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L’Homme Truqué

L’Homme Truqué

de Maurice Renard

À Léon Michaud

PROLOGUE-ÉPILOGUE

Le corps fut trouvé par les gendarmes Mochon et Juliaz, des brigades de Belvoux. Ils rentraient, au petit jour, d’une tournée de surveillance, et, venant de Salamont, ils chevauchaient sur la route départementale, lorsque, à six kilomètres de Belvoux, dans le bois des Thiots, ils aperçurent la chose lugubre.

L’aube était grise. La pluie, qui tombait depuis plusieurs jours, n’avait cessé que la veille au soir. Un vent aigre fronçait l’eau des flaques et tourmentait les feuillages éclaircis. Retenu par une touffe de chardons, un mouchoir palpitait. On voyait de loin des objets par terre et, sur le bas-côté, la forme noir et blanc d’un homme étendu.

Les gendarmes, avec l’expérience de la guerre et du métier,savaient déjà que l’homme était mort. Ils mirent pied à terre à distance, les chevaux furent attachés à un poteau télégraphique, et les deux compagnons s’approchèrent du cadavre en prenant soin demarcher sur l’herbe, afin de ne brouiller aucune trace.

– Eh bien !… C’est le docteur Bare, dit Juliaz.

L’autre regardait en silence.

– C’est vrai que vous êtes nouveau, reprit Juliaz.Voilà : c’est un médecin de Belvoux.

Ils avaient devant eux le corps d’un homme dans toute sa force,un grand gaillard de trente à trente-cinq ans, couché sur le dos,face au ciel, le front troué d’une balle. Il était nu-tête et sanspaletot, mais ganté de gros gants de sport. Ses vêtements avaientété déboutonnés, le contenu de ses poches retournées gisait sur lesol de-ci de-là : montre, porte-monnaie, étui à cigarettes,briquet, trousse, stylographe, etc.

Mochon ramassa près du mort un revolver. Le chargeur étaitplein, une cartouche occupait le tonnerre, l’intérieur du canonluisait. L’arme, par conséquent, n’avait pas servi.

– Un crime, fit Mochon. Mais le mobile n’est pas le vol.Cet argent, ces billets…

– On ne peut pas dire. Ainsi, il devait avoir un carnet, unagenda, ce docteur, et nous n’en voyons pas. Il pouvait avoir surlui bien des choses que nous ne savons pas…

– C’est ce que je voulais dire, expliqua Mochon. S’il y aeu vol, ce n’est pas un vol ordinaire… Est-ce qu’il avait desennemis ?

– Pas à ma connaissance. Il a été démobilisé vers janvier,et, depuis, il exerçait à Belvoux et dans les environs, sanstapage. Il passait pour un bon médecin. Je ne le connais pasautrement, vous savez !… La mort remonte à plusieurs heures…Qu’est-ce qu’il est venu faire là, cette nuit ?…

– Remarquez les chaussures, dit Mochon. Elles n’ont presquepas de boue.

– Et rien n’indique une lutte. Les habits ne sont pasdéchirés, pas même froissés…

Juliaz examinait la route. Pâteuse à souhait, elle gardait,remarquablement nettes, les empreintes de la nuit. Les pas dudocteur furent repérés.

On en voyait trois, ni un de plus, ni un de moins ; troispas marchant transversalement à la voie, trois pas qui ne venaientde nulle part et s’arrêtaient tout à coup. Puis c’était la marqued’un corps pesant qui, de toute la force de sa chute, avait imprimédans la bouillie terreuse l’image d’une fourrure épaisse ;quelques poils restaient collés à ce moule.

Il fut aisé de conclure que le docteur Bare avait été fusillé àsa descente de voiture, sans doute par un agresseur caché dans lebois, et qu’à ce moment il était vêtu d’une peau de bique ;son meurtrier l’avait traîné de côté pour l’en dépouiller et lefouiller commodément.

Juliaz savait que le docteur possédait une voiturette automobileassez rapide, qu’il conduisait lui-même avec une sorte devirtuosité et qui lui servait pour ses visites dans la campagne. Legendarme l’avait vu souvent passer, au volant de la petite torpédo,et parfois exécuter des marches arrière vertigineuses, ou virer surplace en dérapant, avec une adresse hardie.

La voiturette avait laissé ses traces sur la route. Juliaz lessuivit, se tenant toujours en dehors de la chaussée.

Les pneus d’arrière couvraient les pneus d’avant. L’un était ànervures, l’autre clouté. La voiturette avait passé deux fois, ensens inverse, le pneu clouté se trouvant d’abord d’un côté de laroute, et ensuite de l’autre côté. Mais quel était le sens dechaque voie ? Celle-ci, vers Belvoux ? Celle-là, versSalamont ? Comment interpréter l’aller et le retour ?Voilà ce que les traces ne disaient pas. On pouvait présumer que ledocteur était parti de Belvoux, mais seule l’enquête pourrait leconfirmer.

Juliaz, qui ne s’y attendait guère, fut renseigné là-dessusalors qu’il se bornait à inspecter les parages du crime sans avoirun objectif particulier. Il découvrit sur la route, à trente mètresenviron du cadavre et dans la direction de Salamont, un dérapagecirculaire, facilité par le terrain glissant et qui marquait lepoint terminus de la randonnée nocturne. Les deux voies ytrouvaient leur fin, dans une boucle.

Donc, le docteur venait bien de Belvoux, et soudain une causemystérieuse l’avait provoqué à revenir sur ses pas en faisant têteà queue sans ménagement, au milieu de l’obscurité.

Qu’est-ce donc que ses phares avaient éclairé devant lui ?Quel danger avait surgi des ténèbres tout à coup ?

Le gendarme, revenant lui-même vers Belvoux, suivit les tracesminutieusement – ce qui, dans la réalité, constituait un travaildes plus malaisés. Il observa, pour l’une d’elles, des embardéesqui lui parurent des témoignages de vitesse, puis une glissaderévélatrice d’un coup de frein brutal, et l’arrêt du véhicule,indiqué par une sorte de talonnement qui avait creusé des ornièresjuste en face des trois pas, à la hauteur du cadavre.

Et il se demanda quelle raison avait obligé l’automobiliste àstopper dans sa fuite et à sauter de voiture pour gagner le bois,ainsi qu’il paraissait.

Mais ces premières recherches avaient pris du temps. Le jourétait venu. Une charrette de paysan se montra. Sur l’ordre desgendarmes, elle fit halte au large. Il fallait profiter de lacomplaisance du sol et interdire le chemin à tout véhicule, jusqu’àce que la terre eût, si l’on peut dire, achevé sa déposition.

– Vous voyez qu’on l’a parfaitement volé, disait Juliaz. Onlui a pris sa peau de bique, son couvre-chef et son automobile.

En effet, la torpédo était repartie après le meurtre, filant ducôté de Belvoux. Juliaz, consciencieusement, empauma cette piste,tandis que Mochon, à tout hasard, remontait vers Salamont pourtâcher de découvrir quelque indice sur le mystère qui avait faitrebrousser chemin à la victime du guet-apens.

Ils étaient peut-être à cent cinquante mètres l’un de l’autre,quand ils se hélèrent réciproquement, avec de grands gestes.Mochon, étant le plus jeune, rejoignit son camarade. Celui-ci luimontra de nouvelles traces, profondes, larges appuyées, prouvantqu’une puissante automobile, de vaste empattement, s’était mise entravers de la route avant de reprendre, elle aussi, la direction deBelvoux.

– Il se peut, dit Juliaz, que ce soit simplement pourtourner…

– Non, répliqua Mochon, je ne le pense pas, car je vousappelais pour constater exactement la même chose là-bas.

– Oui ?…

– Et moi, c’est une autre voiture, repritMochon. Vos pneus, ici, forment une espèce detreillage ; les miens, là-bas, sont d’une autrefabrication. Tenez ! les voilà, les miens, quipassent également devant nous…

– Bien sûr, ce ne sont pas les mêmes, approuva Juliaz. Dureste, les miens n’ont pas été plus loin ;ils se sont arrêtés où nous sommes… Alors, si je ne m’abuse…

– Alors, il y avait deux grosses automobiles qui ont barréle passage, à cent cinquante mètres l’une de l’autre…

Ils se regardèrent, dans la satisfaction du succès.

Sauf erreur, la scène de l’embûche se reconstituaitainsi :

Pour une raison que l’on connaîtrait sûrement par la suite, ledocteur Bare s’était trouvé, roulant par une nuit noire, sur laroute de Belvoux à Salamont. Dans la traversée du bois des Thiots,la clarté de ses projecteurs lui avait montré tout à coupl’obstacle d’une grande automobile tous feux éteints et placée entravers de la route, de telle manière qu’il ne pût passer outre ense faufilant à droite ou à gauche. Cette vue l’effrayacertainement, et il dut se douter d’un péril ; saprécipitation à faire demi-tour en témoignait.

Par une de ces volte-face dont il avait la spécialité, il put enquelques secondes renverser les chances et piquer sur Belvoux àtoute allure, pensant que la grosse voiture ne pourrait prendre lachasse qu’au bout d’un moment et comptant sur la célérité de latorpédo pour garder sa distance.

À peine était-il lancé qu’il aperçut devant lui un autreobstacle, sous la forme d’une deuxième automobile. Onl’avait enfermé. Une ruse hostile triomphait. Pendant qu’unevoiture l’attendait en un point fixé, l’autre, silencieusement,obscurément, l’avait suivi et, à son tour, au lieu dit, s’étaittransformée en barricade.

Le docteur se vit bloqué. Sa torpédo ne pouvait plus lui êtred’aucun secours. Il l’arrêta le plus promptement possible, et tentade se jeter à travers bois – décision prévue par ses adversaires,puisque l’un d’eux, posté dans le taillis, l’avait abattu d’un coupde feu avant qu’il eût fait quatre pas.

Cette hypothèse s’ajustait aux faits, et c’était la seule querien ne vînt contredire. Que les assassins eussent attiré lemalheureux dans une embuscade, ou qu’ils eussent tendu leur piègesur son chemin connu, ainsi finalement s’était déroulée latragédie. L’enquête éclaircirait sans doute le mystère, elle feraitressortir les raisons du meurtre, les motifs du vol, et l’onsaurait pourquoi une telle mise en œuvre avait été déployée contreun modeste médecin de province. Cela ne regardait plus lesgendarmes, ils avaient fait leur devoir.

Juliaz prit des notes pour son procès-verbal. On chargea sur lacharrette, réquisitionnée à cet effet, la dépouille de l’infortunédocteur, et les deux cavaliers, enfourchant leurs montures, luifirent escorte jusqu’à Belvoux.

Consignons cependant qu’à la croisée du chemin de Trivieu, ilsrelevèrent une divergence dans les pistes des trois autos fuyant lethéâtre du crime. L’une des deux grosses voitures avait tiré versTrivieu, tandis que l’autre, accompagnée de la torpédo volée,continuait d’emprunter la route de Belvoux. On suivait leurs tracesjusqu’à l’entrée du bourg, où le pavé ne permettait plus de riendistinguer.

Le docteur Bare habitait dans la Grande-Rue. Il était huitheures du matin lorsque Juliaz tira la sonnette, sachant qu’il n’yavait pas de scènes pénibles à redouter, le défunt étantcélibataire et vivant seul avec un petit domestique.

Celui-ci vint ouvrir, se montrant pâle et défait. Il s’étaitlevé une heure auparavant et, depuis lors, parcourait la maisonsans savoir que faire, ayant reconnu l’absence de son maître et lecambriolage du coffre-fort, des armoires, des classeurs et dubureau.

Le lieutenant de gendarmerie l’interrogea presque aussitôt. Etvoici, à peu près, ce qu’il en obtint :

– Monsieur le docteur a travaillé hier soir dans soncabinet, comme d’habitude ; quand je suis monté me coucher,j’ai vu de la lumière sous la porte. Je n’étais pas encore endormi,et neuf heures venaient de sonner à Saint-Fortunat, lorsque j’aientendu le timbre du téléphone. Quelques minutes plus tard,monsieur le docteur a monté l’escalier, et il m’a dit à travers laporte de ma chambre : « Auguste ! Dors-tu ?

« -Non, monsieur le docteur.

« -On vient de me téléphoner de Salamont. La receveuse despostes a une hémorragie. On me dit qu’elle est mourante. J’y vais.Je n’ai pas besoin de toi. Je reviendrai pour minuit. » Et ila ajouté : « Il faut vraiment que ce soit la receveusedes postes, pour qu’on me téléphone à cette heure-ci ! »Là-dessus, il s’est en allé. J’ai vu le jour des phares dans lacour (parce que ma lucarne donne sur la cour), j’ai entendu lavoiture qui sortait par la rue de la Botasse, puis monsieur ledocteur qui fermait le portail derrière lui… Et c’est tout pourhier soir.

« Dans la nuit, le bruit de l’auto qui rentrait m’aréveillé. Je me suis mis à la lucarne pour demander si monsieur ledocteur avait besoin de moi. Je l’ai vu sur le pas de la remise. Ilme tournait le dos. Il m’a répondu : « Non, Dors »en éteignant les phares. Je dormais à moitié. Il ne s’est pasretourné. Ce n’était pas lui, que vous dites ?… Qu’est-ce queje peux vous répondre ? J’ai vu sa peau de bique et sa toquede fourrure ; le col de la peau de bique était relevé… Je mesuis recouché… Et c’est tout pour la nuit.

« Non, monsieur, je n’ai plus rien entendu, riend’extraordinaire. Pas de craquements, pas d’arrachements. Mais levoleur avait pris les clefs dans la poche de monsieur le docteur.Toutes les armoires, tous les tiroirs, c’est avec les clefs qu’onles a ouverts… Le coffre aussi ; mais là, fallait êtrevraiment malicieux, rapport au secret…

« Tous les papiers, monsieur, oui, ils ont pris tous lespapiers ; et pas un bijou, pas une pendule, pas même uncouvert d’argent ! Rien que les papiers. Il y en avait bien dequoi remplir deux ou trois valises, sûrement…

« Dans le coffre ? Oui : des papiers bien rangés,avec des couvertures en carton bleu. Je les ai vusquelquefois ; monsieur le docteur avait bien confiance enmoi…

L’interrogatoire avait lieu dans le cabinet du docteur, etl’officier de gendarmerie contemplait les meubles vides et grandsouverts, la peau de bique et la toque de fourrure jetées sur unsiège. Il releva la tête.

– La voiturette est là ? demanda-t-il au petit.

– Oui, monsieur, et rien de cassé…

– Qu’en pensez-vous, Juliaz ? La grande auto attendaitle voleur, n’est-ce pas ? Et maintenant il est loin !…Quelle machination !

Il saisit alors le téléphone posé sur le bureau, parmi desloupes, des pinces, des appareils d’examen médical.

– Allô ! fit-il. Allô !

Tout en taquinant l’avertisseur, il murmurait :

– Je veux tirer au clair ce coup de téléphone d’hier ausoir… Allô ! Allô !… On ne répondra donc pas !… Çane marche plus… Qu’est-ce que ça veut dire ?… Juliaz, allezdonc jusqu’à la poste. En même temps, tenez, vous passerez cetélégramme au parquet de Bourg.

Juliaz prit le pas gymnastique.

Le receveur le mit en rapport avec la téléphoniste. Elle juraque le numéro 18 (celui du docteur Bare) n’avait lancé aucun appel.Quant à la communication de la veille à neuf heures du soir, ellepensait bien qu’on voulait rire !…

Son chef affirma, du reste, que personne n’avait téléphoné audocteur Bare passé la fermeture des bureaux. Personne netéléphonait, jamais, à partir de sept heures du soir.

Juliaz lui raconta le drame. Alors, le fonctionnaire appela aubout du fil la receveuse de Salamont, et offrit au gendarme lesecond écouteur.

La receveuse de Salamont jouissait d’une parfaite santé, et ellene pouvait expliquer ce qu’elle appelait, sans savoir, une« mystification ».

– Cependant, cependant, monsieur le receveur, quelqu’un atéléphoné hier soir au numéro 18 ! s’obstinait Juliaz.

Le ton du brave homme fit blêmir quelque peu son interlocuteur.Il imagina que sa responsabilité était en jeu, il se vit compromisdans une affaire criminelle. Se justifier devint son uniquepréoccupation.

– Venez ! dit-il en coiffant son chapeau. Ça ne peutpas se passer comme ça.

Dès qu’ils furent arrivés dans le cabinet du docteur, où lesformalités se poursuivaient, le receveur, prenant comme point dedépart l’appareil téléphonique, se mit à suivre le fil conducteur,comme Mochon et Juliaz avaient suivi la trace des autos.

Cette opération l’amena au dehors, derrière la maison, au-delàde la cour. Le fil, aérien, longeait la rue de la Botasse, où nedonnent que des cours et des jardins. À une certaine distance, ilétait coupé au ras d’un isolateur. Sa partie longue traînait dansle ruisseau ; c’était justement celle qui restait en relationavec l’appareil du docteur. Le receveur la ramassa, en examina lebout de très près, et sourit d’un air triomphal.

À quelques centimètres de l’extrémité, le fil de cuivre,fraîchement décapé, portait une petite éraillure toute ronde.

– La pointe d’une vis ! La vis d’une borne !Voyez, messieurs ! disait le receveur à ceux quil’entouraient. Ce fil a été mis en contact avec un appareilportatif. C’est d’ici qu’un inconnu a lancé son appel au docteurBare. C’est d’ici que la fausse nouvelle est partie ! Monservice n’y est pour rien, messieurs ! Pour rien !

– Tout s’explique, dit Mochon.

– Tout du comment, riendu pourquoi ! répliqua son lieutenant.

 

La descente de justice eut lieu dans l’après-midi. Le désordredu logis avait été soigneusement préservé de toute modification. Lecorps du docteur, transporté à l’Hospice, reposait dans une petitesalle. Un médecin légiste accompagnait les magistrats. Il pratiqual’autopsie, qui ne donna aucun résultat propre à servirl’instruction. La balle, tirée à bout portant, avait traversé latête et s’était perdue. Le permis d’inhumer fut délivrésur-le-champ.

Le procureur, cependant, avait entrepris l’examen de la maison,et recherchait en vain le mobile de l’assassinat. Tout ce qu’onpouvait déduire de la mort du docteur et du vol de ses papiers,c’est que Bare devait être en possession d’un secret important, etqu’on avait voulu supprimer de sa part toute velléité de s’enservir ou de le divulguer. Quant à la nature du secret, toutes lessuppositions étaient permises.

Il y a des morts qui parlent ; les écrits qu’ils laissentaprès eux attardent leur pensée et leur prêtent un langaged’outre-tombe. Le procureur voulut qu’on fouillât les meublesjusqu’en leurs interstices. Les marbres des commodes furentsoulevés, les dessous des tiroirs inspectés à la lumière de lampesélectriques ; on feuilleta les livres de labibliothèque ; les habits de la garde-robe subirent une visiteimplacable. On ne trouva rien. Pas un bout de papier noircid’encre, pas un mot d’une écriture quelconque. Cette perquisition –comme on en eut la preuve – avait été faite par les meurtriersavant les magistrats.

Ceux-ci se retirèrent. Pourtant, il fut décidé, pour lesfacilités de l’instruction, que la torpédo serait mise sous scellésainsi que la peau de bique et la toque de fourrure dont l’un desmalfaiteurs s’était servi pour emprunter la ressemblance du docteurBare.

Au moment d’emporter le vêtement et la coiffure, le greffierremarqua que la peau de bique, de par le sort spécial qui lui étaitfait, avait échappé à ses investigations. Il eut alors l’idée deplonger sa main dans l’une des poches intérieures ; et c’estfort tranquillement, sans se douter du prix de sa trouvaille, qu’ilen retira quelques feuilles de papier blanc, pliées en quatre etcouvertes d’une écriture fine et serrée. Les autres poches étaientvides.

La connaissance de ce manuscrit démontra péremptoirement que lesassassins ne l’auraient pas laissé derrière eux, s’ils avaient suque la peau de bique le recelât. Pressé de revêtir son déguisement,l’un d’eux, sans doute, en avait dépouillé le médecin avant qu’oneût fouillé son cadavre. Et ainsi la peau de bique s’était trouvéehors de cause, en vertu du rôle qu’elle avait à jouer, de mêmequ’elle avait failli échapper à la perspicacité de la justice, envertu du rôle qu’elle avait joué. Il y a là un trait de psychologieassez curieux et qui fournirait matière à philosopher.

Au demeurant, l’étourderie des criminels était, si l’on peutdire, excusable. Car on sait maintenant que l’objectif principal deleur vol était le contenu du coffre-fort et, accessoirement, dubureau. Les documents disséminés dans les autres meubles etpeut-être sur la personne même de leur victime n’avaient, à leursens, que peu d’intérêt, parce qu’ils les croyaient énigmatiques enleur isolement. Comment auraient-ils supposé que la peau de bique,manteau d’usage occasionnel, contînt des révélations aussiimportantes ? Il faut, pour l’expliquer, se livrer à desconjectures, et croire que le docteur Bare mettait la dernière mainà ce compte rendu, lorsque la sonnerie du téléphone retentit dansle silence de son cabinet. On l’appelait d’urgence à Salamont. Lavie d’un malade dépendait de sa hâte. Il ne crut pas devoir perdreplusieurs minutes à ouvrir son coffre-fort, et, ne voulant pasjeter le document dans le premier tiroir venu, il estima plusprudent de l’emporter avec lui, se réservant de le mettre en lieusûr dès son retour.

C’est ce document que nous publions ci-après. Il forme un récitdont la fin violente du docteur n’est que l’épilogue sanglant.

Hélas ! ce qu’on va lire n’est qu’une relation fortimprécise des observations pratiquées par le médecin de Belvoux. Cen’est qu’une histoire intime où il a raconté tout ce qui ne pouvaitprendre place dans son mémoire technique, soustrait par lesredoutables cambrioleurs, à la veille d’être transmis à l’Académiedes sciences. Il est vrai que – selon le docteur – le mémoiretechnique était lui-même très incomplet. La perte n’en est pasmoins déplorable, si l’on envisage toutes les lumières que sonétude aurait projetées dans les profondeurs de l’inconnu et dont lemanuscrit de la peau de bique ne donne qu’un faible aperçu.

Nous livrons au lecteur ces souvenirs sans apprêts, qui, mêlantà la précision d’un rapport la sincérité d’une confession,retracent les péripéties d’une aventure tragique etmerveilleuse.

Chapitre 1MORT AU CHAMP D’HONNEUR

Je crois en toute sincérité qu’il y a peu d’hommes aussi calmes,aussi peu impressionnables que moi. Je crois que l’amour seul a puprécipiter les battements de mon cœur. Et pourtant, toutes les foisque la vieille sonnette tinte dans le couloir, je ne puis retenirun léger sursaut. Mes nerfs ne se souviennent que de l’apparitionet des circonstances qui l’ont accompagnée ; insensibles auxexplications, ils ne sauraient perdre de si tôt cette sottehabitude. Et c’est la persistance d’un tel phénomène qui me donnela preuve rétrospective de ma frayeur ; car, sur le moment, jen’ai cru ressentir qu’une surprise sans inquiétude, une sorted’embarras où luttaient le sentiment de l’impossible, le soupçond’une mauvaise farce et, très faible, un doute sur la fidélité demes sens. Il faut pourtant que la peur m’ait frappé à mon insu,puisque, toutes les fois qu’elle tinte, la sonnette me secoueimperceptiblement, comme un enfant hausse le coude et cligne desyeux quand s’agite une main qui l’a battu jadis. Au surplus,pourquoi me servirais-je de ce mot « apparition », quiest faux, s’il n’y avait en moi quelqu’un d’absurde qui est restésous le coup de l’étonnement, et s’obstine dans sadéraison ?

Je suppose que mes nerfs se seraient tenus plus tranquille, sila journée et la soirée n’avaient pris soin de les travailler surle mode funèbre et de me mettre dans une disposition d’espritexceptionnellement favorable à certaines faiblesses.

Ce jour-là, la ville de Belvoux avait célébré la mémoire de sesenfants morts au champ d’honneur ; etMme Lebris, vieille amie de feu ma mère, bonne dameà demi percluse, m’avait prié, ainsi queMe Puysandieu, le notaire, de l’assister dans sesdéplacements. Suivant l’ordre des cérémonies, nous l’avionssoutenue de l’église au monument du Cours et du Cours aucimetière ; puis un dîner intime nous avait réunis tous troischez l’excellente femme.

Sous l’influence d’une pensée qui ne la quittait plus,Mme Lebris avait fait de ce dîner une dernièrecérémonie consacrée au souvenir de son fils.

– Il vous aimait bien ! nous avait-elle dit d’une voixémue, en nous tendant les mains par-dessus la table.

Et nous n’avions parlé que de lui, jusqu’au moment de laséparation.

Mme Lebris est ma voisine. Pour aller de samaison à la mienne, il n’y a que la Grande-Rue à traverser. Jerentrai chez moi profondément triste et, comme tous les soirs, jem’assis, pour travailler, devant ce bureau sur lequel j’écris àprésent.

Il me fut impossible de me mettre à l’ouvrage. D’habitude, j’aitrop de besogne pour m’appesantir sur la disparition de tous ceuxqui furent mes amis et que la guerre a dévorés. Quelques heures dedésœuvrement recueilli m’avaient rapproché de leur troupe sévère.J’étais environné de chers fantômes, et l’idée de Jean Lebris mehantait.

Je le revoyais, mince et pâle, un peu courbé. Je crois, eneffet, qu’il « m’aimait bien », malgré les dix ans quifaisaient de moi son grand aîné. Sa santé délicate le mettait sousla dépendance de ma sollicitude. C’était un jeune hommeintéressant, artiste, qui serait peintre sans doute. On ne luireprochait que d’être insociable, casanier, et de pousser latimidité jusqu’à la phobie du monde. Son affection ne m’était queplus précieuse. Il m’avait écrit souvent, aux armées. Et puis, unjour de juin 1918, une lettre de sa mère était venue m’annoncer ledésastre : disparu, devant Dormans, pendant l’avanceallemande… Et deux mois plus tard, venant par la Suisse, la suprêmeconfirmation :

« Mort à l’ambulance saxonne de Thiérache(Aisne)… »

Je déposai mon stylographe inutile, et, sur mes livres ouverts,je me pris la tête dans les mains.

Ceux qui ont perdu des êtres aimés savent le jeu sacré quiconsiste à les faire renaître devant soi, à concentrer toutes lesforces de la mémoire et de l’imagination pour créer des ombres quileur ressemblent… Ainsi moi, ce soir d’avril.

C’est alors que la vieille sonnette carillonna, et que soudainje fus debout, replacé sous les ordres de ma nature, qui estpositive, et repris par le sentiment du terre-à-terre. Du moins, jele crus. Je crus que l’existence, mon existence de médecin, m’avaitressaisi brusquement, et que mes évocations d’outre-tombe étaientloin de moi… Quelque client m’envoyait chercher, un client duquartier Saint-Fortunat, probablement, puisqu’on sonnait rue de laBotasse, par derrière…

J’ouvris la porte, au bout du couloir. Je m’arrêtai sur leseuil. La nuit était impénétrable.

– Qui est là ? dis-je à travers la cour.

Le silence pesa.

– Qui est là ? répétai-je intrigué.

Personne ne me répondit au-dehors, mais la sonnette tintadoucement derrière moi.

Était-ce donc le malade lui-même qui sonnait ? Et nepouvait-il parler ?

La clarté du couloir projetait dans la cour un couloir declarté.

J’allai à pas rapides jusqu’à la porte de la rue ; lesverrous claquèrent coup sur coup et le vantail gémit sur sesgonds.

Si quelqu’un lit un jour cette histoire, ce quelqu’un sait déjàce qui était derrière la porte ; car je ne suis pas unlittérateur habile à ménager ses effets, mais un homme tout d’unepièce, qui rapporte ce qu’il a vu comme il l’a vu.

Un moment, je restai stupide. L’apparition se tenait immobile, àpeine visible. J’apercevais la tête affreusement pâle de JeanLebris. Sa maigreur n’était pas de ce monde ; ses traitssemblaient fixés dans une éternelle gravité, et ses paupièrescloses paraissaient dormir le dernier sommeil. Il me faisait face,et il n’était ni couché, ni appuyé contre un mur, mais toutdroit ; et je distinguai son corps comme une ombre dansl’ombre.

Mon saisissement, s’il faut le chronométrer, ne dura pas undixième de seconde. Le fantôme chuchota :

– C’est vous, docteur ?

Et une forme épaisse, que je n’avais pas encore discernée, sedétacha des ténèbres à côté de lui.

– Bonsoir, mon vieux ! dit la forme à voix basse etjoyeusement. C’est moi : Noiret. Je t’amène Jean Lebris !En fait de surprises, qu’est-ce que tu dis de celle-là ?…

– Jean ! m’exclamai-je en prenant les mains du jeunehomme. Mon cher Jean !

Il sourit d’un air bienheureux ; et nous nous embrassâmes,encore que les effusions ne soient guère mon fait.

– Pas de bruit ! dit Jean. Il faut que personne ne sedoute, ce soir… Il ne faut pas que maman sache… Demain, vous le luidirez, n’est-ce pas, avec des précautions…

Noiret – un ami à nous, qui habite Lyon –m’expliquait :

– J’ai laissé mon auto avec le chauffeur, au coin du Mail.Nous sommes venus la nuit, pour que Jean ne soit pas reconnu.

– Entrez, dis-je plein d’allégresse.

– Non, moi, ce n’est pas la peine ! Non ! insistaNoiret. Je m’en retourne. J’ai quatre-vingt-deux kilomètres àfaire !…

– Je ne sais comment vous remercier…, lui disait Jean.

Il se mit à tousser.

– Allons, il faut entrer, Jean ! Venez !

Mais, tout en lui parlant, je me livrais, vis-à-vis de Noiret, àune mimique aussi expressive que la pénombre le permettait, metouchant les yeux, montrant ceux de Jean qui restaient fermés, etfaisant avec ma tête des mouvements interrogateurs.

– Au revoir, Jean, à bientôt ! dit Noiret.Soignez-vous bien… Au revoir, mon vieux Bare !

Puis, dans un murmure, contre mon oreille, il me glissa le motterrible :

– Aveugle !

Je le vis disparaître avec un geste désolé, tandis que, toutabasourdi, la joie et la tristesse se disputant ma pensée, jeprenais le bras de Jean Lebris.

– Nous sommes venus comme des voleurs, s’excusait-il. Jen’ai pas voulu élever la voix pour vous répondre, quand vousdemandiez : « Qui est là ? » Je suppose quepersonne ne nous a ni vus ni entendus. C’est que, voyez-vous, simaman apprenait cela tout d’un coup… Il paraît qu’elle me croitmort ?…

– Il y a deux marches à monter, Jean, faites attention. Là.À gauche, maintenant. Nous voici dans mon cabinet. Asseyez-vous, etbuvez un peu de quinquina… Vous coucherez dans la chambred’amis ; et demain, dès le matin, j’irai chez votre mère… Jesuis si heureux, Jean !

– Et moi donc ! dit-il avec un rayonnement de bonheur,en se passant la main sur le front.

Je l’examinai dans la lumière. Son aspect me remplitd’inquiétude, et je compris comment j’avais pu hésiter tout àl’heure, dans le clair-obscur, à reconnaître en lui Jean Lebrisvéritable et vivant. Sa peau sèche se tendait sur ses pommettessaillantes qui, par l’effet de l’émotion, se coloraient d’un feutrop vif. Depuis cinq ans, le mal que j’avais combattu autrefoiss’était donné libre cours.

Mais Jean s’était mis à parler, avec le petit tremblement degorge que donnent les grands contentements :

– Je suis arrivé à Lyon avant-hier, au dépôt de monrégiment. On m’a démobilisé tout de suite. Je me suis fait conduirechez Noiret. Il m’a dit que vous étiez à Belvoux ; que vousétiez rentré au mois de janvier. Et alors nous avons combiné ceretour nocturne. Je n’ai pas voulu vous expédier de télégramme, nivous téléphoner ; toujours à cause de maman. Une indiscrétion,une maladresse l’auraient brisée ! Et enfin, je voudrais tantéviter le bruit, les questions, les histoires dans lesjournaux…

– Nous arrangerons tout cela pour le mieux. Ne vous forgezpas d’ennuis, mon petit Jean. Soyez tranquille.

– C’est à Strasbourg, vous savez, que j’ai repris lecontact… Une aventure !… Oh ! une aventure…Imaginez-vous : on m’a enlevé – c’est le mot – enlevé del’ambulance allemande !… Je ne voyais plus clair. On en aprofité. J’ai été transporté je ne sais où. On m’a soigné, trèsbien. C’étaient des médecins, n’est-ce pas, des gens qui voulaientexpérimenter je ne sais quel traitement ophtalmologique. Seulement,ils ne me tenaient au courant de rien, et je ne sortais pas !…Il a fallu ce garçon – un serviteur mécontent – qui m’a raconténotre victoire, l’armistice, l’occupation… Nous sommes partis, unsoir, lui et moi. Nous sommes restés en wagon de longues, longuesheures ; et il m’a laissé au pont de Kehl.« Débrouillez-vous, m’a-t-il dit. Vous êtes à Strasbourg.C’est plein de soldats français. » Je me suis faitreconnaître… Voilà ; c’est curieux, hein ?

– Curieux, dis-je, en vérité.

Mais je ne pensais pas à ce que je disais. Jean venait d’ouvrirles yeux, et j’étais tout à ma surprise. Ah ! cesyeux !…

Qu’on imagine une statue antique animée ; qu’on sereprésente une belle tête de marbre levant ses lourdes paupièressur le globe uni de ses yeux sans prunelles…

– Quel traitement avez-vous suivi ? demandai-je.

– Pour mes yeux ? Et il les referma subitement.Oh ! des pansements, je suppose. Je ne me suis pas renducompte. On ne me disait rien… J’ai l’impression que mon cas offraitune particularité captivante, et qu’on m’a retenu là-bas pourl’étudier… Me voilà guéri, et je ne présente plus pour la Scienceaucun intérêt…

– Guéri, mon petit Jean ?…

– Je veux dire, enfin, que je n’ai plus besoin d’êtresoigné.

Un soupçon d’énervement perçait sous ces paroles, et, avant quela conversation repartît sur d’autres sujets où Jean la maintint,il y eut entre nous un court silence assez inattendu.

Nous causâmes jusqu’à une heure avancée de la nuit. Nous avions,au surplus, mille choses à nous dire. Quand je le décidai à s’allermettre au lit, nous n’avions reparlé ni de ses yeux aveugles, ni dece qui lui était arrivé depuis sa disparition jusqu’à son retour àBelvoux.

Pour moi, je ne m’endormis pas sans difficulté, et je ne saiscomment exprimer l’état bizarre et complexe où je me trouvais.J’étais… j’étais – qu’on me pardonne – une espèce de pointd’interrogation humain. Et surtout, je songeais avec ahurissement àces yeux de statue, dont nul exemple ne s’était offert à mesregards depuis que la vie faisait défiler devant moi ses visages desouffrance ou d’étrangeté.

Chapitre 2LE GESTE RÉVÉLATEUR

Le lendemain, j’entrai de bonne heure dans la chambre del’aveugle. Il toussait d’une façon déchirante. Je ne fis,toutefois, aucune allusion à son état de santé.

Je l’aidai à s’habiller, ce qui fut aisé, car, malgré sa cécité,Jean n’était pas maladroit. La jeunesse fait de ces miracles, et,du reste, le pauvre garçon avait déjà l’habitude de soninfirmité.

Je lui demandai s’il avait perdu la vue aussitôt blessé. Il medit que oui, et qu’il était aveugle depuis dix mois.

– Voici des lunettes noires, fis-je. Je crois que vousferez bien de les mettre tout à l’heure… C’est à cause de votremaman. Les femmes sont si impressionnables… J’irai chez elle dèsque l’heure le permettra, et je reviendrai vous chercher. Mais…elle va me poser des questions, Jean, et j’aurais voulu pouvoir, enquelques mots, lui dire… Ah ! tenez, mon petit, je ne sais pasbiaiser ! Précisons. Qu’est-ce que vous êtes devenu ?Qu’est-ce qu’on vous a fait ?

– Mais exactement ce que je vous ai raconté hiersoir !

– Alors, rien de plus complet ? Pas de détails ?…Jean, voyons !

– Non, rien de plus. Et il poursuivit sur un tonexcédé : J’ai soif de repos, d’isolement. Je supplie qu’on melaisse, qu’on ne s’occupe pas de moi, qu’on ne parle pas demoi !… Je sais, allez ! On va me regarder comme une sortede Lazare sorti du tombeau… Ah ! qu’on me laisse tranquille,pour Dieu !

Je vais toujours droit au but.

– Voulez-vous me permettre d’examiner vos yeux ? luidis-je.

– Nous y voilà ! s’écria Jean avec impatience. Vousaussi ! Depuis quatre jours, depuis que j’ai remis le pied enFrance, je n’ai affaire qu’à des juges d’instruction ! Si voussaviez ce que les médecins militaires m’ont déjàquestionné !

– Au fait, c’est vrai ! Qu’en est-ilrésulté ?

– Est-ce qu’ils savent ! Ils pensent que ce sont desappareils provisoires qu’on m’a posés, quelque chose de préalable,de préparatoire ; et que je me suis sauvé avant l’opérationfinale. Allons, regardez ! Regardez, si cela vous faitplaisir ! Mais promettez-moi qu’il n’en sera plus question. Jesuis si las !

Il ouvrit ses paupières sur ses yeux d’Hermès, et je le mis enpleine clarté.

– … Mais vos yeux, vos yeux à vous ?questionnai-je passionnément.

– Supprimés. Énucléés. Les gaz d’un obus les avaientbrûlés.

– Voudriez-vous enlever ces… ces pièces, uninstant ?

– Mais je ne peux pas ! C’est fixe ! Vous êtestous les mêmes, vous autres…

– Fixe ? Et cela ne vous incommode pas ?

– Non seulement cela ne m’incommode pas, mais je suiscertainement beaucoup plus à l’aise depuis qu’on m’a posé cesappareils.

– Comment ! Comment !… À quoi vousservent-ils ?

– À rien, si vous voulez ; mais ils remplissentagréablement un vide qui m’était pénible. Tenez, la comparaison estvulgaire : ils me font un peu l’effet de formes, de moulesbien ajustés. Et je m’oppose absolument à ce qu’on y touche.

– Votre obstination vous jouera un mauvais tour, Jean.C’est une idée maladive, laissez-moi vous le dire. Un corpsétranger, à demeure, dans l’orbite !… Allons, ce n’est paspossible… Vous devez ressentir de l’inflammation…

Cependant, à travers ma loupe, les paupières apparaissaientextraordinairement saines et fraîches ; et leurs battementshumectaient avec mesure la surface cristalline et immobile desappareils. Celle-ci était d’un blanc teinté de bleu. À l’œil nu,elle semblait parfaitement unie, mais le grossissement de malentille la montrait côtelée de lignes verticales. En somme, celaressemblait à une pelote de fil capillaire, enrobée d’une couched’émail incolore sur laquelle glissaient les paupières. L’hypothèsede « moules » était soutenable ; ces pelotespouvaient n’avoir d’autre fonction que de maintenir en forme lescavités orbitaires, jusqu’à ce qu’on y insérât je ne sais quelsengins définitifs, sans doute des pièces de prothèse, des yeuxartificiels d’un modèle nouveau. Mais qu’elles fussent inamovibles,voilà qui me surprenait, et même… m’effrayait !

Je restais songeur.

– Allons ! dis-je. Soit !… Et ces Allemands nevous ont pas renseigné sur leurs intentions. C’eût été lemoins !…

– Je ne crois pas que ce fussent des Allemands. Ces hommesparlaient une langue inconnue ; et je vous jure, vous entendezbien : je vous jure que je ne sais pas où j’étais.

Ma stupeur ne diminuait pas.

– Nous reprendrons cet entretien, dis-je. Pour le moment,je vois Césarine, votre vieille servante, qui ouvre les persiennes.Mme Lebris est éveillée…

– Non, nous ne reprendrons pas cet entretien. Vous êtes unbon ami, mon cher Bare, mais je vous supplie, je vous supplie de melaisser goûter dans toute sa plénitude la joie d’être ici, dans mabonne petite ville, près de maman, près de vous… Pas de retour enarrière ! Pas d’histoires ! Je suis là, vivant ; quecela vous suffise à tous. Et vous, le scientifique, le chercheur,eh bien… Il se mit à rire et tâtonna pour trouver mon épaule. Ehbien, fichez-moi la paix !… Allez, maintenant, cher ami, etrevenez vite ! Et merci de tout cœur !

 

Le même jour, un peu avant midi, ayant fait mes visites dumatin, j’arpentais en tout sens mon cabinet de travail. Jean avaitréintégré le domicile maternel dans les embrassements que l’ondevine ; mais la pensée de son aventure incroyable agaçait monignorance.

J’aime ce qui est net. Toute ténèbre m’irrite. Le taureau foncesur le rouge ; c’est sur le noir, que je charge. Me poser unproblème, c’est poser une écuelle de soupe devant un affamé. Quandje sens la vérité m’échapper, je ne vis plus.

« Pas d’histoires », « être tranquille »,c’était fort bien. Jean Lebris avait droit au repos ;d’accord ! Mais cette séquestration, ces pratiquesexpérimentales, est-ce que cela ne méritait pas une enquête ?Et cette enquête, les autorités françaises la feraient-elles ?Il fallait éclaircir les conditions dans lesquelles Jean Lebrisavait disparu de l’ambulance saxonne, établir les responsabilités,exiger des sanctions, découvrir quelles gens l’avaient soigné àleur façon, et vérifier si, mieux traité, le petit soldat n’auraitpas conservé l’usage de ses yeux… Enfin, je l’avoue, ma curiositémédicale était violemment excitée, et j’aurais donné beaucoup pourconnaître le but mystérieux que les ravisseurs de Jean s’étaientproposé… Je savais à quoi m’en tenir sur l’indifférenceadministrative, les bureaux, les paperasses. On n’avait qu’àlaisser faire ; bientôt il ne serait plus question de rien,les coupables resteraient impunis et l’énigme demeurerait sansréponse. Avait-on le droit de sacrifier la justice et la vérité àl’inertie – à la lâcheté presque – d’un jeune hommefarouche ?… Ah ! ce caractère de misanthrope, cetteombrageuse timidité, cet effacement morbide, comment lesvaincre ? Comment triompher de mon ami Jean ?…

On venait d’ouvrir la fenêtre de sa chambre, et je le voyaislui-même, à travers la guipure de mes rideaux, tâtonner, palper lesmeubles familiers… Sa mère était là, mais bientôt elle le laissaseul.

Jean tenait des pinceaux, une palette… Hélas !… Il lesreposa tristement.

Qu’allait-il devenir dans l’existence ? Les Lebrisn’étaient pas riches. Cette petite maison constituait le plus clairde leurs biens. Ils n’en occupaient que le premier étage. Lerez-de-chaussée, en boutique, était loué au chapelier, et le secondétage restait vacant depuis plusieurs mois… Quel avenir lesattendait, par ces temps de vie chère, elle âgée, tordue derhumatismes, et lui aveugle !

Mais l’avenir, pour lui, n’était-ce pas, à bref délai, lesanatorium ?…

Midi commença lentement de sonner. Mon déjeuner, servi,refroidissait… J’étais retenu là par je ne sais quelle confuseanomalie… je ne sais quelle contradiction indéfinissable entre lesgestes de Jean Lebris et ce fait qu’il était aveugle…

Je le suivais des yeux dans ses allées et venuesprécautionneuses. Ses mains glissaient le long de la cheminée,éprouvaient des surfaces, s’assuraient de contours… L’une d’ellesse porta soudain vers son gousset, et le geste qu’il fit était sinaturel, si normal, que, sur le moment, je n’eus pas la sensationd’un phénomène invraisemblable…

Pourtant, lorsque la suprême vibration de la cloche s’éteignitsur le bourg, j’étais encore figé dans la même attitude…

Au dernier coup de midi, Jean Lebris, l’aveugle, avait regardésa montre et l’avait mise à l’heure.

Chapitre 3L’ADORABLE FANNY

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

« Jean a menti, pensai-je. Il voit clair. Quoi ! Sansyeux ? Avec ces choses inanimées ? Allons donc !C’est fou ! Je me serai trompé. J’ai mal observé. Il a tiré samontre, et il l’a mise à l’heure au toucher des aiguilles, aprèsavoir soulevé le verre ; rien de plus facile ; chacunsait où se trouve midi, sur le cadran de sa montre, par rapport àl’anneau… Mais pourtant, non, je regardais attentivement… Celademande confirmation. Mentir ? Pourquoi ? Sivéritablement on l’avait pourvu d’appareils visuels ; s’ilportait, sous les sourcils, des merveilles assez précieuses pourremplacer les yeux, serait-il assez égoïste, assez bêtement sauvagepour le cacher ? »

À cette question une voix intérieure me répondait :« Oui. » Et ce n’est pas sans ironie que je mesuraiscombien Jean Lebris m’apparaissait moins pur, moinsparfait, depuis qu’il n’était plus mort. Son retourparmi nous l’avait dépouillé d’une auréole, et je me sentaisincapable de rendre au vivant le culte que j’avais voué à samémoire. Petits travers que les siens, je le reconnais ; maisles morts sont des dieux.

« D’un autre côté, reprenais-je en moi-même, il y a descomédies qu’un regard de médecin démêle à coup sûr. Feindre lacécité n’est pas chose commode, et je ne m’y serais pastrompé !… Il est vrai que tout à l’heure, justement, un doutetrès vague m’occupait… Je me réserve de tenter quelqueépreuve. »

À peine avais-je pris ce parti, qu’un rayon de soleil pénétrafort à point dans mon cabinet.

Jean, au fond de sa chambre, était tourné vers moi. Sa fenêtreétait encore ouverte. J’ouvris la mienne sans bruit, et je plaçaidans le rayon un petit miroir de poche. Projeté par la glace, unrond folâtre tremblota sur la façade ombreuse, puis sur le mur aufond de la chambre ; il se posa comme un masque de lumière surle visage de Jean Lebris…

Ni l’homme ne broncha, ni ses yeux ne cillèrent.

Alors ? Que penser ?…

J’étais perplexe. Le plus sage était de garder le silencejusqu’à nouvel ordre. Aussi bien, quoi qu’il en fût, le secret deJean ne touchait en rien à son honneur militaire. D’un bout àl’autre de la guerre, il s’était conduit vaillamment. Tombé sousles yeux de ses chefs, au cours d’une retraite commandée, ilfaisait partie d’une classe actuellement démobilisée ; la paixallait être signée ; il était libre ; et, grâce à Dieu,je le connaissais assez pour savoir que, si l’exil s’était prolongépour lui, cela ne pouvait être qu’à son corps défendant.

 

Je dus patienter pendant quinze jours avant de trouverl’occasion qui me livra la vérité.

La vérité ! Elle dépassait tout ce que mon imaginationpouvait prévoir ! Sa révélation aurait dû m’exalter, metransporter d’enthousiasme et me laisser confondu, comme si j’eusseété quelque humble médecin du Moyen Âge à qui l’invention de laradiographie ou de la télégraphie sans fil eût été dévoilée paranticipation… Certes, je ne dirai pas que mon esprit résista auvertige. Quand j’aperçus l’immensité de la découverte, unfrémissement m’agita tout entier… Mais l’homme est ainsi fait queson cœur le gouverne ; le mien palpitait alors d’un amournaissant, et rien ne pouvait plus me passionner de ce qui n’étaitpas l’adorable Fanny.

Fanny !…

Ma main tremble lorsque j’écris son nom… Je ne croyais pas qu’ilexistât sur terre une créature aussi séduisante ; et d’abordj’ai pensé que j’étais seul à subir l’attrait de ses charmes, parle mécanisme secret des affinités… J’avais vécu jusqu’à trente-cinqans sans croire à l’amour tel que les poètes le chantent. J’avaispassé parmi les femmes de mon temps, la bouche serrée et l’œil dur,sans que l’une d’elles m’eût attiré. Celle-là n’eut qu’à paraîtrepour faire de moi son serviteur avide et frissonnant… Un peu plustard, avec autant d’orgueil que de jalousie, je me rendis compteque Fanny était pour tous ce qu’elle était pour moi, et que saradieuse jeunesse exerçait un empire universel…

Fanny ! Fanny !…

Ce fut comme un pressentiment.

 

Deux semaines environ après le retour de Jean,Mme Lebris, justement préoccupée de la santé de sonfils, m’avait demandé de l’ausculter. Nous étions dans la chambrede l’aveugle. Le soir tombait. J’entendais, au-dessus de nous,quelqu’un marcher en tous sens et le glissement d’objets lourdsqu’on traînait sur le plancher…

– Eh bien ? me dit Mme Lebris quandl’examen fut terminé.

– Eh bien, répondis-je en dissimulant le fond de ma pensée,cela n’est pas très inquiétant, mais l’air des hauteurs me sembleindiqué.

– Jamais ! s’écria Jean. Quitter Belvoux ! Ah,non ! Le printemps commence, et l’air d’ici n’est pas mauvais.À l’automne, si vous y tenez, nous pourrons aller du côté de Nice,à Cannes, par exemple…

« À l’automne…, pensai-je. Où serez-vous, mon pauvre Jean,à l’automne ! »

– D’ici là, reprit-il, sauf votre respect, docteur, nous nebougerons pas et nous ferons des économies.

Quel psychologue, quel devin m’expliquera pourquoi j’étaisdistrait, pourquoi, malgré mon chagrin, malgré le désastrepathologique que l’auscultation venait de m’apprendre, ceremue-ménage martelant le plafond se répercutait dans lesprofondeurs de mon être et accaparait une bonne part de monattention ?

– Oh ! des économies…, relevaMme Lebris ; à présent que le deuxième étageest loué…

– Par le temps qui court, maman, 1.800 francs ne sont pasgrand-chose !

– Ah ! fis-je. Vous avez loué ?

– Mais oui ! exulta la vieille dame. C’est àMe Puysandieu que nous le devons. Il nous a procurédes locataires charmantes : des dames de Lyon…

– D’Arras, rectifia Jean ; mais elles se sontréfugiées à Lyon pendant la guerre. Tous leurs biens ont étédétruits. Elles cherchaient une installation plus campagnarde.Puysandieu avait fait paraître des annonces dans les journauxlyonnais, pour l’appartement. 1.800 francs, tout meublé, c’étaitraisonnable. Ces dames sont venues visiter ce matin, et ellesrestent. Mais j’entends d’ici qu’on modifie le décor… On a sesgoûts et ses idées !

– Mme Fontan est repartie pour Lyon, ditMme Lebris. Elle ne reviendra que demain, avec lesmalles. C’est Mlle Grive qui s’organiselà-haut.

– Mlle Grive ? questionnai-je.

– La nièce, dit Jean. Et Mme Fontan :la tante. Mlle Grive, c’est la jeune fille quirègne, Mme Fontan la brave femme qui pivote.Voulez-vous voir l’enfant, Bare ? Rien de plus simple ;elle dîne avec nous. Maman vous invite. N’est-ce pas,maman ?

– Bien volontiers ! fit Mme Lebrisavec la crainte manifeste du gigot trop modique ou du chapon tropsvelte.

J’excipai, pour refuser, d’un prétexte quelconque, et je meretirai, fidèle à la consigne que je m’étais donnée, c’est-à-diresans avoir, plus que les jours précédents, risqué quoi que ce fût àpropos de l’inconcevable cécité de Jean Lebris.

Mlle Grive descendait l’escalier du deuxièmeétage dans une envolée de mousseline. Je m’effaçai contre lamuraille du palier, saisi d’un trouble ravissant, avec un salutgauche et machinal… Et quand je fus rentré chez moi, il me parutque cela s’était fait par enchantement, et qu’une baguette magiquem’avait transporté instantanément du palier deMme Lebris dans mon cabinet…

Fanny, je ne suis qu’un misérable lâche. J’ai beau tendre toutemon énergie pour effacer de ma mémoire votre image charmante ;vous m’avez marqué de votre sceau brûlant, et j’en sens la douceblessure depuis ce crépuscule où je vous entrevis, ma bien-aimée –depuis cette nuit que je passai dans la fièvre d’un étonnement etd’une joie sans bornes, me répétant tout haut que j’aimais, quej’aimais, que j’aimais !… Ah ! l’exquis et l’affreuxsouvenir !… Fanny ! blonde Fanny qui descendiez vers moi,légère et souple, dans les nuées de votre chevelure et de vosmousselines, comme Diane devait glisser vers Endymion… Je vous aimeencore, hélas !

Je la revis le lendemain, comme j’allais chercher Jean pour lemener à la promenade.

Car Mme Lebris, impotente, ne pouvait servir deguide à son fils ; Césarine avait d’autres occupations ;si bien que je m’étais imposé de consacrer quotidiennement uneheure à Jean Lebris. Quand mes malades ne m’en laissaient pas leloisir et que Me Puysandieu ne pouvait meremplacer, mon ami Jean se risquait seul au dehors, sur une sentesylvestre, de lui très familière, dont il palpait le talus du boutde sa canne. Les bois, en effet, s’étendent derrière la maisonLebris, et c’est, paraît-il, ce voisinage bocager qui avait décidéMlle Grive à s’y établir pour l’été.

Je ne sais quel détail d’aménagement avait provoqué sa présencechez sa propriétaire, lorsque je m’y présentai moi-même.

Mme Lebris me nomma.

La veille, à peine avais-je eu le temps d’apercevoir la jeunefille. Je ne connaissais encore que la beauté de sa personne, lagrâce de ses mouvements, le regard velouté de ses yeux gris deperle et ce parfum de rose dont elle était fleurie… Sa voix faisaitune musique…

J’ai dû pâlir et trembler. Je cherchais en moi celui que jen’étais plus. J’aurais voulu tout ensemble m’enfuir et ne plusjamais la quitter.

– Je viens…, balbutiai-je. C’est pour la promenade deJean…

Jean venait de sortir. Il était tard. Croyant que je lui feraisfaux bond, il s’était résigné à se passer de moi. Césarine, l’ayantconduit à la lisière des bois, remontait.

– Vous le rejoindrez rapidement, fitMme Lebris. Il sera si content !

– Oh ! madame, pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?reprocha Mlle Grive. J’aurais accompagné monsieurvotre fils…

Cela fut dit d’un ton plein d’humanité, si simple, si touchant,que la pauvre mère en eut les larmes aux yeux. Et cela fut dit decette voix caressante qui me semblait prêter au moindre mot banalla douceur passionnée du plus tendre serment !

Je m’esquivai, la poitrine en révolution, ivre de bonheur. LaNature embellie m’entourait de promesses. Je n’avais jamais rien vud’aussi agréable que ce sentier d’herbes folles, côtoyé de buttesverdoyantes. Le soleil, brillant à travers les jeunes frondaisons,paraissait y donner une fête en mon honneur. Les fleurettesn’étaient vives, les oiselets n’avaient de ramages que pour meféliciter. Le printemps ne régnait qu’à cause de mon amour. Jechuchotais :

« Je suis heureux ! J’aime ! Merci, lespâquerettes ; merci, le bouvreuil ; merci, merci, soleil,azur, papillons… Bien gentils, bravo ! » Et je portaismon cœur comme un ostensoir !

Pourtant, cette fin de journée était, à vrai dire, plus estivaleque printanière. Une chaleur prématurée cuisait la terre, et, commeune énorme montagne de neige étincelante, un nuage monstrueuxencombrait le sud-ouest.

J’allais. Tout à coup, sortant du rêve, je fis la réflexion queJean Lebris avait marché singulièrement vite… Ou bien s’était-ilengagé dans une autre direction ? Le sentier bifurquaitderrière moi ; pouvait-on supposer que l’aveugle se fûthasardé… Non. La bifurcation se coudait à main gauche, et je savaisque Jean prenait soin de traîner sa canne au long du talus dedroite… C’est, du moins, ce qu’il m’avait dit. Mais, à toutprendre, fallait-il le croire ?… L’incident de la montrem’obsédait.

Je m’arrêtai. On n’entendait que le fourmillement des sous-boisdans le calme orageux de l’espace et, plus loin, le murmure étoufféde la bourgade. Je retins un appel ; mon jeu, au contraire,était le silence. Jean se croyait seul au milieu des fourrés ;le retrouver en tapinois, l’épier, voilà le plan ; l’attendre,au besoin, en arrière, à la bifurcation, sans faire de bruit,peut-être même sans se montrer…

Mais il me sembla percevoir, en avant, le son rauque et saccadéd’une quinte de toux…

J’avançai prudemment.

Le soleil baissait. Sous la voûte des feuillages, l’ombre venaitpeu à peu. Une tortue m’aurait suivi.

Enfin, Jean Lebris m’apparut.

Il était assis sur un arbre abattu, à l’écart du sentier qui,maintenant, serpentait de plain-pied à travers bois ; et il metournait le dos.

Lentement, choisissant la mousse pour y porter mes pas, jegagnai l’abri d’un épais buisson. Là, bien que je fusse toujoursderrière le promeneur, je pus me convaincrequ’il examinait, dans ses mains, quelque chose.Quelle chose ? Ma position et l’ombre croissante m’empêchaientde m’en rendre compte. Cependant cette chose, maniée, faisait uncliquetis métallique…

L’horizon gronda. La chaleur, abusive, créait l’une de cesambiances inhospitalières dont le corps humain s’étonne ets’effraie, comme si ce fût là le début des temps irrespirables.

Je pris mon mouchoir pour m’éponger le front ; mon couteau,s’échappant, tomba sur une pierre. Au bruit, Jean Lebris, jaillidebout, me fit face.

– Qui va là ? dit-il d’une voix coupante.

Ma stupéfaction ne peut se décrire. Il me regardait àtravers la masse opaque du buisson, et ses yeux fixes, seslarges yeux énigmatiquesluisaient d’une faibleluminescence !

Je sais ce qui m’hébéta davantage : de voir dans cettefigure ces deux lueurs, d’être fixé par elles malgré l’obstacle quime séparait de Jean Lebris, ou de constater que cet homme, qui meregardait et dont j’étais l’ami, ne me reconnaissaitpas !

– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? reprit-ild’un ton menaçant. Répondez, ou je tire !

Ce qu’il maniait tout à l’heure me fut alors dévoilé ;c’était un revolver. Il le braquait sur moi avec une incontestableprécision. Vingt mètres au maximum nous séparaient.

Je prononçai, très posément et non sans gravité :

– Docteur Bare ! N’ayez pas peur, Jean.

Il eut un geste de contrariété, presque de rage, et remit sonarme dans sa poche.

J’étais près de lui.

– Mon petit Jean, lui dis-je affectueusement, vous nepouvez pas rester seul en compagnie de votre secret. Vous avezbesoin d’aide. Vous craignez des dangers, et, si j’en juge parl’émoi que vous venez d’éprouver et qui vous a trahi malgré vous,si j’en crois les moyens radicaux que vous n’hésitez pas à employercontre les indiscrets, ces dangers sont redoutables. Ne pensez-vouspas qu’un allié vous serait précieux ? Croyez-vous, sansappui, pouvoir dissimuler à tous la… particularité dont vous êtes…le siège ? Croyez-vous pouvoir vous défendre, avec vos propresforces, contre les curieux et contre… vos ennemis ?… Car,n’est-ce pas, c’est bien un ennemi que vous soupçonniez derrière lebuisson ?…

Après un instant de sombre méditation, Jean leva vers moi sesyeux nus et phosphorescents.

– Mon cher Bare, fit-il, je vous en donne ma parole :la seule raison de mon silence, c’est que je ne veux pas, je neveux à aucun prix qu’on me traite en phénomène, en sujet devitrine, en monstre que les médecins et les savants se passent del’un à l’autre…

– Ce n’est pas le médecin, c’est l’ami qui vous parle.

– Donnez-moi votre parole, à votre tour…

– Tout ceci restera entre nous, Jean, si vous le souhaitez.Mais pourtant, il me semble… la Science…

– Laissez la Science où elle est. Je sais que je n’ai pluslongtemps à vivre. Ne protestez pas ; l’auscultation vous l’adit. Eh bien, je veux finir mes jours, si Dieu le veut, dans latranquillité.

– Soit. Je vous donne ma parole d’honneur de garder votresecret.

– Quand je n’y serai plus, vous ferez ce que vous voudrez.Jusque-là, que cela soit bien entendu : vous ne parlerez demon aventure à âme qui vive ?

– C’est promis, Jean.

Il ferma les paupières un instant, pour se recueillir. Ellesapparurent légèrement roses, par transparence.

Chapitre 4L’AVENTURE DE JEAN LEBRIS

Jean Lebris parlait :

– La dernière vision que j’ai perçue… Oui, je dis bien« vision », Bare, vous comprendrez par la suite. Ladernière fois que j’ai vu le spectacle des choses telles que vousles voyez vous-même, solides et colorées, c’était dans une prairiemarécageuse, au nord de Dormans.

« Ma compagnie se repliait sous les obus. Derrière nous,les champs montaient, et l’horizon tout proche se découpait sur leciel comme un mur. Devant nous, de grands arbres limitaient laprairie, formant un bois touffu qui s’allongeait indéfiniment àdroite et à gauche. Je suppose qu’une rivière doit couler parlà.

« Nous courions, entourés de sifflements et de détonations.Les grands arbres volaient en éclats, ou leur feuillage s’agitaitau vent des projectiles. Les obus, serrés, faisaient jaillir desvolcans de toutes parts ; l’air brutalisé nous bousculait.C’était un véritable enfer, où l’on entendait miauler dans le videcomme une légion de chats invisibles, enragés, écorchés,ébouillantés. Car, dans ces moments-là, tout semble vivant.

« Des camarades culbutaient. Poussés par ce vieil instinctpérimé qui survit à l’invention des marmites, nousnous hâtions vers le bois. Je ne l’atteignis point. Tout me porte àcroire qu’un éclatement se produisit devant moi… Je n’ai rien vu,rien senti. Ce fut le non-être instantané. Et je ne puis vous direcombien de temps je suis resté là, couché dans l’herbe haute. Jerepris conscience de moi-même par la sensation d’une courbatureextrêmement douloureuse. L’immobilité me parut le comble dubonheur, et je restai longtemps dans un état de faiblesse et detorpeur, du fond duquel j’entendais gronder la canonnade. Puis lesentiment du péril se fit jour au sein de mon sommeil ; lanature, de plus en plus impérieuse, m’enjoignait de secouerl’engourdissement ; j’étais peut-être grièvement atteint, monsang s’écoulait peut-être d’une blessure insensible…

« Il faisait nuit noire. Pas de lune, pas une étoile. Avecdes efforts surhumains, je pus trouver mon briquet à essence dansune poche de ma veste ; mais, avant même d’en avoir faitusage, une idée terrifiante me traversa l’esprit : lecanon tonnait ; au-dessus de moi, j’entendais se croiser lestrajectoires ; j’étais donc au milieu d’une bataille ; etpourtant, aucune lueur n’éclairait la nuit, ni d’un côté ni del’autre !

« D’un coup de pouce, je fis tourner la molette du briquet…Pas de flamme. Je pinçai fébrilement la mèche… Une brûlurem’avertit que j’étais aveugle.

« Mes yeux me faisaient souffrir, c’est vrai, mais moncorps tout entier était si dolent, que rien, jusqu’ici, ne m’avaitdésigné les points les plus compromis de ma chair. Je me tâtai,comme un homme qui craint de s’être perdu lui-même. Je fus debout,je fis deux pas, mes mains se reconnaissaient doigt par doigt. Jeles passai sur ma figure, et je ne sentis rien d’affreux ; mamoustache roussie, mes cils brûlés… Un picotement sur toute laface. Pour le reste : une migraine inimaginable et cettefatigue qui me rompait les muscles dans tous les coins de monindividu.

« Mais faisait-il nuit, vraiment ? Cela se pouvait…L’herbe était couverte de rosée. On devait être au matin. L’odeurpiquante des déflagrations rôdait sur la prairie. Des gémissementsse firent entendre. J’appelai mes camarades par leur nom. Personnene me répondit. Alors, une brise ayant passé, le frémissement dubois me renseigna sur l’orientation. La France libre était parlà…

« Et soudain, un bruit sourd et continu, auquel je nepouvais me tromper, tambourina du côté de l’ouest. J’écoutai.C’était le bruit de l’artillerie sur les routes, un grondement quis’étendait du nord vers le sud. L’ennemi avançait encore !…J’essayai de me traîner vers le bois, à quatre pattes. La tâcheétait au-dessus de mes forces, et même si la prairie n’avait pasété creusée d’entonnoirs et jonchée de cadavres, jen’y serais pas parvenu. Ayant tari mon bidon sans étancher ma soif,je m’allongeai, la face dans la fraîcheur de l’herbe, et je merésignai à mon sort.

« Je me souviens de m’être retrouvé accroupi et poussantdes hurlements, après avoir distingué je ne sais quel bruit quim’avait tiré de l’hébétude. En effet, des voix s’élevaient ;des hommes causaient entre eux, dans la distance. On vint.C’étaient des Allemands. Je fus placé sur un brancard, et je mesentis emporté. On m’introduisit, moi et le brancard, dans uneautomobile ; l’engourdissement me reprit… Au bout d’un certaintemps, je me trouvai couché dans un lit, la tête entourée depansements. La canonnade s’était éloignée.

« L’odeur pharmaceutique, les murmures environnants, lesbruits du dehors… « Une ambulance », pensai-je. Mais moiqui avais trouvé la force de crier dans la prairie, j’étais tropfaible maintenant pour dire un mot ; et l’on me posa, enallemand, des questions de circonstance auxquelles je ne pusrépondre, bien que leur simplicité me permît de les comprendre. Jene vais pas vous décrire, une à une, mes premières impressionsd’aveugle et de prisonnier. Sachez seulement le principal, quevoici :

« D’après mes suppositions, j’ai dû parvenir à l’ambulanceà la chute du jour. On m’avait placé, autant que je puis l’estimer,dans une salle contenant un grand nombre de blessés. Au silenceextérieur comme à la respiration de ceux qui dormaient, je conclusbientôt à la nuit. Une horloge sonnait les heures, je m’assoupis denouveau. À minuit, je fus réveillé par des pas et deschuchotements. Les mots « Franzose »,« Augen »,« dreitausend Marken » frappèrentmes oreilles. Ils étaient deux qui conversaient. L’un ne faisaitqu’acquiescer, et répétait : « So !So ! » à tout bout de champ. « Français »,« Yeux », voilà qui semblait se rapporter à moi… Mais quevenait faire là dedans cette somme de « 3.000marks » ?

« – Da ist der Kamerad ! fit l’unedes deux voix.

« Et, avec un accent épouvantable, on me dit enfrançais :

« – Gomment êdes-fus, mon fieux ? Nus allons fusgontuire en pon blace. Also, also, fus sérez pienquéri… Fus ne bufez blas barler ? Ach ! Sehrgut !… Ludwig, och !

« Le contentement faisait ricaner cet homme. En un instant,je fus bâillonné et garrotté. On me transporta du lit sur unecivière. L’automobile qui la reçut était cette fois si discrète,que son mouvement seul me fit connaître sa nature et sa rapidité.J’ai l’impression que le voyage dura plusieurs heures. Après quoi,je fus embarqué dans un wagon qui me sembla rouler indéfiniment. Jen’ai conservé de tout ceci qu’un souvenir très vague. La lassitudeaccablait mon corps, et l’indifférence endormait ma pensée. Il fautque l’éclatement de l’obus m’ait violemment ébranlé, ou, ce qui estfort possible, qu’on m’ait administré quelque substanceabrutissante. Car, j’oubliais de vous le dire : les soins lesplus attentifs me furent prodigués pendant la route ; une mainexperte renouvelait mes pansements, on me faisait boire des droguesavec toute la douceur désirable, et mille prévenances m’étaientréservées. Mais personne ne m’adressait la parole, et personne neparlait dans le wagon. Une présence continuelle veillait auprès demoi, silencieuse et serviable.

« Où m’ont-ils conduit ? Quel était le but de cevoyage interminable ? Je puis certifier, à présent, quec’était une maison perdue dans la forêt. Mais en quelle région del’Europe centrale ? Je l’ignore et sans doute l’ignoreraitoujours.

« Tout à coup, il me parut que je me réveillai.Comprenez-moi : j’avais l’illusion de me réveiller tout àfait, après avoir rêvé le cauchemar de la prairie, de l’obus, del’ambulance et du voyage. J’étais dans une couchette. Un grandcalme succédait au roulement du train. Quelqu’un me maintenait latête, et je sentais sur mes yeux une chaleur se mouvoir.« C’est quelque puissante lumière, me dis-je, dont on promènele faisceau d’un œil à l’autre. On m’examine. » Despersonnages, autour de moi, discutaient avec animation. J’ai connu,depuis lors, que c’était là leur manière habituelle de causer, etque leur langage impénétrable – guttural, chantant, accentué –comportait l’ardeur du débit et une grande dépense devociférations. Sans les voir, on les devinait gesticulants,grimaçants. Mais ce langage avait des rudesses barbares qui medéroutaient. Un idiome balkanique ? Peut-être. Aujourd’hui,malgré tout le romanesque de l’hypothèse, je croirais plutôt à unelangue fabriquée,genre volapük ou esperanto. Jecouvris mes yeux de mes mains.

« – Que voulez-vous ? Que me faites-vous ?dis-je. Qui êtes-vous ? Dites-moi où je suis.

« Deux mains affectueuses se posèrent sur les miennes, etla voix d’un homme jeune – une voix rassurante, sympathique,chaudement timbrée – me dit dans un français impeccable :

« – Monsieur Lebris, soyez sans inquiétude. Vousn’êtes entouré que d’amis. Cette maison est une maison de science.Considérez-la, en ce qui vous concerne, comme une cliniqued’ophtalmologie. C’est moi qui suis votre médecin, et j’ai – soitdit non par vanité, mais pour vous rassurer – j’ai ici-bas quelqueréputation.

« – Mais, monsieur le major, encore une fois, oùsuis-je ?

« – Je ne suis pas militaire, fit l’étranger dans unsourire que j’entendis. Appelez-moi… appelez-moi ledocteur Prosope.

« – Grec ? Turc ? Autrichien ?Bulgare ? demandai-je avec une frayeur intuitive.

« – La Science n’a pas de patrie, monsieur Lebris. Quevous importe ? Mais, grands dieux, apaisez-vous ! Je nesais ce que vous supposez…

« Sa main forte pressait ma main. Il ajoutasolennellement :

« – Au nom de mes collaborateurs ici présents, je vousjure que nous n’avons à votre endroit, médicalement parlant, quedes intentions fraternelles et secourables. Tout ce que nouspourrons faire pour vous secourir, pour améliorer votre état, serafait.

« Mais je me rappelais la façon brutale dont on m’avaitextrait de l’ambulance, et, en dépit de toutes les protestations,le caractère clandestin de l’aventure me faisait frissonner.

« – Pourquoi vos… agents m’ont-ils choisi, moi, entretous les blessés de là-bas ?

« – Votre cas est de ceux qui nous intéressent.

« – -Mon cas… Il ne me paraît pas fameux…

« – Nous verrons. Espérez, monsieur Lebris. Et soyonsamis.

« Mon cher Bare, il y a des accents qui ne trompent guère.En vérité ces hommes n’ont-ils pas fait le nécessaire pour mesauver la vue ? Et, n’ayant pu me la conserver, n’est-ce pasdans toute la sincérité d’une aberration qu’ils ont jugé que… Maisn’allons pas si vite.

« J’ai vécu, trois semaines, traité et soignéadmirablement, en ce lieu de la terre qui ne m’est pas connu.J’avais une chambre bien aérée. Mon service était assuré par desdomestiques furtifs et muets. Le docteur « Prosope »passait de longs moments à m’entretenir, et c’était une joie del’entendre, car il voit les choses de haut, et il en sait, il ensait !… Cependant, je n’avais aucune nouvelle de laguerre ; le docteur prétendait s’en désintéresser comme d’unévénement lointain – lointain dans tous les domaines. Et quand jelui demandai d’écrire à ma mère pour calmer ses alarmes, il me ditsimplement que, pour l’heure, c’était impossible. J’ai beau faireappel à tous mes souvenirs, je ne me rappelle pas qu’il m’aitmenti… Mais se taire, ne pas dévoiler certaines pensées, n’est-cepas tout de même mentir ?… Enfin, que sais-je ? Quel estcet homme, après tout ?… Il avait tellement besoin de maconfiance, de ma complaisance…

« Un jour, il me dit, après m’avoir donné les soinsmatinaux :

« – Mon pauvre Lebris, je ne suis pas content. Ça neva pas comme je voudrais, ces yeux-là.

« Je dois vous dire, Bare, que je m’attendais à resteraveugle toute ma vie, et que cette annonce ne me fit pas grandeimpression.

« – Le mieux, voyez-vous, reprit Prosope, le mieuxserait de vous en débarrasser. Ils ne peuvent que vous nuire, enaltérant le voisinage. D’ailleurs, je ne voudrais pas vous donnerde folles espérances, mais il me semble que, cela fait, nouspourrions, dans une certaine mesure, tempérer votre infirmité.

« – Que dites-vous ! Une fois mes yeux partis,bien malin qui…

« – Tout dépendra de ce que nous trouverons derrièrevos yeux. Vous saisissez ? Tout dépendra de l’état des nerfsoptiques. Enfin, nous en recauserons, Lebris. Pour le moment, jevous conseille de faire enlever ça. L’énucléation s’impose, monami. J’insiste. Nous vous opérerons demain matin, n’est-cepas ?

« J’y consentis de bonne grâce. Depuis quelque temps, mesyeux inutiles devenaient lourds, cuisants, ils me semblaientdilatés, et cette souffrance m’avait fait parfois désirer ce qu’onvenait de me proposer. Au demeurant, je le répète, Prosope m’avaitmis en confiance… Et la maison était si paisible ! Jamais uncri, jamais de vacarme suspect. Pendant mes heures d’oisiveté et denostalgie, quand je songeais à la belle France que mes yeux nereverraient plus – à moins d’un prodige auquel je ne croyaisguère-, et même quand j’épiais les bruits de ma prison, pour tâcherde deviner ce qu’on y faisait, je ne distinguais que les rumeurs dutravail et de la paix. Souvent, des machines tournaient ; unronronnement d’atelier me parvenait à travers les bâtiments. Maistout était placide, débonnaire, reposant…

« Le lendemain, je n’avais plus d’yeux… Au sortir del’anesthésie, comme je cédais à une tristesse instinctive, Prosopem’apprit avec un enthousiasme étrange que l’opération s’étaitaccomplie dans les meilleures conditions et que tout favorisait latentative dont il m’avait parlé.

« – Les nerfs optiques sont intacts. Laissonscicatriser. Lebris, vous êtes né sous une bonne étoile ! Vousallez être associé à des recherches sensationnelles !…

« Il m’a dit qu’il ne savait pas du tout si la tentative enquestion réussirait ; je crois qu’il n’espérait qu’un résultatindicatif ; mais il fallait m’encourager !… En tout cas,bien que je l’accablasse de questions, je n’obtins de lui aucunéclaircissement sur le fond de l’entreprise ; et vous pouvezpenser combien de conjectures se pressaient sans son crâne !Je m’arrêtai successivement à l’idée d’une greffe, puis à l’idéed’une invention d’optique ; et je me voyais tantôt pourvu desyeux d’un animal quelconque, tantôt nanti de prunelles postiches,œuvre d’un opticien génial… Mais, de toute façon, je mevoyais voyant ! Prosope n’avait-il pas tablé surl’intégrité du nerf optique ?…

« Vous devez me trouver bien crédule mon ami. Mais si voussaviez tout ce que renferme, pour un aveugle, ce petit mot« voir » !… D’ailleurs, ce qui s’est produitn’est-il pas plus extraordinaire, plus magnifiquement prodigieuxque ne le serait la vue artificielle !… Si vous le désirez, unautre jour, je vous énumérerai – autant du moins que j’ai pu m’enrendre compte et m’en souvenir – tous les préparatifs que je dussubir : soins variés, mensurations, moulages des orbites et,finalement, présentation de deux corps parfaitement lisses quis’adaptaient au mieux dans leurs logements. On les retira presqueaussitôt. Leur placement d’essai avait eu lieu en présence deplusieurs personnes ; elles ne se privaient pas de parler avecabondance, dans leur étrange charabia, et, ce jour-là, ce ne futpas Prosope qui m’interrogea sur mes impressions, mais un vieillarddont la voix grêle semblait sortir d’une serinette. Enfrançais ? Naturellement, mais sans pureté et avec toutes lesintonations du volapük mystérieux. Je lui disn’éprouver aucune sensation pénible par le fait des deux boulesqu’on venait de me poser, et je compris que ma réponse le comblaitde satisfaction.

« À quelques jours de là, on m’endormit pour la deuxièmefois. La première fois, mon réveil nauséeux s’était accompagné dephénomènes que vous connaissez sans doute : éblouissements,fulgurances et autres facéties déterminées par la réaction des deuxnerfs optiques, puisque c’est là leur façon de souffrir etpuisqu’on venait de pratiquer leur séparation d’avec mes yeux horsd’usage. Aussi, cette deuxième fois, quand les vapeurs d’éthercommencèrent à se dissiper, et que des luminosités m’apparurentsous forme de traits et de brumes, je pensai bonnement qu’une causesimilaire engendrait des effets analogues. Mais, peu à peu, àmesure que je sortais du néant provoqué, ma propre matière sereformait pour mes sens. Je me sentais étendu, les yeux fermés sousun épais bandage… Et pourtant… « Non, non, me dis-je, je nesuis pas éveillé ! Il faut, au contraire, que je sois plongéau tréfonds du sommeil opératoire ! Je suis le jouet d’unefantasmagorie, et cela…, cela nepeut être que le résultat détourné d’une douleur – d’une douleurque l’anesthésie m’empêche de sentir ; c’est la répercussionnerveuse d’un travail chirurgical : une piqûre, une coupure,traduite en hallucination !… Parbleu ! mes yeux nesont-ils pas fermés ? N’ai-je pas un bandeau sur lesyeux ?… » Erreur. J’étais indiscutablement éveillé,conscient, lucide ; et j’apercevais devant moi, debout etlumineux, un être effrayant et fantastique. »

Chapitre 5LA MERVEILLE

– Imaginez, continua Jean Lebris, une forme humaineconstituée par l’enchevêtrement d’une quantité de fils plus oumoins gros – une sorte de résille incandescente, brûlant d’un feuviolet, et reproduisant, par ses entrelacs et ses ramificationsaériennes, l’apparence légère et anatomique d’un de nos semblables.On aurait dit un homme construit comme une racine d’arbrelumineuse, un homme branchu, dont le cerveau faisait dans ma nuitun bloc de lumière duveteuse et dont la moelle épinières’allongeait, luminescente, comme un tube de Geissler enactivité.

« Le spectre bougea. Ses lignes étaient, pour moi, commetracées au phosphore sur un tableau noir. Je remarquai entre elles(dont certaines étaient plus ténues que des cheveux) une sorte denébulosité violâtre qui, remplissant les vides, achevait lescontours de la structure et dessinait à l’estompe la masse d’unindividu.

« – Qu’est-ce que je vois ! m’écriai-je avechorreur.

« Alors, dans le bas de la face, les filets phosphorescentsse mirent à se distendre et à se contracter ; ceux de la gorges’activèrent également, tandis que la clarté du cerveaus’intensifiait à gauche du front. Et tous ces filaments de luiredavantage, d’un feu changeant et concentré, comme la braise quandon souffle dessus. Le spectre, penché sur moi, meparlait :

« – Vous voyez ?Vous voyez ?… Lebris, c’est bien vrai ?

« – Oui, dis-je en reconnaissant la voix du docteurProsope. Je vois un spectacle inimaginable, à travers mes paupièreset les toiles du pansement.

« – Vous êtes sûr ? Dites-moi, dites-moi ce quevous percevez…

« Je le lui dis. Et j’eus la surprise supplémentaire devoir le bonhomme de fil exécuter quelques glissades en tournant surlui-même. D’autres se seraient jetés à genoux pour remercier leSeigneur ; Prosope, content du Sort, dansait le tango.

« – De grâce, expliquez-moi…, implorai-je.

« – Tout à l’heure. Attendez un instant. Il faut quel’on sache…

« Je vis le bizarre aspect de Prosope se rapetisser avecpromptitude, pivoter (la porte claqua), changer d’apparence parl’effet de la perspective (j’entendais ses pas dégringolantl’escalier), et je me rendis compte qu’il s’éloignait à travers uneinfinité de plans vaporeux, de cadres plus ou moins discernables,qui composaient pour moi un monde embrouillé, ici translucide, làtransparent, coupé de droites géométriques, cloisonné de paroisdiaphanes et semé de halos innombrables. À cet instant, au débutmême de ma prodigieuse transformation, cette mêlée n’était pour moiqu’un chaos très pâle, à peine sensible ; et derrière cesvelléités (colorées d’un mauve variable) la nuit d’encre, laterrible nuit des aveugles, subsistait. C’est alors qu’ayantregardé mon propre corps, je n’aperçus de moi-même qu’une espèce demonstre pareil à celui qui venait de s’esquiver… Quatre formes,quatre armatures, quatre hommes en ramifications lumineusess’empressaient maintenant à mon chevet. L’une d’elles était bossue.Une autre se courbait, ratatinée. Je distinguai, sur des ventres,la silhouette de montres et de chaînes, presque imperceptibles, etd’autres petites ombres rondes qui me semblèrent pouvoir être desboutons, des pièces de monnaie… Prosope était reconnaissable à sahaute taille et à son vaste encéphale. On m’ôta le bandeau etj’ouvris les paupières sans que rien fût changé à mes sensations.Vous pouvez croire que l’idée de la radiographie mepoursuivait ! Mais pourtant je me disais qu’avec des yeuxradiographiques, j’aurais vu le squelette desgens et non leur système nerveux… Prosope, restéseul avec moi, me donna l’explication que j’attendais.

« – Lebris, me dit-il, vous me demandiez tout àl’heure, avec un étonnement gâté par l’effroi, « ce que vousvoyiez ». Pardonnez-moi si, pour l’exposer, il m’arrive devous rappeler quelque principe déjà connu de vous. Mais jevoudrais, sur toute chose, être clair.

« Vous savez, Lebris, que l’œil est relié au cerveau par lenerf optique, lequel transmet au cerveau les impressions lumineusesque l’œil a reçues. Vous savez, d’autre part, que le nerf optiquene peut envoyer au cerveau que des impressionslumineuses, et point d’autres. Pincez-le, ce n’est pas une douleurqui en résulte, mais la sensation d’une clarté. (Notons déjà, enpassant, cette sensation lumineuse d’un contact, qui n’est, à toutprendre, qu’une vision du toucher.)

« Toute excitation du nerf optique se traduit donc, pour unindividu, en manifestations lumineuses, qu’il y ait un œil au boutde ce nerf, ou qu’il n’y en ait pas. Soit un homme en possession deses yeux. Chez lui, le nerf optique communique au cerveau lesindications fournies par la rétine. Cet homme a des sensationsd’images, de couleurs, d’ombres et de clartés ; bref, ilperçoit tout ce que l’œil enregistre par le secours de sonadmirable complexité. Supprimez l’œil. Excitez le nerf directement.Plus d’images, hélas ! mais seulement des luminositésconfuses, à peine expressives, qui ne révèlent presque rien dumonde extérieur et n’avertissent le sujet que d’un vagueincident.

« Mais si, à la place de l’œil, j’installe un autre organe,et que je mette cet autre organe en communication avec le nerfoptique ; si, par exemple, je remplace votre œil par unappareil auditif, ou, ce qui revient au même, si je relie votreoreille au nerf optique, au lieu de la laisser en rapport avec lenerf auditif, qu’arrivera-t-il ? Ceci : votre oreillecontinuera à enregistrer des sons ; mais ces sons, vous lespercevrez sous une forme lumineuse, puisque c’est là le seullangage que le nerf optique sache parler ettransmettre. Vous verrez les sons, vous ne lesentendrez plus ; vous aurez du monde sonore une perceptionvisuelle.

« Puisque nous avons cinq sens, on peut dès lors imaginerune série de cinq personnages diversement conditionnés sous lerapport de la vue. L’un, normal, verrait tout ce qui estnormalement visible. Des autres (tous quatre opérés) le premierverrait les sons, le deuxième verrait les odeurs, le troisièmeverrait les saveurs, et le quatrième (plus difficilementreprésentable, à cause que l’organe du toucher se diffuse en nous)verrait les contacts.

« Or, Lebris, quelques expériences nous ont convaincu queces fantaisies physiologiques sont chirurgicalement réalisables,surtout en ce qui concerne l’ouïe, le goût, l’odorat et la vue, cedernier sens étant pris comme base expérimentale.Artificiellement, tout est visible, pour peu que lenerf optique soit relié à l’organe voulu. Tout : parfums,musiques, succulences ! Mais vous me direz qu’une pareilledémonstration n’a qu’un intérêt bien spéculatif, quasi facétieux,et qu’en somme il importe aussi peu d’écouter avec l’œil que demarcher sur les mains. Vous avez raison, Lebris. Attendez,cependant.

« Vous n’ignorez pas que les cinq sens de l’homme nesauraient prétendre à lui donner la perception totale de la matièreen ses états différents. Cinq sens ! Il en faudrait peut-êtrecent, peut-être mille, pour prendre connaissance de tout ce quiexiste ! La Nature s’enveloppe d’un grand nombre de voiles.Jusqu’ici, l’homme n’en a soulevé que cinq – ceux que soulevaitdéjà l’ancêtre des cavernes. Les autres voiles, quecachent-ils ? Ils cachent certaines qualités de la matièrepour lesquelles nous n’avons pas d’organe percepteur, dont laraison seule nous fait présumer l’existence et dont rien ne peutnous faire soupçonner le caractère, parce que nos sens ne lesperçoivent jamais, même indirectement par échos ou reflets. Ilscachent aussi certaines autres qualités pour lesquelles nous nepossédons pas non plus de sens approprié, mais qui pourtant serévèlent à nous quelquefois, exceptionnellement, par quelque effetvisible, odorant ou bruyant, sortes de fugues, d’escapades que fontces choses-là dans le domaine de la vue, de l’odorat, del’ouïe…

« Certes, Lebris, il est beau que l’homme soulève chaquejour davantage les cinq voiles qu’il a saisis de sa mainfrémissante. Il est beau que le téléphone augmente siformidablement l’acuité de son tympan. Il est beau que lemicroscope et le télescope lui donnent tour à tour des prunelles deLilliputien et de Géant, et que ses regards percent les muraillesau clair des rayons X. Il est beau, surtout, que l’esprit du savantsupplée, par l’intuition et le calcul, à l’infériorité de ses senset même à l’absence d’organes sensoriels. Mais, dites :celui-là qui doterait l’humanité d’un sixième sens,celui-là qui adapterait au nerf optique un nouvel organe, sensibleà des vibrations encore inaperçues,encore imperçues par aucun autre nerf ?Comment le qualifier ?…

« Écoutez : parmi les éléments mystérieux qui sont àl’homme ce que la lumière est aux aveugles, mais qui cependant,par-ci par-là, d’une manière détournée, se plaisent furtivement àlui déceler leur existence, il en est un, Lebris, qui n’estplus pour vous inconnaissable. Cet élément, quenous distinguons rarement, grâce à d’exceptionnelles manifestationslumineuses, sonores, tactiles, voire olfactives et gustatives, cetélément que nos ingénieurs utilisent aujourd’hui sans savoir aujuste ce qu’il est, ni comment il agit, cet élément redoutable,occulte, universel, vous, Lebris, seul au monde, vous en recevezl’impression directe. J’ai remplacé vos yeux par des appareils quile saisissent comme l’oreille saisit le son, comme l’œil saisit lalumière visible. Moi, je ne devine la présence de cet élément qu’aubruit du tonnerre et de l’étincelle, à la vue de la foudre, àl’odeur de l’ozone, à la secousse d’une bouteille blindée, auspectacle de machines qui tournent et d’ampoules quibrillent… Vous, partout où elle est, vous voyezl’ÉLECTRICITÉ.

« J’ai remplacé vos yeux par des façons d’électroscopestrès perfectionnés. Ils perçoivent du monde l’aspectélectrique ; ils n’en perçoivent pas d’autre ; et,naturellement, votre nerf optique vous traduit cet aspect sousforme de luminosités.

« Remarquez-le : au lieu de mettre l’électroscope à laplace de l’œil, on pourrait parfaitement le substituer (mettons) àl’oreille. On pourrait le relier au nerf auditif plutôt qu’au nerfoptique ; et alors l’opéré entendrait lesphénomènes électromagnétiques, au lieu de lesvoir. Pourcomprendre à quel point le nerf optique était indiqué entre tousautres, il suffit de songer un instant ; il suffit de serappeler que la vue est notre sens principal, et que l’électricitéoffre avec la lumière bien plus d’analogie qu’avec le son, l’odeurou la saveur. C’est pourquoi nous avons demandé à nos amis du frontde nous envoyer des blessés aveugles, pour nos expériences. Vousn’en êtes pas moins le premier, Lebris ! le premier homme quiait soulevé le sixième voile de la Nature ! »

« Le docteur Prosope se tut, après avoir prononcé d’un tonorgueilleux cette phrase emphatique. Sa victoire letransportait ; je voyais son système nerveux se moirer deluminescences. Moi, je restais confondu. D’abord, il me déplaisaitde jouer le rôle passif d’un sujet de laboratoire, j’en étaishonteux ; cet homme m’avait rabaissé au rang des cobayes. S’ils’était servi d’un être humain, au lieu d’un animal, c’estuniquement parce qu’il avait besoin que son patient lui fît part deses impressions… Ensuite, je vous l’ai dit : après avoiraccepté la cécité, j’avais espéré recouvrer la vue, et ma déceptionme laissait triste et morne. Je n’ai rien d’un explorateur, moi, etvoilà que je me trouvais tout à coup arraché à mes vieilleshabitudes, jeté, seul – seul de tous les hommes-, au sein derégions physiologiques inexplorées !… Un phénomène, moi !Jean Lebris, un être à exhiber ! Ah !…

« – Vous ne dites rien ? reprit Prosope.

« – J’aurais mieux aimé voir, lui dis-jeavec humeur. Revoir, comme avant. Puisque vous êtescapable d’inventer des yeux extraordinaires, ce serait un jeu pourvous de fabriquer des yeux ordinaires, de reproduire la Nature, derendre aux aveugles la faculté qui leur manque si cruellement.

« – C’est une conception étroite et égoïste, un pointde vue mesquin. Pouvez-vous comparer la guérison d’un infirme – unraccommodage – à l’extension de la puissance humaine ? Nous nesommes pas des rebouteux, nous sommes les pionniers de la plusgrande humanité !… Au surplus, Lebris, il faut savoir que cesappareils électroscopes, dont vous êtes munis, ne sont pas autrechose, au fond, que des yeux… Mais oui. Tout à l’heure, je parlaisd’analogie entre la lumière et l’électricité. L’expression estinsuffisante… La lumière et l’électricité sont identiques. Ce quenous appelons « lumière » n’est qu’une électricité dontles oscillations sont assez rapides pour influencer la rétine. Ceque nous nommons « électricité » n’est qu’une lumièredont les oscillations sont trop lentes pour que notre œil puisseles capter. On est arrivé à produire des courants électriques decinquante milliards d’oscillations par seconde ; qu’onparvienne à rendre ces oscillations dix mille fois plus fréquentes,les ondes lumineuses elles-mêmes seront reproduites. Vosélectroscopes ne sont, en fin de compte, que des yeuxralentis. Et vous comprenez maintenant tout à fait pourquoinous avons élu, pour nos expériences, le nerf optique plutôt quetout autre. Un jour, peut-être nos successeurs parviendront-ils àcréer l’œil complet, l’œil que les vibrations les plus lentes etles plus précipitées pourront impressionner, l’œil qui verra lesrayons infra-rouges comme les rayons ultra-violets, la chaleurcomme l’électricité – l’œil enfin qui donnera du monde la visionintégrale. Et alors il n’y aura plus lieu de distinguer la lumièrevisible et la lumière invisible. Il n’y aura plus que LA LUMIÈRE.Quelle beauté ! Quand je vous aurai dit que, grâce à vous, lepremier pas vient d’être fait dans cette voie éblouissante, quandj’aurai ajouté que la Science actuelle tend à considérerl’électricité comme étant la matière même, leprincipe de tout, Lebris, ne serez-vous pas fier devotre mission ?

« – Vous auriez dû me prévenir, bougonnai-je. Je suisun soldat prisonnier ; vous m’avez traité comme un esclave.D’ailleurs, je ne vois presque rien.

« – Vous verrez de mieux en mieux. Ayez de lapatience. Décrivez-moi cependant… je vais prendre des notes.

« – C’est inutile, je ne vois rien, dis-jefermement.

« – Comment ! Qu’est-ce qui vous prend,Lebris ?…

« – Je ne vois rien, répétai-je. Vous vous êtestrompé, mon cher. Vous avez abusé indignement de mon malheur et dema situation. Je vous considère comme des canailles, vous et voscomplices. On ne traite pas ainsi un homme libre, un citoyenfrançais. Peine perdue ! Vous ne saurez rien. Ah ! cesmessieurs font des expériences sur leurs semblables ! Eh bien,sachez-le : je ne parlerai pas plus que le pauvre chien quevous auriez ficelé sur une planche et truqué à coups de bistouri.Je ne vois rien, vous dis-je !

« – Mais, Lebris, vous êtes fou ! Mon ami !Allons ! Nous vous associons à nos nobles travaux, et…

« – Assez ! Assez d’hypocrisie ! Laissez-moimes yeux-électroscopes ou enlevez-les-moi, maisje vous enjoins d’avoir à me diriger immédiatement sur un camp deprisonniers français. Tout ce qui se passe ici viole le droit desgens !

« – Nenni, nenni, prononça le docteur avec un calmeirritant. Vous ne nous quitterez pas de la sorte. Vous ne nousquitterez jamais…

« – Plaît-il ?

« – Nous avons besoin de vous. J’espérais que vousseriez assez intelligent pour mettre l’amour de la Scienceau-dessus de tout. J’espérais que la joie de n’être plus aveugle,au sens propre du terme, et aussi l’enivrement de spectaclesnouveaux, compenseraient pour vous l’ennui d’une existencesédentaire…

« – Je ne dirai jamais rien de ce que je verrai !clamai-je.

« – Si. Au bout de quelque temps.

« – Vous pourrez me torturer…

« – Ah ! fi, Lebris ! Pour qui meprenez-vous ! On vous traitera toujours avec les égards quisont dus à votre remarquable propriété…

« – Mais enfin, vous aurez certainement d’autressujets que moi, dans le même cas !

« – Peut-être bien. Nous n’en aurons jamais assez…Voyons, Lebris, pas de nerfs ! pas de nerfs !… Apprenezque vous êtes mort pour tout le monde. Madame votre mère sait – ousaura bientôt – que son fils a donné sa vie pour son pays. Il yavait du désordre à l’ambulance ; un infirmier s’est trompéd’étiquette… Vous qui chérissez la tranquillité, vous serez trèsheureux avec nous !

« Je tremblais de colère.

« – Sale Boche ! Sale Boche ! Tu ne saurasrien !

« L’autre se mit à rire, ce qui donnait à sa nervure unaspect dansant et macabre.

« – Mais je ne suis pas boche ! serécriait-il. Ah ! voici qui est intéressant. Notons-le.

« Ce qui était « intéressant », c’est que lesélectroscopes ne m’empêchaient pas de pleurer. »

Chapitre 6L’ÉVASION DE L’HOMME TRUQUÉ

Pendant que Jean Lebris me racontait sa prodigieuse aventure, lanuit s’était épaissie et, la tension électrique s’étant maintenue,les yeux du conteur faisaient dans les ténèbres fluidiques deuxclartés froides et sans rayonnement.

– Votre mère va s’inquiéter, lui dis-je. Partons.L’obscurité affaiblit-elle votre vision ?

– Du tout ! Le jour et la nuit ne sont plus pour moiqu’une nuance assez inexprimable… Vous venez ?

Ce fut lui qui me guida ; car, avec mes yeux faits pour lalumière visible, je n’y voyais goutte.

– Alors, dis-je, vous m’avez joué la comédie, mon petitJean, lorsque vous tâtonniez…

– Oh ! oui et non. Dans certaines conditionsatmosphériques, je suis loin d’être aussi perspicace que cesoir ! Un temps sec est, pour moi, un temps sombre, et lebrouillard favorise singulièrement ma perception. Mais, je leconfesse : j’ai parfois dissimulé… Laissons cela, dit-il nonsans confusion. Je reprends le fil de mon histoire. Tout enmarchant, voulez-vous ?

Si je voulais !

– J’en étais resté à cet accès de chagrin rageur… Pourrefouler mes larmes, je tournais furieusement mes poings dans mesmaudits yeux et je les y enfonçais sans aucune précaution ; sibien que Prosope m’avertit de mon imprudence. À me frotter de lasorte, je risquais de compromettre son œuvre. L’opération étaittrop récente… Il disait vrai. Mes frictions inconsidérées avaientdérangé je ne sais quoi, déréglé quelque minutieuse concordance.Maintenant, au lieu d’un seul Prosope spectral, j’en apercevaisdeux qui se « chevauchaient ». Mes électroscopess’étaient mis à loucher !

« Cet incident refroidit mon exaltation, et je prisconscience du bonheur relatif dont j’étais le bénéficiairecontraint et forcé. L’idée de perdre cette espèce de deuxième vue,cette faculté de remplacement, me fut pénible. Mais le sentiment dema dignité me retint d’avertir Prosope de ce qui venait de seproduire, et de lui demander ses soins. J’espérai que le strabismese dissiperait – ce qui arriva fort heureusement. Quelques heuresplus tard, la conjugaison des deux électroscopes s’était rétablied’elle-même.

« Prosope, de guerre lasse, m’ayant abandonné à ma mauvaisehumeur, je pus à loisir contempler le nouveau visage que m’offraitle vieux monde. À ce moment, en comparaison avec ce qui se montre àmoi aujourd’hui, je découvrais réellement peu de chose, et mal.Car, il faut que vous le sachiez : depuis leur insertion dansmes orbites, depuis leur incorporation à mon organisme, mes yeuxscientifiques n’ont cessé d’acquérir plus de pénétration. Ainsi, cesoir-là, le fond de la scène était encore obscur. Cela ressemblaitun peu à une illumination nocturne, pour une fête, quand lesmaisons dessinent des traits de feu sur la nuit et qu’on n’aperçoitde leur masse qu’une lueur… Et puis, je n’avais pas encore acquisle sens de la perspective, la notion de profondeur. Les lignes mesemblaient toutes à la même distance, situées dans un seul planvertical, tracées – je le répète – comme sur un tableau noir ;et, comme le nouvel aspect des choses en faisait pour moi deschoses nouvelles, parfois méconnaissables, je ne discernais d’abordque leur grandeur ou leur petitesse apparentes, sans pouvoirconclure à leur inégalité réelle ou à leur éloignementrespectif.

« Mais, si réduit que fût encore pour moi le mondeélectrique, il n’en constituait pas moins un spectaclelumineux obligatoire. Je n’avais pas le moyen de m’enriver en abaissant sur lui mes paupières, que traversaient lesradiations électromagnétiques ! J’étais condamné à voir sanscesse devant moi ces feux inexorables, ondés d’assombrissements etd’éclats qui en rendaient la perception des plus fatigantes.Autrement dit, j’étais condamné à ne plus dormir ! Et c’estpar là que ce diable de Prosope eut raison de mon entêtement. Il mevainquit par le sommeil.

« Après trois jours d’insomnie, la fantasmagorie deslumières ayant peut-être triplé, Prosope me vendit, contre lapromesse de parler, une paire de lunettes compactes. Elles étaientfaites d’une superposition de divers isolants qui, chacunremplissant sa tâche, interceptaient finalement toutes lesradiations. Je dormis d’abord. Puis, loyal, je parlai.

« Plus de noir, maintenant. Un éclairage général. Unéclairage dégradé, avec des zones tour à tour ardentes oucrépusculaires. Une luminosité universelle, éternellement onduléeou frissonnante, dont la couleur passait du bleu le plus aigu aurouge le plus acide, par l’intermédiaire de tous les violetsimaginables. À la vérité, le violet régnait presqueuniquement ; mais le rouge dominait dans le ciel, et le bleusur la terre. Il y avait entre eux un perpétuel échange, unva-et-vient d’effluves ; et dans l’espace c’était unepropagation continuelle de rides immenses qui se coupaient ets’entrecoupaient infatigablement, tandis que des halos gigantesquesy faisaient des taches sans limite, frémissantes de vibrationscentrifuges. Le noyau de l’un d’euxm’apparaissait au-dessous de l’horizon, àtravers l’épaisseur translucide du globe terrestre, comme un foyerde saphir en ignition ; et mes électroscopes avaient unetendance extraordinaire à se tourner vers lui.

« – C’est le Pôle magnétique, me dit Prosope ; etles autres halos, ce sont des champs électromagnétiques. Mais sousvos pieds, Lebris, qu’est-ce qu’il y a ?

« – Les étages de la maison : des plans à peineteintés, des lames de brouillard violet. Quelqu’un est couché dansla chambre au-dessous…

« – Mais plus bas, la terre, la planète…

« – Un abîme où tremblent des brumes, où des pointsplus denses mettent des lumières plus vives… La surface, surtout,condense le fluide.

« – Sans doute. Et autour de nous ? La forêt…

« – Une mousse pâle, couleur fleur de pêcher, presqueinsaisissable… Ah ! la mousse s’allume, pétille, s’agite,s’affirme… C’est le vent qui s’élève, n’est-ce pas ? Toutflamboie doucement. Des panaches phosphorescents se poursuivent lelong des murailles. L’air lui-même s’emplit de traînées. Je vois levent !

« – Et quand je bouge, moi ?

« – Tout ce qui bouge s’entoure d’une flamme éphémère,et laisse un court sillage déchiqueté, une frange de lueurs…

« – En face de nous…

« – Je vois un pavillon. Transparence lilas. Lesangles, les arêtes sont beaucoup plus accentuées que tout le reste.D’admirables aigrettes azurées s’échappent des pignons pointus, etle paratonnerre lance une gerbe inépuisable d’étincelles bleutées…Tout ce bleu et tout ce rouge passent leur temps à se fondre enviolet, et le violet s’emploie constamment à se dissocier en rougeet en bleu. C’est ce qui produit ces fluctuations sempiternelles…Eh ! que faites-vous ? Vos cheveux s’embrasent !

« – J’y passais la main, tout simplement.

« Une autre fois, Bare, je vous décrirai tout ce que j’aidécrit à Prosope et toutes les observations qu’il a faites par monintermédiaire. Je vous dirai les diverses transparences des corps,proportionnelles à leur conductibilité ; comment certainsmétaux sont pour moi cristallins, alors que le verre le plus minceest souvent presque opaque, si bien que parfois je distingue mieuxles aiguilles de ma montre à travers tout le mécanisme qu’à traversle verre !… Je vous dirai l’auréole électromagnétique dontnous sommes nimbés, comme si chacun de nous n’était, dans son êtretangible, que le noyau d’un champ de radiations, en sorte qu’à toutmoment nos êtres se confondent ou s’influencent. Je vous dirai…Mais voici que nous approchons de Belvoux, et je voudrais vousfaire le récit de mon évasion. Il y a un mois, tenez, jour pourjour…

« J’étais accablé de tristesse. Ma réclusion ressemblait àla mort, et j’avais perdu tout espoir de reprendre ma place parmiles vivants. La maison où j’étais détenu se trouve au milieu d’unevaste solitude. Je savais depuis longtemps que la plupart de sesoccupants n’en sortaient jamais. Figurez-vous être dans un châteaude cristal – d’un cristal plus ou moins coloré d’améthyste ;c’est à peu près cela. Le moindre phénomène électriqueimpressionnait ma vue à travers les parois ; or, tout objetcontient sa dose d’électricité, toute action engendre uncourant ; cela me permit d’entrevoir périodiquement uneautomobile qui arrivait et repartait, assurant la liaison entre lechâteau solitaire et une agglomération de points lumineux quej’estimai fort lointains (car j’avais acquis la notion dedistance). L’auto pénétrait au cœur des bâtiments par le chemind’un couloir bordé de hautes murailles qui, se continuant toutautour du domaine, lui faisaient une enceinte infranchissable,doublée, à l’extérieur, de fossés remplis d’eau. C’est, du moins,ce que je parvins à inférer, après bien des contemplations et desrecherches, du haut de ma cellule ou pendant les promenadeshygiéniques que Prosope me faisait faire dans les cours de saforteresse.

« Impossible d’échapper à la surveillance de mes gardiens.Impossible de forcer les serrures de ma porte. Sauter par lafenêtre eut été se suicider. Je savais de ma prison tout ce que messens pouvaient m’en apprendre. Et rien ne me faisait espérer lesalut. Mon serviteur restait muet. Les autres m’étaient étrangers.Une nuit, alors que l’immobilité de chacun facilitait la besogne,j’avais dénombré les hôtes du lieu. Nous étions trente, que jecrois pouvoir décompter ainsi : douze malades ou patients,huit médecins ou ingénieurs, et dix domestiques, infirmiers etouvriers électriciens. Le silence n’était troublé que par lebourdonnement sourd des dynamos. Logées au sous-sol, ellesproduisaient des fulgurances qui m’éblouissaient comme des soleilsd’artifice. Elles envoyaient le fluide se comprimer dans desaccumulateurs resplendissants ; elles le lançaient au loindans le rayonnement arachnéen des circuits ; et, le soir, àl’heure des lampes, les fils conducteurs bâtissaient autour de moil’édifice paradoxal de leurs fines incandescences… »

– Pardonnez-moi, Jean, si je vous interromps, maisdites : une lampe électrique allumée vous apparaît-elle, àvous, plus lumineuse ou moins lumineuse qu’un fil où passe uncourant invisible à nos yeux ?

– Rappelez-vous ce que je vous ai dit du jour et de lanuit. Ce ne sont que nuances… Je poursuis :

« Un matin du mois dernier, le silence ordinaire futtroublé par la rumeur insolite d’une altercation, et je distinguai,dans la chambre voisine de la mienne, deux formes humaines face àface. La grande : Prosope. La petite, au cervelet inégalementdéveloppé : mon serviteur attitré. Les deux hommess’invectivaient. Il fallait que la cloison fût un étouffoirexcellent, car, malgré le peu d’espace qui nous séparait, je ne pussaisir que de confuses apostrophes. À leurs gestes, à leurattitude, aux flamboiements qui parcouraient leurs nerfs, je connustoutefois la violence de la querelle. Et le cœur du petit hommebattait avec une précipitation caractéristique.

« Prosope, beaucoup plus calme cependant, le frappa d’uncoup de poing au visage et l’abattit par terre. Je vis le menuspectre se relever et sortir de la chambre, tête basse, mais enchatoyant de telle sorte qu’il semblait hérissé de lumière.

« C’était l’heure du lunch. Bientôt, le serviteur ouvritles serrures de ma porte et disposa sur la table, avec sonhabituelle méticulosité, les éléments de mon repas.

« Bien souvent, mais en vain, je lui avais adressé laparole. Cette fois il me répondit, et que je sois damné si jamaisquelqu’un baragouina le français d’une manière plus chinoise !Je n’essaierai pas de l’imiter. Il était furibond. Sachant trouveren moi un auditeur complaisant et discret, il épanchait sa rancuneen accablant Prosope des pires insultes. Le motif de leurdissentiment était futile. Mais je jugeai l’occasion propice. Sansambages, je lui proposai de fuir avec moi. Il m’opposa seulementque lui aussi était prisonnier de Prosope.

« – N’as-tu pas les clefs de la maison ?

« – Qu’est-ce que les clefs ? Rien. Pour sortird’ici – je traduis son invraisemblable galimatias – il n’y a depraticable que le grand couloir entre les murailles. Franchir lagrille qui le ferme, qu’est-ce ? Rien. Mais les pavés ducouloir ne sont pas tous des pavés ! Certains sont des plotsélectriques, dissimulés parmi les carreaux du dallage. Qui lestoucherait du pied tomberait foudroyé !

« Ainsi s’expliquait une singularité qui m’intriguait fort.Je regardai là-bas, avec un sourire, le dallage du couloir, lamarqueterie sournoise où les plots, cachés à tous les yeux,encastraient pour les miens des luminescences éparses, aussiévitables que des plaques d’or.

« – Il n’y a qu’une grille au bout du couloir,remarquai-je.

« – Oui, à l’entrée du pont. Un enfant passeraitpar-dessus. Mais le couloir !… On interrompt le courantlorsque l’automobile entre ou sort ; mais, ces jours-là, ledocteur fait bonne garde !

« – Nous partirons cette nuit, décidai-je.

« – Et les plots ?…

« – J’en fais mon affaire. Viens me chercher quandtout le monde dormira. Je te conduirai jusqu’à la grille.Ensuite…

« Mais le supposé Chinois, comblé de stupeur et devénération, m’embrassait les mains.

« – Où sommes-nous ici ? lui demandai-je en medégageant.

« – Seigneur, me répondit-il, ne m’interroge pas. Oùnous sommes, cela, j’ai juré de ne pas le dire… Quant à m’évader,c’est autre chose. Je suis à tes ordres. Je te mènerai à la villequi est par là. J’ai de l’argent. Si tu veux, je t’accompagneraijusqu’au bord de ton pays. Fais-moi traverser le couloir, et moi jefais serment de te remettre aux mains de tes compatriotes. Là, jete quitterai. N’exige rien de plus. J’ai juré.

« Nul épisode n’accidenta notre fuite nocturne. Le petitAsiatique avait une incomparable dextérité pour manipuler sansbruit les serrures. Le château, feutré comme un cabinet dedentiste, jouissait d’un étrange pouvoir assourdissant. Prosope,sûr de ses domestiques, dormait profondément (je le voyais dans sachambre !) Pas de chien de garde ; pas de veilleur.Enfin, il tombait une petite pluie que j’étais fort éloigné demaudire, les choses m’apparaissant avec beaucoup plus de nettetélorsqu’elles sont humides. Le couloir parcouru sans encombre, lagrille escaladée, nous marchâmes durant cinq heures versl’agglomération de points lumineux que j’avais déjà repérée.C’était la ville. Mon compagnon me dit :

« – Si nous pouvons prendre un train au lever dusoleil, ce sera bon. Et il ajouta dans un rire exotique : Lesdocteurs vont dormir très longtemps derrière nous ; au moinsjusqu’à demain soir… J’avais aussi les clefs de la pharmacie.

« C’est le ciel qui m’a envoyé ce petit démon ! »pensai-je. Il n’a voulu me dire ni son nom, ni sa patrie ; jen’appris rien de lui sur les docteurs mystérieux… Il était aussisecret que débrouillard. Nous nous hâtions. La nuit s’écoulait. Jesuivais des yeux, à travers la masse diaphane de notre sphère, laprogression du soleil. Il était pour moi, derrière ce brouillardbleu et parmi les astres, comme un disque zinzolin, foyer d’uneformidable irradiation.

« Quand il dépassa l’horizon, nous étions empilés dans unétroit compartiment de chemin de fer, avec force voyageurs dont lelangage inintelligible ne m’apprenait pas la nationalité.

« À quoi bon vous énumérer les fatigues et les péripétiesde cette traversée européenne ?… Vers le soir, à l’heure oùs’éveillait sans doute, dans son château-clinique, celui quej’appelle Prosope, nous entrâmes dans les pays de langue allemande.Questionner les gens, moi qui ne savais que quelques motstudesques, c’eût été me faire remarquer et chagriner mon sauveur,qui m’avait demandé de ne rien dire et de ne pas chercherà savoir. Je me bornai donc, comme je l’avais fait jusque-là,à retenir des noms, à noter des configurations de montagnes ou desstructures de monument, pour les rechercher par la suite. Mais,bast ! pour quoi faire ?… Au matin, le mot« Regensburg » frappa mon oreille. Nous noustrouvions alors dans un express qui longeait un fleuve vaste commeun détroit. J’entendis encore « Nuremberg »,« Carlsruhe »… Au pont de Kehl, malgré tous mesefforts, l’Asiatique s’esquiva. Je passai le Rhin à la faveur d’unconvoi de camions chargés de matériel livré aux Alliés.

« Ce furent alors toutes sortes de visites médicales etd’interrogatoires militaires, dont je sortis en mêlant beaucoup demensonges à peu de vérités… Vous savez le reste. Officiellement,mon aventure est classée. Je veux croire qu’elleest réellement terminée ; mais il me sembleprudent d’avoir toujours un revolver sur moi ; et je vousavoue, mon cher Bare, que tout à l’heure votre présence subreptice,derrière le buisson, m’a donné la venette… »

Jean se tut et s’arrêta. Nous étions arrivés. Au fond dujardinet, qu’elle éclairait de ses fenêtres ouvertes, la maisonLebris s’élevait dans la nuit.

– Il est très tard ! dis-je.

– Oui, répondit Jean qui me montra du bout de sa canne,dans le gazon, un point, puis un autre. Le soleil est là,tenez !… Et la Croix du Sud là ! Je suis bien le premierqui l’ait vue sans quitter l’hémisphère boréal !

Il mit alors, les ayant tirées de sa poche, les fameuseslunettes du docteur Prosope, qui, épousant les parages de ses yeux(comme des lunettes d’automobiliste), éclipsèrent complètementtoute phosphorescence. On pouvait les prendre, ces lunettesopaques, pour des besicles de verre fumé ; et rien n’empêchaitde croire que Jean devait les porter de temps en temps, pour suivreles prescriptions d’un oculiste.

– À présent, il faut me guider, fit-il. Je suisaveugle !

Je dirigeai ses pas. Nous montâmes l’escalier. Mais, quand ilfut chez lui, je restai quelque temps, une main sur la rampe,cherchant avec une fièvre enfantine quel prétexte inventer qui mepermît de grimper au deuxième étage et de revoirMlle Grive, ne fût-ce qu’un instant. Mon cœurbattait si fort que je l’entendais. Un bruit de voix, là-haut, merendit heureux comme un collégien…

Tout à coup, je songeai que l’aveugle extraordinaire meregardait peut-être, à travers les murs ; et je me retirai,méditant au prodige qu’il m’avait révélé.

Chapitre 7GYMKHANA

C’est la première fois que je m’avise d’écrire un récit. Jeviens de relire ce qui précède, et je reste confondu d’avoir si malexécuté ma tâche. Je voulais composer une relation simple et brève,photographique. Malgré moi, je me suis étendu complaisamment tantôtsur mes amours, tantôt sur le prodige du sixième sens. Pourtant, jene dois ouvrir mon cœur qu’autant que l’exige la clarté del’histoire, et ce n’est pas ici qu’il convient de parlerdes courants de Foucault, de self-induction etd’hystérésis ; car mon mémoire technique contientlà-dessus tout ce que Jean Lebris a pu me faire connaître par lesecours de ses yeux-électroscopes.

Je m’efforcerai dorénavant de serrer de plus près ma ligne dedirection.

 

Les semaines qui suivirent la confession de Jean Lebris m’ontlaissé le souvenir d’une période singulièrement ardente et pleine.Amour, amitié, dévouement au malade, curiosité scientifique,j’avais plus d’une raison pour m’associer à l’existence de mesvoisins. Aussi, en quelques jours, étions-nous devenusinséparables. Mais je me rappelle combien il m’était difficile derépartir également mes assiduités et de cacher sous l’apparenced’une galanterie banale les hommages d’une passion sans cessegrandissante.

Mme Fontan et Mme Lebris,s’étant prises d’affection, ne se quittaient guère. Fanny, libre detoute contrainte, avide de mouvement comme de charité, toujoursprête au bien et au plaisir, partageait son temps entre l’aveugle,le sport et les parties que nous organisions.

Cependant, toutes les portes s’ouvrirent devant sa grâce, sabelle humeur et son infortune ; de nombreuses invitations netardèrent pas à l’assaillir. Elle y céda.

Or, il faut savoir qu’en été l’humble Belvoux devient un endroitfort mondain, à cause des maisons de campagne et des châteaux quil’avoisinent. Le dimanche, la sortie de la messe rassemble toutessortes d’élégances, et la file des autos s’allonge jusque sur leCours. Moi-même, assez sportif et loin de mépriser les joies dusiècle, j’ai toujours fréquenté sans ennui tout ce beau monde, oùje tiens ma petite place de médecin scrupuleux, capable de fairefigure à une table de bridge ou devant un filet de tennis.

Mlle Grive fit sensation. C’était à qui laconvierait.

Je ne m’en plaignais pas. La plupart du temps,Mme Fontan demeurait au logis en l’absence de sanièce ; si bien que Fanny Grive et moi nous trouvions seulsparmi les réunions, et qu’il en résultait une sorte d’intimité dontla sensation m’était des plus douces.

Quant à Jean Lebris, inutile de dire qu’il fuyait comme la pestetoute occasion de démentir sa sauvagerie. Pour l’apprivoiser auprofit de la charmante réfugiée, il n’avait fallu rien de moins quel’irrésistible séduction de Fanny, sa bonté serviable, son entraincommunicatif, cebongarçonnisme si exquis dans unejeune fille douée d’un pareil éclat. Il aimait la voix de salectrice, la gentillesse prévenante de son guide ; mais,infirme et farouche, il repoussait toujours nos instances quandnous parlions de le conduire à quelque petite fête.

Malgré toute la violence de l’amour qui m’envahissait, JeanLebris tenait une grande place dans ma vie. Je le soignais de toutmon cœur et de tout mon savoir, et sa gratitude se manifestait parla complaisance avec laquelle il se prêtait à mes étudesexpérimentales.

Comme on le verra dans mon mémoire, j’employais Jean Lebris àplusieurs fins, que voici :

Je me servais de son intermédiaire pour observer visuellement,l’un après l’autre, les phénomènes électromagnétiques. Mes étudesantérieures n’avaient pas fait de moi un spécialiste del’électricité, mais je me procurai les ouvrages les plus récents,je fis l’emplette de plusieurs appareils ; sous couleur dem’instruire, j’obtins l’autorisation d’approcher, avec Jean Lebris,les dynamos et les transformateurs de l’usine pour la captation dela force hydraulique de la Saône. Enfin, le souvenir aidant, nouspûmes reproduire, à quelques-unes près, les expériences mêmes dudocteur Prosope.

La collaboration de Jean ne m’était pas moins précieuse dansl’exercice de ma profession. Placé dans la chambre voisine de moncabinet de consultations, il distinguait, par-delà le mur, lesystème nerveux de certains malades que je trouvais bon desoumettre à cet examen électroscopique ; et plus d’un guérit,grâce aux indications qui me furent données de la sorte.

Je n’aurai garde, enfin, d’omettre les expériencespsychophysiologiques auxquelles j’employai cet admirable spectateurdu fonctionnement de l’âme. Mais ici les résultats furentmédiocres, le mécanisme étant tout à fait inconnu, très délicat etcompliqué. Pour mieux réussir, pour vaincre la rapidité et lapetitesse des phénomènes, il aurait fallu posséder quelqueinstrument qui fût, pour les électroscopes de Jean Lebris, ce quesont, pour nos yeux, les verres grossissants.

Malheureusement, force m’était de borner mes travaux àl’utilisation de l’œil scientifique, sans pouvoir les étendre àl’étude captivante de cet œil lui-même. Sur ce point, Jean semontra toujours irréductible, s’insurgeant contre toute tentatived’investigation. « Quand je serai mort ! »répétait-il. « Quand je serai mort, vous aurez toutelatitude… »

Cette phrase m’était si pénible, que je finis par ne plusinsister. D’ailleurs, les yeux artificiels étaient difficilementaccessibles… Il y avait bien un moyen… Mais j’en parlerai tout àl’heure.

 

Ainsi, l’esprit heureux et le cœur enfiévré d’espoir, je vécusdes semaines intenses, oubliant parfois, dans mon égoïsme, que lesjours de Jean Lebris étaient comptés, l’oubliant avec d’autant plusd’aisance que la vie lui était aimable et que son mince visages’éclairait d’un bonheur que rien ne paraissait troubler, nil’approche du terme inexorable, ni la privation de la vraie vue, nil’existence menaçante du terrible Prosope.

Celui-ci, du reste, ne rappelait nullement qu’il existât. Unesurveillance attentive, voire soupçonneuse, ne me procurait aucunindice du plus faible danger. Les docteurs mystérieux, rebutés parles difficultés de l’entreprise, ou confiants peut-être dans lemutisme de Jean, semblaient avoir pris leur parti de sa fuite. Parailleurs, nos précautions ne se relâchaient pas, en ce sens queJean, toujours armé, ne sortait plus jamais seul, et que, pour êtredevenue une habitude, ma vigilance n’en restait pas moinspolicière.

 

Jusqu’au gymkhana du baron d’Arcet, nul événement digne demémoire ne se produisit. Encore l’épisode que je vais retracerfut-il un événement sentimental, qui me resta personnel et passainaperçu.

 

Si Dieu existe, Dieu m’est témoin, Fanny, que je n’avais pasl’intention de vous déclarer mon amour ce jour-là plus qu’unautre.

Oh ! je sentais bien que le moment approchait. Je sentaisbien que tout m’encourageait à vous aimer : vos regardscontents, vos sourires amis, des joies, des déceptions que jevoyais passer sur votre front…, mille choses, mille riens.Tout !… Mais cela même était si bon !… Et puis, au fond,oui : j’avais peur. À mon âge, on sait déjà tant de pauvreshistoires…, on a déjà vu tant d’amoureux s’égarercruellement !

Il y eut ce gymkhana dans ma destinée.

Vous rappelez-vous comme il faisait beau ? C’était ledimanche 1er septembre. Toute la population deBelvoux s’était portée vers le château d’Arcet. Les troiskilomètres de route étaient peuplés de marcheurs. Vous étiez venuedans la limousine des La Hellerie ; je vous avais dépassés,sur ma torpédo, à la hauteur de Chaufour…

Et le « clou » du gymkhana, le concours d’autos,Fanny, vous en souvenez-vous ?

Nous étions sept concurrents, chacun accompagné d’une jeunefille. J’étais sûr, d’avance, que vous déclineriez les offres dessix autres, pour venir vous asseoir auprès de moi, derrière lepare-brise de ma torpédo. Quelle joie vous m’avez faite, pourtant,en répondant à ma certitude !

Nous étions sept, qui devions lutter de lenteur, jouterd’adresse à travers un labyrinthe de quilles, nous tenir enéquilibre sur un pont basculant comme une balançoire, dessiner deschiffres en marche arrière, courir à la montre sur cent mètres deroute dix fois parcourus dans un sens et dans l’autre…

Je vois encore la noble esplanade du château. J’entends lesacclamations qui saluaient mes modestes victoires… On nous couvritde fleurs… En regagnant le parc des voitures, je comprenais que lasympathie publique nous enveloppait tous deux, nous associait. Jelisais sur les physionomies une pensée unanime. On disait :« Le beau couple ! » sur notre passage. Unenthousiasme sagace nous fiançait… Vous étiez divinementjolie ; vous aviez le teint animé, l’œil vif. Vous laissiezvoir tout le plaisir que vous preniez à ce petit triomphe. Il s’ymêlait un peu d’énervement, le tournoi sportif ayant eu sesvertiges, ses crispations, ses transes… Il me semblait que j’avaisgagné deux prix au lieu d’un !

Nos amis, gentiment complices, affectueux et rieurs, nousforcèrent à revenir ensemble dans ma torpédo garnie de roses. Uneconspiration spontanée s’était ourdie. On aurait juré que notredestin venait d’apparaître à tous, et que chacun voulait contribuerà son avènement.

Nous glissions doucement sur la route ombragée. Le pare-brise,dans son cadre enguirlandé, me renvoyait votre image assombrie.Sous prétexte d’éviter la poussière des autres voitures, je pris unchemin détourné. Quelqu’un m’a dit qu’on nous voyait, de loin, fuirà travers les champs comme un buisson échappé d’une roseraie.Bientôt on ne nous vit plus.

Alors je pris votre main nue, et, comme vous la laissiez dans lamienne, je la portai jusqu’à mes lèvres… où je n’eus pas besoin del’appuyer.

Vous m’aimiez !… Ah ! il y avait un Dieu, cejour-là !

Vous m’avez regardé. Je frissonnai. Notre silence valut unserment.

Quelques minutes après, je vous disais :

– Voulez-vous : nous nous marierons le moisprochain ?

Réveillée brusquement, vous vous êtes écriée :

– Oh !… Non. Nous ne pouvons pas…

Je m’étonnai :

– Pourquoi ?… Nous sommes libres. À quoi bonretarder ?… Et puis, voyez-vous, je voudrais tant que JeanLebris fût encore là !

– Jean Lebris ! fîtes-vous. Mais… précisément… c’est àcause de lui…

Vous me considériez d’un air surpris, et moi je vousinterrogeais d’un regard effaré.

– Je crois… Je crois qu’il ne faut rien lui dire,murmuriez-vous, les yeux baissés.

La foudre tombait sur moi. J’ai dû pâlir affreusement. Vousm’avez ressaisi la main, disant :

– Ami, soyez bon jusqu’à la fin. Je pensais que vous aviezvu… Le pauvre garçon serait si malheureux !… Oh ! n’allezpas supposer qu’il m’ait avoué… Non ! Mais j’ai bien compris.Et pouvais-je lui briser le cœur ? Pouvais-je le fairesouffrir, lui qui va bientôt nous quitter ?… Hélas ! ami,vous-même, tout à l’heure, vous craigniez que Jean Lebris ne fûtplus là dans deux mois, pour assister à notre mariage. Alors, ilfaut attendre, n’est-ce pas ?

– Oui, répondis-je. Nous attendrons. Cela est bien. Celaest juste. Vous êtes la meilleure… Pardonnez-moi, je ne savaisrien, je ne suis qu’un niais… Je vous admire. Je vous aime.

– Je vous aime aussi, me dîtes-vous lentement.

Le sang revenait à ma face.

Nous rentrâmes, la main dans la main. À tout instant, je vousregardais comme on respire une fleur. Les roses, dont vous étiez,parfumaient notre tête-à-tête. Quelques-unes, au vent de l’auto,s’effeuillaient derrière nous.

Chapitre 8RADIOGRAPHIE

J’étais hargneux et triste. Et j’étais dépité. Ainsi, dès mesdébuts dans le rôle d’amoureux, j’avais éprouvé l’aveuglementtraditionnel ! Jean aimait Fanny, et moi qui vivais auprèsd’eux, je n’avais rien deviné !… Mais, vraiment, était-cepossible ? Après tout, si Fanny se trompait ? Elle avaitpu se méprendre à la douceur de Jean. Ce garçon timide étaittendre, caressant ; son amitié, ses inclinations les plusplatoniques se traduisaient en prévenances qu’une jeune filleadulée pouvait croire inspirées par d’autres sentiments…

J’interrogeai mes souvenirs, j’étudiai le passé comme un juged’instruction ; et alors une multitude de faits sedressèrent…

Pendant quelques jours, j’épiai les façons d’être de l’aveugleet même – honteusement – celles de Fanny…

Elle avait raison. Il fallait attendre. Il fallait se taire.

« Après ma mort » ! Maintenant, la sinistreparole de Jean Lebris avait un double sens. L’échéance du termefunèbre me permettrait à la fois de connaître le secret de Prosopeet d’épouser Fanny Grive. Un étrange hasard accumulait d’avance lesconsolations autour de la mort de mon ami Jean.

On ne doutera point qu’à dater de cette découverte, je mis unacharnement sans pareil à prolonger sa vie jusqu’à l’extrêmelimite. Dieu merci ! je n’ai rien à me reprocherlà-dessus ! Et si aujourd’hui je suis tourmenté par quelqueremords, ce n’est pas d’avoir failli à ma tâche la plus sacrée…

C’est seulement de n’avoir pas toujours résisté au besoin de lesséparer, elle et lui.

Parfois, en effet, une inquiétude intolérable me saisissait.Malgré toutes les preuves de tendresse que Fanny me prodiguait à ladérobée, je nourrissais les sourdes angoisses de la jalousie. Je meprenais à redouter la beauté diaphane de Jean, sa jeunessetouchante, la délicatesse nuancée de son âme sensible, l’attraittout-puissant de la pitié, la contagion de l’amour et jusqu’à cetteardeur qui est le propre des phtisiques. Les savoir ensemblem’exaspérait ; mais, par ailleurs, je répugnais maintenant àme mettre en tiers dans leurs entretiens. Car la vue des jeunesgens côte à côte m’irritait comme un sarcasme, et, bien que jepossède à l’ordinaire le gouvernement de mes attitudes, bien quemon visage ait coutume de m’obéir, je craignais que Jean Lebris nes’aperçût de mon trouble, lui qui voyait les émotions embraser nosnerfs comme chacun les voit embraser nos fronts. Enfin, jesupportais mal que ma fiancée fût exposée aux indiscrétions desyeux scientifiques.

Il s’ensuivit que je multipliai les occasions de me trouver seulà seul avec Fanny, et que j’entraînai Jean Lebris dans une suiteprécipitée d’expériences qui l’obligèrent à de fréquents séjourssous mon toit. La Science y gagna nombre d’observations sur lescourants alternatifs, l’induction et la localisation des centresintellectuels ; mais Jean Lebris, je dois le dire, se prêtaitd’assez mauvaise grâce à des exigences qui le privaient si souventdu plaisir de Fanny. Protestait-il, j’en appelais alors aupatriotisme, je montrais chacune de nos acquisitions comme unenrichissement national ; il faiblissait en bougonnant, serendait sans joie, et nous reprenions des travaux que bornaitseulement le soin de sa santé.

Celle-ci, vers la fin de septembre, m’inspira de vives alarmes.Il fallut espacer les expériences, devenues d’autant plusfatigantes que la finesse du sixième sens ne cessait des’accroître. D’autre part, après une sérieuse auscultation, il meparut indispensable de radiographier mon malade.

Jean Lebris, en dépit de mes objurgations, s’y était refuséjusque-là, niant que cela dût servir à autre chose qu’à me faireapercevoir la structure des yeux-électroscopes. « Je vous voisvenir ! me disait-il. Mais votre ruse est cousue de fil blanc.Vous savez ce que vous m’avez promis ?… Si je commence à melaisser faire, après cette séance-là vous m’en imposerez une autre,et je tournerai à la bête de laboratoire ! »

Je lui remontrai fort énergiquement qu’il n’y avait plus àtergiverser, que je n’avais plus le droit de m’arrêter à descaprices et qu’il fallait se laisser radiographier, sous peine dessuites les plus graves. J’ajoutai, sur l’honneur, que la curiositéscientifique n’entrait pour rien dans mes raisons, et que, simesquin qu’il se montrât dans sa défiance, je la respecteraistoutefois, lui jurant que, pour peu qu’il le désirât, je limiteraisla radioscopie à l’examen des poumons, pour ne la répéter qu’en casde nécessité absolue.

– Il y va de la vie, continuai-je.

Jean rectifia :

– Il y va de quelques semaines de plus ou de moins…Oh ! ne croyez pas que la vie me pèse au point que sa durée mesoit indifférente ! La vie est belle. Et je ne l’ai jamaistrouvée plus délicieuse qu’à présent…

Il poursuivit avec gravité, comme dans un rêve :

– Depuis quelque temps, oui, c’est pour moi une vraie fêteque la vie.

– Eh bien, alors ? questionnai-je en surveillant mavoix et mes nerfs.

Il posa sa main sur mon bras :

– C’est que, ce bonheur-là, je n’y ai pas droit,voyez-vous. Je n’ai pas le droit, moi, d’arrêter les vivants dansleur vie, de les retarder dans leur voyage vers le Bonheur. Jem’accorde en ce moment un luxe inouï – on me pardonnera, jel’espère-, mais il ne faut pas que cela dure trop longtemps…Laissez-moi m’en aller à mon heure naturelle, Bare. La dépasserserait de ma part une… indélicatesse, un abus ; je diraispresque : un crime…

– Je ne vous comprends pas, dis-je d’un ton rauque. Je neconnais personne qui ne désire fermement votre guérison ; etmoi je vous supplie, au nom de tous ceux quivous sont chers, de vous laisser radiographier !

Il secoua la tête.

– Non, dit-il. N’en parlons plus.

J’eus l’intuition qu’une seule influence était assez puissantepour le faire revenir sur sa décision. Le jour même, au tennis desBrissot, j’informai Fanny Grive de ce qui se passait.

– Il m’en voudra certainement d’avoir eu recours à vosprières, lui dis-je. Mais l’essentiel est de le décider, car je letrouve bien mal.

Puis je lui rapportai les termes dans lesquels Jean Lebrism’avait opposé son refus – en taisant, bien entendu, tout ce quiconcernait les yeux-électroscopes.

Il me sembla qu’elle pâlissait un peu.

Je n’étais venu chez les Brissot que pour la rencontrer et luiparler à l’aise. Nous cheminions dans une allée du parc, à l’abride tous les regards.

– Fanny ! m’écriai-je en la voyant pâlir.

Et je la dévisageai avec anxiété, mordu par la hideusejalousie.

Mais, sans relever la tête, elle plongea pensivement dans mesyeux le rayon gris de ses prunelles ; puis un sourire triste,imperceptiblement railleur, adoucit ses traits où je lus comme unreproche et de l’apitoiement.

Confus, désespéré, je balbutiai des excuses passionnées. Mesmains implorantes se tendaient vers elle…

J’ai conservé la feuille de noisetier qui me frôla la tempe àl’heure de notre premier baiser. La voici devant moi, sur ma table,encore verte et déjà sèche…

 

Le lendemain, Jean Lebris avait capitulé, et il fut convenu que,le jour suivant, je procéderais dans la matinée à saradiographie.

Pendant la guerre, l’hospice de Belvoux, organisé militairement,avait été pourvu d’une quantité d’appareils dont quelques-uns,après l’évacuation, étaient restés à la disposition du personnelcivil. Le laboratoire de radiographie, installé dans un pavillonspécial, était l’un des plus perfectionnés qui se pussent voir. Onl’utilisait rarement, et c’est moi qui en assumais ladirection.

Je passai à l’hospice dans l’après-midi, pour vérifier l’état del’engin et m’assurer de son fonctionnement. Tout marchait àsouhait. Je prévins mon aide qu’il n’assisterait pas à la séance dulendemain et qu’il eût, par conséquent, à la préparer avec tout lesoin désirable. Enfin, espérant encore que Jean Lebris mepermettrait de photographier l’intérieur de ses électroscopes,entretenant peut-être l’arrière-pensée inavouée de les faireapparaître et d’en fixer l’image à son insu, je fis apprêterplusieurs plaques sensibles.

Une excitation me tenait tout vibrant, et des pensées multiplesme traversaient l’esprit, à la vue de cet écran laiteux où tant dechoses diverses se dessineraient pour moi, si je le voulais – où lesquelette de Jean Lebris viendrait lui-même, dans une apparitionanticipée, m’annoncer la date de sa mort-, où peut-être (mais il netenait qu’à moi de biffer ce « peut-être ») la formidableinvention du sixième sens commencerait à sortir de son mystèreimpénétré.

Le soir tombait quand je sortis de l’hospice.

Rentré chez moi, je dînai rapidement et me mis à compulser lesnotes qui devaient servir à la rédaction de mon mémoiretechnique.

Je fus tiré du travail par une lugubre rumeur, des bruits de paspressés, un ronflement… Le tocsin commença de tinter ; unclairon, dans la nuit, sonna la générale…

L’incendie empourprait le quartier Saint-Fortunat. Les grandestoitures de l’hospice se découpaient à la silhouette sur le fond dubrasier. Autant que je pouvais l’apprécier, le foyer du sinistre setrouvait dans l’enceinte même de l’établissement. Ma gorge seserra.

– Prosope ! m’écriai-je dans la solitude.

Quelques minutes plus tard, mes appréhensions étaientconfirmées. Accouru sur les lieux, je ne pus que constaterl’anéantissement du laboratoire de radiographie dans une flambéecrépitante. Par bonheur, l’isolement du pavillon permit decirconscrire le désastre, et les salles de malades furentpréservées du feu.

Chapitre 9LES DERNIERS JOURS DU PHÉNOMÈNE

L’enquête ne permit pas de découvrir comment l’incendie s’étaitdéclaré. C’est en vain que je parlai de malveillance ; plusd’un supposa que j’agissais de la sorte pour couvrir maresponsabilité, voiler quelque imprudence que j’auraiscommise ; et je vis bien qu’il était préférable de ne plusrien dire.

D’ailleurs, n’était-ce pas effectivement une« imprudence » que d’avoir préparé sans aucune discrétionla séance de radiographie ?… Pour moi, la vérité ne faisaitaucun doute : Prosope veillait ; il entretenait à Belvouxdes espions à sa solde. Cela étant admis, il en fallait déduire queJean Lebris était menacé d’un coup de main.

Ce fut, au demeurant, l’avis de l’intéressé. Nous délibérâmes,Jean et moi. J’insistai pour qu’il me laissât prévenir la policedes dangers qui l’entouraient. Mais la difficulté de le faire sanstrahir le secret de ses yeux l’en détourna ; et, à cetteoccasion, je dus lui renouveler mes promesses de silence.

Il fut donc convenu que nous prendrions, chacun de notre côté,toutes les précautions possibles, et la chose en resta là.

Un instant, toutefois, je fus sur le point de confier mesalarmes à Mlle Grive. En effet, Jean ne pouvait etne voulait cesser tout à coup de sortir avec elle ; et il meparaissait bien téméraire, pour cet infirme en péril, d’errer seuldans les bois avec une enfant sans méfiance et sans force. Là aussij’aurais voulu m’interposer ; mais le damné secret paralysaittoujours ma bonne volonté. Alors même que Fanny eût accepté devagues explications sur la cause de mes craintes, quelles mesureseût-elle prises que Jean n’eût pas pénétrées ? Comment, parexemple, munir la jeune fille d’un revolver sans que le fauxaveugle ne s’en aperçût et ne m’en tînt rigueur ?…

 

Hélas ! je n’eus pas longtemps à craindre que Jean Lebrisfût attaqué au cours d’une promenade.

Comme je m’apprêtais à le conduire à Lyon pour le faireradiographier, une crise violente, accompagnée d’hémoptysie, leterrassa. Nous le couchâmes. Il ne devait pas se relever.

J’estimai sur-le-champ qu’il ne vivrait pas au-delà d’unequinzaine. Dès lors, nous n’eûmes plus d’autre souci que del’assister. Fanny s’installa à son chevet, aidée de Césarine, deMme Fontan et – beaucoup moins – de la pauvreMme Lebris. Je m’autorisai de la faiblesse dumalade pour interdire l’accès de sa chambre à quelque étranger quece fût, et je passai près de lui tout le temps dont je pusdisposer.

Jean Lebris fut d’abord la proie d’un accès de fièvre pendantlequel il perdit complètement la notion du réel. Les crispations desa face et le geste répété de mettre ses mains devant ses yeux mefirent comprendre néanmoins qu’il souffrait d’éblouissementsélectriques, et je le masquai des lunettes opaques, en recommandantà Fanny de suivre mon exemple, même la nuit, toutes les fois queJean paraîtrait incommodé comme par une lumière.Mlle Grive, infirmière docile, n’avait à faireaucune objection, et n’en fit pas.

Le troisième jour, Jean sortit de sa torpeur. Fanny et moi, depart et d’autre du lit, nous observions le lent réveil…

Le malade tourna la tête vers moi, puis vers elle. J’eus lepressentiment qu’il allait prononcer nos noms et révéler ainsiqu’il nous avait reconnus – qu’il voyait ! Car il s’étaitrapidement habitué aux distinctives électromagnétiques des uns etdes autres.

Avant qu’il ne parlât, je lui dis par prudence :

– Nous sommes là, Mlle Grive et moi.M’entendez-vous, Jean ?

Il fit un signe d’affirmation, resta quelques minutes immobile,prit nos mains dans ses mains trop chaudes, les rapprocha et lesjoignit avec une lenteur qui prit tournure de solennité.

– … Monsieur et Madame…, murmura-t-il.

Son visage était de ceux qui ne doivent plus jamais sourire.

Quel regard nous échangeâmes, nous qu’il accordait avec tant desimple bonté ! Je vis soudain les prunelles de Fanny se noyerde larmes. Ne pouvant maîtriser son cœur, elle se laissa tomber àgenoux contre le lit, et, convulsivement, sanglota.

Après un silence, Jean Lebris se reprit à chuchoter. Je mepenchai pour l’entendre. C’est à moi qu’il s’adressait.

– Bare, disait-il, dans le secrétaire, là… Tiroir dumilieu… Testament… Vous le prendrez… Maman : préjugés…S’opposerait certainement à ce que vous savez… Mais testament…catégorique. Je vous lègue mes yeux… J’autorise… dissection…Ah ! Prosope sonne à la porte !… Empêchez-led’entrer !… Mon revolver… Fanny, entendez-vous cetteclochette ?… C’est Prosope. Il a brûlé l’hospice… Il n’aurapas mes yeux… Comme il sonne ! Comme il sonne !…

La fièvre l’avait repris, et le délire commençait. Jean laissaitéchapper un flux de paroles, parfois incohérentes, mais plussouvent révélatrices du secret de sa vie. Ses souvenirs de guerreet surtout de captivité l’obsédaient. Redoutant les bavardages etles curiosités, rempli d’admiration et de gratitude pour le zèlemuet de Fanny, je fis en sorte qu’à partir de là Jean Lebris nereçût d’autres soins que ceux de notre amie ou les miens.

Son état empirait sans remède. Tantôt il divaguait, et tantôtreposait. Par intervalles, redevenu lucide, il nous entretenaitfaiblement de notre avenir nuptial, qui semblait son uniquepréoccupation…

Mais, le soir du sixième jour, comme je venais de lui faire unepiqûre hypodermique :

– Qu’avez-vous mis là ? me demanda-t-il en indiquantun angle de la pièce.

– Là-haut ?… Il n’y a rien, mon petit Jean. C’est uneillusion.

– Pourquoi me tromper ? Allons, Bare, qu’est-ce quec’est ?

Ses paupières s’élargissaient sur ses yeux de statue. Il suivaitdans l’espace le déplacement d’une vision qui, sans doute,s’évanouit ; car il n’insista pas davantage.

Je n’avais attribué aucune importance à ce que je considéraiscomme un phantasme provoqué par la fièvre. Mais le phénomène sereproduisit si fréquemment, le malade en fut impressionné d’unefaçon si remarquable, que je suis forcé de m’arrêter sur cesujet.

Autant que j’ai pu le comprendre, la première apparition avaitaffecté pour Jean Lebris la forme d’un disque de brouillard violet,animé d’un frémissement rotatoire. Ce disque traversa la chambre,s’éloigna en perçant le plafond, et disparut. Mais, chaque jour, deplus en plus distincts, d’autres disques vibrants se montrèrent aumoribond. Il les décrivait pour lui-même, sans s’occuper de moi oude Fanny. Ce n’étaient plus des disques, à présent, mais des globeslégers, contenant une circulation vertigineuse. Ils vaguaient sanshâte, ils s’en allaient de-ci de-là, à travers les solides, passantdans l’atmosphère aussi aisément qu’à travers les meubles, lesmaisons, le sol. Et ils s’accrochaient parfois aux choses et auxêtres, où leur réunion pouvait former des grappes que Jean Lebriscomparait à des agrégats de bulles de savon pleines de mystérieuxtourbillons. Il les chassait, ces bulles, quand elless’approchaient de lui. Mais les chasser, le pouvait-il ? On enaurait douté, à voir les efforts qu’il faisait pour les arracher desa poitrine, prétendant qu’elles l’étouffaient.

Une fois, il m’avertit qu’un de ces globes s’était attaché à moncerveau, et je reconnais qu’alors je souffrais d’un mal de tête desplus pénibles. Était-ce une coïncidence ?

Le problème se pose. Jean Lebris était-il encore à mêmed’observer ?… Le délire lui a-t-il montré des créaturesinexistantes, ou faut-il croire que son sixième sens, constammenten progrès, constamment plus puissant, était parvenu à lui fairepercevoir des formes encore insoupçonnées ? Jusque-là, lesyeux-électroscopes n’avaient saisi que l’aspect électromagnétiquedes choses perceptibles par nos sens ordinaires. Or, cet aspectn’avait cessé de devenir plus précis, plus complet. Qui prouve quel’accoutumance des appareils fabriqués par Prosope n’a pas permis àJean Lebris de distinguer plus avant, et de découvrir un mondeclandestin, un peuple exclusivement formé d’électricité, constituépar un fluide si subtil que nos détecteurs les plusimpressionnables n’en sont pas influencés ? Un homme, enfin,a-t-il pu entrevoir l’une de ces races invisibles dont il estphilosophique de dire qu’elles nous environnent[1] ?Et cette race use-t-elle à son gré de l’humanité, sans quel’humanité s’en doute ? Lui devons-nous parfois la maladie, ladémence, la mort ?… Je ne puis résoudre la question, n’ayantpu savoir à quels moments Jean Lebris délirait, à quels moments ilne délirait pas.

Il mourut le 22 octobre, au point du jour, après un coma devingt-quatre heures. Fanny le pleura sur mon épaule.

Lorsque Jean Lebris avait perdu connaissance, certain que làmort s’approchait de lui à grands pas, j’avais profité d’un momentde tranquillité pour ouvrir le secrétaire.

Contre mon attente, le tiroir du milieu était absolument vide.Je cherchai dans les autres, et n’y découvris rien qui ressemblâtau testament de mon ami. Je fouillai tout le meuble, délogeant lestiroirs pour visiter les dessous et les fonds… Une sueur subite meglaçait les tempes… Il n’y avait rien non plus derrière lesecrétaire, ni dessous ; rien dans la commode ; riennulle part !

De deux choses l’une : ou le testament avait été volé, ouJean Lebris, m’annonçant l’existence de l’écrit, avait parlé dansla fièvre et pris son intention pour un fait accompli. Le vol meparaissait plus probable. À quelle date, en effet, Jean s’était-ildécidé à tracer ses dernières volontés ? Sans aucun doute,avant la crise qui devait l’emporter et qui avait suivi de si prèsl’incendie de l’hospice ; sans doute, donc, avant cetincendie, à une époque où notre défiance n’était pas« alertée » et pendant laquelle le vol, probablement,avait été commis.

Quoi qu’il en fût, je risquais fort, par l’effet de ce larcin,d’être frustré d’une connaissance inestimable. À la seule idée dem’adresser à Mme Lebris et de lui faire admettre lanécessité d’une autopsie, tout espoir m’abandonnait.

On conçoit de quelle âme je fermai sur les yeux artificiels lespaupières noircies de mon cher Jean Lebris.

Pourtant, je n’avais pas le droit d’hésiter. Mon devoir étaitd’essayer, par tous les moyens, d’obtenir la libre disposition deses restes. Mais les officiels se seraient moqués de moi, sij’avais fait appel à leur autorité. Qui donc m’eût donné pareildroit, sinon Mme Lebris ?

Je le lui demandai. Elle me le refusa. Sa religion, sesprincipes et ce qu’elle nommait son « bon sens » serévoltèrent. La douleur, en elle, fit place à l’indignation. Malgrétous mes efforts, elle fit part à Mme Fontan, àCésarine et à Fanny de la « profanation » à quoi j’avaisl’« audace » de prétendre. En vain me récriai-je quec’était pour la Science, pour le Pays ; que la cécité de Jeanoffrait une particularité dont l’explication – argumentprodigieux ! – intéressait jusqu’au salut de la France ;que Jean lui-même, dans un testament introuvable…

Mme Lebris haussa les épaules. Un testamentécrit par un aveugle ! C’était pousser trop loin « ledésir de satisfaire la plus malsaine descuriosités » !

Mme Fontan et Césarine opinaient du bonnet.Fanny restait muette, mais son charmant visage, fatigué par lesveilles et le chagrin, me conseillait de ne pas insister.

– Que votre volonté soit faite ! dis-je àMme Lebris.

Et la paix revint parmi nous.

Mais je sentais sur la maison mortuaire l’emprise formidable deProsope. Occulte, il avait régné sur nous ; il régnait encore.Par deux méfaits – un incendie et un vol – sa volonté s’étaitdressée victorieusement entre mon désir et son secret. J’étaisvaincu. Soit ! Mais il me restait à préserver de tout attentatla dépouille de Jean. Il restait à déjouer tout coup de force outoute ruse ayant pour but l’enlèvement des yeux-électroscopes.

J’étais assis dans le salon de Mme Lebris, lementon sur les poings, sombre et plongé dans d’amères méditations.Une douceur se posa sur mon front…

Fanny me contemplait tristement.

Je n’avais plus aucune raison de lui cacher la vérité.Le quand je serai mort, hélas ! étaitrévolu.

Il y avait longtemps qu’elle se doutait de quelque chose. Dujour où je l’avais prévenue qu’il serait imprudent de me parler parsignes en présence de l’aveugle, sous prétexte que la lumièrel’impressionnait parfois, elle avait pressenti le mystère. Nosséances aussi, dont nous ne parlions jamais, l’avaient intriguée.Enfin, pendant son délire, Jean Lebris, livré à la nature, nedissimulait plus qu’il voyait certaines apparences.

Fanny me pardonna sans peine d’avoir gardé vis-à-vis d’elle unsilence imposé par la foi jurée.

– Ah ! lui dis-je, votre droiture adoucit mespeines ! Mais je ne serai tranquille qu’à l’heure où notre amireposera dans une sépulture inviolable. Aidez-moi, Fanny !

– Que puis-je faire pour vous ? Dites ?

Ses beaux bras se nouaient autour de mon cou, et elle levaitdans une ardente interrogation ses yeux aimants, cernés d’un mauvedélicat.

– Dites ! reprit-elle.

– Vous êtes lasse, mon pauvre amour, murmurai-jetendrement. Et pourtant je vais vous imposer un surcroît defatigue… Il faut, jusqu’au bout, que nous montions la garde tour àtour, vous et moi… Il faut que l’un de nous soit là, prèsde lui, constamment. Jusqu’au bout, Fanny !Jusqu’au cercueil et jusqu’au cimetière.

– Mais… Après ?… Ne craignez-vous pasque, par une nuit noire, quelqu’un…

Je lui exposai le plan que j’avais conçu. Après quoi je lalaissai dans la place, comme un autre moi-même pieux etvigilant.

Chapitre 10L’EXPLOIT

J’employai toute la journée à donner des ordres au maçon et auserrurier, avec l’assentiment de Mme Lebris. Ellene s’opposait nullement à ce que la tombe de son fils fût, dans sapartie souterraine, une espèce de blockhaus inattaquable. Lesouvriers me promirent de faire diligence ; au vrai, lestravaux étaient déjà commencés lorsque vint la nuit.

C’était l’heure où je devais relever Fanny de sa funèbrefaction. Je la trouvai surmenée, dormant debout. Je la reconduisisde la chambre mortuaire jusque sur le palier, où nous pûmes causerlibrement. Elle m’apprit que rien d’anormal n’était survenu ;quelques familiers avaient défilé devant la dépouillemortelle ; aucun suspect n’avait trahi sa présence auxalentours.

Puis, comme je la regardais dans la pénombre :

– Je ne vous ai pas vu de toute la journée ! seplaignit-elle.

La chère âme se blottissait contre moi dans un affaissementdouloureux et câlin. Elle se serait endormie sur ma poitrine, si jen’avais prononcé :

– Allez, mon amie, allez vous reposer, pour l’amour demoi !

Ses lèvres brûlaient. On aurait dit qu’elle ne pouvait pluss’éloigner.

– Fanny ! lui dis-je ému par tant de ferveur. Commenous allons être heureux !

À bout de résistance, elle fondit en larmes, me tintpassionnément embrassé, et s’enfuit en étouffant ses sanglots.

– Je t’aime ! lançai-je à voix retenue.

Elle me fit un signe, au haut de l’escalier. Je le vis à peine.L’ombre s’emparait d’elle.

Tout rêveur et la bénissant, je m’acheminai vers la chambrecoite et calfeutrée où s’allongeait, parmi les fleursd’arrière-saison, la pâle figure inanimée.

La servante veillait. Elle renouvela les bougies, ramassa despétales effeuillées, et me demanda si je resterais tard« auprès de monsieur Jean ».

– Toute la nuit, répondis-je. Vous pouvez aller vouscoucher, ma bonne Césarine.

Elle s’en fut. Je m’installai dans un fauteuil et j’ouvris uneBible qui se trouvait là. Mais bientôt, recru de fatigue moi aussi,rompu d’insomnie, accablé sous le poids d’une déception que l’amourde Fanny ne pouvait qu’atténuer sans la faire disparaître, je dusme lever et marcher, pour vaincre l’assoupissement.

Ma pensée faisait, sous mon crâne, un brouillard tumultueux. Jene sais comment tout à coup, avec la brutalité d’une lumièreaveuglante et brusque, s’instaura dans la tête l’idée implacablequ’il fallait à tout prix subtiliser lesélectroscopes.

J’étais seul avec le cadavre, libre d’agir…

Onze heures sonnèrent.

Avant l’aube, j’avais le temps de commettre plusieurs crimes etquelques prouesses… Mais cela, c’était une actionlouable, n’est-il pas vrai ?… Pouvais-je hésiter !Pouvais-je laisser enfouir à jamais le secret du sixièmesens ?… « À jamais » pour mes compatriotesseulement !… Quoi ! nous, Français, nous resterionsdans l’ignorance d’une semblable découverte, alors que l’ennemi laposséderait et la perfectionnerait ? Quoi ! demain, si laguerre éclatait à nouveau, nous subirions cette effaranteinfériorité d’avoir à combattre des manières de surhommes ?d’avoir contre nous, parmi nos innombrables assaillants, desspécialistes extraordinaires qui déchiffreraient à même le ciel lesmessages du sans-fil ? qui repéreraient lesréseaux les plus profondément enterrés, les batteries d’artillerieles mieux défilées ? des gens pour qui les montagnes seraienttransparentes ?… Je me rappelai avec une sorte d’effroil’étonnante perspicacité de Jean Lebris. Je le revoyais indiquantsans hésitation le point défectueux d’une magnéto – ou l’endroitmalade d’une moelle épinière. J’apercevais cent applicationspratiques du sixième sens… Enfin, l’évidence était devant moi commele soleil ! Il ne dépendait plus de ma volonté de satisfaireaux exigences arriérées d’une vieille dame de province. J’étais lasentinelle avancée de la défense nationale. Foin des préjugés etdes superstitions ! La patrie, d’abord !

Aussi bien, personne ne s’apercevrait de la violation. C’étaitl’affaire de trente ou quarante minutes, et je disposais deplusieurs heures pour faire disparaître toute trace de l’opération.J’espérais même pouvoir, avec un peu d’habileté, me rendre comptede l’incompréhensible soudure des nerfs optiques et desélectroscopes…

Dressé, croisant les bras, en face du cadavre qui recelait un sivaste mystère, j’avais le sentiment d’être possédé par des forcesimpulsives qui balayaient toutes les convenances et toutes lesconventions.

Machinalement, je tâtai ma trousse à travers l’étoffe de maveste, et, frémissant comme un drapeau, j’écoutai comme unvoleur.

La nuit s’écoulait dans un calme rassurant. La maison s’étoffaitde silence. Pendant plusieurs minutes, je n’entendis rien d’autreque l’appel lointain d’un nocturne, le grondement d’une automobileattardée, puis un souffle irrégulier venant de la chambre voisine,où dormait Mme Lebris.

J’hésitai pourtant, et j’ignore pourquoi. Le désir de surseoirm’envahit tout à coup. Je craignais de rêver peut-être, d’avoir unde ces cauchemars d’où l’on sort brisé. Mes facultés vacillèrent.Ce ne fut qu’une défaillance.

J’approchai d’un pas ferme, et, redevenu professionnel, jesoulevai d’un doigt léger la paupière encore souple…

Une exclamation m’échappa, sourde. Je saisis précipitamment unebougie, soulevai l’autre paupière…

À la place des électroscopes, et mises là pour simuler leurconvexité, deux petites pelotes de laines occupaient lesorbites.

Et les lunettes !… Les lunettes aussi avaient disparu.

Je suffoquais. Je fus sur le point d’appeler. Mon secret,maintenant, voulait se répandre. J’avais besoin de m’épancher, deraconter, de disputer, avec quelque ami plein de commisération, surl’incroyable événement qui m’atteignait et frappait avec moi marace tout entière…

D’un effort, je parvins cependant à mater cette dangereuseexaltation. Personne ne devait connaître ma déconvenue dans touteson ampleur. Personne, excepté Fanny. Mais, la pauvrette !irais-je, moi, maître égoïste, troubler son repos ? Etd’ailleurs, comment l’éveiller, à cette heure tardive, sansprovoquer l’étonnement de sa tante !…

Ah ! de quelle négligence j’avais fait preuve en abusant deses forces ! Et quelle faute de m’être reposé sur elle du soinde garder le mort en mon absence ! Laisser une telleresponsabilité à une petite fille qui, depuis deux jours, les nerfstendus, ne s’était pas accordé la moindre relâche ! Notreadversaire en avait profité, parbleu ! « Aucun suspectn’est venu », m’avait-elle dit. Eh ! pour une femme devingt ans, l’employé des pompes funèbres n’est pas suspect !le menuisier, qui vient prendre ses mesures, n’est passuspect ! le curé, le médecin de l’état civil, la religieuseembéguinée ne sont pas suspects !

J’attendis le matin avec une impatience maladive. Je voulaissavoir si vraiment Fanny avait suivi de point en point la consignedonnée ; et j’avais grand hâte aussi, je l’avoue, de retrouverl’asile de sa douceur et de demander à sa compassion l’apaisementde ma détresse.

 

Au petit jour, incapable de me contenir davantage, je montail’escalier à pas de loup, ne sachant même pas commentj’expliquerais à Mme Fontan une visite aussimatinale.

La porte de l’appartement n’était que poussée. Je frappai. Unreflet jaunâtre teintait l’arête du chambranle.

Je frappai pour la seconde fois, et j’entrebâillai la porte, cequi me permit d’apercevoir, au-delà du salon, la chambre de lajeune fille, où brûlait encore une lampe.

– Fanny ! appelai-je furtivement. Fanny !

J’entrai sans plus de façons, tout à fait inconscient de mesactes.

La minute d’après, je sus comment on devient fou.

À trois reprises, en l’espace de deux jours, la même désillusionm’avait touché ! Mais, cette fois, c’était en plein cœur. Letestament m’avait échappé, les yeux inestimables m’avaient étéravis, et maintenant… Oh ! maintenant !…

Les lits n’étaient pas défaits. La robe que Fanny portait laveille gisait sur le plancher, près de ses mules d’intérieur jetéesau hasard. Dans une armoire grande ouverte, le costume de voyage –que je connaissais bien ! – manquait entre les autres. Unesolitude affreuse glaçait le logis.

N’en pouvant croire ma vue, m’adressant à moi-même des parolessans suite, j’allais de chambre en chambre, stupide et misérable.Je me disais que j’étais la dupe d’un atroce quiproquo ; quetout s’expliquerait sans retard ; qu’il y avait là quelqueabominable coïncidence… Elle allait revenir, voyons ! Ellen’était pas partie ! Ce n’était pas elle qui avait pris lesyeux ! Pas elle qui avait pris le testament ! Fannyvoleuse – et incendiaire ? Allons donc ! On ne pouvaitpas supposer une pareille monstruosité !…

Cependant, la logique élevait sa voix claire. Des rapprochementss’opéraient dans mon souvenir. L’horreur, peu à peu, devenaitpossible ; bientôt, mon cœur seul refusa de l’admettre.

Mais, en laissant errer sur toutes choses mes regards stupéfiés,je découvris, au fond d’un âtre vide, une boulette de papier.

C’était un billet, écrit par un inconnu, dans une langueincompréhensible…

Et d’un coup, le désespoir acheva de combler tout mon être. Carje me rappelais fort bien le grondement d’auto qui avait décru dansla nuit, onze heures étant sonnées ; et sur le billet – surl’ordre que la traîtresse avait reçu – je pouvaislire le chiffre 11 suivant de près ces mots, intraduisibles dufrançais, Botasse et Saint-Fortunat, deux noms de rues qui secroisent dans le voisinage.

Alors, je me suis assis comme un malade qui souffre beaucoup,j’ai soulevé de mes mains tremblantes la robe de Fanny, et, la têtedans les mousselines parfumées, j’ai pleuré pour tout le temps quej’avais passé sur terre sans pleurer.

Ensuite… Ensuite, il a fallu descendre, feindre la surprise,doser l’indifférence, et se taire. Toujours se taire !

 

L’automne s’avançait ; il était donc naturel queMme Fontan et sa nièce quittassent notre bourgadechampêtre pour retourner vers les villes. On s’étonna seulementqu’elles fussent parties si vite, « à l’anglaise », sansmême assister aux funérailles de Jean. Mme Lebris,honteuse de l’affront, publia qu’une lettre les avait rappeléesd’urgence en Artois.

 

Que penser ? Que penser aujourd’hui ?…

Parfois, je me dis qu’elle ne m’aimait pas. Je me déchire l’âmeà me convaincre qu’elle a joué la comédie la plus féroce, allantjusqu’à me suggérer ce forfait : abréger les jours de JeanLebris !…

Mais quand je repasse, heure par heure, notre vie, quandj’évoque le souvenir – irrémédiablement chéri – de ses regards, deses sourires, de ses baisers et de ses larmes, je ne peux plus yvoir autant de mensonges et de vilenies !

Non, non, n’est-ce pas ?… Fanny, toi qui sans doute net’appelles pas Fanny, toi qui ne fus ici – oh ! Dieu ! –qu’une espionne sous un faux nom, n’est-ce pas qu’il ne faut pascroire à la félonie de tes yeux ? N’est ce pas que tune m’as pas trompé dans le domaine du cœur ? Ton odieusemission, ah ! je veux qu’on te l’ait imposée de force !Ne l’as-tu pas remplie sans verser une goutte de sang ? Ladouce faiblesse de Jean Lebris n’a-t-elle pas su gagner ta pitié,puisque tu l’as laissé s’éteindre lentement ?…

On m’objectera que rien n’aiguillonnait ta hâte ; que, sûrede sa mort prochaine, il te suffisait, jusque-là, de veiller surl’œuvre diabolique de Prosope…

Mais d’autres diraient aussi que tu avais des raisons moinsfroides pour prolonger ton séjour parmi nous, des raisons qui mefont lâchement espérer je ne sais quel avenir de retrouvailles,d’indigne pardon et de bonheur quand même ! Car moi, Fanny,moi qui possède une part du secret que tu sers, moi qui détiensdans mon coffre, en grimoires incomplets, un peu du trésor de tonmaître, Fanny, m’aurais-tu épargné, si tu ne m’aimaispas ?…

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