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L’Homme sans bras

L’Homme sans bras

de Paul Féval (père)

Chapitre 1 QUINZE AOÛT — ALLÉE DES VEUVES

 

Tanneguy ne savait pas trop au juste si la vieille métayère de Château-le-Brec, sèche et raide sous sa coiffe,était bien son aïeule. Au bourg d’Orlan, les bonnes gens l’appelaient tantôt Tanneguy Le Brec, tantôt le petit Monsieur.Pourquoi ce dernier nom, s’il était le fils d’une fermière ?Quant à cela, il ne s’était point fait faute de questionner à tort et à travers : mais les bonnes gens du bourg n’en savaient pas beaucoup plus long que lui.

Douairière Le Brec n’était pas, d’ailleurs,une fermière à la douzaine ; elle portait des habits de paysanne en étoffe de soie. Tanneguy n’avait jamais été vêtu comme ses compagnons d’enfance. Certes, au milieu du Palais-Royal, tout plein de vainqueurs à breloques, les doigts passés dans la double fente de leurs pantalons de nankin à petit pont, les cheveux frisottés, les favoris roulés, le binocle énorme au creux de l’estomac, Tanneguy ne pouvait point passer pour un mirliflor ; mais il avait un pantalon flottant de toile écrue sur sa guêtre pareille et bien lacée ; une jaquette de velours nantais dessinait sa taille gracieuse et déjà robuste ; unruban de laine réunissait, en façon de cravate, les revers rabattusde sa chemise blanche, brodée d’un fin liséré bleu. Pour coiffure,il avait un large chapeau de paille posé de côté sur les grossesboucles de ses cheveux. Et je vous affirme que ce costume-là, portépar Tanneguy, valait bien la toilette des nigauds à breloques.

Le plus grand miroir de Château-le-Brecn’avait guère plus d’un demi-pied carré. Tanneguy s’arrêta devantune des glaces qui décoraient la devanture du café deValois et fut tout aise de se voir comme cela du haut en bas.Il se trouva de bonne taille, bien pris sur ses hanches, et unpetit mouvement d’orgueil lui redressa la tête, quand, pour lapremière fois, il s’appliqua les paroles souvent saisies à lavolée :

— Quel beau garçon !

Sans la glace hospitalière qui lui faisaitfaire inopinément connaissance avec lui-même, il n’eût jamais songéà prendre pour lui cette exclamation trop flatteuse. Dès qu’ill’eût prise pour lui, sa modestie s’éveilla brusquement, et dans unnaïf embarras, il n’osa plus regarder ni la glace qui le faisait sibeau, ni les dames qui allaient et venaient. Il pensait :« Que diraient-elles donc si elles voyaient mon frèreStéphane ! »

Il reprit sa marche, les yeux baissés et toutpensif. Ce nom de Stéphane changeait le courant de sarêverie ; c’était son meilleur et son plus cher souvenir.Quand Tanneguy tournait son regard vers son enfance triste et toutepleine de bizarres terreurs, il ne voyait rien sourire, sinon deuxvisages rosés, couronnés de cheveux blonds bouclés : le visagefranc et ami de Stéphane, qui lui avait dit adieu un jour enl’appelant son frère, et la douce figure de Marcelle, la fillettepatiente comme un ange qui soignait douairière Le Brec etsupportait ses durs caprices.

Hélas ! Marcelle ! devait-il jamaisla revoir ?

Stéphane était, comme Tanneguy, orphelin depère et de mère. Il avait été élevé au moulin de Guillaume Féru.Tout le monde l’aimait au village. Il y a une attractionmystérieuse qui attire vers Paris ceux qui n’ont point de famille.Stéphane recevait parfois un peu d’argent d’une main inconnue. Unbeau matin, il partit pour Paris.

— Si je fais fortune, dit-il à son frèreTanneguy, tu seras riche.

Or, quelques mois après, Tanneguy reçut unelettre de Stéphane, une lettre qui portait :

« Me voilà riche ! viens avecmoi : je ne veux pas être heureux tout seul. »

Et voyez ! au reçu de cette lettre,Tanneguy était justement en train de faire son petit paquet pourquitter Château-le-Brec, parce que je ne sais quelle folie l’avaitpris au cerveau. Il voulait aller par le monde pour retrouver cellequ’il avait entendue, agenouillée dans la vieille église et disantà Dieu : « C’est Tanneguy qui est monfrère ! »

Quand Tanneguy fit son paquet, douairière LeBrec lui dit : « Si tu veux rester, reste ; si tuveux partir, pars. » Depuis vingt ans qu’il vivait, Tanneguyn’avait jamais vu sourire le visage immobile de la vieillemétayère.

Il l’appelait grand-mère, et cependant, quandil cherchait au fond de son cœur, il n’y trouvait point l’amourfilial. Lui si bon, si jeune, si ardent à aimer ! À l’heure dudépart, quand les gens de la ferme vinrent pour lui dire l’adieu,douairière Le Brec les éloigna durement. Comme Marcelle pleurait,douairière Le Brec la menaça de son bâton blanc à crosse.

— Pourquoi donc l’aime-t-on, celui-là ?s’écria-t-elle ; qui de vous pleurera quand je m’enirai ?

On la laissa seule avec Tanneguy. Elle lui mitdans la main dix pièces d’or et une lettre cachetée qui portaitl’adresse de madame la marquise Marianne du Castellat, Allée desVeuves, à Paris.

— Si tu reviens, je ne te chasserai pas,dit-elle en lui montrant la porte ; si tu ne reviens pas, tantmieux !

Ce fut tout. Tanneguy partit avec son petitpaquet au bout de son bâton. Il ne se retourna qu’une fois, aumilieu de la lande, pour voir encore la Tour-de-Kervoz lever lesdents inégales de ses créneaux au-dessus des grands saules. Soncœur se serra ; des larmes vinrent à ses yeux, puis il foulale sol d’un pas déterminé, donnant au vent les boucles de ses longscheveux comme pour saluer la route sans bornes et l’avenir inconnu.Adieu, Marcelle !

Or, depuis quatre jours qu’il était parti deChâteau-le-Brec, les aventures semblaient se presser sur ses pas.Il avait déjà revu deux fois celle qui était peut-être sa sœur,puisqu’elle parlait de lui à Dieu dans sa prière. Elle était àParis ! Paris a beau être grand, Tanneguy ne ressentait plusla tristesse de la solitude.

Tout en songeant ainsi, il avait traversé lejardin et se trouvait devant les arcades Montpensier. Il entenditdans la foule une voix qui le fit tressaillir ; la voix avaitdit : « Regardez ! le voilà ! »

Tanneguy poussa un cri de joie et se retourna,car il était bien sûr d’avoir reconnu la voix de Stéphane ; ilchercha devant, à droite, à gauche, et ne vit que des figuresétrangères. Trois de ces figures, immobiles et groupées sousl’arcade qui lui faisait face, semblaient le considérer avecattention. Tanneguy les voyait à contre-jour et ne pouvaitdistinguer leurs traits, parce que la lumière qui était derrièreeux éblouissait sa vue, et cependant un frisson courut par sesveines.

— Les trois Freux, murmura-t-il,ont-ils donc quitté la Tour-de-Kervoz !

Malgré lui, son regard se baissa. Quand ilreleva les yeux vers l’arcade, dont le cintre encadrait lessilhouettes des trois inconnus, l’arcade était vide. Tanneguys’élança vers la galerie, car il avait honte du mouvement defrayeur qui laissait encore du froid dans ses veines. Les terreurssuperstitieuses ont tort dans un lieu comme le Palais-Royal, toutplein de mouvement, de bruit et de clarté. Tanneguy s’attendait àtrouver derrière les piliers de l’arcade les trois hommes qui nepouvaient être bien loin ; il ne savait pas trop ce qu’ilvoulait leur dire ou leur faire, mais l’occasion était bonne et soninstinct lui commandait de la saisir.

Il paraîtrait que les fantômes de Bretagne quifont le voyage de Paris ne perdent point la faculté de rentrer sousterre, suivant leur bon plaisir. Dans la galerie, Tanneguyn’aperçut que la foule remuante et pimpante.

Ce fut au point que Tanneguy gourmanda sonimagination et crut avoir rêvé. En ce cas, le rêve continuait, carau moment où il haussait déjà les épaules, tant il se prenaitlui-même en pitié, il put ouïr distinctement à son oreille lestrois syllabes de son nom.

Il s’arrêta comme si une main l’eût saisi aucollet. Les gens qui passaient durent s’étonner de voir ce beaugarçon planté au milieu de la galerie, l’œil fixe, la joue pâle etla tête rentrée entre les épaules comme s’il eût attendu un coup defoudre.

Une douce voix avait prononcé son nom. Valérieétait là, Tanneguy le savait, et quand il tourna la tête, ce futavec la certitude d’apercevoir sa blanche vision de l’églised’Orlan.

Il ne se trompa pas tout à fait ;néanmoins, il faut bien dire que les visions perdent quelque chosede leur poésie dans la capitale du monde civilisé. Au lieu de cetteondine blanche que Tanneguy avait vue prosternée au tombeau deTreguern, il entrevit, à travers la foule, une mantille noire quicachait à demi la taille de la sylphide, dont le visagedisparaissait entièrement derrière les ailes de son chapeau. Ellemarchait auprès d’un jeune homme de haute taille, qui avait unetête fine et charmante, coiffée de grands cheveux blonds.

— Stéphane ! cria Tanneguy en étendantles mains vers eux, Valérie ! mon frère et ma sœur !

Le jeune couple venait de s’engager dans un deces passages étroits qui conduisent de la galerie à la rue deMontpensier. Tanneguy s’y précipita comme un fou. Le passage étaitdéjà vide, mais Tanneguy put encore entendre comme l’écho desderniers mots prononcés au détour de la rue. Ces derniers motsétaient : Quinze août, Allée des Veuves.

Tanneguy traversa la rue de Montpensier encourant, monta quatre à quatre l’escalier de la rue Richelieu etarriva sur le trottoir juste à temps pour voir partir au galop uneélégante voiture fermée. Tanneguy avait de bonnes jambes ;comme il était convaincu que la voiture emportait ceux qu’ilcherchait, il prit sa course.

La voiture brûlait le pavé de la rueSaint-Honoré ; tout ce que pouvait faire Tanneguy, c’était dene la point perdre de vue. Après trois quarts de lieue de marche,la voiture s’arrêta quelque part, dans le quartier de la Pépinière,devant un hôtel de bonne apparence ; Tanneguy fit un derniereffort et s’approcha tout essoufflé de la portière au moment où unlaquais en livrée abaissait le marchepied ; son âme était dansses yeux. Il vit descendre une grosse dame qui portait un chienmouton entre ses bras.

Tanneguy faillit tomber à la renverse ;la première pensée qui lui vint fut qu’il y avait là quelquediabolique transformation : la vieille dame était peut-êtreStéphane et le chien mouton la mystérieuse jeune fille des saules.Pendant qu’il essuyait son front baigné de sueur, la grosse damedit à son laquais :

— Allée des Veuves ! Mr de Feuillans meramènera.

La porte de l’hôtel se referma sur le chienmouton et sa maîtresse ; la voiture s’en alla au petittrot.

— Allée des Veuves ! répétait notreBreton qui cherchait à mettre de l’ordre dans ses pensées.

Puis, il ajouta :

— C’est là que je dois porter la lettre dedouairière Le Brec.

Machinalement, son regard se fixait sur lesmurailles de l’hôtel ; sur les murailles de l’hôtel, il yavait un nid d’affiches de théâtre. Tanneguy n’y vit rien d’abord,mais ses yeux, qui restaient cloués à son insu sur les dix ou douzecarrés de papier, assemblèrent enfin les lettres, et soudain lamême date, inscrite en tête de toutes les affiches, frappa dix oudouze fois son regard :

— Quinze août ! Quinze août ! Quinzeaoût ! Chaque théâtre avait fait une belle affiche pour lejour de l’Assomption, mais Tanneguy ne connaissait point leshabitudes des théâtres, et cette date qui papillotait de toutesparts autour de ses yeux, lui donna comme un vertige. Il demanda lechemin de l’Allée des Veuves à un passant et continua sa route.

Une demi-heure après, il errait sous lesarbres des Champs-Élysées. Il avait dépassé sans le savoir l’entréede l’Allée des Veuves, et se trouvait maintenant dans les bosquetsqui avoisinent le Cours-la-Reine. C’était alors, une fois la nuittombée, un véritable désert. Il n’y avait rien là de ce qui existeaujourd’hui : ni les jardins anglais, ni les cafés chantants,ni le Panorama, ni les maisons du quartier François Ier.L’allée d’Antin elle-même n’était guère qu’une avenue plantéed’arbres, bordée de jardins et de villas. Le long du Cours-la-Reineet dans l’avenue de l’Étoile, des réverbères fumeux pendaient deplace en place et semblaient augmenter l’obscurité profonde quirégnait à l’intérieur des massifs.

Tanneguy marchait à grands pas, et la fièvrele tenait déjà, car les ténèbres agissaient sur lui d’une façonsingulière. Au milieu même de ce grand Paris, où respiraient alorsdéjà huit cent mille poitrines, un frisson courait dans ses chairscomme aux heures où l’écho de son propre pas l’effrayait jadis surla lande solitaire, comme aux heures où la sueur froide le baignaitdans sa couche, lorsqu’il entendait, à travers l’épaisse muraillede Château-le-Brec, ces trois voix surhumaines qui semblaientmonter des profondeurs de la Tour-de-Kervoz, parlant de meurtrepassé, de vengeance future. Tout à coup, il s’arrêta, frappé destupeur.

— Nous sommes au quinze août, dit une voixdans le noir.

— Et la journée n’a plus que deux heures,ajouta une autre voix.

Une troisième voix reprit :

— Il faut qu’avant minuit l’argent soit chezl’Anglais.

Tanneguy connaissait toutes ces voix, pour lesavoir ouïes au bourg d’Orlan. C’étaient les terreurs nocturnes deson enfance qui s’attachaient à ses pas. Son regard essaya en vainde percer les ténèbres.

— L’Anglais aura la somme, reprit la premièrevoix, car il faut que l’enfant soit riche comme unprince !

— Il aura la somme au prix d’un meurtre !continua la seconde voix.

— Comme toujours ! acheva sourdement latroisième.

Tanneguy crut voir entre les arbres unmouvement confus. Et presque au même instant, ce mot d’ordremystérieux, qui semblait venir du ciel pour annoncer la présenced’un ange, résonna doucement à son oreille ; il entendit sonnom prononcé comme en un murmure : « Tanneguy !Tanneguy ! Tanneguy ! »

Une femme passa en courant dans l’alléevoisine ; elle avait la tête nue, et ses cheveux bouclésflottaient au vent. Elle dit encore :

— Venez !

Il y avait des larmes dans sa voix. Tanneguyfit effort pour la suivre ; mais ses jambes chancelaient sousle poids de son corps.

La jeune fille disparut dans une sorte deruelle obscure qui s’ouvrait sur le plan de l’avenue d’Antin, unpeu au-dessus de l’embouchure actuelle de la rue Jean-Goujon.Tanneguy la perdit de vue. Il s’engagea néanmoins à son tour dansla ruelle, qui était tortueuse et bordée par des jardins. Il luisemblait toujours entendre comme un écho qui répétait :« Venez ! venez ! Tanneguy !Tanneguy ! »

En même temps une harmonie vive et doucechantait au loin derrière les massifs de lilas. La ruelle tournait.À mesure que Tanneguy avançait, une lueur se faisait au-devant delui, et entre les branches des arbres, il apercevait comme un grandéclat. Et l’harmonie se rapprochait.

À un coude de la ruelle, ses yeux furentéblouis tout à coup par une sorte de rampe lumineuse ; lamusique était là, tout près, derrière un mur, et jouait une valse.On entendait comme un concert d’entretiens joyeux et d’éclats derire.

L’endroit où se trouvait Tanneguy était unesorte de petite place triangulaire où finissait la ruelle. Un descôtés du triangle, sans issue apparente, était formé par un jardincouvert de pots-à-feu et de lampions ; ce mur soutenait uneterrasse qui était déserte en ce moment parce que la danse occupaittous les couples de la fête. Le second côté du triangle étaitl’entrée de la ruelle. Le troisième côté, fermé par une grille,munie de persiennes, avait à son milieu une porte à deux battants,qui était fermée.

Derrière cette clôture, on apercevait à lalueur des lampions une gentille maison de plaisance, qui n’étaitpoint celle où la fête se donnait. Mais c’est à peine si Tanneguyse rendait raison de tout cela. Où donc était Valérie ? Il n’yavait là aucune issue. Par où Valérie avait-elle passé ?

Tanneguy interrogea de l’œil tour à tour lemur illuminé du grand jardin et la clôture en persiennes de lablanche villa. Comme il avait les yeux tournés de ce dernier côté,il vit la porte s’entr’ouvrir avec lenteur ; un homme parutdebout sur le seuil. Il se présentait à reculons. Était-ce encoreun rêve ? Il y avait une main robuste et noire qui tenait cethomme par le cou ; la main lâcha prise et se retirabrusquement ; la porte fut fermée, l’homme tomba comme unemasse à la renverse.

Dans sa chute, le manteau qu’on avait disposéde manière à cacher ses traits se dérangea ; la lumière de larampe vint frapper en plein sa figure inondée de cheveux blonds.C’était un beau jeune homme qui semblait avoir dépassé depuis bienpeu de jours la vingtième année.

— Stéphane ! mon frère Stéphane !balbutia Tanneguy, dont les genoux fléchirent.

Il voulut mettre la main sur le cœur de sonami et la retira rouge de sang. Un cri d’horreur s’étouffa dans sapoitrine. Dans le jardin voisin, les mille bruits de la fêteéclataient en gerbes : voix joyeuses, rires fous, suavesharmonies.

Tanneguy fit un effort suprême pour retenir saraison qui s’en allait ; ses yeux se voilèrent. Il tomba privéde sentiment auprès du corps inanimé de Stéphane.

Chapitre 2RÉCITS ET TRADITIONS

 

On croyait aux revenants dans le cercle demadame la marquise du Castellat.

En cette année 1820, la noblesse donnait unpeu dans le libéralisme naissant. La marquise était folle du jeunelibéralisme, et le roi de ses salons, le lion de ses fêtes, MrGabriel de Feuillans, un libéral très avancé, était un esprit fort,un philosophe, presque un athée, mais il croyait aux revenants.

On le cotait très haut, ce beau Gabriel deFeuillans, dans le cercle de madame la marquise ; chacundisait comme lui ; pour l’amour de lui, on poussait volontiersle scepticisme jusqu’à la négation de Dieu ; mais on croyaitaux revenants. C’était la mode.

La marquise du Castellat habitait une maisonisolée et d’aspect mélancolique, située dans l’Allée des Veuves,vers remplacement actuel de la rue Bayard. La maison de la marquisen’avait pas sa façade sur l’Allée des Veuves ; elle étaitsituée entre deux jardins dont le premier servait de cour. Unegrille monumentale dressait ses hampes dorées des deux côtés d’unportail Louis XV. Entre le portail et l’hôtel, un labyrintheégarait ses routes savamment détournées, montrant, çà et là, desstatues blanches qui semblaient jouer à cache-cache derrière lescharmilles. L’hôtel était également de style Louis XV, mais nu etsans ornements. Il y avait quelque chose de triste dans l’aspect decette grande maison blafarde qui s’élevait toute seule au milieudes vieux arbres et présentait de loin au regard la perspective deses croisées closes.

Au delà de la maison, un parterre immenserejoignait des bosquets plantés à la française, à l’extrémitédesquels s’arrondissait un vaste salon de verdure. Puis c’étaient,autour du salon de verdure, des voûtes ombreuses, des chaumières enruine copiées dans les tableaux de Watteau, et des grottes,ah ! des grottes, superbes, à stalactites !

Le tout se terminait par une terrasse quidonnait sur cette place triangulaire et déserte où avait eu lieu lacatastrophe qui termine notre dernier chapitre.

Il y avait des fêtes très brillantes à l’hôteldu Castellat, surtout pendant la saison d’été. La mode avait adoptéces fêtes. La marquise, et ce n’était pas sa moindre gloire,passait pour être la confidente intime de Gabriel de Feuillans,l’homme étincelant et à la fois sérieux, profond et séduisant ausuprême, qui avait l’auréole des « amis du peuple »,comme on parlait encore alors, qui prisait pour un des mogols ducarbonarisme et que son audace heureuse allait bientôt faire plusriche qu’un prince des contes de fées. Mais, malgré la splendeurdes fêtes de la marquise et malgré la vogue que Feuillans fixaitdans ses salons, il y avait autour de sa maison je ne sais quoi demorne : une douleur ou une menace.

Le temps était aux choses vaporeuses ;Lamartine accordait sa lyre mélancolique. Chateaubriand chantait lafuneste agonie de René, Byron sculptait dans une nuée d’orage deshéros inconsolables. Le succès était au noir.

Beaucoup pensaient, quelques-uns mêmedisaient, en riant du bout des lèvres, qu’il y avait dans cettedemeure un mystérieux élément de deuil.

Le hasard, il faut l’avouer, se faisait lecomplice de ces rumeurs, et il ne se passait guère de saison sansque, par une porte ou par l’autre, la tragédie ne vînt se jeter,chez la marquise, à la traverse du plaisir. Les histoires nemanquaient pas : la jeune sœur de la marquise, Laurence deTreguern, était morte subitement le jour de l’Assomption, unesemaine avant le 22 août 1817, jour fixé pour son mariage. Lemarquis du Castellat avait mis, dit-on, dans la corbeille, desdiamants qui ne furent point retrouvés et qui avaient une valeur deplus de cent mille francs.

On racontait d’étranges détails sur la fin dumarquis de Castellat lui-même. Ce vieux gentilhomme n’avait pointde plus cher ami que Mr de Feuillans. Un soir de l’année suivante,c’était un 15 août, Mr le marquis mit toute sa maison sur pied,parce qu’un vol important avait été commis dans son cabinet. Onl’entendit à plusieurs reprises répéter : « Je connais lemalfaiteur. »

Le lendemain, Mr le marquis fit atteler debonne heure et ordonna qu’on le conduisît au parquet, afin dedéposer sa plainte. Mais il n’accomplit point ce dessein parcequ’il fut frappé, en route, dans sa voiture même, d’une attaquemortelle, pour laquelle les médecins trouvèrent un nom.

Il y avait sur l’hôtel du Castellat biend’autres histoires. La marquise actuelle était de cette antiquerace de Treguern, dont le nom écrit déjà tant de fois dans cespages était légendaire en Bretagne, et défrayait les veilléesvillageoises de Vannes jusqu’à la Roche-Bernard.

Il n’est pas rare de voir ces chevaleresquesmaisons perdre leur origine dans la féerie. Tout le monde connaîtla sirène de Lusignan et l’esprit follet de Rieux. L’idéesurnaturelle que réveillait chez les paysans morbihannais le nom deTreguern était d’un genre moins gracieux : ce n’était pas unefée aux gentils caprices qui se jouait dans les armoiries deTreguern, ce n’était pas un lutin léger battant à minuit les eauxdu grand étang : c’était la fièvre effrayante des morts qui nepeuvent dormir dans leur cercueil ; et c’était cette doublevue sinistre qui permet de lire d’avance l’heure du trépas sur lecadran de l’avenir.

Il n’y avait pas de marbre assez lourd pourretenir Treguern en sa tombe, et Treguern avait le don redoutablede voir la mort au moment où elle allait se glisser derrière savictime sans défiance : Au bal et à l’église ! en forêt,quand le cor joyeux jetait à l’écho sa fanfare ; autour de latable des festins, partout ! On savait cela, et plus d’unhomme fort tremblait quand tombait sur lui le regard de Treguern,prophète.

Et c’était une chose bien étrange que la façonmême dont s’opérait cette double vue. Quand un Treguern se trouvaiten face de celui qui devait mourir, un voile noir, semé de larmesblanches, s’étendait entre eux deux. Ce fait extraordinaire étaitconsacré par les émaux mêmes de l’écusson de Treguern, écusson silugubre que madame la marquise du Castellat n’avait point voulul’accoler, sur ses équipages, aux armoiries de feu son époux. LeMadré de Treguern portait de sable semé de larmesd’argent, « qui est le drap mortuaire », ajoutel’armorial de Pontivy.

On rencontrait assez souvent, à l’hôtel duCastellat, un bonhomme aux mœurs bizarres, qui passait pour avoirl’esprit un peu affaibli et qui était le dernier mâle du nom deTreguern. C’était le commandeur Malo, que nous avons vu arriver deBretagne dans la même voiture que Tanneguy et Mr Privat, et quiapportait avec lui ces trois grandes caisses de bagages. Certainesgens regardaient le commandeur Malo comme un fou inoffensif. Àd’autres gens le commandeur Malo faisait peur.

Il étudiait beaucoup à sa manière et possédaitla plus belle bibliothèque de grimoires qui se puisse imaginer. Ilavait voyagé. La Hongrie, la Moravie, la Silésie et la Pologne luiavaient montré leurs vampires ; il connaissait ce cimetière deKadam, en Bohême, où l’on est obligé d’enchaîner les cadavres pourles empêcher de se ruer sur les vivants. Il avait vu, à Belgrade,les œufs de coq qui contiennent des serpents. La chiromancie,l’alectromancie, l’hydromancie et la divination par l’argent enfusion lui étaient familières. Il savait tout ; il avait toutvu, et il disait qu’il n’avait rien vu de pareil au spectacle d’unenuit de la Toussaint passée sur la lande de Carnac enBretagne !

Dans ses voyages, il faisait collection defragments de pierres tumulaires. L’appartement qu’il occupait àl’hôtel du Castellat était tout plein de ces collections auxquellesles trois caisses venues de Bretagne avaient réuni leursrichesses.

C’était un homme d’un âge avancé déjà,extrêmement doux de caractère ; il était timide plus qu’unenfant, et l’on avait bien de la peine à lui faire ouvrir la bouchedevant une nombreuse assemblée. Mais, quand il parlait, c’étaitterrible, et la marquise avait de lui une frayeur superstitieuse.Si, parmi les hôtes de l’hôtel du Castellat, nous avons parléd’abord du pauvre commandeur Malo, c’est à propos de la traditiondu voile noir semé de larmes blanches et de l’écusson des Treguern.Le don traditionnel de seconde vue avait joué, en effet, un rôledans la vie du commandeur.

Trente-cinq ans avant l’époque où va serenouer notre drame, le commandeur était un joyeux jeune homme, quine songeait guère à quitter le monde. C’était un soir d’automne,dans cette grande métairie demi-ruinée que nous connaissons déjàsous le nom de Château-le-Brec. Un festin modeste et frugal, festinde fiançailles pourtant, se célébrait à la métairie. La fiancéeétait une belle jeune fille qui avait nom Catherine Le Brec deKervoz ; le fiancé, tout jeune et tout heureux, était Malo LeMadré, cadet de Treguern. Celui-là eût ri de bon cœur, si quelqu’unlui avait dit que, quinze jours après, il ferait vœu de célibatpour entrer dans l’ordre de Malte.

Le dîner fini, on dansa sur l’aire, Catherineet Malo étaient ensemble ; tout à coup, on vit Malo chanceler.Il quitta brusquement sa fiancée.

— Où vas-tu ? lui demanda-t-on.

— Chercher Dieu, répondit-il.

Et il se traîna jusqu’à la paroisse enpleurant.

— Recteur, dit-il, allumez les cierges pourCatherine Le Brec qui va mourir !

Il revint à la ferme où Catherine l’attendait,fâchée de son absence :

— Catherine ! Catherine !s’écria-t-il, dépouille ces habits de fête. Tu as le temps de teconfesser et de donner ton âme à ton maître.

Elle était loin, la joie du repas desfiançailles. Après le premier moment d’étonnement, un murmurecourut parmi les parents et les amis. On disait :

— Malo a vu le voile de Treguern !

Et Catherine, toute pâle, vint lui prendre lesdeux mains.

— Est-ce vrai, Malo, demanda-t-elle entremblant, est-ce vrai que tu as vu entre toi et moi le voile deTreguern qui annonce la mort ?

Le prêtre arrivait sur le seuil.

— Vite ! vite ! s’écria le jeunehomme, au lieu de répondre. Confesse-toi, Catherine mabien-aimée ! la mort n’attend pas !

Catherine s’agenouilla au côté du prêtre.Quand elle eut fini de se confesser, une goutte de sang rougit salèvre ; elle se tourna vers son fiancé en disant :« Merci ! », puis elle mourut d’un anévrisme quivenait de se rompre.

L’ordre de Malte recevait encore desprofessions. Malo porta le deuil de son bonheur sous la robe desnovices de Malte. Quand l’ordre fut dispersé, Malo étaitcommandeur. Il n’avait pas désiré la liberté ; la liberté pesasur lui comme un fardeau, il revint en Bretagne où sa familleluttait contre l’adversité. Douairière Le Brec lui permit des’arranger un abri dans les décombres de la Tour-de-Kervoz. Malopassa là plusieurs années ; sa nouvelle demeure n’était pasfaite pour guérir l’exaltation de son esprit. Il se séquestraentièrement, et s’enfonça de plus en plus dans les espaces du mondeimaginaire. Les paysans avaient presque oublié les traits de sonvisage, car il ne sortait jamais le jour ; mais si, parfois,dans la lande d’Orlan, sous les saules du pâtis de Treguern ou lelong des murs du cimetière, on voyait glisser dans les nuits sanslune, lentement et silencieusement, une grande forme noire, chacunsavait bien que c’était le commandeur de Malte.

Douairière Le Brec, qui n’avait peur depersonne, aurait jeûné toute une journée plutôt que de ne lui pointporter à manger dans sa tour.

Dans la nuit du quinze août de la premièreannée de ce siècle, on entendit des coups de feu sur la lande.Depuis le coucher du soleil jusqu’à l’aube, on vit briller unelueur faible aux meurtrières de la Tour-de-Kervoz. Il y avait déjàlongtemps que les paysans disaient que le commandeur Malon’habitait pas seul dans sa tour.

Ceux qui traversèrent les premiers la landed’Orlan, le lendemain, trouvèrent une mare de sang tout au fondd’un ravin. Le commandeur Malo, bravant cette fois les rayons dujour, s’en vint jusqu’à la lisière du bois avec une hache surl’épaule et coupa un jeune arbre. Avec l’arbre, il fabriqua unecroix grossière, et il planta la croix au milieu de la mare desang. Le lecteur connaît l’histoire.

À dater de ce jour, aucune lueur ne brilla auxmeurtrières qui donnaient de l’air et du jour à la retraite ducommandeur Malo.

Nous parlons de vingt ans, et madame lamarquise du Castellat s’appelait alors Marianne de Treguern.

Chapitre 3LE COMMANDEUR MALO

 

À l’époque où le commandeur Malo vivait enloup-garou dans la Tour-de-Kervoz, Filhol de Treguern était unjeune homme, robuste de corps et sérieux d’esprit. Les malheurs desa maison n’avaient rien laissé en lui de la gaieté de la jeunesse.Il avait épousé une fille noble, ruinée comme lui, et sa femmel’avait déjà rendu père. Filhol disait souvent qu’il donnerait lamoitié de son sang pour ramener l’aisance au manoir de Treguern,qui bientôt n’allait plus être qu’un amas de décombres ; maisc’étaient des paroles ; il ne faisait rien pour sortir de samisère et attendait l’heure de la ruine, drapé dans sondécouragement.

Tout à coup, on le vit changerd’allures : le cloarec Gabriel venait d’arriver dansle pays ; Filhol se lia d’amitié avec lui et franchit, à causede lui, pour la première fois, le seuil du château Le Brec, oùvivait l’ennemie de sa race.

Jusqu’à cette heure, Filhol avait aimétendrement Geneviève, sa femme. Il n’est point de misère complèteavec la paix de la famille, et en un petit coin de son cœur, Filholétait heureux. Un jour, Geneviève, la pauvre enfant dévouée,avertit Filhol de ce qui se disait dans le bourg, au sujet deGabriel et de Marianne. Pour la première fois de sa vie, Filhol sefâcha et rudoya sa femme, et bientôt Gabriel fut plus maître quelui-même au manoir.

Quand ils se promenaient ensemble, on lesvoyait échanger des paroles animées, discuter toujours avec chaleuret consulter de grandes feuilles de papier imprimé qu’ilsétendaient sur le gazon pour les lire plus à l’aise. Le sacristaintrouva un matin une de ces feuilles, oubliées sur la lande. Il yporta les yeux et vit avec effroi que ce n’était ni du français, nimême du latin. Quatre mots seulement, imprimés en gros caractères,étaient compréhensibles au bas de la feuille déchirée :

ASSURANCE SUR LÀ VIE.

Nous connaissons cette feuille, apportéede Redon par Gabriel. Nous savons qu’elle contenait le prospectusdu Campbell-Life. J. F. Campbell, esq., un Écossaisphilanthrope, venait d’inventer, à la fin du dernier siècle, sousle nom de Regulated annuities on survivorship (tontinesrégularisées), ce jeu de la vie et de la mort qui, de nos jours, enEurope, remplit les caisses de cent opulentes compagnies. J. F.Campbell mourut trente fois millionnaire.

Pendant que le sacristain lisait, ilentendit derrière la haie Filhol et Gabriel, qui sans doutecausaient, les pauvres jeunes fous, d’avenir brillant et de fortuneimmense.

L’avenir, pour Gabriel, c’était d’êtrevicaire dans quelque cure de campagne, si l’Église clairvoyante nele chassait de son sein ; pour Filhol, c’était de mourir defaim dans son noble taudis, le sacristain savait cela.

Et ils parlaient de cent millefrancs !

Ce jour-là même, Filhol se rendit àRedon et engagea sa dernière pièce de terre pour avoir une petitesomme d’argent. Quand il eut la somme, au lieu de revenir aumanoir, il s’embarqua à bord d’un chasse-marée qui chargeait pourles côtes d’Angleterre. Avant de partir, il écrivit à sa femme unelettre qui semblait dictée par l’ivresse.

« Je veux être riche, disait-il, jele serai ; à mon retour nous serons tous heureux. Ayezconfiance en Gabriel, mon ami et notrebienfaiteur… »

Geneviève tourna ses yeux pleins delarmes vers le berceau où dormait la petite Olympe ; Marianne,au contraire, frappa ses mains l’une contre l’autre, folle de joiequ’elle était déjà. Laurence, la jeune sœur de Filhol, se prit àbalancer le berceau d’Olympe en riant et endisant :

— Quand nous serons bien riches, Olympeaura une brassière neuve !

Un matin, pendant l’absence de Filhol,le commandeur Malo quitta sa tour et vint au manoir. Il mit sesdeux mains sur les épaules de Gabriel et le considéralonguement.

— Oh ! oh ! dit-il avecsurprise, jeune homme, c’est donc vous qui ferez toutcela !

Il n’était pas toujours facile de saisirle sens des paroles du commandeur.

— Bonjour, mes nièces, reprit-il ;j’ai vu cette nuit mon neveu Filhol qui court après lebonheur.

— Cette nuit ! répéta Genevièvetoute tremblante d’espoir, il est donc bien prèsd’ici ?

Les regards du commandeur semblaienterrer dans le vide.

— Il est bien loin ! répliqua-t-il,là-bas… au-delà de la mer ! Il a fait une chose que jamaisTreguern ne fit avant lui : il ment !

Il lâcha Gabriel pour aller prendre lamain de Geneviève qui pleurait.

— Vous êtes la meilleure, madame lacomtesse de Treguern, lui dit-il d’un ton sérieux etaffectueux ; vous ne cesserez jamais d’aimer… Quand votre filsverra le jour, regardez bien ses traits pour être sûre de lereconnaître !

— Mon fils ? répéta Genevièveétonnée.

Au lieu de continuer, le commandeurdonna une caresse à la petite Olympe dans son berceau, en ajoutantà demi-voix :

— Belle et heureuse… Mademoiselle manièce, reprit-il en saluant Marianne avec cérémonie, êtes-vous LeBrec ? êtes-vous Treguern ? Je cherche la couleur devotre cœur. Vous serez riche !

Laurence écoutait. Il se pencha verselle et lui mit un baiser sur le front en prononçant cesparoles :

— Malheureuse et belle !

Puis il revint vers Gabriel qui faisaiteffort pour garder bonne contenance :

— Toi, dit-il, tu as regardé lacouleuvre changer de peau. Fils de sorcière, traître à Dieu,l’habit des saints te brûle ! Malheur à celui qui t’ouvrit laporte du manoir de Treguern ! Filhol est un homme ; s’ilte tue avant le quinze août de l’an qui vient, il verra grandir safille et connaîtra son fils !

Gabriel était tout pâle, bien qu’iltâchât de sourire. Le commandeur Malo le regarda encore, puis iltourna le dos et passa le seuil sans ajouter un mot. Après sondépart, Gabriel ne resta point au manoir. Il regagna le presbytèreen prenant le chemin le plus long, et tout en allant au hasard parles taillis et les guérets, il se répétait àlui-même :

— Là-bas ! bien loin ! unechose que jamais Treguern ne fit avant lui ! Le regard de cethomme peut donc traverser la mer et percer l’enveloppe qui recouvrele cœur ! Et moi ! et moi ! ajoutait-il avec unfrisson ; n’a-t-il pas parlé comme si son œil eût sondé maconscience ?

Il s’arrêta au sommet de la montée quidomine le bourg d’Orlan. C’était une belle journée deprintemps ; le paysage souriait au loin sous les rayons dusoleil : un paysage de Bretagne à l’horizon voilé par lavapeur diaphane, aux grandes forêts sombres qui s’avancent dans laplaine comme des promontoires dans la mer, aux landes rases commeun feutre, perdant au loin leurs nuances rosés et bleues. Gabrielessuya la sueur de son front et respira fortement, car il avait lapoitrine oppressée. Son regard embrassa le paysage ; il vitles forêts au penchant de la montagne, les prés verts au fond de lavallée, où vingt ruisseaux égaraient le ruban argenté de leurscours ; il vit les moulins déployer au vent leurs longuesailes, les fermes aux toits de chaume qui lançaient vers le ciel lajoyeuse fumée de leur âtre ; il vit les riches guérets et lestroupeaux immenses, cherchant au bord de l’eau l’herbe plusfraîche, et faisant à la rivière comme une frangemouvante.

Puis ses yeux tombèrent sur son vêtementusé.

— La nature est bien belle !pensa-t-il.

Puis il ajouta, tandis qu’un souriresceptique naissait parmi le trouble de son visage :

— Bien belle pour celui qui peut sedire : « Elle est à moi, je suis son maître ! »Ces forêts majestueuses m’appartiennent, moi seul y puis courre lecerf ou chasser le chevreuil ! Ces moulins qui animent lepaysage sont mes tributaires ; ces guérets mûrissent pour moila moisson ; tous ces ruisseaux sont là pour fertiliser mesterres, pour donner à boire à mes troupeaux. Ma vue est perçante etl’horizon est vaste : si loin que s’étend ma vue et quel’horizon se recule, tout ce que je vois est mondomaine !

Sa tête s’était redressée et un éclairjaillissait de son regard.

— Mais Dieu ! murmura-t-il tandisque son front pâle se voilait de nouveau.

Son regard glissa comme malgré lui versla petite église d’Orlan dont le clocher modeste semblait protégerle village. Autour de l’église le cimetière étendait sa verteceinture.

— Dieu ! répéta le cloarecdont les mains froides se pressaient contre ses tempes brûlantes,et la mort !

Il resta un instant immobile ; puissa tête révoltée secoua les boucles de ses longscheveux.

— L’éternité est plus longue que la vie,dit-il en prenant le livre d’église qui était sous son aisselle,mais la vie vient avant l’éternité !

Il y avait maintenant en lui une sortede fièvre, et il ouvrit le livre d’un geste convulsif.

— À droite pour l’éternité, à gauchepour la vie ! s’écria-t-il comme font les enfants qui jouent àla plus belle lettre.

Il fut obligé de regarder à deux fois,car sa vue était troublée. À droite il y avait le motRequiem, à gauche il y avait le motLoetare.

— La vie a gagné deux fois !s’écria le séminariste. L contre R ! joie etfête contre repos et mort ! Merci, mon paroissien.

Il referma le livre et descendit lacolline en courant. Derrière la haie d’ajoncs, à quelques pas de laplace qu’il venait de quitter, une tête étrange se dressa :une figure maigre et longue, encadrée dans les mèches d’une épaissechevelure grise.

C’était une vieille femme, portant uncostume de paysanne en soie noire. Elle regarda Gabriel quidévalait la colline. Elle étendit vers lui le bâton blanc à crossequ’elle tenait à la main.

— Joie et fête ! répéta-t-elle, àtoi qui es mon sang, Le Brec ! Le Brec ! à Treguern,repos et mort !

Quand Filhol de Treguern revint aumanoir, il n’avait point l’air d’avoir fait fortune. Ses habitsétaient râpés un peu plus qu’au départ ; son teint était plushâve, sa mine plus maigre. Dieu sait que Geneviève, sa femme, letrouvait beau comme il était ; mais la demi-sœur Marianne luidemanda dès l’arrivée : « Eh bien, frère, sommes-nousriches ? » Filhol répondit :« Patience ! » et quand Gabriel vint au manoir illui cria, de loin, par la fenêtre : « Tout vabien ! »

Filhol et Gabriel s’enfermèrent etrestèrent ensemble jusqu’au milieu de la nuit. Marianne essaya biende savoir un peu ce qu’ils disaient, car elle était curieuse commeune jeune fille qui doit devenir marquise et Parisienne, maisFilhol et Gabriel s’entretenaient à voix basse.

Nous allons dire maintenant ce qui sepassa, tout uniment et sans commentaires. Une semaine s’était àpeine écoulée depuis le retour de Filhol lorsqu’il tomba tout àcoup dangereusement malade. Au bout de trois jours, le mal avaitfait des progrès tels que tout espoir de guérison était perdu. Lemédecin du canton, qui n’était pas de première force, après avoirordonné les sangsues et l’émétique, déclara que l’art humain étaitimpuissant contre le sort. Filhol, bel et bien condamné, demandaqu’on le laissât seul avec Gabriel, son ami.

Ce pouvait être le dernier vœu d’unchrétien, puisque Gabriel se destinait à être d’Église. Marianne etLaurence se retirèrent ; la pauvre Geneviève les suivit,suffoquée par ses sanglots. Une heure après, Gabriel sortit de lachambre en tenant un mouchoir sur ses yeux et en disant :« Mon pauvre ami a rendu le derniersoupir ! »

Geneviève faillit tomber morte, car elleaimait son mari tendrement ; Laurence resta comme frappée dela foudre, et Marianne, elle-même, répandit quelques larmes :pas beaucoup.

Il est d’usage, au bourg d’Orlan commeailleurs en Bretagne, de faire la veillée publique dans la chambredu mort ; mais Filhol de Treguern n’était pas un paysan et sesancêtres avaient fait assez de bien à la paroisse d’Orlan pourqu’il lui vînt un veilleur du presbytère. Le recteur était absent,le vicaire était malade ; Gabriel les remplaçait tous les deuxautant que cela se pouvait. Gabriel veilla donc auprès du corps deTreguern, non seulement comme ami, mais encoreofficiellement.

Et l’on raconta dans le bourg quelquesparticularités assez remarquables de cette nuit funèbre. D’abord levase d’eau bénite et le goupillon restèrent à la porte, en dehors.Personne n’eut le droit d’entrer pour asperger le défunt, commec’est la coutume et le devoir. Ceux qui vinrent purent entendreseulement le cloarec Gabriel réciter à haute voix laprière des morts dans la chambre funéraire.

Quant à Geneviève la veuve, quant àMarianne et à la petite Laurence, elles étaient toutes les troisdans la pièce d’entrée : Geneviève, immobile de stupeur, lesyeux sans larmes, tenant son enfant dans ses mains froides.Marianne, adossée contre la fenêtre, Laurence accroupie dans lapoussière. On devinait, ou l’on croyait deviner qu’elles n’avaientpoint la permission d’approcher du lit où le défunt Treguern étaitétendu.

Vers le matin, Marianne et un voisincharitable s’en allèrent à la mairie faire la déclaration du décèsqui, déjà, était mentionné sur le livre de la paroisse, par lessoins de Gabriel. Il fut admirable, ce Gabriel ! lui-même etde sa main il ensevelit son ami ; lui-même et de sa main ilcloua le cercueil. Le vicaire se leva de son lit pour dire la messed’enterrement et ce fut encore Gabriel qui fit ce qu’il fallaitfaire au cimetière.

Le commandeur Malo vint quand tout étaitfini. Quelques paysans restaient seulement autour de la tombefraîchement recouverte. Les paysans de Bretagne restent là le pluslongtemps qu’ils peuvent ; ils sont friands outre mesure del’émotion qu’on éprouve auprès des morts. Le commandeur Malos’approcha de la tombe, mais il ne se mit point àgenoux.

— Treguern ! Treguern !Treguern ! prononça-t-il distinctement à troisreprises.

Et tandis que l’assistance frissonnaitépouvantée, il inclina son oreille vers la terre comme s’il eûtattendu une réponse.

Geneviève s’approchait, portant unepauvre petite croix où était le nom de Filhol, son mari. Lecommandeur Malo prit la croix et la coucha sur la terre fraîche.Les paysans voulurent la planter debout. Le commandeur les repoussaet dit :

— Attentiez ! j’ai vu Treguernhier, et je n’ai pas vu le voile. Je viens d’appeler Treguern, etTreguern n’a pas répondu. Treguern mourra trois fois, et sa tombesera de marbre, comme celle du grand chevalierTanneguy !

Vers la fin de cette même année, onpouvait rencontrer Geneviève, le sourire aux lèvres, avec la petiteOlympe dans ses bras. Geneviève n’allait plus jamais au cimetière,où elle avait tant pleuré ! Les gens du bourg d’Orlan disaienttout bas que la pauvre jeune femme était folle. Où allait-elle,quand Laurence la voyait partir la nuit, portant la petite Olympesur son sein ? La mère qui fait le mal laisse l’enfant dans leberceau, et Geneviève, d’ailleurs, était si sainte ! Genevièvene pouvait pas faire le mal.

Certes, elle n’allait point où allaitMarianne, la demi-sœur.

Quelques-uns l’avaient rencontrée,Geneviève, aux environs de la Tour-de-Kervoz. On parlait d’uninconnu à l’aspect sombre, errant, vers l’heure de minuit, entre lemanoir de Treguern et la Pierre-des-Païens.

Au rez-de-chaussée de la Tour, sous leréduit où le commandeur de Malte vivait dans sa fantastiquesolitude, un soupirail s’ouvrait. Les paysans attardés croyaientapercevoir, parfois, au travers des broussailles, une lueur faiblepar l’ouverture de ce soupirail. Il s’en trouvait même qui disaientavoir entendu des voix qui semblaient sortir des entrailles de laterre ; ils spécifiaient, car ceux qui font ces récits nemanquent jamais de chercher les détails qui donnent la physionomieet la vérité : selon leurs rapports, une de ces voix étaitcelle de Gabriel, l’autre appartenait à Geneviève de Treguern, etquand elles se taisaient, on pouvait ouïr le babil joyeux de lapetite Olympe.

Mais il y avait encore une autre voix etici les raconteurs hésitaient. La sueur froide venait parfois àleurs tempes, car cette autre voix qui sortait du soupirailressemblait à la voix de Filhol. Et ce n’était pas d’aujourd’hui,croyez-le, que les morts revenaient à laTour-de-Kervoz !

Cela dura jusqu’à la nuit du 15 août del’année 1800 ; cette nuit, il y eut une grande tempête. Deuxsergents traversèrent la lande, venant de Redon, ainsi qu’unétranger qui portait une valise.

Deux coups de feu retentirent vers lechemin des Troènes et l’on trouva des traces rouges auTrou-de-la-Dette, où le commandeur de Malte vint planter une croixle lendemain.

Puis la Tour-de-Kervoz resta muette etsombre ; aucun bruit, aucune lumière ne passèrent plus par lesoupirail. Le cloarec Gabriel avait quitté lepresbytère ; Geneviève de Treguern ne rentra point au manoiret la voix de Filhol, le mort, cessa de se faire entendre auxpassants effrayés.

Chapitre 4LA PREMIÈRE APPARITION

 

C’était dix ou onze ans après cette terriblenuit : on arrivait aux derniers jours de l’empire. Marianne deTreguern vivait à Paris chez une de ses parentes qui l’avaitrecueillie ainsi que sa jeune sœur Laurence.

Marianne de Treguern pouvait passer encorepour une jolie personne, bien qu’elle eût sauté la trentaine. Chezelle, la lame n’usait pas beaucoup le fourreau. Le faubourgSaint-Germain se reconstituait peu à peu ; quelques petitesconspirations à l’eau de rose naissaient et mouraient dans lesboudoirs, tandis que l’empereur faisait de l’Europe un immensechamp de manœuvre. Mr le marquis du Castellat était conspirateur.Ce fut la politique qui le mit en rapport avec un jeune homme detrès haute espérance qui avait, disait-on, des accointances parmiles sociétés secrètes d’Allemagne, et qui se posait en ennemipersonnel de Napoléon. Ce jeune homme avait nom Gabriel deFeuillans. Ceux qui regardaient comme possible la chute del’empereur n’assignaient aucune borne à la fortune de ce jeunehomme.

Un soir qu’il y avait réception chez cetteparente qui tenait lieu de mère à Marianne et à Laurence deTreguern, Gabriel causait tout seul avec Marianne dans l’embrasured’une fenêtre. Le regard de Laurence, cachée parmi la foule de sesjeunes compagnes, s’attachait à eux. Laurence avait atteint sadix-huitième année. Personne n’était assez près de Gabriel et deMarianne pour savoir ce qu’ils disaient ; mais les yeuxindiscrets traduisent les paroles et les yeux de Marianne disaientsa colère.

On annonça Mr le marquis du Castellat. Gabrielde Feuillans eut un singulier sourire. Il prononça quelques mots àl’oreille de Marianne, et le sourire contagieux passa de ses lèvresaux lèvres de la jeune fille. Mr le marquis du Castellat, honnêteseigneur entre deux âges, propret, demi-chauve et jouant fort ausérieux son rôle de conspirateur bonhomme, ne se doutaitprobablement point qu’il fût question de lui entre le beau Gabrielde Feuillans et mademoiselle de Treguern. L’histoire ne dit pasqu’il eût remarqué jamais Marianne.

Au lieu de répondre à Gabriel, Marianne fermases paupières à moitié pour regarder le marquis bienattentivement.

Puis elle fit un signe de tête affirmatif.

Puis encore Gabriel, sans perdre son sourire,lui baisa la main avec une galanterie respectueuse endisant :

— Au revoir donc, madame lamarquise !

Il s’éloigna. Tandis qu’il traversait lessalons, son regard rencontra le regard de Laurence et saphysionomie changea complètement. Un nuage descendit sur son front.Il s’approcha d’elle, comme pour l’inviter à danser, et lui dit àvoix basse :

— Laurence, je vais marier votre sœur.

Laurence de Treguern était d’une beauté rare,mais sur son visage à la pâleur suave et charmante, la souffranceavait déjà laissé des traces. C’était à elle que le pauvrecommandeur de Malte avait dit : « Malheureuse etbelle ».

Au bout d’un mois, les nobles commères dugrand monde parisien eurent une histoire à raconter : lemarquis du Castellat avait enlevé l’aînée des demoiselles deTreguern, une orpheline sans dot, une fille excessivement majeure.Pourquoi cet enlèvement ? Le marquis ne pouvait-il épousercomme tout le monde ! Quelques méchantes langues parlèrent decertain petit roman dont le beau Gabriel était le héros ;suivant cette version, le marquis aurait enlevé Marianne, parce queMarianne était engagée avec Mr de Feuillans. Mais chacun avaitremarqué les assiduités de Mr de Feuillans auprès de Laurence etchacun savait qu’il était très fort l’ami de Mr du Castellat.

Quoi qu’il en soit, on vit bientôt reparaîtrele marquis radieux et glorieux, amenant à son bras sa femme commeun trophée ; l’hôtel du Castellat ouvrit ses salons brillants,et Laurence vint habiter avec sa sœur.

Un soir de l’année 1812, Laurence et Mariannese trouvaient seules dans la chambre à coucher de cettedernière ; le marquis était à conspirer je ne sais où, etFeuillans voyageait en Angleterre. C’était le soir, après unechaude journée ; la marquise avait, suivant son habitude, unefraîche toilette, tandis que Laurence portait une robe noire commesi elle eût été en deuil. Laurence répondait avec une distractionmélancolique au babil de la marquise.

— Tu es triste, ma sœur, dit cettedernière.

— Il y a douze ans, aujourd’hui, répliquaLaurence, que notre frère Filhol est mort.

La marquise détourna la tête entressaillant ; elle était de celles qui fuient comme la pesteles souvenirs douloureux.

— Il nous aimait bien ! poursuivitLaurence qui avait des larmes sous sa paupière, et Geneviève, notrepauvre sœur ! elle est morte aussi, sans doute, puisque nousn’avons pas entendu parler d’elle depuis tant d’années !

Marianne s’agita dans sa bergère, impatientedu poids qu’on lui mettait sur le cœur.

— Et la petite Olympe ! continuaLaurence ; te souviens-tu comme elle ressemblait à Filhol etcomme elle était jolie dans son berceau !

Marianne gardait toujours le silence. Laurencese leva et vint l’embrasser.

— Bonsoir, ma sœur, dit-elle en se retirant,car elle avait besoin d’être seule pour se souvenir et pourprier.

Laurence de Treguern avait une noble et belleâme.

La marquise resta seule. Quand sa femme dechambre vint pour allumer les bougies, elle la congédia rudement.La marquise avait de l’humeur.

La chambre à coucher de Marianne était unepièce assez vaste, très haute d’étage et ornée avec un goût un peusévère par la première femme du marquis. Il y avait deux portesprincipales, dont l’une donnait sur l’antichambre, tandis quel’autre communiquait aux appartements de Mr du Castellat. Lesfenêtres s’ouvraient sur le jardin.

La marquise s’enfonçait, boudeuse encore plusqu’attristée, dans les douillets coussins de sa bergère. Elle envoulait à Laurence qui, bien mal à propos, selon elle, avait évoquéles sombres visions du passé. Quoi qu’elle en eût, ces visionsrestaient obstinément autour d’elle : son frère étendu toutpâle sur le lit, sa belle-sœur en larmes avec l’enfant dans sesbras, et, mêlé à tout cela, le visage étrange du cloarecGabriel…

Les yeux de la marquise se fermèrent par labonne envie qu’elle avait de se réfugier dans le sommeil. Ellen’eût point su dire si elle dormait déjà ou si elle veillaitencore, lorsqu’elle entendit une voix qui disait tout bas à sonoreille :

— Marianne de Treguern !

La lune perçait le feuillage des grandstilleuls et blanchissait les rideaux des fenêtres. La marquise vitauprès d’elle le commandeur Malo qui tenait par la main une jeunefille à peine sortie de l’enfance, en qui la marquise reconnut toutde suite, rien qu’à l’air de famille, sa nièce Olympe, la fille deson frère Filhol. Elle ne l’avait pas revue depuis leberceau ; elle essayait de croire qu’elle rêvait ; unesorte d’engourdissement enchaînait ses sens.

— N’est-ce pas que la voilà biengrandie ? disait le commandeur Malo, dont la blême figuresouriait.

Et Marianne sentait qu’elle répondait,révoltée contre l’évidence :

— Je ne la reconnais pas… Ce n’est paselle !

Les longs cils de la jeune fille s’abaissèrentsur ses grands yeux suppliants. Le commandeur murmura :

— Marianne, veux-tu que Filhol et Genevièveviennent te dire : C’est notre fille ?

— Ils sont morts ! ils sont morts !s’écria la marquise en frissonnant, les morts ne reviennentpas !

Elle vit le commandeur qui étendait le brasvers la partie de la chambre où le lit à baldaquin se cachaitderrière ses draperies de velours.

— Tourne-toi, Marianne, dit-il, etregarde !

Les rideaux du lit étaient relevés ; lamarquise vit les deux rayons de lune qui passaient par les fenêtresse relever, converger et frapper, comme l’âme d’une lanterneénorme, la courtepointe du lit sur laquelle Filhol et Genevièveétaient étendus, côte à côte, les mains croisées sur la poitrine.Vous eussiez dit un de ces tombeaux de l’ancien temps où la piétéfastueuse des familles couchait les aïeux et les aïeules sur lesmatelas taillés dans la pierre. Les lèvres décolorées de Filhol neremuèrent point, non plus que celles de Geneviève, mais deux voixfaibles prononcèrent à la fois :

— C’est notre fille !

La marquise essaya de se lever pourfuir ; elle retomba évanouie… Quand elle s’éveilla, sa chambreétait pleine de lumière ; les rideaux fermés drapaient leursplis lourds autour de son lit. Tandis que les domestiques allaient,effarés, par la chambre, la jeune fille de son rêve tenait unflacon de sels au-dessous de ses narines, et le commandeur Malo,tout blême dans son grand manteau noir, avançait sa main maigrepour lui tâter le pouls.

Elle regarda la jeune fille qui lui souriaittimidement, et dit en frissonnant jusque dans la moelle de sesos :

— Ma nièce, soyez la bienvenue !

Ce fut ainsi qu’Olympe de Treguern fit sonentrée à l’hôtel du Castellat.

Chapitre 5JOSILLE ET VEVETTE

 

Nous en avons fini avec le passé, revenons auprésent, c’est-à-dire à notre année 1820. C’était à peu prèsl’heure où cette petite diligence, qui avait mine de corbillard,entrait dans la cour des Messageries de la rue du Bouloi, apportantle commandeur Malo, Mr Privat et notre ami Tanneguy. La brune sefaisait ; quelques lumières couraient déjà, de fenêtre enfenêtre, le long de la façade de l’hôtel du Castellat. Àl’intérieur comme au dehors, on achevait les préparatifs de lafête, car il y avait grande fête ce soir chez madame lamarquise.

Sous les bosquets du magnifique jardin, dansles allées et jusqu’au sommet de la terrasse, une armée de valetss’agitait, plaçait les tapis qui recouvraient l’échafaudage del’orchestre ; on étageait en amphithéâtre les corbeilles defleurs ; on rangeait les sièges rustiques autour du salon deverdure. Çà et là, au fond des berceaux, quelques ifs s’allumaient,tandis que les dernières guirlandes accrochaient aux colonnes lefeuillage fleuri de leurs festons.

Ce n’était pas une mince affaire quel’illumination des jardins de la marquise ; il fallait ménagerles effets comme au théâtre ; il fallait prodiguer la clartéaux abords de la salle de bal, et jeter autour des grottes del’ombre et du mystère. Il y avait surtout à l’extrémité d’une fièreavenue de tilleuls, certain pavillon de style Louis XV qu’il étaitimportant de mettre dans son jour. Ce pavillon bornait la propriétéde la marquise ; du côté de cette bourgade sans nom, composéealors de chantiers et de masures, qui est devenue depuis lequartier François Ier. Le temps avait abaissé lesbranches des arbres voisins jusque sur sa toiture enterrasse ; il était comme perdu, ce gentil pavillon, au milieud’un fouillis de verdure.

Dans le cabinet d’un amateur, parmi lesmeubles rares et les objets de prix, vous trouvez toujours quelquecuriosité favorite qui vaut à elle seule autant que tout le restedu musée. Ainsi était le pavillon Louis XV dans ce riche etgracieux jardin de l’hôtel du Castellat : c’était le maîtrebijou de l’écrin, et personne ne venait aux fêtes de la marquisesans déclarer que ce pavillon était une petite merveille. Encore nevoyait-on jamais que l’extérieur ; ce qu’il y avait derrièreces murailles mignonnes et chargées de sculptures, nul ne lesavait. Des vases de marbre, portant d’énormes touffes de géraniumsrouges, montaient les marches du perron. À la dernière marches’arrêtait l’hospitalité de la marquise.

Plus d’un se demandait parfois ce qu’ellecachait, la marquise, dans ce réduit charmant.

Un petit domestique et une jeune servante,armés tous deux de longues perches, mettaient le feu aux lampions,disposés avec art sous les tilleuls. La servante avait l’accent desfillettes morbihannaises ; son œil brillait d’intelligence,elle riait comme les autres respirent, toujours et sans s’arrêter.Le domestique avait non seulement l’accent, mais encorel’excellente tournure d’un petit gars du pays situé entre Vannes etRedon. Il s’appelait Josille ; nous savons déjà le nom deVevette.

Il paraît qu’elle était bonne à tout, cettegentille Vevette, et qu’elle n’avait pas de paresse, car elleemployait son temps comme il faut, en attendant le retour de samaîtresse. Elle était, ma foi, en grande tenue et toute parée pourla fête ; elle portait un costume pimpant, qui n’était àproprement parler ni parisien ni breton, mais qui rappelait cettesimplicité à la mode parmi les villageoises d’opéra-comique. Celalui allait comme un gant, et Josille l’admirait si bien qu’ilgrillait les branches des tilleuls au lieu d’allumer leslampions.

Il était gras, Josille, comme une caille, ilétait rouge et assez joli garçonnet, il était gauche, ilbredouillait un peu en parlant, et il bavardait plus qu’une pie. Aubourg d’Orlan, son pays natal, il passait pour un malin gars.

— Oh ! dam ! la Vevette, disait-il,quant à ça, il n’y a pas besoin de tant de chandelles pour s’amuserpar chez nous, à Orlan. Avec ce que ça coûte d’argent, tous ceslampions-là, nous monterions quasi notre ménage, nousdeux !

— Un beau mari que tu ferais, Josille !répliqua la fillette en haussant les épaules, tu ne sais seulementallumer une mèche, et voilà un quart d’heure que ta gaule tâtonneautour du lampion.

Par le fait, le petit gars n’avait pas la mainà la besogne, et avec des allumeurs de sa force, le jardin de lamarquise aurait bien pu n’être éclairé que le lendemain matin.

— Écoute donc, la Vevette, murmura-t-il avecune certaine émotion, tu n’étais point si brave que ça au pays,dà ! et je te regarde toujours pour voir comme tu as changébellement.

Vevette ne tenait pas à laisser laconversation sur ce terrain sentimental, car elledemanda :

— Les as-tu vus, toi, les troisFreux ?

Josille fut sur le point de laisser tomber saperche.

— Voilà qu’il commence à faire bien noir pourparler de ceux-là ! balbutia-il.

— Bah ! dit Vevette, il y a loin d’ici àla Grand-Lande, et les trois Freux ne viendront pas techercher jusqu’à Paris.

— Savoir ! dit Josille, qui jeta unregard inquiet sur les bosquets.

— Ah dam ! mon gars, s’écria Vevette, quin’en riait que mieux à voir le grand sérieux de son compagnon, situ as peur comme ça de ton ombre, tu es bien mal tombé chez madamela marquise ! C’est ici la maison des revenants ! on neparle que de diableries, et il y a un sorcier qui demeure dans lepavillon que tu vois là-bas.

— Un sorcier ? répéta Josille.

— Un vrai sorcier ! mais je te protégeraicontre lui, si tu veux me dire comment est faite Valérie laMorte.

— C’est drôle, tout de même, murmura le petitgars, qu’on parle des trois Freux d’Orlan et de Valérie laMorte, comme ça jusqu’en la grand-ville.

— Je gagerais, dit Vevette, que madame lamarquise, le chevalier de Noisy et toute la confrérie du sabbat quibavarde pendant que les autres dansent, vont rabâcher cettehistoire-là aujourd’hui tant que durera le bal !

— Ils font donc comme chez nous à laveillée ?

— Allume, Josille ! allume, ou nousserons en retard ! Est-elle jeune, la Valérie ?

Josille présenta sa perche au lampion rebellepour la dixième fois, et le lampion ne parut pas s’enapercevoir.

— Je ne sais point si elle jeune ou vieille,répondit-il, et quant à ça, les esprits n’ont pas d’âge comme nousautres.

— Où l’as-tu vue ?

— Derrière l’église, dans le chemin creux quipasse sous le cimetière.

— Es-tu bien sûr que c’était elle ?

— Si j’en suis sûr ! Ah ! laVevette, j’en ai encore froid dans le dos ! Quand c’est que tupartis du pays, j’ai pris les fièvres par le chagrin que j’eus.Pour me guérir, je me fréquentai pour mariage avec la Scholastique,qui a un bout de pré et deux vaches, de belles vaches ! Donc,un jour, en sortant de la grand-messe, elle me cogna les yeux, parmanière de jouer, avec une roche, et je lui fis malice de lamouiller jusqu’au cou dans la mare du Menain. J’en ris tout demême ! qu’elle avait de la vase par-dessus les oreilles et queles gars s’ensauvaient d’elle en se bouchant le nez. Faut s’amuser,pas vrai ? Vlà donc que ça l’avait retournée pour moi druementen ma faveur, comme on dit, et qu’en fin des fins, le monde medisait : Josille, mon gars, épouse-toi avec elle ou çasera sa mort qu’elle en périra !

Vevette allumait, leste comme une fée ;Josille la suivait, racontant son histoire d’un accentpleureur.

— Oh ! le fier gars que tu fais !s’écria Vevette ; a-t-elle le goût fin, c’te Scholastique quia un bout de pré et deux vaches !

— De belles vaches ! reprit encoreJosille. Scholastique m’avait donc dit, dit-elle : Viens àla brune pour nous accorder de nos noces : j’y fus. Iln’y avait point de lune ; ils étaient trois à causer au boutde l’ancienne avenue de Treguern, devant le Château-sans-Terre…

— Les trois Freux ? interrompitVevette qui s’arrêta pour écouter.

— Sûr et vrai, ma Vevette, les troisFreux, noirs comme des taupes et qui disaient en regardantle Château neuf de Mr Gabriel : « Ça nous viendraavec le reste quand l’heure aura sonné ! » Jedévalai en me bouchant les oreilles pour ne point entendre leursvoix, car les paroles de ceux-là portent malheur à qui les écoute.Vers la Pierre-des-Païens, je vis une femme qui courait devant moiet je pressai le pas, croyant que c’était Scholastique, et j’auraismieux aimé me trouver en face de douairière Le Brec elle-même unsamedi soir ! La femme s’arrêta en travers du chemin creuxpour m’attendre : je suis bien sûr d’avoir vu ses yeux brillercomme des charbons au milieu de son visage blême. Le vent faisaitflotter ses cheveux noirs, comme qui dirait les grands cheveuxbouclés de mam’selle Olympe. Sa taille était si fine, qu’on pouvaitbien deviner qu’il n’y avait point de chair sous sa ceinture. Etpourtant notre demoiselle Olympe, qui est vivante, Dieumerci ! a la taille aussi fine que ça !

— Te parla-t-elle ? demanda encoreVevette.

— Elle me dit de m’en aller, répliquaJosille ; et quand j’ai entendu, depuis, la voix de mam’selleOlympe…

— Allons, tu es fou ! s’écriaVevette.

Elle riait toujours, mais un observateur plusexercé que le petit Josille aurait bien vu qu’elle avait désormaismartel en tête.

— Voilà ! reprit-il, notre demoiselleOlympe ne peut pas être à la fois à Paris et au bourg d’Orlan,c’est la vérité. Et puis, pourquoi notre demoiselle aurait-elleescaladé les murs du cimetière ?

— Ah ! dit Vevette, la morte escalada lemur du cimetière ?

— Oui bien ; quand elle m’avait dit dem’en aller, je n’avais obéi qu’à moitié : je m’étais cachéderrière la haie. Je la vis, comme je te vois, se glisser entre lestombes et sauter dans l’église par une fenêtre qu’on avait laisséeouverte par la grande chaleur.

— Et dans l’église, que fit-elle ?

— V’la ce que je n’ai point osé regarder, laVevette. Je vis un peu de lumière s’éprendre derrière les vitres dela sacristie et je m’en revins chez nous vivement. Est-ce que tuaurais approché, toi ?

— Sans doute, répliqua vaillamment lafillette ; allons, Josille ! tu n’as plus besoin de tagaule. Monte à l’échelle et va allumer là-haut !

Ils étaient au bout de l’allée des tilleuls,et le pavillon Louis XV dressait devant eux sa gracieuse façade.Josille mit le pied à l’échelle. Vevette l’entendit pousser ungrand cri.

— Là ! là ! fit-il en se laissantchoir de son long sur le sable ; ils sont là-dedans !

Aux fenêtres du pavillon, une lueur pâlebrilla. Vevette s’élança, intrépide, et monta les premierséchelons. Josille répétait :

— Là ! là ! trois ! je les aivus ! et le tombeau de Tanneguy aussi ! Ah seigneur Dieureprit-il en pleurant à chaudes larmes, quand les esprits voustiennent, c’est donc fini ! j’ai quitté le pays, j’ai perdu laScholastique, son bout de pré et deux vaches… de si bellesvaches ! J’ai fait des lieues et des lieues pour ne plus voirtout ça, et voilà que le tombeau de Tanneguy s’est ensauvé du chœurde la paroisse d’Orlan pour me suivre à Paris ! et voilà queles trois Freux !…

— Il n’y a rien ! disait Vevette ausommet de l’échelle ; tu as rêvé tout éveillé !

Des pas se faisaient entendre à l’autre boutde l’allée. La lueur qui avait brillé un instant à l’intérieur dupavillon s’était éteinte brusquement. Josille vint se coller contreles pieds de l’échelle ; il tremblait si fort que Vevettesentait battre les montants.

— Tu ne vois rien ! balbutia-t-il, alorsc’est à moi qu’ils en veulent ! Ils étaient là, contre latombe, tous les trois debout, et il y avait derrière eux comme ungrand squelette appuyé à la muraille.

Il s’interrompit pour jeter un criétouffé.

— Tiens ! tiens ! dit-il encore.

Il n’en put dire davantage, sa bouche restaitconvulsivement ouverte et sa main étendue montrait les bosquetstouffus qui cachaient le mur d’enceinte du jardin, à droite dupavillon. Toute cette partie du petit parc de la marquise étaitplongée dans une complète obscurité. Les lumières s’arrêtaient àl’allée des tilleuls. À gauche de l’allée, depuis le pavillonjusqu’à la salle de bal, tout resplendissait déjà ; lesguirlandes de feux dessinaient leurs festons à perte de vue, maisle voisinage de ces clartés ne servait qu’à rendre plus profondesles ténèbres de la portion du jardin qui n’était pas illuminée.

Du haut de son échelle, Vevette suivait legeste de Josille. Elle crut apercevoir, en effet, un mouvementconfus sous le couvert ; les lampions de la façade qu’elleétait en train d’allumer gênaient sa vue.

— Qui va là ! cria-t-elle hardiment, carelle n’avait peux de rien, la petite Vevette.

Josille se ramassa sur lui-même, pensant quela voix des Freux du cimetière d’Orlan allait éclatercomme trois coups de tonnerre. Ce fut une voix douce, une voix defemme, qui répondit :

— C’est moi, Vevette, je t’attends.

Josille était pourtant bien sûr d’avoir vu lestrois hommes du pavillon, que ce fussent des vivants ou des ombres,se glisser silencieusement entre les troncs des arbres. Vevettesauta en bas de l’échelle et s’élança, légère comme une biche, sousle couvert.

Dans l’allée des tilleuls, ces pas lointainsque l’on entendait naguère s’étaient rapprochés ;l’intelligence frappée du pauvre Josille n’était déjà plusd’aplomb ; il crut rêver quand il vit s’approcher une sorte deprocession composée d’un valet en livrée qui portait une lanterne,rendue fort inutile par les illuminations, d’un personnage maigre,sec, blême, vêtu de noir de la tête aux pieds, et de trois facteursdes messageries chargés chacun d’une grande caisse de sapinblanc.

Il n’y avait personne au bourg d’Orlan qui neconnût la silhouette redoutée du commandeur Malo ; on parlaitsouvent aux veillées de celui-là qui savait dire, rien qu’à voir unhomme, s’il devait vivre ou s’il devait mourir ; les moinssuperstitieux frissonnaient à la pensée de ce voile fatal quitombait devant les yeux du Treguern, quand la mort était là,guettant sa proie marquée. Et le petit Josille n’était pas desmoins superstitieux.

Vevette avait eu raison de dire que lepavillon était habité par un sorcier : Josille ne le voyaitque trop maintenant ! Il se coula dans un massif pour laisserla route libre au terrible commandeur. Celui-ci s’arrêta devant la,porte de son pavillon ; il ordonna aux facteurs de déposer lescaisses sur les marches du perron.

— C’est lourd ! dit l’un d’eux. Pendantqu’on y est ou pourrait bien vous les mettre jusque chez vous.

Le commandeur avait introduit une clé dans laserrure de la porte ; il se retourna et fit signe audomestique en livrée :

— Déchargez ! prononça sèchementcelui-ci.

Les trois facteurs se débarrassèrent de leursfardeaux et essuyèrent leurs fronts mouillés de sueur. Le valet enlivrée les paya et les congédia. Quand ils furent partis, non sansavoir jeté sur cette porte des regards curieux, Josille remarquabien que le valet n’offrit point son aide au commandeur Malo pourentrer les caisses. Le valet dit seulement :

— Madame la marquise espère que monsieur luifera l’honneur d’assister à sa fête.

Malo de Treguern tourna ses yeux fixes, maisun peu hagards, vers le valet.

— Sa fête ! répéta-t-il, tandis qu’unsourire morne errait autour de ses lèvres ; il y aura plusd’une fête cette nuit ! Laissez-moi.

Le valet s’inclina respectueusement ets’éloigna. En écoutant le bruit de ses pas qui s’étouffaient sur lesable de l’allée, le pauvre Josille sentait grandir son angoisse,car il n’y avait plus personne, et il était là tout seul avec lesorcier.

La porte du pavillon s’ouvrit : àl’intérieur le pavillon était tout noir. Malo de Treguern descenditjusqu’à la première caisse et prononça dessus quelques parolesmystérieuses dont Josille ne put saisir le sens. Malo essaya desoulever la caisse ; mais il était faible, et la caissepesante : ses efforts restèrent inutiles.

— Que celui-là qui est caché dans les buissonss’approche et vienne à mon aide ! dit-il.

Josille se serait enfui à cent lieues s’ilavait eu son libre arbitre ; mais une puissance inconnue lepoussa en avant, et il traversa l’allée sans avoir aucunement laconscience de ce qu’il faisait. Le commandeur Malo lui noua unmouchoir en bandeau sur les yeux.

Une des caisses fut soulevée. Josille montales marches du perron ; il entendait devant lui le commandeurMalo qui soufflait et qui peinait. Le sang de Josille se glaça dansses veines quand il eut franchi la porte et qu’il sentit l’airfroid et renfermé de l’intérieur. C’était là qu’il avait vu letombeau de Tanneguy, le squelette, les ossements poudreux et lestrois fantômes.

— À la seconde ! dit le commandeur.

Ils firent deux autres voyages, puis Josillese retrouva sur les marches du perron devant la porte fermée. Lebandeau n’était plus sur ses yeux ; il frotta ses paupièresenflammées et regarda tout autour de lui, ébloui par lesilluminations qui embrasaient le jardin. Aux fenêtres du pavillon,une lueur rougeâtre apparut, puis s’évanouit, comme si l’on eûttiré d’épais rideaux au-devant des croisées.

Pour un empire, Josille n’aurait pas voulurester en cet endroit ; mais ses jambes s’engourdissaient sousle poids de son corps, et le sentiment de son abandon l’écrasait.Que n’eût-il pas donné pour entendre la joyeuse voix deVevette !

Il crut l’apercevoir, Vevette, dans ce bosquetplein de ténèbres où lui-même s’était caché naguère. Quelque chosede blanc apparaissait là, dans la nuit. Josille eut le courage dela peur et prit sa course en appelant la jeune fille. L’objet blancse mit aussitôt en mouvement et s’enfuit, glissant comme une vapeurentre les arbres. En même temps, Vevette vint à lui riant etchantant le plus gaiement du monde.

Comme il ouvrait la bouche pour interroger,Vevette lui mit sa main sur les lèvres en disant :

— Chut ! écoute !

On entendait dans l’ombre le bruit sec d’unmarteau résonnant contre la plaque d’une porte.

Un marteau ! une plaque ! uneporte ! au milieu de cette verdure, sous ces grands arbres,dans cette façon de petite forêt vierge où il n’y avait pas traced’habitation ! c’était décidément un rêve.

— Attends-moi dans l’avenue, dit vivement lajeune fille qui se replongea de plus belle au plus épais dufourré.

Josille put ouïr distinctement des gonds quigrinçaient tout près de là. Mais qu’importe ce qu’on entend ainsi,quand on est égaré une fois dans le pays des chimères ! Aubout d’une minute, Josille vit revenir Vevette, comme elle l’avaitpromis. Elle était accompagnée d’un petit homme décemment vêtu etportant besicles, qui n’avait absolument rien de surnaturel en sapersonne.

— Josille, dit Vevette, qui semblait avoirpeine à comprimer un malin sourire, conduis ce monsieur-là chezmadame la marquise qui l’attend ; tu annonceras monsieurPrivat.

Chapitre 6LE BOUDOIR DE LA MARQUISE

 

Madame la marquise du Castellat était à satoilette : grave affaire, car Marianne de Treguern avait passédéjà la quarantaine. Ses cheveux la quittaient ; sa taille sechargeait d’embonpoint et une certaine fatigue se lisait sur sestraits bouffis. Évidemment, il y avait lutte chez cette femme entrel’inquiétude présente, augmentée par la tristesse incurable dusouvenir et la volonté qu’elle avait de s’engourdir dansl’oubli.

Le boudoir où elle se tenait était une petitepièce, meublée à la mode des dernières années de l’Empire. Le soirmême où Olympe de Treguern, encore enfant, avait été introduite àl’hôtel de la façon mystérieuse que nous avons racontée, lamarquise avait abandonné sa chambre à coucher pour prendre un autreappartement. Depuis lors, elle n’avait jamais voulu revoir le lieuoù l’effrayante vision lui était apparue.

Quatre portraits entourés de cadres pareilspendaient aux murailles du boudoir. C’était d’abord Mr le marquisdu Castellat, figure honnête, polie, un peu dépourvued’intelligence, portant perruque et gardant autour de ses lèvresminces l’éternel sourire des portraits de bonne compagnie.Vis-à-vis de lui, la marquise, en robe de satin blanc, respirait leparfum d’un bouquet de roses. À gauche de la cheminée, Laurence deTreguern, parfaitement ressemblante, c’est-à-dire parfaitementbelle, fixait ses regards mélancoliques sur le quatrième portrait,qui était celui de Gabriel de Feuillans.

Gabriel, dans ce portrait, ne paraissait pasavoir plus de trente ans. Un manteau noir se drapait sur sesépaules et sa main blanche, finement veinée, tenait un livreentr’ouvert. C’était une figure pensive, et sévère ; sescheveux se plantaient haut sur le crâne ; le contour du visagese déprimait vers les tempes pour se renfler aux pommettes etdécrire jusqu’au menton l’ovale le plus harmonieux. Ses yeuxétaient longs, bordés de larges paupières, et possédaient unegrande fierté de regard ; son nez et sa bouche semblaientsculptés dans le bronze.

À l’époque où madame la marquise du Castellats’était fait peindre, on pouvait l’appeler encore la jolieMarianne. Sous sa coiffure prétentieuse, ses traits réguliers, maisronds et sans caractère, faisaient ressortir la noble beauté deLaurence. On avait peint Laurence l’année même de sa mort, et ceuxqui l’avaient connue retrouvaient sur ce visage presque céleste,dans ce regard suave et pénétrant, les vagues tristesses desderniers jours.

Il y avait longtemps que madame la marquise neressemblait plus à ce portrait blanc et rose qui souriait contre lelambris ; mais, ce soir, elle paraissait avoir pris dix annéesde plus, elle était sombre et inquiète. Elle était assise vis-à-visde sa toilette, et sa femme de chambre semait trop de fleurs danssa chevelure appauvrie.

— Il y avait un milord, disait la caméristepoursuivant l’entretien commencé, qui voulait la petite maison auxpersiennes vertes, ici près, mais Mr Stéphane a donné je ne saiscombien de mille francs pour l’avoir.

— Il est donc riche, ce Mr Stéphane ?demanda la marquise, qui mit à prononcer ce nom une grandeaffectation d’indifférence.

— Je crois bien ! répliqua la camériste,il a fait sauter la banque à Frascati. Madame la marquise sait queles fenêtres de la petite maison s’ouvrent en face des croisées del’appartement de mademoiselle Olympe ?

— Non, dit Marianne de Treguern qui tourna latête ; je n’avais pas remarqué cela.

— Juste en face ! et il n’y a pas un seularbre entre deux ! Je pense que, maintenant, Mr Stéphane vavenir bien plus souvent à l’hôtel.

La marquise fit mine de regarder attentivementl’œuvre de sa coiffure et signala quelques défauts comme pourrompre l’entretien. Mais il paraît que Juliette la camériste avaitson franc parler.

— Un si proche voisin ! reprit-elle,tandis que ses mains exercées faisaient droit aux observations desa maîtresse, et un jeune homme qui voit le beau monde ! Jesuis sûre que cela ne contrariera pas madame la marquise ; Mrde Feuillans le connaît ; il le connaît beaucoup et il va levoir très souvent.

— Mr de Feuillans fait ce qu’il veut, ditsèchement la marquise.

Puis elle ajouta en resserrant sa coiffure àdeux mains :

— C’est bien comme cela, Juliette. Je vousappellerai pour mettre mes bijoux.

Juliette se dirigea aussitôt vers laporte ; mais avant de sortir, un regard malicieux glissa entreses paupières. Bien des philosophes se sont demandé pourquoi chaquefemme a dans sa camériste une ennemie intime. Dès qu’elle futseule, Marianne de Treguern, marquise du Castellat, se leva et semit à parcourir la chambre à pas lents. Un nuage plus sombre étaitsur son visage, et des rides se creusaient à son front.

— Stéphane ! murmura-t-elle ;pourquoi Gabriel me laisse-t-il dans cette incertitude ?

Juliette avait emporté avec elle le flambeauqui était sur la toilette ; le boudoir n’était plus éclairéque par une lampe à globe, posée sur un petit bureau de femme etdont la lumière tombait sur des lettres éparses. Toutes ces lettresétaient encore cachetées ; la marquise, en passant auprès dupetit bureau, détourna les yeux, comme si une secrète répugnancel’eût empêchée d’ouvrir son courrier, ce soir.

Je ne sais pourquoi ce boudoir coquet avaitmaintenant, aux lueurs indécises de la lampe, un aspect désolé. Lesquatre portraits, éclairés à demi, se regardaient tristement. Lamarquise se laissa choir sur un fauteuil et mit sa tête entre sesmains, au risque de gâter sa coiffure toute fraîche. Le chienmouton, assoupi dans un coin, se leva, étira ses reins obèses, etvint rouler aux pieds de sa maîtresse en grondant de sourdesplaintes.

— Stéphane ! murmura pour la seconde foisMarianne qui poussa un gros soupir ; quand je me creuserais latête, à quoi bon ! Le jeune homme de vingt ans ressemble-t-ilà l’enfant qu’on porte au baptême ? D’ailleurs, je sais que lejeune homme est à Château-le-Brec…

En prononçant ce mot, le jeune homme,sa voix s’altéra légèrement. Elle prit au hasard une lettre sur latable et l’ouvrit machinalement. C’était un papier bleuâtre avecune tête imprimée ; l’écriture avait ce tracé ferme et pleinque l’habitude donne aux gens d’affaires.

« Feu Mr le marquis du Castellat n’ayantpoint d’enfants, » disait la lettre, « a pu disposer de latotalité de ses biens en faveur d’une étrangère. Le legs en faveurde Mlle Olympe de Treguern est régulier et parfaitementlégal ; l’acte me paraît en due forme, et il n’y a pas mêmematière à procès. »

La marquise froissa la lettre.

— Elle le sait bien ! murmura-t-elle,combien de temps serai-je encore la maîtresse ici ? Peut-êtreque je lui dois de la reconnaissance pour la bonté qu’elle a de megarder chez elle !

Elle prit une autre lettre qu’elle garda entreses mains sans y jeter les yeux.

— Qui sait ! pensait-elle tout haut,tandis qu’un sourire moqueur naissait autour de ses lèvres ;Gabriel m’a épousée, moi aussi, autrefois, et je m’appelle lamarquise du Castellat. Gabriel a voulu épouser Laurence, etLaurence est morte. Gabriel veut l’épouser maintenant,celle-là : qui sait ?

La lettre qu’elle tenait à la main était ungros papier bis, plié maladroitement ; les grossierscaractères de l’adresse tremblaient. Quand le regard de la marquisetomba enfin sur cette missive égarée, on ne sait comment, dans sonboudoir élégant, elle tressaillit et devint pâle.

— Douairière ! balbutia-t-elle.Douairière m’écrit !

Elle rompit le cachet d’une main défaillanteet lut :

« Marianne, tu as bien fait defuir ; mes nuits sont terribles, et je vois souvent ceux quisont morts. Ce que j’ai fait, c’était pour toi et pourGabriel ; vous m’avez abandonnée tous les deux ; il y apeut-être une Providence. Malo de Treguern a dormi dans satour ; il dit que l’heure est venue et que le vieil arbre varefleurir. Puisse-je être morte quand Treguern serelèvera !

« Celle-ci est pour t’annoncer que tu vasvoir l’enfant ; il a voulu partir comme l’autre était partinaguère. Ce n’est pas moi qui l’ai chassé. Cependant il y a bienlongtemps que je doute ; ils sont nés si près l’un de l’autre,ces deux-là. Nous avons trompé le prêtre ; Fanchette a pu noustromper. L’enfant n’a pas le visage d’un Le Brec. Quand tu leverras, regarde-le bien. Gabriel l’a regardé, la dernière foisqu’il est venu, il ne m’a rien dit. Pourquoi aimerait-il sonenfant, l’homme qui n’aime pas sa mère ?

« L’heure de la dernière bataille vasonner. Les voix qui me parlaient autrefois dans le silence de lanuit se taisent ; mes yeux aveuglés ne voient plus l’avenir.Tu es encore assez jeune pour souffrir en cette vie : adieu,Marianne, nous avons bâti sur le sable, et ma tendresse a été tonmalheur.

« Françoise Le Brec de Kervoz. »

« Post-scriptum : Les troisFreux ont disparu ; on ne voit plus la Morte. Lespaysans ont trouvé l’écusson de Treguern cloué à la maîtresse portedu Château-sans-Terre, comme ils appellent ici le palais queGabriel a fait bâtir à la place où était le manoir de Filhol ;ils disent tous que Treguern va revenir. Privat, l’avocat quidéfendit Étienne, il y a vingt ans, est parti pour Paris. Prendsgarde et avertis Gabriel, si tu n’as point séparé ta fortune de lasienne. »

Une terreur découragée se peignait sur lestraits de la marquise, chaque mot de cette lettre était pour elleune menace. Pendant qu’elle la refermait, elle avisa sur la tableun petit pli régulièrement carré dont l’adresse était d’uneécriture inconnue. Ce pli ne contenait que deux lignes etdisait :

« J’aurai l’honneur de me présenteraujourd’hui chez madame la marquise du Castellat, à huit heuresprécises. »

Il était signé du nom de Privat. La marquisese tourna en sursaut vers la pendule, qui marquait justement huitheures.

— C’est lui ! s’écria-t-elle, c’est cethomme qui prit la défense d’Étienne. Que vient-il faire chezmoi ? Je ne veux pas le voir !

Elle agita violemment sa sonnette et dit àJuliette qui accourait :

— Prévenez le concierge tout de suite !Je n’y suis pas pour un Mr Privat qui doit venir à huit heures.

Comme Juliette se retournait pour obéir, ellese rencontra face à face sur le seuil avec un petit homme décemmentvêtu qui se mit à sourire et lui tira son chapeau d’un air honnête.Il s’effaça pour laisser la camériste et dit avec aplomb ens’avançant vers la marquise :

— Exact à la minute, comme vous voyez,madame ! Mr Privat, avocat, qui a fait cent lieues pour avoirl’honneur de vous présenter son respect.

Il salua, fit volte-face et s’en alla fermerla porte sur le nez de Juliette. La marquise le regardait faireavec étonnement.

Mr Privat était bien mieux costumé que dans lacour des Messageries ; il avait un pantalon noir presque neuf,grimaçant sur de gros souliers bien cirés, un habit noir trèspropre et trop large, un gilet noir taillé à la papa, et une bellecravate blanche formant une rosette qu’eût enviée un marié devillage. Son nez était pointu, sa bouche grande et souriante ;ses petits yeux regardaient par-dessus d’énormes lunettes rondescomme des écus ; ses joues maigres et très colorées remuaientdu haut en bas quand il parlait ; son front démesurément élevéte terminait en pointe chauve et les cheveux des tempes,artistement ramenés, essayaient en vain d’ombrager la nudité de cecrâne montueux.

Tout cela pouvait être fort laid, mais toutcela était content de soi, allègre, vivant, agité même et relevépar une petite pointe de gaillardise assez spirituelle.

— Ma chère madame, dit-il en revenant vers lamarquise et en prenant un ton de bienveillante bonhomie, je pensebien que vous ne me remettez pas. Nous avons vieilli tous les deux.Et, quant à moi, j’avoue que j’aurais été fort empêché de vousreconnaître.

Marianne de Treguern jeta un regard sur lecordon de sa sonnette, mais elle n’y toucha point.

— Veuillez me dire, monsieur, murmura-t-elle,ce qui me procure l’honneur de votre visite.

Au lieu de répondre, Mr Privat poursuivit avecenjouement :

— Savez-vous qu’il y a une fière trotte dumarché des Innocents, où je demeure, à l’Allée des Veuves !Mes moyens ne me permettent pas de prendre comme cela des voituresà tout bout de champ ; je suis venu à pied. Si madame lamarquise voulait me le permettre…

Marianne de Treguern ne le laissa pasachever ; elle lui désigna de la main une chaise. Mais ilparaît que Mr Privat préférait les fauteuils ; il repoussa lachaise indiquée et roula une bergère au-devant de la marquise. Celafait, il s’assit en poussant un joyeux soupir et caressa, ma foi,son gilet à la papa, comme ces grands seigneurs de comédie qui ontun jabot pour le chiffonner savamment.

— Je connais beaucoup votre jeune voisin, MrStéphane Gontier, dit-il sans préambule et en regardant toujours lamarquise par-dessus ses lunettes rondes ; s’il avait voulu,j’aurais fait de lui un homme de loi.

— Je reçois rarement Mr Stéphane Gontier,interrompit Marianne de Treguern.

— Bah ! fit le petit homme ; mais ilparaît que c’est ainsi à Paris : on demeure porte à porte, etl’on se voit à peine. J’aurai le plaisir de vous amener plussouvent ce jeune homme, qui a de bons principes et de fort honnêtesmanières.

La marquise essaya de sourire.

— Est-ce pour cela que vous êtes venu,monsieur ? demanda-t-elle.

— J’aime les affaires, répliqua Mr Privat enremontant ses lunettes d’un coup de doigt sec et précis ; monpère était huissier audiencier près la sénéchaussée de Redon. Jesuis né là-dedans ; mon berceau était entouré de rôles et mapoitrine en s’ouvrant a respiré l’air des affaires ; c’est monair natal !

La voix de Mr Privat s’animait, et ses petitsyeux brillaient derrière ses besicles bleuâtres. La marquise avaitcroisé ses mains sur ses genoux. L’instinct de sa frayeur luidisait que derrière la bizarrerie de ces préliminaires on masquaitune attaque sérieuse. Elle attendait.

— Dans le cabinet de mon père, reprit le petithomme d’un accent ému, il y avait un casier, montant du plancherjusqu’au plafond et tout plein de cartons verts qui ne fermaientplus, tant ils étaient remplis ; il y avait des liassesserrées et jetées en tas dans les coins comme les gerbes d’unemoisson mûre ; il y avait des monceaux de papiers poudreuxdont la corne révoltée se crispait et qui étaient couverts jusquesur les marges d’une bonne écriture fine, pressée, mêlée,illisible… Tenez ! le dossier de votre famille, le dossier deTreguern, aurait empli ce boudoir à lui tout seul ! Ah !ah ! voilà ce que j’appelle un beau dossier ! Assez depapiers pour ruiner un roi, ou pour donner à un mendiant la fortuned’un prince, suivant le sort ! Eh bien ! madame, vous lecroirez si vous voulez, enfant que j’étais, j’avais déchiffré toutcela ! et tout cela ne me suffisait déjà plus !

Il se redressa sur sa bergère.

— Je voulais mieux ! s’écria-t-il avec unélan d’orgueil ; j’avais rêvé une affaire… mais une affairecomme on n’en voit pas ! quelque chose de compliqué,d’inextricable, un imbroglio à mille personnages, une sorte dedanse macabre tournant avec délire autour d’une montagned’or !

Ce petit homme n’avait pourtant pas l’air d’unpoète. Marianne de Treguern espéra un instant qu’il était fou. Nousdisons qu’elle espéra, parce que, malgré elle, le vague sentimentde frayeur dont nous avons parlé grandissait dans son esprit. MrPrivat s’était renversé tout au fond de sa bergère.

— Des intérêts qui se croisent, poursuivait-ilen savourant son rêve, qui se bifurquent, qui s’embrouillent commeun écheveau de fil ; des gens qui changent de nom, des actesde naissance perdus, des testaments falsifiés ; des vivantsqui se font passer pour morts et des morts qui reviennent ;des meurtres sur lesquels le temps a passé… une affaire, madame lamarquise, une affaire héroïque et splendide ! une luttenocturne et impitoyable comme il s’en livre, dit-on, entre lesIndiens dans les forêts de l’Amérique du Nord ! une batailleacharnée dans les limbes, un roman d’Anne Radcliffe, une épopée àla Milton ! des efforts insensés, des trahisons atroces, leCode civil aiguisé comme un glaive, le Code pénal tranchant commeune hache ! des sommes folles remuées à la pelle, desfantasmagories impossibles au milieu de notre mondeincrédule ! et moi tout seul, moi, entendez-vous, dans cettenuit profonde, perçant les ténèbres, je ne sais comment, avec desyeux de chat-huant, soulevant les voiles, démêlant les mystères etréunissant tous les fils de cette gigantesque intrigue dans la mainque voilà !

Il étendit en avant sa main sèche et ridéecomme la main d’une vieille femme.

— Comprenez-vous ? ajouta-t-il enessuyant son front où il y avait de la sueur.

— Non, murmura madame la marquise duCastellat, qui mentait peut-être.

Le petit homme ferma les yeux à demi et laregarda fixement. Tout cet enthousiasme qui l’entraînait naguèreétait tombé comme par magie.

— Non ? répéta-t-il en changeantbrusquement de ton ; au fait, tout le monde ne peut pas avoirles mêmes goûts que moi. Ce que je disais était pour répondre à laquestion que madame la marquise me faisait l’honneur de m’adresserau sujet du motif de ma visite. Un beau jour que je ne cherchaisplus, j’ai trouvé cette immense affaire rêvée par moi depuis monenfance. Le hasard m’y a donné un rôle, et si j’ai franchi le seuilde cet hôtel, c’est que madame la marquise est dans le même cas quemoi.

Marianne de Treguern fit un geste d’énergiquedénégation.

— Nous sommes au quinze août ! poursuivitle petit homme sans prendre garde à ce geste, et il y a vingt ans,jour pour jour, que votre jeune voisin Stéphane Gontier fut baptiséà la paroisse d’Orlan. Un autre enfant fut porté sur les fonts enmême temps que lui. Je viens de faire le voyage de Bretagne à Parisavec cet autre enfant qui est un beau gaillard, je vous en donne maparole ! je suis venu chez vous, madame la marquise, parcequ’il me plaît de savoir lequel de ces deux jeunes gens est votrefils, et lequel est Tanneguy, le dernier héritier de la maison deTreguern.

Chapitre 7Mr PRIVAT

 

Le petit homme avait reculé un peu sa bergèrepour se mettre à point et voir l’effet produit sur la marquise parses dernières paroles. La marquise gardait les yeux cloués autapis. Le chien mouton, comme s’il eût compris que les sentimentsde sa maîtresse devenaient hostiles ou méfiants, se plaça au-devantd’elle et secoua vaillamment sa fourrure cotonneuse.

— Bonjour, bichon, dit le petit homme en lecaressant, tu ne connais donc pas les amis de la maison ? Jepossède un chien chez moi, mais c’est un barbet.

Il ôta ses lunettes et se prit à les essuyersoigneusement, à l’aide d’un foulard qu’il tira de la pochelatérale de son habit. Ses yeux très fatigués clignèrent à lalumière de la lampe.

— Vous vous croyez donc bien fort contre moi,monsieur, dit la marquise, après un silence, pour prendre lahardiesse de me parler ainsi ?

Comme Mr Privat ne répondait pas, elle seredressa en un mouvement de colère et s’écria :

— Mais, avant tout, comment êtes-vousici ?

— En qualité de danseur, pour la fête,répliqua cette fois Mr Privat avec simplicité. Au pays, ces damesont la bonté de trouver que je ne gâte pas un quadrille.

La marquise releva les yeux sur lui, et, danstoute autre circonstance, elle aurait eu sans doute grand-peine às’empêcher de rire, car le petit homme remettait justement seslunettes et ramenait d’un geste avantageux les deux pinceaux decheveux qui se croisaient en ogive sur la pointe de soncrâne ; mais il paraît que ce soir la marquise n’était pas enbelle humeur.

— Nous ne nous entendons pas, reprit-ellesèchement ; je désirerais savoir sous quels auspices…

— Je me suis présenté chez vous ? achevale petit homme en voyant que la marquise hésitait ; je trouvecela tout simple. Mais comme ces artistes parisiens vous attrapentla ressemblance ! reprit-il en regardant un des portraitspendus à la muraille : ne croirait-on pas voir Mr de Feuillanslui-même !

— Vous connaissez Mr de Feuillans ?

— J’ai cet honneur, madame.

— Et c’est Mr de Feuillans ?…

— Mon Dieu ! non, dit Mr Privat. S’ilm’avait fallu un répondant, je n’aurais eu qu’à choisir dans votremaison même.

— Ah ! fit la marquise.

— J’aurais pu prendre, par exemple, poursuivitle petit homme, monsieur le commandeur Malo, ou bien encore…

Le petit homme s’arrêta. Outre le commandeur,il n’y avait, à l’hôtel du Castellat, qu’Olympe de Treguern. Lamarquise répéta lentement, tandis que ses regards curieux sefixaient sur son hôte :

— Ou bien encore ?

Mr Privat plongea la main dans la poche de sonhabit, d’où il retira une bonne grosse poignée de papiers ;parmi ces papiers, il en choisit un qu’il présenta galamment à lamarquise. C’était tout uniment une lettre d’invitation en bonneforme.

Au fond, le cas n’avait rien de bienextraordinaire, car on sait où s’égarent parfois les lettresd’invitation des grandes maisons : néanmoins, la marquisebaissa les yeux de nouveau avec un redoublement de malaise. Lepetit homme prenait pour elle des proportions fantastiques.

— Bien que je sois né dans une ville deprovince, reprit Mr Privat en repliant sa lettre avec soin, je nesuis pas étranger aux habitudes du grand monde. Je sais quels sontles devoirs d’une maîtresse de maison un jour comme celui-ci, et jene voudrais pas abuser de vos moments, madame la marquise. Le pluscourt, croyez-moi, serait de répondre franchement à mesquestions.

— Et si je ne voulais pas répondre à vosquestions, monsieur ?

— Comme vous le disiez tout à l’heure, madame,répliqua Mr Privat, je suis fort ! Non pas contre vous,précisément, attendu qu’en somme, je ne vous veux ni bien ni mal.Mais je suis très fort. Et comme j’ai un intérêt direct àm’instruire, je me servirai de ma force pour avoir auprès de voustous les renseignements qui me sont nécessaires.

Il toussa légèrement, et continua :

— Voyons, est-ce Stéphane ? est-ceTanneguy ?

Comme Marianne de Treguern gardait le silence,il étendit le doigt vers la lettre de la douairière Le Brec quiétait restée entr’ouverte sur la table.

— Je connais cette écriture-là, dit-il.

La marquise fit un geste irréfléchi comme sielle eût voulu soustraire la lettre à ses regards.

— Je sais ce qu’il y a dedans, prononçapaisiblement le petit homme.

Pour le coup, une épouvante réelle se peignitdans les yeux de la marquise. Mr Privat se baissa pour caresser lechien mouton qui secoua son ouate et lui montra la double rangée deses petites dents blanches enchâssées dans du satin rose.

— Remettez-vous, ma chère madame,murmura-t-il, remettez-vous. L’heure passe ; si nous devonsparler peu, raison de plus pour parler bien. Voici vingt ansrévolus que j’ai mis le pied au seuil de ce labyrinthe :depuis vingt années j’erre là-dedans sans me reposer jamais.Veuillez ne point oublier que mon premier pas dans la voie où jemarche a été la défense d’Étienne, le sergent, présentée par moidevant la cour d’assises de Vannes. Je sais donc, a priori, tout cequ’Étienne sait lui-même. Or l’opinion d’Étienne est qu’il y eutsupercherie lors du baptême et que chacun des deux enfants reçut lenom qui ne lui était pas destiné.

— Fanchette, la sage-femme, est morte, murmuraMarianne de Treguern qui n’essayait plus de lutter.

— Avant de mourir, Fanchette, la sage-femme,n’a rien révélé ?

— Rien.

— Et Fanchette, la sage-femme, était touteseule à connaître le secret ?

— Toute seule.

— Alors, vous ne savez pasvous-même ?…

— Je doute.

Mr Privat fit une grimace à laquelle il étaitimpossible de prêter une signification flatteuse.

— Peste ! grommela-t-il, vous doutezcomme cela depuis vingt ans, madame la marquise ! C’est duscepticisme effréné ! En vieillissant, on apprend chaque jourquelque chose : je ne connaissais pas encore ce genre d’amourmaternel.

La marquise se mordit les lèvres.

— Passons là-dessus, reprit brusquement MrPrivat ; le fameux cloarec avait nom Gabriel,n’est-ce pas ?

Marianne de Treguern inclina la têteaffirmativement.

— Et Mr de Feuillans s’appelle aussi Gabriel,continua le petit homme. Ne serait-il point possible que Mr deFeuillans sût le secret de la sage-femme ?

— Il ne le sait pas, répondit la marquise.

Mr Privat la regarda bien en face.

— Et son secret, à lui, prononça-t-illentement, le savez-vous ?… Pourquoi, le 16 août de l’annéemil huit cent, il fit passer cent mille francs à Londres ? etpourquoi, depuis ce temps-là, tous les ans, à la même époque, ilpaie à un créancier inconnu cette rente énorme de quatre millelivres sterling ! Toujours cent mille francs !

— Non, dit Marianne de Treguern, quis’éventait avec son mouchoir chargé de broderies, je ne sais riende tout cela.

— Moi, j’ai fait bien du chemin ! murmuraMr Privat comme en se parlant à lui-même ; moi, je sais biendes choses ; mais le labyrinthe est si vaste ! Je ne suispas au bout !… De 1800 à 1804, il existe pour moi un vide, etcependant les annuités furent régulièrement acquittées. En 1804, ily eut l’histoire de Jérôme Clément…

Il s’arrêta pour observer la marquise.

— Vous entendez, madame, reprit-il ; j’aidit Jérôme Clément !

— Jérôme Clément ? répéta Marianne deTreguern.

— Le riche médecin de Laval.

— C’est la première fois que j’entendsprononcer ce nom, dit la marquise avec plus de calme.

Le petit homme s’était renversé sur le dossierde son fauteuil et la considérait fort attentivement ; il yavait dans ses yeux une surprise profonde.

« Est-ce apathie de la conscience ?pensait-il ; est-ce ignorance véritable ? Au fait, cechien mouton est un animal hargneux, égoïste, intolérable ;mais il n’est pas enragé. Cette bonne femme a fermé les yeux de sigrand cœur qu’elle n’a peut-être rien vu. C’est invraisemblable,mais c’est possible. »

— De 1804 à 1810, reprit-il tout haut, autrelacune pour arriver jusqu’à l’affaire de Johann-Maria Worms, lemarchand de diamants de Cologne. Je pense que vous avez quelqueidée de cela ?

— Aucune idée, répondit la marquise ; etje ne comprends rien à vos questions, qui me semblent de plus enplus étranges.

— Alors même que vous me parlez ainsi, machère dame, dit Mr Privat sans s’émouvoir, vous m’apprenez encorequelque chose. Je vous supplie de croire que j’ai d’excellentesraisons pour vous faire subir ce fâcheux interrogatoire. Ces deuxaffaires, du reste, ne sont que des épisodes, bien tragiques, ilest vrai. Je suis allé à Laval et je suis allé à Cologne ;s’il faut le dire, je n’espérais pas que vous pussiez rienm’apprendre de nouveau à ce sujet. Il est donc bien entendu que Mrde Feuillans vous épargne la partie trop dramatique de sesconfidences, et ne vous met en tiers que dans les intrigues quisont le côté léger de son œuvre.

Marianne de Treguern ouvrit les yeux toutgrands, et le petit homme put voir qu’il avait parlé une langueinintelligible pour elle.

— Et cependant, reprit-il en fronçant lesourcil malgré lui, vous savez que Mr de Feuillans a fait lever leplan des anciens domaines de Treguern : tout le pays entre laVilaine et l’Ouest ? Vous savez que Mr de Feuillans a bâti, àla place de l’ancien manoir de Treguern, ce palais insolent qu’onnomme le Château-sans-Terre ? Vous savez que Mr de Feuillans afait des démarches pour acquérir le droit de porter le nom et lesarmoiries de Treguern ?

— Ces démarches ont été entamées, répliqua lamarquise, à l’époque où Mr de Feuillans devait épouser ma jeunesœur Laurence. J’ai appuyé ces démarches, parce que le nom deTreguern n’avait plus de représentant mâle.

— En ce temps-là, était-ce bien sincèrementvotre croyance ?

— Oui, monsieur.

— Et maintenant ?

— Ma croyance n’a pas changé.

— Et les démarches continuent, reprit le petithomme qui eut un sourire amer, parce que Mr de Feuillans va épouservotre nièce Olympe, la fille du dernier Treguern. Eh bien !madame, s’il avait plu à Dieu de laisser seulement un bras à telpauvre garçon de notre connaissance, tout cela serait fini depuislongtemps !

Neuf heures sonnèrent à la pendule ; lepetit homme se leva et fit le tour de la chambre, s’arrêtant uninstant devant chaque portrait.

— Celui de Filhol n’est pas là, grommela-t-ilentre ses dents, non plus que celui de Geneviève !

Il se retourna brusquement vers la marquisequi le suivait d’un regard sournois. Il pensait : Quelledifférence y a-t-il entre une femme qui sait parfaitement et unefemme qui se dit : « Je ne veux passavoir ? »

— À quelle époque placez-vous la mort de votrebelle-sœur Geneviève ? reprit-il tout haut.

— Elle quitta le manoir le jour même dubaptême, répondit la marquise, depuis lors, je ne l’ai jamaisrevue.

— Vivante… Mais autrement ?

La marquise eut un frisson et baissa les yeux.Mr Privat s’était arrêté plus longtemps, rêveur et presquemélancolique, devant le portrait de Laurence de Treguern, dont leregard d’ange semblait descendre sur lui ; du portrait deLaurence ses yeux allèrent vers la toile où vivait le fier visagede Gabriel de Feuillans.

Il secoua la tête lentement, fit volte-face etrevint se placer derrière le dos de sa bergère. Désormais, lamarquise essayait vainement de dominer son trouble ; de boncœur, elle eût donné un ou deux rouleaux de louis à quiconque fûtvenu interrompre ce tête-à-tête. Mais, quoiqu’il arrivât du bonpays de Redon, ce Mr Privat avait choisi son heure avec un tacttout particulier et comme s’il eût connu les habitudes intimes dumonde parisien. Le moment qui précède l’ouverture d’un salon, c’estla solitude parfaite et absolue ; durant ce quart d’heuresolennel, les visiteurs les plus intraitables s’abstiennent, et,sauf ces cas de violation de domicile dont les cousinsdépartementaux se rendent seuls coupables, la maîtresse de maisonest à l’abri de toute importunité pendant l’heure sacrée de satoilette.

L’Allée des Veuves était encore déserte et lavoiture qui devait s’arrêter la première devant la grille del’hôtel du Castellat n’était peut-être pas même attelée. Le petithomme prit cet accent normand, demi-railleur, demi-patelin, quin’est pas étranger aux fils d’huissiers du pays de Bretagne.

— Et les revenants, ma chère dame ?s’écria-t-il tout à coup.

Marianne de Treguern frissonna dans sonfauteuil. Le petit homme poursuivit avec un souriresatisfait :

— Il paraît que ces coquins de revenants voustourmentent d’une façon toute particulière !

La marquise mordait la broderie de sonmouchoir.

— Monsieur, balbutia-t-elle, il est des chosesdont il ne faut pas parler à la légère.

— En thèse générale, madame, répliqua MrPrivat qui prit une pose d’orateur et s’accouda au dos de sabergère comme à une tribune, je m’efforce de parler convenablementde toutes choses. Ne croyez point que je sois de ces espritssceptiques et fanfarons qui se donnent le tort de badiner à proposdes mystères de l’autre monde. Les histoires de revenants sont àl’ordre du jour dans votre cercle : je n’y vois point demal ; vous parlez des trois Freux et deValérie-la-Morte, c’est très bien… mais avez-vous fait frémirquelquefois vos nobles hôtes avides de merveilleux, en leurracontant une des visites que votre frère Filhol vous a renduesaprès sa mort ?

Marianne de Treguern mit son front brûlantdans ses mains.

— Vous ne répondez pas, madame la marquise,poursuivit Mr Privat, et pourtant, vous avez revu votre frèreFilhol, n’est-ce pas ? Vous l’avez revu plus d’unefois ?

— Oui, balbutia Marianne, c’est vrai… je l’airevu.

— En Bretagne ?…

— En Bretagne.

— Et à Paris ?

Marianne frémit de tout son corps et garda lesilence comme si elle eût craint que ses paroles n’appelassent lesspectres qui rôdaient peut-être sous les grands arbres du jardin oudans la nuit des corridors.

— Et feu Mr le marquis du Castellat, votreépoux, demanda encore Mr Privat, l’avez-vous revu ?

Marianne de Treguern fit un signe de têtenégatif.

— Et Laurence, votre jeune sœur ?

— Non plus, prononça tout bas la marquise.

— Ceci tendrait à faire croire, dit le petithomme, qui malgré ses protestations semblait traiter assezlestement ces matières, qu’il y a des morts qui reviennent et desmorts qui ne reviennent pas…

Il attacha sur la marquise un regardincisif.

— Eh bien ! madame, si je vous disais,moi, reprit-il d’un accent bref et tranchant, tandis que son doigtétendu désignait le portrait de Laurence, si je vous disais quej’ai rencontré cette belle jeune fille, ce soir, en traversant lejardin de votre hôtel !

— Ma sœur ! s’écria la marquise, cesoir !

Mr Privat passa le revers de sa main sur sonfront. On eût dit que ses propres paroles finissaient par faireimpression sur son esprit.

— Ce n’est pas la première fois que je voisdes portraits de famille se lever et marcher, dit-il d’une voixquelque peu altérée. Je regrette, madame la marquise, que vous neconnaissiez point l’histoire de Johann-Maria Worms, le joaillier deCologne, ni l’histoire de Joseph Clément, le médecin de Laval.L’heure presse et je n’ai pas le temps de vous les raconter endétail. On peut bien vous dire pourtant que Joseph Clément mourutde mort violente dans une pauvre cabane de la forêt de Montigné, àquelques lieues de Laval, le 15 août 1804.

— Le quinze août ! répéta lamarquise.

— Et que Johann-Maria Worms fut assassiné dansson beau château des bords du Rhin, dans la nuit du 15 au 16 août1810.

— Étrange ! balbutia la marquise quiécoutait tout cela comme en un rêve.

— Eh bien ! ma chère dame, reprit lepetit homme simplement et posément, de cet accent qui force lacréance : j’ai vu souvent à Laval, dans le salon de sa veuve,qui jamais n’a voulu le vendre, malgré sa grande misère, leportrait de Joseph Clément, lequel en son vivant était siriche ! J’ai vu, aux environs de Cologne, dans ce beau châteaudont le pied se laisse caresser par les flots bleus du Rhin, j’aivu le portrait de Johann-Maria Worms. Quand on regarde comme celale portrait d’un homme assassiné, en écoutant l’histoire dumeurtre, on peut vivre cent ans et ne l’oublier jamais !

Ici Mr Privat s’interrompit et demanda, entreparenthèse :

— Madame, possédez-vous un portrait de votrefrère Filhol ?

— À l’époque de sa mort, répondit la marquise,nous étions bien pauvres, monsieur, et nous demeurions dans unpetit village de Bretagne où il n’y avait pas de peintre.

Mr Privat s’inclina et poursuivit :

— C’est plausible… Je vous demandais cela,madame la marquise, par suite de ce travail mental qu’on appelle aucollège l’association des idées. Il m’est revenu, en effet, queFilhol de Treguern mourut, lui aussi, la nuit du 15 août…

— Nous perdîmes notre frère, répliqua lamarquise d’un ton de sincérité, au mois de septembre, en pleinjour, et il mourut dans son lit.

— La première fois… dit le petit homme.

Marianne crut qu’il allait poursuivre, mais ils’arrêta brusquement.

— Une nuit, reprit-il après un nouveausilence, que j’étais dans le cimetière d’Orlan, je vis promenerbras dessus, bras dessous, au clair de la lune, le portrait deJoseph Clément et le portrait de Johann-Maria Worms. Il y avaitavec eux un troisième personnage, spectre aussi, suivant touteapparence, si les deux premiers n’étaient point des vivants. Etc’est à cause de cela, madame la marquise, que je me faisaisl’honneur de vous demander si vous ne possédiez point un portraitde feu Filhol de Treguern, votre frère… J’aurais pu, aveccertitude, donner un nom au troisième spectre, si vous aviez eu ceportrait.

Marianne de Treguern semblait prête à setrouver mal.

— Ce sont ceux-là, poursuivit encore MrPrivat, qui grandissait à vue d’œil par la détresse même de lamarquise, ce sont ceux-là dont on parle parfois dans vossalons : les trois Freux du bourg d’Orlan. Maislequel de nous deux, madame la marquise, va prononcer le véritablenom de celle qu’on appelle Valérie-la-Morte ? Est-ceGeneviève ? Est-ce Laurence ?…

Chapitre 8OLYMPE DE TREGUERN

 

Jamais les salons et les jardins de l’hôtel duCastellat n’avaient été encombrés plus magnifiquement. Sous lesguirlandes de fleurs et de lumières, la foule brillantes’empressait au plaisir. C’était une de ces belles cohues que Parisseul au monde sait réunir et mettre en joyeuse fièvre. Il y avaitlà tout un essaim de femmes charmantes. L’esprit pétillait déjàdans les mille causeries nouées à l’aventure ; l’orchestre deTolbecque essayait ses préludes vifs et gracieux. On sentait je nesais quel éblouissement, précurseur de l’ivresse heureuse, parmi latiédeur embaumée de cet air.

Il faut le dire, les fêtes de madame lamarquise valaient encore mieux que leur réputation. L’hôtel duCastellat, construit au temps où les fêtes étaient la grandeaffaire, était entre les mains de Marianne de Treguern comme unstradivarius sous les doigts d’un virtuose ; elle en tirait unparti excellent. C’était son goût et sa passion. Frivole outremesure, ne sachant ni travailler, ni réfléchir, ni même causer danstoute la beauté du mot, la marquise donnait son intelligenceentière à ce labeur de maîtresse de maison et achetait au prix desommes folles le privilège d’avoir des salons bien remplis.

Elle était là ce soir, se donnant toute àtous, modestement fière du grand succès de son œuvre et ne gardantaucune trace apparente de cette détresse qu’elle avait éprouvéequelques instants auparavant dans son entrevue avec Mr Privat.

Mr Privat ne l’avait quittée qu’au seuil dessalons, et maintenant il se promenait dans le bal, le nez au vent,les mains derrière le dos, jetant des regards franchementapprobateurs sur les magnificences de la fête. Le lion de cesfastueuses réunions, Gabriel de Feuillans, venait de faire sonentrée. Quand il était venu baiser la main de la marquise, celle-cilui avait dit tout bas :

— Prenez garde ! Il y a du nouveau.

Une émotion contenue et à grand-peinedissimulée perçait sous la gravité fière qui était le masquehabituel de Feuillans.

— Marianne, murmura-t-il, savez-vous le nom detous ceux qui ont eu l’entrée de votre maison ce soir ?

La marquise ouvrait la bouche pour répondre,mais elle rencontra le regard perçant de Mr Privat qui se fixaitsur elle par-dessus ses lunettes.

— On nous observe, dit-elle en appelant surses lèvres un gai sourire, je ne puis que vous répéterencore : Prenez garde !

Mr Privat pensait à part, lui, en analysant cesourire :

— Est-ce une bonne grosse femme, pétried’égoïsme et d’insignifiance, ou la plus parfaite comédienne del’univers ?

Une rumeur se fit, les groupes s’agitèrent etla foule se pressa du côté de l’allée des tilleuls où naguèreJosille et la petite Vevette s’évertuaient à mettre le feu auxlampions ; la marquise serra le bras de Feuillans quis’inclina pour s’éloigner.

Dans l’allée des tilleuls, un couples’avançait à pas lents. C’était un vieillard de grande taille, à laphysionomie morne et triste, qui portait un costume bizarre, qu’oneût pris volontiers pour un déguisement de carnaval. La pièceprincipale de ce costume consistait en un manteau de drap noirdescendant jusqu’aux pieds et sur lequel étaient brodés en or lesattributs de la passion de Notre-Seigneur. Une large croix de Maltelui pendait au cou. À son bras s’appuyait une jeune fille dont latoilette de bal était remarquable surtout par son élégantesimplicité. Sur leur passage, on murmurait les noms du commandeurMalo et de Mlle Olympe de Treguern.

Chacun voulait la voir, et quand on l’avaitvue, la curiosité survivait à l’admiration. Des bruits si étrangescouraient sur cette belle jeune fille qui était la fiancée de Mr deFeuillans, et dont la vie s’entourait d’un voilemystérieux !

Tout à l’heure encore, on parlait d’elle.Olympe de Treguern avait trop d’admirateurs pour ne point avoird’ennemis. On commentait son absence, on se demandait pourquoi ellen’était pas là, auprès de la marquise qui lui servait de mère.

Il y avait des gens qui prétendaient savoirqu’une grande froideur régnait entre la marquise et sa nièce.Olympe était l’héritière unique de feu Mr le marquis du Castellat,qui avait fait un testament en sa faveur, mais là n’était pas lecasus belli, car la tante et la nièce n’avaient jamaisparlé d’affaires d’intérêt. D’autre part, Olympe n’avait certes pasà se plaindre des sévérités de la marquise ; on la laissaitmaîtresse absolue de ses actions, et suivant certains bruits,Olympe usait de cette liberté largement.

Ces bruits qui courent dans le monde ont dessources introuvables, comme celles du Nil. Le monde n’accusait pasOlympe en termes positifs ; le monde lui-même, en face del’angélique fierté de cette enfant, avait peur de n’être pas leplus fort. Mais le monde disait tout bas, avec ses mille voixinsinuantes, qu’il y avait un secret dans l’existence d’Olympe.

Le chevalier de Noisy tout seul, l’anciensoupirant respectueux de Laurence de Treguern, niait celaénergiquement. On supposait que le chevalier de Noisy en savait unpeu plus long que les autres.

C’étaient des absences subites et imprévues,des éclipses, pourrait-on dire, puisque l’expression favorite despoètes de la Restauration faisait d’Olympe un astre. On avait vuces éclipses se produire au milieu même d’une fête ; il y enavait qui ne duraient qu’une heure ; d’autres fois, Olympe nerevenait qu’au bout d’une semaine ; dans une circonstancerécente, ceux qui étaient à l’affût de ce petit mystère l’avaientcherchée en vain durant la moitié d’un mois.

Où allait-elle ? Gabriel de Feuillans,son fiancé, le savait-il ? Depuis quelque temps, Gabriel deFeuillans, pour sa grande affaire de tontine, était plus souvent àLondres qu’à Paris. Où allait-elle ? En ces circonstances, lamarquise du Castellat se bornait à répondre invariablement que sanièce était indisposée.

Mais, quand une riche héritière est malade,les médecins ne manquent pas, et les médecins n’ont jamais étéaccusés de mutisme. Quand on lui parlait d’Olympe, le médecin de lamarquise tournait ses pouces gravement et faisait de la tête unsigne d’ignorance. Un jour qu’on le poussait, il affirmasérieusement qu’il n’avait pas été appelé une seule fois à l’hôtelpour Mlle de Treguern. Il n’avait à s’occuper que des nerfs de lamarquise. Cela devait être vrai ; en fait de visites, ledocteur était incapable de mentir par soustraction.

Il est de ces maladies si malheureuses et siterribles qu’on les dissimule comme une honte ; le patient secache pour souffrir ; il empêche le jour de pénétrer dans saretraite, comme s’il ne voulait point que le soleil vît l’horreurde ses convulsions ; il ferme tout passage au bruit comme s’ilavait peur qu’une porte entr’ouverte ne révélât le secret de seshurlements ou de son râle.

Mais il y avait une si douce fraîcheur sur lesjoues d’Olympe, tant de vigueur flexible dans sa taille, tant delégèreté dans sa marche, tant de vie jeune et vaillante dans sonsourire ! Comment croire ? Et, cependant, on parlait decertains jours où la pâleur venait remplacer l’incarnat de ce teintéblouissant, où la tristesse mortelle noyait ce beau sourire.

En somme, si ce n’était pas cela,qu’était-ce ? Où allait-elle ?

Il se trouvait bien de ces gens qui, comme Mrde Noisy, veulent expliquer tout naturellement, et quidisaient : C’est une jeune fille qui s’enferme pour rêver,c’est une enfant gâtée qui a ses caprices. Mais ces sages,loin d’étouffer la discussion, l’irritent et l’enveniment.

Les caprices ont des bornes, et la rêverie nedoit pas aller jusqu’au somnambulisme. Expliquez donc, puisque vousvoulez tout expliquer, pourquoi l’on avait vu, un certain soir queMlle de Treguern était indisposée, une jeune fille, en toutsemblable à Mlle de Treguern, elle-même ou son ombre, franchir lagrille munie de persiennes de cette petite maison située derrièreles jardins de l’hôtel du Castellat : la petite maison quidonnait sur ce terrain triangulaire où prit fin la course nocturnede Tanneguy le Breton, lorsqu’il s’évanouit auprès du corps deStéphane Gontier, son ami et son frère. Stéphane habitait cettemaison.

Il y a des ressemblances. On avait pu setromper. Seulement, on citait je ne sais quel récit d’ungentilhomme qui s’était rencontré sur la route de Bretagne, àcinquante ou soixante lieues de Paris, avec une chaise de postebrisée. C’était à l’époque de cette indisposition, ou éclipse pluslongue que les autres, qui avait privé les admirateurs d’Olympe dela vue de leur astre pendant quinze jours au moins. Le gentilhommes’était avancé pour offrir ses services ; une jeune femmeavait paru à la portière de la chaise brisée, et à la vue dugentilhomme, un geste plus rapide que l’éclair avait rabattu sonvoile. Mais il n’est point de geste si rapide que ne puissedevancer le regard, et le gentilhomme disait que dans cette chaisebrisée sur la grande route, au milieu d’une lande deBasse-Normandie, il avait cru reconnaître Mlle Olympe deTreguern.

Noisy le Sec avait donné un coup d’épée à cegentilhomme. Un coup d’épée ne prouve rien. Cependant, avantd’entamer le chapitre d’Olympe, on s’assurait volontiers que Noisyle Sec n’était pas à portée d’entendre.

C’était une tête de brune, délicate et à lafois décidée, pensive, mais souriante aussi, mais gracieuse surtoutet portant, avec un naïf orgueil, sa poétique couronne de beauté.Elle pouvait avoir vingt ans ; toutes les joies, tous lesespoirs de la jeunesse rayonnaient sur son front. Au fond de sonregard limpide, on devinait comme un trésor de vaillance, detendresse et de pureté.

Paris, l’immense écrin des perles de beauté,le parterre émaillé de fleurs animées, Paris ne possédait point deperle plus parfaite, point de fleur plus doucement épanouie. Lespoètes disaient que cette délicieuse Olympe, dont les cheveux noirsprodigues ruisselaient sur ses tempes nacrées, dont les yeux bleusglissaient leurs rayons suaves entre ses long cils recourbés sousl’arc d’ébène que dessinaient fièrement ses sourcils, dont labouche sérieuse laissait échapper, quand venait à s’entr’ouvrir lecorail de ses lèvres, un sourire angélique, les poètes disaientqu’Olympe, la belle entre les belles, la noble, la fière, labienheureuse, était un rêve du ciel.

Le commandeur Malo remit Olympe entre lesmains de la marquise, tandis que Mr Privat, s’approchantbrusquement de Feuillans, lui disait :

— Pour cela, non, monsieur, Marianne deTreguern ne sait pas le nom de tous ceux qui, ce soir, ont eul’entrée de sa maison !

C’était, sous la grande charmille, un lieu quela marquise avait choisi dès longtemps pour tenir sa petite cour.On voyait, à travers la verdure, l’éblouissante clarté de la sallede bal, et les accords de l’orchestre arrivaient là, voilés et plussuaves. Pour toute lumière, on n’avait que les rayons perdus desifs plantés au revers des bosquets. Ces lueurs éclairaient encoreassez vivement le côté du berceau où s’asseyait la marquise,environnée de son cercle intime, mais la partie opposée, qui avaitune issue sur les massifs voisins du pavillon Louis XV, restaitplongée dans l’ombre. Le commandeur, en effet, avait éteint de sapropre main les lampions qui entouraient sa mystérieusedemeure.

Le commandeur était là, debout, adossé contreun arbre.

— Et vous, Feuillans, demanda-t-on. carl’entretien roulait comme d’habitude sur les choses de l’autremonde, nous direz-vous enfin si vous croyez auxrevenants ?

— Je n’ai jamais vu de revenants, répliqua lebeau Gabriel

— Madame, dit Champeaux à sa voisine, j’avaisune tante qui savait un tas de contes à dormir debout. Je suis bienfâché de les avoir oubliés : j’aurais eu le plaisir de lesnarrer en détail.

— J’aurais parié, murmura le baron Brocard àl’oreille de Noisy, en regardant Olympe, que c’était notre amazonede l’avenue de Madrid !

— Vous eussiez perdu, repartit sèchement, lechevalier.

— On parle chez nous, dit Mr Privat avec unetimidité feinte ou réelle, et, si je prends la liberté de citer monpays, c’est que j’ai l’honneur d’être le compatriote de madame lamarquise, on parle de revenants qui ne se montrent point et dontles voix s’entendent seulement dans la nuit.

— Vous êtes du pays d’Orlan ?s’écria-t-on à la ronde.

Mr Privat s’inclina modestement. Vingt voixprononcèrent à la fois le nom des trois Freux, dont onavait parlé si souvent à l’hôtel du Castellat. Et le cercle serétrécit autour du petit homme. Gabriel de Feuillans était à unedizaine de pas du commandeur Malo. Vis-à-vis d’eux, après lacontredanse, Olympe de Treguern vint s’asseoir.

— Mesdames, répondit Mr Privat avecsimplicité, je ne sais quel hasard a porté jusqu’ici la renommée decette triple apparition qui effraie les bonnes gens du bourgd’Orlan, et si quelque chose m’a étonné dans ce monde brillant oùtout était nouveau pour moi, pauvre légiste de village, c’a été,assurément, d’entendre citer nos spectres campagnards, qui doiventêtre bien flattés de cet honneur

Il glissa un regard vers Olympe deTreguern.

— Autrefois, continua-t-il en s’adressant àelle directement, il y avait un manoir qui portait le nom de votrenoble famille, mademoiselle. Mr de Feuillans, ajouta-t-il ensaluant Gabriel, rendra sans doute ce nom au château qu’il a faitbâtir, quand il sera devenu votre époux. C’est autour des muraillestoutes neuves de ce palais que les trois Freux viennent àl’heure de minuit. Mr le commandeur Malo sait bien qu’il y avaitune prophétie annonçant que le dernier comte de Treguern mourraittrois fois. Les gens de la Grand-Lande pensent que cetteapparition, connue sous le nom des Trois Freux, n’estautre chose que Treguern trois fois mort qui vient visiter leslieux où fut la maison de son père.

Mr Privat s’était adressé successivement àOlympe, à Mr de Feuillans et au commandeur. Le commandeur,Feuillans et Olympe gardèrent tous les trois le silence.

La marquise jouait avec son éventail ;contre son habitude, un sourire sceptique courait autour de seslèvres. Le baron Brocard haussait les épaules franchement ;Noisy écoutait de toutes ses oreilles.

— Quant à Valérie-la-Morte, reprit Mr Privat,on a commencé de la voir sous les saules qui environnent laTour-de-Kervoz, à l’époque où la plus jeune sœur du comte Filholpassa malheureusement de vie à trépas.

— Laurence ! murmura le chevalier deNoisy, qui serra sans le savoir le bras du baron Brocard.

— Balivernes ! grommela celui-ci.

Un tressaillement convulsif avait agité leslèvres de Feuillans. Derrière la charmille, Josille et la petiteVevette passèrent, portant des plateaux de rafraîchissements versla salle de bal.

— Je te dis que je l’ai vue ! disaitJosille avec impatience, comme je te vois, la Vevette !Peut-être bien que j’ai des yeux !

— Je te dis que tu as la berlue !ripostait la petite fille.

— Elle a passé au bas du mur, pendant quej’allumais sur la terrasse, reprit Josille, ses cheveux étaient endésordre et tombaient sur sa mante.

— Pendant que tu allumais sur la terrasse,mademoiselle était justement à sa toilette !

— Alors elle est double, ou bien je suis fainé[1].

— Tu es innocent, voilà tout, s’écria la jeunefille, qui le poussa en avant.

Mais Josille résista.

— Toi, dit-il, tu es comme le baron Brocard,qui ne croit à rien !

— Et toi, répliqua Vevette, tu es comme lechevalier de Noisy qui prend les vessies pour des lanternes et quiraconte le matin sans rire tout ce qu’il a rêvé dans la nuit.

— Écoute ! je n’ai point rêvé : lapreuve, c’est que je me suis laissé couler jusqu’en bas du mur pourvoir par où notre demoiselle avait disparu. Quand j’ai été dans lechemin qui est là au pied de la terrasse, je n’ai rien vu, mais tusais bien la maison avec une porte verte et une petite grille icitout près ?

— Eh bien ? dit Vevette que la curiositéprenait malgré elle à la fin.

— Eh bien ! j’ai entendu qu’on parlaitderrière les barreaux… Devine qui ?… Stéphane Gontier que nousavons connu au pays.

— Puisque c’est là qu’il demeure ! ditVevette.

— Et Mr Gabriel ! acheva Josille.

— Ah ! murmura la fillette en serapprochant. Et que disaient-ils ?

— Mr Gabriel disait comme ça : Vousavez des fonds ; prêtez-moi cent mille francs pour troisjours.

— Est-ce bien possible ! Et Stéphanerépondait ?

— Il répondait qu’il ne voulait point, et MrGabriel se démenait pour lui faire croire qu’il allait être richecomme un Crésus et qu’il partagerait avec lui. Et le Stéphanerépondait toujours : Nenni, nenni, merci bien : jen’ai point confiance en vous !

Ils se trouvaient en ce moment au revers de lacharmille, formant le cabinet de verdure où la marquise et soncercle étaient réunis. Vevette déposa son plateau par terre et pritle bras de Josille ; de son autre main, elle écarta quelquesbranches, de manière à glisser un coup d’œil dans le cabinet deverdure.

— Regarde ! dit-elle à voix basse, voiciMr Gabriel de Feuillans et voici Mlle Olympe de Treguern !

Josille avança la tête et regarda.

— Les vois-tu ? demanda la fillette.

— Je les vois, répondit Josille.

— Eh bien ?

— La main sur la conscience, répéta Josillepresque solennellement, c’était bien lui et c’était bienelle !

Chapitre 9LE CABINET DE VERDURE

 

La petite Vevette demeura un instant pensive,puis elle reprit son plateau en disant :

— Mon pauvre Joson, tu ne feras jamais qu’unfailli gars !

À l’intérieur du cabinet de verdure, MrPrivat, qui était décidément l’orateur du moment, disait :

— Il faut avouer que le décor est pourbeaucoup dans le succès de ces drames de revenants. Si vous aviezvu le pâtis de Treguern où se dresse cette grande ruine qu’on nommela Tour-de-Kervoz ; si vous aviez vu le cimetière d’Orlan, letriple cercle des Pierres-Plantées et le ravin qui surplombe lechemin des Troènes, vous comprendriez bien mieux tout cela.

« Et pourtant, reprit-il en regardantautour de lui, on n’est pas mal ici non plus. Ces bosquets sontvastes, ces ombrages impénétrables. J’ai vu quelque part, là-bas,en passant, des grottes sombres comme l’entrée de l’enfer. Et nem’a-t-on pas dit que ces ruelles qui bornent l’enclos ont servi dethéâtre à plus d’une tragique aventure ?

Il y eut un silence.

« Tout y est, reprit Mr Privatlentement ; les bâtiments grands et vieux, les longscorridors, l’isolement profond, les chambres condamnées où reste lesouvenir de ceux qui ne sont plus. Proportions gardées entre laBretagne, qui est le pays des ténèbres, et Paris, patrie deslumières, je crois qu’un amateur pourrait placer encore ici de fortbelles apparitions.

Le commandeur Malo s’agita et sembla flairerau vent, comme un limier qui tâte les lointaines fumées.

— Treguern est près d’ici !murmura-t-il.

Puis, élevant la voix pour la première fois,il dit :

— Avocat, où est le jeune homme qui était avecvous dans l’intérieur de la diligence ?

— Monsieur le commandeur, répliqua Mr Privat,la ville est grande et l’enfant paraît avoir de bonnesjambes ; s’il court encore, il doit être loin.

Malo croisa ses bras sur sa poitrine.

— L’heure approche ! gronda-t-il entreses dents serrées ; mais celui qui doit mourir n’est pas ici,car je ne vois pas le voile.

Le regard de Mr Privat, mobile et perçant,allait sans cesse de la marquise à Gabriel de Feuillans. Lamarquise avait repris une apparence de calme ; Feuillansdédaignait évidemment de se mêler à l’entretien ; le cercleétait, au contraire, dans d’excellentes dispositions pour écouterdes histoires : la parole vague et emphatique de Mr Privatavait éveillé son appétit curieux sans lui donner la moindrepâture, et la présence du commandeur mettait dans l’esprit dechacun ce bon effroi préliminaire qui double le prix des récits deveillée.

La danse était là, tout près, c’est vrai, ladanse avec son nimbe lumineux et la joie de ses bruits. Mais qui nesait le pouvoir des contrastes ? L’éclat de la salle de balajoutait vraiment au sombre aspect du cabinet de verdure.

— Ne sait-on rien de plus sur ces trois êtresurnaturels, demanda une jolie vicomtesse ; les troisFreux ?

— Belle dame, on sait d’abord qu’ilsn’existent pas ! s’écria le baron Brocard, pressé d’établir saposition d’esprit fort.

— Voici que je me souviens de l’histoire de matante ! dit Champeaux en frappant dans ses mains avectriomphe ; quand elle était jeune, elle voyait toujours unmouton blanc… non, un mouton noir… enfin, un mouton noir ou blanc.La chose certaine, c’est que c’était un mouton. Ce mouton…

— Si fait, madame, répondait cependant MrPrivat, on croit en savoir davantage : et il faut bien qu’il yait quelque chose de réel au fond de toute cette fantasmagorie, carles pauvres gens de la Grand-Lande n’auraient certes point inventécertains détails. Si je ne craignais d’abuser…

— Parlez, monsieur, parlez ! cria-t-on detoutes parts.

— Soit qu’on dise que l’apparition n’est quela forme triple du dernier Treguern, reprit le petit homme, soitqu’on admette trois spectres différents, liés entre eux par unechaîne mystique, car ils ne se séparent jamais, la croyance communeest qu’ils viennent sur la terre pour venger le sang répandu… unmeurtre ou trois meurtres. Valérie-la-Morte, suivant la mêmecroyance, est leur servante, leur sentinelle ou leur courrier. Lecommandeur Malo pourrait vous dire comme moi qu’ils ont eu plusd’une fois en leur pouvoir l’objet de leur vengeance…

— Ils l’ont eu, prononça Malo froidement, ilsl’auront.

— Et ils ne l’ont point frappé, continua lepetit homme ; loin de là, ils l’ont protégé ; si bien quecelui-là, regardant derrière lui avec orgueil, car il est parti debien bas, et mesurant la route parcourue, s’est dit parfois enlui-même : Où est l’obstacle qui pourraitm’arrêter ?

Feuillans changea de posture et fixa sonregard sévère sur Mr Privat qui ne parut point s’en apercevoir.

— Celui-là, poursuivit-il, trouve chaque matinsa besogne faite et sa route aplanie. Il ne voit même pas la mainqui l’aide, et s’il a senti parfois le pouvoir occulte qui lepresse et qui l’entoure, c’est lorsqu’il a voulu s’arrêter sur lapente terrible. En ces moments de remords et de doute, il a dûdeviner sa damnation aux voix qui lui disaient :Marche ! marche !

Mr Privat s’interrompit, et l’on put entendreChampeaux qui continuait :

— Maintenant que ça me revient, ce moutonétait une chèvre qui marchait debout sur ses pattes de derrière. Matante eut envie d’entrer au couvent.

— On connaît donc celui qu’ils poursuivent surla terre ? demanda encore la jolie vicomtesse.

— Moi, je le connais, répondit Mr Privat.

Il y eut, comme on disait aux tempsparlementaires, sensation prolongée dans le cercle. Feuillans seprit à sourire avec dédain.

— Et ne nous direz-vous point comment ils sontfaits, vos trois revenants ?

— Deux vieillards et un homme jeune encore quia les cheveux et la barbe plus blancs que la neige.

Il fut interrompu par un cri faible, et chacunput voir la marquise, blême de terreur, se rejeter en arrière.

— Les voilà ! les voilà ! balbutiaiten même temps la vicomtesse qui cachait son joli visage derrièreson éventail frémissant.

La marquise avait la bouche grande ouverte etses deux mains tremblaient en désignant, comme malgré elle, un videde la muraille de verdure qui se trouvait derrière Gabriel deFeuillans. Tous les regards avides suivirent l’indication de cegeste. Les uns ne virent rien qu’un trou sombre dans lafeuillée ; quelques autres crurent distinguer un mouvementconfus dans le noir ; d’autres enfin, et Noisy le Sec était àla tête de ceux-là, jurèrent qu’ils avaient aperçu trois visagessans corps : deux têtes de vieillards et une figure quigardait les apparences de la jeunesse, bien qu’elle fût encadréedans une chevelure blanche.

Gabriel de Feuillans s’était retourné commetout le monde ; il fut de ceux qui ne virent rien.

— Ma parole ! murmura le gros baronBrocard, je crois que la marquise finira par faire machiner sonjardin comme le théâtre de l’Opéra, pour donner à ses invités desémotions agréables !

Olympe de Treguern quitta la place qu’elleoccupait vis-à-vis de Feuillans, traversa le salon de verdure ensilence et sortit par la trouée même où les trois prétendusspectres s’étaient montrés. Il y eut un murmure d’étonnement.Pendant quelques secondes, on put suivre la robe blanche d’Olympesous les arbres, puis la vicomtesse, qui restait frappée, balbutiad’une voix éteinte :

— Elles sont deux !

Un instant, ceux qui étaient en face de latrouée purent voir, en effet, deux robes blanches, puis toutdisparut.

Quelques minutes après, le cercle intime demadame la marquise avait quitté le salon de verdure. Croyants etsceptiques s’étaient éloignés sous l’impression d’un vaguemalaise ; les plus frappés avaient cherché un refuge jusquesous les girandoles de la salle de bal.

Le commandeur Malo et Gabriel de Feuillansrestaient seuls, à dix pas l’un de l’autre, dans le cabinet deverdure. Le commandeur était toujours debout, appuyé contre sonarbre. Feuillans, assis à l’autre extrémité du berceau, tenait sonfront pâle entre ses mains.

— Faux prêtre ! dit tout à coup lecommandeur, quand tu vas être plus riche que le roi, que medonneras-tu pour mon silence ? Et que me donneras tu pour laparole que j’ai prononcée dans l’église d’Orlan, le jour où l’onapporta les deux enfants au baptême ?

— Parlez-vous sérieusement, Malo deTreguern ? demanda tout bas Mr de Feuillans, et peut-onacheter votre alliance ?

La haute taille du commandeur se redressa.

— J’étais à la place où je suis, dit-il ;à la place où tu es, le marquis du Castellat s’asseyait la veillede sa mort. Le voile tomba là.

Il montrait le centre du berceau.

— Faux prêtre ! poursuivit-il, je teregarde toujours et j’attends que le voile tombe. À la place duvieux manoir, il y a déjà un jeune palais. Patience !patience !

Le commandeur se dirigea vers l’issue quiconduisait à la salle de bal. En passant auprès de Feuillans, ilajouta :

— M’acheter, toi, Le Brec ! Il y a vingtans que je te l’ai dit et je te le répète, aujourd’hui que l’heureapproche : tu mourras avant moi et tu mourras plus pauvre quemoi !

À l’instant même où le commandeur Malodisparaissait au détour de la charmille, une voix s’éleva dans lanuit des bosquets qui se prolongeaient jusqu’au pavillon LouisXV.

— Qu’importe la bravade impuissante d’unvieillard ? disait-elle. Ton étoile est dans le ciel, toujoursplus brillante et plus fière. Marche !

Deux autres voix répondirent :

— Marche ! marche !

Feuillans souleva sa tête à demi.

— Marche ! marche ! murmura-t-ilcomme en un rêve. Oui, oui… les morts m’ont ouvert la route etm’ont poussé en avant !

— Il n’y a plus qu’un pas ! dit la voixqui avait parlé la première.

Feuillans se leva tout droit ; sescheveux se hérissèrent sur son crâne.

— Morts ! dit-il en dominant letremblement de sa voix, qu’y a-t-il au-delà de ces heures sicourtes qu’on appelle la vie ?

Ce fut comme un murmure indistinct qui sembladescendre du feuillage caressé par la brise. Ce murmuredisait :

— Le sommeil !

— Le néant ! reprit Feuillans dont latête orgueilleuse se redressa. Mais alors, d’où viennent-ils, ceuxqui me parlent ?

Les voix se taisaient sous le couvert ;on n’entendait que les gais accords de l’orchestre. Feuillansregarda le ciel à travers la voûte de verdure.

— Mon étoile ! dit-il ; la voilà quitouche au zénith. Plus rien qu’un pas, c’est vrai :Marche ! marche ! Mes mesures sont bien prises, cettefois comme les autres… cent témoignages pourraient établir aubesoin ma présence au bal de madame la marquise. Pour m’accuser dece meurtre, il faudrait être fou !

— Fou ! répéta un faible écho.

Feuillans avait les mains convulsivementcroisées. Il pensait :

— Cet enfant, ce Stéphane, est beau, jeune,heureux…

— Mais l’heure s’écoule ! dit-il au lieud’achever ; dans quelques minutes, il sera troptard !

Feuillans passa ses deux mains sur son frontbaigné de sueur. Il fit un pas vers le bosquet ; il s’arrêta,lutta un instant contre lui-même, et reprit sa marcheimpétueusement. On n’entendit plus rien sous le couvert.

Au bout de quelques secondes, un bruit légerse fit. Les lumières lointaines de la fête éclairèrent une formeindistincte et presque diaphane qui se glissait sous les branchesinclinées. Vous eussiez dit une de ces filles de l’air, âme sanscorps que la brise des nuits promène par les solitudes. Elle entradans le berceau. C’était une jeune femme. Ses grands cheveuxdénoués tombaient, épars, autour de son visage plus blanc que sarobe blanche. Nous n’avons point de mots pour peindre la mélancolieexquise de sa beauté.

Elle ressemblait à ce portrait de jeune fillequi était dans le boudoir de la marquise, le portrait de Laurencede Treguern, comme le souvenir fugitif et voilé ressemble à laréalité heureuse.

Un instant elle resta le dos tourné aux lueursqui venaient de la salle de bal, la tête penchée et attentive,regardant du côté où Feuillans avait disparu. Puis elle se retournaet son visage, éclairé tout à coup, montra ses grands yeux timidesoù je ne sais quel nuage semblait voiler la pensée. Ses lèvress’entr’ouvrirent et laissèrent tomber quelques vers de cettechanson douce que les jeunes mères bretonnes murmurent auprès duberceau de leur ange endormi : la chanson avec laquelleLaurence de Treguern berçait autrefois le sommeil de la petiteOlympe, au temps ou elle restait seule, les nuits, dans le manoirabandonné.

Était-ce une pauvre âme en peine ? Ellevint se mettre à la place occupée naguère par Gabriel deFeuillans ; et ses deux coudes s’appuyèrent au dossier dubanc. C’était comme un balcon d’où elle pouvait voir le joyeuxmouvement de la fête. Ses yeux se baissèrent, éblouis par desclartés trop vives. Quand elle les releva, un vague sourirebrillait dans sa prunelle. On dansait ; sa tête charmante seprit à suivre la mesure. Un son passa entre ses lèvres, ellemurmura :

— Malheureuse et belle… étais-jebelle ?

Deux larmes roulèrent sur sa joue.

En ce moment, un cri terrible se fit entendredu côté de la terrasse. L’orchestre se tut, et tout devintconfusion dans la salle de bal. Les invités de la marquise seprécipitèrent vers la terrasse. Au bas du mur, sur la placetriangulaire, devant la grille aux persiennes vertes, il y avaitdeux hommes étendus qui semblaient morts tous les deux. C’étaitnotre jeune Breton Tanneguy qui venait de tomber, privé desentiment, sur le corps de son ami Stéphane.

Quand Tanneguy s’éveilla de sonévanouissement, la petite place triangulaire qui séparait le jardinde la marquise de la maison louée par Stéphane Gontier étaitencombrée de curieux. À minuit comme à midi, Paris est toujoursprêt pour ces sortes de représentations. Aux lueurs brillantes deslampions, on voyait la terrasse de l’hôtel du Castellat toutepleine de femmes en grande parure.

Tanneguy regarda tout autour de lui. En cepremier moment, il n’avait aucune idée de ce qui s’était passé. Ilse demandait pourquoi toute cette foule s’agitait en tumulte etcriait. Il entendait répéter autour de lui :

— C’est ici même qu’il a étéassassiné !

— À la porte de sa propre maison !

Une vague angoisse serra le cœur de Tanneguy,qui commençait à ressaisir le fil de ses idées. Il vit des gens quile montraient au doigt et qui ajoutaient :

— On a trouvé celui-là couché en travers surle corps !

Le corps ? Tanneguy se souvenait.L’assassiné, c’était Stéphane !

Mais où était-il, Stéphane, ou ce qui restaitde lui ? Tanneguy cherchait en vain, le corps n’était plus là.En cherchant, il vit au-devant de la porte en persiennes troispersonnages vêtus de noir qui formaient un groupe à part : ily avait deux vieillards et un homme, jeune encore, dont les cheveuxétaient blancs comme la neige.

Un frisson parcourut les veines deTanneguy ; ces hommes, il les avait vus ailleurs et plus d’unefois. Il se rappelait les paroles menaçantes qu’il avait entenduesnaguère sous les arbres des Champs-Élysées.

Mais il n’eut pas le temps de réfléchir, parcequ’une voix s’éleva sur la terrasse illuminée et prononça son nomdistinctement. Tanneguy tressaillit et releva les yeux ; ilaperçut son petit compagnon de voyage, Mr Privat, qui était accoudésur la balustrade de la terrasse et qui essuyait avec soin lesverres de ses lunettes rondes. Mr Privat n’avait plus sa casquettepointue ; il était, lui aussi, en costume de bal.

Auprès de lui, Tanneguy reconnut avec uneindicible stupéfaction cette jeune fille qui l’avait guidé jusqu’aulieu même où il était maintenant, la belle, la chère vision de sesnuits de Bretagne, celle que Mr Privat avait nommée Valérie et queles bonnes gens d’Orlan appelaient « la Morte ». Elleavait une robe blanche ; quelques fleurs d’églantier pendaientparmi les boucles de ses cheveux noirs. Elle était belle etcalme ; son regard tout plein de sérénité se fixait surTanneguy. Celui-ci restait comme frappé de la foudre.

Il entendit Mr Privat qui demandait enmontrant au doigt :

— Que pensez-vous qu’il faille faire de cegrand garçon-là, monsieur de Feuillans ?

Mr de Feuillans, en qui Tanneguy reconnut lemaître de Château-sans-Terre, répondit :

— Je pense qu’il faut s’assurer de lui jusqu’àl’arrivée de l’autorité.

Privat fit une pirouette et assujettit seslunettes essuyées en leur lieu.

— Et vous, monsieur le commandeur ?demanda-t-il encore.

La tête pâle et triste de Malo dominait lagalerie. On le vit sourire étrangement, tandis que son regardtombait sur le jeune Breton.

— Cela est nécessaire, murmura-t-il si bas quepersonne ne put l’entendre, pour que le nom de Treguern soitrelevé !

— Mes amis, dit la marquise, en s’adressant àla foule, emparez-vous du meurtrier !

Tanneguy la regarda et reconnut en elle lagrosse dame qu’il avait vue descendre de sa calèche avec un chienmouton, dans la rue déserte où cette fatale date du quinze aoûtétait en caractères géants sur toutes les murailles. Il se fit unmouvement dans la foule, tandis que Mr Privat, saluant la grossedame en souriant, lui disait :

— Madame la marquise, j’ai fait cent lieuesavec ce jeune gaillard, dont douairière Le Brec vous annonçaitl’arrivée dans sa lettre, et je vous préviens qu’on trouvera dansson portefeuille une autre lettre de recommandation qu’il a pourvous.

Marianne de Treguern cacha sa pâleur derrièreson éventail.

— Ce serait lui ! balbutia-t-elle avecépouvante.

— En propre original ! répondittranquillement monsieur Privat.

Chapitre 10COMTE DE TREGUERN

 

On ne dansait plus dans les jardins de lamarquise. L’orchestre avait reçu congé. Ce lugubre épisode quivenait d’avoir lieu ne permettait plus la joie bruyante ; lafête avait changé de caractère. Mais la fête n’était pointfinie ; elle avait fait retraite seulement devant l’odeur dusang et s’était réfugiée jusque dans les salons de l’hôtel.

Chose singulière, les rangs de la noble cohuene s’étaient point trop éclaircis. D’ordinaire, de moindrescatastrophes suffisent à disperser ces rassemblements frivoles. Dèsqu’on ne peut plus se réjouir, on s’en va : c’est la règle.Pourquoi la fête de madame la marquise survivait-elle au plaisirdéfunt ? était-ce pour parler du drame récent, pour enressasser à loisir tous les détails et toutes lescirconstances ?

Pas le moins du monde, et c’est à peine siquelques radoteurs entêtés s’obstinaient à parler de cette vieillehistoire qui était âgée d’une heure. Il y avait autre chose ;il y avait un autre drame en cours de représentation. Des bruitsvagues circulaient çà et là, répandus on ne sait par qui, et leshôtes de madame là marquise restaient tout bonnement poursavoir.

Le roman dont il s’agissait maintenant neressemblait guère à cette brutale tragédie qui venait de se dénouerdans la ruelle voisine. C’était un roman d’intrigue, une hautecomédie toute pleine de mystères élégants et de péripéties dorées.Le héros était Gabriel de Feuillans, l’héroïne, Olympe deTreguern ; on parlait de mariage et l’on parlait demillions.

Il y avait bien longtemps que le mondes’occupait de ces rumeurs vagues qui couraient sur le compte dubeau Gabriel. Cette histoire de la tontine anglaise à cent millefrancs d’annuité et des quinze ou vingt millions qu’elle devaitrendre était si connue qu’elle passait à l’état de conted’enfant : on n’y croyait plus, ou du moins, on se disait queFeuillans allait échouer au port, qu’il était à bout de ressources,et que les usuriers lui demandaient, profitant de sa nécessitésuprême, la moitié de ses vingt millions pour les derniers centmille francs !

Mais, ce soir, les vagues rumeurs changeaientd’aspect. Plus de doute, le nuage d’or avait crevé. Feuillans avaittrouvé ses cent mille francs, il avait gagné l’immense partieengagée. Il était riche à millions.

Pensez si l’on pouvait s’occuper encore d’unpauvre garçon égorgé dans un trou ! Qu’est-ce que cela, unmeurtre ? chaque année, il y en a des centaines. Mais vingtmillions (peut-être plus !) gagnés ainsi en un coup de cartes,voilà un événement ! voilà une mine d’émotions ! rien qued’y songer, le cœur saute dans la poitrine. Écoutez ! c’est dela force d’un tremblement de terre. Il n’y a point de meurtre quitienne. Je crois qu’un quartier incendié, ou même une villeinondée, n’intéresserait pas autant que cela.

Parce que tout homme est joueur, parce quetout homme a eu ce rêve extravagant qui cherche à se rendre comptedu délire qui le saisirait en face de ce bonheurimpossible !

Vous représentez-vous bien la figure d’unhomme qui a gagné vingt millions ? un million derevenus ! à 5 % ! 83.333 fr. 33 à dépenser par mois sansentamer son capital ! Ne doit-il point avoir des rayons aufront comme le soleil ? Ses pieds touchent-ils encore laterre ? Encore, les millions étaient-ils bien moins communsqu’aujourd’hui.

C’est pour cela que chacun voulait contemplerl’illustre Gabriel. On ne voit pas deux fois en sa vie pareilletransfiguration. Les hôtes de la marquise, émus, recueillis,attendris, cherchaient ce beau Gabriel ; les moins expansifséprouvaient le besoin de le porter en triomphe.

Gabriel, cependant, avait à peu près sonvisage de tous les jours : peut-être était-il un peu plus pâlequ’à l’ordinaire. Un homme rayonnant, c’était le petit avocatPrivat. En le voyant, vous eussiez dit l’héritier présomptif de Mrde Feuillans. Il s’agitait : c’était sa nature. On l’avait vucauser tout bas avec la marquise, glisser un mot à l’oreille ducommandeur, échanger un regard avec Olympe de Treguern. Il avaitaccaparé le demi-dieu ; il tenait Feuillans dans l’embrasured’une fenêtre et lui parlait avec volubilité.

Quand il quitta Feuillans, on l’entoura commesi c’eût été un personnage. Il se posa, et dit entre autres chosesremarquables :

— Bien que je n’aie point l’honneurd’appartenir à la famille, la confiance dont veulent bien m’honorerMr le comte de Treguern et Mme la marquise me permettent deparler comme je vais le faire.

— Le comte de Treguern ! répéta-t-on.

— Qui donc appelez-vous le comte deTreguern ? demanda Noisy le Sec.

— Apparemment celui qui a droit de porter cenom, répondit Mr Privat avec importance.

Tous ceux qui connaissaient, ne fût-ce qu’unpeu, l’histoire de la maison de Treguern, se regardèrent étonnés.Puis tous les yeux interrogèrent le commandeur Malo, assis àl’écart dans un angle du salon. Le commandeur écoutait Mr Privat etne semblait point disposé à le démentir.

— Nous avons eu beaucoup de peine, reprit MrPrivat, qui hocha la tête lentement ; il y avait uneopposition souterraine qui nous a donné bien du fil àretordre ! Mais Sa Majesté a daigné s’interposer, et je vousannonce officiellement qu’en épousant Mlle Olympe de Treguern, MrGabriel de Feuillans prendra le nom de sa femme avec le titre decomte, qui appartient à la famille depuis Tanneguy VII, mort en1614.

Le commandeur étendit ses deux mains sur lesbras de son fauteuil et leva les yeux au plafond. Ses lèvresremuèrent. Il ne parla point.

Ce n’était plus le commandeur qui intéressaitles hôtes de la marquise : les regards curieux cherchèrentOlympe. On apercevait Olympe, assise auprès de Mme duCastellat, dans le salon voisin. On pouvait deviner que la marquisefaisait à son petit cercle d’intimes une communication analogue àcelle de Mr Privat.

Il n’y avait pas dans les salons de l’hôtel duCastellat une seule jeune fille qui n’eût troqué avec enthousiasmeson sort contre celui d’Olympe. Car Feuillans était de ces hommesqui prennent à la fois l’imagination et le cœur. Pour plaire, iln’avait pas besoin de tous ses millions. Seulement les millionsqu’il avait ne nuisaient pas.

Et la colère leur venait, à ces demoiselles,en voyant l’air froid et presque dédaigneux d’Olympe. Pour elles,Olympe ne se bornait pas à être trop heureuse, elle affectaitencore de mépriser son triomphe, ce qui est le comble ! Toutle monde avait bien pu remarquer que le regard d’Olympe ne s’étaitpas porté une seule fois vers son fiancé. Il y avait déjà des âmescompatissantes qui se disaient : « Pauvre monsieur deFeuillans ! il ne sera pas heureux ! »

Le chevalier de Noisy n’interprétait point dela sorte la froideur teintée d’amertume qui était sur le visage deMlle de Treguern. Ce Noisy le Sec était romanesque. Ses amisl’accusaient, non sans raison, de prêter un aspect mystérieux auxplus simples incidents de notre vie commune. Il avait un peu latournure du bon chevalier de la Manche, qui prenait les moutonspour des Maures et les moulins pour des géants.

En regardant Olympe de Treguern, Noisy le Seceut un vif souvenir de cette belle Laurence, qui avait été aussi lafiancée de Gabriel de Feuillans ; il se rappela lessingulières paroles prononcées par le pauvre Stéphane, ce matinmême, au bois de Boulogne. Stéphane, comparant Gabriel au Vampire,avait laissé percer malgré lui cette crainte inexplicable d’êtretué par Gabriel.

Et Stéphane était mort dans la nuit, mortviolemment ; Noisy avait vu son cadavre.

Il était assurément impossible d’établir unlien quelconque entre cette mort et Gabriel de Feuillans ;Noisy n’en établissait point. Mais il repassait tout ce qui avaiteu lieu au bois : le rendez-vous donné par Feuillans, lebillet remis à Stéphane par un jeune garçon inconnu, et surtoutcette voix qui était sortie du fiacre au moment où passait la bellecomtesse Torquati et qui avait murmuré : C’est pour cesoir !

Et comme conséquence inattendue de tout ceci,le chevalier sentait naître en lui la conviction qu’Olympe étaitsacrifiée. Pourquoi pensait-il cela ? Il n’aurait point su ledire, mais à dater de ce moment, il ne songea plus qu’à s’approcherd’Olympe pour secourir sa détresse prétendue et lui offrirloyalement l’aide de son bras, en cas de malheur.

— Laurence aimait cette belle enfant, sedisait-il, Laurence nous voit, Laurence me remerciera dans leciel !

— Ah ça ! s’écriait en ce moment le grosbaron Brocard, c’est fort intéressant de voir Mr de Feuillansdevenir comte et s’appeler Treguern, mais on nous avait annoncéquinze ou vingt millions, ce qui a bien aussi son intérêt.

On fit silence pour entendre la réponse de MrPrivat. Celui-ci enfla ses joues et prit un temps, comme on dit authéâtre.

— Vous dire le chiffre au juste, répliqua-t-ilenfin, je ne le puis, mais je crois qu’il y a mieux que cela. Ondit que les bénéfices de la « classe » de 1800, auCampbell-Life, sont de toute beauté !

— Mieux que vingt millions ! s’écria-t-onde toutes parts.

C’était, en vérité, de la haine qui couvaitmaintenant dans les œillades sournoises que les danseuses jetaientà Olympe de Treguern. Précisément, Mr de Feuillans s’approchaitd’elle à cet instant et s’inclinait pour lui baiser la main.

Le prisme qui était devant les yeux de Noisylui montra le beau visage d’Olympe décomposé et tout empreintd’angoisse. Au moment où les lèvres de Feuillans effleuraient lamain de la jeune fille, Noisy crut voir son corps entiertressaillir. Il se fit serment à lui-même de savoir la vérité avantde sortir de l’hôtel.

— C’est au château de Treguern que se fera lacérémonie, poursuivit Mr Privat : je ne crois pas êtreindiscret en disant que tous ceux qui sont ici recevront desinvitations pour la fête. Vous verrez, mesdames, ce qu’étaient lesdomaines de ces grandes familles du bon vieux temps ; vouspourrez marcher tout un jour, et marcher vite, sans rencontrer leslimites des terres que le comte de Treguern vient de racheter.

Il s’interrompit et un petit sourire vint àses lèvres, tandis qu’il ajoutait :

— Quand tout Paris va descendre ainsi aupauvre bourg d’Orlan, je suis bien sûr que les trois Freuxet la Morte iront chercher fortune ailleurs !

En ce moment, Gabriel de Feuillans offrait sonbras à la marquise pour rentrer dans ses appartements. Les princesseuls ont coutume d’en agir ainsi avec leurs hôtes ; maisquand on a mieux que vingt millions, il est bien permis de faire unpeu comme les princes.

Noisy s’élança dans le second salon, où Olympede Treguern restait seule, et alla tout droit à elle. Le grandsalon lui-même commençait à se dégarnir, parce que Mr Privat avaitenfin terminé son discours.

— J’appartiens corps et âme à tous ceux queLaurence aimait, dit Noisy ; mademoiselle, n’avez-vous rien àm’ordonner ?

Il pensait être compris à demi-mot, car sonesprit avait travaillé, et pour lui, Olympe était une victimecondamnée. Un pas pesant sonna sur le parquet de la salle. Noisy seretourna et vit le commandeur Malo qui s’avançait.

— Puisque vous ne pouvez pas me répondre ici,mademoiselle, prononça-t-il d’une voix rapide et basse, je vaisattendre au jardin, dans le cabinet de verdure. Vous n’hésiterezpas devant cette barrière frivole qu’on appelle les convenances. Jeserai pour vous comme un frère aîné ou comme un père.

Il s’inclina et sortit. Dans le jardin, il n’yavait personne ; on entendait seulement, par delà les bosquetsde la cour d’entrée, le bruit tumultueux des équipages ameutés dansl’Allée des Veuves, au-devant de la grille. Cela dura un quartd’heure, puis on n’entendit plus rien.

Quelques lampions achevaient de brûler ci etlà sous la feuillée. Noisy allait à grands pas et tête nue. Unefois, deux fois déjà, il était entré dans le salon de verdure etl’avait trouvé vide. La troisième fois, il aperçut une formeblanche assise sur un banc de gazon. C’était Olympe, ilreconnaissait sa robe de bal et ses longs cheveux noirs. Seulementses cheveux étaient dénoués, et il n’y avait plus de fleursd’églantier dans leurs anneaux.

— Que faut-il faire, mademoiselle ?s’écria Noisy. Je suis prêt à tout.

La jeune fille ne bougea pas. C’est à peine siNoisy apercevait son visage que les boucles inondaient.

— Belle et malheureuse !murmura-t-elle.

Le cœur de Noisy se serra.

— Est-ce vous, Olympe ? demanda-t-il.

La jeune fille rejeta ses cheveux en arrièreet tourna ses yeux vers lui. Il se mit à genoux en poussant ungrand cri. Ses mains se joignirent.

— Laurence ! dit-il, Laurence !c’était pour vous que je voulais la sauver !

La jeune fille se prit à souriretristement.

— Qui me sauvera, moi ? dit-elle.

Puis elle ajouta en un murmureindistinct :

— Malheureuse ! malheureuse !

La dernière lueur qui brillait dans le bosquetvoisin s’éteignit. Un soupir s’échappa de la poitrine de Laurence.Noisy étendit les bras vers elle et ne saisit que l’air impalpable.La robe blanche glissait derrière les arbres, et sous la feuillée,on entendait le chant, lointain déjà, des berceuses deBretagne…

Chapitre 11L’INTÉRIEUR DU PAVILLON LOUIS XV

 

C’était une pièce très vaste, haute d’étage etvoûtée comme une chapelle. De chaque côté, dans le sens de lalongueur, il y avait des fenêtres. Les murailles poudreusesgardaient encore çà et là quelques traces de fresques mignonnesdont les couleurs tendres essayaient de paraître sous les toilesd’araignées qui tombaient des frises et qui étaient grandes commedes haillons.

Entre les fenêtres, on apercevait des vestigesde sculpture ; on devinait même en deux ou trois endroits lecontour coquet de ces cartouches du temps de Louis XV quiencadraient les portraits ou les écussons. Mais ici le temps et lapoussière avaient été aidés dans leur œuvre de destruction ;le marteau avait piqué les reliefs, et il semblait qu’un Vandaleeût attaqué à coups de maillet la guirlande de nymphes qui couraitau-dessus de la corniche.

Autrefois, lorsque ces sculptures souriaient,lorsque ces émaux, brillants et tout neufs, renvoyaient enétincelles gaies la lumière épandue par les lustres de cristal, celieu devait être comme un petit temple du plaisir. Maintenant qu’ony respirait une odeur de cave et de sépulcre, quelques souvenirsrestaient cependant de sa destination première ; une fantaisielugubre avait accumulé en ce lieu tous les emblèmes de deuil, tousles objets qui rappellent l’idée de la mort sans pouvoirentièrement effacer les traces du passé gracieux. Quelque part, aumilieu des débris de la frise, le marteau avait oublié une écharpeflottante qui livrait au vent sa draperie de marbre ;ailleurs, c’était un lambeau de peinture qui souriait vaguementsous les plis d’un drap mortuaire ; ailleurs encore, derrièreune tête de squelette, des roses se perdaient.

Mais nous n’en pourrons dire assez pour que lelecteur se doute, ne fût-ce qu’un peu, de l’aspect offert par celieu qui outrepassait les limites du bizarre et qui ne pouvaitservir de retraite qu’à un illuminé ou qu’à un fou.

Bien que la pièce fût grande, le mouvement s’ytrouvait gêné à chaque pas par une profusion d’objets jetés là endésordre, et dont chacun contribuait, pour sa part, à fairel’ensemble plus étrange et plus sombre. Tout au fond, vis-à-vis dela porte principale, à la place où la cheminée se trouved’ordinaire, il y avait un tombeau de granit qui avait dû êtreapporté là pierre à pierre et reconstruit ensuite patiemment. Surle tombeau, un chevalier vêtu de mailles était étendu, les brascroisés sur sa poitrine, et appuyait ses pieds au ventre d’un grandlévrier.

Le pan de muraille auquel s’adossait cemonument était presque entièrement occupé par un écusson de taillecolossale aux émaux de la maison de Treguern, noir et argent, quiavait pour supports deux pleureurs antiques au visage voilé deblanc, avec cette devise : sub morte vita. À droiteet à gauche, c’était un pêle-mêle de fragments informes portant desbribes d’inscriptions, d’urnes funèbres, d’ossements vermoulus etde croix arrachées au sol des cimetières. Sur toutes ces croix selisait le nom d’un membre de la famille de Treguern.

C’était là tout le mobilier, sauf un lit desangle étroit, recouvert d’une paillasse plate, et une grande tablechargée de compas, d’astrolabes, de parchemins et de fioles detoutes sortes, qui s’appuyait à un vieux bahut chancelant. Le bahutétait bourré de bouquins, et ses panneaux disjoints offraient unesérie de sculptures cabalistiques.

La chambre était éclairée par deux de cesflambeaux noirs qui ont la hauteur d’un homme et qui servent auxfunérailles. Deux cierges d’église, fichés dans les pointes de fer,brûlaient mélancoliquement et rendaient à peine les ténèbresvisibles.

Un homme était debout devant la tombe,tournant le dos à l’entrée et ne montrant que son large crânechauve. Il était vêtu d’une robe noire à manches ouvertes, commeles magiciens du temps passé ; il y avait, devant lui, sur letombeau même, trois grandes caisses de sapin dont les couverclesvenaient d’être décloués.

Le lecteur aurait reconnu ces trois caisses,s’il avait pu oublier le visage grave, doux et modeste, du voyageurqui était arrivé de Bretagne dans le coupé de la voiture dont MrPrivat et Tanneguy occupaient l’intérieur, et que le domestique dela marquise avait appelé « monsieur le commandeur ».

Il était là chez lui. Cette grande pièce endeuil formait l’étage unique de ce pavillon Louis XV, dontl’extérieur faisait un effet si riant et si gracieux dans lesjardins de la marquise.

Les trois caisses apportées de Bretagneétaient pleines de fragments de pierre semblables à ceux quiencombraient déjà le sol du pavillon. Parmi les pierres, il y avaitquelques vieux livres et des lambeaux de parchemin. Le commandeurétait profondément absorbé par son travail ; son travailconsistait à prendre dans une des trois caisses des morceaux degranit au hasard et à les rapprocher de l’un des angles du mausoléequi était brisé.

Le commandeur avait déjà rapproché ainsi biendes pierres, et aucune ne s’était rapportée à la cassure dutombeau ; mais les caisses étaient encore presque pleines, etchaque fois que le commandeur choisissait un nouveau fragment, uneétincelle s’allumait dans son œil. Il était facile de voir quecette besogne avait pour lui une importance décisive et qu’il nes’agissait pas seulement d’une réparation matérielle à faire auvieux mausolée.

— Voilà longtemps que je cherche,murmurait-il, et je n’ai pas encore trouvé ! Bien des pierresont dû se perdre lorsque ce Gabriel a fait remuer les fondements dumanoir, mais toutes choses sont écrites là-haut ; si je doistrouver, je trouverai.

Il s’interrompit en poussant un cri de joie,et un peu de sang vint rougir la pâleur de sa joue. Les angles dela pierre qu’il tenait à la main s’engrenaient à peu près dans lesangles frustes de la table tumulaire.

Il se mit à genoux pour mieux voir, on eût puentendre distinctement les battements de son cœur dans sa poitrine.Sa main tremblait avec violence. Un instant, son âme tout entièrepassa dans son regard. Mais son œil s’éteignit et la pâleur revintà sa joue. La pierre alla rejoindre celles qui s’amoncelaient déjàdans la poudre.

— Ce n’est pas le même granit ! murmurale commandeur qui croisa ses bras sur sa poitrine.

Puis il ajouta comme pour gourmander sondécouragement :

— Sub morte vita ! La vie estsous la mort ! Les jours d’épreuve vont finir. N’est-ce pasdemain que s’achève la vingtième année ?

Il resta un instant pensif. Deux heures denuit sonnèrent à l’horloge enrouée dont les poids pendaient contrela muraille. Il y avait déjà du temps que les jardins de l’hôtelétaient déserts, car la tragique aventure dont les hôtes de lamarquise avaient été les témoins avait abrégé, malgré tout, lesderniers instants de la fête. Un silence profond régnait au dehors,et l’on n’entendait même pas ce murmure qui est la voix deParis.

La lumière des deux cierges tombait sur levisage du commandeur, blanc et poli comme un ivoire antique. Sesyeux étaient baissés et des paroles lentes glissaient entre seslèvres.

— Nous autres Treguern, disait-il, nous sommesles enfants de la tombe ; nos armoiries sont un emblème dedeuil ; à une tombe est attaché notre destin… mais tout péchés’expie par la miséricorde de Dieu : et si la science n’estpas vaine, j’ai lu notre nom écrit en lettres brillantes dans lelivre de l’avenir.

Il prêta l’oreille comme si un bruit lointainfût arrivé jusqu’à lui.

— Il y a des gens qui veillent, reprit-il avecun singulier accent d’emphase, pour relever la vieille tour !Les champs portent toujours leur moisson dorée, la rivière couleentre les prés, peuplés de troupeaux ; les moulins tournent auvent qui vient de la mer et les arbres de la forêt ont grandi. Laterre attend son maître !

Il s’interrompit pour écouter encore, puis ils’approcha de l’une des croisées et souleva un pan de la sergegrise qui servait de rideau. En face de la croisée une longue alléede tilleuls s’étendait ; la lune qui passait entre lesbranches arrondies en berceau éclairait, çà et là, des statues demarbre qui semblaient plus blanches au milieu de l’ombre. Toutétait immobile et silencieux. Le commandeur passa tour à tour sesdeux mains sur son front.

— S’il avait dû mourir, cet enfant,pensa-t-il, j’aurais vu le voile !

Il laissa retomber le rideau et vint s’asseoirauprès de la grande table dont la robuste vieillesse fléchissaitsous le poids des débris qui l’encombraient.

Le commandeur repoussa un octant rongé devert-de-gris qui s’en alla grincer contre un alambic muni de sacornue ; il acheva de se faire une place en rejetant à droiteet à gauche deux ou trois poignées de ferraille et s’assit sur latable même, à côté d’une haute pyramide de bouquins. Il y avait làles douze tomes in-folio composés par maître Albert, de Lawiger enSouabe, si connu sous le nom du Grand-Albert ; le Traitéde la philosophie occulte de Corneille Agrippa ; leMiroir des apparitions de Gaufridi ; l’Héxameronespagnol, et le Voyage infernal de BarthélémyHolzhauser.

Le commandeur prit un volume au hasard danscette sinistre bibliothèque et se mit à le feuilleter avecdistraction.

— Comte de Treguern ! dit-il brusquementen couvrant de sa main la page ouverte, un Le Brec ! n’est-cepas le dernier outrage ! Treguern ! Treguern !Treguern ! n’es-tu pas assez mort pour vivre ?

Il reprit sa lecture, mais on pouvait voir queson esprit était ailleurs, et qu’il s’attendait à être bientôtinterrompu. En effet, au bout de quelques minutes, la porteprincipale s’ouvrit tout doucement et sans qu’on eût frappé :Olympe de Treguern se glissa plutôt qu’elle n’entra dans lachambre. Elle avait encore sa robe de bal, mais ses cheveuxtombaient en désordre sur ses épaules. Elle traversa la chambresans prononcer une parole.

— Je vous attendais ! dit le commandeurqui ferma son vieux livre et se mit sur ses pieds ; vont-ilsvenir ?

La jeune fille passa devant lui sans s’arrêteret fit un signe de tête affirmatif. On entendait un bruit sourd àl’autre bout de la chambre, à gauche du grand écusson de Treguern,qui était derrière le tombeau. Olympe se fraya un chemin au milieudes armes ébréchées, des fragments de pierre et des croixvermoulues pour arriver jusqu’à l’endroit d’où le bruit semblaitpartir.

Elle toucha un bouton caché derrière la toileantique, et le champ noir semé de larmes d’argent du grand écussonde Treguern, basculant comme le tablier d’un pont-levis, montra unelarge ouverture béante par où un vent humide et froid se répandit àl’intérieur du pavillon.

Une figure humaine se dessina sur le noir del’ouverture et entra. Puis deux autres hommes se montrèrent à leurtour, portant une civière recouverte d’un drap. Ilsdirent :

— Merci, Valérie.

Olympe s’était effacée pour les laisserpasser ; le premier arrivant fit le tour du mausolée et saluasilencieusement le commandeur. Il montra du geste la table depierre où ses deux compagnons qui peinaient sous le fardeaudéposèrent le brancard. Olympe appuya ses deux mains contre sapoitrine pour contenir les battements de son cœur ; elle vintse placer derrière le tombeau et resta immobile.

Les trois hommes qui venaient d’entrer avec lacivière étaient différents d’âge, de tournure et de visage :le premier paraissait jeune encore, malgré ses cheveux et sa barbe,qui étaient d’une blancheur éclatante ; les deux autresétaient presque des vieillards. Tous trois portaient des costumesde couleur sombre. Celui qui tenait la tête du brancard étaitgrand, vigoureusement charpenté, et la tête longue, terminée parune mâchoire énorme, se couvrait d’une forêt de cheveuxgrisonnants. Celui qui tenait les pieds du brancard était, aucontraire, de petite taille, très chauve, et de faible apparence.L’homme à la barbe blanche avait les traits réguliers etbeaux ; sa taille conservait un grand air et il pouvait bienêtre le chef de ce mystérieux trio.

Malgré les différences physiques quiexistaient entre eux, je ne sais quel stigmate indéfinissablemarquait ces trois êtres d’un cachet uniforme. Peut-être était-ceseulement qu’ils avaient usé leur vie aux mêmes efforts et mis encommun la passion qui couvait sous la pâleur glacée de leursvisages. Ils avaient dû, ces hommes, s’attaquer à une tâcheterrible : ils avaient dû souffrir tous la même peine ettenter le même labeur, car le même signe de résolution morne étaitdans leurs regards, qui n’avaient plus rien d’humain.

Ils étaient graves, durs, inflexibles ;on voyait bien que leur cœur, qui s’était fait sourd à leur propresouffrance, ne devait point écouter le cri de la souffranced’autrui. Aucun d’eux n’avait un nom. On désignait l’homme à labarbe blanche sous ce titre : le Comte, on appelaitle plus grand le Marchand de diamants, et le petitvieillard chauve le Docteur.

Le commandeur regardait en frissonnant le drapétendu sur la civière ; Olympe, au contraire, détournait lesyeux et faisait effort pour retenir ses larmes qui voulaientjaillir.

— Il n’est pas mort ! prononça lecommandeur d’une voix altérée, il ne peut pas être mort ! Jen’ai pas vu le voile.

Le comte eut un sourire de moqueriecruelle.

— Treguern est tombé bien bas !prononça-t-il du bout des lèvres ; le diable ne prend plus lapeine de lui tirer sa bonne aventure !

Il souleva le drap qui recouvrait le brancard,et l’on put voir le corps de Stéphane avec son visage livide et sachemise tachée de sang. Une plainte s’échappa de la poitrined’Olympe, tandis que le commandeur répétait dans une sorted’hébétement :

— Il n’est pas mort ! il ne peut pas êtremort !

L’aspect du malheureux jeune homme nedémentait que trop ces paroles.

— Le jour vient vite en cette saison, dit lecomte avec calme, et il faut qu’il soit en terre avant le jour.

— Voici Mr Malo, ajouta le docteur, qui vanous montrer l’endroit où le jardinier de Mme la marquise duCastellat met sa pelle et sa pioche.

Olympe chancelait sur elle-même et se retenaità l’angle de la table. Le commandeur fit un pas en avant et mit samain sur le cœur de Stéphane ; le souffle de la jeune filles’arrêta dans sa poitrine.

— Eh bien ! demanda le marchand dediamants au commandeur, qu’en dites-vous ?

— Je ne sens pas son cœur, répondit lebonhomme à voix basse ; mais je sais qu’il n’est pas mort.

Il ajouta en s’adressant au docteur :

— Vous qui êtes médecin, si vous vouliez, vouspourriez le sauver.

Les mains d’Olympe se joignirent malgré elletandis que ses beaux yeux suppliants se tournaient vers le docteur.Le geste et le regard furent perdus. Le docteur ditfroidement :

— Le couteau a pénétré sous la quatrièmecôte ; il y a eu lésion de l’organe et l’épanchement adéterminé la mort. Ce n’est pas le nègre qui a frappé cecoup-là !

— Si c’est Gabriel lui-même qui a tué le jeunehomme, murmura le comte, la justice de Dieu commence sur laterre !

— À minuit, reprit le marchand de diamants,Gabriel était dans les salons de la marquise.

— Un quart d’heure avant, ajouta le docteur,il descendait de voiture à la porte de l’Anglais avec les dernierscent mille francs de la tontine.

— À minuit et demi, prononça le commandeur,Gabriel Le Brec est rentré dans la maison de la victime. Je l’aivu !

— La maison était déjà cernée ! dit lecomte avec inquiétude, par où a-t-il pu sortir ?

Comme il achevait ces mots, on frappa troiscoups précipités au revers de l’écusson de Treguern. Les troisinconnus dressèrent l’oreille et se regardèrent. Le comte seulresta calme.

— Éteignez les flambeaux !ordonna-t-il.

Le marchand de diamants d’un côté, le docteurde l’autre, soufflèrent les cierges qui étaient aux deux angles dumausolée ; la chambre resta seulement éclairée par la lumièrede la lune dont les rayons obliques frappaient les fenêtres donnantsur le jardin.

— Cachez-vous ! dit encore le comte, quisaisit Malo à bras le corps et l’entraîna derrière le bahut.

Les deux autres s’étaient accroupis entre latombe de granit et l’embrasure de la première fenêtre. Au dehors onfrappait à coups redoublés, et celui qui heurtait ainsi, croyantsans doute que l’intérieur du pavillon était désert, essayait deforcer l’entrée.

Un silence profond régnait désormais dans laretraite du commandeur. Tous les objets avaient changé d’aspect etces rayons de lune, tamisés par la serge des rideaux, jetaientpartout de grandes ombres parmi lesquelles le mausolée, les urneset les croix semblaient surgir, estompés de clartés blafardes. Onvoyait çà et là comme de larges draperies qui pendaient sur la têtemutilée des statues. Jamais décor de théâtre exécuté par un pinceauénergique et hardi n’aurait pu produire ces effets sinistres etpleins de mystère.

La porte que dissimulait l’écusson de Treguernet par où le comte était entré avec ses deux compagnons avait uneserrure qui datait de Louis XV. En ce temps-là, cette serrure touteneuve était forte ; une fois fermée, il aurait fallu un bélierpour la briser. Mais trois quarts de siècle et l’humidité d’unescalier souterrain suffisent à ronger même l’acier. Au bout dequelques minutes, l’écusson des Treguern bascula de nouveau, et unhomme qui portait un long manteau sur un costume de bal d’uneélégance irréprochable, s’élança dans la chambre. Il regarda toutautour de lui, puis il remit en place l’écusson.

— Personne ! murmura-t-il après avoirprêté l’oreille ; j’ai toujours le même bonheur ! Dieu neme punira pas en cette vie !

Il eut un frisson, parce que ses yeux,habitués à l’obscurité, voyaient clair en ce pêle-mêle lugubre.

— Si les morts revenaient, pensa-t-il,n’est-ce pas ici que je reverrais les morts ?

Il tourna l’angle du mausolée et se dirigeavers la porte principale, auprès de laquelle il pouvait apercevoirle pauvre lit de sangle du commandeur Malo qui était vide. Un nuagepassa sur la lune, et la chambre s’emplit tout à coup de ténèbres.Le nouveau venu fit quelques pas au hasard ; son pied trébuchadeux ou trois fois, et il se sentit perdu au milieu des milledébris qui encombraient le sol. Était-ce une illusion ? Il luisemblait entendre dans la nuit qui l’entourait des respirationscontenues…

Il tâtonnait, il cherchait à s’orienter ;ses mains étendues sondaient l’obscurité. Il rencontra l’angle dela table sculptée, puis il poussa un cri, parce que ses doigtsvenaient de toucher une main froide.

La lune glissa hors du nuage, éclairant à lafois le visage du nouveau venu et le corps de Stéphane ;l’homme était pâle, presque autant que le cadavre, et si l’œil eûtété certain de ses impressions dans ces ténèbres, on aurait pu direque l’homme et le cadavre avaient entre eux je ne sais quellefrappante ressemblance.

Le mort renversait sa tête, toute jeune, dansles boucles d’une chevelure blonde ; c’étaient des cheveuxblonds qui couronnaient le front haut et fier de Gabriel deFeuillans. Celui-ci poussa un second cri étouffé et recula d’unpas ; ses genoux chancelaient ; son regard épouvanté fitencore une fois le tour de la chambre.

— Pourquoi ici ? balbutia-t-il, qui doncl’a apporté ici ?

Ses mains se croisèrent et sa tête s’inclinacomme celle de l’accusé qui subit à l’improviste l’épreuve de laconfrontation.

— Les gens de justice sont dans la ruelle surle lieu du meurtre, dit-il, ils suivent la trace marquée par lesgouttes de sang et cherchent un cadavre. L’assassin n’avait pas eule temps de cacher le cadavre. Qui donc est venu en aide àl’assassin, cette fois comme toujours ?

Il redressa le front et son œil eut un éclairde défi. On voyait bien que, malgré son audace, cet homme croyaitaux choses surnaturelles.

— J’accepte ! prononça-t-il avec lenteur,en étendant sa main dans le vide, comme s’il eût fait un pacte avecceux qui ne sont point de ce monde. J’accepte votre aide ! Ily a longtemps que j’ai choisi entre la vie et l’éternité !

Un murmure indistinct suivit ces paroles.Gabriel frappa le sol d’un pied assuré, et dit en élevant lavoix :

— Montrez-vous donc ! Je vousattends !

Son œil intrépide et calme fouillait lesténèbres. Personne ne se montra ; mais une voix indistinctequi sortait on ne sait d’où prononça ces deux mots :

— Plus tard !

— Plus tard, soit ! répliqua Gabriel quidrapa son manteau sur ses épaules en prenant le chemin de la porte.En attendant, merci et au revoir !

Il traversa la chambre d’un pas rapide, ouvritla porte et disparut. Le commandeur quitta le premier sacachette ; il était plus pâle encore que de coutume.

— La prophétie dit, prononça-t-il comme en separlant à lui-même : « Quand le damné appellera levengeur, quand la pierre qui manque au tombeau de Tanneguy seraretrouvée, Treguern, trois fois mort, ressuscitera ! » Ledamné n’a-t-il point appelé le vengeur ?

Olympe souleva le rideau derrière lequel elles’était cachée, et se rapprocha du tombeau.

— Avez-vous vu, dit le comte, comme le mortressemble au vivant ?

— Cela est vrai, répliquèrent à la fois lemarchand de diamants et le docteur.

Le commandeur poursuivait :

— La pierre manque encore, et Treguern n’estmort que deux fois.

— Allons ! reprit le docteur, c’est lapelle et la pioche qu’il nous faut à présent. Quand même nous neserions pas des oiseaux de nuit, à pareille besogne on ne peut pastravailler en plein jour.

— Qui veillera le corps ? demanda lecommandeur ; je suis Breton et je suis chrétien. J’ai donnél’hospitalité au mort, il faut qu’il ait une prière avant dedescendre dans sa tombe.

Le comte se tourna vers Olympe :

— Valérie, dit-il, voulez-vous prier etveiller ?

Olympe répliqua à voix basse :

— Je veillerai et je prierai.

Ils sortirent. Olympe, entendit leurs pass’étouffer sur le sable des allées ; elle les vit passer commedes ombres entre les troncs des grands tilleuls, puis se perdredans les bosquets. Elle vint se mettre à genoux auprès du corps deStéphane. Elle voulut prier comme elle l’avait promis ; maisles paroles de la prière ne trouvaient plus le chemin de seslèvres. Les sanglots l’étouffaient.

Elle se releva ; elle mit ses deux coudessur la table de granit ; ses cheveux inondèrent le front dumort avec ses pleurs.

— Stéphane, dit-elle, ne m’entendez-vousplus ? Je ne connais pas ce maître à qui ma mère m’a ordonnéd’obéir. Je n’aimais en ce monde que ma mère et vous… Et lacomtesse m’a dit ce matin : S’il te fallait choisir entrecelui que tu veux pour fiancé et moi qui suis ta mère, queferais-tu ?

Elle se pencha davantage. Elle était bellecomme l’ange de douleur.

Elle dit encore :

— Stéphane, j’avais choisi entre vous et mamère ! Je vous avais averti, malgré ma mère, du danger quivous menaçait. Pourquoi n’avez-vous pas voulu me croire ?

Chapitre 12LA FOSSE CREUSÉE

 

Olympe de Treguern resta ainsi longtemps,immobile et perdue dans le recueillement de sa douleur. Elle neparlait plus. Le feu de ses yeux avait séché ses larmes. Ellecontemplait le pauvre visage pâle de Stéphane, où les mouvements dela lumière mettaient parfois une sorte de vie. Mais ce mensonge nela trompait plus. Stéphane était mort. Il avait eu vingt ans laveille.

Hélas ! À cet âge, le danger appelle etattire. Stéphane n’avait pas voulu croire quand on lui avaitdit : La mort est là ! Il avait fermé l’oreilleà la voix de sa fiancée comme à la voix de ses pressentiments.

Vous souvenez-vous ? quelques heures àpeine écoulées, comme il était beau, comme il était heureux !comme il portait haut sa jeunesse souriante et fière ! commeil poussait son fringant cheval pour répondre à l’appel de cebillet que signait le nom de Valérie ! Le nom sous lequelOlympe était connue au pays d’Orlan d’où Stéphane venait.

Maintenant, Valérie l’appelait encore etValérie appelait en vain.

Là-bas, au pays breton, ce blond Stéphanen’aimait que son frère Tanneguy. On lui dit une fois :« Fanchette Féru n’est pas ta mère. Tu es le fils d’une grandedame qui demeure en la ville de Paris. » Fanchette pleuraquand il partit. Tanneguy lui fit la conduite jusqu’à Redon, et ilss’embrassèrent tous deux, le cœur bien gros.

— Nous nous reverrons, dit Stéphane ; lagrande ville est le lieu où chacun fait fortune. Quand j’aurai faitfortune, tu viendras me rejoindre.

Le vent les emporte, d’ordinaire, ces parolesd’enfant. Le vent n’emporta point les paroles de Stéphane. Il fitfortune et il se souvint de sa promesse. Nous savons où et commentson frère Tanneguy le retrouva. Tous les deux, Tanneguy enBretagne, Stéphane à Paris, connaissaient Olympe sous son nommystérieux de Valérie-la-Morte. Tanneguy l’avait vue mêlée auxchoses étranges qui effrayaient les gens de la campagne au pays deTreguern, mais il ne savait point qu’elle était sa sœur.

Stéphane et Olympe s’étaient rencontrés dansles salons de la marquise du Castellat vers l’époque où Laurence deTreguern, « belle et malheureuse », selon l’horoscopetiré par le commandeur Malo, était morte au moment d’épouserGabriel de Feuillans. Olympe avait un grand secret qui ne luiappartenait point. Stéphane ne connaissait pas ce secret, bienqu’il eût offert sa main avec son cœur et qu’Olympe ne l’eût pointrepoussé. Seulement, Olympe lui avait dit une fois : « Undanger vous menace. Si vous recevez une lettre signée Valérie,pensez à moi et faites ce qui vous sera dit. » Plus tard,Olympe lui dit encore : « Le monde se trompe, je ne seraijamais la femme de Gabriel de Feuillans. »

Au lieu de prier, Olympe songeait à ces joursécoulés. Un bruit qui se faisait entendre au dehors, dans lejardin, non loin du pavillon, l’éveilla en sursaut. C’était le sond’une pioche, attaquant la terre avec précaution.

— Sa fosse ! murmura-t-elle, prise d’uneangoisse, ils creusent sa fosse !

Elle se leva toute droite. Le bruit montaitlent, régulier, implacable.

Elle se traîna vers la fenêtre et souleva lerideau de serge. Aux rayons de la lune, elle vit le comte et ledocteur debout sous le bosquet voisin et appuyés sur leurs pelles.Le commandeur s’adossait contre un arbre et le marchand de diamantscreusait le sol avec sa pioche. Elle s’affaissa sur le carreau enbalbutiant avec horreur :

— Là ! c’est là que je lui dis, un soirde fête : Je suis votre fiancée…

Le marchand de diamants s’arrêta pour essuyerla sueur de son front. Le comte et le docteur, travaillant à leurtour, se servirent des pelles pour déblayer la fosse commencée.Olympe se couvrit le visage de ses mains, et revint jusqu’à latable où Stéphane était étendu. Elle resta là comme anéantie ;mais elle se redressa au premier coup de pioche qui retentit denouveau.

— Stéphane ! Stéphane !s’écria-t-elle affolée, Malo de Treguern n’a pas vu le voile. Vousn’êtes pas mort !

Il y avait un fragment de miroir parmi lesdébris qui encombraient la table. Olympe s’en saisit et le présentaaux lèvres déjà décolorées du jeune homme. Aucun souffle ne vintternir la glace polie.

Olympe se jeta à genoux et baisa la terre enpriant ardemment. Puis elle fit une seconde fois l’épreuve dumiroir et poussa un cri en voyant que la glace se troublait.

Elle doutait du témoignage de ses yeux ;elle n’avait point voulu croire à la mort de Stéphane, elle n’osaitpoint croire à sa résurrection.

Et pourtant, le verre terni parlait, Stéphaneavait respiré. Peu d’instant après, il ouvrait les yeux à demi ettâchait de sourire en rencontrant à son réveil le regard de safiancée qui était à genoux devant son lit de pierre.

— Valérie ! dit-il, où sommes-nous ?et quel est ce bruit ?

Car on continuait de creuser la terre sous lebosquet. Olympe réchauffait ses mains dans les siennes. Stéphanetoucha sa poitrine, et sa mémoire s’éveilla tout entière d’un seulcoup.

— Ah ! dit-il, je me souviens, j’aitrouvé ma maison déserte : on avait éloigné mes domestiques.Le nègre de Feuillans était caché dans mon cabinet de travail… puisFeuillans lui-même est arrivé par derrière… Mais est-cepossible ! Gabriel ! Gabriel de Feuillans !assassin !

Comme Olympe allait répondre, la porte, queles trois inconnus avaient laissée entr’ouverte, tourna doucementsur ses gonds ; un homme parut au seuil. C’était une figureravagée, mais qui gardait, parmi les traces profondes de lasouffrance, un caractère de franchise et de bonté. Sur le front decet homme une forêt de cheveux noirs, où quelques poils blancs semontraient çà et là, bouclait. Son regard fit rapidement le tour dela chambre. Il eut un mouvement de surprise en apercevant Stéphanedemi-couché sur la table du tombeau ; mais, quand ses yeuxrencontrèrent ceux d’Olympe, il hocha la tête d’un airsatisfait.

Il avança d’un pas, et alors on put voir qu’iln’avait plus de bras à ses larges épaules.

— Viens-tu de la part de Mr Privat, mon amiÉtienne ? demanda Olympe d’un ton affectueux.

En même temps elle échangeait un coup d’œilavec Stéphane comme pour lui dire : Nous n’avons rien àcraindre de celui-ci. L’homme sans bras que nous avons vu déjàdans la cour des diligences et qui était bien, en effet, la bête desomme du petit avocat, se prit à sourire avec mystère. Au lieu derépondre, il traversa la chambre d’un pas délibéré et se dirigeatout droit vers le tombeau de Tanneguy, où Stéphane étaitcouché.

À son cou pendait un objet informe dont Olympeet Stéphane ne purent point d’abord distinguer la nature ;lorsqu’il fut tout près d’eux, ils virent que c’était un fragmentde pierre, retenu sur ses épaules à l’aide d’une corde. Arrivédevant le mausolée, il en examina la table avec attention,cherchant l’angle brisé.

— Voici la cassure ! dit-il.

Privé qu’il était de ses deux mains, il fitavec le corps, avec le cou, avec la tête des efforts inutiles pourrapprocher de la table funèbre la pierre qu’il portait pendue sursa poitrine.

— Veux-tu que je t’aide, Étienne, monami ? dit tout bas Olympe.

L’homme sans bras ne répliqua pointencore ; il avait enfin réussi à prendre la pierre entre sesdents, il la rapprocha de l’angle brisé. La nécessité lui avaitappris à remplacer tant bien que mal les membres qu’il avaitperdus ; la pierre fut présentée avec une certaine adresse et,du premier coup, elle s’adapta si parfaitement à la cassure de latable que l’homme sans bras put lâcher prise sans la faire tomber.Elle se tenait ferme en son lieu, et c’est à peine si l’onapercevait une fente légère entre les deux granits évidemmenthomogènes.

L’homme sans bras se redressa : sa largepoitrine s’emplit d’air, et au fier sourire qui éclaira soudain sonvisage on eût pu deviner qu’au temps où la main de Dieu ne s’étaitpoint encore appesantie sur lui, c’avait été un homme beau etvaillant. Il jeta un regard de mépris sur les fragments de pierreamoncelés autour de lui, et sur les trois caisses apportéesrécemment par le commandeur.

— Je n’ai qu’une pierre, moi, dit-il enmontrant sa joie d’enfant, mais c’est la bonne !

Il ajouta en la reprenant :

— C’est moi qui accomplirai laprophétie ! Pourvu qu’elle tombe de haut, la pierre est assezlourde pour écraser le malheur de Treguern !

Il regagna la porte comme s’il fût venu làseulement pour confronter avec la table du mausolée son morceau degranit. En passant de nouveau devant la jeune fille, son regards’imprégna de caressantes tendresses.

— C’est un bon jour ! murmura-t-il ;j’ai vu le père, le fils et la fille !

Ce qu’il ajouta fut pensé tout haut plutôt queparlé :

— Les cheveux de Filhol ont blanchi,disait-il, mais que l’enfant est beau, et comme il ressemble auxportraits des chevaliers qui étaient dans la grand-salle dumanoir !

— Qui est donc cet homme ? demandaStéphane, dès que le mutilé eut repassé le seuil.

Olympe mit un doigt sur sa bouche ; onentendait des pas sur le sable de l’allée des tilleuls.

— Les voilà qui reviennent,murmura-t-elle.

— Qui ? demanda encore Stéphane.

— Le temps approche où vous saurez tout,répondit Olympe ; celui dont je dois être la femme n’a rien àignorer de ce qui me touche, et je ne veux pas qu’il y ait entrevous et moi, l’ombre même d’un mystère. Mais il faudrait de longuesheures et nous n’avons pas une minute. Gardez votre ignoranceencore cette nuit, et laissez-vous guider par moi comme si j’étaisvotre mère.

— Commandez, dit le jeune homme en souriant,vous verrez si je suis un fils docile.

— Êtes-vous assez fort pour vous lever ?demanda Olympe.

Stéphane essaya ; sa blessure lui arrachaune plainte, mais il parvint à se mettre sur ses pieds. Au mêmeinstant, on entendit au dehors une voix qui disait :

— La fosse est creusée, hâtons-nous, car lejour va paraître.

Le marchand de diamants et le docteur parurentsur le seuil. Ils reculèrent tous les deux à la vue de celui qu’ilsavaient laissé sans vie, étendu sur la table, et qu’ils trouvaientdebout au milieu de la chambre.

— Qu’y a-t-il ? demanda le comte, quivenait le troisième.

Le marchand de diamants et le docteur serangèrent à droite et à gauche pour le laisser regarder ou passer,selon sa fantaisie. Le comte regarda et à son tour s’arrêta. Sessourcils, qui semblaient plus noirs sous la neige de ses cheveux,se froncèrent avec violence. Pendant que les trois compagnonshésitaient et semblaient se consulter, Olympe s’avança vers euxtenant Stéphane par la main.

— Comme vous l’avez fait autrefois,prononça-t-elle d’une voix ferme et lente, celui-ci a trompéaujourd’hui l’arme de l’assassin. S’il obéit aux mêmes lois quevous, il aura les mêmes droits que vous. C’est le pacte.

— C’est le pacte, répéta le comte.

Et les deux autres dirent après lui avec unesorte de regret :

— C’est le pacte !

Stéphane restait immobile et silencieux :il ne comprenait rien à ce qui se passait, et ne faisaitqu’accomplir son vœu d’obéissance. Le commandeur écarta ceux quibarraient la porte ; il entra et vint mettre ses deux mainssur les épaules de Stéphane.

— Je vous avais bien dit que la fosseresterait vide, murmura-t-il sans se retourner vers ceux quisuivaient. Treguern n’a rien perdu de son pouvoir, et la mort luidoit toujours compte de ses secrets !

— Ce jeune homme est-il prêt à faire leserment ? demanda le comte.

Olympe serra le bras de Stéphane, quirépondit :

— Je suis prêt.

— Moitié Le Brec, moitié Treguern !murmura le commandeur, qui le considérait toujoursattentivement.

Les trois compagnons franchirent le seuil ets’avancèrent, mais Malo se mit au-devant d’eux.

— Toi, dit-il en élevant la voix et le regardcloué sur Stéphane, je te défends de faire le serment. Le Brec t’afrappé, Treguern t’a sauvé, mais l’enfant n’a pas le droit de jugerson père !

Chapitre 13LA CLOCHE DE QUATRE HEURES

 

Trois heures du matin venaient de sonner àl’église Saint-Eustache. À ce moment, où Paris tout entiersommeille encore, il y a déjà grand mouvement et grand bruit autourdes halles. Du marché des Prouvaires à la fontaine des Innocents,une population campagnarde, que le citadin paresseux ne connaîtpas, grouille et s’agite ; c’est la bourse des poissonniers,des maraîchers, de tous ces négociants aux souliers ferrés, auxmains calleuses, toujours armés du fouet, qui se chargentd’assouvir la gourmandise parisienne. Autour de la fontaine, lespavés disparaissaient sous les grands paniers de fruits quicouvraient le sol jusqu’au trottoir de la rue aux Fers.

Les campagnards étaient là, gardant leurmarchandise, immobiles, calmes, et laissant s’agiter la foule desacheteurs.

Si vous avez vu, aux courses de Longchamp, leschevaux engagés piaffer et blanchir le mors, impatients du signalqui se fait attendre, vous aurez une idée de ce qui se passe parmiles regrattiers victimes des rigueurs du règlement, souffrant lesupplice de Tantale, et placés là au milieu de tant de fruits, desi beaux melons et de légumes si frais sans pouvoir tendre la mainpour les saisir.

Personne ne peut devancer l’heuremarquée ; il faut que le premier son de la cloche municipaleait tinté pour que les achats commencent. Auparavant, on peutcrier, marchander, se disputer, mais on ne peut pas faire la mainmise, comme disaient les Romains, et placer sa marque sur le panierconvoité.

Aussi, dès que la cloche sonne, quelle fête etquelle bataille ! La chaîne morale est rompue, le flots’élance, la marée monte, envahissant le rivage défendunaguère ; on se rue, on se bouscule, on se gourme ; delongs cordons sont passés autour des paniers avec une vélocitéprodigieuse, et ces cordons veulent dire : « N’y touchezpas ! »

Le cordon est chose sacrée ; c’est commele frêle scellé que la justice pose sur le coffre-fort du défunt etqui vaut mieux que toutes les serrures du monde.

Le campagnard, impassible au milieu de cettefièvre, fume tranquillement sa pipe et regarde toujours. Peu luiimporte la couleur des cordons ; il sera payé comptant et il adit son prix d’avance ; l’argent de celui-ci vaut l’argent decelui-là.

Au bout d’une minute, la tempête s’apaise,tous les paniers sont marqués et il ne reste plus qu’à verser dansla bourse de cuir du Normand le prix des belles pêches veloutées,des raisins vermeils ou des poires odorantes.

Normand est le nom générique des rustiquescourtiers qui centralisent l’achat dans les campagnes et quiviennent traiter sur le marché de Paris.

Mais ce n’est rien que l’espace qui entoure lafontaine des Innocents. Paris jeûnerait lamentablement s’il n’avaitque ces bagatelles à mettre sous sa dent. Les rues voisines sontencombrées et pendant que les voitures attendent le long des quais,sur les ponts et jusque sur la place du Châtelet, de véritablesmontagnes de légumes s’entassent sur les trottoirs, deSaint-Eustache au Pont-Neuf, du Pont-Neuf à la rue Saint-Denis. Àl’abri de ces collines de choux, de poireaux et de laitues, desfemmes sauvages sont couchées nonchalamment dans la poussière, s’ilfait beau ; dans la boue, si le temps est à la pluie. On dortlà comme ailleurs. Si l’on préfère causer, il faut de l’eau-de-vieet l’eau-de-vie ne manque pas dans ces parages où Paul Niquet,comme un vieux fleuve, épanche nuit et jour son urneintarissable.

C’était dans la rue de la Ferronnerie, nonloin de cette voûte monumentale qui donne entrée sur le marché, enface de la fontaine. À cent pas à la ronde on ne dormaitpoint ; les gardiennes des diverses montagnes de légumes quiprolongeaient leur chaîne le long du trottoir s’étaient formées enconciliabule et causaient au-devant de la voûte. Les acheteurs quicommencent à venir en foule, passé trois heures sonnées, étaientlà, et faisaient leur choix ; mais ils trouvaientdifficilement à qui parler, parce que le club des villageoisesagitait un sujet du plus saisissant intérêt. Si bien qu’acheteurset acheteuses, après avoir tenté vainement d’entamer leur marché,s’approchaient du groupe à leur tour et se prenaient à écouter.

Il s’agissait d’un meurtre commis, cettenuit-là même, au milieu de circonstances très extraordinaires. Etque n’oublierait-on pas pour parler d’un meurtre !

— Tout jeune, je vous dis, tout jeune !s’écriait une bonne femme dont la figure rougeaude disparaissaitsous son ample marmotte, et beau comme un chérubin !

— Vous l’avez donc vu, madame Michel ?demanda-t-on de toutes parts.

— Je n’ai pas eu cette chance, répliqua labonne femme avec amertume, je suis arrivée un quart d’heure troptard ; mais le Normand de chez nous l’a vu et dit que c’étaitun gentil brin de garçon avec des yeux bleus commel’amour !

— Mais que lui avait-il donc fait, àl’autre ? demanda une voix dans la foule ; était-ce pourune batterie ?

— On ne sait pas, repartit Mme Michel, etje ne peux vous dire que ce qui m’a été dit. C’est derrière l’Alléedes Veuves : il y a la maison d’une marquise qui est là commequi dirait le tas de Mme Mathieu vis-à-vis, figurez-vous uneautre maison plus petite, qui serait à la place du tas deMme Richard. Entre les deux maisons, comme ici où nous sommes,on les a trouvés tous les deux couchés l’un sur l’autre… et le plusétonnant, c’est que trois particuliers sont venus prendre lecadavre, sous prétexte de lui donner des secours, et l’ont escamotécomme une muscade !

— Ça ne se cache pas sous une motte d’herbe,un corps, fit observer Mme Richard avec incrédulité.

— Voilà ! moi je vous dis ce qui m’a étédit. Et Dieu sait qu’il y a du monde depuis l’Allée des Veuvesjusqu’aux Invalides, pour parler de cette affaire-là !

— Est-ce qu’on n’a pas fouillé lesmaisons ? fut-il demandé.

— On a fouillé la maison de droite, quiappartenait au jeune défunt. Et devinez ce qu’on atrouvé ?

Mme Michel fit une pause ; toutesles oreilles s’ouvrirent.

— On a trouvé au fond d’une cave, reprit-elle,un grand vilain nègre qui était ivre mort.

Il y eut un murmure dans le groupe ; lenègre faisait de l’effet.

— Mais j’en oublie, dit encoreMme Michel, parce que tout ne me revient pas à la fois. Ilavait des domestiques, vous sentez, ce jeune homme. Eh bien !les juges ont trouvé la maison toute seule ; pas uneâme ! Et quand les domestiques sont revenus, après minuit, ilsont dit qu’on les avait envoyés, l’un ici, l’autre là, de la partde leur maître. Qui ça ? Probablement l’autre jeune homme,celui qui s’est échappé du corps de garde.

— Il s’est donc échappé, le scélérat !s’écrièrent ceux et celles qui n’avaient pas entendu lecommencement de l’histoire.

Mme Michel les regarda de travers.

— Puisque je vous dis, répliqua-t-elle, qu’ilétait déjà évadé quand j’ai passé avec ma voiture devant le corpsde garde de l’Esplanade ! Les soldats couraient partout lechercher. Et le monde qui était là ne se gênait pas pour dire qu’onavait eu tort de le mettre tout seul dans la chambre de derrière,qui n’a qu’une méchante grille et qui donne sur l’Esplanade…

— Oh ! oh ! fit une basse-taillesous la voûte, on parle du blanc-bec qui a fait le mauvaiscoup ?

— Monsieur Monnerot ! monsieurMonnerot ! s’écria l’assemblée en chœur.

Mr Monnerot était le Normand de chez nous,cité par Mme Michel. Il s’avança, le bonnet à mentonnière surles oreilles, la pipe à la bouche et les mains sous lablouse ; le cercle s’ouvrit pour le laisser passer.

— Pas vrai, monsieur Monnerot, que vous l’avezvu ? dit Mme Michel.

— Comme je vous vois : pas plus gêné,répondit le Normand. Ma voiture passait devant le pont desInvalides au moment où les soldats l’amenaient des Champs-Élysées.Quant à être un joli sujet, c’est un joli sujet !

— Il y en a tant comme cela, des physionomiestrompeuses ! firent observer Mme Mathieu, propriétaire dutas de droite, et Mme Richard, propriétaire du tas degauche.

— Ça a fait un embarras tout de suite le longdu quai, reprit Mr Monnerot, et nous avons eu le temps d’apprendreles tenants et les aboutissants. Quand le blanc-bec a été dans lecorps de garde, il est venu un petit garçon de quinze à seize ansapprochant, qui voulait le voir et qui disait : « Je suisson frère. » J’ai l’œil fin, moi, sans que ça paraisse, et jeme suis douté tout de suite que c’était une donzelle déguisée.

— Et on l’a laissé entrer ? s’écria lafoule dont la curiosité se réveillait plus vive.

À chaque instant le groupe allaitgrossissant ; il occupait déjà presque toute la largeur de larue.

— La chose regarde le chef du poste, dit MrMonnerot, et il sera puni, s’il a fauté. Tant il y a que pas dixminutes après l’entrée du soi-disant gamin, on a crié à l’intérieurdu corps de garde et que tous les pousse-cailloux sont sortis avecleurs fusils comme s’ils voulaient ravager le quartier ! Maisbast ! la nuit était noire : on a eu beau battrel’Esplanade, l’oiseau était envolé !

— Et le gamin qui était unedonzelle ?

— Cherche ! pas plus de gamin que sur lebout de mon nez ! Après un peu de temps, on a fait remarcherles voitures, et j’ai laissé les badauds bavarder devant la portedu corps de garde.

— Alors, vous ne savez pas ce qui s’en estsuivi, monsieur Monnerot ? demanda Mme Michel d’un toninsinuant.

— Je pense bien qu’il ne s’en est rien suivi,repartit le Normand.

Mme Michel, recouvrant aussitôt sonimportance, lui tourna le dos et s’adressa directement aupublic :

— Eh bien ! dit-elle, c’est peut-être leplus étonnant, voyez-vous ! Quand notre voiture est passée, àson tour, devant le corps de garde, les soldats étaient là toutébahis. Il faut que cet assassin, puisque assassin il y a, soit unjeune homme de grande famille…

Le Normand haussa les épaules.

— Chapeau de paille, grommela-t-il, jaquettede gros velours et pantalon de toile !

— La toilette n’y fait rien, dit la bonnefemme, on peut se déguiser. Ce n’est pas un jeune homme du communqui aurait été réclamé comme ça par une marquise, par une comtesseet par un comte !

Il y eut presque tumulte à ce coup.

— Quelle marquise ? demanda-t-on.

— Quelle comtesse ?

— Quel comte ?

Mme Michel prit une attitude digne et mitses grosses mains sous son tablier.

— Je ne peux vous dire que ce qui m’a été dit,mes enfants, répliqua-t-elle, et qui est-ce qui disait cela ?les soldats du poste eux-mêmes. Quant à savoir le nom de cettemarquise, le nom de cette comtesse et le nom de ce comte, vous m’endemandez trop long. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je lirai demainle Journal du Commerce pour voir les détails de toutcela.

Il arriva ce qui a toujours lieu en pareilcas : le groupe se subdivisa en une quantité de petits clubsoù l’histoire brodée de mille façons diverses fut reproduite pourl’édification des tard-venus. Mr Monnerot, resté seul avec quelquesfidèles, affirmait que si le blanc-bec se trouvait jamais sur sonpassage, il le reconnaîtrait certainement et lui mettrait la mainau collet sans cérémonie.

On entendait cependant, vers la rueSaint-Honoré, la marche lourde d’un fiacre qui s’avançait comme ilpouvait au milieu des obstacles accumulés sur sa route. Les bonnesfemmes commises à la garde des tas de légumes se regardent commechez elles dans la rue de la Ferronnerie. Elles trouvent mauvaisque les gens du quartier regagnent leur domicile en voiture.

— En effet, disent-elles, une douzaine dechoux est bien vite écrasée !

Au bruit du fiacre, les groupes commencèrent àse débander et chaque sentinelle alla veiller à la base de son tas.La voiture, fourvoyée au milieu de cette immense boutique deverdure, récoltait une honnête moisson d’invectives sur sonpassage. Le cocher, qui connaissait peut-être, par expérience, lesmœurs un peu sauvages de ces latitudes, faisait la sourde oreilleet suivait patiemment son chemin.

Comme il arrivait vis-à-vis de la fontaine, leréverbère placé sous la voûte jeta ses rayons à l’intérieur dufiacre ; une petite figure pâlotte et sculptée encasse-noisette fut éclairée tout à coup ; puis la lueur tombasur une autre figure. Mr Monnerot poussa un cri d’étonnement ;il étendit le bras vers le fiacre, et les commères quil’entouraient purent voir un beau jeune homme coiffé d’un chapeaude paille et vêtu d’une jaquette de velours.

— Arrêtez le fiacre, commanda Mr Monnerotd’une voix tonnante.

La figure en casse-noisette sortit à moitiépar la portière et dit :

— Au galop !

Le cocher fouetta ses chevaux, et en mêmetemps les deux stores se fermèrent. La foule, cependant, s’étaitmise en mouvement ; Mr Monnerot, qui avait l’air d’undéterminé, s’élança sur les traces du fiacre en criant :

— C’est lui ! je jurerais que c’estlui !

Le fiacre s’engageait au trot de ses deuxrosses efflanquées dans la rue de l’Aiguillerie. Le résultat de lapoursuite ne pouvait être un instant douteux, car la foule gagnaitdéjà du terrain, et le cocher n’aurait pas pu presser davantagel’allure de ses bêtes, quand il se fût agi de conquérir unefortune. Monnerot disait déjà dans son triomphe facile :

— Il est à nous ! Nous letenons !

Mais en ce moment le son de la cloche dequatre heures jeta son appel magique. Ce fut comme un coup debaguette. Monnerot s’arrêta un pied en l’air et fit volte-face avecimpétuosité ; paysans et marchands l’imitèrent ; lefiacre n’existait plus, on ne songeait qu’aux paniers abandonnés etaux tas de légumes livrés sans défense au pillage. Monnerot futculbuté deux fois dans cette frénétique déroute et il y en eut debien plus maltraités que lui.

Au premier tintement de la cloche, le cocher,qui savait son affaire, remit ses rosses au petit trot ; iltourna paisiblement l’angle de la rue Saint-Denis et vint s’arrêterau milieu même du marché, devant cette maison à six étages quiporte un pigeonnier à son sommet.

C’était au plus fort de la tempêtecommerciale. On vendait, on achetait avec fureur, à coups de poingset au comptant. La halle présentait l’aspect d’une furibonde mêlée.Tous les meurtriers de l’univers auraient pu passer en ce momentsans qu’on prît garde à eux.

La portière du fiacre s’ouvrit ; lafigure en casse-noisette descendit avec précaution et tira lasonnette de la maison à six étages. Après lui vint ce beau jeunehomme coiffé d’un chapeau de paille et vêtu d’une jaquette en grosvelours.

— Entrez, mon camarade de voyage, lui dit MrPrivat après avoir payé le cocher ; ce que je vous avaisannoncé est arrivé de point en point ; nous nous sommes revusplus tôt que vous ne pensiez, vous n’avez pas trouvé ce que vouscherchiez, vous avez trouvé ce que vous ne cherchiez pas. À Parisplus qu’ailleurs la vie est une loterie : qui sait simaintenant vous n’avez pas le bon billet dans votrepoche ?

Il ferma la porte sur Tanneguy anéanti desurprise, pendant que le fiacre vide descendait vers les quais.

Chapitre 14L’HOMME SANS BRAS

 

Tout en haut de la maison à six étages quifaisait face à la fontaine des Innocents, dans la rue Saint-Denis,il y avait un petit logement d’aspect étroit et mesquin, pauvrementmeublé, composé d’une cuisine et de trois pièces. La cuisine étaitséparée du reste par un corridor ; elle avait au milieu de sonplafond une croisée en tabatière qui donnait accès dans ce fameuxpigeonnier dont Mr Privat nous a parlé avec tant decomplaisance.

Un lit de fer s’enclavait entre la saillie desfourneaux et la muraille ; pour toute batterie de cuisine, ily avait deux ou trois casseroles en terre. Vis-à-vis du lit, unetable boitait sur ses pieds inégaux.

Sur la table, se trouvait la pierre quel’homme sans bras portait à son cou, cette nuit, quand il étaitentré dans la retraite du commandeur Malo.

Il était là, l’homme sans bras, vêtu seulementd’une chemise qui recouvrait ses épaules mutilées. Il s’asseyaitpar terre, sur une botte de paille, au-devant de la table, et selivrait avec ardeur au travail. Quel travail était possible pour cepauvre malheureux ? Il y avait vingt ans que le sergentÉtienne, privé de son bras droit, avait laissé son bras gauche auTrou-de-la-Dette. C’était, en ce temps-là, un fier jeune homme,vaillant et généreux comme un lion. Qu’était-il devenu depuislors ? Où avait-il traîné sa décadence et sa misère ?

Étienne n’aurait peut-être pas su vous le direlui-même. La chandelle qui brûlait sur la table frappait d’aplombses tempes ravagées et son front où la pensée semblait morte,parfois.

Il est vrai que d’autres fois un vif éclaird’intelligence s’allumait tout à coup dans ses yeux. D’autres foisencore sa tête se penchait, lourde et triste, sur sa poitrine,quand son regard venait à rencontrer certains objets pendus à lamuraille, au-dessus de son lit. C’était un sabre recourbé, desépaulettes de laine et un frac militaire aux manches duquelbrillaient les galons de sergent. Pauvre trophée qui lui parlait desa jeunesse ! cher souvenir qui lui brisait le cœur et dont iln’avait pas le courage de se séparer !

Il est des vies faites ainsi, de longsmartyres qui sont la preuve irréfragable d’une existence autre etmeilleure. Depuis le jour où Étienne avait perdu son second bras,il ne se souvenait point d’avoir éprouvé une seule joie. Noussavons son histoire jusqu’au double baptême du lendemain del’Assomption. Après le baptême, on l’avait mis en prison ; leschirurgiens lui avaient donné l’espoir que l’amputation de son brasgauche le ferait mourir ; il avait survécu à l’amputation. Aubout d’une année, les portes de sa prison s’étaient ouvertes et onl’avait jeté, impotent qu’il était de corps et d’esprit, sur lepavé de la ville de Vannes. Ne craignez pas que la biographie seprolonge, nous ne savons plus qu’un détail : Étienne étaitdevenu la bête de somme du petit avocat breton qui l’avait défenduen justice et sauvé. Et c’était charité pure de la part de MrPrivat, car Étienne était le plus inutile des domestiques.

À quel travail mystérieux se livrait-il donccette nuit, lui que son maître était obligé de servir tous lesjours ? Il avait une corde aux dents, terminée par un nœudcoulant. Avec sa tête, avec ses épaules, comme il pouvait, enfin,il faisait entrer sa pierre dans le nœud coulant, puis il donnaitune secousse, et la pierre tombait : la pierre qui s’adaptaità l’angle cassé du tombeau de Tanneguy.

Dix fois, vingt fois peut-être, il recommençal’épreuve, puis il se leva et s’en alla étancher la sueur de sonfront contre les draps de son lit.

— Elle tombera de haut ! murmura-t-il enregardant sa pierre d’un œil caressant et satisfait ; c’est labonne ! et la prophétie ne peut pas mentir !

Comme il revenait vers la table pour essayerune dernière fois le mouvement, il entendit le bruit de la sonnettede la rue. Sa physionomie changea ; il cacha vivement la cordeainsi que la pierre, et courut se jeter sur son grabat, après avoiréteint sa lumière. Presque au même instant, on frappa à la porte ducarré. Étienne passa son orteil dans un anneau qui était au pied deson lit et tira un cordon. La porte s’ouvrit.

— Ne te dérange pas, dit la voix de Mr Privatdans le corridor, j’ai ce qu’il me faut : restetranquille.

Étienne entendit que le petit avocat poussaitun verrou en dehors de sa porte ; il prêta l’oreille plusavidement.

— Qui donc est avec lui ?murmura-t-il.

D’ordinaire, Mr Privat n’avait pointl’habitude d’amener ainsi des étrangers en son logis. Étiennesortit de son lit et se glissa jusqu’à la porte ; mais MrPrivat n’était déjà plus dans le corridor. Il avait fait entrernotre ami Tanneguy dans une chambre assez grande, toute pleine depaperasses poudreuses et sentant énergiquement le renfermé. Entredeux corps de bibliothèque en sapin, il y avait un assez bon lit,vers lequel Mr Privat se dirigea tout de suite.

— Mon compagnon de voyage, dit-il gaiement,demain, quand il fera jour, je vous montrerai mes pigeons et lesautres beautés de ma demeure. Nous avons une vue magnifique et unair excellent, sans cesse purifié par les légumes frais que nousenvoient les provinces tributaires. En ce moment, le plus pressépour vous est de faire un somme. Sans compliment, je n’ai jamais vuun brave garçon avoir l’air aussi parfaitement hébété quevous !

Tanneguy le regardait d’un œil stupéfié, commes’il eût pris à tâche de sanctionner son observation.

— Aidez-moi, reprit Mr Privat, qui ne puts’empêcher de rire.

Il enleva, non sans précaution, car c’était unpetit homme rempli d’ordre, la couverture de son lit avec lesdraps ; puis il saisit le matelas supérieur par un bout, etfit signe à Tanneguy de prendre l’autre. Tanneguy obéit. Mr Privatsortit de la chambre, traversa le corridor et poussa la porte d’unepetite pièce toute nue, sur le plancher de laquelle il étendit lematelas. Cette pièce était située juste en face de la porte vitréede la cuisine.

— Couchez-vous là-dessus tout habillé, moncompagnon de voyage, dit Mr Privat ; à vingt ans, on n’a pasbesoin d’un lit de plumes. Je vous souhaite bon sommeil et je m’envais à mes affaires.

— Monsieur ! monsieur ! s’écriaTanneguy, recouvrant à ce moment un peu de présence d’esprit. Jevous en supplie, dites-moi…

— Pas un traître mot ! interrompit lepetit homme ; j’ai déjà perdu trop de temps avec vous :votre serviteur de tout mon cœur !

Il repassa le seuil prestement et ferma laporte sur Tanneguy. Celui-ci restait seul dans une obscuritéprofonde ; il pressa son front à deux mains, car, en cepremier moment d’abandon, il se sentait devenir fou.

Depuis l’instant où il s’était éveillé aumilieu de cette foule curieuse et hostile, à l’endroit même où ilavait vu le corps inanimé de son frère Stéphane, des aventuresinopinées s’étaient succédé pour lui avec une rapidité si étrange,qu’il était resté dans une sorte d’ivresse. Cette rampe illuminéedu jardin de la marquise, les accords de cette musique joyeuse, cesfemmes parées magnifiquement, et parmi elles cette belle jeunefille d’Orlan : Valérie-la-Morte, — le commandeur Malo, Mr deFeuillans, le maître du Château-sans-Terre, — puis ces soldats quiétaient venus tout à coup et qui l’avaient saisi, les regardsinsultants du peuple assemblé sur la route — la nuit du corps degarde — un jeune garçon pénétrant à l’improviste dans la prison etle sauvant, comme s’il eût possédé la baguette des fées, — unecourse rapide sous de grands arbres en compagnie de ce jeune garçonqui semblait une fille déguisée et qui lui parlait d’une voix déjàconnue avec l’accent du pays — un fiacre arrêté derrière un grandédifice, surmonté d’un dôme et dans lequel Mr Privat l’attendait —tout cela tourbillonnait dans sa tête, et se mêlait comme unécheveau de fil.

— Dépêchez-vous ! avait dit Mr Privat desa voix grêle, en ouvrant la portière du fiacre.

Le petit garçon avait ôté sa casquette,montrant les mèches bouclées de ses grands cheveux. Tanneguyn’avait-il point reconnu la figure éveillée de la petite Vevette,dont la vieille mère demeurait au bourg d’Orlan, au bout du vergerdu presbytère ? Il n’y avait, pour toute lumière, que leslanternes fumeuses du fiacre. On pouvait bien se tromper.

— Que faut-il dire à mademoiselle ? avaitdit le jeune garçon ou la jeune fille, en quittant Mr Privat.

— Qu’elle prévienne madame la comtesse, avaitrépondu Privat ; j’emmène ce gaillard-là dans le domicile demes pigeons.

Le fiacre s’était mis en marche, et depuis lesInvalides jusqu’aux halles, Mr Privat n’avait pas desserré lesdents. Maintenant Tanneguy se sentait comme en prison dans cettechambre fermée dont l’air épais oppressait sa poitrine ; ileût voulu se mouvoir, il eût voulu courir ; mais au premierpas qu’il fit au milieu de cette obscurité profonde, il s’arrêtadécouragé.

Il se laissa choir sur le matelas ; lapensée de son frère Stéphane lui revint et ses yeux s’emplirent delarmes. La radieuse vision qui l’avait attiré hors de son villagene pouvait manquer de lui apparaître à cette heure de fièvre ;elle vint, en effet, mais ce fut comme un de ces feux diamantésscintillant à la voûte du ciel, qui brillent dans la nuit sansl’éclairer et dont l’éclat rend, par le contraste, les ténèbresplus sombres.

Le cœur de Tanneguy se serra davantage ;l’idée de Valérie était liée en lui désormais à je ne sais quellefatale horreur. Ne l’avait-il pas vue, blanche et froide, parmi cesfemmes qui regardaient le lieu où Stéphane était baigné dans lesang ?…

Ses yeux alourdis par la fatigue se fermèrent.Il n’avait que vingt ans, et, à cet âge, toute douleur a leprivilège de se réfugier dans le sommeil. Au moment où ses membress’engourdissaient déjà, où sa pensée vacillait avant de s’éteindre,ce ne fut point l’image de Valérie qui vint planer au-dessus de sonfront. Il vit le pâtis de Treguern, avec ses vieux saules cheveluset son gazon ras, jonché de camomilles naines. Au revers d’unfossé, une jeune fille était assise : une figure d’enfant sousla coiffe blanche des paysannes morbihannaises, une figure d’angeplutôt, avec de grands yeux tristes et doux qui semblaient parler àDieu.

Tanneguy, en fermant ses paupières, prononçale nom de Marcelle, la compagne de son enfance ; il la voyaiteffeuiller une marguerite et l’entendait demander à la fleur desprairies :

— Se souvient-il de moi ? Un peu ?beaucoup ? passablement ? Pas du tout ?…

Chapitre 15LES PAPERASSES DE Mr PRIVAT

 

Voilà un homme qui ne rêvait point demarguerites, Mr Privat ! et pour qui personne ne consultaitl’oracle mignon de la fleur des champs ! Vive Dieu ! dela sciure de buis sur de l’encre fraîche, de la vieille encre surdu papier jauni, ce sont là de jolies choses et qui sentent aussibon que les pâquerettes !

Il était dans son cabinet. Par économie encoreplus que par besoin de se mettre à l’aise, il avait dépouillé sonbeau costume de bal : une robe de chambre grisâtre, qui leservait fidèlement depuis les jours de sa jeunesse, grimaçait surson torse maigre, et la casquette pointue avait repris son poste ausommet de son crâne.

Il était assis devant sa grande table, sousl’abat-jour même de sa lampe ; autour de lui les paperassess’amoncelaient comme naguère s’entassaient les choux et les laituessur les trottoirs des rues voisines. Il était là dans soncentre ; ses regards clignotants caressaient ce fouillis degribouillages poudreux ; il allait de l’un à l’autre pluscontent que l’avare baignant ses mains dans l’or de sa caveemplie.

— Il y aurait eu un moyen, dit-il en remontantses lunettes jusque sur son front pour essuyer ses paupièresfatiguées ; si on avait laissé mon camarade Tanneguy entre lesmains de la justice, il aurait bien fallu, cette fois, que lalumière se fît. Et, à tout prendre, je ne suis pas l’esclave decette enchanteresse, et je ne crois pas aux fantômes. Si la belleOlympe ne me dit pas ce que je veux savoir, il est encore temps derevenir sur nos pas, tant pis pour mon compagnon devoyage !

Il prit sur la table un registre de tailleimposante, fatigué, sali, luisant, et se mit à le feuilletervivement.

— Mes notes de vingt années !murmura-t-il ; que de tâtonnements ! que d’hypothèsesfolles ! Mais j’ai suivi le fil, et je suis bien prèsmaintenant de la porte du labyrinthe !

Il trempa sa plume dans l’encre et sur ladernière page à demi remplie, il écrivit une douzaine delignes ; sans doute le résumé de ce qu’il avait appris dans lajournée. Puis il repoussa le registre, allongea ses jambes sous latablette et mit ses deux mains en croix.

— Récapitulons, se dit-il : vers la findu siècle dernier, une compagnie anglaise, qui devait avoir denombreux imitateurs, se forma pour exploiter à la fois deuxsentiments vivaces en nous : la tendresse du père de familleet de l’égoïsme ambitieux ; cette compagnie, qui prit le nomdu Campbell-Life, general assurances,annuities on survivos-hip, en l’honneur de son fondateur,offrit aux uns la combinaison des assurances en cas de mort, auxautres les chances entraînantes de la tontine. Aux premiers elledit : Si vous mourez, je donnerai du pain à vosenfants. Aux autres elle cria : Vivez seulement, etje vous ferai riches ! Un jeune garçon, qui étudiait pourêtre d’église et qui se nommait Gabriel, apporta au pauvre bourgd’Orlan un journal anglais qui contenait l’annonce pompeuse decette nouvelle entreprise ; ce jeune homme se fit l’ami dudernier Treguern ; le dernier Treguern se rendit à Londres unbeau jour afin de s’assurer en cas de mort pour une somme de centmille francs. Pendant ce voyage, le cloarec Gabriel se miten rapport avec un agent international et souscrivit à la tontinepour vingt annuités de cent mille francs chacune ! Rien quecela !

Ici Mr Privat s’interrompit et enfla sesjoues.

— Il était à peine majeur, ce Gabriel,grommela-t-il, quand il eut cette idée-là ! Forte tête decoquin !

« Gabriel, reprit-il, poursuivant sonrésumé à l’aide de ses notes tour à tour consultées, n’avait pas unsou vaillant, et sa première annuité était payable au 16 août del’année 1800. Filhol de Treguern revint au pays et fit une chosequi peut paraître invraisemblable à notre époque de tranquillité,mais qui réellement n’était que hardie au milieu du trouble quesubirent si longtemps nos provinces de l’ouest après la chute de laroyauté. Grâce à Gabriel, qui demeurait au presbytère d’Orlan, etqui put l’aider de plus d’une manière, Filhol feignit une maladiemortelle au mois de septembre 1799. Gabriel constata son décès surles registres de la paroisse, et Filhol, légalement décédé, secacha dans les environs du manoir de Treguern, pour attendre que lacompagnie anglaise soldât son assurance en cas de mort.

« Cela fut long, parce que la guerrerendait très difficiles les relations entre les deux pays. Enfin,sur les instances réitérées de Gabriel, exécuteur testamentaire ducomte Filhol, un agent du Campbell-Life risqua le passagede la Manche et arriva en la ville de Redon, le 15 août 1800.

« Il y avait dix mois passés qu’on avaitmis en terre le cercueil vide contenant, suivant la croyancecommune, les restes du dernier Treguern ; pendant ce temps-là,Geneviève Lehir, épouse du comte Filhol, avait été le visiter danssa retraite ; elle était devenue mère et en cette même nuit,du 15 au 16 août, elle mit au monde un enfant du sexe masculin.

« Tout cela est clair comme lejour ! interrompit encore Mr Privat ; Gabriel assassinaFilhol de Treguern pour avoir les cent mille francs de l’Anglais etpayer sa première annuité. Il y eut ensuite le double baptême etl’échange des enfants, comme si ce Gabriel eût voulu déroberjusqu’aux chances de l’avenir à cette race de Treguern qu’il avaitdépouillée dans le présent et dans le passé. Le procès d’Étienne,accusé de meurtre, me mit sur la voie de ces infamies, et depuislors, je suis pas à pas la marche de l’ancien cloarecGabriel. Filhol était l’ami de Gabriel ; il mourut de mortviolente ; Jérôme Clément, le médecin de Laval, était l’ami deGabriel, il eut le même sort que Filhol. Johann-Maria Worms, lemarchand de diamants de Cologne, était encore l’ami de Gabriel, lemarquis du Castellat aussi. Laurence de Treguern était la fiancéede Gabriel… tous riches, tous morts à la même datefuneste !

« Et Gabriel, qui n’avait point deressources connues, payait toujours avec exactitude cette lourdeannuité de cent mille francs !

« Un enfant déduirait la conséquence decela. Mais il y a autre chose qui dépasse non seulementl’intelligence d’un enfant, mais qui va au delà des limites de laraison humaine : Ces morts vivent ! ou du moins plusieursd’entre eux.

« Pourquoi n’ont-ils pas revendiqué leursdroits ? Et si ce sont des fantômes, car l’esprit faiblitdevant ces bizarreries sans nom, pourquoi ne se vengent-ilspas ?

« Pourquoi Malo de Treguern garde-t-il lesilence, lui qui sait tout ? Pourquoi cette jeune filleétrange qui semble ne rien ignorer — Valérie — ferme-t-elle labouche ?…

Mr Privat s’égarait de plus en plus au traversde ces questions qu’il ne pouvait résoudre, lorsqu’il tressailliten sentant une main s’appuyer légèrement sur son épaule. La lampecommençait à pâlir devant les premiers rayons du jour. Il seretourna et vit auprès de lui mademoiselle Olympe de Treguern.

— Valérie ! s’écria-t-il, je désiraisvotre présence !

— Chut ! fit la jeune fille, qui mit undoigt sur sa bouche, la comtesse Torquati est là.

— Geneviève… Dans la chambre deTanneguy ?

— Je n’ai pas eu besoin de lui montrer lechemin, répliqua Olympe de Treguern avec un mélancolique sourirequi la faisait plus belle.

Comme Mr Privat allait reprendre la parole,elle l’arrêta d’un geste et dit :

— Je vous aientendu. Vous voulez me demander pourquoi toutes ces victimes ontoublié le soin de la vengeance ? Vous ne savez donc pasqu’elles ont fait plus encore ? Le chemin du meurtrier étaitrempli d’obstacles ; ces obstacles ont disparu devant ses pas.

— En effet ! balbutia le petithomme.

— Et, après le crime commis, est-iljamais resté une trace ? N’y avait-il pas toujours une mainmystérieuse qui venait enlever le cadavre et laver jusqu’aux tracesdu sang ?

— C’est vrai ! dit encore le petithomme.

Olympe de Treguern le regardait enface.

— Qu’ils soient morts ou vivants,dit-elle, ils marchent vers un but, et malheur à qui se mettrait entravers de leur route ! On m’avait dit une fois, à moi :Choisis entre ton frère Tanneguy et ton fiancé Stéphane.Mon cœur se révolta et je refusai, dans mon orgueil ; jevoulus les sauver tous les deux l’un par l’autre ; l’un parl’autre, j’ai failli les perdre tous les deux !

— Moi qui n’ai ni fiancé, ni frère…commença monsieur Privat.

Valérie fit un pas, et sa main s’appuyasur son épaule.

— Vous nous avez aimés, prononça-t-ellelentement, et, sous le caprice de votre curiosité, il y a je nesais quel dévouement chevaleresque. Mais déjà deux ou trois fois,sans le savoir, vous avez entravé la route de ceux que je sers.S’ils vous trouvaient encore sur leur chemin, je ne pourrais plusvous sauver.

— Croit-on me faire peur ? s’écriale petit homme prompt à se cabrer.

— Et vous ? demanda Olympe sansperdre son calme, voulez-vous empêcher que justice soitrendue ? Vous en savez assez pour me croire quand je vousdirai qu’à certaines situations, s’éloignant par trop des rainuresde la vie commune, les issues ordinaires — les issues légales —sont fermées. Mr de Feuillans sortirait peut-être vainqueur d’unebataille judiciaire où nulle preuve matérielle ne militerait contrelui.

— Peut-être ! fit le petit hommequi se redressa tout vaillant à l’idée de cette lutte. On ne saitpas.

Les yeux d’Olympe brillèrent.

— Ils n’ont pas combattu et souffertvingt ans, dit-elle, pour arriver à se dire :peut-être ! Ce n’est pas la probabilité qu’il leurfaut désormais, c’est la certitude.

« Je suis Treguern, reprit-elleaprès un silence et pendant que Mr Privat réfléchissait, mon frèreTanneguy, qui est là, et que j’aime, ne saura pas quelles mains ontbâti ce palais splendide où va revivre en lui la grandeur de notrenom. D’autres pourront cacher leur tristesse dans laretraite : lui, notre Tanneguy, sera heureux et seraglorieux ! Écoutez-moi — et tandis qu’elle parlait ainsi, sabelle taille se redressait si fière que Mr Privat, subjugué, lacontemplait avec admiration et respect — écoutez-moi, si j’ai malfait, que Dieu me juge ! Les regards de la justice humaineferaient évanouir comme le souffle d’un génie malfaisant, lesmagnificences de notre rêve. Je ne veux pas de la justicehumaine !

— Mais, objecta Mr Privat qui hésitait,vous êtes bien jeune, Valérie ! on a pu voustromper !

— Ils sont quatre, maintenant, répliquaOlympe de Treguern, parlant comme si son interlocuteur eût connu lefond du mystère : quatre, depuis cette nuit ; ces quatrehommes ont fait un pacte ; chacun d’eux veut pour soi lavengeance et pour leur chef — pour Treguern — ils veulent ce grandpouvoir que la richesse seule peut donner sur la terre. Lelendemain de la victoire, leur intérêt peut les faireennemis ; ce jour-là, je serai prête pour la lutte. Enattendant, êtes-vous avec nous ou êtes-vous contrenous ?

Mr Privat réfléchit un instant, puis ildit :

— Que faut-il faire ?

Olympe de Treguern lui tendit lamain.

— Pour toucher cette somme énorme, àlaquelle Mr de Feuillans a droit par son contrat, répondit-elle, ily aura des difficultés de plus d’une sorte. Les protections ne nousmanquent pas et le gouvernement lui-même nous soutiendra aubesoin ; mais vous pouvez nous servir mieux qu’un autre, vousqui vous êtes mis dès longtemps en rapport avec la compagnieanglaise. La première chose à faire est d’arriver à mettre entreles mains de Mr de Feuillans les vingt millions qui lui sont dus.Il le faut !

Mr Privat secoua la tête.

— On ne peut plus rien contre un hommequi a vingt millions ! dit-il. Prenez garde !

— Avec les moyens humains, c’est vrai,murmura Olympe de Treguern, mais ceux qui ne sont plus de ce mondeont d’autres armes…

Dans la petite chambre toute nue oùTanneguy dormait sur son pauvre matelas, les premiers rayons dusoleil entraient. La comtesse Torquati, belle de son émotion et decette immense joie des mères, était penchée au-dessus du lit etcontemplait Tanneguy dans le recueillement de son amour. De tempsen temps, ses yeux se tournaient vers le ciel avec unereconnaissance passionnée.

Elle se croyait seule. Mais de l’autrecôté de la porte vitrée qui servait de clôture à la cuisine,Étienne le Manchot, était agenouillé dans la poussière et regardaità travers les larmes qui lui emplissaient les yeux.

On eût dit que son âme passait dans sonregard et s’élançait vers cette femme penchée au-dessus du front deTanneguy endormi. Sa voix tremblante murmurait des paroles sanssuite, parmi lesquelles revenait toujours un nom prononcé avec unetendre vénération :

— Geneviève !Geneviève !

Chapitre 16L’OCTAVE DE L’ASSOMPTION

 

À Paris, maintenant il faut un an et plus pourrégler une assurance sur la vie. C’est le progrès. À Londres, en1820, il ne fallait qu’un jour. C’était l’enfance de l’art.

Depuis une semaine, deux cents ouvriersarrivés de Nantes et de Rennes travaillaient jour et nuit auChâteau-sans-Terre. Chaque matin, on voyait venir de pleinescharretées de tentures en velours avec de belles franges de soie,des meubles tout en or, à ce que disaient les bonnes gens d’Orlan,et plus de girandoles à cristaux qu’il n’en eût fallu pour éclairerla Grand-Lande ! On n’aurait jamais cru qu’il se trouvât tantde belles choses dans l’univers.

Et tout cela montait vers le palais qui avaitremplacé l’ancien manoir. Et quand on interrogeait les voituriersou les tapissiers, ceux-ci répondaient invariablement, comme s’ilseussent voulu refaire l’histoire du marquis de Carabas avec unautre nom !

— C’est pour Mr le comte Gabriel deTreguern.

Les bonnes gens du bourg d’Orlan nedemandaient point qui était ce comte Gabriel ; ils s’enretournaient chez eux envoyant tout autre chose que desbénédictions à l’adresse du cloarec d’autrefois, quicouronnait son œuvre de spoliation en volant jusqu’au nom de sesvictimes.

Mais en passant devant la porte ouverte deChâteau-le-Brec, où douairière tremblait la fièvre de vieillesse,ils changeaient de visage et prenaient un air riant : car ilssont ainsi, les bonnes gens de Bretagne : la peur les dompteet on les prend souvent à caresser le diable.

Douairière avait fait rouler son grand lit àrideaux de serge brune au-devant de la porte, pour avoir un peu desoleil ; il y avait bien des jours qu’elle restait là, lesbras en croix sur sa couverture, immobile autant qu’un bloc depierre. Son visage rude et méchant ressortait sous la blancheur desa coiffe, et l’on savait bien que ce n’étaient point des prièresqui tombaient de ses lèvres tremblantes.

Une fois, le saint recteur de la paroissed’Orlan était venu pour lui parler du ciel ; elle lui avaitdéfendu de passer le seuil de sa porte. Ce jour-là, son valetd’écurie, sa chambrière et tous ses laboureurs l’avaientabandonnée, car chacun sentait qu’elle avait déjà les deux piedsdans l’enfer. Ce jour-là, Mathelin lui-même, le pâtour,qui la servait depuis vingt-cinq ans, noua son paquet au bout d’unbâton, secoua la poussière de ses guêtres et s’enfuit. Il n’y avaitplus de place pour un chrétien dans la maison de cetteréprouvée.

Quoiqu’elle fût riche encore, quoiqu’ellepossédât toujours le moulin de Guillaume Féru sur la Lande, lepâtis au bord de la rivière, de bons prés bien gras, des clos, desfutaies et sa ferme de Château-le-Brec, douairière n’aurait eupersonne pour lui fermer les yeux sans Marcelle, la pauvre petitequi avait été élevée avec notre Tanneguy.

Mais Marcelle ne s’était point sauvée, bienqu’elle fût aussi bonne chrétienne que le valet d’écurie et lachambrière, que les laboureurs et Mathelin le pâtour.Marcelle restait, forte de sa piété même ; Marcelle soignaitla vieille femme avec un dévouement angélique, et l’idée ne luiétait point venue que Dieu pût la punir de son charitablelabeur.

Douairière la payait en invectives et ensarcasmes. Demi-morte qu’elle était, elle savait encore frapper lecœur de la pauvre enfant à l’endroit vulnérable, et ses lèvresparalysées trouvaient souvent la force de s’ouvrir pour jeter àMarcelle ces mots impitoyables :

— Ton ami Tanneguy est parti pour toujours. Ilt’a oubliée et tu ne le reverras plus !

Marcelle s’en allait pleurer dans sachambrette, au pied d’une petite image de la Vierge que douairièreLe Brec ne connaissait pas.

C’était l’octave de la fête de l’Assomption.En revenant des vêpres, les paysans du bourg d’Orlan virent passersur le chemin qui traverse la Grand-Lande une véritable processionde voitures. Il y en avait depuis le moulin de Guillaume jusqu’auchemin des Troènes. Ils se rangèrent des deux côtés de la routepour regarder cela. À ceux qui demandèrent ce que c’était, il futrépondu :

— C’est Mr le comte Gabriel de Treguern quivient demain habiter son château et qui se fait précéder par seséquipages.

Il était donc plus riche que le roi, ce comteGabriel de Treguern !

Oui, certes, et bien plus riche ! c’étaitle maître à tous ; le pays lui appartenait depuis l’Oustjusqu’à la Vilaine. Il avait acheté au prix qu’on avait vouluvendre toutes les terres composant le domaine du grand chevalierTanneguy. C’était à lui maintenant que tous les métayers du bourgd’Orlan devaient payer la rente. Aussi parlait on de lui avecprudence, car il faut vivre et garder le pain de sa famille.

Pendant que les voitures passaient, le pèreMichelan dit en clignant de l’œil et en branlant sa têtechenue :

— Voilà un bon temps, mes garçailles, pourfaire grainer le blé noir ! ah ! dame !

— Quant à ça, oui, répliqua Mathelin du mêmeair mystérieux, quoique un peu de pluie ne ferait pas de mal auxpommiers qui sont sur le haut pays.

— Ni aux prés, pour sûr, ajouta ToinetteMaréchal, sa femme, le regain sèche que ça fait pitié !

— Ah dame ! ah dame ! fit Michelanle patriarche, en tirant le fausset de sa tabatière en corne debœuf, on ne peut pas demander aujourd’hui des saisons commeautrefois. Ça languit, et, quand on n’a que demi-mal, il fautencore être content. De faillies pommes comme celles que nouspressons maintenant, et qui n’ont plus que des pépins et la pelure,nous les aurions jetées au fumier en l’année de monmariage !

Tout ce qui dépassait la cinquantaine approuvadu bonnet ; les jeunes gens se consolaient en songeant que lemonde se guérirait peut-être de son mal de langueur, et qu’avant demourir ils reverraient des pommes aussi grosses qu’au bon tempsjadis.

La dernière voiture tournait le coin de laroute : les paysans se rapprochèrent et le masque qui couvraittout les visages tomba. Il y avait là maintenant un mécontentementgénéral et visible, un vague besoin de révolte, avec le contingentobligé de superstitieuses terreurs.

— Si ça n’est pas criant ! dit Mathelinen fermant ses gros poings robustes.

— Chut ! fit le père Michelan, quijugeait le bruit des roues trop rapproché encore.

Mais les ménagères avaient retenu assezlongtemps leurs langues.

— C’est honteux ! s’écrièrent-elles enchœur.

— Un sans-nom !

— Un abbé défroqué !

— Un va-nu-pieds, que nous avons vu courir parles chemins avec des sabots !

Le père Michelan s’assit au bord de la route,sur la bruyère, et l’assemblée l’entoura. Le jour commençait àbaisser.

— Nous parlions des saisons qui changent, ditle vieillard d’un accent rêveur, et les hommes donc ! Voussouvenez-vous de celui qu’on appelait le bon avocat deRedon ?

— Privat ! Mr Privat ! s’écria lechœur.

— Qui défendit le pauvre Étienne sans braspour l’amour de Dieu ! ajoutèrent quelques voix.

Et l’ancien sergent Mathurin dit ens’approchant :

— Une digne âme, ou je ne m’y connais pas, mononcle !

— Eh bien ! Mathurin, mon neveu, tu net’y connais guère, reprit le vieillard avec amertume, je te dis queles hommes changent. C’est ce Privat qui est maintenant lefactotum du Gabriel.

La foule se récria d’une seule voix.

— Aussi vrai que je vous le dis, continua levieux métayer en s’animant, c’est ce Privat qui a acheté et payépour le compte du faux prêtre toutes les pièces de terre composantl’ancien domaine de Treguern.

— Est-ce bien possible ? fit-on à laronde.

— Et pourquoi non ? dit Vincent Féru qui,en vieillissant, était devenu de plus en plus philosophe, puisqu’iln’y a plus de Treguern !

Le vieux Michelan le regarda en face.

— Fanchette était ta belle-sœur, murmura-t-il.Si Fanchette vivait encore, elle te dirait : Tu mens, outu te trompes !

Vincent Féru haussa les épaules etrépliqua :

— Fanchette ne savait plus distinguer sa maindroite de sa main gauche, bon homme. Je sais bien de quoi vousvoulez parler : c’est cela qui a fait le malheur de Fanchette.Treguern a toujours porté malchance à ceux qui l’ontapproché !

— Toi, Vincent Féru, dit l’ancien sergentMathurin, tu vas te taire !

— Ou tu diras pourquoi ! ajouta lepâtour Mathurin en lui mettant sa large main surl’épaule.

Le chœur des métayères donna de la voix pourapprouver cette double exécution. On entendait de tous côtés cetteparole, répétée par le vieux et par les jeunes :

— Treguern était bon maître !

— Et de ces deux enfants-là qui ont vécu parminous et qui sont partis, ajouta le père Michelan, il y en avait unau moins qui était Treguern !

— Lequel ? demanda Vincent Féru d’un tonprovocant.

— Celui qui habitera un jour cette bellemaison qui est là-bas, répliqua le vieux métayer en étendant samain vers la forêt. Il faut des nobles dans les châteaux, et l’airqu’on respire entre les murailles du manoir de Treguern étoufferale neveu de la sorcière Le Brec.

Il y eut un silence, et un frissonnement émucourut dans le groupe, car le vieillard avait parlé ainsi d’unaccent prophétique. Il le sentit lui-même, et dans l’excès de saprudence, il regretta peut-être de n’avoir pas continué à discourirsur le blé noir qui graine ou sur la décadence des pommes. Maisl’élan était donné ; il eût été désormais impossible dechanger brusquement le cours de l’entretien.

La fameuse fidélité bretonne existe. En dehorsde ce sentiment honorable que les poètes nationaux ont exagérépeut-être, il y avait chez les paysans du bourg d’Orlan une foisuperstitieuse et robuste en l’avenir de Treguern. Les prophétiesn’étaient-elles pas là ?

Il y avait autre chose encore. À raison ou àtort, le paysan breton abhorre la classe moyenne ; il neconnaît au-dessus de lui que le noble. Le parvenu vivant dans lesvilles lui est indifférent ; le parvenu qui achète leschâteaux lui est odieux. Il voit là-dedans je ne sais quellepunition divine frappant toute la contrée ; il se regardecomme déchu par cela même, et le manoir usurpé par un bourgeoisest, pour lui, un manoir maudit.

Il généralise trop. L’instinct ne peut êtretoujours juste. Le paysan breton ne croit pas aux exceptions :il voit l’orgueil brutal au lieu de la fierté, l’avarice marchandeau lieu de la grandeur. La piété même du bourgeois lui semblehypocrisie. Le luxe qu’il admirait chez son seigneur, il le détestechez le nouveau venu. Pour les paysans du bourg d’Orlan, lesoi-disant comte Gabriel n’était pas seulement un prêtre parjure,il représentait encore la victoire détestée de l’argent sur lanoblesse.

Aussi, n’y avait-il pas là, sur laGrand-Lande, dix individus qui n’eussent été prêts à prendre aubesoin la faux et la fourche pour soutenir les vieux droits deTreguern. Et les paroles hostiles se croisaient, et les espoirsvivaces se faisaient jour.

— Est-ce un hasard, cela ? demandaitMathelin le pâtour en gesticulant comme un possédé. Est-ceun hasard qui cloue toutes les nuits l’écusson de Treguern à laporte du Château-sans-Terre ? Les gardiens ne manquent pas, jepense ! Il y a là deux cents ouvriers qui veillent du soir aumatin. Et le coup n’a pas raté une fois : quand le soleil selève, on voit toujours le voile noir, semé de larmes blanches, quise balance au-dessus du portail !

—Hier, à la brune, dit Toinette Maréchal, je revenais de confesse,et j’ai été obligée de passer devant la porte de la Le Brec. Elleavait le grolet. J’ai continué ma route en me signant sansla regarder ; mais, malgré moi, parmi ses plaintes,j’entendais qu’elle disait : Il reviendra ! ilreviendra !

— Il reviendra ! il reviendra !répétèrent les gars et les filles. On a ouï des voix à laPierre-des-Païens !

— Et j’ai vu la lueur rouge aux crevasses dela Tour-de-Kervoz, ajouta Mathelin.

— Tout ça n’est rien, les enfants, dit levieux Michelan, qui prit un air plus grave et découvrit sa têtechauve ; savez-vous ce qu’il y a derrière ces planches quicachent une partie du chœur de la paroisse ?

— Non, fut-il répondu ; qu’ya-t-il ?

Le vieillard étendit le bras vers le lointainde la lande où s’élevait ce monument druidique connu sous le nomdes Pierres-Plantées.

— Ce n’est pas la main des hommes qui a dressélà ces roches, prononça-t-il lentement ; à l’heure où nousdormons, les esprits veillent. Vous vous souvenez bien du tombeaude Tanneguy, que nous vîmes s’en aller pierre à pierre ? Letombeau de Tanneguy fut neuf semaines à s’en aller ainsi, et leneuvième dimanche il n’y avait plus qu’un trou plein de poussière àla place qu’il occupait derrière l’autel.

— Nous nous souvenons de cela, murmura-t-on àla ronde, tandis que les ménagères se signaient.

La nuit se faisait plus sombre. Dansl’assemblée, il y en avait déjà plus d’un et plus d’une qui eussentvoulu se voir sous le manteau de la cheminée, à l’abri de la porteclose.

— Eh bien ! reprit le vieux Michelan, cequ’on avait mis neuf semaines à défaire, on l’a refait dans uneseule nuit. À la place du trou plein de poussière, le tombeau dugrand chevalier se dresse comme autrefois.

— Et qui l’a rebâti ? demandèrentquelques voix timides.

— Qui l’avait démoli ? murmura levieillard au lieu de répondre.

— Et la cornière qui manquait ?

— La cornière manque toujours.

Un bruit se fit dans les hautes bruyères quiétaient au-delà de la route de Redon. L’idée de fuir vint àchacun ; mais on n’en eut pas le temps, car les ajoncs enfleurs s’agitèrent et l’on vit glisser entre leurs branches une deces formes vagues qui passent dans les nuits de Bretagne.

À peine l’avait-on aperçue qu’elle était déjàsur la route, à dix pas des bonnes gens. C’était une jeunefille ; elle avait pour vêtement une robe blanche à ceintureflottante.

— Quelqu’un de vous, dit-elle d’une voix sidouce et si triste qu’on eût cru entendre l’ange des larmes,quelqu’un de vous sait-il où je trouverais celui qu’on nomme àprésent le comte Gabriel ?

Personne n’eut le courage de répondre.

— Je viens pour lui parler de la part de Dieu,poursuivit la jeune fille, et il faut que je le trouve, car letemps presse !

Elle continua sa route, et comme les plisflottants de sa robe disparaissaient déjà dans l’ombre, une voix seprit à chanter dans l’air la complainte des berceuses bretonnes. Levieux Michelan fit le signe de la croix.

— L’avez-vous reconnue ?balbutia-t-il.

— Que Dieu ait son âme ! dit Mathelin,c’est une morte.

Et le nom de Laurence de Treguern courut debouche en bouche et quelqu’un dit : « Malheureuse etbelle… »

Il s’agissait, cependant, de regagner levillage. Ce qui venait de se passer avait glacé tous lescœurs ; on se serra les uns contre les autres ; vouseussiez dit les débris d’une armée qui va tenter une périlleuseretraite. Mathelin le pâtour et l’ancien sergent Mathurinouvraient la marche avec leurs bâtons à gros bout ; puisvenait le bataillon effrayé des ménagères. Fillettes et garçonssuivaient sans se pincer aucunement et sans se donner dans le dosces vigoureux coups de poing qui sont des témoignages de tendresse.Le vieux Michelan formait l’arrière-garde avec l’adjoint au maireet un marguillier, réputé pour le plus vaillant homme d’Orlan.

L’avant-garde fit un grand tour pour éviter laPierre-des-Païens, où certainement les âmes devaient tenir conseilen cette terrible nuit. Comme ils s’engageaient dans le chemincreux que le cloarec Gabriel avait pris, la nuit du 15août 1800, pour descendre à Château-le-Brec, ils virent quatrecavaliers courir à travers champs et dévorer l’espace comme untourbillon.

La lune montait au ciel derrière les arbres dela forêt ; sa lueur indécise découpait en silhouette lesquatre cavaliers noirs. Celui qui galopait en avant avait unecouronne de cheveux plus blancs que la neige. Ils passèrent ensilence sur la droite, dans la direction de l’ancienne demeure desTreguern.

Les bonnes gens d’Orlan arrivaient devant laporte ouverte de Château-le-Brec. À la lueur d’une résine, ceux quiosèrent regarder virent douairière Le Brec plus décharnée qu’uncadavre, assise sur son lit et les bras étendus vers la partie duchemin où les quatre cavaliers avaient disparu.

— Ce sont eux ! ce sont eux !râlait-elle ; j’ai bien reconnu Treguern, que Treguern soitmaudit !

De l’autre côté de la couche, la petiteMarcelle était agenouillée et priait. Parmi les paysans d’Orlan, iln’y en avait pas un qui gardât une goutte de sang dans sesveines.

Au delà du pâtis, le mur du cimetières’étendait comme une ceinture blanche autour de l’église, àdemi-cachée par la sombre verdure des ifs. La lune montait et lescroix de pierre se dessinaient çà et là dans l’herbe. Tout à coupdes lumières apparurent aux vitres de l’église. Le clocher tinta uncarillon lent et triomphal.

Mathelin le pâtour et l’anciensergent s’arrêtèrent. Des pas se faisaient entendre à l’autreextrémité du chemin. Un homme s’avança qui dit :

— Faites place à Treguern !

Les bonnes gens se rangèrent des deux côtés duchemin, dociles comme des automates ; désormais c’était unrêve qu’ils faisaient et leurs yeux trompés assistaient auspectacle de l’impossible. L’homme qui s’avançait n’avait point debras.

— Étienne ! Étienne ! est-cetoi ? balbutia l’ancien sergent Mathurin.

Au lieu de répondre, l’homme sans bras ditimpérieusement :

— Chapeau bas pour saluer Treguern !

Jeunes gens et vieillards se découvrirent,bien qu’on ne vît encore personne. Mais en ce moment, à la lueur dela lune qui dépassait la cime des arbres, on aperçut, au milieu dela route, un beau jeune homme qui se tenait fièrement sur unvigoureux cheval. Le cheval marchait au pas, et un homme de grandâge, vêtu d’un long manteau tout brodé d’or, le conduisait par labride.

Les gens du bourg reconnurent d’un coup d’œille commandeur Malo Le Madré de Treguern.

Tous les genoux fléchirent, tous les fronts sebaissèrent, pendant que le beau jeune homme passait entre les deuxhaies. Quand on se releva, les cloches se taisaient et l’obscuritérégnait derrière les vitraux de l’église.

La lune éclairait au loin la route solitaireet silencieuse. On n’entendit plus rien, sinon l’écho de la voix dedouairière Le Brec qui répétait :

— Treguern ! Treguern ! soismaudit !

Chapitre 17LA PIERRE DU TOMBEAU DE TANNEGUY

 

Était-ce la réalisation de ce songe queTanneguy avait fait sur son pauvre matelas dans la maison à sixétages de la rue Saint-Denis ? Au revers d’un talus, sous lessaules du pâtis de Treguern, la jeune fille qu’il avait vue cettenuit-là était demi-couchée dans l’herbe haute. Ses pauvres beauxyeux fatigués gardaient la trace de ses larmes ; elle étaitpâle, et parmi sa tristesse il y avait je ne sais quel inexprimableeffroi. De temps en temps, ses regards se tournaient vers la portegrande ouverte de Château-le-Brec qu’on apercevait à travers leclair feuillage des saules. En ces moments, tout son corpstressaillait. En dedans de la porte, tout près du seuil, il y avaitun de ces énormes lits de campagne dont les deux étages servent decouche à toute une famille. Ce lit était vide, et le soleil quiavait dépassé déjà le milieu de sa course frappait de ses rayonsles draps froissés et tordus.

Entre ces draps, douairière Le Brec avaitpassé sa dernière nuit, et le sang de la pauvre petite Marcelle seglaçait encore dans ses veines au souvenir de ces heuresépouvantables. Depuis le soir jusqu’à l’aube, la sorcière avaitlutté contre une invisible main qui pesait sur sa gorge et qui luienlevait le souffle. Durant tout ce temps-là, elle avait blasphémé,reniant tout ce que le chrétien adore et appelant à son secours lespuissances du mal. Chaque fois que Marcelle voulait prier, un feus’allumait dans les prunelles de la réprouvée qui disait :

— Enfant, tu me brûles ! Que t’ai-je faitpour me torturer ainsi ?

Ses mains crispées essayaient de déchirer sesdraps. Elle prononçait les noms de Gabriel et de Marianne, tantôtavec l’accent d’une tendresse passionnée, tantôt avec une amertumeremplie de haine. Puis elle balbutiait en s’affaissant sur sonoreiller baigné de sueur :

— Je les ai vus ! j’ai vu les amis deTreguern ressuscité qui passaient : les cloches d’Orlan ontsonné toutes seules. Vais-je mourir assez tôt pour ne pointentendre leurs chants de triomphe ?

Quand le petit jour parut, son agitationaugmenta. Elle essaya de se lever dans le paroxysme de sa fièvrefurieuse, mais ses forces la trahirent.

— Aide-moi ! dit-elle d’une voix que lajeune fille ne reconnaissait déjà plus.

— Où voulez-vous aller, douairière ?demanda Marcelle, qui tremblait.

— Aide-moi ! répéta la vieille femme.

Et Marcelle, subjuguée, ne put qu’obéir. Ellepensait bien que douairière, malgré son secours, ne pourrait sortirde son lit. Il en fut autrement. Douairière parvint à se mettre surses jambes chancelantes et décharnées.

— Donne-moi mon bâton, commanda-t-elle.

Et quand elle eut à la main son grand bâtonblanc à crosse, elle se redressa tout à coup. Marcelle la vit avecune indicible stupeur passer le seuil de la ferme et marcher dansle chemin. Elle voulut s’élancer pour la guider ou pour lasoutenir, mais la vieille femme se retourna et dirigea vers elle lebout de son bâton. Marcelle sentit ses pieds cloués au sol.

— Je vais loin d’ici, dit la Le Brec. Tu ne mereverras plus. Je te défends de prier pour moi.

Le crépuscule était bien faible encore ;au bout de quelques pas, douairière se perdit dans l’ombre duchemin creux qui montait à la Grand-Lande. Ce matin-là, on entenditjusqu’au bourg de Bains le bruit du maître sabbat qui se fit auxPierres-Plantées.

Et, depuis cette heure où douairière avaitquitté sa couche, la petite Marcelle était toute seule, errantautour de la ferme abandonnée. Les bestiaux mugissaient à l’étable,les chiens hurlaient dans les cours ; Marcelle, au désespoir,restait sur l’herbe du pâtis et pleurait.

Elle n’avait d’autre refuge que cette grandemaison maudite ; pour s’y abriter, il fallait franchir le litposé en travers de la porte, et rentrer ainsi toute seule dans celieu si plein d’épouvantes, c’était l’impossible. Hélas ! siTanneguy avait encore été là ! Mais les cruelles paroles dedouairière Le Brec restaient gravées au fond du cœur de la pauvrefille, qui répétait parmi ses sanglots : Tanneguy estparti pour toujours !

Dans l’herbe haute, auprès de Marcelle, labrise balançait sur leurs tiges les marguerites des champs blancheset roses. Marcelle en cueillit une sans savoir et ses mainsl’effeuillèrent lentement, sans savoir encore. Hélas !hélas ! ce n’était même plus pour consulter l’oracle. À quoibon ? « Tanneguy n’était plus là. »

Les feuilles de la corolle tombaient une à uneet Marcelle se taisait ; mais en ces moments où le frontépuisé de larmes s’alourdit et brûle, les oreilles entendentparfois d’étranges bruits. Marcelle croyait ouïr comme une voix,écho de sa propre pensée, prononçant à chaque feuille qui tombaitles paroles consacrées : « Un peu… beaucoup…passionnément… pas du tout ! »

Et quand la dernière foliole tomba, cet échode son âme éclata comme un cri triomphal en disant encore :« beaucoup ! »

Elle releva les yeux en tressaillant, carc’était bien une voix qui avait parlé auprès d’elle.

— Marcelle ! ma pauvre Marcelle !dit Tanneguy, qui était là, qui riait et qui pleurait.

Marcelle cacha sa tête dans le sein ducompagnon de son enfance et murmura :

— Maintenant, si tu t’en vas encore, jemourrai !

………………………………………………………………………………………

En construisant son magnifique château,Gabriel de Feuillans avait conservé l’aile occidentale de l’ancienmanoir de Treguern, qui avait un beau caractère. Cette aile secomposait de la grande salle où nous avons vu autrefois l’Anglaiscompter sur le plancher, aux pieds de Geneviève, l’or apporté danssa valise, de l’appartement de la bonne comtesse, des chambres àcoucher de Filhol et d’Étienne. Au delà de cette dernière pièce, ily avait le corridor secret communiquant avec la ferme de feu bonnepersonne Marion Lécuyer, par où Étienne, son frère, s’étaitintroduit au manoir, la nuit du quinze août 1800.

Mais l’intérieur de ce corps de bâtiments quenous avons vu triste et désolé avait bien changé, Gabriel y avaitaccumulé toutes ces magnificences qui méritaient à son château letitre de palais. La grande salle, surtout, qu’il s’était réservée àlui-même, pouvait passer pour un chef-d’œuvre de luxe et de goûtexcellent.

Le lendemain de l’octave de l’Assomption, lecomte Gabriel était assis auprès de son bureau, couvert de titreset papiers de toute sorte. De nos jours, l’immense richesse n’aplus cet étourdissant aspect des trésors antiques ; il suffitde quelques chiffons pour représenter beaucoup de millions ;aussi n’aurons-nous point la peine de décrire le trésor du comteGabriel, qui aurait tenu à l’aise dans la poche de votre redingote.C’étaient des liasses de bank-notes anglaises et un assezvolumineux paquet composé de contrats de vente. Ce paquet faisaitde Gabriel le plus riche propriétaire de Bretagne.

Dans l’embrasure d’une croisée, Mme lamarquise du Castellat, berçant entre ses bras dodus son chienmouton, s’étendait sur les coussins d’une chaise longue. Elle avaitl’air soucieux. Gabriel, au contraire, était calme dans savictoire, comme peut l’être l’homme fort qui n’a rien donné auhasard et qui a réalisé seulement la rigueur de ses calculs.

À travers les carreaux de la fenêtre, lamarquise jetait ses regards distraits sur les jardins et sur leparc où s’agitait déjà une foule élégante. Car personne n’avaitmanqué à l’appel de Feuillans vingt fois millionnaire, et, suivantsa propre expression, Paris tout entier avait fait invasion dansles solitudes de la Grand-Lande.

Aussi se préparait-on à traiter Paris suivantses goûts : une splendide salle de bal s’était élevée commepar enchantement au centre des parterres, et sur la lisière du parcon voyait la frêle armature d’un feu d’artifice qui promettaitmerveilles.

— Êtes-vous bien sûr de ce Mr Privat ?demanda brusquement Marianne de Treguern.

— Je le paie, répliqua Feuillans du bout deslèvres.

— À votre place, reprit la marquise, jem’inquiéterais davantage des rapports qui existent entre lui etOlympe.

— Je ne m’inquiète de rien, dit le comteGabriel : Olympe est intelligente ; elle doit êtreambitieuse, et j’ai vingt millions !

La marquise le regarda, étonnée : cen’était pas ainsi que Gabriel parlait d’ordinaire.

— Si j’étais homme à craindre quelque chose,reprit ce dernier, j’aurais, en vérité, bien d’autresembarras ! Les fantômes qui vous ont tourmentée si longtemps,Marianne, sont enfin venus jusqu’à moi.

— Ah ! dit la marquise en changeant decouleur, vous croyez à cela maintenant, Gabriel ?

— J’y crois depuis mon enfance,Marianne ; mais je crois aussi à mon étoile, qui est plusforte que les fantômes !

— Ah ! dit encore la marquise.

— Il y a vingt ans, poursuivit Gabriel, quej’ai fait le premier pas dans la voie où je marche. Depuis cetemps-là, une puissance occulte m’a toujours entouré et pressé detoutes parts. Je n’ai jamais passé un seul jour sans que laprésence de cette force invisible ne se fît sentir autour de moi,non point pour m’arrêter dans ma route, mais pour me pousser enavant et briser les barrières qui s’élevaient sur mon chemin.

— Le soir de la dernière fête que j’ai donnéeà Paris, murmura la marquise, ce Mr Privat me dit de vous ce quevous en dites maintenant.

— Je l’entendis, et je compris, Marianne.C’était à moi-même que s’adressaient ces paroles. Depuis lors, j’aiacheté Mr Privat comme j’achèterai tout instrument qui ne vaudrapas la peine d’être brisé violemment, Mais je n’avais pas attenduMr Privat pour savoir que mon étoile avait dompté les fantômes etque les fantômes étaient mes esclaves !

— Et cependant, Gabriel, vous leur avez obéiune fois au moins, à ces esclaves, dit la marquise dont le sourireeut une nuance de raillerie.

Mr de Feuillans leva le papier qu’il tenait àla main.

— Parlez-vous de cela ? demanda-t-il.

— Je parle de votre testament, réponditMarianne.

Feuillans remit le papier à sa place.

— En voici le double, dit-il ; c’est àcette occasion que j’ai vu pour la première fois les trois êtresfantastiques qui sont liés si étroitement à ma vie. La compagnieanglaise semblait disposée à élever un conflit ; au moment detoucher l’enjeu de cette immense partie, je voyais mes espérancesreculer, sinon s’évanouir. C’était la nuit ; la fatigue avaitfini par fermer mes yeux. Je m’éveillai en sursaut ; la lampeéteinte laissait ma chambre dans une obscurité profonde. J’entendisune voix qui disait : « Gabriel, tu recevras demain lemontant de ton contrat si tu veux disposer de tous tes biens enfaveur de l’enfant qui fut baptisé sous le nom de Tanneguy deTreguern, le 16 août de l’année 1800. »

— Notre fils ! s’écria Marianne qui seredressa tout émue sur la chaise longue.

— Je devinai leur erreur, poursuivit Gabrielau lieu de répondre et j’acceptai, après avoir demandé à mesmystérieux visiteurs quels étaient leurs noms. À cette question,trois voix répondirent tour à tour :

— Filhol de Treguern…

— Jérôme Clément.

— Johann-Maria Worms.

La marquise appuya sa tête entre ses mains, enmurmurant :

— Ces noms, Mr Privat me les avait dits tousles trois !

— Mais l’autre enfant, reprit-elle, celui quenous fîmes passer pour notre fils ? Stéphane ?…

— Celui-là est mort, dit Feuillans qui nechangea point de visage.

Puis il poursuivit :

— Pour achever l’aventure, le lendemain,l’argent de la compagnie anglaise était à mon hôtel.

— Il faut donc qu’ils soient bien forts, ceshommes ! pensa tout haut Marianne.

— Ils seraient faibles contre moi, ditFeuillans avec assurance ; si ce sont des spectres, j’ai monétoile. S’ils vivent, j’ai vingt millions !

Dans la chambre de feu la bonne comtesse, mèrede Filhol, qui était séparée de la grande salle par ce corridor oùÉtienne avait assisté, vingt ans auparavant, à l’entrevue del’Anglais avec Geneviève, sept personnes étaient réunies. Celles-làn’étaient pas entrées par la grande porte du château, et le comteGabriel ne soupçonnait point leur présence.

C’étaient d’abord ces trois personnages quenous avons vus dans le pavillon Louis XV : le comte, ledocteur et le marchand de diamants. C’était ensuite StéphaneGontier, tout pâle encore de sa blessure, qui s’appuyait au brasrobuste de Tanneguy. Au dernier plan, Olympe de Treguern et lecommandeur Malo se tenaient debout.

Le docteur Jérôme Clément et le lapidaireJohann-Maria Worms avaient dit :

— Pourvu que nous ayons notre part, le restenous importe peu. Faites vos affaires en famille ; nous vousaiderons suivant la lettre de l’association, s’il y a lieu.

Le comte regardait tour à tour d’un air sombreTanneguy et Stéphane.

— Lequel est-ce ? murmura-t-il ; jene crois pas à la voix du sang.

Là porte qui communiquait avec l’anciennechambre de Filhol s’ouvrit tout à coup et une femme parut, dont lesbeaux cheveux blonds tombaient en désordre sur sa mante devoyage.

— Ma mère ! s’écria Olympe qui seprécipita dans ses bras.

Le docteur et le marchand de diamantsprononcèrent le nom de la comtesse Torquati et la saluèrent.Celle-ci ne fit qu’effleurer d’un baiser le front d’Olympe ets’élança vers Tanneguy, qu’elle pressa passionnément contre soncœur.

— Voyez, dit Malo de Treguern.

Le comte secoua sa tête couronnée de cheveuxblancs.

— Je ne crois pas à l’instinct des mères,prononça-t-il froidement.

Comme la comtesse lui jetait un regard dereproche, il reprit avec plus de douceur :

— Ne m’accusez pas, Geneviève. J’y croiraisqu’il me faudrait encore une autre certitude.

Stéphane et Tanneguy se tenaient par lamain.

— Quoi qu’il arrive, nous resteronsfrères ! dirent-ils en même temps.

Les yeux d’Olympe s’emplirent de larmes. Elletira un papier de son sein.

— Tanneguy de Treguern, dit-elle en leprésentant au jeune homme, voici la page que douairière Le Brecavait arrachée au registre de la paroisse d’Orlan : c’estvotre acte de naissance.

Ceci ne parut faire aucune impression sur lecomte.

— Il y avait deux berceaux au moulin deFanchette Féru, prononça-t-il lentement ; avant d’aller aubaptême, on les changea, de sorte que le fils de Treguern reçut lenom de Stéphane, et que le rejeton du cloarec fut appeléTanneguy.

La comtesse Torquati fut obligée de soutenirOlympe, qui chancelait, prête à s’évanouir. L’idée tant de foisrepoussée que Stéphane était son frère venait de nouveau épouvanterson âme. Le commandeur prit la parole à son tour en s’adressant aucomte et dit :

— Ce qu’on vient de vous dire est la vérité,mon neveu Filhol ; j’étais le seul gardien des destinées deTreguern. Quoique j’eusse deviné la substitution, je ne protestaipoint au moment du baptême, car je savais que plus d’un dangermenacerait la vie de l’héritier des chevaliers. Mais, dans lasoirée qui suivit le baptême, je me glissai au moulin de Guillaume,et de ma propre main, je changeai encore une fois les berceaux.Comme cela, me disais-je, Treguern portera son vrai nom, mais lefaux prêtre et la Le Brec, croyant voir leur sang maudit,respecteront son existence.

Le comte baissa les yeux et restaimpassible.

— Il te faut donc encore une autre preuve, monneveu Filhol ? dit Malo qui lui mit la main sur l’épaule.

— Oui, répliqua le comte sans relever lesyeux.

Gabriel avait fait poser partout de grandesglaces contre les lambris.

— Tu disais, l’autre jour, reprit lecommandeur Malo, d’une voix basse et plus triste, tu disais queTreguern était tombé à ce point d’avoir perdu ce funèbre privilègequi le faisait jadis deviner les approches de la mort. Tu tetrompais, mon neveu Filhol.

Avant que le comte eût le temps de répondre,Malo le saisit par le bras et l’entraîna vers l’une des glaces.

— Regarde ! lui dit-il.

Le comte obéit machinalement ; mais àpeine eut-il jeté un regard sur la glace qu’il recula de plusieurspas, la face livide et le corps tout tremblant.

— N’y a-t-il pas au devant de cette glace,murmura-t-il avec détresse, une tenture noire semée de larmesblanches ?

— Il n’y a rien, répliqua le commandeur.

— Alors, c’est le voile de Treguern qui mecache ma propre image, et je suis condamné à mourir !

Le commandeur inclina la tête en signed’affirmation.

— Que la volonté de Dieu soit faite !prononça Filhol, qui se redressa ; je ne méritais pas de voirla renaissance de Treguern !

— À quelques pas de nous, reprit Malo, quidésigna la porte du corridor, il y a un autre homme condamné àmourir. La certitude que tu demandes est là tout près de toi. Cesdeux jeunes gens vont regarder et tu ne douteras plus, mon neveuFilhol !

Le comte alla prendre lui-même par la mainStéphane et Tanneguy en leur recommandant le silence ; il lesconduisit jusqu’à la porte vitrée qui donnait sur la grande salle.Gabriel était toujours assis devant son secrétaire. Le comte mitTanneguy et Stéphane au-devant de lui et leur dit :

— Que voyez-vous à travers cevitrage ?

— Je vois Mr de Feuillans, mon assassin,répondit Stéphane.

— Où donc ? demanda Tanneguy ; moije ne vois qu’un drap mortuaire qui descend du plafond auplancher.

Malo prononça tout bas à l’oreille deFilhol :

— Êtes-vous convaincu ? il est Treguern,puisqu’IL VOIT LE VOILE…

Filhol baisa Tanneguy au front et lui dit,tandis qu’une larme roulait lentement sur sa joue :

— Treguern, mon fils chéri, oublie ton père,pauvre pécheur, et ne te souviens que des bons chevaliers, tesaïeux, qui vivaient, qui mouraient pour Dieu et le roi.

Puis il s’agenouilla sur le carreau et demandaun prêtre pour bien finir.

De l’autre côté de la porte vitrée, ce n’étaitplus la marquise du Castellat qui était avec le comte Gabriel. Lenègre Congo avait remplacé la marquise. Il tenait à la main unpistolet américain à quatre coups.

— Les reconnaîtrais-tu bien tous lestrois ? demandait Gabriel.

— Oui, maître, répondait Congo.

— Au moment où le feu d’artifice partira,trois explosions de plus ou de moins ne seront pas remarquées. Etdans ces sortes de réjouissances il est rare qu’on n’ait pas àdéplorer quelque malheur. Vise avec soin et qu’ils soient bienmorts, cette fois.

Congo branla sa tête noire en souriant.

— Et j’aurai les dix mille francs ?dit-il.

— Tu auras tes dix mille francs, ce soirmême !

Dans les jardins embaumés du château deTreguern, les hôtes parisiens erraient ; la nuit étaitvenue : c’était le beau moment de la fête ; le baronBrocard, Champeaux et bien d’autres se moquaient des troisFreux, qui n’avaient pas voulu se montrer, bien qu’on lesappelât à grands cris. À cette occasion, Champeaux essayaitvainement de raconter la fameuse histoire qu’il tenait de satante.

Mais malgré l’absence des trois fantômes, lesurnaturel avait sa petite part dans la fête donnée par le nouveaucomte de Treguern. Au milieu d’un groupe, Noisy le Sec parlait etnarrait une aventure dont il prétendait avoir été lui-même letémoin.

C’était derrière le château, sur la lisière dela forêt, aujourd’hui même. Feuillans, fuyant un instant la foule,se promenait là, tout seul. Noisy se dirigeait vers lui pour lecomplimenter sur les magnificences de sa demeure, lorsqu’une femmevêtue de blanc était sortie des profondeurs de la forêt. La bruneconfondait déjà les objets ; mais Noisy prétendait avoirreconnu parfaitement le beau visage de Laurence de Treguern, ainsique sa douce voix, lorsqu’elle avait dit à Gabriel :

— Songe à Dieu ! tes minutes sontcomptées !

Ce Noisy avait toujours de ceshistoires ! La première des trois fusées qui devaient donnerle signal du feu d’artifice traça dans l’air un rapide sillond’étincelles. Quand la fusée s’éteignit, l’anecdote lugubre deNoisy le Sec était déjà oubliée.

Tout le monde se précipita vers le parc,Feuillans, qui n’était point encore sorti du château, devait ouvrirle bal avec Olympe, sa belle fiancée, tout de suite après le feud’artifice. On venait de voir passer Olympe de Treguern au bras ducommandeur Malo. Autour d’eux s’agitait le petit avocat Privat, dixfois plus affairé qu’à l’ordinaire.

Au dernier étage du château, régnait une largefrise. Deux hommes se montrèrent à la plus haute fenêtre situéejuste au-dessus du perron. L’un de ces hommes n’avait point debras.

— Mathurin, dit-il à son compagnon, c’estl’heure ; j’entends le faux prêtre qui descend le grandescalier. Mets la corde entre mes dents et sauve-toi. Ce qui vasuivre n’est point ton affaire.

— Je ne connais pas ton dessein, mon frèreÉtienne, répliqua l’ancien sergent Mathurin, et je me lave lesmains de ce qui peut arriver.

Il mit entre les dents d’Étienne une cordeterminée par un nœud coulant qui contenait une pierre. Étiennedescendit sur la frise, où il se tint en équilibre. À ce momentmême le comte Gabriel paraissait à la porte du vestibule et donnaitle signal de tirer la troisième fusée.

Étienne fit un mouvement de la tête ; lecomte Gabriel poussa un grand cri et s’affaissa sur lui-même, roidemort. Une pierre, tombant de la frise, venait de lui fracasser lecrâne.

La lisière du parc ressemblait à unincendie ; au milieu des mille feux qui se croisaient detoutes parts, trois détonations plus fortes retentirent. C’était lenègre Congo qui gagnait ses dix mille francs en brûlant troiscervelles ; Jérôme Clément, Johann-Maria Worms et Filholn’étaient plus.

Une voix triomphale alors s’éleva etdit :

— Treguern est mort ! c’est la troisièmefois ! Vive Treguern !

Quand on ôta les planches qui cachaient letombeau du grand chevalier Tanneguy, dans le chœur de l’églised’Orlan, on put remarquer que la table de granit était entière etque l’angle brisé ne manquait plus. Étienne tout seul aurait pudire à quel usage avait servi cette pierre avant de reprendre saplace, et comme s’était accomplie la prophétie.

Il y eut trois tombes nouvelles aucimetière ; deux toutes simples portant les noms inconnus deJérôme Clément et de Johann-Maria Worms ; la troisième en beaumarbre noir portant l’écusson des chevaliers avec le nom deFilhol-Aimé-Tanneguy le Madré, comte de Treguern.

Vers ce temps, les religieuses ursulines deRedon reçurent dans leur communauté une jeune fille qui prit levoile sous l’invocation de Sainte-Laurence.

Le commandeur Malo avait disparu, mais le jouroù le jeune comte Tanneguy épousa Marcelle, la jolie, la simplepaysanne, on vit comme de joyeuses lueurs danser toute la nuitderrière les crevasses de la Tour-de-Kervoz.

Mr Privat était de la noce. Il ne demandaitplus la cause de cette protection mystérieuse qui avait silongtemps entouré Gabriel de Feuillans, mais vous l’eussiez prispour une âme en peine. Il était veuf, en effet ; son affaireavait rendu le dernier soupir.

Ce fut une vraie fête, ce mariage. Tanneguyétait bien aimé dans la contrée ; il prit Étienne, le pauvremutilé, pour un de ses témoins. Puis, avant de monter à l’autel, ilmit la main de Stéphane dans la main d’Olympe émue et bien pâle, endisant :

— Quoi qu’il arrive, nous resteronsfrères !

FIN
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