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L’Homme au masque de fer

L’Homme au masque de fer

d’ Arthur Bernède
Partie 1
L’ENFANT DU MYSTÈRE

Chapitre 1 LA SURPRISE DU CARDINAL

À l’époque où commence cette histoire,c’est-à-dire au début du printemps de l’année 1637, le cardinal de Richelieu avait atteint l’apogée de sa puissance.

Déjà gravement atteint par la maladie qui devait quelques années plus tard le conduire au tombeau, on eût dit qu’il n’avait plus qu’à se reposer sur ses lauriers encore rouges du sang des victimes qu’il avait cru devoir immoler pour le triomphe de ses idées et de sa cause.

Il n’en était rien. Jamais encore le grand cardinal n’avait déployé, mais en secret cette fois, une activité plus fébrile ; car jamais encore, peut-être, aucun problème aussi troublant ne s’était posé à son esprit, sous la forme de cette question :

– Que va devenir la couronne de France ?

La reine Anne d’Autriche, en effet, n’avait pas encore donné d’héritier à la couronne. Or les médecins avaient déclaré qu’elle n’était point stérile et qu’elle était, au contraire, capable d’avoir de beaux et nombreux enfants.

C’était donc le roi, qu’il fallait rendre responsable de cette non-paternité qui préoccupait si vivement l’homme rouge, tant il redoutait, faute d’héritier direct de la couronne, de voir son ennemi le plus acharné, Gaston d’Orléans,succéder à son frère.

Richelieu avait beau imaginer les projets les plus divers, il ne trouvait aucune solution à un état de choses quine pouvait que se résoudre par sa propre perte, et par la ruine de toute sa politique.

Ce jour-là, Richelieu, suivant son habitude,se promenait, après son frugal repas de midi, dans les splendides jardins de sa résidence de Rueil située à deux lieues environ deParis.

Toujours escorté de ses gardes, car, depuisqu’il avait failli, un soir, sur la route de Saint-Germain, êtreenlevé de vive force par un groupe de cavaliers masqués, Richelieu,même dans son parc, ne sortait jamais sans escorte, tant ilcraignait un nouveau coup de force de la part d’adversaires quin’avaient point désarmé. Ses gardes le suivaient à une distancerespectueuse, mais suffisante pour qu’ils pussent l’entourer à lamoindre alerte.

Après s’être assis quelques instants sur unbanc, à l’ombre de grands tilleuls qui étendaient au-dessus de sonfront l’ombre de leurs larges feuilles, vêtu comme toujours de soncamail rouge, sur lequel tranchait la blancheur d’un large col endentelles fermé par deux glands d’or et le bleu moiré du largeruban de la croix du Saint-Esprit, coiffé de la barrette, d’oùs’échappaient ses longs cheveux grisonnants, le cardinal se levapour continuer sa promenade méditative.

Il s’arrêta tout à coup et dit au capitaine deses gardes, un reître au visage balafré, abrité par un largechapeau de feutre orné d’une immense plume rouge :

– Quel est ce gentilhomme qui s’avancelà-bas ?

– Éminence, c’estM. de Durbec.

– C’est juste ! fit le cardinal, jene l’avais pas reconnu. Décidément, ma vue baisse…

Et il soupira :

– Qu’il est donc pénible de vieillir,quand on aurait encore tant besoin de sa jeunesse !

M. de Durbec, gentilhomme de misefort élégante, au profil aristocratique, au regard tout brûlantd’une flamme qui n’exprimait pas la bonté, s’immobilisa à quelquespas du cardinal et, s’inclinant devant le maître, il attendit quecelui-ci lui donnât l’ordre d’approcher.

Richelieu le toisa un instant, comme s’iléprouvait envers ce personnage une méfiance doublée d’un certainmépris. Enfin, il l’invita de la main à s’avancer vers lui.

M. de Durbec obéit ; il allaitadresser au cardinal un nouveau salut, quand celui-ci, d’un tonimpérieux, lui dit :

– Sans doute, monsieur, pour vous êtrepermis d’interrompre ma promenade, m’apportez-vous d’importantesnouvelles ?

– Oui, Éminence ! Des nouvelles queje ne puis communiquer à nul autre.

Le ministre secoua la tête et dit à soninterlocuteur :

– Soit ! monsieur !suivez-moi.

Il se dirigea vers un petit pavillon, aucentre d’une pelouse fleurie. Il poussa une porte qui donnait accèsà une pièce octogonale pauvrement décorée et uniquement meubléed’une table, d’un grand fauteuil et de quelques sièges.

Le cardinal fit passer devant luiM. de Durbec. Tandis que les gardes de son escorteentouraient le pavillon, Richelieu, refermant la porte, prit placedans le fauteuil et dit :

– Maintenant, monsieur, parlez !

– Éminence, conformément à la mission quevous m’aviez donnée de surveiller discrètement Sa Majesté la reine,j’ai établi autour du couvent du Val-de-Grâce, où Sa Majesté vientde se rendre pour y faire une retraite de plusieurs semaines, toutun réseau d’informateurs par lequel je viens d’apprendre que SaMajesté ne se trouvait plus dans ce couvent.

Malgré toute sa maîtrise de lui-même,Richelieu ne put réprimer un tressaillement.

– Sa Majesté n’est plus auVal-de-Grâce ?

– Non, Éminence, elle en est partiedepuis plusieurs jours avec la complicité de la mère abbesse qui,dans toute cette affaire, a joué un rôle des plus suspects.

D’un geste nerveux, Richelieu coupa la paroleà M. de Durbec.

– Avez-vous pu connaître l’endroit oùs’était retirée la reine ?

– Oui, Éminence ! Dans unegentilhommière qui se trouve à un quart de lieue du château deChevreuse.

– Avez-vous pu découvrir le motif decette fugue ?

– Oui, Éminence ! Sa Majesté est surle point de devenir mère.

La foudre fût tombée aux pieds du cardinalqu’elle n’eût sans doute pas produit sur lui un effet aussiimpressionnant.

D’un bond, il se leva et, les mains crispéessur les bras de son fauteuil, il s’exclama :

– Que me dites-vous là ?

– La vérité, Éminence.

Richelieu, qui devait avoir de bonnes raisonspour ne point mettre en doute la parole de son interlocuteur,reprit, comme s’il se parlait à lui-même :

– Il me paraît invraisemblable que depuissi longtemps la reine ait pu dissimuler sa grossesse aux yeux detous… Je sais bien que, depuis quelque temps, elle se plaignaitd’être malade et qu’elle évitait de paraître à toutes lesréceptions de la Cour…

» Enfin, monsieur Durbec, continuez votresurveillance, tenez-moi au courant de tout ce qui se passera,tâchez de connaître les intentions de la reine au sujet de cetenfant mystérieux, et faites en sorte de savoir, dès qu’il seravenu au monde, à qui on l’aura confié et à quel endroit on l’auraconduit.

» Je n’ajouterai qu’un mot : vousêtes dépositaire, monsieur de Durbec, d’un des plus graves secretsqui aient jamais existé. Votre tête répond de votre silence.

– Votre Éminence peut compter entièrementsur moi. D’ailleurs, elle m’a mis assez souvent à l’épreuve pourqu’elle soit tranquille à ce sujet.

Richelieu regarda son émissaire s’éloigner et,lourdement, comme accablé, se laissa retomber sur son fauteuil.

De qui peut bien être cet enfant sedemandait-il. Pour que la reine s’en aille accoucher aussiclandestinement, avec la complicité certaine de son amie laduchesse de Chevreuse, il faut qu’il lui soit impossible de faireaccepter au roi la paternité de ce rejeton qui ne peut donc êtreque le fruit d’un adultère. Cherchons quel peut bien en être lepère.

Le front du cardinal se plissa. Dans ses yeuxflamba une lueur étrange ; un sourire indéfinissableentrouvrit ses lèvres minces et décolorées, puis un nom luiéchappa :

– Mazarin !

Quel était donc cet homme sur lequel venait dese fixer la conviction du grand ministre ?

C’était un jeune Italien, très souple, trèsfin, fort élégant cavalier, à la voix chaude, insinuante, àl’esprit endiablé, à l’intelligence remarquable, que Richelieuavait remarqué quelque temps auparavant parmi les seigneursétrangers qui réussissaient, grâce à leur adresse, à se faufiler ensi grand nombre à la Cour de France.

Tout d’abord, il signore Mazarinin’avait guère plu au cardinal. Il trouvait qu’il se vantait un peutrop bruyamment de prouesses qu’il avait soi-disant accomplies enItalie, ainsi que des services plus ou moins illusoires que, dansce pays, il avait rendus à la France. Richelieu avait d’abord eul’impression que ce Mazarin n’était qu’un aventurier banal, capablede beaucoup plus de bruit que de besogne.

L’Italien ne s’était point tenu pour battu,car il était d’une opiniâtreté rare. Diplomate dans le fond del’âme, il se dit qu’il ne pourrait rien s’il ne conquérait lesbonnes grâces du cardinal. Il s’y employa de son mieux, évitant lesmoyens trop directs, prenant des chemins détournés, rendant çà etlà de menus services, faisant parvenir à celui dont il faisait lesiège des renseignements qui, sous leurs apparences insignifiantes,n’en étaient pas moins d’une qualité et d’une importance rares, sibien que Richelieu l’attacha à ses services, dans lesquels il netarda pas à se distinguer avec la discrétion, l’habileté, le doigtéd’un véritable prestidigitateur de la politique.

Richelieu ne tarda point à s’apercevoir queMazarin avait produit sur la reine Anne d’Autriche une impressionconsidérable. N’ignorant point que la reine, si outrageusementdélaissée par le roi Louis XIII, était au fond une grandeamoureuse, l’homme rouge s’était vite persuadé qu’Anne d’Autricheétait amoureuse du jeune Italien et, pour des motifs demeurésobscurs, au lieu de chercher à briser cette galante intrigue,l’avait favorisée, non point en l’encourageant d’une façon directequi n’eût point manqué d’être choquante, mais en rendant chaquejour de plus en plus importante la situation qu’il avait faite àMazarin auprès de lui.

Il n’avait pourtant pas prévu que cetteliaison, qui lui permettait de se tenir au courant de tout ce quise disait chez la reine, aboutirait au résultat que l’on venait delui annoncer.

Maintenant que son premier mouvement desurprise était passé, il semblait non point s’en affliger, mais, aucontraire, on eût dit qu’il s’en réjouissait intérieurement.

En effet, depuis longtemps, ses yeux n’avaientpas exprimé de satisfaction aussi vive ; ses traits tirés sedétendaient et, chose qui ne lui était pas arrivée depuis déjàplusieurs années, il se mit à frotter l’une contre l’autre lespaumes de ses mains longues et soignées.

– Allons, murmura-t-il, je crois que cefaquin de Mazarini est décidément appelé à jouer un rôle dansl’histoire de la France !

Chapitre 2LE CHEVALIER GASCON

Le même jour, vers sept heures du soir, lasalle principale de l’hostellerie du Plat d’Étain, situéeau cœur du charmant village de Dampierre, était remplie d’une foulede voyageurs qui s’apprêtaient à faire honneur à la cuisine demaître Eustache Collin, dont la renommée s’était répandue àplusieurs lieues à la ronde.

Devant une cheminée dans laquelle flambait ungrand feu de bois, maître Collin, énorme gaillard coiffé d’unbonnet blanc qui touchait presque au plafond, une louche à la main,imposant et quasi sacerdotal, surveillait les volailles dodues etdéjà à moitié dorées qui rôtissaient au rythme régulier d’uncolossal tournebroche.

Sa femme, dame Jeanne, encore plus corpulenteque lui, s’agitait, suant, soufflant, et s’évertuant à placer deson mieux ses chalands qui, en attendant les meilleurs morceaux, sedisputaient les meilleures places !

Tout son monde étant casé, elle se dirigeaitvers son comptoir, afin d’y lamper le verre de vin clairet qu’elleavait si bien mérité, lorsqu’une voix juvénile s’éleva sur leseuil, claironnant avec un accent gascon plein de bonnehumeur :

– Bonsoir, tout le monde !

Tous les yeux se dirigèrent vers le nouvelarrivant. C’était un beau garçon de vingt-cinq ans à peine, à lafigure à la fois souriante et énergique, à la bouche bien dessinéesous une petite moustache, au menton volontaire que marquait àpeine la virgule d’une barbichette. Ses yeux pétillants de malice,sans la moindre méchanceté, provoquaient immédiatement lasympathie, tant ils n’exprimaient qu’un désir de plaire à chacuneet d’être bien avec tous.

Dame Jeanne répondit d’un toncordial :

– Bonsoir, monsieur le cavalier.

Le nouvel arrivant, qui avait dû laisser samonture à l’écurie, était botté, éperonné, son costume, formé d’unjustaucorps, s’ouvrait sur une chemise en toile écrue. Sonpantalon, serré à la taille par un ceinturon auquel était attachéeune solide rapière, était d’un gris uniforme qu’il devait beaucoupplus à la poussière des chemins qu’à sa couleur naturelle.

La plantureuse hôtelière était beaucoup tropaltérée pour pousser plus loin les politesses préliminaires, etelle continua à se diriger vers la bouteille, objet de seslégitimes désirs, ce qui ne parut nullement offusquer le beau jeunehomme. Pénétrant dans la salle, il promena autour de lui un regardcirculaire, cherchant un coin où il pourrait bien s’asseoir.

Comme il n’en trouvait point, il s’approchad’un jeune gentilhomme de mise élégante, qui occupait seul unepetite table placée près d’une fenêtre.

– Monsieur, fit le cavalier, sedécouvrant avec politesse, serais-je indiscret en vous demandant debien vouloir me permettre de m’asseoir en face de vous ?

D’un air hautain, le gentilhommerépliquait :

– Je ne vous connais point,monsieur !

– Souffrez que je me présente :chevalier Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac.

Froidement, et répondant à peine au salut deson interlocuteur, l’homme interpellé ripostait avec un légeraccent italien :

– Comte Julio Capeloni, de Florence.

– Un beau pays, déclarait Gaëtan, de plusen plus aimable. Je n’y suis jamais allé, mais j’ai ouï-dire parmon aïeul paternel, qui y avait quelque peu guerroyé, que Florenceétait une des plus belles villes du monde.

Ce compliment parut impressionnerfavorablement Capeloni, car il reprit :

– Moins belle que votre Paris, monsieurle chevalier, puisqu’il sait si bien attirer à lui les habitantsdes pays les plus reculés du monde.

– Monsieur le comte, reprenaitCastel-Rajac, je crois qu’après cet échange de politesses, noussommes destinés à nous entendre le mieux du monde. Voilà pourquoije me permets de vous renouveler la demande que je viens d’avoirl’honneur de vous adresser… Voulez-vous m’accepter comme voisin detable ? Vous m’obligeriez infiniment, car je viens de fairevingt lieues à francs étriers… Je meurs de faim, je crève de soif,et cela doit suffire pour que vous ayez pitié de moi.

Gagné par l’entrain du jeune Gascon quisemblait incarner si richement toutes les qualités de sa race,Capeloni, d’un geste gracieux, l’invita à s’asseoir en face delui.

Et, frappant sur la table, il lança sur le tond’un familier de la maison :

– Hé là ! dame Jeanne, il vousarrive de province un jeune loup qui a les dents longues. Il s’agitde le rassasier au plus vite car, sans cela, il est capable de vousdévorer toute crue…

Dame Jeanne, qui avait eu le temps d’avalernon pas un, mais trois verres de vin, s’approcha aussitôt de sonhôte, qui devait être un client important, car, tout de suite, elledit avec un empressement qui n’était pas précisément dans seshabitudes :

– Que faut-il servir à cemonsieur ?

Immédiatement, Castel-Rajacrépliquait :

– Tout ce que vous avez de meilleur.

Et, frappant sur sa ceinture, ilajouta :

– J’ai de quoi vous régler la dépense. Jeviens de faire un héritage… celui d’un oncle qui m’a laissé… centpistoles.

Rassurée, dame Jeanne s’en fut aussitôt donnerses ordres à l’une des jeunes servantes chargées de répartir laboisson et les vivres entre tous ces ventres affamés qu’ils’agissait de satisfaire. Moins de trois minutes après, devant unverre rempli d’un petit vouvray clair comme un rayon de soleil,Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac attaquait vigoureusementune énorme tranche de pâté en croûte.

L’Italien, qui en était déjà à la moitié deson repas, regardait le Gascon dévorer avec une expression desympathie évidente.

– Alors, mon cher chevalier, fit-il aubout d’un instant, vous êtes venu uniquement à Paris dans le butd’y faire ripaille ?

– Oui et non ! éluda le jeunehomme.

– Cela m’étonnait aussi qu’un gentilhommede votre allure s’amusât à faire plus de cent cinquante lieues àcheval pour venir y manger et y boire quelques dizaines depistoles !

– Mordious, vous avez raison !approuvait l’excellent Gaëtan, qui vida d’un trait son verre devin.

Le comte le remplit aussitôt et, élevant lesien, qu’il n’avait pas encore approché de ses lèvres, ildit :

– Chevalier, buvons à nosamours !

– Aux vôtres ! rectifia Gaëtan.

– Aux vôtres aussi, insista son voisin detable.

Avec une naïveté non feinte, le jeune cavaliers’exclamait :

– Ah ça ! comment avez-vous devinéque j’étais amoureux ?

– D’abord parce qu’à votre âge, et avecvotre tournure, on l’est toujours.

– À mon âge, oui, mais… quant à matournure… je crois que, mon cher comte, vous me flattez un peutrop… Je ne suis qu’un gentilhomme campagnard qui, jusqu’alors,ayant toujours vécu au fond de sa province, ignore les grandesmanières de la Cour et surtout l’art de parler aux femmes.

– Je suis sûr, au contraire, protestaitl’Italien, que vous ne comptez plus vos succès !

– Là-bas, dans mon pays, auprès d’Agen,je reconnais que j’ai remporté quelques avantages…

– Et vous voulez augmenter, ou plutôtcouronner la série de vos exploits en ajoutant à vos conquêtes deterroir celle d’une jolie Parisienne !

Toujours avec la même franchise, Gaëtanrépliquait :

– C’est déjà fait, mon chercomte !

– Cela ne m’étonne pas. En amour comme enamitié, je vous crois capable de toutes les prouesses.

Et, tout en posant son coude sur la table eten remplissant pour la troisième fois le verre du beau Gascon, ilajouta :

– Racontez-moi l’histoire de cetteconquête.

– Oh ! après tout, faisaitCastel-Rajac, je puis bien le faire sans manquer aux lois del’honneur, car, quand bien même le voudrais-je, il me seraitimpossible de vous révéler le nom de celle qui, pendant huit jours,m’a rendu le plus heureux des hommes.

L’Italien, qui semblait de plus en plusintéressé, conclut :

– L’aventure devient de plus en pluspiquante, et j’ai hâte d’en connaître la suite.

Et, tout en mangeant, carGaëtan-Nompar-Francequin méritait ce nom de loup affamé que luiavait donné son compagnon de souper, il reprit sur un ton de bonnehumeur et de franchise :

– Quelques mots d’abord sur moi.Oh ! ce ne sera pas long, car je suis de ceux qui, àvingt-cinq ans, n’ont pas de bien longues histoires à conter. Jesuis le fils unique du baron de Castel-Rajac, ancien page, puisécuyer de Sa Majesté Henri IV, et qui, depuis l’arrivée au pouvoirde Son Éminence le cardinal Richelieu, vit retiré dans son manoir,si tant est qu’on puisse appeler ainsi la pauvre maison à moitié enruine qui, avec trois maigres fermes, quelques vignes, un étang etun bois de cinquante arpents constitue tout son patrimoine, destinéà devenir le mien, le plus tard possible, si Dieu daigne levouloir !

» Ma mère passe son temps à s’occuper dessoins de la maison, à prier dans l’église du village, à visiter lesmalheureux et à les soulager de ses soins les plus touchants, enmême temps que de ses maigres aumônes. C’est donc vous dire quej’ai été élevé devant un horizon beaucoup trop étroit pour êtretourmenté par des ambitions très vives.

» Dans mon enfance, cependant, émerveillépar les récits de mon aïeul, de mon père et de leurs compagnonsd’armes, je rêvais d’être à mon tour soldat, officier, et de mebattre pour accomplir, moi aussi, de vaillantes prouesses. J’avais,tout jeune, appris à monter à cheval avec un ancien écuyer du braveCrillon, et les armes avec un vieux maître qui vivait retiré dansnotre pays et se targuait, à juste titre, d’avoir appris l’art detuer son prochain aux plus illustres capitaines de ce temps. C’estainsi que je devins un cavalier assez solide et un escrimeur, mafoi, tout aussi bon qu’un autre.

» Lorsque, ayant atteint ma dix-septièmeannée, je fis part à mes parents de mon projet de m’enrôler dansles armées de Sa Majesté, mon père s’y opposa, sous prétexte que,n’ayant aucune protection à la Cour, quelle que fût ma valeur, jerisquais fort de végéter dans les grades subalternes.

» Peut-être aurais-je passé outre à lavolonté paternelle, mais je ne pus résister aux larmes de ma mère,qui m’adjura si tendrement de renoncer à mon projet, que je luicédai et que je restai au pays, me contentant de guerroyer contreles chevreuils, les cerfs, les sangliers et les loups.

» Je vécus ainsi, non dans la joie, maissans ennui, dépensant mes forces en courses, en galopades, enexercices de toutes sortes, jusqu’au jour où, sur la grande routed’Agen, j’eus l’occasion, une nuit, de dispenser un coup d’épée àtrois ou quatre vauriens – je ne sais combien au juste – quiavaient eu l’audacieuse insolence de s’attaquer à un carrosse danslequel se trouvait une jolie voyageuse évanouie.

– Voici le roman qui commence, soulignal’Italien.

Castel-Rajac, qui avait profité de cetteinterruption pour vider un nouveau verre de vin,reprenait :

– En effet ! Et quel roman ! Lecocher et les laquais de ma belle inconnue, qui avaient tous étéplus ou moins blessés au cours d’une rencontre où ils neparaissaient point avoir déployé des prodiges de valeur, selamentaient, incapables de porter secours à leur maîtresse. Je meprécipitai vers elle et je me demandais comment j’allais bien m’yprendre pour la ramener à la vie, lorsque ses yeuxs’ouvrirent ! Mordious ! quels yeux !… à fairedamner un évêque ! Me prenant sans doute pour l’un de sesagresseurs, elle me supplia, d’une voix que j’entendraitoujours :

» – Faites de moi ce que vous voudrez,mais laissez-moi la vie !

» – Madame, répondis-je à l’adorablecréature, que sa frayeur rendait encore plus aguichante, croyez queje n’ai nullement l’intention d’abréger vos jours ; je nedemande, au contraire, qu’à vous servir. Je suis le chevalier deCastel-Rajac ; je dépose à vos pieds l’hommage de mon respectet de mon dévouement le plus absolu.

» La voyageuse, visiblement rassurée parces paroles, répliqua :

» – Monsieur, je vous sais gré de votreattitude si courageuse. Je tiens donc à vous en exprimer tout desuite ma reconnaissance. Et puisque vous me l’offrez si galamment,puis-je vous demander de rallier mes gens et de me conduirejusqu’au village le plus rapproché, où je pourrai trouver ungîte ?

» Je ne pouvais qu’acquiescer à une tellerequête.

» Je ne vous cacherai pas, mon chercomte, que j’étais déjà follement amoureux de mon exquise inconnue.Je fis donc ce qu’elle me demandait. Je ravivai le courage de sesserviteurs, je convainquis le cocher de reprendre ses chevaux enmains et les deux laquais de regagner leur place à l’arrière ducarrosse, et, sautant en selle, je conduisis sans encombre monadorable voyageuse jusqu’au village de Saint-Marcelin, situé à unedemi-lieue de là, où il y avait une hostellerie qui, sans êtreaussi accueillante que celle-ci, n’en offrait pas moins un gîteconvenable.

» Je réveillai les tenanciers que jeconnaissais, et qui s’empressèrent de mettre leur meilleure chambreà la disposition de la jeune femme dont la richesse de l’équipagene pouvait que favorablement disposer les patrons du Faisand’Or.

» Je l’aidai à descendre de carrosse.Lorsqu’elle posa sa main sur mon poignet, je sentis comme unfrisson me parcourir. Alors, elle me regarda. J’en fus commeétourdi, grisé, car il venait d’allumer en moi un incendie aussisubit que dévorant et, dans un geste spontané et respectueux, jelui saisis la taille et l’attirai vers moi.

» À peine avais-je esquissé ce mouvementque je le regrettai : car j’étais persuadé que j’allais êtrerepoussé ; mais il n’en fut rien… Elle me sourit, aucontraire. Ah ! mordious ! ce sourire… Il acheva dem’affoler à un tel point que ma bouche s’approcha de la sienne etque nos lèvres s’unirent !

» Je dois dire, d’ailleurs, mon chercomte, quitte à passer pour un fat, que la charmante femme ne fitrien pour éviter ce baiser.

» Une minute après, je pénétrai avec elledans l’hostellerie, et au moment où elle mettait le pied sur lapremière marche de l’escalier qui conduisait à sa chambre, elle setourna vers moi et me dit à voix basse :

» – Allez m’attendre sous ma fenêtre,allez !

» Je crus que je rêvais. Il n’en étaitrien car, ayant obéi et m’étant rendu devant l’hostellerie, jen’attendis pas plus de cinq minutes pour voir, à la hauteur dupremier étage, au-dessus d’une porte encadrée de pilastres, unebaie vitrée s’ouvrir lentement et laisser apparaître, dans un rayonde lune, la tête blonde de mon inconnue.

» Elle se livra à une pantomime quisignifiait clairement : « Tâchez de venir me rejoindresans que personne s’en aperçoive. » Ce soir-là, je me sentaisde taille à escalader les murailles les plus hautes. Aussi, fût-cepour moi un jeu d’enfant de grimper le long d’un des pilastresjusqu’à la baie derrière laquelle le bonheur semblait m’êtrepromis.

» Mes prévisions se réalisèrent bienau-delà de mes espérances !

» Quelle était cette femme, medemandez-vous, n’est-ce pas ? Je ne saurais vous le dire, carnon seulement elle refusa de me révéler son nom, mais elle me fitjurer de ne pas interroger ses serviteurs à ce sujet et derespecter son incognito.

» Nous dûmes nous séparer quand le soleilse leva. Je repartis par le même chemin et je rentrai chez moi,ravi de cette aventure à laquelle, cependant, je n’attachais pasune excessive importance. Mais je ne tardai pas à m’apercevoirqu’elle avait pris une place tellement importante dans ma vie,qu’elle allait la bouleverser de fond en comble.

» En effet, mon entrevue avec lamystérieuse femme avait laissé en moi une empreinte telle que,désormais, je ne rêvais plus qu’à elle, si bien que je tombai dansun état d’ennui et bientôt de chagrin tel que ma mère, sans sedouter de la raison pour laquelle je me morfondais et dépérissaisainsi, fut la première à me conseiller de partir en voyage, afin deme distraire et de retrouver cette gaieté qui, ainsi qu’elle me ledisait, mettait du soleil partout où je passais. »

L’Italien, qui semblait de plus en plusintéressé par l’histoire que le jeune Gascon narrait avec sonimpétuosité habituelle, demanda :

– Sans doute avez-vous cherché àretrouver la trace de votre belle inconnue ?

– Parbleu ! Si je lui avais promissur l’honneur de ne point interroger ses gens, je n’avais pointjuré de me montrer aussi discret envers les hôteliers. Dès lelendemain, je me rendais à Saint-Marcelin, et j’interrogeai lapatronne du Faisan d’Or, qui me déclara qu’à certainspropos qu’elle avait surpris entre le cocher et l’un des laquais,leur maîtresse devait être une très grande dame de la Cour, qui,exilée par le cardinal de Richelieu, voyageait en nos lointainesprovinces afin de tuer le temps, ou… pour tout autremotif !

» Ces renseignements ne suffirent point àma curiosité, et je me mis à battre les environs et à m’informer detoute part.

» J’appris alors, monsieur le comte, lachose la plus extraordinaire, la plus inouïe, la plusinvraisemblable… Ça, par exemple, je ne vous le dirai jamais.

– Et si je vous le disais, moi ? ditassez énigmatiquement l’Italien.

– Ah ça ! vous êtes doncsorcier ?

– Et qui sait ?

– Voyons un peu !

Se rapprochant de son interlocuteur etbaissant discrètement la voix, Capeloni murmura :

– Marie de Rohan-Montbazon, duchesse deChevreuse !

Gaëtan eut un sursaut, qui était un aveu. Et,littéralement ahuri, il reprit, avec un accent de savoureusecandeur :

– Ça, par exemple, je me demande commentvous avez pu… ?

Puis, se reprochant déjà d’en avoir trop dit,il voulut protester :

– Vous vous trompez, mon cher comte, cen’est point…

D’un geste amical, l’Italien l’interrompit,tout en disant :

– Que diriez-vous si je vous conduisaisprès d’elle ?

Cette fois, entièrement désarmé, Castel-Rajacbalbutia :

– Vous vous moquez de moi…

– Nullement, mon cher chevalier. Vousm’inspirez, au contraire, une très vive sympathie, et je vousrendrai d’autant plus volontiers le service de vous conduire prèsde la dame de vos pensées que je sais pertinemment que votreprésence ne lui sera nullement désagréable.

– Comment, elle vous a dit !…

– Rien, mais je sais, par une mienne amieà laquelle elle ne cache rien, qu’elle a gardé de son aventure àl’hostellerie du Faisan d’Or un souvenir des plusagréables.

– Ah ! mon cher comte, s’écriaGaëtan, débordant d’enthousiasme, béni soit le ciel qui m’a faitvous rencontrer dans cette maison ! Sans vous, je crois que jen’eusse jamais osé aborder de front celle à qui, depuis près d’unan, je ne cesse de penser nuit et jour, à un tel point que, dès quej’ai su qu’elle était revenue dans ce pays, je n’ai eu de cesse dela revoir ! Et vous dites que vous pourriez me conduirejusqu’à elle ?

– Le plus facilement du monde.

– Ah ! mon cher comte, je vous engarderai une reconnaissance qui ne finira qu’avec moi-même.

– C’est pour moi un vif plaisir qued’obliger le si galant chevalier que vous êtes.

– Seul, sans votre secours, déclarait lejeune Gascon avec une teinte de mélancolie charmante, je n’auraisjamais osé reparaître devant elle et encore moins lui adresser laparole.

» Je me serais contenté de rôder auxalentours de son château, de m’efforcer d’apercevoir de loin soninoubliable silhouette, d’entendre l’écho de sa voix et de revivreen illusion l’heure unique du paradis que j’ai vécue près d’elle etqui s’est envolée de ma vie, sans espoir de retour. Grâce à vous,je puis espérer encore. Peut-être mieux, je vais la revoir de loin,lui parler, et qui sait, goûter encore la saveur de son baiser.

– Et pourquoi pas ? déclara gaiementl’Italien.

– Alors, quand aurai-je la joie que vousme promettez ?

– Dès ce soir !

– Est-ce possible ?

– J’en ai la conviction.

Bouillant d’impatience, le jeune Gascons’écria :

– Alors, partons tout de suite.

– Si vous le voulez, accepta aussitôt lecomte Capeloni, qui semblait disposé à favoriser de son mieux lesardeurs de son compagnon.

Déjà, celui-ci appelait la servante pour luirégler son repas, mais l’Italien l’arrêta, en disant :

– Souffrez que cela soit moi qui vousrégale.

– Ah ! je n’en ferai rien, c’estmoi, plutôt, qui veux…

– Je vous en prie, insista l’Italien, neme privez pas de vous offrir votre souper. Grâce à vous, je viensde rencontrer sur ma route un vrai gentilhomme de France qui, jel’espère, ne va pas tarder à devenir mon ami.

– Il l’est déjà, déclarait Castel-Rajacavec élan.

L’Italien régla les deux repas et sortit avecGaëtan dans la cour de l’hostellerie. Là, il dit à cedernier :

– Veuillez m’attendre ici pendant uneheure environ. Si, comme j’en suis persuadé, la duchesse consent àvous recevoir, je vous enverrai un émissaire qui vous conduirajusqu’à elle.

– Et si elle refuse ? interrogeaitGaëtan, déjà inquiet.

– Elle ne refusera pas, heureuxcoquin ! répondit l’Italien, en partant d’un franc éclat derire !

Chapitre 3LA DUCHESSE ET LE CHEVALIER

Comme toujours, le cardinal de Richelieu avaitété exactement renseigné. C’était bien dans une simplegentilhommière située aux alentours du château de Chevreuse,qu’Anne d’Autriche, sur le point d’être mère, était venue secacher. Sa meilleure amie, la duchesse de Chevreuse, l’une desfemmes les plus jolies et, à coup sûr, la plus intelligente et laplus spirituelle de son temps, lui avait ménagé cette retraite oùtoutes les précautions avaient été prises pour que l’événement sepassât dans le plus grand mystère.

Il avait d’abord été convenu qu’en dehorsd’elle et une sage-femme, qu’elle avait fait venir de Touraine etqui, par conséquent, ne connaissait point la future accouchée, nuln’approcherait la reine.

Anne d’Autriche, confinée dans une chambresituée au premier étage, tout au fond d’un couloi roù nul n’avaitle droit de s’aventurer, attendait, non sans angoisse, l’heure dela délivrance.

Ce soir-là, après avoir apporté elle-même à lareine son repas du soir et l’avoir réconfortée par quelques-unes deces paroles affectueuses et enjouées dont elle avait le secret, laduchesse était descendue dans un modeste salon du rez-de-chaussée,d’où elle pouvait surveiller, à travers les fenêtres donnant sur unjardin, les allées et venues des rares domestiques de lamaison.

Bientôt, il lui sembla entendre un bruit depas sur le gravier. Elle ne se trompait pas. Moins de deux minutesaprès un laquais introduisit dans le salon le comte Capeloni qui,tout en saluant, dit à la duchesse :

– Je vous apporte, je crois, une nouvellequi va doublement vous faire plaisir.

– Laquelle donc, monsieur deMazarin ?

L’amant d’Anne d’Autriche répliquaaussitôt :

– J’ai trouvé l’homme qu’il nous faut et,cet homme, vous le connaissez !

– Son nom ?

– Le chevalier Gaëtan deCastel-Rajac !…

– Quelle est cette plaisanterie ?s’écria la belle Marie.

– Je ne plaisante pas, affirma l’Italien…J’ai soupé tout à l’heure avec ce gentilhomme et, ayant apprisqu’il était venu ici pour vous retrouver…

– Il connaissait donc mon nom ?interrompit Mme de Chevreuse.

– Il n’a même pas été très long à ledécouvrir, car il ne manque ni de charme… ni de finesse.

Feignant un vif mécontentement, la duchesses’écria :

– Alors, il a eu l’insolence de vousraconter…

– Il a été au contraire d’une discrétionadmirable, affirma Mazarin. C’est moi qui lui ai tiré les vers dunez.

– Cela ne m’étonne pas de vous, déclaraMarie, car vous seriez capable de faire parler une statue. Maiscontinuez.

– J’ai promis au chevalier deCastel-Rajac que vous le recevriez dans une heure.

– Monsieur de Mazarin, vous mettez lecomble à vos impertinences.

– Madame la duchesse, ne soyez pointcourroucée, je vous en prie. Vous qui êtes la bonté, la générositémêmes, vous ne pouvez décourager un amoureux qui vous est restéfidèle depuis de si longs mois et n’a pas hésité à quitter safamille et à faire un voyage aussi hasardeux pour s’en venir toutsimplement apercevoir de loin votre adorable silhouette. Et puis,laissez-moi vous le dire, bien que vous exerciez encore sur vosamis de si terribles ravages, je ne crois pas que vous ayez encoreinspiré un amour aussi franc, aussi puissant que celui dont brûlepour vous ce jeune et intrépide Gascon. Je suis certain que vouslui demanderiez de sacrifier sa vie pour vous qu’il n’hésiteraitpas une seconde à le faire.

– Je n’ai nullement cette intention,déclara Marie de Rohan.

– Vous ne seriez peut-être pas fâchée derencontrer, pour vous accompagner au cours du voyage très périlleuxque vous allez entreprendre, un cavalier dont vous avez déjà puapprécier la bravoure, la loyauté et… le dévouement !

– Je vous comprends, déclara la duchesse,devenue pensive. Ce n’est peut-être point une mauvaiseidée !

Et, d’un ton qui n’était pas exempt d’unecertaine ironie, elle ajouta :

– Puisque vous, monsieur de Mazarin, vousne pouvez pas m’accompagner !…

– Dieu sait si j’en suis désolé, s’écrial’Italien avec toutes les apparences de la sincérité. Mais vousn’ignorez pas que Sa Majesté la reine l’a interdit et qu’Elle tientabsolument, en cas d’alerte toujours possible, que je sois auprèsd’elle.

La belle Marie se taisait. Sans douteréfléchissait-elle à la proposition que venait de lui faire soninterlocuteur car la charmante amie d’Anne d’Autriche avaitconservé un excellent souvenir du bref et tendre moment qu’elleavait passé en compagnie de l’ardent Méridional.

Il ne lui en avait pas fallu davantage pour serendre compte que si Castel-Rajac était un gentilhomme vaillant etsûr entre tous, il était aussi un de ces amants qu’il n’est pointdonné à une amoureuse de rencontrer souvent sur sa route.

Mazarin l’observait du coin de l’œil. On eûtdit qu’il devinait toutes ses pensées ; car, à mesure queMme de Chevreuse se plongeait dans sesréflexions, un sourire de satisfaction entrouvrait ses lèvres.

Redressant son joli front qu’encadraient sescheveux blonds d’une auréole de boucles naturelles, Marie lança,sur un ton de parfaite bonne humeur :

– Décidément, monsieur de Mazarin, vousavez encore et toujours raison. Faites savoir au chevalier deCastel-Rajac que je l’attends.

L’Italien riposta aussitôt :

– Madame, il sera ici dans unedemi-heure.

Et, s’inclinant avec grâce devant la charmantefemme, il se retira aussitôt.

Demeurée seule,Mme de Chevreuse quitta le salon, remontal’escalier et s’en fut doucement frapper à la porte de la chambreoù se cachait Anne d’Autriche. L’huis s’entrebâilla doucement,laissant apercevoir seulement la tête de la sage-femme, qui nequittait plus le chevet de la reine, dans l’attente d’un événementqui ne pouvait plus tarder. C’était une paysanne au visageénergique et intelligent, qui semblait avoir une claire consciencede sa valeur.

– Comment va mon amie ? interrogea àvoix basse Marie de Rohan.

– Elle repose, répondit la sage-femme, enadoucissant son timbre qui n’était point sans rappeler celui d’unchantre de paroisse.

Et elle ajouta, avec l’air assuré de quelqu’unqui ne se trompe jamais :

– Ce sera pour cette nuit !

Sans rien ajouter, elle referma la porte aunez de la duchesse et cela semblait nettement signifier qu’elleentendait qu’on la laissât en paix.

Mme de Chevreuse n’hésitapas. Ce n’était ni le moment ni l’occasion de mécontenter cettefemme persuadée qu’elle avait été appelée auprès d’une dame dumonde désireuse de cacher à son mari une maternité dont il étaitimpossible de rendre celui-ci responsable.

La situation demandait, en effet, une extrêmeprudence. Soulever le moindre incident, n’était-ce pas risquer deprovoquer le plus effroyable scandale qu’ait jamais eu àenregistrer la Cour de France ?

La duchesse était trop fine mouche pour ne paséviter, par tous les moyens, un esclandre qui eût à jamaisdéshonoré sa reine, sa meilleure amie, et lui eût peut-être coûté,à elle, la prison perpétuelle. Elle se contenta desonger :

« Si cette femme pouvait dire vrai !Car plus vite l’enfant viendra au monde, plus tôt notre sécurité àtous sera assurée. »

Et, tout en descendant l’escalier, elle seprit à murmurer :

– Ce diable de Mazarin aurait mieux faitde rester en Italie !

Elle regagna le salon qui était maigrementéclairé par des bougies plantées dans des appliques en bronze doréfixées de chaque côté d’une vaste glace surmontant une hautecheminée. Poussée par un mouvement de coquetterie bien féminine,elle s’approcha du miroir et s’y regarda avec plus de sévérité quede complaisance. Cet examen fit envoler aussitôt les doutes qu’ellepouvait avoir sur son pouvoir de séduction.

Jamais, en effet, elle n’avait été plusséduisante.

– Allons, se dit-elle, mon jeunechevalier ne me trouvera pas changée à mon désavantage et, ainsique le prétend Mazarin, je crois que je vais pouvoir en faire, nonpas mon chevalier, mais mon esclave, car, moi, ayant tout à luiaccorder, il n’aura rien à me refuser.

Une demi-heure après, ainsi que l’avaitannoncé l’Italien, on frappait de nouveau à la porte du salon etMazarin se présentait avec Castel-Rajac, qui, pendant le tempsqu’il était resté à l’hostellerie de Dampierre, en avait profitépour faire un brin de toilette, s’épousseter, et réparer ledésordre de ses vêtements et de son abondante chevelure noire.

Maintenant, toute hardiesse l’avait abandonné.Il n’était plus qu’un amoureux effaré de la bonne fortuneinattendue qui lui tombait du ciel et, oubliant même de saluer ladame de ses pensées, il demeura immobile, pour une fois muet desaisissement.

Ses yeux clairs et ardents exprimaient de sitendres sentiments que, plus émue qu’elle ne voulût le paraître etdésireuse de le mettre tout de suite à son aise,Mme de Chevreuse s’avança vers lui, et ditsimplement :

– Est-il vrai, chevalier, que vouseussiez fait le voyage d’Agen jusqu’ici uniquement pour merevoir ?

– Oui, madame, répondit timidement lejeune Gascon, en cherchant des yeux le pseudo-comte Capeloni, qui,telle une ombre discrète, s’était déjà évanoui.

Affectant un ton de reproche, la duchessepoursuivit :

– Savez-vous, monsieur le chevalier, quevous avez agi envers moi avec une étourderie qui frisel’impertinence.

– Oh, madame !

– Et que je serais en droit de vous envouloir vivement. Mais rassurez-vous, je vous pardonne. Car je nevous cacherai point que, non seulement je ne vous avais pascomplètement oublié, mais que j’ai éprouvé, en vous retrouvant, unplaisir non moins égal au regret que j’avais ressenti d’êtreobligée de vous quitter si promptement.

– Ah ! madame, s’écria Gaëtan,auquel ces quelques mots avaient suffi pour rendre tout son aplomb,vous ne pouvez vous imaginer à quel point je suis heureux de vousentendre me parler ainsi. Il me semble que je vis un rêve.

» Ah ! vous voir, vousentendre ! Certes, depuis l’an passé votre voix aux inflexionsharmonieuses n’avait cessé de chanter à mes oreilles ; mais cen’était qu’un souvenir, qu’une illusion, tandis que vous êtes là,près de moi ; il me suffirait d’étendre la main pour toucherla vôtre. Ah ! madame, je vous en prie, laissez-moi vousadmirer, vous adorer en silence, car, vraiment, je suis incapablede trouver les mots qu’il faudrait pour vous exprimer mon amour… Jecrois même qu’il n’en est pas sur terre…

Et, tout en disant, Castel-Rajac se penchavers la duchesse qui, reconquise de nouveau par cette ardeurjuvénile et si sincère, le contemplait, elle aussi, prête às’abandonner de nouveau.

Tout à coup, le visage du jeune Gascons’assombrit. Un pli d’amertume tordit sa bouche et un léger soupirgonfla sa poitrine.

– Qu’avez-vous ? interrogea Marie deRohan.

– Je songe, hélas ! que mon rêve estéphémère et qu’il va bientôt se briser en éclats.

Tout en lui souriant, la duchesse lui ditdoucement :

– Et si je vous donnais le moyen de leprolonger ?

– Pendant longtemps ?

– Plus longtemps, peut-être, que vous nel’imaginez !

– Oh ! madame, vous seriez la plusgénéreuse…

– Écoutez-moi, mon ami… Bien que vousvous soyez montré à mon égard d’une indiscrétion que je reconnais,d’ailleurs, fort excusable…

– Madame, vous permettez ?interrompit le Gascon.

– Dites !

– Je vous avais juré de ne pointinterroger vos serviteurs, mais je ne vous avais nullement promisde ne point questionner les autres personnes qui étaient à même deme donner sur vous les renseignements que la passion que vousm’aviez inspirée me forçait à leur demander.

Tout en accentuant son sourire,Mme de Chevreuse poursuivit :

– Le gentilhomme qui vient de vous amenerici avait raison.

– Le comte Capeloni…

– Oui. Il me disait que vous étiez pleinde finesse.

– Ce n’est pas ma faute. Dans toutl’Agenais, nous sommes ainsi.

– Ne vous en défendez pas, c’est unequalité de plus à votre actif et je suis la dernière à m’enplaindre. D’autant plus que vous survenez ici à un moment où j’aibesoin d’avoir à mes côtés un ami, un défenseur qui allie à uncourage absolu une adresse sans égale.

– Madame, vous me faites peur, observa leGascon.

– Pourquoi donc ?

– Un dévouement sans limites, j’en suiscapable, surtout quand c’est vous qui me le demandez… Un courageabsolu, mon Dieu, je ne voudrais pas avoir l’air de me vanter,mais, mordious ! je crois que je le possède. D’ailleurs, parmiles Gascons, c’est une qualité qui n’a rien d’exceptionnel. Noussommes tous braves en naissant et on ne peut faire moins engrandissant de le devenir davantage ?

» Quant à l’adresse sans égale, ça,madame, je ne veux pas trop m’avancer. Il me suffit de vous direque je ferai de mon mieux pour vous servir.

– J’en suis sûre, répondit la duchesse etvoilà pourquoi je n’hésite plus un seul instant à vous révéler ceque j’attends de vous.

Le jeune Gascon était tellement empoigné parson interlocutrice et tellement désireux de ne point perdre lamoindre parole qu’elle allait prononcer, qu’il s’avança encore versMarie, jusqu’à la toucher.

– Mon cher chevalier, attaqua-t-elle,vous avez peut-être été surpris de constater que je vous recevaisdans cette vieille maison…

– Pas du tout, protesta Gaëtan. L’amourn’adore-t-il pas le mystère ?

– Et même, souligna la duchesse, ill’ordonne, parfois… Mais ce n’est point là le vrai motif qui faitque nous nous sommes rencontrés ici. Une de mes amies a eul’imprudence de se laisser conter fleurette par un galant pendantl’absence d’un mari parti pour un long voyage. Il en est résultépour la pauvre femme des suites telles qu’il est absolumentindispensable de les dissimuler à tous. Aussi est-elle venue secacher dans cette maison qui m’appartient et où tout a été préparéde façon que personne n’y soupçonne sa présence.

Tout en baissant la voix, comme pour donnerplus de poids à sa révélation,Mme de Chevreuse ajouta :

– L’enfant va naître cette nuit.

La figure de Castel-Rajac s’éclaira d’un francsourire et, sur un ton plaisant, il s’écria :

– Ah ça ! madame, auriez-vousl’intention de m’en faire endosser la paternité ?

– Pas du tout, répliquaMme de Chevreuse, en partageant la gaieté deson amoureux. Il s’agit seulement que vous m’aidiez à le fairedisparaître…

– Mordious !

– Quand je dis « disparaître »,j’emploie un terme impropre, car mon amie tient essentiellement àce que cet enfant, qu’elle ne peut garder près d’elle, soit bienélevé, bien traité et n’ait surtout que de bons exemples sous lesyeux.

– Très bien, approuvait le Gascon.

Marie de Rohan reprenait :

– Aussi, lorsque votre ami l’Italien…

– Le comte ?

– Oui, le comte, est venu m’annoncerqu’il avait soupé avec vous dans une hostellerie de Dampierre, toutde suite j’ai pensé que vous m’étiez envoyé par la Providence.

– Madame, déclarait Gaëtan, je ne demandepas mieux de faire pour ce petit tout ce qu’il dépendra de moi,puisque c’est vous qui me le demandez… Mais je ne puis, pourtant,être sa nourrice !

Tout en lui donnant une tape amicale sur lamain, la duchesse, de plus en plus amusée, reprenait :

– Je ne vous le demande pas nonplus ! Je désirerais plutôt que vous soyez son grand frère, etque, l’élevant à votre image, vous en fassiez, non pas un freluquetde Cour, mais un fier et beau gentilhomme, et que vous soyeztoujours prêt à le défendre au cas où il serait menacé.

– Madame, dit Castel-Rajac, gravement,cette fois, la mission que vous me faites l’honneur de me confierest trop noble pour que je ne l’accepte pas sur-le-champ. Je mecharge de l’enfant ! Je m’engage à tout mettre en œuvre pourqu’il soit un jour ce que vous désirez. Mais, par exemple, je medemande où et comment je vais l’emporter ?

– Écoutez-moi, demandaMme de Chevreuse, devenue, elle aussi, trèssérieuse. Dès que l’enfant sera venu au monde, nous partironsimmédiatement pour votre pays.

– Nous partirons ! s’exclama lechevalier, en tressaillant d’allégresse.

– Oui, précisa la belle Marie. L’enfant,la femme qui doit lui donner le sein pendant le voyage, vous etmoi.

– Dieu soit loué ! s’exclama leGascon avec enthousiasme.

– Vous le remercierez encore biendavantage, insinua Mme de Chevreuse, lorsqueje vous aurai dit que mon séjour dans votre pays est appelé à seprolonger assez longtemps pour que nous ayons l’occasion de nousrencontrer très souvent.

– Tous les jours, je l’espère…, déclaragalamment Castel-Rajac.

Mme de Chevreuse, seredressant, dit d’un ton presque solennel qui contrastait avec sesprécédentes allures si gentiment familières :

– Maintenant, chevalier, je me vois dansl’obligation d’exiger de vous un serment, celui de ne chercherjamais à savoir quel est l’enfant que je vous confie et pour lequelon vous fera parvenir chaque année une somme destinée à sonentretien.

– Madame, répliqua Castel-Rajac,l’enfant, je l’accepte, mais, la somme, je la refuse. Moi, je nefais pas les choses à moitié. Nous ne sommes pas riches, là-bas,mais on y vit bien et à peu de frais. Et puis, croyez-moi, si vousvoulez qu’un jour cet enfant me ressemble, il ne faut pas qu’ilsoit élevé dans un luxe qui engendre fatalement la mollesse ;il faut, au contraire, qu’il soit trempé, comme nous le sommestous, dans ce bain de soleil qui nous rend beaucoup plus riches ensang, en bravoure, en audace et en gaieté, que tous les louis d’orque pourrait contenir une galère royale.

– Je suis heureuse de vous entendreparler ainsi, s’écria Marie de Rohan.

– Je vous ai dit ce que je pensais.

– Décidément, nous sommes faits pour nousentendre.

Et, tout en enveloppant le jeune Gascon d’unregard plein d’amoureuse admiration, elle lui dit :

– Lorsque j’aurai appris à mon amie à quije confie son enfant, ce sera pour elle un grand réconfort de lesavoir entre vos mains.

– Ah ! madame, vous pourrez lui dired’être bien tranquille et que je serai trop heureux, lorsqu’elleviendra l’embrasser, de lui prouver que je sais tenir uneparole.

– Hélas ! mon ami, repritMme de Chevreuse, mon amie n’aura même pascette consolation.

– Pourquoi ?

– Parce que… Mais, je vous en prie, nem’interrogez pas, car je ne puis pas vous en dire davantage…

– Oui, c’est vrai…

Le regard comme illuminé par une flamme,Castel-Rajac, le front haut, s’écria :

– Chez nous, madame, quand on fait unserment, c’est toujours l’épée nue à la main.

Et, tirant sa rapière de son fourreau, ill’étendit en disant :

– Je jure de respecter le secret de cettemère, comme je jure d’être un frère pour son enfant.

Et, d’un geste large, il replaça sa lame dansle fourreau.

Alors, n’écoutant plus que son cœur qui,maintenant, ne battait plus que pour son beau chevalier, laduchesse de Chevreuse se jeta dans ses bras et tous deuxéchangèrent un long et ardent baiser.

Chapitre 4 ÀL’HOSTELLERIE DU « FAISAN D’OR »

Huit jours après ces événements, un carrossecouvert de poussière tiré par des chevaux ruisselant de sueur,s’arrêtait devant l’hostellerie du Faisan d’Or, gloire duvillage de Saint-Marcelin.

À l’une des portières se tenait le chevalierGaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac. Sautant prestement de soncheval, il écarta l’un des rideaux du carrosse et aida la duchessede Chevreuse à mettre pied à terre.

– Attendez là, dit-elle à une femme qui,restée assise dans le véhicule, portait sur ses genoux, enveloppédans ses langes, un enfant de quelques jours.

Après avoir confié son cheval à un garçond’écurie, le chevalier de Castel-Rajac et la duchesse entrèrentdans la cour de l’hostellerie, et Gaëtan qui n’avait jamais étéd’aussi belle humeur fit une révérence comique à une servante quibalayait le sol, lui disant :

– Pourrais-je parler à la maîtresse decéans ?

La fille, éclatant de rire, déclara :

– Monsieur le chevalier est toujoursfarceur…

Et, clignant de l’œil vers la duchesse, elleajouta :

– Surtout quand il est avec de bellesdames.

Déjà Mme Lopion, lapropriétaire du Faisan d’Or, qui avait reconnu la voixsonore du chevalier, s’avançait vers le seuil et luidisait :

– Vous voilà déjà revenu ? Votrevoyage n’a pas été bien long.

Et reconnaissant la voyageuse inconnue quiavait séjourné une nuit dans son hôtel, elle fit, d’un airmalicieux :

– Ah ! je comprends !

Gaëtan ne lui laissa pas le temps dedévelopper sa pensée et, tout de suite, il la coupa :

– Je voudrais votre plus belle chambrepour Madame, et une autre…

– Pour vous ?

– Non, madame, pour une nourrice et sonnourrisson !

– Tiens…, tiens, souligna la patronneavec un petit sourire polisson.

Au regard sévère que lui lança Castel-Rajac,elle jugea plus prudent de se mordre légèrement la langue, ainsiqu’elle le faisait chaque fois que celle-ci la démangeait partrop.

Ayant ainsi mis un frein à sa faconde,Mme Lopion reprit :

– J’ai ce que vous demandez, monsieur lechevalier.

Castel-Rajac retourna près du carrosse, en fitdescendre la nourrice, qui portait avec précaution l’enfantmystérieux, et l’amena jusqu’à la porte de l’hostellerie.

Mme Lopion conduisit elle-mêmela duchesse jusqu’à la chambre qu’elle lui destinait et quicommuniquait directement avec celle qui avait été dévolue à lanourrice.

L’enfant fit entendre un léger cri. Laduchesse se mit à le bercer avec autant de douceur que s’il eût étéson enfant. Mme Lopion s’était approchée etregardait le nourrisson qui, déjà calmé, s’était rendormi.

– C’est un garçon ?demanda-t-elle.

– Oui, répondit Marie de Rohan.

En glissant un coup d’œil malicieux dans ladirection de Gaëtan, Mme Lopion ne put s’empêcherd’ajouter :

– Il ressemble déjà à son papa…

Le jeune Gascon allait protester…, mais, d’unsigne rapide, Mme de Chevreuse le retint. Illui convenait fort que Castel-Rajac endossât la paternité durejeton d’Anne d’Autriche et de Mazarin, quitte à passer elle-mêmepour la maman…

Mais, pour se débarrasser de la présence del’hôtelière, qu’elle commençait à trouver quelque peu encombrante,la duchesse reprit :

– Je meurs de faim. Aussi, je vous priede bien vouloir donner les ordres nécessaires pour que l’on meprépare un repas que vous aurez l’obligeance de me faire servirdans cette chambre.

Mme Lopion, qui, décidément,ignorait l’art de la plus élémentaire discrétion,demanda :

– Faudra-t-il mettre aussi un couvertpour M. le chevalier ?

– Certainement ! répliqua Marie deRohan, qui commençait à manifester une certaine nervosité.

– Allez, madame Lopion, allez…, ordonnaCastel-Rajac.

Tandis que la tenancière s’éclipsait, laduchesse rendit l’enfant à sa nourrice qui l’emporta dans sachambre.

Mme de Chevreuse ditalors à Gaëtan :

– Maintenant, ami, je puis bien vous ledire : depuis huit jours et huit nuits que nous avons quittéChevreuse, voilà la première fois que je respire librement.

– Est-ce possible ? s’étonna lejeune Gascon. Sur l’honneur, je ne me suis pas aperçu un seulinstant que vous fussiez inquiète…

– C’est parce qu’en même temps, murmurala duchesse, j’étais une femme divinement heureuse.

– Pour cette parole, laissez-moi vousprendre un baiser…

– Dix, si vous le voulez !

Longuement, ils s’étreignirent. Puis, seressaisissant la première, Marie reprit :

– Écoutez, mon ami, nous avons à parlersérieusement, très sérieusement même.

Et, encore toute vibrante des caressespartagées, elle poursuivit :

– Que vous disais-je donc ?

– Que, pendant huit grands jours et huitlongues nuits, vous aviez été très inquiète…

– C’est vrai ! Je craignaisd’apercevoir derrière nous des cavaliers lancés à notrepoursuite…

– Par qui donc ?

– Mais… par… le mari…

– Puisqu’il est en voyage !

– Je tremblais à la pensée qu’il ne fûtrevenu.

– N’étais-je point là pour les recevoir,lui… et ses gens ?

– C’est précisément ce qui me rassurait…Mais vous continuerez à veiller sur ce pauvre petit…

– Puisque je vous l’ai promis !

Et, avec un large sourire, Gaëtans’écria :

– Il est donc si terrible, ce maritrompé ?

– Oui, plutôt ! déclaraMme de Chevreuse.

Et détournant brusquement la conversation,elle ajouta :

– Il me vient une idée. Tout à l’heure,je me suis aperçue, et vous avez dû le constater aussi, que cettehôtelière était convaincue que cet enfant était lenôtre !…

– Elle a fait mieux que de nous lelaisser entendre.

– Je crois qu’à cause de vous, et surtoutde vos parents, il serait peut-être bon de couper court à cettelégende, et voilà ce que j’ai imaginé… Ce n’est pas extraordinaire,c’est somme toute assez vraisemblable. La morale et la religionvont y trouver leur compte à la fois.

» Que diriez-vous, mon cher Gaëtan, sinous racontions que nous avons trouvé cet enfant, de quelques joursà peine, abandonné sur la route ?

– Pour ma part, je n’y vois aucuninconvénient. Comme vous le dites si bien, cela est fortplausible.

– Nous l’aurions adopté en commun et, quimieux est, nous prierions M. le curé du pays de bien vouloir,demain, par exemple, baptiser ce chérubin.

– De mieux en mieux, approuva Gaëtan. Decette façon, rien ne me sera plus facile que d’emmener ensuite lenourrisson et la nourrice jusque chez mes parents qui, certains dene point abriter un bâtard de leur fils, ne lui en feront qu’unaccueil plus favorable.

– Voulez-vous, aussitôt que nous auronsréparé nos forces, vous occuper de la cérémonie ?

– Avec le plus grand plaisir. Je suis aumieux avec le curé de cette paroisse. C’est un très digne homme etje suis sûr qu’il se montrera plus tard, envers notre pupille,aussi bon qu’il l’a été envers moi.

Mme Lopion, poussée par lacuriosité, apportait elle-même un couvert complet qu’elle dressaitsur une table tout en s’efforçant de lier de nouveau conversationavec la duchesse.

– Comme il est beau, ce petit !Ah ! on voit bien qu’il a du sang d’aristocrate dans lesveines.

– À quoi voyez-vous cela ? lançaCastel-Rajac.

– À tout et à rien…

– Alors, si on vous disait que c’est lefils d’un charretier et d’une fille de cuisine ?…

– Je répondrais que c’est impossible.

– Vous n’en savez rien, madame Lopion,pas plus que Madame et moi…

– Comment… comment ?…

– Cet enfant, nous l’avons trouvé dans unfossé, près duquel nous étions assis pour permettre à nos chevauxde souffler.

– Que me racontez-vous là ?

En fronçant les sourcils, le jeune Gasconmartelait :

– Ah ça ! madame Lopion, est-ce quevous ne savez pas que le chevalier de Castel-Rajac a pour principede dire toujours la vérité ?

Réellement effrayée, l’aubergisteprotesta.

– Ne vous fâchez pas, monsieur lechevalier. Je vous crois. Cet enfant a été trouvé dans un fossé.Cependant, vous ne m’empêcherez pas de vous dire qu’il est beaucomme un ange et qu’il a plutôt l’air d’avoir dans les veines dusang de grand seigneur que de manant.

– Vous avez tout à fait raison, intervintla duchesse, que cette querelle paraissait amuser.

Une servante apportait une gibelote de lapinet, un instant après, les deux amants faisaient honneur au talentde M. Lopion qui, rivé à ses fourneaux, avait pour principe dese cantonner dans ses fonctions gastronomiques et de ne jamais sepréoccuper de ce qui se passait hors de sa cuisine.

Pendant ce temps, un cavalier s’arrêtaitdevant l’hostellerie du Faisan d’Or et, après avoir laisséson cheval aux soins du garçon d’écurie, pénétrait dans la grandesalle.

Allant droit à Mme Lopion, lecavalier lui lançait sur le ton d’un homme irrité :

– Le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac estbien ici ?

– Pourquoi me demandez-vouscela ?

– Parce que je veux le voir, répliqua legentilhomme d’un ton d’autorité qui contrastait singulièrement avecson visage avenant.

– Je ne sais pas si M. le chevalierest visible. M. le chevalier vient d’arriver d’un très longvoyage. Il est en train de se restaurer… Je n’aurai garde de ledéranger.

De plus en plus impérieux, le cavalierrugit :

– Vous allez immédiatement le prévenirque le comte Capeloni l’attend ici et qu’il a besoin de lui parler,toute affaire cessante.

Au regard que lui lança son interlocuteur,Mme Lopion comprit que toute résistance de sa partrisquait de lui causer de réels ennuis, et elle remonta vers seshôtes, tout en grommelant, non sans inquiétude, ce qui tendait àprouver que les affirmations du jeune Gascon ne l’avaient nullementconvaincue :

« Pourvu que ce ne soit pas lemari ! »

– Excusez-moi de vous déranger, fit-elleen pénétrant dans la chambre, mais il y a en bas un gentilhomme quidésire parler à Monsieur le chevalier.

– Un gentilhomme, répétait Gaëtan. Vousa-t-il dit son nom ?

– Oui, mais je ne m’en souviens plus.

La duchesse intervint :

– Ne serait-ce point Capeloni ?

– C’est ça.

– Mordious !… s’écriaitCastel-Rajac, tandis que la duchesse pâlissait légèrement.

» Dites au comte de Capeloni que je lerejoins.

– Ou plutôt non, ordonna la duchesse,priez-le de monter sur-le-champ.

Mme Lopion ne se le fit pasdire deux fois et s’en fut s’acquitter de sa mission avec tout lezèle dont elle était capable.

Demeuré seul avec la duchesse, Castel-Rajacremarqua la préoccupation répandue sur ses traits :

– Vous craignez qu’il se soit passélà-bas quelques fâcheux événements ?

– Je le crains.

– Le mari ?

– Nous allons tout savoir. Il estcertain, pour que le comte soit venu nous rejoindre aussirapidement…

Elle s’arrêta. On frappait à la porte.Mme Lopion faisait entrer dans la pièceM. de Mazarin, qui, s’inclinant devant la duchesse ettendant la main à Castel-Rajac, s’écria :

– Dieu soit loué, j’arrive àtemps !

Le premier mot deMme de Chevreuse fut :

– Et notre amie ?

Mazarin répliqua :

– Quand je l’ai quittée, il y a quatrejours environ, elle se portait aussi bien que possible, mais,depuis ce moment, j’ignore ce qui a pu se passer et je ne vouscacherai pas que je suis en proie aux plus vives angoisses.

Gênée par la présence de Castel-Rajac que,décemment, elle ne pouvait congédier, la duchesseinterrogea :

– Le mari aurait-il vent de quelquechose ?

– Non ! déclara nettement Mazarin,en mettant aussitôt son langage et son attitude à l’unisson de ceuxde Mme de Chevreuse. J’ai même acquis lacertitude qu’il n’avait pas l’ombre d’un soupçon. Vous connaissezson indifférence conjugale. J’ai la conviction qu’en ce moment ilne pense nullement à son épouse et qu’il croit fermement celle-cien train de prier le Seigneur. Mais il n’en est point de même deson… intendant…

À ces mots, la belle Marie de Rohan eut unmouvement de recul. L’intendant, n’était-ce pas Richelieu ?Mieux que personne, elle savait combien Anne d’Autriche avait àredouter de l’homme d’État qui l’exécrait, non seulement parcequ’elle avait toujours contrecarré sa politique, mais parce qu’elleavait un jour repoussé les offres amoureuses du cardinal quis’était mis en tête de suppléer à l’insuffisance du roi et dedonner un héritier à la couronne de France.

Aussi ne put-elle s’empêcher desouligner :

– Si l’intendant a découvert notresecret, tout est perdu.

Castel-Rajac commençait à bouillird’impatience :

– Ah ça ! cet intendant est donc sipuissant, pour qu’il vous inspire de pareilles craintes.

Et, tout en tourmentant la poignée de sonépée, il ajouta :

– Que je sache seulement où il se loge etcomment il se nomme, je me charge de lui passer mon épée au traversdu corps, aussi facilement que maître Lopion met un dindon à sontournebroche.

Mazarin répliqua vivement :

– Mon cher chevalier, modérez vos ardeurset renoncez à pourfendre ce faquin. Une telle équipée ne pourraitque provoquer un scandale qui compromettrait à tout jamaisl’honneur d’une femme, que Mme la duchesse deChevreuse et moi nous avons le devoir de défendre avec encore plusd’acharnement que vous.

– Je me tais, dit aussitôt le jeuneGascon, mais sachez que vous pouvez entièrement compter sur moi, entoute heure, en toute circonstance. J’ai juré de veiller surl’enfant. N’est-ce pas le défendre que défendre aussi samère ?

– Quel brave cœur ! murmuraMme de Chevreuse, en enveloppant le jeunehomme d’un regard plein de tendresse.

Puis, se tournant vers Mazarin :

– Mon cher comte, continuez, je vous enprie.

Mazarin déclara :

– Cet intendant, qui, depuis un certaintemps, faisait espionner votre amie, a réussi à découvrir saretraite et à acquérir la preuve de sa maternité clandestine. Mais,comme, de mon côté, je prévoyais que cet intendant cherchait às’informer et qu’il était parfaitement capable de découvrir lavérité, je l’ai fait surveiller, moi aussi, et j’ai pu apprendrequ’il avait donné ordre de vous faire rechercher par des agentssecrets et de vous faire arracher à n’importe quel prix, l’enfantque vous protégez.

– Cet intendant, intervint Gaëtan, m’atout l’air de dépasser les limites. Mordious, est-il donc sipuissant pour arriver à ses fins ?

– Hélas ! oui, déclaraMme de Chevreuse. Son maître est l’un des plusintimes amis du cardinal et celui-ci n’a rien à lui refuser. Je neserais donc nullement surprise que Richelieu eût mis à sadisposition toutes les forces de sa police.

– Certainement, appuya Mazarin. Voilàpourquoi je me suis empressé de courir à francs étriers jusqu’àvous, afin de vous prévenir que vous eussiez à vous tenir sur vosgardes.

– Qu’ils y viennent ! clama le jeuneGascon.

– Soyez tranquille, appuya Mazarin, ils yviendront.

– Eh bien, foi de gentilhomme, je vousgarantis qu’ils ne nous prendront pas le petit.

– Ils auront la force et le nombre,objecta l’Italien.

– Mais nous serons la ruse, répliqua leGascon.

– À la bonne heure, approuva Mazarin. Ilme plaît de vous entendre parler ainsi.

– Auriez-vous déjà trouvé unexpédient ? interrogea Marie de Rohan.

– Oh ! bien mieux qu’un expédient…déclara Gaëtan. Et je crois que si les argousins de l’intendantviennent ici tenter l’aventure, ils s’en retourneront fortementdéçus ; car je leur ménage une de ces petites farces, comme onsait en préparer dans ce pays.

– Quoi donc ? interrogea laduchesse.

Castel-Rajac s’en fut à pas de loup vers laporte. Brusquement, il l’ouvrit et il aperçut la silhouette deMme Lopion qui fuyait dans l’ombre du couloir.

– L’aubergiste nous écoutait, fit-il. Jen’étais point sans m’en douter et j’ai bien fait de m’en assureravant de continuer.

» Mais, ainsi que le dit le proverbe, unhomme averti en vaut deux… et, comme j’ai tout lieu de penserqu’ici les murs ont des oreilles, permettez-moi maintenant de vousparler tout bas. Je crois que c’est encore le moyen pour qu’aucuneindiscrétion ne soit commise. »

Mme de Chevreuse etMazarin se rapprochèrent du chevalier qui leur murmura son projet.Celui-ci parut les satisfaire, car, à mesure que Gaëtans’exprimait, leur visage prenait à tous deux une expressionjoyeuse.

Quand il eut terminé, la duchessefit :

– Je trouve votre idée excellente. Qu’enpensez-vous, mon cher comte ?

– Je l’approuve entièrement et je suisconvaincu qu’il était impossible de jouer un meilleur tour à cesgens et de se tirer avec une désinvolture plus élégante d’unehistoire qui risquait d’avoir les plus redoutablesconséquences.

Enchanté de l’accueil chaleureux que sonprojet venait de rencontrer, Castel-Rajac s’écria :

– En vertu de ce principe qu’il fautbattre le fer quand il est chaud je veux vous demander lapermission d’aller me livrer aux préparatifs que réclamel’exécution du plan que je viens de vous dévoiler.

– Allez, mon ami, s’écria la belle Marie.Laissez-moi vous dire auparavant que jamais je n’oublierai…

– Ne me remerciez pas, je vous en prie,interrompit le jeune Gascon qui semblait radieux de jouer un rôleaussi important dans cette équipée dont il ignorait totalement levéritable secret.

Et il ajouta, en adressant un petit salut à samaîtresse :

– Croyez, chère madame, que, quoi qu’ilarrive, c’est toujours moi qui serai votre humble et reconnaissantserviteur !

Et, après avoir touché la main que Mazarin luitendait, il s’en fut, tout transporté de l’allégresse chevaleresquequi était en lui.

– Il est admirable, n’est-ce pas ?s’écria Mme de Chevreuse.

– Admirabilissime, surenchérit l’Italien.J’ai rarement rencontré sur ma route un gentilhomme doué dequalités aussi brillantes et aussi solides à la fois. Il a l’étofféd’un chef.

Un peu rêveuse, la duchesse dit ensouriant :

– Il sera peut-être un jour maréchal deFrance.

– Qui sait ? fit en écho le futurministre de Louis XIV.

Chapitre 5UNE GASCONNADE

Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac avaitquitté l’hôtel du Faisan d’Or et s’était dirigé vers lepresbytère.

C’était une petite maison qui se dressait àl’entrée du pays, au milieu d’un grand jardin, aux allées bordéesde buis, où s’épanouissaient, çà et là, dans un désordrepittoresque, de belles fleurs qui embaumaient les airs de leurparfum et parmi lesquelles bourdonnaient joyeusement lesabeilles.

Après avoir poussé la petite barrière, Gaëtanlongea l’allée principale, contourna la maison et s’en fut sur unepetite terrasse ombragée de tilleuls d’où l’on découvrait unpanorama magnifique sur la vallée de la Garonne.

Un vieux prêtre à cheveux blancs, un peu cassépar l’âge, le nez chevauché par une énorme paire de besicles, étaiten train d’émietter du pain, qu’il jetait aux moineaux. L’arrivéedu chevalier fit envoler les gentils oiseaux et provoqua unmouvement d’humeur du vénérable prêtre qui se traduisit par cesmots :

– Ah ça ! qu’est-ce qui vient medéranger et faire peur ainsi à mes petits amis ?

– Excusez-moi, monsieur le curé, lançaCastel-Rajac. Mais rassurez-vous, vos petits amis ne tarderont pasà revenir.

– Je ne me trompe pas, c’est bien toi,mon cher Gaëtan, s’exclama le prêtre.

Et, d’un ton un peu chagrin, ilajouta :

– Décidément, ma vue baisse de plus enplus, mon pauvre enfant ; je ne t’aurais pas reconnu ;j’ai bien peur que, d’ici peu, je ne devienne complètementaveugle.

Et, avec un accent de résignation ilajouta :

– Si le bon Dieu le veut, qu’il en soitainsi. Mais ne nous attardons pas à ces pénibles pensées.

Après avoir serré affectueusement la main deson ancien élève, l’abbé Murat reprit :

– Je te croyais parti pour un longvoyage.

– Mais oui, monsieur le curé.Malheureusement, il m’est arrivé en route un accident plutôtfâcheux.

– Aurais-tu été détroussé par desvoleurs ?

– Non point, monsieur le curé.

– Alors ?

– J’ai commis un gros péché.

– Lequel ? grand Dieu !s’effarait l’abbé Murat.

– Je suis papa !

– Seigneur, s’exclamait le vieux prêtre,en joignant les mains. Que me dis-tu là ? Père, tu es père… endehors des saintes lois de l’Église !

– Oui, monsieur le curé.

– Ah ça ! tu as donc oublié uncommandement de Dieu, qui dit : « Œuvre de chairaccompliras, en mariage seulement ? »

– Hélas, oui, monsieur le curé, je l’aicomplètement oublié.

– Malheureux !

– Mais je me repens amèrement.

Et, tout en affectant un chagrin qui, à toutautre que le bon vieux curé de Saint-Marcelin, aurait pu apparaîtresingulièrement exagéré, Gaëtan, qui avait soigneusement préparé sonrécit, poursuivit :

– Monsieur le curé, je ne suis pas venuseulement vous demander une absolution, mais je suis venu aussivous prier de bien vouloir baptiser ce petit innocent dans le plusbref délai.

– Comment ? il est ici ?

– Oui, monsieur le curé, à l’hostelleriedu Faisan d’Or.

– Et la mère ?

– Ah ! la mère, la pauvre, elle estmorte en donnant le jour à cet enfant.

– Dieu ait pitié de son âme !

– Oh ! oui, monsieur le curé, car,en dehors de sa faute, c’était un ange et c’est moi le seulcoupable.

En voyant ainsi son ancien disciples’humilier, l’abbé Murat sentit toute son indignation setransformer en une pitié sans bornes.

– Où demeurait cette jeunepersonne ? demanda-t-il.

– Entre Agen et Marmande, et c’était pourla retrouver que j’avais raconté que je partais en voyage.

– Encore un mensonge de plus.

– Ah ! monsieur le curé, j’ai sur ledos un bien lourd fardeau de péchés.

– Elle avait de la famille ?

– Orpheline, monsieur le curé, déclaraGaëtan, qui jugeait utile de simplifier les choses, elle demeuraitchez une de ses parentes qui, d’ailleurs, la rendait trèsmalheureuse.

Le vieux prêtre réfléchit pendant un instant,puis il reprit :

– Est-ce que tes parents sont au courantde ce grand malheur ?

– Je ne leur en ai point parléencore.

– Il faudra leur dire toute lavérité.

– C’était bien mon intention.

– Cela va bien amener du trouble dansleur existence.

– Certes, reconnaissait le chevalier, monpère va pousser des hauts cris, me maudire, je le crains… Maman vase lamenter et invoquer le bon Dieu, j’en suis sûr. Mais, quand ilsverront le petit, tout rose, tout frais, tout mignon, ne demandantqu’à vivre, ah ! je les connais tous les deux, mon cher pèreet ma chère mère, ils seront immédiatement désarmés, ils semettront à aimer ce petit bâtard de Castel-Rajac, tout autant ques’il eût été mon fils légitime. Monsieur le curé, je suis un grandcoupable, je l’avoue, mais aidez-moi à faire de ce petit d’abord unbon chrétien, puis un bon chevalier.

De grosses larmes apparaissaient au bord desyeux de l’excellent prêtre qui reprit d’une voix tremblanted’émotion :

– Jésus a dit : laissez venir à moiles petits enfants. Je ne puis que me conformer à la parole duDivin Maître. Quand veux-tu, mon cher fils, que je baptise tongarçon ?

– Dès que vous le voudrez. Le tempsd’aller chercher les deux témoins qui doivent signer sur leregistre de la paroisse. Il est deux heures de l’après-midi,voulez-vous que, vers quatre heures, nous nous présentions àl’église ?

– À quatre heures moins le quart, jeferai donner le premier son de cloche. Auparavant, tu vas veniravec moi, à l’église, car il faut que je reçoive ta confession.

– Ah ! monsieur le curé, répliquaitle jeune Gascon, vous venez de l’entendre et je ne pourrais,hélas ! que vous répéter les mêmes paroles. Ne suffirait-ilpas que je m’agenouillasse devant vous, pour que vous traciezau-dessus de mon front le signe qui purifie ?

Le curé de Saint-Marcelin regarda son élève etpénitent avec un air de bonhomie affectueuse qui montrait quecelui-ci l’avait déjà entièrement désarmé, puis il fit :

– Allons, qu’il en soit ainsi.

Tandis que le jeune Gascon se courbait devantlui, le digne ecclésiastique, à cent lieues de soupçonner queGaëtan, pour sauver l’honneur d’une femme et assurer l’avenir d’unenfant aussi dangereusement exposé, s’était cru le droit de leberner, murmura les paroles sacramentelles, qui allaient laverl’intrépide chevalier d’un péché qu’il n’avait pas commis.

Se relevant, Castel-Rajac s’écria :

– Monsieur le curé, je ne puis que vousremercier du fond du cœur de votre bonté et de votre évangéliqueindulgence. Donc, à quatre heures précises, nous serons tous àl’église.

Il s’en fut, enchanté du succès qu’il venaitde remporter, et il regagna prestement l’hostellerie du Faisand’Or.

En franchissant le seuil, une exclamation dejoie lui échappa : il venait d’apercevoir, attablé devant unpichet de vin frais et choquant cordialement le gobelet d’étainplein jusqu’au bord, deux gentilshommes aux allures de campagnards,l’un, un énorme gaillard taillé en hercule, aux moustaches et à labarbiche conquérantes, l’autre, mince, bien découplé, nerveux, etformant avec son compagnon le plus frappant des contrastes.

– Assignac, Laparède ! s’exclamaCastel-Rajac de sa voix sonore.

Les deux buveurs se retournèrent et,apercevant Gaëtan qui s’avançait la main tendue, ils eurentsimultanément un cri de joie.

L’énorme Assignac secoua le bras de Gaëtanavec une force capable de déraciner un jeune peuplier. Quant àM. de Laparède, il la serra avec toute la distinctiond’un homme de cour.

Hector d’Assignac attaquait avec un gros rirequi faisait tressauter sa bedaine :

– Heureux coquin, joyeux drille, coureurde guilledou !

Il accompagnait chacune de ces épithètes d’unvigoureux coup du plat de la main sur ses cuisses monumentales.

– Qu’est-ce qu’il a, mon cherHenri ? demanda Castel-Rajac à M. de Laparède.

– Nous savons tout… déclara l’élégantHenri.

– Quoi, qu’est-ce que voussavez ?

– Que tu as ramené de voyage une fortjolie femme avec un délicieux poupon, et voilà pourquoi noust’adressons nos félicitations les plus vives.

– Qui vous a raconté ça ? interrogeaCastel-Rajac en feignant le mécontentement.

– Ah ! voilà !

– Cette bavarde deMme Lopion !

Et, simulant la colère, le chevaliers’écria :

– Elle va me le payer cher, cette satanéecommère.

Mais, se ravisant tout à coup, ilfit :

– Après tout, non, car mon intentionétait bien, mes chers amis, de vous mettre au courant de l’aventurequi m’arrive. J’ai en effet ramené de voyage une fort jolie femmeet un délicieux poupon, mais si je suis le père de cet enfant, ladame n’en est que la marraine… car, la vraie maman…

Gaëtan s’arrêta, comme pour donner plusd’importance à ces paroles, puis sur un ton grave etmystérieux :

– Au nom de l’honneur, je vous demande dene point m’interroger à ce sujet.

– Nous serons discrets, affirma lecolossal Hector.

– Nous nous tairons, enchaîna le trèsaimable Henri.

Castel-Rajac reprit :

– J’ai un autre service à vousdemander.

– Lequel ? firent ensemble les deuxamis.

– Tout à l’heure, je vais faire baptisermon fils. Je ne puis pas vous demander à l’un ou à l’autre d’êtreson parrain, mais je vous prie de bien vouloir signer sur le livrede baptême.

– Très volontiers, acceptèrent les deuxgentilshommes.

– Alors, rendez-vous à l’église à quatreheures précises.

– Nous y serons.

Ils échangèrent de nouvelles poignées de mainet, tandis qu’Hector réclamait un nouveau pichet, Gaëtan rejoignitMme de Chevreuse et Mazarin, qui avaient eutout le loisir de s’entretenir d’une façon plus directe desévénements qui venaient de se dérouler et de ceux dont ilsattendaient la venue, non sans inquiétude.

La figure réjouie de Castel-Rajac lesréconforta un peu.

– Tout va bien, annonça-t-il, tout s’estmême passé admirablement. Mon bon vieux curé a été magnifique. Lebaptême est fixé pour quatre heures. D’ici là, je vais avoir letemps de m’occuper du petit.

Et, se tournant vers Mazarin, ilajouta :

– Il est toujours bien entendu, mon chercomte, que vous lui servez de parrain ?

– Mais certainement.

Avec un éclair de joie dans le regard, leGascon demanda :

– Cela ne vous contrarie pas trop que jeme fasse passer pour le papa du petit ?

– Non, répliqua l’amant d’Anned’Autriche, car je suis sûr que vous en ferez un vrai gentilhommedont son véritable père ne pourra que s’enorgueillir un jour.

– Je m’en porte garant, affirma laduchesse.

– Je vous quitte pour aller prendretoutes mes dispositions, déclara Castel-Rajac.

Sans doute ménageait-il à ses adversairesfuturs un nouveau tour de sa façon, car ses yeux pétillaient demalice.

*

**

Ainsi que l’avait annoncé le bon curé deSaint-Marcelin, à quatre heures moins le quart, la cloche del’église commença à tinter.

Dans le pays, le bruit s’était répandu que lechevalier Castel-Rajac allait faire baptiser son fils.

Cette nouvelle avait provoqué dans tout levillage un mouvement de curiosité qui avait précipité vers l’églisetoutes les commères du pays.

Lorsque le cortège pénétra sous la voûte, tousles bancs étaient occupés. Précédée du bedeau,Mme de Chevreuse, qui portait elle-même sur uncoussin enveloppé dans des flots de dentelles le précieuxnourrisson, s’avançait, ayant à ses côtés le comte Capeloni ouplutôt M. de Mazarin.

Derrière eux, suivait le chevalier, plusvibrant que jamais et semblant défier à la fois du regard et dusourire tous ceux qui se seraient permis de blâmer sa conduite.

Il était escorté d’Hector d’Assignac, imposantet solennel, et d’Henri de Laparède, souple et désinvolte.

Après s’être agenouillés devant lemaître-autel et avoir été bénis par le curé qui, assisté de deuxenfants de chœur, s’était avancé vers eux, ils gagnèrent lachapelle latérale où se trouvaient les fonts baptismaux.

La cérémonie s’accomplit suivant le ritehabituel, puis toujours précédé par le curé, le cortège se rendit àla sacristie ; le parrain, la marraine et les deux témoinsapposèrent au-dessous de la déclaration de naissance et de baptême,qui était alors le seul acte officiel reconnu par la loi, leursignature et leur paraphe. Mazarin signa naturellement : comtede Capeloni et la duchesse : Antoinette de Lussac ; puis,le cortège regagna l’église qu’il traversa sur toute salongueur.

En arrivant sous le porche, la duchesse deChevreuse, qui portait toujours l’enfant sur son coussin, pâlitlégèrement. Elle venait d’apercevoir, debout sur les marches del’église, revêtus de leurs manteaux marqués d’une croix blanche,plusieurs gardes du cardinal qui la considéraient d’un airgoguenard. Mazarin, qui s’en était aperçu, lui aussi, ne bronchapas et murmura à l’oreille de la duchesse :

– Ils sont arrivés, mais trop tard ;maintenant, nous n’avons plus rien à craindre.

– Qu’en savez-vous ? soupira Mariede Rohan.

– J’ai confiance en votrechevalier !

Quant à Castel-Rajac, il s’était contenté detoiser les gardes de Richelieu. Quand il passa près d’eux, il seretourna pour dire à haute voix à ses amis d’Assignac et deLaparède :

– Ah ça ! que viennent donc faireces gens dans notre pays ?

Un des gardes, fort gaillard, à la figurefarouche et à l’aspect peu engageant, allait répliquer au Gascon,mais un de ses compagnons lui posa la main sur l’épaule.

Gaëtan se retournant pour dévisager encore unefois ceux qu’il considérait comme ses ennemis, le garde dit à soncamarade :

– Ce n’est pas le moment de provoquer unesclandre. Nous avons l’ordre d’agir promptement et sans tapage.Son Éminence ne nous pardonnerait pas de lui avoir désobéi.Laissons-les rentrer tranquillement à l’auberge.

Au même moment, deux hommes sortaient d’un desbas-côtés de l’église, dans l’ombre duquel ils s’étaientdissimulés. L’un, vêtu de velours noir, sur lequel tranchait lablancheur d’un col en toile blanche, n’était autre queM. de Durbec. L’autre portait l’uniforme du capitaine desgardes du cardinal. Il s’appelait le baron de Savières.

Le chevalier de Durbec fit :

– Tout est bien convenu. Vous avez biensaisi les instructions du cardinal ?

Le capitaine résuma :

– Il s’agit, d’abord, de nous emparer del’enfant, puis d’emmener la duchesse au château de Montgiron où ilfaudra qu’elle s’explique sur son rôle dans cette affaire.

– Très bien, approuva Durbec. Je vousrecommande, encore une fois, la prudence. Les gardes du corps dontelle est entourée ne sont pas nombreux, mais ils sont de taille ànous mener la vie dure. N’oubliez pas non plus que le cardinaltient essentiellement, et pour des raisons connues de lui seul, queM. de Mazarin ne soit ni molesté ni même inquiété. Quantaux autres, pas de quartier, telle est la consigne. Cela, mon chercapitaine, vous simplifiera singulièrement la tâche.

» Maintenant, vous allez immédiatement,avec vos hommes, simuler un départ. Vous aurez soin de dire à hautevoix, à l’hostellerie du Faisan d’Or, que vous partez pourToulouse préparer les appartements du cardinal qui doit se rendreprochainement dans cette ville. De cette façon, les méfiances deM. de Mazarin et de la duchesse de Chevreuse serontendormies et leur vigilance, ainsi que celle de leurs amis, nepourront que s’en atténuer. »

Le capitaine fit un signe d’acquiescement,puis il ajouta :

– Nous pourrons donc, dès la nuit venue,nous livrer à une perquisition en règle à l’hostellerie.

Tandis que M. de Durbec quittaitl’église par une petite porte qui donnait sur la campagne, lecapitaine des gardes en sortait ostensiblement et, après avoirrallié ses hommes, il les entraîna jusqu’au Faisan d’Or oùil leur dit à haute voix :

– Restaurez-vous copieusement, car nousallons faire cette nuit une rude étape.

Les gardes s’installèrent devant des tablesinoccupées et se commandèrent un copieux repas.

Lorsqu’ils achevèrent leurs agapes, la nuitétait venue. Un appel de trompettes retentit : c’était lesignal du départ.

Tous se levèrent de table et regagnèrent lacour où leur chef, déjà en selle, les attendait. Enfourchant à leurtour leurs montures, ils gagnèrent aussitôt la grand-route deToulouse, suivis du regard par Mazarin et Castel-Rajac quidissimulés dans l’ombre, avaient assisté à leur départ.

Tous deux, en effet, avaient entendu dire parMme Lopion que les gardes du cardinal partaientpour Toulouse, mais ils n’en avaient pas cru un mot, persuadés quece n’était qu’une feinte et qu’ils n’allaient point tarder àrevenir.

M. de Durbec en était donc pour saruse, d’ailleurs cousue de fil blanc. Plus que jamais, les deuxalliés allaient se tenir sur leurs gardes.

Quelques instants après, ils étaient rejointspar Hector d’Assignac et Henri de Laparède, auxquels déjà Gaëtanavait raconté qu’on voulait lui voler son fils.

Cela avait suffi pour enflammer l’ardeur deses deux amis, enchantés de se trouver mêlés à une aventure à lafois mystérieuse, galante et chevaleresque.

M. de Mazarin, tout en saisissantGaëtan par le bras, lui dit :

– Je crois que cette nuit nous allonsavoir à en découdre…

Le colossal Hector s’écria :

– À la bonne heure, moi, j’aime ça.

L’ardent et subtil Laparède ajouta :

– Nous allons montrer à ces gens de Parisde quel bois se chauffent les cadets de Gascogne.

– En attendant, proposa Castel-Rajac, sinous faisions une ronde autour de la maison… car il n’y a riend’extraordinaire que ces drôles eussent laissé derrière euxquelques mouchards.

– Vous pouvez en être sûr, déclaraM. de Mazarin.

Au premier abord, ils ne remarquèrent rien desuspect. La rue était déserte. Dans la cour, en dehors d’un valetd’écurie, qui aidait à descendre de sa monture un voyageur, aucunefigure inquiétante ne se manifestait.

Il faut croire que les agents secrets deM. de Durbec possédaient l’art de se rendre invisibles, àmoins que, fatigués de leur filature, ils eussent été souper.

Malgré cela, Castel-Rajac, qui n’était qu’àmoitié rassuré, proposa à son ami de monter la garde à tour derôle, afin de prévenir toute attaque imprévue.

Et, tirant son épée, tout en appuyant lapointe de son arme contre le sol :

– Maintenant, fit-il, ils peuvent venir,ils seront bien reçus.

Quant à Mazarin, Hector d’Assignac et Henri deLaparède, ils se firent ouvrir une chambre dont une des fenêtres,placée à l’angle de l’hostellerie, leur permettait de surveillerefficacement la rue.

Une heure passa, sans le moindre incident,lorsque le chevalier Gaëtan, qui avait l’oreille aux aguets, crutentendre derrière lui un bruit de pas très léger s’avançant dans sadirection.

Brusquement, il se retourna, l’épée en avantmais il n’eut pas le temps de faire un geste.

Subitement coiffé d’un sac en drap noir,empoigné par les bras, tiraillé par les jambes et jeté à terre enun clin d’œil, il se sentit ligoté, bâillonné et dansl’impossibilité d’opposer à ses assaillants la moindrerésistance.

À l’intérieur de l’hostellerie, une autrescène se déroulait, non moins rapidement que celle que nous venonsde décrire.

Le capitaine baron de Savières, après avoirfait irruption dans la salle à la tête de douze de ses gardes,escaladait rapidement l’escalier qui conduisait à la chambreoccupée par Mme de Chevreuse et heurtait à laporte en disant :

– Ouvrez, au nom du roi !

À peine avait-il prononcé ces mots queAssignac et Laparède apparaissaient sur le palier. Ils allaientdégainer ; ils n’en eurent pas le temps. Les gardes ducardinal se précipitaient sur eux et les refoulaient dans leurchambre, les désarmaient et leur faisaient subir le même sort qu’àleur ami.

Quant à M. de Mazarin, il avaitdisparu.

Nous revenons à la duchesse de Chevreuse, quis’était empressée d’obéir à l’injonction deM. de Savières et lui avait ouvert toute grande saporte.

– Que voulez-vous de moi ? luidit-elle, en dévisageant, d’un œil sévère, l’intrus qui seprésentait à elle d’une façon aussi cavalière.

– Je suis le baron de Savières, capitainedes gardes de Son Éminence le cardinal de Richelieu.

– Je vous reconnais fort bien, monsieur,déclara la duchesse, et je ne suppose pas que vos fonctions vousdonnent le droit de vous conduire d’une façon aussi peuchevaleresque.

– Madame la duchesse, riposta lecapitaine avec beaucoup de calme, je suis chargé d’une mission quej’ai le devoir d’accomplir jusqu’au bout.

– Et qui consiste, sans doute, à vousemparer de ma personne ?

– Non, madame la duchesse, mais à vousprier de bien vouloir vous rendre jusqu’au château deMontgiron.

– Où je serai prisonnière ?

– Madame, je l’ignore. Je suis égalementchargé de vous demander de me remettre immédiatement un enfant quevous avez amené ici.

– Ah ! vraiment, ironisa laduchesse. Arrêter une femme et s’emparer d’un enfant est un doubleexploit qui ne m’étonne point de la part de celui qui vous envoiejusqu’ici, mais qui, véritablement, est indigne du gentilhomme etdu soldat que vous êtes.

Savières eut un imperceptible frémissement. Lecoup avait porté, mais il lui était impossible de reculer. Il setut en se mordant les lèvres.

Profitant de cet avantage,Mme de Chevreuse, surprise de la carence deses amis et craignant qu’ils ne fussent tombés dans quelqueguet-apens, reprenait, pour gagner du temps :

– Je suis surprise, monsieur lecapitaine, que votre maître n’ait pas plutôt choisi, pour remplirson exploit, un des nombreux espions qu’il entretient à sasolde.

Devinant la ruse de son interlocutrice,Savîères reprit :

– Je ne suis pas ici, madame la duchesse,pour discuter avec vous des raisons qui font agir M. lecardinal, pas plus que sur les moyens qu’il a cru devoir employer àvotre égard ; je ne puis que vous répéter ce que je viens devous dire, et je vous demande instamment de ne pas me contraindre àemployer la force.

– Vous oseriez lever la main surmoi ?

– La plus noble dame de France, répliquale capitaine, cesse de l’être lorsqu’elle conspire contre sonroi !…

– Alors, s’écria Marie de Rohan enéclatant d’un rire forcé, je suis une conspiratrice. Décidément,monsieur le capitaine, vous êtes bien mal informé. J’ignore cequ’on a pu vous conter à mon sujet, ou plutôt, je m’en doute. Lavérité est tout autre. Vous avez simplement, uniquement, devantvous, une femme qui a juré de sauver à tout prix l’honneur d’une deses amies. Maintenant, je n’ajouterai plus un mot.

Et, désignant d’un geste large la porte de lachambre voisine, elle fit :

– L’enfant est là. Auriez-vous le couraged’aller le prendre ?

Savières eut un instant d’hésitation, carMme de Chevreuse lui avait parlé avec un telaccent d’indignation et de noblesse que, pour la première foisdepuis qu’il était au service du cardinal, il se demandait sivéritablement son maître ne lui avait pas ordonné de commettre unemauvaise action.

Cette pensée ne dura en lui que l’espace d’unéclair. Non point par crainte des représailles, car Savières étaitbrave, et il était de ceux qui savent prendre leursresponsabilités, mais uniquement parce qu’il avait fait au cardinalle serment de lui obéir en tout et pour tout, même au péril de savie. Il se dirigea vers la porte de la chambre et l’ouvrit toutegrande.

La pièce était à demi éclairée par la lueurd’une veilleuse placée près d’une petite table, à côté d’un grandlit qui n’était occupé par personne, et dont la couverture n’avaitpas été défaite.

Au pied du lit, un berceau au rideau ferméattira l’attention du capitaine qui, en trois enjambées, lerejoignit. Soulevant les rideaux, il aperçut un enfant tourné surle côté et qui semblait profondément endormi. Il s’en empara, leplaça sous son manteau et rejoignit la duchesse de Chevreuse, quivenait de réprimer un indéfinissable sourire.

– Maintenant, madame la duchesse,êtes-vous décidée à vous rendre au château de Montgiron ? Jetiens à vous dire que toute résistance est inutile, car mes gardesont déjà mis à la raison trois des gentilshommes qui s’étaientconstitués vos défenseurs. Quant au quatrième, c’est-à-direM. de Mazarin, il a réussi à nous échapper ; mais jedoute qu’à lui seul il soit de taille à nous mettre en déroute.

La duchesse pensa :

« Mon pauvre Gaëtan ! Pourvu qu’ilsne l’aient pas égorgé ainsi que ses amis. Enfin, Mazarin estlibre ! Tout espoir n’est donc pas perdu de remporter unerevanche sur nos ennemis. »

Et jugeant pour l’instant toute résistanceinutile, elle reprit :

– Soit, monsieur le capitaine, je vousaccompagne. Je ne vous demande qu’une grâce : rendez-moi cetenfant, car, nous autres femmes, savons beaucoup mieux les porterdans nos bras, et ce pauvre petit a grand besoin de ménagement.

Savières se laissa fléchir par cette requêteet remit le nourrisson à la duchesse qui, l’enveloppant dans un despans du manteau qu’elle avait jeté sur ses épaules, l’emportatendrement contre sa poitrine, en disant :

– Heureusement qu’il ne s’est pasréveillé !

– Le fait est, déclara Savières, enchantédu succès de sa mission, que je n’ai pas encore vu un petit enfantdormir aussi profondément.

Quelques minutes après,Mme de Chevreuse, qui n’avait pas lâché sonprécieux fardeau, montait dans un carrosse, dans lequel deux gardesprirent place en face d’elle et, entourée d’une solide escorte quecommandait le capitaine, le véhicule, traîné par quatre chevauxvigoureux, disparut bientôt dans la nuit.

M. de Mazarin, descendant alors dela cheminée dans laquelle il s’était réfugié, commença par allerdélivrer Hector d’Assignac et Henri de Laparède et, après les avoirmis au courant des faits qui venaient de se dérouler, il descenditavec eux à la recherche du chevalier de Castel-Rajac.

Ils se heurtèrent aux époux Lopion qui, encoreépouvantés, se livraient aux lamentations et aux imprécations lesplus vives contre ceux qui les avaient troublés dans leur sommeilet risquaient de faire passer leur hostellerie pour une gargote malfamée et peu hospitalière.

Mazarin imposa silence à leurs criailleries.Tout de suite, il leur demanda :

– Avez-vous vu le chevalier deCastel-Rajac ?

– Non, monsieur, s’écriait l’aubergiste,et je ne tiens même pas à le revoir, car c’est bien de sa faute si,aujourd’hui, nous avons à subir tous ces désagréments.

– Assez de jérémiades, et donnez-noustout de suite des lanternes, afin que nous puissions nous mettre àla recherche de notre ami.

Tout en grognant, Mme Lopionallait s’exécuter lorsque, les vêtements en désordre, les cheveuxen broussailles, la chemise déchirée, Gaëtan de Castel-Rajac, quiavait réussi à se débarrasser des liens qui l’entouraient et àsortir du sac qui l’aveuglait, apparut, clamant d’une voixrauque :

– Les misérables viennent d’emmener laduchesse au château de Montgiron. Je les ai entendus partir. Leurcapitaine leur donnait des ordres. Il faut absolument aller là-bas,leur arracher cette malheureuse ; sans cela elle estperdue.

Et, se tournant vers Mazarin, ilajouta :

– Pour que le cardinal s’acharne avecautant de cruauté sur cette femme et cet enfant, il faut…

Il n’acheva pas. M. de Mazarin, luiprenant la main, lui dit :

– Vous avez raison, mon cher chevalier,il faut à tout prix sauver la duchesse.

– Nous la sauverons !… fit le Gasconavec une énergie que l’on devinait sans limites.

Chapitre 6ÉCHEC AU CARDINAL

Le château de Montgiron était situé à deuxlieues du village de Saint-Marcelin.

Il faisait partie du domaine royal et, commeil se trouvait fort loin de la capitale, jamais encore aucunsouverain ne l’avait honoré de sa visite. Il ne possédait, pourtout hôte, qu’un vieil officier qui en avait la garde et se donnaitencore l’illusion d’être un chef, parce qu’il commandait à quelquesgardes forestiers et à trois jardiniers chargés d’entretenir laforêt et les jardins qui s’étendaient autour du vieux manoir.

Ce vieillard qui répondait au nom deJean-Noël-Hippolyte-Barbier de Pontlevoy, était un cardinalisted’autant plus enragé qu’il devait cette agréable retraite àRichelieu, beaucoup plus désireux de se débarrasser d’un quémandeurqu’il rencontrait sans cesse dans ses antichambres, que derécompenser les services d’un brave mais obscur soldat qui n’avaitjamais réussi qu’à récolter quelques blessures au service duroi.

M. de Durbec, muni d’un blanc-seingdu cardinal, était donc devenu le maître de céans et avait déclaréà M. de Pontlevoy qu’il n’avait qu’à se conformer à sesinstructions, c’est-à-dire à se tenir tranquille.

Le digne homme qui, au fond, ne demandait pasmieux, accéda aussitôt à la volonté que lui exprimait siénergiquement le mandataire du cardinal et, après avoir partagé lesouper de ce dernier, il prit le sage parti de se retirer dans sesappartements, de se coucher dans son lit moelleux et de s’endormiravec la même sérénité que d’ordinaire, c’est-à-dire en homme qui ala conscience nette et la digestion facile.

Vers dix heures du soir, le capitaine desgardes pénétrait dans le salon où M. de Durbec attendaitsa venue en dégustant un verre de vin d’Espagne. Il étaitaccompagné de la duchesse de Chevreuse, qui portait dans ses brasl’enfant mystérieux.

M. de Durbec se leva et saluaMme de Chevreuse, qui ne daigna pas luirépondre.

M. de Savières attaqua :

– Mme la duchesse deChevreuse a consenti à me suivre librement et à vous remettre,monsieur, l’enfant que j’étais chargé de lui réclamer.

Durbec ajouta, insistant particulièrement surces mots :

– De la part de Son Éminence le cardinalde Richelieu.

Sans ouvrir la bouche, la duchesse déposa surla table l’enfant qu’elle tenait dans ses bras et qui semblaittoujours reposer aussi profondément. Puis, impassible, elleattendit.

M. de Durbec écarta les voiles quienveloppaient le nourrisson. Aussitôt, un cri de rage luiéchappa :

– Madame, vous nous avez joués.

– Qu’est-ce à dire ? s’exclamaitMarie de Rohan, d’un air hautain.

L’émissaire du cardinal, comprimant avec peinela rage qui s’était emparée de lui, scanda :

– Ce n’est pas un enfant, mais unmannequin.

– Vous me surprenez fort, ditironiquement Mme de Chevreuse.

– Regardez, madame, et constatezvous-même.

– En effet, reconnut la duchesse, c’estbien un véritable mannequin que j’ai sous les yeux, et fortadroitement arrangé, n’est-ce pas, monsieur le capitaine desgardes, puisque vous-même, qui l’avez pris dans son berceau, vousne vous êtes aperçu de rien ? Alors, comment voulez-vous,monsieur le représentant du cardinal, que moi, qui me trouvais dansune pièce voisine, j’aie pu me rendre compte de cettesubstitution ?

Les sourcils froncés, le regard mauvais,M. de Durbec attaqua d’un ton acerbe :

– Madame, je vous engage vivement…

Mais pressentant que l’explication allait êtreextrêmement importante et risquait fort de dévoiler, devant unetierce personne, des secrets que celle-ci n’avait pas à connaître,il ajouta :

– Monsieur le capitaine, je vous prie devous retirer.

Le baron de Savières s’empressa de quitter lapièce, fort vexé du tour que l’on venait de lui jouer, et trèsinquiet des conséquences que pouvait avoir pour lui son manque deperspicacité.

Durbec lança àMme de Chevreuse un regard de défi quiexprimait clairement :

– Et maintenant, à nous deux !

Mais la courageuse Marie de Rohan n’en parutnullement intimidée, et elle demeura debout à la même place,attendant vaillamment le choc de l’adversaire.

Celui-ci s’empara de la poupée et la jeta surun meuble.

Puis, revenant vers la duchesse, il luidit :

– Madame, désirez-vous que je vouscommunique le blanc-seing de Son Éminence ?

– C’est inutile. Les procédés dont vousavez usé envers moi suffisent à me révéler à la fois la nature despouvoirs dont vous êtes investi et des intentions de celui qui vousles a conférés.

– Vous êtes donc irréductible, madame laduchesse ?

– Oui, monsieur, quand il s’agit de mondroit.

– Vous admettrez donc que je le soisaussi, lorsque j’ai à défendre celui du cardinal.

– Je ne vois pas, monsieur, en quoi ledroit de votre maître est en jeu dans cette affaire.

– N’a-t-il pas le devoir de veiller,avant tout, sur l’honneur de Sa Majesté et sur la sécurité del’État ? Mais nous ne sommes point ici, madame, pour parlerpolitique, et je vous conseille de répondre catégoriquement à laquestion que je vais vous poser : Qu’est devenu l’enfant quevous avez fait baptiser cet après-midi dans l’égliseSaint-Marcelin ?

Avec un sang-froid qui semblait inaltérable,Mme de Chevreuse riposta :

– Demandez-le à son père !

– À M. de Mazarin ! coupasèchement l’émissaire du cardinal.

– Vous faites erreur, monsieur, répliquaMarie de Rohan. M. de Mazarin n’est nullement le père dece nouveau-né cause de ce litige. Il en est simplement le parrain,de même que j’en suis… la marraine.

– Alors, son père, quel est-il ?

– Le chevalier Gaëtan-Nompar-Francequinde Castel-Rajac.

– Quelle est cetteplaisanterie ?

– Monsieur, vous êtesgentilhomme !

– Certes, et je m’en honore.

– Eh bien ! montrez-le, monsieur,d’abord en cessant de me parler sur un ton qui n’est point celuid’un homme de bonne compagnie, puis en vous abstenant désormais demettre ma parole en doute.

« Décidément, se disait l’espion deRichelieu, cette femme est encore plus forte que je ne le pensais.Je crois que, pour avoir raison d’elle, je vais être obligé de meservir des grands moyens que j’ai ordre de n’employer qu’à ladernière extrémité. »

D’un ton volontairement radouci, ilreprit :

– Croyez, madame, qu’il m’est fortdésagréable, je dirai même fort pénible, d’être obligé de vousparler ainsi et de me montrer, envers vous, d’une rigueur qu’excusecependant la situation, grave entre toutes, dans laquelle vous êtesplacée. Sans doute allez-vous m’accuser encore de me montrer impoliet brutal envers vous. Mais nous en sommes arrivés à un point où ilest de toute nécessité d’abattre nos cartes.

– Soit, monsieur, acquiesça la duchesse.Je pense que vous avez beaucoup d’atouts, mais je ne vous cacheraipas que j’en ai certains, moi aussi, qui sont fort capables derivaliser avec les vôtres.

L’émissaire de Richelieu répliqua :

– Dans la nuit du 5 au 6 mai, Sa Majestéla reine Anne d’Autriche a accouché clandestinement d’un enfant dusexe masculin, dans une maison qui vous appartient et qui estsituée aux environs du château de Chevreuse. La reine vous achargée de faire disparaître cet enfant. Dans ce but, vous avez eurecours à l’un de vos amis, le chevalier Gaëtan de Castel-Rajac et,tous deux, en compagnie d’une nourrice que vous aviez fait venir ensecret de province, vous avez gagné ce pays, espérant ainsi mettreà l’abri de toutes poursuites l’enfant illégitime de la reine.Voilà pourquoi, madame, au nom de la Raison d’État, une dernièrefois, je vous somme de nous restituer cet enfant ! Si vousacceptez, non seulement vous rentrerez en grâce immédiate auprès ducardinal, qui est décidé à vous combler de ses bienfaits et de sesfaveurs, mais, en son nom, je prends l’engagement solennel que cetenfant sera élevé par les soins du cardinal avec tous les égardsdus à son rang, sans que nul, cependant, ne puisse soupçonnerquelles sont ses origines. Madame, j’attends votreréponse !

– Elle est fort simple, déclara laduchesse, sans se départir un seul instant de l’attitude qu’elleavait adoptée. Allez consulter le registre de la paroisse deSaint-Marcelin, et vous y verrez que cet enfant, que vous attribuezà la reine et à M. de Mazarin, est, en réalité, celui deGaëtan de Castel-Rajac et d’une jeune fille des environs deMarmande, morte, ces jours derniers, en donnant le jour à sonfils.

Redevenu nerveux, M. de Durbecs’écria :

– On peut écrire ce que l’on veut sur unregistre de baptême.

– Je vous ferai observer, monsieur, queces déclarations sont signées par Mme la duchessede Chevreuse, M. de Mazarin, M. le chevalier deCastel-Rajac, M. le baron d’Assignac, M. le comte deLaparède. Donc, si nous avons fait une fausse déclaration, ilfaudra que vous nous poursuiviez en justice.

Durbec s’écria :

– Ne nous égarons pas en vainssubterfuges. Voulez-vous, oui ou non, madame, me dire ce que vousavez fait de cet enfant ?

– Demandez-le à son père. Lui seul pourravous renseigner à ce sujet.

– C’est votre dernier mot ?

– C’est mon dernier mot.

– En ce cas, madame, vous ne vous enprendrez qu’à vous seule des conséquences regrettables que vontavoir pour vous vos façons d’agir.

– Vous devriez savoir, monsieur, que jene suis pas femme à me laisser intimider.

Cette fois, Durbec ne répondit rien. Il s’enfut simplement tirer sur le cordon d’une sonnette. L’un despanneaux de la porte s’ouvrit, et l’espion de Richelieu dit augarde qui se présenta :

– Prévenez votre capitaine que je désirelui parler.

Le garde salua et disparut. Durbec jeta unregard vers la duchesse qui n’avait pas bougé. Toujours debout,près de la table, en une attitude de sobre dignité, elle attendaitla suite des événements avec la sérénité d’une femme qui vient defaire tout son devoir et qui est décidée à le remplir jusqu’aubout.

Un instant après, M. de Savièresréapparut dans la pièce. Durbec lui dit, désignantMme de Chevreuse :

– Veuillez, capitaine, considérer, àpartir de ce moment, Mme la duchesse de Chevreusecomme votre prisonnière. Conduisez-la dans la chambre où elle doitdemeurer enfermée, jusqu’à nouvel ordre, au secret le plusabsolu.

Féru de discipline, le capitaine ne pouvaitqu’obéir.

– Suivez-moi, madame, dit-il à Marie deRohan qui, après avoir foudroyé Durbec d’un regard de mépris, s’enfut, guidée par M. de Savières, à travers les corridorssombres et déserts du vieux château de Montgiron.

Demeuré seul, l’émissaire de Richelieu grinçaentre ses dents :

– Avant demain, j’aurai bien trouvé lemoyen de faire parler cette maudite duchesse.

*

**

Le premier mouvement de Gaëtan fut de seprécipiter vers Montgiron, sans trop savoir comment il pourraitdélivrer Mme de Chevreuse.

Cette impétuosité n’était guère dans lesmanières de Mazarin qui préférait la réflexion à l’action.

– Je crois, dit-il, qu’il serait beaucoupplus sage d’employer la ruse. En effet, si nous nous avisonsd’occire une grande partie ou la totalité des gardes du cardinal,celui-ci ne nous le pardonnera pas et, à moins que nous prenions ladécision de quitter par les moyens les plus rapides le doux pays deFrance, nous ne tarderons pas, malgré tous nos efforts, à tomberentre ses mains. Je crois le connaître assez bien pour pouvoir vousdéclarer que, si nous lui infligions un pareil affront, il seraitfort capable de nous envoyer un régiment à nos trousses, tandisque, si nous arrivions à pénétrer subrepticement dans le château, àdécouvrir l’endroit où est enferméeMme de Chevreuse et à la faire s’évader sansattirer sur nous l’attention de ses geôliers, j’estime que nousaurons accompli une besogne beaucoup plus salutaire et beaucoupmoins compromettante qu’en livrant une bataille rangée aux gardesdu cardinal.

– Mais, objecta Castel-Rajac, commentferons-nous pour pénétrer dans le château ?

– Est-il donc d’un accès sidifficile ?

Gaëtan réfléchit un instant, puis ilreprit :

– Je me souviens que, du côté de laforêt, il existe une petite porte plutôt vermoulue, par laquelle ondoit pouvoir pénétrer aisément dans les communs.

– Bien. C’est plus qu’il nous en faut,déclara Mazarin, qui devait s’être déjà tracé dans l’esprit un planbeaucoup plus arrêté qu’il ne voulait bien le dire.

Et il reprit, d’un air entendu :

– En ce cas, messieurs, il ne nous resteplus qu’à monter à cheval et, afin d’éviter d’attirer l’attentiondes espions qui pourraient très bien rôder aux alentours, choisirdes chemins de traverse que vous devez connaître mieux quepersonne.

» Une fois arrivés là-bas, par la porte,nous nous efforcerons de pénétrer dans la place que vient de nousindiquer M. de Castel-Rajac, et nous rechercherons alorsle moyen d’exploiter ce premier avantage. »

Cinq minutes après, les quatre cavalierschevauchaient sur un sentier étroit, entre deux haies drues ethautes. Gaëtan servait de guide.

Après avoir abouti à une sorte de piste àpeine tracée qui longeait de vastes prairies bordées de peupliersils atteignirent une forêt dans laquelle ils s’engagèrent et,protégés ainsi par les hautes futaies, ils arrivèrent à l’autrelisière d’où, à la clarté de la lune, ils aperçurent, se détachantsur un petit mamelon qui surmontait la Garonne, la silhouette dumanoir de Montgiron.

Pour l’atteindre, il restait à peine un quartde lieue. Mazarin fit, toujours sur un ton decamaraderie :

– Je crois que nous ferions bien delaisser ici nos chevaux.

Les trois Gascons sautèrent en bas de leurmonture. Utilisant fort habilement tous les replis de terrains, lesfossés garnis de hautes fougères et les arbres qui se dressaient çàet là, ils atteignirent ainsi les fossés du château. Celui-ci neprésentait pour ainsi dire plus de défense. Quelques annéesauparavant, Richelieu, qui craignait toujours un retour offensif dela féodalité, l’avait fait entièrement démanteler. Les douveslarges et profondes qui l’entouraient avaient été comblées.

D’un rapide coup d’œil, Mazarin se renditcompte de la situation et il murmura entre ses dents :

– Décidément, M. de Richelieun’a pas prévu le bon tour qu’il va se jouer à lui-même.

Se tournant vers Gaëtan, il ajouta :

– Voulez-vous, mon cher chevalier, meconduire jusqu’à la porte que vous nous avez signalée tout àl’heure ?

– Très volontiers, mon cher comte.

Entouré des trois autres conjurés,Castel-Rajac contourna le château et, au pied d’une tour il désignaune petite excavation fermée par un simple pan de bois quiparaissait si peu résistant, qu’un simple coup d’épaule étaitcapable d’en venir à bout.

– Allons, fit sobrement Mazarin.

Gaëtan, le premier, s’élança vers la porte,qui ne portait aucune serrure apparente. Il allait la heurter d’uncoup de pied, lorsque Mazarin le retint en disant :

– Oh ! pas de bruit, surtout, moncher. Voulez-vous me permettre ?

Docilement, Gaëtan s’effaça pour le laisserpasser. Mazarin appuya de la paume de sa main droite sur la porte,qui résista. Elle était fermée à l’intérieur.

– Maintenant, dit-il à Castel-Rajac,poussez, mais très doucement.

Gaëtan s’exécuta. Un craquement seproduisit.

Vivement, Mazarin avança la main et retint uneplanche au moment où, détachée de son cadre, elle allait choir surle seuil. Il plongea son bras à l’intérieur, tâtonna un instant et,trouvant un loquet, il le fit glisser avec précaution.

La porte s’ouvrit en grinçant légèrement surses gonds rouillés. Mazarin s’avança. Il se trouvait dans un étroitréduit qui, par un soupirail, prenait jour sur la cour des communs,un petit escalier de pierre en forme de vis, donnant accès àl’étage supérieur. Après avoir recommandé à ses amis de faire lemoins de bruit possible, Mazarin commença à gravir les marches etse trouva bientôt en face d’une porte qui, fort heureusement, étaitouverte, ce qui prouvait que l’excellent Barbier de Pontlevoy,quelque peu amolli par les délices d’une oisive retraite, avaitcessé de surveiller, même sommairement, les entrées et sorties duchâteau dont il avait la garde.

Les quatre conjurés se trouvaient dans unecour étroite et obscure. Elle semblait complètement inhabitée etétait entourée de bâtiments bas qui devaient autrefois former lesécuries du château.

Au travers d’une grille délabrée, rouillée etdemeurée ouverte, on apercevait une seconde cour, qui paraissaitplus importante que celle-ci.

Mazarin, indiquant l’un des bâtiments auxtrois Gascons, leur dit :

– Cachez-vous là, pendant que je vais enreconnaissance.

Tandis que, toujours dociles, Castel-Rajac,Assignac et Laparède se dissimulaient dans l’ombre, Mazarin, avecla souplesse d’un chat, se glissait jusque dans l’autre cour, d’oùil pouvait examiner très attentivement les aîtres du château.

Le principal corps de logis formait l’un descôtés de la cour. À droite, la cuisine, le cellier. À gauche, uncorps de garde, dans lequel quelques chandelles de résineachevaient de se consumer, et où régnait un profond silence.

Mazarin s’y faufila, et aperçut, étendus surla planche d’un lit de camp et ronflant côte à côte à poingsfermés, quatre des gardes du cardinal, dont les manteaux, leschapeaux et les épées étaient jetés pêle-mêle à leurs pieds.

Mazarin esquissa cet énigmatique sourire quimarquait chacune de ses joies intérieures puis, s’emparant desquatre chapeaux, des quatre manteaux et des quatre épées, il s’enfut à pas de loup les déposer dans la cuisine, légèrement éclairée,elle aussi, par quelques chandelles qui achevaient de se consumerdans leurs chandeliers.

Cela fait, il rejoignit les trois Gascons quil’attendaient avec une fébrile impatience.

– Décidément, leur annonça-t-il, ledestin nous est favorable. Je viens de surprendre dans un profondsommeil quatre gardes de Son Éminence, qui avaient cru bon de sedévêtir à moitié et de se désarmer tout à fait.

» Je me suis emparé de leurs défroques etde leurs épées. J’ai transporté le tout dans une cuisine, où nousserons à merveille pour endosser les uniformes de cesmessieurs. »

Il les entraîna tous les trois jusqu’à lacuisine et, là, ils commencèrent à se déshabiller.

Déjà, Castel-Rajac et Laparède avaient mis basleur justaucorps et, pleins d’ardeur et d’entrain, ilss’apprêtaient tous quatre à jouer consciencieusement leur rôle dansla tragi-comédie dont Mazarin était le metteur en scène, lorsquetout à coup, il leur sembla entendre un bruit de pas précipités surles pavés de la cour.

Instinctivement, ils saisirent leurs épées. Àpeine venaient-ils de s’en emparer que huit gardes du cardinal seprécipitaient dans la cuisine, l’épée à la main.

Cédant un moment au nombre, ils durent battreen retraite et se réfugier dans le cellier, où ils allaient trouverun champ plus facile pour se défendre.

– Quatre contre huit, s’écria Gaëtand’une voix éclatante, c’est une bonne mesure.

Et il fonça sur ses adversaires, en mettantpour commencer deux à bas, tandis que, de leur côté, Mazarin,Assignac et Laparède en tuaient et en blessaient trois autres.

Les trois gardes qui étaient restés indemnesprirent le parti de rallier la cour et de donner l’alarme à ceux ducorps de garde, qui se réveillèrent aussitôt et s’en vinrent à leurrescousse. Mais ils ne pouvaient pas être d’une grande utilité dansla bataille : ils étaient sans armes et encore tout alourdisde sommeil.

Castel-Rajac qui, d’emblée, avait repris lecommandement de la bataille, profitant de la panique qui régnaitparmi ses adversaires se précipita sur eux avec ses amis.

Au même moment, une fenêtre du château, qui setrouvait au premier étage, s’ouvrait, et une voixretentissait :

– Tenez bon ! Sus à ces bandits, àces misérables, sus aux ennemis du cardinal !

C’était le capitaine de Savières quiencourageait ses hommes.

Mettant, lui aussi, l’épée en main, il seprécipita à travers le vestibule, les couloirs, dégringolal’escalier et se précipita dans la cour.

Quand il arriva, les trois Gascons etl’Italien avaient achevé de mettre ses gardes à la raison. Tousjonchaient le sol, morts ou blessés. C’était un véritablecarnage.

N’écoutant que son courage, M. deSavières voulut s’élancer sur les vainqueurs. Mais, du revers deson épée rouge de sang, Castel-Rajac, qui était décidément l’un desescrimeurs des plus redoutables qu’il fût possible d’imaginer,envoyait promener en l’air l’arme du capitaine, sur lequel sejetaient Assignac et Laparède, qui l’immobilisaientinstantanément.

Castel-Rajac s’avançait vers Savières et,approchant son visage du sien, lui demandait, les yeux dans lesyeux :

– Qu’avez-vous fait deMme de Chevreuse ?

– Je n’ai pas à vous répondre, répliqual’officier désarmé.

– Vous êtes notre prisonnier.

À peine le Gascon avait-il prononcé ces motsqu’un cri déchirant partait du château.

Castel-Rajac eut un grand sursaut : illui sembla que c’était la duchesse qui appelait au secours.

Bondissant à l’intérieur, escaladantl’escalier quatre à quatre, il parvint jusqu’au troisième étage etse heurta à un homme vêtu de noir, l’épée à la main, qui semblaitdécidé à lui barrer le passage.

Le Gascon fonça sur lui.

Durbec – car c’était lui – essaya vainement dese mettre en garde et de parer cette foudroyante attaque.Lourdement, il retomba sur le sol, le corps traversé de part enpart par la lame du chevalier.

Sautant par-dessus lui, Castel-Rajac franchiten quelques bonds les marches de l’escalier qui donnait accès augrenier et d’où continuaient à s’échapper les appels désespérés deMme de Chevreuse.

Il se trouva devant une porte entrebâillée surle seuil de laquelle, le dos tourné, se tenait un homme.

D’un coup de poing formidable, il l’écarta et,comme une trombe, il pénétra dans la pièce. Deux autres hommess’apprêtaient à étrangler, à l’aide d’un lacet, la duchesse deChevreuse, qui se débattait avec l’énergie du désespoir.

Lardés de grands coups d’épée, les deuxbandits durent lâcher prise et, poursuivis par le Gascon, qui, d’unviolent coup de botte, avait à demi écrasé la figure du troisièmehomme qui cherchait à se relever, ils s’élancèrent vers une lucarnequi donnait sur les toits. Mais, dans leur affolement, ils avaientmal pris leur élan et, glissant sur les tuiles, ils s’en furents’aplatir sur les dalles de la cour à côté des autres victimes dela fureur gasconne.

Comme Mme de Chevreuse,brisée d’émotion, chancelait, Castel-Rajac dut la retenir dans sesbras ; mais, se ressaisissant, la vaillante femmes’écria :

– Non, je suis trop heureuse, maintenant,pour m’évanouir.

Gaëtan l’entraînait vers la sortie.

– La victoire est complète, disait-il,allons rejoindre nos amis !

Tout en tenant son épée d’une main etsoutenant la marche de la duchesse de l’autre, il regagna la cour,sans remarquer que le corps du chevalier de Durbec n’était plus àl’endroit où il était tombé.

Rejoignant Mazarin, Assignac et Laparède, illeur annonça d’une voix triomphante :

– La chasse a été bonne. Il y a douzepièces au tableau !

M. d’Assignac lui désignait le baron deSavières, qui gisait, ligoté, sur le sol.

– Celui-là, fit-il, est encore en assezbon état.

Mazarin, qui s’était précipité versMme de Chevreuse, lui dit :

– Maintenant, il s’agit de vous mettrerapidement en sécurité, car, après ce qui vient de se passer ici,je ne réponds plus de la tête de personne.

– Le mieux, déclara Castel-Rajac, est degagner le plus rapidement possible la frontière espagnole. Je croisque je ferais bien d’emmener aussi mon petit garçon. N’est-ce pointvotre avis, madame la duchesse ?

– Certes !

– Et vous, comte Capeloni ?

– Tout à fait.

Les quatre conspirateurs, qui entouraient laduchesse, quittèrent le château et rejoignirent leurs chevaux quiétaient restés dans la forêt. Bientôt, ils galopaient dans ladirection de Saint-Marcelin, et le chevalier, qui tenait, doucementserrée contre sa poitrine, la belle Marie de Rohan qui secramponnait à son cou, lui murmurait à l’oreille, entre deuxphrases brûlantes d’amour :

– Je crois que votre amie sera contentede nous.

*

**

Quelle ne fut pas la stupéfaction del’excellent Barbier de Pontlevoy, lorsque, se réveillant lelendemain matin au chant du coq, suivant son habitude, après avoirrevêtu ses chausses et son justaucorps, il commença son inspectionquotidienne.

À la vue de tous ces cadavres alignés dans lacour et de tous ces blessés qui gisaient dans les communs, àl’endroit où ils avaient été frappés, il ne sut que s’écrier, enlevant les bras au ciel :

– Mille millions de gargousses, est-ceque je rêve ou bien suis-je devenu fou ?

Et il appela, avec toute la force de sespoumons, les deux invalides qui constituaient avec lui la garnisonde Montgiron :

– Passe-Poil et Sans-Plumet !

Ce ne fut qu’au bout de cinq minutes devociférations stériles que Passe-Poil, tout en traînant sa jambe debois, accourut à son appel.

– Monseigneur, s’écria-t-il, je respire,j’avais peur que vous eussiez été égorgé pendant votre sommeil.

– Ah ça ! que s’est-il doncpassé ?

– Je n’en sais rien, monseigneur,Sans-Plumet et moi, nous avions profité de votre permission quenous avait value la présence au château des gardes de Son Éminencepour nous rendre jusqu’à la ville.

» Tout à l’heure, quand nous sommesrentrés, nous nous sommes trouvés en face d’un véritable carnage.Nous avons commencé par relever les blessés, les panser de notremieux, puis nous avons découvert M. le capitaine de Savièresligoté et bâillonné au fond du fournil, où nous l’avonsdélivré.

– Et où est le capitaine ?

– Auprès de M. de Durbec, quiest grièvement blessé.

– Quelle aventure ! s’écria le bravehomme, qui demanda aussitôt :

» Où avez-vous transportéM. de Durbec ?

– Dans la chambre d’honneur.

– J’y vais.

Tout essoufflé, bouleversé, suant déjà àgrosses gouttes, le vieux soldat s’en fut retrouver Durbec, quiétait étendu sur un lit et semblait souffrir cruellement de sablessure. Le capitaine de Savières se trouvait à côté de lui, ainsiqu’un chirurgien que Sans-Plumet avait été quérir en toutehâte.

Le praticien venait de sonder la plaie et ildéclara d’un air quelque peu hésitant :

– J’espère qu’aucune complication ne seproduira, mais il faut bien compter trois semaines avant que vouspuissiez vous remettre en route.

L’espion du cardinal eut une crispation duvisage qui révélait l’impression fâcheuse que lui produisait cepronostic. Mais Pontlevoy s’avançait en s’écriant :

– Vous me voyez furieux, affolé ! Jene comprends rien, mais rien…

– Eh bien ! continuez, coupa Durbec,d’un ton sarcastique.

– Cependant, monsieur, permettez-moi,hasarda le colonel.

Durbec reprit :

– N’ayez aucune crainte quant auxresponsabilités que vous avez encourues. Mon intention n’estnullement de rejeter sur vous l’odieux guet-apens qui a été tenducette nuit à M. le capitaine de Savières et à ses gardes, nide la tentative d’assassinat dont j’ai été l’objet.

» Soyez donc rassuré, monsieur legouverneur, et n’ayez point souci de moi. Si Dieu le veut, jesaurai bien me tirer d’affaire… et, s’il ne le veut pas, ehbien ! il sera fait selon sa volonté.

» Retournez à vos occupations habituelleset puissiez-vous dormir aussi bien la nuit prochaine que vous avezdormi la nuit dernière. »

Le vieil homme allait insister, mais, avecdéférence, M. de Savières lui dit :

– Je crois, monsieur, queM. de Durbec a besoin de m’entretenir en particulier.Monsieur le chirurgien, à bientôt, n’est-ce pas ?

Le praticien répliqua :

– Demain matin, je viendrai renouveler lepansement.

Précédé de Sans-Plumet et flanqué dePontlevoy, il descendit dans la cour, où il enfourcha sa maigreharidelle et il s’éloigna, tandis que le gouverneur, rouge,congestionné au point qu’on aurait pu redouter pour lui uneapoplexie foudroyante, s’écriait, en tournant autour d’un puitsqu’il semblait prendre à témoin de son désarroi :

– Je n’y comprends rien… rien… rien…

Partie 2
L’ÉPOPÉE DE LA HAINE

Chapitre 1UN ORAGE PROVIDENTIEL

Le coup d’épée envoyé par Castel-Rajac àDurbec était magistral, car le blessé dut rester alité plus detrois semaines avant de reprendre une vie normale et obtenir dupraticien l’autorisation de se lever.

Mais pendant cette retraite forcée, la rancunequ’il éprouvait pour le chevalier gascon ne fit que croître,alimentée qu’elle était par le dépit qu’il éprouvait à s’êtrelaissé vaincre par cet adversaire. Il se jura qu’il aurait sarevanche, sa vie entière devrait-elle y être consacrée.

Il lui tardait de pouvoir repartir, afin demettre lui-même le cardinal de Richelieu au courant. Déjà, le baronde Savières avait dû lui raconter ce qui s’était passé au châteaude Montgiron. Mais Durbec connaissait le capitaine des gardes.C’était un rude soldat, qui ne saurait pas présenter l’histoire defaçon que le ministre conçoive pour ses adversaires une de ceshaines terribles qui ne désarment pas. Tandis que lui, Durbec,saurait y glisser quelques perfidies propres à exciter la colère dugrand cardinal.

Enfin, ce jour tant attendu arriva. Aprèsavoir visité sa blessure une dernière fois, le médecin qui lesoignait lui déclara :

– Votre plaie est cicatrisée. Je croisque vous pourrez repartir lorsque vous le désirerez.

Il y avait longtemps que l’espion du cardinalattendait cette nouvelle. Aussi poussa-t-il un profond soupir dejoie à cette annonce. Mais lorsque le brave Barbier de Pontlevoyapprit que son pensionnaire forcé allait repartir, il leva les brasau ciel :

– Je vous regretterai !affirma-t-il. Avec qui donc vais-je pouvoir faire ma partie depiquet, désormais ?

– Bast ! répondit Durbec, qui semoquait bien de la partie de son amphitryon, vous engagerez l’un devos hommes, ce brave Sans-Plumet, ou bien Passe-Poil, pour vousservir de partenaire !

Le lendemain matin, l’homme du cardinal putenfourcher le cheval que le gouverneur lui prêta. Et après undernier échange de compliments, le cavalier piqua des deux vers lacapitale, un peu étourdi par le grand air, mais complètementguéri.

Sa monture était excellente ; néanmoins,il lui semblait qu’elle piétinait. Il labourait les flancs de lapauvre bête, penché sur l’encolure. Toute sa vigueur lui étaitrevenue. Le démon de la vengeance le portait en avant.

Enfin, après quatre jours de marche forcenée,il distingua les murs de la capitale ! Il poussa un soupird’aise : dans deux heures, il serait auprès ducardinal-ministre.

Celui-ci était dans son cabinet de travaillorsque Durbec se fit annoncer. Il leva sa tête, que la maladie etles soucis creusaient, et répondit simplement, en reposant sa plumed’oie :

– Qu’il entre !

Quelques secondes plus tard, le personnageétait introduit. Il s’avança d’un pas rapide vers Richelieu, puis,à quelques pas, s’immobilisa dans un profond salut, attendant queson maître veuille bien le questionner.

Celui-ci le considéra un instant, sans grandebienveillance. Il connaissait le Durbec depuis longtemps, et, s’ill’utilisait, ne pouvait guère concevoir de l’estime pour lui.

– Eh bien ! monsieur ! dit-ilenfin, en lui faisant signe d’approcher, quelles nouvellesm’apportez-vous ?

– Votre Éminence doit les connaître déjà,répondit Durbec. M. de Savières a dû vous lescommuniquer…

– Vous devez vouloir parler de l’attaque,du château de Montgiron ?

– Oui, Éminence ! Suivant vosordres, la duchesse de Chevreuse et l’enfant…

Richelieu l’interrompit.

– Je sais… je suis au courant… Avouez,monsieur, que vous n’avez pas eu le beau rôle ?

Le ton était sarcastique. Durbec blêmit decolère.

– Que votre Éminence daigne nousexcuser ! Mais ces endiablés…

– Oui, oui… Ce fut là un joli coup deforce ! Ces hommes sont étonnants…

– L’un d’eux, appelé Castel-Rajac, m’apourfendu d’un coup d’épée qui m’a forcé à rester étendu plus detrois semaines, Votre Éminence… C’est pourquoi je n’ai pu venirvous rendre compte plus tôt de ma mission…

– Savières m’a conté… Je regrette le coupd’épée pour vous, mais il fallait prêter plus d’attention, monsieurde Durbec…

– Ah ! Monseigneur ! Sans eux,nous obtenions enfin la vérité sur l’enfant ! La duchesse etses amis vous ont indignement joué. Monseigneur…

Une ombre de sourire erra l’espace d’uneseconde sur les lèvres du grand cardinal.

– La poupée mise à la place du bébé… Jesais… Ces Gascons ont vraiment une imagination étonnante !

Durbec manqua étouffer de rage en voyantRichelieu dans cette disposition d’esprit. Attendre des cris decolère et des sanctions terribles, et ne voir qu’un calme presqueindifférent était pour lui une surprise aussi désagréable queconsternante.

– Que Votre Éminence m’excuse !parvint-il à balbutier. Mais ne croyez-vous pas qu’en pourchassantsans pitié cette engeance…

Richelieu leva la main.

– Nenni, monsieur ! J’ai déjà euplusieurs gardes tués dans cette aventure ; j’ai besoin de lavie de mes hommes et ne veux point les exposer inutilement. Vousavez été vaincus, reconnaissez-le loyalement. Tant pis !Arrangez-vous seulement pour retrouver la piste de ce Castel-Rajacet de l’enfant.

– Monseigneur ! s’écria Durbec,tentant un dernier effort. Madame la duchesse s’est moquée de vous,et le signor Capeloni également ! Si vous ne sévissez pas, ilsne mettront plus de bornes à leur audace !

Le cardinal-ministre regarda son subordonnésévèrement.

– Depuis quand, monsieur, dois-jerecevoir vos conseils sur la conduite que je dois tenir ?Allez et ne songez qu’à exécuter mes ordres !

Le chevalier sortit fou de rage en pensant aupiètre résultat de son entrevue.

– Morbleu ! grommela-t-il endescendant les larges degrés de l’escalier du Palais-Royal. Puisquec’est ainsi je ne confierai à personne le soin d’assouvir mavengeance.

Seulement Durbec avait moins d’envergure quele grand cardinal, et si celui-ci avait les bras assez longs pourétreindre à la fois tous ses adversaires, le chevalier ne pouvaitsonger qu’à Castel-Rajac. Mme de Chevreuseétait trop grande dame pour qu’il osât s’attaquer à elle. Quant ausignor Capeloni, il avait disparu.

Il prit pension dans une auberge qu’ilconnaissait bien, et décida de s’y établir quelque temps, afin devoir venir les événements.

En guise de représailles, le cardinal secontenta de prier la duchesse de s’éloigner de nouveau de la cour,qu’elle s’était empressée de rallier dès son retour de Gascogne,autant pour revoir son illustre amie que pour lui donner desnouvelles de l’enfant confié à sa garde.

La reine avait donc appris comment son fils,adopté par un gentilhomme aussi brave que loyal, serait élevé parses soins et sous son nom.

Avant que le ministre ait pris la décisiond’exiler une fois de plus Marie de Rohan, elle avait eu le temps decauser longuement avec Anne d’Autriche, et de lui prodiguer lesplus judicieux conseils.

– Madame, lui dit-elle, alors que lesdeux femmes, dans le cabinet de la reine, causaient familièrement,tout ce qui s’est passé est bel et bon, mais cet enfant ne pourrarégner un jour.

– Hélas ! ma mie ! je lesais ! répondit Anne d’Autriche, et c’est bien ce qui medésespère, car mes ennemis disent déjà qu’il serait préférable deme répudier si je ne puis donner d’enfant à la couronne deFrance.

La duchesse s’emporta.

– Voilà une plaisante histoire ! SiSa Majesté voulait bien montrer plus… d’empressement… S’il y a uncoupable, ce n’est certainement pas vous !

Les deux femmes ne purent retenir un éclat derire en pensant au poupon resté en Gascogne.

– Richelieu me hait, reprit la reine, etserait heureux de me voir en disgrâce…

Marie de Rohan avait aussi de bonnes raisonspour ne point porter dans son cœur celui qu’on nommait« l’homme rouge. »

– C’est un être de ténèbres etd’intrigues…, reprit-elle pensivement. Madame, il faut absolumentque vous donniez un héritier au roi…

– Mais comment, ma chère ? Tu saisque mon époux se targue d’être appelé « le Chaste »…

La duchesse eut un petit clin d’œilmalicieux.

– Bah ! laissez-moi faire… Il faudrabien qu’il cède à la raison d’État !

Elle pencha sa jolie tête vers son amie, et,longtemps, les deux jeunes femmes complotèrent…

*

**

À quelques jours de là, une grande chasse futdécidée dans la forêt de Saint-Germain.

Louis XIII était un passionné de cedivertissement. Toute la cour s’y rendit, et bien entendu, Anned’Autriche, accompagnée deMme de Chevreuse.

Toutes les deux montaient merveilleusement àcheval. La chasse déroula ses péripéties habituelles jusqu’au soir.Louis XIII, habituellement triste et perpétuellement ennuyé, sedérida et fut d’une humeur charmante toute la journée.

Lorsque le soir tomba, il se trouva isolé dugros de la troupe, dans un sentier écarté, avecM. de Senlis comme seul compagnon.

– Ma foi ! Monsieur, dit le roi enpiquant des deux, j’ai l’impression que nous voici égarés.

– Et la nuit tombe, ce qui ne faciliterapas notre chemin, reprit M. de Senlis.

– Entendez-vous des sonneries detrompe ?

– Nullement, Majesté. Mais ce que je voisfort bien, ce sont de gros nuages noirs qui nous font présager unorage.

– Vous avez raison, palsambleu !Pressons le pas, sinon, nous risquons d’être pris dans latempête.

M. de Senlis jeta un regard vers lesnuées qui accouraient de toutes parts, formant un épais rideausombre, et un sourire malicieux souleva sa fine moustache.

– Par la barbe du Père Éternel !murmura-t-il, si nous étions de connivence avec le Ciel, celui-cine pourrait se montrer plus propice !

Ils galopèrent un moment en silence. Maistoujours les arbres, les buissons… et le grand silenceforestier.

– Allons ! fit le roi avecdécouragement, je crois qu’il nous faudra coucher ici !

– Attendez donc, Majesté… fit tout à coupSenlis, feignant de se reconnaître soudain. Il me semble que… maisoui…

– Que voulez-vous dire,Monsieur ?

– Si mes souvenirs sont exacts. Sire,nous nous trouvons tout près d’un pavillon de chasse, où du moins,nous pourrons nous reposer un peu et laisser passer l’orage…

– Ce serait parfait ! s’écria Louis.Où est donc ce bienheureux pavillon ?

La nuit était venue, complètement, et noirecomme de l’encre.

– Il me semble que nous devons suivre cechemin, Sire, et aussitôt passé le tournant, nous l’apercevrons, sitoutefois le diable ne nous jette pas de la poix dans les yeux.

– Allons !

Ils se remirent en route. Dès le tournantfranchi, une masse sombre se profila. Une lueur brillait à traversles vitres d’une fenêtre.

– Tiens ! s’écria Sentis, feignantl’étonnement. Je crois que quelqu’un s’est trouvé dans notrecas !

– Espérons que le premier occupant voudrabien nous donner l’hospitalité.

Senlis sauta à bas de son cheval et heurtal’huis du pommeau de son épée.

– Qui est là ? dit une voix defemme.

– Le Roi !

La porte s’ouvrit aussitôt, et la figurespirituelle de Marie de Rohan parut.

– Quoi, Madame la duchesse, c’est vousqui aviez choisi ce refuge ? s’écria Senlis.

– Je ne suis pas seule, monsieur lecomte ! Sa Majesté est avec moi…

Anne d’Autriche parut à son tour.

– Madame, dit Senlis en s’inclinantprofondément, Sa Majesté s’est égarée dans le bois avec moi, etfuyant l’orage, nous sommes venus jusqu’ici…

– Soyez les bienvenus ! ditgracieusement la reine. Nous allions précisément souper. Marie etmoi… Voulez-vous partager notre modeste repas ?

Le dîner était délicat, la chère abondante etchoisie, les vins généreux. Louis XIII, affamé par la longue coursefournie, but et mangea avec l’entrain d’un vieux routier. Senlis etMme de Chevreuse furent étincelants d’esprit.Anne d’Autriche leur donna la réplique. Ce fut un souper fin commele roi n’en avait pas encore connu. Lui-même se sentait tout autre,dans cette atmosphère légère et pétillante comme le vin qu’on luiservait généreusement. Un grand feu de bois flambait dans lacheminée. Dehors, de larges gouttes de pluie claquaient sur le toitmoussu…

Cependant, l’heure s’avançait. Au loin, lesgrondements de l’orage s’éloignaient. Senlis se leva.

– Sire, dit-il en s’inclinant,permettez-moi maintenant de prendre congé.

– Hé ! quoi ! Senlis, vous nerestez pas ? Vous allez vous perdre, mon pauvre ami !

Un imperceptible sourire erra sur seslèvres.

– Ma bonne étoile me guidera. Sire !Mais je dois avertir au château que vous avez trouvé refuge ici,avec Sa Majesté, sinon, on s’inquiétera…

Marie de Rohan s’inclina à son tour.

– Que Vos Majestés me donnent le mêmecongé… Je regagne aussi Saint-Germain…

– Madame, dit le roi, je ne peuxautoriser ce départ, la nuit, par ce temps exécrable… Attendez lejour ici…

Une lueur espiègle fit briller les yeux de labelle duchesse.

– Que Votre Majesté me pardonne !Mais comme il n’y a céans qu’une seule couche…

Une rougeur soudaine parut sur les joues deLouis XIII tandis qu’un vif embarras se peignait sur son visage.Mais Marie ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

– Je suis infiniment reconnaissante àVotre Majesté de sa sollicitude… Mais sous la protection deM. de Senlis, je ne risquerai rien…

– Allez donc, et que Dieu vousgarde ! soupira le roi, peut-être moins fâché qu’il voulait lelaisser paraître de ce tête-à-tête forcé.

La duchesse et le comte de Senlis remontèrentà cheval. Puis la porte du pavillon se referma sur le coupleroyal…

Les deux cavaliers piquèrent des deux malgrél’obscurité. Ce fut sans une hésitation que le gentilhommes’orienta et se dirigea vers le château où la Cour avait éludomicile.

Lorsqu’ils furent en vue de la splendideterrasse qui domine toute la vallée de la Seine, ils ralentirent letrain. La duchesse de Chevreuse se tourna vers son compagnon.

– Monsieur de Senlis, dit-elle, vous avezaccompli votre rôle à la perfection. La reconnaissance de la reineet la mienne vous sont acquises…

– Ah ! Madame ! fit-il en serapprochant de la jeune femme, serez-vous cette nuit plus cruelleque Sa Majesté pour notre Roi ?

Marie éclata de rire.

– Doucement, monsieur le comte ! Laquestion de la postérité royale n’est pas en jeu entre nous, que jesache ! Nous en reparlerons…

Mais l’ordre du cardinal-ministre parvint à laduchesse de Chevreuse avant qu’elle ait eu le temps d’entamer unautre entretien à ce sujet avec son galant complice. Elle dutregagner ses terres, maudissant une fois de plus l’omnipotence deRichelieu.

Neuf mois plus tard, le héraut royal annonçaitla naissance d’un enfant du sexe masculin du nom de Louis, etsurnommé « Dieudonné » tant l’impatience et ledésir de sa venue furent grands.

Depuis quelque temps déjà,M. de Senlis avait obtenu un brevet de colonel dans lagarde royale, à l’instigation de la reine Anne d’Autriche…

Chapitre 2MARIE DE ROHAN PART POUR UN AGRÉABLE EXIL

Par un beau matin tout poudré de poussièred’or, un de ces matins parisiens où l’automne s’alanguit sur lesberges de la Seine, le carrosse de la duchesse de Chevreuse quittaune nouvelle fois la capitale pour l’exil.

À vrai dire, la jeune femme n’était pas tropinquiète, elle savait bien que sa disgrâce ne serait pas éternelle,car sa royale amie emploierait toute son influence pour la fairerevenir plus tôt.

L’escorte de la noble dame galopait autourd’elle, sans s’apercevoir que derrière, à une distancerespectueuse, un cavalier, emmitouflé dans un manteau gris, suivaitla même route. D’ailleurs, le chemin du Roi était à tout le monde,et ce voyageur ne pouvait leur inspirer aucun soupçon.

Apprenant le départ deMme de Chevreuse, Durbec s’était dit qu’iln’aurait jamais meilleure occasion de retrouver la piste deCastel-Rajac et celle de l’enfant.

Sa haine couvait encore n’attendant qu’unhasard favorable pour s’assouvir. Il n’avait pas oublié le coupd’épée du chevalier.

Le voyage fut sans histoire. Trottant le jour,s’arrêtant la nuit, l’équipage de la duchesse, par étapessuccessives, ne tarda pas à gagner le village de Saint-Marcelin. Onfit halte au Faisan d’Or.

Bien entendu, quelques instants après, Durbec,le plus discrètement possible, demandait à son tour unechambre.

Mais, à l’étonnement du chevalier, lelendemain, il n’y eut point d’ordre de départ.

– Ho ! ho ! grommela Durbec.Est-ce que par hasard, ma bonne étoile me favoriserait plus tôt queje ne le pense, et verrais-je arriver notre cher Gascon ?

Mme Lopion, la bravehôtelière, se souvenait bien de la dame qui accompagnaitCastel-Rajac et l’enfant, lors de leur premier voyage. Elle ne vitpas sans défiance survenir la belle inconnue. La malheureuseaubergiste se rappelait encore l’incursion des gardes du cardinalet le beau tapage qui en était résulté.

Ses craintes ne furent pas diminuées, lorsqu’àla brune, elle vit arriver à francs étriers un cavalier dont lechapeau était rabattu sur les yeux, ce qui ne l’empêcha point dereconnaître Castel-Rajac !

– Bonne Sainte Mère ! murmura labonne femme en se signant plusieurs fois. Pour sûr qu’il va y avoirencore du grabuge !

Marie de Rohan, dès qu’elle avait su son ordred’exil, n’avait rien eu de plus pressé que d’envoyer un courrier enporter la nouvelle à son amant, qui s’était réfugié sur lafrontière espagnole, au petit village de Bidarray, avec l’enfant etses deux inséparables compagnons, Laparède et Assignac.

Il avait été convenu que le Gasconretrouverait sa maîtresse à Saint-Marcelin, et là, l’escorteraitjusqu’à leur nouvelle résidence, afin qu’elle voie l’enfant etpuisse, à son retour à Paris, en porter des nouvelles à lamère.

Les deux jeunes gens se retrouvèrent avecjoie. Castel-Rajac était sincèrement épris de cette gracieusefemme, aussi spirituelle que jolie. Quant à la duchesse, elles’était laissé prendre aux yeux noirs et à la mine conquérante ducadet de Gascogne, et ces retrouvailles allégeaient beaucoup pourelle les tristesses de l’exil.

Mais quelqu’un d’autre que la braveMme Lopion avait aussi reconnu Castel-Rajac.C’était Durbec, à l’affût derrière la jalousie de sa chambre.

– C’est bien ce que je pensais !murmura-t-il. Décidément, le sort me favorise ! J’espère quecette fois, le cardinal sera content !

Les deux amants étaient loin de se douterqu’ils étaient épiés et suivis de la sorte. Ils se livraient àtoute la joie de s’être retrouvés sans arrière-pensée.

– Chère Marie ! dit Castel-Rajac enenveloppant d’un geste caressant l’épaule de sa maîtresse, quelprofond bonheur est pour moi notre réunion ! Pardonnez-moi monégoïsme, mais je bénis la rigueur du cardinal, qui, par votredisgrâce, vous a rapprochée de moi !

– Fi chevalier ! s’écria Marie enriant. Je devrais vous en vouloir pour cette parole ! Vousvous réjouissez de mon malheur !

– M’en voulez-vous vraimentbeaucoup ? demanda tendrement le Gascon en se rapprochantencore de la duchesse.

Il la contemplait, et dans les yeux noirs dujeune homme brillait le feu d’une telle passion, queMme de Chevreuse, troublée,balbutia :

– Comment puis-je vous en vouloir…

Elle n’acheva pas sa phrase. Castel-Rajacl’avait saisie et l’embrassait avec emportement.

Il la lâcha avec autant de brusquerie qu’ill’avait prise. La porte s’ouvrait, et Mme Lopion,qui apportait le dîner, entra.

– Excusez-moi…, commença la brave femme.J’ai frappé trois fois…

– Oui, oui, dit Marie… Cela n’a pasd’importance… Posez les plats…

L’aubergiste prépara la table, dans la chambrede Marie, où celle-ci avait prié qu’on la serve, et disparut commeune ombre.

Lorsqu’elle fut sortie, ils ne purents’empêcher de rire.

– Pauvre femme ! dit Castel-Rajac.Elle semblait toute confuse. Bah ! je suis certain que cela nel’empêche pas maintenant d’écouter à la porte…

Il se leva et, sur la pointe des pieds, ouvritle battant.

– Oh ! monsieur le chevalier !s’écria Mme Lopion, rouge comme le ruban qui ornaitsa guimpe, j’allais justement vous demander si vous aviez encorebesoin de mes services…

– Non, non, madame Lopion,rassurez-vous ! fit le Gascon qui riait sous cape. Vous nousavez apporté tout ce qu’il nous faut, et maintenant, nous nedésirons plus que la tranquillité…

Gaëtan vint de nouveau s’asseoir sur un petittabouret, aux pieds de sa dame. Celle-ci passa sa main, blanche etfine, aux doigts parfumés, dans la chevelure du jeune homme.

– Çà, mon beau chevalier, fit-elle,badine, avez-vous un peu rêvé à moi ?

– Si j’ai rêvé à vous, capédédiou !s’écria-t-il. Je peux dire, que nuit et jour, votre pensée ne m’apas quitté…

Il s’arrêta pour baiser avec passion les mainsqu’on lui abandonnait.

– Mon plus vif désir est de vous voirrester ici le plus longtemps possible… Vous verrez commet notrevillage est beau et pittoresque ! On croit habiter le bout dumonde… Plus rien, que la nature devant soi… Vous oublierez Paris,duchesse !

Mme de Chevreuse eut unfugitif sourire.

– Je ne sais trop… Je n’ose vous lepromettre… Des devoirs aussi m’attachent à la Cour, vous le savezbien…

Gaëtan se passa la main sur le front.

– Pardonnez-moi : je rêveencore ! je suis fou… Mais qu’importe ! Je vous ai pourquelques jours ; ce répit me semble si beau que j’ose à peiney croire… Laissez-moi l’illusion qu’il est éternel !

– Enfant ! murmura-t-elle.

– Marie… Je vous aime…

Elle retira son bras, dont il s’étaitemparé.

– Chut ! soyez sage ! Avant,parlez-moi d’Henry…

– Il est charmant… Il est confié à unenourrice basque, qui en prend soin comme si c’était son propreenfant. Vous serez fière de moi lorsque vous le verrez !

– Vous ressemble-t-il déjà ?interrogea-t-elle malicieusement.

Ils éclatèrent de rire.

– Ce serait bien là le miracle duSaint-Esprit ! s’écria Gaëtan. Non… Il ressemblerait plutôt…au signor Capeloni…

– Chut ! murmura la duchesse,effrayée, en mettant un doigt sur ses lèvres. Voilà une imprudenteparole, chevalier !

Mme de Chevreuse necroyait pas encore si bien dire. Car, derrière le vantail de laporte du couloir, un homme, courbé, tenait son oreille collée et neperdait pas une syllabe de la conversation.

– Oh ! oh ! fit-il pourlui-même en se redressant. Voilà une indication intéressante !Après tout, c’est bien possible ! Voyez-moi ce faquin deMazarini !

Il se retira sur la pointe des pieds, laissantles amants à leur tête-à-tête. Il en savait assez pour cesoir-là.

Comme il l’avait prévu, dès le lendemainmatin, on se remit en route, au grand soulagement deMme Lopion, qui croyait à chaque instant voirsurgir les gardes du cardinal-ministre et recommencer une bataillecomme celle à laquelle elle avait déjà assisté.

Castel-Rajac chevauchait à côté du carrosse desa bien-aimée, et tout en marchant, ils réussissaient à échangerquelques mots. Ils se sentaient l’un et l’autre parfaitementheureux. Jamais Richelieu n’avait imaginé, pour celle qu’ilespérait punir, une pénitence aussi agréable !

Mais comme un rappel de l’homme rouge qui, deson aire, les surveillait encore, Durbec, derrière l’escorte, lessuivait comme leur ombre, guidé par l’intérêt qui le liait auservice du cardinal et par sa haine personnelle.

Bientôt, le paysage changea. Après la plainede Gascogne, apparurent les premiers contreforts des montagnespyrénéennes.

D’un geste, Castel-Rajac les montra àMarie.

– Voyez ! s’écria-t-il. C’est aumilieu de cette nature sauvage que notre filleul est élevé. L’airdes montagnes lui fera des muscles forts et un cœur intrépide…

Marie sourit.

– Dites aussi votre éducation et votreexemple, ami ! Je ne doute pas que notre cher Henry ne soitaussi un jour un gentilhomme accompli.

Lorsqu’ils arrivèrent à Bidarray, la jeunefemme put se convaincre que le cadre était en effet idéal.

C’était un tout petit village, dominé par unevieille gentilhommière qui appartenait à une tante d’Hectord’Assignac, laquelle avait eu le bon esprit de mourir afin delaisser son manoir à son neveu.

Il était perché à l’avant d’un rocher faisantéperon, et dominant toute une verdoyante vallée, au fond delaquelle mugissait un torrent. Les maisons des paysanss’accrochaient au petit bonheur à la pierre, et les champsdégringolaient de terrasse en terrasse coupés çà et là deboqueteaux. Des troupeaux de chèvres faisaient tinter leursclochettes ; par instant, l’aboi bref du chien qui les gardaitse répercutait au loin dans le vallon. Le soleil peignait d’or lesflancs de la montagne, et irradiait les vitres du vieux castel. Enface, l’autre versant se teignait de pourpre et de violet comme unerobe cardinalice. Très haut, dans le ciel, tournoyait un oiseau deproie… Et l’air était si pur, le ciel était si bleu, que Marie,suffoquée de plaisir, comprit maintenant pourquoi le jeune hommelui avait dit : « Vous oublierez Paris… »

Immobile, les narines frémissantes, laduchesse regardait ce prestigieux spectacle, ne pouvant s’enarracher. Il fallut que Gaëtan, doucement, lui murmure :

– Marie… Ne voulez-vous point voir lepetit ?

La jeune femme tressaillit. Puis, s’arrachantà cette vision magique, elle se détourna.

– Vous avez raison, mon ami. Menez-moivers lui !

Elle ne remonta point dans son carrosse,qu’elle avait quitté pour mieux contempler le splendide paysage.Elle voulut aller à pied jusqu’au château, dont la grande porteétait ouverte à deux battants sur la cour intérieure.

– Prenez mon bras, ma chère Marie !murmura Castel-Rajac.

Soutenant la jeune femme, dont les piedsdélicats s’accommodaient mal des rudes galets des Pyrénées, ilsarrivèrent au pont-levis et entrèrent dans la grande cour.

Des poules, des oies, picoraient, jusqu’entreles pattes d’un gros chien noir et feu, qui les laissait faire. Unhomme s’avança à leur rencontre, et salua Marie jusqu’à terre.C’était Henri de Laparède.

– Où donc est monsieur d’Assignac ?interrogea gracieusement la duchesse.

Laparède eut un sourire.

– Par ma foi, madame, venez donc avecmoi, si cela vous plaît ; je vous le montrerai…

Ils s’approchèrent du grand perron et legravirent.

– Serait-il malade ? questionnaMme de Chevreuse, avec sollicitude, inquiètede ne pas avoir vu leur hôte.

– C’est, en tout cas, une maladie sansgravité, répondit Laparède.

Castel-Rajac devait savoir à quoi s’en tenir,car il souriait silencieusement.

Laparède ouvrit une porte.

Une nourrice était assise près d’un berceau.Dans celui-ci, un ravissant bébé riait aux anges. Et devant, legros d’Assignac faisait mille pitreries pour distraire le filsadoptif de son ami…

Chapitre 3UN ENVOYÉ DU CARDINAL

Une fois Durbec fixé sur le gîte où s’étaientréfugiés le gentilhomme gascon et son fils adoptif, il fitdemi-tour, n’ayant plus rien à faire dans les Pyrénées.

Tout en ruminant ses projets de vengeance, ilbrûlait les étapes et avalait les lieues, n’accordant à son chevalet à lui-même que le temps strictement indispensable au repos.

Un fer perdu par son cheval, et une légèreboiterie qui en résulta le retarda un peu. Enfin, un beau matin, ilfranchit la barrière d’Enfer, et se trouva dans la capitale.

Onze heures sonnaient àSaint-Germain-l’Auxerrois, lorsqu’il demanda à être introduitauprès du premier ministre.

Hélas ! cette entrevue, comme les deuxprécédentes, ne devait lui réserver que des désillusions. Richelieuaccueillit avec une satisfaction évidente les renseignements qu’illui communiqua, mais ne manifesta en aucune façon l’intention des’approprier l’enfant de la reine ou même d’intervenir d’une façonquelconque dans les affaires du Gascon.

Durbec, dépité, insinua quelques perfidiescontre Castel-Rajac, tentant un ultime effort pour dresser contrelui la colère du prélat. Mais ce fut en vain. Bien au contraire, leministre fronça les sourcils et le congédia sèchement.

Le chevalier sortit, en proie à une colèrequi, pour être cachée, n’en était pas moins violente, et jura de sevenger. Il n’avait que trop tardé à agir par lui-même.

Richelieu connaissait trop les hommes et lesecret des âmes pour que la haine de celui qu’il employait luiéchappât.

Dès que la porte se fut refermée sur sonespion, le cardinal se plongea dans une profonde méditation.

Enfin, au bout d’un moment, il allongea samain vers un cordon de sonnette. Un officier parut.

– Prévenez M. de Navailles quej’ai à lui parler immédiatement ! ordonna-t-il.

Quelques instants plus tard, le marquis deNavailles faisait son entrée.

C’était un des fidèles de Richelieu. Mais enmême temps, c’était un des plus loyaux gentilshommes du royaume deFrance.

Il s’inclina profondément devant le cardinalet attendit ses ordres.

– Monsieur de Navailles, dit Richelieu,je connais vos mérites, et je veux aujourd’hui vous donner unepreuve de confiance en vous chargeant d’une mission délicate entretoutes.

Navailles, un grand et fier gaillard, auxmoustaches conquérantes et aux yeux gris d’acier,répliqua :

– Votre Éminence peut croire que je luien suis profondément reconnaissant, et que je m’efforceraid’accomplir de mon mieux ce qu’Elle daignera m’ordonner defaire…

– Avant, reprit Richelieu, qui secaressait le menton dans un geste machinal, je dois vous donnerquelques mots d’explication préliminaire…

« Il existe dans les Pyrénées un petitvillage, du nom de Bidarray. C’est là que vous allez vousrendre… »

Navailles réprima un geste de surprise, maisne dit rien.

– Dans ce village, continua le ministre,vit un jeune enfant, avec son père, le chevalier Gaëtan deCastel-Rajac, et deux autres gentilshommes :MM. d’Assignac et de Laparède… J’ai des raisons spéciales ettrès graves pour m’intéresser à ce bambin, et par contre-coup, auchevalier de Castel-Rajac. Il se pourrait qu’ils soient en butte àdes attaques sournoises d’adversaires qu’ils ne soupçonnent pas…Vous allez donc, comme je vous l’ai déjà dit, partir pour cevillage. Votre mission consistera à veiller sur la sécurité de cesdeux personnes. Je ne veux pas qu’aucun mal leur arrive. Vousm’avez compris ?

Le marquis de Navailles s’inclina jusqu’àterre.

– J’ai compris, Éminence… Aucun mal neleur arrivera.

– Merci, monsieur. Je sais que je peuxcompter sur vous.

– Jusqu’à la mort, Éminence !

– Allez, monsieur… Je vous remercie…

Le gentilhomme se retira, laissant Richelieu àses réflexions.

Les révélations de Durbec ne faisaient queconfirmer le cardinal dans la supposition que Mazarin était bien lepère légitime de cet enfant.

Richelieu, bien que décidé à faire surveillerattentivement Castel-Rajac et son pupille, avait résolu, en mêmetemps, que cette surveillance serait une protection contrecertaines manœuvres occultes qu’il ne soupçonnait que trop.

En effet, Durbec, après son entrevue avec lecardinal, n’avait rien eu de plus pressé que de réenfourcher soncheval et de reprendre la route des Pyrénées.

Il était persuadé que le grand air luiporterait conseil, et qu’en route, il trouverait un plan pour sevenger enfin de celui qu’il haïssait.

Un soir, comme il arrivait à l’auberge desQuatre-Frères,non loin de Bordeaux, il remarqua uncavalier d’élégante tournure qui mettait lui-même pied à terredevant l’auberge.

Lorsqu’il entra dans la grande salle, lecavalier était déjà installé devant une table, un pichet de vin duBordelais devant lui, attendant paisiblement son dîner. Il seprésentait de telle façon que Durbec ne put que très mal distinguerson visage, mais il lui sembla que cette silhouette lui étaitfamilière.

Ce voyageur n’était autre que le marquis deNavailles, qui se rendait à son poste, suivant les ordresreçus.

Mais si Durbec avait remarqué ce client sanspouvoir définir sa personnalité, Navailles, lui, n’avait pas hésitéun instant :

– Morbleu ! pensa Navailles,intrigué, que vient-il faire dans ce pays, cet oiseau-là ?Aurait-il reçu une mission similaire ?

Mais à peine cette idée lui eut-elle traversél’esprit qu’il la rejeta.

– Non ! non ! C’est impossible.Son Éminence m’a parlé « d’une mission d’honneur »… Il nepeut l’avoir confiée à ce traître !

Comme corollaire, une réflexion vint tout desuite se greffer sur sa première idée.

– Mais alors, s’il n’est pas en missionpour le cardinal, que vient-il donc faire par ici ?

Navailles avait l’esprit prompt. Il ne tardapas à se souvenir de l’algarade qui avait mis aux prises, auchâteau de Montgiron, les gardes de Richelieu et le chevaliergascon, pendant laquelle Durbec avait été blessé par Castel-Rajacen personne.

– Tiens… tiens… tiens ! fitlentement le marquis. Ceci m’ouvrirait de nouveaux horizons…Peut-être Son Éminence n’a-t-elle pas eu tort en supposant que lasécurité de ce gentilhomme et de son fils est assez gravementcompromise. Car je crois cet individu capable de tout !

Lorsque Durbec descendit le lendemain matin,après une excellente nuit, et prêt à reprendre la route, il nerevit point l’inconnu qu’il avait remarqué la veille au soir.D’ailleurs, son souvenir même lui était passé de la tête.

Navailles après les soupçons qui l’avaientassailli la veille, n’avait pas attendu le réveil du chevalier pourprendre le large.

Aussi, dès l’aube, il avait fait seller soncheval et était parti au galop, espérant gagner une assez grandeavance pour arriver à destination sans être rejoint par Durbec.

Il se rendait compte qu’il avait sur lui unavantage appréciable : il connaissait sa présence, etpeut-être le but de son voyage, tandis que Durbec, lui, ignoraitjusqu’à la mission dont Navailles était chargé.

Mais le marquis était trop rusé pour seprésenter armé de pied en cap dans ce petit village. À la villevoisine, il laissa son cheval, acheta des habits modestes, et, vêtucomme un marchand, arriva à Bidarray.

On l’accueillit sans méfiance. Il en passaittellement ! Sans hésiter, Navailles se rendit au presbytère.C’était une vieille maison où vivait un brave curé presque aussiâgé qu’elle.

Sous couleur de lui proposer une pièce de drapet des almanachs, il réussit à le voir, et là, il lui révéla saqualité, et pour quelle raison il était céans.

– Monsieur le curé, conclut-il, voussavez tout. Il me faut un gîte. Puis-je compter sur vous pour mel’accorder ?

– Mon cher enfant, répondit le vieuxprêtre, il y a toujours eu ici une place pour le pauvre etl’errant. À plus forte raison lorsqu’il s’agit du service de SonÉminence le cardinal. Tout ce que j’ai ici est à vous, vous êteschez vous !

Le bruit courut au village que le marchandétait un vague neveu au curé de Bidarray. Il était naturel qu’ilréside chez son parent quelque temps, après avoir pris la peine demonter jusqu’en ce pays perdu !

Tandis que ce petit complot s’arrangeait aupresbytère, là-haut, à la gentilhommière, les trois Gascons et leurpupille filaient des jours sans histoire.

Marie de Chevreuse avait été s’établir dans levillage voisin, et partageait son temps entre cette résidencechampêtre et le logis où des amis fidèles l’hébergeaient, à Pau.Dès qu’elle était à la montagne, un petit berger partait versBidarray et remettait un message au chevalier gascon… Alors, lesoir, à la brune, celui-ci se glissait jusqu’à l’humble demeure oùla grande dame consentait à demeurer quelques jours pour l’amour delui…

Puis, après trois ou quatre rencontres, etpour ne pas éveiller les soupçons, la duchesse retournait àPau.

De la sorte, chacun était parfaitementheureux, et leur vie n’aurait été marquée par aucun événement, sila haine n’avait entrepris de démolir ce bonheur tranquille.

Durbec était arrivé lui aussi à Bidarray. Iln’avait pas eu besoin de se travestir pour donner le change, sonallure le rendait semblable aux petits bourgeois des environs.

D’ailleurs, il menait la vie la plus discrètequi fût, ne sortant qu’à la nuit de la maison isolée où il avaittrouvé gîte, afin de rôder autour de la gentilhommière où vivaitson ennemi.

Ce fut ainsi qu’il surprit le manège ducourrier, et vit, à différentes reprises, arriver, à toutes jambes,un petit berger, qui entra au château.

Il le fila, et ne fut pas long à se convaincreque chaque fois que le petit pâtre venait à Bidarray, Castel-Rajac,à la nuit, enveloppé d’un grand manteau, enfourchait son cheval etpartait rejoindre sa bien-aimée à travers les défilés de lamontagne.

Voilà qui pouvait être d’une grande utilité…Un accident est si vite arrivé, la nuit, dans cesparages !

Mais le triste personnage ne pensait point àexécuter lui-même sa sombre besogne. Il savait qu’en cas d’échec,il aurait risqué trop gros, et il entendait bien obtenirsatisfaction avec le minimum de risques.

Durbec n’était pas un novice dans ces sortesd’expéditions. Il descendit un jour jusqu’à Pau…

*

**

– Castel-Rajac ! On te demande, monami…

Le gros d’Assignac entra dans la bibliothèqueoù le Gascon lisait. Celui-ci se leva d’un bond et jeta sonlivre.

– Le berger ?

– Oui… fit Hector en clignantmalicieusement de l’œil, car les deux compères savaient fort bience que signifiait pour leur compagnon l’arrivée du gamin.

Gaëtan n’avait même pas entendu la réponse. Ils’était élancé dans le vestibule, où l’enfant l’attendait.

– Monseigneur, dit-il, voici une missivepour vous…

– Merci ! Tiens !attrape !

Le jeune homme lui lança sa bourse en voltige,que l’autre fit disparaître dans sa veste.

Le Gascon fit sauter le cachet, ne remarquantpas, dans sa hâte amoureuse, que celui-ci ne portait pas le sceauhabituel de la duchesse…

La lettre ne contenait que ces mots :

« Ce soir ! »

Il ne songea pas non plus à s’étonner de labrièveté du message. Il était obsédé par l’idée qu’il allait enfinrevoir sa belle maîtresse. Les périodes où elle était absente luisemblaient désespérément longues…

Lorsque la nuit tomba, Castel-Rajac, aprèsavoir hâtivement avalé quelques bouchées, fit seller son cheval etse dirigea vers le petit bourg de Saint-Martin d’Arrossa, où étaitdescendue Marie de Rohan.

Le chemin était assez difficile, car lesentier côtoyait par instants de profonds précipices.

Il en aurait fallu davantage pour fairereculer l’intrépide chevalier ! Il en avait suffisamment vupour ne point redouter les embûches que pouvait réserver lamontagne nocturne.

Cependant, cette fois-ci, il devait être àdeux doigts d’y laisser sa vie…

Il venait de perdre Bidarray de vue, et ilsuivait l’étroit chemin qui reliait les deux villages, sifflotantavec insouciance, laissant flotter les brides du cheval, tout à sonrêve que berçait encore une nuit idéale de pleine lune.

Soudain, d’une anfractuosité de roc, deshommes jaillirent.

Ce fut tellement inattendu que la monture duchevalier fit un brusque écart, et sans la poigne solide de celuiqui le montait, ils roulaient tous les deux dans le gouffre.

– Capédédiou, mes drôles ! criaCastel-Rajac, mettant flamberge au poing, voilà une façon peucivile de souhaiter le bonsoir au voyageur !

Mais sans lui répondre, un grand escogriffe,qui semblait avoir pris la tête de l’attaque, s’écria, tourné versles aigrefins :

– Sus ! Sus ! Jetez-le dans levallon !

– Ouais ! ricana Gaëtan, faisantfaire une demi-volte à son cheval, et s’adossant à la muraillerocheuse pour éviter d’être cerné. Vous pouvez toujours essayer,mais je doute que vous réussissiez !

– Malepeste ! hurla le grand diable,par mon nom de La Rapière, je veux le perdre si je n’ai pas tesos !

– Ho ! ho ! riposta le Gasconsans s’émouvoir. Voilà une outrecuidante prétention, mon ami !J’ai grand peur que tu ne perdes ton élégant sobriquet, etpeut-être même quelque chose de beaucoup plus précieux !

Ce disant, il allongea prestement le bras, etson épée alla trouer l’épaule du truand, qui poussa un hurlement dedouleur et de rage.

Ce fut le signal de l’attaque.

Gaëtan, arc-bouté contre la paroi montagneuse,fit face à ses adversaires. Par deux fois, son épée rencontra unobstacle humain. Un des vide-goussets alla rouler dans l’abîme avecun grand cri. Un autre s’affaissa, la gorge traversée.

Ces deux disparitions, loin de ralentirl’audace des autres, les jetèrent en vociférant vers leuradversaire.

L’éclair bleu des lames rayait la nuit derayons fulgurants, et le cliquetis de l’acier se répercutait auloin dans la vallée, éveillant d’étranges échos…

– En avant ! hurlait La Rapière,qui, bien que blessé, payait de sa personne.

– Mordiou ! grommela le Gascon enparant un coup d’épée et en attaquant aussitôt un adversaire plusentreprenant. Il faut que la récompense soit de taille pour leurinspirer un tel courage ! Serait-ce à Monsieur le Cardinal queje suis redevable de cette gracieuse attention ?

Il aurait pu le croire, car la qualité desferrailleurs et leur nombre pouvaient en effet donner à penser quele prix payé était rondelet.

Castel-Rajac était un escrimeur hors ligne.Cependant, il devenait impossible de faire face à toute cetteracaille. Ils étaient au moins douze contre lui.

– Sangdiou ! s’écria-t-il enéclatant de rire, je vois que Son Éminence ne mésestime pas moncourage ! Douze hommes pour me mettre à la raison !Bravo !

– N’accusez pas Son Éminence !répondit une voix forte, qui semblait jaillir des ténèbres. Cen’est pas Monsieur de Richelieu qui vous a fait tomber dans celâche guet-apens, chevalier ! En garde, toi, là, sacripant, ouje te transperce !

Et, rapide comme la pensée, l’épée du marquisde Navailles, car c’était lui, pourfendait le premier misérablerencontré sur son chemin.

– Et d’un ! Courage, monsieur deCastel-Rajac ! Nous aurons raison de ces coquins !

– Sangdiou ! monsieur, je ne saispas qui vous êtes, mais ce dont je suis sûr c’est que j’ai affaireà un brave gentilhomme !

– Vous ne vous trompez pas, monsieur,répondit le nouveau venu en ferraillant comme un enragé. Je menomme le marquis Gustave de Navailles.

– Capédédiou ! monsieur !riposta le Gascon sans cesser de parer et d’attaquer furieusement.Voici un nom dont je me souviendrai, et j’espère pouvoir vousprouver ma reconnaissance, si cette graine de galère nous en donneloisir !

– Je m’en voudrais de laisser périr unaussi brave cavalier que vous ! Nous mourrons ensemble ou nousvaincrons ensemble, chevalier !

– Voilà qui est parlé ! Hé !toi ! Ton compte est réglé !

Tout en parlant, il avait transpercé un autrecoquin. Mais lui-même venait de recevoir un coup d’épée dans lebras gauche.

– Peuh ! ricana-t-il. Uneégratignure ! Canailles, nous allons vous découper enlanières !

Sur cette hardie gasconnade, il se lança plusaudacieusement que jamais au milieu de la mêlée. Son compagnonfaisait merveille de son côté, tant et si bien que, malgré lespromesses reçues et le coquet acompte déjà touché, les tire-lainefinirent par s’enfuir sans demander leur reste, trouvant la besognetrop ardue.

Ils s’évanouirent dans les ténèbres tandis queles deux hommes se serraient énergiquement la main.

– Monsieur le marquis ! s’écriaCastel-Rajac, sans vous, je ne sais trop comment cette aventure-làaurait tourné ! Ils avaient le nombre pour eux !

– Oui, sourit Navailles, mais nous avionsla valeur pour nous !

Ils éclatèrent de rire, et se séparèrent.Navailles retournant à Bidarray, et Gaëtan continuant sa route versSaint-Martin d’Arrossa.

Là, une étrange surprise l’attendait. Lesvolets étaient clos, les lumières éteintes, et à la fenêtre de lachambre qu’occupait ordinairement sa belle, le chevalier nedistingua nulle lueur.

Il allait mélancoliquement tourner bride,lorsqu’il vit surgir en courant sur le chemin le petit berger quiregagnait son gîte en galopant à perdre haleine. Il s’arrêta net enreconnaissant le chevalier et voulut faire demi-tour. MaisCastel-Rajac, sautant à bas de son cheval, eut tôt fait de lecueillir par le fond de sa culotte.

– Hé ! toi ! s’écria-t-il,viens donc ici, mon gars, que nous ayons deux motsd’explication !

Le gamin baissait le nez.

– Madame la duchesse n’est pas ici,n’est-ce pas ?

Pas de réponse.

Le Gascon tira une pièce d’or de sa bourse,lentement, et la fit miroiter sous les yeux du gamin ébloui.

– Tu l’auras si tu réponds ! Dans lecas contraire, tu recevras une volée de bois vert comme jamais tun’en reçus !

Cette menace acheva de décider le berger.

– Non, Monseigneur !pleurnicha-t-il.

– En ce cas, qui t’a chargé de porter cemot ?

– Un cavalier. Monseigneur… un cavalierque je ne connais pas… Il m’a offert un écu pour la commission…J’ai accepté… Je ne savais pas…

– Hum ! Je ne suis pas si sûr quecela que ta conscience ne te reproche rien… Enfin ! Voilà tapièce. Maintenant, ne t’avise plus de me jouer des tours pareils,sinon, je te transforme en pâté !

Le garçon se hâta de disparaître derrière unéboulis de rochers. Castel-Rajac, riant encore de son effroi,entendit le bruit des sabots claquant précipitamment sur le sol.Puis tout s’éteignit.

Le chevalier remonta à cheval et reprit lechemin de Bidarray, tout songeur. Il était clair que l’agressionavait été voulue, préparée… Mais par qui ?

– Veillons ! conclut-il.

S’il avait été moins préoccupé de combattre etde se défendre, il aurait aperçu, précautionneusement abrité parune roche, un homme drapé dans une ample cape brune. Il vitl’intervention de Navailles, dont le visage était éclairé en pleinpar la lune. Il l’entendit se nommer au Gascon.

– Malédiction ! gronda-t-il, lesdents serrées. L’homme de l’auberge ! L’envoyé ducardinal !

C’était pour lui la preuve tangible queRichelieu, loin de vouloir poursuivre le père adoptif et l’enfantde sa haine, cherchait au contraire à les protéger.

Durbec, malgré la rage qui l’étouffait,comprit qu’il avait tout à perdre et rien à gagner dans une lutte,même occulte, contre le premier ministre. Il regagna Pau par deschemins détournés.

Le lendemain matin, il reprenait la route dela capitale, abandonnant ses projets pour l’instant.

– Patience… murmura-t-il. Mon heuresonnera ! Alors…

Chapitre 4LA PROMESSE DE CASTEL-RAJAC

Le temps passa. Les jours formèrent des mois,puis des années…

Castel-Rajac, ses deux amis et le bambinvivaient toujours dans leur village pyrénéen. Quelque temps,Navailles était resté dans la région. Puis, certain enfin que lesprotégés du cardinal ne couraient plus aucun risque, il avaitrejoint Paris, non sans venir faire, de temps à autre, uneincursion jusqu’à Bidarray. Il avait revu de la sorte legentilhomme gascon et ses amis, et avait reçu, au vieux manoir,chaque fois un accueil aussi franc qu’enthousiaste. Mais il n’avaitjamais dévoilé à Castel-Rajac la raison pour laquelle il revenaitainsi de temps à autre. Le marquis de Navailles était à la fois leplus loyal et le plus discret des serviteurs.

Puis ses visites s’espacèrent à mesure qu’ilacquérait la certitude que ses amis n’avaient plus rien àcraindre.

Peu de temps avant la dernière crise quidevait l’emporter, Richelieu partit pour Pau, espérant que leclimat rétablirait sa santé chancelante.

Il se souvint alors que Pau n’est pastellement éloigné de la Gascogne, et que dans cette provincevivaient le chevalier de Castel-Rajac et son fils.

Le cardinal n’avait nullement été dupe del’habile subterfuge employé par le défenseur deMme de Chevreuse.

Le petit Henry resterait donc officiellementle fils de Castel-Rajac, alors que le premier ministre aurait donnésa tête à couper que le garçonnet était bien celui dont la reineavait accouché clandestinement, quatre ans auparavant.

Le cardinal envoya un de ses officiers auprèsde Castel-Rajac, avec ordre de le ramener près de lui, ainsi queson fils.

Afin de donner toute sécurité à Gaëtan,l’émissaire du cardinal n’était autre que le marquis de Navailles.Il était porteur d’un sauf-conduit qui donnait toutes garanties àCastel-Rajac et à l’enfant.

Tout d’abord, le Gascon hésita. Il sedit :

– Si c’était un piège ?

Avec sa franchise habituelle, il ne se gênanullement pour faire part de ses soupçons àM. de Navailles.

– Monsieur, lui dit-il, j’ai charged’âme. Je respecte Son Éminence. Mais je ne puis oublier que j’aiété appelé à jouer vis-à-vis d’Elle un rôle qu’elle ne m’apeut-être pas encore pardonné…

– Chevalier, répondit le marquis deNavailles avec non moins de franchise, si cette invitation était unguet-apens, jamais Son Éminence n’aurait osé m’envoyer commeémissaire !

Cette fière réponse décida Castel-Rajac.

– Si vous le désirez, ajouta Navailles,je puis vous donner ma parole d’honneur que les intentions ducardinal sont pleines de bienveillance, et que vous n’avez àredouter aucune traîtrise.

– Monsieur le marquis, votre paroled’honneur est plus que suffisante ! Votre première réponse mesatisfaisait déjà, et je suis prêt à partir avec mon fils quand ilvous plaira !

Dès le lendemain, ils se mirent en route. Lepetit Henry était alors un délicieux bambin de quatre ans, déjàsolide et éveillé.

Richelieu les reçut dans une grande salle duchâteau où était né Henri IV.

Déjà marqué par la mort, le visage amaigri,les mains osseuses et quasi squelettiques, l’œil toujours aussilumineux, il semblait, au seuil du tombeau, plus grand encore qu’ausommet de sa vie.

Malgré son audace naturelleGaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac se sentit tout à coupdominé par la majesté de celui qui, depuis tant d’années, était levéritable roi de France.

Au regard bienveillant que « l’hommerouge » lui adressa, et à l’appel affectueux de la main qu’ilfit au petit Henry qui le contemplait d’un air un peu effarouché,mais respectueux, comme si, d’instinct, il devinait qu’il setrouvait en face d’une des plus grandes forces humaines qui eussentjamais existé, l’ami de la duchesse de Chevreuse comprit queM. de Navailles lui avait dit la vérité, et qu’il avaitbien fait de ne point se dérober à l’appel ducardinal-ministre.

Celui-ci, d’une voix grave, lui dit :

– Monsieur le chevalier, si je vous aimandé près de moi, ce n’est point dans un sentiment de curiosité,et encore moins de rancune ; c’est parce que je voulais, avantde mourir, avoir de votre bouche toute la vérité.

Et, attirant l’enfant près de lui, il lesregarda successivement avec beaucoup d’attention, puis ilreprit :

– Je voudrais vous parler seul uninstant.

Gaëtan prit le petit par la main et,l’emmenant au bout d’une vaste salle, près d’une grande fenêtre quidonnait sur la cour d’honneur, il lui dit :

– Regarde tous ces cavaliers… regarde-lesbien, afin d’être un jour comme eux !

L’enfant s’absorba dans la contemplation desofficiers et des gardes qui cavalcadaient sur le pavé. Le Gasconrevint alors vers Richelieu, qui se disait :

– Il n’est pas encore tranquille,puisqu’il n’a pas voulu emmener le petit hors de sa présence. Celaprouve qu’il est aussi prudent que brave et cela n’est point pourme déplaire.

Castel-Rajac, qui s’était approché deRichelieu, attendait, dans une attitude pleine de déférence, quecelui-ci daignât lui adresser la parole. Après l’avoir considérépendant un instant l’homme rouge reprit :

– Savez-vous, monsieur le chevalier, quevous avez été mêlé à une aventure qui aurait pu vous coûter latête ?

– Je le sais, Éminence !

– Sans doute, vous êtes-vous étonnéqu’après la tuerie du château de Montgiron, je n’eusse point songéà châtier ceux qui avaient massacré mes gardes ?

Avec sa netteté habituelle, Gaëtanrépondait :

– J’ai supposé que Votre Éminence avaitperdu ma trace, ainsi que celle de mes amis !

– Il n’en était rien, monsieur ! Àpeine un mois après votre rébellion, je connaissais le lieu devotre retraite, et si je vous ai épargné, c’est que j’ai appris quevous aviez agi en très bonne foi, et que si vous aviez pourfenduplusieurs de mes meilleurs soldats c’était uniquement pour tenir leserment d’honneur que vous aviez fait à la duchesse de Chevreuse,de défendre jusqu’à la mort l’enfant qu’elle vous avait confié.

Tout en s’inclinant légèrement, Gaëtanrépondait :

– Je constate que Votre Éminence estadmirablement renseignée !

– Maintenant, monsieur, j’ai une questiontrès grave à vous poser. Elle est même la vraie raison pourlaquelle je vous ai fait venir ici.

Tout en fixant dans les yeux le Gascon, quisoutint son regard avec la tranquille énergie d’une âme sincère, ildit :

– Connaissez-vous le père et la mère decet enfant ?

Spontanément, l’amant de la belle Marierépliquait :

– Le père… je m’en doute un peu…

– Il est inutile de me dire que c’estvous, coupait Richelieu, car je ne vous croirais pas, bien que vousl’eussiez déclaré sur le registre de baptême de l’église deSaint-Marcelin. D’ailleurs, cela n’a que peu d’importance… Mais lamère… Connaissez-vous la mère, ou plutôt, le nom de lamère ?

– Non, Éminence…

– La duchesse de Chevreuse n’a jamaislaissé échapper devant vous aucune parole qui fût de nature àéveiller vos soupçons ?

– Jamais, Éminence !

– Et vous, n’avez-vous même point cherchéà pénétrer ce secret qui doit être d’importance, puisqu’on a faitautour de lui un si grand mystère ?

– Non, Éminence…

– Vous me le jurez ?

– Je vous le jure…

Le cardinal garda un moment le silence. Puisil reprit :

– Êtes-vous ambitieux,chevalier ?

Castel-Rajac sourit.

– Oh ! pas du tout ! J’aime monpays, son soleil, ses paysages ; cette vie simple me suffit,et je ne demande ni la richesse, ni la gloire.

– Cependant, vous me paraissez doué dequalités telles qu’il est dommage de penser qu’elles demeurerontstériles… Vous n’êtes guère fortuné, mais vous êtes de bonnesouche. J’ai là, dans cette cassette, un brevet de colonel. Quediriez-vous si je le signais ?

Le chevalier s’inclina.

– Éminence, je serais pénétré envers vousde la plus profonde reconnaissance…

Et, avec finesse, il ajouta :

– Il va donc y avoir la guerre ?

Richelieu répliqua :

– Pourquoi me dites-vous cela ?

– Mais, Éminence, parce que s’il n’y apoint de guerre, il n’y a pas lieu de me nommer colonel !

– Et s’il y a la guerre ?

– Eh ! mordiou, je me battrai ensoldat !

Le grand cardinal dissimula un rapide sourire.Cette verve gasconne l’amusait. Il étendit la main pour saisir lacassette et mettre sa promesse à exécution. Mais le chevalierl’arrêta respectueusement.

– Pardonnez-moi, Éminence… Mais il existeun motif qui m’interdit l’honneur et la joie d’accepter l’immensefaveur que vous daignez me proposer…

Le cardinal prit un air interrogatif.

Alors, Castel-Rajac, désignant le petit Henryqui continuait à regarder dans la cour les évolutions descavaliers, fit, avec une profonde tendresse :

– Qui s’occuperait du petit ? Leconfier à mes parents ? Car je suis célibataire et j’entendsle rester. Ma pauvre maman est bien âgée et… je ne devrais pointdire cela devant un prince de l’Église, elle est un peu tropdévote.

De nouveau, un sourire furtif courut sur leslèvres du grand cardinal.

Encouragé par cet accueil, Gaëtancontinua :

– Le confier à des étrangers ? Je neserais pas tranquille… Je préfère être à la fois son pèrenourricier et son éducateur, et quand je le vois déjà, si ardent etsi beau, et puis quand je découvre dans sa petite âme, quis’épanouit peu à peu, de belles promesses, j’ai l’impression,Éminence, que je suis en quelque sorte le gouverneur d’un princecharmant qu’une bonne fée aurait déposé devant ma porte !

À ces mots, qu’il prit pour une transparenteallusion, Richelieu eut un imperceptible tressaillement, et sonregard aigu fouilla celui du Gascon.

Mais celui-ci resta impassible. Il acheva,avec tendresse :

– Et puis, je l’aime tant !

– Autant que s’il était vraiment votrefils ?

– Il l’est, Éminence !

Le cardinal-ministre comprit qu’avec ce finmatois, il n’aurait jamais le dernier mot. Castel-Rajac savait-ilou ne savait-il pas la vérité ? À vrai dire, le gentilhomme,s’il se doutait que son pupille était d’illustre naissance, nesoupçonnait point encore son origine royale, et sa phrase del’instant précédent était un effet du hasard. Mais Richelieu,sachant à qui il avait affaire, n’en était pas absolumentcertain.

Le prélat se recueillit quelques instants,cherchant une solution. Enfin, il prononça d’un air grave,méditatif :

– Eh bien ! gardez-le ! Mieuxvaut qu’il soit entre vos mains que dans celles de biend’autres ! Faites-en, ainsi que vous le proposez, un beaugentilhomme, dévoué à son roi et à son pays. C’est tout ce quipouvait arriver de plus heureux à cet enfant. Mais je voudrais luiparler, à lui…

Castel-Rajac, enchanté de la tournure qu’avaitprise l’entrevue, appelait déjà :

– Henry ! Henry, viens saluer SonÉminence…

L’enfant s’empressa d’accourir, et s’inclinagracieusement devant Richelieu, qui, tout en le contemplant avecune expression de douceur et de bonté que nul, peut-être encore nelui avait connue, fit, en désignant le jeune chevalier quis’efforçait de comprimer son émotion :

– Mon enfant, regarde bien ton père.C’est un vaillant gentilhomme qui ne peut que te donner de bonsexemples. Aime-le sans cesse. Imite-le toujours. Et plus tard,quand tu seras grand, tu te souviendras que peu de temps avantqu’il ne s’en fût rendre ses comptes à Dieu, le cardinal deRichelieu ne t’a pas donné sa bénédiction, parce qu’on ne bénit pasun ange, mais a imprimé sur ton front un baiser affectueux.

Le cardinal approcha ses lèvres du front quelui tendait le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche. Puis, lecontemplant encore, il murmura :

– Comme il ressemble à sonfrère !

Et tout à coup, il fit :

– Chevalier, vous pouvez vous retireravec votre fils. Veillez sur lui, car il se peut qu’un jour, degraves dangers le menacent, et ce ne sera pas trop de votre épéepour les écarter de son chemin…

Castel-Rajac s’inclina profondément devant lepremier ministre et sortit.

En emmenant l’enfant, les paroles prononcéesau cours de cet entretien lui revinrent à la mémoire. Ilsongea :

– Pour que le cardinal m’ait parlé de lasorte, et témoigné en présence de cet enfant un trouble aussiprofond, il faut que mon fils soit celui d’un bien grandpersonnage et d’une bien grande dame !

Comme il se faisait tard, le chevalier, nevoulant pas voyager de nuit, à cause du jeune Henry, auquel ilvoulait éviter les fatigues d’un déplacement nocturne, se décida àsouper et à coucher dans la ville de Pau.

Ses moyens, plutôt restreints, ne luipermettaient de se rendre que dans une très modeste auberge.

C’était une hostellerie où se rencontrait unmonde plutôt mélangé. Ce qui ne l’empêcha nullement de manger avecun superbe appétit, ainsi d’ailleurs que le petit Henry, qui,pendant tout le repas, se montra d’une grande gaieté.

Ce ne fut qu’à la fin du souper que ses yeuxcommencèrent à papilloter. Et Gaëtan, qui veillait sur lui avecautant de vigilance qu’une mère, l’emmena se coucher dans lachambre qu’il avait retenue au second étage de la maison.

Quand le petit fut dévêtu et endormi, comme ilétait trop tôt pour qu’il en fasse autant, Castel-Rajac descenditdans le jardin et s’en fut s’asseoir sur un banc, dans un bosquet,où il se mit à rêver à la jolie Marie de Rohan, devenue l’idoleexclusive de sa vie.

Mais bientôt, son attention fut attirée par unmurmure de voix assez rapproché.

– Mordiou ! pensa-t-il. Quels sontceux qui prennent les arbres comme confidents ? C’estquelquefois une méthode dangereuse…

Il distingua plusieurs voix d’hommes. Il prêtal’oreille. Soudain, l’un d’eux prononça un nom qui le fittressaillir.

– Sangdiou ! Serait-ce la Providencequi m’a guidé jusqu’ici ? fit-il entre ses dents.

Le chevalier n’avait plus envie de rire. Sansdoute les paroles qu’il entendait étaient-elles de la plus hautegravité, car son visage revêtit une expression d’inquiétude assezvive.

Maintenant, il s’était levé, et, à pas deloup, prenant bien garde de ne point faire craquer sous sessemelles quelque brindille, il s’était approché autant qu’ill’avait pu du groupe dont il n’était séparé que par un simplebuisson.

Retenant sa respiration, il écouta quelquesinstants de la sorte. Enfin, il se redressa lentement. Lespersonnages dont il venait de surprendre les propos s’éloignaientmaintenant dans la direction de la ville.

Castel-Rajac les laissa partir. Après quoi, ilremonta dans sa chambre.

Son fils d’adoption dormait d’un sommeil à lafois paisible et profond.

Alors, il boucla son ceinturon, enfonça sonfeutre sur sa tête, se drapa dans son manteau, et, d’un pas rapide,gagna le château de Pau.

Devant la grille, une ombre se dressa, croisason arme devant lui.

– Qui vive ? fit une voix.

– Où est le chef de poste ?

– Qui êtes-vous ?

– Un gentilhomme qui veut être introduitimmédiatement auprès de M. le capitaine des gardes de SonÉminence !

La sentinelle regarda d’un air défiant cetinconnu, puis devant l’insistance de Castel-Rajac qui s’écriaitdéjà qu’il allait entrer de gré ou de force, elle alla chercherl’officier de service.

Celui-ci comprit qu’il avait affaire à ungentilhomme. À la demande du Gascon, il s’inclina avec politesse,mais répondit que Son Éminence était partie pour Bordeaux depuisune demi-heure, et que le capitaine de ses gardes, M. le baronde Savières, l’accompagnait.

– Tiens ! philosopha Castel-Rajac,en souriant dans sa moustache, il s’en est fallu de peu que je meretrouve nez à nez avec ce sympathique capitaine…

Il laissa échapper un sonore juron gascon etgronda :

– Pourvu que je n’arrive pas troptard !

– Que se passe-t-il donc ?interrogeait l’officier, déjà inquiet.

– Je viens de découvrir un complot qui apour but d’assassiner le cardinal au cours de son retour àParis !

L’officier eut un haut-le-corps.

– Est-ce possible !

– J’en suis sûr ! Aussi, il n’y apas une minute à perdre ! Donnez-moi un cheval, un très boncheval, et je réponds de tout !

Comme son interlocuteur le regardait avec unecertaine méfiance, se demandant quel crédit il devait accorder àcet inconnu qui voulait réquisitionner un cheval appartenant auservice de Son Éminence, Gaëtan s’exclama :

– Je suis le chevalier de Castel-Rajac,et tout le monde, dans le pays, vous affirmera que je dis toujoursla vérité !

– Ça, c’est vrai ! dit un soldat ens’avançant.

– Tiens, c’est toi…Crève-Paillasse ! lançait le chevalier en reconnaissant unjeune paysan originaire de la localité pyrénéenne où il s’étaitretiré.

– Oui, monsieur le chevalier !répondait le soldat. Il y a justement à l’écurie un pur-sang qui nedemande qu’à galoper un train d’enfer !

– Eh bien ! amène-le-moi vite !commandait déjà l’amant de la duchesse de Chevreuse.

Mais l’officier de service intervenait ànouveau.

– Minute ! Il me faut d’autresgaranties !

Castel-Rajac fronça les sourcils.

– Prenez garde, monsieur l’officier,s’écria-t-il. Vous assumez là une lourde responsabilité !Chaque minute que vous me faites perdre risque de coûter la vie àSon Éminence ! Et s’il arrive malheur au cardinal deRichelieu, je ne manquerai point de dire très haut que c’est parvotre faute !

Ce dernier argument dissipa les scrupules dumilitaire.

– Va chercher le cheval ! lança-t-ilà Crève-Paillasse qui partit aussitôt.

Moins de cinq minutes après, Gaëtan sautait enselle et partait au triple galop sur la route de Bordeaux.

Crève-Paillasse avait dit vrai. Sa monture,une bête admirable, avait véritablement des ailes.

Castel-Rajac galopa environ pendant deuxlieues à francs étriers. Puis, à un détour du chemin, il aperçutdes lueurs de torches, en même temps que son ouïe, très fine,percevait un cliquetis d’armes, révélateur d’un proche combat.

– Sangdiou ! grommela-t-il. Est-ceque j’arriverais trop tard, déjà ?

En quelques bonds de sa monture, il arriva surle théâtre de la lutte. Et il aperçut, entourant le carrosse ducardinal, une bande d’hommes masqués qui ferraillait contre lesgardes de Son Éminence.

Il était hors de doute que l’escorte allaitsuccomber sous le nombre, et qu’aussi valeureux que soit l’appuique le Gascon était décidé à leur donner, les conspirateurs nepouvaient manquer d’avoir le dessus.

Mais Castel-Rajac, une fois de plus, allaitleur prouver que l’esprit d’un Gascon est capable de triompher despires situations.

Sautant à bas de son cheval, et profitant dece que les combattants, acharnés dans une bataille sans mercin’avaient point remarqué sa présence, il grimpa sur un arbre, aupied duquel le carrosse était arrêté.

Il le fit si doucement et si prestement quepersonne ne s’aperçut de rien. Les gardes du cardinal combattaienten braves, mais visiblement, ils commençaient à faiblir, ce quiencourageait les sacripants à attaquer de plus belle.

– Il est temps d’intervenir,mordiou ! se dit le chevalier après avoir prudemment observéles phases de la lutte.

Il tira son épée, qu’il plaça entre ses dents.Puis, sans hésitation, il se laissa tomber sur la toiture duvéhicule.

Le cardinal, effaré, mit la tête à laportière, persuadé que c’était un de ses ennemis qui allaitl’égorger ; mais déjà, Castel-Rajac s’était dressé, et d’unevoix vibrante, qui domina le tumulte, il clama :

– À moi, mes amis ! À bas lestraîtres et vive le cardinal !

Les assaillants, surpris par ce renfortinopiné, levèrent la tête. Ils aperçurent le Gascon, debout sur lecarrosse, brandissant son épée. Bondissant comme un diable, Gaëtansauta sur le dos de l’adversaire le plus proche, qui s’étalaaussitôt en poussant un cri d’agonie : l’épée l’avait traverséde part en part.

– En avant, en avant ! hurlaCastel-Rajac derechef.

Et il se jeta avec furie au milieu de lamêlée.

Convaincus qu’une troupe importante arrivaitau secours de Son Éminence, les conjurés eurent un mouvementd’hésitation, suivi d’un léger recul. Les gardes en profitèrentpour les contre-attaquer aussitôt avec succès. Castel-Rajac,sautant à la gorge d’un des conspirateurs qui le menaçait de sonarme, roula avec lui à terre en hurlant :

– Sangdiou ! Je vais t’apprendrecomment on étrangle les gens, en Gascogne !

Et il le fit avec un tel brio que lesconspirateurs, persuadés qu’un renfort de plusieurs hommes venaitde leur tomber sur le dos, s’empressèrent de rejoindre leurschevaux, qu’ils avaient laissés à la lisière d’un champ voisin, etde s’enfuir dans une galopade effrénée.

Le capitaine des gardes, qui était bien eneffet le baron de Savières, avait reconnu en son sauveur l’hommequi, quelques années auparavant, lui avait joué, au château deMontgiron, le tour que l’on n’a pas oublié. Il s’écria :

– Il est vraiment étrange, monsieur lechevalier, que ce soit à vous que je doive aujourd’hui lavie !

Mais déjà, une voix s’élevait ducarrosse :

– N’est-ce point le chevalier deCastel-Rajac ?

– Mais oui, Éminence !

Et l’amant de Marie de Rohan, s’avançant versl’homme d’État dit, tout en le saluant en grandecérémonie :

– Vous voyez, Éminence, qu’un bienfaitn’est jamais perdu, puisque votre indulgence à mon égard me vautl’honneur de vous délivrer aujourd’hui de ces misérables quivoulaient vous assassiner !

– Chevalier, dit le cardinal, vousn’aurez point obligé un ingrat. Je saurai vous récompenser…

– Votre Éminence l’a faitd’avance !

– Comment cela ?

– En me laissant mon fils, Éminence…

Puis, tout haut, il reprit :

– Ne nous attardons pas dans ces parageset évitons de donner à nos adversaires l’occasion d’un retouroffensif. Je vais vous accompagner par des chemins détournés que jeconnais bien, jusqu’au bourg de Saint-Parens, où cantonne, en cemoment, un régiment de cavalerie qui se chargera d’assurer lasécurité de Votre Éminence.

Et retournant vers son cheval qui, sans douteexercé aux bruits de bataille, n’en avait paru nullement effrayé ets’était mis philosophiquement à arracher les pousses d’un jeunechêne, il remonta en selle et servit de guide à Richelieu et à sessoldats.

Après être arrivé sans encombre àSaint-Parens, Castel-Rajac prit congé du ministre. Celui-ci eut unmince sourire.

– Allons, chevalier, je crois que nousfinirons par devenir de très bons amis ! dit-il.

– Je serai déjà heureux si Votre Éminenceveut bien me considérer avec la bienveillance qu’Elle accorde à sesfidèles serviteurs ! riposta finement le Gascon en s’inclinantdevant le tout-puissant prélat.

Celui-ci accentua son sourire.

– L’avenir ne m’inquiète nullement pourvous chevalier ! Vous êtes brave, loyal, chevaleresque, et cequi ne gâte rien, vous avez de l’esprit. Vous deviendrez maréchalde France !

Ce fut sur cette prophétie pleine d’espéranceque le jeune homme se retira.

Mais il n’en avait pas encore fini avec lareconnaissance que son geste avait provoquée. Dans la cour, aumoment où il allait remonter à cheval, il vit s’avancer un hommevers lui. À la lueur d’une torche que tenait un soldat, il reconnutle capitaine de Savières.

– Chevalier, fit celui-ci en lui tendantune main large comme l’épaule d’un bœuf, je sais ce que nous vousdevons tous, à commencer par Son Éminence Je ne sais pas commentnotre cardinal pense s’acquitter. Mais moi, ce que je veux vousdire, c’est que, morbleu ! je suis votre ami, et si jamaisvous avez besoin de moi, je serai là !

– Capitaine, répondit le Gascon en luirendant sa poignée de main, je suis fier qu’un homme aussi braveque vous m’appelle son ami, et heureux d’avoir pu vous rendre celéger service !

Puis, décidément réconcilié définitivementavec ses anciens ennemis, le jeune homme sauta sur son cheval etreprit la route de Pau à fond de train.

Il y arriva au petit matin. Son premier soinfut de ramener sa monture au château. L’officier de service s’ytrouvait toujours. En quelques mots, Gaëtan lui narra ce quis’était passé. L’autre manqua défaillir en pensant à laresponsabilité qu’il avait failli encourir en refusant un cheval àcet inconnu. Castel-Rajac vit son trouble.

– Ne craignez rien, monsieur ! Àl’heure actuelle, Son Éminence est saine et sauve, et le régimentde cavalerie de Saint-Parens, où je l’ai conduite, renforcera sonescorte et la conduira jusqu’à Bordeaux !

Il ne tarda pas enfin à regagner l’auberge oùil avait laissé le petit Henry. Il trouva celui-ci dormant toujoursde son sommeil de chérubin et souriant aux anges. Castel-Rajac leconsidéra un instant avec attendrissement.

– Ah ! oui ! murmura-t-il. Jesuis déjà payé au centuple de ce que j’ai fait pour le cardinal…Que serais-je devenu, sans cet enfant ?

Chapitre 5DURBEC RÉAPPARAÎT

Les jours qui suivirent s’écoulèrent sanshistoire. Castel-Rajac et le bambin avaient regagné leur vieillegentilhommière, où les attendaient le gros d’Assignac et deLaparède.

Durbec semblait avoir disparu. À vrai dire, ilattendait le moment propice, mais n’avait point encore abandonnéses projets de vengeance.

Il avait appris le fait d’armes queCastel-Rajac avait accompli en sauvant la vie du cardinal-ministre,et cette nouvelle l’avait rempli d’une sombre fureur. Il comprenaitbien que maintenant, plus que jamais, le seul fait de porter lamain sur le Gascon déchaînerait des représailles dont lui, Durbec,supporterait les conséquences. Aussi, avec un froid sourire, ils’était dit :

– Attendons !

Durbec n’était pas pressé. Il était sûrd’avoir son heure !

Moins d’un an après ces événements, Richelieumourut. Et Louis XIII, comme s’il n’avait pu survivre à celui quiavait fait sa grandeur et sa puissance, le suivit dans la tombe àquelques mois de distance.

Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, à peineâgé de cinq ans, fut nommée régente, pendant la minorité du roi.Son premier acte fut de nommer Mazarin premier ministre.

Peu de temps après, Castel-Rajac recevait lavisite de Mme de Chevreuse.

Mais, cette fois, ce n’était pas seulementpour consacrer à son ami quelques rares instants de liberté qu’elles’efforçait de conquérir sur ses obligations, mais pour luiannoncer que, désormais, il n’avait plus rien à craindre depersonne au sujet du petit Henry.

– En quoi la mort de Sa Majesté et cellede Son Éminence le cardinal peuvent-elles changer le sort de cetenfant ? questionna le Gascon, peut-être faussement naïf. Jesuis persuadé que Richelieu, depuis que j’ai eu l’occasion de luisauver la vie, ne me voulait que du bien…

Mais Mme de Chevreusen’était pas de celles que l’on prend sans vert.

– Certes, répliqua-t-elle avec vivacité.Mais le père véritable de ce bambin était un favori de Sa Majesté,et pour lui être agréable, le roi n’aurait pas hésité à sévir…Rappelez-vous que le cardinal lui-même le ménageait.

Puis, sans laisser à Gaëtan le temps des’appesantir sur cette réponse, elle reprit :

– D’ailleurs, je suis heureuse de voirque vous aurez enfin une situation digne de vos mérites…

Castel-Rajac dressa l’oreille.

Marie de Chevreuse ouvrit une cassette, poséeprès d’elle, en tira un rouleau cacheté et le remit en souriant àson amant.

– Ceci est le brevet de lieutenant auxmousquetaires du Roi, dit-elle.

Un tressaillement de joie et d’orgueil secouale jeune homme. Servir dans ce corps d’élite avait toujours été sonambition et son rêve.

– Et l’enfant ? interrogea-t-ilpourtant.

– C’est à mon tour de m’en charger !Mais soyez tranquille, mon cher Gaëtan, vous n’en serez paslongtemps séparé, et vous pourrez le voir chaque fois que vous ledésirerez.

» Je vais l’installer dans cette maisonde Chevreuse où il est né, et que j’ai fait restaurer entièrementpour lui. Sa mère tient en effet à ce qu’il demeure non loind’elle. Mais il est bien entendu que pour lui et pour tous, vousresterez son père. Vous avez trop dignement conquis ce titre pourque personne ne songe à vous l’enlever. »

Castel-Rajac mit un genou en terre devant sabelle amie et lui baisa la main.

– Comment puis-je m’acquitter envers lagracieuse Providence qui m’accable sous ses bienfaits ?murmura-t-il tendrement.

La belle duchesse eut un sourire exquis, etcomme Castel-Rajac avait déjà répondu au cardinal quelques moisplus tôt sur la route de Bordeaux, elle répliqua :

– Mais vous vous êtes déjà acquitté, monami !

Il attira son amie sur sa poitrine, et unbaiser fervent vint récompenser cet aveu.

Une seule chose chagrinait Gaëtan en pensant àcette nouvelle et brillante situation qui l’attendait. L’enfant, ille verrait fréquemment… d’ailleurs, confié aux soins de la duchessede Chevreuse, il était tranquille… Mais ses deux inséparables,Assignac et Laparède, avec lesquels il avait vécu de nombreuses ettranquilles années… Il allait falloir les quitter !

Cependant, il ne se tenait pas encore pourbattu. Dès qu’il fut en possession de ses nouvelles fonctions, sonpremier soin fut d’aller rendre visite au nouveau premier ministre.Celui-ci le reçut d’une façon fort affable.

– Charmé de vous revoir, chevalier !s’écria-t-il. Voici longtemps que je ne vous ai vu…

– Que Votre Éminence daigne m’excuser…J’avais, ainsi que vous le savez, des obligations précises quim’absorbaient fort…

Mazarin eut un gracieux sourire.

– Nous ne les avons pas oubliées,chevalier, et je suis heureux de cette occasion pour vous remercierdu zèle et du soin que vous avez mis à vous en acquitter…

– Éminence, cet enfant a fait monbonheur… C’est moi qui serai éternellement reconnaissant àMme la duchesse de Chevreuse d’avoir bien voulufaire appel à moi…

– Je suis heureux, chevalier, de voirqu’aujourd’hui, vos mérites vous ont fait accéder à une situationdigne de vous.

– Ah ! soupira benoîtement leGascon, j’ai fait de mon mieux pour élever cet enfant dans lesprincipes les plus élevés. D’ailleurs, mes amis dévoués m’ont étédans cette tâche d’un précieux secours, et c’est aussi grâce à euxsi, aujourd’hui, je peux affirmer que le petit Henry fera plus tardun gentilhomme accompli.

Mazarin avait dressé la tête.

– Vos amis ? Quels amis,chevalier.

– Mais MM. d’Assignac et deLaparède, deux braves et loyaux gentilshommes, que je regrette fortde savoir restés dans les Pyrénées.

– Il faut les faire venir à Paris !Nous leur trouverons un emploi.

– Ah ! Éminence ! continua àsoupirer le rusé chevalier. Il n’y a qu’une seule chose qui lescomblerait, mais je ne sais…

– Dites toujours ! On verra si onpeut satisfaire leur désir !

– Oh ! peu de chose ! Entrercomme mousquetaires dans le corps où je suis lieutenant.

– Hé ! monsieur le chevalier,savez-vous que les mousquetaires sont un corps d’élite ?

– Je le sais, Éminence !

– On n’accepte pas n’importequi !

– Ah ! Éminence, mes amis sont desgentilshommes de bonne souche gasconne !

– Je n’en doute pas… Enfin monsieur deCastel-Rajac, je verrai… je tâcherai d’en toucher deux mots àMonsieur de Guissancourt, votre capitaine…

Le nouvel officier s’inclina jusqu’à terre etsortit, rayonnant. Il était certain d’avoir gagné la partie.

En effet, quelques jours plus tard, Assignacet Laparède, au fond de leur retraite méridionale, apprenaient, àleur vive joie, qu’ils étaient incorporés dans cette glorieusephalange des mousquetaires, sous les ordres directs de leur ami,Gaëtan-Nompar-Francequin de Castel-Rajac. À cette nouvelle, ilscommencèrent par tomber dans les bras l’un de l’autre. Puis,bondissant chacun vers leur appartement respectif, ils se mirent endevoir de préparer leur départ avec toute la célérité dont ilsétaient capables.

Il y avait à peine une semaine qu’ils étaientarrivés à Paris, lorsque l’atmosphère politique commença à segâter.

Le nouveau cardinal-ministre avait commencépar augmenter les charges que supportait le bon peuple de France,ce qui, du premier coup, ne l’avait point rendu populaire. LeParlement prit le parti des mécontents. Or le Parlementreprésentait une puissance avec laquelle il fallait compter.

Il parla haut et fort. La réponse ne se fitpas attendre : le lendemain même, les chefs les pluspopulaires et les plus influents furent arrêtés. Carton,Blancmesnil et Broussel furent incarcérés.

Ce fut, de la part du rusé Italien, un pas declerc. Le peuple, qui grognait ou chantait lorsqu’on l’accablaitd’impôts, se révolta carrément. Des barricades s’élevèrent.

Anne d’Autriche, fort effrayée, manda en hâteson ministre auprès d’elle.

– Qu’allons-nous faire ? s’écria larégente. Voyez ce qui se passe…

– Madame, répondit le Florentin,lorsqu’on n’est pas les plus forts, il faut céder. Donnez l’ordred’élargir les prisonniers, en feignant d’agir par clémence pure. Lepeuple en saura gré à Votre Majesté, s’apaisera, et les messieursdu Parlement vous seront également reconnaissants de ce geste pleinde mansuétude.

– Comment ? s’emporta la reine, dontl’orgueilleux sang espagnol se révoltait à l’idée des concessions.Ce seront donc les factieux qui auront raison ?

– Que non. Madame ! souritl’Italien. Ce sera chacun son tour de chanter la canzonetta…

Cependant, le ministre avait vu juste. Dès queles parlementaires furent élargis, le peuple mua ses menaces enclameurs d’enthousiasme, voulut porter Broussel en triomphe, etcria vive la reine et vive le premier ministre. Un vent depopularité soufflait.

Il ne dura pas longtemps.

Mazarin était patient. Lorsqu’il crutfavorable l’occasion, il agit.

Le prince de Condé était un de ces grandsseigneurs turbulents, actifs, pleins de feu et de courage, qui nedemandent qu’à dépenser leur ardeur. Il pouvait devenir un ennemidangereux, car il commandait les troupes et était fort populairedans l’armée.

Mazarin, par des promesses, le gagna à lacause royale. Mais Condé n’était pas seul. Longueville, Conti,Beaufort, Elbeuf, s’estimèrent lésés par cette brusque faveur, et,faisant cause commune avec le Parlement qui n’avait point désarmé,ameutèrent si bien l’opinion qu’un beau matin, la situation devinttout à fait menaçante pour la Cour.

– Nous pendrons ce faquin deMazarin ! affirmait-on tout haut.

Mazarin tenait à son cou ; la régentetenait à Mazarin, pour des raisons qui n’étaient pas toutesd’État.

Aussi fallut-il aviser sans retard. Leministre fit mander tout de suite dans son cabinet le lieutenant deCastel-Rajac, dont il connaissait le dévouement à la cause royale,et qu’il savait aussi homme de bon conseil.

– Mordious, Éminence, répliqua vivementle Gascon lorsqu’il fut mis au courant de la situation, il n’y apas à hésiter ! Il faut mettre en sûreté Sa Majesté la Régenteet le jeune Roi ! Espérons que tout ceci se réduira à uneéchauffourée, mais on ne sait jamais jusqu’à quelles extrémitéspeuvent se porter tous ces excités !

– J’y avais pensé, chevalier ! Jevais conseiller à Sa Majesté de fuir à Saint-Germain, où elleattendra avec le roi son fils la fin de cette ridicule aventure…Car ce n’est qu’une aventure, n’est-ce pas, monsieur lechevalier ?

– Naturellement, Éminence !

– Puis-je compter sur vous pour escorterle carrosse royal et le faire parvenir coûte que coûte et sansrisque jusqu’à Saint-Germain ?

Castel-Rajac étendit la main.

– Sur le nom que je porte, Éminence, ilen sera ainsi !

– C’est bien ! La Cour se mettradonc sous la protection des mousquetaires que vous commandez,chevalier. Nous partirons aussitôt que possible, aujourd’huimême…

Deux heures plus tard, quatre carrosses, danslesquels avaient pris place la Reine, le Dauphin,Mme de Chevreuse, quelques personnes de lasuite et Mazarin, partaient au grand galop dans la direction deSaint-Germain, entourés par un détachement de mousquetaires dontCastel-Rajac avait pris la tête.

Il avait sous sa protection non seulement cequi représentait la tête de la France, mais encore celle pourlaquelle il avait un véritable culte : sa chère Marie.

Elle se trouvait dans la voiture de la reine.Gaëtan chevauchait avec d’Assignac d’un côté du carrosse ; lecapitaine de Guissancourt occupait l’autre portière avec Laparède.Les autres mousquetaires galopaient à l’avant et à l’arrière.

Il y eut quelques murmures au passage ducortège. Quelqu’un hurla :

– Au feu, le Mazarin !

L’Italien, tout pâle, se rejeta au fond de lavoiture.

– Eh ! mordiou, Éminence ! luidit Castel-Rajac sans façon, ne vous montrez pas, ou je ne répondsplus de rien, moi !

Quelques exaltés firent mine de vouloirarrêter les chevaux. Mais le Gascon, à grands coups de plat d’épée,déblaya le chemin. Il clama :

– Gare, sangdiou ! la prochainefois, ce sera avec le fil, que je frapperai !

Cette menace eut le don de faire refluer lafoule immédiatement, et l’équipage, au grand galop de ses chevaux,passa sans encombre.

Ils arrivèrent sains et saufs au château. Làla Cour était en sûreté. L’orage s’apaiserait tout seul et, dansquelque temps, rien ne s’opposerait à un retour dans lacapitale.

Pourtant, les choses durèrent plus longtempsque prévu.

– Cela ne peut continuer ainsi !s’écria un jour la bouillante Autrichienne, alors qu’avec son amieinséparable, elles causaient des derniers événements qui lesforçaient à rester à l’écart de la capitale. Il faut prendre unparti !

– Je n’en vois qu’un ! répondit labelle duchesse. Il faut appeler les Espagnols à notreaide !

Anne d’Autriche eut un haut-le-corps.

– C’est un parti dangereux !

– Mais nécessaire ! Les Espagnols nevous refuseront certainement pas leur aide !

– Marie, il n’y faut pas compter !Ce serait introduire l’ennemi en France !

– Que faire, lorsque vos propres amisvous trahissent ?

La reine hésita.

– Si nous déclenchons la guerre civile,les événements peuvent nous entraîner très loin…

– Anne ! préférez-vous resteréloignée de votre capitale longtemps encore ? Les factieux ontbesoin d’une punition ! Les armées du roi d’Espagne sauront laleur donner !

– J’en parlerai au cardinal, dit enfin laRégente, partagée entre le désir de se montrer la plus forte dansce duel engagé avec le Parlement et les mécontents, et la sagessequi lui déconseillait une telle entreprise.

Mais lorsque Mazarin fut mis au courant del’idée de la duchesse, il s’y montra catégoriquement opposé.

Certes, le Florentin avait bien desdéfauts ; il était cupide, avare et rusé, mais il était douéd’un grand bon sens, et soit attachement fidèle à la Régente et aupetit Roi, soit parce que, devenu premier ministre, il sentaittoute la responsabilité qui lui pesait aux épaules et entendaitremplir sa tâche loyalement et au plus grand profit du peuple dontil avait la sauvegarde, il se refusa à entrer dans cettecombinaison qui pouvait avoir pour la France les plus funestes etles plus dangereuses conséquences.

Le projet de la duchesse de Chevreuse fut doncrepoussé et on n’en parla plus.

Pendant ce temps, Condé, qui avait pris latête du mouvement insurrectionnel, s’occupait activement à leverdes troupes dans le Midi. Il rencontra les troupes royales àBléneau et les battit. Alors, il entra en maître dans Paris, à lagrande fureur d’Anne d’Autriche.

Cependant, tous les maréchaux n’étaient pashostiles à la royauté. Le brave Turenne se porta en hâte à larencontre du prince victorieux. Parmi ses troupes se trouvait lerégiment des mousquetaires, dont faisaient partie Castel-Rajac etses deux amis.

Le choc eut lieu au faubourg Saint-Antoine. Etles troupes royales auraient été victorieuses, si la GrandeMademoiselle, fille de Gaston d’Orléans, n’avait fait tirer lecanon de la Bastille sur l’armée régulière. Prise entre deux feux,celle-ci dut se retirer, à la grande fureur du Gascon et de sescompagnons.

– Sangdiou ! hurlait Castel-Rajac,est-ce donc que nous n’avons plus de sang dans les veines, que nousnous laissons battre comme des femmelettes, nous, lesmousquetaires ?

Laparède, le voyant en cet état d’excitation,lui frappa amicalement sur l’épaule.

– Ce n’est pas ta faute, ni la nôtre, nicelle du corps où nous servons… La fatalité l’a voulu. Soistranquille : quelque chose me dit que cela ne durerapas !

Cependant, en ces heures troubles, unpersonnage qui s’était fait un peu oublier pendant ces dernierstemps reparut. C’était Durbec.

Après la bataille du faubourg Saint-Antoine,Condé s’était installé à Paris.

Durbec, avec sa souplesse coutumière, avaitréussi à se glisser dans l’entourage du puissant du jour. Iltressaillit de joie lorsque, peu de temps après, un officier de latroupe de Condé lui dit :

– Monsieur le Prince a pris uneexcellente résolution : il va purger la capitale de tous lespartisans du Mazarini… Il a déjà fait exécuter les bourgeoisréfugiés à l’Hôtel de Ville…

À ces mots, Durbec tressaillit d’aise.

– C’est en effet un projet digne del’énergie et de la volonté que montre Monseigneur à assainir lacapitale et faire entendre raison à la Régente…

L’officier baissa un peu la voix.

– Le Mazarin n’en a plus pour longtemps…Monsieur le Prince se fera nommer ministre à sa place, et onobligera Sa Majesté à renvoyer son Italien à sa bonne ville deFlorence, qu’il n’aurait jamais dû quitter !

– Dites-moi, mon cher, interrogeadoucereusement Durbec, savez-vous les noms de ceux que Monseigneurcompte supprimer de sa route ?

– Il m’en fit dresser la liste voici àpeine deux heures !

– Quoi ! Serait-ce vous qui êteschargé de nommer tous les suspects ?

– Je les note, en effet, car dès ce soir,ils seront exécutés… Ce sera une petite Saint-Barthélémy !

Il fit un geste.

– C’est triste… Mais peut-on faireautrement ?

– Certainement que non ! s’écriaDurbec, et j’approuve Monseigneur de toutes mes forces… Lui seul,par sa naissance, son intelligence et son énergie, est digned’administrer la France à la place de ce rustre d’Italien que lareine protège, on sait pourquoi ! Mais je pourrais peut-êtrevous donner une indication utile à ce sujet… Je connaispersonnellement trois individus, fort dangereux, entièrementdévoués à la cause de Mazarin, et qui devraient figurer en premiersur votre liste noire.

– S’il en est ainsi, ils y figurentsûrement ! affirma l’officier. Dites-moi leurs noms ?

– Il s’agit du chevalier de Castel-Rajac,Hector d’Assignac et Henri de Laparède !

– Non, je n’ai pas ces noms-là, c’estvrai, convint l’officier. Et vous dites que ce sont des fidèles dusignor Mazarini ?

– Dites qu’ils se feraient tuer pourlui ! affirma l’espion.

– Que font-ils ? Oùsont-ils ?

– Ils font partie du corps desmousquetaires du roi !

L’autre fit une grimace.

– Très dangereux… murmura-t-il.

– Très dangereux surtout pourMonseigneur. Ces hommes ont le diable au corps, mon cher !Croyez-moi : n’hésitez pas !

– Ils sont probablement à Saint-Germain.Nous ne pouvons aller jusque-là ! Notre action se borne à lacapitale !

– Ce soir, ils seront à Paris, oupresque : j’ai aussi ma police, et je sais qu’ils doiventcoucher à l’auberge du Vieux-Bacchus,la première tavernesitôt passées les fortifications, en se dirigeant versVincennes !

– En ce cas, concéda l’officier,peut-être pourrons-nous agir, en effet. Je vous remercie durenseignement, j’espère que nous pourrons en débarrasser Monsieurle Prince…

Ils se séparèrent après s’être serré la main,et partirent chacun de leur côté : l’officier pour ajouter àsa liste le nom des trois gentilshommes gascons, et le chevalier deDurbec, jubilant et se frottant les mains, à l’idée que grâce à cetévénement, il verrait enfin sa vengeance assouvie sans risque pourlui !

Les trois amis avaient bien formé le projet depasser la nuit dans l’auberge qu’il avait désignée au frondeur. Laroute était longue, du faubourg Saint-Antoine jusqu’àSaint-Germain ; et après avoir attendu quarante-huit heuresafin de savoir s’il n’y aurait pas contre-attaque, ils avaientdécidé de rentrer à la Cour en attendant les nouveaux événements.Mais, cette nuit encore, ils coucheraient auVieux-Bacchus, qu’ils avaient élu comme gîte.

Tandis que les autres mousquetaires campaientavec l’armée royale, un peu plus loin, les trois Gascons avaientpréféré une bonne table au menu incertain de la troupe.

De plus, la fille de l’aubergiste, une joliefille de seize ans, assurait le service, ce qui n’était point faitpour déplaire aux convives, qui trouvaient le vin plus parfumé etla poularde plus dorée lorsque c’étaient les jolies mains deGuillemette qui les servaient.

La petite n’avait d’yeux que pour Gaëtan, tantet si bien que Laparède, mi-riant, mi-vexé de voir que tout lesuccès allait à son ami, s’écria :

– Tu perds ton temps, ma belle !Notre ami n’aime que les blondes !

La jeune fille avait rougi jusqu’à sachevelure, dont les boucles noires et lustrées cascadaient sur sesépaules, et s’éclipsa sans rien dire.

Enfin, lorsqu’ils eurent copieusement soupé,ils remontèrent dans leur chambre. Au passage, ils croisèrentGuillemette, et ses beaux yeux noirs se posèrent avec admirationsur le chevalier. Celui-ci s’en aperçut. Au passage, il lui tapotala joue.

– Tu sais, dit-il en souriant, une brunecomme toi ferait oublier toutes les blondes !

Le naïf intérêt que la fillette témoignaitpour lui l’avait à la fois touché et flatté, et il pensait quecette attention valait bien un compliment, même s’il n’en pensaitpas le premier mot !

Paroles bienheureuses, qui allaient avoir surles événements à venir une influence décisive !

Guillemette, oubliant l’heure, s’était mise àsa fenêtre, dissimulée par le feuillage d’un gros marronnier. Cettecirconstance lui permit d’entrevoir une troupe de cavaliers quis’approchait silencieusement. Devant l’auberge, ils mirent pied àterre.

La jeune fille, croyant qu’il s’agissait devoyageurs, allait descendre et s’informer de ce qu’ils désiraient,lorsque, soudain, un nom saisi au vol l’arrêta tout net :

– Vous êtes bien sûr, capitaine, que ceCastel-Rajac est lieutenant aux mousquetaires ?

– Mais oui ! Commencez par lui.Allez à sa chambre et dès qu’il ouvrira, frappez-le sansexplications. Vous exécuterez ensuite ses deux compagnons.

L’homme qui avait parlé s’approcha de l’huiset heurta du poing, tandis que Guillemette cherchait un moyen desoustraire Gaëtan au danger qui le menaçait.

Comme, en bas, on cognait de nouveau, elle sepencha et cria :

– Qui va là ?

– Ouvrez !

– Je passe un cotillon et jedescends !

– Dépêche-toi, la fille ! Noussommes pressés !

Guillemette avait déjà quitté la fenêtre. Sansprendre le temps d’enfiler un jupon, pour la bonne raison qu’ellene s’était pas encore déshabillée, elle courut à la chambre deCastel-Rajac et frappa de toutes ses forces.

– Monsieur ! Monsieur !cria-t-elle d’une voix étouffée : Ouvrez ! Ouvrezvite !

Gaëtan, qui venait juste de s’endormir,s’éveilla en sursaut, bondit hors du lit et alla tirer leverrou.

– Que se passe-t-il ? s’écria-t-il,étonné.

– Il y a en bas une bande d’hommes armésqui demande à entrer… Ils viennent vous assassiner, vous et vosdeux amis ! Fuyez !

– Mordiou ! On ne nous assassine pascomme cela, la belle ! s’écria le Gascon en courant éveillerses deux compagnons.

Un conseil rapide fut tenu.

– Il faut montrer à ces coquins qu’on estcapable de soutenir la lutte un contre dix ! affirma Gaëtanavec sa superbe intrépidité.

Mais Laparède, qui avait glissé un coup d’œilpar la fente des volets, secoua la tête.

– Mon ami, il y a des moments où la fuiteest une nécessité. Songe que tu as des responsabilités. Tu risquesde te faire tuer sans profit. La reine compte sur toi ; lesmousquetaires sont ses derniers fidèles…

– Fuir comme des lâches ?Jamais ! Guillemette, va ouvrir la porte !

– Partez, Monseigneur ! implora lajeune fille. Je les ai vus ; ils sont au moins trente !Que voulez-vous faire contre cette troupe ? Sautez par lafenêtre de la chambre de votre ami ; elle donne dans lejardin. À droite, il y a l’écurie ; vous sortirez par laporte, au fond. Elle ouvre sur la campagne. Pendant ce temps, jeles retiendrai avec des balivernes…

– Cette enfant a raison ! s’écriaAssignac. Le courage est louable, mais la témérité, surtout quandon est chargé de responsabilités comme toi, est blâmable. Songe àHenry.

Le Gascon finit par se laisser persuader. Ilss’élancèrent dans le jardin au moment où le verrou tiré, une banded’hommes armés envahissait l’auberge du Vieux-Bacchus…

Chapitre 6LA DAME MASQUÉE

Une fois encore, grâce à la vigilance de lapetite hôtelière, la vengeance du chevalier de Durbec avaitéchoué…

Tandis que les soldats de Condé fouillaientl’auberge, et que l’hôte, éveillé, levait les bras au ciel etgémissait en prenant à témoin tous les saints du paradis, les troisGascons galopaient ventre à terre, contournant la capitale investiepour regagner Saint-Germain, où Castel-Rajac raconta cetteagression à la duchesse de Chevreuse.

Celle-ci ne s’y trompa pas.

– C’est encore un coup de Durbec !s’écria-t-elle. Il a profité des temps troublés que nous vivonspour lancer contre vous et vos amis les sbires des frondeurs…

– Malheur à lui si je me trouve un jourface à face avec ce fantoche malfaisant ! gronda Gaëtan. Jel’écraserai sans pitié !

Mais les événements subirent un tel revirementque bientôt, la Fronde devait se calmer d’elle-même, comme une meragitée après la tempête.

L’injuste exécution des bourgeois et despartisans de Mazarin avait soulevé l’opinion publique. Le régimetyrannique, la période de terreur que le prince de Condé avaitinstituée à Paris ne tarda pas à lui aliéner les sympathies deshabitants. Et ce furent les Parisiens eux-mêmes, ceux qui avaientcrié le plus fort : « À bas Mazarin ! » et« Vive la Fronde ! » qui adressèrent une supplique àla Régente, afin de faire revenir la Cour à Paris.

Au reçu de cette délégation, Mazarin adressa àla Reine un sourire.

– Que vous disais-je. Madame ?murmura-t-il. Chacun son tour de chanter la canzonnetta !

Le régiment des mousquetaires revint donc,parmi les premiers, dans la capitale, escortant les carrosses de laCour, au milieu des acclamations et des vivats. La Régente etMazarin triomphaient.

La paix et l’ordre une fois rétablis,Castel-Rajac s’empressa de solliciter un congé auprès du capitainede Guissancourt afin d’aller jusqu’à la gentilhommière où sous lagarde d’une gouvernante, d’un intendant, et sous la surveillanced’un précepteur, le digne abbé Vertot, Henry était en train dedevenir le plus charmant des garçonnets.

Ces jours de détente étaient pour le chevalierune halte délicieuse au milieu de la rude vie qu’il menait.L’enfant avait pour lui une vive tendresse, et c’était fête aulogis lorsque le lieutenant des mousquetaires du Roi venait ypasser quelques jours !

Cette fois-ci, comme les précédentes, ilgalopait allègrement sur la route blanche de poussière, en songeantqu’il allait revoir à la fois l’enfant de son cœur et la femme àlaquelle il n’avait pas cessé de porter la tendresse la plusvive.

Bientôt, il vit se dessiner, à travers leshautes branches de la futaie, une grille qu’il connaissait bien.Celle-ci était ouverte. Probablement, l’attendait-on déjà.

Sans se faire annoncer, il entra, suivitl’allée sablée qui conduisait au perron.

Tout à coup, il s’arrêta, saisi, devant untableau pour le moins imprévu !

Deux femmes étaient assises dans de grandsfauteuils, sur la pelouse. L’une d’elles lui tournait presque ledos, et tenait le petit Henry sur ses genoux, en lui prodiguantmille baisers. Ce n’était pas la duchesse de Chevreuse, puisquecelle-ci était la seconde personne qui regardait cette scène ensouriant.

– Sangdiou ! murmura notre Gascon,interloqué, qui est cette femme ?

Juste à cet instant, celle-ci tourna la tête,sans voir le cavalier, toujours immobile. Gaëtan eut unhaut-le-corps : il venait de reconnaître la reine Anned’Autriche en personne !

L’exclamation de stupeur qu’il allait poussers’étrangla dans sa gorge.

Fut-ce prescience ? À cet instant, laduchesse de Chevreuse aperçut le nouveau venu, que la surpriseclouait sur place. Sans affectation, après avoirs échangé quelquesmots avec sa royale amie, elle se dirigea vers le Gascon.

– On ne vous a pas vu, jeta-t-ellerapidement, à mi-voix. Cela vaut mieux. Cachez-vous vite dans lamaison.

Castel-Rajac, qui avait toujours peur qu’on leprive de son pupille, se hâta d’obéir, et de suivre le conseil desa très fine amie.

Il venait à peine de pénétrer dans le petitsalon où se tenait d’habitude la duchesse, que celle-ci entra.

– Je pense, mon ami, dit-elle simplement,que l’heure est venue de tout vous révéler, puisqu’un hasard vous afait surprendre la vérité.

– C’est exact. Madame ! répondit-ilen baisant la main qu’on lui tendait. J’ai déjà été admis enprésence du jeune roi, et j’avais déjà été frappé parl’extraordinaire ressemblance qui existait entre lui et l’enfantque j’ai reconnu pour le mien.

– Inutile de vous celer plus longtempsque ce sont les deux frères. Je pense que vous vous doutezégalement de l’extrême gravité de la situation qui en résulte pournotre filleul. Ce secret terrible, d’autres peuvent l’apprendre. Ilne peut en résulter que des malheurs. Heureusement, Mazarin est aupouvoir, et veillera autant qu’il le faudra sur la sécurité de cetenfant !

– Je comprends maintenant, ditpensivement le chevalier, la suprême adjuration du cardinal deRichelieu, lorsque je lui conduisis le petit Henry… « Veillezsur lui, m’a-t-il dit, car il se peut qu’un jour, de graves dangersle menacent… »

– Oui, dit Marie de Rohan, Richelieu,lui, en avait pris son parti. Mazarin est tout désigné pour veillersur lui. Mais ensuite ? Ne cherchera-t-on pas à abuser decette situation, à substituer, par exemple, un faux roi auvrai ? Ne cherchera-t-on pas à agir sur la reine grâce à cesecret qui serait un scandale s’il venait aux oreilles dupeuple ? Pauvre enfant ! Sa jeune tête est déjà accabléesous le poids d’une bien grosse responsabilité !

– Soyez tranquille, ma chère Marie !s’écria le Gascon. Pour ma part, je garderai jalousement cettedécouverte, et je n’en aurai que plus de zèle pour accomplir latâche que vous avez bien voulu me confier !

Il attendit que la reine soit repartie poursortir à son tour. Henry, en le voyant, se jeta à son cou avec lesmarques de la plus grande joie.

Ces quelques jours de congé passèrent commel’éclair, puis le lieutenant dut rejoindre son poste.

Par ses fonctions mêmes, il était appelé àvoir assez fréquemment le jeune roi. Et plus il le voyait, plus ilétait frappé par ce caprice de la nature qui avait donné aux deuxfrères un visage identique…

Quelque temps s’écoula. Castel-Rajac nepensait plus guère à ce qu’il avait involontairement surpris dansle jardin de Mme de Chevreuse, lorsqu’un jour,il reçut un billet de sa belle amie :

« Soyez ce soir à minuit à la petiteporte du Louvre, disait la missive. Et laissez-vous guider par lapersonne qui vous attendra. »

– Mordiou ! se dit le Gascon,intrigué. Voilà qui sent terriblement le mystère ! Cependant,je ne puis m’y tromper : il s’agit là de l’écriture de mabelle duchesse. On dirait à s’y méprendre un rendez-vousgalant !

Quoi qu’il en soit, Gaëtan attendit le soiravec une certaine impatience. Il fit sa toilette avec un soininaccoutumé. La lune brillait déjà haut dans le ciel, lorsqu’ilarriva à la petite porte du Louvre où il lui était enjoint de serendre.

D’abord, il ne vit rien. L’ombre étaitépaisse ; la lumière nocturne glissait seulement sur la Seine,et pailletait ses eaux d’argent.

Tout à coup, il sentit que quelqu’un luisaisissait la main. À son tour, il serra les doigts qui letenaient, et reconnut une main de femme.

– Cordiou ! Madame, fit le jeunechevalier, qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

Mais la femme, qui était masquée, et qu’unlong capuchon noir enveloppait de la tête aux pieds, la rendantabsolument méconnaissable, se contenta de poser un doigt sur seslèvres en signe de silence, et le fit entrer par la petite portequ’elle venait d’ouvrir.

Aucune sentinelle ne s’y tenait. Cetteouverture donnait directement sur les berges de la Seine.

À la suite l’un de l’autre, et dansl’obscurité la plus profonde, ils grimpèrent un escalier auxmarches hautes et étroites. Puis ils suivirent un couloirinterminable. Ils firent tant de tours et de détours queCastel-Rajac, intrigué, se demanda si, vraiment, cette promenaden’avait pas pour but de l’égarer.

Enfin, une portière fut soulevée. Gaëtan,ébloui, recula d’un pas.

Il se trouvait dans un somptueux boudoir. Degrands candélabres de bronze où brûlaient des bougies roses etparfumées éclairaient la pièce brillamment.

Sur un divan, une femme, également masquée, etenveloppée aussi d’une mante noire, attendait.

– Approchez, monsieur deCastel-Rajac ! dit-elle d’une voix harmonieuse, àl’imperceptible accent, qui fit tressaillir le chevalier.

Il obéit, dominant son trouble. Celle quil’avait amené s’assit dans un fauteuil.

La dame masquée le regardait fixement. Àtravers les trous du loup de velours, il voyait le feu de sesprunelles.

Un court silence régna. L’inconnue ne sepressait point d’entamer la conversation. De son côté, Castel-Rajacattendait respectueusement qu’on voulût bien l’interroger. Il avaitcru, malgré les précautions prises, reconnaître une illustre voix.Il attendit, plein de déférence.

– Monsieur de Castel-Rajac, reprit lafemme masquée, j’ai beaucoup entendu parler de vous, et le désirm’est venu de vous connaître. Je ne peux vous cacher que ce quej’ai ouï-dire à votre sujet était tout à votre louange.

– Madame, répondit le Gascon avecfinesse, la personne qui vous a renseignée a témoigné d’une grandeindulgence à mon égard, et je vous prie de l’assurer de toute mareconnaissance.

– On m’a dit, monsieur, que vous étiezaussi chevaleresque que brave, et que, le cas échéant, vousn’hésitez pas à vous lancer dans les plus compromettantes aventurespour sauver l’honneur d’une femme…

– Ce que j’ai pu faire n’a riend’extraordinaire, Madame, et tout gentilhomme de France l’eût faitavec joie comme moi je l’ai fait !

– Cette réponse est digne de votremodestie, chevalier… À propos : on m’a rapporté que vous aviezun fils ?

– Oui, Madame. Un charmant enfant, auquelje suis attaché profondément…

– Vous êtes marié ?

– Non, Madame.

– Une aventure ?

– Si vous voulez, Madame.

– Vous êtes discret, chevalier !

– Madame, l’honneur d’une femme endépend. Cette raison doit être suffisante pour que je le sois…

– Je vous en félicite. Vous êtes bien telqu’on me l’a dépeint ! À propos : puis-je connaître lenom de cette femme ?

– Je regrette. Madame, mais… même à vous,je ne puis le dire !

– Peut-être l’ignorez-vous ? lançal’inconnue avec hardiesse.

Castel-Rajac se redressa.

– Non, Madame, dit-il avec un respectinfini. Je connais le nom de la mère de mon fils. Mais ce nom, jele garde dans mon cœur, et il faudra l’ouvrir pour l’y lire !Sur mon épée, moi vivant, personne ne le saura !

Les yeux de l’inconnue brillèrent davantage.Castel-Rajac ne baissa pas les yeux.

Elle se leva.

– Chevalier de Castel-Rajac, dit-ellelentement, je ne sais ce que vous réserve l’avenir. Partez,maintenant. Mais avant, je veux vous dire ceci : veillez surcet enfant, qui est le vôtre, avec le soin jaloux et la tendresseque vous lui avez toujours témoignés. Le cœur d’une mère n’est pastoujours assez fort pour préserver des embûches de la vie : ilfaut parfois un grand courage et un cœur fort pour les détourner.Je suis certaine que vous y parviendrez !

Elle sortit de la mante noire un bras et unemain d’une blancheur et d’une forme admirables, et les tendit auchevalier, qui, mettant un genou en terre, y déposarespectueusement ses lèvres. Puis Castel-Rajac se releva.

– Madame, dit-il, je renouvelle devantvous le serment fait jadis : donner ma vie, s’il le faut, pourcet enfant et pour sa mère !

– Adieu, chevalier ! murmura la voixharmonieuse, aux inflexions un peu tristes. Je suis heureused’avoir fait la connaissance, ce soir, d’un parfaitgentilhomme.

L’autre dame masquée se leva et ouvrit laporte. Le Gascon sortit, et, précédé par son guide muet, refit ensens inverse le chemin déjà parcouru pour venir.

Lorsqu’il se trouva devant la petite porte duLouvre, devant laquelle coulait le fleuve, il se tourna vers songuide anonyme. Sous le masque de velours, il vit se dessiner unmalicieux sourire, et un regard brillant se posa sur lui.

– Marie ! murmura-t-il.

Et, sans attendre la réponse, persuadé qu’ils’agissait là de sa belle amie, il l’attira vers lui et posa seslèvres avec fougue sur la jolie bouche souriante.

Alors, un frais éclat de rire retentit, et unevoix inconnue lui répondit :

– Monsieur le chevalier de Castel-Rajac,vous êtes bien entreprenant… Je me nomme Gilberte, et je ne suisque la première camériste de… de celle que vous venez devoir !

Et laissant le Gascon encore tout ébaubi, ellelui ferma la porte au nez…

Partie 3
LE PRISONNIER DE L’ÎLE SAINTE-MARGUERITE

Chapitre 1LA VENGEANCE DE DURBEC

Tant que vécut Mazarin, Castel-Rajac continuade s’acquitter de ses fonctions de lieutenant aux mousquetairesavec autant de brio que de loyauté, et de même que le fils deMazarin lui avait voué une affection sans bornes, le fils de LouisXIII s’attacha à lui par les liens d’une réelle amitié. On eût ditque les deux fils de la même femme n’avaient pour lui qu’un mêmecœur.

Aussi se prit-il à les aimer autant l’un quel’autre. D’ailleurs, en grandissant, la ressemblance s’accentuaitencore, et quand Gaëtan quittait Henry pour aller retrouver Louis,il lui semblait que c’était le même qu’il avait devant lui. Saufpeut-être qu’Henry avait plus de douceur et Louis plus de volonté.Le premier semblait être fait pour devenir un parfait gentilhomme,et l’autre, pour devenir un grand roi.

La belle duchesse de Chevreuse, tout enpoursuivant sa vie de cour et s’acquittant de toutes lesobligations mondaines que lui assignait son rang élevé, n’oubliaitpas son ami. Une rencontre fortuite, le hasard d’un instant, avaitsuffi pour lier ces deux cœurs d’une indestructible amitié.

Gaëtan, dès qu’il pouvait avoir unepermission, s’échappait pour rejoindre son cher Henry qui devenaitun fier jouvenceau, habile aux armes et à l’équitation.Mme de Chevreuse s’arrangeait pour l’yrejoindre elle-même, et c’étaient quelques instants enchantés queCastel-Rajac passait au milieu des deux grandes affections de savie.

Hélas ! Il est écrit que jamais lebonheur complet ne peut être de ce monde !

La haine, la rancune, la basse envie n’avaientpoint désarmé. Le chevalier de Durbec veillait.

Tant que le cardinal Mazarin fut au pouvoir,il resta dans l’ombre. Il savait qu’il aurait affaire à trop fortepartie, et que le chevalier de Castel-Rajac et son fils adoptif setrouveraient toujours hors de ses atteintes.

Mais, lorsque le jeune roi atteignit ses vingtans, Mazarin mourut.

Cet événement affecta profondément lechevalier, et la duchesse elle-même, qui perdaient de la sorte unpuissant allié. Certes, la reine Anne d’Autriche restait, et feraitl’impossible pour protéger la destinée de son fils aîné. Mais commeelle l’avait dit au Gascon lors de la mystérieuse et uniqueentrevue qu’ils eurent, quelques années auparavant, le cœur d’unemère n’est pas toujours assez fort pour préserver des embûches dela vie !

Au grand étonnement de la Cour et des princes,ce fut un roturier, le fils d’un marchand drapier, homme deconfiance du cardinal, Jean-Baptiste Colbert, qui fut désigné parle moribond lui-même pour le remplacer…

Anne d’Autriche s’inclina. Elle connaissait lafinesse de l’Italien, et savait que s’il lui recommandait cegarçon, c’est qu’il avait déjà su l’apprécier et distinguer en luiles qualités qui feraient de lui un premier ministre digne decontinuer la grande tâche entreprise par Richelieu et sonsuccesseur.

Castel-Rajac et Marie de Rohan apprirent cettenomination avec une certaine appréhension, quoique sans craintebien définie. Après tout, Colbert ignorait tout. Il suffisait detenir le jeune Henry soigneusement en dehors de la Cour, et del’entourage du jeune Roi.

Lorsque Durbec apprit la mort de Mazarin, etla nomination de Jean-Baptiste Colbert, une idée diaboliquecommença à germer dans sa cervelle.

Il y avait à peine quelques jours que Colbertétait entré dans ses nouvelles fonctions, quand l’officier deservice lui annonça un visiteur, qui attendait dans l’antichambreet insistait pour le voir, disant qu’il avait une communication dela plus haute importance à lui faire.

Le fils du marchand de drap de Reims était unpetit maigrichon, qui n’avait ni beauté, ni distinction, ni fièreallure. Mais son regard, son front, éclatants d’intelligence,laissaient deviner tout le génie que cette enveloppe d’apparence siordinaire renfermait.

Il releva la tête à cette annonce, et, sanslâcher sa plume, ordonna :

– Faites entrer !

Deux minutes plus tard, le chevalier deDurbec, obséquieusement plié en deux, faisait son apparition.

Colbert le dévisagea. Du premier coup d’œil,il le classa : c’était un de ces hommes intelligents, maisprêts à tout, même aux plus viles besognes, pourvu qu’en échange,ils reçoivent profit ou récompense.

– Vous avez sollicité une entrevue.Monsieur, entama le ministre, en disant que vous aviez un secretimportant à me confier. Je vous écoute.

Le ton était poli, mais tenait à distance.Durbec accentua sa courbette.

– Monsieur, commença-t-il, je n’ai pasexagéré, car il s’agit d’un secret d’État, et qui peut un jourcompromettre l’avenir de la dynastie…

Colbert ne put réprimer un tressaillement. Ilcrut d’abord à un complot espagnol ou autrichien, fomenté parquelques-uns des grands, et semblables à ceux que le cardinal deRichelieu avait déjà eu à réprimer.

– Parlez, Monsieur !

Durbec entra tout de go dans le vif dusujet.

– Saviez-vous, Monsieur, que Sa MajestéAnne d’Autriche a deux fils ?

Colbert parut stupéfait.

– Deux fils ?

– Deux fils, répéta Durbec, qui sentittout de suite sa partie gagnée. Un, légitime, l’autre adultérin…Mais ce qui est grave, c’est que c’est l’illégitime qui est l’aîné…et que, circonstance aggravante, il ressemble à son frère notrejeune roi Louis, d’une façon impressionnante…

– Que dites-vous là ?

– La stricte vérité !

– Pour avancer une chose si grave, ilfaut que vous ayez des preuves !

– La meilleure est encore l’existence decet enfant, qu’il vous est loisible de contrôler !

– Et le père ?

– Il est mort…

– Il y a longtemps ?

– Le jour où vous avez pris la place ducardinal, Monsieur.

– Quoi ! Voudriez-vous dire que SonÉminence…

Le visiteur fit un léger signe de tête.

Colbert sembla réfléchir profondément.

– Savez-vous que voilà de gravesrévélations ? dit-il enfin. J’espère que personne n’est aucourant de cette naissance clandestine ?

– Quelques-uns, Monsieur.

– Vous les connaissez ?

– Mme la duchesse deChevreuse…

– L’amie intime de Sa Majesté… C’estlogique. Après ?

– Un chevalier gascon, actuellementlieutenant aux mousquetaires, M. de Castel-Rajac, qui n’apas craint d’endosser la responsabilité de cette affaire enreconnaissant l’enfant.

– Morbleu ! C’est galant ! Ilconnaissait le nom des parents ?

– Non ; il ne les a appris, jecrois, que dernièrement.

– Enfin, il sait lui aussi.Après ?

– La sage-femme qui a présidé à lanaissance de l’enfant. Mais au fait non : je me souviensmaintenant qu’elle a toujours ignoré la qualité de l’illustremalade.

– Elle sera à surveiller.Ensuite ?

– Il y a encore deux amis du chevalier deCastel-Rajac : MM. d’Assignac et de Laparède qui sontaussi intéressés dans cette aventure.

Colbert, au fur et à mesure, avait pris desnotes et crayonné les noms.

– C’est tout, conclut Durbec,satisfait.

Le ministre parcourut rapidement sa liste.

– Somme toute, peu de personnes. Quatreen tout, une incertaine… Sont-elles capables de divulguer ce secretun jour ?

– Certainement non, répondit vivementl’interpellé, qui devina l’idée de son vis-à-vis.

– Je vous remercie, monsieur… Je sauraivous prouver ma reconnaissance en temps et lieu pour l’importantservice que vous venez de rendre à la couronne. Je vais réfléchir àtout ceci…

Il se leva, indiquant par là que l’entretienétait terminé. Durbec salua et partit, cette fois triomphant d’unejoie démoniaque. Il était sûr que sa dénonciation n’allait pasrester sans effet !

Chapitre 2LE TEMPS DES PÉRILS

À quelques jours de là, un cavalier, âgé dequarante à quarante-cinq ans environ, à la petite moustachegrisonnante, droit en selle et cambré comme un jeune homme,galopait à toute allure sur la route qui conduisait de Paris àSaint-Germain.

Le chevalier de Castel-Rajac duts’interrompre, car son cheval, fatigué par une course longue etrapide, venait de broncher. D’un énergique rappel de bride, leGascon l’empêcha de tomber sur les genoux et le força à seredresser. Puis, silencieusement, il continua sa route.

Ce n’était plus avec l’entrain qu’il mettaitautrefois que le gentilhomme allait rejoindre sa belle amie. Ques’était-il donc passé ? Quelle catastrophe avait bouleverséleur existence jusque-là si paisible ?

La veille même, ainsi qu’il le faisait presquejournellement, Henry, devenu un charmant jeune homme de vingt-troisans, à la fière allure et aux traits virils, avait manifesté ledésir de monter à cheval.

Excellent écuyer, le fils de la reine Anned’Autriche parcourait de longues distances, par champs et par bois,trouvant dans cet effort physique un dérivatif aux études plus oumoins austères qu’il poursuivait avec son précepteur.

Ce jour-là, précisément, le soleil brillaitdans un ciel sans nuages. Il ferait bon dans la forêt. Le jeunehomme sauta en selle et piqua des deux.

En quelques instants, il fut hors de vue duchâteau de Chevreuse. Le village se trouvait à quelque distance. Illui tourna carrément le dos, et se dirigea vers la forêt.

Ce fut enfin le couvert, les branchesfeuillues des grands arbres qui étaient pour lui des amis.

Il mit son cheval au trot, afin de pouvoirmieux jouir de la délicieuse fraîcheur du lieu. Un ramage d’oiseauxse faisait entendre, étourdissant ; une mousse épaisse, où lessabots de sa monture enfonçaient profondément, garnissait le sold’un somptueux tapis naturel.

Tout à coup, sa bête fit un écart. Le jeuneprince aperçut alors un homme couché au pied d’un chêne.

Henry avait bon cœur. Il crut le malheureuxblessé, et s’approcha.

– Qu’avez-vous, brave homme ?questionna-t-il. Êtes-vous souffrant ? Puis-je quelque chosepour vous ?

– J’ai été attaqué par des bandits,geignit l’inconnu. Ils m’ont frappé…

Ému à l’idée que l’inconnu pouvait souffrir,et désirant lui porter remède, Henry mit pied à terre et s’approchade l’homme afin de l’examiner.

Mais dès qu’il fut près de lui, le« blessé », se jetant aux jambes du cavalier, lesemprisonna, l’empêchant de faire un pas. Au même instant, plusieursindividus sortaient de derrière les troncs d’arbres qui lesdissimulaient et se précipitaient sur leur victime avant quecelle-ci ait le temps de tirer son épée. Henry se trouva assailli,désarmé par cette bande de furieux.

Alors, deux hommes s’approchèrent. L’un d’euxétait un gros homme, à l’aspect rude, mais franc. C’étaitM. de Saint-Mars, gouverneur de la forteresse de l’îleSainte-Marguerite, qui avait été mandé d’urgence à Paris. Il avaitl’air peu satisfait et se tourna vers son compagnon pour luiexprimer son mécontentement.

– Voilà de la vilaine besogne, monsieur,et qui ne me plaît guère ! dit-il avec sa franchise d’anciensoldat. Cette attaque ressemble furieusement à un guet-apens. Jen’aime pas cela !

– C’est évidemment regrettable, mais nousn’avions pas le choix des moyens ! répliqua le chevalier deDurbec.

Il tenait à la main un engin bizarre. C’étaitun masque, mais un masque de fer, percé de deux trous pour lesyeux, un autre pour le nez, un autre pour la bouche.

Cachant mal sa joie, il s’approcha rapidementdu jeune homme toujours immobilisé, et lui appliqua cet engin surle visage.

Henry eut beau clamer son indignation et safureur, le masque était mis et bouclé.

– Vous me rendrez raison de cetteviolence ! s’écria le fils adoptif du chevalier gascon. Pourquel motif me traitez-vous ainsi ?

– Monsieur, répondit Durbec avec unepolitesse exquise qui dissimulait mal son triomphe, nous avons desordres et les exécutons !

– C’est indigne ! Je n’ai commisaucun crime !

– Nous ne pouvons vous donner aucuneexplication !

Cependant, le masque fermé, les soldats, touten maintenant toujours énergiquement leur prisonnier, lui permirentde se relever. Ils le dirigèrent vers un carrosse qui attendaitdans une allée parallèle, et l’y firent monter.

Aussitôt, on verrouilla soigneusement laportière, non sans que M. de Saint-Mars et Durbeclui-même soient montés tenir compagnie au prisonnier.

La voiture se mit en branle, entourée parl’escorte des cavaliers qui avaient accompli cet enlèvement et quine se doutaient nullement qu’ils emmenaient vers une captivitéperpétuelle le frère illégitime de Sa Majesté Louis XIV.

L’équipage sortit de la forêt, et prit laroute du sud. Ce fut un vrai voyage, car le carrosse dut traversertoute la France pour rejoindre l’île Sainte-Marguerite, quiparaissait offrir, tant par son isolement maritime que par lessolides fortifications de son château, toutes les garanties desécurité qu’exigeait la garde d’un prisonnier d’État.

Colbert avait donné l’ordre de tuer le jeuneHenry s’il parvenait, chose d’ailleurs invraisemblable, à sedébarrasser de son masque, et avait ordonné, néanmoins, de traiterl’homme au masque de fer avec les plus grands égards.

Aussi, pendant tout le voyage, fut-il, de lapart de ses deux compagnons, l’objet des attentions les plusgrandes.

Ce fut pourtant en vain que le jeune homme, àplusieurs reprises, tenta de savoir pourquoi il était victime de cetraitement aussi barbare qu’imprévu.

– Nous ne pouvons rien vous dire !telle fut la réponse qu’il obtint.

– Cependant, on n’arrête pas les genssans leur en fournir le motif ! gronda le jeune homme !Et pourquoi ce masque ! Ôtez-le ! Il me gêne !

– Monsieur, répondit Durbec de sa voixdoucereuse, ce que vous me demandez-là est tout à faitimpossible ! Je dois même ajouter que si vous manifestez, aucours de ce voyage, la moindre envie de nous quitter, ou si vouscherchez à intéresser des étrangers à votre sort par une façonquelconque, nous n’hésiterons pas à vous tuer. Nous en avons reçul’ordre formel !

Cependant, tandis que le carrosse fermégalopait ainsi sur la route de Marseille, emportant le fils de lareine vers une destination qu’il ne soupçonnait pas encore,d’autres événements se passaient au château de Chevreuse.

Le cheval d’Henry, habitué aux caprices de sonmaître, s’était mis tranquillement à brouter les jeunespousses ; toutefois, lorsque Henry eut été transporté dans lecarrosse et que celui-ci eut disparu au grand galop de ses quatrechevaux, la bête avait paru inquiète. Après avoir poussé deux outrois hennissements d’appel, voyant que personne ne revenait, elles’était décidée à reprendre tout doucement le chemin del’écurie.

Lorsqu’on s’aperçut, à Chevreuse, que lecheval revenait seul, il y eut un moment d’affolement. Pour que samonture revienne sans Henry, il fallait que celui-ci ait étévictime d’un accident !

Le précepteur du jeune prince, l’abbé Vertot,dès que le jardinier vint le prévenir de ce qui se passait, ordonnades recherches, fort inquiet, et persuadé que son élève étaitvictime d’une chute. À son idée, il devait être resté par là,évanoui sans doute, et privé de secours.

Il tint à se joindre lui-même aux chercheurs,malgré son âge. Il savait quelle responsabilité il avait, vis-à-visde la duchesse et du chevalier de Castel-Rajac.

Mais ce fut en vain qu’ils parcoururent leschamps et la forêt, qu’ils interrogèrent ceux qu’ils rencontrèrent.Nul ne put leur donner un renseignement.

Cependant, au moment où ils commençaient àdésespérer de le trouver, ils avisèrent deux petites bergères quise souvenaient parfaitement avoir vu Henry pénétrer dans le bois etqui purent même leur indiquer par quel chemin.

Les gens du château et l’abbé se dirigèrentaussitôt vers cet endroit. Il avait plu la nuit, et les traces defer du cheval étaient aisément reconnaissables.

Ils arrivèrent de la sorte jusqu’au lieu del’attentat. Le jardinier se pencha, examina les herbes, foulées,piétinées, et il s’exclama :

– Monsieur l’abbé, regardez donc !Voici les roues d’un carrosse ! On dirait qu’il y a eulutte !

Les indices étaient évidents. L’abbé essuyason front baigné de sueur.

– Que Dieu le protège !murmura-t-il. Le malheureux enfant a été enlevé !

Ils revinrent au château en toute hâte. Aupassage, les bergères, interrogées de nouveau, affirmèrent avoirremarqué un carrosse clos qui était sorti au grand galop de laforêt, entouré d’une escorte de soldats armés.

L’enlèvement se confirmait.

La petite troupe, consternée, rentra en grandehâte au château.

Dès qu’ils furent arrivés, l’abbé s’assit àson écritoire, traça un billet pour Castel-Rajac, le scella, etappela un domestique qu’il savait dévoué au chevalier :

– Colin, dit-il, cours à Paris sansperdre un instant. Tu remettras ce billet de toute urgence àM. le lieutenant de Castel-Rajac ! En ces circonstances,lui seul peut faire quelque chose !

Le valet, un jeune gars déluré, ne se fit pasrépéter la commission.

Il fit si bien diligence qu’il arriva à Parisdans le minimum de temps. Il courut au Louvre, et demanda à parlerd’urgence à M. le chevalier de Castel-Rajac.

Celui-ci accourut, pressentant un malheur.

Dès qu’il eut parcouru la missive, sa figurese crispa. Il proféra un sonore : « Mordiou ! »et courut chez M. de Guissancourt.

– Capitaine, dit-il d’une voix altérée,je vous prie de me donner congé tout de suite. Un événement gravevient de se passer chez moi, on me mande d’urgence.

– Allez, lieutenant, répondit l’officier,qui savait que Gaëtan ne solliciterait pas une permission durantson service sans un motif important.

Castel-Rajac ne se fit pas répéterl’invitation. Il courut chercher sa monture, et revint à francsétriers avec le jeune valet.

Dès qu’il fut arrivé, l’abbé Vertot luiconfirma ce qu’il lui disait dans sa lettre, et les explicationsque Colin lui avait déjà fournies.

– Les misérables ! gronda-t-il entortillant nerveusement sa moustache. Oh ! mais cela ne sepassera pas ainsi ! je le sauverai ou je levengerai !

Une seule chose importait avant tout :mettre la duchesse au courant.

Et c’était cette nouvelle que Gaëtan allaitporter à Saint-Germain à Mme de Chevreuse.

Chapitre 3OÙ CASTEL-RAJAC PART EN CAMPAGNE

La duchesse de Chevreuse ne logeait pas auchâteau de Saint-Germain, résidence principale de la cour. Elleavait préféré, afin de garder plus aisément cette liberté àlaquelle elle tenait tant, demeurer dans un hôtel particulier de laville où elle pouvait recevoir qui bon lui semblait.

Ce jour-là, après avoir rendu sa visitequotidienne à son amie la reine Anne d’Autriche, Marie de Rohan,qui avait conservé presque intégralement son éclatante beauté etentièrement son charme, son esprit et sa grâce, était rentrée chezelle et s’était retirée dans un petit boudoir où elle avaitl’habitude d’écrire à ses amis.

Installée devant un petit bureau, elle avaitadressé une première missive à l’une de ses cousines de province,lorsqu’on lui annonça que M. le lieutenant de Castel-Rajacsollicitait l’honneur d’être reçu par elle.

Surprise par cette visite à laquelle elle nes’attendait guère et pressentant une catastrophe, elle donnal’ordre de faire entrer aussitôt le chevalier.

Dès que celui-ci parut sur le seuil, tout desuite, la duchesse, devinant la vérité, s’écria :

– Henry ! n’est-ce pas ?

– Disparu, fit simplement Gaëtan, dont lavoix s’étrangla.

Tandis queMme de Chevreuse s’effondrait sur un siège, lemousquetaire articula :

– Il a certainement été enlevé hier aucours d’une promenade, qu’il faisait en forêt.

S’efforçant de se ressaisir,Mme de Chevreuse reprit :

– Ce que je redoutais est arrivé. Laressemblance était trop frappante et c’est ce qui a perdu cemalheureux.

» Quand je pense, qu’hier encore,j’adjurais la reine d’éloigner Henry ! Il était fatal que saressemblance avec le roi attirât sur lui l’attention des gens.

» Tant que le cardinal de Mazarin a vécu,j’étais tranquille, je savais qu’il ne permettrait pas que l’ontouchât à son fils et que sa toute-puissante sauvegarde mettait àl’abri ce malheureux jeune homme de tout attentat et même de toutepersécution.

» Mais, Mazarin mort, il fallait biens’attendre à ce que l’on cherchât à anéantir cette réplique vivantedu roi ! Pourvu qu’ils ne l’aient pas assassiné. »

À ces mots, Gaëtan eut un frémissement de toutson être.

– S’il en était ainsi, s’écria-t-il, ilserait bientôt vengé !

– Calmez-vous, mon ami, reprit laduchesse. Plus que jamais nous allons avoir besoin de toute notreprésence d’esprit, de tout notre sang-froid, pour déjouerl’intrigue qui a coûté la liberté à notre cher Henry ; car,plus j’y songe, moins je crois que ses ennemis ont osé le tuer.Selon moi, ils se sont emparés de lui, l’ont emmené et l’ontenfermé dans une citadelle.

– Pourquoi ? Pourquoi ?interrogea Castel-Rajac, dont l’immense douleur se lisait sur levisage.

– Raison d’État, répliquait laduchesse.

– Raison d’État ?

– Oui. Certains ont pu redouter qu’uneressemblance aussi extraordinaire ne provoque un jour quelque coupd’éclat, en dressant tout à coup, en face du roi, un frère rival,dont les factieux, qui n’ont point désarmé, eussent fait leurchef.

– Voilà, s’écria le Gascon, une chose queje n’aurais jamais imaginée.

– C’est parce que, mon ami, déclaraMme de Chevreuse, vous vous êtes toujours tenuà l’écart de la politique et que vous êtes si droit, si franc et siloyal, que vous ne pouvez penser au mal.

– Milledious ! ragea le Gascon.Pouvoir passer mon épée au travers du corps de celui qui a conçu untel forfait et des gredins qui l’ont exécuté !

– Prenez garde, ami, avertit la duchesse.Oui, prenez garde, car vous seriez obligé, peut-être, de frappertrop haut.

– Que voulez-vous dire ? s’exclamale père adoptif d’Henry.

– Pour l’instant, ne m’interrogezpas.

– Le roi, laissa échapper Gaëtan.

– Silence !

– Mais non, dit le Gascon, le roi…admettons qu’il eût appris la vérité, est incapable d’un acte defélonie.

– J’en suis convaincue, moi aussi, appuyaMme de Chevreuse.

– Alors, qui ?

– Vous connaissez Colbert ?

– Alors, vous croyez…

– Ce ne peut être que lui…

– Ce grimaud aux yeux torves et auxsourcils broussailleux…

– Qui a l’étoffe d’un grand ministre etqui ne tardera pas à le devenir.

» Vous allez voir, mon ami, que ce n’estpoint sur des impressions plus ou moins vagues que j’accuse Colbertd’avoir fait enlever le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche, ledemi-frère de son roi, mais sur un fait précis, qui ne peut querenforcer ma conviction et décider la vôtre. »

Et la duchesse fit avec force :

– Ces jours derniers, j’ai vu sortir ducabinet de M. Colbert, un homme que vous connaissez bien etqui, comme vous et moi, est au courant du secret de la naissanced’Henry.

– M. de Durbec ?

– Oui !…

– Alors, il n’y a pas d’hésitationpossible ! Marie, vous avez deviné la vérité. Je sais ce qu’ilme reste à faire.

– Quoi donc ?

– Je vais aller de ce pas trouverM. de Durbec et le sommer de me dire ce qu’il a faitd’Henry.

– Il ne vous dira rien.

– Alors je le tuerai.

– Mauvais moyen, mon cher Gaëtan, carvous aurez détruit ainsi votre seule source d’information.

– Mais, bouillonna littéralement leGascon, puisque vous prétendez qu’il ne dira rien !

– Oui, si vous employez la menace, pas,si vous employez la ruse. Au cours de votre existence, vous m’avezdéjà souvent prouvé que vous saviez vous servir aussi adroitementde cette arme que vous utilisez vaillamment votre épée.

– Marie, comme toujours, vous avezraison. J’étais fou de douleur et de rage, mais n’est-ce paseffroyable de penser qu’on m’a volé mon fils ? Après vous,Marie, c’est l’être que j’aime le mieux au monde.

– Vous pouvez dire : avant moi, moncher Gaëtan, je ne serai pas jalouse.

– Ah ! Marie, Marie, s’écriaitCastel-Rajac en attirant sa maîtresse dans ses bras.

Puis, d’une voix redevenue toute vibranted’énergie la plus magnifique, le chevalier s’écria :

– Ne pensons plus à nous. Ne songeonsplus qu’à lui. Il me vient une idée.

– Dites ! s’écriait Marie de Rohan,qui avait toute confiance dans la fertilité d’invention duGascon.

– Si je me déguisais de telle façon qu’ilserait impossible à l’œil le plus exercé de me reconnaître et si jem’attachais à suivre M. de Durbec, ne pensez-vous pas quej’arriverais à surprendre certains renseignements qui nousmettraient sur la voie de la vérité ?

– J’en suis persuadée ! déclara laduchesse.

– Dès à présent, je vais me mettre enchasse, dit le chevalier. Je suis en congé pour huit jours. Ilfaudrait vraiment, si je n’arrivais pas dans ce délai à un bonrésultat, que Dieu fût contre nous, et cela n’est pas possible.

La duchesse s’écria :

– Vous ne pouvez vous imaginer, mon ami,combien je suis heureuse de vous entendre parler ainsi.

Gravement, Castel-Rajac reprit :

– J’ai juré de défendre et, au besoin, desauver Henry, je tiendrai mon serment jusqu’au bout.

– Allez, mon ami, encouragea la duchesse,car je devine que vous avez grande hâte d’entrer en campagne.

– Certes !

– Un mot, cependant.

– Je vous en prie.

– Faites que la reine n’apprenne pas ladisparition d’Henry, car elle ne serait pas assez forte pour cachersa douleur, et les manifestations auxquelles elle se livrerait nepourraient que compromettre définitivement celui que nous voulonsarracher à ses geôliers.

– Comptez sur moi, affirma Gaëtan.J’espère bien, d’ici peu, vous apporter la bonne nouvelle.

Et, après avoir serré tendrement son amie dansses bras, il partit, tout son être tendu vers la délivrance decelui auquel il avait donné toute son âme.

Le généreux Gascon allait, cette fois, seheurter contre le néant.

M. de Durbec était introuvable.

Discrètement, Castel-Rajac s’informa de lui.On lui répondit qu’il avait été chargé d’une mission auprès du roide Perse…

Et ce ne fut qu’au bout d’une longue annéequ’il reparut à la Cour.

Deux soirs après, dans le grand parc quis’étendait alors autour du château de Saint-Germain, le chevalierde Durbec, qui venait d’avoir un long entretien avec Colbert, sepromenait pensivement dans une allée lorsque, tout à coup, il futabordé par un individu, vêtu en laquais.

Sans prononcer une parole, l’individu présentaà M. de Durbec un bijou vulgaire, sorte de broche enargent, en forme d’éventail, attachée au bout d’une chaînette demétal.

M. de Durbec, tout en demeurantimpassible, dit à mi-voix, afin de ne pas être entendu des quelquesseigneurs qui se promenaient aux alentours :

– Suivez-moi à une distance de vingt pas,jusqu’à ce que je m’arrête. Alors, seulement, vous merejoindrez.

Immédiatement, il se dirigea vers la terrassequi s’élevait en bordure de la forêt. Il marcha jusqu’à ce qu’iln’aperçût plus autour de lui aucune ombre indiscrète, puis, ils’immobilisa à la lisière d’une allée.

Observant ses instructions, l’inconnu lerejoignit aussitôt. Durbec, qui semblait désireux de s’assurerd’une sécurité absolue, dit à l’homme :

– Allons encore un peu plus loin, celasera plus prudent.

Ils s’enfoncèrent sous bois. Ils arrivèrentjusqu’à une clairière.

– Ici, nous serons tranquilles, fitM. de Durbec.

S’adressant au laquais, qui observait toujoursenvers lui une attitude déférente, il fit :

– Maintenant vous pouvez parler.

L’homme déclara :

– Je suis envoyé près de vous parM. de Saint-Mars, le gouverneur de l’îleSainte-Marguerite, qui m’a chargé de vous rendre compte du faittrès grave qui vient de se passer là-bas.

» Échappant à la surveillance rigoureusedont il est sans cesse l’objet, le prisonnier que vous savez aréussi à tracer quelques lignes de son écriture avec un couteau surune assiette d’argent, et a jeté l’assiette par la fenêtre vers unbateau qui était presque au pied de la tour.

» Un pêcheur, à qui ce bateauappartenait, a ramassé l’assiette et l’a rapportée au gouverneur.Celui-ci, étonné, a demandé au pêcheur :

» – Avez-vous lu ce qui est écrit surcette assiette ? Et quelqu’un l’a-t-il vue entre vosmains ?

» – Je ne sais pas lire, répondit lepêcheur, je viens de la trouver, personne ne l’a vue.

» M. de Saint-Mars a retenu cethomme jusqu’à ce qu’il fût bien informé qu’il ne l’avait jamais lueet que l’assiette n’avait été vue de personne.

» – Allez, lui dit-il, vous êtes bienheureux de ne pas savoir lire.

» En effet, voici les mots qui avaientété tracés sur l’assiette par le prisonnier :

» Que celui qui trouvera cet objetprévienne mon père que je suis prisonnier dans le château de l’îleSainte-Marguerite, et que je le supplie de venir me délivrer. –HENRY DE CASTEL-RAJAC.

» Conformément aux prescriptions qu’ilavait reçues de la bouche même de M. de Colbert,M. le gouverneur m’a immédiatement ordonné de me rendre àParis et de brûler les étapes, afin de vous rendre compte de cetincident et de vous demander de bien vouloir lui faire savoirquelles mesures il devra prendre, désormais, à l’égard duprisonnier. »

M. de Durbec, que ces révélationssemblaient vivement contrarier, réfléchit un instant, puis ildit :

– On lui a bien adapté ce masque de ferque j’avais imaginé ?

– Oui, monsieur.

– L’expérience a prouvé qu’il ne pouvaitse l’enlever lui-même ?

– Absolument.

– Les ressorts d’acier qui lui laissentla liberté de manger avec le masque sur le visage fonctionnentnormalement ?

– Oui, monsieur, mais, au cas où ils sedétraqueraient, M. le gouverneur s’est procuré un masqueabsolument semblable à celui-ci et, de ce côté, aucune surprisen’est à craindre.

– Le prisonnier est toujours gardé ausecret le plus absolu ?

– Oui, monsieur.

– Qui le sert ?

– Un homme tout à fait sûr. Un ancienpêcheur de la côte en qui nous pouvons avoir d’autant plusconfiance qu’il sait très bien que s’il nous trahissait, il lepaierait immédiatement de sa vie.

– Comment s’appelle cetindividu ?

– Jean Martigues.

– Vous n’avez pas autre chose à medire ?

– Non, monsieur, j’attends vosinstructions.

– Je n’en ai pas à vous donner. L’affaireest assez importante pour que je les apporte moi-même à M. legouverneur de Sainte-Marguerite. Je partirai dès demain.

– Les routes ne sont pas très sûres, etdeux hommes déterminés valent mieux qu’un, si brave soit-il.Voulez-vous me permettre de vous accompagner ?

– J’accepte votre offre, déclara Durbec.Et, maintenant, séparons-nous, car il est inutile qu’on nous voieensemble. Depuis mon retour, je me suis aperçu que j’étais filé parun espion, sans doute aux gages du chevalier de Castel-Rajac ;voilà pourquoi, ce soir, j’ai pris toutes les précautions en vued’assurer à notre entretien le secret le plus absolu.

– Où vous trouverai-je, demain,monsieur ?

– En bas de la côte de Saint-Germain,devant l’auberge du Franc-Étrier.

– À quelle heure ?

– Au premier coup de l’Angélus dumatin.

Ils s’éloignèrent sans rien ajouter.Lorsqu’ils furent à une certaine distance, dégringolant du chênesous lequel avaient été tenus les propos que nous venons derapporter, un homme sauta à terre.

C’était Gaëtan-Nompar-Francequin deCastel-Rajac.

Le chevalier, qui avait conservé toutel’agilité de sa jeunesse, avait, ce soir-là, réussi à pister sonennemi sans attirer sur lui son attention. Il l’avait vu s’engagersous bois avec l’émissaire de M. de Saint-Mars. Alors, ils’était faufilé jusqu’à l’un des arbres de la clairière, au centreduquel il avait réussi à parvenir et à s’installer, surprenantainsi le secret que, depuis de longs mois, il brûlait deconnaître.

Maintenant, il n’en demandait pas davantage.Pour lui, le principal était fait. Et, tout en regagnant le châteaude Saint-Germain, il se disait :

– Ah ! les misérables, ils ont osémettre sur son beau visage un masque de fer. Eh bien ! nonseulement je lui arracherai ce masque, à ce cher et noble enfant,mais je l’arracherai, lui aussi, à ses bourreaux !

Chapitre 4LE FRÈRE DU ROI

L’homme au masque de fer s’était réfugié dansun silence non point de résignation, mais de dignité. Et il s’étaitefforcé d’éclaircir lui-même une énigme que M. de Durbecet M. de Saint-Mars ne voulaient pas lui expliquer.

Alors, il revécut par la pensée toutes lesphases de son existence. Par un effort prodigieux de mémoire, lefils de Mazarin et d’Anne d’Autriche en arriva à reconstituer,jusque dans leurs plus petits détails, toutes ses années depuisqu’il avait l’âge de raison. Une fois en possession de tous lesfaits qui formaient sa vie, l’un domina tout : sa ressemblanceavec le roi, qui ne lui avait pas échappé, et au sujet de laquelle,à plusieurs reprises, il avait interrogé son père, ou du moinscelui qu’il croyait l’être.

Mais le chevalier lui avait toujoursrépondu : « C’est un effet du hasard. » Et Henrys’était toujours contenté de cette explication sommaire, qu’ilestimait cependant décisive, tant il croyait l’homme qui l’avaitélevé, incapable non pas du moindre mensonge, mais de la pluslégère inexactitude.

Maintenant, un doute germait en lui avec unepersistance sans cesse croissante, et il entrevoyait la véritécomme à travers une brume.

Se rappelant aussi des visites que lui avaitfaites, au cours des premières années où il se trouvait au manoirde Chevreuse, une dame qui lui parlait avec tant de douceur et leserrait tendrement dans ses bras, et qu’un jour il avait reconnu aumilieu d’un brillant cortège pour la reine Anne d’Autriche, il enarrivait non plus à se demander : « Si elleétait ma mère ! » Mais à se dire : « Je suisson fils ! »

Alors, le cœur de plus en plus serré, ilsongeait qu’en ce cas le chevalier de Castel-Rajac ne pouvait êtreson véritable père, car, en grandissant, bien que le chevalier nelui eût fait aucune confidence et qu’il ne se fût jamais permis delui adresser la moindre question indiscrète, Henry n’avait pas étésans se rendre compte des liens si puissants et si tendres quiunissaient la duchesse de Chevreuse à Castel-Rajac. Et,logiquement, sainement, il en concluait que le chevalier ne pouvaitêtre que son père adoptif. Alors, quel était le véritable ? Cene pouvait être Louis XIII, puisque, en effet, Henry était né un anavant Louis XIV et, si sa légitimité n’avait pas été impossible àétablir, il eût été proclamé héritier de la couronne.

Si donc on l’avait fait disparaître, si lareine, par l’intermédiaire de son amieMme de Chevreuse l’avait confié au chevalierde Castel-Rajac et avait demandé à celui-ci de lui donner son nomet de lui servir de père, c’était parce qu’il fallait cacher à toutprix sa venue au monde, c’était parce qu’il était le fils del’adultère !

S’expliquaient ainsi les paroles que Richelieuavait adressées à Castel-Rajac en prenant congé de lui dans lagrande salle du château de Pau, paroles que lui, Henry, n’avaitjamais oubliées, tant elles avaient laissé dans son esprit uneimpression ineffaçable.

À moins que son père ne le délivrât, et il enétait sûr, il était condamné à vivre et à mourir dans soncachot.

Cette ressemblance l’avait à tout jamaisperdu. Pourtant, Dieu sait qu’il n’avait jamais eu l’intention d’entirer le moindre profit, et qu’il se trouvait heureux de la vie queson père lui avait faite. Il ne demandait qu’à suivre ses traces, àêtre un soldat comme lui, à verser son sang pour celui dont ilétait la réplique vivante, pour son frère que, même maintenant, aufond de sa misère, il ne demandait qu’à aimer, car il sedisait :

– Il n’est pas possible que ce soit luiqui ait voulu cela. Sait-il même si j’existe ?

Et, avec une clairvoyance qui montrait combienil était resté maître de sa conscience et de ses esprits, ilajoutait :

– Ce sont ceux qui l’entourent qui ont dûse rendre coupables de ce forfait. Et pourquoi, grand Dieu ?…Pourquoi me craignent-ils ? Parce qu’ils ne me connaissentpas. Mais si je les voyais, je leur dirais qu’ils n’ont rien àredouter de moi, que je suis prêt à m’éloigner, que je n’ai aucuneambition et que, ne voulant pas être le témoignage vivant de lafaute d’une mère, je suis prêt à m’en aller loin, très loin, et nejamais reparaître.

C’était dans ces dispositions d’âme qu’Henry,un jour, plongé dans un mutisme dont rien ne semblait devoir lefaire départir, après être arrivé à Cannes, avait franchi dans unebarque, en compagnie de M. de Saint-Mars, deM. de Durbec et de son escorte, la faible distance quisépare de la côte le délicieux petit archipel méditerranéen dontfait partie l’île Sainte-Marguerite.

Tout de suite, on l’avait conduit dans laprison qui lui était destinée.

Ce n’était pas à proprement parler unvéritable cachot, mais plutôt une vaste salle qui avait servi,autrefois, de cabinet au gouverneur. Les murailles, dont onapercevait les grosses pierres, que ne recouvrait aucun enduit,étaient d’une épaisseur telle qu’elles semblaient à l’abri même del’artillerie. Deux fenêtres assez larges et assez hautes, maisgarnies de barreaux de fer d’une solidité à toute épreuve,donnaient sur la mer. Les meubles en bois, d’une simplicité presquerudimentaire : table, chaises, escabeaux, un lit garni d’unesimple couverture de laine brune formaient tout l’ameublement.

M. de Saint-Mars présenta ensuite auprisonnier Jean Martigues, le pêcheur qui devait lui servir devalet.

Toujours sans prononcer un mot, Henryaccueillit ces explications. On eût dit qu’il avait fait le vœu dene plus prononcer une parole. Trois jours s’écoulèrent, pour luimonotones, interminables. Ne mangeant que le strict nécessaire, caron eût dit qu’une force intérieure le poussait à vivre, le fils deMazarin et d’Anne d’Autriche usait son temps soit à lire lesquelques livres que M. de Saint-Mars lui apportaitlui-même, et lui reprenait, non sans avoir soigneusement vérifiés’il n’y manquait pas un feuillet, soit en passant de longuesheures devant la fenêtre de son cachot à contempler la mer, tantôtplus bleue que le ciel, calme comme les eaux d’un lac italien,tantôt agitée, démontée et venant battre de ses vagues furieusesles rochers rougeâtres sur lesquels reposaient les murs de lacitadelle.

Lorsque, longtemps, très longtemps après, – ily avait bien un an qu’il était ainsi captif, – par un beau jour deprintemps où la mer et le ciel n’avaient jamais été d’un plus belazur, où les rayons du soleil miroitaient sur les flots et où unebrise légère gonflait les voiles qui sillonnaient l’horizon, unsoupir d’espérance dilata sa poitrine.

Il venait d’apercevoir, en effet, passant toutprès de lui, sur une barque de pêcheurs, trois hommes danslesquels, bien qu’ils fussent habillés en matelots, il reconnut lessilhouettes bien caractéristiques du chevalier de Castel-Rajac, deM. d’Assignac et de M. de Laparède.

Ignorant qu’on avait rapporté au gouverneur leplat qu’il avait lancé un jour à ce pêcheur à travers les barreauxde sa prison, il se figura que son appel avait dû parvenir jusqu’auchevalier et que, dès que celui-ci l’avait entendu, il étaitaccouru le délivrer. Il ne douta pas un seul instant que celui-cine parvînt promptement à l’enlever à ses geôliers. Aussi sedécida-t-il à attendre les événements qui se préparaient avec uneconfiance totale envers son sauveur.

Comme la barque passait une seconde foisencore plus près de l’île, la porte de son cachot s’ouvrit et livrapassage à M. de Saint-Mars, que suivait Jean Martigues,apportant le repas du prisonnier. Henry quitta aussitôt la fenêtreet s’en fut s’asseoir devant sa table.

M. de Saint-Mars, qui avait renoncéà adresser la parole à Henry – car celui-ci avait continué àpersister dans son mutisme, – se contenta de déposer devant lui unnouveau livre et de reprendre celui qu’il avait apporté quelquesjours auparavant. Après s’être légèrement incliné, il s’en fut,laissant seul le captif et son serviteur.

Celui-ci, qui n’avait jamais parlé à Henry,pas plus que celui-ci, d’ailleurs, ne lui avait jamais faitentendre le son de sa voix, déposa sur la table un plateau qu’iltenait à la main. Il allait se retourner, comme il le faisaithabituellement, dans l’un des angles de la pièce, lorsque, à sagrande surprise, d’un geste impérieux, le prisonnier le retint surplace.

– Mon ami, dit-il, veuillez prévenirM. le gouverneur que les ressorts de mon masque sont dérangés,et qu’il m’est absolument impossible de faire honneur au repasqu’il m’envoie.

Jean Martigues demeura un instant sidéréd’entendre cet homme muet jusqu’alors lui parler pour la premièrefois.

Se méprenant sur la cause de son attitude,Henry reprit :

– Vous ne m’avez donc pas compris, monami, ou bien avez-vous reçu des ordres tels que vous jugiezimpossible de me rendre ce service ?

Martigues, qui était un sot, mais pas unmauvais homme, répondit :

– Monsieur, excusez-moi, je croyais quevous étiez privé de l’usage de la parole… Mais je vais prévenirtout de suite M. le gouverneur.

Et il ajouta, plein d’une pitiésincère :

– Ah ! si cela ne dépendait que demoi, il y a longtemps que je vous l’aurais enlevé, ce masque !Ce doit être si dur de vivre là-dessous, surtout pour un hommejeune comme vous. Moi, je n’aurais jamais eu votre courage.

» Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur,mais n’avoir jamais fait entendre aucune plainte et avoir gardé envous toutes les douleurs que vous devez souffrir, ça prouve quevous avez beaucoup de courage ! »

À ces mots, Henry se sentit envahi d’uneémotion indicible. C’était la première fois, depuis son enlèvement,qu’il entendait vibrer à ses oreilles une parole de compassion, etcela juste au moment où il venait d’acquérir la certitude queGaëtan travaillait à sa délivrance avec ses amis.

Décidément, la Providence ne l’avait pasabandonné.

Jean Martigues reprenait :

– Excusez-moi, monsieur, je vais prévenirtout de suite M. le gouverneur.

Il s’en fut aussitôt.

Dès qu’Henry eut perçu le bruit des verrous etdes chaînes qui indiquait que Martigues venait de l’enfermer, il seprécipita vers la fenêtre, afin de revoir la barque qui portait sesfuturs libérateurs.

Il l’aperçut, cette fois, à quelque distancede l’île. Elle rejoignait la côte dans la direction de Cannes.

Henry se dit :

« Ils sont venus simplement me direqu’ils étaient là. Je les attends. »

Il retourna vers la table et, lorsque legouverneur reparut, à son vif étonnement, il trouva son prisonnieren train de prendre son repas.

D’un ton pincé, il dit à sonprisonnier :

– Or çà, monsieur, vous me faites manderpour que je vous change votre masque, mais je m’aperçois quecelui-ci fonctionne à merveille.

M. de Saint-Mars, qui portait à lamain un masque absolument pareil à celui qui dissimulait la figuredu prisonnier, fit, d’un ton toujours acerbe, bien qu’empreintd’une certaine déférence :

– Je regrette, monsieur, que, pour unepremière fois que vous ayez daigné reprendre la parole, ce soitpour me causer un inutile dérangement.

Tout en reposant sur la table le verre qu’ils’apprêtait à porter à sa bouche, Henry répliqua d’un tonferme :

– Monsieur le gouverneur, excusez-moi,mais ce mécanisme, qui s’était détraqué, vient de se rétablir delui-même.

M. de Saint-Mars, qui ne pouvaitmoins faire que d’accepter cette explication fort plausible,reprit, cette fois, avec amabilité :

– Je ne puis que me féliciter de cetaccident qui me permet de rompre un silence qui, jusqu’alors, m’aété profondément pénible.

– Monsieur le gouverneur, reprit Henry,j’ai pour principe de ne parler que lorsque j’ai quelque chose àdire… et, comme je n’avais rien à vous dire, je me taisais.

– Pourtant, objectaM. de Saint-Mars, je vous avais mis bien à votre aise,puisque je vous ai prévenu que, si vous aviez quelques réclamationsà m’adresser, je les écouterais toujours avec bienveillance, et queje ferais en sorte de leur donner satisfaction dans le domaine dupossible.

D’un ton ironique, le fils adoptif de Gaëtanreprenait :

– Monsieur le gouverneur, je n’auraisqu’une réclamation à vous faire, mais vous ne pourriez y donnersuite.

– Dites toujours, fitM. de Saint-Mars.

– Ce serait de me rendre la liberté.

– Vous avez raison, monsieur, il ne fautpoint y compter.

– Alors, conclut Henry, il y a bien deschances, monsieur le gouverneur, pour que vous n’entendiez plusd’ici longtemps le son de ma voix.

Jugeant inutile d’insister,M. de Saint-Mars s’inclina. Le jeune homme, à travers lestrous de son masque, lui jeta malgré lui un regard de défi.M. de Saint-Mars se retira, laissant le captif acheverson déjeuner et savourer le beau rêve d’espoir qui mettait déjà dusoleil dans son âme endeuillée.

*

**

Le même soir, vers dix heures, dans une maisonisolée située aux alentours de Cannes, à l’entrée de la route enlacets qui conduisait, à cette époque, jusqu’à la hauteur deThéoule, et un peu en arrière du village de La Napoule, un graveconciliabule était tenu entre Mme de Chevreuseet le chevalier Gaëtan.

Tous deux se trouvaient dans une pièce defaible dimension, assez sommairement meublée, dont la porte étaitfermée par un verrou à l’intérieur, et dont les deux fenêtresétaient recouvertes d’épaisses tentures.

M. de Castel-Rajac, qui avaitvraiment très belle allure sous son costume d’officier demousquetaires, se tenait debout, la main sur la garde de son épée,le regard énergique et le sourire aux lèvres.

Mme de Chevreuse, quel’assurance de son chevalier semblait rassurer, luidisait :

– Alors, vous êtes décidé à renouvelervos exploits du château de Montgiron ?

– Parfaitement ! répliqua le Gascond’un air décidé.

– N’est-ce point vous mettre en rébelliondirecte contre le roi, auquel vous avez fait serment defidélité ?

– C’est possible, mais, ma belle amie,j’avais fait, auparavant, un autre serment, celui de défendre, quoiqu’il arrive, envers et contre tout, mon fils d’adoption. C’est leseul qui compte, car, lorsque j’ai fait le second, je ne pouvaispas prévoir qu’il serait en contradiction avec le premier.

» Ma bonne foi est donc évidente.D’ailleurs, je ne serais nullement surpris que le roi, lorsqu’ilsaura la vérité, non seulement me pardonne d’avoir mis fin à uneinfamie commise en son nom et dont il ne pouvait avoir euconnaissance, mais que, lorsque je lui aurai dit et prouvé que sonfrère n’a aucunement l’intention de lui disputer une couronne àlaquelle il n’a aucun droit, mais qu’il veut vivre dans son ombrecomme le meilleur et le plus fidèle de ses sujets, Sa Majesté, quinous a déjà tant donné de preuves de son intelligence et de sanoblesse d’âme, ne tende la main au fils de sa mère. »

Remarquant que Marie de Rohan ne semblait paspartager son optimisme, Castel-Rajac poursuivait :

– On dirait que vous êtes encoreinquiète !

– Mais non !

– Mais si ! Vous effraierais-je avecce projet qui, pourtant, me semble le seul réalisable, si nousvoulons vraiment sauver Henry ?

– Non, répondit la duchesse avec fermeté,non, mon ami, vous ne me faites pas peur. Je vous admire, aucontraire, de toutes mes forces, car votre loyauté est telle quevous la prêtez à tous avec une générosité imprudente. Voilàpourquoi, si je n’ai point peur de vous, j’ai peur pour vous, etcela me déchirerait le cœur s’il vous arrivait malheur au cours decette si redoutable aventure.

» N’est-ce point moi qui en serais lacause, puisque c’est moi qui, jadis, vous ai amené cet enfant que,si généreusement et si noblement, vous avez pris sous votresauvegarde ? »

Et, avec une profonde mélancolie,Mme de Chevreuse ajouta :

– Combien, aujourd’hui, je regretted’avoir cédé aux instances de la reine.

– Ne dites pas cela, interrompit vivementCastel-Rajac. En agissant de la sorte, non seulement vous m’avezprouvé dans quelle estime vous me teniez, mais vous m’avez encoredonné l’occasion d’accomplir un acte qui sera l’honneur etl’orgueil de ma vie : façonner un cœur, former une âme, créerde toutes pièces un vrai gentilhomme et lui forger de mes mainscette armure morale qui le met à l’abri de toutes les bassesses etde toutes les turpitudes de ce monde ! »

Comme des larmes apparaissaient dans les beauxyeux de la duchesse, Castel-Rajac s’avança vers elle et, l’attirantdans ses bras, il lui dit :

– Ne pleurez pas. Marie. Je le sens, jevaincrai et, bientôt, demain, cette nuit, peut-être, je vousramènerai celui qu’on m’avait volé, je vous restituerai le dépôtque vous aviez remis entre mes mains et, après avoir mis en sûretécelui que je persiste et persisterai toujours à considérer commemon fils, vous pourrez retourner près de votre amie et lui direque, vous aussi, vous avez tenu votre serment.

– Ah ! mon ami, s’écria la duchesseen enlaçant Gaëtan, je vous devrai plus que la vie !

À peine avait-elle prononcé ces mots qu’unepetite porte en tapisserie, qui se trouvait tout au fond de lapièce, s’ouvrit, livrant passage à une jeune femme fort élégante etd’une rare beauté.

C’était la comtesse de Lussey, une nièce de laduchesse de Chevreuse, à qui appartenait la maison où Marie deRohan et Castel-Rajac avaient reçu la plus cordialehospitalité.

Mme de Lussey avait pourla duchesse, sa marraine, une affection profonde, car elle luidevait la dot qui lui avait permis d’épouser un jeune seigneurméridional et charmant. Aussi avait-elle été enchantée en l’absencede son mari, appelé à Marseille pour affaires de famille, de luiouvrir toute grande sa demeure.

Quoiqu’elle eût en sa nièce une confianceabsolue, Mme de Chevreuse s’était bien gardéde communiquer à celle-ci le motif de son voyage en ces régionslointaines. Elle lui avait simplement laissé entendre qu’elleaccomplissait une mission secrète en compagnie du lieutenant auxmousquetaires Gaëtan de Castel-Rajac.Mme de Lussey n’en avait pas demandédavantage.

Après avoir fait signe de la main à laduchesse et au chevalier de ne pas broncher et de garder lesilence, elle s’avança jusqu’auprès d’eux et leur dit toutbas :

– Il y a une heure environ, un cavalierest arrivé ici. Il était porteur d’un ordre signé du roi,enjoignant quiconque de le recevoir et de l’héberger avec leshonneurs d’un représentant de Sa Majesté. Il se nomme, ainsi que jel’ai lu sur son sauf-conduit, le baron Tiburce d’Espagnac. Il estd’ailleurs fort laid, suffisamment ridicule, et ne ressemble pasplus à un gentilhomme que le bedeau de ma paroisse ne ressemble aupape.

» Je dois vous dire qu’il m’a inspirétout de suite la plus légitime méfiance. Maintenant, j’en suiscertaine, ainsi que vous allez le voir, ce M. d’Espagnac esttout simplement un policier qui, à l’aide d’un faux blanc-seing,s’est introduit dans ma maison pour vous surveiller et tâcher desurprendre vos secrets.

» En effet, après m’avoir raconté qu’ilétait brisé de fatigue et qu’il désirait se reposer, il a priéqu’on le conduisît dans la chambre que je lui destinais.

» Tout d’abord, je lui ai demandépourquoi il avait choisi ma maison de préférence à une autre. Ilm’a déclaré que c’était uniquement parce qu’elle était la seuledans tout le pays où il avait remarqué de la lumière.

» Cette réponse, des plus saugrenues, etqui tendrait à prouver que ce jeune policier n’est pas d’une trèsgrande finesse, a éveillé mes soupçons et je me suis promis,aussitôt, d’observer soigneusement le personnage.

» M’étant cachée derrière un paraventdans le couloir sur lequel donne sa chambre, je l’ai vu bientôtentrouvrir sa porte, se glisser dehors, son épée nue sous le bras,et gagner la salle à manger, qui communique avec le salon par cetteporte. Je lui ai donné le temps de bien s’y installer. Alors,grimpant sur un escabeau et regardant à travers un petit carreauplacé au-dessus de la porte de la salle à manger qui donne dans levestibule, je l’ai vu, toujours son épée sous le bras et l’oreillecollée contre cette porte, en train d’accomplir son ignoble métierde mouchard.

» Voilà pourquoi je me suis empressée devous prévenir. »

Mme de Lussey avait parléassez bas pour ne pas être entendue par l’indiscret espion, etassez distinctement, cependant, pour que ni sa marraine ni lechevalier ne perdissent une seule de ses paroles.

Lorsqu’elle eut terminé,Mme de Chevreuse la remercia d’un regard quien disait plus long que tout un discours, puis, tout doucement,colla son oreille, non point contre la porte à deux battants,derrière laquelle elle supposait devoir se trouver encore leprétendu baron d’Espagnac, mais contre une autre petite porte bassequi, pratiquée dans la boiserie, se confondait avec elle, et dontl’espion ne pouvait soupçonner l’existence.

Elle écouta un instant. Un grincement trèssignificatif du parquet l’éclaira sur la situation et, se tournantvers Castel-Rajac, d’un simple geste, elle lui indiqua la serrurede la porte à deux battants, tout en se livrant à une mimique desplus expressives, qui signifiait très clairement :

« Notre mouchard est là, et nousécoute ! »

Un malicieux sourire entrouvrit les lèvres duGascon. Tirant son épée du fourreau, il en introduisit la pointedans le trou de la serrure et, brusquement, il avança le bras.

De l’autre côté du battant, un cri perçant sefit entendre. Vite, Castel-Rajac ramena son épée vers lui. Quelquesgouttes de sang en tachaient la pointe. Alors, il bondit sur laporte, repoussa le verrou, ouvrit l’un des panneaux et, l’épée aupoing, se précipita dans la pièce en disant au policier qui, touten se tenant en garde, rompait prudemment vers la sortie :

– Or ça, monsieur le faquin, quefaites-vous ici ?

Effaré, le faux d’Espagnac continuait àrompre, mais le Gascon engageait son fer avec le sien et luidisait :

– Ne croyez pas, monsieur le drôle, queje vais avoir l’honneur de vous blesser une seconde fois. Je ne mebats qu’avec de vrais gentilshommes.

D’un coup sec, il désarma le mouchard, quisemblait n’avoir que des notions d’escrime fort approximatives. Et,l’empoignant aussitôt par le col de sa chemise il fit, en lesecouant comme un prunier :

– Pauvre imbécile ! Je ne félicitepas ceux qui t’ont envoyé à mes trousses. Quand on veut remplirl’emploi de coquin, on commence par être moins bête.

Et, s’adressant àMme de Lussey qui, avecMme de Chevreuse, pénétrait dans la salle àmanger il lui dit :

– Vous aviez raison, madame, cet hommeest un mouchard ; mais il ne me suffit pas de lui avoir faitune estafilade qui va lui permettre, maintenant, de porter uneboucle d’oreille. Je veux encore le mettre hors d’état de nuire,sans toutefois lui ôter la vie. Pouvez-vous m’indiquer, madame, unendroit où je pourrais l’enfermer, sans qu’il puisses’évader ?

– Très facilement, chevalier, dans lacave !

D’Espagnac, qui s’appelait, en réalité, PierreMotin, et était bien un agent de la police secrète que Colbertvenait de réorganiser et de placer sous la direction deM. de Durbec, eut un mouvement d’effroi.

Castel-Rajac, qui le tenait toujours à lagorge, lui dit :

– Monsieur, estimez-vous donc heureux queje ne vous étrangle pas comme un poulet.

Et, se tournant vers la maîtresse de maison,il lui dit :

– Veuillez, madame, me fournir les moyensd’immobiliser ce drôle jusqu’à ce que nous n’ayons plus à redouterses indiscrétions.

Mme de Lussey sortitaussitôt pour revenir quelques instants après avec une corde assezmince, mais très résistante, et un gros torchon de cuisine en toilegrise.

Après avoir ligoté et bâillonné Pierre Motin,qui, en proie à une frayeur considérable, n’avait pas manifesté lamoindre velléité de résistance, Castel-Rajac, conduit et éclairépar Mme de Lussey, emporta dans ses bras,aussi facilement qu’il l’eût fait d’un enfant, l’émissaire deM. de Durbec, saucissonné à un tel point qu’il ne pouvaitni proférer un cri ni esquisser le moindre geste. Après l’avoirenfermé dans une cave qui ne possédait pour toute ouverture qu’unsoupirail garni de solides barreaux et qu’une porte en chêne fortépaisse et pourvue d’une serrure qui eût été digne de fermer uncachot de la Bastille ou… de l’île Sainte-Marguerite, Gaëtanremonta dans la salle à manger, oùMme de Chevreuse était restée seule.

Au même moment, un coup de sifflet aigus’élevait au dehors. Aussitôt, Castel-Rajac dressa l’oreille et,comme un second coup succédait au premier, il fit entre sesdents :

– Le signal, tout va bien, je n’ai plusqu’à les rejoindre !

Se tournant versMme de Chevreuse etMme de Lussey, il leur dit :

– Attendez-moi jusqu’au point du jour.Si, à ce moment, je ne suis pas revenu, c’est que…

Il s’arrêta, dominant l’émotion qui s’étaitsubitement emparée de lui ; puis, reprenant instantanémenttoute sa belle énergie et sa merveilleuse bonne humeur, il s’écriaen adressant à Mme de Chevreuse un souriredans lequel il fit passer toute son âme :

– Mais je reviendrai !

Chapitre 5LA RUSE ET LA FORCE

En quelques enjambées rapides, Castel-Rajacavait rejoint le comte de Laparède qui l’attendait sur laroute.

Laconiquement, il lui dit :

– Notre homme est là, sous la garde denotre ami d’Assignac. Nous ne lui avons rien dit encore, mais il al’air d’un brave garçon, et je crois que nous allons pouvoir nousentendre avec lui.

Prenant son compagnon par le bras, il s’en futavec lui dans la direction de La Napoule. Ils arrivèrent ainsijusqu’à l’entrée du village et pénétrèrent par une petite portedonnant sur une cour obscure et déserte dans une salle basse,enfumée, où une vingtaine d’hommes, qui portaient tous l’uniformedes mousquetaires, étaient rassemblés.

À la vue de Castel-Rajac, tous se levèrent,saluant le lieutenant, qui leur répondit avec bienveillance, touten glissant à l’oreille de Laparède :

– On dirait qu’ils sont vrais.

– Le fait est, murmura Laparède, que cesbraves gens portent aussi bien l’uniforme que s’ils étaient desauthentiques mousquetaires.

Castel-Rajac, guidé par Laparède, traversa lasalle et s’arrêta devant une petite porte que poussa son ami. Il setrouva alors dans une sorte de réduit, occupé par d’Assignac et unsecond personnage qui n’était autre que Jean Martigues. Celui-cisemblait très troublé et même très effrayé.

Lorsqu’il aperçutM. de Castel-Rajac, il devint plus pâle encore et dirigeavers ce dernier un regard qui semblait implorer pitié.

– Rassurez-vous, mon ami, s’empressa dedéclarer le Gascon, personne ici ne vous veut du mal, au contraire.Si mon ami d’Assignac ne vous a rien dit encore, c’est parce qu’ila préféré me laisser le soin de vous parler.

Et, tout en s’asseyant familièrement sur unescabeau en face de l’ancien pêcheur, il lui dit :

– Ce n’est pas une raison, parce que,pour vous amener ici, mes amis ont usé envers vous d’un procédé unpeu brutal, pour que vous vous figuriez que nous souhaitons votremort. Nous sommes ici pour assurer votre fortune.

– Vous plaisantez, monsieur, articulapéniblement Martigues.

Le lieutenant aux mousquetaires fronça lessourcils :

– Sachez, fit-il d’un ton sévère, que jene plaisante qu’avec les gens de ma qualité et que je le faistoujours avec esprit.

– Excusez-moi, monsieur, supplia le valetde l’homme au masque de fer. Je suis tellement ahuri par ce quim’arrive… Pensez donc que, tout à l’heure, profitant d’unepermission de la nuit que m’avait donnée M. le gouverneur del’île Sainte-Marguerite, j’étais venu à terre pour…

– Embrasser votre bonne amie…

– Oui, oui… bégaya le pêcheur, pour…pour… c’est cela, monsieur, pour embrasser ma bonne amie, lorsque,tout à coup, dix hommes, que je n’avais point vus, parce qu’ils secachaient derrière les rochers, se sont précipités sur moi, aumoment où je sautais de ma barque, et m’ont amené ici en memenaçant si je poussais seulement un cri, de me faire jaillir lestripes hors du corps. J’en ai encore la chair de poule.

– Vous n’êtes donc pas brave ?

Naïvement, Martigues répliqua :

– Oh ! si, monsieur je suis toujourstrès brave, quand je sens que je suis le plus fort ! Mais quepouvais-je faire contre dix hommes aussi déterminés et armés depistolets, d’épées, tandis que, moi, je n’avais que mes poings pourme défendre ?

» Ah ! miséricorde, j’ai bien cruque ma dernière heure était venue.

– Vous avez eu tort, coupa Castel-Rajac,qui mesurait son interlocuteur d’un regard qui signifiaitclairement : « Toi, tu ne vas pas peser lourdement entremes mains. »

Et, tout haut, il reprit :

– Maintenant, mon gaillard, à nous deux.J’ai l’habitude d’aller droit au but et de ne pas m’attarderinutilement en détours où l’on risque presque toujours de s’égarer.Voulez-vous gagner cinquante mille livres ?

– Cinquante mille livres ! répétaitMartigues, en roulant des yeux effarés.

Le fond de sa nature honnête et naïvereprenant immédiatement le dessus, il s’écria :

– Quel crime allez-vous me demander decommettre contre une pareille somme ?

Avec un calme beaucoup plus impressionnant quela menace et la colère, Castel-Rajac se leva et, approchant sonvisage de celui du pêcheur, il lui dit :

– Regarde-moi bien en face et dis-moi,après ça, si j’ai l’air d’un bandit.

– Non, répliqua Martigues, vous avezl’air d’un honnête gentilhomme.

– Tu as raison de me juger ainsi, car jesuis tel.

M. d’Assignac qui, avecM. de Laparède, avait assisté à cette scène, se leva àson tour et déclara de sa basse voix chantante :

– Et moi, qui le connais depuis toujours,je puis affirmer qu’il est l’officier le plus loyal de France.

Le pêcheur, qui n’avait pas besoin de cetémoignage pour accorder toute sa confiance au lieutenant demousquetaires, reprenait :

– Alors, monsieur, si c’est une bonneaction que vous me proposez, gardez votre argent pour vous, car,quand on fait le bien, on n’a pas besoin de récompense.

– Voilà une réponse qui me plaît, s’écriaGaëtan. Néanmoins, je maintiens mes offres, car, si tu veux biennous aider à sauver un innocent, à délivrer un malheureux,j’entends que tu n’aies pas à supporter les conséquences d’unebonne action, qui, je ne te le cache pas, pourrait te coûter fortcher. Je veux te donner le moyen d’échapper à ceux qui seraienttentés de te chercher noise et de trouver un abri tranquille et sûroù tu pourras filer le parfait amour avec ta bonne amie.

– Ah ! monsieur, je crois deviner,fit le pêcheur. Vous me demandez, n’est-ce pas, que je vous aide àfaire évader l’homme au masque de fer ?

– Tiens, tiens, s’écria gaiement leGascon, tu es plus malin que je ne le pensais. Eh bien ! oui,c’est cela ! Sommes-nous d’accord ?

– Monsieur, reprit Martigues avec unaccent plein de franchise, je ne demanderais pas mieux que de vousaider en cette entreprise, car ce prisonnier, que je suis chargé deservir, m’inspire une profonde pitié, et, chaque fois que je levois avec ce masque sur la figure, l’envie me prend de le luiarracher ; mais il paraît que c’est impossible et que seulM. de Saint-Mars, le gouverneur, connaît le mécanismesecret qu’il faudrait faire fonctionner pour cela. Et puis, je nesuis qu’un pauvre hère !

» Ah ! tenez, il faut que je vous ledise, puisque vous vous intéressez tant à ce malheureux. Depuis unan qu’il est prisonnier à l’île Sainte-Marguerite, il n’avait pasencore desserré les lèvres ; et puis, aujourd’hui seulement,il s’est décidé à me dire quelques mots ! Rien qu’au son de savoix, j’ai compris qu’il était jeune et qu’il devait être aussi bonque brave. Ah ! oui, il m’a parlé ; il m’a même appeléson ami !… Inutile de vous en dire davantage, tout ce que jepourrais faire pour lui, pour vous, je le ferais ! Mais,malheureusement, je le répète, mon aide ne peut pas vous être trèsefficace et je crains bien que vous ayez eu tort de compter surmoi.

Castel-Rajac, d’un ton bref,s’écria :

– Qu’en savez-vous ?

Martigues eut un signe évasif, mais déjà leGascon interrogeait :

– De combien d’hommes se compose lagarnison ?

– De vingt hommes !

– Ce sont de bons soldats ?

– Pas très. On s’ennuie beaucoup àSainte-Marguerite, et ils n’attendent qu’une occasion de filer,surtout la nuit, et de gagner la terre afin d’y faire ripaille.

– Bien. Le gouverneur est-ilsévère ?

– Très.

– Il ne badine pas avec ladiscipline ?

– Chaque fois qu’il prend un de seshommes en faute, il le met au cachot pour vingt-quatre heures.

– De mieux en mieux, ponctua Gaëtan.

L’œil étincelant de malice, ilcontinua :

– Je suppose que je pénètre avecquelques-uns de mes amis dans le château de Sainte-Marguerite.

– Ça, monsieur, c’est impossible.

– Impossible, riposta Castel-Rajac, c’estun mot qui n’est pas français, encore moins gascon.

» Je suppose donc que, par force ou parruse, nous pénétrions dans la citadelle en nombre suffisant pourvenir à bout de ceux qui l’occupent et que, fidèle à son devoirainsi qu’il doit l’être, le gouverneur se refuse à me livrer sonprisonnier, seriez-vous prêt à m’ouvrir les portes de soncachot ? »

Spontanément, le pêcheur répliqua :

– Oui, monsieur, si toutefois j’en avaisla clef. Cette clef, je dois la remettre chaque soir à M. legouverneur et j’ignore où celui-ci la cache.

– Il faut que tu la prennes, dans le plusbref délai. Tu vas donc retourner au château de Sainte-Margueriteet tu chercheras, par tous les moyens dont tu disposes, à découvrirl’endroit où M. de Saint-Mars serre cette clef. Ouplutôt, non, il me vient une idée lumineuse ; tout à l’heure,en rentrant, tu iras frapper à la chambre du gouverneur et tu luidiras qu’en rentrant au château tu es allé, comme toujours, écouterà la porte du prisonnier, que tu as entendu celui-ci se plaindre etque tu demandes au gouverneur de te donner le moyen de le secourir.Il te remettra la clef, tu la glisseras dans ta poche et tu lagarderas jusqu’à ce que j’arrive, ce qui ne saurait tarder.

– Monsieur, je ne demande pas mieux defaire tout ce que vous me dites, mais je vous le répète, lacitadelle est imprenable.

– Pas pour des Gascons !

Martigues, entièrement gagné à la cause del’homme au masque de fer, s’écria :

– Ah ! si je pouvais seulement vousbaisser le pont-levis et vous faire ouvrir la porte.

– Je te sais gré de tes excellentesintentions, déclara Castel-Rajac, mais, sur ce terrain, je n’ai pasbesoin de ton concours. Contente-toi de me donner cette clef quandje te la réclamerai. Tu auras tes cinquante mille livres et tupourras t’en aller filer en sécurité le parfait amour avec ta bonneamie.

» En attendant, voici une bourse quicontient vingt pistoles. Arrange-toi pour faire boire les soldatsde la citadelle… Raconte-leur que tu as fait un héritage et que tudésires le fêter avec eux. Bref, arrange-toi pour que, vers dixheures, ils soient gris à rouler par terre…

» Allons, va mon gars. Maintenant, un bonconseil : tu ne me parais pas d’une bravoure excessive.

– Ah ! ça, monsieur, quand on n’aque sa peau comme fortune, on y tient.

– Évidemment, mais, une fois là-bas, net’avise pas de revenir sur la promesse que tu m’as faite et, quoiqu’il arrive, ne te laisse pas intimider et surtout ne me trahispas.

Martigues releva la tête :

– Monsieur, fit-il, tout à l’heure, vousm’avez dit : « Regarde-moi en face et, après cela,dis-moi si j’ai l’air d’un bandit ? » Eh bien ! àmon tour, fixez-moi bien dans les yeux et dites-moi si j’ai l’aird’un traître ?

– Va, mon ami, fit Castel-Rajac, en luidonnant une tape sur l’épaule. Tu auras tes cinquante mille livres,quand je devrais aller couper les cornes et la queue dudiable !

D’Assignac fit sortir le pêcheur par une portedérobée, ce qui lui évita de traverser la salle où tous les hommesque Castel-Rajac avait recrutés dans les environs et costumés enmousquetaires continuaient à fumer et à boire du vin blanc. Restéseul avec son ami, Gaëtan lui dit :

– Nous avons eu la chance de tomber surce brave garçon. Il n’est certes pas doué d’une intelligencesupérieure, mais, en tout cas, je suis certain qu’il nous est toutacquis et qu’il fera l’impossible pour me rendre le service que jelui ai demandé.

» Maintenant, mon bon Assignac et moncher Laparède, prenons toutes les dispositions nécessaires.

– Nous t’écoutons.

– Parle !

Castel-Rajac développa :

– J’ai renoncé à ma première idée, quiconsistait à prendre d’assaut la citadelle et à nous emparer devive force du prisonnier. Cela, pour deux raisons. La première,c’est que, si décidés soyons-nous de vaincre, nous pouvons trèsbien subir une défaite, et la seconde est que nous nous mettrionsen rébellion ouverte et à main armée contre l’autorité royale. Orje ne tiens ni à me placer dans un aussi mauvais cas, ni à y mettremes amis, même pour la cause la plus noble et la plus juste.

» Tous ces gens que tu as recrutés, moncher Laparède, et que tu as revêtus des uniformes de mousquetairesque nous avions apportés avec nous, vont donc nous attendre ici etnous servir tout simplement d’escorte jusqu’à la frontièreitalienne, où il a été convenu que nous conduirions notre cherHenry dès sa libération.

» Vous allez vous embarquer avec moi tousles deux et nous allons nous rendre à l’île Sainte-Marguerite.

» Hier, j’ai pu me rendre compte de lafaçon dont nous avions le plus de chances à pénétrer dans la placeet cela nécessitera de la part de nous trois un peu degymnastique ; mais nous avons bon pied, bon œil, bon muscle,bon nerf et surtout bon cœur. Je suis donc tranquille de ce côté,et si, comme je l’espère, notre homme de tout à l’heure exécutefidèlement mes instructions au cours de cette nuit, nous enlèveronsHenry au nez de M. le gouverneur.

– Très bien, approuva Assignac, qui eûtsuivi son intrépide ami les yeux fermés jusqu’au bout du monde.

– Quand partons-nous ? demandaLaparède, qui professait une égale confiance envers Gaëtan.

– Dans une heure, répliqua Castel-Rajac.Il faut donner à notre complice le temps de griser les soldats dela garnison et de se faire remettre la clef du cachot parM. de Saint-Mars.

» Maintenant, suivez-moi, j’ai faitpréparer par la brave femme qui tient cette auberge un petit souperqui achèvera de nous donner les forces dont nous aurons besoin.

– Il pense à tout, s’écria Assignac quela perspective d’une bonne chère, même relative, achevaitd’épanouir.

Tous trois escaladèrent un escalier en formed’échelle qui donnait au premier étage et disparurent par une portequi se referma lourdement sur eux.

*

**

Une heure après, une barque, pilotée parCastel-Rajac s’arrêtait dans une petite crique de l’îleSainte-Marguerite, presque au pied du château.

Après avoir abattu la voile et jeté l’ancre,il s’élança sur un rocher, suivi par ses deux compagnons habituels,qui avaient peut-être moins le pied marin que lui, mais n’enfaisaient pas moins bonne figure sous les défroques de matelotqu’ils avaient endossées, ainsi que leur chef de file.

Favorisés par une nuit obscure, ils parvinrentà se faufiler jusqu’au pied du mur d’enceinte de la citadelle.

Castel-Rajac avait dû dresser un plan trèsnet, très défini, car ce fut sans la moindre hésitation qu’il sedirigea vers un des saillants du fort que surplombait uneplate-forme supportant un vieux canon de marine.

Cette plate-forme, protégée par des créneaux àmâchicoulis, se trouvait située à environ cinq mètres du roc.

Une fois en bas, Gaëtan s’empara d’une besaceque d’Assignac portait sur le dos ; il l’ouvrit et en retiraune corde à nœuds dont il enroula une des extrémités autour de sonpoignet ; puis il dit, toujours à d’Assignac :

– Mets-toi là, contre la muraille, ettoi, Laparède, grimpe-lui sur les épaules.

Tous deux s’exécutèrent aussitôt. Avec lasouplesse et l’agilité d’un acrobate professionnel, Gaëtan parvintà s’installer à son tour sur les épaules de Laparède. Sa têtedépassait le parapet, sur lequel il appuya ses deux mains, et, d’unseul bond, il se trouva sur la plate-forme auprès du canon, à labouche duquel il assujettit solidement la corde à nœuds qu’iltraînait après lui.

Tour à tour, Laparède et Assignac firentl’ascension de la corde et rejoignirent leur ami, qui leur dit àvoix basse :

– Maintenant, il s’agit de s’orienter.Mais n’allons pas trop vite et flairons d’abord le vent. Surtout,imitez-moi dans tous les gestes et mouvements que je vaisfaire.

Il s’agenouilla et se mit à ramper le long duparapet dans la direction de la forteresse, qui élevait sa massesombre à deux portées de fusil de là.

Arrivé au sommet de l’escalier de pierre quidonnait accès dans une première cour défendue par une murailleassez élevée et au milieu de laquelle se dressait la grille d’unportail d’une solidité qui semblait à toute épreuve, Castel-Rajacs’arrêta.

Dominant la muraille, il pouvait se rendrecompte de tout ce qui se passait à l’intérieur de la cour. Toutd’abord, il ne vit rien, il n’entendit rien. Un calme absolusemblait régner à l’intérieur du château. Aucune lumièren’apparaissait derrière les fenêtres.

De même que lors de son équipée de Montgiron,le chevalier Gaëtan eut l’impression qu’il se trouvait aux abordsd’un nouveau château de la Belle au bois dormant. Déjà, il songeaitau moyen d’escalader ce nouvel obstacle qu’il n’avait pas été sansprévoir. Il n’y en avait qu’un seul, c’était de recommencer la mêmeopération qu’il avait faite pour escalader l’enceinte de lacitadelle.

Toujours à quatre pattes, et naturellementsuivi de ses deux fidèles associés, il se mit à descendrel’escalier qui aboutissait à la grande porte grillée.

Comme il atteignait la dernière marche, ils’arrêta subitement. Il avait cru entendre, dans la cour, un légerbruit. Tapi dans l’ombre, il demeura immobile ainsi que sescamarades. Comme le bruit s’élevait de nouveau, plus rapproché, ilsaisit la poignée d’un coutelas qu’il portait accroché à saceinture, se préparant à supprimer, s’il en était besoin,l’indiscret qui avait le singulier aplomb de se mêler de sesaffaires et la malencontreuse idée de venir se jeter dans sesjambes, ou plutôt dans ses bras.

Le regard tendu, l’oreille aux aguets, il vitbientôt une ombre s’approcher de la grille. Son cœur eut un joyeuxbattement. Le Gascon venait de reconnaître la silhouette de JeanMartigues. Il le laissa tranquillement ouvrir la porte à l’aided’une clef énorme avec laquelle on aurait pu aisément assommer unbœuf, et, toujours sur les genoux, il s’avança vers lui, aprèsavoir fait signe à ses amis de demeurer sur place.

Martigues, en apercevant cet homme qui rampaitdans sa direction, eut un mouvement d’hésitation. Instantanément,Castel-Rajac se releva et lui dit simplement :

– Avez-vous la clef du cachot ?

Le pêcheur, l’air consterné, baissa la tête endisant :

– Non, je ne l’ai pas !

D’un geste brusque, Gaëtan le saisit par lerevers de son veston.

Un mot lui échappa :

– Animal !

– Ne m’en voulez pas, murmura le pauvrediable, M. le gouverneur a voulu lui-même porter secours àM. l’homme au masque de fer et il est en ce moment avec luidans son cachot.

– Mordious ! grommela le Gascon, enfrappant du pied le sol.

Tout en dévisageant l’ancien pêcheur d’un aircourroucé, il fit :

– Et les soldats ?

– Ah ! ceux-là, monsieur, ils nevous gêneront pas beaucoup, car ils sont tous soûls comme desbourriques.

– Allons, ça va un peu mieux, respiraGaëtan.

Et, après avoir appelé ses amis qui n’avaientpas bougé de place et s’empressèrent de le rejoindre, de l’airdécidé d’un homme qui vient de prendre une résolution dont rien nepourrait le faire démordre, il dit à Martigues, qui n’avait plus unpoil de sec :

– Maintenant, conduis-moi jusqu’au cachotdu prisonnier.

– Mais, hésita le brave garçon, je viensde vous dire, monsieur, que M. le gouverneur s’y trouvait.

– Eh bien ! tant mieux.

– Mon Dieu, mon Dieu, gémit Martigues,pourvu qu’il ne vous arrive pas malheur !

– Ton gouverneur est donc si terrible quecela ?

– Ce n’est pas un méchant homme…mais…

– Allons, conduis-moi, ordonna le Gasconsur un ton qui n’admettait pas de réplique.

L’ancien pêcheur ne se le fit pas répéter unetroisième fois.

– Suivez-moi, messieurs, fit-il.

Les trois Gascons emboîtèrent aussitôt le pasau valet, qui, après les avoir fait pénétrer à l’intérieur de lacitadelle, les fit entrer dans un couloir obscur et désert oùs’amorçait l’escalier qui conduisait aux cachots.

Castel-Rajac et ses amis aperçurent bien, dansla pénombre, ça et là, quelques corps étendus à terre. Ils ne s’eninquiétèrent point, car c’étaient ceux des soldats que leur guideavait copieusement grisés. Derrière lui, ils gravirent les marcheset arrivèrent dans un autre couloir sur lequel donnaient plusieurscachots.

Sans s’être donné le mot, ils se mirent àmarcher sur la pointe des pieds, jusqu’au moment où Martiguess’arrêta devant la porte de la cellule où était enfermé le fils deMazarin et d’Anne d’Autriche.

Un rai de lumière filtrait sous le vantailinférieur. Éclairé par le falot suspendu au centre du corridor,Martigues se retourna vers Gaëtan, lui demandant, d’un coup d’œilexpressif, ce que maintenant il fallait faire.

Castel-Rajac, que rien ne semblaitembarrasser, frappa lui-même un coup contre la porte.

– Qui va là ? fit la voix dugouverneur.

– Service du roi, réponditimperturbablement le lieutenant aux mousquetaires.

M. de Saint-Mars eut un sursaut desurprise. Comme il ne pouvait supposer un seul instant la vérité,d’autant plus qu’à plusieurs reprises il lui était arrivé d’êtrealerté en pleine nuit par des courriers chargés de venir inspecterla forteresse, M. de Saint-Mars s’en fut aussitôt ouvrirla porte. Un cri lui échappa.

Sous une poussée formidable, il se sentitprojeté jusqu’au fond de la pièce.

C’était Castel-Rajac qui avait bondi sur luiet lui disait :

– Monsieur le gouverneur, je vous avertisqu’il est inutile de chercher à vous défendre et d’appeler voshommes à votre secours. Pas un seul ne vous répondrait. Ils sonttous gris comme des Polonais…

Tandis que Laparède tenait en respect legouverneur et que d’Assignac, telle une statue vivante, bouchaitlittéralement la porte de sa haute stature, Castel-Rajac seprécipitait vers Henry qui, frémissant sous son masque d’acier,tendait vers lui ses bras, en criant :

– Mon père, mon père !

– Oui, mon fils, c’est moi, fitsimplement le héros gascon.

Et il ajouta, avec sa vervehabituelle :

– J’espère que je vais pouvoir tedébarrasser promptement de ce saladier qui te cache la figure etque je vais pouvoir t’embrasser sur les deux joues. Mais,auparavant, j’ai quelques mots à dire à M. le gouverneur.

– Et moi, monsieur, répliquaM. de Saint-Mars avec dignité, je n’en ai qu’un seul. Jevous prie seulement d’ordonner à votre ami, qui me tient sous lamenace de son pistolet, de me remettre immédiatement son arme, afinque je puisse immédiatement me brûler la cervelle.

– Qu’est-ce à dire, monsieur legouverneur ? s’exclama Gaëtan.

– Monsieur, répliquaM. de Saint-Mars, vous venez m’enlever un prisonnier quej’avais juré sur l’honneur de garder toujours devers moi. Je suisgentilhomme, un gentilhomme n’a pas le droit de forfaire au sermentqu’il a fait à son roi.

Cette vigoureuse apostrophe parut produire surl’être chevaleresque entre tous qu’était Castel-Rajac uneimpression profonde.

– Monsieur le gouverneur, fit-il, je nevous cacherai pas que le langage que vous venez de me tenir n’estpas sans me troubler. Et croyez que je serais désolé d’avoir votremort sur la conscience. Mais, moi aussi, j’ai fait un serment, pasau roi, mais presque… oui… le serment de défendre ce jeune homme,victime de la plus effroyable des injustices. Ce serment, je l’aitoujours tenu et j’entends le tenir jusqu’au bout ! Maispeut-être existe-t-il un moyen d’arranger les choses ? Je vousassure que je ne demanderais pas mieux, mon cher gouverneur.

– Non, c’est impossible !

– Veuillez me suivre jusqu’auprès decette fenêtre, insista le Gascon, car ce que j’ai à vous dire nepeut être entendu que de nous deux.

M. de Saint-Mars répondit :

– Soit !

Et il s’en fut rejoindre Castel-Rajac qui luifit à l’oreille :

– Vous connaissez, monsieur legouverneur, les raisons pour lesquelles le jeune homme a étécondamné à la détention perpétuelle et à porter jusqu’à la fin deses jours ce masque sur son visage.

– Oui, monsieur, répondit sans hésiterM. de Saint-Mars.

– Ne trouvez-vous pas que les gens quiont ordonné un pareil supplice ont commis une infamie et que ceuxqui s’en sont faits les complices se sont rendus coupables d’unelâcheté ?

– Monsieur, blêmit le gouverneur.

– Rentrez en vous-même, interrogez votreconscience, elle vous répondra que j’ai raison, et ne me parlezplus de serment que vous avez fait au roi, car cet argument, pourmoi, n’est pas valable.

» Le roi, je crois le connaître assez,puisque je suis lieutenant à son régiment de mousquetaires, le roiest incapable d’avoir donné un pareil ordre. C’est son nouveauministre, ce Colbert qui, pour faire du zèle, a consommé cevéritable crime et bien à tort, monsieur le gouverneur, car si jecrois bien connaître le roi Louis XIV, je connais encore mieux sonfrère, puisque j’ai eu l’honneur et le bonheur d’être son pèreadoptif et que je l’ai élevé à l’ombre de mon honneur et de matendresse.

» Eh bien ! questionnez-levous-même. Demandez-lui s’il a l’intention de conspirer contre SaMajesté et de profiter d’une ressemblance voulue par un caprice dela nature pour semer le trouble et la discorde dans le royaume,oui, questionnez-le, et vous verrez ce qu’il vousrépondra ! »

M. de Saint-Mars se taisait. Ilétait facile de deviner, au trouble de son visage, qu’un violentcombat se livrait en lui et que le véritable gentilhomme qu’ilétait ne pouvait être que bouleversé par les paroles que venait delui adresser le lieutenant aux mousquetaires.

Désireux d’en finir, Castel-Rajac appelait àhaute voix :

– Henry !

L’homme au masque de fer s’approcha.

– Mon fils, reprit le Gascon avec unaccent de grandeur incomparable, dis à M. le gouverneur ce quetu comptes faire dès que tu seras libre.

Henry répliqua d’une voix ferme etharmonieuse :

– Pendant les heures déjà si longues dema captivité, j’ai longuement réfléchi à mon sort futur, au cas oùles portes de ma prison viendraient à s’ouvrir. Ayant pénétré laraison pour laquelle j’ai été jeté dans ce cachot, j’ai pris enversmoi-même l’engagement, si je retrouvais ma liberté, de m’en allerloin, très loin, et de ne jamais reparaître. Car, sachez-le,monsieur, je n’ai pas d’autre ambition que d’être un bongentilhomme, et si, hélas ! par la volonté du destin, je nepuis l’être dans mon pays, il ne m’est pas impossible de m’yconduire comme tel dans un autre.

» Je vous donne donc ma parole d’honneurde ne jamais rien entreprendre ni contre le roi, que je respecte etque j’aime, mais encore contre tous ceux qui m’ont infligé unsupplice auquel je n’ai résisté que parce que j’avais la foi, lacertitude que l’homme admirable que vous voyez devant vousviendrait un jour, avec ses deux amis, ses deux frères, ses deuxcompagnons d’armes, m’arracher à ceux qui m’avaient volé à lui.

– Vous venez de l’entendre, monsieur legouverneur, reprit Castel-Rajac, tandis qu’Assignac qui,décidément, avait la larme facile, se tamponnait les yeux avec lamanche de sa chemise, et que Laparède tortillait nerveusement safine moustache.

M. de Saint-Mars déclara :

– Je vous crois tous les deux. Maiscomment expliquer cette évasion ?

D’un ton fort conciliant, Castel-Rajaccontinua :

– Je comprends que vous songiez, mon chergouverneur, à mettre à couvert votre responsabilité et à éviter lesconséquences fâcheuses que pourrait avoir pour vous la disparitionde votre captif. Mais je crois que j’ai trouvé le moyen deconcilier vos intérêts avec les nôtres. Vous avez d’autresprisonniers, ici ?

– Deux seulement. L’un est un Espagnolfanatique qui avait tenté d’assassiner le cardinal de Mazarin.

– De celui-là, n’en parlons pas, coupa leGascon. Voyons l’autre.

– C’est un gentilhomme, le comte deMarleffe.

– Le faux-monnayeur ! s’exclamaCastel-Rajac.

– Lui-même !

– Quel âge ?

– Vingt-trois ans.

– Parfait !

– Mais ?…

– C’est bien simple. Après l’avoir faitpasser pour mort, vous collerez sur la figure de ce bandit lemasque de fer que vous avez mis à mon fils !

– Lieutenant, c’est impossible.

– Ah ! que je n’aime pas cemot !

– Je vous assure que vous me demandez-laune chose que je ne puis exécuter.

– Pourquoi ?

– Si un envoyé de M. Colbert venaitvisiter le prisonnier et s’il l’interrogeait,M. de Marleffe ne manquerait pas de dire qui il est et deprotester contre le traitement dont il est l’objet !

Castel-Rajac, qui ne s’embarrassait jamais derien, répliqua avec une magnifique assurance :

– Qu’à cela ne tienne, monsieur legouverneur. Vous direz au représentant de M. Colbert que votreprisonnier est devenu fou, ce qui, somme toute, n’aura riend’invraisemblable et d’extraordinaire.

– Mais si cet envoyé exige que j’enlèvele masque ?

– Et après ?

– Il s’apercevra tout de suite de lasubstitution.

– Mais non, mais non…

– Mais si.

– D’abord, mon cher gouverneur, vousn’enlèverez pas le masque.

– Pourquoi ?

– Parce que vous expliquerez à votreinterlocuteur que l’artisan qui l’avait fabriqué est mort enemportant dans la tombe le secret du mécanisme qui permet del’enlever. Mordious ! vous voyez que ce n’est pas biendifficile !

Entraîné par la verve du Gascon autant que parson désir de mettre fin à une situation dont le chevalier deCastel-Rajac venait de lui démontrer si éloquemment et siirréfutablement l’iniquité, M. de Saint-Marsavoua :

– Décidément, lieutenant, vous avezréponse à tout. Vous venez de me donner d’autant mieux le moyen dem’associer à une œuvre de réparation et de justice d’autant plusque j’ai confiance en votre discrétion, ainsi qu’en celle de celuique vous appelez votre fils et des deux témoins qui ont assisté àcette scène.

Laparède intervint :

– Vous pouvez, monsieur le gouverneur,compter sur mon silence.

– Et sur le mien, aussi, dit en écho lebon gros Assignac.

Et il ajouta avec bonhomie :

– Cela me sera d’autant plus facile queje vous avouerai franchement que je n’ai rien compris à cetteéquipée.

D’un air grave, M. de Saint-Marscontinua :

– Lieutenant, tout sera fait selon votredésir. Je n’y mets qu’une condition et cela encore plus pour lasauvegarde de votre fils que pour la mienne. Je vous demande qu’ilconserve sur son visage ce masque de fer jusqu’à ce qu’il aitfranchi la frontière, car il se pourrait fort bien que des espionsrôdassent sur la côte.

Tout en souriant, Castel-Rajacreprit :

– Mieux que personne, j’en suis certain,et voilà pourquoi je trouve votre précaution excellente. Deuxobjections, cependant.

– Dites !

– Si nous emportons le masque, commentferez-vous pour le mettre ensuite sur la figure de votre fauxmonnayeur ?

– J’en ai un de rechange.

– Ah ! très bien. Mais ce n’est pastout. Comment m’y prendrai-je pour débarrasser mon fils decelui-ci ?

– Je vais vous l’expliquer, répliquaM. de Saint-Mars.

Et, s’approchant d’Henry, il montra àCastel-Rajac, en dessous de la mentonnière, un trou pas plus grandque celui par lequel on réglait à cette époque les aiguilles d’unemontre. Et, tirant de l’une des poches de son habit une petiteclef, il l’introduisit dans l’ouverture.

Instantanément, le masque se sépara en deux etle visage pâle, amaigri, mais toujours plein de beauté juvénile duprisonnier, apparut aux yeux des assistants. Aussitôt, Gaëtan seprécipita sur son fils d’adoption et fit claquer sur ses joues lesdeux baisers sonores qu’il lui avait promis.

M. de Saint-Mars donna au chevalierla clef avec laquelle il avait fait fonctionner le mécanisme secretdu masque qu’il remit lui-même en place, tout en disant :

– Ne m’en voulez pas, monsieur, deprolonger encore un peu votre si cruelle épreuve, mais ce ne sontplus que quelques instants de patience ; et maintenant, adieu,monsieur, et que Dieu vous garde.

– Monsieur le gouverneur, répliqual’homme au masque de fer avec un accent et une allure d’une dignitémagnifique, je voudrais vous serrer la main.

Le gouverneur, très ému, tendit sa dextre aufils de Mazarin et d’Anne d’Autriche, qui, tout en l’étreignant,lui dit :

– Puisse, monsieur, l’acte d’humanité quevous venez d’accomplir vous valoir le bonheur dans ce monde et dansl’autre.

Castel-Rajac, tout frémissant de joie,s’écria :

– Monsieur le gouverneur, laissez-moijoindre mes remerciements à ceux de ce cher enfant. Désormais, vousêtes mon ami et, quand on est mon ami, on l’est bien, et je vous endonnerai d’ici peu la preuve… Attendez-vous à recevoir unavancement digne de vos mérites. Je ne serais pas surpris que, dansquelque temps, vous fussiez nommé gouverneur de la Bastille !Je ne vous dis donc pas adieu, mais au revoir !

Après avoir échangé une chaleureuse poignée demain avec M. de Saint-Mars, Castel-Rajac, Henry et sesdeux amis s’empressèrent de gagner le couloir où les attendaitMartigues qui, dans l’ombre, avait assisté à toute cette scène àlaquelle, d’ailleurs, pas plus qu’Assignac, il n’avait compris lemoindre mot.

Le gouverneur, qui les avait accompagnésjusque dans la cour, leur dit :

– Mes soldats, ainsi que vous me l’aviezdit et que je l’ai constaté moi-même, sont abominablement ivres.Malgré cela, je crois qu’il serait imprudent de vous faire sortirpar le corps de garde.

– Ne vous inquiétez pas de ceci, mon chergouverneur, déclara Castel-Rajac, qui se sentait un cœur et desjarrets de vingt ans. Le chemin que nous avons pris pour monter icinous servira également pour descendre.

M. de Saint-Mars rentra dans lechâteau. Henry et les trois Gascons gravirent l’escalier de pierre,suivi par Jean Martigues, qui les rejoignit sur la plate-forme.

D’un ton humble et craintif, celui-ci demandaà Castel-Rajac :

– Bien que je n’aie pas tenu ma parole,vous n’allez tout de même pas m’abandonner, mon bon lieutenant.

– Non seulement nous ne t’abandonneronspas s’écria le Gascon, en lui donnant une bourrade, mais tescinquante mille livres que nous t’avons promises, tu les toucherasdès que nous serons revenus de conduire mon fils à lafrontière !

Transporté d’allégresse et de reconnaissance,l’ancien pêcheur allait s’effondrer aux genoux du chevalier ;mais celui-ci, l’empoignant par le bras, lui disait avec toute labelle humeur dont il débordait :

– L’instant n’est pas propice auxeffusions. Décampons !

Le premier, il descendit par la corde à nœuds,qui était restée attachée à la bouche du canon. Henry luisuccéda ; puis ce furent, tour à tour, M. d’Assignac,Laparède et Jean Martigues, qui, dans son émoi, lâchant la cordeavant d’arriver en bas, évita une chute qui aurait pu êtredangereuse grâce au véritable matelas que lui présentait le bongros Assignac en se renversant en arrière et en bombant sapoitrine.

Tous s’empressèrent de regagner la barque, demettre la voile et, favorisés par un excellent vent du large, ilsarrivèrent sans encombre à l’auberge où, fidèles à la consigne queleur avait donnée Castel-Rajac, les indigènes déguisés enmousquetaires attendaient son retour en continuant de vider la cavede la tenancière.

Tous ces gens avaient été racolés dans le payspar Assignac et Laparède qui, non seulement leur avaient verséd’avance une certaine somme, mais leur avaient encore promis uneprime importante.

C’étaient tous des contrebandiers de la côte,entraînés aux plus périlleuses aventures et qui ne s’occupaientjamais de la mission dont ils étaient chargés que pour l’exécuteraveuglément, sans autre souci que celui des bénéfices qu’ilspouvaient en retirer.

Aussi ne s’étaient-ils nullement fait tirerl’oreille pour se laisser enrôler par les deux Gascons etmanifestaient-ils pour la cause inconnue qu’ils étaient appelés àservir un enthousiasme qui progressait au fur et à mesure que levin coulait dans leur gosier.

Lorsqu’ils virent reparaître celui qu’ilsappelaient déjà leur grand chef, c’est-à-dire le chevalier deCastel-Rajac, ils se levèrent tous d’un même mouvement pourl’acclamer. Sans doute supportaient-ils mieux la boisson que lessoldats de M. de Saint-Mars, car Gaëtan, qui n’était passans avoir quelque inquiétude à ce sujet, constata avecsatisfaction qu’ils tenaient fort bien en équilibre sur leursjambes.

Tout de suite, de sa belle voix, illança :

– En selle !

Suivi par sa troupe de faux mousquetaires, ils’en fut dans une cour intérieure où une vingtaine de chevauxétaient attachés. Dans un coin, l’homme au masque de fer, enveloppéd’un long manteau, conversait avec les deux amis de son pèreadoptif.

Lestement, le lieutenant aux mousquetairesgrimpa sur un joli cheval blanc qui piaffait d’impatience. Henrys’installa en croupe derrière lui et tous les autres personnages, ycompris Jean Martigues, qui revenait en courant et tout essouffléd’embrasser encore une fois sa bonne amie, sautèrent sur les autresmontures et la cavalcade s’enfonça dans la nuit.

Lorsque Castel-Rajac et ses amis arrivèrent àla frontière italienne, il faisait grand jour. Le chevaliercommença par faire régler sa troupe par Assignac et Laparède,promus aux fonctions d’officiers payeurs généraux. Il y ajouta mêmeune gratification supplémentaire, ce qui lui valut des hourras quimenaçaient de se prolonger outre mesure ; mais Gaëtan, quiavait hâte de délivrer Henry de son masque de fer, se hâta de lesinterrompre d’un geste énergique et d’engager ses mousquetairesd’occasion à rallier Cannes dans le plus bref délai.

Ceux-ci ne se le firent pas dire deux fois,et, commandés par Assignac et Laparède, qui étaient chargés derécupérer leurs costumes et leurs armes, ils piquèrent des deux ets’en furent dans une sorte de galop d’allégresse.

Demeuré seul avec Henry, Castel-Rajac, quisemblait très ému, fit manœuvrer, avec la petite clef que lui avaitremise M. de Saint-Mars le mécanisme secret du masque,qui s’entrouvrit aussitôt pour se diviser en deux parties etretomber lourdement sur le sol.

Sans prononcer un mot, les deux hommess’étreignirent longuement.

Puis, Castel-Rajac dit :

– Mon fils… car, tu me permets bien det’appeler encore ainsi ?

– Oui, mon père, et je vous le demandemême en grâce.

– Je vais maintenant te dire la véritésur ta naissance.

– Je la connais.

– Qui te l’a révélée ?

– Personne ! C’est de moi-même qu’ajailli la lumière. Mais mon père véritable, ce sera vous,toujours !

Et avec une nuance de mélancolie, danslaquelle n’entrait aucune amertume, il ajouta :

– Quant à ma mère, si vous la voyez, vouslui direz que je ne veux emporter d’elle que le souvenir desbaisers qu’elle m’a donnés quand j’étais enfant. De même, que jesuis trop respectueux des droits de mon frère le roi pour jamais medresser contre lui, j’ai trop souci de l’honneur de la reine, notremère, pour revendiquer auprès d’elle la place même obscure d’unenfant illégitime.

» Fort et fier des principes danslesquels vous m’avez élevé, j’entends faire ma vie suivant leslignes que vous m’avez tracées, non pas en aventurier, mais engentilhomme, et tout en m’engageant à ne jamais porter les armescontre mon pays, je veux consacrer tout ce que vous avez mis de bonen moi au service des nobles causes. Il n’en manque point sur cetteterre. »

Et, ployant les genoux, il ajouta :

– Maintenant, bénissez-moi, monpère !

Castel-Rajac posa sa main robuste sur l’épauled’Henry. Puis, il lui dit :

– Tu viens, mon enfant, de reconnaîtreau-delà de ce qu’il valait le bien que j’ai pu te faire. Oui, je tebénis de tout mon cœur affectueux, de toute mon âme dans laquelletu ne cesseras de vivre et je te dis : sois le chevalier sanspeur et sans reproche que tu m’annonces et Dieu, j’en suis sûr,t’en récompensera.

Le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche sereleva et, d’un élan il se jeta entre les bras du valeureux Gascon.Ce fut une nouvelle étreinte, après laquelle Castel-Rajac dit àHenry :

– Voici une bourse bien garnie, qui va tepermettre de gagner la ville de Gênes. Là, tu te rendras viaMacelli, tu demanderas le signor Humberto Joffredi ; c’est luiqui est chargé de procéder à ton établissement qui doit être etsera celui d’un jeune gentilhomme riche et de bonne race.

– Père, je n’ai aucun désir d’argent.

– C’est la volonté de ceux qui t’aimentet tu n’as pas le droit de t’y soustraire. Tu choisiras toi-même lenom que tu veux porter.

– Ce sera le vôtre, père. Il n’en est pasun autre pour moi qui soit plus noble et plus sacré. J’espère queje m’en montrerai digne.

– Allons, au revoir, mon cher Henry.

– Oui, au revoir et à bientôt, n’est-cepas ?

– Sois tranquille, je ferai tout pour meretrouver souvent avec toi !

Ils se serrèrent les mains vigoureusement.Henry se dirigea à pied vers un village dont on voyait les toitsrouges se profiler sous le ciel bleu à travers les arbres.Castel-Rajac le regarda jusqu’à ce qu’il eût disparu. Comme unsoupir douloureux lui échappait, il fit :

– Mordious, est-ce que, par hasard, jemanquerais de courage ? Ce serait la première fois de mavie.

Et, remontant en selle, il éperonna soncheval, tout en disant :

– Je crois que j’ai bien tenu monserment ! Ma chère Marie va être contente !…

*

**

Au milieu de sa joie, Castel-Rajac conservaitcependant une certaine inquiétude. En effet, il était sansnouvelles de M. de Durbec et il se demandait ce quecelui-ci avait bien pu devenir. Comme il se doutait qu’ilmanigançait dans l’ombre quelques sombres intrigues, et bien qu’ilfût tout à fait tranquille au sujet d’Henry, il se demandait si cetoiseau de malheur n’allait pas s’apercevoir de la substitution duprisonnier et chercher noise à cet excellent gouverneur que leGascon avait entraîné un peu malgré lui dans cette aventure.

Gaëtan était d’un tempérament trop généreux ettrop chevaleresque, pour ne pas se préoccuper du mal qui pouvaitarriver par sa faute à un homme qui lui avait rendu un aussi grandservice.

Aussi, dès son arrivée à Cannes, après avoirété rendre compte à la duchesse de Chevreuse et à sa charmantenièce, Mme de Lussey, du succès de sonentreprise et délivrer lui-même le mouchard qu’il avait enfermédans la cave, Castel-Rajac s’était embarqué pour l’îleSainte-Marguerite, et, après avoir parlementé avec le sous-officierde garde qui, les yeux troubles et la bouche pâteuse, ne semblaitpas entièrement remis de ses libations de la veille, il avaitréussi à se faire introduire auprès deM. de Saint-Mars.

Ainsi que nous allons le voir, lespressentiments de Castel-Rajac étaient fondés. En effet, dès que legouverneur l’aperçut, il s’écria :

– Vous, chevalier, c’est la Providencequi vous envoie ! Depuis votre départ, il s’est passé ici deuxgraves événements, qui vous placent, vous et moi, dans la posturela plus fâcheuse.

– Pas possible ? fit le Gascon avectoutes les apparences de la plus parfaite sécurité.

– Tout d’abord, M. de Marleffes’est énergiquement refusé à se laisser adapter le masque de fer.Comme je ne pouvais mettre personne dans la confidence, il m’a doncété impossible à moi seul de le contraindre.

– N’ayez aucun souci à ce sujet, déclaraCastel-Rajac. Laissez-moi faire et je vous garantis que, dans unquart d’heure, l’opération sera terminée.

– Il y a plus grave encore !

– Quoi donc ?

– Un émissaire de Colbert vientd’arriver.

– Est-ce que, par hasard, ce ne seraitpas un certain M. de Durbec ?

– Lui-même !… Muni de pleinspouvoirs du ministre, il m’a déclaré qu’il voulait voir l’homme aumasque de fer en secret et hors de toute présence. J’ai pu gagnerdu temps, en prétextant que mon prisonnier était gravement maladeet qu’à la suite d’une nuit d’insomnie, j’avais dû lui administrerun narcotique sous l’action duquel il était encore plongé. Mais,déjà par trois fois, M. de Durbec m’a fait demander sil’homme au masque de fer était réveillé et je crains qu’il nefinisse par exiger que je lui ouvre la porte de son cachot.

Castel-Rajac eut un sourire plein de finesseet d’ironie. Puis, il demanda :

– Où se trouveM. de Durbec ?

– Dans la chambre dite du prince, qui estréservée aux visiteurs de marque.

– Voulez-vous m’y conduire, mon chergouverneur ? Je vous assure que c’est indispensable.

– Cependant…

– Je vais vous rassurer d’un mot. Je vousdonne ma parole que, lorsque j’en sortirai, M. de Durbecaura renoncé à son projet de visiter l’homme au masque de fer et segardera même de vous poser aucune question au sujet de votreprisonnier.

Si formidable que lui apparût cette doubleassertion, M. de Saint-Mars n’adressa aucune objection àson interlocuteur, tant celui-ci, qu’il avait vu à l’œuvre, luiinspirait une confiance illimitée. Aussi s’empressa-t-il de leconduire dans la pièce que M. de Durbec, qui commençait àsoupçonner que quelque chose de louche se passait dans le château,s’était mis à arpenter nerveusement.

Pour la quatrième fois, Durbec allait manderle gouverneur, lorsque la porte s’ouvrit toute grande. Le chef dela police secrète de M. Colbert reconnut, sous sa défroque depêcheur, M. de Castel-Rajac qui, les mains derrière ledos, la figure resplendissante de bonne humeur, s’avançait verslui, en disant :

– Ce cher monsieur de Durbec !…

La porte s’était refermée et le Gascon, quicontinuait toujours à s’avancer vers son adversaire, les mainstoujours derrière le dos, lui lançait :

– Comme on se retrouve ! C’étaitd’ailleurs fatal, car, mon cher de Durbec, depuis vingt-trois ans,nous avions un compte à régler. Avouez que je ne vous ai pasbeaucoup tracassé. J’ai attendu mon heure, elle a sonné,allons-y !

– Ah çà ! monsieur, s’exclamaDurbec, je ne comprends pas.

Castel-Rajac continua :

– Je sais bien qu’au bout de vingt-troisans il est permis d’avoir des défaillances de mémoire. Eh bien,moi, je vais la rafraîchir, votre mémoire. L’affaire du château deMontgiron, vous vous rappelez ?…

– Oui, je me souviens… en effet, de cettenuit où, après avoir failli me tuer, vous avez massacré, vous etvos amis, une dizaine des gardes du cardinal.

Et, tout en plongeant ses yeux dans ceux deson interlocuteur, M. de Castel-Rajac martela :

– Et vous avez voulu faire assassinerlâchement la duchesse de Chevreuse !

Instinctivement, Durbec recula d’un pas.Castel-Rajac fit :

– Si je ne vous ai pas demandé raisonplus tôt de cette infamie, c’est parce que, pour des raisons quevous n’avez pas à connaître, cela m’était interdit. Mais je m’étaisbien promis que, tôt ou tard, vous me paieriez cette canaillerie etplusieurs autres sur lesquelles je n’ai besoin d’insister. Commepar exemple celle de vous acharner après un malheureux enfant quin’a commis qu’un crime, celui de naître. Vous saisissez, n’est-cepas, monsieur de Durbec ?

D’un geste brusque, l’ancien espion deRichelieu tirait son épée du fourreau. Mais Castel-Rajac, quiprévoyait ce mouvement, d’un bond se jeta de côté et, brandissantun couteau de chasse assez long qu’il cachait derrière lui, ils’écria :

– À nous deux, monsieurl’assassin !

Et, tout en fonçant sur son adversaire, il luidit :

– Tu me croyais sans arme, bandit, maistu vas voir si mon couteau ne vaut pas ton épée.

Après avoir paré le premier coup que Durbeccherchait à lui porter, Castel-Rajac, d’un coup sec d’une forceirrésistible, le désarma. Et, d’une voix retentissante, il luicria :

– Papillon de malheur, je vais te clouerà la muraille !

Mais, au moment où il allait transpercer lapoitrine de l’espion, celui-ci s’écroula comme une masse sur lesol, où il demeura inanimé. Gaëtan se pencha vers lui et,constatant qu’il était mort, grommela :

– Mordious, le diable me l’a pris avantque j’aie eu le temps de l’occire !

Courant à la porte, il appela le gouverneur,qui était resté derrière la porte.

– Ce n’est pas moi, fit-il, qui l’ai misà mal, c’est lui qui vient de mourir tout seul et probablement depeur. Voilà comment nous sommes, en Gascogne… Tandis qu’ilrefroidit, allons nous occuper de notre faux monnayeur !

Malgré le trouble dans lequel l’avaient plongéles nouveaux événements, M. de Saint-Mars, incapable derésister à la véritable tornade que créait autour de lui lebouillant Gascon, conduisit ce dernier jusqu’au cachot deM. de Marleffe. C’était une pièce humide, froide, obscureet véritablement infecte. Tout de suite, Castel-Rajac dit auprisonnier, qui était affalé sur un banc de pierre :

– Vous vous plaisez donc ici,monsieur ?

– Non ! protesta Marleffe. Je m’ydéplais fort, au contraire.

– Vous trouvez donc la chèreexcellente ?

– Elle est exécrable.

– Les vins délicieux ?

– Je ne bois que de l’eau et encoreest-elle saumâtre !

– Que diriez-vous si, tout à coup, onvous transportait dans une chambre confortable avec vue sur la mer,si on vous servait trois fois par jour un repas délectable et siM. le gouverneur du château de l’île Sainte-Marguerite mettaità votre disposition les meilleurs crus de sa cave ?

– Monsieur, répliqua le prisonnier,j’ignore qui vous êtes, mais je vous prie de ne pas vous moquer demoi. Je suis un malfaiteur, c’est vrai, mais j’expie cruellementmes crimes et vous devriez avoir pitié de moi.

Castel-Rajac reprit :

– Je ne me moque nullement de vous et jevous parle en toute sincérité. Il ne tient qu’à vous de passer dece régime si dur auquel vous êtes assujetti à celui que je viens devous décrire.

– Que dois-je faire pour cela ?

– Accepter qu’on vous applique sur levisage ce masque de fer que vous avez refusé de porter.

Et, s’adressant au gouverneur, qui était restésur le seuil, il fit :

– Nous sommes bien d’accord, n’est-cepas, mon cher gouverneur ?

– Entièrement d’accord.

– Et si je refuse ? ditMariette.

Gaëtan, qui sentait la partie gagnée,insista :

– Vous êtes condamné à la détentionperpétuelle. Eh bien, vous resterez toute votre existence dans cecachot.

– Alors, j’accepte, se décida leprisonnier.

– J’ajouterai simplement, fit Gaëtan,que, lorsque vous recevrez la visite de personnes venues pour vousinterroger, vous refuserez obstinément de leur répondre, quellesque soient ces personnes et les questions qu’elles pourront vousposer. Sinon, vous serez immédiatement renvoyé dans cet endroitd’où je me suis efforcé de vous faire sortir.

– C’est entendu, je me tairai, affirma lefaux-monnayeur qui, maintenant, était prêt à tout pour reconquérir,à défaut de liberté, le bien-être qui allait lui rendre moins dureune captivité qui ne devait finir qu’avec lui-même.

Cinq minutes après, affublé du masque de ferqu’il devait garder jusqu’à sa dernière demeure, le faux-monnayeurétait conduit par M. de Saint-Mars dans la chambrequ’occupait Henry et où il devait rester jusqu’au jour oùM. de Saint-Mars, nommé gouverneur de la Bastille, ainsique le lui avait prédit Castel-Rajac, emmena avec lui sonprisonnier qui ne devait mourir qu’en 1706, dans cette prisond’État, emportant avec lui le secret de l’homme au masque defer.

Nous ajouterons simplement que les deuxCastel-Rajac se couvrirent l’un et l’autre de gloire, le père, enprenant part à toutes les grandes victoires de la première partiedu règne de Louis XIV, et le fils en allant combattre lesinfidèles, nouveau croisé qui ajouta au nom de Castel-Rajac unlustre d’honneur et de gloire. Il revint en France en 1694, etLouis XIV auquel, après la mort d’Anne d’Autriche, Castel-Rajac,devenu maréchal de France, avait révélé toute la vérité, le nommagouverneur de la province du Languedoc où il mourut très âgé,entouré de ses enfants et de ses petits-enfants, dont pas un seulne se douta jamais qu’ils avaient du sang d’Anne d’Autriche dansles veines et que le Roi Soleil était leur oncle…

FIN

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