesqu’elle devrait prendre. Auguste lui fournit toutes les indicationsdésirables, mais comme, par tous les jours de pluie, les tramwayset les omnibus étaient invariablement pleins, ils convinrent qu’ilsn’auraient pas recours à ces véhicules qui, avec leurs détours etleurs arrêts, leur laissaient à peine le temps de s’embrasser et derepartir. Il demeura entendu que chacun ferait la moitié du cheminà pied, qu’elle tâcherait, pour son compte, d’aller jusqu’au quaide la Halle aux Vins, et qu’il l’attendrait là, le long du parapetou contre les grilles.

S’ils avaient maintenant un temps moins long à rester ensemble,ils avaient, en revanche, un rendez-vous de plus, celui dudimanche. Depuis longtemps, les ouvriers faisaient une demi-journéece matin-là; mais le patron s’étant aperçu que cette ardeur à venirtravailler tenait simplement à ceci: qu’ayant épuisé tout créditdans les quartiers où ils habitaient et en ayant conservé toujourset quand même dans les environs de ses ateliers, ils arrivaientpour boire sans bourse délier, ne se livraient, au demeurant, àaucune besogne utile, pipaient dans la cour ou pionçaient derrièreles ballots; il avait résolu de ne plus ouvrir ses magasins ledimanche. Dispensé de monter une presse, ce matin-là, Augustepouvait rejoindre Désirée vers les neuf heures.

Les réunions se succédèrent. Le temps se maintenait au froid,mais la pluie ne tombait plus. Désirée ne fut pas tout d’abordfâchée de franchir les limites de l’arrondissement de Montrouge.Cela la changeait, la rue du Contention commençait d’ailleurs àl’ennuyer avec son éternelle tristesse de rue délaissée; elle eut,enfin, pendant les premiers jours, le plaisir de traverser desboulevards et des rues où elle n’allait pas d’ordinaire plus dedeux fois par an.

Arrivée au boulevard Saint-Michel, elle le descendait lentement,quand elle n’avait pas de retard, badaudait devant les marchands dechaussures, s’extasiait devant des brodequins couleur hanneton etpuce, devant des petits souliers bas, à hauts talons et àbouffettes, devant des bottines en étoffes grossières et teintes envert, en bleu, en rouge crus, passementées et lacées de chenillesd’or faux, cherchant quelles femmes pouvaient bien les acheter, sefaisant la réflexion qu’une personne non déguisée n’oserait pas semontrer dans la rue avec; puis, elle contemplait les devanturesétincelantes des cafés, les femmes peintes qui s’agitent auxtables, les marchands d’écrevisses et de bouquets, la grosse mèrequi crie le plaisir, les bandes imbéciles des étudiants quibraillent, les mendiantes qui charroient des enfants trouvés etregardent, d’un air ahuri, la dorure des glaces.

Tout ce mouvement, tout ce bruit, la divertissaient; ellemusait, les yeux grands ouverts, ne marchait réellement qu’une foisarrivée devant les grilles du jardin de Cluny, était priserégulièrement de pitié pour la sentinelle en faction, sous la voûteobscure des Thermes.

Un soir, elle fut suivie par des jeunes gens qui, n’ayantprobablement rien à boire, emboîtèrent le pas derrière elle et luidébitèrent des galantises. Elle accélérait sa marche, se défendantde leur répondre; dès qu’ils aperçurent Auguste, mélancoliquementplanté au tournant du quai, ils se retirèrent; mais la petite qui,ainsi que toutes les femmes, n’était pas fâchée au fond d’êtresuivie, le fut moins encore, cette fois-là. Auguste pouvait voirque des jeunes gens du monde la jugeaient assez jolie pour lavouloir séduire. Cela ne faisait pas le compte du jeune homme quimaugréa tout bas, pensant qu’elle aurait bien dû les rembarrer,qu’elle n’était pas assez mécontente de ces invites.

Et elle riait, lui tapait sur les doigts, murmurait: que tu esbête, je me fiche bien d’eux puisque je suis là! Et, très contentequ’il se montrât jaloux, elle lui reprochait, puis elle se pendaitplus câline à son bras, toute penchée en avant et la tête relevéevers lui, pour lui voir les yeux.

Mais le temps coulait vite, ils remontaient lentement jusqu’auboulevard du Montparnasse. Un jour, ils avisèrent un joli bouchon,presque solitaire, où ils burent du cidre. – Le bouchon de leursrêves leur sembla être celui-là: une petite salle enguirlandée deroses, avec des tables de bois, une bonne grosse maman ronflantdans son comptoir, les bras croisés, un garçon bâillant sur leseuil de la porte, un patron salivant et fumant derrière unjournal. – Tiens, mais voilà un endroit utile à connaître, ditAuguste; au lieu de descendre jusqu’au quai, tu t’arrêteras làquand il pleuvra. Je ne crains pas l’eau. Le temps pendant lequelnous remontions jusqu’à cette place sera perdu pour moi, puisque jene t’aurai point; mais cela vaudra toujours mieux que de te laissertremper comme une soupe et de tomber de nouveau malade.

Bien leur en prit d’avoir découvert cet endroit tranquille, carles soirées où le ciel et les pavés sont couleur de boue, où lesvitres buent, où les souliers s’enlisent dans la fange grasse, sesuccédèrent sans alternances d’horizons-clairs. L’heure venue,Désirée, les jambes recroquevillées devant la grille de coke,s’engourdissait, sentant ses paupières s’alourdir, se disait: ilfaut partir, – se donnait cinq minutes de répit, restait. -elle sereprochait sa paresse, se trouvait lâche, s’apitoyait sur le sortd’Auguste qui n’hésitait pas à barboter, dans la pluie, pour elle,et, à la fin, elle sautait sur ses pieds, se secouait, mettait sacapuche, filait rapidement jusqu’à la boutique du marchand devins.

Puis ces jours de malaise, ces jours où la femme devientirritable et déplore les rappels de son sexe, la laissèrent sansforce. Ces jours-là, elle se débattait, gémissant: je ne suis pasen train, je suis fatiguée, si je n’y allais pas, je lui diraidemain que j’ai été malade, -et elle se mirait dans la glace, setrouvait les yeux cernés, le teint blême, aspirait à se mettre aulit, s’essayait à tousser et se croyait perdue. Elle se disait:Allons voyons, un peu de courage! Et elle espérait un coup desonnette, une visite quelconque qui justifierait sa fainéantise,qui lui permettrait de croire qu’elle n’avait pu faire autrementque de rester chez elle. – Personne ne venait, alors elle serésolvait à ouvrir la porte, descendait, inspectait encore la rue àgauche, à droite; aucune connaissance n’apparaissant, elle sedéterminait enfin à prendre son élan.

Ces soirs-là, par exemple, elle était d’humeur contrariante, selaissait à peine embrasser, répondait à son amoureux, lorsque, lavoyant si soucieuse et si pâle, il lui demandait: qu’est-ce que tuas? Tu es malade? – un non maussade, se mettait en colère quand ilinsistait, lui répétant: mais puisque je te dis que je n’ai rien!-et elle se plaignait dix minutes après d’avoir froid, se secouaitles épaules et, bien qu’il commandât du vin chaud pour laragaillardir, elle se taisait, absorbée, n’insistait pas pourdemeurer, quand, inquiet de la voir ainsi, le jeune homme luiproposait de la reconduire.

Après l’avoir quittée, il retournait chez lui, se sentait ungrand vide. Il aurait voulu, en rentrant, avoir une chambre tiède,une femme dont le sommeil se réveillerait en une questionaffectueuse et douce; il aurait voulu, en allumant la chandelle,voir sourire à son arrivée la femme qui s’était endormie, enl’attendant; il se rappelait mot pour mot cette image de bien-être,de bonheur, que Céline avait évoquée, le jour où elle l’invitait àépouser sa soeur. Lorsqu’il croisait sur le boulevard de Mazasquelques gens attardés qui marchaient bon pas, il les enviait,pensant: ceux-là vont retrouver un gentil intérieur, ils vontpouvoir raconter à celle qui est chez eux, ce qu’ils ont fait, cequ’ils ont vu. Il aspirait à la quiétude du ménage, à l’unionreposante de deux êtres dont les intérêts et les pensées sontparfois les mêmes.

La nuit surtout, alors qu’il était couché et que la chambreétait noire, toutes les pensées tristes l’obsédaient, et, bienqu’il fermât obstinément les yeux, il ne pouvait dormir. Il tentaitquelquefois de rejeter tous ses chagrins, se disant: mais en somme,je ne suis pas à plaindre, je suis heureux avec ma brave femme demère. Il s’avouait pourtant que cette affection tranquille, que cescaresses tièdes de vieille femme le laissaient fâché ou froid; -par moments, il s’épouvantait, craignant d’aimer moins sa mère.

Puis l’image de Désirée le hantait de nouveau et il semorfondait en regrets inutiles, se redisait: Ah! Si je n’étais pasallé au régiment, j’aurais aujourd’hui, comme tailleur d’écume,huit francs par jour, je pourrais me marier; – et il cherchait à seconsoler, se répétant que, s’il avait exercé un autre état, iln’aurait connu ni la maison Débonnaire ni Désirée. Il songeait àchanger de profession, à en adopter une qui lui rapporteraitdavantage, mais il convenait qu’il n’était propre à rien, qu’ilgagnait maintenant assez bien sa vie dans la brochure, que ceserait folie que de se lancer dans les hasards d’un autremétier.

Quant à Désirée, ses pensées étaient moins tourmentées et moinsâcres; elle glissait peu à peu à une sorte de langueur etd’apaisement. – Le boulevard St-Michel, qui l’avait amusée d’abordavec son luxe d’étalage et son bruissement de foule, l’ennuyaitmaintenant. Le coup de fouet donné aux rendez-vous par la mauvaisevolonté de Vatard ne la cinglait plus; depuis qu’il la laissaitsortir, elle devenait douillette au froid, sensible au vent,inexacte aux réunions, y allait quelquefois très en avance, prisesoudain d’impatience et d’un besoin de marche, presque toujourscomme accomplissant un devoir qui s’imposait, très en retard.

Les jours trempés de brume, elle ne dépassait pas, ainsi qu’ilsétaient convenus, la boutique du marchand de vins; mais les joursoù les pavés sont secs, où le vent pique et invite aux courses,elle ne venait plus retrouver Auguste près du quai.

Quinze jours s’écoulèrent, quinze jours, où, heures par heures,il pouvait suivre les nuances dégradées d’un courage qui fuyait;elle descendait jusqu’à mi-côte le boulevard St-Germain; un jour nefranchissait pas le coin du boulevard St-Michel, un autre allait demoins en moins loin à mesure que les soirées se déroulaient.Quelque temps qu’il fît, elle arrivait enfin à ne plus le rejoindreque vis-à-vis la boutique du marchand de vins.

Chapitre 16

 

Quand Céline eut achevé sa robe et qu’elle l’essaya, elles’ébaudit comme une toquée, sauta dans la chambre, se démancha lecou pour se regarder le dos, se trouva une tournure ravissante,voire même un certain chic. Cyprien eut moins d’enthousiasmelorsque, jaillissant dans son atelier, elle se campa devant lui enquête de compliments. Il se borna à lui faire observer que cetterobe ne lui avantageait pas la taille, que l’autre, tout éliméequ’elle fût, la moulait mieux, la rendait plus onduleuse et plusployante.

Ces remarques, formulées d’un ton convaincu, produisirent àCéline l’effet d’une paire de gifles. Elle demeura abasourdie, puiselle lui lança une réponse aigre. Comme il n’était pas en veine dedisputes, il se borna à lui déclarer qu’il s’était moqué d’elle. -Elle reprit alors sa bonne humeur et se pavana de nouveau, trèssatisfaite, devant une glace.

Cette robe devint un perpétuel sujet de discussions etd’injures.

Céline arrivait le dimanche matin, disait: je m’aboule pour unebalade. – Lui, continuait à prétexter des travaux pressés,s’ingéniait, ainsi qu’il se l’était promis, à ne pas la suivre.Alors elle s’allongeait sur le divan, grommelait, remuait, jusqu’àce qu’impatienté de ces manigances, il consentît enfin à lasortir.

Elle voulait se promener dans des endroits bien, aux tuileries,aux champs-élysées, quelque part où elle pourrait montrer sa robe.Il s’y refusait, proposait d’aller au moulin de la galette, àMontmartre, sur le boulevard d’Italie, près des gobelins, dans unquartier bon enfant où il pourrait fumer sa pipe.

– C’est pas la peine d’avoir une robe neuve pour visiter desendroits comme ceux-là, répliquait Céline.

Il répondait: – Pourquoi n’as-tu pas mis celle de tous lesjours?

– Merci! eh bien quand donc alors que je ferais prendre l’air àma jupe propre, si c’était pas le dimanche?

Il tenta de lui faire comprendre qu’il n’y avait pas de raisonpour se mieux habiller le dimanche que les autres jours. Il sebutta contre un entêtement de borne.

Une après-midi, il se décida pourtant à la traîner auxchamps-élysées. Il la fit asseoir dans la poussière sur une chaise,le dos tourné à la chaussée, et ils regardèrent cette tiolée denigauds qui s’ébattent dans des habits neufs, de la place de laconcorde au cirque d’été. Il eut des écoeurements à voir houler cetroupeau de bêtes. Elle, arrondit des yeux énormes, s’imaginantqu’on admirait sa vêture, son maintien, ses charmes.

Il jura bien de ne plus la conduire dans cette foire auxtoilettes, et il la remorqua sur des bateaux-mouches jusqu’à Bercy,l’emmena près de la place Pinel, derrière un abattoir, lui vanta,sans qu’elle sût s’il se moquait d’elle, la funèbre hideur de cesboulevards, la crapule délabrée de ces rues.

Tout cela la réjouissait fort peu, – elle n’avait nul besoind’un amant propre pour aller voir ces quartiers sordides! Il leurétait décidément bien difficile de s’entendre. Elle devenait sansindulgence pour ses lubies d’artiste, et il avait des désirs de lafuir, quand, avec ses manières de fille du peuple, elle ne pouvaitsupporter les gens à lorgnon, examinait le doigt de chaque femmeassise à côté d’un homme pour voir si elle avait l’anneau et disaittout bas à Cyprien: – Elle n’est pas mariée, tu sais!

Et pourtant, certains jours, il était harcelé comme par unremords. Il se promettait d’être plus aimable pour Céline et il laprenait dans ses bras lorsqu’elle entrait chez lui, jouait avecelle comme avec une jeune chienne, fumait une cigarette qu’ils separtageaient bouffées par bouffées, et, assis près du poêle, il lalaissait narrer les histoires de sa famille, les débats qu’elleavait eus avec ses camarades.

Quelquefois elle exhalait de gros chagrins, pleurait à petitscoups et Cyprien, malgré sa résolution d’être calme, finissait parla piquer de mots aigus. Elle lui répondit, une fois qu’il lasuppliait de réserver ses larmes pour les jours où elle neviendrait pas chez lui: – A qui veux-tu que je raconte mes peinessi ce n’est à toi?

Mais, où leur amour craquait, c’était par ces jours de grandetourmente quand le peintre s’habillait pour aller à une soirée ou àun bal. Pour elle, un salon était une sorte de bastringue de luxe,où on levait des femmes. Il avait beau lui dire: mais ce n’est pascela! – Elle hochait la tête d’un air défiant, et la haine de laplébéienne pour la femme bourgeoise éclatait avec des mots crus. Lecoeur gros, elle aidait son amant à se parer, rôdait autour de lui,admirant sa cravate blanche et son habit à queue d’aronde,considérant avec respect son chapeau à claque, le faisant détonneret s’aplatir, s’extasiant sur la doublure de soie noire, sur leslettres en or qui y étaient cousues.

Ces soirs-là, elle voulait à toute force coucher chez lui, afind’être plus sûre qu’il reviendrait, et elle ne comprenait rien auxfureurs du peintre qui, contraint à se rendre chez des gensdisposés à lui acheter ses toiles, sacrait comme un charretier, sedébattant contre les boutons de ses gants, contre l’empois de sonlinge. Elle lui disait: – N’y va donc pas! – Tu verras, nous nousamuserons! – Et Cyprien criait exaspéré: -eh que diable!T’imagines-tu donc que c’est pour mon plaisir que je vais dépenserdeux francs de voiture et m’embêter chez des bourgeois! Mais elleripostait: laisse donc, je m’en doute bien, tu vas retrouver desfemmes. – Eh bien, j’aimerais mieux ça, finissait par répondre lepeintre. – Alors elle le tapait furieuse; il finissait par s’aigrirparce qu’elle lui froissait sa chemise, et il partait accablé parla perspective de rester, deux ou trois heures debout, sans fumer,auprès d’une porte.

Il ne dansait ni ne jouait, avait l’air d’un imbécile, faisaitpartie de cette lamentable cohue de gens qui contemplent lesplafonds et, pour se donner une contenance, vérifient, toutes lesdix minutes, l’attitude de leur cravate. Généralement il seréfugiait dans la salle des joueurs, où des hommes ignorant commelui les délices des cartes et des danses, soupirent, regrettantleurs pantoufles et leur coin du feu, songeant qu’ils ne pourrontplus appareiller un fiacre et devront traîner à leur bras, dans unquartier lointain, une femme agacée et lasse.

Il s’esquivait le plus tôt possible, rentrait et, quelqueprécaution qu’il prît, Céline se désendormait et l’interpellaitavec rage.

– Tu sens la poudre de riz! Tu m’en as fait, j’ en suis sûre, -et elle clamait: – va donc, va donc les retrouver tes filles dumonde! Ah oui! Elles sont chouettes! C’est rien que de le dire! Dejolies carcasses avec leurs airs godiches et les bassins qu’ellesont dans les épaules! Faut voir ça, le matin, quand ça se réveille!En v’ là du joli taffetas! ça tousse, ça geint, ça avale de l’huilede foie de morue, ça se loue de la santé à la petite semaine!

Et quand il essayait d’interrompre ce flot de grossièretés, elledéjectait, plus furieuse:

– Je sais ce que je dis, tiens, bougre de bête! regarde-moi, iln’y a pas de toilettes, il n’y a pas de bijoux qui tiennent! Sielles étaient là, comme moi, en chemise, ah bien ça en serait unefête! Tu verrais! Elles ne nous valent pas! Non elles ne nousvalent pas, quand elles n’ont plus tous leurs affutiaux c’est desfanées, t’entends? Et elle tapait sur sa gorge qui était charmante,criait: hein? V’ là qui les dégotte! Gesticulant, dans le lit, lesyeux en braise, les cheveux croulant comme une gerbe de paille surses épaules nues.

Enfoui dans un fauteuil, Cyprien fumait des cigarettes sansrépondre. Il fut obligé, pour avoir la paix, de la menacer de neplus rentrer du tout, ces soirs-là. Alors elle se tut, mais elleavait des tressauts, des commencements d’attaques de nerfs, elleétait plus incommode encore que lorsqu’elle se dressait et aboyaitdevant lui.

Il adopta un autre système. Il lut, la laissant se démener, setordre, déchirer son mouchoir avec ses dents.

Son indifférence eut pour résultat de faire cesser ces crises;devenue tout à coup dolente, mais bénigne, Céline s’ingénia, partous les moyens possibles, à plaire à son amant, à s’en faireaimer.

Lui voyant toujours peindre des figures maquillées, un soirqu’il était absent, elle se secoua sur la tête une houppe à poudre,s’enfarina le nez, prit un crayon de pastel et se farda de rouge.Cette peinturlure exécutée sans habitude et sans goût la fitressembler à une femme sauvage. Le peintre se mit à rire quand,rentrant, il la vit ainsi bigarrée; elle se fâcha, se mit à pleureret elle s’essuyait avec ses doigts, écrasant les couleurs sur sesjoues, barbouillée et grotesque, les mains tachées, les lèvresfraîches, malgré tout, dans ce gâchis de boue rose.

Alors elle désespéra de réduire cet homme. Il était cependantdevenu plus bénévole et plus patient. Pourvu qu’elle ne gémît ou necriât point, il s’estimait heureux. Une sincère commisération luiétait venue pour Céline; seulement il s’aperçut au bout de quelquetemps qu’il avait tort de n’être plus sur le qui-vive. Céline avaitun coeur d’or, mais elle avait besoin d’être mâtée; ne sentant plussa laisse, elle redevint comme naguère, plus turbulente, plusrebiffée.

Cette sorte d’amitié craintive qu’elle éprouvait pour le peintrecommençait à tourner d’ailleurs. La fierté qu’elle avait eue àposséder pour amant un monsieur bien s’était évanouie. L’attraitd’un amour nouveau était perdu. Elle pensait maintenant aux fêtesde ses vieilles liaisons; les jours de tumulte, quand, après avoirjappé aux oreilles du peintre, elle râlait à bout de voix, affoléepar son silence et son mépris, elle revenait à Anatole.

Cet homme qui l’avait si profondément blessée en la quittantsans lui avoir laissé la satisfaction de partir la première, luiapparaissait maintenant comme un beau luron, comme un joyeuxcompère. Les rigolades à la bonne franquette qu’ils s’étaientdonnées, l’enchantaient, avec leur douceur ranimée d’une souvenancelointaine; les brutalités dont il les salait parfois ne larépugnaient déjà plus; elle les excusait comme les inévitablessuites d’une passion sincère. Il l’avait exténuée par sesviolences, et par ses rapines, mais, somme toute, il valait mieuxque Cyprien. Avec lui, au moins, on riait, on disait zut! Quand onvoulait; on sautait dans la rue, on rossignolait, on cancanait, onlichotait, il n’y avait ni tenue ni gêne. Et puis, après tout, ellen’avait guère gagné au change. Cyprien ne lui donnait pas de quois’entretenir; l’autre, il est vrai, la pillait, mais enfin, coûteque coûte, pour accepter cette vie de déboire encore aurait-ilfallu des compensations! De l’argent? Pas. – Des joies à en bâillercomme avec Anatole? Pas. – Des caresses, des câlineries, desattentions même? Pas davantage! Ah! Anatole pouvait la poursuivremaintenant le soir, elle n’aurait certes plus réclamé l’assistancedu peintre!

Elle arrivait peu à peu à ce point où l’on souhaite, tout en nepossédant pas encore les moyens matériels de le faire, de tromperl’homme avec lequel on vit, de se venger de ses dédains ou de sesbontés, de prendre une revanche. – Ces désirs devinrent plusarrêtés, plus vifs, un certain dimanche. Après une lutte de plusd’une heure, elle avait brisé Cyprien qui la sortit. Ils setiraillaient au bras l’un de l’autre, dans la rue. Il lui jetaitdes mots désagréables tout le long du chemin ou bien il répondaitau hasard, lui laissant ainsi voir qu’il ne l’écoutait même pas.Elle se taisait, examinait d’un air affligé les boutiques devantlesquelles elle n’avait même plus la permission de s’arrêter, quandun couple dévala sur l’autre trottoir. Elle demeura pâmée. -C’était Anatole qui, d’un air vainqueur, se penchait amoureusementsur le visage d’une femme avenante et remise à neuf. Ilsparaissaient très heureux. Des intonations grotesques d’homme quisait comment amuser une fille, et des rires provoqués par cesfarces grasses, s’échappaient du couple. On devinait une journée degodailles à la flan, dans les cabarets, de régalades sansprétention, dans les bastringues. Anatole aperçut Céline; il lachoya d’un oeil en coulisse, d’un oeil invitant, et il se dandina,avec ses faucilles de cheveux sur les tempes et sa casquetteinfléchie sur la droite, très satisfait que son ancienne maîtressepût voir qu’il moissonnait des femmes mûres et bien nippées.

La vue de cette fille jeta la désolation dans l’âme de Céline.Si elle avait été une pauvre souillon, vêtue de bribes ramasséeschez un frelampier, si elle avait eu les joues creusées par la noceet comblées par les plâtres, Céline n’eût certainement pas ététorturée par cette jalousie qui la poigna. Sa rivale étantavenante, elle aurait voulu la supplanter auprès d’Anatole.

Le peintre ne fut point sans s’apercevoir de ce changement. Lepremier symptôme auquel il reconnut que sa maîtresse pouvait letrahir fut un silence absorbé, une ardeur à lui désobéir, unepropension à ne plus venir régulièrement chez lui.

Mais le jour où il eut vraiment peur, ce fut celui où Célinelança un mot qui lui ouvrit des horizons. Dans l’espoir d’excitersa jalousie, elle lui avait parlé de ses amours éteintes,s’appesantissant davantage sur ses relations avec Anatole. Elledisait: – Celui-là, c’était du peuple comme moi, nous nousentendions; il me grugeait, il me volait, mais c’est égal, il étaitaimant; il était pas comme d’autres qui sont des glaces, qui vousconsidèrent comme de pauvres gnolles, comme des rien-du-tout qu’onne battrait même pas!

Chapitre 17

 

Céline s’étonnait parfois de l’apathie de sa soeur, lui disait:tu vas être en retard, dépêche-toi. Désirée répondait: mais non, jen’ai pas donné d’heure exacte à Auguste; je lui ai simplementpromis de le rejoindre entre huit et neuf heures. Il n’est que lademie, j’ai bien le temps. Céline partait. – Désirée attendait quel’eau fût chaude pour se laver les mains. Cela lui faisait bienperdre dix minutes; cinq encore pour s’attifer et descendre lesmarches; avant qu’elle n’eût franchi le couloir et la ported’entrée, Auguste croquait le marmot depuis plus de trois quartsd’heure.

Un soir, elle ne vint pas. C’était la première fois qu’ellemanquait ainsi, complètement, à un rendez-vous.

Il se promena sur le boulevard, monta jusqu’au carrefour del’observatoire, demanda dans la bibine où ils s’étaient souventretrouvés, si on ne l’avait pas vue. Il errait comme une âme enpeine, surveillant les trottoirs, épiant la chaussée, n’osantentrer chez un marchand de tabac de peur qu’elle ne passât tandisqu’il aurait le dos tourné. Il n’osait non plus aller plus loin quela rue du Montparnasse, la petite pouvant gagner le boulevard parcette rue ou par celle du départ; et il restait là, debout, surcette route mal éclairée, frôlé par deux sergents de ville quimarchaient sans se presser, regardaient avec défiance cet hommeplanté contre un arbre ou le long d’un banc.

Désirée n’arrivait décidément pas. Alors il redescendaitlentement le boulevard, se retournant, toutes les trois minutes,sondant l’horizon borné, attendant que les points noirs quiremuaient au loin eussent grossi, se fussent changés en des femmesautres que celle qu’il espérait.

L’heure s’était écoulée depuis longtemps déjà qu’il ne croyaitpas encore qu’elle lui ferait faux bond. Quelquefois, ilapercevait, venant en sens inverse, une tournure qui ressemblait àcelle de Désirée et il courait au-devant d’elle, s’imaginant que lapetite avait pris par un chemin différent, s’était rendue au quai,et, dépitée de ne pas le voir, retournait chez elle. De plus près,il trouvait une femme qui n’avait rien de commun avec la sienne. Lafemme le fixait, alarmée ou ravie du pas qu’il avait fait verselle; – Ou elle souriait, ou elle décrivait une courbe brusque pourl’éviter. Il arrivait au pont St-Germain, et désolé, il haletait; -puis, lentement encore, il longeait les grilles de l’Entrepôt,examinait, aux lueurs chassieuses de lanternes posées aux quatrecoins d’un trou, l’amas en réparation des tuyaux à gaz, desconduites à eau; traversait la rue, s’accoudait sur le parapetau-dessus de la Seine qui coulait, noire, zébrée, çà et là, detortilles de feu par le reflètement des réverbères. Onze heuressonnaient. – Pas de Désirée. – Ah! Elle n’était vraiment pasgentille! Elle avait paressé au coin du feu, s’était couchéechaudement sans penser à lui! Puis il essayait de se persuaderqu’elle était souffrante; – mais non pendant la journée, elle avaitjaboté et ri comme de coutume. – A six heures, elle avait quittél’atelier, joyeuse et bien portante. Il eût été, en vérité,très-étonnant qu’elle fût tombée malade en rentrant chez elle.Peut-être son père l’avait-il retenue? C’était encore peu probable.- Vatard ne sortait guère qu’à des jours fixés. – Désiréeconnaissait les soirs où il allait faire sa partie chez Tabuche. -Elle savait, par conséquent, quelles étaient les heures où elleétait libre; le père d’ailleurs ne la tracassait plus, la laissaitse balader. En admettant même qu’il eût voulu, comme autrefois, laguetter et la tenir en laisse, elle aurait pu prétexter l’achatd’une pelote de fil ou d’un paquet d’aiguilles, courir jusque chezle marchand de vins, le prier de prévenir Auguste quand ilviendrait, retourner chez elle au grand galop si réellement elleétait trop pressée pour pouvoir l’attendre.

Il essayait de se rappeler les paroles qu’elle avait prononcéesdepuis plusieurs jours; n’avait-elle pas dit que les tempes luibattait, qu’elle était mal à l’aise? Après tout la migraine s’étaitpeut-être ruée sur elle et l’avait jetée la tête sur un lit, aumoment où elle allait partir. Avec l’égoïsme des gens épris, il eûtpréféré d’ailleurs qu’elle fût malade plutôt qu’indifférente. Il serépétait pour la vingtième fois que, tandis qu’il l’accusait deparesse et de froideur, elle geignait et pleurait sans doute. Il nepouvait parvenir à se convaincre.

Le même fait se reproduisit à des intervalles peu séparés. Lelendemain, pressée de questions, la petite répondait: – J’ai étésouffrante. **

La première fois, il la questionna avec inquiétude, avecangoisse; la seconde, il l’engagea vivement à voir un médecin, segendarma lorsqu’elle prétendit que ça n’en valait pas la peine, queça se passerait comme c’était venu; les fois suivantes, il devinttrès perplexe, pensant qu’elle avait trop bonne mine pour unemalade. Un jour il laissa percer un doute. Elle eut une pointed’incarnat aux joues, se fâcha, se fit demander pardon, nel’accorda qu’après de longues instances.

Mais comme ces défaites se renouvelaient, les jours de froidureet de pluie surtout; comme cette maladie qu’elle prétendait lapoigner le soir, ne lui laissait aucune trace, le lendemain matin,il fut persuadé qu’elle mentait et il le lui fit doucementcomprendre, intimidé malgré tout, incertain même s’il avait raison,lorsqu’éclatant en reproches, elle s’étonnait d’être ainsi malreçue, trouvait étrange qu’on la soupçonnât, déclarait que danstous les cas, c’était ainsi, que ce ne serait pas autrement, quec’était à prendre ou à laisser. – Il prenait.

La vie leur devint épineuse. Quand, après avoir manqué à sespromesses, Désirée s’apprêtait, le lendemain, à revoir Auguste,elle ne venait plus au-devant de lui que hargneuse et prompte auxcolères. Il allait falloir supporter des criailleries, répétervingt fois: je n’ai pas pu! Se tenir en garde pour ne point secontredire, lui clore la bouche avec des airs boudeurs et desmenaces, entendre des soupirs qui en disaient long, subir desemportements qui se contenaient, des défiances qui couvaientl’injure!

Pour un peu, elle serait encore restée chez elle.

Leurs réunions si joyeuses, dans les premiers temps, devenaientlugubres. Elle avait avec cela, sans peut-être s’en rendre compte,des observations, des mots qui cassaient bras et jambes. Jadis, ilsse promenaient ensemble; tout à coup, il pleuvait. Elle acceptaitgaiement l’aventure; – maintenant elle grognait: allons, bon, voilàde la pluie, je vais être trempée; il ne manquait plus quecela!

Leur amour semblait vaciller par moments sous une poussée demille bêtises, de mille riens qui, comme des termites, faisaientleurs trous, rongeaient sourdement les derniers liens qui lesrattachaient. Lui, se désespérait, sentant sa femme lui échapper;elle, se cabrait, le voyant résolu à la combattre. Augustefinissait par plier pourtant, avouait des torts qu’il nereconnaissait plus lorsqu’il était loin d’elle, baissait la tête,la remerciant presque d’être venue, lorsqu’ironique et mauvaise,elle lui laissait entendre qu’elle aurait encore pu mentir à saparole, en ne quittant pas sa chambre.

Et cependant que de leçons il avait apprises, avant que d’allerà sa rencontre! Comme il s’était promis de ne pas céder! Puis, aupremier regard qu’elle lui jetait, toutes ses fermetés se fondaienten incertitudes et en peurs. Il était comme un homme qui jugeraitmiséricordieux l’adversaire qui, après l’avoir terrassé et meurtri,consent à ne point l’achever.

Certains soirs d’attente, au milieu du boulevard St-Germain,quand il marchait, l’oeil au guet, et à petits pas, il étaitaccosté par une ambulante, une blonde triste, qui errait, les mainsdans un manchon et la tête nue. Elle lui disait: bonjour, beaublond! – mais il continuait sa route sans l’écouter. Alors que, nevoyant pas la petite, il revenait sur le trottoir et frôlait ànouveau cette femme, elle le regardait, lui faisait curieusement:eh bien, elle ne vient donc pas? – à force de se croiser ainsi, ilséchangèrent quelques paroles. – Elle était d’ailleurs très – Doucequand elle était à jeun. – Puis Auguste était si malheureux, sienfiévré par tous ces espoirs déçus qu’il laissait échapperquelques plaintes, mais toujours cette fille donnait raison àDésirée. Est-ce que les hommes pouvaient savoir! Les femmes ne fontpas ce qu’elles veulent! Ah! Les hommes! Quels égoïstes! Ilssoupçonnent toujours le mal! ça y était arrivé à elle. Son premieramant l’avait battue parce qu’elle n’était pas exacte et alors ellen’y mettait pas de mauvais vouloir! Il est vrai qu’il la rossaitaussi pour des vices qu’elle n’avait pas encore à cette époque-là.Ah! vraiment, les femmes étaient à plaindre! – et elle défendaitopiniâtrément la petite, sans la connaître.

Ces soirs-là, Auguste retournait chez lui plus réconforté. – Lesjours où il apercevait Désirée, il quittait précipitamment la femmequi s’éloignait aussitôt, recommençant, à vingt enjambées plusloin, sa promenade lente, roulant dans sa gorge de bois le gravierd’une chanson de soldat en marche.

Et les deux amoureux s’essayaient à retrouver les ferveurs, lesravissements qui les laçaient jadis l’un à l’autre; ilss’essayaient à faire renaître l’allégresse des rencontres passées,les voluptés douloureuses des séparations exigées par l’heure. Lesredites qu’ils épelaient maintenant, rataient comme des piècesmouillées; ils demeuraient, l’un devant l’autre, déconcertés ettristes.

Ils finissaient par ne plus souffler mot, écoutaient le refrainqui leur arrivait parfois de l’ambulante en arrêt, remontaient dansla direction du boulevard saint-Michel, sentant leur passion sedétraquer comme un joujou que l’on aurait manié avec des curiositésbrutales d’enfant. Chacun se faisait ses réflexions, une fois seul.- Auguste se disait: ah! Si je l’avais possédée, bien sûr qu’iln’en serait pas ainsi! Elle, au contraire, pensait: ah! Si j’avaiscédé, il n’en serait sans doute ni plus ni moins; j’ai eu une fièrechance de m’en être tirée sans aucun dommage!

Les petites vilenies, les bassesses, les aigreurs, la lie ducaractère qui s’étaient séchés et tus quand l’affection qu’ils seportaient étouffait en eux toute idée de froissement et de lutte,commençaient à se montrer comme se montre, sous la trame usée d’unvêtement, une doublure grossière. – L’obéissance, le dévouementd’Auguste, Désirée ne s’en rendait déjà plus compte.

Au fond, elle était peut-être la plus malheureuse. – Elle sedonnait, malgré tout, tort à elle-même et se gardait bien d’enconvenir devant lui. – Elle lui en voulait d’avoir raison, étaitfurieuse lorsqu’il hasardait un mot qui le lui faisait comprendre,presque méprisante lorsqu’il ne disait rien, semblant croire auxexcuses banales de ses absences.

Il y avait des jours d’ailleurs où elle ne se reconnaissaitplus. – Elle pleurait sans savoir pourquoi, voyait des papillonsnoirs voleter devant ses yeux, souffrait des reins, était fatiguéedes jambes comme une femme qui aurait effectué de longues courses,sautait avec un cri d’alarme lorsqu’un objet quelconque tombant àterre faisait du bruit, s’irritait à propos de tout, répondait àpeine aux questions de son père, aux câlineries de sa soeur. Lemédecin vint, prononça le grand mot d’anémie, et il prescrivit desréconfortants, des quinquinas, des huiles et des fers. Elle avalaces drogues, pendant huit jours, puis elle se lassa et jeta dansles lieux les fioles et les boîtes.

Céline tenta de l’égayer, de secouer cette torpeur, cenonchaloir désolé qui l’abattait sur une chaise, les yeux éteintset les membres lourds. Un jour que Vatard, plus inquiété que jamaispar la pâleur de sa fille, demandait à Céline d’aller chercher lemédecin, celle-ci lui répondit simplement: ce n’est pas la peine,il n’y pourrait rien. Désirée a besoin de se marier; l’herboristene guérit pas ces maladies-là. – Vatard garda le silence, mais ildevint, à son tour, méditant et triste.

Auguste, lui, commençait à relever la tête, à croire qu’ilaurait dû montrer plus de bravoure, plus de vigueur. Ses amis del’atelier, qui étaient forcément au courant de la situation, lepressaient de brusquer la petite. – Vous manquez de poil, disaitl’un. Ah! Bien, elle vous en fera voir de drôles lorsque vous serezmariés! Reprenait un autre. Eh! Secouez-la comme un prunier et, aubesoin, dégradez-y le portrait! Criait le vieux Chaudrut; et touscitaient leurs exemples, des maîtresses qu’ils avaient mâtées enles rudoyant. – Des gifles comme aux enfants qui crient! Et voilàtout! ça allait tout seul après!

Auguste se refusait à user de ces arguments; mais, après biendes irrésolutions, bien des combats, il se décida à lui parlerferme, à l’engueuler même s’il le fallait. Seulement, comme lespoltrons qui veulent se montrer braves, il dépassa, ce soir-là,toutes les bornes.

Désirée fut stupéfaite, si stupéfaite, qu’elle ne trouva pas unmot à répondre. Indignée, elle tourna le dos et, sans pluss’occuper de lui, elle se disposa à rentrer chez elle.

Auguste se tint à quatre pour ne pas la rappeler, la suivre;puis, il eut une berlue, s’élança sur le boulevard derrière elle.Désirée marchait vite. Il s’arrêta, se supplia de ne pas aller plusloin; il reprit sa course et la rejoignit. Il lui demanda pardon,mais elle persistait à ne pas l’écouter. Il voulut lui prendre lebras, elle le retira. Il insistait, l’implorait plus haut. Quelquespassants s’étaient attroupés et ricanaient.

Elle lui dit sèchement: Laissez-moi, vous voyez bien qu’on nousregarde. – Alors, il marcha silencieusement à ses côtés. Quand ilsarrivèrent devant sa maison, il murmura d’une voix tremblante:Désirée, je t’en supplie, écoute-moi, viens demain soir, tu verras.Le vantail de la porte se ferma sur elle.

Il sentit un grand froid. Il lui sembla que toute sa vies’écroulait devant cette porte. Son amour qui se mourait flambaplus fort; il rentra chez lui avec l’inconscience, les balbuties,les haltes chancelantes d’un homme pris de boisson, et, une foiscouché, il en eut le sommeil alourdi, les réveils effarés, lespensées décourageantes.

Pendant toute la journée du lendemain, il éprouva à l’atelier,des secousses, des détentes; il eût voulu crier, l’invoquer àgenoux, la battre. Elle, ne paraissait pas autre que de coutume.Elle manoeuvrait, jacassait, cousait comme d’habitude. Il remarquaseulement une certaine affectation à ne pas le voir.

Le soir, il s’en fut, très agité, au rendez-vous. Il serépétait: elle ne viendra point; c’est ma faute, j’ai eu tort; etil aurait voulu tenir, dans un coin, Chaudrut, ses camarades, lesétrangler, les uns après les autres, se venger ainsi de leurs sotsconseils; puis il cherchait des phrases d’excuses, des formulesd’adoration; il préparait des histoires joyeuses pour la faire rirelorsqu’elle hésiterait à pardonner. – Il faisait sonner l’argentqu’il avait en poche, se proposait de lui offrir des croquets et dela bière.

Et il redevenait très gai, se disant: Tout cela, c’est desbêtises, nous nous aimons; nous allons recommencer nos bonnessoirées d’autrefois; et, il s’arrêtait court, son coeur battait lachamade, il était subitement convaincu qu’elle lui ferait encorefaux bond.

Il reprenait sa marche, la tête basse. – La grande blonde lerencontrait pendant son quart, et, regardant sa figure chagrine,lui disait: eh bien! Les amours, ça ne va donc pas? – Ilétranglait, éprouvait le besoin de crier à n’importe qui sesanxiétés, ses espoirs, de se faire assurer que Désirée viendrait.La femme l’écoutait mais ne répondait rien. – Il la pressa. – Sivous étiez à sa place, n’est-ce pas que vous seriez venue? Ellemurmurait: je ne sais pas! – elle semblait ne pas vouloir lui direcomment elle aurait agi. – Il comprenait et il la poussait à parleravec instances. Elle finit par murmurer: si vous ne l’aviez passuivie hier, elle serait déjà arrivée, maintenant dame! Je ne saispas; elle est sûre que vous tenez à elle, tout ça, ça dépend descaractères, vous comprenez, moi, je ne peux pas vous dire!

Tout à coup Désirée parut. – Elle avait fait halte sur letrottoir en face et considérait, très étonnée, Auguste causant aveccette femme. Elle traversa la chaussée et se plaça derrière eux. Lafille la dévisagea effrontément, puis, sans prononcer un mot, ellepivota sur ses talons et s’en fut faire sonner plus loin la clocheballonnante de son jupon blanc.

Auguste n’eut pas le loisir d’ouvrir la bouche. Désirée lui jetaprécipitamment qu’elle ne continuerait plus des relations avec unhomme qui noçait chez des saletés comme cette femme-là!

Il déclara que c’était faux, que cette créature était une bravefille, qu’il causait avec elle pour tuer le temps, qu’il ne savaitni son nom, ni même l’endroit où elle demeurait, qu’elle exerçaitun métier pas propre, c’était évident, mais qu’enfin elle n’étaitpas mal polie et rosse comme toutes les femmes de sa sorte.

– C’est pour vous tirer de l’argent qu’elle se fait comme cela,dit sèchement la petite.

Mais lui, niait qu’elle l’eût même invité à monter chez elle; ilajouta, pensant que Désirée serait désarmée par cette sympathie:elle est bonne enfant, je t’assure, la preuve, tiens, c’est quelorsque tu ne venais pas, elle te défendait toujours.

L’amour-propre de Désirée saigna sous ce coup. Elle futhorriblement froissée d’apprendre que cette baladeuse était dansleurs confidences et la soutenait alors qu’elle était en faute.Cette sorte de complicité la révolta. Devant sa fureur hautaine,Auguste resta abasourdi; – ce rendez-vous qui devait lesrapprocher, les écarta davantage. Après avoir été blessée dans sonaffection par les doutes et les outrages d’Auguste, Désirée,blessée dans son orgueil, fut intraitable.

Il se rendit enfin compte qu’il avait été stupide; et, exaspérécontre lui-même, il apostropha véhémentement, le lendemain,Chaudrut qui le narguait sur ses amours. – C’est vous qui êtescause de notre brouille avec toutes vos bêtes d’idées, luicriait-il, – Tandis que le vieux, préparant une absinthe, hochaitsa tête époilée, sans interrompre le récit que son camarade luifaisait de ses bévues.

– Faut-il que vous soyez mélasson pour vous être ainsi fourré lagueule dans le beurre! lui dit-il enfin. Fallait laisser croire,tout en niant d’un air pas convaincu, que vous rigolbochiez aveccette dame! Désirée aurait essayé de vous reprendre. ça vous auraitdonné, après deux jours de disputes, huit jours de bon temps! Etdame! Huit jours sans qu’il grêle avec une femme, ça en vaut lapeine! Faut pas faire la bête comme ça, voyez-vous; quand on a dusentiment à en revendre, on bazarde le tout, sans en garder. J’ enai connu, moi, sans compter ma vraie bourgeoise qui est morte, desrâleuses qui vous auraient fiché plus de tapes que de pain si onles avait laissées faire! Minute, Eugénie, faut pas jouer avec lepeuple, v’ là mon plébiscite! Et j’ y cabossais l’urne. Ellechignait raide, comme de juste; mais elle se repliait dans lacuisine et on ne l’entendait plus. Faites comme moi, nom de dieu!Ne vous laissez pas frire! Fichez-moi un coup de soulier dans lapoêle, et vite! Maintenant, vous savez, je vous dis ça moi, çam’est égal; vous pouvez bien vous disputer, tous les deux, commedes architectes, cela ne me regarde pas; ce que j’ en fais, c’estparce que ça m’offusque de voir des hommes mis dans l’embarras pardes morveuses qui ont à peine l’âge! ça me fait mal, c’est plusfort que moi; mais en voilà assez, la messe est dite; m’est avisqu’il serait temps de voir à se la gambiller; et il sortit,laissant son absinthe à payer au jeune homme en échange de ses bonsconseils.

– Ah! que ça aille comme ça voudra, se dit Auguste, très indécissur la conduite qu’il aurait dû suivre, et sur le parti qu’ildevait prendre. Il éprouvait une lassitude de coeur énorme. Toutesces luttes à coups d’épingles, toutes ces déconvenues, toutes cesfroideurs, toutes ces moues, toutes ces rebuffades lui avaientbrisé toute énergie, tout ressort. Il était comme ces gens qui,après avoir ardemment convoité un objet, finissent, un beau jour,avant même que de l’avoir possédé, par n’y plus tenir.

Il regrettait le temps où, désirant une maîtresse, il allait,avec les camarades, se galvauder dans les magasins de blanc duquartier de Montrouge. Quelle tranquillité alors! Quelle existencedénuée de soucis et de peines! Ah! sans doute, après avoir traînépendant quelque temps cette vie, après avoir bu dans le verre detout le monde pendant des mois, il en avait eu assez! Il avait eudes élans, des postulations vers des femmes autres, il avait aspiréaprès une amie qui fût gentille et bonne, il avait rêvé d’unechambre bien close, d’une ménagère dont toutes les penséesconvergeraient sur lui! – à quoi, toutes ces appétences, toutes cesardeurs l’avaient-elles mené? Aux ennuis sans nombre d’une liaisonchaste, aux avanies, aux douleurs d’une passion exaltée par lesobstacles, refoulée, affaiblie et comme usée par un heurtquotidien, par un frottement continu des caractères. – Il seretrouvait aujourd’hui plus seul, plus abattu, plus désorienté quejamais! Il allait maintenant à la dérive, le voyait, n’avait mêmeplus le courage de se rattraper aux branches. Une seule idéesurnageait dans cette débâcle, une idée obsédante et fixe: lemariage. Il voulait, à tout prix, trouver une délivrance, un havre,où il pourrait s’échouer; il songeait après ces bourrasques à unlong repos; et ces pensées le hantaient, surtout depuis qu’il étaitallé voir un ami qui s’était marié. Il était bien heureux celui-là!Il n’avait eu aucun ennui avec sa future! Ils s’étaient épousés,simplement parce qu’ils se plaisaient. Le mari ne gagnait pas plusde cinq francs par jour et la femme n’en rapportait que deux. Ilsn’en étaient, ni moins à l’aise, ni moins contents. – Auguste lesenviait de toutes ses forces, maudissait cette espèced’aristocratie ouvrière, ces hommes comme Vatard, qui, parce qu’ilsont quelques sous et une fille âpre au travail, ne la veulentmarier qu’à un ouvrier hors ligne, et puis, plus il réfléchissait,moins il voyait d’issue à ses amours avec Désirée.

Il apercevait maintenant le fond de l’impasse où il était entré.Il devait ou retourner sur ses pas ou se butter contre les murs. -Découvrir un emploi plus lucratif que le sien? Il n’y fallait plusprétendre. Il avait, par tous les moyens possibles, tenté deremplir l’office de voiturier, dans une maison de brochure, unebonne place celle-là! Soixante francs par quinzaine, le profit dufumier vendu, les pourboires cachés, les rabiaus sur le fourrage,les petits bénéfices chez les éditeurs pour porter, le dimanche,leurs prospectus aux bureaux de poste. – Partout il avaitéchoué.

Un jour ou l’autre, son salaire pourrait s’augmenter un peu,mais ce serait tout. En travaillant d’arrache-pied, il touchait, enmoyenne, quatre francs quatre-vingts centimes par jour. Il sefaisait donc un gain presque égal à celui de son ami. Il occupaitson temps à comparer sa situation à la sienne. – Il retournait voirsouvent ce camarade, passait la soirée avec ses parents, et lasoeur de sa femme, une blondine de dix-huit ans, qui avait dejolies lèvres, des dents blanches comme des quartiers de noixfraîches, et qui les découvrait soudain, riant, avec de jolistintins quand elle battait toute la tablée au rheimps.

Chapitre 18

 

Il eut tout loisir d’ailleurs pour fréquenter cette maison quiapaisait, avec sa placidité béate de gens heureux, les angoisses etles transes qui l’opprimaient.

Désirée ne venait plus à l’atelier, depuis quelques jours. Samère allait subir une ponction et, très inquiétés par le coup deforet qui devait lui percer le ventre, Vatard et ses deux fillesgémissaient et pleuraient.

Les soirées d’Auguste n’étaient donc plus occupées par lesrendez-vous et, peu à peu, l’habitude qu’il avait prise defréquenter par tous les temps le quai, se changea en la coutume demonter, le soir, chez des amis où l’on trouvait du feu plein lacheminée, du vin plein les verres, du rire plein les bouches. Ils’acagnardait maintenant chez eux, lutinait Irma, la belle-soeur deson ami, une petite folle qui chantait à tue-tête, gaminait oucousait, le taquinait sur son air chagrin, était, quelque tempsqu’il fît, d’humeur également réjouie.

Cette tiédeur de bien-être, cette entente contre la misère, cetamortissement de toutes les idées tristes, l’affermissaient dans savolonté de se créer enfin un chez-soi. Le mariage qu’il necomprenait jadis qu’avec Désirée pour femme, il le convoitaitaujourd’hui pour le mariage lui-même. Son amoureuse ne seprésentait plus naturellement à sa pensée, quand il songeait àcette fin tant de fois enviée. N’ayant sous les yeux d’autre fillehonnête et tentante que la petite Irma, il l’associaitnécessairement à ses projets d’avenir, se disait qu’après tout elleremplissait aussi bien que Désirée les conditions requises pour luirendre la vie agréable et douce.

Comme figure elle était même plus jolie, plus fraîche quel’autre; mais, malgré tout, la fille de Vatard lui plaisaitdavantage. Il en convenait, puis il devenait très philosophe, seconsolait avec ce proverbe mélancolique: lorsqu’on n’a pas ce quel’on veut, l’on prend ce que l’on a. Et il était assuré d’avoirs’il le voulait. Son ami lui avait, un jour, laissé clairemententendre qu’il ne déplaisait pas à la jeune fille, et qu’il avaitpar conséquent toutes les chances d’être accepté, s’il seprésentait.

Il hésitait cependant encore, retenu quand même par le souvenirde Désirée qui ne le quittait point, mais les dernières attachesqui le liaient à elle commençaient à se desserrer. Il sentait avecjoie qu’elles tomberaient bientôt; et il se disait avec unecertaine rancune, attisée par le rappel des poses qu’il avaitsubies: je ne veux plus de rendez-vous ni de lambinages commeautrefois; ou j’ épouserai Irma tout de suite, ou je ne l’épouseraipas. Ce qu’il appréhendait le plus par exemple, c’était de revoirDésirée. Il avait cependant un bon motif pour rompre avec elle. Ilpouvait tout simplement lui dire: c’est ta soeur qui m’a proposé lemariage, j’ai dit oui, ton père a dit non. A-t-il, ou n’a-t-ilpoint changé d’avis? Moi, je ne peux pourtant pas attendre qu’ildécède ou qu’il girouette, par un jour de bon vent, du côté où jesuis.

Un vendredi, il se répéta: Voyons, raisonnons, et tâchons, pourune fois, de nous décider. C’est demain samedi, jour de paie;Désirée viendra sûrement toucher l’argent qu’elle a gagné dans lespremiers jours de la semaine; soyons braves, sautons le fossé avantque de la revoir, et, le soir, il pressa vivement Irma, lui offritle mariage. Après s’être un peu défendue pour le principe, l’enfanttendit sa main et alors, dans un engloutissement de marronsgrillés, dans une versée de vin blanc, ils échangèrent leretentissant baiser des fiançailles.

Il eut, quand il partit, un poids énorme de moins sur lapoitrine. Il n’y avait plus à se dédire cette fois, ça y était. Samère, qui connaissait Irma depuis sa naissance, poussa des cris dejoie lorsqu’elle apprit cette bonne nouvelle. Auguste s’étonnapresque de n’avoir pas épousé cette fille-là plus tôt et ses amoursavec Désirée lui semblèrent, à ce moment, enfantins et vides.

Le lendemain, quand il entra dans l’atelier, il y avait lebrouhaha des jours où l’on brasse des comptes: une femme, debout,un peu penchée, les mains sur la table, proposait de mettre, prèsdu bureau du patron, une petite sébile où chaque ouvrièredéposerait une pièce blanche ou des sous, afin de venir en aide aufrère de l’une d’elles qui était tombé d’un échafaudage et s’étaitdémis le bras. – Toutes les brocheuses acceptèrent. – Ni Désirée niCéline n’étaient présentes. – La contre-maître inscrivait sur ungrand livre le travail des filles. – Les hommes aplatis, sur lestables de l’assemblage, s’absorbaient dans leurs chiffres; mamanTeston, très émue et très pâle, lança: J’arrive de chez Vatard, lapauvre chère femme a bien supporté l’opération. Elle a dit Ouf! çaété tout.

– Elle n’en n’a jamais tant dit dans sa vie, ricana Chaudrut.Mais cette remarque fut mal prise, la mère Teston s’écria qu’ilfallait n’avoir pas de coeur pour rire ainsi du malheur des autres.Toutes les femmes firent chorus et des grognements indignésrejoignirent Chaudrut à sa place.

La contre-maître domina toutes les voix avec son cri: allons, dusilence! J’inscris pour les rubans, voyons, Félicité, combien?

– Pliure 40, couture 50.

– Ça fait tant, disait la contre-maître.

L’autre trouvait cinq centimes de plus. Tout le monde s’attelaitaux additions, espérant trouver la contre-maître en faute.

Pendant ce temps, les hommes, la mine longue, ne s’échappaientplus pour aller boire. Une grosse commère, une marchande de vinsétait là embusquée dans un coin de la cour, les harpant au passage,attendant qu’ils eussent touché leur paie pour leur soutirer desacomptes sur l’argent qu’ils lui devaient.

Mais c’était presque toujours peine perdue. Alors la grossefemme s’acheminait vers le bureau du patron qui la mettaitrégulièrement dehors, répondant à toutes ses menaces et à toutesses plaintes: c’est tant pis pour vous, il ne fallait pas leurfaire de crédit; et elle partait furieuse, et des disputeséclataient dans la cour, surtout lorsque Chaudrut sortait.

Le patron le menaçait chaque samedi, cependant, de le congédiersi toutes ses esclandres ne cessaient pas. Grâce à ce flibustier,il ne pouvait plus entrer chez un marchand de tabac sansqu’aussitôt des imprécations ne s’élevassent, et qu’on ne lesuppliât de forcer Chaudrut à payer ses dettes accumulées de cassiset d’absinthe.

Il en était réduit, pour éviter toutes ces algarades à acheterson tabac et ses cigares dans un quartier autre.

Chaudrut lui répondait invariablement d’ailleurs: c’est masouris qui me mange tout, je suis un pauvre vieillard, je n’ai pasde caractère, je le sais; mais, dès que mes affaires seront enordre, je ferai mon possible pour payer le monde.

Par bonté d’âme ou par faiblesse, le patron feignait de lecroire, et, bien entendu, ces affaires ne s’arrangeaient jamais.Chaudrut était libre du reste de les laisser telles quelles, sonsalaire ne pouvant subir de retenues puisqu’il travaillait à sespièces et ne recevait pas d’appointements fixes.

En attendant, la contre-maître rangeait en bataille les colonnesde ses additions; une ouvrière se précipita dans le magasin criant:il y a un mariage chouette au bout de la rue! La fille du pâtissierse marie! Ah! bien vrai! Il y en a un monde!

Des ouvriers qui flânochaient ajoutèrent qu’on donnait desgâteaux pour rien aux personnes qui se présentaient. Une granderumeur se leva dans l’atelier. Sous prétexte d’aller aux urinoirsou à la pompe, toute l’escouade des filles se rua dehors. Ellesarrivèrent, haletantes, devant la boutique dont les vantaux étaientouverts. – Des dames bien vêtues mangeaient délicatement, sur unesoucoupe, le petit doigt en l’air, des mokas et des tartes. – Lamaîtresse de la maison demeura surprise devant cette invasion desoussouilles qui ricanaient d’un air bête, et elle leur demanda cequ’elles voulaient. Elles avouèrent qu’elles venaient pour goûteraux gâteaux. On les flanqua immédiatement à la porte. Alors toutela bande tourna bride, se jeta dans la rue, à la débandade,hurlant, se fichant des coups de poings, courant au milieu desvoitures, bousculant contre les vitres des mastroquets les gens enmarche, bondissant, échevelées, sur les pavés, glissant dans laboue jusque sous les pieds des chevaux, poursuivies par les gaminsqui les huaient, par les chiens qui leur jappaient aux trousses;elles rentrèrent à l’atelier comme un coup de vent, criant quec’étaient des blagues qu’on leur avait montées, vidant sur lamariée une hottée d’injures, l’appelant: « Sophie de carton,Virginie de rencontre, pucelle de la rue Moufmouf. » le désordredevint tel que la contre-maître dut user des grands moyens; – ellerégla le compte des plus enragées et les congédia, séancetenante.

Les hommes se tordaient pendant ces disputes, trouvant trèsdrôle la farce qu’ils avaient faite. Le contre-maître les laissas’ébaudir; il espérait éviter ainsi les querelles incessantes quise produisaient entre eux tous les samedis.

Ils travaillaient, en effet, plusieurs, à l’assemblage d’un mêmelivre; les uns passaient les feuilles, les autres les pliaient oules mettaient en pile; ils formaient ainsi une banque, marquaientun chiffre général de l’ouvrage produit pendant la semaine, separtageaient ensuite avec de longues chicanes et d’éternellesrécriminations l’argent donné en bloc par le patron.

L’émoi causé par le départ des ouvrières mises à la porten’était pas encore calmé, lorsque Céline arriva. Elle venaitchercher son argent et celui de sa soeur. – On l’entoura et elleconfirmait les détails donnés par la femme Teston, annonçait que samère allait mieux, que Désirée et elle reviendraient lundi, et,comme elle était pressée de retourner chez le père, elle cherchales petits livres qu’elles possédaient, en leur qualité d’ouvrièrespayées aux heures, les tendit à la contre-maître qui les vérifia etles marqua d’une croix, et, traversant la pièce des assembleurs,elle dit à Auguste de venir, le lendemain matin, au quai, qu’elle yserait avec sa soeur, qu’ils auraient à causer de chosessérieuses.

Auguste accepta, mais il montra si peu d’enthousiasme que Célinedevint très satisfaite.

Depuis deux ou trois jours qu’elles ne bougeaient plus de lamaison, les deux filles avaient nécessairement causé de leursamours. Céline, que l’indolence inouïe de Désirée interloquait,voulait tirer au clair ses pensées sur Auguste. Elle trouva chezelle une froideur, une gêne qui la stupéfia. L’autre ne répondaitpoint, ne s’expliquant pas bien elle-même l’indifférence qu’elleéprouvait maintenant pour lui. Vatard, de son côté, s’affligeaitdes allures mourantes de sa préférée. Le mot de Céline « que cen’était pas la peine d’aller chercher un médecin, qu’il fallaitsimplement la marier,  » avait porté. Il n’hésitait plus aujourd’huià lui accorder toutes les permissions qu’elle voudrait. Ilcherchait seulement à se débarrasser d’Auguste, à faire épouser àsa fille, si cela se pouvait, un autre qu’il avait en vue, AmédéeGuibout, un neveu de Tabuche, un contre-maître jeune et gagnant detrès bonnes journées. Désirée le connaissait bien d’ailleurs; ilsse voyaient depuis des années; mais, tout en l’estimant et letrouvant gentil, jamais il ne lui était certainement venu à lapensée qu’ils pourraient se marier ensemble.

Vatard avait fait part de son projet à Céline, qui exécraitmaintenant Auguste. Depuis qu’elle savait qu’un soir il s’étaitpermis d’injurier Désirée, elle le considérait comme le dernier deshommes. Et pourtant Anatole lui en avait dit bien d’autres à elle!Mais elle n’y songeait même plus et réservait son indignation pourl’homme qui n’avait pas craint d’insulter sa soeur. Elle se chargeavolontiers d’explorer le terrain. La sorte d’endolorissementqu’elle vit chez Désirée lui donna bon espoir. Elle se résolut àprocéder avec franchise, et un jour, qu’assises devant le feu,elles veillaient le ventre de la malade, elle dit simplement: – Situ tiens tant que cela à Auguste, épouse-le; papa y consent, maisréfléchis bien avant que de faire cette sottise. – Une rougeursauta aux joues de l’enfant quand elle apprit qu’elle était librede se marier avec Auguste, mais elle n’eut pas ce cri de joie queCéline craignait; elle baissait le nez, écoutant sa soeur quireprenait: – Après tout, t’as peut-être été la moins bête de nousdeux. Tu as voulu te marier, mais sans être dans la misère; tu asde l’ambition, tu fais bien. Je ne sais pas pourquoi maintenant tulâcherais la perche en te donnant à un ouvrier de rien-du-tout, àun propre à quoi? Je te le demande? Il ne pourrait seulement pas tenourrir. Tu as droit à un contre-maître au moins, que diable! – ily en a qui sont aussi bons sujets et aussi jolis qu’Auguste, leneveu à Tabuche, tiens, par exemple; – C’est un beau garçon et ilserait un mari autrement sérieux que l’autre; – On pourrait fairela dame avec lui, le dimanche; tu aurais une chambre comme tu en astoujours rêvé une, un chien puisque tu les aimes; tu n’aurais pas àcultiver la débine, tu pourrais être, si tu voulais, la plus huppéeet la mieux mise de l’atelier. – Désirée ne répondait rien. Elleréfléchissait. Sa soeur venait de caresser ses convoitises qui,après s’être tues, se réveillaient tout à coup, plus vivaces,depuis qu’elle entrevoyait un moyen de les satisfaire. Sa visée,son idéal, la chambre avec une glace et une gravure coloriée surles murs, un mari qu’elle commanderait, une situation pécuniaireheureuse, le droit de ne plus se lever d’aussi bonne heure lematin, et de trimer moins longtemps, le soir, dans les ateliers, sedessinait maintenant, nettement, devant elle. Elle ne pensait pointà Auguste pourtant sans un certain regret. Ils avaient été amispendant tant de mois! Et puis ça lui ferait peut-être un groschagrin! C’est dur d’avouer à quelqu’un qu’on ne l’aime plus aumoment même où l’on pourrait le rendre heureux! Mais l’autorisationsi désirée autrefois d’épouser cet homme, venait trop tard; elleétait même de nature, dans la situation d’âme où se trouvait lapetite, à l’écarter davantage d’Auguste. Les difficultés quiavaient entretenu si longtemps son affection fuyante ayant disparu,ce qui pouvait rester d’amour en elle coulait comme une eau sousune vanne qu’on lève.

A la voir ainsi, incertaine et triste, Céline cherchait àfrapper des coups redoublés au bon endroit. Elle lui disait: voyonsj’ai-t-y tort? Avec quoi que tu élèverais les enfants que t’auraisavec Auguste? dis-moi un peu comment que tu t’y prendrais! Il negagne seulement pas pour lui et il a sa mère à sa charge! Pourfricasser ta potbouille, faudra que tu en sues de l’ouvrage! Etavec ça que tu es forte! Tu y laisserais tes os à ce métier-là! -Je t’ai parlé d’Amédée tout à l’heure, eh bien! Papa seraitenchanté, et lui aussi, tu lui plais, on le sait. Ah! Vous seriezfièrement bien assortis ensemble! Il doit venir, ce soir, baste!Va, embrassez-vous! Si ça t’embête de te fâcher avec Auguste, jem’en charge. – Il n’a pas besoin, dans tous les cas, de savoir qu’àdéfaut d’un autre, le père l’accepterait. Je crois du reste qu’il ades amourettes d’un autre côté, Chaudrut l’assure, et puis ilfaudra bien qu’il prenne son parti d’être quitté! Il ne serait pas,après tout, le premier à qui ça arriverait!

Mais Désirée déclara que, si elle rompait avec lui, elle nevoulait pas rompre salement. Elle aimait mieux lui dire franchementla chose. – Alors Céline, qui avait hâte d’en finir, s’écria:tiens, je vais aller à l’atelier, chercher notre argent, jedemanderai à Auguste de se rendre demain au quai. – Nous irons,toutes les deux, ce sera bâclé en un tour de main; et elle se sauvaafin de ne point donner à sa soeur le temps de se raviser.

Vatard, qui se tenait aux aguets, se jeta alors dans les bras desa fille, et il entama l’éloge d’Amédée, dit qu’elle serait aveclui heureuse comme une reine et que ce mariage serait laconsolation des peines qu’il avait eues pendant toute sa vie. Ilss’embrassèrent avec des tendresses. – Désirée causa très sagementde son nouvel amoureux. – Aujourd’hui que ce jeune homme la voulaitpour femme, elle s’apercevait de mille détails qu’elle n’avaitjamais remarqués alors qu’il n’était pour elle qu’un bon camarade.C’était un beau blond, bien découplé et aimant à rire. Elle n’enétait pas amoureuse, mais cela viendrait sûrement. Elle neraffolait déjà plus d’Auguste, qu’aurait-ce donc été après quelquesmois de ménage? Puis enfin, il n’y avait pas à le nier, ce mariagel’aurait mise dans la misère. – Son père et Céline avaient raison.- Elle se l’était dit bien des fois d’ailleurs, mais un momentétait venu où, positivement, elle avait perdu la tête, où son rêvede béatitude et d’aisance l’avait abandonnée. Maintenant qu’ellen’était plus comme autrefois aveugle, elle se rendait parfaitementcompte qu’Auguste n’était pas du tout, au fond, l’homme qu’il luifallait.

Vatard, lui, nageait dans l’allégresse. Il était entendu avecAmédée que, si la noce avait lieu, ils loueraient une chambreau-dessus dans la même maison. Désirée pourrait ainsi soigner samère comme par le passé, et, afin de réaliser des économies, lesdeux ménages prendraient leurs repas ensemble.

Sa crainte d’être laissé, lui et sa femme malade, aux soins deCéline qui désertait son poste tous les soirs, était ainsi écartée.- Ne pouvant empêcher son autre fille de se marier, sous peine dela voir s’étioler et languir, il aspirait furieusement désormais àcette union, résolu à la presser de peur qu’elle ne se brisât, etil se frottait les mains, se répétant:

– Quel finot que ce Tabuche! Comme il avait raison de dire: sil’on ne se marie pas avec les gens qui vous ont servi à filer leparfait amour, ceux-là vous préparent du moins à en aimer d’autresque l’on épouse! Le tout, c’est de faire au coeur sa première miseen train; après cela, il va tout seul, comme sur des roulettes!

Auguste, très ennuyé de la scène qu’il pensait avoir avecDésirée, s’achemina, en retard, à sa rencontre. Il avaitrendez-vous pour déjeuner avec sa future. Il fallait en finir,expliquer sans phrases à la petite quelles étaient ses intentions.Il aurait bien donné cent sous pour que ce moment-là fût passé.

Désirée, très-émue, vint avec sa soeur un peu en avance,résolue, elle aussi, à en finir. Quand elles arrivèrent au quai, lejeune homme n’y était point.

Elles revinrent sur leurs pas, et n’ayant rien de mieux à faire,elles s’arrêtèrent devant une montre de photographe. Désiréeétouffait-il n’y avait plus à barguigner maintenant. – Le vin étaittiré; il ne s’agissait plus, dans cette dernière visite à sonamoureux, que d’être ferme, et elle renfonçait les larmes qui luimontaient aux yeux, lorsqu’elle songeait au visage éploréd’Auguste. Céline bouillait, elle eût voulu commencer de suitel’attaque; elle était absolument décidée d’ailleurs, à interrompreles colloques pleurards, les jérémiades, à couper dans le vif, àtrancher net.

Tandis qu’arrêtées, devant des cadres en bois noir, Désiréesentait son coeur battre le glas et surveillait avec terreurl’entrée du pont, Céline s’abîmait dans la contemplation de lavitrine. Elle trouvait admirables le caniche assis sur une chaise,avec un rideau derrière; la femme tressant, dans une attitudelangoureuse et avachie, des couronnes de fleurs sur une terrasse;elle s’enthousiasmait devant des figures d’hommes frisés, avec desmoustaches en crocs, des physionomies de gros mufles avec des minessatisfaites, des allures conquérantes, des distinctions de troisminutes, râtées devant un objectif; elle béait devant des portraitsdégradés, piqués comme de chiures de mouches dans le blanc sale quifuyait des têtes, des portraits de femmes, des dondons décolletéeslâchant des tétasses énormes, des visages à guetter aux portes, àfaire psit! Psit! Au coin des allées, le soir; des actrices dequinzième ordre, avec des maillots en coton et des fleurs entaffetas dans les cheveux; des bonnes avec des tabliers sur leventre et des engelures aux doigts; des nouveaux mariés: la femmeassise, les mains sur les genoux, l’homme penché sur le fauteuil,l’air discret et malin; des premiers communiants ahuris et repus,des pioupious étonnés et stupides. Mais ce qui la faisait pantelerdavantage, c’était une famille composée d’un père, d’une mère, d’unenfant, d’un chat, saisie à une fenêtre, entre un pot de résédaséché et un géranium qui perdait ses feuilles: la mère, commune,mafflue et soufflée, dans sa camisole dont le blanc était mal venu,l’homme débonnaire et mastoc, une trogne de charpentier bon enfantet soûl, le gamin étriqué et canaille, le chat effacé, fondu,enveloppé comme d’une brume.

Céline communiquait ses réflexions à sa soeur, mais Désirées’intéressait peu, ce matin-là, à toutes ces personnes, figées dansdes positions prétentieuses ou bêtes; elle se sentait défaillir àmesure que l’heure s’avançait.

– Ah çà bien! Mais il est en retard, dit Céline qui se plantavis-à-vis du pont. Il faut croire que la perspective de te revoirne l’émoustille guère!

Et tandis que, lasses de se promener sur un trottoir, ellestraversaient la chaussée pour aller sur un autre, Désirée songeaitaux attentes qu’elle avait infligées à Auguste; elle se donnaittous les torts dans cette rupture, et le courage qu’elle s’étaitpromis d’avoir dès qu’il serait devant elle, fuyait.

Céline pensa vaguement qu’il serait utile de distraire sa soeuret de l’empêcher de soupirer après la venue d’Auguste; ellel’entraîna devant un marchand de bric-à-brac où l’on vendait deschiffons et des os, où s’entassaient des chenêts rongés de rouille,des lampes bossuées, des coquillages poussiéreux, des clysopompesveufs de leurs tuyaux et de leurs becs, des croix de la légiond’honneur, des peaux de lapins, des boîtes à thé, des hausse-cols,des lèchefrites, des bottes, des jumelles sans verres, desmouchettes, des vases de fleurs artificielles, couronnés d’un globesale avec chenille rouge en bas.

Céline louchait devant une table de nuit à coulisse, un meubleluisant comme du soleil avec son acajou nouvellement plaqué,lorsqu’Auguste apparut sur le pont.

– Le voilà! soupira la petite toute remuée. Alors, comme sielles arrivaient à la minute, elles allèrent, sans se presser, à sarencontre.

Désirée restait, à quelques pas, derrière sa soeur. Quand Célineeut terminé une série d’exclamations qui ne voulaient rien dire,ils demeurèrent cois, les uns devant les autres. Auguste, quis’était juré d’être énergique, n’eut même pas la hardiesse dedemander à sa bonne amie de l’embrasser. Inconsciemment, chacunpressentait qu’il n’était plus aimé. Une gêne grandissante lestenait là, les yeux baissés, la bouche sèche. Céline rompit lesilence. – Si nous allions prendre un vermouth, hein? ça vousva-t-il, Auguste?

Ils accueillirent cette proposition comme une délivrance. Ilss’installèrent au café qui fait l’angle du boulevard saint-Germainet du quai de la tournelle; et, puisqu’il fallait causer, Augustes’inquiéta de la santé de Madame Vatard. – Elle se portait bien. -Ce colloque dura cinq minutes; après quoi il se fit encore un longtemps de silence.

– Tiens, s’écria tout à coup Auguste, voilà notre amie de la ruedu Cotentin! Ils la hélèrent et Auguste l’invita à prendre un verreavec eux; mais elle était pressée. Ils s’enquirent de son amoureux.Elle eut un geste très dégagé. – Je ne sais pas, il doit toujoursêtre en garnison à Dax; il m’a écrit plusieurs fois mais j’aichangé de domicile, je n’ai pas donné ma nouvelle adresse et j’aioublié d’aller chercher ses lettres. Il doit être en bonne santé;il n’y a pas de raison d’ailleurs pour qu’il se porte mal; mais,faites excuse, je me sauve, je suis attendue.

– Eh bien, c’est toujours comme cela l’amour, jeta Céline.Désirée et Auguste n’osaient se regarder en face. Céline continuad’un ton belliqueux: – Ecoutez-moi, vous autres; faut nouséclaircir. Le père ne veut décidément pas de vous, Auguste; masoeur ne peut pas respecter ses fleurs jusqu’à la fin du monde et,soyons justes, vous aussi, vous ne pouvez pas non plus demeurerdans la salle d’attente puisque les guichets doivent rester fermés.Eh bien, voyons, là, entre nous, si vous vous rendiez votreliberté, si chacun de vous se mariait de son côté, ce seraitpeut-être encore ce que vous auriez fait de moins bête!

Désirée haletait; elle leva les yeux sur Auguste. Il n’avait pastrop l’air d’un individu qui a reçu un coup sur la tête.

Il dit, à son tour, qu’après tout, Céline avait raison; que,sans doute, c’était dur de se quitter, que, pour son compte, celale désolait, mais qu’enfin…

– Alors Chaudrut avait dit la vérité, interrompit Céline; avouezque, si vous supportez aussi bien la chose, c’est parce que vousallez vous marier?

Il rougit, balbutia un peu, avoua. Désirée bredouilla qu’elleaussi était sur le point d’agir de même. – Alors ils se regardèrenten face. Ils se demandèrent des renseignements sur leurs futurs, sedisant par délicatesse qu’ils auraient préféré être ensemble, maisqu’il fallait pourtant songer au solide, qu’ils n’étaient plusd’âge à s’amuser comme des enfants, et ils ajoutèrent, tressaillanttous les deux: – C’est égal, te rappelles-tu les bons moments quenous avons passés ensemble? Te rappelles-tu la première fois que tuvins à l’atelier, le jour où je t’ai rencontrée à la foire auxpains d’épices, les promenades le dimanche quand nous étionslibres, le bon dîner dans les bosquets de la Belle-Polonaise? Ettous deux évoquèrent leurs échanges de clins d’yeux dans lesmagasins, leurs bras-dessus bras-dessous du quartier de la gaîté,leurs baisers dans la rue noire; puis ils demeurèrent hésitants etrougirent. La scène où, s’il avait été plus hardi, elle seraittombée dans ses bras surgit en même temps devant eux; ilsfrissonnèrent et restèrent songeurs, pensant qu’ils se seraientsans doute mariés ensemble si la soirée s’était terminée d’unefaçon autre.

Auguste s’efforça de chasser le mélancolique regret que cesouvenir lui apporta, et il dit très doucement à la petite qu’il sesouviendrait constamment de leur liaison avec plaisir; et alors, unpeu embarrassée, elle lui répondit avec un sourire mouillé: – Jen’ai pas toujours été bien gentille pour toi; tu ne m’en veux plus,dis? Mais il soutint que c’était lui qui avait eu tous les torts,qu’il avait été grossier, que c’était elle et non pas lui quipouvait se plaindre.

Céline voulut arrêter ces effusions qui menaçaient de ranimertoute leur tendresse mal assoupie.

Ils se dévisagèrent en silence, mettant dans leurs regards,toute leur affection, toute leur pitié.

– J’ espère que vous serez bien heureux avec elle, balbutiaDésirée.

Il lui serra la main par-dessus la table et, la remerciant, illui souhaitait à son tour toute sorte de bonheurs.

Céline se taisait, très émerveillée. Jamais elle n’avait vu derupture s’effectuer pareillement, sans injures et sans tapes. Commevous êtes gentils, criait-elle, en joignant les mains, et tousdeux, l’un devant l’autre, se souriaient, le coeur gros. Augusteeut hâte de s’enfuir. Il commençait à suffoquer. Désirée de soncôté tremblait et faisait tous ses efforts pour ne pas pleurer. Cessouvenirs qu’ils avaient remués leur jetaient la désolation dansl’âme. – Allons, dit Céline, allons, voyons, Désirée, il faut quenous retournions pour préparer le déjeuner. Ils se levèrent et,dans la rue, sans dire mot, il lui tendit la main, mais elle offritses joues et ils s’embrassèrent vivement et s’enfuirent, pris d’uneimmense tristesse à la pensée que toute leur vie d’autrefoiss’était écroulée et qu’ils allaient, chacun de son côté, tâcherd’en réédifier une autre.

L’inquiétude, la peur qu’ils avaient surmontées jusqu’alors, lesmaîtrisèrent maintenant qu’ils restaient seuls devant cet inconnuoù ils s’engageaient sans espoir de retraite.

Les deux soeurs trottinèrent sur le boulevard. Désirée, lasse etsecouée, Céline pensive et grognant: – Tout ça c’est très-joli,mais puisque j’ai fini de m’occuper des autres, je vais commencer àsonger à moi ou plutôt à mon peintre. Il va voir, lui, la façonaimable dont je vas le lâcher! Et elle eut un geste de menace quilaissait entrevoir l’amas des turpitudes et des infamies qu’unefemme peut vider sur un homme qu’elle hait après l’avoir aimé!

Chapitre 19

 

Pour être bien résolue, Céline était bien résolue. Ses amoursavec Cyprien étaient par trop tourmentées, par trop âcres. Lesdernières hésitations qu’elle pouvait avoir s’étaient évanouies àla vue d’Anatole qui, pavanant ses grâces, lui fit un accueil pleinde courtoises défiances, un matin qu’il la rencontra, se rendant àson atelier.

Elle se soulagea l’âme ce jour-là. Contenue par instants, elleeut par d’autres des explosions de fureur, lorsqu’elle lui narrases déboires avec le peintre, l’entière déroute d’affection où ellese trouvait.

Anatole se tortillait la moustache, affichant, par calcul, unair affecté et surpris. Sa femme bien l’avait à peu près abandonné.Il avait d’elle d’ailleurs par-dessus la tête. Fainéante comme unecouleuvre, elle était d’un mauvais rapport et d’une exigence quicroissait à mesure qu’elle travaillait moins.

Et puis, au fond, il avait une certaine amitié pour Céline; illa jugeait bonne comme du pain, déliée comme une soie, brave àl’ouvrage, rigoleuse et assouplie. Il ne demandait pas mieux que derenouer avec elle; il voulait seulement ne pas faire d’avances,simuler des indécisions, ne paraître céder qu’ému par des plaintes,vaincu par une pitié qui le désarmait.

– Eh bien et toi, lui dit Céline, qu’es-tu devenu depuis quenous nous sommes quittés?

– Je me suis laissé aimer, répondit négligemment Anatole, parune ouvrière en corsets, une femme douce comme un verre de fine ettiède comme un bain-marie! ah! Chaloupe! C’en est un morceau deroi! Mais, du reste, tu as dû la contempler, le jour où je t’aicroisée, un ange qui avait un chapeau neuf, t’as pu la voir?

Céline prétendit ne l’avoir pas remarquée.

– Ça importe peu d’ailleurs, reprit-il; il y en a qui ont de laveine et d’autres qui n’en ont pas! – Voilà tout. – Moi j’ en aieu; toi, tu es tombée sur un tableau qui te méprisait comme unrestant de dîner! Pourquoi aussi que tu as été fade comme cela?Fallait le faire mariner dans une saumure d’embêtements, s’ilrefusait de s’attendrir!

Mais Céline, sans se défendre, lui jetait des regardsimplorants, puis elle eut une rapide étincelle dans les yeux. Lesouvenir de la dernière insulte que Cyprien lui avait infligée,revint en mémoire et la crispa.

Un soir qu’ils étaient couchés, le peintre avait reniflé et faitla grimace. Il regarda Céline d’un air drôle, mais il ne soufflamot. étonnée, elle exigea une explication; alors il dit: tu as doncmangé de l’ail? ça infecte dans le lit! – Cette observation l’avaitplus cruellement blessée que toutes les ripostes aigres, que tousles mots piquants dont il l’avait souvent cinglée. – Je ne puispourtant pas faire autrement, s’écria-t-elle! à la maison on lardeles gigots d’échalote et d’ail; le père les aime ainsi. Je ne peuxcependant pas me priver de dîner parce que j’ai rendez-vous avectoi, le soir. Cyprien ne disconvenait point qu’elle n’eût raison demanger du gigot, mais enfin, lui, ne pouvait sentir ces parfums-là.Ce fleur âpre, échauffé par l’haleine et décuplé par la chaleur descouvertures, lui soulevait le coeur. La rancune de Céline seravivait chaque fois qu’elle songeait à cette nuit. – Anatoleconsidérait, sans y rien comprendre, les feux de colère quiflambaient sur ses pommettes. – Le moment lui sembla venu, il serésolut à battre atout. – Eh bien, la gosse, dit-il, je suiscontent de t’avoir revue; je te le répète encore, dépose tonmarchand de couleurs et décroche-moi un farlampin qui ait de cela;il se tapa sur la poitrine, à gauche et, comme il faisait unmouvement pour la quitter, elle lui saisit le bras, ne songeantplus à se faire faire des offres, décidée maintenant à mettre bastoute fierté, à lui proposer carrément de la reprendre. – Ilsemblait irrésolu, mais cédait peu à peu. – Nous lui jouerons unbon coup ensemble? Finit-elle par dire. – Anatole eut un sourired’acquiescement. – L’idée d’être désagréable à cet homme quin’était point de son monde et surtout de se venger des peurs que sacanne plombée lui avait fait subir, quand il poursuivait Céline,lui plaisait fort. – Ils convinrent de se retrouver, dimanche, auconcert de la gaîté. – Céline s’y rendrait avec Cyprien. – Al’entr’acte, elle évoluerait de telle façon qu’il devrait garderles places, ou bien elle le perdrait dans la foule et iraitrejoindre Anatole, près de la porte, dans la rue.

Ce projet la fit craquer d’aise.

Alors elle fut charmante pour son peintre. – Il exprimait undésir? Il était de suite exaucé. – Il ne voulait pas sortir? Ellecédait sans mauvaise grâce. – Son linge était compté, chaque fois,soigneusement plié, reprisé sur toutes les coutures. – Lorsque desamis venaient, elle était accueillante et presque silencieuse; elles’occupait du thé, souriait, ne balivernait plus. – Cette douceurde caractère, cette soumission, cette accalmie soudaine de paroleset de gestes étonnèrent Cyprien qui eut un nouveau pressentiment.Mais, il eut beau sonder les yeux grands ouverts de sa maîtresse,chercher à saisir dans un pli de visage, dans un mot imprudemmentlancé, ses intentions, il ne put rien découvrir. Si franche, siinconsidérée jusqu’alors, Céline devint impénétrable.

Elle insista, dès le vendredi, pour qu’il la menât le dimancheau concert. – Cyprien n’osa lui refuser cette joie qu’elledemandait avec des grâces suppliantes. – Il accepta de l’y conduireet fut tellement touché de la reconnaissance qu’elle lui témoigna,qu’il devint, lui-même, toute attention, toute caresse. Ilspigeonnèrent à qui mieux mieux. L’on eût pu vraiment croire que cesgens-là s’aimaient.

Au jour dit, vers les six heures, le peintre fit monter de chezle rôtisseur d’en bas, une moitié de poulet, des légumes, et ilacheta, chez un épicier, des confitures et du vin. Ils dressèrentla table, avec mille singeries; il la servait avec prévenance etelle desservait gracieusement, portait les plats torchés dans unesoupente, minaudait, lui répétait: « Mais verse-moi donc à boire!Dépêchons-nous, pour être bien placés!  » une nouvelle embellied’amour semblait s’annoncer. Cyprien avait perdu toute défiance. -A mesure que le repas touchait à sa fin, Céline devenait plusexpansive, plus douce. Elle chantonnait, en mesurant la poudre ducafé, essuyait le filtre, et, accroupie devant le poêle quibourdonnait, elle souriait à son amant, attendant que l’eau fûtchaude pour la verser. Cyprien se sentait des joyeusetés de merle.Les jambes étendues, les reins douillettement posés sur le velours,il avait allumé sa pipe et, soufflant des tourbillons, il admiraitle coquet affaissement de Céline dont le corps émergeait commed’une mare satinée, de ses jupes épandues sur le parquet. – Elle sereleva et, avec de jolies mines peureuses, elle s’enveloppa la maind’un mouchoir afin de prendre, sans se brûler, l’anse de lacafetière et elle versa, de haut, dans les tasses. Elle s’étaitrassise et, en face l’un de l’autre, ils sirotaient doucement,attendant qu’il fût l’heure de quitter leur chambre. Il lui donnaitle carafon de cognac, elle lui approchait le sucrier, ils seremerciaient avec des yeux tendres, se prêtaient leurs cigarettes,batifolaient, le coeur à l’aise, souriaient avec des élans qu’ilscroyaient perdus.

Cyprien eût de beaucoup préféré rester là, les pieds au chaud,en vareuse, plutôt que d’aller s’enfermer pour voir des pîtres. Leslourds effluves du poêle lui coupaient bras et jambes, il nebougeait de son fauteuil, amoiqué et ravi. Céline le traita deparesseux et, gentiment, lui prenant les mains, le tirant à elle,elle le fit lever, lui apporta ses bottines, son chapeau, s’attifa,elle-même, se trifouilla avec les doigts les frisons des cheveux,puis elle embrassa l’atelier d’un regard et, passant devantCyprien, elle l’attendit sur le carré, pendant qu’il fermait laporte.

Elle marchait, dans la rue, silencieuse et un peu sombre. Sagaieté s’était évanouie. Il s’inquiéta de ce changement, luidemanda si par hasard elle souffrait, mais elle se mit à rire etlui répondit que non.

Quand ils arrivèrent, toutes les places étaient déjà occupées;ils durent reculer au delà des portes, enfiler un couloir,descendre quelques marches, suivre un corridor, badigeonné dechocolat, de vert-pomme, et tout imprégné des odeurs salines desurinoirs. Ils se heurtèrent, dans ce boyau mal éclairé qui couraitderrière la salle, à des échelles fichées par des crampons auxmurs. Une grande rumeur bruissait sur leur tête et à leur droite.Ils remontèrent un escalier et longèrent une cloison de verre quiséparait le théâtre d’un café. Une buée ternissait les vitres. çàet là, des empreintes de mains se dessinaient, des bouts de doigtsqui avaient éclairci le carreau et laissaient entrevoir des couplesremuant des cartes, faisant claqueter des dés dans un cornet,flûtant des chopes. Des ombres énormes se découpaient derrière cerideau de vapeur comme derrière un papier huilé, des ombreschinoises. Des joueurs mettaient du blanc à leur queue de billardet le circuit rapide du bras évoquait je ne sais quel étrangeécrasement à ce jeu de lumière qui déformait et rendait immensetout mouvement, toute pose; puis des gestes cassés, des torsions dereins, des penchées de corps, des profils bizarres, des chapeauxexagérés s’estompaient sur ce transparent en de noires ébauches quebrouillaient les silhouettes monstrueuses des garçons courant.

Cyprien et Céline appuyèrent sur leur droite et se trouvèrentdans le concert. – Ce coin était plus encombré encore que lesplaces du centre; ils se replièrent dans le couloir, pour gagnerpar le souterrain l’autre aile de la salle. – Là, ils finirent pars’installer sur une banquette, le nez sur l’orchestre, voyant lesacteurs de côté et de bas en haut, désagréablement rafraîchis parles battants de la porte qui faisaient soufflet.

Céline fut peu satisfaite. Elle était trop près et perdait ainsises illusions, puis cet endroit était peu propice à la fuitequ’elle avait projetée. Elle se haussa un peu sur son banc etchercha Anatole. Elle l’aperçut; ils s’envoyèrent un bonjour et sedésignèrent, par un clin d’yeux, la porte. Cyprien n’avait rien vuà cet échange de regards. Il contemplait la salle tandis qu’unturlupin émiettait, dans une sauce rebattue de musique, dupatriotisme et de l’amour. Il jugea odieuse cette moitié de cirqueavec ses lourds guillochis d’or, ses deux galeries superposées;l’une teinte en cachou, vernissée et roussie par le feu des gaz,étayée par des colonnes de fonte, drapées jusqu’à mi-corps develours rouge; l’autre plus élevée, divisée en des sortes de cages,munies, comme pour enfermer les bêtes, de barreaux peinturlurés decet horrible vert-bronze, réservé d’ordinaire aux poêles. Leplafond avec ses losanges, ses ramages, ses palmettes qui lefaisaient ressembler à ces cachemires de camelotte qu’on fabriqueen France, lui donna des nausées.

Il fit d’autant moins attention à Céline qui persistait à jouerde la prunelle, qu’il tentait en vain de se consoler du déboire decouleurs qu’il éprouvait en considérant la scène. Elle ne lui parutni moins attristante, ni moins minable que le reste. Suffisammentprofonde et large, elle était garnie, de chaque côté, de panneauxde fleurs et d’attributs en relief, durement rendus, écrasés encorepar d’ignobles masques qui grimaçaient au-dessus. – Le rideau sebaissa soudain; – trois coups frappés sur les planches invitèrentle public à ne pas sortir. Le peintre eut alors comme dernièreressource la vue de ce torchon, avec son acropole de contrebande,son cours d’eau bousillé, ses buissons mal fleuris, son oeil ouvertdans un fût de colonne pareil à un calorifère, et, dans cette sallequi exhalait des relents de carton moisi, de quinquets fumeux, depipes, de savates et de sueur grasse; dans ce pullulement de gensen chapeaux mous et en casquettes, avachis, vautrés sur leursbancs, mal éclairés par huit becs de gaz pendant du plafond ainsique des araignées dont le tuyau de descente serait le fil, larondelle le corps, et les points de feu, le bout des pattes, unesorte de galapiat avec des verrues sur la margoulette et des yeuxlouches, se faufilait, glapissant: Demandez la chanson à la mode!La chanson chantée par M Auguste! « le joli mexicain, avril, mestitres de noblesse. »

Céline ne quittait plus Anatole des yeux. Par extraordinaire,elle semblait inattentive aux balourdises qui se débitaient.Cyprien, qui s’était d’abord diverti à voir des bouches teintess’ouvrir dans des faces fanées, à entendre chanter faux, à écouterles cris titubants, l’âpre et divin clairon des chanteuses usées,commençait à s’ennuyer prodigieusement. La distraction de Céline lefrappa et lui fit espérer qu’elle abrégerait son supplice.

– Ce n’est pas très drôle, murmura-t-il; mais aussitôt elleaffirma, craignant qu’il ne voulût partir, qu’elle s’amusaitbeaucoup. – C’est curieux, reprit-il, tu n’as pourtant pas l’airréjoui. – Alors, elle se pencha à son oreille et lui dit tout bas,quelques mots, en rougissant.

Il fit: – Ah bien! Ce ne sera pas long, tu pourras sortir àl’entr’acte.

Elle chercha à se donner une mine satisfaite et à se tortiller,de temps en temps, comme une personne qui s’amuse, mais n’est pastrès à son aise.

Cyprien se remit à goûter à une chanson étonnante dont une dameravageait les strophes aux acclamations de la foule. Céline trouvaque l’entr’ acte ne venait pas assez vite; maintenant ellebouillait, elle avait hâte de briser ses liens. L’instantd’hésitation qui l’avait prise, en quittant l’atelier du peintre,était passé. L’histoire de l’ail lui revenait et elle savourait savengeance, aspirait au moment de l’accomplir. Elle eut alors unraffinement de cruauté; elle serra la main de Cyprien, le regardaavec des yeux noyés, de même qu’une femme qui aimerait éperdumentun homme et aurait hâte d’être seule avec lui. Le peintre reçut unesecousse dans l’échine et il fixa, à son tour, sa maîtresse, avecdes lèvres humides et des yeux goulus.

Le chapelet de sottises continuait à s’égrener sur la scène. Deshommes succédaient aux femmes et des femmes aux hommes, et les unesentraient à gauche et les autres à droite. Placés comme ilsétaient, Cyprien et Céline assistaient aux misères des costumes,aux défilés des gants défraîchis, des poches éculées, des souliersde porteurs d’eau sous la tenue de bal. Toutes les imperfections,tous les vices des têtes: les yeux éraillés, les joues gravées parla petite vérole, les cicatrices, les bouquets d’herpès aux coinsdes lèvres, les chairs flasques, les bras canailles, les attachesinfamantes des chevilles s’étalaient devant eux, mal dissimulés parla plaque et la sauce des fards, par les bas cotonnés, par lestournures armées de baleines et bardées d’ouate.

L’entr’ acte vint, les trombones séchèrent. Céline s’assura parun coup d’oeil qu’Anatole n’était plus à son poste. La toile tomba.- Attends-moi, je reviens, dit-elle au peintre qui par discrétionne la suivit pas. Elle se faufila dans la multitude qu’éjaculaientles portes. Anatole était là.

– O nature! un enlèvement, cria-t-il, en v’ là un chic d’aristoque je me donne! – Céline lui prit le bras et ils descendirent augrand galop, la rue.

Cyprien persistait à regarder la salle. – Deux, trois, cinqpersonnes, rentrèrent. Toute une ribambelle de fillettes etd’ouvriers franchit bientôt le seuil, des bataillons serréss’avançèrent enfin. La salle se réemplit. Céline ne revenait pas.Le peintre se tournait sur son siège, se persuadait qu’elle avaitrencontré des camarades d’atelier et qu’elle jabotait avec ellesdehors. Le spectacle reprenait. L’équipe lamentable des musiciensétait assise dans sa baignoire et s’agitait. Cyprien commençait às’inquiéter. Il eut peur que Céline ne se fût trouvée mal; ilresta, pendant quelques minutes encore, n’y tint plus, sortit, huépar les gens qu’il dérangeait. Il s’enquit auprès des garçons debureau des ministères qui surveillent à l’entrée, le soir, ladistribution des places et des bocks, s’ils n’avaient point vu unefemme bâtie et habillée de telle et telle façon. Ils lui rirent aunez. Il s’avoua que sa demande était idiote, que ces gens n’avaientpu remarquer Céline plutôt qu’une autre. Alors il se posta dans larue, vagabonda sur le trottoir, descendit jusqu’au bal desmille-colonnes, regarda chez le pharmacien, ne vit qu’un potard quisomnolait, le nez sous des besicles et sur un livre, s’attardadevant les Iles-Marquises, une abominable turne que Céline prisait,une boutique lugubre avec ses chaînes d’escargots vidés et sespaillasses à huîtres, remonta jusqu’au concert, rentra, trouvaleurs places déjà occupées par un autre couple, et, sorti denouveau, il demeura tout éberlué, sur le trottoir.

Il se sentait assommé comme par un coup de massue. Après avoirappréhendé un malaise subit, il craignait maintenant une rupturebrutale. Ses pressentiments se réalisaient donc! Il s’expliquaitalors ce regain de patience et de gentillesse! Mais cela luiparaissait, malgré tout, invraisemblable. Qu’ils ne pussents’accorder, rien de plus naturel, qu’en fin de compte, elle eûtpréféré les caresses d’un salopiaud aux siennes, il n’avait rien àobjecter; mais il eût été plus simple, dans ce cas, de se quitterbons amis. Elle aurait pu lui dire, sans même y mettre des formes: »Ecoute, j’ en ai assez, je m’en vais. » – Oh! Je suis bête,finit-il par s’écrier, je l’accuse injustement d’une crasse, etsubitement il lui vint l’idée que, s’étant trouvée tout à coupsouffrante, elle était rentrée simplement chez lui.

Il regagna sa demeure au plus vite. Il eut un horrible serrementde coeur quand il constata que la serrure était fermée à doubletour. L’atelier, lorsqu’il ouvrit sa porte, lui sembla plusenténébré que de coutume, et il éprouva dès le premier pas lasensation glaciale d’une douche. Il alluma sa lampe. La table étaitencore au milieu de la pièce, près du poêle mourant; rien n’avaitété dérangé, ni les serviettes jetées à la diable sur les meubles,ni les soucoupes où des cendres de cigarettes se fondaient dans lebain de pied des tasses. Une pensée soudaine le poussa dans sachambre; il courut à la table de nuit, chercha les pantoufles deCéline. Elles n’y étaient plus. Le doute n’était pas possible. Elles’était enfuie. Cette insultante façon de rompre sa longe, le jetadans une rage folle, puis une immense détresse le poigna.

Tant que Céline était restée près de lui, il s’était dit: – MonDieu, qu’elle est embêtante! Ah! Comme ce serait un fier débarras,si elle me lâchait! – Maintenant qu’elle était partie, il avaitl’accablement d’un homme qui se voit perdu! La perspective derester seul, là, dans cette chambre, ainsi qu’autrefois,l’épouvanta. Il vit surgir devant lui l’inépuisable navrement deces soirs douloureux où l’on évoque les joies des amours défuntes;l’angoisse mortelle de ces heures où, lassé par la tâche du jour,l’on n’a plus ni courage ni force; où l’on dort, aveuli, dans unfauteuil, où l’on a presque honte de se coucher avant la nuit! Lasolitude qu’il supportait si fièrement jadis, le fit crier de peur.Il se savait vaincu à l’avance. Il se savait, pendant des mois,obsédé par le regret, incapable de produire, et il songeait auxdésolations des efforts qui ratent, aux révoltes, aux abattementsqui succèdent à ces luttes où l’on combat sans espoir devaincre!

Ah! son orgueil saignait à pleines gouttes! Et cependant, quandil pensait à Céline, il n’avait plus la vision de la femme quil’avait si indignement trompé, il ne voyait plus en elle que lamaîtresse lubrique et douce. Il eut une perception subite desoffenses et des cruautés qu’il avait commises; il se reprocha sesgouailleries, ses caresses hautaines; il convint qu’il avait eutort, qu’il aurait dû lui pardonner, en faveur de sa bonne grossejoie, le grotesque de ses paroles et de ses goûts. Ils’attendrissait sur elle, l’aurait pour un peu franchement adorée,puis de même qu’un coup de foudre, le rappel de sa trahison lefrappa. Il se souvint de ce cri de Céline qu’elle aimerait mieuxêtre battue que d’être traitée comme une pauvre gnolle, et ilregretta pour une minute, de ne pas avoir apaisé cet élancement del’âme vers des calottes; puis il redevint plus calme, s’avoua qu’iln’aurait pu consentir pourtant à gifler une femme; et déshabillé etassis sur son séant, il se remémora les saletés que ses autresmaîtresses lui avaient faites.

– Clémence, ah oui! Elle m’a quitté sans même m’écrire; Suzanne,je n’ai jamais su pourquoi; Héloïse, parce que je la surveillais;Eugénie, parce que je ne la surveillais pas! Et, mélancoliquementil se répétait: – Quand je pense qu’Héloïse, qui était si fièred’avoir été bien élevée, a trouvé moyen de me chiper ma boîte enbuis à poudre de riz et que jamais plus, depuis lors, je n’ai reçude ses nouvelles, je n’ai pas le droit d’en vouloir à Céline, qui,tout en n’ayant pas pour deux sous de tenue, ne m’a du moins rienvolé.

Et, accablé par tous ces souvenirs qu’il remuait des liaisonsrompues; ému par tous ces visages qui passaient devant ses yeux,avec leurs sourires sur l’oreiller et les crachats qu’ils luiavaient jetés à la face, en l’abandonnant, il souffla sa lampe.

– Je suis bête, moi aussi, murmura-t-il, je m’étonne. Puisqu’ilest entendu que toutes les femmes manquent de savoir-vivrelorsqu’elles nous lâchent, le bon dieu ne pouvait pourtant paspermettre que Céline, qui était de toutes la plus grossière, se fûtmontrée à ce moment-là la plus polie. Soyons juste, ça n’aurait paseu de réalité. Et il ajouta avec un sourire contraint: c’est égal,tout cela n’est pas drôle; cette fille-là va me faire défaut, – jesens que je vais avoir la nostalgie de sa bêtise. Ah! crédieu! Jevoudrais bien être de deux mois plus vieux!

Chapitre 20

 

– C’est possible, répliqua la femme Teston, mais si vouscontinuez à me houspiller de la sorte, je vous ferai sacquer par lepatron.

– T’oserais pas, répondit simplement Chaudrut, en se renversantun peu, et coulant ses mains dans la corde qui lui servait deceinture.

La femme Teston lui tourna incontinent le dos et se dirigea versle cabinet du patron.

La contre-maître, qui était sortie depuis plus de deux heures,rentra, un lourd panier au bras. Toutes les ouvrières seprécipitèrent sur elle, criant: – Faites-nous voir! Lacontre-maître souleva la serviette qui recouvrait l’osier et alorsparurent: douze assiettes plates, six assiettes creuses, deuxraviers, un plat rond, une salière, un moutardier et une grandesoupière.

– C’est de la porcelaine! S’exclama la grosse Eugénie.

– Tiens, croyez-vous donc, s’exclama la contre-maître, que,lorsque je veux faire plaisir aux gens, je n’achète pas tout cequ’il y a de plus beau?

Le service passa de mains en mains. Parmi les brocheuses, lesunes regardaient le jour au travers des assiettes, les autrestapaient dessus avec leurs doigts et écoutaient soigneusement sielles ne rendaient point des sons fêlés; toutes marquèrent surl’émail luisant l’empreinte noire de leurs pouces. La soupière quicirculait pensa s’abattre. La contre-maître interrompit aussitôt lachaîne qui se déroulait d’un bout de l’atelier à l’autre, réempiladans son panier ces pâtes mirifiques de Montereau et de Creil, et,avec mille précautions, elle déposa le tout à sa place, auprès desa chaise.

– C’est Désirée qui va être contente! dit Céline. En voilà unbeau cadeau de noce qu’on lui donne, madame!

– Elle se marie! eh bien quoi! Jeta l’ouvrière qui souffrait desdents, en v’ là-t-il pas? Ma parole, on s’imaginerait que c’estquelque chose d’étonnant! En v’ là des affaires pour rien! Lamaison ne nous donnerait seulement pas un radis à nous, si commeDésirée, nous voulions nous offrir le luxe de ne pisser plus tardque des enfants qui seront légitimes!

– A vous, très certainement non, répondit la contre-maître;c’est sûrement pas pour des coltineuses de votre espèce qu’onferait des sacrifices!

La petite allait répliquer, mais on l’avertit qu’une dame bienvêtue désirait la voir.

Elle revint, quelques minutes après, agitant en triomphe unecamisole à pois lilas.

– C’est la vieille tourte qui est venue, dit-elle à la grosseEugénie, qui la questionnait. Elle m’a demandé pourquoi je n’étaispas allée dimanche au patronage; tiens, mon oeil! Je m’en fiche, jel’ai laissée jaser; j’ai prétendu que j’avais eu des coliques dansl’estomac; elle a coupé dans la pommade et elle s’est tout de mêmedécidée à me donner une camisole.

Tout l’atelier s’esclaffa.

La mère Teston qui rentrait, à pas lents, fut indignée. – Quandon fait la sainte-nitouche, comme vous, on devrait au moins, aprèsavoir carotté des personnes bienfaisantes, ne pas les appelervieilles tourtes!

Mais, à part une ou deux filles qui ne soufflèrent mot, tout lemonde approuva cette manière d’agir.

– Tiens, tant pis, clama l’une, pourquoi donc que cesbégueules-là viendraient nous embêter! – C’est pain bénit, cria uneautre, en v’ là un tas de dégoûtantes! ça vient vous renifler pourvoir si l’on sent l’homme! ça a les yeux baissés, ça avale leluron, tous les matins, et le soir ça fait des noces de bâtons dechaises! Merci! Des limaces comme celles-là? n’en faut plus!

– Eh! La mère-la-morale, dit Chaudrut, eh bien! Et votreaudience chez le président, quoi qu’elle devient? C’est-ilaujourd’hui qu’on me fait rendre mon portefeuille?

– Monsieur n’y est pas, souffla rageusement la mère Teston, maissoyez tranquille, vous n’y perdrez pas pour attendre.

Alors, l’atelier répéta une plaisanterie qui avait cours depuisdix-huit mois, à savoir que Chaudrut était tombé amoureux de lamère Teston et qu’il attendait qu’elle fût veuve, pour lui demandersa main.

La vieille fut outrée. – Lui, lui! Un galfâtre de son espèce!Ah! Non, par exemple! J’aimerais mieux devenir n’importe quoi! Et,sûre de frapper au bon endroit, elle jeta sur Chaudrut un regardméprisant et dit:

– Il serait encore assez âgé pour être mon père!

– Je m’en voudrais, riposta le vieux, que cette allusion à sonâge avancé blessait!

Mais comme toujours la contre-maître intervint.

– Travaillez donc! C’est vrai, on ne fait plus rien. Sousprétexte qu’ils boivent à la santé d’Auguste, voilà huit jours queles hommes et les femmes ribotent! Eh bien, puisqu’il est marié, àquoi que ça sert maintenant! Sans compter que je suis certainequ’ils ont fait une gibelotte de Moumout; voilà longtemps qu’on nel’a pas vu et je n’ai pas les yeux dans ma poche; il y a des gensici, qui ont les mains pleines de coups de griffes.

Des roulements de plioirs battant les tables, l’interrompirent.- La voilà! Cria la bande, et Désirée, toute guillerette, fit sonentrée.

La contre-maître ramassa son panier et le plaça sur la tabledevant la petite qui devint rouge, se recula un peu, joignit lesmains, se jeta dans les bras de la contre-maître qu’elle embrassa àl’étouffer.

– Oh! je suis bien contente, oh oui, reprit-elle, toutesuffoquée. Oh! comme c’est beau! et, avec respect, elle fouillaitdans la manne, en tirait délicatement les raviers, ouvrait le pot àsoupe, en extrayait la salière qu’elle tenait par la tige etremuait, joyeuse, en l’air. Ah! un moutardier! Et le moutardierfaisait le tour des femmes; on examinait l’encoche, pratiquée surle bord pour laisser entrer la petite cuiller; on s’extasiaitdevant l’élégance du couvercle fleuri d’un délicat bouton pourqu’on pût le prendre.

Le crépuscule commençait à couler lentement dans l’atelier. Autravers des vitres troubles, un jour pâle et fané s’épandait surles tables, déferlait dans l’ombre des coins, se mourait, en undernier éclat, sur un lit de rognures jaunes.

Aux objurgations de la contre-maître qui se désolait de les voirainsi flâner, les ouvrières, réunies en cercle et baguenaudant,répondirent qu’elles n’y voyaient plus.

Alors on héla un homme qui vint avec son rat-de-cave et tous lesgaz flambèrent, jetant le rire de leurs feux dans cette pénétrantetristesse de la nuit qui venait.

Chacun retourna s’asseoir.

– Alors, c’est pour samedi prochain le mariage? fit lacontre-maître.

– Oui, madame, répondit Désirée.

La contre-maître pencha le nez sur son ouvrage et se posa toutbas cette question, qu’elle n’avait jamais pu résoudre depuistrente années qu’elle travaillait dans la brochure:

– Les filles qui font la noce sont presque toujours dedétestables ouvrières; celles qui ne la font pas, gagnent de bonnesjournées, mais elles se marient et deviennent pis que les plusmauvaises, puisqu’elles ne viennent plus du tout. Comment faire? Etelle ajouta, en réenfilant son aiguillée de coton: encore une finecouseuse de moins! Une fois en ménage, Désirée sera comme lesautres, elle lâchera le métier; il va falloir que je lui trouvecomme remplaçante une jeunesse honnête, et elle eut, à la penséedes recherches qu’elle devrait faire pour la dénicher, un hochementde tête, un soupir qui en disaient long.

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