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L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

L’Espion X. 323 – Volume III – Du sang sur le Nil

de Paul d’Ivoi

Partie 1
LA COMÈTE ROUGE

Chapitre 1 PRÉSAGE DE SANG

Le 15 janvier, dans cet hiver égyptien doux comme un printemps, ma chère Ellen et moi, mariés depuis trois mois, nous étions postés sur la toiture-terrasse de notre joli home du Caire.

Allongés sur des chaises longues de bambou,nous rêvions.

La nuit opaline de la vallée du Nil nous entourait de sa pénombre bleue, à travers laquelle se confondaient des chants, venant de la ville, ou des daha-biehs(bateaux) amarrées sur le fleuve, d’où se détache le canal Ismaïlieh, en bordure duquel se trouvait notre demeure,poétiquement dénommée Villa de l’Abeille.

Dans la rumeur nocturne, il nous semblait discerner les inflexions rauques des âniers excitant leurs bêtes,la mélopée des conteurs narrant, à l’angle des carrefours,les prouesses d’Antar, le héros arabe, ou les aventures de la Mahmoudié aux cheveux verts.

Et, toute pénétrée de la mythologie égyptiaque, que, depuis trois mois, nous avions étudiée en de longues et douces excursions à Giseh, à la Forêt pétrifiée, àZaouyieh-El-Arran, Aboussi, Sakhara, Memphis, Dahehour, Helouan,Ellen murmura :

– Ne vous semble-t-il pas, Max, que sur cette plate-forme dominant la ville nous devenons plus que des êtres humains ? Pour moi, je vois en vous le divin Osiris,père du Nil, et je suis Isis, casquée du croissant lunaire ;nous écoutons, du haut d’un olympe, le bourdonnement de l’humanité ; si haut au-dessus d’elle que, dans le murmure imprécis, nous ne distinguons plus le blasphème de la prière.

Je la regardai surpris. Elle continua :

– Cette sensation d’éloignement, c’est sans doute elle que les prêtres de l’antique Égypte ont voulu exprimer par l’impassibilité des dieux ;l’impassibilité qu’ils considéraient comme la caractéristique de la divinité, à ce point que la Loi Sacrée interdisait aux artistes de reproduire par le ciseau ou la couleur le mouvement, c’est-à-dire la vie apparente. L’Immobilité leur paraissait seule digne des divinités. Être immobile, sans geste de colère ou de pitié !

Elle s’interrompit brusquement, dressée d’un seul jet, le bras étendu vers un point du ciel, et son organe frémissant d’une angoisse inexplicable :

– Là ! Là !… Voyez, Max… unprésage de sang !

Je regardai, frissonnant sans savoir pourquoi.Et je demeurai sans voix.

Vers l’Ouest, se déplaçant sur le ciel avecrapidité, un astre singulier venait d’apparaître.

Cela avait la figure classique attribuée auxcomètes. Oui, je découvrais le noyau plus brillant, la queue dontla luminosité s’éteignait par degrés.

Une comète ne peut émouvoir un citoyenanglais, ayant fait des études suffisantes pour savoir que cesvoyageuses célestes sont inoffensives.

Et cependant, mon tremblement s’accentua.

D’un geste instinctif, j’attirai Ellen contremoi. Je l’enlaçai, avec l’impression que j’avais à la défendre.

Contre quoi ? Contre qui ? Il m’eûtété impossible de le dire. Ma raison était en déroute. J’étaislivré à la clairvoyance mystérieuse de l’instinct.

Et puis… et puis… il y avait autre chose.

L’astre, la comète, apparaissait rouge. Elleavait, avec sa chevelure de sang rutilant sur l’indigo du ciel, unje ne sais quoi de menaçant.

Tous les journaux du lendemain se trouvèrentd’accord sur ce point, alors qu’ils relatèrent en articlescompendieux, la présence inattendue de cet astre errant.

J’étreignais Ellen. Je sentais son cœur battreéperdument, et je ne trouvais pas une parole pour apaiser sonémoi.

La peur était sur nous.

Tout à coup, la comète diabolique s’éteignit,ou, plus exactement, une condensation de sa masse s’opéra.

Il sembla que les vapeurs empourprées qui lacomposaient s’arrêtaient en leur course orbitaire, qu’ellesroulaient en nuage informe. Puis sa couleur se modifia, passa durouge au jaune.

Elle se fractionna en dix nuées lumineuses.Celles-ci se contractèrent à leur tour, et soudain prirentl’apparence d’yeux ouverts au fond du firmament.

Dix yeux d’or vert regardaient laterre.

Ils nous regardaient, nous, pantelants sur laterrasse. Et leur ensemble donnait cet aspect :

Un instant, les yeux d’Ellen se fixèrent surles miens. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, prononçant d’une voixsifflante :

– Les lettres ! Leslettres !

C’était vrai. Les yeux d’or s’alignaient,figurant un T et un V.

Et, grelottant dans mes bras, me communiquantla fièvre d’épouvante qui la secouait toute, Ellenmurmura :

– Les lettres de mort… Frère, sœur, ausecours… Sauvez-le !

– Ellen, que dites-vous ?murmurai-je, bouleversé par cette terreur inexpliquée.

Ma voix parut redoubler son effroi.

Ses dents claquaient, et comme jerépétais : « Ellen, ma bien-aimée, revenez àvous ! » elle se renversa tout d’une pièce dans mes bras,évanouie.

Je l’emportai, je l’étendis sur son lit.J’appelai à grands cris Nelaïm, un jeune fellah de seize ans tour àtour valet de chambre à l’intérieur de la maison, ânier dans lespromenades d’un rayon restreint,drogman(majordome-interprète) lors de nos courses auxdéserts Arabique ou Lybique, entre lesquels coule la bandeverdoyante de l’Égypte arrosée par le Nil. J’envoyai le garçon chezle docteur Fitz, de la résidence khédiviale.

Hélas ! le docteur, avec la franchised’un vrai savant, m’avoua qu’il ne comprenait rien auxmanifestations nerveuses d’Ellen.

Et quand, au milieu de la nuit, ma chère femmerevenue à elle, je la pressai de m’expliquer ce qui avait pu laterroriser ainsi, elle se blottit dans mes bras et, m’enlaçantétroitement, avec une énergie qui démentait ses paroles, ellemurmura du ton d’une enfant prise en faute :

– Je ne sais pas… Max ; dites-vousque votre Ellen est une petite folle, et ne me parlez plus de cetteheure de faiblesse dont j’ai honte !

Comme l’homme, si fier de sa clairvoyance, estaveugle ! Je ne compris pas qu’en cet instant la pauvremignonne me donnait la plus grande preuve de tendresse que femmedonna jamais.

Je ne compris pas (cela me restera toujourscomme un remords) que, pour m’assurer un esprit paisible, elleaccaparait pour elle seule toute l’angoisse du danger planant surnous, dans l’orbe sanglant de la Comète rouge ; toutela menace formidable des dix yeux d’or vert.

Chapitre 2LE MÉNAGE MAUVE

– Khoouaga (monsieur), ounpapir à la hourme ingilisi ! (une lettre pour la dameanglaise). »

C’est avec ces mots que, le lendemain, verstrois heures après-midi, le boy Nelaïm se précipite dans lesalon-fumoir où je me tiens auprès d’Ellen, un peu pâle encore,étendue languissante sur un divan.

Mais l’arrivée de Nelaïm semble vaincre lalangueur d’Ellen.

D’un bond elle est auprès de lui. Elle a prisla lettre, considère l’enveloppe. Et avec une joie que j’attribue àl’affection qu’elle ressent pour sa sœur, dont elle est séparéedepuis notre mariage, elle clame :

– De ma chérie ! C’est de machérie !

Elle déchire l’enveloppe et lit.

Une teinte rosée envahit ses joues ; sesnarines délicates palpitent. Elle me tend le papier sans meregarder. On dirait que ses yeux cherchent je ne sais quoi,là-haut, dans le ciel au bleu profond ; ses lèvres s’agitentimperceptiblement comme si elle parlait à un invisibleinterlocuteur.

Mais je lis ce qu’écrit cette sœur sichérie.

« Petite Ellen bien-aimée,

« De passage à Alexandrie, je voudrais ladouceur de tes baisers.

« Je ne puis venir au Caire ; maistoi, toi, chérie, tu peux prendre le train de quatre heures. Jet’attendrai en gare d’Alexandrie. Nous passerons la soirée toutesdeux et demain matin je te remettrai au train.

« Pardonnez-moi, toi et lui, de vousséparer quelques heures. J’ai tort de m’excuser, car je suiscertaine de votre pitié pour votre sœur… Oh ! oui,vôtre !

« Signé : TANAGRA. »

Ellen m’interrogea du regard :

– Il faut y aller, murmurai-je.

Elle me sourit avec une douceur infinie, etcomme si jusque-là elle avait pu douter de mon consentement, elleme dit avec un accent d’indicible gratitude :

– Merci, mon aimé. Alors, vous meconduisez à la gare ?

J’inclinai la tête. Elle baisa mes yeux etsortit pour se préparer au départ.

Une demi-heure après, nous sortions de notremaison.

Dix minutes nous suffisaient pour gagner lagare centrale, d’où partent les trains sur Alexandrie etSuez, en traversant le pont Kautaret, jeté sur le canalIsmaïlieh.

Nous serions donc en avance pour le train de 4heures.

Mais, avant de sortir, Ellen avait fait ànotre serviteur Nelaïm des recommandations qui m’étonnèrent quelquepeu.

Il devait tenir les portes, les fenêtres,closes durant la nuit, quand je serais rentré ; n’ouvrir àpersonne sans s’être assuré, à travers le judas grillé ornant laporte de la rue, que le visiteur était un ami.

Puis, de son réticule, elle tira un revolveret me le tendit :

– Ne vous en séparez pas, je vous enprie, Max, me dit-elle.

Je glissai le revolver dans la poche adhoc de mon vêtement. Elle se montra si joyeuse que je mefélicitai de ma condescendance. Pouvais-je deviner que, sous sesterreurs d’apparence puérile, la dévouée et chère mignonne voilaitl’horrible secret dont elle ne voulait pas m’inquiéter.

Dans la bande d’ombre bleuâtre des murs, noussuivîmes le quai du canal, nous atteignîmes le rond-point deFaggala, et passant devant la petite station de Abbasiyeh, nousnous engageâmes sur le pont Kautaret.

Or, à ce moment, je remarquai deux touristes,dont l’aspect bizarre chassa mes pensées moroses.

Un homme, une femme. Lui, grand, en chair sansêtre replet, la face embroussaillée d’une barbe fauve ; elle,robuste, mais élégante ; les cheveux devant évidemment leurton acajou au concours du henné ; ridicule, mais jolie.

Et ce couple, imbu sans doute de l’idéebaroque que j’avais constatée chez nombre de touristes du Nil, idéequi consiste à croire à la fois qu’il faut se vêtir d’étoffeslégères pour lutter contre la chaleur, et adopter des couleursinhabituelles afin de ne pas détonner dans le paysage oriental, cecouple était revêtu de la tête aux pieds de complets d’unmauve hétéroclite, criard, ne s’harmonisant avec aucune des nuancesambiantes.

Salacco, veston, pantalon ample, espadrillespour l’homme ; chapeau cloche, saute-en-barque, trotteuse,brodequins de chamois pour la dame, tout était mauve, d’un mauveexaspéré et exaspérant.

Avec dix mètres d’avance, ils pénétrèrent dansla gare centrale, s’arrêtant presque aussitôt avec de grandesdémonstrations de plaisir, dont la cause nous apparut aussitôt sousla forme de M. et Mme Solvonov, noblespolonais, installés à demeure au Caire, et que fonctionnaireségyptiens ou anglais, riches commerçants, voyageurs titrés,fêtaient à l’envi.

Nous avions été reçus à plusieurs reprisesdans le palais d’Ezbek qu’ils avaient loué à bail.

Force nous fut de nous arrêter pour lessaluer. Mme Solvonov, type accompli de la beautépolonaise, respectueuse et tendre pour son époux, de trente ans sonaîné, mais conservant grand air sous ses cheveux blancs,Mme Solvonov, dis-je, nous présenta le couplemauve.

– Meinherr Alsidorn et son épouseMatilda, propriétaires tyroliens frileux, préférant la doucetempérature du Caire aux frimas de leurs montagnes.

Apprenant qu’Ellen serait absente, lacharmante Polonaise me pria de passer cette soirée de veuvage aupalais d’Ezbek.

Ellen me pressa d’accepter, j’y consentis.Puis, ayant pris congé et de Mme Solvonov et desmauves Alsidorn, j’installais ma chère aimée dans un compartimentde première classe, prescrivant au chef de train de veiller à luiservir en cours de route l’orangeade parfumée à la menthe,boisson classique dont s’aromatise la monotonie du voyage, quandune lueur mauve impressionna ma rétine.

Je fixai l’origine de cette lueur et jereconnus meinherr Alsidorn. Il ne se cachait pas du reste.

Il nous salua au passage, nous apprit qu’ilfaisait un saut jusqu’à Benha-El-Ash, à 25 kilomètres du Caire,pour visiter une maison de campagne dont on lui avait parlé. Ilvoyageait en seconde classe : un homme seul n’a pas besoin detoutes les aises nécessaires aux dames, n’est-ce pas ?

Sur ce, il reprit sa course le long du train,avec le dandinement burlesque d’un canard qui se hâte.

Un employé du chemin de fer parcourait lequai, lançant d’une voix grave ces mots :

– Yalla !… Goahead !… Yalla !… Go ahead !

Les deux expressions, la première arabe, laseconde anglaise, ont le même sens. Elles signifientlittéralement : « En avant ! » Ellesindiquaient que le train d’Alexandrie allait démarrer.

D’un mouvement instinctif, Ellen et moi nousnous enlaçâmes. Il me sembla qu’au fond de son être je percevais unsanglot intérieur. Je me sentis envahi par une tristesse sansbornes, et, au lieu du joyeux : « À demain ! »dont je voulais saluer son départ, mes lèvres prononcèrent l’adieuarabe qui est presque une prière décelant l’anxiété desséparations :

– Fî Amân Allah, ma chère aimée.

Elle me regarda avec une nuance d’étonnement.Elle eut un petit frisson, puis, d’une voix étouffée, ellerépéta :

– Fî Amân Allah ! (À la garded’Allah.)

Un bruit de fumée qui fuse, de pistons enmarche. Le convoi partit.

Chapitre 3T. V.

Le palais d’Ezbek a sa façade et ses jardinsen bordure du superbe parc Ezbekieh, centre de la vie européenne auCaire, qu’entourent l’Opéra, la Bourse, les tribunaux mixtes, leClub khédival et les grands hôtels.

J’y reçus le soir une hospitalitécharmante.

M. Solvonov, vieillard très vert, endépit de ses treize lustres accomplis (des gens bien informés luiattribuaient 67 ans), s’ingénia, ainsi que sa charmante femme, à medistraire, à dissiper le nuage laissé sur mon esprit par le départd’Ellen.

Herr Alsidorn, – Fritz, pour les pellestames, me confia-t-il avec son accent tudesque, – sa compagne,Frau Matilda, se mirent également en frais, pour chasser de monesprit les papillons violets, que les Arabes prétendentêtre les messagers des idées moroses.

Vers minuit, je me retirai.

Le couple tyrolien m’accompagna. Rien de plusnaturel. Il avait provisoirement élu domicile à l’hôtel Shepheard,à deux pas de l’agence Cook et du consulat d’Autriche.

Je les quittai à la porte de leur hôtel. Jesubis pendant cinq minutes la pluie de leurs compliments outrés àl’allemande, puis je continuai ma route.

Tandis qu’en arrière, dans la ville arabe, lestarbouckas, et autres instruments de musique bourdonnaient encore,tout était silencieux dans le quartier bordant le canalIsmaïlieh.

Nelaïm m’attendait. Il mit cinq minutes àm’ouvrir, se conformant avec une rigueur qui m’impatienta auxinstructions de ma chère Ellen.

Ce fut seulement après avoir du premier étage,plongé sur moi un regard, m’avoir examiné de nouveau, à travers lejudas de la porte de la rue, qu’il se décida à décrocherla chaîne de sûreté, à tirer le verrou de cuivre et à entre-bâillerl’huis.

Je dus me racler le dos contre le chambranlepour pénétrer chez moi.

Nelaïm, un revolver au poing, me conduisitjusqu’à ma chambre et ne se retira qu’après avoir formulé cetterecommandation :

– Sidi (monsieur), pas oublier… La hourmé(dame) a prié tenir revolver près de toi.

Ma foi, la ponctualité du boy détermina chezmoi un accès de gaieté. Le geôlier le plus farouche n’aurait pasgardé un prisonnier avec plus de soin.

Il ne se formalisa pas. Il rit aussi enmontrant ses dents blanches. Après quoi, il se glissa dehors etj’entendis qu’il se couchait dans le corridor, en travers de maporte.

Je riais en me déshabillant, je riais en memettant au lit, et à cette heure le deuil inexorable était déjà surmoi !

Je me réveillai assez tard le matin. Lesvolets, ajourés à la façon des moucharabiehs de Constantinople,étaient ouverts ; les stores aux rayures blanches et bleuesinterposaient leur écran transparent entre le soleil matinal etl’intérieur de l’appartement. Sur une petite table, Nelaïmdisposait silencieusement le premier déjeuner : tranches depastèques à la pulpe rose, fruits, confitures et thé.

– Sidi pardonner Nelaïm éveiller,gazouilla le boy. Mais penser bon action cela ; puisque sididevoir aller au train acher sâ’a (de 10 heures).

– Tu as bien fait. Quelle heureest-il ?

– La moitié après-huit, sidi.

– Parfait.

À neuf heures un quart, j’étais habillé et jem’installais devant la collation servie par le gamin. J’étaisd’excellente humeur. Dans quarante-cinq minutes, je serais à lagare, je recevrais Ellen dans mes bras.

J’étais à table depuis quelques instants,quand des clameurs s’élevèrent au dehors.

Des jeunes fellahs, nu-pieds, couraient sur lequai, criant le journal de langue anglaise, l’EgyptianNews.

« Le crime du railway d’Alexandrie !Assassinat mystérieux d’une jeune lady ! »

– Nelaïm, m’écriai-je, un journal desuite !

Mon serviteur bondit au dehors. Un moment plustard, il reparaissait, un Egyptian News à la main.

Je le pris brusquement. Je le déployai ;sous le titre de la feuille s’étalait en caractères gras lamanchette dont les crieurs répétaient les termes.

Et brusquement un brouillard s’épandit sur mesyeux !

Les premières lignes de l’articledisaient :

« Hier, au moment où le train quittant leCaire à 4 heures de relevée (après-midi) entrait en gared’Alexandrie, les employés du chemin de fer découvrirent le cadavred’une jeune femme, étendue au milieu d’une mare de sang, dans uncompartiment de première classe. »

« Les premières constatations établirentque le vol n’avait point été le mobile du crime.

« La défunte portait un réticulecontenant plusieurs objets de toilette en or, une bourse de mêmemétal renfermant 25 guinées anglaises (650 francs). Au col, lavictime portait un gorgerin or, scarabées et saphirs d’Abyssinie,évalué à deux cents livres (5.000 francs). »

Le doute n’était plus permis.

Ce gorgerin, reproduction moderne du célèbrecollier de Rahoser, élégante d’Antinoë qui vécut 2.700 ans avantnotre ère, ce gorgerin, nous l’avions acheté ensemble chez Usbek etStockton, les opulents joailliers de la placeAtelbet-El-Khadra !

Et cependant, je poursuivis ma lecture,éprouvant une âpre volupté à connaître tous les détails de l’atroceaventure qui sur mon ciel rose de tendresse tirait le voile noirdes morts.

« La jeune femme a été surprisevraisemblablement au moment où, penchée à la portière, elleconsidérait le paysage.

« L’assassin a dû pénétrer sans bruitdans le compartiment, car la victime a été frappée dans le dos, unpeu au-dessous de l’omoplate, d’un coup de kandjara(poignard égyptien). Le cœur a été atteint. La mort a étéfoudroyante.

« Le meurtrier a-t-il été inquiété parquelque bruit suspect ? On ne saurait l’affirmer. Il sembletoutefois qu’il s’est retiré précipitamment, car il a oublié sonarme dans l’atroce blessure.

« Et cette arme elle-même soulève unproblème angoissant.

« Sur la poignée de bronze sont gravés etpatinés en clair dix yeux d’or vert, figurant les deux lettres T.V. L’on se souviendra que l’astéroïde étrange signalé avant-hierdans l’atmosphère se mua en cette même forme.

« Y a-t-il une relation entre les deuxfaits ? »

Moi, je me répondis oui sans hésiter. Dansl’espace d’un éclair, je me souvins de la terreur inexplicabled’Ellen.

Et la logique, cette impitoyable dominatricede mon cerveau anglo-saxon, me força à exprimer :

– La peur des deux lettres… Elle savaitdonc ce qu’elles signifiaient. Elle se savait menacée. Cela est-ilsûr ?… Oui, car dans le désordre de la terreur elle a appelésa sœur, son frère à son secours.

Un sanglot me secoua. Un sanglot fait dedouleur et de colère. Oui, de colère. Pourquoi avait-elle manqué deconfiance en moi ? Pourquoi ne m’avait-elle pas dit la causede son épouvante ?

Je ne l’aurais pas laissée partir seule.J’aurais été à ses côtés pour la protéger ou succomber avecelle.

La revoir, la revoir une dernière fois. Àcelle qui ne me sourirait jamais plus, dont jamais plus la doucevoix ne résonnerait à mon oreille, il fallait assurer la sépulture.Je ne devais pas la laisser là-bas, toute seule, cadavre perdu dansl’indifférence de la vie avoisinante, cette chère compagne tombantdès la première étape de notre marche à travers l’existence.

Je ne pleurais plus. L’acuité même de lasouffrance dépassait les limites de ma perception.

Il me sembla m’agiter en rêve. J’étaismoi-même affolé, terrassé, sans volonté ; et j’étais un autrequi prenait toutes les dispositions utiles.

Nelaïm me suivait. Sur sa figure basanée, dansses yeux noirs allongés à l’égyptienne, se peignait une sorte destupeur.

– Sidi s’en va ?

– Oui, à Alexandrie.

– La lady ne revient pas ?

Je lui montrai le journal.

– Lis, tu comprendras. Garde la maisonjusqu’à mon retour.

J’arrivai à la gare au moment où entrait sousle hall le train de dix heures, celui qui eût dû me ramener lachère absente.

Une sorte de rage me secoua en voyantdescendre les voyageurs affairés. Une de ces idées absurdes, commel’on en a dans les heures de désespoir, me fit gronder, les dentsserrées :

– Que de gens vivants ! Et elle,elle, la seule que j’aime, ne reviendra pas !

Et puis, je sautai dans le convoi de sensinverse qui allait partir pour Alexandrie.

Chapitre 4SURPRISE

À Alexandrie il me fallait retrouverEllen.

Où avait-on emporté le pauvre cher cadavre del’aimée ?

Le chef de gare me renseigna.

La défunte, étant évidemment Européenne, maisn’ayant sur elle aucun papier permettant d’établir son identité,avait été transportée à la Quarantaine-Neuve, au Sud duPort-Vieux.

Il me suffirait de réclamer le corps et l’onme faciliterait toutes les formalités d’inhumation.

Une voiture de place, que je hélai dans lacour de la gare, me conduisit en une demi-heure au bâtimentcirculaire de la Quarantaine, en passant le long des bastions,devant la porte de la Colonne de Pompée, puis en empruntant la rueIbrahim, le Pont-Neuf jeté sur le canal Mahmoudié et en contournantla vaste ellipse du Gabari (hippodrome).

Des portes s’ouvrirent, des subalterness’empressèrent.

Je me trouvai dans une pièce claire, tendue depapier semé de fleurs de lotus bleu, en face d’un homme d’environcinquante ans que, aux premiers mots, je reconnus pour uncompatriote.

D’une voix blanche, je lui dis le motif de mavisite.

– Dear me ! Poor me !(Cher moi ! Pauvre moi ! exclamations anglaises exprimantla pitié), s’écria le directeur de la Quarantaine, je regretted’entrer en relations dans une circonstance aussi affligeante. Maisenfin, il m’est impossible d’empêcher ce qui est, et je veux aumoins vous assurer toute la satisfaction compatible avec la tristechose.

Sur ce, il se leva, se coiffa d’une casquetteagrémentée d’un galon d’or, et ouvrant la porte dubureau :

– Je vous accompagne en personne ;oui, pour indiquer la part grande que je prends à votreinfortune.

Les bâtiments de la Quarantaine sont disposésen cercle autour d’une cour-jardin centrale, dont le milieu estoccupé par un pavillon-blockhaus, destiné à recevoir les maladesdébarqués dans le port et dont l’isolement est obligatoire.

Ce fut dans cette construction que ledirecteur me conduisit.

À l’aide de clefs qu’il avait prises avant departir, nous pénétrâmes à l’intérieur.

Cet homme aimable soutenait tout seul laconversation, sans paraître blessé de mon mutisme obstiné.

– Nous n’avons aucun pensionnaire en cemoment, disait-il, d’un air aimable, et il est malheureusement tropcertain que la jeune lady ne quittera pas la salle qui lui a étéaffectée. C’est pourquoi Dourlian, le gardien du pavillon centralne se montre pas. Il est sans doute occupé ailleurs.

Puis, presque souriant :

– Au surplus, nous n’avons pas besoin delui de suite. Le corps repose dans la logette 23. Si vousreconnaissez votre lady, je sonnerai Dourlian. Il vous accompagnerapour transporter la défunte au Service d’inhumations.

L’intérieur du blockhaus était partagé par descorridors à angles droits, au long desquels s’alignaient des portesnumérotées.

– 23 !

Je prononçai ce nombre d’une voix éteinte.

– Oui, oui, vous avez bien lu, bredouillale bavard directeur, 23, le numéro où l’on a porté la pauvre jeunecréature… Vous sentez-vous le courage d’être mis en présence…

– Oui, fis-je, étreint par une angoisseindicible.

Mon guide hocha la tête, glissa une clef dansla serrure, la fit tourner.

Le battant fut poussé et, sur le seuil, nousdemeurâmes sans mouvement.

Aucun meuble dans la petite piècerectangulaire, éclairée par en haut, grâce à une lucarne, dont uneficelle pendant jusqu’à hauteur d’homme indiquait le maniement.

Je m’attendais à voir, posé sur des tréteaux,le cercueil provisoire dans lequel dormait ma chère aimée.

Mais, à ma grande stupéfaction, les deuxtréteaux-supports ne supportaient rien.

Le directeur, lui, se passa la main sur lefront, puis parlant pour lui-même :

– Ah çà ! on a transféré la jeunedame ! Comment Dourlian ne m’a-t-il pas avisé de cettemutation ?

Tout en prononçant ces mots, il faisaitquelques pas dans le couloir et actionnait une sonnerie électriquedont le relief s’accusait sur la cloison.

Une minute à peine s’était écoulée, que despas pressés résonnaient dans le corridor.

Un grand diable dégingandé, au corps maigreflottant dans une longue blouse d’infirmier, se plantait devantnous, s’exclamant avec un gros rire :

– Ah ! c’est vous, monsieur ledirecteur… Votre appel m’a causé une vraie stupeur ; je medemandais qui pouvait bien sonner dans ce pavillon où il n’y apersonne.

Mon compagnon l’interrompit :

– Où a-t-on mis la… personne qui occupaitle 23 ?

À cette question, le visage du gardienDourlian revêtit une expression d’étonnement extraordinaire.

– Mais, balbutia-t-il, monsieur ledirecteur le sait bien.

– Comment, je le sais ? Ah çà !Dourlian, est-ce que vous auriez bu ?

– Moi ?… Monsieur le directeurconnaît ma sobriété.

– En effet, en effet. Seulement, oùprenez-vous que je sois renseigné sur le changement au sujet duquelj’interroge ?

La stupeur du gardien s’accentua encore.

– Où je prends ?… Dans l’ordre mêmede monsieur le directeur.

J’assistais sans un geste à la scène. Unquiproquo macabre se déroulait devant moi, j’en avais conscience.Cependant, je tressaillis en voyant le directeur frapper violemmentle sol du talon, tandis qu’il grondait :

– Voulez-vous signifier que jevous ai donné pareil ordre ?

– Certainement, bégaya Dourlian,évidemment interloqué.

– Moi ?

– Vous-même. Il pouvait être dix heuresun quart… Monsieur le directeur prenait probablement son premierdéjeuner. Il m’a envoyé, comme il le fait toujours en pareil cas,Jaspers, son valet de chambre.

Le directeur bondit sur place :

– Jaspers ! Je vous arrête là.Jaspers s’est trouvé indisposé ce matin. Il est demeuré au lit etn’en a pas bougé.

Dourlian secoua la tête avec énergie et d’unton assuré :

– Pour ce qui est de l’indisposition deJaspers, je ne me permettrai pas de penser autre chose que mondirecteur ; mais quant à croire qu’il n’a pas bougé de sonlit, cela m’est impossible, attendu que je l’ai vu ici, enpersonne.

Cette discussion m’agaçait.J’intervins :

– Ceci pourra être éclairci plustard.

– Eh ! vous avez raison, consentitaimablement le directeur de l’établissement. Nous éclaircirons lachose tout à l’heure. Pour l’instant, Dourlian, dites seulement oùvous avez mis le corps ?

Cette fois, un ahurissement incommensurable sepeignit sur les traits du gardien.

– Où je l’ai mis ? répéta-t-il.

– Sans doute. Il me semble que laquestion est claire.

– Bien certainement, elle est claire… Cequi n’est pas clair, c’est que monsieur le directeur me lafasse.

– Ah ! rugit mon guide exaspéré.Cela va recommencer. Écoutez, garçon, dispensez-nous de vosréflexions et répondez. Qu’avez-vous fait de la jeunedame ?

Dans les yeux de Dourlian, il y eut une flammeironique.

Sûrement, ce garçon résistait à une formidableenvie de rire à la face de son supérieur. Il parvint à se dominercependant et répliqua :

– Jaspers est venu…

– Encore Jaspers ! clama ledirecteur.

– Ah ! murmura doucement soninterlocuteur, si vous voulez que je réponde, il faut pourtant bienme laisser raconter ce qui s’est produit.

– Soit… Je vous écoute.

– Jaspers est donc venu et ensemble nousavons porté le cercueil dûment vissé, dans la voiture qui avaitamené la mère de la défunte.

– La défunte n’est plus ici ?

– Elle a une mère qui l’aréclamée ?

Ces deux phrases rugies jaillirent des lèvresdu directeur et des miennes.

La morte n’était donc pas Ellen… En dépit descoïncidences, du gorgerin original, du réticule, de la bourse d’or,c’était une autre qui avait succombé.

Une joie subite, exorbitante, une de ces joiesdouloureuses de par leur acuité même m’avait envahi.

Je n’avais qu’une idée : reprendre letrain, rentrer au Caire, où la chère aimée sans doute m’attendait,ne comprenant rien à mon absence. Mais le directeur me retintquelques minutes encore.

– Très heureux de l’incident. Je nem’explique pas l’histoire, mais enfin la victime n’est point lapersonne que vous pensiez.

– Non, certes ; elle étaitorpheline.

– All right !Félicitations !

Le digne fonctionnaire me secoua les mainsavec une énergie toute anglaise, puis revenant à sonsubordonné :

– Et cette mère, comments’appelle-t-elle ?

– Mme Charley, deGlasgow.

– Parfait ! Parfait !

Je gagnai la sortie sans retard. Je remis àDourlian un pourboire, pardon ! un bakchich abondant,(en Égypte on dit : bakchich et il convient de conserver lacouleur locale) et je sautai dans la voiture qui m’avait attendu,en criant au cocher :

– À la gare du Caire ! Vite !vite !

Et comme le véhicule se mettait en marche, mesyeux se portèrent sur Dourlian.

Le gardien demeurait sur place, les sourcilsfroncés, l’air égaré d’un homme qui s’agite au milieu del’incompréhensible. Son attitude eût dû m’avertir que la conclusionsimple, tirée par moi de son entretien avec son chef, ne lesatisfaisait pas.

Chapitre 5LA VIE A PARFOIS L’INCOHÉRENCE DU RÊVE

L’expression « fou dejoie » est véritablement juste. Il fallait bien que jefusse fou, moi, si méthodique à l’ordinaire, pour n’avoirpas songé que je n’aurais, pour retourner au Caire, aucun trainavant quatre heures de l’après-midi. Et cependant je connaissaisles horaires !

Heureusement je me souvins n’avoir pasdéjeuné. J’allais combler cette lacune et, en traînant un peu,j’arriverais à la gare à l’heure indiquée.

Donc, ayant abandonné ma voiture à la station,je me rendis au restaurant Fink, que je jugeai le plus proche etqui, chacun le sait, est situé rue Chérif-Pacha, en face l’HôtelKhédivial.

Je m’étais attablé dans la salle commune du« Fink », quand un personnage, qu’à son aspect je jugeaidevoir être un commerçant maltais, vint s’asseoir à une tablevoisine de la mienne et demanda un café à la turque.

Il était à peine servi qu’une exclamation fixadéfinitivement mon attention sur lui.

– Docteur, disait-il, quel heureux hasardde vous voir de ce côté de la ville !

Le nouveau venu, homme sec, grisonnant, le nezchevauché par des lunettes d’or, s’approcha.

– Enchanté, monsieur Fitzari,enchanté.

– Asseyez-vous donc, mon cher docteurAmandias.

– Volontiers.

Et la conversation s’engagea. Je n’écoutaispas, ce qui eût été indiscret ; mais les deux hommes parlaientsans baisser la voix, j’étais bien forcé d’entendre.

– Une corvée, grommelait lemédecin ; obligé de prendre le chemin de fer pour me rendre àKafr-el-Daouar (localité à 5 kilomètres d’Alexandrie)… Unfiévreux qui m’inquiète.

– Oh ! se récria le Maltais avecadmiration, vous êtes demandé par tous les malades du delta.

Le médecin se rengorgea sous l’élogeévidemment exagéré.

– Sans doute ! Sans doute !… Etmon dévouement est connu… Seulement, aujourd’hui, j’aurais préféréséjourner à Alexandrie, afin de terminer une enquête intéressantecommencée à la Quarantaine-Neuve.

La Quarantaine-Neuve ! Ces trois mots mefirent dresser l’oreille.

– Une enquête ? redit le négociantFitzari d’un ton interrogateur.

– Oui… Ça n’est pas un secret…, tout auplus une énigme agaçante…

– Oh ! j’adore les rébus,docteur…

Le médecin se prit à rire :

– Eh bien, cher monsieur Fitzari, si vouspouvez m’expliquer celui-là, vous me ferez plaisir. Voici lesfaits. Vous savez qu’une jeune femme inconnue a été assassinéehier, sur le parcours du Caire à Alexandrie ?

– Parfaitement ! Les journaux de cematin…

– Juste… On a transporté le corps à laQuarantaine.

– Bon !

– Il y a une heure et demie environ, ungentleman s’est présenté, se disant le mari de la défunte etréclamant le corps pour l’inhumation.

Je tressaillis. Ces étrangers parlaientévidemment de moi.

– Tout naturel ! murmura leMaltais.

Mais le docteur Amandias l’arrêta.

– Attendez, attendez… Le directeuraccompagna le visiteur au pavillon d’isolement et là, legardien, un nommé Dourlian, déclara avoir déjà remis le cercueil àune dame qui se prétendait la mère de la défunte.

– Peuh ! La belle-mère avait précédéle gendre, voilà tout, lança ironiquement Fitzari.

– Vous n’y êtes pas, mon cher, ripostatriomphalement le docteur ; cette mère et ce marin’appartenaient pas à la même famille. Mais plus fort que cela.Dourlian prétendit avoir agi d’après les ordres du directeur, quilui auraient été transmis par Jaspers, le valet de chambre de cedernier.

– Eh bien ?

– Eh bien, mon bon ami, le directeur faitserment qu’il n’a donné aucun ordre semblable, et Jaspers, maladeau lit, ce qui vous explique ma présence là-bas, est évidemmenthors d’état de se lever et d’aller porter des ordres.

– Diable ! Alors, ce Dourlianserait…

– Un employé au-dessus de toutsoupçon.

– En ce cas ?

– Il y a un mystère. Quelqu’un a indûmentpris livraison du funèbre colis…

– Oh ! indûment… En êtes-voussûr ?

– Absolument. Car, au sortir de laQuarantaine, la mère supposée aurait dû se rendre aux Servicesadministratifs d’inhumation, pour acquitter les droits etremplir les formalités prescrites ; elle n’y a pasparu, acheva M. Amandias, en scandant fortement cesderniers mots.

– Et vous concluez ? demanda lenégociant avec un intérêt non dissimulé.

Son interlocuteur eut un grand geste.

– Je ne conclus pas. Seulement, j’estimeque nous nous trouvons en présence d’un crime mystérieux, quidépasse de beaucoup les limites du drame ordinaire. On poignardeune jeune femme ; j’oubliais de vous dire que lekandjar…

– Je sais, je sais ; lesyeux d’or ; les lettres T. V.

– C’est vrai, les quotidiens ont narrétout ceci par le détail. Donc, le meurtre en lui-même a déjà uncaractère particulier… Les coupables ne se contentent pas de cela.Ils dérobent le cadavre avec une audace, une habiletédéconcertantes.

– Vous supposez donc que ce sont lesassassins…

– Eh ! qui serait-ce, cherami ? Un parent se fût présenté simplement à ladirection ; il n’eût pas songé à se mettre en contraventionavec les règlements.

– Vous avez raison.

Il y eut un silence, dans lequel j’entendaismon cœur battre à coups précipités dans ma poitrine.

Toute ma joie s’était évanouie.

Et poussé par un irrésistible besoin deconfier ma détresse morale à quelqu’un, je me penchai vers ledocteur Amandias, vers cet homme que je ne connaissais pas.

– Vous continuerez l’enquête, monsieur,murmurai-je ?

Les causeurs me considérèrent avec étonnement.Le fait d’entrer ainsi dans leur conversation leur apparaissaitcertainement avoir besoin d’explication.

– Je demande votre pardon, repris-je enbredouillant, j’ai entendu sans le vouloir, et vos paroles m’ontfrappé d’une terrible douleur. Je suis le gentleman, le mari dontvous parliez, et je puis vous apprendre que la morte n’a plus demère.

Sur les traits de mes interlocuteurs sepeignit une pitié profonde. Le médecin me tendit la main, et de ceton dont ces combattants des misères pathologiques de l’humanitéencouragent leurs clients :

– Je continuerai l’enquête, me dit-il, jevous le promets… Si vous le souhaitez même, je vous ferai connaîtrece que je pourrai découvrir.

– Je vous en prie.

– En ce cas, je dois vous demander votreadresse.

– Trop juste. Max Trelam, BeitNahla (maison de l’Abeille), quai Ismaïlieh, au Caire.

Je lui tendais une carte. Il ouvrit sonportefeuille, parut chercher, puis avec un geste dépité :

– Allons, je n’ai pas de cartes sut moi.N’importe, je vous écris la chose sur un feuillet.

Sur le papier qu’il me remit, jelus :

DOCTEUR AMANDIAS

MÉDECIN DES HÔPITAUX ET DE LA QUARANTAINE

Place Mehemet-Ali

ALEXANDRIE

J’allais exprimer ma gratitude à cet inconnu,qui m’accordait la consolation de s’intéresser à mon affliction,mais il se leva brusquement.

– Quatre heures moins sept. Juste letemps de gagner la gare.

Je n’avais plus de raison de prendre le train,maintenant que mon espérance était morte. Cependant la peur dedemeurer seul avec ma pensée m’incita à prononcer :

– J’y vais également.

– En ce cas, pressons-nous. Si vous levoulez bien, nous voyagerons ensemble jusqu’à Kafr-el-Daouar, madestination. Vous aurez ainsi le temps de me donner tous lesrenseignements de nature à faciliter mon enquête.

À Kafr-el-Daouar, M. Amandias descendit,et le train reprit sa marche vers le Caire, m’emportant seul,terrifié, brisé.

Sur mon esprit flottait une brume. Lesalternatives d’espoir et de désespérance, subies depuis la veilledépassaient mes forces de résistance.

Depuis la rencontre du docteur, il me semblaitque j’avais perdu ma bien-aimée femme pour la secondefois !

Un bruit de ferraille me tire de ma torpeurdouloureuse.

Le train entrait lentement en gare du Caire,et les agents répandus sur le quai clamaient en franc et en arabele nom de la métropole égyptienne :

– Le Caire !

– Masr !

Allons ! Il fallait regagner mon logis,la villa de l’Abeille, si pleine d’amour hier encore, sieffroyablement vide aujourd’hui.

Je poussai la portière, je mis le pied sur lequai. Soudain j’eus l’impression qu’un projectile humain se frayaitun passage au milieu des voyageurs, et mon boy Nelaïm, la faceépanouie, la bouche ouverte en un large rire qui découvrait sesdents blanches, se planta devant moi.

– Toi, sidi… Enfin, ça pasmalheureux ! Maîtresse attendre ti, tout remplid’inquiétude.

Je reculai d’un pas.

– Qu’est-ce que tu dis ?

Je devais avoir l’air égaré, car le boy repriten parlant avec lenteur, comme pour se faire mieuxcomprendre :

– Nelaïm dire maîtresse tout transie pasvoir révéni sidi.

– De qui parles-tu ? balbutiai-je,me refusant à croire qu’il désignait ainsi Ellen, ma chèremorte.

Mais lui, les sourcils relevés en accentscirconflexes, jugeant de toute évidence ma questionsaugrenue :

– Dé qui ? Et dé qui donc, si pas labonne et jolie hourmé (dame) Ellen !

– Elle est vivante ? balbutiai-jed’une voix étranglée.

Nelaïm se reprit à rire et gaiement :

– Ah ! oui ! Ti penser journalce matin. Journal pas dire bien. La hourmé vivante.

J’avoue que je chancelai. Un instant, jecraignis de tomber, terrassé par l’émotion. Ellen de retour auhome, cela prenait à mes yeux le féerique d’unerésurrection.

– Yalla ! (En avant !)clamai-je.

Et je me précipitai vers la sortie de la gare,à une telle allure que Nelaïm dut courir pour me suivre. J’étaisdans une surexcitation confinant à la démence.

Je parcourus l’avenue de la gare, le pontKautaret, le quai Ismaïlieh à une vitesse de charge. J’ouvris laporte de la villa de l’Abeille, j’escaladai l’étroit escalieraccédant au premier étage, je fis irruption dans la pièce que nousavions transformée en cabinet de travail-salon et, avec un cri, jem’écroulai dans un fauteuil, évanoui.

Assise devant ma petite table de travail, legorgerin d’or, la bourse, le réticule posés à sa dextre, j’avaisaperçu Ellen vivante, toute troublée par mon arrivéebruyante !

Ceux qui ne comprendront pas que j’aie perduconnaissance ainsi qu’une femmelette… ; ceux-là n’ont jamaisaimé.

En rouvrant les yeux, je vis Ellen penchée surmoi. Elle me tamponnait le front avec un mouchoir imbibé d’eau deCologne.

Mais ce qui me frappa, ce fut l’air delassitude, de tristesse répandu sur ses traits.

Sous mon regard elle s’efforça de sourire.

Oh ! ce sourire ! Il me rappelacelui de sa sœur, de « Tanagra », le jour où elle nousavait dit adieu.

Même désespérance, même renoncement, même âmelointaine.

À quoi vais-je penser ? Ellen a eu peuren face de moi, privé de sentiment. Commotion toute naturelle.

Je voulus la rassurer, la presser sur moncœur, si meurtri par cette journée d’épouvante.

Elle se rejeta vivement en arrière.

Et comme je la considérais, quelque peuinterloqué par ce mouvement, je lus, sur ses traits aimés, je nesais quoi ; mais quelque chose qui me sembla plus sinistre,plus déchirant que la plus atroce pensée.

Ce ne fut qu’un éclair. Son visage se durcit.Je sentis passer en elle la résolution farouche, irrévocable, et desa voix si douce, elle prononça :

– De me croire morte, Max, tu seraismort.

– Oui, fis-je simplement entraîné par lamajesté incompréhensible de l’instant.

– Je le sais, reprit-elle. Aussi, tombéeaux mains d’un ennemi, j’ai consenti à tout pour revenir auprès detoi. Il veut notre souffrance. Il a permis mon retour sur monserment que, vivant auprès de toi, je te demeurerais étrangère.

– Mais cet ennemi ?… m’écriai-je.Elle m’interrompit.

– N’interroge pas. Je ne dois pasrépondre. Mon frère, ma sœur (il me sembla que sa voix se faussaitsur ce dernier mot), ne veulent pas que je parle. Ils nousdélivrerons peut-être du malheur abattu sur nous.

Pourtant sa fermeté l’abandonna uneseconde.

Un sanglot éperdu la secoua toute et elles’enfuit, me jetant ces paroles suprêmes :

– Nous vivons, Max ; nous vivons… Etvivre, c’est parfois espérer !

Chapitre 6BALLOTTÉ COMME UNE ÉPAVE

Il est temps de le dire, je suis correspondantdu Times, le puissant journal anglais, et mes tribulationsont commencé le jour où j’écrivis les lignes suivantes :

« Moi, Max Trelam, correspondant duTimes, je veux élever un monument à la gloire d’un homme,dont la profession n’a pas l’heur de plaire au plus grandnombre.

« Cet homme est un Espion.

« Oui, un espion ; mais un espionétrange, inexplicable, peut-être unique, d’une audace, d’uneclairvoyance incroyables ; un espion loyal, neconsacrant sa puissance exceptionnelle d’observation et deraisonnement qu’au service des causes justes et nobles. »

De là, oui de là viennent mes angoisses, carne connaissant l’Espion étrange que sous le sobriquet chiffré deX. 323, j’aimai d’abord celle de ses sœurs que j’appelais dece surnom disant sa beauté : « Tanagra ».

Oui, j’ai aimé Tanagra et j’ai épousé Ellensans que mon cœur ait été infidèle, car elles se ressemblent ainsique des sœurs jumelles.

Elles ont mêmes cheveux bruns où courent desfils d’or, mêmes yeux d’un bleu vert, profond comme l’Océan dontils ont la teinte ; même taille, mêmes visages ; mêmesâmes de courage et de dévouement.

Et à présent, seul en face de ma pensée, Ellenayant quitté mon bureau, je revois le passé.

Je revois ma première rencontre avec Tanagra,sur la promenade du Prado, à Madrid.

Puis notre présentation au bal, par LewisMarkham, attaché militaire à l’ambassade anglaise de Madrid.

Je revois son visage, si semblable à celuid’Ellen, mais empreint d’une incommensurable tristesse.

Sœur d’espion, connaissant l’injustice deshommes, si durs à tout ce qui touche à la profession méprisée, ellen’espérait rien de l’avenir que souffrance, solitude, elle qui,ainsi que son frère, s’était donnée à un saint devoir :réhabiliter, venger un père, une mère morts déshonorés par desinfâmes.

Et puis, les circonstances nousrapprochant ; un voyage de Londres à Boulogne, Bruxelles,Munich, Vienne, lui permettant de comprendre mon âme, assezindépendante pour croire à la noblesse de « Tanagra »,assez tendre pour aimer en elle la plus pure et la plus douloureusedes jeunes filles !

Et puis, notre arrivée à Vienne ; lecomte Strezzi, un formidable malfaiteur se dressant devant nous,nous apprenant qu’Ellen, la sœur cadette, à qui X. 323 etTanagra avaient voulu éviter les tâches lourdes qui leurincombaient, Ellen qu’ils pensaient en sûreté dans une institutionde Londres, qu’Ellen avait été enlevée, qu’elle était au pouvoir decet ennemi impitoyable.

J’entendais Strezzi, avec une cruauté polie,déclarer qu’Ellen mourrait si son frère, sa sœur, ne se remettaiententre ses mains.

Et les deux héroïques espions s’immolaientpour sauver leur jeune sœur.

Et puis la lutte sans merci contre Strezzi, ladécouverte du laboratoire où il confectionnait les obus decristal, projectiles à microbes, au moyen desquels il versaitsur la terre les épidémies, faucheuses d’existences humaines. Lebandit titré tué par l’un des projectiles préparés par lui.L’Europe délivrée d’un cauchemar horrifique.

À mon oreille tintait la voix de Tanagra qui,la victoire assurée, me criait, déchirante et sublime :

– Je ne m’appartiens pas. Un jour, j’aioublié l’œuvre à laquelle je me suis vouée et mon frère a étévaincu. Je ne dois pas être l’épouse aimée, Max Trelam, car vousêtes de ceux qui donnent tout leur cœur, et mon cœur à moi doit seréserver à un terrible devoir.

Et la pauvre enfant avait ajouté :

– Aimez Ellen. Elle est moi par lestraits, par l’âme, et elle peut être toute à celui qui sera tout àelle.

Voilà comment dans l’église Saint-Paul deLondres, Ellen devint ma lady.

Après la cérémonie, X. 323 disparut dansla nuit, se renforçant dans son existence de dangers, comme unbolide brillant s’éteint dans les ténèbres de l’espace.

Tanagra, heureuse du bonheur de sa sœur,déchirée par sa tendresse pour moi, s’éloigna à son tour. Nepouvant être ma femme, elle avait voulu nous donner le bonheur àEllen, à moi ; mais elle se sentait incapable de supporterla vue de ce bonheur qui eût pu être le sien, si les circonstancesimplacables n’en avaient décidé autrement.

Et nous, attristés à la pensée de cettedouleur, venant de nous, en dehors de notre volonté,avions résolu un grand voyage de noces. En voyage, il semble normald’être séparé de ceux que l’on aime, tandis que dans lehome familial, l’absence de la famille a la tristessed’une tombe où s’est englouti ce qui ne peut renaître.

Au Caire, nous étions venus abriter notremélancolique tendresse.

Quel réveil, après trois mois de rêve auprèsd’Ellen !

La chère douce créature m’avait délivré del’obsession de l’être double formé par elle et par Tanagra.

C’était elle seule, du moins j’en demeuraisconvaincu, elle seule que j’aimais. J’avais oublié sa ressemblancetroublante avec sa sœur.

Et brusquement, depuis la veille, je meretrouvais plongé dans mes perplexités.

Tanagra me réapparaissait à l’instant oùl’inexplicable se dressait de nouveau en face de moi.

Encore si, à mon retour à la villa del’Abeille, Ellen s’était jetée dans mes bras, j’eusse été délivréde tout mirage. Le contact de ma chère femme eût chassé lesbrouillards gris de ma cervelle. Mais Ellen me repoussait, mefuyait, obéissant à un ordre qu’elle refusait d’expliquer.

Je m’étais assis à la place qu’elle occupaittout à l’heure devant mon bureau.

La nuit était venue. Je ne songeai pas à fairede la lumière.

Subitement, une clarté intense m’éblouit.

Nelaïm venait d’entrer et avait actionné lescinq ampoules du plafonnier.

Derrière lui, j’aperçus les silhouettes despropriétaires tyroliens, Fritz et Matilda Alsidorn.

Ils m’expliquèrent que, ayant rencontré monboy dans la journée, ils avaient appris de lui la terribleinquiétude qui m’avait dirigé vers Alexandrie.

Ce soir, ils avaient voulu venir auxnouvelles, et Nelaïm leur ayant affirmé que mes craintes nes’étaient point réalisées, que ma chère Ellen se trouvait à lamaison, ils ne voulaient pas tarder à me dire la part qu’ilsprenaient à mon contentement.

Ils avaient aujourd’hui remplacé leurs« complets » mauves par des « suits » saumon.Oh ! ces Tyroliens possédaient le génie des nuancescriardes.

Je les priai d’accepter une tasse de thé, etje chargeai mon boy de prévenir Ellen que nous avions unevisite.

Cinq minutes plus tard la douce créatureentrait à son tour. Je remarquai qu’elle avait changé de robe.Pourquoi ? Avait-elle pensé que nous sortirions dans lasoirée, après les émotions de cette terrible journée ?

Je n’eus pas le loisir de m’appesantir sur cesréflexions. Une seconde remarque se superposa aussitôt à laprécédente.

J’eus l’impression nette, précise,indiscutable, qu’Ellen ne reconnaissait pas le ménage Alsidorn. Àtel point que je prononçai :

– M. etMme Alsidorn, que nous avons rencontrés hier à lagare Centrale, et avec qui j’ai eu le plaisir de passer la soiréechez les Solvonov.

– Ah ! c’est juste, pardonnez-moi,s’exclama aussitôt la chère aimée en serrant les mains desvisiteurs. J’étais préoccupée.

À tort ou à raison, je crus discerner dansl’intonation d’Ellen une arrière-pensée. Je la regardaiattentivement. Ses paupières battirent, mais si vite qu’elleseussent voilé ses grands yeux, j’y avais lu comme une craintevague, comme une défiance imprécise.

Et, par effet réflexe, je cessai subitement deme sentir en confiance avec les Alsidorn.

Ceux-ci cependant s’étaient assis, bavardantavec un laisser-aller qui eût dû chasser tout soupçon.

Au contraire, plus je les écoutais, pluss’ancrait en moi la méfiance.

Leur accent tudesque qui, la veille, meportait à rire, me causait maintenant un malaise indéfinissable. Jene sais pourquoi, je me rappelai à cette minute précise que lesoriginaires allemands m’avaient toujours été nuisibles.

Des noms germaniques sonnèrent dans matête : le comte d’Holsbein, à Madrid ; Strezzi, àVienne ; ces noms qui symbolisaient pour moi d’effrayantssouvenirs ; ces noms qui m’avaient mis en face de la mort, quim’avaient contraint de renoncer à Tanagra, de reporter sur Ellenl’amour avoué d’abord à sa sœur.

Est-ce qu’un vocable allemand nous séparerait,Ellen et moi ?

La réapparition de Nelaïm m’arracha à cesréflexions.

Il apportait le thé, et en même temps unedépêche chiffrée à mon adresse, qu’un employé de l’EasternTelegraph Company venait de lui remettre, dit-il.

Par l’Eastern, ce ne pouvait êtrequ’un télégramme d’Europe, car on n’emprunte pas pour lescommunications locales le réseau de cette compagnie, aux tarifsplus élevés que ceux du Télégraphe Égyptien.

D’Europe, oui ; de Londres… Ah !ah ! ceci était important sans doute. Aussi, je bredouillai,tandis qu’Ellen versait le thé parfumé :

– Vous permettez ?

Et je fis sauter le filet gommé.

La dépêche était rédigée au moyen du« chiffre n° 3 », que doit posséder à fond toutcorrespondant du Times.

Elle émanait de mon directeur et était ainsiconçue :

« Compliments et regrets troublernouveaux époux en plein rêve rose. Mais vous êtes au Caire, et leslecteurs doivent être renseignés sur étrange comète signalée par le« fil » égyptien. Compte sur vous pour enquêterapide. Votre vraiment ami.

Mais ce ne furent pas ces lignes amicales, merappelant au souci de ma profession, qui me firent pâlir, comme sitout mon sang avait reflué vers mon cœur.

Non, dans la dépêche, un papier étranger étaitenclos. Un papier de couleur rouge que l’on eût cru teint de sang.Et ce feuillet supplémentaire était chiffré d’or vert. Et cet ordessinait dix yeux ouverts, disposés de façon à former les lettresmystérieuses : T. V.

Je ne me demandai pas comment ce vélin avaitété glissé dans le télégramme officiel. La phrase, tracée d’unemain ferme au-dessous du chiffre, avait accaparé toutes mes forcespensantes. Je venais de lire :

« On a volé le corps de ma premièrevictime, à la Quarantaine d’Alexandrie. Mais je ne veux pas quevous bénéficiiez du doute. La morte était bien mistress Max Trelam,née Ellen Pretty. Elle n’a pas souffert, elle ; vous, la sœur,le frère de la morte, vous pleurez et pleurerez d’autant pluslongtemps que je vous estime plus ou moins coupables. J’ai le cœurtendre, aussi vous avisé-je que vous serez la secondevictime. »

Le billet portait comme signature les deuxlettres fatales.

Ah ! le péril qui m’était annoncém’apparaissait indifférent ; une seule phrase s’était gravéedans mon cerveau comme une empreinte au fer rouge.

« La morte était bien mistress MaxTrelam, née Ellen Pretty. »

Une détresse infinie me courba, m’affola. Jeme tournai tout d’une pièce vers Ellen, vers cette vivante que l’onme disait morte.

Je restai stupéfait. Ellen me regardait,l’index sur les lèvres. Ses grands yeux bleus, son attitude medemandaient le silence.

Je compris. Les Tyroliens se trouvaient là.Fraü Matilda, en sa robe saumon, rutilant sous la clartéélectrique, nous observait de ses prunelles bleues avec uneattention qui me parut inquisitoriale.

La crainte vague née un instant plus tôt de lanationalité de nos hôtes se précisa brusquement.

Et, sans un mot, je tendis à ma chère femme ladépêche du Timeset le feuillet menaçant qu’une mainignorée y avait inclus. Ce geste devait apporter une nouvelleperturbation dans mon cerveau.

Ellen parcourut le billet du patronavec un calme parfait ; mais quand ses yeux se portèrent surla feuille signée T. V., un sursaut la secoua des pieds à la tête,ses traits s’égarèrent, ses lèvres s’ouvrirent.

J’eus le sentiment qu’elle allait crier unedouleur infinie, qu’elle allait éclater en sanglots, tomber sur lesol, brisée, recroquevillée ainsi qu’une épave humaine.

Un phénomène de clairvoyance inexplicable seproduisait en ma personne. Je voyais en ma chère aimée, commesi sa pensée se matérialisait en une chape de cristal.

Et mon cœur se serra, mon moi intérieur medéclara :

– Oui, tu vois Ellen debout devanttoi ; et cependant, regarde, elle pleure sur elle, parcequ’elle est morte.

Matilda Alsidorn parle. À demi soulevée surson siège, penchée vers Ellen en une attitude que je jugeraispitoyable si elle n’était Tyrolienne allemande :

– Qu’avez-vous donc, chèrefraü ?

Sa voix produit un effet extraordinaire sur mabien aimée.

Un instant, Ellen m’apparaît figée. Je senscependant sous son masque immobile un prodigieux effort devolonté.

Puis ses bras se lèvent sur un grand gestedont la signification m’échappe. Ses traits reprennent leurélasticité, la flamme se rallume dans ses doux yeux.

Son visage sourit… Est-ce bien unsourire ? Et elle répond :

– Oh ! peu de chose. Un mouvement demauvaise humeur bien naturel chez une nouvelle épousée, qui voit letrantran pratique de la vie venir troubler son rêve de douxcœur. Une lettre du Times, le journal de mon chermari.

Cela est clair. Elle ne veut pas accepter laTyrolienne comme confidente. Ce qui est clair également, c’est leton avec lequel fraü Matilda répond ce seul monosyllabe :

– Ah !

Elle a compris que ma femme refusait des’expliquer.

Un mouvement de colère me parcourt. Décidémentle ménage, saumon après avoir été mauve, nous espionne. Il estaffilié à l’ennemi aux yeux d’or vert.

Ellen a-t-elle deviné ma pensée ? Ellefixe sur moi un regard volontaire. Ses prunelles m’intiment l’ordrede me taire, de me forcer au calme.

Chapitre 7LE VOL DES DIX OPALES

Soudain, Nelaïm se précipita dans la salle. Leboy agitait les bras, haletait. Ses yeux noirs au blanc bleuâtreroulaient éperdument.

– La police, Sidi, la police, clama-t-il.Li vouloir entrer chez toi !

Du coup, je fus arraché à mes préoccupationset, retrouvant le calme :

– La police ? Qu’est-ce que lapolice vient faire ici ?

– Nelaïm sait pas ça, Sidi. Lecril (terme argotique par lequel les fellahs désignent lechef d’une expédition policière), le cril vouloir dire àtoi-même.

Je me pris à rire ; oui, à rire, mesangoisses chassées par l’incident nouveau.

– Eh bien, Nelaïm, introduis cesmessieurs.

Et m’inclinant devant Fritz et MatildaAlsidorn qui écoutaient avec une évidente gaieté :

– Ceci ne doit pas interrompre notrecollation, car ces gens-là se trompent certainement.

Ma tranquillité avait réagi sur Nelaïm ;aussi le boy reparut un instant plus tard, lançant avec un respecttrop marqué pour être sincère :

– Les « môssieu » de lapolice !

Au surplus, les policiers entrèrent sansdiscerner l’intention gouailleuse du boy.

Le cril, puisque cril il y a, étaitsuivi par six gaillards, revolvers à la ceinture, bâtons depolicemen à la main.

Ils se rangèrent devant la porte, avec lapréoccupation visible de s’opposer à notre sortie.

Ceci encore me disposa à une douce gaieté.

Seulement une constatation s’imposa à monesprit. Les Alsidorn et moi restions seuls en présence des agents.Ellen avait disparu.

À quel moment la chère créature avait-ellequitté la pièce ? Je n’aurais su le dire. Et comme jereportais mon regard sur les Tyroliens, je discernai qu’eux aussicherchaient autour d’eux.

Je voulus les empêcher de formuler uneréflexion inopportune. Je brusquai donc le mouvement.

– Que puis-je pour votre service,messieurs ? demandai-je.

Le cril esquissa un haut-le-corps. Safigure basanée exprima la surprise.

– C’est à Sidi Max Trelam que j’ail’honneur de parler ? fit-il gravement sans répondre à maquestion.

– À lui-même, Max Trelam, qui prend lethé, ceci pour vous renseigner de suite, avec M. etMme Alsidorn, ses hôtes.

– Alsidorn, répéta l’homme, Alsidorn…Merci du détail, il m’évitera une course sans but ; j’ai aussiaffaire à eux.

– À nous ? gloussèrent les Tyroliensen se dressant avec un touchant ensemble.

Mais le cril les invita à se rasseoird’un geste sec, et comme je redisais, un peu agacé par l’airimportant de ce personnage :

– Enfin, que désirez-vous ?

Il répliqua froidement :

– Vous inviter à ne tenter aucunerésistance.

– À quoi ?

– À l’exécution du mandat dont je suischargé.

– Un mandat ?

– Mandat qui consiste à vous arrêter,ainsi que M. et Mme Alsidorn.

Nous nous trouvâmes debout, furieux, prêts àjeter dehors le mauvais plaisant qui s’amusait certainement denous. Mais le cril esquissa un geste et chacun de nous setrouva encadré par deux agents, dont l’air résolu nous avertit quetoute rébellion nous serait préjudiciable.

– Teufel ! s’exclama Alsidorn, quandon arrête les gens, il est au moins poli de leur dire pourquoi.

– Fritz, vous parlez selon la vérité,surenchérit Matilda avec éclat.

J’allais jeter ma note dans le concert. Lavoix du cril arrêta la parole sur mes lèvres.

– Votre requête est juste, plaisantal’homme. La loi égyptienne est respectueuse de la libertéindividuelle. Je parlerai donc comme si vous ne saviez rien.

– Mais nous ne savons rien, criâmes-nousen chœur, exaspérés par l’ironie tranquille de notreinterlocuteur.

Notre protestation ne l’émut en aucunefaçon.

– C’est entendu, vous ignorez de quoivous êtes accusés…

– Accusés ? Accusés dequoi ?

– Restez paisibles. Il m’appartient dediriger la conversation. C’est bien le moins, n’est-cepas ?

Le ton du policier me portait sur les nerfs.Je croisai les mains derrière mon dos pour résister à l’envieimmodérée de le boxer.

Lui, cependant, reprenait :

– Vous reconnaissez, j’imagine, avoirpassé la soirée d’hier au palais d’Ezbek, chezM. Solvonov.

– Quel rapport… commençai-je.

Il coupa ma phrase rudement.

– Répondez d’abord.

– Oui, j’y ai passé la soirée ainsi queM. et Mme Alsidorn.

La réplique sembla réjouir le cril,car il se frotta les mains avec énergie.

– En ce cas, poursuivit-il, tout devientsimple. Vous étiez tous trois seuls avec les épouxSolvonov ?

– Seuls, oui.

– Dans le grand salon dont le bow-windowdonne sur le parc Ezbekieh ?

– Oui encore.

– Vous l’avouez.

– Ah ! grondai-je exaspéré, prenezgarde. Les agents n’ont pas mission de se gausser du public. Je meplaindrai à mon plénipotentiaire…

La menace n’impressionna aucunement legaillard. Il la salua même d’un sourire bienveillant.

– Je ne doute pas qu’il accueille votreréclamation, surtout si vous consentez à lui apprendre ce quevous avez fait du brassard aux dix opales.

Un instant je crus avoir en face de moi unfou, un halluciné.

L’attitude de Fritz et de Matilda Alsidornexprimait si clairement la même pensée que, la surexcitationnerveuse aidant, je fus pris d’une hilarité irrésistible à laquelleles Tyroliens firent chorus.

L’agent cette fois fut interloqué. Il demandaavec une hésitation visible :

– Cela vous porte à rire. Vous savez doncoù se trouve le brassard ?

– Eh non ! par la raison simple quej’ignore même de quoi vous nous parlez.

La face du cril se rasséréna. Ilhaussa les épaules, grommela :

– Ah bon ! moyen de défense.

Et paternel, forçant l’intonationbienveillante :

– Je dois vous prévenir qu’à laPolice, vous ne vous en tirerez pas de cette manière. Lebrassard aux dix opales a disparu au cours de cette soirée où, devotre propre aveu, vous demeurâtes seuls avec vos hôtes du palaisd’Ezbek, donc…

– Eux-mêmes l’auront déplacé… Est-ce quel’on peut nous soupçonner, nous, d’être des voleurs… ?

– Oh ! protesta le policier, on nevous croit pas capable de dérober un joyau ordinaire, – ilappuya sur le mot, – mais M. le Consul de Russie a affirmé surl’honneur qu’il s’agissait là d’un bijou extraordinaire,que sa perte pouvait avoir des conséquences terribles, et que pluson appartenait à une classe élevée, plus il y avait de motifs desuspicion.

Les Alsidorn et moi nous regardâmes avecahurissement.

Le Consul de Russie à présent. C’était àperdre la raison. Pourtant, dans l’espoir d’entendre une parole memettant sur la voie, je questionnai encore :

– Au fait, où était cebrassard ?

Le cril ricana :

– Vous voulez m’entendre dire que levoleur est un adroit artiste.

– Votre opinion m’est indifférente ;veuillez seulement me répondre.

– Eh bien, M. Solvonov portaitle brassard aux dix opales au bras gauche, sur la peau même, un peuau-dessus du coude.

À cette réplique stupéfiante je restai sansvoix. Fritz Alsidorn se pencha à mon oreille :

– Cet homme est fou, susurra-t-il, uneinsolation sans doute. Finissons-en ; qu’il nous conduise à laPolice. Là, au moins, nous trouverons des gensraisonnables.

Ces quelques mots me calmèrent instantanément.Je regardai le cril d’un air pitoyable et je luidis :

– Tout cela n’a pas le sens commun ;mais faites votre devoir. Menez-nous à la Police Centrale.

Il s’inclina, satisfait de mon obéissance, cequi ne l’empêcha pas du reste de m’interdire de dire adieu à mafemme que j’aurais désiré faire appeler.

Et chacun des prisonniers entre deux agents,nous quittâmes la villa de l’Abeille. Sur le quai, je levai lesyeux vers les fenêtres du premier étage. J’espérais apercevoir lasilhouette aimée d’Ellen. Je me trompais, la douce chérie ne semontra pas, et je suivis mes gardiens avec une impression desoudaine et infinie tristesse.

Chapitre 8LE SECOURS INATTENDU COMPLIQUE LE PROBLÈME

Je marchais comme en rêve. J’entendais sonnerles pas des agents et du ménage tyrolien sur le sol des avenuesdésertes.

On se couche tôt au Caire ; passé 10heures, la ville est endormie, sauf dans les environs du parcEzbekieh, où la présence des grands hôtels, de l’Opéra, entretientune animation tardive.

Évidemment le cril souhaitait évitercette région fréquentée, car, en dépit de ma préoccupation, je merendis compte qu’il nous la faisait tourner à grande distance.

Il nous avait entraînés par la large voie deSharia-El-Madabereh, puis nous avait contraints à nous jeter dansle lacis de ruelles étroites et mal éclairées, qui s’étendent entrecette avenue et celle de Shariaeddin, toute proche de la PoliceCentrale.

La douceur de la nuit me pénétrait, me rendantla faculté de penser.

Les volés, M. etMme Solvonov, avaient déposé une plainte :ceci ne faisait pas doute ; mais je me refusais à croire queces gens honorables et sérieux eussent orienté les soupçons surleurs hôtes. La dernière idée qui peut venir à des gens bienélevés, sévères dans le choix de leurs relations, est certainementde considérer leurs amis comme des misérables susceptibles de lesdévaliser.

D’autres part, qu’était ce brassard aux dixopales ?

Un bijou qui devait être autre chose qu’unesimple parure. Le souci de M. Solvonov de le porter sur lui, àmême le bras, le démontrait surabondamment. Jamais d’ailleurs, nilui, ni sa charmante femme, n’avaient fait la moindre allusion àl’existence de ce joyau bizarre.

Il avait fallu mon arrestation pour quej’apprisse la chose.

Et puis le consul de Russie, un personnageimportant au Caire, comment se trouvait-il mêlé à tout cela ?Comment déclarait-il que la qualité de gentleman n’excluait pascelle de voleur des dix opales ?

Je me demandais, seul, vis-à-vis de moi-même,si ma raison ne m’abandonnait pas.

Brusquement je fus rappelé à la réalité.

Nous suivions la ruelle de Daysa-Sanlyich,quand mes gardiens, me serrant fortement les bras, m’obligèrent àm’arrêter.

Je regardai autour de moi, cherchant la causede cette station.

Le cril, qui marchait en tête, venaitde rouler sur le sol.

Les ruelles du Caire sont mal entretenues etmalodorantes ; la chute du policier qui m’avait arraché de monhome ne pouvait que provoquer ma gaieté. Et cependant jen’eus aucune velléité de rire. Le cril, étendu à terre, nebougeait plus. Il ne manifestait par aucun mouvement le soucide se relever.

Le pauvre diable avait-il été frappé de mortsubite ?

L’interrogation eut tout juste le temps de seformuler dans ma pensée, et floc ! floc ! mes deuxgardiens étendent les bras et s’écroulent sur la chaussée. Desexclamations me démontrent que mes compagnons de captivités’effarent de ces chutes successives.

– Kolossal ! modulent lesAlsidorn.

– Instenna chouayié !(attends un peu !) clament les policiers demeurés debout.

Ah ! nous n’attendons pas longtemps. Àleur tour ils mesurent la terre.

Herr Fritz et Matilda sont seuls sur leurspieds ainsi que moi.

– Qu’est-ce que cela signifie ?murmurons-nous dans un ensemble ahuri.

C’est une voix étrangère à notre trio quirésonne à mon oreille.

– Endossez vite ce tob, ceboucko et ce habara.(Tob : ample manteau àlarges manches ; boucko : voile du visage ;habara : second voile couvrant le corps. Ces trois vêtementssont la tenue obligée des femmes musulmanes se promenanten public).

– J’aurai l’air d’une musulmane,balbutiai-je, stupéfait de ce déguisement inopiné.

– Méconnaissable ainsi, ripostabrièvement mon interlocuteur, un fellah bronzé sorti je ne saisd’où. On vous sauve. En prison, la mort vous attend. Vos compagnonssont prêts… hâtez-vous !

Je tournai la tête vers les Tyroliens. À leurplace je discernai la silhouette lourde de deux êtres, que j’eussepris pour des dames égyptiennes en tenue de ville.

Un instant plus tard, sous le tob et lehabara, j’avais le même aspect.

Le fellah prononça pour mes compagnons et pourmoi :

– Venez !

Il m’avait saisi le poignet et m’entraînaitd’un pas rapide.

Après un quart d’heure de marche, il s’arrêtadevant une petite porte de service, percée dans une longuemuraille, au-dessus de laquelle se penchaient les feuillages d’unjardin touffu. J’eus un cri.

– Mais c’est le mur des jardins du palaisd’Ezbek.

Mon guide avait ouvert la porte.

– Oui, fit-il. Vous y resterez caché. Onvous cherchera partout, excepté chez les Solvonov que vous êtesaccusé d’avoir volés.

– Mais ils me livreront.

– Ils seront ravis de vous mettre àl’abri ; et puis, ce n’est pas eux qui ont portéplainte !

La stupéfaction me réduisit au silence.

Déjà Fritz et Matilda Alsidorn, sur un signedu fellah, avaient franchi la porte. L’homme me poussa en avant. Jeme trouvai dans le jardin du palais d’Ezbek, la porte s’étantrefermée sur mes talons.

Et comme je restais hésitant, planté ainsiqu’un dieu terme, une ombre jaillit d’un fourré voisin.

– Eh bien, Max, ne voulez-vous pasm’accompagner chez les excellents amis qui nous offrentasile ?

– Ellen !

Oui, Ellen était là. Elle m’avait pris lebras ; elle me conduisait à travers les allées sinueuses, enpersonne pour qui le jardin n’avait pas de secrets.

Je me penchai vers elle.

– M’expliquerez-vous, chère aimée…

Elle m’arrêta net, chuchotant à monoreille :

– Quand nous serons seuls. Se défier detout le monde.

– Vous pensez donc que lesAlsidorn ?

– Peut-être ! Mais ne parlezplus…

Nous arrivâmes ainsi à la véranda-terrasse,surélevée de cinq marches, qui court tout le long de la façadearrière d’Ezbek, dont la façade principale regarde le parc del’Ezbekieh.

– Montez ! fit doucement Ellen,s’adressant à mes compagnons autant qu’à moi.

Il n’y avait aucune lumière ; à tâtonsnous traversâmes le grand salon de réception. On eût cru que macompagne avait reconnu les aîtres par avance, car elle se dirigeaitsans hésitation. Pas une fois je ne me heurtai à un meuble, tandisque les époux Alsidorn s’embarrassaient à chaque pas dans leschaises, les fauteuils.

Enfin, nous nous trouvâmes dans l’escalierprincipal de l’Ezbek. Par les hautes verrières ouvertes sur lejardin, la vague clarté de la nuit africaine pénétrait àl’intérieur, nous permettant de discerner confusément lesobjets.

Au premier étage, une porte s’ouvrit devantnous.

La lumière d’une lampe électrique àl’abat-jour rose nous frappa au visage.

M. et Mme Solvonovétaient là.

Ils nous attendaient, cela était visible. Ilsse levèrent avec empressement et le sexagénaire russe, nous tendantla main, dit avec une dignité qui m’impressionna :

– Soyez les bienvenus. Ma maison sera lavôtre tant que cela sera nécessaire à votre sûreté ! Mais ilest tard. Un mot suffira à vous démontrer l’absence de toutearrière-pensée chez vos hôtes. Ce n’est pas nous qui avons portéplainte, je vous l’affirme sur l’honneur. Jamais du reste, jen’eusse commis l’infamie de vous mettre en cause. Vous me croyez,n’est-ce pas ?

– Oui, répondîmes-nous sans aucunehésitation.

– Alors, nous allons vous conduire dansvos chambres. Elles occupent le pavillon Est du palais. Personnen’y habite. Les domestiques n’ont donc rien à y faire. Nadia, mafemme, et moi-même, serons vos serviteurs. Ainsi le secret de votreséjour sera assuré.

Deux grandes salles, meublées avec tout leluxe oriental, nous échurent, à Ellen et à moi. Les Alsidorndisposaient d’un appartement semblable, voisin du nôtre.

Avec une discrétion dont je leur sus gré, tousse retirèrent, nous laissant seuls.

Et aussitôt jaillit la question que mes lèvresretenaient depuis mon entrée dans l’Ezbek :

– Ellen, ne me faites pas languirdavantage. Expliquez-moi.

– Quoi ? fit-elle avec unmélancolique sourire.

– Mon arrestation d’abord.

Elle haussa légèrement les épaules.

– Cela, je l’ignore. Le comte Solvonovn’a point saisi la justice du vol inexplicable dont il a étévictime. Qui a informé le consul de Russie, lequel a mis enmouvement la police officielle ? Ceci, je l’ignore aussi. Monfrère le sait peut-être, lui.

– X. 323 ? murmurai-je.

– Oui… vous ne l’avez pasreconnu ?

– Reconnu ? L’ai-je doncvu ?

– Le fellah qui vous a délivré desagents.

– Lui ! Est-ce possible ? Il ale génie du déguisement… et du dévouement, ajoutai-je parréflexion, car s’attaquer seul à l’escouade qui nous gardait…

Elle sourit de nouveau.

– Oh ! il ne courait aucundanger.

– Mais comment a-t-il pu les assommer,car je suppose…

– Vous supposez mal. Il a simplement usédu procédé des Indiens chasseurs de l’Orénoque : unesarbacane, des projectiles formés d’une balle de coton et d’unepointe trempée dans la sève de curare ; les agents piquésainsi à distance sont demeurés stupéfaits durant quelques minutes,et maintenant ils doivent se demander avec affolement ce qui leurest arrivé.

– Le curare !

Ce mot éclairait tout pour moi. Je mesouvenais qu’à Madrid j’avais assisté à une curieuse expériencefaite par X. 323 lui-même.

J’avais pu constater de visu leseffets d’un projectile lancé à l’aide de la sarbacane.

– Et ce brassard aux dix opales, fis-jesoudain ?

La curiosité professionnelle du correspondantdu Times dictait cette question.

Ellen eut un geste vague et se dirigea vers laporte, accédant de la pièce où nous nous trouvions à la secondechambre mise à notre disposition par nos hôtes.

– Où allez-vous, fis-je étonné par cemouvement ?

Elle me regarda, la figure soudainement figée,durcie par une pensée non perceptible pour moi, et d’une voix quime parut trembler :

– Dormir. Il faut dormir. Qui sait ce quenous réserve demain ?

– Quoi ! allez-vous me laisserseul ?

Je regrettai presque cette exclamation, biennaturelle cependant de la part d’un gentleman marié à la plusaimable des épouses, car les traits de la douce créatureexprimèrent une angoisse affreuse, son regard s’obscurcit uninstant. Je pensai que des larmes allaient jaillir de ses paupièrespalpitantes.

Mon cœur se serra en devinant au prix de queleffort de volonté elle parvint à bégayer d’un accent voilé, quisemblait appartenir non pas à une créature désolée, mais à ladouleur elle-même :

– Je vous ai dit. L’ennemi a permis maprésence auprès de vous. Mais je dois, – oh ! croyez-le… nejetez pas les questions auxquelles il m’est interdit de répondre –je dois, je dois vous demeurer étrangère.

Un claquement léger de la porte qui sereferme.

Ellen a disparu dans la seconde chambre. Jedistingue le bruit d’une clef tournant dans la serrure. Elles’enferme.

Et puis, mes jambes me paraissent trop faiblespour me porter. Je me laisse tomber sur un divan et je pleure.

Pourquoi ?

À travers la porte fermée, j’ai cru entendreun sanglot étouffé.

Chapitre 9DANS LE PALAIS D’EZBEK

– Ne pensez-vous pas qu’un bridge nousaiderait à combattre la monotonie de notre séquestration ?

Fraü Matilda Alsidorn fait cette proposition,en prenant une pose hiératique empruntée aux figures de Maat,déesse du Droit dans l’ancienne Égypte.

Oh ! la jolie et ridicule Tyrolienneoccupe ses loisirs en s’exerçant aux attitudes hiératiques et,toujours poursuivie par l’obsession pharaonique, elle a cru que,pour plaider une cause, le geste de la divinité des avocats d’il ya quatre mille ans s’imposait.

Et Fritz Alsidorn considère son épouse d’unœil attendri. Cet homme est très épris de sa femme, cela se voit.Il baragouine, la bouche en cœur :

– Foilà eine idée grâcieuse qui nepoufait fénir qu’à eine cholie tame !

Ellen et moi acceptons le jeu.

Nous nous ennuyons tant, depuis quatre joursque nous vivons enclos dans le pavillon du palais Ezbek !

Chaque soir, les domestiques endormis, lecomte Solvonov et la comtesse Nadia nous font bien une visite.

Ils arrivent chargés de vivres pour la journéedu lendemain : mets délicats, fruits de choix, vins d’origine,rien ne manque.

Ils nous content les nouvelles de la ville.Toute la police est en mouvement. Personne ne s’explique l’évasiondes prisonniers prévenus du vol du brassard aux dixopales.

Le quatrième jour, on a émis l’avis que lesfugitifs avaient sans doute gagné Alexandrie et s’étaient embarquéspour l’Europe.

– Ceci, nous expliqua la comtesse avec unsourire satisfait, équivaut à dire que l’on va abandonner lesrecherches. Les agents égyptiens ne s’obstinent jamais longtemps àd’infructueuses enquêtes. Demain soir, continue la charmantePolonaise, il y a fête teffik dans les quartiersindigènes. J’ai autorisé toute la domesticité à s’y rendre. Ainsivous pourrez vous promener une partie de la nuit dans les jardins,car la plus hospitalière demeure, alors que l’on n’en peut sortir,devient une insupportable prison.

Curieux ! Elle regarde Ellen avecinsistance. On croirait qu’elle veut lui fairecomprendre :

– C’est pour vous que je parle. Devinezle sens caché de mes paroles.

Et je remarque une palpitation rapide despaupières de mon aimée.

Cela semble une réponse affirmative à unequestion informulée.

Mais mon attention est déviée. Il m’apparaîtqu’Alsidorn et sa femme se rendent compte comme moi que des penséess’échangent en dehors des mots prononcés.

Leurs quatre yeux bleus interrogent le visaged’Ellen avec une fixité inquiétante.

Oui, inquiétante, car l’idée qui a déjàtraversé mon cerveau, le soir de notre arrestation, s’y implanteavec plus de force.

Ces gens-là sont peut-être des surveillants, àla solde de l’ennemi inconnu.

Est-ce que la comtesse Nadia ressent les mêmessoupçons ? Sa conduite justifierait l’hypothèse.

C’est au moment de se séparer de nous que,profitant de ce que les Tyroliens ont le dos tourné, elle me glisseune enveloppe épaisse dans la main.

– C’est arrivé pour vous à la villa del’Abeille. Silence.

J’ai fait disparaître la missive dans mapoche, et j’ai serré la main de la prudente Polonaise, avec tropd’expansion sans doute, car, délivrée de mon étreinte, elle asecoué ses doigts meurtris, en me lançant cette critiquesouriante :

– Oh ! un vrai cœuranglais !

Ce qui a paru stupéfier le ménagetyrolien.

Resté seul avec Ellen, j’ai verrouillé maporte. La grande enveloppe contient deux lettres et un longtélégramme.

D’abord un « envoi » du boy Nelaïm,d’une écriture et d’une orthographe également maladroites.

Mon jeune domestique m’explique que lesindustriels de la rue (conteurs en plein air, mendiants,porteurs d’eau (sakkas), héalis derviches, débitant desboissons à la fleur d’oranger, à la réglisse, aux raisins secs,gargotiers ambulants, etc.) n’ont jamais été aussi nombreux sur lequai Ismaïlieh.

Nelaïm, stylé par ma chère Ellen, affirme queces personnages surveillent la villa de l’Abeille.

Alors, pour me faire parvenir macorrespondance sans désigner spécialement ma retraite, il a eurecours à un subterfuge qui fait honneur à son imagination. Àl’aide d’un appareil polycopiste, il a préparé deux centsexemplaires de la circulaire suivante :

« Groom égyptien, 16 ans, au courant duservice, dés. place. Écrire N. V. A, bureaux du journall’Egyptian News. »

Puis sur le Tableau des adresses du Caire,Boulak et Alexandrie, il a relevé deux cents noms qu’il areportés sur pareil nombre d’enveloppes dans lesquelles il a enclossa circulaire.

Après quoi, il en a commencé la distribution.De la sorte, la boîte aux lettres du palais d’Ezbek (n° 105 dela distribution) a pu recevoir en même temps mon courrier avecsuscription portant Mme la comtesse Solvonov, sansattirer spécialement l’attention des espions que le brave petitsoupçonne sur ses talons.

La réponse demandée lui permettra d’ailleursde se rendre tout naturellement dans les bureaux del’Egyptian News. Il y possède un ami de son âge,bicycliste du quotidien, qu’il chargera, le cas échéant, de jeter àla poste mon « courrier futur » sous bande adresséeencore à la comtesse Solvonov.

– Brave enfant ! murmure Ellen.

– Oh ! chère, répliquai-je, il vousest dévoué à un point incroyable. Si vous aviez vu, le soir où vousétiez à Alexandrie, avec quelle ponctualité il suivit vosinstructions !

Ma douce aimée m’interrompt avec un sursautbrusque que je ne m’explique pas.

– Voyez les autres lettres,prononce-t-elle.

Pourquoi sa voix est-elle faussée ?Pourquoi sur son visage cette expression de douleur ?

Mes lettres ? L’une est un télégrammechiffré du Times.Le « patron » s’étonne de monsilence.

Bah ! demain je remettrai àMme Solvonov le texte d’une dépêche, égalementchiffrée, qu’elle expédiera à Londres. J’exposerai, avec lesrestrictions nécessaires, la situation au patron, lui promettant deréserver au Times tout ce que mon enquête commencée merévélera.

Je dis cela à haute voix. J’interroge Ellen duregard, sollicitant son approbation. Qu’a-t-elle encore ?

Elle se détourne vivement. Et quand, denouveau, son visage m’apparaît, je jugerais que ses yeux sonthumides de larmes.

Mais la dernière missive sollicite macuriosité.

Celle-ci porte le timbre de la posted’Alexandrie.

Alexandrie ! Mon cœur bat. J’ai tantsouffert dans cette cité !

Je vais de suite à la signature et avec untrouble inexprimable, je lis :

DOCTEUR AMANDIAS.

Le médecin, rencontré au restaurant Fink,m’écrit, ainsi qu’il me l’a promis. Il a donc découvert quelquefait nouveau.

Je clame ceci en levant les yeux vers Ellen,que je suppose aussi désireuse que moi-même d’avoir la clé dumystère de la Quarantaine.

Et je reste saisi.

Comme elle est pâle ! Comme l’afflictionse marque sur ses traits ! À cette heure, elle a le masquedouloureux de sa sœur. Elle est bien plus Tanagra qu’ellen’est Ellen !

– Lisez !

Son accent est sec, bref, autoritaire. Ellecommande avec le ton qu’avait « Tanagra » dans lesminutes tragiques de la lutte contre Strezzi, le sinistre semeur demicrobes, le macabre inventeur de la mort par lerire !

Je me sens dominé comme je l’étais naguère etje lis. Voici ce que me mandait le docteur Amandias.

« Cher honoré Monsieur,

« Mes suppositions sont devenuescertitude. Un personnage, doué vraisemblablement d’un talent degrime incroyable, s’est présenté à la quarantaine, sous le nomet les traits de Jaspers, le valet de chambre retenu au litpar une indisposition grave, qui s’est d’ailleurs dissipée dèsle lendemain, sans que j’aie pu concevoir le processus de l’étrangemalaise.

« Probablement, cette maladie étaitnécessaire à l’exécution du plan des voleurs du cadavre.

« Ceci n’est qu’une hypothèse. Mais où jedeviens affirmatif, c’est dans les résultats de l’enquête que j’aipoursuivie.

« J’ai trouvé le cocher qui avait amené àla Quarantaine la pseudo-mère de la défunte, cetteMme Charley, dont Dourlian a parlé.

« Il paraît, au dire de cet homme, que lefaux Jaspers attendait cette personne à la porte principale de laQuarantaine. Il y entra avec elle. Au bout de dix minutes, tousdeux reparaissaient.

« Le faux Jaspers, aidé par Dourlianlui-même (dont la bonne foi ne saurait être suspectée),portait le cercueil de chêne contenant la dépouille de l’infortunéevictime. Le coffre funèbre fut placé dans le véhicule. LaMme Charley y monta également, tandis que soncomplice se hissait sur le siège auprès du cocher, lui disant àhaute voix de les conduire à l’administration des Inhumations.

« Ceci était pour tromper Dourlian, car,à peine hors de sa vue, le Jaspers n° 2 intima à l’automédonl’ordre de tourner bride, et de se diriger sur El Mekr, situé à 9kilomètres à l’Ouest d’Alexandrie.

« La promesse d’une livre turque(environ 23 fr.) de pourboire enleva au conducteur toute velléitéde résistance.

« Près d’El Mekr, la route passe entre dehautes dunes qui masquent la vue à peu de distance.

« Le personnage sauta du siège, tira lecercueil du véhicule. Le cocher remarqua que, durant la route, lafemme avait recouvert la caisse d’une enveloppe en tissu detente qui en dissimulait la nature.

« L’homme chargea le funèbre colis surson épaule, enjoignit au conducteur de retourner à Alexandrie,place Mehemet-Ali, et il lui remit, non pas une livre turque, selonla promesse, mais trois ; si bien que, le prix de la coursedéduit, le brave chevalier du fouet se trouvait à la tête de 46francs de bakchich.

« Le faux Jaspers disparut entre lesdunes. Seulement le cocher, s’étant retourné à un endroit où laroute domine le pays environnant, distingua le personnagemystérieux engagé sur la chaussée qui de El Mekr traverse lesmarais du lac Mariout et se soude au sentier désertique qui, centkilomètres plus au Sud, s’embranche, dans la vallée dite du Natron,à l’ancienne voie caravanière du Caire à Tripoli.

« Or, dans l’intervalle, lepseudo-Jaspers s’était procuré un chameau et apparaissait juché surl’animal, avec, en travers de la selle, le cercueil qu’il venait dedérober.

« La femme, qui avait joué le rôle demère de la défunte, descendit à la place Mehemet-Ali et sonconducteur ne l’a pas revue.

« Voici, cher honoré Monsieur, les faitsque j’ai pu recueillir. La défunte n’est sûrement pas unedemoiselle Charley, ainsi qu’on l’a écrit sur les registres de laQuarantaine.

« Je sais bien qu’en vous démontrant celaje rouvre la porte à l’angoisse effroyable, dont vous étiezenvahi ; mais je crois moins cruel de briser une espérance,que de laisser un gentleman espérer toujours ce que la mort a renduirréalisable. Croyez-moi votre entièrement sympathique :

Signé Dr AMANDIAS. »

– Ellen vit, j’en suis bien certain… Maisqui donc est celle qui est morte des dix yeux d’or ?

En prononçant ces paroles, je levai la tête,le sourire aux lèvres, avec l’idée d’envelopper ma chère femme d’undoux regard.

Elle n’était plus là. Je voulus la joindrepour lui exprimer mon bonheur de l’avoir là, à côté de moi, àl’instant où je recevais cette missive.

Je m’approchai d’une fenêtre ouvrant sur lejardin. Et comme je regardais au dehors, dans le noir, j’eusl’impression fugitive d’une lueur rouge qui s’éteignitaussitôt.

C’était évidemment une illusion d’optique, carle fait ne se renouvela pas.

Et au lendemain de cette soirée, Fraü MatildaAlsidorn nous proposait un bridge qu’Ellen et moi-même acceptâmesavec empressement, ainsi que des gens désireux de fuir letête-à-tête avec leurs pensées.

Quelles idées emplissaient le cerveau de mabien-aimée ? Je l’ignore. Mais moi j’étais envahi par unesensation étrange, lancinante, obsédante.

Il m’apparaissait que, de minute en minute,Ellen ressemblait davantage à Tanagra.

J’aurais pu me dire qu’il n’y avait, entre lesdeux sœurs, qu’une différence d’expression dans la similitudeabsolue des traits : Ellen plus souriante, Tanagra plusmélancolique.

Mais, en ce jour, une remarque s’étaitimplantée en moi comme une lame d’acier :

Ellen n’avait fait aucune allusion à lalettre du docteur Amandias !

Chapitre 10UNE FOLIE SPÉCIALE

Je n’étais pas jaloux, non, certes, mais je metrouvais dans une dépression d’esprit analogue.

J’avais sous les yeux mon Ellen, et je medonnais un mal énorme pour me démontrer que ce pouvait n’être paselle.

Dans ses gestes, maintenant, dans sa démarche,dans son regard, je retrouvais à chaque instant l’impression desa sœur Tanagra.

Et puis elle me considérait avec une nuanced’inquiétude, de tendresse, et je jugeais qu’elle était bienEllen.

Toutes les aventures des derniers jourspassaient au crible de ma critique. Pourquoi Tanagra eût-elle prisla place d’Ellen ?

Oh ! elle m’aimait encore, j’en étaisd’autant plus assuré que, depuis le voyage de Calais à Vienne dontj’ai parlé, je n’ai jamais pu reconnaître si j’aimais Ellen pour sabeauté intrinsèque, ou si j’aimais en elle une reproductionfrappante de Tanagra.

Mais, quoi qu’il en fût, j’avais une foi tropgrande dans la noblesse d’esprit de Tanagra, pour la supposercapable d’avoir utilisé sa merveilleuse ressemblance avec sa sœur,à l’effet de m’induire en erreur et de se substituer à lamorte.

Morte ! Mon être se révoltait à la penséedu trépas, que niait cette forme d’Ellen évoluant autourde moi.

J’entends bien ce que diront les gentlemen etladies, discutant mon cas avec la belle placidité del’indifférence.

J’aurais dû chasser toutes ces discussionsbyzantines au premier chef, de ma cervelle de mari épris… J’auraisdû, by heaven ! oui, j’aurais dû ; seulement jene le pouvais pas.

Si bien que j’arrivai insensiblement à un teldésarroi d’esprit que moi, Max Trelam, si profondément soucieux dela respectabilité de mon home, de ma femme, de moi-même, je medéclarai devoir… espionner (un mot dur à prononcer) Ellen, dans lebut de surprendre une preuve évidente de son identité.

On le voit, j’étais fou.

Par suite, j’agis avec la logique impitoyablede la démence.

Ellen s’enfermait dans sa chambre… Neprofitait-elle pas de sa solitude pour reprendre son aspect deTanagra ? Si elle jouait un rôle, il la devait fatiguer ?Et seule à l’abri des regards, il lui serait doux de déposer lemasque.

Lancé sur cette piste, mon instinct dereporter me dicta les mesures à prendre.

Une chance inespérée me favorisa. Je découvrisque la clef, actionnant la porte de ma pièce propre ouvrant sur lecorridor, s’adaptait à la serrure de la salle réservée à ma chèredouce compagne.

Dans les immeubles orientaux sévit, pour lesserrures comme pour le reste, le fatalisme musulman. On ne se gardepas plus des cambrioleurs que de la fatalité.

Avec adresse, je parvins à fausser la clefd’Ellen et à la déposer devant la porte. Ma chère aimée, – qu’elleme pardonne cet acte n’infirmant en rien mon respect pour elle, –devait croire et crut en effet que l’avarie était le résultat d’unchoc.

Le résultat me remplit de joie. La cleffaussée ne pouvait plus être introduite dans la serrure, ce qui, ons’en rend compte, m’eût empêché d’y glisser celle que je tenais enréserve pour le moment opportun.

Du reste, ma chère aimée semblait en proie àune préoccupation étrange.

On eût juré qu’elle attendait une chose qui nese produisait pas.

Quoi ? Cela m’intriguait au plus hautpoint, et me désolait aussi ; car, depuis mon retourd’Alexandrie, et ceci n’était pas une constatation folle, ma chèrecompagne semblait vivre loin de moi, en dehors de moi.

Si elle était Tanagra, cette attitudes’expliquait ; mais si elle était Ellen ?…

La nuit vint.

Comme la comtesse Solvonov nous en avaitprévenus, les domestiques partirent pour la fête. À travers nospersiennes closes, nous les vîmes gagner par le jardin une porte deservice. Ils riaient, bavardaient, enchantés de cette soirée deliberté.

À dix heures exactement nos hôtes seprésentèrent chez nous : le comte Solvonov souriant, empressécomme à l’ordinaire ; la comtesse, en proie à une émotionqu’elle s’efforçait vainement de dissimuler.

Je la vois encore avec sa robe de visite, d’unblanc imperceptiblement nuancé de vert, nous disant :

– Dînez, chers amis. Ensuite, s’il vousplaît, descendez au jardin. Nos serviteurs ne rentreront qu’aujour. Vous ne craindrez donc pas d’être dérangés.

Puis elle me remit une lettre enfermée dansdeux enveloppes. La première, ouverte, portait lasuscription : « Mme la Comtesse Solvonov,palais Ezbek » entourée des cachets de la poste égyptienne. Àl’intérieur, s’en trouvait une seconde, sur laquelle je lus monnom.

Je reconnus l’écriture du boy Nelaïm.

J’allais la décacheter. Une phrase de lacomtesse Nadia m’arrêta.

Elle disait, ses regards fixés sur Ellen,semblant lui transmettre un message mystérieux :

– Je m’aperçois que j’ai oublié lesjournaux. Bah ! rien de curieux. Je vous les remettraidemain.

Banales étaient les paroles. Alors, pourquoila voix de la Polonaise tremblait-elle ? Pourquoi sur lestraits d’Ellen cette fugitive expression de joie et derésolution ?

La phrase, inintelligible pour moi, avait doncun sens caché.

Et je renonçai à lire la missive de Nelaïmafin d’observer. Je la glissai dans ma poche en murmurant avecironie :

– Sans doute, un Amandias quelconquem’affirme-t-il encore le trépas de ma chère vivante Ellen. Cela nevaut pas de perdre quelques secondes de la visite amicale de noshôtes. Je verrai cela plus tard.

Personne ne souleva la moindre objection.J’avoue que je fus froissé de l’indifférence absolue d’Ellen pourma correspondance.

D’autant plus froissé que les Alsidorn necherchèrent pas à cacher leur étonnement.

Le dîner fut expédié presque en silence.

Mme et M. Solvonovfaisaient les frais de la conversation languissante. Herr Fritz etFraü Matilda répondaient d’un air distrait.

Soudain Ellen se leva, laissant tomberl’excuse banale.

– Je vous demande pardon… ; unemigraine atroce… ; je vais me retirer.

– Oh ! chère ! s’exclama NadiaSolvonov, que je vous plains ! Je vais vous apporter monflacon de men-ophr (liqueur arabe qui dissipe lesnévralgies). Comme cela, au moins, vous pourrez dormir.

Puis se tournant vers son mari :

– Je vous confie nos hôtes, n’est-cepas ?

Le comte acquiesça d’un signe de tête. Jesurpris dans ses yeux comme un pétillement d’ironique gaieté,tandis qu’Ellen et Nadia sortaient.

La pensée me traversa que M. Solvonovétait chargé d’assurer, aux deux femmes, la tranquillité d’uneconversation sans témoins ; qu’il n’était plus mon hôte àcette heure, mais un gardien qui les avertirait si je cherchais àles surprendre.

Tout naturellement, je me sentis aussitôt undésir affolant de réaliser ce qui m’était interdit.

Chapitre 11LE VOLEUR VOLÉ

Pour me donner une contenance, j’avais reprisdans ma poche la lettre de Nelaïm.

Et tandis que les Tyroliens, évidemment plus àl’aise depuis la sortie d’Ellen, débitaient des choses sansintérêt, tout en picorant à travers le dessert, je déchirail’enveloppe.

Par ma foi ! je ne soupçonnais pas quej’allais y trouver un nouveau sujet de perdre la tête.

Elle contenait un article de journal, découpédans l’Egyptian News, dont je reconnus de suite lescaractères et la disposition typographique.

Oh ! cet article… J’aime mieux lereproduire. On se rendra compte de la perplexité qu’il fit naîtreen moi. Voici ce que je lus :

« Nous entretenions, la semaine dernière,nos lecteurs de l’arrestation de touristes réputés honorables,accusés d’avoir dérobé chez M. le comte Solvonov, un brassardorné de dix opales, et dont la disparition avait ému M. leconsul de Russie ».

Un des touristes réputés honorables,c’était moi-même. Qu’allais-je apprendre encore ? Commencéepar contenance, la lecture excitait maintenant tout monintérêt.

« Or, continuait le publiciste,l’accusation portée contre les personnes en cause est entièrementerronée, par la raison majeure que les accusés, contre qui leurprésence au palais d’Ezbek à l’heure du vol, constitue l’uniquecharge, ne s’y trouvaient pas ; le brassard ayant été dérobé,non pas le soir, mais dans la matinée, exactement à dix heures etdemie. »

Ouf ! Voilà qui guérirait la migrained’Ellen. Nous n’étions plus sous le coup des poursuites de lajustice égyptienne !

Je continuai, avide de connaître les preuvesde mon innocence. Rien n’est aussi agréable. Vous serez de mon avissi le destin vous met jamais en pareille posture.

« Le vol, disait l’article, a étéconsommé avec une habileté extraordinaire. Le comte portait lebrassard au bras et ne le quittait jamais. Or, à dix heures etdemie du matin, il pénétra dans sa salle de bains et se mit endevoir de procéder à ses ablutions.

« La salle, au dallage bicolore, estinstallée à l’orientale, c’est-à-dire qu’au lieu de baignoire, ellecomporte une piscine étanche creusée à même le sol. Le revêtementintérieur est de marbre.

« Le fond de la piscineavait été enduit d’un corps glissant, ainsi qu’on le constatapar la suite.

« Si bien que le gentilhomme polonais,dans le simple appareil d’un baigneur, ayant sauté sans défiancedans la cavité, glissa et s’étala tout de son long, l’eau luipassant par-dessus la tête.

« La surprise, l’étourdissement du choc(son front avait porté contre la pierre) eussent évidemmentdéterminé une issue tragique à l’aventure, si le valet de chambrene fût entré pour le service de son maître. Il l’aida à reprendrepied, et le comte constata que son brassard lui avait étéenlevé.

« Un malfaiteur d’une audacedéconcertante avait dû manigancer l’opération, et il avait disparu,son larcin accompli, sans que personne dans la résidence l’eûtaperçu.

« M. le consul de Russie n’ignorapas ces détails, et l’on s’étonne qu’il ait laissé peser uneaccusation déshonorante sur des citoyens estimables. Sa conduiteest d’autant plus blâmable, que ce brassard, dont la valeurpolitique est, paraît-il, inestimable, n’a jamais enserré lebiceps du comte Solvonov.

« Celui-ci en portait une simplereproduction, dont les opales sont dépourvues des signesmystérieux, qui constituent l’importance du brassard réel.

« L’attitude du fonctionnaire russe nes’explique pas. Il sait où fut caché le brassard réel, et l’onpourrait penser que lui-même a ménagé la cachette, si l’onveut bien remarquer que ce haut personnage semble prendre unplaisir toujours nouveau, à diriger ses promenades vers l’Est de laville, où se dressent, au delà de la colline des Moulins, lesrestes grandioses des tombeaux des Khalifes.

« Le respect dû à une nation amie nousempêche d’insister. Peut-être M. le consul obéit-il simplementà une attraction de propriétaire, car il a acheté, pour le comte deson gouvernement, le tombeau à coupole d’Adj-Manset, khalifed’origine caucasienne qui régna au Caire !… »

Je demeurai immobile, muet, un nouveau pointd’interrogation s’enfonçant dans mon intellect.

Pourquoi ces deux brassards ? Pourquoi laplainte du consul ? Si ce fonctionnaire, ainsi que l’affirmaitl’Egyptian News, savait la vérité, rien n’excusait saconduite.

Le journal soulignait la valeurpolitique du bizarre joyau, et quand la politique s’en mêle,elle semble traîner dans son sillage la malignité de tous lesdiables cornus de l’infernal séjour…

Je regardais en moi-même, pensant ne rien voirautour de ma personne, et pourtant mes yeux furent impressionnésmécaniquement.

Le comte servait le café, maintenu jusqu’à cemoment à la température convenable par une lampe à alcool, brûlantsous la cafetière mauresque.

Et j’eus la perception nette, qu’au-dessus destasses qu’il avait disposées devant les Alsidorn et moi-même, samain droite décrivait un geste rapide, mais inexplicable.

Du coup, j’oubliai momentanément le brassard.Par une brusque projection de la pensée, je repris le raisonnementinterrompu par ma lecture. M. Solvonov devait m’empêcher,empêcher les Tyroliens, de troubler la comtesse Nadia durant sonentretien avec Ellen.

Est-ce qu’il prendrait une précaution contreles velléités de déplacement pouvant se faire jour ennous ?

Dans le pays du haschich, des tabacs opiacés,des essences, l’usage des soporifiques est courant. On les emploiepar plaisir, pour atteindre à l’extase du rêve ; on n’hésitedonc pas à les utiliser pour immobiliser des gens dont lesmouvements semblent importuns.

Mais oui, c’était cela.

Le vieillard avait repoussé sa tasse àl’écart, et au-dessus de celle-ci sa main n’avait exécutéaucune passe.

Il boirait comme nous ; il assisterait ànotre anéantissement somnifère, et puis il irait chercher lesfélicitations des deux causeuses, assurées ainsi de n’avoir plus àredouter aucune indiscrétion.

Il me fallait trouver, séance tenante, lemoyen de réduire à néant la combinaison préméditée.

Et ceci, en gentleman, c’est-à-dire sansemployer la force, et surtout sans que les assistantssoupçonnassent mes intentions.

Pendant une minute, je soumis mon esprit à unetension telle que mon crâne eût certainement éclaté si la situations’était prolongée.

Et brusquement, sans que je pusse la retenir,une exclamation de triomphe jaillit de mes lèvres.

Le souvenir d’une scène de vaudeville vue àLondres, quelques jours avant mon mariage, avait traversé moncervelet. Je dis cervelet par égard pour les physiologistes, quisituent la mémoire dans cette part de la substance cérébrale.

Et comme Solvonov, Fritz et Matildas’informaient : « Qu’avez-vous donc ? » je mepris à jouer la scène en question, j’ose le dire, avec un naturelplus grand que le comédien qui me l’avait inspirée.

Peut-être ne la trouverez-vous pas trèsingénieuse, et irez-vous même jusqu’à la qualifier de stupide.

À cela je répondrai qu’une chose qui réussitn’est jamais stupide, et puis aussi que la stupidité apparenteconfine au génie persuasif, car elle n’éveille la défiance depersonne. Le personnage le plus sur ses gardes succombe sous lescoups de la naïveté !

– Vous n’avez pas vu ? balbutiai-jeen me levant et en désignant la fenêtre.

– Vu quoi ? répétèrent mes troisauditeurs.

– Cet éclair rouge… Sûr, il y a quelqu’undans le jardin.

Je fis mine de m’élancer vers la fenêtre, cequi déclencha le ressort que je désirais faire jouer. Le comte etles Alsidorn, mus par une curiosité inquiète, se ruèrent vers lacroisée.

J’étais seul devant la table.

Vivement, je troque ma tasse de café contrecelle du comte et je rejoins aussitôt mes compagnons.

Ils n’ont rien vu, absorbés qu’ils sont par larecherche d’un être vaguant dans le jardin, où il n’y apersonne.

J’affecte un intérêt énorme. Il faut un bonmoment pour que je consente à admettre que j’ai pu me tromper, quej’ai subi une hallucination fulgurante de la rétine,l’expression est de ce brave Fritz, entiché, comme tout être delangue allemande, du galimatias scientifique des gymnases etuniversités germains.

Et comme à regret, M. Solvonov constateque nous laissons refroidir le moka (on a du vrai moka en Égypte),lequel demande à être dégusté brûlant, je condescends à revenirvers la table.

Nous humons tous la boisson parfumée. Solvonova bu également. J’ai peine à dissimuler ma joie.

Au fait, pourquoi ne pas continuer lacomédie ? Cela occupera mon impatience et m’empêchera de metrahir. Je ferme à demi les paupières, comme si la lourdeur dusommeil pesait sur moi.

Cette attitude me dispense de prendre part àla conversation. Et puis, je coule un regard entre mes cils et jeconstate que le comte a, à mon adresse, un sourire fugitif etnarquois. Je ne me suis donc pas trompé. Le noble Polonais souhaiteque nous dormions.

Au surplus, l’effet espéré ne se fait pasattendre.

Les yeux de mes compagnons clignotent ;leurs langues devenues raides empâtent la prononciation desmots.

À deux reprises, le comte essaie de sedresser, de quitter son siège. Sa physionomie reflète un effarementindicible. Il doit s’étonner de ressentir l’engourdissement qu’ildestinait à nous seuls.

Ses yeux ensommeillés vont des Tyroliens àmoi-même. Fritz et Matilda luttent encore contre l’influencesoporifique ; moi, je m’évertue à simulerl’anéantissement.

Je vois que notre hôte se raidit dans unsuprême effort ; mais il n’a pas économisé le soporifique etsa générosité opiacée se retourne contre lui.

Victoire ! Ils dorment tous les trois.Par acquit de conscience, je les secoue. Ah ! ils n’ont gardede s’en apercevoir. Je crois qu’une batterie d’artillerie pourraitexécuter des tirs dans la chambre, sans provoquer chez eux untressaillement.

Le succès de ma ruse est complet ; maisil redouble la certitude du mystère autour de moi. Quelle chose,que je ne devais pas voir,préparent donc Ellen etla comtesse Nadia ?

Je veux savoir. À pas de loup, je gagne laporte.

Me voilà dans le couloir. Personne. Je meglisse vers l’entrée de ma chambre.

Au moment d’y pénétrer, une réflexionm’arrête.

Peut-être l’accident survenu à sa clef a-t-iléveillé la méfiance d’Ellen ? Peut-être surveille-t-ellespécialement l’issue reliant sa chambre à la mienne ?

Et alors l’observatoire indiqué serait laporte qui s’ouvre directement sur le corridor.

Oh ! écouter aux portes ! What ashame ! Cela n’est pas digne de la respectabilité d’ungentleman !

Le procédé incorrect, dans les circonstancesordinaires de la vie d’un citoyen anglais, est véritablementjustifié lorsque l’on se débat dans des aventures aussiinexplicables que celles dont je suis présentement victime.

Fixé à mon trousseau de clefs, je possède lepetit appareil acoustique, dont un correspondant de journal ne sesépare jamais.

C’est le petit auditeur secret, quela réclame a popularisé à Londres sous la rubrique connue :Plus de sourds.

Au demeurant, un mignon microphone ouenregistreur de sons ténus, doublé d’un renforçateur. Le toutenfermé dans une gaine de la dimension d’une bonbonnière depoche.

Les durs d’oreilles en introduisentune extrémité dans le pavillon auriculaire et ils entendent. Nous,au Times, nous avons donné à l’appareil une applicationinattendue.

En l’appuyant sur un panneau de bois, nousavons découvert qu’il permettait d’entendre à traversl’obstacle.

Je me hâte. Mon écoutoir sur lepanneau de la porte, mon oreille appliquée sur l’objet,j’écoute.

J’entends la voix chère d’Ellen, alternantavec celle plus grave de la comtesse Nadia. Ah ! comme mespressentiments étaient justifiés ! Voici ce que jeperçois :

Chapitre 12OÙ L’ACTION DE X. 323 SE RÉVÈLE

– Je tremble, disait la noble damepolonaise. Cet article de journal expliquant le vol réel dont lecomte a été victime ; cette indication vague, mais suffisantede l’endroit où nous croyions le brassard aux opales en sûreté… Sivotre frère se trompait ?

– Il ne se trompe jamais. Et c’est leseul moyen d’obliger à se démasquer l’ennemi deviné, mais dont nousne connaissons ni les traits, ni la retraite.

Le voilà donc, le secret que me cache la chèreaimée ! Je conçois sa terreur, la tristesse de son douxvisage. Un ennemi, plus terrible que tous ceux que X. 323 avaincus, s’est dressé en face de lui.

Un ennemi dont il sait l’existence, mais dontil ignore le visage, et aussi la retraite où s’élaborent lesprojets qui nous menacent. Il y a un silence. Puis de nouveaus’élève l’organe de la Polonaise.

– Ah ! je voudrais partager votreconfiance, me sentir votre courage !

– Hélas ! pauvre amie, je ne puisvous les donner. J’ai vu mon frère à l’œuvre. Je suis sûre qu’iltriomphera… Vous, vous l’ignoriez encore, il y a quelques semaines,lorsqu’il vous pria de vous faire présenter…

La phrase d’Ellen demeura suspendue, mais jela complétai sans peine.

On nous avait présentés aux Solvonov d’aprèsla volonté de X. 323.

Les mystères étaient sur moi depuis pluslongtemps que je ne le pensais !…

– Je m’efforcerai d’être vaillante,reprit Nadia Solvonov… J’aurai de la peine. Ne m’en veuillez pas dema faiblesse, mais ce brassard d’opales, s’il tombait entre lesmains d’un criminel, noierait la Russie dans un déluge de sang.

Bigre ! Je sentis un petit frisson mecourir sur la colonne vertébrale.

Qui aurait pensé qu’un bijou pouvait conteniren germe une pareille catastrophe !

– Chaque opale, avec son signe, peutfaire lever une armée de meurtriers. Polonais séparatistes,Cosaques nomades des plaines entre Don et Caspienne, Tcherkessescaucasiens, soumis mais non résignés, associations ouvrières ouagraires qui croient à la liberté naissant de la révolutionsanglante, tous obéiraient au Maître des Opales du Serment ;ces opales qui, volées au comité central révolutionnaire russe, parun agent héroïque qui paya de sa vie son action, ont démontré leurpouvoir entre les mains du gouvernement. Elles ont décidé les plusardents à devenir constitutionnels, à admettre les travaux del’Assemblée russe, de la Douma, à soutenir le trône qu’ilssouhaitaient renverser. Les opales du Serment sont donc bienpuissantes, car il est plus difficile de calmer que d’exciter lespassions politiques !

– Il eût mieux valu les détruire,prononça Ellen d’une voix abaissée.

– Certes, je pense comme vous.

– Mais puisque le gouvernement russe apréféré conserver à la fois une arme et une inquiétude…

– Oh ! oui ! une inquiétude. Leconsul de Russie doit être affolé depuis l’article del’Egyptian News. Voir la cachette, invraisemblable pourainsi dire, révélée…

Je hochai la tête ; le vrai brassard setrouvait donc parmi les tombeaux des khalifes, et vraisemblablementdans celui du khalife tcherkesse Adj-Manset, acquis par lefonctionnaire slave !

Mais soudain, j’oubliai le brassard, lesopales, la Russie, ramené à ma propre personnalité par cettequestion d’Ellen.

– Pensez-vous qu’ils dormentmaintenant ?

– Soyez-en certaine. Ce haschich engrains a un effet presque foudroyant. Il est préparé pour ceuxqui ont abusé du haschich, qui deviennent à peu près réfractaires àce poison de rêve… Donc, sir Max Trelam et ces pauvresAlsidorn, qui n’en usent pas…

– Oui, vous avez raison. En ce cas, jevais me mettre en route.

En route ? Où veut-elle aller ? Jen’ai pas le temps de m’appesantir sur la question.

La comtesse Nadia reprend d’un accenttroublant :

– Ainsi vous êtes décidée ?

– En avez-vous douté, chèreamie ?

Je suis frappé de la décision qui sonne dansle ton d’Ellen. Il me semble que c’est une voix autre qui arrive àmon oreille.

– Ah ! j’ai peur pour vous, peurpour votre frère, gémit l’organe deMme Solvonov.

Un bref silence, rempli sans doute par ungeste de ma vaillante femme, puis celle-ci parle denouveau :

– X. 323 a découvert la cachette.Soyez certaine qu’il saura la défendre.

Puis d’un ton ferme :

– L’échelle de corde est bien fixée à lafenêtre. Je pars. N’oubliez pas mes instructions.

– Oh ! je n’aurai garde. J’attendsvotre retour dans cette chambre. Le comte transportera Max Trelamdans la sienne. Au réveil, le pauvre garçon ne soupçonnerarien.

– Ah ! oui, pauvre garçon !soupire Ellen avec une infinie tristesse.

On croirait que toute son âme pleure dans cesquelques paroles. Ceci devrait éveiller mes commentaires… Mais mescommentaires demeurent endormis.

Une volonté est née en moi. Accompagner Ellenà son insu ; veiller sur elle dans l’expédition… hasardeuse,j’en suis certain, où elle s’engage. La sauver ou succomber avecelle ; voilà ce que je veux.

Mon écoutoir est réintégré dans ma poche. Jem’éloigne sans bruit dans le corridor. Je gagne l’escalier,j’atteins la véranda-terrasse dominant le jardin.

Je me blottis dans un massif épais, d’oùj’aperçois la fenêtre de la chère aimée.

Je la vois elle-même, s’encadrant dans la baiede la croisée ouverte. Auprès d’elle se dessine la fine silhouettede la comtesse Nadia. Les deux femmes s’étreignent. Leur attitudedit l’anxiété d’un départ, dont le retour semble problématique.

Et puis, je demeure médusé. Ellen s’est élevéeà hauteur de la barre d’appui, elle a passé par-dessus l’accoudoirde bois ouvragé. Elle descend vers le sol, à l’aide d’une échellede corde qui scande ses mouvements d’un balancement rythmique.

Jamais je n’aurais soupçonné que la chérie pûtse livrer à une pareille acrobatie.

Elle prend pied dans le jardin. Elle a ungeste de la main vers la comtesse, qui déjà ramène l’échelle dansla chambre, effaçant ainsi toute trace de l’évasion, puis, d’un pasferme, elle marche dans l’allée que borde le massif où je suiscaché.

Elle passe à un mètre de moi.

J’ai peine à retenir un cri monté brusquementde mon cœur à mes lèvres.

Ellen porte une robe que je ne lui connaispas.

Et cette robe qui, je le jurerais, ne lui ajamais appartenu, je l’ai vue naguère, couvrant le corps de sasœur, de Tanagra, alors que celle-ci, sous le nom de marquise deAlmaceda, m’était apparue à Madrid, sur la promenade élégante duPrado.

Mais toute ma présence d’esprit doit seconcentrer sur ce seul objet : suivre Ellen sans qu’elle sesoupçonne suivie.

À travers les bouquets d’arbres, les buissonsd’arbustes fleuris, je m’élance à la poursuite de ma bien-aimée, mecouchant sur le sol, me dissimulant derrière tous les obstaclessusceptibles de me cacher. J’ai d’ailleurs l’impression de melivrer à des précautions inutiles.

Ellen va droit devant elle, en personne qui nese cache pas, ou qui a la certitude de ne pouvoir être épiée.

Ainsi elle arrive devant la petite portebâtarde qui s’est ouverte devant moi, le soir où X. 323m’arracha si dextrement aux mains des policiers.

Elle ouvre. Elle se glisse au dehors.

Je me suis arrêté afin qu’elle prenne un peud’avance. Dans la rue, je n’aurai plus de buissons pour dissimulerma marche…

Mais la porte se referme sur elle. Le bruit dupêne rentrant dans la gâche provoque chez moi un sursaut decolère.

Je n’ai aucun moyen d’ouvrir, moi. Oh !par l’orteil de Satan, je suis de force à escalader le mur ;mais le temps nécessaire à cet exercice donne à Ellen lapossibilité d’être hors de vue.

Dès le début de mon expédition, je perds satrace.

Un imperceptible cliquetis métallique me faittourner les yeux vers la porte.

Une silhouette d’homme, perceptible parcequ’elle se dessine en noir plus accusé dans la nuit, frappe monregard.

Ah çà ! lui aussi a une clef ? Toutle monde a donc la clef de cette damnée porte ! Tout le monde,excepté moi ! Le battant tourne lentement sur ses gonds.L’homme inconnu fait un pas pour sortir.

Et alors, une clarté éblouissante s’allumedans ma cervelle. J’ai brusquement l’intuition que le personnageest ennemi ; que lui aussi se propose de suivre ma pauvrechère Ellen, non pour la protéger, mais pour la frapper !

Une vague de colère m’emplit. Instinctivement,sous une impulsion irraisonnée, je bondis sur l’ombre et lui assènesur le crâne un formidable coup du ball-knap, que je tiensà la main.

C’est une arme terrible que ceball-knap : une tige de bois, de vingt centimètres delongueur, terminée par un anneau, dans lequel passe une petitetresse de cuir souple, de même dimension que la poignée ci-dessus.La tresse se termine par une balle de plomb enchapée de cuir.

Cela se met dans la poche, n’embarrasse paset, en cas de danger, constitue une arme dangereuse dons une mainsolide.

L’homme s’est écroulé. Oh ! il faudraitavoir un crâne en ciment armé pour résister au ball-knap.Je me penche sur lui, non pas que son état m’inspire uneindécision. Je suis fixé avant de regarder. Il est assommé aussicomplètement qu’un bœuf frappé par le maillet de l’abattoir.

Il a un complet noir, excellent pour sedissimuler dans la nuit. Mais par la porte ouverte, une lanterne del’éclairage urbain jette quelque clarté sur le visage immobile duguetteur.

– Fritz Alsidorn !balbutiai-je. Il ne dormait pas non plus. Lui aussiavait trompé le comte Solvonov. Mes soupçons se confirment. CeTyrolien nous était ennemi. Tant pis pour lui.

Je saisis le corps par les épaules, je lerejette dans l’ombre d’un fourré.

Je franchis la porte. Je regarde.

À trente mètres peut-être, je distingue lagracieuse silhouette que je recherche. Ellen marche avec la mêmetranquillité que dans le jardin.

Nous débouchons sur la placeMeidan-el-Khaz-negar, dont le square central fait face au péristylede la Bourse. Là, ma chérie aborde un gentleman portant un costumede touriste gris, le chef couvert d’une casquette de voyage.

Je puis les observer sans peine, car ils sesont arrêtés un instant sous un réverbère qui les enveloppe de sanappe de lumière.

Et de nouveau, la voyant là, bien éclairée, jeme confie qu’à cette heure Ellen me donne l’impression lancinanteque j’ai devant moi Tanagra, le visage de Tanagra, la silhouette,le geste de Tanagra.

Tous mes déraisonnables raisonnementsassiègent mon cerveau. Ils se compliquent de cette pensée, née enma personne je ne sais comment, et qui se présente à mon esprit, meprocurant la sensation d’éblouissement douloureux que cause à larétine l’approche subite d’un foyer incandescent :

– Mourir pour l’une… ou mourir pourl’autre, c’est la même chose !

Où vais-je chercher cette formule dramatiqueet dépourvue de sens logique ?

Chapitre 13À TRAVERS LA NUIT

Ceux que j’observais s’étaient remis enmarche. Machinalement je me remis en mouvement. J’avais deviné dansle touriste une nouvelle incarnation de X. 323, ce beau-frèreétrange dont nul, en dehors de ses sœurs et de moi-même, ne connaîtle visage véritable.

Tout en déambulant derrière eux à travers lesvoies étroites du quartier Rosetti, je me souvenais de la réponseironique de l’espion, un jour que je lui exprimais l’ennui qu’ildevait ressentir à n’avoir, pour ainsi dire, aucun visage qui luifût propre.

– Être ceci ou cela contient unesatisfaction, affirmais-je. Vos transformations continuelles vousdépouillent de toute individualité ; vous avez des aspectsdivers mais temporaires, vous êtes un anonyme àtransformations.

Il avait souri, puis doucement :

– Ma profession, je ne l’ai pas embrasséede mon plein gré. Vous le savez, Max Trelam, il est un nom quim’appartient, qui appartient à mes sœurs et qui ne doit pas êtreprononcé, un nom que vous-même, épousant Ellen, ignorerez. Noussommes espions parce qu’un gouvernement nous a imposé cettecondition ; un gouvernement qui sait que ce nom a étédéshonoré injustement, que nos parents sont morts de désespoirimmérité, et qui cependant, nous oblige à gagner unejuste réhabilitation. Donc, il n’est pas en mon pouvoir derenoncer au genre Protée que vous me reprochez.

« Enfin, avait-il conclu, mes ennemisconnaissent vingt apparences de moi, dont aucune n’est lavéritable. Vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre qu’enun moment de péril extrême, c’est mon réel visage qui mepermettrait de passer au milieu de tous mes ennemis, sans qu’ilseussent l’idée que je suis celui dont ils souhaitent lamort. »

Devant cet argument dont la valeur m’étaitapparue indiscutable, j’avais dû m’avouer vaincu.

Tandis que je tisonnais messouvenirs, nous marchions toujours.

Nous parcourions à présent, la rue Muski, àgauche de laquelle se dressent les bâtiments du consulatd’Italie.

Nous franchissions le canal El-Khalig, puis,arrivés à la petite place dénommée le rond-point de Muski, nousnous rejetâmes dans les ruelles tortueuses pour joindre la voied’El Hamzarvi, et enfin longeant l’église grecque catholique, lesmosquées d’Elghuri, la voie d’El Azhar, l’Université, nous sortîmesde la ville par la porte (Bab) El Ghoraib.

Notre but n’était plus mystérieux pourmoi.

Devant mes yeux se profilait la colline desMoulins, que contournait la route poussiéreuse qui conduit auxtombeaux des khalifes.

Et en effet, bientôt, sous la clarté de lalune qui venait de se lever, m’apparurent les ruines avec leurscoupoles gracieuses et leurs minarets élancés.

Au sortir de la ville moderne, je ressentisune émotion singulière à me trouver transplanté parmi ces monumentsd’un autre âge.

Je me figurai sentir peser sur mes épaules desregards curieux et hostiles.

La sensation était si nette qu’à plusieursreprises je fis halte, scrutant les pentes de la colline desMoulins, les groupes de cahutes, attachées ainsi que desmoisissures aux flancs des tombeaux des khalifes.

J’aurais affirmé sous la foi du serment quedes ennemis ne perdaient pas un des gestes de X. 323, d’Ellen,de mon propre individu.

Tapi derrière un pan de muraille écroulée, jevis Ellen s’arrêter, ainsi que son frère, devant le tombeau àcoupole, attribué au khalife tcherkesse Adj-Manset.

Je respirai. On atteignait au but de lapromenade nocturne.

Hélas ! Comme toujours, ma raison seréjouissait à l’instant même où je mettais le pied sur le seuil dela plus épouvantable aventure.

La lune a monté dans le ciel. Elle verse surla terre sa clarté, que la sécheresse de l’air opalise.

Sur le fond indigo de la voûte céleste, lestombeaux des khalifes se profilent en vigueur.

Autour de la mosquée-mausolée d’Adj-Manset,séparés par des intervalles plus ou moins grands, où des fellahsont édifié leurs cabanes aux murailles fragiles de roseaux et detorchis, je reconnais le dé surmonté d’une coupole du monument dusultan El Ghouri, les minarets des mosquées funéraires d’El Achrofet de l’émir Yousouf ; les deux dômes, le double minaret de lamosquée du sultan Barbouk, où dorment de l’éternel sommeil cesouverain, ses femmes, ses fils, Farag et Istag.

Je veux reporter mon attention tout entièresur ceux que je surveille, avec le désir de me dévouer poureux.

X. 323 et Ellen ne sont plusvisibles.

Sans doute ils ont pénétré dans le mausoléed’Adj-Manset.

Je veux les joindre. Assez longtemps je les aifilés comme un simple inspecteur de la police. Assezlongtemps, ils m’ont tenu à l’écart du péril, dont j’ai appris aveccertitude l’existence, à travers la porte close de la chambre de mabien-aimée.

Je veux me présenter devant eux… Je veux leurcrier :

– Me voici, prêt à vivre ou à mourir avecvous. Je suis l’époux qui aime de toute son âme, le frère dévouéqui vénère les espions pleins d’honneur et de vertu quej’ai reconnus en vous. Acceptez donc franchement ma vie. Je vous ladonne.

Je ne prends plus la peine de medissimuler.

J’enjambe les murs bas, les éboulis. Je passeauprès de l’ancien abreuvoir en ruines dont la cavité recèle encoreune flaque d’eau verdâtre.

Je marche ainsi qu’un halluciné, les yeuxobstinément fixés sur la porte naguère en trèfle, aujourd’huiéventrée, de la mosquée funéraire d’Adj-Manset.

Je distingue, avec une acuité pénétrante, lesdétails de son ornementation, les mosaïques incomplètes quil’encadrent, les céramiques multicolores avec leurs solutions decontinuité, creusées par la griffe du temps.

Je suis à dix pas de l’entrée. Mon cœur sautedans ma poitrine. Je suis dans un état de bonheur affolé.

Je vais être en face d’eux ; je ne doutepas de leur mécontentement. Je sais par expérience que monbeau-frère X. 323 n’aime point que l’on agisse contrairement àses décisions ; mais ceci m’importe peu. Une idée prime toutesles autres pour moi.

Je vais donner à Ellen une preuve indiscutablede ma tendresse.

Tous mes songes creux se sont envolés. Ellen’est plus l’être double en face de qui mon intellect s’affolait. Àce moment je me considère comme insensé d’avoir pu supposer, uneseconde, que ma chérie jeune femme était sa sœur Tanagra.

Brusquement un obstacle arrête mon élan.

Je manque de tomber en avant ; singulierobstacle ! J’ai l’impression qu’il me redresse.

Je ne suis plus seul. Une dizaine d’hommesm’entourent, me maintiennent. Ils portent sur le visage des masquesd’une étoffe brillante que l’on dirait découpés dans une feuilled’or vert.

Ils sont armés, bien armés : carabines enbandoulière, revolvers au poing, sabres courts à la ceinture.

J’essaie de me dégager.

Une douleur aiguë entre les deux épaules mecontraint à renoncer à la résistance.

Un couteau s’appuie sur ma peau, y pénétrantquelque peu.

Un individu masqué comme les autres, mais quidoit être le chef, si j’en juge par l’autorité émanant de lui,prononce :

– Max Trelam, votre existencemaintenant – il appuie sur ce mot, pourquoi ? – m’està peu près indifférente. Donc, si vous voulez la conserver, soyezobéissant.

– Qui êtes-vous ? bredouillai-jeencore mal revenu de ma surprise.

Mon interlocuteur a un ricanement sinistredans le silence de la nuit.

– Les dix yeux d’or vert.

J’avoue qu’un frisson fait vibrer mes nerfs.Cet homme est celui qui nous poursuit, mon aimée et moi-même,depuis de longs jours.

Il est le personnage énigmatique révélé par laComète Rouge, par les initiales T. V., par les yeux d’or, par lepoignard du train d’Alexandrie, par le billet enclos dans letélégramme du directeur du Times.

Il s’aperçoit de mon désarroi. Son ricanementredouble d’ampleur.

– Ah ! Max Trelam, dit-il, quelreportage sensationnel pour votre journal si vous aviez le temps del’écrire… Mais je ne suis pas cruel, je ne ferai pas luire à vosyeux pareille espérance. Vous êtes aimé des dieux, Max Trelam,votre existence sera brève.

– Tuez-moi donc de suite !m’écriai-je.

Et comme il secouait négativement la tête, jerepris :

– Je vais vous en fournir l’occasion.

Le souvenir d’un héros français, très connu enAngleterre, venait de me dicter ma conduite.

– Gardez-vous, criai-je à pleins poumons,les Yeux d’Or sont là !

Et me croisant les bras, j’attendis le coupmortel que mes ennemis ne pouvaient manquer de me porter, à moi quivenais de révéler leur présence.

Vous voyez que j’avais songé au chevalierd’Assas, lequel, tombé dans une embuscade adverse, l’avait renduesans danger pour ses soldats avertis par ses cris.

Il était tombé glorieusement, frappé de vingtblessures. Je ne souhaitais pas, vous le concevez, pareil nombre deboutonnières à mon derme, mais enfin moi aussi jeconsentais le sacrifice de ma vie.

Eh ! bien ! voyez l’injusticedistributive des récompenses et des châtiments. Le chevalier,arrêté par de braves gens, des soldats servant loyalement leurpatrie, avait succombé, et moi, Max Trelam, tombé aux mains debandits, de professionnels du meurtre, je fus épargné.

Le chef des Masques d’or vert éclata de rire.Oh ! le rire grelottant, sec, métallique, pénétrant le tympanainsi qu’un stylet !

– Vous prévenez vos amis troptardivement, persifla-t-il. La mosquée d’Adj-Manset est cernée. Nuln’en saurait sortir. Et vraisemblablement X. 323 est tropclairvoyant pour n’avoir pas constaté cela tout seul.

Il fit une pause. Pétrifié par son sang-froid,j’étais incapable de rompre le silence.

– Je ne vous tuerai donc pas, reprit-il,ainsi que vous l’espériez peut-être.

Et, lentement, il conclut par cette phrase quim’emplit d’épouvante :

– Ce serait un meurtre inutile, MaxTrelam ; dans quelques heures, vous vous supprimerezvous-même.

Je n’eus pas le loisir de me demander ce quesignifiait cette menaçante péroraison. Mon interlocuteur fit unsigne. Des menottes de cordelette enserrèrent mes poignets, et,poussé par des gaillards, préposés spécialement à ma garde, je fusentraîné dans le mouvement de toute la troupe, se ruant en tempêteà l’intérieur de la mosquée d’Adj-Manset.

Ce monument funèbre est petit. Il se composed’une unique salle, mesurant une cinquantaine de mètres carrés ensuperficie. En face de l’entrée, le mur de fond était percé d’unelarge brèche. De massifs blocs de granit de la chaîne Lybique,écornés par le temps et par les hommes, figuraient les tombeaux dukhalife tcherkesse, de sa femme Ouadi et de son ministre Ramieh.Ces blocs, appuyés aux murs, ne pouvaient dissimuler une personneet, à plus forte raison, deux.

Or, le mausolée m’apparaissait vide.

X. 323 et Ellen y avaient pénétrécependant… Et ils n’y étaient plus.

Sans doute, cette disparition étonnait lesbandits des Dix Yeux d’Or, car tous s’immobilisèrent commemoi-même, et un silence impressionnant autant que celui qui précèdela tempête pesa sur nous pendant quelques secondes.

Chapitre 14OÙ VÉRITABLEMENT JE SOUPÇONNE X. 323 DE PUISSANCEDIABOLIQUE

L’aboiement plaintif d’un chien errantretentit tout à coup à mon oreille. Je regardai.

Le chef des brigands, penché en avant, la facetournée vers la brèche dont j’ai parlé tout à l’heure, me révélapar son attitude que c’était de ses lèvres qu’avait jailli lesignal.

Du reste, d’autres cris semblables résonnèrentau dehors. Des silhouettes humaines se dressèrent sur des muraillesen ruine, sur des éboulis.

Je compris. C’étaient là les guetteurs quicernaient le tombeau d’Adj-Manset.

Le chef hocha la tête d’un air satisfait.

– Bien, dit-il, comme se parlant àlui-même. Nos sentinelles sont à leur poste ; il nous suffiradonc de fouiller le terrain compris entre le point où nous sommeset notre ligne de factionnaires pour cueillir X. 323 etcelle que Max Trelam appelle son épouse.

De quelle intonation il lance ce derniermembre de phrase !

Mon cœur se serre et je ne saurais expliquerpourquoi.

– En chasse, garçons !

Tous se pressent à la brèche. Mes deuxgardiens m’entraînent à la suite des autres.

Un cordon de sentinelles entoure le mausoléed’un cercle vivant.

Dans ce cercle, le sol est nu, semé depierrailles, sauf d’un seul côté où des ruines informes vontrejoindre la façade extérieure de la mosquée d’El Barkouk.

Mais ces ruines ne sauraient cacher lesfugitifs, car trois ou quatre hommes de la bande des Yeux d’Or, lesont escaladées et dominent le terrain.

Et cependant on n’aperçoit les fugitifs nullepart.

Où peuvent-ils se dissimuler ? Tout estcontre eux. Le sol nu, les décombres gardés, le nombre desadversaires, et comme si pareil concours de circonstancesdéfavorables ne suffisait pas, la lune répandant une clarté presqueaussi vive que celle du jour.

– Ils sont perdus, murmurai-je dans unsanglot intérieur.

Mais des imprécations rappellent mes espritsvers les faits se déroulant autour de moi.

Accotée au tombeau est une de ces masuresédifiées par les pauvres fellahs.

Ici, en dehors de la ville, ils échappent auximpôts. De là leur présence dans la nécropole des khalifes.

Or, sur le seuil de la cabane, une vieillenégresse sèche, parcheminée, vêtue d’un mauvais jupon et d’unegrossière chemise de toile qui laisse paraître ses épaulesdécharnées, ses clavicules saillantes, se démène avec de grandsgestes.

– Qu’est-ce que je sais… La nuit est pourdormi… mon âne et moi on a porté les jarres de Boulaq tout le jour.Avoir droit se reposer.

Elle est furieuse qu’on l’ait tirée du sommeilpour visiter sa cahute, pour s’assurer que ceux que l’on cherchen’y ont pas trouvé un abri.

Et le chef de l’expédition, qu’agaceprobablement la voix glapissante de la noire furie, lui glisse dansla main quelques pièces de monnaie dont j’entends le tintement.

La vieille s’apaise aussitôt. Un rire cupideaccuse les rides de sa face simiesque.

– Bon… bon… toi, Franc riche, toi donnerbakchich à Souléma. Quand Souléma jeune danseuse,Francs riches donner beaucoup, beaucoup bakchich, à présent plusjamais. L’herbe fraîche être pas pour le vieux cheval. AussiSouléma souhaite les regards d’Allah soient sur toi qui donnerbakchich !

– Alors, tu consens à me répondre sans tefâcher ? questionne le chef des Masques d’Or Vert.

– Souléma ta servante, plis sé fâchercontre toi, généreux.

– N’as-tu pas vu deux Francs : unhomme et une femme ?

– Quand cela ?

– Il y a quelques minutes à peine.

La négresse hausse nerveusement ses épaulespointues :

– Quelques minutes, Souléma dormir.Lasse, bien lasse et pauvre âne Balam aussi. Ti vois li, allongédans la paille, li pouvoir plis remuer patte.

Curieusement, je me penche pour voirl’intérieur de la cabane. C’est un petit hangar où l’âne et lanégresse vivent apparemment en famille.

L’animal est allongé sur sa litière, la tête àmême le sol. Et, dans la paille, une forme qui a été moulée indiqueque la vieille était étendue là lorsque les bandits l’ontdérangée.

Le chef a la même impression que moi. Cettepauvresse, engourdie par la fatigue auprès du quadrupède exténué,n’a rien pu entendre, rien pu voir.

Encore des pièces de monnaie. La voixglapissante de la négresse appelle les bénédictions d’Allah et deMahomet, son prophète, sur le seigneur généreux.

Tout le cercle environné par les factionnairesest exploré sans résultat.

X. 323 et ma chère femme demeurentinvisibles. C’est à croire qu’ils se sont volatilisés.

L’incertitude des bandits décèle l’indécision,la crainte vague.

À travers les ouvertures de leurs masques,leurs yeux luisent, hagards. Les fauves ont peur d’une attaquesoudaine, imprévue, jaillissant des nues, des pierrailles, tombantdu ciel peut-être, car je constate qu’ils interrogent la coupoleindigo où la lune promène son disque argenté.

Le chef a ramené tout son monde dans la salledu mausolée d’Adj-Manset.

Enfin il parle.

– Les Arabes sont les grandsconstructeurs d’architectures chimériques. Leurs palais, leursmonuments sont remplis de couloirs secrets, de trappes, de panneauxmobiles, et la fuite de nos adversaires s’expliquera toutnaturellement.

Il hausse les épaules.

– Oui, oui, c’est le procédé deX. 323. Des moyens ultra-simples prenant une apparencefantastique. Cela affolait ses adversaires autrefois. Mais moi,j’ai étudié ses procédés et je ne m’affolerai pas.

Il désigne trois hommes.

– Vous autres, restez aux environs etsurveillez quiconque approchera de ce mausolée.

Il étend la main vers un autre groupe.

– Vous, allez remplir la mission dont jevous ai chargés.

Les dix coquins qui l’accompagnaient lorsqueje fus capturé restent seuls autour de lui.

– Nous, dit-il, nous aurons à nous hâter,car X. 323 n’avait pas prévu que le curieux correspondant duTimes voudrait le suivre. Ainsi nous avons unprisonnier.

Il se retourna vers moi.

– Celui qui doit périr le second, vousvous souvenez. C’est de cela que nous allons nous occuper.

À ce moment l’un des hommess’avança :

– Alors, capitaine, on s’en va ?

– Tu l’as entendu, je pense.

– Et nous abandonnons le brassard aux dixopales ?

L’interpellé eut un mouvement dépité et avecune ironie colère :

– Eh ! pauvre cerveau, il n’est plusici !

– Qu’en savez-vous ?

– X. 323 a passé. Il est très fort.Il n’a donc pas laissé le joyau à ma portée. J’avais deviné juste.L’article de l’Egyptian News fut inspiré par lui, dans lebut de m’attirer ici, de me connaître. J’ai pris mes précautions enconséquence et je remporte une première victoire.

Il me frappa sur l’épaule, presqueamicalement, j’ose le dire.

– Je jouis de la compagnie inattendue desir Max Trelam. Donc l’escarmouche n’est pas mauvaise ;X. 323 ne me connaît pas plus qu’auparavant, et je tiens un deceux qu’il prétendait protéger.

Mais il s’interrompit.

– Le temps court. En route ! Il fautque dans deux jours je puisse rayer le nombre deux sur mestablettes.

Le nombre deux, je savais que ma personneétait désignée ainsi. « Biffer le deux » signifiait quej’allais cesser de vivre.

Eh bien, je mourrais courageusement.

État d’esprit bizarre, je voulais que cebandit ressentît une certaine estime pour sa victime.Pourquoi ? Uniquement parce que la façon de s’exprimer dupersonnage m’a révélé une éducation distinguée. Tout à l’heureencore, parlant de moi, n’a-t-il pas dit : sir MaxTrelam, ce qui démontre la connaissance de la langue anglaise etl’usage qu’un gentleman peut faire du mot sir, cemot perfide qui, improprement employé, range un homme dans lacatégorie des domestiques.

Je ne dédaigne pas les serviteurs, surtout lesbons, mais j’estime mauvais de passer pour ce que l’on n’estpas.

Toutes ces réflexions, disant, soit le calmeexceptionnel, soit le désarroi de ma pensée, (je ne prendrai passur moi de départager la chose), se succèdent dans ma boîtecrânienne, tandis que, tiré ou poussé, suivant le cas, par mesgardiens, je gagne, en leur compagnie, les tombeaux des khalifesles plus voisins de la citadelle du Caire.

Là, parmi une agglomération de cabaneshabitées par des âniers porteurs d’eau, nous trouvons une voitureet des montures harnachées.

On m’introduisit dans le véhicule. Le chef desYeux d’Or s’installe auprès de moi, non sans m’avoir charitablementprévenu qu’au moindre appel, à la plus légère tentative d’évasion,il se considérera comme obligé d’enfoncer entre mes quatrième etcinquième côtes, un stylet acéré qu’il me montre aveccomplaisance.

Sous les rayons lunaires, la lame d’acierbleuâtre a des éclairs.

Mais ce n’est pas elle qui retient mon regard.C’est la poignée sur laquelle dix yeux d’or vert tracent leslettres tragiques T. V.

Je frissonne. Le stylet est sans doute lareproduction de celui qui a frappé, dans le train du Caire àAlexandrie, l’inconnue dont la mémoire pèse douloureusement sur monesprit.

On jugerait que mon terrible compagnon litdans ma pensée. Il murmure froidement :

– Oui. L’autre était semblable.Je signe mon œuvre.

– Mais pourquoi ces deuxlettres ?

– T. V. ?

– Oui.

– Oh ! je ne vois aucun intérêt àvous le cacher… D’autant moins d’intérêt, que peut-être, je seraiappelé à vous faire des confidences… Peut-être, répéta-t-il… J’aipitié du journaliste, et je pense que quelles que soient lescirconstances, il vous sera doux de comprendre enfin dans quelleaventure vous vous agitez.

– Certes ! m’exclamai-je d’un tonconvaincu, ma curiosité professionnelle prenant le pas sur toutesmes autres préoccupations.

Mon interlocuteur se prit à rire :

– Vous êtes un publiciste de race,reprit-il aimablement. Il est dommage que nous ne soyions pas dumême côté de la barricade.

Ses épaules marquèrent une houleinsouciante.

– Enfin, ni vous ni moi ne pouvonschanger ce qui est. Pour en revenir à votre question : leslettres T. V. signifient : Tuer, Venger. Elles sont madevise.

Son ton devint plus dur.

– Les dix étoiles d’or vert représententles dix qui doivent mourir.

– Les dix, répétai-je, bouleversé parl’accent irrévocable du criminel inconnu ?

Il hocha la tête, consulta sa montre.

– À cette heure, cinq sont morts… ;dans 24 heures, au lever du soleil, six étoiles d’or vert nefigureront plus que des cadavres. Il me restera deux têtes à tuerici.

– X. 323 ; sa sœur ?bégayai-je.

– Oui, car ceux-ci m’empêcheraientd’atteindre ceux qu’ensuite j’irai attaquer en Europe.

– En Europe ?

Je ne comprenais plus. Ennemi de X. 323,soit, je concevais l’homme… Mais qu’allait-il chercher enEurope ? N’étions-nous pas tous rassemblés au Caire ou auxenvirons ?

L’insatiable soif de savoir me torturait et,presque sans avoir conscience d’exprimer mon désir, jequestionnai :

– Pourquoi ceux d’Europe sont-ils lesderniers ?

– Parce que les plus coupables.X. 323 lui-même avait le droit d’être l’ennemi. Eux nel’avaient pas.

Et comme je demeurais muet devant l’étrangeaffirmation, il reprit :

– Vous autres Anglais, vous êtesimpérialistes et religieux. Eh bien, en attendant que nous soyionsparvenus à notre destination, priez pour deuxempereurs !

Instinctivement, je me recroquevillai dansl’angle de la voiture, m’efforçant de me tenir aussi loin quepossible de mon sinistre compagnon.

Par deux, par trois, ses séides faisaienttrotter les ânes leur servant de montures. Nous étions rentrés dansl’agglomération du Caire.

Nous traversions le quartier d’El Hilmyieh,nous dirigeant vers le Nil.

Chapitre 15LES YEUX D’OR ! ENCORE LES YEUX D’OR !

J’ai dû me tromper, car le véhicule s’arrêtebrusquement en face d’un mur percé d’une porte de service que jereconnais.

Nous sommes parvenus en arrière des jardinsd’Ezbek. Voici la sortie par laquelle je me suis élancé simalencontreusement à la poursuite de X. 323 et de ma chèreEllen.

Je l’appelle Ellen à présent et je ne douteplus de sa personnalité.

Ma situation dangereuse a chassé de mon espritles suppositions compliquées qui l’assiégeaient.

J’ai un mouvement de surprise. La porte dujardin d’Ezbek est ouverte. Devant la baie sont alignés desMasques d’Or Vert, en qui il me semble reconnaître ceuxque leur chef a éloignés des tombeaux des khalifes, par cetordre :

– Vous, allez à la mission dont je vousai chargés.

Cela doit être, car mon compagnonquestionne :

– Eh bien ?

Les bandits répondent avec une gaieté qui mecause un malaise, sans que je puisse deviner pourquoi.

– L’ouvrage est bien fait.

Alors celui dont je suis prisonnier me touchele bras.

– Descendez.

Je demeure muet, mais j’obéis. À peine ai-jemis pied à terre que deux hommes de l’escorte se placent à mescôtés et posent lourdement leurs mains sur mes épaules.

Le chef s’adresse encore à moi.

– Venez, Max Trelam. Vous verrez commentje punis. C’est encore une des consolations que je vousprodigue ! On se résigne mieux aux circonstances, alors quel’on est amené à les considérer comme inéluctables.

Le sens de ses paroles m’échappe. Il m’annonceque je verrai. Je m’arme de patience jusqu’à l’instant oùil me mettra sa pensée sous les yeux.

Sur ses pas je rentre dans les jardins dupalais d’Ezbek.

Tout est calme, tout est tranquille.Évidemment les habitants ne soupçonnent pas l’invasion de leurpropriété.

Fraü Matilda, le comte Solvonov dorment ;la comtesse Nadia veille, elle, attendant le retour d’Ellen.

Que va-t-il se passer ?

Mon geôlier a parlé de punir. Quipunira-t-il ? De quoi exige-t-il la punition ?

Et tout au fond de moi, il me semble qu’unevoix frémissante me répond :

– Il veut atteindre les Solnovov,coupables de t’avoir donné asile, coupables d’avoir trompé sesconvoitises en se prêtant au jeu du faux brassard aux dixopales.

La chose s’impose à moi ainsi qu’uneévidence.

Le « capitaine » des Yeux d’Or Vert,soit en personne, soit par quelqu’un des siens, a opéré le vol dubrassard dans la salle de bain du comte.

Nous traversons le jardin sans nousdissimuler.

Nous gravissons les cinq degrés accédant à laterrasse, nous pénétrons dans le salon, tout comme le soir où,guidé par Ellen, je me réfugiai dans ce palaisd’asile.

Seulement mon guide, celle fois, ne craintaucun regard indiscret. Il me le démontre en actionnant une petitelampe électrique qu’il portait vraisemblablement sur lui.

Notre marche en devient plus facile.

Nous voici dans l’escalier principal montantau premier étage. Nous atteignons le palier. En face de nous sedessine la porte derrière laquelle les Solvonov nous attendaient,durant la soirée qui cacha ma délivrance par l’audacieuxX. 323.

Mon « maître », – j’emploiele mot avec intention, car je n’ai pas plus qu’un esclave lapossibilité de résister à sa volonté, – mon maître, dis-je, passesans s’arrêter.

Il se dirige vers l’aile du palaisofficiellement inhabitée et que, pour cette raison, lecomte nous avait attribuée comme résidence.

Il fait halte devant l’huis de la salle oùj’ai laissé mes compagnons endormis. Je parle du moins pour FraüMatilda et le comte Solvonov. En effet, j’ai eu la preuve que FritzAlsidorn simulait le sommeil, à telle enseigne que j’ai dûl’assommer dans le jardin pour l’empêcher de suivre Ellen.

Il m’est pénible de songer que je vais metrouver en face de la ridicule et jolie Tyrolienne.

Aussi je baisse modestement les yeux quand le« capitaine », poussant la porte, m’entraîne avec luidans la chambre.

Ainsi j’aperçois les jambes de Solvonov, lebas de la robe de Fraü Matilda. Ah ! cela suffit bien pourameuter les remords contre ma conscience.

Mon « guide » ne saurait deviner ledrame mental se déroulant en moi. Il me frappe une fois encore surl’épaule et fait sonner cet ordre à mes oreilles :

– Regardez !

Et de la volonté précise de lui dissimulerl’angoisse de mon âme, je tire l’énergie d’ouvrir les yeux engrand.

Je reste hébété sur place.

J’aperçois le comte,Mme Alsidorn, renversés sur leurs sièges. Lesfumées du soporifique ne sont pas encore dissipées. Il est naturelqu’ils soient ainsi. Je m’y attendais. Mais ce qui me bouleverseest que je vois également Fritz Alsidorn à la place où je l’ailaissé quand j’ai quitté la salle.

Fritz Alsidorn, que j’ai tué dans le jardin,est revenu dormir ici !

Le fantastique de l’incident opprime à telpoint ma substance grise, que j’oublie la présence du chefdes Yeux d’Or. Une impulsion irrésistible m’entraîne vers leTyrolien, je le regarde, je lui palpe le crâne. Le crâne est lisse,rien qui indique le coup violent dont je l’ai gratifié.

Un ricanement du « capitaine » mefait pivoter sur mes talons. Je le considère. Sous son masque levisage du misérable drôle doit subir les contractions du fourire.

– Ah bon ! fait-il avec effort,c’est vous qui avez assommé mon agent aposté dans le jardin. Je nem’expliquais pas la chose… Très drôle ! vous avez cru…

– Frapper Alsidorn dont je medéfiais.

Le rire du sinistre personnage masquéredouble.

– Ah ! vous vous défiezd’Alsidorn ; vous ne pouviez cependant deviner quej’imposerais sa vague ressemblance à l’un de mes agents.

Puis me secouant la main, sans que, ahuri parce geste, je songeasse à la retirer :

– Je ne vous en veux pas. Le défunt futun sot ! Tant pis pour qui se laisse prendre.

Sur cette oraison funèbre quelque peucavalière, il change le sujet de l’entretien.

– Laissons cela. Je n’ai pas fait un longdétour à travers le Caire pour pleurer ce stupide gaillard.Veuillez examiner avec attention ce brave Herr Alsidorn. Oh !de tout près ; n’ayez crainte, il ne s’apercevra pas de votreindiscrétion.

Et comme j’interroge de nouveau le visageplacide du Tyrolien, le masque d’Or Vert reprend :

– Non, pas la figure ; inutile devous hypnotiser sur la face de ce pauvre sire qui n’est pas un bienjoli garçon. Ce n’est point là ce que je souhaite de votrecomplaisance. Veuillez seulement porter les yeux sur sapoitrine.

Avant que la résonnance de ses paroles se soitéteinte dans la salle, mon regard scrute la poitrine de Herr Fritzet je recule, subitement pâle.

– Mort !

Oui, le pauvre diable ne dort pas, comme je lecroyais, ou plutôt il dort de ce sommeil profond qui n’a pas deréveil.

Et la cause de son trépas se dessine sur leplastron de sa chemise où quelques gouttes de sang ont dessiné unesorte de pieuvre de pourpre.

C’est un stylet enfoncé jusqu’à la garde, unstylet avec dix yeux d’or vert sur sa poignée.

Mon recul, mon émotion exaltent la joie du« capitaine » masqué.

– Regardez maintenant Fraü MatildaAlsidorn, je vous en prie.

Et son hilarité sonne, sonne dans mon crâne,tandis que sur le corsage clair de l’infortunée créature jedistingue la même tache sanglante, la même arme dont les yeux d’orvert semblent me considérer avec une ironie atroce.

– Et le noble comte Solvonov subira-t-ill’injure de votre indifférence ?

Je voudrais ne pas prolonger cette revue decadavres, mais la voix de mon tourmenteur courbe ma volonté, car jeregarde, je vois le stylet, la traînée de sang.

Lui, cependant, continuait avec la belletranquillité d’un mondain poursuivant une insouciante et banaleconversation d’entre dix et onze heures :

– Comptez, je vous prie. Un, deux, troisdéfunts. Je vais vous montrer la quatrième.

– La comtesse Nadia ? balbutiai-jemalgré moi.

Il inclina la tête :

– Elle-même. Oh ! je ne vous forcepas. Si vous vous sentez quelque répugnance à prendre congé d’elle,nous partirons quand il vous plaira.

Et me faisant signe de le suivre, il ajoutaavec abandon :

– Vous êtes aussi convaincu de sa mortque si vous l’aviez constatée de visu, n’est-ce pas ?Vous consentez donc à compter quatre pour cette charmantecomtesse ?

J’affirmai du geste. Ma langue se refusait àformuler une autre réponse.

– Parfait ! Nos relations serontbrèves ; mais je tiens à mériter votre confiance. Appelez cedésir : faiblesse, coquetterie, enfantillage ; peuimporte. Cela est et j’agis en conséquence.

Il m’avait parlé de cinq victimes. Dans sacomptabilité criminelle, il m’avait attribué le sixième rang.

Ceci se rappela à mon esprit ainsi qu’un rayonfulgurant.

– Qui est la cinquième victime ?murmurai-je angoissé.

Le terrible personnage me considéra avec uneimpertinence railleuse. Puis doucement il répondit :

– L’instant n’est pas venu. La vie,voyez-vous, Max Trelam, est une immense pièce de théâtre ; undialogue n’est goûté que s’il est réservé pour tel milieu, pourtelle scène de l’ouvrage. Eh bien, nous ne sommes pas encorearrivés à la scène où le renseignement que vous sollicitez feranaître l’effet que moi, auteur du drame vécu, je prétendsobtenir.

Je ne cherchai pas à le faire revenir sur sadécision.

Le ton sec, froid, tranchant dont il s’étaitexprimé, me démontrait que la prière même serait inutile. Sa voixavait cette sonorité particulière qui accompagne les résolutionsdéfinitives.

Chapitre 16COMME LA FEUILLE AU SOUFFLE DE LA TEMPÊTE

– Embarquez.

Nous sommes au bord du Nil, dont les eauxglissent lentement vers la mer. Je descends de la voiture qui a étéma prison roulante depuis le palais d’Ezbek, ce palais desdormants, des dormants pour toujours.

Le véhicule s’éloigne aussitôt et disparaîtderrière la clôture du palais Ksar-ed-Dubbaba, qui borde le quai dufleuve.

À nos pieds sont les embarcadères des sociétésCook et Gaze ; à notre droite, le grand pont du Nil barre lavue, tandis qu’à ma gauche je discerne la pointe de l’îleGesireh-Roda et sur l’autre rive les lumières électriques,illuminant le musée de Giseh et les avenues du jardin zoologiqueinstallé dans le parc qui l’entoure.

Une dahabieh à vapeur se balance au long del’embarcadère.

– Embarquez, a dit celui qui pense,parle, veut pour moi.

Et je saute sur le pont.

À ce moment, il se produit un incident qui meréjouit. Oui, pour la première fois, depuis que je suis parvenu àla sépulture d’Adj-Manset, pour la première fois j’éprouve uneémotion agréable.

Le « capitaine » est prêt à mesuivre. Ses complices se sont déjà répandus à l’intérieur dubateau.

Une silhouette grêle se dresse devant lui.

By Jove ! Je rêve, c’est la vieillenégresse que nous avons laissée dans sa misérable cahute, accotéeau mausolée d’Adj-Manset.

Elle ! C’est insensé ! Pourquoiserait-elle là ? Comment d’ailleurs a-t-elle supposé qu’elle yrencontrerait mon bourreau ?

Eh ! Elle l’explique de sa voix aiguë,stridente, avec des onomatopées gutturales, une abondance de gestesinutiles, qui multiplient pour moi la saveur de son récit.

– Salam au Franc généreux qui accorda lebakchich à Souléma.

Lui la considère avec surprise. Il nel’attendait pas non plus, paraît-il. Et il n’aime pas être surpris,car je sens que, sous le masque, il fronce les sourcils.Rude est son organe pour questionner :

– Que veux-tu, vieillesorcière ?

– Té dire que les djinns de Mohamed, leprophète, œil droit d’Allah, ont étendu leurs ailes noires sur tesserviteurs.

Son interlocuteur frappe du pied. Laphraséologie islamique l’impatiente.

– Allons, tâche de parler clairement. Lebâton suit de près le bakchich.

Elle se pelotonne, effrayée par la menace, etlentement :

– Tu étais venu en pluie d’or chez lapauvre Souléma. Le désir de dormir était chassé par celui decompter et recompter les pièces, tombées de ta main munificentedans celles de la vieille misérable.

– Après, après ! Ma parole, elle secroit obligée à un récit de Théramène !

Oh ! oh ! le chef de bandits connaîtla littérature classique française. Ceci confirme mon opinion. Cetassassin appartient au meilleur monde. Je dis meilleurdans le sens figuré, car au propre, il est indubitablement duplus mauvais.

La négresse continue placidement :

– Je m’étais assise devant ma porte et jefaisais sauter les piécettes dans les rayons de la lune… Je necraignais pas les voleurs, puisque j’apercevais à vingt pas de moiles trois serviteurs que tu avais laissés dans la nécropole desKhalifes.

– Après, gronda le« capitaine » avec une impatience fébrile ?

– Tout à coup, l’un des hommes pousse unjuron franc et s’affaisse. Les autres se penchent sur lui, mais ilstombent à leur tour.

– Tous les trois, comme cela, c’estinvraisemblable. Tu mens…

La vieille étendit les bras dans la directionde l’Orient.

– La langue de Souléma n’est pointmenteuse. Qu’Allah projette la colère de sa foudre sur son humbleservante noire si elle n’a point parlé selon la vérité !

L’interlocuteur de la vieille négresse eut ungeste courroucé. Et comme décidé par le désir de savoir, ilreprit :

– Enfin, soit. Je tiens pour réel ce quetu me racontes. Achève.

L’ânière s’inclina, joignit ses mains en formede coupe au-dessus de son front ridé et baissant la voix, une sortede crainte grelottant en son accent :

– Une ombre a passé, s’est arrêtée auprèsdes serviteurs immobiles sur le sol.

– Une ombre ? Quelle ombre ?clama le masque d’or vert.

– Souléma ne sait pas. Cela avait laforme d’un homme, mais n’était pas un homme, car cela plissait sansbruit sur la terre. Aucun pas humain ne sonnait parmi les ruinesdont les esprits se réveillent au moindre son.

C’est par cette formule que les fellahsdésignent l’écho.

– Après ? se contenta de répéterl’interlocuteur de la vieille.

– Et puis l’ombre s’éloigna, contournal’une des mosquées voisines et disparut.

Le tremblement de son organe s’accentua. Iln’y avait pas à en douter, la négresse se trouvait en proie à uneterreur réelle.

– Alors, Souléma est une femme ;elle a perdu la jeunesse, la force, mais elle a conservé lacuriosité dont Allah a affligé son sexe. J’ai voulu voir de prèsles serviteurs que je supposais paresseux et indignes de taconfiance.

– Tu les croyais endormis. Nel’étaient-ils pas ?

– Ils l’étaient… si profondément qu’ilsne se réveilleront jamais.

Le « capitaine » eut unsursaut.

– Que prétends-tu me faireentendre ?

– Ils sont morts, lit la négresse d’unevoix sifflante. Morts, un kandjar (poignard) leur a tranché lagorge. Un seul vivait encore. Il ne pouvait plus parler à cause, del’atroce blessure, mais il a tracé ces mots sur un papier, me l’aremis et a rendu le dernier soupir.

Elle présentait un feuillet froissé à soninterlocuteur.

Celui-ci s’en saisit, l’exposa à la clarté dela lanterne fixée à la « Coupée » et, dans sapréoccupation, ses lèvres prononçant les mots sans qu’il en eûtconscience évidemment, il lut à haute voix :

« Se rendre embarcadère Cook. Remettre auchef.

« Flursal, Norick, morts ; moi,mourant. Rien vu, rien entendu, rien senti. Alors, je crois quec’est lui, X. 323, qui nous a égorgés ; ouvrirl’œil. Salut suprême du dévoué : KLOBULOTZ. »

Durant un instant, le masque d’or vert restaimmobile.

Il semblait pétrifié. Soudain il leva lesyeux, m’aperçut. Son visage se dérida aussitôt ; son accentredevint railleur pour me jeter cette phrase menaçante :

– X. 323 a supprimé trois hommesobscurs ; moi j’ai précipité dans la mort ses riches alliés dupalais Ezbek ; je vous tiens enfin, vous. Il m’égratigne, jele frappe au cœur. Allez, allez, Max Trelam, ne considérez pascette soirée comme une dispensatrice de victoire. Si tous mesdesseins ne se sont pas réalisés, j’ai cependant lieu d’êtresatisfait des résultats obtenus…, bien plus satisfait encore quevous ne l’imaginez.

Puis offrant à la négresse un bakchich dontl’importance se devina à l’attitude adorante de la vieillefemme.

– Je te remercie de ta peine, Souléma.Va-t’en et souviens-toi que je sais récompenser qui me sert.

D’un bond il passa du quai sur le pont de ladahabieh et lança ce seul mot :

– Yalla ! (En avant !)

Aucun de ses acolytes ne se montrait auxalentours, et cependant l’hélice se mit en mouvement, le vapeurs’éloigna lentement de l’embarcadère et gagna le milieu du fleuve,divisant de son étrave le courant paresseux.

Le « capitaine » gagna la« cabine du pont » et disparut, me laissant à mesréflexions.

Pas folâtres, ces réflexions. Se trouver seul,sur un bateau monté par un équipage des bandits, dont on n’a riende bon à attendre, voilà qui apparaît suffisant pour susciter despensées moroses.

Le steam avait passé sous le grand pont duNil, il descendait le bras du fleuve coulant entre les quais deBoulak et la rive de l’île (Gésireh) du même nom.

L’hippodrome de l’île, l’ouverture du canalIsmaïlieh, au bord duquel la villa de l’Abeille avait abrité unbonheur aujourd’hui disparu, sollicitèrent mes regards. Puis ce futle port de Boulak, l’hôtel de Ghez-Pal, aux toitures pointant parmiles frondaisons de son jardin touffu. Sur la rive gauche, jereconnus la bourgade d’Embabé, au Nord de laquelle s’étendent lesvastes plaines où se livra, le 21 juillet 1798, la bataille desPyramides.

La dahabieh marchait à grande vitesse. Sonmaître devait avoir hâte d’arriver et il lui communiquait sonimpatience.

Continuant sa course nocturne, la lune serapprochait de l’horizon et les premières clartés de l’aubeblanchissaient l’orient du ciel, quand le vapeur stoppa un peu enavant d’un village que j’ai su depuis être Katâtébé.

On me fit débarquer, on m’enferma dans unecabane, sous la garde des drôles qui m’avaient escorté déjà, et le« capitaine » me laissa là sur ces paroles :

– On va vous apporter à déjeuner, MaxTrelam. Nous séjournerons ici tout le jour. Reposez-vous, car nousaurons à fournir une longue étape la nuit prochaine.

Chose singulière, en dépit de mespréoccupations, je m’endormis aussitôt que j’eus pris quelquenourriture.

Au demeurant, le traitement auquel je m’étaistrouvé soumis depuis vingt-quatre heures justifiait pleinement lebesoin physique de repos.

Quand je repris conscience de vivre, lajournée était avancée. Mes gardiens jouaient aux sixdés.

Le choix du jeu m’étonna. Les six déssont spéciaux aux provinces nord de l’Autriche, c’est un jeuessentiellement slavo-tchèque.

Tandis que je me faisais ces réflexions, mesgardiens s’aperçurent que j’étais sorti de l’engourdissement dusommeil. Leur partie s’interrompit aussitôt et l’un d’eux,s’approchant de moi, prononça d’une voix rauque :

– Le gentleman agira sagement en« soupant », car rien n’est fatigant comme une étape dansles sables.

Souper, ce mot encore est uneindication. En pays germain, on nomme souper le repas du soir, queles Français désignent par l’appellation de dîner.

Je demandai à mon interlocuteur :

– Une étape dans le désert ? Où doncallons-nous ?

– On ira devant soi, jusqu’à l’heure oùle chef commandera halte !

La phrase parut aux deux bandits d’unedrôlerie irrésistible, car ils éclatèrent de rire.

Toute insistance eût excité la verve grossièredes lourds personnages. Je me renfermai donc dans un silenceprudent et, suivant le conseil qui m’avait été donné, j’expédiailes reliefs de mon repas du matin.

Je terminais quand le « capitaine »pénétra dans la baraque me servant de prison.

– Vous êtes prêt au départ, MaxTrelam ? demanda-t-il.

– Prêt à tout, répartis-je en accentuantles mots prononcés.

Il comprit le sens étendu qu’il convenait deleur donner ; il répliqua en effet :

– Je vous en félicite. Prêt à tout !Heureuse formule qui facilitera ma tâche, dès que nous auronsatteint le but vers lequel nous allons marcher.

Il ne persiflait pas à ce moment. Sa gravitém’encouragea à questionner.

– Est-ce bien loin ?

– Vers la fin de la nuit nous seronsarrivés. Toutefois la route est longue ; aussi allons-nouspartir de suite. Ma présence n’avait d’autre but que de vous prierde venir.

– Je vous suis.

Encadré par mes deux gardiens, je quittai lacabane sur les pas de cet homme.

L’annonce que l’aube prochaine nous verrait aubut inconnu, vers lequel j’étais irrésistiblement entraîné, mecausait un sentiment que je n’oserais appeler de la joie.Qu’était-il au juste, je ne saurais le préciser. Mais j’avaisl’impression que ma dépression morale s’atténuait.

Dès les premiers pas au dehors, je me rendscompte que mon geôlier ne m’a pas trompé. L’étape sera rude. Lemode de transport choisi me le démontre.

Une bande de méhara (chameaux de course),dominés par la selle bédouine, sont tenus en mains par desfellahs.

Les animaux sont agenouillés sur le sol, afinque l’on puisse prendre place sur leur dos. Ils se relèveront quandnous serons en selle.

Le capitaine lève la main. C’est lesignal sans doute, car, en un clin d’œil, chaque méhari est chargéde son cavalier. Je me suis juché moi-même sur un de cesvaisseaux du désert, comme les appelle drolatiquement jene sais plus quel fantaisiste auteur français.

Les gredins chargés plus particulièrement dela fonction d’empêcher de ma part toute tentative d’évasion se sonteux-mêmes perchés sur deux braves montures à bosse et, de ce posteélevé, ils me désignent, par des gestes expressifs, les revolversfixés à leur ceinture et les carabines accrochées à l’arçon.

Je leur fais comprendre par signes que leurpantomime m’apparaît claire ; cela semble les réjouirinfiniment.

Chapitre 17UN COIN DU DÉSERT LYBIQUE

Durant neuf heures, je n’ai cessé de penseraux navigateurs novices affligés du mal de mer ; subir unesemblable obsession en plein désert, alors que l’on parcourt desplateaux dénudés, tantôt sablonneux, tantôt calcaires, et surlesquels ne se découvre pas trace d’humidité, semble étrange.

Pourtant le mouvement imaginatif s’expliquaitaisément. Il était le réflexe de la gymnastique désordonnée quem’imposait le trot allongé de ma monture.

On saute en l’air, on retombe contre le devantde la selle, on est rejeté en arrière. Et tout cela au milieu d’unnuage de poussière impalpable soulevé par les pieds desquadrupèdes.

Au demeurant, nous fîmes énormément de cheminà travers le désert Lybique, partie extrême-orientale du désert duSahara, lequel, commençant sur la rive de l’Atlantique, s’étend surtoute la largeur de l’Afrique jusqu’à la bande verdoyante arroséepar le Nil, au delà de laquelle le sol désertique reparaît, sous lenom de désert Arabique, enjambe la mer Rouge et occupe lessolitudes poudreuses, aux oasis clairsemées, de l’ArabiePétrée.

Étrange et sinistre pays de la soif.

Comme la veille, la lune brille. Sa clartéblanche atténue les tons fauves du sable, les glace de refletsbleuâtres, qui accroissent encore la tristesse du paysage.

On a l’impression de parcourir une terremorte… ; une terre qui n’a jamais vécu. Ici l’eau atoujours manqué, et l’eau est la vie de la terre !

Dans la partie occidentale du Sahara, ontrouve de profondes dépressions, lits desséchés d’anciensoueds (rivières), bus par le sol poreux, mais que lespuits artésiens remontent à la lumière, répandant la fertilité auxalentours.

Ici, c’est un haut plateau, ou plutôt unesérie de plateaux, inexorablement plats, séparés par des pentesraides, transformant le pays en un escalier gigantesque.

De loin en loin, des collines toujours rangéesen demi-cercle, massifs de roches résistantes qui ont moins que leterrain environnant subi les effets de l’érosion.

À un moment, le capitaine amène samonture au flanc de la mienne.

On gravit à cet instant l’une des rampespartageant la contrée. La conversation est possible, car lesméharis ont dû prendre le pas.

Mon geôlier en profite, mais je ne lui en aiaucune reconnaissance, car ses paroles ne m’incitent pas plus à lagaieté que le désert lui-même.

– Triste pays, dit-il comme entrée enmatière ; triste pays, Max Trelam.

J’incline la tête. À quoi bon exprimer leschoses évidentes jusqu’à la torture !

– Je regrette de vous contraindre à silugubre chevauchée ;– il ricane : – je devraisdire chameauchée, mais le mot n’existe pas, et je ne mesens pas assez littérateur pour accepter la paternité d’un telnéologisme.

Il discourrait dans un salon qu’iln’emploierait pas d’autres termes. Étrange bandit !

Son accent ironique me secoue. Je veux montrerun esprit aussi libre que le sien, et d’un accent aussi railleurque celui qu’il affecte :

– Je ne me plains pas. La tristesse duvoyage n’est rien, quand chaque minute rapproche l’instant où l’ongoûtera le repos.

– Le repos, redit-il avec une intonationbizarre.

– Eh oui, reprends-je avec une légèretéaffectée ; ne m’avez-vous pas promis que je mourrais à l’aubeprochaine ?

Il me considère longuement, sans répondre.Évidemment mon attitude l’intrigue. Il se demande quelle pensée secache sous mon calme. Il ne devine pas et je le sens inquiet.

Mon interlocuteur se penche vers moi.

– À sept milles de distance, se trouveune nouvelle hauteur à escalader. Nous reprendrons là laconversation.

– All right !

Je réponds sans manifester le moindreétonnement, bien qu’un entretien, composé de répliques échangées desept en sept milles, ne puisse passer pour un dialogue vif etanimé.

Le capitaine m’a quitté d’ailleurs.Il cause à voix basse avec l’un de ses complices.

Que disent-ils ? Je ne le puis entendre,mais dans leurs gestes se lit une inquiétude.

J’ai bien vu. L’énigmatique personnage serapproche de moi.

– Écoutez, Max Trelam, on m’avertit quepeut-être l’on tentera de vous délivrer.

– Ah bah !

L’exclamation échappée à mon étonnement semblel’irriter.

– Dispensez-moi de vos mines stupéfaites.Le renseignement éclaire une chose qui me paraissaitinexplicable : votre calme, votre impassibilité. De façonquelconque on vous a prévenu. Comment ? Je ne vous le demandepas, assuré que vous refuseriez de m’informer de ce qui seprépare.

– Cela, vous pouvez en avoir lacertitude.

Je n’ai pu retenir la phrase ironique. Avec lameilleure volonté du monde, on ne saurait révéler un secret quel’on ignore, n’est-ce pas ?

Mais décidément, le bandit n’est point un êtreami du rire, rien d’étonnant à ceci étant donné le métier plutôtdramatique qu’il exerce. Il riposte donc sèchement :

– Inutile d’affirmer, je ne doutepas ; seulement, continua-t-il, en scandant ses paroles, moije suis moins discret que vous, et je veux vous apprendre ce qui seproduira si une tentative se dessine en votre faveur.

– Je vous écoute de toute mon attention,soyez-en persuadé.

– Vos gardiens ont ordre, en casd’attaque, avant de riposter à leurs ennemis, de tirer chacun uncoup de revolver dans celle de vos oreilles la plus proche delui.

– La guérison de la migraine,m’exclamai-je en riant.

Oh ! ma gaieté ne provenait pas de maplaisanterie, assez niaise, je le reconnais ; mais bien del’expression des yeux, du geste de mon interlocuteur.

Fermé à la plaisanterie, bouché àl’émeri, selon la locution parisienne. Vous ne devineriezjamais la conclusion qu’il tire de ces neuf syllabes.

– Vous pensez que mes ordres ne serontpas exécutés.

– Non, non, ce n’est pas cela. Vous êtestrop persuasif pour n’être pas obéi. J’espère seulement quel’attaque, la tentative dont vous me menacez, n’aura paslieu.

– Pouvez-vous donc l’empêcher ?

– On peut empêcher ce que l’onconnaît.

– Qu’entendez-vous par cette phrasesibylline ?

– Que je vous prie de me confier ce quevos éclaireurs vous ont rapporté.

Il me regarde fixement. Je conserve l’air leplus innocent. Il se décide.

– Après tout, vous le verriez au passage.L’un de mes hommes est parti en avant, non pas pour éclairer matroupe, mais pour transmettre des ordres à de fidèles serviteursqui m’attendent en un point déterminé.

– En quoi cela me touche-t-il ?

– En quoi cela vous touche ? Nous yarrivons. L’homme a été tué au moyen d’un lasso.

– D’un lasso… Je croyais quecette corde manœuvrée à distance n’était employée que par lesvaqueros et cow-boys d’Amérique.

Il approuve de la tête.

– Vous avez raison. C’est pourquoi jem’inquiète de la chose, qui prouve que l’agresseur a voulu éviterle bruit. Un coup de fusil eût simplifié sûrement sa tâche ;mais on l’eût perçu à grande distance. Le meurtrier ne le voulaitpas.

Je remarque que le capitaineredevient tout à fait perspicace dès que l’on parlesérieusement.

– Le lasso indique que ce n’est point làle fait d’un bédouin pillard. Dès lors qui peut s’attaquer à mescompagnons ? Je vous laisse le soin de répondre.

– Je n’en sais rien.

Je dis l’exacte vérité, n’est-ce pas. Aussimon interlocuteur ne me croit pas.

– Vous refusez ; à votreaise, grommelle le bandit ; je ne suis pas tenu à la mêmeréserve. Je crois que la main de X. 323 était au bout dulasso.

– Je ne suis pas en situation de vousdémentir ; seulement je ne saisis pas le rapport que vousprétendez établir entre ce lasso et mon évasion.

– Si je le voyais moi-même, j’aurais déjàparé le coup. Je vous ai averti ; vous avez vu la nuitdernière, à Ezbek, que je ne reviens pas sur mes décisions.

Ezbek. J’eus un grelottement intérieur à lapensée des morts, des poignards, des dix yeux d’or.

Cependant je m’efforçai de prendre un tonindifférent.

– Bah ! mourir cette nuit ou aulever du jour, cela aurait quelque intérêt dans une ville… ;j’y appellerais peut-être un notaire, afin de lui dicter mesultimes volontés. Mais ici, en plein désert, l’heure n’a aucuneimportance. Croyez cependant que je suis reconnaissant de la bonnegrâce avec laquelle vous m’avez renseigné.

Il a un geste de rage. Son poing se crispemenaçant.

Non décidément, il déteste qu’on leplaisante.

Il rend la main à sa monture et va se placeren tête de la colonne.

Aussitôt je recommence à bondir sur ma selle.La course folle a repris.

À mes côtés trottent mes gardiens ;fidèles à la consigne donnée, ils tiennent le revolver à la main etleurs regards pèsent sur moi.

Tous les bandits ont du reste l’attitude degens redoutant une surprise.

Les carabines ne sont plus à l’arçon. Leshommes les gardent à la main, la crosse appuyée à la cuisse. C’estainsi que déambulent les escadrons en reconnaissance.

By Jove ! Malgré ses affirmations auxtombeaux des Khalifes, le capitaine se montre impressionnépar les procédés de X. 323.

Ma foi, je pense comme lui que X. 323 amanié le lasso.

Pourquoi par exemple ? Voici ce dont jene me doute pas.

Chapitre 18LE POINT D’EAU D’AÏN-EGGAR

La troupe a fait halte. Les chameauxs’agenouillent. Mes gardiens m’enjoignent de mettre pied à terre.Et comme je leur demande :

– Où sommes-nous ?

L’un d’eux répond férocement :

– Au but du voyage. Ne vous inquiétez pasde cela. Vous n’attendrez pas longtemps.

Une voix sèche interrompt le bandit.

– Pourquoi refuser d’éclairer MaxTrelam ? Sa question n’a rien d’indiscret.

Le chef au masque d’or vert est auprès denous. Seul, il est demeuré en selle. Il continue :

– Obligé de vous quitter, Max Trelam.Oh ! une heure à peine. En attendant mon retour, il vous seradoux de savoir où vous vous reposez. Je comprends votre âmecurieuse de correspondant du Times, et je veux lui assurertoutes les satisfactions compatibles avec les circonstances.

Très curieux ! Sa voix s’est adoucie, mesemble-t-il.

En lui je devine une anxiété. La mortinexpliquée de son éclaireuropprime toujours sonintellect. Une preuve certaine est que nous n’avons pas repris laconversation dont il m’avait annoncé la suite.

Le geste attribué à X. 323 a fait rentrerdans sa gorge les paroles qu’il avait l’intention de prononcer. Etde cela j’éprouve un regret, confus. Pourquoi ? Jel’ignore ; mais il m’apparaît déplorable qu’il en soitainsi.

Cependant il reprend avec lenteur, en hommequi veut être compris :

– Nous campons à l’extrémité ouest duchapelet d’étangs, qui constituent les oasis de Shagning,Chechekia, et cætera. Vers l’Est vous pouvez apercevoir les bois dedattiers bordant le point d’eau. Celui-ci a nom Aïn-Eggar.

Il marque une pause.

– Ces noms vous indiquent que nous noustrouvons dans la vallée du Natron, l’Ouadi Natroun, d’oùles anciens Égyptiens tiraient le bitume dont ils momifiaient lesgens de basse condition. Aux souverains, aux princes, aux prêtres,aux chefs militaires ou civils, les embaumements coûteux à based’essences précieuses, dont les tarischeutes, cescouturiers des trépassés, conservaient jalousement lesmystérieuses formules. Aux gens de peu, le bitume, qui conservaitles tissus humains mais les enlaidissait.

Ces hauteurs, qui s’étendent au Nord suivantun arc de cercle régulier, sont les Gebel-Natroun, du hautdesquelles les nomades du désert guettaient autrefois les caravanescirculant entre le Caire et Tripoli, car ils percevaient un droitde passage. Caravaniers, négociants ou pèlerins revenant de laMecque, tous devaient l’impôt. Les Bédouins ne se perdaient pas endistinctions oiseuses entre le temporel et le spirituel.

Il se prit à rire. Oh ! ce rire exprimantune gaieté de démon ! Cette gaieté douloureuse, si l’on peutaccoler ces deux mots.

– À l’intérieur de l’arc de cercle desGebel-Natroun, vous remarquez trois collines isolées. Ce sont lesTombeaux des Vierges. C’était dans leurs flancs calcaires, que lespatients entailleurs des nécropoles creusaient leschambres où, vêtues de natron, dormaient de leur dernier sommeilles jeunes filles arrachées à la vie par le trépas indifférent,avant que les fêtes de l’hyménée leur eussent permis de se coifferde la pintade au plumetis piqueté d’azur.

Son regard se riva sur le mien. Sa voix mepénétra ainsi qu’une lame acérée.

– Jeunes filles, oui ; parfois aussides jeunes femmes y trouvèrent l’asile suprême.

Il fit résonner dans le silence un rire dedément :

– Touchante coutume née d’un sentimentdélicat. Mariée depuis moins de six mois, l’épouse fauchée par lamort conservait sa place dans les Tombeaux des Vierges. La femme,en effet, ne méritait véritablement ce nom aux yeux des Égyptiensque lorsqu’elle était mère.

Et d’un ton doctoral il continua, étalant aveccomplaisance son érudition !

– Vous le savez, le papillon auxailes éployées était le caractère hiéroglyphique figurantl’être féminin. Les grammates, ou conservateurs de l’idéeécrite, avaient voulu marquer ainsi que trois ères principalescoupent l’existence de la femme et du papillon. Celui-ci estchenille, chrysalide, insecte parfait ; celle-là étant enfant,jeune fille et mère.

Avec une endiablée ironie, il conclut de cettefaçon inattendue :

– X. 323 sait aussi ces chosesoubliées… Il a cru pouvoir abriter ses actes sous la penséeantique ; et c’est précisément cette pensée qui m’a guidé sursa trace.

Que contait-il là ? J’avais beau tendremon esprit, je ne parvenais pas à discerner le but que visait cettephraséologie obscure.

Il lut l’interrogation muette sur mes traitset d’un ton empli de condescendance :

– Un peu de patience, Max Trelam ;je serai de retour dans une heure, prêt alors à m’expliquer. Vousavouerez vous-même que j’ai agi amicalement, en vous laissantjusque-là dans l’ignorance des choses que vous devez forcémentapprendre…

Il leva la main, dessina un grand gestecirculaire, embrassant le cycle montagneux entourant le point d’eauAïn-Eggar, et acheva :

– Car nous ne sommes ici que pour quevous en soyiez instruit.

Sur ce, sans transition, il lança sa montureau trot dans la direction des Gebel-Natroun.

Je le suivis des yeux ; mais à cinq ousix cents mètres du campement, il disparut dans une gorge dont jen’avais pas soupçonné l’existence.

Alors je m’étendis à terre. Même dans levoisinage immédiat de la nappe d’eau, le sol était revêtu d’unecouche épaisse d’impalpable poussière rougeâtre. L’étangm’apparaissait à présent d’une teinte indéfinissable, des tachesbrunes moiraient sa surface flottant ainsi que des plaqueshuileuses.

C’est là le phénomène qui a motivél’appellation de vallée du Natron. La terre exsude un liquidegoudronneux, analogue à celui qui condamne à la jachère éternelleles rives désolées du lac Asphaltite.

J’étais bien loin d’Aïn-Eggar, de sa marecontaminée de naphte, quand la voix du capitaine merappela à l’heure présente.

Il était devant moi, s’entretenant avec mesgardiens.

Et il parlait en employant l’idiome allemand.Non pas l’allemand de Prusse, rude et inharmonieux, mais celuid’Autriche, plus doux, plus caressant à l’oreille.

Encore un indice. Mon tourmenteur étaitAutrichien. J’ai vécu à Vienne assez de temps ; pourreconnaître le rythme du langage et ne conserver par suite aucundoute.

De plus, il échappa au causeur une ou deuxlocutions de terroir, peut-on dire, que je me souvenais avoirentendues sur le Ring ou au Prater, ce parc mondain proche duDanube, où se donne rendez-vous tout le monde snob viennois.

– Abbasi avait rempli sa mission avantd’être étranglé par le lasso, disait l’homme au masque d’orvert.

– Vrai, répliquèrent joyeusement mesgeôliers ?

– Absolument. Donc, l’affairefaite, notre retour rapide et invisible est assuré.Nos boys arabes ramèneront les méharis au Caire, et nous, nousnous évaporerons !

Il appuyait sur les mots que je souligne etdont la signification littérale m’échappait.

Oh ! j’en concevais le sensd’intention. Le chef était satisfait, un obstacle qu’il avaitredouté ne se présentait pas. Telle était l’assurance qu’il avaitpris la peine d’aller chercher. Où ? Auprès de qui ? Jen’en savais rien ; mais le fait en lui-même m’apparaissaitévident.

Ses interlocuteurs, du reste, ne dissimulaientpas une joie bruyante.

À travers les trous du masque, les yeux ducapitaine se fixèrent sur moi. Il me vit, à demi soulevé, appuyésur le coude, écoutant son entretien avec ses acolytes.

– Vous parlez l’allemand, MaxTrelam ?

L’instinct m’incita à la prudence. Aussirépliquai-je :

– Mal ! Les gosiers anglais seplient difficilement à la prononciation tudesque.

– Cependant, vous avez compris ce que jedisais à l’instant ?

J’affectai un ton dégagé.

– Compris, c’est beaucoup affirmer.Certes, les mots prononcés me sont connus ; mais le sensrésultant de leur combinaison m’est resté aussi obscur qu’uneinscription hiéroglyphique.

Ceci parut lui faire plaisir. Il ne soupçonnapas que j’avais découvert sa nationalité.

Il reprit avec un mélange de rudesse et decordialité :

– Alors nous causerons en anglais pourvous être agréable.

Et d’un ton impossible à qualifier, oùpeut-être il y avait du regret :

– Levez-vous et accompagnez-moi àl’endroit où tout vous sera clairement démontré.

Je me trouvai sur mes pieds d’un seulbond.

Le capitaine me prit familièrement le bras etm’entraîna vers les éminences, qu’il avait désignées tout à l’heuresous le nom mélancolique de : Tombeaux des Vierges.

À nous voir ainsi déambuler, on nous eût prispour deux excellents camarades.

L’étrangeté de ce bourreau et de sa victime,se promenant avec toutes les apparences d’un parfait accord,s’imposa à ce point à ma pensée, que je ne pus m’empêcher demurmurer :

– Ma foi, notre attitude doit surprendrevos serviteurs.

Il secoua la tête :

– Si l’un d’eux, par hasard, se montraitassez nuancéd’esprit pour faire une remarque semblable, jelui répondrais sans hésiter : « Tes yeux ne t’ont pastrompé. Je ressens une réelle sympathie pour sir Max Trelam, queles événements me contraignent à supprimer.

Boum ! Ceci me jette un froid.

Mais c’est bien autre chose quand ilcontinue :

– Je vous crois un très complètementbrave gentleman, incapable d’une traîtrise. En Égypte, commeailleurs, les mauvaises connaissances vous ont entraîné endes intrigues où vous n’aviez que faire. Vous vous êtes trouvéainsi sur le passage d’un serment de vengeance qu’il ne m’estpas permis de violer. De par lui, vous périrez ; mais jevous prie de croire que je déplore d’avoir à vous imposer une fintragique.

Il marqua un impatient roulis des épaules.

– Avec cela, murmura-t-il encore comme separlant à lui-même, je ne suis pas certain que mes regrets soientmotivés. Je crois même qu’il me saura gré de mettre un terme à sestribulations.

Cependant, nous avions traversé la plainesablonneuse, qui s’étend entre la flaque d’eau d’Aïn-Eggar et lescollines des Tombeaux des Vierges.

Ces collines sont au nombre de trois. Leurflanc qui fait vis-à-vis au Gebel-Natroun, c’est-à-dire celui quitourne le dos à la route caravanière, est percé de nombreusesalvéoles ; il a ainsi l’apparence d’une éponge ou d’un rayonde miel.

Le capitaine me désigna du geste cesouvertures se dessinant en noir sur la surface fauve du roc.

– Combien de grâce, de beauté, dejeunesse, sont venues échouer là, dans l’ombre de la montagne,avant d’avoir pu même sourire à la vie !

Je l’écoutais avec surprise. Cet individu, quiavait le poignard si facile à l’égard des modernes, semblaitpleurer sur les mortes de l’antiquité.

Il reprit, comme entraîné par une forceintérieure à développer sa pensée :

– La mort fut plus cruelle que mavengeance. Elle tranchait la fleur en bouton ; moi j’ai permisson épanouissement. Qu’importe le trépas brutal, inattendu !Cesser de vivre n’est rien ; l’horreur réside dans la terreurde la fin qui approche, dont l’on perçoit la marche sinistre dansle noir de l’infini.

Il eut un grand geste vers le ciel et vers lessépultures.

– Et puis avoir aimé, avoir étéaimée ! La minute de tendresse enclôt une éternité…Disparaître sans s’être éveillé du rêve lumineux ! Est-ce quela morale humaine n’est point stupide quand elle appelle assassin,celui qui, dans de telles conditions, aide à l’évasion d’uneâme ?

Il se tut brusquement.

Nous étions arrivés en face de la collinemédiane et, de l’une des ouvertures percées autrefois par lespatients fouisseurs des hypogées, un homme venait de jaillir ainsiqu’un diable sortant d’une boîte.

– Tu m’attendais, Marko, prononça lecapitaine sans manifester le moindre étonnement ?

– Oui, chef.

– Cela signifie que tout est prêt.

– Tout. Ainsi que vous l’aviez ordonné,nous nous sommes…

Le masque d’or vert l’arrêta.

– Inutile. Je te connais, Marko. Jesavais, en te chargeant de cette mission, que je pouvais comptersur toi. Rejoins tes camarades et attendez mon appel.

L’homme désigné sous ce nom de Marko s’inclinaet s’engouffra dans la cavité d’où il était sorti tout àl’heure.

Mon compagnon me montra un quartier de roc,détaché naguère de la colline et qui avait roulé tout près del’endroit où nous nous étions arrêtés.

– Asseyons-nous, Max Trelam, dit-ildoucement. L’heure est venue. Mais avant de vous mettre en face dece que je veux vous faire voir, quelques explications sontnécessaires. Êtes-vous prêt à les entendre ?

J’affirmai du geste.

Une émotion soudaine me rendait inapte àprononcer une syllabe, et mes yeux, je ne pouvais m’expliquer cela,se fixaient sur la cavité noire de la montagne. Je ne pouvais lesen détourner. Je me demandais ce que je cherchais dans cetteobscurité souterraine, et j’avais l’impression affolante, sinistre,que cela allait m’apparaître.

Chapitre 19LE PASSÉ

– Max Trelam, commença d’une voix sourdel’homme au masque d’or vert, je vous ai dit que j’éprouvais à votreégard une réelle sympathie.

« J’ai reconnu en vous un courageuxgentleman, un dévouement sûr… Et puis vous n’êtes mon ennemi que…par alliance.

Et comme je marquais un geste desurprise :

– Oh ! ceci n’aboutira pas à unesolution miséricordieuse, reprit vivement le capitaine.Vous-même d’ailleurs ne l’accepteriez pas.

– Qu’en savez-vous, m’écriai-je, plutôtpour le contrarier que par une conviction réelle ?

– Je suis sûr de ce que j’avance, mais jeveux procéder avec ordre. Les sentiments, que je proclame, tendentseulement à vous démontrer le pourquoi de la preuve de confiance,que je vais vous donner avant de vous… sortir de lavie.

Sortir de la vie ! Décidément, cet hommepossédait l’art des euphémismes.

– Vous me considérez comme un banditredoutable ; vous me méprisez sans doute. Oh ! lesapparences justifient cet état d’esprit. Eh bien, comprenez si vousle pouvez le désir qui s’est emparé de moi. Je veux que vousquittiez l’existence, avec la croyance que les événements m’ontcontraint à devenir ce que je suis, alors que j’étaisévidemment destiné à tout autre chose.

Il est impossible de donner une idée, mêmeapproximative, du ton dont furent scandées ces dernièresparoles.

Je me sentis impressionné et mes yeux sefixèrent sur mon singulier interlocuteur.

Il eut un sourire fugitif.

– Oui, vous pensez que cela estinvraisemblable. Ou plutôt non, votre monologue intérieur est plusaimable que cela. Vous admettez que je dis vrai et, correspondantdu Times jusqu’à la mort, vous ressentez le désir aigu desavoir le mot de l’énigme.

Il lisait dans ma pensée aussi clairement quemoi-même.

– Dans une heure vous ne serez plus… Jeme confie à une tombe. Ce que j’ai renfermé en moi, le secret quim’étouffe, je l’aurai pu conter à un autre. La joie de laconfidence me devient ainsi permise. Moi qui ai été pour vous lemalheur, la désespérance, je veux de vous cette joie.

Une ironie contracta ses traits, tandis qu’ilachevait :

– Et vous ne me la refuserez pas, parceque vous désirez ardemment connaître le mot de l’énigme.

Je l’interrompis :

– Tout ce que vous affirmez est vrai. Parconséquent ne vous attardez pas en un préambule parfaitementinutile. Un échange de satisfactions doit résulter de votrerécit : confidence pour vous, curiosité pour moi. Vous serezsoulagé d’avoir parlé ; moi, je ne serai pas fâché de savoirau juste pourquoi je meurs. Ceci posé, racontez ;j’écoute.

Il me considéra avec insistance. En vérité, ily avait quelque chose d’amical dans son regard.

– Vous avez raison, fit-il encore. Lescirconlocutions sont inutiles. Nous nous comprenonsparfaitement.

Il parut fixer un point dans la nuit etlentement :

– Un fils a le droit, plus que le droit,le devoir de venger son père, quoi que ce père ait pu fairedurant sa vie.

« Je ne sais quelle est votre opinion surce point ; je vous fais connaître la mienne, la seule quiimporte d’ailleurs, puisque seule elle détermine ma conduite.

Je hoche la tête avec un plaisir évident. Ladéclaration est catégorique. Et puis elle m’enseigne un faitnouveau :

Le masque d’or vert est un fils vengeant sonpère.

– Ceci posé, reprit mon interlocuteur, jen’éprouve aucun embarras à vous rappeler dans quellescirconstances mon père trouva la mort.

– Me rappeler, répétai-je un peuéberlué par ce mot ?

– Vous rappeler en effet… Je ne veux pasvous le nommer encore ; c’est vous-même qui le nommerez dansun instant.

– Je l’ai donc connu ?

Il eut un de ces ricanements dont il m’avaitrégalé à diverses reprises, depuis mon involontaire entrée enrelations avec lui.

– Vous l’avez bien connu, et je suiscertain que vous n’avez pu l’oublier !

L’accentuation de ce dernier membre de phrasene me laissait aucun doute sur l’intention ironique del’énigmatique personnage.

Au reste, il ne m’accorda pas le temps derelever la raillerie, il continua :

– Mon père était un patriote exalté.Certains enferment le patriotisme dans le cercle étroit deconventions humanitaires, de dévouements soi-disant honorables. Monpère ressentait un patriotisme sans limites. Tout ce quipouvait concourir à la grandeur de sa patrie, cela fût-ilqualifié crime par la morale des hommes, lui apparaissaitadmirable. Je me hâte de vous dire que je pense absolument commelui.

Répondre ? À quoi bon !

Il n’attendit d’ailleurs aucune objection dema part.

– Mon père, reprit-il, était un aérostierdu génie.

– Un aérostier, fis-je en tressaillant,ramené par ce seul mot à l’une des heures les plus tragiques de macarrière !

Il se reprit à sourire.

– Oui… Je vois que vos souvenirs seréveillent.

– Quoi ? Seriez-vous ?…

Il m’interrompit, et la main levée comme pourme recommander le silence :

– Il avait imaginé undirigeable, dont il avait fait don…

– À l’Autriche, murmurai-je incapable decontenir mon impatience.

– À l’Autriche, sa patrie. Grâce à cetengin qui, par les nuits obscures, filait dans le ciel noirau-dessus de l’humanité endormie, il allait là où sans défiancereposaient les ennemis, les adversaires de l’Autriche. Et caché parles ténèbres, il manœuvrait la manette d’un engin de son inventionlançant l’obus de cristal.

Je m’étais levé. Je tremblais, incapable deproférer un son.

Il me contraignit à me rasseoir.

– Du calme, dit-il. Vous avez tacitementpromis d’entendre ma confidence sans l’interrompre.

J’affirmai d’un geste raide. Il s’inclina etcontinua :

– Vous savez quels projectiles sortaientdu canon du sommeil. Un obus extrêmement fragile, contenant duprotoxyde d’azote et des colonies de microbes créateurs de maladiesépidémiques, que, dans un laboratoire mystérieux, cultivait unsavant, un admirable bactériologiste révolutionnaire, que mon pèreavait arraché aux bagnes de Sibérie, aux mines où viennent mourirtous les militants du nihilisme.

– Oui, parvins-je à balbutier. Je mesouviens.

– Grâce à l’engin, tout individu hostileà l’Autriche disparaissait ; oh ! il y en eutquelques-uns ! et la cité qui lui avait accordé asile étaitdésolée par une épidémie. Trieste, Moscou, Paris, Londres,Barcelone, Madrid furent ainsi visitées par la mort par lerire et par des contagions variées.

« Quelques mois encore et l’Autriche,alliée à l’Allemagne, était la maîtresse incontestée du monde. Celavous semble-t-il exact ?

La question me pénétra comme une blessure. Detoute évidence cela était vrai. J’avais assisté à ces choses. Partipour enquêter au profit du Times, j’avais bientôt vu sesubstituer d’effroyables douleurs personnelles à l’intérêtimpersonnel du correspondant du grand journal.

– Cela est vrai, je ne saurais lecontester.

– Je vous remercie de ne point ergoter,fit tranquillement mon interlocuteur. Cela augmente mon estime pourvous. Vous êtes bien le loyal gentleman que j’ai deviné desuite.

Puis enchaînant sa narration :

– Qui a empêché le rêve patriotique des’accomplir. X. 323 qui, sans intérêt réel…

– L’intérêt et l’amour de la justice,lançai-je.

– C’est-à-dire un intérêt en dehors delui, répliqua rudement le capitaine. J’aurais pu êtreclément à un intérêt personnel ; j’admets la lutte pour lavie, si cruelle qu’elle me soit ; mais je ne puis avoir quemépris, que haine pour les orgueilleux, sortes de Don Quichottesmodernes, qui prétendent redresser les torts de qui ne les attaquepas et protéger la foule niaise, qui ne leur en conservera aucunereconnaissance.

Je courbai la tête. Une fois de plus jerenonçais à discuter avec ce bandit exceptionnel, inapte àconcevoir le dévouement désintéressé des espions admirables devenusà présent ma seule famille.

Et lui, satisfait de m’avoir réduit ausilence, du moins ses yeux brillants disaient qu’il pensait ainsi,parla de nouveau.

– Vous connaissez les phases de la lutte.Mon père vainqueur d’abord sur toute la ligne. Ayant enlevé missEllen, maître de sa vie, il obtint de X. 323 et de sa sœurTanagra (je lui donne le sobriquet que vous lui avez attribué)qu’ils se plieraient à toutes ses volontés. Pour être certainqu’ils ne lui échapperaient pas, il voulut que Tanagra lui accordâtsa main.

« À cette époque, cette jeune fille vousétait fiancée. Mon père savait qu’il vous brisait le cœur, mais ilne lui était pas possible de tenir compte de ce détail. Le triomphede l’Autriche ne pouvait être mis en balance avec le désespoir d’unindividu.

« Et puis il connaissait Ellen, saprisonnière, si semblable à sa sœur que, non prévenu, il aurait étéimpossible de les distinguer l’une de l’autre. Il avait jugé, cequi est arrivé, que vous pourriez être consolé.

Je secouai nerveusement la tête.

– N’avez-vous pas été consolé, fit-ilavec un étonnement sincère ?

– Ce n’est point là ce que je prétendsexprimer. Je proteste contre votre affirmation que les deux sœursn’étaient point reconnaissables.

– Vous les distinguiez donc,vous ?

L’interrogation m’apparut ironique. Dans lesyeux de mon interlocuteur, la seule partie de son visage que lemasque me permît d’apercevoir, je discernai cet éclat particulierqui annonce l’hilarité contenue, et cependant je repris :

– Oui, je ne me trompais jamais.

– Ah ! ah ! Et quelledifférence vous guidait ?

– Le regard, prononçai-je nettement,agacé par l’insistance du capitaine.

– Oh ! oh ! Des yeuxde même forme, de même couleur.

– Mais non de même expression, jetai-jeavec un accent de triomphe.

– Parfaitement. Tout devient clair. MissEllen était plus rieuse. Seulement, la gaieté est chose fugitive.Au premier chagrin, à la première inquiétude profonde, le signe dereconnaissance eût disparu.

Je restai sans voix.

Mes perplexités des jours précédents sereprésentaient à moi, emplissant mon cerveau d’une épouvanteirraisonnée.

Cet homme diabolique suivait mes mouvementsd’esprit avec une rectitude d’observation bouleversante. Ilmurmura :

– Pauvre Max Trelam ! Iln’affirmerait plus à présent avec la même assurance.

Puis pressant son débit, sans doute parce quevers l’Est les cimes du Gebel-Natroun se teintaient des premièresblancheurs de l’aube, il acheva :

– Vous savez le reste. Enfermés dans uneforteresse, X. 323, ses deux sœurs, vous-même, réussites, jen’ai jamais compris comment, à reconquérir votre liberté, àensevelir mon père, ses fidèles, le savant russe sous les ruines dulaboratoire.

« Vous savez quel effet produisit larévélation, dans les colonnes du Times, du prodigieux dueldont vous sortiez vainqueur mais séparé de Tanagra.

« Vous savez que les souverainsd’Allemagne et d’Autriche renièrent le serviteur, qui avait toutsacrifié à la grandeur allemande. Vous savez que l’empereur russe,qui n’avait rien à voir en tout cela, pesa de toute la masse de sonempire sur la décision de ses deux… collègues et cousins.

« Mais ce que vous ignorez, c’est leserment que je fis. Entendez-le donc et comprenez que je letiendrai tout entier. Voici, en commençant par les plus coupables,par ceux que je frapperai les derniers, ceux qui seront punis parle fils vengeur.

« L’autocrate russe, qui a exigé laflétrissure du comte Strezzi, mon père, sera renversé par larévolution triomphante. Le brassard aux dix opales est un symbolerévolutionnaire. Chaque opale porte le signe secret de l’un desgrands groupements qui rayonnent de la Finlande à l’Oural, del’océan Glacial à la mer Noire. Celui qui le détient ales pouvoirs discrétionnaires d’un chef indiscuté. Lapolice russe s’en est emparé, mais le gouvernement a eu la sottisede le conserver, pensant l’utiliser un jour à son profit. Inutilede m’expliquer davantage, n’est-ce pas ?

« Les empereurs d’Autriche et d’Allemagnese sont montrés ingrats à l’égard de celui qu’ils encourageaientsecrètement. Ils mourront et leur trépas ébranlera l’Europe.

« Je passe sous silence les morts quevous avez vus au palais d’Ezbek. Des comparses sans importance, quiavaient consenti à jouer un rôle dans la dissimulation du brassardrévolutionnaire. Je n’ai point été dur avec eux. Ils ont cessé devivre sans souffrance, sans en avoir conscience.

« Je dose ma vengeance, vous levoyez ; vous le verrez mieux encore par les quatre condamnésqui vous intéressent plus particulièrement.

« N° 4. X. 323, le pluscoupable, car il a tout mené… Il restera seul avant de mourir,pleurant sur ses sœurs que ses actes ont condamnées. Il a mis toutesa vie en elles et elles ne seront plus, et il n’aura même pas lasatisfaction niaise d’avoir réhabilité le nom de sa famille, ce nomque j’ignore et que je ne me soucie pas de savoir.

« N° 3. Tanagra, agent actif desopérations de ce frère. Elle pleurera sa sœur ; elle vouspleurera, vous, Max Trelam, vous le seul être au monde qui ayezfait luire un rayon rose dans sa vie douloureuse ; vous quilui aviez fait croire à la possibilité du bonheur dans lemariage.

« N° 2. Vous, Max Trelam. Je fusavec vous le moins cruel possible, car vous fûtes entraîné dansl’orbe de X. 323 en dehors de votre volonté.

« Enfin n° 1. Ellen Pretty. Elle n’apas souffert ; elle n’a pas eu l’angoisse de la mort, ellepresque totalement innocente du passé.

Cette fois je me dressai avec un crirauque.

Je balbutiai des phrases entrecoupées, sanssuite.

– Ellen, morte… Le traind’Alexandrie !… Elle !… Non, cela n’est pas… Elle aéchappé à vos coups… Elle vit.

Je me tus subitement. Franz Strezzi, je savaisson nom à présent, s’était levé lentement.

– Pauvre Max Trelam, grommela-t-il. Jelui aurais volontiers épargné la souffrance… Bah ! elle serabrève !

Et portant un sifflet à ses lèvres, il en tiraune modulation stridente.

Son serviteur Marko parut aussitôt à l’entréede l’hypogée.

Strezzi me le désigna du geste.

– Suivez-moi.

Puis plus doucement :

– Un peu de courage encore. Je fais lapreuve de tout ce que j’avance. Plus heureux que des milliersd’autres, votre torture ne durera que quelques minutes.

Incapable de résister, les idéestourbillonnant sous mon crâne en farandole affolée, je me laissaientraîner dans les ténèbres de l’hypogée.

Chapitre 20LA FIN DU DOUTE

Qui ne connaît ces galeries des sépulturessouterraines de l’Égypte grandiose et légendaire des Pharaons.

La vallée du Nil comptait alors une doublesuccession de villes.

Les cités édifiées à la surface du sol, où lesvivants commerçaient, chantaient ou versaient des larmes ; oùles souverains, adorés à l’égal des divinités, employaient desmilliers d’esclaves, tarischeutes, sculpteurs, enlumineurs, à laconfection des palais où leur dépouille demeurerait inattaquable àla destruction, durant les siècles.

Les cités souterraines où dormaient, protégés,suivant leur caste, leur fortune, par les essences les plusprécieuses ou par le vulgaire bitume, le peuple des morts. Et cescités sans cesse agrandies, dont les ramifications ténébreusess’allongeaient toujours à travers les strates des chaînes Lybiqueet Arabique, étaient animées par la présence d’une armée detravailleurs vivant de la mort.

À la surface du sol même, les industries despotiers, des mouleurs de figurines, des émailleurs, des sculpteursde basalte, etc. se voyaient alimentées par les défunts, toutautant que par les oéris (généraux), les scribes, les négociants,fonctionnaires, prêtres, agriculteurs exploitant la valléealluviale du Nil.

Comme à l’ordinaire, les parois du Tombeau desVierges présentaient une suite ininterrompue de figures creusées enrelief méplat.

Divinités, Naos (barques) funéraires,scarabées, éperviers sacrés, pintades à la tête cachée sous l’aile,emblème douloureux de celles qui n’avaient point connu le mariage,se succédaient, figés en attitudes hiératiques, vernis de couleursvives, dont la siccité de l’atmosphère avait assuré laconservation.

Je vais devant moi, chacun de mes pas merapprochant, j’en ai la certitude, de la fin de tout ce qui me futla douceur de vivre. Je devrais revenir en arrière que je ne lepourrais pas.

Mais je dois m’arrêter brusquement.

Franz Strezzi et Marko ont fait halte. Lagalerie s’élargit en chambre que supportent des piliers massifs auxchapiteaux thébains, formés de palmiers et de fleurs de lotustaillés dans la masse rocheuse.

Deux Arabes, enveloppés de burnous bruns, sontdebout auprès d’une ouverture de cinquante centimètres de hauteursur soixante de large, forée dans la muraille.

Tout autour de la salle se voient des cavitéssemblables, mais celle-ci a quelque chose de particulier qui fixemon regard.

Une croix, tracée évidemment à la pointe d’uncouteau, se découpe en blanc cru sur la muraille que le temps arevêtu d’une patine grise.

Que vient faire cet emblème chrétien dans lanécropole des vierges adoratrices d’Osiris !

Marko semble attendre un ordre du comte.Celui-ci secoue la tête.

– Un instant, encore, mon brave.

Et, se rapprochant de moi, il appuie la mainsur mon épaule. Je frisonne à son contact ; j’ai un mouvementde recul. Il ne s’en irrite pas. Sa voix murmure, douce, un peuvoilée :

– Êtes-vous en état dem’entendre ?

J’incline le front affirmativement. Ilreprend :

– C’est bien. Je vais parler. Maisauparavant je tiens à vous démontrer que si je veuxabsolument faire pénétrer en vous une atroce conviction, je necherche pas à vous faire souffrir.

J’ai un sourire lamentable. Il comprend cequ’il signifie, car il ajoute précipitamment :

– Montrer la limite de la douleur,n’est-ce point la rendre supportable ?

– Si, murmurai-je comme malgré moi, sansdoute ; mais où est cette limite ?

Il tire de sa ceinture un revolver, va leposer à l’entrée de l’alvéole près de laquelle se tiennent lesArabes, immobiles autant que des statues, puis, revenant auprès demoi.

– Ce revolver sera à votre dispositionquand il vous plaira.

Un frisson de joie me secoue. Ah ! siEllen est morte ; vive la conclusion rapide etfoudroyante !

Strezzi a noté mon mouvement. Et d’un gesteapprobateur il murmure lentement :

– Tanagra ne s’était pas trompée. Certaindu trépas de votre jeune femme, vous vous seriez tué sanshésitation.

– Dites avec bonheur, avecempressement.

– Et vous vous sentez actuellement dansla même disposition d’esprit ?

– En doutez-vous ?

– J’en doute si peu que je vais vousapprendre comment, jusqu’à ce jour, vous avez été maintenu dansl’indécision, en dépit des avis que je vous ai fait tenir.

– Dans la dépêche du Times,n’est-ce pas ?

– Oui. Et aussi dans la lettre de cetexcellent docteur Amandias.

Je sursautai.

– Quoi ! le docteur est un de voscomplices ?…

– Sans le savoir, le digne homme. C’estmoi qui, sous la casaque d’un policier égyptien, ai conduit sonenquête ; l’enquête dont il vous a confié les résultats. Iln’en serait jamais sorti tout seul, ce brave morticole. Tout cequ’il vous a écrit est d’ailleurs rigoureusement exact ; tout,sauf sa conclusion. Ce n’est point le meurtrier qui a dérobé lecorps de la morte à la Quarantaine-Neuve.

– Et qui donc, fis-je, secouépar l’affirmation inattendue ?

– Ceux qui, craignant de votre part legeste de désespoir dont nous parlions tout à l’heure, désiraientvous assurer la douceur du doute.

Et comme je considérais cet homme qui,décidément, semblait prendre plaisir à me faire passer par toutesles alternatives de l’ahurissement, il précisa :

– X. 323 ! Tanagra !

– Lui ?… Elle ?…

– Vous comprenez le raisonnement. Vouspouvez être sauvé, vous pouvez être consolé. Ellen est morte !Tanagra prend sa place auprès de vous. Elle vous aime, vouscontinuerez à aimer sa sœur en elle ; et quand la vérité voussera révélée, celle qui est présente vous retiendra au bord de latombe de celle qui est partie.

– À-t-elle fait ceraisonnement ?

Une hésitation se marque dans l’attitude demon interlocuteur. Il paraît prendre une décision.

– À dire vrai, je ne le pense pas,avoue-t-il enfin. Je rends justice à mes ennemis. Tanagra n’a vuqu’une chose : vous sauver, comptant sur sa conduite à votreégard pour vous amener à cet état de raison qu’est larésignation.

– Oui, oui, je comprends à présent sesactes inexplicables, cette promesse faite au meurtrier.

– Mais, interrompit le comte, X. 323a peut-être pensé autrement qu’elle. Quoi qu’il en soit, tous deux,sous les déguisements que vous connaissez, ont obtenu la remise ducercueil à la Quarantaine. Près d’El Mekr, un dromadaire attendaitX. 323. Ainsi monté, votre beau-frère a traversé le désert,gagné la vallée du Natron. Il a caché la triste dépouille ici, avecla pensée que nul ne l’y découvrirait avant le moment fixé par lui.Seulement, à son retour, il me fut signalé par des Arabes des oasisde Chechegard, et de Chaigruig. Sur ces indications j’ai cherché ettrouvé. Et voici comment, vous, Max Trelam, portant le numéro 2 surma liste de mort, vous êtes ici. Voici comment je vais vous prierde reconnaître celle qui n’est plus.

Je ne pus réprimer un geste d’effroi. Il yavait maintenant huit jours qu’Ellen avait été séparée de moi. Unepensée horrible avait traversé mon cerveau. J’avais songé à larapidité avec laquelle se défigurent ceux qui ne sont plus.

Comme s’il répondait à ma pensée, FranzStrezzi prononça :

– Nous sommes dans le pays de l’Immuable.Les anciens assuraient à leurs morts la conservation durant dessiècles. Je n’ai pas voulu que cette défunte moderne eût uneinfériorité sur les vieux Égyptiens.

Je le regardai en face, cherchant à percer lesens de ses paroles. Il reprit :

– Oh ! je n’ai pas eu à recourir auxprocédés compliqués des embaumeurs d’autrefois. Nous aussi, leshommes actuels, pouvons fixer à jamais les traits de nos morts.

Et de ce ton scolaire que prennent sivolontiers les originaires allemands, quand ils entreprennent unedémonstration scientifique :

– Nous autres, nous n’ignorons rien destravaux des autres peuples. Ce sont les Français, réputés les plusinconstants des hommes, qui ont trouvé le moyen d’arrêterl’affreuse dissociation du trépas.

Il leva la main, comme pour appeler toute monattention.

– André Guasco, le grand spécialiste del’assainissement, a imaginé des plaques dites intensives quidégagent de l’aldéhyde formique. Ces plaques, introduites dans lecercueil, fixent irrévocablement les tissus et détruisent dansl’œuf les infiniment petits, dont la pullulation amenaitauparavant la disparition du corps.

Sa voix se fit caressante.

– Ces plaques ont été octroyées à lamorte. Vous la pourrez regarder sans horreur. Vos derniers regardsse réjouiront du spectacle de sa beauté. Vous comprendrez que lamort n’est point terrible, qu’elle n’est qu’un sommeilprolongé.

Il s’interrompit un instant, puis, d’un tonabaissé, il acheva :

– Voulez-vous la voir ? Elledort.

Chapitre 21JE REJOINS ELLEN

– Oui, oui, je veux la voir avant demourir.

Strezzi s’inclina gravement. Il se tourna versl’homme qui nous avait guidés dans la nécropole, et d’un accentdont je frissonnai tout entier :

– Tu as entendu, Marko ?

L’interpellé s’approcha des Arabes toujoursimmobiles. Il leur commanda :

– Roûhou ! (Allez !)

Ceux-ci firent face à l’alvéole surmontée dela croix blanche. Ils allongèrent leurs bras dans le noir del’ouverture, semblables à de monstrueux nécrophores se livrant à unmystérieux labeur funèbre.

Par mouvements rythmiques, à l’harmoniecadencée par un atavique hiératisme, les êtres revêtus de burnousattirèrent le sinistre cercueil dans le cercle de lumière de lalanterne, puis ils s’écartèrent, se replongeant dans l’ombreenvironnante, redevenant comme tout à l’heure des formes vagues. Etle comte Franz répéta :

– Regardez, Max Trelam. Elledort !

J’obéis machinalement. Je l’ai dit, touterésistance était morte en moi. Je regardai, puisque moninterlocuteur voulait qu’il en fût ainsi.

Je restai médusé.

La partie supérieure du cercueil avait étéenlevée, remplacée par un carreau de verre.

À travers la vitre je distinguai Ellen.

La pauvre chère petite aimée,enveloppée dans un grand suaire blanc, qui dessinait confusément saforme immobilisée pour toujours, semblait dormir, ses paupièresnacrées abaissées sur ses yeux bleu-vert qui ne me regarderaientjamais plus.

Ses mains, croisées sur sa poitrine, en uneattitude de grâce infinie, pressaient un petit bouquet defleurettes des dunes, et je voyais briller à son doigt l’anneau demariage que je lui avais donné, à Londres, sous la nef deSaint-Paul’s Church, alors que le prêtre nous unissait.

Oh ! cet anneau portant gravés nos deuxnoms et la date où ils s’étaient fondus en un seul !

La vue de l’anneau d’or me révélait lescrupule de Tanagra, alors qu’elle avait voulu m’abuser sur le sortde ma chère et douce compagne.

Elle avait dépouillé la morte de son gorgerin,de son réticule, de tous les objets dont la réapparition à la Villade l’Abeille devaient aider à mon illusion.

Mais elle ne s’était pas trouvé le couraged’enlever à la morte le mince filet d’or de l’anneau nuptial.

À cette heure je lisais dans l’âme de Tanagra.Où était-elle à présent ? Je ne le savais pas.

Et cependant, il me semblait que près de moivoletait une émanation impalpable de l’absente, cette absentevivante, si semblable à la morte, rigide dans le cercueil allongé àmes pieds.

Le comte interrompit mes réflexions.

– Eh bien, Max Trelam, lareconnaissez-vous ?

J’affirmai énergiquement du geste.

– Que vous conseille lasouffrance ?

– De sortir de la vie.

Le sourire qui me vint aux lèvres enprononçant cet arrêt de mort lui démontra certainement masincérité, car il reprit :

– Le revolver est là, où je l’ai placétout à l’heure.

Je fis mine de me porter vers l’alvéole à lacroix blanche. Il me retint par le bras.

– Un instant ! Votre décision m’estagréable. Vous devez disparaître, mais il m’eût été pénible de vousfrapper moi-même. Je n’explique pas ma sympathie étrange, je laconstate et la subis.

Il y eut une mélancolie singulière dans savoix.

– Votre résolution est la plus sage, audemeurant. Mais je répète qu’il m’eût été pénible de vous tuermoi-même, et je veux vous remercier de m’épargner ce souci.

Sur ma parole, le ton de ce meurtrier sonnaitpresque affectueux.

– Le revolver est là. Vous le prendrezquand nous serons éloignés. Je souhaite vous assurer quelquesminutes de tête à tête avec votre chère morte.

Et doucement :

– Nous allons retourner, mes serviteurset moi, à l’entrée de la nécropole. Quand nous entendrons ladétonation, ces hommes reviendront et vous enseveliront auprès del’aimée. La même tombe vous réunira. Vous le voyez, je vous remetsune arme, et je suis certain que vous vous en servirez seulementcontre vous.

D’un geste éloquent je désignai le cercueil.Il approuva de la tête.

– Oui, vous avez raison. J’ai tort desouligner ma confiance. Je m’éloigne. Je sais qu’avant d’éteindre àjamais votre voix, vous serez heureux de parler à celle qui vousentendra peut-être… Qui sait ce qui existe dans l’au-delà ;sublime croyance, ou sublime folie de la tendresse, je désire quevous y puissiez sacrifier en liberté, sans que pèse sur vous lagêne de regards étrangers.

Ceci correspondait si exactement à monsentiment intime, que ma bouche s’ouvrit pour laisser échapper cemot :

– Merci !

Cette chose paradoxale se produisit. Jeremerciai le misérable qui m’avait infligé un désespoir tel que lamort m’apparaissait comme mon unique refuge.

Il me salua profondément, appela d’un signeMarko et les deux Arabes, puis tous quatre s’enfoncèrent dans lagalerie accédant au dehors, me laissant seul, en face de la morte,qu’éclairait la lanterne électrique posée par le bandit sur unangle du cercueil.

Je m’agenouillai auprès de la couche funèbre.Quelques mots montèrent de mon cœur, bruissant dans le silence dela nécropole ?

Je ne m’en souviens pas.

Le dialogue avec les morts chéris est undialogue d’âmes. Notre être physique y demeure étranger.

Mon âme parla ; voilà tout ce que je puisaffirmer. Une sorte d’hallucination fit participer mon moi corporelà l’échange d’esprits.

Il m’apparut comme en un songe que les traitsd’Ellen exprimaient la joie de se sentir aimée jusque dans lamort.

Et tout à coup je me levai, prononçant avectant de force ces paroles, qu’elles restèrent gravées dans moncerveau :

– Adorée petite chose, je vousrejoins.

D’un bond, je fus auprès de l’alvéole à lacroix blanche. Le revolver, posé tout au bord de l’excavation, seprésenta à mes yeux. Je le saisis.

Je revins auprès de la caisse funèbre.

Je lançai un baiser dans l’espace, j’eus laperception démente que la douce trépassée me souriait, et j’appuyail’arme sur mon front.

Un dernier regard à l’aimée et je presse lagâchette.

Une détonation dont mon crâne sembleéclater : une douleur terrible au front, un jet de sang surmon visage, une sensation à peine perceptible d’écroulement, puisplus rien.

Partie 2
LES LOTUS VERTS

Chapitre 1QUELQUES PAGES DU « JOURNAL » D’UNE FEMME QUIPLEURE

Voici un fragment du journal de savie tenu au jour le jour par Tanagra. Il montre la torturemorale dont la pauvre sosie de sa sœur Ellen fut déchirée.

« Ellen ! mon Ellen ! Je suisfolle de n’avoir pu empêcher ta mort, et à peine la vie s’est-elleéteinte en toi, que je commets ce sacrilège de songer que j’aiaimé, que j’aime de toute mon âme celui dont tu étais l’épouse,celui à qui moi-même je t’ai donnée.

« Ne tressaille pas dans la tombe,ignorée de moi, où notre frère te transporte pieusement. Latendresse que je n’ai pu vaincre ne saurait offenser ton chersouvenir.

« Elle n’éveille pas en moi des espoirsque du haut du ciel, chère sœurette, tu pourrais mereprocher ; elle me trace seulement un devoir cruel pour moi.Je souhaite protéger Max Trelam contre lui-même.

« Je crois qu’il t’aime uniquement, quetu es sa vie ; que la certitude de ta mort le conduirait às’évader de l’existence par un suicide brutal.

« Et je suis certaine que ton espritfugitif, que je sens voleter autour de moi, m’approuve de m’opposerà cette conclusion désolée.

« Il faut que, malgré toutes lessuppositions, malgré les racontars des journaux qui, au bénéfice delecteurs indifférents, analysent sans pudeur les désespoirs ou lesjoies des individus, il faut, dis-je, que Max ne croie pas à tamort.

« Tu as compris. C’est moi qu’il verraauprès de lui ; moi qu’il appellera Ellen, et cela jusqu’aujour où, le temps ayant fait son œuvre, il me sera loisible, sanscrainte pour sa vie, de disparaître, d’aller m’enfermer dans untriste couvent, car je ne me sens plus le courage de vivre.

« Mignonne Ellen, du séjour où ton âmeréside, tu lis dans le cœur de ta pauvre Tanagra. Tu sais que dansma décision n’entre aucun calcul personnel. Je serai l’étrangère,une simple image de toi, image qui s’effacera quand lesindécisions, les alternatives d’espoir et de désespérance quiattendent Max, auront usé sa pensée, l’auront amené à cet état delassitude que l’on appelle la résignation.

**

*

« La lettre qui t’appelait à Alexandrieétait un faux. Jamais je n’ai écrit cela. Bien plus, avecX. 323 (ici, comme partout ailleurs, il ne doit pas avoird’autre nom), nous nous disposions à gagner le Caire, à veiller surtoi, sur Max.

« Je suis demeurée atterrée d’abord. Maistu sais l’énergie de notre frère. Il m’a prise dans ses bras, m’aétreinte contre sa poitrine, où j’entendais grelotter ses sanglotscontenus, et il m’a dit :

– La mort d’une fleur est l’irréparable.Mais notre existence appartient à un devoir. C’est pour lui quenous commanderons à nos nerfs, que nous imposerons silence auxhurlements de notre cœur.

– Max Trelam est perdu, ai-je murmuré. Ilse tuera.

« Alors, il m’a considérée avecattention. Son visage a pris une expression très douce, et il amurmuré une phrase que je n’ai pu entendre.

« Après quoi, il a repris à haute etintelligible voix :

– Eh bien, mais il faut le sauver. MaxTrelam est un loyal gentleman. Il nous a donné son affectionentière. Il est juste que la nôtre s’emploie à son salut !

« Ce fut tout.

« Nous nous étions compris.

« Oh ! chérie, même dans l’au-delà,je me figure que tu n’as pu ressentir l’épouvante qui me tenaitlorsque nous sortîmes de la Quarantaine-Neuve.

« X. 323 avait pris toutes sesmesures. Rien ne nous inquiéta dans ce rapt de ton chercorps ; ce rapt qui était la condition sine qua nondu salut de Max Trelam.

« S’il t’avait vue ainsi, mon Ellen, ledoute que je souhaitais jeter dans son esprit n’eût pas étépossible.

« Notre frère avait pris l’apparence d’unnommé Jaspers, valet de chambre du directeur de la Quarantaine.Moi, je m’étais vieillie, je m’étais donné ce visage qui t’amusaitjadis, alors que, me présentant comme ta mère, je venais te voir àla pension.

« Cela t’amusait autrefois, etaujourd’hui ! ! ! Ah ! cette pensée m’estvenue. Comment ne me suis-je pas trahie ? Comment mes larmesn’ont-elles pas jailli ? Peut-être puisais-je une forceinsoupçonnée dans les regards de notre frère, fixés sur moi.

« Enfin, je remonte dans la voiture quim’a amenée à la Quarantaine. Ton cercueil, chérie, est déposé prèsde moi, ainsi que le paquet contenant ta robe, tes bijoux, tonréticule, ton écharpe.

« La voiture roule.

« Je dois envelopper la caisse sinistred’un étui de toile de tente que nous avons apporté. Comme mon cœurbat durant cette opération ! Lorsque j’ai terminé, j’étreinsla bière, je me meurtris à ses angles. Petite sœur bien-aimée,c’est seulement ainsi qu’il m’est permis de te presser sur moncœur.

« El Mekr est en vue. Le véhicules’arrête. X. 323 descend du siège, où il s’était hissé auprèsdu cocher. Il te charge sur son épaule. Il s’éloigne, tandis que,d’après ses instructions, la voiture reprend le chemind’Alexandrie.

« Nous sommes séparées pour jamais,petite morte adorée. X. 323 n’a plus qu’une sœur désolée, etmoi, il me semble que j’ai perdu la meilleure moitié de moi-même,ma plus douce raison de vivre.

« Mais l’approche de la ville me rappelleà la conscience de la situation effroyable que l’enneminous a faite.

« La lutte sans merci est engagée. Nouspleurerons plus tard, après le combat. À présent, il faut agir.

« J’ai renvoyé la voiture. J’entre dansun hôtel, je demande une chambre. Tout à l’heure je prendrai letrain pour le Caire, j’irai attendre Max dans la villa del’Abeille. Je dois devenir toi, je dois être Ellen.

« Et j’ai le courage de revêtir la robesous laquelle tu as expiré, le chapeau qui couvrait ton front, lesbijoux dont les montures métalliques ont vibré aux dernièrespalpitations de ton cœur.

« Il n’existe pas de mots capables dedonner l’idéedu chagrin épouvanté qui metient durant cette toilette.

« J’ai terminé. Mon cache-poussièredissimulera aux yeux curieux ma métamorphose : mes vêtementsprennent la place des tiens dans le paquet. Nos chapeaux de paillesont peu différents.

« Ellen sortira de l’hôtel où est entréeTanagra, sans que la substitution attire l’attention. Je suis toidésormais. Ah ! pourquoi n’ai-je pu l’être tout à fait ?Pourquoi ne suis-je pas dans le cercueil que notre frère emporte àtravers le désert Lybique ? Où va-t-il ? Je ne saispas.

**

*

« Quelle noblesse, quelle foi en l’âme deMax Trelam !

« Il m’a suffi de lui dire :

– Une promesse faite à l’ennemi, dontj’étais prisonnière… Je dois vous demeurer étrangère, nem’interrogez pas ; il m’est défendu de répondre.

« Et j’ai pu vivre près de lui, Ellenlointaine, presque absente.

« Notre persécuteur inconnu a d’ailleursfacilité ma tâche. Sans lui, j’ai peur de penser au tête-à-têteavec Max. Au début, je n’ai pas réfléchi. J’ai adoptéd’enthousiasme le plan qui seul pouvait arracher Max à la mort.

« À présent, près de lui, je comprendsque j’aime celui qui fut mon fiancé.

« Oui, je l’aime, et je rougis en face demoi-même.

« Oh ! petite sœur, pardonne,pardonne ! Tu n’as pas connu cette souffrance aiguë etdélicieuse d’être deux dans une pensée aimée.

« J’ai failli me trahir à l’instant. Unedépêche du directeur du Times, adressée à Max. Et danscette dépêche, un papier affirmant la mort d’Ellen. Ton mari m’atendu ce papier, il y avait une interrogation dans ses yeux.Comprends-tu, je te sais morte, chère petite sœur de mon cœur, etj’ai dû sourire en haussant les épaules.

« On annonce des policiers du Caire.

« J’ai le pressentiment d’un dangernouveau. Je m’esquive. Je cours là où X. 323 m’a promis que jele trouverais en cas de besoin.

**

*

« Oh  ! ces quelques jours au palaisd’Ezbek !

« Comme j’attends avec impatience, chaquesoir, l’heure où je puis m’enfermer dans ma chambre !

« Seule, je sanglote éperdument. Cecidevient mon unique plaisir.

« Max hors de péril, je m’enfermerai dansun couvent. Notre frère le sait. Il demeurera seul, la tâcheaccomplie. Il coulera sa vie dans un désert d’affection : toi,morte ; moi, cloîtrée.

« Il n’a cependant fait aucune objection.Il m’a répondu :

– Ce qui est écrit s’accomplira.

« Quelle mélancolie dans sonaccent ! Il y a quelques jours encore, je lisais en lui-mêmecomme à travers un cristal transparent ; j’ai maintenantl’impression qu’une porte de sa pensée m’est fermée.

**

*

« Enfin, nous allons agir.

« Ce soir, nous irons au tombeau desKhalifes, là où est caché le brassard révolutionnaire aux dixopales. Un article remis à l’Egyptian News, a certainementattiré l’attention de notre Ennemi.

« Il viendra à ce rendez-vousimplicitement fixé et nous le connaîtrons enfin.

« Voici l’heure du départ. J’embrassetendrement Nadia Solvonov. Je murmure :

– Adieu, Max Trelam !

« Il dort sans doute maintenant. Le comtelui a fait prendre du haschich, ainsi qu’à ces braves Tyroliens,les Alsidorn.

« Il dort, et peut-être, lorsqu’il seréveillera, le second exemplaire de celle qu’il a aiméesera-t-il aussi un cadavre !

Chapitre 2LE « JOURNAL » CONTINUE

« Oh ! ces quarante-huitheures ! Elles compteront pour moi parmi les plus tourmentéesde ma vie.

« À cent mètres du palais d’Ezbek,X. 323 m’attendait. Il me dit :

– L’ennemi espère nous prendre là-bas, autombeau d’Adj-Manset. Des factionnaires sont apostés tout àl’entour du tombeau. D’autres hommes sont dissimulés dans lesruines et sur la pente de la colline des Moulins.

– Mais alors nous ne pourronséchapper ?

Il eut ce sourire que je connais depuis silongtemps :

– Ils ne réussiront pas. Tu verras.

« Quand X. 323 a dit : Tuverras ! ce qui signifie : Je refuse de m’expliquer en cemoment, il est inutile d’insister. Je n’insiste donc pas.

« Au surplus, il a passé à un autre ordred’idées.

– Bien longtemps, nous avons cruqu’aucune condition n’était plus triste que celle d’espions.

– Je n’ai pas changé d’avis,répliquai-je.

– Eh bien, fit-il, moi, j’ai changé.

« Et dardant sur moi son regardclair :

– Supposons que l’on te propose cechoix : demeurer ce que tu es, ou bien être la sœur d’unassassin.

– Oh ! me récriai-je, blessée parl’hypothèse.

– Sœur d’assassin te paraît pire,n’est-ce pas ?

– Évidemment.

« Il hocha la tête d’un mouvement lent,avec une tristesse dont je ne comprenais pas le sens, et il laissatomber ces paroles énigmatiques :

– C’est bien là ce que je pensais.

« X. 323 ne parle jamais sans motif.J’allais l’interroger, le prier de me dévoiler le but de sonétrange question. Mais à ce moment, m’étant retournée par unmouvement naturel chez qui craint d’être suivi, je tressaillis.

– Qu’est-ce ? demanda mon frère àqui mon trouble n’avait pas échappé.

« Il suivit la direction de mes yeux, etsans que son organe trahît sa surprise :

– Max Trelam. Il a donc évité le haschichdu comte Solvonov.

« Puis, lentement, avec cetteclairvoyance de déduction qui le caractérise, ilcontinua :

– J’aurais dû prévoir cela. Un homme del’énergie de Max, obsédé par le doute, a sûrement examiné ceux quil’entouraient. Il a surpris le dessein de Solvonov et a trompé ledigne gentilhomme. Le comte n’est pas correspondant duTimes et il n’a jamais travaillé côte à côte avecdes espions.

– Mais, interrompis-je, s’il continue ànous suivre…

– Il sera pris par notre ennemi, car, àmoins de nous sacrifier, de sacrifier le devoir auquel nous avonsconsacré notre existence, je ne saurais le protéger là-bas.

– Alors, il faut l’inviter à nousquitter.

« Mon frère secoua la tête avecimpatience.

– Il refusera. Et je ne puis assurer lesalut que de deux personnes.

« Puis, plus doucement :

– Nous verrons ensuite à le tirer dumauvais pas où il s’engage bénévolement.

« Il m’avait saisie par le poignet etm’entraînait irrésistiblement. Une pensée me vient :

– Lui sauvé, est-ce que j’aurai la forcede me retirer dans un couvent ?

« Elle fait monter à mes joues unerougeur ardente. Par bonheur, mon frère ne la voit pas. Que luiaurais-je répondu s’il m’avait interrogée ?

« Je frissonne. Nous longeons la collinedes Moulins. Devant nous les tombeaux des Khalifes se profilentdans la nuit claire.

« Max Trelam nous suit toujours àcinquante mètres en arrière. X. 323 me reprend le bras. Ilmurmure à mon oreille :

– Attention !

« Ce simple mot chasse les chimères quibataillent dans mon esprit. Je redeviens l’alliée sur laquelle ilfaut qu’il puissecompter.

« Une fois de plus nous jouons notreexistence.

« Nous pénétrons dans le tombeaud’Adj-Manset. D’une voix légère comme un souffle, mon frèreordonne.

– Étends-toi sur le sol.

« Lui-même s’allonge à terre, puiss’étant assuré d’un regard que j’ai obéi :

– Rampe lentement auprès de moi. Pas debruit !

« Dans cette position fatigante, nousnous glissons par la brèche de la muraille faisant face à la ported’entrée.

« La lune est levée. Mais, au pied dumur, une bande d’ombre nous dissimule. Nous la suivons, toujoursrampant. Où allons-nous ainsi ? En avant de nous, je distingueune cabane de fellah, appuyée au tombeau. Elle dépasse quelque peula façade nous barrant le passage.

« Une fois là, il nous faudra bien nousrisquer en pleine lumière, si nous devons progresser plus loin.

« Pourquoi ces réflexions sansportée ? Ne suis-je pas avec X. 323 ? Ne m’a-t-ilpas dit que l’ennemi inconnu ne nous trouverait pas ?

« La cahute, que je considérais comme unobstacle, va devenir notre refuge.

« Une planche tourne lentement surd’invisibles gonds, créant une ouverture, par laquelle nous nousglissons à l’intérieur. La planche a repris sa place. Impossible dereconnaître celle qui a opéré le mouvement heureux pour nous.

« Une vieille négresse s’empresse dans lasalle unique, au sol caché sous une épaisse couche de paille Jel’entends marmotter des paroles dont la signification ne m’apparaîtque par les gestes de mon frère, gestes qui les soulignent.

– Sidi, Souléma tout faire quoi toidire.

– Bien, la peau d’âne ?

– Ici, là, par terre.

« Mon frère se tourne vers moi. Seslèvres touchent mon oreille.

– Au lieu de ceux qu’ils cherchent, nosadversaires ne trouveront ici qu’une pauvre vieille et un âneendormi.

« J’ai compris, la peau de l’animal seranotre cachette.

« Un instant après, je suis dissimuléesous la fourrure, X. 323 est accroupi près de moi. Il ditencore :

– Silence ! J’ai tout préparé dansla journée. Il faut qu’aux yeux de nos ennemis, notre disparitionprenne une apparence fantastique.

« Oui, oui, c’est souvent notretactique : Impressionner l’adversaire par un fait qui sembleinexplicable. X. 323 reprend :

– La vieille Souléma a disposé la paillede la litière autour de nous. À présent, plus un mot, plus unmouvement. Je puis voir d’où je suis. Ce renseignement pour terassurer.

– Auprès de toi, je ne connais pasl’inquiétude, prononçai-je.

« Je dis vrai. Mon anxiété s’est envolée.J’ai la placidité confiante que mon frère impose en quelque sorte àmon esprit, à mes nerfs.

« C’est heureux, car presque aussitôt unevoix étrangère m’arrive.

« Le son est quelque peu assourdi par lapeau de l’âne, mais cet organe, coupé par les clameurs furieuses dela vieille Souléma, provoque chez moi une émotion étrange.

« J’ai l’impression bizarre que j’aidéjà entendu celui qui parle, et en même temps que lavoix qui résonne dans la cahute est plus jeune que celle dontje me souviens.

« Où, quand, ai-je perçu ce timbremétallique, sec, autoritaire ?

« Paroles, tintement de pièces demonnaie, exclamations reconnaissantes de Souléma, bourdonnent dansl’air, vibrant sur mon tympan. Et puis le silence, des pas quis’éloignent.

« Accroupis dans la peau qui nous adissimulés aux regards de nos ennemis, la position devientpénible.

« Avec impatience j’attends l’instant oùil me sera permis d’étirer mes membres qui s’ankylosent. Ah !ces minutes dans le noir, dans le silence ! Comme cela estlong !

« Et brusquement, la peau d’âne estsoulevée. J’aperçois l’intérieur du taudis, la porte ouverte sur laplaine, semée de pierrailles, toute blanche sous la lumière de lalune, et devant nous la silhouette maigre de la vieilleSouléma.

« Elle ne parle pas, mais tout son corpsfrétille, ses bras grêles se lèvent, s’abaissent ; on diraitqu’elle mime la joie d’une monstrueuse araignée.

« Elle se couche brusquement vers laterre, écoute, puis se redresse, chuchotant :

– Partis, sidi. Toi l’es biencontent.

« Et mon frère répond :

– Très content. Souléma a gagné les centlivres turques (plus de 2.000 francs).

« Et les manifestations gesticulées de lavieille redoublent.

– Quoi toi besoin encore, sidi ?

« X. 323 ne réplique pas. Il s’esttraîné vers la porte. À vingt pas, trois hommes sont debout,éclairés en plein par l’astre de la nuit. Ils causent, leurs voixprudentes n’arrivent pas jusqu’à nous ; mais leurs mouvementstrahissent l’animation de l’entretien.

– Li, espions laissés par le masque d’orvert, bredouille la négresse.

– Ils ne nous gêneront pas longtemps.

« Ce disant, mon frère porte à ses lèvresune sorte de tube. Je reconnais la sarbacane aux projectiles decurare.

« Avant cinq minutes, les bandits aurontcessé de voir. Pourtant je ne sens aucune joie d’être délivrée dudanger qui nous a menacés.

« Un mot de Souléma m’a fait pressentirque notre expédition a été inutile.

– L’homme au masque d’or vert, a-t-elledit.

« Si l’ennemi portait un masque, monfrère n’a pu voir ses traits.

« Mais la sarbacane remplit son office,tandis que je rêve tristement. J’en ai conscience parce queX. 323 me presse fortement le bras :

– Debout, il s’agit à présent de sauverMax Trelam qui est leur prisonnier.

« Il n’a pas besoin de répéter. Je medresse d’un bond.

« Max Trelam prisonnier des dix yeuxd’or vert ! Pensée atroce !

« Mon frère donne des ordres à Souléma,qui incline respectueusement la tête. Quand il a terminé, elle luisaisit la main, y appuie ses lèvres ridées :

– Allah le grand conduire ti, sidi. Liétendre sur ton front sa main puissante !

« Il me reprend par le bras etm’entraîne.

– Où allons-nous ? fais-je dans unmurmure.

– Nous le saurons en chemin, est laréponse stupéfiante que je perçois.

« Cette fois encore, le ton de mon frèrem’avertit qu’il refuse de s’expliquer davantage.

« Nous marchons vite, très vite. Nouscontournons la colline des Moulins, le long des pentes opposées àcelles par lesquelles nous sommes venus.

« Nous rentrons dans les ruelles duCaire.

« Il me semble que nous tournons dans lelabyrinthe de voies s’étendant entre les mosquées Seyidna et ElHâkim.

« Cette promenade à travers ce dédaletortueux, promenade dont je ne m’explique pas le but, me faittrembler d’impatience. Un moment même, dominée par une penséelancinante, je ne pus me tenir de dire :

– Nous aurions pu délivrer Max Trelam desuite.

« Mon frère me regarde avec un souriremélancolique. J’ai craint de le fâcher ; il me ditdoucement :

– Oui, nous avons nos revolvers. Ontuerait l’homme au masque d’or vert ; seulement, sescomplices, trop nombreux pour nous deux, nous assassineraient.

– Qu’importe !

« Ce cri désolé m’a échappé. Lui mecouvre d’un long regard où je sens sa tendresse profonde ; etil reprend, d’une voix caressante mais ferme :

– Je ne veux pas que tu meures, pauvrepetite sœur. La rançon d’honneur de notre nom est déjà assezlourde.

« Il pense à Ellen et me ramène ausouvenir de ma chère petite disparue. Il continue :

– J’ai la promesse que cette expéditionest la dernière. Son succès réhabilite nos morts.Comprends-tu ? Le gouvernement russe n’ose pas donner l’ordrede détruire le brassard aux dix opales. Il craint les critiques dela noblesse, de l’armée. C’est moi qui, secrètement, dois accomplircette destruction.

– Pourquoi ne l’avoir pas détruit autombeau d’Adj-Manset ?

– Il n’y est plus.

– Comment ?

– Le consul de Russie, croyant entrerdans les vues de son gouvernement, l’a fait prendre hier, dans lajournée. On ne saurait le détromper ; le secret professionnelpolitique, les raisons dynastiques s’y opposent. Nous devons doncvivre.

« Un instant il a suspendu saphrase ; il l’achève enfin :

– Vivre au moins jusqu’au devoirrempli !

« Quelle désespérance a fait trembler savoix… J’interroge son visage. Il a repris son habituelle expressionde flegme que rien ne saurait troubler.

« Nous suivons une ruelle étroite, où, jele jurerais, nous avons déjà passé plusieurs fois.

« Brusquement une porte s’ouvre à notredroite. De l’ouverture jaillit une forme féminine ; elle seprécipite vers nous. Qu’est-ce ?

« Mon frère attendait cela, car il nemanifeste aucune surprise. Mais comme son accent est doux lorsqu’ilinterroge :

– Eh bien, pauvre enfant ?

« Elle balbutie, une angoisse étranglantses paroles dans sa gorge :

– Ouadi Natroun… ; allez… ;empêchez le meurtre… Oh ! tout ce sang, tout ce sang me faithorreur !

« Mon frère lui a saisi les mains. Il laregarde sans doute bien en face. La ruelle est si obscure que jedistingue seulement les deux silhouettes immobiles.

« Mais ces mots, prononcés d’une voixabaissée, m’arrivent cependant :

– Silence, mademoiselle, silence… Devenezforte, vaillante, jusqu’au jour où vous aurez à choisir entre lavie et la mort.

« Elle est dominée certainement, car elleréplique avec plus de calme :

– Croyez-vous réellement que je puissejamais être libre d’opter ?

– Je vous en donne ma paroled’honneur.

« Elle a un sanglot, mais je comprendsque ses larmes soulagent son âme oppressée.

– Rentrez et croyez à ma parole, murmureencore mon frère.

« Elle s’incline dévotieusement etdisparaît à l’intérieur de la maison dont la porte est restéeentrebâillée.

– Au Nil ! ordonne alors monfrère.

« Et comme je ne bouge pas, toutinterloquée encore par l’apparition de cette femme, de cetagent au service de mon frère, et que je ne connais pas,lui reprend :

– Le masque d’or vert conduit Max Trelamà la vallée de Natron, là où j’avais espéré dissimuler le corps denotre douce Ellen, jusqu’à l’heure où nous le pourrons transporterdans la tombe où dorment nos aïeux. Il conduit Max, là.

« Et nous reprenons notre marcheprécipitée. Seulement, à présent, nous n’errons plus au hasard dansle lacis des ruelles ; nous marchons vers le Nil par le cheminle plus direct…

« L’action commencée me restitue lafaculté de penser. La curiosité se réveille en moi. Je désiresavoir qui est la femme inconnue, cette femme à qui X. 323croit pouvoir offrir le choix entre l’existence et le trépas.J’interroge :

– Frère, qui est cette femme ?

« On dirait qu’il hésite à me répondre,puis sa voix sonne si grave que tout mon être frissonne :

– Elle n’a pas de nom,prononce-t-il ; on n’a plus de nom quand on repousse de toutesa volonté une appellation odieuse. Ses amis ne doivent jamaisprononcer les syllabes qu’elle hait.

– Tu es donc son ami ?

« On croirait que sa voix défaille surcette affirmation troublante :

– Oui !

« Puis comme se reprochant une seconde defaiblesse, il achève avec une énergie qui me surprendencore :

– Sois aussi son amie, petite sœurd’espion, petite sœur torturée dans tes affections. Sois son amie,parce qu’elle est plus malheureuse que toi !

Chapitre 3L’ATTENTE DU COUP DE FEU – (Suite du« Journal »)

 

« Trente-six heures j’ai vécu enrêve.

« Max Trelam, l’inconnue plus malheureuseque moi, Ellen ; ces noms, ces êtres tourbillonnent dans mapensée.

« Et puis il y a autre chose. Mon frère ades secrets pour moi.

« Je ne suis plus, comme auparavant, lelieutenantconnaissant tout de ses projets, évaluant ledanger avec lui, prenant, part aux moindres détailsd’organisation.

« J’obéis. J’ignore quand, comment il apréparé les moyens d’exécution.

« Nous avons traversé le Nil, gagné Gisehsur la rive gauche. Des chameaux de course, des méharis nous ontemportés à travers le désert Lybique.

« Une seule explication de mon frère.

– Le masque d’or vert entraîne Max Trelampar eau jusqu’à El-Khâtatébé. Nous arriverons là-bas une dizained’heures avant lui.

« Qui l’a renseigné ? Je ne saispas. Je vis en rêve réellement.

« Un autre fragment de conversation quim’a laissée meurtrie moralement :

– Ah ! ai-je dit, je ne me rappelleplus à quel propos, si l’on connaissait cet ennemi masqué…

« X. 323 a répondutristement :

– Je le connais, hélas !

« Puis il a parlé d’autre chose. J’ai crudiscerner en lui le regret d’en avoir trop dit.

« Trop ! Qu’est-ce que cela m’aappris ? Rien ou à peu près.

« Vers le début de la nuit, après touteune journée harassante, nous faisons halte dans une cavité duGhareb-El-Moghra, cette énorme montagne rocheuse trouant le sabledu désert, au Sud de l’Ouadi-Natroun.

– Tu es brisée, m’a dit tendrement monfrère. Dors, Je t’éveillerai quand il en sera temps.

« C’est vrai que je n’en puis plus. Aussine me fais-je pas répéter l’invitation.

« Je m’étends sur mon manteau, la selleenlevée à mon méhari me servant d’oreiller, et de suite je tombedans un demi-sommeil, où je ne perçois les choses extérieures qu’àtravers un nuage.

« Ainsi, il me semble que X. 323sort de l’anfractuosité qui m’abrite. Je pense entendre leclappement de langue, par lequel on obtient des chameaux qu’ilss’agenouillent, afin que l’on puisse se hisser en selle.

« Et puis tout se brouille, s’efface. Jedors complètement.

« J’ai dû reposer longtemps ; quandje rouvre les yeux, ma montre m’indique que l’aube est proche. Jecherche mon compagnon.

« Je ne le vois pas. Je suis seule.Est-il déjà au dehors, harnachant nos montures pour continuer laroute ?

« Je me lève. J’arrive à l’entrée de lagrotte… Au dehors, mon méhari dessellé et entravé à quelques pas.Il dort, son long cou allongé sur le sable. Mais de mon frère, desa monture, aucune trace.

– Est-ce que j’aurais bien vu au momentde m’abandonner au sommeil ? S’est-il éloigné pour un motifque j’ignore ?

« Mais oui. Le voici qui se montre àquelques centaines de mètres, contournant un promontoire granitiquequi le dissimulait jusque-là à mes yeux.

« Il arrive auprès de moi, jette à terreun ballot d’étoffes, et se laisse glisser à bas de sa selle.

« Le méhari souffle, ses flancs halètent,la sueur luit sur sa fourrure brune.

« Le méhariste désigne le paquet.

– Vite ! deux déguisements ! Letemps presse ; nous devenons deux bédouins de l’oasisd’Aïn-Checheghia.

– Pourquoi ?

– Pour sauver Max Trelam.

« Ces mots me galvanisent. En peud’instants, je suis ainsi que mon frère lui-même enfouie sousl’ample burnous des nomades du désert.

« Sauver Max Trelam. Je suis prête à toutpour cela.

« Mon compagnon a l’air satisfait de monempressement. Il dispose le Utham, ce voile des nomades,de façon que mes yeux seuls soient à découvert, puis il me serredans ses bras.

– Courage, petite sœur, courage. Règletes mouvements sur les miens. Et surtout pas une parole, pas ungeste d’effroi, de surprise. Le salut de Max est à ce prix.

« Nous partons. Nous traversons la sentecaravanière d’Égypte à Tripoli. Au delà se dressent des éminences,au nombre de trois.

« Il me désigne la hauteur médiane, et savoix passant sur moi comme une caresse :

– L’hypogée des Vierges. L’an 3.000 avantnotre ère, Phra-Itenoph, préfet pour le pharaon des provinces de laBasse-Égypte, imposa la population de trente mille journées detravail, pour disposer sous cette colline des réduits souterrainsoù seraient transportées les dépouilles mortelles des jeunesfilles. J’avais pensé que notre Ellen dormirait en paix dans cettenécropole, en attendant de reposer dans la terre natale. Je me suistrompé. Le masque d’or vert veut se rencontrer avec nous auprès ducercueil de sa victime.

– Et nous la vengerons, m’écriai-je,prise d’une sorte de vertige !

« Il secoua négativement latête :

– Nous le laisserons partir, paisible,croyant qu’auprès de la morte gît le cadavre de Max Trelam.

« Et comme j’avais un mouvement violent –surprise, colère, que sais-je ! – il reprit en accentuant lessyllabes :

– La confiance est une arme terriblequand on sait l’imposer à l’ennemi. Et à l’heure où elle disparaîtpar suite de l’événement inexplicable, l’homme est bien près desuccomber, car il perd toute faculté de raisonnement.

« Il haussa les épaules.

– Dans la mosquée d’Adj-Manset, il adéclaré orgueilleusement que l’inexplicable ne troublerait jamaissa claire vision. Eh bien ! mais tout dépend de la qualité del’inexplicable. Nous lui en fournirons de qualité peu commune.

« Puis d’un ton bref :

– À présent, petite sœur, silence ;entrons en contact avec l’ennemi.

« Un homme se montre à peu dedistance ; il se tient debout devant l’entrée de l’une desinnombrables excavations, qui trouent la colline et lui donnent unevague apparence d’éponge géante.

« Il nous fait signe d’approcher.

– Vous êtes ceux que m’envoie lecheik.

– De l’oasis d’Aïn-Checheghia, répond monfrère.

– Rien, je vais vous installer à votreposte.

« Il a actionné une lampe de poche.Guidés par lui, nous pénétrons dans l’excavation ; nousparcourons une galerie sinueuse ; nous arrivons dans une sallesouterraine dont les parois sont forées de logettesquadrangulaires.

« Il nous en désigne une, que surmonteune croix blanche, gravée dans le roc.

– Le cercueil est là. Attendez. Je vaisau-devant du maître.

« C’est un bonheur que ce misérableMarko, je saurai son nom un peu plus tard, nous laisse seuls.

« Le cercueil, le cercueil ; cesmots sonnent dans ma tête, font battre mon cœur avec furie.

« Tout tourne autour de moi. Si Markoétait demeuré, il eût sûrement remarqué mon trouble.

« Le cercueil, j’avais compris de suitequ’il s’agissait de celui que nous avions enlevé à laQuarantaine-Neuve.

« Ellen ! Chère petite Ellen,innocente victime, le destin me ramène près de toi. Faut-il doncque la morte et la vivante collaborent pour sauver MaxTrelam ?

« Je me suis mise à genouxinstinctivement.

« Je prie peut-être ; les parolesque je prononce jaillissent de mon cœur et mon cerveau ne lesperçoit pas !

« À l’entrée de la galerie par laquelle adisparu Marko, mon frère est immobile, penché en avant. Il écouteles bruits lointains. Merci, frère, tu veilles sur la prière que lasœur vivante murmure à l’oreille de la sœur trépassée !

« Une secousse me tire de l’étatextatique où je suis plongée.

« X. 323 est auprès de moi. Avec unedouce violence, il m’oblige à me relever.

« Sa voix contenue vibre, pleined’autorité.

– L’instant d’être stoïque est venu,dit-il. Enveloppe-toi dans le burnous, le capuchon sur la tête.Souviens-toi qu’un signe d’émotion nous perd tous deux, et perd MaxTrelam avec nous.

« Je ne réponds pas ; mais sansdoute, il lit dans mes yeux la résolution d’être telle qu’il lesouhaite, car il ajoute tendrement :

– Bien, petite sœur… Que n’est-il en monpouvoir de t’épargner la souffrance !

« Et semblables à deux statues vivantes,nous restons debout auprès de l’alvéole à la croix blanche.

« Une clarté jaillit de l’orée de lagalerie. Je discerne trois formes humaines. Oh ! je lesreconnais sans peine : Marko, l’Ennemi au masque d’or vert, etsurtout lui, lui, Max Trelam.

« Un signe d’émotion perdrait Max Trelam,mon frère l’a affirmé, lui qui n’exagère jamais le danger !…Et je veux sauver Max Trelam, je le veux parce que… parce que…

« On parle autour de moi. Les voix del’Ennemi et de Max Trelam alternent. Toute à mon dialogueintérieur, je ne saisis pas le sens des paroles prononcées.

« Seuls, les mouvements me sontperceptibles.

« L’Ennemi vient jusqu’à la cavité quirecèle le cercueil.

« Il a déposé un objet dans l’excavation.Qu’est-ce ?

« Je regarde ; un revolver ! Jedétourne les yeux avec un frisson. J’écoute à présent, j’écoute detous mes nerfs surexcités.

« Et j’entends l’assassin des dix yeuxd’or vert qui prononce ces phrases sinistres :

– Il m’aurait déplu de vous frappermoi-même. Votre résolution de vous tuer, Max Trelam, me satisfait.J’ai confiance. Le revolver est là, et je suis certain que vous nevous en servirez que contre vous-même.

« Oh ! mon Ellen ! Tout estclair. Max Trelam va se frapper pour te suivre dans la mort.

« Comme il t’aime… ; mais dis, dis,n’est-ce pas aussi mon souvenir qu’il aime en toi, et nepermettrais-tu pas qu’il vive s’il pouvait aimer ton souvenir enmoi ?

« Que vais-je penser là ? Je suisfolle…

« Le masque d’or vert parleencore :

– Je prétends, Max Trelam, vous accorderla suprême consolation du tête-à-tête avec la morte. Vous lui direzles choses aimantes, démence ou sagesse, que les trépassésentendent peut-être, dont leur sommeil apparent ressent peut-êtrecomme une caresse. Au bruit de la détonation, nous reviendrons, ettous deux serez unis dans la même tombe.

« Oh ! l’horrible, l’horriblecauchemar !

« Mon frère me serre fortement le bras.L’Ennemi vient de commander, aux deux faux Arabes que noussommes, de tirer le cercueil de la cavité où il repose, de leplacer sur le sol, aux pieds de Max Trelam.

« Il faut obéir. Nous extrayons lentementla suprême couchette de notre Ellen de la cavité qui lacachait.

« J’ai peine à retenir un cri ; unnuage s’est épandu devant mes yeux.

« Le couvercle de la caisse funéraire aété enlevé, remplacé par une vitre, à travers laquelle ma sœurbien-aimée apparaît, jolie, élégante, adorable. Son suaire blancsemble la tunique nuptiale d’une fiancée de l’ancienne Égypte. Oncroirait qu’elle s’est endormie en attendant le fiancé choisi parsa tendresse.

« Notre frère a dû porter le poids à luiseul, car mes mains crispées sur le bois sont sans force, j’en aiconscience.

« Enfin ! le masque d’or vert, suivide Marko, regagne le couloir qui perce la montagne. Tirée parX. 323, je les suis.

« Nous laissons Max Trelam seul en facede notre petite morte !

**

*

« On s’est arrêté à quelques pas de lasortie de l’hypogée.

« L’homme aux dix yeux d’or s’adresse àMarko.

– La détonation nous avertira que toutest fini. Tu retourneras là-bas avec ces bédouins et, comme je l’aipromis à cet estimable Anglais, vous creuserez une même tombe pourles deux défunts !

– Mais vous, Excellence ?

– Moi, les minutes sont précieuses. J’aihâte d’avoir repris possession de notre… logis…, et de m’occuper unpeu de l’espion X. 323 et de sa sœur Tanagra, cette niaise quia cru que je lui permettrais tranquillement de donner à Max Trelaml’illusion vivante de sa femme morte.

« Ce qui nous menace, mon frère et moi,ne m’émeut pas.

« Non, ce qui me bouleverse, ce dont moncœur se contracte effroyablement, c’est la pensée que Max Trelam,muni d’un revolver, dit l’adieu à Ellen. Comment mon frèrepourrait-il le sauver maintenant ?

« Je le regarde. Il ne fait pas unmouvement. Le capuchon du burnous dissimule ses traits, mais sonattitude est paisible, indifférente.

« On croirait voir en lui un véritablebédouin, que tout cela ne concerne pas.

« L’organe de Marko exprime une questionqui accroît encore mon épouvante :

– Ne craignez-vous pas, Excellence, quel’Anglais, armé à présent…

– En profite pour se venger ?continue le masque d’or vert. Non. Max Trelam est un très loyalgentleman. Il a promis de mourir, il fera honneur à sonengagement.

« Il conclut avec un sourire :

– Je suis persuadé qu’il éprouve pour moiune sorte de gratitude. Je lui fournis le moyen de sortir del’indécision pénible qu’avait provoquée chez luiMlle Tanagra.

« Je me suis adossée au rocher. Il mesemble que je vais tomber.

« Soudain, je tressaute des pieds à latête.

« Une détonation stridente a retenti dansl’hypogée. »

Chapitre 4RÉVEIL

Ces fragments du Journal de Tanagraqu’elle croyait devoir rester ignorés de tous, moi, Max Trelam, jeles lus six jours après m’être brûlé la cervelle.

De prime abord, mon affirmation apparaîtraparadoxale, invraisemblable, aux lecteurs du Times.

Cependant, s’ils veulent réfléchir que jamaison n’a constaté la moindre velléité épistolaire chez les défunts,ils concluront, avec un bon sens dont je les félicite, que trèsprobablement je ne suis pas mort, puisque j’écris ces lignes.

Après le coup de revolver, une douleur que jeconsidérai comme la désagrégation de mon personnage, je demeuraienviron trois quarts d’heure (on me l’a affirmé depuis et j’ai tenuce laps pour exact) absolument privé de sensations.

La première qui me fut vaguement perceptiblefut une impression de fraîcheur au visage.

Une réflexion baroque s’éveilla enmoi :

– Oh ! oh ! pensai-je, voilàqui est bon après la température torride du désert. Allons, allons,l’autre monde n’est pas désagréable ; le climat y esttempéré.

Et comme pour me prouver que la logique étaitsusceptible de résider encore dans un crâne, que je pensais trouéde part en part, j’ajoutai dans une forme elliptique qui résumaitl’ensemble de mes idées :

– L’esprit, cette essence de la pensée,n’a pas besoin d’un crâne et d’un cerveau pour se manifester.

Sur quoi, j’ouvris les yeux, ce qui, je doisl’avouer, me parut une opération d’ordre éminemment matériel et, dece fait, en contradiction flagrante avec la réflexionprécédente.

Plus contradictoire encore. J’eus le sentimentque je voyais la salle funéraire où je m’étaisrevolvérisé, la lampe électrique, les piliers, dessilhouettes humaines. Plus fort encore, j’entendis une voixtremblante s’écrier :

– Frère, ses paupières selèvent !

Et je reconnus Tanagra, agenouillée près demoi, ayant à ses côtés un burnous rejeté à terre. Et aussiX. 323 qui répondit :

– Tu as donc douté, petite sœur ?J’avais promis qu’il serait sauvé. À cette heure Strezzi rejointses complices. Il a perdu notre trace. Marko ne la lui révélera pascar ses lèvres sont scellées par la mort.

Cela m’apparut trop fort. X. 323connaissait à présent la personnalité du chef au masque d’or vert,le capitaine de la bande des dix yeux d’or.

By Jove, le traître m’avait appris tout celaavant ma mort ; mais X. 323 n’était pas là.

Mon irrémédiable curiosité me décida à uneffort nerveux, et je réussis à balbutier :

– Qu’est-ce que tout celasignifie ?

Nouveau cri joyeux de Tanagra : « Ilparle ! » suivi presque aussitôt de cette recommandationinquiète :

– Non, non, gardez le silence…

Mais X. 323 l’interrompit :

– La seule façon de le calmer est de lerenseigner. Max Trelam, ne l’oublions pas, est le correspondantcher au Times, et le désir de savoir, s’il étaitcontrarié, lui serait plus dangereux qu’un lingot de plomb dans latête.

– Oh oui ! fis-je avec uneconviction qui provoqua chez mon interlocuteur une cordialehilarité.

Il se penche vers moi et toujoursriant :

– Vous vous étonnez de vivre ?

– Ma foi. Je suis sûr que ma main n’a pastremblé. La balle a dû pénétrer.

– Erreur. Je l’avais enlevée.

– Vous ?

– Moi-même. Les deux Arabes, vous voussouvenez…, oui…, sous les burnous, Tanagra et moi, le revolver àportée de ma main, un simple tour d’escamotage. Vous vous êtessuicidé à blanc. La bourre vous a déchiré la peau, l’expansion dela poudre vous a ébranlé le crâne ; un peu de fièvrenécessitera quelques heures de repos.

– Nous resterons ici ?

Il secoua la tête et désignant sa sœur qui meconsidérait de ses grands yeux, ravis au point que son regardm’enveloppait de la douceur d’une caresse :

– Elle vous conduira à l’asile dont vousne devrez pas sortir de quelque temps. La personne qui vous yservira a droit à votre entière confiance.

Je le fixai avec insistance. À peine revenu àla vie, je me sentais de nouveau sous l’emprise du mystère. Ilhocha la tête d’un air mécontent :

– Quoi ? Quelle hésitation dansvotre esprit ? Votre damnée curiosité toujours.Dominez-la : vous saurez tout quand le Times, avanttous les autres, pourra sans péril élucider le mystère de la comèterouge, des dix yeux d’or…, ou bien persistez à vous tuer.

En toute sincérité je n’y songeais pas. Mais,par taquinerie, pour ennuyer mon interlocuteur, je répondis sanspenser à la cruauté de la réplique :

– Cela m’apparaît comme une désirablesimplification.

Un soupir douloureux me fit frissonner. Jetournai les yeux vers Tanagra. Elle était pâle. Autour de sespaupières, sous lesquelles brillait l’émeraude bleutée de sonregard, une meurtrissure dessinait un halo désespéré. Presquerudement X. 323 me lança cette apostrophe :

– Alors vous refusez comme guide lacomtesse de Graben-Sulzbach ?

Graben-Sulzbach ! Ah ! le nomdélicieux et déchirant ! C’était sous ce nom qu’autrefois,avant les événements funestes qui nous avaient séparés, Tanagra etmoi, fiancés alors, avions voyagé de Boulogne à Munich, à Vienne,où nous attendait le bris de nos espoirs.

Que se passa-t-il en moi ? Est-ce quel’on peut analyser les spasmes d’un cœur sans cesse exposé à ladualité des êtres en une tendresse unique ?

Tanagra, Ellen, se confondirent une fois deplus dans ma pensée.

J’eus la conviction soudaine que les larmes del’une feraient couler les sanglots de l’autre. Il n’y eut plus pourmoi une vivante, une morte ; il y eut deux entités douéesd’une vie spéciale, quelque peu brumeuse : deux en une :est-ce que je sais ?

J’essaie d’expliquer l’inexplicable, de sonderl’insondable. Je doute que je me fasse comprendre ! Mon seulespoir est de donner à mes lecteurs l’impression du trouble profondqui secoue tout mon être.

Une chose me paraît plus désirable que touteautre. Ne pas affliger celle, Tanagra ou Ellen, ou mieux Tanagra etEllen, que j’ai devant moi.

Et le résultat de cette disposition mentale,le voici. Je réponds en bredouillant, tant j’ai hâte de ramener lescouleurs de la vie aux joues de celle qui nous écoute.

– Je ne peux pas refuser le secours de lacomtesse de Graben-Sulzbach. Je ne peux pas, vous le savezbien.

Une rougeur de rose s’épand sur la pâleur deTanagra. Il me semble que ses doux yeux, couleur d’océan,s’emplissent d’une humide buée.

Pour dissiper l’embarras que je devine enelle, celui qui m’étreint moi-même, je reprends :

– Et Ellen ?

Sans doute X. 323 est satisfait de cettediversion, car il riposte du tac au tac :

– En sûreté, à l’abri des recherches deStrezzi. Je m’en suis occupé tout à l’heure. Nul ne la troublerajusqu’au jour où nous pourrons lui assurer sa place dans lemausolée de notre famille.

Puis sans me permettre de l’interrogerdavantage, il reprit :

– Le temps m’est mesuré. Je pars. Ma sœura mes instructions. Laissez-vous conduire. Laissez-nous achever ceque nous avons commencé. Sachez seulement qu’il nous fautvaincre ; notre gouvernement estime enfin que nous avons assezsouffert pour mériter la réhabilitation des innocents qui nous ontdonné le jour. Ce nom honoré nous sera rendu après la défaite deStrezzi. Il nous sera rendu. Tanagra ne sera plus la sœur etl’associée d’un espion.

Il eut un cri de détresse poignante.

– Pauvre petite Ellen ! Elle seulene jouira pas du triomphe !

Mais secouant la pensée amère d’un gesteviolent, il enlaça Tanagra, l’étreignit sur sa poitrine, murmurantavec un accent, dont je ne devais comprendre le sens véritable queplus tard :

– Je veux réunir sur toi, cher être decourage, de dévouement, d’abnégation, toute la tendresse de moncœur. Tu verras, tu verras… Je t’ai faite esclave d’un devoir. Ille fallait… ; mais je t’aime, sœurette, crois à ma profondetendresse. Elle te sera prouvée.

Brusquement il éloigna la jeune fille de lui,et nous enveloppant tous deux d’un regard étrange :

– Obéissance absolue, dit-il, confiance,– il prit un temps et prononça ce dernier mot : –espoir !

Puis rapide comme la pensée, il s’élança versle couloir conduisant au dehors et disparut.

Je me trouvais en tête à tête avecTanagra.

Celle-ci, sans un mot, tira d’une sacoche, queje n’avais pas remarquée jusque-là, un petit fourneau àalcool ; elle fit chauffer une boisson de couleur ambrée, etquand elle fut tiède, elle en versa dans un gobelet de métal et mefit boire.

Sans doute le breuvage apaisa mes nerfssurexcités par les terribles événements des dernières journées, carpeu à peu je m’assoupis et tombai enfin dans un profondsommeil.

Profond, mais réparateur aussi, car j’ensortis la tête libre, mes membres ayant recouvré leur élasticité.Véritablement, me brûler la cervelle n’avait pas été malsain pourmoi.

De plus, effet de la commotion probablement,j’avais la sensation fort nette que les brouillards quiobscurcissaient naguère mon esprit s’étaient dissipés.

Ma situation s’était précisée. Le vague de mespensées, les indécisions qui se renvoyaient naguère mon moiintérieur ainsi qu’un volant effectuant son va-et-vient entre desraquettes, n’existait plus.

Donc je me dressai sur mes pieds, ce qui parutréjouir Tanagra.

– La nuit vient, fit-elle d’une voix trèsdouce qui sonna sur mon cœur comme un rappel de la voix d’Ellen,vous sentez-vous assez bien pour nous mettre en route ?

– Il me semble n’avoir jamais été plusen forme, répliquai-je.

– Alors, s’il vous plaît, nous ironsquérir les méhara qui nous porteront jusqu’à Giseh.

Je l’interrogeai du regard. Giseh, la bourgadesise en face du Caire. Pourquoi retourner là-bas ? Ellemurmura :

– C’est l’ordre de mon frère. Il sait cequi convient le mieux.

– Ne vous aurait-il donné aucuneexplication de cet ordre bizarre ?

– Aucune. J’ignore comme vous lepourquoi de cette manœuvre.

Et étouffant sur mes lèvres une exclamation desurprise, elle ajouta :

– Il a affirmé que vous seriez ensûreté ; cela suffit à me décider. Qu’importe de comprendre sil’on a confiance ! Savoir est bon, croire est mieux. Avoir foidans l’œuvre est plus grand qu’être apte à la discuter.

Puis avec une émotion soudaine, dont la portéene devait m’être révélée que plus tard, elle mit fin à mestergiversations par ces paroles :

– Obéissez, obéissez pour moi… ; necomprenez-vous pas qu’en prenant, à la villa de l’Abeille, la placed’Ellen, je n’étais pas seulement un bouclier moral contre votredésespoir ?

Pour toute réponse, je me levai, me dirigeantvers la galerie conduisant au dehors.

J’avais songé déjà que Tanagra, à mes côtés,avait voulu me protéger également contre les coups de FranzStrezzi.

Nous sortîmes silencieux. Peut-être, commemoi-même, la dévouée créature conversait-elle avec son âme ?Oui, cela devait être, car nous n’échangeâmes pas une parole durantla route.

La nuit étendait sur nos têtes son vélumindigo, enrichi par la passementerie d’or des constellations. Sousnos pas, le sable craquetait, donnant l’illusion d’un grillonaccompagnant de son chant grêle chacun de nos mouvements. La sentedes caravanes, reconnaissable aux perches qui, de loin en loin, lajalonnent, resta en arrière de nous. En avant, se dressait, tel unécran gigantesque, la masse granitique du Chared-el-Moghra.

Je le désignai du geste. Était-ce là que nousallions ?

Tanagra inclina affirmativement la tête.Quelques minutes encore et je compris.

Abrités des regards par un éperon rocheux,leur silhouette fantastique se découpant sur l’entrée obscure d’unecaverne, deux méharis entravés, couchés sur le sable, semblaientnous attendre.

Ils tendirent le cou de notre côté, soufflantavec inquiétude. Mais ma compagne modula un sifflement léger et lesanimaux s’apaisèrent.

Ils nous permirent de les approcher, de lesdébarrasser de leurs entraves, de nous installer sur les sellesdont ils étaient porteurs.

Puis sur un nouveau sifflement, ils sedressèrent sur leurs pieds.

– En avant ! fit Tanagra d’un tonmélancolique. Il faut qu’au matin nous soyons abrités dansl’Ouadi-Tareg. La clarté du soleil ne vaut rien à ceux qui secachent.

Sa voix trembla pour conclure :

– Nous entrons dans l’inconnu, un inconnuvoulu par X. 323. Que les regards d’Allah soient surnous !

Je ne pus lui demander la raison qui lui avaitfait choisir cette phrase des oraisons arabes ; elle avaitrendu la main à sa monture qui trottait déjà sur le sable.

Quelle chevauchée dans la nuit ! De deuxheures en deux heures, quelques minutes d’arrêt pour permettre auxméhara de reprendre haleine, puis l’on repartait de plus belle.

Vers trois heures du matin, nous discernâmesles premières pentes du Ghareb-Rané accédant à un vaste plateau quis’élève au-dessus de la plaine de sable.

Nous entrions dans la vallée (ouadi)désertique de Fareg.

Mais nous n’étions pas encore arrivés. Il nousfallut la remonter de bout en bout, c’est-à-dire sur une distancede plus de quarante kilomètres.

Le ciel se rosissait d’aurore quand nousatteignîmes l’extrême pointe Est du Ghareb-Rané, dominant leplateau sur lequel se dressent les pyramides de Giseh, les pluscélèbres d’Égypte.

À cette pointe existent des cavernes creuséesaux âges préhistoriques par les hommes. Les touristes venant enexcursion à Giseh ne les visitent plus, car les entrées en sont enpartie masquées par des éboulis de roches.

Nous avions là une cachette admirable. Jecomprenais en effet que nous passerions la journée en ce lieu, pourgagner le Caire à la faveur des ténèbres revenues.

Nos chameaux furent tirés dans une vastecavité, qui semblait se prolonger au loin sous la montagne.

Vraiment, le logis d’étape avait été préparépour nous.

Un monceau de tiges de riz et de maïs fitébrouer nos montures ragaillardies par ce festin végétal.

Pour nous, une caisse fermée par des toilesmétalliques, à l’instar des garde-manger des ménagères anglaises,se montra accrochée à la paroi rocheuse.

Ma foi, après plusieurs heures de chevauchéeméhariste, les provisions sont assurées de recevoir un accueilcordial, et Tanagra n’eut pas besoin de m’inviter à y fairehonneur.

La faim calmée, je demandai :

– Que faire maintenant ?

Elle eut ce sourire énigmatique, caressant etdouloureux, dans lequel je retrouvais l’expression d’Ellen en sesheures de tristesse, et elle murmura :

– Dormir… tout le jour.

Prêchant d’exemple, elle s’enveloppa dans lacouverture d’étape enroulée sur le troussequin de sa selle et,s’adossant au rocher, elle ferma les yeux.

Un instant, je demeurai là, mes regardsinvinciblement fixés sur elle, pénétré par l’impression aiguë quedevant moi Ellen, ma femme, s’abandonnait au sommeil.

Chapitre 5LE PARFUM DES LOTUS VERTS

Le soleil descendait vers l’horizonoccidental, quand mes paupières se décidèrent à démasquer mespupilles.

Mon premier soin fut de chercher ma compagne.J’eus un petit mouvement de mauvaise humeur, en constatant qu’elleavait sacrifié à Morphée moins longuement que moi-même.

Elle n’était plus là.

Machinalement, je me rapprochai de l’ouverturede la caverne ; j’espérais sans doute l’apercevoir. Elle nem’apparut nulle part.

Et cependant, de mon observatoire, je dominaistout le plateau des pyramides.

Au-dessous de moi, je discernais lesTombeaux des Bédouins, avec leur maigre bouquet depalmiers ; l’ancienne chaussée Sud, les tombeaux ruinés de lacinquième dynastie, les petites pyramides s’étageant entre monposte et la masse colossale de la grande pyramide de Khéops, dontla diagonale m’amenait à ses sœurs de taille décroissante, édifiéesà la mémoire de Khléphren et de Menkeoure.

Et au milieu de ces témoins des âges disparus,toute une bande de touristes se démenaient, pygmées agités dans undécor d’Immuable.

Escortés, tirés, poussés par leurs guidesfellahs, ils escaladaient les escaliers gigantesques formés par lesassises des tombeaux des pharaons. Ils venaient irrévérencieusementregarder le sphinx sous le nez, donnant l’impression d’inconscienceet d’irresponsabilité, que feraient naître des mouches se promenantsur le piédestal du lion de Belfort.

Même petitesse dans la plaine dorée par lesrayons obliques du soleil, mêmes mouvements désordonnés,inexplicables, enfantins. Véritablement, dès que l’on observe d’unpeu haut l’homme, ce pseudo-roi de la création, on arrive sanseffort à la conviction que l’on n’a sous les yeux qu’un infimeinsecte.

Au demeurant, j’étais peut-être mécontent dene reconnaître nulle part aux environs celle que je cherchais.

Tout à coup je la vis à côté de moi. J’eus unaccent de reproche pour lui dire :

– Je m’inquiétais de votre absence.

Exactement ce que j’aurais dit à ma regrettéeEllen. Toujours la confusion des deux sœurs ?

Et cela lui sembla certainement naturel, carelle expliqua, ainsi que l’eût fait la chère morte :

– La caverne s’enfonce dans la masserocheuse. Tout près, un couloir accède au sommet du plateau. Jevoulais observer le pays environnant sans risquer d’être vue.

Puis doucement :

– Vous êtes reposé ?

– Oh ! moi, un gentleman, j’auraispu me passer de repos ; mais vous…

Elle eut son sourire mélancolique, qui piquaiten ses grands yeux comme une flamme d’émeraude.

– La vie m’a appris à ne pas sentir lalassitude.

Mais brisant la conversation, elle me présentadeux fleurs.

Je regardai avec surprise.

C’étaient deux magnifiques lotus :seulement, au lieu de la couleur bleue des lotus sacrés, ceux-ciprésentaient des pétales glauques, d’un vert analogue à celui deslames de l’océan.

– Des lotus verts, murmurai-je un peusurpris ?

– Verts et parfumés, répondit-ellelentement. Ne soyez pas surpris. Ce ne sont pas les lotus desfresques égyptiennes, les lotus d’eau. Ceux-ci appartiennent à unjujubier qui croit sur les plateaux dépourvus de toute humidité.Voilà comment j’ai pu les cueillir là-haut.

Sa main indiqua la partie supérieure durocher, puis de nouveau elle me présenta les fleurs enrépétant :

– Parfumées, rendez-vous compte. Lesautres lotus, plus beaux certes, sont dépourvus de cette senteurexquise.

De fait, j’avais cru jusqu’à cette heure quele lotus était privé de tout arôme.

Je pris les fleurs, les considérai une secondeencore avant de les porter à mes narines.

Il me sembla que les sourcils de miss Tanagraesquissaient une légère contraction d’impatience. Je me trompaisévidemment.

Et j’aspirai longuement l’âme des lotus verts,pour parler comme notre poétesse Mashcliffe.

J’eus la perception fugitive que la faculté depenser m’abandonnait. Je cessai de distinguer la plaine, lespyramides, les touristes ; de deviner, au delà des sépulturesdes Pharaons, le Nil et ses rives verdoyantes, cachés par leplateau, support des construction antiques.

J’ai su plus tard que je venais de respirer del’essence de rose, additionnée d’un protoxyde d’azote quelconque,ce qui m’avait plongé incontinent dans une sorte de léthargie.

Cet état, paraît-il, avait paru nécessaire àX. 323 pour m’introduire sans éveiller l’attention dans laretraite qu’il m’avait ménagée au Caire.

Chapitre 6CECI NE RESSEMBLE PLUS DU TOUT AUX PYRAMIDES

Une idée, qui n’est certainement pas couranteparmi les hommes, consiste à s’installer tant bien que mal dans unde ces grands trunksde cuir, dont mes compatriotess’embarrassent en voyage.

Tout le monde sera de mon avis. Ces malles decuir ont beau être spacieuses, affecter la forme deparallélipipèdes parfaits, être réputées d’une résistance aux chocssupérieure à tous les engins similaires de bois ; il fautavoir un esprit exceptionnellement fantaisiste pour songer à lestransformer en logement.

Une malle, n’est-ce pas, n’est ni un cottage,ni même une chaumière.

Toutes ces réflexions se bousculèrent dans maboîte crânienne, lorsque se dissipa la stupeur provoquée par leslotus verts.

Car je reprenais le sentiment dans une mallede cuir.

Oh ! le couvercle en était levé etmaintenu par les tigettes mobiles disposées à cet effet.

Il était évident que l’on avait voulu réduireau minimum les inconvénients de ma situation.

Néanmoins, on comprendra qu’un gentleman, dontle dernier souvenir est de respirer des fleurs en face despyramides, soit surpris de se reconnaître assis sur le plancherd’une salle circulaire de quatre à cinq mètres de diamètre, et dontle plafond s’incurve en voûte arrondie.

Je me pince, je me fais mal ; donc, je nerêve pas. Ce que mes yeux voient existe bien réellement.

Mes jambes me font l’effet d’être ankylosées.Je parviens cependant à me lever, et je promène autour de moi unregard investigateur.

Tout un côté de la salle est meublé par unebibliothèque dont les rayons plient sous les livres.

L’autre demi-cercle est complètement nu.

Je distingue une couchette, une table-bureau,des sièges ; mais de fenêtre ou de porte, pas l’ombre.

Quel singulier appartement !

Et puis une autre remarque. Je vois. Unelumière très douce emplit la chambre. D’où vient-elle ?

De la coupole, mais oui. Ce que j’ai pris pourun plafond plein est une coupole vitrée aux carreaux dépolis. Ahçà ! il fait jour au dehors. Impossible que, dans les deux outrois heures de clarté que pouvait encore dispenser le soleil, àl’instant où les pyramides se sont éclipsées à mes yeux, impossibleque nous soyons arrivés au Caire.

Au fait, sommes-nous au Caire ? Je restecoi devant l’interrogation. Je ne saurais répondre. Cette salleronde peut se trouver à Giseh, à Boulak, aussi bien qu’auCaire.

Si j’explorais d’abord l’endroit où je suisenfermé ? Enfermé, voilà le mot juste, car je le répète, lasalle ne possède ni porte, ni fenêtre.

J’enjambe le rebord de la malle. Dans monsaisissement, je n’ai pas encore opéré ce mouvement et suis restédebout sur le fond du trunk.

Un glissement se produit. Un panneau de bois,dressé contre la paroi de la malle, a été frôlé par mon pied ets’est renversé sur le tapis épais, qui couvre le plancher.

Et sur ce panneau, une feuille de papier fixéepar des épingles appelle mon attention, l’appelle d’autant plusqu’elle est ornée de caractères énormes.

On a dû écrire avec une allumette pour obtenirune écriture aussi épaisse. Je lis ceci :

« Silence recommandé. Ici est le lieud’asile annoncé. Personne ne soupçonne votre présence. Vous êtesentré (malle 3) parmi les bagages de miss Aldine, dactylographe.Avoir confiance en elle. X. 323 se porte caution.TANAGRA. »

Tanagra ! Elle, toujours elle !Présente ou absente, sa pensée veille sur moi.

Oh ! je sais que nous fûmes fiancés, quela tendresse profonde nous attira l’un vers l’autre, avant que lecriminel comte Strezzi, le père de Franz qui nous poursuit àprésent, eût ourdi la trame qui nous sépara.

Mais qu’est mon affection pour elle auprès dela sienne ?

N’a-t-elle pas voulu, avec une abnégation sihaute que tout qualificatif paraît faible, indigne d’elle, quel’agonie de la séparation me fût épargnée, ne m’a-t-elle pas pourainsi dire fait épouser Ellen ?

Et tandis qu’ainsi elle cicatrisait mablessure, elle s’en allait, tragique et désolée, inconsolable etinconsolée, vers l’isolement, vers le danger, vers la mort.

En dernier lieu elle avait reparu ; maisn’était-ce pas encore pour défendre mes jours contre l’ennemirévélé, contre moi-même ? Elle était venue pour soutenir mondésespoir, pour parer les coups d’un adversaire redoutable.

– Oh ! Tanagra, murmurai-je,tragique martyre, merci.

Ma voix me fit tressaillir. Je me gourmandai.Il est ridicule de parler haut, quand on ne désire pas avoird’auditeur. Les répliques intimes avec le moi intérieurperdent à être exprimées mécaniquement par les lèvres.

– Enfin, repris-je, j’avais résolu dereconnaître mon gîte. Mettons-nous à l’œuvre, en attendant laprésentation effective de miss Aldine, dactylographe.

La bibliothèque, occupant environ la moitié dela circonférence de la salle, contenait des livres de toutenature : ouvrages scientifiques, documentaires, romansanglais, français, allemands. Le lecteur le plus éclectique pouvaity trouver sa subsistance intellectuelle.

Mais je n’étais pas en humeur de lire. Lesaventures imaginaires, de personnages créés par la fantaisie desécrivains, m’eussent semblé insipides auprès de celles que jevivais réellement.

Je poursuivis mon inventaire.

Mais bientôt toute ma curiosité se concentrasur la partie de la muraille, dont j’avais remarqué déjà l’absoluenudité.

Ceci m’intriguait.

L’ameublement coquet, le tapis luxueux,eussent demandé, comme l’on dit de façon si colorée enFrance, la présence de quelques tableaux sur cette muraillearrondie.

Leur absence déterminait la sensation d’undéfaut d’équilibre.

Du moins, j’éprouvai ce sentiment et,d’instinct, sans m’appuyer sur un raisonnement quelconque, jem’approchai du mur afin de l’examiner.

Je ressentis une surprise.

À distance, la paroi m’avait semblé lisse,enduite d’une peinture émaillée légèrement rosée. De près, jedistinguai, à hauteur de mon visage, trois petits carrés dessinéspar des lignes ténues sur la face polie.

L’un de ces dessins se montrait à l’antipodedu diamètre central de la bibliothèque ; les deux autresoccupaient la droite et la gauche du premier, dont ils étaientéloignés d’environ deux mètres.

Que signifiaient ces trois carrés ?

En regardant mieux, je reconnus que leslignes, que tout d’abord, j’avais cru tracées au crayon, étaientproduites en réalité par des solutions de continuité de l’enduit.Elles avaient été découpées à l’aide d’un instrument acéré.

Qu’était cela ? Des panneaux fermant descavités ménagées dans le plein de la muraille ?

Je haussai les épaules. Les carrés mesuraientà peine dix centimètres de côté.

Cette dimension réduite excluait l’idéed’armoires ou de placards. Qu’eût-on pu ranger dans si minusculesalvéoles ?

Et tandis que je me donnais mentalement cesexplications, l’idée s’implantait en moi que les carrés mystérieuxdevaient s’ouvrir, tourner sur d’invisibles charnières, et que monintérêt exigeait que je les misse en mouvement.

Seulement, entre la pensée et le geste, il yavait un abîme.

Ni clef, ni serrure, ni poussoir d’aucunesorte. J’avais beau écarquiller les yeux, je ne discernais rien quifût de nature à motiver la rotation des damnés carrés.

Pour corroborer le témoignage de ma vue,j’appelai le toucher à la rescousse.

Mes doigts se promenèrent lentement sur lemur, cherchant une protubérance, un dénivellement quelconque,indiquant l’emplacement du ressort actionnant les petitspanneaux.

À l’extérieur du carré quej’auscultais, je ne découvris rien.

Alors j’exerçai une série de poussées àl’intérieur.

J’allais abandonner la partie, quand,rrrrrr ! un grincement à peine perceptible se produisit et laplaque, évoluant à la façon d’un volet, démasqua une ouvertureconique qui traversait évidemment la muraille dans toute sonépaisseur, car à l’extrémité opposée, là où devait se trouver lesommet du cône, je distinguai un petit cercle lumineux.

Au même instant, je perçus un froufrouau-dessus de ma tête, et une obscurité opaque m’enveloppa.

Je n’en ressentis aucune inquiétude.L’explication du phénomène s’était présentée à mon esprit.L’ouverture démasquait un judas, permettant de voir dansla pièce voisine sans que l’occupant s’en doutât.

Or, pour voir sans être vu, il ne faut pasêtre trahi par une clarté intempestive. La mise en marche du voletdéclanchait un vélum épais qui se tendait sous les vitres dépoliesde la coupole.

J’avoue que je fus très satisfait de madécouverte.

Séquestré de par les volontés amies deX. 323 et de Tanagra, pour une période que j’étais incapabled’évaluer, il m’agréait d’être en mesure d’entrerincognito en relations avec les autres habitants de lademeure ignorée qui m’abritait.

Aussi ne perdis-je pas de temps à appliquerl’œil à l’ouverture.

J’y trouvai une déception.

Mon regard traversait bien le mur, mais il nedistinguait qu’une sorte de grand cabinet de débarras, contenantune garde-robe couverte de rideaux à arabesques, comme en produitpar milliers l’usine de Boukhéris. Sur le plancher s’entassaientquatre trunks semblables à celui dont j’étais sorti tout àl’heure.

Peut-être qu’en interrogeant les autrescarrés, je serais plus heureux.

Et clac ! je refermai.

Aussitôt le vélum de la coupole se replia etle jour reparut, me démontrant que mes prévisions étaientexactes.

Le second judas, celui du milieu,manœuvré à son tour, me permit de pénétrer du regard dans unechambre à coucher, élégante et simple. Divers objets de toiletteéparpillés sur une table m’indiquèrent que la propriétaire du lieudevait appartenir au sexe gracieux.

Mais comme elle ne se montra pas, qued’ailleurs il me sembla qu’un gentleman correct ne pouvaitprolonger l’examen de la résidence d’une dame, je passai autroisième et dernier carré.

Cette fois je fus récompensé de mes efforts,récompensé à ce point que j’eus toutes les peines du monde àétouffer un cri de surprise.

Je reconnaissais le cabinet de travail duconsul de Russie, ce cabinet où, lors de mon arrivée au Caire, avecma pauvre chère petite Ellen, j’avais été présenté au fonctionnaireslave par le représentant britannique.

Je pouvais d’autant moins me tromper que, prèsde la grande fenêtre, j’apercevais le consul lui-même, avec sachevelure grisonnante, ses sourcils épais et sa barbe à laSouworof.

Ainsi un premier point était acquis. Monrefuge se trouvait dans l’hôtel du consulat de Russie, et lafenêtre du dignitaire s’ouvrant sur l’avenue ou Charia Imâd-ed-Dîn,je savais qu’il m’abritait à sept ou huit cents mètres, à vold’oiseau, de la villa de l’Abeille, où le plus doux bonheur et lemalheur le plus grand de ma vie m’avaient atteint.

Mais le consul n’était pas seul. Il dictait unrapport à haute voix. Le cliquettement d’une machine à écrireappela sur mes lèvres ce nom : miss Aldine.

Je la trouvai de suite au bout de mon rayonvisuel. Assise à une petite table supportant le clavier de lamachine à écrire, la dactylographe « tapotait » avecdextérité, levant la tête après l’impression de chaque phrasedictée, comme pour dire au fonctionnaire russe :

– J’attends que vous daigniezcontinuer.

Cela dura un bon moment : le consulparlant, miss Aldine pianotant ; lecliquetis des leviers à lettres sur le rouleau, la sonnerie deslignes, le choc du taquet interlinéaire scandant les paroles.

J’en profitai pour examiner celle à l’égard dequi Tanagra m’avait prescrit la confiance.

Elle pouvait avoir vingt à vingt-deux ans.Autant que j’en pus juger, miss Aldine était grande, très mince,presque maigre. Jolie cependant, avec ses cheveux blonds, d’unblond pâle et doré à la fois, le blond des épis mûrs. Son visagejuvénile était grave ; pour être juste, je devrais diretriste.

De prime saut on devinait un être sur quis’est abattue la fatalité.

Pour l’instant, mes pensées suivirent un autrecours. La dictée avait pris fin. Miss Aldine s’était levée etprésentait au consul les feuilles dactylographiées.

Le Consul, après avoir examiné les feuilletsque lui présentait la jeune fille, murmura avecsatisfaction :

– Très bien. Je crois que nous avons eula main heureuse. La maison Leithaw, d’Alexandrie, qui vous aadressée à moi, est une maison sérieuse.

Puis, affable :

– J’espère que vous-même vous vousplairez ici.

Il consulta sa montre :

– Onze heures trois quarts… Nous avonsfini pour aujourd’hui. Chaque jour, je viens au bureau de neufheures à midi environ. Ensuite, bonsoir, je pars à ma maison decampagne de Choubra. Vous, miss, vous déjeunez dans votrechambre ; ensuite vous dactylographiez au net les notes quej’ai pu vous laisser pour cet objet.

Il eut un gros rire.

– Ne tremblez pas. Il n’y en a nibeaucoup ni souvent. Ensuite vous êtes libre. Aujourd’hui, parexemple, après la sieste, je vous conseille de parcourir un peu laville.

La jeune fille secoua la tête :

– Je ne pense pas sortir… Le voyage m’alaissé une fatigue…

– Oh ! je ne vous force pas… Pourvuque le travail du consulat soit fait, vous agirez comme vousl’entendrez. Vous êtes arrivée au milieu de la nuit ?

– À près de deux heures.

– Oui, oui, je comprends la fatigue… Etpuis, vous n’avez pas défait vos malles sans doute… Si vous voulezque l’on vous aide, les k’vas (serviteurs interprètes)sont à vos ordres, vous savez. Votre titre de secrétaire vousconfère autorité sur eux.

– Je vous remercie, monsieur le consul,mais je n’aurai besoin de personne.

– Comme il vous plaira.

Si je rapporte cette conversation, c’est queje venais d’y puiser un nouvel indice.

Le consul ne se doutait aucunement que sontoit abritait ma tête. Il ignorait m’avoir pour hôte, et jecomprenais la sagesse de l’avis inscrit sur la pancarte que j’avaislue tout à l’heure :

« Silence recommandé ».

En effet toute proportion gardée, le bruitm’était interdit comme à un véritable gentleman cambrioleur.

En vérité, je crois que jamais correspondantdu Times ne connut d’aussi déconcertants avatars quemoi ! Le consul était sorti. Aldine restait seule. Elle passaderrière le bureau du fonctionnaire.

Au mur était accroché un de ces classe-papiersen pailles multicolores, tressées par les femmes des Bédouinsnomades des oasis.

Elle y fouilla un instant, dans un bruissementde papiers.

Puis sa main quitta la grande pochetterectangulaire et je demeurai stupéfait.

Entre ses doigts se balançait une sorte delarge bracelet de cuir, dans lequel s’encastraient des opales detoute beauté.

Et ce fut avec stupeur que je perçus cesparoles de l’étrange jeune fille :

– Oui, la théorie d’Edgar Poë. Lescachettes les plus simples sont les plus difficiles à découvrir. Jeme refusais à croire que le brassard aux dix opales, le vrai, pûtêtre abandonné au milieu de ces lettres sans importance. Etpourtant mon scepticisme même me démontre l’excellence duchoix.

Ses traits se contractèrent ; sa voixtrembla pour achever :

– Dire que ces pierres feraient coulertant de sang… et ce gouvernement qui s’obstine à les conserver…Lui, dont j’ignore le nom, cet homme qui se donne cette appellationbizarre de X. 323 ne peut pas les détruire ; on luirefuserait peut-être la réhabilitation qu’il désire, s’ildésobéissait aux ordres du gouvernement. Alors, alors, il faut quela destruction ne lui puisse être imputée.

Elle eut un geste douloureux et laissaretomber le brassard dans le classe-papiers.

Il y avait en miss Aldine un désespoir que jene comprenais pas.

Mais elle appuyait sur une sonnerieélectrique. Au k’vas qui se montra aussitôt, elle ditdoucement :

– Veuillez faire apporter le déjeunerdans ma chambre. Je n’aurai besoin de personne pour le servir.

Et le serviteur s’étant retiré, elle-mêmeouvrit une porte communiquant avec son logis particulier etdisparut.

J’aurais pu sans doute me poster aujudas de la salle où elle venait de passer ; mais, jel’ai dit déjà j’estime inconvenable d’espionner ainsi une jeunedame. Aussi, fermant le volet de mon observatoire, je rétablis lejour dans ma retraite et allai m’asseoir dans un fauteuil, où je mepris à rêver à tout ce que je venais de voir.

Chapitre 7LES JOURS DE SÉQUESTRATION

Le troisième jour de ma claustration dans lasalle circulaire s’achève.

Je sais maintenant pourquoi mon réduit estaussi bizarrement machiné. La maison, occupée par le consulat futconstruite par Yecoub, chef de la police du khédive Mehemet.

Un chef de la police a besoin de surprendremaint secret, surtout en Orient. Les judas, la salle secrètes’expliquent d’eux-mêmes.

Je sais également comment on entre dans maretraite.

Une portion de la bibliothèque tourne surelle-même et communique avec le cabinet de débarras, où j’aiconstaté la présence des bagages de miss Aldine.

C’est la dactylographe qui m’a appris toutcela. Elle m’apporte mes repas, cause avec moi, se montre attentiveet bienveillante.

Seulement j’ai acquis la certitude qu’elleignore l’existence des judas, s’ouvrant sur le cabinet detravail du consul et sur les autres pièces. Je ne les lui ai pasrévélés.

Je ne devrais pas avoir de défiance à sonégard. La recommandation de Tanagra est expresse. Sans doute ;mais je me rappelle l’attitude de la jeune fille en face dubrassard aux opales et je me tais. De plus, elle est étrange. Aumilieu d’une conversation indifférente, elle tressaille, promèneautour d’elle des regards troubles ; ses yeux bleuss’emplissent d’épouvante.

Puis elle s’apaise brusquement.

De quoi a-t-elle peur ?

Quelles pensées la font pleurer quand elle secroit seule, à l’abri de toute surveillance ?

Car elle pleure alors. À deux reprises, jel’ai vue, par le seul judas que j’utilise, celui qui regarde dansle cabinet du consul.

Et la seconde fois, sous l’empire del’émotion, elle a prononcé à haute voix des paroles qui m’ont parutragiques, encore que leur sens m’échappât. Elle a dit :

– Espérer serait folie ! L’impassen’a pas d’issue… Oh ! le rêve sans lendemain ! la fleurbleue au bord du gouffre ! La seule espérance est la brièvetédu martyre !… Démontrer que je hais le crime et puis…disparaître.

J’avoue que je fus très ému. À travers lesmots sans signification précise, j’entrevoyais un abîme dedésespérance.

À la suite de cela, je me suis pris à laconsidérer avec attention.

Une pensée intérieure la dévore. Je lis celasur son visage, que creuse une indicible angoisse, dans ses yeuxqui s’égarent de plus en plus.

Hier soir elle est arrivée, chargée de monrepas. Et tandis que je me mets à table, sans grand appétit (j’aibeau me livrer aux douceurs de la gymnastique suédoise, l’exercicedans un espace fermé ne développe pas l’appétit comme le pleinair), miss Aldine parle.

– Je sais que vous aimezbeaucoup X. 323, prononce-t-elle doucement, avec unfrissonnement de la voix qui ne me semble pas motivé par laphrase.

– Beaucoup est encore trop peu dire,soyez-en certaine.

– Je suis sûre. Aussi pensai-je vousfaire plaisir en vous apprenant qu’il a réussi à provoquerl’arrestation de deux des hommes de la bande des Yeux d’Orvert.

Je tressaille comme bien vous le pensez. LesYeux d’Or vert. Cette dactylographe mystérieuse est donc aucourant ? Sans en avoir conscience je l’interroge :

– Vous connaissez les Yeux d’Or, les dixYeux d’or vert ?

Elle frissonne toute et soupire cette répliquedéconcertante :

– Hélas !… Et je pleure sur Mrs.Ellen Trelam.

Puis ses mains se joignent en un gestesuppliant :

– Ne demandez pas ce qui ne doit pas êtredit. Écoutez seulement ce que l’on m’a ordonné de vous apprendre.Deux affiliés aux Yeux d’Or vert ce soir, cinq hier matin et septdans la journée précédente… cela fait quatorze… Il en reste dixautour du chef…

Sur ces dernières paroles, la respirationparut lui manquer, son tremblement s’accentua. Mais elle domina cetrouble si mystérieux pour moi et acheva :

– Quatre ou cinq tomberont dans la nuit.Les autres seront hors d’état de nuire demain.

Et comme je me frottais les mains,véritablement enchanté de constater que X. 323 vengeaitterriblement ma chère morte, miss Aldine eut un geste terrifié.

– Ne vous réjouissez pas.

– Pourquoi donc ? N’est-il pasnaturel…

Elle coupa la phrase pour lancer d’une voixnerveuse et voilée :

– Rien n’est naturel, rien. À peinearrêtés, tous les yeux d’Or vert sont morts entre les bras despoliciers. Ils avaient été empoisonnés avant de se rendre là où ilsdevaient tomber au pouvoir de la police.

– Empoisonnés, répétai-je avecstupeur ! Qui avait pu ?…

Elle s’exclama avec épouvante :

– Qui ?… Leur chef donc, les mettantainsi dans l’impossibilité de le trahir.

– Il savait qu’ils seraient capturés parles braves agents égyptiens ?

– Il devait le savoir, gémit moninterlocutrice.

Et je me pris à frissonner comme elle-même.Toutefois, ma satanée curiosité, toujours supérieure à mesémotions, m’incita à poser une question qui eut un résultatinattendu.

– Mais ce chef, leconnaissez-vous ?

J’avais été sur le point de prononcer le nomde Strezzi et vraiment, à cette heure encore, je ne sais paspourquoi mes lèvres avaient prudemment modifié ma pensée.

Comme je m’applaudis de ma réserve en voyantles traits de la dactylographe se couvrir d’une rougeur ardente, seconvulser en un rire de folie !

– Il me demande si je le connais !…À moi, à moi ? Le chef ! Le chef !… Oh ! qu’ilsoit vainqueur ou vaincu, les Yeux d’Or vert sont gravés sur monfront, sur mon cœur, sur mon esprit.

Brusquement, elle se tut, se précipita vers labibliothèque et, actionnant le ressort qui déterminait l’ouverturede l’issue secrète, elle disparut, me laissant totalementdémoralisé par ce que je venais d’entendre.

Pourquoi cette exclamation : Les Yeuxd’Or sont gravés sur mon front !

Qu’a-t-elle donc de commun avec Strezzi ?Comment obéit-elle à X. 323 ?

Et puis une foule de détails, épars jusque-làdans ma cervelle, se groupent, m’apportent un malaiseindicible.

Miss Aldine n’est pas ce qu’elle s’efforce deparaître. Il y a dans ses gestes, dans le choix de ses expressions,une distinction qui trahit l’habitude d’un monde supérieur, unesprit étonnamment cultivé.

Je constate qu’elle est l’égale intellectuellede Tanagra.

Elle conserve, dans le désarroi indéniable desa pensée, un tact, une mesure que donne seule une éducationélevée.

Je suis curieux, on le sait ; je lui aitendu les pièges auxquels succombent presque toujours lesinterviewés ; elle les a éludés sans paraître lesremarquer, et je dois ainsi arriver à cette constatationdésagréable pour le correspondant émérite du Times, que jene suis pas plus avancé que le premier jour dans la connaissance del’être intérieur de la charmante dactylographe.

Une heure s’écoule dans ces réflexions. MissAldine reparaît. En termes choisis elle s’excuse de sa brusquesortie ; elle dit enfermer en elle un secret douloureux,m’arrête quand je veux témoigner mes regrets d’une phraseinconsidérée et conclut :

– Je vous en prie, qu’il ne soit plusquestion de cet incident.

Après quoi, du ton le plus naturel :

– Ceux que X. 323 a signalés à lapolice sont bien près d’être arrêtés. J’attends avec impatience desavoir s’ils trépasseront comme leurs devanciers.

– Vous serez donc avisée ?

– Oui, dans la soirée. Désirez-vous queje vous renseigne aussitôt ?

– Vous n’en doutez pas, j’imagine.

Elle secoue mélancoliquement la tête. Ellereprend :

– Vous avez bien souffert aussi ! Ehbien, lisez ; car peut-être il sera tard quand jereviendrai.

– Je vais mettre à jour ma relation pourle Times, cette relation qui, je l’espère, sera publiée…après la victoire de mes amis.

Il me sembla qu’elle était agitée par untremblement.

Mais cela fut si rapide que je n’osaim’assurer la certitude de mon impression. Elle reprit d’un tonindéfinissable :

– X. 323 avait disposé autrement devotre soirée.

– Lui ? m’écriai-je, surpris parl’affirmation inattendue.

– Oui.

– Et qu’avait-il décidé ?

Miss Aldine tira de sa poche un cahier de ladimension d’un carnet block-notes petit format.

– Il désire que vous lisiez ceci, etspécialement la partie comprise entre les croix au crayonrouge.

Je tenais déjà le carnet. J’allais lefeuilleter. Elle m’arrêta encore.

– Attendez. Vous devez être seul pourlire. Au revoir.

Et l’étrange jeune fille marcha vers labibliothèque.

Le glissement léger de l’issue secrètepivotant sur elle-même m’avertit qu’elle avait quitté ma prison. Etenvahi soudainement par un désir irrésistible de connaître lacommunication de X. 323, j’ouvris le cahier.

Je retins un cri.

Je reconnaissais cette écriture. Tanagra avaittracé les lignes qui dansaient devant mes yeux.

Sans que je pusse me dire pourquoi, mon cœurse prit à battre follement.

Au surplus, je ne m’inquiétai pas de cephénomène cardiaque. Une idée m’absorbait.

Je voulais lire, lire, ainsi que l’ordonnaitX. 323, ce que la sœur d’Ellen avait écrit.

C’est ainsi que parvinrent à ma connaissanceles pages du « Journal » de Tanagra, que j’ai reproduitesen tête de la seconde partie de mon récit.

Ainsi se produisit en moi l’évolution queX. 323, avec sa profonde connaissance du cœur humain, avaitcertainement escomptée.

Il était près de minuit lorsque ma résolutionse précisa par cette formule :

– J’ai aimé Tanagra dans Ellen ;j’aimerai Ellen en Tanagra.

J’avais la tête un peu lourde, je lereconnais. On ne parvient pas à une telle solution sans un puissanteffort intellectuel. Aussi demeurai-je étendu sur le fauteuil oùavait siégé mon conseil avec moi-même.

Brusquement je sursautai, tiré de masomnolence par ces mots :

– Les hommes arrêtés ce soir sont mortscomme les autres.

Miss Aldine était debout devant moi. Je nel’avais pas entendue entrer.

Ces hommes, les Yeux d’Or vert dont elle meparlait, m’étaient absolument indifférents à cette minute, où jevenais de trancher le problème ardu de mon affection pour les deuxsœurs de X. 323. Aussi, sans tenir compte de la nouvelle, jebrandis le cahier de Tanagra devant les yeux de la dactylographeet, souriant, l’air heureux de qui en a terminé avec lestergiversations :

– J’ai lu ! lui dis-je.

Elle inclina la tête froidement :

– C’est ce que désirait X. 323.

– Savez-vous également quelles réflexionsil souhaitait me suggérer ainsi ?

La question m’apparaissait très subtile. Laréponse de mon interlocutrice dissipa cette pensée :

– Non, fit-elle, je vous ai rapporté toutce qui m’a été confié ; je ne sais rien au delà.

Et comme je me taisais interloqué par cetteréplique que j’aurais dû prévoir – pourquoi, en effet, X. 323,ce parfait gentleman, eût-il remis à la jeune étrangère le secretde l’âme de Tanagra ? – donc, comme je me taisais, uneconfusion pesant sur moi, miss Aldine reprit :

– Je fais des vœux pour que vos désirssoient d’accord. Voilà tout ce que je puis dans mon ignorance de cequi vous intéresse. Ceci dit, je vous demanderai licence de passersans transition aux incidents qui motivent ma visite.

Je m’inclinai avec une nuance decérémonie.

– Je suis à vos ordres.

– Non, non, murmura-t-elle en secouant latête. Je suis seulement porte-paroles de vos amis. Ces paroles, lesvoici.

Elle leva la main, semblant me recommanderl’attention :

– En entrant, je vous l’ai dit, sixhommes des Yeux d’Or vert ont été pris par la police ce soir. Toussont morts quelques minutes après, empoisonnés. Le nom du poison,la digitaline concentrée, trahit celui qui le leur a administréavant leur départ…

– Franz Strezzi ? jetai-je sanshésiter.

Elle fit oui, du geste.

– Mais alors, repris-je, il veut donc sedébarrasser de ses complices ? Considère-t-il qu’il a achevéson œuvre infâme de haine ? Il considère qu’Ellen, quemoi-même sommes morts, ce qui, hélas ! est vrai pour la pauvreenfant. Mais X. 323 ? Mais Tanagra ? Ils vivent,eux !

Je me tus brusquement.

Mon interlocutrice était devenue d’une pâleurinquiétante. Sa main droite me sembla se crisper sur le dossierd’une chaise. J’eus l’impression qu’elle était sur le point defléchir sur ses genoux.

– Qu’avez-vous donc ?

Ma voix parut la galvaniser. Elle se redressad’un effort, sec comme la détente d’un ressort, et d’un organedouloureux, elle répliqua :

– J’apporte les volontés de X. 323.Voici ce que je dois vous dire.

Chapitre 8DE MALLE EN PANIER

– Demain, prononça-t-elle d’un accentraffermi, qui sonna lugubrement dans la pièce, celui que vous aveznommé estime que miss Tanagra aura vécu.

– Elle !

Je m’étais dressé d’un bond. À l’instantprécis où mon cœur venait de décider le devoir d’aimer Ellen enTanagra, Strezzi préparait la mort de celle-ci !

J’eus une minute d’affolement véritable, d’oùme tira la voix douloureuse de mon interlocutrice.

– X. 323 espère la sauver.

– Que ne suis-je auprès d’elle au momentdu danger !

Sur les traits amaigris de miss Aldine rayonnaun vague sourire. Son regard bleu se posa sur moi avec une douceurlumineuse.

– Justement, je dois vous enseigner lemoyen d’être auprès d’elle.

D’un geste inconscient, je lui saisis lesmains. Je remarquai qu’elles étaient glacées ; mais emportépar l’espoir né de ses derniers mots, je balbutiai :

– Dites ! Dites !

Elle ne chercha pas à se dégager. Très calme,comme inattentive à mon étreinte, elle continua :

– Nul ne vous sait en cette maison ;nul ne doit apprendre votre sortie. Des yeux surveillentcertainement les alentours.

– Des Yeux d’Or vert, plaisantai-je.Comment tromper ces Yeux d’Or vert ?

D’une voix lente, martelant les syllabes, sansdoute pour les faire mieux pénétrer dans mon esprit, miss Aldines’exprima ainsi :

– Le jardinier qui a l’entreprise desfleurs du jardin du consulat russe est Arrow, le pépiniériste deBoulaq. Son magasin du Caire se trouve…

– Auprès du palais de Nubar-Pacha.

– En effet. C’est là que l’on vousconduira tout d’abord.

– Sans être vu par les Yeux àredouter ?

– Sans être vu. Voici comment. Arrow, àchaque saison, vous le savez, change les fleurs qui composent lescorbeilles du jardin du Consulat.

– Ainsi procèdent tous lesjardiniers.

Sans tenir compte de l’interruption, moninterlocutrice poursuivit :

– Ces fleurs, il les apporte dans sacharrette de livraison. Elles sont rangées dans des paniers longset peu profonds. Ces paniers demeurent ici, dans le garage auxoutils, jusqu’au jour où, le pépiniériste ayant quelque loisir, lesenlève pour les rapporter chez lui.

J’ouvrais de grands yeux, ne pressentant pasoù la narratrice en voulait venir.

– Vous sortirez dans un de ces paniers,expliqua-t-elle, sans que la drôlerie du procédé amenât sur sonvisage la moindre trace de gaieté.

Et cependant cela apparaissait résolumentcomique. Dire à un gentleman, entré dans une malle, qu’il va sortirdans un panier, il me semble qu’il y a là une situation rappelantles facéties burlesques des minstrels.

– Vous vous y tiendrez coi,jusqu’au moment où Arrow, détachant les liens de jonc quimaintiendront le couvercle, vous invitera à… cesser d’êtrefleur.

Je crus à une plaisanterie et je dis avec unsourire :

– Très joli.

– Joli ou non, répondit-ellesérieusement, l’expression est un signal. Il signifiera que, dansla maison où l’on vous aura conduit, vous pourrez circuler sanscrainte, en évitant toutefois de vous montrer aux fenêtres donnantsur la rue.

– Quelle rue ?

– Je l’ignore. X. 323 ne l’a pasdit.

Toute l’abnégation de l’obéissance volontairesonnait dans cette dernière phrase.

– Il est une heure du matin. Arrowviendra à quatre. Il procède à ses transports au petit jour, car iln’est pas joli de voir un consulat encombré de paniers. Il seraittemps de prendre place dans le… véhicule qui vous est offert.

– Conduisez-moi.

Elle approuva la réponse d’un signe de tête,puis elle chuchota :

– Pas de bruit…

Les K’vas dorment. Il faut éviter cependant cequi serait susceptible d’attirer l’attention d’un serviteur atteintd’insomnie.

En un instant, j’eus pris mon chapeau ;je glissai dans la poche intérieure de mon vêtement le journal demiss Tanagra et je suivis ma conductrice.

La bibliothèque s’ouvrit devant nous.

Nous traversâmes le cabinet de débarras que jeconnaissais, grâce au judas, puis la chambre de miss Aldine, etnous pénétrâmes dans le bureau du consul.

– À partir de cette salle, redoublons deprécautions murmura la jeune fille.

Elle me prit la main et m’entraîna, me donnantà peine le temps de jeter un coup d’œil sournois sur leclasse-papiers de paille, où je savais enfoui le brassard aux dixopales.

Quel itinéraire suivons-nous à travers leConsulat ? Je n’en ai pas la moindre idée.

Nous progressons lentement dans une obscuritécomplète.

Tout à coup, nous nous trouvons dans une piècecarrée, où pénètre un rayon de lune. Je cherche par quelle issue seglisse la clarté. Je l’aperçois, c’est un trou rond, un œil-de-bœufperçant la muraille au-dessus d’une porte que je devine dans lapénombre.

– La remise aux outils, chuchote ladactylographe à mon oreille.

Ah ! parfaitement. Maintenant que je suisprévenu, je distingue des bêches, des râteaux, des pelles, alignésle long des parois. Voici le rouleau à gazon et les tuyauxd’arrosage arrondis en couronne.

Au fond, de longs paniers s’entassent, accotésaux murs.

Miss Aldine en attire un à terre, elle sebaisse. J’entends criqueter sous ses doigts les liens de joncfixant le couvercle qui se soulève.

Et elle reprend :

– À travers le clayonnage, vousrespirerez facilement. Le moment est venu.

Elle n’a pas à insister. Je m’étends dans lepanier.

Bon, je n’y serai pas mal. On a poussé laprécaution jusqu’à garnir le fond d’un capiton.

Et puis je songe qu’à cette minute mêmecommence la promenade, au bout de laquelle je reverraiTanagra ; Tanagra à qui je dirai :

– J’ai lu les pages qui ne m’étaient pasdestinées, ces pages ayant reçu la confidence de votre tristesse,ces pages embaumées du parfum de votre âme aimante. Vous qui fûtesma première fiancée, Tanagra, reprenons le rêve où la fatalitél’interrompit. Plus de désespoir, plus d’épouvante devant l’âme quifleurit sur une tombe. La tombe ne saurait être jalouse de vous,car Ellen et vous n’êtes qu’une même aimée.

Miss Aldine s’est agenouillée pour rattacherle couvercle.

Elle reste ainsi une minute, sans mouvement.Ses yeux bleus sont fixés sur l’ouverture qui livre passage aufaisceau argenté des rayons lunaires. Quelle prière monte de seslèvres vers le ciel sur cette échelle de clarté ?

Mais ses mains se portent sur le couvercle.Elle se penche un peu et, d’une voix si faible, si éperdue, que jela perçois à peine et que je frissonne de l’entendre, elledit :

– Vous leur répéterez que mon rêve, monvœu, est de mourir pour eux. Finir en me dévouant à eux ;c’est la seule solution possible, la seule.

Je voudrais répondre, interroger, oindre dubaume des paroles d’espérance la détresse infinie que je sens en lajeune fille.

Je n’en ai pas le loisir.

Avec un grincement le couvercle tourne sur sescharnières de jonc. Il se rabat, m’isolant du monde extérieur. Jene dois plus révéler ma présence jusqu’à l’heure où le jardinierArrow m’invitera à cesser d’être fleur.

Tout d’abord ma pensée suit celle qui vient deme quitter.

Ses ultimes paroles bourdonnent dans moncerveau :

– Mourir en me dévouant pour eux. C’estla seule solution, la seule !

Quel drame pèse sur la malheureuse ?

Mais bientôt une autre image se substitue àcelle de miss Aldine. C’est une autre miss, aussi tragique, aussidouloureuse. Et pour celle-ci, mon cœur a battu aux mêmessouffrances ; j’ai été emporté sur la même route aimante etfatale.

Celle-ci, enfin, je me l’avoue avec une joiedouloureuse, je l’ai toujours aimée, je l’aime.

Rrran ! Vlan ! Rrrran ! Uneporte qui s’ouvre avec fracas ; des pas lourds claquant sur lesol ; des voix rudes échangeant des paroles laborieuses.

– En retard. S’agit de débarrasserrapidement les paniers.

– Cinq minutes, master Arrow.

– Mettons-en dix, mais pas davantage. Ilest quatre heures vingt. Il faut qu’à la demie nous soyons enroute.

– On y sera, master Arrow.

Je comprends. Le jardinier et ses aidesviennent reprendre leurs mannes d’osier. Ils vont les charger surla charrette de livraison. Mon panier mêlé aux autres n’attireral’attention d’aucun espion.

Ah ! il faudrait véritablement une dosed’astuce surhumaine pour deviner cette façon originale de sortird’un consulat.

La manne est ballotée un instant, on la poussesur d’autres, cela je le reconnais au crissement du jonc sur lejonc. Un instant de tranquillité, puis une série de cahotsprovoqués par le roulement de la charrette sur la chaussée.

Hurrah ! Nous voici en marche. Chaquetour de roue m’éloigne du consulat, me rapproche de Tanagra.

Chapitre 9LA MAISON DE LA RUELLE DES POSSÉDÉS-DERVICHES

– Cessez d’être fleur !

La phrase convenue tinte, tandis que monpanier est décapuchonné.

Arrow est devant moi. Il me regarde avec unlarge rire muet, qui lui fend la bouche jusqu’aux oreilles. C’estun homme robuste, courtaud, aux cheveux jaunes, à la facerouge.

– Voilà le gentleman chez lui, dit-il. Jeretourne à mon travail. Sur la table, là, un paquet ficelé contienttout ce qu’il faut pour se nourrir durant vingt-quatre heures.Voilà !

Il va sortir. Je le retiens :

– Un instant, master Arrow, je vousprie.

– C’est que j’ai de l’ouvrage en retard,sir, et mon épouse Annie me ferait du tapage. Je ne lui ai pas ditqu’au lieu de plantes je livrais un gentleman… La femme, n’est-cepas, a des fourmis dans la langue. Inutile qu’elle mette sesfourmis en marche dans tout le quartier.

– Je vous rends la liberté à l’instant,repris-je sans paraître remarquer l’irrespect du jardinier àl’égard de sa douce moitié. Deux questions, deux réponses, et vousêtes libre.

Cet homme joyeux rit de plus belle. Il consentde la tête, du regard, de tout son être.

– Questionnez, sir, je répondrai si vosinterrogations ne dépassent pas mes connaissances.

Malgré moi, je souris ; une facerayonnante appelle la gaieté chez qui la contemple.

– Vous pouvez, je pense, me dire où setrouve située la maison dans laquelle vous m’avez amené ?

Il souffla avec satisfaction :

– Oh ! ça, rien ne s’y oppose. Lamaison donne sur la petite ruelle des Possédés-Derviches.

La ruelle des Possédés-Derviches ! Un nomcomme celui-là ne s’oublie pas quand on l’a entendu une fois. Or,précisément, le « journal » de miss Tanagra où la jeunefille contait son retour des Tombeaux des Khalifes avecX. 323, et où elle avait signalé l’apparition d’une femmeinconnue d’elle, sortant inopinément d’une habitation en bordured’une étroite ruelle sise à peu de distance des mosquées Serjidnaet El Hakim, m’avait suggéré, au moment où je lisais ce passage, laréflexion :

– Ce doit être aux environs de la ruelledes Possédés-Derviches.

Mais Arrow attendait en se dandinant. Je remisà plus tard mon monologue intérieur.

– Premier point acquis. Je sais où jesuis. À présent, quand la jeune dameviendra-t-elle ?

Je reconnus de suite que cette nouvelledemande n’était pas de la compétence de mon interlocuteur. Lejardinier écarquilla les yeux, souffla ainsi qu’une otarieremontant à la surface de l’eau, et enfin d’un ton révélant uncomplet ahurissement :

– La jeune dame, c’est bien là ce que legentleman a voulu exprimer ?

– Oui… Et je comprends que vous ignorez àquel moment elle arrivera.

– C’est cela même… J’ignore quand… Il nefaut pas m’en vouloir, sir, car j’ignore même de quelle jeune damevous avez la bonté de me parler ; je ne suis pas aucourant.

Puis se frappant le front :

– À moins qu’il ne s’agisse de missAldine ; ce que je ne puis croire, s’empressa-t-il d’ajouter,car les dactylographes du consulat russe ont une conduiteirréprochable. Elles se marient toutes très bien. AinsiMlle Marfa Sabrakoff, qui a précédé miss Aldine, ehbien, elle a épousé…

La chronique matrimoniale des dactylographesdu consulat ne m’intéressait aucunement. J’interrompis donc lepépiniériste.

– Non, ce n’est pas cette jeune fille quej’attends.

Ce à quoi Arrow riposta d’un ton convaincu,prouvant sa haute estime de l’employée :

– Oh ! cela, j’en étais sûr. Mais jeme sauve.

Nous étions au premier étage, car j’entendisle gros homme descendre précipitamment l’escalier. Un instantencore et le bruit sourd de la porte de la rue se refermantm’apprit que je demeurais seul dans la maison inconnue.

Seul ? L’étais-je vraiment ? Est-ceque Tanagra ne serait pas arrivée avant moi ?

Et sur cette pensée je me mets en route.

La maison est vide de meubles, sauf deuxcouchettes de campement dressées dans deux chambres de l’étage oùje suis.

Au rez-de-chaussée, même viduité.

Miss Tanagra ne se trouve pas dans cettehabitation, que les volets soigneusement clos remplissent de latristesse de la pénombre.

Je remonte. Si je déjeunais ? Arrow m’aindiqué la présence de vivres.

Je défais le paquet laissé par le jardinier.Allons ! la collation est abondante. Viandes froides,lentilles du Delta, fruits savoureux, et même, attention délicatepour un palais anglais, une formidable tranche de chester, notrefromage national.

Je n’ai pas à craindre la mort par inanition.Ma soif s’apaisera également, grâce à des flacons de pale-aleportant la marque de la célèbre maison Bass and C°.

Juste au-dessus de la porte accédant à la rue,un moucharabiehs’avance en bow-window, permettant de jouirde la vue des passants.

J’y transporte ma table servie, ma chaise. Larue grouille à mes pieds et elle ne saurait soupçonner que jel’observe.

Tanagra ne va-t-elle pas paraître ?

Je l’appelle de tous mes vœux. Je songe audanger mystérieux planant sur elle. Ce danger que miss Aldine m’aindiqué par ces deux phrases troublantes :

« Strezzi pense que demain miss Tanagraaura cessé de vivre.

« X. 323 veille sur elle. Il espèrela sauver ».

Il espère, il espère. Mon expérience propre merappelle combien est fragile l’espérance. Et à mesure que lajournée s’avance, mon anxiété augmente.

J’ai déjeuné, j’ai parcouru vingt fois lamaison déserte. Vingt fois j’ai repris mon poste d’observation.

Le jour baisse. La nuit vient. Les rumeurs dela rue s’apaisent.

Neuf heures. J’ai entendu des pas dans laruelle, silencieuse depuis un grand moment.

Je cours au moucharabieh ; je glisse unregard à travers les lamelles ouvragées.

Je ne vois personne.

Curieux ! On eût cru que plusieursindividus passaient. Seraient-ce des assassins apostés pourattendre ma chère Tanagra ?

La réflexion me traverse comme un coup destylet. Je m’affole. Mes yeux fouillent l’ombre des façades. Et monangoisse redouble.

Je discerne des silhouettes humaines blottiessous la voussure des portes des maisons voisines.

Mes soupçons prennent corps. Tanagra estmenacée. Comment la sauver, comment la protéger ?

Une idée lumineuse éclaire mon cerveau. Rienne s’oppose à ce que je meure avec elle. C’est elle, qui estelle-même et qui est aussi l’image d’Ellen, la douce disparue,c’est elle seule qui me rattache à la vie. Il n’y a donc pasd’héroïsme à vouloir vivre ou mourir pour elle.

Mais où trouver une arme dans cette maisonvide ?

« Cherchez a dit l’Écriture, et voustrouverez. » Combien cette maxime m’apparut vraie !

Des armes, mais j’en ai huit à maportée ; une panoplie, n’est-ce pas ?

Les deux couchettes, dont j’ai indiqué laprésence, se composent chacune d’une forte natte tendue entrequatre tiges de fer. Ces tiges, maniées d’une main rigoureuse,représentent de terribles massues.

Seulement il convient de me hâter. Moi qui aiimpatiemment attendu miss Tanagra tout le jour, je tremble àprésent de la voir arriver avant l’achèvement de mes préparatifs decombat. J’ai couru dans l’une des chambres meublées decouchettes.

Celle sur laquelle je me jette ne résiste paslongtemps à mes efforts.

Avec une joie inexprimable, je brandis deuxtiges de fer, d’environ deux pieds de long, tel un paladin prêt àentrer dans l’arène.

Dans l’espèce, entrer dans l’arène consiste àsortir de la maison et à tomber sur l’ennemi à l’improviste. Lavictoire n’est possible qu’à cette condition. Mes ennemis sontplusieurs. J’ai compté six hommes se dissimulant. Je dois avoir demon côté l’avantage de la surprise ; sinon il est à peu prèscertain que je succomberai.

Je ne m’étais pas trompé. Six bandits, lesderniers survivants de la troupe de Strezzi, avaient missiond’assassiner Tanagra.

Avant leur départ, leur chef les avait conviésà boire une coupe de champagne à l’heureuse issue de leurentreprise. Le champagne contenait le poison devant agir après unlaps de temps déterminé. Strezzi s’était débarrassé ainsi de tousses autres compagnons. Il supprimait les complices dont il pensaitn’avoir plus besoin.

X. 323, on comprendra comment tout àl’heure, avait forcé la dose de poison afin d’avancer le trépas desmisérables.

Sa protection se bornait donc à un gain dequelques minutes sur les prévisions de son sinistreadversaire ; mais comme ceci ne lui assurait pas une certitudeabsolue, il avait tablé encore sur mon immixtion dansl’aventure.

Je me tenais à présent près de la porte de laruelle.

Un guichet grillagé me permettait desurveiller l’extérieur. J’avais doucement tiré la targette ronde dulong verrou égyptien. J’étais prêt.

Onze heures sonnèrent lentement sur la villesilencieuse.

À peine les dernières vibrations du timbres’étaient-elles éteintes, qu’un bruit nouveau résonna, un bruit quime sembla palpiter dans mon cœur.

On marchait dans la ruelle. Un pas léger, vif,décidé, que je reconnaissais. Le souvenir de la démarche d’Ellen,de Tanagra, s’éveilla, violent et tendre.

Tanagra approchait. L’instant d’agir étaitvenu. J’entre-bâillai la porte et je restai là, dans l’ombreprotectrice de la voussure, serrant convulsivement les tiges de ferdont je m’étais muni.

À vingt pas, s’avançant au milieu de lachaussée, la silhouette aimée se montra.

Elle progresse. Ô vaillante jeune fille !Tu sais cependant que la mort guette toute proche, avide de frapperta beauté, ta jeunesse, et cependant tu viens au-devant d’elle,sans que rien en ta démarche trahisse l’émotion.

Un coup de sifflet strident déchire la nuit.La ruelle, déserte d’apparence un instant plus tôt, s’animebrusquement.

Des ombres semblent jaillir des murailles.Elles se ruent vers Tanagra.

Elle s’est arrêtée net. Sa main s’est levée.Je devine plus que je ne vois un revolver braqué sur lesassaillants. Deux détonations éclatent. Un homme tombe. Mais lesautres précipitent leur course.

L’un d’eux arrive sur la jeune fille, larenverse en arrière. Il lève le bras, un éclair bleu trahit la lamed’acier prête à fouiller la gorge de celle qu’à cette heuretragique j’aime, oui, j’aime totalement, uniquement, non plus commeune dualité figurant Ellen et Tanagra, mais comme l’exemplaireunique de mon amour.

Je me lance dans la mêlée, furieux, hors demoi-même. Mes tiges de fer s’abattent sur le crâne de celui qui vaégorger miss Tanagra. Ses os craquent sous le coup ; mais sonbras armé du poignard des dix yeux d’or s’est abaissé en mêmetemps.

Tanagra a poussé un gémissement :

– À moi ! À moi !

Tout en frappant, je l’enlace de mon brasgauche, je l’entraîne vers la porte de la maison.

L’attaque s’est ralentie. L’élan des assassinssemble soudainement coupé. By Jove ! Ils chancellent…Ils étendent les bras en des gestes stupéfaits et implorants, puisils s’affaissent sur la chaussée.

Victoire ! Je comprends ! Le poisona complété son œuvre !

Victoire ! Ah ! Ai-je raison declamer ce mot triomphant ?

Tanagra s’est abandonnée dans mes bras et lelong de mes mains qui soutiennent son corps inerte, un liquidechaud coule, traçant sur mon épiderme des lignes rouges.

Du sang ! Elle est blessée, à mortpeut-être ?

Alors je m’affole. Je me précipite dans lamaison avec la jeune fille que j’ai défendue trop tard. Je refermela porte d’un coup de pied, j’escalade l’étage, je l’étends sur lacouchette demeurée intacte, j’allume une bougie. Là, là, au cou,une longue estafilade, à hauteur de la carotide.

Et comme, éperdu par cette constatation, jegémis, perdant la tête : « Tanagra ! Tanagra !Mon aimée, ma toute aimée ! » elle ouvre les yeux, meregarde avec une expression étrange d’épouvante, de remords, debonheur, et sa voix chantante, faible ainsi qu’un écho lointain,murmure :

– Ce n’est rien… Vous avez fait dévier lecoup… Mon réticule, du diachylum, une demi-heure de repos…

Deux larmes roulèrent sur mes joues. Je fis cequ’elle ordonnait. Je l’aidai à brider la plaie à l’aide d’unebande de diachylum.

Ceci terminé, elle me regarda longuement, uneexpression indéfinissable dans ses grands yeux verts de mer, samain se tendit vers moi. Elle murmura comme se parlant àelle-même :

– Sauvée par lui. Pourquoi cela s’est-ilpassé ainsi ?

– C’était écrit, fis-je impétueusement,écrit depuis notre voyage à Munich, à Vienne.

Cette allusion au passé, ce passé décevant oùelle était ma fiancée, amena une teinte rosée à son front. Presquesévèrement elle prononça :

– Et Ellen ?

– Ellen est avec nous, elle est envous.

Je dis cela sans que ma volonté y fût pourrien ; je traduisais ma conviction avec une sincéritéinconsciente, dont Tanagra fut impressionnée sans doute, car sesyeux se levèrent vers le ciel, semblant implorer le secours delumières supérieures.

Puis son visage s’adoucit, douleur et extases’y peignirent successivement.

Dans un frisson de ses lèvres passa une phrasechuchotée :

– Est-ce possible !

Ses paupières s’abaissèrent, éteignant laradiation émeraude de ses prunelles. Elle dit encore :

– Du repos… Du repos… Je veuxdormir !

Et je restai là, emplissant mon regard de sachère présence. J’étais heureux. En l’arrachant à la mort, il mesemblait avoir reconquis le droit de l’aimer !

Chapitre 10JE DEVIENS X. 323.

– Mais le but de cedéguisement ?

– Mon frère le sait ; moi, jel’ignore. Je crois qu’il est utile, non seulement au succès, à lalibération de nos personnes, à la fin de notre existence d’espions,mais aussi au bonheur de celui qui s’est sacrifié toute sa vie.

– N’ajoutez rien, je vous en prie. Jeserai ce qu’il vous plaira.

C’est le matin. Nous échangeons ces répliquesdans la maison de la ruelle des Possédés-Derviches. Tanagra estdebout. N’étaient une légère pâleur et la bande de sparadrapdessinant sa ligne sombre sur le cou blanc, sa blessure pourraitpasser pour une fantaisie de rêve.

Je suis assis devant l’unique table dumobilier, sur laquelle sont des flacons divers, et aussi despostiches. On jurerait voir l’installation d’un comédiense grimant avant d’entrer en scène.

De fait, c’est bien cela.

Tanagra debout auprès de moi, me fait lafigure avec des pinceaux (blaireau, éponge), qu’elle trempedans divers flacons. Puis elle m’applique une moustachepostiche.

« C’est fait, dit-elle joyeusement. Onvous prendrait pour mon frère, alors qu’il s’était donné, à Vienne,l’apparence du dernier chef de la maison deGraben-Sulzbach. »

Elle me présente une glace, j’y jette un coupd’œil et je reste interdit.

Je ne suis plus Max Trelam, le correspondantdu Times, au visage soigneusement rasé, doué de cetteblancheur rosée particulière à la race saxonne, à laquelle je mefais gloire d’appartenir.

J’ai l’air d’un Slave, avec ma moustachetombante, d’une nuance blond pâle, avec mon teint un peu brouillé,empreint de lassitude. Je me sens reporté en arrière de plusieursmois. Je me revois à Vienne, alors que mes fiançailles avec missTanagra furent si cruellement rompues par le comte Strezzi, le pèrede ce Franz qui nous poursuit à cette heure.

Ainsi m’apparut X. 323, seigneur deGraben-Sulzbach.

– Si l’exactitude suffit pour vaincre, lavictoire est assurée, murmurai-je.

Tanagra secoue dubitativement sa jolie têteauréolée de cheveux bruns parmi lesquels scintillent des filsd’or.

– Le Ciel le veuille, prononce-t-elle duton profond de la prière. Maintenant, préparons-nous au départ.

L’expédition que nous allons entreprendre,expédition dont X. 323 connaît seul le but final, peut nousentraîner au delà de la vie.

Mais l’instant n’est point propice à larêverie même lugubre. Et puis une bouffée de cabotinage desituation souffle sur moi. Je représente X. 323. Je dois jouerle personnage que j’admire, ce personnage qui ne plie sous aucunchoc. Et c’est d’un ton dégagé que je reprends :

– Veuillez me répéter vos instructions etmettons-nous en route.

Elle me toise, un étonnement sur laphysionomie. Mais elle doit comprendre ce qui se passe en moi etelle consent :

– Nous nous rendons ostensiblement auconsulat de Russie.

– Bien !

– Nous nous présentons au consul. Vousprendrez la parole, car il semblerait invraisemblable queX. 323 me laissât la direction de l’entretien.

– Oh ! pour parler, je puis mecharger de cela, si je sais bien ce qu’il convient ou non dedire.

– Voici le thème. Devant les employésquels qu’ils soient – elle souligna ces mots – j’ai failliêtre assassinée cette nuit par les bandits aux dix yeux d’or.

– Conforme à la vérité, hélas !

Elle ne parut pas entendre la réflexion etcontinua :

– Votre affection fraternelle, inquiètedu sort qui me menace, alors qu’un deuil récent…

Elle ferma les yeux, balbutia avec unetristesse infinie :

– Pauvre Ellen !

Je sentis dans mon cœur la souffrance quiétreignait le sien et, désireux d’éloigner ce point pénible del’entretien :

– Oui, cela m’est clair. Je sollicitel’hospitalité au consulat qui me semble un asile sûr et pour vouset pour moi.

Elle inclina la tête, puisdoucement :

– Une fois seul avec le fonctionnairerusse, vous lui faites savoir que la crainte avouée est un simpleprétexte.

– Ce qu’il croira sans peine, X. 323n’ayant pas la réputation d’un trembleur.

Elle me remercia du geste, prononça :

– Je sais que vous aimez mon frère.

– Je vous aime tous, m’écriai-jeimpétueusement…

Elle m’arrêta aussitôt :

– Max Trelam, pourquoi parler ainsi quandl’orage gronde autour de nous, quand la mort nous touche peut-êtredéjà de son aile ?

Et comme je baissais la tête, confusvisiblement de la mercuriale méritée, elle reprit du ton de laconversation, ses yeux redevenus doux :

– Le consul donnera créance à vos parolesd’autant plus que vous les lui expliquerez ainsi : Notreprésence dans sa demeure aura le même effet que le chevreau attachéà un pieu dans la jungle hindoue exerce sur le tigre. Le fauve quinous hait sera attiré, et nous à l’affût, nous le prendrons ;nous mettrons fin au cauchemar du gouvernement moscovite en ce quiconcerne le brassard révolutionnaire aux dix opales.

– Non seulement le consul mecroira ; mais j’ai la conviction que je parlerai selon lavérité.

Elle haussa les épaules pour indiquer qu’ellen’était pas convaincue.

– Je suis d’autant plus assuré que FranzStrezzi cherchera à pénétrer au consulat, que le brassard lui-mêmel’y attirera.

Tanagra m’interrogea du regard, évidemmentsurprise par mon affirmation.

– Je sais où il se trouve, ajoutai-jelentement.

Elle tressaillit :

– Vous le savez, vous ?

En quelques mots, je lui appris l’existencedes judas dans la chambre circulaire qui m’avait caché àtous les yeux. Je lui dis l’étrange attitude de la dactylographedans le cabinet de travail, comment elle avait tiré le brassard duclasse-papiers arabe.

Elle m’écoutait, puis pensive :

– Mon frère sait certainement cela. Etvoilà ce qui me trouble, ce qui m’empêche d’avoir la certitude quevous exprimiez tout à l’heure.

Et comme je la regardaisinterrogativement :

– X. 323, reprit-elle posément,ainsi que si elle résumait les données d’un problème ;X. 323 veut que le brassard, tantôt aux mains du gouvernement,tantôt aux mains de révolutionnaires farouches, cesse d’être unemenace sanglante suspendue sur un grand peuple.

« S’il le détruisait lui-même, ceux qui,pour rendre l’honneur à nos morts, nous ont imposé l’affreux métierd’espions (affreux même quand on l’exerce honorablement), ceux-làne nous libéreraient pas, ainsi qu’ils l’ont promis solennellementà la condition que nous débarrasserions le monde du maître des DixYeux d’Or vert, du maître de la Comète rouge… Or, mon frère veutqu’enfin il nous soit permis de vivre au grand jour.

« Donc il faut que le brassard soitanéanti d’apparence en dehors de sa volonté.

– Comment espérez-vous arriver àun résultat semblable, m’écriai-je ?

– C’est là le secret de mon frère, celuide miss Aldine.

Je me pris le crâne à deux mains.

– Miss Aldine, je le crois, est un agentde X. 323 ; il a donc en elle une confianceabsolue ? Vous supposez que cette personne sait ce que nousignorons, nous, dont le dévouement ne fait pas doute ; uneconfiance pareille est-elle justifiée par quelque chose ?

– Je n’en sais rien.

À cette réponse stupéfiante je demeurai uninstant muet. Pourtant je me ressaisis et je protestai avecénergie :

– Alors je ne comprends plus pourquoivous admettez un sentiment qui, pour vous-même, ne s’appuie surrien.

– Vous vous méprenez, Max Trelam ;elle s’appuie sur la foi entière que j’ai en la parole de monfrère.

– Et cette parole est ?…

– Je vous redis textuellement la réponsequi me fut faite à une question identique à la vôtre.

« Miss Aldine, prisonnière du crime,s’offre en victime expiatoire. Plaignez-la. Elle est plusmalheureuse que nous-mêmes. »

Ces derniers mots avaient déjà touché montympan. Ils y frappèrent comme un reproche. L’image de ladactylographe se dressa devant moi. Je la vis nettement, avec sonvisage désespéré, ses traits creusés par une souffrance surhumainecontrastant avec son regard pur et affolé.

X. 323 l’avait dépeinte. Prisonnière ducrime, elle s’offre en victime expiatoire.

Et emporté par un désir irrésistible d’effacerjusqu’au souvenir de ma résistance, de mes critiques, j’emprisonnaila main de Tanagra dans les miennes en bredouillant :

– J’aime X. 323. J’obéirai sanschercher davantage à pénétrer sa pensée. Je ne veux plus savoirqu’une chose, c’est que je suis auprès de vous, Tanagra, et quenous marchons ensemble à la mort ou à la vie.

Une coloration fugitive de son visage merévéla son émotion. Il me sembla que sa main pressait légèrementles miennes, m’apportant la réponse muette, inconsciente, de sonâme aimante.

Quelques minutes plus tard, nous quittions lamaison de la ruelle des Possédés-Derviches et nous nous dirigionsvers la Sharia Imad-ed-Din, où se dresse la façade du consulat deRussie.

Chapitre 11JE REPRÉSENTE MON NOUVEAU PERSONNAGE AVEC DISTINCTION

Que de fois, au Times, dans le monde,partout, ai-je entendu épiloguer sur l’état d’âme descomédiens !

Toutes les personnes sont d’accord pourcritiquer leur vanité, leur désir de paraître, l’affectation deleur allure, de leur ton, qui donnent l’impression fantaisistequ’à la ville, ils sont en scène tout autant qu’authéâtre.

Je viens de reconnaître que cette critique estabsurde, comme la plupart des appréciations humaines.

Représentant X. 323, sans bien savoirpourquoi, j’ai joué mon rôle avec un cabotinage qui m’aconquis d’emblée la confiance de M. le consul.

Introduits en présence du fonctionnaire,Tanagra et moi, le trouvons occupé à dicter un rapport à missAldine, tandis que deux k’vas du consulat s’actionnent, avec unfroissement continu de papiers, au classement d’une pile dedossiers.

J’explique le but de notre visite, l’agressiondont ma sœur a été victime ; ode au diachylum, preuve visibledu danger couru ; considérations émues sur le bonheur qui afait dévier le coup et empêché que la carotide soit atteinte.

Je continue en sollicitant l’hospitalité duconsulat, demeure bien gardée, contenant des serviteurs dévoués,assurant enfin le maximum de protection.

Le consul, fort aimablement, – comment neserait-il pas aimable avec celui qu’il prend pour l’illustreX. 323 ? le mot illustre est de lui, – le consul, dis-je,accède à ma requête. Il enjoint aux k’vas de suspendre leurclassement, et de faire préparer deux chambres situées de l’autrecôté de l’entrée qui précède le cabinet de travail.

Ces chambres, explique le Russe, sont cellesqu’il occupe avec sa famille lorsque, retenu par une réception, ilne peut regagner en pleine nuit sa campagne de Choubra.

Du coin de l’œil je lui désigne avecinsistance miss Aldine, qui, assise devant sa machine, les mainsposées sur le clavier, semble attendre que recommence ladictée.

Mon interlocuteur comprend enfin ets’adressant à la jeune fille :

– Vous êtes libre, mademoiselle ;nous en resterons là pour aujourd’hui.

La dactylographe s’incline, se lève, range sespapiers et, glissant sans bruit sur le tapis, gagne la portes’ouvrant sur son appartement privé.

Aussitôt j’attaque la seconde scène concertéeavec celle que j’aime.

– Mes craintes, Excellence, étaient unprétexte destiné à l’entendement de vos subordonnés. La véritévraie, la voici. Je dresse un affût où tombera certainementl’ennemi que nous tenons à abattre.

– Vous croyez, interroge moninterlocuteur ?

– Je suis certain, réponds-je avec unaplomb qui me réjouit moi-même. Deux aimants l’attirerontinfailliblement ici. Le désir de nous atteindre, de supprimer desadversaires qui barrent sa route criminelle, et celui de s’emparerdu brassard aux dix opales.

Je comptais sur un effet, mais celui quej’obtiens dépasse assurément mes prévisions. Le consul sursaute. Ilbégaie :

– Le brassard ? Pourquoi voulez-vousqu’il soit ici ?

Son émoi pique ma verve. Aussi je laissetomber cette phrase :

– Parce que le raisonnement m’indiquequ’il ne saurait être ailleurs.

– Le raisonnement vous indique cela,redit le fonctionnaire totalement éberlué ?

– Et comme notre adversaire est trèsfort, il a fait évidemment le même raisonnement.

– Alors vous pensez qu’il connaît lacachette nouvelle…

Le pauvre homme se mord la langue. Ils’aperçoit trop tard que, dans son trouble, il vient de lâcherl’aveu.

Et son émotion est bien naturelle. Il ignore àn’en pas douter l’existence de la chambre secrète.

Il y a sur le visage de Tanagra un nuaged’inquiétude. Elle craint que je ne m’aventure trop. Elle va êtrerassurée.

Je continue avec une apparentemodestie :

– Excellence, vous dépassez la portée demes paroles. Franz Strezzi est convaincu comme moi, j’en jurerais,que le brassard se trouve au consulat, mais, comme moi également,il ignore en quel endroit précis.

Le Russe pousse un soupir de soulagement. Jelui ai fait peur inutilement. Savoir où il a caché le joyaurévolutionnaire serait presque de la sorcellerie. Je devine cespensées à l’expression de ses traits, aux crispations de ses jouescharnues, qui entraînent ses favoris dans de petits mouvementsoscillatoires.

Et je ne doute plus, quand il prononce d’unton malicieux :

– C’est déjà fort joli d’avoir devinédans quelle maison gîte le brassard fameux, et si vous pouviezm’indiquer à la faveur de quel raisonnement…

Je regarde Tanagra. Elle est inquiète de latournure de l’entretien. Son inquiétude redouble en m’entendantrépliquer d’un air dégagé :

– Si cela vous intéresse. La logiqueexpliquée est chose tellement simple, que vous vous étonnerezseulement d’avoir fait la question.

Le sourire disparaît des lèvres du Russe. Ilme fixe avec de gros yeux effarés.

– Enfin, dites toujours.

– À vos ordres, Excellence. Le brassardétait en sûreté dans le tombeau du khalife Adj-Remeh. Lesvicissitudes de la lutte engagée contre Franz Strezzi, qu’ilfallait démasquer, vous obligent à assurerprécipitammentun autre abri au redoutable bijou.

– Oui, précipitamment est le mot.

– Et aussi la pierre angulaire duraisonnement. Si vous aviez eu trois mois devant vous, la thèseserait toute autre. Mais vous ne disposiez que de quelques heureset, dès lors, vous aviez le choix entre deux maisons seulement.

– Deux, pourquoi deux ?

– Parce que c’est le nombre de celles oùil vous est loisible d’assurer une surveillance constante.

– C’est-à-dire ?

– Votre campagne de Choubra et l’hôtel duconsulat.

Le digne homme me considéra avec ébahissement.En vérité, la déduction lui apparaissait irréfutable Je constataid’ailleurs un soupçon de sourire sur les lèvres de miss Tanagra.Elle se rassurait, ce qui redoubla mon ardeur.

– Pourquoi ai-je choisi le consulat depréférence, murmura mon interlocuteur ?

J’affectai de rire.

– Trop facile vraiment. À Choubra vousavez votre femme, vos trois enfants. Les exposer aux dangers d’uneattaque à main armée ne pouvait entrer dans votre esprit. D’autrepart, une maison de campagne, isolée au milieu d’un spacieuxjardin, est bien plus facile à dévaliser qu’une habitation sise auCaire, et sur laquelle la police est invitée à veiller. Donc, vousavez caché le brassard dans cet immeuble.

Un instant, le personnage garda le silence.Comme je le lui avais prédit, il s’étonnait de n’avoir pas trouvétout seul une explication aussi simple. Pourtant il domina sasurprise et reprit d’un air agressif :

– Soit. Je pense comme vous. Mais lamaison est grande. Elle est surveillée par la police, elle contientdes serviteurs fidèles. Pour se livrer à des recherches, ilfaudrait du temps, beaucoup de temps et…

– Oh ! par déduction toujours, onpeut abréger beaucoup.

La réponse jaillit de mes lèvres. Je voulais àprésent pour X. 323 un succès étourdissant.

Miss Tanagra souriait. Elle avait compris mamanœuvre, et sans doute elle lui semblait avantageuse pour nosintérêts, car ses doux yeux vert de mer me lancèrent une éloquenteapprobation.

Je repartis tranquillement :

– Sans doute. Le raisonnement n’a étéalloué à quelques hommes que pour leur permettre d’éviter lesdémarches inutiles.

– Qu’appelez-vous démarchesinutiles ?

– Bouleverser tout l’hôtel, ainsi quevous semblez le croire nécessaire.

– Je semble !… mais je crois,monsieur, je crois. Comment trouver la cachette si l’on ne visitepas toute la maison ? Elle peut se trouver à la cave, dans lescombles, dans une pièce quelconque…

– Non, Excellence. Vous n’avez pas cachéles opales dans une pièce quelconque, pas plus qu’à la cave ou augrenier.

– Et pourquoi, je vous prie ?

– Parce qu’il vous fallait un endroitprésentant le maximum de sécurité et le maximum de facilité desurveillance.

Du coup, le fonctionnaire pâlit. Comme il estfacile d’amener un homme à changer de couleur en présentant lesfaits avec un peu d’adresse !

– Eh bien, voyons. Je sais que l’on vousconsidère comme un agent exceptionnel ; je vous regarderaicomme plus exceptionnel encore si vous me désignez l’endroit, quivous paraît remplir dans cette maison les conditions que vous venezd’énoncer.

L’hésitation de sa voix disait l’anxiété dufonctionnaire.

– Oh ! m’écriai-je gaiement. Onn’est pas exceptionnel parce que l’on résout une questionenfantine.

– Enfantine ! Vous estimez maquestion enfantine ? bégaya mon interlocuteur médusé.

– Complètement, Excellence. Le brassardest, et ne peut-être que dans la salle où j’ai le grand honneur deconverser avec vous.

Du coup, le visage du Russe passa du blanc auvert.

Cette fois il s’avoua vaincu et, d’une voixqui chevrotait un peu, il murmura :

– Il ne vous reste plus qu’à me désignerla cachette et, par Saint Pierre et Saint Paul, je croirai que vousêtes le diable en personne.

Je ne manifestai le plaisir du triomphe paraucun mouvement. Bien plus, je pris une attitude pensive. J’avaisl’air de chercher.

– Ceci est plus difficile. Mais quelquesminutes de réflexion…

– Quoi ? Vous prétendez qu’enréfléchissant quelques minutes, vous saurez…

– Je l’espère du moins.

Et affectant d’examiner mon interlocuteur avecattention :

– Vous êtes certainement un admirateur del’illustre écrivain américain Edgar Poë ?

Durant ma claustration des jours précédents,le judas m’avait révélé la passion du consul pour les œuvres del’Américain. Ceci explique ma phrase ; mais pour moninterlocuteur, auquel naturellement je ne donnai aucuneexplication, l’affirmation apparut tenir du prodige. Ilmeugla :

– Qu’est-ce qui vous indiquecela ?

– Les protubérances de votre crâne,Excellence ; une expression générale de la physionomie quej’ai reconnue chez tous les lecteurs d’Edgar Poë.

La réponse était absurde, mais le Russe ne setrouvait plus en état de discuter.

– Prodigieux ! balbutia-t-il.Prodigieux ! Déconcertant !

– Dès lors, ayant un objet à dissimuler,vous avez songé à la nouvelle du Document Caché.

– Vrai, toujours vrai, fit-ild’une voix sifflante.

– Et l’aventure qui a inspiré ce contevous est revenue en mémoire. Vous avez médité la formulelapidaire : « Pour dérober aux yeux un objet devaleur, il faut le placer en un endroit affecté aux objetssans valeur, parce que la pensée normale ne pouvant se plier à voirlà une cachette possible pour l’objet dissimulé, les yeux, quiregardent seulement quand la volonté le leur ordonne, ne verrontpas. »

Le consul soufflait comme un homme quisoutient une lutte.

– Et vous concluez ? reprit-il,haletant.

– J’élimine d’abord les tiroirs de votrebureau, les cartonniers à fermeture pliante. La pensée normale lesdésigne comme cachettes possibles ; donc, vous ne les avez paschoisis. Vous avez justement reconnu que des voleurstravailleraient d’abord à forcer les serrures.

– C’est invraisemblable. On dirait quevous avez entendu mes réflexions intimes.

– Dès lors, repris-je sans releverl’appréciation flatteuse, je ne vois que trois cachettesadmissibles dans cet ordre d’idées.

– Trois, redit-il avec la vague espéranceque j’allais me trouver en défaut ?

– Oui. Trois. La première est toutbonnement la cheminée de chêne ouvré que j’aperçois là. Je l’écarteparce que je vois que le brassard ne s’y trouve pas.

« La seconde, la meilleure à mon avis,eût été votre bureau lui-même. Les opales jetées négligemment parmices papiers en désordre, qui occupent la droite, n’eussent attirél’attention de personne. Seulement, vous n’avez pas osé.

Les yeux du fonctionnaire medévoraient littéralement. Il était à point pour mon effetfinal.

– Donc, repris-je, il ne me reste plusqu’une cachette admissible, et je parierais que c’est la bonne.J’entends par bonne, celle que vous avez fatalement choisie.

– Désignez-la ! Désignez-la !grommela-t-il d’une voix enrouée.

Je m’inclinai avec un respect outré. Etj’allongeai la main vers le classe-papiers arabe suspendu à lamuraille.

– J’ai la presque certitude que vousn’avez pu choisir une autre cachette.

Un instant je craignis d’avoir poussé laplaisanterie trop loin. Les veines du front de mon interlocuteur segonflèrent à éclater. Son visage, livide tout à l’heure, revêtitsubitement une teinte de tomate mûre.

Mais je fus rassuré de suite. L’afflux sanguins’apaisa. Le consul exhala un profond soupir et se laissa retombersur son siège, en murmurant d’un accent impossible àdécrire :

– Par saint Serge et sainte Anne, celaest plus fort que de jouer au bridge.

Les chers yeux verts de miss Tanagrasemblaient, à ce moment deux émeraudes rieuses.

Un quart d’heure plus tard, le fonctionnaire,remis de la secousse, nous annonçait qu’il retournait à la campagnede Choubra et que désormais, confiant en un gardien des opales telque moi, il nous laissait libres d’agir au consulat sans nousoccuper de lui, en nous inspirant seulement des circonstances.

Et quand il nous eut installés dans leschambres à nous spécialement affectées, – il ne voulut abandonnerce soin hospitalier à personne, – il s’éloigna rasséréné, radieuxde ma collaboration défensive (encore un mot de lui).

Miss Tanagra et moi devenions les maîtres duconsulat russe.

Chapitre 12UNE FAMILLE D’ASSASSINS

La journée s’écoula sans incident notable.Tout au plus pus-je m’étonner de l’attitude de miss Tanagra àl’égard de la dactylographe Aldine.

Celle-ci se faisait humble devant ma compagne.Et son humilité n’apparaissait point innée. On la sentait imposéepar un effort de volonté. On eût cru que toute sa personnecherchait à rendre perceptible cette pensée :

– Je ne suis pas digne de votreaffection ; mais je vous suis dévouée jusqu’à la mort.

Et Tanagra au contraire s’ingéniait à semontrer tendre, je dirais presque fraternelle. Ses gestes, l’accentde sa voix, le charme étrange de la chère créature, protestaientcontre l’expression de miss Aldine. Les paroles de cette discussionmorale n’étaient point prononcées, mais la mimique disait laréplique de l’esprit :

– Si, vous êtes digne. Le malheur n’estpoint un abaissement. Vous revivrez heureuse par nous.

Qu’y avait-il donc sur cette jeunefille ? Quel mystère du passé avait tissé le manteaud’irrémédiable désespérance dont la charge l’écrasait ?

Un moment comique, un seul, dans cettejournée.

Miss Aldine, jusque-là, a pris ses repas danssa chambre. Les k’vas de service en ont conclu qu’elle recherchaitl’isolement.

Aussi accueillent-ils par des mines effaréesl’ordre de dresser une table pour elle et pour nous.

Évidemment ces braves serviteurs se demandentce qui peut motiver une telle exception en notre faveur.

Moi aussi je me le demande. Tanagra connaît ladactylographe beaucoup plus que je ne l’ai supposé. Tantôt l’une,tantôt l’autre des jeunes filles prononce des phrasesincompréhensibles pour moi, des phrases qui font allusions à desfaits, à des gens que je ne connais pas.

Par exemple, à l’instant du dîner, les k’vass’étant retirés après leur service rempli, j’ai noté cesrépliques :

– Toujours rien, a interrogéTanagra ?

L’interpellée a répliqué avec une tristessepoignante :

– Non, rien… Cette attente me tue… Jevoudrais tant…

– Écrire le mot fin au bas de lapage de douleur, a repris Tanagra. Du courage, Aldine, le momentest proche. Il est renseigné, maintenant, soyez-en certaine. Cesera pour demain sans doute.

Des larmes brûlantes ont roulé sur les jouesde la dactylographe.

– Oh ! qu’il se décide,qu’il se décide vite ! a-t-elle dit violemment.

Qui il ?… C’est assommant del’ignorer, d’autant que cet il joue un rôle capital dansla vie de l’énigmatique jeune fille, car elle ajoute :

– Qu’il se décide, afin de me permettrede déserter la vie.

Tanagra lui a pris les mains. Elle l’attirevers elle, enlace sa taille frêle et tout doucement, protectrice etcaressante comme une maman apaisant un baby :

– Non point la vie, chère ; mais lechagrin vous déserterez.

Et miss Aldine a jeté ce cri où gémit unesuprême désespérance :

– Ah ! détrompez-vous. Vivre seraimpossible entre mon sacrifice à la justice et le souvenir dusacrifié.

Oh ! elle se débat dans un dédale moralépouvantable.

J’ai beau observer, me mettre l’esprit à latorture, minuit arrive sans que j’aie découvert quoi que cesoit.

Les deux jeunes filles s’avisent alors qu’ilserait temps de dormir.

Elles échangent un baiser avant de seséparer.

– À demain, à demain l’espoir, murmure machère compagne de périls.

– Ni demain, ni jamais, soupire soninterlocutrice.

Les mots ne sont rien. L’accent dont ils sontprononcés leur donne une valeur tragique.

Tanagra et moi traversons le bureau du consul,puis l’antichambre. Deux portes sont en face de nous. Celles despièces mises à notre disposition.

Celle que je suis, que je suivrais dans leroyaume du laid Satan même, me tend la main ; elle medit :

– Bonsoir. Vous pouvez reposer sanscrainte cette nuit. Il ne se produira rien.

Pour la première fois depuis notre arrivée auconsulat, elle semble m’admettre dans le secret dont j’ai étéécarté tout le jour. Et encouragé soudain, je me hasarde àchuchoter :

– Qui est donc miss Aldine ?

Mon interlocutrice ne peut réprimer untressaillement. Elle me regarde, semble se consulter, puis commeprenant une résolution :

– Je ne veux pas avoir de secret pourvous, Max Trelam. Non, je ne le veux pas. Mon frère l’avaitordonné ; mais cela serait au-dessus de mes forces.

J’ai porté sa main à mes lèvresdévotieusement, elle n’a pas paru s’en apercevoir, et elle arepris, la voix tremblante :

– Aldine est la cousine germaine de FranzStrezzi.

– Oh !

C’est un rugissement effaré qui gronde dans magorge.

Miss Tanagra continue, vite, comme ayant hâted’en finir :

– Cousine pauvre, recueillie et élevéepar le père de Franz…

– L’inventeur de la Mort par lerire était donc capable de sentiments humains ?bégayai-je totalement désemparé par l’explication inattendue.

Elle hocha pensivement la tête.

– Cela doit être. Il fut bon pour elle,en fit la personne accomplie que vous avez vue. Succombant dans salutte contre nous, il a trouvé en son fils un vengeur. Celui-ci amenti à Aldine, il nous a représentés comme des bandits sansscrupules, ayant assassiné et injustement déshonoré son père.Aldine l’a cru ; elle a consenti à s’associer à la vengeancede son bienfaiteur.

– Mais alors, elle nous estennemie ?

– Elle le fut ! Savez-vous pourquoiEllen s’était penchée à la portière lorsqu’elle fut frappée, lapauvre petite victime ?

Mon cœur cessa de battre à cette sinistrequestion. Incapable de parler, je secouai la tête.

– Eh bien, reprit miss Tanagra, une jeunefille, accoudée à la portière du compartiment voisin, lui avaitadressé la parole, lui demandant des renseignements sur le paystraversé par le chemin de fer. Distraite par cette conversation,Ellen n’entendit pas Strezzi pénétrer dans son compartiment, ellene vit pas s’abaisser sur elle le stylet aux dix yeux d’or.

– Mais cette Aldine est unemisérable !

Tanagra essuya furtivement une larme, etdoucement, grandie par la puissance de justice émanant de toute sapersonne :

– Elle pensait agir justement ; ellese dévoue à notre cause pour réparer et, vous l’avez entendu, elleprétend mourir ensuite. Je lui pardonne et, ainsi que mon frère, jevois en elle une victime, plus douloureuse qu’aucun de nous.

Être juste à ce point confine à la sublimité.Je fus près de plier le genou, mais toute ma nature de combatif,tout le sens pratique de ma race se révoltaient.

Et Tanagra lisant en mon esprit, murmura,penchée sur moi :

– Le crime réside seulement dans lavolonté mauvaise. Quand la fatalité passe, il y a des victimes, desmartyres, il n’y a pas de criminelles.

Ce qu’un long raisonnement n’eût pu obtenir,cette image y parvint et je répondis :

– Ma pensée est vôtre. Elle sera ce quevous souhaitez.

J’entrai dans ma chambre en titubant.

Je remarquai qu’en dehors de l’entrée, ilexistait une autre baie, actuellement fermée et qui, de par saposition, me parut accéder dans la salle occupée par missTanagra.

– En cas d’alerte, pensai-je, je pourraiaisément me porter au secours de ma compagne.

Puis, comme en état de somnambulisme, je memis au lit.

Selon l’avis de miss Tanagra, aucune alerte netroubla mon repos.

Je me levai tard. Tanagra guettait ma sortie,car elle m’arrêta au moment où j’allais gagner le cabinet duconsul, m’obligea à réintégrer ma chambre et, à l’aide des pinceauxet des liquides ayant servi la veille à me grimer en X. 323,elle fit les retouches nécessitées par vingt-quatre heures vécuessous ma nouvelle apparence.

J’étais incapable de manifester del’impatience auprès d’elle. Je considérais son travail comme unjeu. Je devais sans retard constater l’utilité pratique de cetteréparation de mon masque actuel.

À peine l’opération terminée, nous songeâmes àsaluer l’excellent consul qui nous hospitalisait.

Un coup discret frappé à la porte del’antichambre fut salué par un Entrez !retentissant.

Nous obéîmes et nous restâmes interdits sur leseuil.

Le fonctionnaire, miss Aldine, se trouvaientlà, chacun à sa table habituelle. Leur vue ne pouvait noussurprendre, mais ils n’étaient point seuls.

Deux inconnus : un homme de conditionintermédiaire, aux cheveux fournis, grisonnants, ainsi que sa barbeépaisse, vêtu à la façon d’un négociant aisé, mais dépourvu de ceje ne sais quoi d’impalpable qui fait reconnaître legentleman ; une jeune femme maigre, brune, drapée de noir, levisage troué par des yeux noirs énormes, quelque peu hagards,causaient amicalement avec le consul.

Je crus m’apercevoir qu’ils nous examinaientde côté. Pour moi, je ne quittai plus du regard la jeune femmebrune. Elle me rappelait ces étudiantes libres des cours deCambridge, ces laborieuses et pauvres filles venues de Russie pours’instruire, ardentes au labeur scientifique, qui pourraientaspirer à de hautes situations dans la médecine, le barreau, etc.,si tous leurs efforts n’étaient frappés de stérilité par uneétrange et démente déviation intellectuelle, laquelle, chez cesmalheureuses déséquilibrées, ramène toute chose à des finsnihilistes.

Celle-ci m’apparaissait inquiétante, commecelles dont ma carrière d’étudiant m’avait laissé le souvenir.

Au surplus, le consul ne me permit pas dem’appesantir sur ce sentiment, car il s’écria à notreapparition :

– Le consulat devient un lieu d’asiletrès couru. Je vous présente M. et Mme StephyNeronef qui, taquinés par des ennemis nihilistes, me prient de leuraccorder une hospitalité de quelques heures.

Nous saluâmes les nouveaux venus, lesquelss’empressèrent de s’incliner avec une obséquiosité de mauvais tonet tinrent à nous apprendre que le mari répondait au prénom deStephy, la jeune femme ayant pour patronne la bienheureuseCatherine.

Puis, tandis que tous deux exprimaient auconsul le plaisir qu’ils auraient à jouir de la présence decompagnons tels que nous, miss Tanagra se pencha vers moi et d’unevoix à peine perceptible :

– Soyez sur vos gardes. Ces gens-là sontdes ennemis.

– Des ennemis ? fis-je sur le mêmeton.

– Je pense qu’ils sont chargés de noustuer, vous, X. 323, et moi.

– Un ménage d’assassins… Qui vous faitcroire ?

La jeune fille sourit et plus basencore :

– Regardez le poignet droit de CatherineNeronef ; son gant s’est replié, le laissant à nu.

– Eh bien ?

– Distinguez-vous un petit tatouagebleu ?

– On dirait une tête de mort.

– Eh bien ! ce signe est celui desadeptes de la secte criminelle des Effacistes, dont ladevise cynique se passe de tout commentaire.

– Et elle est, cette devise ?

– Toute création doit avoir pourorigine le néant.

– Ce qui signifie ?

– Que la société étant mal comprise, onne pourra songer à la réformer qu’après avoir tout détruit.

Malgré moi j’eus un petit frissondésagréable.

Mais ce frisson accordé à l’instinct de laconservation, je songeai qu’un Anglais, sain de corps et d’esprit,était de taille à dompter deux fous nihilistes, et souriant à machère Tanagra, je murmurai :

– Je ne vous quitterai pas…

Je pris un temps, hésitation plus que calcul,avant d’achever :

– Ce qui me sera certainement tout à faitle plus agréable.

Ceci la fit rosir autant qu’une rose de Franceet l’amena à oublier sur ma personne un regard tout empli dereproche et de reconnaissance.

Chapitre 13L’ESCLAVE DU MEURTRE

Les nouveaux venus allaient prendre possessionde l’appartement réservé pour eux dans l’aile droite duconsulat.

Il ne fallait pas que ces Effacistesse doutassent que nous avions reconnu en eux des agents deStrezzi.

Stephy et Catherine, inquiétants : lui,par sa mine bonasse ; elle, par son regard étrange, où dansaitune flamme de folie, passèrent l’après-midi avec nous.

Ils s’efforçaient de se montrer aimables, etleur effort visible me remplissait de colère.

Il est vrai que misses Tanagra et Aldine, quemoi-même, tendions notre volonté pour simuler la confiance. Nousplaignions nos compagnons d’être en butte aux entreprisesnihilistes.

Et eux, de la meilleure grâce du monde,acceptaient nos condoléances. Ils affectaient de nous rendreconfiance pour confiance, nous déclarant qu’ils se proposaient dedépister leurs persécuteurs en quittant leur asile momentané aumilieu d’une nuit obscure.

Ils espéraient ainsi, disaient-ils, faireperdre leur trace.

Nous, nous avions l’air de croire à lavéracité de ce conte.

Cependant, en notre esprit, les mensonges deces coquins se rectifiaient d’eux-mêmes.

En exprimant le projet de sortir du consulat àtoute heure, ils s’étaient assuré la faculté de disparaîtreaussitôt qu’ils nous auraient tués.

Et puis leur attitude vis-à-vis de miss Aldineme donnait à penser.

Je remarquai, alors qu’ils ne se supposaientpas observés, leurs regards expressifs à la jeune fille, leursclignements de paupières, et l’idée me vint qu’ils avaient sansdoute à lui faire une communication de la part de Strezzi.

Cela devait être. Le chef des Dix Yeux d’Orvert ne soupçonnait évidemment pas que sa cousine avait passé dansnotre camp ; dès lors, quoi de plus naturel que de lui envoyerdes instructions par ses complices ?

Tanagra pensa absolument comme moi. Aussi, àun moment, elle me proposa un tour de jardin que je m’empressaid’accepter. Personne ne songea à nous retenir.

Une fois dehors elle murmura :

– Seuls avec la pauvre Aldine, ils luidiront ce qu’ils ont à lui communiquer et, d’ici à ce soir, elletrouvera le moyen de nous en informer.

Cela me fit rire. Malgré mon aversion pour lesmenées souterraines, je trouvais comique d’apprendre tous lesprojets de Franz Strezzi, alors qu’assurément il se promettait denous surprendre.

Une demi-heure de promenade, une station depareille longueur sur le banc de pierre dressé en face de lafontaine jaillissante, surmontée d’un buste du tsar, puis nousregagnâmes le cabinet de travail, on nous avions laissé noscompagnons de captivité.

Miss Aldine tapotait sa machine à écrire,remettant au net des notes du consul.

Stephy et Catherine Neronef s’absorbaient dansune partie de trictrac.

Le martèlement des touches, le roulement desdés, le claquement des pions déplacés par les joueurs, rendaienttoute conversation impossible.

Miss Tanagra prit un livre. Je l’imitai.Seulement, moi, j’avoue que je ne regardai même pas le titre. Jeconsidérais mes compagnons avec un agacement énorme.

Je suis calme, maître de mes nerfs, toutgentleman anglais est ainsi. Mais dans la circonstance, jebouillais littéralement, et je crois bien que la situation seprolongeant, je me serais livré à quelque sortie intempestive,quand, de l’air le plus naturel, Catherine Neronef exprima le désirde visiter le jardin.

– Nous sommes exposés à quitter leconsulat d’un instant à l’autre, fit-elle avec une ingénuité quedémentait l’éclat fiévreux de ses yeux noirs ; je penseraisimpardonnable, même pour des touristes… involontaires, de ne pointconnaître la résidence qui nous abrite.

Puis se tournant vers moi :

– Tout à l’heure, vous fûtes respirer enla société de la barine (dame), votre sœur. À présent, cesera notre tour. Par saint Stanislas, on dirait une figure dequadrille.

Gauchement, Stephy offrit la main à la maigrebrunette. Tous deux sortirent. L’oreille tendue, nous perçûmesleurs pas traversant l’antichambre, puis s’affaiblissant dansl’escalier accédant aux bureaux des k’vas et au jardin.

Tanagra leva vivement la tête. Elle allaitparler.

Mais la dactylographe appuya l’index sur seslèvres pour recommander le silence, et se remit à pianoterà la machine avec une ardeur nouvelle.

La pantomime était claire. Elle craignait quele ménage russe eût marqué simplement une fausse sortie et ellenous recommandait la prudence.

Je remarquai qu’elle était plus pâle encorequ’à l’ordinaire.

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi. La jeunefille se leva brusquement, glissa jusqu’à la porte del’antichambre, l’ouvrit, jeta un coup d’œil rapide àl’extérieur ; puis, revenant, elle murmura d’une voix légèrecomme un souffle :

– La fenêtre du cabinet de débarras donnesur le jardin. Je vais voir s’ils y sont.

Elle passa dans sa chambre. Je l’entendisentrer dans la salle qu’elle venait de désigner. Elle reparut.

– Ils y sont. Venez avec moi. En parlant,nous pourrons les surveiller. Il importe qu’ils ne nous surprennentpas.

Un instant plus tard, nous étions réunis dansle cabinet, assis tant bien que mal sur les trunks de cuirqui en constituaient le mobilier, et à travers le brouillard demousseline des rideaux, nous distinguions Stephy et CatherineNeronef, assis devant le bassin, auprès duquel nous nous reposionsnous-mêmes tout à l’heure.

Certaine de n’être pas espionnée, miss Aldineprésenta un papier à ma chère Tanagra.

– Une lettre de Lui ; ellem’a été remise par ces deux misérables.

Quel mépris et aussi quelle honte dans savoix !

Mais je considérais la feuille. Des chiffresséparés par des points, des tirets, des signes mathématiques +,x, :, et autres s’alignaient sur le papier.

– Un chiffre connu de vous ?questionna miss Tanagra.

La dactylographe affirma du geste.

– Voici ce qu’il écrit, dit-elle :« La nuit prochaine, vers deux heures, je viendrai vousenlever de ce consulat où vous avez bravement consenti à vousenfermer. Il faut que vous ayez sur vous le brassard auxopales.

– Vous l’aurez ? murmuraTanagra.

L’autre répliqua :

– Cela est convenu.

– Bien !

Ici, je cessais de comprendre. Pourquoil’aurait-elle ? Pourquoi obéirait-elle aux ordres de soncoquin de cousin ?

Je ne pus m’appesantir sur cette importantequestion, miss Aldine continuait sa lecture.

« Stephy et Catherine, je leur conserveles noms sous lesquels ils se présentent, supprimeront cettenuit X. 323 et sa sœur. »

– Merci bien, grommelai-je.

– « Ce soir, au dîner, vouspréparerez le café mauresque selon votre habitude. Grâce auxhygiénistes, on sert maintenant le sucre par petits paquetssoigneusement isolés de l’air par une enveloppe fermée. La boîtecachetée, que l’on vous remet en même temps que ce mot, contientdeux enveloppes de ce genre. Vous les offrirez à nos deux ennemis.Ils s’endormiront. Stephy et Catherine s’arrangeront pour qu’ils nese réveillent pas. J’aurais pu substituer le poison au narcotique,mais le stylet est plus sûr. Cette nuit, mes adversaires les plusredoutables auront vécu. Le brassard me donnera une puissancesurhumaine… Ce sera le tour des empereurs de trembler. Vous, masœur d’adoption, vous serez enfin récompensée de vous être associéeà ma juste vengeance. »

Une horreur nous étreignait tous trois, nousréduisant au silence.

Et je regardai miss Aldine avec un mépris queje fus impuissant à dissimuler.

Elle réparait certes, mais auparavant son âmede jeune fille ne s’était donc pas révoltée, que son misérableparent lui adressât ses ordres criminels avec une si paisibleconfiance !

Elle dut comprendre ce que je pensais, car sesmains se tendirent vers Tanagra en un geste d’immense détresse.

Et Tanagra, la sœur de notre Ellen, excusacelle qui avait frappé la morte :

– Il l’a soumise pendant plusieurs mois,sans qu’elle le soupçonnât, à l’influence déprimante du haschich.Il l’a poussée au crime dans un rêve perpétuel. Elle était rose etblonde, gaie, exempte de soucis. Le haschich en a fait cettecréature pâle et désolée. Max Trelam, n’accusez pas celle qui, pourracheter ses crimes involontaires, consent à vivre un réveil quepeuplent d’horribles souvenirs.

Sa voix sonnait pure et mélodieuse comme unchant de séraphin célébrant le mystère divin des miséricordes.

Je lui pris la main, j’y appuyaidévotieusement mes lèvres, murmurant sans m’en rendrecompte :

– Vous avez la bonté sereine, la justiceineffable d’une fille du ciel.

Elle riposta par un doux sourire :

– Une fille de la souffrance suffit, MaxTrelam !

Et me désignant Aldine qui la considérait, lespupilles dilatées, semblant, si je puis m’exprimer de la sorte,ressusciter d’entre les désespérées, Tanagra ajouta :

– C’est à elle qu’il faut rendre laconviction que tout peut être pardonné aux êtres de bonnevolonté.

Dominé par la hauteur de pensée, par l’irréelde la scène, je tendis la main à la complice du meurtre de monEllen, et je prononçai, obéissant à la suggestion toute-puissantequi me courbait :

– Moi aussi, je cesse de vous accuser. Jecrois, oui, je crois que l’âme de celle qui n’est plus m’inspirepar la voix de celle qui est.

Un frisson nerveux secoua lapseudo-dactylographe. Ses doigts se crispèrent sur les miens,pénétrant dans ma chair, me serrant jusqu’à la douleur, puis sonétreinte se détendit. Elle eut un mouvement de tête volontaire etd’un accent qui sonna faux :

– Les enveloppes de sucre, reprit-elle,seront servies aux assassins.

– Bravo ! m’écriai-je, ramené à lasituation par une brusque projection de la pensée. Eux endormis,tout est sauvé.

Miss Aldine fit peser sur moi un regard dontje ne compris pas l’ironie désespérée ; peut-être allait-ellerépondre, mais ses yeux s’étant portés vers la fenêtre, elle seleva précipitamment.

– Ils vont rentrer, dit-elle. Reprenonsnos places. Qu’ils ne soupçonnent rien. La mort rôde autour denous.

Une minute plus tard, nous étions réinstallésdans le cabinet de travail du consul ; la machine tapotaitrageusement ; Tanagra lisait avec une louable assiduité, etmoi j’avais pris le parti de fermer les yeux, conservant mon volumeouvert sur les genoux.

C’est ainsi que le couple nous retrouva. Notreattitude leur plut sans doute car, à travers mes cils abaissés, jeles vis échanger un sourire satisfait.

Chapitre 14UNE SOIRÉE TERRIFIANTE

Oh ! cette soirée ! L’ai-jevécue ? Je ne puis me la rappeler sans m’adresser cettequestion, tant elle m’a laissé une impression de cauchemar ;tant le bouleversement de mon esprit renaît à l’évocation dupassé.

Nous avons dîné avec les Neronef. Oh ! cefut la part agréable de l’aventure. Je ne voyais à ce moment que leplaisir de leur jouer une réjouissante plaisanterie.

Je me souviens que je déployai une verveendiablée. Je provoquais à tout instant l’hilarité de cettecanaille de Stephy, je décochais des madrigaux à la sinistreCatherine.

Je crois que cette misérable, – on a beau êtremeurtrière, on reste femme, – je crois, dis-je, que la dangereusecréature se figura je ne sais quelle attraction invraisemblable deses charmes, car ses yeux noirs, énormes dans sa face maigre, seprirent tout à coup à m’inonder des regards les plus doux.

Je parvins à répondre au langage de ses yeux.Oui, moi, Max Trelam, qui ai horreur du flirt, que je considèrecomme une ridicule parodie de l’affection, je flirtai… optiquement,avec cette personne qui rêvait de m’assassiner.

La cafetière mauresque fit son apparition surla table.

Je causais toujours, entraîné par unesurexcitation dont je n’étais pas le maître. Le liquide parfuméemplit les tasses de la faïencerie d’Eb-Neheh, les enveloppesisolantes de morceaux de sucre circulèrent.

Comment s’y prit missAldine ? Je n’en sais rien. Mais il est certain que lesucre somnifère fondit dans les tasses des Neronef, car vingtminutes après les avoir vidées, Stephy et Catherine dormaient àpoings fermés.

Je les considérais, contorsionné par le fourire. Pour moi tout était terminé. Hélas ! le drame débutait àpeine. La voix de miss Aldine figea soudainement ma gaieté.

– Il faut les transporter dans voschambres respectives et les mettre au lit.

– Au lit, pourquoi ? Ils sont bienlà !

Elle ne répondit pas. On eût cru qu’ellen’avait même pas entendu. Elle se tourna vers Tanagra et reprithumblement :

– Si vous le vouliez, nous pourrions nouscharger de la femme ; tandis que sir Max Trelam s’occuperaitde l’homme.

Tanagra approuva de la tête.

– Oui, ce sera bien ainsi. Max Trelam,tirez le sieur Stephy dans votre chambre. Déshabillez-le etbordez-le soigneusement dans votre lit. Ne craignez pas de lesecouer. Rien ne serait actuellement capable de le réveiller.

Tout en parlant elle soulevait, aidée par missAldine, la chaise sur laquelle Catherine reposait, inerte, ses yeuxinquiétants masqués par ses paupières abaissées. Toutes deux,rythmant leurs pas, se dirigèrent ainsi vers l’antichambre.

– On ne nous dérangera pas, prononçaencore la fausse dactylographe d’une voix qui me parut profondémentaltérée ; j’ai poussé le verrou de la porte accédant àl’escalier.

Je ne pus demander le pourquoi de cetteprécaution inhabituelle. Elles étaient sorties déjà. J’entendaistourner dans la serrure la clef de la chambre de miss Tanagra.

Allons ! Il fallait m’occuper de monbaby. Le mot burlesque m’échappa.

Il était lourd, le coquin ! Je ne fus pasfâché d’atteindre ma propre chambre et de déposer mon fardeau surmon lit.

Et pressé d’en finir, je me mis à le dévêtirrapidement. Durant cette opération un objet, sans doute enfermédans l’une de ses poches, tomba sur te plancher avec un bruitsourd.

Je le ramassai et, je l’avoue sans faussehonte, je sentis un malaise tout à fait désobligeant.

Je tenais entre mes doigts un stylet à la lametriangulaire, dont la poignée portait les dix yeux d’or vert.C’était cette arme qui, dans la pensée de Strezzi et de sescomplices, devait m’ouvrir les grilles d’un monde meilleur.

Mais mon danger personnel ne fut pour riendans mon angoisse. Ce qui durant quelques minutes m’immobilisa, cefut la pensée extraordinairement douloureuse, qu’une arme semblableavait brutalement tranché les liens qui m’unissaient à la douce ettriste Ellen.

Je perçois dans la chambre voisine de légersbruits. Ils me rappellent que les jeunes filles se hâtant autour deCatherine. Je dois donc me hâter également.

Je jette le poignard sur la table de nuit etje reprends ma besogne.

J’ai glissé le lourd Stephy dans mes draps queje lui remonte jusqu’aux yeux ; je le borde comme l’a indiquémiss Tanagra, et puis, désireux de n’avoir plus en face de moi lasilhouette du misérable, je passe dans le cabinet de travail.

Mes compagnes m’y rejoignent presqueaussitôt.

Elles sont blêmes. Tout en elles trahit uneagitation dont la cause m’échappe totalement.

– Onze heures, murmure Tanagra. On vous aannoncé la visite pour deux heures après minuit.

– Oui, pour deux heures.

L’accent de miss Aldine est pénible àentendre. Quels sanglots contenus faussent son organe !

– Nous avons le temps, reprend ma chèrealliée. Par où viendra-t-il ?

La dactylographe désigne le côté où est sachambre :

– Je pense par là. La fenêtre du cabinetde débarras donne sur le jardin. Les policiers de veille dans larue ne la peuvent apercevoir.

Un geste approbateur et miss Tanagra prononceces mots :

– Oh ! pauvre chère douloureuse,songeons aux opales.

Je me souviens. Aldine doit, suivant l’ordrede Franz Strezzi, être nantie du brassard lorsque le chef des DixYeux d’Or vert se montrera au consulat.

Mais que font donc les deux jeunesfilles ?

La dactylographe a disparu une minute dans sachambre. Elle revient, portant la cafetière qui a servi tout àl’heure à la préparation du moka parfumé.

Ah çà ! je ne comprends plus le sens desparoles prononcées. Il m’a semblé que l’on parlait d’opales et l’onse dispose à faire le café !

Car la lampe à alcool est allumée. Sa flammelèche les parois du récipient, dans lequel l’eau bouillantechantonne bientôt.

Floc ! Floc ! Au son contre lesflancs de métal de la bouilloire, je juge que Tanagra vient d’ylaisser tomber de petits cailloux.

Le liquide bout fortement. Un bruissement devapeur fusant par la soupape-sirène de l’appareil donne le signalde l’infusion à point.

Miss Aldine, alors, va vivement auclasse-papiers arabe accroché au mur. Elle y plonge la main,provoque un froissement de feuillets, puis elle revient à la tableoù chante la bouilloire.

Elle tient le brassard révolutionnaire.

Je le distingue nettement, avec sa courroie decuir sur laquelle s’alignent dix opales de la grosseur d’œufs depigeon, ou plutôt de demi-œufs, car elles sont taillées encabochons, leur partie convexe en dehors, leur section plane fixéesur le cuir, à l’aide de griffes métalliques.

Ah çà ! ces griffes sont des ressortsmobiles. La dactylographe les fait mouvoir, extrait de leur alvéolechacune des opales qu’elle remet en place après les avoir plongéesun instant dans la cafetière, dont le couvercle levé laisse montervers le plafond une colonne de vapeur.

Le brassard est reconstitué.

– Ici, je dois avoir recours à votreaide, fait doucement miss Aldine en regardant Tanagra, qui aassisté, immobile, à l’incompréhensible manipulation.

Ce disant, elle a relevé la manche gauche deson corsage de tulle, mettant à nu son bras grêle, mais d’un galbetrès pur.

– Cela, je puis me le permettre, ripostel’interpellée ; car je ne vois rien là qui me puisse empêcherd’affirmer que la métamorphose n’est point mon fait, ni celui demon frère.

Sur les faces tragiques des jeunes fillespasse la clarté d’un sourire aussitôt effacé, et Tanagra fixe lebrassard sur l’épiderme d’Aldine, un peu au-dessus du coude.

La manche retombe. Le bras et le joyaurévolutionnaire disparaissent.

J’ouvre la bouche pour solliciter uneexplication.

Mais la phrase projetée s’étrangle dans magorge, figée par l’attitude stupéfiante des jeunes filles.

Elles se regardent, les traits contractés, unehorreur faisant vaciller leurs regards.

Je devine qu’une minute épouvantable se dressedevant elles et, emporté par l’angoisse, je balbutie :

– Qu’avez-vous donc ?

On croirait que le son de ma voix déclanchechez elles la faculté de mouvement.

Toutes deux étendent les bras en un gestecrucial. Mon anxiété s’en augmente ; j’insiste :

– Mais encore ?

Alors miss Tanagra me fait face. Son douxvisage est convulsé par une indicible épouvante, ses regardstroubles indiquent le bouleversement de son esprit.

– Franz Strezzi a ordonné de noussupprimer par le stylet aux dix yeux d’or.

– By Jove ! m’écriai-je, jele sais bien. À telle enseigne que j’ai fait tomber de la poche dusieur Stephy le couteau dont je devais être le fourreau.

Mes auditrices m’écoutent. Il y a une stupeurdans leurs yeux. Elles n’ont pas l’air de s’expliquer mon tondégagé.

Et sévèrement, avec un durcissement subit deses traits, Tanagra reprend :

– Franz Strezzi va venir. On peutl’empêcher de faire de la lumière. Cela serait susceptibled’attirer l’attention de gens dont il ne désire pas laprésence.

– Sans doute.

– Mais il contrôlera l’exécution de sesordres. Il faut qu’au toucher au moins, il reconnaisse les armesd’assassinat enfoncées dans des cadavres. Il faut que son odoratsoit affecté par le relent du sang versé. Ceux qui dorment doiventdonc mourir. Ils doivent… ! Le succès, la délivrance du mondecivilisé menacé par un halluciné du crime, dépendent de leur mort.Qui les tuera ?

Brrrrr ! J’ai froid. Une chape de glaceme paraît emprisonner tout mon corps. Je courbe la tête. Je neréponds pas.

Tuer ces gens endormis… Oh !

Ce sont des misérables, des bandits, d’accord.Mais pour les frapper ainsi, traîtreusement, sans défense, il fautse faire une âme de misérable, de bandit, et cela me sembleimpossible.

Rien dans ma vie passée ne m’a préparé àsemblable métamorphose.

Je tremble plus fort. Miss Aldine parle à sontour.

– Je le savais. Ni l’un ni l’autre nepouvez devenir assassins.

Et avec une amertume atroce, plus poignantequ’aucun cri de désespoir :

– J’ai aidé à votre deuil ; ilm’appartient d’assurer votre triomphe à n’importe quel prix. Aidede meurtrier, je serai meurtrière… Cela est normal ; je monteen grade…

– Aldine ! Aldine ! Ô héroïquedévouée !

Tanagra crie cela, éperdue, les bras tendusvers la dactylographe.

Des pensées confuses font irruption dans moncerveau. Tanagra a qualifié l’acte d’héroïque, et je sens qu’elle araison.

Les deux jeunes filles sont enlacées. Ellessanglotent. Je perçois des mots entrecoupés :

– Pauvre chère Aldine, pauvre fleurarrosée de sang !

– Tanagra… Tanagra… Merci de ne pas merepousser… Ne pleurez pas sur moi… Ma vie sera brève. Mais après,après, dites-lui, dites-vous que le destin m’a courbée, quel’affection m’a été refusée, la haine imposée… Soyez-moimiséricordieuse, comme le sera le Dieu qui a voulu que je rampema vie dans une flaque rouge.

Et puis, miss Aldine s’arrache des bras amis,qui cherchent vainement à la retenir. Elle bondit vers laporte.

Elle est sortie. Tanagra et moi nous nousregardons anéantis.

Il y a un pesant silence. J’ai le sentimentque mes nerfs se sont soudainement raidis, que mes articulationssont jugulées par l’ankylose. Je voudrais me mouvoir ; mavolonté ne se transmet pas à mes muscles. Je voudrais parler, et malangue demeure inerte. Et cela dure, cela pèse, cela suffoque, celaécrase.

La porte accédant à l’antichambre tourne surses gonds avec un léger grincement.

Et miss Aldine apparaît sur le seuil.

Elle est effrayante ; sa figure sembles’être ratatinée, ses yeux sont devenus énormes par comparaison, lebleu en apparaît noir ; ils flambent d’une clarté defolie.

Et puis, et puis le crime de dévouement l’amarquée.

Un éclaboussement de sang a semé de pourpreson corsage blanc, et sur sa joue, au coin des lèvres, ainsi qu’unecoquetterie macabre des divinités du meurtre, une gouttelette s’estposée ainsi qu’une mouche rouge.

Elle parle d’une voix lointaine,extra-humaine. Elle dit :

– Franz aura ses deux morts… Il lesaura !… Il sera content !

Et elle s’abat sans connaissance sur letapis.

Chapitre 15À TRAVERS LA MURAILLE

Deux heures moins un quart.

Tanagra et moi, par la porte secrète de labibliothèque, nous sommes réfugiés dans la pièce circulaire où j’aiété prisonnier naguère.

À travers le judas pratiqué dans lemur, nous voyons Aldine, seule, dans le cabinet de travail duconsul. Elle est assise devant le bureau du fonctionnaire, levisage enfoui dans ses mains. Elle est immobile. Elle attend FranzStrezzi qui doit pénétrer dans la résidence russe par la fenêtre dela salle de débarras. Cette fenêtre a été ouverte à son intention.Nous avons eu peine à rappeler la pauvre jeune fille ausentiment.

Nous y sommes parvenus cependant. Oui, oui,elle possède une âme d’héroïne. À peine revenue à la conscience,elle nous a pressés de disparaître.

Mais Tanagra ne consent pas à l’abandonnerainsi.

Elle entraîne la malheureuse dans sa chambre,et quand elle la ramène dans le bureau où je les attends, lestraces du drame sanglant ont disparu. Un corsage immaculé aremplacé celui qui a vu le meurtre, et sur la joue d’Aldine jecherche vainement la mouche rouge.

Ma bien-aimée embrasse longuement sa compagne,avant de m’entraîner dans la cachette où Franz Strezzi ne noussoupçonnera pas. Elle murmure, me semble-t-il, le mot :

– Espérez.

Je n’oserais l’affirmer ; mon trouble estresté si grand que je me défie du témoignage de mes sens.

À présent nous regardons aujudas.

Ma main a étreint celle de Tanagra et noussommes restés ainsi, sans chercher à nous séparer.

Peut-être, emportés par le courant tragique decette heure, éprouvons-nous le besoin de nous soutenir, de nouséquilibrer l’un l’autre.

De fait, je ressens comme un réconfort.

– Plus malheureuse que nous, chuchoteimperceptiblement ma chère aimée !

C’est la troisième fois que j’entends cetteappréciation sortir de ses lèvres.

– Oui, réponds-je, elle doit biensouffrir ; car c’est une noble et loyale nature.

– Plus encore que vous ne supposez… Elleaime. La pauvre triste chose !

Les doigts de mon interlocutrice serrent plusétroitement les miens. Elle reprend :

– Vous pensez comme elle ; on nesaurait aimer la parente, la complice aveuglée de Strezzi.

Et comme je me tais, car c’est bien là, eneffet, l’avis de ma raison :

– Eh bien, affirma Tanagra d’un tonvolontaire, j’espère qu’elle sera aimée. Oui, je l’espère… Ce soir,elle a donné une preuve d’amour terrible, plus grande qu’aucuneamante n’en donnera jamais : le meurtre de nosassassins ! Je sursautai.

– Cela, une preuve d’amour ?…

– Oui, car elle a sacrifié tout, sesrêves de jeune fille, son horrible répulsion de la violence, pourassurer le salut, la victoire, l’honneur reconquis, la liberté decelui qu’elle aime.

Je bredouillai, bouleversé par la lumièreéclatante éblouissant soudain mon esprit :

– C’est X. 323 qu’elleaime ?

Ma douce compagne inclina la tête :

– Le frère d’Ellen dont elle distrayaitl’attention, alors que son misérable cousin s’approchait de savictime.

– X. 323 a frappé quelquefois au nomde la justice. Il devait pardonner à celle qui croyait participer àune œuvre de justice. Et puis encore, quand elle a su la vérité,son désespoir, le dévouement absolu dont elle a fait preuve…

Je fuis volontiers la discussion quim’apparaît sans issue. Aussi m’empressai-je de saisirl’échappatoire d’une question.

– Comment a-t-elle appris la réalité desfaits ?

– Un hasard providentiel. Mon frère lui asauvé la vie sans la connaître.

– Lui ?

– Oui ; une nuit, il se rendait deBoulaq à Giseh dans une barque. Il avait choisi la voie du fleuvecomme plus agréable et moins propice aux embûches. Aldine, elle,avait porté un ordre de son parent. Elle revenait seule de Gisehdans la maison de la ruelle des Possédés-Derviches où ellerésidait.

« Pour passer le fleuve, elle avait prisune de ceshastas, sortes de youyous, qu’un aviron fixé àl’arrière suffit à faire glisser sur les eaux.

« Un faux mouvement fit chavirerl’embarcation. Un crocodile, témoin de l’accident, allait happer laproie que le destin lui envoyait, lorsque mon frère, tout proche,poussa son bateau sur le saurien, l’étourdit d’un coup d’aviron surle museau, et profita de l’impuissance momentanée du monstre pourhisser l’inconnue dans son bateau.

« Seulement l’épouvante de la malheureuseavait été trop grande. L’idée d’être dévorée par une de ceshideuses bêtes est épouvantable.

« Aldine restait plongée dans une torpeurdont rien ne la pouvait tirer.

« Si bien que mon frère se décida àl’amener à Giseh, où nous avions établi notre quartier général. Jela déshabillai, je la mis au lit, avec l’idée que quelques heuresde repos feraient disparaître l’ébranlement nerveux résultant del’accident.

« Une traite sur une banque du Caire, àl’ordre de Franz Strezzi, que la jeune fille portait sur elle, nousapprit que nous venions de sauver une personne en relations avec cepersonnage.

« Strezzi est un nom qui pour nousrouvrait des blessures profondes à peine cicatrisées.

– Oui, murmurai-je en pressant la main demon interlocutrice.

– Une explication très loyale suivit leréveil d’Aldine.

« Or, ce soir-là, c’était le soir oùnotre Ellen avait succombé.

« Une automobile nous emporta àAlexandrie, où nous avons pu vous épargner la brutalité despremières heures de désespoir.

« Aldine nous aida de tout son pouvoir.Elle qui avait cru son oncle injustement puni, injustement désavouépar son gouvernement, elle était épouvantée à la révélation de sescrimes.

« Depuis… vous l’avez vue à l’œuvre… Ellea tout sacrifié, tout, pour mériter notre pardon.

– Je lui pardonne comme vous ; maisde là à s’abandonner à un rêve d’amour…

Ma compagne me serra brusquement la main.

– Silence ! Voici Strezzi !

Je me penchai au judas. Franz venait d’entrerdans le cabinet de travail du consul.

Cette fois il ne portait point le masque qui,dans notre précédente rencontre, m’avait constamment caché sestraits.

Je voyais enfin le visage de l’homme dont, sicruellement, m’avait été révélée son existence.

Et un sentiment subit me bouleversa.

Il me parut naturel que Franz fût monennemi, parce qu’il représentait la continuation d’une luttecommencée plusieurs mois auparavant.

Il était le portrait vivant de son père, de cesinistre comte Strezzi, dispensateur de la mort par le rire, queX. 323 avait vaincu naguère.

En plus jeune évidemment. Mais c’était le mêmeprofil sec, le même regard d’acier. Il parla et il me sembla que lavoix du criminel défunt s’élevait du fond du tombeau, avec sapolitesse cruelle, avec ses inflexions d’ironie impeccablementmondaine.

– Ma chère Aldine, ce m’est un vifplaisir de vous revoir.

La jeune fille s’était redressée ; debouten face de son terrible cousin, je la sentais tendue à se briserdans la volonté de ne pas trahir son épouvante angoissée.

– Moi aussi, vous n’en doutez pas.

– Vous me semblez fatiguée… Ne vous endéfendez pas. Les jeunes filles ne savent pas flirter avec lamort, ceci dit sans reproche. Enfin, réjouissez-vous ;mes ennemis les plus directs sont écrasés… ; pour punirles trois empereurs, je n’aurai pas besoin de votreconcours. Vous vivrez heureuse, sans soucis, tandis que j’achèverail’œuvre léguée par mon père.

Sans doute, la pseudo-dactylographe craignitde ne pouvoir parler, car elle se borna à acquiescer d’un signe detête.

Franz ne remarqua pas son trouble, oupeut-être, accoutumé à considérer sa cousine comme un cœur faibledevant le crime, ne s’en inquiéta-t-il pas.

– Je devine, reprit-il, combien il voussera agréable de vivre paisible, sans avoir pour objectif lescadavres d’ennemis irréconciliables.

Il riait. Sa figure aux arêtes dures seplissait étrangement en un rictus ironique. Ses yeux lançaient deséclairs gris, que l’on eût cru produits par la réflexion de rayonslumineux sur une lame d’acier.

– J’ai pour vous la plus vive affection,cousine Aldine, poursuivit le personnage. Aussi veux-je abrégerautant que possible cette dernière aventure où j’ai dû sollicitervotre concours.

– Je ne vous l’ai pas refusé, fit lajeune fille d’une voix indistincte.

– Très obligé, je vous certifie ;mais remettons à plus tard les congratulations. La meilleuremanière de vous démontrer ma satisfaction est de mettre fin à votrecollaboration à mon œuvre. En sortant d’ici, vous serez délivrée detout souci à venir. Donc, hâtons votre sortie.

Et la voix nette, autoritaire, le chef desYeux d’Or vert demanda :

– Le brassard aux opales ?

Aldine leva le bras autour duquel Tanagraavait fixé le bijou révolutionnaire.

– Ici.

Son interlocuteur palpa le joyau à travers lamanche du corsage.

– Bon ! Première victoire. Où leconsul l’avait-il caché ?

La jeune fille désigna le classe-papiers.Franz eut un éclat de rire.

– Pas mal ! Pas mal en vérité. Cedigne Russe n’est que la moitié d’une bête… Passons au reste del’aventure. Stephy ? Catherine ?

– Partis.

– Partis ? C’est donc qu’ils ontaccompli le… travail dont je les avais chargés ?

– Ils l’ont accompli.

Toute la personne du criminel exprima une joiesauvage.

– Alors X. 323, sa sœur, sont dansl’impuissance de contrecarrer désormais mes desseins ?

L’index de miss Aldine se pointa vers la portede l’antichambre.

– Je vais voir cela.

Ces cinq syllabes me font frissonner, et jesens que les doigts de Tanagra subissent également une palpitationnerveuse.

Nous avons eu la même pensée. S’il s’aperçoitde la supercherie… qu’arrivera-t-il ?

Et le sang-froid de la fausse dactylographenous stupéfie.

En présence du danger immédiat, elle aretrouvé la fermeté, la résolution.

– Oui, rendez-vous compte, dit-elle d’unton dégagé. Seulement évitez toute lumière.

– Pourquoi ?

– Parce que la clarté peut attirer lesregards. Des yeux indiscrets sont fixés sur cette résidence. Etpuis, il y a autre chose. Le consul doit venir ce matin de fortbonne heure. Il désire avoir une conférence avec X. 323.

– Bon ! Elle n’aura pas lieu.

– Cela est certain ; mais dans lebut d’assurer aux Neronef de longues heures pour gagner du large,j’ai remis au gardien de la porte, en lui en disant le contenu, unmot pour le consul. Je dis à ce personnage que X. 323 et sasœur, quelque peu souffrants, souhaitent n’être pas réveillésdemain.

– Très drôle, souligne Franz… On ne lesréveillera plus. Vous avez le mot pour rire, cousinette. Ne vousfâchez pas de me voir rire… Je n’allumerai pas. Inutile d’inciterun k’vas quelconque à faire du zèle, à venir s’inquiéter si lesnobles hôtes du consulat n’ont pas besoin de ses services. Leschambres de ces… dormeurs sont de l’autre côté del’entrée ?

– Oui, les clefs sur la porte.

– Décidément, Aldine, vous pensez àtout.

Et ce lugubre madrigal décoché avec un sourirede fauve, il quitta le cabinet de travail.

Une émotion angoissante nous étreint ;nos mains se serrent convulsivement.

L’ouverture du judas nous permet dedistinguer miss Aldine, penchée en avant, toute sa personne tenduevers la baie par laquelle Franz Strezzi vient de disparaître.

Que Franz ait l’idée de faire flamber uneallumette et il reconnaîtra la supercherie !

Il s’écoule deux minutes qui marquent dans lavie d’une personne.

Strezzi reparaît.

Oh ! il n’a rien deviné. Sa bouche mince,ouverte par un rire muet, dit la satisfaction intense. Il veutl’exprimer aussi par des paroles.

– Braves gens, ces Neronef… Je me suisrendu compte à tâtons… Cela suffit. Le froid de la mort ne sesimule pas et un stylet planté dans le dos, au-dessous del’omoplate, enlève toute crainte de convalescence.

Un rire horrible ponctue la criminelleplaisanterie. Mais il a un geste de dégoût.

– Je me suis mis du sang aux mains,pouah ! Le répandre n’est rien, mais se tacher avec esthorrible… Un homme bien élevé ne se libère jamais de certainesdélicatesses d’éducation.

Ma parole, ce meurtrier a pâli. Il ressent desnausées. C’est d’un geste hâtif, énervé, qu’il prend son mouchoir,qu’il essuie violemment ses doigts ensanglantés.

– Fumez une cigarette, cousin ; j’ailà des Andrianopoulo, parfumées à l’essence de roses ; elleschasseront l’odeur fade du sang.

Il s’esbaudit.

– Elle pense à tout, la cousinette. Ahça ! Vous aviez donc deviné que je me salirais au contact deces canailles d’espions ?

– Vous ne le pensez pas. Seulement, jetenais à contrôler le… travail du couple Stephy… Je sais manervosité et je m’étais munie d’un palliatif. Je ne fume pas àl’ordinaire ; mais en état de trouble émotif, le blond tabacd’Orient me ramène au calme.

Elle tend à son interlocuteur une boîtehistoriée. Il y prend une de ces exquises cigarettes Andrianopoulo,dont la fumée répand le parfum des roses. Il l’allume, en aspire lavapeur opaline.

– Exquises, en vérité, ces Andrianopoulo.Je vous remercie, cousinette. Non seulement vous déterminez le…départ des adversaires, mais vous guérissez vos alliés. Satanasm’emporte si vous ne mériteriez pas un titre inédit dans cegenre : La Mitrailleuse de la Croix-Rouge.

Sous l’atroce plaisanterie, la jeune fillechancelle. Je distingue ses doigts se crispant sur le bureau prèsduquel elle se tient.

Franz, aveuglé par son triomphe supposé, nevoit rien.

Il ricane :

– Pour l’instant, il s’agit de quitter leconsulat. Veuillez prendre ce que vous souhaitez emporter,Aldine.

– Mes malles sont faites et bouclées.

– Alors, venez sans plus tarder.

Dans un souffle Tanagra susurra à monoreille :

– Ouvrez le judas qui regarde dans lachambre de débarras.

Je me glissai le long du mur. J’actionnai lepoussoir, la plaque quadrangulaire se rabattit.

Chapitre 16LA COMÈTE ROUGE

Et la puissance, la mobilité, le mystère desactions de Franz Strezzi me furent expliquées d’un coup.

La croisée du cabinet de débarras m’apparutouverte. Une ligne droite la barrait verticalement.

Je devinai une corde, laquelle aboutissait àun panier d’osier posé sur le plancher. La forme de ce récipient,sa dimension, me rappelèrent aussitôt les nacelles des aérostatssphériques.

– Un ballon, murmurai-je !

– Un dirigeable, rectifia miss Tanagra.Souvenez-vous que le père de ce misérable avait imaginé un engin dece genre, à l’aide duquel, par les nuits obscures, protégé par lesténèbres, ce monstrueux criminel allait porter, là où il avaitdécidé de semer la douleur, ses effroyables Obus de Cristalchargés ; partie de protoxyde d’azote, ce gaz hilarant,liquéfié ; et partie de cultures microbiennes. Le fils arenoncé aux projectiles, dont le secret fut dévoilé par nous…L’arme aurait désigné l’assassin, mais il a utilisé ledirigeable.

– Et alors le bolide rouge, les dix yeuxd’or ?

– Projections lumineuses sur le ciel. Ilavait fait des expériences en Hongrie, au-dessus des forêts quiavoisinent la station thermale de Bartfa-Furdô. Nous en avions étéavisés. Mon frère avait deviné l’ennemi non encore révélé. Nousavions averti Ellen.

Elle se tut. Je regardais de tous mesyeux.

– Les malles d’abord, prononçait à cemoment Franz Strezzi.

Il détacha le crochet rattachant la corde à lanacelle la passa dans la poignée de l’un des trunksformant le bagage de l’ex-dactylographe. Aussitôt la lourde malles’enleva par la fenêtre.

Un instant plus tard, corde et crochetreparaissaient. Cinq fois se répéta la même manœuvre.

– Aux passagers maintenant, reprit leterrible chef des Dix Yeux d’Or.

Il me sembla que sa voix avait perdu de sanetteté. Il se passa la main sur le front comme s’il y éprouvaitune sensation de lourdeur.

Toutefois il enjamba le rebord de lanacelle, aida miss Aldine à prendre place auprès de lui,puis rattachant le crochet, il agita la corde.

Celle-ci se tendit aussitôt et les deuxpersonnages disparurent dans l’air.

– À notre tour ! murmura ma chèrecompagne.

Je voulus lui demander le sens de cetteexclamation, mais déjà elle avait traversé le réduit circulaire etouvert l’entrée masquée par la bibliothèque. Sur le seuil, elle mefaisait signe de la suivre. Et comme j’hésitais, elle prononça avecun peu d’impatience :

– Venez !

Quelques pas et nous nous trouvons dans lasalle de débarras, vide à présent de tous bagages.

– Nous allons donc les rejoindre,murmurai-je, non sans étonnement ?

– Sans doute.

– Mais nous mettre en présence de FranzStrezzi ?

– Il ne nous verra pas. Il va dormir.

– Dormir ?

– Oui, la cigarette que lui a offerte sacousine.

Une seconde je restai muet. Pourtant j’ai vuopérer X. 323 et je devrais être habitué aux surprises.

– Soit ! Lui ne nous verrapas ; il reste ses complices, ajoutai-je peu rassuré.

– Tous morts… sauf Marko.

– Marko… L’homme que j’ai entrevu dans lavallée du Natroun, au Tombeau des Vierges ?

– C’est en effet Marko que vous avez vu.Eh bien, Marko a persuadé son chef Strezzi que les complicesn’étant plus nécessaires, il convenait de les supprimer, afind’éviter leurs indiscrétions toujours possibles. Voilà pourquoitous ont été envoyés en des points où la police égyptienne les acueillis.

– Morts ?

– Empoisonnés au moment du départ ;un toast au champagne Strezzi. Plus de danger qu’ils prononcent desaveux dangereux, ni qu’ils remarquent notre présence à bord dudirigeable.

– Pourtant, pour assurer lamanœuvre ?

– Le pilote Marko.

– Eh bien ?

– Il est dans sa logette de direction. Ilcroit remonter le couple Neronef.

Tout cela ne me satisfaisait pas. J’avaisl’intuition que miss Tanagra ne me disait pas tout. Mais je dusrenoncer à questionner davantage. Le panier-nacelle se balançait denouveau au ras de la fenêtre.

L’attirer sur le plancher, nous y installer,fut l’affaire d’une seconde et nous montâmes vers l’aérostat.

Un instant après, nous prenions pied sur leplancher ajouré de la nacelle allongée d’un grand dirigeable, dontl’enveloppe gonflée en forme de cigare se balançait au-dessus denos têtes.

Naguère j’avais été prisonnier sur ledirigeable du comte Strezzi.

Je reconnus de suite que celui de Franz avaitété construit sur les mêmes plans.

C’est bien cette nacelle, dont la partiecentrale forme une sorte de rouf fermé. Aux cordages se balancentles tubes d’hydrogène, permettant de restituer à l’aérostat laforce ascensionnelle réduite par les inévitables déperditions degaz.

L’hélice s’est mise à tournervertigineusement, nous emportant dans l’atmosphère suivant unediagonale, résultante des deux mouvements qui sollicitent le navireaérien verticalement et horizontalement.

Au-dessous de nos pieds, je discerne la villedu Caire, étalée sur le sol ainsi qu’un plan en relief. Les lignesde lampadaires indiquent le lacis de ses avenues.

Tandis que je regarde, l’aérostat a déjàdépassé l’enceinte de l’agglomération ; il se déplaceau-dessus de la campagne voisine.

Je reconnais au passage : la butte auxMoulins, l’emplacement des tombeaux des Khalifes, où j’ai éprouvéde si terribles émotions.

– Oh ! Tanagra ! Tanagra !prononcent mes lèvres sans que j’en aie conscience.

Celle que j’appelle ainsi est près de moi.Elle suit la direction de mes yeux et sans doute comprend mapensée, car elle a un sourire indéfinissable, où la tristesse dudrame accompli, la douceur de l’avenir espéré se mêlent.

Mais soudain son expression se modifie. Sonbras se tend vers l’Ouest :

– Là ! Là ! Max Trelam ;voyez l’estampille du crime qui marque cette fois sa défaite.

Je regarde.

Sur la voûte indigo du ciel court une lueurrouge ; elle se précise, prend la forme d’une comèteclassique, avec son noyau de coloration plus intense que la queuequi lui fait escorte.

– Pourquoi cette projection ?

J’adresse la question à miss Tanagra, dont lesgrands yeux se fixent sur la manifestation lumineuse avec uneironie certaine.

– Ce soir, me répond-elle, Franz Strezzia volé le brassard aux dix opales ; il a fait assassiner deuxpersonnes. Il convient donc qu’il signe son œuvre afin que nul n’enignore.

– Mais cette signature sera-t-elleremarquée ?

– Les journaux du Caire ont été avisésque l’astre apparaîtrait cette nuit. Dans chaque rédaction, despublicistes, des invités, des curieux de tout ordre surveillent leciel.

Je m’inclinai. Comme à l’ordinaire X. 323avait tout prévu.

Seulement une chose me paraissait obscure etje demandai à mon interlocutrice :

– Comment X. 323 pouvait-il savoirque Franz Strezzi réaliserait toutes ses prévisions ?

Elle m’enveloppa d’un sourire fier et tendre àla fois.

– Attendez, Max Trelam, le moment où illui plaira de s’expliquer. Vous avez pu voir que tous les mystèresvous sont expliqués… Vous êtes certain, n’est-ce pas, que mon frèrene veut pas, et que moi, je ne puis pas avoir desecret pour vous.

À cet instant même la comète rouge secondensait en dix yeux d’or vert, reproduisant l’étrange phénomènemanifesté dans cette soirée néfaste, où, pour la dernière fois,Ellen avait respiré près de moi.

Et puis tout s’éteignit.

Le ciel reprit son apparence ordinaire. Lesétoiles, indifférentes aux petites luttes des hommes, scintillaientsur la voûte sombre de l’éther, semblant opposer la sérénité del’immuable au caprice passager des volontés humaines qui avaientjeté un astre rouge parmi elles.

– Je vais rejoindre Aldine, chuchota missTanagra. La pauvre douce créature doit être si triste.

Ces mots m’effarèrent.

Triste ! oui, cela m’apparaissaitcertain. Mais qualifier de douce créature celle qui, pardévouement pour nous, d’accord, avait poignardé les Neronef,j’avoue que l’appellation me semblait excessive, injustifiée,presque ironique.

Toutefois je suivis Tanagra.

La cabine, occupant le centre de la nacelle,était divisée en trois compartiments séparés par des cloisonslégères.

Nous trouvâmes miss Aldine dans celuid’avant.

La jeune fille nous apparut assise sur un banccourant le long de la paroi.

Elle se tenait immobile, les mains jointess’abandonnant sur ses genoux, le visage livide, troué par ses yeuxbleus, hagards.

Elle ne nous entendit pas entrer. Ses lèvresfrémissantes prononçaient des mots aux consonnances arabes, quiprirent pour moi une apparence cabalistique.

– Une demi-heure !… Franchir lesmonts du désert Lybique, le Gebel-Aiyouchi, Gebel-Mokhattam, lavallée d’Ed-Tih… Et là, là, la Grande Forêt Pétrifiée et mourir,mourir comme les arbres de la forêt antique, dont les troncspétrifiés gisent sur les flancs pierreux et désolés desfalaises.

Et tandis qu’elle parlait, je me souvenais dela fatigante excursion que naguère Ellen et moi, ignorants de laterrible aventure qui s’apprêtait à fondre sur nous, nous avionsfaite à la Grande Forêt Pétrifiée.

Aldine continuait, sans nous voir, às’entretenir avec sa pensée :

– La vie est âpre, dure, brutale. Lesévénements sont des coins de granit qui déchirent le cœur. Broyéepar la rudesse rocheuse des choses de la terre, je reposerai dansle sable brûlant et les arbres devenus pierres opprimeront encorema dépouille.

Elle eut comme un sanglot, lança les bras enavant en un geste de supplication.

– Ah ! n’y aura-t-il donc jamaispour moi un brin d’herbe, un panache de feuilles vertes pourcaresser mes yeux brûlés par le désespoir sans fin de ce quim’entoure ?

Je restai immobile, les pieds cloués auplancher, ma raison vacillant devant cet abîme de souffrance qui serévélait à moi.

Et soudain, je sentis sur mes joues la coursehumide de larmes jaillies de mes yeux sans que j’en eusseconscience.

Je pleurais parce que l’organe de cristal deTanagra venait de jeter sa douceur dans cette agonie d’âme.

L’adorable image créée par notre grand poèteMilton illumina mon esprit. Je crus, après lui, discerner lesillage de l’ange dans la nuit.

Tanagra avait dit :

– Aldine, ma douce sœur,espérez !

Chapitre 17LE GARAGE DU DIRIGEABLE

Une sonnerie tinte dans le compartiment où lesdeux jeunes filles causent à voix basse.

Les phrases prononcées ne sont pasperceptibles pour moi ; mais leurs gestes m’indiquent le sensgénéral de leur entretien.

Tanagra console. Aldine s’obstine àdésespérer.

Mais au tintinnabulement elles se dressenttoutes deux.

Les adorables yeux verts de Tanagra ont lerayonnement annonciateur de la fin de la tristesse. Les prunellesbleues d’Aldine brillent de la satisfaction tragique du martyreaccompli.

– Nous arrivons, dit la première.

Et celle que j’aime enlace l’autre, dont lataille se penche, comme prête à se briser. Elle baise ses yeuxbleus en murmurant :

– La tombe du passé peut être le berceaude l’avenir.

Étrange formule philosophique ! Queprétend exprimer la jeune fille ?

La lune éclaire le paysage sur lequel nousplanons. Je reconnais la vallée d’Eb-Tih, les falaises abruptes quil’enserrent, les pentes sur lesquelles s’allongent, tels uneassemblée de monstrueux reptiles, les troncs d’arbres de la ForêtPétrifiée.

Le dirigeable évolue au-dessus d’un décor delégende.

Mais il a ralenti sa marche, il progresse avecprudence, comme s’il était engagé en un chemin difficile.

Il contourne un éperon rocheux qui projettedes arêtes vives jusqu’à la partie médiane de la vallée, et cetobstacle franchi, j’ai une exclamation de surprise.

La falaise, en face de moi, semble percéed’une immense porte, si haute qu’une maison parisienne de sixétages y entrerait sans toucher la voûte.

C’est une faille, que les eaux ou uneconvulsion sismique ont creusée dans la masse granitique.

Et j’entends Tanagra murmurer :

– Le garage mystérieux de l’aérostat, quilui permit longtemps d’échapper à nos recherches.

Je tourne les yeux vers elle. Elle me regarde.C’est donc pour moi qu’elle a formulé cette explication.

Je la remercie d’un signe de tête.

Cependant l’aérostat ralentit encore.Doucement il s’abaisse vers le sol, pointant son bec-avant dansl’axe de l’ouverture de la falaise.

Puis parvenu à la hauteur estimée convenablepar le pilote, il reprend sa marche, pénètre sous le tunnel noirqui l’absorbe.

Le froufrou de l’hélice cesse subitement. Unchoc léger m’avertit que le plancher de la nacelle touche lesol.

Et brusquement je ferme les yeux. Une clartééblouissante m’aveugle. Des lampes électriques se sont allumées,nous faisant passer soudainement de l’obscurité à la lumière.

– Venez ! dit Tanagra.

Elle a pris miss Aldine par le bras, etcelle-ci se laisse conduire avec l’indifférence désolée de ceux quise considèrent comme n’étant déjà plus.

Derrière elles, je quitte le plancher de lanacelle. Je sens sous mes pieds le sol raboteux de la carrière.

Je suis les jeunes filles dans un corridor auxparois tourmentées.

Oh ! le passage n’est pas long. Quelquesmètres à peine.

Puis le boyau s’élargit en une grotte assezspacieuse.

Devant nous se dresse une cloison de planchesgrossièrement accolées, qui divise vraisemblablement l’excavationen deux salles.

Oui, c’est bien cela ; je distingueparfaitement la coupure rectangulaire d’une porte.

Et comme nous étions là, muets, attendant,Marko entra, portant sur ses larges épaules Franz Strezzi endormicomme il l’eût fait d’un enfant.

La vue de ces deux hommes me rappelabrutalement les minutes déchirantes vécues aux Tombeaux desVierges, mais je m’oubliai pour ne songer qu’à miss Aldine.Celle-ci, éperdue, s’était écriée d’une voix rauque :

– Franz ! Mort ?

Ce à quoi le confident de Strezzi répondit cesparoles bizarres :

– Non. Je reviens à l’instant… Je doisvous parler.

Il avait poussé la porte de la cloison, lalaissant entr’ouverte.

Je perçus le bruit d’un corps pesant jeté surune couchette, un divan, je ne saurais préciser au juste ;puis Marko reparut, seul.

L’étrange personnage vint à moi, me serra lamain :

– Eh bien, Max Trelam, vous ne mereconnaîtrez donc jamais ?

J’eus un cri étranglé :

– X. 323 !

– Lui-même, me répondit mon cherbeau-frère.

– Les tristesses subies ont nui à votreperspicacité habituelle, mon cher Trelam, reprit X. 323 ;sans cela vous eussiez songé que, pour triompher d’un ennemi, lemieux est de devenir son confident. Je suis celui de Strezzi depuismon départ de la vallée du Natron.

– Mais le véritable Marko ?

– Question oiseuse. Ce fanatique n’auraitpas permis que l’on vous sauvât. Il est resté là-bas, tandis que jeprenais son apparence et sa place.

Il interrompit ses explications.

– La cigarette Andrianopoulo cesserad’agir dans une demi-heure. Il faut être prêt au dernierentretien.

Et s’adressant à Tanagra qui nousregardait :

– Chère sœur, voulez-vous préparer deuxtasses de café ?

Il désigna une ouverture irrégulière sedécoupant dans la paroi :

– L’office, fit-il, est là. Le garage deces messieurs a été muni de tout le confort moderne.

Puis une affection profonde enrouant savoix :

– C’est le dernier ordre que je vousdonne, petite sœur. Après, vous serez libre, libre. Vousn’appartiendrez plus au devoir d’honneur. Vous pourrez vousconsacrer tout entière à celui qui jadis s’était donné tout entierà vous.

Mélancoliquement il conclut :

– Les choses écrites seréalisent en dépit des circonstances adverses.

Je considérais Tanagra, les yeux obscurcis parles larmes. Une fois encore, les images identiques d’Ellen et deTanagra, de la morte et de la vivante, se superposaient dans monesprit, dans mon cœur.

Elle me sourit avec une douceurpénétrante :

– Le ciel a voulu que deux sœurs fussentnécessaires pour assurer votre bonheur, Max Trelam. Quand nousfûmes séparés, Ellen assuma ce soin, d’accord avec moi. C’estd’accord avec elle aujourd’hui que je renouerai le fil de tendressebrisé.

– Je vous aime, Tanagra… Etvous ?

Un nuage passa sur sa physionomie. On eût ditque son émotion intérieure transsudait à la surface de son épidermedélicat.

– Oh ! moi, Max Trelam, fit-elled’une voix éclatante, je n’ai jamais cessé de vous aimer.

Puis comme éperdue par cet aveu jailli desprofondeurs de son être, elle s’élança dans la cavité queX. 323 avait, tout à l’heure, décorée du nom d’office.

Et je restai en extase, étourdi par monbonheur renaissant de ses cendres, par cette situationexceptionnelle de savoir qu’Ellen et Tanagra étaient deuxaimées et de sentir qu’elles ne sont qu’une seule.

– Asseyez-vous, miss Aldine ; nousavons à peine quelques minutes pour décider de votre sort.

Elle obéit avec un haussement d’épaulesdécouragé.

– Mon sort ? Hélas ! Le cyclede ma vie est fermé.

Il secoua la tête. Puis lentement, son organeassourdi par une angoisse que jamais je n’avais constatée chez cerude jouteur, il murmura :

– Franz Strezzi dort encore dans la sallevoisine. À son réveil je dois, soit le livrer à la justice, soit leretrancher de la vie.

– Oh ! fit-elle les mains jointes,tuez-le. Épargnez à son nom, le nom de celui qui me recueillitautrefois, l’atroce et honteuse torture de la cour d’assises.

Gravement, X. 323 répliqua :

– Il en sera fait ainsi.

Il marqua une pause, puis laissa tomber cettesinistre question :

– Qui le tuera ?

By Jove ! Il se produisit unvéritable cyclone dans ma tête. Il me sembla que mes idées sedésarticulaient.

Le conflit effroyable qui s’était élevé àpropos de l’exécution de Stephy et de Catherine Neronef sereprésentait de nouveau.

Sans doute, miss Aldine ressentit l’horreur dela situation, car elle bégaya :

– Que voulez-vous dire ?

– Qu’il y a là un homme sans défense. Quefrapper, même au nom de la justice, c’est assassiner. Ma sœur etMax Trelam sont incapables de cela ; moi, je ne veux pas agirainsi.

Elle se tordit les mains en un gestetragique :

– Alors ! Alors ! Vous voulezque je sois son bourreau ?

Je grelottais positivement. La prétention deX. 323 m’apparaissait exorbitante. Comment, pourquoisemble-t-il s’acharner ainsi à la recherche del’horrible ?

Aussi mon cœur s’épanouit-il, lorsqu’ilrépliqua, une infinie pitié dans l’accent :

– Pauvre enfant ! Comme elle asouffert, pour me croire une telle pensée !

Si douce était l’intonation, si tendre lesentiment qui la modulait, que la jeune fille fondit en larmes,balbutiant à travers ses sanglots :

– Pardonnez ! Pardonnez ! Mavie est finie… Un peu plus ou un peu moins d’épouvante, qu’importeau seuil du tombeau ?

Il lui prit la main et, d’un ton redevenudominateur :

– Écoutez-moi !

Et comme elle relevait la tête, ses yeux fixesexprimant l’attention de tout son être tendu vers lui, ilreprit :

– Aucun de nous ne saurait frapper,aucun. Reste dès lors un duel.

– Vous pensez vous mesurer aveclui ? gémit-elle.

Il haussa les épaules :

– Je suis de première force à l’épée, aupistolet, au sabre… Ce serait encore l’assassiner, ce serait encoreme marquer de son sang. Sa mort est nécessaire, mais je veuxqu’elle ne puisse m’être reprochée…

– Reprochée, pourquoi ?

Je dis cela en même temps que la jeune fille.Il acheva, sans tenir compte de l’interruption :

– Je veux qu’elle ne me puisse êtrereprochée, parce que j’aurai joué ma vie contre la sienne avecune égalité absolue, ayant autant de chances pour que contremoi.

J’avoue qu’à ce moment je me déclarai stupidesles scrupules de mon beau-frère.

Pourquoi faire tant de façons pour supprimerun fauve ?

Cet homme étrange lut-il dans ma pensée ?Il m’imposa silence du geste, puis, introduisant la main dans sapoche, il en tira deux objets, dans lesquels je reconnus avecstupéfaction deux de ces petits parallélipipèdes de sucre, dithygiéniques, analogues à ceux qui avaient plongé les époux Neronefdans le sommeil.

– Qu’est cela ? balbutia Aldine.

– Du sucre. Ces deux cubes enveloppés depapier seront déposés sur une soucoupe quand Strezzi se réveillera.Pour dissiper les dernières fumées du sommeil, je lui offrirai lecafé que prépare ma sœur. Chacun de nous prendra un paquet desucre, et je le ferai choisir le premier, bien que lesenveloppes, vous pouvez vous en assurer, ne portent aucunemarque.

– Une marque, pourquoi ?

– Parce que l’une des portions contientde la strychnine.

– Le poison ?

– Oui. Aurai-je joué ma vie àégalité ?

– Mais je ne veux pas, je ne veuxpas ! s’écria-t-elle avec égarement.

D’un ton sans réplique, la tenant sous sonregard, il l’interrompit :

– Ce que j’ai décidé sera. Répondez à laquestion : Aurai-je joué ma vie à égalité ?

– Follement ! m’exclamai-je,incapable de me contenir plus longtemps.

L’attitude de miss Aldine démontrait qu’elleapprouvait pleinement mon appréciation. X. 323 nous considéraaffectueusement.

– Je vous remercie de l’adverbe, MaxTrelam. Il me prouve que ma conscience ne m’avait pas égaré.Seulement le temps presse, il faut que je finisse.

À ce moment Tanagra reparut au seuil del’office, chargée d’un plateau de métal sur lequel tremblottaientdes tasses et une cafetière arabe.

Du geste, son frère lui indiqua la porte de lapièce où il avait déposé Strezzi.

Elle s’approcha de lui, lui tendit le plateau,afin qu’il pût placer les paquets de sucre hygiénique surune soucoupe vide, qui semblait les attendre, puis elle passa dansla salle voisine.

– Je me hâte, reprit alors X. 323.Il faut, pour la tranquillité de l’Europe, que Franz Strezzidisparaisse. Si je ressens les premiers symptômes del’empoisonnement, je l’abattrai d’un coup de revolver. Il importerapeu alors que je sois marqué de son sang.

– Pourquoi jouer la partiealors ?

– Et si vous échappez à la mort ?s’est écriée Aldine, dont le visage m’apparaît transfiguré.

– En ce cas, ma vie dépendra…

Il coupa brusquement la phrase commencée.

– Les paroles seraient inutiles jusqu’àce moment précis.

Il s’était levé. Tous deux se regardaientfixement. J’avais conscience d’assister à un dialogue d’âmesexprimant des choses que je ne pénétrais pas.

Mais Tanagra, reparaissant soudain, me fitsursauter ; elle chuchota :

– Le réveil est proche, il vient debouger.

D’un bond, le pseudo-Marko fut auprès d’elle.Il l’enlaça violemment, baisa ses grands yeux d’émeraude, puiss’engouffra dans la seconde salle.

La porte retomba sur lui, nous séparant de cetespace de quelques mètres carrés où allait se livrer le duel à mortvoulu par X. 323.

Chapitre 18UN DRAME À TRAVERS UNE CLOISON

Aldine se précipita vers miss Tanagra, et luijetant les bras autour du cou :

– Oh ! je vous en prie, empêchezcela.

Tanagra, fort pâle, l’enlaça tendrement ;mais elle répondit :

– Ce qu’il a décidé doit s’accomplir… Etpuis, je crois que, dans ma famille, on est condamné à jouer sa viepour gagner le bonheur.

Elle arrêta la réplique sur les lèvres de soninterlocutrice.

– Silence. La partie décisive estengagée. Un mot de jeune fille peut renverser l’édifice.

À travers la cloison de planches, le moindrebruit se produisant dans la salle voisine nous étaitperceptible.

La recommandation de Tanagra avait unesaisissante éloquence. Nous entendions, donc on pouvait nousentendre.

Car Strezzi se réveillait. Le gémissement desa couche nous apprit qu’il se dressait sur son séant. Le son de savoix nous avertit qu’il était revenu à la conscience.

– J’ai dormi.

Un organe que je ne reconnus pasrépliqua :

– Oui, la fatigue sans doute. Aussi ai-jepensé qu’un café vous serait agréable à votre réveil.

– Marko, tu es décidément le plus parfaitdes collaborateurs.

Marko ! Eh oui ! X. 323 restaitMarko et il déguisait sa voix comme sa personnalité. Mais je jetailes yeux sur Tanagra.

Ses traits contractés, la douleur infinieaffolant son regard, me rappelèrent au drame dont nous séparait unsimple rempart de planches.

Comme moi, elle avait entendu lesmots :

– Un café !

Les trois syllabes signifiaient :

– Le duel au poison va commencer.

Et dans un chuchotement, tel un envol d’âmesvers la toute-puissance qui préside aux destinées humaines, lajeune fille murmura :

– Mon Dieu !

On eût cru qu’un écho s’éveillait dans lasalle, plaintif doublement de l’invocation anxieuse. Aldine avaitrépété après elle :

– Mon Dieu !

Toutes deux, enlacées, semblaient chanceler enune même oscillation de leurs êtres désemparés.

Je me glissai près d’elles, d’instinct, dominépar la pensée unique de leur assurer un appui.

Mes bras s’ouvrirent et se refermèrent à lafois sur celle qui m’apparaissait comme la promesse du lendemain debonheur, et sur celle qui avait été la semeuse du martyred’hier.

Et dans leur désarroi, elles se blottirentégalement contre ma poitrine, elles aussi obéissant à l’instinct,sensitives cherchant un abri.

Cependant le drame se poursuivait par delà lacloison.

– Veuillez vous sucrer, herr Strezzi.

– Merci, Marko. Décidément tu as eu unebonne idée. Je me sens la tête lourde.

– Le café dissipera cela.

Un bruit de papier froissé. Les adversaires enprésence ont délivré leurs portions de sucre des enveloppes qui lesprotégeaient contre les poussières de l’air.

Des tintements légers contre la porcelaine.Ils viennent de laisser tomber les morceaux dans leurs tasses.

Je sens Tanagra, Aldine se serrer plusétroitement contre moi.

Et les réunissant dans la même pitié, possédédu désir unique de leur verser l’espoir, je murmure :

– Courage ! La justice immanenteveille.

Les deux jeunes filles frissonnent éperdument.Des cuillères choquent les parois de porcelaine. Les adversaireshâtent la fonte du sucre. Ils vont boire.

– Si je lui cassais la tête d’une ballede revolver ?

Les mains de Tanagra se crispent sur mes bras.Elle halète :

– Non ! Non ! X. 323 aordonné. Dussions-nous en mourir, il faut subir.

Et ces paroles nous parviennent, précisant ledrame :

– À votre santé, herr Strezzi.

– À la tienne, brave Marko.

Avec une ironie sauvage, Franzajoute :

– Au repos de nos fatigues, repos bienproche, car il nous reste seulement trois empereurs à punir. Grâceà notre bon dirigeable, rien de plus simple que de descendre unenuit sur le palais de Vienne, une autre sur le palais de Berlin.Quand nous remonterons à bord, deux souverains auront vécu.

Je devinai qu’il humait son café. Cetteimpression se trouva aussitôt confirmée.

– Ah ! je renais. Le café, voilà legrand réveilleur.Excellent, du reste. Je ne me hasarderaispas à en offrir à des trépassés, j’aurais trop peur de les inciterà ressusciter.

Puis riant :

– Tu le juges bon aussi, Marko ; tuas vidé la tasse d’une lampée.

– Comme vous-même, herr Strezzi. Jedevais d’ailleurs boire jusqu’à la dernière goutte, ayant toasté àvotre chère santé.

– Formaliste, va ! Mais l’intentionest amicale, je t’en sais gré.

Le ton du chef des Yeux d’Or vert changea toutà coup :

– Où en étais-je donc ?

– Deux empereurs morts.

– Parfait ! C’est cela. Reste letroisième ; ce Russe maudit qui s’est acharné contre lamémoire de mon père, et que je considère comme le plus coupable deses ennemis, car les actes du mort que je venge ne le concernaienten rien.

Il eut un ricanement aigre :

– Ah ! celui-là, je lui réserve duplaisir… J’ai les opales révolutionnaires ; avec elles je vaisdéchaîner un torrent de sang à travers la Russie, un torrent quiemportera tout : empereur, fonctionnaires, église. Et sur leschamps dévastés, sur les cités où rugira l’incendie, sur la terreempourprée de sang, semée de cadavres, je ferai briller dans leciel sombre des nuits la Comète rouge et les dix Yeux d’Or,joignant ainsi pour les peuples, à la terreur des réalitésrévolutionnaires, l’épouvante des imaginations d’une sinistrelégende. Eh ! eh ! je pense que mon père sera bienvengé.

Ce chant de triomphe d’un criminelextraordinaire nous pénétrait, secouant nos nerfs d’une vibrationtorturante.

Je sentais mes compagnes grelotter dans mesbras. Je frissonnais à l’unisson, impuissant à dominer mon angoissesurhumaine.

Et brusquement, nous nous raidîmes en uneétreinte affolée.

Franz venait de prononcer :

– À propos, Marko, il faudrait demander àAldine le brassard aux opales !

– J’ai prévu cela. La pauvre demoisellerepose. Avant qu’elle fermât les yeux, je l’ai priée de me confierle joyau.

– Tu penses à tout, s’exclama joyeusementl’interlocuteur de X. 323.

– Le voici, herr. Comme il y a là undépôt d’une valeur inestimable, j’ai obtenu de Fräulein Aldinequ’elle enfermât le bijou dans la cassette que voici. Vous entrouverez la clef dans cette enveloppe qu’elle a cachetéeelle-même.

Nous comprîmes que Strezzi serrait la main àson compagnon, car il prononça avec une nuance d’émotion :

– J’aurai plaisir à te faire riche, trèsriche, mon Marko, quand nous aurons achevé notre campagne.

Fuiiit ! L’enveloppe se déchire. Undéclic de serrure. Strezzi ouvre la cassette. Une exclamationtriomphante :

– Enfin, je les tiens donc, lesopales !

Puis un silence, un hurlement de bêtefauve :

– Tonnerre ! On a effacé les signesrévolutionnaires !

À ces mots, j’oublie mes angoisses. Unestupéfaction profonde les remplace. Je me rappelle que sur leurface plane inférieure, chacune des pierres précieuses portait unsigne gravé, indice de commandement pour l’une des dix grandessociétés révolutionnaires russes. Comment ces signes ont-ilsdisparu ?

Tanagra répond à la question muette :

– L’opale se dissout dans la lessivechaude de potasse. Voilà pourquoi Aldine, dans le cabinet duconsul, avant la punition des Neronef, a détaché successivementchaque pierre et l’a mise en contact avec une solution de potasseenclose dans la cafetière arabe.

Admirable ! Ceci est une premièrevictoire de X. 323. Il ne voulait pas détruire lui-même, pourne pas se brouiller avec le gouvernement russe… Le brassard n’aplus d’action désormais et l’acte sera attribué à Franz Strezzi.Pourvu que le café empoisonné lui ait été égalementattribué !

Pour l’instant, il n’en a pas l’air. Il s’estlevé. Il parcourt la salle voisine, en ébranlant le sol de coups detalon. Il rugit :

– Qui a fait cela ? Ce stupideconsul ! Ils croient m’échapper ainsi. Soit, je ne déchaîneraipas les fureurs révolutionnaires, mais je frapperai le tsar commeses… cousins d’Allemagne et d’Autriche… Je le frapperai dans sesenfants, dans sa femme, dans lui-même… et qui sait si lesrévolutionnaires ne se rangeront pas d’eux-mêmes sous le sceptre duVengeur, qui signera chacune de ses expéditions de la Comète rougeet des Dix Yeux d’Or.

Sa voix sonnait, faussée par l’effort.

Et Tanagra, Aldine, moi-même, serrés les unscontre les autres, nous nous regardions avec une craintecroissante.

X. 323 ne parlait pas.

Est-ce qu’à ce moment la morsure du poisondéchirait ses viscères ?

– Dans ce cas, murmurai-je, il l’aaffirmé, il briserait le crâne de l’ennemi d’un coup derevolver.

– C’est vrai ! C’est vrai !bégayèrent-elles dans un souffle.

– Donc, cela seul indiquerait…

Ma conclusion fut brutalement coupée.

Un hurlement, la détonation d’une arme à feuébranlèrent l’atmosphère.

X. 323 avait tiré ! X. 323allait succomber au poison !

Alors, nous perdîmes la tête. Avec un cridéchirant, nous nous ruâmes vers la porte de la cloison. Nous lapoussâmes avec violence, nous fîmes irruption dans la salle oùs’étaient enfermés les deux ennemis.

Et nous restâmes bouche bée devant unspectacle inattendu.

X. 323 debout, un genou appuyé sur lapoitrine de Franz Strezzi écumant, le maintenait étendu sur unecouchette adossée à la cloison.

Il se retourna vers nous, nous présentant sonvisage.

Et ma respiration s’arrêta. Pour la secondefois de ma vie, je voyais les traits véritables de cethomme extraordinaire, ces traits qui offraient une certaineressemblance avec ceux de ses sœurs.

– J’ai terminé ma tâche d’espion, dit-il,je suis redevenu moi, en attendant que le gouvernement russe merende mon nom et l’honneur des miens.

Puis, désignant Strezzi, dont les mouvementss’atténuaient peu à peu :

– C’est lui qui a tiré ! J’aireconnu en lui les premiers ravages du poison, et j’ai voulu luidonner une chance de se venger. Je savais qu’il memanquerait.

Ah ! l’être étrange, dominant toujoursles circonstances ! Il disait ces choses d’un ton calme,insouciant. Il venait de jouer deux fois sa vie, avec une recherchedu danger que je ne m’expliquais pas, et ses nerfs n’étaient pasplus agités que s’il se promenait dans Hyde-Park.

Strezzi ne se débattait plus. Une teinte rougefoncé avait envahi son visage. Il haletait.

Ses yeux virevoltèrent avec une expressiond’indicible haine. Il bredouilla d’une voix à peineperceptible :

– X. 323 !… Comme mon père,comme mon père… Au diable !

Une convulsion fit craquer ses jointures, ilse raidit et ne bougea plus. Il était mort.

Et alors X. 323 se redressa. Il vintlentement à Aldine, nous maintenant d’un simple geste, Tanagra etmoi, immobiles.

– Miss Aldine, fit-il d’un accenttremblé, le ciel a prononcé pour Franz.

Elle le regarda sans répondre, ses yeux bleuscomme désorbités par une émotion extrahumaine.

– À vous, continua-t-il, à vous deprononcer pour moi.

Et comme elle balbutiait :

– Que dois-je prononcer ? Je necomprends pas. Je ne comprends pas.

Il reprit, sa voix se chargeant d’une douceurque je ne lui avais jamais entendue :

– À dater de ce moment, je ne suis plusl’espion attaché à une tâche, comme les ilotes étaient attachés àla glèbe… Je redeviens le chevalier de Spérat, fils de Pologne,riche, honoré. Mais ceux qui furent toujours heureux ne sauraientme donner l’affection sans laquelle la vie ne vaut pas d’êtrevécue.

Il arrêta les paroles prêtes à s’élancer deslèvres de la jeune fille.

– L’habitude de tout subordonner à uneœuvre unique entasse chez l’individu un chaos de tendressesréfrénées, de nuances insaisissables, de susceptibilités aiguës.Seule, une compagne qui aura souffert comme moi pourra lescomprendre, car elle les ressentira.

Il y eut un silence impressionnant. Noussemblions pétrifiés. On eût dit que X. 323, le chevalier deSpérat, s’adressait à une assemblée de statues.

– Miss Aldine, j’ai risqué deux fois mavie aujourd’hui, afin que vous ne me considériez pas comme lemeurtrier d’un homme dont la famille vous fut accueillante etbonne. Sans excuse aux yeux de tous, il en devait avoir dans votresouvenir. L’oubli de votre part me donnera seul le droit de vivre.J’ai oublié le meurtre d’Ellen, oubliez le trépas de Franz. Lafatalité nous a conduits tous deux à frapper au nom de la justice.Miss Aldine, consentez à fondre nos deux souffrances, à vivre l’unprès de l’autre, chacun garde-malade d’une âme endolorie.

– Vivre ! Vivre ! gémit-elleavec exaltation. Le puis-je ?

– Écoutez votre cœur. Votre décision nousemportera tous deux dans la vie ou dans la mort.

– Vous, mourir, non, non, cela ne se peutpas.

La jeune fille s’était élancée en avant. Sesmains tremblantes s’agrippèrent aux épaules du chevalier comme sielle eût voulu le retenir de force, elle jeta au hasard des phrasesde prière, des supplications !

– Mon Dieu, inspirez-moi !…Oh ! vivez ! vivez ! je vous en conjure !

Doucement, il l’attira vers lui et, jouecontre joue, son haleine faisant voleter les cheveux de la jeunefille :

– Avec vous, Aldine, avec vous quej’aime.

Elle eut un grand sanglot, son visages’enfouit dans la poitrine de X. 323, et elle prononça d’unevoix éteinte comme accablée de tant de bonheur :

– Aimée de vous, de vous… Oh !oui ! oui ! Louange à Dieu !

Chapitre 19ÉPILOGUE

Le gouvernement russe a tenu sespromesses.

Le chevalier Ivan de Tresca de Spérat a étérétabli dans ses titres, ses dignités et ses biens. La barre dehonte qui avait été tirée sur son blason a été effacée par uneéclatante réhabilitation, que les mérites de X. 323 avaientgagnée cent fois.

L’homme supérieur, qu’un devoir filial avaittransformé en espion, le plus loyal, le plus habile qui ait jamaisété, doit être connu des lecteurs du Times, qui, faute dece renseignement, garderaient rancune à mon cher journal.

Riche propriétaire de la Pologne russe, nonloin de la frontière autrichienne, Stanislas de Spérat, pèred’Ivan, de Tanagra, d’Ellen, avait été accusé de complot contre letsar, par un parent avide de s’approprier son bien.

L’accusation de complot c’est l’exil enSibérie, le travail dans les mines, l’agonie atroce en un paysinclément.

Stanislas prit la fuite, avec son épouseArrina et ses enfants. Il se réfugia sur le territoire autrichien.La haine l’y poursuivit. L’héritier avide, qui avait hérité desvastes domaines en Pologne russe, réussit à gagner des serviteurs,à empoisonner ses victimes, dont les dépouilles furent consuméesdans un lit de chaux vive.

Et devant les morts, X. 323, âgé de seizeans, sa sœur Tanagra, plus jeune de quelques années, avaient faitle serment de vengeance et de réhabilitation.

Deux ans après, révélant un courage inouï, uneprodigieuse aptitude à la lutte, X. 323 avait démasqué lecalomniateur, l’avait fait accrocher à la potence descriminels.

On eût dû réhabiliter le père de cet enfanthéroïque.

Le gouvernement recula le paiement de cettedette sacrée. Il voulait s’assurer le concours de l’intelligenced’élite du jeune homme.

Il l’astreignit durant dix ans à se dévouersans cesse.

Il avait fallu qu’avant de s’engager dans laterrible aventure des Dix Yeux d’Or, Ivan eût une entrevue avec lechef suprême de la police russe et lui fît cettedéclaration :

– Ceci est ma dernière expédition. Sil’on refuse ensuite ce qui m’est dû, je me tuerai et le tsar, quiest un honnête homme, se sentira frappé au cœur par l’abominableégoïsme de son administration.

Un ambassadeur avait rapporté ces paroles àl’empereur, et celui-ci avait engagé sa parole souveraine qu’iltint religieusement, en dépit des manœuvres de fonctionnairesaffolés par la pensée de perdre un allié comme X. 323.

Voici un an que ces choses sont passées.

X. 323 a épousé Aldine. Ils vivent dansle domaine de Spérat, parmi cette population polonaise, éprise deson passé, espéreuse en son avenir.

Tanagra et moi avons été unis à Saint-Paul’sChurch, à Londres, où nous résidons tous deux, car notre petiteEllen a été transportée dans le caveau funéraire où ma mère, monpère reposaient déjà, et chaque semaine nous allons sur cessouvenirs chéris semer des fleurs.

Nous sommes heureux, nous aimant au delà detout, et cependant il reste une ombre sur nous.

J’ai beau me veiller, je ne puis séparerl’idée de Tanagra de l’idée d’Ellen.

Et parfois je m’adresse à ma bien-aiméevivante, en lui donnant le nom de ma bien-aimée morte.

« Tanagra !

« Ellen ! »

Elle répond aux deux noms, avec une petitetristesse que je voudrais au prix de ma vie lui épargner.

Mais l’unité dans la dualité s’est empreintedans mon cerveau. Je retombe sans cesse dans la même faute. Etquand je m’accuse, ma compagne chérie m’apaise doucement.

– Il faudrait une nouvelle Ellen pourvous guérir, cher Max. Je sais bien qu’il n’y a pas de votrefaute.

Une dépêche nous arrive de Ragztiz, labourgade où est le bureau de poste le plus proche du château deSpérat.

Nous l’ouvrons, inquiets. Les télégrammes deceux que l’on aime apportent toujours un peu d’anxiété. Nous lisonsensemble :

« Aldine mère d’une petite fille. Tout lemonde va bien. Nous appelons l’enfant Ellen. Tout cœur.

« SPÉRAT.

Et Tanagra, une douceur infinie dans leregard, murmure :

– L’autre Ellen ! Max, Max, l’espriterrant ne sera plus entre nous ; car maintenant il est encelle qui vient de naître.

Désormais, toute une vie de bonheur s’ouvre ànous ; confiants dans un avenir rempli de promesses nousrestons silencieux, n’ayant qu’une même pensée, qu’une seuleâme.

FIN

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