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Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

Les Ténébreuses – Tome I – La Fin d’un monde

de Gaston Leroux

 

 

À Madame Jeanne Gaston LEROUX, à ma chère femme, je dédie cet ouvrage en hommage de mon amour et de ma reconnaissance.

G. L.

 

Chapitre 1 COUPS DE PIOCHE SOUS UN EMPIRE

 

L’homme déposa, un instant, sa pioche, et d’un revers de main essuya son front en sueur.

Au sein des ténèbres, dans ce trou, il n’était éclairé que par le rayon sournois d’une petite lanterne accrochée au-dessus de lui, à la paroi. Sa figure apparaissait alors avec un funèbre relief.

Certes ! elle n’était point d’un jeune homme, mais la vie farouche qui l’animait n’annonçait point un vieillard.

Ce masque semblait avoir été modelé à la fois par la douleur et par la fureur.

Ce dernier sentiment éclatait surtout quandl’homme reprenait son pic et le lançait à toute volée contre cettepierre dure qu’il émiettait autour de lui.

Le geste qu’accompagnaient tant de feu dans leregard et un rayonnement si hostile de toute la face ravagée étaitterrible. Le terrassier, quand il frappe, ne trahit extérieurementque l’effort ; cet homme travaillait comme on tue.

Contre quoi ou contre qui cet hommetravaillait-il donc, au fond de son trou ?…

Il avait, derrière lui, des paniers qu’ilremplissait, entre deux coups de pioche, des débris de son œuvresouterraine. Un moment, il regarda sa montre, qui était suspendueau même clou, où il avait accroché sa lanterne. Et il cessa sontravail après avoir poussé un soupir redoutable.

Courbé, chargé de ses outils et de ses panierslourds, sa petite lanterne à la ceinture, il se glissa dansl’étroit boyau qu’avait creusé son travail de fourmi et il setrouva bientôt dans un caveau déjà tout encombré de la terre qu’ily avait apportée. Là aussi se trouvaient ses vêtements de rechangeet, après qu’il eut quitté la défroque qui le couvrait pourreprendre ses habits ordinaires, l’homme ne fut plus qu’unlaquais.

Il quitta le caveau et en refermasoigneusement la porte.

Il se trouvait au pied d’un étroit escaliersecret qu’il gravit avec force précautions, l’oreille aux écouteset appliquée de temps à autre contre la paroi.

Ainsi frôlait-il, sans qu’on en eût même lesoupçon, des appartements dont il connaissait assurément la vieintime, car si ses gestes étaient pleins de prudence, ils étaientaussi sans hésitation.

Après avoir monté la hauteur d’environ deuxétages, il se trouva en face d’un panneau contre lequel il s’appuyaet qui céda doucement à sa pression.

L’homme avait éteint sa lanterne. Il restadans le noir, sans faire un mouvement, quelques minutes. Et puis,sous ses mains tendues, la double porte d’un placard s’ouvrit.L’homme était dans le placard.

Il en sortit.

Il se trouva alors dans une pièce faiblementéclairée par une veilleuse. Cette veilleuse était posée sur unetable, non loin d’un lit où reposait un jeune homme dont le sommeilparaissait agité par quelque mauvais rêve.

Le laquais s’était arrêté, n’ayant pu retenirun mouvement d’angoisse en découvrant que la chambre qu’iltraversait et qu’il devait croire déserte était, cette nuit-là,habitée.

Des minutes passèrent pendant lesquelles lelaquais ne bougea pas plus qu’une statue.

Le jeune homme, cependant, ne cessait de seretourner sur sa couche. Enfin, lui aussi resta quelques instantsimmobile et sa respiration devint plus régulière.

Alors le laquais fit quelques pas.

Il se dirigeait vers la porte, sur la pointedes pieds.

Il devait passer devant le lit… très près dulit. Dans le moment qu’il en était le plus près, le dormeurs’éveilla soudain, ouvrit à demi ses paupières lourdes, aperçutl’homme et se souleva aussitôt sur son coude avec un gémissementd’effroi.

– Zakhar ! murmura-t-il.

Le laquais, dont l’angoisse était à soncomble, regardait bien en face ce jeune homme à demi éveillé etdont la poitrine haletait, dont la bouche bégayait :

– J’appelle Prisca dans mon rêve, et c’estZakhar qui vient !

Il retomba comme une masse inerte ; sespaupières s’étaient refermées, ses mains s’agitèrent un instantcomme pour repousser la vision qui traversait son cauchemar… puis,une fois encore, il ne bougea plus.

Le laquais s’approcha du lit, plus prèsencore, et regarda le dormeur avec une expression qui changeait dutout au tout sa physionomie. Là, il n’y avait plus rien de l’hommefarouche qui tout à l’heure creusait la terre avec des airs dedamné, avec des gestes qu’ont seules certaines créatures marquéespar le destin pour des besognes d’enfer. Cette figure était toutamour !…

Le redoutable vieillard qu’habillait unelivrée soupira. Et il y avait encore un abîme entre le soupir quiavait gonflé sa poitrine dans le souterrain et celui qui s’exhalaitde ses lèvres blêmes penchées sur un front de vingt-cinq ans.

Il s’éloigna enfin du dormeur, considéra uninstant le verre posé sur la table, près de la veilleuse ; ille souleva, l’examina, le reposa.

Puis, il gagna la porte, l’ouvrit, lareferma.

Il se trouvait dans un corridor éclairé parune ampoule électrique.

Presque aussitôt, un officierapparut :

– Ah ! Zakhar ! j’allais techercher : l’empereur te demande !

– Que dis-tu ? répliqua sourdement levalet, il ne repose donc pas ?

– Il n’a pas dormi de la nuit et il teréclame !

– Tu étais de garde au palais et tu ne m’aspas prévenu qu’Ivan était de retour à Tsarskoïe ! lui soufflaZakhar à l’oreille, en lui montrant du doigt la porte de la chambreoù dormait ce jeune homme qui avait des cauchemars siinquiétants.

– Je l’ai su trop tard pour te prévenir etj’étais averti que tu travaillais déjà ! Aussitôtarrivé, Ivan a voulu se coucher ; il était d’une humeur dedogue enragé. Je l’ai accompagné dans son appartement et je l’aicalmé avec un bon narcotique…

– Par la Vierge ! une autre fois ;tu mettras une dose plus forte, Serge Ivanovitch ! Quand jesuis sorti de la muraille, il s’est dressé sur sa couche et m’aregardé avec horreur ! Il a cru qu’il rêvait !Heureusement ! Songe à ce qui eût pu sortir de toutceci !…

– Il te tuerait sans aucun remords !C’est un jeune homme à cela, assurément !… Mais va donc,Zakhar ! l’empereur…

– L’empereur attendra ; quant à Ivan,c’est un jeune homme à me tuer assurément et, assurément aussi, jesuis un vieillard à me laisser tuer par lui sans dire ouf !comprends bien cela !

– Je comprends bien cela et encore d’autreschoses et tout ce que tu voudras, Zakhar !… Et si tu veuxque je parle au grand-duc Ivan, demain…

– Il est si jeune ! il est sijeune ! soupira Zakhar… Qu’est-ce que devient sa chèrehistoire d’amour avec la petite du canal Catherine ?

– C’est toujours gracieux comme tout, et àmourir de rire ! fit l’officier en souriant, et cependantZakhar, je ne te conseille pas d’en rire devant lui.

– Oui ! oui ! c’est un jeune hommefrais comme l’œil, et avec cela il a un courage de tigre. Mais jecrois que le temps est venu de lui parler, de lui accrocherquelque chose au cœur, de solide ! n’est-ce pas ton avis,Serge Ivanovitch ?

– Tout à fait mon avis ! Tout à fait monavis ! Chut ! du bruit chez la grande-duchesse !

– Nadiijda Mikhaëlovna ne dort donc pas, ellenon plus ?

– On ne sait jamais ni qui dort ni qui veilledans ce sacré palais !… Elle bavarde peut-être encore avec laWyronzew !

– Non, non ! ça, je sais que la Wyronzewest chez l’impératrice et qu’elles en ont toutes deux pour jusqu’àl’aurore à s’en raconter sur le Raspoutine !…

– C’est toujours pour demain, lesraspoutinades de l’Ermitage, tu es sûr de cela,Zakhar ? demanda l’officier en français.

– Sûr, absolument sûr… tout le serviced’honneur a reçu ses convocations… Écoute, Serge ! Voilà unebonne occasion pour parler à Ivan… mais je vais chez Sa Majesté… Sije n’arrivais pas quand elle m’appelle, elle en ferait une maladie…Où vas-tu, toi ?

– Moi, répondit l’officier, je rentre chezmoi ; mon tour de garde est fini !

– Eh bien, bonne nuit ! tu es un bravegarçon !

Deux minutes plus tard, Zakhar, second valetde chambre de Sa Majesté, entrait dans la chambre del’empereur.

Il le trouvait dans son lit, mais les drapsétaient à demi rejetés et il était assis et pâle comme ses draps.Il fit signe à Zakhar de refermer la porte et de pousser lesverrous.

– Les autres portes ! regarde derrièreles autres portes ; assure-toi que nous sommes seuls ! Ehbien ! viens, maintenant ! approche !… qui doncest entré aujourd’hui dans ma chambre ?…

– Moi ! répondit Zakhar… moi et pasd’autre !

– Toi ! et pas d’autre !… Tu n’aspas assuré le service à toi tout seul !… je ne te croispas !

– J’avais juré à Sa Majesté d’assurer leservice à moi tout seul ! Il faut me croire ou me renvoyer,batouchka ! (petit père !)

Et Zakhar se jeta à genoux.

– Relève-toi ! relève-toi et regardececi ! Sais-tu ce que c’est que ceci ?

L’empereur tendait d’un geste, à la foisimpératif et tremblant, une feuille de papier que Zakhar ne pritpas…

– Non ! je ne sais pas ce quec’est ! Je jure à Sa Majesté que je ne sais pas ce quec’est !

– Alors, tu vois bien qu’il est entréquelqu’un d’autre que toi ici !… J’ai trouvé cela sous monoreiller ! Oh ! pas tout de suite ! Pas tout desuite ! Ce n’est qu’au milieu de la nuit que je me suisréveillé et que ma main, tout à fait par hasard, a rencontré ce plisous mon oreiller !…

– Eh bien, sire ! Je ne puis dire qu’unechose à Votre Majesté, c’est que ce pli a été apporté làpendant qu’elle dormait ! car c’est moi qui ai assuréle service de Sa Majesté hier soir, comme tous les soirs, depuisdeux mois que Sa Majesté m’honore de sa faveur, et je puis jurer,sur la Vierge de Kazan, à Sa Majesté, que ce pli ne se trouvaitpoint sous son oreiller hier soir, car c’est moi qui ai posé lesoreillers, moi-même !

L’empereur soupira : pendant que jedormais ! Et il répéta cette phrase encore avec unfrisson. Il ne manquait point de bravoure, cependant… il avaitmaintes fois affronté l’attentat dans la rue, mais il avaitpeur la nuit, chez lui, de tout ce qui se passait autour de luidans les ténèbres et de tout ce que l’on y chuchotait derrière lesmurs.

Un jour, il avait dit au maréchal de la courqui voulait doubler la garde du palais Alexandre :« Doubler la garde ? Pourquoi faire ? Ellen’empêchera pas de passer ceux qui ont le droitd’entrer ! »

– Passe-moi ma robe de chambre, Zakhar !…Comme tu as été long à venir… et tu viens pour me raconter celaqu’on a apporté cette chose pendant mon sommeil !… Sais-tubien qu’il n’y a qu’une personne qui pouvait venir ici pendant monsommeil ? As-tu réfléchi à cela ?

– Oh ! fit Zakhar en faisant deux pas enarrière et en affectant le plus grand trouble… Non !non ! que Sa Majesté oublie ce que j’ai dit : par laVierge de Kazan, je n’avais pas réfléchi à cela !… Je voisqu’il vaudrait mieux tenir sa bouche close éternellement !…Mais comment faire, quand le petit père m’interroge ?

– Lis ! je veux que tu lises !…Donne-moi un peu d’eau sucrée ! Remue le sucre !… écrasebien le sucre !… lis, je le veux !

Et l’empereur but le verre d’eau sucréependant que Zakhar lisait.

Nicolas ne quittait pas Zakhar des yeux :voici ce que le valet lut sur cette feuille, qui était une page devieux missel grec décoré de figures d’Apocalypse, au travers delaquelle on avait écrit :

« Le « Novi » ou lamort !… »

Le Novi, le « Nouveau »,c’était le nom que les fanatiques donnaient à Raspoutine.

Zakhar remit la feuille à SaMajesté :

– Eh bien ? interrogea l’empereur.

Le valet se taisait toujours.

– Ah çà ! m’entends-tu ? Je tedemande ce que tu penses de cela.

– Qu’est-ce que vous voulez que je pense,Votre Majesté ? Je pense que ceci a été mis là pour influencerVotre Majesté et l’inciter à rappeler Raspoutine auprès d’Elle dansle palais ! Ce pauvre Raspoutine doit bien souffrir d’avoirété si longtemps éloigné de l’empereur, lui qui l’aimetant !

– Raspoutine ou la mort !… Rien quecela ! fit tout haut Nicolas avec un sourire inquiet. Voilàqui est catégorique. Qu’en dis-tu ?

– Oh ! en ce qui concerne la menace quiest inscrite sur cette feuille, je l’estime sans importance,assurément ! témoigna Zakhar.

– Moi aussi ! Moi aussi ! approuvaNicolas de sa voix blanche. Ce n’est pas cela qui me fait peur,certes !… La mort ! J’en suis menacé chaque jour, etpersonne ne sait quand la mort vient et il y en a qui meurentsubitement et même violemment, par le fer ou le poison ou toutautre instrument, sans avoir reçu aucun avertissement. Nous sommestous dans la main de Dieu !

– Tous ! tous ! Nous sommes tousdans la main de Dieu, batouchka ! Mais la main de Dieu estpuissante et protège Votre Majesté ! Elle l’a toujoursprotégée.

– Est-ce que tu aimes Raspoutine, toi ?interrogea brusquement l’empereur.

– Comment ne l’aimerais-je pas ? Il aimetant Sa Majesté ! Il prie nuit et jour pour Elle, cela estconnu, on ne peut pas dire le contraire !

– C’est un saint, n’est-ce pas ?

– Un grand saint, assurément. Il y en a quidisent que c’est plus qu’un saint !

– Qu’est-ce que tu entends par « plusqu’un saint » ?

– J’entends que Dieu le père n’a rien à luirefuser et qu’il l’aime comme son fils, comme son propre fils surla terre ! Raspoutine fait les miracles qu’il veut, cela aussiest connu ! Il guérit les malades. Il n’a qu’à les toucher…Voilà ce qu’on dit dans le peuple, et pas seulement dans le peuple…voilà ce qu’on dit partout ! du haut en bas !

– On dit beaucoup de choses, je le sais, surle Novi. Et je ne sais pas ce que l’on doit croire de toutce que l’on dit.

– Oh ! Votre Majesté est la lumière même.Elle éclaire tout. Elle doit lire dans le cœur de Raspoutine…

– Ce n’est pas de cela que je te parle…Qu’est-ce que c’est que ces cérémonies auxquelles ont assistéles dames de la cour ? Tu as entendu parler de cela,certainement !… Ne fais pas l’ignorant ou tu pourrais t’enrepentir !… Réponds-moi avec vérité…

– Toujours, toujours avec vérité, VotreMajesté ! Mais qu’est-ce qu’un humble serviteur peutsavoir ? Qu’est-ce qu’il peut savoir ?

– On a dit qu’il se passait là des chosesextraordinaires…

– Votre Majesté, il n’est pas impossible qu’ilse passe là des choses extraordinaires. Raspoutine est siextraordinaire lui-même ! Comment ne se passerait-il pas deschoses extraordinaires ? Mais certainement, ce sont des chosesnécessaires, sans quoi, par la grâce de Dieu, elles ne sepasseraient pas !

– Écoute !… Tu m’as dit tout à l’heurequ’il n’y avait qu’une personne qui ait pu pénétrer cette nuit dansma chambre.

– Je n’ai pas voulu dire cela ! J’ai dità Sa Majesté que je n’avais pas réfléchi à cela ! Ayez pitiéde votre serviteur, batouchka !

Et Zakhar se rejeta à genoux.

L’empereur l’y laissa quelque temps. Ilsemblait réfléchir profondément.

– Écoute, reprit-il, je vais te poser unequestion… Et puis, non ! retire-toi et va prévenir la premièrefemme de chambre que je veux voir sa maîtresse sur-le-champ…

Zakhar se leva, salua et s’apprêta à sortir.Alors, Nicolas le retint :

– Et puis, non ! rentre chez toi !Va te reposer ! Je n’ai plus besoin de toi !

Zakhar disparut.

Nicolas ouvrit une porte, traversa uneantichambre et frappa à une autre porte. Une voix féminine,effrayée, demanda qui frappait.

– C’est moi ! répondit l’empereur.Ouvre-moi ! ouvre-moi tout de suite !

La porte fut ouverte et Nicolas se trouva enface de la première femme de chambre, qui avait roulé autour d’elleun saut de lit et qui paraissait ahurie de voir l’empereur à cetteheure.

– Faut-il que je prévienne SaMajesté ?

Mais Nicolas n’eut même pas à répondre. Prèsde la petite pièce où reposait la femme de chambre, par une porteentr’ouverte, une voix parvenait jusqu’à eux :

– Qu’est-ce qu’il y a, Nadège ?

L’empereur s’avança, pénétra dans la chambreet referma la porte.

Cette pièce était doucement éclairée par unelampe veilleuse sur une table et par les petites lumières quifaisaient une auréole aux saintes images sur un autel suspendu,contre la muraille.

Dans son grand lit de milieu, l’impératriceAlexandra, soulevée sur un coude, voyait venir à elle Nicolas avecnon moins de stupéfaction que, tout à l’heure, la première femme dechambre elle-même.

– Qu’arrive-t-il, Nikolouchka ?

Nicolas, pour toute réponse, glissa sous lesyeux de l’impératrice la feuille de missel :

– Voici ce que j’ai trouvé sous monoreiller ! fit-il simplement.

– C’est abominable ! déclara Alexandra.Il faut remettre cela au maréchal de la cour, pour qu’il ordonneune enquête et qu’il avertisse au besoin le maître de police… C’estle fait, assurément, de quelque domestique, et ceci est d’autantplus regrettable que Raspoutine va être encore rendu responsable decette stupidité !

– De ce crime, répliqua froidement Nicolas,qui s’efforçait de paraître calme et qui n’osait pas regarderAlexandra en face !

Il l’aimait toujours, mais depuis longtemps ilpensait qu’elle ne l’aimait plus… On lui avait prouvé cela ou à peuprès prouvé et il avait été assez faible pour traiter ces choses decalomnies, sans être sûr de quoi que ce fût… s’il avait été sûr dequelque chose de ce genre, il eût été trop malheureux ! Maisil avait été bien malheureux tout de même… Et personne n’avaitl’air de s’en apercevoir.

– Oui, c’est un crime, répétait-il avec force,un crime de lèse-majesté… et il ne peut venir que d’ici !

Il avait parlé précipitamment, car il sentaitbien que s’il avait attendu encore cinq minutes, il n’aurait pas eule courage de formuler son accusation.

– Que veux-tu dire ? éclataAlexandra.

Et elle se releva tout à fait de sa couche, etcomme son épaule était dévêtue, Nicolas ne put la regarder sansrougir.

Au fond, il était timide comme un enfant.Cette femme avait toujours fait de lui ce qu’elle avait voulu, mêmedepuis qu’elle ne l’aimait plus…

Nicolas n’avait point de volonté, il n’avaitque de bonnes intentions et de l’honnêteté.

Dans son désarroi, il avait cherché autour delui quelqu’un à qui se raccrocher, et on lui avait jeté dans lesbras ce mage qui, avec ses diableries enveloppées de parolesd’évangiles, n’avait pas été long à le subjuguer ! Encore, aubout de quelque temps, avait-il dû l’écarter du palais, sur lamenace proférée par ses oncles et par presque toute la famille derompre avec la cour… C’est alors que les grands-ducs lui avaientrévélé des faits extravagants, ces histoires d’orgies menées parRaspoutine où les grandes dames de la cour étaient abominablementmêlées. C’est alors que l’on avait osé lui faire comprendre que latsarine elle-même n’était point étrangère à de tellespratiques…

Cela, certes, il ne l’avait pas cru, mais ilavait été trop touché lui-même par la force de suggestion du mageet il savait trop l’impératrice sous l’influence de ce dernier pourn’avoir pas redouté qu’elle n’en vînt à faire un jour comme lesautres !

Raspoutine avait donc été éloigné ! Mais,depuis, Nicolas n’avait plus de repos !

Sans compter qu’il ne savait au juste s’ilavait eu raison ou tort d’agir ainsi.

Il avait prié ardemment les saintes icônes devenir à son secours, il leur avait demandé ce qu’il fallait faire.Pour toute réponse, il n’avait trouvé que ce mot, sous sonoreiller : « Le Novi ou lamort ! »

À la question fulgurante d’Alexandra, il nesavait que répondre. Maintenant, il regrettait de l’avoir accuséesi directement et il tenta d’expliquer :

– J’ai pensé que ceci ne pouvait venir que devotre personnel !

– Non ! non ! tu ne te serais pasdérangé pour si peu !… Tu as cru que cela venait de plushaut !…

– C’est possible ! Nadiijda Mikhaëlovnaest capable de tout pour m’impressionner dès qu’il s’agit de sonRaspoutine !

– Laisse donc la grande-duchessetranquille !

– Je sais que la Wyronzew est encore venue tevoir tantôt… la Wyronzew est enragée !… véritablement unefemme enragée !…

– Je sais que vous la détestez ! fit latsarine, calmée par l’humilité de Nicolas… Elle est incapable d’uneaussi basse action !… Quel que soit l’auteur de cetteignominie, pour moi celle-ci n’a eu d’autre but que de vousrappeler que vous avez exilé d’ici un homme qui ne vous a jamaisfait que du bien et qui prie Dieu nuit et jour pour vous !

Cette répétition d’une phrase qu’il avait déjàentendue dans la bouche d’un laquais donna profondément à réfléchirà Nicolas, qui s’assit, toujours sans regarder la tsarine.

Alexandra se rendit compte de ce qui sepassait dans l’esprit de l’empereur (elle le connaissait si bien,son Nikolouchka !) Elle reprit d’une voix adoucie :

– De son dévouement vous ne pouvez pasdouter ! et cependant vous avez traité cet homme comme votrepire ennemi !…

– Vous savez, répliqua-t-il en baissant leton, à quelles instances j’ai dû céder ! Vous n’étiez pas,vous-même, d’avis de rompre avec mes oncles ; cela aurait faitun gros scandale…

– Sans doute, acquiesça-t-elle, mais,Nikolouchka, il ne pouvait s’agir que d’un éloignement passager… etvotre rigueur est sans exemple !

– J’ai encore vu mon oncle hier…

– Je sais ! je sais !… C’estpourquoi je ne devrais point m’étonner de ce qui arrive cesoir ! Ces gens-là ont ici une valetaille qui leur est toutedévouée, si j’en excepte votre Zakhar ! Si vous aviez un peude volonté, Nikolouchka ! vous feriez maison nette !

– Et pour mettre qui à la place, je vous ledemande ? des inconnus ?… Du reste, j’ai beau les voirdepuis longtemps, tous ceux qui sont ici me restentinconnus, soupira-t-il douloureusement.

– À qui la faute, Nikolouchka ? Les plusgrands dévouements, vous les écartez ! Nul ne peut être sûr devotre appui !… Moi-même, j’ai été plus d’une fois victime deceux qui se disaient vos amis et dont vous avez dû vous séparerdepuis, quand vous les eûtes mieux connus !

Nicolas ne répondit rien et resta la têtebasse.

– Que vous a dit votre oncle ?

– Mais rien d’important.

– Pardon ! je vous parlais tout à l’heuredu Novi et vous m’avez parlé immédiatement du grand-duc…C’est donc qu’il vous a entretenu de Raspoutine ?

– Eh bien, oui ! et je suis venu surtoutpour vous parler de cela.

– Ah ! enfin ! je vous écoute,Nikolouchka !

– Il m’a dit que Raspoutine était la fable dela ville et de toute la colonie étrangère à cause de sespratiques…

– Quelles pratiques ?

– Demandez à la Wyronzew ! Elle vousrenseignera ! Et même à Nadiijda Mikhaëlovna ! Il s’estpassé des scènes effroyables, chez elle, à Petrograd… et il y avaitencore des femmes de la cour, des femmes de votre service ; cequ’on m’a raconté est abominable !

– Faut-il tout croire ?

– Je suis heureux de vous savoir dans cetteignorance, soupira Nicolas… car si j’apprenais jamais…

– Quoi ?

– Rien ! rien ! Ne parlons plus deces horreurs ! s’écria Nicolas en se levant.

« À cette idée, je deviens fou ! QueDieu vous protège… Je vous demande pardon de vous avoirdérangée…

Il marcha hâtivement vers la porte.

– Voilà dans quel état une conversation avecvotre oncle vous a mis !

– Non ! non ! gémit-il… C’est cepapier ! « Le Novi ou la mort ! » Àmoi, à moi, le tsar !

La voix douce d’Alexandra le suivit etl’arrêta net dans sa fuite :

– Et si cela voulait dire : ou lamort de votre âme, Nikolouchka !… Et si c’était unavertissement des saintes images ? Car enfin l’avez-vousvu faire des miracles, oui ou non ?

– Oui, c’est un homme étrange !

– C’est l’homme de Dieu, Niki ! c’est leNovi !

Nicolas soupira encore et quitta lachambre.

Rentré dans son appartement, il se mit àgenoux devant les saintes icônes qu’éclairaient les petites lampesardentes…

Quand il se releva, il prit dans ses mains sonpauvre front appesanti… et il resta longtemps ainsi, comme essayantde se suggestionner lui-même… Ah ! vouloir !vouloir !…

Et puis, très las, effroyablement las, ilouvrit une fenêtre et s’accouda au-dessus de la nuit.

Le parc était tout noir… Tout au fond, ilapercevait çà et là la pâleur des grands murs qui fermaient sonpalais comme une prison…

Et par delà les murs il entendait parfoisl’appel d’une sentinelle ; et puis, c’était encore le silence,le mystère… l’éternel mystère.

Et lui était au centre de ce mystère, mystèredu palais, de ces jardins… Et par delà les murs, le mystère de sonempire qui lui échappait, auquel il ne comprenait plus rien… et pardelà l’empire, le mystère de son propre destin…

Dans sa détresse, sur le fond des ténèbres sedétacha peu à peu la figure de l’Autre, de l’Autreempereur, qui avait été souvent sa force occulte, qu’il avaittoujours senti derrière lui, à côté de lui, comme son grand frèred’Orgueil et de Pouvoir, comme la seconde face de laToute-Puissance autocratique sur les peuples, de l’Autredont il entendait, encore la voix qui lui parlait de leur missiondivine sur la terre et qui, au nom de cette mission divine, luifaisait signer, dans le désert des flots de Bjoërkoë, ce traitéd’alliance qui n’était point dans le programme de son père et queses hommes d’État avaient déchiré à son retour, comme on déchireles mauvaises pages entre les mains d’un enfant qui a mal comprisson devoir… de l’Autre qui s’était joué de lui et quil’avait jeté dans cet affreux chaos.

Un instant, il tendit éperdument ses brastremblants vers l’Autre !… et ses lèvresmurmurèrent :

– Qu’as-tu fait ? qu’as-tu fait demoi ?… que va-t-il advenir de nous l’un sansl’autre ?

Eut-il une vision de son dernierdestin ?… et aussi du dernier destin del’Autre ?… Au matin, quand Zakhar pénétra dans sachambre, il le trouva étendu sur le parquet, sans connaissance…

Chapitre 2LA LEÇON INTERROMPUE

– Bonjour, mon amour !…

– Pierre Féodorovitch, voulez-vous êtresérieux, je vous prie ! D’abord, à cette heure-ci, vous pouvezme dire bonsoir ; et vous êtes en retard, monsieur. Vous aurezun mauvais point.

Et Prisca retira doucement la main que Pierreavait portée à ses lèvres avec un peu trop d’effusion. Le jeunehomme soupira en lui souriant, puis promena son regard avecsatisfaction sur tous les objets charmants qui entouraient labien-aimée. C’était toujours avec une joie nouvelle qu’ilretrouvait la douce atmosphère de ce modeste appartement du canalCatherine, ces fleurs éclatantes cueillies dans leurs promenadesaux îles enchantées de la Néva, ces bibelots « vieuxrusse », les « babas » énormes au ventre de buispeinturlurés avec une naïveté paysanne, et, se balançant à lafenêtre, la petite flasque habillée d’osier qui avait contenu duchianti, souvenir d’une dînette à Oranienbaum, muée en pot defleurs pour les premières roses de la saison.

– Bonjour ? bonsoir, fit-il, est-ce qu’onsait jamais, avec ce merveilleux printemps ? Nos nuitsblanches ne ressemblent-elles pas aux plus beaux des jours !Depuis que je vous connais, Prisca, il y a dans mon cœur et sur mesyeux une éternelle aurore…

– Poète !… Poète !… Il ne s’agit pasde poésie, mais bien de votre leçon.

– Poète !… serait-ce un reproche de votrepart ? fit-il avec exaltation. Vraiment, il pleut du sangautour de nous. Prisca, mon amour, le monde est en proie auxvautours, ma chère petite colombe ! si tu veux que nos cœursne se gonflent pas d’horreur, laisse-les se remplir derayons !… Pourquoi pleures-tu ?… Tu pleures, Prisca, tupleures !… Pleures-tu sur l’horreur du monde ! pleures-tusur notre amour ?…

– Je pleure parce que vous faites encore lefou ! Vous ne serez donc jamais raisonnable ? Vousm’aviez promis d’être un élève bien sage ! Hélas ! c’estfini de jouer !…

– De jouer ! s’écria Pierre, impétueux,de jouer !… Vous appelez notre amour un jeu, Prisca !

– Je ne vous ai jamais dit que je vous aimais,Pierre Féodorovitch !…

– En vérité, répliqua l’autre, en fronçant lessourcils, je vous défie de me dire que vous ne m’aimezpas !…

Elle se leva à son tour, très pâle. Ellesemblait se soutenir avec peine.

Elle fit, presque à voix basse :

– Il faut nous dire adieu, Pierre, c’est toutce que j’ai à vous dire ! Et pardonnez-moi, mon ami, tout estde ma faute !… Je suis cruellement punie…

– Mais je ne vous comprends pas !… Maisje ne vous comprends pas !…

Elle eut un geste vague et il put croirequ’elle allait s’évanouir. Il la retint dans ses bras frémissants.C’était la première fois qu’il la tenait ainsi, quasi pâmée. Il sepencha sur ce visage adorable, sur toute cette faiblesse amoureuse,et ses lèvres n’étaient pas bien loin des lèvres de Prisca quandcelle-ci, retrouvant soudain ses forces, l’écarta doucement maisrésolument en lui disant :

– Allez-vous-en ! Allez-vous-en !…Il faut que vous vous en alliez !… Je vous écrirai…

Ils étaient maintenant face à face, aussipâles l’un que l’autre, et ils se regardaient tristement. Ilsétaient beaux tous les deux. Elle était brune avec des yeux d’azurclair pleins d’une douceur étrange. C’était le mélange du Nord etdu Midi, l’union de deux races qui avait produit ce chef-d’œuvreplein de fraîcheur, de charme, de langueur et auquel il ne manquaitpoint cependant une certaine force, une énergie évidente, unepuissance de volonté qui étonnait toujours chez Prisca, dans lemoment qu’on la croyait la plus nonchalante et la plus docile,gracieusement abandonnée au cours des heures.

Française, née d’une mère italienne, qui avaitété célèbre pour son art et par sa beauté, et d’un grand industrieldu Nord, qui s’était ruiné quelques années avant la guerre dans uneentreprise qui semblait devoir doubler sa fortune, orphelinemaintenant et réduite à ses propres ressources, elle avait regardéla misère sans peur et n’en avait pas été touchée. Parlantcouramment quatre langues, et désireuse de voyager, elle étaitpartie pour la Russie, où l’attendait une place des plus honorableset des mieux rétribuées auprès d’un des plus puissants tchinovnicksdu ministère des Affaires étrangères. Elle eût aimé, en toutesimplicité, se consacrer quelque temps à l’éducation des deuxdernières petites filles du comte Nératof, mais le vieux seigneuravait eu tôt fait de déclarer qu’il ne pouvait se passer d’une aideaussi précieuse pour la rédaction de ses rapports diplomatiques etla traduction de sa correspondance. En même temps, il lui faisaitune cour assidue et vite scandaleuse. Elle s’en alla.

Elle était d’une fierté que rien encoren’avait salie. Elle partit en pleurant, car elle aimait déjà lespetites, qui l’aimaient bien aussi, et son cœur, qui n’avait connuque la peine, était plein d’une tendresse inassouvie.

Elle résolut de vivre librement de ses leçonset s’installa, avec ses économies, dans ce petit appartement ducanal Catherine, qu’elle fit le plus clair et le plus gracieuxpossible pour chasser les idées noires dont elle avait peine,parfois, de se défendre. Dans les salons du comte, elle s’étaitcréé quelques relations qui lui furent utiles, et la comtesseelle-même, qui lui savait gré de son départ et de sa vertu et de sadiscrétion, l’avait aidée mieux que de ses conseils. Elle lui avaitenvoyé deux élèves venus de la meilleure société de Pétersbourg.Elle dut bientôt en refuser.

Elle avait refusé tout d’abord, par exemple,de donner des leçons à Pierre Féodorovitch, qu’elle ne connaissaitpoint et qui s’était présenté un soir assez inopinément, forçantpresque sa porte, avec la seule recommandation de son uniforme àliséré d’étudiant. Elle crut même reconnaître en lui une certaineombre qui l’avait suivie dans sa dernière promenade aux îles.

L’étudiant était parti, furieux, mais nondésespéré, car il renouvela ses vaines tentatives et écrivit deslettres pleines de fautes de français qu’il soulignait lui-même enajoutant en marge que, lorsqu’on écrivait le français comme ça, onavait absolument besoin d’un professeur ! Ces lettresamusèrent Prisca, mais ne la firent point céder. La guerre avaitéclaté sur ces entrefaites ; plus d’une année s’écoula sansqu’elle entendît parler de son étudiant. Et puis celui-ci lui avaitécrit à nouveau. Il revenait du front dans le plus méchant étatphysique et moral. Et le ton des lettres avait changé. Il y avait,cette fois, à chaque ligne, une telle désespérance de toutes choseset une telle sincérité dans la douleur qu’elle en fut émue auxlarmes. Il lui disait qu’il n’avait jamais été aimé de personne aumonde, que son père était mort, que sa mère le détestait, qu’ilétait le plus pitoyable des hommes et qu’il n’y avait qu’une chosequi pût le consoler de tant de malheurs, l’espoir de se fortifier« dans l’étude de la belle langue française », qu’ilparaissait du reste connaître à fond.

Bien que cette détresse parût proche de lasienne, elle hésita, car elle avait le pressentiment qu’elletouchait à une heure grave de son existence. L’étudiant était beau,d’une beauté mâle et charmante à la fois, avec des manièresparfaites qui dénotaient une éducation des plus soignées ;quelques-unes de ses protestations, lorsqu’elle l’avait mis sicourageusement à la porte, étaient des mieux tournées, et si bien,ma foi, qu’elle en avait conservé les termes un peu osés, quoiquetoujours polis et même délicats, dans une mémoire qui n’était pastoujours fidèle. Le ton, la voix, cette douce chanson du françaisprononcé par les Russes de la haute société n’avaient pas été nonplus pour lui déplaire.

Il n’était point jusqu’à cette atmosphère demystère dont Pierre était entouré, qui ne la séduisît, car ellecontinuait à ignorer tout de lui en dehors de ce qu’il avait bienvoulu lui confier, à savoir que sa mère, qui habitait Odessa,l’avait envoyé faire ses études à Pétersbourg pour se débarrasserde lui. Cependant, il devait lui cacher quelque événementextraordinaire, car il lui était apparu quelquefois inquiet,singulièrement agité.

Finalement, elle ne répondit pas.

Mais un soir (Pierre venait toujours le soir),elle trouva le jeune homme installé dans son cabinet de travail,malgré les admonestations de Nastia, sa fidèle servante, qui avaitla consigne de ne pas recevoir l’étudiant s’il se présentait. Elleavait grondé. Alors il avait parlé. Il avait dit qu’il n’avait quequelques semaines à passer à Petrograd, puis qu’il repartirait pourle front, où il se ferait certainement tuer, et que si elle n’avaitpoint un cœur de granit, elle lui accorderait certainement troisleçons par semaine. « Le français est très utile dans lescirconstances que nous traversons. » Il voulait paraîtreenjoué, quand il était visible qu’il souffrait réellement. Elle eutpitié. Les leçons furent accordées.

Dès la première, elle eut peur de se trouverseule avec la musique de cette voix qui l’enveloppait d’un charmeencore inconnu. Elle donna ces leçons dehors. Ce fut pis. Lespromenades étaient délicieuses, et, par moments, silencieuses, cequi devenait grave. Et puis, de temps en temps, il faisait le fou.Il glissa dans un lac des îles, en voulant lui cueillir une fleurde nénuphar, et elle poussa un cri affreux qui lui révéla à ne s’ypoint méprendre son propre état d’âme. Mais déjà Pierre larassurait et plaisantait en nageant avec aisance ; il luiordonnait de s’éloigner, de rentrer chez elle, affirmant qu’ilnagerait jusqu’à la limite de ses forces plutôt que de se montrerdevant elle, ruisselant et ridicule. Mais elle le supplia sijoliment et si tendrement, qu’ils ruisselèrent bientôt, sur larive, de la même eau ; elle l’enveloppa de son manteau qu’ilemporta et qu’elle ne revit plus.

Ces quelques scènes feront comprendre assezfacilement à quel point psychique se rencontraient maintenant lesdeux jeunes gens, à l’heure où nous les rejoignons dans la maisondu canal Catherine. Tout de même, il devait y avoir quelque chosede nouveau qu’ignorait encore Pierre Féodorovitch, car l’émoi dePrisca dépassait tout ce qu’il avait encore vu.

– Vous me chassez, dit-il… vous n’avez doncpas la patience d’attendre que des événements, dont je ne suis pasle maître, nous séparent peut-être à jamais…

Ces paroles semblèrent produire un singuliereffet sur la jeune fille et lui rendre tout son sang-froid.

– Je ne vous chasse pas, mon ami !…prononça-t-elle, en regardant Pierre bien en face, et soyez sûr queje n’oublierai jamais les quelques heures que nous avons passéesensemble… Si j’ai pu vous être de quelque secours moral dans lacrise que vous traversez, Pierre Féodorovitch, je ne regretterairien… surtout si vous me promettez de ne plus revenir, de ne plustenter de me voir… et de ne plus m’écrire…

– Pourquoi ? Mais pourquoi ?… Maispourquoi ? Que se passe-t-il ? protesta Pierre en fermantles poings avec rage. Au lieu de m’écrire, ayez donc le courage deparler !

Elle sembla hésiter encore un instant, puis sedécida :

– Je ne vous fais aucun reproche, Pierre, etj’ai toujours imaginé, vous le pensez bien, qu’il nous faudraitmettre rapidement un terme à d’aussi… dangereux enfantillages. Nem’avez-vous pas avertie vous-même que vous deviez partirprochainement pour le front ?…

– Je ne pars plus, Prisca !…

– Non, mon ami, je le sais !… mais… (etelle essaya de sourire et elle parvint à sourire)… mais vous allezvous marier !… et alors… alors, vous comprenez !… vouscomprenez qu’il serait plus convenable…

Elle s’arrêta, toujours souriante, mais sipâle et prête à étouffer… Quant à lui, il l’avait laissée dire etpuis, tout à coup, il jeta un cri :

– Moi ! jamais ! clama-t-il… quivous a dit cela ?… je veux le savoir !… et il se mit àtourner autour de la chambre comme un jeune tigre…

Elle lui tendit une lettre ; il lut etpâlit :

 

« Mademoiselle, il faut cesser vosleçons avec Pierre Féodorovitch et ne plus le revoir. C’est unconseil précieux que l’on vous donne à tous les points de vue.Pierre va se marier. Après le conseil, voici un ordre qui voussauvera de tout ennui. Quittez tout de suiteSaint-Pétersbourg ! »

 

– Notre Seigneur et les saintsarchanges ! haleta le jeune homme, vous allez me dire, Prisca,qui vous a apporté ce mot-là !

Mais, à ce moment, il fut stupéfait del’expression horrifiée avec laquelle Prisca regardait du côté de lafenêtre, et il aperçut à cette fenêtre la face hideuse et blafarded’un homme tout enveloppé d’un manteau marron avec col garni defaux astrakan…

– Lui ! soupira-t-elle !… C’est luiqui m’a glissé ce mot hier soir comme je rentrais des îles !Il m’a fait une peur !…

– Saint Serge ! gémit encorel’étudiant ! l’Okrana c’est l’Okrana !j’en suis sûr !… Ne bouge pas, Prisca, laisse-moi m’éloignerdoucement… je vais regagner la porte sans en avoir l’air… faiscelle qui continue de bavarder avec moi !… Il le faut !…je veux savoir !… il me faut cet homme !… parle !mais parle donc !…

Lentement, il avait gagné le coin du salon quiétait invisible de la fenêtre ; il s’était glissé dans levestibule et bondissait maintenant sur le quai, sous le nez desdvornicks effrayés. Dans le même moment, il se heurtait à un jeuneofficier qui sautait d’un isvô dont les chevaux se cabraienthennissants et fumants.

– Laisse-moi donc passer, Serge Ivanovitch,lui jeta Pierre, mais l’autre le retenait et l’homme de la fenêtreavait profité de l’incident pour disparaître dans la plus prochaineperéoulok (petite rue). Pierre était furieux et tempêtaitsans arriver à se défaire de l’emprise de Serge.

– Monseigneur ! lui dit Serge, àvoix basse, excusez-moi !… Ordre de l’empereur. Sa Majesté estarrivée hier du grand quartier général et vous mande en toute hâteà Tsarskoïe-Selo !

– Qui t’a transmis l’ordre ?

– Un domestique de lagrande-duchesse !

– Ma mère !… Oh ! ma mère !rugit sourdement l’étudiant ; et il sauta dans l’isvô de luxe,dont l’énorme cocher enveloppa ses deux chevaux de son court fouetretentissant.

Chapitre 3AU PALAIS ALEXANDRA

 

Aussitôt son arrivée au palais Alexandra, legrand-duc Ivan Andréïevitch fut introduit dans l’appartement de samère, la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna. Il était trèstroublé et très irrité. De toute évidence, sa mère était au courantde tout et ne devait rien ignorer de son intrigue avec Prisca, deson déguisement et de toutes les audacieuses fantaisies del’étudiant Pierre Féodorovitch, car Pierre et Ivan ne faisaient,bien entendu, qu’un seul et même personnage.

Pour le moment, il avait quitté son uniformeuniversitaire pour se sangler dans la tunique des officiers de lagarde. Dans le boudoir, il attendait, fébrile, ne pensant qu’àPrisca, car, en vérité, il l’aimait comme un fou et se sentaitcapable des plus définitives extravagances à ce sujet. Du reste,c’était dans sa nature de ne jamais faire les choses à moitié.

Zakhar, le second valet de chambre del’empereur, lui avait dit, en le conduisant chez lagrande-duchesse, que celle-ci se trouvait, dans le moment, avecLeurs Majestés, au chevet du tsarevitch, très souffrant, maisqu’elle ne tarderait pas à venir.

Enfin, la grande-duchesse entra.

Nadiijda Mikhaëlovna était encore une des plusbelles femmes de la cour. Grande dame jusqu’au bout des doigts, dumoins en public, elle avait réalisé le problème difficile d’avoirfait constamment sa volonté, d’avoir côtoyé les abîmes les plusprofonds où puisse sombrer une réputation humaine, d’y être mêmedescendue sans pour cela y laisser le plus petit morceau du manteaude considération sociale dans lequel elle tenait naturellement àrester enveloppée.

Elle avait su, non pas se faire pardonner parson monde, mais, ce qui est plus extraordinaire, lui faire oublierles aventures de sa jeunesse, qu’elle avait toujours traitées de sihaut, et avec un si suprême dédain, que ceux mêmes qui en avaientété les témoins en étaient arrivés à douter du témoignage de leurspropres sens.

À force d’avoir été hautaine, et hautainejusqu’à l’insolence, elle avait pu tout se permettre. Son mari, legrand-duc André Alexandrovitch, qui la gênait, avait eu le bon sensde mourir jeune, au cours d’une de ces orgies brutales danslesquelles il essayait de noyer le chagrin qu’il nourrissait den’être pas aimé d’une femme qu’il adorait et pour qui il n’avaitjamais existé.

Quant à son fils, le grand-duc Ivan, on peutbien dire qu’il n’avait occupé sa mère que lorsque, dès lespremières années de l’adolescence, celle-ci avait soudain découverten lui un extraordinaire esprit d’indépendance, ou plutôt uneextraordinaire indépendance d’esprit qui avait déjà, du reste, etdepuis longtemps, choqué ses professeurs.

Ivan avait une façon de voir les choses et dejuger les gens toute neuve à la cour et si parfaitementanti-traditionnelle que Nadiijda Mikhaëlovna en resta quelque tempsinterdite ; cependant, elle se remit bientôt, s’étant souvenueà temps qu’il y avait bien des raisons pour qu’Ivan n’eût pointhérité des vertus dynastiques du grand-duc défunt. Et il lui revintà la mémoire que certain prince Vladimir Sergeovitch Asslakow,qu’elle avait autrefois distingué, lors d’une villégiature de lacour à Livadia (en Crimée), avait été bien connu, lui aussi, dansson temps, pour son exaltation et ses utopies.

Fougueux, passionné dans ses écrits comme dansses paroles, ignorant toute prudence, ledit prince Asslakow, aprèsavoir eu l’infinie satisfaction d’avoir été écouté et lu pendantquelques semaines par la grande-duchesse, constata bientôt sacruelle disgrâce. Il avait lassé les bontés de la grande dame en laprenant trop au sérieux et en exigeant de l’amour là où on ne luidemandait que du plaisir.

Il était résulté de tout ceci qu’on l’avaitenvoyé se calmer à Samarkand et qu’on n’en avait plus jamaisentendu parler depuis ; seulement, quelques mois plus tard, legrand-duc André Alexandrovitch était assuré de ne point mourir sanshéritier.

Nadiijda Mikhaëlovna, dès qu’Ivan lui étaitapparu encombrant, l’avait fait voyager. Le jeune grand-duc avaiteu des aventures au Japon, d’où il était revenu au moment de laguerre de Mandchourie, en déclarant, à qui voulait l’entendre, queKouropatkine serait battu à plate couture.

Enfin, lors de la guerre actuelle, il s’étaitrendu insupportable dans tous les états-majors où il avait passé.Le ministre de la guerre Soukhomlinoff avait demandé son rappel àPetrograd, et Ivan, du reste, n’avait point protesté contre cettedéfaveur.

Inutile de dire que les rapports de la mère etdu fils étaient des plus tendus, surtout depuis que lagrande-duchesse s’était mis dans la tête de marier le grand-duc àla fille du prince Khirkof, qu’Ivan ne pouvait pas sentir.

Dès son entrée dans le boudoir, NadiijdaMikhaëlovna vit du premier coup d’œil qu’Ivan serait difficilement« maniable ».

– Enfin, vous voilà, Vania ! fit-elle enusant à dessein de ce diminutif charmant que le jeune homme avaitentendu plus souvent dans la bouche de sa « gniagnia »que dans celle d’une mère qui n’avait point de temps à perdre à lecaresser, – je suis heureuse de te voir ici, en vérité !

Ivan déposa un baiser glacé sur la main de samère, cependant que celle-ci l’embrassait sur le front avec unempressement qui l’eût mis sur ses gardes, s’il en avait eubesoin…

– Je suis venu, sur l’ordre de l’empereur,mama, répondit-il (en restant debout, bien que le geste de lagrande-duchesse le priât de s’asseoir près d’elle), mais enarrivant au palais, le grand maréchal m’a dit qu’il me fallaitd’abord passer chez vous, et Zakhar m’a conduit ici.

– C’est cela même, Leurs Majestés sont en cemoment auprès du cher petit prince, qui est de plus en plus malade…Ses saignements l’ont repris… depuis deux jours, les hémorragies necessent pas… Gosoudarinia (l’impératrice) est affolée, la pauvrechère petite âme, et Sa Majesté est revenue en toute hâte… L’enfantest dans un état de faiblesse à faire pitié, et tout le palais estdans la consternation.

Ici, Nadiijda Mikhaëlovna appuya son légermouchoir sur ses belles paupières, que l’âge n’avait pointfripées.

– Que disent les médecins ? demanda Ivanen regardant sa mère d’une singulière façon.

– Ils disent qu’ils n’y comprennent rien, etils sont épouvantés de leur impuissance… comme les autres fois,Vania ! comme les autres fois, mon enfant !…

– Eh bien, mais, répliqua Ivan, que cetteconfidence n’avait ému en aucune façon, vous n’avez qu’à fairecomme les autres fois… faites venir Raspoutine !

Et un sourire de mépris glissa sous sa jeunemoustache. La grande-duchesse soupira :

– C’est bien la seule chose qui nous reste àfaire, ne le crois-tu pas ?

– Je le crois, je le crois, mama !…

Mais Nadiijda n’osait pas regarder son fils,car elle était bien étonnée de son calme : Raspoutine était unde ces noms qu’il ne pouvait entendre sans entrer dans une colèred’enfant terrible.

Cependant, elle était trop fine pour ne passaisir l’ironie méchante qui se cachait sous ces phrases placides.Ivan avait été sévèrement morigéné déjà à propos de Raspoutine etpar Leurs Majestés elles-mêmes ; il s’en souvenait peut-être…Elle espéra qu’il était devenu plus raisonnable.

– De fait, dit-elle, tu ne nieras plus, Vania,que Raspoutine a toujours eu une puissance miraculeuse sur la santédu tsarevitch !

– Miraculeuse, en effet, c’est le mot, mamère, il n’y en a pas d’autre : puissance miraculeuse…

– Sitôt que l’homme de Dieu (et ellese signa) a été renvoyé d’ici par les intrigues de cet abominableKokovtzev (ça ne lui a pas profité, entre parenthèses, à ce cherministre), aussitôt le tsarevitch a changé de figure, et Raspoutinen’était pas à deux archines du palais que les saignements de nezavaient repris de plus belle ! Il a fallu le faire revenir,rappelle-toi, Vania ! et l’homme de Dieu n’a eu qu’à imposerles mains et nous avons assisté à une grande grâce !…

– À une grande grâce !… L’homme de Dieuest étonnant pour les saignements de nez ! exprima Ivan d’unevoix sèche, mais je pense que ce n’est point à cause dessaignements de nez du tsarevitch que l’empereur m’a demandé,n’est-ce pas ?

– Écoute, Vania (et elle se rapprocha de sonfils en lui prenant la main et en essayant de le faire asseoir surla chaise longue, à côté d’elle, mais il paraissait en bois et nese pliait point à son désir). C’est justement à cause de cela quetu es ici. Écoute ! écoute : l’empereur ne voulait pas lefaire revenir, ou, plutôt, il hésitait à le faire venir, car tusais ce qu’il a promis aux grands-ducs après la retraite de Pologneet la disgrâce de Nicolas (le grand-duc Nicolas), il leur a promisque l’homme de Dieu ne remettrait plus les pieds au palais. Alors,la tsarine s’est jetée à ses genoux et lui a dit qu’il s’agissaitde sauver leur enfant, et, que, seul, Raspoutine pourrait le tirerde là. Elle a dit aussi que tu étais le préféré du grand-duc Paulet de Féodor et des autres qui ne veulent rien entendre et que,toi, leur petit-fils chéri, à qui ils passent tout ce que tu veux,tout, en vérité, tout, tu leur ferais comprendre que le tsarevitchétant à toute extrémité… Tu vas le voir ! Tu vas le voir,Vania ! Il te fera pitié ! C’est déjà un enfant deDieu ! Et les médecins l’abandonnent. Il faut sauver letsarevitch. Il faut sauver la sainte Russie… Tant demalheurs ! Tant de malheurs ! L’empereur a fini parcomprendre, et toi aussi, tu comprendras. Toi qui n’es qu’un enfantde qui on pourrait se passer, de qui tout le monde peut se passer,tu comprends cela aussi ! Et alors, tu deviendras unpersonnage important et que l’on craindra. Et tu auras accompli unebonne action. Sans compter que si Raspoutine guérit notre cherpetit enfant sacré devant toi, il faudra le dire aussi ! Etcela fermera la bouche à tout le monde. Car on saura que ce n’estpas un mensonge, puisque l’on sait que tu n’aimes pas Raspoutine.Et on n’a jamais pu dire pourquoi, Vanioucha !

Il se laissait pétrir la main. Elle se leva,l’embrassa dans ses cheveux parfumés, et elle comprit que sa causeétait gagnée et qu’Ivan serait bien sage, qu’il ferait ce que l’onvoudrait ; autrement, il serait déjà parti depuis longtemps enarrachant ses gants et en proférant des injures contre l’homme deDieu.

Mais Ivan était arrivé persuadé que sa mèrelui parlerait du prince Khirkof, de sa fille, de leur immensefortune, de son prochain mariage et assurément aussi de Prisca,car, plus il y réfléchissait, plus il était sûr que sa mère, grâceaux services ignobles de cet affreux Gounsowsky, le directeur del’Okrana (police secrète), n’ignorait plus rien de sesrelations avec la jeune Française et que c’était la grande-duchesseelle-même qui avait fait envoyer la mystérieuse lettre de menacequi avait tant effrayé Prisca. Aussi s’était-il préparé à une scèneterrible à ce sujet, en se jurant qu’il ne permettrait à personnede se mêler de ses « affaires de cœur », comme on dit enfrançais ; de telle sorte que toute cette histoire deRaspoutine, qui, en d’autres temps, l’eût fait bondir, le laissatout à fait froid.

Il ne songeait qu’à son amour pour Prisca et àsa haine pour sa fiancée et pour toute la famille Khirkof.

Or, son cœur et son caractère étaient ainsifaits et son inquiétude secrète était telle qu’il ne put s’empêcherde parler de cette chose dont on ne lui parlait pas.

Il dit, sans avoir l’air d’attacher à sespropos un intérêt surprenant, et en se regardant dans uneglace :

– Savez-vous, mama, que j’ai rencontré hier leprince Khirkof au « Poplavok » (un restaurant de lapointe de la Néva) et que je lui ai dit carrément que je n’épousaispoint sa fille ?

Ayant dit, il continua de se regarder dans laglace ; mais s’étant rendu compte tout à coup de l’énormité dece qu’il venait de proférer, il pâlit et attendit l’explosion. Ellene vint pas. La grande-duchesse, qui fouillait dans un chiffonnier,ne tourna même pas la tête de son côté, pour lui répondre de cettedouce voix enchanteresse, qui enchaînait ses admirateurs :

– Je sais cela, Ivan ! Il y a desmoments, où tu fais vraiment le mauvais garçon. Mais tu es ainsi.On ne te changera pas le caractère, et moi je t’aime comme Dieu t’afait !… Tu réfléchiras ! Tu réfléchiras.

– C’est tout réfléchi ! exprima durementIvan, qui se montrait de plus en plus irascible au fur et à mesureque sa mère se faisait plus douce.

– Gosoudar (l’empereur) t’en parlera, monpetit fils !

Elle avait eu beau dire cela sur le ton leplus gentil du monde, le grand-duc fut frappé au cœur et il sentitqu’une colère dont il n’était plus le maître commençait à galoperdans ses veines. De pâle qu’il était, il devint soudain plus rougeque le koumatch (cotonnade rouge à l’usage des paysans) et il seretourna brusquement vers sa mère :

– Mama, je dirai à l’empereur ce que j’ai ditau prince Khirkof ! Je ne veux pas entendre parler de cemariage !

La grande-duchesse devint rouge à son tourjusqu’aux yeux et se mordit les lèvres. Elle parvint cependant à semaîtriser et ce fut d’une voix encore amie et pleine decondescendance pour les égarements de la jeunesse qu’elleprononça :

– Que t’ont donc fait les Khirkof ? EtAgathe Anthonovna (la fiancée) n’est-elle pas une jeune fille belleet douée de toutes les vertus ?

– Je n’aime pas les traîtres ! jeta Ivand’une voix sourde. Ce sont des amis de Sturmer et de ce brigand deSoukhomlinoff.

– Ivan Andréïevitch ! fit lagrande-duchesse, je vous conseille de remettre vos idées en place,avant de paraître devant l’empereur ! Vous n’êtes plus d’unâge à débiter des sottises à tort et à travers, et il ne faut pointlasser Notre Seigneur et les saints archanges ! Je vous inviteà prier avec moi devant les images pour le salut du tsarevitch, monfils !

Elle s’agenouilla devant les saintes icônesqu’entourait dans un coin le collier lumineux des petits cierges,et, avant de se mettre en prière, elle se félicita de cettediversion qui lui permettait d’interrompre une discussion quimenaçait de lui faire perdre tout le bénéfice de sa mansuétudepremière. Du moment qu’Ivan consentait à assister à la cérémonie del’imposition des mains par Raspoutine, c’était le principal.

Derrière elle, le grand-duc, très énervé, etnullement disposé à prier les saints archanges, tira machinalementson étui de sa poche et alluma une cigarette.

Tout cela eût peut-être fini, malgré leurpolitique, par un éclat décisif si le second valet de chambre de SaMajesté, Zakhar, n’était venu dire que l’empereur demandait làgrande-duchesse et son fils.

Chapitre 4COMMENT ON GUÉRIT LES SAIGNEMENTS DE NEZ

 

Ils arrivèrent dans la chambre du tsarevitchet Ivan fut étonné de la pâleur de l’enfant. Des femmes entouraientle lit. Le tsarevitch les laissait faire sans un geste, sans unmouvement de sa tête exsangue. Ses grands yeux fixaient la porte etne semblaient point voir ceux qui entraient. Un petit autel toutembrasé de cierges et sur lequel on avait déposé les saintes imagesavait été dressé dans un coin. Sur deux prie-Dieu étaientagenouillés l’empereur et l’impératrice.

Autour d’eux, à genoux, sur le plancher,priaient une demi-douzaine des plus grandes dames de la cour. Àdroite, à côté de la grande maréchale,Mme Wyronzew, la directrice de l’une des ambulancesde Tsarskoïe-Selo, grande amie de l’impératrice, se faisaitremarquer par son zèle. Deux autres dames d’honneur pleuraientdoucement en se frappant la poitrine. Derrière ces dames, toujoursà genoux, le sergent Derevenko, sous-gouverneur du tsarevitch,faisait peine à voir par son désespoir. À la porte, Zakhar, lesecond valet de chambre, qui avait introduit la grande-duchesseNadiijda et son fils, s’était agenouillé.

Nadiijda alla en faire autant auprès deMme Wyronzew. Quant à Ivan Andréïevitch, ils’avança vers le tsarevitch et, s’inclinant, lui baisa sa petitemain si pâle. Sa mère se retourna vers lui pour lui fairecomprendre qu’il devait s’agenouiller comme les autres, et ils’agenouilla à côté de Mme la grande maréchale.

Presque aussitôt, on entendit un grand bruitde pas dans les corridors, et un murmure de voix qui s’élevaitcomme une litanie. Ivan regarda du côté de la porte et vit queZakhar se levait précipitamment, relevant un pan de la tapisserie.Alors le cortège entra. À part les quatre petites grandes-duchessesqui étaient allées au-devant de l’homme de Dieu et qui leramenaient en le tenant par les plis de sa tunique, il n’y avaitque des hommes autour de Raspoutine. Et c’étaient les premiersdignitaires de la cour qui lui faisaient ainsi escorte. Le grandmaître de la cour, comte Tchekendorff et le prince Volgoroukysuivaient immédiatement les filles du tsar : Olga, Tatiana,Anastasie et Marie.

Derrière ces seigneurs, on apercevait une nuéede domestiques, une cinquantaine environ, qui avaient tousabandonné leur service à la nouvelle de l’arrivée du prophète etqui avaient accompagné en chantant à mi-voix une litanie composéeen l’honneur de l’homme de Dieu par la première dame de compagniede l’impératrice, Mme Wyronzew elle-même.

Sur un signe du grand-maître de la cour, ilsse turent et s’agenouillèrent dans le couloir.

Les petites grandes-duchesses conduisirentelles-mêmes l’homme de Dieu auprès du lit de leur frère pour quecelui-ci fût sauvé, et s’agenouillèrent autour du lit.

L’empereur, toujours en prières, ne tourna pasla tête, mais l’impératrice ne put s’empêcher de jeter un coupd’œil de côté sur Raspoutine, et de même toutes ces dames de lacour, qui abandonnaient en pensée les saintes images pour ne plusvoir que l’homme qui restait seul debout au milieu de toutes cescréatures prosternées.

C’était un moujik. Seulement, sa tuniquelâche, retenue par une ceinture, était de soie éclatante ; ilétait chaussé de grosses bottes dans lesquelles s’enfermaient desbraies de couleur sombre. Son front était bas, têtu, ses cheveuxlongs, sa barbe descendait sur sa poitrine, dissimulant mal unebouche sensuelle. Ses traits, accusés, eussent été vulgaires s’ilsn’avaient été éclairés par des yeux magnifiques d’une puissance derayonnement peu ordinaire. Tout son être avait quelque chosed’étrange, d’inquiétant et de fort à la fois, une espèce de beautérude, brutale et barbare.

Il s’avança avec une solennité sacerdotalejusque devant le lit du prince Alexis, qui s’était légèrementredressé pour le voir venir, car l’enfant n’attendait que lui,n’espérait plus qu’en lui, comme toutes les personnes présentes, dureste, si nous en exceptons le grand-duc Ivan Andréïevitch.

Celui-ci, au contraire, en le voyant venir,avait instinctivement fermé les poings et, en dépit de NadiijdaMikhaëlovna, sa mère, s’était remis sur ses pieds. Heureusement,nul ne faisait attention à lui.

On entendit la petite voix du tsarevitch quidisait :

– Sa main sent l’encens ! Sa main sentl’encens !

Au fait, l’homme de Dieu avait déjà étenduvers la tête du prince ses larges mains aux ongles noirs. (On neparvint jamais à lui faire nettoyer ses ongles.) Alors il prononçaune invocation bizarre qui était de son invention, ou plutôt de soninspiration, et qui s’adressait, à travers les sept cieux,à la très sainte Trinité, à la Vierge, et aux bienheureux,émanation d’un seul principe divin qui, de temps en temps, consentà s’incarner et à apporter une parcelle de la vérité sur la terre.Il parla donc à Dieu comme à son père, dont il était le filsbien-aimé, lui, Raspoutine, et il lui demanda de faire cesser lessaignements de nez du tsarevitch.

Aussitôt, les prières reprirent dans lachambre et dans le corridor avec une force, une exaltationcroissantes. L’empereur et l’impératrice répétèrent les dernièresparoles de l’homme de Dieu, et ainsi tous les autres assistants.Les prières s’accompagnaient naturellement de pleurs et desoupirs.

Tout à coup, le sergent Derevenko commanda lesilence et déclara que les saignements de nez s’étaientarrêtés.

Aussitôt, ce fut du délire.

L’impératrice pleurait dans les bras de lagrande-duchesse et se laissait embrasser les mains parMme Wyronzew, qui ne cessait de répéter :

– C’était sûr ! C’était sûr !

Le petit prince, dans son lit, joignait lesmains et criait :

– Je t’aime ! je t’aime !Raspoutine ! je t’aime !… Sauve-moi ! sauvebatouchka et mamouchka ! et fais-nous tous entrer dans tonsaint paradis, avec les saints archanges !

Ivan Andréïevitch s’enfuit.

Il ne pouvait pas en voir davantage. Ildescendit comme un fou après avoir bousculé Zakhar et unedemi-douzaine de domestiques, qui se traînaient sur les parquets.Il ne s’arrêta que dans le parc, où la fraîcheur du soir lui fit dubien.

C’est là qu’il fut rejoint par son ami SergeIvanovitch, qui avait repris son service, au palais, après êtreallé le chercher à Petrograd, où il savait le trouver. Serge luifit signe qu’il avait quelque chose de particulier à lui dire. Ilss’isolèrent dans un bosquet :

– Je t’ai vu descendre de là-haut comme unfou, dit Serge au grand-duc (les deux jeunes gens s’aimaient commedeux frères). Calme-toi. Tu en verras bien d’autres encore avecRaspoutine… Tout s’est passé comme je te l’ai dit, n’est-cepas ?… Le bonhomme était resté à l’ambulance de la Wyronzew,ne voulant pas la quitter pour venir au palais. Il a exigé que lesquatre petites grandes-duchesses vinssent le chercher ! Ellesne demandaient pas mieux, les pauvres innocentes !

– Écoute, Serge, fit le grand-duc, je n’ytiens plus ! Malgré la promesse que je t’ai faite, je vaistout dire au tsar : j’en ai assez de cette horriblecomédie.

– Tu as tort, Vania, tu as tort ! Lemoment n’est pas venu. Mais les temps sont proches. Et tu n’as pasde patience ! Ce ne sont pas des histoires qu’il faut raconterà l’empereur ; il ne les croira pas et tu en pâtiras.Non ! non ! il faut lui faire voir des choses. Il lefaut ! Si tu me promets de garder le silence, je te ferai voirquelques-unes de ces choses cette nuit… Tu sais ce que je veuxdire ?…

– Écoute, Serge, j’ai toujours cru que« c’était de la blague », mais ce que je voudrais voir,si ça existe… si ça existe… c’est… c’est la messe de repentirdes Ténébreuses… je sais qu’on en parle ! Ah ! biensûr ! à l’ambassade d’Angleterre et chez mon oncle Féodor, onassure que… mais ça n’est pas une raison…

– Sors donc cette nuit du palais et viens chezmoi, entre onze heures et minuit…

– J’y serai !…

– Prends garde, prends garde, Vania !

Zakhar se dirigeait droit sur le bosquet.Serge alluma une cigarette et joua avec une badine, d’un airinsouciant. Ivan demanda à Zakhar ce qu’il lui voulait :alors, le second valet de chambre de Sa Majesté lui annonça trèsrespectueusement que l’empereur attendait le grand-duc dans soncabinet de travail.

– Tu fais donc, maintenant, fonctions d’aidede camp, Zakhar !…

Le domestique ne répondit pas, mais il suivitlongtemps du regard Ivan Andréïevitch ; puis, après un coupd’œil, il regagna le palais.

« Les Ténébreuses ?…Raspoutine ?… Les messes du repentir ?… Les extases quifaisaient les affaires à la fois du bon Dieu et du démon ?…serait-ce possible ?… »

Ainsi s’interrogeait, ainsi se parlait Ivan enpénétrant dans le palais… Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?…Après tout !… Ce qu’il avait vu autour du lit du tsarevitchlui donnait à penser… Quand il se trouva devant la porte du cabinetdu tsar, il était loin d’être calmé. Bien au contraire, ilressentait une haine violente contre le genre humain tout entier,et à l’idée qu’un personnage quelconque (en lacirconstance, le tsar) après de telles mômeries allait peut-êtreoser s’occuper de ses affaires privées (ses affaires de cœur, sonamour pour Prisca, sa répulsion pour la fille de Khirkof), il sesentait transporté de colère.

Il pénétra dans le cabinet. L’empereurtravaillait. Le comte Volgorouky se tenait debout près du bureau,glissant sous la plume de Sa Majesté des papiers queNicolas II signait. Ivan considéra le tsar et vit qu’il avaitles paupières encore rouges d’avoir pleuré d’attendrissement surles miracles de Raspoutine. Les traits de son visage étaient encoretout gonflés d’une sainte émotion.

Ivan en conçut un surcroît d’irritation. Lecomte Volgorouky avait les yeux rouges, lui aussi, mais il y avaitbeau temps qu’Ivan était fixé sur la sincérité des émotions ducomte.

Enfin, le comte Volgorouky s’en va avec sespapiers et l’empereur reste seul avec le grand-duc. Sa Majesté lèveles yeux sur lui et fronce les sourcils, mais il ne fait pas peur àIvan. Que va-t-il lui dire ? « Ne me parle pas de monmariage et nous serons amis, batouchka », supplia en lui-mêmele grand-duc.

– Ivan Andréïevitch, je ne suis pas content detoi ! déclara l’empereur. Tu n’aimes donc pas le tsarevitch,Ivan ?… Je t’en prie, ne me réponds pas !… Je t’ai vu,tout à l’heure, quitter la chambre au moment où nous remercionstoutes les saintes images d’avoir exaucé la prière deRaspoutine !… Je t’en prie, Ivan Andréïevitch, pas unmot !… J’ai des choses à te dire qu’il faut que tu écoutes… lepetit prince était perdu !… Les médecins l’avaient abandonné…ce sont les médecins eux-mêmes qui m’ont dit que seul Raspoutinepouvait le sauver !… Si Dieu le père, la Vierge et les saintsarchanges écoutaient sa voix… et ils ont écouté sa voix… et letsarevitch est sauvé par la sainte grâce !… Tu as vucela !… un miracle, Ivan Andréïevitch, un vrai miracle !et tu t’es enfui comme un fou furieux, m’a dit la comtesseWyronzew, que tu as horriblement bousculée !…

– Que ne l’ai-je tuée, l’horrible femme ;c’est elle qui vous trompe, sire ! Vous savez si je vous aime.Je vous jure que l’on vous trompe ! Que l’on voustrompe ! Que l’on vous trompe ! Ah !batouchka ! (il lui donnait ce nom de petit père :batouchka, avec la tendre humilité et la familiaritéconfiante d’un moujik) écoute-moi, par le seigneur Dieu, et tusauras des choses, des choses incroyables ! Et le tsarevitchne saignera plus jamais. Je te dis, batouchka, je te dis que c’estelle qui le fait saigner !

Le tsar, interdit, n’avait pu arrêter cetteexplosion de haine contre la Wyronzew ; frappé par l’accentsuppliant, presque délirant d’Ivan, il fut encore bien autrementsaisi par les dernières paroles du grand-duc.

– Quoi ? Quoi ? Que dis-tu ? Tues fou ! Tu es fou !

– Oui, c’est un fou, un fou dangereux,prononça derrière Ivan une voix qu’il connaissait bien ! Hierencore, il était chez le prince Zvof, où il s’est rencontré avecdes gens que je nommerai et qui lui ont encore monté la tête. Jet’en prie, Niki ! ne te fais point de soucis avec toutes lessottises qu’il te dira. Je te demande pardon d’être venue tedéranger, mais j’ai pensé que tu désirais avoir des nouvellesd’Alexis. Le sang s’est arrêté net ! L’enfant est gai comme unjour de dimanche et joue avec ses sœurs, et il t’embrasse et il teréclame, car il t’aime comme nous t’aimons tous,Nikolouchka !

L’empereur attendit que la tsarine se tût.Ivan, sombre, avait croisé les bras. Il y eut un instant desilence.

Nicolas ne répondit point à l’impératrice. Ilregarda le grand-duc dans les yeux et lui dit sur un ton decommandement qui ne cachait point cependant toute soninquiétude :

– Tu viens d’accuser Anna (la comtesseWyronzew) d’un crime abominable, je ne te laisserai point partird’ici sans que tu te sois expliqué là-dessus !

Et comme Alexandra voulait encore élever lavoix, il coupa court à cette manifestation de la façon la plusbrutale :

– Stoï ! (arrête) cria-t-ilcomme un cocher à son attelage.

Et elle s’arrêta, se promettant bien derepartir de plus belle quelques instants plus tard, quand, touthonteux de sa passagère énergie, il ne manquerait point de seranger de son côté et de lui donner raison, au fond.

Ivan regrettait beaucoup la présence de latsarine. Il sentait qu’en face d’elle ses confidences perdraientvite de leur poids.

– Sire, dit-il, il faut que vous sachiez quetoute l’affaire de la guérison miraculeuse du tsarevitch a étécombinée entre la Wyronzew et « le guérisseur duThibet », l’ami de Raspoutine.

– Badonaïew ? interrogea l’empereur,haletant.

– Oui, Badonaïew, lui-même, un fripon, unTrucka canaille…

– Oh ! oh ! protesta l’impératrice,qui fit trois pas en avant comme si elle allait se jeter sur legrand-duc.

Elle était du reste persuadée qu’il était prêtà inventer les pires histoires pour faire chasser à nouveauRaspoutine de la cour.

– Je ne vois pas ce que Badonaïew vient fairelà dedans ! exprima Nicolas.

– Vous allez voir, sire ! Badonaïewpossède la recette d’un remède très répandu dans la médecinechinoise et connu dans le Thibet sous le nom de nant etdont l’élément principal est une poudre obtenue en pulvérisant lesjeunes bois du cerf. Ce remède a la propriété d’augmenterl’activité du cœur et, à haute dose, de provoquer, chez lespersonnes prédisposées comme le tsarevitch, de véritableshémorragies… [1]

– Quelles histoires de bonnes femmes !s’écria l’impératrice… c’est chez le jeune Zvof que tu as entendudes sornettes pareilles !…

– Continue ! Continue !… fitNicolas, de plus en plus inquiet et dont la mine exprimait uneattention surprenante.

– Eh bien ! c’est simple, achevaIvan : Badonaïew donne de cette poudre à la comtesse Wyronzew,qui la mélange aux aliments du tsarevitch !

– Menteur !… Menteur !…

– Et l’effet se fait bientôt sentir, continuaIvan, enchanté de l’effet qu’il produisait, et l’on peut appelerRaspoutine !…

– Niki ! s’écria l’impératrice en sejetant dans les bras de Sa Majesté, fais taire IvanAndréïevitch ; il nous rendra tous malades avec ses histoiresde poison du Thibet ; Annette se ferait tuer pour moi et pourle tsarevitch, et pour toi, assurément !… et Annette nes’occupe jamais de la nourriture du petit prince !…

– Non ! mais le sergent Derevenko lagoûte et le sergent est au mieux avec Annette ! fit Ivan, quivenait de découvrir ce dernier argument, fort plausible aprèstout.

– Derevenko faire saigner le tsarevitch !glapit Alexandra. Quelle misère ! il te saignerait plutôt,Ivan Andréïevitch.

Elle se mit à pleurer, et Nicolas II futtrès embarrassé.

Ivan avait toujours les bras croisés et ildressait le front comme une victime sûre de son droit et qui neredoute point le jugement des hommes ni aucun châtiment aumonde.

– D’où tiens-tu cette affreuse histoire ?interrogea le tsar d’une voix sourde et en détournant la tête pourne point voir le désespoir de sa femme.

– Je ne puis le dire, sire !

La tsarine était déjà debout, etjetait :

– Qu’est-ce que je disais ? Il a toutinventé ! Tout inventé ! Ah ! quelle absurdehistoire ! Quelle cruelle histoire ! Si Raspoutine savaitjamais cela ! Mon Dieu ! faites qu’il ne le sachejamais ! Tout cela est machiné contre lui ! Tu ne voispas cela, toi, l’empereur ! As-tu donc un bandeau sur lesyeux ? Ou ne veux-tu point voir la lumière du jour ?Raspoutine a sauvé l’enfant ! Mais s’il savait cela, il nevoudrait plus revenir ! On a déjà eu assez de mal. Sache bienNikolouchka, qu’il ne voulait pas venir. Il disait qu’on l’avaitchassé et qu’il ne viendrait plus jamais. Et notre petit Alexisserait peut-être mort déjà, si Annette ne s’était pas traînée à sespieds. Ah ! si Annette apprend jamais une pareillechose ! Elle partira et Raspoutine le saura et ne nousconnaîtra plus. Et le tsarevitch mourra !

Maintenant, l’empereur pleurait, lui aussi. Ilfixait Ivan Andréïevitch de ses yeux humides.

– Je t’ordonne de me dire qui t’a racontécette chose abominable et fausse. Tu entends… fausse ! Je nete permets point de soupçonner le dévouement de serviteurs commeDerevenko et la comtesse Wyronzew !…

– Mais il les accuse ! Mais il lesaccuse ! Ah ! si jamais Raspoutine savait ! sanglotala tsarine.

Cette idée aussi que Raspoutine pourrait unjour savoir troublait le tsar. C’était cela qui l’inquiétaitpar-dessus tout. Car il avait peur de Raspoutine qui, comme unhomme de Dieu, avait toute-puissance, pour le bien et pour lemal.

Cette crainte de Raspoutine et desconséquences d’une calomnie comme celle que colportait ce jeune foud’Ivan Andréïevitch était visible sur la figure et dans lesmanières du tsar.

Il s’était rapproché de l’impératrice et luiaffirmait que Raspoutine ne saurait jamais rien de cesabominations.

C’est alors qu’exaspéré, le grand-duc selaissa aller à toute sa haine pour l’homme de Dieu et l’accusanettement de faire le charlatan à la cour pour y prendre uneinfluence qui faisait l’affaire des ennemis de la sainteRussie.

Or, comme ces ennemis n’étaient autres que lesamis et les parents de la tsarine Alexandra, la querelle devintbientôt politique. Abasourdi, Nicolas ne pouvait parvenir à lesfaire taire tous deux et ils se disaient les choses les plusdésagréables du monde, sur le dos de leurs amis réciproques.

Enfin, l’empereur put parler. Ce fut pourordonner au grand-duc d’aller prendre les arrêts jusqu’à nouvelordre dans l’appartement de sa mère.

Ivan salua militairement et alla s’enfermerdans la petite chambre dépendant de cet appartement qu’il occupaitordinairement quand il venait à Tsarskoïe-Selo.

Il n’y était pas depuis cinq minutes, encoretout agité de la tempête qu’il avait déchaînée, que la porte decette chambre s’ouvrit et qu’il vit devant lui une figure siextraordinairement bouleversée par tous les sentiments de la rageet de la fureur qu’il eut de la peine tout d’abord à reconnaître samère.

La grande dame, la fameuse grande dame quiétait bien connue pour s’émouvoir de peu de chose, avait disparu,pour faire place à quelque Némésis.

Sans aucun doute, Nadiijda Mikhaëlovna venaitd’être mise au courant de l’événement par l’impératrice elle-mêmeet n’ignorait plus rien de toutes les horreurs débitées contre sachère petite amie Annette, contre ses amis politiques et surtoutcontre Raspoutine, son petit homme-dieu !

Elle foudroya le grand-duc d’un regardterrible et elle lui lança un seul mot :Bâtard ! C’est tout ce qu’elle pouvait dire. Et, à lavérité, qu’eût-elle pu dire de plus à son grand-duc de fils, qui enresta, quelques minutes, comme stupéfié !

Chapitre 5LES TÉNÉBREUSES

 

L’ambulance fondée à Tsarskoïe-Selo par lessoins de la comtesse Wyronzew était fréquentée de toute la cour.Outre l’occasion que ne pouvaient laisser échapper ces damesd’exercer leur charité en soignant les victimes de la guerre, ellestrouvaient là le prétexte de se réunir aux heures qui leurplaisaient pour s’entretenir entre elles du salut de l’empire et dequelques autres questions qui ne leur paraissaient pas moinsimportantes.

Cette ambulance était en effet le siège socialdes partisans les plus marquants de Raspoutine ; là était leurclub, et un téléphone spécial, installé dans la lingerie,communiquait directement avec l’appartement de Raspoutine.

Le gestionnaire de l’ambulance se nommaitRechnikow, et il était certainement l’adjudant le plus zélé deRaspoutine. Son passé restait assez obscur. On savait seulementqu’il avait épousé la sœur de Varnava, évêque de Tobolsk. Quand onsaura également que ce Varnava avait été nommé évêque par lavolonté de Raspoutine, dont il était le camarade d’enfance etl’ancien jardinier, on sera édifié tout au moins sur l’espritd’humilité de ces grandes dames qui ne répugnaient point àfréquenter un couple d’aussi obscure origine.

Le soir qui nous occupe et qui est celui où letsarevitch fut sauvé une fois de plus par l’intervention de l’hommede Dieu, il y a une réunion importante autour des tasses et dusamovar, dans le salon particulier que s’est réservé la comtesseWyronzew à l’ambulance.

Ces dames entourent Rechnikow et Badonaïew, le« guérisseur du Thibet ». Elles paraissent consternées.Quelques-unes ont jeté avec dépit leurs cigarettes. Là se trouventdeux dames d’honneur de l’impératrice, une grande maîtresse de lacour, la princesse Khirkof, dont on veut marier la fille augrand-duc Ivan Andréïevitch, la comtesse Schomberg, d’autresencore… Mais ce soir, il n’est guère question de politique. Iln’est point question non plus de malades. Il n’est question que deRaspoutine.

Le « saint » boude. Sitôt après sondépart du palais Alexandra, il voulait retourner à Petrograd,trouvant qu’il avait été mal reçu par l’empereur et l’impératrice,qui n’étaient point venus au-devant de lui et qui ne s’étaientpoint levés lorsqu’il était entré dans la chambre dutsarevitch.

Il en voulait surtout à la tsarine, qu’ilaccusait de froideur à son égard, et il avait fallu toute ladiplomatie de la comtesse Wyronzew pour le retenir à Tsarskoïe.

Il n’avait consenti à la suivre à l’ambulanceque sur la promesse qu’elle lui avait faite qu’une « messe derepentir » avait été préparée pour la nuit même au grandpalais et que les « Ténébreuses », comme on appelait àPetrograd ses fidèles servantes, ne lui pardonneraient pas sadéfection.

Dans le moment, le saint était enfermé dans sachambre avec la comtesse Wyronzew.

Rechnikow, le gestionnaire, et Badonaïew,« le guérisseur du Thibet », qui venaient de les quittertous les deux, apportaient une fort méchante nouvelle. Raspoutinen’avait point voulu répondre à un coup de téléphone del’impératrice et le saint déclarait que la messe du repentirn’aurait pas lieu si mamka (ainsi appelait-il la tsarine)n’honorait point cette cérémonie de sa présence ! En vain, luireprésentait-on toutes les conséquences d’une pareille exigence, lapresque impossibilité où était mamka de sortir du palais Alexandrapour se rendre au grand palais sans être suivie et reconnue, lescandale qui en résulterait, la fureur de l’empereur s’il apprenaitjamais que les dites cérémonies auxquelles il n’avait jamais voulucroire se célébraient à quelques pas de lui, et que l’impératrice yassistait. Têtu, Raspoutine ne voulait rien entendre.

Pas de messe de repentir sans mamka.

Au récit des deux hommes, ces damessoupiraient, protestaient, montraient des figures dedésespérées.

La comtesse Schomberg, une grosse dameboulotte, tassée, qui ne cessait, entre deux bouffées de cigarette,de s’ingurgiter des petits verres de liqueur, déclarait queRaspoutine avait raison, qu’il avait assez fait pour les autrespour qu’on fît quelque chose pour lui !

La grande maîtresse de la cour, elle,affirmait que ç’avait été toujours le plus grand plaisir de mamkade venir « prier » avec l’homme de Dieu à ces messes,mais on devait comprendre tout le parti que les ennemis de mamkapourraient tirer d’un fait semblable s’il était connu. Tout lemonde en pâtirait et le parti des grands-ducs reprendrait dansl’esprit de Nicolas toute l’influence qu’il avait perdue. Une desraisons de la disgrâce des grands-ducs tenait justement dans lescalomnies qu’ils avaient apportées à la cour relativement à laconduite de l’impératrice et de ses amies avec Raspoutine.

S’il était prouvé tout à coup qu’il y avaitquelque chose de vrai dans ces racontars, on s’imaginait l’effetproduit sur l’empereur ! Ce serait terrible.

À ce moment, une porte s’ouvrit et l’on vitarriver la comtesse Wyronzew, la figure toute défaite.

– Qu’y a-t-il, Annette ? Qu’ya-t-il ? lui demanda-t-on de toutes parts :

– Il se trouve mal ! Il se trouvemal !… gémit-elle.

Les Ténébreuses se levèrent d’un mêmemouvement : mais un geste de la Wyronzew les arrêta :

– Ah ! je vous en prie ! n’y allezpas ! il ne veut plus nous voir ! il ne veut plus mevoir !… il m’a chassée… il dit que ma présence le rendmalade ! c’est affreux !… Allez-y, Nathalie ! Il neveut voir que vous, m’a-t-il dit… et ne lui dites rien ! nelui dites rien !… mais restez auprès de lui, jusqu’à ce qu’ilaille mieux !… Il ne veut que vous !…

Et elle éclata en sanglots.

Une jeune fille se détacha du groupe.

C’était Nathalie Iveracheguine, qui avaitrompu l’hiver précédent avec son fiancé, pour se consacrerentièrement aux soins des blessés et à la dévotion de l’homme deDieu. Elle avait, sous ses voiles blancs, une figure de cire oùbrûlait la flamme de deux grands yeux noirs, son teint était d’unetransparence, d’une beauté liliale et funèbre.

Elle glissa sans un mot vers la porte quiconduisait chez Raspoutine et disparut.

La Wyronzew dit :

– Il n’y a plus qu’elle pour lui faireentendre raison. Mais il se lassera d’elle comme de noustoutes !… Il faut songer à cela… il ne faut pointlaisser refroidir son cœur !…

Or, ces dames n’avaient pas encore fini deconsoler leur petite Annette que Nathalie Iveracheguineréapparaissait. Elle n’était point plus pâle : c’eût étéimpossible, mais elle se soutenait difficilement et finit partomber comme une masse inerte sur un canapé en soupirant ;« Il m’a injuriée ! Il ne veut quemamka ! »

Toutes ces dames la regardèrent avec unecertaine satisfaction.

Leur culte pour l’homme de Dieu n’était pointdénué de jalousie, et l’une d’elles dit à Nathalie avec un méchantsourire :

– Il faut être forte, Natacha !… celadevait arriver.

Mais Nathalie fit celle qui ne l’avait pasentendue et cacha son pâle visage désespéré dans ses mainsdiaphanes.

Or, voilà justement que la grande-duchesseNadiijda fit son entrée. Toutes ces dames s’empressèrent. Elleparaissait très affairée et messagère de nouvelles importantes.

– Où est-il ?… fit-elle tout de suite.Mamka ne peut pas venir, mais elle lui a écrit une lettreadmirable !

Et elle entraîna Annette dans la salled’opération qui était déserte à cette heure et elle lui lut lalettre que la tsarine avait écrite sur ses prières et qu’elle luiavait confiée. Elle devait rapporter la lettre.

– Mamka est trop prudente ! déclaraAnnette. Je lui ai dit souvent : elle ne sera jamais une vraieTénébreuse !…

– Ne dis pas cela, ne dis pas cela,Annette ! protesta la grande-duchesse. En vérité, il estimpossible qu’elle vienne cette nuit au grand palais. Si l’empereursavait jamais, il la chasserait comme une chienne !… carpapka (l’empereur) adore l’homme de Dieu, mais il est trèsombrageux, tu le sais bien, Annette !…

– Lis-moi la lettre !

La grande-duchesse tira le papier de son sacet lut à mi-voix la lettre que l’impératrice Alexandra Féodorovnaenvoyait à Raspoutine :

 

« Ma joie indicible. Notrebien-aimé ! Comme je suis heureuse que tu sois venu cheznous ! Comment te remercier pour tout ! Je ne pouvais niparler, ni écouter. Je n’étais toute qu’à un sentiment. Tu es avecnous et cela suffit. Je ne voudrais que m’endormir sur ton épaule,tranquillement, doucement ; autour, le silence, l’âme estpartie quelque part, loin. Tu l’as prise là-bas où elle aspirait.Merci pour cet oubli. Mais ensuite, comme elle souffrait !Elle aspire vers toi, notre Grand. Je ne sais comment t’appeler. Tues tout pour nous. Pardonne-moi. Tu es mon maître. Je sais que j’aipéché et pèche. Pardonne et patiente. Je tâche d’être meilleure,mais cela m’est difficile. Je sais que je fais beaucoup de chosesqui ne sont pas bonnes, mais je veux être bonne, être une bonnechrétienne. Mais c’est si difficile ! Combien il me fautlutter contre mes habitudes ! Tu m’aideras ! Tu nem’abandonneras pas. Je suis faible. Je n’aime que Toi seul. Aidenotre petite Annette. Elle souffre beaucoup. Elle m’a demandé de nerien écrire d’elle, alors je ne dirai rien de plus. Et d’abord tusais tout. Que Dieu nous donne de nous revoir bientôt. Jet’embrasse fortement. Bénis-moi et pardonne-moi. Je suis tonenfant [2] »

 

– Admirable !… Cette lettre estadmirable !… Ah ! mamka, je reconnais bien là toncœur ! s’extasia la comtesse.

Et elle entraîna la grande duchesse.

– Viens !… et puis, non ! vas-ytoute seule, Nadiijda, moi, pour le moment, il ne peut pas mesentir, c’est triste !… Du reste, il ne peut plus sentirpersonne. Il a repoussé Nathalie, tout à l’heure !… Il prétendque personne ne l’aime comme il doit être aimé !… et il apeut-être raison ! il doit avoir raison !…

– Il a sûrement raison ! déclara lagrande-duchesse. Mon Dieu, comment va-t-il me recevoir ?

– Du courage, Nadiijda Mikhaëlovna, tu as lalettre, toi !…

Et la comtesse, laissant la grande-duchessepénétrer dans la chambre de Raspoutine, s’en fut retrouver sontroupeau.

Badonaïew disait alors :

– Il faut savoir si, oui ou non, il y auramesse cette nuit ! J’ai tout préparé, moi, au grandpalais !…

– Nous allons savoir cela tout à l’heure,Badonaïew ! La grande-duchesse est avec Raspoutine. Prions,mes chères bien-aimées !

Elles lâchèrent leurs cigarettes, leurs tassesde thé ou leurs petits verres et s’agenouillèrent, et prièrentd’une voix, douce, chantante et suppliante, pour que la main deRaspoutine ne se détournât point d’elles et qu’elles continuassentà communier avec la divinité par son saint truchement.

Elles étaient encore à genoux quand lagrande-duchesse réapparut, Nadiijda Mikhaëlovna paraissait désoléeet chacun comprit qu’elle n’avait pas été plus heureuse que lesautres.

– Il n’a pas été content de la lettre,dit-elle à Annette, mais il l’a conservée. Il n’a jamais voulu mela rendre. Il m’a dit qu’il ne la rendrait qu’à mamka elle-même,si elle venait la chercher ce soir !… Et il aajouté : « Il faut qu’elle vienne la chercher cesoir ! »

– Ici ? interrogea Annette.

– Non ! non ! pas ici !… tusais bien ce qu’il a voulu dire ! répliqua lagrande-duchesse.

– Elle n’y viendra jamais ! déclara lagrande maîtresse de la cour.

– Nous verrons bien ! fit tout à coupNadiijda Mikhaëlovna.

Et elle se sauva comme si elle venait deprendre un grand parti…

– Prions ! mes chères petitescolombes ! prions ! commanda à nouveau la comtesseWyronzew… et nous serons peut-être exaucées !…

Alors, les prières recommencèrent :

– Mon Dieu ! sauvez-nous parRaspoutine !… Mon Dieu ! sauvez-nous parRaspoutine !… Mon Dieu ! sauvez-nous parRaspoutine !…

Pendant ce temps, Raspoutine, qui avait faitun excellent dîner, s’était endormi à côté du samovar etronflait.

Chapitre 6LE BATARD

Ivan Andréïevitch avait eu besoin de quelquesminutes pour sortir de l’anéantissement auquel l’avait réduitl’explosion furibonde de la colère maternelle. Certes sa mère, dontil n’ignorait point qu’elle avait été la femme la plus adulée deson temps, l’avait quelques fois étonné par l’audace de ses acteset de ses propos ; mais tout cela avait toujours eu un certainair de haute fantaisie qui ne permettait point que l’on s’arrêtât àquelque chose de bien précis qui eût pu être déplaisant pour cequ’il est convenu d’appeler son honneur et celui des siens.

Or, elle venait, d’un coup, d’arracherelle-même de ses propres mains, le voile dont elle n’avait tout demême point cessé d’habiller, devant son fils, sa très problématiquevertu.

« Bâtard ! »

Ivan, sous le coup de ces deux syllabesinattendues, avait été moins effrayé de la tempête qui les luiapportait (et qui devait être terrible pour se traduire d’une façonaussi insolite) que frappé par le fait même qui lui étaitrévélé.

Sa mère, après cet esclandre, s’était envolée,comme emportée par l’ouragan qui l’avait poussée jusque-là.

Ivan leva les yeux et son premier regard futpour le portrait du grand-duc André Alexandrovitch qui pendait,dans son cadre d’or, au-dessus de la commode Louis XVI.

Jusqu’alors, il avait cru que ce boïard, quiavait une énorme moustache, un teint de brique et une loupe au coindu nez, était son père. Il ne l’avait pas beaucoup connu, maisenfin, jusqu’alors, il avait eu une place dans ses prières.

Si celui-ci n’était point son père, de quidonc, lui, Ivan, descendait-il ?

Ivan faisait volontiers profession d’espritfort, mais il n’en était pas moins très satisfait de ses origines.Au fait, il n’en restait pas moins que s’il n’était plus fils d’ungrand-duc, il était toujours le fils de la grande-duchesse, etcomme c’était par elle que coulait en ses veines un peu du sang desRomanof, il essaya de ne point trop attacher d’importance àl’événement.

Seulement, il était très intrigué en ce quitouchait son vrai père et il regrettait que la grande-duchesse, quiétait en veine de confidence, n’eût point éprouvé le besoin de lerenseigner là-dessus.

Il chercha dans ses souvenirs, il essaya de serappeler quelques propos surpris sur le compte de sa mère, maissans aboutir à rien de bon.

Il ne ressemblait point à sa mère, ni àpersonne du côté de sa mère. À qui ressemblait-il ?… Quel quefût l’auteur de ses jours, il lui était reconnaissant de l’avoirdoté de ce joli profil, de ces yeux intelligents, de cette bouchefine, de cette moustache agréable, de ces muscles d’acier et decette taille de fille.

« Mon père devait être un bel homme, sedit-il, avec une évidente satisfaction. Ce devait être aussi unnoble cœur, si j’en crois les battements du mien. Je le rencontrepeut-être tous les jours à la cour ou à la ville. Je lui serrepeut-être la main ; c’est peut-être un de mes amis, un de ceuxqui m’ont toujours protégé, même dans mes pires frasques… un grandseigneur assurément !… »

Sa pensée fit le tour des marches du trône ets’arrêta à tour de rôle sur tel et tel grand-duc qui lui avait étéplus particulièrement propice dans ces derniers temps.

« Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’estque tout le monde doit être au courant et que moi seulj’ignore… »

Il se promena quelque temps de long en large,fuma force cigarettes, chassa le laquais qui venait lui demanders’il désirait qu’on lui apportât à souper dans sa chambre, soupiraet resoupira : « Tout de même, je voudrais bien savoirqui est mon père. Je sens que je l’aurais bienaimé !… »

« Il faudra que j’en parle carrément àSerge ! se dit-il. S’il sait quelque chose, il ne refusera pasde m’instruire. »

L’idée de Serge lui rappela le rendez-vousqu’il avait accepté, et toute l’histoire des Ténébreuses se dressadevant lui avec les légendes qui couraient sur leur étrange etdémoniaque commerce avec Raspoutine.

– Mais c’est pour tout à l’heure, la messe derepentir !

Il constata qu’il était dix heures passées. Ilrésolut, malgré ses arrêts, de sortir du palais et de se rendrechez Serge Ivanovitch.

La clef de la chambre était sur la serrure. Ilfermerait la porte et si l’on venait en son absence, on croiraitqu’il ne voulait point ouvrir ni répondre, par pur entêtement etfureur concentrée.

Il s’enveloppa dans son manteau d’uniforme etchoisit le moment propice pour gagner l’escalier de service.

Il eut le bonheur de ne rencontrer personne etse trouva dans le parc. Celui-ci paraissait désert. Néanmoins, Ivansavait qu’il ne fallait point s’en remettre aux apparences. Lanuit, le jour, la surveillance était constamment des plus actives.En dehors des patrouilles, il y avait toujours des yeux cachés onne savait où et qui ne se fermaient jamais.

Il hésita sur le moyen qu’il emploierait pourfranchir le mur de clôture et il ne savait trop à quoi se résoudrequand il vit tout à coup, en face de lui, la longue figure d’ivoirede Zakhar, le second valet de chambre de l’empereur.

Ivan n’aimait pas Zakhar ; d’abord, ilsavait qu’il était au palais par la vertu de Raspoutine ;ensuite, cette haute silhouette tourmentée de vieillard, toujourssilencieuse et que l’on découvrait souvent derrière soi dans lemoment que l’on s’y attendait le moins, l’agaçait sans qu’il ait pudire exactement pourquoi. Ses yeux froids et quasi morts, dont leregard semblait ne voir personne mais auquel certainement rienn’échappait, avaient quelque chose de troublant, d’inquiétant pourcelui qui les rencontrait et qui ne pouvait s’empêcher de sedemander : « Qu’est-ce que me veulent ces yeux-là ?Pourquoi sont-ils là ? Ils ont l’air de ne point me voir etcependant je les sens posés sur moi comme des ventouses. »

Chose singulière, le plus innocent des hommesse sentait coupable devant ces yeux-là.

– Monseigneur désirerait sortir ? demandasimplement Zakhar.

Très embarrassé, Ivan, qui se trouvait dansune situation ridicule, eût bien envoyé Zakhar à tous les diables.Mais encore ce singulier domestique paraissait si parfaitement àson aise, sachant ne s’étonner de rien et d’une correction siaccomplie, que le grand-duc ne sut que lui répondre.

– Je sais que Monseigneur est aux arrêts, ditZakhar, mais je suis seul à le savoir et Monseigneur peut passertranquillement devant le poste ; on ne lui fera aucunedifficulté. Si Monseigneur rentre cette nuit, je serai dans lepetit vestibule et je me charge de tout. C’est peu dechose !

Ivan donna un billet de cent roubles àZakhar.

– Monseigneur est trop bon ! fit levalet, et il mit l’argent dans sa poche en s’inclinant avec unegrande dignité.

Cinq minutes plus tard, Ivan était dehors.

Il prit par des chemins détournés pour serendre à la datcha de Serge Ivanovitch. Celui-ci l’attendait et lefit entrer aussitôt dans son atelier.

Il y avait là des personnes que le grand-ducconnaissait et qu’il revoyait toujours avec plaisir : d’abord,la petite amie de Serge, Nandette, une artiste du théâtre Michel,et son camarade de planches, l’acteur Gilbert, un bon garçon quiétait amoureux fou d’une curieuse petite fille de seize ans, nomméeVera, laquelle était présente avec sa sœur, la célèbre danseuseHélène Kouliguine, la maîtresse du prince Khirkof, qu’elle menaitpar le bout du nez et qu’elle détestait cordialement, pour le moinsautant que le grand-duc Ivan lui-même, qui ne comprenait pasqu’elle se fût acoquinée avec ce vieux beau.

Le plus drôle était qu’elle lui restaitfidèle.

– C’est pour avoir le droit de me faire payerplus cher, répondait Hélène aux étonnements d’Ivan.

C’était une bien belle personne que ladanseuse Hélène. La chorégraphie l’avait aidée à faire sa fortune,mais ses charmes personnels n’avaient pas été étrangers, bienentendu, à ses succès. Elle avait une beauté marmoréenne qui nes’animait guère que sur la scène, et encore si l’on trouvait sadanse admirable, on la jugeait tout de même un peu froide. Hélènedansait uniquement avec ses jambes, oubliant le plus souvent desourire au parterre et de lui adresser ces mines gracieuses quifont toujours plaisir au public. Elle déclarait n’aimer personne aumonde que sa sœur, qui ne la quittait pas et qui s’était faite sapetite servante, son petit chien fidèle.

Si Hélène était, au su de tout le monde, unesplendide courtisane, Vera était, elle, l’ange le plus pur qui sepût imaginer.

C’est ce qui désolait et déconcertait ce bonGilbert. En se méfiant sans cesse des femmes, il avait dépassé laquarantaine et pouvait se féliciter d’une prudence égoïste de vieuxgarçon qui l’avait gardé de toute méchante aventure. Mais cettepetite fille le rendait plus sot qu’un gamin de vingt ans. Ne luiavait-il pas demandé sa main ! Oui, il voulait se marier à sonâge avec cette enfant. Elle ne lui répondait que par des éclats derire.

Tout ce monde buvait du champagne et fumaitdes cigarettes turques que le grand-duc avait prises chez le tsaret dont il pourvoyait son ami, qui en était très friand.

Serge Ivanovitch faisait de la peinture enamateur ; l’acteur Gilbert aussi ; c’est ce qui avait étéle point de départ de leur liaison.

– Comment ça va, là-bas ? demanda Sergeau grand-duc.

– Mal ! Je suis aux arrêts ! Je suisfâché avec l’empereur, avec la tsarine, qui m’a traité de fou, etavec ma mère, qui m’a traité de bâtard !…

Les rires cessèrent. Le grand-duc considéraces visages qui étaient devenus subitement sérieux.

– Personne de vous ici ne pourrait me dire quiest mon père ?

Il se tourna particulièrement alors du côté deSerge Ivanovitch et lui dit :

– Tu le sais, toi, et d’autres aussi lesavent !… et peut-être le savez-vous tous ici ! Serge, jete prie, je te supplie de me dire qui est mon père ?…

Serge secoua la tête.

– Tu le sais ! Tu le sais !

– Mais je n’en sais rien du tout !…Comment veux-tu que je sache une chose pareille !… Et puis tamère t’a crié cela certainement sans savoir ce qu’elle disait. Il afallu que tu fasses le fou, là-bas, pour qu’elle en arrivelà !…

– Ma foi, dit Serge[3], je n’ai purésister au plaisir de leur conter ton histoire du guérisseur duThibet !

– Tu seras toujours le même ! répliquaSerge avec humeur. Je t’avais pourtant dit de te taire… mais tu nesais pas tenir ta langue… et te voilà bien avancé,maintenant !…

Ivan se laissa tomber sur un divan et se pritla tête dans ses mains.

Alors, la petite Vera s’approcha de lui, unverre de champagne à la main et lui dit :

– Monseigneur !… Il ne faut pas vousfaire de chagrin… ça n’en vaut pas la peine…

Et de l’une de ses menottes elle lui écartaitles mains du visage.

Alors, chacun put voir qu’il pleurait…

Une voix grave dit :

– Je le sais, moi, monseigneur, qui est votrepère…

C’était la danseuse Hélène qui avaitparlé.

– Pourquoi ne pas le lui dire ?ajouta-t-elle. Chacun porte sa croix sur cette terre…

De fait, elle en portait une magnifique que leprince Khirkof lui avait offerte et qu’il avait bien payée dixmille roubles.

Nandette et Gilbert étaient très gênés. Ilsavaient fait quelques pas vers la porte, mais le grand-duc lesarrêta.

– Restez, mes amis !… Je vois qu’Hélènene vous apprendra rien du tout à vous… alors, pourquoipartir ?…

– J’aimerais autant qu’ils s’en aillent,monseigneur, exprima sans aucune gêne la danseuse.

– Mais oui ! mais oui ! Du reste, ilfaut que nous partions, nous répétons demain matin au Michel… ilfaut que nous soyons ce soir à Petrograd et nous n’avons que letemps de prendre le train…

Ainsi parlait Nandette, et Serge ne laretenait pas.

Il y avait deux ans que Serge et Nandette seconnaissaient. Ils s’étaient aimés tout de suite. Ils n’avaient paseu d’histoires. Leur liaison avait été calme comme un beau jour.Nandette qui, à la scène, incarnait les héroïnes les pluspassionnées, les Féodora, les Théodora, la Tosca, etc., était lapetite femme la plus pondérée, la plus équilibrée du monde. Elleétait toujours gaie et faisait toujours ce qu’on voulait.

Elle partit sans regret en songeant qu’il luifallait se lever de bonne heure le lendemain matin. Et puis, elledevait revoir Serge le lendemain soir. Elle lui donna un baiserdistrait. Elle ne se doutait pas que c’était le dernier et qu’ellene reverrait jamais son amant.

Gilbert voulut embrasser Vera, qui lui tira lalangue. Il partit furieux.

Hélène s’était jetée sur le divan et fumaitune cigarette dont elle lançait la fumée au plafond avec un granddétachement de toutes choses.

Il n’y avait plus là que le grand-duc et SergeIvanovitch. Vera avait disparu à son tour.

Le grand-duc était dans un état de fièvrequ’il ne dissimulait pas. Il s’était jeté dans un fauteuil, puiss’était levé, puis avait bu du champagne, puis était venu s’asseoirauprès de la danseuse, sur le divan.

Hélène jouait d’une main avec sa cigarette etde l’autre avec ses cheveux, dont elle frisait une boucle dorée quilui tombait sous l’oreille.

– Je vous écoute ! finit par dire Ivan,impatienté.

– Je ne vais pas vous raconter une histoiredrôle, vous savez ! commença Hélène. Il est encore tempsd’aller vous coucher, monseigneur !

– Hélène, vous me torturez !

– Quel âge avez-vous, monseigneur ?

– Vingt-trois ans, répondit-il avec humeur,car il ne savait où elle voulait en venir.

– C’est bien jeune, fit Hélène, mais enfinj’espère que ce que je vais vous dire vous en donnera trente et quevous cesserez d’agir comme un enfant, monseigneur !

À ces mots, il se leva et demanda à Serges’ils avaient résolu tous deux de se moquer de lui.

– Vania, répondit Serge, il ne faut pas tefâcher. Hélène n’est pas contente que tu aies raconté au gosoudar(l’empereur) l’affaire du guérisseur du Thibet et elle te le faitsentir, mais maintenant tu seras plus raisonnable, après ce qu’elleva te dire. Écoute !

Docile, Ivan revint s’asseoir sur le divan.Hélène, sans le regarder, très occupée par la fumée de sacigarette, posa néanmoins sa main sur la sienne, et le jeune hommefut tout de suite réconforté, car il sentait bien que c’était unevraie amie.

– Ton père s’appelait Vladimir SergeovitchAsslakow !…

– Ah ! fit sourdement Ivan, je suis biencontent de connaître maintenant le nom de mon père… (au fond, iln’était point très content, car il espérait mieux que ça, mais ilessaya de se consoler) les Asslakow, dit-il, sont d’une noble race…ma foi, ils sont presque aussi nobles que les Tsarkeskoï quifaillirent monter sur le trône à la place des Romanof…Allons ! Allons !… continua-t-il, Hélène, je suis trèscontent, très content, ma petite colombe…

Hélène continua :

– Il était très beau, le plus beau cavalier duCaucase, et le plus brave…

– Bien ! bien ! merci !…faisait Ivan en hochant la tête avec satisfaction.

– C’était aussi une haute intelligence et unnoble cœur et il était animé d’un patriotisme ardent…

– Tu dis : c’était, interrompitIvan, il est donc mort ?

– Oui, il est mort, répondit Hélène en luiserrant la main… mais nous n’en sommes pas arrivés là, et il fautque vous m’écoutiez sans m’interrompre…

– Je regrette qu’il soit mort, car je sens queje l’aurais beaucoup aimé.

– Tu le peux, petit ami, il faut l’aimer,Ivan, comme s’il était vivant…

C’était la première fois qu’elle le tutoyait…et il trouva la chose toute naturelle, tant il se sentait, dans lemoment, rapproché d’elle et tant il la devinait pleine d’amitiépour lui. Sa belle petite main, qui était ordinairement si froidecomme le reste de son corps, était tiède et douce dans la sienne…Elle continuait :

– C’était aussi un grand poète, mais il n’entirait aucune vanité : il était poète pour lui-même et pourquelques amis seulement…

– Il faisait des vers ?

– Tu les connais, Serge te les a appris.

Ivan tourna son regard vers Serge, et celui-cicommença de réciter en souriant :

 

« Mon œil est devenu rêveur, morne etsauvage… Mon âme languit dans la servitude qui l’oppresse… Nuit etjour une seule pensée me poursuit comme une ombre… ellem’agite… »

 

Mais Ivan, enfiévré, lui coupa la parole etcontinua de réciter :

 

« … elle m’agite et dans le repos deschamps paternels et dans la bruyante caravane, et dans la chaleurde la mêlée, et pendant la prière auprès des saints autels ;il est temps, murmure incessamment une voix secrète, il est tempsd’immoler tous les tyrans de l’Ukraine ! »

 

Et Ivan s’était relevé très agité.

– Ah ! c’est lui ! c’est lui qui aécrit de tels vers, des vers si beaux que je les ai toujours enmoi, quoi que je fasse et quoi que je pense. Dis-moi, Hélène,c’était donc un révolutionnaire que mon père, pour écrire des verspareils ?

Hélène ne répondit point à sa question. Elledit, en continuant de le tutoyer, comme un frère chéri ou comme unsaint :

– Quand ton père parut à la cour, ta mèrel’aima tout de suite.

– Je comprends cela, fit Ivan.

– Quand elle en eut assez, au bout de sixsemaines, car, à la cour, ton père se rendait insupportable etparlait à tort et à travers, sans mâcher la vérité à personne, ellele fit envoyer à Samarkand avec un commandement. C’était l’Asie,c’était l’exil. Il s’ennuyait. Nous avons des vers de lui qu’il fitdans ce temps-là ; tu les connais aussi, Ivan (elle ne luidisait plus Ivan Andréïevitch depuis qu’il savait qu’il n’était pasle fils du grand-duc André), tu sais. Ce sont les vers quicommencent ainsi : « Je ne l’ignore pas : unabîme… »

– « Un abîme, continua Ivan, s’ouvredevant le premier qui s’élève contre les oppresseurs d’une nation.Le destin m’a choisi… mais dites-le-moi, dans quel pays, dans quelsiècle, l’indépendance reconquise n’a-t-elle pas voulu desvictimes ?… Je le sais ! je le sens ! et c’est avecdélices que je bénis le sort qui m’est réservé !… »Mon Dieu, c’est encore mon père qui a écrit cela… mon père étaitpourtant un grand seigneur…

– Oui, mais je t’ai dit que c’était un grandcœur, et tu vois que c’était un grand poète… Ç’aurait été aussi untrès bon père. Quand il apprit que tu étais né, il fit demander àta mère son appui pour qu’on le rappelât dans un gouvernement où ilpourrait te voir et t’embrasser !…

– Père chéri, père chéri !… murmura legrand-duc.

– Ton père n’était pas, tu vois, un granddiplomate. Aussitôt que cette dangereuse prière fut parvenue à tamère, la grande-duchesse décida que ton père était encore trop prèsà Samarkand et elle fit si bien qu’on l’arrêta pour le juger etl’envoyer en Sibérie. Quel fut le prétexte de sonarrestation ? On ne le sut jamais ; il ne le sut guèrenon plus. Les questions qu’on lui posait étaient si embrouilléesqu’il finit par dire à ses juges ; « Dictez vous-même lesréponses que vous désirez que je fasse et je lessignerai !… »

– Ah ! le brave ! le bravepapka ! s’exclama Ivan, et il serra la main de la danseuse, etil embrassa son cher petit frère d’armes Serge.

– Il fut condamné à la déportation perpétuelleen Sibérie. Le chemin qu’il devait suivre n’était qu’à quelquesverstes de sa terre ; il demanda, en grâce, qu’on lui permîtde voir, pour la dernière fois, sa famille et de prendre du lingeet des habits qui lui manquaient. Ses prières furent vaines. Il futobligé de se rendre à Tobolsk sans fourrures dans une saisonmortelle. Tout cela semblait bien calculé pour le fairedisparaître ; cependant, la pitié d’un de ses compagnons deroute qui lui prêta de temps à autre sa touloupe, au risque de sapropre vie, le sauva.

» En Sibérie, on le conduisit tout desuite aux mines. On pensait bien qu’il y trouverait son tombeau.L’obscurité des galeries souterraines, l’humidité de ces abîmesprofonds, le contact malfaisant de certains minéraux, lesexhalaisons pernicieuses, l’extrême fatigue qu’entraînent ces rudestravaux font de l’existence des mineurs un tourment auquel ceux-cine sauraient longtemps résister. Ton père résista. Alors, onimagina qu’il avait tenté avec un de ses compagnons d’assassiner unde ses gardiens pour se sauver. Asslakow, ton père, et soncompagnon, qui s’appelait Apostol…

– Est-ce le même qui lui avait prêté satouloupe pendant le voyage ?

– Oui, c’est le même.

– Ah ! celui-là, si je pouvais jamaismourir pour lui ou l’embrasser !…

– Écoute donc ! Ils furent condamnés tousdeux à être pendus. Mais la strangulation ne réussit point pour tonpère ; la corde ayant glissé sur le capuchon dont sa têteétait recouverte, il tomba sous le poteau, pêle-mêle avec lesescabeaux. Alors, il se releva en jetant un suprême anathème contrece pays où l’on ne savait ni juger, ni pendre ! On recommençal’opération. Elle manqua encore. Le bourreau était ivre etincapable de travailler plus avant ; l’affaire fut remise aulendemain. Dans la nuit, ton père parvenait à s’échapper et allaitvivre au fond des forêts avec les loups, qui lui furent, pendantcinq ans, plus amis que les hommes. La sixième année, il mourutd’épuisement en tendant les bras vers la Russie et en appelant sonfils !

Ivan ne disait plus rien. Il avait les yeuxsecs. Il semblait réfléchir profondément. Certainement, à cetteheure, sa figure n’était plus celle d’un enfant, et, comme l’avaitprévu Hélène, il paraissait vieilli de dix ans.

– Hélène, fit-il tout à coup, jurerais-tu surles saintes images que mon père est mort ?

– Tout de suite ! déclara la danseuse. Jesuis prête à jurer cela tout de suite…

Ivan la considéra fixement. Hélène ne baissapas les yeux ; mais le jeune homme secoua la tête etdit :

– Quelque chose me dit que mon père n’est pasmort et que vous savez qu’il n’est pas mort ! Est-ce ta voixqui t’a trahie, est-ce le ton qui a changé quand tu m’as dit quemon père était mort ? Je ne sais… Mais je sens qu’il n’est pasmort !… Tu es prête à jurer sur les saintes icônes… Cela nesignifie rien pour toi !… Je sais que malgré la croix de dixmille roubles que tu as encore, tu n’as aucune religion… Jevoudrais que Serge me jurât cela…

– Oui, dit Serge.

– Quoi, oui ?… Que veux-tu dire avec tonoui ? Es-tu prêt à jurer sur les saintes icônes ?…

– Je te dis : oui…

– Tu le dis mal. Es-tu prêt à jurer sur laVierge de Kazan ? Ah ! tu ne réponds pas !… Tupâlis ! Mon père vit ! Mon père vit !…

– Mais tu es fou, s’écria Hélène. Serge te ditqu’il est prêt à jurer… Jure, Serge… jure sur la Vierge deKazan !…

Et Serge jura sous le regard enflamméd’Hélène ; seulement, quand il prononça ces mots ;« Sur la Vierge de Kazan ! » sa pâleur faisait mal àvoir.

– Je te plains… tu dois bien souffrir, exprimaavec une triste ironie Ivan… mentir sur la Vierge de Kazan, c’estgrave !… Enfin, c’est ton affaire… quelque chose me dit quemon père est vivant !… Je le sens autour de moi !… Je lesens en moi !… Ô mon père ! s’écria-t-il, nous ne faisonsqu’un seul et même souffle !… Dirige-moi ! conduis moncœur !… et dirige mon bras ! Hélène, petite âmechérie, je n’ai pas le droit, n’est-ce pas, de savoir comment tu asappris ces choses ?…

– Si… je te le dirai… pourquoi ne te ledirais-je pas ?… J’ai su tout cela par un compagnon d’évasionde ton père qui a pu regagner, lui, la Russie et qui est venumourir à la maison dans mes bras…

– Ce n’était point Apostol ? celui quiavait prêté la touloupe à mon père ?

– Non, Apostol était mort, bien pendu,lui !…

– Et pourquoi l’homme qui avait été lecompagnon de mon père dans la forêt, avec les loups, est-il venujustement mourir dans tes bras, dans ta maison ?…

– Parce qu’il nous apportait des nouvellesd’Apostol…

– Vous le connaissiez donc, cetApostol ?

– C’était mon père, répondit Hélène.

– Par la Vierge ! s’écria Ivan ! etpar les saints archanges ! Apostol était ton père !… ilétait ton père, celui qui a prêté sa touloupe au mien !…

Il n’en put dire davantage ; il la pritcomme un insensé dans ses bras et l’embrassa sur les lèvres à luienlever le souffle.

Quand il desserra son étreinte, Hélène retombacomme une morte sur le divan. Quant à lui, ne se doutant de rien,et ne regardant même plus cette jeune femme qui l’adorait dans lesecret de son âme, il se retourna vers Serge et l’embrassaaussi.

Puis il se versa du champagne, car il étaittrès altéré et demanda :

– Pourquoi m’avez-vous caché tout cela silongtemps ?…

– Parce que nous craignions de te faire de lapeine… mais du moment que c’est ta mère qui a commencé…

La voix d’Hélène se fit entendre. La danseuseavait repris ses sens. Elle dit, en arrangeant sescheveux :

– Et maintenant il faut être bien sage, etpuisque vous êtes aux arrêts, il faut retourner au palais,monseigneur !… Je pense qu’il est inutile d’insister pour quevous ne racontiez cette histoire au petit père ou à madame votremère…

– Je la garderai pour moi… fit Ivan enrougissant.

– D’autant plus qu’ils la connaissent aussibien que vous !… Adieu, monseigneur… On vous verra un de cesjours au théâtre Marie ?

Elle n’attendit même point sa réponse ni leurspolitesses et s’esquiva. On entendit bientôt le bruit de l’auto quila reconduisait à Petrograd.

Serge regardait l’heure à sa montre :

– Il est temps, dit-il, de nous diriger versle grand palais…

– Pourquoi donc ? demanda Ivan.

– … Mais pour cette messe de repentir.

– C’est vrai, dit Ivan, je n’y pensaisplus !…

Chapitre 7UNE CÉRÉMONIE NOCTURNE À L’ERMITAGE

 

Pour mieux comprendre quel était l’étatd’esprit des souverains et de leurs intimes, et pour s’expliquer lapossibilité de certains faits, il nous faut dire quelques mots,avec Bienstock et Prougavine et quelques autres, de la morbiditéqui, depuis un certain nombre d’années, régnait dans la hautesociété russe, en général, et, en particulier, à la cour.

« Depuis dix ans environ, la cour deRussie, a écrit Bienstock dans le Mercure de France, étaitdevenue le foyer principal d’une sorte de secte dans laquelleétaient en faveur plusieurs rites des flagellants. On a même donnéà ce mouvement de dépravation mystique le nom denéo-Khlistov-tchina, dérivé du mot russe Khlisti(les fouets), sous lequel on désigne en Russie la secte anciennedes flagellants. »

Un autre savant russe, M. Prougavine,auteur de nombreuses études sur les sectes religieuses en Russie, aétudié également ce mouvement-là, et, grâce à lui, s’est trouvééclairé ce côté mystérieux et mystique de la vie de la hautesociété russe et de la cour.

« Le commencement du XXesiècle, dit-il, a vu se développer, en Russie, le même mouvementmystique qui marqua la première décade du XIXe siècle.Maintenant comme il y a cent ans, le mysticisme grossier, empreintde superstitions qui se rencontrent ordinairement dans les villagesles plus arriérés ou dans les bas-fonds de la population urbaine,soudain s’est trouvé transporté dans les hautes sphères sociales,on peut même dire au sommet de la hiérarchie sociale.

« Une particularité à noter, c’est queles figures centrales de ces mouvements sont de louchesaventuriers, prophètes, thaumaturges, « innocents », toussortis des bas-fonds du peuple.

« Pour trouver quelque chose d’analogueau mouvement mystico-religieux qui sévissait maintenant à la courde Russie, il faut remonter au XVIIIe siècle, quandplusieurs membres de la famille impériale et bon nombre dereprésentants de la haute noblesse étaient les disciples ferventsdes « hommes de Dieu » ou Khlisti.

« Les demeures des plus illustres desboïards de Moscou, d’alors, le comte Cheremetiev, le princeTcherkasky, celles de la princesse Khovansky, de la comtesseGolovkine, d’Anastasie Lopoukhine, étaient largement ouvertes aux« prédicateurs et prophètes » de cette secte. À cetteépoque, différents thaumaturges et innocents, gens de passécriminel, illettrés, faisaient la loi aux personnages illustres etpossédaient, corps et âme, les plus noblesdames. »

Or, quelque extraordinaire que cela paraisse,à l’aube du XXe siècle, la haute société russe – lemonde de la cour – s’est trouvée contaminée du même mal. Tout àcoup, parurent les phénomènes bizarres d’atavisme qui noustransportèrent à cent cinquante ans en arrière. De nouveau, lessalons aristocratiques devinrent l’asile des « Dieuvivant », des « Christ vivant », desKhlisti. C’est une véritable psychose, qui gagne même lesmilieux ecclésiastiques.

Une grande dame de la cour a raconté àM. Prougavine que, quand elle fut admise à la cour, en qualitéde dame d’honneur, elle entendit différents récits révoltants,monstrueux, qu’elle se refusait de croire et traitait de« calomnies de la rue ».

« Mais, dit-elle, malheureusement il mefallut non seulement entendre, mais voir de mes propres yeux detelles choses étranges, incroyables, incompréhensibles, que cespectacle aurait soulevé l’indignation des plus blasés. Je ne mecrois pas le droit de donner des détails, mais je puis vous direqu’il se passe dans nos hautes sphères des choses si spéciales, siincroyables, qu’on ne peut ni les expliquer, ni les comprendre.Toute la cour est en proie à une sorte d’ensorcellement ;l’esprit est obscurci, la volonté paralysée. »

Tout ce que l’on racontait sous le manteauétait si extraordinaire, en effet, que les plus prévenus avaientpeine à y croire, comme cette grande dame dont parleM. Prougavine, et nous avouons que le grand-duc Ivan n’avaitfait qu’en rire.

Certes ! il connaissait assez le milieude la cour pour ne s’étonner que de peu de choses dès qu’il étaitquestion de mysticisme ; et lui-même, élevé dans un cultepurement extérieur d’adoration byzantine qui s’adressait surtoutaux saintes images comme à des fétiches, n’était parvenu à sedébarrasser en partie de cet esprit de basse superstition qu’enconstatant tout près de lui de quelles vilenies s’accompagnaitcette espèce d’« illuminisme ».

Au moment même où Kornilof se couvrait degloire dans les champs de Galicie, Ivan avait vu la grande-duchesseau pied des icônes, priant pour le salut de la sainte Russie, et ilsavait ce que sa mère entendait par là : elle priait contre lavictoire, qui, dans l’esprit de tous, à cette époque, à la cour (sion en excepte Nicolas II, qui en voulait toujours à son cousinGuillaume de l’avoir insulté du haut du balcon de Potsdam et quirestait fidèle à l’alliance), devait être infailliblement suivie dela ruine de l’autocratie.

Des prières, des extases, des litaniesmaladives, des supplications et des imprécations et des évocationspour le triomphe d’une politique qui allait anéantir ces fous enfaisant les affaires de l’Allemagne : Ivan Andréïevitch savaitqu’il fallait compter avec tout cela, hélas ! mais, de là à lamesse noire, il y a loin !…

Il y avait moins loin qu’il ne le croyait. Lanuit où nous sortons avec lui de l’atelier de Serge Ivanovitch, iln’y avait à franchir, pour entrer de plain-pied dans toute cettefantasmagorie, que la distance du petit palais Alexandre, oùhabitaient le tsar et sa famille, au grand palais de Catherine.

Ivan et Serge pénétrèrent dans le grand parcpar une petite porte dont le jeune officier de la garde avait laclef.

Ils ne trouvèrent personne devant eux pour lesdéranger dans la première partie de leur incursion.

Il était près d’une heure du matin, et,cependant s’ils voulaient s’envelopper d’une ombre suffisante à undessein caché, il était nécessaire aux jeunes gens de resterdissimulés dans la charmille.

À la lueur laiteuse agonisante de la« nuit blanche », le parc anglais se déployait devantIvan et Serge, autour d’un grand lac.

Là-bas, tout au fond, on apercevait lasilhouette fantomale et majestueuse de la vaste colonnade du grandpalais, construit au XVIIIe siècle par Élisabeth etachevé par Catherine. L’architecte avait été, de toute évidence,inspiré par Versailles, mais l’état d’esprit de nos deux jeunesgens n’était point aux comparaisons d’architecture, et ils nes’attardèrent point à cette vision. Avec de grandes précautions,ils traversèrent le parc anglais, tout parsemé de pittoresquesfaïences.

– Nous ne sommes pas en retard ?demandait Ivan pour dire quelque chose, car il pensait surtout à laredoutable et fatale histoire qui venait de lui être révélée.

– La cérémonie est pour deux heures… Personne,je pense bien, n’est encore arrivé, répondit Serge.

Ils laissèrent derrière eux la fameuse grottede rocaille, le pavillon de l’Amirauté, dont les pignons en briquesrouges faisaient une jolie tache claire sur la verduresombre ; le bain turc et ses minarets dorés. Peu à peu, ilsavaient fait le tour du lac, avaient laissé sur leur gauche lecimetière de chiens : c’était là que, sous une pyramide ettrois dalles de marbre, étaient enterrées les levrettes favoritesde la grande Catherine. Puis, lâchant les bords de la grande pièced’eau, ils pénétrèrent dans le jardin français, au centre duquels’élevait un pavillon blanc et vert dérobé à tous les regards parune épaisse futaie. C’était l’Ermitage.

– C’est là ? demanda Ivan.

– C’est là ! répondit Serge.

L’Ermitage de Tsarskoïe-Selo, comme celui dePeterhof, avait été construit « pour l’amour »… pour lesamours impériales qui demandent quelquefois de la discrétion. Cetteretraite avait été merveilleusement agencée pour ces grandesamoureuses que furent presque toutes les impératrices deRussie.

Ici comme là-bas, du rez-de-chaussée, où estla cuisine, la table montait toute servie, par un ingénieuxmécanisme, jusqu’au premier étage, où l’on pouvait ainsi dîner sanstémoins, sans être gêné par les domestiques.

Après avoir inspecté consciencieusement lesenvirons, Serge fit signe à Ivan et ils se dirigèrent, par lesderrières de l’Ermitage, en rasant le mur, vers une porte bassedont Serge avait également la clef.

– Où as-tu eu toutes ces clefs-là ? luidemanda Ivan.

– Je les ai fait faire, répondit à voix bassele jeune officier, et il mit un doigt sur sa bouche pour luirecommander le silence.

Il ouvrit la porte et ils furent devant unpetit escalier des plus sombres et des plus humides qui montaitpresque à pic aux étages supérieurs. C’était sans doute un escalierde service ou plutôt un escalier secret.

Ils parvinrent jusque sous le toit etentrèrent dans une mansarde d’où l’on apercevait le lac et lespremiers abords du jardin français.

Ivan regardait Serge, qui s’était penché surle parquet et soulevait un étroit trapillon qui devait exister làdepuis assez longtemps et qui avait certainement déjà servi àpénétrer d’autres mystères que ceux de Raspoutine et desTénébreuses.

Ivan ne prononçait plus une parole. Sur larecommandation de Serge, il était surtout préoccupé de ne faireaucun bruit, car il y avait des chances pour que quelqu’un setrouvât déjà dans l’habitation.

Serge fit signe à Ivan de se pencher et deregarder par le trapillon qui s’ouvrait à côté d’une grosse poutreformant le plafond de la pièce du dessous.

Ivan eut d’abord quelque peine à distinguerquoi que ce fût à cause d’une curieuse obscurité rouge violacée quiétait répandue dans toute la pièce.

Le peu de jour qui restait dehors passait eneffet à travers des vitres qui avaient été garnies intérieurementd’une sorte de papier violet transparent, comme on voit des papiersrouges aux vitres des chambres noires chez les photographes.

Peu à peu, ses yeux s’habituèrent cependant àcette ombre singulière. Il avait, en face de lui, une espèced’estrade sur les degrés de laquelle, à chaque coin, étaient posésdes vases sur des trépieds tels des brûle-parfums.

Au haut de l’estrade, deux sièges aux dossierset aux pieds dorés étaient placés comme deux trônes.

Derrière ces fauteuils, sur la muraille, il yavait un triptyque sous lequel brûlaient des petites lampesenfermées dans des cassolettes découpées et qui éclairaient deleurs lumignons sanglants une triple peinture représentant : àgauche, les peines de l’enfer ; à droite, les joies duparadis, et, au centre, le mystère de la sainte Trinité, d’aprèsdes icônes byzantines que le grand-duc se rappelait avoir vues aucouvent de la Troïtza, dans les environs de Moscou. Peut-êtreétaient-ce les icônes elles-mêmes, et, à cette pensée, le jeunevisage d’Ivan devint rouge pour ceux qui n’hésitaient pas àapporter ces objets sacrés dans cette horrible chambre.

Une vraie douleur s’empara de lui à l’idée quesa mère était la complice d’un sacrilège aussi abominable. Et unehaine forcenée lui gonfla le cœur contre cet ignoble Grégory (nompaysan de Raspoutine), qui rendait ainsi toutes les femmes follesavec ses maléfices.

Soudain, il vit l’ombre violette remuer et uneombre se déplacer dans cette ombre, et, presque aussitôt, il y eutune flamme violette dans le brûle-parfums, et une odeur des plusfortes vint le saisir, une odeur bizarre, qui n’était point cellede l’encens mais où l’encens entrait pour quelque chose.

Il comprit qu’il ne fallait point resterlongtemps sous l’influence de ces parfums-là, si l’on voulaitgarder toute sa présence d’esprit.

Il faisait ce raisonnement, mais il continuaitde respirer cette odeur qui ne répondait absolument à rien de cequ’il avait senti jusqu’alors et qui était énervante, mais pointdéplaisante du tout.

Comme l’ombre qui avait allumé lesbrûle-parfums passait devant les cassolettes lumineuses, il aperçutune figure qu’il reconnut. C’était celle de Badonaïew, le« guérisseur du Thibet » ; il vit que l’homme étaitvêtu du haut en bas d’une chemise violette.

En même temps, un autre personnageapparaissait au coin de l’autel, et les yeux d’Ivan, qui voyaientbien maintenant, distinguèrent le gestionnaire de l’ambulance78 bis à Tsarskoïe-Selo, l’homme de la comtesse Wyronzew,Rechnikow ; lui aussi était habillé d’une chemiseviolette.

Il se baissait, se relevait ; Ivan ne serendait point compte de ce qu’il faisait là. Quand il se releva, ilvit que les degrés de l’autel étaient couverts d’objets dont il nepouvait déterminer la nature. Il se releva pour demander uneexplication à Serge, qui regarda et dit : « Ce sont lesfouets (khlisti). »

Ivan, de plus en plus intrigué, se remit à sonobservatoire. Cette fois, il vit Badonaïew et Rechnikow quiapportaient un grand poteau de bois. Ils le dressèrent contrel’estrade et l’y assujettirent solidement. Puis, ils apportèrent unsecond poteau et firent de même à gauche.

Ivan se releva encore :

– Regarde, dit-il, effaré, à soncompagnon.

Serge jeta un coup d’œil et dit :

– Ah ! les poteaux ! lesfouets !… Je pensais bien que nous assisterions à unemesse de repentir, ce soir !…

– Quoi ? une messe derepentir ? interrogea Ivan : qu’est-ce que cela veutdire : une messe de repentir ?

– Eh bien ! ces dames vont se repentird’avoir péché !… d’avoir péché avec Raspoutine…comprends-tu ?

– Pourquoi ont-elles péché avecRaspoutine ? Si elles n’avaient pas péché, elles n’auraientpas besoin de se repentir !…

– Tu ne comprends décidément rien, déclaraSerge avec un froid sourire… tu ne comprends pas que si ellesn’avaient pas péché et qu’elles n’eussent point par conséquent à serepentir… elles ne gagneraient point le ciel qui accueille avecjoie la pécheresse repentante !

– Eh ! non ! je ne comprendspas ! je ne comprends pas ! soupira le pauvre Ivan, quise prenait la tête à deux mains et qui se demandait déjà dansquelle maison de fous il était tombé.

Il ne comprenait pas et, cependant, ce quevenait de lui dire là Serge c’était le principal de la religion deRaspoutine, tout le mystère du culte de celui qui se faisaitappeler l’homme de Dieu, tout le secret aussi de sa toute-puissancesur ces âmes malades et ces esprits pervertis. Sa mystique tenaitdans ces mots : « Le salut est dans la contrition, lacontrition ne peut venir qu’avec le péché. Péchons donc, mes sœurs,pour mériter notre salut !… En péchant avec moi, le salut estd’autant plus certain que j’incarne l’espritsaint ! »

Serge montra au grand-duc le parc à travers lafenêtre de la mansarde… Des formes sombres sortaient des massifs etse hâtaient, se glissaient furtivement vers l’Ermitage, précipitantleur marche jusqu’à ce qu’elles disparussent sous les premièresbranches du jardin français.

Tout près de l’Ermitage, à quelques pas de lagrande porte d’entrée, deux statues colossales, deux ombres degéants les attendaient et sortaient de leur immobilité pouréchanger avec elles quelques mots rapides. C’étaient là,évidemment, les gardiens du mystère auxquels Raspoutine pouvaittout demander et dont Ivan avait entendu parler également àPetrograd.

Sur un signe de Serge, le grand-duc retourna àson observatoire dans le plancher.

La salle paraissait vide maintenant. Un quartd’heure s’écoula, puis une porte s’ouvrit au fond, à doublebattant. Et une étrange procession fit son entrée.

En tête, Badonaïew et Rechnikow, les brascroisés. Derrière eux, deux par deux, une vingtaine de femmestoutes vêtues de la longue tunique violette flottante. Elles firentle tour de l’estrade, s’inclinèrent en passant devant les trônes,et, à tour de rôle, ramassèrent chacune un des khlisti quiavaient été répandus sur les marches.

Ivan reconnut des dames d’honneur del’impératrice, la princesse Khirkof, la comtesse Schomberg, oui, lagrosse Schomberg elle-même, qui ne paraissait cependant point à laville avoir quoi que ce fût d’une mystique, car elle était solide,mangeant et buvant comme un « Préobrajensky »…

La comtesse Wyronzew clôturait la marche aveccette extatique de Nathalie Iveracheguine, qui s’appuyait à sonépaule comme une néophyte pas encore sûre de sa force et quidéfaille au moment du sacrifice. Elles aussi prirent des fouets ets’enfoncèrent dans l’obscurité violette, chaude et embaumée de lapièce.

Elles passaient exactement sous les yeux dugrand-duc, puis celui-ci ne les voyait plus, n’ayant en face de luique l’autel, le triptyque et la porte du fond.

Celle-ci s’était refermée. Elle se rouvritpour laisser passer Raspoutine, tout seul.

Il était vêtu d’une tunique safran, recouverted’une sorte d’étole brodée d’or et d’argent et toute garnie depierreries et de perles. Il gravit, appuyé sur les épaules deBadonaïew et de Rechnikow, les degrés de son autel et s’assittranquillement sur l’un des trônes. Il avait à la main un knout.Ses yeux étaient étrangement cernés et ses joues vermillonnées. Ils’était peint comme une idole.

Ivan, parmi tant de pensées quil’assiégeaient, se disait : « Au moins, ma mère n’en estpas ! », et comme c’était cela qu’il avait craintpar-dessus tout, il se trouva plus libre d’esprit pour regarder etjuger la scène qui se déroulait sous ses yeux.

Des prières, des invocations formulées en unelitanie qui montait et descendait sur un rythme étrange et saccadéavaient commencé.

Les femmes qui les proféraient, Ivan, de laplace qu’il occupait, ne pouvait les voir, mais il entendait leursouffle et leur soupir.

Puis cette litanie cessa.

Une forme violette s’avança jusqu’à la croixet Ivan reconnut Nathalie Iveracheguine. Elle s’agenouilla devantRaspoutine et lui demanda la grâce d’être attachée au « poteaude la douleur » pour que fussent effacés « les dernierspéchés ». Aussitôt, des voix clamèrent : « Oui,effaçons les derniers péchés ! effaçons les dernierspéchés ! », car il est historique que lesTénébreuses ne pouvaient, d’après le rite de Raspoutine, commettrede nouveaux péchés sans avoir effacé les anciens, ce qui donnaitlieu tour à tour à trois cérémonies : la cérémonie decontrition ou messe de repentir (c’est à celle-ci que nousassistons aujourd’hui), puis la cérémonie de lapurification, ou messe du baptême qui se passaitdans une piscine ou dans une eau courante, dans un lac, au bordd’une rivière ; enfin, la cérémonie de la messe dupéché où l’on péchait généralement en plein air, la nuit,autour d’un autel sur lequel on avait allumé un brasier.

Quand on avait péché, naturellement, onrecommençait à se repentir, à se purifier et à repécher, et ainside suite.

Tel était le cycle démoniaque, dans lequel cebouc de Raspoutine avait enfermé toutes ces névropathes.

Raspoutine fit un signe et Badonaïew et sonacolyte attachèrent, avec des cordes, Nathalie Iveracheguine, aupoteau de la douleur, comme elle le demandait.

Pendant ce temps, les grands yeux d’illuminéede Nathalie ne quittaient point Raspoutine, lequel semblait penserà autre chose… et les chants avaient repris de plus belle.

Une seconde femme s’avança et sollicita lemême honneur. C’était cette grosse dondon de comtesse Schomberg,mais sa prière ne fut pas exaucée et, d’un signe, le prophète larepoussa. Alors, elle recula et s’enfonça dans l’ombre avec ungémissement ridicule.

Trois autres vinrent se jeter à genoux endressant des mains suppliantes vers Raspoutine.

Celui-ci désigna la princesse Khirkof, quiétait encore une fort belle personne, mais très renommée àPetrograd pour sa vertu et la rigueur de ses jugements. Les deuxhommes s’emparèrent d’elle et la nouèrent à l’autre « poteaude la douleur », comme ils avaient fait de Nathalie.

Ivan se demandait s’il ne rêvait point enregardant ces deux femmes au poteau et si c’était bien la jeunefille si charmante et de manières si parfaites qu’il avait connue àla cour, cette Nathalie aux yeux de folle qu’il avait en face delui, liée à un poteau pour l’exécution du fouet comme un soldat quia commis quelque grosse faute ; et si c’était bien cettegrande dame qui briguait encore la veille de devenir sa belle-mère,cette princesse Khirkof, que deux rustres immondes bousculaient deleurs mains de moujiks et liaient avec une corde grossière à cettehonteuse poutre.

Il la voyait encore recevant après le dînerles remercîments de ses invités, auxquels elle tendait sa main àbaiser, avec une hautaine grâce nonchalante, que certainesessayaient en vain d’imiter (après le repas, en Russie, il estd’usage que les hommes, dès que la maîtresse de maison se lève,aillent lui baiser la main et la remercier pour l’excellentenourriture)… ou bien, il la voyait encore servant le thé, dans sonsalon, avec sa fille, la sévère et antipathique (quoique belle, envérité) Agathe, ou encore formant cercle avec les beaux esprits etdiscutant des derniers ouvrages français et condamnant sansindulgence l’esprit nouveau et les mauvaises mœurs du siècle dontils étaient le reflet abominable.

Maintenant, des mains infâmess’appesantissaient sur elle, et elle souriait avec extase à cedémon de Raspoutine.

Cette scène extraordinaire, les chants, lesparfums contribuaient à étourdir de plus en plus le grand-duc, etde grosses gouttes de sueur perlèrent à ses tempes.

Il les essuya machinalement en poussant unsoupir et regarda avec plus d’avidité encore.

Debout, derrière lui, Serge le considérait,les bras croisés, sans un mot, jetant de temps à autre un regardvers les lointaines profondeurs du parc.

Raspoutine s’était levé et, tout droit, aumilieu des brûle-parfums et entre ces deux victimes pantelantesd’amour pour lui, en face du troupeau obscur de ces fidèles quisoupiraient dans l’ombre, il prononça d’une voix solennelle etchantante :

– Ce n’est que par moi qu’on peut êtresauvé ! Confondez-vous avec moi corps et âme !Tout ce qui vient de moi est la lumière purifiant les péchésd’autrui ! Ce n’est que par moi qu’on peut êtresauvé !

Il se tut, et toutes reprirent d’une voixexaspérée :

– Ce n’est que par lui ! Ce n’est quepar lui ! Ce n’est que par lui !

Ivan fut alors stupéfait de voir latransformation qui s’était opérée en Raspoutine. Ses yeux lançaientdes flammes et tout son être en était comme illuminé. Son visageresplendissait d’une volonté tyrannique et méchante à laquelle rienne semblait devoir résister. Il était vraiment beau ainsi dans sasplendeur monstrueuse qui brûlait tout, autour de lui, les âmes etles corps, ainsi qu’il l’exigeait.

Et le troupeau tressaillit d’une affreuseallégresse sous ce regard terrible qui commandait lechâtiment :

– Ce n’est que par moi qu’on peut êtresauvé !

Et les autres reprenaient, râlantes :

– Ce n’est que par toi, Gricha !Ce n’est que par toi, Gricha ! (Gricha diminutif deGrégory, Grégoire, le petit nom de Raspoutine).

On entendait, plus haute et plus forte quetoutes les autres voix, celle de la princesse Khirkof, liée à sonpoteau :

– Par toi ! par toi !

Seule, Nathalie, à l’autre poteau, neproférait pas un son. Sa bouche cependant était entr’ouverte ;ses yeux, plus grands que jamais, reflétaient un bonheur indicible.Elle était déjà en extase.

– Repentez-vous ! ordonna Raspoutined’une voix souveraine.

Et un torrent de cris, de gémissements, declameurs délirantes s’éleva du sein de l’ombre violette.

– Effacez le péché !

Alors, une étrange procession se déroula sousles yeux d’Ivan. Toutes les fidèles, une à une, sortirent del’ombre avec leur tunique violette lâche et flottante, et ellesavaient l’air de furies, et elles se suivaient le fouet à la main,et elles passaient devant les poteaux, et, en passant devant chaquepoteau, elles cinglaient avec rage la princesse Khirkof et NathalieIveracheguine.

La princesse poussa d’abord un grand cri, puiselle s’affaissa dans ses cordes en gémissant et en regardant de sesyeux pleins de larmes Raspoutine toujours debout, immobile, sonknout à la main.

Quant à Nathalie, elle ne cria pas, mais,fixant Raspoutine, elle entr’ouvrit ses lèvres, qui ne laissèrentéchapper qu’un mot :

– Toi !… toi !… toi !…

Alors, la princesse répéta aussi cemot :

– Toi !… toi !…

C’est par lui qu’elles voulaient êtrebattues !…

Mais sans doute n’en étaient-elles pas encoredignes, car Raspoutine ne bougeait toujours pas, telle une idoleque rien n’émeut au milieu des cris, des prières, des flammes del’autel et du tourbillon enivrant des parfums sacrés.

À ce moment, la porte du fond se rouvrit ettous les bruits cessèrent. Ivan vit entrer sa mère et eut un rauquesanglot.

La grande-duchesse avait revêtu une robeviolette comme les autres. Elle s’avança très pâle, jusqu’au piedde l’autel et, regardant Raspoutine, elle secoua la tête !

Raspoutine, lui aussi, pâlit. Une affreuseexpression de rage crispa son visage.

– Alors, elle ne veut pas ?demanda-t-il.

– Non ! fit la grande-duchesse.

– Elle ne viendra pas ? interrogea-t-ilencore entre ses dents serrées.

– Non !… répéta Nadiijda Mikhaëlovna.

À cette nouvelle, la lamentation devintgénérale et, voyant la colère de l’homme de Dieu, elles tombèrenttoutes à genoux en s’écriant :

– Prions pour elle, prions pourelle !…

Elle, c’était la tsarine, que l’on n’avait puencore amener à l’abominable cérémonie. Non ! Non ! cen’était pas une vraie Ténébreuse !… Une vraie Ténébreuse sedonne corps et âme ! Et elle, elle n’avait donné queson âme !… Son âme était au Raspoutine, mais elle gardait soncorps pour elle, et cela était le suprême péché ! car sielle ne péchait pas, comment pouvait-elle serepentir ?…

« Prions pour elle ! prions pourelle !… »

De fait, il n’a jamais été prouvé que latsarine, qui subissait plus que toute autre, moralement parlant,l’influence de Raspoutine, lui eût accordé ce dont, plus d’unefois, Raspoutine s’est vanté.

À ce propos, nous ne pouvons mieux faire quede citer le correspondant du Temps à Pétersbourg,M. Charles Rivet, qui, dans Le dernier Romanof, nouslivre les résultats de son enquête personnelle :

« L’ascendant de Raspoutine surl’impératrice, nous dit-il, fut prodigieux. Raspoutine, dont lesyeux clairs dans un cercle de bistre avaient une fixité vraimenttroublante, la magnétisait, la conseillait et la calmait. Il latutoyait et la subjuguait par des rappels constants de quelqueparole de l’Évangile à laquelle il donnait une forme originale.

« Il sied cependant de mettre fin auxcalomnies qui firent du thaumaturge plus que ce qu’il n’était enréalité pour son auguste pénitente. La malheureuse se tenait bien àses genoux, consentit même – c’est un grand-duc qui en témoignait –à des attouchements révoltants, mais son visage ruisselait delarmes ; c’était là la coulpe d’une exaltée et non l’extased’une Messaline.

« Le drôle la bénissait, pendant cetemps, au nom du Dieu dont il était le porte-parole. Il se flatta,il est vrai, d’avoir eu toutes les faveurs de cette pauvre femme…Il mentait… Ce pouvoir-là, il ne l’exerçait que sur une collectionde névropathes, cherchant des sensations nouvelles ou des bénéficesimmédiats…

« L’abjecte bassesse de ces sujettes nesaurait se qualifier. Boccace était vieux jeu pour ce saint-père,comme l’appelait l’impératrice ; les comédies d’exorcismequ’inventait l’érotomane « pour délivrer ses fillesspirituelles du démon de la chair » auraient fait pâlird’envie feu le marquis de Sade… et des pères – nous en pourrionsnommer – lui livrèrent, leur fille, des maris, leurfemme… »

On comprendra qu’il nous est impossible denous attarder sur le spectacle de ces folles qui, cette nuit-là, àl’Ermitage, s’étaient donné rendez-vous pour expier les péchésqu’elles avaient commis avec Raspoutine. La scène dut arrivercependant à un horrible degré d’exaspération, et le grand-duc Ivan,qui vit tout à coup Raspoutine (furieux de voir lui échapper saprincipale proie) se ruer et fustiger à tour de bras la messagèrede la mauvaise nouvelle (sa mère, la grande-duchesse NadiijdaMikhaëlovna), ne put, malgré le danger qui allait le menacer,retenir la clameur de son indignation et de son dégoût… et il jetaen russe des mots que nous ne pouvons mieux traduire que parceux-ci :

– À Charenton !… À Charenton !… ÀCharenton !…

C’est en vain que Serge, qui l’avaitbrutalement attiré à lui, épouvanté, voulut lui fermer la bouche,Ivan ne cessait pas de crier et d’injurier sa mère et Raspoutine etla princesse Khirkof avec un éclat furieux qui perçait lesmurailles et qui, descendant par l’ouverture de l’observatoire,alla frapper d’effroi et arrêta les manifestations de repentir desbelles pénitentes.

Raspoutine, lui aussi, s’était arrêté et unesombre fureur se lisait sur ses traits de prophète dérangé dans lacélébration des mystères.

Quant à toutes celles qui étaient là, qui secroyaient bien gardées par ces murailles, et qui n’avaient misaucun frein à leurs extravagances sacrées, une colère rouge netarda pas à faire place à leur premier effroi.

Un homme était là qui les avait vues, qui lesavait entendues ! Elles jetèrent sur lui des cris de mort. Cethomme était condamné. Il devait mourir. Elles crièrent :

– À mort ! À mort !

Et quand elles reconnurent la voix dugrand-duc qui insultait sa mère, elles ne cessèrent point leurscris furieux.

Et la grande-duchesse elle-même eut aussi soncri de mort :

– C’est Ivan ! Il ne sortira pas vivantd’ici !

Ce n’était pas seulement un assouvissement defureur que toutes ces femmes allaient chercher sur le corps dugrand-duc, c’était aussi la sécurité… car, s’il en réchappait,elles étaient perdues ! C’était un homme à les clouer devantle monde entier au pilori.

– À mort ! À mort !

– Tais-toi, malheureux, tu nous perds !suppliait Serge.

Mais il était trop tard pour le faire taire,hélas ! On entendait déjà le galop furibond des Ténébreusesdans le grand escalier.

Serge se précipita sur la porte de lamansarde. Elle ne fermait même pas ! Alors, soudain, voyanttout perdu, il s’empara du manteau militaire du grand-duc, quisemblait ne plus rien voir, ne plus rien comprendre et qui lelaissait faire ; et s’étant enveloppé de cette capote, ils’enfuit et bondit vers le grand escalier comme un fou. Ivan crutque son ami l’abandonnait et il en eut un chagrin immense.

Tout à coup, il y eut des vociférationsforcenées, des clameurs de douleur, la voix rauque de Badonaïew, lerugissement de colère de Raspoutine qui commandait lacurée :

– À mort ! À mort !

Alors, le grand-duc comprit que son frèred’armes se sacrifiait pour lui et s’était jeté dans le grandescalier au milieu des folles pour lui donner le temps à lui des’échapper par l’escalier de service.

Aussitôt qu’il eut compris cela, il se rua ausecours de Serge, mais déjà il n’y avait plus personne dansl’escalier.

Il continua son chemin à travers la maisondéserte et se retrouva dehors pour voir disparaître, dans la nuit,la folle cohue des femmes qui poursuivaient Serge.

Il voulut les arrêter en attirant leurattention et se mit à crier, mais on ne l’entendit point. Ellescontinuaient à courir dans la nuit, il ne savait trop maintenant dequel côté, car le ciel s’était couvert d’une nuée très noire.

Il courut ainsi en appelant Serge, la ragedans le cœur, la mort dans l’âme. Il n’avait pas une arme, ni unrevolver, ni son sabre, mais il savait que Serge était armé, et ilespéra. Ivan courait à perdre haleine, se heurtant aux arbres,entendant des cris, à droite, à gauche, en face, ne sachantfinalement au juste où diriger sa course, revenant sur ses pas,pour repartir…

Soudain, deux coups de feu éclatèrent dans lanuit. Il pensa :

– Il y a longtemps qu’il aurait dû tirer, lebruit va faire venir des gardes, des soldats !…

Il oubliait que le grand palais et sesdépendances étaient absolument déserts, et que ce lieu avait étéchoisi à cause de cette solitude par les Ténébreuses ! Il yavait bien le concierge, tout là-bas, et les dvornicks, mais cettebasse domesticité devait avoir été achetée et ne se montreraitcertainement pas.

Comme il courait toujours, il vit, au delà dulac, dans une vague clarté qui tombait là, entre deux nuages, toutela troupe derrière Serge qui se retourna encore pour tirer ànouveau. Mais en dépit des coups de feu, la troupe ne s’arrêtaitpas. Elle n’était plus séparée de Serge que par une courtedistance. Deux géants, les deux « gardiens du mystère »,sur lesquels Serge avait tiré, étaient presque sur lui.

Serge fit alors un brusque détour et tout cemonde disparut dans l’ombre du grand palais.

Quand Ivan arriva au grand palais, il trouvaune porte ouverte. C’était sans doute par là que Serge avait tentéde trouver un refuge.

Des bruits attirèrent Ivan aussitôt au premierétage. Il y bondit par le grand escalier d’honneur, et fut conduitpar la porte qu’il trouva ouverte devant lui, et qu’il cherchait àtâtons en maudissant sa maladresse. Il traversa la salle d’Argentet se trouva dans la grande galerie.

Les bruits venaient de l’extrémité de cettegalerie. Elle était au moins aussi longue que celle de Versailles.Il la parcourut sans reprendre son souffle.

Ici commençaient les appartements de la grandeCatherine, C’était tout un enchevêtrement de petites pièces ;Catherine II, en effet, à côté des pièces de parade deTsarskoïe, avait voulu se réserver des appartements intimes et elleavait fait démolir les grandes chambres fastueuses d’Élisabeth pourobtenir les « petits coins » où elle rêvait et où elleaccueillait ses favoris. Sur ses ordres, toute cette aile droiteavait été saccagée.

Dans l’ombre, Ivan avait peine à se retrouverparmi ce labyrinthe, d’autant plus que, maintenant, on n’entendaitplus aucun bruit.

Il tourna autour du salon chinois et du salonde Lyon. C’est là qu’il s’arrêta, immobilisé par un spectacle quile cloua au parquet.

Par les portes ouvertes devant lui, son regardtraversait le « cabinet d’Argent » et pénétrait dans lachambre à coucher de la grande Catherine.

Entre les colonnettes de verre violet dontelle s’ornait, Ivan apercevait, à la lueur fantomatique d’une nuitredevenue claire, le groupe formidable des Ténébreuses penchées surle lit où rien ne remuait plus.

Les Ténébreuses non plus ne remuaient plus.Et, de son côté, ce qui avait immobilisé aussi Ivan était moinsencore cette vision-là que les quelques mots prononcés par samère.

Dans un désordre honteux, la grande-duchessedont il voyait en plein la hideuse figure de bacchante, avaitdit :

– Ça y est ! Il estmort !

Il ne faisait point de doute que cesmisérables s’imaginaient l’avoir tué, lui, le grand-duc Ivan.

Et sa mère, avec Raspoutine, avait commandé lacurée !

Et elle était la première à se réjouir del’assassinat, à l’annoncer avec une rage triomphante :

– Ça y est, il est mort !

L’horreur de cela l’immobilisa… et lesauva…

Car si elle n’avait point prononcé cesmots-là, son élan n’aurait pas été interrompu et il se serait jetéau milieu des assassins, qui, dans leur délire abominable, ne luiauraient point fait grâce.

Le cadavre de Serge n’était pas encorevisible. Il restait au milieu des coussins et des oreillers, souslesquels elles avaient étouffé le malheureux, l’ayant trouvé danscette alcôve qui devait être son tombeau.

Ivan frissonnait et pleurait, et il ne secachait pas.

Si elles étaient revenues par le salon deLyon, elles l’auraient trouvé là dans son immobilité d’horreur.

Ces appartements intimes, cette chambre,avaient certainement déjà connu des drames. Il y avait eu déjàcertainement entre ces murs de l’amour et de la mort, mais ilfallait descendre jusque dans le cachot de la forteresse Pierre etPaul, où Pierre le Grand avait fait étouffer son fils, l’héritierdu trône, également sous des oreillers, pour retrouver quelquechose qui pût être comparé à cette monstrueuse tragédie.

Les deux hommes, les deux géants, étaientassis sur les oreillers. Ils se relevèrent et on enleva lesoreillers, et le corps apparut.

Les Ténébreuses s’étaient reculéesinstinctivement. Mais Nadiijda Mikhaëlovna, qui s’était rapprochée,elle, et qui s’était penchée sur le cadavre, se releva avec unnouveau cri de rage :

– Ce n’est pas lui !

Et toutes alors voulurent voir, et toutesdirent :

– Non ! non ! ce n’est paslui ! L’une dit :

– C’est Serge Ivanovitch ! C’est SergeIvanovitch !

– Mais alors où est Ivan ? s’exclama lagrande-duchesse. Il s’est donc échappé !…

Et, abandonnant ce cadavre qui nel’intéressait plus, elle se sauva, suivie de toutes lesfemmes ; elle passa par le pavillon bleu et on l’entendits’éloigner avec sa troupe des chambres pompéiennes, injuriant sescompagnes et les rejetant à la curée, ne pouvant pas admettre queson fils pût lui échapper…

Les deux géants étaient restés auprès ducadavre.

L’un d’eux avait défait sa ceinture et lié lespieds de Serge. Le corps roula sur le parquet.

Ivan eut un mouvement pour s’élancer sur cesbrutes, et à ce mouvement-là qui fit quelque bruit, ils seretournèrent, interrogeant les ténèbres.

Il vit devant lui deux bêtes prêtes à se jetersur une proie nouvelle…

Il resta dans son ombre, car il voulait vivre,vivre pour venger celui-là aussi qui avait été son fidèle ami, sonvrai frère, sa chère petite âme !…

Il lui jurait cela de toutes les forces de soncœur torturé.

Et il se détourna pour ne plus se trahir quandle corps, tiré par l’homme, glissa non loin de lui, sur le parquet.Derrière suivait l’autre géant. Ils emportèrent leur victime, etIvan se traîna jusqu’à une fenêtre du palais, d’où il put assisterde loin à la fin de la besogne.

Le corps de Serge fut amené jusqu’à la pièced’eau. Il fut attaché à une pierre et jeté dans le lac.

Et puis les rives, en un instant, devinrentdésertes.

Ivan tomba à genoux et pria pour son ami. Ilétait secoué de sanglots et se sentait d’une faiblesse telle qu’ilse laissa glisser tout à fait sur le plancher et perdit presqueconnaissance.

Il fut réveillé par une main qui soulevaitdoucement sa tête…

Aux premières lueurs renouvelées de l’aurore,il reconnut Zakhar, qui était penché sur lui.

Il eut d’abord un mouvement de défense ettenta de se relever d’un coup, mais ses jambes lui refusaient unappui solide et il tituba.

Il était à la discrétion de cet homme qu’ilsavait vendu à ses ennemis, et la créature de Raspoutine, lequell’avait introduit dans la haute domesticité du palais Alexandra.Mais Ivan se rappela en même temps que cet homme, puisqu’il s’étaitvendu, pouvait être acheté.

Il chercha d’une main tremblante de fièvre sonportefeuille, se demanda s’il ne lui avait pas déjà été volé.

Mais il le trouva et en sortit trois billetsde mille roubles : toute sa fortune.

– Pour toi, dit-il, si tu peux me faire sortird’ici sans que je sois vu de personne au monde !

Zakhar mit froidement les billets dans sapoche en disant :

– Ça n’est pas trop, monseigneur, car ce seradifficile !

Et il lui montra certaines ombres quicouraient de part et d’autre dans le parc.

– On vous cherche, monseigneur ! et onest venu me chercher moi-même pour que je vous cherche !

Ivan lui promit que, s’il le tirait de là, ilferait certainement, un jour prochain, sa fortune.

Zakhar sembla en accepter l’augure et promitde sauver « monseigneur ».

Une si froide vénalité n’était point faitepour étonner Ivan, qui, tout en grelottant de fièvre, repritconfiance.

Ne savait-il point que tout était au plusoffrant, à cette heure, dans son malheureux pays !

Chapitre 8 «NE PAS ÊTRE »

 

L’événement ne se passa pas encore sansquelque difficulté. Ivan put se rendre compte qu’il était recherchéavec acharnement.

On avait le désir évident de le trouver avantle jour et dans un dessein qui ne faisait aucun doute pour lui, pasplus qu’il ne doutait, du reste, que s’il ne disparaissait point cejour-là, on saurait bien s’arranger pour qu’il ne fût pointlongtemps gênant sur cette terre.

Aussi, lorsque, par les soins intelligents deZakhar, il se vit hors d’un danger immédiat, il estima que l’air deTsarskoïe-Selo ne lui valait pas grand’chose.

Grâce à la complicité du schwitzar(le concierge qui était, paraît-il, un grand ami de Zakhar et surlequel on pouvait compter moyennant la promesse d’un fabuleuxpourboire), Ivan fut revêtu d’un épais manteau de citadin, d’unetoque qui lui descendait sur les oreilles et d’un cache-nez quidissimulait à souhait son joli profil. On le fit passer par unepetite porte du parc qu’il ne connaissait pas et où un vulgaireisvô l’attendait, mais cet isvô était attelé d’un trotteur quidevait coûter un certain prix.

Ivan ne perdit point son temps à se demanderoù Zakhar pouvait se procurer des chevaux pareils, ni où il étaitallé chercher le pauvre costume d’isvotchick dont il s’étaitaffublé.

L’équipage partit comme le vent.

Il était entendu qu’on allait à Petrograd.C’était encore là que le grand-duc trouverait le mieux à se cacher,dans l’immense ville.

Sur ses ordres, Zakhar le conduisit ainsi sansencombre jusqu’au coin du pont Petrowsky, du côté des îles.

Il était encore de grand matin, et la vie, quivenait à peine de cesser dans cette sorte de bois de Boulogne dePetrograd où l’on se promenait, en cette saison, jusqu’à une heurede la nuit des plus avancées, n’avait pas encore repris. C’était ledésert.

Ivan fit renouveler à Zakhar son serment dediscrétion et lui réitéra sa promesse de faire sa fortune. Aprèsquoi, l’isvotchick et le grand-duc se séparèrent.

Tant que l’isvô fut en vue, Ivan ne bougeapas. Quand il eut disparu, il se mit en marche. Le grand air, larapidité de la course lui avaient fait du bien ; c’est toutchancelant cependant qu’il arriva, après une demi-heure de marche,dans les bois à la datcha d’Hélène.

En cette saison, la danseuse quittait sonluxueux « quartir » de la grande Morskaïe, pour sa maisonde campagne des îles.

Cependant ni les dvornicks, ni le schwitzar,ni aucun domestique ne voulurent rien entendre relativement àl’ordre qu’Ivan leur donnait d’aller réveiller leur maîtresse outout au moins de la faire réveiller.

Celle-ci se couchait à l’ordinaire forttard ; et, justement, il n’y avait que deux heures qu’elleétait rentrée.

La discussion qui se poursuivait dans lejardin, sous les fenêtres de la datcha, réveilla-t-elle Hélène, oucelle-ci, n’étant pas encore couchée, se mit-elle à sa fenêtre pourrespirer l’air embaumé du matin ? Toujours est-il qu’elleparut au premier étage et, voyant cet inconnu, si bizarrementhabillé que ses gens repoussaient assez rudement, elle demanda desexplications.

Ivan cria :

– Hélène !

La danseuse reconnut immédiatement cette voixsi chère et poussa un cri de surprise et de joie.

Elle jeta l’ordre aux domestiques de fairemonter immédiatement le gaspadine (monsieur) et referma la fenêtrede sa chambre. Son émoi était immense. Que venait-il faire ?Que signifiait ce déguisement ? Son cœur battait àl’étouffer.

Elle pensa, elle osa penser que le grand-ducl’aimait peut-être. Elle se rappela le baiser qu’il lui avait donnéet qui lui brûlait encore les lèvres, un vrai baiser d’amant dontelle avait été tout étourdie, chez Serge Ivanovitch, et elledéfaillait de joie. Elle se laissa tomber sur le coin de sa chaiselongue en murmurant :

– Mon Dieu ! mon Dieu !

Elle balbutia encore des phrasesinintelligibles en dessinant un nombre incalculable de petitescroix du bout de son pouce rose sur son front pâle.

Il entra. Elle était tellement occupée à leregarder, à considérer cette physionomie qu’elle reconnaissait àpeine, ces yeux de fièvre, ce visage ravagé, qu’elle nes’apercevait pas qu’elle était presque nue dans le peignoir dontelle s’était hâtivement enveloppée.

Elle ne se rendait point compte, non plus,qu’elle avait donné l’ordre de l’introduire dans sa chambre etqu’elle n’aurait point reçu autrement son amant.

– Monseigneur, qu’y a-t-il ?implora-t-elle.

– Ne m’appelez plus monseigneur ! Il n’ya plus de monseigneur… il n’y a plus d’Ivan Andréïevitch !…Appelez-moi comme vous voudrez !

– Vous me faites peur !… Vous êtesmalade ?… Que vous est-il arrivé ?… Pourquoi cedéguisement ?… Vous avez une figure si défaite… Asseyez-vousdonc !…

Il chercha un siège autour de lui et finit pars’asseoir sur le lit, ou plutôt par s’y laisser tomber.

– Que vous est-il arrivé, dites ?

– Serge Ivanovitch est mort !…

Elle se dressa d’un bond et vint s’asseoirprès de lui ; elle lui prit ses mains qui étaientbrûlantes :

– Que dis-tu ? que dis-tu ?… Par laVierge et les saints archanges, j’ai mal entendu !…

– Il est mort sous mes yeux ! Et quand jesuis arrivé pour le sauver, il était trop tard !… Non, non,plus rien à faire !… plus rien à faire, HélèneVladimirovna !… Que Dieu le père et l’empereur mejugent ! Ah ! je voudrais être mort à sa place !… jevoudrais ne plus être !… ne plus être, HélèneVladimirovna !

Et il se mit à pleurer comme un enfant. Elleattira la tête du jeune homme sur son sein et sentit ses larmescouler sur sa gorge.

– Raconte-moi tout, mon ami chéri ! Tusais que tu peux avoir confiance en moi !

– Je le sais ! Je le sais ! et, tuvois, je suis venu !

– Ma petite âme, ma petite âme, tu ne cours,du moins, aucun danger, toi, n’est-ce pas ?

– On a voulu me tuer aussi !

Elle eut un cri et serra cette tête adoréeentre ses mains frémissantes.

– Oh ! dit-elle, malheur à celui qui tetouchera !

Et elle l’étreignait si passionnément qu’il seréveilla soudain à la réalité de la minute présente. Il se vit dansles bras de cette belle fille demi-nue, qui la couvrait deconsolations et de caresses, dans cette chambre parfumée, sur cettecouche en désordre, dans cette atmosphère d’amour… et il dénoua lenœud de ces beaux bras qui le retenaient prisonnier, mais ce ne futpas lui qui rougit.

Ce fut elle, elle qui comprenait qu’Ivanl’éloignait parce qu’il trouvait sans doute qu’elle prenait unepart trop directe, trop intime à l’émoi de son corps et de sonâme.

Elle souffrait atrocement, ellebalbutia :

– Que vous est-il arrivé, Ivan ?Pardonnez-moi ! Vous m’avez surprise dans mon premier sommeil.Tenez, lui dit-elle, en se levant et sans se rendre bien compte desgestes qu’elle accomplissait, passons par ici, et elle ouvrit uneporte.

– C’est cela, dit Ivan, comme il eût dit autrechose, mais il était heureux de sortir de cette chambre.

Ils s’en furent dans un boudoir sombre et ilss’assirent loin l’un de l’autre. Elle faisait des effortssurhumains pour reconquérir tout son sang-froid pour prononcer desmots naturels.

Elle ne pensait pas à la mort de Serge, quiétait un bon ami à elle, un ami sûr qui avait travaillé avec elle àdes choses qu’elle seule savait.

Elle ne pensait qu’à une certaine phrasequ’elle avait entendue un jour dans la bouche de cet homme quiétait prostré en ce moment devant elle. Il avait dit, à propos deje ne sais quelle folie accomplie par un grand personnage amoureuxd’une petite danseuse de Kristowsky (le music-hall des îles) :« Comment peut-on aimer ces créatures-là ? » et ilavait dit cela devant elle ! Devant elle que le prince Khirkofentretenait. Et le prince Khirkof n’avait pas été le premier,certes ! Ivan ne s’était même pas aperçu qu’il n’aurait pas dûdire cela devant elle.

Fallait-il qu’elle comptât peu dans l’espritd’Ivan ! De fait, souvent le grand-duc lui avaitdit :

– Oh ! toi, on peut tout dire devant toi,tu ne comptes pas !

Non ! elle ne comptait pas commefemme devant Ivan. C’était clair, hélas !… Ivan finit parlever la tête vers elle et commença d’une voix basse le récit del’affreuse nuit. Il lui dit tout.

Elle fut de son avis. Il fallait qu’ildisparût. C’était une question de vie ou de mort. Et elleréfléchit :

– Je m’en charge, dit-elle, vous avez bienfait de venir ici, Ivan !

– Je suis venu vers vous tout naturellement,Hélène, parce que votre père a connu le mien, a souffert avec lui.Il me semble que nous sommes un peu frère et sœur, après ce quevous m’avez raconté dans l’atelier de ce pauvre Serge !

– Oui, frère et sœur… c’est cela… Moi, je vousaime comme une sœur, c’est cela, Ivan Andréïevitch !…

– Je vous en supplie, ne m’appelez plus ainsi,Ivan Andréïevitch est mort !… Il faudrait me trouver un autrenom… un autre nom, voyez-vous, sous lequel je rêverais de me faireune autre vie… une vie qui n’aurait rien à faire avec le cauchemarpassé… Voyons, comment va-t-on m’appeler ?… Tenez, prenonsn’importe quel nom… Pierre Féodorovitch, par exemple !

– Ah ! vous tenez à ce nom-là ! ditHélène d’une voix sèche.

Ce fut au tour d’Ivan de rougir.

– Écoutez, Hélène !… je vais tout vousdire… tout vous dire… Il ne faut pas qu’il y ait le plus petitmensonge entre nous… Je suis venu ici pour que vous me cachiez,Hélène, mais aussi, pour autre chose encore : avant dedisparaître pour toujours, je désire dire adieu à une personne… àune personne que j’aime, comprenez-vous ?…

– Oui, oui !…

– Un ange, Hélène !… une jeune filleadorable que j’aime depuis un an passé…

– Ah !…

– Il n’y a même eu entre nous que des paroles…de vaines paroles… mais nous nous adorons, c’est sûr !…

– Ah !…

– Elle ne me connaît que sous ce nom, PierreFéodorovitch. Mais Serge a dû vous parler de cettehistoire-là !… Je ne lui avais pas demandé le secret vis-à-visde vous !

– Eh bien, si, Ivan… pardon, PierreFéodorovitch… Serge m’en avait parlé et je connais votre histoire…Elle est tout à fait touchante, avoua Hélène d’une voix inerte, carelle souffrait mille morts.

– N’est-ce pas ?… Eh bien, je voudraisque vous vous rendiez vous-même chez cette personne pour lui direque je vais quitter Petrograd pour toujours et qu’avant mon départ,je serais heureux de lui faire mes adieux… Vous lui direz quej’exige qu’elle vienne, car elle pourrait faire quelque difficulté…Vous avez bien compris cela, Hélène ?…

– Oui, oui, mon ami, et je vous suisreconnaissante d’avoir pensé à moi pour une commission aussidélicate.

– Oh ! elle n’est pas seulement délicate,elle est des plus importantes. Vous allez voir. Quand vous luiaurez fait entendre que je ne puis aller chez elle et qu’il fautqu’elle vienne chez vous, ce qui sera déjà un premier pas, vousdevrez entamer une autre négociation si difficile qu’il n’y aabsolument que vous qui puissiez la faire réussir, avec votreintelligence tout à fait supérieure et cette volonté incroyable quivous fait triompher de tout et obtenir tout ce que vous voulez.C’est bien connu ! ma chère Hélène.

Hélène ne put s’empêcher de sourire dans sonmartyre.

– Vous m’accordez trop de vertus, PierreFéodorovitch, fit-elle en s’efforçant de ne mettre, dans ce qu’elleexprimait, aucune amertume. Et maintenant, dites-moi quel estl’objet de cette négociation importante ?

– C’est toujours la jeune personne. Ils’agirait de l’amener à s’enfuir de Petrograd avec moi.

– Oh ! fit Hélène sans pouvoir dissimulerun mouvement de douleur et d’ardente impatience… Ce que vous medemandez est presque impossible… tout ceci va nous faire perdre untemps précieux… je voudrais vous voir déjà en sécurité…

– Que m’importe d’être quelque part ensécurité si je ne suis pas avec Prisca !…

Il avait jeté cette phrase avec une telleforce désespérée que la danseuse eut encore froid au cœur… Elle nerépliqua rien, et Pierre Féodorovitch continua, possédé entièrementpar sa passion :

– Comprenez, Hélène, que la vie m’est à chargesi je ne connais pas l’amour de Prisca ! Voilà plus d’un anque je l’attends et je serais mort cette nuit après tout ce quej’ai appris et tout ce que j’ai vu, si je n’avais pas eu l’espoirde connaître cet amour-là ! c’est simple : il n’y aplus que cela qui compte !…

Hélène se leva, le visage extraordinairementfermé, avec une mine hostile qu’il lui voyait pour la premièrefois.

– Qu’avez-vous ?

– Rien !… je vais chez votre amie, ditHélène… permettez-moi d’aller m’habiller…

– Comme vous me dites cela !… Vous ne meparlez pas comme une sœur !… Vous voilà horriblement fâchéecontre moi, je le vois bien, ma chère petite âme… Il faut me direpourquoi, je le veux… Je suis assez malheureux pour que vous ayezun peu pitié de moi, et je sens, en ce moment, que vous mehaïssez ! Je n’avais plus que ma petite sœur, vais-je laperdre aussi !

– Vous haïr !… Tenez, je vais vous direce qui m’a fait de la peine, puisque, après tout, vous l’exigez,Pierre Féodorovitch !

Et elle dit cela sur un ton d’une tellegravité que le grand-duc attendit ses paroles avec anxiété.

– Vous m’avez dit ; Il n’y a quePrisca qui compte !… Eh bien, après ce que vous avezappris et ce que vous avez vu, cette nuit, je pensais, Pierre,qu’il y avait autre chose qui devait compter pour vous !…

Pierre pâlit à ces mots et ne sut querépondre. Il baissa la tête, car il ne pouvait soutenir l’éclatterrible qui s’était soudain allumé dans les yeux d’Hélène… Et ilavait compris… Il avait compris que ce n’était point pour qu’ilvînt si vite lui raconter une histoire d’amour qu’elle lui avaitraconté, elle, une histoire de haine et de mort… Il avait comprisque ce n’était pas par hasard qu’une telle confidence lui avait étéfaite par cette belle fille qui avait à venger son père martyrisé àcôté du sien par les mêmes bourreaux.

Elle avait été en droit de croire que la mêmehaine sacrée les unirait désormais… et il venait lui parler de sonamour pour une autre !… et il n’avait échappé à l’horreurd’une nuit où on lui avait encore assassiné son meilleur ami quepour venir charger Hélène d’une commission d’amoureux !…

Il eut la vision de son père traversant à piedles steppes sibériens, à peine couvert de quelques loques par desfroids terribles, se rendant aux mines sous le fouet des gardiens,par des pistes que quelques poteaux seulement jalonnent sur ledésert de neige… Il vit le père d’Hélène défaisant sa touloupe pourla jeter sur les épaules de son père qui allait succomber… Il vitl’exécution affreuse, le capuchon, la corde, « la cravate deStolypine », comme on appelait alors le cordon fatal… et plusprès de lui, si près… un corps tout chaud, un corps qui dormaitmaintenait au fond du lac de Tsarskoïe-Selo… si près, si près qu’ilentendait encore la voix de Serge à son oreille : « Jet’en supplie, tais-toi, tu vas nous perdre !… » Etc’était vrai que c’était lui qui l’avait perdu ! Pourquoiavait-il crié ?… Il n’était donc qu’un enfant, un enfant quine savait rien dissimuler… qui ne savait pas souffrir sans crier…un enfant qui ne savait que parler d’amour !

Et, à cause de lui, Serge était mort !…Il avait bien juré de le venger, mais déjà il avait oublié ceserment-là !…

Hélène avait raison. Il eut honte. Il se cachala tête dans les mains et demanda :« Pardon ! »

Quand il la releva, Hélène n’était plus là. Ill’appela. Elle revint. Elle était enveloppée d’un manteausombre ; une toque légère était posée sur sa tête. Unevoilette épaisse cachait ses traits.

– Où allez-vous ? demanda-t-il.

– Je vais chez votre amie !

Il lui prit ses belles mains qu’elle était entrain de ganter. Il tremblait. Il baisa ces mains et dit toutbas :

– Hélène, oubliez tout ce que je vous aidit ! Je n’ai pas le droit d’aimer !… Je ferai ce quevous voudrez, Hélène ! J’ai pensé à mon père, au vôtre, à tousles malheureux qui sont morts là-bas, et à celui qui est mort ici,à Serge Ivanovitch que j’ai juré de venger… Que faut-il que jefasse, Hélène ?… Je n’en peux plus… je suis si faible !…Ayez pitié de moi !…

Et des larmes coulèrent à nouveau sur sonjeune visage si prématurément vieilli de dix ans, comme elle le luiavait cruellement prédit quelques heures plus tôt.

– Pierre, lui dit-elle, me jurez-vous quedans six mois, si je vous fais un signe, un seul, si je vousdis : « Le moment est venu, Pierre !… les ombres deton père et de Serge Ivanovitch frappent à ta porte ! Lève-toiet viens !… » me jurez-vous que vous me suivrez sansregarder derrière vous ?…

– Je te le jure ! je te le jure,Hélène ! ma petite amie, ma petite sœur, ma petiteâme !…

– C’est bien, Pierre !… je vais chercherPrisca !

– Oh ! mon Dieu ! soupira le jeunehomme. Et vous croyez qu’elle viendra ?…

– J’en suis sûre ! affirma Hélène.

– Et tu crois qu’elle me suivra ?

– Je te jure à mon tour que je vais faire toutce qu’il faut pour cela !…

Et s’arrachant à ses embrassements qui luifaisaient trop mal, elle s’échappa… Il voulut la rattraper… il luicria :

– Mais tu ignores son adresse !

– Si ! si ! je la connais !…Canal Catherine !… Restez ici, vous ! Ne bougez pas. Vousne courez aucun danger pour le moment, ici… je vous ferai montertout ce qu’il vous faut !… et surtout soyez patient… et nevous montrez pas !

Dehors, Hélène prit un vulgaire isvô. Ellejeta l’adresse du canal Catherine au cocher en lui promettant ungros pourboire. L’isvotchick enleva d’un coup de fouet son petitcheval finlandais à longs poils, qui fila comme le vent, le long dela Néva.

Hélène souffrait horriblement, et, chosecurieuse, elle était heureuse de souffrir ! Le sacrificequ’elle faisait d’elle-même et de son amour, poussé à ce point-là,devenait pour elle une joie sacrée…

Elle se torturait avec héroïsme. N’avait-ellepoint juré à l’ombre de son père que son cœur ne serait habité paraucun autre sentiment que celui de la haine et de la vengeance,tant qu’elle n’aurait point accompli l’œuvre qu’elle avaitentreprise… Elle avait laissé se glisser dans ce cœur un amour quine devait pas y avoir de place. Elle en était punie ! Elles’en punissait elle-même avec une âpre joie sauvage… Elle s’enchâtiait presque avec Prisca qu’elle n’avait pas voulu connaître,et elle allait la lui jeter dans les bras ! à lui ! àlui ! qu’elle adorait ! Que pouvait-elle faire deplus ? Rien, en vérité !

Chapitre 9HÉLÈNE ET PRISCA

 

Prisca, après sa dernière entrevue avecPierre, sentait bien qu’il lui faudrait quitter Petrograd, comme lalettre mystérieuse qu’elle avait reçue lui en donnait l’ordre. Elleignorait tout de Pierre si ce n’est qu’il dût se marier, et qu’ilappartenait à une famille assez puissante pour qu’elle disposât dela police à son gré… contre elle, Prisca !…

La jeune fille était depuis assez longtemps àPetrograd pour ne pas ignorer ce qu’était cette Okrana,cette police secrète qui la menaçait. On ne lui résistait pas, souspeine des pires malheurs. Prisca n’était pas une héroïne. Elle necherchait pas les aventures. Elle les fuyait. Elle s’était laisséaller à aimer Pierre Féodorovitch (et elle l’aimait de tout soncœur, qui était simple et droit) ; cette complication dans savie était survenue sans qu’elle y prît garde, et quand elle s’enétait aperçue, elle avait tout fait ou cru tout faire pour y mettrefin… ; puis, comme le sentiment qu’elle éprouvait pour Pierreétait nouveau pour elle et lui paraissait le plus doux du monde,elle avait tergiversé avec sa conscience et s’y était finalementabandonnée.

Mais les derniers événements la rendaient àelle-même, lui faisaient voir clair soudain dans l’abîme qu’ellecôtoyait, La lettre lui expliquait nettement ce qu’on voulaitd’elle. Elle gênait le mariage de Pierre Féodorovitch !

Pierre ne lui avait jamais parlé de cemariage-là… Elle ne pouvait douter du cœur du jeune homme.

Il était trop sincère. Certes, il devait êtreopposé à cette union… d’autre part, il ne lui avait jamais parléd’un mariage avec elle, Prisca !… Alors,qu’attendait-elle ? qu’attendait-elle ?

Féodor appartenait à un monde qui aurait tôtfait de le reprendre… et c’était tout naturel… On voulait lemarier… Il se marierait comme l’exigeaient certainement sasituation, son avenir… et… peut-être son bonheur !…

Que pouvait-elle lui apporter, elle,Prisca ? Rien !… Au contraire, si elle lui cédait et s’ilétait assez fort pour repousser toute ingérence de sa famille dansses affaires de cœur, Pierre serait le premier à en pâtir !…La désobéissance à certains ordres, en Russie, quand ils viennentd’une famille puissante, peut mener loin un enfant têtu…

Elle frissonna en pensant aux conséquences del’aventure… Elle frissonna pour Pierre, car elle l’aimait assezdéjà pour ne plus penser qu’à lui… à lui avant tout !… Elle levit aveugle et fou !

Elle partirait !

Au moment où nous la retrouvons dans son petitappartement du canal Catherine, les malles sont déjà closes. Il n’ya plus qu’à faire venir une voiture et à diriger tout cela sur lagare de Moscou. Son passeport est visé. Le schwitzar vient de lelui rendre.

Et maintenant elle est assise sur le petitcanapé où elle a songé si souvent, entre les heures de leçon, ausort singulier que lui avait réservé la vie. Elle était faite pouraimer, et elle ne pouvait aimer !… Son cœur était riche d’unetendresse incomparable qu’elle eût voulu répandre sur un êtreadoré, et il lui fallait partir… se refaire une existence nouvelle…tenter à nouveau l’inconnu… renouveler des efforts, vaincre la vie,si dure à une jeune fille seule, toute seule au monde…

Et elle pensa à l’horrible scène à la suite delaquelle elle avait dû fuir de chez les Nératof…

Ce tout-puissant seigneur, trompé par sadouceur, son apparente fragilité, n’avait-il point pensé qu’il lapouvait traiter en esclave de son caprice, et certaine nuit,trouvant sans doute que l’événement avait été suffisamment préparépar son amabilité obséquieuse vis-à-vis d’une inférieure et sespetites flatteries de galant homme, certaine nuit donc, n’avait-ilpas forcé la porte de sa chambre, alors qu’elle reposaittranquillement, rien n’ayant pu lui faire prévoir qu’elle couraitun danger si proche ?

Elle s’était réveillée tout à coup… et enapercevant le vieux ministre, elle avait poussé un cri d’horreur.Avec une force dont il l’eût cru incapable, elle l’avait repoussé,lui jurant qu’elle allait appeler s’il ne disparaissait passur-le-champ !… Honteux, il s’était enfui, la rage dans lecœur, l’injure et la menace à la bouche.

Les enfants dormaient à côté ; Prisca seréfugia chez eux. Ils s’étaient réveillés. Ils aimaient Prisca. Ilsse mirent à pleurer avec elle sans savoir pourquoi, et elle restalà, avec les petits, à sangloter toute la nuit.

Le matin, elle annonçait à la comtesse Nératofqu’elle partait. Rien n’avait pu la retenir. La comtesse interrogeales enfants, voulut voir le comte, mais celui-ci était soudainparti pour huit jours, lui laissant une lettre où il était questiond’une mission urgente. Une rapide enquête avait tout faitcomprendre à Mme Nératof, qui embrassa Prisca etlui promit son appui… Depuis, jamais Prisca n’avait revu Nératof.Et maintenant, elle partait encore, plus loin… toujours plusloin !… toujours partir… Prisca faisait le tour de son petitappartement, caressant les meubles, s’attardant à dessouvenirs…

Pendant qu’avec une ardente mélancolie, Priscaconsidérait ainsi autour d’elle toutes ces choses muettes quisavaient cependant lui raconter de si belles choses, chères à sonsouvenir, sa servante dévouée, Nastia, mettait la dernière main auxpaquets, triste assurément de voir sa maîtresse si désolée, maisheureuse tout de même de ne la point quitter.

Soudain, le schwitzar ayant frappé à la portedu vestibule, Nastia courut savoir ce qu’il voulait et revint toutde suite la figure décomposée, en annonçant qu’un gaspadine de lapolice demandait à être reçu par la barinia.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? se demandatout haut Prisca, en essuyant à la hâte ses joues en pleurs.

Déjà l’homme se montrait dansl’entre-bâillement de la porte.

Elle poussa une sourde exclamation. Elle avaitreconnu cette face jaune, ces yeux fuyants, ce pardessus marron, cecol de faux astrakan auxquels on ne se trompe pas, à Petrograd.Elle avait en face d’elle l’un de ces abominables agents de lapolice secrète, de la tant redoutée Okrana, qui sontchargés soit de suivre certains personnages dans tous leursdéplacements, pour qu’aucune de leurs démarches n’échappe aupouvoir, soit de veiller sur la vie menacée de certains grosbarines.

C’était cet homme enfin qui lui avait remis lafameuse lettre !…

– Que me voulez-vous ? demanda-t-elle enrusse, d’un ton qu’elle voulait rendre assuré sans y parvenir.

– Excusez-moi, barinia, fit l’autre enfrançais, excusez-moi si je vous dérange… mais la barinia comprendque je suis ici pour obéir à certains ordres.

– Quels sont ces ordres ? interrogeaPrisca, qui commençait à prendre peur et qui aurait bien voulu n’enrien laisser paraître. En quoi les ordres que l’on vous donnepeuvent-ils me regarder, moi, Française ?…

– Justement, barinia, expliqua l’autre entournant entre ses gros doigts son chapeau melon, justement… vousêtes Française… alors, vous comprenez que l’on ne veut que votrebien, barinia… je désirerais savoir quel train la barinia vaprendre pour se rendre à Moscou…

– Que j’aille à Moscou ou ailleurs, cela nevous regarde en rien, monsieur, ni vous, ni ceux qui vousenvoient ! j’ai été priée de quitter Petrograd, je m’en vais,et cela, il me semble, devrait satisfaire tout le monde…

– Je supplie la barinia de ne pas se fâcher…Je suis chargé d’accompagner à Moscou la barinia, j’aime mieux lelui faire savoir, pour qu’elle ne soit pas étonnée de me voir à lagare et dans le train…

Mais Prisca déclara qu’elle défendait à cethomme de se représenter devant elle ! En tout cas, s’il devaitla suivre, il n’avait qu’à faire son abominable métier, sans jamaislui adresser la parole…

Alors, l’homme changea de ton brusquement. Ildevint presque insolent en annonçant à Prisca qu’elle ne pourraitprendre le train « express » de Moscou, où elle avaitretenu sa place. Cette place lui avait été donnée à tort. Elleappartenait déjà à un autre. Il n’y avait pas de place pour elledans le train express.

– Ah ! par exemple ! où voulez-vousen venir, monsieur ?

L’autre lui expliqua :

– Vous devez prendre le train omnibus. Laplace est déjà retenue pour vous, dans le train omnibus !…

– Et moi, je vous dis que, dans cesconditions, je ne prendrai ni l’un ni l’autre, et je vous ordonnede vous retirer !…

Mais l’homme, la fixant avec son hideuxsourire, ne se retirait pas.

– Je reste ! et je vais aller me plaindreà l’ambassade !

– C’est comme la barinia voudra, fit l’autre…mais, dans le cas de la barinia, j’avertis que l’ambassadene pourra rien faire pour elle… et puis j’attire l’attention de labarinia sur le scandale qui pourrait en résulter pour la réputationde la barinia !…

Prisca croyait rêver !… Était-ce possiblequ’à la suite de son innocente idylle avec Pierre, elle allait setrouver à la merci de ces gens-là ?… Qu’avait-elle à sereprocher ?… Tout de même, il y avait des mots qui luifaisaient peur : Dans le cas de la barinia ?Qu’est-ce que cela voulait dire exactement ?… Elle ne lesavait pas !… Son cas était donc bien particulier etredoutable pour qu’on lui annonçât que l’ambassade ne pouvait rienpour elle… Quel était cet affreux mystère ?… L’argument duscandale la frappa. Les misérables qui la poursuivaient étaientcapables de tout, elle le savait, et, toute innocente qu’elle fût,elle pouvait tout craindre d’une machination dirigée parl’Okrana !…

Elle ne savait plus que faire, l’émotion, laterreur succédant à l’indignation, lui enlevaient toutes sesforces.

Elle se laissa tomber sur une chaise, dans unevraie crise de désespoir. Si encore cet homme avait voulupartir ! Ah ! ne plus voir cet homme ! ne plus levoir !… Est-ce qu’il allait la poursuivre ainsi longtempsencore !…

– Monsieur, laissez-moi, supplia-t-elle, j’aibesoin de réfléchir !…

– Il me faut une réponse tout de suite…

– Ah ! fit-elle, excédée, c’est biensimple ! Je ne veux plus partir pour Moscou… je veux rentreren France ! tout de suite !… tout de suite… par lepremier train… accompagnez-moi si vous le voulez… accompagnez-moijusqu’à la frontière suédoise… et même plus loin… ça m’est égal,maintenant, pourvu que je parte !…

– Votre passeport n’est point visé pour laSuède, mais pour Moscou !… je vous dis qu’il faut partir pourMoscou… après on verra !…

– C’est bien, monsieur, je partirai pourMoscou !…

– Par le train omnibus…

– Par le train que vous voudrez !…

Elle pensait ainsi qu’il allait partir et elleétait décidée à aller tout raconter à la comtesse Nératof, quiavait toujours été si bonne pour elle. Mais l’homme ne bougeaitpas.

– Eh bien ! monsieur ! vous pouvezvous retirer…

– Tout de suite, barinia !…

Il salua et se retira si docilement cette foisque Prisca en fut tout de suite étonnée ; mais Nastia revintaussitôt :

– Barinia ! barinia !… ils’est installé dans le vestibule ! Il ne veut passortir ! Il dit qu’il ne sortira qu’avec la barinia !

– Oh !…

Et Prisca eut un sanglot de rage et de douleurimpuissantes.

À ce moment, on sonna à la porte duquartir. Nastia courut ouvrir et on entendit presqueaussitôt dans le vestibule une sourde discussion entre l’homme etune voix de femme que Prisca ne connaissait pas.

Nastia apparut presque aussitôt :

– L’homme est parti, barinia. Il est arrivéune visite pour barinia !… une jeune dame qui a chassé l’hommecomme une poussière de la route… Elle demande à être reçue tout desuite…

La jeune fille se voyait soudain entraînéedans un tourbillon d’événements où elle avait la sensation de senoyer… Elle ne savait plus à quoi raccrocher ses faibles mains.Elle espéra un secours… un secours miraculeux comme il arrivequelquefois dans la minute suprême des pires désastres… Ce futHélène Kouliguine qui entra.

Prisca la regarda avec une angoisse muette, sedemandant ce que cette femme inconnue, qui avait eu le pouvoir dechasser l’homme de la police, voulait d’elle…

– Mademoiselle, fit Hélène… c’est une amie quivient à vous. J’ai trouvé dans votre antichambre cet homme de lapolice et vous êtes en larmes. Confiez-vous à moi !Rassurez-vous ! Vous n’avez plus rien à craindre de cet homme…mais il faut me dire ce qu’il voulait !… Je vois que vousétiez sur le point de partir !

Et son regard fit le tour des pauvres petiteschoses qui entouraient Prisca.

Et pendant qu’elle parlait et qu’elleregardait, elle se disait : « Ainsi, la voilà cettePrisca qu’il aime !… Elle est jolie, mais elle n’estpas aussi belle que moi ! et c’est elle qu’il aime !… Etc’est là qu’il est venu la chercher… dans ce pauvre petitappartement, dans ce mobilier de cent roubles !… une petitefille insignifiante, incapable d’une vraie passion !… et quine lui a pas cédé parce que ces oiselles-là, toutes sentimentalesqu’elles sont, ne perdent pas facilement le nord, comme disent lesFrançais !… Quelle misère que l’amour ! que l’amour eststupide ! Il pouvait m’avoir, moi, moi, laKouliguine !… que Petrograd et Moscou acclament, que tousdésirent, pour laquelle des princes se ruinent… et il est venuchercher cette gentille demoiselle qui pleure et qui ne saurajamais l’embrasser voluptueusement ! »

Prisca regardait Hélène, était stupéfaite deson aisance, de son assurance. Elle était là comme chez elle, ellelui parlait comme si elle la connaissait depuis des années…

– Mais, pardon !… lui dit la danseuse… jene me suis pas présentée… Vous me connaissez peut-être ?…

Et elle leva sa voilette…

– Oh ! mon Dieu, madame, que vous êtesbelle !… Il me semble, mais je ne parviens pas…

– Êtes-vous allée quelquefois au théâtreMarie ?

– Au ballet ? Mais oui, madame… mais,attendez donc !… mais oui !… la Kouliguine !

– Vous y êtes, mademoiselle, laKouliguine !… c’est bien cela… Eh bien… vous voyez ! noussommes déjà deux vieilles connaissances… et maintenant vous allezme dire ce que faisait ce vilain homme chez vous !… après jevous dirai pourquoi je suis venue vous voir, moi !…

– Mon Dieu ! madame, figurez-vous que cethomme ne me quitte pas depuis quelque temps. Je suis sur le pointde partir pour Moscou… et il est venu me dire qu’il fallait partiravec lui et faire tout ce qu’il me commanderait… C’est un homme dela police ! c’est épouvantable !… qu’est-ce qu’il meveut ?…

– On ne sait jamais, avec la police !…dit Hélène, dont le front s’était légèrement assombri…Pourriez-vous me dire pourquoi vous quittiez Petrograd ?…

– Parce que… parce que l’Okrana m’afait écrire une lettre qui m’ordonne de quitterPetrograd !…

– Comment savez-vous que c’estl’Okrana qui vous a fait parvenir cette lettre ?…

– C’est cet homme qui me l’a remise… et il estde la police…

– Et vous partez à cause de cela ?… parcequ’un homme vous a remis une lettre ?…

– Oh ! madame, on ne résiste pas àl’Okrana !…

Hélène se disait :

« Mais elle est incapable de résister àquoi que ce soit… Et elle sait qu’Ivan l’aime !… et elleprétend l’aimer !… Elle ne l’aime pas !… »

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée àvotre consul ? à l’ambassade ?…

– Oh ! madame, je savais que cela feraittoute une histoire !…

« Ah ! ah ! elle n’aime pas leshistoires, cette petite bourgeoise !… elle veut bien aimer,mais elle ne veut pas qu’on la bouscule… Au fond, elle estenchantée de s’en aller pour rompre une aventure qui a l’air de maltourner et qui trouble trop son petit programme quotidien !Pauvre Ivan !… »

Maintenant, Hélène souriait. Elle pouvaitsortir ses propositions. Entre suivre Ivan et suivre la police,Prisca n’hésiterait pas. Elle choisirait la police.

Alors, Hélène se décida à frapper un grandcoup :

– Et vous partez comme cela, sans même direadieu à Pierre Féodorovitch ?

Prisca rougit jusqu’aux oreilles, regardaHélène, balbutia :

– Que signifie, madame ?…

– C’est Pierre qui m’envoie… dit-elle.

Car elle comprenait que la jeune fille secroyait cruellement offensée.

– Pierre !… fit Prisca d’une voix sourde.Vous connaissez donc, madame, Pierre Féodorovitch ?

– Oui, mademoiselle, c’est un vieil ami àmoi !

Prisca releva les yeux sur cette admirablecréature et déjà un certain sentiment de jalousie commençait d’êtrevisible en elle…

– Je l’aime comme mon frère, mademoiselle…ajouta hâtivement Hélène, qui sentait tout ce qui se passait dansl’esprit et dans le cœur de cette enfant avec laquelle elle sereprochait déjà de jouer trop facilement.

Nullement rassurée, et toujours soupçonneuse,Prisca dit :

– Je ne sais pourquoi vous me parlez de PierreFéodorovitch… Ce jeune homme était l’un de mes élèves, et jeregrette évidemment de le quitter… comme tous les autres !

– Je vois que nous ne nous comprenonspas !… exprima Hélène avec douceur. Je ne suis venue ici, jevous le répète, que parce que Pierre m’en a priée.

– Que me veut-il donc ? interrogeaPrisca.

– Il désirerait vous voir avant votreséparation, car lui aussi part ! Et comme il ne peut venirchez vous, il vous aurait une grande reconnaissance si vous pouviezvenir le voir où il se trouve…

– Ça m’est tout à fait impossible,madame !…

– Je lui ai pourtant promis, je lui aipourtant juré que je vous ramènerais avec moi !…

– Il est étrange que vous ayez pris unengagement pareil, ne me connaissant pas ! Et où doncest-il ?…

– Chez moi !…

– Qu’il y reste donc ! déclara, sur unton net et très sec, la jeune fille. Il doit y être fortbien !

Et elle se leva comme pour mettre fin à cetentretien qui la bouleversait.

– Si bien qu’il y soit, mademoiselle, Pierren’en va pas moins partir… Pierre part pour longtemps, mademoiselle…Pierre est très malheureux !… ajouta Hélène qui voulait serendre compte de la force des sentiments de Prisca et qui n’étaitpoint mécontente de la tournure que prenaient les événements ;seulement, elle n’en éprouvait pas moins quelques remords des’acquitter si astucieusement d’une tâche qu’elle avait promis demener à bien et pour la réussite de laquelle elle faisait si peu dechose… Aussi n’eût-elle pas été fâchée que, pour calmer cesremords-là, Prisca se montrât peu émue de l’annonce du malheur dePierre Féodorovitch…

Elle put se croire satisfaite, car Prisca luirépondit :

– Pierre est malheureux, mais il part tout demême !… Moi aussi, je suis malheureuse et je pars également.Vous lui direz de ma part que c’est très bien ainsi !

– C’est votre dernier mot ?

– C’est mon dernier mot, madame !…

Et Prisca s’avança vers la porte.

Hélène fit un mouvement pour sortir. Elleétait inondée de joie. En se retournant pour gagner la porte, sonregard, passant à travers la fenêtre de l’appartement qui était aurez-de-chaussée, aperçut sur le quai en face l’homme del’Okrana.

– Quant à cet homme, fit-elle, ne vous enpréoccupez pas, mademoiselle, je vais m’en occuper, moi. Et il vouslaissera tranquille, je vous assure…

– Je vous prierai, madame, de ne plus vousoccuper de rien en ce qui me concerne !

Hélène reçut cette phrase sans broncher. Enune autre occasion, une telle phrase eût été la cause de quelqueéclat, car la danseuse était connue pour son caractère peu facile,peu endurant ; cependant, ici, elle se tut.

Car, en vérité, elle n’avait pas lieu d’êtrefière en sortant de chez Prisca ! Hélène ne se reconnaissaitplus !

Fallait-il qu’elle aimât son Ivan pour avoiragi avec aussi peu de courage et pour s’être rabaissée au niveaudes plus vulgaires et des plus égoïstes amoureuses !

Elle qui était si fière d’elle-même… L’amour,au-dessus duquel elle s’était orgueilleusement placée, la réduisaità torturer une enfant ! Elle se trouva plus méprisable que lesbourreaux de son père !

Elle se retourna brusquement vers Prisca quilui ouvrait sa porte, et, refermant cette porte d’un geste décidé,elle dit à la jeune fille :

– Pierre est caché chez moi, parce que Pierreest en danger.

– En danger ! s’exclama la malheureuse,dont le visage changea instantanément… Quel danger ?…

– On le cherche ! La police le cherche…il est traqué !…

– Mon Dieu ! c’est sans doute à cause demoi ! Oh ! mon Dieu ! parlez ! madame, parlezvite !…

– Non ! ce n’est pas à cause devous !… il est compromis dans une affaire très grave…

– Une affaire politique, n’est-cepas ?

– Oui, une affaire politique !… Uneaffaire dans laquelle son ami Serge Ivanovitch a trouvé lamort !

– Serge Ivanovitch est mort ?…

– Cette nuit, assassiné !

– Ah ! la pauvre Nandette !… EtPierre ! Pierre !… ils vont le tuer aussi, lesmisérables !… ils vont le tuer !…

Pâle, égarée, elle avait saisi les mainsd’Hélène et les serrait avec une force incroyable :

– Mais parlez donc !

– Non ! ils ne le tueront pas !… ilsne le tueront pas, parce que Pierre leur a échappé et qu’il estcaché chez moi, et que je vais le faire partir très loin… et qu’ilva disparaître comme s’il était mort !

– Et il a pensé à moi dans un momentpareil ?

– Il ne veut pas partir sans vous avoirrevue !

– J’y vais ! j’y vais !

– J’ai encore autre chose à vous dire… Pierrene tient plus à la vie… s’il n’est pas mort, c’est qu’il espèreencore en vous !

– Mon Dieu ! mon Dieu !… que nem’avez-vous dit cela tout de suite ! Que va-t-ildevenir ?

– Il peut encore se refaire une vie nouvelle,sous un nom d’emprunt qui n’est pas le sien… Il a rompu entièrementavec le passé. Il ne dépend plus que de lui… de lui seul, et desévénements qui sont horribles !

– Mon Dieu ! pourrons-nous lessurmonter ?

Ce « pluriel » était si simplementsublime que les sentiments d’Hélène à l’égard de Prisca en furentimmédiatement transformés. Une sympathie et une pitié immenses,plus fortes que la jalousie, envahissaient son cœur.

Avec élan, elle reprit :

– Mademoiselle, Pierre m’a chargée de vousdire… Voulez-vous, avec lui, de cette vie-là ?…

– Tant que Pierre sera malheureux, je luiappartiendrai tout entière !… répondit Prisca d’une voixgrave.

Hélène ne put retenir ses larmes.Pleurait-elle sur ces jeunes gens que menaçaient tous lesdésastres ?… Pleurait-elle sur elle-même ?…

Elle dit à Prisca :

– Embrassez-moi, mademoiselle ! Vous êtesdigne de lui !… Embrassez-moi comme une sœurfidèle !…

Les deux jeunes femmes s’étreignirent… Chosecurieuse, événement singulier, Hélène aimait cette enfantmaintenant qui la faisait tant souffrir sans le savoir !…

Prisca ne s’enleva à cette étreinte que pourchercher hâtivement un vêtement, car elle voulait courir auprès dePierre tout de suite. Il fallut qu’Hélène la calmât. Elle luirappela que l’homme de la police était toujours là. Elle le luimontra sur le quai et, en le lui montrant, elle découvrit d’autresvisages suspects aux environs.

Prisca était bien gardée, siextraordinairement bien gardée qu’Hélène en fut toutparticulièrement surprise et ne crut pas devoir manifester devantPrisca l’inquiétude qu’elle en ressentait.

Prisca comprit que si elle sortait avec Hélèneet que si elle se rendait chez Hélène, où se trouvait Pierre,c’était mettre la police sur les traces de Pierre.

– Que rien apparemment, lui dit la danseuse,ne soit changé dans votre programme ! Vous devez toujourspartir pour Moscou. Il n’y a pas de train avant cinq heures dusoir, nous avons le temps ! D’ici là, je vous auraidébarrassée de tous ces hommes de l’Okrana ! et nouspourrons agir ! Je ne vous demande qu’une chose ; nesortez pas de chez vous !… Ne faites rien sans m’avoirrevue !…

– Serez-vous longtemps partie ? suppliaPrisca.

– Peut-être une heure !… Peut-êtredavantage !… Mais si tard que je vienne,attendez-moi !…

– Et si vous ne veniez pas ?…

– Je viendrai !…

Elles s’embrassèrent encore… puis Hélèneremonta, dans son isvô.

Prisca la regarda s’éloigner, sous le rideaude la fenêtre…

Quand elle fut partie, elle se laissa tomberpensive devant son petit bureau où elle avait donné la veilleencore de si paisibles leçons.

Elle ne regretta point tant de tranquillitéperdue, mais elle se voyait lancée tout à coup dans une si sombreaventure qu’elle ne pouvait s’empêcher d’en trembler. Cettefaiblesse, du reste, était purement physique. Elle eût voulurevenir en arrière qu’elle ne le pouvait point ! Son cœur nele lui permettait pas. Si Pierre devait mourir, elle sentaitqu’elle était prête à mourir avec lui. Cela aussi lui semblaitmaintenant aussi simple que de donner une leçon.

Chapitre 10GOUNSOWSKY

 

Hélène précipitait la course de son équipageen donnant des coups de poing dans le dos de l’isvotchick et en luicriant : Scari ! Scari !(Vite ! Vite !) L’isvô ne s’arrêta que devant unpadiès très ordinaire d’une maison quelconque, dans unepetite rue, derrière la place Isaac.

Le schwitzar salua jusqu’à terre en apercevantHélène. Celle-ci allait pénétrer dans le vestibule quand elleaperçut, marchant comme deux amoureux sur le trottoir, l’acteurGilbert et sa sœur Vera. Alors Hélène, revenant sur ses pas, allaau-devant des jeunes gens.

Ils venaient sans la voir, heureux de lacouleur du ciel, paraissant se préoccuper le moins possible desévénements extérieurs qui ne les touchaient point,particulièrement.

– Que fais-tu là ? demanda Hélène à sasœur.

– Tiens, Hélène !… mais tu vois, nousnous promenons… Quand je me suis levée ce matin, on m’a dit que tuétais sortie, alors, comme je m’ennuyais, je suis sortie, moiaussi, pour faire un petit tour… J’ai rencontré Gilbert sur laperspective Newsky !

– Pour mon malheur ! expliqua Gilbertavec son gros rire (il ne savait pas si bien parler, le pauvregarçon), oui, pour mon malheur, car, depuis, Vera n’a cessé de mefaire enrager et de se moquer de moi !…

Mais il s’arrêta devant l’airextraordinairement préoccupé de la danseuse.

Déjà elle avait sorti un léger portefeuille desa poche et elle inscrivait hâtivement quelques mots sur unefeuille, au crayon.

Elle enferma le papier dans une enveloppe,donna celle-ci à sa sœur et dit à voix basse :

– Vous allez entrer tous deux dans labrasserie d’en face. Vous prendrez une table, au premier étage,près de la fenêtre qui donne en face de ce padiès. Au-dessus dupadiès, examinez cette fenêtre, au second étage ; si vous m’envoyez soulever le rideau moi-même (je mettrai le front sur lavitre), Vera ira porter cette enveloppe immédiatement auStchkoutchine-Dvor, chez la mère Katharina.

– Vous avez donc des bijoux à mettre aulombard (au mont-de-piété) ? demanda en riantGilbert.

– Justement, j’ai en ce moment de gros besoinsd’argent, mon cher…

– Et vous allez en demander àGounsowsky ? interrogea toujours en riant le joyeux Gilbert eten lui montrant la fenêtre du second étage qu’elle venait dedésigner.

– Non ! répondit en souriant à son tourla danseuse, la police politique est plus pauvre que moi !… Jevais chercher là-haut un passeport pour un ami auquel on lerefuse.

L’acteur et Vera pénétrèrent dans labrasserie.

Hélène, le front soucieux, entra dans cettemaison qui abritait en effet un personnage assez célèbre dans lesannales des causes politiques et révolutionnaires de la Russie.

Il avait été, ce Gounsowsky, le directeurtout-puissant de l’Okrana au temps de la fameuse affaireTrébassof, quand il y eut cette série d’attentats contrel’ex-gouverneur de Moscou. Puis il avait été dégommé aprèsl’affaire Azew, quand il avait été prouvé que ce fameuxrévolutionnaire-policier avait tranquillement perpétré l’assassinatdu premier ministre Plehve avec Gounsowsky lui-même, le chef de lapolice secrète de Plehve.

On avait simplement, après une affairepareille, disgracié Gounsowsky, parce qu’il tenait à peu près toutle monde à la cour, et particulièrement deux des plus hautspersonnages qui touchaient de près le tsar et qui avaient euintérêt à la disparition du ministre.

Quand avait éclaté la guerre, Gounsowsky étaitrentré en faveur. Il n’était plus le chef de l’Okrana,mais il devint le directeur d’un nouveau département de policepolitique créé tout exprès depuis la guerre pour lui et quidisposait de tous les moyens de l’Okrana et de tous sesagents.

C’était lui qui était chargé également desrelations avec les agents de l’étranger chargés de missionsparticulières dans les plus hauts cercles du monde.

Cet homme, qui disposait secrètement d’unepuissance aussi formidable, avait un aspect pauvre etrepoussant.

Il était gras, huileux, sale, obséquieux ettoujours prêt aux courbettes comme un laquais.

Il possédait une femme dans son genre :Mme Gounsowsky, qui avait une apparence semblable àla sienne.

Ils devaient être terriblement riches, etpourtant ils habitaient à Petrograd un petit local, appartement debourgeois à peine à son aise.

Gounsowsky reçut Hélène dans son bureau auxmeubles démodés et aux tentures tristes. La pièce sentait le chienmouillé et le cigare éteint.

Il se leva aussitôt qu’elle apparut et il nelui fit grâce d’aucune de ses formules de basse politesse et deplat dévouement.

– Qu’est-ce qui vous amène de si bonne heure,ma belle enfant ?

Hélène avait tenu jadis Gounsowsky parl’affaire Stolypine et elle eût pu, quelques années auparavant, leperdre en portant à certain grand-duc, oncle de Sa Majesté, despapiers dans lesquels Gounsowsky se déchargeait entièrement desresponsabilités qu’on lui avait découvertes dans cette affaire, enaccablant ledit grand-duc et en faisant entendre clairement quecelui-ci avait été l’instigateur du crime, ce qui était faux. Cegrand-duc-là ne badinait pas avec ce genre de plaisanteries et ileût abattu le Gounsowsky comme un chien !…

Comment Hélène avait-elle eu cespapiers ? Voilà ce que Gounsowsky n’avait jamais pusavoir ; comment la danseuse « perdit-elle » à sontour ces papiers ? Voilà ce qu’Hélène ignora toujours. Ilss’étaient volés l’un et l’autre avec une telle adresse qu’ils nepouvaient mieux faire que de concevoir une grande admiration l’unpour l’autre.

Il était résulté de tout cela des rapportssecrets entre eux dont ils paraissaient jusqu’à ce jour fortsatisfaits. Par Gounsowsky, Hélène avait pu rendre de trèsimportants services à ses amis ; et, par Hélène, Gounsowskyavait obtenu sur ce qui se passait à la cour (grâce aux confidencesde son protecteur, le prince Khirkof) et de beaucoup d’autres deses admirateurs, des renseignements de premier ordre qui luiévitaient bien des impairs.

Hélène s’assit et alla droit au but.

– Écoutez, Gounsowsky, j’ai besoin de vous.Qu’est-ce que c’est que cette histoire du canalCatherine ?

– Quelle histoire du canal Catherine ?fit l’autre, en mettant ses lunettes.

– Ne faites pas le dourak(l’imbécile), je n’ai pas le temps !… J’ai vu cette âme damnéede Skopine !… ne riez pas… je lui ai parlé… Vos agentssurveillent le « quartir » d’une jeune Française quiétait, il y a quelques mois, chez le comte Nératof.

– Ah ! parfaitement… fit enfinGounsowsky, mais c’est une affaire sans intérêt !…

– Eh bien ! si c’est une affaire sansintérêt, abandonnez-la. Cette petite Prisca est mon amie et je l’aiprise sous ma protection… lâchez-la, c’est tout ce que je vousdemande !… tout ce que je suis venue vous demander !…Vous n’allez pas me refuser cela, Gounsowsky ?

L’autre enleva ses lunettes, soupira et dit…tapotant son bureau de ses gros doigts huileux :

– Croyez bien que je suis désolé, ma chèreenfant… ce que vous me demandez là est impossible !… Lademoiselle doit rester sous notre surveillance, j’en ai reçul’ordre…

– L’affaire est donc plus grave que vous ne ledisiez ? ce n’est donc pas une petite affaire ?

– Ma foi ! je n’en sais rien !…

– Qu’est-ce que l’on veut, après tout… qu’ellequitte Petrograd !… Eh bien, je vous donne ma parole qu’elleva quitter Petrograd !… Donnez-moi la vôtre que vous cesserezde la faire suivre !… C’est simple… et tout le monde seracontent, puisqu’elle va disparaître !… et qu’on ne demande queça !…

– Vous avez l’air plus renseignée que moi danscette histoire… Moi, j’ai reçu un ordre ! je l’exécute… Maisles raisons de cet ordre, je les ignore !

– L’ordre vous est venu de Tsarskoïe-Selo, jele sais !

– Ça, par exemple, non ! je vous jure quenon !… Écoutez, nous sommes de bons amis… je vois que vousfaites fausse route… Moi, je ne puis rien pour vous dans cettepetite affaire ; je suis responsable de la filature, voilàtout !… Et à ce point de vue, mes agents ont reçu des ordresextrêmement sévères, je ne le cache pas !… mais je pourraisvous donner un tuyau… (Ici, il s’arrêta une seconde.) À unecondition, cependant.

– Laquelle ? demanda Hélène.

– Vous aurez la bonté de me dire tout ce quis’est passé hier soir à Tsarskoïe-Selo, chez Serge Ivanovitch, oùvous étiez… tout ce qui a été dit, tout !… Vous savez queSerge Ivanovitch a disparu ?…

– Non !

– Il n’est pas rentré chez lui ! Il n’apas pris son service au palais… on ignore ce qu’il est devenu… Lagrande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna m’a fait prier par le princeVolgorouky d’ouvrir discrètement une enquête. J’ai fait envoyerchez son amie Nandette, du théâtre Michel, qui ne sait rien… Maisvous, vous savez peut-être quelque chose…

– Peut-être ! déclara Hélèned’un air plein de promesse.

– Il n’y a pas de peut-être !…Le grand-duc Ivan, qui était aux arrêts, a disparu, lui aussi… Lesdeux jeunes gens seront allés faire la fête quelque part… et voussavez où… Allons, soyez bonne pour moi… Ils ne sont pas chez vous…je sais que vous êtes rentrée seule… Vous vous taisez !… Jecomprends !… Donnant donnant, n’est-ce pas ?… Comme j’aiconfiance en vous, je vais commencer le premier…

– Je vous écoute !…

– Eh bien ! mon enfant, si vous voulezfaire lever la consigne qui m’a été donnée et si vous voulez êtreutile à votre protégée… il faut regarder du côté du comteNératof…

Hélène fut stupéfaite :

– Le comte Nératof ?…

– Oui, c’est l’ami du prince Khirkof,justement… le prince n’a rien à vous refuser… le comte n’a rien àrefuser au prince…

– Le comte Nératof s’intéresse à cettedemoiselle ?…

– Paraît !… La jeune fille, entre nous,l’a quitté dans des conditions assez bizarres, vous voyez que jevous livre tout mon sac !… Vous me devez le vôtre !…

– Voyons !… Voyons !… fit Hélène,impatiente… mais dites-moi, si je vous comprends bien !… il yaurait eu quelque chose entre le comte Nératof et cettedemoiselle ?

– Ah ! je ne vous ai pas dit ça… je nevous ai même rien dit du tout… à votre tour, ma chère amie !je vous entends déjà !

– Le comte passe pour un vieux libertin,exprima Hélène. Il se sera mal conduit avec Prisca et Prisca seraitpartie… et il continue de la poursuivre… c’est bien cela ?

Gounsowsky se leva, appuya sa grosse mainpoilue qui sortait d’une manchette douteuse sur le brasd’Hélène.

– En vérité, c’est peut-être aussi bien autrechose… et ce qui expliquerait les ordres très sévères qui ont étédonnés… d’une façon solennelle donc !… non point comme ondemande un service de complaisance, je vous assure de lecroire !… Réfléchissez bien à cela, ma chère petite amie…

– Oh ! fit Hélène, il est capable detout, quand ses passions sont en jeu… C’est bien connu, mon cherGounsowsky !

– Le comte est un grand seigneurparfait ! c’est tout ce que je puis dire et je suis trèsheureux d’être à même de rendre service au comte… comprenez-leencore, Hélène Vladimirovna !

– Et à moi, vous ne seriez pas heureux de merendre service, mon cher Gounsowsky ?…

– Très heureux ! très heureux !…mais, dans cette affaire, impossible !…

– Pourquoi ?

– Écoutez, n’insistez pas, Hélène… Je vousdemande cela, s’il vous plaît, j’ai tant de peine à vous refuserquelque chose…

– On ne le dirait pas, en vérité !

– Je vous ai conseillé de parler au princeKhirkof.

– Nératof enverra promener Khirkof s’il s’agitde ses passions… et vous le pensez aussi bien que moi, vieux petitpère ! Tous les moyens lui sont bons à lui… Mais vous, vousfaites un métier ignoble, Gounsowsky !… Je ne vous l’envoiepas dire, ce sera mon dernier mot et je ne vous raconterai rien dece qui s’est passé dans la soirée chez Serge Ivanovitch.

Le policier haussa les épaules :

– C’est comme vous voudrez, ma chèreenfant.

À ce moment, on frappa et une porte s’ouvrit.Mme Gounsowsky fit son entrée.

Elle se prosterna presque devant Hélène,roulant des yeux d’extase devant la beauté « toujoursfraîche » de la belle Hélène et l’assurant qu’elle se feraitmettre en miettes pour lui faire plaisir, à la premièreoccasion.

Enfin son énorme, gélatineuse, roucoulantepersonne s’immobilisa une seconde pour parler à l’oreille de sonhuileux époux, et, ceci fait, elle se sauva après d’énormescourbettes.

Gounsowsky se tourna vers Hélène, en luisouriant, lui aussi, d’un air si aimable que la danseuse, tout desuite, se méfia :

– Ma chère enfant, tout cela tombe très bien,en vérité, pour nous soulager l’un et l’autre… je ne tiens plus dutout à savoir ce qui s’est passé chez Serge Ivanovitch et vouspourrez vous taire tant qu’il vous sera agréable. Encore unconseil, cher petit ange… gardez votre petite langue… (Il se penchaà son oreille, redevenu grave tout à coup.) Il y a du Raspoutinelà-dessous… du Raspoutine et du sang… faisons les morts !…

Hélène s’éloigna du bonhomme, car son haleinefade l’eût fait s’évanouir.

– Mais je ne suis pas venue ici pour m’occuperdes affaires de Raspoutine, moi ! Je suis venue pour l’affairedu canal Catherine…

– Ah ! je n’y pensais plus !… pourcelle-là aussi je crois que nous n’avons plus rien à nousdire ! fit-il d’un ton sec… Et maintenant, je vous dirai quej’ai un gros travail et que je n’ai plus une minute à perdre enbavardage, en vérité !… Que Dieu le père vous protège, HélèneVladimirovna !…

Hélène se leva comme si on l’avait giflée.

– Gounsowsky, je te défends de me parler surce ton !

Elle voyait qu’il n’y avait plus rien àobtenir de lui ; elle le connaissait assez pour savoir cela.Elle alla négligemment jusqu’à la fenêtre, souleva le rideau,sembla intéressée un instant par ce qui se passait dans la rue,laissa retomber le rideau.

Quand elle se retourna, l’autre était derrièreelle, courbé, obséquieux, larmoyant :

– Vous n’allez pas me quitter fâchée ! Jevous assure que je suis moi-même au supplice. Vous savez bien quechaque fois que je peux… Mais je ne peux pas, cette fois, je nepeux pas ! Ayez pitié de votre serviteur, Hélène Kouliguine.Tenez, asseyez-vous, ne vous en allez pas comme cela ! J’aiappris des choses bien intéressantes sur le comte Khirkof, je vousles raconterai… et nous nous quitterons bons amis.

Il la fit asseoir et se dirigea vers sonbureau. Pendant qu’il avait le dos tourné, Hélène lui lança unregard si effroyable que, s’il avait pu le surprendre, il en auraitfrissonné jusqu’aux moelles, d’autant plus que c’était une chosebien connue de tout le monde, que Gounsowsky n’était pas très, trèsbrave.

Il fouilla dans un tiroir et y prit un rapportde police qu’il feuilleta.

– Voilà ce que vous m’avez demandé,fit-il.

Hélène parut s’intéresser à ce que lui disaitet lui montrait Gounsowsky et elle ne lui parla plus de Prisca.

– À la bonne heure ! vous voilà doncraisonnable ! Et comme elle s’était approchée du bureau, illui baisa encore la main à plusieurs reprises.

– Allons ! allons ! la paix estfaite ! dit-il.

Chapitre 11UN CURIEUX BAZAR

 

Le Stchkoutchine-Dvor est unprodigieux bazar populaire qui correspondrait là-bas à notreTemple, si nous avions encore le Temple.

C’est un labyrinthe étonnant de petitesruelles couvertes, sur lesquelles s’ouvrent mille petites boutiquesoù l’on vend de tout : de vieilles bottes au cuir gras, despeaux raidies, de vieilles casseroles, de la ferraille, des peauxde moutons, des touloupes inutilisables, de vieux habits, toute lafriperie, des détritus de dentelles, des chapeaux de femme,d’étranges herbes pharmaceutiques, des tableaux tout neufs dedébutants, des icônes dédorées, des croix d’argent oxydées, despeintures byzantines, représentant des scènes du Vieux et duNouveau Testament, des flacons emplis d’alcool où nagent dessquelettes de grenouilles ; mille choses inimaginables.

Parmi toutes ces boutiques, dans l’une desartérioles les plus obscures du Stchkoutchine-Dvor, il en était unequi avait sa réputation, c’était celle de la vieille Katharina,riche à millions. Son étalage n’était cependant point plusséduisant que tous ceux qui l’entouraient et, derrière les vitrespoussiéreuses de son petit fétide magasin, on n’apercevait qu’untas de débris dignes, pour la plupart, de la hotte duchiffonnier.

On racontait cependant que, dans sonarrière-boutique, elle montrait aux pratiques des bijoux rares, des« occasions » d’orfèvrerie merveilleuses.

À la vérité, les amateurs, les collectionneursconnaissaient le chemin du magasin de Katharina, et aussi lesgrandes dames qui venaient la trouver quand elles étaient dansl’embarras et qui laissaient entre les mains de la vieille qui soncollier, qui des bagues qui étaient presque des fétiches, étantdepuis des centaines d’années dans la famille, enfin tous lesobjets qu’elles préféraient lui confier plutôt que d’aller lesporter, au grand jour, dans un lombard (mont-de-piété)…aussi ne s’étonnait-on nullement au Stchkoutchine-Dvor des alléeset venues aboutissant à l’arrière-boutique de la mèreKatharina.

Ah ! la Katharina aurait pu en raconterdes histoires !… Elle était au courant, de par son métier, detous les potins de Petrograd et de toutes les comédies et tragédiesd’alcôve.

On pense bien que la police n’avait eu gardede se priver d’un concours aussi précieux que celui de la vieilleKatharina. Entre elle et l’Okrana, il y avait des rapportsréguliers et pleins d’intérêt.

Katharina savait très bien arranger sesaffaires. À la voir, la vieille sorcière, on lui aurait donné cinqkopecks. Elle vivait d’une assiettée de tchi et de troispommes. Elle était bien connue pour son effroyable avarice et poursa piété. Elle ne laissait jamais éteindre les lampes, ni lespetites chandelles devant les saintes images qui portaient bonheurà son commerce. Elle avait certainement dépassé quatre-vingtsans.

Ce matin-là, elle était fort occupée à mettreun peu d’ordre dans le bric-à-brac de sa boutique quand Vera,toujours accompagnée de l’acteur Gilbert apparut sur son seuil.Elle lut sans lunettes le mot que lui envoyait Hélène, esquissa unegrimace singulière, adressa à Vera quelques parolesincompréhensibles pour Gilbert et disparut aussitôt dans sonarrière-boutique.

Vera entraîna l’acteur dans le passage, en luidisant :

– Venez ! on va s’amuser !…

Vera était toujours prête à s’amuser. Il n’yavait point de caractère plus gai au monde. Jamais Gilbert n’avaitvu passer sur le visage charmant de sa petite amie l’ombre la pluslégère. Ses yeux clairs et malicieux riaient à toute la terre. Unefigure triste la faisait rire :

– Votre sœur va porter ses bijoux à laKatharina ? fit Gilbert en manière de plaisanterie.

– Ma foi ! ça se pourrait bien !répondit l’autre… je crois qu’il n’y a plus un rouble à la maison…chez nous, on ne sait pas où l’argent passe !… Ma sœur donnetout ce qu’elle a !… Il faut voir la tête du prince quand ellelui dit qu’elle n’a plus un kopeck des cinquante mille roublesqu’il lui a donnés la semaine d’avant !… Elle a bien raison…c’est comme ça que c’est amusant, l’argent !…

– Taisez-vous ! je ne vous aimeplus !…

– Ça n’est pas vrai ! Vous êtes fou demoi !…

– Alors, épousez-moi !…

– Laissez-moi tranquille avec vos sentimentset le mariage… Est-ce que ce n’est pas bien comme ça ?… Tenez,entrons dans cette boutique-là, il y a des « babas » enbois de buis, si drôles !… de vieilles babas, je faiscollection de babas, mon bon Gilbert ! Vous allez m’offrir unebaba avec un petit ménage en bois dans le ventre !… Je vaisvous ruiner, attention à vos roubles, cher barine !…

– Votre sœur ne va pas être inquiète ?Elle ne vous a pas donné rendez-vous quelque part ?…

– Si, ici !… Tenez, la voilà !…

En effet, Hélène apparaissait dans la voiecentrale du Stchkoutchine-Dvor.

– Avertissons-la, fit Gilbert.

– Inutile !… Elle va chez la Katharina etelle sait que je suis ici !… Gilbert, achetez-moi descigarettes… je n’ai plus de cigarettes !…

Hélène marchait rapidement. Elle tourna sur sagauche et quelques minutes plus tard, poussait la porte deKatharina.

La vieille était seule dans sa boutique.

– Bonjour, mama ! fit Hélène, est-cequ’ils sont ici ?

– Pas tous encore… mais ils vont venir…pourquoi as-tu demandé Doumine ? Il n’est jamais venu ici… Jet’assure, petite colombe, que je n’ai jamais aimé cet ouvrierbavard !

– Avec lui, nous avons toutes les usinesPoutilof, c’est quelque chose, mama… et puis ça ne te regardepas !

– Comment ! ça ne me regarde pas !petite colombe !… Si je prêtais ma salle à tous les ouvriersbavards, monseigneur le maître de police me prêterait bien à moiune petite chambre à Schlussenbourg, avec une petite cravate solidepour distraire ta vieille grand’mère, Hélène Vladimirovna. As-tubien réfléchi à cette petite cravate, mon bon petit ange ?

– Doumine n’est jamais venu dans la sallebasse… il ignore les réunions que nous y tenons et ce qu’il y a étédit… Rassure-toi donc, mama, il y a bien des choses que Doumineignore…

– Il en saura toujours trop, bavard comme ilest. Il fera un beau député à la Douma ! Enfin, il va venirpuisque tu l’as voulu… c’est dommage, parce que je tiens encore àma vieille peau, enfant de Dieu ! et si Alexis Vassilievitchqui t’attend dans l’arrière-boutique ne m’avait dit qu’il répondaitde tout… enfin Alexis Vassilievitch n’est pas le premier venu dansle monde des comités !… Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il faitde la politique !… Tout de même, ce Doumine !… Mais il ya donc du nouveau ?

– Mama ! mama !… va mettre tabelle toilette !…

Katharina, qui jusque-là n’avait cessé detrier ses peaux de lapin, lâcha ce qu’elle avait dans les mains, etse redressa comme galvanisée… ses yeux étaient redevenusterriblement jeunes, d’une jeunesse menaçante et joyeuse, sous sesépais sourcils blancs. Toute sa vieille peau grimaçait d’allégresseet ses lèvres exsangues étaient agitées d’un tremblementconvulsif.

– Va te faire belle ! va te fairebelle !… répétait Hélène d’une voix sourde.

– C’est vrai, milinki moï (ma petiteenfant chérie), par les saintes icônes, est-ce bien vrai ?… Ilva venir, ce doux jambon ? en es-tu sûre ?… enes-tu sûre ?… et tu crois que les autresvoudront ?… Tu verras, tu verras qu’ils ne voudront pasencore !… Il vaudrait mieux attendre pour mettre ma belletoilette… Qu’en dis-tu, ma chère petite âme ?

– Va mettre ta belle toilette ! va mettreta belle toilette…

– Je n’ose pas t’embrasser, milinkimoï ! il y a des barines qui regardent dans la boutique…mais le cœur de ta vieille grand’mère y est, HélèneVladimirovna ! et je sens celui de Vladimir Apostol battreautour de nous !…

Ces derniers mots avaient été prononcés si basque la danseuse les devina presque sans les entendre.

Elle quitta la vieille et passa dansl’arrière-boutique.

Un jeune homme était là qui feuilletaitdistraitement un vieux livre. C’était Alexis Vassilievitch. Ilportait le costume d’officier des Préobrajensky. Il avait unefigure calme, intelligente, énergique, un peu froide, des yeuxclairs, étonnamment clairs.

Il se leva à l’entrée d’Hélène.

– J’ai reçu ton mot, dit-il tout de suite, etj’ai fait prévenir le doux jambon. Il sera là dans uninstant. Quelque chose de grave ?

– Oui, Serge Ivanovitch a été assassiné cettenuit (Alexis tressaillit et ne put retenir une sourde exclamation)…mais ce n’est pas seulement pour cela que j’ai voulu vous voir…c’est pour quelque chose de beaucoup plus grave quecela !…

– Quoi donc ?…

– Tu sauras tout à l’heure, quand le douxjambon sera là !… Descendons-nous dans la sallebasse ?

– Si tu veux !…

Ils ouvrirent une porte, descendirent quelquesmarches et se trouvèrent dans une petite pièce étroite déjà remplied’une épaisse fumée de tabac.

Chapitre 12LE DOUX JAMBON

 

Dans cette salle basse, ils trouvèrent lecapitaine Nicéas Morouvieff, Alexandre, cornette aux gardes àcheval, et Artaman, colonel du régiment des hussards d’Akhtyr.

– Je vois que toute ta douma (tondirectoire) est là ! fit Hélène en entrant.

Tous s’étaient levés et lui baisaient lamain !

– Moi, je sais toujours où les prendre,répondit Alexis Vassilievitch, mais les autres ne sauraienttarder !

En effet, presque aussitôt arrivèrent cequ’ils appelaient l’oupravy (le comité) de gauche avecKamenka, Vassilikof et Rumine. C’étaient trois jeunes gens, ledernier presque un enfant. Ceux-là n’étaient point des soldats… Ilsavaient aussi des figures sévères sous leurs longs cheveux blonds.Rumine avait jeté, à côté de lui, une casquette d’étudiant.

– Nous voilà au complet ! fit remarquerNicolas.

– Non, fit Alexis. J’attends Doumine.

– Doumine ? s’étonnèrent les autres…

– Dommage que l’on ait fait venir Doumineici ! exprima Nicéas. Les ouvriers n’ont rien à voir avec labesogne qui se fait ici…

Ainsi reprenait-il le thème de la vieille.

– Hélène Vladimirovna a tenu absolument à cequ’il vînt !… Elle nous dira pourquoi !…

– Oui, c’était nécessaire, dit-ellesimplement.

– Et le doux jambon aussi va venirchez Katharina pendant que nous y sommes… Était-ce bienutile ? bien utile ? interrogea Artaman, le colonel.

– Oui, bien utile ! fit encoreHélène.

Alexis dit :

– Il n’a rendez-vous qu’avec moi sans quoi ilne serait pas venu !… J’irai le recevoir dansl’arrière-boutique… c’est toujours là que je le rencontre… lerendez-vous est normal… Il n’aura aucun soupçon…Tranquillisez-vous !…

– Je voudrais bien comprendre ! exprimaVassilikof.

Hélène dit :

– Tout de suite… Je suis à vosordres !

– Oui, on pourrait commencer !…

– Il n’y a aucun inconvénient, dit Hélène, àcommencer sans Doumine ! Au contraire… Du reste, on nel’introduira ici que lorsque vous le jugerez nécessaire…

Vassilievitch et Kamenka s’assirent tous deuxà une petite table sur laquelle il y avait une écritoire. Ilsallongèrent leurs mains croisées sur cette table en regardantHélène. Ils semblaient présider l’assemblée et ils attendaient quela jeune fille parlât.

Celle-ci fit part à ses compagnons descirconstances de la mort de Serge Ivanovitch et leur raconta toutce que lui avait appris le matin même le grand-duc Ivan.

– Où est le grand-duc ? demanda AlexisVassilievitch ?

– Chez moi, répondit Hélène, je me charge delui…

– Cette affaire est regrettable à tous lespoints de vue, remarqua Vassilikof. Elle arrive quelques mois troptôt. Et elle ne fera même pas scandale !

– Nous nous arrangerons pour qu’elle fassescandale ! gémit Rumine. Il est absolument nécessaire qu’unepareille histoire ne reste pas ignorée. Elle peut nous servir parla haine et le dégoût qu’elle dégage…

– Tu parles comme un enfant, Rumine, émitdoucement Alexis. L’état de l’affaire entraînerait une fois encorela retraite de Raspoutine loin de la cour, et nous avons besoin detoute sa pourriture à Tsarskoïe-Selo !

– Certes ! approuva Nicéas, sa présenceofficielle là-bas fait plus pour nous qu’un assassinatquotidien ! Laissons-le faire. Il travaille comme unmaître !…

– Avant trois mois, reprit Alexis, leProtopopof sera premier ministre et avec lui sera maîtresse toutel’ignominie qu’il traîne à ses bottes… Alors l’affaire sera mûre etnous aurons tout le monde pour nous !…

– Tout de même, c’est dommage qu’ils n’aientpoint réussi à étouffer le grand-duc ! exprima froidementAlexandre, le cornette à cheval, qui n’avait encore rien dit et surle visage duquel ne passait jamais l’ombre d’une émotion, soit pourle bien, soit pour le mal. On disait de lui qu’il n’avait aucundéfaut. Il ne fumait même pas.

Aux paroles du cornette, Hélène pâlit etrépliqua sur un ton qu’elle fit aussi glacé que possible :

– Je ne comprends pas ces paroles dans tabouche, Alexandre ! Le grand-duc nous est maintenant dévoué àla mort et j’en réponds. Et c’est une précieuse recrue !

– Il est populaire, répliqua non moinsfroidement Alexandre, et si, à la place du cadavre de SergeIvanovitch qui n’était rien, on avait pu tirer, un jour prochain,de la grande pièce d’eau du palais le corps du grand-duc Ivan avecune pierre au cou, cela aurait produit son petit effet ! C’estmon avis…

Quelques voix approuvèrent Alexandre, et lecolonel du régiment de hussards d’Akhtyr dit :

– Il est encore temps pour qu’on le laisseassassiner. Sa mère doit être encore toute chaude de l’avoirmanqué. Il ne faut pas attendre. Le scandale serait épouvantable,d’autant plus que les grands-ducs Nicolas et Féodor l’aimentbeaucoup, ce gamin. Il y aurait un peu de tapage chez les Romanof…Quel est ton avis, Alexis Vassilievitch ?

– Trop tôt !… répondit simplementAlexis.

– Vous oubliez simplementZakhar ! fit entendre la voix d’Hélène qui tremblait.

– C’est vrai, firent les autres. Elle araison.

– Où en est Zakhar ? interrogea lecapitaine Nicéas Morouvieff, qui se faisait les ongles avec soncanif.

– Tout calcul fait et si rien ne vient ledéranger, répondit Alexis, il faut compter encore au moins quatremois !… Zakhar reste quelquefois huit jours sans pouvoirtravailler !…

– Mais, à cette heure, où en est exactement letravail ? demanda encore Morouvieff.

– … Sous l’édifice…

– Seulement ?

– Comment ! seulement ? c’est untour de force !

– Ah ! quand tout cela pourrasauter ! gronda entre ses dents le capitaine.

– Oui, je n’en vis plus, grogna à son tour lejeune Rumine.

Mais Katharina se montra sur ces entrefaites.Elle annonça que Doumine était là et demandait AlexisVassilievitch. Celui-ci ordonna de l’introduire.

Le contremaître de Poutilof entra.

Tous lui serrèrent la main.

Il s’étonna de les trouver dans ce sous-soldont il ignorait l’existence.

– C’est donc ici que l’on se réunitmaintenant ? interrogea-t-il.

Mais on le fit asseoir.

Il considérait aussi très curieusement Hélène,qu’il ne connaissait pas. Celle-ci s’était levée etcommençait :

– Si je vous ai amenés ici, c’est pour vousfaire part d’un abominable fait d’espionnage !…

Aussitôt les « civils » et surtoutDoumine firent entendre leurs protestations. Il dit :

– Si c’est pour cela qu’on nous a fait venir,cette jeune demoiselle aurait mieux fait de ne pas nousdéranger : elle n’a qu’à s’adresser au département de lapolice !…

Et il demanda des explications sur Hélène.Alexis lui répondit qu’elle faisait partie du comité avant qu’il yentrât. Il reprit avec une grossière humeur :

– Qu’est-ce que ça peut nous faire, à nous,l’espionnage ? Nous ne sommes pas chargés de faire la besognede Gounsowsky !…

Les autres approuvèrent et tout le mondeparaissait de l’avis de Doumine, même les militaires, à l’exceptiond’Alexis, qui attendait des explications d’Hélène.

– Justement, j’ai fait venir Gounsowsky,dit-elle, et nous allons l’entendre !…

– Mais vous êtes tous fous ! s’écriaDoumine, qui montra un visage cramoisi d’indignation. Faire venirici le doux jambon pendant que nous y sommes !…

– C’est ce que nous disions ! repritNicéas. Si Gounsowsky pénètre ici, ça ne peut être que pour neplus en sortir !

– Nous voilà donc du même avis, releva Hélène…Vous allez me donner aujourd’hui la peau de Gounsowsky !

– Ah çà ! mais qu’est-ce que çasignifie ? s’exclama Doumine. Nous avons besoin de lui !…Je m’oppose à une stupidité pareille !…

Et il frappa de son rude poing sur latable.

Kamenka dit, en face d’Hélène :

– Assurément, nous ne sommes pas venus icipour tes petites affaires, Hélène Vladimirovna, et la peau deGounsowsky nous est trop précieuse pour que nous te la donnionsaujourd’hui… Sois patiente, toi aussi ! ton tour viendra commecelui des autres ! Nous serons tous rassasiés, il fautl’espérer !…

– Qu’est-ce que tu as à dire contre Gounsowskyque nous ne sachions déjà ? reprit Vassilikof… Qu’il noustrahit… et que nous sommes des dupes ?… C’est entendu !…Les autres aussi sont des dupes de se faire servir par le douxjambon… Mais le moyen de s’en passer ?… C’est le plustraître et c’est justement celui-là qu’il nous faut !…Nous le tenons assez pour être sûrs qu’il ne dépassera pascertaines limites et qu’il marchera dans certaines circonstancessans broncher !… Et tu voudrais briser cet instrumentunique ! Là, c’est de la folie !… Patience, petite amie…dans six mois, je t’aiderai à en faire des morceaux !

Doumine appuyait bruyamment lescompagnons.

– Si vous ne le tuez pas aujourd’hui, repritHélène de plus en plus calme, je ne vous donne pas huit jours pourque vos os à tous aillent pourrir dans les marécages de la baie deLachka !…

Et elle sortit de sous son manteau un assezlourd dossier que liait une sangle.

À ce moment, la porte de l’escalier s’ouvritet Katharina fit une nouvelle apparition. Cette fois, elle étaithabillée comme pour une noce bourgeoise ou pour un baptême, et demémoire d’homme, dans le Stchkoutchine-Dvor, on ne l’avait vueaussi belle. Elle avait une vieille robe de soie fanée avec desdentelles de prix et un magnifique bonnet sur la tête. Enl’apercevant, la stupéfaction fut si forte que personne ne putretenir son rire, à l’exception d’Hélène et d’Alexandre, lecornette, qui ne riait jamais.

– Tu vas te marier ? demanda Doumine.

– Oui, fit-elle, sans sourciller, avec ledoux jambon ! qui est là et qui demande AlexisVassilievitch !…

Alexis regarda les autres :

– Si je le fais descendre ici, dit-il, il estcertain qu’il n’en doit point sortir !…

– Fais-le descendre, Katharina ! commandaHélène…

– Jamais de la vie ! protestèrent lesautres… Il en est d’entre nous qu’il ne connaît pas !…

– Il nous connaît tous ! répliqua Hélène,et en voici la preuve !…

Elle sortit du dossier une feuille qui passade main en main.

Sur ce papier, il y avait les noms et qualitésde ceux qui se trouvaient là et cette lettre était de l’écrituremême de Gounsowsky, que connaissait bien Alexis Vassilievitch…

– C’est une dénonciation en règle ! jevous le prouverai tout à l’heure… dit Hélène, et en tout cas, vousvoyez que vous ne risquez rien ! Votre présence ici ne luiapprendra pas grand’chose de nouveau !… Il sait que vouscomplotez contre la vie du tsar, il est temps d’agir ! Si vousn’agissez pas immédiatement, vous êtes perdus !… et beaucoupd’autres avec vous !…

– Lequel de nous a pu nous trahir !gronda Artaman.

– C’est ce que nous allons lui demander !déclara Alexis. Il faudra bien qu’il réponde !…

Katharina était remontée dans le magasin. Elley trouva Gounsowsky là où elle l’avait laissé, très occupé parl’examen d’un vieux bibelot, car il était amateur.

– Alexis est en bas et vous attend,souffla-t-elle.

– Il est seul ?

– Non ! il est avec Kamenka, petitpère !… Cela ne vous dérange pas ?…

– Non ! non ! ricanaGounsowsky ! celui-là aussi est un ami…

Et il passa dans l’arrière-boutique.

– Ils sont en bas, fit la vieille qui lesuivait pas à pas…

– Où est-ce en bas ?

– Eh bien ! dans la salle d’en bas, petitpère… tu n’es jamais allé dans la salle d’en bas ?…

– Non ! répondit Gounsowsky… Va chercherAlexis Vassilievitch !…

La vieille ouvrit la porte d’un escalier qu’iln’avait jamais vu… Aussitôt, il se retourna et, par prudence, mitla main sur la clenche de la porte qui faisait communiquerl’arrière-boutique avec le magasin. Il lui sembla entendre desbruits suspects. Il voulut ouvrir la porte derrière lui. Il n’yparvint pas. La vieille, sans doute, avait pris sesprécautions.

Aussitôt Alexis se montrait et venait à lui leplus simplement du monde.

– Venez donc, lui dit-il, Kamenka est en bas…nous avons des choses très importantes à nous dire…

– Pourquoi cette porte est-elle fermée ?demanda Gounsowsky.

– Mais Katharina ferme toujours pour qu’on nevienne pas nous déranger.

Disant cela, il était allé à la porte commepour l’examiner et il se trouva alors derrière Gounsowsky. En mêmetemps, en bas de l’escalier se montrait Kamenka.

– Eh bien ! lui dit Kamenka, qu’est-ceque vous faites ? Nous n’avons pas de temps à perdre.

Les deux hommes se jetèrent tout à coup surlui, avant même qu’il ait pu sortir son revolver qu’il cherchaitdans sa poche. Ils le désarmèrent et le firent rouler dans l’étroitescalier où le doux jambon ne s’arrêta qu’à la dernièremarche.

Il se releva, moins furieux que terrifié,surtout quand il eut aperçu dans la petite salle la face défaite deDoumine, qui se détournait de lui.

Alexis et Kamenka lui demandaient pardon deleur brutalité et le priaient de s’asseoir auprès d’Hélène. Iln’avait pas vu d’abord celle-ci dans la fumée qui remplissait lapièce. Il fut stupéfait de la trouver là et il eut un mouvementd’espoir, mais Hélène ne le regardait même pas et il vit bien qu’ilne pourrait compter sur elle, qu’elle avait partie liée avec ceshommes, et cela l’étonnait bien. La Kouliguine avec Alexis,Vassilikof et Doumine ! Il n’était décidément qu’un pauvrehomme, et il se méprisa.

Mais comme il tenait beaucoup à sa peau et quece n’était pas la première fois qu’il avait dû essuyer de rudesexplications avec quelques-uns de ces messieurs, il fit appel àtout ce qui pouvait lui rester d’astuce et d’intelligence poursortir au plus tôt de ce sinistre trou.

Peu à peu, il distinguait les figures. Il lesreconnaissait. Il constata qu’il avait autour de lui tout lecomité de la mort, comme il désignait lui-même ces hommes dansses dossiers les plus secrets.

Il savait qu’Alexis et son compagnon avaientjuré la mort du tsar et peut-être de quelques autres personnages,mais il savait aussi qu’ils n’avaient pas juré la sienne et c’étaitlà le principal. Encore une fois, il fallait s’arranger. Décidé àleur faire toutes les concessions qu’ils voudraient pour aboutir àun résultat qui lui rendît, ne fût-ce que pour quelques instants,la sécurité, et la liberté, il attendit, avec un peu plus de calmeintérieur, les événements.

Chapitre 13« LE COMITÉ DE LA MORT »

 

Alexis lui mit sous les yeux la liste de leursnoms écrits de sa main.

Il en ressentit un choc intérieur qu’ilparvint à dissimuler et il essaya d’ironiser.

– Eh bien ! fit-il, cela prouve que jesuis bien renseigné ! À chacun son métier. Si je ne faisaispas convenablement le mien, je n’aurais jamais pu vous rendre aucunservice.

– À qui cette liste était-elle destinée ?interrogea Alexis.

– À moi, dit-il.

– Vous voyez maintenant l’imprudence d’undocument pareil, répliqua froidement Alexis. Il s’est égaré dansnos mains. Il aurait pu tomber dans d’autres…

– Je le croyais bien caché ! ditGounsowsky.

– À Berlin ! répliqua tranquillementHélène.

Il blêmit.

– Que voulez-vous dire : àBerlin ?

– Oui, répondirent les autres, pourquoi :à Berlin ?

– Parce que cette liste a été envoyée par lessoins de Gounsowsky à Berlin. Heureusement que, par les miens, elleest arrivée ici !…

Gounsowsky comprenait, trop tard, hélas !qu’il allait avoir surtout en face de lui Hélène !… C’étaitelle qui avait monté ce traquenard. Il ne pouvait plus en douter.Il ne la regarda pas. Il répondit à Alexis directement :

– Je me demande ce que Berlin vient faire danscette histoire ?

– Nous aussi ! dit Kamenka.

– Le kaiser a autre chose à faire que des’occuper de nous !… ajouta-t-il en haussant lesépaules. Tout cela, c’est des histoires de femmes !…

Quelqu’un dit, par derrière :

– Gounsowsky est-il notre ami ou notreennemi ? Il faudrait le savoir !

– Tantôt l’un, tantôt l’autre, réponditcyniquement Gounsowsky sans se retourner. Il faut bien qu’il yen ait pour tout le monde, sans ça personne ne serait jamaiscontent !… mais j’imagine que vous n’avez pas trop à vousplaindre de moi !… et je ne comprends pas le traitement que jesubis ici…

Hélène l’interrompit :

– Je demande deux minutes, deux minutes desilence pour instruire cet homme de ce qu’il ignore, dit-elle, etpour vous instruire vous-mêmes, messieurs !… après, nousserons tous fixés sur notre situation réciproque. Gounsowsky seprétend tantôt notre ami, tantôt notre ennemi, étant dans lanécessité de nous trahir pour nous servir… C’est le même langageévidemment qu’il emploie pour se justifier de l’autre côté quandces messieurs des Cent Noirs (associationcontre-révolutionnaire) daignent lui demander des comptes. Maismoi, je prétends qu’il nous trompe tout le temps ! les uns etles autres ! au profit d’un tiers qui est à Berlin !… jeprétends qu’avant tout Gounsowsky est un agent du kaiser et que lekaiser est le seul à bénéficier de toutes ces trahisons… Cetteliste qui est celle, comme il l’intitule, du Comité de lamort… cette liste était destinée au kaiser.

– Qu’est-ce que vous voulez qu’il enfasse ? s’exclama Gounsowsky, lequel paraissait depuis uninstant singulièrement agité.

– C’est à vous de nous le dire, répondit de samême voix calme Hélène, à vous qui lui avez conseillé de lafaire parvenir au tsar !… avec tous ces papiers !ajouta-t-elle en jetant son dossier sous le nez d’Alexis et deKamenka.

Tous s’approchèrent et se penchèrent sur cesdocuments qu’elle montrait tour à tour à Gounsowsky.

– Reconnais-tu celui-ci ? etcelui-ci ? et celui-ci ? lui disait-elle. Tout ce que tuas pu surprendre de l’organisation politique révolutionnaire russe,tu l’as livré à Berlin pour en faire une arme entre les mains dukaiser, arme de chantage, arme d’encouragement à une paixséparée !… « La révolution est à ta porte,Nikolouchka !… Fais la paix avec moi ! Moi seul suis tonami, qui te livre la tête des conspirateurs du Comité de lamort ! » Lisez, messieurs, lisez !

Gounsowsky, visiblement effondré, regardaitd’un œil hagard les conjurés, qui se passaient les documents avecdes exclamations, des phrases de rage, des menaces.

– Qui est-ce qui a pu nous trahir ? Qui apu nous trahir ? répétait inlassablement Artaman… Il faut quecet homme nous le dise… Cet homme n’a jamais eu aucun rapport avecnous !… Vous autres, exprima-t-il avec rage en regardantAlexis, Kamenka et Rumine… vous aviez « des affairesensemble… » il vous connaît bien !… Mais nous ! maisnous ! notre nom n’aurait jamais dû être prononcé !… Quia prononcé nos noms ?

– Examinez la liste ! dit Hélène, sansélever la voix… et la liste vous le dira…

Tous reprirent la liste, et ils furent tous,un instant, penchés sur elle…

Tout à coup, quelqu’un dit :

– Mais Doumine n’y est pas !

– Mais non ! Je n’y suis pas, fitDoumine, avec effort… (Et tout le monde s’aperçut qu’il étaithorriblement pâle.) Ah ! vous n’allez pas croire !…Ah ! vous n’allez pas croire, par exemple !… Mais le nomde cette femme non plus n’y est pas !… C’est cettefemme ! c’est cette femme !…

Il balbutiait… Les mots ne pouvaient plussortir de sa gorge… Il ne savait plus ce qu’il disait… Il accusaitHélène, stupidement, sans conviction… Et soudain, il bascula entreleurs bras vengeurs. Ils le jetèrent dans un coin et lui appuyèrentla tête contre le pavé. Artaman, qui le tenait d’une main par lescheveux, prit de l’autre son revolver. On voyait les yeux deDoumine s’égarer. Une horreur incommensurable était peinte sur cevisage encore tout à l’heure si insolent.

Le coup partit, et Rumine jeta un vieux tapissur le corps.

Hélène dit :

– Vous avez eu le vôtre ; maintenant, jeveux le mien ! Celui-ci est à moi !

Et elle mit sa petite main sur l’énorme épaulefrissonnante de Gounsowsky, qui eut un sursaut et balbutia tout desuite :

– Écoutez-moi ! écoutez-moi !… j’aides choses à vous dire… il faut nous entendre. D’abord, je ne suispas un traître, moi, je ne suis pas un des vôtres !… siquelqu’un a le droit de me tuer !… ça n’est pas vous !quand je vous pourchasse, moi, je fais mon métier !… et puis,je vous ai rendu des services, vous ne pouvez pas l’oublier !Des services, je suis encore capable de vous en rendre !… etd’énormes !… Avec moi, l’Okrana est à votredisposition, ma parole !… C’est à considérer !… àconsidérer de très près, je vous assure ! Je puis prendre avecvous des engagements sérieux, j’y suis disposé !…

« Nous sommes bien d’accord, n’est-cepas !… La paix séparée ! la paix séparée ! j’aitravaillé pour elle ! qu’est-ce que ça peut vous faire ?Ce n’est pas une histoire à tuer un homme, au contraire !… ence qui concerne la dénonciation… je n’ai fait que mettre sur unpapier ce que tout le monde sait déjà !… on sait bien que vouscomplotez !… mais quoi ? est-ce que j’ai dit quelquechose d’important ? Est-ce que je connais vos projets ?Je les ignore !… Ce n’est pas une dénonciation grave… c’estune arme politique, voilà tout, dans les mains du kaiser, une armevague… peu redoutable pour vous autres… vos moyens d’actionexactement, je les ignore… je le jure sur la Vierge de Kazan !Alors ? alors ? entendons-nous !… je ne vous auraisjamais laissé arrêter, je vous aurais prévenus !… C’estcertain !… Comme je le fais toujours… Vous connaissez monsystème !… Est-ce que je ne t’ai pas prévenu, toi, Kamenka,quand le grand maître de police m’avait donné l’ordre de te mettreà l’ombre, il y a deux ans !… Et tu sais, tu n’en seraisjamais sorti !… Alors, alors, il ne faut pas me tuer, ceserait trop bête !

Kamenka dit :

– Il m’a prévenu, en effet, je dois même direqu’il, m’a sauvé. Cet homme, après tout, peut nous être encoreutile, s’il pouvait nous donner des gages.

Gounsowsky se jeta sur ces paroles :

– Des gages ! je puis vous donner de grosgages !… tenez, tenez, je puis vous donner ce que j’ai de pluscher au monde…

Hélène l’interrompit en frappant un terriblecoup de son petit poing sur la table.

– Est-ce que vous n’allez pas arrêter cettebave ? Est-ce que vous êtes des hommes pour le laisser parlerainsi, mes petits pères ? Voilà ce qu’une femme vient vousdire :

« – Pour voler ces documents qu’elle vousapporte, il lui a fallu être aimable avec un prince qu’elle hait ettromper ce prince avec un prince qui la dégoûte !…

– Comment ! s’écria le colonel, il y en ad’autres que cet homme qui connaissent nos noms ?…

– Il y en a deux autres, répliqua-t-elle, etpour que vous n’ayez plus rien à apprendre, je vous lesnommerai : c’est le prince Khirkof et le comteSchomberg !

Tous s’écrièrent :

– Mais alors, nous sommes perdus !…

– Non ! ils sont les seuls à lesconnaître et ils ne parleront pas tant qu’ils n’auront pas reçu lesordres de Berlin !… Comprenez qu’ils croient ces documentspartis pour Berlin dans la valise diplomatique de l’ambassade deSuède… comme le croyait Monsieur lui-même !

Et elle se retourna vers Gounsowsky.

– Mais dans dix jours, ils sauront la véritéet ils parleront ! fit remarquer Alexis.

– Eh bien ! répliqua Hélène, il nes’agit que de les faire taire d’ici dix jours ! C’est eneffet une question de vie ou de mort non seulement pour nous, cequi est de peu d’importance, mais pour tous nos projets,monsieur !…

Le jeune Rumine proposa :

– Sacrifiez-moi, ça m’est égal ; en toutcas, j’en tuerai toujours bien un. Qui veut l’autre ?

– Je me charge de tous les deux, dit Hélène,et, croyez-moi, la besogne sera bien faite. Seulement, si je vousdonne Khirkof et Schomberg, donnez-moi Gounsowsky !

Tous les officiers s’écrièrent qu’il fallaitlui donner le doux jambon, car, maintenant, le douxjambon leur faisait peur ! Kamenka hésitait, se taisait.Alexis décida :

– Donnons-le-lui, elle l’a mérité !

Et avec Vassilikof il attacha solidement lesmains et les pieds de Gounsowsky, cependant que l’autres’effondrait de terreur entre leurs bras.

– Ah ! merci ! s’écria Hélène,merci ! merci ! pour ce cher petit cadeau.

Et elle embrassa passionnément les mainsd’Alexis.

Gounsowsky comprit qu’il était perdu, et il sepassa quelque chose de plus affreux encore que la tuerie de tout àl’heure, ce fut l’ignominie et la lâcheté du misérable en face dela mort.

Il se roula par terre en bredouillant despromesses infâmes. Il disait :

– Mais je vous les aurai, moi, Khirkof etSchomberg, et tous ceux que vous voudrez. Mes bons et chers petitspères ! Ils seront morts avant demain soir, si vousvoulez ! Et sans danger pour vous. Je vous assure. Vous pouvezen croire la parole de votre bon vieil ami qui vous a toujoursrendu de si bons services ! Ne me laissez pas ! Nem’abandonnez pas ! Elle me tuerait ! Comprenez-moi, mesbons petits pères. Tous ceux qui vous gênent ne pèseront paslourd ! Je connais le truc ! Je connais bien le truc,moi ! Écoutez, je vais vous dire ! Je vais vous donner ungage, un gage formidable. Ça, vous ne pouvez pas le refuser, etvous serez bien obligés de me croire.Mme Gounsowsky ! Hein,Mme Gounsowsky, ma femme ! Eh bien, je vousdonne ma femme. C’est un gage, cela ! Je l’aime plus que tout.Nous faisons un bon ménage, un excellent ménage. Eh bien !prenez Mme Gounsowsky. Prenez-la, mettez-la où vousvoudrez !… Je n’en saurai rien, je ne vous demande rien, et sije ne marche pas droit, à votre idée, eh bien ! tuez-la !Voilà !… Hein ! c’est entendu ?

Alexis Vassilievitch avait fait un signe et,déjà, écœurés par une si monstrueuse agonie, les autres évacuaientla salle. Au fur et à mesure que celle-ci se vidait, le policier,comprenant qu’on l’abandonnait à son sort, redoublait degémissements et de supplications et d’ignobles promesses. Enfin, ilse trouva seul en face d’Hélène.

Il s’était redressé contre la muraille etouvrait des yeux immenses où se lisait toute la terreur du monde,car la danseuse venait tranquillement de sortir de son réticulequ’elle avait déposé, en entrant sur la table, un lacet, une solidecordelette qui devait proprement pendre son homme.

Tranquillement, elle fit un nœud coulantparfait qui eût fait envie au bourreau.

Puis elle se leva, alla à l’escalier et appelaKatharina.

La vieille descendit et jeta un coup d’œilflamboyant sur le prisonnier.

Elle vit Gounsowsky dressé dans un coin,flageolant, tremblant, ficelé, déjà à moitié mort avec des yeux quila fixaient dans un effroi terrible.

Elle se mit à rire et se frotta les mains.

Puis elle rajusta son bonnet sur sa tignasse,son beau bonnet dont elle n’avait plus l’habitude et qui avaitpeine à se tenir convenablement en équilibre sur cette têterebelle.

– Tu vois, lui dit Hélène, que tu ne te seraspas habillée pour rien !

– Je vois, je vois, ma petite âme !…

Et elle rit encore de bonheur, montrant lesdeux dents, qui lui restaient et qui menaçaient Gounsowsky.

– Est-ce qu’ils sont tous partis ?…

– Oui, le dernier vient de s’en aller… Nousvoilà en famille… Personne ne nous dérangera…

– Mama… Il faut aller chercher Vera.

– C’est juste !… Tu as raison… Vera doitvoir cela !… Cela lui est dû, à elle aussi !… Je vaischercher Vera…

– Tu la trouveras dans la peréoulok desschein, tu sais, les juifs qui vendent des« babas » !…

– Je sais… je sais… à tout à l’heure… Net’ennuie pas toute seule !…

– Eh ! fit Hélène, je ne suis pas touteseule !… J’ai un bon partenaire pour laconversation !…

La vieille était déjà partie. Hélène dit àGounsowsky :

– Je l’ai éloignée pour que nous puissionscauser plus facilement. Je puis te sauver, Gounsowsky !…

L’autre eut un rugissement d’espoir. Il nes’attendait pas à cela.

– Tout ce que tu voudras ! tout ce que tuvoudras !… Je te le donnerai !… Oh ! ma petitefille, glapit-il, dans un rauque sanglot, j’ai toujours été ton amiet nous avons fait de si bonnes choses ensemble… Je savais bien quetu ne pourrais pas me tuer !… Ça n’est pas possible !… Tuas voulu me faire peur ! dis !… pourquoi ?…pourquoi ?…

Il s’arrêta, cessa un instant de baver. Il nepouvait croire à ce qu’il voyait… Il était prêt de s’évanouir dejoie !… Hélène le déliait !… Cependant, il s’aperçutbientôt qu’elle ne lui avait délié qu’une main… mais c’étaittoujours cela… On peut faire tant de choses avec unemain !…

Hélène lut clairement cette suprême penséedans les yeux désorbités de l’homme, et, froidement, sortit de sonsac son revolver. La vue de ce revolver fit mal à l’homme, quidétourna les yeux avec une grimace…

Il vit alors dans l’autre pièce, en face delui, la forme du cadavre de Doumine, sous le tapis. Une mare desang venait du tapis, gagnait de son côté, et Gounsowsky se reculaautant qu’il le pouvait pour ne pas glisser dans cette fangerouge.

– Si tu veux que je te sauve, dit Hélène, tuvas me signer l’ordre de « rupture de surveillance » dansl’affaire du canal Catherine !…

– C’est pour ça !… c’est pour ça !s’exclamait-il. Ah ! ma petite fille !… bien sûr que jevais te signer ça !… tout de suite !… Faut-il que tu ytiennes à cette affaire-là !… Si j’avais compris que tu ytenais tant à ta Prisca, je te l’aurais laissée tout desuite !… J’ai été bête et je méritais une bonne leçon,hein ?… C’est ça !… tu ne fais jamais rien comme lesautres… Tu as voulu me donner une bonne leçon, n’est-ce pas ?Dis-le !… Attends, je vais te signer ça… Et puis prends montimbre dans ma poche !… Il est dans mon portefeuille… j’aitout ce qu’il faut là… et des papiers tout libellés… Gounsowsky atoujours eu de l’ordre, c’est connu !…

Hélène le fouilla et vida ses poches… toutesses poches… Elle trouva les ordres et le timbre et tout ce qu’ilfallait.

Gounsowsky signa et timbra lui-même ledocument qui libérait immédiatement Prisca de la surveillance del’Okrana… Il écrivit encore de sa main le nom de la jeunefille et ajouta quelques petites autres choses nécessaires quidevaient lever toute difficulté d’exécution.

Et il attendit qu’Hélène finît de ledélivrer.

Celle-ci plia l’ordre, le mit dans son sac, setourna vers Gounsowsky et dit !

– Et maintenant, tu vas mourir !…

L’autre s’y attendait un peu. Il avait un brasde libre et il savait qu’il risquait le coup de revolver d’Hélène.Mais il ne lui restait pas autre chose à faire. L’occasion suprêmes’offrait à lui. Il était seul dans la maison avec cette femmearmée d’un revolver. Il savait qu’elle allait tirer, mais si ellele manquait ou si elle ne le tuait pas sur le coup, il pourraitfaire encore de la bonne besogne avec son bras.

Il se jeta donc sur elle de tout son poids etsa main chercha la main armée d’Hélène… Le coup partit pendantqu’Hélène roulait avec lui sur le pavé.

Il poussa un gémissement horrible et lâchaHélène. La balle lui avait traversé la gorge… il étouffait… le sanglui sortait par la bouche en bouillonnant.

Hélène se releva, furieuse, forcenée. Il avaitroulé dans le sang de Doumine. Elle le redressa contre la murailleà côté de l’autre cadavre. Un instant, il parut respirer plusfacilement :

– J’ai eu peur qu’il ne trépassât comme ça,fit-elle.

Et elle appela :

– Arrivez-vous ? Arrivez-vous, vousautres ? Il va crever ! dépêchez-vous !…

On entendit des pas rapides dans l’escalier,et Vera parut, précédant la vieille Katharina.

L’enfant avait sa mine joyeuse de toujours etles bras pleins de ces énormes poupées de buis peinturluré appelées« babas », que son amoureux venait de lui acheter dans lebazar du schein.

Elle vit sa sœur couverte de sang, cet hommequi râlait contre la muraille et qui était aussi dans une marerouge. Elle aperçut un cadavre sous un tapis.

Elle ne cria pas d’effroi, mais, devenantgrave, peut-être pour la première fois de sa vie, elle s’approchade sa sœur et lui dit :

– Tu n’es pas blessée, Hélène ?… Que sepasse-t-il donc ?…

– Pourquoi as-tu commencé sans nous ?demanda Katharina, d’une voix sourde et méchante.

– Il s’est jeté sur moi et j’ai dû tirer, ditHélène !… Mais il n’est pas mort ! heureusement ! etil nous voit ! et il nous entend !… Vera… c’est l’un desassassins de ton père… Il a été garde-chiourme dans les mines de latouga et un des plus durs… C’est sur son témoignage quenotre père a été condamné à mort !…

La vieille s’approcha de l’oreille de l’hommeet cria :

– Souviens-toi d’Apostol ! d’Apostol,d’Arthénius Petrovitch Apostol Scistounof ! Te voilà bienrenseigné, maintenant, hein ! tu peux crever…

– Je pensais bien, dit Vera, quand j’ai vu quemama avait mis sa belle toilette, qu’il allait y avoir quelquechose comme ça ! Est-ce qu’on va le pendre commepapka ?

– Oui ! dit Hélène ! tiens !aide-moi, mama !…

La vieille et Hélène transportèrent Gounsowskysur la table.

– Il va me salir ma belle robe que je n’avaispas mise depuis le mariage d’Apostol, fit la grand’mère… mais je neregrette rien !… Je la laverai dans son sang, à ce cherdoux jambon !…

Et elle ricana encore effroyablement.

Vera les laissait faire, n’ayant point lelibre usage de ses bras, toujours encombrés de jouets, mais elle neperdait pas un mouvement ni un soupir de Gounsowsky.

Celui-ci s’était remis à respirer bruyammentet le sang coulait à nouveau de sa bouche.

Quand il fut sur la table et qu’Hélène luipassa le lacet autour du cou, il eut un soubresaut, sa boucha écumaet gronda et ses yeux, qui s’étaient à demi refermés, se rouvrirentplus grands que jamais.

Hélène attacha le lacet à un énorme piton quiétait vissé dans une poutre du plafond et qui avait dû servir àsoutenir une de ces vieilles lampes de bronze comme on n’en voitplus qu’aux stchkoutchkine-dvor.

Pendant ce temps, la vieille passait le nœudcoulant au cou du patient, dont elle avait soulevé le buste.

– Ça y est, fit Hélène, et elle sauta de latable sur le pavé.

Alors les deux femmes rejetèrent la table decôté et Gounsowsky se trouva pendu.

Bientôt l’homme eut un dernier soubresaut. Ilétait mort. Les trois femmes s’embrassèrent.

– Ne t’occupe point des cadavres ! ditKatharina à Hélène, je m’en charge ; je les enterrerai ici. Dureste, ils auront de la compagnie.

Et elle montrait une large dalle, dans un coinde la pièce.

Hélène détourna les yeux et soudain :

– Dis donc, mama, monte un peu avec moilà-haut, j’ai quelque chose à te dire.

Vera ramassait ses babas et les essuyait avecun grand soin du sang frais qui les avait maculés. Elle remontaderrière les deux femmes. Hélène avait abandonné son manteau rougede sang, mais elle renouait solidement sa voilette. Dansl’arrière-boutique, les trois femmes se prosternèrent devant lesimages saintes et remercièrent la Vierge et les saints archanges,parce que tout s’était bien passé comme elles l’avaient désirédepuis longtemps.

Vera embrassa sa sœur et sa grand’mère etsortit. Elle allait rejoindre Gilbert, qui l’attendait.

Dans l’arrière-boutique, Hélène mit dans lamain de la vieille la croix de dix mille roubles que lui avaitofferte le prince Khirkof.

– Prête-moi huit mille roubles là-dessus, ditHélène, j’ai besoin d’argent. Je viendrai te rapporter ça avanthuit jours et il y aura cinq cents roubles pour toi…

– Non ! je te l’achète cinq millesecs ! répondit la vieille après avoir examiné la croix detoutes les façons.

– Six ! mama !… Donne-moi au moinssix mille roubles. Elle en vaut dix et même davantage.

– C’est à prendre ou à laisser, ma petitecolombe.

Hélène se sentit toute prête à dire à sagrand’mère des choses fort désagréables, mais elle connaissaitl’avarice de la vieille et savait que rien ne la ferait fléchir, etaussi elle avait besoin d’argent tout de suite.

– Eh bien, donne et n’en parlons plus.

– Attends-moi !

Elle disparut dans un cabinet noir qui luiservait de cuisine, referma la porte sur elle et réapparut deuxminutes plus tard avec les billets.

Quand elle eut les billets, Hélène la traitade vieille sorcière avare et partit sans même se retourner. Elleavait regardé l’heure à sa montre. Il était plus d’une heure. Elletraversa le Stchkoutchine-Dvor d’un pas hâtif, héla un isvotchicket jeta l’adresse du canal Catherine.

Chapitre 14DÉPART

 

Quand Hélène rentra à sa datcha des îles, elleétait accompagnée de Prisca. Elle pénétra avec la jeune fille dansla pièce où Ivan l’attendait. En apercevant Prisca, le grand-ducpoussa un cri de joie et s’élança vers elle. Ils s’embrassèrentavec passion. Quand ils sortirent de cet embrassement-là, ilss’aperçurent qu’ils étaient seuls.

– Merci, murmurait-il, merci, mon amiechérie ! ma petite âme adorée ! Merci d’être venue !Je n’espérais plus ! Il y avait si longtemps qu’Hélène étaitpartie te chercher. Je me disais : « Elle ne viendrapas ! Elle ne viendra pas… » Ah ! mon ange, jen’aurais pas pu partir si tu n’étais pas venue. Non ! toutplutôt que de ne pas te revoir ! Tu m’aimes, dis,Prisca ? Tu m’aimes, tu m’aimes, mon amour !

– Oui, fit simplement Prisca.

Et elle se tut, en le regardant.

Elle n’eût pu prononcer une phrase. Elledéfaillait encore du baiser qu’il lui avait donné. Elle en étaitencore tout étourdie. Elle ne soupçonnait pas qu’il pouvait y avoirtant de bonheur dans un baiser. Elle le regardait en souriant etelle avait les yeux humides, et elle était étourdie, étourdie,comme ivre un peu, elle ne savait pas bien ce qu’il luidisait ; elle avait laissé sa main dans la sienne, et elleavait trouvé ce baiser si bon qu’elle attendait qu’il l’embrassâtencore : c’est ce qu’il fit.

– Oh ! mon Dieu ! gémit-elle, surses lèvres. Mon Dieu !

– Tu m’aimes, répéta-t-il, tum’aimes ?

– Oh ! oui ! fit-elle.

– Alors, pourquoi pleures-tu ?

– Je ne sais pas.

Ils restèrent un instant silencieux. Ilss’admiraient tous les deux, car ils étaient bien beaux, et sijeunes, si rayonnants en cette minute suprême et si peu soucieux detoutes les autres minutes qui allaient suivre.

Ils furent tout étonnés que quelqu’un osât lesdéranger dans cette extase.

C’était Hélène.

Elle n’avait pas quitté sa voilette. Elleétait horriblement pâle sous ce voile, mais qui s’en seraitaperçu ?

– Il va falloir partir, dit-elle d’une voixferme. La voiture est en bas, je vous donne mon cocher. Vous pouvezavoir confiance en lui. Il se fera tuer pour vous comme pour moi.Quant à votre femme de chambre, dit-elle à Prisca, je la garde ici.Elle vous rejoindra bientôt, j’en fais mon affaire. Si vous aviezpu tous partir en auto, cela aurait mieux valu, pour toutes sortesde raisons. Mais les chemins sur lesquels je vous envoie sontimpraticables à l’auto.

– Où allons-nous donc ? demanda Ivancomme s’il sortait d’un rêve.

– Dans un coin absolument désert de laFinlande où vous serez parfaitement heureux, dit Hélène, dont lavoix, cette fois, tremblait.

– Oh ! quel bonheur ! quelbonheur ! s’écria Prisca. C’est si joli, laFinlande !

– De quel côté de la Finlande ?interrogea le grand-duc.

– Sur le lac de Saïma… dans un coin absolumentisolé, inconnu… je connais là-bas une touba (maison depaysan) dans laquelle vous serez en toute sécurité… Et voilà vospasseports ! ajouta-t-elle en lui tendant des papiers.

Ils y jetèrent les yeux. Tout était en règle.Seulement, ils apprenaient qu’ils s’appelaient maintenantM. et Mme Pielisk, qu’ils étaient originairesde Perm, que M. Pielisk était un marchand de bois se rendantavec sa femme en Finlande pour étudier sur place l’exploitation desforêts. Prisca jeta un cri de joie :

– Oh ! vous vous appelez toujoursPierre ! quelle chance !

– Pierre Semenovitch, dit le grand-duc… Vapour Pierre Semenovitch ! et vous, Nathalie, mais ça ne meregarde pas, ce nom-là !… Eh bien ! maintenant,partons !

Ils avaient hâte de partir maintenant pour seretrouver seuls, tout seuls avec leur bienheureux amour…

– Avez-vous de l’argent ? demandaHélène.

– Ah ! ma foi, non ! je n’y pensaispas ! dit le grand-duc.

– Moi, j’ai sur moi toutes mes économies…mille roubles, dit Prisca.

– En voilà cinq mille ! fit Hélène endonnant les billets au grand-duc. C’est tout ce qu’il y a en cemoment à la maison, mais ne craignez rien, je ne vous en laisseraipas manquer… et puis, là-bas, vous aurez si peu àdépenser !

Le grand-duc mit les billets dans sa pochesans même penser à la remercier.

– Comment pourrons-nous vous écrire ?demanda Prisca.

– Ne m’écrivez pas, à moins que vous necouriez quelque danger !… Cela vaudra mieux. Si je ne reçoisrien, c’est que vous êtes heureux et que tout va bien !…Allons, en route !…

Ils l’embrassèrent rapidement, avec des motshâtifs d’amitié.

– Oui, oui ! allez-vous-en !allez-vous-en !… je ne vous reconduis pas… j’ai dit au cochertout ce qu’il doit savoir… montez dans la voiture et bonvoyage !…

Ils partirent.

Par une fenêtre de la chambre, elle regarda lavoiture disparaître à un tournant du chemin. Quand elle ne put plusla voir, elle poussa un cri de lionne, arracha sa voilette, sonvêtement, comme une folle :

– J’étouffe !… j’étouffe !…

Et elle s’enfonça les ongles dans la chairadmirable de sa gorge qui saigna.

Comme on frappait à sa porte, elle hurla qu’onla laissât tranquille… mais la porte de la chambre fut poussée, etNandette, l’amie de Serge Ivanovitch, entra. Elle était, elleaussi, dans un grand désordre. Elle sanglotait…

– Serge est mort !… Serge estmort !… on a retrouvé son cadavre dans la pièce d’eau dupalais à Tsarskoïe-Selo !… c’est horrible !…

Et elle s’affala, poussant un lugubregémissement de bête blessée. Hélène la regardafroidement :

– Comme je t’envie, dit-elle.

Chapitre 15M. ET Mme RASPOUTINE

 

Quelques jours après les événements que nousvenons de rapporter, nous pénétrons dans un appartement bourgeoisde Gorokhovaia, une rue du centre de Petrograd.

Le quartir est modeste, mais tout garni detapis précieux, d’icônes, de portraits, de cadeaux de LeursMajestés. C’est l’appartement de Raspoutine.

Il a deux suisses solides qui gardent sonantichambre, toujours pleine de visiteurs, de quémandeurs, defidèles qui attendent là sa bonne volonté pendant des journéesentières et s’en vont souvent sans avoir été reçus, malgré toutesles recommandations et les précieux pourboires.

Le paysan de la taïza sibérienne, lemoujik de Prokrovsk (gouvernement de Tobolsk) est entouré d’unevéritable cour, et c’est de Gorokhovaia, quand ce n’est pas deTsarskoïe-Selo, où il s’installa parfois en maître, que partenttous les ordres, toutes les indications qui bouleversent lapolitique de l’empire.

Nous le trouvons dans sa salle à manger avecsa femme, qu’il a fait venir de son désert sibérien, ainsi que sesdeux filles.

Mme Raspoutine est unegrossière paysanne habillée maintenant comme une dame de la ville,avec des robes de soie, aux corsages couverts de bijoux, dependeloques et de colliers d’or. Assise dans son fauteuil, prèsd’une fenêtre, dans sa salle à manger, elle passe son temps àregarder les voitures de luxe qui s’arrêtent devant sa porte et lescouples princiers qui en descendent et qui se font introduire dansles bureaux ou dans le salon de son mari, quand celui-ci y consent.Le bureau de Raspoutine ! C’est tout juste si le saint hommesait lire et écrire. Son ignorance est admirable. Le matin même, ilvient de se faire montrer une carte d’Europe que lui a apportée legénéral Ivanoff, car il désirait apprendre où se trouvaitl’Allemagne par rapport à la Russie. Mais, en vérité, un prophète,un véritable homme de Dieu, a-t-il besoin d’en apprendretant ?

Ne porte-t-il point toute science enlui ? Et Raspoutine ne l’a-t-il point prouvé ? C’est ceque pense Mme Raspoutine pendant que son mari et le« guérisseur du Thibet » ont une discussion qui agacefort la chère dame. Raspoutine est trop bon ! Quen’envoie-t-il promener, comme il convient, ce rebouteux de villagequi voudrait en faire accroire à la ville et à la cour et qui neserait rien sans Raspoutine !

Elle finit par se lever et par jeter àBadonaïew :

– Tu devrais te taire ! comment oses-tuouvrir la bouche devant lui ?… Cet homme-là ; c’est leChrist, entends-tu ?… Pour le tsar, il est le Christ ! Letsar et la tsarine le saluent et s’inclinent devant lui, jusqu’àterre ! Et toi, tu oses lui parler, garçon !…

– Tais-toi, petite mère ! et va voir dansta cuisine si j’y suis, grogne Raspoutine.

– Non ! c’est moi qui m’en irai, déclarale « guérisseur du Thibet », furieux ! et vous ne meverrez plus !…

Et il s’en alla.

– Bon voyage ! lui cria la petitemère.

– Vous entendrez parler de moi, cria encoreBadonaïew, qui paraissait hors de lui.

– Tais-toi donc ! tais-toi donc !gros âne de la taïza ! lui clama-t-elle encore… un fouet nesaurait briser une hache !

Quand ils furent seuls un instant, Raspoutinese tourna contre elle :

– Tu as tort ! grosse bête ! fit-il,j’ai besoin de Badonaïew.

– Tu n’as besoin de personne au monde !Le Christ n’a besoin de personne. Tu ne vas pas t’imaginerpeut-être que c’est lui qui guérit le tsarevitch !

– Non ! fit Raspoutine, c’est moi qui leguéris, mais c’est lui qui le rend malade !

– Eh bien ! c’est ce que je disais, ceguérisseur n’est bon qu’à rendre malade et toi tu guéris ! Tuvois bien que tu n’as plus besoin de lui ! Il t’en faitaccroire ! Au fond, tout le monde t’en fait accroire. Si jen’étais pas là !… Tu ne connais pas ta sainteté, petitpère ! Tu ne sais pas jusqu’où elle peut aller !… Il fautsavoir ce que l’on est ou nous redeviendrons des petites gens et cesera ta faute. N’as-tu pas toujours été satisfait de mesconseils ? C’est moi qui t’ai dit, là-bas, à Prokrovsk, quandnous étions si pauvres, de faire comme ce saint homme que tu asconduit en voiture dans un village voisin : « Deviens unsaint homme comme lui et marche… tout le monde le croira et ons’arrachera tes miracles !… » Te l’ai-je dit ?… tel’ai-je dit ?

– Oui, petite mère !

– Et tu ne t’en es pas trouvé mal ?…Gricha… rappelle-toi quand nous étions si pauvres !… Mais lamain de Dieu était sur toi !… Ça, il ne faut pasl’oublier !… Sans la main de Dieu et les belles dames, il n’yaurait rien eu de fait !… Viens que je te peigne, homme deDieu ! Une tempête a passé dans tes cheveux… Que diraient cesdames qui sont au salon et t’attendent ?… Allons, approche unpeu, petit père !…

Raspoutine soumit son épaisse toison huileuseaux soins empressés de sa femme. C’était son caprice à elle, depeigner cette belle tête d’homme… À part cela, elle le laissaittranquille, ne paraissant jamais dans ses exercicesmystico-religieux et autres, bien trop rusée pour le gêner en quoique ce soit dans sa carrière qui s’annonçait si bien et avait déjàréalisé de si belles espérances.

L’histoire de Raspoutine dépasse, en effet,tout ce que l’on peut imaginer, et il suffit d’en retracerrapidement les principales péripéties pour qu’il soit prouvé unefois de plus que l’imagination des romanciers est une bien pauvrechose à côté de certaines réalités de la vie.

Grégoire Raspoutine naquit en 1871, de lafamille la plus misérable d’entre les plus pauvres de son village.Son père se nommait Éfim. On avait ajouté à son nom, pour luiconstituer un état civil, le sobriquet de Raspoutine, Lehasard fait bien les choses ; Raspoutine voulait dire ledissolu, par altération du mot raspoutnik. Lefils allait pleinement justifier le sobriquet déjà mérité par lepère. Et le triste sire en tira parti plus tard, quand, pour fairecesser les plaisanteries faciles auxquelles ce nom et la vie dedébauche de son porteur donnaient trop facilement naissance, latsarine lui fit décerner le nom de Novi, le Nouveau. Il lerefusa pour garder l’ancien, dont il était orgueilleux.

Le jeune Grégoire enfreignit à ce point lamorale pourtant relâchée de ses semblables que le tribunal despaysans de Prokrovsk lui fit administrer le fouet, à plus d’unereprise, pour des délits commis au préjudice de ses voisins, deconnivence avec deux compagnons de prédilection, le jardinierBarnabé et Spriatchef.

Un jour, Grégoire eut à conduire en voiture,dans un village voisin, un prêtre qui jouissait, parmi les paysans,d’une grande réputation. Cet homme de bien crut pouvoir convertirRaspoutine, et celui-ci sembla se prêter à cette honorable etdifficile besogne ; la vérité était qu’il avait compris, deconcert avec sa femme, le parti à tirer de l’exploitation dessimples d’esprit, en affectant les mœurs d’un cénobite et enprêchant la bonne parole.

Il acquit tout de suite un ascendant marquésur les femmes et compta bientôt de nombreuses Madeleinesauxquelles il inculqua son étrange évangile.

Il y eut des plaintes, mais elles ne nuirentpoint au novateur, au contraire. L’autorité ecclésiastiqueprescrivit même au clergé du lieu d’instruire Grégoire. Saréputation faisait tache d’huile ; on venait à lui de fortloin pour baiser son caftan, se faire soigner. Il guérissait. Desdames de Tobolsk se joignaient aux naïves paysannes.

Raspoutine devint ambitieux. Le supérieur ducouvent de Verkotourié, où il avait fait un court séjour, l’ayantmuni d’une lettre pour le père Jean de Cronstadt, autre guérisseurfort à la mode à cette époque, il partit pour la capitale.

Le père Jean l’accueillit fort bien et leprésenta à plusieurs prélats qui se laissèrent séduire par la piétédu saint homme, lequel ne parlait que par paraboles ; et ill’introduisit dans la maison la plus difficilement accessible dePétersbourg, celle de la comtesse Ignatief, salon des princes del’Église et des dévots, de hauts fonctionnaires civils et de grandschefs militaires, ou, sous prétexte de religion, on s’adonnait fortactivement à la politique.

Raspoutine devint bientôt l’oracle de cecercle ; le paysan débauché, tartufe ignare, fut décrététruchement du Seigneur ; on le sacra voyant, intercesseur,prophète, parcelle de la divinité.

Il devenait célèbre, d’une célébrité dont leséchos parvinrent à Tsarskoïe-Selo, par la bouche d’une despremières conquises, nous avons nommé notre déjà vieilleconnaissance, la comtesse Wyronzew.

Nous connaissons la suite. Ce que l’on a peineà imaginer, c’est la réelle puissance de cet homme qui tint tête ausaint-synode lui-même et fit nommer évêque ce Barnabé, le compagnondes mauvais jours de son enfance, le petit jardinier avec qui ilallait jadis voler des chevaux.

Est-il besoin de dire que l’on affluait chezle compère ? Il tondait ses brebis avec un entrain que rien nepouvait lasser… C’est par l’or que le parti allemand, si puissantalors à Petrograd, finit par se l’attacher ; les liens dedévotion mystique qui le rattachaient déjà à la tsarine avaientcommencé cette facile opération.

Un mot de lui bouleversait les ministères etla politique extérieure. On bouda le Japon, un moment à la cour,parce que le grotesque conseiller avait dit, en voyant sortirl’ambassadeur du cabinet du tsar, qui venait de le recevoir enaudience :

– Méfions-nous de ces diables !

Raspoutine alla jusqu’au quartier général. Etil s’adressa au grand-duc Nicolas pour le persuader de faire cesserla guerre. Bien qu’il sût mieux que personne tout le crédit dontjouissait Raspoutine, le grand-duc eut le beau courage de lerenvoyer du quartier général, où l’intrigant s’était rendu, poussépar ceux dont il était le perroquet.

Rentrons maintenant dans la salle à manger deRaspoutine. La sœur de Barnabé, dont il avait fait sa secrétaire,entra en coup de vent ; c’était une vieille sèche demoisellequi tenait à jour la comptabilité du prophète et prenait à sonintention toutes notes sur tous les gens qui fréquentaient lamaison.

La sœur de Barnabé, cet après-midi-là, étaitdans un grand émoi. Elle jeta en entrant :

– Gricha ! En voilà bien d’uneautre !… L’affaire du saint métropolite ne marche pas dutout ! Le saint-synode ne veut rien entendre !… Du reste,mon frère qui vient de me téléphoner sera ici dans uninstant !…

Raspoutine cracha et dit :

– Le saint-synode, je le mettrai dans mesbottes, dans mes bottes. Téléphone cela à ton frère de mapart !

– Tu le lui diras, il arrive !

Une porte s’ouvrit, et Barnabé, son anciencamarade, qui avait partagé ses jeux de gamin avec Spriatchef etdont il avait fait une espèce de garde du corps, entra en disantque la comtesse de Wyronzew arrivait de Tsarskoïe-Selo et demandaità être reçue tout de suite. Le gaspadine Manus demandait aussi à levoir sans retard.

– Fais attendre la Wyronzew, commandaRaspoutine. Elle m’embête ! Ils m’embêtent tous àTsarskoïe-Selo.

– Elle dit que tu seras content.

– Fais entrer Manus.

– Tu vas recevoir Manus avant lacomtesse ? Tu deviens fou, Gricha ! proclamaMme Raspoutine. Elle doit avoir quelque chose detrès important à te dire ! Ton Manus nous ennuie. Il veut êtreExcellence. A-t-on jamais vu ?Excellence ! Son Excellence monsieur Manus !Excellence ! J’en rirai jusqu’au tombeau. Un maître chanteur.Un spéculateur. Un nouveau riche ! Excellence ! Il nesait même pas monter à cheval. Tu l’as vu aux îles ? Un chien.Il monte comme un chien savant. Un vrai chien sur unepalissade ! Voilà comme il monte à cheval, ton Manus ! Etça veut être Excellence ! Qu’est-ce qu’il a versé ?

– Cinquante mille roubles, répondit la sœur deBarnabé.

– Eh bien ! mon cher petit Spriatchef, valui dire qu’il en apporte cinquante mille autres, et il seraExcellence. Va, mon bon petit ami.

Spriatchef sortit et revint presque aussitôten annonçant que l’autre était parti chercher les cinquante milleroubles.

– Il le peut, il est riche.

– Puis-je faire entrer la comtesse ?

– Fais-la entrer dans mon bureau.

– Ton bureau est plein, Gricha. On ne pourraitpas y mettre une épingle, et puis la comtesse demande à être reçueseule. Elle dit que tu seras content.

– Fais-la entrer ici, commandaMme Raspoutine.

– Elle a dû te donner un solide pourboire, ditGricha à Spriatchef.

Celui-ci sourit et ouvrit la main ; il yavait un billet de cent roubles dedans.

La comtesse entra et baisa son saint homme surles lèvres, dévotement, comme on baise une icône. La présence deMme Raspoutine ne la gênait pas. C’est comme sielle n’avait pas été là.

– Gricha, j’ai de bonnes nouvelles. Tu vast’installer à Tsarskoïe-Selo, petit père, et tu seras comme cheztoi. Tu seras le maître, cette fois.

– Nous verrons cela ! fit-il. S’il merepousse encore, Dieu l’abandonnera.

– Tu sais qu’il ne fait pas toujours ce qu’ilveut. Ni elle non plus !

– Ne me parle pas d’elle ; ne me parlepas d’elle.

Depuis que la comtesse était entrée, ses mainsjouaient avec un petit paquet. Tous les yeux étaient sur ce petitpaquet.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demandaMme Raspoutine, qui était au bout de sacuriosité.

– Gricha, dit la comtesse, c’est un présent deSa Majesté.

– Voyons cela, voyons cela, fit la femme enagitant ses doigts impatients.

La Wyronzew reprit :

– C’est un présent de la tsarine. Sa Majesté apassé une partie de la nuit pour que je puisse te l’apporteraujourd’hui. L’impératrice tient à ce que tu revêtes ce qu’elle acousu de ses mains, dès demain matin, après ta saintecommunion !

Raspoutine prit le paquet des mains de lacomtesse et le défit : c’était une chemise de soie bleue,chemise russe comme il avait l’habitude d’en mettre, flottante surun pantalon très large qu’il rentrait dans ses bottes vernies àsoufflets.

– Nous verrons cela après ! fit-il d’unair dépité.

Et il jeta le présent sur un meuble.

La chemise glissa à terre et personne ne sebaissa pour la ramasser.

– Gricha, tu n’es pas raisonnable, exprimadoucement la comtesse. Si ta mamka (ainsi Raspoutineappelait-il l’impératrice) apprenait cela, elle pleurerait. Maissois tranquille, je ne le lui dirai point.

– Tu peux le lui dire ! Ça m’est bienégal !

– Tu ne sais pas comme elle t’aime !comme elle travaille pour toi en ce moment ! Le ministère vaêtre remanié de fond en comble… Quand nous aurons nos ministres,rien que nos ministres, nous ferons ce que nous voudrons !

– C’est malheureux que je ne sache pas assezlire et écrire pour être ministre moi-même ! dit Raspoutine.Sans quoi tout marcherait bien !

– Tu es plus que ministre ! Tu es plusque tout ! Tu es l’homme de Dieu !

– On dit ça ! Mais on commet tout letemps le péché en me m’obéissant pas ! Le monde ne peut pasêtre sauvé de cette façon-là, c’est clair ! C’est bienconnu ! Tout le monde est d’accord et tout le monde commet lepéché ! Où en est l’affaire Protopopof ?

– Elle n’est pas encore assez avancée,Gricha ! Il faut être patient !

– Enfin, est-ce qu’elle a parlé autsar ?

– Oui ! oui ! elle l’a dit au tsaret elle lui a dit aussi que tu avais eu une vision et qu’il fallaitnommer Protopopof. Il sera ministre, c’est sûr, mais il fautattendre encore quelque temps.

– Tu ne me dis pas ce que le tsar a répondulorsqu’elle lui en a parlé.

– Gricha, le tsar n’était pas assezpréparé !

– Je t’ordonne de me le dire, et ne menspas.

– Eh bien, il a paru étonné. Il a dit que çane ferait pas un très bon ministre…

– Mais enfin ! tu lui as dit que j’avaiseu une vision ?

– Mais oui ! et cela l’a fait subitementréfléchir… ne crains rien, tout n’est pas perdu pour Protopopof,rassure-toi, Gricha…

Mais Gricha était furieux et c’est dans cetétat qu’il pénétra dans le salon, où une douzaine de grandes damesl’attendaient avec une impatience fébrile.

Il jeta un coup d’œil circulaire et constataqu’il les connaissait toutes, depuis longtemps. Cela n’était pointfait pour calmer sa mauvaise humeur. Il gronda :

– Malheur à celui qui ne reconnaît pas l’hommedu Seigneur ! Dieu se vengera en le frappant dans ce qu’il ade plus cher !

Et, avant même qu’elles eussent pu ouvrir labouche, il ordonna à la princesse Khirkof (comme il eût parlé à unlaquais) de téléphoner à Protopopof de venir chez lui,immédiatement.

La princesse, enchantée d’être utile à l’hommedu Seigneur, courut au téléphone qui se trouvait dans lebureau.

Ce après quoi, il daigna écouter les histoiresde ces dames et accepta l’invitation à dîner de la princesseKhirkof, invitation qui était restée en suspens depuis huit jours,ce qui mettait la princesse « à l’agonie », pour nousservir de son expression.

– Hélène Kouliguine viendra danser le balletde la Rose avec Balinsky… tu seras content, Gricha !… et je teprésenterai ma fille, que tu ne connais pas !…

Il désirait beaucoup connaître cette jeunepersonne qui venait d’arriver à Petrograd. Elle se trouvait, depuisle commencement de la guerre, chez ses grands-parents, dans le Midide la France, et elle avait fait le voyage en toute hâte, surl’ordre de son oncle, le prince général Rostopof, grand maître descérémonies, qui avait arrangé le futur mariage de sa nièce et dugrand-duc Ivan. Le prince général possédait une des plus grossesfortunes de la Russie, et il avait promis comme dot à AgatheAnthonovna toutes ses propriétés de la province de Kazan et sesmines de l’Oural si elle faisait entrer un Romanof dans safamille.

Il avait promis, en outre, à la mère dugrand-duc, à Nadiijda Mikhaëlovna, ses terrains pétrolifères deBakou qui n’étaient pas encore en exploitation et quireprésentaient, à eux seuls, une somme immense. Le prince généralgardait pour lui ses puits de Balakani, qui lui fournissaient deuxmillions de roubles de revenus. Enfin, le prince Khirkof, père dela mariée, aurait, pour sa part et pour redorer son blason trèsdéteint, toutes ses maisons de Perm et ses terres de la provinceenvironnante.

On voit qu’un pareil mariage était la fortunepour tout le monde. Aussi l’empereur y était-il extrêmementfavorable.

Le malheur était que le grand-duc y étaitabsolument opposé, et l’on se demandait pourquoi, car Agathe étaitcharmante.

Le tsar avait déclaré que si Ivan nes’inclinait pas, il l’enverrait en exil en Perse, auprès du généralPolctzof.

Les choses en étaient là quand éclata le dramequi a ouvert ce récit. En ce n’est pas un des moindres sujetsd’étonnement et de réflexion que cette rage mortelle qui avait, unmoment, transformé nos très politiques Ténébreuses en furies,capables d’anéantir un aussi riche projet en vouant au trépas unjeune homme qui les avait offensées. La ruée diabolique de la mèreelle-même, de cette grande-duchesse dont les désordres avaienttoujours été jusqu’alors habilement calculés, était une marquedéfinitive de la puissance de Raspoutine. Leur dieu avait étéinsulté. Et sous l’influence de cette étrange messe derepentir, enivrées qu’elles étaient par leurs rites monstrueuxet les pernicieux parfums dont elles exaltaient leur délire, ellesl’eussent certainement vengé sur le corps pantelant du grand-ducIvan comme elles l’avaient fait sur celui de ce pauvre SergeIvanovitch !

Toutefois, il est bon de dire que, parmi lespoursuivants, ne se trouvait pas la princesse Khirkof. Sa premièreimpulsion l’avait fait courir comme les autres après le grand-ducsacrilège, mais la vision du mariage de sa fille manqué l’avaitsoudain rendue à la raison, et elle était restée dans l’ombre del’Ermitage, écoutant, anxieuse, les bruits qui lui parvenaient detemps à autre et qui la faisaient trembler d’inquiétude. Enfin,elle eut la joie d’apprendre que le grand-duc Ivan avait échappé àtoutes les recherches.

Cette joie, du reste, fut partagée dès lelendemain par la grande-duchesse elle-même, revenue elle aussi àdes sentiments plus pratiques et plus matériels, et il fut reparléde la grande affaire ; du mariage que l’on devait réussir àtout prix.

Seulement, si elles savaient où étaitmaintenant Serge Ivanovitch, elles ignoraient ce qu’était devenuIvan, et elles résolurent de tout faire pour le retrouver.

Elles comptaient sur Gounsowsky pour cela,mais elles apprirent bientôt que Gounsowsky, lui aussi, avaitdisparu.

Elles avaient fait nommer à sa place, parintérim, un ami de Raspoutine, un nommé Grap,tchinovnick de la dernière catégorie policière, mais qui étaitpropre à toutes les besognes et qui s’était attelé particulièrementà celle de retrouver le grand-duc, ne tenant pas du tout àretrouver Gounsowsky.

On l’annonça. C’était un petit homme aussi secque Gounsowsky était bouffi de mauvaise graisse. Il avait un tic,il faisait le sourd, alors qu’il entendait très bien, arrivantainsi à faire répéter les phrases qu’il emmagasinait textuellementdans sa prodigieuse mémoire et se donnait ainsi le temps deréfléchir à ses propres réponses.

Il possédait deux qualités fort appréciablesdans son métier : il était absolument discret et savait fairecroire qu’il avait oublié les services rendus.

Il y eut un conciliabule entre Grap, dès sonentrée, et la princesse Khirkof, à laquelle vint se joindre laWyronzew.

– Je crois que je suis sur une bonne piste,dit-il. Son Altesse avait une amourette en ville. J’ai découvertcela en recherchant une jeune Française qui, elle aussi, a disparuet qui intéresse fort un de nos chers seigneurs.

– Qui ? qui ? demanda laWyronzew.

– J’ai oublié son nom, répondit en souriant lepolicier.

– Oh ! ma chère, si vous croyez tirerquelque chose de Grap, il n’y a rien à faire. Laissez-le dire cequ’il veut et faisons-en notre profit. Nous vous écoutons,Grap.

L’autre reprit :

– Le grand-duc aimait cette jeune personne, illui rendait des visites, déguisé en étudiant, sous le nom de PierreFéodorovitch. La jeune fille a disparu le même jour, presque à lamême heure que le grand-duc. À mon avis, ils sont partis ensemble.C’est une femme, dont on n’a pu voir le visage, qui est venuechercher la Française, laquelle habitait un petit appartement surle canal Catherine. Cette femme a parlé à l’homme de la policechargé de surveiller la Française pour le compte du seigneur enquestion, et elle a réussi à faire lever la surveillance.

– Mais on peut savoir qui est cette femme parl’homme de la police !

– L’homme de la police ne dira rien. Il estmort. On a retrouvé son cadavre dans la Néva, pas bien loin du pontTroïtsky.

– Quelle étrange histoire ! exprima laWyronzew.

– Et quelle conclusion tirez-vous de là ?demanda la princesse Khirkof.

– Je conclus assurément que la fuite dugrand-duc et de la jeune personne a été protégée par quelqu’un quidispose de certains moyens… et qui ne recule devant aucun…

– Eh bien ! fit tout à coup la princesse…ce que vous me racontez là, mon cher Grap, ne m’ennuie pas du tout…Du moment que c’est une amourette, il n’y a rien de perdu !…Le grand-duc est tout de premier mouvement… et tant mieux qu’ilssoient partis ensemble… il s’en lassera plus vite… et il nousreviendra !… Maintenant, je comprends bien des choses… Quandle grand-duc ne sera plus amoureux, il fera ce que nous voudronsavec l’aide de Dieu, de sa mère et du tsar !… Je ne lui donnepas quinze jours pour qu’il vienne faire sa cour à Agathe…

– Je vous le souhaite ! fit la Wyronzew.En attendant, Grap, je vous prie de pousser vos recherches le plusactivement possible.

Comme il allait prendre congé, il s’arrêtapour dire :

– Ah ! à propos, il est absolumentdémontré que le capitaine Serge Ivanovitch mourut d’un accident. Ils’est noyé dans une promenade qu’il faisait au grand palais.

– Pauvre garçon ! fit la Wyronzew. Maisalors ? et cette pierre que l’on aurait trouvée attachée à sespieds ?

– C’est un dvornick qui avait rêvé. Il n’y ajamais eu de pierre, jamais, c’est prouvé !…

– Mais ce dvornick mériterait qu’on lepende !…

– C’est fait, dit Grap.

Et il s’en alla en saluant ces dames jusqu’àterre, mais avec une certaine dignité qui avait été ignorée toutesa vie de cette boule de Gounsowsky.

Chapitre 16UNE SOIRÉE CHEZ LE PRINCE KHIRKOF

 

La réunion fut particulièrement brillante, cesoir-là, chez les Khirkof.

Dans leur hôtel de la rue des Grandes-Écuries,la haute société de Petrograd semblait tout entière s’être donnérendez-vous. C’est que cette réunion offrait deux attractions horsligne : Raspoutine au dîner et, après le dîner, la Kouliguineet Balinsky qui devaient danser le ballet de la Rose.

C’est à l’heure où les invités se pressentautour de ces délicieux hors-d’œuvre qu’on ne connaît qu’en Russieet font, debout, un premier véritable repas avant d’aller s’asseoirdans la salle à manger devant leur potage, que nous retrouvonsquelques-uns des principaux personnages de cette histoire.

Princes et princesses, généraux, hautsfonctionnaires se racontent mille potins de la cour et de la ville,parlent aussi quelquefois de la guerre (le moins possible) et, labouche pleine, expriment leur admiration pour la belle mine de lajeune princesse, arrivée l’avant-veille du Midi de la France auxfins de se marier avec le grand-duc Ivan.

Tout le monde sait maintenant que le grand-duca disparu, ne voulant pas entendre parler de ce mariage ;aussi chacun trouve-t-il l’aventure plus piquante.

Les uns se réjouissent (il y a toujours deméchants amis) de la déconvenue de Khirkof et de la tête furieusedu vieux général Rostopof, l’oncle, qui est d’une humeur dechien.

Les autres trouvent que c’est un beau coupd’audace de la part de Khirkof de donner ce somptueux dîner aumoment même où le bruit court qu’ils sont ruinés par la rupture desprojets de mariage.

Au fait, la princesse Khirkof elle-même estrayonnante et sa fille est d’une gaieté charmante.

Agathe Anthonovna est blonde comme les blésdorés de l’Ukraine et fraîche comme une fraise mûrie à l’ombre.Elle a de beaux yeux pleins de malice et s’entretient depuis uninstant avec un de ses anciens petits camarades d’enfance,Alexandre Nikitisch, qu’elle n’avait pas vu depuis des années.

Ils ont le temps de se rappeler de douxsouvenirs. Raspoutine n’est pas encore arrivé et, certes, on nepassera pas dans la salle à manger, tant qu’il ne sera pas là.

Mais bientôt, le fils du comte Schomberg lesrejoignait. Il paraissait fort joyeux. Sa mine était tout éclatanteet ses yeux brillants. C’était un très joli jeune officier dehussards de la garde, très brillant cavalier. On le savait amoureuxfou de la Kouliguine.

– Je parie que tu as vu Hélène, pour nousmontrer tant d’allégresse ! lui dit Alexandre Nikitisch…

– Ce n’est pas un secret !… Je sors, eneffet, de chez elle !… Ah ! mon cher ! quellefemme !… Vous ne l’avez pas encore vue danser,mademoiselle ? Vous allez la voir ce soir ! Ce qu’ellefait est admirable !… Et quelles jambes !… les plusbelles jambes de Petrograd !

– Peste, quel enthousiasme ! remarquaAgathe en riant de tout son cœur.

– Nicolas est très amoureux, exprimaAlexandre… et il a bien raison ! il n’y a que cela de vrai aumonde !

Et il regarda Agathe avec mélancolie. Celle-cihaussa les épaules.

– N’est-ce pas vous, demanda-t-elle à Nicolas,qui avez été chargé par ma mère de tous les soins à donner auspectacle ?

– Certes ! et je me vante que ce seraparfait, La Kouliguine a été si aimable !… Elle a accepté toutde suite mes combinaisons… Mais je vous quitte, j’ai tant àfaire ! Vous m’excusez ?… il faut que j’aille jeter uncoup d’œil au théâtre avant le dîner…

– Dites-moi, Alexandre Nikitisch, fit Agathequand le jeune homme se fut éloigné, dites-moi… est-ce que mon pèreest toujours…

Elle n’acheva pas ; du reste, l’autre larenseignait déjà :

– Oui, le prince Khirkof est toujours avec laKouliguine… plus que jamais !

– Excusez-moi, fit Agathe ; vous savez,moi, j’arrive de France, je ne suis plus au courant. Dites donc,c’est vrai qu’elle nous a ruinés ?

– On le dit !… Mais qu’est-ce que ça vousfait ? Quand on a le prince Rostopof dans safamille !…

– Et ma mère consent à recevoir cette fillechez elle ?…

– Comment ! si elle y consent ! maisc’est elle qui l’a priée de venir…

– C’est incroyable !… Je ne comprendsplus rien à tout cela !… tout cela me paraît un rêve, unmauvais rêve !…

– La Kouliguine a plus de succès quejamais !… Vous ne savez pas qui est le rival de votre père, endehors de Schomberg fils ?

– Ma foi non !

– Eh bien, mais c’est Schombergpère !

– Non !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire !…

– Il n’est donc plus avec la princesseKaramachef ?… Vous devez en savoir quelque chose, vous quel’on dit au dernier bien avec cette magnifique personne ?…

– À ce qu’il paraît qu’il lui a fait de trèsbeaux adieux… Elle ne porte plus de bijoux faux… On dit qu’elle aretiré tous ses bijoux de chez la Katharina… Tenez, regardez-la… ondirait une châsse… Vous savez qu’elle est très bête… quoi qu’ondise…

Dans un groupe, la Karamachef éblouissaittoutes les dames qui l’entouraient par la splendeur étincelante deses bijoux.

– Si je vous disais, Alexandre Nikitisch, quetoutes ces histoires me rendent très triste…

– Je le vois bien, vous vous forcez pour rire,pour paraître insouciante… je le vois bien…

– Je regrette la France… le Midi…

– Vous avez dû être contente d’apprendre quevous alliez vous marier avec le grand-duc Ivan ?

– Moi ? j’ai pleuré !… Je ne leconnais pas !… Et puis je ne tiens pas du tout à me marier,moi !… Quand je vois ce qui se passe ici, ça me donne lefrisson !…

– Pensiez-vous à moi quelquefois ?

– Quelquefois, oui… mais pas souvent !Vous ne valez pas mieux que les autres !

– Vous n’en savez rien, Agathe Anthonovna… Moiaussi, je suis las de cette triste vie… Non ! non ! jevous jure que tout cela ne m’amuse guère…

– Je ne vous crois pas… Alors c’est faux ceque l’on m’a dit de vous, à propos de la princesseKaramachef ?…

– Bah ! nous avons flirté une semaine, etpuis elle est trop bête… Vous ne me voyez pas aller sur les briséesdu vieux Schomberg…

– Mais puisqu’il l’a lâchée et qu’il ne penseplus qu’à la Kouliguine !… Allons ! vous voyez bienqu’elle vous regarde !… Elle vous attend !…

– Agathe, Agathe, vous me faites une peine… Ilfaut tout de même que j’aille la saluer. Vous permettez ?

Et il y alla.

Agathe haussa les épaules, poussa un soupir etse mêla à un groupe de jeunes filles pour échapper à son oncle, legénéral prince Rostopof qui, la mine furieuse, comme toujours,cherchait ; penché sur la table, un compotier de concombres àla crème dont il était très friand.

Ce vieillard bilieux, qui avait fait la guerrede 1878 et s’était illustré à Plevna, avait deux passionseffrénées : la soif des honneurs et celle des richesses. Lapremière l’emportait sur l’autre, non sans combat… et il devaitavoir à souffrir horriblement de la lutte acharnée de son avariceet de son orgueil. Cependant, la question de voir sa niècegrande-duchesse et de pouvoir dire à un Romanof « monneveu », l’avait emporté sur tout le reste et il avaitconsenti avec une joie sauvage à se dépouiller ; mais il nedécolérait pas. Quand le projet de mariage marchait bien, c’étaitl’avare qui était furibond ; quand le mariage paraissait àvau-l’eau, comme c’était le cas à cette heure, c’était le boïardorgueilleux qui voyait rouge !…

Si on l’avait écouté, il n’eût point paru audîner : mais la princesse Khirkof l’avait amené de force, luiaffirmant que rien n’était perdu.

– Ce serait d’autant plus regrettable, avaitdit la princesse, que Raspoutine nous est acquis, s’intéressepersonnellement à ce mariage, et m’a déclaré qu’il en répondait surles saintes icônes.

– C’est un ignoble farceur !… je vaisvenir !… ne serait-ce que pour lui dire ce que je pense de sapolitique allemande !

Le prince se vantait et il avait eu grandsoin, du reste, de faire sa cour à Raspoutine, et cela depuislongtemps, comme bien d’autres qui avaient deviné ce qu’il y avaitde bienfaits en puissance dans la protection de l’homme deDieu.

Tout de même, comme il était l’un des pluspuissants du comité secret de l’Archange Saint-Michel, associationde vieux boïards qui comptait ce qu’il y avait de plusréactionnaire et de plus exclusivement slave en Russie, et quiagissait, elle aussi, par le terrorisme et le crime politique enliaison avec les Cent Noirs, il ne put s’empêcher quand il euttrouvé ses concombres et le prince Khirkof de sortir devantcelui-ci sa bile antiboche :

– Il n’y a que des Boches, ici ! luicria-t-il, la bouche pleine. Je te voyais tout à l’heure causeravec Schomberg. C’est le plus boche de tous et l’âme damnée dukaiser ! Tu avais l’air de le caresser comme ton petit chienfavori. Où veux-tu en venir avec eux ? Ils nous ont envahis detoutes les façons possibles ! Ils se sont installés en maîtreschez nous, nous ont inondés d’ouvriers, de fabricants, demarchands, de journalistes (ah ! les journalistes !pourquoi les journalistes ? Si je pouvais tous les fairependre !) Toute l’administration reçoit son mot d’ordre deBerlin. Sturmer est leur homme. Soukhomlinoff faisait leursaffaires au ministère de la Guerre, et Schomberg ne fait rien sansavoir reçu un mot de la Wilhelmstrasse.

« Ça ne leur suffit pas encore ! Ilsnous prennent nos femmes. Ton Schomberg a eu la Karamachef, et çan’est pas tout. Il te prendra ta maîtresse. Tu verras ce que je tedis : la Kouliguine n’a déjà plus rien à luirefuser !

– Taisez-vous ! taisez-vous, je vousprie. Vladimir Ileitch ! ne répète pas une chose pareille. Jele tuerais. C’est pourtant un vieil ami. Je le tuerais comme unchien.

– C’est ce que tu aurais de mieux à faire, çaen ferait toujours un de moins.

Le prince Khirkof ne l’écoutait plus. Ilregardait Schomberg, qui n’était pas loin de lui, il le voyait d’unœil nouveau et plein de haine. Cependant il ne pouvait croire quece vieil ami voulait lui prendre la Kouliguine. Non, il ne lepouvait pas !

Pendant ce temps, le Schomberg ne se doutaitde rien et faisait, à son habitude, le gracieux auprès des dames.C’était un gros homme à l’aspect apoplectique, plutôt bon queméchant, et un ami sûr, en dehors de la politique et de l’amour. Ilétait lettré, intelligent, possédait l’esprit banal des salons. Saconversation était pleine d’anecdotes croustillantes, ce quiexpliquait ses succès auprès des dames, malgré sa corpulence et unegrosse verrue couronnée de poils qui lui avait poussé au beaumilieu du nez.

Dans le moment, Khirkof pensait que l’histoireque venait de lui raconter cette vieille ganache de Rostopofpouvait bien ne pas être, après tout, dénuée de fondement. Depuisquelque temps, on voyait beaucoup le Schomberg dans les coulissesdu théâtre Marie ; il se rappelait même l’avoir rencontré dansla loge de l’artiste, une quinzaine de jours auparavant, et ils’imagina aussitôt avoir reçu de leur attitude une impression assezdésagréable.

Khirkof brûlait pour la Kouliguine d’un feuinextinguible, peut-être même à cause justement que celle-ci ne luipermettait guère d’épuiser sa flamme. Chaque fois qu’il voulaitl’avoir à souper, c’était le diable.

Comme il arrive souvent, cette difficultéqu’il avait de se prouver à lui-même qu’il était réellement leprotecteur heureux de cette belle et illustre créature, l’avaitenragé d’amour.

– Chaque fois, avait-il confié justement àSchomberg, chaque fois que je veux être aimable, je suis obligé derecommencer sa conquête comme si rien n’était fait : c’esttout de même extraordinaire.

Et il se rappelait maintenant très bien queSchomberg lui avait répondu :

– C’est parce que tu n’es pas amusant !…Mon vieux, avec les femmes, il faut être amusant !… Tu luifais tout le temps des déclarations ! Elle s’en moque pasmal !… mais fais-la rigoler et tu verras !…

Et, ma foi, c’était vrai qu’il la faisaitrire, lui ! avec toutes ses blagues stupides !…

Et Khirkof serra les poings de rage, mais ilprit la mine la plus galante d’homme du monde pour s’avancer versla comtesse Nératof, qui venait d’entrer avec son mari. Ils étaienttrès en retard. Le comte s’excusa.

– Oh ! Raspoutine n’est pas encorearrivé…

– C’est vrai qu’il va venir, cesurhomme ? fit la comtesse… je vous avouerai que je suis trèscurieuse de le voir… de loin !… Je vous en prie, ne me mettezpas à côté de lui… à ce qu’il paraît qu’il se conduit très mal avecles dames !…

Et elle sourit joliment en regardant tout lemonde autour d’elle, à travers son face-à-main, car elle étaitétonnamment myope avec les plus beaux yeux du monde.

La comtesse Nératof, dont nous avons déjà aul’occasion de parler à propos de Prisca, pour laquelle cette grandedame s’était toujours montrée « parfaite », la comtesseNératof avait été extrêmement belle et était encore très élégante.Elle demeurait l’oracle de la mode à Petrograd. C’étaitcertainement la femme la plus agréable de la haute société. Elleavait été l’Égérie de plusieurs personnages politiques.

Tous les hommes qui avaient fréquenté sonsalon s’étaient disputé de plus grandes faveurs, mais avaient dû secontenter de ses bons conseils. Aussi étaient-ils restés tous sesamis. C’était aussi une mère admirable. Elle s’occupait de sesenfants.

Le comte Nératof était un petit homme à lafigure épanouie, à la conversation nourrie et recherchée. Ilraisonnait bien et juste, jugeant avec impartialité les événementshumains. Le malheur était que cet homme, habile en tout et quiétait d’une si agréable société, cachait des passions terribles. Ilpossédait à Kaméni-Ostrow, de l’autre côté de la Néva, une« petite maison » dont on parlait à Petrograd comme d’unvéritable « parc aux cerfs ».

La comtesse Nératof avait à peine fini deparler qu’un grand mouvement se produisit dans l’assemblée. C’étaitRaspoutine qui arrivait. Aussitôt, les doubles portes de l’immensesalle à manger furent ouvertes, et ce fut un véritable cortège quiy pénétra comme pour une cérémonie sacerdotale.

Raspoutine s’avançait au milieu de ses apôtresfemmes, qui n’eurent point cédé leur place, même au roi de Prusse.Elles étaient toutes habillées avec cette somptuosité, cettemagnificence, qui remplaçait presque toujours à Pétersbourg lavéritable élégance. Leurs fronts altiers, que couronnaient deprécieux joyaux de famille, témoignaient de leur haute naissance,leurs yeux rayonnaient d’une lumière sainte, leurs regardscherchaient les regards du dieu.

Elles étaient presque toutes là, les plusnotoires des Ténébreuses. Tous les invités les connaissaient, etelles les connaissaient tous, mais elles ne voyaient que lui, quis’avançait avec un grand bruit de bottes dans son caftan de soieéclatante.

Lui regardait partout, de ses grands yeuxqu’il allumait à volonté de leur flamme mystique, et il promenaitcette flamme autour de lui pour en constater une fois de plus lapuissance, et, de fait, les fronts s’inclinaient ; hommes etfemmes saluaient comme au passage du saint sacrement.

Le général Rostopof, lui-même, fut le premierà courber sa belle tête chevelue sur sa poitrine couverte dedécorations, cependant qu’il sacrait comme un cosaque dans sagrande barbe.

Un murmure d’étonnement accueillit la figured’extase de Natacha Iveracheguine qui fermait le cortège officiel,derrière lequel tous les autres invités se précipitèrent comme unefoule à la procession après le passage du clergé.

La maîtresse de la maison conduisit à reculonsle saint homme à la place d’honneur, au centre de l’immense table,et comme le saint homme avait faim, il se mit à manger tout desuite, avec ses doigts.

Jamais il ne voulut manger autrement. Ilgoûtait un plaisir secret à imposer sa bestialité dans toute samanifestation aux êtres les plus délicats.

Il avait exigé à l’avance qu’il eût pourvoisines deux jolies femmes désignées par lui-même. C’étaient laKaramachef, dont il voulait tirer vengeance, et la fille même duprince Khirkof, Agathe Anthonovna, dont il désirait faire laconnaissance.

La Karamachef n’avait pas été mécontente del’événement. Elle se reprochait son mouvement de pruderie et sonmanque de politique. Elle avait reçu la visite de son neveu, quitenait absolument à entrer dans la garde et qui l’avait suppliée defaire tout son possible pour cela.

Elle pensait :

« Je me laisserai pincer le genou par ceporc qui mange avec ses doigts ; ma robe sera perdue, maisquoi ! mon Serge entrera dans la garde !

En quoi elle se trompait, car Raspoutine, detout le repas, ne daigna pas lui adresser la parole, ni même jeterun regard sur son grand décolleté, ce qu’il faisait à l’ordinaireavec un cynisme révoltant.

Mais la Karamachef ne sembla pas exister pourRaspoutine. Il ne prêtait d’attention qu’à Agathe.

Celle-ci s’était d’abord amusée à l’idée de setrouver à côté de cet extraordinaire prophète, dont tout le mondeparlait. Elle ne doutait point qu’il dût se conduire convenablementavec la fille du prince Khirkof, la fiancée du grand-duc. Ce quiprouve bien qu’elle n’était point au courant des choses.

M. Ch. Rivet nous a raconté, en effet,qu’au sortir d’un dîner, Raspoutine ne s’était nullement gêné pourenlacer la taille, sous les yeux de ses parents ravis,d’une jeune fille, mineure encore, qu’il entraîna dans un salonvoisin. Comme il en revenait, quelques instants après, unerespectable douairière, prise elle aussi par la folie commune, sepencha sur la personne qui a rapporté ces scènes, en luimurmurant :

– Ce bon saint-père ! N’est-il pas justequ’il ait sa part, lui aussi, des plaisirs terrestres !

La princesse Khirkof était aux anges enconstatant l’intérêt que l’homme de Dieu portait à sa fille et,autour du couple, elle avait soin de ne pas laisser languir lesconversations aux fins que rien ne vînt déranger la conversion qui,sans doute, était en passe de s’opérer.

Le prince Khirkof, lui, jetait de temps àautre un regard assez inquiet du côté de Raspoutine et de sa fille,et cette inquiétude lui venait moins assurément de l’audacehabituelle des conversions entreprises par le saint homme que del’attitude de « sa petite oie blanche », comme ilappelait Agathe.

Il redoutait que celle-ci ne comprît pointsuffisamment le grand honneur qui lui était fait et rompît parquelque repartie inconvenante ou par un geste inconsidéré le charmed’un duo qui commençait, visiblement, à l’agacer.

Quant à l’oncle, ce vieux coléreux deRostopof, il bâillait sur sa chaise et se demandait s’il aurait lapatience d’assister à cette dangereuse comédie jusqu’au bout.

Il se demanda cela jusqu’au moment où sapassion des grandeurs, reprenant le dessus, il trouva bon de serappeler quelques autres scènes beaucoup plus scabreuses auxquellesil avait assisté à Tsarskoïe-Selo même, au palais impérial, scènesqu’il avait été obligé d’« avaler » sans un soupir.

Sans doute la conversion d’Agathen’allait-elle point toute seule, car on entendit soudain la voix deRaspoutine qui criait : « Cache doncça ! » cependant qu’à travers la table, l’homme deDieu faisait voler une serviette, qui venait s’aplatir sur la gorgesans attraits de la princesse Iveracheguine[4]. Ilétait très énervé, cet homme, et cherchait un dérivatif à sonmécontentement.

Agathe riait.

Évidemment, elle se moquait de lui. Iln’aimait pas ça.

La princesse Iveracheguine garda saintementsur sa poitrine décharnée le linge maculé que lui avait expédié silestement le divin Gricha et, après s’être signée et avoir murmuréune courte prière, elle continua, les yeux baissés, comme unepénitente prise en faute au réfectoire, à promener timidement sespetits fours dans sa crème.

Rostopof l’admira et se dit :

– Quelle leçon pour moi !

Tous les convives, dans leurs conversationsparticulières, donnèrent raison à Raspoutine, naturellement ;et les femmes furent féroces pour la princesse et pour la gorge quiavait offensé la vue du saint homme.

– Quand on a une gorge pareille, on s’arrange,disaient-elles, et l’on se contente du décolleté de demi-gala.

Raspoutine, pour ceux qui étaient là,représentait la toute-puissance spirituelle et temporelle, tellequ’elle avait été jadis personnifiée, pendant de longs siècles, parles tsars eux-mêmes, et on ne discute pas avec cettepuissance-là.

Alexandre Nikitisch, le petit ami d’Agathe,assistait à cette chose redoutable qui se passait au milieu de latable, entre Raspoutine et Mlle Khirkof, avec lasensation très nette que tout allait bientôt se gâter. Ilconnaissait le nouvel état d’esprit « occidental » que lajeune fille avait rapporté de France, et il la plaignaitsincèrement de l’aventure qu’on lui faisait courir.

Au fond, ce n’était pas un méchant cœur ;il s’exprimait presque toujours avec sincérité, jurait des amourséternelles qui duraient huit jours, pleurant de vraies larmes leplus facilement du monde et combinant tout cela de telle sorte quesa carrière, autant que possible, n’eût pas à en souffrir. Il étaitsusceptible, par instants, d’un vrai dévouement et d’un vraicourage, mais incapable d’aucun effort suivi.

De temps à autre, Agathe (qui avait jetéd’abord bien inutilement un regard de supplication à ses parents)regardait le jeune Alexandre avec l’expression désespérée dequelqu’un qui a besoin de secours ou qui va en avoir besoin tout àl’heure.

Elle avait tort de compter sur lui ; ille savait et il rougit. Et puis, il y avait trop d’atavisme en luipour que les audaces d’un homme de Dieu comme Raspoutine lerévoltassent suffisamment, pour produire des effets utiles à unevictime que le mysticisme des uns et l’intérêt des autres avaientdéjà condamnée.

Il faut bien comprendre aussi (et ceciconcerne l’attitude de Rostopof et des Khirkof) que les privautésde Gricha ne pouvaient nuire en aucune sorte à un mariage ultérieuravec un personnage si considérable fût-il, au contraire. Le saintétait en train d’« honorer » leur maison. On retrouve cegenre de complaisance religieuse chez certaines peuplades nomadesau regard du noble voyageur qui franchit le seuil de la tente.

Raspoutine s’était tout à fait penché sur lecou charmant d’Agathe en lui murmurant des phrases brûlantes.Jusqu’alors, il avait conté certaines anecdotes bibliques destinéesà lui faire comprendre que celles qui furent vénérées depuis lecommencement des âges sont celles qui n’ont point hésité à respirerle souffle de Dieu sur les lèvres de ses prophètes. Les exemplesavaient été assez spécialement choisis et agrémentés de telsdétails, que la jeune fille n’avait pas tardé, après avoir rid’abord comme une petite âme égarée (qui rit pour ne plus voir etne plus entendre et s’étourdir, et avoir l’air de se moquer),n’avait pas tardé, disons-nous, à rougir jusqu’aux yeux.

Elle se demanda tout de suite si elle n’allaitpas faire un éclat, mais le muet appel qu’elle avait lancé, de sonregard éperdu, à tous ceux qui étaient là et qui la connaissaient,ce muet appel avait été si inutile ; elle avait vu si bientoutes les têtes se détourner de son angoisse et de sa peur,qu’elle avait bien compris, hélas ! que tous, tous étaientavec lui ! et qu’on ne lui pardonnerait jamais à elle unscandale inexplicable et ridicule.

Elle se sentit parfaitement abandonnée detous, aussi abandonnée que si elle avait été réellement seule aveccet homme.

À côté d’elle, presque sur son cou, presquesur sa chair, il y avait une voix qui disait :

– Ce n’est que par moi qu’on peut êtresauvé ! Tout ce qui vient de moi est la lumière purifiant lespéchés d’autrui : seule, connaîtra le salut éternel celle quise sera confondue avec moi.

Elle se leva brusquement et elle se sauva dansun salon voisin.

Raspoutine se leva derrière elle, bousculantsa chaise et ouvrant à son tour la porte du salon qu’elle avaitrefermée.

La princesse Khirkof sortit aussitôt etdisparut, elle aussi. Natacha Iveracheguine glissa sur le parquet,évanouie… On l’emporta et le dîner continua comme si rien nes’était passé.

L’opulente comtesse Schomberg s’étonna trèshaut qu’on n’eût point vu au dernier samedi du Michel la Nandettedans un rôle qui lui appartenait.

La comtesse Nératof, sur un coup d’œil de sonmari, cessa de fixer cette porte par laquelle avaient disparuAgathe et Raspoutine. Elle trouvait ce qu’elle venait de voir siétrange, si extraordinaire, qu’elle avait peine à rassembler sesesprits.

– Ah ! les sauvages ! murmurait-ellesur son assiette.

Mais c’est toute la manifestation à laquelleelle osait se livrer. Mme Khirkof revint prendre saplace tout juste à temps pour qu’on se levât de table correctementet pour recevoir les compliments de ses hôtes et le baisement desmains.

Elle s’efforçait d’être calme et souriante,mais ce masque cachait certainement une forte irritation.

On passa dans les salons pour le café et lesjeux.

Dans celui où l’on avait vu disparaître Agatheet Raspoutine, la curiosité sournoise des invités ne put riendécouvrir. Ni Raspoutine, ni Agathe, ni aucune trace de leurpassage. Si… la Schomberg ramassa un tabouret renversé.

Alexandre Nikitisch, qui était tombé dans unemorne mélancolie, trouva un prétexte pour se retirer de bonneheure. Les laquais du vestiaire venaient de l’aider à mettre sacapote d’uniforme et il attachait son sabre, quand une portes’ouvrit tout à coup avec fracas, et Agathe se trouva en face delui. Elle était en larmes, toute en désordre et se jeta sur lui, ens’écriant :

– Sauvez-moi ! ne me laissez pas aveccette brute !

Il balbutia, pâlit, hésita, se montra siembarrassé que la pauvre fille comprenant qu’elle ne pouvaitcompter sur son aide, le bouscula en jetant un cri de démence et enpoursuivant son chemin.

Elle se trouva alors au milieu d’un corridor,presque dans les bras du général Rostopof qui, lui aussi, s’enallait honteux et sacrant toujours dans sa barbe en éventail.

– Quoi, mon enfant ? Quoi, monenfant ?

– Ah ! mon oncle, mon oncle,sauvez-moi !

Il la secoua en lui disant qu’il était fortpressé, car il ne pouvait manquer son train pourTsarskoïe-Selo !

La pauvre fille courut se réfugier jusque dansla lingerie, où elle eut le bonheur de trouver sa vieille nourrice,elle, qui l’avait nourrie de son lait, qui avait soutenu sespremiers pas et qui l’avait toujours aimée plus que ses propresenfants.

– Gniagnia !Gniagnia ! Ah ! gniagnia !

Elle se réfugia dans son giron comme ellefaisait quand elle était toute petite, et éclata en sanglotsconvulsifs :

– Ne me quitte pas, ne me quitte pas,gniagnia !

– Non, non, je ne te quitterai pas, ma petiteâme adorée, ma petite colombe du bon Dieu !

Il n’y avait plus que cette femme pour ladéfendre dans cette minute d’horreur où le monde entierl’abandonnait.

La gniagnia la serrait dans ses brastremblants, la consolait, pleurait avec elle, et lui donnait tousles petits noms dont elle avait caressé son enfance.

– Ferme les portes, gniagnia, ferme lesportes, il va venir !

Raspoutine, en effet, parut. Il était hideux,il ne disait rien. La gniagnia avait crié :

– L’homme de Dieu !

Elle sortit en rampant sur le parquet,abandonnant, elle aussi, Agathe et en se frappant la tête contre lemur.

Agathe se sentait devenir folle, car l’autreporte de la lingerie par laquelle elle eût pu encore s’enfuir avaitété condamnée le soir même ; elle donnait, en effet, sur unepetite pièce qui avait été arrangée pour servir de loge à laKouliguine.

Comme le monstre s’avançait, elle se rua endésespérée sur cette porte close, fermée au verrou de l’autrecôté.

Elle n’espérait plus rien. Elle savaitmaintenant que la maison tout entière s’était faite la complice deRaspoutine. Cependant elle frappait, elle frappait en râlantd’horreur.

Tout à coup, la porte s’ouvrit, poussée parune fillette. C’était Vera, qui lui montrait une figure étonnéed’un pareil tapage.

Agathe, avec un dernier cri, se jeta dans lapièce, où se trouvait une femme en déshabillé qui mettait des basde soie rose. C’était la Kouliguine.

Pendant ce temps, dans le salon de jeux, à unetable de bridge, le prince Khirkof, qui marquait les points,demandait à Schomberg, qu’il ne lâchait plus :

– Combien d’« honneurs » !

Chapitre 17DANS LA LOGE DE LA KOULIGUINE

Raspoutine, lui aussi, était entré dans laloge. Sa fureur était extrême. Il n’était pas habitué à uneaventure aussi compliquée. La terreur d’Agathe était une insulte àsa divinité. Mais la difficulté de l’entreprise et la résistance dela victime n’avaient fait que décupler son désir.

Sans plus se préoccuper qu’il ne l’avait faitjusqu’alors des vagues individualités qui pouvaient l’entourer, ilmit la main sur l’épaule de la malheureuse, qui s’était effondréedans les bras de la Kouliguine, laquelle comprit tout dès qu’elleeut vu l’ignoble visage de Raspoutine.

– Qu’est-ce que vous voulez ? luidemanda-t-elle d’une voix glacée.

Il ne lui répondit même pas. Agathe était sapénitente. Elle lui appartenait. On la lui avait donnée. C’étaitson bien. Personne n’avait le droit de se mêler de cette affaire,et il mit encore la main sur Agathe comme sur son esclave.

La pauvre enfant eût fait pitié au démon. Sarobe blanche légère était en lambeaux. Dans ce désordre, ellelevait vers la Kouliguine un regard effrayant de suprêmeespoir.

La Kouliguine repoussa Raspoutine avec unebrutalité si inattendue de l’homme de Dieu, que celui-ci duts’appuyer contre le mur.

Puis, la danseuse avait emporté Agathe dansses bras et l’avait déposée sur un canapé derrière le paravent quise trouve dans toutes les loges d’artiste.

Quand elle revint à sa coiffeuse, elle trouvaun Raspoutine écumant.

Seulement, il vit cette femme pour la premièrefois et il fut ébloui. Souvent, il avait entendu parler de laKouliguine, mais il n’avait encore jamais eu l’occasion del’approcher. Et, tout à coup, il l’avait devant lui, une jambe dansun bas de soie, l’autre nue et le buste presque sansvoile !

Il comprenait maintenant ce qu’on racontaitd’elle, qu’elle faisait tourner la tête à tous ses amis et qu’ilsse ruinaient tous pour elle, avec joie.

Était-elle belle cette femme qui luidisait :

– Va-t’en !

Et avec quel geste, avec quel bras, quel beaubras blanc, quelle chair magnifique ! Il se retint pour ne pasmordre dedans.

– Va-t’en ! répétait Hélène. Tu n’as plusrien à faire ici !

Raspoutine secoua la tête :

– Non ! fit-il, je ne m’en irai pas.

– J’ai pris cette enfant sous ma protection,malheur à toi si tu y touches.

– Je ne sais pas ce que tu veux dire ! Jene sais pas de qui tu parles, répliqua l’autre. C’est toi queje veux sauver ! Toi, toi seule, tu entends…

Et il s’avança sur elle, les yeuxbrûlants.

– Écoute ! fit la Kouliguine, écoute-moibien ; tu es Raspoutine, tu es le prophète, tu es l’homme deDieu que je désirais tant connaître. Je suis heureuse de t’avoirvu, mais tu vas partir et tu viendras me voir chez moi ! Celate va-t-il ?

– Oui, répondit Gricha, mais tout desuite !

– Tout de suite, je ne le peux pas. Ne faispas la bête, et tu ne le regretteras pas !

Et elle eut pour lui le regard auquel nuln’avait jamais résisté.

Raspoutine fronça les sourcils, essayant de sereprendre, car le mâtin comprenait très bien qu’en attendantqu’elle réalisât sa promesse, la Kouliguine lui prenait Agathe. Cen’était pas « donnant donnant ».

Cependant, lui aussi, qui avait fait tant dechoses avec ses yeux, était obligé de compter avec les yeux de laKouliguine. C’était à son tour de frissonner sous un regard et dene plus savoir au juste ce qu’il faisait, et d’être le moins fort,à cause de ce regard.

– Eh ! grogna-t-il, je veux tesauver… cette nuit… cette nuit même, je ne sauraisattendre ! Une pécheresse comme toi a besoin d’être sauvéetout de suite par un homme de Dieu comme moi ! Cette nuitdonc, hein ? C’est entendu ?

– C’est entendu, répondit Hélène, sanshésitation.

– J’irai chez toi cette nuit, tu m’yattendras !

– Ne viens pas avant quatre heures du matin,ce sera mieux ! Et tu seras sûr de me trouver seule, jet’attendrai.

– Tu le jures ?

– Je le jure !…

Il saisit sur sa poitrine une image d’or.

– Tiens, dit-il, c’est la Vierge de Kazan. Tuvas jurer sur la Vierge de Kazan que tu m’attendras dans tachambre, cette nuit, à quatre heures du matin…

Hélène jura encore cela sur la Vierge deKazan.

Alors, il fut tranquille et redevint à peuprès normal.

Agathe Anthonovna lui était devenue tout àfait indifférente. Il enveloppa une dernière fois la danseuse deson regard hideux et s’en alla heureux, persuadé que cette bellefemme était à lui.

Il retrouva dans les salons les Ténébreusesqui firent cercle autour de lui et lui posèrent des questions fortintéressantes concernant le Raskol, c’est-à-dire leschisme. Il y a toujours eu en Russie des sectes qui ont prétenduinterpréter à leur manière les textes divins, et c’est cela quel’on appelle le Raskol.

Raspoutine avait réponse à tout et sortait destruismes qui ne manquaient point de faire se pâmer sesadmiratrices. Plus la forme dont il enveloppait parfois sesréponses était obscure et incompréhensible, plus on les trouvaitprofondes et pleines d’un sens surhumain.

La bonne volonté qu’il mit à satisfaire lacuriosité de toutes les dames qui l’entouraient fut appréciée parcelles-ci comme une preuve que le saint homme n’avait pas eu àregretter sa soirée et que cette petite sauvage d’Agathe avait finipar consentir à écouter la bonne parole.

C’est tout juste si elles ne félicitaientpoint la princesse de l’honneur qui venait d’être fait à samaison.

On craignait qu’après le « cercle »,Raspoutine ne se retirât, mais il manifesta le désir de rester à lareprésentation qui se préparait.

– La danse, ajouta-t-il, est d’institutiondivine.

Ce fut l’occasion de parler de la danse deDavid devant l’arche et aussi de celle de Salomé.

Dans le salon des jeux, le comte Nératofdéclarait « sans atout », quand on vint le prévenir quele gaspadine Grap le demandait.

Il se leva aussitôt, passant son jeu à unremplaçant, et trouva le chef de l’Okrana dans une petitepièce obscure qui servait de vestiaire ce soir-là.

– J’ai tenu à venir voir moi-même, Votre HauteNoblesse, lui dit Grap, car j’ai des nouvelles de nos fugitifs. Jesuis sûr qu’ils n’ont pas pris le chemin de fer, mais qu’ils sontentrés en Finlande avec une voiture. Ils sont passés près deViborg, et tout fait croire qu’ils se dirigeaient vers la frontièresuédoise. C’est de toute évidence, qu’ils vont tenter de sortir deRussie de ce côté.

– Et peut-être de gagner la France, exprima lecomte de Nératof. Certainement, la jeune fille veut rentrer enFrance !… Vous avez bien fait de venir me trouver,Grap !…

– Oui, j’ai voulu venir vous trouver avant dedonner des ordres à la frontière… Je ne puis rien faire, vouscomprenez, à cause du grand-duc… Je ne donnerai un ordre pareil quesi Votre Haute Noblesse se met d’accord avec Tsarskoïe-Selo, ce quine doit pas être bien difficile… L’empereur est furieux que legrand-duc ait rompu ses arrêts, et la grande-duchesse seraenchantée de remettre la main sur son fils !…

– J’irai demain à Tsarskoïe-Selo et je verraila grande-duchesse, dit Nératof.

– Si Votre Haute Noblesse me permettait de luidonner un conseil, je l’engagerais certainement à parler aussi, etmême tout d’abord, au prince général Rostopof.

– Rostopof ! Pourquoi Rostopof ?

– Comprenez que le général prince est le plustouché de tous par le départ du grand-duc, plus encore que lagrande-duchesse, croyez-moi, monsieur le comte ! Rostopof nepeut pas marier sa nièce au grand-duc sans grand-duc !… Nonseulement, il empêchera le grand-duc de sortir de Russie, lui, maisil le séparera définitivement de cette demoiselle… Et c’est surtoutce que Votre Haute Noblesse désire, si j’ai bien compris… Au fond,il s’agit moins de nous attaquer à la personne du grand-duc, ce quiest toujours désagréable, que de chercher à rendre un réel serviceà une jeune femme, égarée dans une aventure sans issue autrepour elle que celle que nous lui proposerons… Mon plan estsimple, Votre Noblesse !… Si la jeune fille ne veut pasentendre nos raisons, on la bouclera sans s’occuper du grand-duc…et quand elle aura suffisamment réfléchi, vous la sauvez deprison !

– Parfait, Grap… acquiesça Nératof, mescompliments, mon ami !…

– Mais il faut que j’aie toute liberté d’agirsur la jeune Française, reprit le haut policier… Voilà pourquoi jevous dis : voyez Rostopof. Il n’aura qu’un mot à dire au comteVolgorouky, dont il est le grand ami, et l’empereur signera tout cequ’on voudra, sans même savoir de quoi il s’agit. Enfin, il ne fautpas oublier qu’elle est Française. Si nous ne voulons pas avoird’ennui du côté de l’ambassade, il faut que nous puissionstransformer cette affaire, au besoin, en affaire d’État…ce qui nous permet tout le secret et nous libère de touteexplication pour le temps que nous voudrons… Apportez-moidonc, monsieur le comte, le timbre de Tsarskoïe-Selo !… etexcusez-moi d’être venu vous déranger ce soir !…

– Vous êtes tout excusé, Grap, et vous aureztout ce qu’il vous faut après-demain matin. Venez me voir auministère.

Grap s’en alla et le comte se dirigea vers lessalons, assez content de ce qu’il venait d’entendre.

Il était tellement préoccupé qu’il se perditdans un corridor et pénétra tout à coup dans la loge de laKouliguine.

Agathe venait d’en sortir avec sa gniagnia quela danseuse avait envoyé chercher.

Ce n’est pas sans mal qu’Hélène avaitconvaincu Mlle Khirkof qu’elle ne courait aucun dangeret qu’elle pouvait rentrer dans ses appartements sans avoir àredouter les entreprises de Raspoutine :

– Vous n’avez plus rien à craindre ! Jel’ai pris pour moi !

Quand le comte Nératof entra dans la loge dela Kouliguine, Vera était en train de lui attacher sa robe légèrede gaze. Il s’excusa, mais un très cordial accueil de la danseusele fit s’asseoir un instant.

– Vous avez l’air préoccupé ! comte, luidit Hélène. Vous avez toujours des peines de cœur ?

– Eh ! lui répondit-il en allumant unecigarette, c’est bien à vous de vous moquer de moi ! Le vôtren’est-il pas en deuil ?

– Comment cela ? demanda brusquementl’artiste en se tournant vers lui.

– Ma foi ! Je ne crois pas être indiscreten vous rappelant qu’il n’y a pas un an passé, vous me confiiezl’intérêt que vous portiez à un certain jeune seigneur…

La Kouliguine rougit, mais se remitpromptement :

– Bah ! vous vous souvenez encore decette plaisanterie ?

– Eh ! eh ! ce n’était pas uneplaisanterie, et quand vous m’avez prié de faire en sorte de vousprésenter, ma chère amie, vous me parliez de ce cher… de ce cherIvan (appelons-le Ivan tout court pour ne compromettre personne)avec un enthousiasme, une chaleur… enfin, l’entrevue que je vousavais ménagée, ma chère enfant, m’avait fait espérer pour vous…

– Quoi ? interrompit brusquement Hélène.Vous rêvez, comte ! À vous entendre, on ne serait occupé qu’àcette chose que vous appelez l’amour et que j’appelle, moi, d’unautre nom, et me répugne à un degré que vous ne comprendrezjamais ! Si j’ai tenu à faire la connaissance de ce jeunehomme, mon Dieu ! c’est parce qu’on en parlait beaucoup, qu’ils’était déjà singularisé dans son monde par quelques traits peubanals, et que je suis, étant femme, tout de même naturellementcurieuse… Enfin, c’est qu’on le représentait comme un indépendant,et que j’aime les indépendants ! C’est que j’avais lu aussi larelation qu’il venait de faire paraître de son voyage en Amériqueet au Japon et que j’y avais découvert une qualité d’esprit etd’intelligence qu’on ne rencontre pas tous les jours dans lessalons de Pétersbourg. Et puis, pourquoi vous le cacher ?c’est que peut-être j’avais le vague espoir de trouver un ami, unami sincère, rien qu’un ami. C’est si rare.

– Et vous l’avez trouvé ? reprit Nératof,nullement décontenancé par le tour singulièrement hostile qu’avaitpris tout à coup l’entretien.

– Mon Dieu ! oui ! Le grand-duc estun de mes amis, ça n’est un secret pour personne. Et je ne vois paspourquoi je le cacherais. Que voyez-vous d’extraordinaire àcela ?

– Mais rien, chère amie !… maisrien ! êtes-vous drôle, ce soir, et irascible, envérité !

Et il se permit un gros rire qu’il jugeait bonenfant et susceptible d’adoucir l’humeur de la belle artiste.

– Je m’étonne seulement que vous m’ayez parlédu grand-duc sur ce ton, reprit Hélène assez sèchement… c’est unechose que je ne vous permets pas !… Et je tiens, puisquel’occasion s’en présente, à ce qu’il soit bien entendu par vous,comte, de façon que vous puissiez au besoin le répéter à vosnombreux amis, que le grand-duc Ivan n’a jamais été pour moi qu’unami charmant !

– Eh bien ! je vous crois ! vousvoyez comme je suis gentil ! repartit Nératof, qui n’enpensait pas un mot. Mon excuse, belle Hélène, de vous avoir rappeléun souvenir qui, je le vois, ne vous est pas tout à fait agréable,tient tout entière dans cette coïncidence que l’on vient, àl’instant même, de me donner des nouvelles du jeune seigneur enquestion !… On le cherchait partout en vain, et je viensd’apprendre à peu près où il se trouve !…

– Et où se trouve-t-il donc ? interrogeala danseuse, soudain rendue inquiète par les propos du comte.

– Je vous répondrais avec plaisir, ma chèreHélène, si je le pouvais… mais je dois respecter un secretprofessionnel ! ajouta-t-il en jetant sa cigarette et en selevant… Seulement, je puis vous dire déjà une chose… une chose quidoit intéresser tous ses amis, continua-t-il malicieusement enhochant la tête… là où il est, il ne se trouve point mal…

– Ah ! vraiment !

– Non ! il a emmené avec lui une jeunepersonne… une jeune personne qui est certainement elle aussi de sesamies…

– Il a bien raison !… fit la Kouliguine,en affectant l’indifférence, mais elle avait un peu pâli sous sonrouge… Il est d’âge à se distraire ! il est si jeune !…Ne doit-il pas se marier prochainement ?… et pas loind’ici ! n’est-ce pas ?

– Oui !… « avec votre charmantebelle-fille ! »… ricana Nératof, que sa passioncontrariée pour Prisca rendait décidément bête et méchant…

Et il ajouta, allumant une autrecigarette :

– Ça va toujours avec Khirkof ?

– Bah ! comme ci comme ça !… lui ouun autre, ça m’est égal, oui, vous savez ! pour ce que çam’intéresse, ces choses-là ! Dites donc, comte, vous partezdéjà ?…

– Oui, j’ai un bridge en train !…

– Un petit mot !… dites-moi un petit mot…là, à l’oreille… vous savez que je suis discrète… dites-moi le nomdu pays où se trouvent les… les amoureux.

– Ah ! ah ! voyez-vous cela !…voyez-vous cela !… mais je ne peux pas ! mais je ne peuxpas !… le secret professionnel, ma chère enfant !…

– Dans l’oreille, un petit mot, dansl’oreille, mon cher petit comte !… et vous aurez le droitd’embrasser l’oreille…

– Eh ! eh ! soupira l’autre. C’estbien tentant de toucher du bout des lèvres ce jolicoquillage-là ! Allons ! je vais vous dire au moins ceque je peux vous dire ! mais le secret, hein ?

– Je le jure !

– Oui, vous jurez toujours, et je sais qu’avecvous ça n’a aucune importance… mais ce que je vais vous dire, aprèstout, n’a pas non plus une très grande importance… Eh bien, legrand-duc et sa compagne font tout leur possible pour quitter laRussie et gagner la France !… Là, êtes-vouscontente ?

– Très contente ! s’exclama l’artiste…embrassez l’oreille ! Vous l’avez mérité…

Il embrassa l’oreille, et, comme il voulaitaussi embrasser le cou, elle le mit à la porte.

– Si vous avez besoin d’autres renseignements,faites-moi signe ! Toujours au même prix !

– C’est entendu, imbécile !murmura-t-elle… Il m’a fait une peur !… Allons, Vera,passe-moi la petite brosse et la bougie…

Et elle se mit en mesure de se faire lesyeux : mais le jeune et ardent Nicolas Mikhaëlovitch, seprécipita alors dans la loge en coup de vent.

– Balinsky n’est pas encore arrivé, c’estinouï !… gémissait-il. Il doit être encore à ripailler enville. Il va nous arriver ivre mort !

– Bah ! répliqua la Kouliguine,calmez-vous, mon ami, je danserai sans lui !

Le Schomberg fils se calma, mais pour peu detemps. Il voyait un dos admirable, des épaules de déesse… Il n’endemandait pas plus pour l’instant et il embrassa tout cela comme unfou… La Kouliguine voulait se fâcher :

– Il m’enlève toute ma poudre, il m’enlèvetoute ma poudre !

– Je la mange ! répliquait l’autre…

Et de fait, il en avait plein sa moustache… etla Kouliguine ne put que rire…

– Vera, passe-moi ma boîte, ma petite, et mescrayons… jamais je n’aurais cru que Nicolas aimait tant que ça lapoudre de riz, le blanc gras et le kohol vermillon.

– Dites donc, vous ! vous vous faitesfaire la cour par Nératof, dit brusquement Nicolas.

– Non, Nikolouchka, par votre père !…

– Hein ?

– Je dis que je ne me fais pas faire la courpar Nératof, mais je dis que votre père me fait la cour…

– Ça n’est pas sérieux !

– Rien n’est sérieux !

– Enfin, pourquoi me dites-vouscela ?

– Pour être la première à vous en avertir… etque vous ne me fassiez pas encore de scène à cetteoccasion !

– Mais, ma petite Hélène, je ne vous fais pasde scène, moi !

– Non ! c’est Vera !

– Je n’ai pas le droit de vous faire de scène,moi ! Je ne suis rien pour vous, je le sais !… Vous vousmoquez de moi, je le sais !… Vous me le prouvez tous les jourset tous les soirs !… Je vous adore, et un point, c’esttout !…

– Vous êtes bien malheureux !

– Oui !

– Qu’est-ce que vous voulez que j’yfasse ?

– Oh ! vous voulez donc que je tuequelqu’un, Hélène ?

– Pour moi ! vous en seriezincapable !

– Mettez-moi à l’épreuve et vous verrez, fitl’autre sérieusement.

– Vous êtes bête ! Ne prenez pas cet airtragique ! ça ne vous va pas !… Vous êtes tropblond !

– Hélène… pourquoi me parliez-vous de monpère ?

– Ah vous y revenez ?… Mais je vous l’aidit, pourquoi.

– Savez-vous, Hélène, que vous avez tortd’exciter ainsi ma jalousie ?… Savez-vous bien que,quelquefois, quand je vois le prince Khirkof près de vous et que jepense à de certaines choses… savez-vous bien que j’ai envie de tuerle prince Khirkof ?… Vera, passe-moi les allumettes… non, pasla bougie, tu vois bien que ta sœur en a besoin pour ses yeux… Oui,Hélène Vladimirovna… je me suis dit cela quelquefois… Letuer !… le tuer comme un chien ! ça mesoulagerait !

– Et ça vous causerait bien des ennuis, etvous n’en seriez pas plus avancé, mon cher ! Tout de même,vous êtes brutal dans la famille ?

– Pourquoi, dans la famille ?

– Parce que ce que vous venez de dire là àpropos du prince, votre père me le dit aussi.

– Non !

– Exactement. Il ne peut pas sentir, lui nonplus, Khirkof.

– Mais c’est son plus vieil ami !

– Ça ne l’empêche pas de le détestercordialement. « Quand je le vois près de vous, j’ai envie dele tuer ! » Exactement, exactement. Voilà ce qu’il medit. Heureusement que ça ne me frappe pas. La mort, l’amour, vousparlez de cela comme vous dites : « Bonjour, ma chère,comment vous portez-vous ? » Tout de même, ce pauvreKhirkof, que l’on dit ruiné, ferait bien de contracter uneassurance. Voilà une occasion d’assurer la vie de sa femme et deses enfants.

– Hélène, je vous hais.

– Embrassez-moi.

Et elle lui tendit ses lèvres.

Ça nétait pas la première foisqu’elle lui accordait une aussi précieuse faveur, mais ce coup-ci,elle fit de lui une ardente petite bête sauvage dont elle euttoutes les peines du monde à se débarrasser en entendant la voix deKhirkof et de Schomberg qui se rapprochaient de la loge.

– Votre père ! je vous en supplie !Nikolouchka, votre père ! soyez raisonnable.

Les deux vieux amis entrèrent, baisèrentchacun une main de la danseuse et, sur un signe de son père,Nicolas Mikhaëlovitch quitta la loge.

Khirkof et Schomberg prirent un siège etregardèrent avec un intérêt puissant la Kouliguine qui se refaisaitle visage et se repoudrait les épaules.

Maintenant, armée de la petite brosse qu’elleavait chargée d’une mixture noire passée à la flamme de la bougie,elle se refaisait les cils et les chargeait d’ombre. Quand elleregarda les deux amis avec ces nouveaux yeux-là, Schomberg ne putque s’exclamer :

– Compliments, Khirkof ! Ta petite amieest jolie en diable. Tu es un heureux compère, moncamarade !

Ces mots sonnèrent mal à l’oreille et au cœurdu prince. Il ne quittait plus Schomberg, et quand il l’avait vu sediriger vers la loge d’Hélène, il lui avait emboîté le pas.

Schomberg en était bien fâché, car il eûtdonné quelque chose pour avoir un instant d’entretien seul à seulavec la Kouliguine.

Évidemment, dans les compliments dont ilaccablait Khirkof, il y avait une certaine ironie méchante où l’onpouvait démêler un peu de cette satisfaction diabolique qui luivenait du tour admirable qu’il avait joué à son meilleur ami, enlui prenant sa maîtresse.

Et, en vérité, il ne savait point sil’allégresse qui en était tout d’abord résultée n’avait pas étédoublée par l’idée de [prendre][5] ce qu’ilavait de plus précieux à son cher vieux excellent camarade.

Ceci est bien humain, se voit sous toutes leslatitudes et n’appartenait point en propre à Schomberg. Ce groshomme était bien heureux de se découvrir aussi exactementmachiavélique, mais disons tout de suite qu’il était trèsmalheureux qu’une aussi belle victoire ne se fût point renouvelée.La Kouliguine passait pour capricieuse, mais il y a des limites àtout, et Schomberg estimait qu’Hélène les dépassait en luirefermant sitôt la porte d’un paradis si brièvement entrevu.

Bien mieux, elle semblait prendre un malinplaisir à se montrer aimable avec Khirkof quand Schomberg était là.Ainsi, ce soir, elle était tournée à demi vers le prince et n’avaitpas encore adressé la parole à Schomberg.

Visiblement, Khirkof triomphait des quelquessourires et amabilités de la danseuse, et comme il n’était pas sanss’apercevoir de l’effet produit sur Schomberg, il ne douta plus,après ce qui lui avait été raconté le soir même par cette vieillegale de Rostopof, il ne douta plus que Schomberg eût des intentionssur la danseuse.

Cette pensée le rendit enragé.

Il se demanda depuis combien de tempsSchomberg était dans ce menaçant état d’esprit, et il se reprochade ne l’avoir pas surveillé plus tôt. L’idée même lui vint qu’iln’était point tout à fait invraisemblable que les relations ducomte et de la danseuse ne s’en fussent point tenues à certainséchanges de galanteries verbales. Ainsi s’expliqueraient certainsairs de Schomberg, certaine manière « suffisante » qu’ilavait de lui demander parfois des nouvelles d’Hélène ; etencore en ce moment même, son dépit n’était-il point corrigé par uncoin de sourire bien déplaisant arrêté à la commissure de sesgrosses lèvres ?

En vérité, Khirkof trouvait que, ce soir,Schomberg avait une figure à gifles. S’il ne le gifla point, c’esttout juste pour ne pas être ridicule et parce que c’était son vieilami. Mais ce n’était pas l’envie qui lui en manquait.

Sur ces entrefaites, Vera, qui était sortie uninstant, revint et dit un mot à l’oreille de sa sœur. Aussitôt,celle-ci pria ces messieurs de se retirer, ce que ceux-ci firentavec quelques soupirs et nouveaux compliments et en assurant Hélènequ’ils allaient goûter une joie exceptionnelle à la voirdanser.

– Messieurs, je vous donne rendez-vous ici,dans ma loge, après le ballet, et je vous emmène. Nous irons souperchez moi.

Schomberg accepta d’enthousiasme. Khirkof, quecette invitation en bloc ne ravissait guère, ce soir-là, émitquelques objections basses sur ses devoirs de maître de maison.

– Eh bien ! restez, j’emmèneSchomberg !

– J’irai, fit Khirkof.

– C’est comme vous voudrez, mon ami. On n’apas absolument besoin de vous.

– Caracho ! Caracho ! (trèsbien), s’écria Schomberg, avec son bon gros rire que jusqu’alorsKhirkof avait trouvé si bon enfant et qui maintenant lui portaithorriblement sur les nerfs.

– Mais oui ! mon petit Michel, noussouperons tous les deux et ce sera très gentil !

C’était maintenant Schomberg qui rayonnait etKhirkof qui faisait une triste mine. Ainsi s’entendait-ellemerveilleusement à les faire souffrir tour à tour et à transformeren une haine bien solide et compacte une amitié de trente ans.

– Allons, sauvez-vous !

Mais comme Schomberg ne se décidait pas àquitter la loge le premier, Khirkof restait. Elle dut les mettre àla porte tous les deux.

Aussitôt, une vieille femme à laquelle onaurait donné dix kopecks entra, introduite par Vera.

C’était Katharina, qui sortit de dessous sonchâle un vieux coffret fermé à clef, qu’elle ouvrit avecprécaution. Il était plein des plus riches bijoux dont Hélène separa aussitôt. La vieille lui louait cette magnificence à chaquereprésentation et ainsi le public et la foule des admirateurs de laKouliguine n’avaient point à s’étonner qu’une artiste aussi courueet fêtée que celle-ci n’eût plus de perles à se mettre au cou nicinq cent mille roubles de diamants à se pendre aux oreilles et surla poitrine. Ils n’avaient pas non plus à se demander ce que laKouliguine pouvait faire de tout son argent.

– Quoi de nouveau ? s’enquit Hélène enfaisant signe à Vera de veiller aux portes et en attachant soncollier.

– J’ai vu Zakhar ! souffla la vieille,qui ne perdait pas un geste de la danseuse et qui avait l’air desouffrir chaque fois que celle-ci puisait dans le coffretmerveilleux.

Du reste, elle avait accoutumé de ne pointperdre des yeux son trésor, tant qu’il n’avait pas réintégré lecoffret et elle suivait toujours la danseuse, jusque sur le« plateau » et de là, surveillait derrière un« portant » toutes les évolutions de sa bijouterie.

– Que t’a dit Zakhar ?…

– Il exige absolument des nouvelles précisesd’Ivan…

– Pourquoi ?

– Il dit qu’on en aura bientôt besoin…

– Non ! tu lui répondras que nous nepouvons rien en faire en ce moment, mais que nous pouvons comptersur lui quand l’heure sera venue…

– Il voudrait savoir où il est. Il estinquiet… Il prétend que tu t’abuses et que Grap déploie en cemoment une activité dangereuse sans qu’on sache exactement aubénéfice de qui…

– Dis-lui que nous n’avons rien à craindre deGrap… que je sais tout ce que fait Grap… et qu’il est sur unefausse piste…

– Ce n’est pas l’avis de Zakhar…

– C’est le mien !… en voilàassez !…

À ce moment, le jeune Schomberg frappa à laporte et cria que tout était prêt.

– Balinsky est-il arrivé ? demanda ladanseuse.

– Oui, c’est moi-même qui l’ai habillé… maisil tient à peine sur ses jambes… vous feriez mieux de danserseule…

– Pas du tout !… je danserai aveclui !

– Ça sera un désastre ! gémitNicolas…

– Laissez-moi faire ! dit Hélène…

– Vous savez, ma petite âme, que je saistout ! fit Nicolas en se penchant à l’oreille de ladanseuse !… Mon père vous fait la cour, c’est exact, mais vousne faites qu’en rire, n’est-ce pas, Hélène ?

– Ah ! mon petit, vous n’allez pasm’énerver au moment de mon entrée en scène !

Et elle passa sans plus s’occuper de lui. Ils’appuya tout pâle, contre un décor.

Vera en eut pitié et lui dit :

– Êtes-vous niais de vous mettre dans un étatpareil pour ma sœur ! Vous feriez mieux de faire entrer enscène Balinsky !…

Il alla chercher le danseur, qui était dans unbien fâcheux état et chantait des couplets de cabaret.

Chapitre 18UN SOUPER AUX ÎLES

 

Ce fut un triomphe ! Comme Balinsky étaittrop ivre, on ne donna pas le ballet de la Rose, mais on annonça unnouveau pas de la Kouliguine qui était de son invention. D’abord,il y eut de la stupeur quand le danseur apparut dans toute sonébriété. Il continuait à chantonner. Aussitôt, on pensa qu’il étaitinvraisemblable qu’il se montrât en scène ou qu’on le laissât enscène, s’il était réellement ivre à ce point. On se dit alors quec’était dans le programme, et ce le fut en effet. Entre deuxcouplets et deux pas d’ivrogne, il s’élançait et essayait de saisirla Kouliguine. Dans son ivresse, il inventait des pas insensés pourretomber bientôt comme une masse et aussitôt rebondir comme uneballe. Hélène tournait autour de lui, semblait un instantprisonnière de cette brute, mais les bras de Balinsky serefermaient sur le vide.

Jamais la Kouliguine n’avait été aussi légère,aussi aérienne. C’était la lutte de l’esprit ailé et de lamatière.

Quand Balinsky, épuisé, n’était plus qu’unechose informe, écroulée dans un coin, elle allait l’agacer du boutde son chausson rose, lui glissait sur le visage, se courbait sursa détresse physique, se relevait, précipitait autour de lui, surles pointes, son tourbillon, jusqu’à ce qu’un nouvel élan soulevâtun instant, dans un effort désespéré, la matière. Quand Hélène posadéfinitivement son pied léger sur l’homme vaincu, les bravoséclatèrent frénétiques.

Après le spectacle, sa loge fut envahie.

Elle eut la plus grande peine à chasser tousces admirateurs, qui l’empêchaient de se déshabiller. Certains nevoulaient point quitter la loge. Elle n’en vint à bout qu’en lesinvitant à venir souper chez elle.

Schomberg et Khirkof étaient pâles d’émotionet se regardaient à la dérobée comme deux tigres autour de la mêmefemelle. Nicolas Mikhaëlovitch faisait peine à voir. Hélène luiadressa un sourire à damner tous les saints orthodoxes. Avant departir, il lui fit d’une voix qui tremblait de jalousie :

– Tu as invité tout le monde à souper, laKouliguine, tu as invité même mon père, mais moi, tu me laisseslà !

– Grosse bête ! lui glissa-t-elle àl’oreille, toi, tu viendras après le souper !

– Oh ! fit-il, presque suffoqué par lebonheur, est-ce possible, Hélène ? Est-ce possible ?…

– Je t’attendrai dans ma chambre. Ne viens pasavant trois heures. Trouve-toi à la petite porte du jardin quidonne sur la Néva, et tu attendras qu’elle s’ouvre ; quoiqu’il arrive, et quoi que tu entendes, ne te montre à personne,chut !… à trois heures, mon petit cœur.

Il était incapable de répondre. Il n’y voyaitplus clair. Vera dut le pousser dehors, lui aussi. Il quittaaussitôt cette maison, comme dans un rêve.

* * * * * * *

 

À deux heures, le souper était dans son pleinchez la Kouliguine. Hélène avait à sa droite Khirkof et à sa gaucheSchomberg. En face d’elle, elle avait placé son camarade Balinsky,remis un peu de ses dernières émotions, dégrisé par un miracle etqui recommençait à se « regriser ». Nératof était là, etbeaucoup d’autres, de hauts tchinovnicks, des généraux civils etmilitaires tout couverts de décorations, et il y avait aussi dejolies filles du corps de ballet.

On avait déjà porté quelques toasts enflammésà l’artiste et à l’amour, et on avait vidé d’un trait beaucoup deverres, et on avait jeté, comme il convient après avoir bu d’unefaçon aussi solennelle, les verres par-dessus l’épaule, et on avaitentendu beaucoup de bruits de cristaux cassés.

Ceci se passait dans la grande salle à mangerde la datcha, dont les fenêtres étaient grandes ouvertes sur leparc, par cette belle et douce nuit blanche comme seulement on peuten jouir au nord du monde. On avait fait venir du vieux derevnia,le chœur des bohémiennes qui avaient chanté dans le jardin, entapant sur les tambourins, des hymnes sauvages… La gaieté avait étéfameuse, car le souper avait été exquis.

Nératof disait à Balinsky :

– Alors, c’est vrai, vous étiez parfaitementivre ? c’est pour de bon ! c’est incroyable !

Et Hélène lui jetait à travers la table,cependant que le pied de Schomberg, à sa gauche, lui emprisonnaitla jambe, et que Khirkof, à droite, s’était emparé de son bras etle mangeait de baisers :

– Mais quand Balinsky danse, il est toujoursivre !

Cette phrase eut un joli succès et le danseurpolonais fut le premier à l’applaudir. Mais il fit assezbruyamment :

– Ça n’empêche pas les Polonais d’être lespremiers danseurs du monde !…

– Après les Russes !… cria le vieuxgénéral Semezof, parfaitement furieux de l’outrecuidance deBalinsky.

– Et puis, soyez poli pour Hélène, qui estRusse, fit observer Schomberg.

– Les femmes ne comptent pas ! répliquaBalinsky, mais pour les hommes, je m’en tiens à ce que j’aidit !

– Au lieu de danser, ils feraient mieux de sebattre ! jeta le vieux général.

Balinsky brisa son verre.

– Pour qui ? Pour vous ?… Dieu desJagellons[6] hurla-t-il dans son ivresse.

« Seigneur Dieu tout-puissant !continuait Balinsky, cette vieille barbe dit que nous ne savons pasnous battre ! Ah ! Jésus, accorde-nous de pouvoir encorete prier un jour comme te priaient nos ancêtres sur le champ debataille, les armes à la main, devant un autel de tambours et decanons, et sous un baldaquin d’aigles blancs et d’ardentesbannières !

– Bravo, Balinsky ! cria Hélène.

Encouragé, le danseur se leva et, calé sur ledossier de sa chaise qui chancelait sous son propre poids, ilvoulut continuer son discours, mais tout à coup il s’effondra sousla table en tirant la nappe, et dans un grand bruit de vaissellebrisée.

On lui glissa une bouteille de champagne sousla table, mais il ne se tut pas tout de suite, on l’entenditgrogner :

– Moi, j’ai l’amour du prochain ! Moi, jepeux donner des leçons sévères !

Mais ce fut tout et il ne fut plus question delui pendant quelque temps.

Alors, le souper put reprendre une physionomiemoins combative. Personne ne contredit plus le brave généralSemezof, qui s’était rassis et expliquait à sa voisine de gaucheles bienfaits de l’autocratie, laquelle avait été, de tout temps,destinée à sauver le monde. On voulait l’interrompre et sa voisinene l’écoutait plus, mais il continuait pour lui-même :

– Comprenez-moi bien, je vous prie, ma chèreenfant. Dieu, ne pouvant être en même temps partout, a divisé laterre en royaumes. Il leur a choisi des chefs, comme le tsar, qui,lui-même, ne peut être en même temps partout, n’est-ce pas, machère enfant ? Alors le tsar délègue à son tour son autorité àdes seigneurs ou à de vieux généraux comme moi, chargés de veillerdans chaque ville et dans chaque village, de contenir le peuple etde régner sur lui. Voilà la vraie loi. Voilà la seuleadministration, donc ! Elle est d’institution divine, et ce nesont point les criailleries de cette brute de Polonais qui… à votresanté, mademoiselle… Je parle comme un vrai Russe. À bas laDouma ! Vive le tsar ! N’est-ce pas, mon vieuxSchomberg ? Toi aussi, tu es un vrai Russe !

– Lui Schomberg ! un vrai Russe !lança en ricanant Khirkof, parlons-en !… Son grand-père étaitSuédois, d’origine prussienne, son père est né en Russie, mais lui,Schomberg, est né en Grèce, d’une mère danoise sur un navireautrichien !

– Eh bien ! répliqua avec un rire énormeSchomberg, plaignez-vous, je vous apporte la sextuplealliance !

Le bonhomme était d’une humeur parfaite, carHélène lui permettait de manger dans son assiette et de boire dansson verre. De l’autre côté, Khirkof, qui assistait à ce manège,commençait à nourrir une belle rage.

– Tu nous apportes ton ventre qui n’est pasgonflé des flots de la Volga ! Bois et tais-toi ! Maisbois dans ton verre, cher petit père, tu feras plaisir à ta voisinede droite !

– Est-ce que tu serais jaloux, Khirkof ?murmura le gros homme en prenant le petit pied de la danseuse.

– Pour me croire jaloux de toi, aimablecamarade, repartit le prince, penses-tu que je sois privé de lalumière du jour ?

– Regardez-moi tous le cher petit frisé, lançaSchomberg. (Khirkof était à peu près chauve.)

– Avez-vous fini de vous chamailler comme desgamins à l’école, chers petits vieux de mon cœur ? fit Hélèneen riant.

– Écoute-la, Antoine Vassilievitch !… jene serais pas tranquille à ta place !… elle a mis deux petitsvieux dans son cœur !…

– C’est bon ! En voilà assez ! Tu esplus bête que méchant ! fit Khirkof, qui n’en pouvait plus. Jete prie de laisser Hélène tranquille !

– Et moi, je ne vous permets pas, mon cherprince, de parler sur ce ton à ce considérable ami, vousentendez ! fit Hélène. Que vous croyez-vous donc ici, cherseigneur ? Vous n’êtes rien plus que les autres,assurément !

– Ça, c’est parlé ! remarquaSchomberg.

– Taisez-vous, vous. En vérité, à vousentendre l’un et l’autre, on imaginerait que je suis votre petiteesclave préférée… Je ne suis à personne, moi ! ou à tout lemonde, selon qu’il me plaît… Mais assez de disputes ! Je veuxqu’on s’embrasse ! Schomberg et Khirkof, debout ! leverre en main ! et jurez-vous l’un à l’autre, en me regardantbien en face, une amitié durable jusqu’à la mort et buvez, comme ilconvient, là-dessus !… et brisez votre verre après ce joliserment ! Allons donc…

Ils obéirent tous deux, avec des gestesd’automates, et pleins de solennité, voyant bien qu’elle ne riaitpas et qu’il fallait en passer par là, se jurèrent cette amitiééternelle qu’elle leur demandait, s’embrassèrent, burent, brisèrentleur verre et se rassirent avec une haine à mort dans le cœur.

Aussitôt, les bohémiennes reprirent leurschants et leurs danses, et Hélène donna le signal du redoublementde la gaieté en buvant dans tous les verres qu’on lui tendait.

On avait tout à fait oublié Khirkof etSchomberg.

Tout à coup, un éclat terrible les rappela àl’attention de tous.

Voici ce qui s’était passé : Schombergavait continué sournoisement à faire le galant avec Hélène, puis ils’était enhardi jusqu’à lui prendre la taille, à lui faire viderlui-même sa propre coupe de champagne dans laquelle il buvaitensuite et qu’il jetait par-dessus son épaule, brisant un objetaussi précieux pour qu’il ne servît pas deux fois après avoir eul’honneur et la gloire de joindre leurs lèvres. Enfin, sesdiscours, agrémentés comme toujours d’anecdotes plusqu’inconvenantes, avaient le don, ce soir-là, de faire rire auxlarmes la Kouliguine, ce qui finit par exciter furieusement l’irede cet excellent Khirkof, lequel n’avait pas pris le temps de secalmer.

Il ne put se retenir de dire à Hélène, sur unton peu obligeant :

– Je ne comprends pas que tu puisses t’amuservraiment à des histoires que nous avons entendues cent fois.

– Michel Dimitrief m’amuse toujours, réponditHélène, en donnant avec sa voix la plus douce son nom de baptême augros Schomberg.

Celui-ci, qui avait tout entendu,déclara :

– Je te l’ai toujours dit, AntoineVassilievitch, ça ne vaut rien un air comme le tien auprès desfemmes. Il faut te garder pour le jour où tu porteras en terre tabien-aimée Sonia (la princesse Khirkof) ou l’oncle Rostopof.Seulement, je te connais, ce jour-là tu seras si heureux qu’on teverra rire pour la première fois de ta vie ! Hélène n’avraiment pas de chance avec toi : tu n’es gai que lorsque tureviens de l’enterrement.

La danseuse eut un rire clair et qui fit plusde mal à Khirkof que la lourde plaisanterie de son ami.

– Par saint Michel, je ne puis pourtant pas mefâcher des propos stupides d’un répugnant farceur ! déclaraKhirkof, qui éclatait. Toutes tes blagues, grosse outre remplied’alcool, ne t’ont jamais conduit auprès des femmes qu’à les fairerire, j’en conviens, mais c’est un résultat qui ne satisfait pas unhomme triste comme moi.

– Schomberg ne vous raconte pas toutes sesbonnes fortunes, répliqua Hélène. Schomberg est discret.

Et elle rit comme s’il y avait eu un secretentre eux, ce qui fit rire aussi Schomberg.

– … Si discret, continua Schomberg, que je nete raconterai certainement pas la plus belle de toutes meshistoires… et c’est dommage, parce qu’elle t’aurait bienamusé !…

Et il rit encore et Hélène avec lui.

Cette fois, Khirkof avait compris. Il devintblême.

– Si j’entends bien ! fit-il d’une voixtremblante, cette histoire que tu ne dis pas, Hélène la connaîtaussi bien que toi !…

– Demande-le-lui !…

– Dame ! je me demande qui la connaîtraitsi je ne la connaissais pas !… déclara effrontément ladanseuse. Mais je suis aussi discrète que Schomberg,moi !…

– Et cette histoire t’a plu, Hélène ?interrogea d’une voix râlante le malheureux prince.

– Comment ! si elle m’a plu ! sibien qu’il pourra, quand il voudra, la re… re… recommencer…

– Par la Vierge ! ce ne sera pas ce soir,en tout cas ! hurla Khirkof.

Et il se dressa, armé d’une carafe qu’il brisasur le front de Schomberg.

Aussitôt, tout le tumulte environnants’arrêta.

Le comte avait une légère blessure au front.Son épaisse chevelure avait amorti le coup. Quoi qu’il en fût, lesang coulait abondamment et jusque sur la nappe.

– Ah ! la brute ! avait criéHélène.

– Je te tuerai ! Khirkof ! éclataitSchomberg, qui, instinctivement, avait cherché à sa ceinture lesabre qu’il avait déposé au vestiaire, comme il convient… Ah !si j’avais une lame ou un pistolet !…

Et il voulait se ruer sur Khirkof… mais sesamis le retenaient pendant que la danseuse lui bandait le frontavec une serviette.

– Tue-le donc ! disait Hélène à sonoreille, tue-le ce soir, mon petit Michel ! et tu pourras meraconter une fois encore la belle histoire que tu aimestant !

– Ah ! par saint Michel ! je te jureque je vais le crever ! explosa Schomberg, transporté parcette promesse.

La rage de Khirkof n’était point calmée par lecoup qu’il avait frappé, au contraire ! la vue du sang de sonrival ne faisait que l’exciter et il demandait à grands cris desarmes, pendant que Nératof essayait en vain de le calmer.

– Lui ou moi ! il y a un des deux de tropsur les bords de la Néva ! rugissait-il.

– Oui, c’est toi, c’est toi qui es detrop ! et je vais te le prouver, antique ganache !faisait Schomberg en roulant des yeux furibonds sous son bandeauensanglanté.

– Barrique à harengs, mon talon fera sauter tadouve, damné du Christ !

– Ils ont raison, dit froidement celui quiessuyait posément le sang qui coulait de la blessure de Schomberg.Ils ont raison ! des injures pareilles entre seigneurs d’uneaussi haute noblesse et d’une aussi grande éducation demandent uneréparation immédiate. Ce sang veut être vengé !…

– Mon sabre ! que je le lui passe dansles tripes ! clamait Schomberg.

– Je te ferai manger les balles de monrevolver en guise de truffes ! criait Khirkof.

– Je regrette que tout ceci soit arrivé àcause de moi ! reprenait Hélène. Ces pauvres petits vieux sontfous d’amour. En ce qui me concerne, je réparerai mon tort autantqu’il est possible ! et je déclare solennellement que laKouliguine appartiendra au vainqueur !

– Hourra ! hourra ! cria-t-on detoutes parts.

– Des armes, des armes, réclamaient lescombattants…

– Ce sera donc un combat à mort ? gémitNératof, qui avait espéré qu’après un petit duel cette méchanteaffaire serait terminée.

– J’y compte bien ! répondit Hélène… Jene puis appartenir à tous les deux !… La morale s’yoppose !… Il faut que l’un des deux disparaisse.

– À mort ! à mort ! criaient lesrivaux.

Nératof, prévoyant que le scandale seraitépouvantable et craignant avec juste raison pour sa haute positionau ministère des Affaires étrangères, s’échappa par une porte, eton ne le vit plus.

Le vieux général Semezof servit de témoin àSchomberg, et le colonel Balatof à Khirkof, Ils prirent aussitôt ladirection de l’affaire.

Et voici comment le programme de ce combatexceptionnel fut arrêté par des témoins fort excités, lesquelsestimaient faire preuve de bravoure personnelle en exigeant lesconditions les plus terribles pour leurs clients : on laissaitaux combattants tout le jardin, qui avait la grandeur d’un parc. Onleur laissait aussi la salle à manger d’hiver ouvrant sur le jardinoù l’on avait soupé. Mais ils n’avaient pas le droit d’en franchirles portes intérieures donnant sur les appartements. On les armaitchacun de leur sabre et d’un revolver browning. On leur remettaitles chargeurs tout préparés. Ils avaient chacun une cinquantaine decoups à tirer.

Quand les témoins revinrent de leursconciliabules avec ces conditions et qu’ils les eurent faitconnaître, il y eut une grande satisfaction générale.

– Ils n’en réchapperont ni l’un nil’autre ! fit une voix.

– Ce serait dommage ! dit Schomberg, quiavait entendu, et il lança à Hélène un regard passionné.

– Sois prudent, mon petit renard !dit-elle à l’oreille du gros homme.

– Tu n’auras pas de mal à te débarrasser decette panse d’éléphant, glissa-t-elle à Khirkof, sur le frontduquel elle fit un signe de croix, du bout de son pouce rose, soitpour le protéger, soit pour le marquer d’avance pour letrépas ; ce qu’on ne sut jamais.

Hélène entraîna tous les convives hors de lasalle d’hiver et les fit monter derrière elle au premier étage dela datcha. On apporta des sièges sur le balcon et les témoins s’yinstallèrent. Comme cette partie du bâtiment faisait angle avec lepavillon central où se trouvait la salle à manger, on était sûr dene perdre rien du spectacle.

Le reste de la société se porta aux fenêtresavec des rires et des chuchotements.

La nuit devenait d’un rose admirable, sous lapremière touche de la rapide aurore. Il y avait suffisammentd’ombre cependant sous les bosquets pour cacher lescombattants.

Ceux-ci n’étaient pas encore visibles :on les avait placés dans un coin opposé du jardin, derrière lesarbres, et au signal de Semezof, ils avaient le droit d’agir commeils l’entendraient…

De hauts murs entouraient la propriété et ladatcha se situait dans un endroit des îles suffisamment isolé pourque l’on n’eût à craindre aucune regrettable intervention.

Semezof tira deux coups de revolver. C’étaitle signal.

Il y eut un silence de cinq minutes.

Les combattants restaient invisibles.

– Ils se sont peut-être endormis, ditHélène.

Et tout le monde rit, excepté les témoins, quifirent entendre des « chut » énergiques et indignés.

Tout à coup, on perçut une série de coups defeu qui partaient d’un bosquet obscur, tout au fond du côté dunord, puis on vit Khirkof qui sortait rapidement du bosquet,traversait en courant une pelouse et s’enfonçait dans un autrebosquet. Sur la lisière du premier bosquet, Schomberg parut, sonrevolver fumant à la main.

– Ils ont dû faire le tour des murs et sejoindre dans le premier bosquet, expliqua Semezof. À moins queSchomberg n’y ait attendu tranquillement Khirkof et l’ait« canardé » au moment où l’autre s’avançait sans levoir.

– Khirkof ne paraît pas touché !

– Khirkof n’a pas tiré, remarqua le colonelBalatof.

– Non, il ménage ses munitions et il faitbien. Qui veut vivre longtemps ménage sa poudre, dans ces sortesd’affaires, opina Semezof.

– M’est avis que Khirkof, qui est astucieux,expliqua un autre, s’est peut-être découvert exprès pour exciterSchomberg à tirer. Ils ont un peu bu tous les deux. Tant qu’ils neseront pas à bout portant, la pétarade n’est pas trèsdangereuse.

– Schomberg est lourd, expliqua un quatrième,Khirkof encore agile, et le plan de Khirkof est peut-être de nejoindre Schomberg que lorsque celui-ci sera au bout de sesmunitions…

– Oui ! oui ! certes. C’est biencela… Voilà pourquoi nous l’avons vu fuir… Schomberg ferait bien dese méfier.

Comme pour donner raison à cette conception ducombat, on revit Khirkof qui bondissait à travers une pelouse commeune gazelle. Du bosquet qui cachait Schomberg, des coups de feupartirent encore, poursuivant Khirkof, qui, cette fois, eut ungeste brusque et bizarre et se cacha derrière un massif avec uneallure singulière.

– M’est avis, cette fois, que Khirkof esttouché, dit Semezof.

– Peut-être bien, dit Balatof. Un jeu comme lesien comporte aussi des risques.

On ne revit plus les adversaires pendantquelques minutes, puis, soudain, des coups de feu partirent d’unendroit tout à fait opposé.

En avant des écuries, il y avait deux grosarbres, séparés par une vingtaine de mètres ; abrités derrièreeux, Khirkof et Schomberg se tiraient dessus avec entrain, essayantd’atteindre la partie de leur individu qui dépassait.

Deux balles vinrent frapper le coin de lafenêtre où se trouvait Hélène et ses amis. Il y eut un peud’effarement et des rires. Seule Hélène n’avait pas bougé. Sonsang-froid fit honte aux autres, qui s’étaient rejetés dans lapièce.

– Vous allez voir qu’ils vont s’épargner etque c’est nous qu’ils vont tuer. Ce sera très drôle, dit-elle. Queceux qui ont une vieille mère à soutenir ou une petite sœur àélever descendent dans la cave.

– Silence ! commandèrent les témoins.

Mais tout à coup il n’y eut qu’un cri auxfenêtres :

– Schomberg en a !

En effet, le gros homme avait poussé ungémissement lugubre et s’était abattu derrière son arbre, les brasen croix.

– Il est mort ! crièrent des voix que lestémoins étaient impuissants à faire taire. Il est mort !

De fait, il ne bougeait pas plus que s’ilétait trépassé. Khirkof ne s’étonna point de l’avoir atteint. Lacorpulence de Schomberg n’avait pas été si bien masquée par l’arbrequ’elle ne lui eût souvent présenté une cible presque facile. Pourplus de sûreté, il déchargea de loin son revolver sur ce qu’ilapercevait, par terre, de Schomberg, puis, comme l’autre ne remuaittoujours pas, il se risqua à quitter l’abri de son arbre et sedécouvrit tout à fait prêt à rebondir derrière l’arbre si l’autrefaisait un mouvement.

Mais Schomberg devait être bien mort.

Khirkof s’avançait toujours, le revolver enavant.

Il constatait que le comte, en tombant,n’avait pas lâché son revolver qui était toujours crispé dans sonpoing. Mais, étendu comme il était là, Khirkof avait sur lui legros avantage d’être prêt à tirer et à l’achever au moindremouvement, et bien avant que l’autre eût pu se mettre enposition.

C’est ce raisonnement si simple qui le fitplus hardi. Et il se prépara à franchir d’un bond la distance quile séparait encore de son rival.

Et, de fait, Khirkof sauta. Mais, au mêmemoment, Schomberg, qui ne faisait que le mort, ayant été assezgrièvement blessé à l’épaule et étant tombé du coup, Schomberg seredressa beaucoup plus vivement que l’on ne pouvait s’y attendre,mais pas assez vivement pour empêcher Khirkof d’être sur lui et dele viser à bout portant.

Il était perdu s’il ne s’était produit unévénement qui fit pousser à Kirkof un gémissement d’horreur etd’impuissance !

Son revolver n’avait plus de cartouches, etc’est en vain qu’il appuyait sur la gâchette : la foudre nesortait plus de cette arme inutile.

Ce fut le revolver de Schomberg qui fit sonœuvre : et Khirkof, n’ayant le temps ni de tirer son sabre, nide recharger son arme, atteint trois fois à l’instant même par desprojectiles dont deux lui traversaient les mâchoires et letroisième le bras gauche, ne put que s’enfuir le plus vite possiblevers la grande bâtisse du garage et des écuries.

Schomberg, qui s’était péniblement relevé, lepoursuivait déjà.

Khirkof, en courant, n’avait qu’unespoir : celui de prendre le temps de recharger son revolveret il arriva à verser dans l’arme le dernier chargeur qui luirestait, avant que le gros Schomberg apparût au coin du bâtimentque lui, Khirkof, venait de tourner.

Alors, s’appuyant au mur (car les forcescommençaient à le trahir et il souffrait horriblement de samâchoire brisée), il se traîna, le revolver prêt, jusqu’au coin parlequel il s’attendait à voir paraître Schomberg. Comme Schombergétait décidément long à se montrer, Khirkof avança prudemment latête. Aussitôt, il y eut un coup de feu et une balle siffla àl’oreille de Khirkof.

Alors, celui-ci, qui s’était naturellementrejeté en arrière, eut une idée, celle de reculer et de faire ainsitout le tour du bâtiment à rebours, pour tomber sur le dos deSchomberg.

Ainsi commença-t-il, toujours en se traînant,de mettre son projet à exécution.

Khirkof, de plus en plus précautionneux, etretenant un souffle trop bruyant et qui ressemblait à un râle,continuait à s’avancer le long du mur. Il n’avait plus qu’un coin àtourner pour surprendre Schomberg, mais le malheur pour lui fut queSchomberg avait eu la même imagination que la sienne. Il avaitespéré, lui aussi, de surprendre Khirkof, et avait rebroussé cheminde son côté, si bien que, tout à coup, ils se trouvèrent nez à nez,à leur grand ébahissement.

Alors, ils déchargèrent leurs revolvers sanstrop savoir ce qu’ils faisaient.

Ce fut au tour de Schomberg de n’avoir plus deballes et il n’eut que le temps de courir à la salle à manger.Quand Khirkof y arriva, à son tour, se traînant lamentablement, iln’avait plus de cartouches, lui non plus, et il venait de tirer sonsabre. Il entra dans la salle.

Alors, ceux qui étaient aux balcons, auxfenêtres et dans le jardin, entendirent un tapage effroyable demeubles renversés, de vaisselle cassée…

Par les fenêtres ouvertes, on voyait les deuxmoribonds se porter encore des coups affreux.

Leur silhouette se dressa une dernière fois,soulevant des sabres trop lourds et dégouttant de sang.

Enfin, Khirkof, au bout de ses forces, laissatomber son arme et s’appuya contre l’encadrement de la fenêtre. Ilne pouvait plus faire un geste. Ses yeux grands ouverts dans saface massacrée fixaient son vieux camarade Schomberg qui n’étaitguère dans un meilleur état que lui.

Et il n’essaya même pas de se garer du coupsuprême que cet excellent ami lui portait…

Schomberg tenait son sabre à deux mains et,d’un coup de pointe terrible, il le lui planta dans la poitrine,puis il le retira avec effort. Alors Khirkof bascula et la moitiéde son corps resta pendante en dehors de l’appui de la fenêtre,comme ces pantins, à Guignol, dont le buste tombe, vidé par-dessusla rampe, à la fin de la farce…

Les spectateurs s’apprêtaient à quitter leursplaces, quand on vit le gros Schomberg sortir de la salle à mangeret s’avancer dans le jardin en s’appuyant aux arbres.

Il regardait éperdument du côté d’Hélène. Iltournait vers elle sa tête ensanglantée qui, de temps à autre,roulait sur son épaule. Cependant, par un miracle de volonté, il laredressait et il se remettait à faire quelques pas, laissant desflots de sang derrière lui… Il s’appuyait sur son sabre, rouge dusang de Khirkof. Il mettait une minute, un siècle, à faire unpas.

– Oh ! répondit simplement Hélène,allez-vous-en ! allez-vous-en tous !…

Il y en avait déjà beaucoup de partis. Ils sesauvaient comme des malfaiteurs qui ont fait un mauvais coup,songeant trop tard que cette affaire aurait du retentissement etescomptant déjà le mensonge avec lequel ils pourraient sauver leurresponsabilité. Ils voulaient pouvoir prétendre qu’ils n’avaient purester jusqu’à la fin d’un duel abominable qu’ils réprouvaient.

Cependant il en était d’autres qui hésitaientà laisser Schomberg dans cet état et ils allèrent au-devant de luipour lui proposer de le ramener chez lui.

Il les repoussa d’un geste farouche :

– Allez-vous-en ! allez-vous-en !…laissez-nous !… elle est à moi !… je l’ai biengagnée ! râlait-il.

D’autres parlèrent sans conviction de secharger du cadavre de Khirkof et de l’aller déposer à sonhôtel.

C’est alors que les domestiques, qui avaientdisparu pendant tout le drame, vinrent dire que leur maîtresse sechargeait de tout et les priait de quitter la datcha.

La maison fut vide en un instant. Il n’y eutplus que ce gros moribond de Schomberg qui continuait de se traînerd’arbre en arbre, en haletant :

– Non ! non ! je veux bienmourir !… mais après !… après !…

Hélène était dans sa chambre, laissant sesfemmes procéder à sa toilette de nuit. Très calme, elle donnait sesderniers ordres, cependant qu’une camériste peignait son admirablechevelure :

– Maintenant, dit-elle, en se polissant lesongles, allez me chercher ce bon jeune homme !…

Une des femmes sortit et revint deux minutesplus tard avec Nicolas Mikhaëlovitch.

Les servantes se retirèrent.

Nicolas, sans dire un mot, avait pris Hélènedans ses bras. Celle-ci lui souriait de toutes ses dents.

Une porte s’ouvrit :

– Ne te retourne pas, dit-elle… Ne te retournepas, Nikolouchka !… Regarde-moi comme ça ! toujours commeça !… dis-moi que tu m’aimes !…

– Ah ! si je t’aime ! soupiral’autre.

Et il lui prit les lèvres… mais tout à coup ily eut un double cri, un cri de rage, un cri de douleur, et deuxcorps roulèrent sur le tapis.

Le vieux Schomberg, qui était enfin arrivé àse traîner, grâce à des efforts surhumains, dans la chambred’Hélène, n’y était parvenu que pour voir son fils dans les bras decette femme pour la possession de laquelle il allait mourir… et sadernière force, son dernier souffle, son dernier coup, avait étépour frapper cet enfant, le sien !… qui lui prenait saplace !

Et dans son égarement, dans la folie qui luiembrasait le cerveau, il avait planté son sabre, qui avait déjàfait, cette nuit-là, de si cruelle besogne, dans le dos de sonfils. Il l’avait enfoncé de tout son poids en rendant, dans unesuprême malédiction, le dernier soupir.

Hélène s’était jetée de côté et le corps dufils avait roulé à côté de celui du père.

Nicolas Mikhaëlovitch se tordait déjà dans lesaffres de l’agonie, en regardant Hélène qui n’avait pas cessé desourire. Quand il ne remua plus, la fille d’Apostol poussa les deuxcorps du bout de sa mule :

– Je te donne encore ces deux-là,papka !…

Chapitre 19NON ! NON ! MA PETITE ÂME ! TOUT N’EST PAS FINI !

 

Agathe Anthonovna ne s’était pas couchée. Ellene pouvait plus vivre dans ce pays. Elle avait résolu de le fuir.Seulement, elle n’avait pas d’argent et elle ne connaissaitpersonne en qui elle pût avoir une assez grande confiance pour luidemander conseil et, à plus forte raison, pour la protéger.

Le miracle était qu’en cette minute où tousl’avaient abandonnée au hideux Raspoutine, elle eût trouvé pour lasauver une danseuse, la Kouliguine !

Agathe lui en avait une reconnaissanceinfinie. Toute frémissante encore des dangers courus, elle voyaitentre elle et Raspoutine se dresser cette belle et héroïque figure.La danseuse n’avait eu que quelques mots à prononcer pour quel’affreux cauchemar s’évanouît.

Alors, pourquoi chercher ailleurs une plusutile protectrice ? Il n’y en avait pas ! Elle irait sejeter aux pieds de la Kouliguine, cette nuit même, lui dirait sestranses, ses terreurs et la supplierait de la cacher, de l’aider àfuir, à quitter la Russie qui maintenant lui faisait horreur.Ah ! retourner en France !… revoir des pays desoleil ! le Midi calme, les jardins embaumés, les jours et lesnuits sans angoisse et sans horreur !…

La Kouliguine, si puissante et si riche, luiprocurerait des passeports et lui prêterait de l’argent.

Son plan arrêté, Agathe consentit à écouter sagniagnia, qui la suppliait de prendre un peu de repos. Elle selaissa coucher et renvoya la bonne vieille.

Puis elle se releva, s’habilla vivement,s’enveloppa d’un sombre manteau et écouta les bruits de lamaison.

Elle savait que sa mère n’était pas encorecouchée ; s’il en avait été autrement, elle aurait dû remettrela réalisation de son projet à plus tard, car elle était dans lanécessité de traverser l’appartement de sa mère pour se rendre aupetit escalier privé qui faisait communiquer directement cetappartement avec la rue.

Sa mère seule en avait la clef, et Agathen’ignorait point où elle se trouvait : dans le tiroir de latable de nuit de la princesse, si les habitudes de la maisonn’avaient pas changé. La princesse se servait souvent de cetescalier pour ne pas passer par le grand padiès quand elle voulaitfuir les importuns ou courir quelque aventure.

Gniagnia avait dit à Agathe que Raspoutineétait parti depuis longtemps et que sa mère et la Wyronzew et laprincesse Karamachef avaient entrepris une partie de poker quidurerait, suivant l’habitude, jusqu’au matin.

Tranquille de ce côté, Agathe pénétra dans lachambre de sa mère, alla à la table de nuit, ouvrit le tiroir,trouva la clef, qui était une forte clef, ce qui expliquait que laprincesse ne l’avait point toujours sur elle.

À côté de la clef et de quelques breloques, ily avait un revolver. Agathe s’en empara.

Elle quitta la chambre, traversa un cabinet dedébarras, descendit l’escalier, ouvrit la porte de la rue, lapoussa avec précaution et jeta un regard sur la place desGrandes-Écuries.

Cette place était entièrement déserte. Ellereferma vivement la porte et s’enfonça dans l’ombre, du côté ducanal Catherine. Elle traversa un pont, erra quelque temps,s’éloigna du palais d’hiver, aborda les quais de la Néva ettraversa le fleuve sur le pont Troïtsky.

Elle n’ignorait pas où se trouvait la datchade la Kouliguine ; plus d’une fois, au cours de ses promenadesaux îles, elle avait remarqué cette somptueuse maison de campagne,isolée dans un coin désert des rives du golfe de Finlande, etchacun savait, à Pétersbourg, que c’était la propriété de ladanseuse.

Agathe marcha longtemps. Elle aperçut enfinles toits de la datcha au-dessus d’un gros bouquet d’arbres.

Elle n’eut point besoin d’aller jusqu’à lagrande grille. Une petite porte du côté de la Néva étaitentrouverte. Elle pénétra dans les jardins. Elle se trouva derrièreun bâtiment dont une porte était, là encore, entr’ouverte.

Alors elle pénétra dans une vaste pièce oùrégnait un désordre indescriptible. Elle s’aperçut bientôt qu’iln’y avait pas seulement là du désordre, des tables renversées, dela vaisselle brisée ; il y avait encore du sang et ellerecula.

Il y avait du sang partout, sur les murs etsur le parquet et sur la nappe maculée qui traînait par terre.

Dans quelle horreur nouvelle Agathe était-elletombée ?

Elle voulut fuir, mais elle s’aperçut que,pour gagner la petite porte par laquelle elle était entrée, il luifallait marcher dans du sang, et comme il y avait une autre porteen face, elle alla vers cette seconde porte.

Avant de l’atteindre, il lui sembla quequelque chose remuait à une fenêtre ouverte sur le jardin. C’étaitun coin de vêtement que soulevait la brise du matin. Alors, commesa marche la rapprochait de cette fenêtre, elle crut distinguerquelque chose qui ressemblait vaguement à un corps renversé.

Elle détourna la tête et s’élança pourfranchir plus tôt la porte et échapper à ce nouveau cauchemar.Mais, quand elle fut dans le jardin, ce fut plus fort qu’elle, elledut tourner la tête du côté de la fenêtre où elle avait cru voir uncadavre. Et, cette fois, elle distingua la tête du cadavre etreconnut son père, le malheureux Khirkof.

Elle eut un sourd gémissement et se traînajusque-là pour être sûre qu’elle avait bien vu cette choseaffreuse. Elle n’osa pas toucher cette chose morte. À la vérité,c’était son père ! Il était couvert de sang et il avait encoreles yeux grands ouverts dans sa face rouge renversée.

Agathe étendit les bras et tourna surelle-même, éperdue, la bouche ouverte et, cependant, ne pouvantcrier, n’en ayant pas la force.

Autour d’elle, partout, sur le sable desallées, dans les sentiers, sur l’herbe des pelouses, il y avait dusang.

Un homme là-bas, dans un massif d’hortensias,était étendu et c’était peut-être, lui aussi, un cadavre.

Est-ce qu’elle voyait vraiment toutcela ? Est-ce qu’elle ne rêvait pas ?… Est-ce qu’elleavait bien quitté l’hôtel des Grandes-Écuries ?…

Tout à coup, parmi toutes ces choses quiappartenaient à la mort, elle vit une ombre, vivante, une ombrevivante qui traversait le jardin et qui l’épouvanta plus que toutle reste.

Dans cette ombre-là elle avait reconnuRaspoutine !…

Raspoutine qui se dirigeait vers le perron dela datcha. C’était bien lui ! ah ! c’était bienlui ! Non ! non ! elle ne rêvait pas !… elle leconnaissait bien !… elle l’avait vu d’assez près ce soir-là,la pauvre chère enfant !…

Alors voilà que toute sa peur disparut.

Elle n’eut plus en elle qu’une colère terriblecontre le monstre !… Elle ne douta point que tout ce sang,c’était lui qui l’eût répandu !… C’était lui qui avait tué sonpère !… Raspoutine ne l’avait laissée, elle, que parce que laKouliguine s’était promise !… Et il était venu réclamer leprix du marché !… Et il avait trouvé là son père qui était(elle savait cela depuis longtemps) l’ami de la Kouliguine, et lemonstre, dans un accès de fureur jalouse, avait tué sonpère !

Il était capable de tous les crimes !…Partout où il y avait du drame et du sang, on devait rencontrer cethomme-là !…

Et ce monstre l’avait tenue dans ses bras,elle, elle, la pauvre Agathe !… Toute sa chair révoltée entressaillait encore !… mais elle n’avait plus peur delui ! elle n’avait plus peur !… Elle avait unrevolver !… c’était le ciel qui lui envoyait le damné… Ilallait payer ses infamies… Elle allait abattre comme un chienenragé cette bête puante !… avec quelle joie !… avecquels transports !…

Elle courut derrière lui, elle franchit leperron, elle traversa le vestibule.

Il devait être monté dans les chambres. Ellegravit l’escalier. Elle tenait son revolver à la main et elle avaitune envie délirante de le tuer, de le voir culbuter devant elle, dele voir se tordre et souffrir et écumer dans une agonie quiviendrait d’elle, d’elle qu’il avait outragée !

Comme elle arrivait sur le palier, elle setrouva tout à coup en face d’Hélène qui étouffa un cri en la voyantet tenta de l’entraîner avec elle immédiatement. Mais Agathehésitait :

– Raspoutine ! je vais le tuer ! Oùest-il ?

La Kouliguine avait bien de la peine à luifaire entendre raison :

– Tais-toi et viens ! Si j’ai faitquelque chose pour toi, fais cela pour moi !suppliait-elle.

– Tout ce que tu voudras ! tu m’assauvée ! mais laisse-moi tuer Raspoutine !

C’était son idée fixe, et comme l’autre larepoussait, elle répétait, comme une enfant rageuse :

– Pourquoi ? pourquoi ?

– Viens ! viens ! laisse-toiconduire ! il le faut !

Hélène finit par venir à bout de cetentêtement forcené et par arracher le revolver des mains de lafille de Khirkof. Elle poussa Agathe dans l’escalier et les deuxjeunes femmes se retrouvèrent dans le vestibule accrochées l’une àl’autre. Elles entendirent des portes claquer à l’étage supérieur,puis des pas au-dessus de leur tête. Hélène jeta Agathe sousl’escalier.

Raspoutine descendait.

– Il me cherche, tais-toi ! disait à voixbasse la danseuse qui avait sa main sur la bouche d’Agathe.

L’homme s’arrêta dans le vestibule, ouvritencore des portes, puis s’arrêta pour appeler, d’une voixféroce :

– Kouliguine ! Kouliguine !

Aucun bruit ne lui répondait, il dit touthaut :

– Est-ce qu’on l’a assassinée, elleaussi !… Il n’y a que des morts et du sang ici !…

Il ferma encore une porte avec un éclatfurieux et s’en alla rapidement, traversant le parc à grande allureet en appelant Spriatchef, son garde du corps, qu’il avait laissé àla porte et sans lequel il ne se risquait à courir aucuneaventure.

Hélène et Agathe s’étaient précipitées à unefenêtre et, derrière un rideau, elles le virent se jeter avecSpriatchef dans un isvô qui attendait sur la route et qui partitcomme une flèche.

Alors Hélène rendit son revolver à la fille duprince Khirkof.

Agathe tremblait encore de sa résolution detuer et de l’impuissance où Hélène l’avait mise de remplir sonardent dessein.

– Pourquoi as-tu fait cela, toi qui es sibonne pour moi ?… J’aurais tant voulu le tuer !… Il tefait donc peur ?…

Hélène, à cette parole, sourit.

– Oui ! je sais, tu n’as peur de rien…mais tout de même tu t’es cachée de lui !… Pourquoi ?…pourquoi ?… Ça aurait été si bon de l’abattre à tespieds !… et c’en était fini avec cet homme qui fait le malheurdu monde et a assassiné mon père !…

– Ce n’est pas lui qui a tué ton père, ditHélène. Ton père a été tué dans un duel loyal par son vieil amiSchomberg… Il n’y a rien à dire à cela !… Tu vois donc que tun’as pas à venger ton père !…

– Mais moi, moi, qui me vengera ? s’écriaAgathe en se tordant les mains… Tu crois donc que ce n’est rien, mapudeur offensée ? et les mains de cet homme sur moncorps ? et ma robe de vierge déchirée ?… Ah !pourquoi m’as-tu ôté cette joie de le voit mourir de ma main ?Cela, je ne peux pas te le pardonner !… Non, non ! je nepeux pas !… je ne peux pas !…

Et la jeune fille eut une grande crise delarmes.

– Écoute, Agathe Anthonovna, fit Hélène en luiessuyant le visage et en la caressant. Je vais te faire un serment,mais un vrai serment, non point sur des images de premièrecommunion, mais sur le sang qui bat dans mon cœur ! Je te jurequ’une occasion pareille se retrouvera et que je te laisserai letuer comme tu voudras !

– Tu ne trouves donc pas qu’il en a assezfait, là-bas ! non, je ne te comprends pas !… Il n’y aplus que de la pourriture et du sang sur cette terre !… Il n’ya plus aucun espoir à caresser dans nos cœurs ! J’étais venuepour que tu me caches, pour que tu m’aides à fuir !… Mais àquoi bon ? De quelque côté que je me tourne, je ne vois quedes crimes !… Et chez toi, on marche sur des cadavres !…Mon père se bat avec son meilleur ami pour un sourire de toi, et ilmeurt, et tu trouves cela très bien !… Je ne puis même paspleurer mon père qui m’a livrée à Raspoutine !… Et tu n’as pasvoulu que je tue cet homme, toi qui as regardé mourir mon père ensouriant… Je voudrais être morte ! Tout estfini !…

Hélène embrassa Agathe et, la berçant dans sesbras, lui dit :

– Non ! tout n’est pasfini ! ma chère petite âme !

Elle l’entraîna encore, et, cette fois, Agathese laissa conduire. Une drochka attendait la danseuse à la porte dela datcha. Elle y fit monter Mlle Khirkof, qui, tout àfait passive maintenant, et très abattue, semblait au bout de sesforces. Cependant, elle demanda qui allait s’occuper du corps deson père.

– La police ! répondit Hélène. Je l’aienvoyé chercher !… La police étouffera le scandale et fera àton père une sépulture pleine d’honneur.

Alors Agathe ne dit plus rien… Elle ne savaitpas où la Kouliguine l’emmenait et elle ne le lui demandait pas.Tout lui était devenu indifférent.

La voiture les conduisait rapidement vers lenord, le long du golfe aux flots pâles. Puis elles traversèrent lesmarais, sur une route en remblai, à droite et à gauche de laquelleelles découvraient des eaux stagnantes envahies par les herbes etles roseaux.

Elles s’enfoncèrent ainsi, pendant des heures,au cœur de ces lugubres solitudes.

Et puis, à la lisière des forêts du nord,elles s’arrêtèrent devant une grande fabrique entourée de hautsmurs. Quelques petits bâtiments, portes closes, s’élevaient àdroite et à gauche. Une haute cheminée, à moitié démolie, sedressait dans un coin. Tout ceci paraissait plutôt un fantôme defabrique qu’une fabrique même, quelque chose comme une anciennescierie mécanique abandonnée.

Agathe aurait pu se demander pourquoi Hélènela faisait pénétrer dans cette désolation, mais elle ne sedemandait plus rien, elle ne pensait plus… Elle ne voulait pluspenser à rien…

Les deux jeunes femmes entrèrent dans uneimmense cour.

Cette cour était pleine d’une foulesilencieuse. Il y avait bien là deux cents hommes dont beaucoupétaient très jeunes, avec des yeux bleus candides et un teint pâle.Les plus âgés avaient des types de Christ, tels qu’ils sont peintssur les panneaux de l’école byzantine et qu’on les trouve dans lesbazars, enchaînés d’argent et d’or. Il y avait des paysans assispar terre, les jambes croisées. Ces hommes de la campagne étaientvêtus de peaux de bêtes, de sayons, de touloupes. Ils avaient àleurs pieds de pauvres souliers d’osier et un lacis de cordelettesqui montait jusqu’à mi-jambes.

Il y avait aussi des femmes, de pauvres femmesaux figures graves et attentives, avec des fichus éclatants sur latête.

Agathe se rappela avoir lu, quelques annéesauparavant, une relation qui l’avait frappée, d’une réunion de cegenre à laquelle avait assisté dans des circonstancesexceptionnelles un reporter célèbre d’Occident, venu en Russie aumoment de la première révolution russe. Ces paysans, ces ouvriersétaient donc des révolutionnaires !

Comme elle l’avait dit à Hélène :tout était fini ! Alors ?

Alors, quelqu’un monta sur un banc et parla.Celui-ci était un jeune homme. Il n’appartenait ni à la classeouvrière ni à la paysanne. Il avait plutôt l’allure d’un étudiantinspiré.

Son regard donnait de la force à tous lesregards. Et sa parole faisait battre tous les cœurs.

– Qu’est-ce donc que cette Russie immense dontparle le monde entier sans la connaître ? disait-il ; oùva-t-elle ? Au premier abord, rien ne l’indique. Elleressemble à ces steppes arides et sans fin, dont l’œil ne peutembrasser l’horizon ni sonder les profondeurs !

« Le flatteur lui dit :

« – Sois fier, ô peuple au frontcouronné, au glaive terrible. Toi qui disposes de la moitié del’univers. Pas de frontière à ton empire. Le monde t’appartient etplie en esclave devant ta majesté. Le steppe s’épanouit en champsféconds, tes montagnes élèvent dans les airs leurs têtes boisées,et tes rivières ressemblent à l’Océan.

« Ô mon pays ! dépose tafierté !… N’écoute pas les flatteurs !… Et quand même tesrivières rouleraient des ondes comme l’Océan, et quand bien mêmetes montagnes ruisselleraient de rubis et d’émeraudes, et quandbien même tes mers t’apporteraient leurs tributs… et quand bienmême des pays entiers baisseraient les yeux devant l’éclat de tatoute-puissance, dépose ta fierté, n’écoute pas lesflatteurs ! travaille, prépare la route de l’avenir ! cartu n’es encore qu’un peuple esclave à l’aurore du monde, et il tefaudra des forces pour supporter le poids sacré de laliberté !

« Ta mission est haute et sainte :c’est le sacrifice et l’amour ! c’est la foi et lafraternité !… »

Ainsi parlait ce jeune homme ; et chacun,en l’écoutant, se sentait des flammes au cerveau. C’est que nonseulement il trouvait le chemin des cœurs, mais encore il savaitparler à la raison. Son rêve d’avenir, dont il prédisait laprochaine réalisation, n’était point seulement celui d’un poète,mais, à la vérité, celui d’un homme de génie qui possède d’instinctle sens de conduire et d’instruire les peuples.

À ces êtres frustes qui soupiraient après laliberté, il ne cachait aucun des lourds devoirs qu’elle impose.

– Notre but, disait-il, doit êtred’établir un ordre stable, qui puisse garantir le bonheurde tous et les intérêts de chacun !

L’extase qui le transportait s’étaitcommuniquée à tous ceux qui étaient là.

Hélène regardait Agathe.

La morne jeune fille de tout à l’heure n’étaitpas reconnaissable. De nouvelles et brûlantes couleurs rosissaientses joues. Son sein s’agitait. Son regard, attaché sur ce jeunehomme, beau comme l’archange de la liberté, s’allumait d’un feuinconnu.

Et quand il eut fini de parler, ellel’écoutait encore… Ses paroles continuaient en elle-même leur chantde triomphe et d’amour et accéléraient le battement de ses artères…et quand il passa près d’elle, dans l’adoration de tous, elle aussil’adora, mais pas seulement comme une esclave que l’ondélivre ; elle l’adora avec son petit cœur tout neuf de jeunefille qui, tout à l’heure, voulait mourir sans avoir aimé…

La foule le suivait…

Les deux jeunes femmes restèrent seules.Hélène dit à Agathe :

– Eh bien ! tu vois que j’avais raison,ma chère petite âme, de te dire que tout n’était pasfini !…

– Non ! non ! soupira Agathe enrougissant jusqu’aux yeux… Non, tout n’est pas fini !…

Et, après un silence :

– Quel est donc ce jeune homme qui parle sibien ? Tu le connais ?

– Je ne lui ai jamais parlé, répondit ladanseuse… et je n’ai jamais voulu lui être présentée… Il y a,ici-bas, continua-t-elle, pendant que ses yeux se remplissaientd’ombre, il y a des êtres qui ne doivent pas se connaître, bienqu’ils aspirent au même but, mais par des chemins sidifférents…

Et tout bas, elle acheva sa pensée… pourelle-même :

– Lui, il travaille avec son âme ! etmoi !… moi !…

Agathe, qui pensait toujours à ce jeune homme,ne s’aperçut même pas que les yeux d’Hélène étaient pleins delarmes…

– Comment s’appelle-t-il ?demanda-t-elle… Tu le sais ?

– Tu le lui demanderas toi-même…

Chapitre 20L’ÎLE DU BONHEUR

 

Le grand-duc Ivan et Prisca entrèrent enFinlande comme dans un paradis embaumé. L’homme qui conduisait leurchar et leur fortune incertaine les fit passer par des cheminsignorés, au cœur de forêts merveilleuses et toutes frémissantes dela vie nouvelle du printemps.

Ils passaient bien loin de l’unique petitevoie de fer qui, par les chutes de l’Imatra, va de Viborg à Joensu.Ils n’avaient à craindre aucune mauvaise rencontre. Quelquesbûcherons aimables, sur le seuil de leurs toubas, lessaluaient parfois quand ils traversaient une clairière.

Ils oubliaient les événements passés etcependant encore si proches. Jamais ils ne s’étaient sentis aussijeunes. Ils s’aimaient.

Rien n’existait plus qu’eux et leur amour.Prisca ne s’étonnait de rien. Élevée à l’occidentale et le pluscorrectement du monde dans un milieu où le moindre geste est dictépar la tradition et la bienséance, elle était subitement devenueune heureuse petite sauvage.

Les provisions paraissaient inépuisables. Ilsbuvaient l’eau des ruisseaux en s’allongeant dans les fougères eten plongeant leur menton dans le frais courant, comme de jeunesanimaux altérés, et cela les faisait beaucoup rire. Le soir, ilss’endormaient, roulés dans leurs couvertures, tout près l’un del’autre, la main dans la main, tantôt sous un toit rustique, tantôten pleine forêt, sous les arbres et sous les étoiles.

Enfin, on arriva.

Vers le soir, une grande nappe bleue, vastecomme une mer, apparut à travers les branches des arbres. Ilspoussèrent des cris d’admiration et ils furent bientôt devant unerive enchantée.

Ils battirent des mains et crièrent encored’enthousiasme. C’était le lac Saïma, plus grand que le lac deGenève, qui s’enfonce dans les terres du nord du monde en centdétours et dont les eaux présentent, comme des corbeilles fleuriessur une nappe d’azur, des milliers de petites îles embaumées.

– C’est ici, avait dit Iouri, l’isvotchick, endisparaissant.

Ils regardèrent autour d’eux et, ne voyantaucune habitation, ils se mirent à rire.

– Ici, mais c’est parfait ! s’exclamaPierre. Nous voici ici comme le premier homme et la première femmeau commencement du monde ; nous sommes un peu plus habillés,mais il nous faudra construire comme eux une hutte de terre et debranches !

– Tiens ! une barque !

En effet, un canot venait de se montrer,doublant une étroite langue de terre qui était sur leur gauche, ducôté de l’occident.

– Mais il y a un homme dedans !

– Il nous a vus ! Il vient versnous !

– Mais c’est Iouri !…

C’était bien Iouri qui revenait, transformé enrameur, et qui abordait à côté des jeunes gens. Il les priait demonter dans son canot.

– Où allons-nous ? demanda Pierre, quandils furent assis en face du rameur.

– Là où je dois vous conduire ! répliqual’autre, sans plus…

– Eh bien ! on est renseigné avec cegarçon-là, dit Prisca.

Il pouvait être huit heures du soir ; lanuit, en cette saison et sous cette latitude, ne descendait jamaistout à fait… la promenade sur l’eau était d’une douceurincomparable. On n’entendait que le bruit des avirons, qui, en serelevant, laissaient retomber un ruissellement argenté.

Ils n’abordèrent point à la première îlequ’ils rencontrèrent, mais ils en firent à demi le tour et labarque s’engagea dans un véritable labyrinthe de canaux quiséparaient cet archipel. Toutes ces îles étaient boisées,inhabitées, sauvages, mais joliment accueillantes, tendant vers lespromeneurs des branches amies, laissant traîner sur les eaux unevégétation aimable et fleurie.

– Que c’est beau ! que c’est beau !murmurait Prisca en joignant les mains.

– Je n’ai jamais goûté un pareil bonheur,disait Pierre en les lui embrassant.

Soudain, ils débouchèrent dans un espace pluslarge et jetèrent encore des cris de joie en apercevant lasilhouette champêtre d’une adorable petite datcha qui se cachait àdeux cents pas du rivage, au milieu d’un bouquet de hauts sapins,dont la cime s’allumait sous les rayons obliques d’un soleil quifaisait semblant de se coucher.

Cette fois, ils étaient arrivés !… Lecanot aborda et quand les jeunes gens eurent sauté sur la rive,près d’un petit ponton où était attachée une embarcation légère degrand luxe, Iouri les salua et se mit en mesure de s’éloigner.

– Arrête ! lui cria Pierre. Tu ne vas pasnous quitter comme ça !…

– C’est l’ordre ! répondit l’autre.

– Laisse-moi au moins le temps de te faire uncadeau !

Et le jeune homme mettait la main dans sapoche, mais Iouri était déjà loin avec sa barque, et il disparutbientôt.

– Ça, c’est extraordinaire ! fitPierre.

– Laisse-le donc partir ! murmuraPrisca.

Et quand ils ne le virent plus, ils sejetèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent un longbaiser sur le seuil de leur mystérieux domaine.

– Ma Prisca ! ma femme ! murmuraitPierre…

Prisca ne disait rien. Elle s’appuya au brasde Pierre, et ils s’en furent vers la datcha. La porte en étaitouverte, sur un perron de bois ouvragé, où l’on accédait par desescaliers latéraux. Les fenêtres étaient ouvertes, ellesaussi !

– Notre maison a l’air de nousattendre !… dit Prisca.

– Elle n’est vraiment pas mal, la touba de laKouliguine… fit le jeune homme avec un heureux sourire…

Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de ladatcha, Pierre et Prisca en admiraient les perspectives gracieuses.Ah ! le joli nid d’amoureux qui avait été construit là, poureux, sous la protection des lointaines forêts, au milieu de cetteîle déserte, dans un coin perdu du nord du monde !…

Ils y pénétrèrent dans un silence religieux,comme dans un temple ; mais dans le vestibule, ils ne purentretenir un cri. La première, la seule personne qui accueillait legrand-duc Ivan dans cette adorable demeure, c’était Ivanlui-même ! Son image, de grandeur nature, lui souriait sur lamuraille. Son portrait lui souhaitait la bienvenue !

– Mon Dieu ! s’écria Prisca, la bonnesurprise !

« Par quel miracle ? » sedemandait Pierre.

– Mais tu es donc officier ?

– Évidemment ! répliqua Pierre enrougissant. Tu ne penses pas que je suis simple soldat ?

– Tu es officier depuis la guerre ?

– Oui, depuis la guerre, répondit l’autreévasivement.

Il reconnaissait ce portrait qui avait étépeint par son ami Serge Ivanovitch trois ans auparavant et qu’ilcroyait toujours chez son ami défunt, à Tsarskoïe-Selo.

– C’est le portrait qu’avait fait de moi cepauvre Serge, que tu as vu deux ou trois fois avec moi et aveccette pauvre Nandette, expliqua-t-il à Prisca. Tiens, voici sasignature : Serge Ivanovitch. C’était également un amid’Hélène, et cette excellente camarade nous a fait la surprise dele faire transporter ici par la voie rapide du chemin de fer quipasse à Imatra, de l’autre côté du lac… C’est certainement la seuleexplication possible, et c’est très simple au fond !…

Il était sincère. Il croyait ce qu’il disait.Il ne pouvait pas imaginer autre chose… Prisca n’eut aucun doutelà-dessus, pas plus que Pierre, et elle entraîna le jeune hommedans les autres pièces en disant :

– C’est vraiment exquis de sa part !

Et elle n’y pensa plus.

Mais dans la salle à manger qui était meubléesur le modèle de la salle de la Grande Catherine au palais de lamer d’Ekaterinhof, à l’entrée du golfe, mais dans le petit salon,qui rappelait le « cabinet des modes et des grâces » dePeterhof avec, sur les murs, ses peintures de danseuses quiexécutaient de si aimables pas en relevant leurs tabliers demousseline, mais dans toutes ces pièces, à la place d’honneur, surles meubles ou sur les cheminées, on voyait des photographiesd’Ivan.

– Ah ! par exemple, s’écriait Prisca, tues partout ! La Kouliguine faisait donc collection de tesphotographies ?

– Non ! c’est toujours Serge, répondaitPierre en souriant… tu ne vas pas être jalouse ?…

– Oh ! tu penses !…

– Regarde !

Et il lui montrait sur le dos de chaque photosa signature à lui et la dédicace… À Serge Ivanovitch, son ami… sonami Ivan Andréïevitch !

Il resta un instant interdit devant cetterévélation et il pâlit. Prisca s’en aperçut immédiatement.

– Oh ! ne te trouble pas, monchéri ! Je t’en supplie ! Qu’as-tu, te voilà tout pâleparce que j’ai lu ton nom derrière la chère image ! Maisqu’est-ce que cela peut te faire ? Qu’est-ce que cela peut mefaire à moi ? Je te le demande ? Ou plutôt non. Je ne tedemande rien. Je ne te demanderai rien jamais. Et je ne veux riensavoir. Ton vrai nom pour moi, le seul ! ton seul nom, tuentends, est celui sous lequel je t’ai connu, celui que mes lèvresont prononcé pour la première fois, mon Pierre bien-aimé.

Et elle l’étreignit sur son cœur fidèle, quis’était donné à lui pour toujours, à lui qu’elle ne connaissaitpas, et dont elle avait épousé le destin obscur parce qu’ellel’avait vu malheureux.

– Ah ! mon chéri. Je ne connais pas IvanAndréïevitch. Qu’est-ce que cela, Ivan Andréïevitch ?Qu’est-ce que vos noms russes pour moi ? Ils ne me disent rienet je ne leur demande rien. Ils se ressemblent tous. Qu’est-ce quecela peut me faire que tu sois le fils d’André et que ton pèret’ait appelé Ivan ? Moi, je t’appelle Pierre. C’est un nomfrançais cela, qui jaillit tout seul de mes lèvres de Française etqui est écrit dans mon cœur en belles lettres claires ! Tut’appelles Pierre et je t’aime. Tu vois comme c’est simple.

Ainsi elle n’avait même pas un soupçon de savéritable personnalité. Elle était, du reste, servie en cela parl’envergure formidable d’une aventure qui l’unissait à un Romanof.Elle n’y pouvait songer ! Il comprit cela, lui, et ilrespira. Il redoutait les pires catastrophes pour l’heure où ellepénétrerait la redoutable vérité… Les grands-ducs étaient bienconnus pour leurs aventures, pour leurs amours passionnées maisrapides. Ne croirait-elle pas à une fugue de prince ? Et puis,si elle restait, elle ne serait peut-être pas la même. Plus tard,quand ils ne seraient plus tous deux qu’un même souffle et qu’uneseule âme, dans leur destin confondu, plus tard quand leur amouraurait plus de conscience de sa force indissoluble, alors ilparlerait, plus tard.

Ils gravirent l’escalier. Le premier étageétait un lieu de délices, comme tout le reste. Ils trouvèrent« un amour de cabinet de toilette », une petite chambregrande comme la main avec un lit de camp dressé dans un coin. Il yavait des draps au lit.

– Ma chambre, dit Pierre.

– Une chambre de soldat, mon officier. Voustâcherez de ne pas ronfler trop fort, capitaine.

Ils poussèrent une autre porte où se trouvaitun large divan, entre quatre colonnettes de verre violet, comme onen voit dans la chambre des impératrices au grand palais deTsarskoïe-Selo. Décidément, le souvenir de Catherine II, cettegrande amoureuse, avait hanté le cerveau de la Kouliguine dans sesessais d’architecture.

– Tiens ! c’est la seule pièce où il n’yait pas ton portrait, remarqua Prisca.

En effet, le portrait du grand-duc étaitabsent de cette chambre, dont les murs étaient couverts de vastespanneaux ou fresques représentant des forêts et des rivages habitéspar des naïades amoureuses qui se laissaient rejoindre par dessylvains rieurs et des jeunes demi-dieux aux beaux corps dorés parles chauds crépuscules de l’été finlandais. Au plafond, un vold’amours.

Pourquoi donc, dans cette admirable chambre,n’y avait-il pas l’image du jeune homme que l’on retrouvait partoutailleurs ?

– Je sais ! je sais ! s’écriaPrisca.

– Qu’est-ce que tu sais ?

– Je te le dirai plus tard ! fit la jeunefille en rougissant.

– Et moi, je veux le savoir tout de suite.

– Eh bien, mon chéri, finit-elle par luirépondre avec une moue adorable et en lui jetant ses bras autour ducou, que veux-tu que l’on fasse de ton image dans une chambre où tuseras toujours ?

– Prisca !…

Puis elle lui échappa et ils se retrouvèrent,une porte passée, dans un boudoir d’un rococo très amusant et danslequel un dîner froid des plus appétissants était servi sur unepetite table où il n’y avait de place certainement que pour deuxcouverts.

– Des gelinottes ! des gelinottes !toi qui avais si faim ! s’écria Prisca en frappant des mains.Tu sais, mon chéri, il faudra féliciter la cuisinière !

– Mais il n’y a pas de cuisinière, il n’y apas un domestique ici… personne que nous. Tiens ! sonne, tuvas voir !…

Pierre appuya sur un timbre électrique… Ilsattendirent en souriant… mais personne ne vint… et le silence quiles entourait les impressionna.

Prisca, pour la première fois,s’alarma :

– Oh ! nous sommes tout seuls… toutseuls ! dit-elle. C’est effrayant !

– Tu as peur avec moi ?

– Oui, mon chéri.

Et elle pencha sa belle tête confuse sur sapoitrine. Il voulut l’embrasser, mais elle se dégageaencore :

– Mangeons ! Mangeons !

Ils mangèrent d’un ardent appétit.

– On dirait des loups ! dit Prisca.Verse-moi à boire, tu vois bien que je meurs de soif !… Disdonc, c’est tout de même étonnant, tout cela ?… Toutes cesbonnes choses ne sont pas venues ici toutes seules ? N’as-tupas remarqué que tout ici a l’air neuf ?

– C’est vrai, on dirait que rien n’a encoreservi !… la maison, les meubles, les couverts…

– Tout de même, Hélène n’a pas eu le temps denous commander tout cela pour nous en trois jours !

– Je ne pense pas !… Je suppose quel’inauguration de ces petites merveilles a été retardée par laguerre, les événements inattendus que nous traversons, et c’estnous qui en profitons !

– Cette bonne Kouliguine ! Elle m’a ditqu’elle t’aimait comme une sœur !

– C’est vrai !

– C’est peut-être ta sœur.

– Est-ce qu’on sait jamais ! réponditl’autre en riant.

Et ils mordirent tous deux dans le mêmefruit.

Leurs lèvres se touchèrent longtemps.

– Comme cette nuit est belle, Prisca, commecette soirée est douce ! Elle nous aime !

– Tout nous aime, mon chéri !

La fenêtre était ouverte sur le bois, sur lesfleurs, sur le calme sourire des eaux.

– Les arbres, dit-elle, les fleurs, le lacnous aiment !… Vois comme c’est beau !

Et elle s’accouda à la fenêtre.

Il l’entoura de ses bras passionnés.

– Tout nous aime, aimons-nous !soupira-t-il. Il sentit qu’elle tremblait :

– Pourquoi trembles-tu ?

– Est-ce que je sais ? Je tremble dejoie, bien sûr. Oh ! laisse-moi respirer, j’étouffe !

Il desserra son étreinte. Elle était toutepâle.

– Tu n’as pas mal ?

– Oh ! non, je voudrais… je voudrais, situ étais bien gentil, que nous allions faire un petit tour dansl’île ! Par cette belle nuit, ce serait délicieux !Veux-tu, dis ?

– Si tu veux… accorda-t-il sansenthousiasme.

– Donne-moi ton bras. Nous allons avoir l’aird’un bon petit vieux ménage ! Monsieur et Madame font un petittour après dîner !

Ils descendirent et, en effet, ce fut unepromenade enchantée, mais ils ne se conduisirent pas bien dehors,ils n’avaient pas l’air d’un vieux ménage du tout… leurs deuxombres passaient étroitement enlacées et il y avait un bruit debaisers sous les pins, dont le parfum balsamique les enivraitdoucement.

– Toujours ! murmurait Prisca, ah !si nous pouvions rester toujours ainsi, dans cette solitude… maistu m’aimeras toujours, dis ?

– Toujours !

Seulement ce « toujours »-là futprononcé par Pierre dans un sanglot qu’il essayait en vain deretenir. Depuis qu’ils étaient sous les arbres, elle n’avait pas vuson visage. Elle n’avait pu deviner sur ces traits adorés ce qui sepassait dans l’âme tourmentée de Pierre, et cette douleur soudainela bouleversa, glaça son sang dans ses veines brûlantes.

– Qu’as-tu ? s’écria-t-elle, mon Pierre,qu’as-tu ? Pourquoi pleures-tu ? Tu me fais peur !Pierre. Tu me fais peur ! Parle vite… parle vite ! Tuveux me rendre folle !

– Mon aimée ! il faut que je te dise unechose… une chose que je serais coupable de ne pas te dire tout desuite, et pour laquelle je n’aurais pas dû tantattendre !…

– Mais dis ! mais dis ! tu me faismourir !

– Tu as eu trop de confiance en moi, je seraiscriminel d’abuser plus longtemps de ta confiance… surtout dans unmoment pareil…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémissait lajeune fille, et elle avait la terreur de ce qu’il allait luidire.

– C’est quand tu as prononcé ce mot detoujours, continua-t-il. Hélas ! hélas ! Ce toujours nem’appartient pas, Prisca.

– Mon Dieu ! ayez pitié denous !…

– C’est en t’entendant dire ce mot-là avectant de confiance et de bonheur que je me suis senti coupable, monadorée.

– Quoi ? Que se passe-t-il ?…Pierre ! mon Pierre, tu m’épouvantes. Qu’avons-nous àredouter ?

– Il faut que tu le saches, Prisca, fit Pierred’une voix sombre : dans six mois, on viendra mechercher !…

– Eh bien, après ? s’écria-t-elle, je tesuivrai, voilà tout !…

– Non ! Tu ne pourras pas me suivre…

– Ah !…

Cette fois, elle ne put dire autre chose… Elles’appuya contre un arbre, ses jambes ne la soutenaient plus…

Il y eut un affreux silence au bout duquelelle parvint à murmurer :

– Mais tu reviendras ?

– Je ne penserai qu’à toi ! et si je nereviens pas, c’est que je serai mort ! dit-il.

Elle cria d’horreur. Mais lui la prenait déjàdans ses bras.

– Ma vie n’est pas menacée, je te le jure,affirma-t-il, bien qu’il redoutât le contraire… je t’ai dit que jeserais mort si je ne revenais pas ! je t’ai dit cela parcequ’il n’y a que la mort qui pourrait me séparer définitivement detoi.

– Définitivement, gémit-elle, tu as dit« définitivement ». Mon Dieu ! mon Dieu ! j’aipeur de comprendre. Nous serons donc longtemps séparés ?

– Non ! non ! je ne pense pas. J’aijuré que dans six mois je serais prêt à faire des choses quej’ignore moi-même. Mais ne crains rien. Je reviendrai vite.

– Quelles choses ? Quelles choses ?comment as-tu pu jurer une chose pareille sans savoir ?

Il ne répondit pas. Elle se mit la tête dansses mains.

Il lui dit doucement et tristement :

– J’aurais été un misérable de te tromper,Prisca. Je te jure à toi de te donner tout le bonheur dont je suiscapable. Je ne peux pas te dire autre chose, hélas !

Tout à coup, elle releva la tête. Elle nepleurait plus. Elle lui prit ses tempes entre ses mains brûlanteset lui dit, presque sur les lèvres :

– Eh bien, six mois de bonheur, six mois debonheur dont le premier jour n’est pas encore écoulé ! C’estun don de Dieu que j’accepte avec une joie ardente. Six mois debonheur avec toi, et mourir. C’est un destin, cela !Aimons-nous, Pierre. Aimons-nous pour des années. Aimons-nouspendant six mois comme d’autres ne se sont pas aimés pendant touteune longue vie. Prisca t’appartient, mon Pierre, fais d’elle toutce que tu voudras.

Et ils s’embrassèrent éperdument. Priscareprit son souffle la première pour lui dire, après une moueenfantine :

– Tout ce que tu voudras, à une condition,c’est que tu m’obéiras tout le temps. Ainsi, ce soir, il me plaîtque vous passiez la nuit, toute la nuit à la belle étoile, mon cherseigneur. Restez ici et ne bougez pas.

Elle s’enfuit, légère comme une biche, et illa vit disparaître dans la datcha, qui n’était plus qu’une ombreépaisse sous le fantôme des arbres.

Il attendait, fiévreux, mais obéissant, sûr del’heure qui venait de sonner pour eux. Les minutes ne luiparaissaient point longues, parce qu’il savait que c’étaient desminutes amies qui préparaient le triomphe de l’amour. Enfin, uneforme blanche se montra à une fenêtre du premier étage et disparutpresque aussitôt. Alors, il entra à son tour dans la datcha.

* * * * * * *

 

Le soleil était déjà haut sur l’horizon et lesoiseaux chantaient depuis longtemps dans les arbres, sous leursfenêtres, quand les jeunes gens apparurent, le lendemain, penchéssur la terrasse, amoureusement enlacés, courbés sur la nature enfête.

– Et dire que nous ne savons même pas le nomde notre île, dit Pierre.

– Nous l’appellerons l’île du Bonheur, ditPrisca.

Chapitre 21DES FIGURES CONNUES

 

Ils passaient leurs journées à courir dans lesbois et sur les rivages, à cueillir des plantes et des herbessauvages, dont ils décoraient la datcha. Ils ne voyaient toujourspas de domestique, mais quand ils revenaient à l’heure du granddéjeuner, « le ménage » était fait et le repas lesattendait. S’ils revenaient à une heure convenable, ils pouvaientmanger un plat chaud, que la fée inconnue du logis, comme ilsdisaient, leur avait apporté dans un grand récipient adhoc. La fée était au courant de tous les progrès modernes etpensait à tout.

Ils avaient toujours suffisamment deprovisions et ils pouvaient à leur fantaisie emporter leur déjeunerou leur dîner dans la forêt. Ils avaient fait depuis longtemps letour de leur petit domaine ; mais, en réalité, les îlesenvironnantes ne leur appartenaient-elles pas ? Ils en usèrentcomme s’il en était ainsi.

Dans leur yole, ils allaient à la découverte,abordaient des rives inconnues, s’enfonçaient sous les branches,dans le labyrinthe des eaux, se plaisaient à donner des noms auxmoindres recoins.

Une fois, ils s’amusèrent à faire du feu dansune île, avec des branches mortes, entre deux pierres, et ilsfirent cuire des poissons. Ce fut quelque chose d’horrible, debrûlé et pas cuit. Ils ne purent y mettre la dent, mais ils étaientenchantés et déclaraient qu’ils n’avaient jamais si bien dîné.

Ce soir-là, ils se perdirent au retour. Ilsconduisaient leur embarcation au hasard, dans ce labyrinthe où ilsne reconnaissaient plus rien. Ils revenaient toujours au même pointet étaient exténués.

– Nous ne retrouverons peut-être jamais plusla datcha ! disait Prisca.

– Elle n’a peut-être jamais existé ! ditPierre.

– Ne dis pas cela, même en riant ! luirépondit la jeune fille.

– Ma foi, tout cela a l’air tellement d’unrêve ! reprenait Pierre.

– Et c’en est peut-être un ! Mais sic’est un rêve, il n’y a que ce rêve qui existe ! Ne dis doncpas que la datcha n’a jamais existé… Elle, toi et moi et ces îles,voilà la vérité du monde, de la terre et du ciel !

– C’est vrai ! c’est vrai, ma Priscaadorée !… Aimer, être aimé, c’est là le seul but où l’on doittendre. Cela seul est vrai dans l’univers ! Mais je sais celaseulement depuis que je te connais, ma petite âme !

En attendant, ils ne retrouvaient toujours pasleur route d’eau. Ils étaient exténués. Alors ils attachèrent leurbarque à une racine que leur tendait une île inconnue et ilss’enfoncèrent sous les arbres, cherchant un endroit propice à leurrepos.

Mais, sans doute, la nuit était peut-être tropbelle pour qu’on se lassât de la regarder, car ils ne fermèrent pasles yeux. En vérité, il y avait des heures où ils s’aimaient avecfrénésie, avec une sorte de hâte maladive qui touchait au délire.C’est qu’au fond d’eux-mêmes la pensée que les jours de leurbonheur étaient comptés ne les quittait pas. En vain voulaient-ilsla chasser, elle revenait toujours et ils se comprenaient sans riense dire. Jamais ils ne parlaient de cette chose affreuse qui lesmenaçait, qui était en suspens sur leurs têtes.

Le lendemain de cette nuit qu’ils passèrentsur un lit de mousse dans une île inconnue, ils retrouvèrent laroute de la datcha, et, en abordant, il leur sembla apercevoir uneombre qui s’enfuyait sous les arbres. Ils coururent derrièreelle :

– C’est la fée ! criait Prisca.

– Oui ! elle devait être inquiète de neplus nous voir revenir !… disait Pierre.

Et ils firent si bien qu’ils rattrapèrentl’ombre ! tout essoufflée d’avoir couru si vite.

C’était une ombre bien humble et qui portaitle costume des servantes.

– Nastia ! s’écria Prisca.

Déjà celle-ci était aux genoux de sa maîtresseet lui baisait la robe en murmurant des paroles de dévouement et decrainte :

– Barinia ! barinia ! pardonnez àNastia de s’être laissé voir !

Ils la confessèrent et ils surent qu’elleétait là depuis le premier jour et qu’elle obéissait aux ordresd’Hélène en les servant aussi mystérieusement et en se cachantpendant tout le temps qu’ils se trouvaient dans l’île.

– Nastia ! c’était donc Nastia, lafée ? disait Pierre.

– Non ! répliqua Prisca, Nastia n’est quela servante de la fée ; la fée, c’est Hélène ! De près oude loin, elle veille toujours sur nous. Il faut l’aimer,Pierre !

– Mais je l’aime bien, répondit Pierre.

– Tu n’auras plus besoin de te cacher,maintenant, fit Prisca à Nastia. Tu continueras à nous servir avecle même dévouement, et tu ne t’en iras que lorsque nous t’endonnerons l’ordre !

– Oui, barinia !…

Elle les salua comme on salue les icônessaintes, et disparut par une petite porte à ras de terre quidonnait dans les sous-sols de la datcha.

Ils multiplièrent leurs promenades loin del’île, qui n’était plus à eux tout seuls, et un jour, voici ce quileur arriva : ils étaient dans leur petite barque et ilsavaient voulu sortir de l’archipel qui formait jusqu’alors lecercle où ils avaient enfermé leur bonheur.

Ils s’amusaient à glisser sur l’immense plaineliquide qui les gardait des vivants. C’est à peine si, très auloin, ils apercevaient la ligne estompée d’une des rives dulac.

Soudain, un vent brusque et très violents’éleva, contre lequel ils durent lutter. Un courant les emportaet, malgré tous leurs efforts réunis, ils ne faisaient ques’éloigner de l’archipel qu’ils tentaient de regagner.

Le ciel s’était couvert de gros nuages venusde l’ouest. Une tempête éclata.

La petite barque sautait comme une plume surles vagues qui se faisaient de plus en plus hautes etredoutables.

– Nous allons périr ici ! dit Prisca.

Et elle pleura.

Pierre, très fataliste, essayait de larassurer ; mais il commençait à sentir une fatigue extrême ettout ce qu’il pouvait faire était de se maintenir à la lame et dene point présenter le flanc de l’embarcation à des vagues quiaccouraient sur eux et qui semblaient chaque fois devoir lesengloutir.

Heureusement, sans qu’ils s’en doutassent, lecourant les emportait avec rapidité vers ce rivage qu’ils voulaientfuir et qui les sauva. Ce rivage n’avait point de falaise et venaiten pente douce jusqu’aux eaux déchaînées.

Ils furent jetés là très brutalement avec leurbarque brisée. Et Pierre sortit de ce drame des eaux avec Priscapresque évanouie dans ses bras.

Il s’orienta et aperçut non loin de là unehabitation assez importante. C’était un hôtel pour touristes. Unécriteau lui apprit qu’ils étaient à Roha.

Il pénétra dans l’établissement avec son cherfardeau, et on leur prodigua immédiatement tous les soinsdésirables.

Ils furent heureux de constater qu’il n’yavait que deux ou trois voyageurs dans cette pension, et queceux-ci repartaient le soir même pour les chutes de l’Imatra, d’oùils étaient venus.

La tempête dura deux jours, au bout desquelsils virent arriver Iouri, qui les cherchait.

Iouri n’était donc pas retourné auprèsd’Hélène ? Il dut bien l’avouer. C’était lui qui assurait leravitaillement de la datcha. Il avait de l’argent sur lui ; ilen proposa à Pierre, qui le remercia, car il était loin d’avoirépuisé l’or de la Kouliguine, et il fut entendu que Iourireconduirait lui-même les deux jeunes gens dans leur île lesurlendemain matin. Il ne fallait pas compter partir avant, car lelac était encore très dangereux, et Iouri, qui venait d’accomplirla traversée périlleuse, refusait de prendre sur lui de lesrembarquer avant ce terme. Il avait pris cette résolution aprèsavoir consulté les gens du pays.

Du reste, la pension de Roha était maintenantabsolument vide de voyageurs, et rien ne pressait outre mesure ledépart de Pierre et de Prisca. Iouri les quitta en leur donnantrendez-vous le surlendemain matin, à six heures.

La journée du lendemain fut adorable. Lesoleil s’était levé, les eaux du lac se calmèrent et cette petitestation de Roha était un enchantement avec ses jardins fleuris etses kiosques entourés de sapins que l’on louait aux voyageurs.

Ce matin-là, ils firent la grasse matinée. Ilsprirent leur petit déjeuner au lit et, comme on leur avait apportédes journaux, Pierre commanda à la servante de les remporter.

Il ne voulait rien lire, il ne voulait riensavoir de ce qui pouvait se passer dans le vaste monde :

– Tu as bien raison, mon chéri ! approuvaPrisca.

Et ils écoutèrent chanter les oiseaux et ilsrespirèrent la brise embaumée du matin en se rappelant « deshistoires de leur île ».

Ainsi leur bonheur avait déjà un passé et ilsne s’en apercevaient pas. Ce bonheur avait trois semaines, et illui restait tant de semaines encore qu’il leur semblait qu’il nefaisait que commencer.

– Allons nous promener ! dit Prisca…

Et ils s’habillèrent à la hâte pour aller sepromener.

Ah ! la belle matinée !… et commeils s’amusèrent dans les herbes ! Prisca connaissait les nomsde toutes les plantes et les nommait à Pierre. Elle aimait lesplantes, les fleurs, comme elle aimait les bêtes, et avait pourelles les mêmes caresses.

Puis ils revinrent par les bois, le long dulac, pour voir comment il se comportait. C’est à peine maintenants’il clapotait. Ils auraient pu partir, mais ils ne tenaient pas àpartir tout de suite, et ils furent très heureux que Iouri leur eûtaccordé encore cette journée-là.

Et puis ils n’avaient plus de barque et ils nesavaient pas laquelle de toutes les embarcations qui étaientattachées au ponton était celle de Iouri. Et ils ne voulaientdemander à personne, non plus, de les conduire dans leur île, dontils gardaient le secret. Enfin, ils étaient heureux de vivre cesheures simples.

Ils suivirent le rivage jusqu’à l’endroit oùils avaient fait naufrage et retrouvèrent les débris de leurnacelle.

Cette petite barque, Pierre l’avait appeléePrisca, comme il faisait pour tous les objets qui luiétaient chers. Maintenant, elle était brisée. Ils se rappelèrenttoutes les belles promenades qu’ils avaient faites avec elle. Etcela les rendit tristes.

– Il ne faut pas être tristes, ce serait uncrime ! s’écria Prisca… Je vais emporter quelques morceaux denotre petit bateau, et nous en ferons des souvenirs comme ceux quel’on vend à Roha.

Elle ramassa des bouts de planchettes.

– Chère petite barque, c’est tout de même ellequi nous a sauvés ! je suis sûr que ces petits bouts de boisnous porteront bonheur !… Touche du bois, monchéri !…

Et il fallait qu’il touchât le bois sanssourire. Prisca était superstitieuse.

Ils reprirent le chemin de la pension,doucement, apaisés, goûtant une joie sereine qu’ils neconnaissaient pas encore.

Ils avaient la main dans la main et se laserraient de temps à autre. Ils se comprenaient. Ils avaientconfiance. Ils souriaient sans se regarder.

Cette sérénité rayonnait autour d’eux, ettoute la nature était d’un calme ineffable.

Ils mangeaient à une petite table, sur laterrasse de l’hôtel. C’était la place accoutumée de M. etMme Pielisk, leur nom de passeport. De là, ondécouvrait les jardins et le lac.

Ils touchaient à la fin de leur repas etPierre venait de régler la note de l’hôtel qu’on lui avait apportéesur sa demande, car ils devaient partir le lendemain, à la premièreheure. Comme le pourboire avait été magnifique, les remerciementset les courbettes de la domesticité n’en finissaient plus, etPierre eut un geste d’ennui auquel il rapporta tout d’abord lafuite des serviteurs importuns.

Il ne fut pas longtemps à se rendre compte queceux-ci avaient couru au-devant des voyageurs, ou plutôt desvoyageuses qui venaient d’arriver et qui s’installaient à unetable, dans les jardins mêmes, exactement sous M. etMme Pielisk.

Pierre ne put retenir un murmure d’effroi etdevint tout à coup plus pâle que la nappe. Il venait de reconnaîtreà quelques pas de lui la comtesse Wyronzew, Natacha Iveracheguine,la comtesse Schomberg, la comtesse Khirkof… et la grande-duchesseNadiijda Mikhaëlovna, sa mère !…

– Qu’as-tu ? lui demanda Prisca. Quet’arrive-t-il ?

– Silence ! râla le jeune homme en selevant doucement et en se reculant dans l’ombre de la terrasse.Viens !

Prisca se leva stupéfaite et, comme elletournait les yeux vers le groupe de femmes qui s’installa à latable du jardin, Pierre répéta effaré :

– Mais viens donc !

Elle le rejoignit dans un grand émoi. Elle lequestionnait, mais il ne lui répondait pas ; il l’entraînaitloin de cette salle, loin de cette terrasse et de ce jardin.

Il lui fit prendre une porte de derrière etelle eut de la peine à le suivre, tant il précipitait samarche.

– Qu’as-tu ? Qu’est-il arrivé ? Oùme conduis-tu ?

– Fuyons !

Ils s’en furent rapidement sur la rive du lac,près du ponton. Pierre la fit monter dans la première petite barquequi s’offrit à eux et dont il détacha l’amarre et prit lesrames.

– Où allons-nous ? lui demanda-t-ellealors. Nous retournons à l’île ?

– Oui, fit-il simplement.

Et il se mit à ramer, ramer.

La barque volait sur les eaux, il ne consentità ralentir son effort qu’une demi-heure plus tard, quand le rivagene fut plus qu’une ombre.

– Ce sont ces femmes, interrogea-t-elle, cesont elles qui t’ont fait fuir ainsi ?

– Oui.

– Qu’est-ce que c’est que ces femmes-là ?Ça avait l’air de grandes dames ?

– Oui… parmi elles, il y avait quelquesfigures connues de moi… Alors, tu comprends !

– Je comprends ! Tu as bienfait !…

Chapitre 22UNE FUMÉE DANS LE JOUR, UNE FLAMME DANS LA NUIT…

 

À la suite de cette aventure, ils prirent larésolution de ne plus dépasser les limites de leur paradis. Et,pendant plus d’un mois, ils restèrent exactement dans les eaux deleur archipel.

Tout en gardant un souvenir heureux de cetteexpédition, les dangers qu’ils avaient courus les portaient à uneextrême méfiance de tout événement susceptible de modifier d’unefaçon quelconque le cours régulier de leur bonheur.

Prisca l’avait senti menacé le soir de leurfuite, plus menacé que lorsque les vagues avaient failli lesengloutir. Elle se rappelait avec une angoisse toujours nouvellecet air épouvanté qu’avait eu son Pierre en apercevant « lesdames »…

Quelles étaient donc ces femmes qui avaient ledon de donner à Pierre de pareilles frayeurs ?

Prisca avait bien tenté une timide question,une fois encore, mais Pierre avait eu une réponse des plusvagues…

– Il y avait là deux amies de ma famille… Aufond, ce n’est pas extraordinaire que nous nous soyons rencontrés àRoha. Cet hôtel est le seul qui existe du côté du lac, et c’estl’aboutissement nécessaire d’une promenade qui s’impose quand onvient passer deux ou trois jours en Finlande et qu’on arrive deschutes de l’Imatra…

Et il n’en avait plus été question entreeux.

« Des amis de sa famille. » Quelleétait cette famille, avec laquelle Pierre se conduisait d’une façonsi extraordinaire ? La terreur qu’il en avait, l’influence quePrisca lui supposait à la suite de ses démêlés personnels avecl’Okrana étaient bien faites pour émouvoir l’imaginationd’une jeune femme qui, comme Prisca, redoutait tout pour sonamour.

C’était la force même cet amour qui,jusqu’alors, l’avait gardée de toute curiosité, mais du jour où ilfut menacé sous ses yeux, elle ne fut plus maîtresse de son désirde savoir. Souvent, elle s’arrêtait devant le grand portrait duvestibule ou en face des photographies, et son cœur interrogeaitcette chère image énigmatique.

– Pardonne-moi, lui disait-elle du fond de sonâme, si je vais encore te redemander ce que, peut-être, tu ne veuxpas me dire. Mais il me semble que, si je savais, je saurais mieuxte garder. Je t’éviterais des imprudences et mon amourm’inspirerait.

Il y avait là des photographies du temps où ilétait tout jeune homme, et elle vit que l’uniforme dont il étaitalors revêtu était celui des cadets. Il était donc allé à cetteécole militaire, et il en était assurément sorti officier. Lapreuve qu’il était officier avant la guerre, c’est que le grandportrait signé de Serge Ivanovitch était daté de 1913. Elle avaitdécouvert cette date dans un petit coin, près du cadre. Son Pierrelui avait donc menti.

Et, à cette époque, avant la guerre, il étaitdéjà capitaine, si jeune. Et quel était cet uniforme ? Ellepensait bien, mais cependant elle ne pouvait l’assurer, que c’étaitcelui du Préobrajensky, un régiment, le plus célèbre des régimentsde la Garde !

Un jour, elle était en face d’une de cesphotographies et soupirait en la regardant quand, se retournant,elle aperçut Pierre :

– Tu regardes toujours mes portraits, dit-il,qu’est-ce que tu leur demandes donc ? Et tu les embrasses sifort que je vais être jaloux. À quoi réfléchis-tu, Prisca, devantmes portraits ? Je voudrais que tu ne réfléchisses pas. Est-ceque je réfléchis, moi ? Je te jure ! Je te jure, Prisca,qu’il vaut mieux ne pas réfléchir.

Elle se jeta dans ses bras et lui demandapardon. Non, non, elle ne réfléchirait pas. Elle ne penserait plus.C’était encore un crime de perdre son temps à penser… C’étaient desminutes volées à l’amour.

Dès lors, elle revint à la simplicitépremière, à la farouche inconscience des premiers jours de leurbonheur.

Les nuits blanches qui s’étaient enfuiesdepuis longtemps, le cours plus rapide des jours, tout leurconseillait tout bas de se hâter. Et ils ne perdirent plus uneheure à de sombres pensées.

Un jour de grand soleil que Pierre et Priscaétaient seuls dans leur barque, le jeune homme désira revoirl’immensité du lac. Jusque-là, ils s’en étaient gardés et n’avaientévolué que dans le labyrinthe intérieur des îles.

– Prends garde ! supplia Prisca. Nousnous sommes promis de ne plus retourner sur le lac…

– Oh ! nous ne nous éloigneronspas ! Seulement pour voir !… Il fait un temps siclair !… Tu ne serais pas curieuse, toi, d’apercevoir dans lelointain l’ombre du rivage où nous avons passé cette inoubliablejournée ?

– Certes, acquiesça Prisca, mais soyonsprudents…

Ils s’en furent donc à l’extrémité des îles etils découvrirent l’étendue des eaux. Leurs regards allaient toutlà-bas, vers Roha, qu’ils ne pouvaient distinguer.

Soudain, ils virent une fumée qui traînait àl’ouest sur le lac et qui semblait se rapprocher d’eux, bienqu’elle fût encore à une très grande distance.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? sedemandèrent-ils.

Ils restèrent ainsi quelques minutes àconsidérer cette fumée qui se déplaçait.

– Mais, mon Dieu ! s’écria Prisca, c’estun bateau à vapeur !

– Oui, fit Pierre d’un air sombre, c’est lepetit bateau à vapeur qui, en pleine saison, fait la navette entreRoha et la dernière station du sud, tout là-bas.

– Mais alors, que vient-il faire parici ?

– C’est d’autant plus incompréhensible quel’on m’avait dit à Roha, que ce petit vapeur, qui est le seul surce lac, ne naviguait plus depuis la guerre.

– Mais vois donc ! il s’approche !…Il vient de notre côté !…

Pierre ne répondit pas et prit les rames.

Quand la petite barque fut à l’abri etinvisible de tous, ils l’attachèrent et sautèrent sur une île àl’extrémité de laquelle ils coururent pour revoir le lac et lafumée.

Celle-ci s’était considérablement rapprochée.On distinguait maintenant très bien la coque du petit navire. Ilvenait droit sur l’archipel.

Le cœur des jeunes gens battait fort. Priscaretenait ses larmes.

– Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que çapeut être ? murmura-t-elle dans un émoi grandissant.

– Ils viennent sur l’île même, nous ferionsbien de nous en aller ! dit Pierre.

– Oui, allons-nous-en !…

Ils s’en allèrent donc, mais pas très loin,dans une autre île d’où ils pouvaient surveiller les événements. Etils restèrent là, plus d’un quart d’heure, sans rien se dire, setenant la main et se communiquant leur fièvre. Enfin, ilsentendirent distinctement le bruit de l’hélice dans l’eau, et,entre deux branches, virent passer, à l’extrémité d’un canalnaturel qui débouchait sur le lac, le profil sombre du bateau.

Il y avait beaucoup de monde à bord, un grandnombre de femmes, il leur sembla, en toilette claire.

Mais Pierre ayant attaché son regard sur lahaute silhouette d’un homme qui se tenait isolé, tout à fait àl’avant, et les bras croisés, immobile, les yeux fixés sur lesterres où l’on abordait, ne put retenir une sourdeexclamation :

– Raspoutine !

– Quoi ! Raspoutine ! Raspoutine estlà ? s’écria Prisca, dont l’effroi grandissait avec celui dePierre.

– Oui ! c’est Raspoutine ! avec lesTénébreuses !… fuyons !

Et ils s’enfuirent, comme s’ils avaient lediable à leurs trousses. Cependant, quand ils furent arrivés à leurbarque, ils s’arrêtèrent et écoutèrent. On n’entendait plus aucunbruit :

– Nous ne pouvons partir ainsi, émit Pierre,et rentrer chez nous en laissant un pareil danger dansl’archipel, sans savoir ce qu’il devient !

– Ne rentrons pas chez nous ! dit Prisca,ils pourraient découvrir la datcha… Allons nous cacher dans l’île,Pierre, au fond des sapins, ils ne nous trouveront paslà-bas !…

– Attends-moi ! dit Pierre…

– Où vas-tu ? où vas-tu ? Je ne veuxpas que tu me quittes !…

– Je vais aller au bord de l’île et me cacherdans les herbes et je verrai bien… Je ne serai pas longtemps…Attends-moi ici !…

– Non ! j’irai avec toi…

– Ma chérie, je t’en supplie, soisraisonnable !…

– Et toi, tu trembles. Ah ! monDieu ! Nous étions trop heureux, ça ne pouvait pas durer.

Et elle se mit à sangloter.

– C’est bien ! Allons-nous-en, concédaPierre, qui ne pouvait la voir pleurer.

Elle l’embrassa passionnément.

– Tu comprends, il n’y a peut-être pas lieu denous inquiéter. Ils sont venus en promenade en Finlande, et ils ontloué le bateau pour faire un tour sur le lac Saïma. C’est toutnaturel, cela. Ils vont sans doute prendre une collation ici ets’en retourner.

Le jeune homme « nageait » avecdouceur. Ses rames ne faisaient aucun bruit sur l’eau et ils’enfonçait dans l’intérieur de l’archipel.

– Je ne serai tranquille, dit-il, que lorsqueje les aurai vus partir.

– Qu’est-ce que tu vas faire ? demandaPrisca.

– Écoute, nous allons débarquer et je vaismonter à cet arbre, d’où je pourrai certainement voir ce qu’ilsfont. C’est nécessaire.

– Sois bien prudent, et surtout ne te laissepas voir, toi.

Il monta à l’arbre, agile comme un écureuil,et Prisca le vit bientôt disparaître dans les hautes branches. Là,il arrêta son excursion, qui devenait dangereuse, et ils’orienta.

Il avait bien choisi son observatoire. Sonregard passait au-dessus de trois petites îles et il voyait le lacet le bateau, dont la cheminée continuait de dégager une fuméenoire. Il avait jeté l’ancre à une encablure du rivage et un canotfaisait la navette entre l’île et le vapeur.

À chaque voyage, le canot débarquait dansl’île des dames en toilettes blanches, avec des ombrelles.

À cette distance, il ne pouvait reconnaîtrepersonne et il ne vit point si sa mère était parmi ces femmes.Elles disparaissaient rapidement sous les branches et il ne lesaperçut plus.

Soudain, il les revit un peu plus loin, sur sagauche.

Là, il y avait une sorte d’étang qui,certainement, devait communiquer avec le lac et qui formait uncharmant bassin intérieur entouré de hautes verdures de toutesparts.

C’est autour de cet étang qu’il vit lesTénébreuses réapparaître.

Il n’aperçut pas d’abord Raspoutine. Mais ilfinit par le découvrir adossé à un rocher et toujours les brascroisés dans une pose hiératique.

Les Ténébreuses entouraient la pièce d’eau etfermaient autour d’elle et de Raspoutine une corbeille claire.

Elles se mirent soudain à chanter avecexaltation, et, quand elles, se furent tues, Raspoutine parla, enétendant les mains sur l’étang.

Il paraissait bénir les eaux. Et les chantsreprirent avec une force nouvelle.

Puis il y eut un grand silence, et lesTénébreuses se mirent à genoux sur l’herbe, et Raspoutine, seul,garda sa tête haute. Son regard faisait orgueilleusement le tour deson troupeau prosterné.

Il sembla lancer un ordre. Les femmes serelevèrent et disparurent sous les arbres. Raspoutine se glissaderrière son rocher.

Il réapparut le premier. Il était tout nu etpénétra dans l’étang jusqu’à ce qu’il eut de l’eau sous lesbras.

Alors Pierre se rappela ce qu’il avait entendudire des Ténébreuses et de certaines cérémonies des bains.

À Tsarskoïe-Selo, on lui avait rapportécertains passages d’une lettre du moine Illiodore auxquels sanature droite et saine n’avait pu ajouter foi. Illiodore prétendaitque le prophète lui avait raconté à lui-même, avec force détails,comment il s’était baigné avec la comtesse Wyronzew et avecd’autres dames ; comment il avait prodigué ses consolations àla nourrice des enfants impériaux et à d’autres femmes ;comment, dans la cellule du père Macaire, à Verkotourié, des femmeslui avaient témoigné leur amour… et bien d’autres histoires.

Maintenant, depuis que, personnellement,Pierre avait pu juger de la folie de ce troupeau féminin lors de latragique nuit de l’Ermitage, il croyait tout possible.

Et il vit bien, ce jour-là, du haut de sonarbre, que tout était possible.

Raspoutine lui-même avait eu l’occasion des’expliquer sur cette sorte de cérémonie, et cette explicationétait un aveu. Le grand journal de Pétersbourg, le Rietch, a donnéune relation pittoresque de cet épisode :

 

« Il est vrai, déclara le prophète, quej’ai mené au bain ces pauvres malades du corps et de l’âme et quej’y suis resté avec elles, mais, par là, j’ai prouvé de manièreéclatante et mon pouvoir de guérir les passions voluptueuses et monempire sur moi-même ! »

 

Pierre ne tarda pas à voir réapparaître, àleur tour, les Ténébreuses. Elles étaient toutes maintenant dans lecostume d’Éden, aux premiers jours du Monde, et elles descendirentdans l’eau en chantant un hymne.

Elles formèrent un cercle dans l’eau, commetout à l’heure, sur la rive, et ce cercle se rétrécissait de plusen plus autour de Raspoutine, qui en occupait le centre.

Le prophète chantait maintenant avecelles.

Elles se prirent toutes par la main ettournèrent dans l’eau autour du prophète. Celui-ci les aspergea etfit entendre des paroles exaspérées, dont il était impossible àPierre de saisir le sens, mais elles eurent le don de transformerces dames en naïades furieuses qui poussèrent des cris inarticuléset pressaient le prophète de leurs bras nus et exaltés.

Elles formèrent alors un groupe si compactautour de Raspoutine que Pierre cessa d’apercevoir le prophète.Alors, il descendit. Il en avait assez vu. Il ne voulait pas envoir davantage. Parmi ces femmes, il y avait peut-être sa mère.

Et quand il retrouva Prisca au pied del’arbre, il avait le rouge de la honte au front et sur lesjoues.

– Ah ! les horribles femmes !gémit-il.

– Elles sont toujours là ? demandaPrisca.

– Oui, mais j’espère qu’elles vont bientôtpartir et ne plus jamais revenir…

– Elles ont déshonoré l’archipel duBonheur ! exprima Prisca, qui, elle aussi, avait entenduparler des Ténébreuses.

Et elle était d’une tristesse infinie.

– Oui, fit Pierre, d’une voix sourde, il nefaudra jamais retourner dans l’île où elles ont abordé et ne jamaiste baigner dans ses eaux.

– Je les ai entendues crier, chanter !Elles sont folles, dis ?

– Oui, elles sont folles !

– Est-ce que tu en connais, toi, de cesfemmes-là ?

– Hélas ! oui, ma petite Prisca, j’enconnais.

– Comme te voilà sombre !… Ma questiont’a fait de la peine ?

– Oui, dit Pierre.

– Qu’elles soient maudites ! s’écriaPrisca. Elles sont la cause de la première peine que je te fais…Sauvons-nous loin d’elles, pour ne plus les entendre et chassons-enle souvenir !…

– Nous ne nous en irons, répondit le jeunehomme, que lorsqu’elles seront parties…

Ils restèrent ainsi près de deux heures aupied de l’arbre.

Le plein silence régnait à nouveau surl’archipel. Pierre remonta dans l’arbre et aperçut, déjà loin surle lac, la fumée du petit vapeur qui s’éloignait.

Il redescendit :

– Elles sont parties ! dit-il.

Alors, ils revinrent tout pensifs à leur îledu Bonheur.

– Est-ce que, parmi ces femmes, il y avaitcelles que nous avons rencontrées à Roha ? demanda Prisca.

– Ne me reparle jamais de ces femmes, réponditPierre.

Et ils n’en reparlèrent plus.

Mais ils avaient grand’peine à ne plus penserà leur solitude violée et au mystère de leur archipel déchirémaintenant par cette affreuse troupe d’ennemies…

Pendant quelques jours, ils ne sortirent plusde leur île, et presque pas de leur maison…

Ce coin-là était encore inconnu du monde etleur appartenait tout entier. Par un muet accord, ils semblaient enjouir d’autant plus qu’ils redoutaient au fond d’eux-mêmes que cecoin-là, lui aussi, un jour, ne leur fût volé.

Quand ils reprirent leurs promenades, ils nes’égarèrent jamais plus du côté du sud-ouest où se trouvait l’îledes Ténébreuses, et ils dirigeaient leur barque du côté opposé,vers le nord.

Huit jours environ après les événements quenous venons de raconter, ils s’étaient attardés dans leur promenadeet avaient été surpris par le soir. (Le soir tombait assez vitemaintenant, car la saison s’avançait et il y avait près de deuxmois et demi qu’ils étaient dans l’archipel.) Comme ils allaientpénétrer dans les canaux qu’ils devaient prendre pour rentrer chezeux, ils aperçurent une lointaine lueur sur les eaux du lac, versle nord.

Ils arrêtèrent leur barque et regardèrent. Lalueur était vacillante, tantôt mourante, tantôt éclatante.

– On dirait un incendie, n’est-ce pas ?Qu’est-ce que ça peut être encore ? fit Prisca.

– Oui, c’est bizarre !… On dirait plutôtun signal, répondit Pierre.

Ils restèrent ainsi plus d’une heure, jusqu’àce que le feu lointain s’éteignît tout à fait.

Alors, ils rentrèrent. Leur dîner fut triste àla datcha.

– Ce feu n’était pas très loin de nous, émitPierre. Certainement, il était allumé sur l’îlot solitaire qui estplacé comme une sentinelle au nord de l’archipel.

– C’est ce que je pensais, dit Prisca.

– J’irai voir demain ce qu’il en est, ditPierre.

– Non ! ce serait imprudent !…Envoie Iouri.

– C’est cela, j’enverrai Iouri.

Iouri y alla de bonne heure et fut revenuavant le grand déjeuner. Les jeunes gens l’attendaientanxieusement.

– Cet îlot est désert, dit Iouri… Aucun de cesîlots n’est habité… Seulement, on y a en effet allumé du feu, ungrand feu sur une pierre…

– As-tu remarqué de nombreuses traces depas ?

– L’herbe autour de cette pierre était foulée,barine.

– Ce sont peut-être des pêcheurs qui se sontarrêtés là pour faire cuire leur souper, émit Prisca.

– Je ne pense pas, barinia. Il n’y avaitaucune trace d’un repas.

– Voilà qui est singulier. En cette saison, onn’allume pas de feu pour se chauffer. Ce doit être un signal. Quelsignal ?

Quand vint le soir, ils retournèrent à cetendroit, d’où la veille ils avaient aperçu le feu, mais ils ne lerevirent point et revinrent un peu plus tranquilles.

Deux soirs de suite ils repassèrent par lemême endroit, sans rien remarquer d’anormal, et ils commençaient àse rassurer tout à fait quand, le troisième soir, la flammeréapparut.

– Oh ! il faudrait savoir. Nous nepouvons pas rester ainsi dans l’ignorance, dit Pierre. C’estvraiment malheureux que nous n’ayons pas une longue-vue.

Il fit glisser sa barque trèsprécautionneusement sur les eaux noires du lac. Prisca le suppliaitde ne pas se risquer plus loin :

– Regarde comme cette flamme est incertaine.Tantôt on croit qu’elle va mourir, et elle se rallume avec uneforce nouvelle, projetant une grande lueur devant elle sur leseaux. Que cette lueur nous atteigne et l’on nous apercevra. Prendsgarde.

Le raisonnement était juste. Pierre s’arrêta.Une heure plus tard, tout était redevenu absolument noir.

– Je crois que nous pouvons rentrer, ditPrisca.

– Oui, rentrons, j’ai une idée.

Il se rappelait avoir vu à Roha une longue-vuemarine posée sur un trépied au seuil du jardin. Quand ilsarrivèrent à la datcha, il fit venir Iouri et lui ordonna de serendre à Roha et d’essayer d’avoir cette longue-vue pour quelquesjours, à n’importe quel prix.

– J’ai déjà essayé de l’avoir, dit Iouri, maisils ne veulent ni la prêter, ni la louer.

– Eh bien ! vole-la, et tu la rapporterasquand nous n’en aurons plus besoin.

Le surlendemain, ils avaient la longue-vuequ’ils emportèrent chaque soir dans leur barque, mais ils n’eurentpoint tout de suite l’occasion de s’en servir.

Ils se croyaient débarrassés de cette histoirede signaux lumineux et ils allaient donner l’ordre à Iouri dereporter la longue-vue inutile quand celui-ci les réveilla enpleine nuit.

Il leur annonçait que la flamme était revenue,et qu’elle n’avait jamais autant brillé. Les jeunes gens luiavaient défendu de retourner à cette île, ni même d’en approcher,sans cela il serait déjà parti pour se renseigner.

Mais Pierre craignait une imprudence et luicommanda de rester à la datcha.

Prisca, naturellement, voulut accompagnerPierre. Ils prirent la longue-vue et montèrent dans leur barque.Ils furent bientôt à la pointe d’une île qui leur servaitd’observatoire.

La flamme, en effet, n’avait jamais été aussihaute, et, sur un vaste espace, le lac en était tout éclairé.

– On dirait des ombres qui dansent autour dela flamme !… dit Prisca.

Le jeune homme installa sa longue-vue etregarda. Et voici ce qu’il vit, mais très nettement, à cause du feuardent qui embrasait, là-bas, toutes choses :

Sur le rivage, autour du feu, se démenait uneronde enragée sous les regards de Raspoutine, dont le jeune hommene pouvait distinguer les traits, mais qu’il reconnut à son costumeet à sa silhouette et à sa façon d’être.

Parfois, il se mêlait à la ronde et parfoiss’en écartait pour jeter des sarments dans le brasier.

Cette fois, il y avait des hommes et desfemmes. Pierre était en face d’une de ces scènes de sabbatretracées dans une des plaintes adressées par le clergé de Tobolskau saint synode du temps que Raspoutine n’opérait encore qu’enSibérie.

– Il me semble qu’on entend leurs crisjusqu’ici… dit Prisca, laisse-moi regarder.

– Non ! répondit Pierre.

Et il se releva au moment que la flamme,là-bas, s’éteignait, et la jeune fille l’entendit quimurmurait :

– Et voilà ceux qui conduisent cetempire !

Ils revinrent, et c’est en vain que Priscavoulait faire parler Pierre.

Il gardait un silence farouche.

– Voilà encore que tu me fais peur !Pierre ! parle-moi !…

Il ne desserra les dents que lorsqu’ils furentde retour à la datcha, dans leur chambre. Il l’étreignit avec uneforce où il y avait de la colère :

– Ah ! ma chérie ! ma chérie !il n’y a que nous de purs au monde !

– Alors, mon chéri, pourquoi es-tu encolère ?

– Mais faudra-t-il remonter jusqu’au pôle,s’écria-t-il encore, pour ne plus voir les hommes !…

Ayant dit cela, il ricana avec amertume… Ilétait allé déjà dans les solitudes glacées de l’Arctique, et làencore il avait rencontré sous des tentes des animaux humains quivivaient dans une promiscuité repoussante. La fenêtre del’appartement des jeunes gens était ouverte sur lesétoiles !

– Ah ! les étoiles, les étoiles !…Il leva les bras vers les étoiles.

– Les étoiles osent nous regarder par une nuitpareille !… Que regardez-vous, étoiles ?… De la boueet du sang ?…

– Il y a nous ! murmura Prisca, quel’exaltation de Pierre épouvantait.

– Tâchons de ne pas nous salir, ma petiteâme.

Chapitre 23UNE VISITE

 

Pierre ne pouvait plus douter que lesTénébreuses n’eussent établi, cet été-là, leur quartier général surles rives du lac Saïma.

Par le chemin de fer qui allait à Imatra, illeur fallait à peine une journée pour venir de Petrograd. Et quantaux régions nordiques, généralement désertes, que nos jeunes gensavaient atteintes si lentement et quelquefois si difficilement,elles y parvenaient en se promenant sur ce petit vapeur qu’ellesavaient loué ou acheté.

Une pareille certitude était bien faite pourassombrir le grand-duc, qui retombait tout à coup dans cettehorreur qu’il avait cru finie pour toujours ! Sans compter quela sécurité des jeunes gens, et celle surtout de leur amour, endevenait fort précaire.

Quelquefois, le matin, Pierre laissait Priscareposer et partait de fort bonne heure avec Iouri pour relever lesengins de pêche qu’ils avaient posés la veille.

Dans une de ces promenades matinales, il setrouva sur le rivage d’un îlot qui portait encore toute la traced’un repas récent.

Et par les empreintes laissées sur le sable etdans les herbes, en ramassant un ruban ou un coin de dentelle, ileut la preuve que la troupe des Ténébreuses était venue jusque-làsans qu’ils s’en fussent même doutés.

Sans doute, ce jour-là, étaient-ils restés àla datcha. C’était un miracle que cette datcha n’eût pas encore étédécouverte !

Il n’y avait plus à hésiter, il allait falloirchercher un autre refuge ! Il en concevait un chagrin inouï,car il savait que cette détermination serait la cause d’un granddésespoir chez Prisca. Aussi retardait-il le moment de sonretour.

Il questionnait Iouri sur les environs. S’ilfallait en croire Iouri, il y avait encore beaucoup d’autres coins,vers le nord du lac, tout à fait inconnus et inhabités… mais dansces régions Iouri ne répondait plus de l’approvisionnement de luxeet il faudrait que les jeunes gens renonçassent tout à fait à leurshabitudes de confort. On découvrirait bien une touba abandonnée,mais après la datcha du bonheur, quel changement !…

Ceci n’était pas pour effrayer personnellementPierre, mais il ne pouvait imaginer Prisca vivant d’une façondouloureusement rustique.

Et puis la mauvaise saison approchait. Eux quis’étaient tant réjouis de faire connaissance avec l’hiverfinlandais, à la datcha du bonheur même qui était admirablementinstallée avec ses grands poêles de faïence, ses doubles portes etses doubles fenêtres pour braver toutes les intempéries.

Ils s’étaient promis des promenades admirablesdans des traîneaux rapides comme le vent sur l’immense surfacegelée du lac.

Prisca adorait les sports d’hiver et elleétait une des petites reines des patinoires, à Petrograd, sur laMoïka ou le canal Catherine. Elle avait fait aussi autrefoisbeaucoup de ski dans la montagne, et se réjouissait de renouvelerses exploits.

Mais, pour tout cela, il fallait, au retour,une bonne maison chaude et toutes les douceurs de la civilisationrusse en hiver.

Iouri dit :

– La barinia pourrait s’installer dans unetouba, loin d’ici, pendant le temps qui nous sépare du gel etrevenir à la datcha passer l’hiver. L’hiver, il ne viendrapersonne.

– C’est juste, approuva Pierre, et cettecombinaison lui allait parfaitement.

L’idée qu’ils n’abandonneraient pasdéfinitivement l’archipel du Bonheur éclairait son front, et ilpressa le retour à la datcha. Maintenant, il ne craignait plus deparler de leur départ nécessaire à Prisca.

Ce matin-là, Prisca s’était réveillée de bonneheure et elle fut toute triste de voir que Pierre était déjà parti.Il lui promettait toujours de l’emmener avec lui pour la relève desengins de pêche, mais, chaque fois qu’il avait le courage de laréveiller, ils se rendormaient ensemble. Et Iouri relevait leslignes, dont le poisson s’était enfui.

Elle s’habilla et descendit au jardin pourcueillir des fleurs quand, dans le vestibule, elle s’arrêta net.Des voix qu’elle ne connaissait pas se faisaient entendre audehors. Et, presque aussitôt, Nastia accourait affolée.

– Barinia, des dames, des dames viennentd’atterrir dans l’île !

Prisca courut sur le perron et se trouva enface de trois femmes, en effet, qui venaient de descendre d’uncanot automobile dont on entendait encore le moteur.

Le mécanicien était resté à bord.

Les femmes paraissaient de très grandes dames,habillées richement, bien qu’elles fussent en partie de campagne.Elles avaient des propos joyeux et, dès qu’elles aperçurent Prisca,la saluèrent et lui déclarèrent aussitôt, avec cette franchise quepermet l’hospitalité russe, qu’elles mouraient de faim et qu’ellesauraient une reconnaissance éternelle à la bonne âme qui leurferait l’aumône d’un morceau de pain.

Prisca leur répondit aussitôt qu’on allaitleur servir une collation dans le jardin et elle descenditrapidement au-devant d’elles, car elle avait la secrète angoisse deles voir pénétrer dans la datcha, sans qu’elle pût démêler, aureste, les raisons obscures de sa crainte.

Elle agissait instinctivement, regrettant quela solitude des jardins eût été violée et espérant quel’indiscrétion de ces belles visiteuses n’irait point plusloin.

C’était puéril et si en dehors de tous lesusages, que la pauvre Prisca en fut bientôt pour ses frais deprudence, car, après les compliments d’usage et pendant que Nastiamettait une nappe sur une table en plein air, ces dames demandaientà « visiter » ce séjour enchanteur. Et, déjà, ellesfaisaient le tour de l’île et complimentaient Prisca sur la belleet gracieuse ordonnance de la maison et des jardins.

C’était presque toujours la première de cesdames, pour laquelle les deux autres étaient pleines de déférence,qui prenait la parole. Elle avait fort grand air et impressionnaitbeaucoup Prisca par la façon qu’elle avait de temps à autre de laregarder de haut en bas, à travers son face-à-main.

– Nous sommes venues passer quelques Jours àRoha, disait cette hautaine personne, et j’ai fait apporter moncanot automobile, ce qui nous permet de jolies et lointainespromenades sur le lac. Mais, en vérité, je dois dire que je nem’attendais pas à découvrir ce joyau dans ce désert !

Prisca se demandait si ces femmes n’étaientpoint celles qui, quelques semaines auparavant, avaient fait fuirson Pierre avec tant de précipitation… Elle les avait elle-mêmetrop peu vues pour risquer une réponse à une aussi importantequestion. Celle-ci disait qu’elles étaient récemment arrivées àRoha. Ce ne devait pas être les mêmes, et Prisca s’en trouvait unpeu tranquillisée.

Quant à confondre ces grandes dames auxmanières si parfaites avec les folles du troupeau de Raspoutine, lapensée simple de Prisca s’y refusait absolument.

Aux questions trop curieuses de soninterlocutrice, Prisca répondait que « son mari » avaitfait construire cette datcha plusieurs années avant la guerre dansle dessein de s’y reposer au centre même de ses affaires.

– Nous avons de grands intérêts en Finlande,madame, mon mari est marchand de bois !…

Prisca espérait vaguement que l’aveu d’unesituation aussi humble déterminerait ces dames à ne point prolongerleur visite et les détournerait de pousser plus avant dans sondomaine.

Mais il n’en fut rien et quand elles eurentvisité l’extérieur, elles se dirigèrent, sans même qu’elles yfussent invitées, vers le perron de la datcha.

Prisca ne put que les suivre en soupirantdiscrètement.

Dans son malheur, elle était heureuse quePierre prolongeât son absence, ce qui lui évitait de souffrir commeelle du sans-gêne de ces intruses.

Elles entrèrent dans le vestibule et elles n’yavaient pas plus tôt mis les pieds qu’elles s’écriaient toutesensemble :

– Ah ! par exemple !

Et elles regardaient toutes avec unestupéfaction évidente le grand portrait en pied de Pierre.

Ce fut encore la première grande dame quireprit la parole pour dire :

– Vous avez là une peinture magnifique,madame !

– C’est le portrait de mon mari, réponditPrisca en rougissant jusqu’aux yeux.

Et elle balbutia un nouveaumensonge :

– Mon mari a été fait officier depuis laguerre… et cela lui a plu de demander son portrait en uniforme à unde ses amis.

La visiteuse était allée à la signature.

– Serge Ivanovitch ! Serge Ivanovitchétait l’ami de votre mari, madame ?

– Mais oui, madame !

– C’était aussi le mien, madame !

Et les deux autres dames éclatèrent de rire.Et elles avaient une façon de se regarder toutes entre elles et deregarder ensuite Prisca, qui remplissait celle-ci d’une immenseconfusion.

La grande dame dit à ses suivantes :

– Mes chères, laissez-moi, je vous prie,maintenant, avec madame ; je vous rejoindrai tout à l’heuredans le jardin !

Et elle pénétra dans le salon sans même sepréoccuper de Prisca.

Elle regardait partout autour d’elle avec unecuriosité active et pleine d’agitation. Tous les portraits dePierre l’attiraient. Elle les soulevait en répétant :

– Ah ! par exemple ! Ah ! parexemple ! Prisca était affolée.

– Votre mari s’appelle donc Ivan ?

– C’est un de ses petits noms, mais le nomdont on l’appelle plus usuellement, c’est Pierre !

Cette pauvre Prisca eût pleuré de désespoir.Elle sentait venir une catastrophe et elle était à peu près sûrequ’il était trop tard maintenant pour l’éviter.

De toute évidence, cette grande dameconnaissait « son mari » ; peut-être mêmeétait-elle renseignée sur lui beaucoup mieuxqu’elle !

– Et Ivan Andréïevitch ?…

Ah ! comme Prisca regrettait maintenantde n’avoir pas fait disparaître tous ces portraits qui l’avaienttant intriguée et qui maintenant la trahissaient.

– Oui, madame, fit-elle, sans plus.

– Et le père de votre mari était sans douteaussi marchand de bois ?…

– Oui, madame, répondit encore la malheureuseenfant, qui ne savait plus où se mettre et qui souffrait millemorts.

– On est marchand de bois de père en fils danscette famille, à ce que je vois !

– Mon Dieu, madame !…

La visiteuse se tut et regarda avec une tellefixité à travers son face-à-main la jeune femme que celle-ci selaissa choir sur un siège, tremblante et complètementdésemparée.

– Vous êtes souffrante ?…

– Non, madame… j’ai… ce ne sera rien, j’aiquelquefois des faiblesses…

– Madame, dit l’autre, en s’asseyant en facede Prisca, j’aurais une question à vous poser, une question d’unecertaine importance… aussi je vous prierais, avant de répondre, d’yréfléchir sérieusement, et, pour cela, de tâcher à reconquérir toutvotre sang-froid qui semble en ce moment vous avoir quelque peuabandonné… Je désirerais savoir exactement votre nom ?…

– Mais, madame, je… je n’y vois aucuninconvénient… nous ne nous cachons pas, non… nous n’avons rien àcacher… je vous ai dit que mon mari s’occupait d’exploitationforestière…

– Oui, il est marchand de bois, vous me l’avezdit, mais comment s’appelle-t-il ?

– Il s’appelle Pierre Pielisk !

– Pierre Ivan Andréïevitch Pielisk !Voyez-vous cela ? Vous en êtes sûre ?

– Mais, madame…

– Et vous êtes madame Pielisk ?

– Madame, je ne comprends pas votreinsistance, répondit Prisca à l’agonie, et qui n’avait certes pasla force de se révolter. Oui, je suisMme Pielisk !…

– Et vous êtes mariée avec le marchand debois ? Prenez garde. C’est là qu’est toute l’importance de laquestion…

– Madame, fit enfin Prisca en se levant avecpeine et en faisant appel à toutes ses forces, cet interrogatoireextraordinaire a suffisamment duré et je ne me laisserai pasoutrager plus longtemps…

– C’est vous qui m’outragez par vosmensonges ! éclata la grande dame. Vous ne vous appelez pasMme Pielisk. Voulez-vous que je vous dise, moi,comment vous vous appelez ? Vous vous appelez Prisca, et vousétiez gouvernante ou dame de compagnie chez la comtesseNératof.

Prisca, foudroyée, trouva cependant le moyende se redresser encore.

– Et après, madame ! ceci ne vous regardepas !

– Vous croyez cela… Et voulez-vous que je vousdise, maintenant, comment s’appelle votre soi-disant mari ? Ils’appelle le grand-duc Ivan et, moi, je suis sa mère, lagrande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna.

À cette révélation foudroyante, Priscachancela. Certes ! elle était partie pour une aventure dontelle savait devoir tout redouter. Mais, tout de même, elle n’avaitrien prévu de pareil. Elle aimait un grand-duc, presque l’héritierdu trône ! Il s’en fallait d’un peu de mauvaise santé chez letsarevitch et de quelques années de plus sur la tête chenue d’unRomanof !…

Elle était la maîtresse du grand-duc Ivan,tout simplement. C’était formidable. C’était terrible pourelle.

Elle avait pu espérer un instant et trèsvaguement que le lien obscur qui l’attachait à Pierre ne seromprait jamais. Maintenant, c’était fini. Il était brisé, et pourtoujours ! Si elle en doutait encore, elle n’avait qu’àregarder la grande-duchesse qui triomphait de sa stupeur et de sadouleur.

Étourdie, Prisca ne trouvait pas un mot àdire. Nadiijda Mikhaëlovna se mit à rire. Prisca se prit àpleurer.

– Eh bien ! madame Pielisk, fitla grande-duchesse, prétendez-vous toujours que ce qui se passe icine me regarde pas ? Ah ! vous ne vous attendiez point àce que j’arrive vous déranger si tôt ? Vous vous croyiez bienà l’abri, en vérité, au fond de cette île, protégée par tout lemystère du lac Saïma. Et je vous avouerai, quant à moi, que je neserais jamais venue chercher mon fils jusqu’ici. Je lui ai connudes goûts moins champêtres. Mais il y a quelque chose de plus fortque toutes les précautions d’une petite intrigante et de plus malinque la police : c’est la volonté de Dieu… qui m’a conduiteici !…

À ce mot d’« intrigante », Prisca sereleva, la pourpre aux joues. Elle était déchirée. Et onl’insultait. C’était trop de honte ajoutée à son immense douleur.Elle rassembla ses forces pour jeter à cette femme les quelquesmots qui devaient être dits et pour fuir.

– Madame, fit-elle, d’une voix sourde,haletante, étouffée… j’ai toujours ignoré qui était votre fils. Jel’apprends aujourd’hui !

– Vous mentez !

– C’est le dernier mot que j’entendrai devotre bouche, madame !

Égarée, sanglotante, elle courut à la porte ense heurtant aux meubles. Mais elle trouva la grande-duchesse devantelle qui, encore, l’arrêta.

– Où allez-vous ? je vous défends desortir !

– Il n’y a que cela que vous n’ayez pas ledroit de me défendre ! comme je n’ai plus qu’un droit, moi,celui de disparaître ! Laissez-moi passer, madame, vous ne meverrez plus jamais ! Vous n’entendrez plus jamais parler demoi, je vous le jure !

– Je ne vous crois pas ! Vous êtes uneintrigante ! Vous allez le rejoindre ! Non, non,maintenant, je ne vous quitte plus avant de vous avoir remis entreles mains de la police.

Cette fois, Prisca devint toutepâle :

– Madame, dit-elle, d’une voix tout à coupeffroyablement calme, je ne vous demande que la permission d’allerme tuer !

– On dit ça !

Nadiijda Mikhaëlovna ne pouvait pas croire quePrisca eût ignoré jusqu’à ce jour la personnalité de son amant.Cette petite l’avait jouée, elle, la grande dame si rouée qui,toujours, avait roulé tout le monde, et Prisca continuait de semoquer d’elle, assurément, avec son histoire de suicide. Ellevoulait lui échapper encore. Enfin, tout son orgueil se révoltait àl’idée qu’une combinaison aussi magnifique et aussi nécessaire quecelle du mariage du grand-duc avec la nièce du prince généralRostopof restait en suspens à cause de « la dactylo » ducomte de Nératof ! comme elle disait en parlant de Prisca.

– On dit ça ! continua-t-elle, et l’on vafaire la noce avec les grands-ducs !

C’était trop pour Prisca. Elle eût voulu déjàêtre morte. Ses yeux hagards cherchaient une arme autour d’elle,sur les meubles, sur les murs. Elle eût voulu se frapper devantcette femme qui la torturait avec une joie évidente et farouche… età laquelle elle ne pouvait rien répondre qui pût la convaincre.Elle ne pouvait même pas l’insulter, parce que, après tout, cettefemme était la mère de son Pierre, et elle avait le droit de croireque Prisca le lui avait volé !

Une arme et mourir ! et ne plus entendrecette voix, cet abominable rire !…

– Madame, il n’y a pas une arme ici, sans quoije serais déjà morte à vos pieds ! Mais si vous en avez unesur vous, tuez-moi, je vous en supplie, tuez-moi tout desuite !…

– M’en croyez-vous incapable ? s’écria lagrande-duchesse.

– Non, ma mère ! éclata tout à coup lavoix du grand-duc Ivan, je vous crois capable de tout !…

Pierre venait de rentrer. Il avait été toutétonné de trouver les deux dames de compagnie dans le jardin de ladatcha. Il s’était avancé rapidement vers elles et, soudain, lesavait reconnues. C’étaient des amies de sa mère !

Il se douta que quelque chose de redoutable sepassait à la datcha et il avait bondi dans le vestibule. Il étaitsurvenu juste à ce moment critique où la grande-duchesse prenaitune attitude menaçante pour la pauvre Prisca.

À son apparition, Nadiijda Mikhaëlovna avaitfait un pas en arrière, car son fils arrivait terriblement enennemi. Sa figure, ses gestes, sa voix, ce qu’il disait annonçaientune lutte plus sérieuse que celle à laquelle elle s’était sansdoute attendue. Comme la princesse Khirkof, elle avait pus’imaginer que l’aventure de son grand-duc de fils avec une jeuneFrançaise n’aurait pas de suite et qu’Ivan devait commencer à selasser d’une fugue qui s’était prolongée pendant des mois… Or,quand, par le plus grand des hasards, elle tombait en plein nid desamoureux, elle pouvait juger du premier coup, par l’attituded’Ivan, qu’il « en tenait » toujours pour sa chère petitecolombe.

– Pierre ! Pierre ! s’écria Prisca,tu vas jurer à ta mère que, ce matin encore, j’ignorais tout detoi, même ton nom !

– Je le jure ! proclama le grand-duc enregardant sa mère avec des yeux de fou.

– Et maintenant que vous savez cela, madame,continua Prisca, et que votre fils est avec vous, vous allez melaisser passer !…

– Où vas-tu ? questionna le grand-ducd’une voix rauque.

– Je te laisse avec ta mère ! Écoute tamère, Pierre ! C’est elle qui a raison ! Notre amour estune folie !…

– Où vas-tu ? Où vas-tu ?… Je neveux pas, tu entends, je ne veux pas que tu me quittes !…

– J’aurais cependant quelques petites choses àte dire, Ivan Andréïevitch, fit entendre Nadiijda Mikhaëlovna, ens’avançant avec son plus grand air au milieu de la pièce et en nedéfendant plus le chemin par lequel elle eût été heureusemaintenant de voir Prisca disparaître.

– Moi aussi, j’aurais quelques petites chosesà vous dire, ma mère !… Mais nous nous dirons tout cela devantMadame, si vous le voulez bien !… Et si, par hasard, vous nele vouliez pas…

– Il sera fait comme tu voudras,Vanioucha !

Le ton de la grande-duchesse avait changé toutà coup. Elle venait de comprendre, à la tournure que semblaientprendre les événements, qu’elle avait fait fausse route en semontrant d’une brutalité un peu trop moscovite avec Prisca, etsurtout qu’elle n’avait rien à gagner à heurter de front la fureuramoureuse de son fils.

Elle manœuvra aussitôt pour, autant quepossible, l’apaiser. Elle était maîtresse dans l’art de la comédiedramatique, telle qu’elle se joue dans l’ombre des palais et jusquesur les marches des trônes.

Prisca avait fait encore un mouvement pour seretirer, mais le grand-duc, lui prenant la main, l’avait faitasseoir avec une autorité souveraine à laquelle la pauvre enfantn’avait su résister. Il se tenait debout à son côté, en face de samère qui, elle aussi restait debout. Pour rien au monde, lagrande-duchesse n’eût voulu s’asseoir devant Prisca assise.

Donc, Nadiijda Mikhaëlovna, tigresse tout àl’heure prête à manger le cœur de Prisca, s’était transformée enmère chatte qui ronronnait suavement ces phrases chantantes qu’onne trouve que dans la bouche des grandes dames russes, surtoutquand elles parlent français. Elle expliquait son irritationpremière par la douleur si naturelle dont son cœur s’était remplidepuis la fuite de son fils.

Elle fit une peinture touchante de ce quis’était passé à la cour, à cette occasion ; la colère del’empereur et de l’impératrice en face d’un acte d’indiscipline quiles avait outragés (le grand-duc avait rompu ses arrêts) avait faitplace bien rapidement à une angoisse chaque jour grandissante, car,en l’absence de toute nouvelle et devant l’impuissance de la policeà en fournir, on pouvait redouter le pire.

– Tu ne sauras jamais, Vanioucha, combien tues aimé à la cour. C’est dans une circonstance pareille qu’une mèredésespérée, à laquelle on vient prodiguer les plus doucesconsolations, peut juger de la place que son fils tient dans lecœur de ses parents et de ses amis ! On t’a pleuré avec moi,car je t’ai bien pleuré !… On a pu croire à un terribleaccident et peut-être à un abominable attentat… Nous traversons destemps si méchants !… Quand on a été à peu près sûr qu’il nes’agissait que d’une « partie d’amour », beaucoup t’ontpardonné, et moi-même je t’ai pardonné, car j’ai toujours eu ungrand faible pour toi, tu le sais… Tout de même, il y a des momentsoù il faut parler sérieusement, n’est-il pas vrai, Milieinkimoï (mon petit enfant chéri).

Ici, elle s’arrêta une seconde, autant pourjuger de la position conquise que pour voir comment elle allaitaborder le plus difficile de sa tâche.

Jusqu’alors, elle n’avait pas encore prononcéle nom de Khirkof, et elle s’était bien gardée de faire allusion àla fiancée et au prince général Rostopof dont les richessesattendaient toujours de passer dans la corbeille de mariage… maisil fallait bien y venir… Elle s’y résolut. Et la meilleureprécaution qu’elle put trouver fut celle qu’elle mit tout d’aborden avant :

– En ce qui concerne les projets que tu nesaurais avoir oubliés, car ils sont selon la volonté de l’empereur,sache, Vanioucha, que rien ne presse. Autour du princegénéral, tout est en deuil, et il convient de laisser quelquessemaines s’écouler avant de réaliser l’espoir de deux grandesfamilles…

Elle toussa, s’arrêta une seconde et regardales deux jeunes gens. Elle attendait d’être renseignée par un motou par un geste, mais ils ne dirent rien et ne changèrent pointd’attitude. Alors, elle continua, avec plus de douceurencore :

– Tu ne vis pas dans une retraite si profondeque tu n’aies pu apprendre l’effroyable drame de la datcha des îleset tout ce qui s’est passé chez la Kouliguine. Peut-être mêmet’a-t-elle renseigné elle-même, car, si je dois en croire lesbruits de la cour et de la ville, vous étiez de fort bons amis tousles deux…

La grande-duchesse, en prononçant cesdernières paroles, avait-elle dessein de porter quelque excitationjalouse dans le cœur de cette petite Prisca qu’elledétestait ? La chose était fort plausible. N’avait-elled’autre but que de faire sortir son fils d’un mutisme quicommençait prodigieusement à l’agacer ? En tout cas, si ellene réussit point à troubler Prisca, trop sûre de son Pierre, elleparvint à faire desserrer les dents à celui-ci :

– Hélène Vladimirovna a toujours été une amiepour moi, ma mère ; pourtant, mes rapports avec elle sont sirares et, quoi que vous en pensiez, ma retraite ici était sicomplète que j’ignore tout à fait ce à quoi vous faites allusion.J’espère qu’il n’est point arrivé malheur à la Kouliguine ?demanda-il d’une voix qui tremblait un peu, tant il avait de peineà se dominer, car, pour ce qu’il allait avoir à dire, il tenait àse montrer calme et réfléchi, et il redoutait sa nature propre quile portait toujours à quelque éclat.

– Mon Dieu, il ne lui est point arrivé d’autremalheur que celui de n’avoir plus à se montrer, pendant un an, surles scènes de Petrograd et de Moscou, par ordre de l’empereur, à lasuite du scandale qui s’est terminé chez elle par un duel aprèssouper entre le prince Khirkof et le comte Schomberg, qui se sonttaillés en morceaux pour les yeux de la belle, laquelle avaitrendez-vous, ce soir-là, avec Schomberg fils. Le vieux Schomberg,qui venait d’abattre Khirkof, eut encore la force de venir frapperson cher petit rejeton dans les bras de la danseuse, à la suite dequoi tout ce monde expira, à l’exception, bien entendu, d’HélèneKouliguine, qui, elle, ne s’est jamais mieux portée ! Il sera,du reste, beaucoup pardonné à la Kouliguine, car le lendemain de cejour funeste, elle ramena chez elle, à l’hôtel des Grandes-Écuries,la pauvre Agathe, qu’elle avait rencontrée aux environs dePetrograd, cherchant un couvent pour y pleurer dans une paixconvenable sur tous ces drames et… et pour patiemment t’yattendre, Vanioucha !…

– C’est tout ce que vous avez à me dire, mamère ?…

– Non ! Vanioucha, ça n’est pas tout,assurément ! et ce que j’ai encore à te dire ne sera point,j’imagine, pour te déplaire… Je saurai parler en ta faveur à LeursMajestés, et tu verras que tout sera pour le mieux, si tu esraisonnable.

Ici, encore une pause, puis elle dit sansregarder Prisca.

– Mademoiselle a prononcé tout à l’heure uneparole qui est juste, en vérité, et ceci me laisse à penser que jeserai peut-être entendue ici et comprise comme il est désirablepour tous. « Votre amour est une folie ! » Cettefolie-là, ce n’est pas moi qui te la reprocherai. Elle est de tonâge, et à tout péché, miséricorde !… Aimez-vous, mais, à côtédes plaisirs de la jeunesse, il ne faut pas tout à fait oublierqu’il y a des devoirs auxquels on ne saurait échapper. Tu es tropintelligent pour ne point saisir toute ma pensée, et simademoiselle t’aime réellement, elle sera la première à te rappelerqu’il y a tout de même une autre destinée pour un prince comme toi,né si près de l’empereur… et de l’empire, que celle d’une amoureuseet d’ailleurs charmante idylle au fond d’une forêt finlandaise.

À ces mots, Prisca voulut se lever et parler,et il ne pouvait y avoir de doute sur ce qu’elle allait dire. Elleallait rendre toute sa liberté à Pierre, mais le grand-duc, quiavait compris, lui aussi, fit encore rasseoir Prisca et lui coupanet la parole par ces mots prononcés avec une brutalitévoulue :

– On n’interrompt pas ma mère quand elleparle !

– Mais, Vanioucha, cette fois, je crois bient’avoir dit tout ce qu’une mère tendre mais raisonnable, aurait dità ma place à un terrible enfant comme toi !

– Eh bien ! alors, ma mère, c’est à montour de parler !… Voici ce que j’ai à vous dire, qui estcourt… Ma destinée, comme vous dites, est d’aimer Prisca… et je nem’en séparerai jamais !… Ceci est parfaitement clair et vousrenseignera sur votre devoir à vous qui est de m’oublier,comme je vous ai déjà oubliée, comme j’ai oublié tous ceux qui vousentourent et dont je me suis séparé à jamais !

La grande-duchesse n’en pouvait croire sesoreilles, ni ses yeux, car l’air dont cela avait été dit valait leton : un ton calme et un air assuré.

– En vérité, en vérité, IvanAndréïevitch ! Songez-vous à ce que vous dites ?…

– Il n’y a plus d’Ivan Andréïevitch, ma mère…Ivan Andréïevitch est mort !… Il n’y a plus de grand-duc de cenom-là !… Il faut rayer ce nom-là de la liste desgrands-ducs !… je vous en prie…

Et il s’était incliné avec une grandepolitesse.

Alors, cette fois, elle éclata :

– Tu ne me connais pas, Ivan !… ceci nesera pas, je t’assure… par Dieu le père et les saints archanges etpar la volonté de l’empereur, ceci ne sera pas ! Quand on a,comme toi, dans les veines, du sang des Romanof, tu apprendras àtes dépens que l’on n’est pas libre de quitter l’ombre dutrône !

– Quand on a comme moi dans les veines du sangde Vladimir Sergeovitch Asslakow, on ne craint pas d’aller mouriren Sibérie, ma mère ! Mon père m’en a montré lechemin !…

– Ivan Andréïevitch, qu’avez-vous proféré,malheureux enfant ? Avez-vous perdu tout à fait laraison ! râla la grande-duchesse, absolument suffoquée souscette réplique qui, devant une étrangère, la couvrait de honte.

Mais le jeune homme, lui aussi, devant lesmenaces de sa mère, était parti pour un grand éclat et, voyantqu’il n’avait plus rien à ménager, continua de laisser libre coursau bouillonnement de son cœur. Et se tournant versPrisca :

– … Car il y a encore une chose que cetteenfant ne sait pas, ma mère, et qu’il faut que je lui apprenne, detelle sorte qu’elle puisse me laisser sans remords à sescôtés : c’est que je ne suis que le fils d’un pauvre seigneurpour lequel vous avez eu quelques bontés, entre autres celle de lefaire mourir au fond des geôles sibériennes !…

– Tu es le fils de moi ! et celasuffit, donc ! En vérité, si jamais tu l’oubliais vraiment,sache qu’il faut t’attendre à un sort pire que celui de l’hommedont tu as osé devant moi prononcer le nom, petit misérable !Et quant à celle-ci… continua-t-elle en daignant cette fois setourner vers Prisca.

Mais elle ne put en dire plus long. Avant mêmequ’elle eût achevé la phrase dont elle menaçait Prisca, le jeunehomme avait saisi entre ses doigts de fer le poignet de NadiijdaMikhaëlovna et, entraînant la grande-duchesse, qui étouffait derage impuissante, il lui jetait dans la figure :

– Ah ! celle-ci ! n’ytouchez jamais, ma mère ! j’ai pu me contenter de fuir devantbien des ignominies ; j’ai pu voir, sans vous dénoncer àl’empereur, le fouet de Raspoutine s’abattre sur les plus hautesdames de la cour comme sur des bêtes folles, j’ai pu voir étoufferdevant moi, qui suis arrivé trop tard pour le sauver, mon ami SergeIvanovitch, que vous avez assassiné, croyant tuer le fils deVladimir Sergeovitch Asslakow, votre amant !… car vous avezvoulu me tuer, vous avez voulu me tuer, moi, votreVanioucha !… mère délicieuse, dans un moment de fureur où mamère n’était plus qu’une chienne enragée !… Mais, sur laVierge de Kazan et sur mon salut éternel, ne touchez pas àcelle-ci !… pas un cheveu de sa tête !… n’approchez pasde son ombre !… cessez de déshonorer l’air qu’elle respire… jevous chasse !… que je ne vous voie plus ou je vous… ou jevous…

Sa fureur était telle que les mots nepouvaient plus sortir de sa bouche écumante.

Nadiijda Mikhaëlovna n’était plus qu’uneloque, entre ses mains forcenées.

Prisca s’était jetée sur le groupe de la mèreet du fils qui se déchiraient et essayait de leur faire lâcherprise avec des cris déments. La grande-duchesse avait vu passer lamort dans les prunelles sanglantes d’Ivan et elle appelait ausecours. Les deux dames de compagnie, qui étaient restées, sur sonordre, dans le jardin, accouraient au tumulte. Elles arrivèrenttout juste pour recevoir la grande-duchesse qui se pâmait.

Elles l’emportèrent plutôt qu’elles nel’entraînèrent jusqu’au bord de l’eau, se jetèrent avec elle dansle canot automobile qui démarra et disparut sous les branches de larive.

Dans la salle, Pierre était encore debout,tremblant ; une sueur froide lui coulait des tempes. Ilsemblait ne rien entendre de toutes les phrases désordonnées dePrisca, ne rien sentir de ses embrassements et de ses larmes.

Enfin, quand il revint à lui, il ditsimplement :

– J’aurais dû la tuer !

À ce moment, Pierre et Prisca aperçurentIouri, qui était sur le seuil, sa casquette à la main.

– Que veux-tu, Iouri ? demandaPierre.

– Je viens vous dire, maître, que tout estprêt et que je suis à vos ordres pour le départ !…

– Oh ! oui ! partons ! s’écriaPrisca, qui était dans une agitation folle, allons-nous-en !Allons-nous-en tout de suite…

Pierre la fit taire et dit à Iouri :

– Quel départ ? Je ne t’ai donné aucunordre pour le départ.

– Le maître m’excusera, répondit Iouri, maisj’ai tout préparé pour que nous quittions la datchaimmédiatement.

– Depuis quand as-tu préparé toutcela ?

– Depuis que j’ai vu les barinias dansl’île…

– Tu sais qui sont les barinias ?

– Oui, maître ; il faut partir. Dans uneheure, avec leur canot automobile, les barinias seront à Roha.Elles téléphoneront à Imatra. Dans trois heures, il y aura dunouveau ici, mais dans trois heures nous serons loin…

– Où vas-tu nous conduire ?

– Le maître couchera ce soir dans cette toubadont je lui ai parlé. Mais il ne faut pas perdre une minute.

– Bien, Iouri, nous te suivons !…

– J’ai les manteaux, j’ai tout ce qu’ilfaut…

– Attendez ! je vais prévenirNastia ! fit entendre Prisca.

– Nastia est dans le canot avec les affairesde la barinia.

– Ce Iouri est extraordinaire, exprima Pierre.Suivons-le donc, Prisca !…

– Oh ! mon Dieu ! gémit la jeunefemme, qui défaillait sous le coup de tous ces cruels événements,allons-nous quitter ainsi notre chère datcha sans lui direadieu ? Ne ferons-nous pas un dernier tour dans l’île duBonheur ?

– Impossible, barinia !…Excusez-moi !

– Obéissons à Iouri, car, ma parole, je voisque c’est lui qui commande ici ! fit Pierre avec un bonsourire à l’adresse du domestique.

– Non, maître, c’est elle !… lamaîtresse, qui le veut ainsi, celle qui m’a chargé de veiller survous !…

– Hélène Vladimirovna murmura legrand-duc.

– La Kouliguine, soupira Prisca… Décidément,elle est notre bienfaitrice…

– Oui, dit Pierre, elle a pensé à tout !…Elle a tout prévu… Eh bien ! Iouri, qu’attends-tu,maintenant ?…

– Si le maître veut aller au canot, je vaistout fermer ici derrière lui…

– Allons-nous-en donc, dit Prisca…allons-nous-en puisqu’il faut partir, hélas ! mais je veuxemporter un souvenir de cette chère demeure… Tiens ! ceportrait de toi, mon Pierre, ce portrait que j’ai regardé sisouvent… si souvent… tu sais, tu m’as surprise quelquefois en trainde l’interroger… c’est celui où tu as l’uniforme des cadets…

Et elle s’avança rapidement vers la chèreimage, avec des gestes égarés, car il lui semblait que touttournait autour d’elle… mais voilà que Iouri dit :

– Ma maîtresse désire que l’on n’emporte aucunde ces portraits… Excusez-moi, barinia !…

Prisca regarda Pierre ; tous les deuxgardèrent le silence, puis, sans rien se dire, ils quittèrent cettemaison où ils avaient été si heureux.

Ils trouvèrent le canot déjà à moitié pleindes paquets et des provisions que Nastia y entassait. Aussitôt quela servante, en se retournant, vit les jeunes gens près d’elle,elle se jeta à genoux devant Pierre. Celui-ci lui ordonna de serelever, mais elle n’en voulait rien faire et ne faisait quepleurer et se signer en invoquant toutes les vierges de la sainteRussie. Ce fut Iouri qui mit fin à la scène, après l’avoir un peubousculée et lui avoir jeté quelques phrases en patois.

– Qui donc a appris à cette fille qui jesuis ? demanda Pierre à Iouri.

– Elle a entendu les barinias dans le jardin,monseigneur…

C’était la première fois que Iouri appelaitainsi Pierre, mais c’était aussi la première fois que le jeunehomme faisait allusion devant Iouri au rang qu’il tenait dansl’empire.

– Il faut que cette femme sache et que tusaches aussi, Iouri, que monseigneur est mort ! etqu’il n’en doit plus être jamais question.

– Jamais, maître…

Et le domestique dit quelques mots encore àNastia, qui poussa un soupir à se fendre le cœur et fit un derniergrand signe de croix, le front dans la poussière.

Tout le monde embarqua. Pierre et Iouriramèrent. Prisca eut un sanglot en voyant s’éloigner ces lieuxbénis qu’ils ne reverraient peut-être jamais plus. Le jeune hommeétait sombre et se donnait beaucoup de mouvement pour ne paslaisser paraître son émotion.

Cependant, lui aussi eut des larmes dans lesyeux quand les toits de la datcha se furent effacés…

Rapidement, ils glissaient entre les rives deleur cher archipel. Quand ils furent sortis de l’archipel et quetout cet enchantement ne fut plus qu’un souvenir, Prisca se laissaretomber sur son banc et ferma les yeux pour, quelque temps, ne pasvoir autre chose que ce qu’ils venaient de regarder.

Son cœur avait des battements quil’étouffaient. Les lèvres de Pierre sur sa main la firent revenir àla vie. Elle lui sourit.

– Maintenant que tu sais tout, luisouffla-t-il à l’oreille, tu me pardonnes ?

Elle ne lui répondit pas, car ils n’étaientpoint seuls, mais il put voir dans ses yeux qu’elle l’adorait à enmourir.

Ils montaient vers le nord du « lac auxmille îles ». Certainement, ce ne serait pas tout d’abord dece côté qu’on irait les chercher, car cette route ne conduisait àrien qu’à des solitudes inhabitables ou à des petits bourgs où leurprésence ne pouvait passer inaperçue. Ils abordèrent derrière unenchevêtrement inextricable d’îlots, non loin de Pnumala, et c’estlà qu’ils trouvèrent cette touba, pauvre maison depaysans, dont avait parlé Iouri. Ils y furent reçus avec une grandehospitalité, mais n’y passèrent qu’une nuit et un jour.

Iouri s’était absenté. Il revint avec deuxpetits chars traînés par des chevaux d’un entrain merveilleux. Et,tout de suite, ils se lancèrent encore vers le nord, à travers lesplus épaisses forêts. Mais, arrivés à Jokkar, ils redescendirentvers le sud. Ils évitaient, dans le moment, toute agglomération etcouchaient, le soir venu, roulés dans leurs couvertures. Les nuitscommençaient à être très froides. Prisca ne se plaignait jamais etse montrait extraordinairement vaillante. Son âme délicate ettimide avait su, du premier coup, s’élever à la hauteur de cettefarouche aventure. Ils savaient maintenant où Iouri les conduisait.Il les menait, disait-il, en toute sécurité, dans une maison oùil n’y avait que des amis de la Kouliguine.

Il avait redemandé à Pierre ses passeports aunom de M. et Mme Pielisk et il leur en avaitdonné d’autres. Maintenant, ils s’appelaient M. etMme Sponiakof. Ils avaient, une fois de plus,changé de nom, mais ils étaient toujours marchands de bois.

Pierre et Prisca ne pouvaient s’empêcherd’admirer le calme et la décision de Iouri ; il n’était jamaistroublé par quoi que ce fût, et se montrait propre à tout. C’estlui qui faisait leur cuisine, lavait leur linge, soignait leschevaux. Il se servait fort habilement de la carabine et semontrait aussi bon chasseur que Pierre l’avait vu bon pêcheur.Aucun accident ne le surprenait. Il avait tôt fait de remettre touten ordre. Il raccommodait les traits cassés comme un bourrelier etles vêtements comme un tailleur.

Huit jours après avoir quitté l’île duBonheur, nos voyageurs entrèrent dans Viborg sans avoir étéinquiétés.

Ils se crurent sauvés ! c’est là que lesattendait le plus redoutable destin…

FIN DU LIVRE PREMIER.

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