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L’Esclave amoureuse

L’Esclave amoureuse

de Gustave Le Rouge

Chapitre 1

 

Il y avait plus de soixante ans que l’empereur Napoléon, pressé d’argent, avait vendu les provinces de la Louisiane à la République des États-Unis ; mais, en dépit de l’infiltration yankee, les traditions des créoles français se perpétuaient.

M. de Saint-Elme, dont la plantation était située à vingt milles de la Nouvelle-Orléans, occupait plus de six cents esclaves qu’il traitait avec une bonté devenue proverbiale.

On disait couramment : Heureux comme un noir de M. de Saint-Elme.

Ce matin-là, M. de Saint-Elme se leva de bonne heure. Il se trouvait debout au moment même où le commandeur de la plantation, Vulcain – un pauvre diable boiteux de naissance – soufflait dans un coquillage pour appeler les noirs au travail et diriger les divers ateliers de travailleurs vers les acréages de coton et de cannes à sucre.

Vulcain faisait siffler sa« rigoise » d’un air de nonchalance tyrannique, mais lesnoirs, confortablement vêtus de pantalons de cotonnade et dechemises de grosse toile, la face épanouie d’un large sourire, auxdents blanches, hochaient la tête avec une bonhomie malicieuse etvenaient s’aligner en ordre en face du bénévole commandeur.

Pour Vulcain, la « rigoise » étaitun insigne luxueux, un meuble de parade, quelque chose decomparable au bâton de commandement que l’on voit figurer aux mainsdes généraux mestres-de-camp dans les tableaux de Lebrun oud’Hyacinthe Rigault.

Si Vulcain avait jeté sa rigoise dans unbuisson de cannes infesté de serpents à sonnette, il est hors dedoute qu’elle lui eût été rendue beaucoup plus vite que le bâton dugrand Condé.

Les noirs se rendirent au travail avec uneallégresse qui eût fait réfléchir Fourier et Kropotkine et mêmeKrupp et Lebaudy.

Ces esclaves étaient heureux parce qu’on lestraitait paternellement.

Après le départ des noirs qui s’égaillèrentdans l’immense océan des cultures, la plantation rentra pour uninstant dans le silence.

L’habitation de M. de Saint-Elmeétait fort ancienne. Par ses chaînes de pierre blanche, ses murs debrique et son toit presque vertical et d’ardoises violettes quesurmontaient des girouettes, par ses deux ailes en avancée sur lacour d’honneur que décoraient un jet d’eau et des sirènes debronze, elle évoquait le souvenir du siècle de Louis XIV.

Le parc, dessiné d’après Le Nôtre et retouchépar la nature qui fait les forêts vierges, était riche de cyprès etde lauriers centenaires, de palmiers énormes dont les têtes finess’encapuchonnaient d’une fourrure de lianes.

La maison était située sur une hauteur oùs’étageaient trois terrasses plantées de citronniers, d’orangers etde bananiers.

Un vrai jardin des Hespérides avec, çà et là,des faunes, des satyres, des fontaines et des stèles rongésd’humidité. Tout cela, enterré sous la verdure, n’en paraissait queplus beau.

Derrière la demeure, sur l’autre versant de lacolline, c’était les écuries et la porcherie : tout le côtéfumier d’une large exploitation.

Derrière encore, s’alignaient les cases desnègres, rêve réalisé d’un Jules Guesde créole, avec leurs petitsjardins symétriques et leurs murailles de torchis ornées deverroteries et précédées de parterres de fleurs criardes.

C’est vers ces communs queM. de Saint-Elme se dirigea. C’était un homme d’unetrentaine d’années, la barbe longue, les cheveux bouclés sous unfeutre à larges bords, le nez noble, un peu prononcé : laphysionomie d’un homme d’action résigné au rêve ou peut-être d’unhomme de rêve résigné à l’action.

Vulcain, déjà revenu de la corvée matinale,tenait la bride d’un magnifique mustang croisé d’arabe, une bête àla poitrine large, au garrot fin, à la tête intelligente, et quin’avait jamais connu les horreurs du fouet ni de l’éperon.

M. de Saint-Elme monta en selle,suivi de deux noirs, Jupiter et Monsieur, qui devaient aider leurmaître à ramener à la Nouvelle-Orléans un troupeau d’unecinquantaine de mules arrivées de France sur un de ces grandsclippers à voile qui, à cette époque, devançaient, dans leurstrajets, les bateaux à vapeur.

Au moment de franchir la porte charretièredonnant sur une longue avenue de palmiers,M. de Saint-Elme se retourna et agita la main ensouriant.

La jalousie d’une des fenêtres du premierétage s’écarta et le visage d’une jeune femme dans toutl’épanouissement de sa beauté apparut joyeux. Elle accompagna degentils gestes d’adieux le départ du planteur.

Mais sitôt que le petit cortège se fut perdusous l’ombrage impénétrable des palmiers,Mme de Saint-Elme fit claquer la jalousie d’ungeste brusque et dit d’une voix haletante et comme oppresséed’amour :

– Allons ! Lina !dépêche-toi ; mon Pascalino doit attendre déjà au bout dujardin près de la Cascade de l’Homme-Rouge. Dis-lui qu’il vienne entoute hâte. Nous avons toute la journée devant nous…

Lina, une négresse de quinze ans et d’unebeauté tout animale, eut un sourire de complicité et se hâta dedisparaître, en faisant osciller ses hanches de ce mouvement dutorse particulier aux négresses et aux créoles et que les marinsexpriment familièrement par le terme « chalouper ».

La chambre deMme de Saint-Elme était décorée avecrichesse ! Les meubles étaient de mahony et d’acajou. Çà etlà, luxe suprême, s’étalaient des bibelots venus d’Europe.

Mme de Saint-Elme torditnégligemment ses lourds cheveux blonds violemment parfumés parl’eau de jasmin, revêtit un peignoir de surah bleu orné dedentelles et mit à ses pieds nus de splendides babouchesbrodées.

Sur un signe d’elle, une vieille négresse,laide comme une sorcière de Goya et dont les seins pendaient commedes gourdes, refit en un clin d’œil le lit tiède encore du sommeildes époux, secoua les moustiquaires, courut au jardin cueillir unebrassée de fleurs fraîches, cependant que sa maîtresse donnait unedernière touche à sa toilette et polissait ses ongles à l’aided’une petite lime de vermeil.

Mme de Saint-Elme étaitflamande d’origine et sa beauté était plus puissante que délicate.Avec sa peau très blanche, ses grands yeux bleus vicieux et seslèvres trop fortes et trop rouges, c’était une vraie commère deRubens.

Sous son peignoir mal attaché, ses seins,d’une rotondité majestueuse, dardaient leurs pointes vermeilles etdures comme en embuscade sous la dentelle.

Bien des Parisiennes anémiques eussent enviéses bras blancs et roses comme ceux d’une belle bouchère. Sa croupeétait puissante et nerveuse.

Mais ses mains et ses pieds étaient sansfinesse.

Aucun idéal ne se lisait dans ses regardslarges et vides. Sous sa toison de blonde, presque rousse,Mme de Saint-Elme ou – comme ses noirsl’appelaient familièrement – Mme Léonore, était unbel animal de luxure et rien de plus.

Sept ans auparavant,M. de Saint-Elme avait rencontré sur les quais de bois dela Nouvelle-Orléans, une jeune fille tout en larmes. Très bon, trèssentimental même, le créole avait consolé l’inconnue et s’étaitfait raconter sa lamentable histoire.

Léonore Prynker, l’aînée de quatre enfants,était partie pour l’Amérique avec un convoi d’émigrants. Elledevait trouver, en arrivant, une place de femme de chambre ;mais les racoleurs qui l’avaient embauchée et payée à ses parents,dans un faubourg d’Anvers, la menèrent tout droit dans un desmauvais lieux de la ville.

On la fessa, on la battit et toute unesemaine, elle fut en proie aux assauts furieux des riches mulâtresqui payaient sans compter pour posséder cette belle chair blanche,amoureuse et passive.

Dans un ressaut d’énergie et de honte, elles’était enfuie.

M. de Saint-Elme, touché jusqu’aufond de l’âme, prit la jeune fille sous sa protection.

Il l’emmena chez lui et lui donnaprovisoirement le poste de première lingère dans son magnifiquedomaine de l’Homme-Rouge.

Le créole, faible et bon, enthousiaste etcrédule, était de cette race de vieux gentilshommes français quisont amoureux de toutes les femmes et qui déploient envers toutesune galanterie délicate et raffinée.

Il fit à la belle Léonore une cour en règle.Les bouquets, les petits soins, les cadeaux occupèrent trois moisentiers. Les jours passèrent comme un rêve.

Très timide, la jeune fille eût cru abuser dela situation en brusquant les choses.

Pourtant, elle eût accordé facilement à celuiqu’elle considérait comme son bienfaiteur, ce qu’elle avait laisséprendre, de force il est vrai, à tant de répugnants inconnus, dansles nuits chaudes de la maison close.

Il y avait même des soirs d’orage et delangueur où elle se prenait à regretter le choc brutal des mâles,les étreintes sauvages des mulâtres et des matelots.

M. de Saint-Elme rôdait autourd’elle, heureux des plus menues caresses, content pour tout un jourd’un baiser furtif.

Le hasard précipita les événements. Une nuit,un commencement d’incendie, causé par l’imprudence d’une négressequi s’était endormie en fumant un de ces cigares minces et longsque l’on appelle « bouts de nègres », se déclara dans lescombles de l’habitation.

Léonore, demi-nue, affolée, se précipita horsde sa chambre.

M. de Saint-Elme l’accueillit dansla sienne.

Dans son égarement, elle serrait dans ses brasson bienfaiteur dont la timidité et les scrupules s’évanouirent,peu à peu, au contact de ce beau corps, ardent et jeune, tremblantde peur et encore moite de sommeil.

M. de Saint-Elme oublia touteretenue et plongea avidement son visage dans la flamboyantechevelure d’où s’exhalait un bestial et entêtant parfum.

Fou d’amour, il s’occupa à peine de l’incendieque les noirs éteignirent comme ils purent. Non seulement Léonorene fit aucune résistance, mais elle se révéla, dès cette premièrenuit, comme une amoureuse pleine de fougue. On eût dit qu’elleavait l’intuition, la science des lentes caresses libertines.

Les gestes, appris pendant les huit joursd’orgie forcée passés à la Nouvelle-Orléans, elle se les rappelaitet les complétait, en ayant deviné, pour la première fois, toute laportée.

Au matin, les amants furent réveillés par laconque marine de Vulcain appelant les noirs au travail.

Léonore était souriante et fraîche.M. de Saint-Elme était ravi ; mais, les reinsbrisés, il ne put se lever avant midi.

Il trouva Léonore vêtue d’une robe bleue àpois rouges, une fleur de grenadier dans les cheveux. Souriante,elle le conduisit jusqu’à la véranda où le couvert était mis sousl’ombrage des jasmins de Virginie et des rosiers grimpants.

Les pyramides d’oranges, d’ananas et debananes luisaient entre de larges feuilles sur les compotiers decristal.

Des bouteilles du célèbre madère de Barnumrafraîchissaient dans des seaux pleins de glace ; un succulentrôti de venaison faisait pendant à un gigantesque saumon du lacPontchartrain, couché sur un plat d’argent, une rose dans lagueule.

Le déjeuner s’écoula délicieusement et l’onn’était pas au dessert que M. de Saint-Elme avait déjàdemandé officiellement la main de sa protégée.

Le bon gentilhomme se croyait obligé deréparer l’outrage qu’il pensait avoir commis envers Léonore. Lesformalités ne furent pas longues. Quinze jours après Léonore étaitdevenue Mme de Saint-Elme et une fêtemagnifique réunissait tous les riches créoles des environs.

Les trois terrasses plantées d’orangersétaient illuminées. Les noirs de la plantation, habillés de neuf,comblés de cadeaux, ivres de tafia et de pulqué, dansèrent labamboula jusqu’au matin.

Les premières années de cette union furentheureuses ; mais bientôtMme de Saint-Elme devint la proie d’un profondet incurable ennui.

Sentimental et naïf, un peu poète à sa façon,M. de Saint-Elme n’était pas la brute puissante, l’étalonhumain qui eût comblé la furieuse soif d’amour dont était brûlée lajeune femme.

C’est alors qu’elle s’éprit d’une ardenteamitié pour une petite négresse nommée Lina, dont les grosseslèvres rouges et les yeux étincelants lui avaient plu.

La mère de Lina, la vieille Vénus, avaitlongtemps habité la Nouvelle-Orléans.

À cette époque, il était d’usage, chezbeaucoup de créoles, d’accorder une liberté relative aux noirs enles laissant maîtres de gagner leur vie, comme ils l’entendaient, àla condition qu’ils rapportassent à leurs propriétaires, chaquesemaine, une somme fixée. C’était ce qu’on appelait « louerson corps » à un esclave.

Beaucoup de créoles ne se faisaient pas fautede tirer de gros revenus de la prostitution de leurs bellesesclaves, noires ou mulâtresses.

La vieille Vénus, avant d’être achetée avec safille Lina par M. de Saint-Elme, avait traîné dans tousles bouges de la ville.

Elle avait conservé de cette existence dedébauche des relations avec toutes les entremetteuses de laville.

Avec l’hypocrisie caressante de sa race, elles’insinua, peu à peu, avec l’aide de Lina, dans les bonnes grâcesde sa maîtresse.

Elle lui démontra qu’une jeune femme, belle,blanche et libre, n’était point faite pour la paresse et l’ennuid’un exil dans une plantation perdue en pleine forêt.

Mme de Saint-Elme ne sefit pas longtemps prier. Elle trouvait son mari trop bon, tropdoux, trop faible. Elle s’ennuyait précisément parce que l’on nelui refusait rien.

M. de Saint-Elme, à cause del’immense étendue de son domaine, était parfois absent plusieursjours de suite ; sa femme en profita. La vieille Vénus et safille ménagèrent à leur maîtresse une entrevue nocturne dans unemaison discrète de la ville, avec un des plus beaux jeunes hommesde la société créole.

Très promptement,Mme de Saint-Elme prit goût à ces escapades.Bientôt elle figura en bonne place sur ces listes secrètes que lesgarçons des grands hôtels et les entremetteuses présentent auxétrangers nouvellement débarqués, en louant avec une prudence etune pudeur alléchantes, leur amoureuse marchandise.

– C’est une dame de la haute société,susurraient-ils aux marchands de bestiaux ou d’esclaves venus duNord, aux trafiquants de coton fraîchement débarqués d’Europe.

La naissance d’un fils dontMme de Saint-Elme, malgré sa mémoire, ne putse rappeler quel était le véritable père, vint combler de joieM. de Saint-Elme et interrompit à peine quelques semainesle cours des fugues honteuses de la mère.

D’abord, les amants de rencontre de la jeunefemme se contentaient de lui offrir un bijou ou quelque autrecadeau acceptable ; mais, par l’influence diabolique de Vénuset de sa fille, Mme Léonore accepta bientôt del’argent.

Vénus qui, tout doucement, amassait un péculepour marier sa fille Lina et payer son affranchissement, débattaitles prix avec une âpreté toute professionnelle.

Mme de Saint-Elme étaitcotée cinq cents piastres, comme les plus belles mulâtresses etquarteronnes. Elle s’accommodait fort bien de cet état de choses etavec une inconscience absolue, heureuse de se faire ainsi un budgetpersonnel, elle se vendait et gaspillait l’or en toilettes,futilités et cadeaux aux esclaves pour acheter leur silence.

Elle aimait d’ailleurs son fils, le petitJacques, à sa façon. Chaque fois qu’elle revenait de laNouvelle-Orléans, les yeux vagues et les reins endoloris de sesfatigues amoureuses, elle rapportait à l’enfant mille babioles.

Jamais prince de conte de fées n’eut uneenfance plus entourée de gâteries et de paresse. Tout enfant ilmanifesta les pires instincts.

Dès six ans, il pinçait ou mordait jusqu’ausang, par pur amusement, les petits noirs qu’on lui avait donnéspour compagnons de jeu.

Il jetait des pierres aux chevaux et auxesclaves et il n’avait pas huit ans que son père et sa mèrecommençaient à le redouter.

Les absences continuelles de ses parentsfavorisaient sa tyrannie. M. de Saint-Elme, persuadé quela raison lui viendrait avec l’âge et que l’éducation au grand airavait du bon, voyait avec une joie indicible Jacques devenir grandet fort.

– Dès qu’il aura dix ans, sepromettait-il, je l’enverrai en France dans un collège impérial etle trop-plein de cette nature turbulente se dissipera bienvite.

Pourtant, quelques incidents insignifiants seproduisirent qui attristèrent l’honnête colon et eussent dûl’éclairer.

Une fois, Jacques creva, pour s’amuser, avecun beau couteau neuf orné de nacre que sa mère lui avait rapportéde la ville, les yeux d’une vieille mule occupée à tourner la meuleà broyer le maïs.

M. de Saint-Elme, indigné, tirafortement les oreilles du mauvais garnement.

– Tu as tort de te fâcher, lui ditl’enfant en jetant à son père un regard féroce. Ne sais-tu pasqu’un animal aveugle a moins de distractions qu’un autre. Il y aune augmentation de 15 % sur son travail.

Cette réponse valut à Jacques une justecorrection. M. de Saint-Elme se repentait d’avoir troplongtemps négligé l’éducation de son fils.

Celui-ci irrité et tout en larmes, allachercher des consolations auprès de sa mère. Elle l’accabla decaresses et de friandises.

– Ton père est ridicule, s’écria-t-elle.Brutaliser un pauvre enfant pour une mule qui ne vaut pas quinzepiastres : c’est abominable.

– Oui, repartit la vieille Vénus avecindignation. Et cet homme passe pour l’ami des noirs, pour lemeilleur des maîtres ! Il défend qu’on batte ses esclaves.

– C’est un vilain homme, dit la petiteLina, en faisant signe à l’enfant de la suivre.

Jacques sourit et s’esquiva toutdoucement.

Lina, avec le dévergondage précoce des femmesde couleur, avait été la première maîtresse et l’initiatrice dupetit Jacques. Si loin qu’il semble de nos mœurs, ce fait n’a rienque de très courant dans ces contrées ardentes où les femmes sontparfois nubiles à neuf ans.

Mme de Saint-Elme poussaun profond soupir pendant que Vénus, accroupie sur une natte, aupied de la chaise-longue de rotin, découvrait dans un sourirehideux une bouche meublée comme un abîme, de chicots noirs etdécouronnés et de roches branlantes.

Mme de Saint-Elme, toutenue sous son peignoir, fit un signe à Vénus, qui, depuis uninstant, mêlait rapidement, dans une botterine de cristal, unmélange de madère, de sirop de sucre, de muscade et de glace piléeau moyen d’un long bâton armé de deux petites ailettes, le« bâton bébé ».

– Voilà, maîtresse, dit la vieille, entendant respectueusement, un plateau d’argent où lerafraîchissement était posé.

Mme Léonore but une gorgée de« sang gris » et se replongea dans son rêve.

Penchée vers la jalousie, elle vit Jacques etLina se perdre dans le parc entre les massifs de cédratiers et decitronniers couverts de fruits d’or.

– Joli tempérament, le jeuneMonsieur ! dit la vieille négresse en reposant le plateau surla table de nuit.

Sa maîtresse ne répondit rien. Elle savait quegrâce aux indiscrétions méchantes des esclaves, le petit Jacquesétait au courant de la conduite de sa mère et qu’il ne se gênaitpas pour en rire.

– Si maman a jamais le malheur de merefuser de l’argent, disait-il cyniquement, je conterai tout à monpère.

Les baisers du fils étaient déjà du chantageenvers la mère.

D’autres pensées vinrent distraire laparesseuse créole. Elle prit un petit miroir ovale, enchâsséd’ivoire – une de ces glaces à main dont le dessin ne s’est pointmodifié depuis les dames de Pompéi, tant il répond à un gestenécessaire de la coquetterie féminine – et s’étudiaattentivement.

Son beau visage, dont le menton commençait às’empâter, dont le majestueux tournait au confortable et augrassouillet, se vermillonnait et tout autour des yeux elleremarqua un lacis de fines rides.

On eût pu les comparer à ces grappes roses desvignobles du Rhin un peu craquelées par les gelées automnales etpour cela, peut-être, d’autant plus savoureuses.

Elle entrevit une vieillesse douloureuse etsans doute précaire, loin de la plantation d’où son fils l’auraitsans doute chassée.

Il valait mieux ne songer qu’au présent, qu’àl’amour. Les choses peut-être s’arrangeraient d’elles-mêmes dansl’avenir. Elle ne pensa plus qu’à son Pascalino, dont les caressessauvages la plongeaient dans un anéantissement délicieux et luifaisaient oublier tout le côté convenu de l’existence.

Pascalino, un dangereux coureur de frontières,était le premier à qui Mme Léonore eût fait descadeaux, au lieu d’en recevoir. Elle ne l’en aimait qu’avec plus depassion et de folie.

C’est avec impatience qu’elle attendait,depuis plusieurs jours, le départ de son mari. Dès que Lina eutdisparu, la jeune femme, tout en s’occupant de sa toilette, étaitcomme étranglée par l’émotion.

Ses seins s’enflaient et s’abaissaient. Soncœur battait à grands coups sourds comme s’il eût volé de lui-mêmeà la rencontre de l’amant espéré.

Dix minutes s’écoulèrent ainsi dans uneangoisse délicieuse.

Enfin, des pas sonnèrent sur le petit escalierde bois qui, par une sorte de poterne cachée sous le feuillage,faisait communiquer directement avec le parc la chambre de ladame.

Derrière Lina, qui ouvrait tout doucement laporte, Pascalino apparut.

Sans un mot,Mme de Saint-Elme le débarrassa de son chapeauà larges bords et pressa contre son sein le visage olivâtre durôdeur de frontières.

Il était vêtu à la mode mexicaine. Un grandmanteau carré ou puncho descendait jusqu’à sespieds ; son pantalon orné de franges était assujetti sur desbottes en cuir de cheval, non tanné, par une série de petitsboutons.

– Ah ! pauvre Pascalino !s’écria Mme de Saint-Elme, comme il y alongtemps que je ne t’avais vu !…

– C’est que, répondit-il hypocritement,j’ai eu beaucoup d’ennuis la semaine dernière.

– Encore le jeu !… soupiral’amoureuse.

Et, serrant tendrement entre ses mainsblanches les doigts rudes, nerveux et couverts de bagues dePascalino, elle ajouta avec une sorte de timidité :

– Tu as beaucoup perdu ?

– Mille piastres !…

– C’est que… je n’ai plus d’argent. Il mefaudra au moins huit jours !

Il y eut un silence.Mme Léonore contemplait avidement le beau visage duMexicain, qu’ombrageait une forêt de cheveux noirs et frisés etqu’illuminaient de despotiques yeux noirs surmontés de longssourcils dessinés en arc.

Ces yeux tyranniques la brûlaient jusqu’aufond de l’âme. On sentait qu’ils devaient être lumineux dans lanuit comme ceux des tigres et lancer des flammes dans les élans dela colère ou de l’amour.

Le nez, aux narines très minces, était long etaquilin ; une moustache très fine se retroussait en crocsau-dessus d’une bouche à l’arc sensuel et rouge qui découvrait desdents d’une blancheur admirable.

Mme de Saint-Elme, commefascinée par cette contemplation de l’être aimé, se pencha verscette bouche attirante ; mais Pascalino repoussa la jeunefemme presque brutalement :

– Les affaires sérieuses, d’abord,dit-il ; les caresses ensuite…

– Je tâcherai de m’arranger pour lesmille piastres…

– Il ne faut pas dire : jetâcherai.

– Mais…

– J’ai besoin de cette somme aujourd’huimême. Ce n’est qu’à toi seule que je puis la demander…

– Je te la donnerai…

– Aujourd’hui ?…

– Je te le promets.

– Alors j’y compte…

Le visage de Pascalino et ses manières semodifièrent instantanément.

– Chère amie, que de reconnaissance…

Mme de Saint-Elme luiferma la bouche d’un baiser ; mais tout à coup elle se relevadans un nerveux soubresaut de contrariété ; elle venaitd’apercevoir le petit Jacques rôdant dans le parc.

– Lina, dit-elle brusquement, va voir ceque fait mon fils.

– Et, susurra la vieille Vénus, avec sonrire édenté, emmène-le le plus loin possible.

Mme de Saint-Elme rougitcomme une jeune fille à son premier rendez-vous.

– C’est cela, bégaya-t-elle, et toi,Vénus, cours au plus vite chercher des citrons, de la glace et unebouteille de champagne. Pascalino doit avoir soif.

Vénus et sa fille s’éclipsèrent comme deuxombres, et il n’y eut plus par la chambre ténébreuse et parfumée,qu’un bruit de baisers qui se mariait au roucoulement lointain desramiers, dans le parc, et au sanglot des sources fouettées par labrise, à l’ombre des orangers et des magnolias.

Chapitre 2

 

M. de Saint-Elme avait conclu uneexcellente affaire. Son vendeur, un Américain du Nord, l’avaitrégalé d’un magnifique déjeuner dans les salons de Muraty’sHôtel ; justement à la suite d’une de ces épidémies de fièvrejaune, si communes à la Nouvelle-Orléans, l’hôtel avait étévendu ; le personnel entièrement renouvelé, et les salonsremis à neuf avec un luxe inouï. M. de Saint-Elme nerencontrait plus parmi les waiters noirs ou mulâtres, qui, vêtus deblanc, circulaient affairés dans les couloirs de l’immensebâtiment, aucune figure de connaissance.

M. Growlson, le vendeur, un Yankee à laface osseuse, au menton anguleux, terminé par un pinceau de poilsrudes et rouges, avait fait servir le café dans une petite vérandaattenant au bar, et qui donnait sur les jardins de l’hôtel.

Mis en verve par une copieuse absorption deRyebourbon, le Yankee plaisantait lourdement son hôte, sur lesproverbiales débauches des habitants de la ville, qui passe danstous les États de l’Union, pour la capitale de la galanterie et dela fête.

– Cher monsieur, disait-il, je crois quela renommée publique exagère en parlant des mœurs faciles de vosconcitoyens.

– Hum ! fitM. de Saint-Elme en souriant ; j’ai bien peur quevous vous trompiez.

– Vous plaisantez : voici déjà troisjours que je suis arrivé et je n’ai pas été l’objet d’aucunetentative.

– Disons… aimable !

– De la part d’aucune de ces quarteronnesou de ces créoles dont on célèbre, jusqu’à New York, lesvolcaniques amours et les faciles galanteries.

– Je suis heureux que vous ayez si bonneopinion de nous et de notre ville.

Le mulâtre qui venait d’apporter une bouteillede whisky et une autre de vieux schiedam eut un sourire mystérieuxet passablement ironique à l’adresse de M. Growlson.

– Pourquoi ris-tu ? demanda celui-cilégèrement vexé.

– Il me semble que tu écoutes ce que nousdisons, ajouta M. de Saint-Elme.

– Je vous assure que j’écoutais sans levouloir.

– Mais enfin pourquoi riais-tu ?

– Parce que, Sir, répondit-il en setournant vers M. Growlson, rien ne vous serait plus facile qued’entrer en relation avec les plus célèbres beautés de cetteville.

– Bah ! Et comment cela ?

– Mais en vous adressant à moi.

– Je ne comprends pas.

Le mulâtre eut une grimace d’hésitation. Sesyeux allaient interrogativement de l’un à l’autre de sesinterlocuteurs.

– Allons ! explique-toi, ditM. Growlson, d’un ton péremptoire, et il mit un dollar dans lamain du mulâtre.

Celui-ci l’empocha, en saluant, et sedirigeant avec empressement vers la porte :

– Je reviens dans deux minutes,dit-il.

Les deux convives attendirent son retour avecune certaine curiosité.

Quand il revint, il dissimulait sous sa vesteblanche un volume cartonné d’un assez grand format.

– Je comprends, ditM. de Saint-Elme, ce sont les daguerréotypes.

– Précisément.

Et l’album fut étalé tout grand ouvert devantles regards ébahis de M. Growlson ; c’étaient tous plusou moins flattés, des portraits de mulâtresses aux yeux langoureuxet aux attitudes coquettes ; dans un angle de chaquephotographie, un chiffre presque imperceptible était crayonné.

– Votre Honneur n’a qu’à faire son choix,dit le mulâtre triomphant.

– Tu fais là un joli métier, s’écriaM. de Saint-Elme avec dégoût.

Le mulâtre haussa les épaules, et, seretournant vers M. Growlson qui paraissait hésiter, il ajoutaen baissant la voix :

– Votre Honneur a peut-être des préjugéscontre les filles de couleur ? Mais regardez les dernièrespages ; vous verrez là de vraies dames de la société ;des femmes de négociants, de planteurs, de magistrats. Et elles nesont pas plus farouches que les autres !

– Vous ne regardez pas ? ditGrowlson à son hôte.

– Non, si ridicule que cela doive vousparaître, j’aime ma femme. Je lui suis exactement fidèle et jetrouve de telles mœurs profondément répugnantes.

– Tant pis pour vous, mon cher, fitGrowlson avec un gros rire ! Mais moi je suiscélibataire ; je n’ai pas les mêmes raisons que vous d’êtreraisonnable.

Tout à coup, le Yankee poussa un cri dejoie.

– Regardez, dit-il, triomphalement, sicette image n’est point trompeuse. Jamais je ne vis beauté plussplendide.

M. de Saint-Elme était devenu pâlecomme un mort… La photographie qui excitait si fort l’enthousiasmede Growlson n’était autre que celle deMme de Saint-Elme.

Le malheureux époux faillit s’évanouir ;mais par un effort surhumain, il se contint. Tout s’écroulaitautour de lui ; il n’eut que la force d’avaler une granderasade de whisky.

– Eh bien ! qu’y a-t-il ?s’écria Growlson, surpris de sa pâleur et de son silence.

– Ce n’est rien, balbutia le créole… Unsimple étourdissement.

– Eh bien ! dit naïvementM. Growlson, j’aurais cru que c’était la vue de ce portraitqui vous avait émotionné.

M. de Saint-Elme avait eu le tempsde reconquérir sa présence d’esprit.

– Nullement, dit-il, d’un ton froid,voilà en effet, une très belle personne.

– Par exemple, interrompit le mulâtre, leplaisir de faire sa connaissance vous coûtera mille piastres. C’estla femme d’un riche planteur…

– Et elle se nomme ? demandaM. de Saint-Elme, d’une voix rauque.

– Nous ne disons jamais les noms, dit lemulâtre, soudain défiant.

M. de Saint-Elme se sentit une envieféroce de l’étrangler.

– M. Growlson, cria-t-il : aurevoir ! Je vous quitte… je viens précisément de me souvenird’un rendez-vous urgent.

Sans répondre aux protestations du Yankee quicherchait à le retenir, il s’élança comme un fou hors de la salle,traversa le bar encombré de consommateurs, courut aux écuries etsauta sur son cheval. Un quart d’heure après, il était sur la routede la plantation.

À quelques kilomètres de la Nouvelle-Orléans,la route profondément encaissée se trouvait barrée par un camionchargé de bois, dont l’essieu s’était rompu. Excitant Zémir de lavoix et du geste, il franchit l’obstacle d’un bond formidable,cheval et cavalier filaient rapides comme le vent ; on eût ditque la vengeance leur mettait des ailes aux talons.

Plus loin, il renversa une négresse quiportait sur sa tête un panier de bananes ; il ne la vit mêmepas tomber. Tout entier à son idée, il eut bientôt laissé derrièrelui la pauvre femme qui avait une jambe brisée et poussait des crisà fendre l’âme.

Il n’y avait pas deux heures qu’il était partide la Nouvelle-Orléans, et déjà, au-dessus des cimes vertes,pointaient les girouettes dorées et les hauts toits d’ardoisesviolettes de l’habitation.

En arrivant à la barrière de bois qui fermaitl’avenue, M. de Saint-Elme s’arrêta haletant. Le chocbrutal qui renversait d’un coup son bonheur avait été si violentqu’il en demeurait stupide.

Il porta la main à son front avec égarement,les résolutions les plus contraires se succédaient dans sonesprit.

– Pourquoi donc suis-je revenu ici,s’écria-t-il, en serrant les poings. Pour me venger ? à quoibon ?

Il fut sur le point de remonter en selle, etde tourner bride. Il ne savait littéralement plus ce qu’ilfaisait ; un moment il eut peur de devenir fou.

Une petite source, au-dessus de laquelledansait un vol d’insectes, filtrait au bas d’un rocher, ils’agenouilla et but à longues gorgées cette eau qui parutdélicieuse à sa fièvre.

Maintenant, chez lui, le doute et l’abattementfaisaient place à la colère.

– Ce n’est peut-être pas vrai, se prit-ilà songer, mais le fait était là indéniable.

– Si seulement je pouvais luipardonner !

Il eut honte de sa faiblesse, sa colèrereprenait le dessus.

– Lui pardonner, pensa-t-il avecamertume, me venger, mais il faudrait pardonner à toute laville ! me venger d’une foule d’amants donc chacun aurait ledroit de me dire :

– Mais, Monsieur, quelle mouche vouspique ? j’ai payé pour posséder votre femme ; tous lesgens qui comme moi ont pu y mettre le prix l’ont eue !… On nese bat pas pour une catin…

Il était devenu pâle, son front s’emperlaitd’une sueur de honte.

– Oui ? s’écria-t-il avec rage,Mme de Saint-Elme est à vendre, elle qui estmillionnaire, à qui je n’ai jamais rien refusé…

Et le malheureux se roula en sanglotant sur legazon.

À ces cris de colère, dans les branchages dela forêt, sous la pénombre éternelle et bleue des clairières, lecri de l’oiseau moqueur, le jacassement des aras et des perruchesrépondaient.

Son cheval Zémir, avec une intelligencepresque humaine, avait suivi son maître jusqu’à la source, avaitbu, comme lui, quelques gorgées et, comme s’il avait deviné sapeine, le caressait de ses naseaux humides et le regardait de songrand œil pensif.

M. de Saint-Elme fut profondémenttouché de cette muette sympathie ; il caressa le cheval.

– Toi, au moins, tu ne trahiras pas tonmaître.

Il remonta en selle plus calme, comme si lemalheur qui l’accablait était déjà éloigné.M. de Saint-Elme, faible et indécis de caractère, avaitl’imagination vive et énergique par saccades.

– Bah ! s’écria-t-il tout àcoup ! Je la chasserai ou je m’en irai… Je suis assez jeunepour recommencer le bonheur.

Une réflexion cruelle l’arrêta.

– Et mon fils ?… si seulement ceméchant petit drôle est mon fils ?…

Brusquement, il voyait clair, le petit Jacquesne lui ressemblait en rien avec son front bas, ses cheveux d’unjaune sale et cette mâchoire énorme dont les muscles puissantsindiquaient un besoin d’assouvissement bestial et ce nez écrasé auxtrous ronds et ces oreilles larges et détachées du crâne, rien decela ne rappelait le profil noble et délicat de la race.

M. de Saint-Elme était arrivé auxcases des nègres, gardées seulement par quelques vieillardsimpotents, lorsqu’un affreux spectacle frappa ses yeux : lapetite mulâtresse, Lina, était attachée avec de grosses cordes autronc d’un cyprès ; de son corsage arraché, ses seinsjaillissaient dorés comme des bananes très mûres et le petitJacques s’amusait à y enfoncer de grosses épines de youcca.

– Ah ! tu ne veux pas me dire avecqui est ma mère et ce qu’elle va faire à la ville toutes lessemaines, il faudra bien que tu parles… Si on ne me dit pas tout,j’irai prendre du pétrole dans une case, je t’en arroserai leventre et les cuisses et j’y mettrai le feu… cela te rôtira labarbiche…

Lina se tordit comme un serpent, ses yeuxélargis par l’épouvante versaient de grosses larmes et ellegémissait longuement et sourdement comme un chien que l’on frappe,ses seins étaient couverts de gouttelettes de sang et ses lèvrestordues par la douleur, blanches de peur.

Elle ne pouvait répondre aux questionspuisqu’elle était à moitié bâillonnée par un mouchoir decoton ; dans sa rage, Jacques ne songeait même pas à délivrersa victime, afin qu’elle pût parler.

M. de Saint-Elme avait sauté à basde son cheval et, la cravache haute, s’était précipité. Jacquessurpris et rudement cinglé, se cacha, hurlant, derrière un troncd’arbre, pendant que son père arrachait délicatement une à une lesépines, coupait les liens et courant à l’une des cases en revenaitavec une bouteille de tafia dont il faisait boire à Lina quelquesgorgées.

À l’ouest du village des noirs, se trouvait unvaste étang. M. de Saint-Elme – son père et songrand-père avaient jadis conquis ce domaine sur les Peaux-Rouges,on nommait encore la cascade qui naissait du lac, la cascade del’Homme-Rouge, en mémoire d’un chef qui y avait été tué – avaitsoigneusement veillé à ce qu’aucun des arbres qui bordaient la rivene fût abattu ; des cèdres, des lauriers, des chênes, despeupliers de Virginie, plusieurs fois centenaires, hauts comme descathédrales, rejoignaient leur épais feuillage au-dessus des eauxnoires et silencieuses, des roseaux gigantesques et des lianes oùse balançaient tout un monde d’oiseaux, d’écureuils et de singes,donnaient à ce coin du domaine, la majesté vierge d’unesolitude.

L’eau de cet étang, où se jouaient despoissons blancs et des saumons, était glaciale ; plusieursnoirs en voulant s’y baigner, s’étaient noyés.

– Allons ! ditM. de Saint-Elme à la mulâtresse, va laver tes blessuresdans l’eau froide, puis tu t’y feras appliquer une compressed’herbe et je te donnerai un beau dollar d’or pour te consoler.

– Oui, moussié, fit-elle, avec un longsoupir et des yeux reconnaissants.

Elle voulut marcher, mais ses pieds gonfléspar les liens trop serrés la trahirent, elle chancela et duts’appuyer contre un tronc d’arbre.

M. de Saint-Elme, qui avait déjàrepris le chemin de l’habitation, revint sur ses pas, il venaitd’avoir l’idée, qu’en interrogeant Lina, confidente de samaîtresse, qui la comblait de caresses et de friandises, ilconnaîtrait peut-être la vérité.

– Attends, dit-il, appuie-toi sur monbras et je te conduirai jusqu’à l’étang.

L’esclave, toute fière de la pitié du maître,ne se le fit pas dire deux fois. Clopin-clopant, soupirant à chaquepas, elle se laissa guider par un sentier tapissé de lichens griset de longues mousses, entre lesquels poussaient çà et là, de groschampignons pourpre et or.

M. de Saint-Elme, à qui toutespionnage répugnait, ne savait de quelle façon commencer soninterrogatoire. Le maître et l’esclave cheminaient entre lesbuissons et, petit à petit, le parfum apaisant et frais de laforêt, le bruit des sources et la fraîcheur profonde de la terrecalmaient ses sens. Sa fureur se changeait en mélancolie. Puis, àcôté de cette enfant qu’il avait méprisée jusqu’alors, il éprouvaitune sensation étrange.

Lina, dont les cheveux étaient parfumés avecdes flacons pris sur la table de toilette de sa maîtresse, donttout le corps svelte et brun comme un cigare de la Havane, étaitencore frissonnant de peur, le regardait avec des yeux noirs etbrillants où la reconnaissance étincelait à travers les larmes.

Il ne pouvait détacher ses regards de sespetits seins couleur de bronze clair, tout couverts de gouttelettesde sang. La toison épaisse des cheveux à grosses boucles noires,cachait le front. La bouche, contractée par un sourire encoredouloureux, paraissait rouge et gonflée comme un fruit.M. de Saint-Elme, sans le vouloir, frôla des hanchesdures et nerveuses.

Lina avait l’instinct de l’amour. Elle sependit plus lourdement au bras qui la soutenait, boita plus bas,poussa de plus profonds soupirs et à un endroit où la mousse étaitplus douce et plus verte, elle fit mine de buter contre une racined’arbre et tomba de son long.

M. de Saint-Elme se précipita pourla relever. Ses mains rencontrèrent les seins dont les pointes seraidissaient. Il trébucha à son tour.

Lina, se retournant comme une couleuvre, luiavait passé ses bras autour du cou et appuyait sur ses lèvres, seslèvres appétissantes et poivrées comme deux piments rouges.

– Ah ! merci, maître,soupira-t-elle, de façon, en cas d’insuccès ou de rebuffade, àlaisser croire qu’elle ne se donnait ainsi que parreconnaissance.

– Bah ! songea-t-il, puisque je suistrompé par ma femme, qu’importe !… C’est déjà une premièrevengeance.

Il se rua à l’assaut de ce jeune corps vibrantdans une furie qui détendit ses nerfs irrités.

Lina souriait, heureuse. L’eau calme del’étang lui avait servi de miroir pour rajuster ses cheveux etlaver ses blessures. Elle voyait son image, brisée par les cerclesélargis des gouttes d’eau tombées de ses cheveux, y répéter lesourire orgueilleux de ses dents blanches.

Elle avait agrafé tant bien que mal soncorsage. Maintenant elle ne boitait plus.

L’exercice violent, auquel elle venait de selivrer avait fait circuler le sang congestionné. Elle marchaitfièrement derrière M. de Saint-Elme, un peu honteux.

Tout à coup, une ombre se dressa devant lui.Il tressaillit en reconnaissant Zémir, dont les grands yeux leregardaient et qui, doucement, presque discrètement, avait suivison maître par le sentier.

Cette présence fut pour lui comme un muetreproche. Il se rappela sa vengeance, le projet qu’il avait eud’interroger Lina et ce qui en avait résulté.

– Écoute, dit-il à la petitemulâtresse : ta maîtresse me trompe. Elle a des hommes, desamants…

– Vous aussi, moussié, répondit-elle avecun sourire de complicité effronté, vous trompez bonnemaîtresse.

– Alors ! c’est vrai qu’elle metrompe ?

– Je l’ai pas dit.

– Si, tu l’as dit.

– Non, moussié.

– Je te ferai fouetter, petitesorcière.

Lina joignit les mains d’un air suppliant etse jeta aux pieds de son maître. Mais elle ne paraissait pasdécidée à parler.

M. de Saint-Elme dont toute lafureur était revenue peut-être parce qu’il était mécontent delui-même, prit l’enfant par les poignets et la serra rudement.

– Si tu ne me dis pas tout, chiennemaudite, je te jette dans l’étang…

Ivre de colère et malgré la résistance de Linail la saisit dans ses bras et courut vers la pièce d’eau. Mais,après quelques pas, il s’arrêta stupéfait. Un éclat de rireretentissant lui fit lever la tête. Il aperçut dans les branchesd’un gros laurier, pris comme dans un filet, sous un lacis delianes aux fleurs roses, son fils Jacques qui le narguait.

– Comment, ricanait-il, tu bats tesesclaves après les avoir caressées ! Ce n’est pas beau ;ta réputation de bon maître en souffrira.

– Tu me paieras cela, petitecanaille.

Égaré par la fureur,M. de Saint-Elme avait pris son revolver.

– Descends au plus vite, s’écria-t-il, ouje tire…

Jacques, sans beaucoup d’épouvante, se laissaglisser le long du tronc et tout en frottant son dos encoreendolori des coups de cravache :

– Ma mère a un amoureux qui est plus beauet moins méchant que toi. Mais tu ne les pinceras pas, car je vaisles avertir de ta venue.

Tout en parlant, il avait fait un bond ets’étant jeté de côté, il disparut bientôt sous le couvert desarbres.

M. de Saint-Elme s’était précipité àsa poursuite sans plus s’occuper de Lina qui s’était enfuie toutdoucement du côté opposé.

Jacques jouait pour ainsi dire à cache-cacheavec son père, le forçant à tourner autour des buissons, tout enl’accablant d’insultantes moqueries.

M. de Saint-Elme avait désarmé sonrevolver, une dernière lueur de raison lui avait fait comprendrequ’il serait capable de tuer ce bâtard qui n’avait rien de communavec lui.

Jacques se laissait approcher, puisbrusquement se dérobait confiant dans son agilité. Mais en faisantun pied de nez, ses jambes s’entortillèrent dans des lianes et ils’étala rudement. M. de Saint-Elme le saisit et sans lelâcher lui administra une dure correction.

– Maintenant, dit-il, un peu soulagé, jene te lâche plus.

– Malheureusement, dit Jacques avec unegrimace, vous avez oublié de courir après Lina. Les oiseaux sontenvolés ; c’est bien fait.

M. de Saint-Elme ne répondit pas unmot ; mais traînant Jacques par l’oreille, il le menajusqu’aux cases des noirs et l’enferma dans une sorte de cave quiavait servi autrefois de cachot aux esclaves récalcitrants. Ilcourut vers sa demeure et arriva à la porte de l’escalier dérobéavant Lina qui avait perdu du temps à faire des détours pour n’êtrepas vue.

L’esclave et le maître se trouvèrent presqueface à face.

– Va-t’en, dit M. de Saint-Elmed’une voix rude. Rien ne peut maintenant sauver ta maîtresse.

Et il la jeta de côté d’une bourrade etfranchit la porte.

Lina ne sachant que faire poussa un criperçant.

À ce moment,Mme de Saint-Elme se fiant à la surveillanceque devait exercer Vénus, sûre que Lina avait trouvé moyen dedétourner l’attention de Jacques, se livrait sans contrainte àtoute l’ardeur de son amour pour Pascalino.

Tous deux, dans la furie de leursembrassements, avaient rejeté leurs vêtements. La table étaitcouverte de bouteilles vides, de verres renversés et de fruits queles amants avaient mordus ensemble.

Mme de Saint-Elme, àcroupetons sur le lit dans la pose d’une bête heureuse et rassasiéecomptait les mille piastres réclamées par Pascalino.

On ne voyait d’elle que la coupole rose de sacroupe énorme et la moisson dénouée de sa lourde chevelure blondeéparse et comme fauchée d’où sortait sa main remplie de piècesd’argent.

Étendu à côté de sa maîtresse, Pascalino avaitnoué ses jambes sèches et poilues comme celles d’un satyre antiqueaux cuisses et aux jambes grasses et roses de sa maîtresse. Sesyeux, allumés par la fièvre de la cupidité, étincelaient d’une bilecouleur d’or.

L’odeur âcre et mêlée des chairs, des fruitset des vins, était rafraîchie par la brise parfumée des forêts quiapportait avec elle la lointaine harmonie des eaux courantes et desfeuillages.

Mme de Saint-Elme, lesyeux mi-clos, les reins encore secoués d’un frisson d’amour,jouissait délicieusement de sa lassitude voluptueuse et du plaisirde compter de l’argent à l’homme qu’elle aimait.

La vieille Vénus qui avait bu le fond desbouteilles de champagne, ronflait d’un sommeil délicieux sur lepalier où sa maîtresse l’avait mise en sentinelle.

M. de Saint-Elme la réveilla d’uncoup de pied au moment même où les deux amants épouvantés du crid’alarme jeté par Lina, se dressaient effarés parmi les piècesd’argent dont le lit était couvert et cherchaient leurs habits,pour se couvrir, au milieu du désordre de la chambre.

M. de Saint-Elme ne leur en donnapas le temps. Silencieux et irrité, il s’avança le revolver aupoing.

Pascalino épouvanté courait autour de lachambre comme une bête fauve, cherchant une issue.

Mme de Saint-Elme, agilecomme une chatte, s’était tapie derrière le lit. Son mari avec unsang-froid terrible avait fait quelques pas vers Pascalino qui, sevoyant pris, se demandait avec désespoir où il avait déposé soncouteau.

– Tuer un homme sans défense,s’écria-t-il, est contraire à la loi des frontières.

– Oui, rugitMme de Saint-Elme, en se dressant furieuse etnue. Un homme sans armes…

– Eh ! qu’importe, ditM. de Saint-Elme en ajustant soigneusement.

– C’est moi la seule coupable !…C’est moi qui l’ai attiré ici. Je le jure.

Et elle se traînait aux pieds de son mari, luienserrant les genoux de ses beaux bras, le noyant du flot de sescheveux.

M. de Saint-Elme comprit que s’il laregardait, que s’il l’écoutait, il était vaincu. Il connaissaittrop le prestige de cette beauté encore toute-puissante sur soncœur. Mais comme beaucoup d’hommes faibles, il connaissait aussi safaiblesse et il en souffrait. Aussi, ce fut avec une rage brutalequ’il se débarrassa de sa femme et qu’il lâcha son premier coup derevolver.

La grande glace de la psyché vola enéclats.

– Signe de mort ! ricanaPascalino.

Pendant le répit que lui avait procuré leslarmes de sa maîtresse, il avait retrouvé son couteau, roulé sonmanteau autour de son bras et, habitué à ces luttes, il s’étaitrapidement baissé. Et maintenant, il se tenait à l’autre bout de lachambre dans une attitude d’arrogant défi…

Un second coup de feu retentit, mais cettefois Mme de Saint-Elme qui s’était jetéeau-devant de Pascalino pour le protéger fut atteinte derrière latête. L’artère carotide était coupée. Des flots de sang se mêlèrentà la merveilleuse chevelure.

Une flaque rouge et fumante s’élargit autourdu cadavre encore rose et crispé, sur le tapis semé de piècesd’argent.

La vue du sang produisit surM. de Saint-Elme un effet terrible. Au hasard, il tiraencore un coup de son arme, puis la jeta sans plus s’occuper dePascalino.

Il se précipita en larmes sur le corps de lamorte, et collant son oreille sur ce beau sein qui déjàs’affaissait.

– À moi ! au secours !criait-il.

Avec un sang-froid extraordinaire, Pascalinomit à profit la douleur de son ennemi. Raflant le sac de piastres,à moitié plein sur le lit, il bondit vers la porte, le poignard auxdents.

Une fois sur le palier du petit escalier, ileut la précaution de fermer derrière lui la porte au verrou. Guidépar Vénus et sa fille qu’il trouva demi-mortes d’inquiétude au basde la poterne, il réussit à regagner le torrent de l’Homme-Rouge,où son cheval l’attendait. Il se dirigea, à toute bride, vers lafrontière.

Quinze jours après, Pascalino, dont les dés etles filles avaient eu vite fait d’épuiser les finances et quisupposait son aventure assez oubliée, se décida à entrer, le soleilcouché, à la Nouvelle-Orléans.

Il s’était coupé les moustaches, avait rabattuson feutre sur ses yeux et renvoyé le pan de son manteau jusque surson épaule.

Il était impossible de lui apercevoir même lebout de son nez.

Ainsi accoutré, il errait comme une âme enpeine, cherchant de tout côté s’il n’apercevait pas quelqu’une desjolies mulâtresses qui lui voulaient du bien, pour sa belle mine etdont la bourse lui demeurerait toujours ouverte.

Il rôda quelque temps autour de la boutiqued’un marchand d’esclaves, nommé Sam Porter qui l’avait quelquefoisemployé dans ses chasses aux noirs marrons.

Pascalino, quand les événements l’ycontraignaient, ne dédaignait pas le métier de chasseurd’esclaves.

Mais il était tard, Sam Porter étaitparti.

Deux noirs grands et robustes, comme Milon leCrotoniate, après avoir figuré en montre toute la journée,fermaient la devanture en sifflotant et se préparaient à allerdormir sans se préoccuper outre mesure d’une vente publiqueannoncée pour le lendemain et où ils devaient figurer en bonneplace.

Pascalino était furieux. Depuis son arrivée iln’avait trouvé personne à qui se renseigner. Il n’avait pas mangédepuis le matin et n’avait pas en poche un seul cent pour payer ladépense de son cheval à l’auberge des faubourgs où il l’avaitremisé en arrivant.

Il ne savait que résoudre, et tout entourmentant, machinalement, comme si le poignet lui eût démangé, lemanche de son couteau, il avait quitté les quartiers luxueux etbien éclairés du centre. Il allait en reniflant l’air, comme unlimier qui prend la piste, le long d’une ruelle puante, bordée dejardins aux clôtures en ruine et de maisonnettes de bois et debriques.

Il dévisageait avec attention tous lespassants.

Malheur à celui qui lui eût semblé riche et debonne mine ! Pascalino l’eût certainement dévalisé. Mais dansla pénombre où luisaient çà et là de fumeux réverbères au pétrole,il ne distinguait que des noirs ou des mulâtres en haillons, quiparaissaient avoir aussi grand besoin d’argent que lui.

Tout à coup, il pressa le pas. Il venait dereconnaître à ne point s’y méprendre, la silhouette obèse etgrotesque de la vieille Vénus.

– Au moins, grommela-t-il, en repassant,mais sans le fermer, son couteau dans la ceinture de son pantalon,je vais avoir des nouvelles.

Si la Léonore est morte du coup, c’est unefortune perdue pour moi. Mais il y a peut-être de l’espoir. Cettevieille peau noire a dû venir ici en ambassade pour s’informer demoi. Cela va bien.

Tout en monologuant, Pascalino avait rejointla vieille qui, d’abord effrayée, se rassura en voyant sourirePascalino.

– Ah ! mon pauvre monsieur,s’écria-t-elle.

– Qu’est-ce qu’il y a ? dit-ilavidement.

– Vous n’êtes donc pas au courant ?grogna la vieille devenue défiante. Tout le monde ici, même dansles journaux, s’occupe de votre aventure.

– Allons ! dépêche-toi. Raconte…

– Bonne maîtresse est morte… sanglotaVénus, accordant une même larme à la perte de sa fortune et autrépas tragique de Mme de Saint-Elme.

– Tu m’expliqueras cela et je lavengerai.

Pascalino et Vénus étaient arrivés en faced’une grande cabane construite avec de vieux bois de navires, desbriques et de la terre, et recouverte de feuilles de cartongoudronné et de morceaux de tôle.

– Entrons chez moi, fit-elle. Nouspourrons causer sans contrainte.

La maison de Vénus, composée de deux pièces,d’une cuisine et d’autres menues dépendances, était admirablementtenue.

Ce fut une surprise pour Pascalino.

Le sol, carrelé de briques, était couvert denattes fraîches. Trois fauteuils, des guéridons de mahony, unbuffet chargé de cruches et de verres de cristal donnaient à lapremière pièce un air confortable.

Vénus, dans son intérieur, avait singé le luxede Mme de Saint-Elme. Des vases de terrecommune étaient remplis de roses, de mimosas et de magnolias.

Vénus eut un sourire d’orgueil pour son salonet sa bonne humeur entrouvrit une gueule comparable à celle d’unebaleine.

– Mais, reprit-elle, avec une noblecondescendance, grisée par son rôle de maîtresse de maison, vousaccepterez bien quelques rafraîchissements.

– Je n’ai rien pris aujourd’hui, grognaPascalino, avec colère. Te moques-tu de moi, avec tes pots decristal pleins de limonade et de glace ?

– Pardon ? J’ai des saucisses, unpeu de mouton, des bananes et d’autres fruits. Je gardais tout celapour ma fille qui va revenir bien fatiguée du concert… si ellerentre… Je désire qu’elle fasse ce soir la connaissance d’un hommeaimant et riche… Nous n’avons plus d’argent…

– Va d’abord veiller les saucisses,grommela Pascalino. Après, tu parleras de ce que tu voudras.

Resté seul, il avisa une dame-jeanne de tafiatressée de paille, la souleva par les oreilles et se versa unelarge rasade.

Quoique un peu ennuyé de la mort deMme de Saint-Elme, il reprenait courage à labonne odeur des saucisses.

– Bah ! murmura-t-il. Une maîtresseperdue, dix de retrouvées !

Pascalino passait à ses propres yeux pour unvéritable gentilhomme. Il se piquait donc de parler très purementle français et en tant qu’Espagnol il avait retenu avec un soinparticulier tous les proverbes qui couraient dans les tripots etles bars où il fréquentait.

Bientôt le couvert fut mis par Vénus sur unenappe de coton bien blanche.

Toute fière d’avoir un hôte, la vieille avaitfait grandement les choses. Il y avait un carafon de madère, unegrande corbeille d’ananas, de goyaves et de bananes et de petitsgâteaux secs à la vanille, venus d’Angleterre.

Pascalino fit honneur à son hôtesse endévorant comme un jaguar affamé. Il torcha les plats, mit à sec lesflacons, engloutit les fruits et, finalement, si repu que sonestomac faisait bosse sur sa maigre carcasse, il tira de sa pocheun péricarde de buffle plein de tabac de Virginie, un rouleau depaille de maïs et se fit des cigarettes.

La dame-jeanne avait été largement mise àcontribution. Un bol avait été rempli de tafia, d’eau chaude, decassonade et de tranches de citron. Pascalino dégustait à petitscoups son odorante boisson.

Modestement, Vénus tenait tête à son hôte avecune tasse ébréchée et petite mais remplie de tafia pur.

– Maintenant, dit Pascalino, en serenversant voluptueusement sur le dossier de son fauteuil de rotin,nous pouvons causer.

– Vous n’avez pas honte d’être sitranquille, s’écria Vénus avec indignation ! Ah ! ilssont tous les mêmes ! des égoïstes, des cœurs de bois…

– Voyons, fit le bandit, avec un sourirecomplaisant et repu. Que veux-tu que j’y fasse ? La femme quej’aimais est morte. – Ici un air grave avec une inclinaison de têtesolennelle. – Je la pleurerai toute ma vie. – Seconde inclinaison.– Ne l’ai-je pas défendue jusqu’au bout ? Je suis gentilhommeavant tout. Sur cet article, ma conscience est pure et sansreproches.

Pascalino avait mis la main sur son cœur avecun geste digne d’un Casa-Réal ou d’un Medina-Cœli.

Vénus rinça sa vaste mâchoire d’une gorgée detafia, ses yeux demeurés noirs et vifs sous les sourcils blancs,s’humectèrent de larmes.

– Ah ! je sais que vous l’aimiezbien, soupira-t-elle ! La pauvre maîtresse ne vous refusaitjamais d’argent. Elle a gagné bien des piastres pour vous avec lesYankees qui ne lui plaisaient guère…

– Bah ! de simples prêts ! Jelui aurais rendu tout cela si elle n’était pas morte.

– C’est possible…

– C’est certain…

– Oui ! mais dans tout ceci, c’estmoi la victime ; moi et ma fille !… Au lendemain del’enterrement… (Ah ! si vous saviez comme j’ai pleuré) !M. de Saint-Elme nous a vendues sans nulle pitié à SamPorter, le marchand d’esclaves. Cela m’a bien étonnée, car Lina estla seule femme avec qui le maître eût fait des infidélités à saLéonore chérie…

Et Vénus se dressa avec orgueil.

– Bah ! dit Pascalino toutpensif.

– C’est comme je vous le dis.Heureusement que j’avais rendu quelques services à Sam Porter qui atoujours des cargaisons de jolies filles difficiles à placer. Ilm’a permis de me racheter ainsi que ma fille, avec des piastreséconomisées par moi, du vivant de bonne maîtresse.

– Léonore était généreuse, fit gravementPascalino.

– Hélas ! soupira Vénus. Enfin noussommes libres maintenant, ma fille et moi.

J’ai préparé ici, une belle chambre où Linareçoit ses amis. Nous ne serions pas trop malheureuses si elle nedépensait pas tout en toilettes et en brimborions venus de France…des pots de pommade, des peignes, des bijoux…

– Une ruine… Il faudrait à Lina un amantsérieux qui l’empêchât de faire des bêtises.

La vieille Vénus tressaillit et ne réponditrien à cette avance directe. Elle eut l’air de ne pas comprendre,et pour changer la conversation :

– Vous savez que le petit Jacques, cetenfant qui avait tant d’esprit, a été envoyé en France par sonpère. Beaucoup de noirs de la plantation ont été vendus.M. de Saint-Elme est devenu aussi méchant qu’il étaitbon.

– Il a de la chance que je ne lerencontre pas…

– C’est plutôt vous qui avez de lachance.

– Et pourquoi ?

– Dame ! votre signalement est dansles journaux ; M. de Saint-Elme est l’ami de tousles juges ; il y a une prime de cinq cents piastres pour quivous livrera… M. de Saint-Elme est tellement populairedans la Louisiane que, si vous étiez pris quelque part, la loi dubonhomme Lynch serait appliquée à votre noble personne.

Pascalino, épouvanté, se leva en proie auxaffres de la peur. Mais il se rassit bientôt, ses idées venant deprendre un autre cours.

– Alors, dit-il, simulant de son mieux lacolère, c’est parce que tu comptes toucher la prime en me livrantque tu prodigues ton tafia !… Et moi qui croyais dormir icicomme sous un toit ami !…

– Vous avez tort de m’insulter, bégayaVénus toute tremblante…

– Eh ! les noirs sont toujourspareils… des traîtres. Tu en as trop dit, vieille gaupe !

– Je te vaux bien, malgré tes airsfanfarons. Tout le monde sait que tu as du sang de Peau-Rouge dansles veines. Maîtresse était folle de prêter son beau corps blanc àun vieux maquereau métis comme toi. Elle t’aurait vite chassé deson lit et de sa maison si je lui avais appris que tu n’étais autrequ’un fils d’esclave…

Pascalino à cette injure devint blême. Aprèsavoir cherché un prétexte de querelle vague, il se trouvaitsérieusement insulté. D’un coup de pied, il renversa la table etmarcha vers la vieille en brandissant un couteau. Mais Vénus avaitfortement saisi son stylet à manche noir.

– Il est empoisonné, cria-t-elle. Tu nevivras pas deux heures après que je t’aurai piqué…

– Je me moque de toi et de tonstylet.

Pascalino avait pris une lourde chaised’acajou et frappait à tour de bras sur Vénus, abritée sous unguéridon comme une tortue sous sa carapace.

De cet asile, elle pointait son stylet aigu etbrillant comme le dard d’un scorpion.

Mais Pascalino qui supposait à la vieille deséconomies, tapait de toutes ses forces. Les hurlements d’effroi etles cris d’appel de Vénus ne trouvaient aucun écho.

Dans ce quartier de mulâtres et de nègresaffranchis, de pareilles bagarres étaient fréquentes.

Pascalino, atteint de plusieurs coups destylet, était fou furieux. Le guéridon qui servait de bouclier àVénus avait volé en éclats ; le pied de la chaise d’acajouavait fracassé l’épaule de la vieille et Pascalino qui lui broyaitla main sous le talon de ses bottes, allait sans doute l’achever,lorsque la porte s’ouvrit brusquement.

Lina en chapeau à plumes, en robe de soiejaune à crinoline, se précipita au secours de sa mère, suivie dedeux ou trois noirs qui habitaient les cases voisines.

Ivre et furieux, Pascalino se retourna versles assaillants. Lina qui criait désespérément au secours ! aufeu ! à l’assassin ! eut le nez broyé d’un coup dechaise.

– On défigure ma fille ! beuglaVénus. Comment, maintenant, soutiendra-t-elle sa mère, sa pauvremère, si elle devient laide ! Aucun monsieur blanc ne voudraplus d’elle !

La vieille, exaspérée, mordit la jambe dePascalino, si cruellement qu’il lâcha la chaise dont les noirss’emparèrent immédiatement.

Il écumait de rage. Il avait tiré son couteauet frappait au hasard devant lui cherchant à gagner la porte.

Dans la bagarre, Lina eut la joue coupée d’uneestafilade qui partait de l’oreille pour rejoindre le coin de labouche. Son visage n’était plus qu’un large rire sanglant.

– Elle sera jolie ta Lina, ricanaPascalino. Les portefaix noirs des quais ne voudront même pasd’elle pour les sales travaux de la débauche !… Pourtant ilsne pourront se plaindre de ce que sa bouche soit trop petite.Ah ! je la lui ai bien agrandie…

Au même moment, le bâton d’un des noirs fitvoler le couteau et Pascalino, la cuisse traversée d’un coup destylet, glissa dans le sang et tomba.

Les noirs se jetèrent sur lui, le bourrant decoups de poing, le serrant à la gorge jusqu’à l’étouffer.

La vieille Vénus essuya son stylet pour luicrever les yeux. Déjà il râlait, les yeux blancs de souffrance etde peur presque jaillis des orbites. Lina intervint.

Sa poitrine et son visage étaient rouges desang. Le sang ruisselait en gouttelettes et en filets qui formaientsur la belle toilette de soie jaune d’imprévues broderiesécarlates.

Ses mains brunes et nerveuses comme cellesd’une guenon retinrent le bras de sa mère prête à frapper.

– Mama, supplia-t-elle ! Il ne fautpas le tuer. Souviens-toi que c’était l’homme qu’aimait pauvremaîtresse.

– Je veux tuer ce chien de métis,vociféra la vieille. Il mourra !…

– Oui, crièrent les noirs. Il faut letuer.

Et le poing de l’un d’eux s’abattit sur lapoitrine de Pascalino qui résonna sourdement pendant qu’un filet desang lui empourprait le coin des lèvres.

Mais Lina s’était avancée résolument.

– Allons, dit-elle avec autorité auxnoirs, voulez-vous donc vous mettre une affaire sur les bras ?Laissez-le aller. Cette bonne correction suffit… Il s’ensouviendra.

– Grâce ! grâce ! soupiraPascalino.

Les noirs indécis le lâchèrent un instant.Profitant de cette hésitation, Pascalino s’élança vers la porte ets’enfuit en boitant, tel un taureau mal assommé, échappé au mailletsanglant du boucher, beuglant et titubant s’enfuit desabattoirs.

Chapitre 3

 

Après la mort de sa femme,M. de Saint-Elme était demeuré pendant trois mois plongédans une noire mélancolie. Maintenant, il ne s’occupait plus querarement et, pour ainsi dire, par accident de l’administration deson domaine ; il passait presque toutes ses journées à laNouvelle-Orléans où il avait loué une petite maison dans lequartier neuf ; il fallait que quelque vente importante desucre ou de coton nécessitât absolument sa présence à l’habitationpour qu’il se dérangeât.

En son absence, le commandeur Vulcainrégissait l’exploitation avec une probité scrupuleuse.

Les noirs de « l’Homme rouge »aimaient tellement leur maître qu’ils déploraient son absence,qu’ils en souffraient et qu’ils accusaient mêmeM. de Saint-Elme d’ingratitude et de méchanceté à causede ses longues escapades.

Le château de « l’Homme rouge »ainsi nommé du voisinage de la cascade, était devenu odieux à sonpropriétaire. Celui-ci cherchait dans la débauche et dans l’ivresseune consolation à ses chagrins, mais, timide et redoutant lesrailleries, il fuyait les endroits à la mode, l’Opéra, où lesquarteronnes étalent leurs bijoux et leurs épaules succulentes etdorées comme de beaux fruits, le restaurant Meissonnier oùcrépitent les détonations du champagne, où le claret et leburgondie coulent à flots. Ses plaisirs étaient nocturnes etsilencieux ; il se plaisait à errer dans les quartiers malfamés, y trouvant des maîtresses qu’il gardait quelques jours etqu’il renvoyait brutalement, dès leur premier mensonge, dès leurpremière tromperie, si puérils et si innocents qu’ils fussent.

On le voyait fréquenter les auberges où l’onparque les émigrants allemands et faire son choix parmi desfillettes aux cheveux de filasse, aux yeux bleus étonnés et bêtes,dont les mains couvertes d’engelures étaient gercées par lescorvées du labour ou de l’usine.

Il guettait à la sortie des bals des filles decouleur, les petites inexpérimentées dont les mères besogneusescherchaient à troquer les prémices pour des bijoux, des robes desoie ou des liqueurs.

Il était l’habitué d’une foule de bouges et lagénérosité avec laquelle il offrait à boire l’avait rendupopulaire.

Un soir, dans le quartier irlandais, ildéambulait à moitié ivre, soutenu par deux filles qui le suivaientdepuis le matin.

C’étaient deux filles du comté de Galway auprofil noble et doux, à la bouche hautaine et fine. On eût cru àpremière vue deux grandes dames. Leurs clairs yeux vertsparaissaient radieux d’innocence, une royale toison de cheveux rouxpresque blonds, tombait en nattes pesantes sur leurs épaules etleur teint était d’une pureté et d’une blancheur liliales.

Mais leur voix rauque, le tremblement quiagitait leurs longues mains pâles, leurs pommettes amaigries que lafièvre fardait de rose décelaient la tuberculose et l’alcoolismeinvétéré. Elles toussaient avec coquetterie et réclamaient sanscesse de nouveaux grogs.

De quel antre mystérieux étaient sorties cespitoyables larves, pourtant si belles dans leur maigreurélégante ? De quel bill de la Chambre des Lords, de quellepage de la Danse macabre ou de quel lupanarsortaient-elles ?

Toutes petites, sans doute, après lesévictions et la mauvaise récolte des pommes de terre, elles avaientdû sucer l’alcool dès le biberon ; elles ne se connaissaientpas de parents, leur mère était sans doute la Faim et leur père ledelirium tremens.

Pourtant, derrière elles, une vieille enhaillons qui se disait leur tante, marchait à une dizaine de pas,déjà ivre de l’alcool que Polly et Jemmy laissaient au fond deleurs verres à son intention.

M. de Saint-Elme avait vainementessayé de congédier cette harpie.

– Il faut que je veille sur mes enfants,avait-elle bégayé entre deux hoquets… Vous avez l’air d’un honnêtegentleman, vous, payez-leur bien à boire.

– Du grog bien chaud et bien épicé, fitJemmy !

– Oui, Milord, ajouta Polly en faisant larévérence, voyez comme ma sœur tousse.

– C’est une bonne affaire pour cegentleman, ricana la vieille, les poitrinaires sont bien plusamoureuses. Il n’aura pas à regretter sa dépense.

M. de Saint-Elme épouvanté à la foiset charmé croyait revivre un des contes d’Edgar Allan Poe, leromancier de Baltimore, dont la fin tragique et la gloire étaientalors connues de tous les Américains tant soit peu lettrés.

Le créole et ses étranges compagnes étaiententrés dans une sorte d’hôtel-restaurant près du port. Là, nehantaient guère que des matelots et des mulâtres. L’établissementdemeurait généralement ouvert toute la nuit.

Le patron était un vieux noir affranchi devenuriche par ses accointances avec les filles de couleur et avec lesreceleurs chez lesquels les noirs marrons des forêts écoulaient leproduit de leurs pillages. On l’appelait M. Bonbon et il seprétendait noble.

Son père, un des amis de Toussaint-Louverture,avait faillit être capturé en même temps que lui. Traqué par lestroupes françaises dans la province du Dondon, le général avaitréussi à gagner la Louisiane, où ses économies lui avaient permisde s’installer comme cabaretier d’abord, puis comme hôtelier.

Son fils conservait encore pieusement un habità larges revers, des épaulettes à graines d’épinard et des bottes àl’écuyère – souvenirs historiques qu’il exhibait aux occasionssolennelles, à l’admiration des intimes.

En apercevant les nouveaux venus,M. Bonbon s’assit à son comptoir, entre un bol de tafia et unehistoire des révolutions de Saint-Domingue qu’il paraissait étudieravec une profonde attention. Mais, comme par malheur il ne savaitpas lire, il avait placé le volume la tête en bas. Il roulait desyeux et remuait activement les babines, ainsi qu’il avait vu faireaux prêtres catholiques de sa race en lisant leur bréviaire.

– Bonjour Messie ! et bellesMadames, s’écria-t-il en fermant bruyamment l’histoire desrévolutions comme un homme excédé de fatigue et qui succombe sousle poids de la pensée.

M. Bonbon portait fièrement une redingotebleu d’azur et un gilet bouton d’or. Une cravate rouge et un coldémesuré encadraient une figure pleine de bonhomie à laquelle descheveux blancs contrastant avec l’ébène profond de la peau, l’émailétincelant des yeux et des dents, donnaient quelque chose devénérable à la fois et de grotesque.

M. de Saint-Elme ne put s’empêcherde sourire, il connaissait la vanité du noir.

– Monsieur Bonbon, dit-il gravement, jesuis heureux de saluer en vous un personnage historique ;voulez-vous avoir la bonté de me faire préparer la chambre dupremier et de m’y faire servir quelque chose à manger.

– Ah ! quée malheu ! s’écriaM. Bonbon avec un geste tragique, la chambre est héténue parMossié Améïcain !

– Oui, sale nègre, rugit une voix au fondde la salle, j’ai retenu ta chambre et je te l’ai même payéed’avance. Ne t’avise pas de me manquer de parole, ou je te caressele derrière à coups de botte.

M. de Saint-Elme se retourna, prêt àgifler le malotru, mais il se trouva tout étonné en apercevant sonancienne connaissance M. Growlson fort occupé à boire duclaret en compagnie de deux jolies mulâtresses assez malvêtues.

Le Yankee était aux trois quarts ivre, etmâchonnait un bout de cigare éteint. Dans sa face osseuse oùl’épiderme tanné, marbré de plaques rouges semblait tiré comme parles fils de fer d’une armature intérieure, les yeux étrangementbleus et limpides flambaient d’une lueur de folie…

Tout en sirotant le breuvage dont il serinçait la bouche crapuleusement avant de l’avaler, il tailladaitméthodiquement le bois de la table, qu’il réduisait en copeauxaussi fins que possible, suivant alors une mode alors universelleaux États-Unis. Il était rare alors de ne pas rencontrer un Yankeeoccupé à taillader des copeaux.

Cette manie était poussée si loin que lespatrons de bar achetaient pour leurs clients des peupliers entierset que les garçons de bureau du Capitole de Washington nemanquaient jamais de déposer chaque matin sur les bureaux desreprésentants une provision de bois tendre.

Des paris énormes étaient engagés et celui quiréussissait le copeau le plus mince empochait les enjeux. On citele cas d’un navire, le Majesticdont le mât de beaupré setrouva entièrement abattu par le bowie-knife des passagers au coursd’une traversée.

De temps à autre, M. Growlsons’interrompait de cette agréable occupation pour passer la maindans la chevelure frisée de ses petites compagnes ou pour leurtirer amicalement les oreilles.

Cette récréation voluptueuse était coupée delongs bâillements que les deux mulâtresses, par ennui naturel oupar habile flatterie, répétaient avec un ensemble admirable.

Le fils du général Bonbon qui s’attendaitpresque à une bataille à coups de bouteilles et d’escabeaux dontson matériel eût beaucoup souffert, fut agréablement surpris envoyant Growlson se dresser avec une roideur automatique et serrerénergiquement les mains de M. de Saint-Elme.

Les deux mulâtresses firent une révérencecérémonieuse aux deux Irlandaises et tout le monde s’installa. Lasociété ne tarda pas à être au grand complet, car la tante de Pollyet de Jemmy, infatigable dans sa surveillance, parut bientôt à laporte de l’établissement.

Pour qu’elle se tînt tranquille on lui fitservir du gin que M. Bonbon scandalisé par les haillons de lavieille apporta d’un air dégoûté et déposa sur un coin de la tableavec la mine supérieure d’un homme du monde obligé à de fâcheusespromiscuités. La dame ne s’en émut guère et tirant de sa poche unepipe fort courte, elle se mit à fumer avec une impassibilitéphilosophique.

Cependant, M. Growlson s’était levé etdans l’intention d’éblouir son hôte par une hospitalité fastueuse,il s’était dirigé en titubant vers M. Bonbon, auquel ilparlait à l’oreille avec des allures mystérieuses.

– Et tu sais, sale nègre, ajouta-t-ild’une voix de tonnerre, tout ce que tu as de meilleur !… Cegentleman est un de mes amis.

– Mais c’est Lina, s’écriaM. de Saint-Elme qui, depuis quelque temps, considéraiten silence la plus jeune des mulâtresses.

– Oui, Monsieur, et bienmalheureuse !

Polly s’était levée, le poing sur la hanche,prête à s’élancer sur Lina.

– Mêle-toi de ce qui te regarde, luicria-t-elle, espèce de peau crasseuse !

– Crois-tu, ajouta Jemmy avec un affreuxregard, que nous allons laisser un vilain museau de pain d’épicecomme toi, nous enlever notre Monsieur ? Tâche de restertranquille dans ton coin ou je te casse les dents à coups debouteille.

À ce moment M. Growlson, majestueusementivre, revenait s’asseoir à sa place.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-ilavec un regard soupçonneux.

M. de Saint-Elme intervint.

– Rien du tout, fit-il, ces demoisellesont un peu bu ; elles se figurent que je fais la cour à lapetite Lina, qui est une de mes anciennes esclaves.

Growlson eut un sourire indulgent.

– Ça m’est égal, bégaya-t-il d’un tonsupérieur, je vous la prêterai si vous voulez, mais nous sommes icidans une réunion d’amis, il est contraire à la respectabilité de sedisputer… C’est bien simple… La première qui criera trop fortrecevra un coup de poing sur le nez…

M. Growlson qui avait débuté dansl’existence en qualité de garçon d’abattoir, montra avec orgueil unpoing démesuré, aussi dur et aussi velu que le couvercle d’unevieille malle. D’ailleurs ses doigts boudinés et rouges étaientornés de plusieurs bagues dont les pierres jetaient des feuxétincelants.

– Vous avez une main superbe, ditM. de Saint-Elme.

– Oui, ajouta Polly avec un gracieuxsourire, on dirait une cuisse de mouton.

Growlson eut une petite moueapprobative ; il était intérieurement flatté.

La joie et la concorde se rétablirentdéfinitivement lorsque M. Bonbon apparut portant, avec lagravité du personnage historique qu’il croyait être, un plateauchargé de bouteilles de champagne, de glace pilée et de whisky.

– Je ne vous parlerai pas de votreaventure et du malheur qui vous est arrivé, commença Growlson…

– Vous me ferez plaisir, répliquasèchement M. de Saint-Elme.

– Non, je ne vous en dirai pas un mot, jevous en donne ma parole !… Je suis trop discret, trop bienappris pour cela. D’ailleurs, l’aventure est tout à votre honneur.Les journaux en ont parlé… Et nous ne manquons pas d’autres sujetsde conversation…

– C’est ce que je pensais ; vous meferiez plaisir en parlant d’autre chose.

– Comme il vous plaira, je serais désoléde vous faire de la peine, mais, vraiment entre nous, vous avezbien tort de vous chagriner pour si peu. Vous avez été victime dusort commun. Savez-vous qu’avec… Je sais vivre, je ne vous diraipas combien de dollars, on pouvait…

– Vous êtes une brute, un malotru, jevous préviens que je vais quitter la place !

M. de Saint-Elme s’était levé ;Growlson le força à se rasseoir et lui serra la main avecattendrissement.

– Voyons, ne vous fâchez pas, j’aiseulement voulu vous dire qu’en y mettant le prix, on pouvait avoirtoutes les dames de « la société ». Après tout, qu’est-ceque cela peut vous faire ? S’il s’agissait d’une questionsérieuse, je ne dis pas…

Tout en parlant, Growlson avait rempli lesverres. M. de Saint-Elme trinqua et but d’un air morne,puis il éclata de rire.

– Mon vieux Growlson, dit-il, vous êtesune brute ! Une incorrigible brute !

– Oh ! oui, firent d’une même voixles quatre femmes.

Growlson serra ses redoutables poings et lesvoix aigrelettes et rauques se turent. M. de Saint-Elmecontinua d’un ton plein d’affabilité.

– Oui, mon vieux, vous êtes une brute,mais vous avez raison. Vous parlez comme on doit parler… Et vous,pourquoi donc avez-vous renoncé aux dames de « lasociété » ?

– Parce que je suis un homme pratique.Pour le même prix on a deux douzaines de quarteronnes oud’émigrantes. Cela coûte moins cher, puis elles sont moins rancesque vos créoles. Quand on n’en veut plus, on a toujours lasatisfaction de pouvoir les battre ou leur tirer les cheveux, cequ’on ne peut pas faire aux dames de « la société ».

– Je vous admire…

– Il y a encore autre chose. Votreaventure m’a instruit ; je ne tiens pas à me faire casser latête par un mari jaloux.

Ici Growlson se pencha confidentiellement versson interlocuteur :

– Je puis vous le dire, murmura-t-il, lesdames créoles m’ont coûté bien des milliers de dollars. Je possèdeencore mille livres en bank-notes, mais c’est tout ce qui reste demon argent… Il y a encore de quoi s’amuser.

Malgré le ton confidentiel qu’il avait pris,M. Growlson avait parlé très haut et, d’un même mouvement,Irlandaises et mulâtresses avaient levé le nez de dessus leursverres où la mousse du vin s’évaporait en petites bulles d’or pâleet s’étaient regardées d’un œil de convoitise et de complicité.

Mille livres ! Cinq mille dollars !Cocotte, la compagne de Lina fronça les sourcils avec étonnement.Comment pouvait-on avoir une pareille somme ?

Comme elle avait l’esprit mathématique, ellecalculait qu’en agréant pour amants, à raison d’un demi-dollar partête et par mois les soldats de la milice, il lui faudrait centquatre-vingt-dix-sept ans pour acquérir un capital aussifabuleux.

Les Irlandaises réfléchissaient à un moyenplus expéditif de gagner la somme.

Lina regardait M. de Saint-Elme avecun sourire ému. Les conversations de sa jeune maîtresse,Mme Eléonore, lui revenaient en mémoire ;mille livres, mais ce n’était pas le quart du revenu de son ancienmaître. C’était à lui qu’il aurait fallu plaire, et son sourire sefaisait plus câlin et plus naïf. Elle baissait les yeux ; toutdoucement elle avait détaché son bras de la taille de Growlson etsa pantoufle évoluait avec une sage lenteur vers les bottes de cuirfauve de M. de Saint-Elme.

Celui-ci pérorait avec éloquence.

– Mais, M. Growlson, il faut que jevous parle en ami. Comment, vous vous donnez comme un hommepratique, et vous continuez à vivre en prodigue, alors qu’il nevous reste plus que mille livres ? C’est de la folie,pardonnez-moi le mot, mais je vous regarde comme un brave et loyalYankee. Mon cher, il faut travailler, faire des affaires, ne pasvous enliser dans des orgies bêtes avec ces filles.

D’un geste circulaire, il désignaitl’assistance anxieuse et souriante.

– Vous vous y enlisez bien, vous, fitfroidement Growlson en buvant à même une bouteille dontMlle Cocotte reçut sans murmurer le surplus sur sarobe de nankin.

– Pardon, répliquaM. de Saint-Elme, moi, j’ai cinq mille acres de forêts etde plantations, cinq à six cents noirs, je ne sais plus au juste,et…

– Oui, je sais, des fonds d’États, desvaleurs anglaises et françaises… comme tous vos pareils !

– Plaît-il ?

– Oui, le sang du Vieux Monde voustravaille. Vous n’êtes pas un homme nouveau comme moi, un« self-made man » ; avez-vous augmenté la fortune devotre père ?

– Non, Dieu me garde !

– Vos fils seront des cireurs de souliersou, pis, encore, vos filles… des… comme ces dames !

M. de Saint-Elme sourit, les femmeslancèrent au Yankee un regard chargé de haine.

– Oui ! continua Growlson avecenthousiasme, ma race mangera la vôtre. Vous tirez votre revenu ducapital des morts ; si vos grands-pères n’avaient pas conquissur les sauvages la propriété de « l’Homme rouge », vouscrèveriez de faim. Moi, quand j’ai mille livres, je les dépense etj’en gagne d’autres avec mon énergie. Vous, vous vivez en parasitede l’énergie de vos ancêtres. Vous avez de la chance qu’ils enaient eue à votre place.

– Vous avez vraiment l’esprit lourd, moncher Growlson, vos ancêtres vous ont légué des muscles et del’énergie, les miens un peu d’argent et de philosophie. Celarevient au même et cela égalise les chances.

Growlson haussa les épaules avec dédain.

– Moi, s’écria Cocotte, qui avait lappésilencieusement le contenu d’une bouteille entière, ma mère ne m’alégué que de belles cuisses !

– Cette petite n’a reçu aucune éducation,cela est visible, dit Lina, avec un sourire pincé.

Les deux Irlandaises s’étaient partagé unflacon de whisky. Les lignes pures de leur visage prenaient uneexpression ignoble.

– Moi, déclara Polly, en s’interrompantde nettoyer d’une langue pointue et rose les verres de sesvoisines, je suis poitrinaire et ivrognesse comme masœur !

– Cela te fait deux chances de bonheur,hurla la vieille accroupie au fond de la salle.

Growlson et M. de Saint-Elmeécoutaient avec un sourire un peu stupide. Mais leurs regardsétaient chargés de rancune.

– Je gagnerais des millions de dollarsavec la fortune de ce paresseux qui ne sait même pas la dépenser,songeait Growlson.

Et M. de Saint-Elme sedisait :

– Si j’avais autant de volonté que cettebrute, je serais heureux.

Les choses auraient peut-être mal tourné, siM. Bonbon, impassible et serein dans son bel habit bleu,n’était venu annoncer à ses « chés Messieus », que lesouper était servi dans la salle d’en haut.

Tout le monde se précipita dans l’escalier enculbutant les bouteilles vides. La pièce, de médiocre grandeur,était bariolée de couleurs criardes, des feuillages de papier dorédécoraient une grande glace où des aventuriers de toutes lesnations et des filles de toutes les couleurs avaient écrit oudessiné des choses obscènes de la pointe de leur couteau ou duchaton de leurs bagues.

La société eut un regard d’admiration pour leportrait en pied du général Bonbon, le fameux Richelieu Bonbon,dont les exploits appartiennent à l’histoire. La piété de son filsavait mis la dernière touche à ce chef-d’œuvre, exécuté par unfameux peintre d’enseignes, en collant aux bons endroits de vraisgalons, de vrais rubans et même de vrais boutons d’uniforme degénéral, venus à grands frais de Saint-Domingue.

Growlson qui tenait à se montrer grandseigneur, s’aperçut que ces dames avaient les mains sales.

– Allons, sale nègre, commanda-t-il,apporte au plus vite à ces misses une cruche d’eau fraîche, unecuvette, du savon et il ajouta d’un ton majestueux etnégligent :

– Vous ferez en sorte de leur procureraussi un flacon de véritable eau de Cologne ou tout au moins duvinaigre de Bully.

M. de Saint-Elme commençait às’amuser.

– Il n’y a vraiment, dit Lina, que desYankees, pour savoir dépenser leur argent.

En attendant l’ablution promise, les damesserraient les poings pour cacher leurs ongles en deuil et en mêmetemps pour mettre leurs bagues en évidence.

Bientôt le petit Napoléon qui gardait toute lafierté de sa race, quoiqu’il n’eût alors que dix ans, déposa dansun coin tous les objets réclamés par Growlson. Seulement, sonvénérable père n’ayant pas sous la main d’eau de Cologne, avaitjugé bon de remplir avec du gin une vieille bouteille à l’étiquettedu célèbre Farina. Personne ne jugea à propos de se plaindre decette substitution. Mais Polly ayant flairé la mixture en but unegorgée et passa la bouteille à sa sœur. Les Irlandaises et lesmulâtresses se rafraîchirent alternativement.

À une exception près, tout se passacorrectement. Seule, la petite Cocotte qui se sentait probablementle besoin d’un bain plus complet, excita des murmures lorsqu’elleretira ses bas et déclara qu’elle allait se laver les pieds.

M. Growlson eut un regard foudroyant.

– Cette jeune fille n’a jamais eul’honneur de fréquenter des gentlemen, dit-il.

La petite Cocotte qui s’était déjà déchausséeet avait retroussé sa jupe de toile à grandes fleurs avec un gested’indifférence philosophique, comprit qu’elle avait fait un impair.Toute honteuse elle alla dans un coin remettre ses bas.

– Les femmes ne savent plus vivre,murmura Growlson, avec un geste dégoûté.

Il se regarda dans la glace. Mécontent de satenue, il tira de sa poche un petit peigne et remarqua avec douleurque la fumée des cigares avait noirci sa joue gauche. Il eutrecours à la fallacieuse eau de Cologne de M. Bonbon, etreprit avec la netteté de son teint tout son aplomb.

Il regarda ses ongles bordés de noir comme unelettre funèbre, au moment où Napoléon et son père mettaient lecouvert sur une table ronde. Il s’empara d’une fourchette et secura les ongles, avec la satisfaction d’un gentleman qui attachebeaucoup d’importance aux soins corporels.

– Je me baigne souvent, dit-il, avecnégligence… presque tous les jours.

– J’en suis ravie, fit Lina, avec unregard langoureux, et elle rapprocha sa chaise de celle duYankee.

M. Growlson eut un éclair d’orgueil dansle regard et il ajouta :

– Je n’aime pas à me vanter, moi !Mais je donne trente dollars à mon coiffeur.

Personne ne répondit. M. Bonbon venaitd’apporter une excellente soupe au gombo-filé, dont le parfumréveilla l’appétit de tous. Chacun se mit à manger en silence.D’abord un ragoût de crabes de terre accommodé au safran et aupoivre de Cayenne, puis un quartier de bœuf rôti avec des patatesfrites et une sauce dite « sauce à papa », et composée dejus de citron et de petits piments très forts.

Le festin fut interrompu dans son plus belendroit par la vieille Irlandaise qui avait doucement montél’escalier à la suite de ses nièces et qui les tirait par leur robeafin d’avoir sa part de toutes les bonnes choses qui se trouvaientsur la table.

Growlson, écœuré par les haillons de lavieille, la gratifia d’un coup de pied qui sonna sur ses côtessaillantes comme des cercles de barrique.

Jemmy et Polly rirent aux éclats des grimacesde leur tante et de ses grognements de mauvaise humeur.

M. de Saint-Elme intervint etordonna à M. Bonbon d’emmener la vieille femme en bas et delui donner largement à boire et à manger, avec autant de whiskyqu’elle en voudrait. Le mot « whisky » eut un effetmagique : la vieille se précipita dans l’escalier, non sansavoir fait à la compagnie une belle révérence.

Le repas, jusque-là, avait été assez morne.Growlson mangeait et buvait comme un ogre. C’était entre lui et lesIrlandaises, atteintes d’une boulimie séculaire, un véritable matchde voracité.

M. de Saint-Elme mangeait peu et necessait de regarder Lina qui, de son côté, ne le quittait pas desyeux. La petite Cocotte, après avoir étourdi tout le monde ronflaitle nez dans son assiette, et le visage barbouillé de sauce.

Growlson, après avoir copieusement bu, essayad’entamer une discussion sur la supériorité des gens d’action etdes Yankees, mais sa langue devenait pâteuse ; il ne tarda paslui-même à s’endormir, et ses terribles ronflements firent vibrerles cloisons et réveillèrent Cocotte, qui se leva épouvantée.

M. de Saint-Elme était profondémentennuyé et dégoûté, il paya M. Bonbon, jeta sur la table unepoignée de dollars que les femmes se partagèrent, puis il sortit,laissant Lina tout attristée de son départ. Il s’éloigna lentement,envahi par des pensées de suicide. Il ne savait où aller :tout l’ennuyait. Plein de faiblesse, il erra quelque temps auhasard, et la fatigue physique s’ajouta à la douleur morale. Ilressentait, avec une âpreté extraordinaire, un besoin de tendressecâline et de baisers caressants dont il était sevré depuislongtemps.

Il se promena quelque temps sur les levéesplantées de grands arbres qui défendent la ville contre lesinondations du fleuve. Stupidement, il s’arrêta devant la façadeilluminée d’un music-hall de dernier ordre ; des noirs et desMexicaines grattaient du banjo, en buvant du whisky au goût degrain moisi.

Il s’assit, accablé sur une banquette derotin, et demanda une citronnade ; bientôt les chants et lesrires l’énervèrent, et les monotones ronrons du banjo le plongèrentdans une somnolence fiévreuse ; il dormait pour ainsi dire lesyeux ouverts ; il repassait méthodiquement son existence, silamentable et si vide et qu’il eût pu faire si heureuse. Il sentaitun invincible sommeil le gagner dans cette atmosphère empestéed’alcool et d’âcre sueur où la fumée des cigares s’amoncelait ennuages opaques, où les profils gesticulants et frénétiques desnoirs s’agitaient comme en un cauchemar.

Tout à coup il se sentit tirer par la manche.Il se réveilla en souriant d’un air hébété.

Lina était devant ses yeux.

– Allons, mossié, fit-elle, venez avecmoi bien vite ! Bien vite !

– Laisse-moi tranquille.

M. de Saint-Elme s’aperçut que sarobe tachée de vin et de sauce était déchirée par endroits ;ses cheveux étaient en désordre, ses mains et son visage portaientdes marques d’égratignures.

– Il faut venir, répéta-t-elle, enessuyant du revers de sa manche le sang et les larmes qui luibarbouillaient le visage.

– Mais pourquoi ? petite sotte,demanda d’un ton bourru M. de Saint-Elme qui sortaitpéniblement de sa torpeur.

– Après votre départ les Irlandaises etleur tante ont dévalisé Growlson ; comme nous avons voulu nousy opposer, M. Bonbon et moi, il y a eu une bagarre, Growlsonest tellement ivre qu’il a été impossible de le réveiller. Venezvite, ils doivent être en train de se battre.

– Je te suis, mais comment as-tu pu meretrouver ?

– Ce n’est pas difficile, il n’y a pasbeaucoup de cafés ouverts à cette heure-ci. J’ai regardé partout oùil y avait de la lumière.

En arrivant, ils trouvèrent M. Bonbon,dont la glorieuse redingote avait reçu quelques atouts, installécomme de coutume à son comptoir avec un sourire triomphal ; unagent de police mulâtre enregistrait sa déposition sur un calepincrasseux.

– Eh bien ? demanda Lina avecangoisse, que s’est-il passé ?

M. Bonbon se gratta le front d’un airsupérieur.

– Eh ! c’est bien simple, messiés,j’ai employé un stratagème, comme mon illustre père, le généralBonbon ; j’ai réussi à enfermer ces voleuses d’Irlandaisesdans un petit cabinet où je serre mon whisky, elles sont à l’heurequ’il est soûles comme des grives.

– Et Growlson ?

– Il ne vaut guère mieux ; je l’aitrempé dans un baquet d’eau pour le réveiller, il a faillim’assommer. Je l’ai enfermé avec mes prisonnières. Je suis uncitoyen libre, Messiés, je vais déposer une plainte contre ceYankee ; il m’a insulté et il a donné un coup de poing dans leportrait du général, une œuvre d’art magnifique, une peinturehistorique que je ne donnerais pas pour dix mille dollars.

M. de Saint-Elme eut grand-peine àarranger les choses ; il dut sacrifier une dizaine de dollarspour payer les dégâts commis par les Irlandaises, calmer lesscrupules de l’agent de police, et mettre une pièce à la fameusetoile.

Malgré tout ce qu’on put lui dire, on ne putjamais faire croire à Growlson qu’il avait été volé ; les yeuxbouffis, les jambes titubantes, il alla cuver son vin dans une deschambres d’en haut, suivi des Irlandaises et de leur tante quiavaient juré de se montrer à l’avenir pleines de probité. Cocottedormait encore sur sa chaise ; l’agent de police, après luiavoir adressé quelques compliments, n’eut aucune peine à en fairela conquête et à l’emmener avec lui.

Les appels mélancoliques des bateaux à vapeurcommençaient à retentir sur le fleuve ; le ciel pâlissait ducôté de l’orient, et le jour croissait de minute en minute, aveccette rapidité presque brutale, particulière au climat destropiques, où on ne connaît pas les longs crépuscules qui font lecharme des pays tempérés.

M. de Saint-Elme, dont Lina avaitpris le bras, se dirigea vers les quais où s’alignaient des naviresde toutes les nations du monde ; là, une escouade de noirsd’une taille herculéenne, embarquaient un chargement de cotondestiné aux filatures anglaises ; plus loin, des agents depolice surveillaient un convoi d’émigrants ahuris et blêmes dontles yeux s’ouvraient avec étonnement sur ces visages inconnus.

M. de Saint-Elme regarda sa compagnedont la beauté à peine développée portait les traces d’uneexistence de fatigue et de misère. Ses grands yeux noirs étaientsoulignés par le bistre des insomnies : dans le frissonmatinal, les lèvres étaient violacées ; le teint si éclatantaux lumières paraissait grisâtre et la raie blanche d’une cicatricepartait du coin de la bouche et allait rejoindre l’oreille gauche.On eût dit que Lina allait lever le masque de mélancolie appliquésur ses traits et révéler tout à coup une face inconnue etnouvelle.

Lina emmenait son ancien maître hébété delassitude et à peine conscient de la route qu’il suivait dans ladirection du faubourg, vers la maisonnette qu’elle n’avait pascessé d’habiter en compagnie de sa mère, la vieille Vénus.

Chapitre 4

 

Tom Dixon avait à peine dix-neuf ans, mais sonvisage osseux et allongé, au front très haut, à la mâchoirefortement proéminente ne permettait pas de lui assigner un âgequelconque. Encore imberbe il avait déjà des rides et quelquescheveux gris. Ses yeux mornes, d’un bleu de glace, annonçaient unepersévérance et une force de volonté effrayantes.

Toujours vêtu d’une redingote noire râpée, siétroite qu’elle accusait nettement le dessin squelettique desépaules, le jeu des clavicules et la cage des côtes, il parlaitrarement. Presque toute la journée, installé dans le meilleurfauteuil de Vénus, il lisait des livres de mathématiques et dechimie, les lèvres amincies et les sourcils froncés parl’attention. Tom était un enfant trouvé. Tour à tour garçon de bar,employé dans une entreprise de vidange, teneur de livres d’unmarchand d’esclaves et domestique d’un gamblerou joueur deprofession, il n’avait jamais cessé, au cours de ses avatars, demener la conduite la plus exemplaire, économisant sans cesse demenues sommes avec lesquelles il s’achetait des livres. Suivant lescours gratuits, il avait commencé par entasser dans son esprit unefoule de connaissances disparates. Puis le désir s’était précisé enlui de devenir un grand savant et il tendait à son but avec lapatiente lenteur d’un homme sûr de l’atteindre. D’ailleurs, iln’était gêné par aucun préjugé dans sa marche têtue vers letriomphe.

Sans la plus légère hésitation il était devenul’amant de la hideuse Vénus. À la suite d’un marché minutieusementdébattu, il devait passer, chaque soir, un certain temps aux côtésde l’antique sorcière étalée au milieu de son lit comme un paquetd’entrailles sur un fumier ; il s’acquittait de cette fonctionavec le même zèle ponctuel qu’un employé met à se rendre à sonbureau.

En revanche, Vénus, grâce aux gains de safille, le nourrissait et lui remettait chaque jour une petite sommepour son entretien et pour ses livres. Dans ses jours degaillardise, la vieille pouvait obtenir un supplément de caresses,moyennant des primes convenues d’avance et proportionnées au labeurfourni.

M. Tom, comme l’appelaientrespectueusement les noirs du voisinage, était d’ailleurs des plusfaciles à vivre ; ne riant jamais, ne se fâchant jamais, ilrésolvait toutes les questions par un oui ou par un non – ou par unchiffre. Voulait-on lui parler, essayait-on d’insister, il tiraitsa montre, mettait son chapeau et s’en allait. L’insulte et laflatterie le trouvaient également indifférent ; l’une etl’autre lui faisaient perdre du temps, et voilà tout.

Vénus le regardait comme un homme terrible etl’adorait de toute sa vieille âme d’esclave et de femelle.

Dans les rues, le soir, M. Tom nes’approchait jamais des rassemblements. S’il y avait quelquebataille, il s’éloignait tranquillement sans même hausser lesépaules. Il était d’une force herculéenne ; lui barrait-on lepassage, il donnait des coups de poing – plus rarement des coups decouteau, et passait.

C’était dans la maison de la vieille négresseune puissance silencieuse et terrible, d’une loyauté affreuse,d’une impassibilité fatale. Il ne buvait que de l’eau, mangeait cequ’on lui servait et n’avait pas d’autre maîtresse que Vénus.

Lina avait une véritable terreur de cet hommetoujours penché sur ses livres et qui disparaissait polimentlorsqu’elle ramenait quelque galant au logis.

– Ma mère, dit-elle un jour, j’ai peur deM. Tom ; on lit dans son regard qu’il nous vendraittoutes les deux s’il le pouvait, sans même y attacherd’importance.

– Je t’assure qu’il est très bon… Il m’adonné sa parole, une fois, de me prendre pour sa cuisine, ou salingerie, quand il sera milliardaire – il est siintelligent !

– Il me fait peur ; il a le regardfascinateur du serpent.

– Tais-toi ; il faut une femme quiconnaisse la vie aussi bien que moi pour le comprendre. Il est sihonnête ! Croirais-tu ? – et Vénus devint rouge (ouplutôt grise) de plaisir – qu’il marque sur un livre toutes lespetites sommes que je lui donne ? Il m’a promis de me lesrendre, avec intérêts composés, à dix du cent, sitôt qu’il n’enaura plus besoin pour lui-même. Cela me fera quelques économiespour quand je serai vieille.

– Tu as toujours été une vieille coureuseet une vieille folle !

– Petite catin, tu pourrais au moinsrespecter ta mère ! Rappelle-toi ce que te disaitM. l’aumônier de l’« Homme-Rouge » :

Tes père et mère honoreras

Afin de vivre longuement.

Lina ne trouvait rien à répondre, et se jetaitdans les bras de Vénus qui, tout attendrie, la récompensait de sonrespect filial en lui faisant boire un verre de tafia de la grappeblanche, liqueur parfumée, du vrai sucre d’or, vieux de vingt ans,et dont elle gardait jalousement quelques bouteilles.

La brusque arrivée deM. de Saint-Elme jeta le désarroi dans ce paisibleintérieur. Aux attentions et au respect que lui témoigna toutd’abord Vénus, M. Tom éprouva un étonnement qui étaitpeut-être déjà de la jalousie. Le créole s’était plaint, dès sonarrivée, de violents maux de tête ; il frissonnait, son visages’injectait de sang, ses yeux larmoyaient, et il réclamaitcontinuellement à boire.

Toute la journée, dans sa chambre parée decoquillages, de bouquets de plumes et de vases en verre colorié,Lina le soignait. Il se plaignait de grandes douleurs dansl’estomac, et ne répondait plus qu’avec lenteur.

Vénus aidait sa fille, apportant sans cessedes citronnades et de la glace.

Ce jour-là, les repas de M. Tom ne furentpas servis à l’heure ; il fut négligé, et aux instants prévusde leurs ébats accoutumés, Vénus n’honora ses efforts que decaresses distraites.

Trois jours s’écoulèrent. M. Tom n’avaitpas ouvert la bouche et n’avait fait aucune question.

Le quatrième jour, l’état du malade s’étaitaggravé ; ses vomissements étaient noirs et fréquents, sonvisage devenait jaune. Lina sortit et revint avec un médecin.

Le Dr Jérémy Balfrog, dit aussi Joli-Bois,s’appelait de son vrai nom Joseph Lebidois ; autrefois clercde notaire à Lyon, il avait volé à son patron une somme de quinzecents francs qui lui avait été tout juste nécessaire pour passer enAmérique, où la misère lui avait fait amèrement regretter sonindélicatesse. Après quelques années de dèche noire et demendicité, il s’était heureusement ressaisi. Son talentcalligraphique, estimé jadis de tous les saute-ruisseau de laCroix-Rousse, lui avait permis de se décerner à lui-même, surparchemin, une série de diplômes médicaux, chirurgicaux etpharmaceutiques, qui tous portaient le timbre des plus fameusesuniversités de France – grâce à des bouchons de champagnesoigneusement découpés.

Un vieil habit noir, une canne à pomme d’or etle Manuel de Raspail avaient décidé de son succès ; une tantequ’il possédait aux environs de Mâcon et qui lui expédiait chaqueannée quelques barriques d’un petit bourgogne assez agréable, mitle sceau à sa réputation.

Joseph Lebidois comprit bien vite l’avantagequ’il y avait à s’appeler Jérémy Balfrog pour les Yankees, etJoli-Bois pour les créoles français ; à ceux qui s’étonnaient,il expliquait qu’il était d’origine canadienne, né d’un pèrefrançais et d’une mère anglaise, et tout le monde était content –même les malades qu’il guérissait plus souvent qu’un autre.

Pour cela, il avait trouvé un secretmerveilleux. Quelle que fût la maladie, il administrait toujours decopieuses doses de laudanum, qui réduisaient au sommeil et ausilence les plus récalcitrants ; il ne sortait jamais sans unflacon de ce précieux produit, qu’il regardait comme une panacéeuniverselle. Il était aussi fort partisan du camphre – véritablebienfait de la Providence, disait-il, et que Dieu avait dû sansdoute créer tout exprès pour calmer les sens surexcités des noirset des mulâtres.

Au début de sa carrière, le docteur avaitéprouvé quelques déconvenues dans le recouvrement de seshonoraires ; mais il avait bien vite pris son parti en hommepratique : il s’était habitué à se faire payer d’avance ;pourtant il était charitable, il ne refusait jamais le secours desa science aux noirs les plus misérables, surtout quand ilspouvaient se recommander de M. Bonbon.

Ce personnage historique, un peu receleur àses moments perdus, était l’ami intime des foules degamblers, de rôdeurs de frontières, de dévaliseurs, et ilavait souvent à proposer au docteur des affaires avantageuses quecelui-ci, charmé de la législation libérale des États de l’Union,s’empressait d’accepter, non sans songer, avec un frisson devolupté narquoise, aux nombreuses condamnations qu’il eût encouruesdans les pays arriérés de la vieille Europe.

En arrivant chez Vénus, le docteur se fitdonner deux piastres, et après avoir jeté un regard sur le maladesans l’approcher, il partit très vite en recommandant simplement delui faire prendre quinze gouttes de laudanum, et des boissonsrafraîchissantes.

– Je reviendrai demain, déclara-t-ilgravement, le salut du malade est entre les mains de la nature.

Le docteur était coiffé d’un chapeau noir àlarges bords. Avec sa face entièrement rasée, ses cheveuxflottants, un peu bouclés, et son nez enluminé par le bourgogne, ilne ressemblait pas mal à un chansonnier du Caveau. Ses succès luiavaient donné un certain air de sincérité qui lui allait bien, etil avait adopté l’habitude de le prendre de très haut avec toutessortes de personnes.

Aussi éprouva-t-il une certaine surpriselorsqu’en redescendant il se trouva face à face avec M. Tomqui lui barrait le passage d’un air tranquille.

– Qu’est-ce qu’il a, le créole d’enhaut ? demanda-t-il impérieusement.

Le docteur ne répondit pas. Alors M. Tomfit mine de le prendre à la gorge. Joli-Bois sortit doucement de sapoche un revolver de calibre, qui servait sans doute de contrepoidsà la fiole de laudanum.

– Laissez-moi donc passer,imbécile ! dit-il avec un sourire bienveillant, d’où l’ironien’était pas exempte. Mon honorable client, « le créole d’enhaut », comme vous l’appelez, a la fièvre jaune : etselon toute vraisemblance, vous l’aurez vous-même d’ici peu dejours.

Et il ajouta, tandis que M. Tom leregardait en fronçant les sourcils, avec une attentionsuraiguë :

– Cette affection est en ce moment àl’état endémique dans toute la ville. Les premières chaleursdonnent une grande extension au fléau.

– Mais vous ?

– D’abord je suis médecin ; ledevoir professionnel avant tout ! Puis j’ai déjà eu laditefièvre jaune et comme vous l’avez peut-être entendu dire, je suisindemne !…

– Mais moi, je ne l’ai jamaiseue !

– Alors, mon cher ami, vous l’aurez. Onn’y échappe guère, dans une ville construite d’une façon aussicontraire aux lois de la véritable hygiène.

Tout en parlant, le docteur s’était glissédehors, laissant M. Tom de très méchante humeur, interpellerVénus et Lina, qui avaient laissé le malade un peu plus calme, etdescendaient pour dîner.

– Vous savez… votre créole a la fièvrejaune ; il faut qu’il s’en aille, et tout de suite… ou bienc’est moi qui m’en irai ! dit-il avec une glacialebrutalité.

– Non ! je t’en supplie ! fitVénus en sanglotant.

– Moi, j’ai déjà eu la maladie !s’écria joyeusement Lina.

Les deux femmes poussaient des cris, et Vénusembrassait, en pleurant, les mains de M. Tom.

– Arrière ! fit-il, vieillesorcière ! tu es peut-être déjà infectée !… Ce créolea-t-il de l’argent ?

– Oui, dit étourdiment Vénus. J’ai trouvésur lui trois billets de cent dollars, cinq ou six aigles d’or etune poignée de piastres.

– Tout cela devrait nous revenir, dedroit, pour notre peine de l’avoir soigné. Mais laissons-lui centdollars avec la menue monnaie ; cette somme sera employée àindemniser l’économat de l’hôpital, où il va être portéimmédiatement ; – et il ajouta, sur un ton decommandement : prends deux piastres, Lina, et va chercher desinfirmiers et un brancard !

– Dépêche-toi ! cria la mère… Moi jen’ai pas eu la fièvre jaune ; je n’ai pas envie del’avoir.

– C’est bon ! répliqua Lina, j’yvais ; mais puisque tu as assez peu de cœur pour laissermourir ton ancien maître à l’hôpital, j’irai l’y soigner. Nousverrons comment vous vivrez sans l’argent de mesmessieurs !

– Petite rouleuse ! cria Vénus d’unton aigre. Voilà bien l’ingratitude des enfants ! Ehbien ! tu peux t’en aller, espèce d’égoïste !

– C’est ce que je vais faire.

– Ça m’est égal. Il y a la petite Cocottequi n’a ni robe ni domicile ; je l’adopterai à ta place. Elleest plus fraîche que toi, et n’a pas de cicatrices sur la figure.C’est une bonne petite fille ; je parie qu’avec mes conseils,elle gagnera de l’or.

– Très probable… grommela M. Tom,qui avait repris toute sa froideur.

Vénus, qui ne voulait pas pousser les choses àl’extrême, s’avança vers sa fille, les bras ouverts. Sous sa bellerobe jaune, sa croupe frissonnait, volumineuse et vague, comme deuxvessies de suif. Un sourire maternel faisait rayonner ses traitssafranés, telle une illumination chez un marchand de paind’épice.

– Allons ! embrasse ta pauvre mama,et va vite chercher des brancardiers à l’hôpital, mon trésorchéri !

Lina embrassa distraitement sa mère, et sortiten claquant la porte d’un air farouche, non sans avoir jeté unregard plein de haine à M. Tom. La vieille sourit de ce départun peu rageur ; elle croyait avoir suffisamment effrayé safille, en la menaçant d’adopter à sa place la petite Cocotte.M. Tom s’était remis péniblement à sa lecture et traduisait,en suant sang et eau, un livre français signé Charles Cros, danslequel il devait puiser plus tard ses meilleures inspirations.

Au bout d’une demi-heure, quatre noirs quipassaient, à moitié ivres, malgré l’heure matinale, se présentèrentbruyamment, porteurs d’une sorte de civière, et réclamèrent àgrands cris M. de Saint-Elme. Ils montèrent en sifflantjusqu’à la chambre du moribond, qu’ils empoignèrent, roulèrent dansune couverture, et descendirent en bas, malgré ses faiblescris.

La peau jaune, déjà marbrée de taches, lesyeux vitreux et vagues, la bouche douloureusement crispée, lemalheureux faisait peine à voir. Il tremblotait et jetait autour delui des regards éperdus et suppliants.

– Allons ! répétaient les noirs, àqui Vénus avait versé une rasade de tafia, en leur recommandant sonancien maître. N’aie pas peu… fiève jaune… fiève jaune… nous menertoi à l’hôpital, où toi que vas mouri bien tranquille… Vite,mousié ! n’aie pas peu !…

M. de Saint-Elme, en proie auxaffres de la mort, écoutait et regardait avec horreur. Lessensations de la vie extérieure devenaient pour lui lointaines etsourdes, comme à travers un mauvais songe ; puis tout à coupil percevait certains détails, avec une acuité aiguë.

D’abord le pas cadencé des noirs quil’emportaient en sifflotant le berça douloureusement, à travers leslongues ruelles, bordées de palissades, de masures et dejardins.

– Fièvre jaune !… criaient, deminute en minute, les porteurs, qui rasaient les murs, suivant lamince ligne d’ombre qui leur donnait un peu d’abri contre lachaleur.

À ces cris terribles, les portes se fermaient,les mères faisaient rentrer leurs enfants ; les gens sesauvaient effarés, et les noirs souriaient silencieusement, un peufiers d’inspirer tant de crainte, et sûrs de n’avoir rien eux-mêmesà redouter, puisque tous avaient été atteints et guéris du terriblemal. L’hôpital et les pompes funèbres n’employaient que des gensdéjà vaccinés. C’est une profession que d’avoir déjà eu la fièvrejaune.

Avec la lucidité intermittente des malades,M. de Saint-Elme, couché sur le dos et en apparenceinerte, voyait le ciel comme recouvert d’une taie blanchâtre ;plus loin, il lui apparaissait jaune et fumeux comme les vapeurssulfureuses qui s’échappent des hauts fourneaux. La ville, lefleuve et les rives marécageuses semblaient fuir et se rissoler,comme sous la gueule ardente d’un brasier ; des vapeursmontaient du bord de l’eau, comme si le feu du centre de la terreeût fait bouillir les vases épaissies de la pourriture des animauxet des plantes.

Il fit un effort pour se tourner du côtédroit, baissa les yeux et regarda la terre. Les pavés semblaientfumer ; les rues désertes ne montraient que des portes voiléesde crêpe ou quelques cadavres, figés par la mort dans une posegrotesque, la face barbouillée de taches noirâtres. Plus loin, ilvit des noirs, embarquer dans un fourgon le cadavre d’une mère etde ses trois enfants, tous vêtus d’une simple chemise. Le cocher duchar funèbre, dont la figure était invisible sous un chapeau depaille à larges bords, s’arrêtait presque à toutes les portes, etdes bouffées d’une affreuse pestilence accompagnaient le cortège,dont une cloche, sonnée à tour de bras par un gros mulâtre jovial,signalait à tous la présence.

À quelques pas de là,M. de Saint-Elme se trouva brusquement déposé sur lachaussée. Ses porteurs s’étaient rués vers un énorme Yankee quigigotait sur le sol, en proie aux premières atteintes du mal, etl’avaient prestement dépouillé de sa montre et de son argent depoche.

M. de Saint-Elme reconnut son amiGrowlson ; il eût bien voulu lui porter secours, mais il étaitsi faible que sa voix s’arrêtait dans sa gorge et qu’il luisemblait impossible de remuer un membre sans une douleur aiguë. Ildut se résigner à voir le Yankee dévalisé et rudement secoué parles noirs.

Tout à coup, la scène changea d’aspect. Lavieille Irlandaise que soutenait par-dessous les bras ses deuxnièces Polly et Jemmy, apparut au détour d’une ruelle ;M. Bonbon les suivait de près en les traitant devoleuses : il n’avait pas eu la part convenue dans lesdépouilles de Growlson et se montrait furieux ; les quatrenoirs prirent fait et cause pour M. Bonbon, qu’ilsconnaissaient de longue date. Il s’ensuivit une scène atroced’imprécations. M. de Saint-Elme se sentait mourir,abandonné sous les rayons d’un soleil dévorant ; la vieilleIrlandaise, laissée par ses nièces, la dernière dans le ruisseau,dans la chaleur de la discussion hoquetait et grelottait defièvre.

Tout finit par s’arranger. Jemmy et Pollyrestituèrent à M. Bonbon une partie des fonds de Growlson, quifut déposé à l’ombre, tout près de la tante. Les noirs, alléchéspar les promesses de M. Bonbon, promirent de revenir chercherles deux moribonds, sitôt que M. de Saint-Elme seraitdéposé en lieu sûr.

Le cortège reprit sa marche, augmenté deM. Bonbon, qui donnait les bras aux deux Irlandaises.

M. de Saint-Elme s’était assoupi.Quand il s’éveilla, il se trouva couché sur une paillasse defeuilles de maïs, dans un immense hangar où cinq à six centsmoribonds râlaient, mouraient ou somnolaient.

Un grand noir, nommé William, promu au graded’infirmier en chef, et fier de ses connaissances en médecine,assommait à coups de poing ou étouffait sous leurs oreillers lesmalades incurables ou mal vêtus. De cette manière, il renouvelaittous les jours d’une façon régulière, le total de ses pourboires,encore augmenté des dépouilles des morts.

– Il faut agir humainement, disait-il.Ceux que le docteur condamne, je les finis pour faire place àd’autres qui peuvent guérir. Ça me fait de la peinequelquefois ; mais il faut être un homme avant tout. C’estdans leur intérêt : pourquoi faire souffrir les gensinutilement ?

Les théories de William étaient empreintes detant de logique et de sensibilité, que ses deux aides, un mulâtreet un Irlandais, en exagéraient à plaisir la réalisation rapide. Lepersonnel de la salle se trouvait quelquefois renouvelé deux foispar jour.

Quand M. de Saint-Elme ouvrit lesyeux, William pesait de tout son poids sur l’oreiller dont il avaitcouvert la face d’une vieille dame irrémédiablementcondamnée ; la victime s’agitait avec l’énergie du désespoir.La couverture de laine et les draps s’étaient envolés, laissantvoir deux jambes maigres et velues, qui se débattaient avec uneforce incroyable.

Le spectacle épouvanta tellementM. de Saint-Elme qu’il trouva la force de se retourner del’autre côté. Il sourit : au chevet de son lit se trouvaitLina, en grande conversation avec M. Joli-Bois. Le rusédocteur, officiellement engagé à l’hôpital depuis l’épidémie,connaissait M. de Saint-Elme de nom et de réputation. Ilavait tout de suite flairé une bonne affaire.

Il posa une foule de questions à Lina, et à lasuite de leur entretien, il fut décidé que la petite mulâtressedemeurerait à l’hôpital en qualité d’infirmière, qu’elle veilleraitd’une façon toute spéciale son ancien maître, que le docteurconservait un vague espoir de sauver. William reçut l’ordre formelde n’approcher du malade sous aucun prétexte.

Chapitre 5

 

Dans la fièvre jaune, il ne meurt guère qu’unmalade sur trois. Après plusieurs jours d’affreux vomissements, desueurs, de hoquets et de prostration, M. de Saint-Elmeentra dans la période de la convalescence. Le docteur avait répondude lui.

Mais comme il était pâle, vieilli etdécharné ! C’est à peine s’il se reconnaissait dans le miroirque Lina, qui ne l’avait pas quitté d’une minute, s’était procurépour lui. La face blafarde, aux dents jaunes, au regard éteint,qu’il contemplait, lui paraissait celle d’un fantôme. Quand il putse lever, ses jambes fléchissaient sous lui ; il courbait ledos, et tremblait de faiblesse.

Appuyé sur le bras de Lina, il put enfin serendre dans un jardin qui se trouvait derrière l’hôpital, et que ledirecteur laissait presque à l’état sauvage. Des lauriers étaientdevenus des arbres de haute futaie, des orangers non greffésmontraient de longues épines vertes ; les bananiers, auxlarges feuilles luisantes, étaient devenus de vastes bosquets, dontles rejetons vivaces poussaient au milieu des allées ; desmagnolias secouaient au vent leurs millions de fleurs parfumées.Grâce aux lianes, jetant leurs cordages d’arbre en arbre,enchevêtrant leur milles racines sur le sol, pour aller fleurir,après de singulières complications, les branches les plus hautes,le jardin tout entier n’était qu’un immense buisson frissonnant etparfumé.

Lina faisait asseoir le convalescent sur unepierre moussue à l’ombre d’un palmier, et ils restaient là delongues heures, se tenant par la main sans dire un mot.

M. de Saint-Elme jouissaitdélicieusement de son lent et graduel retour à l’existence. Il luisemblait qu’il se réveillait après un sommeil de plusieursannées ; ses souvenirs étaient perdus dans une brumelointaine.

La maladie avait dégagé de lui un autre homme.Content de tout, indulgent, rajeuni, et formant mille projetsd’avenir, tout l’enchantait. Il écoutait avec une béatitudesilencieuse et profonde le bourdonnement des insectes, le crichevrotant des gros crapauds aux yeux d’or, au dos couvert deverrues, qui sautelaient sous les feuilles. Le jacassement desperruches le comblait de ravissement et il suivait pendant desheures les allées et venues des tourterelles à collier quiroucoulaient tendrement dans les branches.

Lina ne le quittait pas une minute ; ellerestait accroupie à ses pieds, attendant qu’il manifestât savolonté par quelque signe, prévenant ses moindres désirs.

Presque tous les jours, elle trouvait moyen defaire venir du dehors des livres, des fleurs ou des friandises.

M. de Saint-Elme était plus touchédu dévouement silencieux et passif de son ancienne esclave qu’il nel’eût été des conversations les plus spirituelles et des pluséloquentes protestations.

Il s’était habitué à sa présence ; s’ilétait une minute sans voir à ses côtés la petite mulâtresse, ildevenait inquiet et s’agitait désespérément.

Quant au Dr Joli-Bois, il était devenu l’amide son malade. Il avait même poussé la complaisance jusqu’à luiapporter quelques bouteilles de son « bourgogne ». AussiM. de Saint-Elme s’était juré de récompenser royalementtant de science et d’abnégation.

Mis au courant de ses intentions par Lina, ledocteur répétait tous les jours qu’il n’accepterait pas un dollard’honoraires. M. de Saint-Elme souriait, médecin etmalade étaient enchantés l’un de l’autre.

M. de Saint-Elme se trouvaitmaintenant assez fort pour faire tous les jours dans le jardin unecourte promenade au bras de Lina. Il goûtait la beauté desombrages, l’éclat et le parfum des fleurs, les formes changeantesdes nues amoncelées par les vents ou dispersées sous leur souffle,comme un naufragé qui prend terre après de longs mois de privationset d’angoisses.

– Désormais, disait-il parfois, je neveux plus quitter les grands bois et les ruisseaux de ma propriétéde « l’Homme-Rouge ». Je déteste la ville.

Lina ne répondait rien, mais son cœur seserrait à la pensée que son maître, une fois guéri, elle devrait seretirer récompensée par quelques pièces d’or.

Grâce au Dr Joli-Bois,M. de Saint-Elme n’habitait plus la salle commune, sanscesse dépeuplée par l’expéditive philanthropie des infirmiers.Moyennant une indemnité de quelques dollars, on lui avait aménagé,dans les combles de l’habitation du directeur, une chambre propreet gaie, d’où la vue embrassait le panorama de la ville et desbois, et le cours majestueux du Mississippi dont les flotsbalançaient des milliers de navires.

D’ailleurs, M. de Saint-Elme avaitreçu de son domaine d’excellentes nouvelles. En son absence,Vulcain avait diligemment administré la propriété. La récolte decannes avait été superbe et celle du coton, quoique moinsavantageuse que l’année précédente, très satisfaisante.

Deux ou trois fois, Vulcain vint voir sonmaître et lui apporter de l’argent, du linge, et quelquescorbeilles de beaux fruits. Dès que M. de Saint-Elme putse lever, Vulcain eût voulu le ramener avec lui. On eut grand-peineà modérer son impatience.

Enfin, le Dr Joli-Bois déclara, un beau matin,que le malade était parfaitement guéri et lui donna la liberté departir quand il le voudrait.

M. de Saint-Elme fixa son départ ausurlendemain. Il était pâle encore, ses traits amaigris, sa barbeplus grise et sa démarche un peu chancelante, montraient qu’ilavait vu de près les portes de la mort. Mais il était jovial etcontent comme un enfant. Il éprouvait cette sensation délicieusedes premières forces qui reviennent, de l’appétit qui renaît, queconnaissent les convalescents. Il comprenait combien la vie estbonne en elle-même.

Ce jour-là, il dîna joyeusement, servi parLina, d’une poitrine de dindon sauvage et d’une corbeille depâtisseries que le Dr Joli-Bois lui avait envoyée en même temps quedeux bouteilles de son vin. Après le repas, il alluma un cigare ets’accouda à la fenêtre en écoutant tout pensif les rumeurs de laville au-dessus de laquelle se balançait un dôme de fuméeschatoyantes.

Pendant ce temps, agile et pieds nus, Linadesservait sans bruit pour ne pas troubler la rêverie de sonmaître.

M. de Saint-Elme écrivit ensuitedeux lettres, l’une à son banquier, l’autre à Vulcain, auxquels ildonnait rendez-vous pour le surlendemain.

Il ferma et cacheta ces missives ensifflotant.

– Je sens, dit-il, que je vais biendormir cette nuit. Tu ne peux te figurer, petite Lina, combien jesuis heureux. Tu peux te retirer maintenant, mais prends ceslettres et mets-les toi-même à la poste sans perdre de temps.

Lina s’empressa d’obéir et souhaita gentimentle bonsoir à son maître.

M. de Saint-Elme la regardalongtemps avec une complaisance paternelle.

Les cheveux enveloppés d’un foulard de soiejaune et rouge, elle était simplement vêtue d’une robe de cotonnadebleue sous laquelle se dessinait son corps souple et cambré, avecdes mouvements brusques et langoureux comme ceux des félins.

Dans ses grands yeux veloutés et limpides, ilne restait plus trace des fièvres malsaines de naguère. La débaucheavait passé sur cette petite âme naïve sans la ternir. Ses traitss’étaient rassérénés ; la bouche avait repris un sourireinnocent. Les cicatrices des rixes et des coups de couteau avaientdisparu, ne laissant plus que d’imperceptibles marquesgrisâtres.

Elle était plus belle peut-être (de la beautéanimale et brutale de celles de sa race), que lorsque après la mortde Mme de Saint-Elme elle avait quitté« l’Homme-Rouge ».

Prestement, elle se glissa hors de l’hôpitalet se lança dans le dédale des rues. Sous les derniers rayons dusoleil couchant, la ville paraissait profondément désolée etmorne.

Bien que l’épidémie touchât à sa fin, il étaitmort tant de monde que des rues entières étaient vides de leurshabitants.

Partout, des fenêtres fermées, des carreauxbrisés, des écriteaux se balançant au vent. Toute une atmosphèremélancolique qui semblait rayonner des édifices abandonnés commel’auréole de phosphore morbide dont Edgar Poe a entouré la maisonUsher. Des figures maigres et jaunes filaient le long des murs d’unair craintif. Une âcre poussière prenait à la gorge, avec un goûtfade de pourriture.

Les riches étaient partis, les pauvres étaientmorts.

Lina, sitôt ses lettres jetées à la boîte, eutl’idée de passer devant la maison de sa mère dont elle n’avait pluseu de nouvelles.

En longeant les quais, elle aperçut au milieud’une équipe de portefaix M. Growlson, qui, la barbe inculteet les mains noires, aidait au déchargement d’un grand voilier.

Ses vêtements de toile étaient souillés degoudron et de boue. De ses mains, veuves de leurs bagues, ilroulait des barils de ciment avec un entrain superbe. On eût ditqu’il n’avait fait que cela toute sa vie.

Lina, facilement apitoyée, s’approcha pour luiparler.

Mais le Yankee n’eut à sa vue qu’un motordurier et qu’un juron. Il lui tourna le dos avec mépris.

M. Growlson, guéri par hasard, maistotalement dépouillé, était en train de recommencer sa fortune.

Lina continua sa route. Comme elle passaitdevant l’établissement de M. Bonbon, elle n’eut que le tempsde se garer pour ne pas être écrasée par un landau lancé à toutevitesse. Sous un baldaquin de soie blanche, Jemmy et Polly,couvertes de bijoux, engoncées dans d’énormes crinolines etcoiffées de minuscules toques à plumes, se prélassaient aux côtésd’un Espagnol à larges moustaches qui les couvrait d’un regard à lafois protecteur et méprisant.

Avec son long nez, son teint ocreux et seslongs favoris pendants, on eût dit d’un bouc convoyant deux goules.Deux goules, vraiment, presque deux squelettes.

Deux squelettes, vraiment ! Elles enavaient l’air, tant leurs pommettes fardées faisaient saillie surleur visage maigre, tant leurs grands yeux bleus scintillaient defièvre au milieu d’un halo de bistre qui semblait vouloir rejoindreleur bouche bleue et mince, malgré le vermillon.

Dans la rapidité de leur fuite, Lina eut letemps d’apercevoir Polly boire à même un flacon en renversant sontorse décharné.

Elle haussa les épaules avec un mépristranquille et reprit le chemin de la maison de Vénus.

La nuit était tombée brusquement et dans lapénombre bleue du soir, silencieux et frais, les passants sefaisaient plus nombreux par les rues. Des lumières brillaient, descouples se glissaient le long des avenues. Toute une vie nocturnes’éveillait après la pesanteur accablante du jour. Des nègresnonchalants allumaient les réverbères.

Lina, comme toute la ville, aspira avec délicela fraîcheur. Elle sentit que le fléau s’était éloigné.Inconsciemment, elle ralentit le pas, dodelina des hanches etreprit son allure insouciante de jadis.

En arrivant vers le faubourg, sa gaietédisparut. Les pillages et les vols qui suivent les épidémies defièvre jaune avaient dévasté le quartier. Les lanternes étaientbrisées, les palissades rompues.

Lina se sentit froid au cœur en n’apercevantde loin aucune lumière aux fenêtres de la maison de sa mère.

Elle se rapprocha et faillit s’évanouir à lavue d’un désastre qu’elle ignorait. L’incendie avait laissé làl’estampe de sa main noire. La maisonnette n’était plus qu’un amasde ruines.

Déjà des plantes et des arbustes avaientpoussé leurs racines. Sur le rebord de la fenêtre demeurée intacte,une chatte grise et jaune miaulait désespérément.

Lina s’enfuit, les yeux gonflés de larmes etregagna l’hôpital en toute hâte.

Tout dormait. Quelques gémissements partaientde la salle commune. Lina eut la vision du mulâtre Williamétouffant sous des oreillers un malade récalcitrant.

Elle remonta, tremblante de peur et remplied’une tristesse qui touchait au désespoir. Elle ouvrit doucement laporte de la chambre où reposait M. de Saint-Elme.

Sous la moustiquaire de gaze, il dormaitlégèrement penché sur le côté droit, du sommeil lourd et, pourainsi dire, substantiel du convalescent.

Lina s’approcha doucement et doucement écartales rideaux du moustiquaire et embrassa le dormeur à pleinebouche.

M. de Saint-Elme poussa un soupir ettendit les mains en souriant, mais ne se réveilla point. Linasourit aussi et toute consolée alla s’étendre sur la natte où ellecouchait chaque soir dans une petite pièce contiguë et d’où ellepouvait surveiller le sommeil du malade.

Le lendemain, M. de Saint-Elmes’éveilla d’excellente humeur. Un coiffeur qu’il avait fait venirlui tailla la barbe et les cheveux et l’accommoda le plus galammentdu monde. Et, quand il eut endossé une chemise de soie à petitesfleurs et un complet de coutil tout neuf à boutons de nacre etcoiffé un panama souple et léger qui lui avait coûté une centainede dollars, il se sentit tout guilleret.

Il était rempli d’une bienveillanceuniverselle. Il alla faire visite au directeur de l’hôpital,personnage insignifiant et indifférent, et le trouva pleind’esprit. Il ne le quitta pas sans insister chaleureusement pourqu’il passât une huitaine de jours, en villégiature à« l’Homme-Rouge ».

Le Dr Joli-Bois, qui était venu, selon sonusage, siroter un verre de crème des Barbades avec son patient, futhonoré d’une semblable invitation.

M. de Saint-Elme lui assura qu’ilpouvait user du domaine comme s’il eût été le sien propre et qu’à« l’Homme-Rouge » la meilleure chambre et la placed’honneur à la table de famille lui seraient toujours réservéestant qu’il vivrait.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, il ne faut pastarder à venir me voir ; comme je vous l’ai déjà dit, je vousréserve une surprise.

Le docteur cligna de l’œil et fit le gros dosen songeant qu’il allait enfin recevoir le loyer de ses peines.

– Surtout, mon cher malade, ne vousmettez pas en frais. Voulez-vous que je parle franchement ?Savez-vous ce qui me ferait le plus de plaisir ? Une douzainede bouteilles de votre vieux rhum d’habitation. Je sais que vous enavez d’extraordinaire.

– Vous serez satisfait ; j’ai de laGrappe-Blanche qui a cinquante ans de fût, un véritable velours enbouteilles.

Le docteur eut un joyeux clappement delangue.

– Je ne voudrais point dégarnir votrecave, dit-il.

– N’ayez crainte. Vous aurez quand mêmela petite surprise.

M. Joli-Bois, dûment rafraîchi etréconforté, prit congé de son malade pour aller faire un tour dansles salles. M. de Saint-Elme demeura seul avec Lina.

La petite mulâtresse paraissait soucieuse,quoiqu’elle eût fait ce jour-là des frais de toilette inusités. Sescheveux, si noirs qu’ils avaient dans la pénombre des refletsviolets, étaient ornés d’une grappe de jasmin jaune et un beauruban rouge tout neuf enserrait sa taille onduleuse et ployantecomme les grands bambous du Meschacébé.

– Eh bien ! Lina, ditM. de Saint-Elme en caressant de la main les bouclescrêpelées de cette chevelure, d’où s’exhalait un arôme sauvage depoivre et de musc, pourquoi ne me dis-tu rien aujourd’hui ?Aurais-tu quelque chagrin ?

– Oui.

– Mais pourquoi ?

– Vous êtes guéri, maître ; vousallez quitter l’hôpital et la pauvre Lina qui vous aime tant nevous verra plus.

– Que veux-tu donc faire ? demandaM. de Saint-Elme qui, tout à coup, se sentait ému.

– Hélas ! je ferai commeautrefois ; j’irai dans les cafés à musique sourire et boireavec les messieurs pour nourrir ma mère et son petit amoureux.

– Tu veux donc me quitter ? Tu m’asbien soigné pourtant.

– Je ne puis retourner à« l’Homme-Rouge » ; vous m’avez vendue. Et puis vouspenseriez trop en me voyant à la pauvreMme Léonore, et cela vous ferait saigner lecœur.

M. de Saint-Elme s’était levé. Iln’y avait sur son visage aucune trace de mécontentement ou detristesse. Ce fut d’un ton calme, presque joyeux, qu’ildit :

– Je n’en veux pas àMme Léonore. Je lui ai pardonné sa trahison ;j’espère que Dieu me pardonnera sa mort. Ce n’était pas elle que jevoulais tuer…

Il sourit d’un air contraint et passa sa mainsur son front.

– Tout cela, continua-t-il, c’est dupassé. J’ai fait murer les portes de la chambre du meurtre.Maintenant je veux vivre sans souci et sans remords. Je veux aussique la porte des mauvais souvenirs soit murée dans ma mémoire.

« Le bonheur est une chose si faible etsi fragile ! »

Lina ne comprenait pas très bien. Ce qui luiapparaissait de plus clair dans toutes ces phrases, c’est qu’elleallait rentrer à « l’Homme-Rouge ». Elle sauta de joie etgambada par la chambre. Puis, caressante et les yeux humides, elles’agenouilla sur la natte et baisa fervemment la main amaigrie deson maître.

– Alors, je pourrai ne pas vousquitter ?

– Je t’emmène, c’est entendu. Seulement,comme tu es libre, tu ne seras pas forcée de travailler. Tu ferasce que tu voudras. Je t’obligerai seulement à cueillir les bouquetsdans le parc pour la salle à manger et le parloir et à me tenircompagnie au repas du matin.

– Oh ! que je suisheureuse !

– Seulement, il ne faudra pas prendrepour amants les noirs et les mulâtres de l’habitation.

– Et les blancs ?

– Les blancs non plus.

– Mais qui donc alors ? demanda Linaavec une inquiétude naïve.

M. de Saint-Elme sourit. Puis,reprenant son air sévère :

– Personne, tu m’entends ?

– Cela suffit, s’écria Lina un peupiquée. Vous savez bien que je ne suis pas une coureuse.

M. de Saint-Elme réprima àgrand-peine une violente envie de rire.

– Non, tu es une bonne fille. Je tegarderai avec moi à l’habitation, tant qu’il te plaira d’yrester.

Il fut convenu que M. de Saint-Elmese coucherait de bonne heure et se lèverait tôt pour faire quelquescourses indispensables.

Lina, qui voulait, malgré tout, s’informer desa mère avant son départ définitif pour« l’Homme-Rouge », devait se retrouver avant midi aurestaurant Messonnier où M. de Saint-Elme avait donnérendez-vous au « commandeur » Vulcain.

Lina qui, silencieusement, avait pour ladernière fois, sans doute, rangé la chambre de son maître, avec quielle allait descendre au jardin, fut prise tout à coup d’unsingulier scrupule.

– Je ne veux pas, dit-elle, retourner à« l’Homme-Rouge », si je ne suis pas redevenue votreesclave.

– Eh bien ! c’est entendu. Tu serasmon esclave.

– Oh ! mais vous ne me comprenezpas ! Je suis libre, je me revends à vous.

– Soit. Je te rachète… et au prix que tuvoudras. Tu as besoin d’argent, petite coquine.

Lina fut si irritée de cette suppositionqu’elle lança contre le mur, avec fureur, le flacon de cristalencore à demi-plein d’eau des Barbades.

– Je ne suis pas une catin,s’écria-t-elle, les mains tremblantes, les narines gonflées defureur. Je ne veux pas vous tirer de l’argent ; seulement,j’exige que vous me donniez une piastre et que vous fassiez dresserle contrat de vente. Comme cela, je serai sûre de vousappartenir.

Et elle ajouta, tout de suite souriante, enbalançant coquettement ses hanches :

– Je vaux bien une piastre, tout demême.

– Et qu’en feras-tu de cettepiastre ?

– Je la ferai percer par Midas, leforgeron de l’habitation, et je la suspendrai à mon beau collier decorail. Ce sera mon bijou le plus chéri.

– Tiens, fit M. de Saint-Elme,délicieusement remué, voici un aigle d’or et je t’achèterai, dèsdemain, une chaîne d’or bien solide, plus belle que ton collier decorail. Puisque tu veux être esclave, il faut porter deschaînes.

– Et l’acte de vente ?

– Ne t’inquiète pas ; je m’enoccuperai. Voilà la première fois que j’achète une esclave aussibon marché.

L’esclave cacha soigneusement l’aigle d’ordans un coin de son mouchoir et descendit avec son maître aujardin.

Chapitre 6

 

Un luxueux déjeuner servi à la françaiseattendait M. de Saint-Elme dans un retrait ombreux desjardins du célèbre restaurant Messonnier.

Un saumon accommodé aux groseilles, destranches de venaison, un jambon d’ours, des fruits de toute beautéet d’excellents vins dans des seaux remplis de glace égayaient unenappe étincelante de blancheur et reluisante de cristaux etd’argenterie.

M. de Saint-Elme, que ses emplettesavaient occupé toute la matinée, n’avait pas oublié d’acheter pourLina une belle chaîne d’or. Dans sa joie, il avait complété laparure de bracelets, de boucles d’oreilles et d’un grand peigne deperles, qu’il jugeait devoir être d’un effet merveilleux parmi lescheveux bleus de sa petite amie.

Midi sonna, Lina n’arrivait pas.M. de Saint-Elme, qui était venu content et sûr de lui,devint triste et nerveux. Il n’avait plus faim. Sous l’ardeur dugrand soleil, la glace avait fondu autour des bouteilles intactes.Des essaims de moucherons tourbillonnaient autour des viandes.

– Cette petite vipère m’a déjà lâché,s’écria-t-il. Moi qui voulais la rendre si heureuse !Bah ! J’achèterai une autre ou deux ou trois autresmulâtresses. Il ne faut prendre de ces animaux-là que le plaisir deleur peau et de leurs nerfs frétillants.

Qu’elle aille au diable ! Elle auraretrouvé quelque mulâtre aux pieds plats et à la poignebrutale !

Il ne pensait pas un mot de ces grossièretés.Comme un véritable enfant, il se jouait à lui-même la comédie del’indifférence. Il commença à manger et à boire d’un airdétaché.

Mais les morceaux s’arrêtaient dans sa gorgeet les crus les plus fameux lui paraissaient éventés.

Il but beaucoup pour prendre patience et ilétait deux heures qu’il murmurait encore en mâchonnant soncigare.

– Quelle petite sotte !… Je vaisl’attendre encore un peu… Elle ne se rend pas compte de l’heure…J’aurais dû lui acheter une montre…

À deux heures et demie il n’y put plus tenir.Sans se soucier de Vulcain et du cocher noir qui attendaient enface du restaurant avec un superbe landau, protégé par une tente desoie et attelé de deux chevaux anglais.

Sans savoir où il allait, il se lança àtravers les rues. Il erra le long du port, sur les levées, puis,tout à coup, il eut l’idée que Lina serait peut-être retournée àl’hôpital pour quelques raisons qu’il ne s’expliquait pas. Il sedirigeait donc de ce côté, lorsqu’il eut la chance de rencontrer ledocteur Joli-Bois qui revenait de faire sa visite et regagnaitmajestueusement son domicile à l’ombre d’un grand parasol vert, lesourire sur les lèvres et, comme dit Sterne, le nez à l’Ouest.

Le docteur fut frappé de l’air consterné deson client.

– Eh bien ! Quoi donc ? luidit-il amicalement. Faciès congestionné… mouvements fébriles.Mauvais symptômes  Voyons ! qu’y a-t-il ?

Vous alliez sans doute, à l’hôpital pour mevoir ? Puis quelle imprudence ! Sortir sans parasol, parun tel soleil ! Au moins mettez-vous à l’abri avec moi.

M. de Saint-Elme, tout aise derencontrer un confident, s’appuya sur le bras du docteur.

– Savez-vous ce qu’est devenue la petiteLina ? demanda-t-il sans préambule.

– Je vois où le bât vous blesse. Vousêtes amoureux…

– Moi ! pas du tout, la simplereconnaissance…

– J’y suis. Vous n’avez pour lamulâtresse qu’un pur et platonique sentiment, mais qui pourra,peut-être, se changer en une ardeur plus vive. Eh bien !rassurez-vous. Je me charge de la retrouver.

« Allez m’attendre tranquillement aurestaurant Messonnier et d’ici une heure je vous laramène. »

Le temps parut long àM. de Saint-Elme. Pourtant l’absence du docteur ne duraguère plus d’une demi-heure. Quand il revint, il paraissaitembarrassé et mécontent.

– En voilà bien d’une autre,s’écria-t-il. Vous ne devinerez jamais ce qui s’estproduit !

– Mon Dieu ! Je pressens bienquelque malheur.

– Rassurez-vous et soyez un peu pluspatient. En vous quittant, j’ai pris une voiture et suis allé toutdroit chez M. Bonbon le nègre, dont l’établissement est unvrai bureau de renseignements. Je ne sais comment il s’y prend,mais il est au courant de tout ce qui se passe. D’ailleurs,l’histoire de Lina a fait beaucoup de bruit en ville et leshistoires du même genre sont fréquentes depuis la fin del’épidémie.

– Au fait, docteur, au fait ! Vousvoyez bien que je bous d’impatience.

– Lina était à peine sortie de l’hôpitalce matin, qu’elle a été appréhendée par un drôle, nommé Dixon, undangereux coquin qui est au service de Sam Porter, marchandd’esclaves. La petite a poussé de hauts cris et a appelé la policeà son aide. Sam Porter a alors exhibé un acte de vente parfaitementen règle, par lequel vous lui cédiez vous-même Lina et sa mèreVénus.

– Mais c’est une infamie monstrueuse.Lina et sa mère se sont rachetées avec leurs économies.

– Parfaitement, mais ce que vous ne savezpas, c’est qu’à la faveur de l’épidémie, plusieurs bandits, entreautres un métis nommé Pascalino, ont réussi à rentrer au service del’administration et ont détruit ou brûlé quantité d’actesd’affranchissements. Beaucoup de pauvres noirs, croyant êtredevenus libres, ont été saisis par Sam Porter et son âme damnée, leYankee Dixon. Ce drôle a même eu le cynisme de conduire chez lemarchand d’esclaves la vieille Vénus dont il était l’amant. On neparle que de cela en ville. Beaucoup de gens disent que l’ondevrait poursuivre Sam Porter ; mais beaucoup d’autres nevoient là qu’une peccadille et trouvent le marchand d’ébène un forthabile homme. On dit que sa combinaison lui a rapporté plus de centmille piastres.

– Quelle honte pour l’Amérique que depareilles mœurs !

– Que comptez-vous faire ?

– Parbleu ! racheter Lina, etensuite…

M. de Saint-Elme avait fait le gestede prendre son revolver.

– Diable ! Pas d’imprudence, s’écriavivement le docteur. N’allez pas tuer Sam Porter, cela vouscauserait une foule de désagréments. Il est riche etinfluent ; il est même question de lui pour les prochainesélections.

– Je n’en veux pas à Sam Porter, c’est unvil coquin que je connais de longue date, mais je considère commeun vrai devoir pour moi d’abattre Pascalino, comme on abat unanimal venimeux.

– Pour cela, je n’y vois pas grandinconvénient ; seulement, il doit être loin d’ici en cemoment, peut-être au Mexique ou en Floride.

– Ne venez-vous pas de me dire qu’ilvenait d’entrer dans l’administration ?

– Oui, mais ce que je ne vous ai pas dit,c’est qu’il a disparu depuis trois jours, en volant cinq centsdollars au marchand d’esclaves et en lui enlevant une de ses plusjolies quarteronnes, une fille de seize ans, qu’il avait payéecher.

– Comment Sam Porter ne l’a-t-il pas faitpoursuivre ?

– Il s’en est bien gardé ; ladisparition du principal coupable, dans l’affaire de faux enécritures, le met fort à l’aise. Il jure ses grands dieux que sabonne foi a été surprise et comme il a eu soin de faire vendre dansle Nord les noirs qu’il s’était procurés sans bourse délier,personne ne réclame. Il est probable que l’affaire seraétouffée.

Pendant que le docteur donnait cesexplications, M. de Saint-Elme et lui avaient pris placedans le landau, à côté de Vulcain, endimanché et solennel, etbientôt ils mirent pied à terre en face de la boutique de SamPorter.

C’était une longue pièce puante et sale. En yentrant, M. de Saint-Elme eut un haut-le-cœur ;l’odeur fade des transpirations le prit à la gorge. Assis sur desbancs, ou étalés sur le plancher, une trentaine de noirs de toutâge et de tout sexe achevaient de vider gloutonnement les gamellesde maïs cuit à l’eau et de bananes dont les pelures couleur d’orjonchaient le seuil de terre battue.

Au milieu des esclaves, dont beaucoupchantonnaient silencieusement, Tom Dixon, glacial et correct,lisait un traité de chimie. À côté de lui, une canne de nerf debœuf était appuyée contre le mur. Dans le coin le plus sombre, Linapleurait à chaudes larmes. À côté d’elle, la vieille Vénus, plushideuse que jamais, lui murmurait à voix basse, sans crainte dunerf de bœuf, toutes les injures imaginables.

– Oui, c’est de ta faute, si nous sommeslà, coureuse, traînée, catin !

À l’arrivée de M. de Saint-Elme, TomDixon ferma son livre et s’avança.

– Je m’attendais à votre visite, dit-ilfroidement à M. de Saint-Elme. Il y a là une petitemulâtresse qui a assuré que vous la feriez racheter – et il ajoutapoliment :

– J’allais vous prévenir et, du doigt, ildésignait Lina qui regardait son maître avec des yeuxsuppliants.

– C’est bon, répliquaM. de Saint-Elme avec dégoût, dites votre prix etfinissons.

– L’honorable Sam Porter est absent et jesuis autorisé par lui à vous dire qu’il en veut dix millepiastres.

– Mais c’est un vol manifeste,interrompit le docteur ; cette mulâtresse ne vaut pas plus demille piastres.

– C’est possible, répliqua froidementDixon ; ce gentleman est tout à fait libre de ne pas conclurele marché.

M. de Saint-Elme haussa les épauleset sans prendre la peine de discuter :

– Signez-moi un reçu de dix millepiastres, dit-il, j’emmène Lina ; le docteur voudra biens’occuper des autres formalités.

L’affaire fut conclue en quelques instants etLina, sans plus se préoccuper de la vieille Vénus, furieuse etdécontenancée, alla s’asseoir dans le landau, qui partit à fond detrain dans la direction de la propriété de « l’HommeRouge ».

Personne ne fut surpris d’apprendre, peu detemps après, que Lina était devenue la maîtresse deM. de Saint-Elme et qu’elle le rendait parfaitementheureux.

Le Dr Joli-Bois reçut les douze bouteilles devieux rhum qu’il avait demandées, mais autour du goulot de chacuned’elles, une bank-note de mille dollars était entortillée.

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