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Les trophées

Les trophées

de José-Maria de Heredia

L’amour sans plus du verd Laurier m’agrée.

Pierre de Ronsard

* * * * *

Manibus
carissimæ
et
amantissimæ
matris
filius memor

J. M. H.

** * * *

ÉPÎTRE LIMINAIRE

À Leconte de L’Isle

C’est à vous, cher et illustre ami, que j’aurais dédié ces Trophées, si le respect d’une mémoire sacrée qui, je le sais, vous est chère aussi, ne m’eût interdit d’inscrire un nom, si glorieux soit-il, au frontispice de ce livre.

Un à un, vous les avez vus naître, ces poèmes. Ils sont comme des chaînons qui nous rattachent au temps déjà lointain où vous enseigniez aux jeunes poètes, avec les règles et les subtils secrets de notre art, l’amour de la poésie pure et du pur langage français. Je vous suis plus redevable que tout autre : vous m’avez jugé digne de l’honneur de votre amitié.J’ai pu, au cours d’une longue intimité, comprendre mieux l’excellence de vos préceptes et de vos conseils, toute la beauté de votre exemple. Et mon titre le plus sûr à quelque gloire sera d’avoir été votre élève bien aimé.

C’est pour vous complaire que je recueille mes vers épars. Vous m’avez assuré que ce livre, bien qu’en partie inachevé, garderait néanmoins aux yeux du lecteur indulgent quelque chose de la noble ordonnance que j’avais rêvée. Tel qu’il est, je vous l’offre, non sans regret de n’avoir pu mieux faire, mais avec la conscience d’avoir fait de mon mieux.

Recevez-le, cher et illustre ami, entémoignage de mon affectueuse gratitude, et comme il seraitmalséant de clore sans le vœu traditionnel une épître liminaire,quelque brève qu’elle soit, permettez que je vous souhaite, à vouset à tous ceux qui feuilletteront ces pages, de prendre à lire mespoèmes autant de plaisir que j’eus à les composer.

José-Maria de Heredia

Partie 1
LA GRÈCE ET LA SICILE

L’Oubli

Le temple est en ruine au haut dupromontoire.
Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
Les Déesses de marbre et les Héros d’airain
Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire.

Seul, parfois, un bouvier menant ses bufflesboire,
De sa conque où soupire un antique refrain
Emplissant le ciel calme et l’horizon marin,
Sur l’azur infini dresse sa forme noire.

La Terre maternelle et douce aux anciensDieux
Fait à chaque printemps, vainement éloquente,
Au chapiteau brisé verdir un autre acanthe ;

Mais l’Homme indifférent au rêve desaïeux
Écoute sans frémir, du fond des nuits sereines,
La Mer qui se lamente en pleurant les Sirènes.

HERCULE ET LES CENTAURES

Némée

Depuis que le Dompteur entra dans laforêt
En suivant sur le sol la formidable empreinte,
Seul, un rugissement a trahi leur étreinte.
Tout s’est tu. Le soleil s’abîme et disparaît.

À travers le hallier, la ronce et leguéret,
Le pâtre épouvanté qui s’enfuit vers Tirynthe
Se tourne, et voit d’un œil élargi par la crainte
Surgir au bord des bois le grand fauve en arrêt.

Il s’écrie. Il a vu la terreur de Némée
Qui sur le ciel sanglant ouvre sa gueule armée,
Et la crinière éparse et les sinistres crocs ;

Car l’ombre grandissante avec lecrépuscule
Fait, sous l’horrible peau qui flotte autour d’Hercule,
Mêlant l’homme à la bête, un monstrueux héros.

Stymphale

Et partout devant lui, par milliers, lesoiseaux,
De la berge fangeuse où le Héros dévale,
S’envolèrent, ainsi qu’une brusque rafale,
Sur le lugubre lac dont clapotaient les eaux.

D’autres, d’un vol plus bas croisant leursnoirs réseaux,
Frôlaient le front baisé par les lèvres d’Omphale,
Quand, ajustant au nerf la flèche triomphale,
L’Archer superbe fit un pas dans les roseaux.

Et dès lors, du nuage effarouché qu’ilcrible,
Avec des cris stridents plut une pluie horrible
Que l’éclair meurtrier rayait de traits de feu.

Enfin, le Soleil vit, à travers cesnuées
Où son arc avait fait d’éclatantes trouées,
Hercule tout sanglant sourire au grand ciel bleu.

Nessus

Du temps que je vivais à mes frèrespareil
Et comme eux ignorant d’un sort meilleur ou pire,
Les monts Thessaliens étaient mon vague empire
Et leurs torrents glacés lavaient mon poil vermeil.

Tel j’ai grandi, beau libre, heureux, sous lesoleil ;
Seule, éparse dans l’air que ma narine aspire,
La chaleureuse odeur des cavales d’Épire
Inquiétait parfois ma course ou mon sommeil.

Mais depuis que j’ai vu l’Épousetriomphale
Sourire entre les bras de l’Archer de Stymphale,
Le désir me harcèle et hérisse mes crins ;

Car un Dieu, maudit soit le nom dont il senomme !
A mêlé dans le sang enfiévré de mes reins
Au rut de l’étalon l’amour qui dompte l’homme.

La Centauresse

Jadis, à travers bois, rocs, torrents etvallons,
Errait le fier troupeau des Centaures sans nombre ;
Sous leurs flancs le soleil se jouait avec l’ombre ;
Ils mêlaient leurs crins noirs parmi nos cheveux blonds.

L’été fleurit en vain l’herbe. Nous lafoulons
Seules. L’antre est désert que la broussaille encombre ;
Et parfois je me prends, dans la nuit chaude et sombre,
À frémir à l’appel lointain des étalons.

Car la race de jour en jour diminuée
Des fils prodigieux qu’engendra la Nuée,
Nous délaisse et poursuit la Femme éperdument.

C’est que leur amour même aux brutes nousravale ;
Le cri qu’il nous arrache est un hennissement,
Et leur désir en nous n’étreint que la cavale.

Centaures et Lapithes

La foule nuptiale au festin s’est ruée,
Centaures et guerriers ivres, hardis et beaux ;
Et la chair héroïque, au reflet des flambeaux,
Se mêle au poil ardent des fils de la Nuée.

Rires, tumulte… Un cri !… L’Épousepolluée
Que presse un noir poitrail, sous la pourpre en lambeaux
Se débat, et l’airain sonne au choc des sabots
Et la table s’écroule à travers la huée.

Alors celui pour qui le plus grand est unnain,
Se lève. Sur son crâne, un mufle léonin
Se fronce, hérissé de crins d’or. C’est Hercule.

Et d’un bout de la salle immense à l’autrebout,
Dompté par l’œil terrible où la colère bout,
Le troupeau monstrueux en renâclant recule.

Fuite de Centaures

Ils fuient, ivres de meurtre et derébellion,
Vers le mont escarpé qui garde leur retraite ;
La peur les précipite, ils sentent la mort prête
Et flairent dans la nuit une odeur de lion.

Ils franchissent, foulant l’hydre et lestellion,
Ravins, torrents, halliers, sans que rien les arrête ;
Et déjà, sur le ciel, se dresse au loin la crête
De l’Ossa, de l’Olympe ou du noir Pélion.

Parfois, l’un des fuyards de la faroucheharde
Se cabre brusquement, se retourne, regarde,
Et rejoint d’un seul bond le fraternel bétail ;

Car il a vu la lune éblouissante etpleine
Allonger derrière eux, suprême épouvantail,
La gigantesque horreur de l’ombre Herculéenne.

La Naissance d’Aphrodité

Avant tout, le Chaos enveloppait lesmondes
Où roulaient sans mesure et l’Espace et le Temps ;
Puis Gaia, favorable à ses fils les Titans,
Leur prêta son grand sein aux mamelles fécondes.

Ils tombèrent. Le Styx les couvrit de sesondes.
Et jamais, sans l’éther foudroyé, le Printemps
N’avait fait resplendir les soleils éclatants,
Ni l’Été généreux mûri les moissons blondes.

Farouches, ignorants des rires et desjeux,
Les Immortels siégeaient sur l’Olympe neigeux.
Mais le ciel fit pleuvoir la virile rosée ;

L’Océan s’entr’ouvrit, et dans sa nudité
Radieuse, émergeant de l’écume embrasée,
Dans le sang d’Ouranos fleurit Aphrodité.

Jason et Médée

À Gustave Moreau

En un calme enchanté, sous l’amplefrondaison
De la forêt, berceau des antiques alarmes,
Une aube merveilleuse avivait de ses larmes,
Autour d’eux, une étrange et riche floraison.

Par l’air magique où flotte un parfum depoison,
Sa parole semait la puissance des charmes ;
Le Héros la suivait et sur ses belles armes
Secouait les éclairs de l’illustre Toison.

Illuminant les bois d’un vol depierreries,
De grands oiseaux passaient sous les voûtes fleuries,
Et dans les lacs d’argent pleuvait l’azur des cieux.

L’Amour leur souriait, mais la fataleÉpouse
Emportait avec elle et sa fureur jalouse
Et les philtres d’Asie et son père et les Dieux.

ARTÉMIS ET LES NYMPHES

Artémis

L’âcre senteur des bois montant de toutesparts,
Chasseresse, a gonflé ta narine élargie,
Et, dans ta virginale et virile énergie,
Rejetant tes cheveux en arrière, tu pars !

Et du rugissement des rauques léopards
Jusqu’à la nuit tu fais retentir Ortygie,
Et bondis à travers la haletante orgie
Des grands chiens éventrés sur l’herbe rouge épars.

Et, bien plus, il te plaît, Déesse, que laronce
Te morde et que la dent ou la griffe s’enfonce
Dans tes bras glorieux que le fer a vengés ;

Car ton cœur veut goûter cette douceurcruelle
De mêler, en tes jeux, une pourpre immortelle
Au sang horrible et noir des monstres égorgés.

La Chasse

Le quadrige, au galop de ses étalonsblancs,
Monte au faîte du ciel, et les chaudes haleines
Ont fait onduler l’or bariolé des plaines.
La Terre sent la flamme immense ardre ses flancs.

La forêt masse en vain ses feuillages pluslents ;
Le Soleil, à travers les cimes incertaines
Et l’ombre où rit le timbre argentin des fontaines,
Se glisse, darde et luit en jeux étincelants.

C’est l’heure flamboyante où, par la ronce etl’herbe,
Bondissant au milieu des molosses, superbe,
Dans les clameurs de mort, le sang et les abois,

Faisant voler les traits de la cordetendue,
Les cheveux dénoués, haletante, éperdue,
Invincible, Artémis épouvante les bois.

Nymphée

Le quadrige céleste à l’horizon descend,
Et, voyant fuir sous lui l’occidentale arène,
Le Dieu retient en vain de la quadruple rêne
Ses étalons cabrés dans l’or incandescent.

Le char plonge. La mer, de son soupirpuissant,
Emplit le ciel sonore où la pourpre se traîne,
Tandis qu’à l’Est d’où vient la grande nuit sereine
Silencieusement s’argente le Croissant.

Voici l’heure où la Nymphe, au bord dessources fraîches,
Jette l’arc détendu près du carquois sans flèches.
Tout se tait. Seul, un cerf brame au loin vers les eaux.

La lune tiède luit sur la nocturnedanse,
Et Pan, ralentissant ou pressant la cadence,
Rit de voir son haleine animer les roseaux.

Pan

À travers les halliers, par les cheminssecrets
Qui se perdent au fond des vertes avenues,
Le Chèvre-pied, divin chasseur de Nymphes nues,
Se glisse, l’œil ardent, sous les hautes forêts.

Il est doux d’écouter les soupirs, les bruitsfrais
Qui montent à midi des sources inconnues
Quand le Soleil, vainqueur étincelant des nues,
Dans la mouvante nuit darde l’or de ses traits.

Une Nymphe s’égare et s’arrête. Elleécoute
Les larmes du matin qui pleuvent goutte à goutte
Sur la mousse. L’ivresse emplit son jeune cœur.

Mais d’un seul bond, le Dieu du noir tailliss’élance,
La saisit, frappe l’air de son rire moqueur,
Disparaît… Et les bois retombent au silence.

Le Bain des Nymphes

C’est un vallon sauvage abrité del’Euxin ;
Au-dessus de la source un noir laurier se penche,
Et la Nymphe, riant, suspendue à la branche,
Frôle d’un pied craintif l’eau froide du bassin.

Ses compagnes, d’un bond, à l’appel dubuccin,
Dans l’onde jaillissante où s’ébat leur chair blanche
Plongent, et de l’écume émergent une hanche,
De clairs cheveux, un torse ou la rose d’un sein.

Une gaîté divine emplit le grand boissombre.
Mais deux yeux, brusquement, ont illuminé l’ombre.
Le Satyre !… Son rire épouvante leurs jeux ;

Elles s’élancent. Tel, lorsqu’un corbeausinistre
Croasse, sur le fleuve éperdument neigeux
S’effarouche le vol des cygnes du Caÿstre.

Le Vase

L’ivoire est ciselé d’une main fine ettelle
Que l’on voit les forêts de Colchide et Jason
Et Médée aux grands yeux magiques. La Toison
Repose, étincelante, au sommet d’une stèle.

Auprès d’eux est couché le Nil, sourceimmortelle
Des fleuves, et, plus loin, ivres du doux poison,
Les Bacchantes, d’un pampre à l’ample frondaison,
Enguirlandent le joug des taureaux qu’on dételle.

Au-dessous, c’est un choc hurlant decavaliers ;
Puis les héros rentrant morts sur leurs boucliers
Et les vieillards plaintifs et les larmes des mères.

Enfin, en forme d’anse arrondissant leursflancs
Et posant aux deux bords leurs seins fermes et blancs,
Dans le vase sans fond s’abreuvent des Chimères.

Ariane

Au choc clair et vibrant des cymbalesd’airain,

Nue, allongée au dos d’un grand tigre, laReine

Regarde, avec l’Orgie immense qu’ilentraîne,

Iacchos s’avancer sur le sable marin.

Et le monstre royal, ployant son largerein,

Sous le poids adoré foule la blonde arène,

Et, frôlé par la main d’où pend l’erranterêne,

En rugissant d’amour mord les fleurs de sonfrein.

Laissant sa chevelure à son flanc qui secambre

Parmi les noirs raisins rouler ses grappesd’ambre,

L’Épouse n’entend pas le sourdrugissement ;

Et sa bouche éperdue, ivre enfind’ambroisie,

Oubliant ses longs cris vers l’infidèleamant,

Rit au baiser prochain du Dompteur del’Asie

Bacchanale

Une brusque clameur épouvante le Gange.

Les tigres ont rompu leurs jougs et,miaulants,

Ils bondissent, et sous leurs bonds et leursélans

Les Bacchantes en fuite écrasent lavendange.

Et le pampre que l’ongle ou la morsureeffrange

Rougit d’un noir raisin les gorges et lesflancs

Où près des reins rayés luisent des ventresblancs

De léopards roulés dans la pourpre et lafange.

Sur les corps convulsifs les fauveséblouis,

Avec des grondements que prolonge un longrâle,

Flairent un sang plus rouge à travers l’or duhâle ;

Mais le Dieu, s’enivrant à ces jeuxinouïs,

Par le thyrse et les cris les exaspère etmêle

Au mâle rugissant la hurlante femelle.

Le réveil d’un dieu

La chevelure éparse et la gorge meurtrie,

Irritant par les pleurs l’ivresse de leurssens,

Les femmes de Byblos, en lugubres accents,

Mènent la funéraire et lente théorie.

Car sur le lit jonché d’anémone fleurie

Où la Mort avait clos ses longs yeuxlanguissants,

Repose, parfumé d’aromate et d’encens,

Le jeune homme adoré des vierges de Syrie.

Jusqu’à l’aurore ainsi le chœur s’estlamenté,

Mais voici qu’il s’éveille à l’appeld’Astarté,

L’Époux mystérieux que le cinname arrose.

Il est ressuscité, l’antiqueadolescent !

Et le ciel tout en fleur semble une immenserose

Qu’un Adonis céleste a teinte de son sang.

La magicienne

En tous lieux, même au pied des autels quej’embrasse,

Je la vois qui m’appelle et m’ouvre ses brasblancs.

Ô père vénérable, ô mère dont les flancs

M’ont porté, suis-je né d’une exécrablerace ?

L’Eumolpide vengeur n’a point dansSamothrace

Secoué vers le seuil les longs manteauxsanglants,

Et, malgré moi, je fuis, le cœur las, lespieds lents ;

J’entends les chiens sacrés qui hurlent sur matrace.

Partout je sens, j’aspire, à moi-mêmeodieux,

Les noirs enchantements et les sinistrescharmes

Dont m’enveloppe encor la colère desDieux ;

Car les grands Dieux ont fait d’irrésistiblesarmes

De sa bouche enivrante et de ses sombresyeux,

Pour armer contre moi ses baisers et seslarmes.

Sphinx

Au flanc du Cithéron, sous la ronceenfoui,
Le roc s’ouvre, repaire où resplendit au centre
Par l’éclat des yeux d’or, de la gorge et du ventre,
La Vierge aux ailes d’aigle et dont nul n’a joui.

Et l’Homme s’arrêta sur le seuil,ébloui.
― Quelle est l’ombre qui rend plus sombre encor

mon antre ?

― L’Amour. ― Es-tu le Dieu ? ― Je suis leHéros. ― Entre ;
Mais tu cherches la mort. L’oses-tu braver ? ― Oui.

Bellérophon dompta la Chimère farouche.
― N’approche pas. ― Ma lèvre a fait frémir ta bouche…
― Viens donc ! Entre mes bras tes os vont se briser ;

Mes ongles dans ta chair… ― Qu’importe lesupplice,
Si j’ai conquis la gloire et ravi le baiser ?
― Tu triomphes en vain, car tu meurs. ― Ô délice !…

Marsyas

Les pins du bois natal que charmait tonhaleine

N’ont pas brûlé ta chair, ô malheureux !Tes os

Sont dissous, et ton sang s’écoule avec leseaux

Que les monts de Phrygie épanchent vers laplaine.

Le jaloux Citharède, orgueil du cielhellène,

De son plectre de fer a brisé tes roseaux

Qui, domptant les lions, enseignaient lesoiseaux ;

Il ne reste plus rien du chanteur deCélène.

Rien qu’un lambeau sanglant qui flotte autronc de l’if

Auquel on l’a lié pour l’écorcher toutvif.

Ô Dieu cruel ! Ô cris ! Voixlamentable et tendre !

Non, vous n’entendrez plus, sous un doigt tropsavant,

La flûte soupirer aux rives du Méandre …

Car la peau du Satyre est le jouet duvent.

PERSÉE ET ANDROMÈDE

Andromède au monstre

La Vierge Céphéenne, hélas ! encorvivante,

Liée, échevelée, au roc des noirs îlots,

Se lamente en tordant avec de vainssanglots

Sa chair royale où court un frissond’épouvante.

L’Océan monstrueux que la tempête évente

Crache à ses pieds glacés l’âcre bave desflots,

Et partout elle voit, à travers ses cilsclos,

Bâiller la gueule glauque, innombrable etmouvante.

Tel qu’un éclat de foudre en un ciel sanséclair,

Tout à coup, retentit un hennissementclair.

Ses yeux s’ouvrent. L’horreur les emplit, etl’extase ;

Car elle a vu, d’un vol vertigineux etsûr,

Se cabrant sous le poids du fils de Zeus,Pégase

Allonger sur la mer sa grande ombred’azur.

Persée et Andromède

Au milieu de l’écume arrêtant son essor,

Le Cavalier vainqueur du monstre et deMéduse,

Ruisselant d’une bave horrible où le sangfuse,

Emporte entre ses bras la vierge aux cheveuxd’or.

Sur l’étalon divin, frère de Chrysaor,

Qui piaffe dans la mer et hennit etrefuse,

Il a posé l’Amante éperdue et confuse

Qui lui rit et l’étreint et qui sangloteencor.

Il l’embrasse. La houle enveloppe leurgroupe.

Elle, d’un faible effort, ramène sur lacroupe

Ses beaux pieds qu’en fuyant baise un flotvagabond ;

Mais Pégase irrité par le fouet de lalame,

Àl’appel du Héros s’enlevant d’un seul bond,

Bat le ciel ébloui de ses ailes de flamme.

Le Ravissement d’Andromède

D’un vol silencieux, le grand Cheval ailé

Soufflant de ses naseaux élargis l’air quifume,

Les emporte avec un frémissement de plume

À travers la nuit bleue et l’éther étoilé.

Ils vont. L’Afrique plonge au gouffreflagellé,

Puis l’Asie… un désert… le Liban ceint debrume…

Et voici qu’apparaît, toute blanched’écume,

La mer mystérieuse où vint sombrer Hellé.

Et le vent gonfle ainsi que deux immensesvoiles

Les ailes qui, volant d’étoiles enétoiles,

Aux amants enlacés font un tièdeberceau ;

Tandis que, l’œil au ciel où palpite leurombre,

Ils voient, irradiant du Bélier auVerseau,

Leurs Constellations poindre dans l’azursombre.

ÉPIGRAMMES ET BUCOLIQUES

Le Chevrier

Ô berger, ne suis pas dans cet âpre ravin

Les bonds capricieux de ce boucindocile ;

Aux pentes du Ménale, où l’été nous exile,

La nuit monte trop vite et ton espoir estvain.

Restons ici, veux-tu ? J’ai des figues,du vin.

Nous attendrons le jour en ce sauvageasile.

Mais parle bas. Les Dieux sont partout, ôMnasyle !

Hécate nous regarde avec son œil divin.

Ce trou d’ombre là-bas est l’antre où seretire

Le Démon familier des hauts lieux, leSatyre ;

Peut-être il sortira, si nous nel’effrayons.

Entends-tu le pipeau qui chante sur seslèvres ?

C’est lui ! Sa double corne accroche lesrayons,

Et, vois, au clair de lune il fait danser meschèvres !

Les Bergers

Viens. Le sentier s’enfonce aux gorges duCyllène.
Voici l’antre et la source, et c’est là qu’il se plaît
À dormir sur un lit d’herbe et de serpolet
À l’ombre du grand pin où chante son haleine.

Attache à ce vieux tronc moussu la brebispleine.
Sais-tu qu’avant un mois, avec son agnelet,
Elle lui donnera des fromages, du lait ?
Les Nymphes fileront un manteau de sa laine.

Sois-nous propice, Pan ! ô Chèvre-pied,gardien
Des troupeaux que nourrit le mont Arcadien,
Je t’invoque… Il entend ! J’ai vu tressaillir l’arbre.

Partons. Le soleil plonge au couchantradieux.
Le don du pauvre, ami, vaut un autel de marbre,
Si d’un cœur simple et pur l’offrande est faite aux Dieux.

Épigramme votive

Au rude Arés ! À la belliqueuseDiscorde !

Aide-moi, je suis vieux, à suspendre aupilier

Mes glaives ébréchés et mon lourdbouclier,

Et ce casque rompu qu’un crin sanglantdéborde.

Joins-y cet arc. Mais, dis, convient-il que jetorde

Le chanvre autour du bois ? – c’est undur néflier

Que nul autre jamais n’a su faire plier –

Ou que d’un bras tremblant je tende encor lacorde ?

Prends aussi le carquois. Ton œil semblechercher

En leur gaine de cuir les armes del’archer,

Les flèches que le vent des bataillesdisperse ;

Il est vide. Tu crois que j’ai perdu mestraits ?

Au champ de Marathon tu les retrouverais,

Car ils y sont restés dans la gorge duPerse.

Épigramme funéraire

Ici gît, Étranger, la verte sauterelle

Que durant deux saisons nourrit la jeuneHellé,

Et dont l’aile vibrant sous le pieddentelé

Bruissait dans le pin, le cytise oul’airelle.

Elle s’est tue, hélas ! la lyrenaturelle,

La muse des guérets, des sillons et dublé ;

De peur que son léger sommeil ne soittroublé,

Ah ! passe vite, ami, ne pèse point surelle.

C’est là. Blanche, au milieu d’une touffe dethym,

Sa pierre funéraire est fraîchement posée.

Que d’hommes n’ont pas eu ce suprêmedestin !

Des larmes d’un enfant sa tombe estarrosée,

Et l’Aurore pieuse y fait chaque matin

Une libation de gouttes de rosée.

Le Naufragé

Avec la brise en poupe et par un cielserein,

Voyant le Phare fuir à travers la mâture,

Il est parti d’Égypte au lever del’Arcture,

Fier de sa nef rapide aux flancs doublésd’airain.

Il ne reverra plus le môle Alexandrin.

Dans le sable où pas même un chevreau nepâture

La tempête a creusé sa tristesépulture ;

Le vent du large y tord quelque arbustemarin.

Au pli le plus profond de la mouvantedune,

En la nuit sans aurore et sans astre et sanslune,

Que le navigateur trouve enfin lerepos !

Ô Terre, ô Mer, pitié pour son Ombreanxieuse !

Et sur la rive hellène où sont venus sesos,

Soyez-lui, toi, légère, et toi,silencieuse.

La Prière du Mort

Arrête ! Écoute-moi, voyageur. Si tespas

Te portent vers Cypséle et les rives del’Hèbre,

Cherche le vieil Hyllos et dis-lui qu’ilcélèbre

Un long deuil pour le fils qu’il ne reverrapas.

Ma chair assassinée a servi de repas

Aux loups. Le reste gît en ce hallierfunèbre.

Et l’Ombre errante aux bords que l’Érèbeenténèbre

S’indigne et pleure. Nul n’a vengé montrépas.

Pars donc. Et si jamais, à l’heure où le jourtombe,

Tu rencontres au pied d’un tertre ou d’unetombe

Une femme au front blanc que voile un noirlambeau ;

Approche-toi, ne crains ni la nuit ni lescharmes ;

C’est ma mère, Étranger, qui sur un vaintombeau

Embrasse une urne vide et l’emplit de seslarmes.

L’Esclave

Tel, nu, sordide, affreux, nourri des plusvils mets,
Esclave — vois, mon corps en a gardé les signes —
Je suis né libre au fond du golfe aux belles lignes
Où l’Hybla plein de miel mire ses bleus sommets.

J’ai quitté l’île heureuse, hélas !…Ah ! si jamais
Vers Syracuse et les abeilles et les vignes
Tu retournes, suivant le vol vernal des cygnes,
Cher hôte, informe-toi de celle que j’aimais.

Reverrai-je ses yeux de sombre violette,
Si purs, sourire au ciel natal qui s’y reflète
Sous l’arc victorieux que tend un sourcil noir ?

Sois pitoyable ! Pars, va, chercheCléariste
Et dis-lui que je vis encor pour la revoir.
Tu la reconnaîtras, car elle est toujours triste.

Le Laboureur

Le semoir, la charrue, un joug, des socsluisants,

La herse, l’aiguillon et la faulx acérée

Qui fauchait en un jour les épis d’uneairée,

Et la fourche qui tend la gerbe auxpaysans ;

Ces outils familiers, aujourd’hui troppesants,

Le vieux Parmis les voue à l’immortelleRhée

Par qui le germe éclôt sous la terresacrée.

Pour lui, sa tâche est faite ; il aquatre-vingts ans.

Près d’un siècle, au soleil, sans en être plusriche,

Il a poussé le coutre au travers de lafriche ;

Ayant vécu sans joie, il vieillit sansremords.

Mais il est las d’avoir tant peiné sur laglèbe

Et songe que peut-être il faudra, chez lesmorts,

Labourer des champs d’ombre arrosés parl’Érèbe.

À Hermès Criophore

Pour que le compagnon des Naïades seplaise

À rendre la brebis agréable au bélier

Et qu’il veuille par lui sans finmultiplier

L’errant troupeau qui broute aux berges duGalèse ;

Il faut lui faire fête et qu’il se sente àl’aise

Sous le toit de roseaux du pâtrehospitalier ;

Le sacrifice est doux au Démon familier

Sur la table de marbre ou sur un bloc deglaise.

Donc, honorons Hermès. Le subtil Immortel

Préfère à la splendeur du temple et del’autel

La main pure immolant la victime impollue.

Ami, dressons un tertre aux bornes de tonpré

Et qu’un vieux bouc, du sang de sa gorgevelue,

Fasse l’argile noire et le gazon pourpré.

La Jeune Morte

Qui que tu sois, Vivant, passe vite parmi

L’herbe du tertre où gît ma cendreinconsolée ;

Ne foule point les fleurs de l’humblemausolée

D’où j’écoute ramper le lierre et lafourmi.

Tu t’arrêtes ? Un chant de colombe agémi.

Non ! qu’elle ne soit pas sur ma tombeimmolée !

Si tu veux m’être cher, donne-lui lavolée.

La vie est si douce, ah ! laisse-lavivre, ami.

Le sais-tu ? sous le myrte enguirlandantla porte,

Épouse et vierge, au seuil nuptial, je suismorte,

Si proche et déjà loin de celui quej’aimais.

Mes yeux se sont fermés à la lumièreheureuse,

Et maintenant j’habite, hélas ! et pourjamais,

L’inexorable Érèbe et la Nuit Ténébreuse.

Regilla

Passant, ce marbre couvre Annia Regilla

Du sang de Ganymède et d’Aphrodite née.

Le noble Hérode aima cette fille d’Énée.

Heureuse, jeune et belle, elle est morte.Plains-la.

Car l’Ombre dont le corps délicieux gîtlà,

Chez le prince infernal de l’île Fortunée

Compte les jours, les mois et la si longueannée

Depuis que loin des siens la Parquel’exila.

Hanté du souvenir de sa forme charmante,

L’Époux désespéré se lamente et tourmente

La pourpre sans sommeil du lit d’ivoire etd’or.

Il tarde. Il ne vient pas. Et l’âme del’Amante,

Anxieuse, espérant qu’il vienne, voleencor

Autour du sceptre noir que lèveRhadamanthe.

Le Coureur

Tel que Delphes l’a vu quand, Thymos lesuivant,
Il volait par le stade aux clameurs de la foule,
Tel Ladas court encor sur le socle qu’il foule
D’un pied de bronze, svelte et plus vif que le vent.

Le bras tendu, l’œil fixe et le torse enavant,
Une sueur d’airain à son front perle et coule ;
On dirait que l’athlète a jailli hors du moule,
Tandis que le sculpteur le fondait, tout vivant.

Il palpite, il frémit d’espérance et defièvre,
Son flanc halète, l’air qu’il fend manque à sa lèvre
Et l’effort fait saillir ses muscles de métal ;

L’irrésistible élan de la coursel’entraîne
Et passant par-dessus son propre piédestal,
Vers la palme et le but il va fuir dans l’arène.

Le Cocher

Étranger, celui qui, debout au timon d’or,

Maîtrise d’une main par leur quadruplerêne

Ses chevaux noirs et tient de l’autre un fouetde frêne,

Guide un quadrige mieux que le hérosCastor.

Issu d’un père illustre et plus illustreencor…

Mais vers la borne rouge où la coursel’entraîne,

Il part, semant déjà ses rivaux surl’arène,

Le Libyen hardi cher à l’Autocrator.

Dans le cirque ébloui, vers le but et lapalme,

Sept fois, triomphateur vertigineux etcalme,

Il a tourné. Salut, fils de Calchas leBleu !

Et tu vas voir, si l’œil d’un mortel peutsuffire

À cette apothéose où fuit un char de feu,

La Victoire voler pour rejoindre Porphyre.

Sur L’Othrys

L’air fraîchit. Le soleil plonge au cielradieux.

Le bétail ne craint plus le taon ni lebupreste.

Aux pentes de l’Othrys l’ombre est pluslongue. Reste,

Reste avec moi, cher hôte envoyé par lesDieux.

Tandis que tu boiras un lait fumant, tesyeux

Contempleront du seuil de ma cabaneagreste,

Des cimes de l’Olympe aux neiges duThymphreste,

La riche Thessalie et les monts glorieux.

Vois la mer et l’Eubée et, rouge aucrépuscule,

Le Callidrome sombre et l’Œta dont Hercule

Fit son bûcher suprême et son premierautel

Et là-bas, à travers la lumineuse gaze,

Le Parnasse où, le soir, las d’un volimmortel,

Se pose, et d’où s’envole, à l’aurore,Pégase !

Partie 2
ROME ET LES BARBARES

Pour le Vaisseau de Virgile

Que vos astres plus clairs gardent mieux dudanger,
Dioscures brillants, divins frères d’Hélène,
Le poète latin qui veut, au ciel hellène,
Voir les Cyclades d’or de l’azur émerger.

Que des souffles de l’air, de tous le plusléger,
Que le doux Iapyx, redoublant son haleine,
D’une brise embaumée enfle la voile pleine
Et pousse le navire au rivage étranger.

À travers l’Archipel où le dauphin sejoue,
Guidez heureusement le chanteur de Mantoue ;
Prêtez-lui, fils du Cygne, un fraternel rayon.

La moitié de mon âme est dans la neffragile
Qui, sur la mer sacrée où chantait Arion,
Vers la terre des Dieux porte le grand Virgile.

Villula

Oui, c’est au vieux Gallus qu’appartientl’héritage
Que tu vois au penchant du coteau cisalpin ;
La maison tout entière est à l’abri d’un pin
Et le chaume du toit couvre à peine un étage.

Il suffit pour qu’un hôte avec lui lepartage.
Il a sa vigne, un four à cuire plus d’un pain,
Et dans son potager foisonne le lupin.
C’est peu ? Gallus n’a pas désiré davantage.

Son bois donne un fagot ou deux tous leshivers,
Et de l’ombre, l’été, sous les feuillages verts ;
À l’automne on y prend quelque grive au passage.

C’est là que, satisfait de son destinborné,
Gallus finit de vivre où jadis il est né.
Va, tu sais à présent que Gallus est un sage.

La Flûte

Voici le soir. Au ciel passe un vol depigeons.

Rien ne vaut pour charmer une amoureusefièvre,

Ô chevrier, le son d’un pipeau sur lalèvre

Qu’accompagne un bruit frais de source entreles joncs.

À l’ombre du platane où nous nousallongeons

L’herbe est plus molle. Laisse, ami, l’errantechèvre,

Sourde aux chevrotements du chevreau qu’ellesèvre,

Escalader la roche et brouter lesbourgeons.

Ma flûte, faite avec sept tiges de ciguë

Inégales que joint un peu de cire, aiguë

Ou grave, pleure, chante ou gémit à mongré.

Viens. Nous t’enseignerons l’art divin duSilène,

Et tes soupirs d’amour, de ce tuyau sacré,

S’envoleront parmi l’harmonieuse haleine.

À Sextius

Le ciel est clair. La barque a glissé sur lessables.

Les vergers sont fleuris. et le givreargentin

N’irise plus les prés au soleil du matin.

Les bœufs et le bouvier désertent lesétables.

Tout tenait. Mais la Mort et ses funèbresfables

Nous pressent, et, pour toi, seul le jour estcertain

Où les dés renversés en un libre festin

Ne t’assigneront plus la royauté destables.

La vie, ô Sextius, est brève. Hâtons-nous

De vivre. Déjà l’âge a rompu nos genoux.

Il n’est pas de printemps au froid pays desOmbres.

Viens donc. Les bois sont verts, et voici lasaison

D’immoler à Faunus, en ses retraitessombres,

Un bouc noir ou l’agnelle à la blanchetoison.

HORTORUM DEUS

I

Olim truncus eramficulnus.

HORACE.

À Paul Arène.

N’approche pas ! Va-t’en ! Passe aularge, Étranger !

Insidieux pillard, tu voudrais, j’imagine,

Dérober les raisins, l’olive oul’aubergine

Que le soleil mûrit à l’ombre duverger ?

J’y veille. À coups de serpe, autrefois, unberger

M’a taillé dans le tronc d’un dur figuierd’Égine ;

Ris du sculpteur, Passant, mais songe àl’origine

De Priape, et qu’il peut rudement sevenger.

Jadis, cher aux marins, sur un bec degalère

Je me dressais, vermeil, joyeux de lacolère

Écumante ou du rire éblouissant desflots ;

À présent, vil gardien de fruits et desalades,

Contre les maraudeurs je défends cetenclos…

Et je ne verrai plus les riantes Cyclades.

II

Hujus nam domini colunt me

Deum que salutant.

CATULLE.

Respecte, ô Voyageur, si tu crains macolère,

Cet humble toit de joncs tressés et deglaïeul.

Là, parmi ses enfants, vit un robusteaïeul ;

C’est le maître du clos et de la sourceclaire.

Et c’est lui qui planta droit au milieu del’aire

Mon emblème équarri dans un cœur detilleul :

Il n’a point d’autres Dieux, aussi je gardeseul

Le verger qu’il cultive et fleurit pour meplaire.

Ce sont de pauvres gens, rustiques etdévots.

Par eux, la violette et les sombres pavots

Ornent ma gaine avec les verts épis del’orge

Et toujours, deux fois l’an, l’agreste autel abu,

Sous le couteau sacré du colon quil’égorge,

Le sang d’un jeune bouc impudique et barbu

III

Ecce villicus

Venit…

CATULLE.

Holà, maudits enfants ! Gare au piège, àla trappe,

Au chien ! je ne veux plus, moi qui gardece lieu,

Qu’on vienne, sous couleur d’y quérir uncaïeu

D’ail, piller mes fruitiers et grappiller magrappe.

D’ailleurs, là-bas, du fond des chaumes qu’ilétrape,

Le colon vous épie, et, s’il vient, par monpieu !

Vos reins sauront alors tout ce que pèse unDieu

De bois dur emmanché d’un bras d’homme quifrappe.

Vite, prenez la sente à gauche, suivez-la

Jusqu’au bout de la haie où croît ce hêtre, etlà

Profitez de l’avis qu’on vous glisse àl’oreille

Un négligent Priape habite au closvoisin ;

D’ici, vous pouvez voir les piliers de satreille

Où sous l’ombre du pampre a rougi leraisin

IV

Mihi corolla picta vere ponitur.

CATULLE.

Entre donc. Mes piliers sont fraîchementcrépis,

Et sous ma treille neuve où le soleil seglisse

L’ombre est plus douce. L’air embaume lamélisse.

Avril jonche la terre en fleur d’un fraistapis.

Les saisons tour à tour me parent :blonds épis

Raisins mûrs, verte olive ou printaniercalice

Et le lait du matin caille encor surl’éclisse,

Que la chèvre me tend la mamelle et lepis.

Le maître de ce clos m’honore. J’en suisdigne.

Jamais grive ou larron ne marauda sa vigne

Et nul n’est mieux gardé de tout le ChampRomain.

Les fils sont beaux, la femme est vertueuse,et l’homme,

Chaque soir de marché, fait tinter dans samain

Les deniers d’argent clair qu’il rapporte deRome.

V

Rigetque dura barba junctacrystallo.

Diversorum Poctarum Lusus.

Quel froid ! le givre brille aux dernierspampres verts ;

Je guette le soleil, car je sais l’heureexacte

Où l’aurore rougit les neiges du Soracte.

Le sort d’un Dieu champêtre est dur. L’hommeest pervers.

Dans ce clos ruiné, seul, depuis vingthivers

Je me morfonds. Ma barbe est hirsute etcompacte,

Mon vermillon s’écaille et mon bois serétracte

Et se gerce, et j’ai peur d’être piqué desvers.

Que ne suis-je un Pénate ou même simpleLare

Domestique, repeint, repu, toujourshilare,

Gorgé de miel, de fruits ou ceint des fleursd’avril !

Près des aïeux de cire, au fond duvestibule,

Je vieillirais et les enfants, au jourviril,

À mon col vénéré viendraient pendre leurbulle.

Le Tepidarium

La myrrhe a parfumé leurs membresassouplis ;

Elles rêvent, goûtant la tiédeur dedécembre,

Et le brasier de bronze illuminant lachambre

Jette la flamme et l’ombre à leurs beauxfronts pâlis.

Aux coussins de byssus, dans la pourpre deslits,

Sans bruit, parfois un corps de marbre rose oud’ambre

Ou se soulève à peine ou s’allonge ou secambre

Le lin voluptueux dessine de longs plis.

Sentant à sa chair nue errer l’ardenteffluve,

Une femme d’Asie, au milieu de l’étuve,

Tord ses bras énervés en un ennuiserein ;

Et le pâle troupeau des filles d’Ausonie

S’enivre de la riche et sauvage harmonie

Des noirs cheveux roulant sur un torsed’airain.

Tranquillus

C. Plinii Secundi Epist. Lib. I, Ep.XXIV.

C’est dans ce doux pays qu’a vécuSuétone ;

Et de l’humble villa voisine de Tibur,

Parmi la vigne, il reste encore un pan demur,

Un arceau ruiné que le pampre festonne.

C’est là qu’il se plaisait à venir, chaqueautomne,

Loin de Rome, aux rayons des derniers cielsd’azur,

Vendanger ses ormeaux qu’alourdit le cepmûr.

Là sa vie a coulé tranquille et monotone.

Au milieu de la paix pastorale, c’est là

Que l’ont hanté Néron, Claude, Caligula,

Messaline rôdant sous la stolepourprée ;

Et que, du fer d’un style à la pointeacérée

Égratignant la cire impitoyable, il a

Décrit les noirs loisirs du vieillard deCaprée.

Lupercus

M. Val. Martialis Lib. I, Epigr.CXVIII.

Lupercus, du plus loin qu’il me voit : –Cher poète,

Ta nouvelle épigramme est du meilleurlatin ;

Dis, veux-tu, j’enverrai chez toi demainmatin,

Me prêter les rouleaux de ton œuvrecomplète ?

– Non. Ton esclave boite, il est vieux, ilhalète,

Mes escaliers sont durs et mon logislointain

Ne demeures-tu pas auprès duPalatin ?

Atrectus, mon libraire, habite l’Argilète.

Sa boutique est au coin du Forum. Il yvend

Les volumes des morts et celui du vivant,

Virgile et Silius, Pline, Térence ouPhèdre ;

Là, sur l’un des rayons, et non certe auxderniers,

Poncé, vêtu de pourpre et dans un nid decèdre,

Martial est en vente au prix de cinqdeniers.

La Trebbia

L’aube d’un jour sinistre a blanchi leshauteurs.

Le camp s’éveille. En bas roule et gronde lefleuve

Où l’escadron léger des Numides s’abreuve.

Partout sonne l’appel clair desbuccinateurs.

Car malgré Scipion, les augures menteurs,

La Trebbia débordée, et qu’il vente et qu’ilpleuve,

Sempronius Consul, fier de sa gloireneuve,

A fait lever la hache et marcher leslicteurs.

Rougissant le ciel noir de flamboîmentslugubres,

À l’horizon, brûlaient les villagesInsubres ;

On entendait au loin barrir un éléphant.

Et là-bas, sous le pont, adossé contre unearche,

Hannibal écoutait, pensif et triomphant,

Le piétinement sourd des légions enmarche.

Après Cannes

Un des consuls tué, l’autre fuit versLinterne

Ou Venuse. L’Aufide a débordé, trop plein

De morts et d’armes. La foudre auCapitolin

Tombe, le bronze sue et le ciel rouge estterne.

En vain le Grand Pontife a fait unlectisterne

Et consulté deux fois l’oraclesibyllin ;

D’un long sanglot l’aïeul, la veuve,l’orphelin

Emplissent Rome en deuil que la terreurconsterne.

Et chaque soir la foule allait auxaqueducs,

Plèbe, esclaves, enfants, femmes, vieillardscaducs

Et tout ce que vomit Subure etl’ergastule ;

Tous anxieux de voir surgir, au dosvermeil

Des monts Sabins où luit l’œil sanglant dusoleil,

Le Chef borgne monté sur l’éléphantGétule.

À un Triomphateur

Fais sculpter sur ton arc, Imperatorillustre,
Des files de guerriers barbares, de vieux chefs
Sous le joug, des tronçons d’armures et de nefs,
Et la flotte captive et le rostre et l’aplustre.

Quel que tu sois, issu d’Ancus ou né d’unrustre,
Tes noms, famille, honneurs et titres, longs ou brefs,
Grave-les dans la frise et dans les bas-reliefs
Profondément, de peur que l’avenir te frustre.

Déjà le Temps brandit l’arme fatale.As-tu
L’espoir d’éterniser le bruit de ta vertu ?
Un vil lierre suffit à disjoindre un trophée ;

Et seul, aux blocs épars des marbrestriomphaux
Où ta gloire en ruine est par l’herbe étouffée,
Quelque faucheur Samnite ébréchera sa faulx.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

Le Cydnus

Sous l’azur triomphal, au soleil quiflamboie,
La trirème d’argent blanchit le fleuve noir
Et son sillage y laisse un parfum d’encensoir
Avec des sons de flûte et des frissons de soie.

À la proue éclatante où l’éperviers’éploie,
Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir,
Cléopâtre debout en la splendeur du soir
Semble un grand oiseau d’or qui guette au loin sa proie.

Voici Tarse, où l’attend le guerrierdésarmé ;
Et la brune Lagide ouvre dans l’air charmé
Ses bras d’ambre où la pourpre a mis des reflets roses.

Et ses yeux n’ont pas vu, présage de sonsort,
Auprès d’elle, effeuillant sur l’eau sombre des roses,
Les deux enfants divins, le Désir et la Mort.

Soir de Bataille

Le choc avait été très rude. Les tribuns
Et les centurions, ralliant les cohortes,
Humaient encor dans l’air où vibraient leurs voix fortes
La chaleur du carnage et ses âcres parfums.

D’un œil morne, comptant leurs compagnonsdéfunts,
Les soldats regardaient, comme des feuilles mortes,
Au loin, tourbillonner les archers de Phraortes ;
Et la sueur coulait de leurs visages bruns.

C’est alors qu’apparut, tout hérissé deflèches,
Rouge du flux vermeil de ses blessures fraîches,
Sous la pourpre flottante et l’airain rutilant,

Au fracas des buccins qui sonnaient leurfanfare,
Superbe, maîtrisant son cheval qui s’effare,
Sur le ciel enflammé, l’Imperator sanglant.

Antoine et Cléopâtre

Tous deux ils regardaient, de la hauteterrasse,
L’Égypte s’endormir sous un ciel étouffant
Et le Fleuve, à travers le Delta noir qu’il fend,
Vers Bubaste ou Saïs rouler son onde grasse.

Et le Romain sentait sous la lourdecuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d’un enfant,
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.

Tournant sa tête pâle entre ses cheveuxbruns
Vers celui qu’enivraient d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires ;

Et sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux étoilés de points d’or
Toute une mer immense où fuyaient des galères.

SONNETS ÉPIGRAPHIQUES

Le Vœu

ILIXONI

DEO

FAB. FESTA

V. S. L. M.

ISCITTÔ DEO

HVNNV

VLOHOXIS

FIL.

V. S. L. M.

Jadis l’Ibère noir et le Gall au poilfauve

Et le Garumne brun peint d’ocre et decarmin,

Sur le marbre votif entaillé par leurmain,

Ont dit l’eau bienfaisante et sa vertu quisauve.

Puis les Imperators, sous le Venasquechauve,

Bâtirent la piscine et le therme romain,

Et Fabia Festa, par ce même chemin,

A cueilli pour les Dieux la verveine ou lamauve.

Aujourd’hui, comme aux jours d’Iscitt etd’Ilixon,

Les sources m’ont chanté leur divinechanson ;

Le soufre fume encore à l’air pur desmoraines.

C’est pourquoi, dans ces vers, accomplissantles vœux,

Tel qu’autrefois Hunnu, fils d’Ulohox, jeveux

Dresser l’autel barbare aux NymphesSouterraines.

La Source

NYMPHIS AVG. SACRVM

L’autel gît sous la ronce et l’herbeenseveli ;

Et la source sans nom qui goutte à gouttetombe

D’un son plaintif emplit la solitairecombe.

C’est la Nymphe qui pleure un éterneloubli.

L’inutile miroir que ne ride aucun pli

À peine est effleuré par un vol de colombe

Et la lune, parfois, qui du ciel noirsurplombe,

Seule, y reflète encore un visage pâli.

De loin en loin, un pâtre errant s’ydésaltère.

Il boit, et sur la dalle antique du chemin

Verse un peu d’eau resté dans le creux de samain.

Il a fait, malgré lui, le gestehéréditaire,

Et ses yeux n’ont pas vu sur le cipperomain

Le vase libatoire auprès de la patère.

Le Dieu Hêtre

FAGÔ DEO.

Le Garumne a bâti sa rustique maison

Sous un grand hêtre au tronc musculeux commeun torse

Dont la sève d’un Dieu gonfle la blancheécorce.

La forêt maternelle est tout son horizon.

Car l’homme libre y trouve, au gré de lasaison,

Les faînes, le bois, l’ombre et les bêtesqu’il force

Avec l’arc ou l’épieu, le filet oul’amorce,

Pour en manger la chair et vêtir leurtoison.

Longtemps il a vécu riche, heureux et sansmaître,

Et le soir, lorsqu’il rentre au logis, levieux Hêtre

De ses bras familiers semble lui faireaccueil ;

Et quand la Mort viendra courber sa têtefranche,

Ses petits-fils auront pour tailler soncercueil

L’incorruptible cœur de la maîtressebranche.

Aux Montagnes Divines

GEMINVS SERVVS

ET PRÔ SVIS CONSERVIS.

Glaciers bleus, pics de marbre et d’ardoise,granits,

Moraines dont le vent, du Néthou jusqu’àBègle,

Arrache, brûle et tord le froment et leseigle,

Cols abrupts, lacs, forêts pleines d’ombre etde nids !

Antres sourds, noirs vallons que les anciensbannis,

Plutôt que de ployer sous la servilerègle,

Hantèrent avec l’ours, le loup, l’isard etl’aigle,

Précipices, torrents, gouffres, soyezbénis !

Ayant fui l’ergastule et le dur municipe,

L’esclave Geminus a dédié ce cippe

Aux Monts, gardiens sacrés de l’âpreliberté ;

Et sur ces sommets clairs où le silencevibre,

Dans l’air inviolable, immense et pur,jeté,

Je crois entendre encor le cri d’un hommelibre !

L’Exilée

MONTIBVS.

GARRI DEO.

SABINVLA.

V. S. L. M.

Dans ce vallon sauvage où César t’exila,

Sur la roche moussue, au chemin d’Ardiège,

Penchant ton front qu’argente une précoceneige,

Chaque soir, à pas lents, tu viens t’accouderlà.

Tu revois ta jeunesse et ta chère villa

Et le Flamine rouge avec son blanccortège ;

Et pour que le regret du sol Latins’allège,

Tu regardes le ciel, triste Sabinula.

Vers le Gar éclatant aux sept pointescalcaires,

Les aigles attardés qui regagnent leursaires

Emportent en leur vol tes rêvesfamiliers ;

Et seule, sans désirs, n’espérant rien del’homme,

Tu dresses des autels aux Montshospitaliers

Dont les Dieux plus prochains te consolent deRome.

Partie 3
LE MOYEN-ÂGE ET LA RENAISSANCE

Vitrail

Cette verrière a vu dames et hautsbarons
Étincelants d’azur, d’or, de flamme et de nacre,
Incliner, sous la dextre auguste qui consacre,
L’orgueil de leurs cimiers et de leurs chaperons ;

Lorsqu’ils allaient, au bruit du cor ou desclairons,
Ayant le glaive au poing, le gerfaut ou le sacre,
Vers la plaine ou le bois, Byzance ou Saint-Jean d’Acre,
Partir pour la croisade ou le vol des hérons.

Aujourd’hui, les seigneurs auprès deschâtelaines,
Avec le lévrier à leurs longues poulaines,
S’allongent aux carreaux de marbre blanc et noir ;

Ils gisent là sans voix, sans geste et sansouïe,
Et de leurs yeux de pierre ils regardent sans voir
La rose du vitrail toujours épanouie.

Épiphanie

Donc Balthazar, Melchior et Gaspar, les RoisMages,
Chargés de nefs d’argent, de vermeil et d’émaux
Et suivis d’un très long cortège de chameaux,
S’avancent, tels qu’ils sont dans les vieilles images.

De l’Orient lointain, ils portent leurshommages
Aux pieds du fils de Dieu né pour guérir les maux
Que souffrent ici-bas l’homme et les animaux ;
Un page noir soutient leurs robes à ramages.

Sur le seuil de l’étable où veille SaintJoseph,
Ils ôtent humblement la couronne du chef
Pour saluer l’Enfant qui rit et les admire.

C’est ainsi qu’autrefois, sous AugustusCæsar,
Sont venus, présentant l’or, l’encens et la myrrhe,
Les Rois Mages Gaspar, Melchior et Balthazar.

Le Huchier de Nazareth

Le bon maître huchier, pour finir undressoir,
Courbé sur l’établi depuis l’aurore ahane,
Maniant tour à tour le rabot, le bédane
Et la râpe grinçante ou le dur polissoir.

Aussi, non sans plaisir, a-t-il vu, vers lesoir,
S’allonger jusqu’au seuil l’ombre du grand platane
Où madame la Vierge et sa mère Sainte Anne
Et Monseigneur Jésus près de lui vont s’asseoir.

L’air est brûlant et pas une feuille nebouge ;
Et saint Joseph, très las, a laissé choir la gouge
En s’essuyant le front au coin du tablier ;

Mais l’Apprenti divin qu’une gloireenveloppe
Fait toujours, dans le fond obscur de l’atelier,
Voler des copeaux d’or au fil de sa varlope.

L’Estoc

Au pommeau de l’épée on lit : CalixtePape.
La tiare, les clefs, la barque et le tramail
Blasonnent, en reliefs d’un somptueux travail,
Le Bœuf héréditaire armoyé sur la chappe.

À la fusée, un Dieu païen, Faune ouPriape,
Rit, engaîné d’un lierre à graines de corail ;
Et l’éclat du métal s’exalte sous l’émail
Si clair, que l’estoc brille encor plus qu’il ne frappe.

Maître Antonio Perez de Las Cellasforgea
Ce bâton pastoral pour le premier Borja,
Comme s’il pressentait sa fameuse lignée ;

Et ce glaive dit mieux qu’Arioste ouSannazar,
Par l’acier de sa lame et l’or de sa poignée,
Le pontife Alexandre ou le prince César.

Médaille

Seigneur de Rimini, Vicaire et Podestà,
Son profil d’épervier vit, s’accuse ou recule
À la lueur d’airain d’un fauve crépuscule
Dans l’orbe où Matteo de Pastis l’incrusta.

Or, de tous les tyrans qu’un peupledétesta,
Nul, comte, marquis, duc, prince ou principicule,
Qu’il ait nom Ezzelin, Can, Galéas, Hercule,
Ne fut maître si fier que le Malatesta.

Celui-ci, le meilleur, ce SigismondPandolphe,
Mit à sang la Romagne et la Marche et le Golfe,
Bâtit un temple, fit l’amour et le chanta ;

Et leurs femmes aussi sont rudes etsévères,
Car sur le même bronze où sourit Isotta,
L’Éléphant triomphal foule des primevères.

Suivant Pétrarque

Vous sortiez de l’église et, d’un gestepieux,
Vos nobles mains faisaient l’aumône au populaire,
Et sous le porche obscur votre beauté si claire
Aux pauvres éblouis montrait tout l’or des cieux.

Et je vous saluai d’un salut gracieux,
Très humble, comme il sied à qui ne veut déplaire,
Quand, tirant votre mante et d’un air de colère
Vous détournant de moi, vous couvrîtes vos yeux.

Mais Amour qui commande au cœur le plusrebelle
Ne voulut pas souffrir que, moins tendre que belle,
La source de pitié me refusât merci ;

Et vous fûtes si lente à ramener levoile,
Que vos cils ombrageux palpitèrent ainsi
Qu’un noir feuillage où filtre un long rayon d’étoiles.

Sur le Livre des Amours de Pierre deRonsard

Jadis plus d’un amant, aux jardins deBourgueil,
A gravé plus d’un nom dans l’écorce qu’il ouvre,
Et plus d’un cœur, sous l’or des hauts plafonds du Louvre,
À l’éclair d’un sourire a tressailli d’orgueil.

Qu’importe ? Rien n’a dit leur ivresse ouleur deuil ;
Ils gisent tout entiers entre quatre ais de rouvre
Et nul n’a disputé, sous l’herbe qui les couvre,
Leur inerte poussière à l’oubli du cercueil.

Tout meurt. Marie, Hélène et toi, fièreCassandre,
Vos beaux corps ne seraient qu’une insensible cendre,
— Les roses et les lys n’ont pas de lendemain —

Si Ronsard, sur la Seine ou sur la blondeLoire,
N’eût tressé pour vos fronts, d’une immortelle main,
Aux myrtes de l’Amour le laurier de la gloire.

La Belle Viole

À Henry Cros

À vous troupe légère Qui d’ailepassagère Par le monde volez… JOACHIM DU BELLAY.

Accoudée au balcon d’où l’on voit lechemin Qui va des bords de Loire aux rives d’Italie, Sous un pâlerameau d’olive son front plie. La violette en fleur se fanerademain.

La viole que frôle encor sa frêle mainCharme sa solitude et sa mélancolie, Et son rêve s’envole à celuiqui l’oublie En foulant la poussière où gît l’orgueilRomain.

De celle qu’il nommait sa douceurAngevine, Sur la corde vibrante erre l’âme divine Quand l’angoissed’amour étreint son cœur troublé ;

Et sa voix livre aux vents qui l’emportentloin d’elle, Et le caresseront peut-être, l’infidèle, Cette chansonqu’il fit pour un vanneur de blé.

Épitaphe

Suivant les vers de Henri III.

Ô passant, c’est ici que reposeHyacinthe
Qui fut de son vivant seigneur de Maugiron ;
Il est mort — Dieu l’absolve et l’ait en songiron ! —
Tombé sur le terrain, il gît en terre sainte.

Nul, ni même Quélus, n’a mieux, de perlesceinte,
Porté la toque à plume ou la fraise à godron ;
Aussi vois-tu, sculpté par un nouveau Myron,
Dans ce marbre funèbre un morceau de jacinthe.

Après l’avoir baisé, fait tondre, et de samain
Mis au linceul, Henry voulut qu’à Saint-Germain
Fût porté ce beau corps, hélas ! inerte et blême ;

Et jaloux qu’un tel deuil dureéternellement,
Il lui fit en l’église ériger cet emblème,
Des regrets d’Apollo triste et doux monument.

Vélin doré

Vieux maître relieur, l’or que tuciselas
Au dos du livre et dans l’épaisseur de la tranche,
N’a plus, malgré les fers poussés d’une main franche,
La rutilante ardeur de ses premiers éclats.

Les chiffres enlacés que liaitl’entrelacs
S’effacent chaque jour de la peau fine et blanche ;
À peine si mes yeux peuvent suivre la branche
De lierre que tu fis serpenter sur les plats.

Mais cet ivoire souple et presquediaphane,
Marguerite, Marie, ou peut-être Diane,
De leurs doigts amoureux l’ont jadis caressé ;

Et ce vélin pâli que dora Clovis Ève
Évoque, je ne sais par quel charme passé,
L’âme de leur parfum et l’ombre de leur rêve.

La Dogaresse

Le palais est de marbre où, le long desportiques,

Conversent des seigneurs que peignitTitien,

Et les colliers massifs au poids du marcancien

Rehaussent la splendeur des rougesdalmatiques.

Ils regardent au fond des lagunesantiques,

De leurs yeux où reluit l’orgueilpatricien,

Sous le pavillon clair du ciel vénitien

Étinceler l’azur des mers Adriatiques.

Et tandis que l’essaim brillant desCavaliers

Traîne la pourpre et l’or par les blancsescaliers

Joyeusement baignés d’une lumière bleue,

Indolente et superbe, une Dame, à l’écart,

Se tournant à demi dans un flot debrocart,

Sourit au négrillon qui lui porte laqueue.

Sur le Pont-Vieux

Antonio di Sandro orefice.

Le vaillant Maître Orfèvre, à l’œuvre dèsmatines,

Faisait, de ses pinceaux d’où s’égouttaitl’émail,

Sur la paix niellée ou sur l’or du fermail

Épanouir la fleur des devises latines.

Sur le Pont, au son clair des clochesargentines,

La cape coudoyait le froc et lecamail ;

Et le soleil montant en un ciel de vitrail

Mettait un nimbe au front des bellesFlorentines.

Et prompts au rêve ardent qui les savaitcharmer,

Les apprentis, pensifs, oubliaient defermer

Les mains des fiancés au chaton de labague

Tandis que d’un burin trempé comme unstylet,

Le jeune Cellini, sans rien voir, ciselait

Le combat des Titans au pommeau d’unedague.

Le Vieil Orfèvre

Mieux qu’aucun maître inscrit au livre demaîtrise,

Qu’il ait nom Ruyz, Arphé, Ximeniz,Becerril,

J’ai serti le rubis, la perle et le béryl,

Tordu l’anse d’un vase et martelé safrise.

Dans l’argent, sur l’émail où le paillons’irise,

J’ai peint et j’ai sculpté, mettant l’âme enpéril,

Au lieu de Christ en croix et du Saint sur legril,

Ô honte ! Bacchus ivre ou Danaésurprise.

J’ai de plus d’un estoc damasquiné le fer

Et, pour le vain orgueil de ces œuvresd’Enfer,

Aventuré ma part de l’éternelle Vie.

Aussi, voyant mon âge incliner vers lesoir,

Je veux, ainsi que fit Fray Juan deSégovie,

Mourir en ciselant dans l’or un ostensoir.

L’Épée

Crois-moi, pieux enfant, suis l’antiquechemin.

L’épée aux quillons droits d’où part labranche torse,

Au poing d’un gentilhomme ardent et plein deforce

Est un faix plus léger qu’un rituelromain.

Prends-la. L’Hercule d’or qui tiédit dans tamain,

Aux doigts de tes aïeux ayant poli sontorse,

Gonfle plus fièrement, sous la splendideécorce,

Les beaux muscles de fer de son corpssurhumain.

Brandis-la ! L’acier souple en bouquetsd’étincelles

Pétille. Elle est solide, et sa lame est decelles

Qui font courir au cœur un orgueilleuxfrisson ;

Car elle porte au creux de sa brillantegorge,

Comme une noble Dame un joyau, le poinçon

De Julian del Rey, le prince de la forge.

À Claudius Popelin

Dans le cadre de plomb des fragilesverrières,

Les maîtres d’autrefois ont peint de hautsbarons

Et, de leurs doigts pieux tournant leurschaperons,

Ployé l’humble genou des bourgeois enprières.

D’autres sur le vélin jauni des bréviaires

Enluminaient des Saints parmi de beauxfleurons,

Ou laissaient rutiler, en traits souples etprompts,

Les arabesques d’or au ventre desaiguières.

Aujourd’hui Claudius, leur fils et leurrival,

Faisant revivre en lui ces ouvrierssublimes,

A fixé son génie au solide métal ;

C’est pourquoi j’ai voulu, sous l’émail de mesrimes,

Faire autour de son front glorieuxverdoyer,

Pour les âges futurs, l’héroïque laurier.

Émail

Le four rougit ; la plaque est prête.Prends ta lampe.
Modèle le paillon qui s’irise ardemment,
Et fixe avec le feu dans le sombre pigment
La poudre étincelante où ton pinceau se trempe.

Dis, ceindras-tu de myrte ou de laurier latempe
Du penseur, du héros, du prince ou de l’amant ?
Par quel Dieu feras-tu, sur un noir firmament,
Cabrer l’hydre écaillée ou le glauque hippocampe ?

Non. Plutôt, en un orbe éclatant desaphir
Inscris un fier profil de guerrière d’Ophir.
Thalestris, Bradamante, Aude ou Penthésilée.

Et pour que sa beauté soit plus terribleencor,
Casque ses blonds cheveux de quelque bête ailée
Et fais bomber son sein sous la gorgone d’or.

Rêves d’Émail

Ce soir, au réduit sombre où pleurel’athanor,
Le grand feu prisonnier de la brique rougie
Exalte son ardeur et souffle sa magie
Au cuivre que l’émail fait plus riche que l’or.

Et sous mes pinceaux naît, vit, court et prendl’essor
Le peuple monstrueux de la mythologie,
Les Centaures, Pan, Sphinx, la Chimère, l’Orgie
Et, du sang de Gorgo, Pégase et Chrysaor.

Peindrai-je Achille en pleurs près dePenthésilée ?
Orphée ouvrant les bras vers l’épouse exilée
Sur la porte infernale aux infrangibles gonds ?

Hercule terrassant le dogue de l’Averne
Ou la vierge qui tord au seuil de la caverne
Son corps épouvanté que flairent les Dragons ?

LES CONQUÉRANTS

Les Conquérants

Comme un vol de gerfauts hors du charniernatal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde Occidental.

Chaque soir, espérant des lendemainsépiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Ou penchés à l’avant des blanchescaravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Jouvence

Juan Ponce de Leon, par le Diable tenté,
Déjà très vieux et plein des antiques études,
Voyant l’âge blanchir ses cheveux courts et rudes,
Prit la mer pour chercher la Source de Santé.

Sur sa belle Armada, d’un vain songehanté,
Trois ans il explora les glauques solitudes,
Lorsque enfin, déchirant le brouillard des Bermudes,
La Floride apparut sous un ciel enchanté.

Et le Conquistador, bénissant sa folie,
Vint planter son pennon d’une main affaiblie
Dans la terre éclatante où s’ouvrait son tombeau.

Vieillard, tu fus heureux, et ta fortune esttelle
Que la Mort, malgré toi, fit ton rêve plus beau ;
La Gloire t’a donné la Jeunesse immortelle.

Le Tombeau du Conquérant

À l’ombre de la voûte en fleur descatalpas
Et des tulipiers noirs qu’étoile un blanc pétale,
Il ne repose point dans la terre fatale ;
La Floride conquise a manqué sous ses pas.

Un vil tombeau messied à de pareilstrépas.
Linceul du Conquérant de l’Inde Occidentale,
Tout le Meschacébé par-dessus lui s’étale.
Le Peau Rouge et l’ours gris ne le troubleront pas.

Il dort au lit profond creusé par les eauxvierges.
Qu’importe un monument funéraire, des cierges,
Le psaume et la chapelle ardente et l’ex-voto ?

Puisque le vent du Nord, parmi lescyprières,
Pleure et chante à jamais d’éternelles prières
Sur le Grand Fleuve où gît Hernando de Soto.

Carolo Quinto imperante

Celui-là peut compter parmi les grandsdéfunts,

Car son bras a guidé la première carène

À travers l’archipel des Jardins de laReine

Où la brise éternelle est faite deparfums.

Plus que les ans, la houle et ses âcresembruns,

Les calmes de la mer embrasée et sereine

Et l’amour et l’effroi de l’antique sirène

Ont fait sa barbe blanche et blancs sescheveux bruns

Castille a triomphé par cet homme, et sesflottes

Ont sous lui complété l’empire sans pareil

Pour lequel ne pouvait se coucher lesoleil ;

C’est Bartolomé Ruiz, prince des vieuxpilotes,

Qui, sur l’écu royal qu’elle enrichitencor,

Porte une ancre de sable à la gumène d’or.

L’Ancêtre

À Claudius Popelin.

La gloire a sillonné de ses illustresrides

Le visage hardi de ce grand Cavalier

Qui porte sur son front que nul n’a faitplier

Le hâle de la guerre et des soleilstorrides.

En tous lieux, Côte-Ferme, îles, sierrasarides,

Il a planté la croix, et, depuisl’escalier

Des Andes, promené son pennon familier

Jusqu’au golfe orageux qui blanchit lesFlorides.

Pour ses derniers neveux, Claudius, tespinceaux,

Sous l’armure de bronze aux splendidesrinceaux,

Font revivre l’aïeul fier etmélancolique ;

Et ses yeux assombris semblent chercherencor

Dans le ciel de l’émail ardent etmétallique

Les éblouissements de la Castille d’Or.

À un Fondateur de Ville

Las de poursuivre en vain l’Ophirinsaisissable,
Tu fondas, en un pli de ce golfe enchanté
Où l’étendard royal par tes mains fut planté,
Une Carthage neuve au pays de la Fable.

Tu voulais que ton nom ne fût pointpérissable,
Et tu crus l’avoir bien pour toujours cimenté
À ce mortier sanglant dont tu fis ta cité ;
Mais ton espoir, soldat, fut bâti sur le sable.

Carthagène étouffant sous le torrideazur,
Avec ses noirs palais voit s’écrouler ton mur
Dans l’Océan fiévreux qui dévore sa grève ;

Et seule, à ton cimier brille, ôConquistador,
Héraldique témoin des splendeurs de ton rêve,
Une ville d’argent qu’ombrage un palmier d’or.

Au Même

Qu’ils aient vaincu l’Inca, l’Aztèque, lesHiaquis,
Les Andes, la forêt, les pampas ou le fleuve,
Les autres n’ont laissé pour vestige et pour preuve
Qu’un nom, un titre vain de comte ou de marquis.

Toi, tu fondas, orgueil du sang dont jenaquis,
Dans la mer caraïbe une Carthage neuve,
Et du Magdalena jusqu’au Darien qu’abreuve
L’Atrato, le sol rouge à la croix fut conquis.

Assise sur ton île où l’Océan déferle,
Malgré les siècles, l’homme et la foudre et les vents,
Ta cité dresse au ciel ses forts et ses couvents ;

Aussi tes derniers fils, sans trèfle, ache niperle,
Timbrent-ils leur écu d’un palmier ombrageant
De son panache d’or une Ville d’argent.

À une Ville morte

Cartagena de Indias

1532 – 1583 –1697.

Morne Ville, jadis reine desOcéans !
Aujourd’hui le requin poursuit en paix les scombres
Et le nuage errant allonge seul des ombres
Sur ta rade où roulaient les galions géants.

Depuis Drake et l’assaut des Anglaismécréants,
Tes murs désemparés croulent en noirs décombres
Et, comme un glorieux collier de perles sombres,
Des boulets de Pointis montrent les trous béants.

Entre le ciel qui brûle et la mer quimoutonne,
Au somnolent soleil d’un midi monotone,
Tu songes, ô Guerrière, aux vieux Conquistadors ;

Et dans l’énervement des nuits chaudes etcalmes,
Berçant ta gloire éteinte, ô Cité, tu t’endors
Sous les palmiers, au long frémissement des palmes.

Partie 4
L’ORIENT ET LES TROPIQUES

LA VISION DE KHEM

I

Midi. L’air brûle, et sous la terriblelumière

Le vieux fleuve alangui roule des flots deplomb

Du zénith aveuglant le jour tombed’aplomb,

Et l’implacable Phré couvre l’Égypteentière.

Les grands sphinx qui jamais n’ont baissé lapaupière,

Allongés sur leur flanc que baigne un sableblond,

Poursuivent d’un regard mystérieux et long

L’élan démesuré des aiguilles de pierre.

Seul, tachant d’un point noir le ciel blanc etserein,

Au loin, tourne sans fin le vol desgypaëtes ;

La flamme immense endort les hommes et lesbêtes.

Le sol ardent pétille, et l’Anubisd’airain

Immobile au milieu de cette chaude joie

Silencieusement vers le soleil aboie.

II

La lune sur le Nil, splendide et ronde,luit.

Et voici que s’émeut la nécropole antique

Où chaque roi, gardant la pose hiératique,

Gît sous la bandelette et le funèbreenduit.

Tel qu’aux jours de Rhamsès, innombrable etsans bruit,

Tout un peuple formant le cortègemystique,

Multitude qu’absorbe un calme granitique,

S’ordonne et se déploie et marche dans lanuit.

Se détachant des murs brodésd’hiéroglyphes,

Ils suivent la Bari que portent lespontifes

D’Ammon-Ra, le grand Dieu conducteur dusoleil ;

Et les sphinx, les béliers ceints du disquevermeil,

Éblouis, d’un seul coup se dressant sur leursgriffes,

S’éveillent en sursaut de l’éternelsommeil.

III

Et la foule grandit plus innombrableencor.

Et le sombre hypogée où s’alignent lescouches

Est vide. Du milieu déserté descartouches,

Les éperviers sacrés ont repris leuressor.

Bêtes, peuples et rois, ils vont. L’uræusd’or

S’enroule, étincelant, autour des frontsfarouches ;

Mais le bitume épais scelle les maigresbouches.

En tête, les grands dieux : Hor, Khnoum,Ptah, Neith, Hathor.

Puis tous ceux que conduit TothIbiocéphale,

Vêtus de la schenti, coiffés du pschent,ornés

Du lotus bleu. La pompe errante ettriomphale

Ondule dans l’horreur des temples ruinés,

Et la lune, éclatant au pavé froid dessalles,

Prolonge étrangement des ombrescolossales.

Le Prisonnier

À Gérôme.

Là-bas, les muezzins ont cessé leursclameurs.
Le ciel vert, au couchant, de pourpre et d’or sefrange ;
Le crocodile plonge et cherche un lit de fange,
Et le grand fleuve endort ses dernières rumeurs.

Assis, jambes en croix, comme il sied auxfumeurs,
Le Chef rêvait, bercé par le haschisch étrange,
Tandis qu’avec effort faisant mouvoir la cange,
Deux nègres se courbaient, nus, au banc des rameurs.

À l’arrière, joyeux et l’insulte à labouche,
Grattant l’aigre guzla qui rhythme un air farouche,
Se penchait un Arnaute à l’œil féroce et vil ;

Car lié sur la barque et saignant sousl’entrave,
Un vieux Scheikh regardait d’un air stupide et grave
Les minarets pointus qui tremblaient dans le Nil.

Le Samouraï

D’un doigt distrait frôlant la sonorebiva,
À travers les bambous tressés en fine latte,
Elle a vu, par la plage éblouissante et plate,
S’avancer le vainqueur que son amour rêva.

C’est lui. Sabres au flanc, l’éventail haut,il va.
La cordelière rouge et le gland écarlate
Coupent l’armure sombre, et, sur l’épaule, éclate
Le blason de Hizen ou de Tokungawa.

Ce beau guerrier vêtu de lames et deplaques,
Sous le bronze, la soie et les brillantes laques,
Semble un crustacé noir, gigantesque et vermeil.

Il l’a vue. Il sourit dans la barbe dumasque,
Et son pas plus hâtif fait reluire au soleil
Les deux antennes d’or qui tremblent à son casque.

Le Daïmio

Sous le noir fouet de guerre à quadruplepompon,
L’étalon belliqueux en hennissant se cabre
Et fait bruire, avec des cliquetis de sabre,
La cuirasse de bronze aux lames du jupon.

Le Chef vêtu d’airain, de laque et decrépon,
Ôtant le masque à poils de son visage glabre,
Regarde le volcan sur un ciel de cinabre
Dresser la neige où rit l’aurore du Nippon.

Mais il a vu, vers l’Est éclaboussé d’or,l’astre,
Glorieux d’éclairer ce matin de désastre,
Poindre, orbe éblouissant, au-dessus de la mer ;

Et, pour couvrir ses yeux dont pas un cil nebouge,
Il ouvre d’un seul coup son éventail de fer
Où dans le satin blanc se lève un Soleil rouge.

Fleurs de Feu

Bien des siècles depuis les siècles duChaos,
La flamme par torrents jaillit de ce cratère,
Et le panache igné du volcan solitaire
Flamba plus haut encor que les Chimborazos.

Nul bruit n’éveille plus la cime sanséchos.
Où la cendre pleuvait l’oiseau se désaltère ;
Le sol est immobile et le sang de la Terre,
La lave, en se figeant, lui laissa le repos.

Pourtant, suprême effort de l’antiqueincendie,
À l’orle de la gueule à jamais refroidie,
Éclatant à travers les rocs pulvérisés,

Comme un coup de tonnerre au milieu dusilence,
Dans le poudroîment d’or du pollen qu’elle lance
S’épanouit la fleur des cactus embrasés.

Fleur séculaire

Sur le roc calciné de la dernière rampe
Où le flux volcanique autrefois s’est tari,
La graine que le vent au haut Gualatieri
Sema, germe, s’accroche et, frêle plante, rampe.

Elle grandit. En l’ombre où sa racinetrempe,
Son tronc, buvant la flamme obscure, s’est nourri ;
Et les soleils d’un siècle ont longuement mûri
Le bouton colossal qui fait ployer sa hampe.

Enfin, dans l’air brûlant et qu’il embraseencor,
Sous le pistil géant qu’il s’érige, il éclate,
Et l’étamine lance au loin le pollen d’or ;

Et le grand aloès à la fleur écarlate,
Pour l’hymen ignoré qu’a rêvé son amour,
Ayant vécu cent ans, n’a fleuri qu’un seul jour.

Le Récif de Corail

Le soleil sous la mer, mystérieuseaurore,
Éclaire la forêt des coraux abyssins
Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
La bête épanouie et la vivante flore.

Et tout ce que le sel ou l’iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore.

De sa splendide écaille éteignant lesémaux,
Un grand poisson navigue à travers les rameaux ;
Dans l’ombre transparente indolemment il rôde ;

Et, brusquement, d’un coup de sa nageoire enfeu
Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.

Partie 5
LA NATURE ET LE RÊVE

Médaille antique

L’Etna mûrit toujours la pourpre et l’or duvin
Dont l’Érigone antique enivra Théocrite ;
Mais celles dont la grâce en ses vers fut écrite,
Le poète aujourd’hui les chercherait en vain.

Perdant la pureté de son profil divin,
Tour à tour Aréthuse esclave et favorite
A mêlé dans sa veine où le sang grec s’irrite
La fureur sarrasine à l’orgueil angevin.

Le temps passe. Tout meurt. Le marbre mêmes’use.
Agrigente n’est plus qu’une ombre, et Syracuse
Dort sous le bleu linceul de son ciel indulgent ;

Et seul le dur métal que l’amour fitdocile
Garde encore en sa fleur, aux médailles d’argent,
L’immortelle beauté des vierges de Sicile.

Les Funérailles

Vers la Phocide illustre, aux temples quedomine

La rocheuse Pytho toujours ceinted’éclairs,

Quand les guerriers anciens descendaient auxenfers,

La Grèce accompagnait leur image divine.

Et leurs Ombres, tandis que la nuitillumine

L’Archipel radieux et les golfes déserts,

Écoutaient, du sommet des promontoiresclairs,

Chanter sur leurs tombeaux la mer deSalamine.

Et moi je m’éteindrai, vieillard, en un longdeuil ;

Mon corps sera cloué dans un étroitcercueil

Et l’on paîra la terre et le prêtre et lescierges.

Et pourtant j’ai rêvé ce destin glorieux

De tomber au soleil ainsi que les aïeux,

Jeune encore et pleuré des héros et desvierges.

Vendange

Les vendangeurs lassés ayant rompu leurslignes,

Des voix claires sonnaient à l’air vibrant dusoir

Et les femmes, en chœur, marchant vers lepressoir,

Mêlaient à leurs chansons des appels et dessignes.

C’est par un ciel pareil, tout blanc du voldes cygnes,

Que, dans Naxos fumant comme un rougeencensoir,

La Bacchanale vit la Crétoise s’asseoir

Auprès du beau Dompteur ivre du sang desvignes.

Aujourd’hui, brandissant le thyrseradieux,

Dionysos vainqueur des bêtes et des Dieux

D’un joug enguirlandé n’étreint plus lespanthères ;

Mais, fille du soleil, l’Automne enlaceencor

Du pampre ensanglanté des antiquesmystères

La noire chevelure et la crinière d’or.

La Sieste

Pas un seul bruit d’insecte ou d’abeille enmaraude,

Tout dort sous les grands bois accablés desoleil

Où le feuillage épais tamise un jourpareil

Au velours sombre et doux des moussesd’émeraude.

Criblant le dôme obscur, Midi splendide yrôde

Et, sur mes cils mi-clos alanguis desommeil,

De mille éclairs furtifs forme un réseauvermeil

Qui s’allonge et se croise à travers l’ombrechaude.

Vers la gaze de feu que trament les rayons

Vole le frêle essaim des riches papillons

Qu’enivrent la lumière et le parfum dessèves ;

Alors mes doigts tremblants saisissent chaquefil,

Et dans les mailles d’or de ce filetsubtil,

Chasseur harmonieux, j’emprisonne mesrêves.

LA MER DE BRETAGNE

Un Peintre

À Emmanuel Lansyer.

Il a compris la race antique aux yeuxpensifs
Qui foule le sol dur de la terre bretonne,
La lande rase, rose et grise et monotone
Où croulent les manoirs sous le lierre et les ifs.

Des hauts talus plantés de hêtresconvulsifs,
Il a vu, par les soirs tempétueux d’automne,
Sombrer le soleil rouge en la mer qui moutonne ;
Sa lèvre s’est salée à l’embrun des récifs.

Il a peint l’Océan splendide, immense ettriste,
Où le nuage laisse un reflet d’améthyste,
L’émeraude écumante et le calme saphir ;

Et fixant l’eau, l’air, l’ombre et l’heureinsaisissables,
Sur une toile étroite il a fait réfléchir
Le ciel occidental dans le miroir des sables.

Bretagne

Pour que le sang joyeux dompte l’espritmorose,

Il faut, tout parfumé du sel des goëmons,

Que le souffle atlantique emplisse tespoumons ;

Arvor t’offre ses caps que la mer blanchearrose.

L’ajonc fleurit et la bruyère est déjàrose.

La terre des vieux clans, des nains et desdémons,

Ami, te garde encor, sur le granit desmonts,

L’homme immobile auprès de l’immuablechose.

Viens. Partout tu verras, par les landesd’Arèz,

Monter vers le ciel morne, infrangiblecyprès,

Le menhir sous lequel gît la cendre duBrave ;

Et l’Océan, qui roule en un lit d’alguesd’or

Is la voluptueuse et la grande Occismor,

Bercera ton cœur triste à son murmuregrave.

Floridum Mare

La moisson débordant le plateau diapré

Roule, ondule et déferle au vent frais qui laberce ;

Et le profil, au ciel lointain, de quelqueherse

Semble un bateau qui tangue et lève un noirbeaupré.

Et sous mes pieds, la mer, jusqu’au couchantpourpré,

Céruléenne ou rose ou violette ou perse

Ou blanche de moutons que le refluxdisperse,

Verdoie à l’infini comme un immense pré.

Aussi les goëlands qui suivent la marée,

Vers les blés mûrs que gonfle une houledorée,

Avec des cris joyeux, volaient entourbillons ;

Tandis que, de la terre, une briseemmiellée

Éparpillait au gré de leur ivresse ailée

Sur l’Océan fleuri des vols de papillons.

Soleil couchant

Les ajoncs éclatants, parure du granit,
Dorent l’âpre sommet que le couchant allume ;
Au loin, brillante encor par sa barre d’écume,
La mer sans fin commence où la terre finit.

À mes pieds, c’est la nuit, le silence. Lenid
Se tait, l’homme est rentré sous le chaume qui fume ;
Seul, l’Angélus du soir, ébranlé dans la brume,
À la vaste rumeur de l’Océan s’unit.

Alors, comme du fond d’un abîme, destraînes,
Des landes, des ravins, montent des voix lointaines
De pâtres attardés ramenant le bétail.

L’horizon tout entier s’enveloppe dansl’ombre,
Et le soleil mourant, sur un ciel riche et sombre,
Ferme les branches d’or de son rouge éventail.

Maris Stella

Sous les coiffes de lin, toutes, croisantleurs bras

Vêtus de laine rude ou de mince percale,

Les femmes, à genoux sur le roc de lacale,

Regardent l’Océan blanchir l’île de Batz.

Les hommes, pères, fils, maris, amants,là-bas,

Avec ceux de Paimpol, d’Audierne et deCancale,

Vers le Nord, sont partis pour la lointaineescale.

Que de hardis pêcheurs qui ne reviendrontpas !

Par-dessus la rumeur de la mer et descôtes

Le chant plaintif s’élève, invoquant à voixhautes

L’Étoile sainte, espoir des marins enpéril ;

Et l’Angélus, courbant tous ces fronts noirsde hâle,

Des clochers de Roscoff à ceux de Sybiril

S’envole, tinte et meurt dans le ciel rose etpâle.

Le Bain

L’homme et la bête, tels que le beau monstreantique

Sont entrés dans la mer, et nus, libres, sansfrein,

Parmi la brume d’or de l’âcre pulvérin,

Sur le ciel embrasé font un groupeathlétique.

Et l’étalon sauvage et le dompteurrustique,

Humant à pleins poumons l’odeur du selmarin,

Se plaisent à laisser sur la chair et lecrin

Frémir le flot glacé de la rudeAtlantique.

La houle s’enfle, court, se dresse comme unmur

Et déferle. Lui crie. Il hennit, et saqueue

En jets éblouissants fait rejaillir l’eaubleue ;

Et, les cheveux épars, s’effarant dansl’azur,

Ils opposent, cabrés, leur poitrail noir quifume,

Au fouet échevelé de la fumante écume.

Blason céleste

J’ai vu parfois, ayant tout l’azur pourémail,
Les nuages d’argent et de pourpre et de cuivre,
À l’Occident où l’œil s’éblouit à les suivre,
Peindre d’un grand blason le céleste vitrail.

Pour cimier, pour supports, l’héraldiquebétail,
Licorne, léopard, alérion ou guivre,
Monstres, géants captifs qu’un coup de vent délivre,
Exhaussent leur stature et cabrent leur poitrail.

Certe, aux champs de l’espace, en ces combatsétranges
Que les noirs Séraphins livrèrent aux Archanges,
Cet écu fut gagné par un Baron du ciel ;

Comme ceux qui jadis prirentConstantinople,
Il porte, en bon croisé, qu’il soit George ou Michel,
Le soleil, besant d’or, sur la mer de sinople.

Armor

Pour me conduire au Raz, j’avais pris àTrogor

Un berger chevelu comme un ancienÉvhage ;

Et nous foulions, humant son arômesauvage,

L’âpre terre kymrique où croît le genêtd’or.

Le couchant rougissait et nous marchionsencor,

Lorsque le souffle amer me fouetta levisage ;

Et l’homme, par-delà le morne paysage

Étendant un long bras, me dit : SenèzAr-Mor !

Et je vis, me dressant sur la bruyèrerose,

L’Océan qui, splendide et monstrueux,arrose

Du sel vert de ses eaux les caps de granitnoir ;

Et mon cœur savoura, devant l’horizon vide

Que reculait vers l’Ouest l’ombre immense dusoir

L’ivresse de l’espace et du ventintrépide.

Mer montante

Le soleil semble un phare à feux fixes etblancs.

Du Raz jusqu’à Penmarc’h la côte entièrefume,

Et seuls, contre le vent qui rebrousse leurplume,

À travers la tempête errent les goëlands.

L’une après l’autre, avec de furieuxélans,

Les lames glauques sous leur crinièred’écume,

Dans un tonnerre sourd s’éparpillant enbrume,

Empanachent au loin les récifsruisselants.

Et j’ai laissé courir le flot de mapensée,

Rêves, espoirs, regrets de force dépensée,

Sans qu’il en reste rien qu’un souveniramer.

L’Océan m’a parlé d’une voix fraternelle,

Car la même clameur que pousse encor lamer

Monte de l’homme aux Dieux, vainementéternelle.

Brise Marine

L’hiver a défleuri la lande et lecourtil.
Tout est mort. Sur la roche uniformément grise
Où la lame sans fin de l’Atlantique brise,
Le pétale fané pend au dernier pistil.

Et pourtant je ne sais quel arôme subtil
Exhalé de la mer jusqu’à moi par la brise,
D’un effluve si tiède emplit mon cœur qu’il grise ;
Ce souffle étrangement parfumé, d’où vient-il ?

Ah ! Je le reconnais. C’est de troismille lieues
Qu’il vient, de l’Ouest, là-bas où les Antilles bleues
Se pâment sous l’ardeur de l’astre occidental ;

Et j’ai, de ce récif battu du flotkymrique,
Respiré dans le vent qu’embauma l’air natal
La fleur jadis éclose au jardin d’Amérique.

La Conque

Par quels froids Océans, depuis combiend’hivers,
— Qui le saura jamais, Conque frêle et nacrée ! —
La houle sous-marine et les raz de marée
T’ont-ils roulée au creux de leurs abîmes verts ?

Aujourd’hui, sous le ciel, loin des refluxamers,
Tu t’es fait un doux lit de l’arène dorée.
Mais ton espoir et vain. Longue et désespérée,
En toi gémit toujours la grande voix des mers.

Mon âme est devenue une prisonsonore :
Et comme en tes replis pleure et soupire encore
La plainte du refrain de l’ancienne clameur ;

Ainsi du plus profond de ce cœur trop pleind’Elle,
Sourde, lente, insensible et pourtant éternelle,
Gronde en moi l’orageuse et lointaine rumeur.

Le Lit

Qu’il soit encourtiné de brocart ou deserge,

Triste comme une tombe ou joyeux comme unnid,

C’est là que l’homme naît, se repose ets’unit,

Enfant, époux, vieillard, aïeule, femme ouvierge.

Funèbre ou nuptial, que l’eau saintel’asperge,

Sous le noir crucifix ou le rameau bénit,

C’est là que tout commence et là que toutfinit,

De la première aurore au feu du derniercierge.

Humble, rustique et clos, ou fier dupavillon,

Triomphalement peint d’or et de vermillon,

Qu’il soit de chêne brut, de cyprès oud’érable,

Heureux qui peut dormir sans peur et sansremords

Dans le lit paternel, massif et vénérable,

Où tous les siens sont nés aussi bien qu’ilssont morts.

La Mort de l’Aigle

Quand l’aigle a dépassé les neigeséternelles,
À ses larges poumons il veut chercher plus d’air
Et le soleil plus proche en un azur plus clair
Pour échauffer l’éclat de ses mornes prunelles.

Il s’enlève. Il aspire un torrentd’étincelles.
Toujours plus haut, enflant son vol tranquille et fier,
Il plane sur l’orage et monte vers l’éclair
Mais la foudre d’un coup a rompu ses deux ailes.

Avec un cri sinistre, il tournoie,emporté
Par la trombe, et, crispé, buvant d’un trait sublime
La flamme éparse, il plonge au fulgurant abîme.

Heureux qui pour la Gloire ou pour laLiberté,
Dans l’orgueil de la force et l’ivresse du rêve,
Meurt ainsi d’une mort éblouissante et brève !

Plus Ultra

L’homme a conquis la terre ardente deslions

Et celle des venins et celle des reptiles,

Et troublé l’Océan où cinglent lesnautiles

Du sillage doré des anciens galions.

Mais plus loin que la neige et que lestourbillons

Du Ström et que l’horreur des Spitzbergsinfertiles,

Le Pôle bat d’un flot tiède et libre desîles

Où nul marin n’a pu hisser ses pavillons.

Partons ! je briserai l’infranchissableglace,

Car dans mon corps hardi je porte une âmelasse

Du facile renom des conquérants de l’or.

J’irai. Je veux monter au dernierpromontoire,

Et qu’une mer, pour tous silencieuseencor,

Caresse mon orgueil d’un murmure degloire.

La Vie des Morts

Au poète Armand Silvestre.

Lorsque la sombre croix sur nous seraplantée,

La terre nous ayant tous deux ensevelis,

Ton corps refleurira dans la neige des lys

Et de ma chair naîtra la roseensanglantée.

Et la divine Mort que tes vers ontchantée,

En son vol noir chargé de silence etd’oublis,

Nous fera par le ciel, bercés d’un lentroulis,

Vers des astres nouveaux une routeenchantée.

Et montant au soleil, en son vivant foyer

Nos deux esprits iront se fondre et senoyer

Dans la félicité des flammeséternelles ;

Cependant que sacrant le poète et l’ami,

La Gloire nous fera vivre à jamais parmi

Les Ombres que la Lyre a faitesfraternelles.

Au Tragédien E. Rossi

APRÈS UNE RÉCITATION DE DANTE

Ô Rossi, je t’ai vu, traînant le manteaunoir,

Briser le faible cœur de la tristeOphélie,

Et, tigre exaspéré d’amour et de folie,

Étrangler tes sanglots dans le fatalmouchoir.

J’ai vu Lear et Macbeth, et pleuré de tevoir

Baiser, suprême amant de l’antique Italie,

Au tombeau nuptial Juliette pâlie.

Pourtant tu fus plus grand et plus terrible,un soir.

Car j’ai goûté l’horreur et le plaisirsublimes,

Pour la première fois, d’entendre les troisrimes

Sonner par ta voix d’or leur fanfare defer ;

Et, rouge du reflet de l’infernale flamme,

J’ai vu – j’en ai frémi jusques au fond del’âme ! –

Alighieri vivant dire un chant de l’Enfer.

Michel-Ange

Certe, il était hanté d’un tragiquetourment,
Alors qu’à la Sixtine et loin de Rome en fêtes,
Solitaire, il peignait Sibylles et Prophètes
Et, sur le sombre mur, le dernier Jugement.

Il écoutait en lui pleurer obstinément,
Titan que son désir enchaîne aux plus hauts faîtes,
La Patrie et l’Amour, la Gloire et leurs défaites ;
Il songeait que tout meurt et que le rêve ment.

Aussi ces lourds Géants, las de leur forceexsangue,
Ces Esclaves qu’étreint une infrangible gangue,
Comme il les a tordus d’une étrange façon ;

Et dans les marbres froids où bout son âmealtière,
Comme il a fait courir avec un grand frisson
La colère d’un Dieu vaincu par la Matière !

Sur un Marbre brisé

La mousse fut pieuse en fermant ses yeuxmornes ;
Car, dans ce bois inculte, il chercherait en vain
La Vierge qui versait le lait pur et le vin
Sur la terre au beau nom dont il marqua les bornes.

Aujourd’hui le houblon, le lierre et lesviornes
Qui s’enroulent autour de ce débris divin,
Ignorant s’il fut Pan, Faune, Hermès ou Silvain,
À son front mutilé tordent leurs vertes cornes.

Vois. L’oblique rayon, le caressantencor,
Dans sa face camuse a mis deux orbes d’or ;
La vigne folle y rit comme une lèvre rouge ;

Et, prestige mobile, un murmure du vent,
Les feuilles, l’ombre errante et le soleil qui bouge,
De ce marbre en ruine ont fait un Dieu vivant.

Partie 6
ROMANCERO

LE SERREMENT DE MAINS

Songeant à sa maison, grande parmi lesgrandes,
Plus grande qu’Iñigo lui-même et qu’Abarca,
Le vieux Diego Laynez ne goûte plus aux viandes.

Il ne dort plus, depuis qu’un sang honteuxmarqua
La joue encore chaude où l’a frappé le Comte,
Et que pour se venger la force lui manqua.

Il craint que ses amis ne lui demandentcompte,
Et ne veut pas, navré d’un vertueux ennui,
Leur laisser respirer l’haleine de sa honte.

Alors il fit quérir et rangea devant lui
Les quatre rejetons de sa royale branche,
Sanche, Alfonse, Manrique et le plus jeune, Ruy.

Son cœur tremblant faisait trembler sa barbeblanche ;
Mais l’honneur roidissant ses vieux muscles glacés,
Il serra fortement les mains de l’aîné, Sanche.

Celui-ci, stupéfait, s’écria : ― C’estassez !
Ah ! vous me faites mal ! ― Et le second, Alfonse,
Lui dit : ― Qu’ai-je donc fait, père ? Vous meblessez ! ―

Puis Manrique : ― Seigneur, votre griffes’enfonce
Dans ma paume et me fait souffrir comme un damné !
― Mais il ne daigna pas leur faire de réponse.

Sombre, désespérant en son cœurconsterné
D’entrer sur un bras fort son antique courage,
Diego Laynez marcha vers Ruy, le dernier-né.

Il l’étreignit, tâtant et palpant avecrage
Ces épaules, ces bras frêles, ces poignets blancs,
Ces mains, faibles outils pour un si grand ouvrage.

Il les serra, suprême espoir, derniersélans !
Entre ses doigts durcis par la guerre et le hâle.
L’enfant ne baissa pas ses yeux étincelants.

Les yeux froids du vieillard flamboyaient. Ruytout pâle,
Sentant l’horrible étau broyer sa jeune chair,
Voulut crier ; sa voix s’étrangla dans un râle.

Il rugit : ― Lâche-moi, lâche-moi, parl’enfer !
Sinon, pour t’arracher le cœur avec le foie,
Mes mains se feront marbre et mes dix ongles fer ! ―

Le Vieux tout transporté dit en pleurant dejoie :
― Fils de l’âme, ô mon sang, mon Rodrigue, que Dieu
Te garde pour l’espoir que ta fureur m’octroie ! ―

Avec des cris de haine et des larmes defeu,
Il dit alors sa joue insolemment frappée,
Le nom de l’insulteur et l’instant et le lieu ;

Et tirant du fourreau Tizona bientrempée,
Ayant baisé la garde ainsi qu’un crucifix,
Il tendit à l’enfant la haute et lourde épée.

― Prends-là. Sache en user aussi bien que jefis.
Que ton pied soit solide et que ta main soit prompte.
Mon honneur est perdu. Rends-le moi. Va, mon fils. ―

Une heure après, Ruy Diaz avait tué leComte.

LA REVANCHE DE DIEGÔ LAYNEZ

Ce soir, seul au haut bout, car il n’a pasd’égaux,
Diego Laynez, plus pâle aux lueurs de la cire,
S’est assis pour souper avec ses hidalgos.

Ses fils, ses trois aînés, sont là ; maisle vieux sire
En son cœur angoissé songe au plus jeune. Hélas !
Il n’est point revenu. Le Comte a dû l’occire.

Le vin rit dans l’argent des brocs ; lecoutelas
Dégainé, l’écuyer, ayant troussé sa manche,
Laisse échauffer le vin et refroidir les plats.

Car le maître et seigneur n’a pas dit :Que l’on tranche !
Depuis que dans sa chaise il est venu s’asseoir,
Deux longs ruisseaux de pleurs mouillent sa barbe blanche.

Et le grave écuyer se tient près dudressoir,
Devant la table vide et la foule béante,
Et nul, fils ou vassal, ne soupera ce soir.

Comme pour ne pas voir le spectre qui lehante,
Laynez ferme les yeux et baisse encore le front ;
Mais il voit son fils mort et sa honte vivante.

Il a perdu l’honneur, il a gardél’affront ;
Et ses aïeux, de race irréprochable et forte,
Au jour du Jugement le lui reprocheront.

L’outrage l’accompagne et le méprisl’escorte.
De tout l’orgueil antique il ne reste plus rien.
Hélas ! hélas ! Son fils est mort, sa gloire estmorte !

― Seigneur, ouvre les yeux. C’est moi. Regardebien.
Cette table sans viande a trop piètre figure ;
Aujourd’hui j’ai chassé sans valet et sans chien ;

J’ai forcé ce ragot ; je t’en offre lahure ! ―
Ruy dit, et tend le chef livide et hérissé
Qu’il tient empoigné par l’horrible chevelure.

Diego Laynez d’un bond sur ses pieds s’estdressé :
― Est-ce toi, Comte infâme ? Est-ce toi, tête exsangue,
Avec ce rire fixe et cet œil convulsé ?

Oui, c’est bien toi ! Tes dents mordentencore ta langue ;
Pour la dernière fois l’insolent a raillé,
Et le glaive a tranché le fil de ta harangue !

Sous le col d’un seul coup par Tizonataillé,
D’épais et noirs caillots pendent à chaque fibre ;
Le Vieux frotte sa joue avec le sang caillé.

D’une voix éclatante et dont la sallevibre,
Il s’écrie : ― Ô Rodrigue, ô mon fils, cher vainqueur,
L’affront me fit esclave et ton bras me fait libre !

Et toi, visage affreux qui réjouis moncœur,
Ma main va donc, au gré de ma haine indomptable,
Satisfaire sur toi ma gloire et ma rancœur ! ―

Et souffletant alors la têteépouvantable :
― Vous avez vu, vous tous, il m’a rendu raison !
Ruy, sieds-toi sur mon siège au haut bout de la table.

Car qui porte un tel chef est Chef de mamaison. ―

LE TRIOMPHE DU CID

Les portes du palais s’ouvrirent toutesgrandes,
Et le roi Don Fernan sortit pour recevoir
Le jeune chef rentrant avec ses vieilles bandes.

Quittant cloître, métier, champ, taverne etlavoir,
Clercs, bourgeois ou vilains, tout le bon peupleexulte ;
Les femmes aux balcons se penchent pour mieux voir.

C’est que, vengeur du Christ que le Croissantinsulte,
Rodrigue de Bivar, vainqueur, rentre aujourd’hui
Dans Zamora qu’emplit un merveilleux tumulte.

Il revient de la guerre, et partout devantlui,
Sur son genet rapide et rayé comme un zèbre
Le cavalier berbère en blasphémant a fui.

Il a tout pris, pillé, rasé, brûlé, del’Èbre
Jusques au Guadiana qui roule un sable d’or,
Et de l’Algarbe en feu monte un long cri funèbre.

Il revient tout chargé de butin, plusencor
De gloire, ramenant cinq rois de Morérie.
Ses captifs l’ont nommé le Cid Campeador.

Tel Ruy Diaz, à travers le peuple quis’écrie,
La lance sur la cuisse, en triomphal arroi,
Rentre dans Zamora pavoisée et fleurie.

Donc, lorsque les huissiers annoncèrent :Le Roi !
Telle fut la clameur, que corbeaux et corneilles
Des tours et des clochers s’envolèrent d’effroi.

Et Don Fernan debout sous les portesvermeilles,
Un instant, ébloui, s’arrêta sur le seuil
Aux acclamations qui flattaient ses oreilles.

Il s’avançait, chargé du glorieuxaccueil…
Tout à coup, repoussant peuple, massiers et garde,
Une femme apparut, pâle, en habits de deuil.

Ses yeux resplendissaient dans sa facehagarde,
Et, sous le voile épars de ses longs cheveux roux,
Sanglotante et pâmée, elle cria : ― Regarde !

Reconnais-moi ! Seigneur, j’embrasse tesgenoux.
Mon père est mort qui fut ton fidèle homme lige ;
Fais justice, Fernan, venge-le, venge-nous !

Je me plains hautement que le Roi menéglige
Et ne veux plus attendre, au gré du meurtrier,
La vengeance à laquelle un grand serment t’oblige.

Oui, certe, ô Roi, je suis lasse delarmoyer ;
La haine dans mon cœur bout et s’irrite et monte
Et me prend à la gorge et me force à crier :

Vengeance, ô Roi, vengeance et justice plusprompte !
Tire de l’assassin tout le sang qu’il me doit ! ―
Et le peuple disait : ― C’est la fille du Comte.

Car d’un geste rigide elle montrait dudoigt
Cid Ruy Diaz de Bivar qui, du haut de sa selle,
Lui dardait un regard étincelant et droit.

Et l’œil sombre de l’homme et les yeux clairsde celle
Qui l’accusait, alors se croisèrent ainsi
Que deux fers d’où jaillit une double étincelle.

Don Fernan se taisait, fort perplexe ettransi,
Car l’un et l’autre droit que son esprit balance
Pèse d’un poids égal qui le tient en souci.

Il hésite. Le peuple attendait ensilence.
Et le vieux Roi promène un regard incertain
Sur cette foule où luit l’éclair des fers de lance.

Il voit les cavaliers qui gardent lebutin,
Glaive au poing, casque en tête, au dos la brigandine,
Rangés autour du Cid impassible et hautain.

Portant l’étendard vert consacré dansMédine,
Il voit les captifs pris au Miramamolin,
Les cinq Émirs vêtus de soie incarnadine ;

Et derrière eux, plus noirs sous leurs turbansde lin,
Douze nègres, chacun menant un cheval barbe.
Or, le bon prince était à la justice enclin :

― Il a vengé son père, il a conquisl’Algarbe ;
Elle, au nom de son père, inculpe son amant. ―
Et Don Fernan pensif se caresse la barbe.

― Que faire, songe-t-il, en un teljugement ? ―
Chimène à ses genoux pleurait toutes ses larmes.
Il la prit par la main et très courtoisement :

― Relève-toi, ma fille, et calme tesalarmes,
Car sur le cœur d’un prince espagnol et chrétien
Les larmes de tes yeux sont de trop fortes armes.

Certes, Bivar m’est cher ; c’estl’espoir, le soutien
De Castille ; et pourtant j’accorde ta requête,
Il mourra si tu veux, ô Chimène, il est tien.

Dispose, il est à toi. Parle, la hache estprête ! ―
Ruy Diaz la regardait, grave et silencieux.
Elle ferma les yeux, elle baissa la tête.

Elle n’a pu braver ce front victorieux
Qu’illumine l’ardeur du regard qui la dompte ;
Elle a baissé la tête, elle a fermé les yeux.

Elle n’est plus la fille orgueilleuse duComte,
Car elle sent rougir son visage enflammé
Moins encor de courroux que d’amour et de honte.

― C’est sous un bras loyal par l’honneur mêmearmé
Que ton père a rendu son âme — que Dieu sauve !
L’homme applaudit au coup que le prince a blâmé.

Car l’honneur de Laynez et de Laÿn leChauve,
Non moins pur que celui des rois dont je descends,
Vaut l’orgueil du sang goth qui dore ton poil fauve.

Condamne, si tu peux… Pardonne, j’yconsens.
Que Gormaz et Laynez à leur antique souche,
Voient par vous reverdir des rameaux florissants.

Parle, et je donne à Ruy, sur un mot de tabouche,
Belforado, Saldagne et Carrias del Castil. ―
Mais Chimène gardait un silence farouche.

Fernan lui murmura : ― Dis, ne tesouvient-il,
Ne te souvient-il plus de l’amour ancienne ? ―
Ainsi parle le Roi gracieux et subtil.

Et la main de Chimène a frémi dans lasienne.

Partie 7
LES CONQUÉRANTS DE L’OR

I

Après que Balboa menant son bon cheval
Par les bois non frayés, droit, d’amont en aval,
Eut, sur l’autre versant des Cordillères hautes,
Foulé le chaud limon des insalubres côtes
De l’Isthme qui partage avec ses monts géants
La glauque immensité des deux grands Océans,
Et qu’il eut, s’y jetant tout armé de la berge,
Planté son étendard dans l’écume encor vierge,
Tous les aventuriers, dont l’esprit s’enflamma,
Rêvaient, en arrivant au port de Panama,
De retrouver, espoir cupide et magnifique,
Aux rivages dorés de la mer Pacifique,
El Dorado promis qui fuyait devant eux,
Et, mêlant avec l’or des songes monstrueux,
De forcer jusqu’au fond de ces torrides zones
L’âpre virginité des rudes Amazones
Que n’avait pu dompter la race des héros,
De renverser des dieux à têtes de taureaux
Et de vaincre, vrais fils de leur ancêtre Hercule,
Les peuples de l’Aurore et ceux du Crépuscule.

Ils savaient que, bravant ces illustrespérils,
Ils atteindraient les bords où germent les béryls
Et Doboyba qui comble, en ses riches ravines,
Du vaste écroulement des temples en ruines,
La nécropole d’or des princes de Zenu ;
Et que, suivant toujours le chemin inconnu
Des Indes, par-delà les îles des Épices
Et la terre où bouillonne au fond des précipices
Sur un lit d’argent fin la Source de Santé,
Ils verraient, se dressant en un ciel enchanté
Jusqu’au zénith brûlé du feu des pierreries,
Resplendir au soleil les vivantes féeries
Des sierras d’émeraude et des pics de saphir
Qui recèlent l’antique et fabuleux Ophir.

Et quand Vasco Nuñez eut payé de sa tête
L’orgueil d’avoir tenté cette grande conquête,
Poursuivant après lui ce mirage éclatant,
Malgré sa mort, la fleur des Cavaliers, portant
Le pennon de Castille écartelé d’Autriche,
Pénétra jusqu’au fond des bois de Côte-Riche
À travers la montagne horrible, ou navigua
Le long des noirs récifs qui cernent Veragua,
Et vers l’Est atteignit, malgré de grands naufrages,
Les bords où l’Orénoque, enflé par les orages,
Inondant de sa vase un immense horizon,
Sous le fiévreux éclat d’un ciel lourd de poison,
Se jette dans la mer par ses cinquante bouches.

Enfin cent compagnons, tous gens de bonnessouches,
S’embarquèrent avec Pascual d’Andagoya
Qui, poussant encor plus sa course, côtoya
Le golfe où l’Océan Pacifique déferle,
Mit le cap vers le Sud, doubla l’île de Perle,
Et cingla devant lui toutes voiles dehors,
Ayant ainsi, parmi les Conquérants d’alors,
L’heur d’avoir le premier fendu les mers nouvelles
Avec les éperons des lourdes caravelles.

Mais quand, dix mois plus tard, malade etdéconfit,
Après avoir très loin navigué sans profit
Vers cet El Dorado qui n’était qu’un vain mythe,
Bravé cent fois la mort, dépassé la limite
Du monde, ayant perdu quinze soldats sur vingt,
Dans ses vaisseaux brisés Andagoya revint,
Pedrarias d’Avila se mit fort en colère ;
Et ceux qui, sur la foi du récit populaire,
Hidalgos et routiers, s’étaient tous rassemblés
Dans Panama, du coup demeurèrent troublés.

Or les seigneurs, voyant qu’ils ne pouvaientplus guère
Employer leur personne en actions de guerre,
Partaient pour Mexico ; mais ceux qui, n’ayant rien,
Étaient venus tenter aux plages de Darien,
Désireux de tromper la misère importune,
Ce que vaut un grand cœur à vaincre la fortune,
S’entretenant à jeun des rêves les plus beaux,
Restaient, l’épée oisive et la cape en lambeaux,
Quoique tous bon marins ou vieux batteurs d’estrade,
À regarder le flot moutonner dans la rade,
En attendant qu’un chef hardi les commandât.

II

Deux ans étaient passés, lorsqu’un obscursoldat
Qui fut depuis titré Marquis pour sa conquête,
François Pizarre, osa présenter la requête
D’armer un galion pour courir par-delà
Puerto Pinas. Alors Pedrarias d’Avila
Lui fit représenter qu’en cette conjoncture
Il n’était pas prudent de tenter l’aventure
Et ses dangers sans nombre et sans profit ; d’ailleurs,
Qu’il ne lui plaisait point de voir que les meilleurs
De tous ses gens de guerre, en entreprises folles,
Prodiguassent le sang des veines espagnoles,
Et que nul avant lui, de tant de Cavaliers,
N’avait pu triompher des bois de mangliers
Qui croisent sur ces bords leurs nœuds inextricables ;
Que, la tempête ayant rompu vergues et câbles
À leurs vaisseaux en vain si loin aventurés,
Ils étaient revenus mourants, désemparés,
Et trop heureux encor d’avoir sauvé la vie.

Mais ce conseil ne fit qu’échauffer sonenvie.
Si bien qu’avec Diego d’Almagro, par contrats,
Ayant mis en commun leur fortune et leurs bras,
Et don Fernan de Luque ayant fourni les sommes,
En l’an mil et cinq cent vingt-quatre, avec cent hommes,
Pizarre le premier, par un brumeux matin
De novembre, montant un mauvais brigantin,
Prit la mer, et lâchant au vent toute sa toile,
Se fia bravement en son heureuse étoile.

Mais tout sembla d’abord démentir sonespoir.
Le vent devint bourrasque, et jusqu’au ciel très noir
La mer terrible, enflant ses houles couleur d’encre,
Défonça les sabords, rompit les mâts et l’ancre,
Et fit la triste nef plus rase qu’un radeau.
Enfin après dix jours d’angoisse, manquant d’eau
Et de vivres, sa troupe étant d’ailleurs fort lasse,
Pizarre débarqua sur une côte basse.

Au bord, les mangliers formaient un longtreillis ;
Plus haut, impénétrable et splendide fouillis
De lianes en fleur et de vignes grimpantes,
La berge s’élevait par d’insensibles pentes
Vers la ligne lointaine et sombre des forêts.

Et ce pays n’était qu’un très vastemarais.

Il pleuvait. Les soldats, devenusfrénétiques
Par le harcèlement venimeux des moustiques
Qui noircissaient le ciel de bourdonnants essaims,
Foulaient avec horreur, en ces bas-fonds malsains,
Des reptiles nouveaux et d’étranges insectes
Ou voyaient émerger des lagunes infectes,
Sur leur ventre écaillé se traînant d’un pied tors,
Ces lézards monstrueux qu’on nomme alligators.
Et quand venait la nuit, sur la terre trempée,
Dans leurs manteaux, auprès de l’inutile épée,
Lorsqu’ils s’étaient couchés, n’ayant pour aliment
Que la racine amère ou le rouge piment,
Sur le groupe endormi de ces chercheurs d’empires
Flottait, crêpe vivant, le vol mou des vampires,
Et ceux-là qu’ils marquaient de leurs baisers velus
Dormaient d’un tel sommeil qu’ils ne s’éveillaient plus.

C’est pourquoi les soldats, par force et parprière,
Contraignirent leur chef à tourner en arrière,
Et, malgré lui, disant un éternel adieu
Au triste campement du port de Saint-Mathieu,
Pizarre, par la mer nouvellement ouverte,
Avec Bartolomé suivant la découverte,
Sur un seul brigantin d’un faible tirant d’eau
Repartit, et, doublant Punta de Pasado,
Le bon pilote Ruiz eut la fortune insigne,
Le premier des marins, d’avoir franchi la Ligne
Et poussé plus au sud du monde occidental.

La côte s’abaissait, et les bois desantal
Exhalaient sur la mer leurs brises parfumées.
De toutes parts montaient de légères fumées,
Et les marins joyeux, accoudés aux haubans,
Voyaient les fleuves luire en tortueux rubans
À travers la campagne, et tout le long des plages
Fuir des champs cultivés et passer des villages.

Ensuite, ayant serré la côte de plusprès,
À leurs yeux étonnés parurent les forêts.

Au pied des volcans morts, sous la zone descendres,
L’ébénier, le gayac et les durs palissandres,
Jusques aux confins bleus des derniers horizons
Roulant le flot obscur des vertes frondaisons,
Variés de feuillage et variés d’essence,
Déployaient la grandeur de leur magnificence ;
Et du nord au midi, du levant au ponant,
Couvrant tout le rivage et tout le continent,
Partout où l’œil pouvait s’étendre, la ramure
Se prolongeait avec un éternel murmure
Pareil au bruit des mers. Seul, en ce cadre noir,
Étincelait un lac, immobile miroir
Où le soleil, plongeant au milieu de cette ombre,
Faisait un grand trou d’or dans la verdure sombre.

Sur les sables marneux, d’énormescaïmans
Guettaient le tapir noir ou les roses flamants.
Les majas argentés et les boas superbes
Sous leurs pesants anneaux broyaient les hautes herbes,
Ou, s’enroulant autour des troncs d’arbres pourris,
Attendaient l’heure où vont boire les pécaris.
Et sur les bords du lac horriblement fertile
Où tout batracien pullule et tout reptile,
Alors que le soleil décline, on pouvait voir
Les fauves par troupeaux descendre à l’abreuvoir :
Le puma, l’ocelot et les chats-tigres souples,
Et le beau carnassier qui ne va que par couples
Et qui par-dessus tous les félins est cité
Pour sa grâce terrible et sa férocité,
Le jaguar. Et partout dans l’air multicolore
Flottait la végétale et la vivante flore ;
Tandis que les cactus aux hampes d’aloès,
Les perroquets divers et les kakatoès
Et les aras, parmi d’assourdissants ramages,
Lustraient au soleil clair leurs splendides plumages,
Dans un pétillement d’ailes et de rayons,
Les frêles oiseaux-mouches et les grands papillons,
D’un vol vibrant, avec des jets de pierreries,
Irradiaient autour des lianes fleuries.

Plus loin, de toutes parts élancés, deshalliers,
Des gorges, des ravins, des taillis, par milliers,
Pillant les monbins mûrs et les buissons d’icaques,
Les singes de tout poil, ouistitis et macaques,
Sakis noirs, capucins, trembleurs et carcajous
Par les figuiers géants et les hauts acajous,
Sautant de branche en branche ou pendus par leurs queues,
Innombrables, de l’aube au soir, durant des lieues,
Avec des gestes fous hurlant et gambadant,
Tout au long de la mer les suivaient.

Cependant,

Poussé par une tiède et balsamiquehaleine,
Le navire, doublant le cap de Sainte-Hélène,
Glissa paisiblement dans le golfe d’azur
Où sous l’éclat d’un jour éternellement pur,
La mer de Guayaquil, sans colère et sans lutte,
Arrondissant au loin son immense volute,
Frange les sables d’or d’une écume d’argent.

Et l’horizon s’ouvrit magnifique etchangeant.

Les montagnes, dressant les neiges de leurcrête,
Coupaient le ciel foncé d’une brillante arête
D’où s’élançaient tout droits au haut de l’éther bleu
Le Prince du Tonnerre et le Seigneur du Feu :
Le mont Chimborazo dont la sommité ronde,
Dôme prodigieux sous qui la foudre gronde,
Dépasse, gigantesque et formidable aussi,
Le cône incandescent du vieux Cotopaxi.

Attentif aux gabiers en vigie à la hune,
Dans le pressentiment de sa haute fortune,
Pizarre, sur le pont avec les Conquérants,
Jetait sur ces splendeurs des yeux indifférents,
Quand, soudain, au détour du dernier promontoire,
L’équipage, poussant un long cri de victoire,
Dans le repli du golfe où tremblent les reflets
Des temples couverts d’or et des riches palais,
Avec ses quais noircis d’une innombrable foule,
Entre l’azur du ciel et celui de la houle,
Au bord de l’Océan vit émerger Tumbez.

Alors, se recordant ses compagnonstombés
À ses côtés, ou morts de soif et de famine,
Et voyant que le peu qui restait avait mine
De gens plus disposés à se ravitailler
Qu’à reprendre leur course, errer et batailler,
Pizarre comprit bien que ce serait démence
Que de s’aventurer dans cet empire immense ;
Et jugeant sagement qu’en ce dernier effort
Il fallait à tout prix qu’il restât le plus fort,
Il prit langue parmi ces nations étranges,
Rassembla beaucoup d’or par dons et par échanges,
Et, gagnant Panama sur son vieux brigantin
Plein des fruits de la terre et lourd de son butin,
Il mouilla dans le port après trois ans de courses.
Là, se trouvant à bout d’hommes et de ressources,
Bien que fort malhabile aux manières des cours,
Il résolut d’user d’un suprême recours
Avant que de tenter sa dernière campagne,
Et de Nombre de Dios s’embarqua pour l’Espagne.

III

Or, lorsqu’il toucha terre au port deSan-Lucar,
Il retrouva l’Espagne en allégresse, car
L’Impératrice-Reine, en un jour très prospère,
Comblant les vœux du prince et les désirs du père,
Avait heureusement mis au monde l’Infant
Don Philippe — que Dieu conserve triomphant !
Et l’Empereur joyeux le fêtait dans Tolède.
Là, Pizarre, accouru pour implorer son aide,
Conta ses longs travaux et, ployant le genou,
Lui fit en bon sujet hommage du Pérou.
Puis ayant présenté, non sans quelque vergogne
D’offrir si peu, de l’or, des laines de vigogne
Et deux lamas vivants avec un alpaca,
Il exposa ses droits. Don Carlos remarqua
Ces moutons singuliers et de nouvelle espèce
Dont la taille était haute et la toison épaisse ;
Même, il daigna peser entre ses doigts royaux,
Fort gracieusement, la lourdeur des joyaux ;
Mais quand il dut traiter l’objet de la demande,
Il répondit avec sa rudesse flamande :
Qu’il trouvait, à son gré, que le vaillant Marquis
Don Hernando Cortès avait assez conquis
En subjuguant le vaste empire des Aztèques ;
Et que lui-même ainsi que les saints Archevêques
Et le Conseil étaient fermement résolus
À ne rien entreprendre et ne protéger plus,
Dans ses possessions des mers occidentales,
Ceux qui s’entêteraient à ces courses fatales
Où s’abîma jadis Diego de Nicuessa.
Mais, à ce dernier mot, Pizarre se dressa
Et lui dit : Que c’était chose qui scandalise
Que d’ainsi rejeter du giron de l’Église,
Pour quelques onces d’or, autant d’infortunés,
Qui, dans l’idolâtrie et l’ignorance nés,
Ne demandaient, voués au céleste anathème,
Qu’à laver leurs péchés dans l’eau du saint baptême.
Ensuite il lui peignit en termes éloquents
La Cordillère énorme avec ses vieux volcans
D’où le feu souverain, qui fait trembler la terre
Et fondre le métal au creuset du cratère,
Précipite le flux brûlant des laves d’or
Que garde l’oiseau Rock qu’ils ont nommé condor.
Il lui dit la nature enrichissant la fable ;
D’innombrables torrents qui roulent dans leur sable
Des pierres d’émeraude en guise de galets ;
La chicha fermentant aux celliers des palais
Dans des vases d’or pur pareils aux vastes jarres
Où l’on conserve l’huile au fond des Alpujarres ;
Les temples du Soleil couvrant tout le pays,
Revêtus d’or, bordés de leurs champs de maïs
Dont les épis sont d’or aussi bien que la tige
Et que broutent, miracle à donner le vertige
Et fait pour rendre même un Empereur pensif,
Des moutons d’or avec leurs bergers d’or massif.

Ce discours étonna Don Carlos, etl’Altesse,
Daignant enfin peser avec la petitesse
Des secours implorés l’honneur du résultat,
Voulut que sans tarder Don François répétât,
Par-devant Nosseigneurs du Grand Conseil, ses offres
De dilater l’Église et de remplir les coffres.
Après quoi, lui passant l’habit de chevalier
De Saint-Jacques, il lui mit au cou son bon collier.
Et Pizarre jura sur les saintes reliques
Qu’il resterait fidèle aux rois Très-Catholiques,
Et qu’il demeurerait le plus ferme soutien
De l’Église Romaine et du beau nom chrétien.
Puis l’Empereur dicta les augustes cédules
Qui faisaient assavoir, même aux plus incrédules,
Que, sauf les droits anciens des hoirs de l’Amiral,
Don François Pizarro, lieutenant général
De Son Altesse, était sans conteste et sans terme
Seigneur de tous pays, îles et terre ferme,
Qu’il avait découverts ou qu’il découvrirait.
La minute étant lue et quand l’acte fut prêt
À recevoir les seings au bas des protocoles,
Pizarre, ayant jadis peu hanté les écoles,
Car en Estremadure il gardait les pourceaux,
Sur le vélin royal d’où pendaient les grands sceaux
Fit sa croix, déclarant ne savoir pas écrire,
Mais d’un ton si hautain que nul ne put en rire.
Enfin, sur un carreau brodé, le bâton d’or
Qui distingue l’Alcade et l’Alguazil Mayor
Lui fut remis par Juan de Fonseca. La chose
Ainsi dûment réglée et sa patente close,
L’Adelantade, avant de reprendre la mer,
Et bien qu’il n’en gardât qu’un souvenir amer,
Visita ses parents dans Truxillo, leur ville,
Puis, joyeux, s’embarqua du havre de Séville
Avec les trois vaisseaux qu’il avait nolisés.
Il reconnut Gomère, et les vents alizés,
Gonflant d’un souffle frais leur voilure plus ronde,
Entraînèrent ses nefs sur la route du monde
Qui fit l’Espagne grande et Colomb immortel.

IV

Or donc, un mois plus tard, au pied dumaître-autel,
Dans Panama, le jour du noble Évangéliste
Saint Jean, fray Juan Vargas lut au prône la liste
De tous ceux qui montaient la nouvelle Armada
Sous Don François Pizarre, et les recommanda.
Puis, les deux chefs ayant entre eux rompu l’hostie,
Voici de quelle sorte on fit la départie.

Lorsque l’Adelantade eut de tous priscongé,
Ce jour même, après vêpre, en tête de clergé,
L’Évêque ayant béni l’armée avec la flotte,
Don Bartolomé Ruiz, comme royal pilote,
En pompeux apparat, tout vêtu de brocart,
Le porte-voix au poing, montrant au banc de quart,
Commanda de rentrer l’ancre en la capitane
Et de mettre la barre au vent de tramontane.
Alors, parmi les pleurs, les cris et les adieux,
Les soldats inquiets et les marins joyeux,
Debout sur les haubans ou montés sur les vergues
D’où flottait un pavois de drapeaux et d’exergues,
Quand le coup de canon de partance roula,
Entonnèrent en chœur l’Ave maris stella ;
Et les vaisseaux, penchant leurs mâts aux mille flammes,
Plongèrent à la fois dans l’écume des lames.

La mer étant fort belle et le nord des plusfrais,
Leur voyage fut prompt, et sans souffrir d’arrêts
Ou pour cause d’aiguade ou pour raison d’escale,
Courant allégrement par la mer tropicale,
Pizarre saluait avec un mâle orgueil,
Comme d’anciens amis, chaque anse et chaque écueil.
Bientôt il vit, vainqueur des courants et des calmes,
Monter à l’horizon les verts bouquets de palmes
Qui signalent de loin le golfe, et débarquant,
Aux portes de Tumbez il vint planter son camp.
Là, s’abouchant avec les Caciques des villes,
Il apprit que l’horreur des discordes civiles
Avait ensanglanté l’Empire du Soleil ;
Que l’orgueilleux bâtard Atahuallpa, pareil
À la foudre, rasant villes et territoires,
Avait conquis, après de rapides victoires,
Cuzco, nombril du monde, où les Rois, ses aïeux,
Dieux eux-mêmes, siégeaient parmi les anciens Dieux,
Et qu’il avait courbé sous le joug de l’épée
La terre de Manco sur son frère usurpée.

Aussitôt, s’éloignant de la côte à grandspas,
À travers le désert sablonneux des pampas,
Tout joyeux de mener au but ses vieilles bandes,
Pizarre commença d’escalader les Andes.

De plateaux en plateaux, de talus entalus,
De l’aube au soir allant jusqu’à n’en pouvoir plus,
Ils montaient, assaillis de funèbres présages.
Rien n’animait l’ennui des mornes paysages.
Seul, parfois, ils voyaient miroiter au lointain
Dans sa vasque de pierre un lac couleur d’étain.
Sous un ciel tour à tour glacial et torride,
Harassés et tirant leurs chevaux par la bride,
Ils plongeaient aux ravins ou grimpaient aux sommets ;
La montagne semblait prolonger à jamais,
Comme pour épuiser leur marche errante et lasse,
Ses gorges de granit et ses crêtes de glace.
Une étrange terreur planait sur la sierra
Et plus d’un vieux routier dont le cœur se serra
Pour la première fois y connut l’épouvante.
La terre sous leurs pas, convulsive et mouvante,
Avec un sourd fracas se fendait, et le vent,
Au milieu des éclats de foudre, soulevant
Des tourmentes de neige et des trombes de grêles,
Se lamentait avec des voix surnaturelles.
Et roidis, aveuglés, éperdus, les soldats,
Cramponnés aux rebords à pic des quebradas,
Sentaient sous leurs pieds lourds fuir le chemin qui glisse.
Sur leurs fronts la montagne était abrupte et lisse,
Et plus bas, ils voyaient dans leurs lits trop étroits,
Rebondissant le long des bruyantes parois,
Aux pointes des rochers qu’un rouge éclair allume,
Se briser les torrents en poussière d’écume.
Le vertige, plus haut, les gagna. Les poumons
Saignaient en aspirant l’air trop subtil des monts,
Et le froid de la nuit gelait la triste troupe.
Tandis que les chevaux, tournant en rond leur croupe,
L’un sur l’autre appuyés, broutaient un chaume ras,
Les soldats, violant les tombeaux Aymaras,
En arrachaient les morts cousus dans leurs suaires
Et faisaient des grands feux avec ces ossuaires.

Pizarre seul n’était pas même fatigué.
Après avoir passé vingt rivières à gué,
Traversé des pays sans hameaux ni peuplade,
Souffert le froid, la faim, et tenté l’escalade
Des monts les plus affreux que l’homme ait mesurés,
D’un regard, d’une voix et d’un geste assurés,
Au cœur des moins hardis il soufflait son courage ;
Car il voyait, terrible et somptueux mirage,
Au feu de son désir briller Caxamarca.

Enfin, cinq mois après le jour qu’ildébarqua,
Les pics de la sierra lui tenant lieu de phare,
Il entra, les clairons sonnant tous leur fanfare,
À grand bruit de tambours et la bannière au vent,
Sur les derniers plateaux, et poussant en avant,
Sans laisser aux soldats le temps de prendre haleine,
En hâte, il dévala le chemin de la plaine.

V

Au nombre de cent six marchaient les gens depied.
L’histoire a dédaigné ces braves, mais il sied
De nommer par leur nom, qu’il soit noble ou vulgaire,
Tous ceux qui furent chefs en cette illustre guerre
Et de dire la race et le poil des chevaux,
Ne pouvant, au récit de leurs communs travaux,
Ranger en même lieu que des bêtes de somme
Ces vaillants serviteurs de tout bon gentilhomme.

Voici. Soixante et deux cavaliershidalgos
Chevauchent, par le sang et la bravoure égaux,
Autour des plis d’azur de la royale enseigne
Où près du château d’or le pal de gueules saigne
Et que brandit, suivant le chroniqueur Xerez,
Le fougueux Gabriel de Rojas, l’alferez,
Dont le pourpoint de cuir brodé de cannetilles
Est gaufré du royal écu des deux Castilles,
Et qui porte à sa toque en velours d’Aragon
Un saint Michel d’argent terrassant le dragon.
Sa main ferme retient ce fameux cheval pie
Qui s’illustra depuis sous Carbajal l’Impie ;
Cet andalou de race arabe, et mal dompté,
Qui mâche en se cabrant son mors ensanglanté
Et de son dur sabot fait jaillir l’étincelle,
Peut dépasser, ayant son cavalier en selle,
Le trait le plus vibrant que saurait décocher
Du nerf le mieux tendu le plus vaillant archer.

À l’entour de l’enseigne en bon ordre segroupe,
Poudroyant au soleil, tout le gros de la troupe :
C’est Juan de la Torre ; Christobal Peralta,
Dont la devise est fière : Ad summum per alta ;
Le borgne Domingo de Serra-Luce ; Alonze
De Molina, très brun sous son casque de bronze ;
Et François de Cuellar, gentilhomme andalous,
Qui chassait les Indiens comme on force des loups ;
Et Mena qui, parmi les seigneurs de Valence,
Était en haut renom pour manier la lance.
Ils s’alignent, réglant le pas de leurs chevaux
D’après le train suivi par leurs deux chefs rivaux,
Del Barco qui, fameux chercheur de terres neuves,
Avec Orellana descendit les grands fleuves,
Et Juan de Salcedo qui, fils d’un noble sang,
Quoique sans barbe encor, galope au premier rang.

Derrière, tous marris de marcher sur leurspieds,
Viennent les démontés et les estropiés.
Juan Forès pique en vain d’un carreau d’arbalète
Un vieux rouan fourbu qui bronche et qui halète ;
Ribera l’accompagne, et laisse à l’abandon
Errer distraitement la bride et le bridon
Au col de son bai brun qui boite d’un air morne,
S’étant, faute de fers, usé toute la corne.
Avec ces pauvres gens marche don Pèdre Alcon,
Lequel en son écu porte d’or au faucon
De sable, grilleté, chaperonné de gueules ;
Ce vieux seigneur jadis avait tourné les meules
Dans Grenade, du temps qu’il était prisonnier
Des mécréants. Ce fut un bon pertuisanier.

Sous cette brave escorte, au trot de leursdeux mules
Fort pacifiquement s’en vont les deux émules :
Requelme, le premier, comme tout bon Contador,
Reste silencieux, car le silence est d’or ;
Quant au licencié Gil Tellez, le Notaire,
Il dresse en son esprit le futur inventaire,
Tout prêt à prélever, au taux juste et légal,
La part des Cavaliers, après le Quint Royal.

Or, quelques fourrageurs restés sur lesderrières,
Pour rejoindre leurs rangs, malgré les fondrières,
À leurs chevaux lancés ayant rendu la main,
Et bravant le vertige et brûlant le chemin,
Par la montagne à pic descendaient ventre à terre.
Leur galop furieux fait un bruit de tonnerre.
Les voici : bride aux dents, le sang aux éperons,
Dans la foule effarée, au milieu des jurons,
Du tumulte, des cris, des appels à l’Alcade,
Ils débouchent. Le chef de cette cavalcade,
Qui, d’aspect arrogant et vêtu de brocart,
Tandis que son cheval fait un terrible écart,
Salue Alvar de Paz qui devant lui se range,
En balayant la terre avec sa plume orange,
N’est autre que Fernan, l’aîné, le plus hautain
Des Pizarre, suivi de Juan, et de Martin
Qu’on dit d’Alcantara, leur frère par le ventre.
Briceño qui, depuis, se fit clerc et fut chantre
À Lima, n’étant pas très habile écuyer,
Dans cette course folle a perdu l’étrier,
Et, voyant ses amis déjà loin, se dépêche
Et pique sa jument couleur de fleur de pêche.
Le brave Antonio galope à son côté ;
Il porte avec orgueil sa noble pauvreté,
Car, s’il a pour tout bien l’épée et la rondache,
Son cimier héraldique est ceint de feuilles d’ache
Qui couronnent l’écu des ducs de Carrion.

Ils passent, soulevant un poudreuxtourbillon.

À leurs cris, un seigneur, de ceux del’avant-garde,
S’arrête, et, retournant son cheval, les regarde.
Il monte un genet blanc dont le caparaçon
Est rouge, et pour mieux voir se penche sur l’arçon.
C’est le futur vainqueur de Popayan. Sa taille
Est faite pour vêtir le harnois de bataille.
Beau comme un Galaor et fier comme un César,
Il marche en tête, ayant pour nom Benalcazar.
Près d’Oreste voici venir le bon Pylade :
Très basané, le chef coiffé de la salade,
Il rêve, enveloppé dans son large manteau ;
C’est le vaillant soldat Hernando de Soto
Qui, rude explorateur de la zone torride,
Découvrira plus tard l’éclatante Floride
Et le père des eaux, le vieux Meschacébé.
Cet autre qui, casqué d’un morion bombé,
Boucle au cuir du jambard la lourde pertuisane
En flattant de la voix sa jument alezane,
C’est l’aventurier grec Pedro de Candia,
Lequel ayant brûlé dix villes, dédia,
Pour expier ces feux, dix lampes à la Vierge.
Il regarde, au sommet dangereux de la berge,
Caracoler l’ardent Gonzalo Pizarro,
Qui depuis, à Lima, par la main du bourreau,
Ainsi que Carbajal, eut la tête branchée
Sur le gibet, après qu’elle eut été tranchée
Aux yeux des Cavaliers qui, séduits par son nom,
Dans Cuzco révolté haussèrent son pennon.
Mais lui, bien qu’à son roi déloyal et rebelle,
Étant bon hidalgo, fit une mort très belle.

À quelques pas, l’épée et le rosaire auflanc,
Portant sur les longs plis de son vêtement blanc
Un scapulaire noir par-dessus le cilice
Dont il meurtrit sa chair et dompte sa malice,
Chevauche saintement l’ennemi des faux dieux,
Le très savant et très miséricordieux
Moine dominicain fray Vincent de Valverde
Qui, tremblant qu’à jamais leur âme ne se perde
Et pour l’éternité ne brûle dans l’Enfer,
Fit périr des milliers de païens par le fer
Et les auto-da-fés et la hache et la corde,
Confiant que Jésus, en sa miséricorde,
Doux rémunérateur de son pieux dessein,
Recevrait ces martyrs ignorants dans son sein.

Enfin, les précédant de dix longueurs devare,
Et le premier de tous, marche François Pizarre.

Sa cape, dont le vent a dérangé lesplis,
Laisse entrevoir la cotte et les brassards polis ;
Car, seul parmi ces gens, pourtant de forte race,
Qui tous avaient quitté l’acier pour la cuirasse
De coton, il gardait, sous l’ardeur du Cancer,
Sans en paraître las, son vêtement de fer.

Son barbe cordouan, rétif, faisait desvoltes
Et hennissait ; et lui, châtiant ces révoltes,
Laissait parfois sonner contre ses flancs trop prompts
Les molettes d’argent de ses lourds éperons,
Mais sans plus s’émouvoir qu’un cavalier de pierre,
Immobile, et dardant de sa sombre paupière
L’insoutenable éclat de ses yeux de gerfaut.

Son cœur aussi portait l’armure sansdéfaut
Qui sied aux conquérants, et, simple capitaine,
Il caressait déjà dans son âme hautaine
L’espoir vertigineux de faire, tôt ou tard,
Un manteau d’Empereur des langes du bâtard.

VI

Ainsi précipitant leur rapide descente

Par cette route étroite, encaissée etglissante,

Depuis longtemps, suivant leur chef, et, sansbroncher,

Faisant rouler sous eux le sable et lerocher,

Les hardis cavaliers couraient dans lesténèbres

Des défilés en pente et des gorgesfunèbres

Qu’éclairait par en haut un jour terne etdouteux

Lorsque, subitement, s’effondrant devanteux,

La montagne s’ouvrit sur le ciel comme unearche

Gigantesque, et, surpris au milieu de leurmarche

Et comme s’ils sortaient d’une noireprison,

Dans leurs yeux aveuglés l’espace,l’horizon,

L’immensité du vide et la grandeur dugouffre

Se mêlèrent, abîme éblouissant. Le soufre,

L’eau bouillante, la lave et les feuxsouterrains,

Soulevant son échine et crevassant sesreins,

Avaient ouvert, après des siècles debataille,

Au flanc du mont obscur cette splendideentaille.

Et, la terre manquant sous eux, lesConquérants

Sur la corniche étroite ayant serré leursrangs,

Chevaux et cavaliers brusquement firenthalte.

Les Andes étageaient leurs gradins debasalte,

De porphyre, de grès, d’ardoise et degranit,

Jusqu’à l’ultime assise où le roc quifinit

Sous le linceul neigeux n’apparaît que parplace.

Plus haut, l’âpre forêt des aiguilles deglace

Fait vibrer le ciel bleu par sonscintillement

On dirait d’un terrible et clairfourmillement

De guerriers cuirassés d’argent, vêtusd’hermine,

Qui campent aux confins du monde, et quedomine

De loin en loin, colosse incandescent etnoir,

Un volcan qui, dressé dans la splendeur dusoir,

Hausse, porte-étendard de l’hivernalcortège,

Sa bannière de feu sur un peuple de neige.

Mais tous fixaient leurs yeux sur les premiersgradins

Où, près des cours d’eau chaude, au milieu desjardins,

Ils avaient vu, dans l’or du couchantéclatantes,

Blanchir. à l’infini, les innombrablestentes

De l’Inca, dont le vent enflait lespavillons

Et de la solfatare en de tels tourbillons

Montaient confusément d’épaissesfumerolles,

Que dans cette vapeur, couverts debanderoles,

La plaine, les coteaux et le premierversant

De la montagne avaient un aspect trèspuissant.

Et tous les Conquérants, dans un mornesilence,

Sur le col des chevaux laissant pendre lalance,

Ayant considéré mélancoliquement

Et le peu qu’ils étaient et ce grandarmement,

Pâlirent. Mais Pizarre, arrachant labannière

Des mains de Gabriel Rojas, d’une voixfière :

Pour Don Carlos, mon maître, et dans son NomRoyal,

Moi, François Pizarro, son serviteurloyal,

En la forme requise et par-devant Notaire,

Je prends possession de toute cetteterre ;

Et je prétends de plus que si quelquerival

Osait y contredire, à pied comme à cheval,

Je maintiendrai mon droit et laverail’injure

Et par mon saint patron, Don François, je lejure !

Et ce disant, d’un bras furieux, dans lesol

Qui frémit, il planta l’étendard espagnol

Dont le vent des hauteurs qui soufflait parrafales

Tordit superbement les frangestriomphales.

Cependant les soldats restaientsilencieux,

Éblouis par la pompe imposante des cieux.

Car derrière eux, vers l’ouest, où sans fin sedéroule

Sur des sables lointains la Pacifiquehoule,

En une brume d’or et de pourpre, linceul

Rougi du sang d’un Dieu, sombrait l’antiqueAïeul

De Celui qui régnait sur ces tentes sansnombre.

En face, la sierra se dressait haute etsombre.

Mais quand l’astre royal dans les flots senoya,

D’un seul coup, la montagne entièreflamboya

De la base au sommet, et les ombres desAndes,

Gagnant Caxamarca, s’allongèrent plusgrandes.

Et tandis que la nuit, rasant d’abord lesol,

De gradins en gradins haussait son largevol,

La mourante clarté, fuyant de cime encime,

Fit resplendir enfin la crête plussublime ;

Mais l’ombre couvrit tout de son aile. Etvoilà

Que le dernier sommet des pics étincela,

Puis s’éteignit.

Alors, formidable, enflammée

D’un haut pressentiment, tout entière,l’armée,

Brandissant ses drapeaux sur l’occidentvermeil,

Salua d’un grand cri la chute du Soleil.

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