Categories: Romans

Les Visiteurs

Les Visiteurs

d’ Edmond Jaloux
I

– Où est Monsieur ?

Justinien, le valet de chambre, avait pris le sac à main de Mlle de Salinis et la valise que le chauffeur du taxi s’était obstiné à ne pas lui tendre. Il les avait déposés sous la marquise, sur une marche du perron. Le bruit des gouttes de pluie faisait de chaque feuille de platane un instrument de musique d’une sonorité différente.

– M. de Salinis est dans sa chambre. Je crois qu’il est souffrant.

Inès rougit légèrement.

– Non. Je veux parler de M. Chasteuil.

– M. Chasteuil est auprès deMadame.

Inès rougit de nouveau, comme si elle avait le sentiment d’une faute.

– L’état se maintient, dit Justinien,répondant à une question que la jeune fille n’avait pas posée. Le docteur Gombert ne peut pas se prononcer encore.

– Eh bien ! Justinien, payez le chauffeur. Je n’ai pas de monnaie.

– Pourquoi Mademoiselle n’a-t-elle prévenu personne de son retour ? Gaston serait allé à la gare avec la voiture.

– Je suis partie comme une folle, dès que j’ai reçu la dépêche de M. Gilbert. Je ne savais même pas à quelle heure je trouverais un train. Et puis, je ne voulais causer aucun dérangement. Dès qu’il y a un malade dans une maison…

Elle n’acheva pas sa phrase.

Le danger qui menaçait sa sœur lui causait untel malaise que son esprit butait sur cette pensée comme sur un obstacle. Elle tira un récipissé de son sac et le donna à Justinien.

– Si Gaston n’a rien à faire, qu’il ailleretirer ma malle à la gare. Mais ce n’est pas pressé, j’ai emportél’essentiel avec moi.

Justinien s’inclina respectueusement pours’emparer de la feuille administrative. C’était un domestique parvocation, qui, à soixante-huit ans, estimait encore que l’exécutiond’un ordre donné est une faveur accordée par le destin ; ouplutôt, c’était un courtisan. Et il partageait les joies, lesanxiétés et les intrigues des courtisans. À la fois prudent etastucieux, familier et contenu, il avait leur mélange d’arrogance,d’affectation, de tact et d’impersonnalité.

Inès entra dans le château. Le hall prenaitdéjà l’air abandonné des maisons où le chagrin et l’angoissedisposent des choses. Personne ; dans un coin, un énormebouquet de chrysanthèmes vieux-rose qui achevait de se faner dansun vase de Chine à décor vert, posé à même le dallage.

On apercevait, par la porte entr’ouverte dugrand salon, les arbres du parc, immobiles dans l’averse, et quiavaient sous le ciel froid la couleur des haillons et desruines.

Inès s’arrêta au pied de l’escalier, épuiséepar les émotions qui battaient son cœur. Elle ne savait ni cequ’elle voulait, ni ce qu’elle cherchait ; tant de souffrancesla harcelaient qu’elle ne savait plus où était sa vraiesouffrance.

Comme elle arrivait sur le palier du premierétage, une porte s’ouvrit et sa sœur Henriette parut, mince,petite, le visage rond, avec des yeux clairs, qui semblaientétonnés de tout, et des cheveux châtains dont les boucles,naturellement ondulées, flattaient sa nuque.

– Et Anne-Marie ?

Henriette écarta les deux bras, comme si lafatalité même la forçait à les ouvrir ainsi.

– Mal. Très mal. Que faire ?

– Comment est Gilbert ?

Henriette leva la tête, regarda sa sœur aveccolère et dit d’une voix soudain aiguë où perçait del’irritation :

– Eh bien ! Comment veux-tu qu’ilsoit, sinon désespéré ?

– Et père ?

– Père ?

Elle ricana aigrement :

– Tu n’ignores pas sa façon de secomporter dans de pareilles circonstances. Il ne nous est d’aucunsecours. Il n’est bon à rien, il tourne en rond, il pleure, il posecent questions saugrenues, puis quand il n’en peut plus, il va secoucher sous le prétexte qu’il n’est pas fait pour les grandesémotions… Tu l’as vu, lors de la mort de maman, n’est-ce pas ?Il est encore pire. Je ne sais pas, au juste, si c’est un égoïsteou une nature trop sensible : peut-être est-ce la mêmechose.

Inès était entrée dans la chambre de sa sœur.Le premier objet qui frappa son regard fut une petite commode demiroirs, toute neuve, à tiroirs de verre gravé, et, sur cettecommode, deux grandes photographies encadrées d’argent ; ellesreprésentaient Anne-Marie et Gilbert Chasteuil. Inès ne puts’empêcher de s’approcher d’elles comme pour les examiner de plusprès. Mais ce fut le portrait de son beau-frère qu’elle considéraseulement.

– Je ne connaissais pas cette photo,dit-elle. Elle est nouvelle ?

Henriette ne répondit pas à la question.

– Tu as mauvaise mine, dit-elle.

– Depuis que j’ai reçu la dépêche deGilbert, je ne suis pas précisément joyeuse.

– Et avant ?

– Je me portais bien. Les Bérage sont sidélicieux ! Tout le monde s’occupait de moi avec une tellesollicitude… Comment n’aurais-je pas été satisfaite ?

– Nous ne te manquions pas trop ?demanda sarcastiquement Henriette.

– Pas toi, en tout cas.

– Allons, je vois que rien n’est changé ànos bons rapports.

Inès fit semblant de ne pas avoir entendu afinde ne pas être obligée de répondre.

– Enfin, dit-elle, Anne-Marie est-elle,oui ou non, en danger ?

– Qui le sait ? Gilbert a exigé uneconsultation. Jusqu’ici, le docteur Gombert a été hostile à cetteidée. Mais demain, Mazoullier doit venir.

– Peut-on voir Anne-Marie ?

– Elle est si faible ! Gombert luidéfend de parler.

– Je vais chez moi, dit Inès.

Elle y trouva sa femme de chambre qui venaitd’ouvrir la valise et qui faisait sa couverture.

C’était une fille très brune, avec de beauxyeux noirs et un visage plat ; elle était Bordelaise. Quandelle vit entrer Mlle de Salinis, des larmesparurent entre ses paupières.

– Ah ! Mademoiselle, s’écria-t-elle,qui nous aurait dit quand Mlle Inès est partie, ily a trois mois, qu’elle reviendrait pour trouverMme Chasteuil dans un tel état ?

– Il faut espérer, ma bonne Delphine.

– Bien sûr Mademoiselle. Quand même, nousautres, on n’a pas confiance. On ne sait pas pourquoi, par exemple.Tout de suite, la pauvre Madame a paru si mal ! Il est vraique depuis trois mois, ça n’allait plus. On ne savait pas cequ’elle avait. Nous autres, on pensait quelquefois qu’elle avaitperdu le goût de la vie.

Inès tressaillit.

– Ne dites pas cela, Delphine, c’est tropaffreux. Qui a pu vous faire penser quelque chose desemblable ?

– Oh ! Mademoiselle, on n’est sûr derien, est-ce pas ? Mais quelquefois, quand Jeanne entrait chezMadame, elle voyait bien qu’elle venait de pleurer. EtM. Gilbert n’était pas gai non plus. Il faisait peine à voir.Ce n’était un secret pour personne à l’office que ces deux êtres-làse rongeaient…

– Ne croyez pas cela, Delphine, dit lajeune fille d’une voix étouffée. M. Gilbert et sa femmeétaient parfaitement heureux.

– Oui. Ils voulaient vous le fairecroire, et à Monsieur aussi, et à Mlle Henriette.Mais demandez à Justinien, à Jeanne, à Louisa, à Gaston ce qu’ilspensent là-dessus. Voyez-vous, Mademoiselle, c’est nous qui voyonsles choses : pas vous.

Inès s’était assise dans une petite bergèrebasse qu’elle aimait. Elle promenait lentement ses regards autourd’elle sur la cheminée, Gilbert et Anne-Marie triomphaient aussidans de grands cadres. À côté d’eux, le portrait de la mère d’Inès,un visage doux, très triste, avec des cheveux prématurémentblanchis, et celui de M. de Salinis. Henriette manquait àcette petite galerie de famille, comme Inès était absente de lachambre de sa sœur. Un vase de Venise, dont une chimère formaitl’anse, un crucifix d’ivoire, une mouette en porcelaine deCopenhague et un coffret de laque blanche se suivaient devant lescadres : vivante image du désordre d’esprit dans lequel vivaitInès.

Delphine sortit ;Mlle de Salinis resta immobile. Elle étaitdevenue une étrangère dans sa propre chambre, une étrangère pourHenriette. Elle avait tellement changé depuis trois mois !Elle se leva au bout d’un quart d’heure et ouvrit la fenêtre. Il nepleuvait plus. Le château de Laurette était situé assez haut pourque le moutonnement de la mer dominât celui des arbres. Au sommetde la colline, à droite, au-dessus d’un fourmillement de pins, sehérissait un ensemble de murs blancs, vaguement oriental, faisantpenser à une pièce de pâtisserie.

En ce moment, des nuages s’assemblaientau-dessus de la mer ; noirs, déchiquetés, ils ouvraient danstous les sens des découpures hargneuses entre lesquelles flottaitun vaste lac d’or. Ce lac semblait inviolable et d’une miraculeusebeauté. Il ne correspondait ni à ces formes de harpies et d’aiglesqui s’emparaient du ciel, ni à la couleur plombée, lourde, remuantede la Méditerranée. C’était comme une oasis rayonnante entre destourmentes diverses. Inès eut presque peur de ces becs, de cesgriffes, de ces caps qui hachaient et mordaient les bords de lasainte surface.

– Non, dit-elle à mi-voix, je n’ai rien àespérer, plus rien à espérer…

Elle revint s’asseoir devant la croiséeouverte ; elle avait joint les mains sur ses genoux. Commeelle ne faisait plus l’effort de penser, des choses tronquées, àdemi informes, s’ébauchaient dans les limbes de son esprit,pareilles à des échos de musique, très lointains, à peine entendus,entrecoupés par les quatre vents d’une forêt : souvenirsd’enfance, intonations de voix de sa mère, anciens gestes detendresse d’Anne-Marie, au temps de leur intimité, promenade sur laplage, un soir, où Inès avait eu une crise de tristesse si violentequ’elle avait dû s’asseoir en attendant que cet accès se fûtaffaibli suffisamment pour qu’elle pût reprendre sa marche,mouvements que faisait son lévrier Zénith quand il posait son longmuseau sur ses genoux en la suppliant de faire pour lui quelquechose qu’elle n’avait pas compris, qu’elle ne comprendrait plusmaintenant.

Le lac d’or s’effaçait au-dessus de la merbousculée par d’invisibles batteuses. Il ne restait de sa présencequ’un flot fluide et mince, ensablé par les dépôts épaissis desnuages. Il ne luttait pas, il acceptait de s’éteindre. Jamais cetteminute ne reviendrait, jamais cet éclat incroyable d’un tout petitbout de ciel n’étendrait de nouveau un espace vierge entre ces nuesopaques et ces vagues rebelles. Dernier espoir de quelque chose quiaurait pu avoir lieu ! Dernier rayonnement d’un paysageimpossible !

À ce moment, le visage de Gilbert lui revint àl’esprit avec une précision inhabituelle.

Pourquoi ces caprices de l’imagination, cesdésobéissances du souvenir ? Telle figure à demi oubliéereparaît soudain avec le relief d’un marbre posé devant nous, alorsque des traits que l’on contemplait en soi-même se fondent dansl’indécision d’une photographie voilée.… Suffisait-il que Gilbertfût à quelques mètres de là, dans la chambre de sa femme, pour quesa présence toute voisine poussât hors de lui son image, comme unetige de bois enroulée de papier rose projette au plus haut du cielune fusée ?

Dans cet éclair, elle avait tout vu : cevisage toujours jeune que l’on aurait voulu griffer afin d’enhumilier la fraîcheur impertinente ; cet œil mordoré qui riaitde coin, avec une malice tendre, sous des paupières presquebridées : ce teint mat, inaltérable, qu’aucune fatigue neternissait ; ce bout de moustache noire, carrée, qui avait laforme d’un timbre-poste, – d’un timbre-poste inconnu, témoignage dequelque île de pirates, – posé au-dessus de la lèvre ; ce nezmince, fin, relevé du bout ; ces cheveux souples, un peulongs, dont une mèche de soie bordait le front.

L’image s’effaça ; le lac d’or étaitéteint ; il avait sombré totalement sous le déferlement desnuages. Que ferait Gilbert en face du malheur, si celui-citriomphait ? Comment souffrirait-il, s’il savaitsouffrir ?

Un cri étouffé traversa l’esprit de la jeunefille ; un de ces cris que le larynx ébauche, que la langue nefaçonne pas et qui sont un élan musculaire résorbé en idéepure.

– Que rien n’arrive ! Que rienn’arrive !

Des bribes de prières, des désirs deneuvaines, des remords confus s’emparaient maintenant de sa penséeà demi vacante ; tout cela émergeait par bouffées d’un passéencore récent, du temps où elle avait la foi. Elle se souvint d’uneoraison fameuse qu’elle avait apprise alors et de sa phrase la plusdéchirante : « Ayez pitié de ceux qui s’aiment et qui ontété séparés… » Elle n’avait jamais pu prononcer ces mots sansque des larmes lui vinssent aux yeux. Elle la répéta à voix haute,la voix tremblante : « Seigneur, ayez pitié de ceux quis’aiment et qui ont été séparés ! » Les larmes coulaientmaintenant sur ses joues. À qui pensait-elle en invoquant ceux quis’aiment et qui ont été séparés ? À deux personnes enparticulier, ou à toutes ?

Dans les ombres du soir, elle entrevoyait unlent défilé de couples qui se tendaient les bras de loin, séparésles uns des autres par des démons armés de piques ; descortèges de femmes sanglotantes et d’hommes suppliants ; etces masses éplorées glissaient, glissaient sans fin dans deuxdirections différentes. Ainsi Gilbert serait-il chasséd’Anne-Marie ; ainsi serait-elle elle-même exilée de lui. Etdes vapeurs de soufre tournaient lourdement, tournaient sans finentre les grandes murailles de schiste.

Ses larmes coulaient toujours, lui glaçant lesjoues. « Ayez pitié de la solitude du cœur ! » Cettephrase se trouvait-elle dans la prière de l’abbé Perreyve ou bienl’y avait-elle ajoutée ? Mais qui échappe à la solitude ducœur ?

Elle cessa de pleurer. Elle savait combienl’émotion qui avait amené ces larmes était superficielle, physique,sans nécessité. Un tout petit effort de volonté avait tari sesglandes lacrymales ; il ne s’agissait ni de véritableangoisse, ni de douleur profonde. Elle souffrait de façon diffuse,comme d’une courbature morale qui, ne s’étant encore fixée nullepart, n’avait pas choisi son point de flamme et d’élancement.

Elle frissonna. Le soir apportait sa caressefroide, son effleurement perfide.

« Assez d’une malade dans lamaison ! pensa Inès. Ce n’est pas le moment demourir… »

À quel vœu s’appliquait cette phraseambiguë ? La jeune fille n’y arrêta pas sa pensée. Ellel’avait formulée machinalement. En fermant la fenêtre, elles’étonna de n’avoir pas rendu visite à son père depuis son retour.Elle l’aimait cependant, et d’une affection véritable qu’elleressentait dans ses fibres les plus intimes, dans ces nœuds vivantsoù l’amour se fait chair, et souffrance, et instinct. Mais rien nela rebutait en ce moment comme la conversation qu’elle devraitavoir avec lui et dont la maladie d’Anne-Marie ferait l’objet. Ellese souvint de la phrase méchante d’Henriette : « Excès desensibilité ? Égoïsme ? » Il y avait dans la naturede sa sœur quelque chose de sec et de sournois, une manière dedénigrement systématique. Père est adorable, pensa Inès, mais sifaible devant la vie… Et puis il a tant souffert ! » Ici,un doute effleura son esprit. Était-ce le chagrin, comme ses fillesle supposaient, qui avait fait de lui cet homme étrange, taciturne,comme absent de soi-même, qui semblait mener un autre destin que lesien, ce véritable étranger à la vie ? « Il nous aimetant ! » Inès savait bien qu’elle était sapréférée ; peut-être trouvait-il en elle de grandesressemblances avec lui. Lesquelles ? Il ne semblait pas à Inèsqu’en dehors de leur tendresse, il y eût rien de commun entre lafemme passionnée qu’elle se savait être et cet homme à peu prèsindifférent à tout, hors à ses filles, et qui n’exprimait sonaffection que de façon distraite, irrégulière et commedésintéressée.

Inès faisait couler son bain sans attendreDelphine lorsqu’un pas retentit dans le corridor, un pas qu’ellereconnut tout de suite à je ne sais quoi de feutré, de glissant, derapide. Elle rougit. Par la porte ouverte du cabinet de toilette,on voyait la baignoire, un peignoir posé sur la chaise, des mulesde cuir. Elle courut fermer le robinet, jeta à côté du peignoir debain la chemise rose et la paire de bas dont elle venait de sedépouiller et poussa le battant. Au même moment, elle entendit lavoix de Gilbert :

– C’est moi, Inès. Puis-jeentrer ?

II

Un courant d’air froid se glissa dans lachambre et vint jusqu’au lit d’Anne-Marie : elle frissonnasous ses couvertures. Le moindre mouvement faisait courir à traverssa peau brûlante un pétillement glacé. Celui-ci se prolongea pluslongtemps que les autres. La malade devina plutôt qu’elle necomprit que son mari avait quitté la chambre.

Elle fit un effort mental pour appelerl’infirmière qui se tenait immobile dans un angle de lapièce ; mais tout geste, toute parole lui causaient uneimmense fatigue. Une masse de plomb se déplaçait lourdement entreles parois de son crâne ; si elle essayait de lever la tête,cela devenait intolérable. Tous les os en semblaient brisés. Elles’abandonna de nouveau.

Curieux état que le sien : rien ne luiappartenait plus ; tout lui était indifférent. Ce feu quirôtissait ses joues, ces passages de source pétrifiante le long deses membres, cette fracture de ses tempes, ces souffrances mêmesdevenaient extérieures à sa vie. Mais où avait passé sa vie ?Elle percevait autour de son corps un prolongement adorablementsensible de quelque chose qui était elle et qui se tenaità l’écart, comme détaché, reposant, diaphane. Elle souffrait danstoute sa chair, mais dans cette chose-là, elle ne souffraitpas : elle y était même vaguement heureuse. Ses paupièresétaient closes. Le bruit d’une roue d’acier qui broyait des grainslui causa une douleur obscure qui se manifesta dans les racines deses cheveux. Sa conscience se fit plus lucide. Elle reconnut queMme Rouzeau, l’infirmière, tournait une cuillerdans une tasse. Elle aurait voulu lui dire d’interrompre ce gesteterrible ; toute force lui manquait.

Elle vit à ses pieds une eau massive,corrompue ; une eau de pierre jaspée et cependant elle savaitbien que ce n’était pas tout à fait de l’eau ; en même tempsune pierre humide pesait sur ses genoux et lui étreignait leshanches. Cette eau sentait la transpiration. Un contact rugueuxraclait sa gorge. Elle gémit.

Une grande forme noire, carrée, se dressadevant elle.

– Madame m’appelle ?

C’était donc l’infirmière, cetteinconnue ?

– Non, murmura-t-elle.

Elle referma les yeux, puis fit un effortdésespéré pour soulever les paupières : deux plaques de marbrebasculèrent.

– Où est Monsieur ?

– Il vient de sortir.

Elle voulait dire : « Je voudraisqu’il fût là. » Ses lèvres remuèrent. Aucun son n’en sortit.Gilbert était bien parti. Pourquoi s’en allait-il toujours ?Elle recommença de s’agiter ; les frissons lacérèrent soncorps ; elle se pelotonna pour offrir plus de résistance à cescinglades. Un travail sourd, incompréhensible, grippait sesarticulations. Sous son sein, un coin s’était implanté et luiclouait le poumon ; rien ne l’en débarrassait.

Mme Rouzeau avaitdisparu ; l’ombre transformait les dimensions de lachambre ; on voyait, dans un angle, une sorte de cœur blancqui brûlait froidement ; cela faisait penser à un scapulaired’argent au bout de sa chaîne. À quoi pouvait servir un aussibizarre objet ? Une grande confusion d’images s’établit dansl’esprit de la jeune femme :

« Je comprends, pensa-t-elle, on vam’attacher les lampes au cou. Cela me guérira. »

Elle venait soudain de retrouverGilbert ; elle lui avait pris le bras et marchait avec luidans un champ vaseux, à l’horizon duquel des saules étêtésressemblaient à des poings brandissant des épis. Elle se mit àrire, tant ces mains crispées avaient un caractère rageur.

– Elles ne sont pas contentes, dit-elle.Elles voudraient bien t’avoir, elles aussi. Et te tenir le brascomme je le fais.

Elle vit alors qu’elle n’était pas seule avecGilbert. Une femme les accompagnait. Anne-Marie savait qu’elle laconnaissait, mais elle ne la reconnaissait pas. Peut-êtreavait-elle un motif pour ne pas le faire. L’inconnue gesticulaitbeaucoup afin d’attirer l’attention de Gilbert. On marchait au bordd’un canal couvert de lentilles si unies qu’elles formaient unesorte de crème couleur d’angélique. Anne-Marie poussa soudain lasuivante importune à l’eau. Une longue fusée crépitante jaillit ducanal. Il sembla à la malade qu’elle ne souffrait plus de rien.Elle voulut respirer à pleins poumons, mais quelque chose laretint, comme si on lui avait épinglé la plèvre à même le drap.

Elle était seule de nouveau, mais dans unevieille maison de campagne, qui ressemblait à Laurette. C’en étaitune manière de caricature ; bicoque toute de guingois, appuyéesur des béquilles, et dont le toit laissait pendre des moussespoussiéreuses, remuant à la brise.

Anne-Marie franchit le seuil. Elle se prit lepied dans un antique tapis d’Orient déplorablement mité et faillitchoir. Elle s’aperçut alors que ce tapis n’était nullement tissédans une haute laine, mais dans une chevelure de femme, dont lestorsades, les boucles et les nœuds ondulaient comme des serpents.Sa terreur la jeta dans une autre pièce ; celle-ci, lambrisséede noir, éclairée par un lustre dont les bras avaient été remplacéspar des côtes luisantes ; si bien que les bougies semblaientbrûler au milieu d’une cage thoracique soigneusement astiquée. Àmesure qu’Anne-Marie avançait, elle s’aperçut que cinq ou sixfemmes avaient l’air de jouer à cache-cache dans la chambre. Onvoulait visiblement dissimuler un visiteur. Elle n’arrivait pas àdistinguer les traits de ces personnes ; à leur entrain, àleurs gestes, Anne-Marie devina en elles des jeunes filles. Ellesescamotaient quelqu’un, quelqu’un qui se trouvait au milieu d’elleset que leurs bras nus se passaient, joyeusement, comme s’ils’agissait d’une marionnette. Un moment même, Anne-Marie aperçut labasque d’un habit noir qui flottait. Elle fit un bond en avant,bouscula les jeunes filles et arracha ce pan de drap ; il luiresta aux mains. Il n’y avait rien au delà que de grandes personnesqui riaient haineusement, se la montraient du doigt et se moquaientde sa déconvenue.

Elle courut alors à un escalier et grimpa lesmarches quatre à quatre. À mesure qu’elle s’élevait, elle voyaitautour d’elle une cage de poutres branlantes ; d’étroitesfenêtres trouées dans les murs révélaient une plaine à perte devue, un pays vide et mort. Les planches devenaient de plus en plusfragiles. Soudain, tout l’échafaud de cordes et de poutrelles quisupportait la spirale tremblante de pierre tomba avec un grandbruit et dégringola au fond d’un puits. Une pluie de gravier frappaAnne-Marie à la tête, tout céda avec elle et elle tomba à pic dansl’abîme, les pieds bien droits, sagement rangés l’un près del’autre…

Une main avait soulevé le poignet de la jeunefemme, auscultait le métronome déréglé de son pouls. C’étaitHenriette.

– Gilbert est sorti ? demanda lamalade.

– Non. Il est dans la maison. Il varevenir, répondit sa sœur.

– Il a pris son habit pour dîner dehors,n’est-ce pas ?

– Mais non, ma chérie, je te dis qu’ilest là.

– Avec qui ?

Henriette hésita à lui avouer qu’il venaitd’entrer dans la chambre d’Inès. Pourquoi lui dire qu’Inès était deretour ? D’autre part, serait-il possible d’obtenir qu’Inès nevît pas sa sœur ? Impossible de lui cacher sa présence !L’essentiel était de gagner du temps.

– Gilbert est au jardin. Il avait besoinde respirer de l’air pur. Il ne quitte guère ta chambre, le pauvreGilbert.

– Je croyais qu’il jouait àcache-cache.

– À cache-cache ?

Henriette supposa que sa sœur avait le délire.Elle l’embrassa sur le front et lui dit doucement :

– Repose-toi. Le docteur Gombert va venirte voir tout à l’heure.

– Je ne veux pas le voir. J’ai trop mal àla tête.

– Justement. Il te l’enlèvera.

Henriette s’éloignait. Elle alla parler bas àMme Rouzeau. Anne-Marie entendit une voix quidisait :

– La température a encore grimpé cesoir.

C’était donc la température, et pas elle,pensa Anne-Marie, qui montait dans la tour tout à l’heure, mais quiétait donc cette température ?… Elle chercha à comprendre lesens de ce mot ; cela lui rappelait quelque chose de vague, demenaçant.

– Gilbert, murmura-t-elle.

Puis, elle s’abandonna de nouveau à un torrentd’images sans suite.

III

Quand Gilbert entra dans sa chambre, Inès futfrappée de la modification qu’il imposa soudain à sadémarche ; ce n’était plus ce pas rapide, assourdi, rasant lesol, auquel elle reconnaissait son approche, mais quelque chose delent et de solennel, comme si son beau-frère se fût chargé d’unobjet plus important que lui. Il eut, en avançant vers elle, legeste de la prendre dans ses bras et de l’embrasser, mais elle fitmine de s’éloigner de lui, et si peu marqué que fût ce geste, ilfut assez significatif pour que le jeune homme n’insistât pas etqu’il se contentât de serrer la main de sa belle-sœur avec unemollesse qui ne dissimulait pas son dépit.

– Ma pauvre Inès, s’écria-t-il d’une voixpathétique, nous sommes bien malheureux !

Il avait élevé la voix comme ceux qui veulentse faire clairement entendre ou qui essaient de persuader. Cen’était là ni son timbre, ni son attitude de tous les jours. Lapremière réaction d’Inès fut celle que détermine une hypocrisiebien avérée : dégoût et refus de toute adhésion. La gaucheriedes gestes de Chasteuil lui rappelait l’état vide et désordonné dusalon ; l’homme, comme la pièce, se trouvait en proie à desforces imprévues qui disposaient de lui tout nouvellement.Peut-être, pour saluer Inès, avait-il cherché le ton juste, sansl’atteindre. Les choses qui les séparaient aujourd’hui créaient unmalaise si imprévu que Gilbert en perdait son équilibre habituel.Il était comme ces acteurs qui apprennent un rôle et qui n’arriventpas à donner à leur diction un ton exact. Inès n’avait pas assezd’expérience pour démêler la vérité ; elle supposa queGilbert, bourrelé de remords, était revenu entièrement à sa femme,terrifié à la pensée de la perdre. Elle ne pouvait lire sur sonvisage que le travail de son angoisse, mais non le caractèreparticulier de cette angoisse.

– Je suis venue à ton appel, dit-elle,simplement.

– Je t’en remercie. Je ne pouvais pas telaisser ignorer la gravité de l’état d’Anne-Marie… Henriette étaitd’un avis contraire.

– De quoi se mêle Henriette ? fitInès avec irritation.

– Oh ! elle parlait ainsi dans tonintérêt ; elle trouvait inutile de t’alarmer, tantqu’Anne-Marie n’allait pas plus mal.

– Mais toi, qu’en penses-tu ?Considères-tu qu’elle est en danger ?

Les regards de Gilbert et d’Inès secroisèrent ; aucun d’eux ne céda tout de suite devant l’autre.Leur propre dualité les embarrassait, comme si elle eût juxtaposésur leurs corps deux costumes différents. Il était impossiblequ’Inès ne fût pas inquiète de l’état d’une sœur qu’elle avaittoujours aimée ; il était impossible cependant qu’elle ne seforgeât pas certaines idées au sujet de cette maladie. Aux yeux dela jeune fille, Gilbert demeurait plus obscur encore. Queressentait-il exactement ? Dans quelle proportion l’ancien etle nouveau Gilbert coexistaient-ils ?

– Nous saurons la vérité d’ici peu dejours, dit-il en reprenant sa voix normale. Ce sont des heures bienpénibles à passer… On donnerait beaucoup pour apprendre tout desuite ce qui va arriver…

Inès hocha la tête sans répondre. Elle était,elle, au point où l’on redoute tout renseignement. La vue deGilbert et son incertitude à son égard la troublaient ; elleaurait voulu s’endormir immédiatement, tout oublier, et ne seréveiller que longtemps après.

– Henriette soigne Anne-Marie avec undévouement incroyable, dit Gilbert. Je n’aurais jamais cru qu’ellel’aimât autant…

– Il me semble que tu t’occupes beaucoupd’Henriette. C’est ta dernière passion ?

Le sang avait monté aux joues d’Inès et luidonnait un air d’amazone offensée. Cette phrase avait suffi àl’arracher à son vœu de torpeur et lui remettait les armes auxmains.

– Il est curieux, ajouta-t-elle, sur unton de sarcasme, que tu ne m’aies encore posé aucune question surmoi, ni sur mon état de santé, que tu m’aies à peine parléd’Anne-Marie et que le nom d’Henriette soit déjà venu deux fois surtes lèvres.

– Je t’en prie, dit humblement Gilbert,ne vois là qu’un hasard. Je suis si troublé, si désorienté par toutce qui se passe… Il y a huit jours à peine, Anne-Marie était enparfaite santé, et maintenant…

– Es-tu bien sûr de cette bonnesanté ? Delphine n’est pas de ton avis.

Cette intervention de la femme de chambre ettout ce qu’elle comportait d’allusions aux propos qu’Inès avaitdéjà échangés avec elle, irrita Chasteuil. Il répliqua avecviolence :

– Anne-Marie ne se portait pas bien, eneffet, depuis plusieurs mois. Tu as pu le constater toi-même avantton départ. Tout le monde espérait qu’elle irait mieux ensuite.

– Toi aussi, j’espère, dit Inès avec unedouceur hypocrite.

– Je n’ai jamais désiré qu’Anne-Marietombât malade. Ai-je besoin de te l’apprendre ?

– Je l’ai toujours su. Tu es le meilleurdes maris.

Gilbert ne releva pas l’ironie de sabelle-sœur. Il continua avec brusquerie :

– Mais d’un état de malaise,d’inappétence, d’insomnie, de tristesse persistante, de…neurasthénie, en un mot, à une maladie peut-être mortelle, tul’avoueras, Inès, il y a loin…

Le mot mortelle agit sur la jeunefille comme la vue d’un serpent sur un enfant. Elle se raidit aveceffroi. Ses mains tremblèrent légèrement.

– Tu ne veux pas dire, Gilbert, que lesmauvaises… dispositions de ta femme aient été pour quelque chosedans cette pneumonie ?

– Il s’agit bien cependant, selon lesmédecins, d’un terrain préalablement miné, d’un tel abaissement dela résistance vitale que ta sœur n’a pu se défendre efficacementcontre les microbes qu’elle a attrapés.

– Ne me dis pas que nous sommes une descauses de cette maladie.

– Il ne s’est rien passé entre nous,Inès.

– Rien d’extérieur, veux-tu dire, oupresque rien, en effet. Mais ne viens-tu pas de sous-entendrequ’Anne-Marie souffrait d’un drame intime ? Quand tu parlesd’un terrain miné, ne s’agit-il pas exactement de cela ?

– Anne-Marie a été tourmentée toute savie, dit Chasteuil évasivement. Avant le mariage de ta cousineJeanne, quel roman n’a-t-elle pas bâti sur notre amitié ! Qu’ypuis-je ? Elle a toujours été épouvantablement jalouse.

– Toujours à tort, n’est-cepas ?

– Si elle a pu le devenir avec plus deraison, ce n’est peut-être pas à toi de me le reprocher.

Inès ne répondit pas. Elle baissa la tête.Elle voulait cacher l’onde de joie dont elle se sentaitenvahie.

À travers son anxiété, ses remords, sesterreurs, le poids de cette présence déjà funèbre, qui pesait surelle, Inès avait attendu en tremblant le mot, le signe, le gestequi témoigneraient que Gilbert demeurait le même et que la menacequi l’effrayait ne l’avait pas détaché d’elle. Elle eût crié sonbonheur à travers la maison dévastée par le chagrin etl’appréhension ; et l’idée seule de cette clameur dedélivrance l’épouvantait : il n’était pas possible que Dieu nese vengeât pas sur elle. Mais pourquoi, dans sa pensée la plusintime, Dieu prenait-il parti pour Anne-Marie ?

– Je ne demande pas à être heureuse,dit-elle tout à coup, rompant le silence. S’il faut des sacrificesau Seigneur, je les accepterai tous. Mais je ne peux supporterd’être séparée de toi. Voilà ; c’est tout.

Elle se tournait humblement versGilbert ; elle le regardait de ces yeux aveugles et dévorantsde la femme qui aime et qui, parce qu’elle aime, n’est plus. Ellele revoyait à travers ses souvenirs, ignorant des jours morts etdes émotions évanouies, si égal à soi-même qu’elle l’eût remercié,si elle en avait eu l’audace, en se prosternant à ses pieds, d’êtretoujours Gilbert Chasteuil. Elle n’imaginait rien de plusrayonnant, de plus beau, de plus définitif que cela : êtreGilbert Chasteuil, demeurer Gilbert Chasteuil. L’alliance de cesnoms, l’écho de ces syllabes l’étourdissaient comme un jazz,l’apaisaient comme une berceuse, l’enivraient comme une nuit detam-tam. Elle disait ces mots, tout bas, et la joie de vivrecoulait dans ses veines et elle s’anéantissait dans son cœur, àlui ; comme elle eût voulu le faire efficacement, avec lesursaut effréné de ses flancs, sous le poids de cette bouche et dece thorax.

– Moi aussi, dit Gilbert d’une voixsourde, j’ai pu mesurer ton absence. Cent fois, j’ai failli prendrele train et courir te rejoindre à la Garde. Comment ai-je eu laforce de résister à cette tentation ?

– Il est heureux que tu n’y aies pascédé. Que penserions-nous aujourd’hui ? Et si demain… Nousnous croirions des criminels…

Il faut donc se détruire ou détruire autrui.Ces paroles dures et cruelles plaisaient à Inès. Elles lareplaçaient dans l’atmosphère où elle vivait depuis trois mois etqui l’exaltait en la torturant. Le propre de la passion est dehausser la voix, de demander à toutes ses émotions un registre plussonore, de former un centre de violence exemplaire ; et sielle y échoue, elle préfère encore la simulation à la certitude desa défaillance. Il n’y a point d’amour sans une part decomédie.

– Nous ne pouvons plus penser à nous, ditInès. Il faut d’abord qu’Anne-Marie vive et soit sauvée.

– Cela seul compte, en effet.

Gilbert attendait une réponse ambiguë, unecontradiction qui eût eu l’air de l’approuver. Rien ne vint. Inèssemblait accablée.

– Comme tu es fatiguée ! dit-il.

Cette fatigue l’émouvait. Il retrouvait dansle visage au dessin classique de sa belle-sœur, dans ces yeuxparticulièrement larges, aux paupières saillantes, à l’irisétincelant, dans ce nez mince et droit, dont les sourcils sedétachaient en s’évasant et s’effaçaient sans terminer leur courbe,dans ces joues affinées, dans cette bouche au beau dessin, trèsanimée, aux coins si hardiment relevés qu’ils creusaient à leursangles deux riantes fossettes, tout ce qui l’avait séduit chezAnne-Marie, et même quelque chose de plus, non seulementl’inexplicable feu de la jeunesse, que sa femme commençait deperdre, mais encore un air d’intelligence et de malice qui luiavait toujours manqué. Il en arrivait à chérir en Inès une telleimage d’Anne-Marie qu’il s’en absolvait de le faire ; comme siMme Chasteuil, dans le cas où elle aurait eu lacertitude d’une trahison, aurait pu pardonner au coupable, puisqueau fond, il s’agissait toujours d’elle.

Si bien que, sans le savoir, Gilbert seprémunissait déjà contre la disparition possible d’Anne-Marie parle sentiment qu’il était impossible que sa mort fût tout à faitréelle. Inès demeurant, il ne s’agirait donc plus que d’unesubstitution mystérieuse, d’un échange tragique depersonnalités.

Si Chasteuil avait deviné qu’il pensait ainsi,il en eût éprouvé une véritable horreur à l’égard de soi-même, maisces sentiments se mêlaient si subtilement à ceux qu’il était dansl’obligation morale de ressentir, que les premiers en étaientcamouflés. Il pouvait donc, quand il rentrait dans la chambre de lamalade, s’inquiéter de bonne foi de son état, la soigner avecdévouement et trembler de la perdre. Cependant, tout au fond delui, il gardait le sentiment éprouvé par le voyageur atteint d’unelégère claustrophobie, qui est emporté dans un tunnel où toutl’oppresse et qui attend fiévreusement l’apparition de cetteblancheur qui lui annoncera sa délivrance. Mais Gilbert Chasteuilne donnait aucun sens à cette délivrance, non par hypocrisie, maisparce qu’il s’ignorait positivement, redoutant et désirant tour àtour ces deux hypothèses : la vie et la mort de sa femme.

Inès se taisait. Elle avait peur de tout cequ’elle aurait pu dire. Elle craignait de donner à Gilbert lesoupçon qu’elle ne partageait pas ses angoisses. D’ailleurs, rienn’aurait pu exprimer sa joie. Elle avait retrouvé Gilbert !Elle songeait à ces heures atroces passées à la Garde, chez lesBérage ; à ces heures où elle était comme arrachée à sa proprevie, incapable d’écouter ou de parler ; où elle se sentaitl’œil fixe, le cerveau confus, le cœur battant, comme inhibée parun stupéfiant, ne pensant même pas à l’homme qu’elle aimait, pasplus qu’elle ne réfléchissait sur elle, privée du sentiment et dela conscience de sa vie. C’était ainsi, supposait-elle, que setrouvait Zénith quand elle était absente.

Au bout d’un long moment, elle se hasarda àbriser ce silence fait de bonheur et d’effroi.

– Tu me parlais. Que disais-tu ?

– Que tu as mauvaise mine.

– Il me semble que cela va me passermaintenant. Cet exil chez les Bérage, ah ! je ne lerecommencerai pas pour tout l’or du monde ! Quoi qu’il puissearriver maintenant, je ne bougerai plus d’ici.

Gilbert hocha la tête en signe d’approbation.Lui aussi avait trop souffert de l’absence d’Inès ; du moins,en était-il sûr depuis qu’il la revoyait. Sa mémoireprécautionneuse tirait le rideau sur certains attraits quel’existence, – ou les ressources de son génie familier, – avait sului réserver entre temps.

– Il faut, que j’aille retrouverAnne-Marie. Elle s’inquiète dès que je ne suis plus là.

Il se leva et s’approcha de la jeune fille.Elle renversa la tête, tandis qu’il se penchait sur elle. Elle levit incliné, la bouche tendue, comme s’il hésitait sur le point oùla poser. Elle demeura passive, cette fois, désirante et confondued’indignation.

– J’irai voir Anne-Marie demain.

– Oui, oui, balbutia Gilbert. J’espèreque la nuit ne sera pas trop mauvaise et qu’elle pourra terecevoir.

Quand elle fut seule, Inès éteignit la lampe.Toute la nuit monta alors dans le cadre de la fenêtre, avecquelques feux épars et, ressuscitant l’eau dans un éclair tournant,le vaste éventail de Planier. Elle avait regardé si souvent celarge coup d’aile courant sur une mer endormie ou faisant crépiterla flammèche pâle des vagues que cette présence des hommes et de lalumière la rassura ; elle savait que ses vœux pour la guérisond’Anne-Marie étaient sincères, qu’elle ne désirait rien de plus quede retrouver cette intimité à cinq – oui, même avec Henriette, –qui avait fait, jusqu’à présent, le meilleur de sa vie. Avait-ellebesoin d’autre chose ? Non, non, que rien ne changeâtjamais ; que ce qui avait eu lieu continuât d’être ; quel’innocence d’une telle réunion ne connût aucun manquement, aucunerupture !

IV

– Comment ? Tu es dans lenoir ?

Inès tourna le commutateur du plafonnier.M. de Salinis reposait à plat dans son lit, les mainsétalées sur la couverture. Ainsi présenté aux regards, il donnaitune impression d’extrême fragilité. Son visage maigre, d’uneblancheur cireuse, son grand nez aquilin, ses joues creusées, lemince pinceau de barbe poivre et sel savamment taillé qui luiamincissait les traits, se détachaient sur l’oreiller comme unelithographie funèbre.

À la vue de sa fille, des larmes lui vinrentaux yeux.

– Enfin ! dit-il, te voilà !Depuis quand es-tu ici ?

Elle se troubla à l’idée de n’avoir pas courud’abord vers son père.

– Mais… j’arrive. On m’a dit que tureposais. Je t’ai laissé dormir un moment.

– Je ne dormais pas. Comment dormirais-jeen un moment pareil ? Mais je ne suis bon à rien, tu le sais,quand quelqu’un que j’aime est malade. Je suis trop impressionnablepour ne pas laisser voir mon angoisse aux autres ; je lesdécourage et je les déprime. Je préfère m’isoler et souffrir ensilence. Inès, ta sœur est perdue !

– Père, quelle folie !

– Tout le monde le nie, bien entendu. Lesmédecins, Gilbert, cette sotte fille d’Henriette, la garde… Mais,moi, je vois clair.

– Tu as dit la même chose, il y a quatreans, quand Henriette a eu une grippe infectieuse.

M. de Salinis se redressa aussitôtsur son séant. Un flot de vie anima et colora son visage presqueabandonné à la mort.

– Vraiment ? Tu en es sûre ?Oui, oui, je crois me souvenir, en effet… J’ai eu de telspressentiments, tous ces jours-ci ! Alors, ils pourraient metromper ? Ah ! Inès, ce serait trop beau ! Etcependant, j’ai vu Henriette tout à l’heure, la température aencore monté : 39°7.

– Cela ne prouve rien. Et pour ce qui estde tes pressentiments, rappelle-toi que chaque fois que l’une denous éternue, tu annonces un rhume formidable ; tousse, et tuprédis une pneumonie.

– J’ai raison ; l’événement leprouve.

– L’événement t’a donné tort cent fois.Il continuera.

Elle s’était assise à côté du lit deM. de Salinis et avait pris une de ses mains dans lessiennes.

– Que s’est-il passé depuis mon départ,père ? Toi, dis-moi la vérité.

– Pas grand’chose…

Il hésitait à parler ; peut-être parcequ’il n’avait pas voulu voir ce qui s’était passé ; qu’il ensavait déjà trop ; qu’il refusait de prendre parti dans unconflit qui le déchirait.

– Mon départ a-t-il calméAnne-Marie ?

– En apparence, tout au moins. Je nejurerais pas qu’au fond elle ait entièrement renoncé à ses absurdesjalousies…

Cela, c’était le mensonge adopté parM. de Salinis. Il ne fallait pas qu’Inès pût êtresoupçonnée ; Inès était inattaquable, non seulement parcequ’elle avait été toujours la préférée de M. de Salinis,mais surtout parce qu’elle était plus à lui que sa sœur ;n’étant pas encore mariée ; ne vivant pas dans cette odieusepromiscuité avec un mâle, si sensible à un père exagérément délicatcomme il l’était.

Inès lui était très reconnaissante de cettefeinte. Elle supposait bien qu’il n’en était pas complètement dupe,mais il avait tellement besoin de cette interprétation frauduleusede la vérité qu’il était admissible qu’il en eût fait une vérité.L’attitude de M. de Salinis était si évasive que sa fillelui demanda moqueusement quelques précisions.

– Prononce-t-on encore quelquefois monnom ici ?

– Ne dirait-on pas qu’il s’agit d’unecriminelle ! Tu es folle, ma pauvre fille !

– Je suis une criminelle. J’ai osé leverles yeux sur Gilbert ! C’est un crime de lèse-Anne-Marie.

– Ne reviens pas sur tout cela.Anne-Marie sera peut-être morte avant huit jours.

– Je sais. Cela devient une sorte dechantage.

– Et puis, pourquoi te noircir àdessein ? Éprouves-tu quelque secret plaisir à te calomnier, àt’humilier ? Je ne te comprends pas. Tout le monde sait à quois’en tenir sur la nature ombrageuse et jalouse de ta sœur.

– Et moi, n’est-ce pas, je ne suiscoupable de rien ? Voyons, père, tu n’ignores pas que j’aimeGilbert.

M. de Salinis retomba en arrière,creusant l’oreiller du poids de sa jolie tête pâle, aux bouclesd’argent, les yeux clos comme s’il ne voulût rien apercevoir de cemonde.

– Toujours des mots ! dit-il enfin.Tous ces mots qu’il ne faut jamais prononcer, qui empoisonnent lavie, qui déforment les caractères ! Trouves-tu que lescirconstances que nous traversons ne soient pas assez dures ?Faut-il les rendre plus impitoyables encore avec des parolesatroces ? Si tu aimes Gilbert, tais-toi. Je l’ignore, Gilbertl’ignore.

– Il le sait ; je le lui ai dit ettu sais qu’il le sait.

– Alors qu’il se taise aussi ! Je metais bien, moi. Et je t’ordonne de te taire à ton tour.

L’heure est passée de ces discussions dans levide.

La jeune fille obéit.

– Et maintenant, dit le vieillard,satisfait, parlons des Bérage. Comment as-tu retrouvéYolande ? Aimes-tu ses enfants ? Que penses-tu deManuel ?

À mesure qu’elle parlait, Inès revoyait sesjournées à la Garde, sous un ciel sans fissure, ni surcharge ;l’écoulement lourd et paisible des heures, interrompu parfois parune promenade en auto, un dîner à Toulon ou à Tamaris ; legros figuier sous lequel on se tenait, sur une terrasse quidominait un chemin creux ; les figues violettes, à la peaudurcie, qui se repliaient sur leur pédoncule, comme une boursevidée ; ces crépuscules longs, tout vibrants de phalènes quiobturaient de leur trompe le calice gommé des pétunias, tandis queManuel et Yolande Bérage échangeaient des paroles libérées de toutsens véritable, des vérifications sommaires de choses sans intérêt,des questions sans réponse et des réponses sans question. Oui,Yolande, son amie d’enfance, merveilleuse improvisatrice de rêves,de projets, de jeux, de drames sentimentaux, était devenue cettefemme épanouie, indifférente, hors à la santé de ses filles,gourmande, à demi muette, heureuse de tout et d’abord de sonabsence même de bonheur.

– Est-elle toujours aussi belle ?A-t-elle conservé ses jolies jambes ?

Les questions de M. de Salinisétaient souvent indiscrètes. Il se montrait particulièrementcurieux de l’intimité physique des femmes et il le faisait avec unedemi-négligence comme s’il s’agissait d’un objet d’art et de lacroissance d’une fleur.

– Non, elle a engraissé. Ses jambes sesont épaissies.

M. de Salinis haussa lesépaules.

– Quelle bêtise ! Certaines femmesn’arrivent pas à comprendre qu’elles doivent entretenir leurbeauté, comme les hommes intelligents doivent entretenir leuresprit.

– Père, vous êtes un épicurienimpénitent.

– Non, même pas. Je suis un païencontemplatif. C’est tout différent. Et je sens que je suis un païenà l’horreur que j’éprouve devant toute destruction. Tandis qu’unchrétien s’en réjouit, pensant d’abord à l’âme, puis aux raresmérites qu’il gagnera par sa compassion. Ainsi, quand je pense àAnne-Marie…

– Ayez confiance !

Il hocha la tête sans répondre.

– Parle-moi des Bérage.

Au cours de ces derniers mois, Inès avaitsenti Manuel inquiet et comme désarçonné. Son père avait possédéune savonnerie importante ; mais lui-même ne se sentait aucungoût pour l’industrie. Il avait cédé sa part à ses frères, et,libre, sans obligation de travail, – bien que sa fortune fûtmoyenne, – il prétendait obéir à ses goûts véritables. Trouvant unplaisir sincère, à lire, à regarder des tableaux, à entendre de lamusique, il se croyait destiné à devenir un écrivain, un peintre ouun compositeur. Il avait pris des professeurs, jugeant que l’art sepeut enseigner et qu’au bout de quelques mois de travail, onobtient son brevet de musicien, de peintre ou de poète, comme dechauffeur ou de pilote. Il faisait de petites romances, lavait desaquarelles ou écrivait des vers fades et tendres avec la mêmefacilité. Mais l’inquiétude commençait à ébranler sa confiance. Ilsentait la vanité de ses recherches, la faiblesse de leursrésultats. Yolande ne se souciait plus de lui. Elle ne vivait quepour ses deux filles, Gertrude et Camille, et pour la bonne chère.Repoussé instinctivement par elle, malheureux, ayant besoin d’êtreflatté plus encore qu’aimé, Manuel avait souvent entretenu Inès deses déceptions amoureuses et professionnelles. Inès avait eu pitiéde lui et toutefois redoutait ses confidences. Elle sentait tournerautour d’elle ce désir lourd et troublant de l’homme qui va deveniramoureux et ne voulait même pas entendre les phrases de son aveu,sachant, par expérience, combien les pires situations demeurentaisées tant qu’aucune parole ne les a irréparablement compromises.Tout autre femme que Yolande eût pu être jalouse des attentions deBérage pour Inès, des longues promenades qu’ils faisaient ensemble,du côté de la Pauline et du Mourillon. Mais Yolande jugeait quetout était bien, du moment qu’on la débarrassait de l’ennuyeuseprésence de Manuel et qu’elle pouvait faire librement despâtisseries avec ses filles et s’en gorger dans leur compagnie. Lebrusque départ d’Inès avait heureusement eu lieu avant que lesphrases inévitables fussent prononcées. Mais cette situationéquivoque et pénible avait rendu fort désagréable le séjour d’Inès,déjà tourmentée et désespérée par les circonstances dans lesquelleselle avait dû quitter la Laurette.

Ces souvenirs rendaient les propos d’Inèsternes et circonspects. Voyant qu’elle parlait avec réticence,M. de Salinis se remit à interroger sa fille.« Yolande et Manuel semblaient-ils heureux ?Partageaient-ils la même chambre ? Avaient-ils une salle debains commune ? Comment se passaient les soirées ? Inèsprenait-elle son petit déjeuner au lit ? Manuel ou Yolandevenaient-ils parfois la voir dans sa chambre ? Quelles étaientles lectures favorites de Manuel ? Avait-il une opinionpolitique ? » etc., etc.…

Cet interrogatoire agaçait la jeune fille. Sonpère, elle le savait, n’était nullement bavard et il n’aimait pasles potins. Mais il était insatiable de petits détails vrais surautrui. Il résuma sa pensée par cette phrase :

– C’est si curieux, mais si absurde, lavie des êtres ! Et la nôtre l’est aussi quand on y pense.Peut-être ai-je besoin de savoir que chacun vit aussi bêtement quenous.

– Ce n’est pas obligatoire, dit Inès avechumeur.

– Je crois que si. Les romanciers n’osentjamais nous peindre la vie des gens telle qu’elle est. C’est tropplat, trop absurde, trop incohérent. Ils veulent mettre de l’ordredans ce qui nous arrive. De l’ordre ! Où y en a-t-il ?Ainsi, dans cette maison, quel chaos !

– Ne revenons pas là-dessus, père, celavaudra mieux.

M. de Salinis tourna avec vivacitéles yeux sur sa fille.

– Mais je ne fais aucune allusion à cedernier… incident. Non, je parle en général. Pourquoi ta sœur,élevée comme elle l’a été, charmante, intelligente, riche,s’est-elle ainsi toquée d’un petit avocat sans causes, de piètreorigine, fils d’un avoué de Salon de réputation douteuse ? Ettout cela, parce qu’il était joli garçon et que son cœur avaitparlé ! Son cœur… Enfin, appelons cela le cœur, puisque c’estl’usage courant. Pourquoi Henriette, depuis trois ans,refuse-t-elle systématiquement tous les partis qu’on luiprésente ? Tiens, il y a un mois, elle na même pas vouluexaminer la candidature d’un garçon très bien, très estimable, lefils de mon vieil ami Barthélemy de Cabriès, qui a une magnifiquepropriété près d’Aix.

– Supposes-tu que ce soit à cause deGilbert qu’Henriette refuse de se marier ?

M. de Salinis tressaillit commequelqu’un qui est frappé par une idée nouvelle.

– Je n’ai pas dit cela. Je suis surprisde l’interprétation que tu fais de ma phrase.

– Peut-être, en effet, n’as-tu pas voulule dire. Le dire, consciemment bien entendu. Mais ce rapprochementétait si bizarre, Si inattendu… Je n avais jamais pensé à cela.

– Moi non plus, ditM. de Salinis, penaud.

– Et cependant, si l’on y songe bien, cerefus constant, obstiné…

– Toi aussi, Inès…

La jeune fille fit, en écartant les deuxmains, le mouvement d’une fleur qui s’ouvre, ce geste indécis quicorrespond à peu près aux phrases : « Vous voyezbien » ou : « Je ne vous le fais pas dire… »ou : « Raison de plus pour le croire… »

– Il ne manquait plus que ça !murmura M. de Salinis. Mais non, nous avons la berlue. Àforce de vivre dans le désordre, nous ne savons plus où nous ensommes.

– Je n’avais pas prévu, moi non plus,cette complication, dit lentement Inès.

Comment n’avait-elle pas remarqué quel’hostilité de sa sœur à son égard devenait plus marquée depuisdeux ou trois ans et, surtout, depuis plusieurs mois ? Lesdeux sœurs ne s’étaient jamais aimées, mais il s’agissaitmaintenant, chez Henriette, de quelque chose qui ressemblaitpresque à de la haine.

– Ah ! dit soudain Inès en se levantpour quitter la pièce, il y a vraiment des heures, père, où j’envieles religieuses !

V

M. de Salinis ne descendit pasdîner. Le repas fut morne dans la grande salle à manger, peuéclairée, où personne n’avait envie de s’exprimer. Henrietteaffectait de ne parler que de la maladie de sa sœur ; c’étaitune manœuvre destinée à laisser Inès en dehors de toute intimitéfamiliale. Gilbert, gêné, répondait par monosyllabes.

Cette froideur, au lieu de calmer Henriette,la surexcita davantage. Elle fit allusion de façon provocante, maisen termes voilés, à des promenades qui auraient eu lieu pendantl’absence d’Inès. Elle voulait donner à entendre qu’Anne-Marie n’yassistait pas non plus et qu’une ère de cachotteries et deconfidences mutuelles venait de s’ouvrir entre elle et sonbeau-frère. Inès connaissait trop bien l’animosité d’Henriette àson égard pour prendre ombrage de ces propos. Ils l’agaçaientcependant. Elle renversa involontairement son verre de vin sur lanappe. Justinien accourut avec une serviette propre et l’étenditdevant Mlle de Salinis. Henriette prit un airde triomphe presque insultant, comme si cette maladresse de sa sœurconsacrait sa défaite.

– Ma pauvre Inès, dit Gilbert, tu asl’air bien fatiguée.

– Elle ne passe pas cependant ses nuits àveiller ta femme, fit agressivement Henriette.

– Je croyais, j’avais cru comprendrequ’Anne-Marie avait une infirmière ? dit Inès en se tournantvers son beau-frère et sans regarder sa sœur.

– Il y en a une, en effet.

La conversation tomba. Quand on enleva lecompotier, Inès dit froidement :

– Je vous laisse. Vous avez, sans doute,à causer ensemble. Je ne veux pas vous déranger.

– Oh ! nous avons tout le temps denous voir, dit insolemment Henriette.

Gilbert rougit et jeta à la jeune fille unregard courroucé. Inès sortit dans le jardin.

La nuit était transparente. La lune n’étaitpoint encore dans sa plénitude, mais toute proche d’arrondir sonorbe total. Les arbres semblaient plus grands et plus minces danscette clarté incroyable. On voyait sur les troncs des pins tomberdes écailles nacrées ; à travers les feuilles roussies,glisser des ocellures devenues mouvantes sous le vent ; entredes colonnes résineuses, se lever des figures en robe blanche,décoiffées ou surmontées d’un capuchon. Ces jeux des rayons et desangles animaient les plans du paysage ; des écharpes d’argentse brisaient aux cassures d’un escalier ; la chute d’un jeud’eau donnait à un bassin l’effervescence du lait qui bout.

Tout cela rassasiait Inès. Ici, quelque chosedu moins ne changeait pas. Elle retrouvait sous ces conifères, sousces marronniers et ces platanes, les souvenirs de son enfance, sespremières rêveries adolescentes, des choses tantôt précises ettantôt vagues, celles-ci plus captieuses, plus tentantes quecelles-là. Que de fois elle était venue pleurer le long de cettemargelle plate où des fusées d’herbe jaillissaient entre les plisensablés et grenus des dalles disjointes ! La vanité de cessouffrances passées lui faisait aujourd’hui honte. Elle méprisaitavec force ces peines dérisoires, ces chagrins puérils qui luiavaient alors paru si accablants. Mais un jour ne viendrait-ilpoint où sa souffrance actuelle lui paraîtrait aussi légère ?Cependant, elle suffoquait d’angoisse. Elle se perdit en de longuessongeries : ne pouvait-elle imaginer une douleur plus grandeencore que celle qu’elle éprouvait : la mort de Gilbert, lamort d’un enfant qu’elle aurait eu de Gilbert, etc., etc. ?Comme celui qui essaie de se représenter l’Éternité se dit :« Je vois bien des centaines, des millions d’années, d’autresencore, et toujours… Mais au delà, il me faut bien envisager unefin, un arrêt dans tout ce mouvement… » Peut-on souffrirtoujours plus qu’on n’a souffert ?… – Est-ce possible ?Elle repensait aux paroles venimeuses d’Henriette : leur pèrese torturait-il autant qu’il le disait ? Ou bien se cachait-ilderrière ses lamentations et cet étalage de sensibilité afind’obtenir de tous, sournoisement, le droit à l’oubli, àl’indifférence, à cette quiétude où il vivait peut-être ?Avait-il fait déjà le sacrifice d’Anne-Marie pour ne plus y penser,comme il refusait de croire à l’amour de Gilbert et à celui d’Inès,comme il refusait d’attaquer de front la troisième de ses filles,comme il se taisait sur ses propres passions ?

Une fois, Inès l’avait aperçu dans le jardinPierre-Puget. Il donnait le bras à une femme encore jeune, auxcheveux roux. Cette femme, elle l’avait revue à un concert. Elleavait demandé son nom à diverses personnes. Le vieux professeur quilui avait enseigné le piano finit toutefois par lui dire qu’elles’appelait Mme Bréodat et que son mari étaitvioloniste. Personne ne la connaissait dans le milieu des amis desSalinis. Rien n’avait pu faire soupçonner à sa fille que son père,cet homme sédentaire, distant, retiré de tout, fût encore capabled’amour. Mais s’agissait-il d’amour ? Il était si étrange, sidifférent des autres êtres !

Inès s’engagea machinalement dans une alléeplus étroite qui tournait brusquement. Une lisière d’arbres sombreslongeait un massif obscur : mélange de bocage et d’espaces àdemi nus où des infiltrations très anciennes entretenaient unterrain vaseux. Craignant d’enfoncer jusqu’aux chevilles dans cesol gras, on s’y aventurait peu. C’était l’endroit préféréd’Anne-Marie et d’Inès quand elles voulaient être seules ;leur chambre même et un tour de clef les protégeaient moins que cebout de bosquet mal famé, où les légendes locales plaçaient tousleurs serpents.

Le chemin s’arrêtait devant un banc de boisécaillé, aux pattes de fonte ; tout autour rampait unepopulation de lierres ; vaste multitude verte et noire, à lafois fidèle et perfide, avec ses fers de lance et ses fronts devipère. Derrière le banc se haussait un groupe d’acanthes ;au-dessus des feuilles sculpturales, les tiges opulentes logeaientleurs œufs de bois clair dans des alvéoles teintées de mauve. Cesgrandes feuilles, moins végétales que minérales, se tenaientpresque toujours immobiles, sauf pendant les tempêtes de mistral.Inès en s’asseyant sur le banc les reconnut avec surprise ;pour la première fois, elle s’étonnait qu’elles eussent élu cetendroit pour s’y multiplier.

La lune plongeait dans ce coin du bois, commesi quelque chose l’y attirait particulièrement. Elle étamait lesfeuilles de lierre, traversait le filet des ramures qui retenaientdes bandelettes de rayons avant de les laisser choir à terre,creusait des tunnels de vif-argent dans les fourrés opaques.

Jamais M. de Salinis, ni Henriettene s’aventuraient dans ce coin. Il fallait se sentir soi-mêmesaturé de tristesse pour en affronter le chagrin extérieur, lamaléfique atmosphère. La pensée que, seule avec elle, Anne-Marieaffectionnait cet endroit du parc, restitua soudain aux yeux d’Inèsle double de son enfance, sa sœur si longtemps chérie, une amie etpoint encore une rivale. Elles s’étaient si longtemps comprises etsoutenues, unies contre Henriette. Elles se seraient adoréesjusqu’à la mort… Mais l’homme était venu ; l’homme était entreelles comme un brandon insensible qui les brûlait toutes deux.

Si le mal tuait Anne-Marie, ah ! quiemporterait-il dans le cloaque bénit : la compagne des jeuxd’enfance ou la femme de Gilbert Chasteuil ?

Tant d’hommes ont épousé une belle-sœur aprèsle décès de leur femme ! Cela paraît tout à fait naturel, saufquand la belle-sœur s’est penchée sur l’agonisante, comptant lesdernières pulsations de son cœur, écoutant, prêtant une oreillecomplaisante aux silences grandissants qui ralentissent le rythmedu râle.

« Je ne serai jamais cettefemme-là, » pensa Inès.

Bien entendu. Mais elle avait pensé qu’elleaurait pu l’être, puisqu’elle s’en défendait.

Elle crut entendre derrière elle un rireléger, un bruit de pas. Cela correspondait si exactement à sapensée qu’elle eut peur et se retourna. Personne. Mais un longfrisson passait sur des feuilles mortes ; l’une d’elles seleva d’un lit de fourrures et détala, courant sur sa bordure commesur une roue dentelée. Il y eut une bousculade parmi les autresfeuilles, l’énervement et le tassement d’un chenil qui se rendortaprès qu’un lévrier a changé de place.

Inès atteignait le fond même du désespoir.Tout désir lui était défendu ; le moindre vœu touchait àl’homicide et chacune de ses pensées se déchirait à un remordspossible.

« Je devrais repartir. Mon nouveau départdonnerait confiance à Anne-Marie et l’aiderait, peut-être, àguérir… »

Non ; elle était tombée malade aprèscette longue absence. Quelle sottise de lier entre elles deuxchoses inconciliables : la jalousie – même justifiée – et unemaladie accidentelle ! Les paroles de Delphine lui avaienttroublé l’esprit ; mais celles de Gilbert avaient confirmé cessoupçons. Pourquoi tout le monde pensait-il donc la mêmechose ? Cela aurait dû la rassurer. C’est le mensonge quifrappe tous les esprits en même temps. La vérité est plusinsinuante et plus rebelle.

Une grappe d’éclats de rire éclata. Elle seleva, si emportée par ses pensées, qu’elle trouvait tout naturelqu’une bande d’enfants fût derrière elle à la railler. Rien encore,hors un chapelet de feuilles dégringolant d’un orme, s’égrenant àun buisson, bataillant contre les acanthes, se couchant sur leslierres.

Inès se rassit. Une légère détente déplissaces nœuds innombrables, ces contractions qui géhennaient tout soncorps. Peut-être somnola-t-elle. Sa fatigue était grande. Lelendemain lui apparaissait comme un immense obstacle, un échafaud àgravir. Dormir la hantait. Mais ceux-là seuls dorment qui n’ont pasbesoin de sommeil.

Alors, elle entendit tout près d’elle des voixchuchotantes ; voix très basses, à peine timbrées, s’exprimantdans un murmure indiscernable. Elle se retourna et entrevit desvisages anxieux ou narquois, des têtes qui se balançaientironiquement, des gens accroupis et qui la narguaient. Une faceépanouie et riante, couleur de pourpre, se détachait d’un buisson.Une femme échevelée agitait mollement des bras revêtus d’uneécharpe. Une sorte de gnome disparaissait sous un chaperon. Tous seturent. Inès s’aperçut que le vent se levait. Des nuages empressésbrouillaient la lune comme on brouille un peu de savon dans unbassin d’eau.

Cette vision parut à Inès si terrible et siindubitable que, tremblante de peur, elle alla droit aux formesentr’aperçues. La lune creva d’un coup de tête un mur de nuées.Quelque chose sembla se défaire sous les arbres. Dans un coin,formé par des cyprès chauves, un parterre de chrysanthèmes, dontplusieurs étaient pourpres, se dispersa légèrement, tandis que d’unbouquet clair s’élevait une ronde immobile de plumets et qu’unesapinette formait un cône hargneux.

« Allons ! pensa Inès, voilà un bonet solide terrain pour avancer ! Qu’ai-je cru voir tout àl’heure ? Ai-je pris la fièvre, commeAnne-Marie ? »

Et pourtant ce qu’elle voyait conservait unair équivoque et instable. Elle n’était pas sûre que, vînt-elle àtourner le dos, les choses ne reprissent pas un caractèresurnaturel et leur apparence d’éléments incarnés. Elle se sentaitsans force pour lutter contre une malveillance universelle.

« Père a raison, pensa-t-elle. Iln’accepte que ce qui lui convient. »

Elle revint sur ses pas. Elle n’avait passenti le froid jusqu’ici. Elle se trouva brusquement glacéejusqu’aux os, comme si la température eût perdu, sans transition,plusieurs degrés. Elle s’appuya au dossier du banc. Des bruitsconfus grandissaient derrière elle ; sa défaillance moralecréait une sorte de désordre, un sabbat puéril. Quelque chose passadevant son esprit, une sorte d’obturateur. Dans la minute quisuivit, elle entendit une voix qui disait :

« L’heure est venue. On va pouvoir êtrelibre. »

Il lui sembla qu’elle-mêmerépondait :

« Voilà ce que j’attends. »

Et d’autres murmures se firent entendre quichuchotaient confusément.

« On va pouvoir entrer partout. – Rien nes’oppose plus à notre passage. – Ces vacances sont si brèves pournous… – L’homme nous barre si souvent la route… – Pourtant nousfinissons toujours par triompher… – Si peu detemps !… »

De nouveau, une tempête d’éclats de rire. Inèspassa la main gauche sur sa tempe comme pour en effacer un pli.Au-dessus de sa tête, les deux cyprès chauves bousculés, emmêlaientet démêlaient leurs ramures ; une pluie d’aiguilles fauvescribla ses mains et son visage. Elle fit quelques pas et sous sespieds le sol céda ; elle glissa et tomba de tout son long dansquelque chose d’inconsistant et d’humide où sa chute fit un bruitmou. Sa joue même s’appliqua lourdement à une matière spongieuse,hérissée cependant de brindilles dures et tressées. Le chocl’étourdit quelques secondes. Voulant se relever, elle plongea lamain dans une couche de boue. Elle l’en retira avec horreur et, decrainte d’un nouvel accident, elle se tourna lentement, se mit àquatre pattes ; et dans cette posture animale, elle sentaitmonter à elle une odeur qui semblait venir des profondeurs mêmes dusol : odeur de sève et de pourriture, d’herbe fraîche et d’eaucroupie, de fleurs mortes et de champignons ; odeur sidestructrice et si intemporelle qu’elle eut l’avant-goût et ledésir de la dissolution. Souillée, meurtrie, tremblante, elledemeura un moment dans cette position, comme possédée par l’espritmême de la terre, aspirée par de grands courants impersonnels. Ellese dressa enfin sur les genoux, puis reprit son équilibre. Elleavait hâte de fuir, mais elle agit avec lenteur, sentant toujoursautour d’elle ce danger diffus. Quel tourbillon de colère, quelcomplot de choses coalisées s’élevait-il de ce coin maussade, dontAnne-Marie et elle, encore tout enfants, n’approchaient qu’avecinquiétude ?

Quand elle revit le château, elle s’étonna deson obscurité. Une seule fenêtre brillait. Elle eut l’impressiond’être restée dans le bois plus longtemps qu’elle n’avait cru. Ellecraignit d’avoir été oubliée, de trouver la porte close, d’êtreobligée de réveiller Justinien et de paraître devant lui, toutetachée, le visage couvert de boue et, peut-être, de sang, car ellesentait un filet humide serpenter le long de son menton.

Mais Justinien avait pensé à tout. Sur latable en mosaïque de Florence, près de la porte du hall, un petitbillet recommandait à Mlle Inès de bien vouloirmettre le verrou, comme d’habitude, après son retour.

Quand Inès s’engagea dans le lourd escalier dechêne, elle sentit alors à quel point sa chute l’avaitcourbatue.

VI

La nuit d’Anne-Marie avait étémeilleure ; la température baissait. Les crises d’étouffementdiminuaient de fréquence et de longueur. M. de Salinisjugea que ces nouvelles rassurantes lui permettaient de selever.

Comme d’habitude, il fit minutieusement satoilette : il était fort coquet. Il revêtit même un completgris, assez clair, comme s’il espérait que cette agréable vuecontribuerait à rassurer sa fille.

Il se rendit ensuite dans sa chambre. Lespectacle que présentait la jeune femme diminua douloureusement sonoptimisme. L’amélioration de son état ne se marquait point sur sonvisage creusé et terni, ni dans ses yeux battus dont la fièvreavivait le regard.

Dans un coin de la pièce,Mme Rouzeau faisait bouillir des feuillesd’eucalyptus dans une casserole, sur un petit fourneau à gaz. Leurodeur saine, résineuse et légèrement exotique chassait lesémanations de sueur et de médicaments qui s’exhalaient du lit, desmeubles, des murs mêmes, déjà imbibés de ce brouillard de maladiequi se fait si vite tenace.

M. de Salinis effleura de sa bouchele front de sa fille. Les personnes mal portantes le gênaient commeles bébés ; il ne savait ni leur adresser la parole, niaccomplir les gestes corrects. Elles l’intimidaient et le glaçaientà la façon d’inconnus. La conversation était si aisée, si agréable,si naturelle avec Anne-Marie (sauf quand elle était en butte à descrises de jalousie, comme elle l’avait fait trois mois avant), etvoici maintenant quelqu’un d’absent, de lointain, d’inaccessible,errant sur des frontières dangereuses et mal connues.

– Ça va beaucoup mieux, n’est-cepas ? dit-il avec une feinte désinvolture. Nous avons biendormi, ma chérie ? Dieu soit loué !

Elle ne dit ni oui, ni non, ayant passé desheures éveillée, – plusieurs heures à fixer la ronde tremblante dela veilleuse au plafond, mais ignorant le temps écoulé et nesachant même plus si son insomnie avait été songe oudemi-conscience.

Il fit quelques pas dans la chambre, commes’il la connaissait mal. Le grand lit était poussé au fond de lapièce, entre une petite table faite de miroirs gravés et toutesurchargée de remèdes et un fauteuil Louis XIII à pieds contournés.Une fantaisie de Gilbert, ce fauteuil trouvé chez un antiquaire etqui n’allait pas avec l’ensemble moderne de la pièce. En tournantlégèrement la tête, Anne-Marie aurait pu voir la mer, à travers lesdeux fenêtres drapées de tussor orange.

M. de Salinis revint vers safille.

– Tu sais, dit-il doucement, Inès est deretour.

Cette phrase donna un soubresaut au corps dela malade. Elle ouvrit tout grands ses yeux à demi clos de fatigue.Il sembla à M. de Salinis que leur iris avait noirci etdébordait sur la sclérotique. Une expression d’intelligence et deruse anima ce visage jusque-là inerte.

– Pourquoi est-elle rentrée ?dit-elle d’une voix rauque et sifflante. L’avez-vousrappelée ? Suis-je si malade que cela ? Jugez-vous que masœur doive assister à mes derniers moments ?

C’était la première fois qu’Anne-Marie faisaitallusion à la gravité de son état. Mme Rouzeautourna le petit robinet du fourneau à gaz. Elle s’avança vers lelit en promenant la casserole où les feuilles d’eucalyptusfumaient.

– Que tu es bête, ma pauvre fille !dit M. de Salinis. Elle ne pouvait tout de même paspasser le reste de ses jours chez les Bérage. D’ailleurs, jen’aurais pas supporté plus longtemps son absence : elle memanquait trop.

– Tu avais Henriette, dit faiblementAnne-Marie.

– Ce n’est pas la même chose. Il n’yavait d’ailleurs aucune raison pour qu’Inès quittât si longtemps laLaurette.

– Point de raison ? fitdouloureusement Anne-Marie.

– Mais non, voyons. Des enfantillages dela part de tout le monde et même de la mienne : rien deplus.

Ayant ainsi rétabli ce qu’il appelait la paixdomestique, il sortit en agitant son mouchoir encore trempé d’eaude Cologne. Anne-Marie s’abandonna de nouveau à la fatalité quil’entraînait. En ce moment, elle savait à peine ce qui s’étaitpassé trois mois auparavant ; tout lui paraissait vain et sansconséquences. Mais ce calme n’était que passager.

M. de Salinis descendit dans lejardin. Il aspira profondément l’air frais et la subtile émanationde feuilles mortes consumées. Des volutes fumeuses, à qui un rayonde soleil donnait des moirures d’opale, montaient d’un coind’allée, du côté des serres. Il aurait voulu s’abandonnerentièrement au charme de cette matinée, à la fois limpide etvoilée, et qui prenait la douceur apitoyée d’une convalescence,mais il sentait sa pensée retenue et comme bridée. Il souffrait dene pouvoir trouver en lui la force de se réjouir complètement.

– Le mieux est considérable, sedisait-il, pour s’entraîner à une vue optimiste des choses… Oui,considérable. Inès avait bien raison de me reprocher hier de voirtout en noir, dès que quelque chose ne va pas…

Il se rappelait cependant que la consultationdevait avoir lieu à quatre heures et il marchait d’un airsoucieux.

De deux à trois heures, Gilbert demeura dansla chambre de sa femme. Il lui parlait peu, mais, de temps entemps, posait la main sur son front brûlant. Cette caresse luiprocurait un inexprimable bien-être. Tout cet amour qu’elle avaitpoursuivi, attendu, chéri, qui avait été l’unique but, l’intimestructure de sa vie depuis sept ans, il lui semblait qu’il passaitdans les longs doigts légers de son mari et qu’il glissait sous sapeau. Angoisse, souffrance physique, soucis vagues et cependantcorrosifs, – mais avaient-ils seulement un nom ? – touts’écartait d’elle comme un rideau qu’on tire. Il n’y avait que celien invisible, presque fluide, qui la retenait à cet homme etqu’elle sentait aussi solide qu’un câble de fer. Tant que cettemain demeurerait appuyée à son front, elle participerait à uneconfiance générale, elle aurait le sentiment de sa propre légèreté,de son propre rassérènement. Il était là ! Il lui parlait, illa touchait. Que pouvait-elle désirer de plus ?

Elle finit par s’assoupir. Quand elle seréveilla, elle eut la sensation qu’elle était seule de nouveau,cruellement abandonnée. Aucun contact à ses tempes ; aucuneombre réconfortante à son côté.

– Gilbert ! appela-t-elle.

Mme Rouzeau s’approcha.

– Monsieur va revenir. Il est allé fairequelques pas dans le jardin.

Mme Chasteuil gémitdoucement.

– Il n’est jamais là !murmura-t-elle.

– Oh ! madame, si on peutdire ! s’exclama l’infirmière. M. Chasteuil vient depasser deux heures auprès de Madame.

Au moment où Gilbert avait refermé la porte dela chambre, il avait entendu, du palier du premier étage,parlementer en bas dans l’antichambre. Il crut reconnaître la voixd’une femme et descendit quelques marches. C’était bien JeanneLermentières qui discutait avec Justinien. Il dégringola aussitôtet la rattrapa au moment où elle allait sortir.

– Excusez-nous, dit-il, nous avons dûdonner une consigne sévère ; sans quoi, ce serait un défiléperpétuel… Mais la consigne n’est pas pour vous.

Il l’entraîna dans le salon abandonné depuisla maladie d’Anne-Marie.

C’était une grande pièce qui se terminait enrotonde sur une large baie vitrée faisant office de jardin d’hiver.Une banquette semi-circulaire y nourrissait des bégonias roses etdes chrysanthèmes dorés. Aux angles, miroitaient les feuillesmétalliques, raides, luisantes et trouées de deux philodendrons. Unchâle de cachemire jonchait de houppettes vieux rose et vieux bleusur fond noir la caisse du piano à queue. Au-dessus, s’enfonçaitdans ses propres ombres, un portrait de Ricard : la mère deM. de Salinis, beau visage au teint mat, presqueolivâtre, avec des bandeaux onduleux et très noirs, où l’onretrouvait, avec la sévérité en plus, Anne-Marie et Inès.

Avec une mine apitoyée et une voix dolente,Gilbert donnait des nouvelles de sa femme. Il s’efforçaitd’éveiller la commisération de Mme Lermentières etentrait dans les détails les plus minutieux de la maladie. Soudain,il changea de ton :

– Mais, vous, Jeanne, commentêtes-vous ?

Mme Lermentières divorçait.Son mari, un agent de change, menacé par la tuberculose, avait uneliaison avec sa dactylographe. Elle l’avait appris par une lettreoubliée dans un veston. Enchantée que l’occasion lui en fût donnée,elle avait pris ce prétexte pour le quitter. Quatre ans auparavant,encore jeune fille, Gilbert lui avait fait une cour pressante. Elles’était mariée en hâte pour ne pas tomber dans ses bras. Au fond,elle le regrettait toujours.

– Pourquoi serais-je restée avecJean-Michel ? disait-elle. J’ai été folle de l’épouser.(Un silence.) Mais je n’avais pas le choix. (Nouveausilence.) Autant celui-là qu’un autre. Je le croyais gentil,fidèle, amusant… Ah ! oui ! Un an après, nous étions àLeysin, et à peine guéri, madame Pagette. J’ai encore eu de lachance de n’avoir pas attrapé ses microbes ! Qu’ai-je eu delui pendant quatre ans ?

Elle défila avec complaisance le chapelet deses griefs.

– Vous pourrez refaire votre vie, ditmélodieusement Chasteuil.

Jeanne Lermentières avait encoreembelli : des yeux noisette, une bouche petite et fraîche etla peau la plus soyeuse du monde. En la regardant, Gilbertretrouvait sur ses propres lèvres le contact inoubliable de cettechair soyeuse, comme impalpable à force de douceur, fondante etferme à la fois. Au fond, il ne s’était jamais consolé d’avoir dûrenoncer à cette cousine de sa femme. Il se souvenait de leursrendez-vous, le soir, dans des chemins peu fréquentés quiaboutissaient à la mer, du côté de Montredon. En lui baisant labouche, le cou, le haut de la gorge, il entendait le doux bruit dela Méditerranée, cet élan souple de la vague et ce murmure musicalavec lequel elle se déroule pour redescendre la pente gravie. Uncroissant de lune scintillait assez bas sur l’horizon, comme unbijou glacé ; d’un côté, un mur, coiffé de tuiles, encadraitun jardin d’où montaient des acacias en fleurs et de l’autre, unpetit bois de tamaris agitait ses aigrettes roses. Quelquefois lepassage d’un douanier forçait les jeunes gens à se séparer, mais ilmarchait vite, en sifflotant, et ils se rapprochaient de nouveau.Ah ! comme Gilbert aurait voulu embrasser de nouveau la jeunefemme ! Peut-être n’était-ce pas tout à fait le moment…

Jeanne avait croisé les jambes. Chasteuilreconnut avec émotion leur ligne cambrée et la minceur enfantine deleurs chevilles.

– Ah ! dit-il, tout à coup, comme jevous aurais aimée, Jeanne, si vous l’aviez voulu !

Elle rougit, surprise par une telle phrase.Mais elle ne pouvait douter du chagrin et de l’inquiétude deGilbert. Il n’y avait qu’à l’entendre parler d’Anne-Marie dixminutes plus tôt. Elle ne lui en fut que plus reconnaissante de lafidélité de ce souvenir.

– Vous savez bien que ce n’était paspossible. Anne-Marie ne vous soupçonnait déjà que trop… Et puis, oùcela nous aurait-il menés ?

– Il ne faut jamais se dire cela. Sansquoi, on perd toutes ses chances de bonheur.

– Anne-Marie vous a rendu heureuxpourtant.

– Heureux ! Heureux ! Est-onheureux quand on se prive de tout ?

– Allons ! Gilbert, vous l’avez toutde même trompée quelquefois.

Il s’écria avec cette ardeur qui tromped’autant mieux les autres que la sincérité de son accent fait qu’onen est dupe soi-même.

– Je ne l’aurais trompée qu’avecvous.

– Alors, vous n’avez vraiment pas eu dechance.

Elle se levait pour partir. Il lui saisit lebras en la raccompagnant à la porte. Il se trouvait rejeté de cinqans en arrière. Elle avait pris un peu d’embonpoint. Elle n’enétait que plus désirable. Et soudain, il la saisit par la nuque etl’embrassa de nouveau. Elle résista d’abord puis se laissa aller,toute perdue dans les souvenirs des soirs d’autrefois. Elle sedégagea enfin, un peu mécontente d’elle.

– Oh ! Gilbert, n’avez-vous pashonte ?

– Je vous demande pardon, dit-il. J’aitant de chagrin, si vous saviez… Oui, j’ai besoin qu’on me témoignede l’affection, de la tendresse… C’est affreux, l’atmosphère decette maison. Il y a des moments où il me semble que la mort y estdéjà installée et qu’elle est à côté d’Anne-Marie. J’ai lesentiment que des êtres sont cachés partout, qui ne pensent qu’àl’emporter.

Quand ils sortirent du salon, ils aperçurentHenriette qui remontait l’escalier.

– Comment ? Tu es là, Gilbert, etavec Jeanne… Mais personne ne m’a prévenue. Je te cherchaispartout. Anne-Marie te réclame.

– Je viens à peine de la quitter, ditChasteuil, excédé.

– Vous voyez bien qu’elle ne peut pas sepasser de vous, dit doucement Mme Lermentières.Remontez vite, Gilbert. Et Inès ?

– Elle est rentrée hier. Nous avons dû laprévenir de l’état de sa sœur.

– Oui, dit Henriette, en enveloppant sacousine d’un regard désapprobateur. Il ne manquait plusqu’elle…

Dehors, le bûcher de feuilles mortes achevaitde se disperser en répandant son haleine âcre et campagnarde. Lesderniers rubans montaient tout droit et s’effilaient dans l’airimmobile.

« Pauvre garçon ! pensa Jeanne. Quedeviendrait-il si Anne-Marie vient à lui manquer ! Comme ilsera malheureux ! Qui s’occupera de lui ? »

Sans faire de rapprochement apparent entre cesdeux pensées, elle se souvint que, le lendemain, le juge l’avaitconviée à une dernière tentative de réconciliation avec son mari.Elle ne céderait pas.

« Je suis trop contente d’être enfinlibre », se suggéra-t-elle.

Cette idée de liberté l’enivrait ; ellene savait peut-être pas que cette excitation lui venait moins del’idée de l’avoir recouvrée, que de l’espoir de la reperdrebientôt. La liberté, ce qu’une femme appelle sa liberté, c’est ledroit de changer d’esclavage.

– Ne m’accompagnez pas, dit-elle àChasteuil. Votre femme vous attend.

– Deux minutes de plus ou de moins nefont rien à l’affaire. Cela me fait un tel bien de vous voir !C’est comme si je renaissais à une autre vie.

– J’ai eu l’impression qu’Henrietten’était pas contente de me trouver avec vous. Est-elle amoureuse devous ?

– Henriette m’ennuie, fit Gilbertévasivement.

La réflexion deMme Lermentières l’avait irrité. Ellesous-entendait que la famille de Salinis avait commenté ladisparition d’Inès et savait peut-être la vérité. Il eût envoyéJeanne au diable. Il lui dit cependant, devant le portail, de savoix la plus caressante :

– Revenez vite nous voir, Jeanne ;c’est une œuvre pie, vous savez, que de me réconforter de votreprésence.

VII

Le docteur Mazoullier et le docteur Gombertentrèrent dans le hall où M. de Salinis les attendaitavec ses filles et son gendre.

Le docteur Mazoullier fit beaucoup dedifficultés pour précéder le docteur Gombert. Tous deux s’offraientdes révérences devant la porte et se souriaient gracieusement. Lepremier était un tout petit homme à barbe brune en éventail, l’airavantageux, la bouche très rouge, et qui parlait comme un orateur,en inclinant régulièrement la tête, tantôt à droite, tantôt àgauche. Un sourire de mansuétude infinie flottait sur ses lèvres.Au contraire, énorme, l’air chafouin, le crâne chauve, armé delunettes d’écaille, le nez en museau de fouine, les mâchoiresmassives et contractées, le docteur Gombert ne respirait quemalveillance et sentiments hostiles.

– Eh bien ! messieurs, ditM. de Salinis d’une voix faible, que nousapportez-vous ?

La peur de ce qu’ils pourraient dire luidonnait de l’angoisse ; ses mains tremblaient et ses parolesne pouvaient sortir de sa bouche qu’entre-choquées et presqueindistinctes. Une fine sueur froide perlait à ses tempes. Il avaitsur les épaules une couverture de voyage à grands carreaux bleus etcrème et un épais foulard blanc autour du cou ; cela nel’empêchait pas de grelotter.

– Permettez-moi d’abord de rendre hommageà la science de mon confrère, le docteur Gombert, dit le docteurMazoullier, d’une voix chantante. Son diagnostic est comme toujourssans défaillance. Nous nous trouvons en présence d’une pneumonienormale. Il ne faut pas nous étonner du maintien de la températureautour de 40 degrés, ni nous réjouir si elle baisse vers lecinquième jour, comme elle a baissé avant-hier. Elle remonterabrusquement jusqu’au moment de la crise qui surviendra vers leseptième ou le neuvième jour.

– Qu’appelez-vous la crise,docteur ? demanda Inès.

– La crise pneumonique est un état quiannonce la guérison. Or, la veille encore du jour où cette heureusemodification va se produire, nous assistons à un ensemble dephénomènes plus inquiétants que jamais…

La voix du docteur Mazoullier s’élevalentement, une expression vraiment angélique passa sur son visageépanoui et il continua en scandant légèrement ses paroles d’ungeste de la main :

– Alors nous voyons la face de la maladese cyanoser tragiquement, son anxiété grandir, la dyspnée semarquer davantage ; le délire survient, et une modification dupouls, qui devient rapide, irrégulier et comment dire ?boiteux. Mais tout cela annonce la délivrance, qui survient presqueimmédiatement.

Il se tourna vers Gombert et lui ditmélodieusement :

– Ai-je été suffisamment clair ?N’est-ce pas ainsi que les choses se présentent engénéral ?

Son confrère inclina profondément la tête sansrépondre, comme pénétré de respect et d’admiration.

– Alors, murmura M. de Salinis,nous n’avons plus rien à craindre.

– Je n’ai pas dit cela, monsieur. Enpleine santé nous avons tout à craindre ; et même dans lamaladie, quelle que soit sa régularité habituelle. Il peut arriverque la pneumonie se complique de rechute, ou même de plusieursrécidives, mais je dois vous avouer que dans le cas qui nousoccupe, je n’ai aucune crainte de ce genre.

Les deux médecins se levèrent et saluèrentM. de Salinis et sa famille.

– Enfin, tout va bien ? ditM. de Salinis en tendant une main glacée au docteurMazoullier.

– Tout va bien. Ou presque bien…L’essentiel est de maintenir le cœur en plein rendement. Le docteurGombert y pourvoira… Il m’a parlé, – n’est-ce pas, mon cherconfrère ? – d’anciens troubles cardiaques, d’une légèrelésion, paraît-il. C’est là le point faible. Très faible Questionde vigilance. Pour l’évolution normale de la pneumonie, je vous enréponds.

– Oh ! merci, docteur, merci !s’écria M. de Salinis, qui jeta aussitôt son foulardblanc et sa couverture sur le divan, tandis que Gilbertaccompagnait les deux médecins.

– Eh bien ! te voilà rassuré, ditHenriette, d’une voix aigre. Tu n’auras plus besoin de terecoucher. Moi, je monte chez Anne-Marie. Elle doit être impatienteaussi de connaître l’opinion des médecins.

– Surtout si elle a foi dans tasincérité, fit agressivement Inès.

– La vérité n’est pas telle qu’on puissela lui cacher.

– Non. Mais s’ils avaient dit lecontraire, tu la rassurerais aussi.

– J’aurais été surprise que tu ne medises pas quelque chose d’agressif.

– Ce n’est pas moi qui cherche à êtredésagréable à notre père.

Henriette haussa les épaules et sortitlentement. Elle avait dû calculer le temps nécessaire au retour deGilbert, car on l’entendit parlement longuement dans l’escalieravec son beau-frère.

– Voici pourquoi elle était impatiente derejoindre Anne-Marie !

– Chut ! Inès, ne recommençons pasles drames. Nous sommes tout à la joie.

VIII

L’opinion des médecins avait définitivementrassuré M. de Salinis.

Il passait sans cesse d’un excès à l’autre, ouplutôt, éprouvant le plus naturellement du monde un excès deconfiance dans la vie, et d’euphorie dans ses rapports avec elle,il ne pouvait supporter la moindre diminution d’optimisme ;cessait-il de ressentir la tranquillité souriante nécessaire à sesfacultés, il se vouait aussitôt au désespoir : les étatsintermédiaires lui étaient inconnus.

Les paroles du docteur Mazoullier et dudocteur Gombert lui permettaient de considérer dorénavant lamaladie d’Anne-Marie comme un stade déjà dépassé ; ce souci-làétait heureusement fini ; in ne fallait plus y arrêter sonesprit sous peine de perdre ses meilleures dispositions.

M. de Salinis se leva de bonne heureet descendit dans la salle à manger, où il trouva Inès en train debeurrer des toasts et de boire son café au lait. Des tasses et desassiettes sales, qui traînaient encore sur la table, indiquaientqu’Henriette et Gilbert avaient déjà pris leur déjeuner.

– Je ne t’embrasse pas, ditM. de Salinis, je n’ai pas fait ma toilette.

Il portait une robe de chambre de soie bleue,qui lui donnait un air jeune et dégagé.

– J’ai parfaitement dormi, continua-t-il,et toi ? Je tiens Mazoullier pour un grand médecin. As-turemarqué comme ses propos sont clairs, sans pédanterie, propres àdonner confiance ?

– Un peu optimistes, peut-être.

– Quoi ? Conserverais-tu encorequelque inquiétude ? Tu me reprochais avant-hier monpessimisme, aujourd’hui…

Inès l’interrompit.

– Mon pauvre père, dit-elle, tu n’asaucune mesure. Il y a trois jours, Anne-Marie était condamnée,maintenant elle est complètement guérie.

– Tu as bien entenduMazoullier ?

– Oui, j’ai pris note de ses réserves. Ila tenu à nous mettre en garde contre une défaillance possible ducœur.

M. de Salinis, peiné, ne réponditpas. Le soupçon que la guérison immédiate d’Anne-Marie necorrespondait pas exactement aux espérances confuses d’Inèstraversait douloureusement son esprit. Il n’allait pas jusqu’àadmettre que sa fille préférée souhaitât la mort de sa sœur, maisil acceptait facilement l’idée qu’elle n’était pas insensible à laliberté que lui laissait la claustration involontaire d’Anne-Marie.Elle pouvait voir Gilbert tant qu’elle voulait, sans se sentirépiée. Et puis, le complet retour à la santé deMme Chasteuil ne se produirait pas sans amener denouveaux drames encore imprévisibles. Il faudrait trouver unesolution à un problème dont l’acuité ne désarmait pas.

Le silence de son père et la façon sévère etsarcastique dont il pinça les lèvres donnèrent à Inès l’intuitiondes pensées qui déterminaient cette involontaire grimace.

Elle se leva brusquement et jeta sa serviettesur la table.

– Je ne peux plus vivre ici,s’écria-t-elle, dans un élan de douloureuse colère.

– Inès ! s’écria son père au momentoù elle ouvrait, pour s’enfuir, la porte de la salle à manger.

Mais elle ne répondit pas et disparut dans lecorridor. M. de Salinis allait se lever à son tour etrappeler sa fille quand il démêla à demi la cause de ce départ.Qu’avait-il laissé voir de ses soupçons ? Et comment un hommecomme lui, dont le secret était de vivre à l’écart de toute vérité,dans une habitude de mensonge confortable, pouvait-il se laisseraller, même au plus profond de sa conscience, à former cesinvestigations audacieuses et ces jugements sans nuances quirendent l’affection presque aussi intolérable que la haine, – etplus lourde encore à porter ?

Ce nouvel incident affecta profondémentM. de Salinis. Quand il eut fini de déjeuner, il résolutde rejoindre sa fille et d’avoir avec elle une explicationdéfinitive. Il était impossible que tout fût sans cesse remis enquestion. Malgré sa douceur apparente, il savait se montrer durquand il estimait que cela devenait nécessaire, et blessant jusqu’àla cruauté.

Il entra dans la chambre d’Inès avec unecertaine vivacité ; mais Inès, couchée sur son lit, tournaitle dos à la porte. Les jambes ramenées sous elle, enroulée dans sarobe de chambre, elle pleurait, la tête cachée dans l’oreiller.Cette vue calma M. de Salinis ; il ne se sentit pasle courage de sévir. Il le sentait d’autant mieux qu’il trouvaitdans l’accablement d’Inès quelque chose qui lui rappelait sespropres dépressions.

Il posa doucement la main sur l’épaule de lajeune fille. Inès, malgré ses violences et sa tendance à larétivité, ne s’abandonnait jamais à la bouderie, ni à l’entêtement.Elle se tourna vers le nouvel arrivant et montra des paupièresrougies, un visage marqué au chiffre brodé de l’oreiller.

– Tu t’enlaidis vraiment pour rien, ditM. de Salinis, avec une grimace d’ennui ou de dégoût.

– Je suis trop malheureuse, dit Inès, jeveux m’en aller de nouveau.

– Pourquoi es-tu malheureuse ?

– Tu le sais. Je suis une étrangère danscette maison ; tout le monde m’y soupçonne des pires pensées.Pour un peu, on me traiterait de criminelle. Gilbert me disait hierque c’est à cause de moi que sa femme est tombée malade. Toi-même,tu te mets à soupçonner…

– Je n’ai rien dit de ce genre.

– C’est pire. Tu me le caches et je saisce que tu penses.

– Si nous ergotons, non seulement sur ceque nous disons, mais encore sur ce que nous nous soupçonnonsmutuellement de penser, la vie, en effet, va devenir infernale. Ilest indispensable que cela finisse. Je l’exige. Tout le monde icidésire ardemment la guérison d’Anne-Marie ; il n’y a pasd’exception à cette règle. Tout à l’heure, après le déjeuner, tuvas aller lui faire une petite visite, puisque c’est l’heure oùelle reprend un peu de force. Vous échangerez quelques motsgentils ; il faut que ta sœur comprenne tout de suite que taplace est ici et pas ailleurs, – jusqu’à ton mariage…

– Mon mariage ?

– Tu épouseras bien, un jour ou l’autre,un de ces imbéciles qui tournent autour des jeunes filles. Il faut,je te le répète, qu’Anne-Marie accepte l’idée que ses bizarreriesde caractère, ses soupçons provenaient seulement de cebouleversement qui se préparait et qui témoignait déjà d’uneinfection déjà ancienne…

– Mais ce n’est pas vrai, père…

– L’important n’est pas de savoir ce quiest vrai ou ce qui est faux, mais ce qui rend la vie ouatée ou, situ préfères, mouchetée. Pas de blessures inutiles ! Quant à lavérité, – la vraie, – ma pauvre fille, tu ne la connais en rien, nimoi, ni Anne-Marie, ni Gilbert. Et si l’un de nous la soupçonnait,je crois qu’il ne lui resterait plus qu’à se brûler lacervelle.

– En ce cas, je dois la soupçonnerquelquefois.

– Alors, détourne d’elle tes pensées. Necrois pas que je sois aussi naïf que j’en ai l’air. Moi aussi, j’aideviné bien des choses… Il y a longtemps : maintenant, j’aifait mon choix… Lave-toi le visage et descends avec moi ; nousallons visiter les serres.

IX

En entrant dans la première, – il y en avaitquatre, dont la plus haute contenait palmiers et bananiers, –M. de Salinis posa la main sur le bras d’Inès. Cette maintremblait imperceptiblement. Depuis la maladie d’Anne-Marie,M. de Salinis n’avait rendu aucune visite à sesfleurs : il lui était intolérable de les aborder avec un cœurcontracté par l’angoisse et le chagrin. Il savait que rien ne doittenir l’air de cristal où elles s’épanouissent. En entrant,l’esprit apaisé, il avait le trouble secret d’un homme épris quicourt à un rendez-vous.

L’odeur spéciale aux serres lui apportait,chaque fois, la même ébriété ; l’habitude n’usait pas sonplaisir. Ce mélange de chaleur, d’humidité lourde et pénétrante,ces parfums d’eau, de mousse, de terre, de vanille, ce flottementdans l’atmosphère de quelque chose de primitif et d’exotique, cetapport d’allusions à la préhistoire et à l’Équateur, ce dépaysementphysique et moral, voilà ce qu’il retrouvait avec un véritablebonheur.

Quand il pensait à la mort, il sedisait : « Un jour, je ne passerai plus la porte d’uneserre… » La vie, c’était pour lui ce grand bouquet tropical,presque inaccessible, qui vous enveloppe de sa touffeur et que l’ondésire avec d’autant plus de force que sa pleine possession estimpossible : impossible, puisque la minute qui vous arrache àelle suit immédiatement celle où elle vous avait paru touteproche.

Il disait « mes » serres, comme ildisait « mes » filles, avec le même amour, avec la mêmefierté. Ce n’était pas qu’il s’occupât d’elles d’une façonpersonnelle. S’il connaissait assez bien la botanique, il laissaità ses jardiniers tous les soucis de la culture.

Enfants et fleurs se rejoignaient sans doute,chez lui, au fond du même domaine affectif, dans cet humus profondde la personnalité où les racines de nos émotions et de nossentiments se ramifient, se contaminent, s’effleurent ets’influencent. Aux unes et aux autres, pensait-il, il eût sacrifiéle reste de sa vie. Ce n’était pas tout à fait vrai. Si un choixs’était imposé à lui, il se fût montré plus libéral à l’égard deses serres ; non certes qu’il les préférât à Anne-Marie, àInès et à Henriette ; mais elles lui donnaient plus debonheur. Peu de surprise avec les plantes ; elles sedéveloppent dans un monde de lois harmonieuses ; elles ne nousdemandent pas de supporter le contre-coup de leurs algarades et deleurs drames ; elles vous associent à cette béatitude qui esta leur, à cet éclat qu’elles communiquent à vos pensées. Elles serenouvellent sans cesser d’être stables ; elles seuleséchappent à ce tissu de sombres horreurs qui forme le destin desêtres organisés. Qui les a choisies pour amies n’a rien à redouter.Elles nous donnent intarissablement tout ce qui leur appartient ettout ce qu’on attend d’elles. Elles nous inspirent un amour à lafois physique et pur. Et même si on en aime des milliers, cesmilliers n’en font jamais qu’une. Mais leur présence estindispensable à cet amour : un être mort ou absent n’est pasabsolument perdu pour nous ; on le recrée par la fidélité, parl’amour, par l’effusion du cœur. Une rose qui n’est pas sous nosyeux n’est plus.

De grandes touffes luisantes et encore seméesde gouttes d’eau ; des fougères ; des crossesrecroquevillées ; les nidulariums qui rayonnent autour d’uncœur de pourpre ; des filaments qui se terminent enpapillons ; les camélias roses et blancs dont la pulpe sembleà la fois friable et charnue ; des diffenbachiasmagnifiquement maculés d’ivoire ; les columnéas, qui portentdes doigts gantés de sang ; les codeciums aux feuillesétroites, tachées de rose vif ; d’innombrables œillets, toutsemblait plus beau à Inès quand son père le regardait, comme si lesvégétaux éprouvassent mystérieusement les effets de son amour oucomme si lui seul fût capable d’éveiller l’intérêt et l’attentionde sa fille.

Quand elle le suivait ainsi dans son domaine,elle le sentait rapproché d’elle, plus familier, plus humain.Parfois, il s’éloignait de nouveau, devenait distrait presqueindifférent. À ce moment, les propos d’Henriette lui revinrent àl’esprit et la blessèrent. Elle voulut obtenir la confirmation duchagrin que la maladie d’Anne-Marie faisait éprouver àM. de Salinis.

– Je suis heureuse, dit-elle, de te voirmeilleure mine. Tu es moins pâle et moins abattu aujourd’hui. Celam’angoisse que tu sois si sensible à notre santé.

Mais quand M. de Salinis sepromenait parmi ses plantes, il avait horreur qu’on lui rappelâtles ennuis qu’il pouvait avoir ailleurs.

Il répondit presque brutalement :

– Pourquoi reparler de cela ?Anne-Marie est perdue ou sauvée, mais nous ne le savons pas. C’estcette anxiété qui me tue.

Inès insista presque cruellement :

– Tu nous aimes trop, dit-elle.

Il s’arrêta rêveusement, se pencha pourrespirer l’odeur particulièrement délicate qui s’élevait d’unrosier.

– Aime-t-on les gens ? Aime-t-onquelqu’un ? C’est un problème difficile à résoudre.Quelquefois, je me prends à penser, le soir, que vous êtes mortestoutes les trois. Que deviendrais-je alors ? J’essaie de mereprésenter ma vie… Eh bien ! je sais une chose : je nemourrai pas de chagrin. Alors, en quoi consiste cet amour que nousportons aux autres ?

Il marchait à petits pas, regardant chaquefloraison d’un œil attentif et réfléchi.

– Et d’ailleurs, pour moi, Anne-Marie estdéjà à moitié perdue. Une fille que l’on cède à un autre homme estpresque une morte pour son père. Qu’aura-t-on d’elledésormais ? Une comédie d’affection. Anne-Marie ne tient qu’àGilbert. Elle nous verrait tous disparaître d’un œil parfaitementsec. Au moins, mes fleurs, je ne les partage avec personne.

Jamais Inès n’avait entendu son père parleravec cette liberté impitoyable ; elle regrettait de l’avoirinterrogé. Elle voulait entendre un peu de vérité ; il lui enarrivait trop. Cet homme, prudent dans ses paroles, ménager de sesintentions, ne semblait justement si retenu que par peur d’en tropdire, s’il se laissait aller à sa lucidité cruelle.

Il reprit sombrement :

– Toi aussi, tu te marieras.

– Je n’en prends pas le chemin.

Il la considéra avec une violencemuette ; de nouveau, sa pensée invisible apparut à l’espritd’Inès. M. de Salinis la regardait en pensant :

« Si Anne-Marie meurt, tu épouserasGilbert – et tu l’aimeras du même amour que ta sœur, – d’un amourpresque animal… »

– Tu dis toi-même, père, qu’au fond tutiens bien peu à nous.

M. de Salinis parutsurpris :

– Ai-je dit cela ?… Non. Tu ne m’aspas compris. Pourquoi s’expliquer ? Je t’ai dit que si vousmouriez toutes les trois, je continuerais cependant à vivre.Crois-tu que cette idée ne me torture pas ? Je préféreraiscent fois vous suivre dans la tombe. Je sais hélas ! que je nepourrais pas le faire. Et cependant, je ne tiens plus àgrand’chose. Sais-tu, Inès, ce qui nous rattache à la terre ?Ce sont les infiniment petits de la vie : ce qui reste quandtoute espérance est morte.

– Père, dit Inès, vous vous faites plusdétaché que vous n’êtes. Vous jouez avec nous à l’ascète. Quefaites-vous alors de Mme Bréodat ?

M. de Salinis s’arrêtabrusquement ; il rougit légèrement et parut ou gêné ousurpris.

– Ah ! dit il, avec lenteur, tuconnais Mme Bréodat ? Oui, c’est une amie demoi. Je vais la voir de temps en temps. C’est une illusion quej’entretiens.

– Vous rend-elle heureux ?

– Tu te trompes sur mes intentions, Inès.Je ne demande à Stéphanie aucun bonheur. Elle ne pourrait pas me ledonner d’ailleurs. Non, une illusion, te dis-je, et rien de plus…Elle a une peau ravissante, une certaine culture… Pourquoi sepriver de tout ? Qui t’a parlé d’elle ?

– Je l’ai rencontrée, un jour, avec toi.Tu la regardais d’une certaine manière. J’ai tout compris.

– Non, tu n’as rien compris. Ce n’est pasce que tu supposes. Mais j’ai besoin de voir cette femme…

Ils entraient dans une autre serre :celle des orchidées. La chaleur y était plus lourde encore et plushumide. On voyait retomber des planchettes de liège, accrochées autransparent plafond, des ailettes, des bourses vernissées, desphalènes, des masques, des becs aigus d’oiseaux, des croix nacrées,des sources à filets dégoulinants, des moulinets veineux, despoupées dansantes, des spectres de feuilles mortes, des outresvelues, des chiffons de dentelle, des insectes, des astres.

– Comme la vie est calme ici, ditM. de Salinis.

Inès soupçonna que Mme Bréodatdonnait à son père la même impression ; il était évident qu’ilne l’aimait pas comme elle l’avait cru ; mais elle lui offraitje ne sais quoi qui correspondait peut-être dans l’ordre humain auspectacle que lui présentaient les étranges créatures groupées ici.Aucune de ses filles ne lui rendait la même paix ; leurspassions empoisonnaient son atmosphère.

Mais dans la serre des orchidées, la jeunefille ne retrouvait pas sa sérénité. Elle venait de s’arrêterdevant un massif. C’était là que, trois mois auparavant, Gilbertl’avait embrassée ; au même moment, Anne-Marie, qui devait lessuivre, avait brusquement ouvert la porte. Inès et son beau-frères’étaient si vite séparés qu’il était presque impossiblequ’Anne-Marie les ait vus ; du moins, Inès, le pensait-elle.Cependant, c’était au lendemain de cette rencontre que la jeunefemme avait fait une première scène violente à sa sœur, puis à sonmari, suivies d’autres si nombreuses que, sur le conseil deM. de Salinis, Inès avait dû se réfugier chez les Bérage.Anne-Marie avait-elle deviné ce qui se passait entre Chasteuil etsa sœur, ou bien, ne s’étaient-ils pas éloignés l’un de l’autreassez rapidement pour que Mme Chasteuil n’eût passoupçonné le motif de leur désarroi ? Quoi qu’il en fût, laprincipale péripétie du drame avait eu lieu ici. Inès se sentaitmal à l’aise pendant que son père célébrait la beauté de sesfleurs, ainsi que l’adresse et la conscience de son jardinier,Fortuné, qui avait des dons de savant.

– Je voudrais bien que tu demandes àAnne-Marie de la voir aujourd’hui puisqu’elle va mieux. Si jecharge Henriette de cette démarche, qu’arrivera-t-il encore ?Et il vaut mieux ne pas mêler Gilbert à tout cela.

– Est-ce pressé ?

– Que pensera Anne-Marie si elle ne mevoit pas ? Après tout, elle est libre de refuser ma visite.Mais moi, je ne peux pas agir autrement.

– Tu as raison. J’y vais tout desuite.

Il en voulait à sa fille de troubler cetteheure heureuse obtenue à grand’peine, et de le ramener à desconflits qui l’exaspéraient. Mais Inès avait jugé bon de coupercourt à ces interminables stations devant des fleurs qu’elle avaitvues cent fois. Les rapports des hommes seraient peut-être plusfaciles si on connaissait l’art de les synchroniser.

X

La porte fut entre-bâillée trèsdoucement ; elle laissa apparaître une tête faussement mutine,faussement gaie, faussement réconfortante, une tête qui souriaitcomme on sourit à la peur. Mme Rouzeau se leva ducoin obscur où elle s’occupait à des choses vagues, à dessupputations de bénéfices hypothétiques, à d’optimistesbudgets.

– Puis-je entrer ? répéta Inès.

Mme Rouzeau se précipita verselle ; elle avait surpris des bouts de conversation,interprété les silences aux portes ; elle avait deviné quequelque chose de secret gîtait au cœur de la maison. Aussi semontra-t-elle exagérément cordiale.

– Madame vous attend.M. de Salinis nous a prévenues tout à l’heure. Madameétait si impatiente de vous voir…

D’un geste, la jeune fille arrêta le verbiagede la garde-malade. Elle avançait sur la pointe des pieds aveccette affectation de bonne humeur et ce manque de naturel qu’imposela présence d’un malade en danger.

Anne-Marie tourna lentement les yeux ;son regard s’adoucit, puis redevint sombre. Elle avait d’abordretrouvé sa sœur ; elle revoyait maintenant la femme qui avaitprojeté son ombre sur Gilbert. Inès s’approcha du lit et se penchasur le visage terrassé.

Il lui en coûtait d’embrasser Anne-Marie, maisil lui était impossible d’éviter ce geste sans impliquer par celaune allusion au conflit latent. Mais la malade écarta légèrement latête.

– Prends garde, Inès. Il est inutile quetu attrapes la grippe à ton tour. Il y a déjà trop d’une maladeici…

Inès approcha une chaise. Elle souffrait de ladéchéance d’Anne-Marie et, cependant, elle en éprouvait unallégement intime, une impression de rêve, alors que l’on croitvoler et s’élever de plus en plus haut.

Le visage d’Anne-Marie s’était si profondémentaltéré que sa sœur en ressentit une terreur, inconnue à ceux quiavaient été, jour après jour, les témoins de cette destructionprogressive. L’ardeur du teint était inégale, l’empourprement d’unejoue, (correspondant à la congestion du poumon), s’opposait à lapâleur figée de l’autre ; l’irritation des conjonctives, ladilatation des pupilles, le battement anormal des ailes du nez,autant de traits pénibles dont chacun eût déjà constitué à lui seulun phénomène de défaite.

Les quelques mots prononcés parMme Chasteuil, d’une voix entrecoupée, avaientdéterminé une quinte de toux brève et mal contenue. Un besoind’expectoration raclait et engluait sa gorge.Mme Rouzeau vint au secours de la patiente, ouvrantsous le menton de la jeune femme un crachoir à couvercle. À cemoment, Inès remarqua les points d’herpès qui criblaient lesentours de cette bouche flétrie. Elle se pencha avec un mélanged’angoisse et de pitié. Cette horreur qu’elle éprouvait, les autresne la connaissaient guère ; la compassion et l’exercice dudévouement la leur cachaient. Mais, chez Inès, le sentiment de larivalité était si fort que sa sœur ne pouvait lui apparaître quesous les traits d’une combattante. Triompher à ce prix était unehumiliation.

Elle s’était portée vers la fenêtre, regardantla mer rouler sa nappe d’azur. Les grandes ondulations descollines, avec leur forme lourde et cependant d’oréades endormies,se suivaient à gauche, bleues comme le ciel, c’est-à-dire un peupâles ; à leur point de chute naissait l’île Maïre, comme unconstruction de cristal, une transparente méduse, féeriquementpétrifiée.

La paix du monde, – cette paix générale, faitecependant de mille guerres privées, minuscules au point d’êtreinvisibles, – formait un si violent contraste avec la lutte sourdede la maison qu’Inès forma le projet de partir. Pourquoi ne pasdemander à son père de s’en aller avec elle, – ou plutôt ne pasfuir seule ? Au bout de cette longue route instable, toutepavée d’étincelles, il y avait pour elle un monde à découvrir,celui où l’on égare le plus aisément sa conscience. Ce fut unepensée d’une minute ; immédiatement après, elle sentit denouveau le poids de sa chaîne.

Mme Chasteuil la rappelaitdoucement. L’attention délicate de sa sœur ne lui avait paséchappé. Ses sentiments pour elle se transformèrent une fois deplus. Elle tendit à Inès sa main moite et maigre et la regardalonguement avec une douceur vaincue.

– Parle-moi, dit-elle.

Inès ne chercha pas longtemps.

– Hier soir, dit-elle, après mon arrivée,je ne savais que faire. Je ne voulais pas te déranger. Sais-tu oùje suis allée, Anne-Marie ? Me réfugier dans notre coin :le coin des acanthes.

Un sourire très faible passa sur le visage dela malade, comme une brise sur l’eau toute légère.

– Te souviens-tu du temps où nous nous ycachions ? Il me semblait que je t’y attendais encore. Quecherchions-nous là ? Partout ailleurs, nous appartenions àpapa, à maman, à miss Esther, à Henriette même ; mais là, nousétions seules, toi et moi ; seules et libres, unies.

– Deux enfants, murmura Anne-Marie.

Elle aurait voulu parler : elle se remità tousser. Mme Rouzeau reparut. Mais la jeune femmefit un grand effort sur elle-même pour ne pas cracher.

– Deux enfants, oui, reprit Inès. Lebonheur est dans l’enfance.

Ce mot réveilla l’inquiétude d’Anne-Marie.Elle s’agita, ouvrit la bouche pour mieux respirer, comme si ladyspnée l’étouffait. Quelque chose lui apparaissait, qui lamenaçait de toutes parts ; elle se sentait, de nouveau, unecible visée par les puissances qui s’acharnaient sur elle. Elleregarda Inès avec une haine subite.

– Que veux-tu dire en parlant debonheur ?

– Mais rien, ma chérie. Je penseseulement à nos meilleures années. Nous jouions pendant des heures.À quoi ? J’essaie en vain de retrouver le fil de nosamusements. Nous passions notre temps à nous faire des visites avecnos poupées. Nous nous posions indéfiniment des questions à leursujet. Nous parlions d’elles comme de nos enfants. Tu medisais : « Ma fille, madame, s’enrhume très souvent. Etla vôtre ? – La mienne aussi, madame… » Et tu merépondais : « Les enfants ont une santé bien délicateaujourd’hui, madame… » On disait cela autour de nous, sansdoute.

Anne-Marie ferma les yeux. Elle s’abîma dansune vaste et confuse rêverie ; des images se succédaient sousses paupières ; la poupée d’Inès s’appelait Sophie… Lasienne ? Comment s’appelait la sienne ? Les bourdonsénormes bouchaient le calice des acanthes ; une odeur demarais et de fièvre s’élevait du sous-sol suintant, – et l’onvoyait de loin les visiteurs qui passaient avec une sage lenteur etbeaucoup de cérémonie sur la terrasse du château…

La malade, à demi engagée dans le rêve,souleva brusquement les paupières :

– As-tu des enfants, Inès ?

Sa voix éteinte avait eu un accent angoissé,malveillant.

– Non, Anne-Marie, tu le sais bien maisj’ai eu Zénith.

Mme Rouzeau s’approcha d’Inès.Sa mine était papelarde ; ses mains, grasses et blanches,d’une blancheur bleuâtre d’anémones de mer. Elles paraissaient, àla fois, gourdes et préhensives, gélatineuses et légères. Ellessortaient de ses manches comme des tentacules bizarres, des chosesqui ne lui eussent pas appartenu en propre, trop propres pour nepas en être suspectes.

– Il ne faut pas fatiguer Madame. Madamene doit pas parler. Ce n’est pas que Madame ne soit pas mieux, maisla fièvre revient vite…

– Laissez-nous, madame Rouzeau, ce n’estpas moi qui parle. Raconte-moi encore ce que nous faisions.

– Un jour, tu t’en souviens, je pense,nous étions assises sur le banc. Nous jouions comme d’habitude. Jeparlais de Sophie. Je ne sais plus ce que je disais, et, tout àcoup, j’ai été frappée d’une sorte d’ennui terrible et imprévu.J’ai eu l’impression que tout ce que je disais était idiot. J’aivoulu m’obstiner, continuer la conversation commencée, t’entretenirdu rhume de Sophie ou de ses fiançailles. Mais je faisais un efforténorme pour m’y intéresser encore, un effort si grand que cela medonnait un véritable mal de cœur. Tu m’as dit :« Pourquoi t’arrêtes-tu de parler ? » Je t’airépondu : « Sophie m’ennuie…, » Et tu m’asdit : « Moi aussi… »

– Je m’en souviens : c’était fini.Nous ne pouvions plus jouer à la poupée. Nous étions devenues degrandes personnes.

– J’ai gardé de cette journée un souveniraffreux ; mais je la revois comme si j’y étais. Le temps étaità l’orage et de grands nuages noirs tournaient au-dessus desarbres.

– Je devais avoir quatorze ans, ditAnne-Marie.

Un pas sonna dans le corridor ; peut-êtrecelui de Gilbert. De nouveau, le visage de la malade se contracta.Il ne fallait pas que Gilbert trouvât Inès chez elle.

– Tu as raison, dit Inès, nous sommes degrandes personnes.

Elle se leva et passa une main affectueuse surle front suant de sa sœur.

– Je reviendrai te voir demain,dit-elle.

– Si je vais mieux, murmuraAnne-Marie.

Une quinte de toux l’empêcha de dire un mot deplus. L’effort qu’elle faisait pour délivrer sa gorge de cetteirritation aiguisait plus profondément cette douleur qui pénétraiten elle, derrière le mamelon de son sein gauche.Mme Rouzeau la soutenait.

Le pas s’était éloigné. Inès chercha, en vain,la silhouette de Gilbert. Personne. Elle marchait comme unesomnambule, sans réfléchir à ce qu’elle faisait. Elle voulaitregagner sa chambre ; elle se trouva au seuil de l’escalier.Elle descendit dans le hall. Elle alla s’asseoir dans un fauteuil,à côté de la plate-bande de chrysanthèmes. Ses pensées étaientvagues et flottantes. Le souvenir de Gilbert lui fut soudainodieux. Que faisait cet étranger dans cette maison ? Pourquoientendait-on son pas dans les couloirs ? Inès se souvint à cemoment que sa sœur avait refusé de l’embrasser. « Quepense-t-elle de moi ? se dit-elle. Elle est si malade… »Mais elle-même avait refusé aussi, la veille, le baiser de Gilbert.« Ce n’est pas la même chose… » C’était la mêmechose : une ombre passait entre Gilbert et Inès comme entreInès et Anne-Marie, une ombre dont personne ne prononçait le nom età qui chacun le donnait dans le secret de son cœur. « Nousmenons la vie des grandes personnes… Mais si Anne-Marie guérit, sinous devenons très vieilles toutes les deux, nous cesserons denouveau d’être de grandes personnes. Tout sera si loin !Parlerons-nous alors de nos années de jeunesse et qu’en dironsnous ? Je voudrais être déjà indifférente… Pourtant, leserai-je jamais ? »

M. de Salinis parut au seuil dusalon, les mains enfoncées dans les poches de son veston clair,l’air tranquille et comme éventé.

– Tu es là, Inès ? Je te cherchaispartout. Comment as-tu trouvé ta sœur ?

XI

Cette fois, Gilbert, en entrant dans lachambre d’Inès, ne crut pas nécessaire de prendre cet air de« préposé à la maladie », qui avait tant froissé la jeunefille, le jour de son arrivée.

– J’ai réussi à m’échapper, dit-il.Quelle maison ! On vit dans un réseau d’espionnage. Avant samaladie, c’était Anne-Marie qui était toujours sur mestalons ; maintenant, c’est Henriette qui me surveille, c’estton père, c’est Mme Rouzeau, je ne sais quiencore…

– Pourquoi as-tu donné des droits sur toià Henriette ? On dirait que tu as peur d’elle.

– Elle est capable de tout, même de fairede faux rapports à Anne-Marie.

– Elle est jalouse de toi ?

– Non, mais elle te déteste.

– Je le sais. Elle m’a toujours détestée.Quand elle était petite, elle souffrait passionnément de monintimité avec ta femme. Elle s’était prise, je ne sais pourquoi,d’une telle passion pour Anne-Marie qu’elle aurait voulu se trouverseule avec elle. À ses yeux, c’était moi qui l’en empêchais.Maintenant, sa fureur a pris, je crois, une autre forme.

– Laquelle ?

– Écoute, Gilbert, nous avons sans doutepeu de temps à demeurer ensemble ; ne trouves-tu pas qu’onpourrait parler d’autre chose que d’Henriette ?

Elle s’était levée nerveusement et faisaitbouffer, d’un geste de mère relevant les cheveux de sa fille, latouffe de chrysanthèmes qui s’affaissait dans un faux vase deGallé, héritage d’une génération précédente.

Gilbert la saisit au passage et l’attira à luisi brusquement qu’elle trébucha et vint tomber sur ses genoux.

– Gilbert ! Comme tu deviensbrutal !

– Brutal ! Non, cupide, impatient,frénétique. Est-ce une vie pour moi que de passer mon temps auprèsd’une malade, alors que je te sens aller et venir dans la maison,que je crois toujours entendre le bruit de ta jupe…

Il la prit par les épaules et l’inclina verssa bouche. Il l’embrassait avec une sorte de hâte goulue, comme onboit après une longue course au soleil. En même temps, ildéboutonnait sa chemisette de soie blanche et, plongeant la têtedans l’ouverture, il lui baisait le cou, la poitrine. Elle sedébattait à peine, soumise, heureuse. Le bruit d’une fenêtre quel’on fermait quelque part la sortit de son accablement.

– Gilbert, voyons, si on venait ! Laporte n’est pas même fermée… Henriette doit déjà se demander où tues.

– J’ai bien le droit de te faire unepetite visite.

– Pas à ses yeux. Et puis, une petitevisite ne comporte pas que je sois à moitié nue.

– Oh ! à moitié nue, Inès ! Siau moins c’était vrai…

Inès rougit :

– Tais-toi. Je déteste ce genre depropos. J’ai horreur que l’amour ressemble au libertinage.

– Mais, Inès, je préférerais, moi aussi,t’avoir toute à moi… Est-ce ma faute si je dois me contenter…

Elle avait horreur de cette phraséologieavantageuse.

Il n’insista pas de crainte de lui déplaire.La jeune fille avait passé dans son cabinet de toilette pour serecoiffer. Gilbert l’y suivit en silence et, quand elle retira sachemisette pour en passer une qui fût moins chiffonnée, il s’élançasur elle pour lui baiser le dos et les épaules. Elle réussit enfinà le mettre à la porte, moitié fâchée, moitié riante.

Elle le retrouva dans un fauteuil, fumant unecigarette, l’air sombre et préoccupé.

– Cette situation ne peut pas durer,dit-il. Je n’en peux plus. Je souffre trop.

– Crois-tu que je sois sur un lit deroses ?

– Il faut prendre une décision.

– En ce moment ?

– Oui, je sais bien : il fautlaisser d’abord à Anne-Marie le temps de guérir…

Il leva les yeux sur Inès ; elle baissales siens. Il y eut un long silence. Ce mot guérir achevade se prolonger en sonorités sourdes et longues comme lesvibrations d’une note frappée sur un piano. Personne ne lesinterrompit.

– Mais après ? reprit-il.

– Je t’en supplie, Gilbert, il estimpossible de parler de tout cela : Anne-Marie est encore endanger.

– Elle est sauvée.

– Vous avez mal compris les paroles dudocteur Mazoullier, mon père et toi ; elles ne sont pas aussirassurantes que vous le croyez.

– Bien. Mais quels projetsformes-tu ?

– Et toi ?

– Eh bien ! dit-il, je veuxdivorcer. Nous partirons ensemble. Tu as vingt-trois ans. Tu eslibre de ta vie. Tu as ta fortune personnelle…

Ce terme sonna bizarrement aux oreillesd’Inès. Comme Gilbert avait tout prévu ! Il ne voulait pasêtre privé de l’aisance que lui offrait l’argent d’Anne-Marie.

– Jamais Anne-Marie ne consentira àdivorcer. Je connais son caractère. Et je n’apprendrai pas à unavocat que la loi n’admet le divorce que lorsque les deux partiessont consentantes. Quant à ma fortune personnelle, tu dois savoirqu’elle est mince. L’argent vient de notre père ; c’est luiqui a doté Anne-Marie. Notre mère avait peu de chose ; elle ena laissé la moitié à papa…

– Il te fera une dot aussi.

– Si nous nous marions, oui. Mais si nousfuyons, nous n’aurons rien.

– Eh bien ! tant pis ! Nousresterons. Et nous ferons comme les autres.

– Tu veux dire que nous vivrons dans lemensonge ?

Elle ajouta avec amertume :

– C’est là tout ce que tum’offres !

– Tu refuses tout. Quand Anne-Marie nousa surpris dans la serre, tu as préféré prendre le large que detenir tête à l’orage, et tu m’as laissé trois mois dans ledésespoir.

– Étais-je plus heureuse quetoi ?

– Je n’en sais rien, après tout.Aujourd’hui, je t’offre successivement d’être ma femme, maconcubine, ma maîtresse… Je ne peux pas faire plus.

Le caractère de Gilbert reprenait ledessus ; il était de nouveau prêt à plaisanter et à révéler sacruelle insouciance. Inès lui jeta un regard courroucé.

– Je n’ai pas le cœur à rire,dit-elle.

– Non, je sais, tu préfères te lamentersans agir.

Il se leva pour regagner la chambred’Anne-Marie.

– Il est bien vain de se tourmenterainsi. Peut-être les choses tourneront-elles dans un autresens…

Cette fois, Inès ne baissa pas les yeux ;oui la mort d’Anne-Marie arrangerait tout ; oui, il n’y avaitd’autre issue pour leur bonheur que la disparition deMme Chasteuil. C’était atroce, mais c’était ainsi.À aucun moment de leur vie, Gilbert et Inès n’avaient formulé unpareil vœu ; le destin seul intervenait. Il leur fallaitremettre leur sort entre ses mains. Brusquement, comme s’ilrenaissait mystérieusement, dans l’air, d’une imprévue conjonctiondes échos, le mot guérir se représenta à eux. Anne-Marieallait beaucoup mieux. Mais Inès avait prêté, et comme malgré elle,une attention scrupuleuse aux paroles du docteur Mazoullier :« Anciens troubles cardiaques… légère lésion… pointfaible… »

Et soudain, par un de ces coups de théâtre del’émotivité, si fréquents chez les femmes, elle éclata en reprochesviolents à l’adresse de Gilbert Chasteuil. Lui seul étaitresponsable de leur malheur ; elle vivait paisiblement, sanspenser à l’amour ; il l’avait poursuivie, inquiétée, charmée.Il avait agi avec elle comme il l’avait fait avec sa cousineLermentières, peu après son mariage, comme il l’avait fait sûrementavec Henriette pendant son absence.

Gilbert protesta.

– Mais elle est folle de toi, voyons,s’écria Inès. Père, qui n’aime guère faire attention à ceschoses-là, s’en est même aperçu.

– Assez ! assez ! fit Gilbert,excédé. S’il me faut maintenant me disputer avec toi…

Il eut un grand geste de lassitude et quittala chambre de sa belle-sœur.

XII

Le lendemain, Inès, après le déjeuner,s’étendit. Sa discussion avec Gilbert avait eu l’infortune pourrésultat. Elle regrettait à la fois ses reproches et ses silences.Elle lui demandait pardon en esprit de ses colères et reprenaitpourtant la discussion, mot par mot, afin d’avoir raison de lui.Tout luttait en elle : son amour-propre blessé, sa jalousie,sa tendresse, sa méfiance ; ce désir physique enfin quifaisait d’elle tantôt une esclave et tantôt une révoltée.

Elle commençait de somnoler quand on frappa àla porte. Delphine venait avertir Mademoiselle que M. Béragedemandait à la voir ; jamais visite n’avait été plusimportune ; comment fermer sa porte à quelqu’un qui vous areçue trois mois chez lui ?

Inès se lava le visage, baigna d’eau de roseses yeux fatigués, colora ses joues et ses lèvres ; puisencore brouillée de sommeil interrompu, elle descendit ausalon.

Manuel Bérage y marchait de long en large,vêtu en joueur de golf : veste à carreaux, ouverte sur unchandail gris ; culotte bouffante ; bas écossais. Trapu,les épaules lourdes, le teint balafré de rouge par le soleil et levent, une épaisse boucle de cheveux gris roux massée sur le front,les yeux enfoncés sous l’arcade sourcilière ; il avait l’aird’un gentleman-farmer. Cela lui donnait je ne sais quoi deplaisant et d’insolite, l’aspect d’un acteur de vaudeville quiprend aux sérieux son rôle de paysan du Danube.

– Votre dernière lettre nous a beaucoupinquiétés, dit-il, en serrant vigoureusement la main deMlle de Salinis. Yolande m’a envoyé enémissaire…

Comme tous les solitaires, Manuel Béragementait mal. L’habitude de la société, seule, nous permet de lefaire avec aisance, grâce à un entraînement inoffensif etquotidien. Inès le connaissait assez pour démêler son imposture.Elle répondit avec une douceur hypocrite :

– Je suis désolée d’avoir angoisséYolande. Mon arrivée a coïncidé avec une amélioration d’Anne-Marie.J’ai écrit cette lettre dans un premier affolement ; lelendemain, la température avait sensiblement baissé.

– Je suis sûr que la joie de vous revoiraura fait le plus grand bien à Mme Chasteuil.

– C’est certainement cela, eneffet ; vous tombez tout à fait juste. Mais que voulez-vousboire, mon cher Manuel ? Il est trop tôt pour prendre du thé.Un whisky, peut-être ?

C’était une mauvaise inspiration. Quand il eutabsorbé beaucoup de whisky et très peu de soda, Manuel reprit sonassurance ; il en reprit même trop, car il dit aussitôt à lajeune fille :

– Inès, il faut que je vous avoue lavérité : depuis votre départ, ma vie est un enfer.

– Depuis mon départ ? Mais je vousai quittés lundi et nous sommes jeudi. L’enfer va vite avecvous !

Manuel Bérage avait le tic de se mordre lesdoigts tout autour des ongles ; il les mordait jusqu’ausang ; il devait même parfois sortir son mouchoir pour s’enenvelopper le pouce ou l’index. À ce moment, il tira si violemmentsur son épiderme qu’il en arracha un lambeau.

Inès, qui avait de l’amitié pour lui, prit samain :

– Je vous en prie, Manuel, interrompez cecarnage. De grâce, ne vous martyrisez pas ainsi !…

Regardant son doigt où le sang perlait, ilhochait doucement la tête :

– Voici le premier mot amical quej’entends depuis lundi. Je pourrais prendre un couteau et medépecer devant Yolande qu’elle ne s’en apercevrait même pas.

Bérage avait une certaine outrance verbale parlaquelle il exagérait ses moindres propos. Il ne disaitjamais : « Je vous attendais… », mais « jesèche sur pied depuis bientôt deux heures », ou « Jecommence à comprendre l’anthropophagie… » plutôt que d’avouerqu’il eût faim.

Inès lui dit doucement :

– Manuel, vous n’avez pas fait troisheures de chemin de fer pour vous plaindre de Yolande. D’ailleurs,parce que cela n’a rien de nouveau.

– Excusez-moi. Oui, c’est vrai, je suisun radoteur, un raseur, un obsédé. Mais, après votre départ, j’aivu plus que jamais à quel point j’étais seul au monde. Pour mesfilles, leur mère seule compte ; à leurs yeux, moi, je ne suisrien. Que leur ai-je fait pour qu’elles me méprisent à cepoint ?

– Mais Yolande ne vous méprise pas,Manuel ; seulement vous avez une nature exigeante, excessive,et Yolande est sans désir, heureuse de tout ce qui lui arrive. Nedramatisez pas une situation dont le seul défaut, à vos yeux, estde ne pas être dramatique.

– Votre indulgence en juge ainsi… Maismoi, j’apprécie maintenant le bienfait d’avoir vécu près d’un êtrequi vous comprend, qui vous estime, qui s’intéresse à vous. Quandnous causions ensemble, je me sentais soutenu… Depuis, c’est denouveau le désert…

Inès s’énervait. Elle a fait l’impossible pourdéjouer cette déclaration. Comment l’interdire à quelqu’un qui apris le train pour s’en délivrer ?

– Je ne demande pas grand’chose à la vie,reprit Manuel, j’aime mon métier. (Lequel ? pensaInès.) Je suis un artiste avant tout. Mais un artiste a besoind’encouragement. Aux yeux de Yolande, je n’ai aucun talent ;je ne suis même pas un amateur ! J’alignerais des soldats deplomb sur la table de la salle à manger qu’elle considérerait cetteoccupation du même œil que mes aquarelles, mes romances, messonnets. C’est désespérant. Vous, au moins…

Inès pensait : « Si Gilbertentendait Manuel, ne dirait-il pas que je suis, moi aussi, unecoquette et que j’ai tout fait pour rendre ce pauvre diableamoureux ? Ne me reprocherait-il pas de lui ressembler ?Ou, plutôt, ne suis-je pas injuste à son égard ? C’est vraique je me suis intéressée à Manuel, – ou que j’ai feint de lefaire. Par pitié, je l’ai persuadé que ses pauvres essais n’étaientpas sans valeur ; qu’il aurait tort de s’interrompre ;qu’il y trouverait un but… Par pitié ? Ou pour lui montrer queYolande était indigne de sa tendresse ; pour prendre unegrande place dans son esprit et dans son cœur ; pour luilaisser le souvenir d’un être extraordinaire, supérieur à tous ceuxqu’il avait connus – et surtout supérieur à sa femme, qui estcependant ma meilleure amie ? Maintenant ce bel édifice defatuité s’effondre sur ma tête… Et je suis impitoyable pourGilbert… »

– Quand Anne-Marie sera guérie, Inès, jevous en conjure, revenez à la maison. Je ne peux plus vivre sansvous. Je n’ai d’autre intérêt que votre présence, votre amitié…

– Y pensez-vous, Manuel ? EtYolande ?

– Mais Yolande est ravie que vous soyezlà ! Yolande ne peut pas être jalouse de vous, puisque je nesuis rien à ses yeux.

Inès tressaillit imperceptiblement. Gilbertdescendait l’escalier. Elle était bien sûre qu’il avait dû lachercher dans sa chambre. Maintenant il explorait la maison. Par lafaute de cet imbécile, elle avait perdu l’heure qu’il aurait passéeavec elle, cette heure unique où, réconciliée avec lui, elle luiaurait demandé pardon de ses paroles injustes de la veille, tout enl’accablant de nouveau.

Elle entendit les pas de Gilbert traverser lehall ; la porte se referma. Il se promènerait seul dans leparc ; ou peut-être même « descendrait-il » en ville(comme on dit à Marseille). Elle fut frappée de désespoir. Quand lereverrait-elle ?

Manuel Bérage parlait toujours.

– Pourquoi ne voulez-vous pas venir faireun nouveau séjour chez nous ? Oh ! moins long, bienentendu ! Je n’entends pas vous arracher à votre père. On abesoin de vous partout, Inès. Vous ne savez pas ce que vous êtespour les êtres qui vous aiment… Depuis cinq jours, le soleil ne selève plus chez nous. Le soir arrive et je me dis : « Iln’y a pas eu de lumière aujourd’hui. Ce sera la même chose quand jeserai mort et pourri sous la terre… » Je vous aime tant ettant, Inès !

Cette frénésie attristait la jeune fille etlui remuait le cœur. On pouvait donc l’aimer ainsi ! MaisGilbert, comment l’aimait-il ? Elle sentait en lui je ne saisquoi de fuyant, d’artificieux, d’égoïste, et non pas cette rudefranchise, le brutal abandon de Manuel Bérage à ses sentiments.

– J’avais fait quelque chose pour vous,une petite aquarelle d’après votre chambre. Je voulais vous laporter. Et puis Yolande s’est tant moquée de moi que je n’ai pasosé.

– Elle a eu tort. Cela m’auraitcertainement fait plaisir de l’avoir.

– Oh ! que vous êtes bonne, Inès.Demeurez toujours compatissante, toujours amicale… Maisl’autre, l’autre…

Il tira sur un morceau de peau avec une tellerage que deux fois le lambeau lui échappa et qu’il dut se remettreâprement à l’ouvrage pour l’avoir, puis il le mâcha aveccolère.

– Je vous enverrai mon tableau par laposte, conclut-il alors. Il faut que je m’en aille, je ne partiraipas sans avoir votre promesse. Huit jours, quinze jours, ce quevous voudrez… De grâce, ne me laissez pas seul avec Yolande. Sansquoi, on risque, un jour, de me trouver pendu derrière la porte dela grange. Vous vous souvenez, je vous ai montré le clou qui y estplanté : c’est le plus beau que j’aie jamais vu.

Inès promit. Elle avait hâte qu’il partît.Gilbert traversait de nouveau le hall, remontait l’escalier. Ellebrusqua les adieux sous le prétexte que sa sœur avait besoind’elle. Elle s’élança ensuite sur les traces de sonbeau-frère : peine perdue ! Elle l’entendit qui rentraitdans la chambre d’Anne-Marie.

Alors elle se rassit dans le fauteuil dusalon ; elle n’avait plus rien à faire jusqu’au soir.

XIII

Une heure après, Henriette entra dans lesalon. Inès, toujours dans le même fauteuil, regardait, à traversles verrières, les nuages assombrir le ciel et les platanesrecroqueviller les conques rousses de leurs feuilles, qui gardaientsans doute, elles aussi, au fond de leurs méandres crispés, lemonotone écho de la plainte du vent.

– Tiens, dit-elle. Tu es là. Quefais-tu ?

Inès se doutait bien que sa sœur l’avait épiéeet qu’elle n’ignorait rien de sa présence au rez-de-chaussée.

– Tu attends quelqu’un ?ajouta-t-elle aussi, dans le même style agressif etmalveillant.

– Il y a longtemps que je n’attends pluspersonne, répondit Inès. Je ne sais que trop ce qu’on peut espérerd’autrui.

Henriette eut un sourire sarcastique, comme siles paroles de sa sœur lui paraissaient un simple artifice verbal,une manière de jouer aux yeux de tous un rôle pathétique.

– Alors, dit-elle, je me sens plus àl’aise. Si j’ai un conseil à te donner, maintenant que l’étatd’Anne-Marie s’améliore, c’est de retourner à Toulon.

– Chez les Bérage ?

– Chez les Bérage ou ailleurs.L’important pour toi, c’est de ne pas rester ici.

– Je suis de trop ici, comme tudis, c’est-à-dire chez notre père ; enfin, chez moi.

Inès parlait à demi-voix, d’une façon rêveuse,mais en scandant ses mots, avec retenue toutefois, comme quelqu’unqui craint de se laisser emporter par la violence.

– Pourquoi ? reprit-elle.

– À quoi bon recommencer cesconversations désagréables ? Ta présence inquiète Anne-Marie,retarde sa convalescence. Le jour, elle demande sans cesse ce quetu fais, où tu es. Dès que Gilbert sort de sa chambre, elle estanxieuse. La nuit, c’est pire. Tu te souviens qu’Anne-Marie avaitdes crises de somnambulisme dans sa jeunesse et dans sonadolescence. Elle parle souvent la nuit ; elle s’agite. Ellecroit que tu es là ; elle te parle ou elle parle de toi.

– Que dit-elle ?

– Rien de précis. Mais ta présencel’obsède. Elle te soupçonne de vouloir accaparer Gilbert.

– Elle ne parle jamais de toi ?

Le bel œil d’Inès s’était largementouvert ; il jetait sur Henriette un regard aigu ;Henriette rougit, décontenancée par cette attaque à laquelle ellene s’attendait guère.

– Pourquoi parlerait-elle demoi ?

– Mon Dieu, dit ironiquement Inès, ceserait bien naturel, il me semble. Moi, elle ne me voit jamais.Toi, tu ne quittes guère sa chambre, tu t’y trouves tout le tempsavec Gilbert. Vous avez de fréquentes conversations. C’est à toiqu’elle devrait penser dans son délire : pas à moi.

– Ce serait naturel, en effet, ditsarcastiquement Henriette. Malheureusement, la logique n’a pastoujours raison des faits. En pratique, Anne-Marie parle de toi etpas de moi. Et voilà ! C’est à ce propos que je me permettaisde te donner ce sage conseil, qui ne semble pas te plaire.

– J’y réfléchirai, dit sobrementInès.

Le ciel, en s’obscurcissant, créait dans lesalon une sorte de nuit prématurée ; on y voyait les couronnesdes chrysanthèmes, comme de tout petits astres d’or et d’argent,flotter à la dérive au bas des fenêtres, comme entraînées sur uneonde ténébreuse. La caisse du piano prenait la forme d’unsarcophage. Une odeur de naphtaline s’élevait des housses jetéessur la plupart des meubles par Justinien qui avait conservé lesusages du temps où il servait les parents deM. de Salinis, quand celui-ci avait à peine dix ans.Personne ne contrecarrait ses manies de vieillard un peu radoteur,toujours étonné que la mère de Monsieur ne sortît pas d’une chambrepour lui crier : « Justinien, tout le monde est parti,remettez les housses sur les meubles de tapisserie. »

– Pendant que j’étais là, tout à l’heure,à ne rien faire, sais-tu à quoi je pensais ? dit tout à coupInès. Il me semblait que j’étais transportée très loin dans lepassé. Bien entendu, j’habitais cette maison, puisque notre famillel’a fait construire il y a plus d’un siècle. As-tu réfléchi quenous ne savons rien de nos parents ? Je me disais qu’au lieud’être moi-même, j’étais une de nos jeunes tantes, une des deuxsœurs de notre grand-père Joseph, celles qui sont mortes l’une etl’autre avant leur trentième année. Pourquoi pensais-je àcela ? Et je me suis dit tout à coup, et cela a été pour moiune sorte de révélation : « C’est peut-être son âme quiest en moi. Elle s’est incarnée dans mon apparence, pour poursuivresa vie interrompue trop tôt. » Si c’était vrai, j’aurais dansce cas deux destins à fournir. N’est-ce pas effrayant ?

– C’est surtout absurde, dit rageusementHenriette.

– Non. Laisse-moi finir. Tu verras. Cen’est pas absurde du tout. Quand je m’abandonne, comme je l’ai faittout à l’heure, à ces rêveries, j’ai le sentiment d’avoir déjàconnu des émotions extraordinaires. Cela se passe, comme au réveil,quand on essaie de se souvenir d’un rêve et qu’on ne retire de sonsommeil aucun détail particulier : non, rien qu’une couleurd’ensemble, très sombre. J’ai positivement alors la sensationd’avoir été tout près de vivre une vie étrange etmerveilleuse ; et je sais que je ne l’ai pas vécue.Maintenant, je me retrouve au bord de quelque chose d’inattendu etd’enchanteur ; mais je ne le vivrai pas davantage. Le destinde cette tante se reforme en moi pour avorter de nouveau.

Ce récit troublait Henriette plus qu’elle nel’aurait voulu avouer, comme si cela correspondait en elle à desintuitions inexprimables.

– De laquelle parles-tu ?dit-elle.

– De l’aînée, Adélaïde. Je n’ai jamais pusavoir de quoi elle était morte. De langueur, m’a-t-on dit.Qu’était-ce alors que la langueur ? La tuberculose, l’amour,la neurasthénie ou autre chose que l’on ne sait plus aujourd’hui.Il y a des maladies qui disparaissent, paraît-il. L’autre sœur,Victoire, lui a survécu de deux ans, puis elle est morte de la mêmefaçon. Après leur décès, notre grand-père Joseph a épousé cetteEspagnole, Inès, dont je porte le nom et à qui, paraît-il, nousressemblons beaucoup, Anne-Marie et moi.

– Qui t’a dit tout cela ?

– J’ai réussi à arracher cesrenseignements à notre père. Il a horreur de parler du passé, maisil n’ignore pas tout de notre famille, cependant. J’ai voulu lesavoir, car, pour des raisons que je viens de te dire, jem’intéresse beaucoup à cette Adélaïde et à cette Victoire.

Henriette se leva pour remonter dans lachambre de la malade.

– Encore un mot, dit Inès, en lasaisissant par le bras. Je t’ai dit tout à l’heure que jeréfléchirai au sujet de mon départ. Eh bien ! c’est toutréfléchi. Je resterai. Anne-Marie va mieux. Il n’y a aucune raisonpour que je sois chassée de cette maison.

Elle haussa la voix, presquemenaçante :

– Je vous ferai, moi, une autreproposition. Quand Anne-Marie sera guérie, qu’elle s’en aille,elle, avec son Gilbert. J’ai cédé une première fois, j’ai obéi à cecaprice absurde d’Anne-Marie. Dieu seul sait pourquoi. Elle n’estpas contente ? Qu’elle prenne la porte.

– Ce n’est pas possible, dit Henriette,déjà rouge de colère.

– Pourquoi ?

– Elle est l’aînée.

– Il n’y a plus de droit d’aînesse. Dequel droit veux-tu priver papa de la société de ses fillesdisponibles, alors que Anne-Marie est mariée et ne s’occupe plus delui ? Et puis elle seule se plaint ; elle est libre deretrouver la paix ailleurs.

– Elle est en droit de se plaindre. Ellerestera…

– Ah ! s’écria Inès, avec un éclatde rire haineux, tu ne veux pas qu’elle s’en aille, n’est-cepas ? Tu veux garder Gilbert, avoir ton Gilbert pour toiseule, écouter ses confidences, veiller sur lui, l’influencer. Moi,je dois m’en aller pour ne troubler personne, ni Anne-Marie, nitoi… Je resterai, Henriette. Mais, si tu désires t’en aller aveceux, je ne te retiendrai pas…

Elle ajouta avec lassitude :

– Et puis, je te le répète, pourquoiveux-tu agiter ma vie, comme une eau dormante, avec ton vilainbâton ? Je t’ai dit que rien ne m’arrivera…

Mais Henriette était déjà sortie.

Maintenant c’était la nuit, la vraie nuit, quiarrivait, et non cet obscurcissement qui étendait sur les pelousesdes ombres que l’on voyait courir, s’effacer, revenir. Ainsi,soixante-cinq ans plus tôt, Mlle Adélaïde deSalinis devait accueillir le crépuscule dans ce même salon, devantces mêmes arbres. Quelles pensées avait-elle formées qu’Inès neconnaissait pas ? Quels rêves nourrissait-elle qui fussentdifférents des siens ? Inès se représentait Adélaïde pluscroyante qu’elle, qui était la moins religieuse des trois sœurs.Mais ne se pouvait-il pas que Mlle Adélaïde deSalinis sentît comme Inès une autre présence lointaine s’agiter enelle, une personne disparue essayer de ranimer dans les méandres deson âme des émotions bizarres, des élans vertigineux, écoutant lemorne écho d’un vent désolé ? Jusqu’où remontait derrière ellece désir d’une vie merveilleuse que toutes avaient attendue et quin’était venue pour aucune ? De quoi s’agissait-il ? D’unamour si grand et si fort qu’il se fût anéanti dans sonapaisement ? D’une nostalgie si inextricablement renouveléequ’elle ressemblait à une de ces vagues que l’on voit accourir debien loin, déroulant et enroulant sans fin sa volute ? D’unbonheur plus grand encore que cet amour, cette vague ou cettenostalgie ?

Elle crispait ses sourcils, tendait sestraits, serrait ses lèvres. Oui, oui, il y avait en elle quelquechose qui voulait être dit, quelque chose qui voulait venir aujour, qu’Adélaïde lui chuchotait et peut-être une autre Adélaïdeencore avant elle… Et voici qu’on lui proposait simplement d’êtreexpulsée ! Alors elle baissa la tête et, sans bien savoirpourquoi, elle éclata en sanglots.

XIV

Un jour, en descendant le cours Pierre-Puget,M. Arthur de Salinis avait croisé une femme dont la vuel’avait extrêmement troublé. Elle ressemblait, trait pour trait, àune maîtresse qu’il avait eue avant son mariage. Au bout de septans de liaison, son mari, M. Livernois, lieutenantd’artillerie coloniale, avait quitté Marseille pour le Tonkin. Cedépart, dont il avait éprouvé beaucoup de chagrin, n’avait pas étéétranger à la décision de M. de Salinis de renoncer à savie de garçon.

M. de Salinis suivit discrètement lajeune passante. Elle habitait dans une triste maison à trois étagesde la rue Gustave-Ricard. L’enquête menée parM. de Salinis lui fit découvrir, en effet, queMme Bréodat était la fille de son ancienne amie. Ilen eut une grande émotion et souhaita de la connaître. Son mariétait violoniste et donnait des leçons. Il lui fut facile d’entreren rapports avec lui. Sa femme se montrait plus farouche. Elle necomprenait rien au subit intérêt que ce vieux monsieur trop poli,toujours vêtu de clair et qui appartenait au patriciat de la ville,témoignait à son ménage.

– Je ne voudrais plus voir ce personnagedoucereux, disait-elle à son mari. Pourquoi vient-il ?

– Il aime la musique.

– C’est louche.

M. de Salinis avait imaginé, eneffet, de se faire jouer des quatuors et des trios parM. Bréodat et ses camarades. Ces petites séances avaient lieu,bien entendu, chez le violoniste, et sa femme était contrainte d’yassister.

– Ses cachets ne le sont pas, disaitBréodat, qui gagnait à peine de quoi entretenir sa femme et unepetite fille de cinq ans. Et aucun de nous, je t’assure, ne crachesur l’argent qu’il nous procure. C’est un homme désœuvré etcapricieux. Il paraît qu’il a des marottes. Celle-là lui passeracomme les autres ; en attendant, elle aura mis un peu debeurre sur nos pauvres épinards.

M. de Salinis était trop fin pour nepas voir l’hostilité et l’éloignement deMme Bréodat. À Noël, il envoya à sa fille unepoupée comme celle-ci n’avait jamais osé rêver d’en recevoir. Quandil vint rendre visite, un après-midi où elle était seule, à lafemme du musicien, celle-ci n’osa pas mal l’accueillir. Il lui tintà peu près ce langage :

– Chère madame, voulez-vous que nouscausions entre nous, comme de vrais amis ? Vous me regardezd’un mauvais œil et vous m’attribuez de sombres desseins. Je n’enai aucun. Je me suis pris d’amitié pour votre ménage. Cela ne cacheaucune arrière-pensée. Si j’en avais, vous vous en seriez déjàaperçue. Pourquoi suis-je tombé un jour chez vous sans criergare ? Je vais vous l’avouer tout uniment : vousressemblez beaucoup à une amie d’enfance que j’ai eue autrefois etque je regrette encore. De là ma sympathie pour vous. Comme vous levoyez, rien de plus simple. J’ajoute que je suis libre, que j’aimela musique et que j’ai trois filles charmantes qui n’ont pas besoinde moi. Et j’aime qu’on ait un peu besoin de moi. Si mes façonsd’être vous déplaisent sincèrement, je ne reviendrai pas.

M. de Salinis avait l’air si loyalque Mme Bréodat renonça à ses préventions et qu’ildevint le commensal de la maison. Il ne fit pas la moindre allusionà sa mère, et Stéphanie ne soupçonna jamais le rôle queMme Livernois avait eu dans cette vie.

Il rendait souvent àMme Bréodat de menus services d’argent. Quand elleeut sept ans, la petite Marie faillit mourir d’une crised’appendicite. On dut l’opérer à chaud. Ce futM. de Salinis qui alla chercher un des meilleurschirurgiens de la ville, qu’il connaissait et que ses prixmettaient hors de la sphère où les Bréodat l’eussent pu saisir. Àdater de ce jour, Stéphanie eut une véritable affection pourM. de Salinis.

Ce n’était pas qu’il ne la surprît point. Sesfaçons avec elle avaient pris à la longue une familiaritéexcessive. Il lui donnait parfois des caresses très vives. Mais sitendre qu’il se montrât avec elle, il ne dépassait jamais certaineslimites. Il savait allier l’audace et la retenue, la sensualité etla politesse.

M. de Salinis cherchait surStéphanie Bréodat le reflet de sa mère. Quand il lui embrassait lecou, les bras ou le haut de la gorge, il retrouvait sous ses lèvresle contact d’une peau qui passait toutes les autres en douceur.Mais, pour rien au monde, il n’eût voulu être l’amant de la jeunefemme. Il savait bien qu’en le faisant il eût abîmé un desmeilleurs souvenirs de sa vie. À son âge, et si même Stéphanie eûtconsenti à devenir sa maîtresse, – ce qui n’eût pas été impossible,– il savait bien qu’il ne retrouverait plus cette unionincomparable qu’il avait éprouvée alors avec une femme dontl’ardeur physique égalait la sienne. LorsqueM. de Salinis considérait Mme Bréodatavec des yeux où passaient un amour voilé et une grande mélancolie,ce regard la troublait bizarrement comme une interrogation sansréponse. Elle ne devinait point de quelle terre promise et à jamaisperdue M. de Salinis contemplait ses yeux couleurd’écureuil noir et ses bras au dessin laiteux.

XV

Pendant que sa fille recevait Manuel Bérage,M. de Salinis s’était rendu chez Stéphanie Bréodat. Demême qu’il lui avait été impossible de visiter ses serres quand lasanté d’Anne-Marie lui donnait les plus graves inquiétudes, ils’était interdit d’aller rue Gustave-Ricard. Stéphanie faisaitpartie, elle aussi, d’un monde de douceur et de spontanéité,intolérable à qui porte la mort en soi, par refus personnel devivre ou par anxiété à l’égard d’autrui. Il lui aurait étéintolérable de regarder Stéphanie, tandis que la destruction sefrayait un chemin à travers les cellules d’Anne-Marie.

La veille, tout à fait rassuré, il avait écrità la jeune femme pour lui annoncer sa visite.

Il l’avait souvent priée de quitter la rueGustave-Ricard et de chercher un appartement moins sombre. Mais siStéphanie acceptait certains arrangements qui lui permettaient delutter contre les pires humiliations de la misère, (dettes,vêtements usés, mauvaise nourriture), en revanche, elle voulaits’imposer, en matière de compensation et presque de pénitence,cette maison lugubre, où son mari et elle s’étaient installésaussitôt après leur mariage, où la petite Marie était née, où lapauvreté les avait talonnés et dont le seul rayon de soleil avaitété la venue de cet homme courtois et secret, avec lequel ellen’était jamais entièrement rassurée.

Elle fut étonnée, ce jour-là, de sa pâleur, deson air gêné, maladif, de la fatigue de ses gestes. Il sortit d’unfourreau de papier de soie une longue branched’odontoglossum ; une grappe de petites fleurscomposées de cinq ailettes en forme d’étoile et d’une sixième,comme surajoutée et faisant relief. Elles étaient d’un roseveineux, sauf cette dernière, d’une teinte presque jaune ; aumilieu de chaque pétale, au centre d’une réserve de blanc,apparaissait un dessin du même ton que la corolle ; pas un quiressemblât à l’autre. Certains faisaient penser à un papillondéployé, d’autres à une coupe longitudinale de cerveau ;d’autres encore, à un sapin en miniature comme on en voit sur lesboîtes des boules de gomme des pharmaciens ; à des lutteurs entrain de s’étreindre ou à de minuscules personnages chinois, avecleur bonnet de mandarin, s’en allant dans la neige. Ces petitestaches colorées se suivaient le long de la tige recourbée comme unléger album vivant, imprimé sur satin.

– C’est la dernière découverte deFortuné, dit M. de Salinis. Je tenais à vous en fairehommage.

Il lui montrait du bout du doigt les délicatesvignettes qu’il distinguait plus aisément qu’elle. Elle lui étaitreconnaissante d’attirer son attention sur des choses qu’elle nesavait pas voir et qui s’éveillaient à ses paroles.

– Vous m’avez appris à aimer la vie et àla mieux comprendre, lui disait-elle parfois.

Il haussait les épaules :

– Cela aurait pu être vrai, Stéphanie, sivous m’aviez rencontré au temps où j’étais un homme. Mais la viem’a usé, trop usé. Je suis un malade et presque un moribond. Maisj’ai encore un reste de goût pour des êtres et des choses quim’auraient rendu fou autrefois.

Elle ne comprenait pas toujours ses propos, nil’étrangeté de certains de ses gestes, où il y avait comme uneadoration qui ne se fût pas adressée à elle. Mais il s’arrêtaitjuste à temps pour ne pas lui paraître sénile ou atteint defétichisme.

Elle lui dit en plongeant la branched’odontoglossum dans un vase qu’il lui avaitdonné :

– Je vois à votre visite et à cette fleurque Mme Chasteuil va mieux.

Il lui parlait si souvent de ses fillesqu’elle finissait par les connaître presque personnellement.Parfois, elle avait le sentiment qu’il la considérait comme l’uned’elles, mais un de ses brusques écarts de conduite lui rappelaitqu’elle était tout de même autre chose à ses yeux.

– Dieu merci ! dit-il, Anne-Marieest hors de danger. Je vais pouvoir reprendre ma vie. Que quelquechose m’angoisse, et ma vie, à moi aussi, s’arrête. Et je tremblepour quatre personnes. Je me considère comme fort à plaindre.

Ses plaintes étaient celles d’un égoïste, maisil ne gémissait qu’à cause d’autrui. Aucun de ses maux personnelsne le tourmentait, ou plutôt il n’en parlait point. Mais qu’autruieût sujet d’inquiétude, et il criait que l’on menaçait son bonheur.Mme Bréodat le lui fit remarquer.

– Mais je n’ai aucun bonheur qui ne mevienne des autres, dit-il. Ils sont pour moi une table derésonance. Si j’étais seul, je m’occuperais de mes fleurs etj’écouterais de la musique. C’est par vous toutes que je rentredans l’horrible et délicieux tumulte de la vie. Je suis un égoïstequi aurait cinq ou six moi. Mais parlez-moi de vous,Stéphanie.

Ses prévenances faisaient qu’il étaitimpossible à la jeune femme de lui parler à cœur ouvert. Si elleavait un souci quelconque, il faisait tout pour l’alléger ;mais ses ennuis ne portaient guère que sur des problèmesd’argent ; elle ne pouvait pas toujours en recevoir. Elle setaisait donc et souriait.

– Tout va bien, disait-elle.

– Votre sérénité m’inquiète, répondit-il.La sérénité est toujours mauvais signe, signe qu’on se raidit etqu’on oppose au destin un front volontairement rayonnant. Jepréfère l’insouciance, même traversée de jérémiades. Le naturel estlà.

– Vous réfléchissez trop à ce qu’on vousdit. Apprenez donc, vous aussi, à être insouciant, Arthur.

– Je le souhaite plus que tout. Tout lemonde s’oppose à ce que je le devienne : ce que vous me cachezet qui me prouve votre angoisse ; la maladied’Anne-Marie ; les chagrins d’Inès ; l’attitude odieused’Henriette ; que de tourments !

– Inès n’est pas heureuse ?

– Une femme l’est-elle ? Si elleexiste, courez la chercher que je la voie. Quand je me suis marié,je me suis juré que je ferais l’impossible pour que ma femme ledevienne.

– Elle a dû l’être.

– J’ai peur que non.

– Pourquoi ?

– Elle ne me l’a jamais dit. Je croiscependant l’avoir deviné. Mais les secrets des morts appartiennentà la mort. Ne troublons pas les sépulcres. Chacun de nous croitêtre aux yeux d’autrui ce qu’il est aux siens propres. Mais jamaisil ne peut mesurer l’angle sous lequel il est jugé. Comment secorrigerait-il de ses défauts ? On dit que les Français fontles plus mauvais ménages ; c’est vrai. Non parce qu’ils sontlégers ou infidèles, mais parce qu’ils sont discrets : je veuxdire pudiques. Ils refusent de s’expliquer et préfèrent lemalentendu à la brutalité. Notre bonheur ou notre malheur sontfaits d’impondérables.

– Mais, vous-même, Arthur, avez-vous étéheureux ?

– J’étais créé et mis au monde pour cela,mais il m’aurait fallu vivre dans une île déserte. La tendresse aruiné ma santé. Mon tempérament me défendait la passion ; jel’ai connue par faiblesse. J’aurais dû vivre à l’écart, dans unetrès grande propriété, n’en faisant qu’à ma tête, sans égaux, nidevoirs. Je suis un homme d’autrefois, ne concevant pas qu’il nejouisse pas d’innombrables privilèges, parfaitement etrégulièrement injustes, très différent de tous. Le goût que j’aipris des êtres m’a rendu attentif à eux, anxieux et presquepusillanime. Je l’ai senti dès mon premier amour.

– Quel a été votre premieramour ?

M. de Salinis parut rêver uninstant, comme s’il cherchait à mettre en ordre ou à corriger dessouvenirs.

– Une femme très pure, qui devait mourirjeune. Après sa disparition, je l’ai oubliée ou j’ai cru l’oublier.Mais, à mesure que je me suis avancé dans la vie, je me suisrapproché d’elle. Aujourd’hui, elle est toujours présente à mapensée.

– Est-ce la mort qui vous a séparéd’elle ?

– Oui ; la mort… Il y a tant desortes de morts !

M. de Salinis se levaitcérémonieusement, comme il le faisait toujours.

– Excusez-moi de vous quitter si viteaujourd’hui, dit-il, mais j’ai hâte de savoir si la températured’Anne-Marie n’a pas remonté ce soir. Il va être cinq heures.

XVI

Mme Rouzeau prenait, cesoir-là, son repos hebdomadaire ; d’autant plus que l’état deMme Chasteuil ne donnait plus aucune inquiétudeapparente. La maladie évoluait dans le sens de sa crise,c’est-à-dire du dénouement. Henriette avait demandé à veillerAnne-Marie, comme elle le faisait quand Mme Rouzeauavait congé. Mais, à la fin de la journée, elle fut prise d’unemigraine violente : accident auquel elle était sujette. Il luifut impossible de demeurer auprès de sa sœur. Gilbert décida doncde la remplacer. Il s’agissait moins d’une vigile véritable qued’une présence, dans le cas où il surviendrait un accident.

Un lit de camp avait été dressé derrière unparavent. Gilbert s’y installa vers dix heures. Il savait qu’ildormirait mal. Il trouvait dans son for intérieur que la famille deSalinis rendait à la maladie un culte qu’il jugeait excessif.Puisque sa femme était virtuellement guérie, ces sollicitudesnocturnes lui paraissaient vaines, ou plutôt correspondre à touteune éthique morbide qu’il jugeait ridicule, mais inséparable devieilles traditions en honneur dans les bonnes familles.

Sa présence eut cependant le privilège dedonner à Anne-Marie un calme exceptionnel. Elle embrassa longuementson mari, puis s’endormit de bonne heure ; et le rythme apaiséde sa respiration vint bientôt jusqu’à lui, qui se retournait sansfin sur son mince matelas, exaspéré de passer une nuit blanche.

Le silence s’établit peu à peu ; et latorpeur. Gilbert céda au sommeil plus vite qu’il ne croyait. Il futréveillé par un bruit de voix. Il se crut arrivé au matin. Lapendulette disposée à côté de son lit le renseigna : uneheure, à peine. Qui parlait ? Il écouta mieux : c’étaitla voix d’Anne-Marie. Un léger délire s’emparait d’elle. Riend’anormal : il lui arrivait de rêver à haute voix, deressasser, endormie, ses angoisses de la journée. Gilberts’approcha du lit de sa femme ; son sommeil était agité, sansêtre en rien inquiétant pour cela.

Les premiers mois de son mariage, Gilbertécoutait avec terreur ces propos étranges ; il s’y étaitaccoutumé depuis. Il regarda Anne-Marie avec indifférence. Il étaithabitué aussi à contempler d’un œil étranger les femmes qu’il avaitdésirées. Chez lui, l’amour était tout physique : il nelaissait rien derrière lui. D’ailleurs, si l’amour n’est pasimmortel, tout se vaut : qu’on soit fidèle à un souvenir unjour ou trois ans, c’est toujours l’oubli qui a raison. Il n’étaitpas de ceux qui s’attribuent des dons extraordinaires pour lapassion en s’en justifiant sur une fidélité de dix mois. Cet espritsuperficiel et cette âme légère soupçonnaient bien que le temps nefait rien à l’affaire : ou toujours oujamais.

Il revint se coucher ; il bâilla. Il butune orangeade tiédie. La faible veilleuse ne lui permettait pas delire. Il essayait de sommeiller de nouveau, quand le nom d’Inèsvint jusqu’à lui. Il leva la tête pour mieux écouter.

– Inès, disait-elle, jamais en repos…

La voix était basse, rauque, traînante ;une voix qui était à peine celle d’Anne-Marie. Elle avait dans sonaccent je ne sais quoi de vulgaire et de lourd, comme si quelqu’uns’exprimait à travers Anne-Marie, qui ne fût plus tout à faitelle-même.

– Tu la regardais encore hier… Ah !comme tu la regardais Gilbert !… Les yeux fixés sur sesjambes… Comme si Inès avait de plus jolies jambes quemoi !

Au cours de leurs disputes, Anne-Marierevenait, en effet, sur cette idée qu’Inès était moins bellequ’elle, moins bien faite. Cette obsession reparut brusquement dansun vrai sifflement de haine.

– La voir nue ; quelledéception ! Cette poitrine molle, cette poitrine quitombe ; les hanches lourdes… Ton désir le plus constant :Inès toute nue…

À la suite de ces phrases, Gilbert entenditavec stupeur une série de phrases ordurières, de véritablesobscénités. Qui aurait pu supposer que sa femme, toujours siréservée dans ses propos, si retenue dans ses attitudes, s’exprimâtainsi ? Quel était donc l’être nouveau qui avait prispossession d’elle et qui la forçait à ce langage qui choquaitChasteuil, mais qui lui mettait sous les yeux des imagesirrésistibles ? Tout ce qu’évoquait Anne-Marie dans son délireprécisait avec cruauté les vœux les plus intimes, les plus secretsde son mari. S’il avait osé penser à voix haute, il aurait formuléces souhaits que sa femme rendait comme présents pour mieux s’enindigner et les condamner en lui.

… Se boucher les oreilles, ne plus rienentendre. L’effort qu’il faisait pour ne pas réveiller sa femme etl’obliger à se taire était intolérable. Avoir à ce point soufferten pure perte. Quoi ! il s’était condamné à la privationd’Inès ; il avait accepté de renoncer à son amour ; il sedévouait à une femme qu’il n’aimait plus ; – et tout cela pourque la maladie lui révélât l’envers véritable d’Anne-Marie :sa jalousie pathologique, une obsession de maniaque ! À caused’elle, il avait déjà manquéMme Lermentières ; à cause d’elle, sa vieétait devenue un vrai martyre ; sinon de continence, du moinsde gêne et de privations. Et sa femme, pendant ce temps, se lereprésentait en proie à cette fureur érotique qu’ilrefoulait ; c’est-à-dire accomplissant dans son imagination, àelle, tout ce qu’il se refusait.

Il en éprouvait un profond malaise, mais ausside la colère, le sentiment d’être dupe. Trop peu subtil pourmesurer la part d’inconscience des divagations de la malade, il luiattribuait tout un jeu de pensées luxurieuses auxquelles elle sefût abandonnée avec une certaine complaisance. Sa cruauté àdétailler le corps de sa sœur, le comparant au sien, n’en évoquaitpas moins ce corps aux yeux de Gilbert ; et la façon dont ellele desservait, sans diminuer les désirs de son mari, réduisaitcette dernière pudeur, ce dernier respect, que lui inspiraitjustement la chair de cette jeune fille, qu’il aimait, au fond, àtravers celle de sa femme, avec cette curiosité antique, perverseet naturelle, qui se retrouve dans toutes les amours de cegenre.

Il écoutait avec horreur cette voix qui venaitde plus loin qu’elle-même ; cette voix qui semblait sourdre deson propre instinct, cette voix qui aurait pu lui arriver d’au delàde la mort. En même temps, elle le transportait au centre de cemonde ; elle lui en montrait le désordre et l’incohérence.Elle le raillait à la fois et le poussait dans ses derniersretranchements. Pour Anne-Marie, tout ce qu’elle redoutait et toutce qu’elle imaginait avait eu lieu, elle rendait fatal l’acteauquel sa fureur donnait une monstrueuse apparence et contre lequels’était cabrée la vertu de cet homme sans vertu. Elle l’absolvaitau nom de la fatalité ; elle lui dévoilait par sonaccomplissement possible ce qui restait en lui de larvaire etd’indistinct. Il y avait donc un lieu où tout était égalementindifférent, également fini : ce qui devait être et ce quiaurait pu ne pas exister, ce qui était écoulé depuis des siècles etce qui naîtrait demain. Et ce lieu était la consciencehumaine ; champ clos où le temps, ni l’espace n’ont de droit,ni de prix. Il ne formulait pas ces vues générales en mots aussiprécis, mais le fait qu’il en recevait une impression diffuse nefaisait point que leur leçon embryonnaire ne pénétrât saraison.

Le sang aux joues, les mains nerveuses, à demilevé sur sa couche pour ne pas perdre un mot de ce qu’il entendait,il écoutait toujours : la voix se tut. Il cessa de se voirreprésenté dans toutes les postures où l’amour vous peutentraîner ; il cessa d’entendre sonner ce nom d’Inès quiretentissait dans son cerveau comme un caillou dans une calebassecreuse. La respiration d’Anne-Marie semblait apaisée. De nouveau,Gilbert alla considérer sa femme.

XVII

Il la regarda longtemps. Il la jugeaitguérie ; il s’étonnait que rien n’en parût sur ce visage dejeune mourante. Quoi, elle avait failli appartenir au monde évanouides ombres, et elle se cramponnait encore au nôtre par les piresdes racines : celles qui relient un être à sa vie la plusinstinctive, la moins dépouillée ?

Sa respiration était courte, saccadée ;le souple appareil des poumons tournait à la machine qui sedétraque. La poitrine haletait. Toute la personne physique seretournait contre elle-même, avide de destruction, comme une arméequi perd pied et veut d’abord se venger de son chef. La lumière dela veilleuse atténuait les accidents de la peau, mais elle nepermettait pas d’ignorer ce creusement du masque, les saillies dusquelette ; cela créait un visage intermédiaire entrel’Anne-Marie de la vie et l’Anne-Marie de la mort. L’épouvantetalonnait Gilbert à la pensée que de ce corps qui se dérobaitsortît encore une fureur charnelle qui ne pouvait échapper àl’obsession de la peau, des membres moites et confondus.

« Si j’étais spiritualiste… »pensa-t-il.

Mais il n’était pas spiritualiste ; iln’était rien. Il ne s’attarda pas à ces pensées. Le docteur Gombertavait rendu visite à sa femme dans la soirée ; à ses yeux,tout allait pour le mieux. La maison tout entière respirait.

– C’est parce que Anne-Marie est en voiede guérison qu’elle redevient jalouse. Ah ! ça va êtregai !

Ce n’était pas à une impulsion véritable queGilbert obéissait en prononçant cette phrase. Son impressionsincère demeurait la première : rien n’interrompt donc lesappétits de la chair ? Pourquoi donc résister à ce qui demeurele plus fort ? Il se sentait dans un état d’agitationextrême ; les images que lui avait imposées le délire de safemme ne le quittaient plus. Inès était à quelques mètres de lui,telle que Mme Chasteuil la lui avait dépeinte,émanant d’un voluptueux cauchemar. Pourquoi n’irait-il pas lavoir ? Pourquoi attendre, reculer ?

Comme si de sentir Gilbert à côté d’elledétendait Anne-Marie, elle semblait s’apaiser. Elle respirait pluscalmement ; elle ne parlait plus. Son sommeil devenait unsommeil réparateur, celui qui débourre l’être physique et clarifiel’être moral.

– Gombert avait raison. C’est l’heureuseissue annoncée. Il ne peut rien arriver maintenant. Elle n’auraplus besoin de moi… La vie va recommencer. Mais quelle viesera-ce ? Ah ! que du moins avant qu’elle nerecommence…

Déjà, il tournait doucement le bouton de laporte ; déjà, il sortait une lampe de poche électrique qu’ilportait toujours sur lui depuis la maladie de sa femme. Il fallaitaller au bout du couloir, ne faire aucun bruit. Il fallait passerdevant la chambre de M. de Salinis.M. de Salinis se vantait, ou se plaignait, – avec lui onne savait jamais, – d’avoir un sommeil extrêmement léger. MaisGilbert, par expérience, n’ignorait pas que rien ne le réveillait.Cependant il avançait sur la pointe des pieds.

Sur les murs tapissés de perse claire, àdessins légers, on voyait de beaux tirages de gravures dudix-huitième siècle, en général licencieuses. Elles semblaientsortir des rêveries érotiques d’Anne-Marie et conduire Gilbert làoù il devait aller. Elles renforçaient ses désirs et lui ôtaienttout remords d’avoir abandonné sa femme. Il vit au passage unejeune fille seule, renversée en arrière, les jambes écartées ;un couple à demi nu qui poussait un verrou ; une joliecréature qui tirait son bas blanc sur une cuisse parfaite ;mais il voyait surtout Inès.

Il ne s’agissait pas de frapper à sa porte.Inès ne la fermait jamais. L’important, c’était qu’elle ne criâtpas en l’apercevant. Il fallait aussi arrêter le jet de la lampeélectrique ; Inès aurait moins peur d’une voix que de cettevolée de feu. Il pouvait parler à demi-voix ; la chambred’Inès était isolée ; d’un côté, le mur extérieur ; del’autre, la salle de bain de la jeune fille.

Il tourna le bouton de la serrure.

Inès somnolait ; elle dut reconnaître lepas de Gilbert, – peut-être attendait-elle depuis plusieurs nuitscette visite-là, – car elle murmura, presque sanssurprise :

– Qui est là ?

– N’aie pas peur. Moi, Gilbert.

La lampe électrique projeta son rayon brutal.Inès s’était soulevée, sa chemise brodée découvrait ses épaules,une naissance de sein, des nacres qui s’éveillaient et jouaient àla lumière.

Le premier mouvement de la jeune fille futtout d’hypocrisie :

– Anne-Marie est-elle plus mal ?

– Non. Dieu soit loué ! Aucontraire. Elle repose comme elle ne l’a pas fait depuis huitjours.

– Alors que fais-tu là ?Va-t-en !

– Inès, demain, Anne-Marie sera guérie.Comprends-tu ? Nous ne pourrons presque plus nous voir. Sajalousie va recommencer. Déjà, en rêvant, elle ne parle que de toi.Tu la hantes. Comment allons-nous vivre ? Je n’en peux plus,ma chérie. Je n’ai plus la force de lutter. Laisse-moi passer lanuit auprès de toi…

– Si on nous entendait ?

– Tout le monde dort.

– Même Henriette ?

– Ah ! que nous importeHenriette ?

La tension de Gilbert était si forte qu’iltremblait presque et que des sanglots d’émotion entrecoupaient savoix.

– Éteins ta lampe, dit Inès. On peut voirla lumière sous la porte.

XVIII

Le sommeil d’Anne-Marie était, en effet,profond et léger ; du moins, il l’avait été tant que Gilberts’était tenu tout près, comme veillant sur lui.

Puis il se fit dans ce sommeil une sorte delézarde, un craquement sinistre qui en disjoignit les éléments.Pourtant Anne-Marie ne se réveilla pas. Elle se rapprocha seulementdans l’angoisse et la contraction intime des rives de laconscience : rives toujours ardues, harcelées de ressacs,balayées d’écume. Elle se mit à gémir ; elle gémissaitvolontairement et inconsciemment ; elle avait l’habitude dedonner un écho à ses plaintes. Celles-ci dressaient au bord de sonlit le visage blafard de Mme Rouzeau ; celuid’Henriette, plus vivant, et dans les meilleurs moments, le masquesensuel et crispé de Gilbert. Cette fois-ci, rien n’apparut.

Ce néant alerta ses forces de résistance etd’éveil. Elle essaya de briser ses liens. Elle était encore enpleine euphorie ; elle s’arrachait à regret à cet opiumrégénérateur. Mais un danger planait sur elle. Lequel ? Ellene le nommait pas plus que le chien, terrifié à l’avance, ne saitdonner d’appellation au séisme en route vers lui, qu’il devine etdont il tremble. Le pire malheur tournait autour d’Anne-Marie. Lamort ? Non. Pire encore ? Il y a dans la vie même unezone de glace plus effrayante que la mort. Cette zone de glacepénétrait sa chair, car son esprit ressentait déjà je ne saisquelles secousses pétrifiantes, qui lui venaient de bien loin, dumonde agité des humains.

Elle reprenait contact avec la réalité, parbrefs recollements. Elle finit par se sentir de plain-pied avec leschoses qui l’entouraient : un lit, un oreiller, une chambrefaiblement éclairée, un paravent zébré de cigognes, un rond auplafond qui vibrait comme une cellule vivante. Elle prêtal’oreille : aucun bruit. L’immense silence de l’abîme. Gilbertn’était-il pas là tout à l’heure ? Certainement. Qu’était-ildevenu ? Il devait dormir. Elle appela faiblement au début,puis de plus en plus fort. Mais sa voix, même gonflée d’angoisse,n’allait pas bien loin. Elle vit de nouveau qu’elle était l’objetd’une conspiration générale ; on en voulait à elle seule.C’était une affaire de spoliation. Tous s’étaient entendus pour luivoler Gilbert, le livrer à quelque ennemie.

Alors, dans un mouvement surhumain de panique,elle voulut se lever. Elle eut la force de repousser ses draps, sescouvertures. Toute moite, elle s’arracha à sa couche, mit un piedsur le tapis, puis posa l’autre, s’élança en avant. La tête luitournait ; elle étendit le bras pour accrocher quelque chose.La même volonté impitoyable la poussa devant elle. Elle fit deuxpas, vacilla. Elle n’avait plus de jambes, mais des tiges de chairmolle qui ne la portaient pas, qui cédaient, qui avaient perduleurs fémurs, leurs rotules. Elle ne tomba pas ; elle setrouva soudain à terre, la tête portant sur un angle du lit. Elleperdit aussitôt connaissance.

XIX

Trois heures après, quand Gilbert rentra dansla chambre d’Anne-Marie, il la trouva sur le parquet, à peu prèssans conscience et gémissant faiblement. Il la saisit et lareplongea dans son lit. Elle était toute glacée et grelottante.Combien de temps était-elle restée ainsi ? Gilbert eut unmoment de panique. Que faire ? Réveiller Henriette ?C’était avouer qu’il avait abandonné sa garde. Quérir Inès ?Si Henriette survenait, quels soupçons ! Il alluma aussitôt lefourneau à gaz, fit réchauffer de la tisane, accumula sur le littout ce qu’il trouva de couvertures et de vêtements épars. Et commeelle ne se réchauffait pas, il se coucha lui-même sur elle. Ce futalors qu’il s’avisa qu’elle était blessée à la tempe. Il frotta lablessure avec de l’eau de Cologne. Anne-Marie prononçait desparoles entrecoupées. Vers le matin, elle cessa de grelotter. Elles’était endormie.

Avant le retour deMme Rouzeau, Gilbert prit la précaution de changerla taie d’oreiller ensanglantée. Puis, il enleva les étoffes dontil avait chargé les draps, et quand Mme Rouzeaurevint il se retira, au plus vite, dans sa chambre, où ils’endormit aussitôt, épuisé de fatigue.

Un tumulte inattendu le réveilla. Il ouvritpéniblement les yeux ; la lumière d’un jour doré inondait lachambre. Henriette, en robe de chambre de soie bleu pâle, sepenchait sur son lit.

– Eh bien ! dit-elle, teréveilleras-tu ? Anne-Marie est beaucoup moins bien, cematin.

Il souffrait, en sortant de son inconscience,toutes les tortures obscures qu’éprouve un reptile qui mue. Desécailles du sommeil restaient attachées à sa chair, tandis que lesparties nues de son esprit se sentaient blessées par lalumière.

– Qu’est-ce que tu dis ?murmura-t-il pâteusement.

Soudain, il fit un effort, essaya de rompre sacarapace de somnolence et frappa dans ses mains :

– Que fais-tu là ? Où est mondéjeuner ?

Henriette, pâle, les traits boursouflés, lescheveux mal réduits, épiait le réveil de son beau-frère. Elle yguettait la moindre inattention, le plus léger tressaillement. Ellevoulait qu’il fût coupable ; peut-être, pour avoir la joied’en souffrir ; peut-être, pour l’avoir à sa merci.

– Je te dis que ta femme est trèsmal.

Il secoua la tête pour se réveiller tout àfait. Sa mémoire se lézardait ; des fentes de clartés’ouvraient, qui éclairaient les divers événements de la nuit. Sapremière inspiration fut de se cacher, de fuir.

– Que racontes-tu là ? PourquoiAnne-Marie serait-elle moins bien ?

Mais Henriette se penchait sur le lit,impitoyable, acharnée.

– Qu’as-tu fait cette nuit ? Commentpeux-tu ignorer que ta femme a étouffé, qu’elle tousse sans arrêt,que sa température a brusquement grimpé ? Où étais-tu ?Tu dormais ? Tu n’as donc rien vu ? Comme garde-malade,je te retiens !

– Ah ! mais tu m’ennuies avec tesquestions idiotes ! Ai-je affaire à un juged’instruction ? J’ai quitté Anne-Marie, ce matin, quandMme Rouzeau est arrivée. Elle n’était pas plusmal.

– Ce n’est pas l’avis deMme Rouzeau.

– Alors cette aggravation a étésubite.

– On dirait que tu te défends.

– Mais tu m’attaques ! C’estinsupportable, à la fin ! Sonne Justinien ; je meurs defaim. Je veux déjeuner.

Henriette s’était assise près de sonlit ; elle baissait un visage boudeur, malveillant, encoreluisant de sommeil. Elle continuait à guetter son beau-frère avecla même curiosité avide.

– Sais-tu, dit-elle, tout à coup, que tafemme a une cicatrice le long de la tempe et, autour de lacicatrice, un large bleu ? On dirait qu’elle s’est donné uncoup violent.

Cette fois, Gilbert parut troublé, mal àl’aise. Il murmura :

– Ce n’est pas possible !

– Tu le verras toi-même.

– Elle a eu le délire toute la nuit. Ellea dû se cogner le front en se débattant au milieu de sescauchemars.

– Mme Rouzeau croitqu’elle s’est levée et qu’elle est tombée… Gilbert, tu n’es pasresté auprès d’elle toute la nuit. Je suis sûre maintenant que j’aientendu ouvrir et fermer les portes. J’ai cru avoir rêvé, maisc’était certainement vrai. Où est-tu allé cette nuit ?

– Je suis sorti cinq minutes pourchercher un livre dans ma chambre.

– Ce n’est pas vrai. Je parierais que tuétais chez…

Justinien ouvrit la porte et entramajestueusement, le plateau du déjeuner tendu à bout de bras.

– Tiens, dit, sans façon, Gilbert à sabelle-sœur, avance le petit guéridon. Tu vois bien que Justinien nepeut pas tout faire.

Henriette obéit en maugréant. L’ascendant deGilbert était si grand sur elle qu’elle finissait toujours parcéder. Le jeune homme demanda à Justinien de faire couler son bain.C’était le forcer à rester auprès de lui. Henriette comprit et seretira. Quand Justinien fut parti, Gilbert courut fermer la porte àclef.

Il avait peur subitement de ce qui s’étaitpassé. Henriette pouvait mentir. Il était d’ailleurs naturel que safemme eût repris froid en demeurant couchée sur le plancher… Alors,si elle disparaissait…

Il se trouva devant une réalité si terriblequ’il en fut comme assommé. Non, il n’était pas possiblequ’Anne-Marie mourût. Il tenait à elle en ce moment comme il nel’avait pas fait depuis des années. Ce qui le séparait d’elle étaitécarté de lui. C’était d’elle qu’il avait besoin, de personneautre. Il lui était attaché par quelque chose de particulier, quine ressemblait à aucun autre lien.

Si elle mourait… Il serait de nouveau seul surla terre, avec des parents méprisables et dont il rougissait :seul et pauvre. Anne-Marie n’avait pas fait de testament. À sonâge, comment penser à une formalité semblable ? Il avaitabandonné le Palais de Justice, renoncé à son métier, moitié parparesse, moitié pour obéir aux vœux d’Anne-Marie, qui ne pouvaitpas se passer de sa présence. Sans talent, sans avenir… Avec deshabitudes de luxe qu’il avait prises. C’était affreux ! Sapensée s’égarait. Il se vit seul au monde…

Soudain, il sourit. Il avait oublié Inès. Ilsavait maintenant à quel point elle l’aimait. Non, il ne seraitjamais abandonné, – ni pauvre. Le pire n’arriverait pas. Mais, s’ilétait rassuré de ce côté-là, il ne l’était pas sur saresponsabilité. Plus l’homme est léger, plus elle est lourde. Lesénergiques n’acceptent pas de s’en laisser charger. Gilbert,accablé, se gourmandait, s’insultait, tout bas. Il faisait retombersur Inès toute sa faute.

« J’étais si tranquille avec Anne-Marie,se disait-il. Pourquoi m’a-t-elle poursuivi ainsi ? Avais-jebesoin de faire de nouvelles bêtises ? »

XX

À la fin de la journée, la températured’Anne-Marie atteignait de nouveau près de 40°. Une sorte detorpeur douloureuse accablait la maison tout entière. C’était commeune végétation d’angoisse et d’ennui qui recouvrait les murs,envahissait les escaliers, les corridors, se collait aux carreauxdes fenêtres ; quelqu’un, qui fût entré dans le château sansrien savoir eût deviné sa présence insolite en franchissant leseuil.

La journée, cependant, avait été assezbelle ; un soleil visible, mais décoloré, avait laissé traînersur les feuilles, sur les buis des allées, sur les vitres desserres de longs plumets transparents, couleur de sable et depollen. Les dernières abeilles tournaient en rond autour d’unbosquet de néfliers en fleurs, dont les fleurs étaient d’ivoirejauni et les feuilles côtelées, recouvertes d’une charpie végétale.Leur odeur mielleuse se mêlait aux rayons moelleux du soleil, commesi elle en fût l’émanation.

M. de Salinis s’était promené dansle parc. Il avait déjeuné seul en face d’Inès et de Gilbert.Henriette n’avait pas voulu quitter la chambre d’Anne-Marie où ellesecondait Mme Rouzeau.

Ce repas lui avait laissé une impressionbizarre et gênante. L’aspect fatigué de sa fille semblait répondreà celui de son gendre. Ils évitaient de se regarder ou de separler. Leur mutuelle présence les gênait visiblement.L’aggravation inattendue de l’état d’Anne-Marie expliquait bien deschoses : pas toutes peut-être. M. Salinis y pensait avecinquiétude ; mais il ne se posait aucune question.

M. de Salinis tournait autour desserres ; il n’avait aucun désir d’y entrer ; il savaitque de longs jours il n’y pénétrait plus. Il apercevait entre lesvitres bleuâtres des ombres qui s’allongeaient, fougères,chrysanthèmes, népenthès avec leurs longues gourdes retombantes,pandanus, bananiers. Tout cela lui apparaissait dans ce demi-jour àjamais crépusculaire où l’on conserve le souvenir des Paradisperdus.

Il remonta derrière le château, dans ladirection du bois de pins qui gravissait la colline. Ses piedsglissaient sur les aiguilles feutrant le sol. Rien ne remuait. Desperles aromatiques de résine scintillaient sur le tronc des arbres,à côté des écailles soulevées. Une fois de plus,M. de Salinis savait qu’Anne-Marie allait mourir. Quedeviendrait-il ? Inès épouserait Gilbert. Cela serai l’affaired’un an ou de dix-huit mois au plus tard. Comme les pauvres êtreshumains s’effacent vite de la terre ! Cette pensée étaitodieuse au vieillard. Lui-même se comparait parfois à un embaumeur.Il n’avait oublié ni sa femme, ni cetteMme Livernois, dont Stéphanie Bréodat lui rendaitla présence toujours sensible, ni deux ou trois autres personnesdont il avait été plus ou moins épris. Il ne trouvait passurprenant qu’elles fissent bon ménage dans sa mémoire, ni qu’ellesy fussent associées. Il croyait parfois que leurs images luivenaient d’elles-mêmes, comme si à force de les évoquer, il leurrendît une force d’action, un pouvoir de transmission. Il secomplaisait dans ces pensées qui ne l’attristaient point, qui lerassuraient même contre l’idée de la mort. Anne-Marie allaitquitter ce monde pour se mêler aux fantômes légers qui hantaientl’esprit de son père. Déjà, il les présentait les uns auxautres.

La nature de M. de Salinis n’étaitpas exactement celle d’un fataliste. Il réagissait constamment pourmaintenir sa vie intérieure dans l’état où il souhaitait latrouver. Mais il se sentait sans énergie contre les poussées dumonde extérieur. Que pouvait-il pour arracher sa fille à lamort ? Pour empêcher Gilbert de lui enlever Inès ? Detoute façon, celle-ci lui serait ravie. Il le savait. Il avaitl’expérience des transformations qui bouleversent, après leurmariage, les jeunes femmes aimantes. Il verrait Inès se détournerde lui comme Anne-Marie l’avait fait. En apparence, il n’avaitaucun reproche officiel à adresser à celle-ci. Mais tout étaitdevenu cérémonie, usage, rite familial, habitude : l’élan n’yétait plus. Anne-Marie, si elle l’avait pu, aurait donné la vie deson père pour prolonger d’un jour celle de son Gilbert.

Il était parvenu à un petit chemin de la côtequi contournait la colline et d’où l’on dominait la mer et la plagedu Prado. Il s’asseyait parfois avec sa femme, dans leur jeunesse,sur le banc où il vint s’asseoir. Catherine était morte ; lebanc s’était écaillé. Un point, c’est tout. Pour le reste, rienn’avait changé. Où était Catherine ? Chaque philosophie,chaque religion lui offrait une perspective différente.

Selon son humeur du jour, il inclinaitsuccessivement à l’immortalité catholique, au néant, à lamétempsycose, à la migration des âmes. Ce soir, il souhaitait quetout fût à jamais fini. Si Catherine reparaissait devant lui, commela conversation serait embarrassée ! Ils auraient trop dechoses à se dire ; ou plus aucune. L’habitude seule crée unlien entre les êtres. Catherine était morte depuis dix ans :Anne-Marie avait alors seize ans ; Inès, treize ;Henriette, dix. Pourquoi ne s’était-il pas remarié ? Par amourpour ses filles ? Par esprit de fidélité à la morte ?Sans doute aussi par goût de l’indépendance.Mme de Salinis qui avait l’esprit positif etréaliste blâmait les dépenses de son mari. De son vivant, elled’était toujours opposée à son projet d’établir dans le parc desserres trop coûteuses. Il lui avait obéi par docilité et pour nepas lui faire de peine. Quand elle mourut, son premier acte avaitété de convier un jardinier et un constructeur. Une autre femmeaurait eu sans doute les mêmes vues pratiques que Catherine. Ilavait été un bon mari pour elle ; il l’avait aiméesincèrement. Mais maintenant que le meilleur de sa vie lui étaitarraché, il n’aurait plus d’autre loi que la sienne et ils’abandonnerait à ses fantaisies ou à ses chimères. Tel avait étéle véritable motif de son célibat persistant. Cependant ilcontinuait à jurer à ses filles qu’il s’était sacrifié à elles.Elles le croyaient ; cette pensée leur était agréable.

Un mur d’un gris pâle avait barré la route dusoleil ; une légère frise de couleur groseille courait à sonsommet. Au-dessus montaient des volutes roses en forme de plumes,d’écharpes ou de flèches. Pas un soir ne ressemblait à unautre ; pas une femme ne ressemblait à une autre ; etcependant tous les soirs étaient pareils, toutes les femmes,semblables.

M. de Salinis se leva ; le pireétait en route vers lui, et non seulement la mort de sa fille, maistout ce qui accompagne la mort : cette épouvantable suited’actes dont chacun est un calvaire et qui est peut-être moinsintolérable la première fois que les autres, parce qu’on n’a pascommencé encore d’en expérimenter toute la progressive horreur etd’en prévoir le développement.

M. de Salinis redescendit vers lechâteau. L’angoisse s’emparait de nouveau de lui ; il nevoulait plus rien savoir, ni rien entendre. Il s’enfermait dans sachambre. Il essaierait à force de silence et d’immobilitéd’engourdir sa pensée, d’organiser une sorte d’hivernage comme lesours et les marmottes : on verrait ensuite.

Devant le perron, il croisa Inès qui sortait.Il fit quelques pas avec elle dans la grande allée de platanes quidescendait jusqu’au portail.

– Le docteur Gombert est venu, dit-elle.Il ne sait à quoi attribuer cette rechute. Il la considère commeimprévue. Le pire est que, cette fois-ci, Anne-Marie a cesaccidents cardiaques que redoutait le docteur Mazoullier.

– L’as-tu vue ?

– Qui ?

– Ta sœur.

– Dans l’était où elle est, veux-tu queje lui donne une émotion de plus ?

– Gilbert est-il avec sa femme ?

– Je l’ignore. Je ne l’ai pas aperçudepuis le déjeuner.

M. de Salinis devina à l’âpreté del’accent l’amertume de sa fille. Il se souvint du malaise quirégnait pendant le repas. Y avait-il un lien entre ce malaise et larechute d’Anne-Marie ? M. de Salinis écarta cettepensée avec ennui. Il ne saurait jamais rien. D’ailleurs à quoi bonsavoir quelque chose de plus ? Ah ! pouvoirdormir !

Et malgré ce dernier vœu, si sincère qu’ilfût, il insista avec impatience :

– Qu’as-tu donc, Inès ? Voyons,Inès, qu’as-tu aujourd’hui ? Tu sembles désemparée.

– Quelle question ! L’étatd’Anne-Marie…

– Nous sommes seuls, ma petite. L’étatd’Anne-Marie n’est pas ce qui te préoccupe le plus au monde.

– Quoi donc, alors ?

– Le sais-je ? Je ne te demandeaucune confidence. On en fait toujours trop. Mais tout est siétrange autour de nous ! Cette maladie capricieuse, cetteHenriette qui ne quitte plus sa sœur, alors qu’au fond elle l’aimefort peu, ce Gilbert…

– Pourquoi Gilbert ?

– Ce garçon est extraordinaire. Il estallé en ville, cet après-midi. Mais je le croyais rentré.

– Comment sais-tu qu’il est allé enville ? demanda Inès, d’un ton violent.

– Justinien me l’a dit.

Ils remontèrent vers le château.M. de Salinis alla se coucher et déclara qu’il ne voulaitpas dîner. Gilbert ne rentra qu’à sept heures ; il avait l’airexcité et mal à l’aise, ainsi que ceux qui ont bu trop d’alcool etqui n’en ont pas l’habitude. Inès n’osa pas s’enfermer dans sachambre comme son père. À huit heures, elle descendit dans la salleà manger ; peut-être espérait-elle s’y trouver seule avecGilbert. Mais Henriette s’y montra avant lui. Justinien apportaitdéjà le potage quand Chasteuil se mit à table. Sa femme ne l’avaitpas reconnu. Il en était très affecté. Pendant tout le repas, il nefut question que d’Anne-Marie. Le docteur Mazoullier devait revenirle lendemain matin. Quel serait son avis ? Henriette nequittait des yeux Gilbert que pour examiner sa sœur. Inès sedemandait pourquoi son beau-frère était allé en ville où rien nel’appelait. Était-ce pour la fuir ? Elle écoutait laconversation sans rien dire. Il lui fallait cependant voir Gilbertà tout prix. Il n’était pas possible qu’il l’évitât encore…

Mais quand Henriette se leva de table pourrejoindre sa sœur, Gilbert déclara qu’il l’accompagnait. Inès futun geste pour le retenir. Mais il passa devant elle sans laregarder. Elle laissa retomber sa main.

XXI

M. de Salinis avait une sœur qu’iln’aimait guère. Il s’étonnait, chaque fois qu’il pensait à elle,qu’elle lui fût unie par des liens aussi incompréhensibles que ceuxdu sang. Grande, forte, haute en couleurs, majestueuse aveccomponction, intraitable, mais assoiffée de respect,Mme de Villesaison dirigeait d’une main virileun domaine aux environs de Cavaillon. Chacun lui obéissait, non parsoumission réelle, mais pour en avoir fini plus vite avec desdoléances. Quand on lui résistait, elle rentrait dans la grandeferme couleur d’ocre qu’elle traitait de château, s’enfermait dansune pièce contiguë à sa chambre et ressemblant à un oratoire sansDieu. Elle s’asseyait alors sur une chaise basse, enfonçait sa têtedans ses mains et s’écriait : « Ah ! si mon pauvremari était là, rien de pareil n’arriverait ! »M. de Villesaison avait été un gentilhomme campagnardtremblant devant sa femme et privé de toute autorité.

Henriette persuada à son père d’annoncer àMme de Villesaison le triste étatd’Anne-Marie. Il résista d’abord. La présence de sa sœur Emma nelui plaisait guère. Mais il admettait que sa fille eût un sensfamilial qui lui manquait. Il écrivit. Le lendemain soir,Mme de Villesaison se présenta, nantie demalles aussi considérables que si elle fût arrivée pour six mois,les larmes toutes prêtes, aussi disposée au dévouement le plusimpérieux qu’à l’explication d’un texte sacré, aussi riche enconsolations morales qu’en adresses de rebouteux.

Elle assaillit de ses baisers son frèreinterdit, récita les premiers versets d’un psaume, parlaéloquemment d’un emplâtre et célébra un nouveau mode de sulfatagedes vignes.

M. de Salinis acquiesçait à tout.Henriette conduisit Mme de Villesaison à sachambre. Elle la trouva trop opulente pour elle, pauvre campagnardehabituée à moins de confort ; puis elle réclama un crucifixsupplémentaire, – celui de la pièce était trop janséniste pour songoût, – et une brique chaude pour réchauffer son lit.

Elle voulait voir Anne-Marie tout de suite.Henriette s’opposa à cette demande avec embarras. Elle n’avait pasmesuré l’ampleur des soucis queMme de Villesaison allait lui causer.

Le lendemain matin,Mme de Villesaison rendit visite à son frère.Il n’était pas encore levé et achevait de boire avec tristesse unetasse de thé.

– Excuse-moi de te déranger de si bonneheure, Arthur, mais le sujet que nous avons à traiter est urgent.Hier soir, en causant avec Henriette, j’ai cru m’apercevoirqu’Anne-Marie n’avait aucun soupçon de la gravité de son état.

– Ne vaut-il pas mieux qu’il en soitainsi, ma pauvre Emma ?

C’était irrésistible : Arthur de Salinisne pouvait appeler sa sœur que « Ma pauvre Emma ».

– Je serais de ton avis si l’âmed’Anne-Marie n’était en jeu. Aucun de vous ne s’est occupéjusqu’ici de son salut.

– Nous considérons tous Anne-Marie commeune personne très vertueuse et…

– Eh ! Arthur, qui parle devertu ? Tu es toujours aussi ridicule… Nous sommes ici pournous occuper de son salut et non de ses vertus…

– Je croyais…

– Ne crois rien. Anne-Marie doit seconfesser et recevoir, si possible, les derniers sacrements. Quantà ses vertus, cela ne regarde que Dieu…

– Et le reste ?

– L’Église, mon cher, l’Église ! Jete croyais meilleur chrétien.

– Je le suis encore. Mais ce mot a biendes sens…

– Non, un seul. Quel est le directeurd’Anne-Marie ?

– Elle n’a qu’un confesseur.

– Quel est son nom ?

– L’abbé Croissant, un vicaire deSaint-Giniez ; un homme jeune, mais savant et de bonconseil.

– Il faut qu’il vienne au plus tôt.

M. de Salinis, gêné, passa une mainvigoureuse sur les dernières touffes blanches qui feutraient sonocciput.

– Ne crois-tu pas que, dans l’état oùelle est, une telle visite… ?

– Aucune importance. J’ai déjà réussivingt fois cette opération. Il suffit de dire à la malade queM. Croissant, – ou monsieur n’importe qui, – a passé parhasard ; qu’il a appris que Mme Chasteuilétait malade ; qu’il vient prendre de ses nouvelles, etc.,etc.… Le reste va de soi.

– Anne-Marie n’est pas idiote.

– Heureusement. Si elle l’était, cesprécautions mêmes seraient inutiles.

M. de Salinis se tournait avecagitation dans son lit.

– Je ne peux prendre tout seul une telledétermination. Il faut que je consulte Gilbert.

– Consulte Gilbert, Inès, et surtoutcette Henriette qui m’a l’air remarquable : tout le monde medonnera raison.

XXII

Anne-Marie ne savait plus rien de sa chambre,ni des gens qui l’occupaient ; d’ailleurs, elle n’en avaitcure ; la fièvre brûlait tout son corps. Elle pesait au fondde son lit, anxieuse, la tête lourde, la poitrine comprimée. Elleavait conscience de chacun de ses maux, mais une conscience isolée,comme un madrépore, sans cesser de sentir sa ramification au tronccentral, garde cependant quelque velléité de mener une vieindépendante et d’étendre ses tentacules, comme s’ils appartenaientà lui seul.

Mais elle ne conservait pas longtemps cecontrôle ; elle plongeait soudain dans un brusque tunneld’inconscience, où d’étranges visions se peignaient autour d’elle.Elle y était poursuivie par une idée fixe : celle qu’il sepassait en elle un événement considérable, qui excitait l’intérêtpublic et méritait qu’on fît rang autour de son lit. Bien que cettepresse n’eût rien d’hostile et même un certain caractère decommisération, nullement désagréable à constater, une telleaffluence augmentait la sensation d’étouffement et de malaise dontAnne-Marie souffrait.

Brusquement, tout le monde s’écarta pour faireplace à Mme de Salinis ; elle avait trèspeu changé. Elle était entièrement vêtue de noir, mais trèsélégante. Elle portait un diadème de diamants que sa fille ne luiconnaissait pas et qu’elle déposa solennellement sur une sorte deprie-Dieu. Elle parlait à voix si basse que la malade ne comprenaitpas un mot de ce qu’elle disait. Elle entendit enfin une phrase unpeu obscure :

– Le train part pour la guinguette.

C’était un grand paysage nu, délabré, couleurd’argile sanglante, comme les roches de l’Estérel. L’abbé Croissanty creusait un large trou dans la terre ; il transpiraitbeaucoup et, parfois, il essuyait d’un geste de paysan son frontqui ruisselait. Dans une brouette, à côté de lui,Mme de Salinis avait posé son diadème ;mais Anne-Marie l’avait mal regardé ; en réalité, c’était unecouronne d’épines.

L’abbé dit à Anne-Marie :

– Voilà, il faut sortir du bal avant quevous soyez trop remarquée.

– Vous savez bien que je ne peux pasmarcher, dit-elle. Il faut que Gilbert me porte.

Gilbert portait, en effet, quelqu’un ; ilportait Inès ; il la coucha dans le trou que l’abbé Croissantfinissait de creuser et il l’embrassa sur le front. Il l’embrassaitsi longuement, si tendrement qu’Inès, qui dormait, se réveilla etqu’elle se suspendit au cou de son beau-frère. À cette vue,Anne-Marie poussa un cri qui la réveilla. Gilbert se penchait surelle. Était-ce le vrai ou celui de son délire ? Où étaitInès ?

– Qu’as-tu ? dit son mari.Souffres-tu ? Veux-tu quelque chose ?

– J’ai mal, fit-elle.

Elle aperçut aussi un visage qu’elle reconnutpas : c’était celui de Mme Rouzeau. Déjà ellereperdait conscience ; elle courait à perdre haleine dans unlong corridor ; les murs s’écartaient et se resserraientspasmodiquement, comme les palpitations du cœur. Elle finit parretrouver sa chambre et par tomber sur son lit. De nouveau, lapièce était pleine de monde : Inès, Henriette, son père,Mme de Villesaison, Yolande Bérage, JeanneLermentières, sa femme de chambre, enfin une amie de sa mère,Mme Arbeltier.

Tout le monde parlait d’une nouvelle quidevait être pénible à connaître, car les visages s’allongeaientdouloureusement. On prenait grand soin qu’Anne-Marie n’entendîtrien de ce que se chuchotait.

– De quoi s’agit-il ? demanda-t-elleavec angoisse.

– De quelqu’un que tu ne connais pas. Ona trouvé dans le parc une chèvre abandonnée.

– Abandonnée par qui ?

On ne lui répondait déjà plus ; tous cesvisiteurs ne faisaient qu’un : un grand mur rouge, qui battaitcomme un store secoué par le mistral et qui n’était fait que devisages : de visages confondus, formant une seule masse detraits grimaçants ; et Anne-Marie savait bien qu’il s’agissaitdu store et du vent, mais aussi d’un mur rouge, et cependant ellesavait réels, comme sa propre main, ces visages inscrits comme desrides sur l’eau, ces traits dansants de sa mère, deM. de Salinis, de ses sœurs, de son mari, de sa tante, etde bien d’autres qu’elle entrevoyait au passage : amiesd’enfance, domestiques d’autrefois, cousines, fournisseurs et mêmedes inconnus.

Le tournoiement de ces gens, de ces murs, luidonnait mal au cœur, ce vertige que l’on peut avoir en bateau,quand on descend à pic dans l’espace laissé entre deux vagues, avecla sensation que l’estomac vous monte au ras du gosier. Elle savaitbien qu’une paroi n’a aucun rapport avec des centaines de visageshumains ; qu’importe ! Il n’était pas question dediscuter ; les faits étaient là. Une idée lui traversal’esprit :

– Ils viennent tous au-devant demoi : ce sont ceux que je vais connaître demain.

Cette pensée la calma quelques secondes. Celaexpliquait cette extraordinaire affluence, ce peuple aux aguets,suspendu aux corniches de la chambre, montant et descendant avecles vagues, car elle était bien en bateau. Elle était si bien enbateau que de grandes masses d’eau commencèrent de sauterpar-dessus bord, de la submerger peu à peu. La respiration luimanqua.

Mais l’eau avait fui dans tous les sens.Mme Rouzeau, Henriette et Gilbert l’entouraient, lasoulevaient ; on lui introduisait dans la bouche quelque chosed’inconnu ; déjà elle respirait mieux. Était-ce son rêve quicontinuait ou bien voyait-elle Gilbert en réalité ? Elleétendit le bras, elle toucha une manche de drap bourru ; cecontact lui rappela une émotion si fugace qu’elle lui fondit pourainsi dire dans l’esprit. La manche était déjà loin, brandie aubout d’un balai ; deux mains molles brinqueballaient de gaucheet de droite comme celles d’un pantin. Était-ce Gilbert qu’onemportait ainsi ? Elle cessa de le voir. Il l’avait encorequittée. Et la porte s’ouvrit, toute grande : l’abbé Croissantla remplissait de sa rude prestance. Puis il s’effaça devant ledéfilé des gens, les mêmes que tout à l’heure, et d’autres. Tousentraient et sortaient ; aucun ne restait dans la chambre.Elle savait qu’elle n’en retiendrait aucun, et cette pensée devintsi cruelle que, de nouveau elle s’éveilla à la conscience. Elle eutl’impression du soir, du soir terrible, solitaire et glacial, desfiévreux.

– J’ai soif ! murmura-t-elle.

Mme Rouzeau s’approcha dulit ; elle seule. Anne-Marie ne demanda rien ; ellereferma les yeux.

XXIII

Anne-Marie avait retrouvé toute sa luciditélorsque l’abbé Croissant se glissa doucement dans la chambre.M. de Salinis, n’ayant pas voulu s’opposer à la volontéde sa sœur, avait laissé Mme de Villesaison lesoin de préparer Mme Chasteuil à cette visite. Ellele fit avec cette fausse légèreté, cette désinvolture frauduleusedont le résultat est plus désastreux que les effets d’une vraiegaffe. Celle-ci, en effet, par sa balourdise, peut paraîtredépasser l’intention de son auteur, au lieu qu’une affectationd’indifférence nous révèle à quel point notre attention doit êtreéveillée.

À la mort deMme de Salinis, les choses s’étaient passées àpeu près de la même façon. Le rôle deMme de Villesaison avait été joué par unetante de Mme de Salinis. Les emplois setransmettent dans les familles, de génération en génération, commedans la troupe de la Comédie-Française. Anne-Marie avait alorsseize ans. Aucun détail de ces journées n’était sorti de samémoire. Mme de Salinis était morte dans unechambre toute voisine de celle où elle se trouvait. Lescirconstances ramenaient des coïncidences fatales d’éclairage, deparoles ou d’attitudes. C’était au même moment de l’année. Lesmêmes heures se reproduisaient avec un souci d’exactitude presqueterrifiant. Dix ans avaient passé, et Mme Chasteuilvoyait apparaître l’abbé Croissant, comme elle avait vu entrerl’abbé de Linseries dans la chambre de sa mère, quelques joursavant de lui dire adieu.

Jusque-là, elle avait subi sa maladie sans ypenser ; elle s’était abandonnée à la fois à cette destructiondes organes et à cette vigilance à l’égard de soi qui font qu’enproie à la douleur physique on ne se pose aucune question. Tout luiavait paru normal, régulier : le délire, la fièvre, les crisesd’asphyxie, la difficulté à soulever sa poitrine, les coins quis’enfonçaient entre ses côtes, tout enfin, et jusqu’à cette lentedérive, tantôt diurne, tantôt nocturne, sur les fleuves sinueux del’inconscient. Mais dans cet état obscur où l’on ne prend mesure nide la vie, ni de la mort, où les choses minuscules s’élargissentindéfiniment, où les importantes sont réduites à rien, elle n’avaiteu aucun sujet d’inquiétude à l’égard de sa santé. Ce qui pesaitsur elle était si lourd que le pouvoir de méditer lui était refusé.Mais, à la vue de l’abbé Croissant, quelque chose de bouleversantla traversa. Elle eut l’intuition de sa mort prochaine, et en mêmetemps une telle fatigue à cette idée qu’elle ne réagit pas, maisqu’elle eut envie de dormir, comme si le sommeil seul pouvaitaccorder ses pensées.

Le prêtre ne lui laissa pas le loisir des’ensommeiller. Il s’inclina respectueusement devant elle et luidit avec condescendance :

– J’ai appris, chère madame, que vousétiez souffrante, et j’ai passé prendre de vos nouvelles.

C’était de la même voix que l’abbé Linseriesavait prononcé, trois jours avant la mort de sa mère, les mêmesparoles. Elle entrait dans ses oreilles avec la même intonation,avec le même rythme. Elle se demanda intérieurement, sans qu’aucundes traits de son visage bougeât, combien de jours la séparaient deson enterrement.

– Je vois, dit l’abbé Croissant, quevotre état est meilleur qu’on ne me l’avait dit. Vous avez debonnes couleurs, vous devez vous sentir mieux.

Anne-Marie répondait intérieurement :

« Nous sommes aujourd’hui lundi. Je peuxêtre morte mercredi ou jeudi. Cela remet mes obsèques à samedi oulundi prochain. »

Puis d’une voix douce et tranquille :

– Je me sens mieux, en effet, monsieurl’abbé. Vous êtes bien bon de m’avoir rendu visite.

Comme elle voulait le faire parler à toutprix, elle ajouta avec un dernier effort d’énergie :

– Je crois être complètementrétablie.

Cette réponse gêna visiblement l’abbéCroissant. Il s’inclina deux ou trois fois en frottant ses mainsl’une contre l’autre, et il murmura :

– Tant mieux, tant mieux, je suis siheureux ! On m’avait bien dit, en effet…

Il ne terminait pas ses phrases et cherchaitle moyen de reprendre par un autre biais une conversation aussiredoutable.

– Je suis heureux, reprit-il, de voustrouver dans cette disposition d’esprit. Il arrive fréquemment que,lorsque l’on est malade, on s’inquiète outre mesure et que l’onarrive même à désirer les secours de la religion.

– Monsieur l’abbé, je n’y avais paspensé. Je ne me savais pas malade à ce point. Croyez-vous qu’ilsoit nécessaire ?

– Moi ?… Quelle pensée ; chèremadame, quelle pensée ! Non, non. Nous sommes là pourréconforter nos ouailles et non pour leur donner l’impressionqu’elles ont besoin d’un appui surnaturel. C’est en ami que jeviens à vous, en ami seulement.

– Je le sais, monsieur l’abbé, je vous ensuis très reconnaissante. Mais il y a des cas où l’amitié peutdevenir extrêmement vigilante, des cas où elle peut être éclairéepar des lumières que l’on nous cache à nous-mêmes.

– Il est de fait, dit-il naïvement, quel’on semblait souhaiter autour de vous que j’intervienne pour vousréconforter tout particulièrement. On semblait craindre que lamaladie ne vous tînt à l’écart des saints conseils de notrereligion.

– Personne ne m’a parlé de cela, monsieurl’abbé, vous croyez donc… ?

– Je ne crois rien, madame, rien. Je saisque la vie et la mort sont entre les mains de Dieu, qu’il ne peutpas toujours tenir compte de nos désirs et que nous ne sommes pastoujours prêts à paraître devant Lui. Je sais qu’il est bon de sesentir toujours prêt.

Il y eut un silence qui se prolongealonguement. On entendait, au loin, le roulement sourd d’un camionqui se dirigeait vers le Roucas Blanc. Ces secondes parurent durerdes heures. L’abbé Croissant avait baissé la tête, et il regardaitobstinément ses mains jointes sur ses genoux, des mains rudes,velues, des mains de cultivateur habituées à sarcler les racines età arracher les mauvaises herbes.

Tout d’un coup, la voix deMme Chasteuil s’éleva avec une sorte de violenceconcentrée :

– Alors, dit-elle avec colère, vouscroyez, monsieur l’abbé, que c’est fini ?

– Comment pourrais-je, chère madame,penser à une chose pareille ?

– Votre sacerdoce vous oblige à me direla vérité. Suis-je condamnée ?

– Il n’y a pas un médecin au monde quipourrait vous répondre. Que la volonté de Dieu soit faite et non lanôtre ! Vous ne serez, ce soir, ni mieux, ni plus mal, parceque vous aurez satisfait au devoir de votre conscience et que vousaurez remis votre âme entre les mains de votre Créateur. Cela seulcompte. Vous êtes peut-être gravement malade, vous êtes peut-êtreau seuil de la guérison. Toutes ces choses se passent hors denous.

Anne-Marie voulut parler, mais une quinte detoux l’arrêta. L’infirmière était loin, l’abbé Croissant incapablede lui donner le moindre soin. Elle étouffa pendant quelquessecondes sans trouver près d’elle le moindre appui physique. Leprêtre avait baissé les yeux. Il attendait.

– Eh bien ! monsieur l’abbé, ditAnne-Marie, puisqu’il en est ainsi, puisque vous ne voulez croireni à ma mort, ni à ma guérison, en attendant, entendez-moi donc enconfession.

XXIV

– Tu as demandé à me parler, machérie ? J’en suis content. Cela prouve que tu te sensmieux.

M. de Salinis s’était penché surAnne-Marie pour lui baiser le front. Mais il l’effleura à peine. Ilmontait de ce lit une odeur de fièvre mêlée au relent d’une eau deCologne, plus légère que le parfum dont la jeune femme se servait.Il s’écarta avec un secret dégoût. Ce n’était pas tant cesémanations morbides par elles-mêmes qui l’affectaient que l’idéequ’elles pussent émaner d’Anne-Marie, de cette enfant dont il avaittoujours été fier, dont il avait aimé la grâce, la jeunerobustesse, cette apparence un peu apprêtée qui lui donnait l’airde ne pas appartenir à la vie de tous.

Maintenant il la regardait maussadement, avechostilité ; il lui en voulait sans s’en rendre compte d’avoirremplacé l’image qu’il avait d’elle par le tableau presquerépugnant qu’elle lui offrait.

« J’ai toujours su que la vie, ce n’étaitque ça, pensa-t-il. Et je n’ai jamais voulu me l’avouer… Commenta-t-on la force de supporter tant d’ignominies ? »

Le fumier s’entasse au pied des fleurs :d’affreux insectes les souillent ; elles se flétrissent etressemblent à des loques qui pendent, à des haillons, mais leurdéchéance n’est pas individuelle. Ce n’est qu’un symbole deruine ; pas une ruine véritable et sans retour.

– Je me suis sentie mieux en meréveillant, en effet, dit Anne-Marie. Beaucoup plus calme surtout…Ces cauchemars au milieu desquels je vis, quelle horreur !

– Tu vas guérir, dit avec unecomplaisance presque servileMme de Villesaison qu’Anne-Marie avait faitappeler aussi.

– Ce n’est pas sûr…

Un pauvre sourire déchirant essaya de se fixersur le visage décharné de la malade.

– Je me sentais bien mal depuislongtemps, mais, quand j’avais mon sang-froid, je me disais :« Cela va encore, puisque l’abbé Croissant n’est pasvenu… » – Ni toi, ma tante, ajouta-t-elle. Maintenant j’ai vul’abbé Croissant, je me suis confessée… Alors…

– Une précaution est toujours bonne àprendre, s’écria impétueusementMme de Villesaison, que son frère regardaitavec une narquoiserie amère. Ce n’est pas ça qui vous fait allerplus mal, au contraire.

– Vous le voyez, dit Anne-Marie, avec uneexpression ambiguë. Mais si j’allais plus mal, je voudrais avoirpris, moi aussi, certaines précautions.

Sa voix se brisa soudain. Son visage secontracta. Elle parut faire un grand effort sur elle-même.

Inès et Henriette la regardaient, convoquéespar Mme Rouzeau, sur l’ordre de la malade.

– Gilbert !

Chasteuil vint jusqu’au lit et prit la main desa femme.

– Je ne peux pas penser que je tequitterai, mais s’il le faut…

Elle se tourna vers sa famille :

– C’est un enfant. Il ne peut pas resterseul. On doit s’occuper de lui tout le temps. Si je venais à luimanquer, que deviendrait-il ? Accordez-moi ce que je vousdemande. Il y a quelqu’un ici qui a pour Gilbert une affectionfraternelle, un dévouement…

Il y eut un silence pesant. Anne-Mariecherchait sa respiration. Elle avait parlé très bas.

– Que dit-elle ? murmura à son frèreMme de Villesaison, qui avait l’oreilledure.

M. de Salinis ne répondit pas. Ilsentait se former dans l’air un tourbillon tragique.Instinctivement, Inès avait fait un pas en avant. Son père setourna vers elle ; il regarda battre très vite l’artère quisaillait légèrement à son cou. On apercevait à peine Henriette,dissimulée derrière le groupe.

– Henriette, je te demande d’épouserGilbert si je dois mourir…

À ce moment, M. de Salinis vitdistinctement le regard d’Anne-Marie chercher celui d’Inès, et ladurée d’un éclair, ce regard exprima un haineux et âpre triomphe,une joie perfide, quelque satisfaction monstrueuse. Puis son visages’éteignit de nouveau, comme si l’effort arraché au corps par cespasme de l’âme avait épuisé la malade.

Derrière sa sœur, M. de Salinissaisit le bras d’Inès et le serra convulsivement ; elle étaitdevenue si pâle qu’il eut peur de la voir s’évanouir. Henriettes’était avancée, avec la plus fausse modestie, un air gauche depetite fille qui vient sur l’estrade recueillir un prix auquel ellene croyait pas.

– Anne-Marie, cria-t-elle, à quoipenses-tu ? Mais tu vivras…

– J’y compte bien. Mais si les chosestournaient mal… Gilbert, Henriette, jurez-moi de vousunir !

Trois jours plutôt, Gilbert aurait peut-êtrerefusé de s’engager, il aurait cherché une échappatoire, il aaurait atermoyé au risque de se montrer cruel. Mais la situationn’était plus la même. L’essentiel, n’est-ce pas, n’était-il pasd’adoucir les dernières heures de sa femme ?

Il baissa la tête. Inès attendait sa réponseavec le désarroi intime, l’impatience, le paroxysme de terreurqu’éprouve le criminel quand le jury, qui vient de statuer sur soncas, réapparaît au tribunal, après sa délibération.

– Anne-Marie, murmura-t-il, cettecérémonie publique, ce serment, c’est si peu dans toncaractère…

On entenditMme de Villesaison murmurer comme au théâtrequand quelqu’un a mal compris une réplique :

– Qu’a-t-il dit ?

– Je voudrais mourir en paix, murmuraAnne-Marie. Donnez-moi au moins cette tranquillité d’esprit.

Elle fit un geste vers Gilbert :

– Je ne veux pas te laisser seul, monchéri. Henriette c’est…

Un nouvel accès de toux la déchira ; elleparut mourir. D’une main impérieuse, elle exigeait encore. Onl’entendit s’arracher littéralement de la gorge les motscruels :

– Jurez !… Jurez !

Ils jurent. Elle eut encore un faible sourireet parut calmée.

– Maintenant, allez-vous-en tous. Je veuxrester avec Mme Rouzeau.

Tout le monde se retira en silence, avec unvisage figé. Quelques mètres plus loin,Mme de Villesaison explosa :

– Quel courage : Quelleprévoyance ! Quel dévouement ! C’est admirable !Voilà la fin d’une vraie chrétienne, de la femme forte del’Évangile !

– Je t’en prie, ditM. de Salinis, exaspéré, épargne-nous cescommentaires…

– Mais il me semble cependant que mesparoles n’ont rien que d’élogieux ; je dirai mieux :d’enthousiaste…

– Tu oublies qu’il s’agit de la mort dema fille, dit M. de Salinis.

Mme de Villesaisongrommela quelque chose et disparut. M. de Salinisaccompagna Inès jusqu’à sa chambre et y entra avec elle.

Elle s’assit dans un fauteuil et demeuraimmobile. Debout à la fenêtre, il regardait les nuages sur la mer.Comme ils volaient vite ! Ah ! que faire en un monde à cepoint condamné !

– Je n’aurais jamais cru ta sœur à cepoint vindicative, dit-il soudain.

– Autrefois, dit Inès, elle détestaitHenriette… Mais elle n’a pas su qu’Henriette était amoureuse deGilbert…

– Que lui importe ! Gilbert n’estpas amoureux d’Henriette.

– Gilbert n’a aimé personne, dit âprementInès ; ni Anne-Marie, ni Henriette, ni moi. Il n’aime que lui,ses aises, sa vanité.

– Il se peut que tu aies raison. Maisalors, que va-t-il se passer ?

– Père, laissons cela. Anne-Marie n’estpas morte. Gombert espère encore la sauver. Si elle vit, noustrouverons tout cela bien ridicule. Et la pauvre Henriette sera laplus attrapée. En attendant, nous parlerons de ces choses, mieuxcela vaudra.

Inès s’était assise devant son miroir ;elle brossait lentement ses cheveux, qu’elle avait bouclés, châtainclair, avec des mèches plus sombres. Elle avait toujours pris unplaisir particulier à brosser ses cheveux ; c’était uneoccupation mécanique qui engourdissait sa pensée ; elle voyaitses mèches s’allonger, se lustrer, devenir à la fois dociles etbrillantes. Le miroir lui renvoyait son image, la même qu’elle yprojetait une heure avant, quand Delphine lui avait dit queM. de Salinis voulait rendre visite à la malade avecMlle Inès. Et voici une autre femme, une femme quiavait perdu sa dernière espérance. Elle avait donc souhaité la mortd’Anne-Marie ! La conduite de sa sœur la dépouillait de toutehypocrisie. Eh ! mon Dieu, au fond, elle avait pensé cela. Etmaintenant, tout était fini… Tout ? Anne-Marie vivrait ;rien ne serait changé. Après ce scandale, elle exigerait le départde Gilbert et de sa femme ; son père l’appuierait ; ilsiraient habiter ailleurs. Elle verrait plus librement Gilbert quandAnne-Marie ne serait plus là à l’épier. Désormais elle aurait unenouvelle espérance : la guérison de sa sœur.

– Descendras-tu dîner en bas, cesoir ? demanda M. de Salinis.

– Mais oui. Pourquoi pas ? Il n’y arien de changé. Et toi ?

– Oh ! non ! Tu le sais :ces émotions me tuent. Revoir dans ces conditions Gilbert etHenriette, entendre les stupidités de cette malheureuse Emma… Non,je n’en ai pas la force. Je vais prendre du véronal et tâcher dedormir !

– Pourquoi as-tu prévenu ta sœur si ellet’agace à ce point ?

– C’est Henriette qui l’a exigé.

– Henriette ? Pourquoi faire ?Elle a sans doute prévu qu’Emma ferait l’impossible pourqu’Anne-Marie se confessât et comprit ainsi à quel point elle étaiten danger…

– Henriette n’a pas tant de venin.

– C’est possible ; je ne sais riend’elle, ni toi non plus.

Inès avait écrasé de la poudre rose sur sesongles et les frottait vigoureusement, avec le polissoir. Son pèrela regardait agir avec stupeur. Il s’attendait à une scène delarmes. Les gens sont toujours surprenants.

– Tiens-tu à paraître particulièrementbelle ce soir ?

– Je ne veux pas qu’on me prenne pour unevictime. Du moment que je suis hors jeu, je me sens libre.

– Hors de jeu ? Inès, comme tut’exprimes !

– J’ai horreur des scènes de chantage.Anne-Marie en a fait une tout à l’heure. J’estime que cela me donnele droit de reprendre ma liberté.

– Quelle liberté ?

– Celle de dire ce que je pense et d’agircomme je l’entends. Depuis trois mois, je suis tyrannisée parAnne-Marie. Non seulement elle m’a chassée de chez moi, mais encoreelle entend disposer de mon avenir.

– Elle en a disposé, Inès. C’estfait.

Les larmes parurent dans les yeux de la jeunefille, avec une expression égarée. La scène de désespoir étaitproche. M. de Salinis devina l’extrême tension d’Inès,son refus d’accepter l’irréparable. Un mot pouvait briser cettearmature orgueilleuse, ramener l’amazone à l’esclave de sesnerfs.

– Je crois comme toi, dit-il légèrement,que cette scène aura fait le plus grand bien à ta sœur. Elleretrouva plus de forces pour guérir.

Inès, calmée, s’était remise à polir l’onyx deses doigts. De nouveau, debout à la fenêtre,M. de Salinis regardait la mer. Les nuages montaienttoujours, comme projetés du fond de l’horizon par un monstrueuxsouffleur de nuées qui ne connaissait pas la fatigue.

– Si Anne-Marie ne guérit pas, Inès, nousregretterons tout ce que nous venons de dire.

– Si Anne-Marie guérit, elle regretterala cérémonie absurde à laquelle elle nous a conviés.

– Ne sois pas aussi dure, Inès !

– Veux-tu que je pleure sur ma sœur, sursa tendresse vigilante ?

– Elle est bien mal…

– Je la pleurerai quand elle sera morte.Aujourd’hui, elle est encore bien vivante et sa haine témoigne desa vigueur. Je ne me sens pas, ce soir, d’humeur à m’apitoyer surelle, ni sur moi, ni sur personne. Et puis, à quoi bon tant deparoles ? De toute façon, les jours qui vont venir nousdemanderont un rude effort.

Elle regarda ses ongles ; ils brillaientcomme des lamelles de quartz rose. M. de Salinisl’embrassa sur la tempe et regagna sa chambre.

XXV

Gilbert etMme de Villesaison se trouvaient déjà dans lasalle à manger quand Inès fit son entrée. Justinien avait alluméles deux lampes de la table. Il avait un grand sens desconvenances ; il estimait que tous les repas qui précéderaientla mort d’Anne-Marie devaient déjà donner l’impression d’uneréunion de funérailles. Inès en fit tout de suite la remarque.

– Ne trouvez-vous pas, dit-elle, quel’atmosphère est lugubre ici, ce soir ? Pourquoi Justinienn’a-t-il pas allumé le plafonnier ?

Mme de Villesaison pritun air de circonstance extrêmement solennel :

– Ma chère enfant, dit-elle, j’estime queJustinien a raison. Dans les circonstances que nous traversons etaprès la décision si douloureuse, mais si héroïque, dont nous avonsété les témoins cet après-midi, il me paraît juste que…

Mais Inès, qui ne l’écoutait même pas, alla aucommutateur et tourna le bouton. La lumière tomba du plafond, etsoudain Gilbert fut frappé par l’éclat d’Inès, par son élégance,par sa beauté. Jamais, lui semblait-il, elle n’avait été aussiradieuse qu’en ce moment où il venait en apparence, du moins lecroyait-il, de renoncer à elle. Tandis qu’il la regardait,Henriette parut. Elle avait à peine pris le temps de passer un peud’eau sur sa figure et de se laver les mains. Pâle, comme bouffie,des yeux rougis par l’insomnie, l’air maussade, vêtue de la robed’intérieur avec laquelle elle soignait sa sœur, elle offrait àGilbert le pénible spectacle de ce qu’elle serait dans quelquesannées, après des mois de mariage et de vie languissante.

Henriette eut juste le temps de jeter un coupd’œil sur Inès. Le travail auquel celle-ci venait de se livrer lablessait cruellement. Au lieu de trouver sa sœur écrasée par lechagrin, elle voyait renaître sa rivale toute chargée d’armes,prête à la lutte, impitoyable comme une amazone, belle comme unenymphe chasseresse. Elle ne voulait pas s’avouer la vérité. Elle seplaçait sur cet éternel registre de revendications où tous lesvaincus, toutes les épaves mettent leurs débits au compte de la vieet non de leur propre faiblesse. Elle voyait l’effet que l’éclatd’Inès opérait sur Gilbert, et elle criait entièrement àl’ingratitude. Elle criait à l’ingratitude parce qu’elle estimaitque Gilbert devait lui être reconnaissant de se dévouer pourAnne-Marie, alors que son dévouement n’était qu’une comédiedestinée à s’attacher Gilbert. Mais celui-ci n’était pas de ceuxqui préfèrent la philanthropie à la sensualité, et la vertu àl’éclat. Il ne se pardonnait pas d’avoir été contraint de faire àsa femme le serment par lequel il s’était engagé à renoncer àInès.

Mme de Villesaison avaitremarqué aussi l’élégance de sa nièce ; elle la jugeaitinconvenante, mais elle n’osait rien dire. Son devoir était defaire peser sur tout le monde l’autorité de son expérience et deses idées fixes. Mais elle était si peu liée avec son frère, elleconnaissait si mal la famille de celui-ci qu’elle sentait leterrain incertain sous ses pas. Elle se tourna avec affectationvers Henriette et lui dit doucereusement :

– Ma pauvre Henriette, tu as l’air trèsfatiguée. J’espère que tu ne t’éreintes pas trop au chevet de tapauvre sœur. Évidemment, quand on n’est secourue par personne, on abeaucoup à faire.

Elle espérait s’attirer ainsi la sympathied’Henriette. Mais la jeune fille ne retint de ces phrases chargéesde mansuétude que l’allusion à cette lassitude trop visible quicontrastait cruellement avec l’aspect incorruptible d’Inès.

– Ma tante, dit-elle, ne vous occupez pasde moi. Je ne fais que mon devoir.

– C’est ce que j’admire en toi,Henriette. Je n’ai pas, en effet, de compliments à t’adresser.Celui qui fait son devoir reçoit par cela même sa proprerécompense. Il n’a rien à envier à personne.

Toutes ces phrases avaient pour but demitrailler Inès. Elle ne semblait pas les entendre et prenait sonpotage avec lenteur, comme si elle se trouvait à mille lieues decette salle à manger et de ces propos vulgaires.

– Mange, ditMme de Villesaison en s’adressant à Henriette,tu dois avoir faim.

– Je suis bien heureuse, dit Inès,qu’Anne-Marie reprenne des forces. Je l’ai trouvée, cet après-midi,beaucoup mieux que ces jours-ci. Sa vigueur et sa clarté d’espritsont admirables.

Henriette répondit étourdiment :

– J’ai bien peur que ce mieux ne semaintienne pas.

Inès reconquit aussitôt du terrain.

– Nous espérons, ma chère Henriette, quetu te trompes, et nous souhaitons tous que tu voies la chose sousun jour trop sombre. Quand on pense à l’état dans lequel Anne-Marieétait tous ces jours-ci, on est bien content de constater qu’elle arepris à la fois son sens pratique et sa force d’âme.

Étourdie par toutes ces phrases qu’elle necomprenait qu’à moitié, Mme de Villesaisonbredouilla vaguement :

– Je ne peux pas bien me rendre compte,ma chère Inès, de l’amélioration à laquelle tu fais allusion. Eneffet, depuis que je suis arrivée, c’est la première fois que jevois Anne-Marie aussi énergique. Je crois que nous allons vers uneamélioration sensible.

– Puissiez-vous dire vrai ! s’écriaHenriette avec fureur.

Justinien servit un bœuf en daube, ce qui fitune diversion. Gilbert demanda du bordeaux.Mme de Villesaison l’imita. Inès et Henrietterefusèrent de boire. De temps en temps, quand elle ne se croyaitpas remarquée, Henriette jetait sur sa sœur un regard aigu, puisbaissait de nouveau son regard vers son assiette. Inès, elle, ne lavoyait littéralement pas. Si par hasard ses yeux se posaient surHenriette, elle regardait le mur à travers celle-ci : le murseul existait, Henriette était volatilisée.

– Vous avez une bonne cuisinière, ditMme de Villesaison. Chez moi, à la campagne,je n’arrive pas à me faire servir. Impossible de ramener deMarseille des filles qui veulent rester chez moi. Je dois mecontenter de paysannes du pays et les former. Elles n’ont aucunsens de la cuisine. Nous mangeons à l’horreur !

– Père est très gourmand, dit Gilbert, etHenriette a l’œil à tout.

Henriette éclata de colère :

– Dis donc, puisque tu y es, que je suisune fille de cuisine !

Tout tournait contre elle. Il suffisaitqu’elle eût en face d’elle cette jeune femme tranquille, belle, auxboucles lustrées, à la bouche bien dessinée, aux doigtsétincelants, pour que toute vertu devînt quelque chose de terne etd’affligeant. Les compliments de sa tante, les compliments deGilbert surtout ne semblaient avoir d’autre dessein que de larabaisser. Ce qu’on lui accordait semblait être le plus méprisable.Cependant, cet après-midi avait consacré son triomphe et la défaitede sa sœur. Il n’y a pas de triomphe si l’on ne sait pas enprofiter ! Déjà Anne-Marie était bien loin d’elle et d’euxtous. La présence de Gilbert les ramenait l’une et l’autre à leurplace, et leur place restait la même. Mais l’orgueil d’Inès luidonnait une assurance qui manquait à la pauvre fille. À ce moment,plus que jamais, la jalousie et l’envie faisaient d’elle un êtrehumilié et presque déchu ; car c’est la place que nous nousdonnons nous-mêmes sur la terre qui nous est accordée ;seulement elle est accordée à notre action et non à nos désirs.

– Pourquoi votre père n’est-il pasdescendu ? demande Mme de Villesaisonpendant que Justinien la servait à nouveau.

Henriette ne put s’empêcher de répondre lapremière :

– Vous savez bien que votre frère détestela maladie et les malades. Il préfère se retirer dans sa chambre etpenser à autre chose, nous laissant à la fois l’angoisse et lessoins à donner.

Inès répondit à son tour, comme si sa sœurn’avait pas parlé et sans cesser de l’ignorer :

– La santé de notre pauvre père,dit-elle, est malheureusement bien fragile. Il n’a pas le cœursolide et les émotions violentes lui sont à peu près intolérables.Depuis la maladie d’Anne-Marie, il a fait l’impossible pour ne pasnous inquiéter et pour nous rendre courage, mais, véritablement, iln’en peut plus.

Henriette faillit éclater de nouveau. Elle seretint de crier que sa sœur mentait, que son père était un égoïste,que la souffrance d’autrui le troublait, en effet, parce qu’ellel’empêchait de vivre à sa guise, – mais cela justement nepouvait-il pas être interprété comme un signe de la sensibilité deM. de Salinis ? S’il avait été véritablementindifférent, il aurait continué son existence sans avoir même àprendre le soin de se cacher. Les délicatesses de sentimentauxquelles se plaisaient M. de Salinis et Inès luiétaient intolérables. Elle ne comprenait rien à ces réserves et àces subtilités. Sa nature était simple, mais rude et dans uncertain sens grossière. Elle préféra d’autant moins insister que laréponse d’Inès lui avait visiblement fait retrouver la faveur deMme de Villesaison.

– La dernière fois que j’ai vuAnne-Marie, dit celle-ci, elle m’a paru pleine de santé. A-t-elleeu quelque signe avant-coureur de cet état morbide où nous lavoyons aujourd’hui ?

Gilbert répondit avec humeur :

– Anne-Marie n’a jamais voulu m’écouter.Depuis deux mois, elle traînait, elle dormait mal, elle ne mangeaitpas, elle était visiblement dans un état d’infériorité extrême.J’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui demander de se ménager. Ellea toujours refusé. Elle ne voulait pas voir de médecin, elle neprenait pas de remèdes. Quand cette sorte de grippe s’est déclarée,je n’ai pu l’empêcher de sortir, un soir, pour aller dans le monde.Elle est rentrée glacée, avec ce frisson qui ne l’a pour ainsi direjamais quittée.

– Il est vrai, dit Henriette, que depuistrois mois notre pauvre sœur était bien tourmentée.

– Avait-elle un motif quelconqued’inquiétude ? dit Mme de Villesaison,qui, depuis qu’elle était arrivée, avait suffisamment bavardé avectous les domestiques pour ne pas ignorer le drame latent qui avaitattristé ces dernières semaines.

Gilbert se tourna vers Henriette, non sansnarquoiserie, comme s’il l’invitait à parler. C’était elle quiavait fait la gaffe. À elle de la réparer.

Henriette baissa la tête. Inès gardait sonmême sourire calme et reposé, comme si rien de tout cela ne laregardait. Henriette ne sut que balbutier :

– Tout le monde a ses chagrins.

Mme de Villesaison setourna vers Inès :

– Tu n’étais pas là, toi, quand ta sœurest tombée malade ?

– Non, je faisais un séjour chez lesBérage. Yolande, elle non plus, n’était pas en bonne santé. Ellem’a demandé de l’aider à tenir sa maison et à s’occuper de sesfilles.

– Tout le monde a son devoir à remplir,dit sentencieusement Mme de Villesaison. Maisje vois ajouta-t-elle, sentant l’atmosphère de plus en plusmenaçante, que je suis dans une maison où chacun le comprend. Celane m’étonne pas, d’ailleurs, avec les exemples que nos chersparents ont donnés à Arthur comme à moi. Arthur a toujours été leplus tendre et le plus dévoué des frères. Il est tout naturel qu’ilait de telles filles.

– Merci de vos bonnes paroles, ma tante,dit Inès. Dans les heures cruelles que nous traversons, vous sentezcombien nous sommes sensibles aux témoignages de sympathie.

Gilbert trouva que le moment était venu pourlui de dire quelque chose, et il déclara avecempressement :

– Je n’oublierai jamais, ma tante, que,dans une période aussi cruelle, vous avez quitté toutes voshabitudes et tous les soucis de votre propriété pour venir partagernotre angoisse.

– Tout le monde l’eût fait à ma place,mon cher neveu, dit Mme de Villesaison.

Tout son être s’épanouissait dans cetteatmosphère générale de bénédiction qui s’abattait de nouveau surelle et qu’elle avait si savamment provoquée.

Justinien s’informa du café. Le prendrait-onau salon ou dans la salle à manger ?

– Merci, ditMme de Villesaison, je ne prends jamais decafé le soir.

Gilbert dit avec autorité :

– Servez le mien et celui deMlle Inès dans le salon.

Henriette se leva en frémissant :

– Si vous le permettez, je vais rejoindreAnne-Marie. Il m’est intolérable de ne pas être à côté d’elle.

– Tu as raison, dit froidement Gilbert.J’irai te rejoindre quand j’aurai fini de prendre mon café.

Et comme Justinien traversait la salle àmanger, apportant le plateau, il dit à sa tante :

– Je vous demande pardon de vous quitter,ma chère tante, mais j’ai quelques mots à dire à Inès avant demain,car je n’aurai peut-être pas l’occasion d’avoir avec elle uneconversation un peu longue ces jours-ci.

Mme de Villesaisons’inclina sans rien dire. Cette manière de la mettre hors du combatlui semblait insupportable, d’autant plus que, si Gilbert n’avaitpas agi avec cet esprit de décision, elle l’aurait suivi au salon,bien décidée à s’incruster et à se mêler à la conversation.

XXVI

– Il y a des moments où tu montres unesprit de décision vraiment remarquable, dit Inès en entrant dansle salon.

– Si je n’avais pas agi ainsi, ma tantenous aurait cramponnés jusqu’à ce que nous rentrions.

– Je regrette que tes décisions soienttoujours tardives. Tu es de ceux qui ratent leur affaire parcequ’ils attendent le dernier train.

– Je n’ai pas la sensation de l’avoirratée jusqu’à présent, dit Gilbert avec fatuité.

– Évidemment, si tu perds une femmeriche, tu en trouveras une autre.

La phrase fut si cinglante que Gilbert rougitviolemment et que la tasse de café trembla dans sa main. Le liquideodorant se répandit dans la soucoupe, et il dut essuyer avec unmouchoir sa main crispée.

– Je ne croyais pas, dit-il, trouver entoi une telle ennemie, ni quelqu’un capable de me dire en face depareilles abominations. Qu’aurais-je pu faire ? Que pouvais-jerépondre ? Ta sœur est en péril de mort, tu le sais. D’unautre côté, elle nous soupçonne de tout. Refuser d’épouserHenriette, c’était peut-être hâter sa fin, c’était en même tempsprouver à tous que la jalousie d’Anne-Marie était motivée. Et puis,au point où nous en sommes…

– Enfin, il est inutile de revenirlà-dessus, ce qui est fait est fait. Si nous avons le malheur deperdre Anne-Marie, tu ne sortiras pas de la famille. Tu pouvais, aumoins, il me semble, refuser de répondre, affirmer à ta femmequ’elle allait mieux, ce qui est d’ailleurs vrai, remettre à plustard cette conversation et ne pas m’infliger devant tout le mondela honte de constater que tu tenais si peu à moi. Tu n’auraispeut-être pas agi de même il y a quelques jours.

Gilbert ne répondit pas à cette dernièrephrase.

– J’ai été pris de court. Si j’avais puprévoir cela, en effet, je ne me serais pas engagé. Je crois commetoi que je ne me suis pas engagé à grand-chose, puisque, denouveau, l’amélioration est très sensible. N’importe, une pareillescène est ridicule. De quoi vais-je avoir l’air maintenant siAnne-Marie guérit ? Qu’est-ce que je vais faire d’Henriette,cette sorte de fiancée posthume à qui j’aurais tout promis, à quije ne dois rien et dont la présence m’est intolérable ?

– Pas tant que cela, puisque tu n’as pasrepoussé avec violence l’idée de passer ta vie avec elle.

Mais Gilbert s’était rapproché d’Inès.

– Je n’ai jamais pensé une seconde quecela m’éloignerait de toi.

Elle s’écarta avec une sorte de dégoût et destupeur de l’homme qui lui parlait ainsi.

– Alors, dit-elle, tu as imaginé…

– Mais que rien ne serait changé entrenous. Quelle importance cela peut-il avoir que j’épouseHenriette ? Si tu m’aimais comme tu le dis, pourquoi celatransformerait-il quelque chose à notre existence ?

– Si tu m’aimais comme tu l’affirmes,n’aurais-tu pas bondi, je le répète, au lieu d’accepter cemarché ? Comment as-tu pu supposer qu’ayant quitté la maisonpour ne pas inquiéter Anne-Marie, je reviendrais ici pour être denouveau en tiers, une sorte de personne tolérée, une maîtressehonteuse ? Et comment ne vois-tu pas d’ailleurs que, siAnne-Marie me jalousait, elle ne se doutait à peu près de rien,qu’elle n’avait que des soupçons vagues qui la mettaient cependanthors d’elle, et qu’alors que nous étions deux grandes amies, cettechipie d’Henriette me haïssait ? Par-dessus le marché, ellesait tout ! Ainsi, voilà ce que tu as choisi après m’avoiroffert déjà d’être ta maîtresse sans quitter Anne-Marie !

– Pardon, dit Gilbert, je t’ai proposé defuir avec toi et de t’épouser. Tu as refusé. Je t’ai dit, cejour-là, que tu refusais tout.

– Ce n’est pas vrai, dit Inès.

Alors le silence revint dans le salon. Ilétait plus morne et plus désert que jamais, malgré la présence deces deux êtres. Les chrysanthèmes défleurissaient dans lesbanquettes, devant les vitres de la véranda. Les housses donnaientaux meubles un caractère d’objets morts, séparés de la vie par uneprotection plus lugubre que la poussière, par une sorte de linceulterne dont les longs plis tombaient comme ils l’eussent fait autourde monstres engourdis. L’effigie deMme de Salinis, dans son indifférencespectrale, regardait Gilbert et Inès, comme pourraient le faireceux qui sont morts, s’ils nous voyaient encore, avec je ne saisquel détachement mêlé d’ironie, avec cette justice qui ne tientplus compte du réel. Les portraits eux-mêmes gagnent et perdentquelque chose quand les personnes qu’ils représentent ont disparu.Dès ce jour-là, ils ont l’air de participer à cette tranquillemagnanimité qui, ne tenant plus compte des fautes, n’a plus às’occuper du pardon. Les figures qui émanent des cadres n’ont plusà consoler, puisqu’elles ont fini de comprendre la tendresse et lechagrin. Cette image imposait aux jeunes gens qui se débattaientencore devant elle l’impitoyable autorité de son effacement. Elleles engageait dans la voie dont elle-même avait franchi le terme.Le silence était si pénible qu’instinctivement Inès joua lespremières mesures d’un Nocturne de Chopin, sur le pianolaissé ouvert par une inconcevable négligence de Justinien. Gilberttressaillit.

– À quoi penses-tu ?

– À rien, en effet. Il y a des moments oùj’oublie où nous en sommes. Ce n’est pas drôle d’y penser tout letemps ! La musique a cela de merveilleux qu’elle nous permetd’exprimer ce qu’on ne peut pas dire.

– Nous avons encore cependant quelquechose à décider, dit Gilbert.

– Non, à quoi bon ! Il y a deschoses que tu ne comprends pas et que tu ne comprendras jamais.Allons-nous nous disputer sur un épisode aussi dérisoire que ceserment ? Tu as tout accepté, je n’ai pas à revenir là-dessus.Quant au marché que tu me proposes, il me dégoûterait entièrementde toi si je ne réussissais pas à l’oublier.

– Alors, dit Gilbert, impatienté, siAnne-Marie… Enfin, si nous avons le malheur de la perdre… ce serafini entre nous ?

– Tout ne sera pas fini entre nous :tu resteras mon beau-frère.

– Où iras-tu, que feras-tu ?

– Anne-Marie est vivante.

Elle se leva pour quitter le salon. Il laretint d’un geste courroucé.

– Mais je suis sûr qu’Anne-Marie n’estplus en danger. Alors, si elle vit, que ferons-nous ?

– Gilbert, cette conversation estabominable. Je ne peux pas comprendre que tu t’obstines à laprolonger.

Il lui serrait toujours le bras.

– Réponds, mais réponds !

– Nous verrons cela.

Elle se dégagea et se glissa vers la porte.Malgré lui, il eut une sorte de long frison de plaisir. Anne-Marievivrait, il n’aurait pas la charge d’épouser Henriette et, il lesentait maintenant, Inès lui serait rendue.

Il quitta en grande hâte ce salon quil’angoissait. La porte du hall était ouverte. Inès se promenaitdans le parc. Il faillit courir derrière elle, la rejoindre dansune allée, mais il eut peur d’aggraver par cette attitude unesituation qui avait paru, à différents moments, si intenable. Ileut peur aussi d’attirer trop vivement sur son absence l’attentiond’Henriette. Si elle ne le voyait pas remonter, elle descendrait.Si elle trouvait le salon vide et la porte du jardin ouverte,quelle source de complications futures ! Il renonça, une foisde plus, à sa belle-sœur, mais à peine avait-il fait quelques pasdans l’escalier qu’il rencontra, en effet, Henriette qui lecherchait.

– Que faisais-tu ? dit-elle.

– Sommes-nous sous un régimepolicier ? dit-il.

– Je ne te cours pas après pour tesurveiller. Ce que tu fais m’est complètement indifférent. Il fauttéléphoner immédiatement à Gombert. Anne-Marie vient d’avoir unecrise du cœur. J’ai cru qu’elle allait mourir. Papa dort. Notretante Emma est retirée dans sa chambre. Tu fais je ne sais quoi etInès a disparu. Je suis seule avec Mme Rouzeau. Jene veux pas avoir la responsabilité de ce qui peut se passer en tonabsence. Après tout, c’est toi qui as la charge morale de la vie deta femme, ce n’est pas moi.

Gilbert, sans mot dire, suivit Henriette dansla chambre d’Anne-Marie. Celle-ci, le visage bleui, les yeux à demifermés, toute contractée par l’effort, cherchait à retrouver sarespiration perdue.

XXVII

Ce fut la nuit suivante, vers trois heures dumatin, à ce moment où la vie se retire de la terre et où se répandsur celle-ci je ne sais quel empire glacial, que la chose eutbrusquement lieu. Anne-Marie, qui somnolait, se souleva avec ungrand cri. Toute convulsée, elle essayait d’arracher de sa gorgeune barrière nouvelle qui s’y était formée ; elle sedébattait, étouffait, faisait d’immenses aspirations inutiles.

Mme Rouzeau se précipita verselle, chargée d’un ballon d’oxygène ; Henriette courut à lachambre de Gilbert. Il prenait quelques heures de repos.

– Viens vite, dit-elle, Anne-Marieétouffe !

Il se leva en hâte et rejoignit sa belle-sœur.Anne-Marie se contractait tout entière et se tendait vers cettedernière gorgée d’air qui la retenait à ce monde.

Elle vit Gilbert et lui jeta un regarddésespéré. Elle avait encore tant à lui dire, tout cet amas detendresse et de regrets que le sort ne nous laisse jamais le tempsde donner à ceux que nous aimons. Elle voulu tendre un bras verslui, mais elle ne put aller jusqu’au bout de ce geste qui avaitencore un tel chemin à parcourir.

Elle haleta furieusement, puis tout s’apaisa.Et, soudain, il y eut une dernière contraction de l’arc toutentier : la flèche de la vie s’échappait.

– Elle va mieux, dit Gilbert.

Personne ne répondit. Henriette s’approcha dujeune homme et posa sa large main sur sa nuque.

– Nous aurions dû aller chercherM. de Salinis et Mlle Inès, ditMme Rouzeau.

– À quoi bon ? dit Henriette. Ilsdorment.

Anne-Marie lui appartenait. Elle vivait cettemort. Elle ne voulait partager avec personne ces derniers moments.Elle regardait ce raidissement presque insensible qui effaçait laprésence d’Anne-Marie.

– Elle ne remue plus, s’écria Gilbert,avec angoisse.

Mme Rouzeau n’avait pasabandonné le pouls de la jeune femme. Elle retira alors sesdoigts.

Le premier coq s’éveilla. La vie universellerecommençait. Un autre coq répondit, d’une voix jeune etmalhabile.

– Eh bien ? dit Gilbert, se tournantvers l’infirmière.

– Il y a déjà plusieurs minutes que toutest fini, dit celle-ci.

– Mais pourquoi ne me le disiez-vouspas ?

Personne ne répondit. Chasteuil s’était jetésur le corps d’Anne-Marie ; il l’embrassait en sanglotant, ill’appelait, il criait. Il n’avait jamais aimé qu’elle ; il neconnaissait aucun être au monde, ni Inès, ni Henriette, rien quecette femme qui n’appartenait plus à personne.

Henriette le flattait de la main.

– Gilbert, dit-elle, sois un homme…

– Ah ! non, laisse-moitranquille ! Va-t’en ! Laissez-moi seul. C’est moi quisuis responsable de tout… Mais non, madame Rouzeau, ce n’est paspossible, voyons… Vous vous êtes trompée. Elle n’est pas morte, onne meurt pas comme cela. C’est une erreur ; je m’en seraisaperçu. Je voulais lui dire encore quelque chose. C’est un horriblemalentendu.

– Gilbert, dit sévèrement Henriette, nefais pas l’enfant. Je vais prévenir mon père et ma sœur.

– J’entends rester seul avec Anne-Marie.C’est inconcevable que je ne puisse pas faire ce que je veux. Maiscomprenez-moi, à la fin…

Mme Rouzeau et Henriette lepoussèrent dans un fauteuil. Il s’était tu ; il sanglotaitd’une façon criarde et soutenue, comme s’il se forçait, comme s’illui fallait exécuter un contrat, – un contrat de douleur passé avecAnne-Marie du temps qu’elle vivait encore.

Mme Rouzeau avait fermé lesyeux de la morte. Un moment après, M. de Salinisparut ; il se baissa vers le lit et embrassa sa fille sur lefront ; puis il se tint immobile devant le lit ; ils’était mis à trembler et ses dents claquaient comme s’il avait lafièvre. Un moment après, ce fut au tour d’Inès. Sans mot dire, elles’agenouilla au pied du lit ; elle avait caché sa tête dansses mains et, par instants, un bref soubresaut soulevait sesépaules. Henriette s’était écartée d’elle ; assise près deGilbert, elle s’efforçait avec affectation de le consoler. Il nesemblait pas la connaître.

Justinien entra enfin ; il s’inclinarespectueusement devant la couche funèbre et resta là, la têtebasse, à la fois ému et flatté. Il avait déjà vu mourirMme de Salinis, la femme de son maître. Chacunde ces trépas augmentait l’estime qu’il éprouvait pour lui-même.Cette famille devenait de plus en plus la sienne. Il était comme uncourtisan qui a déjà considéré plus d’un roi sur sa couchefunèbre.

Inès se releva et prit son père par le bras.Ses dents faisaient toujours un bruit de castagnettes.

– Il faut t’en aller, dit-elle. Tu n’asplus rien à faire ici.

– J’aurais dû être là, dit-il. Pourquoisuis-je parti ?…

– Elle n’avait pas besoin de toi, ditInès. Celui qu’elle aimait était auprès d’elle.

Gilbert l’entendit et s’écria :

– Ce n’est pas vrai. J’étais sur mon lit.Je ne croyais pas qu’elle fût en danger.

– Eh bien ! Henriette ne l’a pasquittée, dit Inès. Elle n’était pas seule : Henriette lasurveillait.

Delphine se glissa dans la chambre ; elletenait à la main ce grand cierge qui tient lieu de jour auxdisparus. D’où venait-il ? Était-il en réserve dans quelquecoin secret de la maison ?

– L’abbé Croissant sera ici dans quelquesminutes, dit Delphine. Justinien l’a déjà prévenu ;M. l’abbé a téléphoné qu’il arrivait tout de suite.

– Viens, dit Inès à son père.

Les jambes de M. de Salinis sedérobaient sous lui ; il avançait très lentement, si faiblequ’il donnait, à chaque pas, l’impression qu’il allait tomber enavant.

XXVIII

Autour de la maison s’étendait le plus totalassoupissement. Le ciel s’était éteint. Brumes ou nuages, rien nebrillait. L’air humide, un peu lourd, vivait sur place, sansremuer.

Inès se hasarda dans le parc. Il fallait leconnaître comme elle pour s’y aventurer ainsi. L’ombre y étaitdevenue ténèbres. Un faible éclaircissement des choses indistincteslaissait deviner la croisée de deux chemins, le vide d’une pelouse,ou bien, des nœuds plus compacts de noirceur, un dessin d’éventailsuspendu, établissant la présence d’une ligne d’arbres ou d’unebranche haute.

Inès marchait devant elle, sans but précis.Quelque chose cependant l’appelait dans ce coin morne et commesaturé qui avait été son refuge, au temps de son enfance et de sonintimité avec Anne-Marie. Maintenant, Anne-Marie n’avait aucunavenir ; elle, pas beaucoup plus.

Chaque fois qu’un être meurt, il entraîne aveclui dans la terre quelque chose de ceux qui lui survivent ;ils font, en partie, l’expérience de ce qu’il leur faudra supporterun jour. Le niveau de leur vie baisse. S’ils échappent audésespoir, ils tombent dans l’engourdissement.

Inès était sortie parce qu’elle ne pouvaitsupporter la douleur de Gilbert. Cette douleur lui rendait moinsobscur l’acquiescement de son beau-frère au dernier vœu de lamorte. Inès se souvenait de la phrase cruelle dite à sonpère : « Au fond, Gilbert n’aime personne : niAnne-Marie, ni Henriette, ni moi… » La violence de son chagrinsemblait indiquer qu’il adorait sa femme. Mais le même homme, peud’heures auparavant, lui avait proposé de demeurer son amant, aprèsavoir épousé Henriette, c’est-à-dire après la mort d’Anne-Marie.Était-ce seulement l’horreur physique de la séparation qui lebouleversait ainsi ? Ou bien, n’avait-il jamais pu réaliser enesprit ce que serait la vraie disparition de sa femme et faisait-ildes projets d’avenir insensés, comme si ces projets dussent avoirpour arrière-fond une Anne-Marie ni présente, ni absente,simplement éloignée et tolérante, mais toujours capable deretour ?

De toute façon, l’état de Gilbert lui mesuraitl’étendue de ses illusions. Si elle n’avait pas eu la faiblesse decéder, son chagrin serait-il le même ? N’aurait-il pasentretenu, plus ou moins consciemment, une espérance qu’elle-mêmelui avait fait perdre ? Ces choses passaient et repassaientdans son esprit, indirectement, sans formules précises, sous formed’interrogations incohérentes, de demi-accès de clairvoyance,aussitôt annulés.

La tempête qui l’avait secouée venait des’apaiser ; un clapotement de flots indécis retentissait aufond de cette insaisissable cellule que nous appelons notreâme ; faible disque vibratoire dont nous ne sentons à demiréels que les rayons mouvants. L’épuisement nerveux confine à unedemi-anesthésie. Inès se sentait à peine vivre. Elle se retournapour regarder la maison ; deux fenêtres la rendaient visible,avec leur faible lueur jaune. Derrière les volets, Inès sereprésentait Anne-Marie, encore belle, souriante, mais pareille àla statue de cire d’un reliquaire, les deux religieuses en prière,Gilbert effondré et sanglotant dans un fauteuil et Henriette, àcôté de lui, lui passant la main dans les cheveux, comme si ellevoulait l’estimer avant de prendre livraison de lui.M. de Salinis, après avoir baisé le front de sa fille,comme il le faisait chaque soir avant d’aller se coucher, avaitregagné sa chambre. Inès supposait qu’il s’était gorgé desoporifiques avant de se remettre au lit. Il avait recommandé den’entrer le lendemain dans sa chambre que s’il sonnait. Justinienerrait dans le rez-de-chaussée, les yeux rouges de larmes, l’airabsent, et, par moments, il s’arrêtait pour essuyer un meuble avecson mouchoir humide.

L’air de la nuit donnait à penser que l’onrespirait l’haleine d’un grand corps endormi, chaud, oppressant. Oneût voulu l’écarter de la main comme une voile flottant, unebranche retombante.

Presque à tâtons, Inès retrouva son banc, dansle coin des acanthes, – le banc où Anne-Marie et elle avaientéchangé leurs premières confidences, les aveux de leurs premièresamours ; amours incertaines qui envisageaient de romanesquesrencontres avec des jeunes gens aperçus sur la plage du Prado oueffleurés au bal. Elles n’en connaissaient guère.M. de Salinis, depuis la mort de sa femme, recevait peu,et aucun homme qui n’appartînt à sa génération.

Le jour où Anne-Marie avait dansé avec Gilbertavait décidé de son sort. M. de Salinis n’avait pas luttélongtemps contre un projet de mariage par lui jugé absurde. Inèsvit arriver ce beau garçon sans aucun trouble ; le désir, lacoquetterie, étaient nés peu à peu ; puis, cet enveloppementsubit, irrésistible, d’un coup de sirocco insatiable. Tout celaavait été bien court. Plus de confidences à échanger avec personne.Gilbert avait connu les derniers secrets des deux sœurs, mais ilpleurait Anne-Marie.

Autour d’Inès, tout s’était tu. Elle sesouvenait de l’anormale agitation qui régnait sous ces mêmes arbresle soir de l’arrivée de la jeune fille. Maintenant, c’était lesilence le plus extraordinaire ; autre chose même que lesilence ; un vide de tout bruit, aussi total qu’une surditéabsolue. Pas une feuille ne tombait, pas une herbe ne bougeait. Quisait si, là-haut, ce n’était pas Anne-Marie qui entendaitmaintenant quelque chose ? Pour Inès, rien ne se passait.Pourquoi cet insolite tapage, dix jours plus tôt, et aujourd’hui,cette universelle désertion de toute vie ? La paix s’étaitfaite à nouveau, cette indifférence générale qui succède tôt outard à nos agitations.

Sur ce banc, par un soir pareil, mais toutfrémissant d’une brise d’avril, Anne-Marie avait, pour la premièrefois, parlé à Inès de Gilbert Chasteuil. Il y avait dix ans ;Inès réentendait la voix de sa sœur, cette voix bien timbrée,chaude, qui avait quelque chose d’élancé et de vibrant comme lemouvement d’un jet d’eau. Elle aurait voulu écouter encore cettevoix… Cependant cette voix l’avait condamnée ; en une dizainede mots, elle avait tranché son avenir comme on coupe une tige d’uncoup de ciseaux. Inès sentait que cela lui aurait fait du bien ence moment de haïr Anne-Marie. Impossible ! On ne hait que cequi vit ; on reprend force dans autrui même par ladétestation. Autant abhorrer une feuille tombée, une grained’acanthe : sa sœur était moins encore qu’elles.

À la longue, cette implacable inflexibilitédes choses angoissa Inès. Elle se dirigea vers le château. Elleavait appris à voir dans l’ombre. Elle contourna les serres. Elleentrevoyait, à travers les vitres, les formes bizarres, presqueinconnues, des contours noueux, retombants, effilés, touffus. Ellesavait que les plantes dorment. Elle ne s’étonna pas de cetteimmobilité. Cependant elle en eut peur, comme si la mort devenuecontagieuse, fût une véritable épidémie de léthargie : cescréatures qui vivaient d’une vie transparente consoleraient,peut-être, M. de Salinis, mais, elle, oùretrouverait-elle le goût d’exister ?

Elle chassait tout souvenir des caresses deGilbert, de cette fureur où elle s’était dissoute, de ce brisementqui avait été sa plus belle naissance. Elle aurait tout donné pourle retrouver dans ses bras… Tout, lui semblait-il, mais pas ce« oui » paisible qui avait répondu à l’exigence de sasœur ; ni cette invitation à tromper Henriette, ni cessanglots d’aujourd’hui sur le corps d’Anne-Marie. Quel hommeétait-il donc ?

Elle tourna doucement la porte de la maison.Justinien se leva du fauteuil où il était assis. Il tripotait dansses mains un mouchoir trempé de larmes et noir de poussière. Il vitque la jeune fille regardait ce mouchoir ; il ditaussitôt :

– On n’a pas eu le temps ces jours-ci denettoyer la maison. On n’y avait pas l’esprit, non plus.Maintenant, ajouta-t-il, avec désespoir, on aura tout le tempsd’ôter la poussière. On n’a plus rien à faire ici… Mademoiselle nesortira plus ? Je peux tout fermer ?

– Oui, mon bon Justinien.

Elle entendit le bruit des lourds verrous.Elle se tourna vers le fond du corridor où traînait une clartécireuse. Elle faillit aller revoir sa sœur, mais sa place n’étaitpas là ; tout avait fait d’elle une étrangère dans sa propredemeure.

XXIX

Inès retrouva son père sur son lit dansl’attitude où il était le soir de son arrivée. Il semblait à peinerespirer. Sa figure blême ne donnait pas l’impression du sommeil,mais d’une sorte d’engourdissement passager, comme s’il avait lepouvoir de sécréter une chrysalide où se renfermer aux heures lesplus sombres.

– Puis-je allumer ? dit Inès enrentrant.

– Non, je préfère rester dansl’obscurité. Tu viens de là-bas ?

– Oui. La mise en bière aura lieu demainmatin.

– Crois-tu que ma présence soitindispensable à ce moment-là ?

– Non. Ta sœur seule te blâmera. Tiens-tuà son opinion ?

M. de Salinis ne répondit pas. Ilsoufflait à peine. Il ne paraissait pas souffrir.

– Maintenant, dit-il, il va falloirtravailler chaque jour, heure par heure, à cette idée que je nereverrai jamais Anne-Marie vivante. La douleur, c’est cela :une adaptation à quelque chose à quoi il est impossible des’adapter. La journée de demain sera intolérable et plus encorecelle d’après-demain. Et puis, on rentrera chez soi, la maison seravide, et il faudra la remplir de nouveau par autre chose.Quoi ? Il y a des gens qui se soulagent par des cris, dessanglots, des gesticulations passionnées. Il y en a d’autres quis’évanouissent. Tout cela est sain, tout cela est salutaire. Aucunede ces manifestations ne m’est permise. Aussi ai-je toujours donnél’impression d’être égoïste. J’ai pensé à la mort d’Anne-Marietoutes les années où elle a été vivante comme je pense à la tiennechaque jour. Maintenant qu’elle n’est plus, je penserai à sa vie.Peut-être est-ce moins terrible, car j’aurai cessé d’avoir peur.Comprends-tu tout cela ?

– À peine.

– Comment le comprendrais-tu ? Tuavais dix ans quand ta mère est morte. Tu la regrettais comme unenfant, d’une façon tout extérieure, avec des sanglots présents etl’oubli déjà prêt à les remplacer. Tu aurais pu aimer Anne-Marie siles circonstances ne s’y étaient pas opposées.

Inès répondit doucement :

– J’aimais Anne-Marie. Sa mort me désole.J’ai eu des cauchemars toute la nuit.

– Je ne dis pas que tu sois sans cœur.Mais le destin a joué à vous entre-choquer. Tu aurais plus dechagrin de la mort d’Anne-Marie si tu pouvais maintenant épouserGilbert. Son opposition te donne la force d’échapper à la douleur,il ne faut pas oublier cela. Quand nous sommes désolés par ladisparition de quelqu’un, nous sommes bouleversés à l’idée de nepas avoir été parfaits avec lui et nous cherchons dans sa conduitepassée tout ce qui pourrait nous donner une excuse de l’oublierplus vite. L’homme n’aime pas le malheur, et ceux qui le font sontdes hystériques. Les souffrances les plus aiguës à mes yeux, lanévropathie ne les soulage pas. Si je parlais ainsi devantquelqu’un d’autre que toi, on jugerait que j’ai trop d’équilibrepour être bouleversé. Or, il n’y a de vrai bouleversement que pourles équilibrés, justement parce que cela ne dérange pas leuréquilibre et qu’ils sont forcés de se maintenir dans un étatnouveau qui leur est intolérable.

Il s’arrêta de parler. Il l’avait fait sansouvrir les yeux, toujours immobile, pareil à une ombre. C’était àcette heure du jour où le jour ne porte plus ce nom, à cette heureoù la nuit n’arbore pas encore le sien. Ce sont des heuresinsinuantes, intercalées, où l’homme cède au désir de s’affirmeravec violence, où il n’a pas encore accepté le vœu de résignationou d’oubli que va lui apporter l’ombre. Les choses échangent leurétat, leur matière, leur fluide ; la transparence devientopaque, l’opacité, transparente. Rien n’a brûlé assez fort pourdevenir cendre ; rien ne s’est usé au point d’êtrepoussière.

– As-tu pleuré, Inès ? demandaM. de Salinis.

– Pourquoi cette enquête, mon père ?Pourquoi votre esprit garde-t-il toujours quelque chosed’involontairement cruel ?

– J’ai horreur de l’équivoque et dufaux-fuyant. Je voudrais que tu fusses nette, claire, presquefarouche. Si tu m’avais dit avoir versé des larmes, je t’auraisenviée. Le chagrin me raidit et m’ankylose, et j’ignore cetépanchement sensuel qui fait les grandes douleurs. Je connaissurtout l’amertume et le désespoir.

Inès s’était levée. Elle inspecta lacommode.

– As-tu tous tes remèdes ?Prendras-tu un soporifique avant de dormir ?

– Sans aucun doute, dit-il. J’ai besoinde toutes mes forces pour ce qui va venir. Je ne tiens pas à mebattre toute la nuit contre l’insomnie. J’ai appris à la longue quel’homme n’avait qu’un seul ami : le sommeil. Heureusement quecet ami, contrairement aux autres, a des remplaçants dont on use àsa guise.

Sa voix sèche et douce à la fois engourdissaitdoucement Inès. Elle attendait et elle redoutait qu’une part demélodrame vînt augmenter l’horreur de ces liquidations humaines.Elle n’atteignait pas une région moins triste, mais elle apprenaitque les grandes secousses ont aussi un pouvoir de stupeur. Personnene s’échappait davantage en apparence que M. de Salinis,personne ne demeurait aussi présent. On eût dit, comme il lepensait lui-même, qu’Anne-Marie, en s’en allant, l’avait débarrasséde l’angoisse de son avenir ; elle lui laissait, en revanche,le mortel enchantement d’un bonheur disparu, ou plutôt de quelquechose qui devenait le bonheur, maintenant qu’il n’était plus.

– Une des joies de ma vie, ditM. de Salinis, a été l’adoration que vous aviez l’unepour l’autre, Anne-Marie et toi. Si quelque chose dans le caractèred’Henriette m’a toujours secrètement révolté, c’est son refus departiciper à votre tendresse. Puis Gilbert est venu, et tout s’estgâté. Les femmes ne gardent leur pureté que loin de l’homme. Dèsqu’il paraît, elles retournent à l’état animal et presquesauvage.

Il parlait toujours comme dans un songe. Ilsemblait hors de lui-même, dans un état somnambulique. Il avait unbesoin intense d’exprimer tout ce qui se passait en lui. Laprésence de sa fille lui donnait l’illusion, non pas d’être écouté,mais d’avoir le pouvoir d’être seul devant quelqu’un, car, seuldevant soi-même, il arrive que l’on ne trouve plus rien à sedire.

Il ouvrit brusquement les yeux, comme s’ilprenait contact avec une humanité plus immédiate.

– As-tu eu une explication avecGilbert ? dit-il.

Elle murmura :

– Oui.

– Que t’a-t-il dit ?

– La vérité. Qu’il a été surpris pas lescirconstances, qu’il ne pouvait refuser à sa femme ce qu’elle luidemandait. C’est aussi ton avis. Que pouvais-je lui objecter ?D’ailleurs, devant le spectacle de l’anéantissement, a-t-on encoreun grand élan personnel ? Je t’assure qu’en ce moment je mesens plus accablée que désireuse de recommencer quoi que ce soit.Je ne crois pas d’ailleurs que Gilbert tienne beaucoup à moi, ouqu’il y tienne encore.

– Je suppose, en effet, que le serment deGilbert et d’Henriette les lie.

– Il n’aurait pas lié Gilbert s’iln’avait pas acquiescé moralement à ce vœu. C’est la facilité decette adhésion qui m’a fait sentir mon peu d’action sur lui. Nousavons fait déjà, une fois, allusion à son caractère. À quoi bon yrevenir ?

– Je ne sais si Henriette a compris cequ’elle faisait. La ruse instinctive des femmes, quand leur intérêtprimordial est en jeu, est infinie. Elle a réussi par sondévouement, par une présence perpétuelle, à faire croire àAnne-Marie qu’elle était la seule personne capable de se dévouer àelle.

– Ma pauvre sœur l’a offerte à Gilbertcomme si elle la destinait à entretenir son propre culte aux yeuxde son mari. Pour moi, je n’ai toujours été qu’un trouble-fête,encombrant la vie des autres. Je crains que tout cela, mon père, nesoit complètement fini.

– As-tu des projets d’avenir ?

– Rester auprès de toi. Je ne te demandequ’une chose : c’est que Gilbert et Henriette s’en aillent,qu’ils aillent vivre où ils voudront ! Paris, Pékin, leMozambique, le bout du monde s’il le faut… Je ne serai tranquilleque si je ne les revois plus.

– Ils quitteront Laurette, ditM. de Salinis. Tes désirs s’accordent aux miens. Nousdemeurerons ensemble.

Elle se leva, se pencha sur son lit pourl’embrasser, mais il la repoussa d’une main.

– Non, ne nous attendrissons pas. Demainsera cruel et après-demain aussi. On ne livre pas son enfant à lapourriture sans une horreur qui est presque inconcevable, surtoutlorsque l’exaspération des nerfs ne vous ôte pas la lucidité.

De nouveau, M. de Salinis refermales yeux. Son visage se détendit dans la pénombre, et il reprit sonimmobilité.

À côté, au fond du couloir, les religieusesimmobiles priaient auprès de la morte. Gilbert pleurait à petitscoups, par sursauts, dégorgeant son chagrin par brusques secoussescomme pour en avoir fini plus vite. Henriette, agenouillée sur leprie-Dieu, la tête dans ses mains, évitait de regarder quoi que cesoit. Il arrive aussi que la lionne, quand sa proie est abattue, sedésintéresse d’elle et, pourvu qu’elle la sente palpiter encoresous ses griffes, promène autour d’elle le regard satisfait et àdemi endormi de l’être auquel le destin vient d’offrir sa plusgrande satisfaction.

Dans le parc, des souffles légers essayaientde se ranimer avec la fin du jour. Ils allaient d’une plante àl’autre, d’un arbre à l’autre, comme s’ils avaient quelque chose àdire, comme s’ils essayaient de ranimer les éléments d’une vieilletragédie, dont les acteurs n’eussent pas dit leur dernier mot. Cesnouvelles couraient à la pointe des arbres, montaient tout à couple long des troncs décréter je ne sais quel massif ébranlement dansla masse des pins, le long de la corniche inférieure des cyprès.Mais tout s’apaisait de nouveau. Personne n’avait plus rien àapprendre, rien à sentir. L’agitation, le fourmillement, l’angoissede ces dernières heures cessaient brusquement, et, quand la nuitvint, elle causa cette immense détente qui suit les émotionssurmenées.

XXX

Un bourdonnement discret et monotone montaitdu jardin. Inès souleva le rideau de la fenêtre et regarda laterrasse. Les gens arrivaient peu à peu, une grande foule devisiteurs. Les uns se réunissaient par groupes, les autres sepromenaient seuls, puis s’arrêtaient dans l’espoir d’apercevoirquelqu’un avec qui ils pussent causer. Pourquoi la mortattirait-elle tous ces hommes, dont beaucoup connaissaient à peineM. de Salinis ou Gilbert ? Mais, partout où elle seprésente, il se forme comme une coagulation d’intérêt, decuriosité, qui ressemble à un léger vertige. On s’approche d’elleavec crainte, mais on voudrait cependant savoir ce qu’ellereprésente, en quoi elle consiste. On se demande aussi quellefigure font dans la mort tous ceux dont on a vu le visage dans lavie et on a le désir de les comparer l’un à l’autre.

Cette tentation anxieuse, perverse et un peumorbide, ne disparaît que pendant les guerres, parce que chacun s’yest trop brusquement rapproché de son propre cadavre pour prendreplaisir à s’interroger sur cette dernière aventure.

De loin en loin, Inès apercevait un cousin, unconfrère de Chasteuil. Voûtée, ramenant son visage vers le sol,sous une petite capote noire fleurie de violettes passées, lavieille amie de sa mère monta lentement l’allée de platanes. Puisce fut Manuel Bérage mal à l’aise dans son vêtement noir, suivid’une Yolande congestionnée et visiblement désolée d’avoir dûinterrompre sa vie paresseuse et gourmande pour cette corvée.Mme Lermentières lui parlait en faisant beaucoup degestes.

Inès se rejeta en arrière. Sous aucunprétexte, elle ne voulait être aperçue de Manuel qu’elle refuseraitcertainement de recevoir.

Le bruit des conversations se faisait de plusen plus net, de plus en plus bruyant. Personne ne pensait àAnne-Marie ; personne ne songeait que la vie, cette reine dessortilèges, s’était à jamais retirée de ce beau corps, qui devraitsubir les répugnants outrages de la nuit sans retour.

Les rayons du soleil se coulaient doucementsur des feuilles jaunes, ou couleur de tabac, ou légèrement rougiessur les bords. Le ciel avait ce flottement d’azur gris que l’onvoit à travers une calcédoine.

Il tremblait dans l’air un murmure d’adieupresque serein, une atmosphère de malheur aisé.

Instinctivement, Inès pensa à cette soirée oùelle avait senti autour d’elle d’insaisissables présences :pressentiment de ses sens hyperesthésies, rêve éveillé ou animationréelle de l’inconnu. Les premiers visiteurs étaient là, les espritsprémoniteurs, les annonciateurs de la mort, les délégués de l’autremonde. Du moins les nommait-elle ainsi dans sa terreur. Ilsprécédaient ces lourdes masses, ces bourgeois empruntés ou ennuyés,ces marionnettes saluantes venus aujourd’hui pour accomplir unusage mondain et retourner au plus vite à leurs affaires privées, àces étourdissements où la vie les pressait.

La jeune fille revint vers l’intérieur de sachambre. Sa robe noire, ses vêtements de deuil reposaient sur ledivan. À cette borne d’étoffe commençait le dur pèlerinage au paysdétesté. Quelque chose se formait dans sa gorge, qui l’étouffait àdemi ; elle aurait voulu éclater en sanglots, se rouler àterre, vomir ce caillot d’angoisse qui la paralysait. Maisl’Anne-Marie de son enfance, l’Anne-Marie qu’elle regrettait,depuis combien de temps s’était-elle séparée d’elle ?

Elle revint lentement vers la vitre quil’attirait. Elle avait bien le temps de s’habiller avant le retourdu cimetière et elle ne se sentait pas le courage d’aller enattendant tenir compagnie à Henriette et à sa tante.

Elle se représentait Gilbert, immobile aumilieu du grand salon du rez-de-chaussée, blafard, les yeuxbouffis, tout gonflé d’un chagrin d’enfant, sincère, mais sanslendemain. Jusqu’au dernier moment, Henriette avait égrené sonchapelet à côté du cercueil, elle semblait compter les minutes quila séparaient du moment où elle s’emparerait de sa proie. Deuxheures avant, M. de Salinis avait refusé de recevoirInès. Elle supposait qu’il avait absorbé un stupéfiant quelconqueavant de descendre. Elle regardait la foule, les pelouses bienentretenues, les arbres indifférents. Le corbillard haussait devantla porte ses plumets blancs et noirs. Peu à peu, Inès s’abandonnaità une sorte d’insensibilité. Pourquoi souffrir à cause desautres ? Qui pensait à elle, à cette heure ? Qui sepréoccupait de sa solitude ? Seule ; oui, seule ;aussi implacablement seule qu’Anne-Marie, voilà ce qu’elle était.Son père pleurait sa sœur, – ou quelque chose qu’il ne disait, nin’éprouvait précisément et qui était fait d’Anne-Marie sans luiressembler tout à fait. Chasteuil souffrait peut-être, mais ilavait sauvé sa mise. Henriette triomphait.

À cette heure chargée d’angoisse, un seul êtreeût pu comprendre Inès : Zénith, son lévrier. Il y avait euentre elle et lui ce lien mystérieux qui se crée entre l’homme etl’animal, quand tous deux sont dignes l’un de l’autre. Elle n’avaitqu’à prononcer « Zénith », d’une voix particulière,infléchie, modulée, et il venait à elle de sa démarche souple etbalancée, l’œil chargé de cette nostalgie tendre, humide et triste,qui se faisait irrésistible dans son souvenir ; il venaitposer son museau aigu sur ses genoux, sur ses bras, fouillant danssa manche, pour lui rappeler qu’il attendait d’elle on ne sait quelinconnu ; elle aimait cet attachement comme un symbole de cequi ne passe pas. Et de même, quand Zénith avait besoin d’elle, ilsavait l’appeler d’un gémissement triste ; elle comprenaitainsi qu’elle lui était indispensable.

Oui, Zénith l’avait aimée pourelle-même ; mieux que son père, divisé en plusieursaffections, troublé par des pensées étranges, des craintesmaladives ; plus que ses sœurs, plus que l’ingrat Chasteuil.S’il n’était pas mort, elle se sentirait courageuse aujourd’hui. Ilaurait incarné quelques minutes tout ce qu’elle espérait de la vie.Que de fois, courant sur ces pelouses, elle l’avait regardéengloutir l’espace entre ses pattes frêles, puis revenirorgueilleusement à elle, le cœur battant, la gueule ouverte,heureux de la revoir comme s’il l’avait perdue depuis des années.Et maintenant Zénith était mort et elle n’avait pu se résoudre à leremplacer.

Elle se dirigea lentement vers sa robe noire.Et des larmes lui vinrent aux yeux. Elle entendait dans le salond’en bas les gens entrer et sortir ; il saluaientmécaniquement, indifféremment, M. de Salinis, GilbertChasteuil. Plusieurs heures s’écouleraient avant le retour ducimetière. Elle n’avait rien à faire. Elle s’étendit sur son lit.Les larmes se firent plus abondantes. C’était Zénith qu’ellepleurait.

À ce moment, la porte de sa chambre s’ouvrit.Son père se tenait sur le seuil, le regard absent, tirant sur ungant de filoselle noire :

– Inès, j’ai oublié hier soir de donner àFortuné l’ordre de fermer à clef les serres. Sonne Justinien ;qu’il avertisse Fortuné. J’ai aperçu des gens qui rôdaient là-bas.Dès que nous aurons le dos tourné, je suis sûr qu’ils profiterontde la circonstance pour aller regarder mes fleurs !

XXXI

– Je suis très touchée que vous ayezpensé à me voir malgré votre chagrin, ditMme Bréodat, quand M. de Salinis entradans la petite pièce sombre, où elle se tenait et dont elle avaitessayé de faire tant bien que mal un salon.

M. de Salinis semblait tout mince etcomme amenuisé dans son vêtement de drap noir qui faisait ressortirla pâleur anormale de son visage et le bleu délavé de ses yeuxfroids.

Il l’embrassa avec tendresse, mais sansinsister comme il avait l’habitude de le faire. Puis il s’assitauprès d’une jardinière de tôle émaillée qui abritait uncaoutchouc. Ce caoutchouc, cette jardinière, tout cela causait àM. de Salinis une sorte d’horreur instinctive, mais iln’avait jamais osé le dire à Stéphanie, de crainte de la froisser.Ce jour, en signe de tristesse ou de fatigue, il acceptaittout : le caoutchouc, la jardinière et même le tableau deroses, accroché au mur, en face de lui, et qui lui donnait lesentiment d’un véritable outrage à la nature.

– Ma visite est peut-être intéressée,dit-il. Ne vous hâtez pas de ne voir en moi que le meilleur ;vous risqueriez d’être déçue.

– Vous ne m’avez jamais montré que labonté la plus exquise.

– Mes actes, en effet, sont peut-êtrebons, mais mes pensées… Les connaissez-vous ? Savez-vous cequ’elles cachent de sournois et de tortueux ? La bonté aussiest un moyen d’exploiter autrui : peut-être, le plussubtil.

Il parlait comme malgré soi, presqueindifférent à ce qu’il disait. Stéphanie n’osait pas l’interrompre,ni lui parler de sa fille. Ce calme l’étonnait.

– Je vous remercie de votre lettre,dit-il enfin. Elle m’a fait du bien. Vous avez du cœur. Je lesavais.

– Ce que est arrivé est tellementaffreux !

– Oui, mais dans un sens, je n’ai plus ày penser. Pendant des années, j’ai tremblé à l’idée que je pourraisperdre Anne-Marie. Maintenant, c’est fait. Si je perdais Inès, jecrois que je n’aurais plus aucune inquiétude à formuler.

– Et Henriette ?

– J’aime très peu Henriette. Je ne sensrien en elle de ce que je suis. C’est une nature brutale etpositive.

Stéphanie n’osa pas dire : « Etmoi ? » Après avoir tant repoussé M. de Saliniset s’être extrêmement méfiée de lui, elle s’apercevait maintenantavec dépit qu’après tout elle lui était plus attachée qu’il nel’était.

Avec sa finesse habituelle, il devina l’espècede déception qu’il causait à Mme Bréodat et lui ditdoucement :

– Mes propos doivent vous paraîtreétranges. Mais, quand on perd ceux que l’on aime, on pense aussiqu’ils évitent ainsi le chagrin d’assister à votre fin. Cetteperspective m’a rongé pendant des années et me rongera encore àcause d’Inès… Hélas ! pour vous, chère amie, je ne suis pasgrand-chose : un vieux monsieur, un peu maniaque, dontl’affection vous a toujours paru suspecte. Je ne dis pas que vousapprendrez ma mort avec plaisir ; mais elle ne changera, sommetoute, qu’une brève habitude de votre vie.

Ces paroles étaient sensées.Mme Bréodat essaya de protester.M. de Salinis ne l’entendait même pas.

Il revoyait le rite cruel des funérailles,dans la fête d’un jour de soleil insultant comme le sarcasme d’unbouffon. Des rayons de soleil se chauffaient aux dorures desplatanes, aux nids embroussaillés des chrysanthèmes jaunes etblancs. Un fossoyeur avait sauté dans la tombe pour recevoir lecercueil et lui faire sa place. À ce moment, un mouvement de colèreinsensée avait emporté M. de Salinis. Le monde lui avaitparu un abcès plein de pus et qui aurait dû crever. Il se tournavers ceux qui l’entouraient : Gilbert s’appliquait pourparaître désolé, comme s’il avait regroupé ses traits devant uneglace ; je ne sais quoi d’involontairement triomphantapparaissait sur le visage rond d’Henriette. Inès, blême et raide,fermait les yeux ; elle ne voulait plus rien voir. Derrière,les amis et les indifférents se pressaient comme des visiteurs.

– Il y a eu de bien mauvais moments, ditsimplement M. de Salinis.

– Vous vouliez me faire, disiez-vous, unevisite intéressée ?…

Au moment du départ d’Inès pour la Garde,M. de Salinis n’avait pas laissé ignorer àMme Bréodat les motifs de cette décision. À unequestion de la jeune femme, il avait répondu :

– Oh ! je ne crois pas qu’Inès aitpour son beau-frère autre chose qu’un béguin passager, uneamourette de jeune fille… Cela passera. Elle voit peu de monde,cette pauvre enfant, et surtout peu d’hommes. C’est une vraie maniechez moi que d’en attirer le moins possible : leur sociétém’est odieuse, dès qu’ils ne sont pas très intelligents…

Maintenant, il devait avouer son erreur :Inès paraissait profondément éprise de Chasteuil. Il racontarapidement la scène du serment exigé par Anne-Marie.

– Je ne peux douter, acheva-t-il, dudésespoir profond d’Inès, bien qu’elle soit fière, très secrète, etqu’elle ait horreur de toute exhibition sentimentale.

– Une parole donnée à une mourante, c’estgrave, dit Stéphanie.

– Oh ! oui, bien entendu… Le plusgrave est que ni Henriette, ni Gilbert n’ont pensé une seconde à nepas la tenir.

– Vous m’aviez dit que votre beau-filsaimait Inès ?

– Je commence à croire qu’il aime mesfilles, en général. Elles sont, pour lui, interchangeables.

– Il aurait pu refuser à sa femme decontresigner cet engagement.

– C’était lui avouer que ses soupçonsétaient fondés, la condamner à mourir dans le désespoir. Je supposeaussi que Gilbert s’était déjà détaché d’Inès.

– Pourquoi ?

M. de Salinis considéraMme Bréodat de ses yeux pâles, qui semblaient ne sefixer jamais sur rien.

– Une femme doit démêler, je pense, cesraisons de l’âme, – et des sens – mieux que nous. Nous autres,êtres grossiers, nous ne comprenons pas grand’chose à toutes cessubtilités.

Stéphanie entrevit que son vieil amisoupçonnait quelque chose qu’il ne voulait pas lui dire. Elle nedevina pas en quoi cela pouvait consister, ayant des vues trèsconventionnelles sur les choses de sentiment. Elle ne distingua pasdavantage l’ironie de M. de Salinis, quand il luiattribuait une finesse d’esprit dont il la savait privée. S’il laconsultait aujourd’hui, c’était pour voir si ses vues cadraientavec les siennes, car, s’il la savait naïve, il savait aussiqu’elle avait beaucoup de jugement.

Mme Bréodat hocha latête ; elle semblait s’assombrir à la fois sur l’indifférencede M. Chasteuil à l’égard d’Inès et sur son incapacité àrésoudre les problèmes posés par son vieil ami.

– Je ne vois toujours pas en quoi je peuxvous aider.

– Oh ! il s’agit de l’avenird’Inès !… Bien entendu, Gilbert va s’en aller. Il ira loger oùil voudra en attendant son mariage. C’est un peu effrayant,n’est-ce pas, de parler de cela, alors que le corps de notre pauvreAnne-Marie est à peine refroidi. Mais nous ne pouvons plus rienpour elle : Inès, seule, nous intéresse. Henriette va s’enaller aussi : ma sœur accepte de la garder auprès d’elle dansson château de Vaucluse. Maison nette. Je demeure seul avec mafille.

– Vous n’en êtes pas fâché, jesuppose.

– J’en aurais été heureux en d’autrescirconstances. Aujourd’hui…

Il fit, en frottant les doigts de sa maindroite, le geste familier de compter et de filtrer un sable trèsfin. Puis il ferma les yeux. Il entrevoyait une sorte de Paradissecret dans l’unique société d’Inès ; plus de relations, plusde visites ; les Chasteuil au loin ; tout son temps donnéaux serres ; et de temps en temps une visite àMme Bréodat qui lui ressuscitait les ombres de sesdésirs perdus. Tout cela ouaté, estompé, à demi hors de la viedéjà, une vieillesse qui s’en irait en fumée, entre des fleurs auxsenteurs lourdes et les deux derniers êtres qui le rattachaient aumonde des passions humaines. Puis, un jour, il cesserait de leurtenir la main, et il n’y aurait plus sur la terre rien quireprésentât Arthur de Salinis. Quelques années encore à attendre,et son souvenir lui-même serait volatilisé.

Mais avait-il le droit d’emprisonner Inès dansses derniers rêves, comme un amateur d’oiseaux met en cage unlophophore ou un paradisier ?

– Je garderai Inès auprès de moi. Quellesera sa vie ? Le destin d’Antigone ? Ce n’est pasgai.

– N’engagez pas l’avenir. Faites-lui, enattendant, la vie la moins solitaire.

– Elle est née solitaire, comme sa mère.Elle se taira sur son chagrin. Si je lui en parle, j’entretiendraisa plaie. Nous parlerons du temps, des jardiniers, des bêtisesqu’on lit dans les journaux, de la folie des États. Est-ce unesolution ?

– Si elle oublie Gilbert, elle aimera,peut-être, un autre homme. Mariez-la avec quelqu’un qui puisse vousremplacer un jour. Ne la laissez pas seule.

– J’ai peur qu’elle ne soit de celles quine se consolent pas et qui refusent un pauvre bonheur.

– Vous n’en avez pas peur. Vousl’espérez. Un jour, elle sentira elle-même la nécessité d’avoirquelque chose dans sa vie, un nom à répéter, un visage à regarder,même vieux, même maussade ; un homme à attendre – pour rien,parce qu’il faut bien attendre.

– Rien de plus, Stéphanie ?

– Chacune de nous a derrière ellequelqu’un qu’elle n’a jamais oublié, ni obtenu. On vit avec cesouvenir très lointain qui nous éclaire : ce n’est pas unflambeau, à peine une veilleuse. Cela s’éteint peu à peu avec nous.Bien rares sont celles à qui la vie a accordé davantage. Je connaisle destin des femmes.

M. de Salinis s’était levé, ilembrassait Mme Bréodat sur le front et cherchait àretrouver ses gants. Si la mère de Stéphanie avait vécu, sans douteaurait-il été pour elle ce pauvre lumignon, exilé dans les ombresde sa jeunesse. Quelle humiliation pour lui de penser que son Inès,si belle, si ardente, si éclatante, serait un jour toute pareille àMme Bréodat et à tant d’autres que les pauvres motsde son amie venaient d’évoquer à ses yeux ! Les visiteurs sontinnombrables dans les grandes heures claires ou sombres de lavie ; mais ils s’éloignent quand celle-ci dure trop longtemps.Alors la petite veilleuse tremblante prend tout son prix.

– Vous avez peut-être raison, dit-il.Encore un mot, Stéphanie : me considérez-vous comme un vieilégoïste ?

– Il n’y a pas de véritable égoïste.Chacun a sa façon de mal penser à autrui ; cependant tout lemonde y pense.

FIN

Share