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L’escalier d’or

L’escalier d’or

d’ Edmond Jaloux
Préface

 

À Camille Mauclair

Acceptez la dédicace de ce petit ouvrage,non seulement comme un gage de mon admiration pour l’artiste et le critique à qui nous devons tant de belles pages, mais aussi de mon affection pour l’ami qui m’accueillait, avec tant de cordiale sympathie, il y a plus de vingt ans, à Marseille, quand je n’étais encore qu’un tout jeune homme inconnu passionnément épris de littérature. Vous souvenez-vous de ce petit salon du boulevard des Dames, tout tendu d’étoffes rouges et par la fenêtre duquel, en se penchant, on voyait défiler vers la gare tant d’Orientaux fantastiques qui montaient du port ? Que d’ardentes conversations n’avons-nous pas tenues dans cette pièce intime et fleurie à laquelle je ne peux songer sans un plaisir ému !Vous souvenez-vous aussi de ce petit jardin de Saint-Loup, tout enterrasses, où nous allions admirer les ors et les brumes d’un incomparable automne ? Vous me parliez des grands poètes dont vous étiez l’ami, de Stéphane Mallarmé et d’Élémir Bourges, dont je rêvais d’approcher un jour. Aussi ai-je voulu, en souvenir de ces temps lointains, vous offrir ce portrait d’un de leurs frères obscurs, d’un de ceux qui n’ont pas eu le bonheur, comme eux, de donner une forme au monde qu’ils portaient dans leur cœur et dans leur esprit. Puissiez-vous accorder à mon héros un peu de la généreuse amitié que vous m’avez accordée alors et dont je vous serai toujours reconnaissant !

E. J.

 

Chapitre 1 Dans lequel le lecteur sera admis à faire la connaissance des deux personnages les plus épisodiques de ce roman.

 

« La différence de peuple à peuplen’est pas moins forte d’homme à homme. »

Rivarol.

 

J’ai toujours été curieux. La curiosité est,depuis mon plus jeune âge, la passion dominante de ma vie. Jel’avoue ici, parce qu’il me faut bien expliquer comment j’ai étémêlé aux événements dont j’ai résolu de faire le récit ; maisje l’avoue sans honte, ni complaisance. Je ne peux voir dans cetrait essentiel de mon caractère ni un travers, ni une qualité, etles moralistes perdraient leur temps avec moi, soit qu’ils eussentl’intention de me blâmer, soit de me donner en exemple àautrui.

Je dois ajouter cependant, par égard pourcertains esprits scrupuleux, que cette curiosité est absolumentdésintéressée. Mes amis goûtent mon silence, et ce que je sais necourt pas les routes. Elle n’a pas non plus ce caractère douteux ouéquivoque qu’elle prend volontiers chez eux qui la pratiquentexclusivement. Aucune malveillance, aucune bassesse d’esprit ne semêlent à elle. Je crois qu’elle provient uniquement du goût quej’ai pour la vie humaine. Une sorte de sympathie irrésistible n’atoujours entraîné vers tous ceux que le hasard des circonstances mefaisait rencontrer. Chez la plupart des êtres, cette sympathierepose sur des affinités intellectuelles ou morales, des parentésde goût ou de nature. Pour moi, rien de tout cela ne compte. Je meplais avec les gens que je rencontre parce qu’ils sont là, en facede moi, eux-mêmes et personne d’autre, et que ce qui me paraîtalors le plus passionnant, c’est justement ce qu’ils possèdentd’essentiel, d’unique, la forme spéciale de leur esprit, de leurcaractère et de leur destinée.

Au fond, c’est pour moi un véritable plaisirque de m’introduire dans la vie d’autrui. Je le fais spontanémentet sans le vouloir. Il me serait agréable d’aider de mon expérienceou de mon appui ces inconnus qui deviennent si vite mes amis, detravailler à leur bonheur. J’oublie mes soucis, mes chagrins, jepartage leurs joies, leurs peines, je les aime en un mot, et je visainsi mille vies, toutes plus belles, plus variées, plus émouvantesles unes que les autres !

Cette étrange passion m’a donné de curieusesrelations, des amitiés précieuses et bizarres, et j’aurais un fortgros volume à écrire si je voulais en faire un récit complet ;mais mon ambition ne s’élève pas si haut : il me suffira derelater ici aussi rapidement que possible ce que j’ai appris desmœurs et du caractère de M. Valère Bouldouyr, afin d’aider leschroniqueurs, si jamais il s’en trouve un qui, à l’exemple de Paulde Musset ou de Charles Monselet, veuille tracer une galerie deportraits d’après les excentriques de notre temps.

À l’époque où je fis sa connaissance, jevenais de quitter l’appartement que j’habitais dans l’îleSaint-Louis pour me fixer au Palais-Royal.

Ce quartier me plaisait parce qu’il a à lafois d’isolé et de populaire. Les maisons qui encadrent le jardinont belle apparence, avec leurs façades régulières, leurspilastres, et ce balcon qui court sur trois côtés, exhaussant, àintervalles égaux, un vase noirci par le temps ; mais toutautour, ce ne sont encore que rues étroites et tournantes, placesprovinciales, passages vitrés aux boutiques vieillottes, recoinsbizarres, boutiques inattendues. Les gens du quartier semblent yvivre, comme ils le feraient à Castres ou à Langres, sans riensavoir de l’énorme vie qui grouille à deux pas d’eux, et à laquelleils ne s’intéressent guère. Ils ont tous, plus ou moins, des chosesde ce monde la même opinion que mon coiffeur, M. Delavigne,qui, un matin où un ministre de la Guerre, alors fameux, fut tué enassistant à un départ d’aéroplanes, se pencha vers moi et me dit,tout ému, tandis qu’il me barbouillait le menton demousse :

– Quand on pense, monsieur, que cela aurait puarriver à quelqu’un du quartier !

Delavigne fut le premier d’ailleurs à me faireapprécier les charmes du mien. Il tenait boutique dans un de cespassages que j’ai cités tantôt et que beaucoup de Parisiens neconnaissent même pas. Sa devanture attirait les regards par unegrande assemblée de ces têtes de cire au visage si inexpressifqu’on peut les coiffer de n’importe quelle perruque sans modifieren rien leur physionomie.

Quand on entrait dans le magasin, il étaitgénéralement vide ; M. Delavigne se souciait peud’attendre des heures entières des chalands incertains. Lorsqu’ilsortait, il ne fermait même pas sa porte, tant il avait confiancedans l’honnêteté de ses voisins. D’ailleurs, qu’eût-on volé àM. Delavigne ?

Trois pièces, qui se suivaient et qui étaientfort exiguës, composaient tout son domaine. La première contenaitles lavabos ; la seconde, des armoires où j’appris plus tardqu’il enfermait ses postiches ; pour la troisième, je n’aijamais su à quoi elle pouvait servir.

Trouvait-on M. Delavigne ? Il vousrecevait avec un sourire suave et vous priait de l’attendre, car ilétait en général fort occupé à de copieux bavardages. De curieusespersonnes causaient avec lui dans l’arrière-boutique, quelquefois,de bonnes gens qui venaient chercher perruque, mais aussi desmarchandes à la toilette, des courtières du Mont-de-Piété, de vieuxbeaux encore solennels. J’ai souvent soupçonné M. Delavigne defaire un peu tous les métiers ; mais je dois avouer que jen’ai rien surpris de suspect dans ses actes, et je crois qu’ilavait seulement l’amour immodéré des dominos, passion à laquelle ilse livrait dans un café voisin, qui s’appelait et s’appelleencore : À la Promenade de Vénus. Je n’ais jamais pupasser devant cet endroit sans imaginer que j’allais débarquer àPaphos ou à Amathonte.

– Monsieur, me disait souventM. Delavigne avec mélancolie, il n’y a vraiment qu’un emploipour lequel je ne me sente aucune disposition : c’est celuique j’exerce ! Rien ne m’ennuie plus que de faire un« complet », ou même une barbe, et à la seule idée d’unshampoing, sauf votre respect, le cœur me lève de dégoût !

– Aviez-vous une autre vocation, monsieurDelavigne ?

– Aucune, monsieur Salerne, mais j’aimeraisassez être souffleur à la Comédie-Française, ou, sauf votrerespect, greffier du tribunal. Je crois que, dans ce métier-là, ona un costume étonnant, avec de l’hermine qui pend quelque part. Ilme plairait aussi beaucoup d’être poète comme cet écrivain dont jeporte le nom, paraît-il, et qui était peut-être un de mesancêtres…

– Poète, monsieur Delavigne ?Peste ! Vous voici bien ambitieux !

– Monsieur Salerne croit-il que je suisinsensible ? Non, non, on peut être coiffeur et avoir sesdéceptions, ses désillusions, tout comme un autre. Nous habitons unmonde, monsieur, où le cœur n’a pas sa récompense !

On le voit, je prenais plaisir aux propos deM. Delavigne. Sous cette fleur de bonne compagnie, qui leurdonnait tant de charme, je retrouvais un type en quelque sortenational, sentencieux, aimant à moraliser, vaniteux, au moment mêmequ’il méprisait le plus son caractère et son état ; avec cela,sentimental et toujours déçu par quelque chose. Deux ou troisjournaux traînaient dans sa boutique, dont j’ai su depuis qu’il nelisait que les renseignements mondains.

– Monsieur Salerne, me disait-il, voyez-vous,ce que j’aurais aimé dans la vie, moi, c’est la société des gens dumonde. Je n’étais pas né pour remplir un rôle social aussiinfime.

Et il répétait comme un morceau poétique,comme le refrain d’une romance, un écho recueilli dans leGaulois ou dans Excelsior : « Grand balhier donné chez la princesse Lannes… »

Ses distractions étaient honnêtes il seplaisait à passer la soirée au cinéma ou au café-concert. Etsouvent, en me faisant la barbe, me chantait-il quelque couplettendre ou galant, d’une voix juste, mais un peu chevrotante. Leprintemps venu, chaque dimanche, il courait la banlieue, sans douteavec d’aimables personnes, dont il n’osait pas me parler autrementque par des allusions mystérieuses ; et le lundi, je voyais saboutique toute fleurie de ces grandes branches de lilas, que lapoussière et les cahots du chemin de fer ont fripées et quipendent.

– J’ai la superstition du lilas, meconfiait-il alors, celle du muguet aussi. Quand j’en cueille, – etje sais ce que les désillusions ont de plus amer, monsieur, – ehbien ! je ne peux pas croire que l’amour ne finira pas par merendre heureux ! J’ai un ami à La Promenade deVénus,qui me raille quand je parle ainsi, mais est-ce un malque de garder sa pointe d’illusion ? Je peux vous avouer cela,n’est-ce pas ? Monsieur, car je vous connais bien, malgrévotre réserve, vous êtes un délicat comme moi !

Avouez-le, comment n’eussé-je pas été flattépar une telle appréciation ?

Le jour même où elle me fut faite, jerencontrai pour la première fois M. Valère Bouldouyr.

Chapitre 2Portrait d’un homme inactuel.

 

« La méditation a perdu toute sadignité de forme ; on a tourné en ridicule le cérémonial etl’attitude solennelle de celui qui réfléchit, et l’on ne toléreraitplus un homme sage du vieux style. »

Nietzsche.

 

J’étais, en effet, assis dans la boutique deM. Delavigne, ligoté comme un prisonnier par les nœuds d’uneserviette si humide qu’elle risquait fort de me donner desrhumatismes, et mon geôlier jouait à faire pousser sur mes jouesune mousse de plus en plus légère, quand la sonnette del’établissement, qui avait, je ne sais pourquoi, un timbrerustique, tinta doucement. Mon regard plongeait dans la glace quifaisait face à la porte. Je vis entrer un personnage qui me parutcurieux, au premier abord, sans que je comprisse exactementpourquoi.

Il était corpulent, de taille moyenne,d’aspect un peu lourd. Son front bombé, ses petits yeux vifs, sejoues rondes et creusées d’une fossette, son nez pointu aux narinesvibrantes, une lèvre rasée, un collier de barbe qui grisonnait, merappelèrent très vite un visage bien connu ; mais il y avaitdans ses traits quelque chose d’amolli, de lâche, de détendu.L’inconnu ressemblait certainement à Stendhal, mais à un Stendhalen décalcomanie. Il portait un vieux feutre sans fraîcheur et ungros pardessus bourru, de couleur marron, qui laissait voir un colmou et une cravate usée, mais dont les couleurs autrefois vivesrévélaient d’anciennes prétentions. Il s’assit dans un coin, aprèsavoir échangé avec M. Delavigne un salut cordial. Au bout d’unmoment, le voyant désœuvré, le coiffeur lui offrit un journal.

Mais le client refusa majestueusement cetteproposition :

– Vous savez bien, dit-il, que je ne lisjamais de journaux, jamais ! Pourquoi faire ? Je n’ignorepas grand’chose des turpitudes qui peuvent se passer dans cebas-monde. En quoi pourraient-elles m’intéresser ?… Vous,monsieur Delavigne, voulez-vous me dire ce qui vous intéresse dansun journal ?

– Mais les crimes, par exemple, ditM. Delavigne, décontenancé.

– Les crimes ? Ils sont déjà tous dans laBible ! Ils ne varient que par le nom de la localité où ilsont été commis.

– La politique…

– La politique ? Parlez-voussérieusement, monsieur Delavigne ? La politique ? Voustenez sincèrement à savoir par quel procédé vous serez tracassé,volé, martyrisé et réduit en esclavage ? Moi, ça m’estégal ! Les moutons ne seront jamais tondus que par lesbergers. Maintenant, si vous préférez un berger qui porte un nom defamille à un berger qui porte un numéro, c’est votre affaire. Uneaffaire purement personnelle, monsieur Delavigne, ne l’oublionspas !

– Enfin, j’aime à savoir ce qui sepasse !

– Moi aussi ! Ou plutôt, j’aimerais àsavoir ce qui se passe, s’il se passait quelque chose. Mais il nese passe rien, vous entendez bien, rien !

Il s’enfonça de nouveau dans sa méditation, etM. Delavigne me fit plusieurs petits signes du coin de l’œil,pour me signaler qu’il avait affaire à un original, un fameuxoriginal ! Je m’en apercevais, parbleu ! Bien.

Je clignai de la paupière à mon tour, afind’engager M. Delavigne à reprendre sa conversation avec lefaux Stendhal.

Après quelques instants de silence, lecoiffeur débuta ainsi :

– Si vous ne vous intéressez pas aux journaux,ni aux crimes, ni à la politique, monsieur Bouldouyr, à quoi doncvous intéressez-vous ?

Bouldouyr ne répondit pas tout de suite. Ilnous regardait alternativement, le coiffeur et moi. Puis un sourirede mépris doucement apitoyé erra sur ses lèvres gourmandes.

– Vous, monsieur Delavigne, vous aimez à joueraux dominos à La Promenade de Vénus, vous ne dédaignez pasle cinéma et vous nourrissez, chaque printemps, une passionnouvelle pour quelque aimable nymphe du quartier. Si j’avaisn’importe lequel de ces goûts charmants, vous pourriez apprécier cequi m’intéresse, mais la vérité me force à confesser que tout celam’est souverainement indifférent. Presque tout d’ailleurs m’estindifférent, et ce qui me passionne, moi, n’a de signification pourpersonne.

– J’ai connu un philatéliste qui raisonnait àpeu près comme vous.

– Un philatéliste ! S’écriaM. Bouldouyr, qui devint soudain rouge de colère, je vousprie, n’est-ce pas, de ne pas me confondre avec un imbécile decette sorte ! Un philatéliste ! Pourquoi pas unconchyliologue, puisque vous y êtes ?

– Je vous demande pardon, monsieur, je necroyais pas vous fâcher…

– C’est bon, c’est bon, dit M. Bouldouyr,en se levant. Je vais prendre l’air, je reviendrai tantôt.

Et il sortit en faisant claquer la porte.

– Il est un petit peu piqué, ditM. Delavigne, en souriant. Mais ce n’est pas un méchant homme.Il s’appelle Valère Bouldouyr. Un drôle de nom, n’est ce pas ?Et puis, vous savez quand il dit que rien ne l’intéresse, il semoque de nous. Il se promène souvent au Palais-Royal avec unejeunesse, qui a l’air joliment agréable. Et vous savez, ajoutaindiscrètement M. Delavigne, en se penchant vers mon oreille,il est plus vieux qu’il n’en a l’air. C’est moi qui lui ai fournison postiche et la lotion avec laquelle il noircit à demi sa barbe,qui est toute blanche…

Ces détails me gênèrent un peu. Je demandai àm. Delavigne à quoi M. Bouldouyr était occupé.

– À rien, c’est un ancien employé du ministèrede la Marine. Maintenant il est à la retraite.

Je quittai la boutique de M. Delavigne.Je croisai M. Bouldouyr, qui s’acheminait de nouveau verselle. Il marchait lourdement, et il me parut voûté, mais peut-êtreétait-ce l’influence du coiffeur qui me le faisait voir ainsi.

Je gagnai le Palais-Royal et je traversai lejardin. C’était un jour de printemps. Le paulownia noir et torduportait comme un madrépore ses fleurs vivantes et qui durent sipeu. Un gros pigeon gris reposait sur la tête de l’éphèbe qui jouede la flûte. Camille Desmoulins, vêtu de sa redingote de bronze,commençait la Révolution en s’attaquant d’abord aux chaises.

En regardant machinalement ces choseshabituelles, je songeais à Valère Bouldouyr. Son nom ne m’était pasinconnu, mais où l’avais-je entendu déjà ?

J’eus soudain un souvenir précis, et, montantchez moi je fouillai dans une vieille armoire, pleine de livresoubliés ; j’en tirai bientôt deux minces plaquettes :l’une s’appelait l’Embarquement pour Thulé, l’autre,le Jardin des Cent Iris. Toutes deux, signées ValèreBouldouyr. La première avait paru en 1887, la seconde en 1890. Ilétait évident qu’après cette double promesse M. Bouldouyravait renoncé aux Muses.

J’ouvris un de ces livrets poussiéreux. Je lusau hasard, ces quelques vers :

Sous un ciel qui se meurt comme l’oiseauPhénix

La barque d’or éveille un chagrin devitrail,

Sur l’eau noire qui glisse et qui coule àson Styx,

Et Watteau, tout argent, se tient augouvernail !

Plus loin, je lis ceci :

Rien, Madame, si ce n’est l’ombre

D’un masque de roses tombé,

Ne saurait rendre un cœur plussombre

Que ce ciel par vousdérobé !

Je souris avec mélancolie. Quelque chose decharmant, la jeunesse d’un poète, s’était donc joué jadis autour dece vieil homme à perruque ! Qu’en restait-il aujourd’hui chezce roquentin coléreux, qui s’offusquait des railleries de soncoiffeur ? Hélas ! Je le voyais bien, M. Bouldouyrn’avait pas eu cette force dans l’expression qui permet seule auxpoètes de durer, ni ce pouvoir de mûrir sa pensée, qui transformeun jour en écrivain le délicieux joueur de flûte, qui accordait soninstrument aux oiseaux du matin. Midi était venu, puis le soir. Etj’étais sans doute aujourd’hui le seul lecteur qui cherchât àdeviner une pensée confuse dans les rythmes incertains del’Embarquement pour Thulé !

Pauvre Valère Bouldouyr ! J’avais bienvoulu savoir ce qu’il pensait lui-même aujourd’hui de sa grandeurpassée et de sa décadence actuelle. Mais il était peu probable queje dusse le rencontrer jamais, sinon peut-être de loin en loin dansl’antre bizarre de M. Delavigne, et cela n’était pas suffisantpour créer une intimité entre nous.

Chapitre 3Où l’on passe rapidement de ce qui est à ce qui n’est pas.

 

« La vie et les rêves sont lesfeuillets d’un livre unique. »

Schopenhauer.

 

L’image de Valère Bouldouyr avait frappé monesprit plus profondément sans doute que je ne l’avais supposé toutd’abord, car, pendant la nuit, elle revint à diverses reprisestraverser mes songes.

Tantôt, couché sur une berge, je regardais unebarque descendre la rivière ; elle contenait une grandequantité de perruques et de têtes de cire. L’homme qui se tenait augouvernail s’enroulait gracieusement dans une cape bleu de ciel etportait coquettement un tricorne noir. En passant devant moi, ils’inclinait profondément, et je reconnaissais alors ValèreBouldouyr, mais un Bouldouyr centenaire et dont une barbe d’argenttombait sur la poitrine.

Tantôt, au contraire, il me paraissait toutejeune, et il me faisait signe de monter avec lui, dans une voiturequi traversait la rue de Rivoli. Mais, à peine étais-je assis à soncôté que le misérable cheval qui traînait le fiacre grandissaitsoudain, il se mettait à galoper furieusement en frappant le pavéde ses larges sabots, qui me paraissaient larges, mous et palméscomme les pattes d’un canard. Puis deux ailes de chauve-sourisjaillirent de ses flancs couleur de nuée, et s’élevant au-dessus dusol, la bête apocalyptique commença de nous entraîner à travers lesbranches extrêmes d’une forêt.

– Où me menez-vous ? criai-je, épouvanté,à Bouldouyr.

Mais mon compagnon ricanait dans sa barbe etrépétait tout bas :

Rien, Madame, si ce n’est l’ombre

D’un masque de roses tombé…

Je reçus aussitôt après un choc terrible, lavoiture, heurtant un tronc d’arbre, vola en éclats, et je meretrouvai dans mon lit, inondé de sueur.

– Diable de Bouldouyr ! pensai-je. Quim’aurait dit que son innocente présence pût contenir tant decauchemars ?

Le jour suivant, j’aurais peut-être songé àm’étonner de la survivance anormale de ce souvenir, mais j’en fusdistrait par le rendez-vous que j’avais donné à Victor Agniel.

À midi précis, il m’attendait dans unrestaurant que je lui avais indiqué. C’était un de ces gargotes,situées en contrebas de la rue de Montpensier, dans lesquelles ondescend par cinq ou six marches et qui sont grandes comme unbillard. Celle-ci n’avait guère que deux ou trois clients, que l’onretrouvait à toute heure et qui semblaient étrangement inoccupés.Nous échangions, quand j’entrais, des salutations amicales, maisnous ne savions guère que nos noms :

– Bonjour, monsieur Cassignol ; bonjour,monsieur Fendre…

– Bonjour, bonjour, monsieurSalerne !

La patronne de l’établissement venait meserrer la main ; pour moi, elle soignait spécialement sacuisine de vieille Bourguignonne, habituée aux repas lentementmijotés et aux savantes sauces. Bref, cette manière de cave étaitun des rares endroits du monde où l’on prît en considération machétive personnalité.

– Mon cher parrain, me dit Victor Agniel, endépliant sa serviette, je suis content de moi. Aujourd’hui, j’ai eule sentiment que j’étais vraiment plus raisonnable quejamais !

Victor Agniel n’est pas mon filleul, car jen’ai pas beaucoup plus d’années que lui, – une quinzaine, à peine,– mais nos deux familles étant liées depuis bien longtemps et sonvrai parrain, en voyage au moment de sa naissance, ce fut moi quile remplaçai et qui tins sur les fonts baptismaux ce grand garçonrobuste, qui mange en ce moment de si bel appétit.

– Eh bien, lui dis-je, qu’as-tu fait de siraisonnable ?

– Vous vous rappelez, me confia-t-il, que jevous ai entretenu de mes perplexités au sujet de MlleDufraise ; elle est jolie, elle me plaît, je lui plais, sesparents me voient d’un bon œil, et ils ne sont pas sans posséder unpetit avoir. Tout était donc pour le mieux. Mais, l’autre soir,nous étions ensemble à Saint-Cloud, dans une villa qui appartient àun de ses oncles. Je ne sais ce qui lui a pris, peut-être le clairde lune lui a-t-il tourné la tête. Quoi qu’il en soit, elle m’atenu sur le mariage, sur l’amour, les propos les plus absurdes.Elle m’a dit qu’elle avait un grand besoin de tendresse, qu’elle sesentait seule dans la vie et que personne ne lui était aussisympathique que moi, mais qu’elle me priait de lui parler comme unvéritable amoureux et de ne pas l’entretenir tout le temps desaffaires de l’étude et de mes projets d’avenir.

– Trouves-tu à redire à cela ?

– Mon cher parrain, s’écria Victor Agniel,très excité, regardez-moi ! Ai-je l’air d’un Don Juan, d’unofficier de gendarmerie ou d’un cabotin ? Je suis un modesteclerc de notaire, employé dans l’étude de maître Racuir, jusqu’aumoment où la mort de mon oncle Planavergne me permettra d’enacheter une à mon tour et de m’installer en province, avec ma femmeet mes enfants. Je n’ai nullement l’intention, en me mariant,d’accomplir un acte romanesque, de rouler des yeux blancs et deparler comme une devise de marron glacé. Je suis un homme sensé,moi. Je déteste les grands mots, les grands gestes, lesbillevesées, je n’ai pas de vague à l’âme, je ne sais même pas sij’ai une âme et je n’en ai cure. Mon but, ma vocation dans la vie,sont de passer un bel acte de vente, de faire un testament bienrégulier ; je n’entends pas avoir à l’oreille la serinetted’une femme qui rêve, qui a des vapeurs ou qui veut qu’on lui parled’amour… Ce matin, mon bon Pierre, j’ai écrit une longue lettre àMlle Dufraise et je lui ai dit qu’il n’y avait pas lieu de donnersuite à notre affaire. C’est pourquoi je suis si fier de moi. Carenfin, je peux bien vous l’avouer : personne ne m’a plu autantqu’elle.

– Eh ! lui dis-je, voila, ma foi, qui estjoliment raisonné !

– Le seul inconvénient de la chose, c’estqu’il me faudra me pourvoir ailleurs, car je suis de plus en plusdécidé à me marier vite. La sotte vie que celle d’uncélibataire ! Mais connaissez-vous rien de plus ridicule quede chercher une jeune fille, de lui dire des fadeurs et de luifaire sa cour, tout cela pour finir bonnement par l’épouser ?Que j’ai de hâte que ces simagrées soient finies, que mon onclePlanavergne soit mort et que je sois installé, en province, avec mafemme et mes trois enfants !

– J’aime ta précision, lui dis-je.

– Oui, j’aurai trois enfants. Moins oudavantage, ce n’est pas raisonnable. Par exemple, je ne sais pascomment les appeler. Tous les noms ont quelque chose ridiculementromanesque, de poétique, qui m’exaspère. Voyez-vous une fille quis’appellerait Virginie, ou Juliette, ou Marguerite ?

– Tu choisiras des prénoms simples :Marie, par exemple.

– C’est bien clérical !

– Allons, lui dis-je, tu as le temps de faireton choix !

Nous nous attardions dans le restaurantminuscule, chauffant dans notre main un verre de fine-champagne.M. Cassignol était déjà parti et déjà revenu. Un geaiapprivoisé, moqueur et malin, sautait de table en table, enappelant la patronne : « Sophie !Sophie ! »

– Sophie ! Murmura Victor. Voilà quin’est pas si mal ! Mon aînée se nommera Sophie. Ce n’est pasprétentieux et ça sonne sagement…

Remontant les marches du seuil, nous suivîmesla rue de Montpensier. Le soleil y glissait un œil soupçonneuxentre les hautes maisons noires qui la bordent. Un promeneursolitaire qui portait un grand chapeau de feutre et un costume trèsclair s’en allait d’un air à la fois rêveur et décidé. Un chateffrayé fila devant lui. Nous entendîmes sonner la trompe d’uneauto.

– Mon cher parrain, me dit Victor Agniel, enme quittant, je suis très satisfait d’avoir votre approbation.Hélas ! Sans cette satanée soirée au clair de lune, j’auraispeut-être épousé Mlle Dufraise, et voyez ce qu’aurait été ma vie àSaint-Brieuc ou à Rethel avec une folle qui aurait lu des romans aulieu de repriser mes chaussettes !

J’osai mesurer d’un coup d’œil cet abîme dedésolation. Victor en frissonnait encore.

Et je ne sais pourquoi je songeai tout à coupavec un élan de sympathie irrépressible à l’honnête physionomie deM. Valère Bouldouyr.

Victor Agniel s’éloignait de moi en répétantentre ses dents : « Sophie !Sophie ! »

Chapitre 4Dans lequel apparaît l’insaisissable figure qui donnera de l’unitéà ce récit.

 

« …brillant dans l’ombre de la seulebeauté, comme les heures divines qui se découpent, avec une étoileau front, sur les fonds bruns des fresquesd’Herculanum ! »

Gérard De Nerval.

 

Pendant un mois, je cessai de rencontrerValère Bouldouyr, et M. Delavigne ne me donna aucune nouvellede lui.

Je ne vis pas davantage Victor Agniel, maisnotre dernière rencontre ne m’avait pas laissé un souvenir bienagréable : je ne le relançai pas. Il trouverait bien sans moi,me disais-je, la jeune fille assez raisonnable à ses yeux, – et auxmiens, – pour accepter de l’entendre tous les jours !

Le printemps étant lent et doux et seprolongeant en de douces soirées tièdes, il m’arrivait souvent dem’attarder dans l’enclos du Palais-Royal, jusqu’à l’heure où lesvieilles dames, autrefois galantes, qui règlent la cote desberlingots et des cordes à sauter, dans des kiosques pointus,ferment boutique et regagnent leurs demeures, où les enfants, lasde courir, s’asseyent sur les bancs et soufflent, où les gardiensrébarbatifs, enfin, sifflent, crient et ferment les grilles àlances dorées afin d’isoler dans un carré impénétrable tout l’airpur et respirable du quartier.

Ce fut pendant un de ces après-midis quej’aperçus de nouveau l’auteur de l’Embarquement pour Thuléet du Jardin des Cent Iris. La musique militaire répandaitaux alentours, selon les hasards de ses cuivres, des lambeaux depot pourri, arrachés aux entrailles vives de Carmen ou deManon. Une foule mystérieuse, venue des quatre points del’horizon sur les promesses des quotidiens, se pressait autour desgaillards en uniformes, qui broyaient dans leurs instruments legénie de Bizet ou de Massenet et l’aspergeaient sur nous enpoussière de sons.

Je me mêlais à cette société mélomane quand,en face de moi, j’aperçus mon poète.

Il avait au bras l’aimable personne à laquelleM. Delavigne avait fait allusion. J’eus tout le loisir de laconsidérer, et je fus touché de sa grâce. Tout d’abord, lessuppositions de M. Delavigne me firent rougir de honte et decolère ; on ne pouvait imaginer un visage plus naïf, plusouvert et plus pur que celui de la compagne deM. Bouldouyr.

Elle était grande, – plus grande que lui, –fine, avec une certaine gaucherie de jeunesse. Un observateurimpartial ne l’eût pas jugée sans défaut ; elle avait desépaules un peu hautes et des dents inégales. Mais on ne pouvaitrien imaginer de plus spontané que le regard gai et confiant de sesbeaux yeux verts, de plus frais que son visage ovale, aux lignesdouces et fondues, de plus gamin que sa chevelure blonde, dontquelques mèches échappaient au peigne et faisaient les folles, tantqu’elles pouvaient, en dégringolant le long de ses tempes, – où lesoleil s’amusait à les mettre en feu, – ou en caracolant sur sonfront. En la regardant, M. Bouldouyr ne montrait plus rien decette vivacité hargneuse, ni de cette bouderie, qu’il avaitmanifestées chez le coiffeur ; mais, bien au contraire, je nesais quel rayonnement paternel, une douceur suave se répandaientsur ses traits usés et amollis ; cette jeune fille étaitvisiblement sous sa protection.

Je les suivis un moment ; ils écoutèrentles accords de Zampa, avec un grand sérieux, puis seperdirent dans la foule. Je fus tenté de m’y glisser derrière eux,mais je craignis d’attirer l’attention de M. Bouldouyr etrenonçai, à mon tour, aux enivrantes mélodies, dont la gardemunicipale berçait les badauds, les chiens et les pigeons réunisautour d’elle.

Les jours suivants, je ne revis plusM. Bouldouyr avec sa jeune amie ; par contre, je lerencontrai souvent dans la société de deux autres personnes aveclesquelles il se promenait, alternativement. Elles étaient fortdifférentes l’une de l’autre. La première était un jeune hommeblond, d’un blond extrême, et dont les cheveux et les favoriscoupés à mi-joue avaient quelque chose d’extrêmement vaporeux et deléger ; c’était moins un système pileux qu’une sorte de fuméed’or, qui flottait doucement autour de son front sans rides et deson visage riant. Il avait l’œil clair, le nez au vent et la lèvregourmande, – et des vêtements trop larges qu’il ne remplissaitpas.

Pour le second ami de M. Bouldouyr, ilétait si étrange que je ne pus douter que ce fût un idiot. Il nemarchait jamais au pas tranquille et un peu cérémonieux de soncompagnon ; tantôt il le précédait en toute hâte et tantôts’attardait derrière lui. Maigre, dégingandé, avec une pomme d’Adamtrop visible, qui gonflait son cou démesuré, ce qu’on remarquaitsurtout en lui, c’était le vide extraordinaire de ses yeux et letic qui, à chaque seconde, lui déformait la bouche et la tiraillaitde côté. Toute son attitude témoignait d’un extrême empressement àvous complaire, combiné avec l’impossibilité totale de savoir cequ’il fallait faire pour cela et d’un mélange de servilité, decrainte et de distraction fatale et mélancolique. Souvent, il riaitaux éclats, sans raison apparente, et soit qu’il parlât, soit qu’ilécoutât, il se frottait les mains l’une contre l’autre comme s’ilvoulait les user, sans négliger d’ailleurs de sortir enfantinementun bout de langue entre ses lèvres secouées de soubresauts. Ilpouvait avoir vingt-huit ou quarante-cinq ans, le jeunesse et laflétrissure du temps étant mêlées sans ordre sur ses traits.

Valère Bouldouyr l’écoutait avec bonté et unpeu de tristesse, mais il lui parlait lui-même avec animation, etje n’aurais pas compris de quoi il pouvait l’entretenir, si jen’avais entendu, un soir, assis sur une chaise, un bout de leurconversation.

J’étais installé, en effet, non loin du bassincentral, qui anime d’écharpes et d’arcs-en-ciel la fusée pure deson jet d’eau, quand le poète et son pauvre ami s’emparèrent dubanc le plus proche de moi.

Bientôt ce singulier colloque vint jusqu’àmoi, coupé de loin en loin par les élans plus bruyants de la tiged’écume.

– Mon pauvre Florentin, disait doucementM. Bouldouyr, as-tu envie de m’écouter ce soir ? Sens-tuque tu pourras me comprendre ?

L’idiot frappa longuement ses mains l’unecontre l’autre, eut un rire étouffé et finit parrépondre :

– Monsieur Valère, il me semble, aujourd’hui,que tout ce que vous dites me fait des signes.

– Eh bien ! mon bon Florentin, je vaist’avouer qu’hier j’ai passé une soirée bien triste : Françoisen’est pas venue.

– Pas venue ! Répéta l’innocent, quiessayait de suivre les paroles de son ami.

Puis, il ajouta triomphalement :

– Peut-être que les crapauds l’ont empêchée depasser !

À quel souvenir mystérieux, à quelle penséebizarre se rattachait cette phrase de Florentin, je ne l’ai jamaiscompris ; et, de même, par la suite, dans mes relations avecce pauvre diable, j’ai bien rarement démêlé comment il accordait àla réalité les singulières idées qui traversaient sa cervelle endésordre. Mais que de fois ai-je senti à quel point étaitinsensible la distance qui séparait cet esprit obscur de nosintelligences satisfaites et que nous imaginonslumineuses !

M. Bouldouyr regarda mélancoliquement soncompagnon et continua en ces termes :

– Oui : une bien triste soirée. Quandj’attends Françoise je ne peux faire autre chose, et, quand elle nevient pas, j’ai l’oreille au guet, pendant des heures, je tourne enrond dans ma chambre, sans but, sans désir, sans intérêt. Queveux-tu, Florentin, que je fasse de ma pauvre vie ? Qu’ai-je àattendre d’elle ? Je n’écris plus de vers ; personne aumonde ne se souvient de mon existence. Je suis comme les vieuxchiens qui ne chassent plus et qui se couchent devant le feu,l’hiver.

– Les vieux chiens, répéta l’idiot, à qui cesmots apportèrent une image enfin précise. Je crois que j’en ai vuun autrefois. Un vieux chien… Je ne sais plus s’il était vivant oumort…

– Au contraire, quand Françoise apparaît, ilme semble que le soleil s’installe dans ma chambre, et je suiscontent pour une semaine. Elle me regarde de ses grands yeuxclairs, et j’ai envie de rire, de chanter, d’accomplir des chosesabsurdes ; il me semble que j’ai vingt ans ! Et,cependant, je n’ai jamais rencontré dans ma jeunesse un être commeelle…

– On n’en faisait peut-être pas, ditl’idiot.

– Tu as raison, mon sage Florentin, on faitbien rarement une Françoise. Est-ce que tu l’aimes, toi ?

Florentin sembla réfléchir, il baissa la tête,et je vis sur son visage une angoisse comme celle qui passe àtravers la nature, quand commence à souffler un grand ventd’orage.

– Françoise, répéta-t-il, je crois… je croisque je la connais.

Et, soudain, tout son visage se détendit, uneexpression heureuse anima une seconde ses traits inertes, et ilcria :

– Oh ! la fenêtre qui s’ouvre !

– Viens, dit M. Bouldouyr, en se levant.Il faut rentrer. Tu y vois mieux que nous autres, au fond, pauvreenfant !

Le vieux poète et son étrange compagnon s’enallèrent lentement. Je ne pouvais douter que cette Françoise fût lajeune fille aux yeux verts que j’avais rencontrée déjà. Mais quefaisait-elle dans cette étrange société et quel lien pouvait-il yavoir entre elle et M. Valère Bouldouyr, fonctionnaire enretraite, poète et auteur oublié de deux plaquettes de verssymbolistes ?

Chapitre 5Petit essai sur les mœurs du Palais-Royal.

 

« Matthew. – Savez-vous que vous avezlà un joli logement, très confortable et trèstranquille ?

Bobadil. – Oui, monsieur (asseyez-vous, jevous prie). Mais je vous demanderais, monsieur Matthew, en aucuncas de ne communiquer à qui que ce soit de notre connaissance lesecret de ma demeure.

Matthew. – Qui ? Moi, monsieur ?Jamais !

Bobadil. – Peu m’importe, bien entendu,qu’on la connaisse, car la baraque est fort convenable ; maisc’est par crainte d’être trop répandu et que tout le monde ne mevienne voir comme il arrive à certains.

Matthew. – Vous avez raison, capitaine, etje vous comprends !

Bobadil. – C’est que, voyez-vous, par lavaleur du cœur qui bat ici, je ne veux pas étendre mesrelations ! Je me borne à quelques esprits, distingués etchoisis, comme vous, à qui je suis particulièrementattaché. »

Ben Jonson.

 

J’ai dit que j’habitais au Palais-Royal, maisnon pas ce que je considérais par mes fenêtres. Ou, plutôt, jen’insisterai pas sur ce jardin célèbre qui, chaque nuit, se laisseenvahir, par une foule d’ombres illustres. Je préfère vous montrerla maison qui ferme mon horizon, de l’autre côté de la rue, et quidoit jouer un rôle considérable dans cette histoire.

C’est une maison de quatre étages, dont je nevois que l’envers, car elle a sa porte d’entrée sur la rue desBons-Enfants. Elle a l’air d’une personne qui, pendant un défilé,tournerait, seule, le dos à ce qui passe pour se consacrer à unautre spectacle. Elle se compose de deux ailes en saillie et d’unefaçade en retrait, le tout surmonté d’un étage à mansardes. Entreles ailes et la façade, s’étend, au-dessus du rez-de-chaussée unelarge terrasse qui contient, d’un côté, une haute cage de verre et,de l’autre, un ciel ouvert. Dans la cage, s’agitent des êtresfalots qui font et qui défont sans arrêt des piles d’étoffessombres : peut-être sont-ce des condamnés de droit commun. Leciel ouvert doit donner un peu de jour à un grand atelier quioccupe toute la partie inférieure de l’immeuble, lequel, d’après ceque m’a appris son enseigne, est voué à l’imperméabilisation.Imperméabilisation de quoi ? Je ne saurais vous le dire. Maisj’ai toujours supposé que, dans les fondements ténébreux de cettedemeure, des démons s’agitaient pour répandre sans cesse dans lemonde cette loi morale qui rend les êtres humains imperméables lesuns aux autres, et je ne passais jamais devant cet ateliermystérieux sans un serrement de cœur.

Divers bureau occupaient le premier et lesecond étage de ma voisine de pierre. J’y distinguais un grandnombre d’employés, qui allaient et venaient sans but visible, commedes fourmis dans une fourmilière et déplaçaient d’énormesregistres, sur lesquels ils se penchaient parfois, sans doute pourfaire le compte quotidien des âmes humaines qu’ils avaient renduesimperméables.

Le reste de la maison se divisait enappartement bourgeois. Parfois, je voyais se pencher à une fenêtrel’un ou l’autre de ses habitants. Au troisième, c’était, d’unepart, un vieux couple si uni que, lorsque se montrait la femme, lemari aussitôt accourait et, d’autre part, une famille si nombreuseque je n’avais jamais l’impression que le même enfant se penchâtsur l’allège. Au quatrième, deux ouvrières, jeunes et fraîches,deux sœurs, paraissaient souvent dans l’encadrement de lacroisée ; je les regardais et elles me souriaient. Souvent,l’une d’elles, en train de se coiffer, venait jusqu’à la fenêtre,mais, si elle m’apercevait, elle s’enfuyait aussitôt, touterougissante de ses épaules nues.

Cependant, sur le même étage, le secondappartement ne semblait habité que la nuit.

Une lampe allumée y veillait toujours jusqu’àl’aube.

Cette petite goutte d’or qui s’éteignait sitard excitait mon imagination. J’essayais de me représenter l’hommeou la femme qui la prenait pour témoin de sa vie, de son travail,de ses rêves ou de ses amours. Il m’arrivait même de ne pas mecoucher pour surprendre le secret de cette veille. Mais rien neremuait derrière les parois de verre qui me cachaient lesoccupations de l’inconnu. Avant de me mettre au lit, je jetais uncoup d’œil sur la maison endormie ; sa façade blanche luisaità peine dans l’ombre, tout reposait ; mais, en face de moi, lapetite étoile scintillait toujours.

Or, un soir, dans ces chambres sisingulièrement désertes, malgré leur lampe vigilante, j’aperçus unva-et-vient surprenant. Non pas une personne, mais plusieurspassaient et repassaient derrière les vitres ; elles lefaisaient avec une rapidité extraordinaire, et je finis parcomprendre qu’elles dansaient. Ma stupeur fut sans bornes. Ondansait dans ces pièces, que, sans leur lumière, j’eusse pu croireinhabitées ! Je fis vingt suppositions ; je me demandaisi un nouveau locataire avait remplacé l’homme ou la femme à lalampe, ou bien s’il ne louait pas son appartement à une de cessociétés qui organisent des bals ou des banquets dans les maisonstranquilles du quartier. Mais la platitude de mes inventionsaugmentait ma déconvenue et ma curiosité. Vers onze heures, lescouples cessèrent de passer devant l’écran. À minuit, touts’éteignit, et, une demi-heure après, la petite lampe mystérieusese ralluma.

Le lendemain, à peine levé, je courus à mafenêtre dans l’espoir que mon voisin paraîtrait à la sienne.Personne. Plus tard, une musique bizarre mit toute la rue en émoi.C’était un vieil orgue de Barbarie poussif et criard, auquelmanquaient des notes et qui, avec des grincements de poulie, dessoupirs de bête malade et des sursauts, désossa, pour ainsi dire,un air du Trovatore.

Je découvris une singulière machine, montéesur une voiture traînée par un âne ; un cul-de-jatte, attachéà un banc parallèle aux brancards, tournait d’une main la manivellede l’instrument et, de l’autre, conduisait la pauvre bête. Unsinge, habillé comme un doge, d’une longue robe rouge, et coifféd’un bonnet de fourrure, trépignait à l’arrière de l’équipage etagitait un tambour de basque. Quelquefois, un sou tombait d’unecroisée, et le petit infirme attendait avec majesté qu’un passantvoulût bien le ramasser et le lui porter, ce qui ne manquaitjamais.

Un spectacle aussi curieux fit apparaître tousles visages. Les Comptables d’en face surgirent avec leursregistres sous le bras et leurs plumes sur l’oreille ; levieux couple amoureux s’enlaça ; autour de la mère de famille,vingt têtes rouges se montrèrent, ouvertes du même rire béat quiles transformait en ces tirelires qui ont la forme de pommes. Lesdeux ouvrières accoururent, l’une, qui était en corset, se cachantà demi derrière sa sœur.

Mais, même en cette circonstance mémorable,mon travailleur nocturne ne daigna pas jeter un coup d’œil sur larue, et l’infirme s’éloigna avec son Trovatoredéséquilibré, son âne docile et son singe de pourpre, sans avoirréussi à le troubler dans son détachement suprême des choses de lachaussée.

Chapitre 6Qui traite de la prévision, de la prudence et de lamodération.

 

« Réfléchis à ce que le corps a ditun jour à la tête : ‘Ô tête, puisse la raison être toujours lacompagnie de ta cervelle !’ «

Abou’lkasim Firdousi.

 

Au moment où je sortais, quelqu’un me frappale bras : Victor Agniel me cherchait. Jamais encore je n’avaisvu sur son visage une telle solennité, ni dans son attitude, plusgrave apparat.

– J’ai à vous parler, me dit-il.

– C’est pressé ?

– J’ai besoin de vos conseils.

J’avais, le matin même, guigné un livre chezun bouquiniste voisin ; le désir de le posséder ne s’étant paséveillé tout de suite en moi, j’avais passé sans m’arrêter. Mais ilm’obsédait depuis le déjeuner ; je craignais que quelqu’un nes’en emparât, et je traînai mon filleul jusqu’au passageVérot-Dodat.

Je l’ai déjà avoué, j’aime ces vieux passagesde Paris à qui une voûte vitrée donne un air à la fois d’aquariumet d’établissement de bains. Le jour y est égal et commemort : il semble que rien n’y puisse jamais changer,boutiques, ni passants. C’est de l’éternité dans un bocal. Il estdifficile de croire que les êtres qui y vivent soient réels,ardents, pareils à ceux qui gravitent dans les rues brûlantes ouglacées ; on les prendrait plutôt pour des ombres, des larves,des émissaires de l’Informulé. Pourtant, quand on leur parle, ilslaissent tomber de leurs lèvres blêmes les mêmes paroles que lesnôtres. Sans doute, leur Laponie sous verre n’ignore-t-elle pas nospassions. Ici, on voit une confiserie, là, un libraire, unempailleur ou un chemisier, un orthopédiste, plus loin, un café.Tout semble ancien, falot, conservé dans du sucre, comme cesantiques bonbons que l’on mangeait chez nos vieilles tantes et quireprésentaient un mouton ou un chien, – et le moindre étalage defleurs naturelles, avec de minces violettes et des roses fantômes,posées sur des fougères, prend là-dedans une luxuriante de forêtvierge.

Mon livre acquis, je ramenai chez moi VictorAgniel. Il prit d’instinct un des fauteuils de mon minuscule salon,car il sentait bien que, pour la révélation qu’il avait à me faire,il ne serait jamais assez imposant.

– Mon cher parrain, me dit-il, je vous annoncemon prochain mariage.

Je le félicitai et je lui dis que, cettefois-ci, j’espérais bien qu’il était entièrement satisfait de cetteunion, au point de vue du raisonnable.

– Je crois que je n’ai pas à me plaindre,dit-il. L’enfant que j’épouse est douce, soumise, pratique, faiteaux soins du ménage.

– Jolie ?

– Suffisamment pour me plaire : pas assezpour attirer l’attention. On ne se retourne pas pour laregarder.

– Voilà qui va des mieux !

– Son père et sa mère sont d’honnêtescommerçants de la rue du Sentier. Ce sont eux, surtout, quim’enthousiasment. Quelle sagesse ! Quelle expérience !Jamais un mot vague, une de ces expressions troubles qui vousportent sur les nerfs !

– Le mot amour, par exemple ?

– Oui, oui, et tous les autres qui luiressemblent, vous savez, ces expressions ridicules dechansonnettes ! Avec eux, pas de surprise ! Ils neconnaissent rien au-dessus de la comptabilité.

– Riches, par conséquent ?

– Oh ! non, le père a fait à différentesreprises de mauvaises affaires. Mais c’est un hasard, n’est-ce pas,une déveine. J’aime mieux un esprit positif qui se ruine qu’unexalté qui fait fortune. La raison, la prudence, la méthode, moncher, sont tout ce que j’estime ici-bas !

– Je suis ravi de t’entendre parler ainsi. Etcette enfant t’aime-t-elle ?

– Vous plaisantez, parrain ! Toujours vosbadinages. Non, je ne lui ai encore rien dit de notre mariage, maisje suis persuadé que cette union ne lui déplaira pas. D’ailleurs,ses parents m’admirent beaucoup ; ils savent qu’ils n’aurontjamais un gendre plus sensé !

– Les as-tu pressentis, du moins ?

– Pas encore. Je ne suis pas très pressé de mamarier. Mon oncle Planavergne n’est pas encore mort. J’étudiel’enfant, je la surveille, je la forme peu à peu, je fais bonnegarde autour d’elle. Quand la poire sera mûre, je me présenterai,et tout sera dit. Je connais ces gens, d’ailleurs, de la manière laplus pratique du monde ; ils sont venus dans l’étude de maîtreRacuir pour passer un acte, j’ai eu affaire à eux, nous nous sommesplu tout de suite. Ils m’ont invité à leur rendre visite, dansl’espoir, bien entendu, que leur fille me conviendrait. Vous savez,je n’ai pas fait le discret. J’ai montré un bout de l’oreille del’oncle Planavergne. Alors, une ou deux fois par semaine, je passela soirée chez mes amis ; ils me servent un bon potage, unexcellent fricot, et nous jouons au loto avec une cousine de lafillette ou un camarade de l’étude que j’amène quelquefois…

Je voulus le taquiner.

– Tu n’as pas peur que ta fiancée devienneamoureuse de lui ?

Il partit d’un bon éclat de rire :

– Pas de danger. Tu le connais : c’estCalbot, un véritable monstre !

Je me souvins, en effet, d’un pauvre diable,très laid, vrai souffre-douleur de l’étude, avec un nez cassé, àpeu près privé de toute arrête médiane et une bouche fenduejusqu’aux oreilles, un de ces êtres que la nature enfantequelquefois sans autre but visible que de réjouir les hommesnormaux, – Agniel, en particulier – et, par comparaison, de leurfaire croire en leur beauté.

– D’ailleurs, le plus drôle, ajouta-t-il,c’est que l’enfant se plaît avec ce gnome. Elle a pitié de lui,dit-elle. Au fond, je crois qu’elle est très bonne et dévouée, cequi a bien son prix chez une femme.

– Est-ce que, dans certains cas, lesexpressions de chansonnettes que tu stigmatisais tout à l’heureretrouveraient grâce à tes yeux ?

– Parrain, cher parrain, je vous aime bien,mais vous êtes un étourdi ! Ces expressions-là sont ridiculesquand il ne s’agit que d’amour, mais, dans un ménage, ellesretrouvent leur sens ; la femme doit avoir de ces vertus quifont la vie de l’homme plus agréable.

Il parla encore longtemps de la sorte, aveccette certitude tranquille que j’appréciais tant en lui. Il meconfia que chaque soir, avant de se coucher, pour ne pas avoird’aléas, plus tard, il établissait la comptabilité d’une de sesjournées futures. Il savait le prix de toute chose, et il prenaitplaisir à additionner les dépenses de son ménage, celles de safemme et les siennes propres, afin de voir ce qu’il aurait à gagneret ce qu’il pourrait économiser là-dessus.

– Cela n’a l’air de rien, mais mes petitscalculs sont des plus utiles. On sait où on va. On supprimel’imprévu. Il n’y a pas de méthode plus raisonnable.

Je convins de son excellence. Agniel me quittapour aller grossoyer chez maître Racuir. Mais, quand il m’eutquitté, je m’aperçus tout à coup qu’il avait omis de m’apprendre lenom de sa fiancée future.

Chapitre 7Dans lequel l’invraisemblable devient quotidien.

 

« Avoir perdu la tête lui paraissaitune chose fort plaisante. C’est assez souvent sous ce point de vueque l’esprit sans jugement envisage le malheurd’autrui. »

Duclos.

 

Cependant les rêveries de mon jeune ami ne mefaisaient pas oublier les mystérieuse occupations de mon voisind’en face. Pendant plusieurs mois, j’observai sa fenêtre sans yvoir autre chose que la lumière de sa petite lampe, mais, un soir,un éclat inaccoutumé me révéla que cet inconnu donnait à danser denouveau dans son étroit appartement.

Je remarquai d’abord une profusion de clartés.Au bout d’un moment, on ouvrit une des fenêtres, et j’entendisalors distinctement les accents d’un violon. Il jouait avec unsentiment délicat et triste des pièces du XVIIIe siècle,des airs de Mozart, de Rameau et de Scarlatti. Puis, après un assezlong silence, j’ouïs de vulgaires valses et des polkas surannées.Et je vis passer des couples. Je les distinguais d’abord mal àcause des rideaux de mousseline blanche, derrière lesquels ilsévoluaient. Mais je me souvins tout à coup d’une lorgnette dethéâtre oubliée au fond d’un tiroir, et, dès que je l’eus appliquéeà mes yeux, je faillis la laisser tomber de surprise ! Monextraordinaire voisin donnait, en effet, un bal costumé ! Aupremier moment, je discernai difficilement les costumes. Ce ne futqu’après un long examen que je réussis à isoler les danseurs, à lesreconnaître et, non point à juger avec précision, mais à entrevoir,peut-être même à imaginer, la défroque dont ils étaient affublés.Il faut dire qu’ils approchaient rarement des croisées et que, mêmeavec ma lorgnette, je voyais passer et repasser des silhouettes,plutôt que des êtres vivants !

Pourtant, je finis par apercevoir un Pierrot,sans doute à cause de la simplicité de son costume. Il ne semblaitpas danser, mais il allait et venait d’un air hésitant, surtoutdans les instants où les autres couples se reposaient. Parmiceux-ci, je démêlai à la longue une jeune femme à perruque blanche,puis une autre, dont une mantille devait couvrir le front. Pour lesautres hommes, ils devaient figurer un Incroyable, un Mousquetaireet un Pêcheur napolitain, car j’aperçus un chapeau de feutre àlongues plumes, un vaste tricorne et un bonnet rouge à gland. Quantaux visages, bien entendu, il ne fallait pas penser à lesdistinguer.

Je passai deux heures derrière la fenêtre,sans voir autre chose que les allées et venues de ces sixpersonnes, qui constituaient évidemment tous les invités de cettefête étrange. Mais j’étais si surexcité que je résolus de lesexaminer de plus près. Quand la musique s’arrêta, quand leslumières s’éteignirent, je dégringolai en hâte mon escalier etcourus me poster au coin de la porte par laquelle je supposaiqu’ils devaient sortir. Mais sans doute arrivai-je trop tard ;la rue était déserte, personne ne parut. Je revins à pas lents,songeant à ces circonstances. La petite place du Palais-Royaldormait dans le silence de la nuit, solitaire et théâtrale, avecles becs de gaz qui n’éclairaient qu’à mi-hauteur de grandesmaisons tranquilles ; le passage Vérité ouvrait son porchebéant et vaste où pendait une pâle lanterne ; la rueMontesquieu s’enfonçait au delà dans de molles ténèbres. Comme jetournais le coin de la rue, j’aperçus M. Valère Bouldouyr. Ilmarchait plus lourdement que d’habitude en pesant sur sa grossecanne. Il ne me remarqua pas, et son pas traînant et inégal fitpeur à un long chat noir, qui jaillit presque d’entre ses pieds etalla se cacher dans un angle du mur. Il disparut au tournant dupassage Vérité.

Le lendemain, je le rencontrai de nouveau. Ilfaisait avec sa jeune amie le tour des charmilles du jardin.L’idiot les accompagnait. Je les suivis, tout frémissant du désird’entendre leur conversation, mais ce fut à peine si, de loin enloin, une phrase venait jusqu’à moi.

Cependant, M. Bouldouyr et sa compagnecausaient avec tant d’animation qu’ils en oublièrent l’idiot, quiresta en arrière à considérer le jet d’eau. Or, juste à ce moment,une bande de jeunes galopins, échappée de quelque collège,traversait en criant le Palais-Royal. Ils avisèrent l’égaré et,selon la coutume de leur race, résolurent de le cruellement brimer.Ils firent aussitôt une ronde qui se noua autour de lui etl’entoura de son mouvement vertigineux et de ses hurlementsrépétés. Le pauvre ahuri s’efforçait de leur échapper, et, à chaqueélan qu’il prenait pour rompre la chaîne, il recevait une bourradequi le rejetait en arrière. Il appela au secours, mais ses amisétaient maintenant trop loin pour distinguer ses cris au milieu dutumulte général. Le dessein des garnements était visiblementd’amener leur victime jusqu’au bord du bassin et, en ouvrantbrusquement leur cercle, de produire une bousculade au cours delaquelle il tomberait à l’eau.

Ce fut à ce moment que j’intervins. Comme ilpassait devant moi, je saisis par l’épaule le plus déchaîné de cesénergumènes.

Il était temps. L’innocent venait de rouler àterre et son front, frappant rudement la margelle du bassin,laissait déjà couler un filet rouge. Je giflai violemment lebonhomme que j’avais happé et j’en jetai un autre sur le sol. Tousreculèrent et commencèrent à me huer. Mais l’arrivée des gardiensdu square, qui firent mine de mener deux ou trois de ces forcenésau commissariat de police et le retour de M. Bouldouyr et desa compagne, protecteurs visibles de la victime, firent évanouirtoute la bande. Il ne nous resta plus qu’à conduire le blessé chezle pharmacien, qui lui fit un pansement rapide, la blessure n’ayantaucune gravité.

Comme nous sortions de la boutique,M. Bouldouyr, au nom de son jeune ami, m’offrit sesremercîments, auxquels l’infortuné joignit les siens. Après quoi,M. Bouldouyr témoigna du désir de me mieux connaître. Je luidis qui j’étais et ce que je faisais dans la vie, ce qui ne fut paslong. Il voulut aussitôt se faire connaître, mais je le prévins enl’appelant par son nom et en lui récitant une de sesstrophes :

Rien, Madame, si ce n’est l’ombre

D’un masque de roses tombé,

Ne saurait rendre un cœur plussombre

Que ce ciel par vous dérobé.

Jamais je n’ai vu homme à ce point stupéfait.Il balbutia quelques mots qui exprimaient son impossibilité decroire à une telle félicité.

– J’ai vos livres dans ma bibliothèque,monsieur Bouldouyr, dis-je avec assurance, et je les admirebeaucoup.

Il me serra alors les mains avec une grandeeffusion ; il était bouleversé. Enfin il reprit ses esprits etme présenta à la jeune fille qui l’accompagnait et qui était, medit-il, sa nièce, Françoise Chédigny. Il m’apprit ensuite quel’idiot s’appelait Florentin Muzat et qu’il l’aimait beaucoup.Ledit Florentin exécuta en mon honneur un extraordinaire plongeonet se mit à rire angéliquement.

– Monsieur, me dit Valère Bouldouyr en mequittant, serait-il indiscret à moi de vous exprimer le désir devous revoir ? Je ne suis qu’un vieux poète oublié de tous,mais vous m’avez montré tant de sympathie que vous excuserez, j’ensuis sûr, mon indiscrétion.

– J’ai le même souhait à formuler,monsieur !

Il me serra de nouveau la main et nous prîmesrendez-vous. Mlle Chédigny m’adressa un sourire qui me fit frémirde tendresse émue, tant il était amical et presque intime, etFlorentin Muzat plongea de nouveau jusqu’à terre, n’ayant pasencore compris, d’ailleurs, de quel fâcheux bain l’avait sauvé maprovidentielle intervention.

Chapitre 8Où le lecteur commencera de savoir où mène l’escalier d’or.

 

« Le besoin de la correspondanceparfaite entre le dedans et le dehors des choses, entre le fond etla forme, n’est pas dans sa nature. Elle ne souffre pas de lalaideur ; à peine si elle s’en aperçoit. Pour moi, je ne puisqu’oublier ce qui me choque, je ne puis pas n’être paschoqué. »

Henri-Frédéric Amiel.

 

Quelques jours après, je me rendis àl’invitation de M. Valère Bouldouyr. Quelle ne fut pas masurprise, devant sa porte, de reconnaître qu’il habitait la maisonoù mon mystérieux voisin donnait d’invraisemblables fêtes ! Lapensée, un moment, m’effleura que c’était lui ; mais je ris decette tournure d’esprit qui pousse toujours au roman monimagination trop logique.

L’escalier de vieille pierre usée, large, douxau pas, se développait entre une muraille peinte en faux marbre etune rampe basse, dont la ferronnerie alerte étirait des entrelacsélégants comme une signature de poète. Mais, au troisième étage, ilcessa pour faire place à un palier, sur lequel deux autresescaliers se greffaient, l’un à droite, l’autre à gauche, ceux-ciétroits, incommodes et tournants. Je ne savais dans quel sensm’orienter, lorsque je m’avisai que l’un d’entre eux grimpait lelong d’un mur tendu d’étoffe, ce qui me décida. Je reconnus aupassage des lés de damas ancien, d’une belle couleur d’or,autrefois éclatants, maintenant ternis et tachés par places, maisencore magnifiques. On montait, je dus me l’avouer, dans une sortede rayonnement, qui vous caressait et vous faisait oublier lesmarches hautes et non cirées et l’humilité mélancolique del’endroit.

– Ce Bouldouyr, me disais-je, est encore plusfou que je ne croyais. Pourquoi diable accroche-t-il au dehors cesvieux lampas ?

Je m’arrêtai devant une petite porte àlaquelle pendait une tresse de soie, terminée par un masquejaponais.

Ce fut M. Bouldouyr lui-même quim’introduisit chez lui. Un étroit corridor franchi, nous entrâmesdans une pièce qui faisait face à la mienne. C’était donc bien iciqu’avaient lieu ces réunions nocturnes qui m’avaient tantintrigué ! Mon bonheur, à cette découverte, devint une sortede frénésie, dont j’eus toutes les peines à cacher à mon hôtel’anormal excès. Lui-même, ignorant mon caractère, put prendre pourles marques d’une nature exceptionnellement expansive les effusionsque je lui prodiguai, – ou peut-être aussi pour délire d’uneadmiration longtemps comprimée.

Notre conversation se ressentit, bien entendu,de cette équivoque.

– Je suis ému, monsieur Bouldouyr, plus émuque je ne saurais vous le dire, d’entrer chez vous.

– Vous me comblez.

– Non, non, vous ne pouvez pas mecomprendre ! Il y a des mois que j’attends ce moment, cetteheure unique pour moi…

– Ah ! mon ami, vous feriez rougir levieil homme que je suis !

– Quel merveilleux endroit voushabitez !

– Vous voulez plaisanter… Le gîte bien humbled’un pauvre diable…

– Et cet escalier extraordinaire qui vous mèneon ne sait où !

Ici, mon voisin sourit tristement :

– Je l’appelle l’escalier d’or. Je voudraisqu’en s’y engageant, on comprît qu’il vous conduit ailleurs, en unlieu où les autres ne vous conduisent guère, dans l’Illusion,peut-être ! Il n’y a ici qu’une misérable mansarde, monsieur,mais quelqu’un habite cette mansarde, qui a failli être un poète etqui n’a jamais cessé, quelque triste et recluse que fût sa vie,d’aimer la poésie plus que tout ! De mon temps, on étaitainsi ; je crois que les nouvelles générations sontdifférentes. « Un homme au rêve habitué », voilà ce queje suis, monsieur, si l’ose employer, pour mon humble usage,l’expression dont mon maître s’est servi pour qualifier un des pluspurs d’entre nous. Peut-être me prendrez-vous pour un vieilimbécile, mais je vous jure que ma foi dans cette déesse n’a jamaisfaibli !

Bouldouyr tint à me faire visiter sa maison etadmirer ses trésors, trésors bien modestes pour tout autre que lui,– ou que moi ! La pièce où je venais d’entrer lui servait à lafois de salon et de bureau ; de bons gros meubles commodes etsans grâce y prenaient ces airs tranquilles, accueillants, qu’ontles domestiques qui ont vieilli dans une même maison. Mais, dans uncoin, j’avisai un secrétaire vénitien, en marqueterie, avec destiroirs bombés et une double glace verdie, sous une corniche ornéede fruits et de fleurs.

– C’est mon ami Justin Nérac qui me l’alaissé, me dit modestement Bouldouyr.

La salle à manger était à peu près vide, mais,dans la chambre, à côté d’un divan bas, qui servait de lit, unebelle commode Louis XVI étalait ses formes élégantes et solides àla fois et les riches rosaces de ses bronzes dorés.

– Mâtin ! Dis-je avec admiration.

–C’est mon ami, Justin Nérac qui me l’alaissée, répéta Bouldouyr, avec la même modestie. Tout ce qu’il ade bien dans cette maison me vient de lui.

Je distinguai au-dessus du divan de petitscadres ; je m’approchai : c’étaient deux billets, ornésdes caractères admirables d’une écriture unique au monde.

– Stéphane Mallarmé m’a fait l’honneur dem’écrire plusieurs fois, monsieur. Ce sont là mes titres degloire !

– L’avez-vous connu ?

Il ne répondit pas tout de suite.

– Oui, dit-il enfin ; il a daigné merecevoir. J’ai entendu plusieurs fois le plus grand artiste de tousles temps créer avec de simples paroles, les mêmes qui servent àtous, ces images divines et ces histoires enchanteresses quidonnaient à l’univers sa vérité éternelle. Ma vie n’a pas étéveine. Je n’ai rien obtenu de ce qu’ont possédé les autres hommes,non, rien ; mais cette dignité suprême, du moins, m’aura étéconférée…

Et, ouvrant les tiroirs de son bureauvénitien, il me désigna des monceaux de lettres.

– Et voici toute la correspondance de mon amiJustin Nérac, que personne ne connaît plus et qui avaitl’intelligence, la grâce et l’esprit d’un homme qui, en songe,aurait été chaque nuit l’hôte de Titania… Il est mort dans un asilede fous, monsieur !

Je vis bien autre chose dans le logis de monnouvel ami, je vis des plaquettes rarissimes et les premièreséditions d’écrivains aujourd’hui illustres et naguère encoreinconnus, – ai-je laissé comprendre que ma seule passion en cemonde était la bibliophilie ? – je vis une curieuse vued’optique, où un palais qui semblait bâti par un architecte nègrepour jouer Racine aux îles Haïti laissait voir la perspective d’unemer démontée, – et peut-être démontable, – je vis une frégate, avectoute sa voilure, captive dans les pôles verdâtres d’une bouteille,où un marin l’avait carénée et mâtée, je vis ces boules de verre àcœur multicolore, où il semble toujours neiger des confettis, jevis des coffrets de coquillages, une statuette nègre, des affichesreprésentant Anna Held, la Goulue ou Méphisto, – touchantstémoignages d’une époque perdue ! – je vis un bâton qui avaitappartenu à Verlaine et un vieux chapeau de Petrus Borel, enfinmille objets excentriques, charmants ou saugrenus, qui composaientà mon vieil ami le plus bizarre musée.

J’avisai une mauvaise photographie d’amateurdans un joli cadre rococo. Je la regardai mieux : ce pâlevisage aux yeux clairs…

– Vous la reconnaissez, me dit Bouldouyr,c’est Françoise… Et ici encore, je ne me plaindrai pas de la vie,j’ai connu, monsieur, la royauté de l’esprit, j’ai connu la beautéd’une amitié inaltérable, et je connais maintenant le miracle de cemonde : la tendresse unie à la pureté !

… Je ne sais pas s’il y a, de-ci, de-là,monsieur Bouldouyr, un seul vers, dans votre œuvre, qui soit digned’aller à la postérité, je ne sais même pas si quelque chose devivant les a animés au jour de leur naissance, mais la poésie quirègne dans votre cœur, ah ! celle-là, je la sens profondément,et elle me touche jusqu’aux larmes ; celle-là, aucunedéconvenue, aucune déception, ni l’âge lui-même, ne l’ont détruite,et jamais je n’ai mieux compris à quel point vous êtes un poètevéritable qu’en vous entendant parler d’un grand écrivain, d’un amimort ou d’une petite fille vivante et que vous aimez !

Chapitre 9Origines de M. Valère Bouldouyr.

 

« Chez la fée Vérité, tout était, aucontraire, d’une extrême simplicité : des tables d’acajou, desboisures unies, des glaces sans bordures, des porcelaines toutesblanches, presque pas un meuble nouveau. »

Diderot.

 

Valère Bouldouyr tenait à me rendre ma visite.Quelques jours après, il sonnait chez moi. Je le trouvai pâle et desouffle court. Je lui demandai s’il ne se sentait pas souffrant,mais il jura qu’il ne s’était jamais mieux porté.

Assis dans un fauteuil, il regardait d’un œildistrait les gros piliers du balcon, sa large rampe, et au delà,les maisons d’en face, avec leurs pilastres, à mi-hauteur, leurrangée de vases noirs, les pentes des toits gorge de pigeon, etplus haut encore, le hérissement de cheminées, de bouts detoitures, de briques et d’ardoises qui les surplombent.

– Comme j’aime Paris ! me dit-il. CeParis-ci, le vrai, pas celui qui s’étend autour de l’Étoile !Mon Paris, à moi, est si varié, si curieux, si amusant, sibeau ! Que de romans n’y ai-je pas rêvés, mais aussi qued’extraordinaires personnages n’y ai-je pas connus ! Oui, jelui ai sacrifié ma vie. Autrefois, j’avais un ami tout-puissant auxColonies. Il voulait m’entraîner avec lui, très loin, en Afrique,je crois. J’y serais devenu quelque chose d’important, Manitou, oubon dieu, ou chef des gendarmes, je ne sais plus au juste. Mais ilme fallait quitter Paris. Peut-on vivre ailleurs ? Je suisresté ici, je ne le regrette pas…

Il soupira un moment, regarda une bande degrands nuages noirs, lisérés d’or, qui jouaient à l’horizon, puisrepris à voix plus basse :

– Je ne le regrette pas, car il m’est arrivé,un jour, tout récemment, une aventure bien extraordinaire. Je nevous ai pas dit, monsieur, que mes parents étaient d’honnêtesmarchands de drap, les meilleures gens du monde, mais quin’imaginaient rien au delà du commerce et du doit et avoir. Commentsi humble soit-elle, une goutte de la divine ambroisie a-t-elle putomber sur ma caboche ? Je ne le saurai jamais. Quoi qu’il ensoit, quand mon père apprit que j’entendais me consacrer aux Muses,ce fut une belle scène. Nous nous disputâmes six mois ; aprèsquoi, sur mon refus de devenir marchand drapier, il me mit à laporte. J’étais jeune, monsieur Salerne et, bien entendu, obstiné.Je menai deux ou trois ans une existence absurde de bohème, vivant,je ne sais comment, de gains inattendus, rarissimes et bizarres,quatrains pour le savon du Sénégal, distiques pour les papillotesdu Jour de l’An, reportages occasionnels, etc. Puis un jour, je mefatiguai de courir de garni en garni, de manger des charcuteriespas toujours fraîches et de me soutenir avec de l’alcool dans lescafés, où nous rêvions une bataille d’Hernani, plustragique encore que la première, et où Sarcey aurait été immolé. Unami, poète comme moi, me fit entrer au ministère de la Marine.Peut-être le connaissez-vous, il s’appelait Justin Nérac, et il alaissé, lui aussi, deux ou trois petites plaquettes, les Essorsvaincus, le Bréviaire de Jessica, etc. Il vivait sans souci,ayant quelque part, en province, des parents qui lui envoyaient unpeu d’argent, quand il en manquait. Ce fut ainsi que je devinsfonctionnaire. Mon père, même après cette concession au goût dujour, ne voulut jamais me revoir. À la fin de sa vie, il fit entrerdans son affaire mon frère cadet, qu’il aimait beaucoup et quiavait, paraît-il, l’esprit commercial ; à eux deux, ilsréussirent si brillamment que, lorsque mon père mourut, il nelaissait que des dettes. Quant à mon frère, il a hérité de la hainefamiliale, il me méprise et ne veut pas me connaître. Moi non plus,d’ailleurs, car c’est un terrible imbécile.

Ici, mon interlocuteur souritmalicieusement.

– D’ailleurs, peut-être me recevrait-il plusvolontiers aujourd’hui, s’il savait la vérité, car je ne suis pastout à fait dénué de ressources. Mon pauvre ami Nérac, en mourant,a tenu à me laisser une petite partie de son avoir, ainsi que sesmeubles et quelques souvenirs ; cela me permet de vivrehonorablement, quoique poète, ajouta-t-il, en songeant aux préjugésde sa famille…

– Vous ne pouvez vous imaginer, me dit-ilensuite, quel esprit charmant était Justin Nérac. Mais il ne savaitpas s’imposer, il était doux, craintif, silencieux, n’aimait queles entretiens tranquilles et les fleurs, dont il avait toujourschez lui de belles gerbes. C’était à peu près son seul luxe. Il nes’est pas marié par timidité, car jamais il n’a osé avouer sonamour à une jeune fille. Celle qu’il aimait a épousé depuis unhuissier ; je la rencontre quelquefois. Elle est grosse,rouge, satisfaite, et elle a trois enfants qui lui ressemblent enlaid. Et hormis de moi, Nérac est maintenant oublié, – comme je leserai d’ici peu de temps, monsieur Salerne, – comme je le suisdéjà, aurai-je dit même, il y a un mois, avant de vousrencontrer…

Le vieil homme s’attendrit, une larme tremblaau bout de ses cils, il se leva et vint longuement me serrer lamain. Puis il se rassit, et son regard se perdit de nouveau sur lesmaisons du Palais-Royal et sur les verdures neuves des charmilles,dont la couleur paraissait acide et trop claire entre les pierrespresque noires.

– Mais je ne vous ai pas confié encorel’extraordinaire aventure à laquelle je faisais allusion tout àl’heure, continua-t-il. J’ai rencontré, un jour, rue de Rivoli,sous les arcades, une jeune fille, dont la vue me fit sursauter,car c’était tout vivant, tout frais, tout jeune, le portrait de mamère. Je fus si frappé, monsieur, si ému, que je courus derrièreelle et que je l’abordai. Je suis vieux, hélas ! Aujourd’hui,je peux me permettre de le faire sans épouvanter personne. La jeunefille me considéra d’abord avec stupeur et refusa de répondre à mesquestions : mais quand elle connut le motif de macuriosité : « Je m’appelle Françoise Chédigny, » medit-elle.

Je ne savais même pas que mon frère se fûtmarié. – « Alors, répondis-je, vous êtes manièce ! » Je croyais jusque-là que ces reconnaissances nese passaient que dans les mélodrames ; je fus bien forcé decroire à leur réalité.

J’interrompis ici le narrateur :

– Mais vous vous appelez Bouldouyr ?

– Pour ne pas trop déshonorer mes parents,j’ai pris le nom d’une grand-mère. En réalité, je suis ValèreChédigny ; et, encore, ajouta-t-il, Valère n’est peut-être iciqu’une concession à l’esprit de roman ! Eh bien, monsieur,conclut-il, qu’en pensez-vous ? N’ai-je pas bien fait derester à Paris ? Où aurais-je pu rencontrer ailleurs une autrenièce, la plus tendre, la plus primesautière, la pluscharmante ? Car la même sève mystérieuse qui a fait pousser desi bizarres fleurs dans mon cerveau a filtré dans son esprit. Lapropre fille de mon âne de frère, de ce butor, de ce pilier de lacomptabilité intégrale, ne goûte dans la vie que ce qui est rare,mystérieux, élégant, romanesque. Une musique joue en ce cœur, dont,avant de me connaître, elle n’entendait pas les échos. Moi seul aisu épanouir cette âme méfiante et rétive. Elle va, vient, accomplitde sottes besognes ; ses parents sont fiers d’elle et, parcequ’elle se tait, croient qu’elle est de leur race. Elle est de lamienne, monsieur ! Pour elle, comme pour moi, l’escalier d’ora un sens ! Elle sait où il nous mène !

Il se tut, et j’allais me hasarder à luiparler de ses réunions dansantes, quand il me prévint et medit :

– Voulez-vous la connaître mieux ? Jesuis sûr qu’elle vous plaira. Venez souper avec quelques amis etmoi, jeudi prochain… Tenez, je vais tout vous avouer, au risque devous sembler ridicule. Pour amuser cette fillette, pour lui donnerune vague image d’une vie qu’elle ne connaîtra jamais, j’aiorganisé chez moi de petits bals masqués. Un vieux costumier de mesamis a taillé quelques amusantes défroques, et, pour de pauvresenfants, recueillis, de-ci, de-là, et qui vivent une existencelamentable et décolorée, il n’y a rien de plus féerique, de plusétourdissant que ces fêtes nocturnes, chez l’oncle Valère… Quevoulez-vous ? J’admire les philanthropes qui donnent auxnécessiteux des gilets de flanelle et des os de côtelettes, maismoi, je voudrais n’offrir à tous que du plaisir, – et del’illusion, quelque chose comme la demi-réalisation d’un rêve… Oui,je sais, je sais, un papillon attrapé n’est plus un papillon !Mais cette poussière multicolore que l’on a au bout des doigts, quiest réelle, que l’on peut toucher, qui semble faite avec de lapoudre d’or, de la cendre d’orchidée et de la fumée de feu deBengale, cette poussière, où il y a tous les tapis de Cachemire ettoutes les nacres de la mer, ah ! monsieur Salerne, n’est-cedonc rien ?

Il s’était dressé, et, à travers le bourgeoisun peu lourd, au pardessus bourru, j’entrevoyais le poète de lavingtième année, qui avait jonglé avec les métaphores et vouluclouer au ciel de la poésie une constellation nouvelle.Hélas ! l’instant d’après, cette vision avait disparu, etM. Bouldouyr à peine moins pâle pesamment, descendait monescalier de bois.

Chapitre 10Nouvel essai sur les mœurs du Palais-Royal.

 

« On me dit : ‘Pourquoi es-tutriste ?’ Pourquoi serais-je gaie ? Comme tout répond peuà ma vie intérieure ! Chaque effet a sa cause : l’eaun’ira pas courir gaîment, en chantant et en dansant, si son litn’est pas fait pour cela ; ainsi, je n’irai pas rire si unejoie intime ne m’y porte. »

Bettina D’Arnim.

 

Quand j’étais jeune et que j’allais au bal, –si tant est, ce qu’à Dieu ne plaise, que j’aie jamais mené une viemondaine ! – j’éprouvais, certes, moins de fièvre etd’impatience qu’au moment de me rendre chez mon voisin, qui faisaitdanser quatre chats dans une soupente, – ou presque ! – de larue des Bons-Enfants. Mais c’était justement là que phénomène queBlaise Pascal appelle « divertissement » prenait soncaractère et pour ainsi dire essentiel.

L’âge des déguisements étant passé pour moi,je ne revêtis point le pourpoint à dentelles de Don Juan, ni lasouquenille de son valet, ni tout autre attirail, destiné à donnerle change sur ma mince personnalité. Cependant, je n’en sentais pasmoins se former en moi un personnage désinvolte, hardi, curieux etsentimental, qui représentait assez bien à mon imaginationl’habitué des bals masqués.

Aussi arrivai-je chez Valère Bouldouyr de fortbonne heure. Paré d’une vieille robe de chambre à fleurs, il erraitd’un air assez content dans ses trois petites pièces. Elles étaientornées de fleurs en assez grand nombre, et l’une d’elles,transformée en buffet, montrait sur une table blanche despâtisseries, des boîtes de conserves, un saladier d’ananas etquelques bouteilles à tête d’or. À côté, j’entendis de grandséclats de rire.

– Les enfants s’habillent, me confia-t-il.

Au bout d’un moment, je vis apparaîtreFrançoise Chédigny, toute poudrée, vêtue de la robe à paniers,semée de fleurettes roses, et du corsage lacé en échelle, quej’avais aperçus de ma fenêtre. Décolletée assez bas, elle montraitdes épaules de perle, grasses et finement tombantes, et unepoitrine, dont le charmant volume s’accordait bien avec sondéguisement. Sous ses cheveux couleur de neige, ses grands yeuxverts s’ouvraient avec une candeur et une gaîté, qui vousinspiraient pour elle mille sentiments émus, tendres etcontradictoires.

Elle fut suivie peu après par deux jeunespersonnes, ses amies, à ce que j’appris, qui s’appelaient Marie etBlanche Soudaine, l’une en Espagnole, l’autre, toute jeune, et quiportait le plus galamment du monde un travesti napolitain.

Mon insolite présence n’arriva point à tarirl’entrain, la joie, l’abandon de ces trois fillettes. À lesentendre, je comprenais la secrète joie de Valère. Y en a-t-il uneplus grande, quand on a son âge, que d’offrir à des êtres jeunesune source de plaisirs, que les circonstances mêmes de leur vieleur défendront toujours ?

Tandis qu’elles parlaient, dans un pépiementininterrompu de volière, je vis surgir le compagnon habituel deBouldouyr. Sous le bicorne d’un Incroyable, vêtu de jaune et denoir, un lorgnon carré dans l’œil, le col entouré de plusieursétages de mousseline, je retrouvai son visage agréable et distrait,ses boucles blondes qui flottaient au vent. Son nom, – LucienBéchard, – ne me renseigna guère sur ses singularités. FlorentinMuzat, en Pierrot, survint tout aussitôt en compagnie d’unmousquetaire efflanqué et myope qui me fut présenté commeM. Jasmin-Brutelier. Ces trois personnages sortaient d’uncabinet étroit, où ils s’habillaient à tour de rôle. Il ne manquaitplus que le violoniste, et, dès qu’il fut arrivé, la fêtecommença.

Singulière fête, en vérité ! Ces gensvalsaient dans un bien étroit espace, aux sons nostalgiques que levioloniste tirait de son instrument. Mais leurs yeux brillaient,mais une animation extraordinaire les entraînait, mais il mesemblait qu’un pétillement d’esprit faisait jaillir de leurs lèvresdes paroles vives et joyeuses, – sauf en ce qui concernait lepauvre Florentin Muzat, qui, tantôt avec l’une, tantôt avecl’autre, s’efforçait de reconstituer, pas à pas, les éléments d’unrythme dont la cadence lui manquait. Une telle bienveillancedirigeait cependant les trois jeunes filles que chacune, à tour derôle s’efforçait de faire partager à l’innocent un peu du bonheurqu’elle éprouvait.

Quand chacun se fut bien trémoussé, la musiqueun instant s’arrêta, et l’on vaqua aux soins du souper.

Françoise, essoufflée, venait de s’asseoir ets’efforçait de rafraîchir ses joues enflammées à l’aide d’un grandéventail de plumes noires.

Je m’installai à côté d’elle.

– Eh bien, mademoiselle, lui dis-je, êtes-vouscontente ?

– J’aime tellement le monde !Répondit-elle, avec feu.

Je ne pus m’empêcher de sourire. Ainsi,c’était là ce qu’elle appelait le monde, et ces petites piècesbizarres où il y avait exactement place pour trois couples, luitenaient lieu des plus belles soirées ! Mais quoi, leséléments qui y étaient réunis n’étaient-ils pas les mêmes quepartout ailleurs ? Mlle Chédigny n’avait-elle pas raison deles trouver chez Bouldouyr, aussi bien que chez cette princesseLannes, dont les réceptions donnaient à mon coiffeur des boufféesde snobisme innocent ?

– Jamais, jusqu’ici, je n’avais assisté à unvrai bal, dit encore Françoise. J’ai été si sévèrement élevée parmes parents et je me suis tant ennuyée chez eux ! Notre maisonest une prison véritable, on ne sort pas, on ne parle jamais que decommerce, on ne voit que les marchands respectables et vaniteux duvoisinage. Ceux qui sont gentils et de relations agréables, mesparents les méprisent. Ils croient que c’est distingué des’ennuyer ! Mon seul plaisir est de venir ici. Le jour où j’aidéclaré à mon oncle que je serais heureuse d’assister à une petitesauterie, il a organisé ces réunions où je m’amuse tant !

– Mais vos parents ?

– Je suis dactylographe, : je travailletout le jour à la banque privée Caïn frères. J’ai dit à ma familleque nos patrons nous demandaient quelquefois de fournir des heuressupplémentaires, le soir, et, comme je leur remets fidèlement leproduit de ce travail nocturne, ils me croient et me laissentsortir…

Elle riait de son mensonge, avec cetteespièglerie puérile qui avait tant d’attraits dans ce visage déjàpensif. Ses grands yeux verts respiraient une telle confiance etune telle sincérité que l’on eût voulu, tout aussitôt, aider aubonheur de Mlle Chédigny, lui donner à sourire, à se plaire, entreren lutte avec ses ennemis pour la protéger et se dévouer à sacause. Pourquoi, par leur seule vue, certaines femmes nousrabaissent-elles ? Et pourquoi d’autres, tout aussispontanément, nous civilisent-elles ? Françoise Chédigny, quin’était qu’une humble dactylographe, rien qu’en vous regardant deson beau regard couleur d’algue flottante et d’horizon marin, vouspoussait tout doucement dans un roman de chevalerie !

Je rêvais ainsi, en l’écoutant me dépeindre latristesse de son enfance, l’intérieur familial, morne et grondeur,toujours traversé par des orages financiers, un père rancunier,bouffi de vanité, injuste, une mère acariâtre, violente, jalouse,et la triste succession des jours dans un local sombre et puant lamoisissure.

Mais M. Jasmin-Brutelier nousinterrompit :

– Venez, dit-il, tout est prêt ! Onsoupe !

– Patron, criait Lucien Béchard, où sont lestenailles ? Les bouteilles sont diablement bienbouchées !

Nous nous approchâmes de la table ;quatre candélabres surmontés de bougies l’éclairaient ; lanappe était semée de violettes. Les boîtes de conserves, ouvertes,exhalaient des parfums divers. Une salade de homard, préparée parles petites Soudaine, était vouée, dans cette nature-morte à lafiguration des blancs et des roses.

– Crois-tu que c’est chic ? RépétaitBlanche Soudaine, en sautant sur ses pieds. Je suis sûre que cen’est pas mieux chez les princes !

Nous nous assîmes. Le repas commença…

Je ne crois pas avoir assisté de ma vie à unsouper aussi gai. Je ne dirai pas combien de fois l’on fit lesmêmes plaisanteries ; je ne répéterai pas les phrases dont seservit M. Bouldouyr pour porter un toast dans lequel, en monhonneur, il usa tout particulièrement, d’un vocabulaire symboliste,qui, je le crains, ne fut pas goûté par son auditoire autant qu’ille méritait ; je ne dénombrerai pas les coups d’œil langoureuxcomplices, moqueurs ou passionnés, échangés d’une part entre monamie Françoise et M. Lucien Béchard, et d’autre part, entreM. Jasmin-Brutelier et Mlle Marie Soudaine ; je nedécrirai pas la gaîté avec laquelle on décida de considérer lesbouteilles vides comme des bêtes de battue et d’en faire un tableauque l’on dénombra avec fierté.

À la fin du souper, Blanche Soudaine, quiavait une petite voix aiguë, accepta de chanter et, grimpée sur unechaise, nous berça d’une barcarolle langoureuse, à laquelle soncostume ajoutait plus de conviction. Je ne sais pas d’ailleurs sila vue de ses jolis yeux noirs, brillants comme ceux d’une mésange,d’un cou blanc, qui se continuait par une charmante naissanced’épaules, et de deux jambes potelées et nerveuses, fut tout à faitétrangère aux compliments que nous lui fîmes sur son sentimentmusical. L’impression générale de confort et de bonheur que nouséprouvions, ce fut le pauvre Florentin Muzat qui se chargea de larésumer.

– On se sent du velours partout !déclara-t-il.

Mais Marie Soudaine s’écria :

– Ciel ! Déjà onze heures etdemie !

Ce fut une bousculade. Les trois jeunes fillescoururent à la chambre de Valère Bouldouyr, les hommes, au cabinetde débarras qui leur servait de vestiaire. Peu de temps après, toutle monde reparut : hélas ! plus de robes à paniers, deperruques, de plumes, de grandes manches flottantes, de cravates demousseline ! Chacun avait revêtu son habillement du jour, ici,de mornes vestons, là, de simples corsages gris ou noirs, un peu depaille d’où pendait une rose de toile. Ce fut une belle déroutedans l’escalier !

Je compris pourquoi, le jour où j’avais voulutrouver la clef de l’énigme, je n’avais vu qu’une rue déserte et uncoin de porte fermée.

– Restez encore un moment, me ditM. Bouldouyr, vous n’avez pas de bureau, vous, ni de famillesoupçonneuse…

Le souper, tantôt si brillant, n’était plusqu’un pauvre amas d’assiettes sales, des serviettes en tapons, debouteilles couchées, de fleurs qui se fripaient. Cela avait quelquechose de piteux et de désolant.

– Ma femme de ménage débarrassera cette tabledemain, dit Bouldouyr. Vous êtes gentil, monsieur Salerne, de nepas vous ennuyer avec nous ! Que voulez-vous ? Amuser manièce est le seul bonheur de ma vie… Vous avez lu mes vers, moncher ami, vous savez combien de fois j’y évoque des fêtesmystérieuses, dans des parcs de Watteau, avec des cygnes quitraînent sur les eaux, des statues qui blanchissent dans lessous-bois, et des femmes au beau nom sonore, des princesses deDécaméron, des infantes, Cléopâtre ou Titania… Je les écrivais dansune pauvre chambre sale et sans meubles, dont le seul ornementétait une affiche de Chéret, qu’un ami m’avait laissée… Etmaintenant, j’organise de petits soupers, afin de donner la mêmeillusion féerique à une nièce qui n’a aucun plaisir de la vie, àdeux de ses amies, dactylographes comme elle, à un voyageur decommerce sans grand avenir, à un commis de librairie qui a deslettres et à un idiot… Vous voyez que c’était bien madestinée : elle a toujours eu quelque chose de médiocre et deraté !…

– Allons donc ! votre réunion, je vousassure, n’avait rien de raté. Jamais je ne me suis senti dans unesociété plus agréable, ni plus jeune !

– Est-ce vrai ? Est-ce bien vrai ?Tant mieux alors ! Vous reviendrez ?

Et comme je le lui promis, ilajouta :

– Moi, je vais lire. Lire des vers. Les poètesde ma jeunesse. Je souffre d’une cruelle insomnie. Je ne m’endorsjamais avant quatre ou cinq heures du matin. Mais qu’importe,n’est-ce pas ? Avec de bons livres, ses souvenirs…

Il n’acheva pas, je vis dans son regard émupasser l’ombre légère de Françoise Chédigny. Au fond, n’était-ilpas un peu amoureux d’elle ?

Mais moi-même ne pensais-je pas, plus que deraison, à ses épaules rondes et grasses, à sa bouche rieuse et unpeu grande et à ses yeux, si candidement ouverts, troubles comme del’eau remuée, tandis que, butant un peu et un pauvre bougeoir decuivre à la main, je descendais les marches de l’escalierd’or ?

Chapitre 11Coup d’œil général sur le passé.

 

« Qu’est-il arrivé de cettesociété ? Faites donc des projets, rassemblez des amis, afinde vous préparer un deuil éternel ! »

Chateaubriand.

 

À dater de ce jour, commença mon intimité avecM. Valère Bouldouyr et la petite société qui s’était réunieautour de lui. Toutes les occasions étaient bonnes pour nousrencontrer, tantôt chez moi, tantôt rue des Bons-Enfants. Leplaisir que j’éprouvais dans leur groupe venait, je crois, de laliberté qu’on y respirait. Personne n’y montrait le moindrecontrainte, et sans morgue, comme sans vanité, s’abandonnait auxmouvements d’une nature demeurée spontanée et parfois mêmepuérile.

J’ai reçu du ciel le don d’inspirer lasympathie. Bientôt, Lucien Béchard devint un de mes amis lesmeilleurs. Il voyageait pour le compte d’une grande maisond’édition, et, de temps en temps, il s’en allait en provinceinspecter les librairies et leur offrir les dernières nouveautés deses patrons. Il exerçait ce métier avec plaisir, et il y déployaitune gentillesse qui l’aidait à y réussir. Il partait tantôt pourl’Auvergne, tantôt pour le Bourgogne, et je remarquai que,lorsqu’il était absent, Françoise Chédigny semblait moins heureuse.Une sorte de voile faisait ses yeux moins lumineux, – plus grave,son visage souriant. Il fallait le retour de Béchard pour qu’elleretrouve le secret de sa lumière et de ses expansions. Leremarquait-on autour de moi ? Je l’ignore. En tout cas, rienn’eût paru plus naturel, car tout le monde adorait Lucien Béchard,et comment en eût-il été autrement ? Avec son caractèreimprévu, capricieux, sa gaîté naïve, ses sautes d’humeur, saloyauté, il répandait autour de lui autant de confiance qued’agrément.

Quand je le voyais actif, passionné, plein dedésirs, de projets et d’inventions délicates et burlesques, je medisais avec mélancolie qu’il était beau d’avoir vingt-cinq ans etde les avoir à sa façon.

Jasmin-Brutelier était plus sérieux et même unpeu dogmatique. Il aimait les conversations suivies et méthodiqueset parlait volontiers de politique et de philosophie avec uneintolérance extrême. Mais nous excusions ses violences à cause dela générosité de ses théories. Il avait une de ces cultures, sifréquentes de nos jours et qui donnent facilement à ceux qui ensont victimes l’illusion néfaste qu’ils savent tout. C’était uncamarade d’enfance de Béchard, lequel était fils d’un petit éditeurque Bouldouyr avait beaucoup connu et qui avait fait faillite enimprimant dans un moment d’enthousiasme, le Jardin des CentIris, les Essors vaincus et autres manifestationslittéraires de ce genre. Pour Muzat, l’oncle Valère, comme nousl’appelions tous, l’avait rencontré par hasard, un jour où ils’était égaré, et l’avait adopté, un peu par pitié, un peu aussi àcause de la curiosité qu’il apportait aux oracles bizarres de cetinnocent.

Tels étaient mes nouveaux amis ; telleétait la petite société où j’accoutumai de passer bien des heures.Elle est dispersée aujourd’hui, aussi loin de moi, aussi perduedans le vaste univers que les fleurs, réunies par le caprice d’unesaison, quand l’automne est venu, mais je n’y pense jamais sans unserrement de cœur, ni parfois, sans une larme. Il faut bien direque j’en ai peu connu de plus propre à nous réconcilier avecl’humaine nature : chez ces petites gens, rien m’empoisonnaitle plaisir de vivre ; ni ambition démesurée, ni vanité, niamour trop exclusif de l’argent, mais ce plaisir de vivre, il fautle dire, était rare et limité. Le travail constant, bien des soucisde famille ou d’établissement leur laissaient peu d’issues pour seréjouir ; aussi chaque occasion de divertissement leurdonnait-elle une vraie portion de paradis et la goûtaient-ils enconnaisseurs. Et le meilleur à leurs yeux était de se réunir et demettre en commun leur humeur du jour, grise ou dorée, – ou cesapparences de bal et de soupers que Bouldouyr leur offrait, afinque sa nièce Françoise eût sa part d’illusion, ou comme il disaitdans son langage naturellement affecté, « montât quelquesmarches de l’Escalier d’Or » !

Je me souviens qu’un soir j’étais accoudé aubalcon avec Mlle Chédigny. Dans l’intérieur de l’appartement,Bouldouyr récitait quelques vers des poètes de son temps à Béchardet à Jasmin-Brutelier, qui n’en comprenaient pas toujours le sens,mais qui n’eussent osé l’avouer pour un empire. La jeune filleregardait, au delà des toits d’en face, le soleil, avec ses rayonset ses écumes d’or, former une sorte de gloire qui descendaitlentement, s’enfonçait dans le ciel.

– Que c’est beau ! me dit-elle.

Puis elle soupira. Et comme je lui endemandais la raison, elle ajouta :

– Je n’aime pas me sentir heureuse. Quand jesuis triste, je sens que cela passera, et cette pensée me donne ducourage, mais quand j’ai du bonheur, je sais aussi qu’il va passer,et cela me désespère…

– Bah ! votre bonheur n’est pas si grandque vous puissiez avoir peur pour lui !…

– Vous ne savez pas ce qu’il est pour moi,murmura-t-elle, et moi-même, je ne pourrais pas vous dire en quoiil consiste. Mais je le sens et cela suffit bien. Je voudrais querien ne changeât. Auprès de l’oncle Valère, de tous nos amis,j’éprouve une telle paix, une telle sécurité que je me dis que celane peut pas durer. Si vous soupçonniez ce qu »est ma vie, vousme comprendriez ! J’ai toujours été étouffée, comprimée,maltraitée. Je suis comme un prisonnier qui, de temps en temps,sortirait de son cachot pour se promener dans un beau jardin desTropiques et qu’aussitôt après on replongerait dans la nuit… Je nepeux pas croire que j’échapperai un jour à mon destinvéritable : le jardin des Tropiques me sera interdit, et je nesaurai plus rien de ce qu’on y voit ! Il suffirait que monpère apprît un jour où je passe mes soirées pour que le cachotrefermât pour toujours sa porte sur moi…

– Allons, ne vous effrayez pas, dis-je enriant, sans comprendre encore combien la pauvre enfant avaitraison. Si on vous remet en prison, nous irons en chœur vousdélivrer.

À ce moment, Lucien Béchard passa sa tête dansl’entrebâillement de la porte-fenêtre. Le soleil dora sa tête, sesfavoris, ses cheveux, et il eut, un moment, l’air d’un personnagede flamme, qui venait nous emporter sur un char de feu, loin desgeôles familiales et des pauvres tourbières de ce monde.

– Françoise, dit-il, vous nousabandonnez ! Que deviendrions-nous, Seigneur, si notreProvidence se retirait de nous ?

Chapitre 12Les promenades de Lucien Béchard.

 

« Je crois que le spectacle du mondeserait bien ennuyeux pour qui le regardait d’un certain œil, carc’est toujours la même chose. »

Fontenelle.

 

Je me doutais bien que Françoise Chédignyétait en effet pour Lucien Béchard une Providence, mais il nel’avouait pas, ou sinon, comme ce jour-là, en manière deplaisanterie. Même à moi, il ne confiait pas ses sentiments, etcependant il m’aimait beaucoup et, souvent, sa journée finie, ilvenait me chercher.

Nous nous promenions le long des quais enremontant vers Notre-Dame. Au coin du Pont-Neuf, nous nousarrêtions toujours un moment pour contempler les lumières croiséesou contrariées du couchant, – quand le crépuscule était autre chosequ’une voile de cendres compactes. Nous aimions qu’un palmier, encet endroit, érigé au-dessus d’une baraque de bains, ouvrît sur leciel sa paume raidie, qui avait l’air d’un panache en fils de fer.Sa vue donnait généralement à mon jeune ami de grands désirs devagabondage. Il avait dans la bibliothèque de sa chambre denombreux récits d’explorateurs, et il parlait en connaissance decause des Nouvelles-Hébrides ou de Singapore, de Pernambouc ou dela Cordillière des Andes. Les tournées qu’il faisait chez leslibraires de province attisaient plutôt qu’elles n’apaisaient safringale d’espace. Et pourtant, elles éveillaient en lui tout unmonde de pensées romanesques ou poétiques, dont parfois il meconfiait l’écho.

Ses voyages le ramenaient périodiquement auxmêmes villes ; il y voyait les mêmes personnes aller et venirdans un champ d’occupations identiques. Il ne les connaissaitgénéralement pas, mais, à force de les perdre et de les retrouver,il finissait par les considérer comme des amis, dont le destin letenait éloigné, mais auxquels il pensait souvent et avec une sortede tendresse fantastique.

Par ses conversations avec les libraires, ilapprenait souvent leurs noms, ou bien il leur donnait lui-même uneappellation en rapport avec leur figure. D’autres fois, aucontraire, leur situation lui offrait le loisir de les fréquenter,comme cette grande jeune fille, par exemple, dont les parentstenaient à Langres une hôtellerie, et qu’il comparait à Pomone, àcause de sa vénusté riche et tranquille, de sa peau lactée, seméede rousseurs et de son épaisse chevelure, couleur de maïsbrûlé.

Je me demandais alors si Lucien Béchard avaitpour Françoise Chédigny un sentiment plus vif que pour cespassantes qu’il rencontrait dans sa course et qui étaient à sesyeux comme les étapes d’un étrange voyage sentimental. Mais, commeil ne me parlait jamais d’elle, je supposais que le goût qu’il enavait était moins superficiel et moins cérébral. Je m’étonnaisaussi qu’un simple voyageur de commerce pût avoir à sa dispositionun aussi rare clavier d’émotions délicates et raffinées, maisdepuis que je fréquentais le petit monde de l’oncle Valère, il mefallait bien reconnaître que ces émotions ne constituaient pasl’apanage exclusif d’une classe riche et oisive, mais seretrouvaient à bien des échelons de l’édifice social, d’autant plusnaturellement d’ailleurs que le goût de la lecture, en se répandantchez des lettrés moins blasés, alimentait plus facilement leursrêves. Aussi m’étonnais-je moins d’entendre Lucien Béchard meraconter, par quelque crépuscule, sous les grands arbres penchantsdu quai des Augustins ou dans l’île du Vert-Galant, une anecdotedans le goût de celle-ci :

– Je vous ai plusieurs fois parlé, vousrappelez-vous ? de cette belle jeune femme aux yeux violetsque je voyais souvent à Dijon et qui habitait une petite maison,non loin de l’hôtel de Vogué. Figurez-vous que je l’ai retrouvée,la semaine dernière, et à Bordeaux, au Jardin public. J’en ai étési troublé que je l’ai suivie. Vous savez l’émotion inexplicableque l’on éprouve, à croiser en voyage quelqu’un que l’on ne connaîtpas et que l’on a aperçu dans un autre coin du monde. Elle entraitdans un hôtel. Le lendemain, je m’y installais à mon tour, et troisjours après, sachant son nom, je lui demandais un rendez-vous, enlui rappelant toutes les circonstances de nos précédentesrencontres, et même la couleur des robes qu’elle portait, cesjours-là, car j’ai une mémoire infaillible des frivolités. L’heuresuivante, Mme Chataignères m’envoyait un bout de billet pourme dire qu’elle voulait bien me rejoindre sur le quai Louis XVIII.Elle m’y raconta qu’elle repartait le lendemain pour Dijon, qu’elleétait veuve et qu’elle était venue à Bordeaux régler une affaired’intérêt.

« -Votre lettre m’a bien amusée, medit-elle, est-il possible que vous m’ayez remarquée àDijon ? »

« Je lui avouai que, sans même savoir sonnom, je pensais souvent à elle, et que mon premier acte, enarrivant, était de rôder autour de l’hôtel de Vogué et deNotre-Dame, dans l’espoir de la rencontrer. Nous nous promenâmeslongtemps sur le quai, admirant les belles figures qui animent depetits hôtels du XVIIIe siècle et les pointes effiléesdes mâts qui se détachaient sur un azur doré. Je lui demandaid’aller lui rendre visite à Dijon, mais elle prétexta que celaferait jaser, qu’elle habitait avec une mère malade et scrupuleuseet qu’au surplus le charme de ces rencontres était justementqu’elles ne devaient pas avoir de lendemain. »

– Et c’est tout ? dis-je, un peuinterloqué.

– C’est tout. Avant de me quitter, elle ôtases gants, sur ma demande, et me les donna en souvenir d’elle.Quand je les regarderai et que je respirerai leur odeur rauque etdouce, je reverrai la douce Mme Chataignères, avec ses yeuxviolets, – et aussi, toutes ces vergues minces qui se détachaientsur le soir lumineux !

Celui que nous regardions ne l’était pasmoins. Des glacis verts et dorés moiraient et laquaient le Seinecourante. Mille petites brisures écaillaient sa surface. À l’avantde l’île, un grand saule retombait, dont toutes les branchessemblaient prises dans une matière fluide et multicolore, qui lesvitrifiait en un dessin d’émail. Les bateaux-lavoirs, noirs etgris, derrière nous, avaient une couleur de tourterelle. Lespremiers feux naissaient sur les rives et sur les ponts.

Et je me demandais une fois de plus cequ’était Françoise Chédigny aux yeux de Lucien Béchard et si, aprèsdes mois d’intimité, il lui suffirait, en s’éloignant d’elle,d’emporter un bout de fausse dentelle ou une boucle de vraischeveux. Mais elle, ne l’aimait-elle pas ? Ne souffrirait-ellepas, si jamais elle s’apercevait qu’elle n’était pour lui rien deplus qu’une Pomone ou une Mme Chataignères ? Et moi-même,ne me trompais-je pas ? Que savais-je du vrai caractère deLucien Béchard ? Il ne lui manquait, sans doute, que deréaliser avec force un sentiment profond pour faire évanouir euxquatre vents le souvenir de ces émotions fugitives, qui amusaientson imagination sans pénétrer son cœur. Que de fois ne fus-je passur le point de lui dire :

– Françoise vous aime. Je vous jure qu’ellevous aime !

Mais la pudeur me fermait la bouche.

Rien d’ailleurs n’aurait pu empêcher ladestinée de s’accomplir, et mon intervention n’aurait pas changé lecours des choses.

Chapitre 13Qui pose un point d’interrogation redoutable.

 

« Que cet audacieux dédain de touteraison, ce brillant éloge de la folie, cette fougue de paradoxepréparent de revers à la parfaite sagesse, qui fuit touteextrémité ! »

Renan.

 

Je devais aussi, à plusieurs reprises,recevoir les confidences de Françoise. Elle venait parfois me voir,en sortant du bureau où elle travaillait. Elle aimait à me dirediverses choses qu’elle cachait à son oncle, sans doute parce quel’exaltation de celui-ci et la tendresse qu’il lui manifestait nelui permettaient pas d’entendre certaines vérités.

Un jour que nous causions ainsi, accoudés aubalcon, regardant entre les charmilles jouer et courir les enfants,autour des kiosques et des pelouses, elle s’abandonna jusqu’à faireces aveux :

– Il y a des jours où je regrette presqued’avoir rencontré l’oncle Valère. Peut-être aurais-je vécu, sanslui, tranquille et stupide, suivant ma vie. Mais où me mènera,comme il dit, son escalier d’or ? Un de ces jours, mes parentsvont me proposer quelque projet de mariage. Que répondrai-je ?Autrefois, sans doute : « Oui ! » sans cherchermieux, sans réfléchir… Mais aujourd’hui ?… Il m’a ouvert uneroute que je soupçonnais à peine, il a donné à la vie, pour moi, unsens que je ne lui connaissais pas. Que de rêves romanesques, fous,irréalisables ne m’a-t-il pas mis dans l’esprit ! Ces livres,ces fêtes, ces conversations, tant d’anecdotes étranges etcharmantes qui lui reviennent à la pensée, tout cela, je le sens,me grise peu à peu. Il me semble qu’on peut ainsi s’entourerd’enchantements. Et puis, je rentre chez moi, je retrouve unintérieur modeste et morne, les soucis les plus ennuyeux, desparents maussades, uniquement occupés à se disputer sur lesincidents de ménage, aucune liberté d’esprit, et je pense qu’il mefaudra mener une existence pareille à la leur, et je maudis l’oncleValère qui m’a permis d’entrevoir qu’il pouvait y avoir autrechose, – autre chose…

– Mais, Françoise, il n’est pas sûr que voussoyez contrainte d’épouser un parti proposé par vos parents.

– Qui alors, dit-elle en riant, un lord, unprince italien ?

– Non, mais un gentil garçon, moins esclave decette vie bourgeoise que vos parents, un être plus aimable, plusvivant plus aventureux ! N’en connaissez-vous point ?

– Ma foi, non, je n’en connaispoint !

Et ce fut moi qui n’osait pas insister.

À quelques jours de là, me trouvant dans laboutique de M. Delavigne, qui raccourcissait mes cheveux, jevis entrer Valère Bouldouyr qui venait acquérir je ne sais quellelotion. Il me serra la main, son flacon enveloppé, il s’enalla.

– Tiens, me dit le coiffeur, vous connaissezM. Bouldouyr maintenant ?

– Mais oui, pourquoi pas ?

– Vous ignoriez même son nom, il y a quelquesmois. Pauvre M. Bouldouyr ! Il n’a pas de chance avec sonamie, vous savez, cette personne blonde, qui se promène à son brasdans le Palais-Royal. Elle a presque tous le soirs des rendez-vousavec un jeune homme à favoris dans les petites rues du quartier. Jeles rencontre souvent en allant faire ma partie à la Promenadede Vénus, ou bien quand j’en reviens. Ils rôdent autour desHalles, reviennent par la rue du Bouloi, la rue Baillif, la galerieVivienne. Il y a là un tout petit café dans lequel ils entrent. Etpendant ce temps, l’honnête M. Bouldouyr garde à cette petiterouée sa confiance. Ma parole, il y a des moments où j’ai envie detout lui dire…

Delavigne parlait ainsi, tandis que, plongédans la cuvette, j’avais le chef oint et malaxé d’une mainénergique. Je ne pouvais guère protester. Le shampoing fini, je melevai comme un Jupiter tonnant, et je fis descendre la foudre surl’obscur blasphémateur :

– Monsieur Delavigne, si vous voulez conserverma clientèle et celle de M. Bouldouyr, je vous conseille detenir votre langue tranquille et de ne plus répandre ces calomnies.La jeune fille dont vous parlez si légèrement est la propre niècede M. Bouldouyr, et ce jeune homme blond qui l’accompagne, sonfiancé. Apprenez dorénavant à respecter les gens honnêtes.

– Je vous demande pardon, monsieur, je nesavais pas…

– C’est bien, monsieur Delavigne. Maismaintenant que vous savez, ne recommencez pas, je vousprie !

Majestueux et rasé, je sortis de l’étroiteboutique. Mais j’étais moins satisfait que je ne le paraissais. Cejeune homme blond, c’était sans doute Lucien Béchard ; je n’enétais pas sûr cependant. Si c’était lui, pourquoi me cachait-il sesrendez-vous avec Françoise, et Françoise, elle-même, pourquoi mefaisait-elle ces demi-confidences, puisqu’elle me dissimulaitl’essentiel ? En un mot, comme en cent, j’étais vexé. Jefaisais la mine du tuteur dupé, et je ne me sentais pas d’âge àêtre traité en oncle gâteux.

Ma mauvaise humeur fut telle que je demeuraiplusieurs jours sans monter chez Bouldouyr, ni répondre à un petitmot par lequel Béchard demandait à me voir. Achille, sous sa tente,ne se montrait ni plus susceptible, ni moins ombrageux que moi,mais du moins, lui avait-on ravi son esclave, – à moi qu’avait-ondérobé ?

Je dois avouer cependant que mon ressentimentne résista pas à la première visite de Mlle Chédigny. Quand ellem’apparut avec son regard humide de Naïade, avec son sourire clairet pur, avec ses cheveux aux mèches mal retenues, mes soupçons etma méfiance s’évanouirent comme la poussière au vent.

– Hou ! le mauvais ami ! dit-elle.On ne vous rencontre plus ! Que devenez-vous ?

J’objectai des courses importantes chez deslibrairies, un petit voyage en province, un rhume. Pour mieuxmentir, pour m’innocenter à ses yeux, je me fusse paré du mariaged’un cousin, de la mort même d’un oncle !

– Et pourtant, me dit-elle encore, j’avaistant envie de vous voir ! Vous m’avez donné un tel courage, ily a quinze jours ! Oui, je crois maintenant que je peuxrencontrer le mari qui me délivrera de l’oppression des miens,celui qui aimera ce que j’aime, ce que l’oncle Valère m’a révélé,celui qui me conduira à la terre promise… Oh ! monsieurPierre, si cela pouvait être vrai !

– Lucien a parlé, me dis-je.

Je me représentai le couple errant dans lesdemi-ténèbres du soir ; suivant la rue Baillif, la rue duJour, la rue du Bouloi, s’arrêtant devant la Promenade deVénus, entrant enfin dans un humble café de la galerieVivienne. Ici, sont les ténèbres, à peine touchées d’un peu delumière artificielle, qui glisse sur une porte, ourle untrottoir ; une blanchisserie tiède, où un bras nu, hors detant de linges répandu, d’une joue rouge approche un fer ; uneépicerie, avec ses sacs accroupis comme des Turcs qui dorment,enturbannés ; un modeste auvent où sont les fleurs, fatiguéesdu jour, sur des lits de fougères ; et là, c’est l’intimité,la confiance, la vie abordée à deux, comme la côte que l’on gravitlégèrement, parce qu’on s’appuie l’un au bras de l’autre, c’est leroyaume de la foi complète, sans fausse lumière, ni froidesombres.

– Il me semble parfois, reprit Françoise,naïvement, que jamais aucune femme n’a eu, autant que moi, le désird’être heureuse… Mais le serai-je ? Je rêve bien souvent,monsieur Pierre, que j’entre dans une belle propriété, dans ungrand parc. Tantôt, je vois une succession d’étangs, de bassinsimmenses, dont on ne distique pas les rives et qui sont séparés pardes digues de pierre et traversés par des ponts de marbre, tantôtdes allées énormes, plantées d’arbres en fleurs des arbres desTropiques, que je n’ai jamais vus. Il fait toujours à demi-obscur,humide et chaud. Des brouillards lourds montent du sol, qui, ens’écartant, me montrent des objets jusqu’alors cachés : unepagode, avec des sonnettes qui carillonnent, un pavillon oùj’entends de la musique, une orangerie avec des grenadiers et descyprès, couverts de fruits d’or. Enfin, j’approche du château, quiest toujours magnifique, précédé d’un grand parterre de roses,j’étends la main pour en cueillir une, et, au moment où je vais lasaisir, je me réveille, si triste et si bouleversée que j’éclate ensanglots.

Malgré moi, je me laissai impressionner par lerécit de Françoise, mais je la grondai de se montrer aussisuperstitieuse. Je lui prouvai que nos songes portent l’empreintede nos craintes, mais non la forme de notre avenir. Et je redoublaid’éloquence à mesure que je voyais la gaîté renaître sur le visagede l’enfant.

Elle avait jeté son grand chapeau blanc sur unfauteuil, toute sa jeunesse riait à travers elle, comme le soleildans le feuillage d’un arbre. Ses cheveux lourds, d’où glissaientquelques boucles rebelles, avaient des reflets d’or rose.

Elle se jeta dans mes bras ens’écriant :

– Même si je vous déçois, un jour, monsieurPierre, promettez-moi de ne pas m’abandonner !

Et comme elle posait sa tête sur mon épaule,j’appuyai mes lèvres sur son front ; mais jamais je n’eus uneaussi grande crainte de faire une erreur de direction.

Chapitre 14Dans lequel Valère Bouldouyr perd quelque peu de sapersonnalité.

 

« C’est que nous ne périssons mêmepas en qualité d’originaux, mais seulement comme copies d’hommesdisparus depuis longtemps qui nous ressemblaient en corps et enesprit, et qu’il naîtra après nous des hommes qui auront encore lemême air, les mêmes sentiments et les mêmes pensées que nous, etque la mort anéantira aussi. »

Henri Heine.

 

Il m’arrivait souvent, l’après-midi, de monterchez Valère Bouldouyr. J’aimais à lui faire évoquer les fantômes desa jeunesse ; il me parlait des poètes qu’il avait connus etdont il était fier d’avoir serré la main. Il me répétait sans finles propos que Stéphane Mallarmé avait tenus devant lui, dans cettepetite salle à manger de la rue de Rome, célèbre aujourd’hui. Il medépeignait aussi Verlaine, assis dans un coin de café, engoncé dansson cache-nez rouge, avec son visage de Gengis-Khan, traverséd’éclairs mystiques. Il avait croisé, un jour, au seuil d’unerevue, Laforgue, frêle, pâle et délicat comme le spectre de sonpropre Pierrot. À maintes reprises, il avait rendu visite à LéonDierx, affable, mais lointain et cérémonieux, à demi aveugle déjà,et qui le recevait avec dignité dans un petit salon, aux mursduquel flambaient deux fêtes galantes de Monticelli.

Mais c’était surtout de Justin Nérac queValère Bouldouyr me parlait. À force de me le dépeindre, ilfinissait par lui rendre une existence véritable ; j’enarrivais à penser à lui comme à quelqu’un que je connaissais, quej’avais fréquenté et presque aimé. Valère vivait à la lettre avecson souvenir. À l’entendre, Justin Nérac avait eu une sorte degénie, comme tant d’autres êtres, hélas ! qui ne l’ont pasmanifesté davantage et qui ont emporté dans leur mort prématuréedes projets sans nombre et l’illusion de leur grandeurméconnue.

Je vis un portrait de ce Justin Nérac :une longue figure chevaline, avec des joues rebondies et mollesd’enfant, un regard de myope, un énorme front bombé, traversé parune mèche de cheveux mal alignée.

J’appris par Bouldouyr qu’il était d’unetaille démesurée, qu’il marchait en vacillant un peu, comme si unetête trop lourde, sur son long corps maigre, allait l’emporter àterre, et qu’il était si bon et si timide que tout le monde abusaitde sa douceur, de sa faiblesse et de sa bienveillance.

– Je vous ai parlé souvent de Nérac, me dit unjour Bouldouyr, mais, au fond, vous ne le connaissez guère. Je vaisdonc vous prêter quelques-unes de ses lettres ; vous les lirezet vous comprendrez alors mes regrets et mon désespoir.

J’emportai chez moi une liasse de papiers àpeine jaunis. Les lettres de Justin Nérac étaient curieuses, eneffet ; je compris que l’ami de Valère Bouldouyr était un deces hommes qui mettent dans leur conversation et dans leurcorrespondance ce qu’ils n’auraient jamais la force, ni la patienced’exprimer par une œuvre durable et qui donnent à ceux qui lesentourent l’illusion d’un grand esprit, parce que cette illusionest plus sensible dans une présence vivante qu’en un froid etvolontaire volume, incorruptible témoin des pensées de sonauteur.

Je recopiai quelques-uns des fragments lesplus significatifs de ces lettres, et je les cite ici ; ellescontribueront à éclairer, par réverbération, la physionomie deValère Bouldouyr.

 

Paris, 27 octobre 1887.

Mon cher Valère,

J’ai passé hier une journée mélancolique àregarder tomber les dernières feuilles des arbres dans mon petitjardin. Il faisait un temps un peu gris, comme je les aime ;pas de pluie, mais un ciel très bas et couleur de tourterelle, derameau d’olivier, de perle, que sais-je encore ?

Tu sais que j’ai toujours eu beaucoup degoût pour ce genre d’occupations et quelques autres du même style.Je serais bien capable, comme ce délicieux personnage du« Misanthrope », qui ressemble déjà à un héros de Musset,de passer mon après-midi à cracher dans un puits pour faire desronds dans l’eau. Je sais aussi jouer au bilboquet, susciterd’interminables ricochets ou gonfler des bulles de savon, iriséeset lourdes comme des vessies de rêves. Et je regrette que lescirconstances ne me permettent plus de lâcher dans le ciel cescerfs-volants que célèbre un vers de Coppée.

Or, j’ai cru longtemps que ces diversesmanifestations de mon activité témoignaient d’un irrésistiblepenchant à la poésie ; mais c’est là, mon cher ami, unegrossière erreur. Les vrais poètes ne font rien de tout cela, maisils travaillent et ils enferment dans une forme savante desémotions qu’ils n’ont pas toujours, tandis que nous, pauvre Valère,nous les ressentons, mais nous ignorons l’art de les exprimer. Nousallons, nous venons, nous fumons, nous flânons, nous causons, nousparlons du but de l’art, nous cueillons de boutons d’or et desmillepertuis, nous sommes amoureux de simples filles à qui nousoffrons des galanteries exquises et que nous traitons en reines deSaba, sans voir que leurs diamants sont du strass, nous nouscomparons mentalement à Virgile, à Tibulle, à Théophile de Viau, àAloysius Bertrand ; en un mot, nous pêchons, ou mieux, nouscherchons à pêcher la lune ! Mais nous ne sommes pas despoètes, mon cher Bouldouyr, nous sommes des rêveurs, c’est-à-diredes paresseux.

Voilà ce que j’ai découvert hier, enregardant tomber mes feuilles ; elles étaient bien jolies,roses, violettes, dorées, sous ce ciel gris comme une fumée decigarette. Mais, quand elles s’entassaient dans un coin du jardin,elles devenaient brunes, sales noirâtres, pourries. Ça faisait unassez vilain spectacle…

Pas des poètes, mon bon Valère, desabstracteurs de quintessence, des fainéants ! N’est-ce pas quec’est à se briser la tête contre un mur ?…

 

Albi, 30 septembre 1889.

Me voici depuis huit jours dans ma villenatale, mon cher ami, et déjà je brûle de m’enfuir ; lepaysage est beau, cependant, et quand je regarde les jardinscroulant de l’archevêché, les eaux épaisses et compactes du Tarn,couleur d’angélique, et les petits moulins qui détachent sur ellesleurs silhouettes vieillottes, je retrouve mes plus heureusesimpressions d’enfance ; elles se rabattent sur moi, chaudes etdouillettes comme la pèlerine à capuchon que je portais quandj’allais au Lycée ! Mais, au milieu des miens, je me sensaussi étranger que si je venais de tomber en terre laponne. Lamisère de leurs pauvres existences me donne de véritables nausées.Leur vie s’écoule sans douleur, ni joie dans un pêle-mêled’intérêts puérils, de calculs dérisoires, d’âpres disputes. Rienn’existe pour eux hors de leurs mornes combinaisons et de leurspotins stupides. Mon beau-frère, Gaillardet-Pomponne, ne pense qu’àla chasse ; mon beau-frère de Figerac-Lignac, qu’à accroîtreses terres, et mon frère Eudoxe se meurt d’envie, de méchanceté etd’intrigues mal ourdies. Quand ils sont tous réunis et que je lesécoute, il me vient une véritable sueur d’angoisse. Je souffre dece qu’ils disent, de ce qu’ils pensent, comme je souffrirais deleur arrestation, de leur condamnation par une courd’assises ; j’ai honte pour eux de leurs propos, de leursdésirs, comme si les anges nous jugeaient. Se peut-il que le mêmesang coule dans mes veines et dans celles de mes sœurs ?Oh ! m’en aller d’ici, être seul, ne plus rien écouter ou mepromener avec toi, tranquillement, sur les quais de Paris,m’attarder au Vachette ou au Procope, me cacher n’importe où, maisne pas rester dans ma famille à entendre parler d’argent, d’argent,toujours d’argent !

 

Paris, 2 mars 1895.

Imagine-toi qu’il m’est venu, hier, moncher Valère, le plus extraordinaire sujet de roman qui se puissevoir. Si j’avais quelques loisirs, comme je serais heureux del’écrire ! Mais, hélas ! quand donc aurai-je quelquesloisirs ? Enfin essaie de te représenter l’histoire d’un hommequi ferait toutes les nuits le même rêve, ou plutôt qui aurait ensonge une vie aussi logique, aussi continue, aussi évidente que lanôtre. Le jour, il serait comme toi et moi un petit employé deministère, mais, les paupières closes, il se retrouverait grandseigneur à la cour d’Angleterre, dans les dernières années duXVIe siècle ou les premières du XVIIe. Ilconnaîtrait le luxe et l’opulence, il aurait des aventures, desamours, des amitiés célèbres ; il vivrait dans l’intimité dela comtesse de Bedford, de la comtesse de Suffolk, de lady SusanVere, de lady Dorothy Rich, de lady Walsingham, de la comtesse deNorthumberland, il fréquenterait sir Walter Raleigh, il irait àla Mermaid boire avec Shakespeare et Ben Jonson, ilassisterait à ces masques qui faisaient alors la joie descourtisans et prendrait même sa part de tant d’allégoriesmythologiques, qui mêlaient au monde des vivants celui des entitéset des dieux. Au milieu des Heures, vêtues de taffetas noir etconstellées d’étoiles, entre la Fantaisie, qui a des ailes dechauve-souris et des plumes de toutes les couleurs, et l’Éternitéqui porte une robe tricolore, longue comme les siècles, ilreprésenterait tour à tour le Temps, le Sommeil, Hespérus etProméthée. Puis le jour venu, il reprendrait sa triste place auministère entre toi, Lardillon, Tubart, Cacaussade et moi. Peux-tute représenter à la fois l’orgueil, l’humiliation, l’apothéose etla déchéance de ce malheureux ? Il en arriverait, bienentendu, à croire que sa vie réelle est à Londres et que, chaquejour, le même cauchemar le ramène à Paris, dans un bureau deministère. D’ailleurs quelle preuve aurait-il qu’une de sesexistences est plus authentique que l’autre, sinon parce qu’elle acommencé plus tôt ?

Je ne sais encore comment se terminera monhistoire : peut-être par le suicide de mon héros. Un jour,brusquement, sans motif appréciable, il cessera de rêver. Alors ilne pourra plus supporter cette misérable vie que nous menons, unefois privé des compensations que chaque nuit lui apportait. Maisquand aurai-je le temps d’écrire ? Les années passent,passent, et tout s’en va en projets, en velléités, enbrouillard…

 

Sanary, 16 août 1897.

Je vieillis, je vieillis, Valère, c’estaffreux à dire. Je ne sais ce que je vais devenir, mais cela mefait peur. J’étais à la campagne, hier soir, chez un ami, par laplus belle nuit du monde, assis sur un vieux banc de pierre, encoretiède de la chaleur du jour, au pied d’un cyprès énorme. La nueétait pâle ; le croissant de lune qui s’abaissait à l’horizonavait tant d’éclat et de relief qu’on aurait pu le toucher de lamain. Un vent vague et doux se roulait dans les arbres ; onentendait des cors qui jouaient faux, puis ce sifflementinfatigable que font, je crois, les courtilières. Et je mesouvenais des émotions où une pareille nuit m’eût jeté dans majeunesse : une ivresse désespérée, le désir de se perdre ensanglotant dans l’amour d’une femme, de se rouler par terre, des’anéantir et de se confondre avec la nature, une mélancolieeffrénée d’homme primitif, troublé par le voisinage de Dieu. Mais,hier, tout au contraire, je n’éprouvais rien qu’une paix légère etun peu ennuyée, je reconstruisais par le souvenir ces délires de majeunesse, et je les jugeais factices et puérils. J’en souriaismême, je ne désirais rien, je ne souffrais pas, je ne regrettaisplus. Je me plaisais à mon indifférence, je m’estimais d’avoirl’esprit assez lucide pour bien comprendre la cause de cesenthousiasmes et de ces ardeurs. Et puis, soudain, je me suisdit : « J’ai perdu le pouvoir divin ! Que m’importecette raison dont je suis sottement fier, cette maîtrise demoi-même, cette modération, cette sagesse étriquée ! Ce quiétait beau, ravissant, c’était de sentir aussi furieusement, d’êtreému, de pleurer, de se tordre d’amour en appelant Sémiramis,Ophélie, Diane de Poitiers, la fille du jardinier, ou même la mort,parce que la mort, c’est encore une femme… Quand je possédais toutcela, j’étais un millionnaire ; aujourd’hui, avec ma mesure,mon ordre, ma clairvoyance, je suis devenu unmendiant !

Je n’ai pu dormir de toute la nuit ;je me levais de temps en temps, je me regardais dans uneglace ; il me semblait que, sous mes yeux, je voyais mestissus vieillir, s’user, mes cellules, mes cheveux grisonner.J’aurais tout donné, mon bon ami, pour retrouver cette frénésie,dont j’avais fait fi d’abord ; mais que peut-on donner quandon n’a plus rien ?

 

Pau, 2 avril 1899.

Hélas ! non, mon cher Valère, je nevais pas mieux. Mes crises augmentent et deviennent de plus en plusdouloureuses. Je lis entre les paroles réservées des médecinsqu’ils me considèrent comme condamné. Je n’affecterai pas avec toi,mon meilleur ami, un stoïcisme que je n’ai guère ; Je mourrai,certes, sans plainte, mais non pas sans regret. Il est impossibled’imaginer, avant d’en être réduit là, la figure que prend la mort,lorsqu »au lieu de nous apparaître très loin, au bout de lavie, comme une chose inconcevable, on s’aperçoit tout à coup de saprésence à nos côtés. Je pense à elle nuit et jour. Chacune desémotions agréables que me donne encore la vie m’arrache cecri : « Et cela aussi, il me faudra lequitter ! » Et ces émotions deviennent aujourd’hui sinombreuses que cette vie elle-même, que je jugeais médiocre, mesemble un lieu de délices.

Si j’avais rempli la mesure exacte de madestinée, je mourrais avec moins de tristesse. Mais je n’ai rienété, et je ne laisserai rien derrière moi : ni œuvre, nienfant, rien qui porte le témoignage que j’ai appartenu à ce monde.La paternité est une belle chose, moins belle cependant que lagloire. Ah ! Bouldouyr, s’en aller ainsi tout entier, etencore jeune, quelle misère ! Être un de ces morts anonymesque l’on oublie le lendemain de leur trépas et n’avoir même pas lasatisfaction de se dire que l’on revivra dans l’herbe et dans lesfleurs, puisque, dans notre absurde pays d’Occident, on isole lescadavres derrière des planches, comme des marchandises de luxe, aufond de caveaux ridicules qui les séparent de lanature !

Entre un homme qui voit la fin devant soi,toute proche, et celui pour qui elle est encore lointaine etirréalisée, entre toit et moi, il n’y a plus aujourd’hui de langagecommun ; je suis entré déjà dans la solitude effroyable de lamort. Les paroles humaines commencent à perdre tout sens pour moi,et cependant je suis plus que jamais avide d’en entendred’affectueuses et de consolantes. Écris-moi encore, écris-moisouvent, mon cher Valère ; j’essaierai de te comprendre unedernière fois…

 

Quand je rendis ce paquet de lettres à ValèreBouldouyr, il me dit que la lettre de Pau était la dernière, eneffet, et que son ami était mort quinze jours après.

Il ajouta sentencieusement :

– Avez-vous jamais rien lu d’aussibeau ?

– N…, non, murmurai-je, interloqué par lanaïveté d’une telle question.

Mais je compris aussitôt que Valère Bouldouyrne trouvait aussi belles ces quelques lettres que parce qu’ellesreflétaient sa vie intime, à lui, tout autant que celle de JustinNérac.

Chapitre 15Ici M. Valère Bouldouyr se peint au naturel.

 

« C’est une antipathie naturelle quej’ai pour les croisades, et cela dès mon enfance. Je hais DonQuichotte et les histoires de fous ; je n’aime point lesromans de chevalerie, ni ceux qui sont métaphysiques ; j’aimeles histoires et les romans qui me peignent les passions et lesvertus dans leur naturel et leur vérité. »

Mme Du Deffand.

 

Quand un écrivain réalise son œuvre, sonimagination suit une pente naturelle ; aussi lui est-il aiséde vivre dans un bonheur relatif. Mais chez celui à qui le destin arefusé le pouvoir extraordinaire de l’expression, l’imaginationfermente et stagne sur place, l’empoisonnant peu à peu, viciant lessources de son émotion.

Jamais cela ne me parut plus évident quecertain soir, où Valère Bouldouyr me demanda de dîner avec sanièce. Comme nous étions tous les trois seuls, il s’abandonnalibrement à sa verve, et j’eus alors l’occasion de constater à quelpoint mon pauvre ami avait une fêlure – ou qui sait ? uneétoile ! – dans le cerveau.

Il me parut très surexcité quand j’arrivaischez lui. D’ailleurs, l’odeur qu’il dégageait et la vue d’unebouteille sur un guéridon m’eussent révélé, si je ne l’avais passoupçonné déjà, que le vieux poète ne dédaignait pas de demanderdes secours à celle que Barbey d’Aurevilly appelait laMaîtresse rousse. Aussi commença-t-il immédiatement às’attendrir et à exalter. Il tournait en rond dans ses minusculespièces et, de temps en temps, s’arrêtait pour jeter un coup d’œilde satisfaction sur la table déjà dressée et sur les quelques vasesoù trempaient de grêles glaïeuls.

L’arrivée de Françoise acheva de le griser.Elle était d’ailleurs plus charmante que d’habitude. Ses yeux, d’unbeau vert jaune, riaient, et les mèches déroulées et luisantes desa chevelure d’or brun lui donnaient, une fois de plus, l’air d’unefraîche naïade, qui sort matinalement de quelque lac, encoreinconnu aux mortels.

Des truites saumonées, montées toutes chaudesdu restaurant d’en face, un pâté onctueux, acheté avenue del’Opéra, et une salade russe composée et préparée par Bouldouyrlui-même, composaient notre festin.

Je ne crois pas avoir jamais vu unephysionomie plus heureuse que celle de Valère, ce soir-là. À toutinstant, il me prenait la main et la serrait avec énergie, ou bien,s’emparant, par-dessus la table, de celle de Mlle Chédigny, il labaisait passionnément.

– Ah ! disait-il, y a-t-il un plus grandbonheur au monde que d’être enfermé chez soi, avec des gens quel’on aime, et de partager ces trésors de l’intelligence et de lasensibilité, qui sont le prix de notre vie ! Le ciel est noir,il va pleuvoir tantôt, sans doute, mais qu’importe !Qu’importe le tonnerre, la grêle, la neige, même (il ne risquaitpas grand’chose à la narguer, par cette lourde soirée de juin). Jeme sens libre et gai, aujourd’hui, comme un adolescent. Il mesemble que j’ai vingt ans, tout l’avenir devant moi et que, cettefois-ci, la vie tiendra enfin ses promesses. Ah ! Françoise,si je t’avais rencontrée à l’aube de ma destinée, que n’eussé-jeaccompli pour toi ! Tu m’aurais donné le courage, que je n’aipas eu, et le Walhall m’est demeuré fermé. – À ta santé,Françoise ! À la vôtre, mon bon Salerne !

Il buvait beaucoup, sa nièce l’imitait, et sesyeux de plus en plus brillants, ses rires nerveux, me révélaientqu’elle était prête à suivre fidèlement son oncle dans le mondefunambulesque de sa fantaisie.

– Depuis la mort de mon pauvre Justin, dit-il,je n’avais pas connu des heures pareilles ! Quand il vivait,nous passions souvent toute la nuit à causer. Nous nous plaisions ànous raconter les mille incidents d’une vie imaginaire, dans unintarissable dialogue. Je m’asseyais à un coin du divan, Nérac, àl’autre, et nous commencions ainsi :

« -Je suis le sultanHaroun-Al-Raschid.

« Et Justin Nérac, me répondit :

« -Et moi ton premier vizir !

« Et le colloque continuait en cestermes :

« -C’est la nuit, je sors secrètement demon palais, je me faufile le long des rues obscures.

« -On dirait qu’on a mis la nuit au fraisdans un vaste seau où trempe un glaçon…

« -La lune, en effet, fond lentementau-dessus des palmiers qui s’égouttent… On entend, au loin, aboyerde petits chacals.

« -Les souks sont fermés ; quelquesbons Arabes dorment accroupis au pied des maisons, pareils à degros tas de sel…

Il fallait entendre Valère mimer laconversation, imiter la voix rocailleuse et sonore de Nérac,certes, sans arrière-pensée de moquerie, mais parce qu’il avaitgardé le souvenir précis de son timbre. Il fallait l’entendre nousraconter l’enlèvement d’une jeune fille par un cavalier, lasurprise de Justin Nérac reconnaissant en elle la personne dont ilétait justement amoureux, leur irruption à tous deux dans uncaravansérail plein de chevaux, leur poursuite éperdue à travers laville, puis dans le désert… Ou bien, il était empereur de la Chine,grand seigneur à la cour des Valois, légionnaire romain, poèteromantique ; et toujours d’extraordinaires aventures luisurvenaient !

Le bon Bouldouyr rougissait, s’animait.J’avais peine à croire que, de l’autre côté de la rue, se trouvâtmon modeste intérieur, que la jeune fille qui l’écoutait fût unepauvre dactylographe. Je courais derrière Valère de siècle ensiècle ! Une existence entière vouée à lire des vers, desromans, des mémoires historiques, semblait crever par places etlaisser entrevoir de grands morceaux de rêves irréalisées, commel’on découvre parfois, pris dans la vitrification d’un glacier, uncadavre qui y séjournait, intact, depuis des années.

Je ne sais si Françoise Chédigny pouvaitsuivre son oncle dans cette orgie de souvenirs imaginaires. Jecrois que la plus grande partie de ses discours lui échappait, maisle peu qu’elle en comprenait devait lui monter au cerveau, enbouffées romanesques, plus sûrement encore que le vin mousseuxqu’elle buvait dans un verre de Venise dépareillé, que Justin Néracavait légué à son ami avec le secrétaire de marqueterie et lacommode Louis XVI.

Et comme si Bouldouyr eût craint que sa niècene participât point suffisamment à la fête spirituelle qu’il luidonnait, il se tourna vers elle et s’écria comme un vieux fou qu’ilétait :

– Ah ! Françoise, je ne me console pas depenser à la pauvre existence que tu mènes et que tu es condamnéesans doute à mener toujours ! Jamais je n’ai autant souffertde ma misère ! Je voudrais avoir de l’argent à te laisser,beaucoup d’argent ! Je voudrais que tu fusses riche,puissante, adulée, que tu jouisses de tout ce qui fait la vie digned’être vécue : l’amour, la fortune, le plaisir. Ceux qui ontcomme toi la beauté, la jeunesse, l’esprit, ne méritent-ils pas deposséder ce monde qui est créé pour eux ? Moi, j’ai souffertaffreusement, misérablement, de ma médiocrité, de la médiocritédans laquelle je suis né, dans laquelle j’ai vécu, dans laquelle jevais mourir, mais j’avais mon imagination pour lui échapper,j’avais quelque part dans un coin de ma maison une petite porte quiouvrait sur l’écurie de Pégase… Oh ! c’était un pauvre Pégase,un Pégase à demi boiteux : n’importe, c’était lui encore et jel’enfourchais, et nous nous allions tous deux loin, loin, bienloin… Ah ! quel beau temps c’était !

Il cessa de parler, ses yeux se fermèrent àdemi. Où regardait-il et que voyait-il ?

J’aurais voulu savoir, – et je ne l’ai jamaissu, – en quoi consistait cette rêverie qui avait consolé Bouldouyr.Cette croyance à sa propre imagination ne constituait-elle pas leplus clair de cette imagination ? Des lectures, de vaguesrêveries, d’interminables conversations avec Justin Nérac, voilà,je pense, quelle avait été cette part de songe que Bouldouyrjugeait si belle. Mais peut-être aussi avait-il éprouvé des délicesinconnues, l’influence d’une magie secrète que je ne pouvais mêmepas entrevoir ! En ce cas, j’étais bien forcé de reconnaîtrecombien un pauvre bonhomme comme lui, un raté, m’était encoresupérieur, et j’acceptais docilement cette leçon d’humilité.

Valère Bouldouyr s’était levé ; il fitquelques pas dans la pièce en chancelant un peu, et, commeFrançoise le suivait, il la prit par la taille et l’entraînajusqu’à la fenêtre. Au-dessus de ma maison, quelques étoiles trèspâles apparaissaient. Le vieux poète les regarda :

– Croyez-vous, Pierre, me dit-il, qu’onsouffre, qu’on désire, qu’on rêve là-haut comme ici ? Est-ceque, d’astre en astre, des êtres identiques éprouvent les mêmesvanités ? À quoi bon alors ? Je veux croire que, dans cesmondes scintillants, on obtient ce que l’on a inutilement espéréici-bas. Ainsi, Françoise, dans une de ces planètes, quand tu serasimmortelle, tu vivras dans un enchantement perpétuel, et bellecomme Cléopâtre, célèbre comme Valentine de Pisan, tu improviserasles plus beaux chants du monde, devant un auditoire de poètes quibaiseront tes pieds nus.

– Vous y serez, mon oncle ?

– Si, j’y serai ! Tiens, d’ici, enregardant bien, Françoise, tu pourrais distinguer ma place, là,dans ce coin à gauche ? La vois-tu ? Et je n’y serai passeul ! Tous mes bons camarades, les symbolistes, y seront avecnous. Car on peut bien nous adresser toutes les critiques qu’onvoudra, ce qu’on ne nous contestera jamais, à mes amis et à moi,c’est d’avoir aimé la poésie plus que tout !

Françoise, troublée par tant de paroles,laissa tomber sa tête blonde et décoiffée sur l’épaule de son oncleet demeura ainsi, sans parler.

– Pauvre petite ! Murmura-t-il.

Ils revinrent à pas lents vers la table ;Bouldouyr s’assit lourdement et remplit de rhum un verre àbordeaux.

– Ne buvez plus, mon oncle, dit-elle.

– Si, si, dit-il, j’ai besoin de boireaujourd’hui. Les anciens appelaient cela le Léthé, je crois. Maisil suffisait d’en avoir goûté une fois, et la vie terrestre étaitoubliée. Moi, j’ai beau boire, je vois toujours la vie terrestresous mes yeux : la vie terrestre ! Cela tient du lazaretet de la ménagerie, de la fosse commune et du marché d’esclaves…Pouah !

Je fuis et je m’accroche à toutes lescroisées !

Mais toi, toi, Françoise, que vas-tu devenirlà-dedans !

À ce moment, Françoise Chédigny consulta samontre :

– Il est onze heures, mon oncle !Laissez-moi m’échapper bien vite ! Que dirait-on chez moi sij’étais en retard !

Elle mit son chapeau en toute hâte et s’élançavers l’escalier. Nous l’entendîmes encore crier de marche enmarche :

– Bonsoir, mon cher oncle ! Merci,merci !… À bientôt !

Je regardai Valère Bouldouyr tassé sur sachaise, les yeux injectés de sang, le visage enflammé.

– Salerne, me dit-il, d’une voix rauque, j’aimenti toute la soirée, menti pour amuser Françoise. Mais elle saitque je lui ai menti. Et je me suis menti de même tout le long demes jours. Chacun de nous en fait autant. Je crois que, si nousavions, une fois, le courage de nous dire la vérité, sur nous-mêmeset sur la vie, nous nous réduirions aussitôt en poussière, à forcede honte et de désolation.

Chapitre 16La dernière fête.

 

« Nous nous taisions. Parfois uncraquement dans un verger, c’était une branche de pruniersurchargée, qui cassait, c’était cent jeunes fruits voués à lamort. Parfois un cri dans un sillon, c’était la musaraigne saisiepar la chouette. Une étoile filait. Toutes ces petites caressesd’une mort puérile, ou d’une mort antique et périmée, flattaientnotre cœur et lui donnaient une minute sonimmortalité. »

Jean Giraudoux.

 

Je devais une fois encore assister à l’une desfêtes de mon ami M. Bouldouyr, et comme ce fut la dernière,elle a laissé dans mon esprit un souvenir ineffaçable.

Nous croyons, en général, que nous n’avonsaucune prescience de l’avenir ; mais, si nous réfléchissionsmieux, nous nous rendrions compte que, sans savoir exactement cequi va nous arriver, nous avons, à certains moments de notredestinée, une sorte de pressentiment, non une vision précise etlimitée, mais une sensation confuse, indéfinie comme une ombre,intense, pénétrante, de certains états d’esprit, que lescirconstances vont bientôt développer en nous.

S’il en était autrement, pourquoi aurais-jeressenti une telle mélancolie en entrant dans le petit appartementde mon vieux poète, pourquoi une impression de tristesse aussimorbide, aussi continue, m’aurait-elle accompagné durant ces heuresnocturnes, – et pourquoi chacun de nous semblait-il mal à l’aise,troublé, frémissant, au lieu d’éprouver l’aimable et puérile gaîtéque nous manifestions d’habitude dans ces invraisemblablesréunions ?

Nous étions aux derniers jours du printemps.Après des giboulées tardives, des orages intempestifs, venaientsoudain des journées lourdes, égales, brûlantes. Déjà, aux fleurs àpeine nées des avenues succédaient des feuilles roussies, déjà, auplaisir printanier de vivre une torpeur angoissée une indifférenceanimale et presque hostile.

Je revois la petite pièce où Valère avaitdressé le souper, avec sa table servie, ses argenteries, sescandélabres blancs et les bouteilles d’Asti dans un coin, – jerevois les livres de Valère, ses chers livres bien rangés sur uneétagère, et au-dessus, dans un cadre de chêne, une eau-forted’Odilon Redon, qui montrait un Pégase blanc se débattant dans unemer de ténèbres, je revois les fleurs qui s’épanouissaient danschaque vase, – jamais il n’y en avait eu autant, – ces roses sansregard et qui ne sont qu’une bouche ouverte et pâmée, ces lysalourdis, qui vous contemplent du haut de leurs pistils d’or, avecune ineffable pitié, ces hortensias stérilisés dès leur naissance,ces iris sortis d’une armurerie, tous ces lilas. Bouldouyr sedoutait-il, lui aussi, que c’était la dernière fois ?

Et je le revois, lui-même, avec sa robe dechambre bariolée et ses larges conserves d’écaille, son air demagicien et de bourgeois de Chardin, et je revois le petit musicienitalien, zézayant et timide, tout basané sous ses cheveux blancs,et nous tous, enfin…

On dansa peu ; il faisait chaud. Chaquecouple causait, et Valère, ouvrant un livre, me montrait du doigtun vers de Samain, un vers d’Albert Saint-Paul, le violon disaitces choses tristes qu’on imagine entendre, dans un pavillon deVienne, devant une archiduchesse poudrée et qui va devenircendre.

Nous passâmes à table ; la conversationétait lente, incertaine, gênée ; on s’adressait moins à sonvoisin, à sa voisine, qu’à un autre soi-même, qui aurait été là,invisible, faisant figure de double, de fantôme, proposant unintersigne ou une énigme. Parfois, une rose s’effeuillait sur latable, une bougie inclinait soudain sa flamme au cœur noir à uncourant d’air insensible pour nous. Si un meuble craquait, noustressaillions, si un papillon tournait autour des lumières, nousavions un serrement de cœur… Il y a des soirs comme cela où l’onrefuserait l’invitation du Commandeur !

Seul, le vieux violoniste semblait ne sedouter de rien et riait aux anges. Bouldouyr l’appelait Pizzicato,et je ne lui ai jamais connu un autre nom.

– Allons, Pizzicato, mon ami, donnez-moi votreverre que je le remplisse. Vous ne buvez rien…

– Oh ! si, si, Signore. Déjà,tout tourne autour de moi et si j’étais dans ma ville, bien sûr, jeverrais deux tours de Pise se balancer à côté l’une de l’autre etfinir par se casser le nez…

– Pour si peu, amicoPizzicato ?

– Hélas ! Signore, répondit lepetit musicien, en rougissant sous son hâle, je ne bois que del’eau, vous savez, tout le long de la vie…

Et il jeta un regard apitoyé sur sa petiteveste râpée, sur sa cravate noire roulée en corde.

Cette allusion à sa misère rembrunit le bonBouldouyr.

– Ah ! dit-il, en hochant la tête, cemonde est mal fait, mal fait ! Les meilleurs de nous n’ont queleurs rêves. Nous sommes comme des oiseaux-lyres, comme desparadisiers qui se débattraient sous un filet en regardantl’espace, tandis que les oies, les pintades, les corbeaux, enpleine liberté, nous nargueraient en se dandinant autour denous.

Les images de Valère Bouldouyr n’étaient pastrès supérieures à sa poésie, et il le savait bien. Il me regardad’un œil suppliant : il espérait toujours que je ne m’enapercevrais pas. Je l’approuvai d’un sourire sans réticence, et sonvisage s’illumina :

– Ne vous plaignez pas, Bouldouyr, lui dis-je,vous laissez derrière vous quelques belles plumes !

Il savait aussi que ce n’était pas vrai, maisil s’épanouit tout de même. Il n’avait pas tendu en vain de beauxdamas dorés les tristes murs de son pauvre escalier. Et puissait-on jamais quelle coquille égarée sur la grève le grand océande la gloire va soulever, puis remporter ?

– Pourquoi, oncle Valère, dites-vous qu’il n’ya que des rêves ? Il me semble que je vois, moi, surtout desréalités fit la petite Blanche Soudaine, qui, avec son œilmalicieux, son bonnet rouge et ses culottes courtes, faisait leplus drôle de petit pêcheur napolitain que l’on pût imaginer.

Et elle ajouta en reniflant :

– Dame ! et j’en vois de toutes lescouleurs, des réalités, moi sur le pavé de Paris !

Florentin Muzat sembla sortir de ladistraction perpétuelle ; il agita ses vastes manches blanchesde Pierrot, et il murmura :

– Des réalités ? Est-ce que j’en ai vu,moi ? Est-ce que c’est vivant, est-ce que c’est mort ?Dites, oncle Valère, ça remue ?

– Non, non, rassure-toi, Florentin, ça neremue pas. Tu as raison, comme toujours, mon enfant. Les réalitésne sont pas vivantes, ce sont des ombres sur un mur, des cerclestracés dans la cendre d’un foyer éteint par un doigt distrait, desgraines de pavots que le vent qui passe emporte bien loin !Les vérités sont ailleurs.

– Où ? dirent en même temps BlancheSoudaine et l’innocent.

Valère Bouldouyr hocha la tête et ne réponditpas, mais en se tournant tout bas vers moi, il murmura le beau versde Mallarmé :

Au ciel antérieur où fleurit laBeauté !

– Et l’amour, oncle Valère, demanda MarieSoudaine, est-ce un rêve, une réalité ?

Sa mantille faisait plus scintillants seslarges yeux magnétiques, une rose rouge flambait à son oreille, etje voyais, par l’entrebâillement de son corsage, s’arrondir etglisser dans la nacre les tons tabac d’une chair brune.

Jasmin-Brutelier la regarda etsourit :

– Il me semble, Marie, que vous êtes bieninnocente pour votre âge ?

– Demandez à Françoise ! cria soudainBlanche.

Mlle Chédigny rougit.

– Tais-toi, petite peste, murmura-t-elle.

Jasmin Brutelier reprit de la salade dehomard, d’un air entendu. Pizzicato vida sa coupe d’Asti. Une roseacheva de s’effeuiller, et nous ne vîmes plus que son cœur nu, uncœur ébouriffé, jaune, inutile. Léchée par une flamme trop courte,une bobèche éclata.

Nous nous levions de table ; Bouldouyrs’appuya lourdement sur mon bras, et nous vînmes ensemble jusqu’àla fenêtre. Je lui montrai la mienne.

– Bien souvent, lui dis-je, j’ai vu passer etrepasser les ombres charmantes de vos amis dans le cadre de cettecroisée. Je ne comprenais guère alors ce qui se passait ici…

– Le comprenez-vous mieux maintenant ?Répondit brusquement le poète. Allez, allez, Salerne, je suis unvieux fou… Avais-je besoin de troubler cette jeunesse avec mespauvres imaginations désordonnées ? Regardez-les tous àprésent ! Qu’est-ce que la vie va leur donner ? Quand onest Mithridate soi-même, on n’offre pas du poison à ses amis !Ah ! Salerne, que je suis las de ce monde ! Comme jevoudrais m’endormir !…

Il me quitta brusquement et s’en alla vers sabouteille de cognac.

Près de la table, Jasmin-Brutelier parlait basà Marie Soudaine. Il tenait dans les siennes sa main courte et nue.Je m’éloignai, je poussai la porte…

Il faisait noir dans la pièce voisine, lachambre de Valère. On avait éteint les lumières. Personne nem’avait entendu approcher. La voix vibrante de Lucien modulait cesmots :

– Je reviendrai alors et je vous épouserai,Françoise. Six mois seront bien vite passés. Ayez confiance en moiet vous serez heureuse…

– J’ai confiance, Lucien, confiance. Mais,serai-je heureuse ?

Je me retirai discrètement. Le pauvre Muzat,accroupi sur une chaise, battait des mains et poussait des crissourds en regardant, sur le mur, osciller des ombres, quand labrise agitait les flammes des bougies.

Je retournai à la fenêtre ; nuitd’orage ; aucune étoile au ciel ; des gémissementsd’arbres remués venaient du Palais-Royal. J’entendis au loin untonnerre. L’air semblait contenir en soi une éponge brûlante quil’absorbait ; on respirait on ne sait quelle poussièrecompacte. Un enfant pleura dans la maison voisine…

Une petite main passa sous mon bras ;Blanche Soudaine s’appuya contre moi.

– Vous ne m’aimez pas un peu, vous qui n’avezjamais rien à faire, monsieur Salerne ? Personne ne pense àmoi. Je suis trop petite. Je vais cependant avoir bientôt seizeans, vous savez… Embrassez-moi, monsieur, voulez-vous ? Onembrasse bien Marie, on embrasse bien Françoise, et moijamais ! Dites, on m’embrassera plus tard aussi ?

Je caressai doucement la jolie tempe délicateet les fins cheveux ondés.

– Hélas ! Blanche, on t’embrassera aussi,et bien vite, et beaucoup trop tôt ! Garde, oh ! gardeencore longtemps cette idée que tu as de l’amour, et du monde, etde tout… Cette idée confuse et noble, dont tu aspires à tedébarrasser, c’est ce que l’amour et le monde te donneront demeilleur…

Un éclair ouvrit le ciel, au-dessus deMontmartre, dont le Sacré-Cœur apparut soudain dans une blancheurcrue comme de la craie. Blanche poussa un cri de terreur.

– Oh ! monsieur Salerne, fit-elle, ne mequittez pas ! Il me semble que j’aurai moins peur près devous !…

Et le petit pêcheur frémissant vint se blottircontre moi, cachant ses yeux d’une main déjà abîmée par letravail.

Je l’ai déjà dit tout à l’heure : c’étaitla dernière soirée.

Chapitre 17Le départ et l’adieu.

 

« Et cette maladie qu’était l’amourde Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé àtoutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sasanté, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu’il désirait pour aprèssa mort, il ne faisait tellement plus qu’un avec lui, qu’onn’aurait pas pu l’arracher de lui, sans le détruire lui-même à peuprès tout entier : comme on dit en chirurgie, son amourn’était plus opérable. »

Marcel Proust.

 

À quelques jours de là, je reçus la visite deLucien Béchard.

Son air solennel, décidé, un je ne sais quoid’absent qui remplaçait déjà, dans toute sa personne, sa bonhomie,sa gaîté habituelle, m’avertirent qu’il avait à me dire quelquechose de grave, – quelque chose que je savais déjà, que j’avaisappris, en entendant, l’autre soir, deux phrases de sa conversationavec Françoise.

Il me confirma, en effet, son départ. Lamaison d’édition pour laquelle il voyageait le chargeait d’uneimportante tournée en Amérique du Sud ; s’il réussissait danscette entreprise, ses patrons lui promettaient de lui faire unesituation très différente de celle qu’il avait chez eux.

– Il faut savoir accepter les responsabilités,dit-il, je pars !

– Quand ?

– Dans une semaine.

Je me tus un moment, puis tout bas :

– Et Françoise ?

– Je reviendrai, fit-il, sobrement, mais enmettant dans cette parole toute son énergie, toute sa foi en elleet en soi.

Je n’osai pas insister davantage, mais, malgrémoi, j’avais la gorge douloureusement serrée.

Nous parlâmes un moment encore de choses etd’autres, avec cette hésitation, cette peine que l’on éprouve enface de ceux qui s’en vont, comme si l’espace et le temps, qui vontnous séparer d’eux, s’insinuait déjà, faisait entrer soudain entrenous ces mille préoccupations et incidents que nous ne connaîtronspas, qui ne se glisseront jamais dans le cercle de notre proprevie !

Quand Lucien se leva pour aller à la porte, ilme demanda la permission de m’embrasser, puis il me dit :

– Pierre, s’il m’arrivait quelque chose,là-bas, je vous la recommande. Valère est vieux. Je sais que vousl’aimez aussi, prenez soin d’elle.

Je lui serrai longuement la main sans luirépondre.

– Merci ! me dit-il.

Je le regardai sur la dernière marche del’escalier, souriant et sympathique, avec ses cheveux blondsébouriffés, ses favoris presque flottants, toute cette vapeur d’orqui baignait son visage rose et frais. Je l’imaginais déjà, unplaid bizarre sur ses épaules, assis sur le pont, voyageur decommerce romantique. Nos goûts littéraires, après avoir été lesprérogatives, à leur origine, d’un groupe privilégié, ne sont-ilspas, en effet, adoptés successivement par des classes sociales deplus en plus simples à mesure qu’ils s’éloignent de leur pointd’origine ? Werther est horloger aujourd’hui, et René,reporter, sans doute, dans un petit journal de province, en une deces villes si pauvres en faits divers que les chiens écraséseux-mêmes y sont remplacés par des disparitions delapins !

Et puis, Lucien Béchard disparut, en me jetantun « au revoir ! » sonore.

Je demeurai deux jours sous l’influencemélancolique de ce départ. Après quoi, je me rendis chezM. Bouldouyr, mais sans réussir à le rencontrer. À matroisième visite seulement, il vint m’ouvrir sa porte !

– Vous savez, cria-t-il aussitôt, Françoise adisparu !

– Disparu !

– Enfin, je ne l’ai pas vue. Elle avait donnérendez-vous à Lucien le matin de son départ. Elle n’y était pas. Ilse passe quelque chose d’extraordinaire ! Depuis ce jour-là,je suis comme un fou. Où est-elle ? Que fait-elle ? J’airôdé autour de sa maison, mais je ne l’ai pas aperçue. Je n’ose paslui écrire : que diraient ses imbéciles de parents enreconnaissant mon écriture ? Françoise est mineure, voussavez : mon frère et ma belle-sœur ont encore tous droits surelle. Je suis fou, vous dis-je !

De fait, avec sa barbe mal faite, ses yeuxrouges, son visage hâve et tiré, il me fit pitié. Et d’ailleurs,comme tous les autres, ne m’étais-je pas laissé attirer par lecharme de Françoise, par ses yeux de naïade ou de chatte, par cequ’elle avait de souple, de glissant et de spontané ?Françoise disparue ! N’allais-je pas à mon tour en perdrel’esprit, comme Valère Bouldouyr, comme, sans doute, LucienBéchard, voyageur de commerce romantique, qui se désespérait en cemoment sur le paquebot qui l’emportait vers le Brésil !

Je promis à Valère Bouldouyr d’interviewer laconcierge des Chédigny. Je trouvai une avenante personne quiportait sur tous ses traits la révélation de sa tendresse pourl’eau-de-vie. « Mlle Françoise n’est pas malade, me dit-elle,ça, j’en suis bien sûre ! Mais elle ne sort plus, il y a eutoutes sortes de micmacs que je ne sais pas… Monsieur a-t-ilquelque commission à faire transmettre à Mlle Françoise on pourraitpeut-être s’arranger ? »

M. Bouldouyr fut atterré ?

– On la séquestre, criait-il, pourquoi ?Est-ce à cause de moi ? À cause de Lucien ? Mais Béchard,en somme, c’est un excellent parti pour elle, aux yeux même de sesidiots de parents, puisqu’elle n’a pas un sou et qu’elle estdactylographe. Je n’y comprends rien !

Hélas ! je ne comprenais pas davantage.On convoqua Marie et Blanche Soudaine ; mais elles ne purent,malgré leurs efforts réitérés, approcher Françoise Chédigny. Elleslui écrivirent ; les lettres leur revinrent, évidemmentdécachetées et lues par ses parents.

– En plein XXe siècle !Grommelait M. Jasmin-Brutelier. Quelle honte !

– Je n’avais qu’elle au monde, me disaitsouvent Bouldouyr, c’était ma joie, mon amour, ma vie ! Quedeviendrai-je si je ne la vois plus ? J’en mourrai,voyez-vous, Salerne !

Je m’efforçai de la rassurer, mais j’étaismoi-même en proie à la plus vive inquiétude.

Florentin Muzat mit quelque temps à comprendrequ’il ne rencontrait plus Françoise. Il croyait toujours qu’ill’avait vue la veille. Enfin, quand on eut réussi à lui faireaccepter l’idée de sa disparition, il prit un air mystérieux etnous confia solennellement :

– Je vous l’ai toujours dit : ce sont lescrapauds qui l’empêchent de passer !

Chapitre 18Après lequel le pauvre lecteur n’aura plus grand’chose àapprendre.

 

« … et ce désir, cher à tout grandesprit, même retiré, de donner des fêtes… »

Stéphane Mallarmé.

 

J’étais resté plusieurs mois sans nouvelles deVictor Agniel. La petite société que je fréquentais avec tant deplaisir m’avait, je l’avoue, un peu distrait de mon filleul. C’estun trait de mon caractère qu’une peur constante de peiner, defroisser les gens. En cette occurrence, – oubliant tout à faitquelle carapace solide formait l’épiderme de ce jeune homme, –j’eus, Dieu seul sait pourquoi ! des remords de ma négligence,et je lui envoyai un bout de billet.

J’en reçus un autre par retour ducourrier : Agniel m’invitait à déjeuner avec lui, dans une ruevoisine, où je trouvai un charmant restaurant Empire, à médaillonsde stuc, et dont j’appris avec agrément qu’il était l’œuvre dePercier et Fontaine.

Mais j’y découvris aussi Victor Agniel,congestionné devant un whisky and soda.

– Ma parole, lui dis-je, je pourrais mourirvingt fois sans que tu daignes t’informer de moi !

– Vous n’êtes pas mort, n’est-ce pas ?répondit-il avec une certaine brutalité. C’est l’essentiel !D’ailleurs, mon vieux, je vous l’avoue, j’ai eu d’autres chats àfouetter que de m’occuper de votre santé.

– Je te remercie de ta bonté.

– Vous savez que je suis un homme franc etraisonnable. Je dis les choses comme elles sont, comme je lespense…

J’eusse pu lui objecter qu’il y avait sansdoute un abîme entre sa manière de voir les choses et ce qu’ellessont en réalité ; mais je préférais ne pas faire dériver laconversation sur un terrain à ce point philosophique, et je mecontentai de lui demander la cause de ses inquiétudes. Il n’hésitapas à me la confier :

– Mon vieux, me dit-il, en deux mots, comme encent, voilà la chose : je n’ai pas de chance avec les femmes.Vous vous souvenez de cette malheureuse créature qui, àSaint-Cloud, a voulu m’intéresser au clair de lune, – savez-vousqu’elle vient d’épouser un bottier ? – eh bien, cetteexcentrique n’était rien à côté de celle que j’ai choisie ensuite,à cause de son air tranquille et pondéré et de la profonde sagessede ses parents ! Figurez-vous que son père a eu le malheur deposséder un frère, une sorte de bohème, de raté, qui vit dans unatelier et avec lequel il est brouillé depuis vingt ans. Il arencontré un jour cette pauvre enfant, l’a embobinée, je ne saistrop comment, et a fini par l’entraîner dans son bouge, où elleassistait à des sortes de bals parés, d’orgies romaines, de messesnoires, enfin…

Je lâchai de surprise et de désespoir mafourchette et le morceau que j’allais porter à ma bouche :cette fiancée modeste, cette fleur de boutique, que mon imbécile defilleul se flattait d’avoir découverte, c’était Françoise Chédigny,notre Françoise, et j’avais devant moi le mari qui luiétait destiné !

J’eus d’abord un tel sentiment de dégoût etd’horreur que je faillis quitter le restaurant ; mais je fisréflexion que cette manière d’agir m’arrangerait en rien nosaffaires et qu’il valait mieux les surveiller de près, etdébrouiller, dans cet écheveau, le fil de Bouldouyr et celui deBéchard.

– Continue, dis-je, d’une voix étouffée.

– Cette pauvre jeune fille, vous l’ai-jedit ? était dactylographe dans une banque. Elle déclarait àses parents qu’elle avait des heures de travail supplémentaire ets’en allait courir chez son oncle, qui a été, paraît-il, dans sontemps, un poète, un décadent ! Elle retrouvait là une banded’énergumènes, de gens douteux, il y avait même un fou, paraît-il.En faisant un jour une opération dans cette banque, le pèreChédigny…

– Tu ne m’avais pas dit son nom…

– Vous le savez maintenant ! Le pèreChédigny, dis-je, a fait allusion, auprès d’un employé, à cesheures supplémentaires, et appris ainsi la vérité. On a suivi lapetite et découvert le pot aux roses. Ah ! je vous assure quela mâtine a su de quel bois le père Chédigny avait l’habitude de sechauffer ! Aussi elle n’en mène pas large maintenant !Elle est enfermée chez elle et ne sort plus qu’avec sa mère, et cesera ainsi jusqu’à notre mariage…

Cette fois-ci, je fis un bond sur labanquette.

– Votre mariage ! Tu vasl’épouser ?

– Pourquoi pas ?

– Après ce que tu viens toi-même de meraconter ! Un homme raisonnable comme toi ! Tu perds latête !

– Nenni, nenni, mon petit vieux ! VictorAgniel ne perd jamais la tête ! Évidemment, je ne sais pas àquels spectacles écœurants la pauvre petite a pu assister chez cesatyre, mais elle est, j’en suis sûr, scrupuleusement honnête etpure. D’ailleurs, au retour de sa dernière équipée, je l’aiinterrogée longuement ; eh bien, je vous assure qu’elle abeaucoup de bon ! Ce n’est pas une irrémissible détraquéecomme celle de Saint-Cloud, l’épouse du bottier. Elle saitraisonner, elle voit juste. Le vieux décadent et sa bande defêtards à la manque n’ont pas eu le temps de la détraquer.Ah ! par exemple, un peu plus, et elle était perdue ! Ilétait moins cinq quand nous sommes arrivés ! Enfin, j’aiconfiance en elle ; elle a abjuré ses erreurs, elle a reconnuelle-même que tous ces gens-là étaient des imbéciles et promisqu’elle n’en reverrait aucun. Elle se rend compte que la vie estune chose sérieuse et qu’il vaut mieux repriser ses bas, faire desconfitures et compter avec la blanchisseuse que de se gargariseravec des phrases qui n’ont pas de sens et de parler de la lune,comme d’une chose que personne n’a jamais vue, sauf trois ou quatreinitiés ! Moi, voyez-vous, je voudrais qu’on envoyât à Cayennetous ces malfaiteurs, tous ces empoisonneurs de l’espritpublic !

– Elle va se marier, répétais-jeintérieurement. Ce n’est pas possible, c’est une feinte. Elle nepeut pas abandonner ainsi Lucien Béchard, elle l’aime. Fine etdélicate comme elle l’est, supportera-t-elle jamais l’animal qui meparle d’elle en ce moment ?

Mais je me disais aussi que Françoise Chédignypouvait être une coquette, une comédienne, que je ne la connaissaisguère, qu’une série d’attitudes ne fait pas un caractère et queVictor Agniel semblait bien sûr de son fait.

– Le mariage est-il fixé ?

– Oui, je l’épouserai le 1er septembre. Etd’ici là, personne ne la verra que ses parents et moi !Ah ! si sa bande espère me l’escamoter de nouveau, elle ensera pour ses frais ! Il y a même un escogriffe qui est venudemander des renseignements auprès de la concierge ! Celui-là,si je l’y repince, je lui casserai la figure !

Malgré ma cruelle déconvenue, j’eus une forteenvie de rire. Agniel continuait :

– Et puis, je ne vous ai pas tout dit :l’oncle Planavergne file un mauvais coton. D’ici à peu de temps, jetoucherai la bonne galette !

Je tentai de nouveau de le décourager, de ledissuader de son projet ; je lui représentai le danger qu’il ya à épouser une fille qui n’est pas équilibrée, le grand nombre decelles qui sont à l’abri de toute tentation, les hasards del’avenir.

Mais Victor Agniel secouait la tête :

– J’en fais mon affaire, disait-il ;celle-là, je saurai la mater. D’ailleurs, je connais lamanière : en trois séances, son père l’a rendue aussi doucequ’un agneau.

Et comme j’insistais, il ajouta :

– Ah ! vous êtes bien obstinés ! Laconnaîtriez-vous, par hasard ?

Sa méfiance éveillée, il ne me restait plusqu’à battre en retraite. Je lui souhaitai ironiquement beaucoup debonheur.

– J’en aurai, me dit-il, en réglantl’addition, le bonheur est un état raisonnable. Après tout,peut-être qu’une femme a besoin de traverser une crise poétique ouromanesque ou tout ce que vous voudrez. Il vaut mieux qu’elle soitantérieure au mariage ; Françoise a eu sa crise, c’estfini ; elle est vaccinée. À bientôt, Pierre, je vous inviteraià la noce et vous vous casserez les dents avec mesdragées !

En attendant, je rentrai chez moi, la mortdans l’âme.

Chapitre 19Le testament de Françoise.

 

« Des bijoux, de beaux chevaux, unevoiture élégante ! Versac avait raison. Tout cela vaut mieuxque les plaisirs monotones de l’étude. On ne connaît guère lemonde, en restant enseveli dans son cabinet. »

Berquin.

 

Je n’eus pas le courage d’apporter tout desuite à Valère Bouldouyr d’aussi funestes nouvelles. Nous n’osonspas envisager dans leur totalité les événements qui nousaffligent ; nous croyons toujours qu’il y a en eux une issuesecrète, une fente, par laquelle nous pourrons leur échapper. Oubien, nous nous imaginons qu’un malheur comporte une part demiracle qui va annihiler ses effets. Je me flattai donc quelquesjours de cette espérance vaine et vague, qui n’était, en somme,qu’un masque de ma lâcheté. Malheureusement, plus j’examinais soustous les aspects le fait nouveau révélé par Agniel, moins j’ydécouvrais d’interprétation différente ; il était brutal,évident, massif. Il ne se prêtait à aucune élasticité. Je décidaidonc d’en aviser mon voisin.

– J’ai des nouvelles de Françoise !s’écria-t-il, aussitôt qu’il me vit.

– Moi aussi !

Il ne m’écoutait pas, il allait pesamment à unmeuble, ouvrait un tiroir et me tendait une lettre chiffonnée. Jela dépliai ; je lus les lignes suivantes :

 

Mon cher oncle,

C’est une lettre d’adieu que vient vousécrire votre pauvre petite nièce, une lettre bien désolée ! Ceque je craignais est arrivé : mon père et ma mère ont apprisque je vous connaissais ! Après plusieurs scènes effroyables,ils m’ont enfermée dans ma chambre. J’y suis encore séquestrée, etsi vous recevez cette lettre, ce sera par l’obligeance entremise dela concierge… Mon cher oncle, je ne soupçonnais pas moi-même dequoi mon père était capable ; c’est une brute, une vraiebrute ! Je tremble encore d’avoir essuyé sa colère. Il m’abrisée ! Je n’oserai jamais plus affronter sonressentiment ! Comment se fait-il que vous, qui êtes si bon,vous ayez un pareil frère ?

Maintenant tout est fini, je n’ai plusaucun secours à attendre de personne. J’aurai la vie que j’aitoujours redoutée, la vie affreuse et sans espérance, quej’entrevoyais devant moi comme un enfer ! Près de vous, j’aicru un moment à la beauté du monde ; mais c’est encore plustriste d’être chassée du Paradis terrestre, quand on a goûté à sesfruits !

Oh ! mon oncle, mon cher oncle, quime rendra votre affection si paternelle, si tendre, si vraie ?Pourquoi ne suis-je pas votre fille, moi qui vous ressembletant ? Pourquoi ai-je vu le jour entre ces deux corps sansâme ? Il est peut-être très mal de parler de ses parents commecela, mais je souffre tant, j’ai tant souffert déjà ! Il mesemble que je vais mourir, que ma vraie existence est finie etqu’on m’enterrera toute respirante dans un caveau sans air, dans uncaveau noir et glacé.

Pendant que je vous écris, mon cher oncle,il me semble que je cause avec vous et que vous allez vous penchervers moi et m’embrasser sur la tempe, comme vous le faisiez siaffectueusement naguère. Et tous ces souvenirs me reviennent ;suis-je déjà une vieille femme ?… Gardez mon beau costume etregardez-le quelquefois : je croirai que la petite Françoisedu Palais-Royal n’est pas tout à fait morte !

Vous rappelez-vous, mon cher oncle, tousles rêves que nous faisions ensemble ? Vous m’entraîniez avecvous à Vérone et nous habitions un grand jardin planté de cyprès,qui dominait la ville : un jour, vous creusiez votre parc etvous déterriez une statue de Flore, qui me ressemblait… Ou bienc’était Venise : un peintre célèbre y faisait mon portrait, etquand il était fini et que c’était son chef-d’œuvre, il mouraitsubitement : alors on ouvrait son testament, on y lisait que,par ses dernières volontés, il désirait être roulé et enterré dansle linceul de cette toile. Vous imaginiez aussi que j’allaisépouser un Maharajah et vivre au fond d’un palais fabuleux, occupéeà regarder danser les bayadères ou à chasser le tigre dans desforêts bruissantes de paons. Je vous écoutais au crépuscule mebercer de ces contes, – et je me sentais emportée par un grandbonheur ! Quelquefois encore, vous me rapportiez les parolesque Mallarmé avait prononcées devant vous, ou vous me racontiezvotre unique entrevue avec Villiers de l’Isle-Adam.

Je songe aussi, avec quel désespoir !à nos petites réunions. J’essaie de me représenter tous ces salonsilluminés, et ces fleurs partout, et ces corbeilles de fruits, etces plats pleins de choses extraordinaires, et ces vins que vousm’avez appris à aimer et dont je n’ai pas même su retenir les noms.Et je pense à tous nos amis, et à Pierre, qui était toujours sigentil avec moi, et au pauvre Florentin, que tout le monde croitidiot, et à Jasmin-Brutelier, si comique avec ses idées politiques,et à mes pauvres petites camarades que je ne reverrai plus !Dites-leur à tous combien je les aimais et combien je les regretteet suppliez-les de ne pas m’oublier.

Et vous non plus, mon oncle, ne m’oubliezpas ! Mais il ne fallait pas vous faire tant d’illusions surmon compte. Vous m’avez trompée sur moi-même. J’ai cru à la statuede Flore déterrée, j’ai cru au chef-d’œuvre dans lequel onensevelissait le peintre de génie, j’ai cru aux chasses au tigre…Comment avez-vous pu me parler sur ce ton ? Vous ne voyiezdonc pas que j’étais une Chédigny, la fille d’un homme que vousconnaissiez bien pourtant ! Ce qui me torture le plus, c’estde trahir votre confiance…

Et merci, mon cher oncle, merci pourtout ! Vous m’avez donné plus de joie que je n’en méritais.Maintenant, je vous embrasse en pleurant… Adieu !adieu !

 

Valère Bouldouyr pleurait aussi ; je luirendis la lettre. Françoise ne soufflait mot de son mariage avecVictor Agniel : je jugeai prudent de n’en pas avertir lepauvre homme.

– Avez-vous remarqué ? fit-il. Lucienn’est même pas nommé !

– Elle lui aura sans doute écrit.

Je n’en croyais rien, mais j’entrevoyais lacause de ce silence volontaire. Sans doute était-il trop cruel àFrançoise de prononcer même le nom de Béchard. Pourtant, si ellel’aimait, comment se résignait-elle à cette sotte union ?

– Et vous, Salerne, qu’avez-vousappris ?

J’avais appris la prudence ; je répondisque les quelques renseignements que je tenais du hasard étaientmoins explicites que cette lettre. Valère Bouldouyr n’insista pas.D’ailleurs, son désespoir l’enfermait dans un cachot si étroit quetout lui devenait indifférent.

– Elle reviendra, dis-je, pour lui donnercourage, elle s’échappera quand elle sera majeure, et vous lareverrez ici !

Le vieil illusionniste reparut uneseconde : il étendit le bras et me dit :

– Je la reverrai sans doute, s’il y a uneautre vie, nous nous rencontrerons certainement dans Sirius ou dansla Lyre ; mais ici-bas, Pierre, aussi vrai que je suis vivantà cette heure, je ne la reverrai jamais.

L’évènement, hélas ! devait bientôtdonner raison à Valère Bouldouyr.

Chapitre 20Qu’est devenu Pizzicato ?

 

« Adieu, noble reine ! Ne pleurepas Mortimer, qui méprise le monde et, comme un voyageur, s’en vapour découvrir des contrées inconnues. »

Christopher Marlowe.

 

Ici, il y a dans mes souvenirs un grand espacevide…

Trois jours après ma visite à ValèreBouldouyr, une dépêche m’appelait en province : mon frère,avoué à Nantes, venait d’être frappé d’une attaque, et mabelle-sœur m’appelait en toute hâte. Je partis sans revoirpersonne.

Je passai à Nantes trois mois, n’osant quitterun cher malade, chaque jour plus tendre, mais aussi plus exigeant,et sollicité par sa femme de ne pas le décevoir par un adieuprématuré. Cependant, je songeais à mes amis du Palais-Royal, etm’inquiétant d’autant plus d’eux que mes lettres restaient sansréponse, j’avais grand désir de rentrer.

Enfin, mon frère, sinon guéri, du moins horsde danger, je pus revenir à Paris.

À peine arrivé, je cours rue des Bons-Enfants,je veux monter, la concierge m’appelle, tandis que je traverse lagrande cour, et comme je me retourne, me reconnaît.

– Mais où allez-vous donc, monsieur ?

– M. Bouldouyr n’est-il pas chezlui ?

– M. Bouldouyr ? Comment ? Nesavez-vous donc pas ?… Nous l’avons enterré dans les premiersjours d’octobre.

En une seconde, je revis mon vieil ami, sespetits yeux vifs, son collier de barbe, sa lourde démarche, et sesfêtes modestes, et la douce Françoise au bras de LucienBéchard ; j’eus l’impression d’un immense écroulement, et leslarmes me vinrent aux yeux.

– Mort, Valère Bouldouyr ! Et de quoidonc ?

– On n’a jamais bien su. Au fond, monsieur, ilest mort de tristesse. Depuis que sa nièce ne venait plus le voir,il ne vivait quasiment plus, le pauvre homme ! Parfois, il medisait : « M’ame Bonguieu, ça ne durera pas encorelongtemps comme ça, j’ai trop de chagrin. À mon âge, on nes’attache pas aux gens pour s’en détacher aussitôt après ! Çava tourner mal ! » Il ne croyait pas si bien dire !Il a pris un refroidissement et, tout de suite, il a été perdu. Onsentait qu’il n’avait plus de goût à vivre, il s’est laissé aller.Il est mort comme un poulet, voyez-vous, le temps de dire ouf, etc’était fini…

Avant de me retirer, je demandai àMme Bonguieu ce qu’on avait fait de ses livres, de sesmeubles.

– Comme il n’avait pas de testament, son frèrea hérité de tout. C’est un vilain homme, vous savez ! Il estvenu avec une charrette, il a tout emporté, et on m’a dit qu’ilavait tout vendu pour ne rien garder du défunt.

Ainsi il ne restait rien, rien, de cet hommeobscur qui avait été mon ami et en qui, quelques années, le mondeavait pris conscience de sa beauté quotidienne, presque invisibleaux autres humains ! Il me faut ajouter ici qu’à mon chagrinse mêlaient quelques regrets moins désintéressés.

C’est un dur esclavage que d’être uncollectionneur, un bibliophile ! Malgré moi, je songeais à cesbeaux livres que j’avais vus là-haut, à ces premières éditions descompagnons d’armes de Bouldouyr, aujourd’hui si rares, aux précieuxautographes de Mallarmé, à la gravure d’Odilon Redon. Tout celaaussi était perdu sans rémission !

Je me retirai, je regagnai mon appartement, jevins contempler les fenêtres closes de mon voisin. Le front contrela vitre, je pleurai à leur vue. L’injustice de cette vie et decette mort me glaçait de colère et de tristesse. Pourquoi une telleférocité du Destin, pourquoi mon ami n’avait-il pu, du moins,conserver jusqu’au bout la seule consolation de sa malheureuseexistence ?

L’automne dévastait notre jardin ; lescharmilles essayaient de conserver quelques feuilles, quis’agrippaient désespérément à elles, mais il suffisait d’un peu devent, de moins encore, je pense, de l’ombre tourbillonnante d’unefumée, de la moiteur du brouillard, pour qu’elles se détachent toutà coup, renoncent à la lutte, se laissent tomber. Le grand bassinen était tout constellé, et le lierre, qui grimpe aux jambes deVictor Hugo, en retenait des grappes. Là-dessus traînait un cielsans éclat, aveugle comme une vitre dépolie, et la nuit, lesplaintes maussades du vent, soufflant et grommelant dans lescheminées, obsédaient mes oreilles.

– Qu’est devenu Pizzicato ? Medemandais-je alors. Et qu’était devenue Françoise ? Je nepouvais m’en informer chez elle, mais il me restait la concierge deVictor Agniel, rue de la Femme-sans-Tête. J’y appris que monfilleul, après son mariage avec Mlle Chédigny, avait donné congésans laisser d’adresse.

– Il n’a pas même voulu qu’on fasse suivre sacorrespondance, ajouta le jeune fille lymphatique, qui mecommuniqua ces renseignements. Personne ne sait ce qu’il estdevenu !

Cette fois, c’était bien fini ! Il ne merestait aucun espoir de revoir la claire enfant aux yeux de naïade.Ces êtres charmants que j’avais approchés un moment, – juste celuide m’attacher à eux ! – avaient glissé de ma vie sans laisserde traces. Jamais une petite société ne s’était évaporée aussivite, et déjà ce passé redevenait à mes yeux irréel etfantomatique.

Le soir, j’allais souvent à ma fenêtre et jeregardais l’immeuble d’en face, muet maintenant, obscur. Savais-jequand j’étais l’hôte de Valère Bouldouyr que son amitié, que cellede Françoise, m’apportaient un tel bonheur ? Hélas ! ilen est toujours de même, nous ne regrettons nos biens véritablesque lorsque nous les avons perdus, et, à l’heure de leurpossession, nous en convoitions d’autres d’un moindreprix !

Ces regrets et ces remords me troublaient dansmon sommeil. J’y revoyais mes chers disparus. Tantôt ValèreBouldouyr m’apparaissait dans son gros paletot de buremarron ; il tenait par la bride un Pégase tout blanc et medisait :

– Venez-vous avec moi Salerne ? Je vaisvous conduire à la vérité !

Mais je le perdais aussitôt après, au milieud’une foule compacte. Une fois cependant, je réussis à lesuivre.

Il allait comme le vent à travers une plaineronde, aride et nue, où j’avais toutes les peines du monde à ne pasme laisser distancer. Des nuées basses, spongieuses, traînaient auras du sol. À l’horizon, tout proche, de longues vagues boueusesarrivaient, avec un déferlement sinistre, sous un floconnementd’écume. Bientôt, nous aperçûmes dans la campagne une haute tourénorme, noire, carrée, au seuil de laquelle vacillait une sorte deportique égyptien de marbre blanc. Et soudain, j’eus unéblouissement, car je voyais se dérouler devant moi et s’éleververs la hauteur du monument les marches gigantesques d’un escalierd’or. Murailles, rampes paliers, tout scintillait, tout jetait deséclairs. Aveuglé par une telle splendeur, je n’osai avancer.

– Montez ! Montez ! cria ValèreBouldouyr.

Pégase, qu’il avait attaché à la porte,hennissait furieusement. Nous volions presque de marche en marche,éclairés par des statues d’or qui portaient des torches. Au sommetde l’escalier, Valère Bouldouyr me cria :

– Nous entrons chez le Roi du Monde !

Nous étions dans un immense salle, tendue denoir. Partout encore des statues et des torches fumeuses. Aumilieu, sur un trône de pierreries, nous vîmes Florentin Muzat.Couronne en tête, tenant d’une main un globe terrestre, de l’autre,le glaive de justice, il portait un manteau d’hermine quidescendait jusqu’à ses pieds. Il nous reconnut et nous souritgracieusement, puis il nous dit :

– Je règne sur l’humanité entière, mes bonsamis. Vous voyez bien que je n’étais pas idiot ! Mais leshommes, est-ce vivant ? Est-ce mort ? Je voudrais bienconnaître mes sujets.

Alors j’entendis des sanglots. Je m’aperçusque Françoise, agenouillée devant lui, versait d’abondantes larmes.Une blessure béante souillait son épaule nue, dont suintaient delarges gouttes de sang, qui tombaient, une à une, dans un plateau,jonché de fleurs…

Mon angoisse fut telle que je me réveillai, lecœur serré tremblant encore.

Et ce fut ma dernière entrevue avec ValèreBouldouyr. À dater de ce cauchemar, Françoise et lui désertèrentmême mes rêves. La porte de l’escalier d’or était close à jamaispour moi !

Chapitre 21Fragment d’une histoire éternelle.

 

« Ricorditi di me che son laPia ! »

Dante Alighieri.

 

Cependant, deux mois après environ, comme jetraversais la rue du Pélican, laquelle est particulièrementtortueuse et sordide, je m’entendis soudain héler, et je vis sortird’un hôtel misérable, que surmontait une vieille enseigne à l’imagede ce volatile, le plus étrange quatuor.

C’était Jasmin-Brutelier qui m’appelait.Debout sur le seuil de la porte, il agitait ses bras osseux etmaladroits, qui me donnaient à penser que si Chappe, en son temps,fut un merveilleux inventeur, ce fut par suite de ses relationspersonnelles avec quelque Jasmin-Brutelier de ces années-là.

À côté de lui, je reconnaissais FlorentinMuzat, le vieux musicien que M. Bouldouyr appelait toujoursPizzicato, et une sorte d’étrange personnage à figure de gargouillegothique, en qui je finis par distinguer ce M. Calbot, quisupportait, dans l’étude de maître Racuir, les méchantes humeurs etles indignes traitements de M. Victor Agniel et de sescollègues.

– Vous voilà ! Vous voilà ! medisaient-ils tous avec extase. Quelle joie de vousretrouver !

Je leur parlai aussitôt de la mort deM. Bouldouyr.

– Chut ! Chut ! me dit FlorentinMuzat, je sais les choses maintenant : Mon bonM. Bouldouyr a cessé d’être une ombre… Oui, c’est fini pourlui, de ne plus exister !

Jasmin-Brutelier se frappa le front du bout del’index, afin de m’indiquer que la raison du malheureux jeune hommese dérangeait de plus en plus ; je m’en doutais d’ailleurs auxextraordinaires grimaces qu’il faisait sans cesse et qui attiraientsur lui l’attention des passants. J’entendis alors l’accentnasillard de Pizzicato :

– Hélas ! oui, il est mort, le pauvremonsieur, et avec lui ma dernière espérance ! Ce n’était pasun ami que j’avais là, c’était un père, monsieur ! Qui meconsolait quand j’étais triste ? Qui me montrait, quandj’avais le mal du pays, des cartes postales, qui me rappelaientNapoli, ma ville natale ? Qui me donnait un peu d’argent quandje manquais de tout ? Qui appréciait en connaisseur la musiqueque je jouais ? Lui, monsieur, toujours lui ! Ah !l’humanité a bien perdu ! C’était un roi Bombance que cethomme-là, c’était un saint Vincent de Paul. Il y a des saints auparadis, couverts d’honneurs et de décorations, avec leur auréolebien astiquée derrière la tête, qui n’ont pas vécu comme il avécu !

M. Jasmin-Brutelier me pressa doucementle bras :

– Nous avons tous perdu notre meilleur ami, etchacun de nous le pleure à sa manière. Vous rappelez-vous, monsieurSalerne, ces fêtes magnifiques qu’il nous offrait ? C’est ceque j’ai vu de plus beau au monde. Nous en reparlons bien souvent,Marie et moi.

– Vous êtes marié, monsieurJasmin-Brutelier ?

– Oui, oui, j’ai épousé Marie Soudaine, il y aquelques mois. Et je dois même vous dire que ma femme me donne desespérances. En un mot, je vais être père. Un grand souci, une bienlourde responsabilité ! D’autant plus que depuis quelques moisdéjà, je n’ai plus… j’ai perdu ma place…

– Que faites-vous alors ?

– Je… je cherche une situation. C’est mêmefort pénible pour moi, car ma pauvre Blanche est obligée detravailler pour deux, ce qui est très dur dans sa position.

– Peut-être pourrai-je vous aider à trouverquelque chose ?

– Oui, oui, me réponditM. Jasmin-Brutelier, sans enthousiasme. Le désœuvrement mepèse, vous savez…

– N’étiez-vous pas employé dans unelibrairie ?

– Je ne le suis plus. Je ne peux plus l’être.J’aime trop la philosophie. On ne pouvait rien obtenir de moi, voussavez. J’étais toujours dans quelque coin, le nez enfoncé dans lesœuvres de Spinoza ou dans celles de Roret. Non, il me faut un autremétier.

– Mais lequel ?

– C’est justement ce que je cherche, monsieur,répondit avec gravité Jasmin-Brutelier, en se pressanténergiquement le menton, comme si ses maxillaires fussent unegrappe d’où l’on pût extraire de bonnes idées.

J’avais entraîné mes vieux amis dans un caféde la rue de Beaujolais, orné de ces peintures allégoriques, misessous verre, qui donnent à plusieurs établissements de ce quartierune vague ressemblance avec le café Florian. J’avais une grandeémotion et une grande joie de les revoir. Il me semblait quel’ancien temps n’était pas entièrement révolu. Mais ce bonheurfurtif n’allait pas sans une vive amertume. Je croyais me promenerla nuit, dans une ville en ruines que j’eusse autrefois aimée. Jeretrouvais bien les pans de murs, les colonnes, les places, maisnon point l’âme qui leur donnait la vie.

Il manquait à mon bonheur la présence deValère Bouldouyr, il lui manquait autre chose encore : je nesais quelle forme dansante, tout enveloppée de cheveux d’or, et unrayon verdâtre, à la fois candide et mélancolique, qui venait dedeux yeux clairs.

J’avais demandé à mes amis ce qu’ils voulaientboire. Ils s’envisageaient, et Jasmin-Brutelier, parlant au nom detous, émit la prétention de manger quelque chose. Je leur fisservir des sandwiches et des pommes de terre frites, et j’eus alorsl’impression pénible que j’avais affaire à quatre affamés. Ils sejetèrent sur ces aliments avec une avidité qui me serra le cœur. Àmesure qu’ils se nourrissaient leurs yeux brillaient, leurs visagess’épanouissaient ; ils avaient l’air de pauvres arbresdesséchés par la canicule et qui tout à coup reçoivent l’eau duciel.

– Tant qu’on est des ombres, émit mêmeFlorentin Muzat, il faut manger ! Après, ça va toutseul !

Je cherchai cependant à comprendre pourquoiM. Calbot se trouvait maintenant dans la société de mes vieuxcamarades, et je n’y parvenais pas. Il me semblait aussi malheureuxqu’eux ; et lorsque j’avais examiné son vieux veston sanscouleur et les belles franges de son col de chemise, je n’en voyaisque mieux combien la jaquette de M. Jasmin-Brutelier luisaitde graisse et d’usure, à quel point le pardessus flottant dePizzicato avait pris la consistance d’une toile d’araignée etquelle chose sordide, informe et sans nom possible était devenue lasouquenille qui harnachait mon pauvre Florentin Muzat.

– Avez-vous des nouvelles de VictorAgniel ? Finis-je par demander à Calbot, qui mangeait sansparler, ouvrant et refermant sans cesse une affreuse gueule debrochet, sous son nez à l’arête rompue.

Le clerc de notaire rougit et avalaprécipitamment, au risque de s’étouffer, une énorme bouchée desandwich, qui gonflait ses joues pâles.

– Non, monsieur, non… Je ne voudrais pas vousfaire de peine, mais il a disparu un jour sans crier gare, etjamais plus nous ne l’avons revu : maître Racuir sait sansdoute tout, mais il ne nous l’a jamais confié. Maître Racuir est unhomme qui en sait long sur tout le monde, mais c’est le tombeau dessecrets. Quant à moi, acheva M. Calbot, absolumentdécontenancé, je suis innocent de tout, je vous le jure !

– Je vous crois sans peine, lui dis-je. Un peude jambon, monsieur Calbot ? Peut-être boirez-vous encore unballon, n’est-ce pas ? Garçon, un bock pour monsieur !Mais n’êtes-vous plus chez maître Racuir ?

– Non, je suis parti. La vie y était troptriste. Oh ! elle n’y a jamais été très gaie ! Maisquelquefois, on avait un plaisir, une… compensation ! C’étaitdu temps où M. Victor Agniel était encore parmi nous. Parfois,le soir, une jeune fille venait le chercher, qui ressemblait à unesirène. Elle entrait toujours dans mon bureau pour me dire bonjour…Ah ! monsieur, je n’étais pas très heureux chezM. Racuir, mais il me semblait alors qu’un ascenseurm’enlevait tout à coup et me déposait au paradis. C’était la bontémême, cette jeune fille, c’était la beauté, c’était… je ne saisquoi. Le printemps entrait soudain, on respirait une grande roseouverte, et on avait envie de mourir.

– Françoise, répéta tout bas Pizzicato.

Nous nous taisons tous, nous regardions aufond de nous se tenir cette image perdue.

– Elle n’est plus revenue, dit M. Calbot.C’est alors que je suis parti, je m’ennuyais trop ! Et je suisallé chez Mlle Soudaine, qui venait parfois à l’étude avec elle,lui demander de ses nouvelles, et c’est ainsi que j’ai fait laconnaissance de Jasmin-Brutelier.

– Et maintenant, s’écria celui-ci, nous sommesréunis tous les quatre, et nous cherchons Françoiseensemble !

M. Pizzicato se pencha versmoi :

– Florentin la rencontre de temps en temps.Tantôt dans une rue, tantôt dans l’autre, il la voit passer, maistoujours trop vite, et il n’a pas le temps de la rattraper.Seulement, il nous avertit et nous courons en hâte dans le quartierqu’il nous a désigné… Hélas ! nous arrivons toujours troptard ; nous ne la retrouvons pas !

J’étais bien sûr que Françoise avait quittéParis, mais j’admirai que ces trois hommes eussent assez confiancedans un simple d’esprit pour se laisser conduire par lui !

À je ne sais quoi de hagard et de dégradé quise peignait sur leurs visages, je compris aussi que cette poursuiteéperdue de Françoise les conduisait surtout dans des bistros, et mapitié pour eux se doubla d’une grande tristesse.

– Mais nous avons confiance, dit Pizzicato,nous la trouverons.

– Paris n’est pas grand, ajoutaM. Calbot, il faudra bien que nous la découvrions quelquejour !

– Alors notre vie à tous aura repris son sens,s’écria joyeusement Jasmin-Brutelier.

– Oui, oui, murmura Florentin Muzat, nous laverrons sûrement, puisqu’elle est une ombre, n’est-ce pas ? Onattrape toujours les ombres… Ce sont les autres qui s’en vont.

Je pris congé de mes pauvres amis, je leur fispromettre de venir me voir. Ils le firent, puis ils s’en allèrenttous quatre sous les charmilles du Palais-Royal. Leur démarcheétait incertaine. Ils parlaient fort en s’éloignant ; il mesembla qu’ils montaient encore l’escalier d’or de Valère Bouldouyret qu’ils trébuchaient à chacune de ses marches usées ; maisl’escalier d’or maintenant ne menait plus nulle part !

Chapitre 22La contagion.

 

« Il paraît que l’éloignementembellit. »

Jean-Paul Richter.

 

Après une absence qui m’avait paru si longue,je croyais éprouver une grande joie en rentrant chez moi. Mais cefut au contraire une mélancolie profonde qui m’assaillit, lorsqueje repris possession de mes chers livres, de mes meubles, de messouvenirs. Quelque chose me manquait, quelque chose de changeant,de vif et d’imprévu, de capricieux et d’alerte, qui était peut-êtrele plaisir de vivre.

J’allais à celles de mes fenêtres quicommandent la rue de Valois, je regardais cette maison qui mefaisait vis-à-vis et dans laquelle j’avais connus des heures sidouces. L’appartement de Valère Bouldouyr était habité denouveau ; je vis bientôt paraître à une des croisées unevieille femme sinistre, au profil crochu, et une sorte d’usuriersordide, armé de lunettes bleues. Je me rejetai en arrière avechorreur, et je me représentai aussitôt, entre les vieuxcandélabres, Françoise avec ses cheveux poudrés, la douce MarieSoudaine, – aujourd’hui Mme Jasmin-Brutelier, – et ledélicieux petit pêcheur napolitain qui se désolait que personne nel’aimât.

Je m’assis dans un fauteuil, je relus les versde Valère Bouldouyr, je relus ceux de Justin Nérac. Je me disaisque je demeurais sans doute le seul être au monde qui cherchâtencore une ombre de poésie dans ces opuscules démodés, et cela meserrait le cœur. Je tombai sur cette strophe :

Bals, ô feuilles de jade, ô bosquets desantal,

Vos torches, vos flambeaux n’éclairent quedes ombres,

Et je gémis, errant à travers cesdécombres,

Et cherchant vos parfums sous des nuits decristal !

En nous réunissant ainsi, Bouldouyr n’avait-ildonc, et peut-être sans le vouloir, que réalisé une volontéposthume de son ami Justin ?

Je repris ma vie d’autrefois, ou plutôtj’essayai de la reprendre, mais je n’en avais plus le goût.

Quand je m’asseyais sur le balcon, entre mesgros vases de pierre, ceinturés d’une lourde guirlande, quand jeregardais d’un côté les lauriers en caisse, qui ornent lesterrasses du ministère des Beaux-Arts, et de l’autre, s’étaler dansune lumière pâlie les façades qui tournent le dos à la rue deBeaujolais ; quand j’entendais, à midi, le célèbre canon duPalais-Royal faire entendre cette sourde détonation à laquelle lespigeons du quartier n’ont jamais pu s’habituer ; quand jeregardais le jet d’eau du grand bassin épanouir une gerbemagnifique et pulvérulente, à la fois épaisse et fluide, massive ettransparente, je me disais que tout cela avait donc été charmant etque cela ne l’était plus. Valère Bouldouyr était-il un sorcier sidangereux ?

Oui, je bâillais, je m’ennuyais, je prenais enhorreur mon existence naguère si tranquille, je rôdais dans lesrues en proie à une agitation vague et sans cause. Était-ceFrançoise qui me manquait ? Allais-je me mettre à sa rechercheet la poursuivre de rue en rue, comme Jasmin-Brutelier, commeMuzat, Calbot et Pizzicato ?

Parfois, je croyais la reconnaître, moi aussi,et je pressais le pas pour dépasser une silhouette qui la rappelaità mon esprit. Mais la ressemblance s’évanouissait aussitôt que jeme rapprochais.

La première fois, ce fut passage Choiseul. Jem’étais arrêté devant un empailleur qui avait cherché à démontrerpar son étalage la grande loi biologique de l’unité des racesanimales. Il la prouvait pour sa part en montrant combien un oursblanc, une fourmi, un agneau, un lézard, un griffon et un perroquetpeuvent arriver à avoir le même regard s’ils sont accommodés par lemême naturaliste. Sur la vitre que je considérais, une ombre sepeignit, rapide et furtive, mais en qui je crus distinguerFrançoise Chédigny. (Car je lui donnais toujours ce nom, ne pouvantme résoudre à l’appeler Mme Victor Agniel.)

Je me retournai et je me mis à courir ;même costume, même démarche ! Dans ma hâte, je posai ma mainsur le bras de la jeune femme ; elle se retourna. Commentavais-je pu me tromper à ce point ? Cette pauvre figure pâleet étiolée ne ressemblait en rien au beau visage rayonnant etsurpris de Françoise.

– Je vous demande pardon, madame, murmurai-je,je suis tout à fait désolé…

– Il n’y a pas de mal, fit la jeune femmed’une voix cassée. Vous me preniez pour quelqu’un autre, jesuppose…

– En effet, mademoiselle, et je vous prie dem’excuser. Mais la vérité est que je cherche quelqu’un et que…

– Quelqu’un que vous aimez, je pense, dit lapersonne, soudain intéressée comme le sont toutes les filles deParis, et je pense, de ce monde, à l’idée d’une histoired’amour.

– Non, répondis-je, quelqu’un que je n’aimepas et qui…

L’ouvrière haussa les épaules et dittranquillement :

– Eh bien ! vous êtes bien bon dechercher ainsi quelqu’un que vous n’aimez pas et de prendre cet airbouleversé, pardessus le marché, pour lui adresser la parole.

Je demeurai coi, et je dus reconnaître quecette jeune femme ne manquait pas de bon sens. Et cependant, jen’aimais pas Françoise, du moins au sens où elle entendait ce mot,mais j’aimais quelque chose qui flottait autour d’elle, quelquechose que m’apportait sa présence et dont l’absence medésolait.

Mais la seconde fois, ce fut plus pénibleencore : je rentrais fort tard par la galerie d’Orléans. C’estun endroit étrangement vide et désert, la nuit. Entre le vitrageopaque du toit et le dallage du sol, l’œil ne rencontre que lesvitrines, par lesquelles le ministère des Colonies tente derecruter de jeunes enthousiastes en offrant à leur vue desphotographies de pays lointains. Je m’arrêtais toujours devantelles en rentrant, admirant tantôt le morne aspect de Porto-Novo,tantôt les dessins curieux que font sur le sable tunisien lesombres d’une caravane de chameaux ; ou bien, une figuregrimaçante et cependant paisible du temple d’Angkor-Vât, ou encorele buste d’une jeune Tahitienne, dont la gorge nue et droite étaitaussi belle que celle d’une déesse grecque. Je ne manquais jamaisd’emporter en moi une de ces images exotiques ; parfois,alors, je me réjouissais de vivre à Paris, au calme, loin desoutrances et des violences de ces contrées sauvages ; mais, leplus souvent aussi, je gémissais d’avoir choisi une part à ce pointhumble et réduite et d’ignorer les beautés et les misères des plusmagnifiques pays !

Un pas me fit tressaillir ; encore unefois, je fus sujet à la même hallucination ou à la mêmeerreur : une forme rapide tournait le coin de la galerie et sedirigeait vers le jardin. Je me précipitai à sa poursuite, mais,devant les grilles, je ne vis personne qui ressemblât à moninconnue. Peut-être avait-elle eu le temps de sortir par la rue deValois.

Tandis que j’hésitais, ne sachant quel partiprendre, quelqu’un sortit de l’ombre ; je fis une affreusefigure se rapprocher de moi ; un chapeau couvert de roseshideuses se balançait sur un masque sans âge, maigre et hâve, à enparaître mortuaire. Ce même fantôme traînait une robe à volantspoussiéreux et me souriait avec une hideuse complaisance. Je ne puscomprendre si j’avais affaire à une folle, à une prostituée ou àune mendiante.

– Allons, fit-elle, comme je m’éloignais avechorreur, ne fuyez pas ainsi. N’est-ce pas moi que vouscherchez ?…

Je hâtai le pas pour lui échapper ; ellese mit à crier :

– La femme que vous cherrez, croyez-vous qu’unjour elle ne sera pas semblable à moi ? Regardez donc où leshommes m’ont conduite ! Celle que vous aimez, aussi jeune,aussi belle que vous la voyez, un homme, allez, fera d’elle ce queje suis. Vous, peut-être, ou quelqu’un autre. Il ne manque pasd’homme, en ce monde, pour perdre les pauvres filles !

Je m’enfuis par la rue de Valois, écoutantencore cette aigre voix qui criait dans la nuit :

– Affreuse engeance ! Affreuseengeance !

Je jetai un regard de détresse surl’appartement clos de mon ami Bouldouyr. N’avait-il pas essayé,lui, de créer à une âme jeune un asile sûr où l’affreuse engeancene fût pas venue l’enlever ? Mais, hélas ! la vie estplus forte que tout ; ou bien faut-il croire qu’elle acceptede combler ceux qui ne la redoutent pas et qui ne se protègent pascontre elle ? Françoise n’eût-elle pas été plus heureuse avecVictor Agniel, si elle n’avait pas, pour son malheur, rencontré sononcle Valère ?

Chapitre 23Dans lequel M. Delavigne s’élève aux plus hautesconceptions philosophiques et promène un regard d’aigle sur lechamp de la vie humaine.

 

« Cette terre vous sera arrachée,comme la tente d’une nuit. »

Isaïe.

 

Bien entendu, je ne revis niM. Jasmin-Brutelier, ni Florentin Muzat, ni leurs amis.Certes, ils ne m’oubliaient pas, mais ils s’en remettaient auhasard du soin de nous réunir de nouveau ; je supposai mêmequ’ils me cherchaient dans les diverses estaminets del’arrondissement, où ils s’efforçaient de retrouver Françoise.

Je retournai chez M. Delavigne. Unevieille dame rose et blonde, qui ressemblait à une poupéemécanique, se tenait assise dans un coin de la boutique et agitaitdevant elle un éventail sur lequel était peint un clair de luneromantique. Un gros monsieur en redingote, aux cheveux d’un noiroutrageant, faisait à voix basse ses recommandations àM. Delavigne.

– Soyez tranquille, dit le coiffeur, trèshaut, vos collègues n’y verront rien. Elle aura quelques cheveuxgris artistement semés, de-ci, de-là, comme des pâquerettes dans unpré. Dame, avec l’âge, monsieur le doyen, il faut savoir fairequelques sacrifices ! Mais ne craignez rien, vous aureztoujours l’air aussi jeune !

Le gros monsieur mit un doigt sur ses lèvreset s’éloigna discrètement.

À son tour, la vieille dame chuchota quelquesmots à l’oreille de M. Delavigne. Je l’aurais sûrement vurougir de les prononcer, si son visage n’était isolé de ma vue parun laquage minutieux.

– Bien, répondit M. Delavigne, de sa mêmevoix forte et timbrée. Je vais vous donner cette crème de beauté,madame de Prunerelles ! Avec elle, ces petits accidentsn’arriveront plus. C’est un produit parfait, je vous le jure.Aucune rougeur, aucune ride ne peut lui résister.

Je me demandai en quoi ces rougeurs, ces ridespouvaient affecter Mme de Prunerelles, puisqu’ellecouvrait le tout du même vernis rose et compact, mais j’abandonnaibientôt ce sujet de réflexions, car M. Delavigne venait àmoi.

– Monsieur Salerne, me dit-il, vousenfin ! Ah ! quel bonheur ! Je suis aussi heureux devous revoir que si on me donnait vingt francs, tenez, de la main àla main, sans que j’aie rien fait pour les gagner. Que vousfaut-il ? Un bon complet, n’est-ce pas ? Ma parole, il ya bien six mois qu’on ne vous a aperçu dans le quartier !

Je lui racontai la cause de mon absence ;il en fut extrêmement affecté et ne parut reprendre goût à la vieque lorsque je lui eus affirmé que mon frère était enfin hors dedanger.

– Dieu soit loué ! me dit-il. Moi aussi,j’ai eu un frère. Oh ! je n’avais pour lui ni grandattachement, ni grande antipathie. Je ne l’aurais pas assassinécomme Caïn, mais je ne lui aurais pas donné ma part de lentilles,comme Esaü. Il habitait l’Espagne, je ne l’ai pas vu une fois envingt ans, et nous ne nous écrivions jamais. Mais il est mort, et,lorsque je l’ai appris, il m’a semblé d’abord que ça m’était tout àfait égal. Et puis, je me suis souvenu d’un timbre du Guatemala,avec un oiseau dessus, qu’il m’avait donné quand j’avais sept ans,et j’ai pleuré pendant trois jours.

Je demandai à M. Delavigne s’il avaitappris la mort de Valère Bouldouyr. Ce fut même de ma part uneparole bien imprudente, car sa surprise fut si vive qu’il faillitme couper une oreille.

– Mort, monsieur Bouldouyr, mort ! À quise fier, Seigneur !

Je crus un moment que jamais M. Delavignene se remettrait à sa besogne et que la mousse sécherait sur monvisage, sans que ma barbe fût endommagée.

Enfin M. Delavigne parut reprendre sesesprits :

– Voici bien des années, monsieur Salerne,dit-il enfin, que je fréquente ce quartier. J’y ai fait un grandnombre d’observations, car, avant tout, monsieur Salerne, ne vous ytrompez pas, je suis un observateur. Eh bien ! je suis bienforcé de reconnaître que peu à peu tout le monde finit par mourir.C’est une chose que l’on ne sait pas en général. On a peine àl’imaginer et, certainement, on ne le croirait pas, si l’espritd’observation n’était pas là pour nous faire toucher du doigt uneaussi triste réalité ! M. Bouldouyr y a donc passé commeles autres ! Je n’aurais jamais cru cela de lui. Il semblaitsi sûr de soi, si tranquille, si peu sujet eux erreurs et auxfaiblesses de ce monde. Quelle leçon, monsieur Salerne ! Voilàcomment s’en vont les plus forts, les plus énergiques. Qu’attendredes autres ?

Après un moment de silence, M. Delavigneme demanda ce qu’était devenue cette jeune fille que l’on voyaittoujours appuyée à son bras. Je fus forcé de reconnaître qu’elleavait mystérieusement disparu.

– Je dois vous avouer que je l’ai aperçuerécemment, me dit M. Delavigne, avec beaucoup de prudence.J’hésitais à vous le raconter car vous m’avez interdit une fois, unpeu vivement, de revenir sur ce sujet… Vous savez, monsieurSalerne, que je suis un homme simple et de goûts modestes. Ilm’eût, certes, été plus agréable de vivre dans un milieu élégant etmondain, où mes qualités d’observateur eussent trouvé un champ pluslarge ; mais je dois me restreindre au milieu plus simple oùla destinée m’a fait naître. Aussi, pour me distraire de mesoccupations vulgaires, vais-je de temps en temps à la Promenadede Vénus jouer aux dominos ou résoudre les rébus del’Illustration, avec quelques amis de mon goût, quelquesbons garçons comme moi que rien ne réjouit davantage qu’une saineintimité et la satisfaction d’une compréhension mutuelle.

Ici, M. Delavigne perdit le fil de sondiscours en tentant sournoisement de me noyer ; mais jerésistai victorieusement à cet assaut, et je ressorts de mon baind’écume, soufflant, grognant et à demi étouffé, pour entendre lerécit de mon coiffeur.

– Donc, un de ces soirs, j’étais assis sur unebanquette, quand je vis entrer cette belle jeune fille que voussavez, avec un gros monsieur rouge et content, admirablement bienrasé et passé au cosmétique. On se serait fait la barbe devant sescheveux, tant ils ressemblaient à un miroir ! Ils s’assirenttous deux à côté de moi, et le gros monsieur commanda un bock. Jefus très attristé de penser que cette demoiselle n’était ni avecM. Bouldouyr, ni avec ce jeune homme à favoris blonds, avecqui je l’ai rencontrée souvent et que vous me disiez être sonfiancé. Mais je remarquai qu’elle portait une alliance. D’ailleurs,elle tutoyait son compagnon. Ici encore, monsieur Salerne, mon dond’observation m’a appris que jamais les jeunes filles n’épousentles garçons avec qui elles ont été fiancées !

– Et que disaient-ils ? m’écriai-je, enproie à la plus grande agitation. Pour l’amour de Dieu, mon bonmonsieur Delavigne, tâchez de vous rappeler leursparoles !

– Ce gros monsieur si bien rasé adjurait lajeune femme de devenir raisonnable. – »Mais je le suis, je lesuis, répondait-elle d’un air résigné. » – »Non,disait-il, pas encore, mais je crois que vous le deviendrez à monexemple. » Et puis ils parlèrent d’un héritage, d’une villequ’ils allaient habiter et dont j’ai oublié le nom.

– Était-elle triste ? Gaie ?

– Ni l’un ni l’autre, il me semble, maistranquille et indifférente. Elle avait l’air d’être mariée depuistrès longtemps.

– Et lui, comment se comportait-il avecelle ? vous a-t-il paru gentil maussade ou brutal ?

– Oh ! pas brutal toujours ! Maiscomment Vous dire ? Prétentieux, puéril, protecteur…

Je reconnaissais bien dans ce portrait mondéplorable filleul ! Que n’avais-je eu, malgré mon âge encoretendre, la bonne idée de l’étrangler, le jour où ses parentsm’avaient demandé de le tenir sur les fonts baptismaux !

– Ils restèrent ainsi, à côté de moi prèsd’une demi-heure ; puis, au moment de s’en aller, ce monsieurfit observer au garçon qu’il lui avait donné une pièce douteuse.« Rappelle-toi toujours ceci, dit-il à sa femme, en setournant vers elle, ici-bas, chacun ne pense qu’à nous tromper. Lasagesse est de se méfier de tout le monde ! »

Hélas ! la sagesse de Françoise eûtconsisté surtout à se méfier de lui ! Mais que pouvait-ellefaire contre le destin ?

Je quittai M. Delavigne en proie à unegrande mélancolie. Derrière la vitrine de sa boutique, une tête decire continuait a sourire, du même sourire coquet, morne etfroidement aguicheur, et je fis la réflexion, je m’en souviensbien, que la tête de cire de mon coiffeur eût certainementconstitué l’épouse la meilleure et la plus raisonnable qu’eût pusouhaiter Victor Agniel !

Chapitre 24Où le retour est plus mélancolique que l’adieu.

 

« La marquise, au comte qui lui donnela main. – C’est inconcevable que le temps ait changé comme celad’un moment à l’autre !

Le comte. – Mais, madame, c’est une chosetoute simple, et qui arrive tous les jours. »

Carmontelle.

 

Du temps passa. Des semaines d’abord, puis desmois me séparèrent de ce morceau de ma vie où j’avais connu ValèreBouldouyr et ses amis. Je pensais souvent à eux et à Françoise,mais le souvenir que j’en gardais devenait chaque jour plus vague,plus indistinct. Il me semblait avoir rêvé cet épisode plutôt quel’avoir vécu. Parfois, le soir, au coin de mon feu, au retour d’uneexpédition sur les quais ou chez un lointain bouquiniste, – plus oumoins fructueuse ! – j’essayais de me représenter les traitsde mon vieil ami ou de sa nièce. Déjà, leur image me fuyait :je croyais toujours que j’allais saisir leur physionomie dans saréalité, dans son relief, mais ce n’était jamais qu’une image àdemi perdue, comme un daguerréotype, et qui fondait, pour ainsidire, devant mon regard.

Le printemps ramena la vie et la gaîté sousles charmilles du Palais-Royal que l’hiver avait rendues âpres etnues. Je vis de nouveau le paulownia, tout contracté, ouvrir dansun bois charbonneux ses étoiles d’un violet pâle ; de richescouleurs coururent sur les parterres, les cris des enfantsmontèrent jusqu’à ma fenêtre ; puis l’été combla de sonhaleine de fournaise le tranquille et noir quadrilatère auxpilastres réguliers.

Et je saluai l’anniversaire de la disparitionde Françoise, puis de mon départ pour Nantes.

Un soir d’août, je lisais un de ces livresmétaphoriques, obscurs et musicaux, qui me rappelaient la jeunessede Valère Bouldouyr, quand la sonnette de mon appartement tinta.Peu après, on introduisit un grand jeune homme blond. Je me levai,et soudain je dressai les bras en signe de surprise : c’étaitLucien Béchard.

Il avait beaucoup changé ; il me semblaplus viril et plus triste. Ses favoris étaient rasés, ses cheveuxcourts ; une moustache en brosse se hérissait au-dessus de seslèvres. Hâlé, les épaules élargies, la voix sonore, il me rappelaità peine le voyageur de commerce romantique, qui m’avait quitté,voici plus d’un an !

Tant de souvenirs douloureux entraient aveclui dans la pièce que je ne savais que lui dire et qu’il se taisaitpareillement. Enfin il vint s’asseoir dans un fauteuil bas, del’autre côté de mon bureau.

– Je suis arrivé, il y a cinq jours, fit-il,sans hausser la voix. Ma première visite est pour vous. Je suis siému de vous voire, Pierre ! Il me semble que tout n’est pasfini…

Il ajouta :

– Vous vous en souvenez, mon voyage ne devaitêtre que de six mois. Mais j’ai demandé à le prolonger. Je savaisque je n’avais plus rien à faire ici. Je reviens avec la situationbrillante que l’on m’avait offerte et que le succès de mon voyage ajustifiée. À quoi bon, maintenant ? Elle ne peut plus meservir à rien ! Étiez-vous là quand Valère est mort ?

Je lui racontai ce que vous savez déjà, monabsence de Paris, mon retour, ma surprise.

– Et elle, savez-vous pourquoi ellem’a quitté sans un mot, sans un adieu, pour épouser ceM. Agniel ?

Je lui dis ce que j’avais appris, ce que jesoupçonnais. Béchard, machinalement, mettait en équilibre de menusbibelots sur une pile de brochures. Soudain, l’une d’elles bascula,et l’édifice entier roula sur le sol.

– Personne ne saura ce que j’ai souffertlà-bas ! Moi-même, je ne me doutais pas que je l’aimais à cepoint. Un soir, à Sao-Polo, j’ai pris mon revolver et je l’ai armé…Ce qui m’a sauvé, je crois, c’est le désir de savoir la vérité. Iln’est pas possible qu’elle m’ait menti, qu’elle ait joué lacomédie. Alors ?

Il leva la tête, sa belle tête brunie etmélancolique.

– Il faut que vous me rendiez un service,dit-il. Nous irons la voir ensemble.

– Mais personne au monde ne sait où elleest !

– Allons donc ! On ne disparaît pas commecela. Ne vous occupez de rien, je ferai les recherches nécessaires.Je ne vous demande que de m’accompagner le jour où je connaîtrai lelieu où elle se cache. Comme vous êtes l’ami de son mari, vouspourrez tout de même entrer chez elle, et vous lui demanderez uneentrevue en mon nom. Je veux la revoir encore une fois, unedernière fois…

Je le lui promis. Il répétait :

– Je veux savoir, savoir… Je ne peux pascroire qu’elle m’ait trahi. Il y a quelque chose que je necomprends pas.

J’admirai cette sorte de foi en Françoise, etje me demandai si j’aurais eu la force de la garder ainsi, dans lecas où cette mésaventure me fût advenue. Et cependant, au fond demoi-même, je conservais la même conviction ; j’étais, il estvrai, plus désintéressé dans la question.

Il m’apprit, avant de me quitter, que c’étaitpar son ami Jasmin-Brutelier qu’il avait été tenu au courant detous ces événements.

– Il est heureux, lui, conclut-il. Il n’estpas seul au monde…

Pendant quinze jours, je fus sans nouvelles deLucien Béchard. Il reparut au bout de ce laps de temps.

– Êtes-vous toujours décidé àm’accompagner ? me dit-il en entrant.

– Plus que jamais !

– Eh bien ! j’ai trouvé la piste deFrançoise. Son mari a acheté une étude de notaire à Aubagne, quiest une toute petite ville, près de Marseille. Ils y vivent tousles deux. J’ai leur adresse. Quand partons-nous ?

Le surlendemain, Lucien Béchard et moi nousprenions à la gare de Lyon le train de 8 heures 15.

Chapitre 25Que contient la leçon de ce livre ?

 

« Le souffle est la mort, le souffleest la fièvre, le souffle est révéré des dieux ; c’est par lesouffle que celui qui dit la parole de vérité se voit établi dansle monde suprême. »

Atharva-Véda (Liv.XI).

 

À peine arrivés à Marseille, nous partîmespour Aubagne. Un tramway nous y conduisit, qui, pendant une heure,nous fit rouler dans les flots de poussière, entre des arbres siblancs qu’ils semblaient couverts de neige. Bientôt, nous vîmesautour d’une double clocher se serrer plusieurs étages de maisonsdécolorées, aux tons éteints, tassées les unes contre les autres,avec la disposition des minuscules cités italiennes, qui sontvenues à l’appel de leur campanile.

Nous descendîmes au commencement d’unboulevard, que signalait une fontaine et au milieu duquel un marchéde melons occupait plusieurs mètres carrés. L’ombre légère desplatanes allait et venait sur de bourgeoises façades, d’un bonstyle provincial.

– Est-il possible qu’elle vive ici !murmura Lucien Béchard, jetant un regard de mépris aux habitantsqui vaquaient de-ci, de-là, plus paysans que citadins, l’airindifférent et inoccupé.

Mais je ne partageais pas le dédain de moncompagnon de route. Quelque chose me plaisait dans l’atmosphère dela petite ville provençale, dans son aspect rustique (j’y voyaissurtout des marchands d’objets aratoires), dans son silence et sondésœuvrement, dans son grand soleil blanchâtre qui s’engourdissaità demi, dans ses cours ombragés et poussiéreux.

– Cours Beaumond, m’avait dit Lucien.

Nous le trouvâmes sans peine : vasteesplanade, fermée sur trois côtés par des maisons de deux étages,aux volets demi-clos, et que la rue de la République longe encontre-bas. Quatre rangs de hauts platanes poudreux y formaientdeux voûtes fraîches, et au milieu, un grand bassin d’eau presqueputride, verte comme une feuille, portait un motif en rocaille,dont la fontaine était tarie.

Nous distinguâmes tout de suite l’habitationde Victor Agniel ; c’était une façade en trompe-l’œil, peinteà l’italienne, couleur de fraise écrasée, avec de faux pilastres etde fausses corniches café au lait.

J’y sonnai hardiment.

– Monsieur Agniel est en voyage, me dit uneservante mal tenue. Il ne reviendra pas avant après-demain. Madameest sortie, mais elle rentrera pour déjeuner… Si Monsieur veutrevenir cet après-midi.

Je laissai ma carte et rejoignis Béchard.

– Nous avons de la chance, lui dis-je, jecrois que nous verrons Françoise toute à l’heure.

Mais il me jeta un coup d’œil douloureux et neme répondit pas. Nous flânâmes un moment encore sur le cours ;trois ouvrières, sorties d’une usine toute proche, se moquèrent denous ; des mouchoirs de couleur, serrés autour de la tête,protégeaient leurs cheveux. La plus belle, les genoux croisés,laissait voir qu’elle avait les jambes nues, des jambes rondes,musculeuses et brunes. Un certain air d’animalité heureuse, de joiede vivre puissante, animait ces jeunes femmes, et toutes celles quenous rencontrâmes ensuite en déambulant par les rues.

Nous nous réfugiâmes pour déjeuner dans unesalle de restaurant, profonde et froide. La personne qui nousservit, haute et singulièrement fine, mais d’une pâleur étrange,avait l’air du moulage en cire d’une vierge siennoise. Et commeintrigué, je lui demandais son origine, elle me répondit enrougissant qu’elle était de partout.

Cependant, Lucien Béchard se montrait de plusen plus nerveux. Il repoussait les plats, buvait à peine, regardaitl’horloge avec désespoir.

– Nous ne pouvons tout de même pas nousprésenter chez Mme Agniel avant deux heures, lui dis-je.

Il consentit à partager avec moi un peu decafé et de vieille eau-de-vie. Au moment de partir, il étendit samain maigre sur mon bras.

– Pierre, me dit-il, j’ai presque envie de n’yplus aller !

Je haussai les épaules et il me suivit. Lecours Beaumond était plus solitaire encore et plus silencieux quele matin. Au pied d’un arbre, une vieille femme y moulait soncafé.

– Vous verrez qu’elle ne nous recevra pas, fitBéchard.

Mais la domestique nous avertit que Madameallait descendre ; puis elle nous fit entrer dans un grandsalon obscur. Au bout d’un moment, nous finîmes par distinguer desmeubles recouverts de housses, une garniture de cheminée ridiculeet des tableaux invraisemblables dans d’énormes cadres dorés.

Et soudain la porte s’ouvrit, et Françoiseparut :

– Mes amis ! Dit-elle, toutsimplement.

Elle nous tendait une main à chacun, et j’eusenvie de pleurer en y posant mes lèvres.

– Vous, vous ! répétait-elle. Que je suisheureuse de vous voir ! Lucien, vous m’avez doncpardonné ?

Nous ne savions que répondre à si simpleaccueil ; nous étions, je pense, préparés aux colloques lesplus pathétiques, mais pas à cette naïve spontanéité !

– On n’y voit pas beaucoup, fit-elle, ens’asseyant. Mais cela vaut mieux !

Je ne la distinguais pas très bien, mais elleme parut changée : j’eus l’impression d’une nymphe de marbre,soumise à l’incessante action de l’eau et qui en demeure commevoilée.

Et nous parlâmes du passé ; ellem’interrogea longuement sur l’oncle Valère et sur ses derniersjours. Elle n’avait appris sa mort que longtemps après, par un motde Marie Jasmin-Brutelier.

– J’ai craint d’abord que ma disparition n’aitcontribué à sa mort. Mais c’est impossible, n’est-ce pas ?

Nous n’osâmes pas la détromper. Et tout àcoup, Lucien éclata :

– Oh ! Françoise, Françoise, pourquoim’avez-vous traité ainsi ?

Elle parut stupéfaite et hésita un moment.

– Hélas ! répondit-elle enfin, j’ai peurde ne pas savoir m’expliquer… Si vous m’aviez vue dans ma famille,vous comprendriez mieux. Je suis une pauvre petite bourgeoise, aufond, vous savez. Quand j’ai rencontré l’oncle Valère, il m’a faitcroire de trop belles choses. Il m’a expliqué que j’étais sa fillespirituelle, que je serais sa revanche sur la vie. Il me rendaitpareille à lui, romanesque, exaltée, n’aimant que ce qui estpoétique et sublime. Et quand j’étais avec lui, il me semblaitqu’il avait raison et que je ne serais heureuse qu’à condition delui ressembler. C’était cette Françoise-là que vous rencontriez,Lucien… Et puis, je le quittais, et je rentrais chez moi, dans cetintérieur morne, pratique, terre à terre ; alors il me fallaitbien reconnaître que j’étais surtout une Chédigny. Je ne comprenaisplus rien aux magnifiques illusions de l’oncle Valère ; cesinstants passés auprès de lui auprès de vous, me semblaient unrêve, un rêve que j’aurais voulu faire durer, mais dont je savaisbien qu’il s’évanouirait un jour…

Elle se tut quelques secondes, puiscontinua :

– Il s’est évanoui ! Un jour, je me suistrouvée seule, sans espoir de m’évader, odieusement traitée par unefamille impitoyable et n’ayant d’issue que dans un mariage moinspénible encore que la vie que je menais. Comment aurais-je lutté,Lucien, et avec quels éléments de succès ? Si vous aviez étéen France, j’aurais pu m’échapper, vous rejoindre peut-être… Maisen Amérique du Sud ! Vous attendre ? Mais vous-mêmen’auriez plus su me découvrir, ni m’appeler ! Et puis, lapetite François était morte. Je savais que je vous aimais, que jevous aimerai toujours, mais avec la meilleure part de moi-même, etcette part-là n’avait plus le droit de vivre. Elle est toujours làquelque part, qui rêve, enfermée au cœur de ma conscience. Maisc’est comme si une morte vous aimait… Moi, je suis Mme VictorAgniel, et l’autre, là-bas, tout au fond, n’a plus de nom :c’est un fantôme.

– Au moins, dis-je, ému, n’êtes-vous pasmalheureuse ?

– Ni heureuse, ni malheureuse. J’ai une fille,j’ai un ménage à diriger, j’ai une maison à surveiller. Victor estgaspilleur et désordonné, il faut que je sois toujours présentepour avoir l’œil à tout.

– Lui, m’écriais-je, l’homme siraisonnable !

– Raisonnable ? fit-elle, en souriant.C’est un vrai enfant ! Il n’a que des projets absurdes et desinventions excentriques. Il faut sans cesse que je le ramène au bonsens. Non, je ne suis pas malheureuse, ajouta-t-elle, avec énergie.Victor est bon, avec ses airs suffisants et solennels, et je suisassez libre. Nous passons de longs mois à la campagne, – c’est parhasard que vous me trouvez ici en ce moment, – j’ai beaucoup debêtes et je les aime. Je ne suis pas malheureuse, mais il y al’autre, là-dedans, qui se plaint toujours, elle ne pense qu’aupassé…

Il y eut un long silence.

– Voyez-vous, dit Françoise, il ne faut jamaisprendre l’escalier d’or. Les grands poètes l’ont en eux-mêmes, dansleur propre pensée, mais le rêve des grands poètes, on ne leréalise pas dans ce monde, en tournant le dos au réel. Je crois quel’oncle Valère se trompait sur le sens de la poésie… Je vousdemande pardon de vous dire ces choses, ajouta-t-elle, confuse.Vous les comprenez mieux que moi.

Et se tournant vers Lucien :

– Il faut vous marier, Lucien. Donnez-moi lajoie d’être heureuse de votre bonheur !

– Oui, oui, répondit-il.

Mais je vis qu’il avait hâte de prendre congéde Françoise.

– Vous reviendrez, dit-elle. Victor seracontent de vous voir ! Ce n’est pas un ogre, voussavez !

Nous le lui promîmes et nous la quittâmes.

Au moment de franchir le seuil, je meretournai. Comme la naïade semblait usée derrière le voile d’eau,qui l’avait séparée de nous et qui l’en isolait encore !

Le battant de la porte se referma doucement.Nous fîmes quelques pas en silence. Lucien marchait sans rienvoir.

– Excusez-moi de vous laisser un moment, medit-il soudain. J’ai besoin de me sentir seul. Voulez-vous que nousnous retrouvions au restaurant, ce soir, à sept heures ? Nousreprendrons le tramway ou le train, après le dîner.

Il s’en alla, au hasard, à travers les rues,et je le regardai longtemps qui marchait au hasard, abandonné à satristesse, à ses chimères défuntes.

Et je m’en fus aussi, dans une directiondifférente, n’ayant guère d’autre but que lui et songeant à montour au passé. Un boulevard ombragé me jeta dans un cheminrocailleux, escarpé. Je le suivis, entre des maisons jaunes,pavoisées de linges pendus, et des murs décrépits. Puis, au delàd’un jardin d’aloès et d’arbres de Judée, je vis s’ouvrir ungouffre d’azur, et quelques pas de plus me portèrent sur un vasteespace.

C’était une grande aire ensoleillée quidominait la ville et ses alentours. Des brins de paille brillaientencore entres ses cailloux ronds. Deux chapelles de Pénitents s’ysuccédaient, toutes deux ruineuses, aveuglantes de blancheur,portant avec orgueil des façades Louis XIV, dans une sorte dedésert où retentissait une école de clairons. À l’un des bouts duvaste espace, montait le clocher pointu de l’église, dont la clochependait comme un gros liseron de bronze. Plus haut que l’esplanademême, le cimetière multipliait ses édifices et ses croix.

Une paix magnifique, un grand conseild’acceptation et de sagesse, tombait de ce lieu éblouissant etpoussiéreux, comme retiré en dehors du siècle, entre la Nature etla Mort.

J’allai jusqu’à la pointe du promontoire.

Des deux côtés, des étages de terrassesgrimpaient, avec un mouvement insensible, d’insaisissablesondulations de terrains, courant d’un élan unanime jusqu’au pieddes hautes falaises, couleur de l’air, qui fermaient le pays. Desoliviers, des agglomérations d’arbres sombres, des saules àéclairs, des pyramides de cyprès, se suivaient, se mêlaient,laissant, de-ci, de-là, transparaître une muraille pâle, une maisoncomme élimée par le temps, une usine écrasée de soleil. Tout celaallait, comme une seule masse, mourir au bas d’un contrefort de lacolline, rond et puissant comme la tête de l’humérus, et plus haut,le sommet de Garlaban émergeait à la façon d’une table.

En me retournant, je voyais, au premier plan,le vaisseau d’une des chapelles Louis XIV, au flanc duquel unclocher lézardé penchait la tête. Cette longue nef se continuaitpar un mur fait d’oranges et de roses sèches, semé de caillouxblancs, qui portait à son front des genêts desséchés et des pinsbleuâtres et qui tombait à pic sur un gazon pelé.

Les moindres détails de ce paysage classiquese gravaient dans mon esprit. Tout respirait ici l’amour de laterre, la fête silencieuse des saisons, les pensées sereines, quis’exhalent de l’âme purifiée, quand elle a accepté de faire corpsavec le réel.

En me retournant, j’aperçus, s’enfonçant sousles voûtes à demi effritées des vieilles maisons, une rude pente depierre, qui, par un autre détour, menait aussi à ce plateauspacieux. Cela me remit en mémoire l’étrange escalier de ValèreBouldouyr et les paroles de Françoise. Je tournai de nouveau latête vers Garlaban. Une buée bleuâtre flottait sur toute chose,voilant même le soleil brutal. Une poésie sacrée, un lyrismereligieux, s’élevaient du sol brûlant et dur, tout tramé de mortset de racines. Les arbres fumaient dans l’or de l’après-midi. Leschamps tranquilles se soulevaient avec béatitude, et l’onentendait, malgré les cigales, des bruits de scierie monter despaisibles vallons.

Je compris alors que l’on n’atteint pas lasagesse en gravissant un escalier d’or et que la vérité importeseule au monde.

Paris, juin 1919 – Vitznau, juillet1921.

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