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L’Homme qui revient de loin

L’Homme qui revient de loin

de Gaston Leroux

Chapitre 1 JACQUES ET FANNY

 

Suivi de son « caddie », porteur de ses « clubs », Jacques Munda de la Bossière rentra triomphant au château. Il ne s’était point cependant mêlé à la partie et ne pouvait, ce jour-là, tirer quelque orgueil de son adresse : mais son nouveau terrain de golf avait eu un tel succès !

Il est vrai qu’il y avait mis le prix, n’ayant pas hésité à jeter par terre quelques bons arpents de ce coin de la forêt de Sénart qui faisait partie du domaine. Et, ma foi, il en usait avec ce domaine comme s’il lui appartenait, le soignant en véritable propriétaire, l’embellissant, ne reculant devant aucune dépense.

Après une rapide caresse à deux magnifiques lévriers, champions de coursing, que le valet de chiens ramenait au chenil, l’exercice terminé, Jacques, léger de toute sa jeunesse, de toute sa santé et de toute sa bonne humeur, traversa le vestibule d’un bond, escalada l’escalier monumental qui conduisait aux appartements du premier étage et frappa à la porte du cabinet de toilette où « madame » était enfermée avec sa femme de chambre.

– On n’entre pas ! protesta une voixjeune et harmonieusement timbrée bien qu’elle affichât un légeraccent britannique.

Mais Jacques dit :

– Vous savez que les Saint-Firmin sontlà !

– Ça n’est pas possible ! fit entendreaussitôt la voix d’or. Le vieux notaire lui-même !…

– Et sa jeune femme ! reprit Jacques…Bien changée, la belle Marthe, vous verrez, chère Fanny !… Ilsdînent ici ce soir !…

Et l’annonce de la présence, cependant bienhumble, d’un couple notarial parmi les hôtes généralement trèsmondains de la Roseraie, fit que la porte s’ouvrit sans plustarder.

– Non, mais que se passe-t-il donc,darling ? demanda Fanny en attirant son mari prèsd’elle.

C’était une très belle et très aimable etcharmante et captivante personne que Fanny aux cheveux rouges, lafemme de Jacques, et si drôle en ce moment avec une mècheflamboyante sur l’œil gauche et un étonnement si singulier dansl’œil droit et toute sa frimousse de lait et son cou de cygne,sortant de l’emmaillotement hâtif du peignoir de toilette…

– Ah ! my dear !… mydear !…

Elle n’était pas anglaise du tout mais tenaità en avoir l’air, qui lui allait très bien.

Elle se laissa tomber sur une chaise, et priaKatherine que l’on entendait à côté, dans la penderie, se battantavec l’armoire aux robes de les laisser un instant. Un amour defemme de chambre, anglaise vraiment, traversa la pièce sur sessouliers légers, dans sa courte robe noire qu’égayait le petittablier blanc garni de dentelles.

Quand ils furent seuls, les deux épouxrestèrent un instant silencieux, se regardant, et il ne paraissaitpoint que ce leur fût là un spectacle désagréable.

Ils formaient un beau couple, comme ondit : grands tous deux. La taille de Fanny était fameuse pourle tango, et quand Jacques l’enlaçait, tel un amoureux sentimentalqu’il n’avait cessé d’être, cela formait un groupe à inspirer unsculpteur, en quête de sujet pour pendules.

Ils ne cachaient à personne la satisfactionqu’ils avaient de s’aimer, surtout dans cet admirable cadre de laRoseraie qui semblait avoir été fait pour eux.

– Les Saint-Firmin !… mais par quelhasard ? demanda la jeune femme.

– Justement ! émit Jacques avec unsourire, dois-je attribuer leur visite à meshasards ? Ainsi faisait-il allusion à cette partie duterrain de golf où l’architecte a accumulé les difficultés dujeu.

– Marthe ne manquait jamais une partie, dutemps d’André,fit remarquer Fanny de sa voix claire etcandide.

– Oui, ils étaient de bons amis, ajoutaJacques en ne cessant de regarder sa femme qui paraissait toutepréoccupée.

– A-t-elle parlé de lui ?…

– Pas un mot ! mais le vieux, lui, aprèsavoir approuvé, sans que je le lui eusse demandé, du reste, toutesles modifications que j’avais apportées au château et à sesdépendances, a trouvé le moyen de me dire, avec le sourire que tusais : « Votre frère André, quand il reviendra,ne le reconnaîtra plus ! »

À ces mots, Fanny sursauta :

– Notaire de malheur ! s’écria-t-elle etelle continua, dans une fureur charmante mais sincère :Ah ! ils en crèvent petit tchéri !… Je vous dis qu’ilscrèvent tous de jalousie, vous entendez, tous, tous !Indeed !… Ah !… si André revenait demain, commeils seraient heureux !… Avec quelle joie ils nous verraientretourner à Héron !… Eh bien ! on le lui rendrait sonchâteau, on le lui rendrait !… Ce serait bien dommage,n’est-ce pas petit tchéri ? bien dommage, je dis… un si beauchâteau, si confortable… Mais vous seriez si content, vous, derevoir votre frère, mon Jack !

– C’est vrai ! répondit Jacques, d’unevoix grave, bien heureux, Fanny !

– Il faut pourtant vous faire à l’idée de samort, petit tchéri, si vous êtes raisonnable !…

Elle avait dit cela presque cruellement avecune hostilité dont Jacques voulut bien être surpris.

– Qu’avez-vous, lui demanda-t-il, et pourquoiinsistez-vous sur une… hypothèse que j’ai toujours repoussée avechorreur ?

– Vous êtes un sentimental goodfellow ! reprit-elle aussitôt avec sa voix de caresse, etvous me plaisez bien ainsi… Cependant, y a-t-il de ma faute,darling, si votre frère, depuis cinq ans, n’a point donnéde ses nouvelles ? Et pourtant il aimait bien ses enfants…pauvre petite Germaine, pauvre petit François, qui n’ont plusd’autre bon papa que vous, my love, et d’autre vilainepetite maman que moi !… Vous aimez bien votre petite famille,comme votre propre fils Jacquot, darling, mais vousn’aimez pas beaucoup votre petite femme pour désirer qu’elle quittetoutes ces belles choses qui lui vont si bien, ce beau château, cebeau parc, ces beaux appartements, cette belle salle de bains, cebeau cabinet de toilette…

Elle faisait le baby… Elle s’étaitlevée doucement, et habilement s’était glissée sur ses genoux, etl’enivrait déjà de son parfum et du mouvement agile de ses doigtsdans la volute de ses beaux cheveux épais et fins, autour del’oreille.

– Nous ne sommes plus pauvres, ma Fanny,maintenant. Vous serez belle et toujours heureuse… même si nousdevions quitter la Roseraie.

– C’est la Roseraie que je veux ! Etc’est la Roseraie que les autres nous envient : une royalepropriété, darling. Qu’est-ce que vous avez répondu auvieux Saint-Firmin, quand il vous a parlé du retour de votre frère,petit tchéri ?

– Je lui ai répondu : « Je suis sûrqu’André, quand il me fera la joie de revenir, me félicitera autantdes améliorations que j’ai apportées à la Roseraie qu’il seraheureux de la prospérité de son usine de Héron ! »

– Ça, c’est tapé, petit tchéri !…s’exclama-t-elle. En vérité, de quoi André se plaindrait-il ?Depuis son départ, vous avez su faire rendre à l’oxyde de thoriumson maximum de lumière, et si je ne connais rien de plus beau quele château de la Roseraie, je ne sais rien, petit tchéri, de pluspratique que le manchon à incandescence Héron, le seul, mesdames etmessieurs, l’unique qui puisse rivaliser avec le soleil !… etla lune, mon amour !…

Et elle embrassa Jacques, en riant et enl’entraînant tout doucement jusqu’à la fenêtre.

Située en avancée, sur l’aile droite, cettefenêtre permettait d’admirer l’imposante et somptueuse silhouettedu château Louis XIV, aux murs percés d’une multitude de fenêtres àmeneaux ornés de sculptures mythologiques, de têtes de lion, enbosse, d’effigies en marbre patiné par le temps. Aux quatre coins,s’élançaient les tours énormes qui donnaient à l’ensemble unemajesté incomparable.

À leurs pieds, c’étaient les douves, les pontsde pierre conduisant aux pelouses magistralement dessinées, à laroseraie magnifique, au parc, aux bois, à la forêt immense, déjàtouchée par l’automne et qui se dorait aux rayons du soleilcouchant.

– Il me semble, petit tchéri, que tout celaest à nous ! et que je ne pourrai jamais quitter toutcela !…

Jacques embrassa sa femme.

– Quel enfant vous êtes !

– Je ne me revois pas dans notre appartementde Héron, reprit-elle en secouant ses boucles rouges…

– Nous y avons pourtant été heureux, exprimaJacques, très heureux qu’André nous y donnât l’hospitalité, à notreretour de Saigon !

– Je me demande comment on peut être heureuxde recevoir l’aumône ! émit-elle en retournant à sa toiletteet en tripotant nerveusement les frêles objets précieux à sabeauté.

Il la gronda et lui rappela leur détresse. Ilss’étaient connus au Tonkin et s’étaient mariés là-bas : elle,fille d’un planteur dont les affaires ne prospéraient guère et quiavait été élevée assez librement, dans la fréquentation quotidiennede jeunes misses très riches, qui avaient exaspéré chezelle un ardent besoin de luxe ; lui, que l’on croyaitpuissamment riche comme son frère, mais qui, en réalité, avaitgaspillé son patrimoine dans des entreprises de caoutchouc ;il avait été littéralement dépouillé par des forbans de laCôte-d’Ivoire, aidés par des hommes d’affaires de Paris. Il étaitvenu pour se refaire au Tonkin, avec d’utiles recommandations, ettout de suite était tombé amoureux de cette jolie Fanny qui luidonnait son cœur et sa main, croyant conclure une bonneaffaire.

Il l’aimait tellement et avait eu une si bellepeur de la perdre qu’il n’avait pas hésité à la tromper, à luimentir. Quand elle sut la vérité, ce fut un beau tapage ; maiselle lui appartenait ; un enfant – le petit Jacquot – venaitde naître, et ils étaient si jeunes tous les deux ! Enfin, ilss’aimaient assez pour ne point désespérer tout à fait del’avenir.

En attendant, il fallait vivre. André, restéveuf avec deux enfants, avait écrit : « Viens donc avecta femme, il y a de la place pour vous, à Héron, et tu pourrasm’être utile. » Et ils étaient venus.

Les Munda de la Bossière avaient donnélongtemps à la France d’honnêtes magistrats et de valeureuxguerriers, mais en ce siècle de vie difficile où, dès que l’on nepossède point les revenus de quelques millions, on est pauvre, ilsn’avaient pas hésité à se tourner vers le commerce et l’industrieprivée, ce qui, après tout, est bien aussi honorable que d’allervendre son nom en Amérique, et ce qui est même plus sûr quand onn’appartient qu’à une bonne petite famille du Béarn.

André, l’aîné de Jacques de dix ans, étaitsorti de Polytechnique sous un bon rang et était entré tout desuite dans l’industrie privée. Ayant eut la chance de rencontrersur sa route un pauvre inventeur, il l’avait convenablementdépossédé de son fameux « manchon », le manchon« Héron », selon toutes les règles encore maintenant enusage et grâce auxquelles de bons petits capitaux se multiplient àl’infini, cependant que l’inventeur et sa famille meurent de faim,ou à peu près.

André n’était point cependant un méchanthomme, mais les affaires sont les affaires.

La preuve qu’il n’était point un méchanthomme, c’est que ses enfants l’adoraient et qu’il n’avait pashésité à tendre une main secourable à son frère.

Il n’eut, du reste, point à s’en repentir.Désireux de se rendre utile, Jacques s’était donné corps et âme aumanchon à incandescence, si bien que ses appointements, qui étaientde six mille francs lors de la première année, furent portés adouze mille la seconde. Mais ils restèrent à ce chiffre, latroisième, et il y avait quelque probabilité que le jeune ménagecontinuerait longtemps encore à se contenter pour vivre de sesmisérables cinquante louis par mois, quand des événementssurprenants étaient venus bouleverser l’existence de chacun, àl’usine et au château.

Chapitre 2UN DÉPART PRÉCIPITÉ

 

Tout en se mettant du rouge, Fanny revécut lefameux soir où, après dîner, dans la salle à manger de leur petitappartement de Héron, après une triste discussion où les deux épouxs’étaient dit quelques vérités assez amères, André était entré toutà coup, secouant leur lamentable accablement.

Il était effroyablement pâle.

Ah ! elle se rappelait tous les détails,toutes les paroles échangées, tout.

André était, comme Jacques, de haute stature,et généralement donnait une impression de force. Or, ce soir-là, iltremblait et il avait un pauvre visage désespéré qui faisaitpitié.

En le voyant dans cet état, ils s’étaientlevés tous deux, effrayés :

– Qu’y a-t-il ?

– Il y a… Il y a…

Mais il ne put tout d’abord en dire plus long,et il s’était affalé sur un siège, arrachant son faux col,respirant longuement.

Et comme Jacques s’inquiétait, il avait finipar le rassurer d’un geste. Non, il n’était pas malade…

– Mais d’où reviens-tu ? Que t’est-ilarrivé ?…

– Il ne m’est rien arrivé ! rien !rien !… Seulement voilà, je suis obligé de partir !

– Partir ?… Pas pourlongtemps ?…

– Est-ce qu’on sait ?… envoyage !…

– Tu vas voyager… et où ?…

– Il faut que j’aille en Amérique… pour lesaffaires… pour les affaires…

– Mais il n’y a rien là que de trèsnaturel !… pourquoi t’émeus-tu à ce point ?

– C’est l’idée de quitter la Roseraie et lespetits… tu comprends !… l’idée de quitter Germaine etFrançois…

– Veux-tu que je parte à ta place ?… sic’est possible !… avait demandé Jacques.

– Non, non ! ça n’est pas possible, avaitrépondu André avec un soupir… ça n’est pas possible… c’est moiqui dois m’en aller !…

– Eh bien ! pourquoi n’emmènes-tu pas lesenfants avec toi ?

– J’y ai bien pensé… mais en ce moment, je nepeux pas… je ne peux pas !… Non !… plus tard !… plustard, je t’écrirai de me les amener… dans quelques mois…

– Dans quelques mois ?…

– Ne me demande plus rien !… plusrien !… mais en attendant, soigne-les bien, n’est-cepas ?… aime-les bien ! Et il avait ouvert lesbras, et les deux frères s’étaient donné une longue accolade… Je nepuis rien vous dire d’autre, avait-il ajouté après unsilence ; sinon que je pars cette nuit, que je vais à Parisprendre le train de Bordeaux du matin, et que, dès maintenant, jete mets, toi, Jacques, à la tête de mes affaires. Ce sera toi, lepatron ici. Vous habiterez la Roseraie, vous me remplacerez entout !… Voici des papiers qui donnent à Jacques pleinspouvoirs et qui fixeront sa part dans les bénéfices. Tout est enrègle. Je sors de chez le notaire !…

– Tu reviens de Juvisy ?…

– Oui !…

Ceci avait été dit d’un ton très sec commepour couper court à tout commentaire, à toute explication. Fanny etJacques avaient échangé un rapide coup d’œil et n’avaient plussoufflé mot.

– Examine ces papiers, avait dit encore lefrère, moi, je retourne au château. À quatre heures du matin, jeserai ici. Nous signerons notre accord, et je prendrai l’auto icipour me rendre à Paris. Préviens le chauffeur.

Là-dessus, il avait poussé un profond soupiret, s’étant levé, avait gagné la porte. Celle-ci n’avait pas étéplus tôt refermée que Fanny se jetait au cou de son mari, incapablede retenir plus longtemps la joie, l’allégresse, le délire qui latransportaient. Au fond, elle détestait André qui ne leur avaitpoint fait, près de lui, la place qu’ils méritaient,pensait-elle.

Quelle aubaine que ce départ et quellehistoire : « Ah ! petit tchéri ! petittchéri ! »

Elle avait repris tout de suite son accentbritannique qu’elle négligeait depuis quelque temps, le trouvantdéplacé dans l’humble condition qu’ils occupaient.

Jacques avait eu de la peine à calmer cetteexaltation : « Attends au moins qu’il soitparti ! » mais quand ils eurent aperçu, à travers lesvitres de la salle à manger, André remontant dans sa charretteanglaise, ils s’étaient précipités sur les papiers, les avaientlus, dévorés… Un tiers sur les bénéfices !… un tiers !…C’était la fortune !… Et tout était en règle… tout avait étéadmirablement préparé, rédigé, on avait pensé à tout. Il n’y avaitplus qu’à signer… et Jacques avait signé d’un paraphe triomphant,tandis que Fanny riait nerveusement derrière lui…

– Et vous pensez, petit tchéri, avait-elledit, qu’un arrangement pareil, ça n’est pas pour deuxjours !…

– Il a dit : des mois…

– Ne pensez-vous pas, petit tchéri, que ceci al’air d’un testament ?…

– Un peu, avait répliqué Jacques.

– Que peut-il donc lui être arrivé ?…

– Ce qui lui est arrivé est tout récent, carje l’ai encore vu à six heures à l’usine, et il ne m’a parlé derien, et il ne paraissait point craindre ou espérer quoi que ce fûtde nouveau ; c’est inimaginable… et cependant, il a fallu quece fût vite fait pour qu’il ait eu le temps de courir chez sonnotaire à Juvisy et de tout régler avec le vieux Saint-Firmin…

– Une histoire de femme ? avait émisFanny.

Jacques avait secoué la tête. Il ne le pensaitpas. Quelle femme ?… André était un père de famille modèle etqui était resté fidèle au souvenir de la maman de Germaine et deFrançois pour laquelle il avait eu un véritable culte.

Certes, parmi les hôtes de la Roseraie, il yavait souvent des femmes très élégantes et aussi très coquettes,mais André ne semblait point en avoir distingué quelqu’une et semontrait aimable avec toutes, indifféremment.

Dans les derniers temps, on avait un peu jaséparce qu’il avait appris à la jeune femme du vieux Saint-Firmin, lenotaire de Juvisy, à se servir d’un club, mais la parfaitecorrection de son attitude en toutes circonstances avait éloignéles soupçons.

Du reste, le Saint-Firmin s’était mis à jouerau golf, lui aussi, et on avait fini par rire du jaloux, sanscroire à la réalité d’une aventure qui aurait été, du reste, assezpeu reluisante, pour un Munda de la Bossière.

Et puis, l’ex-pupille du vieux Saint-Firmin,devenue son épouse au sortir du couvent, avait conservé toutes lesgrâces naïves de la jeune fille et semblait ignorer encore toutesles coquetteries de la femme.

Quoi qu’il en fût, depuis le départ d’André,le couple n’était plus jamais revenu à la Roseraie, bien qu’il yfût souvent invité, et cela, plus d’une fois, avait donné àréfléchir à Jacques et à Fanny.

Pour en revenir au fameux soir, André s’étaitprésenté à l’heure dite, Jacques et Fanny l’attendaient. Ils nes’étaient point couchés. Il leur parut qu’André avait recouvré unpeu ses esprits. Il n’avait plus cette pâleur qui les avaiteffrayés. Il était moins agité, il paraissait déjà avoir pris sonparti du mystérieux événement qui le chassait de la Roseraie. Ils’était montré presque tendre avec Fanny, lui recommandant, unedernière fois, les enfants, lui faisant promettre qu’elle seconsidérait comme leur maman, pendant tout le temps de laséparation dont il ne pouvait prévoir le terme. Il l’avait engagéeà s’installer au château dès le lendemain et à s’y considérerabsolument comme chez elle.

Au moment de partir, il avait accepté laproposition de Jacques qui lui offrait de l’accompagner au moinsjusqu’à Paris.

– Tu as raison ! Viens !… Nous avonsencore à parler de l’usine… et puis j’ai quelques dernièresrecommandations à te faire. Pour être plus tranquilles, laissons lechauffeur.

Et ils étaient partis tous deux dans l’auto.Fanny la voyait encore s’éloigner dans la nuit, avec son feuarrière et la grosse masse sombre de la bâche, jetée sur lamalle d’André pour la préserver de la pluie fine qui tombait…Ensuite la jeune femme s’était allongée sur un canapé et avaitessayé de fermer les yeux ; mais elle était trop énervée pourgoûter quelque repos. Une étrange agitation la secouait, la jetaittout à coup sur ses pieds, la faisant courir près de son fils quidormait d’un sommeil paisible.

Elle eût voulu qu’il se réveillât. Elle eûtvoulu ne pas être seule. Elle eût voulu ne pas penser,elle avait peur.

Et elle ne savait pas de quoi !…

Les heures lui avaient paru interminables. Quefaisait donc Jacques ?… Pourquoi n’était-il pas déjàrevenu ?… Elle calculait. Il aurait pu être de retour depuisune demi-heure, au moins !…

Le front à la vitre, l’oreille tendue, leregard aigu, elle avait assisté, frissonnante, au lever de la pâleaurore d’un jour humide d’automne tout emmitouflé des buéesmatinales.

Et, soudain, elle avait tressailli, car elleavait vu sortir de cette vapeur l’étrange figure, bien connue dansla contrée pour jeter le mauvais sort, du sourd-muet Prosper, unpauvre homme qui vivait en reclus dans la forêt, au fond d’un troude grotte dont il avait fait sa demeure. Bancal, il se traînait surdes béquilles, faisant des kilomètres pour rencontrer quelqu’un quine s’enfuît pas à sa vue comme devant la peste et voulût bien luiabandonner quelque aumône. Il se risquait quelquefois jusqu’àHéron, jusqu’à la Roseraie, où la charité d’André et de Jacques luipermettait d’aller mendier aux cuisines.

Bien qu’elle ne fût nullement superstitieuse,Fanny, ce matin-là, était dans un état d’esprit tel qu’il luisembla que du bout de sa béquille qu’il agitait comme un possédé,Prosper lui envoyait du malheur.

Et l’angoisse de la jeune femme n’auraitcertainement fait que grandir si l’auto n’était enfin revenue,conduite par Jacques qui apercevait tout de suite Fanny derrière savitre, et lui envoyait des baisers.

Il rentra l’auto lui-même dans le garageau-dessus duquel se trouvait justement leur appartement.

Il avait sauté de la voiture, ouvert lesportes du garage avec une ardeur juvénile, une sûreté demouvements, une joie de vivre parfaite et, là-haut, Fanny s’étaitmise à rire ; à rire, à rire… comme tout à l’heure, elle avaittremblé de peur, sans savoir pourquoi… Peut-être tout simplementparce qu’elle avait remarqué qu’il y avait toujours sous la bâche,derrière l’auto, une grosse masse sombre et qu’elle avaitpu craindre que ce fût toujours là la malle d’André et qu’André nefût pas parti… imagination qui, évidemment, était bien faite pourlui secouer les nerfs…

« Suis-je bête ! se disait-elle.Suis-je bête… Jacques aura rapporté quelque chose deParis ?… »

Cinq minutes plus tard, Jacques était dans sesbras.

– Alors, ça y est !… Il est parti ?…Pour longtemps, dis ?… Raconte, petit chéri,raconte !…

Mais Jacques n’avait rien à dire quececi : André avait pris le train de Bordeaux et toutes lesparoles qu’il avait prononcées durant le court voyage laissaient àentendre que son absence durerait au moins un an, deux ans,peut-être. Une active correspondance devait être échangée entre lesdeux frères.

– Aussitôt arrivé en Amérique, il doitm’écrire longuement et, sans doute, alors consentira-t-il à nousexpliquer sa conduite.

Après quoi, Jacques avait déclaré qu’ilmourait de faim, que la douleur de cette séparation l’avaitsérieusement « creusé », et qu’il mangerait bien lamoitié d’un poulet froid arrosé d’une bonne bouteille debourgogne.

La bonne bouteille, il se chargerait d’allerla chercher lui-même. Il prit ses clefs et descendit à la cave.

Fanny se rappelait avec quelle vivacitéJacques avait dévoré ce matin-là et avec quelle… facilité il avaitvidé sa bouteille, lui ordinairement si sobre… Il avait eul’occasion, sur une question de sa femme, de répondre auxpréoccupations de celle-ci relatives à la grosse massesombre… c’était un panier de manchons qu’une grande maison deParis avait refusés à cause d’un défaut de confection et qu’ilavait rapporté lui-même de leurs magasins de la rue de Rivoli…

Enfin, il s’était levé, avait serré longuementsa femme dans ses bras, et s’était écrié : « Àl’ouvrage ! » Il descendit aussitôt à l’usine.

Jamais il ne lui avait donné une pareilleimpression de santé et de force.

Dans le pays et à l’usine, tout le monde futstupéfait du brusque départ d’André, mais l’étonnement arriva à soncomble quand, au bout de trois mois, l’absent n’eut pas encoredonné de ses nouvelles. Jacques, sur le conseil du notaire qu’ilétait allé trouver à plusieurs reprises dans son étude de Juvisy,s’était alors adressé au Parquet.

Il avait raconté au substitut du procureur dela République toutes les circonstances étranges de la fuite de sonfrère. Immédiatement, une enquête avait été ordonnée, enquête quisuivit André avec Jacques, jusqu’au train de Bordeaux.

Les employés de la gare avaient vu et reconnuJacques et André (car ceux-ci prenaient assez souvent le train pourJuvisy) et l’on put préciser que c’était bien le matin du départd’André. On les avait remarqués aux guichets et sur le quai. Bienmieux, un facteur avait vu Jacques revenir seul du quai, sortir dela gare, remonter dans son auto et partir.

Et puis, plus rien ! C’était lemystère.

Plus de trace d’André dans un train, pas plusque sur un bateau.

Le Parquet avait conclu, après examen despapiers laissés par l’absent et interrogatoire du vieuxSaint-Firmin, qui semblait avoir eu la pleine confiance du voyageurdans ses derniers arrangements, qu’André, pour des raisonsinconnues, avait voulu disparaître, et pour un temps indéterminé,puisqu’il avait encore pris la précaution, la nuit du départd’écrire à l’institutrice des enfants, Mlle Hélier, pourlui confirmer la confiance qu’il avait en elle et lui attribuer ladirection de l’instruction de Germaine et du petit François,pendant tout le temps de son absence, si longuefût-elle.

Le Parquet estimait qu’André avait voulutromper tout le monde en parlant d’un voyage à Bordeaux et enAmérique. Le voyageur devait être descendu à quelque station avantBordeaux. Bref, pour la justice, l’absence était volontaire, et leParquet s’en désintéressa.

Fanny en était là de ses souvenirs, etJacques, silencieux à ses côtés, semblait être plongé, lui aussi,dans des pensées bien profondes, quand le bruit d’une querelled’enfants, venu de l’ancienne nursery transformée en salle de jeu,leur fit dresser la tête. Ils entendirent distinctement la voix dupetit François qui criait :

– Le château n’est pas à toi !… Lechâteau est à moi !… Tu n’es rien ici !… Ton papa n’estrien ! Ta maman n’est rien !… Vous êtes tous desdomestiques de papa !

En proie à une irritation folle, l’enfantaccompagnait cette déclaration de bris de meubles. D’autres crisd’enfants lui répondaient.

Fanny s’était levée brusquement dans uneagitation telle que Jacques crut bon de la retenir.

– Je t’en prie ! Du sang-froid !Reste ici !…

Il lui serrait fortement le poignet, et elleobéit à cette autorité ; elle ne le suivit pas, mais quand ilfut parti, une expression de rage enfantine et terrible se répanditsur son beau visage, cependant qu’elle aussi, comme les petitslà-bas, brisait des objets autour d’elle et éclatait ensanglots.

C’est dans cet état qu’il la retrouva et il enfut bouleversé.

– Ma petite Fanny, tu vas te rendremalade ?

Et il serra dans ses bras, la dorlota commeune pauvre petite chose fragile.

– Ça n’est pas sérieux, voyons, chère Fanny,ça n’est pas sérieux !…

Elle finit par se calmer, par pouvoirprononcer quelques paroles…

– C’est épouvantable… on a pu l’entendre… nosinvités…

– Mais non ! mais non !rassure-toi…

– L’avez-vous corrigé, au moins, cetabominable François ?

– Non !… Je lui ai dit :« C’est vrai, François, ton papa reviendra dans son beauchâteau et je lui dirai que tu as été méchant. » Cela l’a faittaire. Ne fallait-il pas le faire taire, d’abord ? N’est-cepas votre avis ?

– Vous avez toujours raison, Jack, acquiesçaFanny d’une voix subitement étrangement douce, et elle tamponna sesyeux, aux belles paupières meurtries.

– Tout ceci, fit-il, est encore la faute decette Fräulein stupide, qui s’amuse à exciter entre eux les deuxpetits garçons. Mlle Hélier me l’a dit :« Vous verrez qu’il nous faudra renvoyer Lydia. »

– Jamais ! protesta Fanny. C’est moi quiai choisi Lydia et Lydia aime trop notre Jacquot. Votre demoiselleHélier ne pense qu’à Germaine et à son François. Me prenez-vouspour une sotte, darling ?

– Je voudrais tant que ces petits s’entendententre eux.

– Vous voulez la chose impossible, petittchéri ; mon Dieu ! combien vieille je suis !Laissez-moi à ma toilette et allez vous habiller, cher !

Elle le mit à la porte, et elle eut encore unecrise quand il fut parti ; puis elle appela Katherine et passaune heure avec sa femme de chambre à réparer le désordre de sondésespoir.

Chapitre 3M. ET MME SAINT-FIRMIN

 

Les joies que procurèrent à Fanny une robe àl’extrême dernière mode, arrivée de la rue de la Paix par ledernier train, l’eurent bientôt accaparée : cette merveilleétait de soie jaune avec tunique de tulle aux motifs perlés, s’ilvous plaît, c’est-à-dire qu’un vrai fichu de perles descendait surla gorge, sur l’épaule nue. En bas, dans l’étoffe fendue,apparaissaient les jambes gantées de dentelle de prix, les piedschaussés de cothurnes aux hauts talons rouges. Avec sa robe jaune,ses cheveux rouges, ses talons rouges, elle avait l’air d’uneflamme.

Elle eût pu être grotesque ; elle étaitadmirable, et, la première, elle s’en fit l’aveu. Le luxe le plusexcentrique lui allait à ravir. Au fumoir, elle fut accueillie avecdes cris d’extase.

Elle se laissait faire la cour avec uneaisance captivante qui n’accordait jamais rien, car elle était forthonnête femme. Mais il lui semblait qu’elle ne pourrait plus jamaisse passer d’hommages.

Dans le grand salon, sur le parquet enmarqueterie, datant de Tavannes, elle promenait sa royauté de l’unà l’autre de ses hôtes, distribuant ses grâces avec équité. Lefameux terrain de golf avait valu aux Munda de la Bossière lesfréquentations les plus flatteuses et nous ne sommes plus, dureste, à une époque où la fortune du manchon Héron eût pu être unobstacle aux triomphes mondains de la noblesse.

Les invités ne demandaient même plus si l’onavait des nouvelles d’André. Cela eût paru indécent. Jacques et safemme étaient considérés comme les véritables maîtres de laRoseraie.

Tout à coup, Fanny ne prêta plus aucuneattention aux histoires de jeu ou aux potins qu’on lui rapportaitdes derniers thés-tango. Les Saint-Firmin venaient d’entrer.

Elle ne reconnaissait plus Marthe. Elle nel’avait pas vue depuis cinq ans. La jeune femme du notaire deJuvisy n’était plus que l’ombre d’elle-même. Sa pâleur étaitdevenue quasi diaphane. On eût dit une blanche image de misselprête à s’envoler. La simple robe de tulle blanc dont elle étaitrevêtue accentuait encore cette allure d’ange.

Fanny ne reconnut point non plus la voix deMarthe, quand celle-ci lui dit : « Je suis si contente devous revoir… » La voix aussi s’était effacée…

– Demandez-lui donc pourquoi elle n’est pasalors venue plus tôt ! grinça la crécelle du vieuxSaint-Firmin qui suivait.

Le notaire, lui, n’avait pas changé.

C’était toujours le petit vieux à barbiche,sec et sarcastique, jamais tranquille sur ses jambes, toujourssautillant et ricanant, trouvant la vie drôle, amusante, même dansses pires horreurs, dans ses plus lamentables drames intimes, qu’ilconnaissait par métier et dont il jouissait en dilettante.

On le disait fort riche, spéculateur heureuxavec les fonds de ses clients, rendant des services d’argent quicoûtaient cher ; et malgré cela il vivait en ladre, entre sonétude de Juvisy et sa petite maison au bord de l’eau, où il tenaitenfermée cette jeunesse.

Comment Marthe avait-elle pu consentir àépouser cette façon de méchant diable, toujours vêtu de noir et quiavait un rire si désagréable ? Le Dr Moutier, un commensal dela Roseraie, prétendait qu’il l’avait hypnotisée.

À quoi les hôtes de la Roseraie répondaientque le Dr Moutier, qui était de l’école de Nancy, voyait del’hypnotisme partout. Sa célébrité avait commencé au procès Eyraud,où il avait « déposé » en concluant à l’innocence ou toutau moins à l’irresponsabilité de Gabrielle Bompard, suggestionnéepar le criminel.

– Vous devriez bien l’endormir, et luisuggérer d’engraisser, lui dit-on, ce soir-là, en lui montrant lapauvre petite Mme Saint-Firmin.

Le vieux mari, tout en ne cessant de tournerautour de Fanny et en serrant les mains qui se tendaient vers lui(car il avait obligé beaucoup de ceux qui étaient là),expliquait :

– Ah ! chère madame, vous ferez bien dela gronder. Un accès de neurasthénie aiguë… qui a duré cinqans ! Hein ? qu’est-ce que vous dites de ça ?… Neplus vouloir voir personne, depuis cinq ans… ne plus sortir pendantdes mois, à faire croire que je la tenais séquestrée… S’accorderquelques promenades, le soir, le long de la rive déserte, comme uneâme en peine… et je lui donne tout ce qu’elle désire, voussavez !… Elle fait de moi tout ce qu’elle veut, ma paroled’honneur !… A-t-on jamais vu ça ?… Elle se laisse périrlittéralement. Et savez-vous ce que les médecins disent :« Neurasthénie !… neurasthénie !… » Qu’est-ceque ça signifie neurasthénie ?… ça veut dire maladie. Eh bien,puisque vous êtes docteur, monsieur, guérissez-la,saprelotte !… Il doit y avoir des remèdes chez lepharmacien !

– La neurasthénie est une maladie del’âme ! émit le Dr Moutier.

– Des blagues ! tout ça, répliqual’autre. Et c’est avec ces blagues-là que vous donnez la maladieaux gens bien portants… Quand les médecins n’avaient pas inventé laneurasthénie, personne ne l’avait !

On rit, mais déjà le singulier petit vieuxs’était tourné vers une grande, longue vieille demoiselle, à profild’oiseau de proie, mais aux yeux bleus très tendres, qui venaitd’entrer sans bruit, habillée d’un simple fourreau de soie noire.Elle se glissait modestement dans un coin du salon.

– Eh bien ! mademoiselle Hélier,s’écria-t-il, de son timbre le plus aigu, comment va NapoléonIer ?…

Mlle Hélier, l’institutrice desenfants, rougit jusqu’aux yeux, car tout le monde s’était mis àrire et elle n’aimait point que l’on raillât le culte qu’elle avaitpour les esprits de nos grands morts, avec lesquels elleentretenait des relations suivies par le truchement des tablestournantes et frappantes.

À part cette innocente manie, c’était un trèsnoble personnage que cette vieille demoiselle, aux vertus et à lascience de laquelle Fanny aimait à rendre publiquement hommage.

À table, Mlle Hélier se trouva àcôté de Saint-Firmin et elle le gronda sévèrement ; mais lesarcastique notaire n’empocha point la mercuriale sans tenter demettre encore les rieurs de son côté. Il éleva la voix pour chargersa voisine de présenter ses excuses à M, de Buonaparte, affirmantqu’il n’avait point voulu offenser personne de l’autre monde etexpliquant qu’il était bien trop prudent pour cela, n’ignorantpoint que les fantômes, surtout les fantômes des grands hommes,sont très vindicatifs et peu enclins à la plaisanterie.

La pauvre Mlle Hélier ne savaitquelle contenance tenir ; elle était froissée, au-delà detout, par les plaisanteries vulgaires de ce méchant homme, qui necroyait à rien, et essayait de la faire passer pour une sotte.

Avec un tact et un à-propos qui ne luifaisaient jamais défaut, Fanny appela au secours de l’institutricele Dr Moutier, qui était très « calé » lui, comme ilconvenait à un savant de l’école de Nancy, sur les tablestournantes, les médiums, les esprits et les fantômes.

– Vous en avez fait tourner, des tables, vous,docteur ?

– Mais bien sûr, c’est un passe-temps trèsagréable.

Il avait l’air de se moquer de lui-même, maisil n’en trouva pas moins le moyen de dire leur fait, avec unecertaine grâce, aux intelligences moqueuses qui repoussent d’embléela survie et les manifestations de l’au-delà.

– Il est passé le temps où nous ne croyions,nous, médecins, qu’à ce que nous trouvions sous notrescalpel ! Des esprits comme Charcot…

– Est-ce que Charcot, de son vivant, s’estentretenu avec Napoléon Ier ? interrogea engloussant l’incorrigible Saint-Firmin.

– Parlons sérieusement, répliqua ledocteur.

– Non ! Non ! protestèrent quelquesconvives, pas sérieusement !… pas sérieusement !…

D’autres, au contraire, encouragèrentl’orateur.

– Enfin ! vous êtes chrétiens ;croyez-vous, oui ou non, à l’immorta­lité de l’âme ? oùêtes-vous victimes, comme monsieur Saint-Firmin, d’un grossiermatérialisme qui ne lui permet point de comprendre que la forme deschoses et des êtres n’est qu’une apparence variable selon les senset les facultés de chacun ? La forme peut disparaître,l’enveloppe visible périr, mais la force qui les soutient, elle, nepérira point, et puisqu’elle continue d’exister, pourquoi ne semanifesterait-elle pas ?…

– Par des tables tournantes ! interrogeaJacques à la manière ironique.

– Pourquoi pas ?… Par des chocs, par descoups, enfin par un déplacement de choses visibles qui attestel’existence des formes invisibles.

– La maison hantée ! s’écria-t-on… Brr…docteur ! vous nous faites peur !…

– Méphistophélès, va !… reprit Jacques.Regardez-moi la bonne figure de papa gâteau de notre illustreMoutier, continua-t-il, et dites-moi si l’on se douterait jamaisqu’il est à tu et à toi avec le diable !…

– Oh ! mes prétentions ne vont pasjusque-là, protesta le docteur en tapotant drôlement ses favorispoivre et sel qui encadraient avec soin sa bonne face poupine desympathique savant à lunettes… Tout de même nous arrivons danscertaines circonstances à manier les forces invisibles,presque avec la même facilité que nous tâtons le pouls à unmalade !…

Il n’était point dans l’intention de lamaîtresse de maison de laisser longtemps ce brave docteur trottersur son cheval favori, et elle se disposait à profiter de l’entréedu second service pour faire dévier la conversation, quand tout àcoup on entendit une voix blanche, une pauvre voix lointaine quidisait :

– Mais les fantômes ! docteur, est-ce quevous croyez aux fantômes ?…

Toutes les têtes se tournèrent versMme Saint-Firmin, qui avait parlé, et à laquelle onaurait pu répondre qu’il suffisait de la regarder pour ycroire.

Chapitre 4IL Y A DES GENS SÉRIEUX QUI CROIENT AUX FANTÔMES

 

– J’avoue que je n’en ai jamais vu, réponditle docteur, mais je me garderai bien d’en nier l’existence.D’autres, qui sont plus savants que moi, en ont vu et, ma foi, jene comprendrais pas pourquoi on ne les croirait pas, quand ils ontla valeur expérimentale d’un William Crookes, parexemple !… Je vous cite celui-là parce que c’est un des plusillustres. Il n’est pas une science qui ne doive une découverte àcet esprit sagace. Les travaux de Crookes sur l’or et sur l’argent,son application du sodium au procédé d’amalgamation sont utilisésdans tous les placers d’Amérique et d’Australie. À l’aide del’héliomètre de l’Observatoire de Greenwich, il a pu, le premier,photographier les corps célestes, et ses reproductions de la Lunesont célèbres ainsi que ses études sur le phénomène de la lumièrepolaire, sur la spectroscopie.

« Crookes a aussi trouvé le thalium, sanscompter la plus formidable découverte de toutes : le quatrièmeétat de la matière, ce n’est donc pas un hurluberlu ! Eh bien,ce savant a aussi photographié des fantômes !

– Non ! vous voulez rire ! s’exclamaJacques.

– Le docteur s’amuse de nous !… fitFanny.

– Mais pas le moins du monde ! osaprotester Mlle Hélier… c’est bien connu !…

– C’est historique ! exprima Moutier, etje ne me moque de personne !… William Crookes s’est livrépendant dix ans à l’étude des manifestations spirites, construisantpour les contrôler scientifiquement des instruments d’une précisionet d’une délicatesse inouïes ! Assisté d’autres savants aussirigoureusement méthodiques que lui-même, il opérait dans son proprelaboratoire, entouré d’appareils électriques qui eussent renduimpossible ou mortelle toute tentative desupercherie ! Dans son ouvrage : Recherches sur lespiritualisme, Crookes analysa les divers genres de phénomènesobservés : Mouvements du corps pesant, Exécution d’airs demusique sans contact humain, Écriture directe, Apparition de mainsen pleine lumière, Apparition déformes et de figures, et, enfin, laPhotographie de l’esprit de Katic King !

– Mais est-ce qu’il a photographié NapoléonIer ? grinça encore la crécelle deSaint-Firmin.

– Oh ! assez ! assez ! luicria-t-on, mais il insistait si drôlement que Fanny elle-même neput que lui pardonner. Vous comprenez, moi, parmi les morts, il n’ya que Napoléon Ier qui m’intéresse ! Je voudraissavoir ce qu’il fait là-haut, entre ses deux femmes, Joséphine etMarie-Louise ! Mademoiselle Hélier, je vous en prie, laprochaine fois que vous aurez l’occasion de vous trouver seule aveclui, demandez-lui un peu comment il s’arrange !…

– Alors William Crookes a photographié desfantômes ?… reprit soudain la lointaine voix blanche de lapâle Mme Saint-Firmin.

– Mais oui, madame, répliqua simplement le DrMoutier… et il n’y a pas que lui !…

– Mais comment peut-on photographier de pursesprits ? demanda une vieille dame intéressée, maissceptique.

– C’est que ces purs esprits, madame, réponditle docteur avec une conviction tranquille, et je vous cite làl’opinion et l’explication de gens qui n’ont jamais passé pour desimbéciles, c’est que ces purs esprits ne sont point dénuésentièrement de forme !… Il leur reste une formegénéralement invisible à nos yeux, impalpable dans les conditionsordinaires, mais qui n’en existe pas moins, et que l’on appelle leperesprit.

– C’est trop d’esprit pour moi, déclara lenotaire. Mais on le fit taire encore, et tout le monde fut d’accordpour réclamer du docteur des renseignements sérieux sur leperesprit.

– Eh ! mon Dieu ! qu’est-ce qui neconnaît pas, à notre époque, le peresprit ? osaencore faire entendre, outrée à la fin de tant d’ignorance, latimide Mlle Hélier.

– Moi ! moi ! moi ! luirépliqua-t-on en riant, d’un bout à l’autre de la table.

– Mademoiselle Hélier a bien raison des’étonner, reprit le docteur. Le peresprit est aujourd’huià la base de toute science psychologique, et la religion elle-même,qui en a besoin pour expliquer ses apparitions, se garde bien de lenier. C’est une substance infiniment ténue, intermédiaire entre lamatière et qui suit après la mort, en conservant la forme dernièreque lui a conservée la matière. D’où la reconnaissance possible,dans certaines conditions d’exaltation magnétique, des morts, parles vivants ! Y êtes-vous ?

– Comme c’est simple ! s’écria-t-on, enforçant un peu les rires ; mais ces rires se turent tout àcoup, car il se passait un petit incident là-bas au bout de latable. La petite Mme Saint-Firmin venait tout simplementde glisser sur le parquet.

On se précipita, on la releva, on voulut latransporter dans une chambre, mais revenue presque aussitôt à elle,elle manifesta avec une étrange énergie la volonté de ne pointquitter la salle.

– Mon Dieu ! j’ai eu un petitétourdissement !… N’en parlons plus et excusez-moi !…

Et elle reprit sa place à table. On était,naturellement, assez ému autour d’elle, et comme le docteurs’empressait :

– Ah ! vous pouvez la soigner, lui lançaFanny… c’est vous qui êtes cause de tout avec vos histoires detrépassés !

– Mais c’est vous qui me les avez demandées,madame !… et, se tournant vers la pauvre Marthe… et puis c’estmadame qui a insisté (mais la regardant avec attention) :Pourquoi vous attarder, mon enfant, à un sujet de conversation quivous est sans doute désagréable ?

– Il ne m’est pas désagréable du tout, je vousassure.

Et Marthe disait cela d’un certain air égaré,en regardant son mari qui paraissait furieux de l’incident et netrouvait pas de termes assez accablants pour sa femme dans lesexcuses qu’il fournissait à Mme de la Bossière et àJacques.

– On ne sait pas ce qu’elle a !… Parinstants, on dirait qu’elle rêve… Et puis, elle passe des heures enprière… Elle devient bigote, ma parole !… Elle ferait bienmieux de prendre ses jus de viande !

Chapitre 5PENDANT QUE LES UNS JOUENT AU BRIDGE OU AU POKER, LES AUTRESINTERROGENT LES ESPRITS

 

– Elle doit manquer aussi de distractions,cette petite, envoyez-la-nous donc !

– Ah ! madame, vous êtes bien bonne etelle ne mérite pas vos bienfaits.

Fanny réclama d’autorité quelques bonneshistoires de chasse pour faire fuir les revenants ; et ledîner, dont la gaieté avait paru un instant compromise, s’achevadans la bonne humeur générale.

Cependant, Marthe avait retenu près d’elle ledocteur et ils ne cessèrent leurs confidences que lorsqu’on passaau salon.

– Que vous disait-elle donc de siintéressant ? demanda Mme de la Bossière au DrMoutier, quand elle eut installé ses joueurs de poker et debridge.

– Ne souriez pas… j’ai une requête à vousproposer de sa part…

– Dites !…

– Elle voudrait faire tourner unetable !

– Non !…

– C’est comme je vous le dis…

– Elle est malade !… Alors, elle estvenue ici pour faire tourner des tables ?…

– Tenez, je parie qu’elle en parle déjà àMademoiselle Hélier…

La jeune femme et la vieille demoiselleétaient, dans l’instant, assez curieuses à considérer :Mlle Hélier, fort agitée, semblait fuir une prière quel’autre lui adressait avec une ferveur enfantine.

– Après tout, exprima Fanny, si ça peut luifaire plaisir et si elle décide cette vieille toquée d’Hélier… quel’on s’asseye à mes tables pour jouer au bridge ou pour les fairetourner, je n’y vois aucun inconvénient, moi !…

– Et à moi, cela pourra me servir à étudierd’un peu près ce troublant tempérament qui me paraît susceptibled’hypnose… et qui pourrait peut-être faire un excellent médium…

– C’est cela, vous allez la rendre folle toutà fait.

– Ou la sauver !… Elle se trouve en cemoment très visiblement sous une influence extraordinaire dont nousignorons la nature… Elle a certainement une arrière-pensée que jene connais pas et qu’il serait peut-être intéressant de pénétrerpour la guérir… La séance ne nous sera pas inutile… Tenez !elle entraîne Mademoiselle Hélier… Ah ! chère madame, voussavez qu’elle a une peur folle de son mari… Il faut que le mari nesache rien !… Elle compte sur vous pour que vousl’accapariez…

– C’est bien, je me charge du mari, accordaMme de la Bossière, mais vous me raconterez tout ce quis’est passé ?… Vous me le promettez ?…

– Tout, je vous le promets !… Ah !dites-moi, où serons-nous le plus tranquilles ?…

– Pour évoquer le diable ? mais il fautdemander ça à Mademoi­selle Hélier !… Elle vous prêterapeut-être sa chambre.

Et Fanny quitta le docteur en riant. Sur leseuil du fumoir, elle rencontrait son mari et lui racontaittout.

– Oh ! allons voir ça ! fit Jacques,très amusé…

– Mais je me suis chargée du Saint-Firmin.

– Ne t’inquiète pas… il vient de consentir àfaire un quatrième…

Mlle Hélier, Marthe et le DrMoutier avaient déjà disparu…

– Le plus fou des trois, c’est certainement ledocteur, émit Fanny.

– Ça, quand les savants se jettent dans lespiritisme, on ne sait pas jusqu’où ça peut aller ! Vous ycroyez, vous, Fanny, aux fantômes du professeur Crookes ?

– Moi, je ne crois qu’en vous, mydear !… et vous n’avez pas l’air d’un spectre, petittchéri !

Elle pria Jacques de l’attendre, s’assura queses hôtes n’avaient point besoin d’elle et revint le trouver. Ilsse renseignèrent sur le chemin suivi par les fugitifs, traversèrenttout le château en courant et en riant comme des écoliers. Enfin,ils reprirent leur sérieux au moment de frapper à la porte del’appartement de Mlle Hélier.

– On peut entrer ? c’est nous !…

La porte s’entrouvrit et ils aperçurentl’étrange face hostile de Mlle Hélier, dont les yeuxbleus, ordinairement si doux, semblaient lancer des flammes.

– Ah ! je le savais bien ! fit-elle.On veut se moquer de moi !…

– Mais non ! supplia Fanny… Je vousassure, mademoiselle, ma bonne demoiselle !… On sera biensage… on fera tout ce que vous voudrez… On se tiendratranquillement dans un coin…

Elle dut les laisser pénétrer chez elle, maiselle les pria assez sèchement de rester dans son petit salon quiétait plongé dans l’obscurité.

– Ne bougez pas, ne parlez pas ! c’esttout ce qu’on vous demande…

Elle les laissa, passant dans sa proprechambre dont on apercevait une partie faiblement éclairée par lalueur falote d’une lampe invisible qui avait dû être reléguée dansquelque coin. Un assez lourd guéridon d’acajou, soutenu par un piedà trois griffes, avait été tiré au milieu de la pièce.

D’où ils se trouvaient, Jacques et Fanny nevoyaient encore ni le docteur ni Mme Saint-Firmin.

Ils n’apercevaient, se mouvant avec des gestessilencieux, dans la pénombre, que Mlle Hélier, dont lafigure avait repris cet air hermétique qui se répand ordinairementsur le visage des vivants quand ceux-ci interrogent sérieusementles morts.

Et, en vérité, Mlle Hélier faisaittoute chose sérieusement… Combien sérieusement venait-elle deplacer trois chaises autour du guéridon d’acajou !…

Jacques et Fanny avaient bien envie de poufferde rire, mais ils tenaient trop à assister à la séance jusqu’aubout pour se laisser aller à cette manifestation intempestive.

Du reste, ils ne tardèrent pas à êtreimpressionnés eux-mêmes par l’apparition, dans le cercle de lalumière falote, de la figure douloureuse de Marthe et de celle dudocteur, lequel semblait étudier sa malade avec une curiositéaiguë.

De toute évidence, le savant était beaucoupplus préoccupé par le diagnostic qu’il lui serait peut-êtrepossible d’émettre à la suite de cette exceptionnelle expérience,que par l’évocation prochaine des esprits.

Marthe semblait souffrir réellement.

Elle se laissait conduire sans résistance parl’institutrice, obéissant à ses moindres gestes, tombant sur sachaise, allongeant au-dessus de la table ses mains diaphanes ;Mlle Hélier lui fit écarter les doigts.

Puis l’institutrice s’assit à son tour et ledocteur en fit autant. Eux aussi allongèrent les mains.

Dans cette lumière avare, les deux silhouettesfantomatiques, aux gestes de rêve, de Marthe et de MlleHélier, l’aspect extraordinairement sérieux du Dr Moutier, et enfinle silence prolongé qui accompagnait l’immobilité des troispartenaires, tout concourait à donner à cette scène une allure debizarre mystère qui, après avoir failli faire éclater le rire deJacques et de Fanny, les retint bientôt au fond de leur obscurité,étonnés et attentifs.

Cinq minutes se passèrent ainsi, au boutdesquelles quelques craquements se firent entendre dans latable.

– Je crois bien que l’esprit estlà ! fit à voix basse Mlle Hélier. Puisquec’est vous qui l’avez évoqué, voulez-vous l’interroger ? ilrépondra peut-être !

– Je veux bien, reprit Marthe dans unsouffle.

La pauvre jeune femme était agitée defrissons. Sur la table, on voyait ses mains trembler.

– Demandez-lui : « Quiêtes-vous ? »

La voix blanche de Marthe demanda :

– Qui êtes-vous ?

Et, patiemment, l’on attendit. Au bout dequelques secondes, la table se décida et, se soulevant sur deux deses griffes, retomba et resta immobile.

– A, fit l’institutrice… Maintenant,continuez d’épeler à voix haute, madame.

L’agonisante voix de Marthe reprit B, C,etc.

À la lettre N, la table craqua,sembla hésiter, puis se souleva à nouveau et retomba.

– AN, constata l’institutrice,continuez, madame… ne vous effrayez pas…

Mais Marthe claquait des dents. Cependant,elle eut la force de recommencer l’alphabet.

Cette fois, le guéridon se mit en mouvement àla lettre D.

– AND…

– André, fit le docteur.

– Oui, André, soupira Marthe…

– Mon Dieu ! gémit MlleHélier, si c’était M. André de la Bossière… il serait doncmort !…

Et ils continuèrent patiemment leurinterrogatoire… La table répondit : André de laBossière !

Mlle Hélier se montra aussitôt dansun tel état d’exaltation que le docteur dut la prier violemment dese calmer.

– Je crains que la séance ne puisse seprolonger, fit-il, en montrant Marthe qui avait maintenant unefigure de spectre et les yeux hagards… Dépêchons-nous… nous n’avonspas une minute à perdre…

– Docteur, fit la voix très émue de Jacques,au fond de l’autre pièce… mon avis est qu’il faut en finir… vousvoyez bien que cette enfant va encore se trouver mal.

– Non !… Non !… répliqua aussitôtMme Saint-Firmin… je serai forte… laissez-moi !…laissez-moi l’interroger…

Et, disant cela, les mains toujours étenduessur la table, elle ouvrait des yeux immenses qui se fixaient sur lapénombre, comme s’ils voyaient ou comme s’ils cherchaient à voirune forme invisible pour tous. Puis, sans se soucier de ceux quiétaient là, auxquels elle révélait au moins une intimité d’âme avecle défunt que l’on avait à peine osé soupçonner, elle demanda touthaut :

– Si c’est vous qui êtes là, André, mon ami,mon frère bien-aimé, dites-nous ce qui vous est arrivé ?…

À la suite de quoi il y eut encore un longsilence, puis de nouveaux bruits dans la table, et soudain, ellefrappa de façon fort nette des coups détachés, pendant qu’onentendait la voix basse et haletante de Marthe qui épelaitl’alphabet : A, B, C, D… À chaque coup de la table,la voix de Marthe s’arrêtait une seconde, pour reprendre plus baset plus défaillante. Et Mlle Hélier lisait les lettres,formait les syllabes…

La table disait :

– J’ai été ass… as… si… n… é !

– Assassiné ! répéta râlante,Marthe, et elle glissa dans les bras du docteur qui lasurveillait…

– En voilà assez !… En voilà assez decette mauvaise plaisanterie !… s’écria la voix irritée deJacques, et il fit irruption dans la chambre, suivi de Fanny quirépétait :

– Ils vont la rendre folle ! Ils vont larendre folle !…

Chapitre 6OÙ LE DOCTEUR MOUTIER PARLE RAISON

 

– Oh ! monsieur, je ne suis pas folle,protestait doucement Marthe, à qui le docteur faisait respirer dessels et qui, d’un geste inconscient, repoussait le flacon… Surtout,ne dites rien de tout cela à mon mari… S’il savait, il metuerait !…

– Il vous tuerait !… Mais vous voulezrire, ma pauvre enfant !… C’est lui qui, s’il vous entendait,rirait !…

C’était le docteur qui parlait ainsi enpressant dans ses mains les mains de Marthe. À ce contactréchauffant et solide, à cette bonne voix bien vivante, Marthesemblait reprendre des forces, revenir à la vie réelle des gens etdes choses.

– Que voulez-vous dire, docteur ?demanda-t-elle.

– Je veux dire que je viens de vous étudier…Je sais maintenant quelle est votre maladie, allez !… Elle esttout entière dans cette petite cervelle-là. Il y a longtemps quevous vivez avec cette idée que votre excellent ami, M. André de laBossière, est mort assassiné !… Avouez que c’est une idée dontvous ne pouvez pas vous défaire… qui vous poursuit partout… Avouezque c’est elle qui a fini par vous pousser ici, pour demander cetteséance de table tournante où vous espériez bien qu’elleapparaîtrait enfin exprimée en dehors de vous-même !…Mais ma pauvre petite… il ne faut pas vous dissimuler uneseconde que c’est vous-même qui avez répondu à vos propresquestions !… Entendez-vous bien !… inconsciemment,certes ! Mais c’est vous qui avez fait remuer la table auxbons endroits, sans vous en apercevoir !

– Ça, je ne le crois pas une seconde, s’écriaMlle Hélier, dont l’irritation éclata sans pudeur… C’estl’esprit qui était là !… c’est l’esprit qui a frappé, et rienne me retirera maintenant de la tête que M. de la Bossière a étéassassiné !…

– Eh bien ! gardez donc cette idée-làdans votre tête… et qu’elle n’en sorte pas !… c’est tout ceque l’on vous demande ! répliqua Fanny avec brutalité… Si l’onvous écoutait, vous nous rendriez tous fous, ici, avec voshistoires de l’autre monde !…

– L’autre monde et celui-ci ne font qu’un,madame !

– Je vous en prie, mademoiselle !…commanda la rude voix de Jacques. Ce n’est pas le moment de faireun cours de spiritisme. Vous devez vous rendre compte que MadameSaint-Firmin est très malade !… et par votre faute !…

– Chut !… elle pleure…, dit le docteur…Laissez-la pleurer, cela lui fera du bien !…

Marthe était en proie, en effet, à unevéritable crise de larmes et de sanglots… Quand elle fut un peucalmée, le docteur pria qu’on le laissât seul avec la jeune femme,ce que l’on fit aussitôt. Jacques et Fanny se retrouvèrent enpleine lumière. Fanny s’étonna de la pâleur de son mari.

– Mon Dieu ! vous voilà aussi pâle queMme Saint-Firmin !

– Oui, cette idée que mon malheureux frère apu être assassiné m’a complètement bouleversé !…

– Mais vous n’allez pas être aussi stioupideque cette petite… Remettez-vous, darling !… Ah !quelle histoire ! si j’avais su… Mais vous ne croyez pas auxtables tournantes, petit tchéri.

– Pas plus que vous… et je suis sûr que ledocteur ne fait semblant d’y croire que pour se rendre intéressantauprès de sa clientèle féminine… Cependant, quand la table s’estsoulevée… et que l’alphabet a annoncé André, je ne vouscache pas que j’en ai eu froid jusque dans les moelles…

– Réchauffez-vous ! réchauffez-vous, enembrassant votre petite femme, petit tchéri !…

Il lui baisa la main et ils retrouvèrentSaint-Firmin qui s’inquiétait justement de l’absence de sa femme.Fanny lui apprit qu’elle était allée voir dormir les enfants, avecMlle Hélier, et il se remit à son bridge.

Ce soir-là, quand tous les invités furentpartis et que les hôtes eurent regagné leurs appartements, ledocteur, Jacques et Fanny se retrouvè­rent dans le boudoir.

– Eh bien ? demanda Fanny, va-t-ellemieux ?

– Oh ! elle est plus malade que je ne lecroyais ! répondit le docteur… Elle a desapparitions !

– Des apparitions ?…

– Enfin, elle a eu une apparition !…André lui est apparu !

– Non !

– Pas plus tard qu’hier !… dans sonjardin, au bord de l’eau… elle l’a très bien reconnu… et André luia parlé… André lui a dit qu’il avait été assassiné !…Là-dessus elle s’est trouvée mal, et quand elle est revenue à elle,André avait disparu…

– Tu penses ! dit Jacques.

– Oh ! mais alors, elle est à enfermer,la pauvre petite !… dit Fanny.

– Non ! elle n’en est pas là… Je l’aiinterrogée très à fond, et elle se rend très bien compte qu’elle apu être victime d’une hallucination… d’autant plus que le fantômetraînait derrière lui un bruit de chaîne…comme dans toutesles histoires fantastiques de revenants… Alors elle se ditmaintenant qu’elle a eu peut-être une imagination… Etsavez-vous pourquoi elle est accourue au golf aujourd’hui ?parce qu’elle a peur maintenant de rester seule avec sonmari ; et je vais vous dire autre chose, entre nous… quelquechose qu’elle ne m’a pas avoué, qu’elle ne m’a pas confié… Cettepetite est persuadée qu’André a été assassiné par son mari !…Il y a eu certainement une histoire terrible au moment du départd’André, entre elle, André et le vieux Saint-Firmin. Quoi qu’il ensoit, je lui ai conseillé de venir ici le plus souvent possible…lui disant qu’elle y trouvera de vrais amis… Tâchez de laconfesser… nous tâcherons de la guérir… Quand nous connaîtronstoutes les données du problème, nous le résoudrons raisonnablement,et nous chasserons de cette pauvre tête tous les fantômes qui lahantent.

– Mais dites donc, docteur, fit entendreFanny, vous oubliez que vous croyez vous-même auxfantômes ?…

– Je ne crois pas aux fantômes qui traînentdes chaînes derrière eux, répondit le bon docteur, avec un largesourire, et voyez-vous, madame, chaque fois que je puis expliquerune manifestation de l’au-delà par un phénomène de cheznous comme, par exemple, par l’état d’esprit de cette petite, jen’y manque jamais ! D’abord, c’est plus facile et ça nem’empêche pas de dormir. Allons nous coucher.

Chapitre 7MARTHE TIENT À SES FANTÔMES

 

Le lendemain soir, après une journéeparticulièrement heureuse pour la nouvelle châtelaine de laRoseraie qui avait elle-même conduit, en mail-coach, ses invitésdans la forêt de Sénart et leur avait fait servir un déjeunerchampêtre, Fanny était en train de raconter à son mari, qui n’avaitpu quitter l’usine, les amusantes péripéties de cette joyeusepromenade quand la femme de chambre se présenta, effarée.

– Madame, fit-elle, c’est MmeSaint-Firmin, mais dans quel état !…

– Où est-elle ?

– Ah ! madame, elle est en bas… plusmorte que vive. Elle ne veut pas être vue de personne, je l’ai faitentrer dans le cabinet de monsieur…

Ils descendirent et trouvèrent la malheureusefemme affalée au fond d’un fauteuil… Elle était là comme un petittas noir et boueux au-dessus duquel on apercevait sa face blême auxgrands yeux qui semblaient toujours voir des chosesextraordinaires.

Elle grelottait. On n’eût pu dire si c’étaitde peur ou de froid. Elle bougea à peine quand Fanny fut prèsd’elle.

Mme de la Bossière lui prit lesmains. Elles étaient brûlantes.

– Mais vous avez la fièvre ; ma pauvreenfant… Qu’est-il encore arrivé ?… Et d’où venez-vous ?Comment êtes-vous dans cet état ?

Elle était littéralement couverte de boue etsa robe était déchirée. Elle avait la tête nue, les cheveux épars.Elle avait l’air d’une folle qui serait parvenue à s’enfuir de soncabanon et qui aurait longtemps couru à travers champs. Et il yavait un peu de cela dans son cas.

Elle fit comprendre par petites phraseshachées qu’elle s’était sauvée de chez elle, par-dessus le mur dujardin, et qu’elle avait couru, couru, couru, jusqu’à laRoseraie…

– Mais pourquoi ? maispourquoi ?…

– Pourquoi ?… Et elle parut retrouver ducoup toutes ses forces. Elle se souleva brusquement comme si elleavait reçu une décharge électrique…

– Parce que… parce que je l’airevu !…

– Vous avez revu qui ?… demanda Fanny quidevinait bien cependant, après la séance de la veille, de quiil s’agissait…

– J’ai revu André !… je vous dis que jel’ai revu…, répéta Marthe avec une énergie incroyable !…Ah ! cette fois, ne me dites pas que ce n’était paslui !… je l’ai vu comme je vous vois.

Fanny et Jacques se regardèrent…

– Ah ! ne me prenez pas pour unefolle !… C’est abominable !… Si vous aviez été là, vousl’auriez vu comme moi !…

Elle se laissa tomber, prise d’une grandefaiblesse…

– Il faut prévenir Moutier, dit Fanny, trèsennuyée de ce nouvel incident.

– Non !… Non ! pas le docteur,protesta Mme Saint-Firmin, plus tard ! plustard ! plus tard, le docteur !… J’ai des choses à vousdire… j’ai des choses à vous dire !… Si je ne le dis pas àvous, son frère, sa belle-sœur, à qui voulez-vous que je ledise ?… Seulement, je voudrais de l’eau, de l’eau bien froide…avec un morceau de sucre et un peu de fleur d’oranger, vouspermettez ?…

Et elle claquait des dents. Elle faisaitpitié… Jacques avait sonné, donnait des ordres sur le seuil à lafemme de chambre. Fanny s’efforçait de calmer l’extraordinairevisiteuse.

– Ma pauvre enfant, vous savez ce que vous adit le docteur, hier ! Vous êtes dans un état d’exaltation quivous fait voir des choses impossibles…

– Non !… Non !… rien n’estimpossible !… Maintenant j’en suis sûre, absolument sûre,absolument sûre !… André est mort ! Il mel’a dit !… Attendez !… Attendez !… Je meméfiais, après tout ce que m’avait dit hier le docteur… que c’étaitmoi qui, inconsciemment, faisait marcher la table, que c’était moiqui me créais l’image du fantôme d’André, etc., oh ! je meméfiais de moi-même… de mes yeux, de mon intelligence, de monpauvre cerveau, de ma pauvre tête qui est, en effet, bienmalade.

Elle se passa la main sur le front et sembla,un instant, rassembler ses souvenirs.

– D’abord, je vous avouerai que, depuis ledépart d’André, j’avais cru le voir plusieurs fois… je n’en avaisparlé à personne… car je me raisonnais et j’étais d’avis quec’était là une obsession de ma pensée… de ma pensée que je nepouvais détourner de la sienne…

« Il faut bien aussi que vous sachiezque, de son vivant, entre André et moi, il y avait une communautéd’idées absolues… Nous étions amis souverainement… liés d’âme, carnous nous aimions comme… comme de futurs époux…

– Comment ! comme de futurs époux !s’exclama Fanny.

– Oui ! oui ! comme de futurs époux…Ah ! je vous dis tout ! continua Marthe d’une voixpassionnée, parce que je sais que si je ne me décharge pas un peude ce secret qui m’étouffe, il arrivera encore des malheurs !…Mon mari est vieux ; André et moi, nous étions jeunes… nousnous étions promis d’être l’un à l’autre… après la mort de monmari. Et, sans doute, cela était un crime !… un crimeimpardonnable d’enterrer déjà ce vivant… et voilà que c’est l’autrequi est mort !… Mon André ! Mon André ! Oh ! ilest bien mort !… Il me l’a tué !…

Elle regarda avec égarement autour d’elle, etpuis :

– Toutes les portes sont bien fermées ?Nous sommes seuls ? Écoutez : J’aurais eu certainementdes nouvelles d’André s’il n’était pas mort… et comme je n’en avaispas, je ne pensais qu’à sa mort… et à aller le rejoindre… mais pourcela, il fallait être sûre qu’il fût bien mort… et de cela j’auraisvoulu avoir la certitude… l’absolue certitude… et, un soir que jepensais à lui avec une ardeur maladive, suppliant son ombre dem’appeler près d’elle si elle avait vraiment quitté son corps… etoù j’étais hantée par l’idée du suicide… il y a environ deux ans decela… je me trouvais, tenez, dans le petit kiosque qui domine lebord de l’eau, alors j’ai vu ou j’ai cru voir une ombre éclairéepar la lune et qui ressemblait étrangement à André… Cette ombrelégère, inconsistante, flottait entre les saules de la rive, surles eaux ; je m’évanouis.

« Le lendemain, je me réveillai dans monlit. J’étais soignée par une sœur qu’était allé chercher mon mari.Cette sœur venait du couvent où j’avais été élevée et s’étaittoujours montrée si bonne avec moi que je lui confiai l’histoire del’apparition. Elle me raisonna, me confessa, et, comme j’étaisnaturellement pieuse, n’eut pas de peine à me faire renoncer àl’idée du suicide. Seulement, je retournai souvent le soir dans lekiosque.

« Loin de me faire peur, l’image d’Andréflottant sur les eaux m’attirait. J’aurais voulu là revoir. Je ledésirais de toute mon âme.

« Elle ne revint pas et j’en conclus quej’avais bien réellement été victime d’une hallucination… Or,écoutez bien !… écoutez bien !… Je ne suis pas folle…l’avant-dernière nuit… l’ombre est venue et elle m’aparlé !…

– Eh ! ma petite ! le docteur nous amis au courant de cette apparition-là !… On a deshallucinations de l’oreille comme des yeux !…

– Et vous savez ce qu’elle m’a dit, l’ombreavant-hier ?…

– Oui, elle vous a dit : « J’ai étéassassiné ! » accorda Fanny pitoyable… le docteur nous araconté tout cela !…

– Oui, mais André ne m’avait pas dit où ilavait été assassiné ; eh bien, il est revenu aujourd’hui pourme le dire !… Voilà… voilà pourquoi je viensvous trouver…, ajouta Marthe d’une voix rauque.

– Reprenez un peu de fleur d’oranger, monenfant, dit Fanny qui, cette fois, crut Marthe réellement folle… etpuis, je vous en supplie, ne vous énervez pas comme ça !…Voyons, le docteur nous avait pourtant dit que vous lui aviezpromis d’être raisonnable… Malgré cela, je suis sûre que, depuishier soir, vous n’avez fait que penser à cette sotteapparition…

– Oh ! madame, ne parlez pasainsi !…

– Est-ce vrai ce que je dis ! Est-ce quevous avez dormi, la nuit dernière ?…

– Non, madame !… je ne dorsplus !…

– Et vous rêvez tout éveillée, voilàl’histoire !… n’est-ce pas, my darling ?…

– C’est mon idée ! répondit la voix gravede Jacques…

Et il se leva pour aller déposer sur la tablele verre de Marthe.

– Mais cette fois, madame, cette fois, il neflottait plus sur les eaux… il marchait comme vous et moi, et étaitvenu tout près de moi… j’aurais presque pu le toucher… Il a tendules bras vers moi… oh ! c’était affreux !… Il avait àla tempe une plaie saignante !… Oui, une plaie qui saignaitencore !… Pensez donc… depuis cinqans !…

– Où allez-vous donc, darling ?demanda Fanny à Jacques.

– Un verre d’eau, je vais prendre un verred’eau, vous n’avez pas soif, vous ?

– Vous paraissez ému, darling, c’estvrai, votre frère, vous l’aimiez tant !… Et elle se retournadu côté de Marthe.

– Alors, vous disiez que sa blessure saignaitencore depuis cinq ans !… Vous voyez bien que vous rêveztoujours ma chère petite !…

Mais Marthe ne se démonta pas.

– Je vais vous dire tout, en détail. Mon marise couche de bonne heure. Après le dîner, qui ne dure guère, ilessaie de me raconter généralement des histoires de l’étude. Cesoir, je ne lui ai pas répondu. Il m’a souhaité bonne nuit et aregagné sa chambre.

« Je réfléchissais, je me disais :« Tu as encore eu une hallucination ainsi qu’il y a deux ans…Maintenant que tu es raisonnable et tranquille, et lucide, et quele docteur t’a avertie, retourne au kiosque et tu te rendras biencompte qu’il n’y a pas d’ombre du tout et que tu asrêvé. »

« Là-dessus, j’ai jeté une écharpe surmes épaules et j’ai traversé le jardin.

« J’entendais la bonne qui remuait savaisselle dans la cuisine et, dans le jardin, j’ai aperçu lasilhouette de mon mari qui passait et repassait devant la fenêtrede sa chambre. Tout cela était bien naturel, et moi-même, je mesentais très naturelle.

« Tout de même, quand j’ai eu atteintl’escalier du kiosque, je n’ai pu m’empêcher de frissonner. Je medisais : « S’il est encore là ce soir, c’est que c’estbien lui !… »

« Madame, tout d’abord je n’ai rien vu…j’ai fait le tour de la table de bois, je suis allée m’appuyer à larampe et j’ai regardé le fleuve, l’endroit où je l’avais vu marchersur les eaux, entre les branches des saules, au-dessus desnénuphars, et puis, la rive… Il y avait un silence énorme. J’aientendu sonner l’heure à une chapelle. Je suis bien restée là unedemi-heure, et, tout bas, j’appelais : « André !…André !… » pour voir s’il allait venir… Mais j’étais bienpersuadée qu’il ne viendrait pas, parce que je m’efforçais depenser à ce que m’avait dit le docteur… Ne voyant rien sur laterre, je levai les yeux au ciel.

« Il y avait de gros nuages noirs quiglissaient sur la lune. J’allais partir quand m’étant redressée, unbruit de chaînes se fit entendre… et mon regard retourna à la rive.C’est alors, madame, que je le vis.

« Ah ! il était là ! il sedétacha des saules, glissa sur l’herbe, vint presque au pied dumur… Il levait les bras et me disait :« Marthe ! Marthe !… Il m’aassassiné ! » Ah ! le pauvre, comme ilétait pâle, et il me montrait sa plaie saignante à latempe… Il ajouta encore, avant de disparaître, en traînantsa chaîne : « Il m’a assassiné enautomobile ! »

À ce moment, il y eut, derrière Fanny, lefracas déplaisant de la vaisselle qui se brise. Mme dela Bossière se retourna vivement. C’était son mari qui venait delaisser tomber un verre et une assiette.

– Faites donc attention, darling,vous dépareillez notre beau service de Bohême… »

Chapitre 8OH ! SI LAZARE AVAIT VOULU NOUS DIRE…

 

M. Saint-Firmin, qui était à la recherche desa femme, depuis une heure, et qui avait parcouru toute la campagneenvironnante, dans son vieux tilbury attelé d’un cheval poussif,eut enfin l’idée de venir sonner à la grille de la Roseraie. On neput lui cacher que la fugitive s’y trouvait et il la ramena, aprèsl’avoir consciencieusement traitée de « toquée » et avoirprésenté ses excuses à Mme de la Bossière.

Celle-ci, pour décider Marthe à suivre sonmari, lui avait promis qu’elle irait la voir le lendemain. La jeunefemme pouvait compter sur son aide morale dans l’étrange crisequ’elle traversait.

– Vous devriez faire voyager cette enfant,avait conseillé Fanny au notaire ; dans son état, le séjourmélancolique de la villa du bord de l’eau ne lui vautrien !

– Eh bien ! et les affaires ? avaitrépliqué le Saint-Firmin.

– Elle est tout de même assez grande pourvoyager sans vous !

– Elle m’aime trop !

Et le vieux diable avait claqué du fouet sonbidet, en faisant entendre son vilain rire. Quant à Jacques, ilétait couché depuis près d’une heure. Sans doute n’avait-il pas eula patience d’entendre plus longtemps le récit des hallucinationsde cette pauvre Marthe.

Il n’avait même point demandé à sa femme cequ’elle comptait faire de sa visiteuse nocturne, ni si elle allaitlui offrir l’hospitalité. Après avoir ramassé lui-même les morceauxdu service qu’il avait si maladroitement brisé, il s’était esquivéà l’anglaise.

La chambre de Jacques n’était séparée de cellede Fanny que par le boudoir privé. Fanny, avant de sonner sa femmede chambre, frappa à la porte de son mari. Elle sentait un besoinimpérieux de lui parler. Elle voulait lui communiquer surtout lesdernières confidences de Marthe qu’elle estimait d’importance… Maiselle avait beau frapper on ne lui répondait pas. Elle trouvabizarre que Jacques se fût si vite endormi et qu’il n’eût pas eu lacuriosité de l’attendre, après la singulière démarche et les contesfantastiques de la petite Saint-Firmin.

Elle tourna tout doucement la clenche etouvrit la porte.

– Vous dormez ? demanda-t-elle à voixbasse.

Seul, le bruit d’une respiration régulière luirépondit au fond de l’obscurité.

Alors, après avoir réfléchi un instant, ellereferma la porte aussi doucement qu’elle l’avait ouverte et pénétradans son cabinet de toilette, sonna Katherine, se laissadéshabiller sans dire un mot, procéda à sa toilette de nuit, etessaya de dormir, mais elle y parvint assez difficilement.

Jacques se leva de grand matin. Quand le tempsétait beau, il aimait à se rendre à pied à l’usine, qui se trouvaità deux kilomètres du château. Aussi renvoya-t-il le groom avec lacharrette anglaise, car la journée s’annonçait magnifique. Leschignons roux des petites futaies se démêlaient déjà aux rais d’ordu soleil. Toute la campagne se réveillait, fort guillerette,faisant sa toilette matinale, se débarrassant hâtivement desderniers voiles de la nuit.

Aussi loin que le regard de Jacquess’étendait, en bas vers la Seine, et sur sa gauche jusqu’à lalisière de la forêt de Sénart, toutes ces terres appartenaient auchâteau. Comme disait sa femme : « C’était là une royalepropriété ! »

– Vous admirez vos terres ! dittout à coup, derrière lui, une voix qui le fit sursauter. C’étaitle Dr Moutier. Jacques lui tendit la main et sourit :

– Si, à son retour, André veut me les vendre,je ne demanderai pas mieux que de les acheter !… Mais vousêtes bien matinal, mon cher hôte !…

– Ah ! moi, à la campagne, vous savez, jesuis pour le footing… j’ai besoin de maigrir…

– Vous avez raison, docteur, acquiesçaJacques. Vous êtes trop gros pour un médecin spiritualiste…

– Mon ami, je l’avoue… j’attache trop de prixà certaines satisfactions charnelles. Tenez, encore tout à l’heure,votre cuisinière sur mon indication, du reste, m’a fait monter dansma chambre, pour mon premier déjeuner deux œufs sur le plat à lacrème… c’était un rêve !…

Jacques s’arrêta une seconde à contemplercette excellente face réjouie, aux lèvres sensuelles, puis allantquérir la sincérité du regard sous les bésicles d’or :

– Entre nous, docteur, lui dit-il, avouez doncqu’un bon vivant comme vous ne doit pas croire un mot de tout cequ’il nous a raconté l’autre soir…

Mais le « papa Moutier », comme onl’appelait dans les salles de rédaction des revues scientifiques oùil s’était fait une réputation assez originale en étendanthardiment le domaine du magnétisme animal de Charcot et en osantassocier le spiritualisme le plus transcendental[1] et même le plus orthodoxe au spiritismeexpérimental de Crookes, le papa Moutier sursauta :

– Ah ! ne dites pas ça ! ne ditespas ça !… Vous pourriez me causer le plus grand tort !…Certains me croient malade et vous voyez si j’en ai l’air !…Il ne manquerait plus que l’on me prît pour un farceur !… etsurtout à la veille de faire paraître un périodique qui varévolutionner tous les cercles s’occupant plus ou moins de lascience magnétique et de toutes les formes de la suggestion…

– Ah ! bah ! vous ne nous aviez pasdit ça !…

– C’est encore un secret… un secretscientifique et mondain, si j’ose dire, et qui ne m’appartient pas,à moi seul !… Mais à un ami comme vous, je peux tout avouer…d’autant plus que je vous dois bien ça, puisque vous m’offrez unehospitalité qui me permet de travailler en paix à notre premierfascicule…

– Et cela va s’appeler ?

– La Médecine astrale ! Etsavez-vous avec qui je travaille ? Avec le grandJaloux !…

– Le grand Jaloux de l’Académie dessciences ?

– Et des conférences de l’École des sciencespolitiques et sociales ! Parfaitement !…

– Mais alors, mon cher, c’est lafortune !…

– Je l’espère !…

Le grand, le beau Jaloux !… lesconférences de Jaloux ! Depuis Caro et les Carolines à laSorbonne on n’avait pas encore assisté à un pareil succès !…Depuis deux ans qu’à l’École des sciences politiques et sociales,le beau Jaloux (un peu trop grand pour être tout à fait beau, maissi chic, si distingué, ma chère !) avait inauguré sesconférences philosophi­ques et expérimentales sur la médecine del’âme, c’était tous les mardis, dans la salle austère, unassaut d’élégances, une bousculade de petites femmes affolées, delarbins se battant pour conserver ou garder la place de leurmaîtresse… On appelait ces élèves enthousiastes lesJalouses…Quelle extase dès que le maître apparaissait !et comme elles étaient prêtes pour toutes les expériences de lamédecine de l’âme !…

– Ce Jaloux n’est pas un imbécile ! fitJacques en souriant.

– Mon cher, ne souriez pas… c’est agaçant…Jaloux est un précurseur !… Il voit si loin que l’on n’ose lesuivre… dans les milieux officiels, mais les autres nous sontacquis…

– Vous avez au moins leur curiosité…

– Quand on a promis, comme Jaloux,d’arracher son secret à la mort ! c’est bien le moinsqu’on regarde agir un homme de la valeur de Jaloux ! Vous leconnaissez, Jaloux ?

– Pour l’avoir vu un jour de séance solennelleà l’Académie.

– Eh bien, je vous le présenterai dansquelques jours. Oui, il doit venir jusqu’ici lire avec moi lesdernières épreuves de notre premier numéro, une chose qui va fairepousser des cris… nous allons établir pour la première fois lathéorie probable de la suggestion des morts !… D’où notretitre de Médecine astrale… Vous verrez !… Nousfinirons bien par vous convertir à nos théories !…

– J’en doute !… Du reste, j’aimeassez : Théorie probable !

– Eh ! mon cher, nous sommes des hommesde science et par conséquent prudents !… Tous les observateurssérieux, qui ont voulu savoir ce qu’il y a de vrai dans lespiritisme, se sont soumis à toutes les conditions indispensablespour la réussite de l’expérience. Et ce n’étaient pas des sots.

« C’est lentement, méthodiquement, qu’ilsse sont familiarisés avec toutes les phases du phénomène… M. Barkass’est tenu dans l’expectative pendant dix ans, M. Crookes pendantsix ans, M. Oxon pendant huit ans. C’est après l’étude attentive detous les faits et aussi après s’être familiarisés avec toutes lesétrangetés apparentes des manifestations, qu’ils recherchèrent lescauses capables de les produire. Quand ils eurent réuni une grandequantité d’observations prises dans différents milieux, ils enfirent la synthèse et conclurent enfin à l’existence et àl’intervention des esprits !

– Vous parlez avec une conviction ! Maisdites donc, fit Jacques, comme s’il se rappelait tout à coup unechose assez intéressante… dites donc !… vous savez queMme Saint-Firmin a revu son fantôme !

– Encore !…

– Oui. Elle est accourue hier soir pour nousfaire part de cette importante nouvelle… Docteur, je ne vous cachepas que cette petite folle commence à m’ennuyer.

– Bah ! qu’est-ce que cela vousfait ?

– Comment, qu’est-ce que cela me fait ?Mais elle finira par nous faire croire qu’André a été assassinéalors que je n’ai pas renoncé à voir revenir mon frère,moi !…

– C’est un sentiment tout naturel, mais aussi,je le crains bien, une vaine espérance… Tout de même, si cettejeune femme, avec le secours de ses apparitions, allait vous mettresur les traces d’un crime et vous faire arrêter l’assassin,hein ! vous y croiriez après cela, aux fantômes !…

Jacques ne répondit pas, il fit quelques pas,haussa les épaules et laissa tomber ces mots :

– Vous ne savez pas ce qu’elle nous a dithier ? Elle nous dit que mon frère avait été tué enautomobile !…

– Ah ! ah ! c’est un renseignementprécis !… s’exclama le docteur, en rabaissant brusquement seslunettes sur son nez et en regardant Jacques avec son meilleursourire.

– Mon Dieu ! je trouve que cette petiteraconte tout simplement tout ce qui lui passe par la tête…

– C’est peut-être exact, et je le crois commevous. Après l’avoir examinée, étudiée… mais enfin on ne sauraitrien affirmer… d’une façon absolue !… Quand Jaloux viendra, jelui soumettrai le cas…

– Vous n’allez cependant pas me dire queJaloux croit sérieusement à l’intervention des morts !…

– À l’intervention possible des morts… Il secontente de cela pour l’instant…

– Mon cher, laissez-moi tranquille, quand onest mort, c’est pour longtemps… et nous ne saurons jamais ce qui sepasse dans ce pays-là !… personne n’en est revenu.

– Vous oubliez Lazare qui en estrevenu vivant !…

– Oui, Lazare ! Eh bien, Lazare !Pourquoi ne nous a-t-il pas dit ce qui se passe parlà-bas !…

– Ah ! si Lazare avait voulu nousdire…

– Il n’a rien dit parce qu’il ne savait rien.Parce que au fond de son ossuaire il n’était pas mort. C’est biensimple ! fit Jacques à la stupéfaction du docteur… et ilcontinua en se gaussant : ce n’est pas le premier léthargiqueque l’on voit surgir du cercueil !…

– Païen !… païen !… païen !… etpauvre ignorant que vous êtes ! s’écria Moutier hors de lui,levant des poings hostiles au bout de ses courts petits brasvengeurs. Mais sachez donc, monsieur,que scientifiquement,on peut mourir et renaître !… Oui, monsieur, oui,scientifiquement, un homme est mort ! Eh bien si vous vousy prenez à temps, vous pouvez le faire revivre !… Oui,monsieur, c’est comme je vous le dit, monsieur !…

Le « père Moutier » était réellementfurieux. On eût dit qu’il allait battre son hôte… Il avait desmoments comme cela où, dès que l’on touchait à ses théories, il neconnaissait plus d’amis.

Alors, Jacques lui rit au nez. Le père Moutierlui tourna le dos, carrément, et s’enfuit à travers la campagne,sans doute, pour « éviter de faire unmalheur » !

Chapitre 9LES THÉORIES DU DOCTEUR CARREL SONT MISES À CONTRIBUTION

 

Jacques entra dans l’usine et s’astreignit àne plus penser qu’aux manchons à incandescence.

Le spectacle de l’activité qui régnait dans lebâtiment et dans les cours, le bruit des grands chars automobilesqui apportaient la matière première ou remportaient les caissesprêtes pour la livraison, le tumulte rythmé de la machinerie luiplurent ce matin-là, plus encore que de coutume.

Il passa quelques heures dans un nouvelatelier qu’il venait de faire installer, de manière que lemandrinage et le calibrage des manchons se fissent mécaniquement etavec une précision, une netteté encore inconnues.

Jacques était sympathique à tout son personneldont il obtenait le maximum de travail par un système departicipation aux bénéfices qui avait toujours effrayé André, maisque le cadet avait su faire pratique en le rendant, grâce àd’ingénieuses combinaisons, à peu près illusoire. De telle sorte,expliquait Jacques, qu’ouvriers et ouvrières travaillaient commedes nègres, soutenus par l’« espérance » ; c’étaitune nouvelle force qu’il avait prise à son service.

Héron n’avait jamais encore connu une pareilleère de prospérité.

Des ateliers, Jacques s’en fut aux bureaux,constata que tout marchait à souhait, et vers onze heures reprit lechemin du château.

« Cet animal de Moutier, tout demême ! » exprima-t-il tout haut en pénétrant dans leparc.

Ainsi, tout le travail du matin n’avait paschassé de son esprit toutes les histoires abracadabrantes de cetirritable petit bonhomme à lunettes… et ce fut de lui qu’ils’informa aussitôt qu’il eut gravi l’escalier de marbre duperron.

– Le docteur Moutier est descendu auxcuisines, lui fut-il répondu par un valet de pied.

Jacques ne s’en étonna point, car le mage deLa Médecine astrale était incroyablement gourmand et ilaimait à faire travailler les cordons bleus suivant sesrecettes.

Presque aussitôt, du reste, le bonhommeapparut.

– Ah ! mon cher, s’écria-t-il, vous m’endirez des nouvelles ! Apprenez qu’en ce moment, au fond d’unecasserole, une jeune poulette est en train de s’attendrir aucontact de cent cinquante grammes de crème, de cent vingt grammesde beurre et de parmesan râpé.

– Fi ! l’horreur ! interrompit lavoix harmonieuse de Mme de la Bossière. Et Fannys’avança dans une robe légère en duvetin rayé noir et blanc, blouseceinturée d’un large galon brodé d’or, qui lui donnait vingtans.

– Saprelotte ! que vous êtes jolie !s’exclama le père Moutier ! Alors, vous ne voulez pas de macuisine ?

– Vous mangerez tout, goinfre ! réponditFanny, en donnant ses belles mains à baiser à son mari… Vous voilàdonc, petit tchéri !… Il me semble, mon seigneur et maître,que je ne vous ai pas vu depuis des semaines !… Pourquoiêtes-vous parti sans m’avoir embrassée, ce matin ?

– Parce que je n’ai pas voulu vous réveiller,tout simplement !… Je suis parti de si bonne heure !…

– Et vous, docteur, qu’est-ce que vous avezfait ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu avec nous ce matin ?Vous nous auriez aidé à prendre notre revanche. Nous avons fait unepartie de crosses avec ces dames… vous maniez si bien la crosse… Etvous êtes léger comme une petite balle, indeed…

– Ne vous moquez pas de moi, belle madame, cematin, je n’ai pas perdu mon temps… Je me suis querellé avec votremari à propos de fantômes et je suis allé voir notre pauvrefolle.

– Vous êtes allé voir MmeSaint-Firmin ? s’étonnèrent en même temps Fanny etJacques.

– Parfaitement !… je voulais finir de laconfesser et quelques mots que m’avait dit votre mari m’avaientintrigué. Bref, en vous quittant, mon cher ami, je me suis rendu àla villa du bord de l’eau. On n’a fait aucune difficulté pour merecevoir… la jeune femme était au lit… grelottante de fièvre… etelle avait besoin d’une bonne ordonnance… Le Saint-Firmin a étéenchanté d’avoir sa consultation à l’œil. Moyennant quoi j’aiobtenu qu’il s’éloignât et qu’il me laissât seul avec la malade.Elle m’a tout conté… l’histoire de la nuit… le retour du revenant,la fuite au château… Cette fois, je l’ai sondée à fond, cettepetite âme bizarre, et je lui ai fait avouer ce que je ne faisaisque soupçonner, c’est-à-dire qu’elle croyait à l’assassinat d’Andrépar son mari !… Rien que ça ! Elle m’a prié, du reste, devous le répéter, pour que vous ne l’abandonniez pas, que vousveniez la voir le plus souvent possible, que vous décidiez leSaint-Firmin à la laisser partir. Et elle m’a déclaré (ce qui, meschers amis, vient tout à fait corroborer mes idées sur l’étatd’esprit de la pauvre enfant !)… elle m’a déclaré que cela nel’étonnait pas du tout que le fantôme d’André lui eût racontéqu’il avait été assassiné en automobile, attendu que lelendemain du départ d’André, M. Saint-Firmin avait loué à Juvisyune automobile et qu’il avait été absent toute la journée et qu’iln’avait jamais voulu dire où il était allé ce jour-là… Et ellereste persuadée que Saint-Firmin est allé rejoindre votre frère,l’a proprement occis, et est revenu gratter son papier timbré…

« À quoi j’ai répondu à la pauvre enfant,car elle fait vraiment pitié : « Vous voyez bien, encoreune fois, que toutes les histoires que vous me racontez ne tiennentpas debout ! Vous vous forgez tout cela dans votre petite têteet vous y croyez dur comme fer… Quoi d’étonnant à ce que la nuitvos hallucinations viennent vous raconter les folies que votrepetite tête a perpétrées pendant tout le jour ? D’oùl’histoire du fantôme et de l’automobile… Si M. Saint-Firmin, lelendemain du départ d’André, n’avait pas pris exceptionnellementune auto et si vous ne l’aviez pas su… le fantôme ne vous auraitjamais parlé d’automobile ! c’est clair ! »

– Et qu’est-ce qu’elle vous a répondu ?demanda Fanny.

– Elle m’a répondu qu’elle voudrait êtremorte !…

– Pauvre petite ! j’irai la voir cetaprès-midi.

– Ce qu’il y a d’amusant dans cette lugubrehistoire, fit remarquer Jacques, c’est que le docteur qui passe sontemps à nous faire croire aux fantômes quand nous sommes bienportants n’est tranquille que lorsqu’il en a chassé de noscervelles la sotte imagination, quand nous sommesmalades !

– Mon cher, vous ne voudriez tout de mêmepoint que je confonde les fantômes de Mme Saint-Firminavec ceux de William Crookes !

– Pour moi, je vous avouerai…, commençaJacques. Mais le docteur le pria de se taire s’il tenait àconserver son amitié.

– Allons ! ne nous fâchons plus !concéda Jacques, car nous étions fâchés, ma chère Fanny. Ce bon,cet excellent docteur voulait tout simplement m’étrangler.

– Madame, ce qui me met hors de moi, c’est quevotre mari, par ses sourires, semble toujours mettre en doute mabonne foi !

– Eh ! mon cher, reprit Jacques, je nedoute pas de votre bonne foi, mais votre bonne foi n’est pasnécessairement la science… et quand vous venez prétendre, commetantôt, que vous pouvez prendre un homme scientifiquement mortet le faire sciemment revivre, j’ai bien le droit de souriretout de même.

– Non, monsieur, vous n’en avez pas ledroit !

Et le père Moutier, retourné d’un coup à laplus noble indignation, avait relevé ses bésicles sur son front,laissant voir ses gros yeux qui lui sortaient de la tête, tandisque d’un geste fébrile il fouillait dans la poche intérieure de saredingote. Il en sortit bientôt un considérable portefeuille enmaroquin noir, l’ouvrit, y prit une coupure de journal jaunie,qu’il agita sous le nez de Jacques, stupéfait et de Fannyamusée :

– Non, monsieur, vous n’en avez pas ledroit !… Et pour vous confondre, j’ai retrouvé dans lesdossiers que j’ai apportés ici pour travailler au premier fasciculede La Médecine astrale… j’ai retrouvé cette page duMatin qui, je l’espère, fera cesser vos doutes et votresourire, monsieur le sceptique ! Après cette lecture, j’espèreque vous ne me traiterez plus de charlatan !…

– Mais je ne vous ai jamais traité decharlatan !…

– Vous l’avez pensé ! Silentium !Cela est daté du 27 septembre 1901 et intitulé en articleleading : Un déjeuner de savants ! et en sous-titre, nousvoyons ceci : « Ils y discutent sur la vivisection descondamnés à mort et laissent entrevoir l’espoir de ressusciter leshommes ! »

– Bigre ? fit Jacques.

– Ah ! mon chéri, soyez sérieux, priagentiment Fanny.

– À ce déjeuner, continua le directeur deLa Médecine astrale, il y avait les premièrespersonnalités de la science et ce génie français qui a été obligéde s’expatrier en Amérique, parce que, en France, on le trouvait« trop avancé », trop audacieux, bref, parce qu’on ne lecomprenait pas ! J’ai nommé le Dr Carrel !

– Connu, dit Jacques.

– Or, voici ce que disait le Dr Carrel à cedéjeuner. Je lis, monsieur, je lis Le Matin :« Je n’hésiterai point, reprit à son tour le docteur Carrel, àdemander à ce qu’on me livrât, de son plein gré, un condamné à mortpour qu’il me fût possible de faire sur lui des expériences qui neseraient point nécessairement mortelles, mais qui seraient bienutiles à la chirurgie actuelle. Quelles seraient cesexpériences ? Elles seraient avant tout prudentes… mais cequ’il faut chercher, ce qu’il faut étudier sans relâche, ce sontles méthodes de conservation des organes et des tissus ET LESECRET DE LES FAIRE REVIVRE… »

– « Je n’invente rien !…lisez : « les faire revivre », et entre autreschoses, voilà ce qu’à ce déjeuner, à propos de la mort et de larésurrection des tissus, voilà ce que dit le Dr Tuffier :« Ce serait là d’audacieuses opérations chirurgicales. Voussavez que les annales de chirurgie citent déjà quatre ou cinqmassages du cœur qui comptent parmi les tentatives les plushardies. Dans un cas de traumatisme du cœur, si une balle estvenue se placer dans un ventricule, par exemple, il arrive quel’enveloppe cardiaque, le péricarde, gonfle, comprime le cœur quise tait et cesse de battre. On peut alors ouvrir un« volet » dans la poitrine, inciser le péricarde etmasser le cœur. La circulation qui avait cessé reprend peu à peu.Le sang figé dans les veines afflue au cœur et reprend sa routevers la périphérie. L’homme qui était mort ressuscite ! Ilvit ! Il peut guérir[2] !

« Voilà comment a parlé le Dr Tuffier, etj’estime, n’est-ce pas, qu’il n’y a plus rien à ajouter, conclut lepapa Moutier en rangeant avec soin la coupure dans son immenseportefeuille.

Mais il ajouta, cependant :

– Et voilà comment, mon cher,scientifiquement, on peut aller chez les morts et enrevenir !…

– Docteur, je vous fais amende honorable,déclara Jacques en lui tendant la main… Et maintenant allons mangerla poulette au parmesan… mais en bons vivants qui laisseront uninstant les morts tranquilles, n’est-ce pas, docteur ?…

Chapitre 10JACQUES EST UN PEU ÉNERVÉ

 

Après le déjeuner, Fanny retint auprès d’elleson mari :

– Vous n’êtes vraiment pas curieux,darling !…, lui dit-elle, avec sa plus jolie moue.Pourquoi m’avez-vous quittée aussi brusquement hier soir et laisséeavec cette triste petite femme sans plus vous occuper de votreFanny ?… Pourquoi ne me demandez-vous même pas ce qu’elle adit quand vous avez été parti ?

– Parce que les querelles conjugales de M. etMme Saint-Firmin ne m’intéressent en aucune façon,entendez vous, chère belle Fanny.

– Comme vous me dites cela ! petittchéri ! Vous paraissez exaspéré.

– Je ne suis pas exaspéré, mais vous pouvezpenser que je suis excédé ! C’est la vérité ! Vous pouvezcomprendre qu’il ne m’est nullement agréable de voir mêler Andréd’une façon ridicule à ces histoires de folie !

– Hélas ! mon cher, il y est mêlé plusque vous ne croyez encore, répondit Fanny en pinçant les lèvres eten montrant par son attitude subitement réservée qu’elle avait étéfroissée du ton de Jacques.

– Expliquez-vous donc !

– J’ai peur de vous énerver,darling !

– Profitez de ce que je le suis, au contraire,et finissons-en ! Qu’est-ce que cette petite toquée a imaginéencore ?

– Oh ! ce que je vais vous apprendre nes’est pas passé dans le domaine de l’imagination ! C’est toutsimplement l’histoire vraie du départ d’André. Voulez-vous laconnaître ?

– Je vous écoute.

– C’est très simple. Voilà ce qui s’est passé.Le Saint-Firmin avait surpris quelques pages d’une correspondanceéchangée entre sa femme et votre frère. Dans ces lettres, il étaitquestion d’un amour purement moral et platonique, mais comme on yparlait aussi d’un bonheur parfait qui ne manquerait point desuivre la mort du vieux grigou, celui-ci n’a point voulu croire quesa femme fût restée honnête avec un pareil dessein dans lecœur.

« Persuadé qu’il était le plus ridiculedes maris, il en est devenu soudain le plus tragique et, un soir,où il est rentré dîner à la villa du bord de l’eau plus tôt que decoutume et où il trouva André retenant tendrement dans les siennesles mains de Marthe, il jura par les plus terribles serments qu’iltuerait sa femme comme une bête malsaine si, dans la nuit même,André ne disparaissait pour toujours du pays. Le Saint-Firmin avaitles lettres, il fallait céder. André, pour sauver la vie de Marthe,promit immédiatement tout ce qu’il voulut. C’est alors que lenotaire reparut aussitôt derrière le mari offensé et que leSaint-Firmin, après avoir entraîné André dans son cabinet, rédigeaavec lui toutes les paperasses nécessaires à la gestion de sesbiens et de l’usine pendant son absence. Voilà l’histoire vraie. Lereste n’est qu’invention, je le veux bien, du cerveau en travail dela pauvre Marthe. Il paraît, du reste, qu’elle souffre lemartyre !… Il ne se passe point de journée où son mari ne luiricane sous le nez cette phrase qui l’épouvante : Il nereviendra plus ! plus !plus !Il ne reviendra plus, parce qu’il l’a assassiné, pense-t-elle… maisvous, petit tchéri, vous ne le pensez pas, n’est-ce pas ? Vouspensez qu’il est toujours vivant, votre cher frère ?

– Oui, Fanny, je le pense, ou du moins, jel’espère.

Et il se leva, le front sombre.

– Comment ! vous me quittez sansm’embrasser ?

Il l’embrassa : alors, elle le retint deses deux petites mains jetées à ses fortes épaules et, le regardantbien dans les yeux :

– Jack, pouvez-vous dire à votre chère petitefemme pourquoi vous avez cassé ce verre, hier, quand cette folleest venue nous raconter qu’André avait été assassiné enautomobile ?

– Parce que, répondit Jacques de sa voix laplus calme, j’ai été extraordinairement ému à la pensée que cettefolle disait cela pour moi !… Elle savait que j’avaisconduit mon frère à Paris en auto le matin de sa disparition, et,dans sa folie, elle était bien capable de me soupçonner.

– Alors, vous avez dû être heureux d’entendre,par la bouche du docteur, qu’elle visait, par ces propos, sonmari !…

– Mais qu’est-ce que vous voulez que ça mefasse ?… J’ai été surpris dans le moment par un pareil propos,mais n’est-ce pas ? une folle est une folle !… et sij’étais à la place de Saint-Firmin, je l’aurais fait enfermerdepuis longtemps… S’il n’y prend garde, elle finira par le faireguillotiner… Au revoir, Fanny…

– Good bye, dear !…

Aussitôt qu’il se fut éloigné, Fanny sonna safemme de chambre et commanda l’auto.

– Je serai de retour de bonne heure, dit-elleà Katherine… je vais à Paris… un essayage rue de la Paix… Vousdirez tout cela à monsieur s’il s’inquiétait de mon absence.

Sitôt qu’elle fut à Paris, MmeJacques Munda de la Bossière se fit conduire en effet chez soncouturier, mais, contrairement à ses habitudes, elle n’y restaqu’un instant. De là, elle se rendit aux magasins du « ManchonHéron », où elle n’allait presque jamais, au coin de la placedu Louvre et de la rue de Rivoli. L’installation en était tout àfait luxueuse, et surtout si éblouissante, le soir ! Un vraipalais de feu !…

Quelquefois, quand Jacques et sa femme setrouvaient tous deux à Paris dans la journée, Fanny allaitretrouver là son mari et ainsi avait-elle eu l’occasion de faireconnaissance avec quelques employés supérieurs.

Cet après-midi-là elle tomba sur le chef de lacomptabilité qui était un des plus anciens de la maison.

« Monsieur Gordas, lui dit-elle, j’ai àvous demander un service.

– À votre entière disposition, madame.

– On doit vous apporter, ce soir, de la rue dela Paix, un paquet pour moi. Voulez-vous veiller à ce que l’un descamions automobiles, avant de retourner à Héron,l’emporte !

– Mais comment donc, madame.

– Et qu’on le soigne, ce paquet, c’estfragile, vous savez !

– Oh ! comptez sur moi.

Et comme si elle posait la question la plusbanale avant de se retirer :

– Ça va toujours les manchons Héron ?

– Ah ! madame, comment pouvez-vousdemander cela ?

– Et vous, vous êtes content, vous n’êtes pastrop fatigué ?

– Oh ! madame, ce n’est pas l’ouvrage quimanque, on n’arrête pas depuis le matin, répondit l’employé un peusurpris.

– À quelle heure arrivez-vous donc lematin ?

– Mais à neuf heures !

– Neuf heures, mais c’est une heureraisonnable, cela ! Comment ! Les magasins n’ouvrent pasavant neuf heures !…

– Jamais, madame !

– Jamais ?… Mais enfin mon mari, parexemple, voudrait entrer dans le magasin avant neufheures ?…

– Il ne le pourrait pas, madame, non, il ne lepourrait pas !… Les devantures de fer ne sont levées qu’à neufheures précises… et il n’y a personne pour les leveravant]… Mais si votre mari, madame…

– Non ! non ! monsieur Gordas,rassurez-vous !… On ne vous fera pas lever plus tôt !…Notre conversation n’a aucune importance !… C’est moi quicroyais que vous ouvriez plus tôt, voilà tout !… Au revoir,monsieur Gordas… et pensez à ma petite commission, n’est-cepas ?…

– Oh ! madame !…

Chapitre 11LES SOMBRES RÉFLEXIONS DE FANNY

 

Elle se sauva… Elle aurait bien voulu poserd’autres questions, une autre, par exemple, mais ellesentait bien aussi qu’il ne fallait pas la poser !…D’abord, elle regrettait déjà ce qu’elle avait fait… se jugeaitimprudente… son cœur battait dans sa poitrine à grands coupssourds… elle manquait d’air… elle baissa les deux glaces de lalimousine qui la ramenait à toute allure à la Roseraie. Il luisemblait que Gordas s’était quelque peu étonné de ses questions.Elle se reprochait de n’avoir pas été assez naturelle…

Cependant, quoi de plus naturel que de venirau magasin pour lui recommander ce paquet… et quoi de plus banalque cette remarque indifférente : « Comment ! lesmagasins n’ouvrent pas avant neuf heures ! » Vraiment,non, elle n’avait pas trop insisté.

Là où elle aurait été impardonnable,évidemment, c’eût été si elle avait demandé : « Pardon,monsieur Gordas, vous ne vous rappelez pas si, il y a cinq ans, lematin même du départ de M. André, mon mari est venu prendre ici,dans son auto, un panier de manchons qu’une grande maison de Parisavait refusés à cause d’un défaut de confection… »

D’autant plus impardonnable eût étéMme de la Bossière qu’elle n’ignore plus maintenantl’heure d’ouverture des magasins et qu’elle doit se souvenir que cematin-là, à neuf heures, Jacques était déjà de retour à Héron, avecson auto !… avec son auto et le panier de manchons Héron… ou…ou… ou… avec… la malle…

Ouf !… le flacon de sels… un peud’énergie, chère belle madame, un peu d’énergie…

Pourquoi ce jour-là Jacques lui a-t-ilmenti ?… Car elle vient d’apprendre qu’il lui a menti…elle n’en doute plus… bien qu’elle ne l’ait jamais positivementsoupçonné de mensonge à son égard… jusqu’à… mon Dieu… jusqu’à hier…jusqu’à cette minute précise où Jacques a laissé tomber son verre,cependant que Mme Saint-Firmin prononçait cesmots : « André a été assassiné enautomobile ! »

Encore un peu de sels anglais sous les narinespincées et si pâles, si pâles de la belle Fanny aux cheveuxrouges…

Chose bizarre, ce bris de verre sur leparquet, qui avait réveillé sa mémoire au bout de cinq ans, luiavait rappelé le bris singulier d’une soucoupe cinq ans auparavant…C’était au dernier repas qu’ils avaient fait à Héron, après ledépart d’André… Elle s’était alors souvenue qu’elle avait remarquéle matin, au retour de l’auto conduite par Jacques, le renflementde la bâche dont, au départ, on avait recouvert la malle d’André, àcause de la pluie fine qui tombait, et elle avait simplementdemandé à Jacques :

– Mais dites donc, est-ce qu’André n’auraitpas emporté sa malle ?…

C’est là-dessus que Jacques, qui finissait,debout, sa tasse de café, avait laissé tomber la soucoupe.

– Pourquoi me dis-tu ça ?avait-il fait, hostile, en ramassant les morceaux de lasoucoupe…

Et elle entendait encore la voix dont elleavait attribué la sonorité rauque et inattendue à la positionanormale de Jacques penché sur le parquet… et quand elle avait ditça, déjà il s’était relevé, et son calme reconquis, ildisait :

– Ce que tu as vu sous la bâche, c’était unpanier de manchons… oui… Je suis revenu avec un panier de manchonsque j’ai pris en passant rue de Rivoli. Ce sont des manchonsrefusés pour défaut de fabrication et que j’avais hâte d’examinermoi-même…

C’était si simple et si normal qu’elle n’avaitpas insisté… bien que… bien qu’elle eût juré, oh ! ma foi,oui… qu’elle eût juré qu’elle avait bien vu la malle… c’étaitabsolument la forme, absolument… et même il lui avait sembléapercevoir, sous un pan de la bâche soulevé, le coin de cette malleaux clous de cuivre… mais après ce que venait de lui dire sonJacques… comment eût-elle douté de son erreur… Etmaintenant !… Voilà que maintenant elle était sûre que Jacqueslui avait menti !

André a été assassiné enautomobile ! Oh ! la phrase flamboyante, lettres defeu à la lueur desquelles elle apercevait du même coup son maripenché sur les morceaux de la soucoupe qu’il vient de briser et surceux du verre qui vient de lui échapper, à cinq ans dedistance !…

Car Jacques n’est pas un maladroit !… iln’a cassé, en cinq ans, que cette soucoupe et que ce verre…

En automobile, il l’aurait tué enautomobile !…

Est-ce qu’elle pensait vraiment cela ?…Est-ce qu’elle pouvait,enfin, le penser ?

L’enquête n’avait-elle pas démontré que l’onavait vu les deux frères sur le quai de la gare d’Orsay et Jacquesremonter seul, et repartir seul dans son auto ?…

Elle avait si bien pensé cela, malgrétout… que, pour n’y plus penser, elle était venue chercher àParis la preuve que Jacques avait bien, ce matin-là, rapporté lepanier de manchons dont il lui avait parlé. Et voilà qu’elle nerapportait d’autre preuve que celle qu’il lui avait menti… et quesans doute, sans doute, c’était bien la malle qu’il avait traînéederrière lui, à Héron… Du reste, l’enquête n’avait pas trouvé tracede la malle… mais n’en avait tiré aucune conclusion… car, au boutde trois mois, les employés ne pouvaient donner aucune indicationprécise sur les numéros de bulletins attribués à tel ou telvoyageur… Pourquoi avait-il rapporté la malle et qu’en avait-ilfait ?

« Voyons ! voyons !voyons !… » Elle essayait de se calmer pour pouvoir mieuxréfléchir, rappeler ses idées, ses souvenirs… Quand il étaitrevenu, le chauffeur n’était pas là… le garage était vide… Jacquesavait tout fait lui-même… Il était monté embrasser sa femme,s’était montré extrêmement tendre, presque exalté… ricanant un peucynique­ment de la douleur de cette séparation fraternelle quil’avait creusé : « Un bon déjeuner, une bonnebouteille… » Comme il avait dit : « Une bonnebouteille ! » Elle en avait été elle-même étonnée… carJacques n’attachait pas un prix exceptionnel aux bonnes bouteilles…Mais il avait déjà pris la clef de la cave… et était descendului-même… dans la cave dont l’escalier ouvre dans legarage !…

Chapitre 12LORS DU DÉPART D’ANDRÉ, FANNY AVAIT « PENSÉ À TOUT »

 

– Oh ! cette année, j’espère être plusheureux avec Bobet Taf, déclara Jacques à M. dela Mérinière qui s’était laissé retenir à dîner au château, aprèsune visite aux chenils, car il était grand amateur de coursing. Ilélevait, aux environs, pour son compte et celui des autres. À peuprès ruiné, le beau vieillard, pour vivre correctement, étaitobligé de mettre dans le commerce ses petits talents.

– Nous avons été battus, l’an dernier, parWhite Havana, à M. Gabriele d’Annunzio, n’est-ce pas,monsieur ? demanda Fanny.

– Tout l’honneur est pour lui ! répliquala Mérinière. Vous ferez courir à Saint-Cloud ?

– Vous pouvez y compter, répondit Jacques.J’aime le champ de courses de Saint-Cloud pour le coursing. Sonsol, un peu gras et mou, est assez lourd pour les galops mais nerisque pas de blesser les pattes des chiens… Je suis de l’avis deSlip !

Fanny écoutait Jacques s’exprimer avec cetteaimable nonchalance qui était l’un de ses charmes mondains. Ilsemblait n’attacher d’importance à quoi que ce fût. Elle ne l’avaitvu vraiment « s’emballer » que contre les audacieusesprétentions du papa Moutier, expliquant, sans sourire, son systèmede « l’autre monde ». Et encore, parce qu’on avait mêlé àces histoires-là, et d’une façon si bizarre, le nom d’André…Mais dame ! si Jacques avait assassiné sonfrère !… hypothèse à laquelle elle ne parvenaitdécidément point à songer avec sang-froid.

– Les lièvres, l’an dernier, disait M. de laMérinière, se sont montrés d’une vigueur étonnante. Pendant laseconde journée, ils ont fait des randonnées folles à travers leschamps de courses et plusieurs chiens se sont trouvés sur le flancet forcés.

– D’où viennent ces lièvres ? interrogeaFanny, qui paraissait entièrement captivée par la conversation deM. de la Mérinière.

– Mais, de Bohême, madame. À ce qu’il paraîtqu’en France les lois interdisent les moyens de prendre les lièvresvivants !… Auriez-vous cru cela ?

– En vérité !

« En vérité, pensait-elle, si quelqu’unn’a pas une figure d’assassin, c’est bien mon cher Jacques !…Ah ! la belle, bonne, franche et chevaleresque figure auxclairs yeux bleus qui regardent bien en face la chère aimée Fannyet lui sourient parce qu’ils la trouvent tout à fait belle avec sarobe de charmeuse rose et sa couronne de roses dans ses cheveuxrouges…

« Cette histoire de manchons,pense-t-elle, ou croit-elle penser dans l’instant, cette histoirede manchons ne prouve rien du tout. Jacques a pu être averti duretour de ces manchons et de leur dépôt chez les concierges. Iln’avait donc point, pour les prendre, besoin d’attendre l’ouverturedu magasin… Quant à moi… qu’est-ce que j’ai cru voir ?… Uncoin de la malle… parce que j’avais vu cette malle à cette mêmeplace… et que j’ai pu l’y croire encore !… »

– Vous vous trompez, la Bossière, le prix deMalgenêt est réservé aux puppies…, faisait entendre M. de laMérinière.

– Parfaitement, approuva Fanny, l’an dernierc’est Forturies Wheel, puppy anglais, qui a battuPlaisantin au major Fontenoy.

– Quelle mémoire ! chère amie, fitJacques.

« S’il m’a à ce point menti, si vraimentil a ramené la malle, et s’il a caché la malle, c’est qu’il savaitdéjà que son frère ne reviendrait plus jamais la luidemander. »

– Oui, monsieur, demain, si vous voulez, unetournée de links, c’est entendu !…

« En admettant qu’il se fût débarrasséd’André, la malle devait le gêner beaucoup… beaucoup… à moins… àmoins qu’elle ne lui ait beaucoup servi, au contraire… Mais à cela,elle n’ose pas penser… ce serait trop horrible, trop… Voyez-vousque Jacques eût ramené son frère dans la malle !…Quelle chose !… »

– Shocking !… ne peut-elles’empêcher de prononcer en se levant de table et en offrant sonbras à M. de la Mérinière.

– Et quoi donc, madame, seraitshocking ?

– De nous laisser battre encore cette année,après tous les efforts que nous avons faits pour le coursing !Mais Bob et Taf sont dans d’excellentesconditions, je vous assure !…

Au salon, tendant une tasse de café à Jacques,elle se disait : « Voilà un pauvre petit tchéri que j’aicru assassin tout l’après-midi… Ce soir, je ne le crois plus !Non ! »

– Comment va, darling ?

– Très bien, Fanny… qu’avez-vous vu àParis ?

– Oh ! personne… je suis passée rue deRivoli pour une commission… j’ai vu Gordas et je suis revenue toutde suite.

– Vous n’êtes pas allée prendre le thé auFritz ?

– Ma foi non, cher.

– Et où avez-vous pris le thé ?

– Mais je n’ai pas pris de thé.

– Fanny, je ne vous reconnais plus.

Elle le quitta, car elle se sentait rougirjusqu’à ses cheveux rouges… Est-ce qu’il se serait douté de sonémotion ?… « Non, certes, le petit tchéri ne peut sedouter de rien, s’il est innocent !… Et il l’est !… C’estmoi, la coupable ! » car enfin, comment cette idée de sonmari assassin s’était-elle aussi vite et aussi nettement présentéeà sa conception ?… C’est que, peut-être, cette idée était déjàlà, tout au fond de l’adorable Fanny… non point l’idée précise queJacques avait assassiné, mais qu’il aurait puassassiner !…

– Combien de morceaux desucre ?

« De telle sorte que le monstre, c’estmoi !… » Elle ne fit aucune difficulté pour se l’avouer,en menaçant de la petite pince d’argent M. de la Mérinière quivoulait être servi par les jolis doigts de son hôtesse.

Oui, oui, c’était elle, la coupable !… Dumoment qu’elle l’avait si faussement cru capable d’une telleabominable action, lui, si correct, c’est qu’elle avait eu ça dansle tréfonds de son imagination depuis des années, depuis le premierjour, peut-être… À quoi donc avait-elle pensé ce fameux matin dudépart, pendant l’absence de Jacques ?… Pourquoi avait-elleété si fébrile, si inquiète et même si nerveusementrieuse ?

Évidemment, l’aubaine inespérée l’avaitlégèrement détraquée, mais néanmoins, il lui semblait bien, à laréflexion, que ce matin-là, elle avait pensé à tout… Ellen’avait pas manqué de faire remarquer à Jacques que les papiersd’André étaient extraordinairement en règle… Elle avait mêmeajouté : « Tu ne trouves pas, petit tchéri, que l’ondirait un testament !… »

Que signifiait une telle phrase si elle nevoulait pas dire que tout était prêt pour qu’André disparût !…et si elle ne songeait pas déjà au bienfait qui résulterait poureux d’une telle disparition…

Se le nierait-elle plus longtemps àelle-même ?… c’est elle qui était shocking !… etelle mourrait certainement de honte si son excellent mari pouvaitsoupçonner une seconde l’infamie de cette misérable petite femme,indigne du noble et charmant « Djack ».

Tout de même, elle voudrait bien avoir la clefde la cave…

Chapitre 13LA CLEF DE LA CAVE

 

Il est trois heures du matin. Dans son grandlit, Fanny, qui ne peut dormir, songe à la clef de la cave qui,depuis « ce jour-là », n’a jamais quitté son mari. Cetteclef, une clef de grandeur moyenne, ouvrant une serrure assezcompliquée pour que les domestiques, le chauffeur ne pussent tropfacilement pénétrer dans une cave honnêtement garnie, cette clefrestait ordinairement à la maison, dans l’appartement de Héron.

Mais le fameux jour, après être remonté de lacave, Jacques avait glissé la clef dans l’anneau de son trousseau.Après tout, ce geste était si simple ! On allait déménager,s’installer au château. Jacques n’avait point voulu que cette clefs’égarât. C’était un homme nonchalant, par genre, dans le monde,mais très appliqué et de grande précaution dans le privé.

La cave, située sous le garage, avait été miseentièrement à la disposition du ménage par André au moment de leurinstallation à Héron. Depuis qu’ils vivaient au château, elle neleur servait plus guère ; et Fanny se rappelait même avoirconseillé à son mari, lors du déménagement, de faire transporter levin qui s’y trouvait dans les caves de la Roseraie, à quoi Jacquesavait répondu qu’André pouvait revenir d’un moment à l’autre etqu’ils apparaîtraient un peu ridicules. Du reste, le vinvieillirait aussi bien en paix à Héron qu’à la Roseraie. Et ainsiles choses étaient restées en l’état…

De temps en temps, deux ou trois fois par an,Jacques éprouvait soudain le besoin de goûter à certains crus de laCôte-d’Or et revenait de Héron avec un panier de bouteilles dans lacharrette anglaise…

Mon Dieu ! comment peut-on resteréveillée toute une nuit, la cervelle occupée par des détails aussioiseux ?… En voilà des histoires pour une clef de cave !…Est-ce que les amateurs, les vrais amateurs ne gardent pointjalousement là clef du caveau où ils ont présidé avec tant de soinà l’arrangement de leur trésor liquide ?…

Mais est-ce que Jacques peut être compté parmiles vrais amateurs ?

Eh ! après tout, cette clef n’est pas laseule qu’il ait gardée à son trousseau et qui ne lui serveplus ! Ça l’amuse de remuer des clefs dans sa poche en sepromenant dans les ateliers… c’est un tic… une manie.

Quatre heures du matin… Fanny entend le petittimbre argentin de la pendule de Boulle, au-dessus de là commode,dans le boudoir… Est-ce qu’elle va entendre ainsi sonner toutes lesheures ?… Eh bien ! Elle sera fraîche au moment de selever !… et cela parce qu’en pensant à cet éternel panier demanchons Héron, elle s’était fait tout à coup cetteréflexion : « Était-il naturel que Jacques, dans lebouleversement invraisemblable qu’amenait, dans leur existence,l’extraordinaire départ d’André, eût songé à cette besogne infimedu contremaître : aller prendre livraison, quand tout le mondedort encore, d’un panier de manchons refusés par laclientèle ?… » Est-ce que les camions automobiles quifaisaient le service de Héron à Paris et vice versan’étaient pas là pour cela ? Et ce matin-là, lui, ne devait-ilpoint n’avoir d’autre hâte que celle de venir la retrouver,elle ?… Mon Dieu ! comme toutes ces déductions lui fontmal à la tête… La demie de quatre heures… Autre grave et importantepensée : elle songe que, depuis leur départ, on n’use plus dugarage particulier de Héron, du garage dans lequel débouchel’escalier de la cave…

Jacques y a fait transporter des caissespleines d’objets à eux, des meubles qui ne servent plus, devieilles choses démodées qui encombraient certains coins de laRoseraie. Ce n’est plus qu’un débarras, dont, ma foi, nul autre quelui n’a réouvert la porte… Non, certainement, nul autre que lui…deux ou trois fois l’an quand il se rend à la cave, pour reveniravec le panier du cru de Bourgogne, dans la petite charretteanglaise… Et alors il rapporte avec lui la clef du garage qu’il ajetée, une fois, devant elle, dans un tiroir de son bureau, à laRoseraie… une clef énorme que l’on ne saurait avoir toujours danssa poche, évidemment ! Mon Dieu ! que la pauvre Fanny amal, mal à la tête… Après les déductions, viennent, logiquement,les inductions, les nécessaires inductions… et tout cela fait unaffreux micmac quand on veut s’endormir… et l’on ne peut pass’endormir. Elle peut se créer ainsi dans sa petite têtemonstrueuse tout un roman aussi invraisembla­ble que celui qui estsorti des hallucinations de Marthe !…

Ah ! dormir ! dormir ! ne pluspenser à ça !… Voyons ! est-ce que si… si Jacques avaitramené « ce qu’elle pense » dans la malle… et si la malleétait vraiment dans la cave… est-ce qu’il retourneraitlà-bas ?… Mais il n’oserait plus y remettre les pieds !…Mais il passerait devant cette porte le moins souvent possible…mais il s’efforcerait de ne plus jamais penser à ce qu’il y aderrière cette porte… et, au contraire, il allait tranquillementchercher du vin fin, quand rien ne l’y forçait, deux ou trois foisl’an !… Ainsi !… cinq heures…

Inouï !… Elle aura passé sa nuit àcaresser cette imagination abominable !… Elle n’est pas dignede Jacques, non, non… Et aussi, elle a honte, en tout cas, desa faiblesse… Le séjour aux colonies où il lui a été donné devoir martyriser d’une façon un peu excessive des domestiquesindigènes qui avaient mal fait les commissions aurait dû l’habituerdavantage à cette idée que la vie humaine – surtout la vie desautres – n’a qu’une valeur bien relative… Cependant – et celadevait la rassurer –, si son Jacques dans ce temps-là a pu semontrer, par raison, et pour faire des exemples, un peucruel envers de misérables coolies, il n’en est pas moins ungentleman qui, rentré dans la vie civilisée, est incapablecertainement d’oublier l’importance d’une existence aussiconsidérable que celle d’un frère aîné, même quand cette existenceest gênante…

Six heures… la châtelaine se lève… Elle esthésitante…

Dans la lueur rose de la veilleuse, elle seregarde passer, timidement, si timidement, devant là grande psyché…Elle est vraiment charmante, Fanny, dans son déshabillé enmousseline de soie brodée qu’elle vient de passer à la hâte… etsous son bonichon de dentelle… Les fantômes qui se promènent cettenuit dans les couloirs du château de la Roseraie ne feraient pointfuir tout le monde…

Celui-ci glisse, avec une légèreté biengracieuse, sur ses mules de satin… Il traverse le boudoir, lecabinet de toilette, la salle de bains, ouvre tout doucement uneporte, celle du cabinet de toilette de Jacques…

À la première lueur de l’aurore, là, sur uneétagère, la première chose que Fanny aperçoit à côté duporte-cigarettes, du briquet et de la montre, c’est le trousseau declefs…

Elle reconnaît la clef de la cave parmi toutesles autres… Elle l’a eu si longtemps à sa disposition, là-bas, àHéron. Elle est là parmi quatre ou cinq de grandeur à peu prèségale et d’autres plus petites, d’un travail plus raffiné…

Mais certainement, à moins de la chercherjustement ce jour-là – événement bien problématique –, Jacques nes’apercevra point que cette clef lui manque…

Fanny la détache si délicatement, en évitantle tintinnabulement, que le dormeur, à côté, ne s’éveillerapas.

Il dort toujours avec une si belleconscience !…

La porte est entrouverte ; Fanny allongela tête, gracieuse. Elle à la précieuse clef dans la longuedentelle de sa manche… Elle écoute… quelle admirable respirationrégulière… quel rythme apaisé et apaisant. Ce souffle tranquille nesera-t-il point une leçon pour la curieuse Fanny ? nel’invitera-t-il point à remettre la clef à sa place ?…

Non… Elle veut savoir ce qu’il a fait de lamalle !…

Et tout à coup, elle pense que cette clef nelui suffit point, qu’il lui faut encore l’autre, celle du garagequi est en bas, dans le tiroir du bureau… du bureau fermé àclef !

Alors, elle s’affole !… Elle n’en sortirapas avec toutes ces clefs… car Jacques va s’éveiller certainement…et les domestiques doivent être déjà descendus… mais ils sontencore aux sous-sols… Cependant, elle peut agir rapidement, entrerdans le cabinet et n’être point aperçue… et puis, après tout, ellea bien le droit d’aller dans le cabinet de travail de son mari…

Elle a repris le trousseau sur l’étagère et lavoilà maintenant haletante sur le palier du grand escalier… Ellen’entend aucun bruit. Elle descend en courant.

La voilà dans le cabinet de travail obscur…elle va à tâtons au bureau… elle l’ouvre… Oh ! le tiroir… laclef du garage, l’énorme clef, où est-elle ?… Mon Dieu !…Où l’a-t-il mise ?… Dans cet autre tiroir peut-être ?…Oui, elle la sent sous ses doigts… la voilà… Elle referme à clef lebureau… elle sort du cabinet… personne… elle remonte… on entend lesdomestiques qui ouvrent les volets de la salle à manger…

Enfin, elle ne rencontre personne… la voilà ànouveau dans le cabinet de toilette de son mari… de son mari quidort toujours ; elle dépose le trousseau sur l’étagère, à côtédu porte-cigarettes, du briquet et de la montre… et puis elles’enfuit comme une voleuse… court se rejeter dans son lit… avec lesdeux clefs… les deux clefs de la science du bien et du mal…

Chapitre 14LA CAVE

 

Ce jour-là était un dimanche. Il y eut unegrande tournée de links au golf de Sénart. Fanny s’arrangea pourn’être point de la partie et, vers trois heures de l’après-midi,pénétra dans l’usine qui était à peu près abandonnée, cejour-là…

La cour où s’élevait le bâtiment qu’ilsavaient autrefois habité, au-dessus du garage, était fort retiréeet la jeune femme n’avait à craindre aucun regard indiscret.

Du reste, on ne pouvait guère s’étonnerqu’elle pénétrât dans ce garage où avaient été entassés des objetsdont le besoin pouvait à nouveau se faire sentir.

Ce n’est pas sans une certaine émotion que lachâtelaine de la Roseraie considéra un instant les fenêtres del’appartement où, pendant trois ans, Jacques et elle avaient vécusi modestement, traités comme de simples contremaîtres par le frèreaîné. Elle n’avait point revu ces lieux depuis qu’ils en étaientpartis. Son orgueil y avait trop souffert…

Elle poussa un soupir de détresse à l’idéequ’elle avait pu consentir à s’enfermer entre ces murs pendanttrois longues années, sa jeunesse et sa flamboyante beauté… et,courageusement, elle s’approcha de la porte du garage, introduisitdans la serrure l’énorme clef, fit un effort qui meurtrit ses mainsdélicates et enfin, avec un grincement, la porte céda.

Vivement, elle se glissa dans le hangar etrepoussa le lourd battant.

Elle fut entièrement dans le noir.

Elle avait prévu le cas, et tira de son sacune bougie et une boîte d’allumettes.

Les gestes étaient sûrs, un peu saccadés, maisbraves.

Et la lumière fut.

Autour d’elle, c’était un véritablecapharnaüm. Des caisses, des malles, des paniers, de vieux meubles,des fauteuils à trois pattes, de grands vases ébréchés surgissaienttour à tour de l’obscurité à la lueur vacillante de la flammequ’elle promenait d’une main qui tremblait à peine.

À travers tout cet encombrement, elle sedirigeait vers le fond, à droite, tournant autour des choses quandil était nécessaire, les écartant au besoin, les reconnaissant aupassage.

Ainsi revit-elle le pauvre ameublement denoyer de leur salle à manger, et, du même coup, le morne désespoiroù Jacques la trouvait plongée, le soir, quand il rentrait dutravail et qu’elle l’attendait, les deux coudes sur la table, sapâle figure hostile entre ses deux mains frémissantes.

Elle ne répondait point à ses questions. Elledaignait parfois lever sur lui son regard, un regard qui en disaitlong sur le dédain qu’une jolie petite femme aux admirables cheveuxrouges peut nourrir dans son cœur pour un mari qui laisse moisir unpareil chef-d’œuvre au fond d’une cour d’usine de manchons àincandescence !

… Ah ! le lugubre et poussiéreuxpassé !… Était-il vraiment parti ?… pour toujours ?…Était-il remisé à jamais ?… Était-il enterré plus bas, sibas dans la terre qu’elle ne le reverrait plus réapparaître ?jamais ! jamais !…

Jacques lui disait bien que maintenant ilsétaient riches… Allons donc ! elle savait bien lecontraire !… Il avait dépensé tout ce qui lui revenait dansles bénéfices depuis cinq ans !… Et elle se doutait bien decertaines choses… Enfin il avait agi en maître… en maître !…Quelle imprudence, n’est-ce pas, quand le vrai maître peut revenird’un moment à l’autre !

Maintenant, la voilà devant la petite porte dela cave !… Elle s’est bien promis de ne pas avoir peur !…et elle vient d’ouvrir la petite porte de la cave, et elle apeur !… oui, cet escalier étroit, humide, glacé lui fait peur…et l’odeur horriblement fade qui monte de ce trou la fait hésiter…oh ! un instant ! là !… Fanny est une femme qui aplus de courage encore que de peur et aussi plus de curiosité…

Elle descend quelques marches… c’est lapremière fois qu’elle descend dans cette cave… Oh !certes ! elle n’était pas une excellente ménagère !… Ellen’a jamais eu la prétention de passer pour une excellente ménagère,même dans le temps où il eût été bien naturel qu’elle s’occupât desa cave !… Mais la cave était le domaine de Jacques… ledomaine qu’il a si jalousement gardé depuis…

L’escalier tourne… tourne… Est-ce que là têtede Fanny ne tourne pas un peu, elle aussi !… Il lui semblequ’elle descend dans un tombeau !…

Et qu’est-ce donc qu’elle vient chercher ici,si ce n’est un tombeau ? Possible ! mais elle se heurte àdes barriques…

La bougie projette des lueurs fantastiques surces énormes choses… Elle a l’audace néanmoins de se pencher surcertaines d’entre elles qui n’ont point de forme de barriques, maisde caisses, presque de malles !…

Est-ce qu’elle croit vraiment qu’elle varetrouver la malle abandonnée entre une barrique et unecaisse ?… Alors, qu’est-elle venue faire là ?…

Oui… qu’est-elle venue faire là ?… Tout àcoup, ayant dépassé un mur, elle entre dans la lueur blême… Ici, onvoit presque clair… à cause de ce carré de jour blafard qui entrepar le soupirail… et elle souffle sa bougie, craignant que, del’extérieur…

Justement, il lui a semblé qu’une ombre avaitglissé le long du soupirail… Elle reste quelques instants,immobile, inquiète, regrettant d’être venue, trouvant sa conduiteimprudente ou stupide…

Mais, ses yeux, peu à peu, se sont faits à lapénombre… ses yeux voient assez distinctement les murs aux carrésde maçonnerie dans lesquels s’alignent les bouteilles selon lesannées et selon les vins… Jacques a toujours eu de l’ordre…

Maintenant, elle regarde le sol, ses yeux sefixent sur le sol… comme s’ils ne pouvaient pas s’en détacher…

Il y a, sur le sol de terre battue, une sortede renflement là-bas qui ne lui paraît guère « naturel ».Si c’était vraiment cela, est-ce qu’il aurait l’imprudence dene rien mettre dessus ?…

Oui, certainement, là où la chose se trouve,il a dû mettre des caisses dessus !… Peut-être là-bas, dans lecoin, cet empilement de barriques vides et de vieilles caisses àcharbon ?…

Elle ne va pas remuer tout ça, n’est-cepas ?… C’est à peine si elle ose remuer elle-même !…Allons ! allons, pourquoi est-elle venue ?…

Et soudain, elle pousse un cri terrible.

Elle a entendu remuer derrière elle.

Elle se retourne avec horreur :

– Qu’est-ce que tu fais là ?…

C’est Jacques qui, follement, lui étreint lesmains, lui brise les poignets et qui répète avec rage :

– Qu’est-ce que tu fais là ?… qu’est-ceque tu fais là ?…

– Jacques, Jacques ! supplie-t-elle… Maisl’autre continue, farouche, lui brûlant la figure de son soufflequi halète :

– Tu es venue pour le voir,dis ?… petite curieuse !…

Et il ricane atrocement… sa fureur letransporte… Fanny a soudain la terreur qu’il la tue, là, dans lanuit de cette cave et qu’il jette son cadavre à côté del’autre…

– Mon Jacques !… Mon Jacques !…

Il ne l’entend pas ! Il continue dans sonaccès de démence :

– Tu ne pouvais pas te passer de le voir,hein ?… Ça a été plus fort que toi !… J’ai vu naître tondésir dans tes yeux !… Me prends-tu pour un aveugle ou pour unidiot ?… Depuis que la folle a prononcé le mot« automobile », l’autre soir… j’ai suivi, j’ai devinétoutes tes pensées… Je savais que tu voudrais voir, voir… voir oùest passée la malle !… Il n’y a que toi qui avais reconnu lamalle et tu aurais pu l’oublier !… Mais tu ne sais pasoublier… pauvre insensée !… pas plus que tu n’as su résisterau désir de venir la voir !…

« Eh bien ! tiens !ajouta-t-il, en la lâchant tout à coup, tu vas êtresatisfaite !…

– Qu’est-ce que tu fais ! Jacques !Qu’est-ce que tu fais !…

– Je vais te la montrer, la malle !…

– Tais-toi ! Oh !Tais-toi !…

– Et après, tu me ficheras la paix !…Hein ?… Tu ne reviendras plus ici !…

– Mon Jacques ! Je t’ensupplie !…

– Tu vas la voir, je te dis !…

Et le voilà qui, dans un coin, saisit unepioche qu’il dresse d’un geste terrible au-dessus de sa tête…Fanny, au comble de l’horreur, tombe à genoux, car, en vérité, onne saurait dire si cet homme va frapper cette femme ou frapper laterre !…

Soudain la pioche retombe… Jacques saisit lebras de Fanny…

– Silence !… ordonne-t-il… Des pas dansla cour…

En effet, des pas qui se traînent, approchent,glissent là-haut, contre le mur… ils passent, chaussés de galoches,devant le soupirail… Ils s’éloignent, ils s’arrêtent… et puis, illeur semble qu’ils entrent dans le garage…

Jacques commande à Fanny, plus morte quevive :

– Reste ici !

Et il s’avance à tâtons, vers l’escalier…

Tout à coup, au haut de l’escalier, oncrie :

– Qui est là ?…

Et Jacques répond :

– C’est moi, mon brave Ferrand !… Je suisvenu chercher quelques bouteilles…

– Ah bien, monsieur ! répond la voix dugardien, là-haut… ça m’étonnait aussi que la porte du garage, quiest toujours fermée à clef… Vous n’avez pas besoin que je vousaide, monsieur ?

– Non ! Non ! mon ami, continuezvotre ronde !…

– À votre service, monsieur !…

Et l’homme s’en alla…

Quand le bruit de ses pas eut traversé lacour, Jacques dit à Fanny :

– Tu vois à quoi tu nous exposes !… Tun’avais même pas fermé la porte derrière toi et tu avais emporté laclef avec toi et cette porte ne ferme bien qu’à clef !… Ilserait venu dix minutes plus tard, j’aurais pu lui montrer, à luiaussi, ce que tu désires tant voir !…

Elle n’a de force que pour râler :

– Allons-nous-en. Allons-nous-en !…

– Attends donc que nous soyons sûrementdélivrés de sa présence… Inutile qu’il nous voie sortir tous lesdeux d’ici…

Et ils restèrent encore quelques minutes sansplus se dire un mot, dans cette cave-tombeau. On entendait lesdents de Fanny qui s’entrechoquaient. Enfin il dit :

– Viens, maintenant ! Prends mamain !… si tu veux encore prendre ma main !…

Elle ne répondit pas à cela. Elledit :

– J’ai apporté une bougie !…

– Eh bien ! allume, pourquoi l’as-tusoufflée ? Tu trouves naturel que l’on descende sans lumièredans une cave ?

Elle ne répondit pas, essaya d’allumer, maiselle y mettait trop de temps. Il lui prit brusquement la bougie desmains. Et il marcha devant.

Elle suivit, terrifiée. Quand ils furentsortis du hangar et qu’il eut fort tranquillement et fort posémentfermé la porte, il la regarda :

– Je ne puis vous ramener au château, dit-il,avec une figure pareille !… Montons un instant là-haut !…ça nous rappellera le bon temps !…

Et il la poussa dans le couloir sombre quiconduisait à l’appartement abandonné du premier. Elle n’y pénétrapoint sans un frisson.

L’homme savait bien ce qu’il faisait enramenant dans ce cadre lugubre cette femme qui ne pouvait se passerde luxe.

Dans cette pièce qui avait été la salle àmanger, dont les papiers décollés pendaient lamentablement auxmurs, on avait laissé une table en bois blanc et quelques chaisesde paille. Il la pria de s’asseoir et lui demanda la permissiond’allumer une cigarette. Il en tira quelques bouffées, regarda uninstant au-dehors, puis vint s’asseoir, la face dure, devant latable.

Il essayait de la dévisager, mais elle étaitallée s’affaler dans un coin d’ombre, et elle ne bougeait pas plusd’une morte.

Chapitre 15LE RÉCIT DE CAÏN

 

Alors il parla :

– C’est pour vous que je l’ai tué !…

Et il attendit.

Mais elle n’eut pas une protestation. Ellen’avait même pas tressailli, fait un geste. Sans doute, elle aussi,elle attendait…

Alors il reprit :

– J’aurais voulu que vous l’ignoriez toujours,pour vous éviter l’ennui de ces tristes pensées qui viennent, parinstants, assaillir un assassin !… Et il ajouta, d’une voixtrès sèche, car elles viennent !…

Il jeta nerveusement sa cigarette. Nouveausilence. Puis :

– Voici comment les choses se sontpassées : Vous aviez dû remarquer qu’André, au moment demonter avec moi en automobile, était infiniment plus calme quelorsqu’il était venu nous trouver après le dîner. Et vous allezvoir pourquoi. Il pensait déjà à ne plus partir !…Nous n’étions pas arrivés à Paris qu’il était décidé àrester !

« – Pourvu qu’on me croie parti, medit-il, c’est tout ce qu’il me faut ! J’ai réfléchi. Je vaisfaire le simulacre du départ, mais je reviendrai sans que l’on n’ensache rien !… et quand j’aurai fait ce que je dois faire, jeme moque de tout… et il ajouta : Je saurai bien me défendretout seul !

« – Tu es donc menacé ? luidemandais-je.

« Il me répondit évasivement :

« – Moi… je m’en fiche !… et ilajouta immédiatement : Pardonne-moi de te parler par énigme etn’essaie pas de comprendre. Au fond, c’est très simple, mais lesecret ne m’appartient pas !

« Je n’insistai pas et je pensais àquelque histoire de femme. Je vous avoue que, dans le moment, je nesoupçonnai point une seconde que ce fût pour cette petite Marthequ’il avait consenti à s’expatrier d’une façon aussi brutale… cen’est que plus tard que l’idée m’en vint… Enfin, ce que nous savonsaujourd’hui éclaire tout à fait les paroles d’André. En somme, ilrevenait pour la sauver, elle, des griffes de son mari et dès qu’ilaurait réussi à la mettre à l’abri, il se moquerait de ce quepourrait faire le Saint-Firmin !…

« Mais tout ceci ne m’occupaitguère ; je ne voyais qu’une chose, moi, c’est qu’il ne partaitpas !… et que, dans quelques semaines, au plus, l’ancienne vieallait reprendre pour tout le monde à Héron et au château !…Or, cette vie-là, vous l’avez connue !… Moi aussi !… Lesmurs de cette salle pourraient en dire long… Vous commenciez à neplus m’aimer, Fanny, et moi je vous aimais toujours !…

Il respira, attendit encore… Mais Fanny restamuette.

« – Alors, nous n’allons plus àParis ? demandai-je brutalement à André, comprimant à grandepeine la rage qui bouillonnait en moi.

« – Mais si ! mais si ! merépondit-il. Dans le programme, rien, apparemment, n’estchangé !… Nous allons à Paris, je passe prendre quelquespapiers dans mon appartement de la rue d’Assas et tu me conduis àla gare du quai d’Orsay où je prends mon billet pour Bordeaux. Nousnous disons ostensiblement adieu. Je monte dans le train. Turemontes dans ton auto et tu viens m’attendre à la gared’Austerlitz ; c’est simple.

« – Très simple, fis-je, mais lamalle ?

« – Ah ! c’est Vrai, lamalle !… Diable ! je n’avais pas pensé à la malle !…Eh bien, écoute, on ne la voit pas la malle sous sa bâche… à cetteheure matinale aucun facteur ne se précipitera pour la faireenregistrer… Du reste, je descendrai rapidement comme si je n’avaisd’autres bagages que le sac que je porte à la main !…

« – C’est comme tu voudras !fis-je…

« – Ça n’a aucune importance, la malle,ajouta-t-il encore… L’important est que l’on me croie parti, moi,voilà tout !… et que, pendant quelque temps, je ne me montrepas…

« Il resta, là-dessus, plongé quelquesinstants dans ses réflexions, puis il se mit à me parler desaffaires de l’usine, mais je ne l’écoutais plus… Nous arrivâmes àParis et suivîmes le programme qu’il avait tracé, de point enpoint. Après l’avoir quitté sur le quai de la gare d’Orsay, j’allail’attendre à la gare d’Austerlitz. Je ne pensais plus. J’agissaismécaniquement. J’étais abruti.

« Je le vis bientôt apparaître. Il vintse placer à côté de moi et nous voilà repartis dans le petit jourcommençant. Il me fit faire un détour immense, nous nous trouvâmesdans la forêt. Je devais le laisser non loin de Ris Orangis. Deplus en plus j’étais atterré… vraiment anéanti… Je me demandaiscomment je ferais pour vous annoncer la chose en rentrant… Je vousvoyais… je vous entendais… je vous devinais… je savais que s’il n’yavait pas eu le petit Jacques vous seriez partie depuis longtemps…et André ne me parlait plus que de ses affaires, m’entretenait descommandes qui étaient arrivées la veille, de certaines circulairesà expédier aux succursales de province… J’étais déjà redevenul’employé. Il ne s’agissait plus de me mettre à la tête de l’usine…Enfin il me dit : « Gardez en ce moment votre appartementde Héron… je crois que tout finira par s’arranger… j’ai eu tort dem’affoler ! »

« Bref, tout s’écroulait autour de moi…et je conduisais la voiture à une allure vertigineuse comme sij’eusse voulu créer une catastrophe qui, celle-là, eût toutterminé.

« Une haine soudaine, terrible, montaiten moi contre cet homme qui ne se doutait point du désespoir où sonirrésolution m’avait réduit…

« – Mais tu vas nous tuer !s’écria-t-il tout à coup, en s’apercevant enfin de la marcheinsensée de la voiture, et il me mit la main sur le bras, car untronc d’arbre encombrait le chemin. Pour l’éviter, je donnai uncoup brusque au volant. Nous fîmes une embardée effrayante ;je rétablis cependant l’équilibre mais, au même instant, un pneucrevait.

« Il jura et nous nous mîmes hâtivement àla besogne. Quand je me relevai, André était encore à genoux sur laroute, la tête penchée sur l’essieu, considérant de près la roueamovible. J’avais à la main, moi, la lourde manivelle dont on sesert dans ces occasions.

« Que s’est-il passé en moi ?… Jepensais à vous… Je ne pensais pas à tuer cet homme… du moins je n’ypensais pas une seconde auparavant… Ce fut plus fort que moi. Jefrappai à la tempe, un coup terrible.

« Vous entendez ? À la tempe !…et vous pouvez mesurer l’émotion dont je fus saisis en entendant,l’autre soir, cette folle de Marthe parler de la blessure à latempe de son fantôme !… Une blessure qui saignait toujoursdepuis cinq ans !… C’est ce qui me rassura et je songeai avecsang-froid que dans toutes les histoires d’imagination, dans lescontes populaires comme certainement dans la propre imagination decette malheureuse, les assassinés apparaissent plus facilementfrappés à la tempe !… C’est la blessure classique, surtout sielle doit continuer à saigner pendant des années sur la figure d’unfantôme, d’un fantôme… qui traîne derrière lui, en marchant, unbruit de chaînes… Cette Marthe, cette Marthe, avec toutes sesstupidités, ne saura jamais, il faut l’espérer, comme elle a faitbondir mon cœur !… et puis l’histoire de l’automobile !…Ah ! celle-là !… Vous me pardonnerez, maintenant, Fanny,d’avoir dépareillé le service de Bohême ? Alors, carrément,j’ai cru qu’elle me soupçonnait ! que c’était pour moi qu’elleparlait, et carrément, j’en ai pris mon parti, j’ai été assez bravepour dire ce que j’en pensais au docteur… qui, depuis… m’a rassuré…Marthe croit a l’assassinat d’André par son mari !… Ça mesoulage, certes ! mais entre nous, je préférerais qu’elle necrût pas à l’assassinat du tout ! car ces affreux,entendez-vous, Fanny !… d’entendre tout le temps parler del’assassinat d’un homme que l’on a tué ! Et pourtant je nesuis point pusillanime !… si peu pusillanime, vous allezvoir !… Donc, j’avais tué mon frère… je voyais son corpsétendu à mes pieds sur la route. Le sang coulait de sa blessure,j’avais horreur de ce que j’avais fait.

« Mais c’était fait ! etmaintenant il fallait que ce fût bien fait ! Vous avez pujuger plusieurs fois que je suis un homme de décision. J’eus lecourage de constater froidement, l’oreille sur la poitrine, que monfrère était bien mort.

« Qu’est-ce que j’allais faire ducadavre ?… Où allais-je le transporter ?… D’abord, je letirai dans un taillis près de l’auto ; ainsi, il était cachéde ceux qui pourraient passer, dans l’instant sur la route. Ilfallait faire vite !… J’eus l’idée de le porter dans l’auto etd’aller le jeter, fortement lesté, pour qu’il ne remontât pas, enSeine…

« Dans ce but, je lui bandai fortement lefront avec un mouchoir, à cause du sang, et rabaissai la casquettesur la blessure. En somme, le crâne fracassé laisserait échapperpeu de sang, mais, vous comprenez, j’avais peur destaches !

« Ceci fait, je le tirai jusqu’à l’auto.Où le mettre ?… Tout à coup, l’idée de la malle surgit en moi,comme une flamme.

« Il y avait là une malle qui,logiquement, devait disparaître avec son propriétaire. Ehbien ! il fallait mettre le cadavre dans la malle et fairedisparaître la malle.

« La malle était fermée à clef. Jefouillai André, lui pris ses clefs, et j’ouvris la malle. Celle-ciétait pleine. Je la vidai à moitié de ses vêtements et de son lingeque je portai à l’intérieur de l’auto et sur lesquels je jetai unecouverture. J’introduisis le corps dans la malle avec une adresseet une force dont je me serais cru incapable.

« Je voulais profiter des derniers voilesde la matinée, des brumes qui, heureusement, enveloppaient masinistre besogne. Quand je l’eus caché dans la malle, je rabattisle couvercle et refermai la malle à clef pourtoujours !…

« Puis je rabattis la bâche sur letout !… Après quoi, j’examinai minutieusement mes vêtements etl’auto et fis disparaître quelques traces de sang qui se trouvaientsur la manivelle… et je repris ma place au volant.

« J’étais déjà plus tranquille, pluscalme !… J’avais du temps pour songer à ce que j’allais fairedu cadavre !… car déjà j’avais repoussé l’idée du plongeon enSeine comme devant donner un résultat trop aléatoire…

« Il fallait enfouir cette malle dans unendroit où personne n’irait chercher !… et tout à coup, j’aipensé à ma cave dans laquelle personne ne descendait jamais, quemoi !…

« Dès lors, tout m’apparut avec unesimplicité triomphante… J’arriverais avec l’auto. Si le chauffeurétait au garage, je le prierais d’aller me faire une courseurgente, je m’occuperais seul de la voiture, je monteraisrapidement chercher la clef de la cave et je redescendrais augarage ; je tirerais la malle à moi et la traînerais jusquedans la cave ainsi que les effets supplémentaires. Là, garé detoute surprise, j’avais tout loisir de venir enterrer mon mort etson linge aux heures que je jugerais les plus propices.

« Quand cette imagination que je réalisaiensuite exactement se fut déroulée dans tous ses détails dans moncerveau en feu, je devins calme… extrêmement calme comme un instantauparavant j’avais été accablé par l’horreur de moncrime !…

« C’était fini !… André étaitparti !… Et il ne reviendrait plus !… Et toi !…toi !… toi !… car c’est pour toi… Fanny… pour toi… alors,pourquoi ne me réponds-tu pas ?… Pourquoi restes-tu dans toncoin d’ombre comme une pierre ?… Tu sais tout !…Parle-moi !… Récompense-moi !… J’en ai besoin, tusais !… car je te jure !… je te jure qu’il y a des joursoù il me faut chasser le souvenir à grands coups de joie, ou àcoups de travail, comme on chasse une bête dangereuse à coups defouet pour n’en être pas dévoré !…

– Cela s’appelle le remords, monami !…

Elle était devant lui et lui tendait seslèvres. Il l’embrassa à l’étouffer.

Elle demandait grâce.

– Prenez garde ! Prenez garde !darling !… Vous me dévorez comme le remords ! Jevous aimerais encore un peu plus, oui, vraiment, encore un peuplus, si vous aviez moins de remords !… Maisallons-nous-en !… Sauvons-nous, mon ami !… loin de cettemaison, de cet appartement… Avez-vous vu dans le garage l’horriblechose !… horrible, en vérité !…

– Quoi donc ? demanda-t-il stupéfait…

– Je veux parler, vous savez bien,darling, de ce mobilier de salle à manger en noyerciré…

Chapitre 16LA PETITE MAISON DU BORD DE L’EAU

 

Le lendemain, vers la fin de l’après-midi, M.et Mme de la Bossière s’en furent vers la petite maisondu bord de l’eau.

Fanny avait promis une visite à Marthe etJacques avait jugé charitable et peut-être utile d’accompagner safemme.

Certes, il se fût très bien passé desimaginations de la malade, mais du moment qu’elles visaientcatégoriquement le vieux Saint-Firmin, il n’eût guère été politiquede les négliger.

Depuis le matin il tombait une petite pluiefine qui avait fini par cacher tout à fait le soleil. L’automneavait pâli les feuillages des bouleaux qui, dévalant la forêt,venaient presque jusqu’à la lisière du fleuve faire une ceintured’argent à « la petite maison du bord del’eau » !

Le tout était assez mélancolique,particulièrement quand on arrivait par la berge, car il y avait là,au coin de la villa, devant le chemin de halage, tout un petitbocage de trembles de haute futaie.

Jacques dit qu’il n’aimait point le trembleparce que c’était un arbre triste, toujours grelottant au moindresouffle et balançant ses hautes feuilles rondes comme dans uneéternelle lamentation.

Fanny s’étonna que son mari eût de pareillespensées sur les arbres ; elle ne l’eût jamais cru aussipoétiquement impressionnable.

Elle garda cette réflexion pour elle,cependant. Elle découvrait son mari depuis vingt-quatre heures.Jusqu’alors, elle ne le connaissait pas.

Ils étaient venus à pied, malgré la bruine,ayant revêtu caoutchoucs et pèlerines dans le désir d’une promenadeà deux à travers champs. Depuis la veille, ils ne se quittaientpoint.

Il ne leur fallut pas plus de vingt minutespour arriver à la villa.

C’était une petite maison carrée à deuxétages, aux murs pâles et nus, aux fenêtres presque toujours closesde volets gris. Un toit d’ardoises. Pas de corniches, pas debalcons, pas d’ornements.

Un haut mur entourait un jardin quiprolongeait la propriété jusqu’au chemin de halage sur lequelpouvait ouvrir une petite porte que l’on voyait toujours fermée. Dece côté, les piliers vermoulus et le toit pointu d’un kiosquevétuste dépassaient le mur.

Jacques sonna à la porte de la maison. Unevieille servante vint leur ouvrir, et les reconnaissant, leurdit :

– Madame sera bienheureuse de voir Monsieur etMadame.

– Elle n’est point malade ? demandaFanny.

– On peut dire qu’elle est fatiguée, etcependant elle ne remue guère ! fit la servante, après lesavoir débarrassés de leurs caoutchoucs et en les introduisant dansun salon qui sentait le renfermé.

Ils s’assirent. Il y avait là du veloursd’Utrecht comme il devait y avoir du reps dans les chambres. Devantchaque fauteuil, un petit coussin rouge en forme de galetteattendait les pieds des dames en visite. Sur la cheminée, soustrois globes, une pendule de marbre noir et deux chandeliersd’argent. Sur la pendule, un motif en bronze représentant unguerrier romain. De petits ronds de dentelles sur les meubles. Dansune vitrine, une grande quantité d’objets d’ivoire et d’écaille etun œuf d’autruche.

– Ce qu’on doit s’amuser ici ! fitJacques entre ses dents.

– Surtout, répliqua Fanny, quand on a rêvé dedevenir châtelaine de la Roseraie !…

– C’est vrai, murmura Jacques… Il n’en fautpas davantage pour troubler la plus solide cervelle…

Ils se turent, car ils entendaient lefrôlement d’une robe dans le corridor et la porte s’ouvrit.

C’était Marthe. Elle était de plus en plusspectrale avec son peignoir blanc qui flottait autour de sesmembres grêles, et sa figure de cire et ses grands yeux noirs quibrillaient d’un feu de plus en plus inquiétant. Vivement, elle leurtendit ses deux mains :

– Oh ! que je suis contente !…contente de vous voir… Si vous n’étiez pas venus, je n’aurais paspu attendre à demain pour venir chez vous !… Je me seraisencore échappée, car vous êtes des amis, n’est-ce pas ?… Le DrMoutier me l’a dit… et puis, monsieur Jacques, il faut…chut !… attendez !…

Elle alla écouter près de la porte… puisrevint près d’eux, un doigt sur ses lèvres exsangues…

– Méfions-nous !… Méfions-nous de lavieille servante… Mais je pourrai maintenant toujours sortir quandje voudrai… car j’ai découvert ce matin que la clef du cellierouvrait la serrure de la petite porte du jardin… Comme cela, je neserai pas obligée de rester dans le kiosque la nuit, perdant montemps à lui tendre les bras, quand il vient… vouscomprenez, j’irai le rejoindre… et il pourra me serrer dans sesbras et peut-être m’emporter avec lui, chez les morts !… Jevoudrais tant être morte maintenant qu’il est mort… Oh !j’espère bien que je n’en ai plus pour longtemps… Je vous disaisdonc, monsieur Jacques, et certainement madame de la Bossière serade mon avis : « Il faut que vous vengiez votrefrère ! »

« L’assassin de votre frère ne peut pascontinuer ainsi à se promener parmi les hommes sans que vous vousen occupiez un peu. Songez que je déjeune, que je dîne tous lesjours avec lui, moi !… Je ne suis soutenue que par l’espoir,la certitude d’arriver à le confondre… C’est la prière quej’adresse à Dieu tous les soirs… et, la nuit, Dieu m’envoie Andrépour me donner les renseignements nécessaires… des renseignements,monsieur Jacques, qui feront que nous saurons tout… tout… et celabientôt… Déjà, cette nuit, il est revenu… chut !… j’entends lavieille servante qui rôde dans le corridor… Il faut se méfier de lavieille servante… elle est peut-être complice… tout est possible…Elle écoute aux portes !

Elle alla entrouvrir la porte et dit tout hautavec une affectation de civilité qu’elle croyaitnaturelle :

– La pluie a cessé !… Venez donc faire untour.

Sur le seuil du jardin, ils rencontrèrent lavieille servante qui avait une bonne figure. Cette Nathalie avaitservi la première femme de M. Saint-Firmin et n’avait jamaismartyrisé la seconde. Elle paraissait tout à fait insignifiante etsurtout préoccupée de sa lessive qu’elle achevait dans le cellier.Cependant, elle connaissait « son monde », car elledemanda si « ces messieurs et dames » voulaient qu’elleleur servît quelque chose.

– Rien ! Rien !… s’écria vivementMarthe… N’acceptez rien !… Les biscuits sont moisis !Ah ! vous ne direz pas, Nathalie, que les biscuits ne sont pasmoisis !…

Nathalie, derrière elle, haussa les épaulesavec douleur et pitié et se frappa le front en murmurant :

– La pauvre dame !… La pauvredame !

Et Marthe entraînait les autres dans lejardin.

– Sans compter, continua-t-elle, qu’ilspeuvent être empoisonnés… Est-ce qu’on sait jamais ?… Moi,j’en mange, je mange de tout ce qu’il m’offre dans l’espoir demourir, n’est-ce pas ?… Mais vous, ça n’est pas la mêmechose…

Ils la suivaient. Elle avait mis ses petitspieds dans de grosses galoches et ils s’en furent ainsi tous trois,par l’allée du milieu, bordée de buis, d’arbres fruitiers si vieuxque l’écorce blanche en tombait toute seule. Dieu ! que cejardin était triste !… La pluie avait cessé, mais de toutesces pauvres branches tordues et de ses dernières feuilles, lejardin pleurait goutte à goutte sa jeunesse à jamais enfuie et quepersonne n’avait songé à renouveler.

Marthe avait jeté un fichu sur ses épaules, ets’en enveloppait frileusement, en attendant que les deux visiteursl’eussent rejointe. M. et Mme de la Bossière comprirentbientôt où elle les conduisait.

Ils apercevaient à l’extrémité d’une doublerangée de tilleuls, sur la gauche, le fameux kiosque où Marthevenait passer une partie de ses nuits.

C’était une petite boîte rustique, toutemoussue, et dont le toit pointu avait d’épaisses garnitures delierre relevé en panache comme un chapeau démodé. Les marches parlesquelles on accédait à la plate-forme étaient moisies,s’effritaient de vieillesse et d’humidité. Une rampe de boisvermoulue qui fléchissait sous la main bordait l’escalier.

Marthe semblait impatiente.

Quand ils furent tous trois dans le kiosque,elle dit tout de suite :

– Nous serons bien là pour ce que j’ai à vousdire… on ne nous entendra pas et, de cet endroit, nous pourronsvoir tout ce qui se passe… Tenez, ajouta-t-elle brusquement, enétendant le bras, c’est là qu’il vient !…

Par-dessus le mur, on apercevait devant soi,dans le crépuscule humide qui jetait déjà son voile sur la pâlecoulée du fleuve, un chétif bouquet de saules au pied duquel étaitattachée une vieille nacelle. Sur ce coin désolé de la rive pesaitencore l’ombre proche et gémissante du petit bois de trembles.

– Oh ! que c’est triste, ici ! nepeut s’empêcher de dire Mme de la Bossière.

– Oui, mais si vous saviez comme c’est beau auclair de lune !… quand il vient flotter sur les eaux,comme Jésus… Il marche sur les eaux, je vous assure, et cela luiparaît si naturel… Il aborde au rivage…

– Mais ma petite, il doit venir sur ce vieuxbachot ! exprima Jacques, et le bruit des chaînes que vousentendez, c’est le bruit de la chaîne du bachot… quand il l’attacheau pied des saules.

– Mais laisse donc madame Saint-Firmin parler…Tu penses bien que si c’était aussi simple que ça, madameSaint-Firmin s’en serait déjà bien aperçue…

– Vous avez absolument raison, madame… je nesuis ni aveugle, ni sourde, ni folle, quoi qu’en dise mon mari…

Vers quelle heure vient-il ?demanda Fanny.

– Ordinairement, vers quatre heures du matin,madame… Mais je me tiens prête, à n’importe quelle heure, et je neme lasse pas de l’attendre, maintenant que je sais qu’il vient ouqu’il peut venir… parce qu’il ne peut venir évidemment toutes lesnuits. Qu’est-ce que je vous disais donc ? Après avoir abordéà cet endroit, généralement, parce que quelquefois il apparaît sansque l’on sache d’où il vient, simplement en se rendant visible toutd’un coup… Il vient en me tendant les bras en silence… en silence…On n’entend pas le bruit de ses pas… on n’entend que le petit bruitde chaînes… dont s’accompagnent toujours, paraît-il, les pas desfantômes qui sont les captifs de la mort…

– Ma pauvre enfant ! Ma pauvreenfant !… interrompit encore Jacques… Où avez-vous lu toutça ?… Où avez-vous rêvé tout ça ?…

– Mais laisse donc, je t’en prie,Jacques !… fit encore Fanny avec humeur.

– J’ai pu croire que je rêvais… Maismaintenant je suis sûre qu’il vient, qu’il m’attend, qu’il m’aimetoujours… assura Marthe, avec d’angéliques hochements de tête… Elleest bien à plaindre la pauvre chère âme avec sa blessure rouge à latempe !… C’est évidemment sur moi qu’elle compte pour lavenger… mais je suis si faible… si faible… que je n’y arriveraijamais si vous ne m’y aidez pas !…

Elle leur prit une main à tous les deux et laleur serra avec une force nerveuse dont ils l’eussent cruincapable.

– Dites-moi que vous m’aiderez, et je vousdirai ce qu’il m’a dit cette nuit…

– Vous savez bien que nous vous aimonsbeaucoup, ma petite Marthe, dit Fanny.

– Ce n’est pas cela que je veuxentendre !… Dites-moi : « Je vousaiderai ! »

– Eh bien ! nous vousaiderons !…

– C’est cela… merci !… Maintenant, jesuis plus tranquille. C’est un grand secret qu’il m’a confié là… etqui va peut-être pouvoir nous aider beaucoup… Il m’a dit sidouloureusement, si douloureusement… « Marthe !Marthe ! je voudrais reposer en terre sainte… va chercher moncadavre !… »

« Alors je lui ai demandé :« Dites-moi, André, où est votre cadavre ? »

« Et il m’a répondu : « Ehbien, mais !… Il a caché mon cadavre dans lamalle !… »

« Et, là-dessus, il a disparu comme de lafumée… Qu’est-ce que vous dites de ça ?… Nous savonsmaintenant où est son cadavre… il faudrait savoir où est la malle…ça sera peut-être très difficile… On a cherché parfois des cadavresdans des malles pendant des mois, des années… Rappelez-vousl’affaire dont nous a tant parlé le Dr Moutier, l’affaire Gouffé,je crois… Enfin, il faudra être bien prudent parce que Saint-Firmina dû prendre ses précautions !… Et maintenant, descen­dons,descendons vite ; revenons à la maison, car mon mari ne seraplus longtemps à rentrer… Je veux qu’il nous trouve bien sages tousles trois dans le salon, et nous parlerons de la pluie sans avoirl’air de rien !…

Mais, rentrée dans la petite maison du bord del’eau, Fanny, en quelques mots, prit congé et ils se sauvèrent. Onn’eût pu se servir d’un autre mot.

Jacques était incapable de parler.

Fanny avait à peine pu tirer une phrase depolitesse hors de sa gorge desséchée…

C’est elle qui, la première, eut reconquis unpeu de sang-froid.

– Il faut, dit-elle, savoir ce que tout celaveut dire… On a fini de rire avec cette petite…

– Elle ne m’a jamais fait rire ! exprimaJacques, dont la pâleur effraya Fanny.

– Remets-toi, lui dit-elle. Avant tout, il nefaut pas faire les enfants…

– C’est épouvantable ! murmura Jacques…quand elle a dit la chose… j’ai cru que j’allais m’abattre commeune masse… Cette petite a des visions !… je finirai par croireque Moutier n’a peut-être pas tout à fait tort de prétendre…

– Tais-toi ! Moutier se moque denous !… Tu ne vas pas devenir aussi fou que Marthe,hein ?… André n’est pour rien là-dedans !… Si André,réellement, lui apparaissait, si André pouvait quelquechose… il nous aurait déjà arraché sesenfants !… Or, il ne s’en occupe même pas !…

– C’est vrai ce que tu dis !…

– Sais-tu ce que je pense ?… Je pense,moi, qu’elle voit réellement quelqu’un… et pas une ombre, pas unfantôme, quelqu’un de bien vivant, qui a peut-être… quand je dispeut-être… qui a dû assister à… à l’affaire… en tout cas (et ellese penche à son oreille), qui t’aura vu dans la forêt, mettrele cadavre dans la malle !… Voilà ce que jepense… Quelqu’un qui ne veut pas se compromettre, qui neveut faire aucune dénonciation, mais qui connaît Marthe et soncaractère mystique… et qui a trouvé ce moyen de la mettre sur latrace. Voilà ce que je crois, et c’est beaucoup plus grave quetoutes vos histoires de fantômes…

– Oh ! fit Jacques, qui s’arrêta ets’appuya contre un arbre, car il ne pouvait plus marcher… si nousen sommes là !

– Il faut savoir si nous en sommes là… et dansce cas…

– Dans ce cas ?…

– Agir… et agir sans perdre une minute…

Fanny le prit sous le bras, l’entraînant,essayant de lui passer un peu de son courage. Mais chez Jacques lavolonté chancelait.

Chapitre 17À QUATRE HEURES DU MATIN

 

À quatre heures du matin, deux ombresimmobiles se dissimulaient derrière une clôture, à quelques pas dela petite maison du bord de l’eau.

De l’endroit où elles se trouvaient, ellesdécouvraient tout le coin de la rive jusqu’au bouquet de saules et,à gauche, le mur du jardin, puis, se perdant dans l’obscurité d’unenuit où la lune se montrait avare de ses rayons, le petit bois detrembles qui finissait à la forêt de Sénart.

Dans le mur, il y avait une petite porte quirestait fermée. Dans le kiosque, on n’apercevait aucune silhouetteaccoudée sur la rampe rustique dans l’attente du mystèrenocturne.

– Ils ne se sont peut-être pas donnérendez-vous, ce soir…, souffla Jacques à l’oreille de Fanny.

Mais Fanny lui mit la main sur la bouche.

Et ils attendirent encore… patiemment, car ilsvoulaient savoir… savoir…

Quatre heures et demie…

Soudain, la petite porte s’entrouvre toutdoucement, et une forme blanche apparaît sur le seuil.

C’est Marthe.

Elle est telle qu’ils l’ont vue l’après-midimême, dans sa robe blanche, avec son châle sur ses épaulesfrissonnantes.

Elle fait deux pas comme en un rêve. Sadémarche est lente, on dirait une somnambule.

Elle étend les bras. Elle regarde autourd’elle, elle s’arrête devant l’ombre difforme et fantastique dessaules et elle appelle d’une voix basse et passionnée :« André !… André !… »

– Tu vois bien qu’elle rêve…, dit Jacques.

Fanny lui serre la main à la briser.

– Tais-toi donc !… Tu n’entends pas unbruit de chaînes ?…

– Si, si, mais c’est la chaîne du bachot…

– Attends donc !…

– Mais Marthe va tomber à l’eau !…

– Eh ! Après ? répliqua lavoix sèche de Fanny.

Mais Marthe ne tomba pas à l’eau ; ellemarchait le long de la rive et se pencha sur le fleuve et tenditles bras dans un équilibre inquiétant en répétant de sa tendre voixsuppliante : « André !… André !… »

Mais elle ne tomba pas.

Un instant, elle resta tout à fait immobile,comme en extase, sembla parler à quelqu’un, lui adressa des signes…puis tout doucement, la tête appuyée sur l’épaule et les brasballants, elle revint vers la porte, en pleurant…

Afin de ne perdre aucun de ses mouvements,Fanny et Jacques étaient peu à peu sortis de leur cachette…

Persuadés, du reste, qu’ils avaient affaire àune personne en état de somnambulisme, ils ne prenaient plus degrandes précautions.

Fanny disait à Jacques :

– Tu l’as vue ? Tu l’as entendue ?…Demain, elle nous racontera encore qu’elle a vu son mort et qu’ellelui a parlé !…

– Ce qu’il y a de terrible, répliqua Jacques,c’est qu’elle nous dira peut-être comme aujourd’hui, ce que le mortlui a répondu…

Il avait prononcé ces mots à voix très basseet cependant ils eurent l’effroi de voir tout à coup la formeblanche de Marthe suspendre sa marche hésitante, se retourner verseux et leur dire :

– Non ! non !… ce soir le mort nem’a rien dit !… Le mort n’est pas venu… et pourtant je l’aibien appelé… je lui ai parlé, moi !… je lui ai dit tout ce quej’avais sur le cœur… mais il n’est pas venu !… quevoulez-vous, ce sera pour une autre nuit…

Et elle essuya du doigt ses larmes, puistranquillement, elle continua :

– Quant à vous, mes amis, je vous attendais.Oh ! je savais bien que vous viendriez !… Sitôt queMme de la Bossière m’a demandé hier : « Àquelle heure vient-il, votre fantôme ? » j’ai biencompris que vous viendriez !… Vous vouliez vous rendre compte…savoir si je ne rêvais pas tout éveillée… c’est asseznaturel !… Le malheur est que justement aujourd’huiil ne soit pas venu ! car nous aurions pu causer tousles quatre !…

Ayant dit ces choses, non point dans le rêve,mais « dans la vie » et fort posément, elle leur serra lamain à tous deux comme à de bonnes vieilles connaissances qu’elleétait heureuse d’avoir rencontrées avant de rentrer chez elle, etelle rentra, en effet, chez elle, en refermant soigneusement lapetite porte du jardin…

– Ce qu’il y a d’extraordinaire, dit Fanny àJacques, quand ils se retrouvèrent seuls…

– C’est que nous soyons ici, répondit Jacques…Allons-nous-en !

– Je ne l’ai jamais vue aussi lucide !…Elle raisonne fort bien !… Et, tu vois, pas plus que nous,elle n’a aperçu le fantôme…

– Allons-nous-en !

Mais tout à coup, ils tressaillirent tous lesdeux, car ils venaient d’entendre à nouveau, dans la nuit, lebruit de chaînes…

Ils se dissimulèrent aussitôt derrière leursplanches, et, avidement, regardèrent.

Ils aperçurent alors une forme penchée quiglissait sur les eaux pâles, qui disparaissait un instant derrièreles saules, qui faisait encore entendre un bruit de chaînes et quiréapparaissait sur la berge où elle se mettait à marcher avec desgestes bizarres.

– Mais c’est Prosper le bancal ! fitJacques…

– Le sourd-muet !… dit Fanny… Tiens, iltraîne, à l’une de ses béquilles, un filet plein de poissons.

– Il revient de la maraude, expliqua Jacques…Il sera allé braconner avec le bachot.

– Je parie que c’est lui qu’elle aperçoit,qu’elle voit !… exprima Fanny…

– Les sourds-muets ne parlent pas, ditJacques…

– Est-on sûr qu’il soit sourd-muet,celui-là ?

À cette question posée par sa femme et dont ilappréciait, dans le moment toute l’importance, Jacques ne réponditpas.

Et ils ne dirent plus rien, car ils s’étaientcompris.

Prosper, claudiquant, bringuebalant son filetdont les écailles d’argent brillaient de temps à autre sous lalune, s’éloignait très vite, s’enfonçait dans le bois de trembles,rejoignant la forêt dont il avait fait sa mystérieuse demeure.

– Je crois que nous pouvons nous en aller,maintenant, dit Fanny… Il n’y a plus rien à voir ici… Et ilsrentrèrent à leur tour, chez eux, par le fond du parc et la petitepoterne de la Tour d’Isabelle dont Jacques avait pris la clef. Leschiens n’aboyèrent même point.

S’ils avaient été surpris, en bas, à une heurepareille, surveillant la petite demeure du bord de l’eau, ilsavaient décidé de tout dire au vieux Saint-Firmin des lubies de safemme, de façon qu’il la surveillât mieux ou qu’il la fît enfermerdans une maison où ses propos n’auraient plus aucune importance, etoù elle aurait cessé d’être dangereuse pour tout le monde.

Or, voilà que quelqu’un, un pauvre être quipassait pour idiot et que l’on croyait sourd et muet, et quihabitait un misérable trou de grotte, dans la forêt, lespréoccupait davantage maintenant que Mme Saint-Firminelle-même.

Chapitre 18LE DANGER SE RAPPROCHE

 

Le lendemain, Jacques resta toute la journéeau château, incapable du moindre travail, depuis qu’il savait quele mort avait dit : « Il a caché mon cadavre dans lamalle ! »

Cette phrase l’avait tenu en éveil toute lanuit, et l’avait poursuivi toute la journée, le reportant par lapensée dans le coin de cette cave où il avait enfoui le corps deson frère.

Ou Marthe agissait et voyait et entendaitcomme une somnambule et, dans ce cas, le somnambulisme devenaitétrangement dangereux, ou elle était renseignée réellement parquelqu’un ; et alors, ils touchaient, peut-être, à unecatastrophe.

Quant à Fanny, elle appelait toutes lesressources de son intelligence pour prévenir le péril, pour leconjurer, pour le deviner.

Prouvant une force de caractère peu ordinaire,elle vaqua à ses devoirs de maîtresse de maison avec une libertéd’esprit apparente, qui ne laissa point deviner un instant saterrible préoccupation.

Et cependant, elle ne pensait, elle aussi,qu’à ça !…

Pour elle, il ne faisait point de doute que« quelqu’un savait »…

Était-ce le bancal ? le jeteur desorts ? comme on l’appelait dans le pays ?… Le coupvenait-il de cet idiot ? À la réflexion, elle ne pouvait ycroire… L’être paraissait si insignifiant… et puis, encore unefois, il était bien connu comme sourd-muet…

Tout à coup, comme elle se promettait del’approcher dès qu’elle aurait été avertie de sa présence, soit àla Roseraie, soit à Héron où il venait souvent mendier, elle serappela qu’elle avait aperçu Prosper à Héron même quelques instantsseulement avant le retour de Jacques en automobile à Héron, lefameux matin sinistre. Il ne pouvait donc point avoir assisté« à la chose », dans la forêt. Elle courut dire cela àJacques qu’elle trouva prostré au fond d’un fauteuil, devant sonbureau.

La sueur au front, il dut se rappelerexactement où la « chose s’était passée ». D’une voixsourde, il expliqua qu’elle s’était passée, à plus d’une lieue delà, au rond-point de la Fresnaie. Ce souvenir et cetteprécision les rassurèrent en ce qui concernait Prosper. Du reste,un événement qui survint dans l’instant devait les tranquillisertout à fait à cet égard. Il était cinq heures environ ; lejour touchait à sa fin quand un garde demanda à parler à Jacques etfut introduit. Ce garde expliqua qu’il avait trouvé des lacets debraconnier dans le bois, qu’il les avait surveillés et qu’il avaitdécouvert le fautif. Ce n’était ni plus ni moins que le jeteur desorts qui, en l’apercevant, s’était enfui si malheureuse­ment qu’ilpouvait bien s’être cassé la jambe…

– Et qu’est-ce que vous en avez fait ?demanda Fanny.

– Mon garçon et moi, nous l’avons ramené surnos fusils et deux branches d’arbre. Il n’a pas cessé de gémir.Nous sommes bien embarrassés de lui, mais ce n’était pas chrétiende le laisser dans le bois dans un état pareil.

– Vous avez bien fait de le ramener, ditFanny. C’est un pauvre homme. Le Dr Moutier va aller voir ce qu’ila. Où l’avez-vous déposé ?

– Chez la concierge !

– J’y vais tout de suite…

Elle entraîna Jacques :

– Darling, je vous en prie, sortez decet accablement… Soyez fort, continuez à commander à la fortune quivous a chéri depuis cinq ans… et si quelqu’un sait… nedésespérez pas encore… car alors, il sait depuis cinq ans,et pendant cinq ans, il n’a rien dit… et peut-être aussi qu’onne sait rien et qu’on désirerait savoir !…

Mais Jacques secoua la tête.

– Il y a, dit-il, des choses là-dedans quinous dépassent.

– Taisez-vous, petit tchéri !… Il n’y adans tout ceci qu’une folle qui doit se taire, ou qu’unepetite fille très intelligente, qui fait la folle et qui,je vous le jure, se taira tout de même !…

Il la vit devant lui, debout, admirabled’énergie… et si menaçante… qu’il eut honte de lui-même.

– Allons voir notre sourd-muet,décida-t-il.

Le Dr Moutier que l’on dérangea dans larédaction d’un article sur « la suggestion dans l’emploi desvésicatoires » les suivit en bougonnant. Il aurait voulu avoirterminé cet article pour l’arrivée du Professeur Jaloux. Le DrMoutier était le seul qui restait alors au château de tous leshôtes de la Roseraie. Il profitait avec acharnement de cetteretraite pour mettre au point le premier fascicule de LaMédecine astrale, sur lequel Jaloux, de l’Académie dessciences, qu’il attendait d’un instant à l’autre, devait venirjeter le coup d’œil du maître.

Moutier regretta d’autant plus le temps qu’onlui faisait perdre qu’il se rendit compte tout de suite qu’onl’avait dérangé pour peu de chose… une simple foulure… trèsdouloureuse, sans doute, car Prosper poussait des cris inarticulésdès qu’on le touchait, et il ne fallait pas être dégoûté pour letoucher, grognait le docteur en se relevant et en réclamant del’eau et du savon pour se laver les mains.

– Vous allez prendre une brosse de chiendent,du savon noir et de l’eau chaude et me nettoyer cette ordure,dit-il au garde et au concierge en leur montrant le misérable quiessayait de se soulever sur ses coudes comme s’il voulait fuir, etdont les gestes désordonnés semblaient réclamer les béquilles quiavaient été jetées dans un coin. Après, continua le père Moutier,je le panserai… et il pourra retourner au diable !

Jacques et Fanny n’avaient point cessé dedévisager l’idiot et de chercher à pénétrer un peu le mystère deson imbécillité ; mais c’est en vain qu’ils avaient épié unelueur de raison, une intention quelconque dans son regardde bête. Un grognement perpétuel sortait de sa bouchetourmentée : « Han !… Han !… Han !…Han !… »

Dans le moment qu’ils se détournaient de cetriste spectacle avec dégoût, mais rassurés, M. et Mmede la Bossière ne furent pas peu étonnés de voir accourirMlle Hélier. Très pâle et extrêmement agitée, ellesemblait avoir perdu la force de parler :

– Oh ! madame !… madame !…

– Qu’y a-t-il, mademoiselle Hélier ?…Voyons, parlez !… Mon Dieu ! il n’est rien arrivé àJacquot ?…

– Non, madame… non, pas à Jacquot, mais aupetit François…

– Ah ! bien, vous m’avez fait unepeur !…

– Qu’est-il arrivé à François ? demandavivement M. de la Bossière…

– Oh ! rien de grave, monsieur,heureusement…

– Alors, pourquoi êtes-vous dans cetétat ?…

– C’est à cause de MmeSaint-Firmin…

– Quoi ?… Quoi ?… MmeSaint-Firmin ?… Qu’est-ce qu’elle a fait, MmeSaint-Firmin ?…

Fanny se plaça devant son mari qui tremblaitdéjà comme une feuille et répéta hostile :

– Oui, qu’est-ce qu’elle a fait,Mme Saint-Firmin ?

– Elle est évanouie, madame !

– Évanouie ?… Où ça ?…

– Dans la chambre de madame !…

– Dans ma chambre ! Qu’est-ce que celaveut dire ?…

Le docteur et Jacques couraient déjà en avantet Mlle Hélier donnait des explications à Fanny qui laharcelait de questions et qui aurait voulu comprendre et qui necomprenait rien, rien à une pareille histoire…

Voilà ce qui était arrivé : dansl’après-midi, le petit François s’était plaint de maux de tête etMlle Hélier l’avait couché, se promettant d’avertir ledocteur si l’enfant se plaignait encore. Mais il s’était endormipresque tout de suite et elle l’avait laissé reposer, persuadée quesa légère indisposition avait été causée par la fougue excessiveavec laquelle le petit s’était livré au jeu durant toute lamatinée.

L’institutrice s’était ensuite retirée dans lasalle d’étude, certaine qu’elle entendrait le premier appel del’enfant, et elle s’était mise à sa correspondance.

C’était jour de congé. Germaine et Jacquotétaient allés à la promenade avec Lydia. Rien ne venait troubler legrand silence du château, et il n’y avait aucune raison pour queMlle Hélier n’entendît pas le moindre bruit.

La salle d’étude n’était séparée de la chambrede François que par le cabinet de toilette des enfants.

Pour ne point troubler le repos du petit,Mlle Hélier avait fermé la porte de l’étude où elletravaillait, mais elle avait eu soin de laisser, grande ouverte,celle qui faisait communiquer les deux autres pièces. Deux heuresenviron s’étaient écoulées ainsi. Surprise du sommeil prolongé dupetit, Mlle Hélier s’était enfin levée, avait ouvert laporte du cabinet de toilette et tout de suite avait poussé un grandcri. Une terrible odeur de gaz la suffoquait !

Elle n’écoutait cependant que son courage etse précipitait dans la chambre de l’enfant. Là, quelle n’était passa stupéfaction en constatant que l’enfant n’était plus dans sonlit et que la fenêtre de la chambre était ouverte !

Elle continuait alors sa course insensée,traversait ainsi l’appartement de Mme de la Bossière,arrivait dans la chambre, trouvait le petit qui se réveillait dansle lit de sa tante et, au pied du lit, Mme Saint-Firminévanouie !… Elle l’était encore, du reste, car les soins deMlle Hélier et ceux de la femme de chambre, accourue,n’avaient pu la faire revenir à elle.

– Pour moi, conclut l’institutrice qui avaitde la peine à suivre Mme de la Bossière, c’estMme Saint-Firmin qui a sauvé le petit. Elle sera entréedans sa chambre, aura senti le gaz, ouvert la fenêtre, transportéFrançois jusque dans votre chambre et là, s’estévanouie !…

– Possible ! répartit entre ses dentsFanny qui courait, mais comment Mme Saint-Firmins’est-elle trouvée justement là pour sauver le petit, à votreplace ?

– Oh ! madame !…

Mlle Hélier avait compris lereproche. Elle y fut sensible, et soupira :

– Le père, de son vivant, quiconnaissait mon dévouement, ne m’eût point dit une chosepareille !… Et elle se traîna derrière Fanny, les jambesbrisées.

Pour Mlle Hélier, le pèremaintenant était bien mort… Depuis que la table avait parlé, ellen’en doutait plus. Enfermée, le soir, dans sa chambre de la TourIsabelle, les mains sur son guéridon d’acajou, elle passait lesnuits à l’appeler, à lui crier : « Esprit, es-tulà ? » et à lui donner tout haut des renseignementscirconstanciés sur le degré d’instruction des enfants. Quelquefoiselle s’enfermait avec les enfants eux-mêmes et avec l’esprit, et ilse passait alors des séances qui intriguaient fort Lydia, laFräulein dont elle se méfiait, du reste, comme du feu… Elle seconsolait de ce que l’esprit ne lui répondait pas (car il ne luirépondait pas) en lui parlant jusqu’au petit jour.

Elle enviait Mme Saint-Firmin quiparaissait en communication directe avec l’esprit d’André et, pourMlle Hélier, il ne faisait point de doute que ce fûtl’âme du défunt elle-même qui avait si miraculeusement conduit lespas de la femme du notaire jusque dans la chambre du petit, envahiepar le gaz.

Pourquoi l’esprit était-il allé chercherMme Saint-Firmin si loin, quand, elle, MlleHélier, était si près ! Mais l’institutrice n’en était plus,depuis qu’elle faisait du spiritisme, à compter les caprices desmorts.

Elle eût donné beaucoup pour tenir au moins dela bouche de Marthe la confirmation de ses imaginations !Hélas, à sa grande confusion, elle se vit fermer la porte au nez,assez brusquement, par Fanny. Alors, elle resta derrière la porteet écouta.

Dans le moment, la pauvre petiteMme Saint-Firmin revenait a elle, grâce aux soinsénergiques du docteur, et commençait à tenir des propos quidevaient, en effet, remplir d’une joie sainte une spirite orthodoxecomme Mlle Hélier, mais qui inquiétèrent de plus en plusl’esprit positif de Mme de la Bossière, troublèrentjusqu’au fond de son obscure conscience l’âme tourmentée deJacques, et donnèrent fort à réfléchir au Dr Moutier, lequel étaittoujours stupéfait de trouver sur son chemin des événementssemblant donner quelque raison à ses théoriesastrales.

Après s’être enquis d’abord de la santé del’enfant, Marthe raconta l’étrange histoire suivante :

– À la tombée du jour, je faisais ma promenadeordinaire le long de la rive, lorsque, brusquement, sortit de labuée qui, déjà, enveloppait le fleuve, l’image toute proched’André.

– Il y a donc une heure à peine que cetteimage vous est apparue ? interrompit Fanny.

– Il devait être d’assez bonne heure, à peuprès… oui, à cinq heures moins le quart, peut-être…

– Continuez, mon enfant !… et Fannypensait : « Il ne peut donc s’agir du bancal qui étaitdéjà entre les mains du garde et de son fils, depuis plus d’uneheure », et, pensant ainsi, Fanny nécessairement pensaitjuste.

– Donc, je vis André, continuaitMme Saint-Firmin. Je ne fus pas autrement étonnée, bienqu’il ne fût pas dans ses habitudes de venir me voir si tôt, mais,l’ayant vainement attendu la nuit précédente, mon âme l’appelaitavec une telle ferveur et une telle impatience que j’avais bienpensé qu’il n’aurait pas le courage de me résister pluslongtemps.

« C’est ce que je lui dis, du reste,immédiatement :

« – André, je t’attendais, pourquoin’es-tu pas venu la nuit dernière ? Où étais-tu ?Pourquoi n’es-tu pas toujours avec moi ? Tu vois bien que cem’est un supplice de vivre sans toi ? Que fais-tu lorsque tues loin de moi ?

« Alors, l’image, car dans la buée, ilm’apparaissait telle une image transparente et si légère que jeredoutais à chaque instant de la voir se dissiper comme la vapeurqui nous entourait, alors l’image me dit :

« – Marthe, il faut veiller sur lesenfants !

« Et sa voix, en disant cela, était d’unetristesse infinie et me glaça le cœur et, de cette minute, jecommençai à appréhender qu’un malheur les menaçât.

« – Mon Dieu ! m’écriai-je, il neleur est rien arrivé ?

« André me répondit simplement :

« – Viens !… car un mort ne peut pastoujours être là !… On ne me laisse pas toujours faire ce queje veux !

« – Tu es donc bien malheureux,André ?

« Alors, il me répliqua :

 

« – C’est le mystère de la mort ! Onne peut rien dire !… Mais viens !…

« – Où veux-tu que j’aille ?

« Mais il ne me répondit pas. Seulement,je sentis une main de marbre qui se posait sur mon poignet !Jamais ! Jamais je n’eusse pensé qu’une main de mort fut silourde.

« Et la mienne était si légère dans cetteétreinte de pierre !

« J’aurais voulu résister que je n’auraispas pu. Il m’entraîna dans le petit bois de trembles et meconduisit jusqu’ici, à travers champs.

« Seulement, son image blanche, à côté demoi, était devenue, dans la nuit commençante, presque noire. Il neme disait plus un mot. Il poussa la petite porte du parc et noustraversâmes le parc toujours en silence.

« Chose extraordinaire, j’étaisintriguée, mais je n’étais pas épouvantée. Je le plaignaisseulement à cause de ce qu’il m’avait dit et je pensais enfrissonnant que le malheureux avait dû être tué en état de pêchémortel.

« Nous ne rencontrâmes personne dans leparc, personne sur le perron, personne dans le vestibule… Lechâteau était déjà à peu près plongé dans l’obscurité et bientôt jen’aperçus plus l’image, mais je sentais toujours la main.

« Les portes s’ouvraient devant nous,dans le noir… et se refermaient derrière nous. Je les entendaisdistinctement s’ouvrir et se refermer.

« Nous sommes arrivés ainsi dans cettechambre où il faisait encore un peu jour… oh ! à peine !mais suffisamment pour que l’on pût voir, dans le lit, le petitFrançois qui reposait… L’ombre était redevenue visible. Elle melâcha la main et je la vis se pencher au-dessus du lit. Alors, ellepoussa un long soupir et dit : « Veille surlui ! »

« Puis je ne la vis plus…

« Mais j’entendis la porte qui conduitdans l’appartement des enfants s’ouvrir et se refermer.

« Comme si je n’étais soutenue que par laprésence de l’esprit, je sentis, sitôt qu’il fut parti, mes forcesm’abandonner et je glissai sur le tapis…

« Je suis vraiment si faible… si faible…je crois bien alors que je n’existe plus qu’en sa présence… alorsil vaudrait mieux que je fusse morte tout à fait !… Enfin, jevous ai dit tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu, tout ce quej’ai entendu, pour que ce soit un avertissement pour vous !…André, en somme, vous avertit par ma bouche qu’un malheur menaceles enfants. Il veut que je veille sur eux, mais je n’en ai pas laforce et, moi non plus, je ne fais pas ce que jeveux !… Mon mari va rentrer tout à l’heure de l’étude etme chercher partout ! Il viendra ici. Il m’emportera !…Promettez-moi de bien veiller sur les enfants… c’est la commissiondu mort !…

Fanny n’avait pas attendu les dernièresparoles de Mme Saint-Firmin pour aller poser desquestions au petit François que l’on avait transporté dans lanursery. Mais l’enfant déclara qu’il ne s’était aperçu dirien ! qu’il avait été très étonné de se réveiller dans un litqui n’était pas le sien. Alors, Fanny interrogea les domestiques,visita l’appartement et se rendit compte que dans le cabinet detoilette un tuyau en caoutchouc alimentant une cheminée à gaz avaitsauté : quand elle revint, son opinion était faite.

Elle interrompit les propos incohérents quis’échangeaient entre le docteur, Jacques et Marthe.

– Mon enfant, dit-elle à Marthe, qui lui avaitabandonné des mains de fièvre… vous êtes très malade. Si votre marine vous fait pas soigner tout de suite, et loin d’ici…

– Oh ! madame, je ne demanderais pasmieux que de partir… je suis sûre qu’André me suivra partout oùj’irai…

– Vous voulez dire : sa pensée… Vousvivez tellement avec sa pensée que vous ne faites plus un pas sansvous imaginer qu’il vous accompagne… et vous nevous rendez pas plus compte de vos gestes que si c’était une autrequi les accomplissait… Vous ne vous souvenez même plus que vousvenez de sauver le petit François d’un grand malheur !…

– Moi, madame !

– Oui, vous !… Écoutez, je vais vousdire, moi, ce que vous avez fait… Écoutez-moi bien et rappelezvotre souvenir… Faites un effort sur vous-même… Voilà ce qui s’estpassé… Vous êtes venue ici pour les mêmes raisons que ces joursderniers, travaillée par l’idée de revoir les lieux habitésautrefois par André et poussée par le besoin de nous parler delui…

– Oh ! madame, etl’apparition ?…

– Laissez-moi donc tranquille avecl’apparition !… Toutes les personnes faibles comme vous ontdes apparitions !… Donc, vous êtes venue au château… Vous n’yavez trouvé personne : nous étions en effet, à l’autre bout duparc, chez le concierge. Vous avez gravi l’escalier, espérant metrouver dans ma chambre… des portes étaient sans doute ouvertes…Vous êtes entrée… vous m’avez appelée… vous avez dû entendre desgémissements qui venaient de la chambre de François.

« L’enfant, en effet, à demi asphyxiédans son sommeil, pouvait râler, n’est-ce pas, docteur ?… Vousavez ouvert la porte de la chambre de François… Vous avez étésuffoquée par l’odeur du gaz, mais vous vous êtes précipitée versla fenêtre, vous l’avez ouverte, vous ayez pris l’enfant dans vosbras, vous êtes revenue ici, vous l’avez déposé sur le lit et, aubout de votre effort, vous vous êtes évanouie !…

« François a donc failli être victimed’un accident par le gaz ! s’écria Marthe.

– Mais vous le savez mieux que personne,puisque c’est vous qui l’avez sauvé, reprit Fanny !…

– Comment pouvez-vous douter, maintenant, ceque n’est pas André lui-même qui vient me voir !continua la malheureuse au comble d’une exaltation qui la dressa,toute frémissante, au milieu de la chambre… et elle tourna surelle-même, cherchant le petit François que la Fräulein avaitemporté !…

« Oh ! veillez bien sur eux !Veillez bien sur eux !… C’est moi, maintenant ? qui ensuis responsable !… Ce n’est pas pour rien qu’André m’a amenéeici, avec sa main de marbre !… André savait !… André adit : « Il était temps ! » André avait déjàsauvé son enfant… Il était passé par là… les morts entendent lescris de leurs enfants !… François a dû l’appeler dans sonsommeil… et André est accouru !… C’est lui qui a ouvert lafenêtre. C’est lui qui a porté l’enfant dans le lit… c’est luiqui est venu me chercher et m’a conduite jusqu’ici en medisant : « Veille !… » Le croyez-vous,maintenant ? Le croyez-vous ?… Si ce n’est pas André, quiest venu me chercher, qui donc est venu ?… Qui ?… Mais jesais bien que c’est lui, moi !…

Et elle retomba sur son siège, cependant queles larmes coulaient doucement sur son pâle et triste visage.

« Bien sûr que c’est lui !… »se disait dans le même moment Mlle Hélier en quittanthâtivement son poste pour n’être point surprise et en retournantsans tarder à son guéridon d’acajou.

Il était temps, un domestique arrivait. Ilouvrit la porte et annonça à Mme de la Bossière que M.Saint-Firmin était en bas… et demandait à être reçu…

– Allons lui parler !… Venez docteur, ditFanny… Il faut décider cet homme à faire soigner cetteenfant !…

Et, entraînant le Dr Moutier qui restait toutà fait perplexe devant un cas aussi caractérisé de« suggestion par l’au-delà », elle lui disait :

– Il doit y avoir des maisons pour soigner cesmaladies-là…

Quant à Jacques, qui n’avait pas quittéMarthe, il était presque aussi pâle, aussi défait qu’elle…

Il la regardait sans prononcer un mot…

Et il commençait réellement à avoir une peuraffreuse de cette femme qui voyait si souvent sonfrère…

Soudain, elle se mit à parler tout haut, commeà elle-même… comme s’il n’avait pas été là…

– Moi, je sais bien que c’est toi, monAndré ! disait-elle. Quand tu dois venir, tu m’en avertis desi loin !… Je sens que tu es à l’autre bout du monde… à desmilliards de lieues peut-être, mais « la pensée »accourt ! la pensée qui te précède et qui vient frapper à monseuil… et qui me dit : « Ouvre ta porte… je t’annoncequ’il va venir !… » et je fais ce que me dit « lapensée » et je ne pourrais pas rester tranquillement chez moiquand la pensée a parlé, la pensée qui accourt devant toi, monAndré !… Je me lève, et je la suis, et je ne sens pas le froiddu monde, car mon cœur brûle et m’étouffe à l’idée que tu accoursde si loin, de si loin, pour me voir, pour me parler…

« Mon cœur se gonfle à remplir tout monêtre… et je sens qu’il vient jusqu’à ma gorge… oui, mon cœur montejusqu’à ma gorge… je crois que mon cœur va sortir de moi et roulerdevant toi, à tes pieds… quand tu apparais… quand je te voissoudain, avec tes yeux si tristes et ta blessure qui saigne, et teslèvres pâles qui soupirent.

« Comme je voudrais être morte poursoigner ta blessure… pour essuyer le sang qui coule toujours… pourl’arrêter avec mes lèvres, mon amour !… Tu souffres toujoursde cette blessure qu’il t’a faite, moi, je le sais ! je lesens… Je souffre de ta blessure… c’est comme si c’était moi qu’ilavait frappée !

Elle parlait encore quand Fanny rentra dans lachambre. Cette fois, ce n’était point Marthe qu’elle trouvaitévanouie, mais c’était Jacques qui avait roulé sur le tapis, sansconnaissance.

Elle renvoya Mme Saint-Firmin etdonna seule des soins à Jacques. Elle eût pu, cependant, se faireaider de deux princes de la science : le Dr Moutier, et leprofesseur Jaloux qui venait d’arriver.

Chapitre 19LE CRIME DE MLLE HÉLIER

 

– Ne me quitte pas !… Ne me quittepas !… Minuit venait de sonner et Fanny avait eu un mouvementqui avait pu faire croire à Jacques que sa femme allait s’éloignerde son chevet.

Il se sentait faible et peureux, mais peureuxà un point que, si elle l’avait laissé seul, il n’aurait peut-êtrepu s’empêcher de crier !

La nuit et le silence l’épouvantaient. Ilavait fait allumer toutes les lumières dans sa chambre, dans leboudoir, dans le cabinet de toilette, dans la chambre de safemme.

À la voix de Marthe, tout son crime étaitremonté du fond vaseux de sa conscience où il croupissait. Uneangoisse folle lui avait serré le cœur et il avait fui jusque dansl’évanouissement l’évocation du fantôme d’André, avec sa plaie à latempe ! Depuis le commencement de cette longue nuit où ellel’avait soigné comme un enfant, Fanny essayait en vain de leraisonner. Elle se heurtait à cet argument qu’il ne cessait derépéter :

– Qu’elle l’ait vu ou qu’elle ne l’ait pas vu,c’est tout de même André, ou l’idée agissante d’André, quil’a conduite ici pour sauver François !… Son vrai fantôme n’enferait pas davantage !…

– Si ! finit par répliquer Fanny… ilferait davantage !…

– Et quoi donc ? Tu trouves, toi, qu’ilne fait pas assez ?…

– Un vrai fantôme lui aurait déjà dit le nomde l’assassin !…

Cette dernière réplique sembla produire uneffet satisfaisant sur l’esprit bouleversé de Jacques, mais ceteffet ne fut que momentané. Jacques ne croyait point au vraifantôme d’André, mais l’état d’âme singulier de Marthel’entretenait dans une inquiétude insupportable à cause du dangerqu’il ne pouvait s’empêcher d’y voir. L’extase dans laquelle ellevivait donnait à la jeune femme une lucidité extraordinaire et lapoussait à des gestes qui pouvaient avoir des conséquencesirréparables.

Évidemment, les histoires de cadavres cachésdans les malles n’étaient point rares, mais qu’elle en parlâtprécisément à propos d’un crime « de ce genre », voilàqui était bien néfaste !… Et puis l’automobile !… et puisla blessure à la tempe !… Tout cela finissait par dépasser ledomaine des imaginations et des coïncidences… et puis cette arrivéede Marthe au château, avec le fantôme d’André, dans le butdéterminé de veiller sur le petit François, alors que celui-civenait, en effet, de courir le plus grand danger !…

– Tout de même, elle se souvient de tout,dit-il à Fanny, elle se souvient de tout, excepté d’avoir pénétrédans la chambre du petit, d’avoir ouvert la fenêtre et de l’avoirporté sur le lit !…

– Mon Jacques, j’ai fait mon enquête…personne, tu entends, personne ne s’est aperçu de l’accident avantMlle Hélier…

– C’est bien ce qui m’inquiète…

– C’est ce qui devrait te rassurer… Marthe estla seule à être entrée dans l’appartement… Comment peux-tudouter ?…

– Je ne doute pas ! je ne doutepas !… ou plutôt je ne veux pas douter… le contraire seraitabsurde… oui… oui… c’est entendu… mais ç’est plus fort que moi,depuis que j’ai entendu la voix de Marthe parlant à André commes’il était là… eh bien ! j’ai peur… oui, j’ai peur… commes il était là !… comme si elle l’avait laissélà !… C’est idiot !… c’est idiot !… Et je suisstupide… mais, ma petite… j’en claque des dents…

– Jacques, tu me fais pitié !… J’ai parléà Jaloux…

– Eh bien !… qu’est-ce qu’il dit,Jaloux ?

– Eh ! parbleu, tout spirite qu’il est,quand Moutier l’a mis au courant des choses, il n’a eu qu’uneréponse : « Elle est malade !… »

– Et il sait que je suis au lit,moi ?

– Non, mais je ne lui ai pas caché que toutesces lamentables histoires où réapparaissait le nom de ton frèrechéri t’avaient attristé à un point que tu avais besoin desolitude… Je t’ai excusé… Ils étaient du reste enchantés, lui et ledocteur… Eux aussi avaient besoin de solitude… Je leur ai faitservir leur dîner dans la chambre du docteur. Ils ont pu se mettretout de suite à leurs travaux… La Médecineastrale… pour les poires… Ils n’y croient pas !…Ah ! ce n’est pas eux que les fantômes empêchent dedormir !… En vérité, vous n’avez pas honte, mydear ?

Elle le regardait avec une tendre sévérité. Ily eut un assez long silence entre eux pendant lequel elle semblait,de toute la puissance fascinatrice de son regard, essayer de luiredonner la force morale qu’il avait perdue… Il finit parmurmurer :

– Oui, j’ai honte !… je vous demandepardon…

Et il se passa la main sur le front comme pouren chasser les images funèbres qui l’assaillaient…

– Oui, pardonnez ma faiblesse, Fanny aimée…j’ai eu comme… comme une détente de toute mon énergie passée…Depuis tant d’années, j’avais serré, serré le ressort… en silence,mystérieusement, tout seul… et j’ai senti tout à coup que je n’enpouvais plus !… le ressort de mon âme tendue depuis cinqans !… cinq ans avec un pareil secret ! Je suisbrisé !… Et c’est cette Marthe qui m’a brisé… Tu as parlé auSaint-Firmin… Que dit-il ? Lui as-tu dit, au moins, que safemme était folle ?… Va-t-il nous en débarrasser ?…

– Le docteur lui a dit qu’il connaissait unemaison où elle serait admirablement traitée, où l’on soignait cesmaladies-là !… Il a répondu, avec le sourire que tu sais,qu’il ne quitterait point sa femme avant sondernier soupir !

– Oh ! il a dit « avant son derniersoupir » ?

– Parfaitement « avant son derniersoupir » ! et je suis persuadée, moi, d’une chose, c’estqu’il ne fait rien pour retarder le dernier soupir de cettefemme !… Après la confidence de Marthe et cette atroce parole,tout s’éclaire, petit tchéri… et, si tu veux m’en croire, nousn’aurons plus longtemps à redouter les extases de la petite dame dubord de l’eau !… Le vieux Saint-Firmin ne croit nullement,lui, à la mort d’André… Il doit penser que le programme entre safemme et ton frère tient toujours !… Ils se sont promis l’un àl’autre pour après sa mort ! Ehbien ! il la regarde mourir, elle !… toutsimplement !… Considère son sourire, étudie un peu sonattitude, devant cette femme qui se meurt, et tucomprendras !… Rappelle-toi aussi ce qu’elle a dit, lors denotre dernière visite : « Ne mangez pas de gâteaux, ilssont moisis et peut-être empoisonnés ! » Elle aussi… elleaussi sait que le vieux ne fera rien pour retarder sa mort, àelle ! Elle sait qu’elle ne peut lui faire plus de plaisir quede mourir avant lui !… et elle sait qu’il y veille… Commentveux-tu qu’une femme qui vit dans un drame pareil ait toute sa têteà elle ?… Elle vit déjà chez les morts !… et elle ne peutfaire un pas sans traîner derrière elle ses fantômes… Mais je teprie de croire qu’elle ne les amènera plus ici !… Oui, j’aidonné des ordres, petit tcheri… le parc, le château seront fermés,maintenant, comme une forteresse… nous ne la recevrons plus !…qu’elle aille se faire soigner ailleurs !… Du reste, je suisd’avis que tu prennes dès demain des dispositions pour que nouspuissions nous absenter quelques semaines. Un bon voyage nous feradu bien, petit tchéri !…

– C’est cela ! C’est cela !… Tu asraison !… Tu as raison !… je n’osais pas te le proposer.Allons-nous-en !… allons-nous-en !… Tiens ! cetteidée me remet tout à fait d’aplomb !… La bonne idée !… Jevais me lever !… Je te dis que je vais me lever !… jevais travailler à mon bureau, jusqu’au jour !… Il faut quenous puissions partir demain, avant le soir… je ne veux pas passerune nuit de plus dans ce château, depuis qu’elle y a traînéderrière elle, comme tu dis, ses fantômes !…Allons-nous-en !…

Et il se leva, s’enveloppa d’une robe dechambre, embrassa Fanny, ayant recouvré soudain, à la perspectivede ce départ, tout son sang-froid et tout son équilibre… Il se mitmême à plaisanter devant tout le luxe de lumières…

– Nous sommes décidément toqués ! fit-il.C’est ce coup du « cadavre dans la malle » qui nous adémolis… Moi, j’en ai eu comme le cœur et les jambes cassés en mêmetemps !… Et, ma foi, c’était assez bête !… Elle a entenduvingt fois parler par Moutier de la malle de Gouffé… Il y a huitjours, les journaux racontaient encore l’histoire d’une malletrouvée dans les champs avec un cadavre dedans… alors, c’est sinaturel qu’elle nous ait sorti ça !… Sommes-nous bêtes !…Allons ! me voici tout à fait raisonnable… Tu es fatiguée…Non… Non… Tu vas me laisser tranquille… c’est moi qui veux que tute couches maintenant !… que tu te reposes !…

Mais elle secoua la tête :

– Je ne dormirai pas !

Il s’étonna à son tour :

– Eh quoi ? toi aussi ?…

– Que veux-tu dire avec ce « toiaussi » ? Vous pensez bien, petit tchéri, que je ne donnepas dans ces lubies, n’est-ce pas ?… Mais j’avoue que mesnerfs… oui, mes nerfs ne me permettent pas de dormir ce soir… c’estde votre faute à tous…

Tout à coup, ils s’arrêtèrent de parler, caril leur sembla avoir entendu des pas dans le corridor… le parquetavait craqué, avait gémi, comme sous le poids d’uncorps !…

Ils restèrent immobiles, l’oreille tendue, lagorge serrée…

Comme ils recommençaient à respirer, il y eutun autre craquement…

Fanny, cette fois, s’avança résolument vers laporte, l’ouvrit et regarda dans le corridor, éclairé d’uneveilleuse dans une fleur de verre…

Elle ne vit personne, écouta encore,n’entendit plus rien et referma la porte.

– Sommes-nous stupides ! fit-elle ensouriant à Jacques, pour un craquement… Est-ce que le craquementdes meubles va nous effrayer, maintenant ?

Il se crut assez fort pour plaisanter encoresur cela :

– D’autant plus, dit-il, que les fantômes, enmarchant, ne font rien craquer du tout…

Mais il n’avait pas fini sa phrase qu’unhorrible cri réveillait tous les échos du château, un cri d’enfantqu’on égorge !

Ils se ruèrent vers la nursery pendant que lecri affreux se continuait en d’indicibles lamentations. Ilspénétrèrent comme des fous dans la chambre du petit François ettrouvèrent l’enfant, sur son lit, debout dans sa longue chemise,ses deux petits poings à la gorge, avec une face d’épouvante…

La lune l’éclairait de ses rayons pâles,filtrés par la grande vitre de la nursery.

En même temps accourait Lydia, la Fräulein,qui avait sa chambre à côté et qui était suivie de la petiteGermaine et du petit Jacques, criant eux aussi à cause de ce bruitqui les avait jetés si brutalement hors de leur sommeil et de leurlit…

– Mon Dieu ! Qu’y a-t-il ? Qu’ya-t-il ?… interrogeait Fanny pleine d’angoisse, tandis queJacques faisait de la lumière, la main tremblante, l’espritégaré.

Lydia s’était précipitée sur l’enfant,l’entourait de ses bras, se livrait à des manifestations touchantesde dévouement et accompagnait le tout d’onomatopées etd’objurgations allemandes qui ajoutaient à la confusion et autumulte.

Bientôt arrivèrent encore, dans un galopeffaré, les domestiques, la femme de chambre, le maître d’hôtel,puis le Dr Moutier, et un grand monsieur aux cheveux pâles trèscosmétiques, très maigre et très chic dans sa jaquette noire, lemonocle solidement encastré dans l’arcade sourcilière, et quiparaissait fort calme en dépit de l’émotion ambiante. C’était leprofesseur Jaloux.

Ces messieurs avaient prolongé leur veille etvenaient d’être arrachés à leurs chères études par ce cri qui avaitréveillé le château. Comme ils étaient seuls à avoir conservé leursang-froid, ils firent taire tout le monde et questionnèrentl’enfant qui avait cessé son gémissement rauque et qui regardaitmaintenant tous ces gens qui l’entouraient avec une sorted’hébètement.

– Qu’est-ce que tu as eu, petit ? demandaMoutier. Tu as fait un mauvais rêve ?

Alors François, après une hésitation marquée,répondit à voix basse :

– J’ai vu papa !…

Fanny et Jacques se regardèrent. En vérité,ils étaient aussi pâles l’un que l’autre.

– Tu as rêvé de ton papa ? reprit le DrMoutier en prenant la main du petit que Lydia avait recouché sousses couvertures.

– Oh ! non, monsieur, répondit l’enfanten secouant la tête… Non, non !… je n’ai pas rêvé… je l’aibien vu… La preuve que je ne rêvais pas, c’est que j’ai entendusonner l’heure à l’horloge du château et les chiens aboyer…

– Pourquoi ne dormais-tu pas ?…

– Je ne sais pas, monsieur…

– Je le sais, moi !… s’écria Lydia, avecune émotion qui n’eut, du reste, aucun succès, car on la fittaire…

– Et comment as-tu vu ton papa ?…

– Eh bien, j’avais les yeux grands ouvertscomme maintenant… et tout à coup, je l’ai vu dans le rayon de lune…Il était grand, grand, et si pâle et si effrayant avecsa blessure à la tempequi coulait… alors j’ai eu peur !peur ! peur ! si peur que j’ai cru que j’allais mourir etj’ai crie !… et aussitôt que j’ai crié, je ne l’ai plusvu !…

L’enfant avait dit ces choses avec un telfrémissement de tout son petit être que tous ceux qui étaient là enfurent singulièrement impressionnés.

Jacques, en entendant l’enfant parler dela blessure à latempe, s’était laissé tomber sur une chaise, les oreillesbourdonnantes… Fanny elle-même s’était appuyée au mur…

Il y eut un silence pendant lequel chacunsemblait se recueillir.

Jaloux ne prononçait pas une parole. Il sebornait à étudier l’enfant qui s’était mis à pleurer en répétantces mots : Papa m’a faitpeur !

Le Dr Moutier lui tapota doucement lamain.

– Tu as eu un cauchemar, mon petit ami !…Un cauchemar, c’est-à-dire un rêve, tout simplement. C’estpeut-être la suite d’un commencement d’intoxication… bien qu’ilparaisse cependant n’avoir guère souffert du gaz…, fit-il en seretournant du côté de Fanny. Qu’est-ce que cet enfant a mangé hiersoir ?…

– Oh ! monsieur, ze n’est bas se qu’il amanché qui l’a vait rêfé !… moi che sais pien ce qui l’a vaitrêfé… Tenez, foilà ce qui l’a vai rêfé !…

Et Lydia, que rien ni personne ne pouvait plusfaire taire, se tournait dans le même instant vers MlleHélier, qui venait d’entrer.

La vieille sèche demoiselle, qui étaitaccourue la dernière parce qu’elle avait mis quelques minutes àrecouvrir sa toilette de nuit d’un vêtement décent, reçut en pleinefigure impassible toute une avalanche de reproches mi-français,mi-allemands, où il était question tout à la fois de fantômes, detables tournantes, d’apparitions et d’esprits.

En écoutant la Fräulein, Fanny reprenait sesesprits et Jacques revenait à la vie. Il ressortait de tout cecharabia que l’institutrice avait, ces temps derniers, mêlé lesenfants à ses exercices bizarres et qu’elle les avait fait asseoirà son guéridon d’acajou, dans l’espérance que l’espritde leur père voudrait bien leurrépondre. Elle leur avait dit « qu’il avait déjà parlé »dans la table à une autre personne, que puisqu’ils étaient biensages et qu’ils aimaient bien leur papa, celui-ci ne manquerait pasde venir s’entretenir avec eux. Germaine et François n’avaient pasd’abord voulu croire que leur papa fût mort, mais la vieille avaitrépondu que c’était lui-même qui avait déclaré « dans latable » qu’il avait été assassiné ! Enfin, toute unehistoire épouvantable qui avait naturellement bouleversé l’espritdes enfants et que ceux-ci lui avaient répétée malgré l’ordre desilence qu’ils avaient reçu de Mlle Hélier.

Lydia en aurait parlé plus tôt à Madame sielle n’avait eu le dessein de « prévenir » Madame, dansle moment où une pareille comédie recommencerait, ce qui ne devaitpas tarder avec une vieille folle comme MlleHélier !

À la suite de cette révélation, l’indignationfut générale. Le professeur Jaloux lui-même ne put retenirl’expression de son blâme.

– Faire du spiritisme avec des enfants ?C’est un crime.

Le père Moutier, lui, n’y alla pas par quatrechemins :

– C’est une misérable !… Unemisérable !…

Fanny, dont les yeux lançaient des éclairs,destinés à foudroyer Mlle Hélier, et qui tremblait decolère, déclara qu’elle la jetait à la porte !

– Demain !… elle partira demainmatin !…

Enfin, quand tout le monde se fut calmé,Mlle Hélier daigna laisser tomber ces mots :

– C’est bien ! je m’en irai ; j’aieu tort puisque l’esprit n’est pas venu ! mais je ne suis niune misérable ni une criminelle !… Un crime a été commis et ilne l’a pas été par moi !… Et Dieu, qui lit dans mon cœur, mepardonnera d’avoir pensé que l’âme immortelle du père pourraitvenir dire lui-même à ses enfants qui l’avait assassiné !…

– Elle est folle !… Elle estfolle !… Tous criaient : Elle est folle !… Ah !la vieille toquée !…

– C’est une pauvre d’esprit !… émit leprofesseur Jaloux, et ce n’est pas moi qui la défendrai… car cessortes de gens sont nos pires ennemis… Ce sont eux qui ruinent lespiritisme scientifique !…

Tout à coup, on entendit la voix sourde deJacques, lequel n’avait encore rien dit, demander :

– C’est vous qui avez raconté à ces enfantsque leur père avait une plaie à la tempe ?…

– Moi, monsieur ! moi ! mais je n’airien dit de cela !… Il ne faut pas me faire dire cependant cequi n’est pas !… Comment voulez-vous que je sache si l’esprita une plaie à la tempe !… l’esprit ne m’est jamais apparu àmoi !…

Fanny se retourna vers les enfants et leurdemanda s’il était exact que Mlle Hélier ne leur eûtjamais parlé de la plaie àla tempe.

Elle avait compris toute la portée de laquestion de son mari. Évidemment, Jacques se disait queMlle Hélier avait dû surprendre les confidences deMarthe et s’en servir auprès des enfants ; mais Germaine etFrançois affirmèrent que Mlle Hélier ne leur avaitjamais parle de la blessure à la tempe.

Alors, Jacques sortit de la pièce et se traînajusqu’à son appartement comme il put, en chancelant et ens’appuyant aux murs.

Chapitre 20JACQUES EST MORT

 

Quelques minutes plus tard, après que chacuns’en fut allé se coucher, laissant à Lydia le soin de veiller surle petit François, à qui l’on avait administré un calmant, Fannyvint rejoindre son mari.

Elle le trouva dans sa chambre, prostré aufond d’un fauteuil, les coudes aux genoux, la tête entre sespoings, les yeux fixes.

– Ne vous frappez pas, darling, luidit-elle, en lui donnant une tape sur l’épaule. Allons,Djack ! réveillez-vous, vous aussi, de ce mauvais rêve. J’aiinterrogé la petite Germaine et je sais maintenant la vérité sur« la blessure à la tempe » !

– Ah ! Eh bien ?… soupira Jacques enlevant vers elle un visage effaré comme elle ne lui en avait jamaisvu.

– Eh bien, c’est Germaine qui avait raconté àson frère le « détail de la blessure à la tempe ». Etelle connaissait elle-même ce détail pour avoir écouté aux portes,tantôt à son retour de promenade avec Lydia. Elle est venuejusqu’ici pour avoir des nouvelles de son frère et elle a entenduMme Saint-Firmin qui vous faisait part de sesapparitions. Elle ne put se retenir dans la soirée d’en parler àFrançois, car la conversation qu’elle avait surprise venaitcorroborer les histoires insensées de cette autre folled’institutrice : c’était donc à Mme Saint-Firminque le mort avait parlé et était apparu ! et MmeSaint-Firmin racontait que le mort avait une blessure à latempe !… Y êtes-vous, maintenant ?…

Et elle ajouta :

« Quand on voit l’effet que lesimaginations de Mme Saint-Firmin produisent sur un hommecomme vous, Djack ! on ne doit pas s’étonner qu’un petitgarçon, qui a failli être asphyxié par le gaz dans la journée, aitdes cauchemars le soir, croit voir des fantômes la nuit et poussedes cris comme si on l’égorgeait !… Mais voici tout rentrédans l’ordre encore une fois. Dieu merci !…

– Mais nous partons toujours demain !implora Jacques, qui avait écouté les explications de Fanny avec lesoulagement visible d’un homme qui, ayant failli étouffer, retrouvele libre jeu de ses poumons.

– Oui, nous partirons et nous emmènerons nonseulement Jacquot, mais encore François et Germaine. Il fautsoustraire les enfants à tous ces ridicules souvenirs !… Quandils seront débarrassés de Mlle Hélier et éloignés de laSaint-Firmin… ils ne penseront plus à leur fantôme, et il fautespérer que nous ferons comme eux. Ici, nous étions tous en trainde devenir fous ! Moi-même, je me sentais influencée. Jedevenais comme vous, Djack : le moindre mot que je ne pouvaism’expliquer sur-le-champ prenait des proportions surnaturelles…c’est comme ce bruit dans le couloir, le craquement que nous avonsentendu…

– Écoute !… Pour Dieu, écoute !…

Il s’était dressé de nouveau, il lui avaitsaisi le poignet ; il la maintenait immobile pour qu’elleécoutât, elle aussi, et il paraissait plein d’horreur de ce qu’ilentendait et de ce qu’elle n’entendait point.

Elle voulut le rassurer immédiatement.

– Mais je n’entends rien ! Jacques, jet’en supplie, calme-toi !… Je n’entends rien !… Il n’y arien !…

Il resta encore un instant aux écoutes, puissa main desserra son étreinte et Fanny retira son poignet endolori.Alors, il la regarda et elle fut épouvantée de l’horreur qu’ellelut dans ses prunelles, et il lui dit, dans un souffle :

– Tu n’as pas entendu un bruit dechaîne ?

Elle secoua la tête.

« Un bruit de chaîne, continua-t-il, quise traînait doucement sur le parquet ?

– Où ?…

– Ah ! où… voilà ce qu’il faudraitsavoir !… Un bruit de chaîne qui se traînait autour de nous,quelque part !…

– Quelque part, dans ton oreille,Jacques !… dans ton oreille ! seulement dans ton oreilleet dans ton cerveau !… Oh ! prends garde à toi !…prends garde à toi !… Cette Marthe nous aura apporté ici lafolie, si ça continue, Jacques, prends garde à toi !…

– C’est vrai ! fit Jacques en se passantla main sur le front… Il faut faire attention à soi… Il ne faut pasdevenir fou !…

Mais il tressaillait au moindre bruit, etc’est ainsi que le son de la petite pendule de Boulle qui sonnaitdeux heures du matin dans le boudoir le fit frissonner.

– Ce que tu as cru entendre, dit alors Fanny,c’est certainement le déclenchement du ressort qui se produittoujours quelques instants avant qu’elle sonne…

– C’est bien possible ! répondit-il, maisça ne ressemblait pas du tout à ce bruit de déclenchement, c’étaitcomme une chaîne… une chaîne que l’on traîne à son pied… oui, oui,je sais ce que tu vas dire encore, une illusion !… c’est bienpossible !… Je te dis que c’est bien possible ! tout estpossible maintenant… maintenant que je ne peux pas me débarrasserde cette idée qu’elle a amené le fantôme avec elle, dans lechâteau, et qu’elle est repartieen nous le laissant !…Oui, il me semble qu’il est là, qu’il nous voit, qu’il nous écoute,et qu’il s’amuse à nous épouvanter avec son bruit de chaîne…

– Mon Dieu ! Où allons-nous ?… Oùallons-nous si tu crois à la réalité du fantôme ? soupiraFanny…

– Je ne te dis pas que je crois à la réalitédu fantôme… je n’en suis pas tout à fait là… mais une idée defantôme dont on ne peut pas se débarrasser, c’est aussi réel que lefantôme lui-même, vois-tu ?… puisque déjà je l’entends !…Alors, j’ai la terreur atroce de le voir !… Et qu’est-ce queça me fait que le fantôme ne soit pas réel si je le vois ! sije le vois, moi, réellement !… Pour moi, il ne peut pas êtreplus réel !… Je te dis qu’André ne me quitte plus !… J’aientendu la chaîne qu’il traîne à son pied, tout à l’heure… je l’aientendue aussi bien que Marthe a pu l’entendre… mais je t’affirme,ma chérie, je te jure, que si je vois André comme elle le voit,elle, avec sa blessure à la tempe… eh bien ! j’enmourrai !… Cela je ne pourrai pas le supporter !…Non ! non ! je ne le pourrai pas !

Elle ne lui répondit même point, tant elleétait anéantie de le voir réduit à cet état… Et il y eut entre euxun effrayant silence tout rempli de la présence du mort !

Et, tout à coup, au loin, dans la nuit, leschiens se mirent à hurler à la mort !… C’était une lamentationsi lugubre, un hurlement si sinistre, une plainte si désespérée,une douleur si humaine dans la gorge des bêtes à la gueule tenduevers la lune, que Fanny elle-même en eut la sueur au front !…Il se prirent tous deux leurs mains moites et ne se lâchèrent quelorsque les chiens se furent tus.

C’est Jacques qui parla le premier :

– Les chiens auraient vu passer le fantômed’André dans le parc ou glisser le long d’une fenêtre du corridor,qu’ils n’auraient pas mieux aboyé pour mapeur, dit-il. Je voudrais bien que cette nuit fût achevée…Je n’en puis plus… La lumière seule du jour me guérira…

– Eh bien ! secoue-toi un peu enattendant la lumière du jour ! Tu voulais allertravailler !… Tu dois avoir des tas de choses à faire si nousvoulons partir demain… Descendons ensemble dans tes bureaux,veux-tu ? supplia-t-elle.

– Ça non !… ça, par exemple, non !…Je ne veux pas sortir avant le jour dans les corridors !…C’est effrayant ce que je vais te dire : J’aipeur de le rencontrer !Écoute !… Ah ! écoute, cette fois !…Entends-tu ?… entends-tu ?…

Cette fois, elle trembla, elle aussi, et ellerépondit à voix basse :

– Oui, silence !… J’entends !…

Et, deux minutes, ils restèrent ainsi, nebougeant pas plus que les statues… Alors, comme ils n’entendaientplus rien, ni l’un ni l’autre : elle dit :

– C’est vrai qu’il y a commeun bruit de cliquetisde chaîne…

– Ah ! tu vois !… tuvois !…

– Oui, mais je ne suis sûre de rien… Le bruitne s’est pas renouvelé… et puis, après tout, il peut être trèsnaturel… nous en chercherons la cause demain… et nous en rironspeut-être après l’avoir trouvée… C’est un bruit qui peut venir dudehors, un gond de porte qui grince, la chaîne d’un cadenasbalancée par le vent…

– Il n’y a pas de vent ! dit-il.

Comme si le ciel eût voulu lui donner unimmédiat démenti, le vent s’éleva aussitôt et ils furent stupéfaitsd’entendre si vite sa voix lamentable aboyer aux fenêtres ets’engouffrer dans les vastes cheminées. Et les chiens se remirent,dans le même moment, à hurler à la mort ! Et ce fut un concertsi triste que Jacques se boucha les oreilles. Mais tout à coup,Fanny lui arracha les mains des oreilles.

– J’ai entendu lebruit de chaîne ! dit-elle… Et cebruit est dans l’appartement… je te dis que quelque chose a remuédans ta chambre…

– Ah ! c’est toi, maintenant, c’esttoi ! Tu vois que je ne suis pas si fou !… C’est lefantôme qui se promène !… Il est dans ma chambre !…

– Où est ton revolver ? demanda Fanny, lagorge sèche, la voix sifflante.

– Ah ! oui, mon revolver !… Tu asraison !… On ne sait jamais !… Et si je vois le fantôme,tu sais, je tire !… Je tire dessus comme sur unchien !…

– Je n’entends plus rien ! mais,certainement, reprit Fanny qui maintenant, croyait à un dangerréel… certainement que quelqu’un a remué dans ta chambre…

– Attends ! je vais chercher monrevolver… Il est dans le tiroir de la table du cabinet de toilette…C’est le revolver qu’André a laissé !… Je tirerai sur lefantôme avec son propre revolver ! hein ! qu’est-ce quetu dis de ça ?… ça le fera peut-être fuir !… et il ricanacomme si déjà toute raison l’avait abandonné.

Brusquement, il ouvrit la porte du cabinet detoilette. La pièce était plongée dans une demi-obscurité,uniquement éclairée par le rayon lunaire. Après une courtehésitation, Jacques s’enfonça dans l’ombre, tendant les bras versla table où il était sûr de trouver le revolver.

Fanny l’entendit, un instant, tâtonner, ouvrirle tiroir… puis… il y eut dans la petite pièce la formidableexplosion d’un coup de revolver, un cri terrible et la chute d’uncorps !…

La jeune femme, d’un bond, fut dans le cabinetde toilette. Elle se heurta à un cadavre, celui de Jacques.

Chapitre 21LE MORT RESSUSCITÉ

 

Elle fut persuadée qu’il s’était suicidé.

Mais au Dr Moutier et au professeur Jaloux,elle parla d’un accident.

– Jacques, leur dit-elle, aura voulu prendreson revolver dans le tiroir de la table et le revolver lui auraéchappé ; le coup est parti et l’aura frappé.

L’arme fut, en effet, retrouvée, non loin ducorps, sur le parquet.

Pendant qu’elle donnait ces détails d’une voixégarée et entremêlait ses explications de sanglots déchirants, lesdomestiques avaient porté le corps sur le lit de Fanny et lesmédecins, après avoir coupé avec des ciseaux la chemise de Jacques,examinaient sa blessure.

Ils constatèrent qu’elle était mortelle et quele malheureux du reste venait, à l’instant, de rendre le derniersoupir.

La balle l’avait frappé au cœur.

Quand elle sut qu’il n’y avait plus aucunespoir, la douleur et l’égarement de Fanny atteignirent auparoxysme. Elle se jeta sur cette dépouille encore chaude etl’appela des plus doux noms.

Mais il ne répondit pas.

Il était mort, mort, bien mort !…

Et cependant elle ne pouvait le croire encore.En se tordant les mains, elle suppliait les « deux princes dela science » que le destin avait, comme par miracle, réunischez elle cette nuit-là, de faire des choses impossibles pour luirendre son mari.

Elle se rappelait ce que le Dr Moutier avaitdit dernièrement et se souvenait aussi des singulières parolesprononcées par le Dr Tuffier : Nous pouvons maintenantrendre la vie à un mort ! si nous nous y prenons àtemps !…

Après avoir renvoyé les enfants qui étaient,eux aussi, accourus en criant et jeté encore une fois à la porteMlle Hélier qui, dans une circonstance aussiextraordinaire, aurait bien voulu se rendre utile et ne rien perdrede ce qui allait se passer, elle supplia les deux hommes de tenterl’opération. Mais ils n’avaient point l’air de comprendre ;et, devant l’embarras du Dr Moutier, mis, d’une façon aussiinopinée, dans un moment aussi tragique, « au pied dumur », elle lui jeta avec une rage délirante :

– Charlatan ! Charlatan !… Vous êtestous des charlatans !… Vous ne croyez pas un mot de ce quevous dites !

Moutier, qui venait d’écouter le cœur du mortau stéthoscope se releva, très pâle :

– C’est bien, madame !… Votre mari estmort !… Nous allons essayer de le ressusciter !

On venait justement de lui apporter sa troussequ’il avait envoyé chercher à tout hasard dans sa chambre.

Jaloux le regarda et murmura :

– Pourquoi pas, après tout ?

Déjà l’opération l’enthousiasmait, car ilvoyait tout le parti à en tirer pour La Médecineastrale, si par hasard elle réussissait.

Mais, auparavant, il fallait être absolumentsûr que celui qu’ils allaient opérer était tout ce qu’il y a deplus mort !… Lui aussi écouta le cœur au stéthoscope, pendantque le docteur demandait tout ce qu’il fallait, disposait seslinges, ses instruments et se lavait soigneusement les mains selonle rite aseptique.

Jaloux se releva et, déposant le stéthoscope,dit :

– Pour être mort, il est bien mort ! Ledernier organe qui meurt, c’est le cœur. Quand le cœur ne bat plus,c’est la mort ! Il est donc mort !… Vous avez vu,Moutier, que la balle doit être entrée dans le ventriculedroit ?…

– Vite ! Vite ! Vite !suppliait Fanny dont l’agitation les gênait et qu’ils voulurentéloigner. Mais elle promit d’être calme et le devintinstantanément, en effet, après avoir juré qu’elle se tuerait si ledocteur ne parvenait point à rendre Jacques à la vie.

L’opération commença. Les domestiques affoléss’étaient enfuis. L’idée que leur maître était mort et que lesdocteurs allaient tenter de le ressusciter les dépassait ; lafemme de chambre, Lydia, la cuisinière se signaient comme si lediable était venu habiter, cette nuit-là, le château.

Quand Moutier enfonça son bistouri pour lapremière incision sur la peau, il pensait qu’il n’y avait pas plusde cinq minutes que « son client » avait rendu le derniersoupir.

– Si je réussis l’opération en dix minutes,fit-il, tout bas, à Jaloux, il y aura du bon !…

Jaloux, qui l’éclairait en tenant une lampeau-dessus de la poitrine de Jacques, lui dit :

– Tâchez de la réussir en cinq. Vous avez faitbeaucoup de chirurgie autrefois !…

– Oui, mais tout dépend de la place occupéepar la balle…

Et ils ne se parlèrent plus. Jaloux, voyantFanny effroyablement calme, lui confia la lampe et se disposa àaider son ami.

Déjà, après avoir ouvert un volet sur la peauet avoir « tourné » cette peau comme on tourne la paged’un livre, Moutier était arrivé sur le « grilcostal ».

Jaloux lui passait les pinces hémostatiques,destinées à arrêter toute hémorragie. Le docteur, armé du« costotum », se mit à scier la deuxième, la troisième,la quatrième et la cinquième côte, ouvrant ainsi un second voletqu’il tourna et rabattit comme le premier et sur le premier.

Aussitôt, il incisa le péricarde, la membranequi entoure le cœur et arriva au muscle du cœur lui-même.

Comme l’avait pensé Jaloux, la balle étaitallée se loger dans l’épaisseur du muscle du ventricule droit,après avoir lésé le nerf « innervateur » du cœur, si l’onpeut dire.

Le cœur, en effet, s’était arrêté de battre,parce que ce nerf, qui a pour mission de dilater et de contracter,tour à tour, le cœur, avait cessé de fonctionner.

Sans s’occuper d’abord de la balle, le docteur« alla au plus pressé », c’est-à-dire au fonctionnementdu cœur. Il enfonça sa main dans le péricarde et prit le cœur àpleine poigne comme il eût fait d’une poire à vaporisateur et luiimprima les mêmes mouvements de contraction et de dilatation.

Le moment était si solennel pour ces hommes dela science qui, avec la mort, allaient faire de la vie, que larespiration des trois vivants qui étaient là s’en trouvait commesuspendue… Ils attendaient pour reprendre leur souffle que lemort respirât !… les deux docteurs avec une anxiété aumoins aussi aiguë, aussi douloureuse que l’angoisse purementsentimentale de la femme qui attendait la résurrection de l’êtreaimé.

Le mouvement de contraction était des plusdurs, et, répété régulièrement des plus fatigants, mais le DrMoutier ne se lassait pas, pas plus que dans certainescirconstances d’asphyxie il ne s’était lassé d’opérer la tractionrythmique de la langue… et, cependant, quelle différence entre lesdeux opérations : avec celle-ci, il arrachait un vivant à lamort, mais avec celle-là, il rendait un mort à la vie !…

Et tout à coup, il lui sembla que lacirculation revenait… elle revenait, elle revenait !…

Jaloux constata avec un cri de triomphe lesbattements de la radiale !…

Et Fanny eut une clameur sauvage d’espoir,car la face du mort se colorait !…

Alors, tout se passa avec une rapiditéinouïe : de la pointe de son bistouri, Moutier fit sauter laballe de sa prison musculaire, puis se mit a recoudre la lésion et,le point de suture terminé, à refermer les volets de chair et d’os,les rappliquant l’un sur l’autre, avec une précision mathématiquequi devait permettre la soudure rapide, presque immédiate…

Et le mort continuait à respirer !…

– Madame, dit Moutier à Fanny d’une voixtremblante, votre mari revit !… Si aucune complication ne seproduit dans l’état du ressuscité, il sera tout a fait guéri danshuit jours, et pourra se promener dans quinze !

Chapitre 22UN SUJET INTÉRESSANT POUR LA SCIENCE

 

À la suite de ces événements exceptionnels,Fanny fut prise d’une fièvre intense qui la retint trois jours aulit, dans la chambre de son mari où on la soignait, cependant que« le mort » finissait de revenir à lui, dans la chambrede sa femme.

Les docteurs Moutier et Jaloux, quicontinuaient d’observer leur ressuscité avec une curiositéscientifique bien compréhensible, redoutère­nt que la châtelaine dela Roseraie fît une grave maladie.

Mais il n’en fut rien. Fanny était douée d’un« ressort » qu’ils ne soupçonnaient pas. La troisièmenuit, elle se retrouva assez forte et d’esprit assez lucide pourécouter avec profit la conversation des deux hommes de science qui,dans la pièce à côté, dont la porte était restée entrouverte,échangeaient leurs impressions sur l’état de santé dumort !

– Moi, il m’effraie, disait Moutier. J’ai peurqu’il ne nous soit revenu de là-bas tout à faitinsensé. Son silence obstiné, l’élargissement de ses pupilles,l’espèce d’épouvante avec laquelle il regarde les choses et lesgens autour de lui, le frisson qui le secoue au moindre bruit, aumoindre frôlement, la terreur visible qu’il éprouve devant uneporte qui s’ouvre, tout cela dénote un désordre inouï dans lesfacultés !

– Eh ! mon cher ! songez qu’ilrevient de loin. Au fond, nous ne savons pas, nous, d’où ilrevient ! Mais lui, il le sait ! Il s’en souvientcertainement ! émit, avec une grande énergie, leprofesseur Jaloux… J’ai regardé ses yeux… Ils semblentencore pleins de choses que nous ne voyons pas et qu’il a vues,lui !… Comment, dans ces conditions, n’aurait-il point besoind’un certain temps pour retrouver l’équilibre de ses sens d’hommevivant !

– Eh bien, mon cher, tant qu’il n’aura pasretrouvé cet équilibre, il faut le laisser tranquille !

– Jamais ! Ce que vous proposez estpeut-être très humain au sens étroit du mot, mais tout à faitantiscientifique ! car, sachez-le, cet équilibre de ses sensd’homme vivant, il ne l’aura reconquis tout à fait que lorsque leschoses de la mort qu’il a vues se seront effacées peu àpeu sous l’image constante et continue des choses de la viequ’il voit ! Et alors, vous saisissez qu’il ne sesouviendra plus de rien ou que son souvenir sera devenu tellementvague et lointain qu’il ne lui apparaîtra plus que comme un rêvesans consistance. Et nous, scientifiquement, nous seronsvolés !… Voilà ce qu’il faut éviter. Il faut obtenir que cethomme parle pendant que ses sensations sont toutes fraîches !…Et je ne m’en irai que lorsqu’il aura parlé !…

– Et s’il continue à ne vouloir riendire !… Il semble habité par l’épouvante !… soupiraMoutier… Vous êtes cruel…

– Ah çà ! mais, mon cher, où voulez-vousen venir ?…

– Eh ! je voudrais que nous envisagionscette affaire d’une façon pratique et sans nous embarrasserd’hypothèses et d’espoirs qui ne feront que nous gêner pour LaMédecine astrale.

– Enfin, oui ou non, croyez-vous à lacontinuité de la personnalité après la mort ?

– Oui j’y crois… J’y crois comme Crookes y acru…

– Eh bien, s’il y a continuité de lapersonnalité, il n’y a aucune raison pour que cet homme qui s’estpromené un quart d’heure dans la mort ne nous dise pas cequ’il a vu !

– Évidemment, c’est un entêté !… fitMoutier avec un semblant de raillerie…

– Mon cher, vous paraissez enchanté qu’il setaise !… C’est inimaginable !… gronda Jaloux, sans cachersa mauvaise humeur.

– Parlons sérieusement, reprit Moutier ;l’événement paraît si formidable, si inconcevable…

– Il n’est pas inconcevable, interrompitJaloux… Il est inhabituel, voilà tout !

– Inhabituel, d’accord. Eh bien !l’événement est tellement hors de nos habitudes, que le vulgumpecus scientifique aura de la peine à ajouter foi à la paroled’un monsieur vivant qui lui raconterait comment la mort estfaite ! Et je ne serai pas fâché, outre mesure, après tout,qu’il se taise ! Notre opération n’en apparaîtra que plussérieuse.

– Je me demande pourquoi, parexemple !

– Pourquoi !… parce que s’il avaitrépondu à vos questions précises sur le royaume de la mort, commevous dites, et si nous avions répété vos questions et ses réponses…nous aurions passé pour deux fumistes qui abusent de lafaiblesse mentale d’un malade. Ne suffit-il pas à notre gloired’avoir fait revivre, par le truchement de la chirurgie, unmort ?…

– Non ! cela ne me suffit pas !…D’abord c’est vous qui avez fait l’opération !… Et je prendsmaintenant la responsabilité d’en tirer tout l’enseignement qu’ellecomporte !… Je ne vous aurais jamais cru d’une pareilletimidité !… Vous faites revivre un homme et vous vouséloigneriez de lui comme si vous veniez de lui raccommoder lajambe !… Mais cet homme que nous avons rappelé à la vie, vousentendez !… cet homme nous doit le secret de lamort !…

– Vous l’avez déjà tourmenté là-dessus et ilne vous a jamais répondu… J’ai peur qu’il ne devienne fou, je vousle répète, et que l’on nous accuse de sa folie… En tout cas,puisqu’il n’a pas encore parlé et que nous ne savons même points’il se souvient de son état de mort !…

– Allons donc !… Il ne pense qu’àcela !…

– Mais laissez-moi donc finir ce que j’ai àvous dire !… En attendant qu’il parle, je voudrais vousmontrer le récit que j’ai fait, pour La Médecine astrale,de l’opération. Il nous faut préciser encore quelques points. Venezdans ma chambre…

Fanny les entendit s’éloigner.

Elle se leva tout doucement, s’enveloppa d’unpeignoir et, bien qu’elle se sentît encore bien faible, se dirigeavers la chambre de son mari.

Elle en poussa la porte, et, tout de suite,perçut une sorte de gémissement rauque qui attira son regard ducôté du lit où le mort convalescent était censé reposer.

Une faible lumière éclairait la pièce ;Fanny ne vit que les deux yeux ouverts extraordinairement sur sonapparition à elle.

L’inexprimable frayeur qui était peinte dansces yeux-là la fit hâter son pas vers le malheureux qui, à demisoulevé sur sa couche, la regardait venir.

Il la reconnut car, comme elle lui tendait lesbras, il s’y laissa glisser avec un effroyable soupir d’aise.

Il devait l’attendre depuis longtemps.

Cependant, la main de Jacques lui montrait laporte du cabinet de toilette, et Fanny se glissa jusque-là, serendant compte qu’elle obéissait à ce geste.

Le mort vivant voulait-il qu’elle fermât cetteporte à cause du drame qui s’était passé dans cette pièce ? Ouplutôt Jacques tenait-il à ce que la garde-malade qui y étaitinstallée sur un canapé ne les vînt point déranger ?

La garde dormait ; Fanny ferma la porteet revint près de son mari.

Alors, Jacques étreignit Fanny et lui soufflaà l’oreille ces mots qu’elle comprit tout de suite :

– Je l’ai vu !

Elle lui prit son pauvre visage entre sesmains douces et tendres ; elle roula cette tête criminelle,qui avait souffert pour elle, sur sa poitrine compatissante, etelle lui dit tout bas :

– Tais-toi ! Tais-toi ! Tu as ététrès malade !… Si tu pouvais pleurer !… Pleure, monchéri, pleure, cela te fera du bien !… Ne pense plus àrien !… Si tu veux guérir, il ne faut plus penser àrien !

Mais l’autre reprit, en tremblant comme unenfant dans les bras de sa mère :

– Tu sais ? Tu le sais bien ?…Pourquoi fais-tu celle qui ne le sait pas ?… Tu sais bienque j’ai été mort !

– Très malade ! Très malade !tais-toi !… si tu m’aimes, tais-toi !… Il ne faut plusécouter les docteurs !… Ce sont des niais, des imbéciles, monchéri… de vrais imbéciles… et qui sont vraiment plus malades quetoi !… Et je le leur dirai !… Et je ne veux plus qu’ilste tourmentent ! Du reste, je les ai écoutés, tout à l’heure…Ils ne croient pas une seconde sincèrement que tu étaismort !… Si tu ne veux pas mourir pour de bon, cette fois, ilfaut rejeter une pensée aussi absurde, tu entends, Jacques !…Promets-le-moi !… Nous mourrons fous tous les deux si tu ne mele promets pas… c’est simple… J’ai assisté à tout, moi !Est-ce que je crois que tu étais mort ?… Ils sont arrivésà temps ! et ont fait l’opération qu’il fallait,à temps ! Voilà tout ! Voilà tout !…Tais-toi, tais-toi !…

– Si tu savais ! si tu savais !gémissait le mort vivant… tu ne parlerais pas comme tuparles !… Surtout ne me quitte pas, ne me quitte plusjamais ! Ah ! je t’attendais ! je t’attendais !je t’attendais !… maintenant que je sais, tuentends !… je ne veux plus mourir… je ne veux plus lesrevoir ! Je ne veux plus remourir avant de m’êtrerepenti ! avant d’avoir expié ! avant qu’ilm’ait pardonné !… Je ferai tout pour cela, c’est mon seulespoir, c’est ma seule pensée ! Qu’il me dise, quand je lereverrai, qu’il me dise : « Je te pardonne ! »Si tu savais, il est terrible, il est terrible !… et il atoujours sa blessure qui saigne !

– Mon chéri ! mon chéri ! tout ceque tu voudras !… nous ferons tout ce que tu voudras !…Surtout nous partirons !… nous irons loin d’ici !loin !… si loin que tu ne le verras plus jamais !… que tun’en entendras plus jamais parler et qu’il ne te tourmenteraplus !…

– Ah ! pourvu que je ne revoie plus sablessure qui saigne ! Chaque fois qu’une porte s’ouvre… qu’unrideau remue… qu’un pas glisse sur le parquet, j’ai peur de lerevoir se dresser devant moi avec sa blessure qui saigne !…Maintenant que je l’ai vu, dans la mort, je suis sûr qu’il ne cessede rôder autour de nous, dans la vie !… Il ne quitte pas lepays !… Il ne quitte pas le château !… ou bien, il estchez Marthe !… ou auprès des enfants !… Mais nous, nousne le voyons pas !… Pour le voir, il faut avoir les yeux pursde Marthe ou les yeux purs des enfants, car les enfants l’ont vu,le petit François disait vrai : il a vraiment vu son papa, etc’est vraiment son papa qui l’a sauvé de l’asphyxie, et Marthedisait vrai !… Et ceux-là seuls voient, et nous, nous nevoyons pas !… Nous avons de pauvres yeux qui ne voient rien dutout !… Heureusement !… Heureusement !… Je veux bienqu’il soit là autour de nous !… qu’il veille sur ses enfants,comme c’est son droit, certes !… Mais qu’il ne m’apparaisseplus… non !… non !… ou alors qu’il cache sablessure !… Écoute bien ce que je vais te dire, pour tefaire connaître ces choses dont nous avons eu tort de rire, dutemps de ma vie criminelle : un mort peut encore apparaître àun vivant même si ce vivant ne l’a pas mérité, quand ce vivant vamourir !… C’est ainsi que je l’ai vu, moi, avant demourir !… juste !… juste le temps qu’il lui a fallupour prendre mon revolver dans le tiroir, devant moi et pour metuer !… Il m’a tué parce qu’il a cru que j’allais fairedu mal à ses enfants ! Ah ! je te dis comme c’estarrivé ! En même temps que j’ai aperçu la figure menaçante àla tempe saignante, j’ai entendu le coup et je suis tombéfoudroyé !… Mort !…

Fanny n’essayait même plus de retenir ladivagation de Jacques, ou ce qu’elle croyait être fermement unedivagation.

Elle retenait cette pauvre tête, ce pauvrefront embrasé contre sa joue et elle la rafraîchissait en vain deses larmes. Et elle ne douta point qu’il eût complètement perdu laraison. Son mari était fou !…

Elle tenta bien de lui faire comprendre quec’était lui qui avait tiré le coup de revolver contre lui-même pourse débarrasser de l’atroce pensée du crime qui pesait tropdouloureusement à son cerveau, et peut-être aussi de la vision dufantôme qui le poursuivait, image inventée par son remords, mais iljura sur le Christ qu’il n’avait pas voulu se tuer et que c’étaitAndré lui-même qui l’avait tué !… « Il y a descirconstances où les morts peuvent toucher, soulever, remuer desobjets comme les vivants… c’est connu ; c’est connu, même chezles vivants !… La science ne le nie plus !… WilliamCrookes, avec ses morts, en a fait biend’autres ! »

Ayant dit cela, sa tête s’appesantit et ils’endormit dans ses bras. Fanny resta ainsi plus d’une heure sansbouger. Elle n’avait jamais aimé autant cet homme que depuis qu’ilendurait de tels supplices dont elle était la cause première.

C’est pour elle qu’il avait tué. C’est à caused’elle que les tenailles du remords lui déchiraient le cœur et lecerveau.

Mais elle le guérirait ; oui, elle leguérirait par la fuite et par l’amour… Ils s’aimeraient sous descieux de joie et de lumière que ne fréquentent point les fantômesdu Nord.

Elle le sauverait de la torture psychologiqueque lui infligeaient ces deux monstres de médecins, elle lesauverait des hantises de Marthe et des tables tournantes deMlle Hélier et de tout… de tout… loin… de… lamalle !…

Au fond, elle était persuadée que c’était lamalle qui était cause de toutes ces extravagances… la malle étaittrop près… son voisinage impressionnait tout… le château… le parc…tout le pays jusqu’au bord de l’eau, jusqu’à la petite maison dubord de l’eau…

Jacques devait, si près, en subir l’influenceconstante… et mieux !… l’attirance…

S’il allait quelquefois dans le garage, s’ildescendait dans la cave sans qu’il y fût forcé par rien, par rienabsolument de la vie extérieure… c’est qu’il ne pouvait résister aubesoin de se rapprocher de la malle ? de la sentir sous sespieds, avec le cadavre…

Fanny comprenait cela, elle-même pensait biensouvent à la malle et, par instants, avait des envies surprenantes,inouïes, des envies qu’il lui fallait combattre avec acharnement,de retourner dans la cave… et de piétiner la terre, au-dessus dumort !

Eh bien ! ils s’en iraient loin de lamalle, loin des brumes à fantômes, dans les pays chauds, à Naples,à Capri, à Sorrente, sous les orangers… Et ils redeviendraientforts… Là-bas, on ne craint pas les morts… On se promène parmi destombeaux fleuris ; les morts sont les amis des vivants et leslaissent bien tranquilles… ça n’est pas comme dans le Nord où ilspassent leur temps à vous faire peur… Elle regarda Jaques. Ilparaissait plongé dans un sommeil de plomb, quand, peu à peu, sarespiration se fit rauque et irrégulière, et, enfin, il s’éveillaen sursaut, les yeux hagards, retenant de ses mains fébriles safemme effrayée.

– Fanny ! Fanny ! ah ! monDieu ! regarde… regarde derrière les rideaux de lafenêtre !… Je te dis qu’il a bougé !… Entends-tu le bruitde chaîne, derrière le rideau de la fenêtre !… Je te dis qu’ilest là !… Tiens ! tiens ! il bouge !… j’ai vusa main !… j’ai vu sa main qui soulevait le rideau !…André est derrière le rideau !…

Fanny essayait en vain de le fairetaire : il répétait en claquant des dents :

– Je te dis que j’ai vu sa main ! Je t’ensupplie, va voir !… Va voir !… soulève le rideau !…Il se cache derrière le rideau !…

Il parlait avec une telle conviction et un teleffroi qu’elle en fut elle-même ébranlée et qu’elle s’en fut aurideau autant pour elle que pour lui !… De fait, illui parut que le rideau tremblait, n’avait point son immobiliténaturelle…

Frissonnante, les bras tendus, elle s’avança…mais par une extraordinaire coïncidence, voilà que tout à coup, etd’un seul coup, la petite lampe qui éclairait leur double angoisses’éteignit comme si l’on venait de souffler dessus et ils furentplongés dans l’obscurité.

Alors, Jacques poussa un cri terrible et Fannyne sachant plus ce qu’elle faisait, ni où elle allait, se heurtaaux meubles et renversa un petit guéridon qui supportait un servicede nuit en cristal. Il s’écrasa et se brisa sur le parquet avec unbruit inouï. En même temps, la jeune femme sentit un souffle glacéqui lui passait sur le front et dans les cheveux et la fenêtres’ouvrit toute seule, d’un mouvement brutal qui rejeta la vitrecontre le mur.

Jacques râlait, la porte de la chambres’ouvrit, la garde-malade apparut épouvantée, un peu de lumièrevenue du cabinet de toilette éclaira ce désordre et les deuxdocteurs parurent.

La garde ralluma la lampe malgré le violentcourant d’air qui s’engouffrait dans la pièce.

Fanny, rendue à la réalité de ses sensationspar le souffle même de la nuit qui l’avait affolée, se renditcompte que toute cette fantasmagorie se résumait dans le fait d’unefenêtre mal fermée qui s’ouvre sous la poussée du vent, et ellealla elle-même fermer cette fenêtre.

Quant à Jacques, rejeté au fond du lit,retenant d’une main tremblante les couvertures sous sa face ravagéepar la terreur, il suppliait les docteurs de le débarrasser desmorts !

– Faites que je ne les voie plus !…gémissait-il… pourquoi m’avoir retiré de la mort si vous ne m’avezpas sauvé des morts ?… Soyez tranquilles ! Soyeztranquilles ! Il y en a ! Il y en a !…Ah ! vous voulez savoir si je les ai vus !… Ehbien ! oui, je les ai vus !… Je les ai vus comme je vousvois, et je les vois encore !… La maison en est pleine !…et la forêt !… et la vallée ! Si vous croyez que lesmorts quittent les vivants comme ça !… Ils sont derrièretoutes les portes !… Ils guettent à toutes lesfenêtres !… Ils vous attendent dans le creux deschemins !… Vous ne vous en doutez pas !… Mais je les aivus, moi, pendant que j’étais mort, je les ai vus, penchés àl’oreille des vivants et leur soufflant des conseils terribles pourle bien ou pour le mal !… et les vivants ne s’en doutentpas !… Les morts conduisent les vivants par la main et lesvivants ne s’en doutent pas !… Non ! Non !… s’ilssavaient, ils se méfieraient !… Les vivants disent qu’ils ontdes pressentiments !… Il n’y a pas de pressentiment ! ily a le souffle d’un mort dans l’oreille !… Il y a la main d’unmort qui vous conduit vers le bonheur ou vers lacatastrophe !… car les morts… je vous le dis !… Je vousle dis !… car j’ai vu cela, moi !… Les morts restentincroyablement mêlés aux vivants… pour les aimer ou leshaïr !… Il y a des morts terribles dont il est à peu prèsimpossible, pour un vivant, de se débarrasser !… Lesvivants ont tort de ne pas regarder de plus près dans leurombre !… Ils v verraient des choses que j’ai vues,moi !… et ils se méfieraient !… et les vivants seraientmoins fiers de se promener dans la vie, assurément !…Ah ! je vous en prie !… messieurs les docteurs, je vousen conjure… chassez les morts !… chassez les morts !…chassez les morts !…

– Allez-vous-en ! Allez-vous-en !Allez-vous-en !… ordonna brutale­ment Fanny aux docteurs. Vousvoyez bien qu’il délire… Vous êtes des criminels… vous l’avez renduà la vie pour le supplicier !… Vous avez torturé sa pauvreâme ! Allez-vous-en !

Et Fanny poussait les deux médecins spirites,en les jetant hors de la chambre, en les injuriant jusque dans lecorridor…

Elle revint près de Jacques qui paraissait unpeu calmé, et qui lui dit :

– Cela m’a fait du bien de me débarrasser detout ça ! de tout ça que j’avais dans ma pauvre tête !…Crois-tu que je leur en ai dit ! Ma foi je leur ai dit tout ceque j’ai vu, ni plus ni moins… J’ai eu bien soin de ne pas leurparler d’André… Ça ! je ne peux pas en parler ! Il fautgarder ça pour soi tout seul, un remords pareil, à cause du petitJacques qui n’est responsable de rien, le pauvre ange, et de toi,ma chère Fanny…

Dans sa chambre, Moutier disait au professeurJaloux :

– Mon cher ami, nous ne pouvons plus resterici. Ce malheureux est peut-être fort intéressant, mais encore deuxséances comme celles-ci et nous n’aurons plus qu’à le conduire àCharenton, sans compter que nous pourrions bien y resternous-mêmes… Du reste, on ne nous souffrira plus ici, et autant quepossible, il faut éviter un scandale que ne manquerait pas dedéchaîner Mme de la Bossière si vous insistiez… De toutefaçon, moi, je n’en suis plus. Je vous dirai même que je ne suispas exempt du remords… Enfin, songez que La Médecineastrale exige notre prompt retour à Paris…

– C’est bien, nous allons nous en aller. Maisje le regrette, fit Jaloux, pensif, car cela devenaitintéressant…

– Croyez-vous ?… croyez-vous qu’il aitréellement vu tout ce qu’il nous raconte ?…

– Mais, mon cher, cela correspond assez avecnotre système…

– C’est bien ce dont je me méfie…

– Enfin, bougonna Jaloux, vous ne croyez pasque cet homme qui revient de la mort invente pour notreplaisir…

– Oh ! il n’invente pas !… Il sesouvient…

– De ce qu’il a vu pendant qu’il étaitmort !…

– Non, de ce qu’il peut avoir lu avant samort !…

Jaloux sursauta.

– Avec votre système à vous, s’écria-t-il,nous n’avancerons jamais d’un pas !…

– Eh ! mon cher, le doute estscientifique… et croyez-moi, nous ne paraîtrons vraiment fortsqu’en ne cachant à personne que nous nous défions de nous-mêmes etdes autres… mais tout de même, même en doutant, et en nedissimulant pas notre doute, nous avons là de quoi faire avecl’opération et ce que ce mort nous a raconté un fameux fasciculepour La Médecine astrale.

– Et une belle conférence, ajouta Jaloux…Partons donc, mais nous ne pouvons laisser ces gens sans soins.

– Je réponds de Jacques, dit Moutier, maisnous passerons par Juvisy et nous lui enverrons un docteur de maconnaissance. Voici le petit jour, faisons nos valises.

Avant de partir, ils laissèrent une lettrepour Mme de la Bossière, dans laquelle ils prenaientfort dignement congé. En somme, s’ils n’avaient pas été là, M. dela Bossière serait encore mort !… Fanny avait faitdonner des ordres au chauffeur pour qu’il se mît à la dispositionde ces messieurs, dès la première heure du jour.

Comme l’auto descendait sur Juvisy et qu’ilsarrivaient près de la rive, non loin de la petite maison du bord del’eau, Moutier ordonna l’arrêt. Il venait d’apercevoir, au coin dupetit bois de trembles, la silhouette falote de MartheSaint-Firmin. Elle se tenait là comme si elle l’attendait, comme sielle était sûre qu’elle le verrait passer.

– Qui est-ce ? demanda Jaloux.

– C’est cette Marthe dont je vous ai parlé,vous savez, la Marthe au fantôme… Descendez !…

Ils s’en furent tous deux vers elle. Elle lessalua de la tête et leur dit sans émotion apparente :

– Alors, c’est vrai que vous avez réussi à lefaire revivre ? Je n’ai pas vu André depuis… je voudrais bienavoir des nouvelles !…

Les deux hommes se regardèrent.

– C’est vrai, dit le Dr Moutier, que nousavons été assez heureux pour sauver M. de la Bossière mais commentsavez-vous que nous, l’avons fait revivre ?

– C’est André qui me l’a dit…

– Vous avez donc revu votre« apparition » ?

– Oui, quelques minutes après l’accidentauquel André a assisté ! Il m’a dit que vous et leprofesseur Jaloux essayiez de faire revivre le mort.

– Vous êtes sûre que c’est André qui vous adit cela ? Demanda avec une grande douceur le Dr Moutier. Voussavez ce que je vous ai dit, mon enfant, dans votre état, il fautvous méfier de vos yeux et de vos oreilles !… Je croiraiplutôt moi que le bruit de l’opération est venu jusqu’à vous par…mon Dieu… par les domestiques qui ont certainement jasé… votrevieille servante en a peut-être entendu parler…

– Je ne parle plus à ma vieille servante… jene parle plus à mon mari… je ne parle plus qu’à André, quand Andréle veut bien… Il m’a tout dit de ce qu’il a vu et entendu… et ilest venu me voir parce qu’il savait que je l’attendais… il m’adit : « Le Dr Moutier a dit tout bas au Dr Jaloux :Si je réussis l’opération en dix minutes il y aura dubon !… » Est-ce vrai, oui ounon ?…

Et comme ils la regardaient complètementmédusés, elle leur tourna tranquillement le dos et à pas lentsrentra dans la petite maison du bord de l’eau.

Ce jeudi-là (les conférences du professeurJaloux avaient lieu tous les jeudis), la petite rue qui conduit auporche majestueux de l’École des sciences politiques et socialesfut envahie de bonne heure par toute une bande de carabins qui necessèrent de se renvoyer les lazzis les plus grossiers relatifs àla théorie probable de la suggestion des morts et auxconférences philosophiques et expérimentales sur la médecine del’âme.

L’âme, ils n’y croyaient pas, disaient-ils…pas plus, du reste, qu’ils ne croyaient à l’histoire de ressuscitédu Dr Moutier. Pour eux, le bonhomme dont il était question étaitencore vivant quand on l’avait opéré. L’examen du cœur austéthoscope ne leur suffisait pas.

Il n’y a qu’une chose qui puisse nous prouverréellement qu’un homme est mort, disaient-ils, c’est la rigiditécadavérique !… Eh bien ! cette rigidité n’a pas étéconstatée !… Bien mieux, elle ne pouvait pas l’être !…Elle ne le pouvait pas, par la raison bien simple que l’opérationne pouvait réussir que si elle était faite sur un corps encorechaud !… En somme, avec l’opération de Moutier,concluaient-ils au milieu des rires et des cris d’animaux, on nepeut ressusciter les morts que lorsqu’ils sont encorevivants !… »

Les mauvaises dispositions des étudiants àl’égard du conférencier mondain n’étaient point nouvelles. Aussi,dans la crainte d’une manifestation plus tapageuse qu’àl’ordinaire, la belle Mme de Bythinie, l’égérie duprofesseur Jaloux, avait-elle pris ses précautions.

C’était elle qui était allée trouver ledirecteur-administrateur de l’École et avait obtenu que pendant laconférence le porche de l’entrée ne fût pas ouvert.

Les élèves sérieuses, les« Jalouses », seraient averties, et pénétreraient dansl’établissement et dans la salle par un chemin inaccoutumé.

De même, Mme de Bythinie avaitprévenu quelques rares journalistes qui étaient de ses amis,chroniqueurs de salon, bonzes importants de la pressebien-pensante.

Quant aux petits reporters, ils restèrent avecles carabins à se morfondre dans la rue jusqu’au moment où ilss’aperçurent qu’ils étaient joués puisqu’ils ne voyaient apparaîtreaucune de ces belles madames à panaches, aucun de ces équipages,aucune de ces livrées qui étaient là ordinairement bien avantl’ouverture de la conférence du professeur à la mode.

Les carabins se dispersèrent dans lesbrasseries ou s’en allèrent au cours, mais les reporterscherchèrent le moyen d’entrer malgré tout, et ils le trouvèrent,naturellement.

Quand ils furent parvenus à forcer la porte dela haute tribune, le professeur Jaloux prononçait ces phrasesmémorables qu’ils n’eurent garde d’interrompre :

– Mesdames, messieurs, vous comprenez que ledocteur Moutier et moi n’avons pas attendu les objections que nouslisons depuis quelques jours dans quelques feuilles scientifiquespour nous les faire à nous-mêmes ? On nous dit que la rigiditécadavérique, la décomposi­tion sont des preuves absolues de la mortet nous ne faisons aucune difficulté d’avouer que ces preuves nousfont, dans la circonstance, défaut. Mais en avons-nous réellementbesoin ? Je dirai non !… non, avec le Dr Tuffier et avectous ceux qui pensent qu’un homme dont le cœur ne bat plus, dont lesang depuis un quart d’heure ne circule plus, est mort !… Ladécomposition, la rigidité cadavérique sont, en elles-mêmes, moinsdes preuves que des conséquences de la mort qui les aprécédées. Mesdames, messieurs, le stéthoscope en main,nous avons constaté la mort de cet homme et voilà celui qui l’afait revivre !

Disant ces mots, le professeur Jaloux, avec unde ces gestes plein d’autorité et de grâce dont il avait le secret,désigna, à sa droite, le brave Dr Moutier qui, écarlate et modeste,baissait les yeux.

Aussitôt, les Jalouses, comme si ellesn’avaient attendu que ce signal, faisaient un triomphe au rédacteuren chef de La Médecine astrale, criaient :« Bravo ! bravo ! » à tue-tête, agitaient leursaigrettes, secouaient leurs panaches et tapaient l’une contrel’autre leurs petites mains gantées et frénétiques.

– Mesdames, messieurs, continuait Jaloux enremuant, le petit doigt en l’air, sa cuiller dans le verre d’eausucrée, un sentiment d’humanité dont nous n’avons pu nous départirne nous a peut-être point permis de tirer d’un tel événement toutl’enseignement expérimental qu’il comporte. Cet homme était alléchez les morts ; qu’y avait-il vu ? Pour le savoir, ilnous fallait l’interroger. Mais l’état manifeste d’épouvante danslequel il se trouvait au retour d’un pareil voyage, et la faiblessed’un organe dont la lésion récente encore n’avait pu entièrement secicatriser, nous ordonnaient d’être prudents.

« Ce n’est qu’au bout de quelques joursque nous avons pu recueillir un témoignage d’outre-tombe qui nousa, mon confrère et moi, bouleversés.

« Sans doute, mesdames, messieurs,devons-nous, dans une circonstance aussi exceptionnelle, fairetoutes nos réserves, sans doute devons-nous être les premiers, ànous garder, si j’ose dire, scientifique­ment, contre lesconclusions trop hâtives d’une expérience qui nous émeut d’autantplus qu’elle semble corroborer d’une façon définitive des théoriesbasées en partie sur l’hypothèse.

« Tout de même, quand on saura que lesujet était le plus sceptique des hommes du monde, en même tempsqu’un scientifique et qu’un « commercial » des pluspratiques et des plus terre à terre, se riant de nos préoccupationset de nos travaux, et nous traitant facilement de vieux toqués, etvous, mesdames, de jeunes folles, j’estime que notre devoirscientifique est de prendre en considération la transformationradicale de son individu moral au sortir de l’opération, et –pourquoi ne le dirions-nous pas puisque c’est notre ardenteconviction – de la mort ?

« Les premières paroles du ressuscité,retenues longtemps sur ses lèvres par la terreur même qu’il a à lesprononcer et par l’effroi de la tombe, ses premières paroles,dis-je, ont été pour nous crier qu’il avait vu les morts !

À ces mots, un grand frisson parcourut toutela salle ; de petits cris d’effroi satisfait s’échappèrent depetites bouches. Une aussi importante nouvelle faisait se pâmertoutes ces dames. Tour à tour, elles se sentaient elles-mêmesmourir et renaître aux accents suaves et tout de même effrayants dudivin Jaloux ! Avec lui, avec lui seul, elles eussent vouluvisiter le ciel mais avec lui seul aussi elles consentaient àdescendre en enfer. Suspendues à son verbe élégant et sacré, ellesse promenaient dans le royaume des morts, en attendant l’heure desmorts.

– Oui, mesdames, continuait Jaloux (il nedisait même plus « et Messieurs » tant les messieurs quisont toujours un peu frondeurs et se plaisent à faire les« esprits forts » l’intéressaient peu en un pareil jourde triomphe), oui, mesdames, les premières paroles de l’opéré ontété pour nous tracer une fresque tragique de la vallée qu’il habiteet telle qu’elle lui est apparue dans la mort, avec ses vivants etavec ses morts ! Ceux-ci entourant ceux-là de leurstourbillons invisibles, âmes impures condamnées à faire leurpurgatoire parmi toutes ces choses qu’elles ont tant aimées et quine se souviennent même plus d’elles, esprits alourdis par les liensmatériels d’une existence précédente entièrement consacrée à lachair, et incapables, par conséquent, de s’élever jusqu’aux sphèressublimes qui se balancent sous les pieds de la Beauté !c’est-à-dire de la divinité !…

… Jaloux, d’un coup d’œil, avait mesuré toutson succès. Avec quel geste d’archange, il emportait au septièmeciel toutes ses belles proies soupirantes : « Les sphèresqui se balancent sous les pieds de la Beauté !… »Ah ! ma chère !…

– Oui, mesdames, voilà ce que le docteurMoutier et moi avons cru saisir dans la lamentation, lamalédiction, le gémissement, l’évocation terrible issus de labouche tourmentée d’un nouveau Lazare qui a vu et qui sesouvient !

« Mais, chères disciples, de ce qu’ilnous semble avoir enfin la preuve de la réalité d’un mondespirituel que nous avons osé décrire, nous, sans l’avoir vu, etdont nous avons osé mesurer l’influence dans notre théorie duPressentiment, de l’Avertissement et del’Entraînement,nous ne montrerons point un ridiculeorgueil. Nous nous rappellerons que ce n’est point avec l’aide denotre raison seule que nous sommes arrivés à la conception du mondeinvisible, mais en tenant compte des expériences spirites de nosillustres prédécesseurs, et des confidences des esprits par letruchement du médium !

« Aujourd’hui, après ce qui vient de sepasser et dont j’ai été le témoin stupéfait et enthousiaste, nuln’a plus le droit de traiter d’hallucinations et de truquages lesvisions scientifiques et photographiées d’un Crookes !

« Mesdames, messieurs, les mortsvivent !

« Le docteur Moutier et moi, nous nedésespérons pas de vous faire entendre cette grande parole parnotre mort lui-même dès qu’il sera devenu un peu plus calme, et,disons le mot, un peu plus traitable. La dernière fois que nousl’avons vu, en effet, il était comme enragé et nous vous assuronsqu’il ne nous a marqué aucune reconnaissance du service que nousvenions de lui rendre !… Mais c’est un homme du monde ;aussi je suis certain que le moment n’est pas loin ou il serappellera ce qu’il doit à la science spirite en général, et à lachirurgie astrale du docteur Moutier en particulier !

Ici, l’orateur s’était arrêté pour permettre àl’auditoire de l’applaudir ; le gentil tumulte des petitesmains gantées remplit à nouveau joyeusement la salle, cependantqu’une vieille demoiselle, que l’onécrasait littéralement dans uncoin, protestait avec force, disant qu’elle n’était point venue làpour son plaisir et demandait la parole.

Les Jalouses, outrées d’une pareilleprétention, et lui criant que la conférence n’était pointcontradictoire, voulaient la jeter à la porte, mais la vieilledemoiselle se défendait avec acharnement.

Le professeur à la mode finit par s’émouvoird’une agitation aussi insolite et le Dr Moutier demanda très haut,sur le ton le plus sévère :

– Qu’est-ce qu’il y a ?… De quois’agit-il ?

Alors, on entendit la voix aiguë, frêle etdésespérée de la vieille demoiselle que l’on écrasait dans uncoin :

– C’est moi, docteur !… Moi, mademoiselleHélier !… J’arrive de la Roseraie !… J’ai vuMme Saint-Firmin… Le mort est encore revenu !…

– Taisez-vous !… On vous dit de voustaire !…

– Non ! non ! je ne peux plus metaire ! Le mort a parlé ! Il a été assassiné !…

– Qu’on me jette à la porte cette vieillefolle !… ordonna, exaspéré, l’excellent Dr Moutier.

S’il ne s’était retenu, il se fût jeté surelle et l’eût étranglée !…

Il ne manquait plus que cette imbécile avecses histoires de revenants et de tables tournantes, pour jeter lediscrédit et le ridicule sur une opération chirurgicale qu’il avaitdéjà tant de mal à défendre contre les audacieuses fantaisies duprofesseur Jaloux lui-même.

Car le Dr Moutier n’était qu’à moitiésatisfait de la façon dont son collègue avait traité cetteaffaire.

Il avait dit au professeur : « Jevous en supplie, parlez par hypothèses, n’affirmez rien !… Lefait de l’opération en lui-même est assez intéressant pour que vousne soyez pas tenté d’en tirer vous-même d’inquiétantes conclusionsspirites. Ceux qui croient au spiritisme en tireront cesconclusions tout seuls, et ceux qui n’y croient pas encore serontamenés à y croire, ou tout au moins àréfléchir !… »

Or, il n’avait pu empêcher Jaloux de profiterd’une pareille occasion pour faire le joli cœur avec son royaumedes morts !

Enfin, heureusement que Jaloux n’avait pasfait intervenir là-dedans, comme il y était décidé tout d’abord, lefantôme qui avait assisté à l’opération et qui était venu laraconter à la dame du bord de l’eau !…

Ah ! du coup, il n’aurait plus manqué queça !… C’est que Jaloux y croyait dur comme fer, lui, à cefantôme-là !… Songez donc !… le fantôme avait répété à lapetite dame une phrase que le Dr Moutier avait prononcée àl’oreille de Jaloux et que Jaloux aurait été seul àentendre !… Qu’est-ce qu’il en savait, lui, Jaloux, qu’ilavait été le seul a l’entendre, cette phrase-là !… Est-ce queMme de la Bossière qui était là n’avait pas pul’entendre, elle aussi, et la répéter !… Et lesdomestiques ? est-ce qu’ils ne sont pas faits pour écouterderrière les portes ?…

Ah ! ce Jaloux, un orateur, oui !…ça, c’était un orateur, mais un homme de science, jamais de lavie !…

Moutier ne fut tranquille que lorsqu’il futsûr que cette grande bringue d’Hélier avait été expulsée et qu’iln’avait plus à craindre la publicité de ses contesfantastiques.

Il n’avait pas remarqué qu’en même temps quela vieille demoiselle quittait la salle, un peu plus brusquementqu’elle ne l’eût désiré, la tribune du premier étage se vidait detous ses reporters.

Chapitre 23MLLE HÉLIER RENSEIGNE LA PRESSE

 

Mlle Hélier, dont l’irritation nedemandait qu’à se manifester en une occurrence aussi désagréable àson amour-propre, fut rejointe dans la rue par la petite troupe desreporters, qui n’eurent, en somme, qu’à la laisser parler.

Elle ne leur cacha rien des événements quivenaient de bouleverser sa vie, et son indignation était si fortequ’elle ne s’aperçut nullement du plaisir malin que ces messieursprenaient à d’aussi exceptionnelles révélations :

– Ni le professeur Jaloux, ni surtout ledocteur Moutier, qui vient de se conduire si grossièrement à monégard, n’ont le droit de se taire, leur dit-elle d’un trait, etpuisqu’ils ne comprennent point leur devoir ou qu’ils en ont peur,je parlerai pour eux.

« Sachez donc que le monsieur quirevient de chez les morts, comme ils disent, est M. JacquesMunda de la Bossière, le propre fière de M. André Munda de laBossière qui disparut d’une façon si singulière, il y a cinq ans,abandonnant ses enfants, le château de la Roseraie, son appartementà Paris et l’exploitation de sa manufacture de manchons Héron, prèsde la forêt de Sénart.

« La justice, vous devez vous ensouvenir, essaya en vain de déchiffrer cette énigme ; elle yrenonça. Mais il faudra bien qu’elle se remette à la tâche, car lavérité, un de ces quatre matins, finira par éclater : M. Andréde la Bossière a été assassiné !

– Qu’en savez-vous ? demandèrent aussitôtles reporters qui ne perdaient pas une parole de MlleHélier et prenaient d’abondantes notes, avec le sourire.

– C’est M. de la Bossière lui-même qui estapparu à la jeune femme du notaire de Juvisy, M. Saint-Firmin, pourle lui dire !

– Pour lui dire qu’il avait étéassassiné !

– Mais oui !

– Pas possible !…

Et comme à cette déclaration étrange, il y eutquelques murmures accompagnés de plaisanteries de mauvais goût, des« chut » énergiques rétablirent le silence.

Alors Mlle Hélier put se lancer,avec une rapidité de parole extravagante, dans ses histoires derevenants, les seules qui, pour elle, fussent vraiment dignes deretenir l’intérêt de son auditoire.

Elle confia d’abord aux journalistes le rôleimportant qu’elle avait joué, pendant plusieurs années, au châteaude la Roseraie, et ne leur épargna aucun des événementsfantastiques qui avaient précédé et occasionné son départ.

Ce furent, tour à tour, l’histoire de la tabletournante, les propos surprenants de Mme Saint-Firmin,ses évanouissements, le récit des apparitions du bord de l’eau quilui avait été confirmé, quelques jours auparavant, parMme Saint-Firmin elle-même, enfin les promenades dufantôme dans le château.

À l’entendre, ce fantôme de l’assassiné avaitété rencontré par tout le monde dans les couloirs de la Roseraie etracontait le crime dont il avait été victime à qui voulaitl’entendre.

Bien mieux, il avait sauvé d’une asphyxie parle gaz le plus jeune de ses enfants, avait ouvert une fenêtre ettransporté son fils tout endormi dans le lit de MmeJacques de la Bossière ; enfin, la nuit suivante, quelquesinstants avant l’accident, et par conséquent avant la fameuseopération pratiquée sur M. Jacques de la Bossière, le fantômed’André était encore apparu au petit François qui avait poussé uncri si terrible que tout le personnel du château en avait étéréveillé !

Jamais reporters à l’interview ne s’étaienttant amusés.

– En somme, fit observer le petit Darbois,d’Excelsior, dans ce château, tout le monde revient dechez les morts ! C’était un endroit prédestiné pourl’opération du Dr Moutier ! Mais vous, mademoiselle, avez-vousassisté à cette opération ?…

– Non, monsieur, on m’a mise à la porte. J’aieu à peine le temps d’apercevoir le corps de M. de la Bossièremort, mais je ne l’ai plus revu depuis qu’il revit !J’avais été « remerciée » auparavant, je ne faisais pluspartie de la maison ! Et pourquoi, monsieur ? Parce quejustement émue des apparitions de M. André de la Bossière et de sesrendez-vous au bord de l’eau avec Mme Saint-Firmin,j’avais prié les enfants de s’asseoir avec moi à une table d’acajouet de questionner eux-mêmes l’esprit de leur père sur lescirconstances dans lesquelles le malheureux avait trouvé lamort ! Mme Jacques de la Bossière ayant appris lachose n’a pas hésité à me traiter de vieille folle !

– Cette dame est vraiment inexcusable !déclara le jeune Darbois, d’Excelsior.

– Si elle est inexcusable ! Dites doncqu’elle est criminelle !… J’agissais, en la circonstance, nonpoint poussée par une malfaisante curiosité, mais dans le désirardent de servir la vérité !

« Il est certain, continua-t-elle sur unton qui n’admettait évidemment aucune réplique, que l’état demédiumnité dans lequel se trouve, à n’en point douter,Mme Saint-Firmin, retient dans le pays, au château etdans les environs, comprenez-moi bien, messieurs, comprenez-moibien ! le peresprit du défunt ! Qu’y a-t-il deplus naturel pour une croyante comme moi, car je suis croyante, jene le cache pas, et disciple d’Allan Kardec depuis bien des années,qu’y a-t-il de plus naturel que j’aie essayé moi-même, avec l’aidedes enfants du mort, de faire parler le mort qui naît autour denous ?

« On m’a chassée : j’ai su depuis cequi s’était passé au château, j’ai lu le premier numéro de LaMédecine astrale, je suis venue à la conférence du professeurJaloux. Pourquoi ces messieurs n’ont-ils pas voulum’entendre ? Ce que j’avais à leur dire était pourtant biensimple : « Puisque vous avez ramené de chez les mortsJacques de la Bossière, interrogez-le sur la mort de son frère,c’est votre premier devoir ! » Il a dû rencontrer sonfrère ! Pourquoi nous cacherait-il ce que son frère lui adit ? Enfin, messieurs, nous ne pouvons plus en resterlà ! La justice doit se préoccuper à nouveau de l’affaire.Qu’elle enquête ! Qu’elle interroge elle-même leressuscité ! Qu’elle interroge MmeSaint-Firmin !… Mon Dieu ! on a bien vu des jugesd’instruction interroger des somnambules, et ils ne s’en sont pasplus mal trouvés !…

Mlle Hélier eût pu continuerlongtemps sur ce ton, mais elle s’aperçut que personne nel’écoutait plus !

Les reporters étaient tous partis prendre letrain pour Juvisy.

Chapitre 24REPRENONS NOS ESPRITS

 

Quelle aubaine qu’une histoire pareille pourles reporters : une vraie disparition, un crime possible, unchâteau hanté, une dame qui a des visions, une opérationabracadabrante, un enfant qui voit le fantôme de son père, unmonsieur qui revient de chez les morts, une institutrice qui faittourner des tables, le tout se passant dans un monde très chic etenfin, pour conclusion momentanée, ce scandale à la conférence duprofesseur Jaloux !

La bande joyeuse débarqua à Juvisy et se fitconduire dans des voitures au château de la Roseraie.

Mais là, elle se heurta à des grilles ferméeset à un concierge impitoyable.

Mme de la Bossière avait déjà prisses précautions, instruite et avertie par les premièresindiscrétions des journaux de la localité et aussi par la curiositédéplacée de quelques promeneurs audacieux qui, le dimancheprécédent, n’avaient pas craint de franchir les portes du parc dansl’espoir de rencontrer ou d’apercevoir à une fenêtre le« monsieur qui revenait de chez les morts ».

Après avoir en vain essayé de faire parler leconcierge, les reporters s’en furent vers le plus proche village,dans le dessein d’interviewer les paysans, les fournisseurs, sipossible. Ils désiraient aussi se faire indiquer la petite maisondu bord de l’eau où habitait la « femme du notaire » quiavait des apparitions.

Pas une seconde, il ne leur venait à l’espritqu’ils pourraient retourner à Paris bredouilles.

Quant au petit Darbois, d’Excelsior,il quitta à l’anglaise l’« orphéon », comme il disait,c’est-à-dire la troupe bruyante de ses confrères, fit le tour duparc, sauta par-dessus un mur, se glissa derrière des haies, sejeta dans une douve pour éviter un jardinier, en sortit à la nuittombante, poussa la porte basse de la Tour Isabelle, circula auhasard dans quelques corridors et se trouva tout à coup dans unepièce en face de Mme Jacques de la Bossière qui poussaun cri.

– Ah ! madame, fit le petit Darbois, ens’inclinant de la façon la plus galante, je vous jure que ce n’estpas moi le fantôme ! Je ne suis que le petit Darbois,d’Excelsior et je vous présente toutes mes excuses pour ladésinvolture avec laquelle je viens vous proposer mes services.

Fanny le toisa des pieds à la tête,puis :

– J’avais dit à mes gens que je n’y étaispoint pour les journalistes, déclara-t-elle d’un ton sec. Elle serendait compte qu’elle était maladroite, mais l’audace tranquilleavec laquelle ce petit blanc-bec venait de forcer sa portel’exaspérait.

– Comme vous avez eu raison, madame, repritl’autre sans se troubler. Si vous n’aviez pris cette excellenteprécaution nous aurions été là cinquante qui n’aurions pu faire quede la mauvaise besogne, tandis que seuls tous les deux, nous allonspouvoir nous entendre sur les termes d’une interview qui remettrales choses au point et fera cesser, j’en suis sûr, ces bruitsextravagants…

– De quels bruits extravagants parlez-vous,monsieur ? Je vous assure que je ne sais point ce que vousvoulez dire, et que je n’ai rien à vous dire !

– Madame, je sors de la conférence duprofesseur Jaloux… où il s’est dit, je vous assure, des chosesabsurdes et qu’il est dans votre intérêt de démentir avant qu’ellesn’aient fait le tour de la presse mondiale. Cette affaire, madame,aura, si vous n’y prenez garde, un retentissement immense…

Du coup, elle comprit que c’était sérieux etne pensa plus qu’à tirer profit, autant que possible, de ladémarche du reporter.

– Ah ! Jaloux a parlé !… Il m’avaitpromis de se taire, s’écria-t-elle… Ce monsieur est unpaltoquet ! un charlatan !… Eh bien, moi aussi, monsieur,je parlerai. Asseyez-vous, monsieur, il faut que tout celafinisse !…

– Madame, je suis un honnête homme, fitentendre le petit Darbois, et la plus élémentaire honnêtetém’oblige à vous dire que si le professeur Jaloux, dans saconférence d’aujourd’hui, a rapporté les événements extraordinairesqui se sont déroulés autour d’une opération chirurgicale tout àfait exceptionnelle, il n’a pas cependant prononcé un nom, pas unseul !…

– Alors, comment êtes-vous ici !…

– C’est qu’à cette conférence se trouvait unedemoiselle Hélier, qui a fait du scandale, qui a été expulsée, cedont elle a conçu une irritation assez naturelle, irritation quilui a délié la langue…

Mme de la Bossière ne s’attendaitpas à celle-là… Décidément, il lui fallait faire face à tous, detous les côtés à la fois !… Elle ne se laissa point abattrecependant, et prit les devants :

– Une domestique que j’ai remerciée… et vousfaites métier, monsieur, de recueillir de pareils propos !…Que vous a-t-elle dit ?… Racontez-moi tout, tout !…

Le petit Darbois ne se le fit pas demanderdeux fois. Fanny l’écoutait avec la plus grande attention. Quand ileut fini, elle dit :

– C’est tout ?…

– Mon Dieu, oui !…

– Eh bien, et Jaloux, qu’est-ce qu’il a dit,dans sa conférence, cette grande bringue de Jaloux ?…

– Mon Dieu, madame, il nous a dit que lepatient, aussitôt revenu de chez les morts, lui avait raconté avecforce détails ce qui se passait par là-bas !…

– Et le Dr Moutier ?

– Madame, il n’a rien dit, mais il y al’article de La Médecine astrale !…

– Oui, je l’ai lu, merci !… Et vous,monsieur l’interviewer, vous, qu’est-ce que vous pensez de toutcela ?

– Madame, je suis justement ici pour vousposer la même question !

– Sans doute, mais si vous étiez à ma place…qu’est-ce que vous répondriez ?…

Le petit Darbois regarda cette belle femmeirritée et chercha poliment une phrase qui pût lui faireplaisir.

– Je crois bien que je merépondrais : « Tout cela, c’est de lablague !… »

– Vous avez trouvé le mot, monsieur, toutcela, c’est de la blague !… c’est de la blague deprofesseur !… c’est de la blague de névropathe ! c’est dela blague de vieille fille qui passe son temps à interroger lesmorts parce que les vivants ne lui ont jamais rien dit !… Maissavez-vous bien, monsieur, que tout de même si on les écoutait troplongtemps, ils finiraient par nous rendre fous, ces gens-là !…Moi-même, il y a eu des moments où je me suis pris la tête à deuxmains et où je me suis dit : « Reprenons nosesprits ! reprenons nos esprits ! »

« Oui, monsieur, je crois que si jen’avais pas gardé tout mon sang-froid, nous serions tousaujourd’hui à Bicêtre, ma parole !…

« Heureusement, j’ai pris le dessus etj’ai chassé d’ici tous ceux qui parlaient du fantôme, ou quil’évoquaient ou qui y pensaient, et du même coup nous avons étédébarrassés du fantôme !…

« Il n’est plus apparu à personne, dumoins ici, et ça me suffit !…

« J’ai fait maison nette, monsieur, j’aifermé ma porte aux esprits malades, et le fantôme nous fiche lapaix !… et mon mari achève sa guérison dans le calme !…soigné par un brave praticien de la campagne, qui a l’esprit sainet qui ne lui raconte des histoires que pour le faire rire !…La première fois que mon mari a prétendu, devant lui, qu’il avaitété vraiment mort, ce brave homme a tellement ri, mais tellementri, que mon mari a fini par rire avec lui et que nous en étionstous malades, de rire !… Oui, monsieur !… Et la visiondes morts dans la vallée ! rapportée de son voyage chez lesmorts, par mon mari ? Ce fut le bouquet !… Ce bravedocteur s’est écrié : « Ça n’est pas possible, vousn’avez pas inventé ça tout seul ! Ça, c’est de lalittéracoméditure !… Vous avez lu ça quelquepart !… » Et il a voulu voir la bibliothèque, lebureau ; il a cherché jusque dans la chambre occupée avantl’accident par mon mari et il a fini par découvrir unedemi-douzaine d’ouvrages spirites où se trouvaient justementprécisées dans un style aussi biblique qu’impressionnant les lubiespseudo-scientifiques des Jaloux, des Moutier, des Crookes, est-ceque je sais ; moi ?…

« Oui, mon mari en était arrivé là, sousl’influence des discours extraordinaires du Dr Moutier, à selaisser influencer par des histoires pareilles, à les rechercher, às’en nourrir en secret !… Comment voulez-vous qu’à la sortied’une opération pareille en face d’un imbécile de savant qui abusede sa faiblesse pour le faire parler, il ne lui sorte pas toutesles calembredaines qu’on a retrouvées imprimées au fond du tiroirde sa table de nuit !… Mais c’est fini !… Mon mari estguéri… et du cœur… et du cerveau !… Ah ! reprenons nosesprits, monsieur !… Reprenons nos esprits !…

Chapitre 25FANNY NE QUITTE PLUS LE PETIT JOURNALISTE

 

Pendant que Mme de la Bossièreparlait avec une conviction qui faisait plaisir à voir, le petitjournaliste, entre deux notes jetées sur son calepin, admirait labonne santé physique et morale de son hôtesse. Il souligna au stylo« femme de tête », lui sourit et lui dit :

– Madame, la cause est entendue ; vousaurez tous les gens d’esprit avec vous. Et les autres serontridicules. Maintenant, voulez-vous que nous laissions de côté toutecette fantasmagorie pour aborder la seule question sérieuse quesoulèvent, en somme, les incidents de ces jours derniers : jeveux parler de l’absence prolongée de M. André de là Bossière.Qu’en pensez-vous, madame ?

– Mon Dieu, monsieur, je pense qu’elle esttout à fait anormale et inquiétante, et mon mari l’a trouvée siinexplicable qu’il a été le premier à « saisir » lajustice et à lui demander une enquête. Cette enquête, hélas !comme vous le savez, n’a rien donné et nous attendons toujoursqu’il se produise quelque fait nouveau susceptible de nous éclairersur une disparition qui nous a tous plongés ici dans un étatd’esprit voisin du désespoir. Mon mari adorait son frère…

– Pensez-vous que M. André de la Bossière aitété assassiné ?

– Tout est possible, n’est-ce pas, du momentque nous n’avons plus reçu de ses nouvelles.

– Je vais vous avouer, madame, la raison pourlaquelle je vous pose des pareilles questions. Dans toute cettehistoire abracadabrante de fantômes sortie de la bouche del’honorable Mlle Hélier, je n’ai retenu que l’étatde visionnaire dans lequel se trouvait une certaine MmeSaint-Firmin.

« Il ne faut pas oublier, madame, quenous sommes à une époque où les juges d’instruction vont serenseigner auprès des somnambules ; voyez l’affaireCadiou : c’est la somnambule qui a tout découvert. Certes, jene crois pas aux fantômes, mais nous devons compter, aujourd’hui,avec la suggestion, avec l’état magnétique et somnambulique destémoins et avec beaucoup de choses encore qui faisaient rire ou quifaisaient peur autrefois et qui font penser aujourd’hui ! Lajustice ne répugne plus à chercher dans cet état de visionun puissant auxiliaire depuis que la science en a reconnu laréalité et étudié les surprenants phénomènes.

« Si Mme Saint-Firmin estsérieusement la visionnaire que l’on dit on ne saurait négliger sontémoignage, et quant à moi, je ne manquerai pas, madame, en sortantd’ici, de l’aller interroger.

– Mais c’est fou, monsieur !…

– Je vous demande pardon, je ne connais pasMme Saint-Firmin…

– Eh ! monsieur, fit Mme de laBossière, en essayant de dominer l’irritation singulière oùl’avaient jetée les dernières paroles de l’indiscret reporter…quand vous connaîtrez Mme Saint-Firmin, vous vousrendrez compte que ses propos n’ont pas plus d’importance que ceuxde Mlle Hélier !… Ce sont deux toquées, ni plus nimoins ! L’état de santé de Mme Saint-Firmin est desplus précaires, et il n’est point rare de l’entendre divaguer. LeDr Moutier lui-même a ri des visions de Mme Saint-Firminet en a établi l’inanité. Comme le disait Moutier, elle s’imaginevoir la nuit ce que sa cervelle malade a conçu pendant lejour ! Ne voit-elle pas – et c’est certainement la premièrechose qu’elle vous dira – ne voit-elle pas le cadavre de monmalheureux beau-frère dans une malle !

– Oh ! très intéressant !interrompit le petit Darbois… Très fortes, les somnambules, pourles cadavres dans les malles !

– Et savez-vous pourquoi, monsieur ? Toutsimplement parce que le Dr Moutier, qui a déposé lors de l’affaireEyraud-Gabrielle Bompard, a raconté cent fois devant cette petite(Mme Saint-Firmin est restée presque une enfant)l’histoire de la malle de Gouffé !

– Madame, permettez-moi de vous dire que je nesaurais, sans avoir vu et entendu Mme Saint-Firmin,adopter d’aussi… catégoriques conclusions ! Car enfin, puisquevous parlez de la malle où l’on avait enfermé le cadavre dumalheureux huissier, je ne puis oublier que c’est justement unesomnambule qui a fait retrouver cette malle, une authentiquesomnambule, Mme Auffinger, dont mon ami Edmond le Roy,le rédacteur si sympathiquement connu du Journal, nous racontaitencore dernièrement l’histoire. Lors de la disparition del’huissier Gouffé qui faisait tant de bruit, un de nos confrères,se rappelant que cette Mme Auffinger avait rendud’illustres services dans certaines recherches célèbres d’objets etde cadavres cachés, alla trouver cette dame…

Ici, le jeune reporters’interrompit :

« Mais, je vous demande pardon, madame,je suis là à vous raconter des histoires, alors que notre temps àtous les deux est précieux… je vous demanderai la permission deprendre congé…

Ce fut Mme de la Bossière qui leretint. Elle était devenue tout à coup extrêmement curieuse desavoir comment une somnambule, une visionnaire, avait pu mettre lajustice sur les traces d’un cadavre… Autrefois, quand Moutierracontait ces choses, elle ne les écoutait même pas ! Ellepria donc le reporter de continuer son histoire…

– Notre confrère, raconta le jeune Darbois ense rasseyant avec un sourire, s’était muni d’un gant et d’unecravate ayant appartenu à l’officier ministériel et il donna lesdeux objets à Mme Auffinger. Celle-ci, une foismagnétisée par son fils, vit que le disparu avait été attiré dansun piège, assassiné à Paris, aux environs de la Madeleine, mis dansun coffre, transporté en province, dans les environs d’une grandeville de garnison, et que le corps serait retrouvé le 23 août.

« Ceci se passait le 12 août. Lelendemain, l’article de notre confrère paraissait et bientôt onretrouvait à Millery, près de Lyon, un cadavre dans une malle.

« Mais ce cadavre était décomposé aupoint que l’on était incertain de savoir si c’était bien celui deGouffé. Là, encore, l’intervention de Mme Auffinger futdécisive. Mme Landry, et Mlle Gouffé sœur etfille aînée de la victime, vinrent, avec sa calotte, trouver lasomnambule. Celle-ci reconnut, dans son sommeil, avoir déjà étéconsultée pour cette recherche, puis elle déclara formellement quele cadavre de Millery était bien celui de l’huissier, donnant pourpreuve que la troisième molaire de droite lui manquait et que l’onn’avait qu’à constater que la même molaire manquait au cadavre, cequi, dans la suite, fut reconnu exact.

« Mme Auffinger alla même plusloin dans ses investigations magnétiques, puisqu’elle ajouta, etbien avant que les journaux en parlassent, que Gouffé avait unléger défaut dans un œil, de plus une certaine raideur dans unejambe résultant d’une névrose antérieure et déterminant une sortede claudication. Enfin, elle annonça que les coupables seraientarrêtés, dans un des trois mois qui suivraient la consultation etqu’ils étaient partis pour l’Amérique.

« Et tout cela se vérifia, madame,conclut le reporter en se levant. Vous comprenez que si je pouvaisréussir avec Mme Saint-Firmin ce que mon confrère a sibien réussi avec Mme Auffinger, ce serait une bonneaubaine pour tout le monde : pour vous, madame, qui sauriezenfin ce qu’est devenu votre beau-frère, et pour moi quirapporterais un excellent article à mon journal. Madame, il ne mereste plus qu’à vous remercier de l’aimable accueil…

– Monsieur ! vous ne savez pas où habiteMme Saint-Firmin, je vais vous conduire chez ellemoi-même !…

– Oh ! madame, je ne sais vraiment…

Mais Mme de la Bossière sonna, sefit apporter un manteau et un chapeau et sortit avec le jeunehomme…

– Nous irons à pied, monsieur, c’est toutprès…

Le reporter n’en « revenait pas ».Fanny, en dépit de l’émoi où la jetaient les démarches insolites dece diable de journaliste, se rendit compte de l’étonnement decelui-ci. Elle pensa qu’il était dangereux de le laisser sous cetteimpression et dit aussitôt :

– Vous comprenez, monsieur, que moi, jecommence à en avoir assez de toutes ces histoires ! Entrenous, je ne serais pas fâchée de vous voir constater par vous-mêmeque les imaginations de Mme Saint-Firmin ne sont pasplus sérieuses que les inventions de Mlle Hélier !Quand vous l’aurez jugée telle qu’elle est, c’est-à-dire une pauvremalade qui divague, vous le direz, vous l’écrirez, et c’en serafini, il faut l’espérer, des fantômes de la Roseraie. Vous meparliez tout à l’heure des révélations d’une somnambuleauthentique… Libre à vous d’y croire, vous êtes jeune etimpressionnable. Moi, je n’y crois pas… Mais MmeSaint-Firmin n’est pas une somnambule authentique… C’est unemalade, je le répète, dont la tête est très faible et qui a detristes cauchemars…

Ah ! ce petit reporter, si elle avait pul’envoyer au diable avec tous les fantômes qu’il était venuinterviewer !… Et elle l’accompagnait ! Elle se faisaitson cicérone !… C’est qu’elle était sûre qu’il sauraitpénétrer chez Marthe, comme il était entré chez elle ; etMme de la Bossière avait, en vérité, quelque intérêt àassister à l’entretien !…

Malgré qu’elle prétendît ne point croire auxrévélations du somnambulisme, elle n’ignorait point qu’à cet égardelle avait tort d’être aussi affirmative. L’histoire deMme Auffinger l’avait fortement émue… et, dans cet ordred’idées, elle ne pouvait songer sans un frisson aux curieusescoïncidences des révélations et des visions de MmeSaint-Firmin !… L’automobile !… Lamalle !…

Quand ils arrivèrent à la petite maison dubord de l’eau, elle fut tout étonnée de trouver les fenêtres dusalon illuminées, la porte de la villa ouverte, et, sur le seuil,la vieille servante qui se lamentait. Un peu plus loin, dansl’ombre, on apercevait des voitures. En reconnaissantMme de la Bossière, la servante dit aussitôt :

– Ah ! madame… vous n’avez pas rencontrémonsieur !… Je voudrais bien qu’il rentre de l’étude !…Ils sont bien là une vingtaine à tourmenter cette pauvreMme Marthe !… C’est des journalistes venus de Parisqui lui demandent des choses, des choses…

– Zut ! s’exclama le petit Darbois, jesuis brûlé ! les confrères !… surtout, madame, ne ditespas qui vous êtes, car ils vous feraient tellement parler que vousne vous y reconnaîtriez plus ! Il y a longtemps qu’ils sontlà ?

– Dix minutes, peut-être, je ne voulais pasles recevoir ! Ils m’ont glissé sous le nez !… Il y en aun qui m’a embrassée… Qué vermine !…

Fanny, en apprenant qu’une vingtaine dejournalistes se trouvaient réunis autour de Marthe, fut aussidésespérée que le petit Darbois, mais pour d’autres raisons. Ellesuivit le reporter qui entrait dans le salon, carrément, aprèsavoir frappé deux petits coups, pour la forme.

Ils trouvèrent les journalistes, les unsassis, les autres debout, qui prenaient des notes comme desécoliers, autour de Marthe, laquelle, debout contre la cheminée,leur dictait, d’une voix calme, des phrases commecelles-ci :

– Dites bien que lorsque MlleHélier est venue chez moi, elle m’y a trouvée souffrante, trèsfaible et la tête tout endolorie encore des méchants cauchemarsqui, depuis quelques mois m’ont poursuivie à la suite, justement,de ce triste état de ma santé. Si elle était venue me voir,aujourd’hui, par exemple, elle m’aurait trouvée mieux et tout àfait lucide, n’attachant aucune importance à de pauvresimaginations de mon cerveau. Mais Mlle Hélier, à quij’ai eu tort de confier mes souffrances comme à une amie, est, sij’ose dire, plus malade que moi !

« Elle voit du surnaturel partout, et adonné à mes propos, peut-être sans s’en apercevoir, une forme quipourrait surprendre… J’ai pu avoir des visions… ce qu’elle appelledes visions… ou encore des apparitions… mais, croyez-moi, je ne lesai jamais considérées, quant à moi, que comme des rêves…

– Pardon, madame, interrompit le petitDarbois, mais est-ce que vous n’auriez pas dit que le cadavre de M.André de la Bossière était dans une malle ?…

Marthe parut étonnée et un peu démontée parl’imprévu de cette question ; cependant, elle répondit presqueaussitôt :

– J’ai dit cela comme j’aurais pu dire autrechose… On venait de retrouver un cadavre dans une malle, lesjournaux en parlaient… le Dr Moutier nous avait parlé de la mallede Gouffé… Tout cela avait fait impression sur mon esprit… je vousrépète, monsieur, que ces choses n’ont aucune importance, et que jesuis la première à en rire… Voilà, messieurs, toute l’histoire demes visions… Je n’ai plus rien à vous dire… Je suis un peufatiguée… Je vous demanderai maintenant la permission de meretirer…

– Pas avant que nous vous ayons remerciéemadame, commença d’exprimer galamment un des journalistes… Mais unautre le tirait déjà par la manche !…

– Grouillons-nous !… Nous n’avons pas uneminute à perdre si nous voulons prendre le train…

En un clin d’œil, le salon fut vide. Le petitDarbois lui-même s’échappait après avoir pris hâtivement congé deMme de la Bossière.

– Eh bien ! lui jeta celle-ci… qu’est-ceque je vous avais dit ?… Cette pauvre MmeSaint-Firmin reconnaît elle-même…

– Oui, oui, c’est bien dommage !…

– Dans tout ceci, il n’y a qu’une folle,Mlle Hélier, dites-le !…

– Comptez sur moi !…

Et il se sauva, la laissant seule avecMme Saint-Firmin. Fanny était pâle de joie.

Chapitre 26LA JOIE DE FANNY DURE PEU

 

Mme de la Bossière s’avança, lesmains tendues vers Mme Saint-Firmin, mais ce geste futinutile car Mme Saint-Firmin ne le vit pas ou fit cellequi ne le voyait pas. Elle avait un regard extraordinairement mortet qui ne semblait refléter aucun des objets environnants. Dam queldomaine inconnu ce regard se promenait-il ? Qui aurait pu ledire.

« La voilà encore partie pourl’extase ! se dit Fanny, heureusement que ça ne lui a pas prisdevant les journalistes ! Et moi qui allais la complimenterd’être redevenue si raisonnable !… »

Elle s’assit, décidée à attendre patiemmentque Mme Saint-Firmin voulût bien s’apercevoir de saprésence. Or, comme elle levait à nouveau les yeux sur Marthe,Fanny s’aperçut de la dureté extraordinaire du regard, qui,maintenant, se fixait sur elle.

Elle en reçut comme un choc et cette sensationinsupportable la fit même reculer sur sa chaise.

– Pourquoi me regardez-vous ainsi ?…finit-elle par lui demander.

L’autre ne répondit point tout d’abord, commesi cette question mettait du temps à lui parvenir.

Enfin, ses lèvres remuèrent et les quelquesparoles qui s’en échappèrent firent se dresser dans un désarroiindescriptible Mme de la Bossière.

– Pourquoi je vous regarde ainsi ?…Parce que c’est vous qui êtes la cause de tout !… Parceque c’est pour vous qu’il a été tué !… André m’a toutdit, il y a six jours, lors de sa dernière visite. Il ne veut pasque je continue à soupçonner plus longtemps mon mari… Jacques de laBossière est né du sang de Caïn !… Mais c’est vous qui avezarmé sa main !… Allez ! Allez ! mais allez-vous-endonc !… Ah ! surtout qu’il n’arrive rien auxenfants !… j’ai vu Mlle Hélier !…

À ce nom, Fanny retrouva son souffle…

– C’est elle qui vous a suggéré toutes ceshorreurs ! Elle veut se venger de ce que je l’aichassée !… Ah ! Marthe ! Marthe ! ma petiteMarthe ! reprenez vos sens, rappelez vos esprits ! Est-cebien vous qui nous parlez ainsi ! vous qui avez trouvé auprèsde nous des amis, ma petite Marthe, de vrais amis ! Songezdonc à ce qui arriverait si l’on vous entendait répéter depareilles abominations !… c’est épouvantable !…

Et Fanny s’écroula sur un meuble, la figuredans les mains, comme en proie au désespoir le plus sincère et leplus touchant, à la vérité !…

Cependant Mme Saint-Firmin n’enparut point autrement émue. Elle s’en fut vers Fanny, avec cetteallure de spectre qui ne la quittait plus, ce glissement qui ladéplaçait comme si elle ne pesait rien à la terre, et elle lui posasa main diaphane sur l’épaule.

– Calmez-vous, lui dit-elle, personne ne saurarien de ces choses, je n’ai rien dit de tout cela à MlleHélier, et elle n’en saura rien… Seulement il faut la rappelerauprès des enfants… c’est la volonté du mort !… Vous avez vuavec quelle prudence j’ai parlé aux journalistes… le mort neveut pas que l’on sache !… à cause des enfants !…André nous fera connaître bientôt ses dernières volontés…car il a assez souffert, même depuis sa mort, et il va bientôt êtredélivré de la terre où son fantôme était resté enchaîné…et moi, alors, je ne le verrai plus !… ici-bas, dumoins !… Madame, allez-vous-en !… je vous ferai savoir cequ’il m’aura dit… je l’attends, cette nuit… songez que je ne l’aipas vu depuis six jours !… et certainement s’il apprend quevous êtes là, il ne viendra pas !…

Fanny la regardait ! Ah ! si elleavait osé, comme elle aurait noué ses mains crispées autour de cecou fragile ! Elle n’aurait pas eu beaucoup à appuyer… ledernier souffle s’en serait échappé… un pauvre soupir… et tout eûtété fini !… et jamais plus cette petite bouche pâle n’auraitlaissé passer les paroles terribles…

Ah ! ce qu’elles avaient dû semonter encore leurs pauvres têtes, Mlle Hélier etelle !… ce qu’elles avaient imaginé !… et comme Fannyaurait ri de tout cela si justement ce qu’elles avaient imaginén’avait pas été vrai !…

Mme de la Bossière tamponna sesbelles paupières meurtries de son fin mouchoir de batiste…

– Ma pauvre Marthe, vous me faites de lapeine !… une peine ! Vous voilà plus malade quejamais !… je reviendrai vous voir demain !…

– C’est inutile !… Je ne veux pas quevous veniez… Je ne veux plus vous voir, à moins que ce ne soitabsolument nécessaire et que le mort me l’ordonne !… Du reste,je sens que vous me détestez !… Et moi, je vous hais, ce quin’est guère chrétien, mais je ne puis pas oublier, n’est-ce pas,que Jacques a tué André à cause de vous !… Ne le niezpas !… Il me l’a dit… vous vouliez devenir châtelaine de laRoseraie…

– C’est vous qui vouliez le devenir !éclata Fanny, et c’est parce que vous ne l’êtes pas que vous êtesdevenue folle !

Elle se retourna pour juger de l’effet produitpar sa sortie, mais elle se trouva en face d’une figure lointaine,aux yeux sans regard extérieur…

– André sait bien que je n’ai jamais penséqu’à lui, disait cette voix de rêve…

Et, en vérité, disant cela, elle semblait voirAndré… et encore la voix revêtit un accent d’une douceur et, enmême temps, d’une douleur infimes pour ajouter cette phrase quitomba sur Fanny comme la foudre…

– Oh ! madame, pourquoi l’a-t-il tué aurond-point de la Fresnaie !…

Chapitre 27SUR LA LIMITE

 

Jacques après avoir glissé son fusil toutchargé par la porte entrebâillée du placard referma celui-ci à clefet mit la clef dans sa poche.

De cette façon, il était à peu près sûr qu’onne viendrait pas lui voler son fusil et il savait où le prendre,si, par hasard, il en avait besoin. Au surplus, depuis quelquetemps, il fermait, autant que possible, les portes derrière lui etses poches étaient pleines de clefs.

C’était plus prudent, pensait-il, dans l’étatd’esprit où il se trouvait et cela l’aidait à ne point se laisserenvahir par la peur, dès que le soir survenait.

Il se tenait sur ses gardes, c’est-à-direqu’il avait averti ses sens de ne point s’émouvoir à propos d’unechaise qui tombe ou d’un rideau qui remue.

Les soins et les raisonnements terre à terrede ce brave praticien de Juvisy lui avaient fait grand bien, ets’il n’était pas encore tout à fait persuadé qu’iln’avait pas été mort ! du moins il tendait à croirequ’en effet son cas n’avait pas été aussi exceptionnel quel’avaient prétendu Jaloux et Moutier et qu’il se pouvait fort bienqu’il fût simplement revenu des limites de la vie avec le souvenird’un vilain cauchemar.

Cependant, il est toujours bon de prendre sesprécautions, et puisqu’il avait retrouvé l’équilibre de sesfacultés, il en profitait pour ne rien négliger de ce qui pouvaitlui rendre la sérénité de l’âme qui lui faisait encore défaut.

Par exemple, il se gardait dans le cas où lesfantômes qu’il avait si bien vus dans l’état de mort luiapparaîtraient de nouveau dans la vie pour lui prouver qu’ilsn’étaient point de vaines images.

Et surtout, il avait réussi à se garder contreun fantôme, celui qui le tracassait par-dessustout !

Ah ! celui-là, il y pensait sans cesse,même quand il ne le sentait pas en train de rôder autour de lui…Mais il l’avait bien attrapé, ma foi oui, il l’avait bienattrapé !…

Un soir, c’était… mon Dieu ! il y avaitsix jours de cela… c’était la première fois qu’il se levait depuisle terrible accident… Le docteur de Juvisy avait déclaré que toutallait pour le mieux et que Jacques pouvait maintenant comptervivre jusqu’à cent ans ! (Cent ans de vie, il avait dit celasérieusement, le docteur, mais il avait mis à cela une condition,c’est que Jacques chasserait les fantômes de son cerveau, sans quoiles fantômes le reprendraient et l’entraîneraient d’une façondéfinitive, cette fois dans la mort, dans la vraie mort d’où l’onne revient jamais !… Aussi Jacques avait-il promis d’être biensage, et de ne plus se faire d’idées !) Donc, ce soir-là, il yavait six jours de cela, on l’avait roulé dans un fauteuil, car ilse sentait encore bien faible, jusque dans la petite pièce quiservait de penderie à Fanny.

Et l’on ne s’était plus occupé de lui, car onprocédait hâtivement au nettoyage de la chambre.

Cette pièce était justement celle qu’ilfallait traverser pour aller chez les enfants, et c’était danscette pièce-là que s’était passél’« accident » !

C’était dans le tiroir de la table qu’il avaitcherché le revolver, le soir de l’accident où son cerveau avait étési singulièrement troublé par certain bruit de chaîne. En revoyantla pièce, en revoyant la table, Jacques, naturellement, s’étaitrappelé ce qu’il s’était imaginé au moment de l’accident…Le fantôme se dressant tout à coup devant lui avec le revolver ettirant sur lui !… Pourquoi s’était-il imaginé cela alors quel’événement s’expliquait si simplement par l’accident !Pourquoi toujours faire intervenir ce fantôme ?… Eh ! parDieu ! se mit-il à penser, parce qu’il l’avaitvu !… de ses yeux, vu !…

Une hallucination ?… Peut-être !…Certes, il était trop raisonnable, maintenant qu’il recevait dessoins de ce brave médecin de Juvisy, pour faire de la peine àcelui-ci et ne point admettre qu’il avait été victime, en effet,d’une hallucination !…

Mais tout de même, encore une fois, ceshallucinations étaient aussi terribles que la réalité !… Etpuisque ces hallucinations vous tuaient par-dessus le marché,Jacques s’était demandé ce que de vrais fantômes pourraient fairede plus !…

Or dans le moment qu’il s’était demandé cela…il avait senti que le fantôme était revenu !…

Certes ! il n’y avait pas à setromper, le fantôme était derrière lui… presque penché sur sonfauteuil…

Jacques en apercevait la forme blême et flouedans la glace.

Mais le fantôme s’imaginait évidemment queJacques, qui n’avait pas fait un mouvement, ne le voyaitpas !…

C’était bien André, avec son insupportableblessure à la tempe !…

… Ah ! dans un autre temps, comme Jacquesaurait bondi ! Quel tapage il aurait fait !… Mais,« instruit par l’expérience » et ayant recouvrél’équilibre de ses facultés, il avait appris à mater sa peur et àse raisonner…

Ce fantôme n’était, après tout, peut-êtrequ’une hallucination ?… Voilà ce qu’il ne fallait pasoublier !… et c’est bien cette pensée si raisonnable quidonnait à Jacques la force de regarder le fantôme « sans enavoir l’air »… et de ruser avec lui !…

Car Jacques était bien décidé, cette fois, às’en débarrasser…

Fantôme ou hallucination, il allait toutsimplement tenter de l’enfermer à jamais entre ces quatremurs !…

André, toujours appuyé au dossier du fauteuil,ne bougeait pas et Jacques ne remuait pas plus que lui…

Jacques faisait semblant de lire un journalqui était sur ses genoux…

Une simple bougie sur la table éclairaitdoucement cette scène muette…

Et Jacques calculait que, derrière le fantôme,la porte conduisant à la chambre que l’on était en train denettoyer était fermée ; la clef était restée dans la serrure,mais de l’autre côté, du côté de la chambre… son premier soin, unefois dehors, serait donc d’aller donner un double tour à cetteclef-là !… Ce qu’il fallait, c’était sortir si vite par laporte conduisant à l’appartement des enfants que le fantôme,surpris, n’eût point le temps de faire un mouvement…

S’il prenait bien son élan, en deux bonds,Jacques pouvait être dehors… par cette porte restée entrouverte…Une fois passé, il la rabattait sur le nez du fantôme ! etcomment !… et le peresprit d’André restait enfermé làpour toujours… et ne viendrait plus le tourmenterjamais !…

Tant pis pour la penderie !… Ce seraitdésormais une pièce condamnée, et tant pis aussi pour les robes deFanny. Elle s’en commanderait d’autres !…

Tout bien pesé, Jacques pensa que l’entrepriseserait facile.

Il ne fallait point manquer de force, voilàtout !…

Alors, dans le moment que le fantôme lecroyait quasi endormi sur son journal (Jacques faisait celui quifermait les yeux)… il bondit et fut dehors en une seconde, etclac ! la porte fut refermée !…

Un tour de clef… Jacques se sentit alorsprodigieusement léger… il avait des ailes !… Il s’était élancédans le corridor, il était revenu dans la chambre, avait couru à laporte de la penderie et avait donné les deux tours de clef !…Cette fois, ça y était !… Ça y était bien !… Ah ! lefantôme était bien pincé !… bien attrapé !… Il n’ensortirait plus !…

Cependant les domestiques avaient entouréJacques, qui leur riait joyeusement… Fanny était arrivée, avaitrenvoyé les importuns et Jacques lui avait, en quelques phrasesclaires et enthousiastes, expliqué tout…

Mais, à vrai dire, Fanny était réellement tropsérieuse pour son âge !… Fanny n’avait pas ri, bien qu’il eûtpris la précaution de lui dire : « J’en suisdébarrassé ! Fantôme ou hallucination !… »Tout de même Fanny lui avait promis de ne plus ouvrir jamais cesdeux portes, moyennant quoi, il lui avait promis, lui, de ne plusavoir cette hallucination-là !… Et il avait tenu saparole !…

Depuis six jours, Jacques n’avait plus rien vud’extraordinaire. Il paraissait être redevenu un homme raisonnableet tranquille comme tous les hommes tranquilles dans la tranquillevie.

Ce qui ne l’empêchait pas, sans le dire àFanny, de prendre encore des précautions… car il ne fallait pas sedissimuler que le fantôme devait être enragé là-dedans et qu’ilimaginerait mille tours pour en sortir…

Quand Jacques ne se sentait pas surveillé, ilallait coller son oreille contre la porte de la penderie etentendait distinctement le fantôme qui tournait là-dedans comme untoton !… Tantôt, il se heurtait aux vitres de la fenêtre avecun bruit de mouche emprisonnée… et tantôt, il remuait sa chaîneavec acharnement.

Tous ces bruits-là, du reste, déplaisaientfort à Jacques… il eût préféré que le fantôme prisonnier prît sacaptivité en patience !…

Enfin, bientôt, Jacques ne l’entendraitplus ! Il était, en effet, convenu avec Fanny que l’on allaitréaliser ces fameux projets de voyage qui leur feraient toutoublier !… Italie !… Italie !… Harmonie !…Harmonie !… Azur !… Santa Lucia ! Où estl’indicateur des chemins de fer ?…

Fort de savoir son fusil à deux pas de lui,son fusil chargé… Jacques ne craint pas de pénétrer, tout seul, cesoir, dans la chambre de Fanny pour chercher l’indicateur…Ah ! le voici sur la commode. Train de luxe… si on passait parVenise ?… l’automne, très bonne saison pour voir Venise…

Hein ? quoi ? qu’est-ce qu’il ya ?… Qui l’appelle ?…

Et il se retourne, haletant, vers la portefermée de la penderie…

Une voix, il a entendu une voix sourde quiappelait :

– Jacques ! Jacques !…

La voix maintenant s’est tue… mais Jacquesperçoit distinctement du frôlement contre la porte !

Alors, il perd toute mesure ! il en aassez… Il faut en finir avec ce fantôme. Ce fantôme enfermé dans lapenderie fait vraiment trop de bruit avec sa chaîne.

Jacques va chercher son fusil, puis bravement,héroïquement, ayant tiré de sa poche un de ses lourds trousseaux declefs qui ne le quittent plus… il introduit l’une de ces clefs dansla serrure de la penderie et, d’un coup, ouvre la porte,bravement ! héroïquement !…

Ah ! si le fantôme est là, il va lefoudroyer, c’est sûr ! il se rue dans la pièce, le doigt surla gâchette de son fusil… Pas de fantôme !… Non !… Il n’ya pas de fantôme dans cette petite chambre dont son regard fait letour…

S’il y avait eu un fantôme, il l’aurait aperçuimmédiatement, parce que cette petite chambre n’est éclairée quepar la lumière venue de la grande. Il règne là une pénombre danslaquelle les fantômes – quand il y en a – se détachent avec uneparfaite netteté… et chacun sait, du reste, que les fantômes sontbien plus visibles dans l’obscurité que dans la lumière…

Cependant, une minute auparavant, le fantômed’André était là… Il l’a entendu remuer, il l’a entenduparler !… Où est-il passé ?… Qu’est-il devenu ?… Paroù s’est-il enfui ?…

Ah ! là-bas, la fenêtre remue !… lafenêtre est entrouverte. Le fantôme vient d’ouvrir la fenêtre et dese sauver par la fenêtre en laissant derrière lui, dans l’air quisoulève le rideau, le bruit léger de sa chaîne…

Jacques se précipite sur cette fenêtre pour larefermer derrière le fantôme, mais la fenêtre résiste à son effort,parce que, du volet rabattu par le vent, une chaînette qui sert àl’ordinaire à retenir le volet contre la muraille, pend jusque surla pierre de la croisée et promène çà et là son tintinnabulantcliquetis d’acier…

Alors Jacques éclate de rire, d’un rireénorme, colossal, d’un rire qui secoue de dessus sa poitrine lepoids formidable de tous les fantômes de la terre !… Il rit…Il rit… jusqu’au moment où il aperçoit sur la table de la petitepièce une simple bougie coiffée de son petit casqued’argent !

Cette bougie était celle qui éclairait Jacquessix jours auparavant, lorsque celui-ci lisait ou plutôt faisaitsemblant de lire son journal… le journal est encore par terre…personne ne l’a ramassé… mais la bougie, elle… la bougie quibrûlait, lorsque Jacques a bondi vers la porte et a refermé laporte, il y a six jours… qui donc l’a éteinte ?… qui doncl’a coiffée de son petit casque d’argent ?…

Chapitre 28L’HORRIBLE MYSTÈRE DE LA BOUGIE AU PETIT CASQUE D’ARGENT

 

Fanny était sortie de la villa du bord del’eau dans un état d’esprit des plus dangereux pour cette pauvreMme Saint-Firmin.

Une autre ne se serait point relevéefacilement du coup porté par Marthe, mais Mme de laBossière, qui était, selon la formule du petit Darbois, « unefemme de tête », retrouva bientôt toute sa lucidité accoutuméepour faire face au danger qui était imminent et terrible.

Chemin faisant, elle raisonnait sur le cas deMarthe (ce qui lui était arrivé déjà bien souvent), et concluait(ce qu’elle n’avait pas encore osé faire).

En somme, la puissance visionnaire deMme Saint-Firmin s’était affirmée de jour en jour,grandissante par étapes, et précisant de plus en plus son objet aufur et à mesure que cet objet la tourmentait davantage.

Tout cela, pensait maintenant Fanny, était dusomnambulisme pur… et normal… et scientifique ; il ne fallaitplus se le dissimuler.

Oui, la science avait consacré d’une façondéfinitive ce pouvoir singulier de l’esprit, en état d’extase, chezcertains individus.

Marthe voyait le crime !

Elle l’avait d’abord entr’aperçu… nedistinguant bien que la figure qui lui était si chère del’assassiné… puis elle avait aperçu une automobile… puis une malle…un cadavre dans une malle… Enfin… elle venait de voir le crimelui-même, le crime en action, et la figure du criminel, aucarrefour de la Fresnaie !…

Ah ! ce n’était pas de l’imaginationcela, servie par des coïncidences, non, non… c’était bien de lavision… et cette vision allait sans doute lui faire découvrirdemain l’endroit où était caché le cadavre ! C’étaitclassique !… Le petit Darbois en avait cité des exemples… Lajustice alors se mettrait en branle… la justice qui ne répugne plusmaintenant, comme avait dit le reporter, à chercher un précieuxauxiliaire dans le somnambulisme. Et Mme de la Bossièreconclut.

Elle conclut que Marthe ne devait plus avoirde visions !…

Cela fut dit par elle, tout haut, telle lasentence d’un jugement dans la solitude du chemin que suivait Fannyrentrant à la Roseraie.

« Elle n’en aura plus !…Aujourd’hui, les visions lui commandent de se taire… demain elleslui ordonneront de parler… Elle n’en aura plus… »

Et Fanny ne plaignit point la pauvreMarthe ! Elle lui en voulait trop d’être venue troubler leursi belle, leur si magnifique quiétude ! Si Marthe ne s’était« mêlée de rien », Fanny ignorerait encore à cette heurece qui s’était passé au rond-point de la Fresnaie. Elle enbénéficierait, et personne n’en parlerait, et son mari ne seraitpas le pauvre être bourrelé de remords qu’elle ne reconnaissaitplus et qu’elle commençait de mépriser… car, à quoi bon avoir laforce qui tue, qui arme le bras, si l’on n’a point ensuite cellequi commande à la pensée et qui efface le souvenir ?

Les fantômes d’André n’avaient jamais été dansla pensée de Fanny que les formes diverses du remords. Et cesfantômes étaient tous venus de la villa du bord de l’eau !…C’était Marthe qui les lâchait tous les soirs dans lacampagne !… Marthe disparue, les fantômesdisparaî­traient !… Ah ! comme Fanny haïssait cette femmequi avait pu espérer un instant devenir châtelaine de la Roseraieet qui semblait avoir juré de perdre celle qui lui avait pris saplace !

Sept heures sonnaient quand Fanny rentra auchâteau.

Elle calcula que les heures qui la séparaientde trois heures du matin seraient bien lentes à passer, dans laseule compagnie de l’idée de ce crime qu’elle avait au bout desdoigts depuis qu’elle avait regardé de si près la gorge de Marthe…cette gorge si redoutable… et si fragile…

… Oui, elle n’aurait qu’à serrer un peu !Elle sentait la gorge déjà entre ses doigts !… ses doigts quise crispaient avec une joie sauvage sur cette gorge qui ne savaitpas se taire…

Le valet de pied lui annonça que M. de laMarinière était au salon. Il était venu en auto prendre desnouvelles de M. de la Bossière.

« Tant mieux ! se dit-elle, je vaisle retenir à dîner et il m’aidera à passer une partie de lasoirée ! »

– Vous avez prévenu Monsieur ?…

– Katherine a frappé à la porte de Monsieur etMonsieur a répondu qu’il fallait « lui ficher lapaix ! » et d’une voix si rude que Katherine prise depeur est redescendue en pleurant. Il faut que je dise àMadame : Katherine ne peut plus rester au service de Madame…et comme je dois me marier avec Katherine…

– C’est bien ! C’est bien ! Nousparlerons de tout cela demain, mon garçon !…

Et Fanny gravit hâtivement l’escalier dupremier étage contenant à grand-peine sa colère, non point contreles domestiques, qui étaient bien excusables de ne plus vouloirrester dans cette maison fous, d’autant plus que quelques-unsd’entre eux avaient été pris de la maladie ambiante et croyaientvoir des fantômes partout, mais contre Jacques qui avait dû selaisser aller à une nouvelle crise…

Elle le trouva dans la penderie tenant sonfusil comme s’il était à l’affût, et fixant avec des yeuxd’épouvante une bougie coiffée de son petit casque d’argent.

Elle lui arracha le fusil des mains. Elleétait furieuse. Il se laissa faire.

– Qu’est-ce qu’il y a encore ?demanda-t-elle, d’une voix rude… je vous jure que si vous continuezà faire le fou… je ne vous soigne plus, moi !… Je commence àen avoir assez !… Ah ! oui, je commence a en avoirassez !… Où êtes-vous allé chercher ce fusil-là ?… Et ilest chargé !…

Il ne répondait pas ; alors, avec desgestes précis, vivement, elle vida l’arme de ses cartouches. Ilfixait toujours son bougeoir.

– Me direz-vous enfin ce qui vous estarrivé ?… Que vous a fait ce bougeoir ?… Pourquoi leregardez-vous ainsi ?…

Alors, à voix basse, sans cesser de regarderle bougeoir, il lui confia par petites phrases hachées l’horriblemystère… l’horrible mystère du petit bougeoir au casqued’argent !…

Cette bougie allumée avait étéenfermée par lui dans cette chambre… Il avait conservé les clefs decette chambre dans sa poche… or, il venait de retrouver, six joursplus tard, la bougie non consumée mais éteinte et coiffée de sonpetit casque d’argent !… Qui donc avait éteint cettebougie ?… »

Ayant dit, il leva sur elle un regard sitroublé qu’elle eut peur, cette fois, que la raison fût partie pourtoujours !… Elle se hâta de le rassurer…

– Qui ?… Vous demandez : qui ?…Mais, mon pauvre ami, c’est tout simplement Katherine !

– Mais c’est impossible !… Tu memens !… Tu me mens ! parce que tu sens que ma raisonchavire !…

– Voulez-vous m’entendre, hein ?… C’estKatherine qui me l’a dit elle-même. Et quoi de plus naturel, envérité ?… Quand je suis arrivée dans la chambre, moi, il y asix jours, vous veniez de vous livrer à vos extravagances et l’ondut vous coucher. Je questionnai Katherine qui me dit :

« Madame, nous étions en train de fairela chambre pendant que l’on avait glissé Monsieur sur un fauteuildans la penderie. Tout à coup, nous avons entendu du bruit et uneporte qui claquait. Je suis allée aussitôt dans la penderie.Monsieur n’était plus là ! J’ai voulu ouvrir la porte quiconduit chez les enfants, elle était fermée à clef, je suis revenuealors dans la chambre, refermant la porte derrière moi après avoiréteint naturellement la bougie… Là-dessus, Monsieur estrentré dans la chambre comme un fou, par le corridor, et a courudonner deux tours de clef à la porte de la penderie. » Voilà,mon pauvre ami, tout ce qui est arrivé. Cette explication voussuffit-elle ?…

Jacques la fixait d’un air hébété :

– Oui… c’est certain… c’est logique…

Et il soupira.

– Te revoilà bien malade !… Le docteur nesera pas content…

– Ma chère… ma bien-aimée Fanny… il faut quenous nous en allions… J’ai regardé l’indicateur des chemins de fer…Est-ce que nous passerons par Venise ?…

– Où vous voudrez, mais vous me ferez grandplaisir en partant pour Paris, dès demain, avec votre valet dechambre… Oui, je ne veux pas que vous restiez ici un jour deplus…

– Ah ! c’est bien mon avis, fit Jacques…je ne me remettrai tout à fait que loin d’ici… Tout de même, ai-jeété assez sot avec cette histoire de bougie éteinte… Pauvre garçonstupide que je suis !… Tenez !… c’est comme le bruit deschaînes… Vous savez, le fameux bruit de chaînes… que j’entendaistoujours ?… que vous avez vous-même entendu un soir ?…rappelez-vous : vous disiez… « On trouvera demainl’explication… Un bruit de chaînes est un bruit trèsnaturel… » Oui, vous disiez cela… Eh bien !… ma chèreFanny, vous aviez encore raison… c’est le bruit de la chaînette duvolet !… Alors, il y a de quoi rire, n’est-ce pas ?…vraiment de quoi rire !… Et j’ai ri tout à l’heure aussi fortque lorsque le docteur rit quand je lui raconte que je suis revenude chez les morts !… Il a fallu cette histoire de bougieéteinte pour me bouleverser l’âme à nouveau… mais maintenant, lavoilà expliquée… cette histoire… tout s’explique décidément… etj’imagine que je vais bien dormir, ce soir…

Dans le petit salon, M. de la Marinièreattendait patiemment qu’on voulût bien se rappeler sa présence auchâteau, car il était fort curieux des événements qui sedéroulaient chez ses amis. Il revenait de Paris à l’instant et ilavait lu les feuilles du soir qui relataient les incidents de laconférence de Jaloux à l’École des hautes études. Il apportait lesjournaux à Mme de la Bossière et venait lui proposer sonconcours dans le cas où il faudrait leur faire parvenir uneréponse… Quelle histoire !… Il brûlait de s’y mêler… d’y jouerun rôle d’ami, car c’était un excellent homme.

Quand Jacques fut couché, Fanny descendit etmit le comble aux vœux du vieux gentilhomme en le retenant àdîner…

– Et après, lui dit-elle, nous ferons unbésigue, n’est-ce pas ? Histoire de passer une bonne partie dela soirée avec un hôte charmant !… On nous abandonne depuisque le bruit court que la Roseraie est le rendez-vous de tous lesfantômes de la vallée. Ah ! vous êtes au courant ?… Lesjournaux du soir ?… Merci, vous êtes bien aimable. !…Oh ! nous allons être envahis par les journalistes… Il en estdéjà venu aujourd’hui… je n’en ai pas parlé à Jacques, bienentendu !… Oui, Jaloux et Moutier ont raconté l’opération etMlle Hélier a donné nos noms… c’est charmant !… Sinous voulons avoir la paix nous n’avons plus qu’à déguerpir… etc’est ce que nous allons faire dès demain, mon cher La Marinière…vous voyez, je n’ai pas de secret pour vous… oui, nous allonspartir sans tambour ni trompette… j’irai promener « monrevenant » en Italie ou en Suisse… et nous ne réapparaîtronsque lorsqu’on nous fera le plaisir de ne plus s’occuper denous !… Allons ! venez dîner !… et donnez-moi desnouvelles de vos puppies, mon cher ami… ça va toujours, lecoursing ?…

Chapitre 29CE QUI PEUT ARRIVER À « UNE FEMME DE TÊTE »

 

La Marinière repartit en auto à onzeheures.

À minuit, tout paraissait dormir au château.Deux heures du matin sonnaient à l’horloge des communs quand uneombre qui profitait de toutes les ombres pour se dissimuler, au rasdes haies, des murs et des clôtures, pénétrait au plus épais duparc.

Cette ombre venait du château et en étaitsortie par la porte basse de la Tour Isabelle.

Chose curieuse, les chiens qui s’étaient mistout à coup à aboyer furieusement se turent lorsque l’ombre passaprès des chenils et s’enfonça dans la ténèbre profonde de l’alléedes platanes.

Elle prit ensuite par la petite futaie etarriva au mur de clôture du parc. Là, elle remonta le sentierpendant deux cents mètres environ, et s’arrêta enfin devant uneporte vermoulue et à demi dissimulée sous un rideau épais de lierreet de plantes parasites.

Et aussitôt l’ombre ne put retenir une sourdeexclamation. Cette porte qu’elle croyait trouver fermée étaitentrouverte.

La stupéfaction que lui causait ce détailimprévu suspendit un instant la marche de Fanny sur le chemin ducrime.

Cependant, elle n’hésita point longtemps.

Elle se serait méprisée d’être venue jusque-làpour reculer… pour reculer devant une porte ouverte !… quandsa vie, sa fortune, l’honneur de son nom, l’avenir de son enfant,tout dépendait du geste à accomplir… du geste si simple… et quidemanderait si peu d’effort…

Elle réfléchit que cette porte pouvait êtreouverte depuis des semaines… des mois… peut-être livrait-elleordinairement passage a quelque domestique cherchant aventure auvillage…

Et, patiemment, pendant quelques minutes,Fanny attendit, tapie sous la futaie, l’oreille au guet. Ellen’entendit ni ne vit rien de suspect. Alors elle jugea que lemoment était venu de précipiter sa marche vers la petite maison dubord de l’eau, car l’heure s’avançait, l’heure à laquelle Martheavait rendez-vous avec ses visions.

Elle sortit du parc sans avoir rien remarquéd’anormal et, par le sentier qu’elle connaissait bien, qui longeaitla lisière de la foret de Sénart, elle descendit jusqu’à laboulaie.

À travers les arbres, elle apercevaitmaintenant, de temps en temps, les murs éclatants et nus de lavilla éclairés d’une façon intermittente par la lune. Il y avait degros nuages au ciel, et le vent les chassait au galop du côté de laforêt qui commençait à chanter d’une façon lugubre.

Mais, armée uniquement de son cœur d’airain,Fanny ne tremblait ni physiquement – car elle avait pris soin des’envelopper d’une cape épaisse qui protégeait jusqu’à son visage –ni, si l’on peut dire, moralement.

La forme nocturne des choses ne l’émouvaitpoint. Le geste inattendu d’une branche, la silhouette tourmentéeet gémissante de quelque buisson au bord de la route nel’arrêtaient pas. Elle passait, avec précaution, mais elle passait,et elle se trouva bientôt derrière cette clôture de planches, oùelle s’était déjà tapie certain soir, avec son petit chéri, poursurveiller les hantises de Marthe.

En ce temps-là, il ne s’agissait que de« savoir ». Maintenant, il fallait« agir ».

Et elle attendit.

C’était le même décor et à peu près le mêmetemps… avec ses éclaircies de lune… C’étaient les mêmes heures quisonnaient au clocher prochain du village… C’était le mêmebalancement douloureux des trembles, sur la gauche, au coude duchemin de halage… C’était la même fraîcheur glacée entre lesnénuphars de la rive et la racine des saules… C’était le même petitbruit de chaîne venant du bachot…

Ah ! ces bruits de chaînes, quelleimportance ils avaient pris dans certaines pauvres cervellesmalades !… Fanny n’aurait pu s’empêcher, même dans un pareilmoment, d’en sourire si son attention n’avait pas été soudainaccaparée mais entièrement accaparée – par l’apparition, sur leseuil de la petite porte du jardin, de la pauvre Marthe…

Ah ! certes oui, c’était bien elle quiavait l’air d’un fantôme… et plus que jamais !… Vraiment, sifragile, si fragile, si frissonnante… si peu de chose vraiment queFanny elle-même, au cœur d’airain, en eût peut-être eu pitié sielle n’avait tout à coup, la pauvre folle, prononcé le nom de safolie : « André !… André ! »

Elle appelait son fantôme chéri… elle appelaitsa vision fidèle… Et elle devait sans doute le voir, car,puisqu’elle entendait des choses que personne n’entendait, ellepouvait voir des choses que personne ne voyait… Et la pauvre femme,les mains tendues vers son rêve, s’avançait vers le fleuve… enappelant : « André !… André ! es-tulà ?… »

Alors, derrière elle, avec des mouvements detigresse à l’affût, Fanny se glissa. Elle n’avait plus qu’un pas àfaire pour toucher sa victime, qu’un geste à accomplir pour lajeter au fleuve.

Mais ce pas, elle ne le fit point, et songeste retomba… et Fanny faillit crier d’horreur :Le fantôme était là !…

Chapitre 30FUITE

 

Elle le reconnut à sa blessure à la tempe etaussi à toute sa figure visible dans le rayon de lune qui passait àtravers les branches. C’était André. C’était bien ses beaux yeuxqui semblaient encore avoir grandi et qui regardaient Marthe avecune tristesse infinie, c’était sa pâle et belle figure, si pâle, etqu’une souffrance surnaturelle semblait avoir encore allongée, bienqu’elle n’en distinguât point les contours perdus dans le flou dela nuit toujours humide et toujours brumeuse sur les bords.

Il paraissait vêtu d’une sorte de manteauvague ou plutôt d’une loque incolore qui lui tombait des épaules etse continuait dans la vapeur du fleuve. Et il était assis sur lebord du vieux canot. Il ne voyait que Marthe.

Si Fanny, en apercevant le fantôme d’André,n’avait pas hurlé d’épouvante c’est que de sa bouche ouverte le sons’était refusé à sortir. Le cri d’horreur des vivants à l’aspectdes morts resta dans sa gorge contractée ; et, après avoirreculé en chancelant comme si elle avait subi un choc dont laviolence l’eût étourdie, elle tourna sur elle-même et s’enfuit,éperdue.

Elle traversa d’abord le petit bois detrembles, remonta en courant dans la boulaie, et courut, courutencore quand elle eût atteint la lisière de la forêt. Elle n’osaitse retourner pour savoir si elle était suivie par la terribleapparition, et, cependant, il lui semblait parfois entendrederrière elle le bruit fantastique des chaînes secouées…

Un instant, elle dut s’arrêter, s’appuyer autronc d’un arbre pour y reposer – un instant, un instant – tout sonpauvre corps haletant, tout son être misérable en déroute…

Mais elle repartit aussitôt, plus folle quejamais dans sa fuite, et telle qu’une bête traquée par les chiens,car elle avait entendu près d’elle, derrière elle, autour d’elle,les chaînes, les chaînes qui sautaient, qui grinçaient,tintinnabulaient au pied des morts !…

Et quand elle arriva tout en haut du plateau,au coin du mur du parc, elle eut encore un sursaut de terreur, carle chemin était traversé par une forme étrange qui faisait desgestes immenses sous la lune…

Cependant, ce fut cette forme-là qui la ramenades limites de la folie. Elle reconnut Prosper le bancal, quiagitait sa béquille.

Elle l’appela, heureuse de se trouver en faced’un corps vivant… de quelqu’un qui n’était pas encore allé chezles morts !…

Mais il la regarda comme s’il ne laconnaissait pas et s éloigna rapidement dans un déhanchementmonstrueux et grotesque toujours agitant au-dessus de sa tête l’unede ses béquilles et faisant entendre ce son sinistre, le seul quepût proférer sa bouche informe, son bec de lièvre hideux :« Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! »

Elle toucha le mur du parc ; elle étaitpresque chez elle. Elle venait de reconnaître cet être misérable,ce pauvre idiot, qu’elle avait fait soigner chez elle ; ellese souvenait qu’il n’avait pas attendu le lendemain de son accidentpour se sauver comme s’il avait peur qu’on lui fît du mal… Enfin,ses oreilles ne lui chantaient plus la stupéfiante chanson deschaînes…

Elle se reprenait à raisonner et elle retrouvala petite porte, rentra dans le parc et regagna sa chambre par laporte basse de la Tour Isabelle…

Alors, quand elle fut dans sa chambre etqu’elle eut fait autour d’elle de la lumière, et qu’elle se rappelatous ses gestes et… et ce qu’elle avait vu… elle se dit qu’elleavait eu peur d’une ombre…

Chapitre 31LA MÊME PENSÉE CONDUIT LES PAS DE JACQUES ET CEUX DE FANNY

 

Mais, en vérité, avait-elle eu peur d’uneombre ?

Voilà la question redoutable que Fanny seposait le lendemain matin de cette étrange expédition.

Comment, saine d’esprit comme elle était,n’ayant encore ressenti, et cela en aucune façon, et à aucunmoment, la maladive influence de Marthe ni celle de son mari,comment avait-elle pu, elle, Fanny, qui ne croyait pas àgrand-chose et qui n’était effrayée par rien, avoir unevision !

En y réfléchissant bien, elle jugeait la choseimpossible. Elle se rappelait, du reste, l’état d’esprit aveclequel elle était arrivée sur la berge. Il était des pluscriminels, mais des plus sensés. Comment, en une seconde, sa raisonavait-elle pu chavirer à ce point ?…

… Et si André n’était pas mort ?

Car enfin, puisqu’elle l’avait formellementreconnu, il était moins absurde de penser qu’elle s’étaitréellement trouvée en face de lui qu’en face de son fantôme.

Si André n’était pas mort, bien des choses setrouvaient alors expliquées et, en particulier, la précision desrenseignements donnés a Marthe sur le crime du rond-point de laFresnaie…

D’autre part, si André n’était pas mort, biendes choses restaient inexplicables : où était-il ?…Comment vivait-il ?… Pourquoi n’était-il pas revenu chasserson frère et la famille de son frère du château ?… Pourquoirestait-il séparé de ses enfants ?… Que signifiaient sesapparitions nocturnes ?

Le mystère s’éclaircissait d’un côté ets’épaississait singulièrement de l’autre !

Enfin, comment n’eût-il pas été mort après ceque Jacques lui avait raconté du drame ? Jacques avait enferméà clef le cadavre de son frère dans la malle ; et la malleavait été immédiatement enterrée par Jacques au fond de la cave deHéron ! Alors ?…

Alors, elle ne pensa plus qu’à la malle, et,avec son esprit pratique, ennemi de toute fantasmagorie, ellerésolut d’aller voir elle-même si le cadavre était biendedans !

Jacques devait partir dans la matinée et elledevait le rejoindre, le soir, à Paris, avec le petit Jacques. Ilconvenait, tout de même, en l’occurrence, de savoir ce qu’ilslaissaient derrière eux ! Des fantômes ou une victimeencore vivante qui préparait dans l’ombre une bien singulière eteffrayante revanche ?…

Toute la question était là. Fanny nequitterait point la Roseraie avant de l’avoir résolue.

Jacques partit pour Héron, à 9 heures, au brasde son valet de chambre. Il avait désiré cette promenade à pieddans la belle matinée un peu froide.

Il se trouvait bien, déjà solide, et heureuxde faire un tour à l’usine, ce qui ne lui était pas arrivé depuisquelques semaines.

Il embrassa Fanny en la priant qu’elle netardât pas à le rejointe au Terminus où il descendrait sous un fauxnom pour déjouer la curiosité des journalistes. Il ajouta qu’ilpasserait deux heures environ à Héron pour prendre les dernièresdispositions avant le voyage ; à 11 heures, il monterait dansl’auto et déjeunerait à Paris.

Toute la matinée fut occupée par Fanny àdonner des ordres pour les bagages, à régler la situation de sesgens pendant son absence, à recevoir une vieille demoiselle deJuvisy qui devait prendre auprès de Germaine et du petit Françoisla place de Mlle Hélier et qui, tout en protestantqu’elle était d’esprit sain et qu’elle n’avait jamais cru auxfantômes et qu’elle n’avait jamais fait tourner de tables,regardait toutes choses autour d’elle avec un air d’égarement commesi elle redoutait de voir sortir du plancher ou des murs le diableen personne.

Le valet de pied, la femme de chambre anglaiseet l’aide de cuisine devaient s’en aller, eux, dès le soir. Ilprétendaient avoir vu, la nuit précédente, le fantôme se glisserdans le parc et pénétrer dans le château par la porte basse de laTour Isabelle.

La cuisinière et Lydia haussaient les épaulesen entendant de pareilles sornettes et elles avaient avec ellestous les esprits forts de la domesticité.

Fanny déjeuna seule, à midi, en lisant lesjournaux de Paris, qui ne parlaient que du « monsieur quirevient de chez les morts ».

Le petit Darbois d’Excelsior avaittenu parole. Il publiait une excellente interview, remettant touteschoses au point et dépeignant la châtelaine de la Roseraie sous lesplus agréables couleurs : elle était belle et intelligente,mais c’était une maîtresse femme qui n’aimait point les mauvaisesplaisanteries. Aussi mettait-elle en fuite les fantômes, et à laporte Mlle Hélier…

Après déjeuner, Fanny entra dans le bureau deson mari et passa une grande partie de l’après-midi à ranger despapiers d’affaires et de famille, et à chercher, dans les tiroirs,la grosse clef du garage qu’elle ne trouva pas.

Jacques l’avait emportée, comme il avaitemporté la clef de la cave de Héron. Mais Fanny était bien décidéeà faire sauter la serrure de cette cave et à la remplacer ensortant par un cadenas dont elle s’était déjà munie. Quant à laporte du garage, elle décida qu’elle demanderait à Ferrand (legardien de Héron) de lui trouver une clef qui l’ouvrirait.

Un peu avant 4 heures, elle se fit atteler lapetite charrette anglaise, et conduisant elle-même, elle se dirigeasur Héron en faisant le tour du parc pour dépister les curieux oules reporters qui pouvaient se trouver devant la grille…

Elle était enveloppée d’un gros manteau d’autoet coiffée d’une casquette retenue par une gaze.

Sous son manteau, elle emportait uncache-poussière avec lequel elle devait « travailler »dans la cave !… Elle se rappelait qu’il y avait là-bas unepioche, une pelle… sans doute celles qui avaient serviautrefois…

Sitôt qu’elle fut arrivée à Héron, elle jetales guides à Ferrand.

– Eh bien, mon brave Ferrand, vous avez vuMonsieur ?

– Oui, madame, et nous avons été tous biencontents de le voir si bien portant !… Monsieur est parti àParis avec M. de la Marinière…

– M. de la Marinière est donc venu cematin ?

– Ma foi oui !… Il savait bien queMonsieur devait s’absenter et comme il passait par là avec sonauto, se rendant à Paris, il est venu lui dire bonjour et l’aemmené, de sorte que le chauffeur que Monsieur avait commandé n’aeu qu’à rentrer…

– Dites-donc, Ferrand, j’aurai besoin depénétrer dans l’ancien garage pour prendre des objets qui me sontutiles et Monsieur a emporté la clef… Vous ne pourriez pas m’entrouver une qui ouvrirait la porte ?… Ça ne doit pas être biendifficile.

– Mon Dieu, madame… j’ai là des tas de clefs,on va toujours essayer… je crois bien que Monsieur y est allé aussice matin à l’ancien garage… je l’ai rencontré par là, il devait ensortir, il avait justement la clef à la main… si j’avais su…

Fanny pensa tout de suite :« Lui aussi n’a pas voulu quitter le pays sans avoirvu la malle et constaté que le cadavre est toujours dans lamalle !… »

Elle sauta de la charrette assez rassurée. SiJacques, après une visite pareille, était parti sans lui donner deses nouvelles, c’est évidemment que tout s’était normalementpassé.

Un quart d’heure plus tard, la porte de garageétait ouverte par les soins de Ferrand qui avait fini par trouverune vieille clef rouillée ne servant plus à rien et qui s’adaptaitparfaitement à cette serrure.

– Je la garde, dit Fanny.

– C’est comme Madame voudra. Si Madame abesoin de moi ?…

– Oh ! j’ai des recherches à faire parmices bibelots… allumez-moi la lanterne de la charrette, elle meservira… là… merci… et retournez à votre ouvrage, mon bon Ferrand…je vous appellerai si j’ai besoin de vous…

Elle referma sur elle la porte du garage,sérieusement, cette fois, à clef… elle écouta s’éloigner les pas dugardien… puis courut à la porte de la cave. C’était une porte àclaire-voie faite de grosses planches. La serrure avait été choisiepar Jacques d’un modèle assez compliqué, mais était par cela mêmeassez délicate… Elle ne résista pas à la pesée de la pince queFanny avait apportée dans la poche intérieure de son manteau d’autoavec le cadenas et les pitons.

Et Mme de la Bossière descendit,tendant sa lanterne allumée devant elle.

Au bas de l’escalier tournant, elle se heurtapresque tout de suite à un grand désordre. C’étaient des caissesqui encombraient le chemin. Une grosse barrique avait été déplacée.Décidément, elle avait bien fait de venir ; Jacques n’avaitpas eu le temps de remettre les choses en place… sans douteavait-il été dérangé par un appel… avait-il eu peur d’être surprispar Ferrand ou encore La Marinière était-il venu le chercher jusquedans la cour, frappant à la porte du hangar…

Elle avança encore, elle était dans ce coin dela cave que n’éclairait pas encore le soupirail et elle se trouvatout de suite sur le bord d’un trou dont la terre fraîchementenlevée avait été entassée sur l’autre bord… Une partie de cetteterre avait été rejetée au fond du trou et recouvrait déjà la malledont on apercevait encore cependant, çà et là, le cuir fauve et lesboutons de cuivre terni…

Jacques n’avait même pas eu le temps de finirde rejeter la terre dans le trou ! C’était bien cela !…On était venu le déranger en pleine besogne ! Mais elle auraitla force de l’achever, se disait-elle…

Elle enleva, d’un geste rapide et décidé, sonmanteau, qu’elle mit à l’abri de toute souillure ; puis, àgenoux sur son cache-poussière… elle se pencha au-dessus de cettetombe, au fond de laquelle il y avait une malle. Elle avait plantésa lanterne dans le terreau près d’elle.

Elle retira d’abord la pelle du trou.

Puis, elle se pencha à nouveau. Il n’y avaitpoint tant de terre sur cette malle que la main de Fanny ne pût seglisser jusqu’à la serrure… C’est donc à la serrure que la main deFanny alla !

Jacques avait-il pris le temps de refermer lamalle à clef ?…

Fanny se rendit compte tout de suite qu’iln’avait pas pris ce temps-là…

Alors, elle n’avait plus, pour savoir, qu’àfaire un dernier effort, qu’à se pencher davantage et à tirer àelle le couvercle… le lourd couvercle, recouvert en partie deterre, de l’énorme malle…

Et le couvercle fut soulevé…

Et, quand Fanny laissa retomber le couvercle,elle avait vu le cadavre !…

En revenant au château dans la petitecharrette anglaise, Fanny, contente de la bonne besogne« terminée » et l’esprit débarrassé d’un douteformidable, réfléchissait à cet étrange état psychique qui, à decertaines minutes et dans de certaines conditions, vous fait voirles fantômes de votre propre imagination.

Ainsi, elle en avait été victime elle-même,pensait-elle.

Pour trouver quelque excuse à une faiblessedont elle se serait crue incapable et qui la ravalait à ses propresyeux au rang de cette névropathe de Marthe, elle se rappelait quecette minute de défaillance avait failli être la minute d’un crime.Toutefois cette défaillance-là, elle la regretterait. Ah ! sielle ne l’avait pas eue, le fantôme ne serait plus apparu àpersonne ! Que ne l’avait-elle noyé dans le fleuve avec sonredoutable médium !…

Dès qu’elle eut franchi la grille ellepressentit quelque nouveau malheur !…

Tous les domestiques, la Fräulein et lesenfants et la vieille institutrice étaient groupés sur le perron,faisant des gestes incompréhensibles et i’interpellant avec la plusgrande agitation.

Fanny pressa le trot du poulain et perçutbientôt des exclamations, des cris :« Allons-nous-en !… Allons-nous-en !… »

On était à la fin du jour : cette sorted’assemblée de fous sur les degrés de ce château blême, auxfenêtres closes, qui paraissait déjà une grande triste choseabandonnée, avait un aspect fantastique qui déplut singulièrement àMme de la Bossière, laquelle s’était juré à elle-même dene plus jamais se laisser troubler ni influencer par l’apparenceplus ou moins bizarre des formes et des sons.

Aussitôt qu’ils l’aperçurent, les enfantscoururent à elle, suivis de toute la domesticité.

Le petit Jacques pleurait, disant :

– Le fantôme !… maman !… le fantômeest encore là !…

Quant à Germaine et à François, ilsaffirmaient avoir vu « papa » assis dans le grandfauteuil de la penderie… Et ils s’étaient sauvés tant ils avaienteu peur… Ils racontaient que le fantôme leur avait parlé et leuravait dit tristement : « Pourquoi voussauvez-vous ?… Vous ne me reconnaissez doncpas ? »

Ils l’avaient bien reconnu, mais leur papamort leur faisait trop peur…

Exaspérée par cette nouvelle« imbécillité » (ce fut le terme dont elle se servit pourqualifier l’événement), Mme de la Bossière sauta de lavoiture et questionna posément Germaine qui était déjà assezraisonnable pour ne plus croire à de pareilles sornettes. Germainequi tenait son petit frère sanglotant dans ses bras, et quipleurait presque aussi fort que lui, ne put que répéter :

– Nous avons vu papa !… Nous avons vupapa dans la penderie… il nous a parlé !…

Mais la colère de Fanny trouvaparticulièrement à se manifester quand, s’étant retournée vers lesdomestiques, elle apprit d’eux qu’ils n’avaient pas osé allereux-mêmes dans la penderie pour rassurer les enfants et leurprouver qu’il n’y avait pas de fantôme du tout !…

La nouvelle institutrice, elle-même, ne savaitque répondre : « Mon Dieu ! mon Dieu ! »…en joignant les mains, et, cependant, elle était bien connue pourses sentiments « laïques ».

Et tous les autres, montrant la fenêtre auxvolets clos de la penderie, disaient : « Oh !madame, il n’y a plus de doute… il est là… il estlà !… »

Même ceux qui ne croyaient pas aux fantômes,c’est-à-dire les esprits forts, déclaraient qu’ils ne voulaientpoint se mêler de cette affaire-là !…

Alors, Mme de la Bossière, prised’une nouvelle indignation, écarta tous ces pauvres gens etdit :

– Eh bien, je vais y aller moi, dans lapenderie, tas de lâches… tas d’imbéciles !…

– Prenez garde, madame !… Prenezgarde !…

– Maman ! maman ! criait le petitJacques. N’y va pas, maman !…

Elle était tellement énervée qu’elle luiflanqua une gifle.

Fanny fut vite au premier et pénétra dans sonappartement dont les portes étaient restées ouvertes, sans doute,après la fuite des enfants.

La peur avait si peu de prise sur elle(surtout depuis qu’elle avait vu le cadavre dans la malle) qu’ellene recula point devant l’obscurité qui régnait dans sa chambre. Etelle s’en fut tout de suite à la cheminée pour faire « de lalumière ».

Mais, comme elle s’avançait ainsi dansl’ombre, voilà que cette ombre fut éclairée d’un rayon, d’un traitlumineux qui, brusquement, s’en vint établir une oblique partant dutrou d’une serrure et rejoignant le parquet de la chambre.

Cette fois, Fanny recula suffoquée par lasurprise…

La serrure était celle de la porte de lapenderie. Il y avait donc quelqu’un dans la penderie ;quelqu’un qui, dans la penderie, avait fait de lalumière !…

« Eh bien ! pourquoi n’y aurait-ilpas eu quelqu’un dans la penderie ? Les portes n’en étaientplus fermées à clef… et pourquoi ce quelqu’un n’aurait-il pas faitde la lumière ?… »

Courageusement, ayant repris une fois de plusson sang-froid, elle avança et, d’une main ferme, ouvrit la porteet regarda.

Elle ne vit personne. Non ! Il n’y avaitpersonne dans la petite pièce… L’autre porte était fermée… et ellen’entendait aucun bruit de pas… Cependant… il se pouvait fort bienque la personne qui avait allumé la bougie qui se trouvait sur latable eût pris le temps de s’éloigner… l’autre porte n’était pasfermée à clef…

Mais, tout de même, qu’est-ce que signifiaitcette bougie allumée ?…

Cette bougie, dans un petit bougeoir d’argent,finissait par être effrayante même pour Fanny qui ne s’effrayait derien… effrayante avec cette façon qu’elle avait de s’éteindre et des’allumer, histoire d’épouvanter les gens… les gens au cerveau leplus solide, les femmes de tête même… n’était-ce point « lemystère du petit casque d’argent » qui recommençait etpour elle, cette fois ?…

Elle en eut tout de suite l’affreuxpressentiment à certain souffle qui lui passa dans les cheveux, quilui glissa sur la nuque, à un certain air frais et fade quil’enveloppa comme un vent de tombeau. Le mort ne devait pasêtre loin !…

Et voilà qu’elle vit, cependant qu’elleregardait la bougie allumée… voilà qu’elle vit s’allonger à côtéd’elle un bras de spectre, une main longue, longue, aux doigtspâles et desséchés qui s’approcha de la bougie, saisit le petitcasque d’argent et en coiffa la bougie qui s’éteignit.

Fanny poussa un cri horrible !…

Elle voulut s’enfuir, mais les jambes luimanquèrent, et, s’étant élancée, elle glissa dans les bras duspectre… du spectre d’André qu’elle avait eu le temps dereconnaître avant de s’évanouir… car les spectres qui ne sont pasvisibles dans la lumière… sont quelquefois visibles dansl’ombre…

Les domestiques avaient entendu le cridésespéré de Fanny ; ils n’avaient pas été les seuls àl’entendre… Une petite troupe de journalistes conduite par le jeuneDarbois était parvenue à pénétrer dans le parc et débouchait devantle château quand la clameur atroce les avait un instant arrêtés. Etpuis ils se précipitèrent.

Les domestiques leur expliquaient :« C’est Madame… Madame qui a voulu voir le fantôme dans lapenderie… » et, rendus braves par la présence des reporters,ils guidèrent les recherches…

Mais toutes les recherches furent vaines…

… On ne retrouva pas Mme de laBossière…

On se doute de l’immense stupeur quiaccueillit au lendemain de ces événements extraordinaires lesdéclarations des témoins, contrôlées par les journalistes de lagrande presse.

Le fantôme de M. André de la Bossière avaitemporté sa belle-sœur !…

Cette nouvelle n’était point nécessaire pourbouleverser un pays qui possédait déjà un monsieur vivant revenu dechez les morts !… Toutes les cervelles un peu faibles de larégion commencèrent à « se déranger » sérieusement et ily eut, dans la vallée, comme une épidémie de visionnaires. Onvoyait des fantômes partout, et des gens qui, jusqu’alors, avaientmontré beaucoup de bon sens prétendirent entendre à chaque instantdans leur buffet ou dans leur table de nuit des bruitsinexplicables…

On ne retrouva Mme de la Bossièreque le matin qui suivit le jour de sa disparition, étendue sansconnaissance au beau milieu d’un sentier de la forêt de Sénart, nonloin de la petite porte qui faisait communiquer le parc avec cetteforêt.

On parvint à faire reprendre ses sens à lamalheureuse femme, mais ce qu’elle raconta, quand elle parla,n’était pas encore fait pour calmer les esprits.

Elle, qui était appréciée de tous ses amis etde toute la société qui fréquentaient la Roseraie pour le parfaitéquilibre de ses facultés, semblait « déménager »complètement.

Elle restait persuadée qu’elle avait étéenlevée, à travers les muraille du château, par le fantômede son beau-frère !…

Enfin, ce jour-là, comme pour mettre le combleà la fantasmagorie des événements qui se déroulaient à la Roseraieet à Héron, on vit apparaître M. de la Marinière qui déclaran’avoir point emmené dans son auto, ainsi qu’il avait été dit, M.Jacques de la Bossière. M. de la Marinière affirmait être revenuseul à Paris et le prouvait.

Où était donc passé le monsieur qui étaitrevenu de chez les morts ?…

L’énigme ne faisait qu’augmenter.

Le Parquet demanda à la Sûreté de mettre enchasse ses plus fins limiers, mais ce furent les journalistes qui,encore là, arrivèrent bons premiers…

Le jeune Darbois avait « travaillé »ferme. En somme, la dernière fois qu’on avait vu M. Jacques de laBossière, ç’avait été devant la porte de l’ancien garage. Lereporter parvint à pénétrer dans le garage, et là, constatal’effraction toute fraîche de la serrure de la cave.

Il n’hésita pas à prendre l’initiative hardiede faire sauter le cadenas et il descendit dans la cave. La pelle,la pioche, la terre fraîchement remuée, le désordre des caisses etdes barriques, tout lui disait : « le secret estlà ». Et il creusa. Et il trouva la malle…

Et dans la malle, le cadavre de M. Jacques dela Bossière !

M. Jacques de la Bossière, l’homme quirevenait de chez les morts et qui y était si vite retourné, nes’était pas enterré tout seul !…

On sut que Fanny, quelques heures après ladisparition de Jacques, s’était enfermée dans le garage. On lasoupçonna immédiatement d’avoir tué son mari.

Chose extraordinaire : le cadavre deJacques de la Bossière ne portait aucune trace de violence, aucuneblessure. La victime semblait être morte étouffée… et cependantil y avait de nombreuses traces de sang dans la malle…

Alors, il fallut bien que Fanny quicomprenait tout, maintenant, expliquât au juge que son mariétait mort suffoqué de ne point trouver dans cette malle un cadavrequ’il y avait mis.

Le coup avait été trop fort pour un homme dontle cœur avait été recousu récemment et, foudroyé par l’anévrisme,il avait glissé dans la fosse qu’il venait de creuser, puis, dumême mouvement, dans la malle, dont le couvercle, sous l’effet dela secousse était retombé, se recouvrant en partie de la terre etde la pelle entraînées par la chute du corps.

Ainsi Fanny avait-elle, en apercevant lecadavre de Jacques de la Bossière sous le couvercle hâtivementsoulevé, cru reconnaître le cadavre d’André !…

Le certain, pour le moment, était que M. Andréde la Bossière, frappé à la tempe et enfermé par son frère dans lamalle derrière l’automobile (Fanny pour écarter d’elle tout soupçonde complicité avait tout raconté en détail), s’était échappé decette malle…

Comment ?… La chose n’avait pu se passerque d’une façon. Étourdi par le coup il était revenu vite à luidans la malle emportée par l’auto, n’ayant point trop perdu de sangà cause, sans doute, de la sorte de bandeau que Jacques lui avaitfait avec son mouchoir, mouchoir retenu encore par la casquetteprécautionneusement enfoncée sur le front.

André s’était soulevé et avait, dans l’instantmême, soulevé le couvercle de la malle qui pesait sur lui !Pour cela, il était nécessaire que la malle n’eût pas été fermée àclef comme Jacques l’avait pensé !… Elle avait étémal fermée !

André sort donc à moitié de la malle, soulèvela bâche, aperçoit son frère qui n’est occupé que de conduire lavoiture, et aussitôt, ne pense qu’à lui échapper, car il ne faitplus de doute que si l’autre se retourne il n’hésitera pas àachever la besogne commencée…

Et Jacques roule sur la route… sur la route dela forêt de Sénart…

Et c’est ici que recommence le grand mystère…Qu’a-t-il fait pendant cinq ans dans la forêt de Sénart, pourquoin’en est-il sorti que si tard et dans des conditions aussiétranges ?

L’article suivant paru dans Excelsiorsous ce titre général : « Une étrangeséquestration », et avec le sous-titre : « Le fou etle bancal », devait, quelques jours plus tard, livrer aupublic haletant la solution bien simple d’un problème qui, dèsl’abord, avait paru impossible à résoudre !

Le jeune Darbois commençait par rappeler lesséquestrations les plus célèbres, celles qui, par leur audace,stupéfiaient la population des villes. N’avait-on pas, maintesfois, au cœur des cités, au centre du mouvement quotidien le plusactif, découvert, par hasard, la prison jusqu’à ce jourinsoupçonnée d’un pauvre débris d’humanité maintenu par la tyrannieou l’avarice d’un geôlier d’occasion dans la décrépitude morale etphysique la plus sordide !…

Il ne fallait donc point s’étonner outremesure de retrouver M. André de la Bossière au fond de la grotte durond-point de la Fresnaie où ce misérable idiot de Prosper, lesourd-muet, l’avait tenu enchaîné pendant cinq ans.

C’était là que le jeune Darbois était allé lechercher après avoir été frappé par la coïncidence des apparitionsde Prosper derrière les apparitions d’André ! Le bancalcourait alors après son prisonnier qui traînait a son pied lachaînette volée à un collier de chien avec laquelle Prosperl’attachait à son rocher… Sans doute, le pauvre fou, car M. Andréde la Bossière était fou, et comment après un traitement pareil nel’eût-il pas été ? avait trouvé le moyen, au bout de cinq ans,de se libérer de temps à autre… Mais avec quelle épouvante ilvoyait réapparaître son maître et comme, précipitamment, ilretournait à la niche !…

Prosper tenait à sa victime comme au seul êtrehumain qu’il lui était donné d’approcher. Est-ce que chacun nes’enfuyait pas, sitôt qu’il apparaissait dans le pays, comme s’ileût apporté la peste avec lui ?… Et n’apportait-il pas plusque la peste puisqu’il apportait le mauvais sort…

Avec quelle joie le misérable, en rentrant unjour dans son trou de bête, avait trouvé près de là cet homme quise traînait sans force, sur la route !…

Il l’avait emporté avec lui comme une proie,ce compagnon inespéré de sa solitude, et il ne l’avaitplus lâché !…

Ainsi le jeune Darbois se représentait-il ledrame… Ainsi l’avait-il expliqué aux magistrats qu’ilavait conduits lui-même dans ce trou de l’enfer où un idiot avaitenchaîné un fou !… Un fou qui se croyait mort !…un fou qui se croyait damné !…

D’où les déambulations nocturnes du pauvrecaptif, momentanément évadé, vers les lieux et les personnes quilui furent chers « pendant la vie »… vers Marthe et lapetite maison du bord de l’eau, vers le château où il essayait,sans se faire voir (car il sait que l’aspect des morts effraie lesenfants) d’apercevoir ses enfants !… d’où son errance dans lescorridors du château dont il connaissait les détours, d’où sonapparition dans cette penderie dont M. le juge d’instruction vientde découvrir la porte secrète qui conduisait par un couloir quel’on croyait condamné jusqu’à la Tour Isabelle, de là jusqu’auxvieilles douves…

Et maintenant que le pays de Sénart setranquillise, que les esprits, ceux des vivants et des mortss’apaisent ! que les enfants et les amis de M. André de laBossière espèrent !… les hommes de science, après avoirexaminé son pauvre front démoli, cette plaie atroce, encoresaignante de temps à autre sous la griffe du bancal, ont déclaréqu’après une opération du trépan qui s’impose, la raison pourrarevenir habiter ce crâne martyrisé ! Et surtout queMlle Hélier soit heureuse !… Si l’esprit ne luirépondait pas dans la table, c’est que l’esprit était encorevivant !

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