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Les Temps difficiles

Les Temps difficiles

de Charles Dickens
Chapitre 1 La seule chose nécessaire.

 

« Or, ce que je veux, ce sont des faits.Enseignez des faits à ces garçons et à ces filles, rien que des faits. Les faits sont la seule chose dont on ait besoin ici-bas. Ne plantez pas autre chose et déracinez-moi tout le reste. Ce n’est qu’au moyen des faits qu’on forme l’esprit d’un animal qui raisonne : le reste ne lui servira jamais de rien. C’est d’après ce principe que j’élève mes propres enfants, et c’est d’après ce principe que j’élève les enfants que voilà.Attachez-vous aux faits, monsieur ! »

La scène se passe dans une salle d’école nue,monotone et sépulcrale, et le petit doigt carré de l’orateur donnait de l’énergie à ses observations en soulignant chaque sentence sur la manche du maître d’école. L’énergie était encore augmentée par le front imposant de l’orateur, mur carré qui avait les sourcils pour base, tandis que les yeux trouvaient un logement commode dans deux caves obscures, ombragées par le mur en question ; l’énergie était encore augmentée par la bouche large, mince et sévère de l’orateur ; l’énergie était encore augmentée par le ton inflexible, dur et dictatorial de l’orateur ; l’énergie était encore augmentée par les cheveux de l’orateur, lesquels se hérissaient sur les côtés de sa tête chauve, ainsi qu’une plantation de pins destinée à préserver du vent la surface luisante du crâne, couverte d’autant de bosses que la croûte d’un chausson de pommes, comme si cette tête eût à peine trouvé assez de place dans ses magasins pour loger tous les faits solides entassés à l’intérieur. L’allure obstinée, l’habit carré,les jambes carrées, les épaules carrée de l’orateur, voire même sacravate, dressée à le prendre à la gorge avec une étreinte peuaccommodante, comme un fait opiniâtre, tout contribuait à augmenterencore l’énergie.

« Dans cette vie, nous n’avons besoin quede faits, monsieur, rien que de faits ! »

L’orateur et le maître d’école, et letroisième personnage adulte qui se trouvait en scène, reculèrent unpeu pour mieux envelopper dans un coup d’œil rapide le plan inclinéoù l’on voyait rangés en ordre les petits vases humains danslesquels il n’y avait plus qu’à verser des faits jusqu’à ce qu’ilsen fussent remplis à pleins bords.

Chapitre 2Le massacre des innocents.

 

« Thomas Gradgrind, monsieur !L’homme des réalités ; l’homme des faits et des calculs ;l’homme qui procède d’après le principe que deux et deux fontquatre et rien de plus, et qu’aucun raisonnement n’amènera jamais àconcéder une fraction en sus ; Tho – mas Gradgrind, monsieur(appuyez sur le nom de baptême Thomas), Tho – mas Gradgrind !Avec une règle et des balances, et une table de multiplication dansla poche, monsieur, toujours prêt à peser ou à mesurer le premiercolis humain venu, et à vous en donner exactement la jauge. Simplequestion de chiffres que cela, simple opération arithmétique !Vous pourriez vous flatter de faire entrer quelque absurditécontraire dans la tête d’un Georges Gradgrind, ou d’un AugusteGradgrind, ou d’un John Gradgrind, ou d’un Joseph Gradgrind (touspersonnages fictifs qui n’ont pas d’existence), mais non pas danscelle de Thomas Gradgrind ; non, non, monsieur,impossible ! »

C’est en ces termes que M. Gradgrind nemanquait jamais de se présenter mentalement, soit au cercle de sesconnaissances intimes, soit au public en général. C’est en cestermes aussi que Thomas Gradgrind, remplaçant seulement par lesmots filles et garçons celui de monsieur,vient dese présenter lui-même, Thomas Gradgrind, aux petites cruchesalignées devant lui pour être remplies de faits jusqu’augoulot.

Et vraiment, tandis qu’il les contemplecurieusement du fond de ces caves ci-dessus mentionnées, il alui-même l’air d’une espèce de canon bourré, jusqu’à la gueule, defaits qu’il s’apprête à envoyer, au moyen d’une seule explosion,bien au delà des régions que connaît l’enfance. Il a l’air d’unebatterie galvanique chargée de quelque mauvaise préparationmécanique destinée à remplacer dans l’esprit des enfants la jeuneet tendre imagination qu’il s’agit de réduire en poudre.

« Fille numéro vingt, ditM. Gradgrind indiquant carrément, avec son index carré, lapersonne désignée ; je ne connais pas cette fille. Qui estcette fille ?

– Sissy Jupe, monsieur, répondit lenuméro vingt, rougissant, se levant et faisant une révérence.

– Sissy ? Ce n’est pas un nom, ça,dit M. Gradgrind. Vous ne vous nommez pas Sissy, vous vousnommez Cécile.

– C’est papa qui me nomme Sissy,monsieur, répondit l’enfant d’une voix tremblante et avec unenouvelle révérence.

– Il a tort, répliqua M. Gradgrind.Dites-le-lui. Cécile Jupe : voilà votre nom.… Voyons un peu…Que fait votre père ?

– Il est écuyer, artiste au cirque, s’ilvous plaît, monsieur. »

M. Gradgrind fronça le sourcil,et, d’un geste de sa main, repoussa cette professioninconvenante.

« Nous ne voulons rien savoir de ceschoses-là ici. Il ne faut point nous parler de ceschoses-là ici. Votre père dompte les chevaux vicieux, n’est-cepas ?

– Oui, monsieur ; s’il vousplaît ; quand nous trouvons quelque chose à dompter, nous ledomptons dans le manège.

– Il ne faut pas nous parler de manègeici ; c’est entendu. Désignez votre père comme un dompteur dechevaux. Il soigne aussi les chevaux malades, sans doute ?

– Oui, monsieur.

– Très-bien. C’est un vétérinaire, unmaréchal ferrant et un dompteur de chevaux. Donnez-moi votredéfinition du cheval. »

(Grande terreur éprouvée par Sissy Jupe àcette demande.)

« Fille numéro vingt incapable de définirun cheval ! s’écria M. Gradgrind pour l’édification detoutes les petites cruches en général. Fille numéro vingt nepossédant aucun fait relatif au plus vulgaire des animaux !Allons, qu’un des garçons me donne sa définition du cheval. Bitzer,la vôtre ? »

L’index carré, après s’être promené çà et là,était venu soudain s’abattre sur Bitzer, peut-être parce quecelui-ci se trouvait par hasard exposé au même rayon de soleil qui,s’élançant par une des croisées nues d’une salle badigeonnée defaçon à faire mal aux yeux, répandait une vive clarté surSissy ; car les filles et les garçons étaient assis sur toutel’étendue du plan incliné en deux corps d’armée compactes divisésau centre par un étroit espace, et Sissy, placée au coin d’un bancsur le côté exposé au soleil, profitait du commencement d’un rayondont Bitzer, placé au coin d’un banc du côté opposé et à quelquesrangs plus bas, attrapait la queue. Mais, tandis que la jeune filleavait des yeux et des cheveux si noirs, que le rayon, lorsqu’iltombait sur elle, paraissait lui donner des couleurs plus foncéeset plus vives, le garçon avait des yeux et des cheveux d’un blondsi pâle, que ce même rayon semblait lui enlever le peu de couleurqu’il possédait. Les yeux ternes de l’écolier eussent à peine étédes yeux, sans les petits bouts de cils qui, en provoquant uncontraste immédiat avec quelque chose de plus pâle qu’eux,dessinaient leur forme. Ses cheveux, presque ras, pouvaient passerpour une simple continuation des taches de rousseur qui couvraientson front et son visage. Son teint était si dépourvu de fraîcheuret de santé, que l’on soupçonnait qu’il devait saigner blanclorsque par hasard il se coupait.

« Bitzer, reprit M. ThomasGradgrind, votre définition du cheval ?

– Quadrupède ; herbivore ;quarante dents, dont vingt-quatre molaires, quatre canines et douzeincisives. Change de robe au printemps ; dans les paysmarécageux, change aussi de sabots. Sabots durs, mais demandant àêtre ferrés. Âge reconnaissable à diverses marques dans labouche. »

Ainsi, et plus longuement encore, parlaBitzer.

« Maintenant, fille numéro vingt, ditM. Gradgrind, vous voyez ce que c’est qu’un cheval. »

Elle fit sa révérence et aurait rougidavantage si elle avait pu devenir plus rouge qu’elle ne l’étaitdepuis le commencement de l’interrogatoire. Bitzer cligna des deuxyeux à la fois en regardant Thomas Gradgrind, attrapa la lumièresur les extrémités frémissantes de ses cils, de façon à les faireressembler aux antennes d’une foule d’insectes affairés, porta sonpoing fermé à son front couvert de taches de rousseur, et, aprèsavoir ainsi salué, se rassit.

Le troisième personnage s’avance alors. Unfier homme pour rogner et disséquer les faits, que cepersonnage ; c’était un employé du gouvernement ; un vraipugiliste à sa manière, toujours prêt à la boxe, ayant toujours unsystème à faire avaler au public, bon gré mal gré, à l’instar d’unemédecine, toujours visible à la barre de son petit bureau officiel,prêt à combattre toute l’Angleterre. Pour continuer en termes deboxe, c’était un vrai génie pour en venir aux mains n’importe où etn’importe à quel propos, enfin un crâne fini. Dès son entrée dansl’arène, il endommageait le premier venu avec le poing droit,continuait avec le poing gauche, s’arrêtait, échangeait les coups,parait, assommait, harassait son antagoniste (toujours défianttoute l’Angleterre), le poussait jusqu’à la corde d’enceinte, et selaissait tomber sur lui le plus gentiment du monde afin del’étouffer ; il se faisait fort de lui couper la respirationde façon à rendre l’infortuné incapable de reprendre la lutte àl’expiration du délai de rigueur. Aussi avait-il été chargé par lesautorités supérieures de hâter la venue du grand millénaire pendantlequel les commissaires doivent régner ici-bas.

« Très-bien, dit ce monsieur en souriantgaiement et en se croisant les bras. Voilà un cheval. Maintenant,garçons et filles, laissez-moi vous demander une chose.Tendriez-vous votre chambre d’un papier représentant deschevaux ? »

Après un instant de silence, une moitié desenfants cria en chœur : « Oui, m’sieu ! » Surce, l’autre moitié, lisant dans le visage du monsieur que« oui » avait tort, cria en chœur : « Non,m’sieu ! » ainsi que cela se fait d’habitude à ces sortesd’examen.

– Non, cela va sans dire. Et pourquoinon ? »

Nouveau silence. Un gros garçon peu dégourdi,avec une respiration sifflante, s’avisa de répondre qu’il netendrait la chambre d’aucune espèce de papier, parce qu’il aimeraitmieux la peindre.

– Mais puisqu’il faut la tendrede papier, insista le monsieur avec quelque peu de vivacité.

– Il faut la tendre de papier, ajoutaThomas Gradgrind, que cela vous plaise ou non. Ne nous dites doncpas que vous ne la tendrez pas. Qu’entendez-vous par là ?

– Je vais vous expliquer, dit le monsieuraprès un autre silence non moins lugubre, pourquoi vous ne devezpas tendre une salle d’un papier représentant des chevaux.Ayez-vous jamais vu des chevaux se promener sur les murs d’unappartement dans la réalité, en fait ? Hein ?

– Oui, m’sieu ! d’une part. Non,m’sieu ! de l’autre.

– Non, cela va sans dire, reprit lemonsieur, lançant un regard indigné vers le côté qui se trompait.Or, vous ne devez avoir nulle part ce que vous ne voyez pas enfait ; vous ne devez avoir nulle part ce que vous n’avez pasen fait, ce qu’on nomme le goût n’est qu’un autre nom dufait. »

Thomas Gradgrind baissa la tête en signed’approbation.

« C’est là un principe nouveau, unedécouverte, une grande découverte, continua le monsieur.Maintenant, je vais vous donner encore une question. Supposons quevous ayez à tapisser un plancher, Choisirez-vous un tapis où l’onaurait représenté des fleurs ? »

Comme on commençait à être convaincu quenon était la réponse qui convenait le mieux aux questionsde ce monsieur, le chœur des nonfut très-nombreux.Quelques traînards découragés dirent oui. De ce nombre futSissy Jupe.

« Fille numéro vingt ! »s’écria le monsieur, souriant avec la calme supériorité de lascience.

Sissy rougit et se leva.

« Ainsi donc, vous iriez tapisser votrechambre, ou la chambre de votre mari, si vous étiez une femme etque vous eussiez un mari, avec des images de fleurs, hein ?demanda le monsieur. Pourquoi cela ?

– S’il vous plaît, monsieur, j’aimebeaucoup les fleurs, répliqua l’enfant.

– Et c’est pour cela que vous poseriezdessus des tables et des chaises et que vous vous plairiez à voirdes gens avec de grosses bottes les fouler aux pieds ?

– Cela ne leur ferait pas de mal,monsieur ; cela ne les écraserait pas, et elles ne seflétriraient pas, s’il vous plaît, monsieur. Elles seraienttoujours les images de quelque chose de très-joli et detrès-agréable, et je pourrais m’imaginer.…

– Oui, oui, vraiment ? Maisjustement vous ne devez pas vous imaginer, s’écria le monsieur,enchanté d’être si heureusement arrivé où il voulait en venir.Voilà justement la chose. Vous ne devez jamais vous imaginer.

« Vous ne devez jamais, Sissy Jupe,ajouta Thomas Gradgrind d’un ton solennel, vous permettred’imaginer quoi que ce soit.

– Des faits, des faits, des faits !reprit l’autre ; et des faits, des faits, des faits !répéta Thomas Gradgrind.

– En toutes choses vous devez vouslaisser guider et gouverner par les faits, dit le monsieur. Nousespérons posséder avant peu un corps délibérant composé decommissaires amis des faits, qui forceront le peuple à respecterles faits et rien que les faits. Il faut bannir le mot Imaginationà tout jamais. Vous n’en avez que faire. Vous ne devez rien avoir,sous forme d’objet d’ornement ou d’utilité, qui soit encontradiction avec les faits. Vous ne marchez pas en fait sur desfleurs : donc on ne saurait vous permettre de les fouler auxpieds sur un tapis. Vous ne voyez pas que les oiseaux ou lespapillons des climats lointains viennent se percher sur votrefaïence : donc on ne saurait vous permettre de peindre survotre faïence des oiseaux et des papillons étrangers. Vous nerencontrez jamais un quadrupède se promenant du haut en bas d’unmur : donc vous ne devez pas représenter des quadrupèdes survos murs. Vous devez affecter à ces usages, continua le monsieur,des combinaisons et des modifications (en couleurs primitives) detoutes les figures mathématiques susceptibles de preuve et dedémonstration. Voilà en quoi consiste notre nouvelle découverte,voilà en quoi consiste le fait. Voilà en quoi consiste legoût. »

L’enfant fit la révérence et s’assit. Elleétait très-jeune, et l’aspect positif sous lequel le monde venaitde se présenter à elle parut l’effrayer.

« Maintenant, si M. MacChoakumchild, dit le monsieur, veut bien donner sa première leçon,je serais heureux, monsieur Gradgrind, d’accéder à votre désir etd’étudier sa méthode. »

M. Gradgrind remercia. « MonsieurMac Choakumchild, quand vous voudrez. »

Sur ce, M. Mac Choakumchild commença dansson meilleur style. Lui et quelque cent quarante autres maîtresd’école avaient été récemment façonnés au même tour, dans le mêmeatelier, d’après le même procédé, comme s’il se fût agi d’autant depieds tournés de pianos-forte. On lui avait fait développer toutesses allures, et il avait répondu à des volumes de questions dontchacune était un vrai casse-tête. L’orthographe, l’étymologie, lasyntaxe et la prosodie, la biographie, l’astronomie, la géographieet la cosmographie générale, la science des proportions composites,l’algèbre, l’arpentage et le nivellement, la musique vocale et ledessin linéaire, il savait tout cela sur le bout de ses dix doigtsglacés. Il était arrivé par une route rocailleuse jusqu’autrès-honorable conseil privé de Sa Majesté (section B), et avaiteffleuré les diverses branches des mathématiques supérieures et dela physique, ainsi que le français, l’allemand, le latin et legrec. Il savait tout ce qui a trait à toutes les forceshydrauliques du monde entier (pour ma part, je ne sais pas trop ceque c’est), et toutes les histoires de tous les peuples et les nomsde toutes les rivières et de toutes les montagnes, et tous lesproduits, mœurs et coutumes de tous les pays avec toutes leursfrontières et leur position par rapport aux trente-deux points dela boussole. Ah ! vraiment il en savait un peu trop,M. Mac Choakumchild. S’il en eût appris un peu moins, comme ilen aurait infiniment mieux enseigné beaucoup plus !

Il se mit à l’œuvre, dans cette leçonpréparatoire, à la façon de Morgiana dans les Quarantevoleurs, regardant dans chacun des récipients rangés devantlui, et les examinant l’un après l’autre, afin de voir le contenu.Dis-moi donc, bon Mac Choakumchild, lorsque tout à l’heure l’huilebouillante de ta science aura rempli jusqu’aux bords chacune de cesjarres, seras-tu bien sûr, chaque fois, d’avoir complètement tué levoleur Imagination ? Seras-tu bien sûr de ne l’avoir passimplement mutilé et défiguré ?

Chapitre 3Une crevasse.

 

M. Gradgrind, en quittant l’école pourrentrer chez lui, éprouvait une satisfaction assez vive. C’étaitson école, et il voulait qu’elle devînt une école modèle ; ilvoulait que chaque enfant devînt un modèle, à l’instar des jeunesGradgrind, qui tous étaient des modèles.

Il y avait cinq jeunes Gradgrind, et pas und’eux qui ne fût un modèle. On leur avait donné des leçons dès leurplus tendre enfance ; ils avaient suivi autant de cours qu’unjeune lièvre a fait de courses. À peine avaient-ils pu courir seulsqu’on les avait forcés à courir vers la salle d’étude. Leurpremière association d’idées, la première chose dont ils sesouvinssent était un grand tableau où un grand ogre sec traçait àla craie d’horribles signes blancs.

Non qu’ils connussent, de nom ou parexpérience, quoi que ce soit concernant un ogre. Le fait les enpréserve ! Je ne me sers du mot que pour désigner un monstreinstallé dans un château-école, ayant Dieu sait combien de têtesmanipulées en une seule, faisant l’enfance prisonnière etl’entraînant par les cheveux dans les sombres cavernes de lastatistique.

Nul petit Gradgrind n’avait jamais vu unvisage dans la lune ; il était au fait de la lune avant depouvoir s’exprimer distinctement. Nul petit Gradgrind n’avaitappris la stupide chanson : « Scintille, scintille,petite étoile, que je voudrais savoir ce que tu es ! »Nul petit Gradgrind n’avait jamais éprouvé la moindre curiosité àcet égard, chaque petit Gradgrind ayant, dès l’âge de cinq ans,disséqué la grande Ourse comme un professeur de l’Observatoire, etmanœuvré le grand Chariot comme pourrait le faire un conducteur delocomotive. Nul petit Gradgrind n’avait jamais songé à établiraucun rapport entre les vraies vaches des prairies et la fameusevache aux cornes ratatinées qui fit sauter le chien qui tourmentaitle chat qui tuait les rats qui mangeaient l’orge, ou cette autrevache encore plus fameuse qui a avalé Tom Pouce : aucun d’euxn’avait entendu parler de ces célébrités ; toutes les vachesqu’on leur avait présentées n’étaient que des quadrupèdesherbivores, ruminants, à plusieurs estomacs.

Ce fut vers sa demeure positive, nomméePierre-Loge, que Thomas Gradgrind dirigea ses pas. Il s’étaitcomplètement retiré du commerce de la quincaillerie en gros avantde construire Pierre-Loge, et il était en train de chercher uneoccasion convenable pour faire dans le parlement une figurearithmétique. Pierre-Loge s’élevait sur une lande, à un mille oudeux d’une grande ville qui aura, nom Cokeville dans le présentlivre, guide véridique des voyageurs.

Pierre-Loge formait un trait bien régulier surla surface du pays. Pas le moindre déguisement sous la forme d’uneombre ou d’un ton adouci dans ce fait bien caractérisé du paysage.Une vaste maison carrée, avec un lourd portique qui assombrissaitles principales croisées, comme les lourds sourcils du maîtreombrageaient ses yeux. Une maison dont le compte avait été établi,additionné, balancé et ratifié. Six croisées de ce côté de laporte, six de l’autre côté ; total douze croisées sur cettefaçade, douze croisées sur l’autre façade ; vingt-quatre entout avec le report pour les deux façades : une pelouse et unjardin, avec une avenue en bas âge, le tout réglé comme un livre decomptabilité botanique. Le gaz et la ventilation, le drainage et leservice des eaux, tout cela de première qualité. Crampons ettraverses de fer à l’épreuve du feu du haut en bas ; desmouffles mécaniques à l’usage des servantes, pour monter etdescendre à chaque étage leurs brosses et leurs balais ; en unmot, tout enfin à cœur que veux-tu ?

Tout ? ma foi, oui ; je le présume.Les petits Gradgrind avaient, en outre des collections pour servirà l’étude des diverses sciences. Ils avaient une petite collectionconchyliologique, une petite collection métallurgique et une petitecollection minéralogique. Tous les spécimens en étaient rangés parordre de famille et étiquetés, et les morceaux de pierre et deminerai qui les composaient paraissaient avoir été arrachés de lamasse primitive au moyen de quelque instrument aussi atrocement durque leur propre nom ; en un mot, pour paraphraser, la légendeoiseuse de Pierre Piper, laquelle n’avait jamais pénétrédans cette pépinière de jeunes modèles, je m’écrierai :« Si les voraces petits Gradgrind désiraient encore quelquechose, dites-moi, au nom du ciel, ce que les voraces petitsGradgrind pouvaient désirer de plus ? »

Leur père poursuivait son chemin dans unesituation d’esprit allègre et satisfaite. C’était un pèreaffectueux, à sa façon ; mais il se fût sans doute décrit(s’il eût été forcé, ainsi que Sissy Jupe, de donner unedéfinition), comme « un père éminemment pratique. » Iln’entendait jamais sans orgueil ces mots : éminemmentpratique, qui passaient pour s’appliquer spécialement à lui. Àchaque meeting tenu à Cokeville, et quel que fut le motif de cemeeting, on était sûr de voir quelque Cokebourgeois profiter del’occasion pour faire allusion à l’esprit éminemment pratique deson ami Gradgrind. Cela plaisait toujours à l’ami éminemmentpratique. Il savait bien que ce n’était que son dû, mais cela leflattait tout de même.

Il venait d’atteindre, sur les confins de laville, un terrain neutre, qui, sans être ni la ville ni lacampagne, était pourtant l’une et l’autre, moins les agréments dechacune, lorsqu’un bruit de musique envahit ses oreilles. Lezing-zing et le boum-boum de l’orchestre attaché à un établissementhippique qui avait élu domicile en ces lieux, dans un pavillon deplanches, était en plein charivari. Un drapeau flottant au sommetdu temple annonçait au genre humain que le cirque de Slearysollicitait son patronage. Sleary en personne, statue moderne depuissante dimension, surveillait sa caisse et recevait l’argentdans une guérite ecclésiastique d’une architecture gothiquetrès-primitive. Mlle Joséphine Sleary, ainsi quel’annonçaient plusieurs longues bandes d’affiches imprimées,ouvrait en ce moment le spectacle par son gracieux exerciceéquestre des Fleurs tyroliennes. Entre autres merveillesdivertissantes, mais toujours strictement morales, qu’il fallaitvoir pour les croire, signor Jupe devait cette après-midi mettre enlumière les talents récréatifs de son merveilleux chien savant,Patte-alerte. Il devait également exécuter son incroyable tour deforce, lancer soixante-quinze quintaux de métal par-dessus sa tête,sans discontinuer, d’arrière en avant, de façon à former en l’airune fontaine de fer solide ; tour de force qui n’a jamaisauparavant été tenté dans ce pays ni dans aucun autre, et qui aarraché des applaudissements si fanatiques à des foulesenthousiastes, qu’on ne pouvait se dispenser de le répéter, pourl’agrément du genre humain. Le signor Jupe devait encore égayer cespectacle varié par ses chastes plaisanteries et repartiesShakspeariennes. Enfin, pour terminer la représentation, il devaitparaître dans son rôle favori de M. William Bouton, tailleurde Tooley-Street, dans la dernière des dernières nouveautés, larisible hippo-comediette du VOYAGE DU TAILLEUR À BRENT-FORD.

Il va sans dire que Thomas Gradgrind ne prêtaaucune attention à ces frivolités, mais poursuivit son chemin,comme il convient à un homme pratique, balayant de sa pensée cesinsectes tapageurs, bons tout au plus pour la maison de correction.Mais bientôt un détour de la route le conduisit auprès de labaraque, et, derrière la baraque, étaient rassemblés divers enfantsqui, dans diverses attitudes furtives, essayaient d’entrevoir lesmerveilles défendues du cirque.

Il s’arrêta court, « Allons, dit-il, nevoilà-t-il pas ces vagabonds qui débauchent la jeune populace d’uneécole modèle ! »

Se trouvant séparé de la jeune populace par unespace couvert d’herbe rabougrie et de gravats, il tire son lorgnonde la poche de son gilet afin de voir s’il y a là quelque enfantdont il connaisse le nom, pour lui intimer l’ordre de déguerpir.Mais, quel phénomène ! il n’en peut croire ses yeux. Qui doncvoit-il alors ? Sa propre fille, sa métallurgique Louise,regardant de toutes ses forces par un trou percé dans une planchede sapin ; son propre fils, son mathématique Tom, par terre, àquatre pattes, afin de contempler sous la toile rien que le sabotdu gracieux exercice des Fleurs tyroliennes.

Muet de surprise, M. Gradgrind s’approchede l’endroit où sa famille se déshonore ainsi, pose la main surl’épaule de chaque coupable, et dit :

« Louise ! !Thomas ! ! »

Tous deux se redressèrent rouges etdéconcertés. Mais Louise regarda son père avec plus de hardiesseque n’osa le faire Thomas. À vrai dire, Thomas ne le regarda pas dutout, et se résigna à se laisser remorquer comme une machine.

« Au nom du ciel ! mais c’est lecomble de la paresse et de la folie ! s’écriaM. Gradgrind, qui les prit chacun par une main pour lesemmener ; qu’êtes-vous venus faire ici ?

– Voir à quoi cela pouvait ressembler,répliqua brièvement Louise.

– À quoi cela pouvaitressembler ?

– Oui, père. »

On remarquait chez les deux enfants un aird’ennui et de mauvaise humeur, surtout chez la jeune fille ;néanmoins, sur le visage de celle-ci, à travers le mécontentement,on voyait poindre une flamme qui n’avait rien à éclairer, un feuqui n’avait rien à consumer, une imagination affamée qui semaintenait en vie tant bien que mal ; le tout contribuantpourtant à animer l’expression de ce visage, non pas de la vivaciténaturelle à l’insouciante jeunesse, mais d’éclairs incertains,avides et vagues, qui avaient quelque analogie pénible avec leschangements qu’on observe sur les traits d’un aveugle cherchant sonchemin à tâtons.

Ce n’était encore qu’une enfant de quinze àseize ans ; mais on prévoyait qu’à une époque peu éloignéeelle deviendrait femme tout d’un coup. Le père songea à cela en laregardant. Elle était jolie. « Elle aurait pu se montrervolontaire (pensa-t-il dans son esprit éminemment pratique), sielle eût été autrement élevée. »

« Thomas, bien que le fait me saute auxyeux, j’ai peine à croire que vous, avec votre éducation et vosmoyens, vous ayez entraîné votre sœur à un spectaclepareil !

– Père, c’est moi qui ai entraîné Tom,dit Louise avec vivacité. C’est moi qui l’ai engagé à venir.

– Je suis peiné de l’apprendre. Je suisvraiment peiné de l’apprendre. Au reste cela ne diminue en rien lestorts de Thomas, et ne fait qu’augmenter les vôtres. »

Elle regarda de nouveau son père ; maispas une larme ne coula le long de sa joue.

« Vous ici ! Thomas et vous, pourqui s’est ouvert le cercle des sciences ; Thomas et vous quel’on peut regarder comme des jeunes gens remplis de faits ;Thomas et vous, qui avez été dressés à une exactitudemathématique ; Thomas et vous, ici ! s’écriaM. Gradgrind ; dans une position aussi dégradante !J’en suis abasourdi !

– J’étais fatiguée, père. Voilà bienlongtemps que je suis fatiguée, dit Louise.

– Fatiguée ? Et de quoi ?demanda le père étonné.

– Je n’en sais rien ; fatiguée detout, je crois.

– Pas un mot de plus. Vous tombez dansl’enfantillage, répliqua M. Gradgrind. Je ne veux plus rienentendre. »

Il n’ouvrit plus la bouche qu’après avoirparcouru en silence un demi-mille environ ; alors il s’écriad’un ton grave :

« Que diraient vos meilleurs amis,Louise ? Vous souciez-vous si peu de leur bonne opinion ?Que dirait M. Bounderby ? »

À la mention de ce nom, Louise dirigea sur sonpère un coup d’œil furtif, profond et scrutateur. Celui-ci n’en vitrien : car, lorsqu’il la regarda, elle avait déjà baissé lesyeux.

« Que dirait, répéta-t-il quelquesinstants après, que dirait M. Bounderby ? » Tout lelong de la route, jusqu’à Pierre-Loge, tandis qu’avec une gravitéindignée il ramenait les deux inculpés, il répétait parintervalles : « Que diraitM. Bounderby ? » comme si M. Bounderby eût étéCroquemitaine.

Chapitre 4Monsieur Bounderby.

 

Puisque M. Bounderby n’était pasCroquemitaine, qui donc était-il ?

Eh bien ! M. Bounderby était aussiprès d’être l’ami intime de M. Gradgrind qu’il est possible àun homme complètement dépourvu de sentiment de se rapprocher, parune parenté spirituelle, d’un autre homme non moins dépourvu desentiment. Oui, M. Bounderdy en était aussi près que cela, ou,si le lecteur le préfère, aussi loin.

C’était un homme fort riche : banquier,négociant, manufacturier, que sais-je encore ? Un homme groset bruyant, avec un regard à dévisager les gens, et un riremétallique. Un homme fabriqué d’étoffe grossière qui semblaits’être étirée à mesure pour se prêter à son développement. Un hommeà la tête et au front boursouflés, avec de grosses veines auxtempes, et la peau si tendue sur le visage, qu’elle paraissait luitenir, bon gré mal gré, les yeux ouverts, et lui relever lespaupières. Un homme qui avait toujours l’air gonflé comme un ballonqui va prendre son essor. Un homme qui ne pouvait jamais se vanterassez à son gré d’être le fils de ses œuvres. Un homme qui ne selassait jamais de proclamer, d’une voix qui semblait sortir d’unetrompette d’airain, son ancienne ignorance et son ancienne misère.Un vrai fanfaron d’humilité.

Plus jeune d’une ou deux années que son ami àl’esprit éminemment pratique, M. Bounderby paraissait pourtantle plus âgé. À ses quarante-sept ou quarante-huit ans, on aurait puajouter un autre sept ou un autre huit sans étonner personne. Iln’avait plus beaucoup de cheveux. Je croirais volontiers qu’ilss’étaient envolés au vent de ses paroles, et que ceux quirestaient, tout hérissés et en désordre, ne se trouvaient dans unsi triste état que parce qu’ils étaient constamment exposés ausouffle bouffi de ses vanteries tumultueuses.

Dans le salon symétrique et bien rangé dePierre-Loge, debout sur le tapis de la cheminée, le dos au feu,M. Bounderby faisait, au profit deMme Gradgrind, certaines remarques à l’occasion deson propre anniversaire de naissance. Il s’était installé devant lacheminée, un peu parce que c’était une froide après-midi deprintemps, bien que le soleil brillât de tout son éclat : unpeu parce que Pierre-Loge était hantée encore par la fraîcheur,l’été n’ayant pas encore bien essuyé les plâtres ; un peuaussi parce qu’il occupait là une position avantageuse d’où ilpouvait dominer Mme Gradgrind.

« Je n’avais pas de souliers à mes pieds.Quant aux bas, j’en ignorais jusqu’au nom. Je passai la journéedans un fossé et la nuit dans une étable à cochons. Voilà commentj’ai célébré mon dixième anniversaire. Non que le fossé fût unlogement bien nouveau pour moi, car je suis né dans unfossé. »

Mme Gradgrind, vrai paquet dechâles, petite, maigre, blanche avec des yeux lilas, d’unefaiblesse incomparable au moral et au physique, qui passait sontemps à prendre des médecines qui ne lui faisaient rien, et qui,dès qu’elle manifestait la moindre velléité d’un retour à la vie,se voyait immanquablement étourdie par la chute de quelque faitbien lourd, que son mari lui lançait à la tête,Mme Gradgrind témoigna l’espérance qu’au moins lefossé était sec ?

« Non ! trempé comme une soupe. Unpied d’eau pour le moins, dit M. Bounderby.

– De quoi donner un rhume à un enfant dedeux mois !

– Un rhume ? Mais je suis né avecune inflammation du poumon et, si je ne me trompe, de toutes lesautres parties de mon individu sujettes à l’inflammation, répliquaM. Bounderby. Pendant des années, madame, j’ai été un des plusmisérables petits êtres que l’on ait jamais vus. J’étais si malportant, que je ne faisais que geindre et gémir. J’étais sidéguenillé et si sale, que vous ne m’auriez pas touché avec despincettes. »

Mme Gradgrind regarda lespincettes d’un air languissant, c’est tout ce qu’elle pouvait faireen conscience, dans son état de faiblesse.

« Comment ai-je pu résister à tout cela,je n’en sais rien, dit Bounderby. Il fallait que je fussedéterminé. J’ai eu un caractère déterminé tout le reste de ma vie,et je suppose que je l’avais déjà à cette époque. Dans tous lescas, vous voyez ce que je suis devenu, madame Gradgrind, et celasans avoir personne à en remercier que moi-même. »

Mme Gradgrind espérahumblement et faiblement que la mère de M. Bounderby…

« Ma mère ? Elle m’a plantélà, madame ! » dit Bounderby.

Mme Gradgrind, selon sonhabitude, fut étourdie du coup, retomba dans son apathie et ne ditplus rien.

« Ma mère m’a laissé à ma grand’mère,reprit M. Bounderby, et, autant que je puis m’en souvenir, magrand’mère était la plus méchante et la plus exécrable femme quiait jamais vécu. Si, par le plus grand des hasards, il m’arrivaitd’attraper une pauvre paire de souliers, elle me les ôtait despieds et les vendait pour avoir de quoi boire. Combien de foisl’ai-je vue, cette bonne grand’mère, passer au lit la grassematinée et boire ses quatorze petits-verres d’eau-de-vie avantdéjeuner ! »

Mme Gradgrind, souriantfaiblement et ne donnant aucun autre signe de vie, ressembla plusque jamais à la silhouette d’une petite ombre chinoise dans unelanterne magique mal éclairée.

« Elle tenait une petite boutiqued’épicerie, poursuivit Bounderby, et m’éleva dans une boîte à œufs.Tel fut le berceau de mon enfance ; une vieille boîte à œufs.Dès que je fus assez grand pour me sauver, je m’empressainaturellement de le faire. Alors je devins un petit vagabond ;et au lieu de n’avoir qu’une vieille grand’mère pour me battre etm’affamer, je fus battu et affamé par une foule de gens de toutâge. Ces gens avaient raison ; ils auraient eu tort d’agirautrement. J’étais une gêne, un embarras, une vraie peste. Je lesais parfaitement bien. »

L’orgueil qu’il éprouvait d’avoir, à uneépoque quelconque de son existence, mérité une assez grandedistinction sociale pour être signalé comme une gêne, un embarraset une peste, ne se tint pour satisfait que lorsqu’il eut répététrois fois ces premiers titres de sa glorieuse jeunesse.

« J’étais destiné à me tirer de là, jesuppose, madame Gradgrind. Enfin, que j’y fusse destiné ou non,madame, je m’en tirai, quoique personne ne m’ait tendu la perche.Vagabond d’abord, puis saute-ruisseau, puis encore en vagabondage,puis homme de peine, commis, directeur, associé-gérant, JosuéBounderby de Cokeville : voilà par où j’ai passé pour arriverlà. Josué Bounderby de Cokeville a appris ses lettres aux enseignesdes boutiques ; il est parvenu à savoir l’heure d’un cadran àforce d’étudier l’horloge du clocher de Saint-Giles, à Londres,sous la direction d’un ivrogne estropié, voleur de profession etmendiant incorrigible. Allez parler à Josué Bounderby de vos écolesde district, et de vos écoles modèles et de vos écoles normales etde tout votre micmac d’écoles, et Josué Bounderby de Cokeville vousrépondra franchement, cela est bel et bon ; mais lui, il n’ajoui d’aucun avantage de ce genre, et commencez-moi par former deshommes qui aient la tête dure et les poings solides, l’éducationqui a fait Josué Bounderby ne conviendra pas à tout le monde, il lesait bien, mais telle a été néanmoins son éducation ; vouspourrez lui faire avaler de l’huile bouillante, mais vous ne leforcerez jamais à supprimer les faits de sa biographie. »

Après cette péroraison chaleureuse, JosuéBounderby de Cokeville se tut. Il se tut au moment même où son amiéminemment pratique, toujours accompagné des deux jeunes complices,entrait dans le salon. En apercevant l’orateur, l’ami éminemmentpratique s’arrêta et lança à Louise un regard de reproche quidisait clairement : « tenez ! justement, le voilà,votre Bounderby ! »

« Ah çà ! s’écria Bounderhy, qu’ya-t-il donc ? Pourquoi notre jeune Thomas a-t-il l’air sigrognon ? »

Il parlait du jeune Thomas, mais il regardaitLouise.

« Nous cherchions à voir ce qui sepassait dans le cirque, murmura Louise d’un ton hautain, sans leverles yeux, quand papa nous a attrapés.

– Oui, madame Gradgrind, dit le mari decette dame avec beaucoup de dignité, et je n’aurais pas été plusétonné de surprendre mes enfants en train de lire un volume depoésie.

– Bonté divine ! pleurnichaMme Gradgrind. Louise et Thomas, commentpouvez-vous ?… Vous m’étonnez ! Vraiment il y a de quoifaire regretter aux gens d’avoir jamais eu des enfants. Pour unpeu, je serais tentée de dire que je serais heureuse de n’en pasavoir. Et alors je voudrais bien savoir ce que vous seriezdevenus. »

Cette réflexion judicieuse ne parut pasproduire une impression très-favorable sur M. Gradgrind. Ilfronça les sourcils avec impatience.

« Comme si, dans l’état actuel de mapauvre tête, vous ne pouviez pas aller regarder les coquillages,les minéraux et les autres choses qu’on vous a achetées, au lieu decourir après les cirques ! continuaMme Gradgrind. Vous savez aussi bien que moi qu’onne donne pas aux jeunes personnes des professeurs de cirque, ni descollections de cirques et qu’on ne les mène pas à des cours decircologie. Je voudrais bien savoir alors en quoi les cirquespeuvent vous intéresser ? Vous avez pourtant assez à faire, sic’est de l’occupation qu’il vous faut. Dans l’état actuel de mapauvre tête, je ne pourrais seulement pas me rappeler les noms dela moitié des faits que vous avez à étudier.

– C’est justement à cause de cela !dit Louise d’un air boudeur.

– Ne me dites pas que c’est à cause decela, car c’est une mauvaise raison, repritMme Gradgrind. Allez tout de suite apprendre un peude quelque chosologie. »

Mme Gradgrind n’étant pas unpersonnage scientifique, congédiait d’ordinaire ses enfants et lesrenvoyait à leurs études, avec cette vague injonction qui leslaissait libres de choisir leur travail.

À vrai dire, la provision de faits amassée parMme Gradgrind était déplorablementrestreinte ; mais M. Gradgrind, en l’élevant à la hauteposition matrimoniale qu’elle occupait, avait été influencé pardeux motifs. 1° la dame ne laissait rien à désirer sous le rapportdes chiffres ; 2° il n’y avait chez elle aucune espèce debêtise. Par bêtise,il entendaitl’imagination ; et en vérité, il est probable qu’elle étaitaussi pure de tout alliage de ce genre que peut l’être une créaturehumaine qui n’a pas encore atteint la perfection d’un idiotismeabsolu.

Lorsque Mme Gradgrind setrouva seule en présence de son mari et de M. Bounderby, cettesimple circonstance suffit pour étourdir de nouveau l’admirabledame, sans qu’il fût besoin d’aucune collision avec un autre fait.Elle s’éteignit donc encore une fois sans que personne fîtattention à elle.

« Bounderby, dit M. Gradgrind enapprochant une chaise du feu, vous vous êtes toujours tropintéressé à mes jeunes gens, surtout à Louise, pour que j’aiebesoin de m’excuser avant de vous confier que cette découverte m’abeaucoup, beaucoup peiné. Je me suis systématiquement dévoué, vousne l’ignorez pas, à l’éducation de la raison chez mes enfants. Laraison, vous savez, est la seule faculté à laquelle doives’adresser l’éducation. Et cependant, Bounderby, l’événementimprévu de tantôt, tout insignifiant qu’il peut être, donnerait àpenser qu’il s’est glissé dans l’esprit de Thomas et de Louisequelque chose qui est… ou plutôt qui n’est pas… je ne sache pas queje puisse m’exprimer mieux qu’en disant : quelque chose qu’onn’a jamais pu avoir l’intention de développer en eux et où leurraison n’est pour rien.

– Le fait est qu’il n’y a pas de raisonpour contempler avec intérêt un tas de vagabonds, répliquaBounderby. Quand j’étais moi-même un vagabond, personne ne meregardait avec intérêt ; pas si bête.

– Il s’agit donc, dit le père éminemmentpratique, les yeux fixés sur le feu, de savoir ce qui a puprovoquer cette vulgaire curiosité.

– Je vais vous dire ce qui l’aprovoquée : Une imagination désœuvrée.

– J’espère bien qu’il n’en est rien, ditl’éminemment pratique ; j’avoue toutefois que cette craintem’est venue aussi à l’esprit avant de rentrer.

– Une imagination désœuvrée, Gradgrind,répéta Bounderby. Une mauvaise chose pour tous ceux qui en sontaffligés, mais une bigrement mauvaise chose pour une fille commeLouise. Je demanderais pardon à Mme Gradgrind desexpressions un peu fortes dont je me sers, si elle ne savait pasbien que je ne suis pas bien raffiné. Quiconque s’attend à metrouver des manières raffinées, compte sans son hôte. Je n’ai pasreçu du tout une éducation raffinée.

– Ne se pourrait-il pas, ditM. Gradgrind, rêvant avec ses mains dans ses poches et sonregard caverneux toujours fixé sur le feu, ne se pourrait-il pasqu’un professeur ou un domestique eût suggéré quelque chose ?Thomas ou Louise n’auraient-ils pas lu quelque chose en dépit detoutes nos précautions ? Quelque futile livre de contesn’aurait-il pas pénétré dans la maison ? Car enfin, dans desesprits formés d’après une méthode pratique, à la règle et aucordeau, depuis le berceau jusqu’à ce jour, c’est là un phénomènesi curieux, si incompréhensible !…

– Attendez un instant, dit Bounderby,toujours debout devant le feu et si gonflé dans son humilitévaniteuse qu’il semblait qu’elle allait faire explosion aux dépensdes meubles circonvoisins. Tous avez à l’école une de ces petitesfilles de saltimbanques ?

– La nommée Cécile Jupe, répliquaM. Gradgrind, regardant son ami de l’air d’un homme qui aquelque chose à se reprocher.

– Bon, attendez un instant ! s’écriade nouveau Bounderby. Comment y est-elle entrée ?

– Le fait est que, pour ma part, je viensde voir cette fille pour la première fois. N’étant pas de la ville,elle a dû s’adresser spécialement ici, à la maison, pour se faireadmettre à l’école, et… oui, vous avez raison, Bounderby, vous avezraison…

– Bon, attendez un instants s’écriaencore une fois Bounderby. Louise a vu cette fille le jour où elleest venue ici ?

– Bien certainement Louise l’a vue, carc’est elle qui m’a fait part de sa requête. Mais Louise l’a vue, jen’en doute pas, en présence de Mme Gradgrind.

– Que s’est-il passé, je vous prie,madame Gradgrind ? demanda Bounderby.

– Oh ! ma pauvre santé !répliqua Mme Gradgrind. La petite désirait aller àl’école et M. Gradgrind désirait que les petites filles yallassent, et Louise et Thomas ont tous les deux assuré que lapetite désirait y aller et que M. Gradgrind désirait que lespetites filles y allassent ; je ne pouvais pas les contredire,le fait étant exact !

– Eh bien, voulez-vous m’en croire,Gradgrind ? dit M. Bounderby. Envoyez promener cettepetite, et c’est une affaire faite !

– Vous m’avez presque convaincu.

– Faites-le tout de suite ! ditBounderby. Telle a été ma devise dès ma plus tendre enfance. Quandl’idée me vint de quitter ma grand’mère et ma boîte à œufs, je lesquittai tout de suite. Faites comme moi. Faites-le tout desuite !

– Êtes-vous disposé à faire un petittour ? demanda son ami. J’ai l’adresse du père. Peut-être nevous serait-il pas désagréable de venir faire un petit tour avecmoi jusqu’à la ville ?

– Pas le moins du monde, ditM. Bounderby ; tant que vous voudrez, pourvu que ce soittout de suite ! »

Sur ce, M. Bounderby jeta son chapeau sursa tête. Il se coiffait toujours ainsi, ce qui indiquait un hommequi avait été beaucoup trop occupé à faire son chemin pourapprendre à mettre son chapeau ; et, les mains dans lespoches, il gagna l’antichambre : « Je ne porte jamais degants, avait-il coutume de dire. Je n’ai pas grimpé à l’échellesociale avec des gants ; ils m’auraient trop gêné pour monterhaut. »

Comme il avait une minute ou deux à perdredans l’antichambre, en attendant que M. Gradgrind allâtchercher l’adresse à l’étage supérieur, M Bounderby ouvrit la portede la salle d’étude des enfants et jeta un coup d’œil dans cetappartement au plancher tapissé, lequel, malgré les bibliothèqueset les collections scientifiques et une infinité d’instrumentssavants et philosophiques, avait plutôt l’air d’un salon decoiffeur pour la coupe des cheveux. Louise, la tête paresseusementappuyée contre la fenêtre, regardait au dehors sans rien voir,tandis que le jeune Thomas contemplait le feu avec des reniflementsvindicatifs. Adam Smith et Malthus, les deux Gradgrind cadets,étaient absents ; ils assistaient, sous escorte, à un coursquelconque. La petite Jeanne, après avoir fabriqué sur son visageun beau masque de terre glaise humide avec ses larmes et le crayond’ardoise dont elle s’était frotté la figure, avait fini pars’endormir sur des fractions décimales.

« C’est bon, Louise ; c’est bon,Thomas, dit M. Bounderby. Vous ne le ferez plus. Je répondsque votre père a fini de gronder. Eh bien, Louise, ça vaut unbaiser, hein ?

– Vous pouvez en prendre un, si vousvoulez, monsieur Bounderby, répliqua Louise, qui s’en vint avec unsilence plein de froideur, après avoir lentement traversé lachambre, lui présenter la joue d’un air peu gracieux et endétournant le visage.

– Toujours mon enfant gâté, n’est-ce pas,Louise ? » dit M. Bounderby.

Il partit là-dessus ; maiselle, elle resta à la même place, essuyant avec unmouchoir la joue qu’il venait de baiser ; elle la frotta etrefrotta si bien qu’elle en avait là peau tout en feu. Cinq minutesaprès, elle la frottait encore.

« À quoi penses-tu donc, Lou ?grommela son frère. Tu vas finir par te faire un trou dans lafigure, à force de te frotter.

– Tu peut enlever le morceau avec toncanif, si tu veux, Tom ; je te promets de ne pas pleurer pourça ! »

Chapitre 5La tonique.

 

Cokeville, où se dirigèrent MM. Gradgrindet Bounderby était un des triomphes du Fait ; cette cité avaitéchappé à la contagion de l’Imagination avec autant de bonheur queMme Gradgrind elle-même. Puisque Cokeville est latonique, donnons l’accord avant de continuer notre air.

C’était une ville de briques rouges, ou plutôtde briques qui eussent été rouges si la fumée et les cendresl’avaient permis ; mais, telle qu’elle était, c’était uneville d’un rouge et noir peu naturels qui rappelaient le visageenluminé d’un sauvage. C’était une ville de machines et de hautescheminées, d’où sortaient sans trêve ni repos d’interminablesserpents de fumée qui se traînaient dans l’air sans jamais parvenirà se dérouler. Elle avait un canal bien noir et une rivière quiroulait des eaux empourprées par une teinture infecte, et de vastesbâtiments percés d’une infinité de croisées, qui résonnaient ettremblaient tout le long du jour, tandis que le piston des machinesà vapeur s’élevait et s’abaissait avec monotonie, comme la têted’un éléphant mélancolique. Elle renfermait plusieurs grandes ruesqui se ressemblaient toutes, et une foule de petites rues qui seressemblaient encore davantage, habitées par des gens qui seressemblaient également, qui sortaient et rentraient aux mêmesheures, faisant résonner les mêmes pavés sous le même pas, pouraller faire la même besogne ; pour qui chaque jour étaitl’image de la veille et du lendemain, chaque année le pendant decelle qui l’avait précédée ou de celle qui allait suivre.

En somme, ces attributs étaient inséparablesde l’industrie qui faisait vivre Cokeville ; mais, enrevanche, elle ajoutait, disait-on, au bien-être de l’existence,des bienfaits qui se répandaient sur le monde entier et desressources supplémentaires à ces élégances de la vie qui font plusde la moitié de la grande dame devant laquelle on ose à peineprononcer le nom de la cité enfumée. Les autres traits de laphysionomie de Cokeville avaient quelque chose de plus local. – Lesvoici :

Vous n’y aperceviez rien qui ne rappelâtl’image sévère du travail. Si les membres de quelque sectereligieuse y élevaient une église (ainsi que l’avaient fait lesmembres de dix-huit sectes religieuses), ils en faisaient uneespèce d’entrepôt de piété en briques rouges, surmonté parfois(mais seulement sur des modèles d’un style excessivement orné)d’une cloche suspendue dans une cage à perroquet. La solitaireexception à cette règle était la Nouvelle Église,édifice aux murs enduits de stuc, ayant un clocher carré au-dessusde la porte, terminé par quatre tourelles peu élevées quiressemblaient à des jambes de bois enjolivées. Toutes lesinscriptions monumentales étaient peintes de la même façon, enlettres sévères, noires et blanches. La prison aurait aussi bien puêtre l’hôpital, l’hôpital aurait pu être la prison, l’hôtel deville aurait pu être l’un ou l’autre de ces monuments ou tous lesdeux, ou n’importe quel autre édifice, vu qu’aucun détail de leurgracieuse architecture n’indiquait le contraire. Partout le fait,le fait, rien que le fait dans l’aspect matériel de la ville ;partout le fait, le fait, rien que le fait dans son aspectimmatériel. L’école Mac Choakumchild n’était rien qu’un fait, etl’école de dessin n’était rien qu’un fait, et les rapports demaître à ouvrier n’étaient rien que des faits, et il ne se passaitrien que des faits depuis l’hospice de la maternité jusqu’aucimetière ; enfin tout ce qui ne peut s’évaluer en chiffres,tout ce qui ne peut s’acheter au plus bas cours et se revendre aucours le plus élevé, n’est pas et ne sera jamais, in sæculasæculorum. Amen.

Une ville si dévotement consacrée au fait, etsi heureuse à le faire triompher sur toute la ligne, devaitnaturellement se trouver dans un état fort prospère ? Eh bien,non, pas précisément. Non ? Croiriez-vous ça ?

Non. Cokeville ne sortait pas de ses propresfourneaux aussi complètement pure que l’or soumis à l’épreuve dufeu. D’abord il y avait là un mystère des plus embarrassants :Qui donc faisait partie des dix-huit sectes religieuses del’endroit ? Car, quels que fussent les adhérents, les classesouvrières n’appartenaient à aucune. C’était étrange de se promenerpar la ville un dimanche matin et de remarquer combien peud’ouvriers répondaient à la barbare discordance de ces cloches quicarillonnaient à rendre fous les gens nerveux et les malades. Il yen avait bien peu de ceux-là qui quittassent leursquartiers ou leurs chambres malsaines, ou les coins de rue où ilsflânaient, à regarder d’un air ennuyé les fidèles allant à l’égliseou au temple, comme si c’eût été là une affaire qui ne lesconcernait en rien. Et ce n’était pas seulement les étrangers quiremarquaient ce fait, car il existait à Cokeville même uneassociation indigène, dont les membres élevaient la voix, à chaquesession de la chambre des communes, demandant, à grand renfort depétitions indignées, un acte du parlement qui contraignît les gensà devenir pieux bon gré mal gré. Puis venait la Société detempérance, qui se plaignait de ce que ces mêmes gens s’obstinaientà se griser ; qui démontrait, dans des rapports avec tableauxà l’appui, qu’ils se grisaient en effet, et qui prouvait jusqu’àl’évidence, dans des assemblées où l’on ne buvait que du thé, quenulle considération humaine ou divine (sauf une médaille detempérance) ne saurait décider ces gens à ne plus se griser. Puisvenait l’aumônier de la prison, un très-habile homme, ma foi !avec encore d’autres rapports et tableaux à l’appui, qui démontraitque ces gens s’obstinaient à fréquenter d’ignobles repaires, cachésaux regards du public, où ils entendaient d’ignobles chansons etregardaient d’ignobles danses, dans lesquelles ils avaientquelquefois l’audace de figurer, et où le nommé A. B., âgé devingt-quatre ans et condamné à dix-huit mois de réclusion,affirmait lui-même (non qu’il eût jamais mérité d’inspirer uneconfiance particulière) qu’il avait commencé à se perdre, attenduque ledit A. B. était parfaitement convaincu que, sans cela, il fûtresté un spécimen moral du premier numéro. Puis venaientM. Gradgrind et M. Bounderby, qui traversent en ce momentCokeville, personnages éminemment pratiques, qui pourraient, aubesoin, fournir d’autres rapports avec tableaux à l’appui,résultant de leur expérience personnelle et corroborés par des casà leur connaissance, desquels il ressortait clairement que cesmêmes gens étaient un tas de mauvaises gens, messieurs ;qu’ils ne vous sauraient aucun gré de tout ce que vous pourriezfaire pour eux, messieurs ; qu’ils étaient toujours inquiets,messieurs, ne sachant pas ce qu’ils voulaient ; qu’ils senourrissaient de ce qu’il y avait de meilleur, et n’achetaient quedu beurre frais ; ils exigeaient que leur café fût du pur mokaet refusaient un morceau de viande, si ce n’était pas un morceau dechoix, première catégorie ; sans compter qu’ils se montraientéternellement mécontents et intraitables. Bref, la morale étaitcelle d’une ancienne chanson avec laquelle on endort lesenfants :

Il y avait une fois une bonne femme,croiriez-vous cela ?

Qui ne pouvait pas vivre sans boire etmanger,

Boire et manger, et tous les jours :

Et encore cette bonne femme n’était JAMAIScontente.

Voyez un peu, n’est-ce pas singulier cetteanalogie entre l’état moral de la population de Cokeville et celuides petits Gradgrind ? Tenez, je vais vous dire, aucun denous, pour peu qu’il jouisse de son bon sens et connaisse seschiffres, n’ignore à l’heure qu’il est que, depuis plusieursvingtaines d’années, on a, de propos délibéré, cessé de tenircompte d’un élément essentiel dans l’éducation des classesouvrières de Cokeville. Tout le monde sait que ces classesconservent une certaine dose d’imagination qui demandait à êtrecultivée afin de se développer sainement, au lieu d’être forcée àlutter et à se faire jour dans des convulsions ; qu’en raisondirecte de la durée et de la monotonie de leur travail, ellessentent croître en elles le désir de quelque soulagement physique,de quelque délassement qui encourage la bonne humeur et la gaietéet leur permette de l’exhaler au dehors ; de quelque jour defête reconnu, quand ce ne serait que pour danser honnêtement au sond’un orchestre animé ; de quelque tarte légère (ce n’est pasM. Mac Choakumchild qui aurait mis la main à la pâte) ;et ce désir, il faut y satisfaire raisonnablement, sinon les chosesiront mal, tant qu’on n’aura pas réussi à supprimer les lois quiont présidé à la création du monde.

« Cet homme demeure àPods End, et je ne sais pas au juste où setrouve Pod’s End, dit M. Gradgrind. De quel côté estce faubourg, Bounderby ? »

M. Bounderby savait que c’était quelquepart dans le bas de la ville ; mais il n’en savait pasdavantage. Ils s’arrêtèrent donc un moment et regardèrent autourd’eux.

Presque au même instant, une enfant queGradgrind reconnut, tourna le coin de la rue, courant à perdrehaleine et le visage effrayé.

« Holà ! s’écria-t-il, arrêtez. Oùallez-vous ? Arrêtez ! »

Fille numéro vingt s’arrêta alors, toutepalpitante, et fit une révérence.

« Pourquoi demandaM. Gradgrind courez-vous ainsi les rues d’une façoninconvenante ?

– J’étais… j’étais poursuivie, monsieur,répliqua la jeune fille d’une voix haletante, et je voulaism’échapper.

– Poursuivie ? répétaM. Gradgrind. Qui donc a pu vous poursuivre ? »

Cette question reçut une réponse imprévue etsubite dans la personne de l’écolier incolore, Bitzer, qui tournale coin avec une rapidité si impétueuse et qui s’attendait si peu àrencontrer un obstacle sur le trottoir, qu’il donna en plein dansle gilet de M. Gradgrind et rebondit jusqu’au milieu de larue.

« Que signifie une pareilleconduite ? dit M. Gradgrind. À quoi pensez-vous ?Comment osez-vous vous précipiter contre… tout le monde… de cettefaçon ? »

Bitzer ramassa sa casquette que la récentecollision avait fait tomber ; puis, reculant et saluant avecson poing fermé, en forme de politesse, se justifia en disant quec’était un accident.

« Est-ce après vous qu’il courait,Jupe ? demanda M. Gradgrind.

– Oui, monsieur, répondit-elle àcontre-cœur.

– Non, ça n’est pas vrai, m’sieu !s’écria Bitzer. C’est elle qui a commencé par se sauver. Mais cesécuyers ne sont pas enragés pour mentir, m’sieu ; ils sontconnus pour cela… Vous savez bien que les écuyers ne sont pasenragés pour mentir. » S’adressant à Sissy : « C’estaussi connu dans la ville, ne vous en déplaise, m’sieu, que latable de Pythagore est inconnue aux écuyers. »

Bitzer avait cherché à adoucirM. Bounderby au moyen de cette dernière accusation.

« Il m’a tant effrayée, dit la jeunefille, avec ses vilaines grimaces !

– Oh ! s’écria Bitzer. Oh ! sion peut ! Vous ressemblez bien à vos amis, vous ! Vousêtes bien une écuyère. Je ne l’ai pas seulement regardée, m’sieu.Je lui ai demandé si elle saurait définir cheval demain, et j’aioffert de le lui apprendre, et elle s’est sauvée, et j’ai couruaprès, m’sieu, afin de lui dire ce qu’elle doit répondre quand onlui demandera sa définition… Faut-il que vous soyez écuyère pourdire de pareilles faussetés !

– On ne peut toujours pas dire que saprofession n’est pas connue à l’école, remarqua M. Bounderby.Dans huit jours, vous auriez eu toute la classe rangée autour ducirque, à regarder les saltimbanques par-dessous la toile.

– Je commence à le croire, répliqua sonami. Bitzer, montrez-nous les talons et rentrez chez vous. Jupe,restez ici un moment. Que je vous prenne à courir encore de cettefaçon, et vous aurez de mes nouvelles par l’entremise du maîtred’école. Vous me comprenez ?… Bitzer ? allons,disparaissez. »

L’écolier cessa de cligner ses yeux, salua denouveau en portant son poing à son front, regarda Sissy, seretourna et battit en retraite.

« Maintenant, dit M. Gradgrind,conduisez-nous, monsieur et moi, vers votre père ; nous allonschez lui… Que portez-vous dans cette bouteille ?

– De l’eau-de-vie, ditM. Bounderby.

– Oh ! non, monsieur ; ce sontles neuf huiles.

– Les quoi ?

– Les neuf huiles, monsieur, pour frotterpapa. »

Alors M. Bounderby reprit avec un éclatde rire bref et bruyant :

« Et pourquoi diable frottez-vous papaavec neuf huiles ?

– Nos écuyers se servent toujours decela, monsieur, quand ils se sont fait mal dans le cirque, répliquaSissy, qui regarda par-dessus son épaule afin de voir si sonpersécuteur avait disparu. Ils attrapent bien des mauvais coupsdans leur état, vous savez.

– Ils n’ont que ce qu’ils méritent, ditM. Bounderby ; cela leur apprendra à faire un métier deparesseux. »

Elle regarda M. Bounderby avec un mélangede surprise et d’effroi.

« Par saint Georges ! ditM. Bounderby, j’étais plus jeune que vous de quatre ou cinqans, que j’étais couvert, moi aussi, de meurtrissures, et dixhuiles, vingt huiles, quarante huiles, n’auraient pas été capablesde les guérir. Je ne les attrapais pas à faire des poses, moi, maisà force d’être bousculé. Je ne dansais pas sur la corde, moi ;je dansais sur la terre ferme, moi, quoiqu’on me fît danser à coupsde corde ! »

M. Gradgrind était assez dur, mais ilétait loin d’être aussi rude que M. Bounderby. Il n’était pasméchant, à tout prendre ; il aurait même pu rester très-bon,sans une grosse erreur de calcul qu’il avait commise, bien desannées auparavant, en établissant la balance de son caractère. Touten descendant par une ruelle, il dit d’un ton qu’il cherchait àrendre encourageant :

« Et nous voici à Pod’s End,hein, Jupe ?

– Oui, monsieur, c’est ici ; et s’ilvous plaît, monsieur, voici la maison. »

Elle s’arrêta, vers l’heure du crépuscule,devant la porte d’un méchant petit cabaret, éclairé intérieurementpar des lueurs rougeâtres et blafardes ; on aurait dit que cebouge sale et misérable, à défaut d’autres pratiques, se serait misà boire son fonds, et que, selon le sort commun à tous lesivrognes, il n’en avait pas pour longtemps à se voir au bout de sonrouleau.

« Il n’y a qu’à traverser la sallecommune, monsieur, et à monter un escalier, si vous voulez bien,monsieur ; attendez un instant que j’aie allumé une chandelle.Si vous entendez aboyer un chien, ce n’est que Patte-alerte, n’ayezpas peur, il ne mord pas.

– Patte-alerte et les neuf huiles,hein ! dit M. Bounderby entrant le dernier avec son riremétallique. Pas mal, pas mal du tout pour un homme positif quis’est fait tout seul ! »

Chapitre 6le cirque de Sleary.

 

Le cabaret en question avait nom « lesArmes de Pégase. » Il aurait été mieux nommé les jambes dePégase[1] ; quoi qu’il en soit,au-dessous du cheval ailé de l’enseigne, on lisait en caractèresromains AUX ARMES DE PÉGASE. Plus bas encore, dans un cartoucheondoyant, le peintre avait tracé d’une main légère le quatrainsuivant, qui n’était pas tout à fait selon les règles les plusexactes de la poésie :

Bonne orge fait de bonne bière ;

Entrez, la nôtre est bien nourrie.

Bon vin fait de bonne eau-de-vie ;

Venez en prendre un petit verre.

Dans un cadre accroché au fond de l’obscurpetit comptoir, on voyait un autre Pégase, un Pégase théâtral, avecdes ailes de vraie gaze superposées, un corps tout constelléd’étoiles de papier doré et un harnais éthéré représenté par ducordonnet de soie rouge.

Comme il faisait déjà trop sombre dans la ruepour qu’on pût distinguer l’enseigne, et comme il ne faisait pasencore assez clair dans le cabaret pour qu’on pût distinguer letableau, M. Gradgrind et M. Bounderby n’eurent pasoccasion de se formaliser de ces attributs mythologiques. Ilssuivirent l’enfant et gravirent, sans rencontrer personne, quelquesmarches d’un escalier assez roide qui débouchait dans un des coinsde la salle commune, puis ils s’arrêtèrent dans l’obscurité,pendant que Sissy allait chercher sa chandelle. Ils s’attendaient àchaque minute à entendre la voix de Patte-alerte ; maislorsque l’enfant et la chandelle apparurent à la fois, ce célèbrechien savant n’avait pas encore aboyé.

« Papa n’est pas dans notre chambre,monsieur, dit l’écolière avec un visage étonné. Mais si vous voulezbien entrer un instant, je ne tarderai pas à le trouver. »

Ils entrèrent ; et Sissy, ayant avancédeux chaises, s’éloigna d’un pas rapide et léger. C’était unepauvre chambre à coucher misérablement meublée. Le bonnet de cotonorné de deux plumes de paon et d’une queue de perruque en guise demèche, coiffure dans laquelle signor Jupe avait, cette après-midimême, égayé un spectacle varié par « ses chastes plaisanterieset reparties shakspeariennes, » ce bonnet était accroché à unclou ; mais on n’apercevait aucune autre portion de lagarde-robe du clown, aucun autre indice du clown lui-même ou de sesoccupations. Quant à Patte-alerte, le respectable ancêtre de cetrès-savant quadrupède, au lieu de s’embarquer à bord de l’arche,aurait tout aussi bien pu en avoir été exclu par accident, carl’auberge des Armes de Pégase, muette à son endroit, ne fournissaitnulle preuve du contraire ; rien n’y révélait à l’œil ou àl’ouïe l’existence d’un chien.

Ils entendirent les portes de plusieurschambres s’ouvrir et se refermer à l’étage supérieur, tandis queSissy allait de l’une à l’autre en quête de son père ; etbientôt après des voix qui exprimaient la surprise. Elleredescendit l’escalier quatre à quatre, revint en courant, ouvritune vieille malle de cuir délabrée et mangée aux vers, la trouvavide, et regarda autour d’elle, les mains jointes, le visage pleinde terreur.

« Il faut que papa soit retourné aucirque, monsieur. Je ne sais pas ce qu’il peut avoir à fairelà-bas, mais il doit y être ; je le ramènerai dans uninstant. »

Et la voilà partie, sans chapeau, laissantflotter derrière elle sa longue et noire chevelure d’enfant.

« A-t-elle perdu la tête ? ditM. Gradgrind. Dans un instant ? Mais il y a plus d’undemi-mille d’ici à la baraque ! »

Avant que M. Bounderby eût eu le temps derépondre, un jeune homme parut sur le seuil de la porte, seprésenta, à défaut de lettre d’introduction, avec la formule« Vous permettez, messieurs ? » et entra, les mainsdans les poches. Son visage, rasé de très-près, maigre et jaune,était ombragé par une profusion de cheveux noirs, brossés enrouleau autour de sa tête, avec la raie au milieu du front. Sesjambes étaient très-robustes, mais plus courtes qu’il ne convient àdes jambes bien proportionnées. Si ces jambes étaient trop courtes,par compensation, sa poitrine et ses épaules étaient trop larges.Il portait un habit à la Newmarket, un pantalon collant, et unchâle roulé autour du cou ; il sentait l’huile à quinquet, lapaille, la pelure d’orange, le fourrage et la sciure de bois, etavait l’air d’une espèce de centaure très-étrange, produit del’écurie et du théâtre. Personne n’eût pu indiquer avec précisionoù commençait l’homme, où finissait le cheval. Ce monsieur étaitdésigné sur l’affiche sous le nom de M. E. W. B. Childers, sijustement renommé pour son saut prodigieux dans le rôle du chasseursauvage des Prairies américaines, exercice très-populaire,où un jeune garçon, doué d’une taille exiguë et d’une figure devieillard, qui l’accompagnait en ce moment, représentait son filsen bas âge, condamné à être porté, la tête en bas, sur l’épaule deson père, qui le retient par un seul pied, ou à galoper, la têtesoutenue dans le creux de la main paternelle et les jambes enl’air, selon la méthode un peu violente adoptée, comme chacun sait,par les chasseurs sauvages qui veulent témoigner de la tendresse àleur progéniture. Orné de fausses boucles, de guirlandes, d’ailes,plâtré de blanc de perles et de carmin, cet enfant plein d’avenirse trouvait tout à coup transformé en un Cupidon assez gracieuxpour faire les délices de la partie maternelle d’un publicpayant ; mais dans l’intimité, où il se distinguait par unhabit d’une coupe élégante, un peu prématurée pour son âge supposéenfantin, et par une voix très-rauque, il redevenait tout ce qu’ily a de plus jockey.

« Vous permettez, messieurs ? ditM. E. W. B. Childers parcourant la chambre d’un coup d’œil.C’est vous qui demandez Jupe ?

– C’est nous, dit M. Gradgrind. Safille est allée le chercher, mais je ne puis attendre ; jevous prierais donc de vous charger d’une commission pour lui.

– Voyez-vous, mon ami, intervintM. Bounderby, nous sommes de ceux qui connaissent la valeur dutemps, et vous, vous êtes de ceux qui ne la connaissent pas.

– Je n’ai pas, répliqua M. Childersaprès avoir regardé M. Bounderby des pieds à la tête,l’honneur de vous connaître, vous ;mais si vousvoulez me donner à entendre que votre temps vous rapporte plusd’argent que ne m’en rapporte le mien, je serais assez disposé àcroire, rien qu’à en juger par les apparences, que vous ne voustrompez pas.

– Et moi, je serais assez disposé àcroire que, lorsque vous avez gagné de l’argent, vous savez legarder, ajouta Cupidon.

– Kidderminster, tais tonbec ! » dit M. Childers.

(Maître Kidderminster, tel était le nom mortelde Cupidon).

« Pourquoi vient-il ici pour se ficher denous, alors ! s’écria maître Kidderminster faisant preuve d’untempérament très-irritable. Si vous tenez tant à vous ficher denous, eh bien ! passez au bureau, aboulez votre argent etdonnez-vous en à cœur joie.

– Kidderminster, tais ton bec !Monsieur (à M. Gradgrind), c’est à vous que j’adressais laparole. Vous savez ou vous ne savez pas, car peut-être ne vousêtes-vous pas trouvé bien souvent au nombre de nos spectateurs,que, depuis quelque temps, ce pauvre Jupe fait four à presquetoutes les représentations.

– Fait… quoi ? demandaM. Gradgrind implorant d’un coup d’œil l’aide du tout-puissantBounderby.

– Fait four.

– Il a refusé quatre mètres de calicothier soir, dit maître Kidderminster ; il a fait la planche aulieu de piquer des têtes, et de plus il a crampé d’une façonmollasse.

– C’est-à-dire qu’il n’a pas fait cequ’il devait ; qu’il a refusé de sauter par-dessus lesbanderoles et n’a pas osé passer à travers les cerceaux ;qu’il a manqué ses tours de force, interpréta M. Childers.

– Oh ! dit M. Gradgrind, c’estlà ce que vous appelez faire four ?

– Oui, c’est là le terme général,répondit M. E. W. B. Childers.

– Neuf huiles, Patte-alerte, faire four,refuser quatre mètres de calicot, cramper !… Hé, hé !exclama Bounderby avec son rire le plus métallique, drôle desociété, ma foi, pour un homme qui ne doit son élévation qu’àlui-même !

– Baissez-vous alors ! ripostaCupidon. Bon Dieu ! Si vous vous êtes élevé aussi haut que ça,faites un effort et baissez-vous un peu, je vous ensupplie !

– Voilà un garçon bien désagréable !dit M. Gradgrind, qui se tourna vers Cupidon en fronçant lessourcils d’une façon imposante.

– Nous aurions invité un jeune homme bienélevé pour nous tenir compagnie si vous nous aviez prévenus devotre visite, répliqua maître Kidderminster sans se laisserintimider. Quel dommage que vous ayez oublié de faire afficher unspectacle demandé, puisque vous êtes si difficile ! Quand vousvous mettez à danser sur la tête des gens, il vous faut du chanvrejoliment roide, dites donc !

– Que veut dire ce petit malhonnête,demanda M. Gradgrind qui contemplait Cupidon avec une sorte dedésespoir, que veut dire ce petit malhonnête avec son chanvreroide ?

– Allons ! va-t’en voir dehors sij’y suis ! dit M. Childers en poussant son jeune ami horsde la chambre, un peu à la façon du chasseur des Prairiesaméricaines. Chanvre roide ou chanvre lâche, peu importe, celasignifie seulement corde roide ou corde lâche… Vous alliez medonner une commission pour Jupe ?

– Oui.

– Dans ce cas, reprit vivementM. Childers, mon opinion est qu’il ne la recevra jamais. Leconnaissez-vous beaucoup ?

– Moi ? je ne l’ai jamais vu.

– Eh bien, je commence à croire que vousne le verrez pas. Il est parti ; la chose me paraît assezclaire.

– Vous croyez donc qu’il a abandonné safille ?

– Oui, dit M. Childers avec un signede tête affirmatif, je crois qu’il a décampé. On a appelé Azor hiersoir, on l’a appelé avant-hier soir, on l’a encore appeléaujourd’hui, chaque fois à son intention. Depuis quelque temps,Jupe s’y prend toujours de façon à faire appeler Azor, et il nepeut pas s’y habituer.

– Et pourquoi… appelle-t-on… si souventAzor à son intention ? demanda M. Gradgrind ens’arrachant les mots avec beaucoup de solennité et derépugnance.

– Parce que ses attaches commencent à seroidir, parce qu’il commence à se rouiller, dit Childers. Commepître, il peut encore briller ; mais cela ne suffit pas pourse tirer d’affaire.

– Pître ? répéta Bounderby.Bon ! voilà que cela recommence !

– Comme parleur, si vous aimez mieux, ditM. E. W. B. Childers, qui jeta cette explication par-dessusson épaule avec un air de dédain et en imprimant une secousse à seslongs cheveux, qui tremblèrent tous à la fois. Or, c’est un faitremarquable, monsieur, que cet homme a moins souffert en entendantles coups de sifflet qu’en apprenant que sa fille sait qu’on aappelé Azor.

– Bon ! interrompit Bounderby. Voilàqui est bon, Gradgrind. Un homme qui aime tant sa fille qu’il vientde la planter là ! Voilà qui est diantrement bon !Ha ! Ha ! Eh bien, vous saurez une chose, jeunehomme : je n’ai pas toujours occupé la haute position où je metrouve ; je vois plus loin que le bout de mon nez. Vous serezpeut-être étonné d’apprendre que moi, ma propre mère m’a plantélà. »

E. W. B. Childers déclara, en y mettantbeaucoup de malice, que cela ne l’étonnait pas le moins dumonde.

« Très-bien, poursuivit Bounderby. Jesuis né dans un fossé, et ma mère m’a planté là. Croyez-vous quej’excuse sa conduite ? Non. L’ai-je jamais excusée ?Jamais. Quel nom pensez-vous que je lui donne à cause de cetteconduite ? Je la nomme probablement la plus mauvaise femme quiait jamais vécu, mon ivrognesse de grand’mère exceptée. Il n’y apas l’ombre d’orgueil héréditaire chez moi, pas l’ombred’imagination, pas l’ombre de toutes ces bêtises sentimentales.J’appelle une bêche une bêche, et il n’est ni crainte ni faveur quim’empêche d’appeler la mère de Josué Bounderby de Cokeville ce queje l’aurais appelée si elle avait été la mère de Pierre, Jacques ouPaul. J’en agis de même avec l’individu en question. Je dis quec’est un déserteur, un vaurien et un vagabond. Voilà ce qu’il est,en bon français.

– Qu’il soit ce qu’il voudra, en bonfrançais ou en bon anglais, cela m’est parfaitement égal, ripostaM. E. W. B. Childers faisant volte-face. Je raconte à votreami ce qui est arrivé ; s’il ne vous plaît pas de m’écouter,vous pouvez vous donner de l’air. Vous faites joliment votre tête,dites donc ; mais vous pourriez au moins aller la faire dansvotre propre maison, gronda E. W. B. Childers avec une ironiesévère. Ne la faites pas trop ici, à moins qu’on ne vous en priebien fort. Vous avez une maison à vous, je n’en doutepas ?

– Hé ! Hé ! cela se pourraitbien, répondit M. Bounderby faisant sonner son argent.

– Alors, ne pourriez-vous pas vouscontenter de faire votre tête dans votre propre maison ?continua M. Childers. Celle-ci, voyez-vous, n’est pas des plussolides, et elle pourrait crouler. »

Après avoir encore une fois regardéM. Bounderby de la tête aux pieds, il parut le considérercomme un homme jugé et se retourna vers M. Gradgrind.

« Il n’y a pas une heure, Jupe a donnéune commission à sa fille, et, quelques minutes après, on l’a vu seglisser dehors lui-même, le chapeau rabattu sur les yeux et unpaquet enveloppé dans un mouchoir sous son bras. C’est égal, jamaiselle ne voudra croire que son père s’est sauvé et l’a plantéelà.

– Et pourquoi, je vous prie, demandaM. Gradgrind, ne voudra-t-elle jamais le croire ?

– Parce que les deux ne faisaient qu’un,parce qu’ils ne se quittaient pas, parce que, jusqu’à ce jour, Jupea toujours eu l’air d’adorer sa fille, » dit M. Childers,qui s’avança de quelques pas pour regarder dans la malle vide.

M. Childers, ainsi que maîtreKidderminster, marchait d’une façon assez excentrique, les jambesplus écartées que la généralité des hommes, avec une roideur degenoux affectée ou du moins exagérée. Cette manière de marcherétait commune à tous les écuyers de la troupe Sleary et étaitcensée indiquer qu’ils passaient leur vie à cheval.

« Pauvre Sissy ! Il aurait mieuxfait de la mettre en apprentissage, dit M. Childers enimprimant à sa chevelure une nouvelle secousse, après avoir terminéson inspection de la malle vide. Elle aurait au moins un état.

– Un pareil sentiment vous fait honneur,à vous qui n’avez jamais été en apprentissage, répliquaM. Gradgrind d’un ton approbateur.

– Moi ? J’ai commencé monapprentissage à l’âge de sept ans.

– Oh ! vraiment ? ditM. Gradgrind se repentant de la bonne opinion qu’il venait dese laisser extorquer. J’ignorais que les jeunes gens fussent dansl’habitude de faire l’apprentissage de…

– De la paresse, intercala Bounderby avecun bruyant éclat de rire. Ni moi, ventrebleu ! Ni moi nonplus !

– Son père a toujours eu l’idée, continuaChilders feignant une ignorance complète de l’existence deBounderby, que Sissy devait recevoir une belle éducation, qu’elleallait apprendre le diable et son train. Comment cette idée lui estvenue à la tête, je n’en sais rien ; je sais seulement qu’ellen’en est plus sortie. Il lui a fait enseigner un petit bout delecture par-ci, un petit bout d’écriture par-là, et un petit boutde calcul ailleurs, pendant les sept dernières années. »

M. E. W. B. Childers tira une de sesmains de sa poche, se caressa le visage et le menton, et regardaM. Gradgrind d’un air qui annonçait beaucoup d’inquiétudemêlée d’un peu d’espoir. Dès le commencement de l’entrevue, ilavait cherché à se concilier les bonnes grâces de ce personnage,dans l’intérêt de l’enfant abandonnée.

« Lorsque Sissy a été reçue à l’école,poursuivit-il, son père était gai comme Polichinelle. Pour ma part,je ne comprenais pas trop pourquoi, attendu que nous ne sommesjamais stationnaires, n’étant partout que des oiseaux de passage.Je suppose néanmoins qu’il avait déjà résolu de nous brûler lapolitesse ; il a toujours été un peu timbré, et il aura penséque, lui parti, sa fille se trouverait casée. Si par hasard vousétiez venu ici ce soir pour lui annoncer que vous vouliez rendrequelque petit service à sa fille, dit M. Childers se caressantde nouveau le menton et regardant M. Gradgrind avec le mêmeair d’indécision, ce serait très-heureux et très à propos…Oh ! très-heureux et très à propos.

– Je venais au contraire, répliquaM. Gradgrind, lui annoncer que les relations de la petiterendaient sa présence à l’école peu désirable et qu’elle ne devaitplus s’y montrer. Pourtant, si son père l’a vraiment, abandonnéesans s’être entendu avec elle, je… Bounderby, un mot, s’il vousplaît ? »

Sur ce, M. Childers se retira poliment,de son pas équestre, vers le palier, où il resta debout, secaressant le visage et sifflant tout bas. Tandis qu’il occupaitainsi ses loisirs, il entendit divers lambeaux de la conversationde M. Bounderby, tels que : « Non, je vous disnon. N’en faites rien. Pour rien au monde,croyez-moi. » Ces phrases de M. Gradgrind, dites d’un tonbeaucoup moins élevé, lui parvinrent également : « Maisquand ce ne serait que pour montrer à Louise à quoi aboutit ungenre d’occupation qui a excité chez elle une si vulgairecuriosité ! Envisagez la question, Bounderby, sousce point devue. »

Cependant les divers membres de la troupeSleary descendirent un à un des régions supérieures où se trouvaitleur quartier général, et se rassemblèrent sur le palier, d’où,après s’être promenés en causant entre eux et avecM. Childers, ils s’insinuèrent peu à peu dans la chambre, ycompris E. W. B. Childers lui-même. Il y avait parmi eux deux outrois jolies femmes, avec leurs deux ou trois maris et leurs deuxou trois mères et leurs huit ou neuf petits enfants, lesquelsservaient à monter une féerie dans l’occasion. Le père d’une de cesfamilles avait l’habitude de balancer le père d’une autre familleau bout d’une longue perche ; le père de la troisième familleformait souvent, avec les deux autres pères, une pyramide dontmaître Kidderminster était le sommet et lui la base ; tous lespères savaient danser sur un tonneau qui roule, marcher sur desbouteilles, jongler aves des couteaux et des boules, fairetournoyer des cuvettes, monter à cheval sur n’importe quoi, sauterpar-dessus tout sans s’arrêter à rien. Toutes les mères savaientdanser bravement sur un fil d’archal ou une corde roide, etexécuter des exercices sur des chevaux sans selle ; aucuned’elles n’éprouvait le moindre embarras à laisser voir sesjambes ; l’une d’elles, seule dans un char grec, conduisait àgrandes guides un attelage de six chevaux, et se présentait ainsidans toutes les villes où la troupe daignait s’arrêter. Touscherchaient à se donner des airs de francs mauvais sujets et defins matois. Leurs toilettes de ville n’étaient pastrès-soignées ; leurs arrangements domestiques n’étaient pasdes plus méthodiques, et la littérature combinée de toute la troupen’aurait produit qu’un assez pauvre échantillon de correspondanceépistolaire sur un sujet quelconque. Néanmoins, on remarquait chezces gens-là un grand fonds de douceur et de bonté enfantine, uneinaptitude particulière pour tout ce qui ressemble à l’intrigue, etun empressement inépuisable à s’aider et à se consoler les uns lesautres, qualité qui méritait peut-être autant de respect, mais àcoup sûr, autant d’indulgence dans ses intentions charitables, queles vertus journalières de toute autre classe de la société.

M. Sleary apparut le dernier. C’était, onl’a déjà dit, un gros homme ; ajoutons qu’il avait un œil fixeet un autre œil errant comme une planète, une voix (s’il est permisde la nommer ainsi) dont les efforts ressemblaient à ceux d’unsoufflet crevé, un visage flasque et des idées un peu troubles dansune tête qui n’était jamais ni complètement sobre ni complètementavinée.

« Mozieur, dit M. Sleary qui avaitun asthme et dont la respiration était beaucoup trop rapide et tropdifficile pour lui permettre de prononcer toutes les lettres, votrezerviteur ! Voilà une vilaine affaire. Vous zavez que monclown et zon chien zont zuppozés avoir pris la clef deschamps ? »

Il s’était adressé à M. Gradgrind, quirépondit :

« Oui.

– Eh bien, mozieur, continua-t-il enôtant son chapeau dont il frotta la coiffe avec un mouchoir qu’ilgardait à cet effet dans l’intérieur, auriez-vous l’intenzion defaire quelque choze pour zette pauvre petite, mozieur ?

– J’aurais une proposition à lui faire,dès qu’elle sera de retour, répondit M. Gradgrind.

– Tant mieux, mozieur ! Non que jezois dézireux de me débarrazer de l’enfant ; mais je ne veuxpas non plus empêcher le bien qu’on pourrait lui faire. Je nedemande pas mieux que de la garder comme apprentie, quoiqu’à zonâge il zoit déjà un peu tard pour commenzer. Ma voix est un peuenrouée, mozieur, et zeux qui n’y zont pas habitués ne mecomprennent pas fazilement ; mais zi, comme moi, vous aviezété refroidi et échauffé, échauffé et refroidi, puis refroidi etréchauffé dans le zirque, lorzque vous étiez jeune, votre voixn’aurait pas duré plus longtemps que la mienne.

– C’est possible, ditM. Gradgrind.

– Allons, choizizzez votre liqueur,mozieur ! Que puis-je vous offrir ? Zera-ze duxérès ? Choizizzez votre liqueur, mozieur ! ditM. Sleary avec une aisance hospitalière.

– Merci, je ne prendrai rien, répliquaM. Gradgrind.

– Ne dites pas merzi, mozieur. Votre amine refuzera pas. Si vous n’avez pas encore pris votre nourriture,acceptez un verre d’abzinthe. »

À ce moment, sa fille Joséphine, jeune etjolie blonde, qui, à deux ans, avait été attachée sur un cheval,et, à douze, avait fait un testament qu’elle portait toujours surelle et où elle déclarait que, si on voulait respecter le derniervœu d’une mourante, on la ferait conduire à sa tombe par les deuxponeys gris-pommelé, s’écria :

« Chut, père ! La voilà quirevient ! »

Puis arriva Sissy Jupe, qui s’élança dans lachambre comme elle en était sortie. Et, lorsqu’elle les vit tousrassemblés, qu’elle lut dans leurs yeux, à ne pas s’y méprendre,que son père n’était pas avec eux, elle poussa un cri lamentable etchercha un refuge dans les bras d’une dame d’un talent remarquablesur la corde roide, laquelle (elle était enceinte) s’agenouilla parterre afin de dorloter sa petite camarade et de pleurer avecelle.

« Z’est une honte ! Z’est uneinfamie, zur mon âme ! s’écria Sleary.

– Oh ! mon père, mon bon père, oùdonc es-tu allé ? Tu es parti croyant me faire du bien, je lesais ! Tu es parti dans mon intérêt, j’en suis sûre !Comme tu seras malheureux et abandonné, sans moi, pauvre, pauvrepère, jusqu’à ce que tu te décides à revenir ! »

C’était si touchant de l’entendre répéter unefoule de choses de ce genre, le visage levé au ciel et les brasétendus comme si elle cherchait à retenir l’ombre du fugitif et àl’embrasser, c’était si touchant, que personne ne prononça un motjusqu’au moment où M. Bounderby, impatienté, prit l’affaire enmain.

« Ah çà, bonnes gens ! dit-il, nousgaspillons le temps d’une façon déplorable ! Il faut que cetteenfant sache bien ce qui en est. Qu’elle l’apprenne de moi, si vousvoulez, qui ai été planté là par mes propres parents. Dites donc,petite… je ne sais pas son nom ! Votre père s’est enfui ;il vous a abandonnée ; et vous ne devez plus espérer le revoirtant que vous vivrez. »

Ils se souciaient si peu du Fait dépouilléd’artifice, ces braves gens, et ils étaient tellement démoralisés àcet égard, qu’au lieu d’admirer le bon sens de l’orateur, ilsjugèrent à propos de s’en indigner. Les hommes murmurèrent :« À la porte ! » et les femmes :« Brute ! » et M. Sleary crut devoir sedépêcher de donner à M. Bounderby, en aparté, l’avissuivant :

« Dites donc, mozieur ; à parlerfranchement, mon opinion est que vous ferez bien de brizer là, zanstarder. Ze ne zont pas de méchantes gens que mes penzionnaires,mais ils zont habitués à être un peu vifs dans leurs mouvements, etzi vous ne zuivez pas mon conzeil, diable m’emporte zi je pourraisles empêcher de vous flanquer par la fenêtre ! »

Cette insinuation amicale ayant calmé l’ardeurde M. Bounderby, M. Gradgrind put enfin placer son exposééminemment pratique du fait en question.

« Peu importe, dit-il, qu’on doives’attendre à voir revenir un jour ou l’autre la personne dont ils’agit, ou que le contraire soit plus probable. Il est parti, etpour le moment il n’y a guère d’espoir de le voir reparaître. Toutle monde, je crois, est d’accord sur ces points ?

– Accordé, mozieu. Ne zortez pas delà ! dit Sleary.

– Je poursuis. Moi qui étais venu pourannoncer au père de cette pauvre fille, Jupe, qu’on ne pouvait plusla recevoir à l’école, à cause de diverses considérations pratiques(que je n’ai pas besoin d’analyser) qui s’opposent à l’admission detout élève dont les parents ont embrassé telle ou telle profession,je suis prêt, vu le changement de circonstances qu’on m’annonce, àfaire une offre à cette enfant. Je consens à me charger de vous,Jupe, à vous élever et à subvenir à vos besoins. La seule condition(outre votre bonne conduite, s’entend) que je vous impose enéchange, c’est de décider, à l’instant, si vous voulezm’accompagner ou rester ici. Si vous m’accompagnez, j’exigeraiaussi qu’il soit bien entendu que vous n’aurez plus aucune relationavec vos amis ici présents. Ces conditions renferment un résumésuccinct de la question.

– En même temps, reprit Sleary, il fautque je dize auzzi un mot, afin que les deux côtés de la bannièrezoient également vizibles. Zi vous voulez, Zézile, devenir monapprentie, vous connaizzez la nature du travail et vous connaizzezvos camarades. Emma Gordon, zur le zein de laquelle vous repozez enze moment, zera une mère pour vous, et Zoz’phine, une zœur. Je neprétends pas appartenir moi-même à la famille des anzes, et z’ilvous arrivait de perdre l’équilibre, je ne dis pas que je vousépargnerais les gros mots ou que je ne zurerais pas aprèsvous ; mais ze que je prétends, mozieur, z’est qu’il ne m’estpas encore arrivé, dans mes moments de bonne ou de mauvaize humeur,de maltraiter un de mes chevaux, tout en jurant un peu après eux,et je ne compte pas commenzer, à mon âge, à maltraiter, uneécuyère. Je n’ai jamais brillé comme orateur, mozieur, et j’ai ditce que j’avais à dire. »

La dernière partie de ce discours s’adressaità M. Gradgrind, qui l’écouta en inclinant la tête d’un airplein de gravité, puis répliqua :

« La seule observation que j’aieà vous faire, Jupe, afin d’influencer votre décision, c’est qu’unebonne éducation pratique est une chose très-désirable et dont votrepère lui-même (à ce qu’on me dit) semble avoir, en ce qui vousconcerne, senti et compris l’importance. »

Ces dernières paroles firent sur elle uneimpression visible. Elle cessa ses violents sanglots, se détacha unpeu d’Emma Gordon et regarda en face M. Gradgrind. Tous sescamarades furent frappés du soudain changement qui venait des’opérer en elle, et poussèrent ensemble une espèce de soupir quivoulait dire :

« Elle ira !

– Réfléchissez bien avant de prendre unparti, Jupe, dit par forme d’avertissement préalableM. Gradgrind ; je ne vous dis que cela. Réfléchissez bienavant de prendre un parti.

– Lorsque père reviendra, cria l’enfantqui fondit de nouveau en larmes après un instant de silence,comment pourra-t-il jamais me retrouver, si je m’en vais ?

– Vous pouvez être bien tranquille, ditM. Gradgrind avec le plus grand calme (il calculait toutel’affaire comme il eût fait une addition) ; vous pouvez êtrebien tranquille, Jupe, quant à cela. En pareil cas, votre père, jeprésume, devra commencer par retrouver monsieur…

– Zleary. Z’est mon nom et je n’en rougispas. Connu d’un bout à l’autre de l’Angleterre pour n’avoir jamaislaizzé un zou de dette derrière lui.

– Devra commencer par retrouverM. Sleary qui lui indiquera alors le nom de la personne chezqui vous êtes. Je n’aurais pas le droit de vous retenir contre lavolonté de votre père, et M. Jupe n’aura pas beaucoup de peineà découvrir, à un moment donné, l’adresse de M. ThomasGradgrind de Cokeville. Je suis assez connu.

– Azzez connu, répéta M. Sleary avecun geste d’assentiment et en faisant rouler son œil errant. Vousêtes un de zeux qui empêchez un fameux tas d’argent de tomber dansma caizze… Mais il ne z’agit pas de za pour le moment. »

Il y eut un nouveau silence, puis Sissys’écria en pleurant, le visage caché dans ses mains :

« Oh ! donnez-moi mes affaires,donnez-moi bien vite mes affaires, et laissez-moi partir avant quemon cœur se brise ! »

Les femmes mirent un triste empressement àrassembler les effets de leur camarade, ce qui fut bientôt fait,car ils n’étaient pas nombreux, et à les placer dans un panier quivoyageait depuis longtemps avec la troupe. Durant ces préparatifs,Sissy, toujours assise par terre, continua à sangloter et à secacher les yeux. M. Gradgrind et son ami Bounderby se tenaientnon loin de la porte, prêts à emmener l’enfant. M. Sleazy setenait au milieu de la chambre, entouré de ses écuyers, absolumentcomme il se fût tenu au milieu du cirque pendant un exercice de safille Joséphine. Il ne lui manquait que sa chambrière.

Le panier ayant été emballé au milieu dusilence général, elles lissèrent les cheveux de Sissy, luiapportèrent et lui mirent son chapeau. Puis elles se pressèrent àses côtés et se penchèrent sur elle, dans des posestrès-naturelles, l’embrassant sur le front et la serrant dans leursbras ; ensuite on amena les enfants pour lui dire adieu ;oh ! les bonnes femmes, bien simples d’esprit et bien sottespeut-être ; mais quel bon cœur !

« Eh bien, Jupe, dit M. Gradgrind,si vous êtes tout à fait décidée, venez. »

Mais elle avait encore à faire ses adieux à lapartie masculine de la troupe, et il fallut que chacun d’eux ouvrîtles bras (car en présence de M. Sleary tous les écuyersaffectaient des poses théâtrales) et lui donnât le baiser dudépart, excepté toutefois maître Kilderminster, dont la jeunenature n’était pas exempte d’une dose de misanthropie, et qui enoutre avait nourri certains projets matrimoniaux que personnen’ignorait ; il s’était donc retiré d’avance dans un accès demauvaise humeur. M. Sleary était destiné à compléter ledernier tableau. Écartant les bras, il la prit par les deux mainset voulut la faire sauter à plusieurs reprises, à l’instar desprofesseurs d’équitation lorsqu’ils offrent des félicitations à uneécuyère qui vient d’exécuter avec succès un exercicehippique ; mais il ne rencontra aucune élasticité chez Sissy,qui se tint devant lui en pleurant.

« Adieu, ma chère ! dit Sleary, vousferez fortune, je l’ezpère, et aucun de vos pauvres camarades nezongera à vous importuner, je le parierais ! Je voudrais quevotre père n’eût pas emmené zon chien ; z’est gênant de ne pasavoir le chien zur l’affiche. Mais bah ! Patte-alerte n’auraitrien fait qui vaille zans zon maître, de fazon que za revient aumême, après tout ! »

Sur ce, il examina attentivement Sissy avecson œil fixe, tout en surveillant la troupe avec son œil mobile,l’embrassa et la présenta, par habitude, à M. Gradgrind commeà un cheval.

« La voilà, mozieur ! dit-il aprèsavoir passé l’inspection de l’enfant, comme s’il venait del’ajuster sur sa selle, et elle vous fera honneur. Adieu,Zézile !

– Adieu, Cécile ! adieu,Sissy ! Dieu te bénisse, chère ! » s’écrièrent unefoule de voix de tous les coins de la chambre.

Mais l’œil du professeur d’équitation avaitaperçu la bouteille des neuf huiles que Sissy serrait contre sapoitrine, et il intervint de nouveau en disant :

« Laizez là votre bouteille, machère ; z’est lourd à porter et za ne vous zervira à rienmaintenant. Donnez-moi za.

– Non, non ! s’écria-t-elle avec unnouvel accès de douleur. Oh ! non. Je veux la garder pourpère. Il en aura besoin quand il reviendra. Il ne songeait pas às’en aller lorsqu’il m’a dit d’aller la chercher. Laissez-moi lagarder pour lui, s’il vous plaît !

– Comme vous voudrez, ma chère (vousvoyez, mozieur). Allons, adieu, Zézile ! Mes dernières paroleszont : Ne manquez pas aux termes de votre engagement, obéizzezà mozieur et oubliez-nous. Mais zi, lorzque vous zerez grande etmariée et riche, vous rencontrez par hazard une troupe d’écuyers,ne vous montrez pas dure avec eux, ne faites pas la fière aveceux ; protégez-les en leur demandant un zpectacle, zi vous lepouvez et zongez que vous pourriez faire pis. Il faut que le mondez’amuze d’une manière ou d’une autre, mozieur, continua Sleary,rendu plus poussif que jamais par cette débauche de paroles ;on ne peut pas toujours travailler, on ne peut pas toujoursapprendre. Tâchez de tirer parti de nous au lieu de nous pousser àmal par vos mépris.

« J’ai toujours gagné ma vie à faire del’équitation, mais je conzidère que je vous explique la philozophiede la choze, quand je vous dis : Mozieur, tâchez de nous faireservir à quelque chose, au lieu de ne nous montrer quemépris. »

Cette leçon de la philosophie slearienne futdonnée du haut de l’escalier aux gentlemen qui ledescendaient ; et l’œil fixe du philosophe, ainsi que son œilerrant, eurent bientôt perdu de vue les trois personnages et lepanier qui disparurent dans les ténèbres de la rue.

Chapitre 7Madame Sparsit.

 

Comme M. Bounderby était célibataire, unedame sur le retour présidait aux soins de son ménage, moyennant unecertaine rétribution annuelle. Cette dame avait nomMme Sparsit ; et je vous assure qu’elleoccupait un rang fort distingué parmi la valetaille attelée au charde M. Bounderby, où se carrait d’un air triomphal ce fanfarond’humilité.

Car non-seulement Mme Sparsitavait vu des jours meilleurs, mais elle était alliée à de grandesfamilles. Elle avait une grand’tante, encore vivante, nommée ladyScadgers. Défunt M. Sparsit, dont elle était la veuve, avaitété, du côté de sa mère, ce que Mme Sparsitappelait « un Powler. » Il arrivait parfois à desétrangers sans instruction et d’une intelligence bornée d’ignorerce que c’était qu’un Powler ; il y en avait même qui avaientl’air de se demander si ce mot désignait une profession, un partipolitique ou une secte religieuse. Les esprits plus élevés,cependant, savaient très-bien que les Powlers étaient lesreprésentants d’une antique lignée, qui allaient chercher leursancêtres trop loin pour ne pas se perdre quelquefois en route, cequi leur était arrivé assez fréquemment, en effet, grâce au turf, àla roulette, aux prêteurs juifs et aux faillites.

Feu M. Sparsit, qui descendait des Powlerpar sa mère, avait donc épousé cette dame, qui descendait elle-mêmedes Scadgers par son père. Lady Scadgers (vieille femme énormémentgrasse, ayant un appétit désordonné pour la viande de boucherie etune jambe mystérieuse qui, depuis quatorze ans, refusait de sortirdu lit), avait arrangé ce mariage à une époque où ledit Sparsitvenait d’atteindre sa majorité et se faisait principalementremarquer par un corps très-maigre, faiblement soutenu sur desjambes aussi longues que grêles et surmonté de si peu de tête quece n’est pas la peine d’en parler. Il avait hérité de son oncle unefort jolie fortune qu’il avait engagée jusqu’au dernier sou avantde la toucher, et qu’il trouva moyen de dépenser encore deux foisde suite, immédiatement après. Aussi, lorsqu’il mourut à l’âge devingt-quatre ans (la scène est à Calais : la maladie,l’eau-de-vie), il laissa sa veuve, dont il avait été séparé peu detemps après la lune de miel, dans une position de fortune assezprécaire. La veuve inconsolable, plus âgée que lui de quinze ans,ne tarda pas à être à couteaux tirés avec lady Scadgers, la seuleparente qui lui restât ; et elle consentit à entrer encondition moyennant salaire, un peu pour vexer milady, un peu pourse procurer des moyens d’existence. La voilà, dans ses vieux jours,malgré ce superbe nez à la Coriolan et ces épais sourcils noirs quiavaient fait la conquête de M. Sparsit, la voilà donc faisanten ce moment le thé de M. Bounderby, tandis que Monsieurs’assied pour déjeuner.

Bounderby eût été un conquérant etMme Sparsit une princesse captive traînée à sasuite comme un des accessoires de son cortège triomphal, qu’iln’aurait pas pu faire, à propos d’elle, plus de bruit qu’il n’enfaisait. Autant sa vanité le poussait à déprécier sa propreorigine, autant cette même vanité lui faisait exalter celle deMme Sparsit. De même qu’il ne voulait pas admettreque sa propre jeunesse eût été marquée par une seule circonstanceheureuse ; de même il se plaisait à embellir la jeuneexistence de Mme Sparsit d’une auréole debien-être, semant des charretées de roses sur le chemin qu’avaitparcouru cette dame.

« Et pourtant, monsieur, avait-il coutumede dire toujours, par manière de conclusion, comment cela a-t-ilfini, après tout ? La voilà qui, pour cent livres[2] par an (je lui donne cent livres, cequ’elle a la bonté de trouver généreux), tient la maison de JosuéBounderby de Cokeville ! »

Il fit même ressortir si souvent ce contrastevivant, que des tiers s’emparèrent de cette arme et parvinrent à lamanier aussi avec beaucoup d’adresse, car c’était un des traits lesplus désespérants du caractère de Bounderby, que non-seulement ilembouchait sa propre trompette, mais qu’il encourageait les autresà lui en répéter les échos. On ne pouvait l’approcher sans gagnerson mal de vantarderie contagieuse. Des étrangers, qui partoutailleurs se montraient assez modérés, se levaient tout à coup à lafin d’un banquet de Cokebourgeois, et portaient Bounderby aux nuesdans des discours d’une éloquence rampante. Selon eux, Bounderbyreprésentait à la fois les insignes de la royauté, le drapeau del’Angleterre, la grande charte, John Bull, l’habeascorpus, les droits de l’homme. « La maison d’un Anglaisest son château fort, » l’Église et l’État,… Dieu protège lareine : tout cela se résumait en Bounderby. Et quand un de cesorateurs citait dans sa péroraison (ce qui arrivait tous les jours)ce distique bien connu :

Les princes et les lords peuvent tomber parterre,

Le souffle qui les fit peut aussi lesdéfaire,

les auditeurs demeuraient tous plus ou moinsconvaincus qu’il s’agissait de Mme Sparsit.

« Monsieur Bounderby, ditMme Sparsit, vous êtes bien plus long à déjeunerqu’à l’ordinaire, ce matin ?

– Mais, madame, répondit-il, c’est que jesonge à cette lubie de Tom Gradgrind (Tom Gradgrind, d’un ton pleinde sans-gêne et d’indépendance, comme si quelqu’un eût constammentpris à tâche de lui offrir des sommes folles pour lui faire direThomas, mais sans y réussir), à cette lubie de Tom Gradgrind, quis’est mis dans la tête d’élever la petite saltimbanque.

– Justement la petite, ditMme Sparsit, attend qu’on lui dise si elle doitaller tout droit à l’école ou commencer par se rendre àPierre-Loge.

– Il faut qu’elle attende, madame,répondit Bounderby, jusqu’à ce que je sache moi-même ce qu’elledoit faire. Nous ne tarderons pas à voir arriver Tom Gradgrind, jeprésume. S’il désire qu’elle reste encore un jour ou deux cheznous, elle pourra y rester, cela va sans dire, madame.

– Il va sans dire qu’elle pourra yrester, si vous le désirez, monsieur Bounderby.

– Hier soir, j’ai offert à Tom Gradgrindde faire dresser un lit quelque part pour la petite, afin qu’il eûtune nuit à réfléchir avant de se décider à établir des relationsentre Louise et la fille de signor Jupe.

– Vraiment, monsieur Bounderby ?C’est très-prudent de votre part ! »

Le nez coriolanesque deMme Sparsit subit une légère dilatation desnarines, et ses sourcils noirs se contractèrent, tandis qu’ellesirotait une gorgée de thé.

« Il me paraît assez clair à moi, ditBounderby, que la petite chatte ne tirera aucun avantage d’unepareille société.

– Parlez-vous de la jeuneMlle Gradgrind, monsieur Bounderby ?

– Oui, madame, je parle de Louise.

– Comme vous parliez seulement d’unepetite chatte, dit Mme Sparsit, et qu’il étaitquestion de deux petites filles, je ne saisissais pas bien laquelledes deux vous vouliez dire.

– Louise, répéta M. Bounderby,Louise, Louise.

– Vous êtes tout à fait un second pèrepour Louise, monsieur. » Mme Sparsit avalaencore un peu de thé ; et, tandis qu’elle penchait de nouveauses sourcils froncés au-dessus des vapeurs de sa tasse, son visageclassique semblait occupé à une évocation des divinitésinfernales.

« Si vous aviez dit que je suis un secondpère pour Tom, je veux dire le jeune Tom, et non pas mon ami TomGradgrind, vous auriez été plus près de la vérité. Car je vaisemployer le jeune Tom dans mon bureau. Je vais le couver sous monaile, madame.

– Vraiment ? N’est-il pas un peujeune pour cela, monsieur ? »

Le « monsieur » deMme Sparsit, adressé à M. Bounderby, était unterme de grande cérémonie, destiné plutôt dans sa pensée à sedonner un air d’importance qu’à servir de titre honorifique à sonbourgeois.

« Je ne vais pas le prendre tout desuite ; il faut d’abord qu’on ait fini de le bourrer descience, qu’il ait achevé son éducation, dit Bounderby. Par le lordHarry ! à tout compter, il en aura eu bien assez ! Commeil ouvrirait de grands yeux, ce garçon, s’il savait combien ilentrait peu de connaissances dans ma tête à moi, lorsque j’avaisson âge. (Le jeune Tom, par parenthèse, ne pouvait l’ignorer, on lelui avait répété assez souvent.) C’est extraordinaire combien j’aide difficulté à parler d’une foule de choses avec le premier venusur un pied d’égalité. Voilà, par exemple, que je perds ma matinéeà vous parler de faiseurs de tours. Est-ce qu’une femme commevous peut connaître ces gens-là ? À l’époque où lapermission de faire des tours dans la boue eût été pour moi unebonne aubaine, le gros lot dans la loterie de la vie, vous étiezaux Italiens ; vous sortiez de l’Opéra, en robe de satin blancet couverte de bijoux, éblouissante et radieuse, quand je n’avaispas seulement deux sous pour acheter la torche qui devait vouséclairer jusqu’à votre voiture.

– Il est certain, monsieur, réponditMme Sparsit avec une dignité triste mais sereine,que j’ai été de fort bonne heure une des habituées de l’Opéraitalien.

– Et ma foi, pour ce qui est de cela,j’ai moi-même été un habitué de l’Opéra, dit Bounderby ;seulement je restais du mauvais côté de la porte. Le pavé de sesarcades est un lit assez dur, je vous le garantis. Des gens commevous, madame, accoutumés dès l’enfance à coucher sur de l’édredon,n’ont aucune idée de l’excessive dureté d’un lit de pavés. Il fauten avoir essayé. Non, non, ce n’est pas la peine de parler defaiseurs de tours à une dame de votre rang. Je devrais plutôt vousparler de danseurs étrangers, du quartier fashionable de Londres,de fêtes, de lords, de ladies et d’honorables.

– J’aime à croire, monsieur, répliquaMme Sparsit avec une résignation décente, qu’iln’est pas nécessaire que vous m’entreteniez de pareilles choses.J’aime à croire que j’ai appris à me soumettre aux vicissitudes dela vie. J’aime mieux entendre le récit instructif de vos épreuves,que vous ne sauriez me redire assez souvent, et s’il m’inspire unvif intérêt, je n’ai pas en cela un grand mérite et je me garderaibien d’en tirer vanité ; car j’ai lieu de croire que tout lemonde y prend le même plaisir.

– Il se peut, madame, dit son patron,qu’il existe des gens assez obligeants pour dire qu’ils aiment àécouter, malgré la grossière franchise de son langage, tout ce queJosué Bounderby de Cokeville a dû subir d’épreuves. Mais vous,madame, vous êtes bien forcée d’avouer que vous êtes née dans lesein de l’opulence. Voyons, vous savez que vous êtes née dans lesein de l’opulence ?

– Je ne saurais, répliquaMme Sparsit secouant la tête, je ne saurais lenier, monsieur. »

M. Bounderby fut obligé de quitter latable, et de se poser devant le feu, afin de la mieux considérer,tant il était ravi du relief qu’elle lui donnait.

« Et vous fréquentiez la société la plushuppée ? Une société diantrement élevée, ajouta-t-il en sechauffant les mollets.

– C’est vrai, monsieur ! répliquaMme Sparsit avec une affectation d’humilitéexactement contraire à celle de M. Bounderby, ce qui écartaittout danger d’un conflit.

– Vous comptiez parmi les gens de la plushaute volée, et tout le reste, dit M. Bounderby.

– Oui, monsieur, répliquaMme Sparsit avec un certain air de veuvage social.Cela est d’une vérité incontestable. »

M. Bounderby, ployant les genoux,embrassa littéralement ses propres jambes en signe de satisfactionet se mit à rire tout haut. Mais on annonça M. etMlle Gradgrind : il reçut le premier avec unepoignée de main et la seconde avec un baiser.

« Pourrait-on faire venir Jupe ici,Bounderby ? demanda M. Gradgrind.

– Certainement. »

Jupe arriva. En entrant, elle fit unerévérence à M. Bounderby et à son ami Tom Gradgrind et àLouise également ; mais, dans son trouble, elle eut le malheurd’oublier Mme Sparsit. Le tempétueux Bounderby,ayant remarqué cette omission, jugea à propos de faire lesobservations suivantes :

« Ah çà, je vous dirai une chose, mafille. Cette dame, que vous voyez près de la théière, se nommeMme Sparsit. Cette dame occupe ici la place demaîtresse de maison. Conséquemment, s’il vous arrive encore unefois d’entrer dans une chambre quelconque de cette maison, vous n’yferez qu’un séjour très-court, si vous ne vous conduisez pas enversmadame avec tout le respect dont vous êtes susceptible. Vous saurezque je me moque comme de l’an quarante de la façon dont vous pouvezagir à mon égard ; car je n’ai pas la prétention d’êtrequelque chose. Loin d’avoir des parents haut placés, je n’ai pas deparents du tout, et je sors de l’écume de la société. Mais je tiensessentiellement à ce que vous agissiez comme il faut envers cettedame ; vous la traiterez avec déférence et respect, ou bienvous ne serez pas reçue chez moi.

– J’aime à croire, Bounderby, ditM. Gradgrind d’un ton conciliant, que Jupe n’est coupable qued’une simple inadvertance.

– Mon ami Tom Gradgrind croit être sûr,madame Sparsit, dit Bounderby, que cette petite n’est coupable qued’une simple inadvertance. Ça me paraît fort probable. Mais voussavez très-bien, madame, que je ne permets pas qu’on vous manque derespect, même par inadvertance.

– Vous êtes bien bon, monsieur, répliquaMme Sparsit secouant sa tête avec sa pompeusehumilité. Ce n’est pas la peine d’en parler. »

Sissy, qui, pendant ce colloque, s’étaitfaiblement excusée avec des yeux pleins de larmes, fut adjugée àM. Gradgrind par un geste du maître de la maison. Elle se tintimmobile, le regard fixé sur son protecteur, et Louise, de soncôté, demeura auprès de son père, l’air froid et les yeux baissés,tandis que celui-ci reprenait :

« Jupe, je me suis décidé à vous emmenerchez moi et à vous employer, lorsque vous ne serez pas occupée àl’école, auprès de Mme Gradgrind, qui ne jouit pasd’une bonne santé. J’ai expliqué à Mlle Louise(voilà Mlle Louise) la terminaison malheureuse,mais naturelle, de votre récente carrière ; et il estexpressément entendu que vous devez oublier tout votre passé et n’yplus faire aucune allusion. C’est à dater d’aujourd’hui seulementque commence votre histoire. Vous êtes restée ignorante, je lesais. »

– Oui, monsieur, très-ignorante,répondit-elle avec une révérence.

– J’aurai la satisfaction de vous fairedonner une éducation positive ; et pour tous ceux avec qui lehasard vous mettra en rapport, vous serez une preuve vivante desavantages du système qui doit y présider. Vous allez être relevéeet restaurée. Vous aviez coutume, sans doute, de faire la lecture àvotre père et aux gens parmi lesquels je vous ai trouvée ?demanda M. Gradgrind, qui lui avait fait signe de serapprocher et avait baissé la voix avant de formuler cettequestion.

– Je ne lisais que pour papa et pourPatte-alerte, monsieur. Pardon, je voulais dire pour papa, maisPatte-alerte était toujours là.

– Laissons là Patte-alerte, Jupe, ditM. Gradgrind dont les sourcils s’étaient déjà refrognés. Cen’est pas la question. Vous aviez donc coutume de faire la lectureà votre père ?

– Oh ! oui, monsieur, mille et millefois. C’étaient les plus heureux jours… oh ! monsieur, lesplus heureux de tous les jours que nous avons passésensemble ! »

Ce ne fut qu’en ce moment, lorsque sa douleuréclata, que Louise la regarda.

« Et quels ouvrages, demandaM. Gradgrind parlant encore plus bas, lisiez-vous à votrepère, Jupe ?

– Des contes de fées, monsieur, etl’histoire du Nain, du Bossu et des Génies, sanglota-t-elle, etdu…

– Chut ! dit M. Gradgrind, celasuffit. Ne soufflez plus mot de ces sottises dangereuses.Bounderby, voici un beau sujet pour une éducation réglée, et jesuivrai l’opération avec le plus vif intérêt.

– Soit, répondit Bounderby, je vous aidéjà donné mon avis ; je n’aurais pas fait comme vous. Maisfort bien, fort bien. Puisque vous le voulez,très-bien ! »

Ce fut ainsi que M. Gradgrind et sa filleemmenèrent Cécile Jupe à Pierre-Loge, et tout le long de la route,Louise ne prononça pas une seule parole, ni bonne ni mauvaise.M. Bounderby, de son côté, s’en fut à ses occupationsjournalières. Quant à Mme Sparsit, elle serecueillit à l’ombre de ses formidables sourcils, et resta toute lanuit à méditer dans la profonde obscurité de cette retraite.

Chapitre 8Il ne faut jamais s’étonner.

 

Donnons de nouveau la tonique, avant decontinuer notre air.

Lorsqu’elle avait une demi-douzaine d’annéesde moins, Louise avait été surprise commençant un jour uneconversation avec son frère par ces mots : « Tom, jem’étonne que… » Et sur ce, M. Gradgrind, qui était lapersonne qui avait surpris ce début de conversation, s’était montréet avait dit : « Louise, il ne faut jamaiss’étonner ! »

Cette phrase renfermait le ressort de l’artmécanique et mystérieux de cultiver la raison sans s’abaisser àprendre souci des sentiments ou des affections. Au moyen del’addition, de la soustraction, de la multiplication et de ladivision, arrangez tout d’une façon quelconque et ne vous étonnezjamais.

« Amenez-moi, dit Mac Choakumchild, cetenfant qui sait à peine marcher, et je vous garantis qu’il nes’étonnera jamais. »

Or, outre un grand nombre d’enfants quisavaient à peine marcher, il se trouvait y avoir dans Cokevilletoute une population d’enfants qui marchaient vers le monde infinidepuis bien longtemps déjà, depuis vingt, trente, quarante,cinquante ans et plus. Ces enfants monstres étant des êtres qui nepouvaient promener leurs grands corps au milieu d’aucune sociétéhumaine sans causer beaucoup d’alarme, les dix-huit sectesreligieuses ne discontinuaient pas de s’égratigner réciproquementle visage et de s’arracher mutuellement les cheveux, sous prétextede s’entendre sur la meilleure méthode à suivre pour arriver à lesaméliorer. Peine perdue ! N’est-ce pas une chose étonnante,lorsqu’on songe combien les moyens qu’on employait étaientheureusement adaptés au but que l’on se proposait ? Cependant,bien qu’ils différassent d’opinion sur tous les autres pointsconcevables ou inconcevables (surtout sur les pointsinconcevables), elles se montraient à peu près d’accord pourdéfendre à ces malheureux enfants de jamais s’étonner. Secte numéroun leur disait qu’ils devaient tout croire sur parole. Secte numérodeux disait qu’ils devaient tout juger d’après les formules del’économie politique. Secte numéro trois écrivait pour eux depetites brochures aussi lourdes que du plomb, démontrant comme quoile grand enfant bien sage arrivait invariablement à la caissed’épargne, tandis que le grand enfant qui se conduisait malarrivait invariablement à la déportation. Secte numéro quatre,faisant de lugubres efforts pour être amusante (rien que d’enparler les larmes vous en viennent aux yeux), essayait de cachersous une prose enjouée des trappes scientifiques où il était dudevoir de ces grands enfants de se laisser choir. Mais, parexemple, il y avait une chose sur laquelle toutes les sectesétaient d’accord, c’est qu’il ne faut jamais s’étonner.

Cokeville possédait une bibliothèque dontl’accès était facile pour tous. M. Gradgrind se tourmentaitbeaucoup l’esprit de ce qui se lisait dans cettebibliothèque ; c’était même un sujet sur lequel des petitesrivières de rapports avec tables à l’appui allaient, à époque fixe,se jeter dans cet orageux océan de rapports où personne n’a jamaispu plonger à une certaine profondeur sans en revenir fou. C’étaitun fait bien décourageant, un fait bien triste, les lecteurs decette bibliothèque persistaient à s’étonner ! Ils s’étonnaientà propos de la nature humaine, à propos des passions humaines, desespérances humaines, des craintes, des luttes, des triomphes et desdéfaites, des soucis, des plaisirs, des peines de la vie et de lamort de certains hommes et de certaines femmes vulgaires !Quelquefois, après quinze heures de travail, ils se mettaient àlire des récits fabuleux concernant des hommes et des femmes quileur ressemblaient plus ou moins, et concernant des enfants quiressemblaient plus ou moins aux leurs. Au lieu de demander Euclide,ils pressaient Daniel de Foë contre leur cœur, et ils avaient lemauvais goût de trouver Goldsmith plus amusant qu’un traitéd’arithmétique. M. Gradgrind avait beau étudier constamment,soit par écrit soit autrement, ce problème excentrique, il nepouvait réussir à s’expliquer comment on arrivait à ce résultatinconcevable.

« Je suis las de la vie que jemène, Lou. Je la déteste cordialement et je déteste tout le monde,excepté toi, dit ce dénaturé jeune Thomas Gradgrind dans la sallequi ressemblait à un salon de coiffure, vers l’heure ducrépuscule.

– Tu ne détestes pas Sissy,Tom ?

– Je déteste d’être obligé de l’appelerJupe. Et elle me déteste de son côté, dit Tom d’un tonmaussade.

– Pas du tout, Tom, je t’assure.

– Ce n’est pas possible autrement, ditTom. Il est clair qu’elle doit nous haïr et nous détester tous tantque nous sommes. Ils ne lui laisseront pas de repos qu’ils nel’aient assommée, je crois. Elle est déjà devenue aussi pâle qu’unefigure de cire et aussi ennuyée que moi. »

Ainsi s’exprimait le jeune Thomas, assisdevant le feu à califourchon sur une chaise, les bras sur ledossier, et son visage grognon appuyé sur ses bras. La sœur étaitassise au coin le plus obscur de la cheminée, regardant tantôt soninterlocuteur, tantôt les brillantes étincelles qui tombaient de lagrille dans l’âtre.

« Quant à moi, dit Tom, ébouriffant sescheveux dans tous les sens avec ses deux mains maussades, je suisun âne, voilà tout ce que je suis. Je suis aussi obstiné qu’un âne,je suis plus bête qu’un âne, je ne m’amuse pas davantage, je neregrette qu’une chose, c’est de ne pas pouvoir lancer des ruadescomme lui.

– Pas à mon adresse, n’est-ce pas,Tom ?

– Non Lou ; je ne voudrais pas tefaire du mal, à toi. J’ai commencé par faire une exception en tafaveur. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi dans cette vieillegeôle aussi gaie que… la peste. » Tom s’était arrêté un momentafin de chercher des mots suffisamment flatteurs et expressifs pourdésigner le toit paternel, et l’heureuse comparaison qu’il venaitde trouver parut apporter un léger soulagement à son espritagacé.

« Vraiment, Tom ? Est-ce que tupenses réellement ce que tu dis là ?

– Oui, parbleu, je le pense. Mais à quoibon parler de cela ! répondit Tom se frottant le visage avecla manche de son habit, comme pour mortifier sa chair et la mettreà l’unisson de son esprit.

– Je te demandais ça, Tom, dit sa sœuraprès avoir continué quelque temps à regarder les étincelles, parcequ’à mesure que j’avance en âge et que je grandis, je reste souventassise ici devant le feu à m’étonner et à regretter de ne pouvoirréussir à te réconcilier avec notre genre de vie. Je n’ai pasappris ce qu’on apprend aux autres filles. Je ne puis pas te jouerun air ni te chanter une chanson. Je ne puis causer avec toi defaçon à te désennuyer, car il ne m’arrive jamais de voir unspectacle amusant ni de lire un de ces livres amusants, dont ceserait un plaisir et un délassement de causer avec toi, lorsque tues fatigué.

– Ma foi, ni moi non plus, je ne suis pasplus avancé que toi sous ce rapport ; et je suis une mulepar-dessus le marché, ce que tu n’es pas. Comme père était décidé àfaire de moi un freluquet ou une mule, et comme je ne suis pas unfreluquet, il est clair que je dois être une mule… aussi ne suis-jepas autre chose, dit Tom d’un ton rageur.

– C’est bien dommage, dit après unnouveau silence et d’un air rêveur Louise, toujours cachée dans soncoin obscur ; c’est grand dommage, Tom ; c’esttrès-malheureux pour toi et pour moi.

– Oh ! toi, dit Tom, tu es unefille, Lou, et une fille se tire toujours d’affaire mieux qu’ungarçon. Je ne m’aperçois pas qu’il te manque rien. Tu es le seulplaisir que je connaisse. Tu égayes jusqu’à ce trou où nous sommes,et tu fais de moi tout ce que tu veux.

– Tu es un cher frère, Tom ; et tantque je croirai pouvoir te rendre la vie plus douce, je regretteraimoins mon ignorance. Et pourtant, Tom, si on ne m’a pas appris à tedésennuyer, on m’a enseigné une foule de choses que j’aimeraisautant ne pas savoir. »

Elle se leva et l’embrassa, puis retourna àson coin.

« Je voudrais pouvoir rassembler tous lesfaits dont on nous parle tant, dit Tom montrant les dents d’un airplein de rancune, et tous les chiffres et tous les gens qui les ontinventés ; et je voudrais pouvoir placer dessous mille barilsde poudre afin de les envoyer tous au diable du même coup !C’est égal, quand j’irai demeurer chez le vieux Bounderby, jeprendrai ma revanche !

– Ta revanche, Tom ?

– Je veux dire que je m’amuserai un peu àaller voir quelque chose et entendre quelque chose. Je medédommagerai de la façon dont j’ai été élevé.

– Ne te fais pas illusion, Tom ;M. Bounderby a les mêmes idées que papa ; il estseulement beaucoup plus dur et loin d’être aussi bon.

– Oh ! s’écria Tom en riant,qu’est-ce que ça me fait ? Je trouverai bien moyen de mener etd’amadouer le vieux Bounderby ! »

Leurs ombres se dessinaient sur le mur ;mais celles des grandes armoires de la chambre se mêlaient ensemblesur le plafond, comme si le frère et la sœur eussent été abritéspar une sombre caverne ; ou bien, une imagination fantastique(si pareille trahison eût pu pénétrer dans ce sanctuaire des faits)y aurait peut-être vu l’ombre de leur sujet de conversation et del’avenir menaçant qu’il présageait.

« Quel est donc ton grand moyen pouramadouer et mener les gens, Tom ? Est-ce un secret ?

– Oh ! dit Tom, si c’est un secret,il n’est pas bien loin. C’est toi. Tu es l’enfant gâtée deBounderby, sa favorite ; il ferait tout au monde pour toi.Quand il me dira de faire quelque chose qui ne me va pas, je luirépondrai : « Ma sœur Lou sera peinée et surprise,monsieur Bounderby. Elle me disait toujours que vous seriez plusindulgent que cela. » Si ce moyen-là ne suffit pas pourl’obliger à baisser pavillon, c’est que rien n’y peutréussir. »

Après avoir attendu quelque observation enréponse à ses paroles, Tom, voyant qu’il n’en recevait pas, tombade tout le poids de son ennui dans le temps présent et se tortillaen bâillant, autour des barreaux de sa chaise, ébouriffant de plusen plus sa chevelure ; enfin, il leva la tête etdemanda :

« Est-ce que tu dors, Lou ?

– Non, Tom ; je regarde le feu.

– Il paraît que tu y vois bien des chosesque je n’y ai jamais vues, dit Tom. Encore un avantage que lesfilles ont sur nous, je suppose.

– Tom, demanda sa sœur d’une voix lenteet d’un ton étrange, comme si elle eût cherché à lire dans le feuune question qui n’y était pas très-clairement écrite, l’idée dequitter la maison pour aller chez M. Bounderby te cause-t-elleune grande satisfaction ?

– En allant chez lui, répondit Tom selevant et poussant sa chaise de côté, je quitterai la maison, c’estdéjà quelque chose.

– Entrer chez lui, répéta Louise du mêmeton, c’est quitter la maison ! Oui, c’est bien quelquechose.

– Ce n’est pas que je ne sois très-fâché,Lou, de te laisser, et de te laisser ici. Mais, tu sais, il faudratoujours que je m’en aille, bon gré mal gré, et autant vaut quej’aille où ton influence me sera utile, qu’ailleurs où j’enperdrais le bénéfice. Tu comprends ?

– Oui, Tom. »

La réponse s’était fait attendre si longtemps,quoiqu’elle n’annonçât aucune indécision, que Tom venait des’approcher et de s’appuyer derrière la chaise de Louise, afin decontempler, du même point de vue, le feu qui absorbait la pensée desa sœur, pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à y voir quiexpliquât la distraction de Louise.

« Ma foi, sauf que c’est du feu, dit Tom,il me paraît aussi stupide et aussi vide que tout ce qui nousentoure. Qu’est-ce que tu y vois donc ? Pas un cirque,hein ?

– Je n’y vois rien de bien particulier,Tom. Mais, depuis que je le regarde, je me demande avec étonnementce que nous deviendrons, toi et moi, lorsque nous seronsgrands.

– Voilà que tu t’étonnes encore !dit Tom.

– J’ai des pensées si rebelles, répliquaLouise, j’ai beau faire, elles sont toujours à s’étonner.

– Eh bien, je vous prie, Louise, ditMme Gradgrind qui avait ouvert la porte sans qu’onl’eût entendue, de n’en rien faire. Au nom du ciel, filleinconsidérée, n’en faites rien, ou cela ne finira jamais avec votrepère. Et vous aussi, Thomas, c’est vraiment honteux, lorsque mapauvre tête ne me laisse pas un moment de repos, de voir un garçonélevé comme vous l’avez été et dont l’éducation a coûté tantd’argent, de voir un garçon comme vous encourageant sa sœur às’étonner, lorsqu’il sait que son père a expressément défenduqu’elle se permît de s’étonner jamais. »

Louise nia que Tom eût participé en quoi quece fût à ses torts ; mais sa mère l’interrompit par cetteréplique concluante :

« Louise, comment pouvez-vous me direcela dans l’état actuel de ma santé ! Car, à moins que vousn’y ayez été encouragée, il est moralement et physiquementimpossible que vous vous soyez permis de le faire !

– Je n’y ai été encouragée par rien,mère, si ce n’est par le feu, par les étincelles rouges que jevoyais tomber de la grille, blanchir et s’éteindre. Alors j’aisongé combien, après tout, ma vie serait courte et que je seraimorte avant d’avoir fait grand’chose.

– Sornettes ! ditMme Gradgrind devenant presque énergique.Sornettes ! Ne vous tenez pas là à me dire en face depareilles sottises, Louise, quand vous savez très-bien que si celaarrivait aux oreilles de votre père, cela n’en finirait pas. Aprèstoute la peine qu’on a prise avec vous ! Après tous les coursque vous avez suivis et les expériences que vous avez vues !Après que je vous ai entendue moi-même, à l’époque où mon côtédroit s’est tout à fait engourdi, débiter à votre maître une foulede choses sur la combustion et la calcination et la calorification,je dirai même sur toutes les espèces d’action capables derendre folle une pauvre malade. Et après tout cela, vous venez meparler d’une façon si absurde à propos d’étincelles et de cendres.Je voudrais, pleurnicha Mme Gradgrind, prenant unechaise et lançant son argument le plus écrasant, avant de succombersous ces ombres trompeuses de faits, oui, je voudrais vraiment nejamais avoir eu d’enfants. Vous auriez vu, alors, si vous auriez puvous passer de moi !

Chapitre 9Les progrès de Sissy.

 

Grâce à M. Mac-Choakumchild et àMme Gradgrind, Sissy Jupe passa d’assez vilainsquarts d’heure, et durant les premiers mois de son épreuve elle nefut pas sans ressentir de très-fortes envies de se sauver de lamaison. Tout le long du jour, il lui tombait une telle grêle defaits et la vie en générale lui était présentée comme dans uncahier de corrigés si bien réglé, si fin et si serré, qu’elle seserait sauvée infailliblement sans une pensée unique qui laretint.

C’est triste à avouer ; mais ce freinmoral qui la retint n’était le résultat d’aucune formulearithmétique ; bien au contraire, Sissy se l’imposaitvolontairement en dépit de tout calcul, bien qu’il fût encontradiction directe avec toute table de probabilités qu’eût pudresser sur de telles données un teneur de livres expérimenté. Lajeune fille croyait que son père ne l’avait pas abandonnée ;elle vivait dans l’espoir de le voir revenir, et dans la persuasionqu’il serait plus heureux de savoir qu’elle était restée chezM. Gradgrind.

La déplorable ignorance avec laquelle Jupes’accrochait à cette pensée consolante, repoussant la certitude,bien autrement consolante et basée sur des chiffres solides, queson père était un vagabond sans cœur, soulevait chezM. Gradgrind une pitié mêlée de surprise. Qu’y faire,cependant ? Mac-Choakumchild déclarait qu’elle avait un crâneépais où il était difficile de faire entrer les chiffres ;que, dès qu’elle avait eu une notion générale de la conformation duglobe, elle avait témoigné aussi peu d’intérêt que possible,lorsqu’il s’était agi d’en connaître les mesures exactes ;qu’elle acquérait les dates avec une lenteur déplorable, à moinsque, par hasard, elles n’eussent trait à quelque misérablecirconstance historique ; qu’elle fondait en larmes lorsqu’onlui demandait d’indiquer de suite (par le procédé mental) ce quecoûteraient deux cent quarante-sept bonnets de mousseline, à unfranc quarante-cinq centimes chaque ; qu’elle occupait dansl’école la dernière place qu’il était possible d’occuper ;qu’après avoir étudié pendant huit jours les éléments de l’économiepolitique, elle avait été reprise par une petite commère de troispieds de haut pour avoir fait à la question : « Quel estle premier principe de cette science ? » l’absurderéponse : « Faire aux autres ce que je voudrais qu’on mefît. »

M. Gradgrind remarqua, en secouant latête, que tout cela était bien triste ; que cela démontrait lanécessité de lui broyer sans désemparer l’intelligence dans lemoulin de la science, en vertu des systèmes, annexes, rapports,procès-verbaux et tables explicatives depuis A jusqu’à Z ; etqu’il fallait que Jupe travaillât ferme. De façon que Jupe, à forcede travailler ferme, en devint toute triste sans en devenir plussavante.

« Que je voudrais donc être à votreplace, mademoiselle Louise ! dit-elle un soir que Louise avaitessayé de lui rendre un peu plus intelligibles les faits qu’elledevait débrouiller pour le lendemain.

– Vraiment ?

– Oh ! je le voudrais de tout moncœur, mademoiselle Louise. Je saurais tant de choses ! Tout cequi maintenant me donne tant de peine, me paraîtrait si facilealors.

– Vous n’y gagneriez peut-être pasgrand’chose. »

Sissy répondit humblement, après avoir un peuhésité :

« Je ne pourrais toujours pas yperdre. »

Mlle Louise répliqua qu’ellen’en répondrait pas.

Les rapports qui existaient entre les deuxjeunes filles étaient si restreints (soit parce que l’existence deshabitants de Pierre-Loge se déroulait avec une régularité mécaniquetrop monotone pour ne pas décourager toute intervention humaine,soit à cause de la clause qui défendait toute allusion à lacarrière antérieure de Sissy), qu’elles se connaissaient à peine.Sissy, fixant sur le visage de Louise ses grands yeux noirsétonnés, resta indécise, ne sachant si elle devait en diredavantage ou garder le silence.

« Vous êtes plus utile à ma mèreet de meilleure humeur que je ne saurais jamais l’être, repritLouise. Vous êtes de meilleure humeur avec vous-même que je ne lesuis avec moi.

– Mais, s’il vous plaît, mademoiselleLouise, plaida Sissy ; je suis… oh ! je suisbête ! »

Louise, avec un rire plus franc qued’habitude, lui dit qu’elle ne tarderait pas à devenir plussavante.

« Vous ne savez pas, dit Sissy enpleurant à moitié, comme je suis bête. Pendant tout le temps de laclasse, je ne fais pas autre chose que des fautes. M. etMme Mac-Choakumchild m’interrogent constamment, ettoujours, toujours je me trompe. Je ne peux pas m’en empêcher. Ilparaît que cela me vient tout naturellement.

– M. etMme Mac-Choakumchild ne se trompent jamais, eux, jesuppose, Sissy ?

– Oh ! non, répliqua-t-ellevivement. Ils savent tout.

– Racontez-moi donc quelques-unes de vosfautes.

– J’ose à peine, tant j’en suis honteuse,reprit Sissy avec répugnance. Aujourd’hui même, par exemple,M. Mac-Choa-kumchild nous donnait des explications sur laprospérité naturelle…

– Nationale ; je crois qu’il a dûdire nationale, reprit Louise.

– Oui, vous avez raison… Mais est-ce quece n’est pas la même chose ? demanda-t-elle timidement.

– Puisqu’il a dit nationale, vous ferezaussi bien de dire comme lui, répliqua Louise avec sa sécheresse etsa réserve habituelles.

– Prospérité nationale. Par exemple, nousa-t-il dit, cette salle que vous voyez représente une nation. Etdans cette nation, il y a pour cinquante millions d’argent. Cettenation ne jouit-elle pas d’une grande prospérité ? Fillenuméro vingt, n’est-ce pas là une nation prospère et ne devez-vouspas vous féliciter ?

– Et qu’avez-vous répondu ? demandaLouise.

– Mademoiselle Louise, j’ai répondu queje ne savais pas. J’ai cru que je ne pouvais pas savoir si lanation prospérait ou ne prospérait pas, ou si je devais ou non meféliciter, avant de savoir qui avait l’argent et s’il m’en revenaitune part. Mais ça ne faisait rien à l’affaire. Ça n’était pas dansles chiffres, dit Sissy en s’essuyant les yeux.

– Vous avez commis là une grande erreur,remarqua Louise.

– Oui, mademoiselle Louise, je le saismaintenant. Alors M. Mao-Choakumchild a dit qu’il allait medonner encore un moyen de me rattraper. « Cette salle, a-t-ildit, représente une ville immense et renferme un milliond’habitants, et parmi ces habitants il n’y en a que vingt-cinq quimeurent de faim dans les rues chaque année. Quelle remarqueavez-vous à faire sur cette proportion ? » Ma remarque,je n’ai pas pu en trouver une meilleure, a été que je pensais quecela devait paraître tout aussi dur à ceux qui mouraient de faim,qu’il y eût un million d’habitants ou un million de millions. Et jeme trompais encore.

– C’est évident.

– Alors M. Mac-Choakumchild a ditqu’il allait me donner encore une chance : voici lagymnastique… a-t-il dit.

– La statistique, dit Louise.

– Oui, mademoiselle Louise (ça merappelle toujours la gymnastique, et c’est encore là une de meserreurs) ; la statistique des accidents arrivés en mer. Et jetrouve, dit M. Mac-Choakumchild, que, dans un temps donné,cent mille personnes se sont embarquées pour des voyages au longcours, et il n’y en a que cinq cents de noyées ou de brûlées.Combien cela fait-il pour cent ? Et j’ai répondu,mademoiselle, et Sissy se mit à sangloter pour de bon, comme pourtémoigner l’extrême repentir que lui causait la plus grave de seserreurs ; j’ai répondu que cela ne faisait rien…

– Rien, Sissy ?

– Oui, mademoiselle ; rien du toutaux parents et aux amis de ceux qui avaient été tués. Jen’apprendrai jamais, dit Sissy. Et ce qu’il y a de pis dans toutcela, c’est que, bien que mon pauvre père ait tant désiré de mefaire apprendre quelque chose, et bien que j’aie grande envied’apprendre parce qu’il le désirait, j’ai peur de ne pas aimer lesleçons. »

Louise continua à regarder la jolie et modestetête qui s’abaissait honteuse devant elle, jusqu’à ce que Sissy lareleva pour interroger le visage de son interlocutrice. Alorscelle-ci lui demanda :

« Votre père était donc bien savantlui-même, pour désirer de vous faire donner tantd’instruction ? »

Sissy hésita avant de répondre, et fit voir siclairement qu’elle sentait qu’on s’aventurait sur un terraindéfendu, que Louise ajouta :

« Personne ne nous entend, et d’ailleurs,personne ne pourrait rien trouver à redire à une question siinnocente.

– Non, mademoiselle, répondit Sissy aprèsavoir reçu cet encouragement et en secouant la tête ; papa nesait presque rien. C’est tout au plus s’il peut écrire, et c’est àpeine si la plupart des gens peuvent lire son écriture, exceptémoi, qui la lis couramment.

– Et votre mère ?

– Papa m’a dit qu’elle étaittrès-savante. Elle est morte quand je suis née. C’était… Sissyparut un peu nerveuse en faisant cette terrible confidence, c’étaitune danseuse.

– Votre pèrel’aimait-il ? »

Louise faisait ces demandes avec cet intérêtvif, étourdi, désordonné, qui lui était propre ; intérêt qui,se sentant proscrit, s’égarait de droite et de gauche pour aller secacher dans quelque asile solitaire.

« Oh ! oui, aussi tendrement qu’ilm’aime. Père a commencé à m’aimer par amour pour elle. Ilm’emportait partout avec lui, lorsque je pouvais à peine marcher.Depuis nous n’avions jamais été séparés.

– Et pourtant il t’abandonne maintenant,Sissy ?

– Uniquement pour mon bien. Personne necomprend père, personne ne le connaît aussi bien que moi. Quand ilm’a quittée pour mon bien (il ne m’aurait jamais quittée pour lesien), je suis sûre que c’est une épreuve qui lui a presque briséle cœur. Il n’aura pas une seule minute de bonheur jusqu’à ce qu’ilrevienne.

– Dites-moi encore quelque chose de lui,dit Louise, je ne vous en parlerai plus. Oùdemeuriez-vous ?

– Nous voyagions par tout le pays, etn’avions pas de demeure fixe. Père est un clown. »

Sissy prononça à voix basse l’affreuxmonosyllabe.

– Pour faire rire le monde ? ditLouise avec un signe de tête pour indiquer qu’elle comprenait lemot.

– Oui. Mais quelquefois le monde nevoulait pas rire, et alors mon père se mettait à pleurer. Depuisquelque temps le monde ne riait presque plus, et père revenait toutdésespéré. Père ne ressemble pas aux autres gens. Ceux qui ne leconnaissaient pas aussi bien que moi et qui ne l’aimaient pasautant que moi, pouvaient croire que sa tête était un peu dérangée.Quelquefois on lui jouait des tours ; mais on ne savait pas lemal que ça lui faisait, et comme il se désespérait ensuitelorsqu’il restait seul avec moi !

– Et vous étiez sa consolation au milieude tous ses ennuis ? »

Sissy répondit par un signe de têteaffirmatif, tandis que des larmes inondaient son visage, puis elleajouta :

« Je l’espère, car il me le répétait sanscesse. C’est parce qu’il était devenu si craintif et si tremblant,et parce qu’il savait qu’il n’était qu’un pauvre homme faible etignorant (ce sont ses propres paroles), qu’il tenait à ce quej’apprisse beaucoup, afin de ne pas lui ressembler. Je lui faisaissouvent la lecture pour lui redonner du courage, et il aimaitbeaucoup à m’écouter. C’étaient de mauvais livres, je ne doisjamais en parler ici, mais nous ne savions pas cela.

– Et il les aimait ? demanda Louise,dont l’œil scrutateur était resté fixé sur Sissy.

– Oh ! Beaucoup ! Bien des foisils lui ont fait oublier ses peines. Et bien, bien souvent, lesoir, il ne pensait plus à ses chagrins, et se demandait seulementsi le sultan permettrait à la dame d’achever son histoire, ou s’illui ferait couper la tête avant qu’elle l’eût achevée.

– Et votre père a toujours été bon pourvous, jusqu’à la fin ? demanda Louise, se mettant encontravention avec le grand principe, car elle s’étonnait de plusen plus.

– Toujours ! toujours !répliqua Sissy joignant les mains. Meilleur, beaucoup meilleur queje ne pourrais le dire ! Il ne s’est fâché qu’un seul soir, etce n’était pas contre moi, mais contre Patte-alerte. Patte-alerte(elle prononça à voix basse ce terrible fait) est son chiensavant.

– Pourquoi s’est-il fâché contre lechien ? demanda Louise.

– Père, peu de temps après être revenu ducirque, avait dit à Patte-alerte de sauter sur le dos des deuxchaises et de se tenir allongé, deux pieds sur l’une, deux piedssur l’autre : c’est un de ses tours. Il regarda père etn’obéit pas sur-le-champ. Tout avait été de travers avec père cejour-là, et il n’avait pas contenté le public. Il s’écria que lechien lui-même voyait qu’il se faisait vieux et n’avait pas pitiéde lui. Alors il battit le chien et j’eus peur. Père, lui dis-je,je t’en prie, ne fais pas de mal à cette bête qui t’aimetant ! Oh ! père, arrête, et que le bon Dieu tepardonne ! Il s’arrêta, mais le chien était en sang et pères’assit sur le plancher avec le chien dans ses bras et se mit àpleurer pendant que le chien lui léchait le visage. »

Louise vit qu’elle sanglotait ; elle allavers elle, l’embrassa, lui prit la main et s’assit auprèsd’elle.

« Racontez-moi, pour finir, comment votrepère vous a quittée, Sissy. Puisque je vous en ai tant demandé, jepuis bien vous adresser cette dernière question. Tous les torts,s’il y en a, seront pour moi et non pour vous.

– Chère mademoiselle Louise, dit Sissy ense couvrant les yeux et toujours sanglotant ; je suis rentréede l’école cette après-midi-là, et j’ai trouvé pauvre père quivenait aussi de rentrer du cirque. Il se balançait sur sa chaisedevant le feu, comme s’il était souffrant. Et je luidemandai : « T’es-tu fait mal, père ? (ça luiarrivait quelquefois comme aux autres), et il répondit :« Un peu, chérie. » Et quand je vins à me pencher et àregarder son visage, je vis qu’il pleurait. Plus je lui parlais,plus il se cachait le visage ; et d’abord il trembla de tousses membres et ne dit rien que : « Ma chérie ! etmon amour ! »

Au même instant, Tom arriva en flânant, etcontempla les deux jeunes filles avec un sang-froid qui dénotaitque sa propre personne avait seule le privilège de l’intéresser, etqu’il ne faisait pas grand abus de ce privilège pour le quartd’heure.

« Je suis en train d’adresser quelquesquestions à Sissy, Tom, dit sa sœur, tu n’as pas besoin de t’enaller ; seulement laisse-nous causer encore une minute oudeux, mon cher Tom.

– Oh ! très-bien ! répliquaTom. Mais le vieux Bounderby est en bas ; et je voulais tedemander de descendre au salon, parce que si tu descends, il y avingt à parier que Bounderby m’invitera à dîner ; et si tu nedescends pas, il n’y a rien à parier du tout.

– Je descendrai dans un instant.

– Je vais t’attendre, dit Tom, pour êtresûr que tu n’oublieras pas. »

Sissy reprit en baissant un peu lavoix :

« Enfin, pauvre père me dit qu’on n’avaitpas été content de lui ce jour-là, que maintenant on n’était plusjamais content de lui ; que c’était une honte et un déshonneurde lui appartenir, et que je me serais beaucoup mieux tiréed’affaire sans lui. Je lui dis toutes les choses affectueuses quime vinrent au cœur, et petit à petit il se calma. Alors je m’assisà côté de lui et je lui racontai ce qui s’était passé à l’école,tout ce qu’on y avait dit, tout ce qu’on y avait fait. Quand jen’eus plus rien à raconter, il mit ses bras autour de mon cou etm’embrassa à plusieurs reprises. Puis, il me pria d’aller chercherun peu de cette drogue dont il se servait, pour frotter la petitemeurtrissure qu’il s’était faite, et de la prendre au bon endroit,qui se trouve à l’autre bout de la ville ; enfin, aprèsm’avoir embrassée encore une fois, il me laissa partir. Quand jefus au bas de l’escalier, je remontai afin de lui tenir compagnieun petit moment de plus, j’entrouvris la porte et je lui dis :« Cher père, faut-il emmener Patte-alerte ? » Pèresecoua la tête en me disant : « Non, Sissy, non ; neprends rien avec toi de ce qu’on sait m’avoir appartenu, machérie ; » je le laissai assis au coin du feu. C’est biensûr alors que la pensée lui sera venue, pauvre, pauvre père !de s’en aller essayer de faire quelque chose pour mon bien ;car, lorsque je suis revenue, il était parti.

– Dis donc ! n’oublions pas le vieuxBounderby, Lou ! grommela Tom d’un ton de remontrance.

– Je n’ai plus rien à vous raconter,mademoiselle Louise, si ce n’est que je garde la bouteille pour luiet que je suis bien sûre qu’il reviendra. Chaque lettre que je voisdans les mains de M. Gradgrind me coupe la respiration et medonne des éblouissements, parce que je me figure toujours qu’ellevient de père, ou de M. Sleary qui donne de ses nouvelles. CarM. Sleary a promis d’écrire dès qu’il en aurait, et il n’y apas de danger qu’il manque à sa promesse.

– Allons, Lou, n’oublions pas le vieuxBounderby ! dit Tom en sifflant avec impatience. Il seraparti, si tu ne fais pas, attention ! »

À dater de ce jour, chaque fois que Sissyfaisait une révérence à M. Gradgrind en présence de sesenfants, et lui disait d’une voix un peu tremblante :« Je vous demande bien pardon, monsieur, de vous ennuyer commeje fais… mais… n’auriez-vous pas reçu quelque lettre quim’intéresse ? » Louise interrompait le travail du moment,quel qu’il fut, et attendait la réponse avec tout autant d’anxiétéque Sissy. Et lorsque M. Gradgrind répondaitinvariablement : « Non, Jupe, je n’ai reçu aucune lettrede ce genre, » le tremblement qui agitait les lèvres de Sissyse répétait sur les traits de Louise et son regard compatissantaccompagnait Sissy jusqu’à la porte. M. Gradgrind profitaittoujours de ces occasions pour faire la leçon en remarquant, dèsque Jupe avait disparu, que, si elle avait été prise à temps etélevée d’une façon convenable, elle se serait démontré, d’après desprincipes irréfutables, la folle absurdité des espérancesfantastiques qu’elle se plaisait à entretenir. Car il ne se doutaitpas, le malheureux, qu’une espérance fantastique pût s’emparer del’esprit avec autant de force et de ténacité qu’un fait réel.

Mais, s’il ne le savait pas, sa fille s’enétait bien aperçue. Quant à Tom, il arrivait, comme bien d’autresétaient arrivés avant lui, à ce résultat triomphal du calcul quiconsiste à ne s’occuper que du numéro un, c’est-à-dire desoi-même. Et pour Mme Gradgrind, si elle parlaitjamais de cela, c’était pour dire, en se dégageant un peu de toutesles couvertures et les châles où elle était tapie comme unemarmotte humaine :

« Bonté divine, comme ma pauvre tête esttracassée et tourmentée d’entendre cette fille Jupe demander avectant d’insistance, coup sur coup, après ses ennuyeuseslettres ! Ma parole d’honneur, il paraît que je suisconsacrée, destinée et condamnée à vivre au milieu de choses qui nefinissent jamais. C’est vraiment fort extraordinaire, mais ilsemble que je ne doive jamais voir la fin de quoi que cesoit. »

Vers cet endroit de son discours, elle sentaitse fixer sur elle le regard de M. Gradgrind ; et sousl’influence de ce fait glacial, elle rentrait bien vite dans satorpeur.

Chapitre 10Étienne Blackpool.

 

J’ai la faiblesse de croire que le peupleanglais est condamné à un labeur aussi rude qu’aucun des autrespeuples pour lesquels luit le soleil ; c’est uneidiosyncrasie, une faiblesse personnelle, si vous voulez, qui doitfaire trouver naturel que je prenne aux travailleurs un intérêttout particulier.

Dans le quartier le plus laborieux deCokeville ; derrière les fortifications les plus intimes decette laide citadelle d’où des amas de briques superposées avaientinexorablement chassé la nature, tout en retenant prisonnière uneatmosphère de miasmes et de gaz méphitiques ; au centre de celabyrinthe de cours étroites entassées les unes auprès des autres,et de rues resserrées les unes contre les autres, après être venuesau monde une à une, pressées qu’elles étaient de répondre au besoinde tel ou tel individu ; le tout ensemble composant unefamille dénaturée qui se bouscule, s’écrase et se heurte de cruellefaçon ; tout au fond et dans le coin le plus malsain de cevaste récipient insalubre, où les cheminées, étouffées par lemanque d’air, avaient dû prendre une foule de formes rabougries etrecourbées, comme si chaque maison voulait annoncer, au moyen decette enseigne, quelle espèce de gens on pouvait s’attendre à voirnaître à l’intérieur ; parmi la vile multitude de Cokeville,qu’on nomme, en terme générique, les Bras (race de gens quecertaines personnes verraient de meilleur œil, si la Providence eûtjugé à propos de ne lui accorder que des bras, ou, tout au plus,comme aux mollusques qui peuplent les bords de la mer, un estomacpar-dessus le marché), habitait un certain Étienne Blackpool, âgéde quarante ans.

Étienne paraissait en avoir davantage, mais ilavait mené une vie très-laborieuse. On a dit que toute existence ases roses et ses épines ; mais ici, par suite d’une méprisedont Étienne avait été victime, il fallait qu’un autre eût accaparéles roses de l’ouvrier, tandis que l’ouvrier avait eu la mauvaisechance d’accaparer les épines de l’autre en sus de la part qui luirevenait en propre. Il avait eu, pour me servir de son expression,un tas de malheurs. On ne le nommait communément que le vieilÉtienne, ce qui était une sorte d’hommage rendu au chagrin qui luiavait valu cette vieillesse prématurée.

C’était un homme un peu courbé, avec un frontridé, l’air songeur, une grosse tête encadrée dans de longs etrares cheveux gris de fer. Le vieil Étienne aurait pu passer pourun homme très-intelligent parmi les gens de sa condition. Il n’enétait rien pourtant. Il ne prenait pas rang parmi ces Brasremarquables qui, mettant bout à bout les rares intervalles deloisir de bien des années, parviennent à posséder quelque sciencedifficile ou à acquérir des connaissances qui ne semblent pas deleur condition. Il ne comptait pas parmi les Bras qui saventprononcer des discours ou présider une assemblée. Des milliers deses camarades savaient s’exprimer mieux que lui dans l’occasion.C’était un bon tisserand au métier mécanique et un homme d’uneparfaite intégrité. Était-il quelque chose de mieux encore ?Quelles étaient ses autres qualités, si toutefois il en possédaitd’autres ? Laissons-le se charger de nous l’apprendrelui-même.

Toutes les lumières de ces grandes fabriques,qui la nuit, quand elles étaient éclairées, ressemblaient à deschâteaux enchantés (c’est du moins ce que disaient les voyageurspar train express), venaient de s’éteindre, et les cloches avaientsonné pour annoncer la fin de la journée de travail et ne sonnaientplus jusqu’à demain ; et les Bras, hommes et femmes, garçonset filles, s’en retournaient chez eux en faisant résonner le pavésous leurs pas. Le vieil Étienne attendait dans la rue, en proie àcette étrange sensation qu’amenait chaque fois la suspension dumouvement de la mécanique, sensation singulière, en effet, qui luifaisait croire que le mouvement marchait ou s’arrêtait chaque soirdans sa tête, comme dans la mécanique.

« Je ne vois pas encoreRachel ! » se dit-il.

Il pleuvait, et bien des groupes de jeunesfemmes passèrent auprès de lui, avec leurs châles ramenéspar-dessus leurs têtes nues et retenus sous le menton, afin deprotéger leur visage contre la pluie. Il fallait qu’il connût bienRachel, car un seul coup d’œil dirigé sur chacun de ces groupessuffisait pour lui montrer qu’elle n’en faisait point partie.Enfin, il n’en passa plus ; alors il s’éloigna à son tour,murmurant d’un ton découragé :

« Allons, je l’ai encoremanquée ! »

Mais il n’avait pas parcouru la longueur detrois rues, qu’il aperçut devant lui une autre de ces figures àmoitié cachées sous leur enveloppe, et l’examina avec tantd’attention que peut-être il lui eût suffi d’en voir l’ombredouteuse réfléchie sur le pavé humide pour la lui fairereconnaître, si ses mouvements précipités ne la lui avaient pasdérobée. Marchant alors d’un pas plus rapide à la fois et moinsbruyant, il s’élança ainsi jusqu’à ce qu’il fût arrivé tout près decette femme, puis il reprit sa première allure, et appela« Rachel ! »

Elle se retourna, se trouvant alors sous laclarté d’une lampe ; et, soulevant un peu son capuchon, laissavoir un visage ovale, à la physionomie agréable, au teint brun etdélicat, animé par une paire d’yeux d’une grande douceur et embellipar des cheveux noirs lissés avec soin. Ce visage n’avait plusl’éclat de la jeunesse, c’était celui d’une femme de trente-cinqans.

« Ah, mon garçon, c’est toi ? »Après avoir prononcé ces paroles, accompagnées d’un sourire facileà lire dans ses traits, mais mieux encore dans ses doux yeux, elleramena son capuchon et ils firent route ensemble.

« Je croyais que tu étais derrière moi,Rachel ?

– Non.

– Tu es partie de bonne heure cesoir ?

– Quelquefois je pars un peu plus tôt,Étienne ; quelquefois un peu plus tard. On ne peut jamaiscompter sur l’heure à laquelle je rentrerai.

– Ni sur l’heure à laquelle tu sors nonplus, à ce qu’il me paraît, Rachel ?

– Non, Étienne. »

Il la regarda avec une expression quiannonçait une certaine contrariété, mais aussi une respectueuse etpatiente conviction qu’elle avait toujours raison, quoi qu’ellefît. Cette expression n’échappa point à Rachel, car elle posa unemain légère sur le bras de son compagnon, comme pour l’enremercier.

« Nous sommes de si bons amis, mongarçon, et de si vieux amis, et nous commençons à devenir si vieux,nous-mêmes…

– Toi, Rachel ? tu es aussi jeuneque jamais.

– Nous serions bien embarrassés devieillir l’un sans l’autre, Étienne, tant que nous aurons à vivre,répondit-elle en riant ; mais, dans tous les cas, nous sommesde si vieux amis, que ce serait grand péché et grand dommage denous cacher l’un à l’autre une parole de bonne vérité. Il vautmieux que nous ne nous promenions pas ensemble. Oh ! le tempsviendra, oui. Il serait vraiment trop cruel d’en perdrel’espérance, dit-elle avec une douce gaieté qu’elle cherchait àcommuniquer à son ami.

– C’est cruel tout de même, Rachel.

– Tâche de ne pas y penser, et cela teparaîtra moins dur.

– Il y a longtemps que je tâche, et celan’en va pas mieux. Mais tu as raison ; on pourrait jaser, mêmesur ton compte. Tu as été une telle consolation pour moi, Rachel,tu m’as fait tant de bien, tes paroles de joie m’ont si souventrelevé, que ta volonté est ma loi. Ah ! oui, ma fille, unebonne et douce loi ! Meilleure que bien des loisvéritables !

– Ne te tourmente pas de ces choses-là,Étienne, répondit-elle vivement et avec un peu d’inquiétude dans leregard. Laisse donc les lois tranquilles.

– Oui, oui, dit-il en hochant lentementla tête à plusieurs reprises. Laissons-les tranquilles, laissonstout tranquille. C’est un gâchis, et voilà tout.

– Toujours un gâchis ! » ditRachel en lui touchant encore doucement le bras, comme pour letirer de la rêverie pendant laquelle il mordait, tout en marchant,les longs bouts de sa cravate nouée négligemment autour de son cou.Ce contact produisit un effet immédiat. Il laissa retomber le boutdu mouchoir qu’il tenait entre ses dents, tourna vers elle unvisage souriant et reprit d’un ton de bonne humeur :

« Oui, Rachel, ma fille, toujours ungâchis. Je ne sors pas de là. J’en reviens toujours au gâchis.Alors je me mets à y patauger et je ne puis plus m’entirer. »

Ils avaient déjà fait quelque chemin et setrouvaient non loin de leurs demeures. Celle de la femme était laplus proche. Rachel habitait une de ces nombreuses petites rues àl’usage desquelles l’entrepreneur des funérailles le plus en vogue(il tirait une assez jolie petite somme des pauvres pompes funèbresde ce voisinage) tenait une échelle noire, pour aider ceux quiavaient enfin fini de monter et de descendre à tâtons des escalierstrop étroits, à se glisser plus commodément hors de ce monde parles fenêtres. Elle s’arrêta au coin, et lui donnant une poignée demain, lui souhaita le bonsoir.

« Bonsoir, Rachel, ma chère ;bonsoir ! »

Elle descendit la rue obscure avec sa tournuresimple mais soignée, et sa démarche sereine et modeste. Il lasuivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans une humblemaison près de là. Peut-être n’y avait-il pas une seule ondulationde ce châle grossier qui n’eût son intérêt aux yeuxd’Étienne ; pas un son de cette voix qui ne réveillât un échoau fond de son cœur.

Lorsqu’il l’eut perdue de vue, il poursuivitson chemin pour rentrer chez lui, regardant par moments le ciel oùles nuages se chassaient rapides et impétueux. Mais voilà que letemps s’éclaircit, la pluie a cessé, la lune qui brille regardeavec curiosité au fond des longues cheminées de Cokeville afin devoir les vastes fourneaux placés au-dessous, et dessine sur lesmurs intérieurs des fabriques des ombres gigantesques de mécaniquesen repos. Le front de l’ouvrier paraissait s’éclaircir en mêmetemps que le ciel à mesure qu’il avançait.

Sa demeure, située dans une rue assezsemblable à la première, sauf qu’elle était encore plus étroite, setrouvait au-dessus d’une petite boutique. Comment se pouvait-ilfaire qu’il y eût des gens qui daignassent acheter ou vendre lesmisérables petits jouets mêlés dans la montre à des journaux d’unsou, à des morceaux de lard (on y voyait jusqu’à un gigot de porcqui devait être mis en loterie le lendemain) ? c’est ce qu’ilnous importe peu de savoir pour le moment. Étienne chercha sur uneplanche son bout de chandelle, l’alluma à un autre bout dechandelle brûlant sur le comptoir, sans déranger la maîtresse dumagasin endormie dans sa boutique, gagna l’escalier et remonta chezlui.

Son chez lui se composait d’une chambre dontplusieurs des locataires précédents n’étaient pas sans avoir faitconnaissance avec l’échelle noire dont j’ai déjà parlé ; ellesemblait aussi bien tenue, dans ce moment, que pouvait l’être unpareil appartement. Dans un coin, sur un vieux bureau, on voyaitdivers livres et quelques pages d’écriture ; l’ameublementétait suffisant ; l’atmosphère en était viciée, mais lachambre était propre.

Comme il se dirigeait vers la cheminée afin deposer la chandelle sur une table à trois pieds qui se trouvaitauprès, quelque chose le fit trébucher. Il se recula en abaissantla lumière, et ce quelque chose alors se souleva et prit la formed’une femme assise à terre.

« Bonté divine, femme ! s’écria-t-ilen reculant de quelques pas, comment, te voilà revenue encore unefois ! »

C’était bien une femme, mais quellefemme ! Une créature perdue, ivre, à peine capable de semaintenir dans la position qu’elle venait de prendre en appuyant àterre une main dégoûtante de saleté, tandis que, de l’autre main,elle faisait des efforts si mal dirigés pour écarter de son visageses cheveux emmêlés, qu’elle ne réussissait qu’à s’aveuglerdavantage avec la boue qui les souillait ; une créature sirepoussante dans ses haillons, ses souillures et ses éclaboussures,mais si doublement repoussante dans son infamie morale, que c’étaitune honte rien que de la voir.

Après avoir laissé échapper un ou deux juronsd’impatience et s’être stupidement griffé les cheveux avec la maindont elle n’avait pas besoin pour se soutenir, elle parvint à lesécarter de façon à entrevoir l’ouvrier. Puis, toujours assise, ellese balança le corps en avant et en arrière, et avec son brasimpuissant fit des gestes qui semblaient destinés à accompagner unéclat de rire, bien que le visage conservât son expression endormieet hébétée.

« Eh ! mon garçon ? C’est donctoi ? »

Quelques sons rauques qui cherchaient àexprimer ces mots sortirent enfin du gosier de la femme avec uneintonation moqueuse, puis sa tête retomba sur sa poitrine.

« Revenue ? cria-t-elle au bout dequelques minutes, comme si Étienne venait seulement de prononcer cemot. Oui ! et je reviendrai encore. Je reviendrai encore etencore et toujours. Revenue ? Oui, me voilà revenue. Etpourquoi pas ? »

Ranimée par la violence insensée avec laquelleelle avait crié ces paroles, elle réussit non sans peine à serelever enfin et se tint debout, les épaules appuyées contre lemur ; laissant pendre à son côté, par la bride, un fragment dechapeau qui semblait avoir été ramassé sur un tas de fumier, etcherchant, en le regardant, à donner à sa figure une expression demépris.

« Je reviens vendre encore tout ce que tuas et puis je reviendrai encore et je recommencerai vingtfois ! cria-t-elle avec un mouvement qui tenait de la menaceet de l’orgie d’une danse bachique. Ôte-toi de là ! (Étienne,le visage caché dans ses mains, s’était assis au bord du lit.)Ôte-toi de là ! C’est mon lit et j’ai le droit de m’ycoucher. »

Elle s’avança en trébuchant, il l’évita enfrissonnant, le visage toujours caché, et passa à l’autre bout dela chambre. Elle se jeta sur le lit où bientôt on l’entenditronfler. Lui, il se laissa tomber sur une chaise qu’il ne quittaqu’une seule fois pendant toute la nuit. Ce fut pour jeter unecouverture sur cette femme comme s’il eût trouvé que les mains dontil se couvrait la figure ne suffisaient pas pour la lui cacher,même au milieu de l’obscurité.

Chapitre 11Pas moyen d’en sortir.

 

Les palais enchantés s’illuminent tout à coupavant que la pâle matinée ait encore permis de voir les monstrueuxserpents de fumée qui se traînent au-dessus de Cokeville. Le bruitdes sabots sur le trottoir, le rapide tintement de cloches ettoutes les machines que nous avons comparées à des éléphantsmélancoliques, polies et huilées pour le monotone travail de lajournée, recommencent leurs lourds exercices.

Étienne est penché sur son métier, calme,attentif, jamais distrait. Il forme, ainsi que les hommes occupésdevant cette forêt de métiers, un étrange contraste avec labruyante, violente, fracassante mécanique à laquelle il travaille.N’ayez pas peur, bonnes gens qui craignez tout, n’ayez pas peur quel’art parvienne jamais à faire oublier la nature. Placez n’importeoù, à côté l’un de l’autre, l’ouvrage de DIEU et l’ouvrage deshommes, et le premier, quand même il ne serait représenté que parune petite troupe d’ouvriers, de gens de rien, gagnera en dignité àcette comparaison.

Tel atelier occupe tant de centainesd’ouvriers et une machine de la force de tant de chevaux. On sait,à une livre près, ce que peut faire la machine ; mais tous lescalculateurs de la dette nationale réunis ne sauraient me dire ceque peut, pendant une seule seconde, pour le bien ou le mal, pourl’amour ou pour la haine, pour le patriotisme ou la révolte, pourla décomposition de la vertu en vice ou la transfiguration du viceen vertu, l’âme d’un seul de ces calmes travailleurs, aux visagespaisibles, aux mouvements réguliers et qui ne sont que lestrès-humbles serviteurs de cette machine brute. Il n’y a pas lemoindre mystère dans la machine ; il y a un mystère à jamaisimpénétrable dans le plus abject de ces hommes. Si donc nousréservions notre arithmétique pour les objets matériels et si nouscherchions d’autres moyens pour gouverner ces terribles quantitésinconnues ? Qu’en pensez-vous ?

Le jour grandit et se fit voir au dehors endépit du gaz flamboyant à l’intérieur. On éteignit les lumières eton continua à travailler. La pluie commença à tomber et lesserpents de fumée, se soumettant à la malédiction première encouruepar toute leur race, se traînèrent à fleur de terre. Dans la couraux débarras, la vapeur du tuyau de décharge, le fouillis debarriques et de vieilles ferrailles, les amas luisants de charbon,les cendres entassées partout, étaient recouverts d’un voile debrouillard et de pluie.

Étienne quitta le chaud atelier pours’exposer, hagard et fatigué, au vent humide dans les rues froideset boueuses. Il s’éloigna de ses camarades et de son quartier, sansprendre autre chose qu’un peu de pain, qu’il mangeait tout en sedirigeant vers la colline où demeurait son patron. Ce gentlemanhabitait une maison rouge ayant des volets noirs à l’extérieur etdes stores verts à l’intérieur, une porte d’entrée noire, exhausséede deux marches blanches, où le nom de BOUNDERBY (en lettres quilui ressemblaient beaucoup) se lisait sur une plaque de cuivre,au-dessous de laquelle une boule du même métal qui servait depoignée avait l’air d’un point sous un I.

M. Bounderby était en train de goûter.Étienne avait compté là-dessus. – Le domestique voudrait-il biendire à son maître qu’un des ouvriers demandait à lui parler ?– En réponse à cette ambassade, arriva un message requérant le nomde l’ouvrier. – Étienne Blackpool. – Il n’existait aucun sujet deplainte contre Étienne Blackpool ; oui, il pouvait seprésenter.

Voilà Étienne Blackpool dans la salle àmanger. M. Bounderby (qu’il connaissait à peine de vue)goûtait avec une côtelette et du xérès. Mme Sparsittricotait au coin du feu, dans l’attitude d’une amazone à chevalsur une selle de dame, avec le pied dans un étrier de coton. Ladignité et les occupations de Mme Sparsit ne luipermettaient pas de goûter. Elle surveillait ce repas en sa qualitéofficielle, mais elle n’y touchait pas et montrait dansl’expression majestueuse de ses dédains qu’elle regardait le goûtercomme une faiblesse.

« Voyons, Étienne, dit M. Bounderby,qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui peut vous amener ici,vous ? »

Étienne fit un salut. Non pas un salutservile, ces ouvriers des fabriques ne connaissent pas ça ! Mafoi, non, monsieur, vous ne les y attraperez pas, quand ilsseraient restés vingt ans chez vous ! seulement pour faire unbout de toilette en l’honneur de Mme Sparsit, ilrentra les deux pendeloques de sa cravate sous son gilet.

« Ah çà, voyons ! continuaM. Bounderby en prenant un peu de xérès, vous ne nous avezjamais donné de tracas ; vous n’avez jamais fait partie desmauvaises têtes ; vous n’êtes pas de ceux comme il y en atant, qui voudraient qu’on les fît monter dans une voiture à quatrechevaux et qu’on les nourrît de soupe à la tortue et de gibier avecune cuiller d’or (M. Bounderby prétendait toujours que c’étaitlà le seul et unique but de tout ouvrier qui ne se trouvait pasheureux comme un roi) : et, par conséquent, je suis déjà biensûr que si vous êtes venu ici, ce n’est pas pour vousplaindre ; j’en suis bien persuadé d’avance.

– Non, monsieur, ce n’est pas du toutpour ça que je suis venu, bien sûr. »

M. Bounderby parut agréablement surpris,nonobstant la ferme conviction qu’il venait d’exprimer.

« Très-bien, dit-il. Vous êtes un bonouvrier et je ne m’étais pas trompé. Voyons donc de quoi il estquestion. Puisqu’il ne s’agit pas de ça, voyons de quoi il estquestion. Qu’avez-vous à dire ? Parlez, mon garçon. »

Étienne jeta par hasard un coup d’œil du côtéde Mme Sparsit.

« Je puis m’éloigner, monsieur Bounderby,si vous le désirez, » dit cette dame, toujours prête às’immoler et faisant le geste de retirer son pied de l’étrier.

M. Bounderby l’en empêcha en tenant unebouchée de côtelette en suspens avant de l’avaler, et en étendantla main gauche. Puis, retirant sa main et avalant sa bouchée decôtelette, il dit à Étienne :

« Ah çà, vous savez, cette bonne dame estbien née, très-bien née. Vous ne devez pas supposer, parce qu’elletient ma maison, qu’elle n’est pas montée très-haut sur l’arbresocial… je dirai même jusqu’au sommet de l’arbre social ! Or,si vous avez quelque chose à dire qui ne doive pas se dire devantune femme bien née, madame quittera la chambre. Si ce que vous avezà dire peut se dire devant une femme bien née, madame restera oùelle est.

– Monsieur, j’espère que je n’ai jamaisrien dit qu’une femme bien née ne pût entendre, depuis que je suisné moi-même, fut la réponse, accompagnée d’une légère rougeur.

– Très-bien, dit M. Bounderbyrepoussant son assiette et s’enfonçant dans son siège. En avant,marche !

– Je suis venu, commença Étienne levant,après un moment de réflexion, les yeux qu’il avait tenus jusque-làfixés sur le plancher, vous demander un conseil. J’en ai grandbesoin. Je me suis marié il y aura seize longues et tristes annéesle lundi de Pâques. C’était une jeune ouvrière, assez jolie, et saréputation n’était pas mauvaise. Eh bien ! elle ne tarda pas àtourner mal. Pas par ma faute. Dieu sait que je n’ai pas été pourelle un mauvais mari.

– J’ai déjà entendu parler de cela, ditM. Bounderby. Elle s’est mise à boire, a cessé de travailler,vendu vos meubles, engagé jusqu’à vos effets, enfin elle a fait lediable à quatre.

– J’y ai mis beaucoup de patience.

(Cela prouve que vous êtes un sot, à mon avis,dit M. Bounderby en toute confidence à son verre.)

« J’y ai mis beaucoup depatience ; j’ai essayé de la ramener mille et mille fois,tantôt d’une manière, tantôt d’une autre ; j’ai essayé detout. Combien de fois, en rentrant, me suis-je aperçu que tout ceque j’avais au monde avait disparu ! combien de fois ai-jetrouvé ma femme étendue par terre, ivre-morte ! Ça ne m’estpas arrivé une fois, ni deux fois, mais vingtfois ! »

Chaque ligne de son visage se creusaitdavantage tandis qu’il parlait, et fournissait un touchanttémoignage de ce qu’il avait souffert.

« De mal en pis, de pis en pis. Elle mequitta. Elle descendit aussi bas que possible et se perdit detoutes les façons. Elle revint, elle revint, elle revint. Quepouvais-je faire pour l’en empêcher ? Je m’étais promené desnuits entières dans la rue avant de vouloir rentrer. Je suis alléjusqu’au pont avec l’idée de me jeter à l’eau et d’en finir. J’enai eu tant à endurer, que j’ai vieilli bien jeune. »

Mme Sparsit, continuantd’avancer doucement à l’amble avec ses aiguilles à tricoter,souleva ses sourcils à la Coriolan, et hocha la tête comme pourdire :

« Les grands ont leurs épreuves aussibien que les petits. Vous n’avez qu’à diriger votre humble regardde mon côté. »

« Je l’ai payée pour qu’elle setînt éloignée de moi. Voilà cinq ans que je la paye. J’ai encore purassembler quelques meubles dans mon logis. J’ai vécu pauvrement ettristement, mais au moins je ne rougissais, je ne tremblais pas dehonte à chaque minute de ma vie. Hier soir, je suis retourné chezmoi ; je l’y ai trouvée ! Elle y estencore ! »

Dans l’excès de son malheur et dans l’énergiede sa douleur, il se redressa un moment et un éclair de fiertéillumina son regard. L’instant d’après, il se tint comme il s’étaittenu depuis le commencement de l’entrevue, les épaules aussivoûtées que d’habitude, son visage rêveur tourné versM. Bounderby avec une expression bizarre, moitié finesse etmoitié embarras, comme si son esprit eût été occupé à débrouillerquelque problème fort difficile ; son chapeau dans sa maingauche crispée et appuyée sur la hanche. Sa main droite lui servaità appuyer ce qu’il disait par des gestes énergiques, quoiquemodérés par un sentiment de convenance naturel ; quelquefoiselle restait immobile quand l’ouvrier s’interrompait, mais toujoursétendue et parlante, même quand il ne disait rien.

« Il y a longtemps, vous savez, quej’étais informé de tout cela, dit M. Bounderby, sauf ladernière scène. C’est une mauvaise affaire ; voilà ce quec’est : vous auriez mieux fait de rester garçon, au lieu devous marier. Enfin il est un peu tard maintenant pour vous direça.

– Était-ce une union mal assortie,monsieur, sous le rapport de l’âge ? demandaMme Sparsit.

– Vous entendez ce que demande cettedame ? Était-ce une union mal assortie sous le rapport del’âge, que cette vilaine affaire où vous vous êtes engagé ?dit Bounderby.

– Elle n’a pas même cette excuse-là.J’avais vingt et un ans ; elle en avait près de vingt.

– Vraiment, monsieur ? ditMme Sparsit en regardant son patron avec beaucoupde calme. J’aurais cru, à voir cette union si malheureuse, qu’elleavait sans doute été mal assortie sous le rapport del’âge. »

M. Bounderby lança à la bonne dame unregard de côté qui avait quelque chose d’un peu penaud. Pour sedonner du courage, il prit un verre de xérès.

« Eh bien, pourquoi ne continuez-vouspas ? demanda-t-il alors en se tournant avec une certaineirritation vers Étienne Blackpool.

– Je suis venu vous demander, monsieur,comment je puis me débarrasser de cette femme ? »

Étienne mit encore plus de gravité dansl’expression de son visage attentif.

Mme Sparsit laissa échapperune exclamation étouffée, pour indiquer qu’elle avait étémoralement froissée.

« Que voulez-vous dire ? s’écriaBounderby se levant pour s’appuyer le dos contre la cheminée.Qu’est-ce que vous venez me chanter là ? Vous l’avez prise,selon les termes de l’écriture qu’on vous a lue le jour de vosnoces, pour le bien comme pour le mal[3].

– Il faut que je me débarrasse d’elle. Jene peux pas supporter ça davantage. Si j’ai pu vivre si longtempsde la sorte, je le dois à la pitié et aux paroles de consolation dela meilleure fille qui soit dans ce monde ou dans l’autre.Heureusement, car sans elle je serais devenu fou à lier.

– Il voudrait être libre pour épouser lafemme dont il vient de parler ; je le crains, monsieur,remarqua Mme Sparsit à mi-voix et très-peinée de laprofonde immoralité du peuple.

– Oui, c’est ce que je veux. La dame araison. C’est ce que je veux. J’allais y arriver. J’ai lu dans lesjournaux que les gens comme il faut (c’est trop juste, je ne leuren veux pas pour cela) ne sont pas liés assez solidement,quoiqu’ils se prennent aussi pour le bien comme pour lemal, pour ne pas pouvoir se dégager d’une union malheureuse etse remarier. Et pourtant, quand ils ne s’accordent pas pour caused’incompatibilité d’humeur, ils ont des chambres plus qu’il ne leuren faut, ils peuvent vivre séparément ; nous autres, nousn’avons qu’une chambre et nous ne pouvons pas. Quand ça ne suffitpas, ils ont de l’or ou d’autres valeurs, et ils peuvent sedire : « Voilà pour toi, voilà pour moi, » et s’enaller chacun de leur côté ; nous, nous ne pouvons pas nonplus. Avec tout ça, ils peuvent se désunir pour des torts moinsgrands que ceux dont je souffre ; pour lors, il faut que je medébarrasse de cette femme, et je veux savoir le meilleur moyen.

– Il n’y a pas de moyen, réponditM. Bounderby.

– Si je lui fais du mal, monsieur, il y aune loi pour me punir ?

– Certainement.

– Si je l’abandonne, il y a une loi pourme punir ?

– Certainement.

– Si j’épouse l’autre chère fille, il y aune loi pour me punir ?

– Certainement.

– Si je vis avec elle sans l’épouser,mettant que pareille chose puisse arriver, et ça n’arrivera jamais,elle est trop honnête pour ça, il y a une loi pour me punir danschaque innocent petit être qui m’appartiendrait ?

– Certainement.

– Alors, au nom du ciel, dit ÉtienneBlackpool, montrez-moi la loi qui peut me venir en aide.

– Hum !… Il y a dans ces relationssociales un caractère de sainteté, dit M. Bounderby, qui… qui…bref, il faut la garder, cette sainteté.

– Non, non, monsieur. On ne la garde pascomme ça ; pas comme ça. C’est comme ça qu’on la détruit. Jene suis qu’un tisserand ; je n’étais pas plus haut que ça queje travaillais déjà dans une fabrique ; mais j’ai des yeuxpour voir et des oreilles pour entendre. Je lis dans les journaux,au compte rendu de chaque assise, de chaque séance, et vous lelisez aussi, je le sais, avec terreur, que l’impossibilité supposéede se désunir à aucun prix, à aucune condition, ensanglante le payset provoque, dans les ménages pauvres, des luttes, des meurtres etdes morts subites. Il faudrait nous faire bien connaître notredroit. Je suis dans une triste position, et je voudrais, sans vouscommander, connaître la loi qui peut me venir en aide.

– Eh bien, écoutez un peu, ditM. Bounderby mettant ses mains dans ses poches ; cetteloi existe. »

Étienne, reprenant son attitude tranquille etprêtant toute son attention, fit un signe de tête.

« Mais elle n’est pas faite pour vous dutout, du tout. Elle coûte de l’argent, beaucoup d’argent.

– Combien pourrait-elle biencoûter ? demanda tranquillement Étienne.

– D’abord, vous auriez à intenter unprocès devant la cour des docteurs en droit canonique, puis vousauriez à intenter un autre procès devant la cour des plaidscommuns, puis vous auriez à intenter un troisième procès devant lachambre des lords, et ensuite il faudrait obtenir un acte duparlement qui vous permît de vous remarier, et, en admettant que lachose marchât comme sur des roulettes, cela vous coûterait, jesuppose, de vingt-cinq à trente-cinq mille francs environ, ditM. Bounderby, peut-être le double.

– Il n’y a pas d’autre loi ?

– Aucune.

– Alors, monsieur, dit Étienne devenutout pâle et faisant un geste de sa main droite comme pourpermettre aux quatre vents de disperser toutes les lois possibles,c’est un gâchis. C’est un vrai gâchis d’un bout à l’autre, et plustôt je serai mort, mieux ça vaudra. »

(Mme Sparsit est de nouveaudécouragée par l’impiété des gens du peuple.)

« Bah ! bah ! N’allez pas diredes bêtises, mon brave homme, reprit M. Bounderby, à propos dechoses que vous ne comprenez pas, et n’allez pas appeler lesinstitutions de votre pays un gâchis, ou bien vous vous trouverezdans un véritable gâchis vous-même, un de ces quatre matins. Lesinstitutions de votre pays ne sont pas votre affaire, et la seulechose à laquelle vous soyez tenu, c’est de vous occuper de votreouvrage. Vous n’avez pas pris femme pour le bien comme pour lemal pour la garder ou la planter là à votre choix ; vousl’avez prise pour ce qu’elle était. Si elle a mal tourné, ma foi,tout ce que l’on peut dire, c’est qu’elle aurait pu mieuxtourner.

– C’est un gâchis, répéta Étienne hochantla tête tandis qu’il gagnait la porte. C’est un vrai gâchis, pasautre chose.

– Ah çà, écoutez un peu ! repritM. Bounderby en manière d’adieu. Ce que j’appellerai vosopinions sacrilèges ont tout à fait choqué cette dame. Je vous l’aidéjà dit, c’est une dame bien née et qui, ainsi que je vous ne l’aipas encore dit, n’est pas sans avoir eu elle-même ses infortunesmatrimoniales, sur le pied de quelques dizaines de milliers delivres… dizaines de milliers de livres !… » Il répéta cechiffre avec un air de gastronome affriandé. « Or, jusqu’àprésent, vous avez toujours été un ouvrier rangé ; mais j’aidans l’idée, je vous le dis franchement, que vous entrez dans unemauvaise voie. Vous avez sans doute prêté l’oreille à quelqueétranger subversif (il n’en manque pas dans les environs), et ceque vous avez de mieux à faire, c’est de sortir de là. Vous savez…(ici, les traits de M. Bounderby exprimèrent une finessemerveilleuse) ; je vois plus loin que le bout de monnez ; un peu plus loin que bien des gens, peut-être car on m’atenu le nez contre la meule : on m’en a fait voir de dures,quand j’étais jeune ! J’entrevois des symptômes de soupe à latortue et de gibier avec une cuiller d’or dans tout ceci. Oui, jeles entrevois, cria M. Bounderby hochant la tête avec uneastuce obstinée. Par le lord Harry, je lesentrevois ! »

Étienne répondit, avec un hochement de têtebien différent et un gros soupir :

« Merci, monsieur ; je vous souhaitele bonjour. »

Et il laissa M. Bounderby se gonflantd’orgueil devant son propre portrait accroché au mur de la salle àmanger, tandis que Mme Sparsit continuait àchevaucher doucement, un pied dans l’étrier, la mine toujours on nepeut plus attristée par les vices des gens du peuple.

Chapitre 12La vieille.

 

Le pauvre Étienne descendit les marchesblanches, fermant derrière lui la porte noire ornée d’une plaque decuivre au moyen du bouton de même métal, auquel il fit ses adieuxen le frottant avec la manche de son habit, lorsqu’il eut remarquéque la chaleur de sa main en avait terni l’éclat. Il traversa larue, les yeux fixés à terre, et il s’éloignait ainsi touttristement, lorsqu’il sentit une main se poser sur son épaule.

Ce n’était pas la main qui lui eût été le plusnécessaire dans un pareil moment, la main qui avait le pouvoir decalmer le trouble orageux de son âme, comme celle d’un Dieu desublime amour et de sublime patience avait eu, en s’étandant, lepouvoir d’apaiser la mer irritée. Mais néanmoins c’était une mainde femme qui l’arrêtait. Ce fut sur une vieille femme, grande etencore bien conservée, quoique ridée par le temps, que tomba leregard de l’ouvrier, lorsqu’il s’arrêta et se retourna. Elle étaittrès-proprement et très-simplement mise ; elle avait à sessouliers de la boue des campagnes ; on voyait qu’elle arrivaitd’un voyage. L’agitation de ses manières, au milieu du bruitinaccoutumé des rues, le second châle qu’elle portait déplié surson bras, le lourd parapluie et le petit panier, les gants troplarges avec leurs doigts trop longs auxquels ses mains n’étaientpas habituées, tout annonçait une campagnarde, vêtue de sa modestetoilette du dimanche et faisant à Cokeville une apparition rarecomme les beaux jours. Il vit tout cela d’un seul coup d’œil, avecla rapide perspicacité des gens de sa classe, et, pour mieuxentendre ce qu’elle avait à lui dire, il pencha vers elle sonvisage avec cette expression d’attention concentrée qu’on voit surla figure d’un sourd, ou, ce qui revient au même, d’un des nombreuxouvriers obligés, comme Étienne, de travailler constamment des yeuxet des mains au milieu d’un tapage assourdissant.

« Pardon, monsieur, dit la vieille, maisne vous ai-je pas vu sortir de la maison que voilà ?(désignant la maison de M. Bounderby). Je crois que c’estvous, à moins que je n’aie eu la mauvaise chance de perdre de vuela personne que je suivais.

– Oui, madame, répliqua Étienne, c’estmoi.

– Avez-vous… Vous excuserez la curiositéd’une vieille femme… Avez-vous vu le monsieur ?

– Oui, madame.

– Et quelle mine avait-il, monsieur,avait-il l’air robuste, hardi, franc et décidé ? »

Tandis qu’elle parlait, se redressant etrelevant la tête pour mieux figurer ses paroles par son attitude,Étienne cru se rappeler qu’il avait déjà vu cette vieille femme-làquelque part, et qu’elle ne lui avait pas plu.

« Oui ! répliqua-t-il en laregardant avec plus d’attention, il avait l’air de tout cela.

– Et bien portant, dit la vieille, aussifrais qu’une pomme d’api ?

– Oui, répondit Étienne. Il était entrain de boire et de manger ; gros et gras comme un bourdon,et presque aussi retentissant.

– Merci ! dit la vieille avec unejoie infinie, merci ! »

C’était certainement la première fois qu’ilvoyait cette vieille. Cependant il avait comme un vague souvenird’avoir vu, au moins en rêve, quelque vieille qui luiressemblait.

Elle se mit à marcher à côté de lui, etl’ouvrier, se prêtant avec bonté à l’humeur de sa compagne, luiparla de choses et d’autres :

« Cokeville est un endroit bien actif etbien populeux n’est-ce pas ? »

Ce à quoi elle répondit :

« Oh, pour ça, oui ! terriblementactif.

– Vous arrivez de la campagne, à ce queje vois ?

– Mais oui, répondit-elle, par le trainexpress, ce matin. J’ai fait quarante milles par le train express,ce matin, et je vais les recommencer cette après-midi. J’ai faitneuf milles à pied ce matin avant d’arriver à la station, et si jene rencontre personne en route pour me voiturer un petit bout dechemin, je m’en retournerai de même ce soir. Ça n’est pas déjà simal, monsieur, pour mon âge ! dit la voyageuse communicative,les yeux brillants d’orgueil.

– Ma foi, non. Mais il ne faut pasrecommencer trop souvent, madame.

– Non, non, une fois par an,répondit-elle secouant la tête. Je dépense mes économies à ça, unefois par an. Je viens régulièrement pour me promener dans les rueset voir le monsieur.

– Rien que pour le voir ?

– Cela me suffit, répliqua-t-elle avecbeaucoup d’animation et d’intérêt ; je ne demande rien deplus ! Je me suis promenée par ici, de ce côté de la rue, pourvoir sortir le monsieur, ajouta-t-elle, tournant de nouveau la têtedu côté de la maison de M. Bounderby ; mais il est enretard cette année, et je ne l’ai pas vu ; c’est vous qui êtessorti à sa place. Alors, puisque je suis obligée de m’en retournersans l’entrevoir, moi qui n’étais venue que pour cela, au moins jevous ai vu, et vous, vous avez vu le monsieur, et il faudra que jeme contente de ça. » En prononçant ces derniers mots, elleregarda Étienne comme pour fixer dans sa mémoire les traits dutisserand, et ses yeux devinrent moins brillants.

Tout en faisant de larges concessions à ladiversité des goûts, et sans vouloir se révolter contre lespatriciens de Cokeville, l’ouvrier trouva si étrange qu’ons’intéressât à ce point à M. Bounderby et qu’on se donnât tantde peine pour le voir, que la chose l’intrigua beaucoup ; maisen ce moment ils passaient devant l’église, et lorsque Étienne eutlevé les yeux vers l’horloge, il pressa le pas.

« Est-ce que vous allez à votreouvrage ? demanda la vieille pressant aussi le pas, sans quecela l’incommodât le moins du monde.

– Oui, et je n’ai que le temps toutjuste. »

Quand il eut dit où il travaillait, la vieilledevint plus surprenante que jamais.

« Est-ce que vous n’êtes pas bienheureux ? lui demanda-t-elle.

– Pour ce qui est de ça, nous avonschacun nos peines, madame. »

Il éluda ainsi la question parce que lavieille paraissant convaincue qu’il devait être parfaitementheureux, il n’avait pas le courage de la détromper. Il savait qu’ilne manquait pas de peines dans le monde ; et si la vieille,après avoir vécu aussi longtemps, pouvait le croire exempt de sapart d’affliction, eh bien ! tant mieux pour elle, qu’est-ceque cela lui faisait à lui ?

« Oui, oui ! vous avez vos peines,là-bas, chez vous, c’est là ce que vous voulez dire ?reprit-elle.

– Parfois ; de temps à autre,répondit-il d’un ton léger.

– Mais, avec un maître comme le vôtre,vos peines ne vous suivent pas jusque dansl’atelier ? »

Non, non. Elles ne le suivaient pas jusque-là,à ce que dit Étienne. Là tout était ordonné, rien ne clochait.Cependant il n’alla pas jusqu’à ajouter, même pour faire plaisir àla vieille, qu’il y avait là comme une image de la justicedivine ; quoique j’aie entendu, dans ces derniers temps,élever des prétentions presque aussi magnifiques.

Ils se trouvaient maintenant dans l’obscurchemin de traverse qui menait à la fabrique, et les ouvriersarrivaient en foule. La cloche tintait, le serpent déroulait denombreux replis et l’éléphant s’apprêtait à se mettre en marche.L’étrange vieille admirait tout, jusqu’au son de la cloche. C’étaitla plus charmante cloche qu’elle eût jamais entendue,dit-elle : elle avait un son imposant.

Elle demanda à Étienne, qui s’arrêta avecbonhomie pour lui donner une poignée de main avant d’entrer, depuiscombien de temps il travaillait là ?

« Depuis douze ans, répondit-il.

– Il faut que je baise la main qui atravaillé pendant douze ans dans cette belle fabrique ! »s’écria-t-elle. Et, quoi qu’il fît pour l’en empêcher, elle saisitsa main et la porta à ses lèvres. Indépendamment de son âge et desa simplicité, il fallait que cette femme eût en elle quelquesecrète harmonie dont il ne se rendait pas compte, car, même enbaisant la main, chose étrange ! elle avait un je ne sais quoide naturel et d’avenant ; il fallait que ce fût elle pourdonner à sa conduite singulière un air si sérieux, un caractère àla fois touchant et ingénu.

Il y avait au moins une demi-heure qu’iltissait en pensant à cette vieille, quand, obligé de faire le tourde son métier pour le rajuster, il jeta un coup d’œil au dehors parune croisée qui se trouvait dans le coin où il travaillait, et illa vit encore occupée à regarder la manufacture, plongée dans uneadmiration profonde. Oubliant la fumée, la boue, la pluie et sesdeux longs voyages, elle contemplait l’édifice, comme si lebourdonnement monotone qui s’échappait des nombreux étages eûtformé une musique dont elle était fière.

Elle disparut bientôt et le jour avecelle : le gaz fut allumé, et le train express passa comme unéclair en vue du palais enchanté, sur le viaduc voisin ; on lesentit peu au milieu du grondement des mécaniques, on l’entendit àpeine au-dessus du fracas et du tapage des métiers. Depuislongtemps, les pensées d’Étienne l’avaient ramené vers la sombrechambre au-dessus de la petite boutique, et vers cette formehonteuse lourdement gisante sur le lit, mais plus lourdement encoresur son cœur.

La mécanique ralentit sa marche ; ellepalpite faiblement comme un pouls malade ; elle s’arrête. Lacloche retentit de nouveau, l’éclat des lumières et la chaleur sedissipent, les fabriques dessinent leurs formes indistinctes etmassives dans la nuit noire et humide. Leurs longues cheminéess’élèvent dans l’air comme les rivales de la tour de Babel.

Il ne s’était écoulé que vingt-quatre heuresdepuis qu’il avait causé avec Rachel, c’est vrai, et il avait mêmefait une courte promenade avec elle ; mais depuis ce temps-làil lui était survenu un nouveau malheur que Rachel pouvait seulealléger ; et c’est pour cela, et aussi parce qu’il savaitcombien il avait besoin d’entendre la seule voix qui pût calmer sacolère, qu’il se crut autorisé, malgré ce qu’elle lui avait dit, àl’attendre encore une fois. Il attendit, mais elle lui avaitéchappé de nouveau. Elle était partie. De toutes les nuits del’année, c’était celle où il pouvait le moins se passer de voir levisage doux et patient de son amie.

Oh ! n’eût-il pas mieux valu ne passavoir où reposer sa tête que d’avoir une demeure et de n’oser yretourner, pour un pareil motif ? Il mangea pourtant, il but,car il était exténué, mais il ne savait pas ce qu’il mangeait oubuvait et s’en souciait peu ; puis il se mit à errer sous unepluie glaciale, rêvant à sa honte, rêvant à son malheur,nourrissant de sombres, bien sombres pensées.

Jamais il n’avait été question entre eux d’unnouveau mariage ; mais il y avait bien des années que Rachellui avait montré de la pitié ; depuis, elle avait été la seuleà laquelle il eût ouvert son cœur, la seule à laquelle il eûtconfié ses chagrins ; il savait que, s’il était libre de laprendre pour femme, elle ne dirait pas non. Il pensait au foyervers lequel il aurait pu, à ce moment même, se diriger avec bonheuret avec orgueil ; à cette autre union qui aurait pu faire delui un tout autre homme ; à la gaieté qui eût alors animé soncœur aujourd’hui si accablé de tristesse ; à l’honneur, aurespect de lui-même, au calme d’esprit qu’il eût retrouvés etqu’aujourd’hui il voyait tombés pièce à pièce. Il pensait augaspillage des meilleures années de sa vie, au changement fatal quis’opérait dans son esprit de plus en plus irrité ; àl’horrible existence d’un homme attaché par les pieds et les poingsà une femme morte, et tourmenté par un démon qui prenait la formede ce cadavre. Il pensait à Rachel, si jeune, lorsque lesconséquences de son mariage l’avaient rapprochée de lui, si mûremaintenant et si près déjà de l’âge où l’on commence à vieillir. Ilpensa à toutes les jeunes filles et à toutes les femmes qu’elleavait vues se marier, à tous les foyers entourés d’enfants qu’elleavait vus s’élever autour d’elle ; à la résignation qu’elleavait mise à poursuivre à cause de lui son chemin tranquille etsolitaire ; à l’ombre de tristesse qu’il avait parfoisentrevue sur son visage aimé, et qui le frappait de remords et dedésespoir. Il évoqua le portrait de Rachel pour le poser en face del’image infâme qu’il avait retrouvée chez lui la veille, et ildemanda s’il était possible que l’existence terrestre d’un être sidoux, si bon, si dévoué, fût entièrement sacrifiée à une créatureaussi avilie !

Plein de ses pensées, si plein qu’il luisemblait que son cœur gonflé allait éclater, qu’il ne voyait plussous leur forme réelle les objets devant lesquels il passait enchemin, et que le cercle irisé autour des lampes brumeusesempruntait à ses yeux émus une couleur de sang, il rentra dansl’asile de son toit domestique.

Chapitre 13Rachel.

 

Une chandelle brûlait faiblement à cettecroisée, contre laquelle l’échelle noire avait été bien souventappliquée pour faire glisser par là l’être le plus précieux aumonde à une pauvre mère, désormais veuve et condamnée à travaillerpour son troupeau d’enfants affamés ; Étienne ajouta à sesautres pensées la sombre réflexion que, de toutes les éventualitésde notre existence terrestre, nulle ne nous est départie d’unefaçon plus injuste que la mort. L’inégalité de la naissance n’estrien auprès. Supposons que le fils d’un roi et le fils d’untisserand soient nés ce soir à la même heure : qu’est-ce doncque ce contraste auprès de celui qui fait mourir une créaturehumaine utile ou chère à d’autres, tandis qu’elle laisse vivrecette ivrognesse ?

Du dehors de sa demeure, il passa àl’intérieur, le visage toujours sombre, à pas lents et en retenantson haleine. Il arriva devant sa porte, l’ouvrit et entra dans lachambre.

La tranquillité et la paix y étaient revenues.Rachel était là, assise auprès du lit.

Elle tourna la tête et le rayonnement de sonvisage dissipa la nuit qui s’était faite dans l’esprit del’ouvrier. Elle se tenait auprès du lit, veillant et soignant unemalade. Étienne vit bien que, s’il y avait quelqu’un dans le lit,ce ne pouvait être que sa femme ; mais la main de Rachel avaitaccroché un rideau qui lui dérobait la vue de cettemalheureuse ; comme elle avait aussi fait disparaître leshaillons du vice pour les remplacer par ses propres effetsd’habillement. Chaque chose était à la place et dans l’ordre où ilavait coutume de la laisser, le feu venait d’être arrangé et l’âtrerécemment balayé. Il lui semblait voir tout cela dans le visage deRachel : et il n’avait pas besoin de regarder ailleurs. Cevisage qu’il contemplait lui fut bientôt caché par les larmesd’attendrissement qui remplirent ses yeux et obscurcirent savue ; mais il avait eu déjà le temps de voir qu’elle leregardait avec inquiétude, et qu’elle aussi avait les yeux pleinsde larmes.

Elle tourna de nouveau la tête vers le lit,et, après s’être assurée que la malade était tranquille, elle parlaà voix basse, d’un ton calme et presque joyeux.

« Je suis contente que tu sois enfinrentré, Étienne. Tu reviens tard ?

– Je me suis promené dans les rues, decôté et d’autre.

– C’est ce que j’ai pensé. Mais il faittrop mauvais temps pour ça. Il pleut à verse et le vents’élève. »

Le vent ? En effet, l’orage menaçait audehors. Écoutez-le, dans la cheminée, gronder comme le tonnerre etrugir comme l’Océan. S’être trouvé au milieu d’une pareille tempêteet ignorer qu’il fait du vent !

« C’est la seconde fois que je viensaujourd’hui, continua Rachel. La propriétaire est venue me chercherà l’heure du dîner. Il y avait ici quelqu’un qui avait besoin desoins, m’a-t-elle dit. Et elle avait bien raison… La malade n’aplus la tête à elle, Étienne ; et de plus elle est blessée ettoute meurtrie. »

Étienne se dirigea lentement vers une chaiseet s’assit baissant la tête devant la garde-malade.

« Je suis venue faire ce que je puis,Étienne ; d’abord parce qu’elle et moi nous travaillionsensemble quand nous étions jeunes, du temps que tu lui faisais lacour pour l’épouser, et qu’elle était mon amie… »

Il posa son front ridé sur sa main avec ungémissement étouffé.

« Et ensuite, parce que je connais toncœur et que je suis sûre et certaine que tu es trop bon pourvouloir la laisser mourir ou même la laisser souffrir, faute desecours. Tu sais qui a dit : « Que celui d’entre vous quiest sans péché lui jette la première pierre ! » Il n’apas manqué de gens pour lui jeter celle-là. Mais toi, tu n’es pashomme à lui jeter la dernière pierre, Étienne, quand tu la voisdans un état si pitoyable.

– Oh ! Rachel, Rachel !

– Tu as cruellement souffert ; quele ciel te récompense ! dit-elle d’une voix compatissante. Jesuis ta pauvre amie, de tout mon cœur et de toute monâme. »

La blessure dont Rachel avait parlé, setrouvait, à ce qu’il paraît, au cou de la femme perdue, victimevolontaire de ses vices hideux. Elle la pansa en ce moment, maissans découvrir la malade. Elle trempa un linge dans une cuvette oùelle avait versé quelques gouttes d’un liquide renfermé dans unebouteille, et l’appliqua sur la plaie. La table à trois pieds avaitété rapprochée du lit, et on y voyait deux bouteilles, dont l’uneétait celle que Rachel venait d’y poser.

Elle n’était pas si éloignée qu’Étienne,suivant des yeux la main de Rachel, ne pût lire ce qui était écriten grandes lettres sur l’étiquette. Il devint pâle comme un mort,et une soudaine horreur sembla s’emparer de lui.

« Je resterai ici, Étienne, dit Rachel serasseyant tranquillement, jusqu’à ce que trois heures aient sonné.Il faudra recommencer le pansement à trois heures, et alors onpourra la laisser jusqu’au matin.

– Mais tu as besoin de te reposer pourpouvoir travailler demain, ma chère.

– J’ai bien dormi la nuit dernière. Jepuis veiller plusieurs nuits de suite, quand il le faut. C’est toiqui as besoin de sommeil, pâle et fatigué comme tu es. Tâche dedormir sur ta chaise, pendant que je veillerai. Tu n’as pas pudormir hier soir, je m’en doute bien. Ton travail de demain estplus dur que le mien. »

Il entendit le vent qui grondait et rugissaitau dehors, et il lui sembla que sa colère de tantôt rôdait autourde la maison cherchant à pénétrer auprès de lui. Rachel l’avaitchassée ; il se fiait à elle pour le défendre contrelui-même.

« Elle ne me reconnaît pas,Étienne ; elle ouvre les yeux sans rien regarder, et murmurequelques mots d’un air à moitié endormi. Je lui ai parlé souvent etsouvent, mais elle ne s’en est seulement pas aperçue ! Tantmieux peut-être. Quand elle sera revenue à elle, j’aurai fait ceque j’ai pu, et elle n’en saura rien.

– Combien de temps, Rachel, croit-onqu’elle restera ainsi ?

– Le médecin dit que demain ellereprendra toute sa connaissance. »

Les yeux de l’ouvrier tombèrent de nouveau surla bouteille, et un frisson s’empara de lui qui le fit trembler detous ses membres. Rachel crut qu’il avait attrapé froid dans lapluie.

– Non, dit-il, ce n’est pas ça. J’ai étéeffrayé.

– Effrayé ?

– Oui, oui ! En rentrant. Pendantque je marchais. Pendant que je… que je pensais. Pendant queje… »

Le frisson s’empara encore une fois delui ; il se leva, se retenant à la cheminée, tandis qu’illissait ses cheveux froids et humides d’une main qui tremblaitcomme si elle eût été frappée de paralysie.

« Étienne ! »

Elle s’avançait vers lui, mais il étendit lebras pour l’arrêter.

« Non ! reste où tu es, je t’enprie ; reste où tu es ! Que je te voie toujours assiseprès du lit. Que je te voie toujours si bonne et si prompte àpardonner. Que je te voie comme je t’ai vue en entrant ici. Je nepuis jamais te voir mieux placée que là. Jamais, jamais,jamais ! »

Après un violent frisson, il se laissaretomber sur sa chaise. Au bout de quelque temps, il parvint à secalmer, et le coude sur un de ses genoux, la tête appuyée sur samain, il put regarder du côté de Rachel. Vue à la clarté douteusede la chandelle et à travers ses yeux humides, elle lui parut avoirune auréole autour de la tête. Vraiment il crut la voir, il la vit,cette auréole, pendant que le vent du dehors venait secouer lacroisée, agiter la porte d’en bas et faire le tour de la maison,hurlant et se lamentant.

« Quand elle ira mieux, Étienne, il fautespérer qu’elle te laissera encore tranquille et ne te causera plusd’ennui. Dans tous les cas, espérons-le. Et maintenant, je vais metaire, car je voudrais te voir dormir. »

Il ferma les yeux, plutôt pour faire plaisir àRachel que pour reposer sa tête fatiguée ; mais peu à peu,comme il écoutait le bruit du vent irrité, il cessa de l’entendre,ou bien le bruit se changea en celui de son métier ou en celui desmille voix de la journée (y compris la sienne), avec les milleparoles qu’elles avaient réellement prononcées. Mais bientôt cefaible sentiment de l’existence finit aussi par disparaître et iltomba dans un rêve long et agité.

Il rêva que lui et une autre personne àlaquelle il avait depuis longtemps donné son cœur (mais ce n’étaitpoint Rachel, et cela le surprit, même au milieu de son bonheurimaginaire) se trouvaient dans l’église et qu’on les unissait.Pendant qu’on célébrait la cérémonie et qu’il reconnaissait parmiles témoins quelques individus qu’il savait encore en vie etbeaucoup d’autres qu’il savait morts, il se fit une obscuritécomplète à laquelle succéda l’éclat d’une lumière éblouissante.Cette lumière jaillissait d’une ligne de la table des dixcommandements placée au-dessus de l’autel, dont les motsilluminaient l’édifice. Ils résonnaient aussi dans l’église, commesi leurs lettres de feu eussent eu une voix. Alors, la scène qui sedéroulait devant lui changea, et il n’en resta rien, rien que luiet le ministre. Ils se trouvaient au grand jour, devant une foulesi vaste, que si on avait rassemblé les habitants du monde entierdans le même espace, elle n’aurait guère pu, pensait-il, paraîtreplus nombreuse ; tous les spectateurs le contemplaient avechorreur ; il n’y avait pas un seul regard compatissant ousympathique parmi les millions de regards fixés sur son visage. Ilse trouvait sur une plate-forme exhaussée, au-dessous de son propremétier ; et levant les yeux pour voir la métamorphose de cemétier, et entendant qu’on récitait distinctement les prières desmorts, il reconnut qu’il était là comme condamné à mort. Au boutd’une minute, la plateforme sur laquelle il se tenait se dérobasous ses pieds, et il était pendu.

Par quelle circonstance mystérieuse il putressusciter et fréquenter de nouveau les endroits qu’ilconnaissait, c’est ce qu’il était incapable de deviner ; mais,ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y était revenu, emportant avec luisa condamnation qui consistait à ne plus voir le visage de Rachel,à ne plus entendre sa voix, dans ce monde ou dans l’autre, pendantla durée inimaginable de l’éternité. Errant çà et là, incessamment,sans espoir, et cherchant il ne savait quoi (il savait seulementqu’il était condamné à chercher), il était en proie à une terreurhorrible, sans nom, il avait une peur fatale d’une certaine formequi se représentait à lui sans relâche. Tout ce qu’il regardaitprenait tôt ou tard cette forme. L’unique but de sa misérableexistence était d’empêcher que les diverses personnes ne lareconnussent. Soins inutiles ! s’il les conduisait hors d’unesalle où elle se trouvait, s’il fermait les tiroirs ou les cabinetsoù elle était renfermée, s’il attirait les curieux loin desendroits où il la savait cachée et parvenait à les emmener dans larue, les cheminées mêmes des fabriques se transformaient soudain,et, autour d’elle, on pouvait lire l’étiquette imprimée.

Le vent grondait de nouveau, la pluieruisselait le long des toits, et les grands espaces à traverslesquels il avait erré jusqu’alors se resserrèrent entre les quatremurs de sa chambre. Sauf que le feu s’était éteint, rien n’y avaitchangé de place depuis qu’il avait fermé les yeux. Rachel semblaitsommeiller sur une chaise, non loin du lit. Elle dormait enveloppéedans son châle, parfaitement immobile. La table était au mêmeendroit, et sur la table se trouvait dans sa proportion et sonaspect réel la forme qu’il avait vue si souvent en rêve.

Il crut voir le rideau s’agiter. Il regarda denouveau et reconnut qu’il s’agitait en effet. Il vit une main quis’avançait et semblait chercher quelque chose à tâtons. Puis lerideau s’agita plus sensiblement, et la femme couchée dans le litle repoussa et se mit sur son séant.

Les yeux désolés, égarés, effarés, qu’ellepromena tout autour de la chambre, passèrent sans s’arrêter devantle coin où Étienne dormait sur sa chaise. Ses yeux y retournèrentbientôt ; elle les abritait avec sa main comme avec unabat-jour, pour examiner l’ouvrier plus attentivement. Encore unefois elle regarda tout autour de la chambre, sans avoir l’air defaire attention à Rachel, et fixa les yeux sur le coin où il étaitassis, les abritant une seconde fois de la main, le cherchant avecun instinct brutal qui lui disait qu’il était là. Il trouva que,dans ces traits flétris par la débauche et dans l’esprit quirespirait là-dessous, il ne restait plus aucune trace de la femmequ’il avait épousée dix-huit ans auparavant. S’il ne l’eût pas vuedescendre pas à pas jusqu’à ce point de dégradation, il n’auraitpas pu croire que ce fût la même femme.

Tout ce temps-là, comme s’il eût été sousl’influence d’un charme, il était condamné à l’immobilité et àl’impuissance. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de laregarder.

Elle s’assit quelque temps, les mains à lahauteur de ses oreilles, livrée à un sommeil hébété ou à desréflexions qui ne l’étaient pas moins. La tête ainsi appuyée, ellerecommença bientôt son examen de la chambre. Et alors, pour lapremière fois, ses yeux tombèrent sur la table où se trouvaient lesbouteilles. Aussitôt elle dirigea vers le coin d’Étienne un nouveauregard où se répétait le défi de la veille et allongea sa mainavide avec lenteur et précaution. Elle tira à elle une tasse etdemeura quelques minutes immobile, ne sachant quelle bouteillechoisir. Enfin, elle saisit d’une étreinte insensée celle quirenfermait une mort prompte et certaine, et, sous les yeux mêmesd’Étienne, tira le bouchon avec ses dents.

Rêve ou réalité, Étienne ne put prononcer uneparole, il lui fut tout aussi impossible d’agir.

Si le danger est réel et que l’heure de cettemalheureuse n’ait pas sonné, réveille-toi, Rachel,réveille-toi !

La malade en a grand peur. Elle regardeRachel ; puis, très-lentement, avec beaucoup de précaution,elle se verse à boire. La tasse touche ses lèvres. Un instantencore et rien ne pourra plus la sauver, dût le monde entier courirà son aide. Mais au même instant Rachel s’élance avec un criétouffé. L’infortunée fait de violents efforts, frappe Rachel, lasaisit par les cheveux ; mais Rachel tient la tasse.

Étienne pu enfin rompre le charme et selever.

« Rachel, je ne sais si je dors ou si jeveille ; quelle horrible nuit !

– Quoi donc, Étienne ? Il n’y arien. Je me suis endormie aussi… Chut ! j’entendsl’horloge. »

Le vent apporta jusqu’à la croisée le son del’horloge de l’église voisine. Ils prêtèrent l’oreille etentendirent sonner trois heures. Étienne regarda sa compagne ;il vit sa pâleur, remarqua ses cheveux en désordre et les tracesd’ongle qui rougissaient son front, et il demeura convaincu qu’ilavait été assez éveillé pour voir et pour entendre. D’ailleurs,elle tenait encore la tasse dans sa main.

« Je me doutais qu’il ne devait pas êtreloin de trois heures, dit-elle en versant tranquillement le contenude la tasse dans la cuvette, où elle trempa le linge, ainsi qu’ellel’avait déjà fait. Je suis contente d’être restée ! tout serafini lorsque j’aurai posé ceci. Là ! Et maintenant, la voilàtranquille. Je vais jeter les quelques gouttes qui restent dans lacuvette ; c’est une trop mauvaise drogue pour qu’on la laissetraîner, si peu qu’il y en ait. »

Tout en parlant, elle vida la cuvette sur lescendres du feu et brisa la bouteille dans l’âtre.

Il ne lui restait plus qu’à se bien envelopperdans son châle avant de s’exposer au vent et à la pluie.

« Tu me laisseras bien te reconduire, àune pareille heure ?

– Non, Étienne. Je n’ai que quelques pasà faire et je suis chez moi.

– Tu n’as pas peur, dit-il à voix basse,tandis qu’ils se dirigeaient vers la porte, de me laisser seul avecelle ? »

Comme elle le regardait en disant :« Étienne ! » Il se mit à genoux devant elle, sur cepauvre misérable escalier, et porta le pan de son châle à seslèvres.

« Tu es un ange. Que le bon Dieu tebénisse !

– Étienne, je suis, comme je te l’ai dit,ta pauvre amie. Je ne ressemble guère aux anges. Entre eux et uneouvrière pleine de défauts, il y a un abîme profond. Ma petite sœurest parmi eux, mais c’est qu’elle a changé de vie. »

Elle leva un moment les yeux en prononçant cesmots ; puis son regard s’abaissa de nouveau, dans toute sabonté et sa douceur, sur le visage du tisserand.

« Toi aussi tu m’as changé de vie. Tu mefais humblement désirer de te ressembler davantage, pour ne pas teperdre au moins au sortir de cette vie, quand tout le gâchis auradisparu. Tu es un ange, et tu ne sais pas que tu as peut-être sauvémon âme de la perdition. »

Elle regarda l’ouvrier agenouillé à ses pieds,tenant toujours le bout de son châle à la main, et le reprochequ’elle allait lui adresser expira sur ses lèvres, lorsqu’elle vitses traits agités.

« Je suis rentré la rage dans le cœur. Jesuis rentré désespéré de songer que, pour avoir prononcé un mot deplainte, je suis regardé comme une mauvaise tête. Je t’ai dit quej’avais eu peur. C’est la bouteille, le poison que j’ai vu sur latable. Je n’ai jamais fait mal à âme qui vive ; mais entombant tout à coup là-dessus, j’ai pensé : Qui sait ce quej’aurais pu faire à moi-même, ou à elle, ou à tousdeux !… »

Pâle de terreur, elle posa les deux mains surla bouche d’Étienne, afin de l’empêcher d’en dire davantage. Il lessaisit dans sa main restée libre, et les retenant, sans lâcher lechâle, il continua rapidement :

« Mais je t’ai vue, Rachel, assise auprèsdu lit. Je t’y ai vue toute cette nuit. Dans mon sommeil, je savaisque tu étais là. Je t’y verrai toujours dorénavant. Je ne la verraijamais, elle, je ne penserai jamais à elle, sans me figurer que tues à ses côtés. Je ne verrai jamais, je ne songerai jamais àquelque chose qui m’irrite, sans me figurer que tu es là pour mecalmer. Et de même je tâcherai d’attendre, je tâcherai d’avoirconfiance dans l’avenir, époque heureuse où toi et moi nous nous enirons bien loin ensemble, au delà du gouffre profond, dans le paysqu’habite ta petite sœur. »

Il baisa encore le pan de son châle et lalaissa partir. Elle lui dit bonsoir d’une voix agitée et sortitdans la rue.

Le vent venait du côté où le jour allaitbientôt paraître, et il grondait toujours. Il avait chassé lesnuages devant lui et la pluie s’était lassée de tomber ou elleétait allée voyager ailleurs, et les étoiles brillaient au ciel.Étienne s’avança nu-tête sur la route, la regardant s’éloigner d’unpas rapide. Ce que l’éclat des brillantes étoiles était auprès dela lueur blafarde de la chandelle qui brûlait à la croisée, Rachell’était aussi dans l’imagination inculte de l’ouvrier, auprès detoutes les occupations de sa vie journalière.

Chapitre 14Le grand manufacturier.

 

Le temps alla son train dans Cokeville ni plusni moins qu’une des machines de la ville : tant de matériauxbruts façonnés, tant de combustible consumé, tant de forceemployée, tant d’argent gagné. Mais, moins inexorable que le fer,l’acier ou le cuivre, il apporta ses saisons changeantes jusquedans ce désert de fumée et de briques, et fit là la seuleopposition qu’on eût jamais osé faire dans cette cité à l’odieuseuniformité de la vie qu’on y menait.

« Louise aura bientôt l’air d’une jeunefemme, » dit M. Gradgrind.

Le temps, grâce à la machine d’une puissancede je ne sais pas au juste combien de chevaux dont il dispose,poursuivit sa tâche, sans prêter la moindre attention à ce quedisait tel ou tel, et, pour le moment où nous parlons, il avaitfaçonné un jeune Thomas qui avait un pied de plus qu’à la dernièreépoque où M. Gradgrind avait daigné remarquer ce produit.

« Thomas aura bientôt l’air d’un jeunehomme, » dit M. Gradgrind.

Le temps continua de façonner Thomas dans sagrande fabrique, et voilà le jeune Thomas en habit et en fauxcol.

« Vraiment, dit M. Gradgrind, voilàle moment de faire entrer Thomas chez Bounderby. »

Le temps, s’acharnant après Thomas, le passa àla banque de Bounderby, l’installa dans la maison de Bounderby,l’obligea à faire emplette de son premier rasoir, et l’occupa à unefoule de calculs concernant son propre individu.

Le temps, ce grand manufacturier, qui atoujours sur les bras une immense quantité de besogne plus ou moinsprête à être livrée à la consommation, façonna Sissy dans safabrique et en fit un très-joli article, ma foi.

« Je crois, Jupe, dit M. Gradgrind,qu’il est inutile que vous continuiez plus longtemps d’aller àl’école, ou du moins, je le crains.

– Je le crains aussi, monsieur, réponditSissy avec une révérence.

– Je ne saurais vous cacher, Jupe, ajoutaM. Gradgrind en fronçant les sourcils, que le résultat decette épreuve a trompé mon espoir, a complètement trompé monespoir. Vous êtes loin d’avoir acquis, sous M. etMme Mac-Choakumchild, la somme de connaissancesexactes sur laquelle je comptais. Vous êtes très-peu avancée dansvos faits. Vos idées arithmétiques sont très-limitées. Vous êtestrès-arriérée, beaucoup plus arriérée que je ne l’aurais cru.

– J’en suis bien fâchée, monsieur,répliqua-t-elle ; mais je sais que cela n’est que trop vrai.Et pourtant j’ai bien essayé, monsieur.

– Oui, dit M. Gradgrind, oui, jecrois que vous avez bien essayé ; je vous ai observée, et jen’ai pas à me plaindre de vous sous ce rapport.

– Merci, monsieur ; j’ai quelquefoispensé… (voilà Sissy devenue bien timide)… que j’ai peut-être essayéd’apprendre trop de choses, et que, si j’avais demandé à essayerd’en apprendre un peu moins, j’aurais pu…

– Non, Jupe, non, dit M. Gradgrindsecouant la tête de son air le plus profond et le plus éminemmentpratique. Non. La méthode que vous avez suivie, vous l’avez suivied’après le système ; le système, c’est tout dire. Je suis doncréduit à supposer que les circonstances de votre éducation premièreont été trop défavorables au développement de votre raison, et quenous avons commencé trop tard. Quoi qu’il en soit, comme je ledisais tout à l’heure, j’ai été trompé dans mon espoir.

– Je voudrais qu’il eût été en monpouvoir, monsieur, de mieux reconnaître vos bontés envers unepauvre fille abandonnée, qui n’y avait aucun droit et que vous avezbien voulu protéger.

– Ne pleurez pas, dit M. Gradgrind,ne pleurez pas. Je ne me plains pas de vous. Vous êtes une bonnejeune fille, affectueuse et sage, et… et il faudra bien nouscontenter de cela.

– Merci, monsieur, merci beaucoup, ditSissy avec une révérence reconnaissante.

– Vous êtes utile àMme Gradgrind, et en général vous rendez une foulede petits services à la famille ; c’est ce que me ditMlle Louise, et c’est du reste ce que j’avaismoi-même remarqué. J’espère donc, dit M. Gradgrind, que vousvous arrangerez pour être heureuse dans ces nouvellesrelations.

– Je n’aurais rien à désirer, monsieur,si…

– Je vous comprends, ditM. Gradgrind ; vous faites encore allusion à votre père.J’ai appris de Mlle Louise que vous gardez toujourscette fameuse bouteille. Eh bien !… si vos études sur lesmoyens d’arriver à des résultats exacts eussent été plusprofitables pour vous, vous auriez su à quoi vous en tenirlà-dessus. Je ne vous en dirai pas davantage à ce sujet. »

Au fond, il aimait trop Sissy pour ne pas enfaire quelque cas ; car autrement il avait si peu d’estimepour les dispositions arithmétiques de sa protégée, qu’il n’eût pasmanqué d’arriver à mépriser son intelligence. D’une façon ou d’uneautre, il s’était mis dans la tête qu’il y avait chez elle quelquechose qu’on ne pouvait guère classer dans ses cadres et sestableaux numériques. Sa capacité pour la définition aurait aisémentpu s’évaluer à un chiffre très-bas, ses connaissances mathématiquesà zéro ; néanmoins M. Gradgrind se demandait comment ilaurait fait pour la diviser par catégories, dans le cas où il eûtété contraint de la faire figurer dans les colonnes d’un rapportofficiel.

Arrivé à une certaine phase dans samanufacture du tissu humain, le temps emploie des procédéstrès-rapides. Le jeune Thomas et Sissy étant tous deux parvenus àcette phase de leur fabrication ; ces changements s’étaienteffectués en une ou deux années, tandis que M. Gradgrindlui-même semblait demeurer stationnaire et ne subir aucunealtération.

Excepté une pourtant, qui n’avait rien à faireavec son progrès à travers la filature du temps. Ce fabricantl’avait poussé dans la petite mécanique assez bruyante et assezsale d’un collège borgne pour le faire élire député au parlementpour la cité de Cokeville : un de ces membres respectablesaffectés aux comptes par sous et deniers, grammes et kilos, unreprésentant de la table de multiplication, un de ces honorablesgentlemen qui sont muets, un de ces honorables gentlemen qui sontaveugles, un de ces honorables gentlemen qui sont boiteux, un deces honorables gentlemen qui font les morts, lorsqu’il s’agitd’autre chose que des poids et mesures, heureusement pournous : ce serait bien la peine sans cela d’être venus au mondesur une terre chrétienne dix-huit cents et quelques années aprèsnotre divin maître ?

Pendant ce temps-là, Louise avançait aussi deson côté, toujours si calme et si réservée, toujours si fidèle àregarder, vers l’heure du crépuscule, les cendres rouges quitombaient et s’éteignaient dans l’âtre, que c’est à peine si elleavait attiré l’attention de son père depuis l’époque où celui-cilui dit qu’elle avait presque l’air d’une femme. Il croyait encoreque c’était hier, lorsqu’un beau matin il trouva qu’elle l’étaitdevenue réellement tout à fait.

« Mais, oui, c’est une femmemaintenant ! dit M. Gradgrind d’un ton rêveur. Ce quec’est que de nous ! »

Peu de temps après cette découverte, il devintplus songeur que d’habitude pendant plusieurs jours, et parut fortpréoccupé de quelque projet. Un certain soir, au moment où ilallait sortir et où Louise vint lui dire bonsoir avant son départ,car il devait rentrer assez tard, et elle ne comptait pas le revoiravant le lendemain, il la tint dans ses bras, et, la regardant deson air le plus affectueux, lui dit :

« Ma chère Louise, vous êtes une femme,maintenant !

– Oui, père. »

Elle répondit par ce même coup d’œil rapide etscrutateur qu’elle lui avait adressé le jour où elle avait étésurprise auprès du cirque, puis elle baissa les yeux.

« Ma chère, dit M. Gradgrind,j’aurais à vous parler sérieusement et en particulier. Voulez-vousvenir me trouver dans mon cabinet, demain matin, aprèsdéjeuner ?

– Oui, père.

– Vos mains sont un peu froides, Louise.N’êtes-vous pas bien portante ?

– Très-bien portante, père.

– Et gaie ? »

Elle le regarda de nouveau et répliqua avec cesourire qui lui était particulier :

« Je suis aussi gaie que d’habitude,père ; aussi gaie que je l’ai jamais été.

– À la bonne heure, » ditM. Gradgrind.

Là-dessus il l’embrassa et sortit ;Louise revint à cette chambre paisible, qui ressemblait à un salonde coiffure, et, le coude droit appuyé dans la main gauche, se mità regarder les étincelles éphémères qui se transformaient encendres si rapidement.

« Es-tu là, Lou ? » dit sonfrère se montrant à la porte.

M. Tom était devenu un jeune homme dumonde, et franchement sa mine n’était pas faite pour donner uneidée avantageuse de ce qu’on nomme les gens du monde.

« Cher Tom, dit-elle, se levant etl’embrassant, comme tu es resté longtemps sans venir mevoir !

– C’est que toutes mes soirées, vois-tu,ont été prises, Lou, et, le jour, le vieux Bounderby me tientjoliment à l’attache. Heureusement que tu me sers à lui faireentendre raison quand il va trop loin ; de cette façon nousarrivons à ne pas dépasser les bornes. Dis donc, Lou ! pèret’-a-t-il parlé de quelque chose aujourd’hui ou hier ?

– Non, Tom. Mais il m’a dit qu’ildésirait me parler demain matin.

– Bon ! C’est sans doute ce que jepense, reprit Tom. Sais-tu où il est allé ce soir ? »

Tom paraît s’intéresser beaucoup à cettequestion.

« Non.

– Alors, je vais te le dire. Il est avecle vieux Bounderby. Ils ont une vraie conférence en règle, là-bas àla banque. Pourquoi à la banque, penses-tu ? Je vais te ledire. Pour se tenir aussi loin que possible, je crois, des oreillesde Mme Sparsit. »

La main sur l’épaule de son frère, Louisecontinue à regarder le feu. Tom consulte le visage de sa sœur avecbeaucoup plus d’intérêt que d’habitude, et lui passant le brasautour de la taille, l’attire à lui avec un mouvementcaressant.

« Tu m’aimes bien, n’est-ce pas,Lou ?

– Oui, je t’aime bien, Tom, quoique turestes si longtemps sans venir me voir.

– Eh bien ! ma bonne petite sœurchérie, c’est justement à quoi je pensais. Nous pourrions nous voirbeaucoup plus souvent, n’est-il pas vrai ? Nous pourrions êtretoujours ensemble ou à peu près, n’est-il pas vrai ? Ce seraitune très-bonne chose pour moi, Lou, si tu pouvais te décider à jesais bien quoi. Ce serait une chose superbe pour moi. Ce seraitfameux ! »

L’air rêveur de Louise dérouta l’examen habilede Tom. Ce visage impassible ne lui apprenait rien. Il la pressadans ses bras et l’embrassa sur la joue. Elle lui rendit sonbaiser, mais sans cesser de regarder le feu.

« Dis donc, Lou ! j’ai pensé que jeferais bien de venir, en passant, te glisser un mot de ce qui secomplote : quoique j’aie bien supposé que tu aurais déjàdeviné, quand même père ne t’aurait rien dit. Il faut à présent queje me sauve, car j’ai donné rendez-vous à quelques amis pour cesoir. Tu n’oublieras pas que tu m’aimes ?

– Non, cher Tom, je ne l’oublieraipas.

– Voilà une bonne fille, dit Tom. Adieu,Lou ! »

Elle lui souhaita un bonsoir affectueux etl’accompagna jusque sur la route, d’où l’on apercevait les feux deCokeville qui rougissaient l’horizon lointain. Elle se tintimmobile, les yeux fixés sur ces vagues clartés et écoutant lebruit des pas de Tom qui s’en allait. Il s’éloignait rapidement,comme s’il eût été heureux de s’échapper de Pierre-Loge. Il étaitdéjà loin, et tout bruit de pas avait cessé, qu’elle était encorelà, debout à la même place. Il semblait qu’elle eût cherché àdécouvrir, d’abord dans les lueurs de sa propre cheminée, puis dansle brouillard de feu qui s’élevait au-dessus de la ville, quelletrame le vieux temps, le plus grand et le plus ancien desfilateurs, allait encore tisser avec ces mêmes fils dont il avaitdéjà formé une femme. Mais la fabrique de ce vieillard est cachéeon ne sait où, ses mécaniques ne font pas de bruit, et ses ouvrierssont des sourds-muets.

Chapitre 15Père et fille.

 

Quoique M. Gradgrind ne ressemblât pas àBarbe-Bleue, son cabinet avait tout l’air d’une chambre bleue, vule nombre de livres bleus[4] qui s’ytrouvaient rassemblés. Tout ce que les rapports peuvent prouver (eten général ils vous prouveront ce que vous voudrez) était démontrédans ce régiment de brochures que venaient renforcer à chaqueinstant de nouvelles recrues. Dans cette salle enchantée lesquestions sociales les plus compliquées étaient additionnées,totalisées, réglées à tout jamais. Si ceux que cela intéressaitavaient seulement pu s’en douter ! Tel qu’un astronome quiferait construire un observatoire sans croisée et s’y installeraitpour arranger, avec une plume, de l’encre et du papier, le mondedes étoiles, M. Gradgrind, installé dans son observatoire(combien il y en a de pareils !), pouvait, sans avoir besoinde jeter un seul coup d’œil sur les milliers d’êtres grouillantautour de lui, régler leurs destinées sur une ardoise et essuyertoutes leurs larmes avec un sale petit bout d’éponge.

Ce fut donc vers cet observatoire, chambresévère, ornée d’une horloge, dont le morne aspect a quelque chosede statistique, et qui marque chaque seconde avec un coup quisemble frappé sur le couvercle d’un cercueil, que Louise dirigeases pas le matin en question. Une des croisées avait vue surCokeville, et lorsque la jeune fille s’assit auprès de la table deson père, elle aperçut les hautes cheminées et les longues traînéesde fumée qui apparaissaient dans le triste lointain qu’ilsassombrissaient.

« Ma chère Louise, commençaM. Gradgrind, ce que je vous ai dit hier soir a dû vouspréparer à prêter une sérieuse attention à la conversation que nousallons avoir ensemble. Vous avez été si bien élevée et vous faites,je suis heureux de le reconnaître, tellement honneur à l’éducationque vous avez reçue, que j’ai la plus grande confiance dans votrebon sens. Vous n’êtes pas passionnée, vous n’êtes pas romanesque,vous êtes habituée à tout envisager avec la calme impartialité dela raison et du calcul. C’est ainsi, j’en suis sûr, que vousenvisagerez et considérerez la communication que je vais vousfaire. »

Il attendit, comme s’il eût désiré qu’ellerépondît quelque chose. Mais elle ne prononça pas une parole.

« Louise, ma chère, vous êtes l’objetd’une proposition de mariage qui m’a été adressée. »

Il attendit encore, et cette fois encore ellene répondit pas une parole. Ce silence l’étonna assez pourl’engager à répéter doucement :

« Une proposition de mariage, machère. »

Elle répliqua alors sans donner le plus petitsigne d’émotion :

« J’entends bien, père. Je suis touteattention, je vous assure.

– Allons ! dit M. Gradgrind,qui se prit à sourire après être resté un moment déconfit, vousêtes encore plus maîtresse de vous que je n’osais l’espérer,Louise, ou peut-être étiez-vous, déjà préparée à entendre lacommunication que je suis chargé de vous faire ?

– C’est ce que je ne saurais dire avantde la connaître. Préparée ou non, je désire tout apprendre de vous.Je désire l’entendre de votre bouche. »

Chose étonnante, M. Gradgrind lui-mêmeétait moins calme que sa fille en ce moment. Il prit uncoupe-papier dans sa main, le retourna, le reposa sur la table, lereprit une seconde fois et fut même obligé de promener son regardle long de la lame avant de savoir comment poursuivrel’entretien.

« Ce que vous venez de dire, ma chèreLouise, est on ne peut plus raisonnable. J’ai promis de vous fairesavoir… Bref, M. Bounderby m’a annoncé que depuis longtemps ila suivi vos progrès avec un plaisir et un intérêt particuliers, etqu’il a longtemps espéré que le jour viendrait où il pourrait vousoffrir sa main en mariage. Ce jour qu’il a attendu si longtemps,et, il faut le dire, avec tant de constance, est enfin arrivé. Ilm’a fait sa demande et m’a supplié de vous la transmettre avecl’espérance que vous voudrez bien l’accueillirfavorablement. »

Le père et la fille se taisent. L’horlogelugubrement statistique sonne très-creux. La fumée lointaine paraîtbien noire et bien morne.

« Père, dit enfin Louise, croyez-vous quej’aime M. Bounderby ? »

Cette question imprévue embarrassa beaucoupM. Gradgrind.

« Vraiment, mon enfant,répondit-il ; je… vraiment… je ne puis prendre sur moi derépondre à cette demande.

– Père, poursuivit Louise avec la mêmeintonation de voix, me demandez-vous d’aimerM. Bounderby ?

– Ma chère Louise, non, non. Je nedemande rien.

– Père, répéta-t-elle encore,M. Bounderby me demande-t-il de l’aimer ?

– Vraiment, ma chère, dit Gradgrind, ilest difficile de répondre à cette question…

– Difficile d’y répondre par un oui ou unnon, père ?

– Certainement, ma chère. Car… ici il yavait quelque chose à démontrer et cela le remontait… Car laréponse dépend essentiellement, Louise, du sens que nous attachonsau mot employé. Or, M. Bounderby ne vous fait pas l’injustice,il ne se fait pas à lui-même l’injustice de prétendre à quelquechose de romanesque, de fantastique, ou (j’emploie des termessynonymes) de sentimental. M. Bounderby aurait fort peuprofité des occasions qu’il a eues de vous voir grandir et vousformer sous ses yeux, s’il pouvait oublier ce qu’il doit à votrebon sens, ce qu’il doit à son propre bon sens, au point d’envisagerles choses sous ce point de vue. Il se pourrait donc… ceci est unesimple suggestion que je vous soumets… que l’expression dont vousvous êtes servie ne fût pas précisément l’expression propre.

– Quelle expression me conseilleriez-vousd’employer à la place, père ?

– Mais, ma chère Louise, ditM. Gradgrind qui avait fini par retrouver tous ses moyens, jevous conseillerais (puisque vous me consultez) d’envisager cettequestion comme vous avez été habituée à envisager toutes les autresquestions, c’est-à-dire comme un fait positif. Les ignorants et lesétourdis pourraient surcharger un fait de ce genre d’une foule defantaisies étrangères et autres absurdités qui, à l’examen, n’ontaucune existence, pas l’ombre d’une existence. Mais ce n’est pasvous faire un compliment que de dire que vous ne commettez pas deces erreurs. Voyons, maintenant, quels sont les faits dont ils’agit ? Mettons que vous avez, en chiffres ronds, vingtans ; mettons que M. Bounderby a, en chiffres ronds,cinquante ans. Il existe quelque disproportion entre vos âgesrespectifs, entre vos fortunes et vos positions respectives, iln’en existe aucune ; au contraire, sous ce rapport, vous vousconvenez parfaitement. Il ne s’agit donc plus que de savoir sicette seule disproportion suffit pour former obstacle à un telmariage ? Avant de considérer cette question, il n’est passans importance d’interroger la statistique des mariages (tellequ’on a pu la dresser jusqu’à ce jour), dans l’Angleterre et lecomté de Galles. Je trouve, en consultant les chiffres, qu’un grandnombre de ces unions ont été contractées par des individus d’âgestrès-inégaux, et que, dans une proportion d’un peu plus des troisquarts, la plus âgée des parties contractantes est le mari. Un faitremarquable, en tant qu’il prouve combien la loi dont je vous parleest répandue, c’est que chez les indigènes de nos colonies desIndes, et aussi chez la plupart des peuples de la Chine, voire mêmeparmi les Calmoucks de la Tartarie, les chiffres que nous ontfournis jusqu’à ce jour les voyageurs les plus dignes de foidonnent un résultat identique. La disproportion à laquelle j’aifait allusion cesse donc en quelque sorte d’être une disproportion,et (virtuellement) se trouve presque détruite.

– Quel mot me conseillez-vous d’employer,père, demanda Louise dont ces résultats satisfaisants n’avaient enrien dérangé le calme et la réserve, à la place de celui dont je mesuis servie tout à l’heure, à la place de l’expressionimpropre ?

– Louise, répliqua son père, il me sembleque rien n’est plus simple. Vous bornant au strict examen du fait,la question que vous avez à vous adresser est celle-ci :M. Bounderby me demande-t-il de l’épouser ? Oui, il ledemande. Alors la seule difficulté qui reste à résoudre est :Dois-je l’épouser ? Il me semble que rien ne peut être plussimple que cela.

– Dois-je l’épouser ? répéta Louiseavec beaucoup de sang-froid.

– Justement. Et il m’est agréable, commepère, de penser que vous n’arrivez pas à l’examen de cette questionavec les idées et les habitudes de la plupart des jeunes filles devotre âge.

– En effet, père, répondit-elle, vousavez bien raison.

– C’est à vous de décider, maintenant,dit M. Gradgrind. Je vous ai exposé le fait de la façon dontles esprits pratiques ont coutume d’exposer des faits de cegenre ; je vous l’ai exposé ainsi qu’il a été exposé à votremère et à moi dans le temps. Quant au reste, ma chère Louise, c’està vous d’en décider. »

Depuis le commencement de l’entretien, elleavait tenu les yeux fixés sur son père. Tandis que celui-ci sepenchait en arrière dans son fauteuil et dirigeait à son tour surelle un regard profond, peut-être eût-il pu remarquer chez elle unmoment, un seul moment d’hésitation où elle se sentit poussée à sejeter dans ses bras et à lui confier les émotions d’un cœurdurement refoulé. Mais, pour voir cela, il eût fallu queM. Gradgrind sautât à pieds joints par-dessus les barrièressociales qu’il élevait depuis si longtemps entre lui et cesessences subtiles de l’humanité qui échapperont aux recherches lesplus adroites de l’algèbre, jusqu’au moment où la voix de latrompette suprême fera rentrer l’algèbre elle-même dans le néant.Les barrières étaient trop nombreuses et trop élevées pour qu’ilpût les franchir d’un seul bond. Grâce à l’expression impassible,utilitaire, pratique de son visage, il réprima l’élan de la jeunefille, et l’occasion se précipita dans le gouffre sans fond dupassé pour se mêler à toutes les occasions perdues que le temps y anoyées. Cessant de regarder son père, elle resta si longtemps àcontempler la ville sans dire un mot, que M. Gradgrind demandaenfin :

« Est-ce que vous consultez les cheminéesdes fabriques de Cokeville, Louise ?

– Il n’y a là, en apparence, qu’une fuméeparesseuse et monotone, pourtant, lorsque vient la nuit, le feuéclate, père ! répondit-elle se retournant avec vivacité.

– Tout le monde sait cela, Louise. Je nevois pas en quoi votre remarque peut s’appliquer au sujet de notreconversation. »

Il ne le voyait pas du tout, c’est une justiceà lui rendre.

Elle écarta donc sa remarque par un gestepresque imperceptible de sa main, et, concentrant de nouveau touteson attention sur son père, reprit :

« Père, j’ai souvent pensé que la vie estbien courte… »

Ceci rentrait si essentiellement dans ledomaine de M. Gradgrind, qu’il interrompit :

« Elle est courte, sans doute, ma chère.Cependant il est démontré que la durée moyenne de la vie humaine aaugmenté durant ces dernières années. Les calculs des diversescompagnies d’assurances sur la vie et des compagnies de rentesviagères ont, entre autres résultats irréfutables, établipositivement le fait.

– Je parle de ma propre vie, père.

– Oh ! vraiment ? Mais je n’aipas besoin de vous faire remarquer, Louise, que votre existence estsoumise aux mêmes lois qui gouvernent l’existence des masses.

– Pendant qu’elle durera, j’aurais voulufaire le peu de bien que je puis, le peu de bien qu’on m’ait mise àmême de faire… n’importe ! »

Le dernier mot prononcé par Louise parutintriguer un peu M. Gradgrind, qui répondit :

« Comment, n’importe ?N’importe quoi, ma chère ?

– M, Bounderby, continua-t-elle d’un tonferme et décidé, sans faire attention à l’interruption, me demandede l’épouser. La seule question que j’aie à m’adresser est :L’épouserai-je ? C’est bien cela, père ? C’est là ce quevous m’avez dit, père, n’est-ce pas ?

– Sans doute, ma chère.

– Soit. Puisqu’il plaît àM. Bounderby de me prendre ainsi, je ne vois pas pourquoi jerepousserais sa proposition. Dites-lui, père, aussitôt que vousvoudrez, que telle est ma réponse. Répétez-la mot pour mot, si vouspouvez, car je tiens à ce qu’il sache au juste ce que j’ai dit.

– Il est toujours bien, ma chère,répliqua M. Gradgrind d’un ton approbateur, d’être exact.Votre demande est trop raisonnable pour que je n’y fasse pas droit.Avez-vous quelque désir à exprimer relativement à l’époque de votremariage, mon enfant ?

– Aucun, père N’importe ! »

M. Gradgrind avait rapproché un peu sachaise et pris la main de sa fille. Mais l’exclamation qu’ellevenait de répéter parut sonner désagréablement à son oreille. Il laregarda un instant en silence et reprit sans lâcher samain :

« Louise, il est une question que j’aicru inutile de vous adresser, parce que la possibilité qu’elleimplique me semble trop éloignée. Mais, peut-être, devrais-je vousl’adresser… Vous n’avez jamais reçu, en secret, aucune autreproposition de ce genre ?

– Père, répondit-elle d’un ton presquedédaigneux, quelle autre proposition aurait-on pu m’adresser, àmoi ? Quels sont les gens que j’ai vus ? Où suis-jeallée ? Quelles sont les expériences de mon cœur ?

– Ma chère Louise, répliquaM. Gradgrind satisfait et rassuré, vous avez raison ;c’est moi qui avais tort. Mais je voulais seulement remplir undevoir.

– Est-ce que je sais, moi,reprit Louise avec son sang-froid habituel, ce que c’est que dessympathies, ce que c’est qu’un caprice, une aspiration ?N’a-t-on pas étouffé cette partie de ma nature, où il eût étépossible de développer des choses si futiles ? Ai-je échappéun seul instant aux problèmes qui pensent se démontrer, auxréalités qu’on peut saisir ? »

En disant cela, elle ferma instinctivement lamain, comme si elle eût étreint un corps solide, puis la rouvritlentement comme pour laisser tomber de la poussière ou descendres.

« Ma chère, reprit le père éminemmentpratique, d’un air enchanté, cela est vrai, très-vrai.

– Ne suis-je pas la dernière personne aumonde à qui l’on devrait adresser une si étrange question,père ? poursuivit-elle. Ces préférences enfantines… (j’aiappris cela, malgré tous vos soins)… qui sont communes à tous lespetits cœurs, n’ont jamais trouvé un innocent asile dans mon sein.Vous avez été si soigneux de moi, que je n’ai jamais eu un cœurd’enfant. Vous m’avez si bien élevée, que je n’ai jamais rêvé unrêve d’enfant. Vous avez agi si sagement à mon égard, père, que,depuis mon berceau jusqu’à ce jour, je n’ai jamais conçu unecroyance ni une crainte d’enfant. »

M. Gradgrind fut tout ému du succès qu’ilavait obtenu et du témoignage flatteur qu’on venait de luirendre.

« Ma chère Louise, dit-il, vous merécompensez, et au delà, de tous mes soins. Embrassez-moi, machère. »

Et sa fille l’embrassa. Le père, la retenantdans ses bras, poursuivit :

« Je puis vous assurer, mon enfantchérie, que la sage détermination que vous venez de prendre faitmon bonheur. M. Bounderby est un personnage très-remarquable,et la légère disproportion qu’on pourrait trouver dans vos âges, sitoutefois c’en est une, est plus que compensée par la trempevigoureuse que l’éducation a donnée à votre esprit. Mon but atoujours été de vous élever de façon qu’à dater même de vos plustendres années, vous fussiez, si je puis m’exprimer ainsi, presqueaussi âgée que moi. Embrassez-moi encore une fois, Louise. Et,maintenant, allons trouver votre mère. »

Ils descendirent donc au salon, où cetteestimable dame, inaccessible à tout enfantillage, était allongéeselon son habitude sur un canapé, tandis que Sissy travaillait àcôté d’elle. Elle donna quelques légers signes d’un retour à la vieau moment où ils entrèrent, et, au bout de quelque temps, l’ombrechinoise se trouva sur son séant.

« Madame Gradgrind, dit son mari quiavait attendu avec une certaine impatience qu’elle eût fait cetteévolution, permettez-moi de vous présenterMme Bounderby.

– Oh ! ditMme Gradgrind, vous avez donc terminé cetteaffaire ! Eh bien, j’espère que vous jouirez d’une bonnesanté, Louise ; car si votre tête devait se briser, comme lamienne, dès le commencement de votre mariage, je ne trouverais pasvotre sort bien digne d’envie, quoique vous pensiez sans doute lecontraire, comme font toutes les jeunes filles. C’est égal, je vousfélicite, ma chère, et je souhaite que vous puissiez mettre àprofit toutes vos études hologiques, soyez-en convaincue ! Ilfaut que je vous offre un baiser de félicitation, Louise ;seulement ne touchez pas mon épaule droite ; car j’ai par làje ne sais quelle douleur qui va toujours de haut en bas.Maintenant, voyez-vous, continua Mme Gradgrind,rajustant ses châles à la suite de cette cérémonie affectueuse, jem’en vais me tourmenter du matin jusqu’au soir pour savoir commentl’appeler, lui.

– Madame Gradgrind ! demanda sonmari d’un ton solennel, que voulez-vous dire ?

– Comment me faudra-t-il l’appeler,monsieur Gradgrind, lorsqu’il sera le mari de Louise ? Ilfaudra bien que je lui donne un nom quelconque. Il est impossible,continua Mme Gradgrind d’un ton qui annonçait à lafois un sentiment profond des convenances et de sa propre dignité,de lui adresser constamment la parole sans jamais lui donner unnom. Je ne puis pas l’appeler Josué, car ce nom m’estinsupportable. Vous-même, vous ne voudriez jamais entendre parlerdu diminutif Joé, vous le savez très-bien. Dois-je donc appeler monpropre gendre monsieur ? Non, sans doute, à moins queje n’en sois déjà réduite, sous prétexte que je suis unemalheureuse invalide, à voir mes parents et ma famille m’insulteret me fouler aux pieds. Comment donc faudra-t-il que je lenomme ? »

Aucun des assistants n’étant à même de venir àson secours, dans ces circonstances difficiles, en lui suggérant unmoyen de résoudre le problème, Mme Gradgrinds’éteignit provisoirement, après avoir ajouté le codicille suivantaux observations déjà exécutées :

« Quant à la noce, tout ce que jedemande, Louise, et je vous le demande avec des palpitations depoitrine qui s’étendent positivement jusqu’à la plante de mespieds, c’est qu’elle ait lieu le plus tôt possible. Je n’ai pasenvie que ce soit là encore une de ces choses dont je ne verraijamais la fin. »

Quand M. Gradgrind avait présentéMme Bounderby, Sissy avait tout à coup tourné latête et dirigé sur Louise un regard plein de surprise, de pitié, detristesse et d’incrédulité. Louise le devinait, et le voyait, sansavoir besoin de regarder la jeune fille. À dater de ce moment, elledevint impassible, hautaine et froide ; elle tint Sissy àdistance, et changea pour elle du tout au tout.

Chapitre 16Mari et femme.

 

Le premier désagrément de M. Bounderby,en apprenant son bonheur, fut causé par la nécessité où il setrouvait de communiquer cette nouvelle àMme Sparsit. Il ne savait pas comment s’y prendre,et ne se faisait pas une idée nette des conséquences d’une pareilledémarche. S’en irait-elle tout de suite, avec armes et bagages,chez Lady Scadgers, ou bien refuserait-elle obstinément de quitterla place ? Se mettrait-elle à gémir ou à dire des grosmots ? Pleurerait-elle toutes les larmes de ses yeux, ou luiarracherait-elle les siens ? Se laisserait-elle briser lecœur, sans casser les vitres ? C’est ce que M. Bounderbyne pouvait nullement prévoir. Cependant, comme il fallait que lachose se fît, il fallut bien aussi se résoudre à la faire, de sortequ’après avoir commencé plusieurs lettres sans en réussir aucune,il se décida à s’exécuter de vive voix.

En revenant chez lui, le soir qu’il avait fixépour mettre à exécution cet important projet, il eut la précautiond’entrer chez un pharmacien et d’acheter un flacon de sel volatild’une force renversante.

« Par saint Georges ! ditM. Bounderby, si elle prend le parti de se trouver mal,j’aurai toujours la satisfaction de lui écorcher la peau dunez. »

Mais il avait beau faire le brave, quand ilfranchit le seuil de sa propre maison, il n’avait pas du tout lamine d’un héros ; il se présenta plutôt devant l’objet de sespréoccupations comme un chien qui n’a pas la conscience nette envenant tout droit du garde-manger.

« Bonsoir, monsieur Bounderby. »

– Bonsoir, madame, bonsoir. »

Il approcha sa chaise etMme Sparsit retira la sienne comme pourdire :

« C’est votre coin du feu, monsieurBounderby ; je me plais à le reconnaître. C’est à vous del’occuper tout entier, si bon vous semble.

– N’allez pas vous reculer jusqu’au pôlenord, madame, dit M. Bounderby.

– Merci, monsieur, » ditMme Sparsit qui se rapprocha du feu, mais cependanten deçà de sa première position.

M. Bounderby resta un instant à lacontempler, tandis qu’avec les pointes d’une paire de ciseaux,roides et effilés, elle enlevait, dans un but d’ornementationmystérieux, des ronds dans un morceau de batiste, opération qui,jointe à l’aspect des sourcils touffus et du nez romain, suggéraitl’idée d’un faucon s’acharnant après les yeux de quelque petitoiseau coriace. Elle s’occupait si assidûment de son travail, qu’ils’écoula plusieurs minutes avant qu’elle levât les yeux de sonouvrage ; M. Bounderby réclama alors son attention par unhochement de tête.

« Madame Sparsit, dit M. Bounderbymettant ses mains dans ses goussets et s’assurant avec la maindroite que le flacon serait facile à déboucher, je n’ai pas besoinde vous dire que vous êtes non-seulement une dame bien née et bienélevée, mais une femme de diablement d’esprit.

– En effet, monsieur, répliquaMme Sparsit, car ce n’est pas la première fois quevous m’honorez de pareilles expressions de votre bonne opinion.

« Madame Sparsit, dit M. Bounderby,je vais vous étonner.

– Vraiment, monsieur ? répliquaMme Sparsit interrogativement et avec le plus grandcalme du monde. Elle portait ordinairement des mitaines, elle mitson ouvrage de côté et lissa ses mitaines.

– Je vais, madame, dit Bounderby,… jevais épouser la fille de Tom Gradgrind.

– En vérité, monsieur ? réponditMme Sparsit d’un ton suave. Puissiez-vous êtreheureux, monsieur Bounderby ! Oh ! oui, je souhaite quevous puissiez être heureux, monsieur ! » Et elle prononçaces dernières paroles avec une intonation qui annonçait à la foistant de condescendance et tant de compassion pour son patron, queBounderby, beaucoup plus déconcerté que si elle eût lancé sa boîteà ouvrage au milieu de la glace ou qu’elle fût tombée en syncopesur le tapis, boucha hermétiquement le flacon de sel volatil cachédans sa poche et se dit :

« Diantre soit de cette femme ! Quiest-ce qui se serait jamais douté qu’elle allait prendre la choseen douceur ? »

« Je souhaite de tout mon cœur, monsieur,dit Mme Sparsit d’un air tout à fait distingué(car, en un moment, elle avait pris l’air d’une femme qui secroyait le droit de s’apitoyer à tout jamais sur le sort deM. Bounderby), que vous puissiez être heureux sous tous lesrapports.

– Merci, madame, répliquaM. Bounderby avec un peu de mécontentement dans la voix, quiavait baissé d’un ton, malgré lui, je vous suis fort obligé.J’espère bien l’être.

– En vérité, monsieur ? ditMme Sparsit avec une grande affabilité. Mais, aufait, c’est tout naturel, c’est tout simple. »

Ici M. Bounderby fit une pause assezgauche et assez embarrassante. Mme Sparsit repritson ouvrage et fit entendre à diverses reprises une petite toux, latoux d’une femme qui a la conscience de sa force et de samagnanimité.

« Or, madame, reprit Bounderby, celaétant, je m’imagine qu’il ne saurait convenir à une dame comme vousde rester ici, malgré le désir qu’on pourrait avoir de vousgarder ?

– Ah ! Dieu, non, monsieur, il n’yfaut pas songer. »

Mme Sparsit secoua la tête,toujours avec son air tout à fait distingué, en variant un peul’intonation de la petite toux ; c’était maintenant la touxd’une femme qui sent venir en elle le don de prophétie et quirésiste, comme la pythonisse, au souffle de l’esprit, persuadéequ’il vaut mieux essayer de l’étouffer en toussant.

« Toutefois, madame, dit Bounderby, il setrouve à la banque, à ma banque, des appartements où la présenced’une dame bien née et bien élevée, qui s’y installerait en qualitéde gardienne, serait regardée comme une bonne aubaine. Si les mêmesgages…

– Pardon, monsieur ; mais vous avezété assez bon pour me promettre de toujours employer l’expressiongratification annuelle.

– Soit, madame, gratificationannuelle. Si la même gratification annuelle vous paraît acceptablelà-bas, je ne vois, pour ma part, aucun motif pour nousséparer.

– Monsieur, réponditMme Sparsit, cette offre est digne de vous, et sila position que je devrais occuper à la banque est telle que jepuisse l’accepter sans descendre plus bas dans l’échellesociale…

– Elle l’est, ça va sans dire ;autrement, madame, pouvez-vous penser que je l’aurais proposée àune dame qui a fréquenté le monde que vous avez fréquenté ?Non que je me soucie de ce monde-là, vous savez ! Mais vous,c’est différent.

– Monsieur Bounderby, vous êtes remplid’égards.

– Vous y aurez votre appartementparticulier, le feu, la chandelle, et vous aurez votre bonne pourvous servir et l’homme de peine pour vous protéger ; enfinvous serez ce que je me permets d’appeler diantrement à votreaise.

– Monsieur, réponditMme Sparsit, pas un mot de plus. En me démettantdes honorables fonctions que j’occupe ici, je n’échapperai pas à latriste nécessité de manger le pain de la dépendance (elle aurait pudire le ris de veau[5] de ladépendance, vu que ce mets délicat, assaisonné d’une bonne sauce auroux, était son souper de prédilection), et j’aime mieux lerecevoir de vous que de tout autre. Monsieur, j’accepte votre offreavec reconnaissance et avec des remercîments bien sincères pourtoutes vos bontés. Et je souhaite, monsieur, continuaMme Sparsit en terminant avec une intonation depitié bien marquée, je souhaite bien vivement que vous trouviezdans Mlle Gradgrind la femme que vous désirez etque vous méritez ! »

Rien désormais ne put déciderMme Sparsit à abandonner le rôle de bienveillantepitié qu’elle avait pris. Ce fut en vain que Bounderby tempêta etvoulut revendiquer ses droits d’homme heureux avec des explosionsde bonheur matrimonial ; Mme Sparsit étaitbien décidée à le regarder comme une victime et à le plaindre. Ellefut polie, obligeante, gaie, souriante ; mais plus la dame semontrait polie, obligeante, gaie, souriante, plus c’était lui quiavait l’air d’un être sacrifié, d’une victime, enfin. Elleparaissait tellement s’apitoyer sur le malheureux sort de sonpatron, que le gros visage rougeaud du fabricant se couvrait d’unesueur froide dès qu’elle le regardait.

Cependant il avait été convenu que le mariageserait célébré dans un délai de deux mois, et M. Bounderby serendait tous les soirs à Pierre-Loge en qualité de soupirant agréé,et chaque fois l’amour se faisait sous forme de bracelets et debijoux. Au moment des fiançailles, l’amour prit à chaque visite unaspect de plus en plus manufacturier. On fabriqua des robes, onfabriqua des bijoux, on fabriqua des gâteaux et des gants, onfabriqua un contrat de mariage, avec accompagnement abondant defaits appropriés à la circonstance. Toute l’affaire ne fut qu’unfait d’un bout à l’autre. Les heures se gardèrent bien d’accompliraucune de ces gradations couleur de rose que la sottise des poètesleur fait exécuter en pareil cas ; les pendules n’allèrent niplus ni moins vite qu’à l’ordinaire. L’horloge lugubrementstatistique de l’observatoire Gradgrind continua à immoler chaqueseconde à mesure qu’elle naissait, et à l’enterrer avec sonexactitude habituelle.

Le jour arriva donc, comme tous les autresjours arrivent pour ceux qui savent n’écouter que la voix de laraison ; et, lorsqu’il vint, on unit dans l’église aux jambesde bois sculptées (cet ordre d’architecture si populaire) JosuéBounderby de Cokeville à Louise, fille aînée de Thomas Gradgrind,de Pierre-Loge, membre du parlement pour ladite ville. Et, quandils furent unis par les liens sacrés de l’hyménée, ils s’enretournèrent déjeuner à Pierre-Loge, déjà nommé.

L’heureux événement y avait rassemblé unesociété d’élite dont chaque membre savait d’où venaient lesproduits qu’il buvait ou mangeait, et comment on importait ouexportait ces produits et en quelles quantités, à bord de naviresanglais ou de navires étrangers ; rien ne leur échappait. Lesdemoiselles d’honneur, y compris même la petite Jeanne Gradgrind,étaient, sous le point de vue intellectuel, dignes de devenir lescompagnes du célèbre enfant calculateur ; il n’y avait pas unseul convive qui fût suspect de penser à aucune balivernesentimentale.

Après le déjeuner, le marié leur adressa laparole en ces termes :

« Messieurs et dames, je suis JosuéBounderby, de Cokeville. Puisque vous nous avez fait, à moi et à mafemme, l’honneur de boire à nos santés et d’exprimer des vœux pournotre bonheur, je suppose que je suis tenu de vous remercier ;et, pourtant, comme vous me connaissez tous et savez ce que jesuis, vous ne vous attendrez pas à un discours de la part d’unhomme qui, lorsqu’il voit un poteau, dit : Voilà un poteau,et, lorsqu’il voit une pompe, dit : Voilà une pompe ;mais qu’on n’obligera jamais à dire que le poteau est une pompe oula pompe un poteau, bien moins encore que l’un ou l’autre est uncure-dent. Si vous tenez à entendre un discours ce matin, mon amiet beau-père Tom Gradgrind est membre du parlement :adressez-vous à lui, je ne suis pas votre homme. Cependant j’oseespérer que l’on m’excusera si je me sens un peu fier de monindépendance lorsque je jette un coup d’œil autour de cette tableet que je me rappelle combien peu je pensais à épouser la fille deTom Gradgrind, quand j’étais un vagabond des rues tout déguenillé,qui ne se lavait jamais la figure, à moins de rencontrer une pompe,et encore tout au plus une fois tous les quinze jours. J’aime doncà croire que ce sentiment de mon indépendance vous plaira ;s’il ne vous plaît point, je n’y puis rien. Je me sens indépendant.Maintenant, je disais donc, comme vous le disiez vous-mêmes, ennous portant une santé, que depuis ce matin je suis l’époux de lafille de Tom Gradgrind. Je suis très-content de l’être. J’ailongtemps désiré de l’être. J’ai vu la manière dont elle a étéélevée, et je crois qu’elle est digne de moi. D’un autre côté, pourne pas vous tromper, je crois que je suis digne d’elle. Je vousremercie donc, pour elle et pour moi, des vœux que vous venezd’exprimer ; et le meilleur souhait que je puisse faire pourla partie non mariée de la présente compagnie, est celui-ci :Puissent tous les célibataires trouver une aussi bonne femme quecelle que j’ai trouvée, et puissent toutes les jeunes fillestrouver un mari qui me ressemble ! »

Peu de temps après ce discours, comme lesnouveaux mariés partaient pour un petit tour nuptial du côté deLyon (M. Bounderby voulait profiter de l’occasion pour voircomment les Bras se conduisaient par là, et si les ouvriers decette ville demandaient, eux aussi, à manger avec des cuillersd’or), l’heureux couple se disposa à gagner le chemin de fer. Lamariée, en descendant l’escalier dans sa toilette de voyage, trouvaTom qui l’attendait ému fortement, peut-être par ses sentimentsfraternels, peut-être aussi par le vin du déjeuner.

« Quelle brave fille tu fais ! Tu esune sœur du premier numéro, Lou ! lui dit Tom àl’oreille. »

Elle s’attacha à lui, comme il eût été àdésirer pour elle qu’elle se fût attachée ce jour-là à quelquenature plus tendre, et pour la première fois sa froide réserve futun peu ébranlée.

« Le vieux Bounderby est tout prêt !dit Tom. Pas de temps à perdre. J’irai t’attendre au débarcadère,quand tu reviendras. Dis donc, ma chère Lou ! c’est fameux,n’est-ce pas ? »

Chapitre 17Effets dans la banque.

 

Par un beau jour de la Saint-Jean, le soleilbrillait dans tout son éclat. Cela se voyait quelquefois, même àCokeville.

Entrevue à une certaine distance, par un tempspareil, Cokeville se trouvait enveloppée d’un halo de brouillardenfumé qui lui était propre et qui semblait imperméable aux rayonsdu soleil. On devinait seulement que la ville était là, parce qu’onsavait que la présence d’une ville pouvait seule expliquer latriste tache qui gâtait le paysage. Une vapeur de suie et de fumée,qui se dirigeait confusément, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre,tantôt semblait vouloir s’élever jusqu’à la voûte du ciel, tantôtse traînait ténébreuse à fleur de terre, selon que le vent tombait,s’élevait, ou changeait de direction : un mélange confus,épais et informe, traversé par quelques nappes lumineuses quin’éclairaient que des masses d’obscurité ; Cokeville, àdistance, s’annonçait déjà pour ce qu’elle était, avant qu’on enpût apercevoir une seule brique.

Ce qu’il y avait de plus étonnant, c’est quela ville fût encore là. Elle avait été ruinée si souvent, quec’était merveille qu’elle eût résisté à tant de secousses. Certeson n’a jamais vu d’argile à porcelaine plus fragile que celle dontse trouvaient pétris les manufacturiers de Cokeville. On avait beaules manier avec toutes les précautions possibles, ils mettaienttant de complaisance à tomber en morceaux, qu’on ne pouvaits’empêcher de croire qu’ils étaient fêlés depuis longtemps. Ilsétaient ruinés, disaient-ils, lorsqu’on les obligeait à envoyer àl’école les enfants des fabriques ; ils étaient ruinés,lorsqu’on nommait des inspecteurs pour examiner leursateliers ; ils étaient ruinés lorsque ces inspecteurs malappris exprimaient, dans leurs scrupules, le doute que lesfilateurs eussent le droit d’exposer les gens à être hachés menudans leurs machines ; ils étaient perdus sans ressource,lorsqu’on se permettait d’insinuer qu’ils pourraient, dans certainscas, faire un peu moins de fumée. Outre la cuiller d’or deM. Bounderby, qui était généralement acceptée dans Cokeville,il existait une autre fiction assez répandue parmi lesmanufacturiers. Elle se présentait sous forme de menace. Dès qu’unCokebourgeois se croyait maltraité, c’est-à-dire dès qu’on ne lelaissait pas tranquille et qu’on proposait de le rendre responsabledes conséquences d’un seul de ses actes, il ne manquait jamais defaire entendre cette terrible menace : « J’aimerais mieuxjeter mes biens dans l’océan Atlantique. » Plus d’une fois leministre de l’intérieur en avait tremblé des pieds à la tête.

Les Cokebourgeois, malgré tout, se montraientsi bons patriotes, que loin de jeter leurs biens dans l’océanAtlantique, ils avaient au contraire la bonté d’en prendre le plusgrand soin. La ville était toujours là, sous son halo de brouillardqui ne faisait que croître et embellir.

Les rues étaient chaudes et poudreuses cejour-là, et le soleil était si éclatant qu’il brillait, même àtravers la lourde vapeur suspendue au-dessus de Cokeville et qu’onne pouvait le regarder fixement. Les chauffeurs sortaient de diverspassages souterrains et se montraient dans les cours des fabriques,assis sur des marches, des poteaux ou des palissades, essuyantleurs visages bronzés et contemplant des amas de charbon. Toute laville avait l’air de frire dans la poêle. Il y avait partout uneodeur étouffante d’huile bouillante. L’huile faisait reluire lesmachines à vapeur, salissait les vêtements des ouvriers, suintaitet découlait le long des nombreux étages de chaque fabrique.L’atmosphère de ces palais enchantés ressemblait au souffle duSimoon ; et les naturels du pays, épuisés par la chaleur,s’avançaient languissamment à travers le désert. Mais aucunetempérature ne pouvait augmenter ni diminuer la folie de cesmalheureux éléphants atteints de mélancolie. Leurs têtes agaçantess’élevaient et s’abaissaient sans changer d’allure, que le tempsfût chaud ou froid, humide ou sec, beau ou mauvais. L’ombre queprojetait sur le mur leur mouvement uniforme était la seule queCokeville pût servir pour remplacer l’ombrage frémissant desforêts ; de même que, pour remplacer le bourdonnement desinsectes d’été, elle n’avait guère à offrir, tout le long del’année, depuis l’aube du lundi jusqu’à la nuit du samedi, d’autremusique que le frou-frou des roues et de l’arbre de couche.

Il n’y eut pas d’autre musique pendant toutecette belle journée, et le piéton qui longeait les mursbourdonnants des fabriques, en entendant ce bruit assoupissant,n’en avait que plus chaud et plus envie de dormir. Les storesbaissés et les arrosages rafraîchissaient un peu les grandes rueset les boutiques ; mais les fabriques, les cours et les alléesétroites cuisaient dans leur jus. Là bas, sur la rivière noircie etépaissie par mainte drogue de teinture, quelques gamins deCokeville en congé, spectacle très-rare dans ces parages, sepromenaient dans un bateau délabré, dont un sillon d’écume marquaitla route pénible, tandis que chaque coup de rame soulevait desodeurs infectes. Mais le soleil lui-même, quoique très-bienfaisanten général, se montrait moins favorable à Cokeville que le froid leplus rigoureux, et il était rare qu’il fixât un regard pénétrantsur les quartiers les plus populeux de la cité sans engendrer plusde morts que de naissances. C’est ainsi que l’œil même du ciel sechange en un mauvais œil, lorsque des mains incapables ou sordidess’interposent entre lui et les objets que ses rayons venaientbénir.

Mme Sparsit est assise, à labanque, sur le côté le plus ombragé de la rue qui cuit au soleil,dans son salon des après-midi. Les bureaux sont fermés ; etvers cette heure de la journée, Mme Sparsit acoutume d’embellir de sa présence la salle du conseil situéeau-dessus de la caisse. Son propre salon se trouve à l’étagesupérieur ; c’est de là, du haut d’une croisée qui lui sertd’observatoire, que chaque matin, lorsque M. Bounderbytraverse la rue, elle l’accueille avec ce salut plein decondoléance qu’il convient d’adresser à une victime. Il y amaintenant une année que M. Bounderby est marié, etMme Sparsit ne lui a pas fait grâce un seul jour desa pitié obstinée.

L’aspect de la banque n’a rien qui puisseblesser la salutaire monotonie de la ville. C’est une autre maisonde briques rouges, avec des volets noirs à l’extérieur et desstores verts à l’intérieur, une porte d’entrée noire exhaussée dedeux marches blanches, ornée d’une plaque et d’une poignée decuivre. La maison de banque est un peu plus grande que la demeurede M. Bounderby, laquelle de son côté, est cinq ou six foisplus grande que les autres habitations de la ville. Quant au reste,elle est exactement conforme au modèle.

Mme Sparsit avait laconviction qu’en descendant le soir parmi les pupitres et lesautres accessoires de la comptabilité, elle répandait un charmetout féminin, pour ne pas dire aristocratique, sur le bureau.Assise auprès de la croisée, avec sa broderie ou son tricot, ellese flattait de corriger, par ses manières distinguées, l’aspectvulgaire de ces lieux consacrés aux affaires. Grâce à cette idée deson intéressante mission, Mme Sparsit se regardait,en quelque sorte, comme la fée de la banque. Les gens de la villequi, en allant et venant, la voyaient là, n’en avaient pasprécisément la même idée : ils la regardaient comme le dragonde la banque, chargé de veiller sur les trésors de la mine.

Mme Sparsit ne savait pas plusque les passants quelle était la nature des trésors en question. Del’or et de l’argent monnayé, des billets, des secrets qui, s’ilsétaient divulgués, devaient causer, de telle ou telle manière, laruine de tels ou tels personnages (en général de gens qued’instinct elle n’aimait pas), c’étaient là les principaux articlesqui figuraient dans l’inventaire idéal qu’elle faisait de cesrichesses. Quant au reste, elle savait qu’après la fermeture desbureaux, elle régnait en maîtresse absolue sur tous les meubles dela banque et sur une chambre bardée de fer, fermée à tripleserrure, contre la porte de laquelle l’homme de peine appuyaitchaque soir sa tête, couché sur un lit de sangle qui disparaissaitau chant du coq. En outre, elle était dame suzeraine de certainscaveaux défendus par des chevaux de frise contre le monde desvoleurs ; et aussi de tout le reliquat du travail de chaquejour, qui se composait de pâtés d’encre, de trognons de plumes, defragments de pains à cacheter, et de morceaux de papier déchirés simenu qu’elle n’avait jamais pu y déchiffrer aucun fait intéressant,lorsqu’elle avait essayé de les lire. Enfin, elle avait avec celala garde d’un petit arsenal de coutelas et de carabines, disposédans un ordre formidable au-dessus d’une des cheminéesofficielles ; et la surveillance de cette respectableinstitution que ne doit jamais oublier un établissement qui affichedes prétentions à l’opulence, une rangée de seaux à incendie,ustensiles qui ne sont destinés à rendre aucun service réel, maisqui exercent sur la plupart des spectateurs une influence moralequi ne manque jamais son effet, et leur en imposent autant quepourraient le faire des lingots du même calibre.

Une bonne sourde et l’homme de peinecomplétaient l’empire de Mme Sparsit. La bonnesourde passait pour être très-riche ; et le bruit couraitdepuis des années parmi les classes ouvrières de Cokeville, qu’onl’assassinerait quelque soir après la fermeture de la banque, pourlui voler son argent. On pensait même en général que l’époque étaitéchue depuis quelque temps déjà et que la prophétie était en retardavec elle ; cela ne l’empêchait pas de continuer à garder saplace dans ce monde comme à la banque, avec une ténacité quin’était pas le fait d’un bon caractère et causait beaucoup demécontentement et de surprise aux croyants désappointés.

On venait de servir le thé deMme Sparsit sur une impertinente petite table quise donnait des airs de se cambrer sur ses trois pieds, et queMme Sparsit glissait, lorsque les bureaux étaientfermés, dans la société de la grande table officielle, longue,sévère, à dessus de basane, qui se pavanait au milieu de la chambredu conseil. C’est sur ce trépied que l’homme de peine posa leplateau, en portant son poing retourné à son front, par formed’hommage et de salut révérencieux.

« Merci, Bitzer, ditMme Sparsit.

– C’est moi qui vous remercie, madame,répondit l’homme de peine. »

C’était un homme de peine assez chétif queBitzer, aussi chétif en vérité que le jour où nous l’avons vucligner des yeux à l’école, en définissant un cheval pour la fillenuméro vingt.

« Tout est fermé, Bitzer ? demandaMme Sparsit.

– Tout, Madame.

– Et que dit-on, poursuivitMme Sparsit en se versant du thé, que dit-on denouveau ? Y a-t-il quelque chose ?

– Pour ça, madame, je ne puis pas mevanter d’avoir rien entendu de bien neuf. Les gens d’ici ne valentpas grand’chose, madame ; mais ce n’est pas là une nouvelle,malheureusement.

– Que font donc ces mauvaisgarnements ? Ne sauraient-ils se tenir tranquilles ?demanda Mme Sparsit.

– C’est toujours la même histoire,madame. Ils s’associent, ils forment des coalitions, ils s’engagentà se soutenir les uns les autres.

– Il est à regretter, ditMme Sparsit, donnant à son nez une expressionencore plus romaine et fronçant des sourcils plus coriolanesquesque jamais dans l’excès de sa sévérité, que les maîtres associéssouffrent de pareilles associations chez leurs ouvriers.

– Oui, madame, dit Bitzer.

– Et puisqu’ils sont associés eux-mêmes,ils devraient, tous tant qu’ils sont, se décider à n’employer aucunouvrier qui se serait associé avec un autre ouvrier.

– Ils l’ont bien essayé, madame, répliquaBitzer ; mais cela n’a pas tout à fait réussi ; il afallu y renoncer.

– Je ne prétends pas me connaître à ceschoses-là, dit Mme Sparsit avec dignité, madestinée m’ayant d’abord jetée dans une tout autre sphère ; etM. Sparsit, en sa qualité de Powler, se trouvant également endehors de contestations de ce genre. Mais ce que je sais bien,c’est qu’il faut dompter ces gens-là, et qu’il est temps qu’on lefasse, une fois pour toutes.

– Oui, madame, répliqua Bitzer,témoignant le plus grand respect pour l’autorité prophétique deMme Sparsit. Vous avez mis le doigt dessus, madame,assurément. »

Comme c’était l’heure où il avaithabituellement une petite causerie intime avecMme Sparsit, et comme il avait déjà lu dans leregard de la dame qu’elle allait lui demander quelque chose, ilfeignit de ranger sur le bureau les règles, les encriers, etc.,tandis qu’elle achevait son thé tout en lançant des coups d’œildans la rue par la croisée ouverte.

« Avons-nous eu beaucoup de besogneaujourd’hui, Bitzer ? demanda Mme Sparsit.

– Pas trop, milady. Une journéemoyenne. »

Bitzer glissait de temps à autre dans saconversation un miladyau lieu de madame, comme unhommage involontaire rendu à la dignité personnelle deMme Sparsit.

« Les commis, ditMme Sparsit, enlevant soigneusement sur sa mitainegauche une miette imperceptible de pain et de beurre, sont dignesde confiance, exacts et assidus au travail, sans doute ?

– Oui, madame, il n’y a pas grand’chose àdire, madame. À cela près de l’exception habituelle,s’entend. »

Bitzer remplissait à la banque les honorablesfonctions d’espion, et en retour de ses services bénévoles,recevait un cadeau à Noël en sus de ses gages hebdomadaires.C’était maintenant un jeune homme avisé, circonspect et prudent quine pouvait manquer de faire son chemin. Son esprit était siexactement réglé qu’il n’avait ni affections ni passions. Tous sesactes étaient le résultat d’un calcul minutieux et froid ; etce n’était pas sans raison que Mme Sparsit seplaisait à déclarer qu’elle n’avait jamais connu un jeune homme quieût des principes plus arrêtés que Bitzer. S’étant assuré, à lamort de son père, que Mme Bitzer avait droit derésidence sur Cokeville, ce digne économiste en bas âge avaitsoutenu ce droit en s’attachant avec tant d’opiniâtreté auprincipe, que la veuve avait été renfermée aux frais de la communedans la maison des pauvres pour le reste de ses jours. Il fautconvenir que Bitzer lui donnait une demi-livre de thé par an, cequi était une grande faiblesse de sa part ; d’abord, parce quetout don a pour résultat inévitable de pousser au paupérisme, etensuite, parce que la seule chose raisonnable qu’il eût à faireétait plutôt d’acheter cette denrée au meilleur marché possiblepour la revendre le plus cher possible, attendu qu’il a étéclairement démontré par les philosophes que ce principe comprendtous les devoirs de l’homme. Je ne dis pas une partie de sesdevoirs, mais tous sans distinction.

« Il n’y a pas grand’chose à dire,madame. À cela près de l’exception habituelle, madame, répétaBitzer.

– Ah !… ditMme Sparsit, secouant la tête au-dessus de satasse, et prenant une longue gorgée.

– M. Thomas, madame. J’ai des doutessur M. Thomas, madame ; je n’aime pas du tout la façondont M. Thomas se conduit.

– Bitzer, ditMme Sparsit, d’un ton très-imposant, vousrappelez-vous la recommandation que je vous ai faite sur l’emploides noms propres ?

– Je vous demande bien pardon, madame.Votre remarque est fort juste, vous m’avez défendu l’emploi desnoms propres, et je sais qu’il est toujours mieux de leséviter.

– Veuillez vous rappeler que j’ai unecharge ici, dit Mme Sparsit, avec son air desgrands jours ; j’occupe ici une place de confiance, Bitzer,sous M Bounderby. Quelque improbable qu’il eût pu paraître àM. Bounderby et à moi-même, il y a un certain nombre d’années,qu’il deviendrait jamais mon patron et me ferait une gratificationannuelle, je n’en dois pas moins le regarder comme mon patron.M. Bounderby, connaissant ma position sociale et ma naissance,a eu pour moi tous les égards que je pouvais désirer, plus, bienplus que je ne pouvais en attendre. Par conséquent, je veux êtrescrupuleusement fidèle à mon patron. Et je ne crois pas, je ne veuxpas croire, je ne dois pas croire, dit Mme Sparsit,qui paraissait avoir en magasin un grand fonds d’honneur et demoralité, que ce fût me montrer scrupuleusement fidèle envers luique de souffrir qu’on prononce sous ce toit des noms qui, parmalheur… c’est un malheur, il ne peut exister aucun doute à cetégard… se trouvent associés au sien. »

Bitzer porta de nouveau la main à son front etdemanda encore pardon de sa maladresse.

« Non, Bitzer, continuaMme Sparsit, dites un individu et je vousécouterai ; mais si vous dites M. Thomas, je ne veux plusrien entendre.

– Sauf l’exception habituelle, madame,dit Bitzer, recommençant sa confidence, d’un individu.

– Ah !… répétaMme Sparsit, qui recommença l’exclamation, lehochement de tête au-dessus de sa tasse et la longue gorgée, commepour reprendre la conversation à l’endroit où elle avait étéinterrompue.

– Il y a un individu, madame, dit Bitzer,qui n’a jamais été ce qu’il devrait être, depuis le jour où il estvenu ici. C’est flaneur, dissipé et dépensier. Il ne vaut pas lepain qu’il mange, madame. On ne le lui donnerait pas non plus,madame, s’il n’était pas bien en cour, s’il n’avait pas à la courune parente et amie, madame !

– Ah !… ditMme Sparsit, avec un autre hochement de têtemélancolique.

– Je souhaite seulement, madame,poursuivit Bitzer, que cette parente et amie ne lui fournisse pasles moyens de continuer son genre de vie. Autrement, madame, noussavons bien de quelle poche sort cet argent là.

– Ah ! soupira encoreMme Sparsit, en réitérant son hochement de têtemélancolique.

– Lui, il est à plaindre, madame. Ladernière personne à laquelle j’ai fait allusion est à plaindre, ditBitzer.

– Oui, Bitzer, répliquaMme Sparsit. C’est ce que j’ai toujours fait, j’aitoujours plaint son aveuglement.

– Quant à un individu, madame, ditBitzer, parlant plus bas et se rapprochant, il est aussiimprévoyant qu’aucun des ouvriers de cette ville. Et vous savezjusqu’où va leur imprévoyance, madame. Personne ne peut se flatterd’en remontrer là-dessus à une dame de votre rang.

– Ils feraient bien, répliquaMme Sparsit, de prendre plutôt modèle sur vous,Bitzer.

– Merci, madame. Mais puisque vous voulezbien parler de moi, regardez un peu, madame. J’ai mis quelqueargent de côté, déjà. Cette gratification que je reçois à Noël,madame, je n’y touche pas. Je ne dépense pas même tous mes gages,quoiqu’ils ne soient pas bien élevés, madame. Pourquoi ne font-ilspas comme moi, madame ? Ce que l’un peut faire, tout le mondepourrait bien le faire aussi. »

C’était encore là une des fictions deCokeville. Tout capitaliste de l’endroit qui avait gagné soixantemille livres sterling, en commençant avec une pièce de six pence,affectait toujours de s’étonner que chacun des soixante mille,ouvriers du voisinage ne gagnât pas soixante mille livres avec unepièce de six pence, et leur reprochait plus ou moins de ne pasfaire ce chef-d’œuvre. « Ce que j’ai fait, vous pouvez bien lefaire aussi. Pourquoi n’allez-vous pas le faire ? »

« Quant à leur prétendu besoinde récréations, madame, ça fait pitié ! Est-ce que je demandedes récréations, moi ? Je n’en ai jamais demandé et je n’endemanderai jamais ; d’ailleurs je ne les aime pas. Quant àleurs sociétés, il y a bon nombre d’entre eux qui, en ouvrant lesyeux et en dénonçant leurs camarades, pourraient gagner unebagatelle par-ci par-là, soit en argent, soit en se faisant bienvenir des maîtres, et améliorer leur sort. Pourquoi nel’améliorent-ils pas, alors ? C’est la première chose àlaquelle doit songer un être raisonnable, et c’est justement cedont ils prétendent avoir besoin.

– Prétendent, c’est bien le mot !dit Mme Sparsit.

– Et puis vraiment cela fait mal au cœurde les entendre parler si souvent de leurs femmes et de leursenfants. Regardez-moi un peu, madame ! Est-ce que j’ai besoin,moi, de femme et d’enfants. Pourquoi ne s’en passent-ils pas commemoi ?

– Parce qu’ils sont imprévoyants, ditMme Sparsit.

– Oui, madame, répliqua Bitzer, c’estjustement cela. S’ils étaient plus prévoyants et moins pervertis,que feraient-ils ? Ils se diraient : Tant que mon chapeaucouvrira toute ma famille, ou tant que mon bonnet couvrira toute mafamille… selon le sexe, madame… je n’ai qu’une seule personne ànourrir, et cette personne est justement celle que j’ai le plus deplaisir à sustenter.

– C’est évident, répliquaMme Sparsit, mangeant une rôtie.

– Merci, madame, dit Bitzer, saluant denouveau avec son poing fermé, pour témoigner qu’il appréciait à sajuste valeur la conversation édifiante deMme Sparsit. Désirez-vous encore un peu d’eauchaude, madame, où avez-vous besoin que j’aille vous chercherquelque autre chose ?

– Rien pour le moment, Bitzer.

– Merci, madame. Je ne voudrais pas vousdéranger pendant vos repas, madame, surtout pendant votre thé,sachant combien vous y tenez, dit Bitzer, allongeant le cou commeune cigogne pour voir dans la rue de l’endroit où il setenait ; mais voilà un monsieur qui regarde de ce côté depuisune minute ou deux et qui vient de traverser la rue comme s’ilallait frapper ici. Tiens ! c’est sans doute lui qui frappe,madame. »

Il alla jusqu’à la fenêtre, avança la têtedans la rue, et la retira aussitôt en confirmant sa prévision.

« Oui, madame, c’est lui. Voulez-vousqu’on fasse monter le monsieur, madame ?

– Je ne sais qui ce peut-être, ditMme Sparsit, s’essuyant la bouche et arrangeant sesmitaines.

– C’est certainement un étranger,madame.

– Qu’est-ce qu’un étranger peut vouloir àla banque à une pareille heure ? Ce ne saurait être que pourquelque affaire qui ne peut pas se faire maintenant ; maisquoi qu’il en soit, M. Bounderby m’a confié un emploi dans cetétablissement, et je saurai le remplir. Si le devoir que je me suisimposé m’oblige à recevoir ce monsieur, je le recevrai. Faitescomme vous voudrez, Bitzer. »

Le visiteur, dans sa complète ignorance desparoles magnanimes de Mme Sparsit, répéta son coupde marteau avec tant de force, que l’homme de peine s’empressad’aller ouvrir, tandis que Mme Sparsit, après avoircaché sa petite table avec les autres témoins de son repas, dansune armoire, décampait en haut afin de pouvoir apparaître, si lachose devenait nécessaire, avec plus de dignité.

« S’il vous plaît, madame, le monsieurvoudrait vous voir, dit Bitzer, son œil incolore collé à la serrurede Mme Sparsit. »

Sur ce, Mme Sparsit, qui avaitprofité de l’intervalle pour retaper un peu son bonnet, prit lapeine de retransporter ses traits classiques jusqu’à l’étageinférieur et entra dans la salle du conseil à la façon d’unematrone romaine qui franchit les murs d’une ville assiégée pourtraiter avec le général ennemi.

Comme le visiteur s’était avancé vers lacroisée et regardait en ce moment dans la rue d’un air insouciant,il fut aussi peu frappé qu’il est possible de cette entréeimposante. Il resta à siffler à mi-voix avec tout le calmeimaginable, son chapeau sur la tête. On remarquait chez lui uncertain air de fatigue indolente, qui provenait en partie d’unexcès de bon ton. Car on voyait au premier coup-d’œil que c’étaitun parfait gentleman, formé sur les modèles de l’époque,ennuyé de tout, ne croyant pas plus à quoi que ce soit que Luciferlui-même.

« Je crois, monsieur, ditMme Sparsit que vous désiriez me parler.

– Je vous demande pardon, dit-il, en seretournant et ôtant son chapeau. Veuillez m’excuser.

– Hum ! pensaMme Sparsit, en faisant un salut plein dedignité : trente-cinq ans, bonne mine, jolie taille, joliesdents, voix agréable, bon ton, mise distinguée, cheveux noirs,regard hardi. »

En sa qualité de femme,Mme Sparsit, pour voir tout cela, n’eut besoin qued’un coup d’œil de côté en s’inclinant pour lui faire larévérence : les femmes sont comme ce sultan qui n’avait qu’àtremper sa tête dans un seau d’eau pour y voir tout l’univers.

« Veuillez vous asseoir, monsieur, ditMme Sparsit.

– Merci. Voulez-vous me permettre (ilavança un siège pour elle, mais resta lui-même le dos appuyé contrela table dans une attitude nonchalante). J’ai laissé mon domestiqueau débarcadère pour surveiller mes effets, car le train était fortchargé de bagages, et je suis parti en flânant et en regardant lepays. Quelle drôle de ville. Me permettrez-vous de vous demander sielle est toujours aussi noire que cela ?

– En général, elle est beaucoup plusnoire, répondit Mme Sparsit, d’un ton décidé.

– Est-il possible !… Excusez monindiscrétion : Vous n’êtes pas une indigène, je crois.

– Non, monsieur, répliquaMme Sparsit. Avant de devenir veuve, j’ai eu labonne ou la mauvaise fortune, comme vous voudrez, de vivre dans unesphère bien différente. Mon mari était un Powler.

– Mille pardons, comprends pas, paroled’honneur ! dit l’inconnu. Votre mari étaitun… ? »

Mme Sparsit répéta :

« Un Powler.

– Famille Powler ? demanda l’inconnuaprès avoir réfléchi quelques instants. »

Mme Sparsit fit un signe detête affirmatif. L’inconnu parut un peu plus fatiguéqu’auparavant.

« Vous devez bien vous ennuyer ici ?fut la seule réponse qu’il jugea à propos de faire à la déclarationgénéalogique de la dame.

– Je suis l’esclave des circonstances,monsieur, dit Mme Sparsit, et j’ai appris à mesoumettre au pouvoir qui gouverne ma vie.

– Très-philosophique, répliqua l’inconnu,fort exemplaire assurément, fort louable, et fort… »

Il crut sans doute que ce n’était pas la peinede finir sa phrase, car il se mit à jouer, d’un air ennuyé, avec sachaîne de montre.

« Oserais-je demander, monsieur, ditMme Sparsit, ce qui me procure l’honneur de…

– Assurément, interrompit l’inconnu.Merci de me l’avoir rappelé. Je suis porteur d’une lettred’introduction pour M. Bounderby le banquier. Me promenant àtravers les rues de cette ville si extraordinairement noire,pendant qu’on apprêtait mon dîner à l’hôtel, j’ai demandé à unindividu que j’ai rencontré… un ouvrier des fabriques… ilparaissait avoir pris une douche de quelque chose de pelucheux, queje présume provenir de la matière première… »

Mme Sparsit inclina la tête ensigne d’assentiment.

« … Matière première… où demeuraitM. Bounderby le banquier. Et cet individu, trompé sans doutepar le mot banquier, m’a envoyé à la banque. Car je suppose queM. Bounderby le banquier n’habite pas l’édifice dans lequelj’ai l’honneur de vous présenter cette explication ?

– Non, monsieur, réponditMme Sparsit, il ne l’habite pas.

– Merci. Je n’avais et je n’ai aucuneintention de remettre ma lettre en ce moment. Mais étant arrivédevant la banque en me promenant pour tuer le temps, et ayant étéassez heureux pour apercevoir à la croisée (qu’il indiqua avec ungeste plein de langueur avant d’adresser un léger salut à laparente de Lady Scadgers) une dame d’un extérieur aussi distinguéqu’agréable, j’ai pensé que je ne pouvais mieux faire que deprendre la liberté de demander à cette dame où demeureM. Bounderby le banquier. Et voilà ce que j’ose, avec toutesles excuses convenables, vous prier de me dire. »

Les façons distraites et indolentes del’inconnu étaient suffisamment compensées, aux yeux deMme Sparsit, par un certain air de galanterie aiséequi n’excluait pas le respect. En ce moment, par exemple,l’inconnu, presque assis sur la table, se penchait sans façon versla dame, comme attiré vers elle par quelque charme secret qui larendait très-agréable dans son genre.

« Les banques, je le sais, sont toujourssoupçonneuses, et c’est leur devoir (dit l’inconnu, dont le tonbadin et facile, qui ne manquait pas d’agrément, et laissait àdeviner encore plus de sens et de belle humeur, tactique habilepeut-être du fondateur, quel que soit ce grand homme, de lanombreuse secte à laquelle appartenait l’étranger) par conséquent,je vous dirai que ma lettre… la voici… est du député de cetteville, Gradgrind, que j’ai eu le plaisir de connaître àLondres. »

Mme Sparsit reconnutl’écriture, déclara qu’une pareille garantie était tout à faitinutile, et donna l’adresse de M. Bounderby, avec toutes lesindications et tous les renseignements nécessaires.

« Mille grâces, dit l’inconnu.Vous connaissez beaucoup le banquier, naturellement ?

– Oui, monsieur, répliquaMme Sparsit. Mes rapports avec mon patron durentdepuis dix ans.

– Mais c’est une éternité ! Je croisqu’il a épousé la fille de Gradgrind ?

– Oui, dit Mme Sparsit,dont les lèvres se comprimèrent tout à coup. Il a eu ce… cethonneur.

– La dame est un vrai philosophe,m’a-t-on dit ?

– En vérité, monsieur ? ditMme Sparsit. Vraiment ?

– Pardonnez mon impertinente curiosité,poursuivit l’inconnu planant au-dessus des sourcils deMme Sparsit avec un air propitiatoire, mais vousconnaissez la famille et vous êtes une femme du monde. Je vaisfaire connaissance avec la famille, et il est possible que j’aieavec elle des relations assez suivies. Est-ce que la dame est aussiterrible qu’on le dit ? Son père lui fait une telle réputationde science, que je brûle de savoir à quoi m’en tenir. Est-elle toutà fait inabordable ? Est-ce que c’est une de ces savantes àrepousser et renverser un pauvre homme ? Allons ! jevois, à votre sourire expressif, que vous n’en croyez rien. Vousvenez de verser un baume dans mon âme inquiète. Et quel âgepourrait-elle avoir ? Quarante ans ?Trente-cinq ? »

Mme Sparsit éclata derire.

« Une gamine, dit-elle ; ellen’avait pas vingt ans le jour de son mariage.

– Je vous donne ma parole d’honneur,madame Powler, répliqua l’inconnu, se reculant de la table, que jen’ai été de ma vie plus étonné. »

En effet il semblait aussi surpris qu’il étaitsusceptible de se laisser surprendre par quoi que ce soit. Ilcontempla son interlocutrice pendant un bon quart de minute sanspouvoir revenir de son étonnement.

« Je vous assure, madame Powler,reprit-il alors, de l’air d’un homme complètement épuisé, que lesfaçons du père m’avaient préparé à rencontrer, dansMme Bounderby, un personnage d’une maturité moroseet rocailleuse. Je vous suis on ne peut plus obligé d’avoirrectifié une si absurde méprise. Veuillez excuser mon importunevisite. Mille grâces. Bon jour. »

Il sortit en saluant, etMme Sparsit, cachée dans le rideau de la croisée,le vit qui descendait d’un pas indolent le côté ombragé de la rue,attirant les regards de toute la ville.

« Que pensez-vous de cemonsieur, Bitzer ? demanda-t-elle à l’homme de peine, lorsquecelui-ci vint enlever le plateau.

– Il doit dépenser beaucoup d’argent poursa toilette, madame.

– Il faut avouer, ditMme Sparsit, qu’elle est de très-bon goût.

– Oui, madame, répliqua Bitzer ;mais est-ce là une compensation suffisante ? D’ailleurs,madame, reprit-il, tout en frottant la table, il, m’a l’air d’unjoueur.

– Le jeu est une chose immorale, ditMme Sparsit.

– C’est une chose ridicule, madame, ditBitzer, parce que les chances sont toujours en faveur de labanque. »

Soit que la chaleur empêchâtMme Sparsit de travailler, soit qu’elle ne sesentît pas en train de reprendre son ouvrage, elle n’y toucha plusde la soirée. Elle était assise à la croisée, lorsque le soleilcommença à se cacher derrière la fumée ; elle y était encore,lorsque la fumée devint rouge, lorsqu’elle s’éteignit peu à peu,lorsque l’obscurité sembla sortir lentement de terre et monter,monter doucement jusqu’aux toits des maisons, jusqu’au clocher del’église, jusqu’au faîte des cheminées des fabriques, jusqu’auciel. Mme Sparsit resta assise à la croisée, sansdemander de lumière, les mains sur ses genoux, ne songeant guèreaux mille bruits de la soirée : aux cris des gamins, auxaboiements des chiens, au roulement des voitures, aux pas et auxvoix des piétons, aux cris perçants des marchands ambulants, auclic-clac des sabots sur le trottoir, lorsque l’heure de la clôturedes fabriques eût sonné ; à la fermeture tapageuse desboutiques. Ce ne fut que lorsque l’homme de peine vint annoncer quele ris de veau nocturne était prêt, que Mme Sparsitsortit de sa rêverie et transporta à l’étage supérieur ses noirssourcils, plissés par une longue méditation qui les avait assezhérissés pour qu’ils eussent grand besoin d’un repassage.

« Oh ! grand imbécile que vousêtes ! » dit Mme Sparsit lorsqu’elle setrouva seule devant son souper.

Elle ne dit pas à qui s’adressaient cesparoles ; mais évidemment ce n’était pas au ris de veau.

Chapitre 18M. James Harthouse.

 

La coterie Gradgrind éprouvait le besoin de serenforcer, il lui fallait de nouveaux adeptes pour l’aider à couperla gorge aux Grâces. Ils allaient cherchant partout des recrues, etoù donc pouvaient-ils trouver de meilleurs recrues que parmi lesbeaux messieurs qui, à force d’être blasés sur toutes choses, sontégalement prêts à tout ?

D’ailleurs ces dispositions d’espritsalutaires qui élèvent un homme jusqu’aux sublimes hauteurs del’indifférence ne manquaient pas d’attraits pour la plupart desmembres de l’école Gradgrind. Ils admiraient les beauxmessieurs ; ils ne voulaient pas en avoir l’air, mais c’estégal, ils ne s’en épuisaient pas moins à les imiter ; ilsaffectaient de traîner leurs mots comme eux, et ils débitaient d’unair énervé comme eux les petites rations moisies d’économiepolitique dont ils régalaient leurs disciples. Jamais on ne vit surcette terre une race hybride aussi surprenante que celle-là.

Parmi les beaux messieurs qui n’appartenaientpas en propre à l’école Gradgrind, il s’en trouvait un de bonnefamille et de meilleure mine, avec une heureuse veined’humour, laquelle avait produit le plus grand effet dansla Chambre des Communes, lorsqu’il avait expliqué, à son point devue (et à celui du conseil d’administration), certain accident dechemin de fer, où les employés les plus vigilants qu’on ait jamaisvus, payés par les directeurs les plus généreux qu’on ait jamaisconnus, aidés par les meilleurs procédés mécaniques qu’on aitjamais inventés, le tout appartenant à la ligne la mieux construitequ’on ait jamais tracée, avaient tué cinq voyageurs et en avaientblessé trente-deux, par suite d’une éventualité sans laquellel’excellence du système adopté fût certainement restée incomplète.Parmi les victimes se trouvait une vache, et parmi les objetséparpillés que personne n’avait réclamés, un bonnet de veuve. Etl’honorable membre avait tellement amusé la Chambre (qui a unsentiment si délicat de l’humour et de l’à-propos), en posant cebonnet sur la tête de la vache, que l’assemblée ne voulut plusentendre parler de l’enquête demandée, et s’empressa d’absoudre lesadministrateurs au milieu des bravos et des fous rires.

Or, ce monsieur possédait un jeune frère quiavait encore meilleure mine que son aîné, qui avait commencé sonapprentissage de la vie comme cornette dans un régiment de dragons.Il avait trouvé ce métier assommant, et, pour changer, était partipour l’étranger à la suite d’un ambassadeur de Sa Majestébritannique ; cela lui avait paru encore plus assommant. Plustard, il s’était mis à voyager en flânant jusqu’à Jérusalem ;il avait encore trouvé la chose assommante, enfin il avait parcourule monde dans son yacht sans rien trouver qui ne fût assommant.C’est à ce jeune homme assommé que l’honorable et facétieux membrede la Chambre avait dit un jour, d’un ton fraternel :

« Jem, il y a moyen de faire son cheminparmi nos hommes d’État positifs ; ils ont besoin de recrues.Pourquoi n’essayerais-tu pas de la statistique ? »

Jem, sensible à la nouveauté de cettevocation, qui lui promettait au moins un peu de variété, ne sesentit pas plus de répugnance pour essayer de la statistique quepour toute autre chose. Il essaya donc. Il se prépara par lalecture de quelques livres bleus, et son frère alla disant auxhommes d’État positifs :

« Si vous avez besoin, pour quelqueville, d’un joli garçon qui puisse vous faire des discours un peubons, vous n’avez qu’à prendre mon frère Jem. C’est tout à fait cequ’il vous faut. »

Après divers essais oratoires dans quelquesmeetings publics Jem fut accueilli par M. Gradgrindet par un conseil d’autres prophètes politiques qui résolurent dele diriger sur Cokeville, afin qu’il se fît connaître dans la villeet aux environs avant l’élection prochaine. De là cette lettre queJem avait montrée la veille au soir à Mme Sparsit,et que M. Bounderby tenait en ce moment à la main. Elle étaitadressée à « James Bounderby, banquier. Cokeville. Pourprésenter James Harthouse, Thomas Gradgrind. »

Une heure après avoir reçu cette dépêche,accompagnée de la carte de M. James Harthouse,M. Bounderby mit son chapeau et se dirigea vers l’hôtel. Il ytrouva M. James Harthouse qui regardait par la fenêtre dansune situation d’esprit si ennuyée, qu’il avait presque envie déjàd’essayer d’autre chose.

« Monsieur, dit le visiteur, je m’appelleJosué Bounderby de Cokeville. »

M. James Harthouse fut enchanté (il n’enavait guère l’air) d’une rencontre qu’il désirait depuislongtemps.

« Cokeville, monsieur, ditM. Bounderby, prenant tout bonnement une chaise, ne ressemblepas aux endroits que vous avez déjà pu voir. Donc, si vous voulezbien le permettre, ou que vous le veuillez ou non, car je suis unhomme tout rond, je vais vous donner quelques détails avant d’allerplus loin. »

M. Harthouse témoigna qu’il serait charméde les entendre.

« Ne vous avancez pas trop, ditBounderby. Je ne vous promets pas ça. D’abord vous voyez notrefumée. C’est ce qui nous fait vivre. C’est ce qu’il y a de plussain au monde sous tous les rapports, et surtout pour les poumons.Si vous êtes de ceux qui veulent nous forcer à consumer notrefumée, nous ne nous entendrons seulement pas. Nous n’avons pasenvie d’user le fond de nos chaudières plus vite que nous ne lefaisons déjà, pour toutes les stupides criailleries qu’on pourraélever en Angleterre et en Irlande. »

Afin de donner à son essai toutes leschances possibles de réussite, Harthouse répondit :

« Monsieur Bounderby, je vous assure queje partage complètement votre manière de voir : et cela parconviction.

– Tant mieux, dit Bounderby. Il estprobable aussi qu’on vous a beaucoup parlé du travail de nosmanufactures ? Oui, n’est-ce pas ? Très-bien. Je vaisvous dire ce qui en est. C’est le travail le plus agréable et leplus facile qui existe, et il n’y a pas d’ouvriers mieux payés queles nôtres. Qui plus est, il nous serait impossible de rendrel’intérieur des fabriques plus confortable, à moins de poser destapis de Perse sur les parquets, ce que nous n’avons nulle envie defaire.

– Et vous avez parfaitement raison,monsieur Bounderby.

– Enfin, dit Bounderby, il faut que voussachiez à quoi vous en tenir sur le compte de nos ouvriers. Tousles Bras de cette ville, monsieur, hommes, femmes et enfants, sansexception, n’ont qu’un objet en vue. Ils veulent qu’on lesnourrisse de soupe à la tortue et de gibier avec une cuiller d’or.Or, nous n’avons nulle idée de les nourrir de soupe à la tortue etde gibier avec une cuiller d’or. Maintenant vous connaissezCokeville. »

M. Harthouse déclara que ce résumésuccinct de la situation cokebourgeoise l’avait instruit etintéressé au plus haut degré.

« Voyez-vous, continua M. Bounderby,lorsque je fais la connaissance d’un homme, surtout d’un hommepublic, je commence par m’entendre avec lui sans y aller par quatrechemins. Je n’ai plus qu’un mot à dire, monsieur Harthouse, avantde vous assurer du plaisir que j’aurai, dans la limite de mespauvres moyens, à faire honneur à la lettre d’introduction de monami Tom Gradgrind. Vous êtes un fils de famille. N’allez pas vousfouryoyer en vous imaginant un seul instant que je suis,moi, un fils de famille. Je suis une franche racaillesortie de la lie du peuple. »

Si quelque chose avait pu augmenter l’intérêtque M. Bounderby inspirait à Jem Harthouse, cette dernièrecirconstance eût produit cet effet : ou, du moins, il nemanqua pas d’en donner l’assurance.

« Sur ce, poursuivit M. Bounderby,nous pouvons nous donner une poignée de main sur un pied d’égalité.Je dis d’égalité, parce que, bien que je sache mieux quepersonne ce que je suis, et la profondeur exacte de la boue dont jeme suis tiré, je suis aussi fier que vous. Je suis tout aussi fierque vous. Maintenant que j’ai sauvegardé mon indépendance :Comment vous portez-vous ? J’espère que ça vabien ? »

M. Harthouse donna à entendre, tandisqu’ils échangeaient une poignée de main, que ça allait bien, que çaallait même très-bien, grâce à l’atmosphère salubre de Cokeville.M. Bounderby accueillit très-favorablement cette réponse.

« Peut-être savez-vous, dit-il, oupeut-être ne savez-vous pas, que j’ai épousé la fille de TomGradgrind. Si vous n’avez rien de mieux à faire que dem’accompagner à l’autre bout de la ville, j’aurai beaucoup deplaisir à vous présenter à la fille de Tom Gradgrind. »

– Monsieur Bounderby, répliqua Jem, vousvenez au-devant de mon plus cher désir. »

L’entretien se termina là et ils sortirent.M. Bounderby pilota sa nouvelle connaissance (qui formait aveclui un si frappant contraste) jusqu’à la demeure de briques rouges,avec les volets noirs à l’extérieur et les stores verts àl’intérieur, et la porte d’entrée noire, exhaussée de deux marchesblanches. Dans le salon de cet hôtel, on vit bientôt paraître lafille la plus bizarre que M. James Harthouse eût jamaisrencontrée. Elle était si embarrassée et pourtant siinsoucieuse ; si réservée et pourtant si attentive ; sifroide, si fière et pourtant si sensitive, si honteuse del’humilité fanfaronne de son mari, dont chaque exemple la faisaittressaillir comme si elle eût reçu un coup en pleine poitrine, queJem éprouva une sensation toute nouvelle en la voyant. Le visage deLouise n’était pas moins remarquable que ses manières ; maisle jeu naturel de sa physionomie était tellement contenu qu’ilétait impossible d’en deviner la véritable expression. Complètementindifférente et sûre d’elle-même, jamais gênée et pourtant jamais àson aise, elle se trouvait auprès d’eux en personne, mais elles’isolait par la pensée. James Harthouse vit qu’il serait inutiled’essayer d’ici à quelque temps de comprendre cette fille, tantelle déjouait toute sa pénétration.

Après avoir examiné la maîtresse de la maison,le visiteur jeta un coup d’œil sur la maison elle-même. Il n’yavait dans la chambre aucun de ces indices muets qui annoncent laprésence d’une femme. Point de ces petites décorations gracieuses,de ces charmantes inutilités qui attestent une influence féminine.Froide et incommode, d’une richesse arrogante et revèche, cettechambre effrontée dévisageait les gens sans vergogne, ne laissantsoupçonner nulle part la plus légère trace d’une occupationféminine, qui en aurait au moins adouci la rudesse. TelM. Bounderby se dressait au milieu de ses dieux pénates,telles ces divinités rigides d’orgueil et d’opulence encadraient deleur roideur celle de M. Bounderby. Il y avait entre eux uneharmonieuse sympathie.

« Voilà ma femme, monsieur, ditBounderby ; Mme Bounderby, fille aînée de TomGradgrind. Lou, je vous présente M. James Harthouse.M. Harthouse s’est enrôlé sous le drapeau de votre père. S’ilne devient pas, sous peu, le collègue de Tom Gradgrind, nousentendrons au moins, j’espère, parler de lui pour les élections dequelque bourg voisin. Vous voyez, monsieur Harthouse, que ma femmeest plus jeune que moi. Je ne sais pas ce qu’elle a pu trouver enmoi pour l’engager à m’épouser, mais il faut bien qu’elle y aittrouvé quelque chose ; autrement, je suppose, elle ne m’auraitpas épousé. Elle a une masse de connaissances très-précieuses,monsieur, politiques et autres. Si vous voulez vous préparer, enmoins de rien, à faire un discours sur un sujet quelconque, jeserais embarrassé pour vous recommander un meilleur professeur queLou Bounderby.

– Il serait toujours impossible derecommander à M. Harthouse un professeur plus aimable et dontil eût plus de plaisir à suivre les leçons.

– Allons ! dit M. Bounderby, sivous donnez dans les compliments, vous ferez votre chemin, car iln’y a pas ici de concurrence à craindre. Je n’ai jamais été à mêmed’étudier les compliments et j’ignore l’art de les faire. Soyonsfranc, je les méprise. Mais vous n’avez pas été élevé commemoi ; j’ai été élevé de la bonne façon, parSaint-Georges ! Vous êtes un gentleman et moi je ne prétendspas l’être. Je suis Josué Bounderby de Cokeville et cela me suffit.Cependant, si moi, je ne me laisse pas influencer par les bellesmanières et la naissance, il se peut que Lou Bounderby les aime.Elle n’a pas eu les mêmes avantages que moi (les mêmesdésavantages, selon vous, peut-être ; moi, je penseautrement), de façon que vous ne perdrez pas vos peines, je n’endoute pas.

– Monsieur Bounderby, dit Jem, setournant vers Louise et souriant, est, à ce que je vois, un nobleanimal resté presque à l’état sauvage et affranchi de tout ceharnais de convention que doit porter un malheureux cheval demanège comme moi.

– Le caractère de M. Bounderby vousinspire beaucoup de respect, je le vois, répondit-elletranquillement, et c’est très-naturel. »

Il fut honteusement démonté, pour un homme quiconnaissait si bien le monde et se demanda :

« Comment dois-je prendre cela ?

– Vous allez vous dévouer, si j’ai biensaisi ce que vient de dire M. Bounderby, au service de votrepays. Vous avez résolu, continua Louise, toujours debout àl’endroit où elle s’était arrêtée, offrant toujours ce bizarrecontraste d’une femme à la fois sûre d’elle-même et mal à l’aise, àmontrer au pays le moyen de sortir de toutes sesdifficultés ?

– Non, madame Bounderby, répliqua-t-il enriant, non, ma parole d’honneur ; je n’ai aucune prétention dece genre et je ne chercherai pas à vous le faire accroire. Jeconnais un peu le monde, ayant couru par-ci par-là, à droite et àgauche ; et j’ai découvert qu’il ne valait pas grand’chose. Iln’y a personne qui n’en soit persuadé ; seulement les unsl’avouent et les autres ne l’avouent pas : je viens toutbonnement servir les opinions de votre respectable père, parce quetoutes les opinions me sont indifférentes, et qu’autant vautdéfendre celles-là qu’une autre.

– Vous n’avez donc pas d’opinion àvous ? demanda Louise.

– Je n’ai pas même conservé l’ombre d’unepréférence. Je vous assure que je n’attache aucune importance à uneidée quelconque. Les mille manières dont j’ai été assommé dans cemonde ont eu pour résultat de me convaincre, (si le mot n’est pastrop sérieux pour le sentiment insouciant que je veux exprimer),que telle série d’idées peut faire tout autant de bien que telleautre, et tout autant de mal que telle autre. Je connais unecharmante famille anglaise qui a une devise italienne. Ce quisera, sera[6]. C’est la seule vérité que jereconnaisse par le temps qui court. »

Il remarqua que cette abominable prétention àla franchise dans l’improbité, vice si dangereux, si fatal et sicommun, semblait produire sur Louise une impression qui ne luiétait pas défavorable. Il poursuivit son avantage en ajoutant deson ton le plus enjoué, de manière à ce qu’elle pût attacher à sesparoles un sens aussi sérieux ou aussi peu sérieux qu’elle lejugerait à propos :

« Le parti qui peut tout prouver avec uneligne d’unités, de dizaines, de centaines etc, me paraît lameilleure plaisanterie du monde et la plus digne de réussir,assurément. Je suis prêt à m’y essayer avec tout autant d’ardeurque si j’y croyais. Et que pourrais-je faire de plus, si j’ycroyais en effet ?

– Vous êtes un singulier hommed’État.

– Pardonnez-moi ; je n’ai pas mêmece faible mérite. Les gens de mon opinion, c’est-à-dire qui n’enont pas, composent, vous pouvez m’en croire, la majorité de noshommes d’État ; on n’a, pour s’en assurer, qu’à nous fairesortir de nos rangs adoptifs pour nous faire passer un examen enrègle, l’un après l’autre. »

M. Bounderby, qui s’était tellementgonflé durant son silence forcé qu’il avait couru grand risqued’éclater, interrompit la conversation en proposant de remettre ledîner à six heures et demie et de profiter de l’intervalle pourfaire faire à M. James Harthouse une tournée électorale auprèsdes notabilités votantes et intéressantes de Cokeville intrà etextrà muros. La tournée électorale se fit ; etM. James Harthouse, grâce à un usage discret des connaissancesglanées, en courant, dans les livres bleus, sortit victorieusementde cette épreuve, quoique de plus en plus assommé.

Le soir, il trouva la table mise pour quatreconvives ; mais une des places resta inoccupée.M. Bounderby ne manqua pas une aussi belle occasion de vanterun plat d’anguilles à l’étuvée, à deux sous la portion, dont il serégalait dans les rues à l’âge de huit ans ainsi que l’eau dequalité inférieure (spécialement destinée à rafraîchir le macadam)avec laquelle il arrosait ce modeste repas. Il entretint aussi sonhôte, pendant la soupe et le poisson, d’un calcul qui démontraitque lui, Bounderby, avait dans sa jeunesse, consommé au moins troischevaux sous forme de saucissons. Ces détails, que Jem écouta d’unair de fatigue, intercalant de temps à autre un : « Ahcharmant ! » l’eussent sans doute décidé à repartir lelendemain matin, dût-il essayer encore une fois de Jérusalem, siLouise n’eût pas autant piqué sa curiosité.

« Quoi ! n’y a-t-il donc rien,pensait-il en la regardant, tandis qu’elle siégeait à la placed’honneur, où sa personne, petite et élancée, mais très-gracieuse,semblait aussi jolie que déplacée, n’y a-t-il donc rien qui puisseémouvoir ce visage ? »

Si, par Jupiter, il y a quelque chose, et levoici venir, sous une forme imprévue. Tom fit son apparition ;Louise changea du tout au tout quand la porte s’ouvrit, et unsourire éclaira ses traits.

Un ravissant sourire. M. James Harthousene l’aurait peut-être pas autant admiré, s’il n’y avait pas eu silongtemps qu’il s’étonnait de l’impassibilité de ce visage. Elleavança sa main, une jolie petite main bien douce, et ses doigts sefermèrent sur ceux de son frère, comme si elle eût voulu les porterà ses lèvres. »

« Tiens, tiens, pensa le visiteur. Ceroquet est le seul être auquel elle s’intéresse. C’est bon àsavoir ! »

Le roquet fut présenté à M. JamesHarthouse. Le nom n’était pas flatteur, mais il pouvait sejustifier.

« Quand j’avais votre âge, jeune Tom, ditBounderby, j’arrivais à l’heure, ou bien je m’en retournais sansdîner !

– Quand vous aviez mon âge, riposta Tom,vous ne découvriez pas dans vos livres une erreur qu’il fallaitrectifier et vous n’étiez pas obligé de faire ensuite votretoilette.

– C’est bien, cela suffit, ditBounderby.

– Alors, grommela Tom, ne commencez paspar crier après moi.

– Madame Bounderby, dit Harthouse quientendait parfaitement cette conversation échangée à mi-voix, levisage de votre frère m’est tout à fait familier ; il mesemble l’avoir rencontré à l’étranger ? ou à quelque écolepublique, peut-être ?

– Non, répondit-elle avec beaucoupd’intérêt, il n’a pas encore voyagé : il a été élevé ici, à lamaison. Cher Tom, je disais à M. Harthouse qu’il n’a pas pu terencontrer à l’étranger.

– Je n’ai jamais eu la chance de voyager,monsieur. »

Il n’y avait pourtant rien en lui qui dûtfaire rayonner le visage de sa sœur, car c’était un jeune garnementfort maussade et qui ne se montrait pas même gracieux avec elle. Ilfallait que la solitude de son cœur eût été bien vide pour qu’elleeût ainsi besoin de le donner au premier venu.

« Voilà donc pourquoi ce roquet est leseul être auquel elle se soit jamais intéressée, pensaM. James Harthouse ruminant la chose dans son esprit. C’est-làtout le mystère : c’est clair comme le jour. »

Soit en présence de sa sœur, soit lorsqu’elleeut quitté la salle à manger, le roquet ne cherchait nullement àcacher le mépris que lui inspirait M. Bounderby, dès qu’ilpouvait s’y livrer sans attirer l’attention de ce personnageindépendant, soit en faisant des grimaces, soit en clignant del’œil. Sans répondre à ces communications télégraphiques,M. Harthouse fut très-encourageant pour Tom pendant le restede la soirée et parut le prendre en amitié. Enfin, quand il se levapour rentrer à son hôtel, il témoigna la crainte de ne pas pouvoirretrouver son chemin la nuit, et le roquet, se proposantimmédiatement pour guide, sortit avec lui pour le reconduire.

Chapitre 19Le Roquet.

 

N’était-il pas bien surprenant qu’un jeunehomme élevé sous un système de contrainte exagérée fût devenu unhypocrite ? C’est pourtant ce qui était arrivé à Tom.N’était-il pas bien surprenant qu’un jeune homme qu’on n’avait paslaissé à lui-même pendant cinq minutes consécutives fût devenuincapable de se gouverner ? C’est pourtant ce qui était arrivéà Tom. N’était-il pas incompréhensible qu’un jeune homme dontl’imagination avait été étranglée au berceau fût encore poursuivipar le fantôme de cette imagination défunte, sous la forme d’unegrossière sensualité ? Eh bien ! c’était pourtant làl’histoire monstrueuse de Tom.

« Fumez-vous ? demanda JamesHarthouse, lorsqu’ils furent arrivés devant la porte del’hôtel.

– Un peu ! » répondit Tom.

M. Harthouse ne pouvait faire autrementque d’engager Tom à monter ; et Tom, de son côté, ne pouvaitfaire autrement que de monter. Grâce à une boisson rafraîchissante,mais pas aussi faible qu’elle était censée rafraîchissante, grâceaussi à un tabac moins commun que celui qu’on pouvait se procurerdans ces parages, Tom se coucha bientôt tout à fait à son aise dansson coin de canapé, plus disposé que jamais à admirer son nouvelami qui s’était installé à l’autre coin.

Au bout de quelque temps, Tom chassa un peu lafumée dont il s’était entouré et se mit à examiner son hôte.

« Il n’a pas l’air de s’occuper de satoilette, pensa Tom, et pourtant, comme il s’habille bien !Comme il porte bien ça ! »

Le regard de M. James Harthouse ayantrencontré par hasard celui de Tom, le futur membre du parlementremarqua que son jeune ami ne buvait pas, et de sa main négligenteremplit le verre.

« Merci, dit Tom, merci. Eh bien,monsieur Harthouse, j’espère que vous en avez eu tout votre soûl duvieux Bounderby, ce soir. »

Tom prononça ces mots en fermant un œil, et enregardant son hôte d’un air fin, par-dessus le verre qu’il tenait àla main.

« Il a l’air fort bon enfant, répliquaM. Harthouse.

– Ah ! oui, vous croyez ça, n’est-cepas ? » dit Tom en armant un œil.

M. James Harthouse sourit, quitta soncoin de canapé et, s’appuyant contre la cheminée, resta à fumerdevant la grille vide, en face de Tom qu’il dominait.

« Quel drôle de beau-frère vousfaites ! remarqua-t-il.

– Vous voulez dire : quel drôle debeau-frère le vieux Bounderby fait ! dit Tom.

– Vous emportez la pièce, Tom, »riposta M. James Harthouse.

Il y avait quelque chose de si agréable à sevoir sur le pied d’une telle intimité avec un pareil gilet ; às’entendre appeler Tom d’une façon si intime par une pareillevoix ; à être devenu, en si peu de temps, si familier avec unepareille paire de favoris, que Tom était excessivement glorieux delui-même.

« Oh ! je me moque bien du vieuxBounderby, dit-il, si c’est là ce que vous voulez dire. Je l’aitoujours appelé le vieux Bounderby quand j’ai parlé de lui, et jel’ai toujours regardé comme un vieux bonhomme. Ce n’est pasaujourd’hui que je vais commencer à me montrer poli envers le vieuxBounderby ; ce serait m’y prendre un peu tard.

– Moi, ça m’est égal, répliquaJames ; mais quand sa femme est là, vous savez, il fautprendre garde.

– Sa femme ? dit Tom. Ma sœurLou ? ah ! par exemple. »

Et il se mit à rire en avalant un peu de laboisson rafraîchissante.

James Harthouse continua à flâner auprès de lacheminée dans la même attitude, fumant son cigare avec son aisancehabituelle, contemplant le roquet de l’air aimable d’un agréabledémon sûr de son fait, qui sait bien qu’il n’a qu’à voltiger autourde son hôte pour le faire consentir, dans l’occasion, à l’abandonde son âme. Et vraiment, on eût dit que le roquet cédait à uneinfluence de ce genre. Il commença par regarder son compagnon à ladérobée, puis il le regarda avec admiration, puis il le regarda enface, hardiment, et allongea une jambe sur le canapé.

« Ma sœur Lou ? dit Tom.Elle n’aimait pas le vieux Bounderby quand elle l’aépousé.

– Vous parlez là au temps passé, Tom,répliqua M. James Harthouse faisant tomber avec son petitdoigt la cendre de son cigare ; mais nous en sommes au tempsprésent.

– Ne pas aimer, verbe actif, modeindicatif, temps présent. Première personne, singulier, je n’aimepas ; seconde personne, singulier, tu n’aimes pas ;troisième personne, singulier, elle n’aime pas, répliqua Tom.

– Très-bon ! très-drôle ! ditson ami. Mais vous ne pensez pas ce que vous dites là ?

– Si, ma foi ! je le pense !s’écria Tom ; parole d’honneur ! Vous n’allez pas medire, monsieur Harthouse, que vous croyez vraiment que ma sœur Louaime le vieux Bounderby ?

– Mon cher, répliqua l’autre, pourquoivoulez-vous que je ne le croie pas, quand je vois deux personnesmariées ensemble qui vivent heureuses et de bonaccord ? »

Tom avait déjà les deux jambes sur le canapé.Si la seconde ne s’y fût pas trouvée commodément allongée lorsqueM. Harthouse l’avait appelé son cher, il n’aurait pas manquéde l’y étendre tout de son long à cette période intéressante de laconversation. Sentant néanmoins qu’il devait reconnaître, dequelque manière, l’honneur qu’on venait de lui faire, il se couchacomme un veau, la tête appuyée sur l’extrémité de la causeuse,fumant avec une grande affectation d’aisance ; puis il tournason visage commun et ses yeux un peu troublés par le vin vers levisage qui le dominait d’un air si insoucieux et néanmoins sipuissant.

« Vous connaissez notre gouverneur,monsieur Harthouse, dit Tom, et, par conséquent, vous ne devez pasêtre surpris que Lou ait épousé le vieux Bounderby. Elle n’a jamaiseu d’amoureux ; le gouverneur lui a proposé le vieuxBounderby, et elle l’a accepté.

– C’est très-obéissant de la part devotre aimable sœur, dit M. James Harthouse.

– Oui, mais mon aimable sœur n’aurait pasété aussi obéissante et cela ne se serait pas arrangé sifacilement, répliqua Tom, si je n’avais pas été là. »

Le démon tentateur leva seulement lessourcils ; mais il n’en fallut pas davantage pour obliger leroquet à continuer.

« C’est moi qui l’ai décidée,dit-il avec un air de supériorité très-édifiant. On m’a fourré dansla banque du vieux Bounderby (où je n’avais nulle envie d’aller),et je savais que je me trouverais souvent dans de vilains draps, siLou n’en passait pas par les fantaisies du vieux Bounderby ;de sorte que j’ai exprimé mon désir et Lou s’est empressée d’yaccéder. Elle ferait tout au monde pour moi. C’était fameux de sapart, n’est-ce pas ?

– Charmant, en vérité.

– Non que la chose eût la même importancepour elle que pour moi, poursuivit tranquillement Tom, parce quemoi, ma liberté et mon bien-être, peut-être tout mon avenir étaienten jeu ; mais elle, elle n’avait pas d’autre amoureux, etautant valait être en prison que de rester à la maison, surtoutlorsque je n’étais plus là. Ce n’est pas comme si elle avaitabandonné un autre amoureux pour le vieux Bounderby ; maisenfin, c’était gentil de sa part.

– On ne peut plus aimable. Et, commecela, elle prend les choses en douceur ?

– Oh ! répondit Tom d’un ton deprotection dédaigneuse, c’est une vraie fille. Une fille se tired’affaire partout. Elle s’est habituée à son genre de vie, et çalui est égal ; elle aime autant ça qu’autre chose. D’ailleurs,quoique Lou ne soit qu’une fille, ce n’est pas une fille ordinaire.Elle peut se renfermer en elle-même et rêver, comme je l’ai vuesouvent au coin du feu, pendant une heure de suite, sansdésemparer.

– Tiens, tiens ! Elle a desressources en elle-même, dit Harthouse fumant doucement.

– Pas tant que vous pourriez le croire,répliqua Tom ; car notre gouverneur l’a fait bourrer d’un tasde fariboles aussi sèches que de la sciure de bois. C’est sonsystème.

– Il a formé sa fille sur sonimage ? suggéra Harthouse.

– Sa fille ? Ah ! oui, et tousles autres aussi. Tenez, il m’a formé de la même manière, moi quivous parle, dit Tom.

– Pas possible !

– Mais si, répliqua Tom en secouant latête. Je puis vous assurer, monsieur Harthouse, que, le jour oùj’ai quitté la maison pour aller chez le vieux Bounderby, j’étaisun vrai Jocrisse, ne sachant pas plus ce que c’était que la vie quela première huître venue.

– Allons, Tom ! vous ne me ferez pascroire cela. Vous plaisantez.

– Parole la plus sacrée ! réponditle roquet. Je parle très-sérieusement, je vousassure ! »

Il continua à fumer avec beaucoup de gravitéet de dignité pendant plusieurs minutes, puis il ajouta d’un airsatisfait :

« Oh ! depuis, j’ai ramassé quelquespetites connaissances, je ne chercherai pas à le nier ; maisj’ai tout appris par moi-même, le gouverneur n’y est pour rien.

– Et votre intelligente sœur ?

– Mon intelligente sœur en est restée àpeu près où elle en était. Autrefois, elle se plaignait toujours àmoi de n’avoir aucune occupation sur laquelle se rabattre, commefont les autres femmes, et je ne vois pas qu’elle soit plus avancéeaujourd’hui. Mais ça lui est égal, ajouta-t-il d’un air fin,lançant quelques bouffées de cigare. Les filles se tirent toujoursd’affaire, d’une façon ou d’une autre.

– En passant hier soir à la banque pourdemander l’adresse de M. Bounderby, j’ai trouvé une antiquedame qui paraît terriblement éprise de votre sœur, repritM. James Harthouse jetant le bout de cigare qu’il venaitd’achever.

– La mère Sparsit ? dit Tom.Comment ! vous l’avez déjà vue, hein ? »

Son ami fit un signe de tête affirmatif. Tomôta son cigare de sa bouche afin de fermer son œil (qui devenait unpeu difficile à gouverner) d’une façon plus expressive, et afin defrapper plusieurs fois son nez du bout du doigt.

« Le sentiment que la mère Sparsit a vouéà Lou est plus que de l’admiration, reprit Tom ; ditesaffection, dévouement. La mère Sparsit n’a jamais raffolédu vieux Bounderby lorsqu’il était garçon. Oh ! non,jamais ! »

Ce furent là les dernières paroles queprononça le roquet avant qu’une torpeur vertigineuse, suivie d’unoubli complet, vînt s’emparer de ses sens. Il fut tiré de cet étatde somnolence par un rêve agité où il se figurait qu’on le remuaitavec le bout d’une botte, et, en même temps, par une vois quidisait :

« Holà ! Il est tard.Décampons !

– Allons ! dit-il en quittant lecanapé et en se redressant le mieux qu’il put, il faut pourtant queje vous quitte… Dites donc… votre tabac est bon… mais il est tropdoux.

– Oui, il est trop doux, répliqua sonhôte.

– Il… il… est ridiculement doux, dit Tom.Où donc est la porte ? Bonsoir. »

Tom eut alors un autre rêve étrange où il sesentit mené par un garçon d’hôtel à travers un brouillard, lequel,après lui avoir donné beaucoup de tracas et de peine, se dissipadans la grande rue où il resta seul. Puis il se dirigea vers sondomicile sans faire trop de zigzags, quoiqu’il se sentît encoresous l’influence et en la présence de son nouvel ami, comme si cedernier eût plané quelque part dans l’air avec la même attitudenonchalante, le regardant de la même façon.

Le roquet rentra chez lui et se coucha. S’ileût eu la conscience de ce qu’il venait de faire ; s’il eûtété un peu moins roquet et un peu plus frère, il aurait pus’arrêter tout court, tourner le dos à son domicile et s’en allervers la rivière infecte teinte en noir pour s’y coucher tout debon, s’envelopant bien la tête dans cette eau bourbeuse etcorrompue.

Chapitre 20Les frères et amis.

 

« Ô mes amis, travailleurs opprimés deCokeville ! Ô mes amis et compatriotes, victimes d’undespotisme dont la main de fer vous écrase ! Je vous le dis,l’heure est venue où nous devons nous rallier les uns aux autrespour former une puissante unité et broyer les oppresseurs quis’engraissent des dépouilles de nos familles, de la sueur de nosfronts, du travail de nos bras, de la moelle de nos os ; quifoulent aux pieds les droits divins de l’humanité à jamaisglorieux, et les privilèges sacrés et éternels de lafraternité ! »

« Très-bien ! Écoutez,écoutez ! Hourra ! » et d’autres exclamationsproférées par un grand nombre de voix s’élevèrent de tous les coinsde la salle, où il faisait une chaleur étouffante et queremplissait une foule compacte, pendant que l’orateur, perché surune estrade, venait de débiter cette belle tirade avec bien d’autrepathos de son cru. Il s’était fort échauffé à déclamer, et sa voixétait aussi enrouée que son visage était rouge. À force de crier detoute la force de ses poumons, sous la clarté éblouissante d’un becde gaz ; à force de fermer les poings, de froncer lessourcils, de montrer les dents, de frapper la tribune à tour debras, il s’était tellement épuisé, qu’il fut obligé de s’arrêterpour demander un verre d’eau.

Pendant qu’il se tient debout sur l’estrade,essayant de rafraîchir dans le verre d’eau son visage brûlant, lacomparaison qu’on pourrait établir entre l’orateur et la foule desvisages attentifs tournés vers lui n’est pas trop à son avantage. Àle juger d’après les apparences, il ne dépassait guère la masse deses auditeurs que de la hauteur de l’estrade sur laquelle il étaitmonté, mais, sous beaucoup d’autres rapports, il était bienau-dessous d’eux. Il n’est pas si loyal, il n’est pas si franc, iln’est pas d’aussi bonne humeur ; il remplace leur simplicitépar l’astuce, leur solide et sûr bon sens par la passion. C’est unhomme mal bâti, aux épaules ramassées, au regard sombre etmenaçant, aux traits presque toujours contractés par une expressionhaineuse ; il forme, malgré son costume hybride, un contrastedéplaisant avec la plupart des assistants, vêtus de leurs habits detravail. S’il est toujours étrange de voir une assemblée quelconquese soumettre humblement à l’ennuyeuse dictature d’un personnageprétentieux, lord ou roturier, qu’aucun pouvoir humain ne pourraittirer de l’ornière de la sottise pour l’élever à la hauteurintellectuelle des trois quarts de l’assemblée, c’était bien plusétrange encore et même pénible de voir cette foule inquiète, dontaucun spectateur éclairé et désintéressé n’aurait songé au fond àaccuser la bonne foi, se laisser émouvoir à ce point par un cheftel que celui-là.

« Très-bien ! Écoutez,écoutez ! Hourra ! »

L’attention et l’intention bien marquées qu’onlisait sur tous ces visages animés en faisaient un spectacle desplus saisissants. Il n’y avait là ni insouciance, ni langueur, nicuriosité oiseuse ; aucune des diverses phases d’indifférencecommunes aux autres assemblées ne se montra un seul instant danscelle-ci. Chacun de ces hommes sentait que, d’une façon ou d’uneautre, sa position était plus malheureuse qu’elle ne devraitl’être ; chacun de ces hommes regardait comme un devoir des’allier à ses camarades afin d’améliorer le sort commun ;chacun de ces hommes sentait qu’il ne lui restait d’autre espoirque de faire corps avec les compagnons au milieu desquels il setrouvait ; toute cette foule avait une foi grave, profonde,sincère dans la conviction qu’elle avait embrassée à tort ou àraison (à tort cette fois, malheureusement). On pouvait voir toutcela d’un coup d’œil ; il n’y avait pas plus moyen de s’ytromper que de ne pas apercevoir les poutres nues du plafond ou lelait de chaux qui éclatait sur les murs de brique. Le spectateurimpartial ne pouvait s’empêcher non plus de reconnaître, au fond ducœur, que ces hommes, même lorsqu’ils se trompaient, montraient degrandes qualités dont on eût pu tirer le plus heureux et lemeilleur parti ; car de prétendre (sur la foi d’axiomesgénéraux, quelque moisis et respectables qu’ils fussent) qu’ilss’égaraient sans cause et seulement par un instinct déraisonnablede leur mutinerie obstinée, autant vaudrait dire qu’il peut y avoirde la fumée sans feu, des morts sans naissances, des récoltes sanssemences, ou que tout peut être engendré de rien.

L’orateur s’étant rafraîchi, essuya son frontplissé en y promenant plusieurs fois de gauche à droite sonmouchoir roulé en tampon, et concentra ses forces ranimées dans unricanement plein de dédain et d’amertume.

« Mais, ô mes amis et mes frères ! ômes frères et mes compatriotes, travailleurs opprimés deCokeville ! Que dirons-nous de cet homme, de cetouvrier ?… Hélas ! pourquoi me faut-il souiller ceglorieux titre en le donnant à un pareil homme !… Quedirons-nous de celui qui, connaissant par lui-même les maux et lesinjustices qu’on vous fait souffrir, à vous, la sève et la moellede ce pays qui vous méprise, de celui qui vous ayant entendudéclarer (avec une noble et majestueuse unanimité qui fera tremblerles tyrans) que vous êtes prêts à devenir souscripteurs del’Association du Tribunal Réuni et à obéir indistinctement à toutordre émané de cette association pour votre bien, que direz-vous,mes frères, de cet ouvrier, puisque je dois le reconnaître pourtel, qui, dans un pareil moment, abandonne son poste pour allervendre son drapeau ; qui, dans un pareil moment, n’a pas hontede proclamer le lâche et humiliant aveu qu’il se tiendra à l’écartet refuse de s’unir à ceux qui s’associent bravement pour défendrela liberté et le bon droit ? »

Les avis ne furent pas unanimes à cet endroitdu discours. Il y eut bien quelques grognements et quelquessifflets ; mais le sentiment de l’honneur était trop fort ettrop général pour permettre qu’on condamnât un homme sansl’entendre.

« Prenez garde de vous tromper,Slackbridge !

– Qu’il se montre !

– Écoutons ce qu’il a àdire ! »

Telles furent les paroles qui s’élevèrent deplusieurs points de la salle. Enfin une voix mâles’écria :

« Cet homme est-il ici ? S’il estici, Slackbridge, nous l’entendrons lui-même, au lieu de vousécouter. »

Cette proposition fut accueillie avec unesalve d’applaudissements.

Slackbridge, l’orateur, regarda autour de luiavec un sourire amer ; étendant le bras droit (selon lacoutume de tous les Slackbridge) pour apaiser l’océan agité, ilattendit qu’un profond silence se fût rétabli.

« Ô mes frères en humanité ! ditalors Slackbridge secouant la tête avec un air de profond mépris,je ne m’étonne pas que vous, les fils prosternés du travail, vousmettiez en doute l’existence d’un pareil homme. Mais celui qui avendu son droit d’aînesse pour un plat de lentilles a existé, JudasIscariot a existé, lord Castlereagh a existé, et cet hommeexiste ! »

Ici, il y eut un peu de confusion et de presseauprès de la plate-forme, et bientôt l’homme en question se dressasur l’estrade, à côté de l’orateur. Il était pâle, et ses traitssemblaient agités, ses lèvres surtout ; mais il se tintimmobile la main gauche au menton, attendant qu’on voulût bienl’entendre. Il y avait, pour diriger la séance, un président, quiprit alors la chose en main.

« Mes amis, dit ce fonctionnaire, envertu de mon office, je prie notre ami Slackbridge, qui estpeut-être allé un peu loin dans cette affaire, de s’asseoir pendantque l’on écoutera Étienne Blackpool. Vous connaissez ÉtienneBlackpool. Vous savez ses malheurs et sa bonne renommée. »

À ces mots, le président donna à Étienne unecordiale poignée de main et se rassit. Slackbridge prit aussi unsiège, s’essuyant le front toujours de gauche à droite, jamais dansle sens contraire.

« Mes amis, commença Étienne au milieud’un profond silence, j’ai entendu ce qu on vient de vous dire demoi, et il est probable que je vais encore gâter mes affaires enmontant ici. C’est égal, j’aime mieux que vous sachiez de moi-mêmece qui en est, quoique je n’aie jamais pu parler devant tant demonde sans être troublé et intimidé. »

Slackbridge secoua la tête, comme si, dans sonamertume, il eût voulu la faire tomber de ses épaules.

« Je suis le seul ouvrier de la fabriqueBounderby qui n’accepte pas les règlements proposés. Je ne puis pasles accepter, mes amis, je doute qu’ils vous fassent aucunbien : je crois plutôt qu’ils vous feront du tort. »

Slackbridge ricana, se croisa les bras etfronça les sourcils d’un air sarcastique.

« Mais ce n’est pas pour cela que je suismonté ici. S’il n’y avait que cela, je m’associerais aux autres.J’ai d’autres raisons, mes raisons à moi, voyez-vous, qui m’enempêchent, non pas pour aujourd’hui seulement, mais pour toujours…toujours… tant que je vivrai ! »

Slackbridge se leva d’un bond et vint seplacer à côté de l’ouvrier, grinçant des dents et gesticulant.

« Ô mes amis ! n’est-ce pas bien làce que je vous disais ? Ô mes compatriotes, n’est-de pasexactement l’avertissement que je vous donnais pour vous mettre engarde contre un faux frère ? Et que pensez-vous d’une si lâcheconduite de la part d’un homme sur lequel nous savons tous quel’inégalité des droits a pesé si lourdement ? Ô mescompatriotes, je vous demande ce que vous pensez d’une pareilletrahison de la part d’un de vos frères, qui signe ainsi sa propreruine, la vôtre, celle de vos enfants et des enfants de vosenfants ? »

Il y eut quelques applaudissements et quelquescris de : « À bas le traître ! » mais lamajorité de l’assemblée demeura calme. Ils regardèrent les traitsfatigués d’Étienne, rendus plus pathétiques encore par les émotionsdomestiques qu’ils trahissaient ; et dans la bonté naturellede leur âme, ils éprouvèrent plus de chagrin que d’indignation.

« C’est le métier du délégué de parler,dit Étienne, on le paye pour ça ; et il sait ce qu’il a àfaire. Qu’il fasse donc. Qu’il ne s’inquiète pas de ce que j’ai pusouffrir. Ça ne le regarde pas. Ça ne regarde personne quemoi. »

Il y avait tant de convenance, pour ne pasdire tant de dignité dans ces paroles, que les auditeurs semontrèrent plus tranquilles et plus attentifs. La même voix mâlequi s’était déjà fait entendre cria :

« Slackbridge, laissez-le parler ettaisez-vous ! »

Alors il se fit dans la salle un silencesurprenant.

« Mes frères, dit Étienne dont la voixpeu élevée se faisait parfaitement entendre, et mes camarades, carje suis bien votre camarade au travail et à la peine, et je croisque le délégué que voilà ne peut pas en dire autant ; je n’aiqu’un mot à ajouter, et je ne pourrais pas en dire davantage quandje parlerais jusqu’à demain matin. Je sais bien ce qui m’attend. Jesais bien que vous êtes décidés à ne plus avoir aucun rapport avectout ouvrier qui refuse de marcher avec vous dans cette affaire. Jesais bien que, si j’étais en train de mourir sur la grand’route,vous regarderiez comme un devoir de passer à côté de moi comme s’ils’agissait d’un étranger et d’un inconnu ; mais ce que j’aipromis, je le tiendrai.

– Étienne Blackpool, dit le président quise leva, pensez-y encore. Pensez-y encore, mon garçon, avant devous voir repousser par vos vieux amis. »

Il y eut un murmure général qui exprima lemême vœu, quoique personne n’eût prononcé une parole. Tous les yeuxétaient fixés sur Étienne. Il n’avait qu’à changer d’avis poursoulager tous les cœurs. En jetant les yeux alentour, il le vitbien. Il n’entrait pas dans son cœur la moindre colère contreeux ; il les connaissait trop pour s’arrêter aux faiblesses etaux erreurs visibles à la surface, il les connaissait comme uncamarade pouvait seul les connaître.

« J’y ai pensé plus d’une fois, monsieur.Je ne puis être des vôtres, voilà tout. Il faut que je suive laroute qui est devant moi ; il faut que je vous dise adieu àtous. »

Il leur fit une espèce de salut en levant lesdeux bras, et se tint un moment dans cette attitude, ne reprenantla parole que lorsqu’il les eut laissés retomber.

« J’ai échangé plus d’une bonne paroleavec quelques-uns de ceux qui se trouvent ici ; je vois plusd’un visage que j’ai connu lorsque j’étais plus jeune et moinstriste qu’aujourd’hui. Depuis que je suis au monde, je n’ai jamaiseu de querelle avec aucun de mes camarades, et Dieu sait que cen’est pas moi qui ai cherché la querelle de ce soir. Vousm’appellerez traître et tout le reste… C’est de vous que je parle,ajouta-t-il en s’adressant à Slackbridge, mais c’est plus facile àdire qu’à prouver. Eh bien ! soit. »

Il avait fait deux ou trois pas comme pourdescendre de l’estrade, lorsqu’il se rappela quelque chose qu’ilavait oublié de dire et revint à sa place.

« Peut-être, dit-il, tournant lentementson visage ridé comme pour adresser la parole à chacun desauditeurs individuellement, aux plus proches aussi bien qu’aux pluséloignés ; peut-être, quand cette question sera reprise etdiscutée, menacera-t-on de se mettre en grève si les maîtres melaissent travailler parmi vous. J’espère que je mourrai avant devoir arriver chose pareille, mais dans ce cas, je me résignerai àtravailler isolé parmi vous, et, en vérité, j’y serai bien forcé,mes amis, non pour vous braver, mais pour vivre. Je n’ai que mesbras pour gagner mon pain ; et où puis-je trouver del’ouvrage, si ce n’est à Cokeville, moi qui y travaillais déjà, queje n’étais pas plus haut que ça ? Je ne me plaindrai pasd’être repoussé et délaissé à dater de ce soir, mais j’espère qu’onme laissera travailler. Si j’ai un droit, mes amis, je crois quec’est celui-là. »

Pas une parole ne fut prononcée ; pas lemoindre bruit ne se fit entendre dans la salle, si ce n’est leléger frôlement de ceux qui s’écartaient un peu, au centre de lachambre, pour livrer passage à l’homme qu’aucun d’eux ne devaitplus considérer comme son camarade. Ne regardant personne, allantdroit son chemin avec un air d’humble fermeté qui ne demandaitrien, ne réclamait rien, le vieil Étienne quitta la salle,emportant avec lui le poids de ses nouveaux malheurs.

Alors Slackbridge, qui avait tenu son brasoratoire étendu pendant la sortie d’Étienne, comme s’il eût mis unesollicitude extrême et déployé une grande puissance morale àréprimer les passions véhémentes de la foule, s’appliqua à releverles esprits abattus de l’assemblée. « Le Brutus romainn’avait-il pas, ô mes amis, condamné à mort son propre fils ;et les mères Spartiates n’avaient-elles pas, ô mes amis, bientôtmes compagnons de victoire, forcé leurs enfants qui s’enfuyaient àaffronter la pointe des épées ennemies ? N’était-ce donc pasun devoir sacré pour les hommes de Cokeville, ayant derrière euxdes ancêtres, en face d’eux un monde qui les admirait, et unepostérité qui devait leur succéder, de chasser les traîtres loindes tentes qu’ils avaient dressées dans une cause sacrée etdivine ? Des quatre points cardinaux le ciel répondait :« Oui ! » à l’ouest, à l’est, au nord et au sud.Ainsi donc, trois hourras pour l’Association du TribunalRéuni ! »

Slackbridge, usurpant en sus les fonctions dechef d’orchestre, marqua la mesure. Cette foule de visagesincertains (qui n’étaient pas sans remords) reprirent, à ce signal,quelque sérénité et on répéta l’acclamation. Tout sentimentpersonnel doit céder à la cause commune. Hourra ! Le toitrésonnait encore des cris de triomphe quand la réunion sedispersa.

Il n’en fallut pas davantage pour qu’ÉtienneBlackpool tombât dans la vie la plus solitaire qu’on puisse voir,une vie d’isolement parmi une foule intime. Celui qui, sur uneterre étrangère, cherche dans dix mille visages un regardsympathique sans jamais le rencontrer, se trouve dans une agréablesociété comparé au malheureux qui voit chaque jour passer, en sedétournant, dix visages qui naguère étaient des visages d’amis.Telle devait être, à chaque instant de sa vie, la nouvelle épreuved’Étienne ; à son ouvrage, en y allant ou en le quittant, à saporte, à sa croisée, partout. Ses camarades s’étaient même entenduspour éviter le côté de la rue qu’il prenait habituellement ;il était le seul, parmi les ouvriers, qui marchât du côté qu’ilavait choisi.

Depuis bien des années, Étienne était un hommetranquille, recherchant peu la société des autres hommes, ethabitué à se faire de ses pensées toute sa compagnie. Il avaitignoré jusqu’alors combien son cœur avait besoin de la fréquentesympathie d’un signe de tête, d’un regard, d’un mot, ou del’immense soulagement que ces petits riens sociaux avaient versédans son âme goutte à goutte. Il n’aurait jamais cru qu’il fût sidifficile de séparer dans sa conscience l’abandon complet où lelaissaient ses camarades d’un sentiment injuste de déshonneur et dehonte.

Les quatre premiers jours de son épreuve luiparurent si longs et si pénibles, qu’il commença à s’effrayer de laperspective qui se déroulait devant lui. Non-seulement il nerencontra pas Rachel, mais il évita toute chance de larencontrer ; car, bien qu’il sût que la défense qui leconcernait ne s’étendait pas encore officiellement aux femmes quitravaillaient dans les manufactures, il s’aperçut que plusieursd’entre elles avaient changé de ton avec lui, et il trembla queRachel ne fût mise au ban du silence, comme lui, si on les voyaitensemble. Il avait donc vécu complètement seul pendant ces quatrejours et n’avait parlé à personne, lorsque, au moment où ilquittait son travail, un jeune homme qui n’était pas haut encouleur l’accosta dans la rue.

« Vous vous appelez Blackpool, n’est-cepas ? » demanda le jeune homme.

Étienne rougit de voir qu’il venait de mettrele chapeau à la main, dans sa reconnaissance envers celui quidaignait lui parler, ou dans la surprise qu’il avait ressentie, oudans un mélange de ces deux sentiments. Il fit semblant de l’avoirôté pour arranger la doublure et répondit :

« Oui.

– Vous êtes l’ouvrier qu’on a mis auban, » continua Bitzer, le jeune homme peu coloré dont nousparlions.

Étienne répondit encore :

« Oui.

– J’avais deviné ça en voyant tous lesautres chercher à vous éviter. M. Bounderby veut vous parler.Vous savez où il demeure ? »

Étienne répondit encore :

« Oui.

– Alors allez-y de suite,voulez-vous ? dit Bitzer. On vous attend, et vous n’aurez qu’àdire au domestique que c’est vous. Je suis employé à labanque ; et si vous allez tout seul là-bas, comme je n’étaisvenu que pour vous chercher, vous m’épargnerez unecourse. »

Étienne, qui s’en allait dans la directionopposée, se retourna et se dirigea, comme c’était son devoir, versle château de briques rouges du grand Bounderby.

Chapitre 21Ouvriers et maîtres.

 

« Eh bien ! Étienne, dit Bounderbyde sa voix tempétueuse, qu’est-ce que j’apprends là ? Comment,c’est vous que ces misérables ont traité comme cela ? Entrezet parlez hardiment. »

C’était dans le salon qu’on l’invitait àentrer. La table était mise pour le thé ; et la jeune femme deM. Bounderby avec le frère de madame et un beau monsieur deLondres se trouvaient là. Étienne leur fit son salut, fermant laporte et restant auprès, son chapeau à la main.

« Voilà l’homme dont je vous parlais,Harthouse, » dit M. Bounderby.

Le personnage auquel il s’adressait et quiétait assis sur le canapé, en train de causer avecMme Bounderby, se leva en disant d’un tonennuyé : « Oh ! vraiment ! » et se traînadevant la cheminée près de laquelle se tenait M. Bounderby.

« Maintenant, répéta Bounderby, parlezhardiment ! »

Après les quatre jours qu’Étienne venait depasser dans l’isolement, ces paroles ne pouvaient manquer deproduire sur son oreille une impression désagréable et discordante.Non-seulement elles froissaient son âme blessée, mais ellessemblaient établir en fait qu’il méritait le reproche de déserteurégoïste qu’on lui avait adressé.

« Que désirez-vous de moi, monsieur, s’ilvous plaît ? demanda-t-il.

– Mais je viens de vous le dire, répliquaBounderby ; parlez hardiment, parlez comme un homme, puisquevous êtes un homme, et racontez-nous votre affaire et l’histoire decette ligue d’ouvriers.

– Faites excuse, monsieur, dit ÉtienneBlackpool, je n’ai rien à dire là-dessus. »

M. Bounderby, qui ressemblait toujoursplus ou moins à une tempête, rencontrant un obstacle, se mitimmédiatement à souffler dessus.

« Tenez, Harthouse, s’écria-t-il ;voilà un échantillon de nos ouvriers. Quand cet homme est venu ici,il y a quelque temps, je lui ai dit de prendre garde aux étrangersmalfaisants qui infestent le pays et qu’on devrait pendre partoutoù on les rencontre ; je l’ai prévenu, cet homme, qu’ilentrait dans une mauvaise voie. Eh bien ! croiriez-vous qu’aumoment même où ils viennent de le proscrire, il est encoretellement leur esclave qu’il a peur d’ouvrir la bouche sur leurcompte ?

– J’ai dit que je n’avais rien à dire surleur compte, monsieur, mais je n’ai pas dit que j’avais peurd’ouvrir la bouche.

– Vous avez dit,vous avez dit ! Eh bien ! moi, je le sais bience que vous avez dit, et, qui plus est, je sais ce que vous avezvoulu dire, voyez-vous. Ce n’est pas toujours la même chose,morbleu ! Ce sont au contraire deux choses bien différentes.Vous ferez mieux de nous dire tout de suite que ce coquin deSlackbridge n’est pas dans la ville, à ameuter le peuple ;qu’il n’est pas un des chefs reconnus de la populace, c’est-à-direune fichue canaille. Dites-nous donc cela tout de suite. Vous nepouvez pas me tromper, moi. Si c’est là ce que vous avez envie denous dire, pourquoi ne le dites-vous pas ?

– Je suis aussi fâché que vous, monsieur,de voir que le peuple ne trouve que de mauvais chefs, dit Étiennesecouant la tête. Il prend ceux qui se présentent. Peut-êtren’est-ce pas le moindre de nos malheurs de ne pouvoir trouver demeilleurs guides. »

La tempête commença à gronder plus fort.

« Cela commence assez bien, Harthouse,n’est-ce pas ? dit M. Bounderby. Il n’y va pas de mainmorte. Qu’en dites-vous ? N’est-ce pas déjà un joli petitéchantillon des gens auxquels nos amis ont affaire ? Mais cen’est encore rien, monsieur ! Vous allez m’entendre adresser àcet homme une simple question. Pourrait-on, monsieur Blackpool (levent commence à souffler très-fort), se permettre de vous demandercomment il se fait que vous ayez refusé d’entrer dans cetteassociation ?

– Comment cela se fait… ?

– Oui, fit M. Bounderby, les poucesdans les entournures de son habit, hochant la tête et fermant lesyeux, comme s’il faisait une confidence au mur qu’ilregardait ; oui, comment cela se fait.

– J’aurais mieux aimé ne pas parler deça ; mais puisque vous me le demandez, comme je ne veux pasêtre malhonnête, je vous répondrai que c’était parce que j’avaispromis.

– Pas à moi, vous savez, dit Bounderby(temps orageux entremêlé de calmes trompeurs, calme plat pour lemoment).

– Oh ! non, monsieur, pas àvous.

– Pas à moi, bien entendu : il n’estpas plus question de moi dans tout cela que si je n’existais pas,dit Bounderby s’adressant toujours au mur. S’il ne se fût agi quede Josué Bounderby de Cokeville, vous seriez entré dans la liguesans vous gêner ?

– Mais oui, monsieur ; c’estvrai.

– Quoiqu’il sache, continuaM. Bounderby devenu un ouragan, que ses camarades sont un tasde canailles et d’insurgés pour qui la déportation serait unepunition trop douce ! Tenez, monsieur Harthouse, vous avezlongtemps couru le monde ; avez-vous jamais rencontré lependant de cet homme ailleurs que dans notre charmantpays ? »

Et, d’un doigt irrité, M. Bounderbydésigna Étienne à l’inspection de son hôte.

« Non, non, madame, dit ÉtienneBlackpool, qui protesta bravement contre les épithètes dont s’étaitservi son patron, et qui s’adressa instinctivement à Louise, dèsqu’il eut jeté les yeux sur le visage de la jeune femme. Ce ne sontpas des insurgés, ni des canailles non plus. Pas du tout, madame,pas du tout. Je n’ai pas beaucoup à m’en louer ; je le saisbien, et je m’en ressens. Mais il n’y a pas douze hommes parmi eux,madame… douze ? Non, il n’y en a pas six qui ne croient avoirrempli leur devoir envers les autres comme envers eux-mêmes. Dieume préserve, moi qui les connais, qui les ai fréquentés toute mavie, qui ai mangé et bu avec eux, vécu et travaillé avec eux, quiles ai aimés, Dieu me préserve de ne pas prendre leur défense aunom de la vérité, quelque mal qu’ils aient pu mefaire ! »

Il parlait avec la rude vivacité quiappartient à sa classe et à son caractère, augmentée peut-être parl’orgueilleuse conviction qu’il restait fidèle à ses frères malgrétoute leur méfiance ; mais il n’oubliait pas chez qui il setrouvait, et n’élevait pas même la voix.

« Non, madame, non. Ils sontloyaux les uns envers les autres, fidèles les uns aux autres,attachés les uns aux autres, jusqu’à la mort. Soyez pauvre parmieux, soyez malade parmi eux, ayez parmi eux une de ces peinesjournalières qui amènent le chagrin à la porte d’un pauvre homme,et vous les trouverez tendres, doux, compatissants et chrétiens.Soyez sûre de ça, madame ; on les couperait en quatre avant deles faire changer.

– Bref, dit M. Bounderby, c’estparce qu’ils ont tant de vertus qu’ils vous ont mis au rancart.Dites-nous plutôt ça pendant que vous y êtes. Allons, voyons !ne vous gênez pas.

– Comment se fait-il, madame, repritÉtienne, qui semblait toujours chercher son refuge naturel dans levisage de Louise, que ce qu’il y a de meilleur en nous autrespauvres gens soit justement ce qui cause le plus d’embarras, demalheur et d’erreur, je n’en sais rien. Mais, c’est pourtant commecela ; je le sais comme je sais qu’il y a un ciel au-dessus demoi, là-bas derrière la fumée. Nous ne manquons pourtant pas depatience, et en général nous cherchons à bien faire. Aussi je nepuis pas croire que tout le blâme doit retomber sur nous.

– Ah çà, mon ami, dit M. Bounderbyque l’ouvrier, sans le savoir, avait mis hors des gonds ens’adressant à une tierce personne au lieu de s’adresser à lui-même,si vous voulez bien me donner votre attention pendant unedemi-minute, je ne serais pas fâché d’avoir un mot de conversationavec vous. Vous disiez tout à l’heure que vous n’aviez rien à nousraconter au sujet de cette affaire. Êtes-vous bien sûr de cela,avant d’aller plus loin ?

– Oui, monsieur, j’en suis bien sûr.

– Il y a ici un gentleman de Londres(M. Bounderby désigna M. James Harthouse avec son pouce,par-dessus son épaule), un gentleman du parlement, que je ne seraispas fâché de faire assister à un petit bout d’entretien entre vouset moi, au lieu de lui en rapporter moi-même la substance, ce n’estpas que j’ignore tout ce que vous allez dire ; il n’y apersonne qui le sache d’avance mieux que moi, je vous en préviens,mais enfin j’aime mieux qu’il l’entende de ses propres oreilles quede m’en croire sur parole. »

Étienne fit un signe de tête pour saluer lemonsieur de Londres dont la vue n’était pas faite pour éclaircirbeaucoup ses idées. Il dirigea involontairement les yeux vers levisage où il avait déjà cherché un refuge, mais un regard deLouise, regard expressif, quoique rapide, l’engagea à se tournervers M. Bounderby.

« Voyons, dites-nous un peu de quoi vousvous plaignez ? demanda M. Bounderby.

– Je ne suis pas venu ici, monsieur, luirappela Étienne pour me plaindre. Je suis venu, parce qu’on m’aenvoyé chercher.

– De quoi, répéta M. Bounderby, secroisant les bras, de quoi, vous autres ouvriers, vousplaignez-vous, en général ? »

Étienne le regarda un moment avec quelque peud’indécision, puis il parut prendre son parti.

« Monsieur, je n’ai jamais étébien fort pour les explications, quoique j’aie eu ma part du mal.Nous sommes dans un gâchis, c’est clair. Voyez la ville, richecomme elle est, et voyez tous les gens qui sont venus ici pourtisser, pour carder, pour travailler à la tâche, sans jamais avoirréussi à se donner la moindre douceur depuis le berceau jusqu’à latombe. Voyez comment nous vivons et où nous vivons ; voyezcombien nous sommes à vivre au jour le jour, et cela sansdiscontinuer ; à présent voyez les manufactures qui marchenttoujours sans jamais nous faire faire un pas, excepté vers la mort.Voyez comment vous nous regardez, ce que vous écrivez sur notrecompte, ce que vous dites de nous, et comment vous envoyez vosdéputations au secrétaire d’État pour dire du mal de nous, etcomment vous avez toujours raison et nous toujours tort, et commentnous n’avons jamais été que des gens déraisonnables depuis que noussommes au monde. Voyez comme le mal va toujours grandissant,toujours croissant, comme il devient de plus en plus cruel d’annéeen année, de génération en génération. Qui peut voir tout cela,monsieur, et dire du fond du cœur que ce n’est pas ungâchis ?

– Personne, naturellement, ditM. Bounderby. Maintenant vous voudrez peut-être bien apprendreà ce monsieur comment vous vous y prendriez pour sortir de cegâchis, comme vous vous plaisez à l’appeler.

– Je n’en sais rien, monsieur. Commentvoulez-vous que je le sache ? Ce n’est pas à moi qu’il fauts’adresser pour ça, monsieur. C’est à ceux qui sont placésau-dessus de moi et au-dessus de nous tous, de décider ça. À quoidonc serviraient-ils, monsieur, si ce n’est pas à ça ?

– Dans tous les cas, je vais vous dire ceque nous pourrons faire pour commencer, répliqua M. Bounderby,nous ferons un exemple d’une demi-douzaine de Slackbridge. Nouspoursuivrons ces canailles pour crime de félonie, et nous lesferons déporter aux colonies pénitentiaires. »

Étienne secoua gravement la tête.

« Ne me dites pas que nous n’enferons rien, dit M. Bounderby redevenu un ouragan impétueux,parce que nous le ferons, je vous en donne ma parole !

– Monsieur, répondit Étienne avec latranquille confiance d’une certitude absolue, quand vous prendriezcent Slackbridge, quand vous les prendriez tous tant qu’ils sont,et que vous coudriez chacun d’eux dans un sac pour les jeter dansla mer la plus profonde qui ait existé avant qu’on ait créé laterre ferme, le gâchis resterait exactement ce qu’il est. Desétrangers malfaisants ! continua Étienne avec un sourireinquiet, d’aussi loin que je puis me rappeler, j’ai toujoursentendu parler de ces étrangers-là ! Ce ne sont pas eux quifont le mal, monsieur. Ce n’est pas par eux que le mal commence. Jene les aime pas, je n’ai aucun motif pour les aimer, aucontraire ; mais c’est une entreprise inutile et vaine dechercher à leur faire abandonner leur métier ; faudrait plutôts’arranger pour que leur métier les abandonne ! Tout ce quim’entoure dans cette chambre y était quand je suis entré, tout ysera encore quand je serai parti. Mettez cette pendule à bord d’unnavire et envoyez-la à l’île de Norfolk, ça n’empêchera pas letemps d’aller son train. Eh bien ! c’est la même chose pourSlackbridge. »

Dirigeant de nouveau les yeux vers son premierrefuge, il remarqua que Louise tournait du côté de la porte unregard équivalant à un avertissement. Il fit quelques pas enarrière, et mit la main sur le bouton de la serrure. Mais iln’avait pas dit tout ce qu’il voulait dire, et il sentit au fond deson cœur que c’était une noble vengeance du mal que ses camaradesvenaient de lui faire, que de rester fidèle, jusqu’à la fin, à ceuxqui l’avaient repoussé. Il s’arrêta donc pour décharger ce qu’ilavait sur le cœur.

« Monsieur, je ne puis, avec le peu queje sais, à ma manière, indiquer au gentleman le moyen d’améliorertout cela, bien qu’il y ait dans la ville des ouvriers capables dele lui dire, ayant plus de connaissances que moi. Mais ce que jesais bien et ce que je puis lui dire, c’est ce qu’il ne faut pasfaire, parce que ce serait un mauvais moyen. La force brutale,voyez-vous, n’est pas un bon moyen ; la victoire et letriomphe ne sont pas un bon moyen. S’entendre pour donner toujourset sans cesse raison aux uns, et toujours et sans cesse tort auxautres, c’est contre nature et ce n’est pas un bon moyen. Netoucher à rien n’est pas non plus un bon moyen. Vous n’avez qu’àlaisser croupir ensemble des milliers de mille individus dans lemême gâchis, ils finiront par former un peuple à part, et vous unautre, avec un gouffre noir entre vous, et ça ne peut pas toujoursdurer. Ne pas se rapprocher avec douceur et patience, avec desfaçons consolantes, de ceux qui sont si prêts à se rapprocher lesuns des autres dans leurs nombreuses peines et à partager entreeux, dans leurs misères, les choses dont ils ont besoin… (car ilsfont ça, voyez-vous, comme pas un des gens que le gentleman a puvoir dans ses voyages…) eh bien ! ce ne sera jamais un bonmoyen, ça ne réussira jamais tant que le soleil ne sera pas devenuun morceau de glace. Encore moins fera-t-on quelque chose en lescomptant comme une force brute, ou en les gouvernant, comme sic’étaient les chiffres d’une addition ou des machines : commes’ils n’avaient ni amour, ni sympathies, ni mémoire, niinclinations, ni une âme capable de se décourager, ni une âmecapable d’espérance ; en les traitant, quand ils se tiennenttranquilles, comme s’ils n’avaient rien de tout cela, et en leurreprochant, quand ils s’agitent, de manquer aux devoirs del’humanité envers vous, voilà ce qui ne sera jamais un bon moyen,monsieur, tant qu’on n’aura pas défait l’ouvrage du bonDieu. »

Étienne s’arrêta, la main sur la porteouverte, attendant pour savoir si on avait quelque chose de plus àlui demander.

« Attendez un instant, ditM. Bounderby, dont le visage était très-rouge. Je vous aiprévenu, la dernière fois que vous êtes venu pour vous plaindre,que vous feriez mieux de prendre une autre route et de sortir delà. Et je vous ai aussi prévenu, si vous vous le rappelez, que jecomprenais très-bien vos aspirations à la cuiller d’or ?

– Eh bien ! moi, je n’y comprenaisrien moi-même, monsieur, je vous assure.

– Or, il est évident pour moi, continuaM. Bounderby, que vous êtes un de ces individus qui onttoujours à se plaindre. Vous allez partout semer le mécontentementet récolter la révolte. Vous n’êtes occupé qu’à cela, mon cherami. »

Étienne secoua la tête, protestation muettecontre ceux qui pourraient croire qu’il ne fût pas condamné à faireune autre besogne pour subvenir à son existence.

« Vous êtes un individu si contrariant,si agaçant, si mauvais coucheur, voyez-vous, dit M. Bounderby,que même dans votre propre corps, parmi les gens qui vousconnaissent le mieux, on a dû rompre toute relation avec vous. Etje vais vous dire une chose : je suis assez de leur avis,cette fois… une fois n’est pas coutume… pour faire comme eux etrompre toute relation avec vous. »

Étienne tourna vivement les yeux vers levisage de M. Bounderby.

« Vous pouvez achever ce que vous avez entrain, dit Bounderby avec une inclination de têtetrès-significative, et puis vous serez libre de chercherailleurs.

– Monsieur, vous savez bien, dit Étienneavec expression, que si vous me refusez de l’ouvrage, je n’entrouverai pas ailleurs. »

La réponse fut :

« Je sais ce que je sais, et vous savezce que vous savez. Je n’ai plus rien à vous direlà-dessus. »

Étienne lança encore un regard du côté deLouise ; mais les yeux de la jeune femme ne rencontrèrent plusles siens ; il poussa donc un soupir, et murmura d’une voix sibasse qu’on l’entendait à peine :

« Le ciel ait pitié de nous tous dans cemonde ! » et il partit.

Chapitre 22La disparition.

 

Il faisait presque nuit lorsque Étienne sortitde chez M. Bounderby. Les ombres de la nuit étaient descenduessi rapidement, qu’il ne regarda pas autour de lui après avoir ferméla porte, mais remonta immédiatement la rue. Rien n’était pluséloigné de ses pensées que la bizarre vieille qu’il avaitrencontrée, lors de sa première visite à cette même maison, quandil entendit derrière lui un pas qu’il reconnut, et, s’étantretourné, l’aperçut justement en compagnie de Rachel.

« Ah, Rachel, ma chère ! Et vousavec elle, madame ?

– Eh bien, cela vous étonne, et c’estvrai qu’il y a de quoi, répondit la vieille. C’est encore moi, vousvoyez.

– Mais comment vous trouvez-vous avecRachel ? demanda Étienne marchant du même pas que les deuxfemmes, se plaçant entre elles et regardant alternativement del’une à l’autre.

– Ma foi, j’ai fait connaissance aveccette bonne et jolie fille à peu près de la même façon qu’avecvous, dit d’un ton joyeux la vieille, qui se chargea de la réponse.Ma visite habituelle a été un peu retardée cette année, car j’aiété tourmentée par un asthme, et j’ai voulu attendre qu’il fît plusbeau et plus chaud. Par la même raison, je ne fais plus mon voyageen un seul jour, je le divise en deux : je couche ce soir auCafé des Voyageurs (une bonne auberge, bien propre),là-bas près de la station, et je m’en retourne demain matin à sixheures, par le train express. Très-bien ; mais quel rapporttout ça peut-il avoir avec cette bonne fille, medemanderez-vous ? Je vais vous le dire. J’ai appris le mariagede M. Bounderby. Je l’ai lu dans le journal, où cela faisaitun bel effet… oh ! quel bel effet !… (La vieille appuyalà-dessus avec un enthousiasme fort étrange)… Et je veux voir safemme. Je ne l’ai jamais vue. Eh bien, croiriez-vous qu’elle n’estpas sortie de la maison depuis aujourd’hui midi ? De sorteque, pour ne pas y renoncer trop vite, je me promenais encore unpeu avant de m’en aller, quand j’ai passé deux ou trois fois à côtéde cette bonne fille ; et en lui voyant un visage si avenant,je lui ai parlé, et elle m’a répondu. Voilà ! dit la vieille àÉtienne ; maintenant, vous pourrez deviner le reste enbeaucoup moins de temps que je n’en mettrais à vous le raconter, jeparie. »

Cette fois encore, Étienne eut à vaincre unpenchant instinctif, qui l’indisposait contre cette vieille, dontles manières cependant étaient aussi franches et aussi simples quepossible. Avec une douceur qui lui était aussi naturelle qu’àRachel (si ce n’est qu’il ne se connaissait pas cette qualité qu’iladmirait tant chez son amie), il reprit le sujet de conversation,qui intéressait le plus la vieille femme.

« Eh bien, madame, dit-il, j’ai vu ladame, et elle est jeune et jolie, de grands yeux noirs biensérieux, et si tranquilles, Rachel, que je n’ai jamais rien vu depareil.

– Jeune et jolie. Oui ! s’écria lavieille tout enchantée. Aussi fraîche qu’une rose ! Et commeelle doit être heureuse !

– Oui, madame, je suppose qu’elle estheureuse, dit Étienne. (Mais il y avait du doute dans le regardqu’il lança à Rachel.)

– Vous supposez ? Mais cela ne peutpas faire l’ombre d’un doute ; n’est-elle pas la femme devotre maître ? »répliqua la vieille.

Étienne fit un signe de tête affirmatif.

« Pour ce qui est de mon maître,reprit-il, regardant de nouveau Rachel, il n’est plus le mien.C’est fini entre nous.

– Tu as donc quitté sa fabrique,Étienne ? demanda Rachel avec inquiétude et vivacité.

– Ma foi, Rachel, répondit-il, que j’aiequitté sa fabrique ou que sa fabrique m’ait quitté, cela revient aumême. Sa fabrique et moi, nous allons nous séparer, et peut-êtreque ça n’en vaut pas pis. Voilà justement ce que je me disais quandje vous ai rencontrées. Si j’étais resté ici, cela n’aurait étéqu’ennui sur ennui. Peut-être est-ce un bonheur pour bien des gens,que je m’en aille, et aussi pour moi ; dans tous les cas, jen’ai pas le choix, il le faut. Je dois tourner le dos à Cokevillepour quelque temps, et aller chercher fortune, ma chère, enrecommençant ailleurs sur nouveaux frais.

– Où iras-tu, Étienne ?

– Je ne sais pas encore, dit-il ôtant sonchapeau et lissant, avec la paume de sa main, ses cheveux peuépais. Mais je ne pars pas encore ce soir, Rachel, ni même demain.Ce n’est pas bien facile, de savoir comment se retourner. Maisbah ! le courage ne me manquera pas. »

Et, en effet, il puisait du courage dansl’idée même que c’était un sacrifice à faire au bonheur des autres.Il n’avait pas seulement encore refermé la porte deM. Bounderby, qu’il avait déjà réfléchi que l’obligation quilui était imposée de quitter la ville, tournerait au moins auprofit de Rachel, qu’elle ne serait plus exposée à être inquiétéepour n’avoir pas cessé toute relation avec lui. Quoiqu’il lui encoûtât beaucoup de la quitter, et qu’il ne pût songer à aucuneautre ville manufacturière où sa condamnation ne le suivrait pas,peut-être était-ce une sorte de soulagement pour lui que d’êtreforcé de fuir le supplice enduré dans ces quatre derniers jours,même au risque d’en affronter d’autres avec d’autres peines.

Il pouvait donc dire, avecsincérité :

« Ça me paraît plus facile à supporterque je ne l’aurais pensé, Rachel. »

Rachel n’avait pas envie de lui aggraver sonfardeau ; il était déjà bien assez lourd comme cela.

Elle lui répondit donc par son sourireconsolateur, et ils poursuivirent tous les trois leur chemin.

La vieillesse, surtout lorsqu’elle estconfiante et gaie, est fort considérée chez les pauvres. La vieilleavait l’air si honnête et si résigné ; elle se plaignait sipeu de ses infirmités, bien qu’elles eussent augmenté depuis sondernier entretien avec Étienne, que ses deux compagnonss’intéressèrent à elle. Elle était trop alerte pour souffrir qu’ilsralentissent le pas à cause d’elle, mais elle semblaittrès-reconnaissante qu’on voulût bien lui parler, et très-disposéeà bavarder tant qu’on voudrait bien l’écouter ; de façon que,lorsque l’ouvrier et son amie arrivèrent dans leur quartier de laville, elle était plus vive et plus animée que jamais.

« Venez à mon pauvre logis, madame, ditÉtienne, prendre une tasse de thé, cela fait que Rachel viendraaussi, et je me charge de vous ramener saine et sauve à votreauberge. Il pourra se passer bien du temps, Rachel, avant que j’aieencore le plaisir de passer une soirée avec toi. »

Elles acceptèrent, et on se dirigea vers lademeure du tisserand. Tandis qu’on pénétrait dans une rue étroite,Étienne leva les yeux vers la fenêtre de sa chambre avec uneterreur qui planait toujours sur sa demeure solitaire ; maisla croisée était ouverte, telle qu’il l’avait laissée, et il n’yvit personne. Le mauvais ange de sa vie s’était envolé, il y avaitplusieurs mois déjà, et depuis il n’en avait plus entendu parler.Le mobilier moins nombreux, et les cheveux plus gris de l’ouvrierétaient les seules traces qu’eût laissées la dernière visite de sondémon familier.

Il alluma une chandelle, arrangea sa petitetable pour le thé, prit de l’eau chaude en bas, et acheta un petitcornet de thé avec un petit paquet de sucre, un pain et un peu debeurre dans la boutique la plus proche. Le pain était tendre etbien cuit, le beurre frais, et le sucre de première qualité.Naturellement. Cela confirmait l’assertion souvent répétée despotentats de Cokeville, que ces gens-là vivaient comme des princes,monsieur.

Rachel fit le thé (une réunion si nombreuseavait nécessité l’emprunt d’une tasse), et la vieille le trouvadélicieux. C’était la première fois, depuis bien des jours, quel’hôte goûtait quelque chose qui ressemblât aux douceurs de lasociété avec ses semblables. Lui, aussi, bien qu’il eût àrecommencer bientôt sa vie d’épreuves, fit honneur au repas. Nouvelargument en faveur du thème perpétuel des potentats coke-bourgeois,à savoir qu’il y a absence complète de tout esprit de calcul chezces gens-là, monsieur.

« Je n’ai jamais songé, madame, ditÉtienne, à vous demander votre nom. »

La vieille se donna pourMme Pegler.

« Veuve, je crois ? ajoutaÉtienne.

– Oh ! depuis bien desannées ! »

Le mari de Mme Pegler (un desmeilleurs maris qu’on ait jamais connus), était déjà mort, d’aprèsle calcul de Mme Pegler, avant qu’Étienne fût de cemonde.

« C’est une bien triste chose, madame, deperdre un si brave homme, dit Étienne. Vous n’avez pasd’enfants ? »

La tasse que Mme Pegler tenaità la main, résonnant contre la soucoupe, dénota chez cette dame unecertaine agitation.

« Non, répondit-elle. Je n’en ai plus, jen’en ai plus.

– Morts, Étienne, insinua doucementRachel.

– Je suis fâché d’avoir parlé de ça, ditÉtienne, j’aurais dû me rappeler que je pouvais toucher à unendroit sensible. J’ai… j’ai eu tort ! »

Tandis qu’il s’excusait, la tasse de lavieille dame résonna de plus en plus.

« J’avais un fils, dit-elle avec uneexpression bizarre de chagrin, qui n’offrait aucun des symptômesordinaires de l’affliction, et il a prospéré, oh ! bienprospéré. Mais il ne faut pas m’en parler, s’il vous plaît. Ilest… » Posant sa tasse, elle remua les mains comme si elle eûtvoulu ajouter par son geste : « mort ! » Maiselle reprit tout haut : « Je l’ai perdu. »

Étienne regrettait encore le chagrin qu’ilavait causé à la vieille, lorsque sa propriétaire monta l’escalier,et, l’appelant sur le palier, lui dit quelques mots à l’oreille.Mme Pegler n’était nullement sourde, car elleentendit le nom qu’on venait de murmurer.

« Bounderby ! s’écria-t-elle d’unevoix étouffée, et s’éloignant vivement de la table. Oh !cachez-moi ! Pour rien au monde, je ne voudrais être vue. Nele laissez pas monter que je ne sois partie. Je vous en prie, jevous en prie ! »

Elle tremblait et semblait très-émue, secachant derrière Rachel, qui cherchait à la rassurer, et sans avoirl’air de savoir seulement ce qu’elle faisait.

« Voyons, madame, voyons, dit Étiennetout étonné, ce n’est pas M. Bounderby, mais sa femme. Vousn’avez pas peur d’elle ? Vous ne tarissiez pas en éloges surson compte, il n’y a pas une heure.

– Mais vous êtes bien sûr que c’est ladame et non le monsieur ? demanda la vieille qui tremblaittoujours.

– Sûr et certain.

– Alors, faites-moi le plaisir de ne pasm’adresser la parole, et de ne pas avoir l’air seulement de mevoir, dit la vieille. Vous me laisserez toute seule dans moncoin. »

Étienne y consentit d’un signe de tête, etinterrogea du regard Rachel, qui ne put lui fournir aucuneexplication ; puis il prit la chandelle, descendit, et, aubout de quelques instants, revint éclairant Louise, qui entra dansla chambre. Elle était accompagnée par le roquet.

Rachel s’était levée et se tenait à l’écart,son châle et son chapeau à la main, lorsque Étienne, très-surprislui-même de cette visite inattendue, posa la chandelle sur latable. Alors il resta debout près de là, sa main fermée à côté duchandelier, attendant qu’on lui adressât la parole.

C’était la première fois de sa vie que Louisepénétrait dans la demeure d’un des ouvriers de Cokeville ;c’était la première fois de sa vie qu’elle se trouvait face à faceavec quelqu’un d’entre eux individuellement. Elle savait bienqu’ils formaient un corps composé de centaines et de mille. Ellesavait combien d’ouvrage un nombre donné d’entre eux pouvaitproduire dans un temps donné. Elle les voyait par bandes quitter etregagner leurs nids, comme les fourmis ou les limaces. Mais seslectures lui en avaient bien plus appris sur les mœurs des insectestravailleurs, que sur les mœurs de ces hommes et de ces femmes quiappartiennent pourtant aussi à la famille des travailleurs.

Elle savait bien que les gens de Cokeville,c’était quelque chose qu’on fait travailler tant d’heures, qu’onpaye tant, et puis tout est dit ; quelque chose qui se règled’une manière infaillible sur les lois de la production et de laconsommation ; quelque chose qui venait parfois se heurtercontre ces lois, et créer des difficultés ; quelque chose quise serrait le ventre quand le blé était cher, et qui se donnait desindigestions quand le blé était à bon marché ; quelque chosequi croissait dans une proportion de tant pour cent, qui commettaittant pour cent des crimes commis chaque année, et fournissait uncontingent de tant pour cent au paupérisme du pays ; quelquechose dont le commerce en gros se servait pour faire d’immensesfortunes ; quelque chose qui se soulevait parfois comme unemer irritée, et faisait un peu de ravages, le plus souvent à sespropres dépens, et puis après rentrait dans son lit. Mais, jamaisde sa vie, elle n’avait eu l’idée de les décomposer en unités, pasplus qu’elle ne songeait à décomposer la mer pour envisagerséparément chacune des gouttes dont elle est formée.

Elle resta un instant à examiner la chambre.Après avoir regardé les deux ou trois chaises, les quelques livres,les gravures sans valeur et le lit, elle jeta un coup d’œil sur lesdeux femmes et sur Étienne.

« Je suis venue vous parler au sujet dece qui s’est passé tantôt. Je voudrais vous rendre service, si vousvoulez me le permettre. C’est là votre femme ? »

Rachel leva les yeux, qui répondirentclairement « non » et les baissa de nouveau.

« Je me rappelle, dit Louise, rougissantde sa méprise ; oui, je me souviens, maintenant, d’avoirentendu parler de vos malheurs domestiques, bien que je n’aie pasalors prêté beaucoup d’attention aux détails. Je n’ai nullement eul’intention de vous faire une question qui puisse causer de lapeine à aucune des personnes ici présentes. S’il m’arrivait de vousen faire d’autres de nature à produire le même effet, à mon insu,sachez bien que c’est sans le vouloir et croyez que, si j’ai cemalheur, c’est pure ignorance de ce que je devrais vousdire. »

De même que peu de temps auparavant, Étiennes’était instinctivement adressé de préférence à Louise, chezM. Bounderby, de même elle s’adressait à son tourinstinctivement à Rachel d’un ton brusque et saccadé, symptômeparticulier d’hésitation et de timidité.

« Il vous a raconté ce qui s’est passéentre lui et mon mari ? C’est vous, je crois, qui seriez sonpremier refuge ?

– Je sais comment tout cela a fini, majeune dame, dit Rachel.

– Ne me suis-je trompée, il me semble luiavoir entendu dire qu’étant repoussé par un maître, il seraprobablement repoussé par tous les autres ? Il me semble qu’ila dit cela ?

– Il y a si peu de chances, ma jeunedame, si peu de chances de se tirer d’affaire, pour un ouvrier malnoté parmi les maîtres.

– Je ne comprends pas bien ce que vousvoulez dire par : mal noté ?

– Qui s’est fait la réputation d’êtreturbulent.

– De façon que, grâce aux préjugés de sapropre classe et grâce aux préjugés de l’autre, il se trouvedoublement sacrifié ? Les deux classes sont-elles donctellement séparées, dans cette ville, qu’il n’existe pas, entre lesdeux, la moindre petite place pour un honnêteouvrier ? »

Rachel secoua la tête pour dire qu’elle n’enconnaissait pas.

« Il a encouru les soupçons de sescamarades, dit Louise, parce qu’il avait promis de ne pas se ligueravec eux. Je crois que c’est à vous qu’il a dû faire cettepromesse. Oserais-je vous demander pourquoi il l’afaite ? »

Rachel fondit en larmes.

« Je ne l’ai pas exigée de lui, pauvregarçon. Je l’avais seulement supplié de se tenir à l’écart dans sonpropre intérêt, ne me doutant guère du mal que j’allais lui faire.Mais, quant au parti qu’il a pris, je sais bien qu’il mourraitmille fois avant de manquer à sa parole. Je le connais assez pourça. »

Étienne était resté immobile et attentif, dansl’attitude rêveuse qui lui était habituelle, la main à son menton.Il intervint alors d’une voix moins ferme que de coutume.

« Personne, excepté moi, ne saura jamaiscombien j’honore, j’aime et respecte Rachel, et avec combien deraison. Quand j’ai fait cette promesse, je lui ai dit, avec vérité,qu’elle est l’ange de ma vie. C’était une promesse solennelle. Rienne peut m’en délier. »

Louise tourna la tête vers l’ouvrier et lapencha avec un sentiment de respect tout nouveau pour elle. Elleregarda ensuite Rachel et ses traits s’adoucirent.

« Que comptez-vous faire ?demanda-t-elle.

Sa voix s’était adoucie également.

« Ma foi, madame, dit Étienne faisantcontre fortune bon cœur et tâchant de sourire, quand j’aurai finima tâche, il faudra que je quitte cette ville et que je cherche del’ouvrage ailleurs. Heureux ou malheureux, il faut qu’un hommefasse ce qu’il peut, il n’y a pas moyen de faire autrement, à moinsqu’il ne veuille se coucher par terre pour s’y laisser mourir defaim.

– Comment voyagerez-vous ?

– À pied, ma bonne dame, àpied. »

Louise rougit, et une bourse parut dans samain. On entendit le frôlement d’un billet de banque qu’elledépliait et posait sur la table.

« Rachel, voulez-vous lui dire, car voussaurez comment le faire sans lui causer de peine, que ceci est bienà lui pour l’aider dans son voyage ? Voulez-vous le prier dele prendre ?

– Je ne puis le faire, ma jeune dame,répondit-elle en détournant la tête ; Dieu vous bénisse pouravoir pensé avec tant de bonté à ce pauvre garçon ! Mais c’està lui de consulter son cœur et d’agir en conséquence. »

Louise parut d’abord comme incrédule, puis unpeu effrayée, un peu émue par une soudaine sympathie, lorsque cetartisan, qui avait tant d’empire sur lui-même, qui s’était montrési simple et si ferme durant la récente entrevue, perdit tout àcoup son calme, et se tint le visage caché dans les mains. Elleétendit le bras, comme pour le toucher, puis se retint et demeuraimmobile.

« Rachel elle-même, dit Étienne aprèsavoir découvert son visage, ne pourrait pas trouver de paroles plusdouces pour ajouter au mérite d’une offre si généreuse. Pour vousprouver que je ne suis pas un homme ingrat et sans raison jeprendrai cinquante francs. Je vous les emprunte pour vous lesrendre plus tard. Je n’aurai jamais travaillé de si bon cœur pourme mettre à même de reconnaître, par mon exactitude à payer madette, votre bienfait de ce soir, dont je veux vous garder uneéternelle reconnaissance. »

Louise fut bien forcée de reprendre le billetde banque et de le remplacer par la somme beaucoup plus faiblequ’il acceptait à titre de prêt. Étienne n’était ni élégant, nibeau, ni pittoresque, en quoi que ce soit ; et, pourtant, safaçon d’agréer cette offre et d’exprimer sa reconnaissance sansphrases, était empreinte d’une grâce que lord Chesterfield n’auraitpas enseignée à son fils en cent ans.

Tom s’était assis au bord du lit, balançantune de ses jambes et suçant sa canne avec assez d’indifférencejusqu’à ce moment. Voyant sa sœur prête à partir, il se leva avecassez de vivacité et intervint à son tour.

« Attends un peu, Lou ! Avant denous en aller, je voudrais lui parler un instant. Il me vient uneidée. Si vous voulez venir sur le palier, Blackpool, je vous ladirai. Il n’y a pas besoin de lumière, mon brave !… » Tomavait manifesté une impatience remarquable en voyant Étienne sediriger vers le buffet pour prendre la chandelle… « Nous n’enavons pas besoin. »

Étienne le suivit hors de la chambre ;Tom referma la porte et ne retira pas la main de dessus laserrure.

« Dites donc ! murmura-t-il. Jecrois que je puis vous rendre service. Ne me demandez pas ce quec’est, parce que ça peut ne pas réussir. Mais il n’y a toujours pasde mal à essayer. »

Son haleine tombait comme une flamme surl’oreille d’Étienne, tant elle était brûlante.

« C’est notre homme de peine, dit Tom,qui a été chargé de la commission pour vous cette après-midi. Jedis notre homme de peine, parce que j’appartiens aussi à labanque. »

Étienne se disait : « il faut qu’ilsoit bien pressé ! » Tom parlait si confusément.

« Voyons ! dit Tom. Écoutez unpeu ! Quand partez-vous ?

– C’est aujourd’hui lundi, réponditÉtienne réfléchissant. Je crois, monsieur, que je partirai versvendredi ou samedi.

– Vendredi ou samedi, répéta Tom. Écoutezun peu ! Je ne suis pas sûr de pouvoir vous rendre le serviceque je voudrais vous rendre… C’est ma sœur, vous savez, qui est làdans votre chambre… Mais ça peut réussir, et si ça ne réussit pas,le mal ne sera pas grand. Eh ! bien, je vais vous dire ce quevous ferez. Vous reconnaîtrez bien notre homme de peine ?

– Certainement, dit Étienne.

– Très-bien, répliqua Tom. Le soir, quandvous quitterez votre ouvrage, pendant les quelques jours que vousresterez encore ici, flânez auprès de la banque une heure ouenviron. S’il vous voit flâner aux alentours, n’ayez l’air de rien,car je ne lui dirai pas de vous parler, à moins que je ne puissevous rendre le service que je voudrais. Dans ce dernier cas, ilaura un billet ou une commission pour vous ; sinon, non.Écoutez un peu ! Vous êtes sûr de m’avoir biencompris ? »

Il était parvenu, dans l’obscurité, à glisserun doigt dans une des boutonnières de l’habit d’Étienne, dont ilserrait et remuait la poche d’une façon tout à faitextraordinaire.

« J’ai très-bien compris, monsieur, ditÉtienne.

– Écoutez un peu ! répéta Tom.Faites bien attention de ne pas vous tromper, et n’allez pasoublier ce que je vous dis. Je raconterai mon projet à ma sœur ennous en allant, et je suis sûr qu’elle sera de mon avis. Écoutez unpeu ! C’est bien entendu, hein ? Vous comprenezbien ? Très-bien alors. Allons, Lou, partons ! »

Il poussa la porte en appelant sa sœur, maisil ne rentra pas dans la chambre, et descendit l’étroit escaliersans attendre qu’on l’éclairât. Il était déjà au bas, lorsqueLouise commença à descendre, et ce ne fut que dans la rue qu’elleput lui prendre le bras.

Mme Pegler resta dans son coinjusqu’à ce que le frère et la sœur fussent partis et jusqu’à cequ’Étienne fût remonté, la chandelle à la main. Elle ne savaitcomment exprimer son admiration pourMme de Bounderby, et, comme une vieilleinexplicable qu’elle était, se mit à pleurer de ce que la dameétait une si jolie petite chérie. Néanmoins,Mme Pegler fut si troublée par la crainte quel’objet de son admiration ne s’avisât de revenir ou qu’il n’arrivâtquelque autre visiteur, que sa gaieté disparut pour la soirée.D’ailleurs, il était déjà tard pour des gens qui se levaient debonne heure et travaillaient longtemps ; la réunion sedispersa donc ; Étienne et Rachel conduisirent leurmystérieuse connaissance jusqu’à la porte du Café desVoyageurs, où ils lui souhaitèrent le bonsoir.

Ils revinrent ensemble jusqu’au coin de la rueoù demeurait Rachel ; et, à mesure qu’ils s’en rapprochaient,ils cessèrent de se parler. Lorsqu’ils arrivèrent à ce coin sombreoù leurs rares rencontres se terminaient toujours, ilss’arrêtèrent, silencieux, comme s’ils eussent craint de s’adresserla parole.

« J’essayerai de te voir encore une fois,Rachel, avant mon départ ; mais si je ne te vois pas…

– Tu ne me verras pas, Étienne, je lesais. Il vaut mieux nous parler franchement l’un à l’autre.

– Tu as raison. C’est plus courageux etça vaut mieux. Je me suis dit, Rachel, que, comme il ne reste plusqu’un jour ou deux, il vaudrait mieux pour toi, ma chère, qu’on nete rencontrât pas avec moi. Cela pourrait te causer des ennuis etça ne servirait à rien.

– Ce n’est pas là ce qui m’arrête,Étienne. Mais tu sais nos vieilles conventions. C’est à cause decela.

– Bien, bien, dit-il. Dans tous les cas,cela vaut mieux.

– Tu m’écriras tout ce qui t’intéresse,Étienne ?

– Oui. Je n’ai plus maintenant qu’à tefaire mes derniers souhaits. Que le ciel soit avec toi, que le cielte bénisse, que le ciel te remercie pour moi et terécompense !

– Puisse-t-il te bénir, Étienne, toiaussi, dans toutes tes courses errantes, et te donner enfin la paixet le repos !

– Je t’ai dit, ma chère, reprit ÉtienneBlackpool, la nuit où nous avons veillé ensemble, que toutes lesfois que je verrai quelque chose ou que je songerai à quelque chosequi me mette en colère, tu seras toujours là dans ma pensée, à côtéde moi, pour me calmer. Tu y es déjà en ce moment. Tu me fais voirles choses d’un œil plus résigné. Dieu te bénisse !Bonsoir ! Adieu ! »

Quoi de plus simple que cette rapideséparation au milieu d’une pauvre rue ? Cependant ce fut unsouvenir sacré pour ces pauvres gens. Économistes utilitaires,squelettes de maîtres d’école, commissaires du fait, incrédulesélégants et blasés, vous tous qui fondez ou propagez de petitesdoctrines racornies à l’usage du populaire, vous savez bien quevous aurez toujours des pauvres à gouverner. Eh bien !cultivez en eux autant que vous le pourrez, et pendant qu’il en esttemps encore, les grâces de l’imagination et la douceur desaffections naturelles, afin d’orner vos existences qui ont tantbesoin d’ornement ; ou bien, quand viendra le jour de votretriomphe, lorsque le roman aura, grâce à vous, complètement disparude leurs âmes et que la vie leur apparaîtra dans toute sa hideusenudité, la réalité pourrait bien prendre la forme d’un loupdévorant.

Étienne travailla le lendemain, et lesurlendemain encore, sans que personne lui adressât la parole. Onl’évita comme auparavant, partout où il allait. À la fin du secondjour, il vit approcher le terme de son travail ; à la fin dutroisième, son métier était vide.

Chacun des soirs précédents, il avait passéplus d’une heure dans la rue, aux alentours de la banque, sansaucun résultat, ni en bien, ni en mal. Afin qu’on ne pût l’accuserd’avoir manqué à sa promesse, il résolut d’attendre au moins deuxheures ce troisième et dernier soir.

La dame qui tenait autrefois la maison deM. Bounderby était là, assise à une croisée du premier étageoù il l’avait déjà vue, et l’homme de peine y était aussi à causerquelquefois avec elle près de la fenêtre, ou à regarder de temps àautre par-dessus le store du rez-de-chaussée, sur lequel on lisaitle mot BANQUE ; quelquefois même il se montra sur le pas de laporte pour prendre l’air. La première fois, Étienne, croyant quec’était lui qu’il cherchait, passa tout à côté ; mais l’autrene fit que le regarder à peine, avec ses yeux clignotants, sans luiadresser la parole.

Deux heures, c’était bien long, surtout aprèsune longue journée de travail. Étienne s’assit sur les marchesd’une maison, s’appuya contre un mur sous une arcade, se promenad’un bout de la rue à l’autre, écouta si l’horloge de l’église nesonnait pas, s’arrêta pour regarder des enfants qui jouaient dansla rue. Il est si peu naturel de se promener ainsi sans motif,qu’un simple flâneur est toujours sûr de se faire remarquer.Lorsque la première heure fut écoulée, Étienne commença même àéprouver une sensation désagréable, se figurant qu’il jouait là lerôle d’un personnage suspect.

Puis vint l’allumeur de réverbères, laissantderrière lui, dans la longue perspective de la rue, une doubletraînée de lumières qui allaient s’allongeant jusqu’à ce qu’ellesse fussent mêlées et perdues dans l’éloignement.Mme Sparsit ferma la croisée du premier étage,abaissa le store et regagna son appartement. Bientôt on vit unelumière monter l’escalier derrière elle, visible d’abord au-dessusde la porte d’entrée et ensuite aux deux croisées de l’escalier, àmesure qu’elle allait d’un étage à l’autre. Il y eut un moment oùon souleva un des coins du store du second étage, comme si l’œil deMme Sparsit regardait par là ; puis l’autrecoin, comme si l’homme de peine, à son tour, regardait de l’autrecôté. Quoi qu’il en soit, Étienne ne reçut aucune communication. Ilse sentit fort soulagé lorsque les deux heures furent enfinécoulées, et s’éloigna d’un pas rapide pour rattraper le tempsperdu.

Il n’avait plus qu’à dire adieu à sapropriétaire et à s’allonger par terre sur son lit provisoire, carson paquet était déjà fait pour le lendemain et tout était prêtpour son départ. Il voulait être hors de la ville de très-bonneheure, avant que les ouvriers fussent dans les rues.

Il faisait à peine jour, lorsque, après avoirjeté un coup d’œil d’adieu autour de sa chambre, se demandanttristement s’il la reverrait jamais, il sortit. La ville paraissaitcomplètement déserte : on eût dit que tous les habitantsl’avaient abandonnée, afin de n’avoir plus aucun rapport avec lui.Tout avait un air désolé à cette heure. Le soleil levant ne formaitlui-même dans le ciel qu’une pâle solitude, semblable à une merattristée.

Passant devant la maison où demeurait Rachel,quoique ce ne fût pas son chemin ; devant les rues de briquesrouges ; devant les grandes fabriques silencieuses qui netremblaient pas encore ; auprès de la station du chemin defer, dont les signaux rouges faiblissaient à l’approche dujour ; dans le voisinage délabré du chemin de fer, à moitiédémoli et à moitié rebâti ; devant les villas de briquesrouges, entourées d’arbustes enfumés et couverts d’une poudre sale,comme des priseurs peu soigneux ; passant par des cheminscharbonneux et devant une variété de vilains spectacles, Étiennegagna le haut de la colline et se retourna pour jeter un regard enarrière.

Le jour éclairait en plein la ville, et lescloches appelaient au travail du matin. Les feux domestiquesn’étaient pas encore allumés, et les hautes cheminées régnaient enmaîtres dans le ciel, qui allait bientôt disparaître sous lesimmenses bouffées de leur fumée empoisonnée ; mais il y eutune demi-heure pendant laquelle un grand nombre des fenêtres deCokeville se dorèrent d’une espèce d’aube matinale, où les naturelsdu pays purent voir le soleil comme dans une éclipse éternelle, àtravers une vitre enfumée.

Quel changement de passer des cheminées auxoiseaux ! Quel changement de sentir la poussière de la routeremplacer sous son pied le charbon criard ! Quel changementpour Étienne, parvenu à l’âge qu’il avait, de retrouver sessensations d’enfant par cette matinée d’été ! Ces rêveriesdans la tête et son paquet sous le bras, Étienne promenait sonvisage attentif le long de la grande route. Et les arbres formantune arcade au-dessus de sa tête, lui disaient, dans leur douxmurmure, qu’il laissait derrière lui un cœur aimant et fidèle.

Chapitre 23Poudre à canon.

 

M. James Harthouse voulant toujoursessayer ce qu’il pourrait faire pour son parti d’adoption, commençaà compter les votes qui lui semblaient acquis. Grâce à quelquesnouvelles lectures instructives qu’il voulut bien faire, àl’intention de ses amis politiques, grâce à un peu plus denonchalance élégante et distinguée à l’adresse de la société engénéral, grâce aussi à une certaine franchise dont il savait faireparade dans l’improbité même ; et c’est là, comme on sait, lefin du jeu, le plus efficace et le plus admiré des péchés mortelsdu monde poli ; il ne tarda point à passer pour un homme d’unehaute espérance. C’était un grand avantage pour lui que d’êtreindifférent à tout, car cela lui permettait de s’unir aux genspratiques et positifs d’aussi bonne grâce que s’il fût un desleurs, et de traiter tous les autres partis comme un tas de vilshypocrites.

« Oui, ma chère madame Bounderby, deshypocrites dans lesquels nous n’avons pas foi et qui n’ont pas foien eux-mêmes. La seule différence entre nous et les professeurs devertu ou de charité ou de philanthropie… le nom n’y fait rien…c’est que nous savons que tout cela ne signifie pas grand’chose, etque nous le disons ; tandis qu’ils le savent tout aussi bienque nous, mais ils se gardent bien de le dire. »

Pourquoi Louise se serait-elle offensée oumême inquiétée d’entendre une pareille déclaration deprincipes ? Étaient-ils si peu d’accord avec ceux de son pèreou avec son éducation première qu’elle dût s’en effrayer ? Yavait-il une si grande différence entre les deux écoles qui, l’uneet l’autre, l’enchaînaient aux réalités matérielles et luidéfendaient d’avoir foi dans autre chose ? Thomas Gradgrindavait-il développé dans son âme, lorsqu’elle était pure et naïve,quelque chose que James Harthouse pût au moins avoir quelque peineà réformer ?

Elle était même d’autant plus à plaindre, danscette circonstance, qu’il y avait dans son esprit (ce sentiment yexistait avant que son père éminemment pratique eût commencé àformer sa jeune intelligence) un besoin instinctif de croire à unehumanité moins mesquine et plus noble que celle qu’on lui avaittoujours montrée ; c’était dans son cœur une lutte constantemêlée de doutes et de colères : ses doutes venaient de ce que,dès sa jeunesse, l’on avait étouffé dans son âme toute aspirationgénéreuse ; ses colères renaissaient, quand elle songeait aumal qu’on lui avait fait, si c’était en effet la vérité dont soncœur entendait la voix dans ce murmure confus. Sur une nature silongtemps habituée à s’anéantir elle-même, si déchirée, si divisée,la philosophie de Harthouse venait agir à la fois comme unsoulagement et une justification. Si tout était vide et sansvaleur, elle n’avait rien perdu, rien sacrifié. Qu’importe !avait-elle dit à son père lorsqu’il lui avait proposé un mari.Qu’importe ! disait-elle encore. Avec une confiancedédaigneuse, elle se demandait : « Qu’importetout ! » et elle poursuivait son chemin.

Vers quel but ? Elle s’avançait pourtantpas à pas, elle descendait toujours vers un but fatal, mais d’unprogrès si lent et si imperceptible, qu’elle croyait resterstationnaire. Quant à M. Harthouse, il ne songeait pas à sedemander où il allait, et il s’en souciait peu. Il n’avait en vueaucun dessein, aucun plan bien arrêté : il n’avait pas le viceassez énergique pour compromettre sa quiétude insouciante. Pour lemoment, c’était un amusement et une distraction comme il en fallaità un beau monsieur comme lui, quelque chose de plus, peut-être,qu’il ne convenait à sa réputation de bel indifférent. Peu de tempsaprès son arrivée il écrivit, d’un ton plein de langueur, à sonfrère, l’honorable et facétieux membre de parlement, que lesBounderby étaient « très-amusants ; » que de plus,Bounderby femelle, loin d’avoir sur les épaules la tête de Médusequ’il s’attendait à y voir, était jeune et extrêmement jolie. Aprèscela, il n’en parla plus et passa chez eux tous ses moments deloisir. Il allait fréquemment chez eux pendant le cours de sesapparitions et de ses tournées électorales dans le district deCokeville. M. Bounderby encourageait ses visites. Rien nes’accordait mieux avec les goûts vantards de M. Bounderby quede pouvoir dire à tout son monde que, pour sa part, il se moquaitdes gens de bonne famille, mais que si sa femme, la fille de TomGradgrind, aimait cette société-là, grand bien lui fasse.

M. James Harthouse commença à penser quece serait une sensation nouvelle pour lui s’il pouvait opérer à sonprofit, sur le visage de la belle, le changement agréable qu’il yavait déjà vu apparaître une fois en faveur du roquet.

Il était assez bon observateur ; il avaitune mémoire excellente et il n’oubliait pas un mot des révélationsdu frère. Il les combinait avec ce qu’il voyait de la sœur, etcommença bientôt à la comprendre. Il est vrai que ce qu’il y avaitde meilleur, de plus intime dans le caractère de la jeune femme,n’était pas à la portée de l’intelligence de M. Harthouse, caril en est de la nature humaine comme de l’océan, elle a des abîmesque tout le monde ne peut pas sonder ; mais il ne tarda pas àlire à la surface assez couramment.

M. Bounderby avait pris possession d’unemaison et d’un parc situés à environ quinze milles de la ville,mais à un mille ou deux d’un chemin de fer qui s’élançait, sur denombreux viaducs, à travers un pays sauvage, miné par des puits decharbonnières abandonnées et parsemé la nuit de feux et de formesde locomotives stationnaires à l’entrée des puits d’exploitation.Le paysage devenait moins âpre à mesure qu’il se rapprochait de laretraite de M. Bounderby, où il s’adoucissait pour setransformer en un site rustique, doré par la bruyère et blanchi parl’aubépine au printemps de l’année, et ombragé tout l’été par lesfeuilles des arbres tremblant au souffle du vent. La banqueBounderby avait fait saisir cette propriété en vertu d’unehypothèque sous laquelle avait succombé un des potentats deCokeville, trop pressé de faire fortune, et qui ne s’était trompédans ses calculs que de deux millions et demi. Ces accidentsarrivaient quelquefois aux familles les plus respectables deCokeville, mais on sait qu’une banqueroute n’a aucun rapport avecles classes imprévoyantes signalées par les économistes.

Ce fut avec une extrême satisfaction queM. Bounderby s’installa dans ce bon petit domaine, et se mit,toujours par suite de son humilité vaniteuse, à planter des chouxdans les parterres. Il se plaisait à vivre comme dans une caserneau milieu de ces meubles élégants, et il poursuivait les tableauxmêmes de ses fanfaronnades habituelles.

« Savez-vous, monsieur, disait-il, qu’onm’assure que Nickits (le propriétaire évincé) a payé cette marinesept cents livres[7]. Or, à vousparler franchement, du diable si dans le cours de ma vie j’y jetteles yeux sept fois ; c’est à cent livres le coup d’œil !Non, par saint Georges ! Je n’oublie pas que je suis JosuéBounderby de Cokeville. Pendant bien, bien des années, je n’ai paspossédé d’autres peintures (il aurait donc fallu que je les eussevolées) que le portrait d’un homme qui se faisait la barbe dans unebotte en guise de miroir ; c’était une image collée sur lespots à cirage dont j’étais enchanté de me servir pour cirer lesbottes qu’on voulait bien me confier. Lorsque les pots étaientvides, je les revendais un liard pièce, et j’étais joliment heureuxd’empocher l’argent ! »

Puis il s’adressait à M. Harthouse etreprenait sur le même ton :

« Harthouse, vous avez une couple dechevaux ici. Faites-en venir encore une demi-douzaine, si vousvoulez, et nous trouverons à les loger. Il y a des écuries pourdouze chevaux, et, si on ne calomnie pas Nickits, ses écuriesétaient au grand complet. Une douzaine de chevaux, monsieur, enchiffres ronds. Quand cet homme était petit garçon, il a fait sonéducation à Westminster. Il a été élevé là, au collège deWestminster, avec une bourse royale, tandis que ma principalenourriture, à moi, se composait d’épluchures, et que je n’avais pasd’autre lit que les paniers des revendeuses du marché. Quand mêmej’aurais la fantaisie de garder une douzaine de chevaux (et je n’enai nulle envie, j’ai bien assez d’un cheval) je ne pourrais pasavoir le cœur de les voir si bien logés dans leurs stalles, enpensant aux endroits où je logeais moi-même autrefois. Je nepourrais pas les y voir, monsieur, sans donner l’ordre de les enfaire sortir à l’instant. Voilà pourtant comme tout change !Vous voyez cette propriété, vous la connaissez, vous savez qu’iln’y a pas dans son genre une propriété plus complète en Angleterreni ailleurs, je vous défie de m’en trouver une n’importe où ;et qui y trouvez-vous installé, comme un ver au beau milieu d’unenoix ? Moi, monsieur, moi Josué Bounderby, tandis que Nickits,(je le sais de quelqu’un qui est venu hier me le dire à mon bureau)Nickits, qui récitait des rôles en latin dans les pièces qu’on jouetous les ans au collège de Westminster, et que les magistrats et lanoblesse de ce pays applaudissaient à tout rompre, pleurnichemaintenant, oui, monsieur, pleurniche ! perché à un cinquièmeétage dans une sombre petite rue de traverse d’Anvers. »

Ce fut sous les ombres feuillues de cetteretraite, pendant les longues et chaudes journées de l’été, queM. Harthouse commença ses expériences sur le visage quil’avait tant étonné, lorsqu’il l’avait vu pour la première fois, etse mit à essayer de le faire changer en sa faveur.

« Madame Bounderby, je regarde commetrès-heureux le hasard qui fait que je vous rencontre seule ici. Ily a déjà quelque temps que je désirais vivement vousentretenir. »

Ce n’était pourtant pas un hasard bienmerveilleux de la rencontrer à l’heure précise où elle se trouvaittoujours seule dans cet endroit, but favori de ses promenades.C’était une clairière au milieu d’un bois sombre, où gisaientquelques arbres abattus et où elle avait habitude de s’asseoir,pour regarder les feuilles tombées sous le souffle de l’automnedernier, comme autrefois elle regardait les cendres rouges quitombaient du foyer de la maison paternelle.

Il s’assit à côté d’elle en lui lançant uncoup d’œil.

« Votre frère… mon jeune amiTom… »

Le visage de Louise s’anima, et elle se tournavers lui avec une expression d’intérêt.

« De ma vie, pensa-t-il, je n’ai rien vude plus remarquable, de plus charmant que l’éclair qui vient tout àcoup d’illuminer ces jolis traits. »

La physionomie de M. Harthouse trahit sapensée, trahison calculée peut-être, car il se peut bien qu’elle nefît qu’obéir aux secrètes instructions de son maître.

« Je vous demande pardon. L’expression devotre intérêt fraternel est si charmante… Tom devrait en être sifier… Je sais que cela est inexcusable, mais je ne puis pasm’empêcher de laisser percer mon admiration.

– Vous êtes si spontané, dit-elle aveccalme.

– Non, madame Bounderby, ne me dites pascela ; vous savez que je ne dissimule pas avec vous. Voussavez que je me donne pour un vilain échantillon de la naturehumaine, prêt à me vendre dès qu’on m’offrira une sommeraisonnable, et complètement incapable de renouveler aucun desprocédés en usage chez les bergers de l’Arcadie.

– J’attends, répliqua-t-elle, lacommunication que vous alliez me faire à propos de mon frère.

– Vous vous montrez sévère pour moi, etje le mérite. Je me reconnais pour le plus grand vaurien du monde,mais je ne suis pas menteur,… vous m’accorderez bien cela.Seulement vous m’avez causé un moment de surprise qui m’a écarté demon sujet ; je reviens à votre frère. Je m’intéresse àlui.

– Vous vous intéressez donc à quelquechose, monsieur Harthouse ? demanda-t-elle moitié incrédule etmoitié reconnaissante.

– Si vous m’eussiez demandé cela lapremière fois que je suis venu ici, j’aurais dit non. Aujourd’hui,même au risque d’être accusé de ne pas dire la vérité et d’éveillerchez vous une incrédulité fort naturelle, je dois répondreoui. »

Elle fit un léger mouvement comme si ellevoulait parler, sans réussir à retrouver la parole ; enfinelle lui répondit :

« Monsieur Harthouse, je veux bien croireque vous vous intéressez à mon frère.

– Merci ! vous me rendez justice, jepuis me flatter qu’en cela du moins je mérite les remercîments quevous voulez bien m’adresser. Vous avez tant fait pour Tom… Vousl’aimez tant… Votre existence entière, madame Bounderby, prouve unesi admirable abnégation en faveur de votre frère… pardonnez-moiencore… je m’écarte de mon sujet. Enfin, ce qu’il y a de sûr, c’estque je m’intéresse à Tom… pour lui-même. »

Elle avait fait un geste presqueimperceptible, comme pour se lever vivement et s’en aller, avantqu’il eût terminé sa phrase. C’est alors qu’il avait donné un autretour à ses explications, et elle ne bougea pas.

« Madame Bounderby, reprit-il d’un tonléger qui semblait pourtant lui coûter un effort et qui étaitencore plus expressif que le ton plus sérieux qu’il venait dequitter ; ce n’est pas un crime impardonnable chez un jeunehomme de l’âge de votre frère d’être étourdi, léger, porté à ladépense, un peu dissipé enfin, comme on dit. L’est-il ?

– Oui.

– Souffrez que je vous parle franchement.Pensez-vous qu’il joue ?

– Je crois qu’il fait desparis. »

M. Harthouse ayant attendu comme pour luipermettre d’achever sa réponse, elle ajouta :

« J’en suis sûre.

– Et il perd, naturellement ?

– Oui.

– Quand on parie, on est toujours sûr deperdre. Oserais-je insinuer qu’il est probable que vous lui avezquelquefois fourni de l’argent pour couvrir cesparis ? »

Louise était restée assise, les yeuxbaissés ; mais, à cette question, elle regarda Harthouse commesi elle voulait se rendre compte de cette question et qu’elle enfût blessée.

« Croyez bien qu’il ne s’agit pas icid’une impertinente curiosité, ma chère madame Bounderby. Je crainsque Tom ne soit en train de se créer petit à petit des embarras, etje veux lui tendre une main secourable du fond de ma tristeexpérience. Faut-il vous répéter que c’est seulement pourlui-même ? Est-ce nécessaire ? »

Elle parut vouloir répondre, mais cette foisencore elle garda le silence.

« Pour vous avouer franchement tout cequi m’est venu à la pensée, continua James Harthouse reprenant denouveau son ton léger, toujours avec un embarras simulé, je vousdirai en confidence que je ne sais pas s’il n’a pas à se plaindrede son éducation. Je doute, pardonnez-moi ma sincérité, je doutequ’il ait jamais dû exister beaucoup de confiance entre lui et sondigne père.

– Cela ne me paraît pas probable, ditLouise rougissant au souvenir que cette remarque réveillait enelle-même.

– Ou entre lui et… (vous interpréterezfavorablement ma pensée, j’en suis sûre) et son très-estimablebeau-frère ? »

Elle rougit de plus en plus et ses jouesétaient brûlantes, lorsqu’elle répondit d’une voix plusfaible :

« Cela ne me paraît pas probable nonplus.

– Madame Bounderby, dit Harthouse aprèsune courte pause, ne serait-ce pas le cas de permettre une plusgrande confiance entre vous et moi ? Tom vous a emprunté dessommes considérables ?

– Vous comprendrez, monsieur Harthouse,répliqua-t-elle après avoir un peu hésité : tout indécise ettoute troublée qu’elle était depuis le commencement de l’entretien,elle n’avait pas perdu l’empire qu’elle exerçait surelle-même ; vous comprendrez que si je réponds aux questionsdont vous me pressez, ce n’est pas pour me plaindre ni pourexprimer un regret. Toute plainte serait inutile ; ce que j’aifait, je ne le regrette pas le moins du monde.

– Et de plus une femme de cœur !pensa James Harthouse.

– Lorsque je fus mariée, je découvris quemon frère était déjà très-endetté ; très-endetté pour un jeunehomme dans sa position, veux-je dire ; assez enfin pourm’obliger à vendre quelques bijoux. Ce n’était pas un sacrifice. Jeles ai vendus très-volontiers. Ils n’avaient aucune valeur à mesyeux. »

Soit qu’elle lût dans le regard de Harthousequ’il devinait, soit que sa conscience lui fît craindre qu’il nedevinât qu’elle parlait de quelques cadeaux de son mari, elles’arrêta et rougit encore. S’il ne l’avait pas deviné tout d’abord,cette soudaine rougeur eût tout révélé à un homme moins retors quecelui-là.

« Depuis, j’ai donné à mon frère, àdiverses époques, tout l’argent dont j’ai pu disposer. Me confiantà vous sur la foi de l’intérêt que vous professez pour lui, je nevous ferai pas de demi-confidence. Depuis que vous avez l’habitudede venir ici, il a eu besoin de deux à trois mille francs à lafois. Je n’ai pas pu lui donner une si forte somme. J’ai eunaturellement des inquiétudes sur les suites que pourraient amenerces embarras d’argent ; mais j’ai gardé le secret jusqu’à cejour, où je le livre à votre honneur. Je n’ai confié mesinquiétudes à personne, parce que… Mais vous m’avez déjàdevinée. »

Elle s’arrêta brusquement.

En homme prompt à profiter de ses avantages,il vit et saisit cette occasion de présenter à Louise sa propreimage, légèrement déguisée sous le portrait de son frère.

« Madame Bounderby, quoique je ne vaillepas grand’chose et que je ne sois qu’un homme de plaisir, ce quevous venez de me dire m’intéresse vivement. Je ne puis me montrersévère envers Tom. Je comprends et je partage la sage indulgenceavec laquelle vous envisagez ses erreurs. Sans vouloir le moins dumonde manquer de respect soit à M. Gradgrind, soit àM. Bounderby, je crois reconnaître que l’éducation de Tom n’apas été heureuse. Élevé de façon à ne pouvoir lutteravantageusement avec ce monde où il doit jouer un rôle, le premierusage qu’il fait de sa liberté c’est de se jeter dans des excès,provoqués par un excès contraire, par un excès de contrainte qu’onlui a longtemps imposé, dans les meilleures intentions du monde,cela est sûr. Mais la noble rudesse et l’indépendance toutebritannique de M. Bounderby, malgré leur charmanteoriginalité, ne provoquent pas, nous sommes d’accord là-dessus… neprovoquent pas la confiance. Si j’osais ajouter qu’il manque tantsoit peu de cette délicatesse à laquelle un jeune cœur méconnu, uncaractère mal compris et des talents mal dirigés seraient tentés dedemander des consolations et des conseils, je vous auraiscomplètement expliqué ma manière de voir. »

Pendant qu’elle regardait droit devant elle,par-dessus les clartés changeantes qui dansaient sur l’herbe, dansl’obscurité de la forêt plus éloignée, Harthouse lut sur son visagequ’elle s’appliquait à elle-même les paroles qu’il venait en effetd’envoyer à son adresse.

« C’est donc le cas, continua-t-il, demontrer la plus grande indulgence. Cependant Tom a un défaut que jene saurais pardonner et que je lui reprochetrès-sérieusement. »

Louise le regarda en face et lui demanda quelétait ce défaut.

« Peut-être, répondit-il,devrais-je m’en tenir là. Peut-être, en somme, eût-il mieux valu nepas laisser échapper cette allusion.

– Vous m’effrayez, monsieur Harthouse.Dites-moi ce que c’est.

– Afin de ne pas vous causer de vainesalarmes, et puisque cette confiance au sujet de votre frère, àlaquelle j’attache plus de prix qu’à quoi que ce soit au monde,s’est établie heureusement entre nous, j’obéis. Je ne puispardonner à Tom de ne pas se montrer plus sensible, dans chaqueparole, chaque regard, chaque action, à la tendresse de sameilleure amie, au dévouement de sa meilleure amie, à sondésintéressement, aux sacrifices qu’elle s’est imposés pour lui. Lareconnaissance qu’il lui témoigne, à ce que j’en puis juger, estbien légère. Ce qu’elle a fait pour lui mériterait un amour, unegratitude de tous les instants, et non de la mauvaise humeur et desboutades. Tout insouciant que je parais, je ne suis pas assezindifférent, madame Bounderby, pour ne pas remarquer ce défaut devotre frère, ou pour être disposé à le regarder comme un péchévéniel. »

La forêt flotta devant elle, car ses yeuxétaient inondés de larmes. Elles sortaient d’une source profonde,longtemps cachée, et son cœur était plein d’une douleur aiguë queles pleurs ne soulagèrent pas.

« En un mot, madame Bounderby, c’est àcorriger votre frère de ce défaut que doivent tendre tous mesefforts. Ma connaissance plus complète de ses affaires, et mes avissur les moyens de sortir d’embarras, avis compétents, je l’espère,venant d’un mauvais garnement qui a fait lui-même des folies surune bien plus grande échelle, me donneront une certaine influencesur lui, et j’en profiterai pour arriver au but que je me suisproposé. J’en ai dit assez et peut-être trop. J’ai l’air de vouloirme poser en bon enfant, tandis que, ma parole d’honneur, je n’en aipas la moindre intention, je vous le déclare franchement. Là-bas,parmi les arbres, ajouta-t-il après avoir levé les yeux et regardéautour de lui, j’aperçois votre frère lui-même ; il vient sansdoute d’arriver. Comme il paraît diriger ses pas de ce côté, jecrois que nous ferons bien d’aller à sa rencontre. Il esttrès-silencieux et très-morose depuis quelques jours. Peut-être saconscience fraternelle lui adresse-t-elle des reproches. Sitoutefois il y a une conscience ; car, ma parole d’honneur,j’en entends parler trop souvent pour y croire. »

Il aida Louise à se lever, elle lui prit lebras, et ils allèrent tous les deux à la rencontre du roquet. Toms’avançait d’un pas indolent, frappant les branches d’un airdésœuvré ; ou bien il se baissait pour arracher obstinémentavec sa canne la mousse qui revêtait le tronc des arbres. Iltressaillit lorsqu’ils arrivèrent auprès de lui, au moment où il selivrait à ce dernier passe-temps, et il changea de couleur.

« Tiens ! murmura-t-il, je ne voussavais pas ici.

– Quel nom, Tom, dit M. Harthouse,posant sa main sur l’épaule du roquet et l’obligeant à fairevolte-face, de façon qu’ils se dirigèrent tous les trois vers lamaison, quel nom étiez-vous donc en train de graver sur lesarbres ?

– Quel nom ? répondit Tom… Oh !vous voulez dire quel nom de femme.

– On vous soupçonne fortement d’avoirinscrit sur l’écorce des chênes le nom de quelque ravissantebeauté, Tom.

– Je ne donne pas là dedans, monsieurHarthouse, à moins que quelque ravissante beauté, ayant la libredisposition d’une fortune un peu ronde, ne veuille bien s’éprendrede moi. Elle pourrait même être aussi laide que riche, sanscraindre de perdre ma conquête. Je graverais son nom autant de foisqu’elle voudrait sur l’écorce des chênes.

– Diable ! Tom, vous avez là dessentiments bien mercenaires.

– Mercenaires, répéta Tom. Qui est-ce quin’est pas mercenaire ? Demandez à ma sœur !

– As-tu donc découvert que ce fût un demes défauts, Tom ? dit Louise, sans se plaindre autrement dumécontentement ou de la mauvaise humeur de son frère.

– Personne ne sait mieux que toi, sic’est ou non à ton adresse : je m’en rapporte à toi là-dessus,répliqua Tom d’un ton maussade.

– Tom est misanthrope aujourd’hui ;cela arrive de temps en temps à tous les gens qui s’ennuient, dit MHarthouse. Ne croyez pas ce qu’il vous dit là, madame Bounderby. Iln’en pense pas un mot ; et pour vous faire connaître sessentiments, je vais vous dévoiler quelques-unes de ses opinions survotre compte, exprimées à moi-même en particulier, s’il ne fait pasà l’instant amende honorable.

– Dans tous les cas, monsieur Harthouse,dit Tom s’adoucissant un peu, grâce à l’admiration que luiinspirait son patron, mais hochant la tête d’un air de mauvaisehumeur, vous ne pourrez pas lui dire que je l’aie jamais louée des’être montrée mercenaire. J’ai pu la louer du contraire, et je leferais encore, si j’en avais d’aussi bonnes raisons. Mais en voilàassez là-dessus ; cela ne peut pas vous intéresser, et pourmoi, j’en ai par-dessus la tête. »

Ils s’avancèrent vers la maison, où Louiseabandonna le bras de son visiteur pour rentrer chez elle. Harthousela suivait des yeux, tandis qu’elle montait les marches etdisparaissait sous l’ombre de la porte ; puis il posa encorela main sur l’épaule du frère et l’engagea, avec un signe de têteconfidentiel, à faire un tour dans le jardin.

« Tom, mon ami, j’ai un mot à vousdire. »

Ils s’étaient arrêtés au milieu d’un buissonde roses assez mal soigné. L’humilité de M. Bounderby ne sepiquait pas de tenir les roses de Nickits sur le même pied quel’ancien propriétaire, et Tom s’assit sur le parapet d’uneterrasse, en arrachant les boutons de rose et les déchirant enmorceaux ; tandis que son démon familier le dominait, un piedsur le parapet et le corps appuyé avec grâce sur le bras quesoutenait son genou relevé. On pouvait les apercevoir de la croiséede Mme Bounderby. Peut-être Louise lesvoyait-elle.

« Tom, qu’est-ce que vous avez ?

– Ah ! monsieur Harthouse, dit Tomavec un gémissement, je suis excédé, je m’ennuie à périr.

– Ma foi ! mon ami, et moiaussi.

– Vous ! répliqua Tom, vous qui êtesun modèle d’insouciance ! Monsieur Harthouse, je suis dans unhorrible gâchis. Vous n’avez pas d’idée de l’embarras où je me suisfourré… Quand je pense qu’il ne tenait qu’à ma sœur de m’en tirer,si elle avait voulu ! »

Il se mit à mordre les boutons de roses et àles arracher entre ses dents d’une main qui tremblait comme celled’un vieillard paralytique. Après avoir un moment fixé sur lui unregard observateur, son compagnon reprit son air non-chalant.

« Tom, vous n’êtes pas raisonnable :vous êtes aussi trop exigeant avec votre sœur. Vous avez déjà reçude l’argent d’elle, mauvais garnement, vous le savez bien.

– Oui, monsieur Harthouse, j’en conviens.Où voulez-vous que j’en prenne ailleurs ? Voilà le vieuxBounderby qui est toujours à se vanter qu’à mon âge il vivait avecquatre sous par mois, ou quelque chose comme ça. Voilà mon père quia tracé ce qu’il appelle une ligne de conduite et qui m’y attachepieds et poings liés depuis que j’ai été sevré. Voilà ma mère quin’a rien à elle, si ce n’est ses infirmités. Où diable voulez-vousalors qu’un individu trouve de l’argent, et à qui voulez-vous quej’en demande, si ce n’est à ma sœur ? »

Il pleurait presque et éparpillait les rosespar douzaines. M. Harthouse le prit par l’habit d’un airconciliateur.

« Mais, mon cher Tom, si votre sœur n’apas l’argent ?…

– Si elle ne l’a pas, monsieurHarthouse ? Je ne prétends pas qu’elle l’ait. Il se peut quej’aie eu besoin de plus d’argent qu’elle ne devait en avoir. Maisdans ce cas, elle aurait dû se le procurer. Elle aurait très-bienpu se le procurer. Ce n’est pas la peine de rien vous cacher, aprèstout ce que je vous ai déjà dit ; vous savez qu’elle n’aépousé le vieux Bounderby, ni par amour-propre, ni par amour pourlui, mais par amour pour moi. Alors pourquoi n’obtient-elle pas delui ce dont j’ai besoin, par amour pour moi ? Rien ne l’obligeà dire ce qu’elle veut faire de son argent ; elle a assezd’esprit ; elle pourrait se faire donner l’argent en lecajolant, le vieux Bounderby, si elle voulait. Pourquoi donc alorsne le veut-elle pas, lorsqu’elle sait combien cela m’importe ?Mais, non. Elle reste là devant lui comme une pierre, au lieu defaire l’aimable pour obtenir aisément de lui ce qu’il me faut. Jene sais pas comment vous appelez ça, mais moi,je dis quec’est là une conduite dénaturée ! »

Il y avait immédiatement au-dessous duparapet, de l’autre côté, une pièce d’eau dans laquelleM. James Harthouse eut la plus grande envie de flanquerM. Thomas Gradgrind fils, de la même façon que lesmanufacturiers de Cokeville menaçaient, dès qu’on les contrariait,de flanquer tous leurs biens dans l’océan Atlantique. Mais il nequitta pas son attitude gracieuse, et la balustrade de pierre nevit rien tomber de l’autre côté que les boutons de rose accumuléspar Tom, et qui maintenant surnageaient dans la pièce d’eau, où ilsformaient une île flottante.

« Mon cher Tom, dit Harthouse,voulez-vous me permettre d’être votre banquier ?

– Au nom du ciel, répliqua vivement Tom,ne me parlez pas de banquiers ! »

Et il semblait très-pâle à côté roses,très-pâle.

M. Harthouse, en homme parfaitement bienélevé, habitué à la meilleure société, ne pouvait se permettre demontrer de l’étonnement, pas plus que de montrer du sentiment. Maisil souleva un peu ses paupières avec une légère sensation desurprise ; et pourtant l’étonnement était chose aussicontraire aux principes de son école qu’aux doctrines du collègeGradgrind.

« Combien vous faut-il pour le moment,Tom ? Il s’agit de quatre chiffres ? Allons, parlez…Posez vos quatre chiffres.

– Monsieur Harthouse, répliqua Tom quimaintenant pleurait réellement (et ses larmes valaient mieux queses plaintes de tantôt, quelque piteuse que fût la mine qu’elleslui donnaient), il est trop tard ; l’argent ne me servirait àrien maintenant. Il me l’aurait fallu plus tôt pour qu’il me fûtbon à quelque chose. Mais je ne vous en suis pas moinstrès-obligé ; vous êtes un ami véritable ! »

Un ami véritable !

« Roquet, roquet ! pensaM. Harthouse nonchalamment ; jeune imbécile que tues ! »

– Et je regarde votre offre comme unegrande preuve de bienveillance, poursuivit Tom en lui serrant lamain ; comme une très-grande preuve de bienveillance, monsieurHarthouse.

– Eh bien ! répliqua l’autre, mabienveillance vous sera peut-être utile plus tard. Et, mon ami, sivous voulez bien venir à moi, lorsque ces diables d’embarrasfinanciers vous serreront de trop près, je pourrai vous indiquer,pour en sortir, quelque bon moyen que vous ne trouveriez pas toutseul.

– Merci, dit Tom secouant la tête d’unair lugubre et mâchant des boutons de rose. Je voudrais vous avoirconnu plus tôt, monsieur Harthouse.

– Voyez-vous, Tom, dit M. Harthousepour terminer, et lançant lui-même une rose ou deux en guised’offrande à l’île qui s’obstinait à venir frapper contre le mur,comme si elle tenait à s’incorporer à la terre ferme ; l’hommemet de l’égoïsme dans tout ce qu’il fait, et je ne diffère en riendes autres mortels. Je désire ardemment… (la langueur qu’il mit àexprimer ce désir ardent était tout à fait tropicale)… que vousmontriez moins de froideur à votre sœur… c’est votre devoir… et quevous soyez pour elle un frère plus aimant et plus agréable… c’estencore votre devoir.

– Je ferai ce que vous désirez, monsieurHarthouse.

– Vous savez, Tom, il n’y a rien de telque le présent : ne parlez pas au futur. Commencez tout desuite.

– Certainement, je vais commencer tout desuite. Et ma sœur Lou vous en dira des nouvelles.

– Maintenant que c’est marché conclu,Tom, dit Harthouse, en le frappant de nouveau sur l’épaule, d’unair qui le laissait libre de croire (comme il s’empressa de lefaire, le pauvre sot) que cette condition lui était imposée par unbon garçon insouciant, qui ne voulait pas abuser de l’expansion desa reconnaissance, séparons-nous maintenant jusqu’à l’heure dudîner.

Lorsque Tom revint pour dîner, son chagrin nel’empêcha pas d’être alerte et de se présenter au salon avantl’arrivée de M. Bounderby.

« Je n’ai pas voulu te faire de peine,Lou, dit-il en donnant la main à sa sœur et en l’embrassant. Jesais que tu m’aimes et je t’aime bien aussi. »

Il y eut, ce jour-là, sur le visage de Louiseun sourire à l’adresse d’un autre. Hélas, à l’adresse d’unautre !

« Voilà ce qui prouve que le roquet n’estplus le seul être auquel elle s’intéresse, pensa M. JamesHarthouse retournant la réflexion qu’il avait faite en voyant cejoli visage pour la première fois. Non, non, il n’est plus leseul. »

Chapitre 24Explosion.

 

La matinée du lendemain était trop belle pourqu’on la passât dans son lit ; aussi James Harthouse seleva-t-il de bonne heure, pour aller s’asseoir dans l’embrasure desa fenêtre, fumant à son aise ce rarissime tabac qui avait exercésur son jeune ami une si salutaire influence. Épanouissant tout sonêtre à la chaleur des rayons du soleil, entouré de l’encens de sapipe orientale, tandis que la fumée rêveuse se fondait dansl’atmosphère si douce déjà et si riche en parfums printaniers, ilrécapitulait ses avantages comme un joueur endurci récapitule sesgains. Pour le moment, il ne savait pas ce que c’était quel’ennui ; il pouvait donc donner toute son attention à cecalcul.

Il y avait entre Louise et lui un secret dontle mari était exclu ; un secret qui roulait positivement surl’indifférence de Louise pour son mari et sur l’incompatibilitéd’humeur qui existait dès l’origine entre elle et son mari. Il luiavait adroitement, mais clairement prouvé qu’il connaissait soncœur jusque dans ses replis les plus délicats ; il avaitprofité de son affection la plus tendre pour se rapprocher d’elle,et combien il avait fait de progrès ! Il s’était mis de moitiédans son unique affection, et la barrière derrière laquelle elleabritait sa vie s’était abaissée comme par enchantement. Tout celan’était-il pas fort drôle et fort satisfaisant ?

Et néanmoins il n’avait, même alors, aucuneintention sérieuse de la pousser à mal. Dans l’intérêt public commedans celui des relations privées, il aurait bien mieux valu pourl’honneur du siècle où vivait M. Harthouse que la nombreuselégion de roués dont il faisait partie fussent franchement vicieux,au lieu de s’en tenir, à l’indifférence et aux occasions. Lesbanquises qui se laissent entraîner partout au gré du courant sontcelles qui causent le plus de naufrages.

Lorsque le diable prend la figure d’un lionrugissant, il se montre sous une forme qui n’est guère attrayanteque pour les sauvages ou les chasseurs. Mais lorsqu’il estbichonné, peigné et verni selon la mode, lorsqu’il est las du viceet las de la vertu, blasé sur le soufre de l’enfer comme sur lesjoies du paradis, alors, soit qu’il se mette à faire le Machiavelen politique ou le don Juan dans les ménages, c’est bien là lediable en personne, le vrai diable qu’il faut craindre.

James Harthouse était donc à se reposer dansl’embrasure de la croisée, fumant avec nonchalance et récapitulantle chemin qu’il avait fait sur cette route où il s’était engagé parhasard. Le but vers lequel il tendait était assez clairementindiqué ; mais il ne se donnait pas la peine de faire aucuncalcul à cet égard : Ce qui sera, sera.

Comme, ce jour-là, il avait la perspectived’une assez longue promenade à cheval, car il y avait à quelqueslieues de là une réunion politique qui lui fournissait une occasionpassable de s’essayer au profit de la coterie Gradgrind, ils’habilla de bonne heure et descendit déjeuner. Il était curieux devoir dans les yeux de Louise s’il n’avait pas reculé depuis laveille ; mais non. Il se retrouvait juste à la place où ilavait mis le signet. Il s’en aperçut bien à l’intérêt exprimé dansle regard que Louise lui adressa.

Le temps s’écoula tant bien que mal pourM. Harthouse, mais non pas sans ennui, dans cet emploifatigant de la journée, et il revint à cheval vers les six heures.Il y avait une avenue d’un demi-mille entre la grille d’entrée etla maison, et il s’avançait au pas, le long de l’allée unie et biensablée, qui appartenait ci-devant à M. Nickits, lorsqueM. Bounderby s’élança du milieu d’un massif avec tant deviolence que le cheval ombrageux se jeta de l’autre côté duchemin.

« Harthouse ! s’écriaM. Bounderby, savez-vous la nouvelle ?

– Quelle nouvelle ? réponditHarthouse calmant son cheval et envoyant au fond de l’âmeM. Bounderby à tous les diables.

– Alors vous n’en avez donc pas entenduparler ?

– Je n’ai entendu que vous, quand vousvenez de tomber là comme une bombe, et cette brute aussi vous aentendu ; elle en a même eu grand’peur. Je n’ai pas entenduautre chose. »

M. Bounderby, tout rouge et toutéchauffé, se planta au milieu du chemin devant la tête du cheval,afin de faire éclater la bombe avec plus d’effet.

« On a volé la banque !

– Ah bah !

– On l’a volée hier soir, monsieur ;volée d’une façon extraordinaire ; volée à l’aide de faussesclefs.

– À-t-on volé beaucoup ? »

M. Bounderby, dans son désir de donner leplus d’importance possible à la chose, fut vexé d’être obligé derépondre :

« Dame ! non ; pas beaucoup.Mais cela aurait pu être.

– Combien ?

– Oh ! quant à la somme, si vous ytenez, elle ne dépasse guère trois mille huit cents francs, ditBounderby avec impatience. Mais ce n’est pas pour la somme, c’estpour le fait en lui-même. On a volé la banque, c’est là lacirconstance importante ! Je suis surpris que vous ne voyiezpas cela.

– Mon cher Bounderby, dit James mettantpied à terre et donnant les rênes à son domestique, je le voisparfaitement ; et je suis aussi abasourdi que vous pouvez ledésirer par le spectacle que vous venez de présenter à mon esprit.Néanmoins vous me permettrez, je l’espère, de vous féliciter, ceque je fais de tout mon cœur, je vous assure, de n’avoir pas eu àsubir une perte plus grave.

– Merci, répliqua Bounderby d’un ton brefet peu gracieux. Mais je vais vous dire. Je pouvais perdre cinqcent mille francs.

– Je n’en doute pas.

– Vous n’en doutez pas ! Parbleu,vous avez raison de ne pas en douter. Par saint Georges, ditM. Bounderby avec des mouvements de tête menaçants, je pouvaisperdre deux fois cinq cent mille francs. On ne sait pas combienj’aurais pu perdre, si les voleurs n’avaient pas étédérangés. »

Louise s’approcha en ce moment avecMme Sparsit et Bitzer.

« Voici la fille de Tom Gradgrind quisait bien tout ce que je pouvais perdre, si vous ne le savez pas,souffla l’orageux Bounderby. Elle est tombée roide, monsieur, commefrappée d’une balle, quand je lui ai annoncé la chose ! C’estla première fois que ça lui arrive, à ma connaissance, et ça luifait honneur, vu les circonstances, dans mon opinion. »

Louise était encore faible et pâle. JamesHarthouse lui offrit le bras ; et pendant leur marche à paslents, lui demanda comment le vol avait été effectué.

« J’allais vous le dire, s’écriaBounderby donnant le bras à Mme Sparsit d’un airirrité. Si vous n’aviez pas été si curieux de savoir tout de suitela somme, j’aurais commencé par là. Vous connaissez cette dame (carc’est une dame), madame Sparsit ?

– J’ai déjà eu l’honneur…

– Très-bien. Et ce jeune homme, Bitzer,vous l’avez également vu, par la même occasion ? »

M. Harthouse fit un signe de têteaffirmatif et Bitzer salua avec son poing.

« Très-bien. Ils demeurent à la banque.Vous savez qu’ils demeurent à la banque, peut-être ?Très-bien. Hier soir, à l’heure de la fermeture des bureaux, on atout serré comme à l’ordinaire. Dans la salle doublée de fer, à laporte de laquelle couche le jeune individu que voilà, il y avaitn’importe combien. La petite caisse du cabinet du jeune Tom,destinée à recevoir les menues valeurs, contenait trois mille huitcent et quelques francs…

– Trois mille huit cent cinquante-huit,quatre-vingt-cinq, dit Bitzer.

– Allons ! riposta Bounderbys’arrêtant pour faire volte-face, tâchez de ne pas m’interrompre,vous ! C’est bien assez d’avoir été volé pendant quevous ronfliez parce que vous êtes trop bien nourri, sans êtreencore interrompu avec vos cinquante-huit, quatre-vingt-cinq. Je neronflais pas, moi, quand j’avais votre âge. Je ne mangeais pasassez pour ronfler. Et je n’interrompais pas avec descinquante-huit, quatre-vingt-cinq. Non, jamais, pas même quand jesavais le chiffre exact. »

Bitzer porta de nouveau le poing à son front,d’un air tout penaud, et parut à la fois vivement frappé et humiliépar l’exemple d’abnégation morale que lui donnait la jeunesse deM. Bounderby.

« Trois mille huit cent et quelquesfrancs, reprit M. Bounderby. Le jeune Tom avait enfermé cettesomme dans sa caisse, qui n’est pas des plus solides ; mais onaurait mieux fait d’y penser plus tôt. Tout avait été laissé en bonordre. Au milieu de la nuit, pendant que ce jeune individuronflait… Madame Sparsit, madame, vous dites que vous l’avezentendu ronfler ?

– Monsieur, répliquaMme Sparsit, je ne puis pas dire que je l’aieprécisément entendu ronfler, et par conséquent je ne dois pasaffirmer le fait. Mais, durant les soirées d’hiver ; lorsqu’ils’endormait à sa table, je lui ai entendu faire quelque chose queje décrirais plus volontiers comme une espèce de suffocation. Jel’ai entendu, dans diverses occasions de ce genre, émettre des sonsassez semblables à ceux qu’on entend quelquefois sortir d’unehorloge à poids. Non, ajouta Mme Sparsit avec l’airsuperbe d’une femme qui sait qu’elle est obligée en conscience derendre un témoignage strictement véridique, non que je veuilleincriminer en rien le caractère moral de Bitzer. Loin de là, jel’ai toujours regardé comme un jeune homme imbu d’excellentsprincipes ; et je désire que cette déposition puisse êtreinterprétée plutôt en sa faveur.

– Eh bien ! donc, reprit l’irascibleBounderby, pendant qu’il ronflait ou suffoquait, ou imitait unehorloge à poids, ou n’importe quoi, pendant son sommeil, je ne saisquels individus ont, je ne sais comment (étaient-ils déjà cachésdans la maison ou non, c’est ce qui reste à savoir), pénétréjusqu’à la caisse de Tom et en ont enlevé le contenu. Ayant étédérangés, ils ont décampé par la porte de devant, qu’ils ontrefermée à double tour (elle avait été fermée à double tour parBitzer et la clef reposait sous l’oreiller deMme Sparsit) avec une fausse clef qu’on a ramasséedans la rue, tout près de la banque, aujourd’hui à midi. Rien n’atranspiré pour donner l’alarme jusqu’à ce matin, au moment où ceBitzer que voilà s’est levé et a commencé à ouvrir et à ranger lesbureaux avant l’arrivée des commis. Alors, jetant les yeux sur lacaisse de Tom, il voit la porte ouverte, la serrure forcée etl’argent enlevé.

– À propos, où est donc Tom ?demanda Harthouse regardant autour de lui.

– Il est allé aider la police dans sesrecherches, répondit Bounderby, c’est pour cela qu’il est restélà-bas, à la banque. Je voudrais bien que ces chenapans eussentessayé de me voler, quand j’avais l’âge de Tom. Je vous répondsqu’ils en eussent été pour leurs frais, attendu que je n’avais pasle sou.

– Soupçonne-t-on quelqu’un ?

– Si on soupçonne quelqu’un ? Jecrois bien ! Sapristi, répliqua Bounderby en abandonnant lebras de Mme Sparsit pour essuyer son front rouge.On ne pille pas comme ça la banque de Josué Bounderby de Cokeville,sans que les soupçons tombent sur quelqu’un ! Non pas, nonpas ! »

M. Harthouse se hasarda à demander quil’on soupçonnait.

« Eh bien ! dit Bounderby s’arrêtantet se retournant pour faire face à tout le monde, je vais vous ledire. Mais n’allez pas répéter cela partout ; ne le répéteznulle part, afin que les brigands compromis (ils sont une bande) nese tiennent pas sur leurs gardes. Vous me promettez donc le secret.Attendez un instant. (M. Bounderby s’essuya encore le front.)Que diriez-vous (ici l’orateur éclata avec violence) s’il y avaitun ouvrier de compromis dans l’affaire ?

– J’espère, dit Harthouse d’un toninsouciant, que ce n’est pas notre ami Blackpot ?

– Dites pool au lieu depot, monsieur, répliqua Bounderby, et c’est notrehomme. »

Louise laissa échapper une faible exclamationde doute et de surprise.

« Oh ! oui. Je sais bien, ditBounderby saisissant immédiatement au vol cette protestation, jesais bien ! Est-ce que je ne suis pas accoutumé à ça ? Cesont les meilleures gens du monde. Connu ! Ils ont la languebien pendue, allez ! Ils veulent seulement qu’on leur expliqueleurs droits, voilà tout. Mais je vais vous dire ce qui en est.Montrez-moi un ouvrier mécontent, et je vous montrerai un hommecapable de tout… Oui, de tout ! »

C’était encore là une des fictions populairesde Cokeville que l’on s’était donné bien du mal à accréditer dansl’opinion, et de fait il y avait de bonnes âmes qui le croyaientsincèrement.

« Mais je les connais, moi, tous cesgens-là, poursuivit Bounderby. Je les lirais à livre ouvert. MadameSparsit, madame, je m’en rapporte à vous. Quel avertissement ai-jedonné à ce Blackpool, la première fois qu’il a mis le pied à lamaison, lorsqu’il y est venu avec l’intention expresse d’apprendrede moi comment il pourrait renverser la religion et donner uncroc-en-jambe à l’Église établie ? Madame Sparsit, vous qui, àraison de votre noble parenté, êtes au niveau de l’aristocratie,ai-je dit ou n’ai-je pas dit à cet individu : Vous n’êtes pasun individu à mon goût ; vous finirez par tournermal ?

– Assurément, monsieur, réponditMme Sparsit, vous lui avez, d’un ton qui a dûproduire sur lui une vive impression, adressé une remontrance de cegenre.

– N’est-ce pas lorsqu’il vous a froissée,madame, dit Bounderby, lorsqu’il a froissé vossentiments ?

– Oui, monsieur, répliquaMme Sparsit secouant modestement la tête, rienn’est plus vrai. Quoique je ne prétende pas que mes sentiments nesoient pas plus délicats, sous certains rapports… plus niais, sivous préférez cette expression… qu’ils ne l’auraient été peut-être,si j’avais toujours occupé la position que j’occupeaujourd’hui. »

M. Bounderby fixa sur M. Harthouseun regard éclatant d’orgueil, comme pour dire :

« Je suis le propriétaire de cette dame,et elle mérite toute votre attention, j’ose le croire. »

Puis il reprit le fil de sondiscours :

« Vous pouvez vous rappeler vous-même,Harthouse, ce que je lui ai dit devant vous. Je ne lui ai pas mâchéles mots. Je n’use jamais de ménagements avec eux. Je lesconnais, allez ! Eh bien ! monsieur,qu’arrive-t-il ? Trois jours après il disparaît. Il part sansque personne sache où il est allé : comme a fait ma mère,lorsque je n’étais qu’un enfant, avec cette différence, que cetindividu est un personnage encore moins estimable que ma mère, sic’est possible. Qu’a-t-il fait avant de partir ? Vous ne lecroiriez jamais… » M. Bounderby, son chapeau à la main,frappait un petit coup sur le fond, à chaque période de sa phrase,comme si son chapeau eût été un tambour de basque… « Si jevous disais qu’on l’a vu plusieurs soirs de suite faire le guetautour de la banque ? Qu’on l’a vu rôder à la nuit tombantedans les alentours ? Que Mme Sparsit s’est ditqu’il ne pouvait rôder là dans de bonnes intentions ? Quecette dame a attiré l’attention de Bitzer sur cet individu, etqu’ils l’ont remarqué tous les deux ? Si je vous disais qu’ilparaît, d’après des informations prises aujourd’hui même, que lesvoisins l’ont aussi remarqué ? »

Maintenant qu’il avait atteint le pointculminant de son discours, M. Bounderby, à l’instar desdanseurs orientaux, se coiffa de son tambour de basque.

« Cela paraît suspect, dit JamesHarthouse, je suis forcé d’en convenir.

– Je crois bien, monsieur, dit Bounderbyavec un air de défi ; je crois bien. Mais Blackpool n’est passeul. Il y a une vieille femme. On n’apprend jamais ces choses-làque quand le mal est fait ; on découvre toujours que la portede l’écurie fermait très-mal, dès que le cheval a été volé ;il est question d’une vieille maintenant : d’une vieille quiparaît arriver en ville sur un manche à balai, de temps en temps.Elle guette la maison pendant toute une journée, avant que l’autrela relaye, et le soir où vous avez vu son complice, elle s’en vaavec lui et tient conseil avec lui, sans doute pour faire sonrapport lorsqu’on l’a relevée de sa faction… et que le diablel’emporte ! »

Il y avait une vieille femme dans la chambrele soir de ma visite, et elle paraissait se tenir à l’écart, pensaLouise.

« Ce n’est pas tout, on en sait déjàdavantage sur leur compte, continua Bounderby avec plusieurshochements de tête pleins d’un sens mystérieux. Mais j’en ai ditassez pour le moment. Vous aurez la bonté de ne rien ébruiter et den’en parler à personne. Il faudra peut-être du temps, mais nous lesprendrons. C’est une bonne politique de leur lâcher un peu la brided’abord ; il n’y a pas de mal à ça.

« Et naturellement, ils seront punisselon toute la rigueur des lois, comme disent les défensesdu coin de la rue, et ce sera bien fait. Les gens qui s’attaquentaux banques doivent subir les conséquences, de leurs actes. S’iln’y avait pas de conséquences, nous irions tous nous attaquer auxbanques. »

Il avait pris tout doucement l’ombrelle queLouise tenait à la main, et il la lui avait ouverte, de manièrequ’elle marchait à l’ombre du parasol, bien qu’il ne fit pas desoleil.

« Pour le moment, Lou Bounderby, dit sonmari, voici Mme Sparsit dont il faudra vousoccuper. Les nerfs de Mme Sparsit ont été agacéspar cette affaire, et elle restera ci un jour ou deux. Ainsi,tâchez de la remettre.

– Merci beaucoup, monsieur, observa cettedame discrète ; mais, je vous en prie, ne songez pas du tout àmoi. Je n’ai besoin de rien. »

Il devint bientôt évident que, si on pouvaitreprocher quelque chose à Mme Sparsit dans sesrelations avec l’intérieur domestique de M. Bounderby, c’étaitde s’occuper trop peu d’elle-même et beaucoup trop des autres, aupoint qu’elle en devenait assommante. Lorsqu’on lui montra sachambre, elle fut si horriblement touchée de l’aspect confortablede ce logis, qu’on eût été tenté de croire qu’elle aurait préférépasser la nuit sur la table de la cuisine.

« Les Powler et les Scadgers, il estvrai, étaient habitués au luxe, mais il est de mon devoir de merappeler, se plaisait à remarquer Mme Sparsit, avecune grâce hautaine, surtout lorsqu’il y avait là quelquedomestique, que ce que j’étais, je ne le suis plus. Et vraiment,ajoutait-elle, si je pouvais effacer à tout jamais le souvenir queM. Sparsit était un Powler, ou que je suis moi-même alliée àla famille Scadgers ; ou même, s’il était en mon pouvoir dechanger ce qui est et de faire de moi une personne d’humblenaissance, alliée à des gens du commun, je le ferais bienvolontiers. Je croirais, à raison des circonstances, qu’il est demon devoir de le faire. »

À table, le même esprit d’abnégation monacalela poussait à renoncer aux plats succulents et aux vins, jusqu’à ceque M. Bounderby lui ordonnât formellement d’en prendre ;alors elle répondait : « Vraiment, vous êtes trop bon,monsieur, » et renonçait, par pure obéissance, à sa fermerésolution d’attendre, comme elle l’avait annoncé formellement, unesimple tranche de mouton. Elle se confondait aussi en excuseslorsqu’elle avait besoin du sel, et, comme elle était trop aimablepour ne pas corroborer autant que possible le témoignage deM. Bounderby sur le mauvais état de ses nerfs, elle s’appuyaitde temps à autre contre le dossier de sa chaise pour y pleurer ensilence ; alors on pouvait voir (ou plutôt on était forcé devoir, car elle appelait sur elle l’attention générale) une larme degrande dimension, semblable à une boucle d’oreille de cristal,glisser le long de son nez romain.

Mais le trait dominant deMme Sparsit, depuis le commencement jusqu’à la fin,c’était sa résolution inébranlable de plaindre M. Bounderby. Àcertains moments, elle ne pouvait s’empêcher, en le regardant, desecouer la tête, comme qui dirait : « Hélas ! pauvreYorick ! » Après s’être trahie malgré elle par ces signesextérieurs d’émotion, elle contraignait son visage à sourirelégèrement, elle avait des lueurs de gaieté et disait avecaménité : « Vous avez conservé votre bonne humeur,monsieur, j’en rends grâce au ciel ; » et elle avaitl’air de regarder comme une vraie bénédiction que M. Bounderbyn’eût pas succombé sous le poids de ses infortunes. Une autreoriginalité qu’elle avait beaucoup de peine à vaincre, c’était dese confondre toujours en excuses. Elle avait un penchant bizarre ànommer Mme BounderbyMlle Gradgrind, et elle y céda plus de soixantefois dans le courant de la soirée. La répétition de cette erreurcausait à Mme Sparsit un trouble modeste ;mais vraiment, disait-elle, il lui semblait si naturel de direMlle Gradgrind ; tandis qu’il lui étaitpresque impossible de se figurer que la jeune personne qu’elleavait eu le bonheur de connaître tout enfant était réellementdevenue Mme Bounderby. Une autre particularité dece quiproquo inconcevable, c’est que plus elle y songeait, plus lachose lui paraissait impossible : « Les différences,faisait-elle observer, étant si marquées. »

Dans le salon, après dîner, M. Bounderby,de son autorité privée, jugea en dernier ressort l’affaire du vol,examina les témoins, prit note de leurs dépositions, trouva lesaccusés coupables et les condamna aux peines les plus sévères. Leprocès terminé, Bitzer fut renvoyé à Cokeville, avec ordre derecommander au jeune Tom de revenir par le train express.

Lorsqu’on apporta les lumières,Mme Sparsit murmura :

« Ne soyez pas si abattu, monsieur. Jevoudrais vous voir aussi gai qu’autrefois, monsieur. »

M. Bounderby, que ces consolationscommençaient à rendre bêtement sentimental, soupira comme un grosveau marin.

« Je ne puis vous voir ainsi, monsieur,dit Mme Sparsit. Essayez une partie de trictrac,monsieur, comme vous faisiez, lorsque j’avais l’honneur de vivresous votre toit.

– Je n’ai jamais touché le trictrac,madame, dit Bounderby, depuis cette époque.

– Non, monsieur, ditMme Sparsit d’un ton conciliateur, je sais cela. Jeme souviens que ce jeu n’intéresse pasMlle Gradgrind. Mais je serais heureuse, monsieur,si vous daigniez… »

Ils se mirent à jouer auprès d’une croisée quis’ouvrait sur le jardin. C’était par une belle soirée : il n’yavait pas de clair de lune, mais la nuit était chaude et embaumée.Louise et M. Harthouse sortirent pour faire un tour dans lejardin, où l’on entendit leurs voix dans le silence de la nuit,mais non pas ce qu’ils disaient. Mme Sparsit, de saplace devant le trictrac, se fatiguait les yeux à chercher à percerl’obscurité extérieure.

« Qu’est-ce qu’il y a, madame, demandaM. Bounderby ; vous ne voyez pas un incendie,j’espère ?

– Oh ! du tout, monsieur, réponditMme Sparsit, je songeais à la rosée.

– Et que vous fait la rosée,madame ? dit M. Bounderby.

– Rien personnellement, monsieur,répliqua Mme Sparsit, mais je crains queMlle Gradgrind ne s’enrhume.

– Elle ne s’enrhume jamais, ditM. Bounderby.

– En vérité, monsieur ? » ditMme Sparsit. Et elle fut prise d’une toux dans lagorge.

Quand arriva l’heure de se retirer,M. Bounderby demanda un verre d’eau.

« Comment, monsieur ? ditMme Sparsit. Et votre xérès chaud avec du citron etde la muscade ?

– Ma foi ! madame, j’en ai perdul’habitude, dit M. Bounderby.

– Tant pis, monsieur ! répliquaMme Sparsit ; vous perdez toutes vos bonnesvieilles habitudes. Un peu de courage, monsieur ! SiMlle Gradgrind veut bien le permettre, je m’offrepour vous faire votre verre de xérès, comme je vous l’ai fait tantde fois. »

Mlle Gradgrind ayanttrès-volontiers permis à Mme Sparsit de faire toutce qu’elle voudrait, cette dame pleine d’attentions délicatesfabriqua le breuvage et le présenta à M. Bounderby.

« Cela vous fera du bien, monsieur. Celavous réchauffera le cœur. C’est ce qu’il vous faut, et vous nedevriez pas y manquer. »

Et lorsque M. Bounderby dit :« À votre santé, madame ! » elle répondit avecbeaucoup de sentiment :

« Merci, monsieur. Je fais le même vœupour vous, et je vous souhaite bien du bonheur par-dessus lemarché. »

Finalement elle lui souhaita aussi le bonsoird’une façon pathétique, et M. Bounderby alla se coucher,convaincu, dans son esprit hébété, qu’il avait éprouvé quelquecontrariété sensible, sans pouvoir dire précisément de qui ni dequoi il avait à se plaindre.

Longtemps après s’être déshabillée et couchée,Louise guetta l’arrivée de son frère. Il ne pouvait guère rentrer,elle le savait, avant une heure du matin ; mais dans le mornesilence de la campagne, peu propre à calmer l’agitation de sonesprit, le temps lui parut bien long. Enfin, lorsque l’obscurité etle silence eurent paru redoubler à l’envi pendant des heuresentières, elle entendit sonner à la grille d’entrée. Il luisemblait qu’elle aurait souhaité que la cloche pût ainsi résonnerjusqu’au jour ; mais le bruit cessa, le cercle de sesdernières vibrations alla se perdre dans les airs et la nuitredevint muette.

Elle attendit encore environ un quart d’heure,à ce qu’elle put croire. Alors elle se leva, mit un peignoir,sortit de sa chambre au milieu de l’obscurité et monta à la chambrede son frère. La porte était fermée, elle l’ouvrit doucement etappela Tom en s’approchant de son lit d’un pas silencieux.

Elle s’agenouilla auprès, passa son brasautour du cou de son frère et attira le visage de Tom tout près dusien. Elle savait bien qu’il ne dormait pas, qu’il en faisaitsemblant seulement, mais elle ne dit rien.

Bientôt il tressaillit, comme s’il venaitd’être réveillé en sursaut :

« Qui est là, dit-il, et qu’est-ce quec’est ?

– Tom, n’as-tu rien à me dire ? Sijamais tu m’as aimée et que tu aies un secret que tu caches à tousles autres, dis-le-moi.

– Je ne te comprends pas, Lou. Tu vienssans doute de dormir ; tu rêves encore.

– Mon cher frère (elle posa la tête surl’oreiller et voila de ses cheveux le visage de Tom, comme si elleeût voulu le cacher à tout autre regard qu’au sien), n’as-tu rien àme dire ? N’y a-t-il rien que tu pusses me dire, si tuvoulais ? Rien de ce que tu peux me dire ne changera monamitié pour toi, tu le sais. Mais je t’en prie, Tom, dis-moi lavérité.

– Je ne te comprends pas, Lou.

– Tel que te voilà couché là, cher Tom,dans la nuit triste et sombre, tel tu resteras couché quelque partune nuit à venir, alors que ta sœur elle-même, si elle vit encore,sera obligée de te quitter. Telle que je suis là près de toi,nu-pieds, non vêtue, méconnaissable dans l’obscurité, telle jeserai étendue dans la nuit de la mort, jusqu’à ce que je retombe enpoussière. Au nom de cette nuit-là, Tom, dis-moi maintenant lavérité !

– Qu’est-ce que tu veux savoir ?

– Tu peux être certain (dans l’énergie deson amour elle le pressa contre sa poitrine comme s’il eût été unenfant) que je ne te ferai pas un reproche. Tu peux être certainque je te plaindrai et que je serai toujours ton amie. Tu peux êtrecertain que je te sauverai, n’importe à quel prix. Ô Tom !n’as-tu rien à me dire ? Parle tout bas, dis seulementOui,et je te comprendrai ! »

Elle tourna l’oreille vers les lèvres de sonfrère ; mais il garda un silence obstiné.

« Pas un mot, Tom ?

– Comment veux-tu que je te diseoui, ou comment veux-tu que je te dise non, quandje ne te comprends pas ? Lou, tu es une brave et bonne fille,digne, je commence à le croire, d’avoir un meilleur frère que moi.Mais je n’ai rien à te dire de plus… Va te coucher, va tecoucher.

– Tu es fatigué, murmura-t-elle au boutde quelques minutes, d’un ton qui ressemblait davantage à sa voixordinaire.

– Oui, je suis accablé de fatigue.

– Tu as été si occupé et si troubléaujourd’hui. A-t-on découvert encore quelque chose ?

– Rien de plus que ce que tu as apprisde… lui.

– Tom, as-tu dit à quelqu’un que noussommes allés chez ces gens et que nous les avons vus tous les troisensemble ?

– Non. Ne m’as-tu pas prié toi-même den’en pas parler, lorsque tu m’as demandé de t’accompagner chezeux ?

– Oui. Mais je ne savais pas ce quiallait arriver.

– Ni moi non plus. Comment aurais-je pule savoir ? »

Il y avait de la mauvaise humeur dans lavivacité de cette réponse.

« Dirai-je, après ce qui est arrivé,reprit la sœur se tenant debout auprès du lit (elle s’était retiréepar degrés et relevée), que j’ai fait cette visite ? Faut-ilque je le dise ? Que dois-je faire ?

– Bon Dieu, Lou ! répliqua sonfrère, tu n’as pas l’habitude de me demander mon avis. Dis ce quetu voudras. Si tu en fais un mystère, je ferai comme toi. Si tuparles, eh bien, tout est dit. »

L’obscurité était trop grande pour qu’ilspussent se voir, mais ils avaient l’air tous les deux d’êtretrès-attentifs et de réfléchir sérieusement avant de parler.

« Tom, crois-tu que l’homme auquel j’aidonné l’argent soit vraiment compromis dans ce crime ?

– Je n’en sais rien. Je ne vois paspourquoi il ne le serait pas.

– Il me semblait si honnête.

– Il y en a qui pourraient te semblermalhonnêtes et ne pas l’être. »

Il se fit un silence, car il avait hésité ets’était arrêté.

« Bref, reprit Tom comme s’il avait prisson parti, veux-tu que je te dise, j’étais si loin d’avoir bonneopinion de lui, que je l’ai fait sortir sur le palier pour lui diretout bonnement qu’il devait se trouver bien heureux de la bonneaubaine que lui avait procurée la visite de ma sœur, et quej’espérais qu’il en ferait un bon usage. Tu sais si je l’ai faitsortir ou non. Du reste, je n’ai rien à articuler contre lui ;je n’ai pas de raison de croire que ce ne soit pas un bravegarçon ; j’espère qu’il n’est pour rien là dedans.

– S’est-il fâché de ce que tu lui asdit ?

– Non, il a très-bien pris la chose, il aété assez poli. Où es-tu Lou ? » Il se releva dans sonlit pour l’embrasser. « Bonsoir, ma chère, bonsoir !

– Tu n’as plus rien à me dire ?

– Non. Que veux-tu que j’aie à tedire ? Tu ne voudrais pas me faire dire un mensonge ?

– Oh ! non, bien sûr, ce soir moinsque jamais ; je craindrais trop pour le repos de tes nuits queje te souhaite plus tranquilles que celle-ci.

– Merci, ma chère Lou. Je suis si fatiguéque je m’étonne de ne pas te répondre tout ce que tu voudras pourque tu me laisses dormir. Va te coucher, va ! »

Après l’avoir embrassée encore une fois, il seretourna, tira le couvre-pied par-dessus sa tête et resta aussiimmobile que si cette nuit, invoquée par Louise tout à l’heure pourdonner du poids à ses prières, fût déjà arrivée. Elle se tintquelque temps encore auprès du lit, puis elle s’éloigna lentement.Elle s’arrêta à la porte, l’ouvrit, retourna la tête avant desortir, et lui demanda s’il ne l’avait pas appelée. Mais il nebougea pas : elle referma doucement la porte et rentra dans sachambre.

Alors le misérable leva la tête avecprécaution, et voyant qu’elle était partie, il se glissa à bas dulit, ferma la porte à clef et revint se jeter sur sonoreiller : là, s’arrachant les cheveux, pleurant amèrement,aimant sa sœur quoique irrité contre elle, plein pour lui-même d’unmépris haineux mais impénitent ; plein, pour tout ce qu’il y ade bon au monde, du même mépris haineux et impuissant.

Chapitre 25Pour en finir.

 

Mme Sparsit, se reposant dansla villa Bounderby pour rendre du ton à ses nerfs, exerçait nuit etjour une surveillance si active, à l’ombre de ses sourcilscoriolanesques, que ses yeux, semblables à deux phares allumés surdes récifs, auraient suffi pour avertir tout marin prudent deprendre garde d’aller donner contre un rocher aussi terrible queson nez romain et les sombres écueils des rides d’alentour, si labonne dame n’eût rassuré son monde par ses manières calmes etdoucereuses. Bien qu’il fût difficile de croire que sesdisparitions nocturnes fussent autre chose qu’une simple affaire deforme, tant ces yeux classiques restaient sévèrement éveillés ettant il semblait impossible que ce nez inflexible pût céder àl’influence bienfaisante d’un paisible sommeil, cependant il yavait dans toute sa personne, dans sa façon de s’asseoir, de lisserses mitaines (qui n’étaient pas bien moelleuses, fabriquées commeelles l’étaient d’un tissu aussi perméable à l’air que le treillaged’un garde-manger), il y avait dans sa manière de chevaucher àl’amble sur sa chaise, vers des pays inconnus, le pied dans sonétrier de coton, une telle sérénité, que l’observateur le plusdéfiant ne pouvait s’empêcher de finir par la prendre pour unetourterelle, incorporée par quelque caprice de la nature dans letabernacle terrestre d’un oiseau de proie.

Il n’y avait pas de femme comme elle pourrôder partout dans la maison. Comment faisait-elle pour qu’on larencontrât ainsi à tous les étages à la fois ? C’étaitinexplicable. Une dame chez qui le sentiment des convenancesparaissait inné, alliée d’ailleurs à des familles si distinguées,ne pouvait pas être soupçonnée de sauter par-dessus la rampe ou dese laisser glisser du haut en bas pour arriver plus vite, etpourtant la facilité extraordinaire avec laquelle elle voyageaitaurait pu justifier les suppositions les plus bizarres. Une autrecirconstance également remarquable chezMme Sparsit, c’est qu’elle ne se pressait jamais.Elle se transportait avec la rapidité d’une balle, du grenier aurez-de-chaussée, sans jamais perdre son haleine ni sa dignité aumoment de son arrivée. Je doute même qu’aucun regard humain l’aitjamais vue marcher d’un pas rapide.

Elle fut fort gracieuse pour M. Harthouseet échangea avec lui quelques paroles aimables. Peu de temps aprèsêtre arrivée chez M. Bounderby, elle lui fit sa majestueuserévérence dans le jardin, un matin avant le déjeuner.

« Comme le temps passe ! il mesemble que c’est hier monsieur, dit Mme Sparsit,que j’ai eu l’honneur de vous recevoir à la banque, lorsque vousavez eu la bonté de venir me demander l’adresse deM. Bounderby.

– C’est une circonstance, à coup sûr, queje ne saurais oublier dans tout le cours des âges, réponditM. Harthouse penchant la tête vers Mme Sparsitde l’air le plus indolent.

– Nous vivons dans un monde bien étrange,monsieur, dit Mme Sparsit.

– J’ai eu l’honneur, par une coïncidencedont je serai toujours fier, madame, de faire la même remarque,quoique en termes moins piquants.

– Je dis un monde étrange, monsieur,poursuivit Mme Sparsit après avoir répondu à cecompliment en abaissant ses noirs sourcils, ce qui donna à sonvisage une expression qui jurait avec le ton mielleux de sa voix,un monde étrange en ce qui concerne les intimités que nous formonsaujourd’hui avec des personnes qui, hier, nous étaient tout à faitinconnues. Je me remémore, monsieur, qu’à cette occasion, vous êtesallé jusqu’à dire que Mlle Gradgrind vous faisaitpeur.

– Votre mémoire me fait plus d’honneurque mon peu d’importance n’en mérite. J’ai profité de vosrenseignements pour me corriger de ma timidité, et il est inutiled’ajouter que je les ai trouvés parfaitement exacts. Le talent demadame Sparsit pour… en un mot, pour tout ce qui exige del’exactitude… avec un mélange de force morale… et d’esprit defamille… a trop d’occasions de se développer pour qu’on puisse lemettre en doute. »

On aurait cru qu’il allait s’endormir sur cecompliment, tant il lui avait fallu de temps pour arriver jusqu’aubout ; tant il s’était montré distrait en le faisant.

« Vous avez trouvéMlle Gradgrind (vraiment je ne puis m’habituer àl’appeler Mme Bounderby, c’est très-absurde de mapart) aussi jeune que je vous l’avais décrite ? demandaMme Sparsit.

– Vous m’aviez dépeint son portrait àravir, dit M. Hartnouse. Une ressemblance parfaite.

– Quelle aimable personne,monsieur ! dit Mme Sparsit faisant rouler sesmitaines l’une sur l’autre.

– Extrêmement aimable.

– On trouvait autrefois, ditMme Sparsit, que Mlle Gradgrindmanquait d’animation ; mais j’avoue qu’elle me paraît avoirbeaucoup gagné sous ce rapport ; j’en ai été frappée. Et,justement, tenez ! voilà M. Bounderby lui-même !s’écria Mme Sparsit avec plusieurs signes de têteconsécutifs, comme si elle n’eût eu que pour lui des yeux et desoreilles. Comment vous trouvez-vous ce matin, monsieur ?Allons ! monsieur, un peu plus de gaieté.

Or, cette persévérance obstinée deMme Sparsit à vouloir soulager la misère de sonhôte et alléger le poids de son fardeau, avait déjà commencé àrendre M. Bounderby plus doux que de coutume pour elle, etplus dur que de coutume envers les autres, à commencer par safemme. Aussi, lorsque Mme Sparsit lui dit avec unegaieté forcée : « Vous avez besoin de déjeuner,monsieur ; mais je présume que Mlle Gradgrindne tardera pas à venir prendre le haut bout de la table, »M. Bounderby répliqua :

« Si j’attendais que ma femme s’occupâtde moi, madame, je sais fort bien que je pourrais attendre jusqu’aujour du jugement dernier. Je vous prierai donc de vous donner lapeine de faire le thé vous-même. »

Mme Sparsit consentit etreprit son ancienne place à table.

Encore une occasion de plus pour cetteexcellente femme de faire de plus en plus du sentiment ! Elleétait si humble, néanmoins, que, lorsque Louise se montra, elle seleva, protestant qu’elle n’aurait jamais songé à s’asseoir à cetteplace dans les circonstances actuelles, bien qu’elle eût eu pendantde longues années l’honneur de faire le déjeuner deM. Bounderby, avant que Mlle Gradgrind(pardon, elle voulait dire Mme Bounderby… elleespérait qu’on voudrait bien l’excuser, elle ne pouvait vraimentpas s’y faire, mais elle comptait bientôt se familiariser avec cetitre) eût accepté la position qu’elle occupait maintenant. Cen’était, ajouta-t-elle, que parce queMlle Gradgrind se trouvait un peu en retard, etparce que le temps de M. Bounderby était très-précieux… enfin,parce qu’elle savait de longue date combien il était essentiel pourlui de déjeuner à heure fixe, qu’elle avait pris la liberté decéder au désir d’une personne dont les volontés étaient depuislongtemps des lois pour elle.

« Là ! restez où vous êtes, madame,dit M. Bounderby, restez où vous êtes ;Mme Bounderby sera charmée que vous lui épargniezcette peine, soyez-en sûre.

– Ne dites pas cela, monsieur, répliquaMme Sparsit d’un ton presque sévère, c’est tropdésobligeant pour Mme Boun-derby, et il n’est pasdans votre nature de vouloir désobliger personne.

– Vous pouvez être tranquille, madame…N’est-ce pas, Lou, que cela vous est bien égal ? ditM. Bounderby à sa femme d’un ton assez bourru.

– Certainement. Qu’est-ce que ça peut mefaire ? Pourquoi voulez-vous que cela me fasse quelquechose ?

– Et nous donc ! pourquoivoulez-vous que ça nous fasse quelque chose, madame Sparsit ?dit M. Bounderby gonflé du sentiment de sa dignité offensée.Vous voyez bien que vous attachez trop d’importance à ceschoses-là, madame. Par saint Georges ! on vous fera renoncerici à vos plus chères traditions domestiques. Vous avez des idéesrococo, madame. Parlez-moi des enfants de Tom Gradgrind, à la bonneheure !

– Qu’est-ce que vous avez ? demandaLouise froidement étonnée. Qui donc vous a offensé ?

– Offensé ! répéta Bounderby.Pensez-vous donc que si j’avais été offensé le moins du monde, jene l’aurais pas dit ? Que je n’en aurais pas demandéréparation ? J’ai l’habitude de parler franchement. Je n’yvais pas par quatre chemins.

– Je ne suppose pas, en effet, quepersonne ait jamais eu l’occasion de vous trouver trop discret outrop délicat dans l’expression de vos sentiments, répondittranquillement Louise ; pour moi, je dois dire que je n’aijamais eu à vous adresser ce reproche, ni comme enfant, ni commefemme. Je ne sais pas ce que vous voulez.

– Ce que je veux ? ripostaM. Bounderby. Rien. Autrement, croyez-vous, Lou Bounderby, quemoi, Josué Bounderby de Cokeville, si je voulais quelque chose, jene m’arrangerais pas pour avoir ce que je veux ? »

Comme il frappait la table de façon à fairerésonner les tasses, Louise le regarda, le visage animé d’unerougeur orgueilleuse : encore un nouveau changement !pensa M. James Harthouse.

« Vous êtes incompréhensible ce matin,dit-elle ; mais ne prenez pas la peine de vous expliquerdavantage, je vous prie. Je ne suis pas curieuse, je ne tiens pas àen savoir plus long. »

Ce sujet épuisé, M. Harthouse se mit àcauser avec une gaieté indolente de choses indifférentes. Mais àdater de ce jour, l’influence exercée parMme Sparsit sur M. Bounderby contribua àrapprocher encore Louise et James Harthouse, à aliéner davantage lajeune femme de son mari et à augmenter cette dangereuse confiancedans un étranger, à laquelle elle s’était laissée aller par desdegrés si insensibles, qu’à présent, l’eût-elle voulu, ellen’aurait pu revenir sur ses pas. Mais le voulait-elle ? Ne levoulait-elle pas ? C’est là un secret qui resta caché au fondde son cœur.

Mme Sparsit fut tellement émuece matin-là, qu’après le déjeuner, lorsqu’elle aidaM. Bounderby à prendre son chapeau, et se trouva seule aveclui dans l’antichambre, elle déposa un chaste baiser sur sa main enmurmurant : « Mon bienfaiteur ! » et se retiraaccablée de chagrin. Pourtant, c’est un fait incontestable, à laconnaissance de l’auteur de cette histoire véridique, que, cinqminutes après que M. Bounderby eut quitté la maison, coiffé dece même chapeau, la même petite-fille des Scadgers, parente paralliance des Powler, agita d’un air menaçant sa mitaine droite sousle nez du portrait de son bienfaiteur, et fit à cette œuvre d’artune grimace méprisante en disant :

« C’est bien fait, imbécile, j’en suisbien aise ! »

M. Bounderby venait de partir à peine,lorsque Bitzer fit son apparition. Bitzer était arrivé, avec unmessage daté de Pierre-Loge, par le train qu’on voyait s’en aller àprésent criant et grondant le long des viaducs qui enjambaient leshouillères passées et présentes de ce pays inculte. Il apportait unbillet pressé qui annonçait à Louise queMme Gradgrind était très-malade. La pauvre dame nes’était jamais bien portée, d’aussi loin que sa fille pouvait serappeler ; mais depuis quelques jours son état avait empiré,et elle avait continué à s’affaisser pendant toute la nuitdernière. En ce moment elle était aussi près de la mort qu’ellepensait être près de quelque chose qui exigeât pour en sortirl’ombre d’une velléité impossible avec la nullité de ses moyensvolitifs.

Accompagnée du plus blond des hommes de peine,pâle serviteur bien choisi pour ouvrir la porte de la mort àlaquelle frappait Mme Gradgrind, Louise roulajusqu’à Cokeville, par-dessus les houillères passées et présentes,et fut absorbée bientôt dans les machines enfumées de cette citédévorante. Elle renvoya le messager à ses affaires, monta dans unevoiture et se fit conduire à son ancien domicile.

Elle y était rarement retournée depuis sonmariage. Son père était presque toujours à Londres, occupé àtamiser et à retamiser son tas de cendres parlementaires, sans enretirer paillettes ni lingots, et il se trouvait encore pour lemoment fort affairé à farfouiller dans le tas d’orduresnational.

Sa mère, toujours couchée sur un canapé, neregardait guère les visites de sa fille que comme des causes dedérangement ; Louise ne se sentait pas du tout propre à tenircompagnie à des enfants ; elle ne s’était plus jamais radouciepour Sissy depuis le jour où la fille du saltimbanque avait levéles yeux pour regarder d’un air de tendre compassion la prétenduede M. Bounderby. Mme Bounderby n’avait rienqui lui fît désirer de revoir la maison paternelle, et elle n’yétait pas retournée.

Lorsqu’elle s’approcha du séjour de sonenfance, elle ne sentit pas non plus s’éveiller en elle ces doucesinfluences qui se rattachent au foyer paternel. Les rêves du jeuneâge, ses fables aériennes, les décorations gracieuses, charmantes,impossibles, dont il embellit dans l’imagination un monde encoreinconnu ; toutes ces illusions auxquelles il est si bond’avoir cru une fois dans sa vie, qu’il est si bon de se rappelerlorsqu’on est trop vieux pour y croire encore, ne pouvaient avoirde prise sur elle, avec l’enfance décolorée que son éducation luiavait faite. Ce n’était pas pour elle que ces souvenirs de lajeunesse s’évoquent les uns les autres, comme la Charité appelleautour d’elle tous les petits enfants ; ce n’était pas pourelle qu’ils aiment à retracer de leurs mains innocentes, dans leschemins pierreux de ce monde, un jardin où il vaudrait mieux pourtous les enfants d’Adam qu’ils vinssent plus souvent réchaufferleur vieux désenchantement au soleil du passé, se retremper dansleur confiance simple et naïve, au lieu de se montrer si fiers deleur sagesse acquise dans les misères du monde. Non, Louise étaitétrangère à ces rêves. Avant d’arriver à la raison, elle n’avaitpas parcouru les routes enchantées de l’imagination où tant demillions d’enfants avaient passé avant elle. Elle n’avait pastrouvé au bout de sa course magique la raison, sous la forme d’unedivinité bienfaisante, s’inclinant devant des divinités non moinspuissantes qu’elle. La raison lui avait apparu tout d’abord commeune sombre idole, froide et cruelle, comme un tyran farouche qui sefait amener ses victimes pieds et poings liés, pour lire leurconduite dans son œil sans regard, et pour recueillir de ses lèvresde glace les préceptes d’une science insipide, le mouvement et lejaugeage réduits en vapeur et en kilos. Voilà pour Louise lessouvenirs de son enfance dans la maison de son père. Si elle avaitune arrière-souvenance des sources et des fontaines que la natureavait mises dans son jeune cœur, c’était pour se rappeler qu’on lesavait desséchées au moment où elles ne demandaient qu’à jaillir. Oùétaient-elles maintenant ces eaux rafraîchissantes ? ellesétaient allées fertiliser chez d’autres le sol heureux où la grappede raisin pousse sur les épines et les figues sur les chardons.

Elle entra dans la maison et dans la chambrede sa mère, en proie à un chagrin profond et endurci. Depuis ledépart de Louise, Sissy avait vécu avec le reste de la famille surun pied d’égalité. Sissy était auprès deMme Gradgrind ; et Jane, la jeune sœur, quiavait maintenant dix ou douze ans, était dans la chambre.

On eut beaucoup de peine à faire comprendre àMme Gradgrind que sa fille aînée était là. Ellereposait sur un canapé, appuyée, par un reste de vieille habitude,sur des coussins : elle conservait son ancienne attitudeautant que pouvait le faire un corps épuisé de faiblesse. Elleavait formellement refusé de prendre le lit, craignant,disait-elle, de n’en voir jamais la fin.

Sa voix affaiblie paraissait venir de si loin,du fond de son paquet de châles, et le son des voix étrangères quilui adressaient la parole semblait mettre si longtemps à parvenir àses oreilles, qu’on aurait pu la croire couchée au fond d’un puits.La pauvre dame était là sans doute plus près de la vérité qu’ellene l’avait jamais été : c’est une manière comme une autred’expliquer la chose.

Lorsqu’on lui dit queMme Bounderby était là, elle répondit, comme sielle jouait aux propos interrompus, qu’elle n’avait jamais appeléson gendre par ce nom-là, depuis qu’il avait épousé Louise ;qu’en attendant qu’elle eût trouvé un nom convenable, elle l’avaitappelé J ; et qu’elle ne voulait pas, en ce moment, déroger àcette règle, n’ayant pas encore réussi à se procurer un nom qui pûtremplacer définitivement cette initiale. Louise était déjà depuisquelques minutes assise auprès d’elle et lui avait parlé bien desfois, avant que la malade parvînt à bien comprendre qui c’était.Mais alors elle sembla sortir d’un rêve.

« Eh bien, ma chère, ditMme Gradgrind, j’espère que tout va à tongré ? C’est ton père qui a tout fait. Il y tenait beaucoup. Etil doit avoir fait pour le mieux.

– Je voudrais savoir de tes nouvelles,mère, au lieu de te donner des miennes.

– Tu veux savoir de mes nouvelles, machère ? Voilà qui m’étonne ! je t’assure que personne nes’en occupe guère ici. Cela ne va pas bien du tout, Louise. Je suisfaible et tout étourdie.

– Souffres-tu, chère mère ?

– Je crois qu’il y a une douleur quelquepart dans la chambre, dit Mme Gradgrind, mais je nesuis pas tout à fait certaine de l’avoir. »

Après cette étrange réponse, elle garda lesilence pendant quelque temps. Louise, tenant la main de sa mère,ne sentait plus battre le pouls ; mais, lorsqu’elle la porta àses lèvres, elle put voir palpiter un mince filet de vie.

« Tu vois rarement ta sœur, ditMme Gradgrind. Elle te ressemble de plus en plus àmesure qu’elle grandit. Je voudrais te la faire voir. Sissy,amenez-la près de moi. »

On l’amena, et elle se tint debout, la maindans celle de sa sœur. Louise avait remarqué que Jane s’étaitavancée, le bras autour du cou deSissy, et elle sentit ladifférence de cet accueil.

« Vois-tu comme elle te ressemble,Louise ?

– Oui, mère. Je crois qu’elle meressemble, Mais…

– Hein ? Oui, c’est ce que je distoujours, s’écria Mme Gradgrind avec une vivacitéinattendue. Et cela me rappelle… Je… J’ai à te parler, ma chère.Sissy, ma bonne fille, laissez-nous seules un instant. »

Louise avait lâché la main de Jane ; elletrouvait le visage de sa sœur plus souriant et plus heureux que nel’avait jamais été le sien ; elle y avait vu, non sans unmouvement de dépit, même dans la chambre de sa mère mourante, unreflet de la douceur de cet autre visage présent aussi devantelle : ce tendre visage aux yeux confiants, pâli par lesveilles et la sympathie, mais plus pâle encore par le contrasted’une abondante chevelure, noire comme jais.

Restée seule avec sa mère, Louise vit un calmelugubre se répandre sur le visage de la moribonde ; on eût ditqu’elle s’en allait à la dérive le long de quelque grand fleuve,toute résistance terminée, heureuse de se laisser emporter par lecourant. La jeune femme porta encore une fois à ses lèvres cetteombre d’une main, et rappela sa mère à elle :

« Vous alliez me dire quelque chose,mère ?

– Comment ?… Oui, oui, ma chère. Tusais que maintenant ton père est toujours absent. Il faut donc queje lui écrive à ce sujet.

– À quel sujet, mère ? Ne vouspréocoupez pas ainsi. À quel sujet ?

– Tu dois te rappeler, ma chère, chaquefois que j’ai dit quelque chose, n’importe sur quoi, je n’en aijamais vu la fin, et, par conséquent, j’ai depuis longtemps cesséde dire mon opinion.

– Je t’entends, mère. »

Mais ce ne fut qu’en penchant tout près d’elleson oreille, et en suivant avec attention le mouvement de seslèvres, que Louise put recueillir, pour leur donner un sens, dessons si faibles et si entrecoupés.

« Tu as beaucoup appris, Louise, et tonfrère aussi. Des hologies de toute espèce, du matin ausoir. S’il reste une hologiequelconque qui n’ait pas étéusée jusqu’à la corde dans cette maison, tout ce que je puis dire,c’est que j’espère bien qu’on ne m’en parlera plus jamais.

– Je t’entends bien, mère, fais seulementun effort pour continuer. »

Louise disait ceci pour empêcher sa mère de selaisser emporter trop vite par le courant.

« Mais il y a une chose qui ne se trouvepas du tout parmi les hologies… ton père a manqué cela oubien il l’a oublié, Louise. Je ne sais pas au juste ce que c’est.J’y ai souvent pensé, lorsque Sissy était là, assise auprès de moi.Je n’en retrouverai jamais le nom, mamtenant. Peut-être ton père letrouvera-t-il. Cela me rend inquiète. Je veux lui écrire pour leprier au nom du ciel de découvrir ce que c’est. Donne-moi uneplume, donne-moi une plume. »

Mais elle n’avait plus même le pouvoir de seremuer ; sa pauvre tête continuait seule à se tourner encorede droite à gauche et de gauche à droite, à défaut d’autrelangage.

Elle se figura, cependant, qu’on lui avaitdonné ce qu’elle demandait, et que la plume qu’elle n’aurait pas putenir était entre ses doigts. Peu importent les caractèresinintelligibles qu’elle se mit à tracer sur ses enveloppes. La mainqui les écrivait ne tarda pas à devenir immobile ; la lumièrequi n’avait jamais jeté qu’une lueur faible et douteuse derrièrecette ombre chinoise à demi effacée, s’éteignit, etMme Gradgrind, malgré son peu d’intelligence, ausortir de cette obscurité où l’homme se traîne et s’agite en vain,se trouva revêtue de la gravité imposante des sages et despatriarches.

Chapitre 26L’escalier de madame Sparsit.

 

Les nerfs de Mme Sparsitmettant beaucoup de mauvaise volonté à recouvrer le ton qu’ilsavaient perdu, cette digne femme fit un séjour de quelques semainesà la villa Bounderby, où, nonobstant la tournure cénobitique de sonesprit (basée sur un sentiment des convenances dans sa positiondéchue), elle se résigna à être logée et nourrie comme uneprincesse. Tant que durèrent ces vacances, la gardienne de labanque resta fidèle à son rôle, continuant de plaindreM. Bounderby à son nez et à sa barbe, avec une si tendre pitiéqu’il y a bien peu d’hommes qui puissent se flatter d’en inspirerune pareille, continuant aussi d’appeler le portrait de ce mêmeobjet de ses tendresses « Imbécile ! » àson nez et à sa barbe, avec beaucoup d’amertumeet de mépris.

Le tempétueux Bounderby s’étant mis dans latête que Mme Sparsit devait être une femmetrès-supérieure, puisqu’elle avait remarqué la contrariété généraleet imméritée dont il croyait avoir à se plaindre (il ne savait pasencore au juste ce que c’était), et se figurant en outre que Louisese serait opposée à recevoir de fréquentes visites de cette dame,sans le respect qu’elle devait aux volontés de son seigneur etmaître, résolut de ne pas se séparer aisément deMme Sparsit. Aussi, lorsque les nerfs de la parentede Lady Scadgers furent assez fortifiés pour lui permettre deconsommer de nouveau les ris de veau de la solitude, il lui dit àtable, pendant le dîner, la veille de son départ :

« Ah çà ! madame, vous viendrez icitous les samedis, tant que durera la belle saison, pour y resterjusqu’au lundi. »

Ce à quoi Mme Sparsit répondità peu près en ces termes, bien qu’elle n’eût pas embrassé lareligion musulmane :

« Entendre, c’est obéir. »

Or, Mme Sparsit n’était pasune femme poétique ; comment donc se fit-il qu’il lui passapar la tête une idée formulée par une allégorie ? À force desurveiller Louise, d’observer cette allure impénétrable quiaiguisait la curiosité, elle finit par s’élever à la hauteur del’inspiration. Elle érigea dans son esprit un immense escalier, aubas duquel se trouvait le sombre gouffre de la honte et dudéshonneur ; et de jour en jour, d’heure en heure, elle voyaitLouise dégringoler par degrés cet escalier.

Mme Sparsit ne s’occupa plusd’autre chose que de regarder son escalier et de suivre des yeuxLouise à mesure qu’elle descendait tantôt lentement, tantôttrès-vite, tantôt franchissant plusieurs marches à la fois, tantôts’arrêtant, mais sans jamais essayer de remonter en arrière. Sielle eût reculé d’un seul pas, Mme Sparsit auraitété capable d’en avoir le spleen et d’en mourir de chagrin.

Louise avait en effet continué à descendresans s’arrêter jusqu’au jour, et tout le long du jour oùM. Bounderby avait adressé à Mme Sparsitl’invitation hebdomadaire que nous venons de signaler plus haut.Cette dame était donc de bonne humeur et disposée à faire lacausette.

« À propos, monsieur, dit-elle, sij’osais me permettre de vous adresser une question relativement àun sujet sur lequel vous montrez de la réserve (ce qui est certesune grande hardiesse de ma part, sachant, comme je le sais, quevous n’agissez jamais sans motif), je vous demanderais si vous avezdécouvert quelque chose ?

– Mais non, madame, non ; pasencore, et vu les circonstances, je ne m’attendais pas àmieux : Rome ne s’est pas faite en un jour, madame.

– C’est juste, monsieur, ditMme Sparsit secouant la tête.

– Ni même en une semaine.

– Non vraiment, monsieur, répliquaMme Sparsit avec une douce mélancolie.

– Eh bien, moi aussi, madame, ditBounderby, je puis attendre, vous sentez. Puisque Romulus et Rémusont bien attendu, pourquoi Josué Bounderby de Cokeville nepourrait-il pas attendre ? Ils ont pourtant eu une jeunesseplus heureuse que la mienne ; ils ont eu une louve pournourrice ; moi aussi j’ai eu une louve, mais non pas pournourrice, pour grand’mère seulement. Au lieu de me donner du lait,elle me donnait des coups ; quant à ça, c’était une vraievache d’Alderney.

– Ah !… Mme Sparsitsoupira et frissonna.

– Non, madame, poursuivit Bounderby, jen’ai rien appris. L’affaire est en bonnes mains, néanmoins ;et le jeune Tom, qui maintenant travaille assez assidûment (c’estquelque chose de nouveau pour lui ; il n’a pas été élevé à lamême école que moi), aide la police autant qu’il peut. Voici larecommandation que je leur adresse : « Tenez-voustranquilles et faites le mort ; agissez sous main tant quevous voudrez, mais sans laisser rien transpirer ; autrementvous verrez bientôt une cinquantaine de ces canailles se coaliserpour mettre hors d’atteinte l’individu qui a disparu. Tenez-voustranquilles ; les voleurs se rassureront petit à petit, etalors nous mettrons la main dessus. »

– Très-bien raisonné, monsieur, ditMme Sparsit. Celà m’intéresse vivement. Et lavieille femme dont vous avez parlé, monsieur ?

– La vieille dont j’ai parlé, interrompitBounderby, d’un ton acerbe (car il n’y avait pas là de quoi sevanter), ne se retrouve pas, mais elle peut être sûre qu’on finirapar la retrouver, pour peu qu’elle veuille donner cettesatisfaction à sa vieille scélérate de tête. En attendant, madame,je suis d’avis, si vous me demandez mon avis, que moins on parlerad’elle, mieux ça vaudra. »

Le même soir, Mme Sparsit, sereposant à sa croisée de ses travaux d’emballage, regarda du côtéde son grand escalier et vit Louise qui descendait toujours.

Elle était assise auprès de M. Harthouse,dans un bosquet du jardin, parlant très-bas ; il se penchaitvers elle et son visage touchait presque les cheveux de Louise… sitoutefois il ne les touche pas en effet, se ditMme Sparsit, faisant, avec ses yeux de faucon, tousses efforts pour mieux voir. Mme Sparsit setrouvait trop loin d’eux pour entendre un seul mot de leurentretien, ou même pour savoir s’ils se parlaient tout bas, maiselle le devinait à leur attitude. Voici ce qu’ilsdisaient :

« Vous vous rappelez cet homme, monsieurHarthouse ?

– Oh ! parfaitement.

– Ses traits, ses manières et ce qu’ilvous a dit ?

– Parfaitement ; et il m’a faitl’effet d’être atrocement ennuyeux, filandreux et plat. Du reste,c’était assez habile de sa part d’adopter, comme il l’a fait, legenre d’éloquence patronné par l’école de l’humilitévertueuse ; mais je vous assure que sur le moment je medisais : Mon garçon, tu exagères la chose.

– J’avoue que j’ai eu beaucoup de peine àcroire du mal de cet homme.

– Ma chère Louise…, comme dit Tom (jamaisTom ne l’appelait ma chère), vous ne savez rien de bon non plus surle compte de cet individu ?

– Non, c’est vrai.

– Ni sur le compte d’aucun individu deson espèce ?

– Non, répliqua-t-elle d’un ton quiressemblait davantage à son ton d’autrefois, qu’elle semblait avoirperdu depuis quelque temps ; comment voulez-vous qu’il en soitautrement ? je ne les connais pas du tout, ni hommes nifemmes.

– Ma chère Louise, consentez alors àaccepter les idées que vous soumet, en toute humilité, votre amidévoué qui a étudié diverses variétés de ses excellentssemblables ; car ils sont excellents, je suis tout prêt à lereconnaître, malgré certaines petites faiblesses, parmi lesquellesil faut compter celle qui consiste à empocher tout ce qu’ilspeuvent trouver sous la main. L’individu en question fait desphrases ; très-bien, mais qu’est-ce qui ne fait pas desphrases ? Il fait aussi profession de moralité ;très-bien, mais les charlatans de toute espèce font profession demoralité. Depuis la chambre des Communes jusqu’à la maison decorrection, c’est une profession générale de moralité, excepté chezles gens de notre parti ; et c’est vraiment cette exceptionqui nous rend moins soporifiques que les autres. Vous avez vu etentendu l’affaire : il s’agit d’un individu appartenant auxclasses pelucheuses, et qui se voit remettre à sa place par monestimable ami, M. Bounderby, lequel, il est vrai (nous ne lesavons que trop) ne possède pas cette délicatesse qui serait denature à lui dorer la pilule. Le membre des classes pelucheuses estvexé, exaspéré ; il quitte la maison en grommelant, rencontrequelqu’un qui lui propose une association pour cette affaire de labanque ; il accepte, met quelque chose dans son gousset quiétait vide tout à l’heure, et s’éloigne l’esprit en repos de cecôté. Franchement, il faut convenir que ce Blackpot, au lieu d’êtreun homme du commun, aurait été un homme fort au-dessus du commundes mortels, s’il ne s’était pas empressé de profiter del’occasion. Peut-être même, s’il a assez d’intelligence pour cela,a-t-il été au-devant de l’occasion.

– J’ai presque des remords, réponditLouise après avoir rêvé un instant en silence, d’être si disposée àvous croire et de me sentir soulagée d’un grand poids par vosparoles.

– Je ne dis rien que de raisonnable, rienqu’on ne puisse croire sans remords. J’en ai causé plus d’une foisavec mon ami Tom (car il existe toujours la plus grande confianceentre Tom et moi), et il partage entièrement là-dessus mon opinion,comme moi la sienne… Voulez-vous faire un tour ? »

Ils s’éloignèrent en se promenant à traversles allées que le crépuscule commençait à assombrir, elle appuyéesur son bras, ne songeant pas le moins du monde qu’elle allaitdescendant toujours, toujours l’escalier deMme Sparsit.

Jour et nuit Mme Sparsittenait mordicus à cet édifice. Une fois que Louise seraitarrivée au bas, et qu’elle aurait disparu dans le gouffre,l’escalier, si bon lui semblait, pouvait crouler sur la jeunefemme ; mais jusque-là, le monument devait rester debout pourrécréer les yeux de Mme Sparsit, car elle y voyaittoujours Louise descendre chaque jour plus bas, plus bas, toujoursplus bas.

Mme Sparsit voyait JamesHarthouse aller et venir, elle entendait parler de lui à droite età gauche, elle voyait comme lui les changements d’expression qu’ilavait étudiés sur le visage de Louise ; elle s’apercevaitaussi bien que lui s’il se couvrait de quelque nuage, comment et àquel moment ; de même elle savait pourquoi il s’épanouissaitensuite ; elle tenait ses yeux noirs tout grands ouverts, sansla moindre pitié, sans le moindre remords, tout absorbée dans sacuriosité, dans l’intérêt qu’elle mettait à voir la jeune femme serapprocher de plus en plus, sans qu’aucune main pût lui venir enaide et l’arrêter sur le précipice, des dernières marches de cetescalier imaginaire.

Malgré tout son respect pour M. Bounderby(qu’elle savait toujours distinguer en public de l’imbécile duportrait), Mme Sparsit n’avait pas la moindreintention d’empêcher Louise de descendre. Elle attendait ensilence, son regard cauteleux, toujours fixé sur l’escalier ;et s’il lui arrivait quelquefois d’agiter sa mitaine droite (lepoing compris), d’un air menaçant, vers l’image qu’elle voyaitdescendre, ce n’était que rarement et à la dérobée.

Chapitre 27Plus bas, toujours plus bas.

 

Louise descendait le grand escalier sansregarder en arrière ; se dirigeant toujours, comme un poidsdans une eau profonde, vers le sombre gouffre qui l’attendait aubas.

M. Gradgrind, informé de la mort de safemme, était parti de Londres et l’avait enterrée comme il convientà un homme pratique. Puis il s’empressa de retourner au tas decendres nationales et se remit à le passer au sas, afin d’ydécouvrir ce qu’il cherchait, pour jeter de la poudre aux yeux deceux qui cherchaient autre chose. En un mot, il reprit sesfonctions parlementaires.

Cependant, Mme Sparsit ne serelâchait pas de sa surveillance assidue. Séparée de son escalier,pendant la semaine, par toute la longueur du chemin de fer quireliait la maison de campagne à Cokeville, elle n’en observait pasmoins tous les mouvements de Louise, comme une chatte aux aguets.Le mari, le frère, M. James Harthouse, les enveloppes deslettres et des paquets, tout objet animé ou inanimé qui pouvaitavoir quelque rapport avec l’escalier, lui fournissaient sans lesavoir des renseignements utiles. « Voilà votre pied sur ladernière marche, ma petite dame, » ditMme Sparsit, apostrophant, avec l’aide de samitaine menaçante, la femme qu’elle regardait descendre, « etvous aurez beau faire, tous vos artifices ne m’éblouirontpas. »

Néanmoins, soit un effet de l’art, soit uneffet de la nature, grâce au fond primitif du caractère de Louise,ou grâce aux sentiments que les circonstances y avaient greffés,son étrange réserve déroutait la pénétration deMme Sparsit, tout en stimulant sa curiosité. Il yavait des moments où M. James Harthouse lui-même n’était passûr de comprendre l’objet constant de ses soins. Il y avait desmoments où il ne pouvait plus lire le visage qu’il avait silongtemps étudié, et où cette jeune fille solitaire devenait pourlui un mystère plus impénétrable que toutes les femmes du monde,entourées de ce cercle de satellites qui les aident àdissimuler.

Cependant M. Bounderby fut obligé des’absenter pour une affaire qui exigeait sa présence ailleurspendant trois ou quatre jours. Ce fut un vendredi qu’il annonçacette nouvelle à Mme Sparsit, dans l’intérieur dela banque.

« Mais, ajouta-t-il, vous irez là-bastout de même, madame. Vous irez là-bas, comme si j’y étais. Que j’ysois ou que je n’y sois pas, c’est tout un.

– Je vous en prie, monsieur, répliquaMme Sparsit d’un ton de reproche, ne me dites pascelà. Votre absence fera pour moi une très-grande différence, etj’espère que vous en êtes persuadé.

– Eh bien, madame, vous tâcherez de vousen tirer le mieux que vous pourrez, malgré mon absence, ditBounderby flatté au fond de ce reproche affectueux.

– Monsieur Bounderby, ripostaMme Sparsit, votre volonté est ma loi,monsieur ; autrement j’aurais été bien tentée de résister àvos aimables ordres, n’étant pas bien sûre queMlle Gradgrind trouve autant de plaisir que vous àme voir partager votre généreuse hospitalité. Mais vous n’avez pasbesoin d’ajouter un mot, monsieur ; j’irai, puisque vous m’yengagez.

– Ah çà ! lorsque je vous invite àvenir chez moi, madame, dit M. Bounderby ouvrant de grandsyeux, j’espère que vous n’avez besoin d’aucune autreinvitation ?

– Non vraiment, monsieur, répliquaMme Sparsit ; je l’espère bien. N’en parlonsplus, monsieur. Je voudrais seulement, monsieur, vous voir aussigai que par le passé.

– Que voulez-vous dire, madame ?demanda Bounderby de sa voix tempétueuse.

– Monsieur, réponditMme Sparsit, il y avait autrefois en vous uneélasticité que je regrette vivement de n’y plus retrouver. Allons,monsieur, il faut remonter sur l’eau. »

M. Bounderby, subissant l’influence decette recommandation difficile que Mme Sparsitavait accompagnée d’un regard plein de compassion, ne sut que segratter la tête avec un embarras ridicule ; plus tardseulement, on l’entendit qui cherchait à se remonter de loin enprenant des airs insolents avec toutes les petites gens auxquellesil eut affaire le reste de la matinée.

« Bitzer, ditMme Sparsit, l’après-midi même de cette journéemémorable, lorsque son patron se fut mis en route et qu’on fermaitla banque, allez présenter mes compliments au jeune M. Thomas,et demandez-lui s’il veut monter partager avec moi une côteletted’agneau, du brou de noix et un verre d’ale. »

Le jeune M. Thomas, étant toujours prêt àaccepter une invitation de ce genre, renvoya une réponse gracieusesuivie bientôt de sa personne.

« Monsieur Thomas, ditMme Sparsit, en voyant ce petit repas sur ma table,j’ai pensé que vous pourriez vous laisser tenter.

– Merci, madame Sparsit, dit le roquet.Et il se mit à manger d’un air sombre.

– Comment va M. Harthouse, monsieurTom ? demanda Mme Sparsit.

– Oh ! très-bien, dit Tom.

– Où pensez-vous qu’il peut être pour lemoment ? demanda Mme Sparsit d’un ton léger,après avoir voué le roquet aux divinités infernales pour luiapprendre à être plus communicatif.

– Il est à chasser dans le Yorkshire, ditTom ; il a envoyé hier à Lou une bourriche aussi énorme que latour de Saint-Paul.

– Rien qu’à le voir, ditMme Sparsit avec affabilité, on devine queM. Harthouse est un adroit chasseur.

– Fameux, » répondit Tom.

Dès son jeune âge Tom avait eu quelque chosede faux dans le regard, mais depuis quelque temps ce défaut avaittellement augmenté, qu’il ne pouvait regarder personne en facependant trois secondes consécutives. Mme Sparsitn’en avait que plus de facilité pour l’observer tout à son aise, sitel était son bon plaisir.

« M. Harthouse a gagné mes bonnesgrâces, dit Mme Sparsit, comme du reste il gagnecelles de tous ceux qui le connaissent. Pouvons-nous espérer de lerevoir bientôt, monsieur Tom ?

– Mais oui, je l’attends demain, répliquale roquet.

– Ah ! voilà une bonnenouvelle ! s’écria Mme Sparsit d’un tondoucereux.

– J’ai rendez-vous avec lui dans lasoirée, ici près, au débarcadère, dit Tom, et je crois que nousdevons ensuite dîner ensemble. Il ne viendra pas à la maison decampagne d’ici à huit ou dix jours, parce qu’il a promisailleurs ; c’est du moins ce qu’il m’a dit. Malgré ça, je neserais pas étonné qu’il restât ici dimanche, et qu’il fît un tourlà-bas pour venir nous voir.

– À propos, pendant que j’y pense, ditMme Sparsit, vous rappellerez-vous une commissionque je voudrais bien vous donner pour votre sœur, monsieurTom ?

– Dame… je tâcherai, répondit le roquetde fort mauvaise grâce, pourvu que la commission ne soit pas troplongue.

– Il ne s’agit que d’offrir mescompliments respectueux à votre sœur, ditMme Sparsit, et de la prévenir que je crains de nepas pouvoir aller l’ennuyer de ma présence cette semaine ; jesuis encore un peu nerveuse, et je ferai peut-être mieux de resterseule avec ma tristesse.

– Oh ! si ce n’est que cela,remarqua Tom, ce ne sera toujours pas un grand malheur si j’oubliela commission, car il est probable que Louise ne pensera guère àvous qu’en vous voyant. »

Après avoir payé de cet aimable compliment lacôtelette d’agneau de son hôtesse, il se renferma dans un mutismehargneux jusqu’à ce que l’aie fût épuisée ; alors ils’écria :

« Ah çà, madame Sparsit, il faut que jem’en aille ! » et il s’en alla.

Le lendemain, samedi,Mme Sparsit resta toute la journée à sa croisée àregarder les pratiques qui allaient et venaient, à suivre des yeuxles facteurs, à se rendre compte du trafic général de la rue,roulant beaucoup de choses dans sa tête, mais, surtout, ne perdantjamais de vue son escalier. La nuit venue, elle mit son chapeau etson châle et sortit tranquillement : elle avait sans doute sesraisons pour voltiger furtivement autour de la station où devaitdébarquer un voyageur arrivant du Yorkshire, et pour choisir sonposte d’observation derrière les piliers, ou dans les coins, ouderrière la vitre d’une salle d’attente, plutôt que de se montrerouvertement dans l’enceinte.

Tom était là, et il flâna jusqu’à l’arrivée dutrain en question. Ce train n’amena pas M. Harthouse. Tomattendit que la foule se fût dispersée et le tumulte apaisé ;puis il consulta une liste des heures d’arrivée et de départ etprit des informations auprès des commissionnaires. Ensuite ils’éloigna en flânant, s’arrêta dans la rue, regarda à droite et àgauche, ôta son chapeau et le remit, bâilla, s’étira, et offritenfin tous les symptômes de cet ennui mortel que doit éprouver unhomme condamné à attendre le train suivant, c’est-à-dire encore uneheure quarante minutes.

« C’est un prétexte pour qu’il ne lesgêne pas, ditMme Sparsit en quittant la croisée sombre dubureau où elle était en dernier lieu à observer Tom. Harthouse estavec sa sœur en ce moment. »

Ce fut un trait de lumière, et elle s’élançaavec toute la promptitude dont elle était capable afin d’enprofiter. La station du chemin de fer qui passait près de la maisonde campagne se trouvait à l’autre bout de la ville, elle avait peude temps devant elle et le chemin était difficile ; mais ellefut si prompte à s’emparer d’un fiacre vide, si prompte à endescendre, si prompte à sortir son argent, à saisir son billet et àsauter dans un wagon, qu’elle fut entraînée par-dessus les viaducsqui enjambaient les houillères passées et présentes, comme si elleeût été enlevée et transportée dans un nuage.

Tout le long de la route, elle vit devantelle, immobile dans l’air, aussi visible aux yeux noirs de sonesprit que l’étaient aux yeux noirs de sa tête classique les filsélectriques qui avaient l’air d’une portée indéfinie sur unefeuille colossale de papier à musique, son escalier et celle qui endescendait les marches ; elle ne les perdit pas de vue un seulinstant. Quand elle arriva, Louise était presque arrivée tout aubas, elle se tenait sur le bord de l’abîme.

La nuit, une nuit d’automne nébuleuse, enentr’ouvrant ses paupières mi-closes, vitMme Sparsit se glisser hors d’un wagon, descendrel’échelle du petit débarcadère jusqu’à la route caillouteuse, latraverser pour entrer dans une allée verte et rester cachée dans unfourré de branches et de feuilles. Un ou deux oiseaux, quiveillaient un peu tard, gazouillant dans leur nid d’un tonnonchalant, une chauve-souris passant et repassant au-dessus d’elled’un vol alourdi, et le bruit étouffé de ses propres pas surl’épaisse poussière où l’on marchait comme sur du velours, voilàtout ce que vit ou entendit Mme Sparsit jusqu’aumoment où elle ferma tout doucement une grille.

Elle s’approcha de la maison, toujours en setenant cachée parmi les arbustes et fit le tour de la demeure,examinant, à travers les feuilles, les fenêtres du rez-de-çhaussée.La plupart des croisées étaient ouvertes (on n’avait pas coutume deles fermer par un temps aussi chaud) ; mais on n’y voyaitencore aucune lumière et tout était silencieux. Elle parcourut lejardin sans plus de résultat. Elle songea au bois et s’y dirigead’un pas furtif, sans se soucier des longues herbes ni des épines,ni des vers, ni des limaçons, ni des limaces, ni de tous les autresinsectes rampants. Avançant d’abord avec précaution ses yeux noirset son nez recourbé en éclaireurs, Mme Sparsit sefaufila doucement à travers les épaisses broussailles qu’elleécrasait dans sa marche, tellement absorbée par l’objet qu’elleavait en vue, que si le bois avait été un bois de vipères, ellen’en aurait pas marché à son but moins bravement.

Chut !

Les oiseaux en bas âge auraient pu tomber deleurs nids, fascinés par l’éclat des yeux deMme Sparsit, tant leur éclat fut vif et brillantdans l’ombre, quand la dame s’arrêta pour écouter.

On se parlait à voix basse tout près de là.C’était la voix de Louise et celle de James Harthouse. Ah !ah ! voyez-vous que le rendez-vous donné à Tom était bien unprétexte pour ne pas les gêner ! Ils étaient là tous les deux,auprès de l’arbre abattu.

Mme Sparsit se fait toutepetite afin de rester cachée parmi les grandes herbes humides derosée, et se rapproche encore. Puis elle se relève et se tientderrière un arbre, comme Robinson Crusoé quand il se mit enembuscade pour attendre les sauvages ; elle se trouvait siprès d’eux, que d’un bond, que d’un pas, elle les aurait touchéstous les deux. Harthouse était là en cachette ; il n’avaitpoint paru à la maison. Il était venu à cheval et il avait étéobligé de traverser les champs voisins, car son cheval étaitattaché à quelques pas de là, dans une prairie, de l’autre côté del’enclos.

« Mon cher amour, disait-il, quevouliez-vous que je fisse ? Je vous savais seule, je n’ai purester loin de vous.

– Baissez la tête tant que vous voudrez,pensa Mme Sparsit, afin de vous donner un air plusattrayant ; je ne vois pas, pour ma part, ce qu’on trouve desi ravissant dans votre visage, lorsque vous le montrez ;mais, dans tous les cas, vous ne vous doutez guère, mon cheramour, quels yeux sont braqués sur vous ! »

Louise baissait la tête, en effet. Elle lepriait instamment de s’en aller, elle lui ordonnait de s’en aller,mais sans tourner la tête de son côté, sans la lever même.Cependant, chose remarquable, l’aimable dame embusquée derrièrel’arbre n’avait jamais, à aucune époque de sa vie, vu Louise setenir plus tranquille qu’en ce moment. Ses mains étaient placéesl’une dans l’autre comme les mains d’une statue, et sa parole mêmen’annonçait aucun trouble.

« Ma chère enfant, disaitM. Harthouse (Mme Sparsit fut enchantée devoir que son bras entourait la taille de Louise), nesouffrirez-vous pas que je reste quelques instants auprès devous ?

– Pas ici.

– Dites-moi où, Louise ?

– Pas ici.

– Mais nous avons si peu de temps devantnous, et je viens de si loin ; vous voyez mon dévouement etmon désespoir. Jamais esclave plus soumis ne s’est vu plusmaltraité par sa maîtresse. Après avoir espéré cet accueilchaleureux qui m’a fait renaître à la vie, me voir reçu avec votrefroideur d’autrefois, c’est à fendre le cœur !

– Combien de fois m’obligerez-vous àrépéter que je veux être seule ici ?

– Mais il faut que nous nous voyions, machère Louise. Où nous verrons-nous ? »

Ils tressaillirent tous deux. L’espionnetressaillit aussi, comme une coupable, car elle crut qu’il y avaitun autre espion caché parmi les arbres. Ce n’était que le bruit dela pluie qui commençait à tomber en larges gouttes.

« Voulez-vous que je remonte à cheval etque je me présente tout à l’heure à la maison, dans la suppositionnaïve que le maître y est et sera charmé de me recevoir ?

– Non !

– Vos ordres cruels seront exécutés à lalettre, quoique je puisse me regarder comme l’individu le plusmalheureux de la terre : n’être resté insensible devant toutesles autres femmes que pour me voir enfin subjugué et foulé auxpieds par la plus belle, la plus aimable et la plusimpérieuse ! Ma chère Louise, je ne puis vous quitter ni vouslaisser partir tant que vous ferez un tel abus de votrepouvoir ! »

Mme Sparsit le vit retenirLouise avec le bras dont il l’entourait, et elle l’entendit au mêmeinstant, d’une voix dont pas un son n’échappait à son oreilleavide, déclarer qu’il l’adorait, qu’elle était le seul prit pourlequel il voulait risquer tout, sa vie même. Le but le plus enviéde ses désirs n’était plus rien auprès d’elle ; le succèsélectoral qu’il tenait presque dans la main, il le rejetait loin delui, comme un vil intérêt, en comparaison de son amour. Il necontinuerait à s’en occuper que s’il y trouvait un moyen de serapprocher d’elle ; il y renoncerait s’il devait l’enéloigner ; il fuirait si elle voulait fuir avec lui, ou ilentourerait leur amour de mystère si elle l’ordonnait ; ilaccepterait le sort qu’elle voudrait lui faire, quel qu’ilfût ; tout lui était égal, pourvu qu’elle se donnât fidèlementà l’homme qui avait compris son délaissement et son sacrifice, àl’homme auquel elle avait inspiré dès le premier jour uneadmiration, un intérêt qu’il ne se croyait plus capable deressentir, à l’homme qui avait obtenu sa confiance et qui laméritait par son dévouement et sa passion.

Toutes ces paroles prononcées, écoutées à lahâte, furent recueillies par Mme Sparsit au milieudu trouble de sa malice satisfaite, de la crainte de se voirdécouverte, du bruit croissant d’une lourde pluie qui s’abattaitsur les feuilles et d’un orage qui se rapprochait en grondant.Mme Sparsit les recueillit toutes, mais tellementenveloppées d’un brouillard inévitable de confusion, que, lorsqueJames Harthouse escalada la barrière de clôture et emmena soncheval, l’espionne en défaut n’était pas bien sûre de l’endroit oùles amants devaient se retrouver, ni de l’heure exacte ; ellesavait pourtant qu’ils s’étaient donné rendez-vous pour cettenuit.

Mais l’un d’eux restait encore auprès deMme Sparsit, au milieu de l’obscurité ; ettant qu’elle pourrait suivre la trace de Louise, il n’y avait pasmoyen de se tromper.

« Ô mon cher amour,pensa Mme Sparsit, vous ne vous doutez guère quevous êtes si bien escortée. »

Mme Sparsit vit Louise sortirdu bois : elle la vit entrer dans la maison. Que fairemaintenant ? La pluie était devenue un véritable déluge. Lesbas blancs de Mme Sparsit avaient pris des teintesmulticolores dont le vert faisait le fond ; elle avait desépines dans ses souliers ; des chenilles se balançaient, dansdes hamacs de leur fabrique, à diverses parties de soncostume ; des ruisseaux découlaient en gouttières de sonchapeau et de son nez romain. Tout cela n’empêcha pasMme Sparsit d’aller encore se cacher parmi lesarbustes pour réfléchir à ce qu’elle avait à faire maintenant.

Mais n’est-ce pas Louise qui sort de lamaison ? À peine a-t-elle eu le temps de prendre son manteauet de s’envelopper, que déjà elle s’enfuit. Elle va rejoindre sonamant ! Son pied quitte la dernière marche de l’escalier… lavoilà tombée dans le gouffre !

Marchant, malgré la pluie, d’un pas ferme etrapide, elle abandonne la grande allée pour prendre un sentierparallèle. Mme Sparsit la suit à l’ombre desarbres, mais à peu de distance : elle aurait eu trop peur dela perdre de vue du pas dont elle courait dans cette obscuritéténébreuse.

Lorsque Louise s’arrêta pour fermer sans bruitla petite grille, Mme Sparsit s’arrêta aussi.Lorsque Louise se remit en marche, Mme Sparsit enfit autant. Louise prit pour s’en aller le même chemin queMme Sparsit avait pris pour venir ; ellesortit de l’allée verte, traversa la route rocailleuse, et montal’escalier de bois qui conduisait au chemin de fer.Mme Sparsit savait que le train allant à Cokevillene tarderait guère à passer ; elle devina donc que Cokevilleallait être sa première étape.

Dans l’état flasque et ruisselant du costumede Mme Sparsit, il n’y avait pas besoin de grandesprécautions pour achever de la rendre méconnaissable ; maiselle s’arrêta à l’ombre du mur de la station, chiffonna son châle,en changea les plis et le ramena par-dessus son chapeau. Ainsidéguisée, elle put, sans crainte d’être reconnue, monter l’escalieret payer sa place au petit bureau. Louise attendait assise dans uncoin, Mme Sparsit s’assit et attendit dans l’autre.Elles écoutaient toutes deux le tonnerre qui grondait avec violenceet la pluie qui découlait du toit ou fouettait les parapets desarcades. Les lampes, la plupart éteintes par la pluie ou le vent,leur permettaient de voir dans toute sa splendeur l’éclair quifrissonnait en zigzag sur les rails.

Mais bientôt la station est prise d’untremblement et ne tarde pas à palpiter comme un cœur malade :c’est le train qui arrive. Du feu et de la vapeur, une lumièrerouge, un sifflement formidable, un grand fracas, un son de cloche,un cri d’avertissement, et Louise est placée dans un wagon,Mme Sparsit dans un autre : la petite stationn’est plus qu’un point désert perdu dans l’orage.

L’humidité et le froid avaient beau faireclaquer les dents de Mme Sparsit, elle n’en étaitpas moins à la joie de son cœur. Louise était plongée dans le fonddu précipice, et il semblait en quelque sorte à la bonne damequ’elle n’avait plus qu’à veiller sur son cadavre. Après avoirdéployé tant d’activité pour organiser ce triomphe funèbre, commentn’aurait-elle pas été à la joie de son cœur ?

« Elle sera arrivée à Cokeville longtempsavant lui, pensa Mme Sparsit, quelque rapide quesoit le cheval de notre amoureux. Où va-t-elle l’attendre ? Etensuite, où iront-ils ? Patience. Nous verronsbien. »

La pluie était si formidable, qu’elle causabeaucoup de confusion lorsque le train fut arrivé au lieu de sadestination. Les gouttières et les conduits avaient crevé, leségouts s’étaient engorgés, les rues se trouvaient inondées. Dèsqu’elle mit pied à terre, Mme Sparsit dirigea unœil désespéré du côté des voitures qui attendaient les voyageurs etvers lesquelles on se précipitait en désordre.

« Elle va monter dans un fiacre,songea-telle, et disparaître avant que j’aie eu le temps de lasuivre dans un autre. Même au risque d’être écrasée, je veux voirle numéro et entendre l’adresse qu’elle va donner aucocher. »

Mais Mme Sparsit se trompaitdans ses calculs. Louise ne monta pas dans un fiacre. Elle étaitdéjà partie à pied. Les yeux noirs fixés sur le wagon dans lequelelle avait voyagé n’avaient pas assez fait diligence ; ilsavaient été devancés d’un instant. Au bout de quelques minutes,voyant que la portière ne s’ouvrait pas,Mme Sparsit passa et repassa devant sans rienapercevoir, finit par regarder dans l’intérieur et trouva le wagonvide. La voilà trempée jusqu’aux os, avec des pieds qui font flicflac dans ses souliers à chaque pas, une couche de pluie sur sonvisage classique, son chapeau chiffonné comme une figue blette,tous ses vêtements abîmés ; par derrière, le long de sapersonne bien née, vous auriez pu compter, aux empreintes qu’ilsavaient faites dans sa robe aqueuse, chaque bouton, chaque lacet,chaque agrafe de son costume ; le tout décoré çà et là decette mousse verdâtre et stagnante qu’on voit accumulée sur lavieille barrière d’un parc, dans une allée moisie.Mme Sparsit, pour prix de tout ce qu’elle avaitsouffert, n’eut d’autre ressource que de verser un torrent delarmes amères en s’écriant : « Je l’aiperdue ! »

Chapitre 28La culbute.

 

Les boueurs de l’atelier national, aprèss’être amusés les uns les autres à se livrer entre eux une foule depetits combats fort bruyants, s’étaient dispersés pour le moment,et M. Gradgrind était venu passer les vacances chez lui.

Il était en train d’écrire dans la chambreornée de l’horloge lugubrement statistique, sans doute pour prouverquelque chose. Peut-être, en somme, cherchait-il à démontrer que lebon Samaritain était un mauvais économiste. Le bruit de la pluie nele dérangeait pas beaucoup ; mais elle attirait suffisammentson attention pour lui faire lever la tête de temps à autre, commepour gronder les éléments. Lorsque le tonnerre éclatait bien fort,il regardait du côté de Cokeville, se disant que quelques-unes deslongues cheminées pourraient bien être renversées par le fluideélectrique.

Le tonnerre roulait dans le lointain, et lapluie tombait comme un déluge, lorsque la porte de la chambres’ouvrit. Il regarda derrière la lampe qui se trouvait sur satable, et à son grand ébahissement, il aperçut sa fille aînée.

« Louise !

– Père, j’ai à vous parler.

– Qu’y a-t-il ? Quel air étrangevous avez ! Bonté du ciel ! dit M. Gradgrinds’étonnant de plus en plus, comment avez-vous pu venir ici par cetorage ? »

Elle porta les mains à ses vêtements, comme sielle ne savait pas qu’ils fussent mouillés. Puis elle découvrit satête, et laissant le manteau et le capuchon tomber à terre, elleresta les yeux fixés sur son père ; elle était si pâle, siéchevelée, si menaçante et si désespérée à la fois, qu’elle lui fitpeur.

« Qu’y a-t-il ? Je vous conjure,Louise, de me dire ce qu’il y a ? »

Elle se laissa tomber sur une chaise devantlui, et posa sa main glacée sur le bras de son père.

« Père, vous m’avez élevée depuis monberceau.

– Oui, Louise.

– Maudite soit l’heure où je suis néepour une pareille destinée ! »

Il la regarda d’un air de doute etd’épouvante, répétant du ton d’un homme qui ne comprendpas :

« Maudite soit l’heure ! Mauditesoit l’heure !

– Comment avez-vous pu me donner la vieet m’enlever toutes ces choses inappréciables qui font que levivant vaut mieux qu’un mort qui aurait la conscience de sonétat ? Où sont les grâces de mon âme ? Où sont lessentiments de mon cœur ? Qu’avez-vous fait, ô père,qu’avez-vous fait de ce jardin qui aurait dû fleurir autrefois,dans le vaste désert que voici ? »

Elle se frappa la poitrine avec les deuxmains.

« S’il eût jamais fleuri en moi, sescendres seules eussent suffi pour me sauver du vide où ma vieentière s’affaisse. Je ne voulais pas vous dire ceci ; mais,père, vous vous rappelez notre dernier entretien dans cettechambre ? »

Il s’attendait si peu à ce qu’elle venait delui dire, que ce ne fut pas sans une certaine difficulté qu’ilrépondit :

« Oui, Louise !

– Ce qui est sorti de mes lèvresaujourd’hui, je vous l’aurais dit ce jour-là, si vous étiez venu unseul instant à mon aide. Je ne vous reproche rien, père. Ce quevous n’avez jamais cherché à développer dans mon cœur, vous n’avezjamais cherché à le développer dans le vôtre ; mais, ô monDieu ! si vous l’aviez fait il y a longtemps, ou si vousm’aviez seulement abandonnée à moi-même, combien je seraismeilleure et plus heureuse aujourd’hui ! »

En entendant ces paroles, triste récompense detous ses soins, M. Gradgrind appuya sa tête sur sa main etpoussa un gémissement.

« Père, si vous aviez su, la dernièrefois que nous nous sommes trouvés ici ensemble, ce que je redoutaisen moi, tout en cherchant à le vaincre (hélas ! je n’ai pasfait autre chose depuis mon enfance que de chercher toujours àvaincre toutes les impulsions naturelles de mon cœur) ; sivous aviez su qu’il restait au fond de mon âme des sentiments, desaffections, des faiblesses capables de s’y développer, malgré tousles calculs que l’homme ait jamais faits, et aussi inconnus à votrearithmétique que l’est le Créateur de toutes choses ; si vousaviez su cela, m’auriez-vous donnée au mari qu’aujourd’hui je saisque je déteste ? »

Il répondit : « Non, non, ma pauvreenfant.

– M’auriez-vous condamnée, à quelqueépoque que ce soit, à l’éducation froide et flétrissante qui m’aendurcie et gâtée ? M’auriez-vous dérobé, sans en enrichirpersonne, mais seulement pour la plus grande désolation de cemonde, la partie immatérielle de mon existence, le printemps etl’été de ma croyance, mon refuge contre tout ce qu’il y a desordide et de méchant parmi les êtres réels qui m’entourent,l’école où j’aurais appris à être plus humble et plus confianteenvers eux, et à chercher, dans ma petite sphère, à leur faire dubien.

– Oh ! non, non ! Non,Louise.

– Pourtant, père, si j’avais étécomplètement aveugle ; si j’avais été obligée de trouver monchemin à tâtons, et si, connaissant seulement par le toucher lesformes et les surfaces des choses, j’avais été libre d’exercer unpeu mon imagination à leur égard, j’aurais été un million de foisplus sage, plus heureuse, plus aimante, plus satisfaite, plusinnocente, plus femme enfin que je ne le suis avec lesyeux que j’ai dans la tête. Maintenant, écoutez ce que je suisvenue vous dire. »

Il changea de position pour la soutenir avecson bras. Louise s’étant levée au même instant, ils se trouvèrenttout près l’un de l’autre : elle avait une main sur l’épaulede son père et le regardait fixement :

« Souffrant d’une faim et d’une soif quin’ont jamais été apaisées, attirée par un désir ardent vers quelquerégion où les règles, les chiffres et les définitions ne régnassentpas en maîtres, j’ai grandi, luttant pas à pas tout le long de laroute.

– Je n’ai jamais su que tu fussesmalheureuse, mon enfant.

– Père, moi je le savais. Dans ce combat,j’ai repoussé, j’ai écrasé mon bon ange pour en faire un démon. Ceque j’ai appris n’a servi qu’à soulever en moi des doutes, à merendre incrédule et dédaigneuse, à me faire regretter ce que jen’avais pas appris ; ma dernière et lugubre ressource à été desonger que la vie serait bientôt passée et qu’elle n’avait rien àoffrir qui valût la peine ou l’ennui d’une lutte.

– Quoi, à ton âge, Louise ! dit lepère d’une voix compatissante.

– Oui, à mon âge, répéta Louise. Voilà oùj’en étais, père ; car je vous dévoile maintenant, sanscrainte comme sans espérance, les plaies mortelles de mon cœur,lorsque vous m’avez proposé mon mari. Je l’ai accepté. Ni vous nilui, vous ne pouvez me reprocher d’avoir fait semblant de l’aimer.Je savais, et vous aussi, vous le saviez, mon père, et lui aussi,il savait lui-même que je ne l’avais jamais aimé. Je n’étais pastout à fait indifférente, car j’avais l’espoir de faire plaisir etd’être utile à Tom. Je saisis cette échappatoire désespérée, commele pis aller de mon imagination, et je n’en ai que trop tôtdécouvert toute la vanité. Mais Tom avait été l’objet de toutes lespetites tendresses de ma vie ; peut-être l’était-il devenuparce que j’avais appris à le plaindre. Peu importe maintenantquelle était la cause, à moins qu’elle ne vous dispose à envisagerles erreurs de Tom d’un œil plus indulgent. »

Tandis que M. Gradgrind la tenait dansses bras, elle posa l’autre main sur l’autre épaule de son père etcontinua en tenant toujours les yeux fixés sur lui.

« Lorsque j’ai été irrévocablementmariée, l’ancienne lutte s’est réveillée ; elle s’est révoltéecontre ce lien, rendue plus ardente par toutes lés antipathies quiséparent nos natures individuelles, et que toutes vos formulesgénérales ne pourront jamais accorder, tant que l’anatomie n’aurapas appris elle-même où elle doit plonger son scalpel pouratteindre jusqu’aux secrets de mon cœur.

– Louise ! » s’écria le pèred’un ton de supplication ; car il se rappelait bien ce quis’était passé entre eux lors de leur dernière entrevue dans cettemême chambre.

« Je ne vous reproche rien, père ;je ne me plains pas. Ce n’est pas pour cela que je suis venue.

– Que puis-je faire, mon enfant ?Demande-moi ce que tu voudras.

– J’y arrive, père… C’est alors que lehasard a jeté sur mon chemin une nouvelle connaissance : unhomme comme je n’en avais jamais vu ; un homme du monde,léger, accompli, élégant, se donnant pour ce qu’il était ;affichant tout haut ce mépris de toutes choses que j’osais à peineentretenir en secret ; me faisant entendre, presque dès lepremier jour, sans que je puisse dire comment ni par quels moyens,qu’il me comprenait et lisait dans ma pensée. J’ai eu beau faire,je ne l’ai pas trouvé plus dépravé que moi. Il n’y avait pas loinde l’un à l’autre. Je m’étonnai seulement qu’un homme, qui nes’intéressait à rien, prît la peine de s’intéresser à moi.

– À toi, Louise ! »

Peut-être le père eût-il instinctivementrelâché son étreinte, s’il n’eût senti que les forces abandonnaientsa fille, et s’il n’eût vu une lueur étrange se dilater dans cesyeux toujours fixés sur lui.

« Je ne dirai rien du moyen qu’il aemployé pour obtenir ma confiance. Peu importe comment il l’agagnée. Toujours est-il, père, qu’il y a réussi. Ce que vous savezde l’histoire de mon mariage, il n’a pas tardé à le savoir aussibien que vous. »

Le visage du père se couvrit d’une pâleurmortelle, et il retint sa fille dans ses deux bras.

« Voilà tout, père. Je ne vous ai pasdéshonoré. Mais si vous me demandez si j’ai aimé ou si j’aimeencore cet homme, je vous dirai franchement, père, que cela sepeut. Je n’en sais rien ! »

Elle retira tout à coup ses mains des épaulesde son père pour les presser contre son cœur ; était-ce bience visage, autrefois dur et sec, aujourd’hui plein d’ardeur et defeu ? Était-ce bien Louise Gradgrind, qui se redressait detoute sa hauteur, résolue à finir par un dernier effort ce qu’elleavait commencé, laissant enfin éclater les passions longtempscomprimées au fond de son âme ?

« Cette nuit, mon mari étaitabsent ; il est venu me trouver, lui ; il s’estprésenté comme mon amant. À ce moment même il m’attend, car je n’aipas trouvé d’autre moyen pour le forcer à s’éloigner. Je ne saispas si je suis fâchée, je ne sais pas si je suis honteuse, je nesais pas si je me sens dégradée dans ma propre estime. Tout ce queje sais, c’est que votre philosophie et vos leçons ne me sauverontpas. Eh bien ! père, c’est vous qui m’avez faite ce que jesuis, sauvez-moi par quelque autre moyen ! »

Il resserra son étreinte assez à temps pourempêcher Louise de s’affaisser sur elle-même ; mais elle luicria d’une vois terrible :

« Je vais mourir si vous meretenez ! Laissez-moi tomber à terre ! »

Et il la laissa glisser sur le parquet ;c’est là qu’il put contempler l’orgueil de son cœur et le triomphede son système, gisant inanimée à ses pieds !

Chapitre 29Il fallait encore autre chose.

 

Louise se réveilla de sa torpeur, ouvritlentement les yeux et se retrouva dans son lit et dans sa chambred’autrefois. Il lui sembla, au premier abord, que tout ce qui étaitarrivé depuis l’époque où ces objets lui étaient familiers, nepouvait être que les ombres d’un rêve ; mais peu à peu, àmesure que les objets environnants se dessinèrent devant ses yeuxsous une forme plus réelle, les événements passés se présentèrentaussi sous une forme plus réelle à son esprit.

Elle pouvait à peine remuer sa tête souffranteet appesantie, ses yeux étaient fatigués et endoloris : ellese sentait très-faible. Une apathie étrange, passive, s’étaittellement emparée d’elle, que ce ne fut qu’au bout de quelque tempsqu’elle remarqua la présence de sa petite sœur. Même lorsque leursyeux se furent rencontrés et que sa sœur se fut rapprochée du lit,Louise resta plusieurs minutes à la regarder en silence,abandonnant à Jane la main que celle-ci tenait timidement, avant dedemander :

« Quand m’a-t-on amenée ici ?

– Hier soir, Louise.

– Qui m’y a amenée ?

– Sissy, je crois.

– Pourquoi dis-tu que tu lecrois ?

– Parce que je l’ai trouvée ici ce matin.Elle n’est pas venue me réveiller comme elle fait toujours, et jesuis allée à sa recherche. Comme elle n’était pas dans sa chambre,je me suis mise à la chercher dans toute la maison, et enfin jel’ai trouvée ici, en train de te soigner et de te baigner le frontavec de l’eau de Cologne. Veux-tu voir, père ? Sissy m’a ditqu’il fallait le prévenir quand tu serais réveillée.

– Quel visage rayonnant, Jane ! ditLouise, tandis que la jeune sœur, toujours timide, se baissait pourl’embrasser.

– Tu trouves ? Ça me fait plaisir.Je suis sûre que c’est Sissy qui me rend comme ça. »

Le bras de Louise, qui avait commencé às’arrondir autour du cou de l’enfant, s’en détacha.

« Tu peux prévenir, père, si tuveux. » Puis, l’arrêtant un instant, elle ajouta :« C’est toi qui as si joliment arrangé ma chambre et qui luias donné cet air de bienvenue ?

– Oh ! non, Louise, elle était commeça quand je suis montée. C’est… »

Louise se tourna sur son oreiller etn’entendit plus rien. Lorsque sa sœur se fut retirée, elle retournade nouveau la tête et resta les yeux fixés sur la porte, jusqu’à cequ’elle s’ouvrît pour donner passage à M. Gradgrind.

Il avait l’air accablé et inquiet : samain, ordinairement ferme, trembla dans celle de sa fille. Ils’assit auprès du lit, demanda tendrement à Louise comment elleallait, et lui recommanda de se tenir bien tranquille aprèsl’agitation de la veille et l’orage auquel elle s’était exposée. Ilparlait d’une voix adoucie et troublée, bien différente du tondictatorial qui lui était habituel ; il avait l’air dechercher ses mots :

« Ma chère Louise ! Ma pauvrefille !… »

Il était tellement embarrassé qu’il futcontraint de s’arrêter court. Il recommença :

« Mon enfantinfortunée !… »

Le sujet lui paraissait si difficile àaborder, qu’il recommença encore une fois :

« Il serait inutile, Louise, d’essayer devous dire combien la révélation d’hier soir m’a accablé etm’accable encore. La terre sur laquelle je marche tremble sous mespieds. L’unique soutien sur lequel je m’appuyais et dont il m’atoujours semblé, dont il me semble toujours impossible de mettre endoute la solidité, s’est rompu en un instant. Je suis étourdi parcette découverte. Il n’entre aucun sentiment de regret égoïste dansce que je te dis là, mais je trouve le coup qui m’a frappé hiersoir si difficile à supporter ! »

Elle ne pouvait lui offrir aucune consolationà cet égard, elle dont toute la vie n’avait été qu’un naufrageperpétuel contre le même rocher.

« Je ne dirai pas, Louise, que si, par unheureux hasard, vous m’aviez détrompé il y a quelque temps, celaeût mieux valu pour votre tranquillité et pour la mienne ; carje sais qu’il n’entrait guère dans mon système de provoquer aucuneconfidence de ce genre. J’ai calculé, j’ai vérifié mon… monsystème, et je l’ai rigoureusement appliqué ; je dois doncaccepter la responsabilité de mes mécomptes. Je vous supplieseulement de croire, ma chère enfant, que j’ai cru faire pour lemieux. »

Il parlait d’une voix émue, et ce n’est quejustice de reconnaître qu’il disait bien la vérité. En jaugeant desabîmes sans fond avec sa misérable petite tringle de douanier et entrébuchant sur toute la surface du globe avec son compas aux jambesroides et rouillées, il avait cru faire les plus belles choses dumonde. Il s’était démené, dans les limites de sa courte longe,détruisant autour de lui les fleurs de l’existence, avec plus desincérité d’intention que la plupart des braillards auxquels ils’était allié.

« J’en suis bien convaincue, père. Jesais que j’ai toujours été votre enfant favorite. Je sais que vousavez voulu me rendre heureuse. Je ne vous ai jamais fait dereproches, et je ne vous en ferai jamais. »

Il prit la main qu’elle lui tendait et lagarda dans la sienne.

« Ma chère fille, j’ai passé toute lanuit à ma table, à passer et repasser dans mon esprit notre pénibleentrevue. Lorsque je songe à votre caractère, lorsque je songe quevous me cachez depuis des années ce que je sais depuis quelquesheures seulement ; lorsque je songe aux circonstances dont laviolence vous a enfin arraché cet aveu, je ne puis m’empêcher d’enconclure que je dois me défier de moi. »

Il aurait pu aller plus loin dans les aveux deson impuissance en voyant le visage qui le regardait en ce moment,et il alla, en effet, jusqu’à avancer la main pour écarterdoucement du front de sa fille les cheveux en désordre qui lacachaient. Des caresses si simples, auxquelles on n’eût pas faitattention de la part d’un autre, étaient bien significatives de lapart de M. Gradgrind ; aussi sa fille les accepta-t-ellecomme si c’eussent été des paroles de repentir.

« Mais, reprit M. Gradgrind,lentement, avec hésitation et avec un pénible sentiment dedécouragement, si j’ai raison de me défier de moi-même pour lepassé, Louise, je ne dois pas moins m’en défier pour le présent etl’avenir, et je ne vous cacherai pas mes doutes. Hier, à pareilleheure encore, je n’aurais pas tenu ce langage ; maisaujourd’hui je suis loin d’être convaincu que j’aie mérité laconfiance que vous avez eue en moi, que je sois capable de répondreà l’appel que vous êtes venue me faire, que j’aie en moi l’instinct(j’ai toujours jusqu’ici refusé de le reconnaître) l’instinct qu’ilfaudrait pour vous aider et vous remettre dans le bon chemin, monenfant. »

Louise s’était tournée de l’autre côté sur sonoreiller, et se tenait le visage appuyé sur son bras, de sorte queson père ne pouvait le voir. La violence et la colère de la jeunefemme s’étaient calmées ; mais bien qu’elle fût émue desentiments plus doux, elle ne pleurait pas. Et son père, quipourrait le croire, en était venu à souhaiter de lui voir répandredes larmes.

« Il y a des personnes qui assurent,continua-t-il, hésitant encore, qu’il y a une sagesse de la Tête etune sagesse du Cœur. Je ne le croyais pas, mais, comme je viens devous le dire, je me défie de moi. J’avais toujours supposé que latête suffisait à tout : il est bien possible qu’elle nesuffise pas à tout ; comment oserais-je, ce matin, soutenir lecontraire ! Si cette autre espèce de sagesse était par hasardcelle que j’ai négligée, et que ce fût justement là l’instinctnécessaire, Louise… »

Il y avait beaucoup de doute encore dans sesparoles, comme si c’était une hypothèse qu’il lui répugnaitd’admettre, même en ce moment. Louise ne répondit pas ; elleétait là étendue devant lui sur son lit, encore à moitié vêtue,telle à peu près qu’il l’avait vue étendue sur le parquet la nuitdernière.

« Louise, et sa main se posa de nouveausur les cheveux de sa fille, j’ai fait d’assez fréquentes absencesdepuis quelque temps ; et, bien que votre sœur ait été élevéed’après le… système… (il paraissait maintenant prononcer ce motavec répugnance), son éducation s’est naturellement trouvéemodifiée par des associations commencées, en ce qui la concerne, defort bonne heure, et peut-être… Je vous demande en toute ignoranceet toute humilité, ma fille, peut-être est-ce un bonheur, qu’enpensez-vous ?

– Père, répondit Louise sans remuer, sion a éveillé dans son jeune cœur quelque harmonie qui a dû restermuette dans le mien jusqu’au moment où elle s’est changée entempête, que Jane en rende grâce au ciel et qu’elle poursuive laroute plus heureuse qui lui est tracée, en regardant comme son plusgrand bonheur d’avoir évité celle qu’on m’a fait prendre.

– Ô mon enfant, mon enfant ! dit lepère d’un ton désespéré, je suis bien malheureux de vous voir encet état ! À quoi me sert-il que vous ne m’adressiez pas dereproches, si je m’en adresse moi-même de si cruels ? »Il pencha la tête et lui parla à voix basse : « Louise,j’ai une idée vague qu’il commence à s’opérer en moi quelquechangement heureux, par le simple effet de l’amour et de lareconnaissance. Ce que la tête n’a pas fait et ne pouvait faire, lecœur l’aurait-il fait petit à petit et en silence ? Lecrois-tu possible ? »

Elle ne répondit pas.

« En tout cas ce ne serait pas pour m’enfaire honneur, Louise. Comment pourrais-je conserver quelqueorgueil, en voyant ce que j’ai fait de toi ? Mais le crois-tupossible ? »

Le père la regarda encore une fois, étenduedans le désespoir, et sans prononcer une autre parole, il sortit dela chambre. À peine l’avait-il quittée, qu’elle entendît un pasléger près de la porte, et se douta que Sissy était venue se placerà son chevet. Elle ne leva pas la tête. À la pensée qu’on allait lavoir dans ce triste état et que le regard involontaire de pitié quil’avait tant irritée allait se trouver encore justifié, une sourdecolère s’alluma en elle, comme ces feux malsains qui couvent sousla cendre. Toute force qu’on a comprimée éclate et brise. L’air quiserait bienfaisant pour la terre, l’eau qui la fertiliserait, lachaleur qui ferait mûrir la moisson, ne sont pas plutôtemprisonnés, qu’ils bouleversent la terre. C’était l’histoire ducœur de Louise ; les excellentes qualités qui lui étaientnaturelles, à force d’avoir été refoulées, s’étaient transforméesen une masse endurcie qui se révoltait contre une amie.

Par bonheur elle sentit alors une douce mainse poser sur son cou, et elle comprit qu’on la supposait endormie.Cette main sympathique ne pouvait pas appeler sa colère. Qu’elle yreste, qu’elle y reste.

Elle y resta, réveillant et réchauffant unefoule de pensées plus douces chez Louise, qui ne put se sentirentourée de silence et de soins sans que quelques larmess’ouvrissent un passage au travers de ses yeux. L’autre visagetoucha le sien, et elle sentit qu’il y avait aussi des pleurs surces joues, des pleurs qu’on versait pour elle.

Louise ayant fait semblant de se réveiller ets’étant assise sur son lit, Sissy s’éloigna et resta tranquillementdebout à son chevet.

« J’espère que je ne vous ai pasdérangée ? Je venais vous demander si vous voulez que je resteavec vous ?

– Pourquoi resteriez-vous avec moi ?Ma sœur ne peut se passer de vous. Vous êtes tout pour elle.

– Vraiment ? répliqua Sissy secouantla tête. Je voudrais bien aussi être quelque chose pour vous, si jepouvais.

– Quoi ? demanda Louise presquedurement.

– N’importe quoi, ce dont vous avez leplus besoin, si c’était possible. Dans tous les cas, je voudraisvous être le plus utile que je pourrais. Et si vous voulez quej’essaye, vous verrez que je ne serai pas facile à décourager.Voulez-vous me permettre ?

– C’est mon père qui vous a envoyée medemander cela ?

– Non vraiment, répondit Sissy. Il m’adit que je pouvais entrer maintenant, mais il m’a renvoyée d’ici cematin… ou du moins… »

Elle hésita et s’arrêta.

« Ou du moins, quoi ? demanda Louisefixant sur elle un regard scrutateur.

– J’ai pensé moi-même qu’il valait mieuxqu’il me renvoyât ; je ne savais pas si vous seriez bien aisede me trouver ici.

– Je vous ai donc toujours biendétestée ?

– J’espère que non, car moi je vous aitoujours aimée, et j’ai toujours désiré vous en donner des preuves.Mais vous avez un peu changé avec moi, quelque temps avant dequitter la maison de votre père, et je n’en ai pas été étonnée.Vous saviez tant de choses, et moi je savais si peu de chose ;d’ailleurs c’était bien naturel, au milieu des nouveaux amis, parmilesquels vous alliez vivre… je n’avais aucun motif de m’enplaindre, et je ne vous en ai pas voulu du tout. »

Elle rougit en disant cela d’un ton modeste etanimé. Louise comprit cette feinte affectueuse et elle en sentit duremords.

« Voulez-vous que j’essaye ? ditSissy, qui se sentit enhardie jusqu’à lever sa main caressante aucou qui se penchait peu à peu vers elle. »

Louise prit cette main et la garda dans l’unedes siennes, arrêtant ainsi le bras qui bientôt l’eût entourée, etrépondit :

« D’abord, Sissy, savez-vous ce que jesuis ? Je suis si orgueilleuse et si endurcie, si troublée etsi chagrine, si colère et si injuste pour les autres et pourmoi-même, que tout en moi n’est qu’orage, ténèbres et méchanceté.Est-ce que cela ne vous effraye pas ?

– Non !

– Je suis si malheureuse, et tout ce quiaurait pu changer mes sentiments est tellement ruiné maintenant,que, si j’étais restée jusqu’à ce jour sans rien apprendre de cequi me fait si savante à vos yeux, je n’aurais pas plus tristementbesoin qu’aujourd’hui d’un guide pour m’enseigner la paix, lecontentement, l’honneur et tout ce qui me manque de bon. Est-ce quecela ne vous effraye pas ?

– Non ! »

Dans l’innocence de sa courageuse affection etdans l’exubérance de son ancien dévouement, que n’avait pu rebuterl’injuste abandon de Louise, elle répandit comme une douce lumièresur la sombre humeur de sa compagne.

Louise releva la main de Sissy, pour qu’ellefût libre de rejoindre l’autre autour de son cou, puis elle se jetaà genoux, et serrant dans ses bras l’enfant du saltimbanque, ellela contempla presque avec vénération.

« Pardonnez-moi, plaignez-moi,secourez-moi. Ayez pitié de ma grande misère, et laissez-moi poserma tête malade sur un cœur aimant.

– Ah ! posez-la ici ! s’écriaSissy. Posez-la ici, ma chère ! »

Chapitre 30Très-ridicule.

 

M. James Harthouse passa toute une nuitet toute une journée dans une telle agitation, que le grand monde,l’œil armé de son meilleur lorgnon, aurait eu peine, pendant cetintervalle d’aliénation mentale, à reconnaître ce jeune homme pourM. Jem, le frère de l’honorable et facétieux membre duparlement. C’est positif, il était très-agité. Il y eut même desfois où il s’exprima avec une animation qui ressemblait à la façonde parler du commun des martyrs[8].

Il entrait et sortait d’une manièreincompréhensible, comme un homme qui ne sait que faire. Il galopaitsur les routes comme un voleur de grands chemins. En un mot, ilétait si ennuyé qu’il oubliait qu’il y a aussi, pour l’ennui desgens comme il faut, certaines règles à pratiquer, prescrites parles autorités compétentes en matière de mode.

Après avoir lancé son cheval sur Cokeville aumilieu de l’orage, comme s’il n’y avait qu’un pas à faire, ilveilla toute la nuit : de temps à autre il tirait son cordonde sonnette avec furie, accusant le garçon qui veillait dansl’hôtel d’avoir gardé une lettre ou un message dont on ne pouvaitmanquer de l’avoir chargé, et le sommant d’en faire à l’instant larestitution.

Cependant l’aube se montre, le matin arrive,le jour s’avance et point de lettre, point de message ;M. James Harthouse se rend alors à la maison de campagne. Là,il apprend que M. Bounderby est absent etMme Bounderby en ville. Elle y était retournée toutà coup la veille au soir. On ignorait même qu’elle fût partie,lorsqu’on avait reçu un ordre de ne pas attendre madame pour lemoment.

Que faire ? il n’y avait plus qu’à lasuivre à la ville. Il se présenta à la maison de ville. Pas deMme Bounderby. Il passa à la banque.M. Bounderby n’y était pas : Mme Sparsitnon plus. Quoi, Mme Sparsit non plus ? Se voirréduit à de telles extrémités qu’on ait à regretter l’absence de cedragon femelle !

« Ma foi, je ne sais pas, dit Tom, quiavait des raisons personnelles pour s’inquiéter de cette absence.Elle est partie quelque part ce matin au point du jour. C’est unefemme pétrie de mystère. Je la déteste. C’est comme cet albinos deBitzer avec ses yeux clignotants toujours fixés sur vous !

– Où donc étiez-vous hier soir,Tom ?

– Où j’étais hier soir ! s’écriaTom. Allons ! J’aime bien ça. J’étais à vous attendre,M. Harthouse, jusqu’au moment où la pluie a tombé comme jamaisje ne l’ai vue tomber de ma vie. Où j’étais ! Voilà qui estbon ! C’est plutôt à vous qu’il faut demander où vous étiezvous-même.

– Je n’ai pas pu venir… j’ai étéretenu.

– Retenu ! grommela Tom. En ce casnous étions retenus tous les deux. J’ai été si bien retenu auchemin de fer à vous attendre, que j’ai laissé passer tous lestrains, sauf la malle. C’était bien amusant de partir par cetrain-là avec une nuit pareille, et de patauger jusqu’à la maison àtravers un marais. Aussi il a bien fallu coucher en ville.

– Où ça ?

– Où ça ? Mais dans mon lit, chez levieux Bounderby.

– Avez-vous vu votre sœur ?

– Comment diable, répliqua Tom ouvrant degrands yeux, aurais-je pu voir ma sœur, quand elle était à quinzemilles d’ici ? »

Maudissant les reparties maussades du jeunegentleman pour lequel il avait une amitié si sincère,M. Harthouse termina cette entrevue sans plus de cérémonie, ense demandant pour la centième fois ce que tout cela voulaitdire ? Il y avait pourtant dans tout cela une chose qui luiparaissait claire. Soit que Louise fût dans la ville ou qu’elle n’yfût pas, soit qu’il lui eût fait une déclaration trop prématuréeaprès s’être donné tant de mal pour la comprendre, soit que la dameeût manqué de courage, soit qu’on eût tout découvert, soit qu’ilfût arrivé un accident ou une méprise incompréhensible pour lemoment, dans tous les cas, il n’avait plus qu’une chose à faire,c’était d’attendre pour faire face aux événements, quels qu’ilsfussent. Il ne pouvait pas bouger de l’hôtel, où tout le mondesavait qu’il faisait sa résidence durant son séjour dans cetterégion ténébreuse. Il devait y rester attaché, comme son cheval auratelier. Après cela… ma foi, ce qui sera, sera.

« Ainsi, soit que j’attende un cartel ouun rendez-vous, ou des reproches pénitents de la belle, ou unepartie de boxe impromptue avec mon ami Bounderby, à la mode duLancashire (ce qui me paraît tout aussi probable qu’autre chosedans la position actuelle de mes affaires), je vais toujourscommencer par dîner, dit M. James Harthouse ; Bounderby asur moi l’avantage de peser davantage ; et s’il doit se passerentre nous quelque explication à l’anglaise, je ne ferai pas mal dem’y préparer par un régime solide. »

Il sonna donc et se jetant nonchalamment surun canapé, donna cet ordre : « Dîner à six heures, qu’onn’oublie pas d’y mettre un beefsteak, » puis en attendant iltua le temps comme il put. Ce n’était pas facile, tourmenté commeil était ; car à mesure que les heures s’écoulaient sansapporter la moindre explication, ses tourments accumulésaugmentaient à intérêt composé.

Cependant, il prit les choses avec autant detranquillité que peut en comporter la nature humaine, et revintplus d’une fois à la facétieuse idée de s’exercer à une partie deboxe.

« Si je donnais, dit-il en bâillant, centsous au garçon pour le tomber ? »

Un peu plus tard, il se dit :

« Ou bien si je louais à l’heure unindividu du poids de cent à cent vingt kilos, comme mon amiBounderby ? »

Mais ces plaisanteries réussirent mal à égayerl’après-midi ou à tromper l’attente de James Harthouse ; jesuis forcé d’avouer qu’il trouva le temps terriblement long.

Il lui fut impossible, même avant dîner, des’empêcher de faire des excursions fréquentes sur les dessins dutapis, de regarder par la croisée, d’écouter à la porte chaquebruit de pas, et d’avoir un peu chaud, lorsqu’il croyait entendreces pas se rapprocher de sa chambre. Mais, après son dîner, quandle crépuscule eut succédé au jour, puis la nuit au crépuscule, sansqu’il eût encore reçu aucune communication, il commença à ressentirce qu’il appelait « toutes les tortures du saintoffice. » Néanmoins, toujours fidèle à sa conviction (la seulequ’il eût en ce bas monde) que le véritable bon ton consiste dansl’insouciance, il profita de cette crise pour demander des bougieset un journal.

Il y avait une demi-heure qu’il était en traind’essayer de le lire, lorsque le garçon fit son apparition, et luidit d’un ton à la fois humble et mystérieux :

« Pardon, monsieur. On vous demande, s’ilvous plaît. »

Un vague souvenir que c’était là la formuleemployée par les agents de police, lorsqu’ils venaient empoigner unfilou, frappa M. Hartnouse qui demanda au garçon :

« Que diable voulez-vous dire avecvotre : On vous demande ?

– Pardon, monsieur. Il y a dehors unejeune dame qui désire vous parler, monsieur.

– Dehors ? Où cela ?

– Derrière la porte, monsieur.

– Que le diable t’emporte,imbécile ! » s’écria M. Harthouse qui se précipitadans le corridor où il trouva en effet une jeune femme qu’il neconnaissait pas ; simplement mise, très-calme, très-jolie. Enla conduisant à sa chambre et en lui avançant un siège, ilremarqua, à la lueur des bougies, qu’elle était même plus joliequ’il ne l’avait cru d’abord. Elle avait l’air très-innocent ettrès-jeune et l’expression de ses traits était des plus agréables.Elle n’avait pas peur de lui et ne paraissait nullementtroublée ; elle semblait uniquement préoccupée de l’objet desa visite : on voyait qu’elle s’oubliait elle-même pour nesonger qu’à cela.

« C’est bien à monsieur Harthouse que jeparle ? dit-elle, lorsqu’ils furent seuls.

– C’est bien à monsieurHarthouse. »

Il ajouta à part lui :

« Et vous lui parlez avec les yeux lesplus confiants que j’aie jamais vus, et la voix la plus assuréemalgré son calme, que j’aie jamais entendue.

– Si je ne sais pas bien… (et jereconnais là-dessus mon ignorance, monsieur)… dit Sissy, les chosesauxquelles vous oblige votre honneur de gentleman, sous d’autresrapports (et vraiment le rouge commença à monter aux joues deM. James Harthouse en entendant ce début) : je crois dumoins pouvoir compter sur votre honneur pour garder le secret de mavisite et de ce que je vais vous dire. J’y compterai donc si vousme le dites…

– Vous pouvez y compter, je vous lepromets.

– Je suis jeune, comme vous voyez ;je suis seule, comme vous voyez. En venant ici, monsieur, je n’aipris conseil et courage que de mon propre espoir.

– Mais on voit que cet espoir-là estterriblement vif, pensa M. Harthouse en suivant le rapideregard qu’elle levait au ciel : voilà un drôle de début. Je nesais pas où cela va nous mener.

– Je crois, dit Sissy, que vous avez déjàdeviné quelle est la personne que je viens de quitter.

– Voilà vingt-quatre heures (qui m’ontparu autant de siècles) que je suis dans la plus grande anxiété, laplus grande inquiétude, répondit-il, sur le compte d’une certainedame. L’espérance que j’ai pu raisonnablement concevoir que vousvenez de la part de cette dame ne me trompe pas, jel’espère ?

– Je l’ai quittée il y a une heure.

– Vous l’avez laissée chez… ?

– Chez son père. »

Le visage de M. Harthouse s’allongea endépit de son sang-froid, et sa perplexité s’en accrut encore.

« Pour le coup, pensa-t-il, je ne voispas du tout, du tout où cela va, nous mener.

– Elle est arrivée chez lui hier soir aumilieu de l’orage. Elle était très-agitée et a passé la nuitentière dans un état d’insensibilité. Je demeure chez son père, etje suis restée auprès d’elle. Vous pouvez être sûr, monsieur, quevous ne la reverrez pas de votre vie. »

M. Harthouse étonné soupira profondément,et, si vous avez jamais vu un homme réduit à ne plus savoir quedire, c’est bien celui-là. La candeur enfantine de Sissy, samodeste intrépidité, sa sincérité sans fard, sa complète abnégationd’elle-même pour s’occuper tout entière avec calme du but de savisite ; tout cela, joint à sa foi naïve dans une promesse enl’air, qu’il était presque honteux de lui avoir faite, donnaient àcette entrevue une tournure qui lui était si peu familière, qu’ilse sentait désarmé et ne pouvait trouver un seul mot pour sedéfendre.

Il finit pourtant par lui dire :

« Une nouvelle si saisissante, expriméeavec tant de confiance et par de si jolies lèvres, me déconcertevraiment au dernier point. Oserais-je vous demander si vous avezété chargée, par la dame en question, de me transmettre ce messagedans ces termes désespérants ?

– Elle ne m’a chargée d’aucunmessage.

– L’homme qui se noie, s’accroche à unepaille. Sans vouloir médire de votre jugement ni douter de votresincérité, permettez-moi de dire que je me rattache aussi àl’espoir que tout n’est point perdu, et qu’on ne me condamne pas àun exil perpétuel.

– Il n’y a pas le moindre espoir. Monpremier motif en venant ici, monsieur, est de vous assurer qu’ilfaut renoncer à toute idée de lui reparler jamais, absolument commesi elle était morte hier soir en revenant chez son père.

– Il faut renoncer ?… Mais si je nepouvais pas, ou si, par hasard j’avais le défaut d’être assezobstiné pour ne pas vouloir y renoncer ?

– Il n’en serait pas moins vrai qu’il n’ya plus aucun espoir. »

James Harthouse la regarda avec un sourireincrédule sur les lèvres ; mais ce sourire fut perdu pourSissy dont l’esprit était occupé de pensées plus sérieuses.

Il se mordit la lèvre et réfléchit uninstant.

« Eh bien ! si par malheur je finispar reconnaître, dit-il, après les démarches que je dois faire pourm’en assurer, que je suis réduit à une situation aussi désespéréeque ce bannissement perpétuel, je ne deviendrai pas le persécuteurde cette dame. Mais vous disiez qu’elle ne vous avait chargéed’aucune commission ?

– Je n’ai pris conseil que de mon amitiépour elle et de son amitié pour moi. Je n’ai d’autre titre à fairevaloir près de vous que d’être restée avec elle depuis qu’elle estrevenue et d’avoir obtenu sa confiance. Je n’ai d’autre titre quema connaissance de son caractère et des circonstances de sonmariage. Ah ! monsieur Harthouse, je crois que ce sont là desmystères que vous aussi vous avez réussi àpénétrer ! »

Il se sentit touché par la ferveur de cetappel, jusqu’au fond de la cavité où son cœur aurait dû se trouver(s’il en avait eu), dans ce nid d’œufs abandonnés où les oiseaux duciel auraient élevé leur couvée, si on ne les avait paseffarouchés.

« Je ne suis pas ce qu’on appelle unindividu moral, dit-il, et je n’ai jamais cherché à me faire passerpour tel. Je suis aussi immoral qu’on peut l’être. Et cependant, sij’ai causé la moindre peine à la dame qui fait le sujet de cetteconversation, si je l’ai compromise d’une façon malheureuse, si jeme suis laissé aller à lui témoigner des sentiments qui ne sont pastout à fait d’accord avec… ce qu’on appelle,… le foyer domestique,si j’ai profité de ce que son père est une machine, ou de ce queson frère est un roquet, ou de ce que son mari est une brute, jeprendrai la liberté de vous assurer qu’en tout cela je n’avaisaucune intention précisément mauvaise ; j’ai glissé sans yprendre garde d’un degré à l’autre avec une facilité si diaboliqueque je ne me doutais guère que la table des chapitres fût déjà silongue, jusqu’au moment où je me suis mis à la feuilleter. Tandisque je m’aperçois, ajouta M. James Harthouse, qu’il y avraiment de quoi faire déjà un roman en plusieursvolumes. »

Quoiqu’il débitât tout cela de ce ton frivolequi lui était familier, on voyait bien que, cette fois, c’était unemanière de donner un vernis poli à une surface assez vilaine. Il setut un moment, puis il continua avec plus de sang-froid, bienqu’avec un air de mécontentement et de désappointement que tous lesvernis du monde ne pouvaient dissimuler.

« Après la communication qui vient dem’être faite, d’une façon qui me rend le doute impossible, et je neconnais guère une autre bouche, dont je l’eusse acceptée aussifacilement, je me crois tenu de vous dire, puisque vous jouissez dela confiance de cette dame, que je ne puis pas refuser absolumentde croire à cet arrêt si imprévu d’un exil éternel. Il se peut queje ne doive plus revoir cette dame ; tout ce que je peux direc’est que je suis fâché d’avoir poussé les choses si loin pour…pour… (il était assez embarrassé pour trouver unepéroraison) ; mais je ne peux pas vous promettre de jamaisdevenir ce qu’on appelle un homme moral ou de croire le moins dumonde à l’existence de ce phénix fabuleux. »

Le visage de Sissy indiquait assez que samission n était pas terminée.

« Vous m’avez dit, reprit-il, lorsqu’elleleva de nouveau les yeux sur lui, que c’était là le premier but devotre visite. Je dois donc présumer qu’il y en a unsecond ?

– Oui.

– Voulez-vous être assez bonne pour m’enfaire la confidence ?

– Monsieur Harthouse, répondit Sissy avecun mélange de douceur et de fermeté qui le déroutait complètement,et avec une naïve assurance de lui voir faire sans hésiter cequ’elle exigeait de lui, assurance qui le mettait dans une positionfort difficile ; la seule réparation qui soit en votrepouvoir, c’est de quitter la ville à l’instant et pour toujours. Jesuis tout à fait convaincue que vous ne pouvez plus rien maintenantau mal que vous avez fait : c’est la seule compensation quimaintenant dépende de vous. Je ne dis pas que ce soitgrand’chose ; mais enfin c’est toujours quelque chose, et iln’y a pas moyen de faire autrement. Donc, bien que je n’aied’autres titres pour vous commander, que ceux que vous meconnaissez, et que tout cela se passe entre vous et moi seulement,je vous demande de quitter la ville cette nuit même en mepromettant de n’y plus revenir. »

Si elle eût cherché à exercer sur lui uneautre influence que celle de la vérité de ses paroles et de ladroiture de ses intentions, si elle eût montré le moindre doute oula moindre irrésolution, si elle eût fait, avec la meilleurevolonté du monde, la moindre réserve ou la moindre feinte ; sielle eût montré ou ressenti la plus légère crainte de s’exposer àses plaisanteries, à sa résistance ou à ses objections,M. Harthouse en aurait tiré sur-le-champ avantage… Mais toutson ébahissement n’aurait pas plus ému l’âme candide et confiantede Sissy, qu’il n’aurait pu changer l’azur d’un beau ciel en lecontemplant d’un air étonné.

« Mais, reprit-il, fort embarrassé,comprenez-vous bien l’importance de ce que vous demandez là ?Vous ignorez apparemment que je suis dans ce pays-ci pour uneespèce d’affaire publique, assez ridicule en elle-même, mais que jeme suis pourtant engagé à mener à bonne fin, et pour laquelle jesuis censé prêt à me faire couper en quatre ? Vous ignorezsans doute cela, mais enfin ce n’en est pas moins unfait. »

Un fait ou non, Sissy n’eut pas seulementl’air d’y faire attention.

« D’ailleurs, poursuivitM. Harthouse, faisant quelques tours dans la chambre, avec unair d’hésitation, on ne peut pas jouer un rôle plus absurde !C’est à couvrir un homme de ridicule pour toute sa vie, que decommencer par faire tous les frais que j’ai faits pour ces gens-là,et cela pour me retirer d’une façon si incompréhensible.

– C’est pourtant, répéta Sissy, la seuleréparation que vous puissiez faire, monsieur. J’en suis tout à faitconvaincue ; je ne serais pas venue ici sans cela. »

Il jeta encore un coup d’œil sur le visage deSissy, et se remit à marcher.

« Ma parole d’honneur, je ne sais quefaire. C’est si immensément absurde ! »

C’était maintenant à son tour de capitulerpour demander le secret.

« Si je me décidais à faire une chose siridicule, dit-il en s’arrêtant de nouveau au bout de quelque tempset en s’appuyant contre la cheminée, ce ne pourrait être qu’à lacondition de la discrétion la plus inviolable.

– J’aurai confiance en vous, monsieur,répliqua Sissy, et vous aurez confiance en moi : confiancepour confiance. »

La position qu’il occupait devant la cheminéelui rappela son entrevue avec le roquet. C’était la même cheminée,et il ne put pas s’empêcher de penser que c’était lui quiétait le roquet ce soir-là. Il est sûr qu’il était dans ses petitssouliers.

« Ma foi ! jamais personne ne s’esttrouvé dans une position plus ridicule, dit-il, regardant le tapis,puis le plafond, riant, fronçant les sourcils, s’éloignant de lacheminée et y revenant. Mais je ne vois pas d’autre moyen d’ensortir. Ce qui sera, sera, et c’est là ce qui sera, jesuppose. Il faut que je quitte la place, j’imagine… Bref, je vousen donne ma parole. »

Sissy se leva. Ce résultat ne la surprenaitpas, mais elle en était heureuse et son visage rayonnait decontentement.

« Vous me permettrez d’ajouter, continuaM. James Harthouse, que je doute qu’aucun autre ambassadeur niaucune autre ambassadrice se fût adressée à moi avec le mêmesuccès. Je vous déclare que non-seulement vous m’avez mis dans uneposition très-ridicule, mais que vous m’avez battu sur toute laligne. M’accorderez-vous au moins la faveur de pouvoir me rappelerle nom de mon ennemie victorieuse ?

– Mon nom ? ditl’ambassadrice.

– C’est le seul nom que je puisse tenir àconnaître, ce soir.

– Sissy Jupe.

– Pardonnez ma curiosité, puisque je vaispartir. Vous êtes une parente de la famille ?

– Je ne suis qu’une pauvre fille,répliqua Sissy…, abandonnée dans mon enfance… mon père n’étaitqu’un saltimbanque. J’ai été recueillie par M. Gradgrind, etdepuis lors j’ai vécu sous son toit. »

Elle avait disparu.

« Il ne manquait plus que cela pourcompléter ma défaite, dit M. James Harthouse, se laissantglisser d’un air résigné sur le canapé, après être resté un instantimmobile comme une statue. Ma honte est bien complète. Une pauvrefille ! un saltimbanque ! James Harthouse qu’on pile dansun mortier… James Harthouse dont on fait une grande pyramide deridicule ! rien que cela ! »

À propos de grande pyramide, l’idée lui vintde remonter le Nil. Il saisit aussitôt une plume pour écrire à sonfrère le billet suivant, dans un griffonnage hiéroglyphiqueapproprié au sujet :

« Cher Jack, tout est fini pourCokevllle ; je m’ennuie trop, je quitte la place et je vaisessayer des chameaux.

Ton affectionné, JEM. »

Il sonna.

« Envoyez-moi mon domestique.

– Il est allé se coucher, monsieur.

– Dites lui de se lever et de faire lesmalles. »

Il écrivit encore deux billets : L’un àM. Bounderby pour lui annoncer qu’il quittait le pays et luiindiquer où on pourrait le trouver pendant une quinzaine de jours.Un autre, dans le même but, à M. Gradgrind. À peine l’encreétait-elle séchée sur les adresses, qu’il avait laissé derrière luiles longues cheminées de Cokeville, installé dans un wagon dechemin de fer qui galopait et flamboyait à travers le sombrepaysage.

Les gens moraux pourraient s’imaginer queM. James Harthouse tira dans la suite quelques réflexionsconsolantes du souvenir de cette prompte retraite, l’une des raresactions de sa vie qui fut une sorte de compensation pour lesautres, et qui lui avait servi de dénoûment dans une assez vilaineaffaire. Mais il n’en fut rien, après tout. Un regret intime den’avoir réussi qu’à se rendre ridicule, la crainte des gorgeschaudes que feraient à ses dépens les roués de son espèce s’ilsvenaient à éventer cette histoire, voilà tout ce qu’il en tira,c’est-à-dire un tourment de plus. Si bien que l’action la pluslouable de sa vie, ou peu s’en faut, fut justement celle qu’ilcacha avec le plus de soin et dont il fut le plus honteux.

Chapitre 31Très-décisif.

 

Malgré un rhume formidable, une extinction devoix, des éternuements continuels qui menaçaient, à chaque instant,de disloquer sa majestueuse charpente, l’infatigableMme Sparsit poursuivit son patron jusqu’à cequ’elle l’eût rejoint dans la métropole ; là, se présentant àlui dans tout l’éclat de sa dignité personnelle, à son hôtel deSaint-James-Street, elle ne put retenir plus longtemps son canonchargé jusqu’à la gueule et le fit éclater comme une bombe. Aprèsavoir rempli sa mission avec une joie infinie, cette femme, d’unesprit sublime, se trouva mal sur l’épaule deM. Bounderby.

Le premier soin de M. Bounderby fut de sesecouer pour se débarrasser de Mme Sparsit et de lalaisser se tirer comme elle le pourrait, sur le plancher, desdiverses phases de son indisposition. Ensuite il eut recours auxstimulants les plus efficaces, c’est-à-dire qu’il tortilla lespouces de la malade, lui tapa dans les mains, lui arrosa le visageà grande eau et lui bourra la bouche de sel. Lorsque, grâce à cesattentions délicates, il eut rappelé Mme Sparsit àelle (et ce ne fut pas long), M. Bounderby la poussa dans untrain express, sans lui offrir d’autre rafraîchissement, et laramena à Cokeville plus morte que vive.

Envisagée comme ruine classique,Mme Sparsit présentait un spectacle assezintéressant lorsqu’elle arriva au terme de son voyage ; maisconsidérée sous tout autre point de vue, le dommage qu’elle avaitsubi était excessif et diminuait ses droits à l’admirationpublique. Sans prêter la moindre attention à l’état délabré de latoilette ou de la santé de la dame, sourd à ses éternuementspathétiques, M. Bounderby la fourra tout de suite dans unfiacre et l’emmena à Pierre-Loge.

« Ah ça ! Tom Gradgrind, ditBounderby tombant comme un ouragan dans la chambre de sonbeau-père, assez tard dans la nuit, voici une dame… vous connaissezMme Sparsit… qui a quelque chose à vous dire qui vavous rendre muet d’étonnement.

– Vous n’avez pas reçu ma lettre ?s’écria M. Gradgrind à cette apparition inattendue.

– Il ne s’agit pas de votre lettre,monsieur ! se mit à brailler M. Bounderby ; voilà unjoli moment, ma foi ! pour parler de lettres. On serait bienvenu à parler de lettres à Josué Bounderby de Cokeville, dans lasituation d’esprit où il se trouve !

– Bounderby, dit M. Gradgrind d’unton de remontrance pacifique, je parle d’une lettre tout à faitspéciale que je vous ai adressée au sujet de Louise.

– Tom Gradgrind, répliqua Bounderby,frappant plusieurs fois la table avec la paume de sa main, je vousparle, moi, d’une messagère tout à fait spéciale aussi, qui estvenue me trouver au sujet de Louise. Madame Sparsit, madame,avancez ! »

Cette infortunée dame essayant alors de donnerson témoignage, mais sans pouvoir prononcer une parole distincte etavec des gestes pénibles qui annonçaient une inflammation de lagorge, devint si fatigante et fit tant de grimaces involontaires,que M. Bounderby, poussé à bout, la saisit par le bras et lasecoua.

« Si vous ne pouvez pas parler, madame,dit Bounderby, cédez-moi la place. Le moment est mal choisi pourqu’une dame, quelque distinguée que soit sa parenté, nous fasseentendre des gloussements et des hoquets comme si elle avalait desbilles. Tom Gradgrind, Mme Sparsit que voilà, s’esttrouvée par hasard, tout dernièrement, à même d’entendre uneconversation en plein vent entre votre fille et votre beaugentleman, votre ami M. James Harthouse.

– Vraiment ? ditM. Gradgrind.

– Ah ! mais vraiment oui !s’écria M. Bounderby ; et dans cette conversation…

– Il est inutile de me le répéter,Bounderby ; je sais ce qui s’est passé.

– Vous le savez ? En ce cas, ditBounderby que le calme et la douceur suave de son beau-père firentbondir, puisque vous savez tant de choses, peut-être savez-vousaussi où votre fille se trouve en ce moment ?

– Sans doute. Elle est ici.

– Ici ?

– Mon cher Bounderby, permettez-moi devous prier, dans l’intérêt de tout le monde, de modérer cesbruyantes explosions. Louise est ici. Dès qu’elle a pu rompre cetentretien avec la personne dont vous parlez et que je regrettevivement de vous avoir présentée, Louise s’est empressée de venirici afin de se mettre sous ma protection. Il y avait à peinequelques heures que j’étais moi-même de retour, lorsque je l’aireçue… ici, dans cette chambre. Elle s’était empressée de prendrele premier train pour Cokeville, elle avait couru du débarcadèrechez son père, au milieu d’un orage effroyable, et elle s’estprésentée à moi dans un état voisin de la folie. Inutile d’ajouterqu’elle n’a pas quitté la maison depuis. Je vous prie, dans sonintérêt et dans le vôtre, de montrer plus de calme. »

M. Bounderby regarda autour de lui ensilence, dans toutes les directions excepté dans celle deMme Sparsit ; puis, se tournant brusquementvers la nièce de Lady Scadgers, il dit à cette malheureusefemme :

« Ah ça, madame ! nous seronscharmés d’entendre toutes les petites excuses que vous pourrezjuger à propos de nous offrir pour avoir ainsi parcouru le pays àgrande vitesse, sans autre bagage qu’un coq-à-l’âne,madame !

– Monsieur, murmuraMme Sparsit, mes nerfs sont trop secoués dans cemoment et ma santé trop ébranlée, à votre service, pour mepermettre de faire autre chose que de me réfugier dans meslarmes. »

C’est ce qu’elle fit.

« Eh bien, madame, dit Bounderby, sansvouloir vous traiter autrement qu’on doit traiter une femme biennée comme vous, j’ajouterai encore un mot : Je crois qu’il y aun autre endroit où vous pourriez vous réfugier, c’est-à-dire unfiacre. Et comme le fiacre qui nous a amenés est à la porte, vousme permettrez de vous y conduire et de vous renvoyer à la banque.Une fois là, ce que vous aurez de mieux à faire, ce sera de vousmettre les pieds dans l’eau la plus chaude que vous pourrezsupporter, et d’avaler un verre de rhum au beurre tout bouillantdès que vous vous serez couchée. »

Sur ce, M. Bounderby tendit la maindroite à Mme Sparsit et reconduisit jusqu’auvéhicule en question cette dame affligée, qui répandit tout le longde la route maint éternuement plaintif. Il ne tarda pas à remonterseul.

« Ah ça ! comme j’ai vu à votre air,Tom Gradgrind, que vous vouliez me parler, reprit-il, me voici.Mais je vous avertis que je ne suis pas d’une humeurtrès-agréable ; je vous le dis franchement, cette affairen’est pas de mon goût, même telle que vous me l’avez expliquée, etje ne considère pas que j’aie jamais été traité par votre filleavec le respect et la soumission que Josué Bounderby de Cokeville adroit d’attendre de sa femme. Vous avez votre opinion, je n’endoute pas ; mais moi j’ai la mienne, vous savez. Si vous avezl’intention de me dire ce soir quelque chose qui soit encontradiction avec cet aveu sincère, nous ferons mieux de briserlà. »

Comme M. Gradgrind, ainsi qu’on l’a vu,s’était montré fort conciliant, M. Bounderby faisait tout cequ’il pouvait pour casser les vitres. C’était une desparticularités de son aimable caractère.

« Mon cher Bounderby, commençaM. Gradgrind, en réponse…

– Permettez, dit M. Bounderby, vousm’excuserez, mais je ne tiens pas à être si cher aux gens. Voilàpour commencer. Quand je deviens cher à quelqu’un, je m’aperçoispresque toujours qu’il a l’intention de m’entortiller. Je ne vousparle pas poliment ; mais, vous me connaissez, je ne suis paspoli. Si vous voulez de la politesse, vous savez où on peut s’enprocurer. Vous avez des gentlemen de vos amis qui vous serviront decet article tant que vous voudrez ; mais moi, c’est une denréeque je ne tiens pas.

– Bounderby, continua M. Gradgrind,nous sommes tous sujets à l’erreur…

– Je croyais que vous ne pouviez pas encommettre ? interrompit Bounderby.

– Peut-être l’ai-je cru moi-même. Mais jerépète que nous sommes tous sujets à l’erreur ; et je seraissensible à votre délicatesse, je vous en serais même reconnaissant,si vous vouliez bien m’épargner ces allusions à Harthouse. Jepasserai, dans notre conversation, sur votre intimité avec lui etles encouragements que vous lui avez donnés ; mais je vousprie de ne plus rien me reprocher non plus à cet égard.

– Je ne l’ai pas même nommé ! ditBounderby.

– Bien, bien ! réponditM. Gradgrind avec patience et même avec soumission. Et ilresta quelque temps à réfléchir. Bounderby, j’ai lieu de douter quenous ayons jamais bien compris Louise.

– Qu’entendez-vous par nous ?

– Eh bien ! moi, si vousvoulez, répliqua M. Gradgrind en réponse à cette questionbrutale, je doute que j’aie jamais bien compris Louise. Je douteque je lui aie donné tout à fait l’éducation qui lui convenait.

– À la bonne heure, nous y voilà,répondit Bounderby ; là-dessus, je suis d’accord avec vous.Vous avez donc fini par faire cette belle découverte, enfin ?L’éducation ! Je vais vous dire ce que c’est quel’éducation : c’est de flanquer quelqu’un à la porte et de lemettre à la demi-ration, pour tout, excepté pour les coups. Voilàce que j’appelle l’éducation.

– Je crois que votre bon sens vousdémontrera, dit M. Gradgrind d’un ton d’humble remontrance,que quelque soit le mérite d’un pareil système, il serait difficilede l’appliquer aux filles en général.

– Je ne vois pas cela du tout, monsieur,riposta l’obstiné Bounderby.

– C’est bon, soupira M. Gradgrind,nous ne discuterons pas cette question. Je vous assure que je n’aiaucun désir de soulever une controverse. Je voudrais seulementréparer le mal, si c’est possible ; et j’espère que vous m’yaiderez de bonne grâce, Bounderby, car j’ai été bienmalheureux.

– Je ne vous comprends pas encore, ditBounderby avec une obstination de parti pris ; et parconséquent je ne peux rien vous promettre.

– Il me semble, mon cher Bounderby,poursuivit M. Gradgrind du même ton humble et propitiatoire,que, dans l’espace de quelques heures, j’ai appris à connaître lecaractère de Louise mieux que je ne l’avais fait dans toutes lesannées précédentes. Cette connaissance m’a été révélée par descirconstances bien pénibles, et je ne puis me flatter d’en avoirfait moi-même la découverte. Je crois qu’il existe chez Louise desqualités qui… qui ont été cruellement négligées et un peu gâtées.Et… je voulais vous dire que… que, si vous aviez la bonté de vousjoindre à moi pour essayer, d’un commun accord, de laisser Louisese refaire pendant quelque temps, et pour encourager ses bonssentiments naturels à se développer à force de tendresse et deménagements… cela… cela n’en vaudrait que mieux pour notre bonheurà tous. Louise, dit M. Gradgrind se cachant le visage dans sesmains, a toujours été, vous savez, mon enfant favorite. »

L’orageux Bounderby devint cramoisi, et, enentendant ces paroles, il se gonfla si bien qu’on put craindre unmoment de le voir tomber d’un coup de sang : ses oreilles enétaient d’un pourpre ardent, marbré de tons cramoisis ;cependant il contint son indignation.

« Vous voudriez la garder ici, dit-il,pendant quelque temps ?

– Je… j’avais l’intention de vousconseiller, mon cher Bounderby, de permettre que Louise restât icien visite pour y être soignée par Sissy, vous savez, Cécile Jupe,qui la comprend et qui a sa confiance.

– D’où je conclus, Tom Gradgrind, ditBounderby se levant, les mains dans ses goussets, que vous êtesd’avis qu’il existe entre Lou Bounderby et moi ce qu’on appelle uneincompatibilité d’humeur ?

– Je crains qu’il n’y ait en cemoment une incompatibilité générale entre Louise et… et… et presquetoutes les relations sociales où je l’ai placée, fut la tristeréponse du père.

– Écoutez-moi un peu, Tom Gradgrind, ditBounderby en le regardant en face, le teint toujours animé, lesjambes écartées, les mains dans ses poches, avec des cheveux quiressemblaient plus que jamais à un champ de blé courbé par le ventde sa colère orageuse. Vous venez de dire votre affaire ; jevais vous dire la mienne. Je suis un Cokebourgeois ; je suisJosué Bounderby de Cokeville ; je connais tous les moellons decette ville ; je connais les fabriques de cette ville ;je connais les cheminées de cette ville ; je connais la fuméede cette ville ; je connais les ouvriers de cette ville ;je connais tout cela sur le bout de mon doigt ; tout celac’est visible et réel. Mais quand un homme vient me parler dequalités imaginatives, je dis invariablement à cet homme, quelqu’il soit, que je le vois venir. Il veut manger de la soupe à latortue et de la venaison avec une cuiller d’or, et il aspire toutbonnement à s’installer dans un équipage à six chevaux, C’est là ceque veut votre fille. Puisque vous êtes d’avis qu’on doit luidonner ce qu’elle veut, je vous conseille de le lui donnervous-même ; car je vous préviens, Tom Gradgrind, qu’elle nel’obtiendra jamais de moi.

– Bounderby, dit M. Gradgrind,j’avais espéré, après la prière que je vous ai adressée, vous voirprendre un autre ton.

– Attendez un peu, riposta Bounderby,vous avez parlé tout votre soûl, je crois. Je vous ai écoutéjusqu’au bout ; écoutez-moi donc à votre tour, s’il vousplaît. Vous avez été un modèle d’inconséquence, ne soyez pas unmodèle d’injustice par-dessus le marché ; car, bien que jesois peiné de voir Tom Gradgrind réduit à la position où il setrouve, je serais doublement peiné de le voir tomber encore plusbas. Or, s’il existe une incompatibilité quelconque, comme vous mele donnez à entendre, entre votre fille et moi, je vousdonne à entendre, de mon côté, qu’il existe en effetincontestablement une incompatibilité des plus graves, et voicicomment je la résume : Votre fille est loin d’apprécier commeelle devrait les qualités de son mari. Votre fille ne sent pasassez l’honneur d’une pareille alliance. Non, par saintGeorges ! Je n’y vais pas par quatre chemins, j’espère.

– Bounderby, objecta M. Gradgrind,ceci n’est pas raisonnable.

– Vraiment ? dit Bounderby. Je suischarmé de vous entendre parler comme ça ; dès que TomGradgrind, avec les nouvelles lumières qui l’ont illuminé sisubitement, prétend que ce que je dis n’est point raisonnable, jen’ai pas besoin d’en savoir davantage pour rester convaincu que ceque j’ai dit doit être très-sensé. Avec votre permission, jecontinue. Vous connaissez mon origine, et vous savez que, pendantbien des années, je n’ai pas eu besoin de chausse-pied, par laraison bien simple que je n’avais pas de souliers à mettre. Ehbien ! malgré ça (vous êtes parfaitement libre de me croire oude ne pas me croire), il y a des dames… des dames bien nées…appartenant à des familles… à des familles, monsieur !… quibaiseraient la trace de mes pas. »

Il lança cette phrase à la tête de sonbeau-père, comme une fusée à la Congrève.

« Tandis que votre fille, poursuivitBounderby, est loin d’être bien née, vous n’avez pas besoin que jevous le dise. Je me soucie comme de l’an quarante de cesbagatelles ; mais ce n’en est pas moins un fait, et je vousdéfie, Tom Gradgrind, de changer un fait. Or, pourquoi vous ai-jedit ça ?

– Ce n’est toujours pas pour me ménager,je le crains, remarqua M. Gradgrind à mi-voix.

– Écoutez-moi jusqu’au bout, ditBounderby, et ne parlez que lorsque votre tour viendra. Je vous aidit cela parce que des dames, appartenant à des famillesdistinguées, ont été surprises de voir la manière dont votre fillese conduisait envers moi. Elles ont été abasourdies del’insensibilité de votre fille. Elles se sont demandé comment jepouvais souffrir cela. Et c’est ce que je me demande moi-mêmeaujourd’hui, et je ne le souffrirai plus.

– Bounderby, répliqua M. Gradgrinden se levant, je crois que moins nous ferons durer cet entretien,mieux cela vaudra.

– Au contraire, Tom Gradgrind, je croisque plus nous ferons durer cet entretien, mieux cela vaudra. Dumoins… (cette considération le retint)… du moins, jusqu’à ce quej’aie dit tout ce que j’ai l’intention de dire, car après cela nousnous arrêterons aussitôt que vous voudrez. J’arrive à une questionqui pourra simplifier les choses. Qu’est-ce que vous vouliez dire,par la proposition que vous m’avez adressée tout àl’heure ?

– Ce que je veux dire,Bounderby ?

– Oui, ce projet de visite ? ajoutaBounderby avec un hochement inflexible de sa tête ébouriffée.

– Je veux dire que j’espère que vousconsentirez à nous arranger à l’amiable pour laisser Louise jouirici d’une période de repos et de calme réflexion qui, petit àpetit, pourra amener une amélioration désirable sous bien desrapports.

– C’est-à-dire faire disparaître vosidées relatives à l’incompatibilité ? dit Bounderby.

– Vous pouvez poser la question en cestermes.

– Et où avez-vous pris cesidées-là ? demanda Bounderby.

– Je vous ai déjà dit que je crains queLouise n’ait pas été comprise. Est-ce donc trop demander,Bounderby, que de désirer que vous, qui êtes son aîné de bien desannées, vous m’aidiez à essayer de la remettre dans la bonne voie.Vous avez accepté une grande responsabilité en l’épousant ;vous, l’avez prise pour le bien comme pour le mal, pour… »

Il est bien possible que M. Bounderbyn’eût pas grand plaisir à s’entendre répéter les paroles textuellesqu’il avait lui-même adressées à Étienne Blackpool ; ce qu’ily a de sûr, c’est qu’il coupa court à la citation liturgique par unbond courroucé.

« Allons ! s’écria-t-il, je n’ai pasbesoin de tout cela. Je sais bien oomment je l’ai prise, je le saisaussi bien que vous. Cela ne vous regarde pas ; c’est monaffaire.

– J’allais seulement remarquer,Bounderby, que nous sommes tous plus ou moins sujets à noustromper, vous comme un autre ; et qu’une légère concession devotre part, fondée sur la responsabilité que vous avez acceptée,serait non-seulement un acte de bonté, mais peut-être une dette queLouise a le droit de réclamer.

– Ce n’est pas mon avis, grondaBounderby. Je vais terminer cette affaire à mon idée. Or, je neveux pas en faire un sujet de querelle entre nous, Tom Gradgrind. Àvrai dire, je crois qu’il serait indigne de ma réputation de mequereller pour si peu. Quant à votre ami le gentleman, qu’il ailleau diable si bon lui semble. Si je le trouve sur mon chemin, je luidirai ma façon de penser ; si je ne le rencontre pas, je nelui dirai rien, car cela ne vaudrait pas la peine de me déranger.Quant à votre fille, dont j’ai fait Mme LouBounderby et que j’aurais mieux fait de laisser Lou Gradgrind, sielle n’est pas rentrée chez elle demain, à midi, j’en concluraiqu’elle préfère rester ailleurs et je lui enverrai ici ses hardeset cætera, et vous pourrez la garder dorénavant. Voici ce que jedirai à tout le monde au sujet de l’incompatibilité qui m’a obligéà poser mon ultimatum : « Je suis Josué Bounderby ;j’ai été élevé de telle et telle façon ; madame est la fillede Tom Gradgrind et elle a été élevée de telle et tellefaçon ; eh bien ! l’attelage ne tirait pas bienensemble : il a fallu dételer. » Je crois, sans meflatter, qu’on sait assez généralement que je ne suis pas un hommeordinaire ; donc, la plupart des gens comprendront sans qu’onle leur dise qu’il m’eût fallu, pour bien faire, une femme, qui nefût pas non plus trop ordinaire.

– Souffrez que je vous prie instamment deréfléchir avant de prendre une pareille décision, Bounderby,insista M. Gradgrind.

– Je me décide toujours tout de suite,dit Bounderby jetant son chapeau sur sa tête. Tout ce que je fais,je le fais tout de suite ; je serais même surpris d’entendreTom Gradgrind faire une pareille observation à Josué Bounderby deCokeville, le connaissant comme vous la connaissez, si je pouvaisdésormais m’étonner de quelque chose de la part de Tom Gradgrind,quand il vient de se faire le partisan d’un tas de bêtisessentimentales. Je vous ai fait connaître ma détermination, àprésent je n’ai plus rien à vous dire ; serviteur. »

Là-dessus, M. Bounderby s’en retourna àsa maison de ville se mettre au lit. Le lendemain, à midi cinqminutes, il donna à ses gens l’ordre d’emballer soigneusement leseffets de Mme Bounderby et de les porter chez TomGradgrind ; puis il fit annoncer dans les journaux une maisonde campagne, à vendre à l’amiable, et reprit son anciennevie de garçon.

Chapitre 32Perdu.

 

Cependant on n’avait pas perdu de vue le volde la banque, mais à partir de ce jour, l’affaire occupa lapremière place dans l’attention du chef de cet établissement. Afinde prouver que ce n’était pas sans raison qu’il se vantait toujoursde sa promptitude et de son activité, M. Bounderby, en saqualité d’homme peu ordinaire, d’homme qui ne devait son élévationqu’à lui-même, en sa qualité de merveille commerciale plusadmirable que Vénus elle-même, qui n’était sortie que du sein desflots, tandis que lui était sorti du sein de la boue,M. Bounderby tenait à montrer combien peu ses tracasdomestiques diminuaient son ardeur industrielle. Par conséquent,durant les premières semaines de son second célibat, il se remuaplus que jamais et fit chaque jour un tel tapage en renouvelant sesinvestigations à propos du vol, que les agents chargés d’enrechercher les auteurs auraient presque désiré que ce vol n’eûtjamais été commis. Ils étaient en défaut d’ailleurs et avaientperdu la piste. Quoiqu’ils se fussent tenus si tranquilles, depuisque l’affaire s’était ébruitée, que la plupart des gens croyaientréellement que les recherches avaient été abandonnées commeinutiles, on n’avait pas fait de nouvelle découverte. Chacun descoupables, hommes ou femmes, ne s’était rassuré assez vite. Aucund’eux n’avait fait la moindre démarche qui put le trahir. Choseplus étonnante encore, on n’avait plus entendu parler d’ÉtienneBlackpool, et la mystérieuse vieille demeurait toujours unmystère.

Les choses en étant arrivées là, sans qu’aucunsigne caché annonçât qu’elles dussent aller plus loin,M. Bounderby, à bout de recherches, finit, pour le bouquet,par se décider à risquer un coup hardi. Il rédigea une afficheoffrant une récompense de cinq cents francs à quiconqueappréhenderait au corps ou aiderait à faire appréhender le nomméÉtienne Blackpool, soupçonné de complicité dans le vol de la banquede Cokeville, telle nuit, tel mois, telle année, etc. Il donna lesignalement dudit Étienne Blackpool, c’est-à-dire une descriptionaussi minutieuse que possible de son costume, de son teint, de sataille approximative et de ses manières ; il raconta commentl’ouvrier avait quitté la ville, et indiqua la direction danslaquelle on l’avait vu pour la dernière fois. Le tout imprimé engrandes lettres noires sur papier blanc, et placardé, de parM. Bounderby, sur tous les murs de la ville, au milieu de lanuit, afin que cet avis frappât en même temps les yeux de lapopulation tout entière.

Il fallut que les cloches des fabriquesprissent leur voix la plus bruyante ce matin-là pour rappeler autravail les groupes d’ouvriers qui, rassemblés autour des affichesau point du jour, les dévoraient avec des yeux avides, et les plusavides n’étaient point ceux des gens qui savaient lire, mais ceuxdes ignorants, au contraire : ceux-là, écoutant la voix amiequi lisait tout haut (ils trouvaient toujours quelqu’un pour leurrendre ce service), contemplaient les caractères qui en disaient silong avec une vague terreur et un respect qui auraient semblépresque risibles, si le spectacle de l’ignorance publique n’étaitpas toujours plein de menaces et de malheurs. Combien d’yeux etcombien d’oreilles occupés ce jour-là par le sujet de ces affiches,au milieu du roulement des broches, du fracas des métiers et duron-ron des roues ! et lorsque les ouvriers se dispersèrent denouveau le long des rues, les lecteurs ne furent guère moinsnombreux qu’auparavant.

Slackbridge, le délégué, avait convoqué lemême soir son auditoire ; il avait obtenu de l’imprimeur uneaffiche toute neuve qu’il avait apportée dans sa poche. Ô mes amiset compatriotes, travailleurs opprimés de Cokeville, ô mes frèresen humanité et en travail, ô mes concitoyens, quel brouhaha,lorsque Slackbridge déplia ce qu’il nommait :« cedocument infernal, » et l’exposa aux regards et à l’exécrationde la communauté ouvrière !

Ô mes frères en humanité, voyez de quoi estcapable un traître qui déserte le camp des grands cœurs enrôléssous la sainte bannière de la justice et de l’union ! Ô mesamis, chers compagnons d’humiliation, qui portez au cou le jougsuperbe de la tyrannie, vous dont la despotisme foule sous sespieds de fer les corps renversés dans la poussière où on voudraitvous forcer à vous traîner sur le ventre jusqu’à la fin de vosjours, comme le serpent du paradis terrestre ; ô mes frères,et n’ajouterai-je pas, en ma qualité d’homme : ô mes sœurs,que pensez-vous, maintenant, d’Étienne Blackpool, avec sesépaules légèrement voûtées et sa taille d’environ cinq pieds septpouces, tel que nous le représente ce dégradant et ignobledocument, cette feuille flétrissante, cette pernicieuse affiche,cette abominable annonce ? avec quel majestueux ensembled’indignation vous écraserez la vipère, qui voudrait jeter cettetache et cette honte sur la race sacrée qui, heureusement, a exilél’infâme et l’a repoussé à tout jamais de son sein ! Car vousvous souvenez du soir où il s’est présenté à vous sur cetteestrade : vous savez comment, face à face et pied à pied, jel’ai poursuivi à travers tous les dédales compliqués de sesréponses tortueuses ; vous savez comment il a baissé la tête,se retournant, cherchant à me glisser entre les doigts et àépiloguer sur les mots, jusqu’au moment où, ne sachant plus surquel pied danser, il s’est vu, par moi, précipité loin de cetteenceinte, pour être dorénavant montré au doigt éternel du mépris,marqué, brûlé au fer chaud de tout esprit libre et sérieux. Etmaintenant, mes amis, mes amis les travailleurs (car je me réjouiset je m’enorgueillis de ce stigmate), vous tous, amis, qui vousêtes fait votre lit, dur mais honnête, dans le labeur, et non dansle crime, vous dont le pot-au-feu insuffisant, mais indépendant,est gagné à la sueur de votre front ; quel nom a mérité, selonvous, ce lâche poltron, qui, jetant le masque, se dresse devantnous dans toute sa laideur naturelle ?… Un quoi ?… unvoleur ! un brigand ! un fugitif ! un proscrit, dontla tête est mise à prix ; une plaie, un ulcère sur le noblecaractère du tisserand de Cokeville ! Aussi, vous tous, ô mesfrères, associés pour une œuvre sacrée, à laquelle vos fils et lesfils de vos fils encore à naître ont apposé leurs signatures etleurs sceaux enfantins, je vous propose au nom de l’Agrégation duTribunal Réuni, qui a toujours les yeux ouverts pour votre bien,qui est toujours plein de zèle pour vos intérêts, je vous proposeque ce meeting déclare : qu’Étienne Blackpool, tisserand,désigné dans cette affiche, ayant déjà été solennellement renié parla communauté des ouvriers de Cokeville, elle n’a rien à voir dansla honte de ses méfaits, et n’est point responsable, comme classesociale, de ses actions malhonnêtes.

Ainsi parla Slackbridge, grinçant des dents etsuant comme un bœuf. Quelques voix sévères crièrent :« Non ! » et une quarantaine d’autres appuyèrentcette opposition par des cris de : « Écoutez !écoutez ! » Un ouvrier adressa même à l’orateur cetteadmonestation : « Slackbridge, vous allez troploin ! modérez-vous ! » Mais c’étaient quelquespygmées contre une armée de géants ; la masse de l’assembléesouscrivit à l’évangile selon saint Slackbridge, et poussa troisacclamations en son honneur, tandis qu’il se tenait debout devanteux, haletant et gesticulant.

Les ouvriers et les ouvrières qui composaientla réunion étaient à peine dans la rue, regagnant tranquillementleurs domiciles, lorsque Sissy, qu’on avait appelée quelquesminutes auparavant, retourna auprès de Louise.

« Qui est-ce ? demanda Louise.

– C’est M. Bounderby, répliquaSissy, prononçant ce nom avec timidité, avec votre frèreM. Tom, et une jeune femme qui dit qu’elle se nomme Rachel etque vous la connaissez.

– Qu’est-ce qu’ils veulent, chèreSissy ?

– Ils veulent vous voir. Rachel a lesyeux rouges et paraît en colère.

– Père, dit Louise (car M. Gradgrindétait là), je ne puis refuser de les voir, pour une raison quis’expliquera d’elle-même. Peut-on les faire entrerici ? »

M. Gradgrind n’y voyant aucuninconvénient, Sissy alla chercher les visiteurs. Elle revintpresque immédiatement avec eux. Tom entra le dernier, et se tintdans la partie la plus obscure de la chambre, auprès de laporte.

« Madame Bounderby, dit le mari, qui seprésenta avec un petit salut très-froid, j’espère que je ne vousdérange pas. L’heure est mal choisie, peut-être, mais voici unejeune femme qui articule des faits qui rendent ma visitenécessaire. Tom Gradgrind, comme votre fils, le jeune Tom,s’obstine, je ne sais pourquoi, à ne rien dire, je suis obligé d’enarriver à cette confrontation.

– Vous m’avez déjà vue une fois,madame, » dit Rachel se posant en face de Louise.

Tom toussa.

« Vous m’avez déjà vue une fois,madame, » répéta Rachel, voyant que Louise ne répondaitpas.

Tom toussa de nouveau.

« C’est vrai. »

Rachel regarda fièrement M. Bounderby, etreprit :

« Voulez-vous faire connaître, madame, oùvous m’avez vue, et quelles étaient les personnesprésentes ?

– Je suis allée à la maison où logeaitÉtienne Blackpool, la nuit qu’il a été renvoyé de la fabrique, etc’est là que je vous ai vue. Il y était aussi, avec une vieillefemme qui n’a pas parlé, que j’ai à peine entrevue, car elle setenait dans l’obscurité. Mon frère m’accompagnait.

– Eh bien ! vous ne pouviez pas nousdire ça plus tôt, jeune Tom ? demanda Bounderby.

– J’avais promis à ma sœur de n’en riendire… Louise se hâta de confirmer cette assertion… Et d’ailleurs,ajouta le roquet avec amertume, elle vous raconte ça si bien, avectant de détails… que ç’aurait été grand dommage de la priver de ceplaisir-là !

– Dites-nous, madame, s’il vous plaît,poursuivit Rachel, pourquoi, dans ce jour de malheur, vous êtesvenue chez Étienne Blackpool, la nuit en question.

– Je le plaignais, répliqua Louise enrougissant beaucoup, et je désirais savoir ce qu’il allait fairepour lui offrir mon assistance.

– Merci, madame ! ditM. Bounderby. Très-obligé, très-fiatté !

– Lui avez-vous offert, demanda Rachel,un billet de banque ?

– Oui ; mais il l’a refusé, et jen’ai pu lui faire accepter que cinquante francs en or. »

Rachel tourna de nouveau les yeux versM. Bounderby.

« Oh ! certainement ! ditBounderby. Si vous voulez me demander si le conte que vous m’avezfait, tout ridicule et tout invraisemblable qu’il m’a sembléd’abord, est vrai ou non, je suis bien obligé de reconnaître qu’ilse trouve confirmé de tous points.

– Madame, dit Rachel, Étienne Blackpoolest traité aujourd’hui de voleur dans des imprimés publiquementaffichés par toute cette ville, et ailleurs, peut-être ! On atenu ce soir un meeting où on a parlé de lui d’une façon aussidéshonorante. Étienne ! le garçon le plus honnête, le plusfranc, le meilleur qu’il y ait au monde ! »

L’indignation fit place à la douleur et elles’arrêta en sanglotant.

« J’en suis bien, bien fâchée, ditLouise.

– Oh ! madame, madame, répliquaRachel, je l’espère ; mais je n’en sais rien ! Je ne saispas ce que vous pouvez avoir fait ! Les gens comme vous nenous connaissent pas, ne se soucient pas de nous, ne se croient pasde la même espèce que nous. Je ne suis pas sûre du motif qui vous aamenée chez Étienne. Je ne puis pas dire que vous n’êtes pas venueavec quelque intention secrète à vous connue, sans vous inquiéterde la peine que vous pourriez causer à ce pauvre garçon. Je vous aidit alors : « Dieu vous bénisse d’êtrevenue ! » et je l’ai dit du fond du cœur ; vousparaissiez avoir tant de commisération pour ses peines ! mais,aujourd’hui, je ne sais pas, je ne sais pas ! »

En la voyant si fidèle à son estime pour lepauvre Étienne, et si profondément affligée, Louise n’eut pas lecourage de lui reprocher ses injustes soupçons.

« Et quand je pense, dit Rachel à traversses sanglots, que le pauvre garçon était si reconnaissant, en vouscroyant si bonne pour lui, quand je songe qu’il a porté la main àson visage fatigué, pour cacher les larmes que vous y aviez faitvenir… Oh ! oui, j’espère que vous en êtes fâchée, comme vousle dites, et que vous n’avez aucun motif caché de l’être ;mais je ne sais pas, je ne sais pas ! »

– Eh bien, voilà du propre ! aboyale roquet, s’agitant avec inquiétude dans son coin obscur, c’estdonc pour insulter les gens que vous venez ici ? Vousmériteriez qu’on vous flanquât à la porte, pour vousapprendre ; vous n’auriez que ce que vousméritez ! »

Elle ne répondit rien, et ses sanglotsétouffés furent le seul bruit qu’on entendit jusqu’au moment oùM. Bounderby prit la parole.

« Allons, dit-il, vous savez ce que vousavez promis. Vous ferez mieux de penser à ça, au lieu depleurer.

– Je suis honteuse, répondit Rachel,essuyant ses larmes, de m’être laissé voir dans un pareil état,mais c’est fini. Madame, quand j’ai lu ce qu’on a imprimé sur lecompte d’Étienne (un tas de mensonges qui ne sont pas plus vraisque si on les avait imprimés sur votre compte, à vous-même), jesuis allée tout droit à la banque, pour dire que je sais où estÉtienne, et pour donner la promesse certaine qu’il serait ici dansdeux jours. Je n’ai pas rencontré M. Bounderby, et votre frèrem’a renvoyée ; alors j’ai cherché à vous voir, mais, nepouvant y réussir, je suis retournée à mon ouvrage. Aussitôt que jesuis sortie de la fabrique ce soir, j’ai couru entendre ce qu’ondisait d’Étienne, car je sais bien, et je le dis avec orgueil,qu’il reviendra leur faire honte ! Je suis donc allée denouveau chez M. Bounderby, et cette fois je l’ai trouvé ;je lui ai dit tout ce que je savais ; il n’en a pas voulucroire un mot et c’est pour cela qu’il m’a amenée ici.

– Jusque-là tout est parfaitement exact,convint M. Bounderby, les mains dans les poches et le chapeausur la tête. Mais ce n’est pas d’hier que je vous connais vousautres, remarquez-le bien, et je sais que vous n’avez pas votrelangue dans votre poche ; mais il ne s’agit pas ici deparler ; pour le quart d’heure il faut agir. Vous avez promisde faire quelque chose : eh bien ! faites-le. Voilàtout.

– J’ai écrit à Étienne par la poste de cesoir, comme je lui avais écrit une fois déjà depuis son départ, ditRachel ; et il sera ici, au plus tard, dans deuxjours !

– Eh bien ! moi, je vais vous direune chose. Vous ignorez peut-être, riposta M. Bounderby, quevous-même, vous avez été surveillée de temps à autre, n’étant pasaffranchie de tout soupçon de complicité dans cette affaire,d’après le principe que qui se ressemble s’assemble. Onn’a pas non plus oublié la poste. J’ai donc à vous dire qu’il n’estpas vrai qu’il y ait eu une lettre mise dans la boîte à l’adressed’Étienne Blackpool. Faites-moi le plaisir alors de me dire où lesvôtres ont pu passer. À moins que vous ne vous trompiez, et queréellement vous ne lui ayez jamais écrit.

– Il n’y avait pas huit jours, madame,dit Rachel se tournant vers Louise, comme pour en appeler à elle,qu’il était parti, lorsque j’ai reçu la seule lettre qu’il m’aitécrite, me disant qu’il était obligé de chercher de l’ouvrage sousun autre nom.

– Ah ! par saint Georges !s’écria Bounderby en sifflant, il change de nom !Diable ! c’est bien désagréable pour un personnage aussiimmaculé. Les tribunaux, vous savez, trouvent toujours un peulouche qu’un innocent s’avise d’avoir plusieurs noms.

– Que vouliez-vous, madame, dit Rachelles larmes aux yeux, que vouliez-vous, au nom du ciel, que fît lepauvre garçon ? Les maîtres étaient contre lui d’un côté, lesouvriers de l’autre, bien qu’il ne demandât qu’à travailler en paixet à vivre honnêtement. Un ouvrier ne peut donc pas avoir une âme àlui, une volonté à lui ? Il faut donc qu’il agisse mal enversles uns, ou qu’il agisse mal envers les autres, s’il ne veut pasêtre traqué comme un lièvre ?

– Certainement, certainement, je leplains de tout mon cœur, répondit Louise, et j’espère qu’il sejustifiera.

– Pour ça, n’ayez pas peur, madame. Vouspouvez en être sûre.

– Nous pouvons en être d’autant plussûrs, je suppose, dit M. Bounderby, que vous refusez de nousdire où il est ? n’est-ce pas ?

– Je ne ferai rien qui puisse le ramenerici avec le reproche immérité d’y être revenu malgré lui. Ilreviendra librement, de son propre gré, pour se justifier et fairehonte à tous ceux qui ont voulu porter atteinte à sa bonneréputation, lorsqu’il n’était pas là pour se défendre. Je lui aidit ce qu’on a fait contre lui, continua Rachel, ferme comme un roccontre les insinuations de M. Bounderby, et il sera ici, auplus tard, dans deux jours.

– Malgré quoi, ajouta M. Bounderby,si on peut mettre la main sur lui plus tôt, on lui fournira tout desuite l’occasion de se disculper. Pour ce qui est de vous, je n’airien à dire contre vous ; ce que vous êtes venue me raconterse trouve être vrai ; je vous ai donné les moyens de leprouver, voilà tout. Je vous souhaite le bonsoir ! Il faut quej’aille examiner cette affaire un peu plus à fond. »

Tom sortit de son coin, lorsqueM. Bounderby se mit en mouvement, le suivit, se tint à sescôtés et s’éloigna avec lui. La seule phrase de politesse qu’ilprononça avant de sortir fut un maussade : « Bonsoir,père ! » Après ce discours laconique et un regardhargneux à l’adresse de sa sœur, il quitta la maison.

Depuis que son ancre de salut était de retourdans sa maison, M. Gradgrind n’avait pas beaucoup parlé. Il nerompit pas encore le silence, lorsque Louise ditdoucement :

« Rachel, lorsque vous me connaîtrezmieux, vous ne vous méfierez pas de moi.

– Il n’est pas dans ma nature, réponditRachel d’un ton plus amical, de me méfier de qui que ce soit ;mais, lorsqu’on se méfie tant de moi… de nous tous… je ne peux paschasser ces idées-là. Je vous demande pardon de vous avoir blessée.Je ne pense plus ce que je disais tout à l’heure. Et pourtant çapeut me revenir, en voyant l’injustice avec laquelle on traite lepauvre Étienne.

– Lui avez-vous dit dans votre lettre,demanda Sissy, qu’on le soupçonne, à ce qu’il semble, parce qu’onl’a vu rôder le soir autour de la banque ? c’est unrenseignement qui peut lui servir à préparer les explications qu’ilaura à donner à son retour ; comme cela, il ne sera pas prisau dépourvu.

– Oui, ma chère dame, répondit Rachel,quoique je ne puisse pas deviner ce qui a pu lui faire faire ça. Iln’allait jamais par là. Ce n’était pas son chemin, bien aucontraire. Son chemin est le même que le mien et ne mène pas dutout par là. »

Sissy s’était déjà rapprochée de Rachel, luidemandant où elle demeurait et si elle ne pourrait pas aller chezelle le lendemain pour savoir des nouvelles d’Étienne.

« Je doute, dit Rachel, qu’il puisse êtreici avant deux jours.

– Alors, j’y retournerai encoreaprès-demain soir, » dit Sissy.

Lorsque Rachel se fut éloignée après avoirconsenti à cette visite, M. Gradgrind leva la tête et dit à safille :

« Louise, ma chère, je n’ai jamais vu cethomme, que je sache. Croyez-vous qu’il soit vraiment compromis danscette affaire ?

– Je crois que j’avais fini par lecroire, père, quoique avec bien de la peine, mais à présent je nele crois plus.

– C’est-à-dire que vous avez fait toutvotre possible pour le croire coupable, en voyant les soupçonsqu’on faisait peser sur lui. Qu’est-ce que vous dites de sa tenueet de ses manières ? A-t-il l’air honnête ?

– Très-honnête.

– Et cette Rachel, dont rien ne peutébranler la confiance ! Je me demande, dit M. Gradgrindsoucieux, si le vrai coupable ne connaît pas ces accusations. Oùest-il ? Qui peut-il être ? »

Les cheveux de M. Gradgrind avaientcommencé depuis peu à changer de couleur. Comme il appuyait denouveau sur sa main sa tête grisonnante et sa figure vieillie,Louise, le visage plein d’effroi et de pitié, s’empressa d’allers’asseoir à son côté. À ce moment, ses yeux rencontrèrent parhasard ceux de Sissy. Sissy rougit et tressaillit, et Louise portaun doigt à ses lèvres.

La nuit suivante, lorsque Sissy rentra dire àLouise qu’Étienne n’était pas de retour, elle le lui dit à voixbasse. La nuit d’après, lorsqu’elle revint avec la même nouvelle,elle parla avec la même intonation mystérieuse et effrayée. Àpartir de ce regard qu’elles avaient échangé, elles ne prononcèrentplus le nom du tisserand, et n’y firent pas même allusion, du moinsà haute voix ; elles semblaient plutôt chercher à changer deconversation, lorsque M. Gradgrind parlait du vol.

Les deux jours stipulés s’écoulèrent ;trois jours et trois nuits s’écoulèrent sans qu’Étienne se montrât,sans qu’on entendît parler de lui. Le quatrième jour, Rachel, dontla confiance n’était pas ébranlée, mais qui pensait que sa lettreavait été égarée, se rendit à la banque pour montrer les quelqueslignes qu’elle avait reçues d’Étienne ; l’ouvrier y donnaitson adresse, dans une des nombreuses colonies ouvrières quis’écartaient de la grande route, à la distance d’une vingtaine delieues environ. On expédia des messagers à l’endroit indiqué, ettoute la ville s’attendait à voir ramener Étienne le lendemain.

Pendant ce temps-là, le roquet ne quittait pasplus M. Bounderby que son ombre, l’accompagnant dans toutesses démarches. Il était fort agité, horriblement fiévreux, semordait les ongles jusqu’au vif, parlait d’un ton saccadé ; ilavait une sorte de râle dans la voix et ses lèvres étaient noirciescomme si elles avaient passé au feu. À l’heure où l’on attendait levoleur supposé, le roquet se trouva au débarcadère, offrant deparier que l’ouvrier avait disparu avant l’arrivée des messagersenvoyés à sa recherche, et qu’on n’allait pas le voir.

Le roquet avait raison. Les agents revinrentseuls. La lettre de Rachel était partie, la lettre de Rachel avaitété réclamée là-bas au bureau, Étienne Blackpool avait décampé surl’heure ; personne n’en savait davantage. Il n’y avait plusqu’un doute dans l’esprit des Cokebourgeois ; on se demandaitsi Rachel avait réellement écrit à Étienne pour le faire revenir,ou si ce n’était pas plutôt pour l’avertir de prendre la fuite. Surce point, les opinions étaient partagées.

Six jours, sept jours se passèrent ; uneautre semaine va son train. Le misérable roquet recommençe àmontrer un triste courage et à braver les gens.

« Ah ! l’individu soupçonné n’étaitpeut-être pas le vrai voleur ? Jolie question, ma foi !En ce cas, où était-il donc, et pourquoi ne revenait-ilpas ? »

Où était-il ? Pourquoi ne revenait-ilpas ? Au milieu de la sombre nuit, les échos de ses propresparoles, qui durant la journée s’étaient envolées Dieu sait où,revinrent, à défaut d’Étienne, résonner aux oreilles de Tomjusqu’au lendemain matin.

Chapitre 33Retrouvé.

 

Encore un jour et une nuit, puis encore unautre jour et une autre nuit ; pas d’ÉtienneBlackpool. Oùétait-il donc et pourquoi ne revenait-il pas ?

Chaque soir, Sissy allait au logis de Rachels’asseoir auprès d’elle dans sa petite chambre si proprette. Toutela journée, Rachel travaillait comme il faut bien que ces gens-làtravaillent, d’arrache-pied, n’importent leurs soucis. Les serpentsde fumée s’inquiétaient bien de savoir s’il y avait quelqu’un deperdu ou de retrouvé, un coupable ou un innocent ; leséléphants atteints de mélancolie, pas plus que les partisans desfaits positifs, ne variaient leur routine, quoi qu’il arrivât.Encore un jour et une nuit, puis un autre jour et une autre nuit,et rien de nouveau ne vint interrompre la monotonie cokebourgeoise.La disparition d’Étienne Blackpool commençait même à prendre latournure de tout le reste dans Cokeville, et à devenir un faitaussi monotone que n’importe quelle machine de ses usines.

« Je parierais, dit Rachel, qu’il n’y apas aujourd’hui dans la ville vingt personnes qui croient encore àl’innocence de ce pauvre cher garçon. »

Toutes deux étaient assises dans cette chambrequi n’était éclairée que par la lampe allumée au coin de la rue.Sissy étant arrivée la première, lorsqu’il faisait déjà nuit, afind’attendre que l’ouvrière revînt de son travail, Rachel l’avaittrouvée auprès de la croisée, et elles y étaient restées depuis,n’ayant pas besoin d’autre lumière pour éclairer leur tristeconversation.

« Si par malheur je ne vous avais pas euepour causer avec moi tous les soirs, dit Rachel, il y a des momentsoù je crois que j’aurais perdu l’esprit. Mais vous me rendezl’espoir et le courage. Vous êtes toujours convaincue, n’est-il pasvrai, que, bien que les apparences soient contre lui, il réussira àse disculper ?

– Je le crois, Rachel, répondit Sissy, jele crois de tout mon cœur. Je suis tellement persuadée, Rachel, quela confiance avec laquelle vous repoussez tout découragement nesaurait vous tromper, que je la partage : je ne doute pas plusde lui que si je l’avais connu à l’épreuve aussi longtemps quevous.

– Et moi, ma chère, dit Rachel d’une voixtremblante, je l’ai connu pendant de longues années, et toujours sirésigné, si fidèle à tout ce qui est bon et honnête, que, dût-on neplus jamais entendre parler de lui, et dussé-je vivre cent ans àl’attendre, je dirais de mon dernier souffle : « Dieuconnaît mon cœur. Je n’ai jamais cessé d’avoir confiance dansÉtienne Blackpool ! »

– Nous sommes tous convaincus, à lamaison, Rachel, que, tôt ou tard, son innocence sera reconnue.

– Plus je sais que l’on est convaincu decela chez vous, ma chère, dit Rachel, plus je sens combien vousêtes bonne de quitter exprès la maison pour venir me consoler, metenir compagnie et vous montrer avec moi, lorsque moi-même je nesuis pas exempte de tout soupçon, et plus aussi je suis fâchée desparoles de méfiance que j’ai dites à la jeune dame. Etpourtant…

– Vous ne vous méfiez plus d’elle,maintenant, Rachel ?

– Maintenant que vous m’avez mise à mêmede la voir souvent, non. Mais je ne puis pas toujoursm’empêcher… »

Elle murmurait si bas, comme quelqu’un qui separle à lui-même, que Sissy, assise à côté d’elle, fut obligéed’écouter avec attention.

« Je ne puis pas toujours m’empêcher deme méfier de quelqu’un. Je ne puis pas deviner qui c’est, nicomment ni pourquoi on aurait agi comme ça ; mais j’ai peurque quelqu’un n’ait fait disparaître Étienne. Je m’imagine que,s’il était revenu de son plein gré se disculper devant tout lemonde, il y aurait eu quelqu’un de compromis, et que c’est pourempêcher cela que ce quelqu’un aura arrêté Étienne et l’aura faitdisparaître.

– C’est horrible à penser, dit Sissy enpâlissant.

– Oh ! oui, c’est horrible à penser.Songez donc, si on l’avait assassiné ! »

Sissy frissonna et devint plus pâleencore.

« Quand cette idée me vient, ma chère,dit Rachel, et elle me vient quelquefois, quoique je fasse tout ceque je peux pour la chasser, en comptant jusqu’à mille pendant queje travaille et en récitant plusieurs fois de suite des leçons quej’ai apprises du temps que j’étais toute petite, quand cette idéeme vient, j’ai comme la fièvre, je sens le besoin de marcher vitependant des heures. Je ne pourrais pas me coucher avant.Tenez ! je vais vous reconduire jusqu’à votre porte.

– Il a pu tomber malade en revenant, ditSissy offrant timidement un lambeau d’espérance déjà usé jusqu’à lacorde. Dans ce cas, il y a sur la route bien des endroits où ilaurait pu s’arrêter.

– Mais il n’y en a aucun où il puisseêtre. On l’y a cherché partout, et on ne l’a pas trouvé.

– C’est vrai, répondit Sissy àcontre-cœur.

– Il ne lui fallait que deux jours pourfaire le voyage à pied. Quand il aurait eu trop mal aux pieds pourmarcher jusqu’ici, cela ne l’aurait pas arrêté, car, dans la lettrequ’il a reçue, je lui ai envoyé de l’argent pour prendre ladiligence, dans le cas où il ne lui resterait pas assez pour payersa place.

– Espérons que la journée de demain nousapportera de meilleures nouvelles. Allons prendre un peu l’air,Rachel. »

Elle arrangea doucement le châle sur lescheveux noirs et luisants de Rachel, ainsi que l’ouvrière avaitl’habitude de le faire. La nuit était belle, et quelques petitsgroupes de « Bras » causaient çà et là au coin desrues ; mais, pour la plupart d’entre eux, c’était l’heure dusouper, et il y avait peu de monde dehors.

« Vous n’êtes plus aussi agitée, Rachel,et votre main est moins brûlante.

– Je vais toujours mieux dès que je peuxmarcher ; mais, quand je ne peux pas, mes idées se brouillentet je suis prête à me trouver mal.

– Mais il ne faut pas vous laisserabattre, Rachel ; car on peut avoir besoin de vous d’un momentà l’autre pour prendre la défense d’Étienne. C’est demainsamedi ; s’il n’y a pas de nouvelles demain, voulez-vous quenous allions nous promener ensemble dans la campagne dimanchematin ? Cela vous donnera des forces pour la semaine suivante.Cela vous convient-il ?

– Oui, ma chère. »

En ce moment, elles se trouvaient dans la ruede M. Bounderby. Sissy, pour rentrer chez elle, devait passerdevant sa maison ; elles se dirigèrent donc tout droit de cecôté. Il venait d’arriver à Cokeville un train qui avait mis enmouvement un grand nombre de véhicules, et les voyageurs, ens’éparpillant, avaient produit dans la ville une certaine émotion.Plusieurs fiacres les pressaient par devant et par derrière :l’un d’eux s’arrêta si subitement à la porte de M. Bounderby,au moment où Sissy et Rachel passaient par là, qu’elles seretournèrent instinctivement. À la lueur flamboyante du bec de gaz,au-dessus des marches qui conduisaient chez le banquier, ellesaperçurent Mme Sparsit, en proie à une agitationviolente, se démenant pour ouvrir la portière ; et, en lesvoyant, elle leur cria de s’arrêter :

« Quelle étrange coïncidence !s’écria Mme Sparsit lorsque le cocher fut venu ladélivrer. Quelle coïncidence providentielle !… Sortez,madame ! ajouta-t-elle ensuite, s’adressant à quelqu’un quiétait resté dans le fiacre. Sortez, si vous ne voulez pas que nousvous fassions sortir de force ! »

À ces mots, on vit descendre la mystérieusevieille en personne, sur laquelle Mme Sparsits’empressa de mettre la main.

« Que personne ne touche à cettefemme ! cria Mme Sparsit avec beaucoupd’énergie. Que personne n’y touche ! Elle m’appartient.Entrez, madame ! ajouta-t-elle ensuite, tout comme elle luiavait dit « sortez » tout à l’heure. Entrez, madame, sivous ne voulez pas que nous vous fassions entrer deforce ! »

La vue d’une matrone de tournure classique entrain de saisir une dame âgée à la gorge et pour l’entraîner deforce dans une maison, aurait suffi en tout temps pour éveiller lacuriosité des flâneurs britanniques assez heureux pour assister àune pareille scène, et les aurait poussés à envahir cette maison,afin de voir comment se terminerait l’affaire ; mais quandl’attrait d’un tel phénomène était encore augmenté par le bruitqu’avait fait par toute la ville le vol de la banque, à la fois sinotoire et si mystérieux, il est clair que les curieux ne pouvaientpas raisonnablement résister à l’envie de pénétrer jusque dans lamaison, dût le toit s’écrouler sur eux. Par conséquent, le groupede spectateurs que le hasard avait rassemblés, composé devingt-cinq voisins des plus officieux, se pressèrent derrière Sissyet Rachel, qui se pressaient elles-mêmes derrièreMme Sparsit et sa captive. Tout ce monde-là fitirruption pêle-mêle dans la salle à manger de M. Bounderby, oùles derniers arrivés ne perdirent pas un moment à monter sur leschaises pour dominer les autres.

« Qu’on fasse descendreM. Bounderby ! cria Mme Sparsit. Rachel,vous connaissez cette femme ?

– C’est Mme Pegler, ditRachel.

– Je crois bien que c’est elle !cria Mme Sparsit d’un ton de triomphe. Qu’on fassedescendre M. Bounderby. Allons, un peu de place, tout lemonde ! »

À ce moment, la vieilleMme Pegler, s’enveloppant dans son châle etcherchant à éviter les regards, murmura quelques paroles desupplication.

« C’est bon, c’est bon ! répliquaMme Sparsit à haute voix. Je vous ai déjà dit vingtfois, le long de la route, que je ne vous laisserais pas alleravant de vous avoir livrée à lui-même en personne. »

M. Bounderby se montra, sur cesentrefaites, en compagnie de M. Gradgrind et du roquet, aveclesquels il était en train de tenir conférence à l’étage supérieur.Le regard de M. Bounderby témoigna des sentiments de surpriseplutôt que d’hospitalité à la vue des convives non invités quiremplissaient sa salle à manger.

« Ah çà ! qu’est-ce que celasignifie ? demanda-t-il. Mme Sparsit,qu’est-ce que cela veut dire ?

– Monsieur, commença à dire la dignegouvernante, je remercie ma bonne étoile de m’avoir procurél’avantage de vous amener une personne que vous cherchez depuislongtemps. Stimulée par mon désir de vous délivrer de l’anxiété quivous mine, monsieur, et n’ayant pour me guider que desrenseignements assez vagues sur la localité où l’on pouvait,supposer qu’habitait cette vieille, et ces renseignements m’ont étéfournis par cette jeune ouvrière, Rachel, qui se trouve fortheureusement là pour reconnaître l’identité de la coupable, j’ai eule bonheur de réussir, monsieur, à ramener avec moi la personne enquestion… bien malgré elle, cela va sans dire. Ce n’est pas sansbeaucoup de peine, monsieur, que j’ai accompli cette missiondélicate ; mais, lorsqu’il s’agit de vous rendre service, onne regarde pas à sa peine ; la faim, la soif et le froiddeviennent de vrais plaisirs dans ce but. »

Mme Sparsit se tut ; carelle put lire sur le visage de M. Bounderby un bizarre mélangede toutes les variétés et de toutes les nuances de déconvenue,lorsque la vieille Mme Pegler se montra à sesyeux.

« Ah çà ! madame, est-ce que vousvous moquez de moi ? fut la réponse inattendue mais vigoureusede M. Bounderby. Je vous demande encore une fois, madameSparsit, si c’est pour vous moquer de moi, madame ?

– Monsieur ! s’écriaMme Sparsit d’une voix faible.

– Pourquoi diable allez-vous vous mêlerde ce qui ne vous regarde pas, madame ? beugla Bounderby. Vousn’avez donc pas assez de vos affaires, sans aller fourrer votre nezofficieux dans celles de ma famille ? »

Cette allusion malicieuse au trait favori deson visage accabla Mme Sparsit. Elle en tomba touteroide sur une chaise, comme pétrifiée ; et, fixant surM. Bounderby un regard stupéfait, elle se mit à râperlentement l’une contre l’autre ses mitaines pétrifiées commeelle.

« Mon cher Josué ! s’écriaMme Pegler, qui tremblait beaucoup. Mon enfantchéri ! il ne faut pas m’en vouloir. Ce n’est pas ma faute,Josué. J’ai dit et redit à cette dame que je savais que ce qu’ellefaisait ne vous serait pas agréable, mais elle n’a pas voulum’écouter.

– Pourquoi l’avez-vous laissée vousamener ici ? Ne pouviez-vous pas lui arracher son bonnet ouune dent, ou l’égratigner ou lui faire n’importe quoi ?demanda Bounderby.

– Mon cher fils ! Elle m’a menacéede me faire emmener par les constables, si je résistais ; nevalait-il pas encore mieux la suivre tranquillement que de faire duvacarme dans une si… (Mme Pegler jeta autour de lachambre un coup d’œil timide mais fier)… dans une si bellemaison ? Vraiment, je vous assure que ce n’est pas ma faute,mon cher, noble et digne enfant ! Je me suis toujours tenuecoite et discrète, Josué, mon cher fils. Je n’ai jamais manqué à mapromesse. Je n’ai jamais dit à personne que j’étais ta mère. Jet’ai admiré de loin, et si je suis venue de temps en temps à laville, à de longs intervalles, pour te regarder à la dérobée, maisavec orgueil, je l’ai toujours fait incognito, mon enfant chéri, etje suis repartie de même. »

M. Bounderby, les mains dans ses poches,se promena avec impatience, tout décontenancé, le long de la tablede la salle à manger, tandis que les spectateurs recueillaient avecavidité chaque syllabe des tendres prières deMme Pegler et ouvraient, à chaque syllabe, des yeuxde plus en plus étonnés. M. Bounderby continuait sa promenade,lorsque Mme Pegler eut terminé son allocution.M. Gradgrind, à son tour, s’adressa en ces termes à cettevieille dame, dont on lui avait dit tant de mal :

« Je m’étonne, madame, dit-il d’un tonsévère, que vous osiez, dans vos vieux jours, réclamerM. Bounderby pour votre fils, après les traitements dénaturéset inhumains que vous lui avez fait subir.

– Moi, dénaturée ! s’écriala pauvre vieille Mme Pegler. Moi,inhumaine ! Et envers mon cher fils ?

– Votre cher fils ! répétaM. Gradgrind. Oui, oui, il vous est très-cher, maintenantqu’il s’est enrichi par ses propres efforts, madame, je n’en doutepas ; mais il ne vous était pas si cher, lorsque vous l’avezabandonné dans sa jeunesse à la brutalité de son ivrognesse degrand’mère.

– Moi, j’ai abandonné monJosué ! s’écria Mme Pegler en joignant lesmains. Que le bon Dieu vous pardonne, monsieur, vos méchantesinventions, et vos calomnies contre la mémoire de ma pauvre bonnemère, qui est morte dans mes bras avant que Josué fût seulement dece monde ! Puissiez-vous vous repentir, monsieur, et que Dieuvous fasse la grâce de vivre assez longtemps pour revenir à demeilleurs sentiments ! »

Elle était si sérieuse et si indignée, queM. Gradgrind, effrayé par la supposition qui lui vint àl’esprit, lui demanda d’un ton plus doux :

« Niez-vous donc, madame, que votre fils…abandonné par sa mère à sa naissance, ait été… ramassé dans leruisseau ?

– Josué dans le ruisseau ! s’écriaMme Pegler. Comment ! monsieur !Jamais ! Vous devriez rougir, monsieur, de ce que vous diteslà ! Mon cher fils sait bien, et il vous dira lui-même que,s’il est né de parents pauvres, il est né de parents qui l’ont aiméaussi tendrement qu’auraient pu le faire les plus huppés, et qu’ilsn’ont pas eu peur de s’imposer des privations pour lui faireapprendre à écrire et à chiffrer comme il faut, à preuve que j’aiencore ses cahiers à la maison ! Ah ! mais oui, je lesai ! dit Mme Pegler avec une fierté révoltée.Et mon fils sait bien, et il vous le dira lui-même, monsieur, que,lorsque son cher homme de père est mort (Josué n’avait alors quehuit ans), la pauvre veuve aussi a su se sacrifier, comme c’étaitson devoir, son plaisir et son orgueil, pour lui faire faire sonchemin et le mettre en apprentissage. Et, si c’était un apprentibien rangé, il a trouvé aussi un bon maître qui l’a aidé às’établir. C’est comme cela qu’il est arrivé à devenir riche,très-riche. Et je vous ferai savoir, monsieur… car mon cher enfantne vous le dirait pas… que, bien que sa mère ne tienne qu’unepetite boutique de village, il ne l’a jamais oubliée, car il mesert une pension de huit cents francs (c’est plus qu’il né me faut,et je mets encore là-dessus quelque chose de côté), à la seulecondition que je resterai dans mon village, que je ne me vanteraipas d’être sa mère, et que je ne viendrai pas l’ennuyer. C’est bienaussi ce que je fais, sauf que je viens le regarder de loin unefois par an, sans qu’il s’en doute. Et il a bien raison, ajouta lapauvre vieille Mme Pegler l’excusant du ton le plusaffectueux, de vouloir que je reste dans mon village ; car, sije demeurais ici, je ne manquerais pas de faire une foule de chosesdéplacées, tandis que je suis heureuse comme ça : personne nem’empêche de garder pour moi mon orgueil d’avoir un fils comme monJosué, et je puis l’aimer là tout mon soûl ! Aussi je rougispour vous, monsieur, continua Mme Pegler enterminant, de vos calomnies et de vos soupçons. C’est la premièrefois que j’entre ici, et je ne voulais pas y entrer, puisque moncher enfant m’avait dit qu’il ne fallait pas. Non certainement, jen’y serais pas entrée, si on ne m’y avait pas amenée. Et,allez ! vous devriez rougir ; oui, vous devriez rougir dem’accuser d’avoir été une mauvaise mère, quand mon fils est là pourvous démentir ! »

Les spectateurs, ceux qui se trouvaient montéssur les chaises, comme les autres, firent entendre un murmuresympathique en faveur de Mme Pegler, etM. Gradgrind sentit qu’il s’était fort innocemment fourré dansune assez vilaine passe, lorsque M. Bounderby, qui n’avait pasinterrompu sa promenade, et dont le visage à chaque instant segonflait davantage et devenait de plus en plus rouge, s’arrêtabrusquement.

« Je ne sais pas au juste, ditM. Bounderby, pourquoi les personnes ici présentes ont crudevoir m’honorer de leur visite, mais je ne demande pasd’explication. Quand elles seront complètement satisfaites,j’espère qu’elles auront la bonté de se disperser ; ou plutôtqu’elles soient satisfaites ou non, j’espère qu’elles vont avoir labonté de décamper au plus vite. Je ne suis pas tenu d’ouvrir cesoir un cours public sur mes affaires de famille. Je n’ai pas dutout cette intention, et je ne le ferai pas. Ceux quis’attendraient à me voir leur donner des explications sur ce sujetseront donc trompés dans leur espoir, surtout Tom Gradgrind, qui nesaurait trop tôt se le tenir pour dit. En ce qui concerne le vol dela banque, on a commis une erreur à propos de ma mère. S’il n’yavait pas eu excès de zèle, on n’aurait pas commis cette erreur, etj’abhorre tout excès de zèle, quand même. Bonsoir ! »

Bien que M. Bounderby prît ainsi la choseet s’exprimât avec son aplomb habituel, tout en tenant la porteouverte pour laisser sortir la société, il avait cette fois dansses airs d’ouragan quelque chose de penaud qui lui donnait une minepiteuse on ne peut plus ridicule. Convaincu de n’être qu’unfanfaron d’humilité, d’avoir bâti sur des mensonges sa frêleréputation, et de n’avoir pas plus respecté la vérité, dans sesvanteries, que s’il eût eu l’abjecte prétention, la plus abjecte detoutes, de raccrocher son origine à quelque noble généalogie, iljouait le plus sot personnage du monde, pendant qu’il regardaitdéfiler par la porte, qu’il tenait toute grande ouverte pour leurcommodité, ces visiteurs qui n’allaient pas manquer, il le savait,de répandre l’histoire par toute la ville ; il n’aurait pasfait plus triste figure, pauvre fanfaron déconfit, quand bien mêmeon lui aurait coupé les deux oreilles. Mme Sparsitelle-même, bien que tombée du faîte de la joie dans le bourbier dudésespoir, n’était pas encore si bas que cet homme peu ordinaire,le soi-disant enfant de ses œuvres, Josué Bounderby deCokeville.

Rachel et Sissy, laissantMme Pegler prendre possession d’un lit chez sonfils pour cette nuit seulement, se dirigèrent ensemble du côté dePierre-Loge et se séparèrent à la porte. M. Gradgrind lesavait rejointes bientôt sur la route, et leur avait parlé avecintérêt d’Étienne Blackpool, disant que l’injustice évidente dessoupçons qu’avait encourus Mme Pegler devraitnaturellement exercer aussi sur l’opinion publique une influencefavorable à l’ouvrier.

Quant au roquet, pendant toute cette scène, ilne s’était pas éloigné de Bounderby que, du reste, il ne quittaitplus depuis quelque temps. Tom avait l’air de croire que, tant queBounderby ne pourrait faire aucune découverte à son insu, iln’avait rien à craindre. Du reste, il n’allait jamais chez sa sœuret ne l’avait vue qu’une seule fois depuis qu’elle était de retour,c’est-à-dire la nuit où il avait suivi Bounderby comme son ombre,ainsi que nous l’avons déjà raconté.

L’esprit de Louise nourrissait une crainteobscure et vague dont elle ne parlait jamais, mais qui enveloppaitd’un horrible mystère ce jeune homme ingrat et pervers. La mêmepensée triste et sombre s’était présentée à Sissy, sous la mêmeforme indécise, lorsque Rachel avait parlé de quelqu’un qui devaitse trouver compromis par le retour d’Étienne, et qui peut-êtrel’avait fait disparaître. Louise n’avait jamais avoué qu’ellesoupçonnât son frère du vol ; Sissy et elle ne s’étaient faitaucune confidence à ce sujet, sauf ce regard qu’elles avaientéchangé le jour où M. Gradgrind rêvait, sa tête grise appuyéesur sa main ; mais elles se comprenaient toutes deux, chacuned’elles lisait dans la pensée de l’autre. Cette nouvelle crainteétait si terrible, qu’elle planait au-dessus d’elles comme l’ombred’un fantôme ; Louise n’osait pas songer que ce fantôme fûtprès d’elle, et encore moins qu’il fût près de son amie. Il enétait de même de Sissy.

Et néanmoins le courage forcené que le roquetavait appelé à son aide ne l’abandonnait pas. Si Étienne Blackpooln’est pas le voleur, qu’il se montre, alors. Pourquoi ne semontre-t-il pas ?

Encore une nuit. Encore un jour et une nuit.Pas d’Étienne Blackpool. Où donc est-il et pourquoi ne revient-ilpas ?

Chapitre 34Clair de lune.

 

Le dimanche suivant, Sissy et Rachel serejoignirent de bonne heure pour aller se promener dans lacampagne. C’était une belle journée d’automne, claire etfraîche.

Comme Cokeville ne se contentait pas decouvrir de cendres sa propre tête, mais en couvrait aussi celle detout le voisinage, à l’instar de ces braves dévots qui fontpénitence de leurs propres fautes en faisant porter aux autres uncilice, ceux qui désiraient respirer de temps en temps quelquesbouffées d’air pur (ce qui n’est pas précisément la plus criminelledes vanités mondaines) avaient coutume de se faire transporter parle chemin de fer à plusieurs milles des fabriques, avant decommencer leur promenade ou leur flânerie champêtre. Sissy etRachel firent comme tout le monde pour échapper à la fuméecokebourgeoise et descendirent à une station qui se trouvait àmi-chemin entre la ville et la maison de campagne deM. Bounderby.

Bien que le paysage verdoyant soit taché çà etlà par des amas de charbon, il est vert partout ailleurs ; ily a des arbres à voir ; il y a même des alouettes qui chantent(elles ne savent pas que c’est défendu le dimanche) ; il y aaussi de douces senteurs dans l’air, et le tout est couronné par lavoûte bleue que forme le brillant azur du ciel. D’un côté, dans lelointain, Cokeville apparaît comme un brouillard noir ;là-bas, les collines commencent à se dresser ; un troisièmepoint de vue montre un léger changement dans la lumière del’horizon qui brille sur une mer lointaine ; à leur piedl’herbe fraîche, on voit s’y jouer les ombres gracieuses desbranches qui l’assombrissent çà et là ; les haies sont enpleine feuille ; tout repose. Les locomotives à l’entrée desmines sont aussi tranquilles que, dans l’herbage, les vieux chevauxmaigres qui ont creusé dans le sol le cercle de leur travailjournalier ; pour quelques heures les roues ont cessé detourner ; il n’y a plus que la grande roue du monde quicontinue sa révolution, mais sans à-coup et sans bruit, ce n’estpas comme les roues de nos manivelles.

Elles se promenaient donc au travers deschamps et le long des allées ombragées, escaladant parfois undébris de barrière tellement pourri qu’il se brisait au contact deleur pied, passant parfois auprès de décombres de briques et depoutres, à moitié cachées sous l’herbe, qui marquaientl’emplacement d’une exploitation abandonnée. Elles suivaient depréférence les chemins tracés et les sentiers, évitant toujours lesremblais où l’herbe était épaisse et haute, où croissaientpêle-mêle les ronces, la patience et le chiendent, car on racontaitdans le pays de lugubres histoires sur les vieux puits descarrières cachés sous ces indices trompeurs.

Il était près de midi lorsqu’elles songèrent àse reposer. Elles n’avaient aperçu personne, de près ni de loin,depuis bien longtemps ; il n’y avait rien qui vînt troublerleur solitude.

« Cet endroit est si tranquille, Rachel,et le chemin que nous avons pris paraît avoir été si peu fréquenté,que nous pourrions bien être les seules qui y fussions venues cetété. »

Tout en parlant, Sissy aperçut encore à terreun de ces morceaux de bois, débris vermoulu de quelque anciengarde-fou. Elle se leva pour l’examiner.

« Pourtant, je ne sais pas trop,ajouta-t-elle ; il n’y a pas longtemps que ceci a été brisé.Le bois en est encore tout blanc à l’endroit où il a cédé…Oh ! Rachel !… »

Elle courut vers l’ouvrière et lui jeta lesbras autour du cou. Rachel s’était déjà levée d’un bond.

« Qu’y a-t-il ?

– Je ne sais pas. Vois-tu un chapeauabandonné sur l’herbe ? »

Elles s’avancèrent ensemble. Rachel ramassa lechapeau toute tremblante des pieds à la tête. Elle éclata en larmeset en sanglots : Étienne Blackpool y avait lui-même tracé sonnom sur la coiffe.

« Oh ! le pauvre garçon, le pauvregarçon ! On l’aura assassiné ; son cadavre ne peut pasêtre loin.

– Y a-t-il… Voyez-vous du sang sur lechapeau ? » balbutia Sissy.

Elles furent quelque temps sans oser regarder,mais enfin elles l’examinèrent et n’y trouvèrent aucune trace deviolence, soit à l’intérieur soit à l’extérieur. Le chapeau étaitlà depuis quelques jours, car la pluie et la rosée l’avaient tachéet on voyait l’empreinte de sa forme sur l’herbe où il était tombé.Les deux femmes jetèrent autour d’elles un regard terrifié, sanschanger de place, mais elles n’aperçurent aucune autre traced’Étienne.

« Rachel, murmura Sissy, je vais avancerun peu toute seule. »

Elle avait dégagé sa main et allait faire unpas en avant, lorsque Rachel la saisit dans ses bras avec un criqui résonna au loin à travers le paysage. Devant eux, à leurspieds, se trouvait le bord d’un abîme noir et raboteux, caché parles hautes herbes. Elles firent un bond en arrière et tombèrent àgenoux, chacune d’elles se cachant le visage sur l’épaule del’autre.

« Oh ! Seigneur, mon Dieu ! Ilest là dedans ! Il est là dedans ! »

Ces paroles, accompagnées de cris terribles,furent les seules que Sissy put d’abord obtenir de Rachel. Leslarmes, les prières, les reproches, rien n’y fit. Impossible de lafaire taire. Il fallut à toute force la retenir, car autrement ellese serait jetée dans le puits.

« Rachel ! chère Rachel ! mabonne Rachel, au nom du ciel ! cessez ces criseffrayants ! Songez à Étienne, songez à Étienne, songez àÉtienne ! »

À force de répéter cette prière avec ferveur,avec angoisse, Sissy obtint enfin de Rachel qu’elle cessât sescris ; mais alors la pauvre fille la regarda avec un visagesec et pétrifié comme une statue.

« Rachel, peut-être Étienne est-il encorevivant. Vous ne voudriez pas, n’est-ce pas, le laisser là mutilé aufond de ce gouffre affreux, si vous pouviez lui venir enaide ?

– Non, non, non !

– Ne bougez pas, pour l’amour delui ! Laissez-moi aller écouter. »

Elle frissonna en approchant de l’abîme ;mais elle se traîna jusqu’au bord sur les mains et lesgenoux ; et là elle appela Étienne, élevant la voix aussi hautqu’elle put. Elle attendit, mais aucun bruit ne répondit à sonappel. Elle appela de nouveau et attendit encore ; pas deréponse non plus. Elle recommença vingt, trente fois. Elle prit unepetite motte de terre sur le tertre où Étienne avait trébuché et lajeta dans l’abîme. Elle ne l’entendit pas tomber.

Le vaste paysage, dont le calme aspect l’avaitravie quelques instants auparavant, répandit presque le désespoirdans l’âme courageuse de Sissy, lorsqu’en se relevant elle regardaautour d’elle sans voir aucun secours à portée.

« Rachel, il n’y a pas un instant àperdre. Il faut que nous allions chacune de notre côté appeler àson aide. Prenez le chemin par lequel nous sommes venues ;moi, j’irai en avant par le sentier. Dites à tous ceux que vousrencontrerez ce qui est arrivé. Songez à Étienne, songez àÉtienne ! »

Elle lut dans le visage de sa compagne qu’onpouvait maintenant se fier à elle. Et après s’être arrêtée uninstant à la regarder courir en se tordant les mains, Sissy seretourna pour aller à la recherche de son côté. Elle s’arrêtaencore pour attacher son châle à une haie afin de retrouver laplace ; puis jetant son chapeau, elle courut comme ellen’avait jamais couru de sa vie.

« Cours, Sissy, cours, au nom duciel ! Ne t’arrête pas pour reprendre haleine. Cours,cours ! » Animant sa course déjà rapide par ces prièresqu’elle s’adressait en elle-même, elle courut de prairie enprairie, de chemin en chemin, de place en place, comme elle n’avaitjamais couru de sa vie, jusqu’à ce qu’enfin elle atteignit, auprèsd’un bâtiment d’exploitation, un hangar sous lequel deux hommesétaient étendus à l’ombre, dormant sur la paille.

Les réveiller d’abord, puis leur raconter,émue et haletante comme elle était, le sujet de sa course, cen’était pas facile ; mais ils ne l’eurent pas plutôt comprise,qu’ils se montrèrent aussi empressés qu’elle. L’un de ces hommesdormait d’un sommeil d’ivresse ; mais, dès que son camaradelui eut crié qu’il était tombé quelqu’un dans le vieux puits del’Enfer, il se leva précipitamment, se dirigea vers une flaqued’eau, y plongea la tête et revint dégrisé.

Accompagnée de ces deux recrues, Sissy courutun demi-mille plus loin, puis elle fit encore un demi-mille touteseule, tandis qu’ils prenaient chacun une direction différente.Enfin on trouva un cheval, et elle chargea un messager d’aller,bride abattue, au chemin de fer, et d’envoyer à Louise un motqu’elle se chargea de lui écrire et qu’elle donna au cavalier. Déjàtout le village était en émoi ; chacun cherchait et réunissaità la hâte, afin de les transporter au vieux puits de l’Enfer, descabestans, des cordes, des perches, des chandelles, des lanterneset tous les autres objets nécessaires.

Il semblait à Sissy qu’il s’était écoulé bien,bien des heures depuis qu’elle avait laissé Étienne étendu dans latombe où il était enterré vivant. Elle ne put se résoudre à resterloin de lui plus longtemps ; il lui semblait que c’était unedésertion ; elle revint donc rapidement sur ses pas,accompagnée d’une demi-douzaine d’ouvriers, y compris l’ivrogneauquel la fatale nouvelle avait rendu son sang-froid et quimaintenant était le plus serviable de tous. Lorsqu’on arriva auprèsdu vieux puits de l’Enfer, il était dans le même état d’abandon oùelle l’avait laissé. Les ouvriers appelèrent et écoutèrent commeSissy avait fait déjà ; ils examinèrent les bords de l’abîmeet raisonnèrent sur la manière dont l’accident était arrivé, puisils s’assirent en attendant les instruments dont ils avaientbesoin.

Le moindre bourdonnement d’insecte dans l’air,le moindre frôlement de feuilles, le moindre mot murmuré à voixbasse par les ouvriers, faisait tressaillir Sissy ; car elles’imaginait chaque fois entendre un cri parti du fond du puits.Mais le vent soufflait tranquillement au-dessus de l’abîme, aucunbruit ne montait à la surface, et ils restèrent assis sur l’herbe àattendre toujours, toujours. Lorsqu’ils eurent attendu comme celaquelque temps, des flâneurs, instruits de l’accident, commencèrentà les rejoindre, puis arrivèrent, un à un, les gens et lesinstruments vraiment utiles. Au milieu de tout cela, Rachel revintde son côté, et, parmi ceux qu’elle ramenait avec elle, se trouvaitun médecin, qui avait apporté du vin et des remèdes, quoiquepresque personne n’eût le moindre espoir de retrouver Étiennevivant.

À présent qu’il y avait assez de curieux pourgêner les travaux de sauvetage, l’ouvrier dégrisé, soit qu’il sefût mis de lui-même à la tête des autres, soit qu’il y fût placépar le consentement unanime de ses camarades, forma un grand cercleautour du vieux puits de l’Enfer, et posa des sentinelles alentourpour le garder. Sauf les volontaires qu’il avait acceptés commetravailleurs, il n’admit d’abord dans l’intérieur du cercle queSissy et Rachel. Mais, à une heure plus avancée de la journée,lorsque le billet de Sissy eut amené de Cokeville un train express,M. Gradgrind et Louise, M. Bounderby et le roquet purentaussi y pénétrer.

Il y avait déjà quatre heures que le soleildescendait, depuis le moment où Sissy et Rachel s’étaient assisessur l’herbe pour la première fois, avant qu’on eût disposé avec desperches et des cordes un appareil qui permît à deux hommes dedescendre sans danger dans le puits. L’érection de cette machine,quelque simple qu’elle fût, avait présenté des difficultés ;on avait oublié divers objets indispensables, et il avait fallu letemps d’aller au village pour les chercher et de revenir. Il étaitcinq heures de l’après-midi de ce beau dimanche d’automne, avantqu’on descendît une chandelle allumée dans le puits, afin de jugersi l’atmosphère n’était pas trop viciée. Trois ou quatre de cesrudes visages se pressaient l’un contre l’autre au bord de l’abîme,observant attentivement la lumière que l’homme chargé de déroulerla corde du cabestan laissait descendre ou arrêtait selon leursindications. Lorsqu’on fit remonter la chandelle, elle brûlaittoujours, bien qu’elle ne donnât qu’une faible clarté. On jetaalors un peu d’eau dans le puits, on accrocha le seau, et l’ouvrierdégrisé, en compagnie d’un de ses camarades, s’y installa avec deslanternes et donna l’ordre de descendre :« Allez ! »

Tant que la corde se déroula roide et tendue,tant que le cabestan cria sous l’effort, il n’y eut pas un homme,pas une femme parmi les cent ou deux cents personnes rassemblées,qui respirât librement comme à l’ordinaire. Enfin, un signal monted’en bas et le cabestan cesse de virer. Il y avait beaucoup plus decorde qu’il n’en fallait. L’intervalle pendant lequel les hommeschargés du cabestan restèrent les bras croisés parut si long, queplusieurs femmes criaient déjà qu’il était sans doute arrivé unautre accident ! Mais le médecin, qui tenait sa montre à lamain, déclara qu’il ne s’était pas encore écoulé cinq minutes etleur commanda de se taire. Il avait à peine achevé de parler, quele cabestan fut retourné et remis en mouvement. Les yeux exercésreconnurent qu’il ne virait pas aussi lourdement que s’il eûtramené les deux ouvriers ; il fallait que l’un d’eux fût restéau fond du puits.

La corde remonta roide et tendue ;anneaux sur anneaux s’enroulèrent autour du cylindre et tous lesregards restèrent fixés sur l’ouverture du puits. L’ouvrier dégrisésauta lestement sur l’herbe. Il y eut un cri général :« Mort ou vivant ? » demanda-t-on ; puis il sefit un silence de mort.

Lorsqu’il eut répondu :« Vivant ! » la foule poussa une grande acclamation,et il y eut des larmes dans bien des yeux.

« Mais il s’est fait beaucoup de mal,ajouta l’ouvrier dès qu’il put se faire entendre de nouveau. Où estle docteur ? Il s’est fait tant de mal, monsieur, que nous nesavons pas comment le remonter. »

Ils tinrent conseil, observant avec inquiétudele visage du médecin, qui leur faisait quelques questions etsecouait la tête en entendant les réponses. Le soleil commençait àbaisser, la lueur rouge qui précède le crépuscule éclairait etmontrait distinctement la profonde anxiété de chaque visage.

L’issue de la consultation fut que lesouvriers retournèrent au cabestan et le mineur redescendit dans lepuits, emportant avec lui le vin et quelques menus objets. Alorsson camarade remonta. Pendant l’intervalle, d’après les ordres dumédecin, les uns apportèrent une claie sur laquelle les autresformèrent un lit épais avec des vêtements recouverts de paille,tandis que le médecin façonnait lui-même des bandages et dessautoirs avec des châles et des mouchoirs qu’il suspendait, au furet à mesure, sur le bras du mineur, en lui indiquant la manière des’en servir. Ce brave ouvrier, l’oreille attentive, le visageéclairé par la lumière qu’il tenait d’une main, appuyant son autremain robuste sur une pièce de charpente et dirigeant parfois unrapide regard au fond du puits, n’était pas le personnage le moinsremarquable de cette scène émouvante.

Cependant la nuit était venue ; on avaitallumé des torches.

Il paraît, d’après le peu de mots que cethomme dit à ceux qui l’entouraient (car on eut bientôt fait uncercle autour de lui), que l’artisan disparu était tombé sur unamas de décombres tombés en poussière qui bouchaient à moitié lefond du puits, et qu’en outre, sa chute avait été un peu adouciepar la terre éboulée le long des parois. Il était couché sur ledos, une main derrière lui, et, autant qu’il pouvait se lerappeler, il ne croyait pas avoir bougé depuis qu’il était tombé,si ce n’est pour introduire sa main libre dans une poche de côté oùil se souvenait d’avoir mis du pain et de la viande (il en avaitmangé quelques miettes) ou pour y prendre aussi un peu d’eau detemps à autre.

Il avait laissé là son ouvrage dès qu’on luiavait écrit, et il avait fait toute la route à pied, se rendant àla maison de campagne de M. Bounderby, au milieu de la nuit,lorsqu’il était tombé. S’il avait traversé cette partie dangereusedu pays, à une heure si peu propice, c’est que, se sentant innocentdu crime qu’on lui reprochait, il avait hâte de prendre le cheminle plus court pour se livrer à la justice. Le vieux puits del’Enfer, dit le mineur avec une malédiction, veut mériter jusqu’àla fin son mauvais nom ; car, si Étienne pouvait encoreparler, il était à craindre néanmoins qu’on ne s’aperçût bientôtqu’il avait le corps trop moulu pour vivre longtemps.

Quand tout fut prêt, le mineur, écoutantencore les dernières recommandations que lui firent à la hâte sescamarades et le médecin, avant que le cabestan se fût mis enmouvement, disparut dans le puits. La corde se déroula comme elleavait déjà fait ; le signal fut donné d’en bas et le cabestancessa de virer. Aucun d’eux ne se croisa les bras cette fois.Chacun se tint le corps penché, étreignant la manivelle, prêt àtourner le cabestan en sens inverse pour ramener le seau. Enfin, lesignal fut donné, et le cercle entier des travailleurs se pencha enavant.

Car la corde remontait si roide et si tendue,qu’ils avaient bien du mal à tourner et que le cabestan geignait etse plaignait comme un damné. On osait à peine regarder la corde, ensongeant qu’elle pouvait venir à manquer. Mais anneaux sur anneauxs’enroulèrent sans accident autour du cylindre, et la chaîneapparut à son tour, et enfin le seau, de chaque côté duquel setenaient accrochés les deux ouvriers (c’était un spectacle à donnerle vertige et à serrer le cœur), soutenant entre leurs bras, avectendresse, une pauvre créature humaine dont le corps brisé étaittout entortillé comme dans un maillot.

Un sourd murmure de pitié parcourut la foule,et les femmes se mirent à pleurer tout haut, lorsque cette formehumaine, qui n’avait presque plus de forme, fut retirée lentementdu baquet de fer et couchée sur le lit de paille. D’abord lemédecin seul s’approcha du malheureux. Il fit ce qu’il put pourarranger le corps sur son brancard, mais ce qu’il put faire demieux, ce fut de le recouvrir bien doucement. Après quoi il appelaRachel et Sissy. Alors on vit un visage pâle, défait, patient, quiregardait le ciel, et une main brisée qui reposait sur lesvêtements qui couvraient le reste du corps, comme pour demanderl’étreinte d’une autre main.

Elles lui donnèrent à boire, lui rafraîchirentla face avec de l’eau et lui firent prendre quelques gouttes decordial avec un peu de vin. Quoiqu’il continuât à regarder le cieldans une immobilité complète, il sourit et dit :« Rachel ! »

Elle s’agenouilla sur l’herbe à ses côtés, etse pencha sur lui jusqu’à ce que son visage se trouvât entre leciel et les yeux de l’ouvrier, qui n’avait pas même la force de lestourner pour regarder son amie.

« Rachel ! machère ! »

Elle lui prit la main. Il sourit de nouveau etdit :

« Ne la lâche pas.

– Tu souffres beaucoup, mon cher, cherÉtienne ?

– J’ai souffert, mais je ne souffre plus.Oui, j’ai eu des souffrances horribles, atroces, et si longues, machère… mais c’est fini. Ah ! Rachel ! quel gâchis !c’est toujours le même gâchis jusqu’au bout. »

Le spectre de son regard d’autrefois semblapasser sur son visage quand il répéta ce mot.

« Le puits où je suis tombé, ma chère, acoûté, à la connaissance des vieilles gens des environs, la vie àdes centaines d’hommes… à des pères, des fils, des frères, chers àdes milliers d’êtres, qu’ils soutenaient et dont ils apaisaient lafaim. Le puits où je suis tombé est un puits que le feu grisou arendu plus meurtrier qu’une bataille. J’ai lu ça dans la pétitiondes mineurs, où tout le monde peut le lire encore ; ils yprient et supplient, au nom du Christ, les faiseurs de lois de nepas permettre que leur travail les assassine, mais de les sauver aucontraire de ces accidents, de les conserver pour leurs femmes etleurs enfants, qu’ils aiment tout autant que les gentlemen peuventaimer les leurs. Du temps qu’on exploitait la mine, elle tuait lesgens sans nécessité ; depuis qu’on l’a abandonnée, elle lestue encore sans nécessité. Vous voyez bien qu’il faut toujours quenous mourions sans nécessité, d’une façon ou d’une autre… dans cegâchis-là, tous les jours ! »

Il dit cela d’une voix douce, sans colèrecontre personne, seulement comme un simple témoignage en faveur dela vérité.

« Ta petite sœur, Rachel, tu ne l’as pasoubliée ? Il n’est pas probable que tu l’oublies maintenant,ni que tu m’oublies moi qui vais être près d’elle. Tu sais, mapauvre, patiente, infortunée chère fille, comment tu as travaillépour elle, quand elle restait assise toute la journée à ta croiséedans sa petite chaise, et comment elle est morte, jeune etdifforme, tuée par cet air malsain qu’on pourait bien corriger etqu’on laisse empester les tristes logements d’ouvriers. Un gâchis,je te dis ! Partout un vrai gâchis ! »

Louise s’approcha de lui ; mais il ne putla voir, son visage étant toujours tourné vers le ciel étoilé.

« Si tout ce qui nous touche, nous autrespauvres gens, n’était pas un vrai gâchis, ma chère, est-ce quej’aurais eu besoin de venir ici ? Sans le gâchis où nous nousmettons nous-mêmes, est-ce que mes camarades et mes frères nous nenous serions pas mieux compris ? Si M. Bounderby m’avaitmieux connu… s’il m’avait connu le moins du monde… il ne se seraitpas faché contre moi. Mais regarde là-haut, Rachel ! regardelà-haut ! »

Suivant la direction des yeux d’Étienne, ellevit qu’il contemplait une étoile.

« Elle a brillé sur moi, dit-il avecrespect, dans toutes mes douleurs et dans tous mes chagrins depuisma chute. Elle m’a éclairé jusqu’au fond de l’âme. À force de laregarder, Rachel, et de penser à toi, j’ai presque fini par ne pluspenser au gâchis ; car, si tout le monde ne m’a pas biencompris, je n’avais pas non plus bien compris tout le monde.Lorsque j’ai reçu ta lettre, j’ai cru un peu trop vite que la jeunedame, en venant me voir, était d’accord avec son frère et quec’était un méchant complot. Quand je suis tombé, j’étais en colèrecontre elle, et peu s’en faut que je ne fusse aussi injuste pourelle que d’autres l’ont été pour moi. Tandis que, dans nosjugements comme dans nos actions, il faut savoir souffrir avecrésignation. Dans ma douleur et ma peine, les yeux fixés là-haut…avec l’étoile brillant au-dessus de moi… j’y ai vu plus clair, etmon dernier vœu maintenant, c’est que les gens puissent serapprocher davantage et réussir à mieux se comprendre les uns lesautres que lorsque j’étais de ce monde, pour ma pauvre petitepart. »

Louise, à ces paroles de douce patience, sepencha sur lui, en face de Rachel, de façon qu’Étienne pût lavoir.

« Vous m’avez entendu ? dit Étienneaprès un silence de quelques instants. Je ne vous ai pas oubliée,madame.

– Oui, Étienne, je vous ai entendu. Etvotre vœu est aussi le mien.

– Vous avez un père ? Voulez-vouslui dire quelque chose de ma part ?

– Il est ici, dit Louise avec terreur.Voulez-vous que je vous l’amène ?

– S’il vous plaît. »

Louise revint avec son père. Se tenant par lamain, ils contemplèrent ensemble le visage solennel dutisserand.

« Monsieur, vous me disculperez et merendrez ma bonne réputation aux yeux de tous les hommes. Je vouslègue cette tâche. »

M. Gradgrind se troubla et demandacomment.

« Monsieur, répondit Étienne, votre filsvous le dira. Demandez-le-lui. Je n’accuse personne : je neveux laisser aucune accusation derrière moi : pas un mot. J’aivu votre fils et je lui ai parlé un certain soir. Je vous demandeseulement de me disculper, et je compte que vous leferez. »

Les porteurs étant prêts maintenant àtransporter le blessé et le médecin désirant le voir emmener, ceuxqui avaient des torches ou des lanternes se préparèrent à marcher àla tête du brancard. Avant qu’on eût soulevé la claie et tandisqu’on terminait les préparatifs du départ, Étienne, qui regardaittoujours l’étoile, dit à Rachel :

« Chaque fois que j’ai rouvert les yeuxet que je l’ai vue briller au-dessus de moi au milieu de ma peine,je me suis dit que c’était l’étoile miraculeuse de la crèche denotre Sauveur. Je parierais bien, va, que c’estelle ! »

On souleva le brancard, et Étienne fut ravi devoir qu’on allait le porter dans la direction où l’étoileparaissait le conduire.

« Rachel, ma bien-aimée ! ne lâchepas ma main. Nous pouvons nous promener ensemble ce soir, ma chère,sans que personne y trouve à redire !

– Je te tiendrai par la main, et jeresterai auprès de toi tout le long de la route.

– Dieu te bénisse ? Quelqu’unserait-il assez bon pour me couvrir le visage ! »

On l’emporta doucement par les champs et lelong des allées, à travers le vaste paysage ; Rachel tenanttoujours la main d’Étienne dans la sienne. C’est à peine siquelques rares paroles murmurées à voix basse vinrent interromprele silence attristé de la foule. Bientôt ce fut une processionfunèbre. L’étoile avait montré à Étienne où il trouverait le Dieudes pauvres ; il avait passé par l’humilité, la douleur et lepardon, pour aller rejoindre son Rédempteur dans l’asile durepos.

Chapitre 35Chasse au roquet.

 

Avant que le cercle formé autour du vieuxpuits de l’Enfer eût été rompu, un des personnages admis àl’intérieur avait déjà disparu. M. Bounderby et son ombre nes’étaient pas tenus auprès de Louise qui donnait le bras à sonpère, mais ils étaient restés tout seuls à l’écart. LorsqueM. Gradgrind fut appelé près du brancard, Sissy, attentive àtout ce qui se passait, se glissa derrière cette ombre perverse,dont le visage terrifié eût attiré tous les regards, si le blessén’avait pas eu ce privilège, et murmura quelques mots à sonoreille. Il causa un instant avec elle sans retourner la tête etdisparut. C’est ainsi que le roquet était sorti du cercle avant quela foule se mît en marche.

Dès que le père fut rentré chez lui, il envoyaquelqu’un chez M. Bounderby pour dire à son fils de se rendreimmédiatement à Pierre-Loge. On répondit que M. Bounderbyavait perdu M. Tom dans la foule, et que ne l’ayant pas revudepuis, il avait supposé qu’il était chez son père.

« Je crois, père, dit Louise, qu’il nereviendra pas à Cokeville ce soir. »

M. Gradgrind détourna la tête et ne ditplus rien.

Le lendemain matin, il se rendit lui-même à laBanque, dès l’ouverture des bureaux, et voyant que la place de sonfils était vide (il n’avait pas eu le courage d’entrer tout desuite), il remonta la rue à la rencontre de M. Bounderby, quine devait pas tarder à arriver. M. Gradgrind prévint lebanquier que, pour des motifs qu’il lui expliquerait bientôt, maisqu’il le priait de ne pas lui demander en ce moment, il avaittrouvé nécessaire d’occuper son fils ailleurs pendant quelquetemps. Il le prévint en même temps qu’il était chargé de la tâchede réhabiliter la mémoire d’Étienne Blackpool et de déclarer le nomdu voleur. M. Bounderby demeura tout ébahi au beau milieu dela rue, aussi immobile qu’une borne, lorsque son beau-père l’eutquitté, et se gonfla comme une bulle de savon, si ce n’est qu’ilétait loin d’être aussi beau : c’est en cela que lacomparaison cloche.

M. Gradgrind rentra chez lui, s’enfermadans sa chambre et y passa toute la journée. Lorsque Sissy etLouise frappèrent à sa porte, il répondit, sans l’ouvrir :

« Pas maintenant, mes chèresenfants ; ce soir. »

Lorsqu’elles revinrent dans la soirée, ilrépondit :

« Je ne puis vous voir encoredemain. »

Il ne mangea rien de toute la journée, et nedemanda pas de lumière, lorsque le jour eut disparu ; ellesl’entendirent seulement marcher de long en large à une heureavancée de la nuit.

Mais le lendemain matin, il descendit déjeunerà l’heure habituelle, et prit à table sa place accoutumée. Il étaitvieilli, courbé, abattu ; et néanmoins il avait l’air plustranquille et plus heureux que du temps où il déclarait ne vouloirreconnaître dans cette vie que des faits, rien que des faits. Avantde quitter la salle à manger, il fixa l’heure à laquelle Louise etSissy devaient venir le trouver et s’éloigna en penchant sa têtegrise.

« Cher père, dit Louise, lorsqu’ellesfurent venues le rejoindre, fidèles au rendez-vous, il vous restetrois jeunes enfants. Ils ne ressemblent pas aux deux autres :moi-même, je finirai par ne plus me ressembler, avecl’aide du ciel. »

Elle tendit la main à Sissy, comme pourdire : et avec votre aide aussi, chère Sissy.

« Votre infortuné frère, ditM. Gradgrind, pensez-vous qu’il eût déjà prémédité ce vol,lorsqu’il vous a accompagnée au logis du pauvre ouvrier ?

– Je le crains, père. Je sais qu’il avaiteu besoin d’argent et qu’il en avait déjà dépensé beaucoup.

– En voyant Blackpool sur le point dequitter la ville, son mauvais génie lui aura suggéré la pensée dedétourner les soupçons sur ce malheureux.

– Je crois que c’est une pensée qui luiest venue dans la tête, tandis qu’il était là, assis à m’attendre,père ; car c’est moi qui lui avais demandé dem’accompagner ; l’idée de cette visite ne venait pas delui.

– Il a causé avec ce pauvre homme.L’a-t-il pris à part pour lui parler ?

– Il l’a emmené de la chambre. Plus tard,quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a donné je ne sais quelprétexte plus ou moins spécieux ; mais depuis hier soir, père,en me rappelant les circonstances avec les lumières nouvelles quecette nuit de réflexion a jetées dans mon esprit, je ne devine quetrop, je le crains, tout ce qui a dû se passer entre eux.

– Voyons, dit M. Gradgrind, si voscraintes vous présentent votre frère sous un jour aussi sombre queles miennes.

– J’ai peur, dit Louise en hésitant,qu’il n’ait fait à Étienne Blakpool, peut-être en son propre nom,peut-être au mien, certaines propositions qui auront engagé cedernier à faire, dans toute l’innocence et l’honnêteté de son âmece qu’il n’avait jamais fait auparavant, c’est-à-dire à venirl’attendre autour de la Banque les deux ou trois nuits qui ontprécédé son départ.

– C’est évident, dit M. Gradgrind,trop évident. »

Il se cacha le visage et resta quelquesminutes sans parler. Enfin il maîtrisa son émotion.

« Maintenant, dit-il, comment leretrouver ? Comment l’arracher des mains de la justice ?Comment, durant les quelques heures que je puis laisser écoulerencore sans faire connaître la vérité, comment retrouver votrefrère et le retrouver nous-mêmes plutôt que de le laisser rattraperpar d’autres ? Je donnerais bien deux cent mille francs pourpouvoir le faire.

– Sissy l’a fait à moins,père. »

Il leva les yeux vers l’endroit où Sissy setenait, comme la bonne fée de la maison, et lui dit d’un ton dedouce gratitude et de bonté reconnaissante :

« Toujours vous, mon enfant !

– Nos craintes, répondit Sissy enregardant Louise, ne datent pas d’hier ; et quand j’ai vuqu’on vous amenait auprès du brancard, quand j’ai tout entendu, àcôté de Rachel où je suis restée tout le temps, je suis allée meplacer auprès de lui, sans que personne s’en aperçût et je lui aidit :

« Ne me regardez pas : regardezplutôt du côté de votre père. Sauvez-vous tout de suite, pour luiet pour vous-même ! »

Il tremblait déjà bien, avant que je lui eusseglissé ce conseil, mais il tressaillit et trembla bien plus fortencore, et me dit :

« Où voulez-vous que j’aille ? J’aitrès-peu d’argent, et je ne connais personne qui voulût mecacher ! »

Alors, j’ai pensé au vieux cirque de père. Jen’ai pas oublié l’endroit où M. Sleary donne desreprésentations à cette époque de l’année, et, d’ailleurs, il n’y apas plus de deux ou trois jours que je l’ai vu dans les annoncesd’un journal. J’ai donc conseillé à M. Tom d’allersur-le-champ au cirque, de dire son nom à M. Sleary en lepriant de le cacher jusqu’à mon arrivée.

« J’y serai avant le jour, »m’a-t-il répondu.

Et je l’ai vu se glisser au milieu de lafoule.

« Dieu soit béni ! s’écria le père.Il sera peut-être encore temps de le faire passer àl’étranger. »

Il y avait d’autant plus d’espoir, que laville où Sissy avait envoyé Tom se trouvait à trois heures du portde Liverpool, qui fournirait au fugitif les moyens de s’embarquerpour n’importe quel pays du monde. Mais il fallait agir avecprudence en cherchant à le rejoindre, car, à chaque instant, lessoupçons pouvaient être éveillés sur son compte et personne nepouvait jurer que M. Bounderby lui-même, dans un accès de zèlefanfaron pour le bien public, ne s’aviserait pas de jouer un rôlede Brutus. Il fut donc décidé que Sissy et Louise partiraientseules pour se rendre à la ville en question par une routedéterminée, tandis que l’infortuné père, prenant une directionopposée, ferait un détour plus long encore pour arriver au mêmebut. On convint en outre qu’il ne se présenterait pas directementchez M. Sleary, dans la crainte qu’on ne se méfiât de lasincérité de ses bonnes intentions, ou que la nouvelle de sonarrivée ne poussât son fils à prendre de nouveau la fuite ;mais que Sissy et Louise seraient chargées d’ouvrir lesnégociations, et d’annoncer à l’auteur de cette honteuse aventurela présence de M. Gradgrind et le motif qui les amenait.Lorsque ce projet eut été discuté et parfaitement compris par lestrois acteurs qui devaient y jouer un rôle, il fallut passer àl’exécution. M. Gradgrind sortit de fort bonne heure dansl’après-midi et se dirigea tout de suite vers la campagne pourprendre le chemin de fer sur lequel il devait voyager ; lanuit venue, les deux jeunes femmes partirent pour la mêmeexpédition par une route différente, se félicitant de n’avoirrencontré sur leur chemin pas un visage de connaissance.

Elles voyagèrent toute la nuit, sauf quelquesminutes d’attente dans des embranchements perchés au sommet d’unequantité illimitée de marches ou plongés au fond d’un puits, ce quiconstitue les deux seules variétés d’embranchements connues pourles chemins de fer, et le lendemain matin, de bonne heure, ellesopérèrent leur débarquement au milieu d’une sorte de marais, à unmille ou deux de la ville où elles avaient affaire. Elles furenttirées de ce triste débarcadère par un vieux postillon brutal, quipar bonheur s’était levé assez matin pour atteler à coups de piedun cheval de cabriolet. Ce fut ainsi qu’elles pénétrèrent à ladérobée dans la ville par une foule de ruelles, résidenceparticulière des cochons de l’endroit, et, bien que le chemin n’eûtrien de magnifique, ni même d’agréable, c’était pourtant la granderoute, la route royale du pays.

La première chose qu’elles virent en arrivantdans la ville fut le squelette du cirque Sleary. La troupe étaitpartie pour une autre localité, à une vingtaine de milles plusloin, où les écuyers avaient dû commencer à donner leursreprésentations la veille au soir. La seule voie de communicationqu’il y eût entre les deux villes était une route montueuse,entravée par de nombreuses barrières de péage ; elles nepurent pas faire beaucoup de chemin. Quoiqu’elles ne se fussentarrêtées qu’un instant pour déjeuner à la hâte, sans prendre lemoindre repos (et d’ailleurs leur inquiétude ne leur aurait paspermis d’essayer de se livrer au sommeil), midi sonna avantqu’elles eussent encore aperçu sur les murs et les hangars lesaffiches du cirque Sleary, et il était une heure, lorsqu’elless’arrêtèrent sur la place du marché.

Au moment où elles mettaient pied à terre surle pavé de la rue, le crieur public, armé de sa sonnette, annonçaitune grande représentation nationale donnée par les écuyers et quiallait commencer. Sissy fut d’avis, pour éviter de faire desquestions et d’éveiller l’attention publique, qu’elles feraientbien de passer au bureau et de payer leurs places. SiM. Sleary était là pour recevoir l’argent, il ne manqueraitpas de la reconnaître et d’agir avec discrétion. S’il n’y étaitpas, c’est qu’il serait dans l’intérieur du cirque, où il nemanquerait pas non plus de les apercevoir et de les instruire,encore avec discrétion, de ce qu’il avait fait du fugitif.

Elles se dirigèrent donc, le cœur toutpalpitant, vers la baraque si bien connue de Sissy. On y voyait ledrapeau, orné de son inscription « CIRQUE SLEARY » ;on y voyait aussi la guérite ; mais pas de M. Sleary.Maître Kidderminster, qui avait maintenant atteint une maturitétrop terrestre pour que l’imagination la plus crédule pût désormaisle prendre pour Cupidon, avait cédé devant la force invincible descirconstances (et de sa barbe), et prenant dès lors un rôle àtoutes fins, pour s’accommoder à toutes les exigences du service,il était en ce moment préposé à la caisse, avec un tambour enréserve pour utiliser ses loisirs et le superflu de ses forces. Ilétait trop occupé d’examiner de près l’argent qu’il recevait et defaire la chasse aux pièces de fausse monnaie, pour rien voir autrechose. Sissy passa donc sans avoir été reconnue, et les voilàtoutes deux dans le cirque.

L’empereur du Japon, monté sur un vieux chevalbien pacifique, dont la robe blanche avait été enjolivée de tachesnoires, était en train de faire tournoyer cinq cuvettes à la fois.(C’est là, comme on sait, le divertissement favori de ce monarque.)Sissy, bien que familiarisée de bonne heure avec cette royalefamille, ne connaissait pas personnellement l’empereur actuel, dontle règne fut des plus paisibles. Mlle JoséphineSleary, qui devait paraître dans son gracieux exercice équestre desFleurs du Tyrol, fut annoncée par le clown (qui fit la bonneplaisanterie de se tromper, en disant l’exercice des choux-fleurs),et M. Sleary parut, donnant la main àMlle Joséphine.

M. Sleary avait à peine détaché au clownun coup de sa chambrière, et le clown avait à peine crié :« Si vous recommencez, je vous jette le cheval à latête ! » que le père et la fille avaient déjà reconnuSissy. On n’en acheva pas moins l’exercice équestre avec le plusgrand sang-froid ; et M. Sleary, sauf le premier regard,ne mit pas plus d’expression dans son œil mobile qu’il n’y en avaitdans son œil fixe. L’exercice parut un peu long à Sissy et àLouise, surtout pendant le petit entr’acte ménagé pour fournir auclown l’occasion de raconter à M. Sleary, qui, l’œil fixé surle public en général, répondait avec beaucoup de calme :Vraiment, monsieur ? à toutes les observations de sonpensionnaire, l’histoire suivante :

« Deux pieds, assis sur trois pieds,étaient occupés à regarder un pied, lorsque survinrent quatre piedsqui s’emparèrent d’un pied ; sur ce, les deux pieds selevèrent, saisirent les trois pieds et les lancèrent à la tête desquatre pieds, qui s’enfuirent avec un pied. »

Car, bien que cette histoire drolatique ne fûtqu’une façon ingénieuse de représenter, sous la forme del’allégorie, un boucher assis sur un escabeau à trois pieds etauquel un chien vient voler un pied de mouton, le récit et lesexplications exigèrent un temps qui pesa bien à l’inquiétude deSissy et de Louise. Cependant la blonde petite Joséphine fit enfinsa révérence au milieu des applaudissements, et le clown, restéseul dans l’arène, venait de se réchauffer et de dire :« Ah, ah ! je vais faire un tour, à montour ! » lorsque quelqu’un donna à Sissy une petite tapesur l’épaule et lui fit signe de sortir.

Elle emmena Louise avec elle : ellesfurent reçues par M. Sleary dans un très-petit appartementinterdit au public, composé de murs de toile, d’un parquet d’herbeet d’un plafond de bois incliné, sur lequel les spectateurs desloges du premier étage témoignaient leur approbation en trépignantavec ardeur comme s’ils avaient résolu de passer au travers.

« Zézile, dit M. Sleary, qui avait àportée de sa main un grog à l’eau-de-vie, zela me fait du bien devous revoir. Vous avez toujours été aimée parmi nous, et vous nousavez fait honneur depuis que vous nous avez quittés, j’en zuis zûr.Il faut voir vos camarades, ma chère, avant que nous commenzions àparler d’affaires ; zans zela, vous les ferez mourir dechagrin, zurtout les femmes. Voilà Joz’phine qui est allée épouzerE. W. B. Childerz, et ils ont un garzon, et quoiqu’il n’ait quetrois ans, il ze tient zur le plus méchant poney qu’on puizze luiamener. Il z’appelle la petite merveille de l’équitationzcolaztique ; et, zi vous n’entendez pas parler de zetenfant-là au zirque d’Aztley, z’est que vous en entendrez parlerchez Franconi. Vous vous zouvenez bien de Kidderminzter, qu’onzuppozait un peu amoureux de vous, ma chère ? Eh bien !il est marié, lui auzzi, à une veuve, qui pourrait être za mère.Elle danzait zur la corde roide dans le temps, et maintenant ellene danze plus du tout, parze qu’elle est trop grazze. Ils ont deuxenfants, de zorte que nous zommes bien montés pour les féeries etpour les petits prodiges. Zi vous pouviez voir nos Enfantsperdus dans le bois, avec leur père et leur mère mourant tousdeux zur un cheval, leur méchant oncle les prenant en tutelle zurun cheval, eux-mêmes allant cueillir des mûres zur un cheval, et lerouge-gorge venant les couvrir de feuilles, quand ils zont morts defaim, zur un cheval, vous diriez que z’est la pièze la pluscomplète que vous ayez jamais vue ! Vous vous rappelez auzziEmma Gordon, ma chère, qui a été prezque une mère pour vous ?Parbleu ! je n’avais pas bezoin de vous le demander. Ehbien ! Emma, elle a perdu zon mari. Il est tombé à la renverzedu haut d’un éléphant, en faizant le zultan des Indes dans unezorte de pagode, et il n’en est jamais revenu. Emma Gordon s’estremariée à un marchand de fromages, qui est devenu amoureux d’elleaux premières loges ; et il est perzepteur de la taxe despauvres, auzzi est-il en train de faire fortune. »

M. Sleary, qui respirait moins facilementque jamais, raconta tous ces changements domestiques avec beaucoupd’animation et surtout avec une espèce d’innocence vraimentmerveilleuse, qu’on ne se serait pas attendu à trouver chez unvétéran de cavalerie et un vieux buveur de grog comme lui. Il amenaensuite Joséphine et E. W. B. Childers (dont les mâchoiresparaissaient fièrement ridées au grand jour), et la petitemerveille de l’équitation scolastique ; en un mot, il amenatoute la troupe. Louise ne pouvait pas en revenir de voir cesétranges personnages, ces acrobates si roses et blancs de teint, sichiches de jupes, si prodigues de jambes ; mais c’étaitplaisir aussi de les voir s’empresser autour de Sissy, comme ilétait aussi bien naturel de la part de Sissy de fondre en larmesmalgré elle.

« Là ! maintenant que Zézile aembrazé tous les enfants et zerré toutes les femmes dans zes braset donné des poignées de main à tous les hommes, débarrazzez leplancher tous tant que vous êtes, et zonnez les muziziens pour lezecond tableau ! »

Dès que ses pensionnaires se furent éloignés,il continua à voix basse :

« Maintenant, Zézile, je ne demande pas àzavoir aucun zecret ; mais je zuppoze que je puis deviner quezette demoi-zelle est…

– C’est sa sœur ; vous ne voustrompez pas.

– Et la fille de l’autre. Z’est ze que jevoulais dire. J’ezpère que le vieux gentleman va bien ?

– Mon père ne tardera pas à nousrejoindre, dit Louise inquiète et pressée d’en venir au fait. Monfrère est-il en sûreté ?

– Zain et zauf ! répondit Sleary.Voulez-vous zeulement jeter un coup d’œil dans le zirque, mamzelle,à travers ze trou ? Zézile, vous zavez comment za zepratique ; vous trouverez bien quelque part une fente pourvous toute zeule. »

Les deux jeunes femmes se mirent à regarderdans la salle à travers les crevasses des planches mal jointes.

« Z’est Jacques le pourfendeur degéants, pantomime comique et enfantine, continua Sleary :zet azzezzoire que vous voyez est la maizon où Jacques doit zeréfugier ; et voilà mon clown, armé d’une cazzerole et d’unebroche, qui fait le domeztique de Jacques ; voilà le petitJacques lui-même, revêtu d’une armure zplendide, avec deux nègrescomiques, deux fois grands comme la maizon, qui zont zeulement làpour apporter et emporter zet azzezzoire ; le géant (il est enozier et m’a coûté un prix fou) n’a pas encore paru. Maintenant lesvoyez-vous tous ?

– Oui, répondirent Louise et Sissy.

– Regardez encore, dit Sleary, regardezbien. Vous les voyez tous ? Très-bien. Maintenant,mamzelle… »

Il approcha un banc pour qu’elles pussents’asseoir…

« J’ai mes opinions et votre père a lesziennes. Je ne veux pas zavoir ze que votre frère a fait ; ilvaut mieux que je ne le zache pas. Tout ze que je puis dire, z’estque votre père n’a pas abandonné Zézile et que je n’oublie pas zeschozes-là… C’est votre frère qui fait un de zes deuxnègres. »

Louise, moitié honte et moitié satisfaction,laissa échapper un cri.

« Z’est un fait, poursuivit Sleary, etmalgré za, vous n’auriez pas pu le deviner. Votre père peut venir.Je garderai votre frère izi après la reprézentazion. Je ne ledézhabillerai pas ; je ne le blanchirai même pas. Que votrepère vienne izi après la reprézentazion, ou venez-y vous-même, etvous trouverez là votre frère, avec lequel vous pourrez cauzer àvotre aize, vous avez à vous le zirque tout entier. Ne faites pasattenzion à za phyzionomie, l’important z’est qu’il zoitcaché. »

Louise, après bien des remercîments, sesentant le cœur plus léger, ne voulut pas retenir M. Slearyplus longtemps. Elle le chargea d’une commission affectueuse pourTom, et s’éloigna les yeux pleins de larmes. Il avait été convenuqu’elle reviendrait plus tard avec Sissy, dans l’après-midi.

M. Gradgrind arriva une heure après. Iln’avait pas non plus rencontré un seul visage deconnaissance ; et il était persuadé maintenant qu’avec leconcours de M. Sleary, son fils déshonoré pourrait gagnerLiverpool cette nuit même. Comme aucun d’eux ne pouvait accompagnerle fugitif sans risque de le faire reconnaître, quelque habilementdéguisé qu’il pût être, M. Gradgrind écrivit d’avance à uncorrespondant sur lequel il pouvait compter pour le prierd’embarquer le porteur, coûte que coûte, à bord d’un bâtiment enpartance pour l’Amérique du Nord ou du Sud, ou pour tout autre payséloigné où on pourrait l’expédier tout de suite et en secret.

Ces préparatifs terminés, ils se promenèrentdans la ville en attendant que le cirque fût complètement vide, etque non-seulement les spectateurs, mais les chevaux et la troupel’eussent évacué. Après bien des allées et venues, ils virentM. Sleary sortir une chaise et s’asseoir devant une porte decôté, fumant sa pipe, comme pour leur annoncer qu’ils pouvaientvenir à présent.

« Votre zerviteur, mon gentilhomme,dit-il par précaution, pour dérouter les gens, en saluantM. Gradgrind, lorsque les visiteurs pénétraient dans lecirque. Zi vous avez bezoin de moi, vous me retrouverez izi. Votrefils a endozzé la livrée comique, mais faut pas que za vouschagrine, mozieur. »

Ils entrèrent ; et M. Gradgrinds’assit, désolé, au milieu du cirque, sur la chaise qui servait auxtours de force du clown. Sur un des bancs du fond, qui paraissaitplus éloigné encore, grâce au demi-jour de ce lieu étrange, setenait le misérable roquet, maussade comme à son ordinaire, qu’ilavait le malheur d’avoir pour fils.

Il portait un habit moyen âge, qui ressemblaitassez à celui d’un Suisse, avec des parements et des revers d’uneexagération indicible, un gilet immense, une culotte courte, dessouliers à boucles et un tricorne impossible. Rien de tout cela nelui allait et le tout était fait d’étoffes communes mangées auxvers et pleines de trous. On voyait sur son vissage des cicatricesblanches aux endroits où la crainte et la chaleur avaient percél’enduit graisseux dont on avait barbouillé tous ses traits. JamaisM. Gradgrind, avant de le voir de ses yeux, n’aurait pu croirequ’il existât rien de si tristement, si détestablement, siridiculement honteux que ce roquet dans sa livrée comique ; etcependant, c’était un fait bien visible, s’il en fut jamais. Etdire que c’était là qu’en était venu un de ses enfants modèles.

D’abord, le roquet ne voulait pass’approcher ; il s’obstinait à rester perché tout seul sur sonjuchoir. Cédant enfin, si on peut s’exprimer ainsi en parlant d’uneconcession faite de si mauvaise grâce, aux instances de Sissy (carpour Louise, il la reniait absolument), il descendit par degrés debanc en banc jusqu’à ce qu’il se trouvât debout sur la sciure debois du manège, au bord du cirque, aussi loin que possible del’endroit où M. Gradgrind était assis.

« Comment cela s’est-il passé ?demanda le père.

– Comment quoi s’est-il passé ?répondit le fils d’un ton de mauvaise humeur.

– Ce vol, dit le père, élevant lavoix.

– J’ai forcé moi-même la caisse le soir,avant de quitter mon bureau, et je l’ai laissée entr’ouverte.J’avais fait faire depuis très-longtemps la clef qu’on a trouvée,Je l’ai jetée dans la rue le lendemain matin, afin qu’on crût quec’était elle qui avait servi. Je n’ai pas pris tout l’argent d’uneseule fois. Je faisais semblant d’établir tous les soirs mabalance ; mais c’était une frime. À présent vous savez toutel’histoire.

– Si la foudre était tombée sur moi, ditle père, un coup de tonnerre ne m’aurait pas causé plus desaisissement.

– Je ne vois pourtant pas ce qu’il y a desi étonnant, grommela le fils. Soient donnés tant de gens quioccupent des places de confiance, sur ces tant de gens, il y en atant qui en abusent. Voilà le problème et la solution que je vousai entendu répéter vingt fois comme un principe établi. Est-ce queje peux rien contre les principes ? C’est avec le raisonnementque vous consoliez les gens, père ? Eh bien ! c’est àvotre tour de vous consoler vous-même de la même façon. »

Le père se cacha le visage dans les mains, etle fils resta debout, dans sa honteuse mascarade, à mordiller unbrin de paille : ses mains, en partie déteintes à la paume,ressemblaient à des pattes de singe. Le jour disparaissaitrapidement ; de temps en temps, le roquet tournait le blancdes yeux du côté de son père avec une expression d’ennui etd’impatience. C’était la seule partie de son visage qui conservâtquelque expression, tant était épaisse la couche de peinture quicouvrait le reste de sa figure.

« Il faut que vous alliez à Liverpoolvous embarquer pour l’étranger.

– Je sais bien que je n’ai pas autrechose à faire. D’ailleurs, je ne peux toujours pas mener où que cesoit une vie plus misérable que celle que j’ai menée dans cepays-ci, depuis que je suis en âge de me connaître, pleurnicha leroquet. C’est déjà quelque chose. »

M. Gradgrind alla à la porte et revintavec Sleary, à qui il demanda :

« Comment faire partir ce déplorablesujet ?

– J’y ai penzé, mozieur. Il n’y a pasbeaucoup de temps à perdre, de zorte qu’il faudra dire ouiou non de zuite. Il y a zix lieues d’izi au chemin defer ; il part une voiture dans une demi-heure ; zettevoiture va à la ztation pour zervir le train de la malle ; zetrain le conduira tout droit à Liverpool.

– Mais regardez-le, gémitM. Gradgrind. Quelle voiture voudrait…

– Je ne veux pas du tout le faire voyagerdans la livrée comique, interrompit Sleary. Dites un mot, et, grâzeà mon magazin de coztumes, je le tranzforme en Jeannot en moins dezinq minutes.

– Je ne comprends pas, ditM. Gradgrind.

– En roulier, zi vous aimez mieux.Dézidez-vous, mozieur. Il va falloir envoyer chercher de la bière.Je ne connais rien comme la bière pour blanchir un nègrecomique. »

M. Gradgrind s’empressa d’accepter ;M. Sleary s’empressa de choisir dans une malle une blouse, unchapeau de feutre et les autres accessoires du costume ; leroquet s’empressa de changer de vêtements derrière un rideau deserge ; M. Sleary s’empressa d’aller chercher de la bièreet de blanchir son nègre.

« Maintenant, dit-il, venez à la voitureet grimpez leztement sur l’impériale. Je vous accompagneraijusqu’au bureau ; on croira que vous faites partie de matroupe. Dites adieu à votre famille, et vivement ! »

Là-dessus, M. Sleary, par délicatesse, seretira.

« Voici votre lettre, ditM. Gradgrind. On vous fournira tout ce dont vous pourrez avoirbesoin. Rachetez, par le repentir et par une conduite meilleurel’horrible action que vous avez commise et qui a eu de si fatalesconséquences ! Donnez-moi la main, mon pauvre enfant, etpuisse Dieu vous pardonner comme je vous pardonne ! »

Le coupable, touché par les paroles et le tonému de son père, fut tenté de verser quelques chétives larmes.Mais, lorsque Louise lui ouvrit les bras, il la repoussa denouveau.

« Pas toi ; je n’ai plus rien decommun avec toi !

– Oh ! Tom, Tom ! est-ce doncainsi que tu me quittes, après tout mon amour ?

– Après tout ton amour !répliqua-t-il durement. Il est joli, ton amour ! Laisser là levieux Bounderby et renvoyer M. Harthouse, mon meilleur ami,pour t’en retourner chez père, juste au moment où je courais lesplus grands dangers. En voilà un joli amour ! Raconter quenous étions allés là-bas, lorsque tu me voyais dans le pétrin. Envoilà un joli amour ! Dis plutôt que tu m’as trahi, toutbonnement. D’ailleurs, tu n’as jamais eu d’affection pour moi.

– Vivement ! » dit Sleary de laporte.

Ils sortirent tous en se pressant les unscontre les autres : Louise criant à Tom qu’elle lui pardonnaitet qu’elle l’aimait toujours ; qu’il regretterait de l’avoirquittée comme cela, et qu’il serait heureux, plus tard et loind’elle, de se rappeler ce qu’elle venait de lui dire.M. Gradgrind et Sissy, qui se trouvaient devant Tom, tandisque la sœur cherchait encore à l’attendrir, s’arrêtèrent etreculèrent tout à coup.

Car devant eux était Bitzer, hors d’haleine,ses minces lèvres entr’ouvertes, ses minces narines dilatées, sesblancs cils tremblotants, son pâle visage plus pâle que jamais,comme si la course, qui donnait des couleurs aux autres, avait poureffet de lui ôter les siennes. Il était là, haletant et pantelant,comme s’il ne s’était jamais arrêté depuis la soirée, déjàlointaine, où il avait poursuivi Sissy.

« Je suis bien fâché de déranger vosplans, dit Bitzer secouant la tête ; mais je ne puis pas melaisser mettre dedans par des écuyers ; le voilà en blouse, etil me le faut ! »

Et il se crut même obligé, à ce qu’il paraît,de prendre Tom à la gorge pour plus de sûreté, car c’est par làqu’il commença.

Chapitre 36Philosophique.

 

Quand ils furent rentrés dans la baraque,Sleary commença par fermer la porte pour empêcher les intrus d’ypénétrer. Bitzer, tenant toujours à la gorge son prisonnier que lapeur paralysait, restait au milieu du cirque, regardant d’un œilclignotant son ancien patron à moitié perdu dans l’obscurité ducrépuscule.

« Bitzer, dit M, Gradgrind complètementabattu et d’un ton de soumission très-humble, avez-vous uncœur ?

– La circulation, monsieur, répliquaBitzer, qui ne put s’empêcher de sourire à cette question, tant illa trouvait bizarre, la circulation ne pourrait pas se faire sanscela. Il n’y a personne, monsieur, pour peu qu’on soit familiariséavec les faits établis par Harvey concernant la circulation dusang, qui puisse douter que j’aie un cœur.

– Est-il accessible, ditM. Gradgrind d’une voix suppliante, aux sentiments de lacompassion ?

– Il est accessible à la raison,monsieur, répondit le disciple des faits, et pas à autrechose. »

Les deux interlocuteurs se regardèrent :le visage de M. Gradgrind était aussi blanc que celui del’espion.

« Quel motif… je dirai même quel motifraisonnable pouvez-vous avoir pour empêcher la fuite de cemalheureux garçon, dit M. Gradgrind, et pour accabler sonmalheureux père ? Voyez sa sœur. Ayez pitié de nous !

– Monsieur, répondit Bitzer d’un tondécidé et logique, puisque vous me demandez pourquoi je veuxramener le jeune M. Tom à Cokeville, je suis trop raisonnablepour ne pas vous le dire. Dès le début, j’ai soupçonné le jeuneM. Tom du vol de la banque. J’avais déjà l’œil sur lui, mêmeauparavant, car je voyais bien sa conduite. J’ai gardé mesobservations pour moi ; mais cela ne m’a pas empêché de lescontinuer, et aujourd’hui j’ai une ample collection de preuvescontre lui, sans compter sa fuite et son propre aveu, que je suisarrivé juste à temps pour entendre. J’ai eu le plaisir desurveiller votre maison hier matin, et je vous ai suivi jusqu’ici.Je vais ramener le jeune M. Tom à Cokeville, afin de leremettre entre les mains de M. Bounderby. Je suis persuadé,monsieur, que M. Bounderby me fera monter en grade et medonnera la place du jeune M. Tom. Et je désire avoir cetteplace, monsieur, car elle m’avancera dans le monde et me fera dubien.

– Si ce n’est pour vous qu’une questiond’intérêt personnel… commença M. Gradgrind.

– Pardon de vous interrompre, monsieur,répliqua Bitzer ; mais vous ne pouvez ignorer que le systèmesocial tout entier se résume dans une question d’intérêt personnel.C’est toujours l’intérêt personnel qu’il faut bien que l’onconsulte. Ce n’est que par là qu’on tient les gens. L’homme estainsi fait. J’étais encore bien jeune lorsque j’ai été nourri de cecatéchisme-là, monsieur, vous savez ?

– Quelle somme, dit M, Gradgrind,accepteriez-vous en échange de la promotion sur laquelle vouscomptez ?

– Je vous remercie bien, monsieur,répliqua Bitzer, de la proposition détournée que vous voulez bienm’adresser ; mais je suis décidé à n’accepter aucune indemnitésemblable. Comme je connais vos principes pratiques, j’avais prévuque vous m’offririez une alternative de ce genre : j’ai faitmes petits calculs, et j’ai trouvé plus sûr et plus avantageux pourmoi de monter en grade à la banque que de vendre mon silence à unvoleur, quelque somme qu’il puisse m’offrir.

– Bitzer, dit M. Gradgrind, étendantles bras comme pour dire voyez combien je suismisérable !… Bitzer, il ne me reste plus qu’un moyen devous attendrir. Vous avez été bien des années à l’école que j’aifondée. Si en souvenir des soins qu’on vous y a prodigués, vouspouvez oublier un instant votre intérêt personnel et relâcher monfils, je vous prie et vous supplie de lui acquitter ce souvenirreconnaissant.

– Je m’étonne vraiment, monsieur,répliqua l’ex-élève, habile à la riposte, de vous voir prendre dansla controverse une position qui ne peut se défendre. Mon éducationa été payée ; c’était un marché passé, et lorsque j’ai quittél’école, le marché finissait là. »

C’était un principe fondamental de laphilosophie Gradgrind que toute peine mérite salaire. Personne nedoit, sous aucun prétexte, donner quoi que ce soit, ni aider quique ce soit pour le roi de Prusse. La reconnaissance doit êtreabolie avec les vertus qui en découlent. Chaque centimètre del’existence des hommes, depuis leur naissance jusqu’à leur mort,doit être un marché débattu et conclu sur le comptoir. Et si nousn’arrivons pas au ciel par ce chemin-là, c’est que le ciel n’estpas un endroit politico-économique, et alors nous n’y avons quefaire.

« Je vous accorde, ajouta Bitzer, que monéducation ne m’a pas coûté grand’chose. Qu’est-ce que celaprouve ? Si j’ai été fabriqué à bon marché, ce n’est pas uneraison pour que je ne cherche pas à me placer le plus cherpossible. »

Bitzer fut un peu dérangé, à cet endroit deson discours, par les pleurs de Louise et de Sissy.

« Ne pleurez donc pas comme cela, je vousprie, dit-il, ça ne sert qu’à agacer. Vous avez l’air de croire quej’en veux au jeune M. Tom. Mais pas du tout. C’est seulementpar suite des motifs raisonnables que je viens de vous exposer, queje veux le ramener à Cokeville. Qu’il s’avise de résister, et je memettrais à crier : Au voleur ! Mais il ne résistera pas,soyez-en bien convaincues. »

M. Sleary qui, la bouche béante et lesdeux yeux aussi fixes l’un que l’autre, avait écouté ces doctrinesavec la plus profonde attention, s’avança à son tour.

« Mozieur, dit-il en s’adressant àM. Gradgrind, vous zavez parfaitement bien, et votre fillezait auzzi bien que vous ou même mieux que vous, puisque je le luiai dit, que j’ignorais ze que votre fils avait fait, et que je netenais pas à le zavoir, car je me figurais qu’il ne z’agizzait quede quelque fredaine. Mais ze jeune homme ayant déclaré qu’il estqueztion du vol d’une banque, ma foi, za devient zérieux, beaucouptrop zérieux pour que je puizze traiter avec vous, comme atrès-bien dit ze jeune blond. Par conzéquent, mozieur, il ne fautpas m’en vouloir, zi je prends le parti de ze jeune blond, et zi jedis qu’il a raizon et qu’il n’y a pas moyen de zortir de là. Maisje vais vous dire ze que je puis faire pour vous, mozieur ;j’attellerai un cabriolet et je conduirai votre fils et ze jeuneblond jusqu’à la station, de fazon à empêcher un ezclandre izi. Jene puis conzentir à faire davantage, mais je ferai za. »

Cette désertion du dernier ami qui leurrestât, provoqua de nouvelles lamentations de la part de Louise, etcausa une affliction plus profonde encore à M. Gradgrind. MaisSissy, en regardant attentivement M. Sleary, ne s’était pasméprise sur les intentions véritables du directeur. Comme tout lemonde se dirigeait vers la porte, ce dernier honora la jeune filled’un léger roulement de son œil mobile : c’était une manièred’inviter Sissy à rester un instant en arrière. Fermant alors laporte à clef, il lui dit avec beaucoup d’animation :

« Votre patron est rezté votre ami,Zézile, et je rezterai le zien. D’ailleurs, le jeune blond est unefameuze canaille, et il appartient à zette brute orgueilleuze quemes penzionnaires ont manqué de jeter par la croizée. La nuit zeratrès-noire ; j’ai un cheval qui fait tout ze qu’on veut,exzepté de parler ; j’ai un poney qui trotte quinze milles àl’heure quand z’est Childers qui le mène ; j’ai un chien quitiendra un homme cloué à la même plaze pendant vingt-quatre heuresde zuite. Dites deux mots à l’oreille du jeune mozieur. Dites-luide ne pas avoir peur de verzer, lorzque notre cheval commenzera àdanzer, mais de guetter l’arrivée d’un tilbury attelé d’un poney.Dites-lui de zauter à terre, auzzitôt qu’il verra approcher zetilbury, car ze poney-là lui fera joliment rattraper le tempsperdu. Zi mon chien permet au jeune blond de mettre seulement piedà terre, je lui permets d’aller à Rome. Et zi mon cheval bougeavant demain matin de l’endroit où il aura commenzé à danzer, z’estque je ne le connais pas !… Allons, vivement ! »

On agit si vivement, en effet, qu’au bout dedix minutes, M. Childers, qui flânait en pantoufles sur laplace du marché, avait déjà reçu le mot d’ordre, et l’équipage deM. Sleary était déjà prêt. C’était un beau spectacle de voirle chien savant aboyant autour du véhicule, tandis queM. Sleary, par un simple mouvement de son œil mobile,recommandait Bitzer à l’attention particulière de l’intelligentquadrupède. La nuit venue, les trois voyageurs montèrent dans lavoiture et se mirent en route ; le chien savant (animal d’unetaille formidable) tenait déjà Bitzer fasciné sur son siège et nes’éloignait pas de la roue près de laquelle il était assis, afind’être tout prêt à l’empoigner, dans le cas où il témoignerait lamoindre velléité de mettre pied à terre.

M. Gradgrind et les deux jeunes fillesveillèrent toute la nuit à l’auberge. Le lendemain, à huit heuresdu matin, M. Sleary et le chien se présentèrent ensemble,aussi joyeux l’un que l’autre.

« Tout va bien, mozieur, ditM. Sleary ; votre fils est zans doute déjà embarqué.Childerz l’a pris en route à une heure et demie d’izi. Le cheval adanzé la polka à ne plus pouvoir tenir zur zes jambes (il auraitvalzé, z’il n’avait pas été attelé), et alors je lui ai dit un motdans l’oreille, et il z’est mis à dormir comme un bienheureux.Lorzque zette fameuze canaille de jeune blond a voulu continuer laroute à pied, le chien z’est accroché à za cravate, les quatrepattes en l’air ; il l’a renverzé et roulé zur le macadam.Alorz il est remonté, et il n’a plus bougé jusqu’au moment où j’aitourné la tête de mon cheval, ze matin à zix heures etdemie. »

M. Gradgrind, cela va sans dire,l’accabla de remercîments, et donna à entendre, avec infiniment dedélicatesse, qu’il était tout disposé à reconnaître ce service parle don d’une jolie somme en argent.

« Je n’ai pas besoin d’argent pour moi,mozieur ; mais Childerz est père de famille, et zi vous teniezà lui offrir un billet de cent vingt-cinq francs, peut-êtretrouverait-il l’offre azzeptable. Et puis, moi, zi vous teniez àprésenter un collier au chien ou une coiffure de clochettes aucheval, je les prendrais bien volontiers… Du grog, j’en prendstoujours !… »

Il en avait déjà demandé un verre et il endemanda un second.

« Zi ze n’était pas aller trop loin,mozieur, que de vous propozer de donner un petit feztin à latroupe, à environ quatre francs par tête (zans compter le chien),za leur ferait grand plaizir à tous. »

M. Gradgrind déclara qu’il était toutprêt à donner ces petits témoignages de sa reconnaissance ; illes trouvait bien légers, dit-il, en échange d’un pareilservice.

« Très-bien, mozieur ; dans ze cas,zi vous voulez zeulement commander un zpectacle, chaque fois quevous le pourrez, aux écuyers que vous rencontrerez, z’est nous quideviendrons vos débiteurs. Maintenant, mozieur, zi votre fille veutbien le permettre, j’aurais un mot à vous dire avant de vousquitter. »

Louise et Sissy se retirèrent dans la chambrevoisine ; M. Sleary, remuant et buvant son grog, continuaen ces termes :

« Mozieur, je n’ai pas besoin de vousdire que le chien est un animal étonnant.

– Son instinct, dit M. Gradgrind,est quelque chose de merveilleux.

– Appelez la chose comme vous voudrez… etje veux être pendu zi je zais quel nom lui donner, dit Sleary,z’est surprenant ! la fazon dont un chien vous retrouvera… lechemin qu’il fera pour vous rejoindre…

– Son flair, dit M. Gradgrind, estsi sûr.

– Je veux être pendu zi ze zais commentappeler za, répéta Sleary secouant la tête ; mais j’ai vu unchien me retrouver d’une manière qui m’a fait croire qu’il zeraallé trouver un ami et lui aura demandé : « Vous neconnaîtriez pas, par hazard, un individu du nom de Zleary,hein ? Un individu du nom de Zleary, qui tient un manège… unpeu gros… l’œil éveillé ? » et que cet ami lui aurarépondu : « Ma foi, je ne puis pas me vanter de leconnaître perzonnellement, mais ze zais un chien qui est biencapable de l’avoir rencontré, » et que zet autre chien,conzulté, aura réfléchi un moment avant de lui dire :« Zleary ? Zleary ? Attendez donc… Eh oui,parbleu ! Quelqu’un m’a parlé de lui, il n’y a pas longtemps.Je puis vous avoir son adrezze en un clin d’œil. Comme je me montrezi zouvent en public et que je vois tant de pays, il y a énormémentde chiens qui me connaizzent, monzieur… je zais za, unpeu ! »

Ces réflexions paraissaient causer un profondébahissement à M. Gradgrind.

« Dans tous les cas, continua Sleary,après avoir trempé ses lèvres dans le grog, il y a quatorze mois,nous donnions des reprézentazions à Chezter. Nous montions un matinnos Enfants perdus dans les bois, lorsqu’arrive dans lezirque, par l’entrée des artiztes, un chien. Il venait de loin, ilétait dans un triste état, il boitait et voyait à peine. Il allad’abord à chacun de nos enfants, qu’il flaira l’un après l’autre,comme z’il cherchait un enfant qu’il connaizzait ; il vintensuite à moi, fit un effort, et se drezza zur zes pattes dederrière, tout faible qu’il était, puis il remua la queue etmourut… Mozieur, ze chien-là, z’était Patte-alerte !

– Le chien du père de Cécile !

– Le vieux chien du père de Zézile. Or,mozieur, connaizzant ze chien comme je le connais, je puis jurerque zi zon maître n’avait pas été mort… et enterré… il ne zeraitpas revenu me trouver. Zoz’phine et Childerz et moi, nous avonscauzé longtemps de la choze, nous demandant z’il fallait ou nonvous écrire. Mais nous nous sommes dit non. Il n’y a riende bon à dire ; pourquoi troubler l’ezprit de Zézile et larendre malheureuse ? De zorte qu’on ne zaura jamais zi Jupe alâchement abandonné za fille ou z’il a préféré mourir tout zeul dechagrin, plutôt que de l’azzozier à za mizère… nous ne zaurons za,mozieur, que lorzque nous zaurons comment les chiens font pour nousretrouver !

– Elle a gardé jusqu’à ce jour labouteille que son père lui a envoyé chercher pour la perdre ;et tant qu’elle vivra, elle croira qu’il l’a abandonnée par pureaffection, dit M. Gradgrind.

– Za nous apprend deux chozes, à ze qu’ilme zemble, n’est-ze pas, mozieur ? dit Sleary d’un ton rêveur,tout en sondant du regard les profondeurs de son grog ;d’abord qu’il y a dans le monde un amour qui n’est pas, après tout,de l’intérêt perzonnel, mais quelque choze de bien différent ;l’autre, que ze quelque choze a une manière de calculer ou de nepas calculer, qui, d’une fazon ou d’une autre, est auzzi diffizileà expliquer que l’ezprit des chiens ! »

M. Gradgrind regarda par la fenêtre, sansrépliquer. M. Sleary vida son verre et appela les dames.

« Zézile, ma chère, embrazzez-moi etadieu ! Mamzelle, vous voir traiter Zézile comme une zœur, etune zœur en qui vous avez confianze et que vous honorez de toutvotre cœur, z’est un très-joli zpectacle pour moi. J’ezpère quevotre frère vivra pour devenir plus digne de vous, et pour vousrendre plus heureuze. Mozieur, une poignée de main, pour lapremière et la dernière fois ! Ne zoyez pas dur envers nousautres, pauvres vagabonds. Il faut bien que l’on z’amuze. On nepeut pas toujours apprendre et on ne peut pas toujours travailler.Le monde n’est pas fait pour zela. Vous êtes obligés denous azzepter, mozieur. Agizzez donc à la fois zagement etcharitablement, et tâchez de tirer parti de nous au lieu de nouspouzzer à mal par le mépris.

« Et je n’aurais jamais cru, ajoutaM. Sleary, montrant de nouveau la tête à la porte pour lancercette péroraison, je n’aurais jamais cru que je puzze faire un zibon pître ! »

Chapitre 37Final.

 

Il n’est pas sans danger, quand on vit dans lasphère d’un homme vain et violent, de se permettre de voir avantlui quelque chose qui l’intéresse. M. Bounderby ne sut pas gréà Mme Sparsit d’avoir eu l’audace de prendre ainsiles devants, et d’avoir eu la sotte présomption de vouloir ensavoir plus long que son maître. Indigné, sans rémission, de ladécouverte triomphale qu’elle avait faite en mettant la main surMme Pegler, il songea tant et tant à cetteoutrecuidance, incroyable de la part d’une personne placée dans laposition dépendante de Mme Sparsit, que les tortsde sa gouvernante grossirent de plus en plus à ses yeux et firentla boule de neige. Enfin, M. Bounderby s’avisa que le renvoide cette femme bien née lui donnerait le droit de dire :« C’était une dame alliée à de nobles familles, et ellevoulait s’accrocher à moi ; mais je n’ai pas voulu et je l’aimise à la porte ; » il trouvait à cela tout profit :il s’en débarrasserait d’abord, il en tirait vanité après, et deplus il punissait Mme Sparsit selon sesmérites.

Tout fier de cette grande idée,M. Bounderby rentra goûter, et s’assit dans la salle à mangerd’autrefois, où se trouvait son portrait.Mme Sparsit était assise au coin du feu, le pieddans son étrier de coton, se doutant peu du sort vers lequel ellechevauchait.

Depuis l’affaire Pegler, cette dame distinguéeavait recouvert d’un voile de mélancolie et de repentir la pitiéque lui inspirait M. Bounderby. Par suite de ce changementd’humeur, elle avait coutume de prendre un air attristé dès qu’elleapercevait M. Bounderby, et elle n’y manqua pas en ce momentpour mieux faire accueil à son patron.

« Eh bien ! quoi, madame ?demanda M. Bounderby d’un ton rude et sec.

– Mon Dieu, monsieur, réponditMme Sparsit, vous n’allez pas me manger le nez,peut-être ?

– Vous manger le nez, madame !répéta M. Bounderby. Votre nez ! »

Il donnait à entendre, à ce que présumaMme Sparsit, que c’était un nez trop développé pourcela. Après avoir fait cette réponse insultante, M. Bounderbyse coupa un morceau de pain, et jeta à grand bruit son couteau surla table.

Mme Sparsit retira son pied del’étrier en disant :

« Monsieur Bounderby !

– Eh bien, madame ? ripostaM. Bounderby. Qu’avez-vous à me regarder comme ça ?

– Oserai-je vous demander, monsieur, ditMme Sparsit, si vous avez eu quelque chose qui vousait agacé ce matin ?

– Oui, madame.

– Oserai-je alors vous prier de me dire,poursuivit cette femme offensée, si c’est moi qui suis assezmalheureuse pour avoir causé votre mauvaise humeur ?

– Ah çà ! je vais vous dire unechose, madame, dit Bounderby, je ne suis pas venu ici pour êtrevotre pâtira. Une femme a beau être bien née, ce n’est pas uneraison pour qu’on lui permette de tourmenter et d’embêter un hommecomme moi, et je ne le souffrirai pas. »

M. Bounderby avait cru nécessaire d’yaller rondement, prévoyant bien que, s’il laissait entamer ladiscussion sur les détails, il ne manquerait pas de perdre lapartie.

Mme Sparsit commença parsoulever ses sourcils coriolanesques, puis elle les fronça,rassembla son ouvrage dans son panier et se leva.

« Monsieur, dit-elle avec majesté, jevois clairement que ma société ne vous est point agréable en cemoment. Je vais me retirer dans mon appartement.

– Permettez-moi de vous ouvrir la porte,madame.

– Merci, je saurai bien l’ouvrirmoi-même, monsieur.

– Permettez, je vous en prie, madame, ditBounderby passant devant elle et posant la main sur laserrure ; parce que je profiterai de l’occasion pour vous direencore un mot, avant que vous vous en alliez… Madame Sparsit, jecrains que vous ne soyez un peu à l’étroit ici : il me sembleque mon humble toit n’est pas un assez grand théâtre pour une femmequi déploie autant de génie que vous dans les affairesd’autrui. »

Mme Sparsit lui lança unregard qui respirait le plus profond mépris, ce qui ne l’empêchapas de lui répondre avec beaucoup de politesse :

« En vérité, monsieur ?

– J’ai songé à cela, voyez-vous, depuisces derniers événements, madame, répondit Bounderby ; et, dansmon pauvre jugement…

– Oh ! je vous en prie, monsieur,interrompit Mme Sparsit avec une vivacité enjouée,n’allez pas déprécier votre jugement. Tout le monde sait que lejugement de M. Bounderby est infaillible. Tout le monde en aassez de preuves. C’est devenu le sujet de toutes lesconversations. Dépréciez vos autres qualités, si vous voulez,monsieur, mais je demande grâce pour votre jugement, » ditMme Sparsit en riant.

M. Bounderby, très-rouge et fort peu àson aise, reprit :

« Je disais donc, madame, qu’il faudraitun train de maison tout différent pour faire briller les moyensd’une femme de votre mérite. Un train de maison comme celui devotre parente lady Scadgers, par exemple. Ne pensez-vous pas,madame, que vous trouveriez là assez d’affaires pour occuper votreactivité officieuse ?

– Cette idée ne m’était jamais venue,monsieur, riposta Mme Sparsit ; mais à présentque vous m’y faites songer, la chose me paraît en effettrès-probable.

– Eh bien ! si vous essayiez,madame ? dit Bounderby, posant sur le petit panier de la dameune enveloppe renfermant un billet à vue. Vous partirez quand ilvous plaira ; rien ne presse ; mais, en attendant, ilsera peut-être plus agréable à une dame de votre mérite de prendreses repas dans sa chambre, où elle ne sera pas dérangée. Il ne mereste plus qu’à vous demander pardon en vérité, moi, pauvre JosuéBounderby de Cokeville, de vous avoir tenue si longtemps sous leboisseau.

– Ne vous donnez pas cette peine,monsieur, répliqua Mme Sparsit. Si ce portraitpouvait parler… mais, plus heureux que l’original, il a l’avantagede ne pouvoir se donner en risée à personne et de ne pas dégoûterles gens… il pourrait me rendre ce témoignage qu’il y a déjà biendes années que j’ai pris l’habitude de l’apostropher comme leportrait d’un imbécile. Vous savez que rien de ce que peutfaire un imbécile ne saurait causer la moindre surprise nila moindre indignation ; un imbécile, quoi qu’ilfasse, ne peut inspirer d’autre sentiment que le mépris. »

Là-dessus, Mme Sparsit, dontles traits romains ressemblaient en ce moment à une médaillefrappée en commémoration du profond mépris que lui inspiraitM. Bounderby, regarda fixement son patron des pieds à la tête,passa devant lui avec un majestueux dédain et remonta chez elle.M. Bounderby referma la porte, se posa devant la cheminée etplongea, à plein regard, avec ses airs de matamore, dans sonportrait… et dans l’avenir.

Regarda-t-il bien loin dans l’avenir ? Ilaperçut, il est vrai, Mme Sparsit soutenant uncombat quotidien à la pointe de toutes les armes dont se composel’arsenal féminin, avec l’avare, méchante, hargneuse, acariâtrelady Scadgers, qui, toujours retenue au lit par sa jambemystérieuse, dévorait en six semaines son trimestre insuffisant,dans un petit logement mal aéré, une espèce de cabinet pour un, oude niche trop petite pour deux : mais vit-il encore autrechose ? Se vit-il lui-même devenu le cornac de Bitzer, et, dèsqu’il arrivait un étranger à la banque, le montrant comme un jeunehomme plein d’avenir, dévoué aux mérites éminents de son maître,qui avait bien gagné la place du jeune Tom, qui avait même manquéde prendre le jeune Tom en personne, si quelques drôles n’avaientpas aidé ce sacripant à s’évader ? Vit-il un reflet de sapropre image, faisant un testament vaniteux, d’après lequelvingt-cinq farceurs, ayant dépassé l’âge de cinquante-cinq ans, etportant sur les boutons de leur livrée le nom de Josué Bounderby deCokeville, devaient désormais dîner dans Bounderby-Hall,loger dans des bâtiments Bounderbiens, assister au service divindans une chapelle Bounderbienne, s’endormir aux sermons d’unaumônier Bounderbien, être entretenu aux frais d’une propriétéBounderbienne, et donner des nausées à tous les estomacs bienconstitués par cet énorme amas de stupidité et d’orgueilBounderbiens ? Prévit-il le jour où, cinq années plus tard,Josué Bounderby de Cokeville devait mourir d’une attaqued’apoplexie foudroyante dans une rue de Cokeville, et où cetadmirable testament devait commencer sa longue carrière de chicane,de vol, de faux-fuyants, de bassesses, pour ne profiter qu’auxhommes de loi ? Cela n’est guère probable… Que faisait donc leportrait, s’il ne lui révélait pas tout cela ?

Voilà, de son côté, M. Gradgrind, le mêmejour et à la même heure, qui reste aussi dans son cabinet detravail. Il plonge aussi dans l’avenir, et qu’y voit-il ? Sevoit-il lui-même, vieillard décrépit et aux cheveux blancs, sachantenfin faire plier, selon les circonstances, ses théories naguèreinflexibles ; mettant les faits et les chiffres bienau-dessous de la Foi, de l’Espérance et de la Charité, etn’essayant plus de passer cette céleste trinité au moulin de sespetites mécaniques rouillées ! Se voit-il, par suite de cechangement, en butte au mépris de ses ex-associés politiques ?Les voit-il, tout prêts à décider que les boueursnationaux forment un corps sui generis qui n’a aucuneespèce de devoir à remplir envers cette abstraction qu’on appellele peuple,relançant l’honorable préopinant, sansrelâche, cinq nuits par semaine, dans des discours qui durentjusqu’aux premières heures du matin ? Il est probable qu’illut tout cela dans l’avenir, car il connaissait ses collègues.

Voilà Louise, la nuit du même jour, regardantle feu comme au temps jadis, mais avec un visage plus doux et plushumble. Quelles scènes l’avenir offre-t-il aux regards de la jeunefemme ? Des affiches collées sur les murs de la ville, signéesdu nom de son père, pour réhabiliter feu Étienne Blackpool,tisserand, et publier le crime de son propre fils, en faisantvaloir, autant que possible, comme circonstances atténuantes, lajeunesse et les tentations (il ne put se décider à ajouter etl’éducation) du coupable ; ces affiches appartenaientdéjà au présent. La pierre tombale d’Étienne Blackpool, avecl’épitaphe où M. Gradgrind racontait la mort de l’ouvrier,appartenait aussi, pour ainsi dire, au présent, car Louise savaitque cela devait être. Ces choses-là, elle les voyait aussi clairqu’avec ses yeux. Mais qu’apercevait-elle dans l’avenir ?

Une ouvrière, Rachel, de sonnom de baptême, qui, après une longue maladie, retourne, à l’appelde la cloche des fabriques, qui va et vient, à heures fixes, aumilieu des tisserands cokebourgeois ; une femme d’une beautérêveuse, toujours vêtue de noir, mais douce et sereine et même gaiepar occasion ; la seule âme de toute cette ville qui sembleavoir pitié d’une créature dégradée et toujours plongée dansl’ivresse, qu’on rencontre quelquefois dans la ville demandantl’aumône à l’ouvrière et pleurant auprès d’elle ; une femmequi travaille du matin au soir, qui travaille toujours, mais quitravaille par goût, sans demander rien de plus, parce qu’elleregarde le travail comme son lot ici-bas, jusqu’au moment où ellene pourra plus : Louise vit-elle cela ? En ce cas, ellene se trompait pas.

Un frère solitaire, à plusieurs milliers delieues de distance, écrivant sur une feuille tachée de larmes, queles dernières paroles de Louise avaient été prophétiques, et que cene serait pas pour lui un sacrifice de céder tous les trésors dumonde pour revoir un seul instant son cher visage ? Enfin, cefrère se rapprochant de sa patrie, dans l’espoir de revoir sa sœur,et tombant malade en route ; puis une lettre d’une écritureinconnue, annonçant qu’il est mort de la fièvre typhoïde àl’hôpital, tel jour ; et qu’il y est mort repentant,« vous regrettant et vous aimant : votre nom est ledernier mot qu’il a prononcé ? » Louise vit-elle ceschoses ? En ce cas, elle ne se trompait pas.

Se vit-elle remariée, mère, élevant sesenfants avec un amour plein de sollicitude, veillant toujours à cequ’ils restassent jeunes d’esprit comme de corps, car elle savaitque c’est là la plus belle jeunesse des deux, un vrai trésor dontle moindre souvenir devient une bénédiction et un bonheur même pourles plus sages ? Louise vit-elle cela ? Hélas ! ellese serait trompée.

Mais se vit-elle entourée et aimée par lesheureux enfants de Sissy ; se vit-elle devenue savante dans lalittérature des contes de fées, persuadée qu’aucune de ces joliespetites imaginations innocentes n’était à dédaigner, ne négligeantrien pour apprendre à connaître ses semblables, même les plushumbles, pour embellir leur existence mécanique et réelle, à l’aidede ces grâces et de ces jouissances imaginatives sans lesquelles lecœur de l’enfance se flétrit, sans lesquelles la maturité physiquela plus robuste n’est moralement qu’une mort absolue, sanslesquelles la prospérité nationale la plus apparente, la mieuxdémontrée par des chiffres, ne ressemble, au bout du compte, qu’auxprophéties menaçantes écrites sur la muraille pour les convives dufestin de Balthazar ? se vit-elle exerçant ainsi la charité,non par suite d’un vœu romanesque, ni d’une obligation téméraire,ni d’une association de Frères ou de Sœurs, ni d’une promesse, nid’une convention, ni d’un costume de fantaisie, ni d’un désirvaniteux ; mais simplement pour accomplir un devoir qu’ellecroyait avoir à remplir ? Louise se vit-elle ainsi ?Alors elle ne se trompait pas.

Cher lecteur ! il dépend de vous ou demoi que ces choses-là arrivent ou n’arrivent pas dans la limiterespective de nos deux sphères d’action. Eh bien ! alors,qu’elles arrivent ! Nous en aurons le cœur plus léger,lorsque, rêvant au coin du feu, nous regarderons un jour lescendres de notre foyer blanchir et s’éteindre.

FIN

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