Categories: Romans d'aventures

L’Île au trésor

L’Île au trésor

de Robert Louis Stevenson

À L’ACHETEUR HÉSITANT

Si des marins

Les contes et refrains,

Tempêtes, aventures,

Par chaleurs ou parfroi dures,

Goélettes, îles, et marins abandonnés,

Corsaires et trésors cachés ;

Si tout ancien roman,redit

Dans le style d’autrefois,

Peut plaire encore

Aux jeunes gens instruits de nos jours,

Comme il me plaisait jadis,

Eh bien, soit ! Écoutez.Sinon,

Si la jeunesse studieuse

Oublie ses goûts d’autrefois :

Kingston, Ballantyne le brave,

Cooper des flots et des bois,

Ainsi soit-il ! Et s’il lefaut

Mes pirates et moi bientôt

Nous partagerons leur tombeau.

R. L. STEVENSON.

 

À S. LLOYD OSBOURNE

 

GENTLEMAN AMÉRICAIN

L’HISTOIRE SUIVANTE, ÉCRITE

CONFORMÉMENT À SON GOÛT CLASSIQUE,

EST AUJOURD’HUI,

EN SOUVENIR DE MAINTES HEURES DÉLICIEUSES,

ET AVEC LES MEILLEURS VŒUX,

DÉDIÉE

PAR SON AMI AFFECTIONNÉ

L’AUTEUR.

 

Partie 1
LE VIEUX FLIBUSTIER

Chapitre 1Le vieux loup de mer de l’Amiral Benbow

C’est sur les instances de M. le chevalier Trelawney, du docteur Livesey et de tous ces messieurs en général, que je me suis décidé à mettre par écrit tout ce que je sais concernant l’île au trésor, depuis A jusqu’à Z, sans rien excepter que la position de l’île, et cela uniquement parce qu’il s’y trouve toujours une partie du trésor. Je prends donc la plume en cet an de grâce 17…,et commence mon récit à l’époque où mon père tenait l’auberge de l’Amiral Benbow, en ce jour où le vieux marin, au visage basané et balafré d’un coup de sabre, vint prendre gîte sous notre toit.

Je me le rappelle, comme si c’était d’hier. Il arriva d’un pas lourd à la porte de l’auberge, suivi de sa cantine charriée sur une brouette. C’était un grand gaillard solide, aux cheveux très bruns tordus en une queue poisseuse qui retombait sur le collet d’un habit bleu malpropre ; il avait les mains couturées de cicatrices, les ongles noirs et déchiquetés, et la balafre du coup de sabre, d’un blanc sale et livide, s’étalait en travers de sa joue. Tout en sifflotant, il parcourut la crique du regard, puis de sa vieille voix stridente et chevrotante qu’avaient rythmée et cassée les manœuvres du cabestan, il entonna cette antique rengaine de matelot qu’il devait nous chanter si souvent par la suite :

Nous étions quinze sur le coffre du mort…

Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum !

Après quoi, de son bâton, une sorte d’anspect, il heurta contrela porte et, à mon père qui s’empressait, commanda brutalement un verre de rhum. Aussitôt servi, il le but posément et le dégusta en connaisseur, sans cesser d’examiner tour à tour les falaises et notre enseigne.

– Voilà une crique commode, dit-il à la fin, et un cabaret agréablement situé. Beaucoup de clientèle, camarade ?

Mon père lui répondit négativement : très peu de clientèle ; si peu que c’en était désolant.

– Eh bien ! alors, reprit-il, je n’ai plus qu’à jeter l’ancre… Hé ! l’ami, cria-t-il à l’homme qui poussait la brouette, accostez ici et aidez à monter mon coffre… Je resterai ici quelque temps, continua-t-il. Je ne suis pas difficile :du rhum et des œufs au lard, il ne m’en faut pas plus, et cette pointe là-haut pour regarder passer les bateaux. Comment vous pourriez m’appeler ? Vous pourriez m’appeler capitaine…Ah ! je vois ce qui vous inquiète… Tenez ! (Et il jeta sur le comptoir trois ou quatre pièces d’or.) Vous me direz quand j’aurai tout dépensé, fit-il, l’air hautain comme un capitaine de vaisseau.

Et à la vérité, en dépit de ses piètres effets et de son rudelangage, il n’avait pas du tout l’air d’un homme qui a navigué àl’avant : on l’eût pris plutôt pour un second ou pour uncapitaine qui ne souffre pas la désobéissance. L’homme à labrouette nous raconta que la malle-poste l’avait déposé la veilleau Royal George, et qu’il s’était informé des auberges qu’ontrouvait le long de la côte. On lui avait dit du bien de la nôtre,je suppose, et pour son isolement il l’avait choisie comme gîte. Etce fut là tout ce que nous apprîmes de notre hôte.

Il était ordinairement très taciturne. Tout le jour il rôdaitalentour de la baie, ou sur les falaises, muni d’une lunetted’approche en cuivre ; toute la soirée il restait dans un coinde la salle, auprès du feu, à boire des grogs au rhum très forts.La plupart du temps, il ne répondait pas quand on s’adressait àlui, mais vous regardait brusquement d’un air féroce, en soufflantpar le nez telle une corne d’alarme ; ainsi, tout comme ceuxqui fréquentaient notre maison, nous apprîmes vite à le laissertranquille. Chaque jour, quand il rentrait de sa promenade, ils’informait s’il était passé des gens de mer quelconques sur laroute. Au début, nous crûmes qu’il nous posait cette question parceque la société de ses pareils lui manquait ; mais à la longue,nous nous aperçûmes qu’il préférait les éviter. Quand un marins’arrêtait à l’Amiral Benbow – comme faisaient parfoisceux qui gagnaient Bristol par la route de la côte – il l’examinaità travers le rideau de la porte avant de pénétrer dans la salle et,tant que le marin était là, il ne manquait jamais de rester muetcomme une carpe. Mais pour moi il n’y avait pas de mystère danscette conduite, car je participais en quelque sorte à ses craintes.Un jour, me prenant à part, il m’avait promis une pièce de dix sousà chaque premier de mois, si je voulais « veiller augrain » et le prévenir dès l’instant où paraîtrait « unhomme de mer à une jambe ». Le plus souvent, lorsque venait lepremier du mois et que je réclamais mon salaire au capitaine, il secontentait de souffler par le nez et de me foudroyer duregard ; mais la semaine n’était pas écoulée qu’il se ravisaitet me remettait ponctuellement mes dix sous, en me réitérantl’ordre de veiller à « l’homme de mer à une jambe ».

Si ce personnage hantait mes songes, il est inutile de le dire.Par les nuits de tempête où le vent secouait la maison par lesquatre coins tandis que le ressac mugissait dans la crique etcontre les falaises, il m’apparaissait sous mille formes diverseset avec mille physionomies diaboliques. Tantôt la jambe luimanquait depuis le genou, tantôt dès la hanche ; d’autres foisc’était un monstre qui n’avait jamais possédé qu’une seule jambe,située au milieu de son corps. Le pire de mes cauchemars était dele voir s’élancer par bonds et me poursuivre à travers champs. Et,somme toute, ces abominables imaginations me faisaient payer biencher mes dix sous mensuels.

Mais, en dépit de la terreur que m’inspirait l’homme de mer àune jambe, j’avais beaucoup moins peur du capitaine en personne quetous les autres qui le connaissaient. À certains soirs, il buvaitdu grog beaucoup plus qu’il n’en pouvait supporter ; et cesjours-là il s’attardait parfois à chanter ses sinistres etfarouches vieilles complaintes de matelot, sans souci de personne.Mais, d’autres fois, il commandait une tournée générale, etobligeait l’assistance intimidée à ouïr des récits ou à reprendreen chœur ses refrains. Souvent j’ai entendu la maison retentir du« Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum ! »,alors que tous ses voisins l’accompagnaient à qui mieux mieux pouréviter ses observations. Car c’était, durant ces accès, l’homme leplus tyrannique du monde : il claquait de la main sur la tablepour exiger le silence, il se mettait en fureur à cause d’unequestion, ou voire même si l’on n’en posait point, car il jugeaitpar là que l’on ne suivait pas son récit. Et il n’admettait pointque personne quittât l’auberge avant que lui-même, ivre mort, sefût traîné jusqu’à son lit.

Ce qui effrayait surtout le monde, c’étaient ses histoires.Histoires épouvantables, où il n’était question que d’hommes pendusou jetés à l’eau, de tempêtes en mer, et des îles de la Tortue, etd’affreux exploits aux pays de l’Amérique espagnole. De son propreaveu, il devait avoir vécu parmi les pires sacripants auxquels Dieupermît jamais de naviguer. Et le langage qu’il employait dans sesrécits scandalisait nos braves paysans presque à l’égal desforfaits qu’il narrait. Mon père ne cessait de dire qu’il causeraitla ruine de l’auberge, car les gens refuseraient bientôt de venirs’y faire tyranniser et humilier, pour aller ensuite trembler dansleurs lits ; mais je croirais plus volontiers que son séjournous était profitable. Sur le moment, les gens avaient peur, mais àla réflexion ils ne s’en plaignaient pas, car c’était une fameusedistraction dans la morne routine villageoise. Il y eut même unecoterie de jeunes gens qui affectèrent de l’admirer, l’appelant« un vrai loup de mer », « un authentique vieuxflambart », et autres noms semblables, ajoutant que c’étaientles hommes de cette trempe qui font l’Angleterre redoutable surmer.

Dans un sens, à la vérité, il nous acheminait vers la ruine, caril ne s’en allait toujours pas : des semaines s’écoulèrent,puis des mois, et l’acompte était depuis longtemps épuisé, sans quemon père trouvât jamais le courage de lui réclamer le complément.Lorsqu’il y faisait la moindre allusion, le capitaine soufflait parle nez, avec un bruit tel qu’on eût dit un rugissement, etfoudroyait du regard mon pauvre père, qui s’empressait de quitterla salle. Je l’ai vu se tordre les mains après l’une de cesrebuffades, et je ne doute pas que le souci et l’effroi où ilvivait hâtèrent de beaucoup sa fin malheureuse et anticipée.

De tout le temps qu’il logea chez nous, à part quelques pairesde bas qu’il acheta d’un colporteur, le capitaine ne renouvela enrien sa toilette. L’un des coins de son tricorne s’étant cassé, ille laissa pendre depuis lors, bien que ce lui fût d’une grande gênepar temps venteux. Je revois l’aspect de son habit, qu’ilrafistolait lui-même dans sa chambre de l’étage et qui, dès avantla fin, n’était plus que pièces. Jamais il n’écrivit ni ne reçutune lettre, et il ne parlait jamais à personne qu’aux gens duvoisinage, et cela même presque uniquement lorsqu’il était ivre derhum. Son grand coffre de marin, nul d’entre nous ne l’avait jamaisvu ouvert.

On ne lui résista qu’une seule fois, et ce fut dans les dernierstemps, alors que mon pauvre père était déjà gravement atteint de laphtisie qui devait l’emporter. Le docteur Livesey, venu vers la finde l’après-midi pour visiter son patient, accepta que ma mère luiservît un morceau à manger, puis, en attendant que son cheval fûtramené du hameau – car nous n’avions pas d’écurie au vieuxBenbow – il s’en alla fumer une pipe dans la salle. Je l’ysuivis, et je me rappelle encore le contraste frappant que faisaitle docteur, bien mis et allègre, à la perruque poudrée à blanc, auxyeux noirs et vifs, au maintien distingué, avec les paysansrustauds, et surtout avec notre sale et blême épouvantail depirate, avachi dans l’ivresse et les coudes sur la table. Soudain,il se mit – je parle du capitaine – à entonner son sempiternelrefrain :

Nous étions quinze sur le coffredu mort…

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

La boisson et le diable ontexpédié les autres,

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

Au début, j’avais cru que « le coffre du mort » étaitsa grande cantine de là-haut dans la chambre de devant, et cetteimagination s’était amalgamée dans mes cauchemars avec celle del’homme de mer à une jambe. Mais à cette époque nous avions depuislongtemps cessé de faire aucune attention au refrain ; iln’était nouveau, ce soir-là, que pour le seul docteur Livesey, etje m’aperçus qu’il produisait sur lui un effet rien moinsqu’agréable, car le docteur leva un instant les yeux avec unevéritable irritation avant de continuer à entretenir le vieuxTaylor, le jardinier, d’un nouveau traitement pour ses rhumatismes.Cependant, le capitaine s’excitait peu à peu à sa propre musique,et il finit par claquer de la main sur sa table, d’une manière quenous connaissions tous et qui exigeait le silence. Aussitôt, chacunse tut, sauf le docteur Livesey qui poursuivit comme devant, d’unevoix claire et courtoise, en tirant une forte bouffée de sa pipetous les deux ou trois mots. Le capitaine le dévisagea un instantavec courroux, fit claquer de nouveau sa main, puis le toisa d’unair farouche, et enfin lança avec un vil et grossierjuron :

– Silence, là-bas dans l’entrepont !

– Est-ce à moi que ce discours s’adresse, monsieur ? fit ledocteur.

Et quand le butor lui eut déclaré, avec un nouveau juron, qu’ilen était ainsi :

– Je n’ai qu’une chose à vous dire, monsieur, répliqua ledocteur, c’est que si vous continuez à boire du rhum de la sorte,le monde sera vite débarrassé d’un très ignoble gredin !

La fureur du vieux drôle fut terrible. Il se dressa d’un bond,tira un coutelas de marin qu’il ouvrit, et le balançant sur la mainouverte, s’apprêta à clouer au mur le docteur.

Celui-ci ne broncha point. Il continua de lui parler commeprécédemment, par-dessus l’épaule, et du même ton, un peu plusélevé peut-être, pour que toute la salle entendît, maisparfaitement calme et posé :

– Si vous ne remettez à l’instant ce couteau dans votre poche,je vous jure sur mon honneur que vous serez pendu aux prochainesassises.

Ils se mesurèrent du regard ; mais le capitaine cédabientôt, remisa son arme, et se rassit, en grondant comme un chienbattu.

– Et maintenant, monsieur, continua le docteur, sachantdésormais qu’il y a un tel personnage dans ma circonscription, vouspouvez compter que j’aurai l’œil sur vous nuit et jour. Je ne suispas seulement médecin, je suis aussi magistrat ; et s’ilm’arrive la moindre plainte contre vous, fût-ce pour un esclandrecomme celui de ce soir, je prendrai les mesures efficaces pour vousfaire arrêter et expulser du pays. Vous voilà prévenu.

Peu après on amenait à la porte le cheval du docteur Livesey, etcelui-ci s’en alla ; mais le capitaine se tint tranquille pourcette soirée-là et nombre de suivantes.

Chapitre 2Où Chien-Noir fait une brève apparition

Ce fut peu de temps après cette algarade que commença la sériedes mystérieux événements qui devaient nous délivrer enfin ducapitaine, mais non, comme on le verra, des suites de sa présence.Cet hiver-là fut très froid et marqué par des gelées fortes etprolongées ainsi que par de rudes tempêtes ; et, dès sondébut, nous comprîmes que mon pauvre père avait peu de chances devoir le printemps. Il baissait chaque jour, et comme nous avions,ma mère et moi, tout le travail de l’auberge sur les bras, nousétions trop occupés pour accorder grande attention à notre fâcheuxpensionnaire.

C’était par un jour de janvier, de bon matin. Il faisait unfroid glacial. Le givre blanchissait toute la crique, le flotclapotait doucement sur les galets, le soleil encore bas illuminaità peine la crête des collines et luisait au loin sur la mer. Lecapitaine, levé plus tôt que de coutume, était parti sur la grève,son coutelas ballant sous les larges basques de son vieil habitbleu, sa lunette de cuivre sous le bras, son tricorne rejeté sur lanuque. Je vois encore son haleine flotter derrière lui comme unefumée, tandis qu’il s’éloignait à grands pas. Le dernier son que jeperçus de lui, comme il disparaissait derrière le gros rocher, futun violent reniflement de colère, à faire croire qu’il pensaittoujours au docteur Livesey.

Or, ma mère était montée auprès de mon père, et, en attendant leretour du capitaine, je dressais la table pour son déjeuner,lorsque la porte de la salle s’ouvrit, et un homme entra, que jen’avais jamais vu. Son teint avait une pâleur de cire ; il luimanquait deux doigts de la main gauche et, bien qu’il fût armé d’uncoutelas, il semblait peu combatif. Je ne cessais de guetter leshommes de mer, à une jambe ou à deux, mais je me souviens quecelui-là m’embarrassa. Il n’avait rien d’un matelot, et néanmoinsil s’exhalait de son aspect comme un relent maritime.

Je lui demandai ce qu’il y avait pour son service, et il mecommanda un rhum. Je m’apprêtais à sortir de la salle pour l’allerchercher, lorsque mon client s’assit sur une table et me fit signed’approcher. Je m’arrêtai sur place, ma serviette à la main.

– Viens ici, fiston, reprit-il. Plus près.

Je m’avançai d’un pas.

– Est-ce que cette table est pour mon camarade Bill ?interrogea-t-il, en ébauchant un clin d’œil.

Je lui répondis que je ne connaissais pas son camarade Bill, etque la table était pour une personne qui logeait chez nous, et quenous appelions le capitaine.

– Au fait, dit-il, je ne vois pas pourquoi ton capitaine neserait pas mon camarade Bill. Il a une balafre sur la joue, moncamarade Bill, et des manières tout à fait gracieuses, enparticulier lorsqu’il a bu. Mettons, pour voir, que ton capitaine aune balafre sur la joue, et mettons, si tu le veux bien, que c’estsur la joue droite. Hein ! qu’est-ce que je te disais !Et maintenant, je répète : mon camarade Bill est-il dans lamaison ?

Je lui répondis qu’il était parti en promenade.

– Par où, fiston ? Par où est-il allé ?

Je désignai le rocher, et affirmai que le capitaine ne tarderaitsans doute pas à rentrer ; puis, quand j’eus répondu àquelques autres questions :

– Oh ! dit-il, ça lui fera autant de plaisir que de boireun coup, à mon camarade Bill.

Il prononça ces mots d’un air dénué de toute bienveillance. Maisaprès tout ce n’était pas mon affaire, et d’ailleurs je ne savaisquel parti prendre. L’étranger demeurait posté tout contre la portede l’auberge, et surveillait le tournant comme un chat qui guetteune souris.

À un moment, je me hasardai sur la route, mais il me rappelaaussitôt, et comme je n’obéissais pas assez vite à son gré, sa facecireuse prit une expression menaçante, et avec un blasphème qui mefit sursauter, il m’ordonna de revenir. Dès que je lui eus obéi, ilrevint à ses allures premières, mi-caressantes, mi-railleuses, metapota l’épaule, me déclara que j’étais un brave garçon, et que jelui inspirais la plus vive sympathie.

– J’ai moi-même un fils, ajouta-t-il, qui te ressemble commedeux gouttes d’eau, et il fait toute la joie de mon cœur. Mais legrand point pour les enfants est l’obéissance, fiston…l’obéissance. Or, si tu avais navigué avec Bill, tu n’aurais pasattendu que je te rappelle deux fois… certes non. Ce n’était pasl’habitude de Bill, ni de ceux qui naviguaient avec lui. Maisvoilà, en vérité, mon camarade Bill, avec sa lunette d’approchesous le bras, Dieu le bénisse, ma foi ! Tu vas te reculer avecmoi dans la salle, fiston, et te mettre derrière la porte :nous allons faire à Bill une petite surprise… Que Dieu lebénisse ! je le répète !

Ce disant, l’inconnu m’attira dans la salle et me plaça derrièrelui dans un coin où la porte ouverte nous cachait tous les deux.J’étais fort ennuyé et inquiet, comme bien on pense, et mescraintes s’augmentaient encore de voir l’étranger, lui aussi,visiblement effrayé. Il dégagea la poignée de son coutelas, et enfit jouer la lame dans sa gaine ; et tout le temps que duranotre attente, il ne cessa de ravaler sa salive, comme s’il avaiteu, comme on dit, un crapaud dans la gorge.

À la fin, le capitaine entra, fit claquer la porte derrière luisans regarder ni à droite ni à gauche, et traversant la pièce, alladroit vers la table où l’attendait son déjeuner.

– Bill ! lança l’étranger, d’une voix qu’il s’efforçait, meparut-il, de rendre forte et assurée.

Le capitaine pivota sur ses talons, et nous fit face : touthâle avait disparu de son visage, qui était blême jusqu’au bout dunez ; on eût dit, à son air, qu’il venait de voir apparaîtreun fantôme, ou le diable, ou pis encore, s’il se peut ; etj’avoue que je le pris en pitié, à le voir tout à coup si vieilliet si défait.

– Allons, Bill, tu me reconnais ; tu reconnais un vieuxcamarade de bord, pas vrai, Bill ?

Le capitaine eut un soupir spasmodique :

– Chien-Noir ! fit-il.

– Et qui serait-ce d’autre ? reprit l’étranger avec plusd’assurance. Chien-Noir plus que jamais, venu voir son vieuxcamarade de bord, Bill, à l’auberge de l’Amiral Benbow…Ah ! Bill, Bill, nous en avons vu des choses, tous les deux,depuis que j’ai perdu ces deux doigts, ajouta-t-il, en élevant samain mutilée.

– Eh bien, voyons, fit le capitaine, vous m’avez retrouvé :me voici. Parlez donc. Qu’y a-t-il ?

– C’est bien toi, Bill, répliqua Chien-Noir. Il n’y a pasd’erreur, Billy. Je vais me faire servir un verre de rhum par cecher enfant-ci, qui m’inspire tant de sympathie, et nous allonsnous asseoir, s’il te plaît, et causer franc comme deux vieuxcopains.

Quand je revins avec le rhum, ils étaient déjà installés dechaque côté de la table servie pour le déjeuner du capitaine :Chien-Noir auprès de la porte, et assis de biais comme poursurveiller d’un œil son vieux copain, et de l’autre, à mon idée, saligne de retraite.

Il m’enjoignit de sortir en laissant la porte grandeouverte.

– On ne me la fait pas avec les trous de serrure, fiston,ajouta-t-il.

Je les laissai donc ensemble et me réfugiai dansl’estaminet.

J’eus beau prêter l’oreille, comme de juste, il se passa un bonmoment où je ne saisis rien de leur bavardage, car ils parlaient àvoix basse ; mais peu à peu ils élevèrent le ton, et jediscernai quelques mots, principalement des jurons, lancés par lecapitaine.

– Non, non, non, et mille fois non ! et en voilàassez ! cria-t-il une fois.

Et une autre :

– Si cela finit par la potence, tous seront pendus, je vousdis !

Et tout à coup il y eut une effroyable explosion deblasphèmes : chaises et table culbutèrent à la fois ; uncliquetis d’acier retentit, puis un hurlement de douleur, et uneseconde plus tard je vis Chien-Noir fuir éperdu, serré de près parle capitaine, tous deux coutelas au poing, et le premier saignantabondamment de l’épaule gauche. Arrivé à la porte, le capitaineassena au fuyard un dernier coup formidable qui lui aurait sûrementfendu le crâne, si ce coup n’eût été arrêté par notre massiveenseigne de l’Amiral Benbow. On voit encore aujourd’hui labrèche sur la partie inférieure du tableau.

Ce coup mit fin au combat. Aussitôt sur la route, Chien-Noir, endépit de sa blessure, prit ses jambes à son cou, et avec uneagilité merveilleuse, disparut en une demi-minute derrière la crêtede la colline. Pour le capitaine, il restait à béer devantl’enseigne, comme sidéré. Après quoi, il se passa la main sur lesyeux à plusieurs reprises, et finalement rentra dans la maison.

– Jim, me dit-il, du rhum !

Et comme il parlait, il tituba légèrement et s’appuya d’une maincontre le mur.

– Êtes-vous blessé ? m’écriai-je.

– Du rhum ! répéta-t-il. Il faut que je m’en aille d’ici.Du rhum ! du rhum !

Je courus lui en chercher ; mais, tout bouleversé par cequi venait d’arriver, je cassai un verre et faussai le robinet, sibien que j’étais toujours occupé de mon côté lorsque j’entendisdans la salle le bruit d’une lourde chute. Je me précipitai et visle capitaine étalé de tout son long sur le carreau. À la mêmeminute, ma mère, alarmée par les cris et la bagarre, descendaitquatre à quatre pour venir à mon aide. À nous deux, nous luirelevâmes la tête. Il respirait bruyamment et avec peine, mais ilavait les yeux fermés et le visage d’une teinte hideuse.

– Mon Dieu, mon Dieu ! s’écria ma mère, quel malheur pournotre maison ! Et ton pauvre père qui est malade !

Cependant nous n’avions aucune idée de ce qu’il convenait defaire pour secourir le capitaine, et nous restions persuadés qu’ilavait reçu un coup mortel dans sa lutte avec l’étranger. À touthasard, je pris le verre de rhum et tentai de lui en introduire unpeu dans le gosier ; mais il avait les dents étroitementserrées et les mâchoires contractées comme un étau. Ce fut pournous une vraie délivrance de voir la porte s’ouvrir et livrerpassage au docteur Livesey, venu pour visiter mon père.

– Oh ! docteur ! criâmes-nous, que faire ? Oùest-il blessé ?

– Lui, blessé ? Taratata ! fit le docteur. Pas plusblessé que vous ni moi. Cet homme vient d’avoir une attaqued’apoplexie, comme je le lui avais prédit. Allons, madame Hawkins,remontez vite auprès de votre mari, et autant que possible ne luiparlez de rien. De mon côté, je dois faire de mon mieux pour sauverla vie trois fois indigne de ce misérable, et pour cela Jim iciprésent va m’apporter une cuvette.

Quand je rentrai avec la cuvette, le docteur avait déjàretroussé la manche du capitaine et mis à nu son gros brasmusculeux. Il était couvert de tatouages : « Bonvent » et « Billy Bones s’en fiche » se lisaientfort nettement sur l’avant-bras ; et plus haut vers l’épauleon voyait le dessin d’une potence avec son pendu – dessin exécuté àmon sens avec beaucoup de verve.

– Prophétique ! fit le docteur, en touchant du doigt cecroquis. Et maintenant, maître Billy Bones, si c’est bien là votrenom, nous allons voir un peu la couleur de votre sang… Jim,avez-vous peur du sang ?

– Non, monsieur.

– Bon. Alors, tenez la cuvette.

Et là-dessus il prit sa lancette et ouvrit la veine.

Il fallut tirer beaucoup de sang au capitaine avant qu’ilsoulevât les paupières et promenât autour de lui un regard vague.D’abord il fronça le sourcil en reconnaissant le médecin ;puis son regard s’arrêta sur moi, et il sembla rassuré. Maissoudain il changea de couleur et s’efforça de se lever, encriant :

– Où est Chien-Noir ?

– Il n’y a de chien noir ici que dans votre imagination,répliqua le docteur. Vous avez bu du rhum ; vous avez eu uneattaque, tout comme je vous le prédisais, et je viens, fort àregret, de vous arracher à la tombe où vous piquiez une tête. Etmaintenant, maître Bones…

– Ce n’est pas mon nom, interrompit-il.

– Peu importe ! C’est celui d’un flibustier de maconnaissance, et je vous appelle ainsi pour abréger. Ce que j’ai àvous dire, le voici : un verre de rhum ne vous tuera pas, maissi vous en prenez un, vous en prendrez un second, et un troisième,et je gagerais ma perruque que, si vous ne cessez pas net, vousmourrez… entendez-vous bien ?… vous mourrez, et vous irez àvotre vraie place, comme il est dit dans la Bible. Allons, voyons,faites un effort. Je vous aiderai à vous mettre au lit, pour cettefois.

À nous deux, et non sans peine, nous arrivâmes à le porter enhaut et à le déposer sur son lit. Sa tête retomba sur l’oreiller,comme s’il allait s’évanouir.

– Maintenant, dit le docteur, rappelez-vous bien ce que je vousdéclare en conscience : le rhum pour vous est un arrêt demort.

Et là-dessus il me prit par le bras et m’entraîna vers lachambre de mon père.

– Ce ne sera rien, me dit-il, sitôt la porte refermée. Je lui aitiré assez de sang pour qu’il se tienne un moment tranquille. Lemieux pour vous et pour lui serait qu’il restât au lit unehuitaine ; mais une nouvelle attaque l’emporterait.

Chapitre 3La tache noire

Vers midi, chargé de boissons rafraîchissantes et demédicaments, je pénétrai chez le capitaine. Il se trouvait à peuprès dans le même état, quoique un peu ranimé, et il me parut à lafois faible et agité.

– Jim, me dit-il, tu es le seul ici qui vaille quelque chose. Tule sais, j’ai toujours été bon pour toi : pas un mois ne s’estpassé où tu n’aies reçu tes dix sous. Et maintenant, camarade, tuvois comme je suis aplati et abandonné de tous. Dis, Jim, tu vasm’apporter un petit verre de rhum, tout de suite, n’est-ce pas,camarade ?

– Le docteur… commençai-je.

Mais il éclata en malédictions contre le docteur, d’une voixlasse quoique passionnée.

– Les docteurs sont tous des sagouins, fit-il ; etcelui-là, hein, qu’est-ce qu’il y connaît, aux gens de mer ?J’ai été dans des endroits chauds comme braise, où les copainstombaient l’un après l’autre, de la fièvre jaune, où les sacréstremblements de terre faisaient onduler le sol comme unemer !… Qu’est-ce qu’il y connaît, ton docteur, à des payscomme ça ?… et je ne vivais que de rhum, je te dis. C’était maboisson et ma nourriture, nous étions comme mari et femme. Si jen’ai pas tout de suite mon rhum, je ne suis plus qu’une pauvrevieille carcasse échouée, et mon sang retombera sur toi, Jim, etsur ce sagouin de docteur. (Il se remit à sacrer.) Vois, Jim, commemes doigts s’agitent, continua-t-il d’un ton plaintif. Je ne peuxpas les arrêter, je t’assure. Je n’ai pas bu une goutte de toutecette maudite journée. Ce docteur est un idiot, je te dis. Si je nebois pas un coup de rhum, Jim, je vais avoir des visions :j’en ai déjà. Je vois le vieux Flint dans ce coin-là, derrièretoi ; je le vois aussi net qu’en peinture. Et si j’attrape desvisions, comme ma vie a été orageuse, ce sera épouvantable. Tondocteur lui-même a dit qu’un verre ne me ferait pas de mal. Jim, jete paierai une guinée d’or pour une topette.

Son agitation croissait toujours, et cela m’inquiétait pour monpère, qui, étant au plus bas ce jour-là, avait besoin de repos.D’ailleurs, si la tentative de corruption m’offensait un peu,j’étais rassuré par les paroles du docteur que me rappelait lecapitaine.

– Je ne veux pas de votre argent, lui dis-je, sauf celui quevous devez à mon père. Vous aurez un verre, pas plus.

Quand je le lui apportai, il le saisit avidement et l’absorbad’un trait.

– Ah ! oui, fit-il, ça va un peu mieux, pour sûr. Etmaintenant, camarade, ce docteur a-t-il dit combien de temps jeresterais cloué ici sur cette vieille paillasse ?

– Au moins une huitaine.

– Tonnerre ! Une huitaine ! Ce n’est paspossible ! D’ici là ils m’auront flanqué la tache noire. En cemoment même, ces ganaches sont en train de prendre le vent surmoi : des fainéants incapables de conserver ce qu’ils ontreçu, et qui veulent flibuster la part d’autrui. Est-ce là uneconduite digne d’un marin, je te le demande ? Mais je suiséconome dans l’âme, moi. Jamais je n’ai gaspillé, ni perdu mon bonargent, et je leur ferai encore la nique. Je n’ai pas peur d’eux.Je vais larguer un ris, camarade, et les distancer à nouveau.

Tout en parlant ainsi, il s’était levé de sa couche, àgrand-peine, en se tenant à mon épaule, qu’il serrait quasi à mefaire crier, et mouvant ses jambes comme des masses inertes. Lavéhémence de ses paroles, quant à leur signification, contrastaitamèrement avec la faiblesse de la voix qui les proférait. Une foisassis au bord du lit, il s’immobilisa.

– Ce docteur m’a tué, balbutia-t-il. Mes oreilles tintent.Recouche-moi.

Je n’eus pas le temps de l’assister, il retomba dans sa positionpremière et resta silencieux une minute.

– Jim, dit-il enfin, tu as vu ce marin de tantôt ?

– Chien-Noir ?

– Oui ! Chien-Noir !… C’en est un mauvais, mais ceuxqui l’ont envoyé sont pires. Voilà. Si je ne parviens pas à m’enaller, et qu’ils me flanquent la tache noire, rappelle-toi qu’ilsen veulent à mon vieux coffre de mer. Tu montes à cheval… tu saismonter, hein ? Bon. Donc, tu montes à cheval, et tu vas chez…eh bien oui, tant pis pour eux !… chez ce sempiternel sagouinde docteur, lui dire de rassembler tout son monde… Magistrats et lereste… et il leur mettra le grappin dessus à l’AmiralBenbow… tout l’équipage du vieux Flint, petits et grands, toutce qu’il en reste. J’étais premier officier, moi, premier officierdu vieux Flint, et je suis le seul qui connaisse l’endroit. Il m’alivré le secret à Savannah, sur son lit de mort, à peu près commeje pourrais faire à présent, vois-tu. Mais il ne te faut les livrerque s’ils me flanquent la tache noire, ou si tu vois encore ceChien-Noir, ou bien un homme de mer à une jambe, Jim… celui-làsurtout.

– Mais qu’est-ce que cette tache noire, capitaine ?

– C’est un avertissement, camarade. Je t’expliquerai, s’ils enviennent là. Mais continue à ouvrir l’œil, Jim, et je partageraiavec toi à égalité, parole d’honneur !

Il divagua encore un peu, d’une voix qui s’affaiblissait ;mais je lui donnai sa potion ; il la prit, docile comme unenfant, et fit la remarque que « si jamais un marin avait eubesoin de drogues, c’était bien lui » ; après quoi iltomba dans un sommeil profond comme une syncope, où je lelaissai.

Qu’aurais-je fait si tout s’était normalement passé ? Jel’ignore. Il est probable que j’aurais tout raconté au docteur, carje craignais terriblement que le capitaine se repentît de ses aveuxet se débarrassât de moi. Mais il advint que mon pauvre père mourutcette nuit-là, fort à l’improviste, ce qui me fit négliger toutautre souci. Notre légitime désolation, les visites des voisins,les apprêts des funérailles et tout le travail de l’auberge àsoutenir entre-temps, m’accaparèrent si bien que j’eus à peine leloisir de songer au capitaine, et moins encore d’avoir peur delui.

Il descendit le lendemain matin, à vrai dire, et prit ses repascomme d’habitude ; il mangea peu, mais but du rhum, je lecrains, plus qu’à l’ordinaire, car il se servit lui-même aucomptoir, l’air farouche et soufflant par le nez, sans que personneosât s’y opposer. Le soir qui précéda l’enterrement, il était plusivre que jamais, et cela scandalisait, dans cette maison en deuil,de l’ouïr chanter son sinistre vieux refrain de mer. Mais, en dépitde sa faiblesse, il nous inspirait à tous une crainte mortelle, etle docteur, appelé subitement auprès d’un malade qui habitait àplusieurs milles, resta éloigné de chez nous après le décès de monpère. Je viens de dire que le capitaine était faible ; enréalité, il paraissait s’affaiblir au lieu de reprendre des forces.Il grimpait et descendait l’escalier, allait et venait de la salleà l’estaminet et réciproquement, et parfois mettait le nezau-dehors pour humer l’air salin, mais il marchait en se tenant auxmurs, et respirait vite et avec force, comme on fait en escaladantune montagne. Pas une fois il ne me parla en particulier, et jesuis persuadé qu’il avait quasi oublié ses confidences. Mais sonhumeur était plus instable, et en dépit de sa faiblesse corporelle,plus agressive que jamais. Lorsqu’il avait bu, il prenait la manieinquiétante de tirer son coutelas et de garder la lame à sa portéesur sa table. Mais tout compte fait, il se souciait moins des genset avait l’air plongé dans ses pensées et à demi absent. Une fois,par exemple, à notre grande surprise, il entonna un air nouveau,une sorte de rustique chanson d’amour qu’il avait dû connaître toutjeune avant de naviguer.

Ainsi allèrent les choses jusqu’au lendemain de l’enterrement.Vers les trois heures, par un après-midi âpre, de brume glacée, jem’étais mis sur le seuil une minute, songeant tristement à monpère, lorsque je vis sur la route un individu qui s’approchait aveclenteur. Il était à coup sûr aveugle, car il tapotait devant luiavec son bâton et portait sur les yeux et le nez une grande visièreverte ; il était courbé par les ans ou par la fatigue, et sonvaste caban de marin, tout loqueteux, le faisait paraître vraimentdifforme. De ma vie je n’ai vu plus sinistre personnage. Un peuavant l’auberge, il fit halte et, élevant la voix sur un ton demélopée bizarre, interpella le vide devant lui :

– Un ami compatissant voudrait-il indiquer à un pauvre aveugle…qui a perdu le don précieux de la vue en défendant son cher paysnatal, l’Angleterre, et le roi George, que Dieu bénisse… où et enquel lieu de ce pays il peut bien se trouverprésentement ?

– Vous êtes à l’Amiral Benbow, crique du Mont-Noir, monbrave homme, lui répondis-je.

– J’entends une voix, reprit-il, une voix jeune. Voudriez-vousme donner la main, mon aimable jeune ami, et me faireentrer ?

Je lui tendis la main, et le hideux aveugle aux parolesmielleuses l’agrippa sur-le-champ comme dans des tenailles. Touteffrayé, je voulus me dégager, mais l’aveugle, d’un simple effort,m’attira tout contre lui :

– Maintenant, petit, mène-moi auprès du capitaine.

– Monsieur, répliquai-je, sur ma parole je vous jure que jen’ose pas.

– Ah ! ricana-t-il, c’est comme ça ! Mène-moi tout desuite à l’intérieur, ou sinon je te casse le bras.

Et tout en parlant il me le tordit, si fort que je poussai uncri.

– Monsieur, repris-je, c’est pour vous ce que j’en dis. Lecapitaine n’est pas comme d’habitude. Il a toujours le coutelastiré. Un autre monsieur…

– Allons, voyons, marche ! interrompit-il.

Jamais je n’ouïs voix plus froidement cruelle et odieuse quecelle de cet aveugle. Elle m’intimida plus que la douleur, et je memis aussitôt en devoir de lui obéir. Je franchis le seuil et medirigeai droit vers la salle où se tenait, abruti de rhum, notrevieux forban malade. L’aveugle, me serrant dans sa poigne de fer,m’attachait à lui et s’appuyait sur moi presque à me fairesuccomber.

– Mène-moi directement à lui, et dès que je serai en saprésence, crie : « Bill ! voici un ami pourvous. » Si tu ne fais pas ça, moi je te ferai ceci…

Et il m’infligea une saccade dont je pensai m’évanouir. Danscette alternative, mon absolue terreur du mendiant aveugle me fitoublier ma peur du capitaine ; j’ouvris la porte de la salleet criai d’une voix tremblante la phrase qui m’était dictée.

Le pauvre capitaine leva les yeux. En un clin d’œil son ivressedisparut, et il resta béant, dégrisé. Son visage exprimait, plusque l’effroi, un horrible dégoût. Il alla pour se lever, mais jecrois qu’il n’en aurait plus eu la force.

– Non, Bill, dit le mendiant, reste assis là. Je n’y vois point,mais j’entends remuer un doigt. Les affaires sont les affaires.Tends-moi ta main gauche. Petit, prends sa main gauche par lepoignet et approche-la de ma droite.

Nous lui obéîmes tous deux exactement, et je le vis faire passerquelque chose du creux de la main qui tenait son bâton, entre lesdoigts du capitaine, qui se refermèrent dessus instantanément.

– Voilà qui est fait, dit l’aveugle.

À ces mots, il me lâcha soudain et, avec une dextérité et uneprestesse incroyables, il déguerpit de la salle et gagna la route.Figé sur place, j’entendis décroître au loin le tapotement de sonbâton.

Il nous fallut plusieurs minutes, au capitaine et à moi, pourrecouvrer nos esprits. À la fin, et presque simultanément, jelaissai aller son poignet que je tenais toujours et il retira lamain pour jeter un bref coup d’œil dans sa paume.

– À dix heures ! s’écria-t-il. Cela me donne six heures.Nous pouvons encore les flibuster.

Il se leva d’un bond. Mais au même instant, pris de vertige, ilporta la main à sa gorge, vacilla une minute, puis, avec un râleétrange, s’abattit de son haut, la face contre terre.

Je courus à lui, tout en appelant ma mère. Mais notreempressement fut vain. Frappé d’apoplexie foudroyante, le capitaineavait succombé. Chose singulière à dire, bien que sur la fin iléveillât ma pitié, jamais certes je ne l’avais aimé ;pourtant, dès que je le vis mort, j’éclatai en sanglots. C’était lesecond décès que je voyais, et le chagrin dû au premier étaitencore tout frais dans mon cœur.

Chapitre 4Le coffre de mer

Sans perdre un instant, je racontai alors à ma mère tout ce queje savais, comme j’aurais peut-être dû le faire depuis longtemps.Nous vîmes d’emblée le péril et la difficulté de notre situation.L’argent du capitaine (s’il en avait) nous était bien dû enpartie ; mais quelle apparence y avait-il que les complices denotre homme, et surtout les deux échantillons que j’en connaissais,Chien-Noir et le mendiant aveugle, fussent disposés à lâcher leurbutin pour régler les dettes du défunt ? Or, si je suivais lesinstructions du capitaine et allais aussitôt prévenir le docteurLivesey, je laissais ma mère seule et sans défense : je n’ypouvais donc songer. D’ailleurs, nous nous sentions tous deuxincapables de rester beaucoup plus longtemps dans la maison. Lescharbons qui s’éboulaient dans le fourneau de la cuisine, etjusqu’au tic-tac de l’horloge, nous pénétraient de crainte. Levoisinage s’emplissait pour nous de bruits de pasimaginaires ; et placé entre le cadavre du capitaine gisantsur le carreau de la salle, et la pensée de l’infâme mendiantaveugle rôdant aux environs et prêt à reparaître, il y avait desmoments où, comme on dit, je tremblais dans mes culottes, deterreur. Il nous fallait prendre une décision immédiate.Finalement, l’idée nous vint de partir tous les deux chercher dusecours au hameau voisin. Aussitôt dit, aussitôt fait. Sans mêmenous couvrir la tête, nous nous élançâmes dans le soir tombant etle brouillard glacé.

Le hameau n’était qu’à quelque cent toises, mais caché à la vue,de l’autre côté de la crique voisine ; et, ce qui me rassuraitbeaucoup, il se trouvait dans la direction opposée à celle par oùl’aveugle avait fait son apparition et par où il s’en étaitapparemment retourné. Le trajet nous prit peu de minutes, etcependant nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour prêter l’oreille.Mais on n’entendait aucun bruit suspect : rien que le légerclapotis du ressac et le croassement des corbeaux dans le bois.

Les chandelles s’allumaient quand nous atteignîmes le hameau, etjamais je n’oublierai mon soulagement à voir leur jaune clarté auxportes et aux fenêtres. Mais ce fut là, tout compte fait, lemeilleur de l’assistance que nous obtînmes de ce côté. Car, soitdit à la honte de ces gens, personne ne consentit à nousaccompagner jusqu’à l’Amiral Benbow. Plus nous leurdisions nos ennuis, plus ils se cramponnaient – hommes, femmes etenfants – à l’abri de leurs maisons. Le nom du capitaine Flint,inconnu de moi, mais familier à beaucoup d’entre eux, répandait laterreur. Des hommes qui avaient travaillé aux champs, plus loin quel’Amiral Benbow, se souvenaient aussi d’avoir vu sur laroute plusieurs étrangers dont ils s’étaient écartés, les prenantpour des contrebandiers, et l’un ou l’autre avait vu un petitchasse-marée à l’abri dans ce que nous appelions la cale de Kitt.C’est pourquoi il suffisait d’être une relation du capitaine pourleur causer une frayeur mortelle. Tant et si bien que, si nous entrouvâmes plusieurs disposés à se rendre à cheval jusque chez ledocteur Livesey, qui habitait dans une autre direction, pas un nevoulut nous aider à défendre l’auberge.

La lâcheté, dit-on, est contagieuse ; mais la discussion,au contraire, donne du courage. Aussi, quand chacun eut parlé, mamère leur dit leur fait à tous. Elle ne voulait pas,déclara-t-elle, perdre de l’argent qui appartenait à son filsorphelin. Elle conclut :

– Si aucun d’entre vous n’ose venir, Jim et moi nous oserons.Nous allons retourner d’où nous sommes venus, et sans vous diremerci, tas de gros gaillards pires que des poules mouillées. Nousouvrirons ce coffre, dût-il nous en coûter la vie. Et je vousemprunte ce sac, madame Crossley, pour emporter notre dû.

Comme de juste, je me déclarai prêt à accompagner ma mère, et,comme de juste aussi, tous se récrièrent devant notretémérité ; mais même alors, pas un homme ne s’offrit à nousescorter. Tout ce qu’ils firent, ce fut de me donner un pistoletchargé, pour le cas où l’on nous attaquerait, et de nous promettrequ’ils tiendraient des chevaux tout sellés, pour le cas où l’onnous poursuivrait lors de notre retour ; cependant qu’ungarçon s’apprêtait à galoper jusque chez le docteur afin d’obtenirle secours de la force armée.

Mon cœur battait fort quand, par la nuit glacée, nous nousengageâmes dans cette périlleuse aventure. La pleine lune,rougeâtre et déjà haute, transparaissait vers la limite supérieuredu brouillard. Notre hâte s’en accrut, car il ferait évidemmentaussi clair qu’en plein jour avant que nous pussions quitter lamaison, et notre départ serait exposé à tous les yeux. Nous nousfaufilâmes au long des haies, prompts et silencieux, sans rien voirni entendre qui augmentât nos inquiétudes. Enfin, à notre grandsoulagement, la porte de l’Amiral Benbow se referma surnous.

Je poussai bien vite le verrou, et nous restâmes une minute dansle noir, tout pantelants, seuls sous ce toit avec le cadavre ducapitaine. Puis ma mère prit une chandelle dans l’estaminet, et,nous tenant par la main, nous pénétrâmes dans la salle. Le corpsgisait toujours dans la même position, les yeux béants et un brasétendu.

– Baisse le store, Jim, chuchota ma mère ; s’ils arrivaientils nous verraient du dehors… Là… Et maintenant, il nous fauttrouver la clef sur ce cadavre : je voudrais bien savoir quide nous va y toucher !

Et elle eut une sorte de sanglot.

Je m’agenouillai à côté du mort. Près de sa main, sur leparquet, je vis un petit rond de papier noirci sur une face.C’était évidemment la tache noire. Je pris le papier et leretournai. Au verso, correctement tracé d’une main ferme, je lus cecourt message : « Tu as jusqu’à dix heures dusoir. »

– Mère, dis-je, il avait jusqu’à dix heures.

À cet instant précis, notre vieille horloge se mit à sonner. Cefracas inattendu nous fît une peur affreuse ; mais tout allaitbien : il n’était que six heures.

– Allons, Jim, reprit ma mère, cette clef.

J’explorai les poches, l’une après l’autre. Quelque menuemonnaie, un dé, du fil et de grosses aiguilles, un rôle de tabacmordu par le bout, le couteau à manche courbe, une boussoleportative et un briquet, formaient tout leur contenu. Je commençaià désespérer.

– Elle est peut-être à son cou, hasarda ma mère.

Surmontant une vive répugnance, j’arrachai au col lachemise du cadavre, et la clef nous apparut, enfilée à un bout decorde goudronnée, que je tranchai à l’aide de son propre couteau.Ce succès nous remplit d’espoir, et nous grimpâmes en toute hâte àla petite chambre où le capitaine avait couché si longtemps, etd’où sa malle n’avait pas bougé depuis le jour de son arrivée.

C’était, d’apparence, un coffre de marin comme tous les autres,aux angles détériorés par les heurts d’un service prolongé. Sur lecouvercle se lisait l’initiale « B », imprimée au ferchaud.

– Passe-moi la clef, me dit ma mère.

Bien que la serrure fût très dure, elle l’ouvrit en un clind’œil et souleva le couvercle.

Un fort relent de tabac et de goudron s’échappa du coffre, maison n’y voyait rien, au premier abord, qu’un très bon habit complet,soigneusement brossé et plié. Il n’avait jamais servi, au dire dema mère. Dessous, le pêle-mêle commençait : un quart decercle, un gobelet de fer-blanc, plusieurs rouleaux de tabac, deuxpaires de très beaux pistolets, un lingot d’argent, une vieillemontre espagnole et quelques autres bibelots de peu de valeur,presque tous d’origine étrangère, un compas de mathématiques àbranches de cuivre et cinq ou six curieux coquillages des Indesoccidentales. Je me suis demandé souvent, par la suite, pourquoi iltransportait avec lui ces coquillages, dans sa vie errante decriminel pourchassé.

Jusqu’ici, le lingot d’argent et les bibelots avaient seulsquelque prix, mais cela ne faisait pas notre affaire. Par-dessous,il y avait un vieux suroît blanchi aux embruns de bien des môles.Ma mère le retira impatiemment, et le dernier contenu de la mallenous apparut : un paquet enveloppé de toile cirée, quisemblait renfermer des papiers, et un sac de toile qui émit sousnos doigts le tintement de l’or.

– Je ferai voir à ces bandits que je suis une honnête femme, ditma mère. Je prendrai mon dû, et pas un rouge liard de plus.Donne-moi le sac de Mme Crossley.

Et elle se mit en devoir de faire passer, du sac de matelot danscelui que je tenais, le montant de la dette du capitaine.

La tâche était longue et ardue, car il y avait là, entassées auhasard, des pièces de tous pays et de tous modules : doublons,louis d’or, guinées, pièces de huit et d’autres que j’ignore. Lesguinées, du reste, se trouvaient en minorité, et celles-là seulespermettaient à ma mère de s’y retrouver dans son compte.

Soudain, comme nous étions presque à moitié de l’opération, jeposai ma main sur son bras. Dans l’air silencieux et glacé jevenais de percevoir un bruit qui fit cesser mon cœur debattre : c’était le tapotement du bâton de l’aveugle sur laroute gelée. Le bruit se rapprochait. Nous retenions notre souffle.Un coup violent heurta la porte de l’auberge ; nous entendîmesqu’on tournait la poignée, et le verrou cliqueta sous les effortsdu misérable. Puis il y eut un long intervalle de silence, dedanscomme dehors. À la fin le tapotement reprit et, à notre joieindicible, s’affaiblit peu à peu dans le lointain et s’évanouittout à fait.

– Mère, dis-je, prends le tout et allons-nous-en.

J’étais certain, en effet, que la porte verrouillée avait parususpecte, et que cela nous attirerait bientôt tout le guêpier auxoreilles. Pourtant je me félicitais de l’avoir verrouillée, et celaà un point difficilement croyable pour qui n’a jamais rencontré ceterrifiant vieil aveugle.

Mais, en dépit de sa frayeur, ma mère se refusait à prendre rienau-delà de son dû, et ne voulait absolument pas se contenter demoins. Il n’était pas encore sept heures, disait-elle, et deloin ; elle connaissait son droit et voulait en user. Ellediscutait encore avec moi, lorsqu’un bref et léger coup de siffletretentit au loin sur la hauteur. C’en fut assez, et plus qu’assez,pour elle et pour moi.

– J’emporte toujours ce que j’ai, fit-elle en se relevant.

– Et j’emporte ceci pour arrondir le compte, ajoutais-je,empoignant le paquet de toile cirée.

Un instant de plus, et laissant la lumière auprès du coffrevide, nous descendions l’escalier à tâtons ; un autre encore,et, la porte ouverte, notre exode commençait. Il n’était que tempsde déguerpir. Le brouillard se dissipait rapidement ; déjà lalune brillait, tout à fait dégagée, sur les hauteurs voisines, etc’était uniquement au creux du ravin et devant la porte del’auberge, qu’un mince voile de brume flottait encore, pour cacherles premiers pas de notre fuite. Bien avant la mi-chemin du hameau,très peu au-delà du pied de la hauteur, nous arriverions en pleinclair de lune. Et ce n’était pas tout, car déjà nous percevions lebruit de pas nombreux qui accouraient. Nous tournâmes la tête dansleur direction : une lumière balancée de droite et de gauche,et qui se rapprochait rapidement, nous montra que l’un desarrivants portait une lanterne.

– Mon petit, me dit soudain ma mère, prends l’argent et fuis. Jevais m’évanouir.

C’était, je le compris, la fin irrémissible pour tous deux.Combien je maudissais la lâcheté de nos voisins ! Combien j’envoulais à ma pauvre mère pour son honnêteté et son avidité, pour satémérité passée et sa faiblesse présente !

Par bonheur, nous étions précisément au petit pont, et je guidaises pas chancelants jusqu’au talus de la berge, où elle poussa unsoupir et retomba sur mon épaule. Je ne sais comment j’en eus laforce, et je crains bien d’avoir agi brutalement, mais je réussis àla traîner le long de la berge et jusqu’à l’entrée de la voûte. Lapousser plus loin me fut impossible, car le pont était trop bas, etce fut à plat ventre et non sans peine que je m’introduisisdessous. Il nous fallut donc rester là, ma mère presque entièrementvisible, et tous deux à portée d’ouïe de l’auberge.

Chapitre 5La fin de l’aveugle

Ma curiosité, du reste, l’emporta sur ma peur. Je me sentisincapable de rester dans ma cachette, et, rampant à reculons,regagnai la berge. De là, dissimulé derrière une touffe de genêt,j’avais vue sur la route jusque devant notre porte. À peineétais-je installé, que mes ennemis arrivèrent au nombre de sept ouhuit, en une course rapide et désordonnée. L’homme à la lanterneles précédait de quelques pas. Trois couraient de front, se tenantpar la main, et au milieu de ce trio je devinai, malgré lebrouillard, le mendiant aveugle. Un instant plus tard, sa voix meprouvait que je ne me trompais pas.

– Enfoncez la porte ! cria-t-il.

– On y va, monsieur ! répondirent deux ou trois dessacripants qui s’élancèrent vers l’Amiral Benbow, suivisdu porteur de lanterne.

Je les vis alors faire halte et les entendis converser àmi-voix, comme s’ils étaient surpris de trouver la porte ouverte.Mais la halte fut brève, car l’aveugle se remit à lancer desordres. Il élevait et grossissait le ton, brûlant d’impatience etde rage.

– Entrez ! entrez donc ! cria-t-il, en les injuriantpour leur lenteur.

Quatre ou cinq d’entre eux obéirent, tandis que deux autresrestaient sur la route avec le redoutable mendiant. Il y eut unsilence, puis un cri de surprise, et une exclamation jaillit del’intérieur :

– Bill est mort !

Mais l’aveugle maudit à nouveau leur lenteur. Ilhurla :

– Que l’un de vous le fouille, tas de fainéants, et que lesautres montent chercher le coffre !

Je les entendis se ruer dans notre vieil escalier, avec uneviolence à ébranler toute la maison. Presque aussitôt de nouveauxcris d’étonnement s’élevèrent ; la fenêtre de la chambre ducapitaine s’ouvrit avec fracas dans un cliquetis de carreauxcassés, et un homme apparut dans le clair de lune, la tête penchée,et d’en haut interpella l’aveugle sur la route :

– Pew, cria-t-il, on nous a devancés ! Quelqu’un a retournéle coffre de fond en comble.

– Est-ce que la chose y est ? rugit Pew.

– Oui, l’argent y est !

Mais l’aveugle envoya l’argent au diable.

– Le paquet de Flint, je veux dire !

– Nous ne le trouvons nulle part, répliqua l’individu.

– Hé ! ceux d’en bas, est-il sur Bill ? cria denouveau l’aveugle.

Là-dessus, un autre personnage, probablement celui qui étaitresté en bas à fouiller le cadavre du capitaine, parut sur le seuilde l’auberge :

– Bill a déjà été fouillé : ses poches sont vides.

– Ce sont ces gens de l’auberge, c’est ce gamin… Que ne luiai-je arraché les yeux ! cria l’aveugle. Ils étaient ici iln’y a qu’un instant : la porte était verrouillée quand j’aiessayé d’entrer. Cherchez partout, garçons, et trouvez-les-moi.

– C’est juste, à preuve qu’ils ont laissé leur camoufle ici,cria l’homme de la fenêtre.

– Grouillez donc ! Chambardez la maison, maistrouvez-les-moi ! réitéra Pew, en battant la route de sacanne.

Alors, du haut en bas de notre vieille auberge, il se fit ungrand tohu-bohu de lourdes semelles courant çà et là, de meublesrenversés et de portes enfoncées, à réveiller tous les échos duvoisinage ; puis nos individus reparurent l’un après l’autresur la route, déclarant que nous étions introuvables. Mais à cetinstant le même sifflet qui nous avait inquiétés, ma mère et moi,alors que nous étions à compter l’argent du défunt capitaine,retentit dans la nuit, répété par deux fois. J’avais cru d’abordque c’était là un signal de l’aveugle pour lancer ses troupes àl’assaut ; mais je compris cette fois que le son provenait dela hauteur vers le hameau, et, à en juger par son effet sur lesflibustiers, il les avertissait de l’approche du péril.

– C’est encore Dirk, dit l’un. Deux coups, les gars ! Ils’agit de décaniller !

– De décaniller, capon ! s’écria Pew. Dirk n’a jamais étéqu’un lâche imbécile, ne vous occupez pas de lui… Ils doivent êtretout près. Impossible qu’ils soient loin. Vous les avez à portée dela main. Grouillez et cherchez après, tas de salauds ! Lediable ait mon âme ! Ah ! si j’y voyais !

Cette harangue ne resta pas sans effet ; deux des coquinsse mirent à chercher çà et là parmi le saccage, mais plutôt àcontrecœur et sans cesser de penser à la menace de danger. Lesautres restèrent sur la route, irrésolus.

– Vous avez sous la main des mille et des mille, tas d’idiots,et vous hésitez ! Vous serez riches comme des rois si voustrouvez l’objet. Vous savez qu’il est ici, et vous tirez auflanc ! Pas un de vous n’eût osé affronter Bill, et je l’aiaffronté, moi un aveugle ! Et je perdrais ma chance à cause devous ! Je ne serais qu’un pauvre abject, mendiant un verre derhum, alors que je pourrais rouler carrosse ! Si vous aviezseulement le courage d’un cancrelat qui ronge un biscuit, vous lesauriez déjà empoignés.

– Au diable, Pew ! grommela l’un. Nous tenons lesdoublons !

– Ils auront caché ce sacré machin, dit un autre. Prends lesgeorges[1] , Pew, et ne reste pas ici à beugler.

C’était le cas de le dire, tant la colère de Pew s’exaltaitdevant ces objections. À la fin, la rage le domina tout àfait ; il se mit à taper dans le tas au hasard, et son bâtonrésonna sur plusieurs crânes. De leur côté, les malandrins, sanspouvoir réussir à s’emparer de l’arme et à la lui arracher,agonisaient leur tyran d’injures et d’atroces menaces.

Cette rixe fut notre salut. Elle durait toujours, lorsqu’unautre bruit se fit entendre, qui provenait de la hauteur du côté duhameau – un bruit de chevaux lancés au galop. Presque en mêmetemps, l’éclair et la détonation d’un coup de pistolet jaillirentd’une haie. C’était là, évidemment, le signal du sauve-qui-peut,car les flibustiers prirent la fuite aussitôt et s’encoururentchacun de son côté, si bien qu’en une demi-minute ils avaient tousdisparu, sauf Pew. L’avaient-ils abandonné dans l’émoi de leurpanique ou bien pour se venger de ses injures et de sescoups ? Je l’ignore. Le fait est qu’il demeura seul, affolé,tapotant au hasard sur la route, cherchant et appelant sescamarades. Finalement il prit la mauvaise direction et courut versle hameau. Il me dépassa de quelques pas, tout enappelant :

– Johnny, Chien-Noir, Dirk (et d’autres noms), vous n’allez pasabandonner votre vieux Pew, camarades… pas votre vieuxPew !

À cet instant, la cavalcade débouchait sur la hauteur, et l’onvit au clair de la lune quatre ou cinq cavaliers dévaler la penteau triple galop.

Pew comprit son erreur. Avec un grand cri, il se détourna etcourut droit au fossé, dans lequel il s’abattit. Il se remit surpied en une seconde et s’élança de nouveau, totalement affolé, enplein sous les sabots du cheval le plus proche.

Le cavalier tenta de l’éviter, mais ce fut en vain. Avec unhurlement qui résonna dans la nuit, Pew tomba, et les quatre fersle heurtèrent et le martelèrent au passage. Il roula de côté, puiss’affaissa mollement, la face contre terre, et ne bougea plus.

Je bondis, en hélant les cavaliers. Ils s’étaient arrêtés auplus vite, horrifiés de l’accident. Je les reconnus bientôt. L’un,qui suivait les autres à distance, était ce gars du hameau quiavait couru chez le docteur Livesey ; les autres étaient desofficiers de la douane qu’il avait rencontrés sur son chemin etqu’il avait eu le bon esprit de ramener aussitôt. Les bruitsconcernant le chasse-marée de la cale de Kitt étaient parvenus auxoreilles de l’inspecteur Dance, et l’avaient amené ce soir-là denotre côté. C’est à ce hasard que ma mère et moi nous dûmesd’échapper au trépas.

Pew était mort, et bien mort. Quant à ma mère, une foistransportée au hameau, quelques gouttes d’eau froide et des selseurent vite fait de la ranimer. Cependant, l’inspecteur galopait àtoute vitesse jusqu’à la cale de Kitt ; mais ses hommes durentmettre pied à terre et descendre le ravin à tâtons, en menant leurschevaux et parfois les soutenant, le tout dans la crainte d’unesurprise. Aussi, quand ils atteignirent la cale, le chasse-maréeavait déjà pris la mer. Comme il était encore tout proche,l’inspecteur le héla. Une voix lui répondit qu’il eût à se garer duclair de lune, s’il ne voulait recevoir du plomb. En même temps,une balle siffla, lui éraflant le bras. Peu après, le chasse-maréedoubla la pointe et disparut. M. Dance resta là, selon sonexpression, « comme un poisson hors de l’eau », et il dutse contenter de dépêcher un homme à B… pour avertir le cotre de ladouane. Il ajouta : « C’est d’ailleurs bien inutile. Ilsont filé pour de bon, et la chose est réglée. À part cela, je mefélicite d’avoir marché sur les cors à M. Pew. » Car à cemoment il avait ouï mon récit.

Je m’en retournai avec lui à l’Amiral Benbow. On nepeut imaginer l’état de saccage où se trouvait la maison. Dans leurchasse frénétique, ces gredins avaient jeté bas jusqu’à l’horloge,et bien qu’ils n’eussent rien emporté que la bourse du capitaine etla monnaie du comptoir, je vis d’un coup d’œil que nous étionsruinés. M. Dance, lui, ne comprenait rien au spectacle.

– Ils ont trouvé l’argent, dites-vous, Hawkins ? Alors, quediantre cherchaient-ils ? D’autre argent, je suppose…

– Non, monsieur, je ne le pense pas, répliquai-je. Au fait,monsieur, je crois avoir l’objet dans ma poche, et, à vrai dire,j’aimerais le mettre en sûreté.

– Bien entendu, mon petit, c’est trop juste. Je vais le prendre,si vous voulez.

– Je songeais que peut-être le docteur Livesey…commençai-je.

– Parfaitement juste, approuva-t-il. Parfaitement. C’est ungalant homme et un magistrat. Et maintenant que j’y pense, jeferais bien d’aller de ce côté, moi aussi, pour rendre compte, àlui ou au chevalier. Maître Pew est mort, après tout ; non pasque je le regrette, mais il est mort, voyez-vous, et les gens nedemanderaient pas mieux que de se servir de cela contre un officierdes douanes de Sa Majesté. Or donc, Hawkins, si vous voulez, jevous emmène.

Je le remerciai cordialement de son offre, et nous regagnâmes lehameau, où se trouvaient les chevaux. Le temps d’aviser ma mère, ettoute la troupe était en selle.

– Dogger, dit M. Dance à l’un de ses compagnons, vous avezun bon cheval ; prenez ce garçon en croupe.

Dès que je fus installé, me tenant au ceinturon de Dogger,l’inspecteur donna le signal du départ, et l’on se mit en route augrand trot vers la demeure du docteur Livesey.

Chapitre 6Les papiers du capitaine

Nous allâmes bon train jusqu’à la porte du docteur Livesey, oùl’on fit halte. La façade de la maison était plongée dansl’obscurité.

M. Dance m’ordonna de sauter à bas et d’aller frapper, etDogger me prêta son étrier pour descendre. La porte s’ouvritaussitôt et une servante parut.

– Est-ce que le docteur Livesey est chez lui ?demandai-je.

Elle me répondit négativement. Il était rentré dansl’après-midi, mais était ressorti pour dîner au château et passerla soirée avec le chevalier.

– Eh bien, garçons, allons-y, dit M. Dance. Cette fois,comme la distance était brève, je restai à pied et courus auprès deDogger, en me tenant à la courroie de son étrier. On passa lagrille et on remonta l’avenue aux arbres dépouillés, entre devastes et vénérables jardins dont le château, tout blanc sous leclair de lune, fermait la perspective.

Arrivé là M. Dance mit pied à terre, et fut au premier motintroduit dans la maison, où je l’accompagnai.

Nous suivîmes le valet au long d’un corridor tapissé de nattes,et pénétrâmes enfin dans une bibliothèque spacieuse aux multiplesrayons chargés de livres et surmontés de bustes, où le chevalier etle docteur Livesey fumaient leur pipe, assis aux deux côtés d’unfeu ronflant.

Je n’avais jamais vu le chevalier d’aussi près. C’était un hommede haute taille, dépassant six pieds, et de carrure proportionnée,à la mine fière et brusque, au visage tanné, couperosé et ridé parses longues pérégrinations. Ses sourcils très noirs et très mobileslui donnaient un air non pas méchant à vrai dire, mais plutôt vifet hautain.

– Entrez, monsieur Dance, dit-il avec une majesté familière.

– Bonsoir, Dance, fit le docteur avec un signe de tête. Etbonsoir aussi, ami Jim. Quel bon vent vous amène ?

L’inspecteur, dans une attitude militaire, débita son histoirecomme une leçon ; et il fallait voir les deux messieursavancer la tête et s’entreregarder, si surpris et attentifs qu’ilsen oubliaient de fumer. Lorsque le narrateur leur conta le retourde ma mère à l’auberge, le docteur Livesey se donna une claque surla cuisse, et le chevalier cria : « Bravo ! »en cassant sa longue pipe contre la grille du foyer. Bien avant lafin du récit, M. Trelawney (tel était, on s’en souviendra, lenom du chevalier) s’était levé de sa chaise et arpentait la pièce.Le docteur, comme pour mieux entendre, avait retiré sa perruquepoudrée, ce qui lui donnait, avec son crâne aux cheveux noirs ettondus ras, l’aspect le plus singulier.

Son récit terminé, M. Dance se tut.

– Monsieur Dance, lui dit le chevalier, vous êtes un très dignecompagnon. Pour le fait d’avoir passé sur le corps de ce sinistreet infâme gredin, c’est à mon sens une œuvre pie, monsieur, commec’en est une d’écraser un cafard. Notre petit Hawkins est un brave,à ce que je vois. Hawkins, voulez-vous sonner ? M. Danceboira bien un verre de bière.

– Ainsi donc, Jim, interrogea le docteur, vous avez l’objetqu’ils cherchaient, n’est-ce pas ?

– Le voici, monsieur.

Et je lui remis le paquet de toile cirée.

Le docteur l’examina en tous sens. Visiblement les doigts luidémangeaient de l’ouvrir ; mais il s’en abstint, et le glissatranquillement dans la poche de son habit.

– Chevalier, dit-il, quand Dance aura bu sa bière il va, commede juste, reprendre le service de Sa Majesté ; mais j’ail’intention de garder Jim Hawkins : il passera la nuit chezmoi. En attendant, il faut qu’il soupe, et avec votre permission,je propose de lui faire monter un peu de pâté froid.

– Bien volontiers, Livesey, répliqua le chevalier ; maisHawkins a mérité mieux que du pâté froid.

En conséquence, un copieux ragoût de pigeon me fut servi sur unepetite table, et je mangeai avec appétit, car j’avais une faim deloup. M. Dance, comblé de nouvelles félicitations, se retiraenfin.

– Et maintenant, chevalier… dit le docteur.

– Et maintenant, Livesey… dit le chevalier, juste en mêmetemps.

– Chacun son tour ! pas tous à la fois ! plaisanta ledocteur Livesey. Vous avez entendu parler de ce Flint, jesuppose ?

– Si j’ai entendu parler de lui ! s’exclama le chevalier.Vous osez le demander ! C’était le plus atroce forban qui eûtjamais navigué. Comparé à Flint, Barbe-Bleue n’était qu’un enfant.Les Espagnols avaient de lui une peur si excessive que, je vous ledéclare, monsieur, il m’arrivait parfois d’être fier qu’il fûtanglais. J’ai vu de mes yeux paraître ses huniers, au large del’île Trinité, et le lâche fils d’ivrognesse qui commandait notrenavire s’est enfui… oui, monsieur, s’est enfui et réfugié dansPort-d’Espagne.

– Eh bien, moi aussi j’ai entendu parler de lui, en Angleterre,reprit le docteur. Mais ce n’est pas la question. Dites-moi :possédait-il de l’argent ?

– S’il possédait de l’argent ! Mais n’avez-vous donc pasécouté l’histoire ? Que cherchaient ces canailles, sinon del’argent ? De quoi s’inquiètent-ils, sinon d’argent ?Pourquoi risqueraient-ils leurs peaux infâmes, sinon pour del’argent ?

– C’est ce que nous allons voir, repartit le docteur. Mais vousprenez feu d’une façon déconcertante, et avec vos exclamations, jen’arrive pas à placer un mot. Laissez-moi vous interroger. Enadmettant que j’aie ici dans ma poche un indice capable de nousguider vers le lieu où Flint a enterré son trésor, croyez-vous quece trésor serait considérable ?

– S’il serait considérable, monsieur ! Il le seraittellement que, si nous possédions l’indice dont vous parlez, jenolise un bâtiment dans le port de Bristol, je vous emmène avecHawkins, et j’aurai ce trésor, dût sa recherche me prendre unan.

– Parfait ! Alors donc, si Jim y consent, nous ouvrirons lepaquet.

Et il le déposa devant lui sur la table.

Le paquet était cousu, ce qui força le docteur à prendre dans satrousse ses ciseaux chirurgicaux pour faire sauter les points etdégager son contenu, à savoir : un cahier et un pliscellé.

– Voyons d’abord le cahier, dit le docteur. Celui-ci m’avaitappelé auprès de lui, mon repas terminé, pour me faire participerau plaisir des recherches. Nous nous penchâmes donc, le chevalieret moi, par-dessus son épaule tandis qu’il ouvrait le document. Onne voyait sur sa première page que quelques spécimens d’écriture,comme on en trace la plume à la main, par désœuvrement ou pours’exercer. J’y retrouvai le texte du tatouage : « BillyBones s’en fiche » ; et aussi : « M. W.Bones, premier officier », « Il l’a eu au large de PalmKey », et d’autres bribes, principalement des mots isolés etdépourvus de signification. Je me demandai qui l’avait« eu », et ce qu’il avait « eu ». Un coup depoignard dans le dos, apparemment.

– Cela ne nous apprend pas grand-chose, dit le docteur Livesey,en tournant le feuillet.

Les dix ou douze pages suivantes étaient remplies par unesingulière liste de recettes. Une date figurait à un bout de laligne, et à l’autre bout la mention d’une somme d’argent, commedans tous les livres de comptabilité ; mais entre les deuxmentions il n’y avait, en guise de texte explicatif, que des croix,en nombre variable. Ainsi, le 12 juin 1745, une somme desoixante-dix livres était nettement portée au crédit de quelqu’un,et six croix remplaçaient la désignation du motif. Par endroits unnom de lieu s’y ajoutait, comme : « Au large deCaracas », ou bien une simple citation de latitude etlongitude, par exemple : « 62° 17’ 20″ – 19° 2’40″. »

Les relevés s’étendaient sur une vingtaine d’années ; leschiffres des recettes successives s’accroissaient à mesure que letemps s’écoulait, et à la fin, après cinq ou six additionsfautives, on avait fait le total général, avec ces mots enregard : « Pour Bones, sa pelote. »

– Je n’y comprends rien : cela n’a ni queue ni tête, dit ledocteur.

– C’est pourtant clair comme le jour, s’écria le chevalier. Nousavons ici le livre de comptes de ce noir scélérat. Ces croixreprésentent des vaisseaux coulés ou des villes pillées. Les sommessont la part du bandit, et pour éviter toute équivoque, il ajoutaitau besoin quelque chose de plus précis. Tenez : « Aularge de Caracas… » Il s’agit d’un infortuné navire, capturédans ces parages. Dieu ait pitié des pauvres gens qui le montaient…ils sont réduits en corail depuis longtemps !

– Exact ! s’écria le docteur. Voilà ce que c’est d’être unvoyageur. Exact ! Et tenez, plus il monte en grade, plus lessommes s’élèvent.

En dehors de cela, le cahier ne contenait plus guère que lespositions de quelques lieux, notées sur les pages libres de la fin,et une table d’équivalences pour les monnaies françaises, anglaiseset espagnoles.

– Quel homme soigneux ! s’écria le docteur. Ce n’est paslui qu’on aurait roulé !

– Et maintenant, reprit le chevalier, à l’autre !

Le papier avait été scellé en divers endroits avec un dé enguise de cachet ; le dé même, qui sait, trouvé par moi dans lapoche du capitaine. Le docteur brisa avec précaution les sceaux del’enveloppe, et il s’en échappa la carte d’une île, où figuraientlatitude et longitude, profondeurs, noms des montagnes, baies etpasses, bref, tous les détails nécessaires à un navigateur pourtrouver sur ses côtes un mouillage sûr. D’environ neuf milles delong sur cinq de large, et figurant à peu près un lourd dragondressé, elle offrait deux havres bien abrités, et, vers son centre,un mont dénommé la Longue-Vue. Il y avait quelques annotationsd’une date postérieure, en particulier trois croix à l’encre rouge,dont deux sur la partie nord de l’île, et une au sud-ouest, plus, àcôté de cette dernière, de la même encre rouge et d’une petiteécriture soignée sans nul rapport avec les caractères hésitants ducapitaine, ces mots : « Ici le principal dutrésor. »

Au verso, la même main avait tracé ces instructionscomplémentaires :

 

Grand arbre, contrefort de la Longue-Vue ; point dedirection N.-N.-E. quart N.

Île du Squelette, E.-S.-E. quart E.

Dix pieds.

Les lingots d’argent sont dans la cache nord. Elle se trouvedans la direction du mamelon est, à dix brasses au sud du rochernoir qui lui fait face.

On trouvera sans peine les armes, dans la dune de sable, àl’extrémité N. du cap de la baie nord, direction E. quartN.

J-F.

 

Rien d’autre ; mais tout laconique qu’il était, et pour moiincompréhensible, ce document remplit de joie le chevalier et ledocteur Livesey.

– Livesey, dit le chevalier, vous allez nous lâcher tout desuite votre stupide clientèle. Demain je pars pour Bristol. Entrois semaines… que dis-je, trois semaines ! quinze jours,huit jours… nous aurons, monsieur, le meilleur bateau d’Angleterreet la fleur des équipages. Hawkins nous accompagnera comme garçonde cabine. Vous ferez un excellent garçon de cabine, Hawkins. Vous,Livesey, vous êtes le médecin du bord. Moi, je suis l’amiral. Nousemmènerons Redruth, Joyce et Hunter. Nous aurons de bons vents, unetraversée rapide, pas la moindre difficulté à trouver l’endroit, etde l’argent à gogo… à remuer à la pelle… à faire des ricochetsavec, pour le restant de nos jours.

– Trelawney, répliqua le docteur, j’irai avec vous, et je vousgarantis que Jim en fera autant et ne rechignera pas à la besogne.Il n’y a qu’un seul homme qui m’inspire des craintes.

– Qui donc, monsieur ? Nommez-moi ce coquin.

– C’est vous, riposta le docteur, car vous ne savez pas voustaire. Nous ne sommes pas les seuls à connaître l’existence de cedocument. Ces individus qui ont attaqué l’auberge cette nuit, desgredins audacieux et sans scrupules, et leurs compagnons restés àbord du chasse-marée, et d’autres encore, je suppose, pas bien loind’ici, du premier au dernier sont décidés à tout pour obtenir cetargent. Aucun de nous ne doit demeurer seul jusqu’au moment del’appareillage. En attendant, Jim et moi nous restons ensemble, etvous emmenez Joyce et Hunter pour aller à Bristol. Mais avant etpar-dessus tout, pas un mot ne doit transpirer de notredécouverte.

– Livesey, vous êtes la raison même. Je serai muet comme latombe.

Partie 2
LE MAÎTRE COQ

Chapitre 1Je me rends à Bristol

Les préparatifs de notre appareillage furent plus longs que nel’avait prévu le chevalier, et pas un de nos projets primitifs –pas même celui du docteur Livesey, de me garder avec lui – ne seréalisa selon nos intentions. Le docteur fut obligé d’aller àLondres pour trouver un médecin à qui confier sa clientèle, lechevalier était fort occupé à Bristol, et je restais au château,sous la surveillance du vieux Redruth, le garde-chasse. J’étaisquasi prisonnier, mais la mer hantait mes songes, avec les plusséduisantes perspectives d’aventures en des îles inconnues. Desheures entières, je rêvais à la carte, dont je me rappelaisnettement tous les détails. Assis au coin du feu dans la chambre del’intendant, j’abordais cette île, en imagination, par tous lescôtés possible ; je l’explorais dans toute sasuperficie ; j’escaladais à mille reprises la montagne diteLongue-Vue, et découvrais de son sommet des paysages aussimerveilleux que divers. Tantôt l’île était peuplée de sauvagesqu’il nous fallait combattre, tantôt pleine d’animaux féroces quinous pourchassaient ; mais aucune de mes aventures imaginairesne fut aussi étrange et dramatique que devait l’être pour nous laréalité.

Plusieurs semaines s’écoulèrent de la sorte. Un beau jour arrivaune lettre adressée au docteur Livesey, avec cette mention :« À son défaut, Tom Redruth ou le jeune Hawkins en prendrontconnaissance. » Suivant cet avis, nous lûmes – ou plutôt jelus, car le garde-chasse n’était guère familiarisé qu’avecl’imprimé – les importantes nouvelles qui suivent :

Auberge de la VieilleAncre,

Bristol, ce 1er mars17…

Mon cher Livesey,

Ignorant si vous êtes de retour au château ou encore àLondres, je vous écris de part et d’autre en doubleexpédition.

J’ai acheté et équipé le navire. Il est à l’ancre, prêt àappareiller. Vous ne pouvez imaginer goélette plus exquise… unenfant la manœuvrerait… deux cents tonneaux ; nom :Hispaniola.

Je l’ai eue par l’intermédiaire de mon vieil ami Blandly,qui s’est conduit là comme le plus étonnant des bons bougres. Cemerveilleux gars s’est dévoué littéralement à mon service, et jedois dire que tout le monde dans Bristol en a fait autant, dèsqu’on a eu vent du port vers lequel nous cinglons… c’est-à-dire letrésor.

– Redruth, dis-je, interrompant ma lecture, voilà qui ne plairaguère au docteur Livesey. M. le chevalier a parlé, pourfinir.

– Hé mais ! n’en a-t-il pas bien le droit ? grommelale garde-chasse. Ce serait un peu fort que M. le chevalierdoive se taire à cause du docteur Livesey, il me semble.

Sur quoi je renonçai à tout commentaire, et lus sans plusm’interrompre :

C’est lui, Blandly, qui dénicha l’Hispaniola, et ilmanœuvra si admirablement qu’il réussit à l’avoir pour un morceaude pain. Il y a dans Bristol une catégorie de gens excessivementprévenus contre Blandly. Ils vont jusqu’à déclarer que cettehonnête créature ferait n’importe quoi pour de l’argent, quel’Hispaniola lui appartenait et qu’il me l’a vendueridiculement cher… calomnies trop évidentes. Nul, d’ailleurs, n’osecontester les mérites du navire.

Jusque-là, pas une anicroche. Les ouvriers, gréeurs etautres, étaient, il est vrai, d’une lenteur assommante ; maisle temps y a porté remède. Mon vrai souci concernaitl’équipage.

Je voulais une bonne vingtaine d’hommes en cas de rencontreavec des indigènes, des forbans ou ces maudits Français, et j’avaiseu une peine du diable à en recruter une pauvre demi-douzaine,lorsqu’un coup de chance des plus remarquables me mit en présencede l’homme qu’il me fallait.

Je liai conversation avec lui par un pur hasard, comme je metrouvais sur le quai. J’appris que c’était un vieux marin quitenait un cabaret, et connaissait tous les navigateurs de Bristol.Il en devenait malade, de rester à terre, et n’attendait qu’un bonengagement de maître coq pour reprendre la mer. C’était, meconta-t-il, pour aspirer un peu l’air salin qu’il s’était traînéjusque-là ce matin.

Je fus excessivement touché (vous l’auriez été vous-même)et, par pure compassion, je l’enrôlai sur-le-champ comme maître coqdu navire. Il s’appelle Long John Silver et il lui manque unejambe ; mais c’est à mes yeux un mérite, car il l’a perdue endéfendant son pays sous les ordres de l’immortel Hawke. Et il n’apas de pension, Livesey ! Songez en quelle abominable époquenous vivons !

Eh bien, monsieur, je croyais avoir simplement trouvé uncuisinier, mais c’est tout un équipage que j’avais rencontré. Ànous deux, Silver et moi, nous recrutâmes en peu de jours unetroupe des plus solides vieux loups de mer qu’on puisse imaginer…pas jolis, jolis, mais, à en juger par leur mine, des gars d’uncourage à toute épreuve. Je vous garantis que nous pourrionsrésister à une frégate.

Même, Long John se débarrassa de deux hommes sur les six ousept que j’avais déjà retenus. Il me démontra sans peine quec’étaient là de ces marins d’eau douce qu’il nous fallaitprécisément craindre dans une sérieuse occurrence.

Je suis d’une humeur et d’une santé admirables ; jemange comme un ogre, je dors comme une souche, et malgré cela jen’aurai pas un moment de répit avant de voir mes vieux mathurinsvirer au cabestan. Au large ! Qu’importe le trésor !C’est la splendeur de la mer qui m’a tourné la tête. Ainsi donc,Livesey, faites diligence, et venez sans perdre une heure si vousêtes mon ami.

Que le jeune Hawkins aille tout de suite voir sa mère, sousla garde de Redruth, et puis que tous deux gagnent Bristol au plusvite.

John Trelawney.

Post-scriptum. – J’oubliais. Blandly (entreparenthèses, si nous ne sommes pas rentrés à la fin d’août, il doitenvoyer une conserve à notre recherche) Blandly, dis-je, nous atrouvé un chef navigateur excellent… un type dur, ce que jeregrette, mais sous tous autres rapports une vraie perle. Long JohnSilver a déniché comme second un homme très capable, un nomméArrow. J’ai un maître d’équipage qui sait jouer du sifflet ;ainsi, Livesey, tout ira comme sur un vaisseau de guerre à bord denotre excellente Hispaniola.

Encore un détail. Silver est un personnaged’importance ; je sais de source certaine qu’il a un compte enbanque et qu’il n’a jamais dépassé son crédit ; il laisse soncabaret aux soins de sa femme, et celle-ci étant une négresse, deuxvieux célibataires comme vous et moi sont autorisés à croire quec’est à cause de sa femme et non seulement pour sa santé qu’ildésire à nouveau courir le monde.

J.T.

P.-P.-S. – Hawkins peut passer vingt-quatre heures chez samère.

J.T.

On peut imaginer l’enthousiasme où me jeta cette lettre. Je neme connaissais plus de joie ; je voyais avec un méprissouverain le vieux Tom Redruth, qui ne savait que geindre etrécriminer. Tous les gardes-chasse en second, sans exception,auraient volontiers pris sa place ; mais tel n’était pas lebon plaisir du chevalier, lequel bon plaisir faisait la loi parmieux. Même, nul autre que le vieux Redruth ne se fût hasardé àmurmurer.

Le lendemain matin, nous fîmes la route à pied, lui et moi,jusqu’à l’Amiral Benbow, où je trouvai ma mère bienportante et gaie. Le capitaine, qui nous avait tant et si longtempspersécutés, s’en était allé là où les méchants ne peuvent plusnuire. Le chevalier avait tout fait réparer dans l’auberge, etrepeindre l’enseigne et le débit, où il avait ajouté quelquesmeubles… entre autres un bon fauteuil pour ma mère à son comptoir.Il lui avait aussi trouvé un gamin comme apprenti, si bien qu’ellene resterait pas seule durant mon absence.

C’est à la vue de ce garçon que je commençai à comprendre masituation. Jusque-là j’avais pensé uniquement aux aventures quim’attendaient, et non à la demeure que je quittais ; aussi, envoyant ce gauche étranger destiné à tenir ma place auprès de mamère, j’eus ma première crise de larmes. J’ai bien peur d’avoirfait une vie de chien à ce garçon, car, étant neuf au travail, ilm’offrit mille occasions de le réprimander et de l’humilier, et jene manquai pas d’en profiter.

La nuit passa, et le lendemain, après dîner, Redruth et moi nousremîmes en route. Je dis adieu à ma mère, à la crique où j’avaisvécu depuis ma naissance, et au cher vieil Amiral Benbow…un peu moins cher toutefois depuis qu’il était repeint. L’une demes dernières pensées fut pour le capitaine, qui avait si souventrôdé sur la grève avec son tricorne, sa balafre et sa vieillelunette de cuivre. Un instant plus tard, nous prenions le tournant,et ma demeure disparaissait à mes yeux.

Vers le soir, la malle-poste nous prit au Royal George,sur la lande. J’y fus encaqué entre Redruth et un gros vieuxmonsieur, mais en dépit de notre course rapide et du froid de lanuit, je ne tardai point à m’assoupir, et dormis comme une souchepar monts et par vaux et de relais en relais. Une bourrade dans lescôtes me réveilla enfin, et je m’aperçus en ouvrant les yeux qu’ilfaisait grand jour et que nous étions arrêtés en face d’un grandbâtiment, dans une rue de ville.

– Où sommes-nous ? demandai-je.

– À Bristol, répondit Tom. Descendez.

M. Trelawney avait pris pension à une auberge située aubout des bassins, pour mieux surveiller le travail à bord de lagoélette. Il nous fallut marcher jusque-là, et j’eus le grandplaisir de longer les quais où s’alignaient une multitude debateaux de toutes tailles, formes et nationalités. Sur l’un, desmatelots accompagnaient leur besogne en chantant ; sur unautre, il y avait des hommes en l’air, très haut, suspendus à descordages minces en apparence comme des fils d’araignée. Bien quej’eusse passé toute ma vie sur la côte, il me semblait n’avoirjamais connu la mer jusqu’à présent. L’odeur du goudron et du selétait pour moi une nouveauté. Je vis des figures de proueétonnantes, qui avaient toutes parcouru les océans lointains. Jevis aussi beaucoup de vieux marins avec des anneaux aux oreilles,des favoris bouclés, des catogans goudronneux, et à la démarchelourde et importante. J’aurais eu moins de plaisir à voir autant derois et d’archevêques.

Et j’allais moi aussi naviguer ; naviguer sur une goélette,avec un maître d’équipage qui jouerait du sifflet, et des marins àcatogans, qui chanteraient ; naviguer vers une île inconnue, àla recherche de trésors enfouis !

J’étais encore plongé dans ce songe, lorsque nous nous trouvâmessoudain en face d’une grande auberge, et nous en vîmes sortirM. le chevalier Trelawney, vêtu comme un officier de marine,en habit gros bleu, qui vint à notre rencontre d’un air épanoui etimitant à la perfection l’allure d’un marin.

– Vous voici, s’écria-t-il, et le docteur est arrivé de Londreshier soir. Bravo ! l’équipage est au complet.

– Oh ! monsieur, m’exclamai-je, quandpartons-nous ?

– Quand nous partons ?… Nous partons demain !

Chapitre 2 Àl’enseigne de la Longue-Vue

Après m’avoir laissé déjeuner, le chevalier me remit un billetadressé à John Silver, à l’enseigne de la Longue-Vue. Pourla trouver, il me suffisait de longer les bassins et de faireattention ; je verrais une petite taverne ayant pour enseigneun grand télescope de cuivre. C était là. Je me mis en route, ravide cette occasion de mieux voir navires et matelots, et mefaufilant parmi une foule épaisse de gens, de camions et de ballots– car l’affairement battait son plein sur le quai – je trouvai lataverne en question.

C’était un petit débit d’allure assez prospère. L’enseigne étaitpeinte de frais, on voyait aux fenêtres de jolis rideaux rouges, etle carreau était proprement sablé. Situé entre deux rues, il avaitsur chacune d’elles une porte ouverte, ce qui donnait assez de jourdans la salle grande et basse, malgré des nuages de fumée detabac.

La plupart des clients étaient des navigateurs, et ils parlaientsi fort que je m’arrêtai sur le seuil, intimidé.

Durant mon hésitation, un homme surgit d’une pièce intérieure,et un coup d’œil suffit à me persuader que c’était Long John. Ilavait la jambe gauche coupée au niveau de la hanche, et il portaitsous l’aisselle gauche une béquille, dont il usait avec unemerveilleuse prestesse, en sautillant dessus comme un oiseau Ilétait très grand et robuste, avec une figure aussi grosse qu’unjambon – une vilaine figure blême, mais spirituelle et souriante.Il semblait même fort en gaieté, sifflait tout en circulant parmiles tables et distribuait des plaisanteries ou des tapes surl’épaule à ses clients favoris.

À vrai dire, dès la première nouvelle de Long John contenue dansla lettre du chevalier Trelawney, j’avais appréhendé que ce ne fûtlui le matelot à une jambe que j’avais si longtemps guetté au vieuxBenbow. Mais un regard suffit à me renseigner sur l’hommeque j’avais devant moi. Connaissant le capitaine, Chien-Noir et Pewl’aveugle, je croyais savoir ce qu’était un flibustier : unindividu tout autre, à mon sens, que ce tavernier de bonne mine etd’humeur affable.

Je repris courage aussitôt, franchis le seuil et marchai droit ànotre homme, qui, étayé sur sa béquille, causait avec unconsommateur.

– Monsieur Silver, n’est-ce pas, monsieur ? fis-je, en luitendant le pli.

– Oui, mon garçon, c’est bien moi, répliqua-t-il. Et toi-même,qui es-tu ?

Mais en voyant la lettre du chevalier, il réprima unhaut-le-corps.

– Ah ! reprit-il, en élevant la voix, je comprends, tu esnotre nouveau garçon de cabine. Charmé de faire taconnaissance.

Et il m’étreignit la main dans sa vaste poigne.

Tout aussitôt, à l’autre bout de la salle, un consommateur seleva brusquement et prit la porte. Il en était proche, et uninstant lui suffit à gagner la rue. Mais sa hâte avait attiré monattention, et je le reconnus d’un coup d’œil. C’était l’homme auvisage de cire et privé de deux doigts qui était venu le premier àl’Amiral Benbow.

– Ah ! m’écriai-je, arrêtez-le ! C’estChien-Noir !

– Je ne donnerais pas deux liards pour savoir qui c’est,proclama Silver ; mais il part sans payer. Harry, cours aprèset ramène-le.

Harry, qui était tout voisin de la porte, bondit à la poursuitedu fugitif.

– Quand ce serait l’amiral Hawke en personne, il paiera sonécot ! reprit Silver.

Puis, lâchant ma main :

– Qui disais-tu que c’était ? Noir quoi ?

– Chien-Noir, monsieur, répondis-je. M. Trelawney a dû vousparler des flibustiers ? C’en est un.

– Hein ? Dans ma maison ! Ben, cours prêter main-forteà Harry. Lui, un de ces sagouins ?… Morgan, c’est vous quibuviez avec lui ? Venez ici.

Le nommé Morgan – un vieux matelot à cheveux gris et au teintd’acajou – s’avança tout piteux, en roulant sa chique.

– Dites, Morgan, interrogea très sévèrement Long John, vousn’avez jamais rencontré ce Chien-Noir auparavant, hein ?

– Non, monsieur, répondit Morgan, avec un salut.

– Vous ne saviez pas son nom, dites ?

– Non, monsieur.

– Par tous les diables, Tom Morgan, cela vaut mieux pourvous ! s’exclama le patron. Si vous aviez été en rapport avecdes gens comme ça, vous n’auriez plus jamais remis le pied chezmoi, je vous le garantis. Et qu’est-ce qu’il vousracontait ?

– Je ne sais pas au juste, monsieur.

– Crédié ! C’est donc une tête de mouton que vous avez surles épaules ? Vous ne savez pas au juste ! Vous ne saviezpeut-être pas que vous parliez à quelqu’un, hein ? Allons,vite, de quoi jasait-il ?… de voyages, de capitaines, debateaux ? Accouchez ! qu’est-ce que c’était ?

– Nous parlions de carénage, répondit Morgan.

– De carénage, vraiment ? C’est un sujet très édifiant, iln’y a pas de doute. Allez vous rasseoir, marin d’eau douce.

Et tandis que Morgan regagnait sa place, Silver me dit tout bas,sur un ton confidentiel, très flatteur à mon avis :

– C’est un très brave homme, ce Tom Morgan, quoique bête. Mais,voyons, continua-t-il tout haut… Chien-Noir ? Non, je neconnais pas ce nom-là. Et pourtant, j’ai comme une idée… oui, j’aidéjà vu le sagouin. Il venait parfois ici accompagné d’un mendiantaveugle, oui, parfois.

– Vous pouvez en être sûr, dis-je. Et j’ai connu aussi cetaveugle. Il se nommait Pew.

– C’est ça, s’écria Silver, maintenant très excité. Pew !pas de doute, c’était bien son nom. Et quelle tête de canaille ilavait ! Si nous attrapons ce Chien-Noir, c’est le capitaineTrelawney qui sera heureux de l’apprendre ! Ben est bon à lacourse ; peu de marins courent comme lui. Il doit le rattraperhaut la main, par tous les diables !… Il parlait de carénage,pas vrai ? Je vais te le caréner, moi !

Tout en lançant ces phrases, il béquillait de long en largeparmi la taverne, claquant de la main sur les tables, et affectantune telle chaleur qu’il eût convaincu un juge de cour d’assises ouun limier de la police. Mes soupçons s’étaient réveillés entrouvant Chien-Noir à la Longue-Vue, et j’observais attentivementle maître coq. Mais il était trop fort, trop prompt et trop rusépour moi. Quand les deux hommes rentrèrent tout hors d’haleine,avouant qu’ils avaient perdu la piste dans la foule, et qu’on lesavait pris pour des voleurs et houspillés, je me serais portégarant de l’innocence de Long John.

– Dis donc, Hawkins, fit-il, voilà une chose fichtrementdésagréable pour un homme comme moi, hein ! Le capitaineTrelawney, que va-t-il penser ? Voici que j’ai ce maudit filsde Hollandais installé dans ma maison, à boire mon rhum ;voici que tu arrives et me dis son fait, et voici, crénom !que je le laisse nous jouer la fille de l’air, sous mes yeux !Dis, Hawkins, tu me justifieras auprès du capitaine ? Tu es ungamin, pas vrai, mais tu es sage comme une image. Je l’ai vu dèston entrée. Eh bien, réponds, que pouvais-je faire, moi, clopinantsur cette vieille bûche ? Quand j’étais maître marinier depremière classe, je l’aurais rejoint haut la main et empoigné endeux temps trois mouvements ; mais à cette heure…

Soudain, il s’interrompit, et resta bouche bée, comme s’il serappelait quelque chose.

– L’écot ! lança-t-il. Trois tournées de rhum ! Mortde mes os, j’avais oublié l’écot !

Et s’affalant sur un escabeau, il se mit à rire, littéralementaux larmes. Je ne pus m’empêcher de l’imiter, et les éclatsréitérés de nos rires associés firent retentir la taverne.

– Vrai ! il faut que je sois un fameux veau marin !fit-il à la fin en s’essuyant le visage. Nous faisons bien lapaire, Hawkins, car on pourrait, ma foi, me cataloguer moussaillon.Mais maintenant, allons, pare à virer. Ce n’est pas tout ça. Ledevoir avant tout, camarade. Je mets mon vieux tricorne et fileavec toi chez le capitaine Trelawney, lui conter l’affaire. Car,note bien, jeune Hawkins, c’est grave, cette histoire, et j’oseraidire que ni toi ni moi n’en sortons guère à notre avantage. Non, nitoi non plus, dis ; nous n’avons pas été fins, pas plus l’unque l’autre. Mais, mort de mes os, c’est une bonne blague, celle del’écot !

Et il se remit à rire, de si bon cœur que, tout en ne voyant pasla plaisanterie comme lui, je fus à nouveau contraint de partagerson hilarité.

Durant notre courte promenade au long des quais, mon compagnonm’intéressa fort en me parlant des navires que nous passions enrevue, de leurs différents types, de leur tonnage, de leurnationalité ; il m’expliquait la besogne qui s’yfaisait : on déchargeait la cargaison de l’un, on embarquaitcelle de l’autre ; un troisième allait appareiller ; et àtout propos il me sortait de petites anecdotes sur les navires oules marins et me serinait des expressions nautiques pour me lefaire bien entrer dans la tête. Je le voyais de plus en plus, ceserait là pour moi un compagnon de bord inestimable.

En arrivant à l’auberge, nous trouvâmes le chevalier et ledocteur Livesey attablés devant une pinte de bière et desrôties ; ils s’apprêtaient à aller faire une tournéed’inspection sur la goélette.

Long John raconta l’histoire depuis A jusqu’à Z, avec beaucoupde verve et la plus exacte franchise.

– C’est bien ça, n’est-ce pas, Hawkins ? disait-il de tempsà autre.

Et chaque fois je ne pouvais que confirmer son récit.

Les deux messieurs regrettèrent que Chien-Noir eûtéchappé ; mais nous convînmes tous qu’il n’y avait rien àfaire, et après avoir reçu des félicitations, Long John reprit sabéquille et se retira.

– Tout le monde à bord pour cet après-midi à quatreheures ! lui cria de loin le chevalier.

– Bien, monsieur, répondit le coq, du corridor.

– Ma foi, chevalier, dit le docteur Livesey, je n’ai en généralpas grande confiance dans vos trouvailles, mais j’avouerai quandmême que ce John Silver me botte.

– C’est un parfait brave homme, déclara le chevalier.

– Et maintenant, conclut le docteur, Jim va venir à bord avecnous, n’est-ce pas ?

– Bien entendu. Mettez votre chapeau, Hawkins, et allons visiterle navire.

Chapitre 3La poudre et les armes

Comme l’Hispaniola n’était pas à quai, il nous fallut,pour nous y rendre, passer sous les figures de proue et devant lesarrières de plusieurs autres navires dont les amarres tantôtraclaient la quille de notre canot et tantôt se balançaientau-dessus de nos têtes. À la fin, cependant, nous accostâmes etprîmes pied à bord. Nous fûmes reçus et salués par le second,M. Arrow, un vieux marin basané, à boucles d’oreilles et quilouchait.

Le chevalier semblait au mieux avec lui. Je m’aperçus vite queM. Trelawney s’entendait moins bien avec le capitaine.

Ce dernier était un homme à l’air sévère, qu’on eût ditmécontent de toute chose à bord. Et il ne tarda pas à nous en direla raison, car à peine étions-nous descendus dans la cabine, qu’unmatelot nous y rejoignit et annonça :

– Le capitaine Smollett, monsieur, qui demande à vousparler.

– Je suis toujours aux ordres du capitaine, répondit lechevalier. Introduisez-le.

Le capitaine, qui suivait de près son messager, entra aussitôtet ferma la porte derrière lui.

– Eh bien, capitaine Smollett, quelle nouvelle ? Tout vabien, j’espère ; tout est en bon ordre denavigation ?

– Eh bien, monsieur, répondit le capitaine, mieux vaut, jecrois, parler franc, même au risque de vous déplaire. Je n’aime pascette croisière, je n’aime pas l’équipage et je n’aime pas monsecond. Voilà qui est clair et net.

– Et peut-être, monsieur, n’aimez-vous pas le navire ?interrogea le chevalier, très irrité à ce que je pus voir.

– Quant à lui, monsieur, je ne puis rien en dire avant del’avoir vu à l’œuvre. Il m’a l’air d’un fin bâtiment ; c’esttout ce que j’en sais.

– Peut-être encore, monsieur, n’aimez-vous pas non plus votrearmateur ?

Mais le docteur Livesey intervint :

– Un instant ! un instant ! Des questions de ce genrene sont bonnes qu’à provoquer des malentendus. Le capitaine en adit trop, ou trop peu, et je dois dire que j’exige une explicationde ses paroles. Vous n’aimez pas, dites-vous, cette croisière.Pourquoi ?

– Je me suis engagé, monsieur, suivant le système dit desinstructions scellées, à mener le navire où m’ordonnera cemonsieur. C’est parfait. Tout va bien jusque-là. Mais je constateque chacun des simples matelots en sait plus que moi. Trouvez-vouscela bien, voyons, dites ?

– Non, fit le docteur Livesey, ce n’est pas bien, jel’admets.

– Ensuite j’apprends que nous allons à la recherche d’un trésor…c’est mon équipage qui me l’apprend, remarquez. Or, les trésors,c’est de la besogne délicate ; je n’aime pas du tout lesvoyages au trésor ; et je les aime encore moins quand ils sontsecrets et que (sauf votre respect, monsieur Trelawney) le secret aété raconté au perroquet.

– Quel perroquet ? demanda le chevalier. Celui deSilver ?

– Façon de parler. Quand il a été divulgué, je veux dire. Jecrois bien qu’aucun de vous deux, messieurs, ne sait ce quil’attend ; mais je vais vous dire ce que j’en pense :c’est une question de vie ou de mort, et où il faut jouerserré.

– Voilà qui est bien clair et, je dois le dire, assez juste,répliqua le docteur Livesey. Nous acceptons le risque ; maisnous ne sommes pas aussi naïfs que vous croyez… En second lieu,dites-vous, vous n’aimez pas l’équipage. N’avons-nous pas de bonsmarins ?

– Je ne les aime pas, monsieur, repartit le capitaine Smollett.Et puisque vous en parlez, j’estime qu’on aurait dû me laisserchoisir mon équipage moi-même.

– Possible, reprit le docteur, mon ami eût peut-être dû vousconsulter ; mais s’il l’a négligé, c’est sans mauvaiseintention. Et vous n’aimez pas non plus M. Arrow ?

– Non, monsieur, je ne l’aime pas. Je le crois bon marin ;mais il est trop familier avec l’équipage pour faire un bonofficier. Un second doit rester sur son quant-à-soi et ne pastrinquer avec les hommes de l’avant.

– Voulez-vous dire qu’il s’enivre ? lança le chevalier.

– Non, monsieur : simplement qu’il est trop familier.

– Et maintenant, le résumé de tout cela, capitaine ? émitle docteur. Exposez votre désir.

– Messieurs, êtes-vous résolus à poursuivre cettecroisière ?

– Dur comme fer, affirma le chevalier.

– Très bien, reprit le capitaine. Alors, puisque vous m’avezécouté fort patiemment vous dire des choses que je ne puis prouver,écoutez quelques mots de plus. On est en train de loger la poudreet les armes dans la cale avant. Or, vous avez sous la cabine uneplace excellente : pourquoi pas là ?… premier point.Puis, vous emmenez avec vous quatre de vos gens, et il paraît queplusieurs d’entre eux vont coucher à l’avant. Pourquoi ne pas leurdonner ces cadres-là, à côté de la cabine ?… second point.

– C’est tout ? demanda M. Trelawney.

– Encore ceci : on n’a déjà que trop bavardé.

– Beaucoup trop, acquiesça le docteur.

– Je vais vous répéter ce que j’ai entendu moi-même, poursuivitle capitaine Smollett. On dit que vous avez une carte de l’île,qu’il y a sur cette carte trois croix pour désigner l’emplacementdu trésor, et que cette île est située par… Et il énonça lalongitude et la latitude exactes.

– Je n’ai jamais dit cela, se récria le chevalier, jamais, àpersonne !

– Les matelots le savent pourtant, monsieur, riposta lecapitaine.

– Livesey, s’écria le chevalier, ce ne peut être que vous ouHawkins.

– Peu importe de savoir qui, répliqua le docteur. Pas plus quele capitaine, je le voyais bien, il ne tenait grand compte desprotestations de M. Trelawney. Moi non plus, du reste, car lechevalier était un bavard incorrigible ; mais en l’espèce jecrois qu’il disait vrai, et que personne n’avait révélé la positionde l’île.

– Eh bien, messieurs, reprit le capitaine, je ne sais pas qui devous détient cette carte ; mais je pose en principe qu’on mele laissera ignorer, aussi bien qu’à M. Arrow. Sinon je meverrais forcé de vous présenter ma démission.

– Je vois, dit le docteur. Il faut, à votre avis, nous tenir surla défensive, et faire de la partie arrière du navire une citadelleéquipée avec les serviteurs personnels de mon ami et pourvue detoutes les armes et munitions du bord. En d’autres termes, vousredoutez une mutinerie.

– Monsieur, riposta le capitaine Smollett, sans vouloir vouschercher noise, je vous conteste le droit de m’attribuer indûmentces paroles. Nul capitaine, monsieur, ne serait excusable mêmed’appareiller, s’il avait un motif suffisant de les prononcer.Quant à M. Arrow, il est, je le crois, foncièrementhonnête ; quelques-uns des hommes aussi ; tous peut-être,je ne sais. Mais je suis responsable de la sécurité du navire et del’existence de tous ceux qu’il porte. Je vois que les choses nevont pas tout à fait droit, à mon idée. Et je désire que vouspreniez certaines précautions, ou que vous me laissiezdémissionner. Voilà tout.

– Capitaine Smollett, commença le docteur avec un sourire,connaissez-vous la fable de la montagne qui accouche d’unesouris ? Vous m’excuserez, j’espère, mais vous m’en faitessouvenir. Quand vous êtes entré ici, j’aurais gagé ma perruque quevous attendiez de nous autre chose que cela.

– Docteur, vous voyez clair. Quand je suis entré ici, jem’attendais à recevoir mon congé. Je ne pensais pas queM. Trelawney m’écouterait au-delà du premier mot.

– Et je n’en écouterai pas davantage, s’écria le chevalier. SansLivesey, je vous aurais envoyé au diable. N’importe, grâce à lui,je vous ai écouté. J’agirai selon votre désir ; mais j’ai devous la plus triste opinion.

– Comme il vous plaira, monsieur, dit le capitaine. Vousreconnaîtrez que je fais mon devoir.

Et là-dessus il prit congé de nous.

– Trelawney, émit le docteur, contrairement à toutes mes idées,je crois que vous avez réussi à nous amener à bord deux honnêtesgens : cet homme-là et John Silver.

– Silver, soit ; mais quant à ce fumiste insupportable,sachez que j’estime sa conduite indigne d’un homme, d’un marin etplus encore d’un Anglais.

– Bien, dit le docteur, nous verrons.

Quand nous montâmes sur le pont, les hommes étaient déjà occupésau transfert des armes et de la poudre, et travaillaient encadence, sous la direction du capitaine et de M. Arrow.

J’approuvai tout à fait le nouvel arrangement qui modifiait toutsur la goélette. Nous avions à l’arrière six cabines, prises sur lapartie postérieure de la grande cale, et cette série de chambrettesne communiquait avec le gaillard d’avant que par une étroitecoursive à bâbord, donnant sur la cuisine. Suivant les dispositionsprimitives, le capitaine, M. Arrow, Hunter, Joyce, le docteuret le chevalier, devaient occuper ces six pièces. À présent, deuxétaient destinées à Redruth et à moi, tandis que M. Arrow etle capitaine logeraient sur le pont, dans le capot qu’on avaitélargi des deux côtés, en sorte qu’il méritait presque le nom dedunette. C’était toujours, bien entendu, fort bas de plafond, maisil y avait place pour suspendre deux hamacs, et le second lui-mêmeparut satisfait de cet arrangement. Il se méfiait peut-être ausside l’équipage ; mais ce n’est là qu’une supposition, car,comme on va le voir, il n’eut guère le loisir de nous donner sonavis.

Nous étions en pleine activité, transportant munitions etcouchettes, quand un ou deux retardataires, accompagnés de LongJohn, arrivèrent dans un canot du port.

Le cuisinier, agile comme un singe, escalada le bord, et vitaussitôt de quoi il s’agissait. Il s’écria :

– Holà, camarades ! qu’est-ce que vous faites ?

– Nous déménageons la poudre, répondit l’un.

– Mais, par tous les diables ! lança Long John, si on faitça, on va manquer la marée du matin !

– Mes ordres, dit sèchement le capitaine. Vous pouvez aller àvos fourneaux, mon garçon. L’équipage va réclamer son souper.

– Bien, monsieur, répondit le coq en saluant.

Et il se dirigea vers sa cuisine.

– Voilà un brave homme, capitaine, dit le docteur.

– C’en a tout l’air, monsieur… répliqua le capitaine. Doucementavec ça, les hommes, doucement, continua-t-il, en s’adressant auxgars qui maniaient la poudre.

Puis soudain, me surprenant à examiner la caronade[2] que portait le bateau par son milieu, unelongue pièce de neuf, en bronze :

– Dites donc, le mousse, cria-t-il, filez-moi de là. Allezdemander au cuisinier qu’il vous donne de l’ouvrage.

Je m’esquivai au plus vite, mais je l’entendis qui disait audocteur, très haut :

– Je ne veux pas de privilégiés sur mon navire. Je vous garantisque j’étais bien de l’avis du chevalier, et que je détestaiscordialement le capitaine.

Chapitre 4Le voyage

Toute la nuit se passa dans un grand affairement, à mettre leschoses en place, et à recevoir des canots remplis d’amis duchevalier, et entre autres M. Blandly, qui vinrent luisouhaiter bon voyage et prompt retour. Il n’y eut jamais de nuit, àl’Amiral Benbow, où je travaillai moitié autant, etlorsque, un peu avant le jour, le sifflet du maître d’équipageretentit et que l’équipage se disposa aux barres de cabestan,j’étais exténué. Mais même deux fois plus las, je n’aurais pasquitté le pont.

Tout y était trop nouveau pour ma curiosité : les brefscommandements, le son aigu du sifflet, les hommes courant à leurspostes dans la faible clarté des falots du bord.

– Allons, Cochon-Rôti, donne-nous un refrain, lançaquelqu’un.

– Celui de jadis, cria un autre.

– Bien, camarades, répondit Long John, qui se tenait auprèsd’eux, reposant sur sa béquille.

Et aussitôt il attaqua l’air et les paroles que je connaissaistrop :

Nous étions quinze sur le coffredu mort…

Et tout l’équipage reprit en chœur :

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

et au troisième ho ! tous poussèrent avec ensemble sur lesbarres de cabestan.

Malgré la minute palpitante, je fus reporté sur l’instant àl’Amiral Benbow, et je crus entendre se mêler au chœur lavoix du capitaine. Mais coup sur coup l’ancre sortit de l’eau,ruisselante, et s’accrocha aux bossoirs ; puis les voilesprirent le vent, la terre et les navires défilèrent à droite et àgauche. Avant que je me fusse couché pour prendre une heure derepos, le voyage de l’Hispaniola était commencé, et ellevoguait vers l’île au trésor.

Je ne relaterai pas en détail ce voyage. Il fut des plusfavorisés. Le navire se montra excellent, les gens de l’équipageétaient de bons matelots, et le capitaine connaissait à fond sonmétier. Toutefois, avant d’atteindre l’île au trésor, il seproduisit deux ou trois incidents que je dois rapporter.

Pour commencer, M. Arrow se révéla pire encore que ne lecraignait le capitaine. Il n’avait pas d’autorité sur les hommes,et avec lui on ne se gênait pas. Mais ce n’était pas le plusgrave ; car, après deux ou trois jours de navigation, il nemonta plus sur le pont qu’avec des yeux troubles, des jouesenflammées, une langue balbutiante ; bref, avec tous lessymptômes d’ivresse. À plusieurs reprises, il fut mis aux arrêts.Parfois il tombait et se blessait, ou bien il passait toute lajournée étendu dans son hamac de la dunette ; d’autres fois,pour un jour ou deux, il était presque de sang-froid et remplissaità peu près ses fonctions.

Cependant, nous n’arrivions pas à découvrir d’où il tenait sonalcool. C’était l’énigme du bord. Malgré toutes nos recherches,nous ne pûmes la résoudre. L’interrogeait-on directement, il vousriait au nez quand il était ivre, et s’il était de sang-froid, iljurait ses grands dieux qu’il ne prenait jamais autre chose que del’eau.

Non seulement il était mauvais officier et d’un fâcheux exemplepour les hommes, mais de ce train il allait directement à la mort.On fut peu surpris, et guère plus chagriné, quand par une nuitnoire, où la mer était forte et le vent debout, il disparutdéfinitivement.

– Un homme à la mer ! prononça le capitaine. Ma foi,messieurs, cela nous épargne l’ennui de le mettre aux fers.

Mais cela nous laissait dépourvus de second ; il fallutdonc donner de l’avancement à l’un des hommes. Job Anderson, lemaître d’équipage, était à bord le plus qualifié, et tout engardant son ancien titre, il joua le rôle de second.M. Trelawney avait navigué, et ses connaissances nousservirent beaucoup, car il lui arrivait de prendre lui aussi sonquart, par temps maniable. Et le quartier-maître, Israël Hands,était un vieux marin d’expérience, prudent et avisé, en qui onpouvait avoir pleine confiance en cas de nécessité.

C’était le grand confident de Long John Silver ; et puisqueje viens de le nommer, je parlerai de notre maître coq,Cochon-Rôti, comme l’appelait l’équipage.

À bord, pour avoir les deux mains le plus libres possible, ilportait sa béquille suspendue à une courroie passée autour du cou.C’était plaisir de le voir caler contre une cloison le pied decette béquille et, arc-bouté dessus, suivant toutes lesoscillations du navire, faire sa cuisine comme sur le plancher desvaches. Il était encore plus curieux de le voir circuler sur lepont au plus fort d’une bourrasque. Pour l’aider à franchir lesintervalles trop larges, on avait disposé quelques bouts de ligne,qu’on appelait les boucles d’oreilles de Long John ; et il setransportait d’un lieu à l’autre, soit en usant de sa béquille,soit en la traînant par la courroie, aussi vite que n’importe qui.Mais ceux des hommes qui avaient jadis navigué avec luis’apitoyaient de l’en voir réduit là.

– Ce n’est pas un homme ordinaire, Cochon-Rôti, me disait lequartier-maître. Il a reçu de l’instruction dans sa jeunesse, etquand ça lui chante il parle comme un livre. Et d’unebravoure !… un lion n’est rien comparé à Long John ! Jel’ai vu, seul et sans armes, empoigner quatre adversaires etfracasser leurs têtes les unes contre les autres !

Tout l’équipage l’aimait, et voire lui obéissait. Il avait lamanière de leur parler à tous et de rendre service à chacun. Enversmoi, il était d’une obligeance inlassable, et toujours heureux dem’accueillir dans sa cuisine, qu’il tenait propre comme un souneuf, et où l’on voyait des casseroles reluisantes pendues au mur,et dans un coin une cage avec son perroquet.

– Allons, Hawkins, me disait-il, viens faire la causette avecJohn. Tu es le bienvenu entre tous, mon fils. Assieds-toi pourentendre les nouvelles. Voici capitaine Flint (j’appelle monperroquet ainsi, en souvenir du fameux flibustier), voici capitaineFlint qui prédit la réussite à notre voyage. Pas vrai,capitaine ?

Et le perroquet de prononcer avec volubilité :« Pièces de huit ! pièces de huit ! pièces dehuit ! » jusqu’au moment où John couvrait la cage de sonmouchoir.

– Vois-tu, Hawkins, me disait-il, cet oiseau est peut-être âgéde deux cents ans. Ils vivent parfois plus que cela, et le diableseul a vu plus de crimes que lui. Il a navigué avec England, legrand capitaine England, le pirate. Il a été à Madagascar, auMalabar, à Surinam, à Providence, à Portobello. Il assistait aurepêchage des galions de la Plata. C’est là qu’il apprit :« Pièces de huit » ; et rien d’étonnant, il y enavait trois cent cinquante mille, Hawkins ! Il se trouvait àl’abordage du Vice-roi-des-Indes, au large de Goa, oui,lui-même. À le voir on croirait un innocent ; mais tu asflairé la poudre, hein, capitaine ?

– Garde à vous ! pare à virer ! glapissait leperroquet.

– Ah ! c’est un fin matois, disait le coq en lui donnant dusucre tiré de sa poche. (Et l’oiseau becquetait aux barreaux etlançait une bordée de blasphèmes d’une abomination à faire frémir.)C’est ainsi, mon gars ! ajoutait John, tel qui touche à lapoix s’embarbouille. Témoin ce pauvre vieil innocent d’oiseau, quijure feu et flammes, et n’en sait rien, bien sûr. Il jurerait toutpareil, si j’ose dire, devant un curé.

Et John portait la main à son front avec une gravitéparticulière que je jugeais des plus édifiantes.

Cependant, le chevalier et le capitaine Smollett se tenaienttoujours sur une défensive réciproque. Le chevalier n’y allait paspar quatre chemins : il détestait le capitaine. Le capitaine,de son côté, ne parlait que pour répondre aux questions, et encore,de façon nette, brève et sèche, sans un mot de trop. Ilreconnaissait, une fois mis au pied du mur, qu’il s’étaitapparemment trompé sur le compte des hommes, que certains étaientactifs à souhait, et que tous s’étaient fort bien comportéjusqu’ici. Quant au navire, il avait conçu pour lui un goûtextrême.

– Il navigue au plus près, mieux qu’on n’est en droit del’attendre de sa propre épouse, monsieur… Mais, ajoutait-il, toutce que je puis dire est que nous ne sommes pas encore rentrés cheznous, et que je n’aime pas cette croisière.

Le chevalier, là-dessus, se détournait et arpentait le tillacd’un bout à l’autre, le menton relevé.

– Cet homme m’exaspère, disait-il ; pour un rienj’éclaterais.

Nous rencontrâmes un peu de gros temps, et l’Hispaniolan’en montra que mieux ses qualités. Tout le monde à bord paraissaitenchanté, et il n’en pouvait guère aller autrement, car jamaiséquipage ne fut plus gâté, je crois, depuis que Noé mit son arche àla mer. Le double grog circulait sous le moindre prétexte ; onservait de la tarte aux prunes en dehors des fêtes, par exemple sile chevalier apprenait que c’était l’anniversaire de quelqu’un del’équipage ; et il y avait en permanence sur le pont unebarrique de pommes où puisait qui voulait.

– Ces manières-là, disait le capitaine au docteur Livesey, n’ontjamais profité à personne, que je sache. Gâtez les matelots, vousen faites des diables. Voilà ma conviction.

Mais la barrique de pommes nous profita, comme on va le lire,car sans elle rien ne nous eût avertis, et nous périssions tous partrahison.

Voici comment la chose arriva.

Nous avions remonté les alizés pour aller chercher le vent del’île que nous voulions atteindre, – je ne suis pas autorisé à êtreplus précis – et nous courions vers elle, en faisant bonne veillejour et nuit. C’était à peu près le dernier jour de notre voyaged’aller. Dans la nuit, ou au plus tard le lendemain dans lamatinée, l’île au trésor serait en vue. Nous avions le cap auS.-S.-O., avec une brise bien établie par le travers et une merbelle. L’Hispaniola se balançait régulièrement, et sonbeaupré soulevait par intervalles une gerbe d’embruns. Toutes lesvoiles portaient, hautes et basses ; et comme la premièrepartie de notre expédition tirait à sa fin, chacun manifestait laplus vaillante humeur. Le soleil venait de se coucher. J’avaisterminé ma besogne, et je regagnais mon hamac, lorsque je m’avisaide manger une pomme. Je courus sur le pont. Les gens de quartétaient tous à l’avant, à guetter l’apparition de l’île. L’homme debarre surveillait le lof de la voilure et sifflait tranquillementun air. À part ce son, on n’entendait que le bruissement des flotscontre le taille-mer et les flancs du navire.

J’entrai tout entier dans la barrique de pommes, qui étaitpresque vide, et m’y accroupis dans le noir. Le bruit des vagues etle bercement du navire étaient sur le point de m’assoupir,lorsqu’un homme s’assit bruyamment tout contre. La barrique oscillasous le choc de son dos, et je m’apprêtais à sauter dehors, quandl’homme se mit à parler. Je reconnus la voix de Silver, et iln’avait pas prononcé dix mots, que je ne me serais plus montré pourtout au monde. Je restai là, tremblant et aux écoutes, dévoré depeur et de curiosité : par ces dix mots je devenais désormaisresponsable de l’existence de tous les honnêtes gens du bord.

Chapitre 5Ce que j’entendis dans la barrique de pommes

– Non pas, dit Silver. Flint était capitaine ; moi,quartier-maître, à cause de ma jambe de bois. J’ai perdu ma jambedans la même bordée qui a coûté la vue à ce vieux Pew. Celui quim’amputa était docteur en chirurgie… avec tous ses gradesuniversitaires… du latin à revendre et je ne sais quoiencore ; mais n’empêche qu’il fut pendu comme un chien etsécha au soleil avec les autres, à Corso Castle. C’étaient deshommes de Roberts, ceux-là, et tout leur malheur vint de ce qu’ilsavaient changé les noms de leurs navires… la RoyalFortune, et cætera. Or, quand un navire est baptisé d’unefaçon, je dis qu’il doit rester de même. C’est ainsi qu’on a faitavec la Cassandra, qui nous ramena tous sains et saufs duMalabar, après qu’England eut capturé leVice-roi-des-Indes ; de même pour le vieuxWalrus, le navire de Flint, que j’ai vu ruisselant decarnage et chargé d’or à couler.

– Ah ! s’écria une autre voix (celle du plus jeune marin dubord, évidemment plein d’admiration), c’était la fleur du troupeau,que Flint !

– Davis aussi était un gaillard, sous tous rapports, repritSilver. Mais je n’ai jamais navigué avec lui : d’abord avecEngland, puis avec Flint, voilà tout ; et cette fois-ci pourmon propre compte, en quelque sorte. Du temps d’England, j’ai misde côté neuf cents livres, et deux mille après Flint. Ce n’est pasmal pour un homme de l’avant. Le tout déposé en banque. Gagnern’est rien ; c’est conserver qui importe, croyez-moi. Que sontdevenus tous les hommes d’England, à présent ? Je l’ignore. Etceux de Flint ? Hé ! hé ! la plupart ici à bord, etbien aises d’avoir de la tarte… avant cela, ils mendiaient,certains. Le vieux Pew, après avoir perdu la vue, n’eut pas hontede dépenser douze cents livres en un an, comme un grand seigneur.Où est-il maintenant ? Eh bien, maintenant il est mort, et àfond de cale ; mais les deux années précédentes, misère !il crevait la faim. Il mendiait, il volait, il égorgeait, et avecça il crevait la faim, par tous les diables !

– Ça ne vaut vraiment pas le coup, en somme, dit le jeunematelot.

– Pour les imbéciles, non, ça ne vaut pas le coup, ni ça niautre chose ! s’écria Silver. Mais tiens, écoute : tu esjeune, c’est vrai, mais tu es sage comme une image. J’ai vu cela dupremier coup d’œil, et je te parle comme à un homme.

On peut se figurer ce que j’éprouvai en entendant cet infâmevieux fourbe employer avec un autre les mêmes termes flatteurs dontil avait usé avec moi. Si j’en avais eu le pouvoir, je l’auraisvolontiers tué à travers la barrique. Cependant, il poursuivit,sans guère soupçonner que je l’écoutais :

– Tel est le sort des gentilshommes de fortune. Ils ont la viedure et risquent la corde, mais ils mangent et boivent comme descoqs en pâte, et quand vient la fin d’une croisière, ce sont descentaines de livres qu’ils ont en poche, au lieu de centaines deliards. Alors, presque tous se mettent à boire et à se donner dubon temps, et on reprend la mer avec sa chemise sur le dos. Maismoi, ce n’est pas mon genre. Je place tout, un peu ici, un peu là,et nulle part de trop, crainte des soupçons. J’ai cinquante ans,remarque ; une fois de retour de cette croisière, je m’établisrentier pour de bon. Et ce n’est pas trop tôt, diras-tu. Oui, maisj’ai vécu à l’aise dans l’intervalle ; jamais je ne me suisrien refusé, j’ai dormi sur la plume et mangé du bon, tout letemps, sauf en mer. Et comment ai-je commencé ? À l’avant,comme toi.

– Soit, dit l’autre ; mais tout l’argent que tu avais estperdu maintenant, pas vrai ? Tu n’oseras plus te montrer dansBristol après ce coup-ci.

– Ah bah ! où penses-tu donc qu’il est ? demandaSilver, ironique.

– À Bristol, dans les banques et ailleurs, répondit soncompagnon.

– Il y était, il y était encore quand nous avons levé l’ancre.Mais ma vieille bourgeoise a le tout, à présent. LaLongue-Vue est vendue, bail, clientèle et mobilier, et labrave fille est partie m’attendre. Je te dirais bien où, car j’aiconfiance en toi, mais cela ferait de la jalousie parmi lescopains.

– Et tu te fies à ta bourgeoise ?

– Les gentilshommes de fortune se fient généralement peu les unsaux autres, et ils ont raison, sois-en sûr. Mais j’ai ma méthode àmoi. Quand un camarade me joue un pied de cochon – quelqu’un qui meconnaît, je veux dire – il ne reste pas longtemps dans le mêmemonde que le vieux John. Certains avaient peur de Pew, d’autres deFlint ; mais Flint lui-même avait peur de moi. Il avait peur,malgré son arrogance. Ah ! ce n’était pas un équipage commode,que celui de Flint ; le diable lui-même aurait hésité às’embarquer avec eux. Eh bien, tiens, je te le dis, je ne suis pasvantard, mais quand j’étais quartier-maître, ils n’avaient rien del’agneau, les vieux flibustiers de Flint. Oh ! tu peux êtresûr de ton affaire sur le navire du vieux John.

– Eh bien, maintenant je peux te l’avouer, reprit le gars, lacombinaison ne me plaisait pas à la moitié du quart ; maismaintenant que j’ai causé avec toi, John, j’en suis. Topelà !

– Tu es un brave garçon, et fin, avec ça, répliqua Silver, enlui secouant la main si chaleureusement que la barrique en trembla.Je n’ai jamais vu personne mieux désigné pour faire un gentilhommede fortune.

Je commençais à saisir le sens de leurs expressions. Un« gentilhomme de fortune », pour eux, ce n’était ni plusni moins qu’un vulgaire pirate, et le dialogue que je venais desurprendre parachevait la corruption de l’un des matelots restéshonnêtes – peut-être le dernier qui fût à bord. Mais sur ce pointje devais être bientôt fixé. Silver lança un léger coup de sifflet,et un troisième individu survint, qui s’assit auprès des deuxautres.

– Dick marche, lui dit Silver.

– Oh ! je savais bien que Dick marcherait, prononça la voixdu quartier-maître, Israël Hands. Ce n’est pas un imbécile queDick… (Il roula sa chique et cracha.) Mais dis, Cochon-Rôti, jevoudrais bien savoir combien de temps nous allons rester à boulinercomme un bateau à provisions ? Crénom ! j’en ai plein ledos du capitaine Smollett. Il y a assez longtemps qu’il m’embête.Tonnerre ! Je veux aller dans la cabine, moi aussi. Je veuxleurs cornichons, et leurs vins, et le reste.

– Israël, dit Silver, tu n’as pas beaucoup de jugeotte, et cen’est pas du nouveau. Mais tu es capable d’écouter, je pense ;du moins, tes oreilles sont assez grandes. Or, voici ce que jedis : vous coucherez à l’avant, et vous aurez la vie dure, etvous filerez doux, et vous resterez sobres, jusqu’à ce que je donnel’ordre d’agir ; et tu peux m’en croire, mon gars.

– Eh ! est-ce que je te dis le contraire ? grommela lequartier-maître. Je demande seulement : pour quandest-ce ? Voilà tout ce que je dis.

– Pour quand ? par tous les diables ! s’écria Silver.Eh bien donc, si tu veux le savoir, je vais te le dire, pour quand.Pour le plus tard qu’il me sera possible, voilà ! Nous avonsun navigateur de première classe, le capitaine Smollett, qui dirigepour nous ce sacré navire. Il y a ce chevalier et ce docteur quiont une carte et le reste… Je ne sais pas où elle est, cette carte,moi. Toi non plus, n’est-ce pas ? Alors donc, je veux que cechevalier et ce docteur trouvent la marchandise et nous aident àl’embarquer, par tous les diables ! Alors nous verrons. Sij’étais sûr de vous tous, doubles fils de Hollandais, j’attendraispour faire le coup que le capitaine Smollett nous ait ramenés àmoitié chemin.

– Mais quoi, nous sommes tous des navigateurs ici à bord, jepense, répliqua le jeune Dick.

– Dis plutôt que nous sommes tous des matelots de gaillardd’avant, trancha Silver. Nous pouvons tenir une route donnée, maisqui saura l’établir ? Vous en seriez bien empêchés, tous tantque vous êtes, vous les gentilshommes de fortune. Si on me laissaitfaire, j’attendrais que le capitaine Smollett nous ait ramenésjusque dans les alizés, au moins ; comme ça, ni sacrés fauxcalculs, ni rationnement à une cuillerée d’eau par jour. Mais jevous connais. J’en finirai avec eux sur l’île même, sitôt lamarchandise à bord, et c’est un vrai malheur. Mais vous n’êtesjamais contents qu’après avoir bu. Mort de mes os ! ça dégoûtede naviguer avec des types comme vous !

– Tout doux, Long John, protesta Israël. Qui donc tecontredit ?

– Hein, songez combien de grands navires j’ai vu amariner commeprises, et combien de vaillants gars sécher au soleil sur le quaides Potences ! et tout ça pour avoir été aussi pressés,pressés, pressés. Vous m’entendez ? J’ai vu quelques petiteschoses, en mer, moi. Si vous vouliez simplement tenir votre route,et au plus près du vent, bientôt vous rouleriez carrosse,oui ! Mais à d’autres ! Je vous connais. Soit ! vousaurez votre lampée de rhum demain, et allez vous fairependre !

– Tu prêches comme un curé, John, c’est connu, rétorquaIsraël ; mais d’autres ont su manœuvrer et gouverner aussibien que toi. Ils admettaient la plaisanterie, eux. En tout cas,ils étaient moins hautains et moins cassants. Ils acceptaient lesobservations en gais compagnons, tous ceux-là.

– Ouais ! reprit Silver. Et où sont-ils maintenant ?Pew était de ce calibre, et il a fini mendiant. Flint aussi, et ilest mort, tué par le rhum, à Savannah. Ah ! c’étaient destypes à la coule, eux ! Seulement, où sont-ils ?

– Mais, intervint Dick, quand nous les aurons à notre merci,qu’est-ce que nous ferons d’eux, pour finir ?

– Voilà un garçon qui me botte ! s’écria le cuisinier, avecadmiration. Ça s’appelle être pratique. Eh bien, votre avis ?Les abandonner à terre ? C’eût été la manière d’England. Oubien les égorger comme porcs ? C’est ce qu’auraient fait Flintou Billy Bones.

– Billy était homme à ça, convint Israël. Les morts ne mordentpas, qu’il disait. Bah, il est mort lui-même, à présent ; ilest renseigné là-dessus tout au long ; et si jamais rude marinentra au port, ce fut Billy.

– Tu dis bien, reprit Silver. Rude et prompt. Remarquez :je suis un homme doux… je suis tout à fait galant homme, pasvrai ? mais cette fois, c’est sérieux. Les affaires avanttout, camarades. Je vote : la mort. Quand je serai auParlement et roulant dans mon carrosse, je ne veux pas qu’un de ces« avocats de mer » de la cabine s’amène au pays, àl’improviste, comme le diable à la prière. Mon principe estd’attendre, mais l’occasion venue, d’y aller ferme !

– John, s’écria le quartier-maître, tu es un homme.

– Tu le diras, Israël, quand tu auras vu… Je ne réclame qu’unechose : Trelawney. De ces mains-ci, je lui dévisserai du corpssa tête de veau… Dick, en gentil garçon, lève-toi et donne-moi unepomme, pour m’humecter un peu le gosier.

Imaginez ma terreur. J’aurais sauté dehors et pris la fuite, sij’en avais trouvé la force ; mais le cœur me manquait, aussibien que les muscles. Au bruit, je compris que Dick selevait ; mais quelqu’un l’arrêta.

Et j’entendis la voix de Hands :

– Bah ! laisse donc ce fond de tonneau, John. Buvons uncoup de rhum, ça vaudra mieux !

– Dick, acquiesça Silver, je me fie à toi. Il y a une mesure surle baril. Voici la clef : tu empliras une topette et tu nousl’apporteras.

Ce devait être ainsi, j’y songeai malgré ma terreur, queM. Arrow se procurait les spiritueux qui l’avaient tué.

Dick parti, Israël profita de son absence pour parler àl’oreille du coq. Je ne pus saisir que peu de mots, mais parmi eux,ceux-ci, qui étaient d’importance :

« Pas un seul des autres ne se joindra à nous. » Donc,il y avait encore des hommes fidèles à bord.

Dick revenu, la topette passa de main en main. Tous troisburent. L’un dit :

– À notre réussite !

L’autre :

– À la santé du vieux Flint.

Et Silver prononça, sur un ton de mélopée :

– Je bois à nous, et tenez le plus près, beaucoup de butin etbeaucoup de galette…

À ce moment, une vague clarté m’atteignit au fond de mabarrique. Je levai les yeux, et vis que la lune s’était levée,argentant la hune d’artimon et brillant sur la blancheur de lamisaine. Presque en même temps, la vigie lança ce cri :

– Terre !

Chapitre 6Conseil de guerre

Des pas précipités se ruèrent sur le pont : l’on sortait entoute hâte de la cabine et du gaillard d’avant. Me glissant à laseconde hors de ma barrique, je me faufilai par-derrière lamisaine, fis un crochet vers la poupe, et débouchai sur le pontsupérieur, juste à temps pour rejoindre Hunter et le docteurLivesey qui couraient vers le bossoir au vent.

Tout l’équipage s’y trouvait déjà rassemblé. Le brouillard quinous entourait s’était levé peu après l’apparition de la lune.Là-bas, dans le sud-ouest, on voyait deux montagnes basses,distantes de deux milles environ ; derrière l’une d’elles enapparaissait une troisième, plus élevée, dont le sommet étaitencore engagé dans la brume. Toutes trois semblaient abruptes et deforme conique.

Je vis tout cela comme dans un rêve, car je n’étais pas encoreremis de ma peur atroce de quelques minutes plus tôt. Puisj’entendis la voix du capitaine Smollett qui lançait des ordres.L’Hispaniola fut orientée de deux quarts plus près duvent, et mit le cap de façon à éviter l’île par son côté est.

– Et maintenant, garçons, dit le capitaine quand la voilure futbordée, quelqu’un de vous a-t-il jamais vu cetteterre-là ?

– Moi, monsieur, répondit Silver. Nous y avons fait de l’eauavec un navire marchand sur lequel j’étais cuisinier.

– Le mouillage est au sud, derrière un îlot, je suppose ?interrogea le capitaine.

– Oui, monsieur ; on l’appelle l’îlot du Squelette. Cetteîle était autrefois un refuge de pirates, et nous avions à bord unmatelot qui en savait tous les noms. Cette montagne au nord, ilsl’appelaient le mont de Misaine ; il y a trois sommets alignésdu nord au sud, monsieur : misaine, grand mât et artimon. Maisle grand mât – c’est-à-dire le plus haut, avec un nuage dessus –ils l’appelaient d’ordinaire la Longue-Vue, à cause d’une vigiequ’ils y postaient lorsqu’ils venaient se réparer aumouillage ; car c’est là qu’ils réparaient leurs navires,monsieur, sauf votre respect.

– J’ai ici une carte, dit le capitaine Smollett. Voyez si c’estbien l’endroit.

Les yeux de Long John flamboyèrent quand il prit la carte ;mais à l’aspect neuf du papier, je compris qu’il serait déçu. Cen’était pas la carte trouvée dans le coffre de Billy Bones, maisune copie exacte, complète en tous points – noms, altitudes etprofondeurs – à la seule exception des croix rouges et des notesmanuscrites. Si vif que fût son désappointement, Silver eut laforce de le dissimuler.

– Oui, monsieur, dit-il, c’est bien l’endroit, pour sûr, et trèsjoliment dessiné. Qui peut avoir fait cela, je me le demande. Lespirates étaient trop ignorants, je suppose… Oui, voici :« Mouillage du capitaine Kidd. » Juste le nom que luidonnait mon camarade de bord. Il y a un fort courant qui longe lacôte sud, puis remonte vers le nord sur la côte ouest. Vous avezbien fait, monsieur, de courir au plus près et de vous tenir auvent de l’île. Du moins si votre intention est d’atterrir pour vouscaréner, il n’y a pas de meilleur endroit dans ces parages.

– Merci, lui dit le capitaine Smollett. Je vous demanderai plustard de nous donner un coup de main. Vous pouvez aller.

J’étais surpris du cynisme avec lequel John avouait saconnaissance de l’île, et ce ne fut pas sans quelque appréhensionque je le vis s’approcher de moi. Évidemment il ne savait pas que,dissimulé dans ma barrique de pommes, j’avais surpris sonconciliabule, mais j’avais à ce moment conçu une telle horreur desa cruauté, de sa duplicité et de sa tyrannie, que j’eus peine àréprimer un frisson quand il posa la main sur mon bras.

– Hé ! hé ! me dit-il, c’est un gentil endroit, cetteîle… un gentil endroit pour un garçon qui veut aller à terre. Tu tebaigneras, tu grimperas aux arbres, tu feras la chasse aux chèvres,et tu gambaderas sur ces montagnes comme une chèvre toi aussi.Vrai ! cela me rajeunit. J’allais en oublier ma jambe de bois.C’est une chose agréable, sois-en sûr, que d’être jeune et d’avoirses dix orteils… Quand l’envie te prendra de faire une petiteexploration, tu n’auras qu’à prévenir le vieux John, et il tepréparera un en-cas, à emporter avec toi.

Et m’ayant tapé sur l’épaule de la façon la plus affectueuse, ils’en alla clopinant et disparut dans le poste.

Le capitaine Smollett, le chevalier et le docteur Liveseys’entretenaient sur le tillac, et pour impatient que je fusse deleur conter mon histoire, je n’osais les interrompre ouvertement.J’en étais toujours à chercher un prétexte plausible, quand ledocteur Livesey m’appela auprès de lui. Il avait laissé sa pipe enbas, et, fumeur enragé, il voulait m’envoyer la quérir ; maisdès que je fus assez près de lui pour parler sans risque d’êtreentendu, je lâchai tout à trac :

– Docteur, laissez-moi dire. Emmenez le capitaine et lechevalier en bas, dans la cabine, et trouvez un prétexte pour m’yfaire mander. J’ai de terribles nouvelles à vous apprendre.

Le docteur changea un peu de visage, mais un instant lui suffitpour se dominer.

– Merci, Jim, dit-il très haut, comme s’il m’eût posé unequestion. C’est tout ce que je voulais savoir.

Sur quoi il tourna les talons et rejoignit ses deuxinterlocuteurs. Ils conversèrent un instant, et, bien qu’aucund’eux n’eût tressailli, ni même élevé la voix, il était clair quele docteur Livesey leur avait transmis ma requête, car au boutd’une minute j’entendis le capitaine donner à Job Anderson l’ordrede rassembler tout le monde sur le pont.

– Mes gars, prononça le capitaine Smollett, j’ai un mot à vousdire. Cette terre que vous voyez est le but de notre voyage.M. Trelawney, qui est un gentilhomme très généreux, comme nousle savons tous, vient de me poser quelques questions sur vous, etcomme j’ai pu lui affirmer que tout le monde à bord a fait sondevoir, du premier au dernier, et à ma pleine satisfaction, ehbien ! lui et moi, avec le docteur, nous allons descendre dansla cabine pour boire à votre santé et à votre succès à vous, tandisqu’on vous servira le grog dehors et que vous boirez à notre santéet à notre succès à nous. Je vous le déclare, cela me paraît nobleet généreux. Et si vous êtes du même avis, vous allez pousser unbon vivat marin en l’honneur du gentilhomme qui vous abreuve.

Le vivat retentit, ce qui allait de soi ; mais il s’élevasi nourri et chaleureux que, je l’avoue, j’avais peine à croire queces mêmes hommes étaient en train de comploter notre mort.

– Encore un vivat pour le capitaine Smollett ! cria LongJohn, quand le premier se fut apaisé.

Et celui-là aussi fut poussé avec ensemble.

Là-dessus les trois messieurs descendirent, et peu après on vintdire à l’avant que Jim Hawkins était demandé dans la cabine.

Je les trouvai tous trois attablés devant une bouteille de vind’Espagne et une assiette de raisins secs. Sa perruque sur lesgenoux, ce qui était chez lui un signe d’agitation, le docteurfumait. La fenêtre de poupe était ouverte sur la nuit chaude, et onvoyait la lune se jouer dans le sillage du navire.

– Allons, Hawkins, prononça le chevalier, vous avez quelquechose à dire. Parlez.

Je m’exécutai, et, aussi brièvement que possible, je rapportaidans tous ses détails le conciliabule de Silver. On me laissa allerjusqu’au bout sans m’interrompre, et mes trois auditeurs,complètement immobiles, ne quittèrent pas des yeux mon visage, ducommencement à la fin.

– Jim, dit le docteur Livesey, prenez un siège. Et ils me firentasseoir à leur table, me versèrent un verre de vin, emplirent mesmains de raisins, et tous trois, l’un après l’autre, et chacun avecun salut, burent à ma santé, me félicitant sur ma chance et moncourage.

– Capitaine, dit le chevalier, vous aviez raison, et j’avaistort. Je ne suis qu’un sot, je l’avoue, et l’attends vosinstructions.

– Pas plus un sot que moi, monsieur, répondit le capitaine. Jen’ai jamais ouï parler d’un équipage qui, ayant l’intention de semutiner, n’en manifeste au préalable quelques signes, permettant àquiconque a des yeux, de prévoir le coup et de prendre ses mesuresen conséquence.

– Capitaine, dit le docteur, c’est le fait de Silver. Un hommedes plus remarquables.

– Il ferait remarquablement bien au bout d’une grand-vergue,monsieur, riposta le capitaine. Mais nous bavardons : cela nemène à rien. Je vois trois ou quatre points, et avec la permissionde M. Trelawney, je vais les énumérer.

– Vous êtes le capitaine, monsieur, dit avec noblesseM. Trelawney. C’est à vous de parler.

– Premier point, commença M. Smollett : il nous faut allerde l’avant, parce que nous ne pouvons reculer. Si je donne l’ordrede virer de bord, ils se révolteront aussitôt. Second point :nous avons du temps devant nous… au moins jusqu’à la découverte dece trésor. Troisième point : il y a des matelots fidèles. Or,monsieur, comme il faudra en venir aux mains tôt ou tard, jepropose de saisir l’occasion aux cheveux, comme on dit, etd’attaquer les premiers, le jour où ils s’y attendront le moins.Nous pouvons compter, je suppose, sur vos domestiques personnels,monsieur Trelawney ?

– Comme sur moi-même.

– Cela fait trois. Avec nous, sept, en comptant Hawkins. Etquant aux matelots honnêtes ?…

– Apparemment les seuls hommes de Trelawney, dit ledocteur ; ceux qu’il a choisis lui-même, avant de s’enremettre à Silver.

– Non pas, répliqua le chevalier ; Hands était un desmiens.

– Je me serais pourtant fié à lui ! ajouta lecapitaine.

– Et dire que ce sont tous des Anglais ! éclata lechevalier. Pour un peu, monsieur, je ferais sauter lenavire !

– Eh bien, messieurs, reprit le capitaine, ce que je puis direde mieux n’est guère. Il nous faut mettre à la cape, si vous voulezbien, et faire bonne veille. C’est irritant, je le sais. Il seraitplus agréable d’en venir aux mains. Mais il n’y a rien à faire tantque nous ne connaîtrons pas nos hommes. Mettre à la cape, etattendre le vent, tel est mon avis.

– Jim que voici, dit le docteur, peut nous aider mieux quepersonne. Les hommes ne se méfient pas de lui, et Jim est un garçonobservateur.

– Hawkins, ajouta le chevalier, je mets en vous une confianceénorme.

Mais je percevais trop mon impuissance radicale, et je me sentisenvahir par le désespoir ; et pourtant, grâce à un concourssingulier de circonstances, ce fut en effet moi qui nous procuraile salut. En attendant, nous avions beau dire, sur vingt-sixhommes, il n’y en avait que sept sur qui nous pouvionscompter ; et de ces sept l’un était un enfant, si bien quenous étions six hommes faits d’un côté contre dix-neuf del’autre.

Partie 3
MON AVENTURE À TERRE

Chapitre 1Où commence mon aventure à terre

Quand je montai sur le pont, le lendemain matin, l’île seprésentait sous un aspect tout nouveau. La brise était complètementtombée, mais nous avions fait beaucoup de chemin durant la nuit, età cette heure le calme plat nous retenait à un demi-mille environdans le sud-est de la basse côte orientale. Sur presque toute sasuperficie s’étendaient des bois aux tons grisâtres. Cette teinteuniforme était interrompue par des bandes de sable jaune garnissantles creux du terrain, et par quantité d’arbres élevés, de lafamille des pins, qui dominaient les autres, soit isolément soitpar bouquets ; mais le coloris général était terne etmélancolique. Les montagnes dressaient par-dessus cette végétationleurs pitons de roc dénudé. Toutes étaient de forme bizarre, et laLongue-Vue, de trois ou quatre cents pieds la plus haute de l’île,offrait également l’aspect le plus bizarre, s’élançant à pic detous côtés, et tronquée net au sommet comme un piédestal qui attendsa statue.

L’Hispaniola roulait bord sur bord dans la houle del’océan. Les poulies grinçaient, le gouvernail battait, et lenavire entier craquait, grondait et frémissait comme unemanufacture. Je devais me tenir ferme au galhauban, et touttournait vertigineusement sous mes yeux, car, si j’étais assez bonmarin lorsqu’on faisait route, rester ainsi à danser sur placecomme une bouteille vide, est une chose que je n’ai jamais pusupporter sans quelque nausée, en particulier le matin, et àjeun.

Cela en fut-il cause, ou bien l’aspect mélancolique de l’île,avec ses bois grisâtres, ses farouches arêtes de pierre, et leressac qui devant nous rejaillissait avec un bruit de tonnerrecontre le rivage abrupt ? En tout cas, malgré le soleiléclatant et chaud, malgré les cris des oiseaux de mer qui péchaientalentour de nous, et bien qu’on dût être fort aise d’aller à terreaprès une aussi longue navigation, j’avais, comme on dit, le cœurretourné, et dès ce premier coup d’œil je pris en grippe à toutjamais l’île au trésor.

Nous avions en perspective une matinée de travail ardu, car iln’y avait pas trace de vent, il fallait mettre à la mer les canotset remorquer le navire l’espace de trois ou quatre milles, pourdoubler la pointe de l’île et l’amener par un étroit chenal aumouillage situé derrière l’îlot du Squelette. Je pris passage dansl’une des embarcations, où je n’avais d’ailleurs rien à faire. Lachaleur était étouffante et les hommes pestaient furieusementcontre leur besogne. Anderson commandait mon canot, et au lieu derappeler à l’ordre son équipage, il protestait plus fort que lesautres.

– Bah ! lança-t-il avec un juron, ce n’est pas pourtoujours.

Je vis là un très mauvais signe ; jusqu’à ce jour, leshommes avaient accompli leur travail avec entrain et bonne humeur,mais il avait suffi de la vue de l’île pour relâcher les liens dela discipline.

Durant tout le trajet, Long John se tint près de la barre etpilota le navire. Il connaissait la passe comme sa poche, et bienque le timonier, en sondant, trouvât partout plus d’eau que n’enindiquait la carte, John n’hésita pas une seule fois.

– Il y a une chasse violente lors du reflux, dit-il, et c’estcomme si cette passe avait été creusée à la bêche.

Nous mouillâmes juste à l’endroit indiqué sur la carte, àenviron un tiers de mille de chaque rive, la terre d’un côté etl’îlot du Squelette de l’autre. Le fond était de sable fin. Leplongeon de notre ancre fit s’élever du bois une nuéetourbillonnante d’oiseaux criards ; mais en moins d’une minuteils se posèrent de nouveau et tout redevint silencieux.

La rade était entièrement abritée par les terres et entourée debois dont les arbres descendaient jusqu’à la limite des hauteseaux ; les côtes en général étaient plates, et les cimes desmontagnes formaient à la ronde une sorte d’amphithéâtre lointain.Deux petites rivières, ou plutôt deux marigots, se déversaient dansce qu’on pourrait appeler un étang ; et le feuillage sur cettepartie de la côte avait une sorte d’éclat vénéneux. Du navire,impossible de voir le fortin ni son enclos, car ils étaientcomplètement enfouis dans la verdure ; et sans la carte étaléesur le capot, nous aurions pu nous croire les premiers à jeterl’ancre en ce lieu depuis que l’île était sortie des flots.

Il n’y avait pas un souffle d’air, ni d’autres bruits que celuidu ressac tonnant à un demi-mille de là, le long des plages etcontre les récifs extérieurs. Un relent caractéristique de végétauxdétrempés et de troncs d’arbres pourrissants stagnait sur lemouillage. Je vis le docteur renifler longuement, comme on flaireun œuf gâté.

– Je ne sais rien du trésor, dit-il, mais je gagerais maperruque qu’il y a de la fièvre par ici.

Si la conduite des hommes avait été alarmante dans le canot,elle devint réellement menaçante quand ils furent remontés à bord.Ils se tenaient groupés sur le pont, à murmurer entre eux. Lesmoindres ordres étaient accueillis par un regard noir, et exécutésà regret et avec négligence. Les matelots honnêtes eux-mêmessemblaient subir la contagion, car il n’y avait pas un homme à bordqui réprimandât les autres. La mutinerie, c’était clair, nousmenaçait comme une nuée d’orage.

Et nous n’étions pas les seuls, nous autres du parti de lacabine, à comprendre le danger. Long John s’évertuait, allant degroupe en groupe, et se répandait en bons avis. Personne n’eût pudonner meilleur exemple. Il se surpassait en obligeance et enpolitesse ; il prodiguait les sourires à chacun. Donnait-on unordre, John arrivait à l’instant sur sa béquille, avec le plusjovial : « Bien, monsieur ! » et quand il n’yavait rien d’autre à faire, il entonnait chanson sur chanson, commepour dissimuler le mécontentement général.

De tous les fâcheux détails de cette fâcheuse après-midi,l’évidente anxiété de Long John apparaissait le pire.

On tint conseil dans la cabine.

– Monsieur, dit le capitaine au chevalier, si je risque encoreun ordre, tout l’équipage nous saute dessus, du coup. Oui,monsieur, nous en sommes là. Supposez qu’on me répondegrossièrement. Si je relève la chose, les anspects entrent en danseaussitôt ; si je ne dis rien, Silver sent qu’il y a quelquechose là-dessous, et la partie est perdue. Pour maintenant, nousn’avons qu’un seul homme à qui nous fier.

– Et qui donc ? interrogea le chevalier.

– Silver, monsieur : il est aussi désireux que vous et moid’apaiser les choses. Ceci n’est qu’un accès d’humeur ; il leleur ferait vite passer s’il en avait l’occasion, et ce que jepropose est de la lui fournir. Accordons aux hommes une après-midià terre. S’ils y vont tous, eh bien ! le navire est à nous. Sipersonne n’y va, alors nous tenons la cabine, et Dieu défendra lebon droit. Si quelques-uns seulement y vont, notez mes paroles,monsieur, Silver les ramènera à bord doux comme des agneaux.

Il en fut décidé ainsi ; on distribua des pistolets chargésà tous les hommes sûrs ; on mit dans la confidence Humer,Joyce et Redruth, et ils accueillirent les nouvelles avec moins desurprise et avec plus de confiance que nous ne l’avionsattendu ; après quoi le capitaine monta sur le pont etharangua l’équipage.

– Garçons, dit-il, la journée a été chaude, et nous sommes tousfatigués et pas dans notre assiette. Une promenade à terre ne ferade mal à personne. Les embarcations sont encore à l’eau :prenez les yoles, et que tous ceux qui le désirent s’en aillent àterre pour l’après-midi. Je ferai tirer un coup de canon unedemi-heure avant le coucher du soleil.

Ces imbéciles se figuraient sans doute qu’ils allaient se casserle nez sur le trésor aussitôt débarqués. Leur maussaderie sedissipa en un instant, et ils poussèrent un vivat qui réveilla auloin l’écho d’une montagne et fit de nouveau partir une voléed’oiseaux criards à l’entour du mouillage.

Le capitaine était trop fin pour rester auprès d’eux. Laissant àSilver le soin d’arranger l’expédition, il disparut tout aussitôt,et je crois que cela valait mieux. Fût-il demeuré sur le pont, ilne pouvait prétendre davantage ignorer la situation. Elle étaitclaire comme le jour. Silver était le vrai capitaine, et il avait àlui un équipage en pleine révolte. Les matelots honnêtes – et nousacquîmes bientôt la preuve qu’il en restait à bord – étaient à coupsûr des êtres bien stupides. Ou plutôt, voici, je crois, lavérité : l’exemple des meneurs avait démoralisé tous leshommes, mais à des degrés divers, et quelques-uns, braves gens aufond, refusaient de se laisser entraîner plus loin. On peut êtrefainéant et poltron, mais de là à s’emparer d’un navire et àmassacrer un tas d’innocents, il y a de l’intervalle.

L’expédition, cependant, fut organisée. Six matelots devaientrester à bord, et les treize autres, y inclus Silver, commencèrentd’embarquer.

Ce fut alors que me passa par la tête la première des follesidées qui contribuèrent tellement à nous sauver la vie. PuisqueSilver laissait six hommes, il était clair que notre parti nepouvait s’emparer du navire ; et puisqu’il n’en restait quesix, il était également clair que ceux de la cabine n’avaient pasun besoin immédiat de ma présence. Il me prit tout à coup lafantaisie d’aller à terre. En un clin d’œil, je m’esquivaipar-dessus bord et me blottis à l’avant du canot le plus proche,qui démarra presque aussitôt.

Personne ne fit attention à moi, sauf l’aviron de proue, qui medit :

– C’est toi Jim ? Baisse la tête.

Mais Silver, dans l’autre canot, tourna vivement la tête et noushéla pour savoir si c’était moi. Dès cet instant, je commençai àregretter ce que j’avais fait.

Les équipes luttèrent de vitesse pour gagner la côte ; maisl’embarcation qui me portait, ayant quelque avance et étant à lafois la plus légère et la mieux manœuvrée, dépassa de loin saconcurrente. Et l’avant du canot s’étant enfoncé parmi les arbresdu rivage, j’avais saisi une branche, sauté dehors et plongé dansle plus proche fourré, que Silver et les autres étaient encore àcinquante toises en arrière.

– Jim ! Jim ! l’entendis-je appeler.

Mais vous pensez bien que je ne m’en occupai pas. Sautant, mebaissant et me frayant passage, je courus droit devant moi jusqu’aumoment où la fatigue me contraignit de m’arrêter.

Chapitre 2Le premier coup

J’étais si content d’avoir planté là Long John, que je commençaià me divertir et à examiner avec curiosité le lieu où je metrouvais, sur cette terre étrangère.

J’avais franchi un espace marécageux, encombré de saules, dejoncs et de singuliers arbres paludéens à l’aspect exotique, etj’étais arrivé sur les limites d’un terrain découvert, auxondulations sablonneuses, long d’un mille environ, parsemé dequelques pins et d’un grand nombre d’arbustes rabougris, rappelantassez des chênes par leur aspect, mais d’un feuillage argenté commecelui des saules. À l’extrémité du découvert s’élevait l’une desmontagnes, dont le soleil éclatant illuminait les deux sommets, auxescarpements bizarres.

Je connus alors pour la première fois les joies del’explorateur. L’île était inhabitée ; mes compagnons, je lesavais laissés en arrière, et rien ne vivait devant moi que desbêtes. Je rôdais au hasard parmi les arbres. Çà et là fleurissaientdes plantes inconnues de moi ; çà et là je vis des serpents,dont l’un darda la tête hors d’une crevasse de rocher, en sifflantavec un bruit assez analogue au ronflement d’une toupie. Je ne medoutais guère que j’avais là devant moi un ennemi mortel, et que cebruit était celui de la fameuse « sonnette ».

J’arrivai ensuite à un long fourré de ces espèces de chênes –des chênes verts, comme j’appris plus tard à les nommer – quibuissonnaient au ras du sable, telles des ronces, et entrelaçaientbizarrement leurs ramures, serrées dru comme un chaume. Le fourrépartait du haut d’un monticule de sable et s’étendait, toujours ens’élargissant et augmentant de taille, jusqu’à la limite du vastemarais plein de roseaux, parmi lequel se traînait la plus prochedes petites rivières qui débouchent dans le mouillage. Sousl’ardeur du soleil, une exhalaison montait du marais, et lescontours de la Longue-Vue tremblotaient dans la buée.

Tout d’un coup, il se fit entre les joncs une sorted’émeute : avec un cri rauque, un canard sauvage s’envola,puis un autre, et bientôt, sur toute la superficie du marais, uneénorme nuée d’oiseaux criards tournoya dans l’air. Je jugeai par làque plusieurs de mes compagnons de bord s’approchaient par lesconfins du marigot. Et je ne me trompais pas, car je perçus bientôtles lointains et faibles accents d’une voix humaine, qui serenforça et se rapprocha peu à peu, tandis que je continuais àprêter l’oreille.

Cela me jeta dans une grande frayeur. Je me glissai sous lefeuillage du chêne vert le plus proche, et m’y accroupis, auxaguets, sans faire plus de bruit qu’une souris.

Une autre voix répondit à la première ; puis celle-ci, queje reconnus pour celle de Silver, reprit et continua longtempsd’abondance, interrompue par l’autre à deux ou trois reprisesseulement. D’après le ton, les interlocuteurs causaient avecvivacité et se disputaient presque ; mais il ne me parvenaitaucun mot distinct.

À la fin, les deux hommes firent halte, et probablement ilss’assirent, car non seulement ils cessèrent de se rapprocher, maisles oiseaux mêmes s’apaisèrent peu à peu et retournèrent à leursplaces dans le marais.

Et alors, je m’aperçus que je négligeais mon rôle. Puisquej’avais eu la folle témérité de venir à terre avec ces sacripants,le moins que je pusse faire était de les espionner dans leursconciliabules, et mon devoir clair et évident était de m’approcherd’eux autant que possible, sous le couvert propice des arbustesrampants.

Je pouvais déterminer fort exactement la direction où setrouvaient les interlocuteurs, non seulement par le son des voix,mais par la conduite des derniers oiseaux qui planaient encore,effarouchés, au-dessus des intrus.

M’avançant à quatre pattes, je me dirigeai vers eux, sansdévier, mais avec lenteur. Enfin, par une trouée du feuillage, mavue plongea dans un petit creux de verdure, voisin du marais etétroitement entouré d’arbres, où Long John Silver et un autremembre de l’équipage s’entretenaient tête à tête.

Le soleil tombait en plein sur eux. Silver avait jeté sonchapeau près de lui sur le sol, et il levait vers son compagnon,avec l’air de l’exhorter, son grand visage lisse et blond, toutverni de chaleur.

– Mon gars, disait-il, c’est parce que je t’estime au poids del’or… oui, au poids de l’or, sois-en sûr ! Si je ne tenais pasà toi comme de la glu, crois-tu que je serais ici occupé à temettre en garde ? La chose est réglée : tu ne peux rienfaire ni empêcher ; c’est pour sauver ta tête que je te parle,et si un de ces brutaux le savait, que deviendrais-je, Tom ?…hein, dis, que deviendrais-je ?

– Silver, répliqua l’autre (et non seulement il avait le rougeau visage mais il parlait avec la raucité d’un corbeau, et sa voixfrémissait comme une corde tendue), Silver, tu es âgé, tu eshonnête, ou tu en as du moins la réputation ; de plus tupossèdes de l’argent, à l’inverse d’un tas de pauvres marins ;et tu es brave, si je ne me trompe. Et tu vas venir me raconter quetu t’es laissé entraîner par ce ramassis de vils sagouins ?Non ! ce n’est pas possible ! Aussi vrai que Dieu mevoit, j’en mettrais ma main au feu. Quant à moi, si je renie mondevoir…

Un bruit soudain l’interrompit. Je venais de découvrir en luil’un des matelots honnêtes, et voici qu’en cet instant un autre merévélait son existence. Au loin sur le marigot avait éclaté unbrusque cri de colère, aussitôt suivi d’un second ; et puisvint un hurlement affreux et prolongé. Les rochers de la Longue-Vuele répercutèrent en échos multipliés ; toute la troupe desoiseaux de marais prit une fois de plus son essor et assombrit leciel dans un bruit d’ailes tumultueux ; et ce cri d’agonie merésonnait toujours dans le crâne, alors que le silence régnait ànouveau depuis longtemps et que la rumeur des oiseaux redescendantset le tonnerre lointain du ressac troublaient seuls la touffeur del’après-midi.

Tom avait bondi au bruit, comme un cheval sous l’éperon ;mais Silver ne sourcilla pas. Il restait en place, appuyélégèrement sur sa béquille, surveillant son interlocuteur, comme unreptile prêt à s’élancer.

– John, fit le matelot en avançant la main.

– Bas les pattes ! ordonna Silver, qui sauta d’unedemi-toise en arrière avec l’agilité et la précision d’un gymnasteexercé.

– Bas les pattes, si tu veux, John Silver… C’est ta mauvaiseconscience seule qui te fait avoir peur de moi. Mais au nom duciel, qu’est-ce que c’était que ça ?

Silver sourit, mais sans se départir de son attention :dans sa grosse figure, son œil, réduit à une simple tête d’épingle,étincelait comme un éclat de verre.

– Ça ? répondit-il. Eh ! il me semble que ce devaitêtre Alan.

À ces mots, l’infortuné Tom se redressa, héroïque :

– Alan ! Alors, que son âme repose en paix : c’étaitun vrai marin ! Quant à toi, John Silver, tu as été longtempsmon copain, mais tu ne l’es plus. Si je meurs comme un chien, jemourrai quand même dans mon devoir. Tu as fait tuer Alan, n’est-cepas ? Tue-moi donc aussi, si tu en es capable, mais je te metsau défi.

Là-dessus, le brave garçon tourna le dos au coq et se dirigeavers le rivage. Mais il n’alla pas loin. Avec un hurlement, Johnsaisit une branche d’un arbre, dégagea sa béquille de dessous sonbras et la lança à toute volée, la pointe en avant. Ce singulierprojectile atteignit Tom en plein milieu du dos, avec une violencefoudroyante. Le malheureux leva les bras, poussa un cri étouffé ets’abattit.

Était-il blessé grièvement ou non ? Je crois bien, à enjuger par le bruit, qu’il eut l’épine dorsale brisée du coup. MaisSilver ne lui donna pas le loisir de se relever. Agile comme unsinge, même privé de sa béquille, le coq était déjà sur lui et pardeux fois enfonçait son coutelas jusqu’au manche dans ce corps sansdéfense. De ma cachette, je l’entendis ahaner en frappant.

J’ignore ce qu’est un évanouissement véritable, mais je sais quepour une minute tout ce qui m’entourait se perdit à ma vue dans unbrumeux tourbillon : Silver, les oiseaux et la montagneondulaient en tous sens devant mes yeux, et un tintamarre confus decloches et de voix lointaines m’emplissait les oreilles.

Quand je revins à moi, l’infâme, béquille sous le bras, chapeausur la tête, s’était ressaisi. À ses pieds, Tom gisait inerte surle gazon ; mais le meurtrier n’en avait nul souci, et ilessuyait à une touffe d’herbe son couteau sanglant. Rien d’autren’avait changé, le même soleil implacable brillait toujours sur lemarais vaporeux et sur les cimes de la montagne. J’avais peine à mepersuader qu’un meurtre venait d’être commis là et une vie humainecruellement tranchée un moment plus tôt, sous mes yeux.

John porta la main à sa poche, et y prit un sifflet dont il tirades modulations qui se propagèrent au loin dans l’air chaud.J’ignorais, bien entendu, la signification de ce signal ; maisil m’angoissa. On allait venir. On me découvrirait peut-être. Ilsavaient déjà tué deux matelots fidèles : après Tom et Alan, neserait-ce pas mon tour ?

À l’instant j’entrepris de me dégager, et rampai en arrière versla partie moins touffue du bois, aussi vite et silencieusement quepossible. J’entendais les appels qu’échangeaient le vieuxflibustier et ses camarades, et la proximité du danger me donnaitdes ailes. Sitôt sorti du fourré, je courus comme je n’avais jamaiscouru. Peu m’importait la direction, pourvu que ma fuite m’éloignâtdes meurtriers. Et durant cette course la peur ne cessa de croîtreen moi jusqu’à m’affoler presque.

Personne, en effet, pouvait-il être plus irrémédiablementperdu ? Au coup de canon, comment oserais-je regagner lesembarcations, parmi ces bandits encore sanglants de leurcrime ? Le premier qui m’apercevrait ne me tordrait-il pas lecou comme à un poulet ? Mon absence à elle seule ne mecondamnait-elle pas à leurs yeux ? Tout était fini,pensais-je. Adieu Hispaniola, adieu chevalier, docteur,capitaine ! Mourir de faim ou mourir sous les coups desrévoltés, je n’avais pas d’autre choix.

Cependant, comme je l’ai dit, je courais toujours, et, sans m’enapercevoir, j’étais arrivé au pied de la petite montagne à deuxsommets, dans une partie de l’île où les chênes verts croissaientmoins dru et ressemblaient davantage à des arbres forestiers par leport et les dimensions. Il s’y entremêlait quelques pins solitairesqui atteignaient en moyenne cinquante pieds et quelques-uns jusqu’àsoixante-dix. L’air, en outre, semblait plus pur que dans lesbas-fonds voisins du marigot.

Et voici qu’une nouvelle alerte m’arrêta court, le cœurpalpitant.

Chapitre 3L’homme de l’île

Du flanc de la montagne, qui était ici abrupte et rocheuse, unepluie de cailloux se détacha et tomba en crépitant et ricochantparmi les arbres. D’instinct, mes yeux se tournèrent dans cettedirection, et j’entrevis une forme qui, d’un bond rapide,s’abritait par-derrière le tronc d’un pin. Était-ce un ours, unhomme ou un singe ? il m’était impossible de le conjecturer.L’être semblait noir et velu : je n’en savais pas davantage.Mais dans l’effroi de cette nouvelle apparition, jem’immobilisai.

Je me voyais à cette heure cerné de toutes parts : derrièremoi, les meurtriers ; devant, ce je ne sais quoi embusqué.Sans un instant d’hésitation, je préférai les dangers connus auxinconnus. Comparé à cette créature des bois, Silver lui-mêmem’apparut moins redoutable. Je fis donc volte-face, et tout enregardant derrière moi avec inquiétude, retournai sur mes pas dansla direction des canots.

Aussitôt la forme reparut et, faisant un grand détour, paruts’appliquer à me couper la retraite. J’étais las, certes, maiseussé-je été aussi frais qu’à mon lever, je vis bien qu’il m’étaitimpossible de lutter de vitesse avec un tel adversaire. Passantd’un tronc à l’autre, la mystérieuse créature filait comme un daim.Elle se tenait sur deux jambes, à la manière des hommes, mais, ceque je n’avais jamais vu faire à aucun homme, elle courait presquepliée en deux. Et malgré cela, je n’en pouvais plus douter, c’étaitun homme.

Je me rappelai ce que je savais des cannibales, et fus sur lepoint d’appeler au secours. Mais le simple fait que c’était unhomme, même sauvage, suffisait à me rassurer, et ma crainte deSilver se réveilla en proportion. Je m’arrêtai donc, cherchant unmoyen de salut, et à la longue, le souvenir de mon pistolet merevint. Je n’étais donc pas sans défense ; le courage seranima dans mon cœur : je fis face à cet homme de l’île etmarchai délibérément vers lui.

Il venait de se dissimuler derrière un tronc d’arbre ; maisil me surveillait attentivement, car, au premier geste que jerisquai dans sa direction, il reparut et fit un pas à ma rencontre.Puis il se ravisa, recula, s’avança, derechef, et enfin, à monétonnement et à ma confusion, se jeta à genoux et tendit vers moides mains suppliantes.

Je m’arrêtai de nouveau et lui demandai :

– Qui êtes-vous ?

– Ben Gunn, me répondit-il, d’une voix rauque et embarrasséecomme le grincement d’une serrure rouillée. Je suis le pauvre BenGunn, oui, et depuis trois ans je n’ai pas parlé à un chrétien.

Je m’aperçus alors que c’était un Blanc comme moi, et qu’ilavait des traits assez agréables. Sa peau, partout où on la voyait,était brûlée du soleil ; ses lèvres mêmes étaient noircies, etses yeux bleus surprenaient tout à fait, dans un si sombre visage.De tous les mendiants que j’avais vus ou imaginés, c’était lemaître en fait de haillons. Des lambeaux de vieille toile à voileet de vieux cirés le vêtaient ; et cette bizarre mosaïquetenait ensemble par un système d’attaches des plus variées et desplus incongrues : boutons de métal, liens d’osier, nœuds defilin goudronné. Autour de sa taille, il portait un vieux ceinturonde cuir à boucle de cuivre, qui était la seule partie solide detout son accoutrement.

– Trois ans ! m’écriai-je. Vous avez faitnaufrage ?

– Non, camarade, répondit-il, marronné.

Je connaissais le terme, et savais qu’il désignait un de ceshorribles châtiments usités chez les flibustiers, qui consiste àdéposer le coupable, avec un peu de poudre et quelques balles, surune île déserte et lointaine.

– Marronné depuis trois ans, continua-t-il, et pendant ce tempsj’ai vécu de chèvres, de fruits et de coquillages. À mon avis,n’importe où l’on se trouve, on peut se tirer d’affaire. Mais,camarade, mon cœur aspire à une nourriture de chrétien. Dis,n’aurais-tu pas sur toi, par hasard, un morceau de fromage ?Non ? Ah ! c’est qu’il y a des nuits et des nuits que jerêve de fromage… grillé, surtout… et puis je me réveille, et je meretrouve ici.

– Si jamais je peux retourner à bord, répliquai-je, vous aurezdu fromage, au quintal.

Durant tout ce temps, il avait tâté l’étoffe de ma vareuse,caressé mes mains, examiné mes souliers, et, bref, manifesté unplaisir d’enfant à voir auprès de lui un congénère. Mais à mesderniers mots, il leva la tête avec une sorte d’étonnementsournois.

– Si jamais tu peux retourner à bord, dis-tu ? répéta-t-il.Mais, voyons, qui est-ce qui t’en empêcherait ?

– Ce n’est pas vous, je le sais.

– Sûrement non ! s’écria-t-il. Mais tiens… Commentt’appelles-tu, camarade ?

– Jim.

– Jim, Jim…, fit-il avec un plaisir évident. Eh bien, tiens,Jim, j’ai mené une vie si brutale que tu aurais honte de l’entendreconter. Ainsi, par exemple, tu ne croirais pas que j’ai eu une mèrepieuse… à me voir ?

– Ma foi non, pas précisément.

– Tu vois, fit-il. Eh bien, j’en ai eu tout de même une,remarquablement pieuse. J’étais un garçon poli et pieux, et jepouvais débiter mon catéchisme si vite qu’on n’aurait pas distinguéun mot de l’autre. Et voici à quoi cela a abouti, Jim, et cela acommencé en jouant à la fossette sur les tombes saintes !C’est ainsi que cela a commencé, mais ça ne s’est pas arrêtélà : et ma mère m’avait dit et prédit le tout, hélas ! lapieuse femme ! Mais c’est la Providence qui m’a placé ici.J’ai médité à fond sur tout cela dans cette île solitaire, et jesuis revenu à la piété. On ne m’y prendra plus à boire autant derhum : juste plein un dé, en réjouissance, naturellement, à lapremière occasion que j’aurai. Je me suis juré d’être homme debien, et je sais comment je ferai. Et puis, Jim…

Il regarda tout autour de lui, et, baissant la voix, me dit dansun chuchotement :

– Je suis riche.

Je ne doutai plus que le pauvre garçon fût devenu fou dans sonisolement. Il est probable que mon visage exprima cette pensée, caril répéta son assertion avec véhémence :

– Riche ! oui, riche ! te dis-je. Et si tu veuxsavoir, je ferai quelqu’un de toi, Jim. Ah ! oui, tu béniraston étoile, oui, car c’est toi le premier qui m’asrencontré !

Mais à ces mots une ombre soucieuse envahit tout à coup sestraits. Il serra plus fort ma main, leva devant mes yeux un indexmenaçant, et interrogea :

– Allons, Jim, dis-moi la vérité : ce n’est pas le navirede Flint ?

J’eus une heureuse inspiration. Je commençais à croire quej’avais trouvé un allié, et je lui répondis aussitôt :

– Ce n’est pas le navire de Flint, et Flint est mort ; maisje vais vous dire la vérité comme vous me la demandez… nous avons àbord plusieurs matelots de Flint ; et c’est tant pis pour nousautres.

– Pas un homme… à une… jambe ? haleta-t-il.

– Silver ?

– Oui, Silver, c’était son nom.

– C’est le coq, et c’est aussi le meneur.

Il me tenait toujours par le poignet, et à ces mots, il me letordit presque :

– Si tu es envoyé par Long John, je suis cuit, je le sais. Maisvous autres, qu’est-ce qui va vous arriver, croyez-vous ?

Je pris mon parti à l’instant, et en guise de réponse, je luinarrai toute l’histoire de notre voyage et la situation danslaquelle nous nous trouvions. Il m’écouta avec le plus vifintérêt ; quand j’eus fini, il me donna une petite tape sur lanuque.

– Tu es un bon garçon, Jim, et vous êtes tous dans une salepasse, hein ? Eh bien, vous n’avez qu’à vous lier à Ben Gunn…Ben Gunn est l’homme qu’il vous faut. Mais crois-tu probable, dis,que ton chevalier se montrerait généreux en cas d’assistance… alorsqu’il se trouve dans une sale passe, remarque ?

Je lui affirmai que le chevalier était le plus libéral deshommes.

– Soit, mais vois-tu, reprit Ben Gunn, je ne voudrais pas qu’onme donne une porte à garder, et un habit de livrée, et lereste : ce n’est pas mon genre, Jim. Voici ce que je veuxdire : serait-il capable de condescendre à lâcher, mettons unmillier de livres, sur l’argent qui est déjà comme sien àprésent ?

– Je suis certain que oui. Il était convenu que tous lesmatelots auraient leur part.

– Et le passage de retour ? ajouta-t-il, d’un air trèssoupçonneux.

– Voyons ! le chevalier est un gentilhomme ! Etd’ailleurs, si nous venons à bout des autres, nous aurons besoin devous pour aider à la manœuvre du bâtiment.

– Çà… je ne serais pas de trop.

Et il parut entièrement rassuré.

– Maintenant, reprit-il, je vais te dire quelque chose. Je tedirai cela, mais pas plus. J’étais sur le navire de Flint lorsqu’ilenterra le trésor, lui avec six autres… six forts marins. Ilsfurent à terre près d’une semaine, et nous restâmes à louvoyer surle vieux Walrus. Un beau jour, on aperçoit le signal, etvoilà Flint qui nous arrive tout seul dans un petit canot, soncrâne bandé d’un foulard bleu. Le soleil se levait, et Flintparaissait, à contre-jour sur l’horizon, d’une pâleur mortelle.Mais songe qu’il était là, lui, et ses compagnons morts tous lessix… morts et enterrés. Comment il s’y était pris, nul de nous àbord ne put le deviner. Ce fut bataille, en tout cas, meurtre etmort subite, à lui seul contre six. Billy Bones était son premierofficier ; Long John son quartier-maître. Ils lui demandèrentoù était le trésor. « Oh ! qu’il leur dit, vous pouvezaller à terre si ça vous chante, et y rester, qu’il dit ; maispour ce qui est du navire, il va courir la mer pour de nouveaubutin, mille tonnerres ! » Voilà ce qu’il leur dit… Or,trois ans plus tard, comme j’étais sur un autre navire, nousarrivons en vue de cette île. « Garçons, dis-je, c’est iciqu’est le trésor de Flint ; atterrissons etcherchons-le. » Le capitaine fut mécontent ; mais mescamarades de bord acceptèrent avec ensemble et débarquèrent. Douzejours ils cherchèrent, et chaque jour ils me traitaient plus mal,tant et si bien qu’un beau matin tout le monde s’en retourne àbord. « Quant à toi, Benjamin Gunn, qu’ils me disent, voilà unmousquet, qu’ils disent, et une bêche, et une pioche. Tu peuxrester ici et trouver l’argent de Flint toi-même, qu’ilsdisent… » Donc, Jim, j’ai passé trois ans ici, sans unebouchée de nourriture chrétienne depuis ce jour jusqu’à présent.Mais voyons, regarde, regarde-moi. Est-ce que j’ai l’air d’un hommede l’avant ? Non, que tu dis. Et je ne le suis pas non plus,que je dis.

Là-dessus, il cligna de l’œil et me pinça vigoureusement. Puisil reprit :

– Tu rapporteras ces paroles exactes à ton chevalier, Jim :« Et il ne l’est pas non plus… voilà les paroles. Trois ans,il resta seul sur cette île, jour et nuit, beau temps etpluie ; et parfois il lui arrivait bien de songer à prier (quetu diras), et parfois il lui arrivait bien de songer à sa vieillemère, puisse-t-elle être en vie ! (que tu diras) ; maisla plupart du temps (c’est ce que tu diras)… la plupart du tempsBen Gunn s’occupait à autre chose. » Et alors tu lui donnerasun pinçon, comme je fais.

Et il me pinça derechef, de l’air le plus confidentiel.

– Alors, continua-t-il, alors tu te redresseras et tu lui dirasceci : « Gunn est un homme de bien (que tu diras) et il aun riche coup plus de confiance… un riche coup plus, souviens-toibien… dans un gentilhomme de naissance que dans ces gentilshommesde fortune, en ayant été un lui-même. »

– Bien, répliquai-je. Je ne comprends pas un mot à ce que vousvenez de dire. Mais il n’en est ni plus ni moins, puisque je nesais comment aller à bord.

– Oui, fit-il, ça, c’est le chiendent, pour sûr… Mais il y a moncanot, que j’ai fabriqué de mes dix doigts. Il est à l’abri sous laroche blanche. Au pis aller, nous pouvons en essayer quand il feranoir… Aïe ! qu’est-ce que c’est ça ?

Car à cet instant précis, bien que le soleil eût encore uneheure ou deux à briller, tous les échos de l’île venaient des’éveiller et retentissaient au tonnerre d’un coup de canon.

– Ils ont commencé la bataille ! m’écriais-je.Suivez-moi.

Et, oubliant toutes mes terreurs, je me mis à courir vers lemouillage, tandis que l’abandonné, dans ses haillons de peaux dechèvre, galopait, agile et souple, à mon côté.

– À gauche, à gauche, me dit-il ; appuie à ta gauche,camarade Jim ! Va donc sous ces arbres ! C’est là quej’ai tué ma première chèvre. Elles ne descendent plus jusqu’ici, àprésent : elles se sont réfugiées sur les montagnes, par peurde Ben Gunn… Ah ! et voici le citemière (cimetière,voulait-il dire). Tu vois les tertres ? Je viens prier ici detemps à autre, quand je pense qu’il est à peu près dimanche. Cen’est pas tout à fait une chapelle, mais ça a l’air plus sérieuxqu’ailleurs ; et puis, dis, Ben Gunn était mal fourni… Pas decuré, pas même une bible et un pavillon, dis !

Il continuait à parler de la sorte, tout courant, sans attendreni recevoir de réponse.

Le coup de canon fut suivi, après un intervalle assez long,d’une décharge de mousqueterie.

Encore un temps d’arrêt ; et puis, à moins d’un quart demille devant nous, je vis l’Union Jack[3] se déployeren l’air au-dessus d’un bois…

Partie 4
LA PALANQUE

Chapitre 1Le docteur continue le récit : l’abandon du navire

Il était environ une heure et demie (trois coups, selonl’expression nautique) quand les deux canots del’Hispaniola partirent à terre. Le capitaine, le chevalieret moi, étions dans la cabine, à discuter la situation. Y eût-il euun souffle de vent, nous serions tombés sur les six mutins restés àbord, puis nous aurions filé notre chaîne et pris le large. Mais labrise manquait. Pour comble de malheur, Hunter descendit, apportantla nouvelle que Jim Hawkins avait sauté dans un canot et gagné laterre avec les autres.

Pas un seul instant nous ne songeâmes à douter de JimHawkins ; mais nous craignîmes pour sa vie. Avec des hommesd’une telle humeur, ce serait pur hasard si nous revoyions lepetit. Nous courûmes sur le pont. La poix bouillait dans lescoutures. L’infecte puanteur du mouillage me donna la nausée :cela sentait la fièvre et la dysenterie à plein nez, dans cetabominable lieu. Les six scélérats, abrités par une voile, étaientréunis sur le gaillard d’avant, à maugréer ; vers la terre,presque arrivées au point où débouchaient les rivières, on pouvaitvoir les yoles filer rapidement, un homme à la barre dans chacune.L’un d’eux sifflait Lillibullero.

L’attente nous excédait. Il fut résolu que Hunter et moi irionsà terre avec le petit canot, en quête de nouvelles.

Les yoles avaient appuyé sur la droite ; mais Hunter et moipoussâmes juste dans la direction où la palanque figurait sur lacarte. Les deux hommes restés à garder les embarcations s’émurentde notre venue. Lillibullero s’arrêta, et je vis le couplediscuter ce qu’il convenait de faire. Fussent-ils allés avertirSilver, tout aurait pu tourner autrement ; mais ils avaientleurs instructions, je suppose : ils conclurent de restertranquillement où ils étaient, et Lillibullero reprit deplus belle.

La côte offrait une légère saillie, et je gouvernai pour laplacer entre eux et nous : même avant d’atterrir, nous fûmesainsi hors de vue des yoles. Je sautai à terre, et, muni d’un grandfoulard de soie sous mon chapeau pour me tenir frais et d’unecouple de pistolets tout amorcés pour me défendre, je me mis enmarche, aussi vite que la prudence le permettait.

Avant d’avoir parcouru cinquante toises, j’arrivai à lapalanque.

Voici en quoi elle consistait. Une source d’eau limpidejaillissait presque au sommet d’un monticule. Sur le monticule, etenfermant la source, on avait édifié une forte maison de rondins,capable de tenir à la rigueur une quarantaine de gens, et percéesur chaque face de meurtrières pour la mousqueterie. Tout autour,on avait dénudé un large espace, et le retranchement était complétépar une palissade de six pieds de haut, sans porte ni ouverture,trop forte pour qu’on pût la renverser sans beaucoup de temps et depeines, et trop exposée pour abriter les assiégeants. Lesdéfenseurs du blockhaus les tenaient de toutes parts : ilsrestaient tranquillement à couvert et les tiraient comme desperdrix. Il ne leur fallait rien de plus que de la vigilance et desvivres ; car, à moins d’une complète surprise, la placepouvait résister à un corps d’armée.

Ce qui me séduisait plus particulièrement, c’était la source.Car, si nous avions dans la cabine de l’Hispaniola uneassez bonne forteresse, avec quantité d’armes et de munitions, desvivres et d’excellents vins, nous avions négligé une chose :l’eau nous manquait. Je réfléchissais là-dessus, quand retentit surl’île le cri d’un homme à l’article de la mort. Je n’étais pasnovice en fait de mort violente – j’ai servi S.A.R. le duc deCumberland et reçu moi-même une blessure à Fontenoy – mais malgrécela mon pouls se mit à battre précipitamment. « C’en est faitde Jim Hawkins ! » Telle fut ma première pensée.

Être un ancien soldat, c’est déjà quelque chose ; mais ilest encore préférable d’avoir été médecin. On n’a pas le loisir detergiverser, dans notre profession. Aussi donc, je pris à l’instantmon parti, et sans perdre une minute, regagnai le rivage et sautaidans le petit canot.

Par bonheur, Hunter ramait bien. Nous volions sur l’eau ;l’embarcation fut vite accostée et moi à bord de la goélette.

Je trouvai mes compagnons tout émus, comme de juste. Lechevalier, affaissé, était blanc comme un linge, en voyant dansquelle fâcheuse aventure il nous avait entraînés, la bonneâme ! Un des six matelots du gaillard d’avant ne valait guèremieux.

– Voilà, dit le capitaine Smollett, en nous le désignant, voilàun homme novice à cette besogne. Il a failli s’évanouir, docteur,en entendant le cri. Encore un coup de barre, et cet homme est ànous.

J’exposai mon plan au capitaine, et d’un commun accord nousréglâmes le détail de son exécution.

On posta le vieux Redruth dans la coursive joignant la cabine augaillard d’avant, avec trois ou quatre mousquets chargés et unmatelas pour se garantir. Hunter amena le canot jusque sous lesabord de retraite, et Joyce et moi nous mîmes à y empiler descaisses de poudre, des barils de lard, un tonnelet de cognac et moninestimable pharmacie portative.

Cependant, le chevalier et le capitaine restèrent sur le pont,et le capitaine héla le quartier-maître, qui était le principalmatelot à bord.

– Maître Hands, lui dit-il, nous voici deux avec une paire depistolets chacun. Si l’un de vous six fait un signal quelconque,c’est un homme mort.

Ils furent passablement décontenancés et, après une courtedélibération, ils s’engouffrèrent à la file dans le capot d’avant,croyant sans doute nous surprendre par-derrière. Mais à la vue deRedruth qui les attendait dans la coursive, ils virèrent de bordaussitôt, et une tête émergea sur le pont.

– À bas, chien ! cria le capitaine.

La tête disparut, et il ne fut plus question, pour un temps, deces six poules mouillées de matelots.

Nous avions alors, jetant les objets au petit bonheur, chargé lecanot autant que la prudence le permettait. Joyce et moidescendîmes par le sabord de retraite, et nous dirigeâmes denouveau vers la terre, de toute la vitesse de nos avirons.

Ce second voyage intrigua fort les guetteurs de la côte.Lillibullero se tut derechef, et nous allions les perdrede vue derrière la petite pointe, quand l’un d’eux sauta à terre etdisparut. Je fus tenté de modifier mon plan et de détruire leursembarcations, mais Silver et les autres pouvaient être à portée, etje craignis de tout perdre en voulant trop en faire.

Ayant pris terre à la même place que précédemment, nous nousmîmes en devoir de ravitailler le blockhaus. Nous fîmes le premiervoyage à nous trois, lourdement chargés, et lançâmes nos provisionspar-dessus la palissade. Puis, laissant Joyce pour les garder – unseul homme, à vrai dire, mais pourvu d’une demi-douzaine demousquets – Hunter et moi retournâmes au petit canot prendre unnouveau chargement. Nous continuâmes ainsi sans nous arrêter poursouffler, jusqu’à ce que la cargaison fût en place ; alors lesdeux valets prirent position dans le blockhaus, tandis que jeramais de toutes mes forces vers l’Hispaniola.

Que nous ayons risqué de charger une seconde fois le canot, celaparaît plus audacieux que ce ne l’était réellement. À coup sûr, nosadversaires avaient l’avantage du nombre, mais il nous restaitcelui des armes. Pas un des hommes à terre n’avait un mousquet, et,avant qu’ils pussent arriver à portée pour leurs pistolets, nousnous flattions de pouvoir régler leur compte à une bonnedemi-douzaine d’entre eux.

Le chevalier, complètement remis de sa faiblesse, m’attendait ausabord de retraite. Il saisit notre aussière, qu’il amarra, et nousnous mîmes à charger l’embarcation à toute vitesse. Lard, poudre etbiscuit formèrent la cargaison, avec un seul mousquet et uncoutelas par personne, pour le chevalier et moi, Redruth et lecapitaine. Le reste des armes et de la poudre fut jeté à la mer pardeux brasses et demie d’eau, si bien que nous pouvions voirau-dessous de nous l’acier briller au soleil sur le fond de sablefin.

À ce moment la marée commençait à baisser, et le navire venait àl’appel de son ancre. On entendait des voix lointaines se hélerdans la direction des deux yoles ; et tout en nous rassurant àl’égard de Joyce et Hunter, qui étaient plus à l’est, cettecirconstance nous fit hâter notre départ.

Redruth abandonna son poste de la coursive et sauta dans lecanot, que nous menâmes vers l’arrière du pont, pour la commoditédu capitaine Smollett. Celui-ci éleva la voix :

– Holà, les hommes, m’entendez-vous ? Pas de réponse dugaillard d’avant.

– C’est à vous, Abraham Gray, c’est à vous que je m’adresse.

Toujours pas de réponse.

– Gray, reprit M. Smollett en haussant le ton, je quitte cenavire, et je vous ordonne de suivre votre capitaine. Je sais qu’aufond vous êtes un brave garçon, et je crois bien qu’aucun de votrebande n’est aussi mauvais qu’il veut le paraître. J’ai ma montre enmain : je vous donne trente secondes pour me rejoindre.

Il y eut un silence.

– Allons, mon ami, continua le capitaine, ne soyez pas si lent àvirer. Je risque à chaque seconde ma vie et celle de ces bonsmessieurs.

Il y eut une soudaine ruée, un bruit de lutte, et Abraham Gray,s’élançant au-dehors avec une balafre le long de la joue, courut àson capitaine, comme un chien qu’on siffle. Il lui dit :

– Je suis avec vous, monsieur !

Un instant plus tard, lui et le capitaine avaient sauté à borddu canot, et nous poussâmes au large.

Nous avions quitté le navire, mais nous n’étions pas encore àterre dans notre palanque.

Chapitre 2Suite du récit par le docteur : le dernier voyage du petitcanot

Ce cinquième voyage différa complètement des autres. En premierlieu, la coque de noix qui nous portait se trouvait fortementsurchargée. Cinq hommes adultes, dont trois – Trelawney, Redruth etle capitaine – dépassaient six pieds, c’en était déjà plus qu’ellene devait porter. Ajoutez-y la poudre, le lard et les sacs de pain.Le plat-bord affleurait par l’arrière ; à plusieurs reprisesnous embarquâmes un peu d’eau, et nous n’avions pas fait cinquantebrasses que mes culottes et les pans de mon habit étaient touttrempés.

Le capitaine nous fit arrimer le canot, et nous réussîmes àl’équilibrer un peu mieux. Malgré cela, nous osions à peinerespirer.

En second lieu, le jusant se faisait : un fort courantclapoteux portait vers l’ouest, à travers le bassin, puis au sud etvers le large par le goulet que nous avions suivi le matin. Leclapotis à lui seul mettait en péril notre esquif surchargé ;mais le pis était que le flux nous drossait hors de notre vraieroute et loin du débarcadère convenable situé derrière la pointe.Si nous avions laissé faire le courant, nous aurions abordé à côtédes yoles, où les pirates pouvaient surgir à tout instant.

Je gouvernais tandis que le capitaine et Redruth, dispos tousles deux, étaient aux avirons.

– Je n’arrive pas à maintenir le cap sur la palanque, monsieur,dis-je au capitaine. La marée nous emporte. Pourriez-vous souquerun peu plus fort ?

– Pas sans remplir le canot, répondit-il. Il vous faut laisserporter, monsieur, si vous voulez bien… laisser porter jusqu’à ceque vous gagniez.

J’essayai, et vis par expérience que la marée nous drossait versl’ouest, tant que je ne mettais pas le cap en plein est,c’est-à-dire précisément à angle droit de la route que nous devionssuivre. Je prononçai :

– De cette allure, nous n’arriverons jamais.

– Si c’est la seule route que nous puissions tenir, monsieur,tenons-la, répliqua le capitaine. Il nous faut continuer à remonterle courant… Voyez-vous, monsieur, si jamais nous tombons sous levent du débarcadère, il est difficile de dire où nous ironsaborder… outre le risque d’être attaqués par les yoles… D’ailleurs,dans la direction où nous allons, le courant doit diminuer, ce quinous permettrait de retourner en nous défilant le long de lacôte.

– Le courant est déjà moindre, monsieur, dit le matelot Gray,qui était assis à l’avant ; vous pouvez mollir un peu.

– Merci, mon garçon, répondis-je, absolument comme si rien nes’était passé.

Nous avions, en effet, tacitement convenu de le traiter comme undes nôtres.

Soudain, le capitaine reprit la parole, et sa voix me parutlégèrement altérée :

– Le canon ! fit-il.

Je me figurai qu’il pensait à un bombardement de fortin.

– J’y ai songé, répliquai-je. Mais ils ne pourront jamais amenerle canon à terre, et même s’ils y parvenaient, ils seraientincapables de le haler à travers bois.

– Regardez en arrière, docteur, reprit le capitaine.Horreur ! Nous avions totalement oublié la caronade de neuf.Autour de la pièce, les cinq bandits s’affairaient à lui enleverson paletot, comme ils appelaient le grossier étui de toilegoudronnée qui la revêtait d’ordinaire. Et, au même instant, je meressouvins que les boulets et la poudre à canon étaient restés àbord, et d’un coup de hache mettrait le tout à la disposition desscélérats.

– Israël a été canonnier de Flint, dit Gray d’une voixrauque.

À tout risque, nous tînmes le cap du canot droit sur ledébarcadère. Nous avions alors suffisamment échappé au fort ducourant pour pouvoir gouverner, même à notre allure de nageobligatoirement lente, et je réussis à nous diriger vers le but.Mais le pis était qu’avec la route ainsi tenue, nous présentions àl’Hispaniola notre flanc au lieu de notre arrière, ce quioffrait une cible comme une grand-porte.

Je pus non seulement voir mais entendre Israël Hands jeter unboulet rond sur le pont.

– Qui de vous deux est le meilleur tireur ? demanda lecapitaine.

– M. Trelawney, sans conteste, répondis-je.

– Monsieur Trelawney, reprit le capitaine, voudriez-vous avoirl’obligeance de m’attraper un de ces hommes ? Hands, sipossible.

Avec une impassibilité d’airain, Trelawney vérifia l’amorce deson fusil.

– Maintenant, dit le capitaine, doucement avec ce fusil,monsieur, ou sinon vous allez remplir le canot. Attention, que toutle monde s’apprête à nous équilibrer quand il ajustera.

Le chevalier épaula, la nage cessa, et nous nous portâmes surl’autre bord pour faire contrepoids. Tout se passa si bien que l’onn’embarqua pas une goutte d’eau.

Cependant, là-bas, ils avaient fait pivoter le canon sur sonaxe, et Hands, qui se tenait à la bouche avec l’écouvillon, étaiten conséquence le plus exposé. Mais nous n’eûmes pas de chance, caril se baissa juste au moment où Trelawney faisait feu. La ballesiffla pardessus sa tête, et ce fut un de ses quatre compagnons quitomba.

Son cri fut répété, non seulement par ceux du bord, mais par unefoule de voix sur le rivage, et regardant dans cette direction, jevis les pirates déboucher en masse du bois et se précipiter pourprendre place dans les canots.

– Voilà les yoles qui arrivent, monsieur ! m’écriai-je.

– En route, alors ! lança le capitaine. Et vite ! aurisque d’embarquer. Si nous n’arrivons pas à terre, tout estperdu.

– Une seule des yoles est garnie, monsieur, repris-je,l’équipage de l’autre va sans doute faire le tour par le rivageafin de nous couper.

– Ils auront chaud à courir, monsieur, riposta le capitaine.Vous connaissez les mathurins à terre. Ce n’est pas d’eux que je mepréoccupe, c’est du boulet. Un vrai jeu de salon ! Une jeunepersonne ne nous manquerait pas. Avertissez-nous, chevalier, quandvous verrez mettre le feu, et nous nagerons à culer.

Entre-temps, nous avions fait route à une allure passable pourun canot tellement surchargé, et dans notre marche nous n’avionsembarqué que peu d’eau. Nous étions maintenant presquearrivés : encore trente ou quarante coups d’avirons et nousaccosterions la plage ; car déjà le reflux avait découvert uneétroite bande de sable au pied du bouquet d’arbres. La yole n’étaitplus à craindre : la petite pointe l’avait déjà cachée à nosyeux. Le jusant, qui nous avait si fâcheusement retardés, faisaitmaintenant compensation et retardait nos adversaires. L’uniquesource de danger était le canon.

– Si j’osais, dit le capitaine, je stopperais pour abattreencore un homme.

Mais il était clair que nos gens ne voulaient plus laisserdifférer leur coup par rien. Ils n’avaient même pas jeté les yeuxsur leur camarade tombé, qui pourtant n’était pas mort ets’efforçait de se traîner plus loin.

– Attention ! cria le chevalier.

– Nage à culer ! commanda le capitaine, prompt comme unécho.

Redruth et lui déramèrent avec une grande secousse qui envoyanotre arrière en plein sous l’eau. Le coup tonna au même instant.Ce fut le premier entendu par Jim, le coup de feu du chevaliern’étant pas arrivé jusqu’à ses oreilles. Où passa le boulet, aucunde nous ne le sut exactement, mais j’imagine que ce fut au-dessusde nos têtes, et son vent contribua sans doute à lacatastrophe.

Quoi qu’il en fût, le canot sombra par l’arrière, toutdoucement, dans trois pieds d’eau, nous laissant, le capitaine etmoi, debout et face à face. Les trois autres prirent un baincomplet, et réapparurent tout ruisselants et barbotants.

Jusqu’ici, le mal n’était pas grand. Il n’y avait personne demort, et nous pouvions en sûreté gagner la terre à gué. Mais toutesnos provisions se trouvaient au fond et, ce qui empirait leschoses, il ne nous restait plus en état de service que deux fusilssur cinq. Le mien, je l’avais ôté de mes genoux et levé en l’air,par un geste instinctif. Quant au capitaine, il portait le sien surle dos en bandoulière et la crosse en haut par prudence. Les troisautres avaient coulé avec le canot.

Pour ajouter à notre souci, des voix se rapprochaient déjà parmiles bois du rivage. Au danger de nous voir couper du fortin, dansnotre état de quasi-impuissance, s’ajoutait notre inquiétude ausujet de Hunter et de Joyce. Attaqués par une demi-douzained’ennemis, auraient-ils le sang-froid et le courage de tenirferme ? Hunter était résolu, nous le savions ; mais Joycenous inspirait moins de confiance : ce valet agréable et civilétait plus apte à brosser des habits qu’à devenir un foudre deguerre.

Avec toutes ces préoccupations, nous gagnâmes le rivage à guéaussi vite que possible, laissant derrière nous l’infortuné petitcanot et une bonne moitié de notre poudre et de nos provisions.

Chapitre 3Suite du récit par le docteur : fin du premier jour de combat

Nous traversâmes en toute hâte la zone boisée qui nous séparaitencore du fortin. À chaque pas nous entendions se rapprocher lesvoix des flibustiers. Bientôt nous perçûmes le bruit de leursfoulées et le craquement des branches quand ils traversaient unbuisson.

Je compris que nous n’éviterions pas une escarmouche sérieuse,et vérifiai mon amorce.

– Capitaine, fis-je, Trelawney est un excellent tireur.Passez-lui votre fusil : le sien est inutilisable.

Ils échangèrent leurs fusils, et Trelawney, impassible et muetcomme il l’était depuis le début de la bagarre, s’arrêta un instantpour vérifier la charge. Je m’aperçus alors que Gray était sansarmes, et je lui tendis mon coutelas. Il cracha dans sa main,fronça les sourcils, fit siffler sa lame en l’air, et cela nous mitdu baume au cœur. Toute son attitude prouvait à l’évidence quenotre nouvelle recrue valait son pesant de sel.

Cinquante pas plus loin, nous arrivâmes à la lisière du bois etvîmes devant nous la palanque. Nous abordâmes le retranchement parle milieu de son côté sud, presque au même instant où sept mutins,dirigés par Job Anderson, le maître d’équipage, débouchaient enhurlant de l’angle sud-ouest.

Ils s’arrêtèrent tout déconcertés ; et avant qu’ils sefussent ressaisis, non seulement le chevalier et moi, mais Hunteret Joyce, du blockhaus, eûmes le temps de tirer. Les quatre coupspartirent en une salve peu réglementaire ; mais ils furentefficaces : un de nos ennemis tomba, et les autres, sanshésitation, firent demi-tour et s’enfoncèrent dans le fourré.

Après avoir rechargé, nous allâmes, en longeant l’extérieur dela palissade, jusqu’à l’ennemi abattu.

Il était raide mort – une balle en plein cœur.

Nous nous félicitions de notre heureux succès, lorsqu’un coup depistolet partit du bois, une balle siffla, m’effleurant l’oreille,et le pauvre Tom Redruth vacilla, puis tomba de son long sur lesol. Le chevalier et moi ripostâmes au coup ; mais comme noustirions au hasard, ce fut probablement de la poudre perdue. Aprèsquoi, et nos fusils rechargés, nous portâmes notre attention sur leblessé.

Le capitaine et Gray l’examinaient déjà, et je vis d’un coupd’œil que le malheureux était perdu.

Je crois que par sa prompte réplique, notre salve avait disperséà nouveau les mutins, car ils nous laissèrent, sans autreshostilités, emporter le vieux garde-chasse. L’ayant hissépar-dessus la palanque, nous le déposâmes, sanglant et gémissant,dans la maison de rondins.

Le pauvre vieux n’avait pas eu un mot de surprise, de plainte oude peur, ni même d’acquiescement, depuis le début de nostribulations jusqu’à ce moment où il attendait la mort. Il s’étaitposté derrière son matelas dans la coursive, comme un hérosd’Homère ; il avait obéi à tous les ordres, en silence, avecrésolution et ponctuellement. Il était de vingt ans le plus âgé denotre parti, et maintenant, ce vieux serviteur fidèle et résigné,c’était lui qui allait mourir.

Le chevalier se jeta à genoux auprès de lui et lui baisa lamain, en pleurant comme un enfant.

– Est-ce que je vais vous quitter, docteur ? demanda leblessé.

– Tom, mon ami, lui répondis-je, vous allez regagner la célestepatrie.

– Avant ça, j’aurais bien voulu faire tâter de mon fusil à cessalauds-là.

– Tom, prononça le chevalier, dites-moi que vous me pardonnez,voulez-vous ?

– Serait-ce bien convenable, de moi à vous, monsieur lechevalier ? Néanmoins, ainsi soit-il, amen !

Après un petit intervalle de silence, il exprima le souhaitd’entendre lire une prière. « C’est la coutume,monsieur », ajouta-t-il, en manière d’excuse. Et peu après,sans un mot de plus, il expira.

Cependant, le capitaine, dont j’avais remarqué la poitrine etles poches étonnamment bourrées, en avait sorti une foule d’objetshétéroclites : un pavillon britannique, une bible, un rouleaude corde assez forte, de quoi écrire, le livre de bord, et du tabacen quantité. Il avait trouvé dans l’enclos un pin de bonne taille,abattu et dépouillé, et, avec l’aide de Hunter, il l’avait érigé aucoin de la maison, dans l’angle formé par l’entrecroisement desmadriers.

Puis, grimpant sur le toit, il avait de sa propre main déployéet hissé le pavillon.

Cela parut le réconforter beaucoup. Il rentra dans la maison, etparut s’absorber tout entier dans l’inventaire des provisions. Maisil n’en jeta pas moins un coup d’œil sur le trépas deRedruth ; et, dès que tout fut fini, il s’approcha, muni d’unautre pavillon qu’il étendit pieusement sur le cadavre.

– Ne vous affectez pas, monsieur, dit-il au chevalier, en luiserrant la main. Tout va bien pour lui : il n’y a rien àcraindre pour un matelot tué en faisant son devoir envers soncapitaine et son armateur. Ce n’est peut-être pas correct commethéologie, mais c’est la réalité.

Puis il me tira à part :

– Docteur Livesey, dans combien de semaines attendez-vous laconserve, le chevalier et vous ?

Je lui exposai que ce n’était pas une question de semaines, maisbien de mois. Si nous n’étions pas de retour à la fin d’août,Blandly devait envoyer à notre recherche, mais ni plus tôt ni plustard.

– Comptez vous-même, ajoutai-je.

Le capitaine se gratta la tête.

– Eh bien ! monsieur, reprit-il, tout en faisant une largepart aux bienfaits de la Providence, je peux dire que nous avonscouru au plus près.

– Que voulez-vous dire ? demandai-je.

– Que c’est malheur, monsieur, d’avoir perdu cette secondecargaison. Voilà ce que je veux dire. Quant aux munitions, celapeut aller. Mais les vivres sont insuffisants, fort insuffisants…si insuffisants, docteur Livesey, que peut-être sommes-nous aussibien sans cette bouche en plus.

Et il désigna le corps étendu sous le pavillon.

À la même minute, avec un ronflement strident, un boulet passadans les hauteurs par-dessus le toit de la maison et alla tomberbien au-delà, dans le bois.

– Ho ! ho ! dit le capitaine. Feu roulant ! Vousn’avez déjà pas trop de poudre, les gars !

Le second coup fut mieux pointé, et le boulet s’abattit àl’intérieur de l’enclos, en soulevant un nuage de sable, mais sanscauser d’autre dégât.

– Capitaine, dit le chevalier, le fortin est complètementinvisible du navire. Ce doit être sur le pavillon qu’ils visent. Neserait-il pas plus sage de le rentrer ?

– Amener mon pavillon ! s’écria le capitaine. Non,monsieur, jamais !

Et à peine eut-il dit ces mots que nous l’approuvâmes tous. Carce n’était pas là simplement la saillie vigoureuse d’un vraimarin ; c’était en outre une mesure de bonne politique, et quiprouvait à nos ennemis que nous méprisions leur canonnade.

Pendant toute la soirée, ils continuèrent à nous bombarder. L’unaprès l’autre, les boulets nous passaient par-dessus la tête, outombaient court, ou faisaient voler le sable de l’enclos ;mais le tir était si plongeant que le projectile arrivait sansforce et s’enterrait dans le sable mou. On n’avait à craindre nulricochet. Un boulet, il est vrai, pénétra par le toit dans lamaison de rondins et s’engouffra au travers du plancher ; maisnous nous habituâmes vite à cette sorte de jeu brutal, qui ne nousémouvait pas plus que le cricket.

– Il y a une bonne chose dans tout cela, nous fit remarquer lecapitaine : c’est qu’il n’y a sans doute personne dans le boisdevant nous. La marée baisse depuis un bon moment, et nosprovisions doivent être à découvert. Des volontaires pour allernous chercher du lard !

Gray et Hunter furent les premiers à s’offrir. Bien armés, ilss’élancèrent hors de la palanque ; mais leur mission futvaine. Les mutins étaient plus hardis que nous l’imaginions, ou ilsavaient plus de confiance que nous dans le pointage d’Israël, caril y en avait déjà quatre ou cinq occupés à enlever nos provisions.Ils les transportaient à gué dans l’une des yoles qui était là toutprès et que des coups d’aviron espacés maintenaient en place contrele courant. Silver, installé à l’arrière, commandait ses hommes,qui étaient maintenant tous pourvus de mousquets provenant dequelque cachette à eux.

Le capitaine s’assit devant son journal de bord, et y inscrivitce qui suit :

« Alexandre Smollett, capitaine ; David Livesey,médecin du bord ; Abraham Gray, charpentier en second ;John Trelawney, armateur ; John Hunter et Richard Joyce,valets de l’armateur, terriens – les seuls qui soient restésfidèles de tout l’équipage du navire – munis de vivres pour dixjours à demi-ration, ont abordé ce jourd’hui et déployé le pavillonbritannique sur la maison de rondins de l’île au trésor. ThomasRedruth, valet de l’armateur, terrien, tué par les révoltés ;James Hawkins, garçon de cabine… »

Et, tandis qu’il écrivait, je m’interrogeais sur le sort dupauvre Jim Hawkins.

Un appel s’éleva du côté de la terre.

– Quelqu’un nous hèle, dit Hunter, qui était de garde.

– Docteur ! chevalier ! capitaine ! Hallo !Hunter, c’est vous ? criait-on.

Et je courus à la porte, assez tôt pour voir Jim Hawkins, sainet sauf, qui escaladait le retranchement.

Chapitre 4Jim Hawkins reprend son récit : la garnison de la palanque

En apercevant le pavillon, Ben Gunn fit halte, me retint par lebras, et s’assit.

– À présent, dit-il, ce sont tes amis, pour sûr.

– Il est plus probable que ce sont les mutins, répondis-je.

– Avec ça ? insista-t-il. Allons donc ! dans un lieucomme celui-ci où il ne vient que des gentilshommes de fortune, lepavillon que déploierait Silver, c’est le Jolly Roger[4] , il n’y a pas de doute là-dessus. Non,ce sont tes amis. Il y a eu bataille, du reste, et je suppose quetes amis ont eu le dessus et les voici à terre dans ce vieux fortinconstruit par Flint il y a des années et des années. Ah ! ilen avait une caboche, ce Flint ! Rhum à part, on n’a jamais vuson pareil. Il n’eut jamais peur de personne, sauf de Silver… Oui,Silver avait cet honneur.

– Bien, dis-je, c’est possible, et je vous crois ; maisraison de plus pour que je me dépêche de rejoindre mes amis.

– Nenni, camarade, répondit Ben, pas du tout. Tu es un bon gars,si je ne m’abuse, mais tu n’es qu’un gamin pour finir. Or, Ben Gunnest renseigné. Même pour du rhum, on ne me ferait pas aller là oùtu vas. Non, pas pour du rhum… jusqu’à ce que j’aie vu tongentilhomme de naissance et reçu sa parole d’honneur. Et n’oubliepas mes paroles : « Un riche coup (voilà ce que tudiras), un riche coup plus de confiance… » et puis tu lepinces.

 

Et il me pinça pour la troisième fois avec le même airentendu.

– Et quand on aura besoin de Ben Gunn, tu sauras où le trouver,Jim. Là même où tu l’as trouvé aujourd’hui. Et que celui quiviendra porte quelque chose de blanc à la main, et qu’il vienneseul… ah ! et puis tu diras ceci : « Ben Gunn, quetu diras, a ses raisons à lui. »

– Bien, répliquai-je, il me semble que je comprends. Vous avezune proposition à faire, et vous désirez voir le chevalier ou ledocteur ; et on vous trouvera où je vous ai trouvé. Est-cetout ?

– Et à quel moment, dis ? ajouta-t-il. Eh bien, mettonsentre midi et trois heures environ.

– Bon. Et maintenant puis-je m’en aller ?

– Tu n’oublieras pas ? demanda-t-il inquiètement. « Unriche coup » et « des raisons à lui », que tu diras.Des raisons à lui, voilà le principal ! Je te le dis enconfidence. Eh bien donc (et il me tenait toujours), je pense quetu peux aller, Jim. Et puis, Jim, si par hasard tu vois Silver, tun’iras pas vendre Ben Gunn ? On ne te tirera pas les vers dunez ? À aucun prix, dis ? Et si ces pirates campent àterre, Jim, que diras-tu s’il y a des veuves au matin ?

Il fut interrompu par une détonation violente, et un boulet decanon arriva, fracassant les branches, et alla s’enfoncer dans lesable, à moins de cinquante toises de l’endroit où nous étionsarrêtés à causer. À l’instant, nous prîmes la fuite à toutesjambes, chacun de notre côté.

Durant une heure, l’île trembla sous les détonations répétées,et les boulets ne cessèrent de ravager les bois. Je passais d’unecachette à l’autre, toujours poursuivi, ou du moins je mel’imaginais, par ces terrifiants projectiles. Mais vers la fin dubombardement, sans oser encore m’aventurer du côté du fortin, oùtombaient la plupart des boulets, j’avais retrouvé moncourage ; et, après un long circuit dans l’est, je descendisau rivage en me glissant parmi les arbres.

Le soleil venait de se coucher, la brise de mer se levait,agitant les ramures et la surface terne du mouillage ; lamarée, par ailleurs, était presque basse, et découvrait de largesbancs de sable ; le vent, après l’ardeur du jour, me faisaitfrissonner sous ma vareuse.

L’Hispaniola était toujours ancrée à la mêmeplace ; mais le Jolly Roger se déployait à son mât. Tandis queje la considérais, je vis jaillir un nouvel éclair de feu, uneautre détonation réveilla les échos, et un boulet de plus déchirales airs. Ce fut la fin de la canonnade.

Je restai quelque temps à écouter le hourvari qui succédait àl’attaque. Sur le rivage voisin de la palanque, on démolissaitquelque chose à coups de hache : notre infortuné petit canot,comme je l’appris par la suite. Plus loin, vers l’embouchure de larivière, un grand brasier flamboyait parmi les arbres, et entre cepoint et le navire, une yole faisait la navette. Tout en maniantl’aviron, les hommes que j’avais vus si renfrognés chantaient commedes enfants. Mais à l’intonation de leurs voix, on comprenaitqu’ils avaient bu.

À la fin, je crus pouvoir regagner la palanque. Je me trouvaisassez loin sur la langue de terre basse et sablonneuse qui ferme lemouillage à l’est et se relie dès la mi-marée à l’îlot duSquelette. En me mettant debout, je découvris, un peu plus loin surla langue de terre et s’élevant d’entre les buissons bas, une rocheisolée, assez haute et d’une blancheur particulière. Je m’avisaique ce devait être la roche blanche à propos de laquelle Ben Gunnm’avait dit que si un jour ou l’autre on avait besoin d’un canot,je saurais où le trouver.

Puis, longeant les bois, j’atteignis enfin les derrières de lapalanque, du côté du rivage, et fus bientôt chaleureusementaccueilli par le parti fidèle.

Quand j’eus brièvement conté mon aventure, je pus regarderautour de moi. La maison était faite de troncs de pins nonéquarris, qui constituaient le toit, les murs et le plancher.Celui-ci dominait par endroits d’un pied à un pied et demi leniveau du sable. Un vestibule précédait la porte, et sous cevestibule la petite source jaillissait dans une vasque artificielled’un genre assez insolite : ce n’était rien moins qu’un grandchaudron de navire, en fer, dépourvu de son fond et enterré dans lesable « jusqu’à la flottaison », comme disait lecapitaine.

Il ne restait guère de la maison que la charpente :toutefois dans un coin on voyait une dalle de pierre qui tenaitlieu d’âtre, et une vieille corbeille de fer rouillée destinée àcontenir le feu.

Sur les pentes du monticule et dans tout l’intérieur duretranchement, on avait abattu le bois pour construire le fortin,et les souches témoignaient encore de la luxuriance de cettefutaie. Après sa destruction, presque toute la terre végétale avaitété délayée par les pluies ou ensevelie sous la dune ; au seulendroit où le ruisselet se dégorgeait du chaudron, un épais tapisde mousse, quelques fougères et des buissons rampants verdoyaientencore parmi les sables. Entourant la palanque de très près – detrop près pour la défense, disaient mes compagnons – la forêtpoussait toujours haute et drue, exclusivement composée de pins ducôté de la terre, et avec une forte proportion de chênes verts ducôté de la mer.

L’aigre brise du soir dont j’ai parlé sifflait par toutes lesfissures de la rudimentaire construction, et saupoudrait leplancher d’une pluie continuelle de sable fin. Il y avait du sabledans nos yeux, du sable entre nos dents, du sable dans notresouper, du sable qui dansait dans la source au fond du chaudron,rappelant tout à fait une soupe d’avoine qui commence à bouillir.Une ouverture carrée dans le toit formait notre cheminée :elle n’évacuait qu’une faible partie de la fumée, et le restetournoyait dans la maison, ce qui nous faisait tousser etlarmoyer.

Ajoutez à cela que Gray, notre nouvelle recrue, avait la têteenveloppée d’un bandage, à cause d’une estafilade qu’il avait reçueen échappant aux mutins, et que le cadavre du vieux Redruth, nonenterré encore, gisait auprès du mur, roide, sous l’Union Jack.

S’il nous eût été permis de rester oisifs, nous serions tombésdans la mélancolie ; mais on n’avait rien à craindre de cegenre avec le capitaine Smollett. Il nous fit tous ranger devantlui et nous distribua en bordées. Le docteur, Gray et moi, d’unepart ; les chevalier, Hunter et Joyce, de l’autre. Malgré lafatigue générale, deux hommes furent envoyés à la corvée de bois àbrûler ; deux autres occupés à creuser une fosse pourRedruth ; le docteur fut nommé cuisinier ; je montai lagarde à la porte ; et le capitaine lui-même allait de l’un àl’autre, nous stimulant et donnant un coup de main où il en étaitbesoin.

De temps à autre, le docteur venait à la porte pour respirer unpeu et reposer ses yeux tout rougis par la fumée, et il ne manquaitjamais de m’adresser la parole.

– Ce Smollett, prononça-t-il une fois, vaut mieux que moi, Jim.Et ce que je dis là n’est pas un mince éloge.

Une autre fois, il resta d’abord un moment silencieux. Puis ilpencha la tête de côté et me considéra, en demandant :

– Ce Ben Gunn est-il un homme comme les autres ?

– Je ne sais, monsieur, répondis-je. Je ne suis pas sûr qu’ilsoit sain d’esprit.

– S’il y a là-dessus le moindre doute, c’est qu’il l’est. Quandon a passé trois ans à se ronger les ongles sur une île déserte, onne peut vraiment paraître aussi sain d’esprit que vous et moi. Ceserait contraire à la nature. C’est bien du fromage dont il ditqu’il a envie ?

– Oui, monsieur, du fromage.

– Eh bien, Jim, voyez qu’il est parfois bon d’avoir le goûtraffiné. Vous connaissez ma tabatière, n’est-ce pas ? et vousne m’avez jamais vu priser : la raison en est que je gardedans cette tabatière un morceau de parmesan… un fromage fait enItalie, très nutritif. Eh bien ! voilà pour BenGunn !

Avant de manger notre souper, nous enterrâmes le vieux Tom dansle sable, et restâmes autour de lui quelques instants à nousrecueillir, tête nue sous la brise. On avait rentré une bonneprovision de bois à brûler, mais le capitaine la jugeainsuffisante ; à sa vue, il hocha la tête et nous déclaraqu’« il faudrait s’y remettre demain un peu plusactivement ». Puis, notre lard mangé, et quand on eutdistribué à chacun un bon verre de grog à l’eau-de-vie, les troischefs se réunirent dans un coin pour examiner la situation.

Ils se trouvaient, paraît-il, fort en peine, car les provisionsétaient si basses que la famine devait nous obliger à capitulerbien avant l’arrivée des secours. Notre meilleur espoir,conclurent-ils, était de tuer un nombre de flibustiers assez grandpour les décider, soit à baisser pavillon, soit à s’enfuir avecl’Hispaniola. De dix-neuf au début, ils étaient déjàréduits à quinze ; ils avaient de plus deux blessés, dont l’unau moins – l’homme atteint à côté du canon – l’était grièvement, simême il vivait encore. Chaque fois qu’une occasion se présenteraitde faire feu sur eux, il fallait la saisir, tout en ménageant nosvies avec tout le soin possible. En outre, nous avions deuxpuissants alliés : le rhum et le climat.

Pour le premier, bien qu’étant à environ un demi-mille desmutins, nous les entendions brailler et chanter jusqu’à une heureavancée de la nuit ; et pour le second, le docteur gageait saperruque que, campés dans le marigot et dépourvus de remèdes, lamoitié d’entre eux serait sur le flanc avant huit jours.

– Et alors, ajouta-t-il, si nous ne sommes pas tous tuésauparavant, ils seront bien aises de se remballer sur la goélette.C’est toujours un navire, et ils pourront se remettre à laflibuste.

– Le premier bâtiment que j’aurai jamais perdu ! soupira lecapitaine Smollett.

J’étais mort de fatigue, comme on peut le croire ; etlorsque j’allai me coucher, ce qui arriva seulement après encorebeaucoup de va-et-vient, je dormis comme une souche.

Les autres étaient levés depuis longtemps, avaient déjà déjeunéet augmenté de près de moitié la pile de bois à brûler, quand jefus éveillé par une alerte et un bruit de voix.

– Un parlementaire, entendis-je prononcer.

Puis, tout aussitôt, avec une exclamationd’étonnement :

– Silver en personne !

Je me levai d’un bond et, me frottant les yeux, courus à unemeurtrière.

Chapitre 5L’ambassade de Silver

En effet, juste au-delà du retranchement, il y avait deuxhommes : l’un agitait une étoffe blanche, l’autre, rien moinsque Silver lui-même, se tenait paisiblement à son côté.

Il était encore très tôt, et il faisait ce matin-là plus froidque je ne l’ai jamais éprouvé dans ce voyage. On frissonnait,transi jusqu’aux moelles. Le ciel s’étalait clair et sans nuage, etle soleil rosissait les cimes des arbres. Mais l’endroit où setrouvait Silver et son acolyte était encore dans l’ombre, et ilsenfonçaient jusqu’aux genoux dans un brouillard épais et blanc quiétait monté du marigot pendant la nuit. Ce froid et ce brouillardpris ensemble donnaient de l’île une piètre opinion. C’étaitévidemment un endroit humide, fiévreux et malsain.

– Restez à l’intérieur, mes amis, ordonna le capitaine. Dixcontre un que c’est une ruse !

Puis, hélant le flibustier :

– Qui vive ? Halte-là, ou l’on fait feu !

– Pavillon parlementaire ! cria Silver.

Le capitaine était sous le vestibule, se défilant soigneusement,par crainte d’une balle tirée en traîtrise. Il s’adressa ànous :

– La bordée du docteur, à veiller ! Docteur Livesey, prenezle côté nord, s’il vous plaît ; Jim, l’est ; Gray,l’ouest. L’autre bordée, tout le monde à charger les mousquets.Vivement, les hommes, et méfiez-vous.

Puis, derechef aux mutins :

– Et qu’est-ce que vous voulez, avec votre pavillonparlementaire ?

Cette fois, ce fut l’autre individu qui répondit :

– C’est le capitaine Silver, monsieur, qui vient vous faire despropositions.

– Le capitaine Silver ? Connais pas ! Quiest-ce ? s’écria le capitaine.

Et nous l’entendîmes ajouter à part lui :« Capitaine ? ah bah ! Ma parole, en voilà del’avancement ! »

Long John répliqua lui-même :

– C’est moi, monsieur. Ces pauves gars m’ont choisi commecapitaine, monsieur, après votre désertion. (Et il appuya fortementsur le mot.) Nous sommes prêts à nous soumettre sans barguigner, sinous pouvons en venir à un accord avec vous. Tout ce que je vousdemande, capitaine Smollett, c’est votre parole de me laissersortir sain et sauf de cette palanque et de me donner une minutepour me mettre hors de portée, avant d’ouvrir le feu.

– Mon garçon, dit le capitaine Smollett, je n’ai pas la moindreenvie de causer avec vous. Si vous désirez me parler, vous pouvezvenir, voilà tout. S’il y a quelque traîtrise, elle viendra devotre côté, et que le Seigneur vous en préserve.

– Cela me suffit, capitaine, lança gaiement Long John. Un mot devous me suffit. Je sais reconnaître un galant homme, vous pouvez enêtre sûr.

Nous vîmes l’individu au drapeau blanc tenter de retenir Silver.Et cela se comprenait, vu la réponse cavalière faite par lecapitaine. Mais Silver lui éclata de rire au nez et lui donna uneclaque dans le dos, comme s’il eût été absurde de s’alarmer. Puisil s’approcha de la palissade, jeta sa béquille par-dessus, lançaune jambe en l’air, et à force de vigueur et d’adresse, réussit àescalader le retranchement et à retomber sans accident de l’autrecôté.

Je dois avouer que j’étais beaucoup trop occupé de ce qui sepassait pour être de la moindre utilité comme sentinelle. En effet,j’avais déjà abandonné ma meurtrière de l’est, pour me glisserderrière le capitaine. Il s’était assis sur le seuil, les coudesaux genoux, la tête entre les mains, et les yeux fixés sur l’eauqui gargouillait parmi le sable au sortir du vieux chaudron de fer.Il sifflait entre ses dents : « Venez, filles etgarçons. »

Silver eut une peine effroyable à parvenir au haut du monticule.Grâce à la roideur de la pente, aux multiples souches d’arbres etau sable mou, il était aussi empêtré avec sa béquille qu’un bateaupar vent debout. Mais il s’acharna muettement, comme un brave, etarriva enfin devant le capitaine, qu’il salua de la plus noblefaçon. Il s’était paré de son mieux : un habit bleu démesuré,surchargé de boutons de cuivre, lui pendait jusqu’aux genoux, et unchapeau superbement galonné se campait sur son occiput.

– Vous voilà, mon garçon, lui dit le capitaine en relevant latête. Je vous conseille de vous asseoir.

– N’allez-vous pas me laisser entrer, capitaine ? réclamaLong John. Il fait bien froid ce matin, monsieur, pour s’asseoirdehors sur le sable.

– Eh ! Silver, répondit le capitaine, si vous aviezconsenti à rester un honnête homme, vous seriez maintenant assisdans votre cuisine. C’est votre faute. Vous êtes, ou bien le coq demon navire – et vous n’aviez pas à vous plaindre – ou bien lecapitaine Silver, un vulgaire mutin, un pirate, et dans ce cas,vous pouvez aller vous faire pendre !

– Bien, bien, capitaine, répondit le maître coq, en s’asseyantsur le sable comme on l’y invitait, vous me donnerez un coup demain pour me relever, voilà tout. Un bien joli endroit que vousavez choisi là. Tiens, voici Jim ! Je te souhaite bien lebonjour, Jim. Docteur, je vous présente mes respects. Allons, vousêtes tous réunis comme une heureuse famille, pour ainsim’exprimer…

– Si vous avez quelque chose à dire, mon garçon, je vousconseille de parler, interrompit le capitaine.

– Vous avez raison, capitaine Smollett. Le devoir avant tout,pour sûr. Eh bien, dites donc, vous nous avez joué un bon tour lanuit dernière. Je ne le nie pas, c’était un bon tour. Certainsd’entre vous sont joliment habiles à manier l’anspect. Et je ne niepas non plus que plusieurs de mes gens en ont été un peu ébranlés…voire tous l’ont été ; voire je l’ai été moi-même, et c’estpeut-être pour cela que je suis venu ici offrir des conditions.Mais faites attention, capitaine, ça ne prendrait pas deux fois,cré tonnerre ! Nous allons monter la garde, et mollir d’unquart ou deux sur le chapitre du rhum. Vous pensez peut-être quenous étions tous complètement gris. Mais je puis vous affirmer que,moi, je n’avais pas bu ; seulement, j’étais crevé defatigue ; et si je m’étais réveillé une seconde plus tôt, jevous attrapais sur le fait. Il n’était pas mort quand je suisarrivé auprès de lui, non, pas encore.

– Après ! fit le capitaine Smollett, aussi impassible quejamais.

Tout ce que Silver venait de lui dire était pour lui del’hébreu, mais on ne l’aurait jamais cru à son intonation. Quant àmoi, je commençais à deviner. Les derniers mots de Ben Gunn merevinrent à la mémoire. Je compris qu’il avait rendu visite auxflibustiers pendant qu’ils gisaient tous ivres morts autour de leurfeu, et je me réjouis de calculer qu’il ne nous restait plus quequatorze ennemis à combattre.

– Eh bien, voici, dit Silver. Nous voulons ce trésor, et nousl’aurons : voilà notre point de vue. Vous désirez tout autantsauver vos existences, je suppose : voilà le vôtre. Vous avezune carte, pas vrai ?

– C’est bien possible, répliqua le capitaine.

– Oh ! si fait, vous en avez une, je le sais… Ce n’est pasla peine d’être si raide avec les gens, cela n’a rien à voir avecle service, croyez-moi… Ce que je veux dire, c’est qu’il nous fautvotre carte. Mais je ne vous veux pas de mal, pour ma part…

– Ça ne prend pas avec moi, mon garçon, interrompit lecapitaine. Nous connaissons exactement vos intentions, et peu nousimporte, car désormais, sachez-le, vous ne pouvez plus lesréaliser.

Et, le regardant avec placidité, le capitaine se mit à bourrerune pipe.

– Si Abraham Gray… commença Silver.

– Assez ! cria M. Smollett. Gray ne m’a rien raconté, et jene lui ai rien demandé ; et qui plus est, je préférerais vousvoir, vous et lui et toute cette île, sauter en l’air et retomberen mille morceaux. Voilà ce que vous devez savoir, mon garçon, à cesujet.

Cette petite bouffée d’humeur eut pour résultat de calmerSilver. Son début d’irritation tomba, et il se ressaisit :

– Ça se peut ben, dit-il. Je n’ai pas à déterminer ce que lesgens comme il faut peuvent juger correct ou non, suivant le cas. Etpuisque vous vous apprêtez à fumer une pipe, capitaine, je prendraila liberté d’en faire autant.

Il bourra sa pipe et l’alluma. Pendant un bon moment, les deuxhommes restèrent à fumer sans mot dire, tantôt se regardant commedes chiens de faïence, tantôt renforçant leur tabac, tantôt sepenchant pour cracher. On se serait cru au spectacle.

– Maintenant, reprit Silver, voici. Vous nous donnez la cartepour nous permettre de trouver le trésor, et vous cessez decanarder les pauvres matelots et de leur casser la tête pendantleur sommeil. Faites cela, et nous vous donnons à choisir… Ou bienvous venez à bord avec nous, une fois le trésor embarqué, et alorsje prends l’engagement, sur ma parole d’honneur, de vous déposer àterre quelque part sains et saufs. Ou, si cela n’est pas de votregoût, vu que plusieurs de mes hommes sont un peu brutaux et ont devieilles rancunes à cause des punitions, alors vous pouvez resterici. Nous partagerons les provisions avec vous, à partségales ; et je prends l’engagement, comme ci-devant, d’avertirle premier bateau que je rencontrerai et de l’envoyer ici vousprendre. Voilà qui est parler, vous le reconnaîtrez. De meilleureproposition, vous ne pouviez pas en attendre, c’est impossible. Etj’espère (il éleva la voix) que tous les matelots présents dans ceblockhaus réfléchiront à mes paroles, car ce que je dis pour l’un,je le dis pour tous.

Le capitaine Smollett se leva de sa place, et, d’un coup sec surla paume de sa main gauche, vida le culot de sa pipe.

– Est-ce tout ? demanda-t-il.

– C’est mon tout dernier mot, cré tonnerre ! répondit John.Refusez cela, et vous n’aurez plus de moi que des balles demousquet.

– Très bien, dit le capitaine. À mon tour de parler. Si vousvenez ici un par un, désarmés, je m’engage à vous flanquer tous auxfers, et à vous ramener en Angleterre où vous serez jugés dans lesformes. Si vous refusez, sachez que je m’appelle AlexandreSmollett, que j’ai hissé les couleurs de mon souverain, et que jevous expédierai tous à maître Lucifer… Vous ne pouvez pas découvrirle trésor. Vous ne pouvez pas manœuvrer le navire… il n’est pas unhomme parmi vous qui en soit capable. Vous ne pouvez pas nouscombattre… Gray, que voilà, est venu à bout de cinq des vôtres.Votre navire est livré au vent, maître Silver ; vous êtes prêtà faire côte, et vous ne tarderez pas à vous en apercevoir. Jereste ici, je vous le déclare ; et c’est la dernière fois queje vous parle en ami, car, j’en atteste le ciel, la prochaine foisque je vous rencontrerai, je vous logerai une balle dans le dos.Ouste, mon garçon. Débarrassez-nous le plancher, je vous prie, unpeu vite, et au trot.

Le visage de Silver était à peindre : de fureur, les yeuxlui sortaient de la tête. Il secoua sa pipe encore en feu.

– Aidez-moi à me relever ! s’écria-t-il.

– Jamais de la vie, répliqua le capitaine.

– Qui va m’aider à me relever ? hurla-t-il.

Personne ne bougea. Poussant les plus affreuses imprécations, ilse traîna sur le sable jusqu’à ce qu’il pût s’accrocher à la paroidu vestibule et se réinstaller sur sa béquille. Puis il cracha dansla source.

– Voilà, cria-t-il, voilà ce que je pense de vous. Avant quel’heure soit écoulée, je vous flamberai comme un bol de punch, dansvotre vieux blockhaus. Riez, cré tonnerre ! riez ! avantque l’heure soit écoulée, vous rirez à l’envers. Ceux qui mourrontseront les plus heureux.

Et avec un effroyable blasphème, il s’éloigna péniblement,labourant le sable mou ; puis, après quatre ou cinq tentativesinfructueuses, il franchit la palissade avec l’aide de l’homme aupavillon blanc, et disparut entre les arbres.

Chapitre 6L’attaque

Dès que Silver eut disparu, le capitaine, qui n’avait cessé dele surveiller, se retourna vers l’intérieur de la maison etconstata que, sauf Gray, personne n’était à son poste. Ce fut lapremière fois que nous le vîmes réellement en colère.

– À vos postes ! rugit-il. (Puis, quand nous eûmes regagnénos places 🙂 Gray, je vous signalerai sur le journal debord ; vous avez accompli votre devoir en vrai marin. MonsieurTrelawney, votre conduite m’étonne. Et vous, docteur, vous avezporté l’uniforme royal, je pense. Si c’est ainsi que vous serviez àFontenoy, monsieur, vous auriez mieux fait ce jour-là de restercouché.

La bordée du docteur était retournée aux meurtrières ; lesautres s’occupaient à charger les mousquets de réserve, mais chacunétait rouge et avait l’oreille basse.

Le capitaine nous regarda une minute en silence. Puis il repritla parole :

– Mes amis, j’ai envoyé une bordée à Silver. Je l’ai chauffé aurouge, à dessein. Avant que l’heure soit écoulée, comme il dit,nous serons attaqués. Ils ont la supériorité du nombre, inutile devous le dire, mais nous combattrons à couvert ; et, il y a uneminute, j’aurais ajouté : avec discipline. Nous les rosserons,si vous le voulez, j’en suis persuadé.

Puis il fit sa ronde, et vit, comme il disait, que tout étaitparé.

Sur les deux petits côtés du fortin, à l’est et à l’ouest, iln’y avait que deux meurtrières ; du côté sud, où se trouvaitl’entrée, deux également, et du côté nord, cinq. Nous disposions,pour nous sept, d’une vingtaine de mousquets. On avait entassé lebois à brûler en quatre piles, formant des tables, une vers lemilieu de chaque côté, et sur ces tables se trouvaient disposés, àportée des défenseurs, des munitions avec quatre mousquets chargés.Au centre, s’alignaient les coutelas.

– Renversez le feu, dit le capitaine, le froid est passé, et ilne nous faut pas de fumée dans les yeux.

La corbeille de fer fut emportée en bloc au-dehors parM. Trelawney, qui dispersa les charbons dans le sable.

– Hawkins n’a pas eu à déjeuner. Hawkins, prenez votre portion,et retournez la manger à votre poste. Vivement donc, mongarçon : ce n’est pas l’heure de traîner. Hunter, distribueune tournée d’eau-de-vie à tout le monde.

Et, pendant que ces ordres s’exécutaient, le capitaine réglaitdans sa tête le plan de défense.

– Docteur, vous occuperez la porte. Il faut que vous voyiez,sans vous exposer : tirez par le vestibule, de l’intérieur.Hunter, prenez le côté est, oui, celui-là. Joyce, restez à l’ouest,mon garçon. Monsieur Trelawney, vous êtes le meilleur tireur :vous prendrez avec Gray le grand côté du nord, aux cinqmeurtrières ; c’est là que se trouve le danger. S’ilsparviennent jusque-là, et qu’ils tirent sur nous par nos propressabords, ça commencera à sentir mauvais. Hawkins, vous ne valezguère plus que moi comme tireur : nous resterons là pourrecharger et prêter main-forte.

Sur ces entrefaites, le froid était passé. Aussitôt qu’il eutdépassé notre enceinte d’arbres, le soleil dans sa force darda surla clairière, et but d’un trait les vapeurs. Bientôt le sable futbrûlant et la résine se liquéfia dans les troncs du blockhaus. Ondépouilla vareuses et habits, on rabattit les cols des chemises, onretroussa les manches jusqu’aux épaules, et nous attendîmes là,chacun à son poste, enfiévrés par la chaleur et l’inquiétude.

Une heure s’écoula.

– Zut pour eux ! fit le capitaine. On s’assomme ici plusque dans le pot-au-noir. Gray, sifflez pour faire venir levent.

Ce fut alors que se manifestèrent les premiers symptômes del’attaque.

– Pardon, monsieur, dit Joyce, si je vois quelqu’un, dois-jetirer dessus ?

– Je vous l’ai déjà dit ! s’impatienta le capitaine.

– Merci, monsieur, répliqua Joyce, avec la même politesseplacide.

Il ne se produisit rien tout d’abord, mais la remarque nousavait tous mis en alerte. L’œil et l’oreille aux aguets, lesmousquetaires soupesaient leurs fusils. Isolé au centre dublockhaus, le capitaine pinçait les lèvres d’un air soucieux.

Quelques secondes passèrent. Soudain Joyce épaula et fit feu. Ladétonation roulait encore, que plusieurs autres lui répliquèrent enune décharge prolongée, par coups successifs venant à la fileindienne, de tous les côtés de l’enclos. Plusieurs ballesfrappèrent la maison de rondins, mais pas une n’y pénétra. Quand lafumée se fut dissipée, la palanque et les bois d’alentourréapparurent, aussi tranquilles et déserts qu’auparavant. Pas unebranche ne remuait, pas un canon de fusil ne luisait, qui eussentrévélé la présence de nos ennemis.

– Avez-vous touché votre homme ? demanda le capitaine.

– Non, monsieur, répondit Joyce. Je ne crois pas, monsieur.

– Ça ressemble fort à la vérité, murmura le capitaine. Chargezson fusil, Hawkins. Combien pensez-vous qu’ils étaient de votrecôté, docteur ?

– Je puis le dire exactement. On a tiré trois coups de ce côté.J’ai vu les trois éclairs… deux tout près l’un de l’autre, et unplus à l’ouest.

– Trois ! répliqua le capitaine. Et combien de votre côté,monsieur Trelawney ?

Mais la réponse fut moins aisée. Il en était venu beaucoup, dunord… sept au compte du chevalier, huit ou neuf suivant Gray. Del’est et de l’ouest un seul coup. Il était donc évident quel’attaque viendrait du nord, et que sur les trois autres côtés,nous n’aurions à faire face qu’à un simulacre d’hostilités. Mais lecapitaine Smollett ne modifia en rien ses dispositions. Si lesmutins, raisonnait-il, arrivaient à franchir la palanque, ilsprendraient possession de toutes les meurtrières inoccupées et nouscanarderaient comme des rats dans notre forteresse même.

D’ailleurs on ne nous laissa guère le temps de réfléchir.Poussant un violent hourra, une minuscule nuée de pirates s’élançades bois, côté nord, et accourut droit à la palanque. En mêmetemps, de derrière les arbres, la fusillade reprit, et un biscaïen,traversant l’entrée, fit voler en éclats le mousquet dudocteur.

Telle une bande de singes, les assaillants surgirent au haut dela clôture. Le chevalier et Gray tirèrent coup sur coup :trois hommes tombèrent, l’un tête première dans le retranchement,deux à la renverse, au-dehors. Mais l’un de ceux-ci étaitévidemment plus effrayé que blessé, car il se retrouva debout à laseconde, et disparut aussitôt parmi les arbres.

Deux ennemis avaient mordu la poussière, un était en fuite,quatre avaient réussi à prendre pied dans nos retranchements ;et, à l’abri des bois, sept ou huit hommes, sans nul doute munischacun de plusieurs mousquets, dirigeaient sur la maison de rondinsun feu roulant, mais inefficace.

Les quatre qui avaient pénétré coururent droit devant eux versle fortin, en poussant des clameurs que les hommes cachés parmi lebois renforçaient par des cris d’encouragement. On tira plusieurscoups, mais avec une telle précipitation qu’aucun ne porta. En uninstant, les quatre pirates avaient gravi le monticule : ilsétaient sur nous.

La tête de Job Anderson, le maître d’équipage, apparut à lameurtrière du milieu.

– À eux, tout le monde… nous les avons ! hurla-t-il, d’unevoix de tonnerre.

Au même moment, un autre pirate empoigna par le canon lemousquet de Hunter, le lui arracha des mains, l’attira par lameurtrière, et, d’un coup formidable, étendit sur le sol le pauvregarçon inanimé. Cependant, un troisième contourna la maisonimpunément, surgit soudain à l’entrée et se jeta, couteau levé, surle docteur.

La situation était complètement retournée. Une minute plus tôt,nous tirions, abrités, sur un ennemi à découvert ; maintenant,c’était à notre tour de nous voir sans abri et incapables deriposte.

La maison de rondins était pleine de fumée, ce à quoi nousdevions une sécurité relative. Des cris tumultueux, avec lesdétonations des coups de pistolet, et une plainte affreuse,m’emplissaient les oreilles.

– Dehors, garçons, dehors, et combattons à l’air libre !Les coutelas ! ordonna le capitaine.

J’empoignai un coutelas dans le tas, et quelqu’un qui en prenaitun autre en même temps, me fit sur les doigts une estafilade que jesentis à peine. Je m’élançai hors de la porte, à la lumière dusoleil. Quelqu’un, j’ignore qui, me suivit de près. Juste devantmoi, au bas du monticule, le docteur repoussait unassaillant : à l’instant où je jetai les yeux sur lui, ilrabattait la lame de son ennemi, et l’envoya rouler les quatre fersen l’air, une large entaille en travers du visage.

– Faites le tour de la maison, garçons, faites le tour !lança le capitaine.

Et malgré le hourvari, je devinai à sa voix qu’il y avait dunouveau.

J’obéis machinalement, obliquai à l’est et, le couteau levé,contournai en hâte l’angle de la maison. Tout aussitôt je metrouvai face à face avec Anderson. Avec un grand hurlement, il levaen l’air sa hache, qui flamboya au soleil. Je n’eus pas le loisird’avoir peur, car en un clin d’œil, avant que le coup ne retombât,j’avais fait un bond de côté et, manquant le pied dans le sablemou, je roulais à bas de la pente, la tête la première.

Dès le premier instant où j’avais surgi de la porte, les autresmutins s’étaient déjà mis à escalader la palissade pour en finiravec nous. Un homme au bonnet rouge, le coutelas entre les dents,était même arrivé en haut et enjambait par-dessus. Or, entre cemoment-là et celui où je me retrouvai sur pied, il se passa si peude temps que tous étaient encore dans la même posture :l’individu au bonnet rouge n’avait pas fini d’enjamber, et un autremontrait à peine sa tête par-dessus la rangée de pieux. Etnéanmoins, dans ce court intervalle, le combat avait pris fin et lavictoire était à nous.

Gray, qui me suivait de près, avait égorgé le gros maîtred’équipage sans lui laisser le loisir de reprendre son équilibre.Un autre avait été frappé d’une balle comme il tirait dans lamaison par une meurtrière, et agonisait étendu sur le sol, tenantencore son pistolet fumant. Le docteur, comme je l’ai dit, en avaitdépêché un troisième. Des quatre qui avaient escaladé la palissade,un seul restait indemne : celui-ci, abandonnant son coutelassur le champ de bataille, se hâtait de la repasser, talonné par lapeur de la mort.

– Feu ! feu de la maison ! commanda le docteur. Etvous, garçons, retournez vous abriter !

Mais on ne l’entendit point : personne ne tira, et ledernier agresseur put s’échapper sans mal et disparut dans le boiscomme les autres. En trois secondes, de toute la troupe desassaillants, il ne resta plus que les cinq hommes tombés, quatre àl’intérieur et un à l’extérieur de la palanque.

Le docteur, Gray et moi, courûmes au plus vite nous mettre àl’abri. Les survivants auraient bientôt regagné l’endroit où ilsavaient laissé leurs mousquets, et la fusillade pouvait reprendred’un instant à l’autre.

Dans la maison, la fumée s’était un peu éclaircie et nous vîmesd’un coup d’œil à quel prix nous avions acheté la victoire. Huntergisait, assommé, devant sa meurtrière ; Joyce, devant lasienne, une balle dans la tête, immobile à jamais ; tandisque, au centre de la pièce, le chevalier soutenait le capitaine,aussi pâle que lui-même.

– Le capitaine est blessé, nous dit M. Trelawney.

– Se sont-ils enfuis ? demanda M. Smollett.

– Tous ceux qui l’ont pu, soyez-en sûr, répondit ledocteur ; mais il y en a cinq qui ne courront plus jamais.

– Cinq ! s’écria le capitaine. Allons, il y a du progrès.Cinq à trois nous laisse quatre contre neuf. La proportion estmeilleure qu’au début. Nous étions alors sept contre dix-neuf, oudu moins nous le pensions, ce qui ne vaut pas mieux[5] .

Partie 5
MON AVENTURE EN MER

Chapitre 1Où commence mon aventure en mer

Les mutins ne revinrent pas à la charge. Il ne nous arriva mêmeplus un coup de fusil de la forêt. Ils en avaient « pris leurdose pour ce jour-là », comme disait le capitaine, et nouseûmes toute la tranquillité nécessaire pour soigner les blessés etpréparer le dîner. En dépit du danger, le chevalier m’aida à fairela cuisine dehors, et même là nous avions la tête à demi perdued’horreur, en entendant les plaintes affreuses des patients dudocteur.

Des huit hommes tombés durant l’action, trois seulementrespiraient encore, à savoir : le pirate frappé devant lameurtrière, Hunter et le capitaine Smollett. Les deux premierspouvaient être considérés comme perdus : le mutin, en effet,trépassa sous le bistouri du docteur, et Hunter, en dépit de tousnos soins, ne reprit plus connaissance dans ce monde. Il languittout le jour, respirant avec force comme chez nous le vieux forbanlors de son attaque d’apoplexie : il avait eu les os de lapoitrine brisés du coup et le crâne fracturé dans sa chute, et aucours de la nuit suivante, sans un mot, sans un geste, il retournavers son Créateur.

Quant au capitaine, ses blessures étaient graves, mais nondangereuses. Aucun organe n’était atteint irrémédiablement. Laballe d’Anderson – qui avait tiré sur lui le premier – lui avaitfracassé l’omoplate et atteint le poumon, mais légèrement ; laseconde n’avait que déchiré et déplacé quelques muscles du mollet.Il ne manquerait pas de guérir, estimait le docteur, mais à lacondition de rester des semaines sans marcher, ni remuer le bras,et en parlant le moins possible.

L’estafilade sur les doigts due à mon accident n’était guèreplus sérieuse qu’une piqûre de moustique. Le docteur Livesey me lacouvrit d’un emplâtre et me tira les oreilles par-dessus lemarché.

Après dîner, le chevalier et le médecin tinrent conseil unmoment au chevet du capitaine ; et quand ils eurent bavardétout leur soûl – il était alors un peu plus de midi – le docteurprit son chapeau et ses pistolets, s’arma d’un coutelas, mit lacarte dans sa poche et, le mousquet sur l’épaule, il franchit lapalanque par le côté nord et d’un pas rapide s’enfonça sous lesarbres.

Je m’étais réfugié, en compagnie de Gray, tout à l’extrémité dublockhaus, afin de ne pas entendre le conciliabule de nos chefs.Gray fut tellement ébahi par cette sortie qu’il retira sa pipe desa bouche et oublia complètement de l’y replacer.

– Mais, par maître Lucifer ! est-ce que le docteur Liveseyest fou ?

– Mais je ne pense pas, répliquai-je. Il serait le dernier denous tous à le devenir, j’en suis sûr.

– Eh bien, mon gars, reprit Gray, je me trompe peut-être ;mais alors, si lui n’est pas fou, entends-tu bien, c’est moi qui lesuis.

– Je parie, répliquai-je, que le docteur a son idée. Si je ne metrompe, il s’en va maintenant rendre visite à Ben Gunn.

Je ne me trompais pas, on le sut plus tard ; mais enattendant, comme il faisait dans la maison une chaleur étouffante,et que le sable à l’intérieur de l’enclos irradiait sous le soleilde midi, je conçus peu à peu une autre idée qui était loin d’êtreaussi juste. Je commençai par envier le docteur, de marcher aufrais, dans l’ombre des bois, avec autour de lui le chant desoiseaux et la bonne senteur des pins, tandis que moi, j’étais àrôtir, avec mes habits collés à la résine chaude, au milieu de toutce sang et entouré de tous ces tristes cadavres. Mon dégoût d’êtrelà augmenta à tel point qu’il en devint presque de la terreur.

Tout le temps que je passai à nettoyer le blockhaus, puis àlaver la vaisselle du dîner, ce dégoût et cette envie ne cessèrentde croître, tant qu’à la fin, comme je me trouvais proche d’un sacà pain, et que personne ne me regardait, je fis le premier pas versmon escapade en remplissant de biscuit les deux poches de mavareuse.

J’étais stupide si l’on veut, et certainement j’allais commettreune action insensée et téméraire ; mais j’étais résolu àl’accomplir avec le maximum de chances en mon pouvoir. Cesbiscuits, en cas d’imprévu, m’empêcheraient toujours de mourir defaim jusque dans la soirée du lendemain.

Ce dont je m’emparai ensuite fut une paire de pistolets et,comme j’avais déjà une poire à poudre et des balles, je m’estimaibien pourvu d’armes.

Quant au plan que j’avais en tête, il n’était pas mauvais ensoi. Je projetais de partir par la langue de sable qui sépare àl’est le mouillage de la haute mer, de gagner la roche blanche quej’avais remarquée le soir précédent, et de vérifier si oui ou nonc’était là que Ben Gunn cachait son canot : chose qui envalait bien la peine, je le crois encore. Mais comme sans nul douteon ne me permettrait pas de quitter l’enclos, mon seul moyen étaitde prendre congé « à la française[6]  », etde profiter pour partir d’un moment où personne ne meverrait ; et c’était là une manière d’agir si fâcheuse qu’ellerendait la chose coupable radicalement. Mais je n’étais qu’ungamin, et je n’en démordis pas.

Justement, les circonstances me fournirent une occasionadmirable. Le chevalier était occupé avec Gray à renouveler lespansements du capitaine : la voie était libre. Je filai commeun trait, franchis la palanque et m’enfonçai au plus épais desarbres. Quand mes compagnons s’aperçurent de mon absence, j’étaisdéjà loin.

Ce fut là ma seconde folie, bien pire que la première, car je nelaissais que deux hommes valides pour garder le fortin ; mais,comme la première, elle contribua à notre salut commun.

Je me dirigeai droit vers la côte est de l’île, car j’avaisrésolu de longer la langue de sable par le côté de la mer, pouréviter toute chance d’être aperçu du mouillage. Bien que le soleilfût encore chaud, il était déjà tard dans l’après-midi. Tout en meglissant parmi la futaie, j’entendais au loin devant moi letonnerre continuel des brisants ; en outre, un bruissement defeuillage et des grincements de branches caractéristiquesm’annonçaient que la brise de mer s’était levée plus forte qu’àl’ordinaire. Bientôt des bouffées d’air frais arrivèrent jusqu’àmoi, et quelques pas plus loin, j’atteignis la lisière du bois etvis la mer qui s’étalait bleue et ensoleillée jusqu’à l’horizon, etle ressac qui déferlait, écumant tout le long de la côte.

Je n’ai jamais vu la mer paisible autour de l’île au trésor. Quele soleil flamboyât au zénith, que l’air fût sans un souffle et leseaux ailleurs lisses et bleues, malgré tout ces grandes lamesdéferlantes tonnaient jour et nuit, tout le long du rivageextérieur ; je ne crois pas qu’il y eût un seul point de l’îled’où l’on pût ne pas entendre leur bruit.

Je m’avançai en longeant les brisants, d’un pas fort allègre.Quand je me crus arrivé assez loin dans le sud, je mis à profit lecouvert de quelques épais buissons et me glissaiprécautionneusement jusque sur la crête de la langue de terre.

J’avais derrière moi la mer, en face le mouillage. Comme si elles’était épuisée plus tôt que d’habitude par sa violence inusitée,la brise de mer tombait déjà : il s’élevait à sa place un ventléger et instable, variant du sud au sud-est, qui amenait de grandsbancs de brume, et le mouillage, abrité par l’îlot du Squelette,était lisse et plombé comme au jour de notre arrivée. Dans cemiroir sans ride, l’Hispaniola se reflétait exactement,depuis la pomme des mâts jusqu’à la flottaison, y compris le JollyRoger qui pendait à sa vergue d’artimon.

Le long du bord flottait une des yoles, commandée par Silver –lui, je le reconnaissais toujours – vers qui se penchaient, appuyésau bastingage arrière, deux hommes dont l’un, en bonnet rouge,était ce même scélérat que j’avais vu quelques heures auparavant àcalifourchon sur la palissade. Probablement, ils causaient etriaient, mais à cette distance – plus d’un mille – je ne pouvais,cela va de soi, entendre un mot de ce qu’ils disaient. Tout à coup,retentirent des hurlements affreux et inhumains qui me terrifièrenttout d’abord, mais j’eus tôt fait de reconnaître la voix deCapitaine Flint, et je crus même, à son brillant plumage,distinguer l’oiseau posé sur le poing de son maître.

Peu après le canot démarra, nageant vers le rivage, et l’hommeau bonnet rouge disparut avec son camarade par le capotd’échelle.

Presque au même moment, le soleil se coucha derrière laLongue-Vue et, comme la brume s’épaississait rapidement, lecrépuscule commença à tomber. Je n’avais pas de temps à perdre sije voulais découvrir le bateau ce soir-là.

La roche blanche, très visible au-dessus de la brousse, étaitbien encore à deux cents toises plus loin sur la langue de terre,et il me fallut un bon moment pour l’atteindre, en rampant laplupart du temps à quatre pattes, parmi le hallier. La nuit étaitpresque tombée quand je posai la main sur son flanc rugueux. Justeau-dessous, à son pied, il y avait un minuscule creux de gazonvert, masqué par des rebords et par une épaisse végétation qui mevenait à mi-jambe ; et au milieu du trou, une petite tente enpeaux de chèvres, comme celles que les bohémiens transportent aveceux, en Angleterre.

Je sautai dans l’excavation, soulevai le pan de la tente, et visle canot de Ben Gunn. Cette pirogue, rustique au possible,consistait en une carcasse de bois brut, grossière et de formebiscornue, avec, tendu par-dessus, un revêtement de peau de chèvre,le poil en dedans. L’esquif était fort petit, même pour moi, et jecrois difficilement qu’il aurait porté un adulte. Il renfermait unbanc placé aussi bas que possible, une sorte de marchepied de nageà l’avant, et une pagaie double en guise de propulseur.

À cette époque-là, je n’avais pas encore vu de coracle,ce bateau des anciens Bretons, mais j’en ai vu un depuis, et je nepeux donner une meilleure idée de la pirogue de Ben Gunn qu’endisant qu’elle ressemblait au premier et pire coracle qui soitjamais sorti de la main de l’homme. Mais elle possédait à coup sûrle grand avantage du coracle, car elle était extrêmement légère etportative.

Or, maintenant que j’avais trouvé le canot, on va peut-êtrecroire que je pouvais borner là mes exploits ; maisentre-temps j’avais formé un autre projet, dont j’étais siobstinément féru que je l’aurais exécuté, je crois, même au nez età la barbe du capitaine Smollett. C’était de me faufiler, à lafaveur de la nuit, jusqu’à l’Hispaniola, de la jeter endérive et de la laisser aller à la côte où bon lui semblerait. Jetenais pour évident que les mutins, après leur échec de la matinée,n’auraient rien de plus pressé que de lever l’ancre et de prendrele large. Ce serait, pensais-je, un beau coup de les enempêcher ; et comme je venais de voir qu’ils laissaient lesgardiens du navire dépourvus d’embarcation, je croyais pouvoirexécuter mon projet sans grand risque.

Je m’assis à terre pour attendre l’obscurité, et mangeai monbiscuit de bon appétit. C’était pour mon dessein une nuit propiceentre mille. Le brouillard couvrait maintenant tout le ciel. Quandles dernières lueurs du jour eurent disparu, des ténèbres complètesensevelirent l’île au trésor. Et quand enfin je pris le coracle surmon épaule, et me hissai péniblement hors du creux où j’avaissoupé, il n’y avait plus dans tout le mouillage que deux pointsvisibles.

L’un était le grand feu du rivage, autour duquel les piratesvaincus faisaient carrousse[7] . L’autre,simple tache de lumière sur l’obscurité, m’indiquait la position dunavire à l’ancre. Celui-ci avait tourné avec le reflux, et meprésentait maintenant son avant, et comme il n’y avait de lumièresà bord que dans la cabine, ce que je voyais était uniquement lereflet sur le brouillard des vifs rayons qui s’échappaient de lafenêtre de poupe.

La marée baissait déjà depuis quelque temps, et je dus pataugerà travers un long banc de sable détrempé où j’enfonçai plusieursfois jusqu’au-dessus de la cheville, avant d’arriver au bord de lamer descendante. Je m’y avançai de quelques pas, et, avec un peu deforce et d’adresse, déposai mon coracle, la quille par en bas, à lasurface de l’eau.

Chapitre 2La marée descend

Le coracle – comme j’eus mainte raison de le savoir avant d’êtrequitte de lui – était, pour quelqu’un de ma taille et de mon poids,un bateau très sûr, à la fois léger et tenant bien la mer ;mais cette embarcation biscornue était des plus difficiles àconduire. On avait beau faire, elle se bornait la plupart du tempsà dériver, et en fait de manœuvre, elle ne savait guère que tourneren rond. Ben Gunn lui-même avait admis qu’elle était « d’unmaniement pas très commode tant qu’on ne connaissait pas seshabitudes ».

Évidemment, je ne les connaissais pas. Elle se tournait danstoutes les directions, sauf celle où je voulais aller ; laplupart du temps nous marchions par le travers, et il est certainque sans la marée je n’aurais jamais atteint le navire. Parbonheur, de quelque manière que je pagayasse, la marée m’emportaittoujours, et l’Hispaniola était là-bas, juste dans le bonchemin : je ne pouvais guère la manquer.

Tout d’abord, elle surgit devant moi comme une tache d’un noirplus foncé que les ténèbres ; puis ses mâts et sa coque seprofilèrent peu à peu, et en un instant – car le courant du refluxdevenait plus fort à mesure que j’avançais – je me trouvai à côtéde son amarre, que j’empoignai.

L’amarre était bandée comme la corde d’un arc, tant le naviretirait sur son ancre. Tout autour de la coque, dans l’obscurité, leclapotis du courant bouillonnait et babillait comme un petittorrent de montagne. Un coup de mon coutelas, etl’Hispaniola serait partie, murmurante, avec la marée.

C’était très joli ; mais je me rappelai à temps que le chocd’une amarre bandée que l’on coupe net, est aussi dangereux qu’uneruade de cheval. Il y avait dix à parier contre un que, si j’avaisla témérité de couper le câble de l’Hispaniola, je seraisprojeté en l’air du même coup avec mon coracle.

Je me butais donc là-contre et, sans une nouvelle faveurspéciale du hasard, il m’eût fallu abandonner mon projet.

Mais la légère brise qui soufflait tout à l’heure d’entre sud etsud-est avait tourné au sud-ouest après la tombée de la nuit. Aubeau milieu de mes réflexions survint une bouffée qui saisitl’Hispaniola et la refoula à contre-courant. À ma grandejoie, je sentis l’amarre mollir dans mon poing, et la main dont jela tenais plongea sous l’eau pendant une seconde.

Là-dessus ma décision fut prise : je tirai mon coutelas,l’ouvris avec mes dents, et coupai successivement les torons ducâble, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus que deux pour maintenir lenavire. Je m’arrêtai alors, attendant pour trancher ces derniersque leur tension fût de nouveau relâchée par un souffle devent.

Pendant tout ce temps-là, j’avais entendu un grand bruit de voixqui provenait de la cabine ; mais, à vrai dire, j’étais sioccupé d’autres pensées que j’y prêtais à peine l’oreille. Mais àcette heure, n’ayant rien d’autre à faire, je commençai à leuraccorder plus d’attention.

L’une de ces voix était celle du quartier-maître, Israël Hands,l’ex-canonnier de Flint. L’autre appartenait, comme de juste, à monbon ami au bonnet rouge. Les deux hommes en étaient manifestementau pire degré de l’ivresse, et ils buvaient toujours ; car,tandis que j’écoutais, l’un d’eux, avec une exclamation d’ivrogne,ouvrit la fenêtre de poupe et jeta dehors un objet que je devinaiêtre une bouteille vide. Mais ils n’étaient pas seulement ivres,ils étaient évidemment aussi dans une furieuse colère. Les juronsvolaient dru comme grêle, et de temps à autre il en survenait uneexplosion telle que je m’attendais à la voir dégénérer en coups.Mais à chaque fois la querelle s’apaisait, et le diapason des voixretombait pour un instant, jusqu’à la crise suivante, qui passait àson tour sans résultat.

À terre, entre les arbres du rivage, je pouvais voir s’éleverles hautes flammes du grand feu de campement. Quelqu’un chantaitune vieille complainte de marin, triste et monotone, avec untrémolo à la fin de chaque couplet, et qui ne devait finir,semblait-il, qu’avec la patience du chanteur. Je l’avais entendueplusieurs fois durant le voyage, et me rappelais cesmots :

Un seul survivant de toutl’équipage

Qui avait pris la mer au nombrede soixante-quinze.

Et je me dis qu’un tel refrain n’était que trop fâcheusementapproprié à une bande qui avait subi de telles pertes le matinmême. Mais, à ce que je voyais, tous ces forbans étaient aussiinsensibles que la mer où ils naviguaient.

Finalement la brise survint : la goélette se déplaçadoucement dans l’ombre et se rapprocha de moi ; je sentisl’amarre mollir à nouveau, et d’un bon et solide effort tranchailes dernières fibres.

La brise n’avait que peu d’action sur le coracle, et je fuspresque instantanément plaqué contre l’étrave del’Hispaniola. En même temps, d’une lente giration, lagoélette se mit à virer cap pour cap, au milieu du courant.

Je me démenai en diable, car je m’attendais à sombrer d’unmoment à l’autre ; et quand j’eus constaté que je ne pouvaiséloigner d’emblée mon coracle, je poussai droit vers l’arrière. Jeme vis enfin libéré de ce dangereux voisinage ; et je donnaistout juste la dernière impulsion, quand mes mains rencontrèrent unmince cordage qui pendait du gaillard d’arrière. Aussitôt jel’empoignai.

Quel motif m’y incita, je l’ignore. Ce fut en premier lieuinstinct pur ; mais une fois que je l’eus saisi et qu’il tintbon, la curiosité prit peu à peu le dessus, et je me déterminai àjeter un coup d’œil par la fenêtre de la cabine.

Me hissant sur le cordage à la force des poignets, et non sansdanger, je me mis presque debout dans la pirogue, et pus ainsidécouvrir le plafond de la cabine et une partie de sonintérieur.

Cependant la goélette et sa petite conserve filaient sur l’eau àbonne vitesse ; en fait nous étions déjà arrivés à la hauteurdu feu du campement. Le bateau jasait, comme disent les marins,assez fort, refoulant avec un incessant bouillonnement lesinnombrables rides du clapotis ; si bien qu’avant d’avoirl’œil pardessus le rebord de la fenêtre je ne pouvais comprendrecomment les hommes de garde n’avaient pas pris l’alarme.

Mais un regard me suffit ; et de cet instable esquif unregard fut d’ailleurs tout ce que j’osai me permettre. Il me montraHands et son compagnon enlacés en une mortelle étreinte et seserrant la gorge réciproquement.

Je me laissai retomber sur le banc, mais juste à temps, carj’étais presque par-dessus bord. Pour un instant je ne vis plusrien d’autre que ces deux faces haineuses et cramoisies, oscillantà la fois sous la lampe fumeuse ; et je fermai les paupièrespour laisser mes yeux se réaccoutumer aux ténèbres.

L’interminable mélopée avait pris fin, et autour du feu decampement toute la troupe décimée avait entonné le chœur que jeconnaissais trop :

Nous étions quinze sur le coffredu mort…

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

La boisson et le diable ontexpédié les autres,

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

J’étais en train de songer à l’œuvre que la boisson et le diableaccomplissaient en ce moment même dans la cabine del’Hispaniola, lorsque je fus surpris par un soudain coupde roulis du coracle. Au même instant, il fit une violente embardéeet parut changer de direction. Sa vitesse aussi avait augmentésingulièrement.

J’ouvris les yeux aussitôt. Tout autour de moi, de petites ridesse hérissaient de crêtes bruissantes et légèrementphosphorescentes. À quelques brasses, l’Hispaniolaelle-même, qui m’entraînait encore dans son sillage, semblaithésiter sur sa direction, et je vis ses mâts se balancer légèrementsur la noirceur de la nuit. En y regardant mieux, je m’assuraiqu’elle aussi virait vers le sud.

Je tournai la tête, et mon cœur bondit dans ma poitrine. Là,juste derrière moi, se trouvait la lueur du feu de campement. Lecourant avait obliqué à angle droit et emportait avec lui lamajestueuse goélette et le petit coracle bondissant ; toujoursplus vite, toujours à plus gros bouillons, toujours avec un plusfort murmure, elle filait à travers la passe vers la haute mer.

Soudain la goélette fit devant moi une embardée, et vira depeut-être vingt degrés. Presque au même moment des appels sesuccédèrent à bord ; j’entendis des pas marteler l’échelle ducapot, et je compris que les deux ivrognes, enfin éveillés ausentiment de la catastrophe, avaient interrompu leur querelle.

Je me couchai à plat dans le fond du misérable esquif etpieusement recommandai mon âme à son Créateur. Au bout de la passe,nous ne pouvions manquer de tomber sur quelque ligne de brisantsfurieux, qui mettraient vite fin à tous mes soucis ; et bienque j’eusse peut-être la force de mourir, je supportais mald’envisager mon sort par avance.

Il est probable que je restai ainsi des heures, continuellementballotté sur les lames, aspergé par les embruns, et ne cessantd’attendre la mort au prochain plongeon. Peu à peu, la fatiguem’envahit ; un engourdissement, une stupeur passagère accablamon âme, en dépit de mes terreurs ; puis le sommeil me prit,et dans mon coracle ballotté par les flots je rêvai de mon pays etdu vieil Amiral Benbow.

Chapitre 3La croisière du coracle

Il faisait grand jour lorsque je m’éveillai et me trouvaivoguant à l’extrémité sud-ouest de l’île au trésor. Le soleil étaitlevé, mais encore caché pour moi derrière la haute masse de laLongue-Vue, qui de ce côté descendait presque jusqu’à la mer enfalaises formidables.

La pointe Hisse-la-Bouline et le mont du Mât-d’Artimon étaienttout proches : la montagne grise et dénudée, la pointe ceintede falaises de quarante à cinquante pieds de haut et bordée de grosblocs de rocher éboulés. J’étais à peine à un quart de mille aularge, et ma première pensée fut de pagayer vers la terre etd’aborder.

Ce projet fut vite abandonné. Parmi les pierres tombées, leressac écumait et grondait ; avec des chocs violents, leslourdes lames jaillissaient et s’écroulaient, se succédant deseconde en seconde ; et je prévis que si je m’aventurais plusprès, je serais roulé à mort sur cette côte sauvage, oum’épuiserais en vains efforts pour escalader les rocssurplombants.

Et ce n’était pas tout, car, rampant de compagnie à la surfacedes tables rocheuses ou se laissant tomber dans la mer à grandbruit, j’aperçus d’énormes monstres limoneux – des sortes delimaces, mais d’une grosseur démesurée – par deux ou troisdouzaines à la fois, qui faisaient retentir les échos de leursaboiements.

J’ai su depuis que c’étaient des lions de mer, entièrementinoffensifs. Mais leur aspect, joint à la difficulté du rivage et àla violence du ressac, était plus que suffisant pour me dégoûterd’atterrir là. Je trouvai préférable de mourir de faim en mer,plutôt que d’affronter semblables périls.

Cependant j’avais devant moi une meilleure chance, à ce que jecroyais. Au nord du cap Hisse-la-Bouline, sur un espaceconsidérable de côte, la marée basse découvre une longue bande desable jaune. En outre, plus au nord, se présente encore un autrepromontoire – le cap des Bois, d’après la carte – revêtu de grandspins verts qui descendaient jusqu’à la limite des flots.

Je me rappelai que le courant, au dire de Silver, portait aunord sur toute la côte ouest de l’île au trésor, et voyant d’aprèsma position que j’étais déjà sous son influence, je résolus delaisser derrière moi le cap Hisse-la-Bouline et de réserver mesforces pour tenter d’aborder sur le cap des Bois, de plus engageantaspect.

Il y avait sur la mer une longue et tranquille houle. Le ventsoufflait doucement et continûment du sud, sans nul antagonismeentre le courant et lui, et les lames s’élevaient et s’abaissaientsans déferler.

En tout autre cas, j’eusse péri depuis longtemps ; maisdans ces conditions, j’étais étonné de voir combien facile et sûreétait la marche de ma petite et légère pirogue. Souvent, alors queje me tenais encore couché au fond et risquais seulement un œilpar-dessus le plat-bord, je voyais une grosse éminence bleue sedresser, proche et menaçante ; mais le coracle ne faisait quebondir un peu, danser comme sur des ressorts, et s’enfonçait del’autre côté dans le creux aussi légèrement qu’un oiseau.

Je ne tardai pas à m’enhardir, et je m’assis pour éprouver monadresse à pagayer. Mais le plus petit changement dans larépartition du poids produisait de violentes perturbations dansl’allure du coracle. Et j’avais à peine fait un mouvement que lecanot, abandonnant du coup son délicat balancement, se précipitad’emblée à bas d’une pente d’eau si abrupte qu’elle me donna levertige, et alla dans un jet d’écume piquer du nez profondémentdans le flanc de la lame suivante.

Tout trempé et terrifié, je me rejetai au plus vite dans maposition primitive, ce qui parut rendre aussitôt ses esprits aucoracle, qui me mena parmi les lames aussi doucement qu’auparavant.Il était clair qu’il ne fallait pas le contrarier ; mais àcette allure, puisque je ne pouvais en aucune façon influer sur sacourse, quel espoir avais-je d’atteindre la terre ?

Une peur atroce m’envahit, mais malgré tout je gardai ma raison.D’abord, me mouvant avec grande précaution, j’écopai le coracle àl’aide de mon bonnet de marin, puis, jetant l’œil à nouveaupar-dessus le plat-bord, je me mis à étudier comment faisait monesquif pour se glisser si tranquillement parmi les lames.

Je découvris que chaque vague, au lieu d’être cette éminenceépaisse, lisse et luisante qu’elle paraît du rivage ou du pont d’unnavire, était absolument pareille à une chaîne de montagnesterrestres, avec ses pics, ses plateaux et ses vallées. Le coracle,livré à lui-même, virant d’un bord sur l’autre, s’enfilait, pourainsi dire, parmi les régions plus basses, et évitait les pentesescarpées et les points culminants de la vague.

« Allons, me dis-je, il est clair que je dois rester où jesuis et ne pas déranger l’équilibre ; mais il est clair aussique je puis passer la pagaie par-dessus bord, et de temps à autre,dans les endroits unis, donner quelques coups vers la terre. »Sitôt pensé, sitôt réalisé. Je me mis sur les coudes et, dans cetteposition très gênante, donnai de temps à autre un ou deux coupspour orienter l’avant vers la terre.

C’était un travail harassant et fastidieux. Toutefois, jegagnais visiblement du terrain, et en approchant du cap des Bois,je vis qu’à la vérité je devais manquer infailliblement cettepointe, mais que cependant j’avais fait quelques cents brasses versl’est. J’étais, en tout cas, fort près de terre. Je pouvais voirles cimes des arbres, vertes et fraîches, se balancer à la foissous la brise, et j’étais assuré de pouvoir aborder sans faute aupromontoire suivant.

Il était grand temps, car la soif commençait à me tourmenter.L’éclat du soleil par en haut, sa réverbération sur les ondes,l’eau de mer qui retombait et séchait sur moi, m’enduisant leslèvres de sel, se combinaient pour me parcheminer la gorge etm’endolorir la tête. La vue des arbres si proches me rendit presquemalade d’impatience ; mais le courant eut tôt fait dem’emporter au-delà de la pointe ; et quand la nouvelle étenduede mer s’ouvrit devant moi, j’aperçus un objet qui changea lanature de mes soucis.

Droit devant moi, à moins d’un demi-mille, je visl’Hispaniola sous voiles. Malgré ma certitude d’être pris,je souffrais si fort du manque d’eau, que je ne savais plus si jedevais me réjouir ou m’attrister de cette perspective. Mais bienavant d’en être arrivé à une conclusion, la surprise me possédaentièrement, et je devins incapable de faire autre chose que deregarder et de m’ébahir.

L’Hispaniola était sous sa grand-voile et ses deuxfocs : la belle toile blanche éclatait au soleil comme de laneige ou de l’argent. Quand je la vis tout d’abord, toutes sesvoiles portaient : elle faisait route vers lenord-ouest ; et je présumai que les hommes qui la montaientfaisaient le tour de l’île pour regagner le mouillage. Bientôt elleappuya de plus en plus à l’ouest, ce qui me fit croire qu’ilsm’avaient aperçu et allaient me donner la chasse. Mais à la fin,elle tomba en plein dans le lit du vent, fut repoussée en arrière,et resta là un moment inerte, les voiles battantes.

« Les maladroits ! me dis-je, il faut qu’ils soientsoûls comme des bourriques. » Et je m’imaginai comment lecapitaine Smollett les aurait fait manœuvrer.

Cependant la goélette abattit peu à peu, et entreprenant unenouvelle bordée, vogua rapidement une minute ou deux, pours’arrêter une fois encore en plein dans le lit du vent. Cela serenouvela à plusieurs reprises. De droite et de gauche, en long eten large, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest,l’Hispaniola naviguait par à-coups zigzagants, et chaquerépétition finissait comme elle avait débuté, avec des voilesbattant paresseusement. Il devint clair pour moi que personne ne lagouvernait. Et, dans cette hypothèse, que faisaient leshommes ? Ou bien ils étaient ivres morts, ou ils avaientdéserté, pensai-je ; et peut-être, si je pouvais arriver àbord, me serait-il possible de rendre le navire à soncapitaine.

Le courant chassait vers le sud à une même vitesse le coracle etla goélette. Quant aux bordées de cette dernière, elles étaient siincohérentes et si passagères, et le navire s’arrêtait si longtempsentre chacune, qu’il ne gagnait certainement pas, si même il neperdait. Il me suffirait d’oser m’asseoir et de pagayer pour lerattraper à coup sûr. Ce projet avait un aspect aventureux qui meséduisait, et le souvenir de la caisse à eau près du gaillardd’avant redoublait mon nouveau courage.

Je me dressai donc, fus accueilli presque aussitôt par un nuaged’embrun, mais cette fois je n’en démordis pas et me mis, de toutesmes forces et avec prudence, à pagayer à la poursuite del’Hispaniola en dérive. Une fois j’embarquai un si groscoup de mer que je dus m’arrêter pour écoper, le cœur palpitantcomme celui d’un oiseau ; mais peu à peu je trouvai lamanière, et guidai mon coracle parmi les vagues, sans plus detracas que, de temps en temps, une gifle d’eau sur son avant et unjet d’écume dans ma figure.

À cette heure, je gagnais rapidement sur la goélette : jepouvais voir les cuivres briller sur la barre du gouvernail quandelle tapait de côté ; et cependant pas une âme ne se montraitsur le pont. Je ne pouvais plus douter qu’elle fût abandonnée. Ousinon les hommes ronflaient en bas, ivres morts, et je pourraissans doute les mettre hors d’état de nuire, et disposer à ma guisedu bâtiment.

Depuis un moment, l’Hispaniola se comportait aussi malque possible, à mon point de vue. Elle avait le cap presque enplein sud, sans cesser, bien entendu, de faire tout le temps desembardées. Chaque fois qu’elle abattait, ses voiles se gonflaienten partie et l’emportaient de nouveau pour une minute, droit auvent. C’était là pour moi le pire, comme je l’ai dit, car bien quelivrée à elle-même dans cette situation, ses voiles battant avec unbruit de canon et ses poulies roulant et se cognant sur le pont, lagoélette néanmoins continuait à s’éloigner de moi, et à la vitessedu courant elle ajoutait toute celle de sa dérive, qui étaitconsidérable.

Enfin, la chance me favorisa. Pour une minute, la brise tombapresque à rien, et le courant agissant par degrés,l’Hispaniola tourna lentement sur son axe et finit par meprésenter sa poupe, avec la fenêtre grande ouverte de la cabine oùla lampe brûlait encore sur la table malgré le plein jour. Lagrand-voile, inerte, pendait comme un drapeau. À part le courant,le navire restait immobile.

Pendant les quelques dernières minutes, ma distance s’étaitaccrue, mais je redoublai d’efforts, et commençai une fois de plusà gagner sur le bâtiment chassé.

Je n’étais plus qu’à cinquante brasses de lui quand une brusquebouffée de vent survint : le navire partit bâbord amures, etde nouveau s’en fut au loin, penché et rasant l’eau comme unehirondelle.

Ma première impulsion fut de désespérer, mais la seconde inclinavers la joie. La goélette évita, jusqu’à me présenter son travers…elle évita jusqu’à couvrir la moitié, puis les deux tiers, puis lestrois quarts de la distance qui nous séparait. Les vaguesbouillonnantes écumaient sous son étrave. Vue d’en bas, dans moncoracle, elle me semblait démesurément haute.

Et alors, tout soudain, je me rendis compte du danger. Je n’euspas le temps de réfléchir non plus que d’agir pour me sauver.J’étais sur le sommet d’une ondulation quand, dévalant de la plusvoisine, la goélette fondit sur moi. Son beaupré arriva au-dessusde ma tête. Je me levai d’un bond et m’élançai vers lui, envoyantle coracle sous l’eau. D’une main, je m’accrochai au bout-dehors defoc, tandis que mon pied se logeait entre la draille et le bras, etj’étais encore cramponné là, tout pantelant, lorsqu’un choc sourdm’apprit que la goélette venait d’aborder et de broyer le coracle,et que je me trouvais jeté sur l’Hispaniola sanspossibilité de retraite.

Chapitre 4J’amène le Jolly Roger

J’avais à peine pris position sur le beaupré, que le clin-focbattit et reprit le vent en changeant ses amures, avec unedétonation pareille à un coup de canon. Sous le choc de larenverse, la goélette trembla jusqu’à la quille ; mais au boutd’un instant, comme les autres voiles portaient encore, le focrevint battre de nouveau et pendit paresseusement.

La secousse m’avait presque lancé à la mer ; aussi, sansperdre de temps, je rampai le long du beaupré et culbutai sur lepont la tête la première.

Je me trouvais sous le vent du gaillard d’avant, et lagrand-voile, qui portait encore, me cachait une partie du pontarrière. Il n’y avait personne en vue. Le plancher, non balayédepuis la révolte, gardait de nombreuses traces de pas ; etune bouteille vide, au col brisé, se démenait çà et là dans lesdalots, comme un être doué de vie.

Soudain, l’Hispaniola prit le vent en plein. Les focsderrière moi claquèrent avec violence ; le gouvernail serabattit ; un frémissement sinistre secoua le navire toutentier ; et au même instant le gui d’artimon revint en dedansdu bord, et la voile, grinçant sur ses drisses, me découvrit lecôté sous le vent du pont arrière.

Les deux gardiens étaient là : Bonnet-Rouge, étendu sur ledos, raide comme un anspect, les deux bras étalés comme ceux d’uncrucifix, et les lèvres entrouvertes dans un rictus qui luidécouvrait les dents ; Israël Hands, accoté aux bastingages,le menton sur la poitrine, les mains ouvertes à plat devant lui surle pont, et le visage, sous son hâle, aussi blanc qu’une chandellede suif.

Un moment, le navire se débattit et se coucha comme un chevalvicieux ; les voiles tiraient tantôt d’un bord, tantôt del’autre, et le gui, ballant de-ci delà, faisait grincer le mât sousl’effort. De temps à autre, un nuage d’embrun jaillissaitpar-dessus le bastingage, et l’avant du navire piquait violemmentdans la lame : ce grand voilier se comportait beaucoup plusmal que mon coracle rustique et biscornu, à présent au fond del’eau.

À chaque sursaut de la goélette, Bonnet-Rouge glissait de côtéet d’autre ; mais, chose hideuse à voir, ni sa posture, ni lerictus qui lui découvrait les dents, n’étaient modifiés par cesdéplacements brutaux. À chaque sursaut également, on voyait Handss’affaisser davantage sur lui-même et s’aplatir sur le pont :ses pieds glissaient toujours plus loin, et tout son corpss’inclinait vers la poupe, de sorte que petit à petit son visage mefut caché, et je n’en vis plus à la fin qu’une oreille et le bouthirsute d’un favori.

À ce moment, je remarquai autour d’eux des taches de sang sur leplancher, et commençai à croire que les deux ivrognes s’étaientmassacrés l’un l’autre dans leur fureur homicide.

Je regardais ce spectacle avec étonnement, lorsque dans unintervalle de calme où le navire se tenait tranquille, Israël Handsse tourna à demi, et avec un gémissement sourd et en se tortillant,reprit la position dans laquelle je l’avais vu d’abord. Songémissement, qui décelait une douleur et une faiblesse extrêmes, etla vue de sa mâchoire pendante, émurent ma compassion. Mais en meremémorant les propos que j’avais ouïs, caché dans ma barrique depommes, toute pitié m’abandonna.

Je m’avançai jusqu’au grand mât.

– Embarquez, maître Hands, dis-je ironiquement.

Il roula vers moi des yeux mornes, mais il était bien tropabruti pour exprimer de la surprise. Il se borna à émettre cesouhait :

– Eau-de-vie.

Je comprenais qu’il n’y avait pas de temps à perdre :esquivant le gui qui balayait de nouveau le pont, je courus àl’arrière et descendis par le capot d’échelle, dans la cabine.

Il y régnait un désordre difficile à imaginer. Tout ce quifermait à clef, on l’avait ouvert de force pour y rechercher lacarte. Il y avait sur le plancher une couche de boue, aux endroitsoù les forbans s’étaient assis pour boire ou délibérer après avoirpataugé dans le marais avoisinant leur camp. Sur les cloisons,peintes d’un beau blanc et encadrées de moulures dorées,s’étalaient des empreintes de mains sales. Des douzaines debouteilles vides s’entrechoquaient dans les coins, au roulis dunavire. Un des livres médicaux du docteur restait ouvert sur latable : on en avait arraché la moitié des feuillets, pourallumer des pipes, je suppose. Au milieu de tout cela, la lampejetait encore une lueur fumeuse et obscure, d’un brun de terre deSienne.

Je passai dans le cellier : tous les tonneaux avaientdisparu, et un nombre stupéfiant de bouteilles avaient été bues àmême et rejetées sur place. À coup sûr, depuis le début de lamutinerie, pas un de ces hommes n’avait dégrisé.

En fourrageant çà et là, je trouvai une bouteille qui contenaitencore un fond d’eau-de-vie. Je la pris pour Hands ; et pourmoi-même je dénichai quelques biscuits, des fruits en conserve, unegrosse grappe de raisin et un morceau de fromage. Muni de cesprovisions, je regagnai le pont, déposai ma réserve à moi derrièrela tête du gouvernail et, sans passer à portée du quartier-maître,gagnait l’avant où je bus à la citerne une longue et délicieusegoulée d’eau. Alors, mais pas avant, je passai à Hands soneau-de-vie.

Il en but bien un quart de pinte avant de retirer la bouteillede sa bouche.

– Ah ! cré tonnerre ! j’en avais besoin !fit-il.

Pour moi, assis dans mon coin, j’avais déjà commencé àmanger.

– Fort blessé ? lui demandai-je.

Il grogna, ou je devrais plutôt dire, il aboya :

– Si ce docteur était à bord, je serais remis sur pied en unrien de temps ; mais je n’ai pas de chance, vois-tu, moi, etc’est ce qui me désole. Quant à ce sagouin-là, il est mort et bienmort, ajouta-t-il en désignant l’homme au bonnet rouge. Ce n’étaitpas un marin, d’ailleurs… Et d’où diantre peux-tu biensortir ?

– Je suis venu à bord pour prendre possession de ce navire,maître Hands ; et jusqu’à nouvel ordre vous êtes prié de meconsidérer comme votre capitaine.

Il me regarda non sans amertume, mais ne dit mot. Un peu decouleur lui était revenue aux joues, bien qu’il parût encore trèsdéfait et qu’il continuât à glisser et à retomber selon lesoscillations du navire.

– À propos, continuai-je, je ne veux pas de ce pavillon, maîtreHands, et avec votre permission je m’en vais l’amener. Mieux vautrien du tout que celui-là.

Et esquivant de nouveau le gui, je courus aux drisses depavillon et amenai ce maudit drapeau noir, que je lançai par-dessusbord.

– Dieu protège le roi ! m’exclamai-je en agitant monbonnet ; c’en est fini du capitaine Silver !

Il m’observait attentivement, mais à la dérobée et sans lever lementon de sa poitrine.

– J’ai idée, dit-il enfin, j’ai idée, capitaine Hawkins, que tuaimerais bien aller à terre, maintenant. Nous causons,veux-tu ?

– Mais oui, répliquai-je, très volontiers, maître Hands. Ditestoujours.

Et je me remis à manger de bon appétit.

– Cet homme… commença-t-il, avec un faible signe de tête vers lecadavre, il s’appelait O’Brien… une brute d’Irlandais… cet homme etmoi avons mis les voiles dans l’intention de ramener le navire. Ehbien, maintenant qu’il est mort, lui, et bien mort, je ne vois pasqui va faire la manœuvre sur ce bâtiment. Si je ne te donne pasquelques conseils, tu n’en seras pas capable, voilà tout ce que jepeux dire. Eh bien, voici : tu me donneras nourriture etboisson, et un vieux foulard ou un mouchoir pour bander mablessure, hein ? et je t’indiquerai la manœuvre. C’est uneproposition bien carrée, je suppose ?

– Je vous annonce une chose, répliquai-je, c’est que je neretourne pas au mouillage du capitaine Kidd. Je veux aller dans labaie du Nord, et nous échouer là tranquillement.

– J’en étais sûr, s’écria-t-il. Au fond, tu sais, je ne suis pastellement andouille. Je me rends compte, pas vrai ? J’ai tentémon coup, eh bien, j’ai perdu et c’est toi qui as le dessus. Labaie du Nord ? Soit, je n’ai pas le choix, moi ! Jet’aiderai à nous mener jusqu’au Quai des Potences, crétonnerre ! c’est positif.

La proposition ne me parut pas dénuée de sens. Nous conclûmes lemarché sur-le-champ. Trois minutes plus tard, l’Hispaniolavoguait paisiblement vent arrière et longeait la côte de l’île autrésor. J’avais bon espoir de doubler sa pointe nord avant midi etde louvoyer ensuite jusqu’à la baie du Nord avant la marée haute,afin de nous échouer en paix et d’attendre que la marée descendantenous permît de débarquer.

J’amarrai alors la barre et descendis chercher dans mon coffrepersonnel un mouchoir de soie fine donné par ma mère. Je m’enservis pour aider Hands à bander la large blessure saignante qu’ilavait reçue à la cuisse. Après avoir mangé un peu et avalé quelquesgorgées d’eau-de-vie, il commença à se remonter visiblement, setint plus droit, parla plus haut et plus net, et parut un toutautre homme.

La brise nous servait admirablement. Nous filions devant ellecomme un oiseau, les côtes de l’île défilaient comme l’éclair et lepaysage se renouvelait sans cesse. Les hautes terres furent bientôtdépassées, et nous courûmes grand largue le long d’une contréebasse et sablonneuse, parsemée de quelques pins rabougris, au-delàde laquelle nous doublâmes une pointe de collines rocheuses quiformaient l’extrémité de l’île, au nord.

J’étais tout transporté par mon nouveau commandement, et jeprenais plaisir au temps clair et ensoleillé et aux aspects diversde la côte. J’avais désormais de l’eau à discrétion et de bonneschoses à manger, et la superbe conquête que je venais de faireapaisait ma conscience, qui m’avait cruellement reproché madésertion. Il ne me serait plus rien resté à désirer, n’eussent étéles yeux du quartier-maître, qui me suivaient ironiquement par toutle pont, et l’inquiétant sourire qui se jouait continuellement surson visage. Ce sourire contenait un mélange de souffrance et defaiblesse… comme le sourire hébété d’un vieillard ; mais il yavait en outre dans son air un grain de moquerie, une ombred’astucieuse traîtrise, tandis que de son coin il me guettait et meguettait sans relâche, au cours de mon travail.

Chapitre 5Israël Hands

Nous servant à souhait, le vent avait passé à l’ouest. Nous n’endevions courir que plus aisément depuis la pointe nord-est de l’îlejusqu’à l’entrée de la baie du Nord. Mais, comme nous étions dansl’impossibilité de mouiller l’ancre et que nous n’osions nouséchouer avant que la marée eût monté encore passablement, nousavions du temps de reste. Le quartier-maître indiqua la façon demettre le navire en panne : j’y réussis après plusieurstentatives, et nous nous installâmes en silence pour faire un autrerepas.

– Capitaine, me dit-il enfin, avec le même sourire inquiétant,il y a là mon vieux camarade O’Brien ; je suppose que tu vasle balancer par-dessus bord. Je ne suis pas trop délicat engénéral, et je ne me reproche pas de lui avoir fait sonaffaire ; mais je ne le trouve pas très décoratif. Ettoi ?

– Je ne suis pas assez fort, répondis-je, et la corvée ne meplaît pas. Pour ce qui me concerne, il peut rester là.

– C’est un navire de malheur que cette Hispaniola, Jim,continua-t-il en clignant de l’œil. Il y a eu un tas d’hommes tués,sur cette Hispaniola… une flopée de pauvres marins mortset disparus depuis que toi et moi nous avons embarqué à Bristol. Jen’ai jamais vu si triste chance. Tiens, cet O’Brien-là… maintenantil est mort, hein ? Moi, je ne suis pas instruit, et tu es ungarçon qui sais lire et écrire ; eh bien, parlonsfranchement : crois-tu qu’un homme mort soit mort pour de bon,ou bien est-ce qu’il revit encore ?

– On peut tuer le corps, maître Hands, mais non pas l’esprit,vous devez le savoir déjà. Cet O’Brien est dans un autre monde, etpeut-être qu’il nous voit en cet instant.

– Oh ! fit-il. Eh bien, c’est malheureux : on perd sontemps, alors, à tuer le monde. En tout cas, les esprits ne comptentpas pour grand-chose, à ce que j’ai vu. Je courrai ma chance avecles esprits, Jim. Et maintenant que tu as parlé librement, ceserait gentil à toi de descendre dans la cabine et de m’enrapporter une… allons allons, une… mort de mes os ! je neparviens pas à le dire… ah oui, tu m’apporteras une bouteille devin, Jim : cette eau-de-vie est trop forte pour moi.

Mais l’hésitation du quartier-maître ne me sembla pasnaturelle ; et quant à son affirmation qu’il préférait le vinà l’eau-de-vie, je n’en crus pas un mot. Toute l’histoire n’étaitqu’un prétexte. Il voulait me faire quitter le pont, cela étaitnet ; mais dans quel dessein, je n’arrivais pas à le deviner.Ses yeux fuyaient obstinément les miens : ils erraient sanscesse de droite  et de gauche, en haut et en bas, tantôt levésau ciel, tantôt lançant un regard furtif au cadavre d’O’Brien. Iln’arrêtait pas de sourire, tout en tirant la langue d’un air sicoupable et embarrassé qu’un enfant aurait deviné qu’il machinaitquelque ruse. Néanmoins, je fus prompt à la réplique, car je merendais compte de ma supériorité sur lui et qu’avec un être aussiabjectement stupide, je n’aurais pas de peine à lui cacher messoupçons jusqu’au bout.

– Du vin ? dis-je. À la bonne heure. Voulez-vous du blancou du rouge ?

– Ma foi, j’avoue que c’est à peu près la même chose pour moi,camarade : pourvu qu’il soit fort et qu’il y en ait beaucoup,cré nom, qu’est-ce que ça fait ?

– Très bien. Je vais vous donner du porto, maître Hands. Mais ilme faudra chercher après.

Là-dessus, je m’engouffrai dans le capot avec tout le fracaspossible, retirai mes souliers, filai sans bruit par la coursive,montai l’échelle du gaillard d’avant, et passai ma tête hors ducapot avant. Je savais qu’il ne s’attendrait pas à me voir là, maisje ne négligeais aucune précaution, et assurément les pires de messoupçons se trouvèrent confirmés.

Il s’était dressé sur les mains et les genoux, et, bien que sajambe le fît beaucoup souffrir à chaque mouvement – car jel’entendis étouffer une plainte – il n’en traversa pas moins lepont à une bonne allure. En une demi-minute, il avait atteint lesdalots de bâbord, et extrait d’un rouleau de filin un long coutelasou plutôt un court poignard, teinté de sang jusqu’à la garde. Il leconsidéra d’un air féroce, en essaya la pointe sur sa main, puis,le cachant en hâte sous sa vareuse, regagna précipitamment sa placeprimitive contre le bastingage.

J’étais renseigné. Israël pouvait se mouvoir ; il étaitarmé à présent, et tout le mal qu’il s’était donné pour m’éloignerme désignait clairement pour être sa victime. Que ferait-ilensuite ? s’efforcerait-il de traverser l’île en rampantdepuis la baie du Nord jusqu’au camp du marigot, ou bientirerait-il le canon, dans l’espoir que ses camarades viendraient àson aide ? Là-dessus, j’étais entièrement réduit auxconjectures.

Toutefois, je pouvais certainement me fier à lui sur un point,auquel nous avions un intérêt commun, et qui était le sort de lagoélette. Nous souhaitions, lui comme moi, l’échouer en un lieu sûret abrité, de sorte qu’elle pût être remise à flot en tempsopportun avec un minimum de peine et de danger. Jusque-là, mesemblait-il, je n’avais assurément rien à craindre.

Tout en retournant ce problème dans mon esprit, je n’étais pasresté physiquement inactif. J’avais volé derechef à la cabine,remis mes souliers et attrapé au hasard une bouteille de vin. Puis,muni de cette dernière pour justifier ma lenteur, je fis maréapparition sur le pont.

Hands gisait tel que je l’avais quitté, tout affaissé surlui-même, les paupières closes, comme s’il eût été trop faible poursupporter la lumière. Il leva les yeux, néanmoins, à ma venue,cassa le cou de la bouteille comme un homme qui en a l’habitude, etabsorba une bonne goulée, en portant sa santé favorite :« À notre réussite ! » Puis il se tint tranquille unmoment, et alors, tirant un rôle de tabac, me demanda de lui couperune chique.

– Coupe-moi un bout de ça, me dit-il, car je n’ai pas decouteau ; et même si j’en avais un, ma force n’est passuffisante. Ah ! Jim, Jim, j’avoue que j’ai manqué àvirer ! Coupe-moi une chique, ça sera probablement ladernière, mon gars, car je vais m’en aller d’où on ne revient plus,il n’y a pas d’erreur.

– Soit, répliquai-je, je vais vous couper du tabac ; maissi j’étais à votre place et que je me sente si bas, je dirais mesprières, comme un chrétien.

– Pourquoi ? fit-il. Allons, dis-moi pourquoi.

– Pourquoi ? m’écriai-je. Vous venez de m’interroger àpropos du mort. Vous avez manqué à vos engagements ; vous avezvécu dans le péché, le mensonge et le sang ; l’homme que vousavez tué gît à vos pieds en ce moment même, et vous me demandezpourquoi ? Que Dieu me pardonne, maître Hands, mais voilàpourquoi !

Je parlais avec une certaine chaleur, à l’idée du poignardensanglanté que le misérable avait caché dans sa poche, à desseind’en finir avec moi. Quant à lui, il but un long trait de vin etparla avec la plus extraordinaire solennité :

– Pendant trente ans j’ai parcouru les mers, j’ai vu du bon etdu mauvais, du meilleur et du pire, du beau temps et de latempête ; j’ai vu les provisions épuisées, les couteaux enjeu, et le reste. Eh bien, sache-le donc, je n’ai jamais vu encorele bien sortir de la bonté. Je suis pour celui qui frappe lepremier : les morts ne mordent pas ; voilà mon opinion…amen, ainsi soit-il. Et maintenant, écoute, ajouta-t-il, changeantsoudain de ton, ça suffit de ces bêtises ! La marée est assezhaute à présent. Je vais te donner mes ordres, capitaine Hawkins,et nous allons nous mettre au plein et en finir.

Tout compte fait, nous n’avions guère plus de deux milles àparcourir ; mais la navigation était délicate, l’accès de cemouillage nord était non seulement étroit et peu profond, maisorienté de l’est à l’ouest, en sorte que la goélette avait besoind’une main habile pour l’atteindre. J’étais, je crois, un bon etprompt subalterne, et Hands était, à coup sûr, un excellent pilote,car nous exécutâmes des virages répétés et franchîmes la passe enfrôlant les bancs de sable avec une précision et une élégance quifaisaient plaisir à voir.

Sitôt l’entrée du goulet dépassée, la terre nous entoura detoutes parts. Les rivages de la baie du Nord étaient aussiabondamment boisés que ceux du mouillage sud ; mais elle étaitde forme plus étroite et allongée, et ressemblait davantage àl’estuaire d’une rivière, comme elle l’était en effet. Droit devantnous, à l’extrémité sud, on voyait les débris d’un navire naufragé,au dernier degré du délabrement : jadis un grand trois-mâts,ce vaisseau était resté si longtemps exposé aux injures des saisonsque les algues pendaient alentour en larges réseaux dégouttants, etque les buissons du rivage s’étaient propagés sur le pont et lecouvraient d’une floraison dense. Spectacle mélancolique, mais quinous démontrait le calme du mouillage.

– Maintenant, dit Hands, regarde : voilà un joli endroitpour y échouer un navire. Un fond plat de sable fin, pas une ride,des arbres tout autour, et des fleurs poussant comme un jardin surce vieux navire.

– Et une fois échoués, demandai-je, comment nous remettre àflot ?

– Eh bien, voilà : à marée basse, tu portes une amarre àterre là-bas de l’autre côté ; tu la tournes sur un de cesgros pins ; tu la ramènes, tu la tournes autour du cabestan ettu attends le flot. À marée haute, tout le monde hale sur l’amarre,et le bateau part en douceur. Et maintenant, mon garçon, attention.Nous sommes tout près de l’endroit, et nous gardons encore tropd’erre. Tribord un peu… bien… tout droit… tribord… bâbord… un peu…tout droit… tout droit !

Il lançait ses commandements, auxquels j’obéissais sanssouffler. Enfin tout à coup il s’écria :

– Et maintenant, hardi ! lofe !

Je mis la barre au vent toute, et l’Hispaniola virarapidement et courut l’étrave haute vers le rivage bas etboisé.

L’excitation de ces dernières manœuvres avait un peu relâché lavigilance que j’exerçais jusque-là, avec assez d’attention, sur lequartier-maître. Tout absorbé dans l’attente que le navire touchât,j’en avais complètement oublié le péril suspendu sur ma tête, etdemeurais penché sur le bastingage de tribord, regardant lesondulations qui s’élargissaient devant le taille-mer. Je seraistombé sans lutter pour défendre ma vie, n’eût été la soudaineinquiétude qui s’empara de moi et me fit tourner la tête. Peut-êtreavais-je entendu un craquement ou aperçu du coin de l’œil son ombrese mouvoir ; peut-être fut-ce un instinct analogue à celui deschats ; en tout cas, lorsque je me retournai, je vis Hands, lepoignard à la main, déjà presque sur moi.

Quand nos yeux se rencontrèrent, nous poussâmes tous deux ungrand cri ; mais tandis que le mien était le cri aigu de laterreur, le sien fut le beuglement de furie d’un taureau quicharge. À la même seconde il s’élança, et je fis un bond de côtévers l’avant. Dans ce geste, je lâchai la barre, qui se rabattitviolemment sur bâbord ; et ce fut sans doute ce qui me sauvala vie, car elle frappa Hands en pleine poitrine et l’arrêta, pourun moment, tout étourdi.

Il n’en était pas revenu que je me trouvais en sûreté, hors ducoin où il m’avait acculé, avec tout le pont devant moi. Juste aupied du grand mât, je m’arrêtai, tirai un pistolet de ma poche, etvisai avec sang-froid, bien que l’ennemi eût déjà fait volte-faceet revînt encore une fois sur moi. Je pressai la détente. Le chiens’abattit, mais il n’y eut ni éclair ni détonation. L’eau de meravait gâté la poudre. Je maudis ma négligence. Pourquoi n’avoir pasdepuis longtemps renouvelé l’amorce et rechargé mes seulesarmes ? Je n’aurais pas été comme à présent un mouton en fuitedevant le boucher.

Malgré sa blessure, c’était merveille comme il allait vite, avecses cheveux grisonnants lui voltigeant sur la figure, et son visagelui-même aussi rouge de précipitation, et de furie, que le rouged’un pavillon. Je n’avais pas le temps d’essayer mon autrepistolet, et guère l’envie non plus, car j’étais sûr que ce seraiten vain. Je voyais clairement une chose : il ne me fallait passimplement reculer devant mon adversaire, car il m’aurait bientôtacculé contre l’avant, comme il venait, un instant plus tôt, dem’acculer presque à la poupe. Une fois pris ainsi, neuf ou dixpouces du poignard teinté de sang mettraient fin à mes aventures dece côté-ci de l’éternité. J’appliquai mes paumes contre le grandmât, qui était de bonne grosseur, et attendis, tous les nerfs ensuspens.

Voyant que je m’apprêtais à me dérober, il s’arrêta lui aussi,et une minute ou deux se passèrent en feintes de sa part, et enmouvements correspondants de la mienne. C’était là un jeu decache-cache auquel je m’étais maintes fois amusé durant monenfance, parmi les rochers de la crique du Mont-Noir ; mais jen’y avais encore jamais joué, on peut le croire, d’une façon aussiâprement palpitante que cette fois-ci. Pourtant, je le répète,c’était un jeu d’enfant, et je me croyais capable de surpasser enagilité un marin d’un certain âge, et blessé à la cuisse. En somme,mon courage s’accrut tellement que je me permis quelques furtivesréflexions sur l’issue de l’affaire. Mais tout en constatant que jepouvais la retarder longtemps, je ne voyais nul espoir de salutdéfinitif.

Les choses en étaient là, quand soudain l’Hispaniolatoucha, hésita, racla un instant le sable de sa quille, puis,prompte comme un coup de poing, chavira sur bâbord, de telle sorteque le pont resta incliné sous un angle de quarante-cinq degrés, etque la valeur d’une demi-tonne d’eau jaillit par les ouvertures desdalots et s’étala en une flaque entre le pont et le bastingage.

Nous fûmes tous deux renversés en même temps, et roulâmespresque ensemble dans les dalots, où le cadavre roidi deBonnet-Rouge, les bras toujours en croix, vint s’affaler aprèsnous. Nous étions si proches, en vérité, que ma tête donna contrele pied du quartier-maître, avec un heurt qui fit s’entrechoquermes dents. En dépit du coup, je fus le premier relevé, car Handss’était empêtré dans le cadavre. La soudaine inclinaison du navireavait rendu le pont impropre à la course : il me fallaittrouver un nouveau moyen d’échapper à mon ennemi, et celasur-le-champ, car il allait m’atteindre. Prompt comme la pensée, jebondis dans les haubans d’artimon, escaladai les enfléchures l’uneaprès l’autre, et ne repris haleine qu’une fois établi sur lesbarres de perroquet.

Ma promptitude m’avait sauvé : le poignard frappa moinsd’un demi-pied au-dessous de moi, tandis que je poursuivais mafuite vers les hauteurs. Israël Hands resta là, la bouche ouverteet le visage renversé vers moi : on eût dit en vérité lastatue de la surprise et du désappointement.

Profitant de ce répit, je rechargeai sans plus attendre l’amorcede mon pistolet qui avait raté, et lorsque celui-ci fut en état,pour plus de sécurité je me mis à vider l’autre et à le rechargerentièrement de frais.

En présence de ma nouvelle occupation, Hands demeura toutébaubi : il commençait à s’apercevoir que la chance tournaitcontre lui ; et après une hésitation visible, lui aussi sehissa pesamment dans les haubans et, le poignard entre les dents,se mit à monter avec lenteur et maladresse. Cela lui coûta un tempsinfini et maint grognement, de tirer après lui sa jambeblessée ; et j’avais achevé en paix mes préparatifs, qu’iln’avait pas encore dépassé le tiers du trajet. À ce moment, unpistolet dans chaque main, je l’interpellai :

– Un pas de plus, maître Hands, et je vous fais sauter lacervelle !… Les morts ne mordent pas, vous savez bien,ajoutai-je avec un ricanement.

Il s’arrêta aussitôt. Je vis au jeu de sa physionomie qu’ilessayait de réfléchir, mais l’opération était si lente etlaborieuse que, dans ma sécurité recouvrée, je poussai un éclat derire. Enfin, et non sans ravaler préalablement sa salive, il parla,le visage encore empreint d’une extrême perplexité. Il dut, pourparler, ôter le poignard de sa bouche, mais il ne fit pas d’autremouvement.

– Jim, dit-il, je vois que nous sommes mal partis, toi et moi,et que nous devons conclure la paix. Je t’aurais eu, sans ce coupde roulis ; mais moi je n’ai pas de chance, et je vois qu’ilme faut mettre les pouces, ce qui est dur, vois-tu, pour un maîtremarinier, à l’égard d’un blanc-bec comme toi, Jim.

Je buvais ses paroles en souriant, aussi vain qu’un coq sur unmur, quand, tout d’une haleine, il ramena sa main droite par-dessusson épaule. Quelque chose siffla en l’air comme une flèche ;je sentis un choc suivi d’une douleur aiguë, et me trouvai cloué aumât par l’épaule. Dans l’excès de ma douleur et dans la surprise dumoment – je ne puis dire si ce fut de mon plein gré, et je suis entout cas certain que je ne visai pas – mes pistolets partirent tousles deux à la fois, et tous les deux m’échappèrent des mains. Ilsne tombèrent pas seuls : avec un cri étouffé, lequartier-maître lâcha les haubans et plongea dans l’eau la tête lapremière.

Chapitre 6 «Pièces de huit ! »

Vu la bande que donnait le navire, les mâts penchaientlonguement au-dessus de l’eau, et juché sur mes barres deperroquet, je n’avais sous moi que l’étendue de la baie. Hands, quin’était pas si haut, se trouvait par conséquent plus près dunavire, et il tomba entre moi et les bastingages. Il reparut unefois à la surface dans un tourbillon d’écume et de sang, puiss’enfonça de nouveau pour de bon. Quand l’eau se fut éclaircie, jel’aperçus confusément affalé sur le fond de sable fin et clair,dans l’ombre projetée par le flanc du navire. Deux ou troispoissons filèrent le long de son corps. Par instants, grâce àl’ondulation de l’eau, il semblait remuer un peu, comme s’ilessayait de se lever. Mais il était bien mort, à la fois percé deballes et noyé, et il s’apprêtait à nourrir les poissons sur leslieux mêmes où il avait projeté de m’égorger.

Sitôt convaincu du fait, je commençai à me sentir vertigineuxd’épuisement et d’horreur. Le sang tiède ruisselait sur ma poitrineet sur mon dos. Le poignard, à l’endroit où il avait cloué monépaule au mât, me brûlait comme un fer rouge, et néanmoins, ce quime torturait ce n’était pas cette souffrance physique, quej’aurais, à elle seule, supportée sans murmure, c’était la peur quim’emplissait l’esprit, de tomber des barres de perroquet dans cetteimmobile eau verte.

Je me cramponnai des deux mains avec une force à m’endolorir lesongles, et fermai les yeux pour ne plus voir le danger.Insensiblement je recouvrai mes esprits, mon pouls apaisé repritune cadence plus naturelle, et je me sentis de nouveau enpossession de moi-même.

Ma première pensée fut d’arracher le poignard ; mais, soitqu’il tînt trop fort, soit que le cœur me faillît, j’y renonçaiavec un violent frisson. Chose bizarre, ce frisson même opéra madélivrance. Il s’en était fallu d’un rien, en effet, que la lame memanquât tout à fait : elle me retenait par une simplelanguette de peau, que ce frisson déchira. Le sang coula plusrapidement, il est vrai, mais j’étais redevenu mon maître, et netenais plus au mât que par ma vareuse et ma chemise.

Je les arrachai d’une secousse, puis regagnai le pont par leshaubans de tribord. Pour rien au monde je ne me serais aventuré denouveau, ému comme je l’étais, sur les haubans surplombants debâbord, d’où Israël était tombé si récemment.

Je descendis en bas, et bandai comme je pus ma blessure. Elle mefaisait beaucoup souffrir, et saignait toujours abondamment, maiselle n’était ni profonde ni dangereuse et ne gênait guère lorsqueje me servais de mon bras. Puis je regardai autour de moi, et commele navire était devenu, en quelque sorte, ma propriété, je songeaià le débarrasser de son dernier passager, le mort O’Brien.

Il avait culbuté, comme je l’ai dit, contre les bastingages, oùil gisait pareil à quelque hideux pantin disloqué, de grandeurnaturelle, certes, mais combien éloigné des couleurs et de lasouplesse de la vie ! Dans cette position, j’en vins à boutfacilement ; et mes aventures tragiques ayant, par l’habitude,fort émoussé mon horreur des morts, je le pris à bras le corps telun vulgaire sac de son, et, d’une bonne poussée, l’envoyaipar-dessus bord. Il s’enfonça avec un plouc !retentissant, perdant son bonnet rouge qui se mit à flotter à lasurface. Dès que l’eau eut repris son niveau, je vis O’Brien côte àcôte avec Israël, tous deux agités par le mouvement ondulatoire del’eau. O’Brien, malgré sa jeunesse, était très chauve. Il gisaitlà, sa calvitie posée sur les genoux de l’homme qui l’avait tué, etles poissons rapides évoluaient capricieusement sur tous deux.

J’étais désormais seul sur le navire. La marée venait derenverser. Le soleil était si près de se coucher que déjà l’ombredes pins de la rive ouest s’allongeait tout en travers du mouillageet mettait sur le pont ses découpures. La brise du soir s’étaitlevée, et, bien qu’on fût ici protégé par la montagne aux deuxsommets, située à l’est, les cordages commençaient à siffler unepetite chanson et les voiles flasques battaient çà et là.

J’aperçus le danger que courait le navire. Je me hâtai de filerles focs et les amenai en tas sur le pont ; mais ce fut plusdur avec la grand-voile.

Bien entendu, lors du chavirement de la goélette, le gui avaitsauté en dehors du bord, et sa pointe même plongeait sous l’eau,avec un pied ou deux de la voile. Cette circonstance augmentaitencore le danger ; mais la tension était si forte que jecraignais presque d’intervenir. Enfin, je pris mon couteau etcoupai les drisses. Le pic d’artimon tomba aussitôt, la toiles’étala sur l’eau comme un grand ballon vide ; mais ensuitej’eus beau tirer, il me fut impossible de remuer lehale-bas[8] . J’avais accompli tout ce dont j’étaiscapable : pour le reste, l’Hispaniola devait s’enremettre à la chance, comme moi-même.

Pendant ce temps, l’ombre avait envahi tout le mouillage. Lesderniers rayons du soleil, je m’en souviens, jaillirent par unetrouée du bois et jetèrent comme un éclat de pierreries sur latoison en fleurs de l’épave. Il commençait à faire froid ; lamarée fluait rapidement vers la mer, et la goélette se couchait deplus en plus sur le côté.

À grand-peine je gagnai l’avant, où je me penchai. L’eausemblait assez peu profonde, et pour plus de sûreté me tenant desdeux mains à l’amarre coupée, je me laissai doucement glisserpar-dessus bord. L’eau me venait à peine à la poitrine, le sableétait dur et couvert de rides, et je passai allègrement le guéjusqu’au rivage, laissant l’Hispaniola sur le flanc avecsa grand-voile large étalée à la surface de la baie. Presqueaussitôt le soleil acheva de disparaître et la brise se mit àsiffler dans le crépuscule parmi les pins frémissants.

En fin de compte, j’étais hors de la mer, et je n’en revenaispas les mains vides. La goélette était là, libre enfin deflibustiers et prête à recevoir nos hommes et à reprendre le large.Je n’avais plus d’autre désir que de me voir rentré à la palanqueoù je me glorifierais de mes exploits. On pouvait bien me blâmer unpeu à cause de ma fugue, mais la reprise de l’Hispaniolaétait un argument sans réplique, et j’espérais que le capitaineSmollett lui-même avouerait que je n’avais pas perdu mon temps.

Mis en excellente humeur par cette idée, je me disposai àretourner au blockhaus auprès de mes compagnons. Je me rappelai quela plus orientale des rivières qui se déversent dans le mouillagedu capitaine Kidd venait de la montagne à deux sommets située surma gauche ; et je me dirigeai de ce côté, afin de passer lecours d’eau à sa naissance. Le bois était fort praticable et, ensuivant les contreforts inférieurs de cette montagne, je l’eus vitecontournée. Peu après je traversais le ruisseau qui me venait àmi-jambe.

Cela me conduisit tout près de l’endroit où j’avais rencontréBen Gunn, le marron ; et je marchai avec plus decirconspection, ayant l’œil de tous côtés. La nuit était presquecomplète, et lorsque je débouchai du col situé entre les deuxsommets, j’aperçus dans le ciel une réverbération vacillante. Jesupposai que l’homme de l’île était là-bas à cuire son souper surun brasier ardent. Toutefois, je m’étonnais en mon for intérieurqu’il se montrât si imprudent. Car si j’apercevais cette radiation,ne pouvait-elle aussi frapper les yeux de Silver campé sur lerivage du marigot ?

La nuit s’épaississait par degrés ; c’est tout au plus sije pouvais me guider approximativement vers mon but : derrièremoi, la double montagne, et la Longue-Vue sur ma droite, devenaientpresque indistinctes ; on voyait à peine quelques faiblesétoiles ; et sur le terrain bas que je parcourais, jetrébuchais sans cesse contre les buissons et tombais dans des trousde sable.

Soudain, une lueur vague se répandit autour de moi. Je levai lesyeux : une pâle clarté lunaire illuminait le sommet de laLongue-Vue ; peu après un large disque argenté surgit derrièreles arbres : la lune était levée.

Favorisé par cette circonstance, je franchis rapidement le restedu trajet ; dans mon impatience de me rapprocher de lapalanque, je marchais et courais, alternativement. Toutefois, enpénétrant dans le bois qui la précède, je ne fus pas assez étourdipour ne pas ralentir, et m’avançai avec plus de prudence. C’eût étépiètrement finir mes aventures que d’attraper une balle des nôtres,par méprise.

La lune s’élevait ; sa lumière tombait çà et là en flaquesdans les parties moins épaisses du bois ; et juste devant moiune lueur d’une teinte différente apparut entre les arbres. Elleétait d’un rouge ardent, et s’obscurcissait un peu de temps àautre, comme si elle fût provenue des tisons d’un brasierexpirant.

Malgré tous mes efforts je ne devinais pas ce que ce pouvaitêtre.

J’arrivai enfin aux limites de la clairière. Son extrémité ouestétait déjà baignée de clair de lune ; le reste, avec leblockhaus même, reposait encore dans une ombre noire que rayaientde longues stries de lumière argentée. De l’autre côté de lamaison, un énorme feu s’était réduit en braises vives dontl’immobile et rouge réverbération formait un vigoureux contrasteavec la blanche clarté de la lune. Pas un bruit humain, nul autreson que les frémissements de la brise.

Je m’arrêtai avec beaucoup d’étonnement, et peut-être aussi unpeu d’effroi. Ce n’était pas notre usage de faire de grandsfeux : nous étions, en effet, par ordre du capitaine, assezregardants sur le bois à brûler, et je commençais à craindre queles choses n’eussent mal tourné en mon absence.

Je fis le tour par l’extrémité orientale de la palanque, en metenant tout contre, dans l’ombre, et, à un endroit propice, où lesténèbres étaient plus épaisses, je franchis la clôture.

Pour plus de sûreté, je me tins à quatre pattes et rampai sansbruit vers l’angle de la maison. En approchant j’éprouvai unsoudain et grand soulagement. Le bruit n’a rien d’agréable en soi,et je m’en suis souvent plaint, à d’autres moments ; mais encette minute-là ce me fut une musique céleste que d’entendre mesamis ronfler avec ensemble, d’un sommeil si profond et paisible. Lecri maritime de la vigie, ce beau : « Ouvrel’œil ! » ne parut jamais plus rassurant à mesoreilles.

Néanmoins, une chose n’était pas douteuse : ils segardaient de façon exécrable. Que Silver et ses amis fussentsurvenus maintenant au lieu de moi, pas une âme n’aurait vu leverle jour. « Voilà ce que c’est, pensai-je, d’avoir un capitaineblessé. » Et, une fois de plus, je me reprochai vivement deles avoir abandonnés dans ce danger avec si peu d’hommes pourmonter la garde.

Cependant j’étais arrivé à la porte. Je m’arrêtai. Il faisaittout noir à l’intérieur, et mes yeux n’y pouvaient rien distinguer.Par l’ouïe, je percevais le tranquille bourdon des ronfleurs, etpar intervalles un petit bruit, un trémoussement et un becquètementdont je ne pouvais déterminer l’origine.

Les bras tendus devant moi, je pénétrai sans bruit. J’irais mecoucher à ma place (pensais-je avec un petit rire muet) etm’amuserais à voir leurs têtes quand ils me découvriraient aumatin.

Mon pied heurta quelque chose de mou : c’était la jambed’un dormeur, qui se retourna en grognant, mais sans seréveiller.

Et alors, tout d’un coup, une voix stridente éclata dans lesténèbres :

– Pièces de huit ! pièces de huit ! pièces dehuit ! pièces de huit ! pièces de huit ! et ainsi desuite, sans arrêt ni changement, comme un cliquet de moulin.

Le perroquet vert de Silver, Capitaine Flint ! C’était luique j’avais entendu becqueter un morceau d’écorce ; c’étaitlui, qui, faisant meilleure veille que nul être humain, annonçaitainsi mon arrivée par sa fastidieuse rengaine !

Je n’eus pas le temps de me reconnaître. Aux cris aigus etassourdissants du perroquet, les dormeurs s’éveillèrent etbondirent. Avec un énorme juron, la voix de Silver cria :

– Qui vive ?

Je tentai de fuir, me jetai violemment contre quelqu’un,reculai, et courus droit entre les bras d’un second individu, quiles referma et me retint solidement.

– Apporte une torche, Dick, ordonna Silver, lorsque ma capturefut ainsi assurée.

Et l’un des hommes sortit de la maison, pour rentrer presqueaussitôt porteur d’un brandon enflammé.

Partie 6
LE CAPITAINE SILVER

Chapitre 1Dans le camp ennemi

La rouge flambée de la torche, en illuminant l’intérieur dublockhaus, me fit voir que mes pires craintes s’étaient réalisées.Les pirates étaient en possession du fortin et desapprovisionnements : il y avait là le tonnelet de cognac, il yavait le lard et le biscuit, comme auparavant ; et, ce quidécuplait mon horreur, pas trace de prisonniers. J’en concluslogiquement que tous avaient péri, et ma conscience me reprochaamèrement de n’être pas resté pour périr avec eux.

Ils étaient en tout six forbans ; personne autre n’étaitdemeuré vivant. Cinq d’entre eux, brusquement tirés du premiersommeil de l’ivresse, étaient debout, encore rouges et bouffis. Lesixième s’était seulement dressé sur un coude : il était d’unepâleur affreuse, et le bandage taché de sang qui lui enveloppait latête prouvait qu’il avait été blessé depuis peu, et encore plusrécemment pansé. Je me souvins que, lors de la grande attaque, unhomme, frappé d’une balle, s’était enfui à travers bois, et je nedoutai point que ce fût lui.

Le perroquet se lissait les plumes, perché sur l’épaule deSilver. Celui-ci me parut un peu plus pâle et plus grave que decoutume. Il portait encore le bel habit de drap sous lequel ilavait rempli sa mission, mais cet habit était, par un contrasteamer, souillé de glaise et déchiré aux ronces acérées des bois.

– Ainsi donc, fit Silver, voilà Jim Hawkins, mort de mesos ! En visite, on dirait, hé ? Allons, soit, je prendsla chose amicalement.

Il s’assit sur le tonnelet d’eau-de-vie, et se bourra unepipe.

– Passe-moi la torche, Dick, reprit-il. Puis, après avoirallumé :

– Ça ira, garçon : tiens, pique cette chandelle dans le tasde bois : et vous, messeigneurs, amenez-vous !… inutilede rester debout pour M. Hawkins : il vous excusera,soyez-en sûrs. Et ainsi, Jim (et il tassa son tabac), tevoilà ? La surprise est tout à fait agréable pour ce pauvrevieux John. J’ai bien vu que tu étais sage, dès la première foisque j’ai jeté les yeux sur toi ; mais ceci me passe, envérité.

À tout cela, comme on peut le croire, je ne répliquai rien. Onm’avait placé le dos au mur ; je restais là, regardant Silverdans les yeux, et faisant montre, je l’espère, d’une passablefermeté, mais le cœur plein d’un sombre désespoir.

Silver tira très posément deux ou trois bouffées de sa pipe, etpoursuivit ainsi :

– Maintenant, vois-tu, Jim, puisque aussi bien tu es ici, jevais te dire un peu ma façon de penser. Je t’ai toujours estimécomme un garçon d’esprit et comme mon propre portrait lorsquej’étais jeune et de bonne mine. J’ai toujours désiré que tut’enrôles avec nous, pour recevoir ta part et mourir engentilhomme. Et maintenant, mon brave, tu vas y venir. Le capitaineSmollett est un bon marin, je le reconnaîtrai toujours, mais àcheval sur la discipline. « Le devoir avant tout », qu’ildit, et il a raison. Il faut te garer du capitaine. Le docteurlui-même est fâché à mort contre toi. « Un ingratchenapan », voilà ses paroles ; et le résumé del’histoire est à peu près celui-ci : tu ne peux plus retournerchez tes gens, car ils ne voudraient plus de toi ; et à moinsque tu ne formes à toi tout seul un troisième équipage, ce quimanquerait un peu de société, il va falloir t’enrôler avec lecapitaine Silver.

Tout allait bien jusque-là. Mes amis, donc, étaient encorevivants, et bien que je crusse vraie en partie l’affirmation deSilver que ceux de la cabine m’en voulaient pour ma désertion,j’étais plus réconforté qu’abattu par ce que je venaisd’entendre.

– Et quoique tu sois en notre pouvoir, reprit Silver, et que tuy sois bien, crois-moi, je n’en parlerai pas. Je suis uniquementpour la persuasion ; la menace n’a jamais produit rien de bon.Si le service te plaît, eh bien, tu t’enrôleras avec nous : etdans le cas contraire, Jim, ma foi, tu es libre de répondre non…libre comme l’air, camarade ; et je veux périr s’il est en cemonde un marin pour parler mieux que cela !

À travers tout ce persiflage, j’avais bien discerné la menace demort suspendue sur moi ; mes joues étaient brûlantes et moncœur battait douloureusement dans ma poitrine. Je demandai d’unevoix tremblante :

– Alors, il faut que je réponde ?

– Mon gars, repartit Silver, personne ne te presse. Relève taposition. Personne ici ne voudrait te presser, camarade : letemps passe trop agréablement en ta société, vois-tu.

– Eh bien, fis-je, quelque peu enhardi, si je dois choisir, jedéclare que j’ai le droit de savoir ce qu’il en est, pourquoi vousêtes ici, et où sont mes amis.

– Ce qu’il en est, répéta l’un des flibustiers avec un sourdgrognement ; ah ! il aurait de la chance, celui qui lesaurait.

– Tu pourrais peut-être fermer tes écoutilles en attendant qu’onte parle, mon ami ! lança farouchement Silver àl’interrupteur.

Puis, reprenant son ton aimable, il me répondit :

– Hier matin, maître Hawkins, durant le quart de quatre heures àhuit heures, voilà que nous arrive le docteur Livesey, muni dupavillon parlementaire. Il me dit : « Capitaine Silver,vous êtes trahi : le navire n’est plus là… » Eh bien,peut-être avions-nous pris un verre et chanté un peu pour le fairepasser. Je ne dirais pas non. En tout cas, personne d’entre nousn’avait remarqué la chose. Nous regardons et, cré tonnerre !ce vieux bâtiment n’était plus là ! Je n’ai jamais vu bande dejocrisses avoir l’air plus stupides, crois-moi. « Eh bien, ditle docteur, faisons un marché… » Nous avons traité, lui etmoi, et nous sommes ici avec provisions, eau-de-vie, blockhaus, lebois à brûler que vous avez eu la prévoyance de couper, et, pourainsi dire, avec tout le sacré bateau, de la quille à la pomme desmâts. Quant à eux, ils se sont trottés ; je ne sais pas où ilssont.

De nouveau, il tira placidement sur sa pipe et reprit :

– Et afin que tu ne te mettes pas dans la tête que tu es comprisdans le traité, voici les derniers mots qui furent prononcés :« Combien êtes-vous, que je dis, à partir ? – Quatre,qu’il dit, dont un blessé ; quant à ce garçon, je ne sais pasoù il est, qu’il aille au diable, qu’il dit, je n’en ai cure :nous sommes fatigués de lui… » Ce sont là ses paroles.

– Est-ce tout ?

– Oui, c’est tout ce que tu dois savoir, mon fils.

– Et maintenant, il me faut choisir ?

– Et maintenant, il te faut choisir, crois-moi.

– Eh bien, je ne suis pas assez sot pour ne pas très bien savoirce que j’ai à attendre. Quoi qu’il doive m’arriver, cela m’estégal. J’en ai trop vu mourir depuis que je vous ai rencontré. Maisil y a deux ou trois choses que je dois vous raconter, dis-je, trèssurexcité à ce moment. Voici la première. Vous êtes dans unemauvaise passe : navire perdu, trésor perdu, hommesperdus : toute votre entreprise a fait naufrage ; et sivous voulez savoir à qui vous le devez, eh bien, c’est à moi !J’étais dans la barrique de pommes le soir de notre arrivée en vuede terre, et je vous ai entendus, vous John, et vous Dick Johnson,et Hands, qui est présentement au fond de la mer, et j’ai répétésur l’heure jusqu’à la dernière de vos paroles. Et quant à lagoélette, c’est moi qui ai coupé son câble, et c’est moi qui ai tuéles hommes que vous aviez à son bord, et c’est moi qui l’ai menéelà où aucun de vous ne la reverra jamais. Les rieurs seront de moncôté ; j’ai eu, dès le début, la haute main sur vous danscette affaire ; je ne vous crains pas plus qu’un moucheron.Tuez-moi ou épargnez-moi, à votre gré. Mais je vous dirai encoreune chose : si vous m’épargnez, j’oublierai le passé, et quandvous passerez tous en jugement pour piraterie, je vous aiderai detout mon pouvoir. C’est à vous de choisir. Tuez-en un de plus sansprofit pour vous, ou épargnez-moi et gardez ainsi un témoin quivous sauvera de la potence.

Je m’arrêtai, car, en vérité, j’étais à bout de souffle. À mongrand étonnement, pas un d’entre eux ne broncha, et tous restèrentà me considérer tel qu’un troupeau de moutons. Et tandis qu’ils meregardaient encore, je repris :

– Et maintenant, maître Silver, je crois que vous êtes ici lemeilleur de tous : si les choses en viennent au pis, je vousserai obligé de faire savoir au docteur la façon dont je me suiscomporté.

– Je ne l’oublierai pas, dit Silver avec une intonation siparticulière que je n’aurais pu, même au prix de ma vie, déciders’il se raillait de ma requête ou si mon courage l’avaitfavorablement impressionné.

– J’ajouterai quelque chose à cela, s’écria le vieux marin àteint d’acajou (le nommé Morgan que j’avais vu dans la taverne deSilver, sur les quais de Bristol), c’est lui qui a reconnuChien-Noir.

– Et tenez, reprit le maître coq, j’ajouterai encore autre choseà cela, cré tonnerre ! c’est ce même garçon qui a subtilisé lacarte à Billy Bones. D’un bout à l’autre, nous nous sommes butéscontre Jim Hawkins !

– Alors, voici pour lui ! fit Morgan avec un blasphème.

Et il bondit, en tirant son couteau avec une ardeurjuvénile.

– Halte-là ! cria Silver. Que te crois-tu donc ici, TomMorgan ? Capitaine, hein ? Par tous les diables, jet’apprendrai le contraire ! Mets-toi à ma traverse, et tu irasoù tant de bons bougres ont été avant toi, du premier au dernier,depuis vingt ans… les uns à bout de vergue, mort de ma vie !et d’autres par le sabord, et tous à nourrir les poissons. Jamaispersonne ne m’a regardé entre les deux yeux, qui ait vu ensuite unjour de bonheur, Tom Morgan, je te le garantis.

Morgan se tut, mais les autres firent entendre un rauquemurmure.

– Tom a raison, dit quelqu’un.

– J’ai été embêté assez longtemps par un capitaine, dit unsecond. Que je sois pendu si je me laisse faire encore par toi,John Silver !

– Y en a-t-il un de vous autres, messeigneurs, qui veut venirs’expliquer dehors avec moi ? rugit Silver de dessus sontonnelet, en avançant fortement le haut du corps et agitant verseux sa pipe brasillante. Si c’est cela que vous voulez,dites-le : vous n’êtes pas muets, je suppose. Celui qui ledésire sera servi. Aurai-je donc vécu tant d’années pour me voirfinalement braver en face par un fils d’ivrognesse ? Vousconnaissez le système, puisque vous êtes tous gentilshommes defortune, à vous entendre. Eh bien, je suis prêt. Qu’il prenne uncoutelas, celui qui ose, et je verrai la couleur de ses tripes,tout béquillard que je suis, avant la fin de cette pipe.

Personne ne broncha ; personne ne répondit.

– Voilà votre genre, n’est-ce pas ? ajouta-t-il, en portantde nouveau sa pipe à sa bouche. Eh bien, vous êtes rigolos à voir,en tout cas. Mais pas bien fameux pour vous battre, ça non. Mais sije parle anglais comme il faut, vous me comprendrez peut-être. Jesuis votre capitaine par élection. Je suis votre capitaine parceque je suis le meilleur de tous, d’un bon mille marin. Vous refusezde vous battre comme le devraient des gentilshommes defortune ; alors, cré tonnerre ! vous obéirez, je ne vousdis que ça ! J’aime ce garçon, à présent : je n’ai jamaisvu meilleur garçon que lui. Il est plus crâne que deux quelconquesdes capons que vous êtes tous ici ; et voici ce que jedis : je voudrais voir désormais que quelqu’un porte la mainsur lui. Voilà ce que je dis, et vous pouvez vous en rapporter àça.

Il y eut un long silence. J’étais debout, adossé au mur, et moncœur battait comme un marteau de forgeron, mais à présent un rayond’espoir luisait en moi. Silver se laissa aller contre le mur, lesbras croisés, la pipe au coin des lèvres, aussi impassible que s’ileût été l’église ; pourtant son regard allait à la dérobéevers ses fougueux partisans, et il ne cessait de les observer ducoin de l’œil. Quant à eux, ils se rassemblaient graduellement versl’autre extrémité du blockhaus, et leurs confus chuchotementsfaisaient dans mes oreilles un bruit continu de ruisseau. L’unaprès l’autre ils levaient les yeux, et la rouge lueur de la torcheéclairait pendant une seconde leurs visages inquiets ; mais cen’était pas vers moi, c’était vers Silver que se dirigeaient leursregards.

– Vous paraissez en avoir joliment à dire, fit remarquer Silver,en lançant au loin un jet de salive. Chantez-moi ça, que jel’entende, ou sinon mettez en panne.

– Demande pardon, capitaine, répliqua l’un des hommes, tu enprends par trop à ton aise avec certaines de nos règles. Cetéquipage est mécontent ; cet équipage n’aime pasl’intimidation plus que les coups d’épissoir ; cet équipage ases droits comme tous les équipages, je prends la liberté de ledire ; et de tes propres règles, je retiens que nous pouvonscauser ensemble. Je te demande pardon, reconnaissant que tu es moncapitaine en ce moment ; mais je réclame mon droit, et je sorspour aller tenir conseil.

Et avec un correct salut maritime, cet individu, un homme detrente-cinq ans, efflanqué, de mauvaise mine et aux yeux jaunes, sedirigea froidement vers la porte et disparut au-dehors. Tour àtour, les autres suivirent son exemple. Chacun saluait en passantet ajoutait quelques mots d’excuse. « Conformément auxrègles », dit l’un. « Conseil de gaillard d’avant »,dit Morgan. Et successivement tous sortirent ainsi, et je restaiseul avec Silver devant la torche.

À l’instant, le maître coq lâcha sa pipe.

– Maintenant, attention, Jim Hawkins, me dit-il d’une voixnette, mais si bas que je l’entendais à peine, tu es à deux doigtsde la mort et, ce qui est bien pire, de la torture. Ils vont medestituer. Mais, note-le, je te soutiendrai à travers tout. Je n’enavais pas l’intention, certes, jusqu’à l’heure où tu as parlé.J’étais quasi désespéré de perdre toute cette grosse galette, etd’être pendu par-dessus le marché. Mais j’ai vu que tu étais de labonne sorte. Je me suis dit en moi-même : « Soutiens JimHawkins, John, et Hawkins te soutiendra. Tu es sa dernière carteet, par le tonnerre de Dieu, John, il est la tienne. Dos à dos,c’est dit. Tu sauves ton témoin à décharge, et il sauvera tatête ! »

Je commençais vaguement à comprendre. Jel’interrogeai :

– Vous voulez dire que tout est perdu ?

– Oui, sacrédié, que je le dis ! répondit-il. Le navireparti, adieu ma tête : ça se résume là. Quand j’ai regardédans la baie, Jim Hawkins, et que je n’ai plus vu la goélette… ehbien, je suis un dur à cuire, mais j’ai renoncé. Pour ce qui est decette bande et de leur conseil, note-le, ce sont des sots et descouards en plein. Je te sauverai la vie, si cela est en monpouvoir, malgré eux. Mais attention, Jim : donnant donnant… tusauves Long John de la corde.

Je n’en revenais pas : cela me semblait d’une telleimpossibilité, ce qu’il me demandait là, lui, le vieux flibustier,lui, le meneur d’un bout à l’autre… Je répliquai :

– Ce que je pourrai faire, je le ferai.

– Marché conclu ! s’écria Long John. Tu parles crânement,et j’ai une chance, cré tonnerre !

Il clopina jusqu’à la torche, qui était fichée dans le tas debois, et y ralluma sa pipe.

– Comprends-moi bien, Jim, dit-il en revenant. J’ai une tête surmes épaules, moi. Je suis du côté du chevalier, désormais. Je saisque tu as mis ce navire en sûreté quelque part. Comment tu as fait,je n’en sais rien, mais il est en sûreté. Je suppose que Hands etO’Brien ont tourné casaque. Je n’ai jamais eu grande confiance enaucun d’eux. Mais note mes paroles. Je ne pose pas de questions,pas plus que je ne m’en laisse poser. Je reconnais quand une partieest perdue, moi ; et je reconnais quand un gars est de parole.Ah ! toi qui es jeune… toi et moi, que de belles choses nousaurions pu faire ensemble ! Il emplit au tonnelet de cognacune mesure d’étain.

– En veux-tu, camarade ? me demanda-t-il.

Et, sur mon refus :

– Eh bien, moi, je vais boire un coup, Jim. J’ai besoin de mecalfater, car nous allons avoir du grabuge. Et à propos de grabuge,Jim, pourquoi ce docteur m’a-t-il donné la carte ?

Mon visage exprima un étonnement si sincère qu’il jugea inutilede me questionner davantage. Il reprit :

– Enfin, n’importe, il me l’a donnée. Et il y a sans doutequelque chose là-dessous… sûrement quelque chose là-dessous, Jim…du mauvais ou du bon.

Et il avala encore une goulée de cognac, en secouant sa grossetête blonde, de l’air de quelqu’un qui n’augure rien de bon.

Chapitre 2Encore la tache noire

Le conseil des flibustiers durait depuis un moment, lorsque l’und’eux rentra dans la maison, et avec une répétition du même salut,qui avait à mes yeux un sens ironique, demanda à emprunter latorche pour une minute. Silver acquiesça d’un mot, et l’envoyé seretira, nous laissant tous deux dans l’obscurité.

– Voilà le coup de temps qui approche, Jim, me dit Silver, quiavait pris alors un ton tout à fait amical et familier.

J’allai regarder à la meurtrière la plus voisine. Les braises dugrand feu s’étaient presque consumées, et leur lueur faible etobscure me fit comprendre pourquoi les conspirateurs désiraient unetorche. Au bas du monticule, à peu près à mi-chemin de lapalissade, ils formaient un groupe. L’un tenait la lumière ;un autre était agenouillé au milieu d’eux, et je vis à son poing lalame d’un couteau ouvert refléter les lueurs diverses de la lune etde la torche. Les autres se penchaient pour suivre ses opérations.Tout ce que je pus distinguer, ce fut qu’il tenait en main, outrele couteau, un livre ; et j’en étais encore à m’étonner devoir en leur possession cet objet inattendu, lorsque l’hommeagenouillé se releva, et toute la bande se remit en marche vers lamaison.

– Ils viennent, dis-je.

Et je m’en retournai à ma place primitive, car il me semblaitau-dessous de ma dignité d’être surpris à les épier.

– Eh ! qu’ils viennent, mon garçon, qu’ils viennent, ditSilver, jovialement. J’ai encore plus d’un tour dans mon sac.

La porte s’ouvrit, et les cinq hommes, s’arrêtant tout àl’entrée en un tas, poussèrent en avant un des leurs. En touteautre circonstance, il eût été comique de le voir marcher aveclenteur, déplaçant un pied après l’autre avec hésitation, et tenantdevant lui sa main fermée.

– Avance, mon gars, lui dit Silver. Je ne te mangerai pas.Donne-moi ça, marin d’eau douce. Je connais les règles,voyons : je n’irai pas faire du mal à un émissaire.

Sur cet encouragement, le flibustier accéléra, et après avoirpassé quelque chose à Silver, de la main à la main, il s’enretourna vers ses compagnons plus prestement encore.

Le coq regarda ce qu’on lui avait remis.

– La tache noire ! fit-il. Je m’en doutais. Où avez-vousdonc pris ce papier ? Aïe ! aïe ! voyez donc :ce n’est pas de chance ! Vous avez été couper ça dans unebible. Quel imbécile a mutilé une bible ?

– Là ! là ! dit Morgan, vous voyez ! Qu’est-ceque je vous disais ? Il n’en sortira rien de bon, c’estcertain.

– Eh bien, c’est maintenant chose réglée pour tous, continuaSilver. Vous serez tous pendus, je crois. Quel est le ramollid’andouille qui possédait une bible ?

– C’est Dick, répondit une voix.

– Dick, vraiment ? Alors, Dick peut se recommander à Dieu.Il a eu sa tranche de bon temps, Dick, vous pouvez en êtresûrs.

Mais alors le grand maigre aux yeux jaunesl’interrompit :

– Amarre ça, John Silver. Assez causé. Cet équipage t’a décernéla tache noire en conseil plénier, comme il se doit ; retournedonc le papier, comme il se doit aussi, et vois ce qui est écrit.Alors tu pourras causer.

– Merci, George, répliqua le coq. Tu es toujours actif enaffaires, et tu sais les règles par cœur, George, comme j’ai leplaisir de le constater. Eh bien, qu’est-ce que c’est ? voyonsdonc ? Ah ! Déposé… c’est bien ça, hein ?Très joliment écrit, pour sûr : on jurerait de l’imprimé.Est-ce de ta main, cette écriture, George ? Eh !eh ! tu es devenu un homme tout à fait en vue dans cetéquipage. Tu serais bientôt capitaine que ça ne m’étonnerait pas…Ayez donc l’obligeance de me repasser la torche, voulez-vous ?Ma pipe est mal allumée.

– Allons, voyons, repartit George, ne te moque pas pluslongtemps de cet équipage. Tu aimes blaguer, on le sait ; maistu n’es plus rien maintenant, et tu pourrais peut-être descendre dece tonneau pour prendre part au vote.

– Je croyais t’avoir entendu dire que tu connaissais les règles,répliqua Silver avec ironie. En tout cas, si tu ne les connais pas,moi je les connais ; et j’attendrai ici… et je suis toujoursvotre capitaine, à tous, songez-y… jusqu’au moment où vous mesortirez vos griefs et où j’y répondrai ; en attendant, votretache noire ne vaut pas un biscuit. Après ça, nous verrons.

– Oh ! répliqua George, n’aie crainte, nous sommes tousd’accord. Premièrement, tu as fait un beau gâchis de cettecroisière : tu n’auras pas le front de le nier. Deuxièmement,tu as laissé l’ennemi s’échapper de ce piège pour rien. Pourquoitenaient-ils à en sortir ? Je ne sais pas ; mais il estbien évident qu’ils y tenaient. Troisièmement, tu n’as pas voulunous lâcher sur eux pendant leur retraite. Oh ! nous teperçons à jour, John Silver : tu veux tricher au jeu, voilà cequi cloche avec toi. Et puis, quatrièmement, il y a cegarçon-là.

– Est-ce tout ? interrogea tranquillement Silver.

– Et c’est bien suffisant ! riposta George. Nous seronspendus et séchés au soleil pour ta maladresse.

– Eh bien, maintenant, écoutez-moi tous. Je vais répondre surces quatre points ; l’un après l’autre, je vais y répondre.J’ai fait un gâchis de cette croisière, hein ? Allons, voyons,vous savez tous ce que je voulais ; et vous savez tous que sion avait fait cela, nous serions cette nuit comme les précédentes àbord de l’Hispaniola, tous bien vivants et en bon état, etle ventre plein de bonne tarte aux prunes, et le trésor arrimé dansla cale du bâtiment, cré tonnerre ! Or donc, qui m’acontredit ? Qui m’a forcé la main, à moi, capitainelégitime ? Qui a ouvert le bal en me destinant la tache noiredès le jour où nous avons pris terre ? Ah ! c’est un jolibal… j’en suis avec vous… et il ressemble fort à un rigodon au boutd’une corde sur le quai des Potences, près la ville de Londres,vraiment. Oui, qui a fait cela ? Mais… Anderson, et Hands, ettoi, George Merry ! Et toi, le dernier en loyauté de cettebande de brouillons, tu as la diabolique outrecuidance de teprésenter comme capitaine à ma place… toi qui nous as touscoulés ! Mais, de par tous les diables ! ça dépasse leshistoires les plus renversantes.

Silver fit une pause, et je vis sur les traits de George et deses ex-camarades qu’il n’avait pas parlé en vain.

– Voilà pour le numéro un, cria l’accusé, en essuyant la sueurde son front, car il s’était exprimé avec une véhémence qui faisaittrembler la maison. Vrai, je vous donne ma parole que ça me dégoûtede causer avec vous. Vous n’avez ni bon sens ni mémoire, et jelaisse à penser où vos mères avaient la tête de vous envoyer surmer. Sur mer, vous ! Vous, des gentilshommes de fortune !Allons donc ! tailleurs, oui, voilà ce que vous auriez dûêtre.

– Allons, John, dit Morgan, réponds sur les autres points.

– Ah ! oui ! les autres ! C’est du joli, n’est-cepas ? Vous dites que cette croisière est gâchée ?Ah ! crédié ! si vous pouviez comprendre à quel pointelle l’est !… Nous sommes si près du gibet que mon cou seroidit déjà rien que d’y penser. Vous les avez vus, hein, lespendus, enchaînés, avec des oiseaux voltigeant tout autour… et lesmarins qui les montrent du doigt en descendant la rivière avec lamarée… « Qui est celui-là ? » dit l’un.« Celui-là ? Tiens ! mais c’est Long JohnSilver ; je l’ai bien connu», dit un autre… Et l’on entend lecliquetis des chaînes quand on passe et qu’on arrive à la bouéesuivante. Or donc, voilà à peu près où nous en sommes, nous tousfils de nos mères, grâce à lui, et à Hands, et à Anderson, etautres calamiteux imbéciles d’entre vous. Et si vous voulez savoirce qui concerne le numéro quatre, et ce garçon, mais, mort de mesos ! n’est-il pas un otage ? Allons-nous donc perdre unotage ? Non, jamais : il serait notre dernier espoir queça ne m’étonnerait pas. Tuer ce garçon ? jamais,camarades ! Et le numéro trois ? Eh bien, il y a beaucoupà dire, sur le numéro trois. Peut-être ne comptez-vous pour riend’avoir un vrai docteur d’université qui vous visite chaque jour…toi, John, avec ton crâne fêlé… ou bien toi, George Merry, quitremblais la fièvre il n’y a pas six heures, et qui à la présenteminute as encore les yeux couleur peau de citron ? Etpeut-être ne savez-vous pas non plus qu’il doit venir une conserve,hein ? Mais cela est ; vous n’aurez pas longtemps àl’attendre, et nous verrons alors qui sera bien aise d’avoir unotage lorsqu’on en sera là. Et quant au numéro deux : pourquoij’ai conclu un marché… mais vous m’avez supplié à genoux de lefaire… car vous vous traîniez à genoux, tant vous étiez abattus… etvous seriez morts de faim, d’ailleurs, si je ne l’avais pas fait…Mais ce n’est là qu’une bagatelle ! tenez, regardez :voilà ma vraie raison !

Et il jeta sur le sol un papier que je reconnus aussitôt :rien moins que la carte sur papier jauni, avec les trois croixrouges, que j’avais trouvée dans la toile cirée, au fond de lamalle du capitaine. Pourquoi le docteur la lui avait donnée, jen’arrivais pas à l’imaginer.

Mais, tout inexplicable qu’elle fût pour moi, l’apparition de lacarte était encore plus incroyable pour les mutins survivants. Ilssautèrent dessus comme des chats sur une souris. Elle passa de mainen main ; on se l’arrachait ; et à entendre les jurons,les cris, les rires puérils dont s’accompagnait leur examen, onaurait cru, non seulement qu’ils palpaient déjà l’or, mais qu’ilsétaient en mer avec et, de plus, en sûreté.

– Oui, dit l’un, c’est sûrement celle de Flint. J. F. avec unebarre dessous et les deux demi-clefs[9]  : ilsignait toujours ainsi.

– Très joli, dit George. Mais comment allons-nous faire pouremporter le trésor, sans navire ?

D’un bond, Silver se leva, et s’appuyant au mur d’une main,s’écria :

– Cette fois, je te préviens, George. Encore un mot de ce genre,et je te provoque au combat. Comment l’emporter ?… Eh !est-ce que je sais, moi ? Ce serait plutôt à toi de me ledire… à toi et aux autres qui avez perdu ma goélette par vosmanigances, le diable vous grille ! Mais tu en es bienincapable : tu n’as pas plus d’idées qu’un pou. Mais tu peuxêtre poli, et tu le seras, George Merry, sois-en sûr.

– C’est déjà bien, la carte, dit le vieux Morgan.

– Si c’est bien ! je te crois, reprit le coq. Vous perdezle navire ; je trouve le trésor. Qu’est-ce qui vaut lemieux ? Et maintenant, je démissionne, cré tonnerre !Vous pouvez élire qui vous voudrez comme capitaine : moi, j’enai plein le dos !

– Silver ! crièrent-ils. Cochon-Rôti pour toujours !Vive Cochon-Rôti ! Cochon-Rôti capitaine !

– Voilà donc une nouvelle chanson, hein ? triompha le coq.George, m’est avis qu’il te faut attendre une autre occasion, monami ; et estime-toi heureux que je ne sois pas vindicatif.Mais ce n’est pas dans mes cordes. Et alors, camarades, cette tachenoire ? Elle ne sert plus à grand-chose, hein ? Dick acontrarié sa chance et abîmé sa bible, voilà tout.

– Ça comptera encore tout de même, de baiser le livre[10] , pas vrai ? murmura Dick,évidemment inquiété par la malédiction qu’il s’était attirée.

– Une bible où il manque un morceau ! s’exclama Silver,railleur. Que non pas ! Cela n’engage pas plus qu’un volume dechansons.

– Vraiment ? fit Dick, presque joyeux. Eh bien, il mesemble que ça vaut la peine de la garder.

– Tiens, Jim, voici une curiosité pour toi, me dit Silver.

Et il me tendit le bout de papier.

C’était une rondelle à peu près grande comme un écu. Un de sescôtés était vierge d’imprimé, car elle provenait du dernierfeuillet ; l’autre portait un ou deux versets de l’Apocalypse,ces mots entre autres, qui frappèrent vivement mon esprit :« Dans les ténèbres extérieures sont les infâmes et lesmeurtriers. » On avait noirci le côté imprimé avec du charbonde bois, qui commençait déjà à s’effacer sous mes doigts ; ducôté blanc, on avait écrit avec la même substance l’uniquemot : « Déposé. » À l’heure même où j’écris ceci,j’ai cette curiosité sous les yeux : il n’y reste plus d’autretrace d’écriture qu’une simple éraflure, comme en ferait un coupd’ongle.

Ainsi s’acheva cette nuit mouvementée. Peu après, on but à laronde et on se coucha pour dormir. Silver borna sa vengeanceapparente à mettre George Merry en sentinelle et à le menacer demort s’il n’observait pas fidèlement sa consigne.

Je fus longtemps sans pouvoir fermer l’œil, et Dieu sait sij’avais matière à réflexions : le meurtre que j’avais commisdans l’après-midi, l’extrême danger de ma position, et surtout lejeu peu ordinaire où je voyais Silver engagé… Silver qui maintenaitd’une main les mutins, et de l’autre s’efforçait par tous lesmoyens possibles et impossibles d’obtenir la paix et de sauver samisérable existence. Il dormait d’un sommeil tranquille, etronflait bruyamment ; mais j’avais pitié de lui, malgré saméchanceté, en songeant aux sinistres dangers qui l’environnaientet à l’infâme gibet qui l’attendait.

Chapitre 3Sur parole

Je fus réveillé – ou plutôt nous fûmes tous réveillés, car jevis la sentinelle, qui s’était affaissée contre un jambage de laporte, se redresser en sursaut – par une voix vibrante et cordialequi venait de la lisière du bois.

– Ho ! du blockhaus, oh ! criait-on. Voici ledocteur.

C’était lui-même qui nous hélait. Ma joie de l’entendre n’étaitpas sans mélange. Au souvenir de mon escapade, à la pensée dudanger où elle m’avait jeté, je rougissais de confusion et n’osaisaffronter la vue du nouvel arrivant.

Il avait dû se lever dans le noir, car il faisait à peine jour.Courant à une meurtrière, je l’aperçus debout, comme cette autrefois Silver, et baigné jusqu’à mi-jambe dans un brouillardstagnant.

– Vous, docteur ! Bien le bonjour, monsieur ! s’écriaSilver, déjà réveillé complètement et rayonnant d’affabilité. Çapeut s’appeler être actif et matinal ; mais c’est l’oiseaumatinal, comme on dit, qui attrape les bons morceaux. George,secoue tes guibolles, mon gars, et aide le docteur Livesey àfranchir le plat-bord du bâtiment. Tout va bien, vos patientsaussi… tous gais et en bonne voie.

Il bavardait ainsi, debout au haut du monticule, la béquillesous l’aisselle et une main sur la paroi de la maison derondins : tout à fait l’ancien John, pour le ton, l’allure etla mine.

– Et puis, nous avons une vraie surprise pour vous, monsieur,continua-t-il ; nous avons ici un petit visiteur… hé !hé !… un nouveau pensionnaire, monsieur, et l’air bien portantet dispos à souhait ; il a dormi comme un subrécargue, vrai,tout à côté de John… nous sommes restés bord à bord toute lanuit.

Le docteur Livesey était alors en deçà de la palissade, et assezprès du coq. Il demanda d’une voix altérée :

– Ce n’est pas Jim ?

– Si fait, répliqua Silver ; c’est Jim, et plus lui-mêmeque jamais.

Le docteur s’arrêta court, mais sans mot dire, et il restaplusieurs secondes comme paralysé.

– Bien, bien, dit-il enfin, le devoir d’abord et le plaisirensuite, comme vous diriez vous-même, Silver. Occupons-nous de nospatients.

Un instant plus tard, il pénétrait dans le blockhaus et,m’adressant un signe de tête contraint, il se mit à l’œuvre auprèsdes malades. Il ne montrait aucune appréhension, bien qu’il dûtsavoir que sa vie, au milieu de ces traîtres démons, ne tenait qu’àun fil ; et il interpellait ses patients comme s’il eût faitune simple visite professionnelle dans un paisible intérieurd’Angleterre. Son attitude, je suppose, réagissait sur leshommes : ils se comportaient avec lui comme s’il ne s’étaitrien passé… comme s’il était toujours le médecin du navire, et euxdes marins de l’avant fidèles à leur devoir.

– Vous allez mieux, mon ami, dit-il à l’individu à la têtebandée. Si jamais quelqu’un l’a échappé belle, c’est bienvous : il faut que vous ayez le crâne dur comme du fer. Etvous, George, comment ça marche-t-il ? Évidemment, vous êtesd’une jolie couleur, mais votre foie, mon brave, est mal arrangé.Avez-vous pris cette médecine ? A-t-il pris sa médecine, leshommes ?

– Si, si, monsieur, il l’a prise, affirma Morgan.

– Parce que, voyez-vous, depuis que je suis docteur de mutins,ou pour mieux dire médecin de prison, continua le docteur Liveseyde son ton le plus doux, je me fais un point d’honneur de ne pasperdre un seul homme pour le roi George (que Dieu bénisse !)et pour la potence.

Les bandits s’entreregardèrent, mais encaissèrent ce coup droiten silence. L’un d’eux prononça :

– Dick ne se sent pas bien, monsieur.

– Est-ce vrai ? répliqua le docteur. Allons, venez ici,Dick, et faites voir votre langue… Certes, je serais étonné s’il seportait bien : il a une langue à faire peur aux Français. Unnouveau cas de fièvre.

– Là, tiens ! fit Morgan. Voilà ce que c’est d’abîmer lesbibles.

– Voilà ce que c’est, comme vous dites, d’être des ânes fieffés,répliqua le docteur, et de n’avoir pas assez de jugeotte pourdistinguer le bon air du poison, et la terre ferme d’un vil etpestilentiel bourbier. Il me paraît fort probable (mais, bienentendu, ce n’est là qu’une opinion) que ce sera le diable pourextirper cette malaria de vos organismes. Aussi, aller camper dansune fondrière ! Silver, cela m’étonne de vous. Tout comptefait, vous n’êtes pas des plus sots, mais vous me semblez n’avoirpas la plus rudimentaire notion des règles de l’hygiène.

Après les avoir médicamentés à la ronde – et ils suivaient sesprescriptions avec une docilité bien amusante, plus digned’écoliers que de pirates – il conclut :

– Eh bien, voilà qui est fait pour aujourd’hui… Et maintenant,j’aimerais, s’il vous plaît, avoir un entretien avec ce garçon.

Et il fit dans ma direction un signe de tête négligent.

George Merry était à la porte, où il crachait le mauvais goût dequelque médecine. À peine le docteur eut-il émis sa requête, qu’ilse retourna tout rouge et lança un « non ! »accompagné d’un juron.

Silver frappa le tonnelet du plat de sa main.

– Silence ! rugit-il. (Et il promena autour de lui un vrairegard de lion.) Docteur, continua-t-il de son ton habituel,connaissant votre faible pour ce garçon, j’y ai pensé. Nous voussommes tous humblement reconnaissants de votre bonté ; et,comme vous voyez, nous avons confiance en vous et avalons vosproduits comme si c’était du grog. Et je crois que j’ai trouvé unmoyen satisfaisant pour tous. Hawkins, veux-tu me donner ta parolede jeune gentilhomme – car tu l’es, en dépit de ton humblenaissance – ta parole de ne pas filer ton nœud ?

Je fis aussitôt la promesse exigée.

– Alors, docteur, reprit Silver, vous allez sortir duretranchement, et une fois dehors, je vous amène le jeune hommetout contre les pieux, mais en dedans, et m’est avis que vouspourrez causer par les interstices. Je vous souhaite le bonjour,monsieur, et tous nos respects à M. le chevalier et aucapitaine Smollett.

Les récriminations unanimes que contenaient seuls les regardsmenaçants de Silver éclatèrent aussitôt que le docteur eut quittéla maison. Silver fut carrément accusé de jouer double jeu,d’essayer de conclure sa paix séparée, de sacrifier les intérêts deses complices et victimes ; on l’accusa, en un mot, exactementde ce qu’il faisait. Sa trahison, dans le cas actuel, me parut siévidente que je me demandai comment il allait détourner leurcolère. Mais cet homme valait à lui seul deux fois tous les autresréunis, et sa victoire de la nuit précédente lui avait rendu àleurs yeux un nouveau prestige. Il les traita de sots et de butorsjusqu’à plus soif, leur dit qu’il était indispensable de me laissercauser avec le docteur, leur brandit la carte sous le nez, leurdemanda s’ils allaient rompre le traité le jour même de partir à lachasse au trésor.

– Non, cré tonnerre ! lança-t-il, c’est nous quidéchirerons le traité quand le moment sera venu. Jusque-là, je veuxflouer ce docteur, quand je devrais lui graisser les bottes avec ducognac.

Il ordonna ensuite d’allumer le feu, et se mit en marche appuyésur sa béquille et une main sur mon épaule. Il laissait les mutinsen désarroi et réduits au silence par sa volubilité, plutôt queconvaincus.

– Doucement, petit, doucement, fit-il. Ils nous sauteraientdessus en un clin d’œil, s’ils nous voyaient nous hâter.

Très posément donc nous nous dirigeâmes sur le sable versl’endroit de la palanque où le docteur nous attendait de l’autrecôté. Dès que nous fûmes à bonne distance pour nous entretenir,Silver s’arrêta.

– Vous prendrez note de ceci également, docteur. De plus, lejeune homme vous dira comment je lui ai sauvé la vie, et commentj’ai été déposé pour cela. Docteur, quand un homme gouverne aussiprès du vent que moi… quand il joue à pile ou face, pour ainsidire, le dernier souffle de son corps… vous ne croirez pas tropfaire, peut-être, de lui dire une parole amicale. Vous voudrez bienvous souvenir que ce n’est plus seulement ma vie, mais celle de cegarçon qui est en jeu à présent ; et vous allez me parlergentiment, docteur, et me donner un peu d’espoir pour continuer,par pitié.

Une fois là dehors et le dos tourné à ses amis et au blockhaus,Silver était un homme tout nouveau ; ses joues semblaientcreuses et sa voix tremblait ; il parlait avec un sérieuxabsolu.

– Voyons, John, vous n’avez pas peur ? lui demanda ledocteur Livesey.

– Docteur, je ne suis pas lâche ; non certes… Pas même pourça (et il claque des doigts). D’ailleurs, si je l’étais, je n’enparlerais pas. Mais je dois reconnaître que je frissonne à l’idéede la potence. Vous êtes un homme sage… un vrai ; je n’aijamais vu plus sage ! Et vous n’oublierez pas ce que j’ai faitde bien, pas plus que vous n’oublierez le mal. Et je me retire,comme vous voyez, et je vous laisse en tête à tête avec Jim. Etvous témoignerez de cela aussi en ma faveur, car c’est aller loin,certes.

À ces mots, il se recula de quelques pas, de façon à ne plusnous entendre, et s’asseyant sur une souche, se mit à siffler. Ilse retournait de temps à autre sur son siège, de façon à noussurveiller, le docteur et moi, alternativement avec sesingouvernables forbans, qui faisaient la navette sur le sable,entre le feu qu’ils s’occupaient à rallumer, et la maison d’où ilsrapportaient du lard et du biscuit pour le déjeuner.

– Ainsi, Jim, me dit tristement le docteur, vous voilà ici. Levin que vous avez tiré il faut le boire, mon garçon. Dieu sait queje n’ai pas le cœur de vous faire de reproches, mais que cela vousplaise ou non, je vous ferai remarquer ceci : quand lecapitaine Smollett était bien portant, vous n’avez pas osépartir ; et vous avez attendu qu’il soit malade et dansl’impossibilité de vous empêcher… Parbleu ! c’est absolumentlâche.

J’avoue que je me mis à pleurer.

– Docteur, dis-je, épargnez-moi. Je me suis assez fait dereproches ; ma vie est désormais condamnée, et je serais mortdéjà si Silver n’avait pris mon parti. Croyez-moi, docteur, jesaurai mourir… et je reconnais que je le mérite… mais je crains latorture. S’ils en viennent à me torturer…

– Jim, interrompit-il, d’un ton tout différent, Jim, je ne veuxpas de ça. Sautez la palissade et filons.

– Docteur, j’ai donné ma parole.

– Je sais, je sais… Mais tant pis ! Je prends tout sur mondos sans hésiter, honte et blâme, mon garçon ; mais que vousrestiez ici, non. Sautez ! Un bond, et vous êtes dehors, etnous filerons comme des zèbres.

– Non, repris-je. Vous savez très bien que vous ne le feriez pasvous-même ; ni vous, ni M. le chevalier, ni le capitaine,et je ne le ferai pas non plus. Silver a confiance en moi ;j’ai donné ma parole, et je reste. Mais, docteur, vous ne m’avezpas laissé achever. S’ils en viennent à me torturer, je pourrailaisser échapper un mot et révéler où se trouve le navire ;car j’ai pris le navire, tant par hasard que par audace, et il setrouve dans la baie du Nord, sur le rivage sud, presque au niveaude la haute mer. À mi-marée, il doit être à sec.

– Le navire ! s’écria le docteur.

Je lui exposai brièvement mes aventures, et il m’écouta ensilence.

– Il y a comme un sort dans tout cela, me déclara-t-il quandj’eus fini. À chaque pas, c’est vous qui nous sauvez la vie.Croyez-vous donc par hasard que nous allons vous laisserpérir ? Ce serait là une piètre récompense, mon garçon !Vous avez découvert le complot ; vous avez trouvé Ben Gunn… lemeilleur coup que vous fîtes jamais, ou que vous ferez,dussiez-vous vivre cent ans… Oh ! par Jupiter, à propos de BenGunn ! Vrai, ceci est le comble du malheur… Silver !appela-t-il ; Silver ! venez, que je vous donne unavis…

Et, quand le coq se fut approché, il continua :

– Pour ce trésor, ne vous hâtez pas trop.

– Ma foi, monsieur, je ferais volontiers traîner les choses,mais je ne puis, sauf votre respect, sauver ma vie et celle dugarçon qu’en cherchant le trésor, je vous le garantis.

– Eh bien, Silver, puisqu’il en est ainsi, j’irai plusloin : veillez au grain, lorsque vous le trouverez.

– Monsieur, entre nous soit dit, vous en dites trop ou pasassez. Quel est votre but, en abandonnant le blockhaus, et pourquoivous me donnez cette carte, je n’en sais rien, moi, hein ? Etpourtant, j’ai fait à votre volonté, les yeux fermés et sansentendre un mot d’espoir. Mais ceci, non, c’est trop. Si vous nevoulez pas m’expliquer nettement ce que cela signifie, avouez-le,et je lâche la barre.

– Non, fit pensivement le docteur. Je n’ai pas le droit d’endire plus ; ce n’est pas mon secret, Silver, voyez-vous, sinonje vous donne ma parole que je vous l’expliquerais. Mais avec vousj’irai aussi loin que je le puis, et même un peu au-delà, car maperruque va en entendre du capitaine, si je ne me trompe. Etpremièrement, je veux vous donner un peu d’espoir : Silver, sivous et moi nous sortons vivants de ce piège à loups, je ferai demon mieux pour vous sauver, faux témoignage à part !

Silver rayonnait. Il s’écria :

– Vous ne pourriez mieux parler, j’en suis sûr, monsieur,fussiez-vous ma mère.

– Voilà donc ma première concession, reprit le docteur. Maseconde est un avis. Gardez bien le petit auprès de vous, et quandvous aurez besoin de secours, hélez. Je m’en vais de ce pas vous lechercher, et cela même vous montre que je ne parle pas en l’air… Aurevoir, Jim.

Et le docteur Livesey me serra les mains à travers la palissade,adressa un signe de tête à Silver, et d’un pas rapide s’enfonçadans le bois.

Chapitre 4La chasse au trésor : l’indicateur de Flint

– Jim, me dit Silver quand nous fûmes seuls, si je t’ai sauvé lavie, tu viens de me rendre la pareille, et je ne l’oublierai pas.J’ai vu le docteur te faire signe de filer, je l’ai vu du coin del’œil ; et je t’ai vu dire non, aussi net que si jel’entendais. Jim, un bon point pour toi. C’est mon premier rayond’espoir depuis l’attaque manquée, et c’est à toi que je le dois.Et maintenant, Jim, cette chasse au trésor, nous allons nous ymettre, avec des « instructions cachetées » pour ainsidire, et je n’aime pas ça. Il nous faudra, toi et moi, bien tenirensemble, quasi dos à dos, afin de sauver nos têtes en dépit deshasards du sort.

À cet instant, un homme nous appela auprès du feu, car ledéjeuner était prêt, et nous allâmes nous asseoir sur le sabledevant un repas composé de biscuit et de lard frit. Ils avaientallumé un feu à rôtir un bœuf, et ce feu était devenu si ardentqu’on ne pouvait plus l’approcher que du côté du vent, et non sansprécaution. Dans le même esprit de gaspillage, ils avaient cuit, jepense, trois fois plus de nourriture que nous ne pouvions enabsorber : l’un d’eux, avec un rire stupide, jetait les restesdans le brasier, qui sous cet aliment insolite flamboyait etronflait de plus belle. Je n’ai jamais vu êtres plus insoucieux dulendemain : la seule expression « au jour le jour »peut qualifier leur manière de vivre ; et tant par lanourriture gâchée que par leurs sentinelles endormies, et bienqu’ils fussent assez hardis pour une brève escarmouche, je pouvaisconstater leur entière inaptitude à la moindre apparence decampagne prolongée.

Même Silver, qui dévorait avec Capitaine Flint perché sur sonépaule, n’eut pas un mot de reproche pour leur insouciance. Et celam’étonnait d’autant plus qu’il venait de se montrer plus habile quejamais.

– Ah ! oui, les gars, disait-il, vous avez de la veine queCochon-Rôti soit là pour réfléchir à votre place avec cette cabocheque voilà. J’ai obtenu ce que je voulais, moi. Évidemment, ils ontle navire. Où il est, je ne le sais pas encore ; mais une foisque nous aurons pigé le trésor, il faudra nous grouiller pour leretrouver. Et alors, les gars, puisque nous avons les canots, nousaurons l’avantage.

Il discourait ainsi, la bouche pleine de lard brûlant, et par cemoyen il leur rendait espoir et confiance, et à la fois, je lesoupçonne fort, il restaurait en lui ces mêmes sentiments.

– Quant à l’otage, continua-t-il, c’est là son dernier entretienavec ceux qu’il aime tant. J’ai obtenu ma part de nouvelles, cedont je lui rends grâces, mais c’est fini et terminé. Je letiendrai en laisse pour aller à la chasse au trésor, car nous legarderons comme s’il était en or, pour le cas d’accident, notez, eten attendant mieux. Une fois que nous aurons à la fois navire ettrésor et que nous serons repartis en mer comme de gais compagnons,oh ! alors, nous causerons avec M. Hawkins, nous, et luiréglerons son compte, bien sûr, pour toutes ses gentillesses.

Rien d’étonnant si les hommes étaient à présent de bonne humeur.Pour ma part, j’étais horriblement abattu. Si le plan qu’il venaitd’esquisser devenait réalisable, Silver, déjà doublement traître,n’hésiterait pas à l’adopter. Il avait encore un pied dans chaquecamp, et il n’y avait pas de doute qu’il ne préférât le parti despirates, avec la richesse et la liberté, au nôtre, où il n’avaitrien à attendre de plus que de simplement échapper à la corde.

Et même si la force des choses l’obligeait à tenir sa paroleenvers le docteur Livesey, même alors, dis-je, quel danger nousattendait ! Quel moment ce serait lorsque les soupçons de sespartisans se changeraient en certitude, et que lui et moi nousaurions à défendre nos vies – lui un estropié et moi un enfant –contre cinq matelots robustes et alertes.

Qu’on ajoute à cette double crainte le mystère qui enveloppaitencore la conduite de mes amis : leur abandon inexpliqué de lapalanque ; l’inexplicable remise de la carte avec, plusincompréhensible encore, le dernier avertissement du docteurLivesey à Silver : « Veillez au grain quand vous letrouverez », et l’on concevra aisément que je déjeunai sansgoût et que je me mis en marche avec un serrement de cœur derrièremes geôliers partis à la conquête du trésor.

Nous devions offrir un curieux spectacle : tous en saleshabits de marins, et tous, sauf moi, armés jusqu’aux dents. Silverportait deux fusils en bandoulière, un devant et un derrière, outreun grand coutelas à la ceinture, et un pistolet dans chaque pochede son habit à pans carrés. Pour compléter ce singulier équipage,Capitaine Flint se tenait perché sur son épaule, et caquetait desbribes incohérentes de propos maritimes. Une laisse à la ceinture,je suivais docilement le coq, qui tenait l’autre bout, tantôt de samain libre, tantôt entre ses dents puissantes. J’étais menélittéralement comme un ours apprivoisé.

Les autres personnages étaient diversement chargés. Les unsportaient des pioches et des pelles qu’ils avaient amenées à terrede l’Hispaniola, comme objets de toute première nécessité,les autres du lard, du biscuit et de l’eau-de-vie pour le repas demidi. Toutes ces provisions, je le remarquai, provenaient de notreréserve, et je pus constater ainsi la réalité des paroles deSilver, la nuit précédente. S’il n’avait pas conclu un marché avecle docteur, la disparition du navire les eût contraints, lui et sesmutins, à subsister d’eau claire et des produits de leur chasse.L’eau n’était guère de leur goût ; un marin n’est pas souventbon tireur, et au surplus, étant si à court de vivres, ilsn’étaient apparemment guère mieux fournis de poudre.

C’est en cet équipage et marchant à la file, que nous nous mîmestous en route – même l’individu à la tête fêlée, qui eût certesmieux fait de se tenir tranquille – et gagnâmes le rivage, où nousattendaient les deux yoles. Elles aussi témoignaient de la folleivrognerie des pirates : l’une avait un banc rompu, et toutesdeux étaient boueuses et non écopées. Nous devions les emmenerl’une et l’autre pour plus de sûreté. Ayant donc réparti notreeffectif entre elles, nous nous avançâmes sur la transparence dumouillage.

Tout en ramant, on discutait au sujet de la carte : lacroix rouge était bien entendu trop grande pour pouvoir servir derepère, et les termes de la note figurant au verso renfermaient, onva le voir, une certaine ambiguïté. Comme le lecteur s’en souvientpeut-être, elle était ainsi conçue :

« Grand arbre, contrefort de la Longue-Vue, point dedirection N.-N.-E. quart N.

» Île du Squelette, E.-S.-E. quart N.

» Dix pieds. »

Ainsi donc, un grand arbre constituait le principal repère. Or,tout droit devant nous, le mouillage était dominé par un plateau dedeux ou trois cents pieds d’élévation, qui vers le nord seraccordait par une pente au contrefort méridional de la Longue-Vue,et aboutissait vers le sud aux abruptes falaises formant l’éminencedite du Mât-d’Artimon. Sur le plateau croissaient en foule des pinsde hauteurs diverses. Par endroits, quelques pins d’une espèceparticulière se dressaient isolément à quarante ou cinquante piedsau-dessus de leurs voisins ; mais pour déterminer lequel deceux-ci était bien le « grand arbre » du capitaine Flint,il fallait se trouver sur les lieux et consulter la boussole.

Malgré cela, les embarcations n’étaient pas arrivées à moitiéroute, que chacun de ceux qui les montaient avait son favori. Leseul Long John haussait les épaules et leur conseillait d’attendrequ’on fût là-haut.

On nageait mollement, par ordre de Silver, qui craignait defatiguer ses hommes trop tôt ; et après une fort longuetraversée, on aborda à l’embouchure de la seconde rivière, cellequi dévale de la Longue-Vue par une ravine boisée. Ce fut de làqu’en appuyant sur la gauche, nous entreprîmes l’ascension de lapente qui menait au plateau.

Tout d’abord, le terrain gras et fangeux, et le fouillis desherbes marécageuses, entravèrent fortement nos progrès ; maispeu à peu la montagne devint plus abrupte et offrit à notre marcheun sol rocailleux, tandis que le bois, changeant de caractère, nousoffrait plus d’espace libre. C’était en vérité un coin de l’île desplus plaisants que celui où nous pénétrions. Un genêt au parfumentêtant et divers arbustes en fleurs y remplaçaient le gazon.Parmi les verts bouquets de muscadiers, des pins mettaient çà et làleurs fûts rougeâtres et leurs vastes ombrages, et le relent épicédes premiers se combinait à l’odeur aromatique des seconds. L’air,d’ailleurs, était vif et frais, ce qui, sous les rais d’un soleilvertical, nous était d’un merveilleux réconfort.

Avec des cris et des bonds, la troupe s’éparpilla en éventail.Vers le centre, et assez loin en arrière, Silver et moi suivionsles autres – moi tenu par ma longe, lui labourant à grands ahansles cailloux roulants. De temps à autre, même, je dus lui prêtermon aide pour l’empêcher de faire un faux pas et de redégringolerla pente.

Nous parcourûmes de la sorte environ un demi-mille, et nousallions atteindre le niveau du plateau, lorsque l’individu le pluséloigné sur la gauche se mit à pousser des exclamations d’horreur,en hélant ses compagnons, qui coururent à lui.

– Ce n’est pas possible qu’il ait trouvé le trésor, nous cria levieux Morgan, qui arrivait de la droite, puisque le trésor est touten haut.

En effet, comme nous le découvrîmes une fois sur les lieux, ils’agissait de bien autre chose. Au pied d’un fort gros pin, et àdemi caché par un buisson vert, qui avait même à demi soulevéplusieurs des petits os, un squelette humain gisait sur le sol,avec quelques lambeaux de vêtements. Un frisson glaça d’abord tousles cœurs.

Plus hardi que les autres, George Merry s’avança pour examinerles restes de vêtements.

– C’était un homme de mer, déclara-t-il. En tout cas, ceci estbel et bien du drap de marin.

– Bon, bon, fit Silver, il y a des chances ; tu net’attendais pas à trouver ici un évêque, je suppose. Mais qu’est-ceque ça veut dire, des os ainsi disposés ? Ce n’est pasnaturel.

En effet, au second coup d’œil, on ne pouvait réellement croireque le corps fût dans une position naturelle. À part un légerdésordre – dû sans doute aux oiseaux qui s’étaient nourris ducadavre, ou à la lente croissance des plantes qui avaient peu à peuenseveli ses restes – l’homme gisait en une position parfaitementrectiligne, les pieds orientés dans un sens, et les bras, allongésau-dessus de la tête comme ceux d’un plongeur, dans l’autre.

– Il me vient une idée dans ma vieille bête de caboche, fitobserver Silver. Voici le compas ; voilà le point culminant del’îlot du Squelette, qui a l’air d’une dent. Prenez donc lerelèvement, voulez-vous, sur l’alignement de ces os.

On lui obéit. Le corps était orienté juste dans la direction del’îlot, et le compas donnait bien E.-S.-E. quart E.

– J’en étais sûr, triompha le coq ; ceci est un indicateur.Par là tout droit se trouvent, et notre étoile polaire, et la bellegalette. Mais, cré tonnerre ! ça me fait froid dans le dos depenser à Flint. Car c’est là une blague de lui, il n’y a pasd’erreur. Je le vois ici tout seul avec les six. Il les tue tousjusqu’au dernier, et celui-ci, il l’installe ici, orienté à laboussole, mort de ma vie !… C’est le squelette d’un hommegrand, et qui avait des cheveux roux. Hé ! ça pourrait bienêtre Allardyce. Tu ne te souviens pas d’Allardyce, TomMorgan ?

– Si, si, répondit Morgan, je me souviens de lui ; il medevait des sous, et en débarquant il m’a emporté mon couteau.

– En parlant de couteaux, dit un autre, pourquoi netrouvons-nous pas le sien à terre ici autour ? Flint n’étaitpas homme à vider les poches d’un marin ; et les oiseaux, jesuppose, ne l’ont pas emporté.

– Par tous les diables, voilà qui est vrai ! fitSilver.

– Il ne reste absolument rien, dit Merry, qui tâtait toujours lesol aux environs des os, pas plus un rouge liard qu’une tabatière.Ça ne me paraît pas naturel.

– Parbleu non, ça n’est pas naturel, renchérit Silver, pas plusque ça n’est gentil, certes. Tonnerre de Dieu ! les gars, siseulement Flint était là en vie, ça chaufferait pour vous et moi.Ils étaient six, tout comme nous, et il ne reste d’eux que desos.

– Je l’ai vu mort, de mes deux yeux, dit Morgan. Billy m’a faitentrer. Il était là couché, avec des pièces de deux sous sur lesyeux.

– Mort, oui, bien sûr qu’il est mort et parti là-dessous, fitl’individu au bandage ; mais s’il y a des esprits quireviennent, celui de Flint doit être du nombre. Car, miséricorde,il a eu une vilaine mort, Flint.

– Pour ça, oui, affirma un autre ; tantôt il délirait,tantôt il hurlait pour avoir du rhum, ou bien il chantait Nousétions quinze… C’était son unique chanson, camarades ; etje vous assure, je n’ai plus jamais beaucoup aimé l’entendre,depuis. Comme il faisait une chaleur formidable, le vasistas étaitouvert, et j’entendais cette vieille chanson qui sortait nette etclaire, tandis que la mort avait déjà le grappin sur lui.

– Allons, allons, amarre ton histoire, interrompit Silver. Ilest mort, et il ne reviendra pas, que je sache ; en tout cas,il ne reviendra pas en plein jour, vous pouvez en être sûrs. Il n’ya pas de bile à se faire. En avant pour les doublons !

Nous partîmes ; mais en dépit de l’ardent soleil et du jouréblouissant, les pirates cessèrent de courir à travers boisisolément et de se héler à pleins poumons : ils restaient côteà côte et parlaient à mi-voix. La terreur du flibustier morts’était emparée de leurs esprits.

Chapitre 5La chasse au trésor : la voix d’entre les arbres

Sous l’influence déprimante de cette crainte, aussi bien quepour laisser reposer Silver et le malade, toute la bande s’assit enarrivant au haut de la montée.

Vu la légère inclinaison du plateau vers l’ouest, le point oùnous étions arrivés dominait des deux côtés une vaste étendue.Devant nous, par-delà les cimes des arbres, on découvrait le capdes Bois, frangé d’écume ; derrière, s’étalaient à nos piedsle mouillage et l’îlot du Squelette, et l’on voyait aussi versl’est – plus loin que la langue de terre et la plaine orientale –un grand espace de mer libre. Au-dessus de nous se dressait laLongue-Vue, tachetée de pins solitaires et striée de sombrescrevasses. On n’entendait que le bruit lointain du ressac s’élevantde toutes parts, joint au bourdonnement, dans la brousse, demyriades d’insectes. Pas un être humain, pas une voile enmer : l’immensité de la vue aggravait l’impression desolitude.

Silver s’assit, et releva au compas diverses orientations.

– Voilà, dit-il, trois « grands arbres », à peu prèsdans l’alignement de l’îlot du Squelette. « Contrefort de laLongue-Vue » désigne, je suppose, ce sommet inférieur là.Désormais ce n’est plus qu’un jeu d’enfant de trouver lamarchandise. J’ai presque envie de dîner d’abord.

– Je ne suis pas pressé, murmura Morgan. Quand je pense à Flint,je me sens tout chose…

– Ah ! pour ça, mon fils, dit Silver, tu peux remercier tabonne étoile qu’il soit mort.

– Il était laid comme un diable ! cria un troisième pirate,en frissonnant ; et puis cette figure bleue !…

– C’est le rhum qui l’a emporté, ajouta Merry. Bleu ! oui,j’en conviens, qu’il était bleu. C’est le vrai mot.

Depuis qu’ayant découvert le squelette ils avaient laisséprendre ce cours à leurs pensées, ils avaient parlé de plus en plusbas, si bien qu’ils finissaient par chuchoter presque, et que lebruit de leur conversation troublait à peine le silence du bois.Tout à coup, venant des arbres situés en face de nous, une voixgrêle, aiguë et tremblée entonna l’air et les parolesfamiliers :

Nous étions quinze sur le coffredu mort…

Yo-ho-ho ! et une bouteillede rhum !

Jamais je n’ai vu d’hommes plus affreusement émus que nospirates. Leurs six visages se décolorèrent comme par enchantement.Les uns bondirent sur leurs pieds, les autres se cramponnèrent àleurs voisins. Morgan se débattait sur le sol.

– C’est Flint, de par… ! cria Merry.

Le chant s’arrêta aussi brusquement qu’il avait débuté ; onl’eût dit interrompu net au milieu d’une note, comme si une mains’était posée sur la bouche du chanteur. Venant ainsi des lointainsde l’atmosphère claire et ensoleillée, d’entre les vertsfeuillages, le son me semblait léger et mélodieux ; et l’effetqu’il produisit sur mes compagnons ne m’en parut que plusétrange.

– Allons, dit Silver, remuant péniblement ses lèvres couleur decendre, allons, ça ne prend pas. Pare à virer. Cette voix fait undrôle d’effet, et je ne peux pas mettre un nom sur elle, mais c’estquelqu’un qui nous fait une blague, quelqu’un en chair et en os,vous pouvez en être sûrs.

Tout en parlant il reprenait courage, et son visage serecolorait. Déjà les autres prêtaient l’oreille à sonencouragement, lorsque la même voix retentit de nouveau. Ce n’étaitplus un chant, cette fois, mais un appel faible et lointain, querépercutèrent encore plus faiblement les échos de laLongue-Vue.

– Darby Mac Graw ! gémissait la voix (si le mot gémir peuts’appliquer à des cris) ; Darby Mac Graw ! Darby MacGraw ! répété à dix reprises.

Puis elle s’éleva un peu, et lança dans un blasphème que jen’écris point :

– Passe-moi le rhum, Darby !

Les forbans, les yeux hors de la tête, restèrent cloués au sol.La voix s’était tue depuis longtemps qu’ils regardaient toujoursdevant eux, muets et terrifiés.

– La question est réglée, après ça ! bégaya l’un. Fichonsle camp !

– Ce sont là ses dernières paroles, soupira Morgan, sesdernières paroles dans ce monde.

Dick avait tiré sa bible et priait avec ardeur. Car Dick avaitété bien élevé, avant de naviguer et de rencontrer de mauvaiscompagnons.

Mais Silver doutait encore. Je l’entendais claquer des dents,mais malgré cela, il ne se rendait toujours pas.

– Personne dans cette île ne sait rien de Darby, murmura-t-il,personne en dehors de nous autres. (Et puis, faisant un grandeffort 🙂 Camarades, cria-t-il, je suis venu ici pour avoircette marchandise, et je ne reculerai devant homme ni diable. Flintvivant ne m’a jamais fait peur et, par tous les diables ! jele braverai mort. À moins d’un quart de mille d’ici, il y a septcent mille livres enterrées. Quand donc un gentilhomme de fortunea-t-il jamais tourné la poupe à autant de galette, à cause d’unvieux pochard de marin à gueule bleue… et qui est mort, avecça !

Mais nulle velléité de courage ne se manifestait chez sespartisans : leur terreur, au contraire, semblait accrue parl’impiété de ses paroles.

– Amarre ça, John ! dit Merry. Ne va pas offenser unesprit.

Les autres étaient trop épouvantés pour rien dire. Tous seseraient enfuis chacun de son côté s’ils avaient osé ; mais lapeur les tenait rassemblés et serrés tout contre John, dontl’audace les soutenait. Quant à lui, il avait presque entièrementsurmonté sa faiblesse.

– Un esprit ? Enfin, soit, dit-il. Mais il y a là-dedansquelque chose de pas clair pour moi. Il y avait un écho. Or,personne n’a jamais vu un esprit avec une ombre ! Eh biendonc, quel besoin aurait-elle d’un écho ? Je voudrais bien lesavoir. Ce n’est certes pas naturel.

Je trouvai l’argument assez faible. Mais on ne peut jamaissavoir d’avance ce qui touchera les gens superstitieux, et, à magrande surprise, George Merry en fut beaucoup soulagé.

– Au fait, c’est juste, approuva-t-il. Tu as une tête sur tesépaules, John, il n’y a pas d’erreur. À Dieu vat, les gars !Ce matelot-là se trompe de bordée, que je crois. Et en yréfléchissant, la voix ressemblait un peu à celle de Flint, je vousl’accorde, mais elle avait moins de largue, tout compte fait. Ondirait plutôt la voix de quelqu’un d’autre… on dirait celle…

– De Ben Gunn ! par tous les diables ! rugitSilver.

– Oui, c’est bien ça, s’écria Morgan, en se relevant sur lesgenoux. C’était Ben Gunn !

– Ça ne fait pas grande différence, trouvez-vous pas ?interrogea Dick. Ben Gunn, pas plus que Flint, n’est ici présentdans son corps.

Mais les aînés des matelots accueillirent cette remarque avecdédain.

– Eh ! personne ne craint Ben Gunn, cria Merry. Mort ouvivant, personne ne l’a jamais craint.

Je n’en revenais pas de voir à quel point ils avaient repriscourage, et combien leurs visages avaient retrouvé leurs couleursnaturelles. Bientôt ils se remirent à bavarder entre eux, tout enécoutant par intervalles ; et un peu plus tard, n’entendantplus rien, ils rechargèrent les outils sur leurs épaules et seremirent en marche, sous la conduite de Merry, qui portait lecompas de Silver pour les maintenir dans l’alignement de l’îlot duSquelette. Merry avait dit vrai : mort ou vivant, personne necraignait Ben Gunn.

Dick seul tenait toujours sa bible, et tout en marchant lançaitautour de lui des regards apeurés, mais il n’éveillait aucunesympathie, et Silver le plaisanta même sur ses précautions.

– Je te l’avais dit, railla-t-il, je te l’avais bien dit, que tuavais gâché ta bible. Si elle ne vaut plus rien pour jurer dessus,crois-tu qu’un esprit va en tenir compte ? Pas ça !…

Et s’arrêtant une seconde sur sa béquille, il fît claquer sesgros doigts.

Mais les encouragements n’avaient point prise sur Dick ;bien plus, je ne tardai pas à voir que ce garçon tenait à peinedebout : sous l’influence de la chaleur, de la lassitude et dela crainte, la fièvre prédite par le docteur Livesey montait en luiavec une indéniable rapidité.

Le terrain dégagé rendait la marche facile, sur ce sommet, quenotre chemin longeait un peu de flanc, car le plateau s’inclinaitvers l’ouest, comme je l’ai déjà dit. Les pins, grands et petits,s’espaçaient largement ; et même entre les bouquets demuscadiers et d’azalées, de vastes clairières dénudées setorréfiaient à l’ardeur du soleil. Comme nous coupions l’île endiagonale vers le quasi nord-ouest, nous nous rapprochions toujoursplus des contreforts de la Longue-Vue, d’une part, et de l’autre,nous découvrions toujours plus largement cette baie occidentale oùle coracle m’avait naguère ballotté durant des heuresd’angoisse.

On atteignit le premier des grands arbres ; mais laboussole montra que ce n’était pas le bon. De même pour le second.Le troisième s’élevait en l’air à près de deux cents piedsau-dessus d’un bois taillis ; ce géant végétal avait un fûtrouge aussi épais qu’une maisonnette, et il projetait une ombreassez spacieuse pour y faire manœuvrer une compagnie. Onl’apercevait du large, aussi bien à l’est qu’à l’ouest, et ilaurait pu figurer comme amer sur la carte.

Mais ce qui impressionnait mes compagnons, ce n’était pas sataille, mais bien de savoir que sept cent mille livres en or setrouvaient enterrées quelque part dans l’étendue de son ombre. Lapensée de l’argent, à mesure qu’ils approchaient, résorbait leursterreurs de naguère. Leurs yeux flamboyaient, leur pas devenaitplus vif et plus léger, leur âme entière était captivée par cetterichesse qui les attendait là, et représentait pour chacun d’euxtoute une vie de plaisir et de débauche.

Silver sautillait sur sa béquille avec des grognements ;ses narines dilatées frémissaient ; il sacrait comme un fouquand les mouches se posaient sur son visage luisant desueur ; il secouait rageusement la longe qui me reliait à lui,et de temps à autre tournait vers moi des yeux où luisait un regardassassin. Il ne prenait certes plus la peine de me cacher sespensées, et je les lisais à livre ouvert. La proximité immédiate del’or lui faisait oublier tout le reste : sa promesse audocteur comme l’avertissement de celui-ci étaient déjà loin, pourlui, et sans nul doute il comptait bien s’emparer du trésor,retrouver l’Hispaniola et l’aborder à la faveur de lanuit, massacrer tout ce qu’elle renfermait d’honnêtes gens, etremettre à la voile suivant ses intentions primitives, chargé deforfaits et de richesses.

Ces craintes m’accablaient, et j’avais peine à soutenir l’allurerapide des chercheurs de trésor. À tout moment, jetrébuchais ; et c’est en ces occasions que Silver secouait sibrutalement mon filin et me lançait ses regards meurtriers. Dick,qui marchait maintenant à notre suite et formait l’arrière-garde,parlait tout seul dans l’excitation de sa fièvre croissante, etmêlait les blasphèmes aux prières. Ma détresse s’en augmenta, etpour la couronner, mon imagination évoquait le drame qui s’étaitautrefois déroulé sur ce plateau, lorsque le flibustier à la facebleue – cet impie qui était mort à Savannah en chantant etréclamant à boire – avait de sa propre main égorgé ses sixcomplices. Je songeais aux hurlements qui avaient dû emplir alorsce bois aujourd’hui si paisible, et je me figurais presque lesentendre résonner encore.

Nous arrivâmes à la lisière du taillis.

– Hardi, les gars, tous ensemble ! cria Merry.

Et les plus avancés se mirent à courir.

Ils n’avaient pas fait dix toises, que nous les vîmes soudains’arrêter. Un cri de désappointement retentit. Silver redoubla devitesse, piochant comme un possédé avec le bout de sa béquille, etun instant plus tard, lui et moi nous arrêtions net également.

Une large excavation s’ouvrait devant nous. Elle datait déjà,car ses parois s’éboulaient, et de l’herbe avait crû au fond. Ellerenfermait le manche d’une pioche cassé en deux et les plancheséparses de plusieurs caisses. Sur l’une de ces planches je lus,imprimé au fer chaud, le mot Walrus, le nom du navire deFlint.

Tout était clair jusqu’à l’évidence. On avait découvert la cacheet raflé son contenu : les sept cent mille livres s’en étaientallées.

Chapitre 6La chute d’un chef

On ne vit jamais dans ce monde pareille subversion. Tous lessix, les pirates semblaient frappés de la foudre. Mais Silver eutvite surmonté le coup. Tous les désirs de son âme s’étaient élancésvers cet argent, comme des chevaux de course, et, bien qu’arrêté enune seconde, net, il sut garder son sang-froid, recouvrer sonéquilibre et modifier ses plans, avant que les autres eussent eu leloisir de bien comprendre leur désappointement.

– Jim, me glissa-t-il tout bas, prends ça, et gare là-dessous augrabuge.

Et il me passa un pistolet à deux coups.

Déjà il s’avançait tout doucement vers le nord, et quelques paslui suffirent à placer le trou entre nous deux et les cinq autres.Puis il me regarda en hochant la tête, comme pour dire :« Nous voilà dans une sale passe », ce qui était bien monavis.

Ses allures étaient maintenant tout à fait amicales, et ceschangements continuels me révoltaient au point que je ne pusm’empêcher de lui murmurer :

– Ainsi donc vous avez encore une fois changé de parti…

Il n’eut pas le temps de me répondre. Avec des cris et desblasphèmes, les forbans avaient sauté l’un après l’autre dans lafosse, où ils creusaient avec leurs mains, tout en rejetant lesplanches de côté. Morgan trouva une pièce d’or. Il la leva en l’airdans une vraie trombe de jurons. C’était une pièce de deuxguinées : pendant un quart de minute elle passa de main enmain.

– Deux guinées ! rugit Merry, en la brandissant versSilver. Hein, les voilà, tes sept cent mille livres ! Tu t’yconnais en fait de marchés, toi ! Tu dis que tu n’as jamaisrien gâché, toi, espèce d’andouille, hé ! tête debois !

– Creusez, garçons, dit Silver avec le plus froid cynisme ;vous trouveriez des truffes que ça ne m’étonnerait pas.

– Des truffes ! répéta Merry avec un cri d’indignation.Vous l’entendez, les gars ! Je vous le dis, moi, cet homme-làsavait tout. Regardez-le, c’est écrit sur sa figure.

– Hé, hé ! Merry, remarqua Silver, te voici encorecandidat-capitaine ? Tu es un garçon d’avenir, pour sûr.

Mais cette fois tous tenaient pour Merry. Ils se mirent àgrimper hors de l’excavation, en décochant derrière eux des regardsfuribonds. Je notai une chose de bon augure pour nous : toussortaient par le côté opposé à Silver.

Nous restions là, deux d’un côté et cinq de l’autre, avec lafosse entre nous, sans que personne trouvât le courage de porter lepremier coup. Silver ne bronchait pas ; bien droit sur sabéquille, il les surveillait d’un air plus impassible que jamais.Indéniablement, il était brave.

À la fin, Merry jugea opportun de haranguer ses compagnons.

– Camarades, leur dit-il, en voilà deux devant nous, seuls. L’unest le vieux stropiat qui nous a tous amenés ici et nous a faittomber dans ce pétrin ; l’autre est ce petit morveux dont jetiens à arracher le cœur. C’est l’instant, camarades…

Il éleva le bras en même temps que la voix. Mais à la mêmeminute – pan ! pan ! pan ! – trois coups de mousquetjaillirent du fourré. Merry culbuta dans l’excavation la tête lapremière ; l’homme au bandage, frappé à mort, giroya comme untoton, s’abattit d’un bloc sur le flanc, et y resta, agité d’unedernière convulsion ; les trois autres firent volte-face etdéguerpirent à toutes jambes.

En un clin d’œil, Long John avait déchargé les deux coups d’unpistolet sur Merry qui se débattait dans son trou, et comme lemoribond levait vers lui des yeux agonisants, il luilança :

– George, il me semble que nous voilà quittes. Cependant, ledocteur, Gray et Ben Gunn, au poing leurs mousquets fumants,surgirent des muscadiers et s’approchèrent de nous.

– En avant, mes enfants ! cria le docteur. Et au trot. Ilnous faut les empêcher d’atteindre les embarcations.

Et nous partîmes à grande vitesse, enfonçant parfois dans lesbuissons jusqu’à la poitrine.

Silver, je vous assure, tenait fort à rester avec nous. Letravail que cet homme accomplit, en bondissant sur sa béquille avecune force à faire éclater les muscles de sa poitrine, était untravail que n’égala jamais, de l’avis du docteur, aucun hommevalide. Malgré cela, il était déjà de vingt toises en arrière et iln’en pouvait plus, lorsque nous atteignîmes le bord de ladéclivité.

– Docteur ! appela-t-il, regardez ! rien nepresse !

À coup sûr rien ne pressait. Là-bas, sur une partie plus dégagéedu plateau, nous apercevions les trois survivants qui couraienttoujours dans la même direction qu’au début, droit vers le mont duMât-d’Artimon. Déjà nous étions entre eux et les canots. Aussi nousassîmes-nous tous quatre pour souffler, tandis que Long John,s’épongeant le visage, approchait lentement de nous.

– Mon cordial merci, docteur. Vous êtes arrivé à pic, il mesemble, pour moi et pour Hawkins… Et c’est donc toi, BenGunn ! Eh bien, tu es gentil, il n’y a pas à dire.

– C’est moi, Ben Gunn, c’est bien moi, répondit le marron, quidans son embarras se tortillait comme une anguille. Et (ajouta-t-ilaprès un silence prolongé) comment allez-vous, maître Silver ?Très bien, je vous remercie, n’est-ce pas ?

– Ben, Ben ! murmura Silver, dire que tu as causé maperte !…

Le docteur envoya Ben Gunn rechercher une des piochesabandonnées par les mutins lors de leur fuite ; puis, tandisque nous dévalions sans hâte vers l’endroit où se trouvaient lescanots, il raconta brièvement ce qui s’était passé. Cette histoire,dont Ben Gunn, le marron quasi imbécile, était le héros d’un bout àl’autre, intéressa profondément Silver.

Au cours de ses longues rôderies sur l’île déserte, Ben avaitdécouvert le squelette, et c’était lui qui l’avait dépouillé. Ilavait découvert le trésor ; il l’avait déterré (c’était lemanche brisé de sa pioche qui gisait dans l’excavation) ; ill’avait transporté sur son dos, en de nombreux et pénibles voyages,du pied du grand pin jusque dans la grotte qu’il occupait sur lamontagne à deux sommets, à la pointe nord-est de l’île, et c’est làque tout cet or était resté emmagasiné depuis deux mois avantl’arrivée de l’Hispaniola.

Le docteur lui extirpa ce secret dans l’après-midi de l’attaque.Le lendemain, voyant le mouillage désert, il alla trouver Silver,lui remit la carte, désormais inutile ; lui remit lesprovisions, car la grotte de Ben Gunn était bien approvisionnée deviande de chèvre salée par lui ; lui remit tout sansexception, pour obtenir de quitter librement la palanque et de seretirer sur la montagne à deux sommets, afin d’y être à l’abri dela malaria et de veiller sur le trésor.

– Quant à vous, Jim, me dit-il, c’était bien à regret, mais j’aiagi au mieux de ceux qui étaient restés fidèles à leurdevoir ; et si vous n’étiez pas du nombre, à qui lafaute ?

Ce matin-là, en découvrant que je serais englobé dans l’affreusedéconvenue qu’il avait ménagée aux mutins, il avait couru toutd’une traite jusqu’à la grotte, laissant le capitaine sous la gardedu chevalier et, prenant avec lui Gray et le marron, il avaittraversé l’île en diagonale, pour aller s’embusquer auprès du pin.Mais il s’aperçut bientôt que notre troupe avait de l’avance surlui. L’agile Ben Gunn fut expédié en éclaireur pour faire de sonmieux à lui seul. C’est alors que Ben avait eu l’idée de mettre àprofit les superstitions de ses ex-camarades. Il y réussit à un telpoint que Gray et le docteur eurent le temps d’arriver et des’embusquer avant la venue des chercheurs de trésor.

– Ah ! docteur, fit Silver, j’ai eu de la chance d’avoirHawkins avec moi. Vous auriez laissé tailler en pièces le vieuxJohn sans lui accorder une pensée.

– Pas une, répondit le médecin avec jovialité. Nous étionsarrivés aux yoles. S’armant de la pioche, le docteur démolit l’uned’elles, et tout le monde s’embarqua dans l’autre, pour gagner pareau la baie du Nord.

C’était un trajet de huit à neuf milles. Silver, bien que déjàépuisé de fatigue, fut mis à un aviron, comme les autres, et nousglissâmes prestement sur une mer d’huile. Le goulet franchi, nousdoublâmes la pointe sud-est de l’île, autour de laquelle nousavions, quatre jours plus tôt, remorqué l’Hispaniola.

En doublant la montagne à deux sommets, nous aperçûmes l’orificeobscur de la grotte de Ben Gunn, et auprès un personnage debout,appuyé sur son mousquet. C’était le chevalier. On agita unmouchoir, en poussant trois hourras auxquels Silver unit sa voixaussi vigoureusement qu’un autre.

Trois milles plus loin, à l’embouchure même de la baie du Nord,devinez ce que nous rencontrâmes !… L’Hispaniola,voguant à l’aventure. La dernière marée l’avait remise à flot, et yeût-il eu beaucoup de brise, ou un fort jusant, comme dans lemouillage sud, nous ne l’aurions jamais revue, ou du moins elle seserait échouée sans remède. En réalité, à part la grand-voile enloques, il y avait peu de dégât. On para une autre ancre, et l’onmouilla par une brasse et demie de fond. Nous repartîmes à l’avironjusqu’à la crique du Rhum, point le plus rapproché du trésor de BenGunn ; puis Gray s’en retourna seul avec la yole jusqu’àl’Hispaniola, où il devait passer la nuit à veiller.

Du rivage à l’entrée de la grotte, on accédait par une pentedouce. Au haut de celle-ci le chevalier nous attendait. Aimable etaffectueux avec moi, il n’eut pour ma fugue pas un mot de reprocheni d’éloge. Aux salutations polies de Silver, il s’échauffa quelquepeu.

– John Silver, lui dit-il, vous êtes une canaille et un fourbesans nom… oui, un fourbe inouï. On m’a dissuadé de vous fairecondamner. Je m’en abstiendrai donc. Mais les cadavres, monsieur,pèsent à votre cou telles des meules de moulin.

– Mon cordial merci, monsieur, répliqua John, en s’inclinant ànouveau.

– Je vous défends de me remercier, lança le chevalier, car c’estlà un outrageux abandon de mes devoirs. Retirez-vous !

Nous pénétrâmes dans la grotte. Spacieuse et bien aérée, ellerenfermait une petite source et une mare d’eau claire, où semiraient des fougères. Sur le sol de sable, devant un grand feu,reposait le capitaine Smollett ; et dans le fond, oùatteignaient à peine quelques reflets du foyer, j’entrevisd’énormes empilements de monnaies et des pyramides de lingots d’or.C’était là ce trésor de Flint que nous étions venus chercher siloin, et qui avait déjà coûté la vie à dix-sept hommes del’Hispaniola. À quel prix l’avait-on amassé, combien desang et de douleurs il y avait fallu, combien de beaux navirescoulés à fond, combien de braves gens lancés à la mer, combien decoups de canon, combien de hontes, de mensonges et de forfaits, nulau monde n’eût pu le dire. Mais ils étaient encore trois sur cetteîle – Silver, le vieux Morgan et Ben Gunn – qui avaient chacun prisleur part de ces crimes, comme ils avaient eu le vain espoir departiciper à la récompense.

– Entrez, Jim, me dit le capitaine. Vous êtes un bon garçon dansvotre genre, Jim, mais je ne pense pas que nous naviguerons encoreensemble, vous et moi. Vous êtes, à mon goût, trop enfant gâté…C’est vous, John Silver ? Qu’est-ce qui vous amène ici,matelot ?

– Je rentre dans le devoir, monsieur, répondit John.

– Ah ! dit le capitaine.

Et il borna là ses commentaires.

Quel souper agréable je fis ce soir-là, entouré de tous mesamis ! Comme je goûtai ce repas, composé de viande de chèvresalée par Ben Gunn, avec quelques friandises et une bouteille devin vieux provenant de l’Hispaniola ! Jamais on nevit, j’en suis sûr, gens plus gais ni plus heureux. Et Silver étaitlà, assis à l’écart, presque en dehors de la lumière du foyer, maismangeant de bon appétit, prompt à s’élancer quand on désiraitquelque chose, joignant même en sourdine son rire aux nôtres… lemême marin placide, poli, obséquieux qu’il avait été durant tout levoyage.

Chapitre 7Et dernier…

Le matin venu, on se mit au travail de bonne heure. Ils’agissait de faire parcourir à tout cet or, d’abord près d’unmille par terre jusqu’au rivage, et ensuite trois milles par merjusqu’à l’Hispaniola ; c’était là une tâcheconsidérable pour un si petit nombre de travailleurs. Les troisbandits qui erraient encore sur l’île ne nous troublaientguère : une simple sentinelle postée sur la hauteur suffisaità nous prémunir contre une attaque soudaine, et nous pensionsd’ailleurs qu’ils n’avaient plus aucune envie de se battre.

On se mit activement à la besogne. Gray et Ben Gunn faisaient lanavette avec le canot, et les autres profitaient de leur absencepour entasser les richesses sur la plage. Deux lingots, noués auxdeux bouts d’une corde, constituaient une bonne charge pour unadulte, et encore, il lui fallait marcher lentement. Quant à moi,étant de peu d’utilité pour le transport, on m’occupa toute lajournée dans la grotte à emballer dans des sacs à pain les espècesmonnayées.

Elles formaient une collection singulière, analogue à la réservede Billy Bones pour la diversité des pièces, mais tellement plusabondante et variée que je crois n’avoir jamais eu plus de plaisirqu’à les assortir.

Pièces anglaises, françaises, espagnoles, portugaises, georgeset louis, doublons, doubles guinées, moïdores[11] etsequins, aux effigies de tous les rois d’Europe depuis un siècle,bizarres pièces orientales marquées de signes qu’on eût pris pourdes pelotons de ficelle ou des fragments de toiles d’araignée,pièces rondes et pièces carrées, pièces avec un trou au milieu,comme des grains de collier, – presque toutes les variétés demonnaie du monde figuraient, je crois, dans cette collection ;et quant à leur nombre, elles égalaient sûrement les feuillesd’automne, car j’en avais mal aux reins de me baisser, et mal auxdoigts de les trier.

Ce travail dura plusieurs jours : chaque soir une fortunese trouvait entassée à bord, mais une autre attendait son tour pourle lendemain ; et de tout ce temps-là les trois mutins nedonnèrent pas signe de vie.

À la fin – ce devait être le troisième soir–je flânais avec ledocteur sur la montagne à l’endroit où elle domine les bassesterres de l’île, lorsque du fond des épaisses ténèbres le vent nousapporta un son qui tenait du chant et du hurlement. Un seul lambeauen parvint à nos oreilles, et le silence primitif se rétablit.

– Le ciel leur pardonne ! dit le docteur ; ce sont lesmutins.

– Et tous ivres, monsieur, prononça derrière nous la voix deSilver.

Silver, je dois le dire, jouissait d’une entière liberté, etquoiqu’on le rabrouât chaque jour, semblait se considérer denouveau tout à fait comme un subalterne favorisé de privilèges etd’égards. Je m’étonnais de le voir supporter si bien ces mépris ets’efforcer avec son inlassable politesse de rentrer en grâce auprèsde tous. Mais personne ne le traitait guère mieux qu’unchien ; sauf peut-être Ben Gunn, qui gardait toujours une peuraffreuse de son ancien quartier-maître, ou encore moi-même, quiavais envers lui de réels motifs de gratitude, bien que sur cepoint j’eusse des raisons de penser de lui plus de mal quen’importe qui, après l’avoir vu sur le plateau méditer une nouvelletraîtrise. En conséquence, ce fut d’un ton fort bourru, que ledocteur lui répliqua :

– Ivres ou dans le délire…

– Vous avez raison, monsieur, reprit Silver, et peu nous importelequel des deux, à vous comme à moi.

Avec un ricanement le docteur repartit :

– Vous ne prétendez sans doute pas au titre d’homme humain,maître Silver ? Aussi mes sentiments vous surprendrontpeut-être. Mais si j’étais certain qu’ils délirent – et je suismoralement sûr que l’un d’eux, au moins, est malade de la fièvre –je quitterais ce camp et risquerais ma peau afin de leur porter lessecours de mes lumières.

– Sauf votre respect, monsieur, vous auriez bien tort, déclaraSilver. Vous y laisseriez votre précieuse vie, soyez-en sûr. Jesuis de votre côté, à présent, nous sommes de mèche, et je nedésire pas voir notre parti diminué, surtout de votre personne,après ce que je vous dois. Non, ces hommes-là sont incapables detenir leur parole, même à supposer qu’ils le veuillent ; et,de plus, ils ne croiraient pas que vous sauriez, vous, tenir lavôtre.

– Évidemment, fit le docteur, vous êtes, vous, celui qui tientsa parole, nous savons ça.

Ce furent à peu près les dernières nouvelles que nous eûmes destrois pirates. Une seule fois seulement nous entendîmes un coup defeu très lointain : ils chassaient probablement. On tintconseil, et – à la jubilation de Ben Gunn, je regrette de le dire,et avec la pleine approbation de Gray – on décida de les abandonnersur l’île. Nous leur laissâmes de la poudre et des balles en bonnequantité, le plus gros de la chèvre salée, quelques médicaments etautres objets de nécessité, des outils, des vêtements, une voile derechange, deux ou trois brasses de corde, et, sur les instances dudocteur, une jolie provision de tabac.

Il ne nous restait plus après cela qu’à quitter l’île. Déjà nousavions arrimé le trésor et embarqué de l’eau, avec le restant de laviande de chèvre, pour parer à toute éventualité. Finalement, unbeau matin, on leva l’ancre – ce qui était presque au-dessus de nosforces – et sortîmes de la baie du Nord, sous le même pavillon quele capitaine avait hissé et défendu à la palanque.

Les trois hommes nous observaient de plus près que nous nepensions, et nous en eûmes bientôt la preuve. Car en sortant dugoulet il nous fallut côtoyer de très près la pointe sud, et ilsétaient là tous trois, agenouillés l’un à côté de l’autre sur lesable et nous tendant des mains suppliantes. Nous avions tous lecœur serré, je pense, de les abandonner dans cette tristecondition ; mais on ne pouvait risquer une nouvellemutinerie ; et les ramener chez eux pour les envoyer à lapotence eût été un genre de bonté plutôt cruel. Le docteur les hélaet leur expliqua où ils trouveraient les provisions laissées poureux. Mais ils ne cessaient de nous appeler par nos noms, noussuppliant pour l’amour de Dieu d’avoir pitié et de ne pas lesabandonner à la mort en un tel lieu.

Enfin, voyant que le navire poursuivait sa course rapide etallait arriver hors de portée de la voix, l’un d’eux – j’ignorelequel – sauta sur ses pieds avec un cri sauvage, épaula vivementson mousquet, et une balle vint siffler par-dessus la tête deSilver et transpercer la grand-voile.

Après cela, nous nous tînmes à l’abri des bastingages, etlorsque je regardai de nouveau, ils avaient disparu de la pointe,qui déjà se perdait dans l’éloignement. C’en était du moins finiavec eux ; et avant midi, à ma joie indicible, le plus hautsommet de l’île au trésor s’était enfoncé sous le cercle bleu del’horizon marin.

Nous étions si à court d’hommes que tout le monde à bord devaittravailler, à l’exception du capitaine qui donnait ses ordrescouché à l’arrière sur un matelas ; car, malgré les progrès desa guérison, il avait encore besoin de repos. Comme nous nepouvions sans un nouvel équipage tenter le voyage de retour, nousmîmes le cap sur le port le plus prochain de l’Amérique espagnole.Quand nous y atteignîmes, après des vents contraires et quelquesviolentes brises, nous étions déjà tous à bout de forces.

Ce fut au coucher du soleil que nous jetâmes l’ancre au fondd’un très beau golfe abrité, où nous fûmes aussitôt entourés pardes embarcations pleines de nègres, d’Indiens du Mexique, demulâtres, qui vendaient des fruits et des légumes, ou offraient deplonger pour une pièce de monnaie. La vue de tant de visagesépanouis – et en particulier des noirs – la saveur des fruitstropicaux, et surtout les lumières qui s’allumaient dans la ville,formaient un contraste enchanteur avec notre séjour sur l’île,sinistre et sanglant. Le docteur et le chevalier, me prenant aveceux, s’en allèrent passer la soirée à terre. Là, ils rencontrèrentle capitaine d’un vaisseau de guerre anglais, qui lia connaissanceavec eux et les emmena à bord de son navire ; bref, le tempspassa si agréablement que le jour se levait lorsque nous accostâmesl’Hispaniola.

Ben Gunn était seul sur le pont, et en nous voyant monter àbord, il se mit à se tortiller fantastiquement et nous fit un aveu.Silver avait fui. Le marron l’avait aidé à s’échapper dans un canotquelques heures plus tôt, et il nous assura qu’il l’avait faituniquement pour sauvegarder nos existences, qui eussent sans nuldoute été compromises, « si cet homme à une jambe étaitdemeuré à bord ». Mais ce n’était pas tout. Le coq ne s’enallait pas les mains vides. Il avait subrepticement percé unecloison, et emporté un des sacs de monnaie, valant peut-être troisou quatre cents guinées, pour subvenir à ses besoinsultérieurs.

Je crois bien que nous fûmes tous heureux d’être quittes de luià si bon marché.

Enfin, pour abréger cette longue histoire, nous embarquâmesplusieurs matelots, fîmes un bon voyage, et M. Blandlys’apprêtait justement à armer notre conserve quandl’Hispaniola rentra à Bristol. De tous ceux qui étaientpartis avec elle, il ne restait plus que cinq hommes. « Laboisson et le diable avaient expédié les autres »,impitoyablement ; mais à vrai dire nous n’étions pas tout àfait aussi mal en point que le navire de la chanson :

Avec un seul survivant de toutl’équipage

Qui avait pris la mer au nombrede soixante-quinze.

Nous eûmes tous notre large part du trésor, que chacun employasagement ou follement selon sa nature. La capitaine Smollett estaujourd’hui retiré de la navigation. Gray non seulement sut garderson argent, mais, soudain mordu par l’ambition, il étudia sonmétier ; et il est aujourd’hui second sur un beau navire dontil possède une part ; marié, en outre, et père de famille.Quant à Ben Gunn, il reçut mille livres, qu’il dilapida en troissemaines – ou plus exactement en dix-neuf jours, car il revint àsec le vingtième. Alors, on lui donna une loge de portier à garder,tout comme il l’avait craint sur l’île ; et il vit encore,très admiré des enfants du pays, qui en font aussi un peu leurplastron, et chanteur distingué à l’église les dimanches et joursde fête.

De Silver nous ne savons plus rien. Ce redoutable homme de mer àune jambe a enfin disparu de ma vie ; mais je pense qu’il aretrouvé sa vieille négresse, et peut-être vit-il toujours, heureuxavec elle et Capitaine Flint. Il faut l’espérer, du moins, car seschances de bonheur dans l’autre monde sont des plus faibles.

Les lingots d’argent et les armes sont toujours enfouis, que jesache, là où Flint les a mis ; ce n’est certes pas moi quiirai les chercher. Un attelage de bœufs ne réussirait pas à metraîner dans cette île maudite ; et les pires de mescauchemars sont ceux où j’entends le ressac tonner sur ses côtes etoù je me dresse en sursaut dans mon lit à la voix stridente deCapitaine Flint qui me corne aux oreilles :

– Pièces de huit ! pièces de huit !

Partie 7
APPENDICE

Mon premier livre

C’était loin d’être mon premier livre, car je ne suis passeulement un romancier.

Mais je sais à merveille que mon maître-payeur, le grand public,regarde avec indifférence, sinon avec aversion, tout ce que j’aiécrit quand ce n’est pas du roman.

S’il me réclame quelquefois, c’est sous le caractère qui lui estfamilier et qui m’est indélébile ; et quand on me demande deparler de mon premier livre, il n’est, certes, question dans lemonde que de mon premier roman.

Tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, je devais fatalementécrire un roman.

Il semble inutile de demander pourquoi.

Les hommes sont nés avec des manies variées.

Dès mon plus jeune âge, c’était chez moi un goût de faire joujouavec des séries d’événements imaginaires et sitôt que je fuscapable d’écrire, je devins l’ami des journalistes.

Rames sur rames se sont succédé dans l’impression deRathillet, La Révolte de Pentland, Le Pardon du Roi (ou ParkWhitehead), Edward Daven, Une danse de Village, et Une vendettadans l’Ouest, et c’est une consolation pour moi de me rappelerque ces rames, maintenant des cendres, sont revenues au sol.

Je n’ai nommé que quelques-uns de mes essais malheureux, ceuxseulement qui arrivèrent à un renom passable avant qu’ils fussentoubliés ; et même ainsi, ils couvrent une longue séried’années.

Rathillet fut lancé avant ma quinzième année. Unevendetta quand j’en avais vingt-neuf, et ce fut une successionde défaites qui durèrent sans relâche, jusqu’à ce que j’en eustrente et un.

À ce moment, j’avais écrit de petits livres, de petits essais etde courtes histoires ; j’avais recueilli des coups et j’avaisété payé pour mes travaux, bien que pas assez pour pouvoir vivre dema plume.

J’avais presque une réputation, j’étais un homme à succès ;j’avais passé mes jours à m’échiner, et la futilité de mon effortfaisait quelquefois brûler de honte mes joues.

Je dépensais l’énergie d’un homme à cette besogne ; encorene pouvais-je gagner ma subsistance et brillait-il devant moi unidéal non atteint.

Bien que je m’y fusse essayé avec vigueur au moins dix ou douzefois, je n’avais pas encore écrit un roman.

Mes précieux ouvrages avaient tous marché un peu, puis s’étaientinexorablement arrêtés comme la montre d’un écolier.

Je pouvais être comparé à un cricketer jouant depuis plusieursannées et qui n’aurait jamais fait un but.

Quelqu’un peut écrire une nouvelle courte – une mauvaise, jepense – s’il a du métier, du papier et assez de temps disponible,mais nul ne peut songer à écrire même un mauvais roman.

C’est la longueur qui tue.

Le romancier accueilli peut prendre son roman par le haut et lereprendre par le bas, peiner en vain des jours sur son livre etn’écrire que jusqu’à ce qu’il se fourvoie.

Il n’en est pas ainsi du débutant.

La nature humaine a certains droits.

L’instinct de conservation empêche qu’aucun homme qui n’est passoutenu par la conscience d’une victoire antérieure, endure lesmisères d’un travail littéraire sans succès au-delà d’une périodequi se mesure en semaines.

Il faut qu’il y ait quelque chose qui l’alimented’espérance.

Le débutant doit avoir un souffle.

Une veine de chance doit l’encourager ; il doit être dansune de ces heures où les mots viennent et les phrases se balancentd’elles-mêmes, même au début.

Et même quand il s’est mis en train, quels regards terrifiés iljette devant lui, jusqu’à ce que le livre soit terminé !

Car aussi longtemps que la brise souffle sans varier, que laveine continue à courir, aussi longtemps peut-il conserver sesmêmes qualités de style, aussi longtemps ses marionnettes seronttoujours vivantes, toujours fortes, toujours vigoureuses !

Je me rappelle que j’avais l’habitude de regarder, dans cesjours-là, tout roman en trois volumes avec une sorte de vénération,comme une prouesse – non pas, s’entend, de littérature, – mais aumoins d’endurance physique et morale pour laquelle il fallait lecourage d’Ajax.

Dans cette heureuse année, je vins vivre avec mon père et mamère à Kinnaird, au-dessus de Pitlochry.

Alors, je foulai les rouges bruyères et escaladai les boisdorés.

L’air rude et pur de nos montagnes m’excitait, s’il nem’inspirait pas, ma femme et moi projetâmes ensemble un volumed’histoires de fantômes, pour lequel elle écrivit L’Ombre surle lit, et je fabriquai Thrawn Janet et une premièreébauche de Les Hommes Joyeux.

J’aime mon air natal, mais lui ne m’aime pas ; et la fin decette délicieuse période fut un refroidissement, un vésicatoire etune émigration par Strathardle et Glenshee au Castleton deBraemar.

Là, le vent souffla en tempête et il plut à proportion.

Mon air natal fut pire pour moi que l’ingratitude des hommes, etje dus me résoudre à passer une bonne période de temps confinéentre quatre murs dans une maison connue sous le nom lugubre deCottage de feu miss Mac Gregor.

Et maintenant, admirez le doigt de la prédestination.

Il y avait un écolier dans le cottage de feu miss Mac Gregor, aulogis depuis les vacances, et à la recherche de quelque plat derésistance pour son intellect.

Il n’avait aucune arrière-pensée de littérature.

L’art de Raphaël recevait ses suffrages volages, et avec l’aided’une plume, d’encre et une boîte de couleurs à l’eau, d’unshilling, il eut bientôt fait d’une des pièces une galerie depeinture.

Mon devoir le plus immédiat envers la galerie fut d’être unvisiteur curieux ; et quelquefois, pour me délasser, jerejoignais l’artiste (si on peut le qualifier ainsi) à son chevaletet passais l’après-midi avec lui, dans une généreuse émulation, àcolorier des dessins.

Dans une de ces occasions, je fis la carte d’une île. C’étaittravaillé et, je crois, bellement colorié.

La forme en captiva mon admiration au-delà de touteexpression.

Elle contenait des baies qui me plaisaient comme dessonnets ; et, avec l’inconscience de ma destinée, j’étiquetaimon œuvre L’Île au Trésor.

On m’a dit qu’il y a des personnes qui ne se soucient pas descartes : je trouve difficile de le comprendre.

Les noms, les formes des terrains boisés, le cours des routes etdes rivières, les premiers pas préhistoriques de l’homme qu’on peutencore distinguer en haut sur la colline et en bas dans la vallée,les lacs et les gués, peut-être la pierre levée ou le cercledruidique dans la bruyère, il y a là un inépuisable fonds d’intérêtpour quelqu’un qui a des yeux pour voir ou la valeur de deux penced’imagination pour comprendre.

Pas d’enfant qui ne doive se le rappeler, en posant sa tête dansl’herbe, en regardant la forêt sans fin, et la voyant grouiller,toute peuplée de ses armées de fées.

Un peu de cette façon, comme je contemplais ma carte de l’Île auTrésor, le futur caractère du livre commençait à m’y apparaîtrevisiblement entre des bois imaginaires. Les silhouettes bronzées etles armes brillantes de mes héros vinrent éclore pour moi de lieuxinespérés, comme ils passaient, luttant et pourchassant un trésorsur ces quelques pouces carrés de ma carte.

La première chose que je vis, c’est que j’avais quelques papiersdevant moi et que j’écrivais une table de chapitres.

Combien souvent j’ai fait ainsi, et tout est venu à lasuite ! Mais cela semble être les éléments du succès de cegenre d’entreprises.

Ce devait être une histoire pour la jeunesse : nul besoindonc de psychologie ou de belle littérature.

J’avais un gamin près de moi comme pierre de touche.

J’étais incapable de manœuvrer un brick (commel’Hispaniola en aurait été un), mais je pensais que jepourrais me tirer d’affaire et le faire voguer comme un schoonersans en éprouver une honte publique.

Et alors j’eus une idée pour John Silver, de qui je me promistout un trésor de plaisirs. Je me ferais de lui un ami qu’on admire(le lecteur, très vraisemblablement, le connaît et l’admire autantque moi). Je lui enlèverais toutes ses plus fines qualités ettoutes ses plus hautes grâces de tempérament, je ne lui laisseraisque sa force, son courage, sa vivacité et son superbe caractère, etj’essaierais d’exprimer cela en termes appropriés à la culture d’unrude marin en suroît goudronné.

Semblable chirurgie psychique est, je pense, un chemin communpour créer un caractère dans notre roman.

Peut-être même est-ce le seul.

Nous pouvons y incorporer la gracieuse figure qui nous a dit unecentaine de mots hier au bord du chemin, mais laconnaissons-nous ? Notre ami, avec son infinie variété etflexibilité, nous le connaissons, mais pouvons-nous ledécrire ?

Sur le premier, nous pouvons greffer des qualités secondaires etd’imagination, même, il est possible, des vices. Du second, couteauen main, nous devons tailler et réduire l’inutile arborescence dela nature, mais le tronc et le peu de branches qui restent, nousdevons au moins en être noblement sûrs.

Par une froide matinée de septembre, à côté d’un feu pétillant,et la pluie tambourinant sur ma fenêtre, je commençai leCuisinier du bord.

C’était le titre original.

J’ai entrepris, et fini, nombre d’autres livres, mais je ne peuxpas me rappeler m’être attablé devant l’un de mes manuscrits avecplus de complaisance.

Ce n’est pas merveilleux, car « eaux volées sontdouces », dit le proverbe.

J’arrive maintenant à un chapitre pénible.

Nul doute que le perroquet a appartenu à Robinson Crusoé.

J’en tiens peu de compte ; ce sont des bagatelles et desdétails ; et aucun homme ne peut penser avoir un monopole dessquelettes ou la spécialité de faire parler les oiseaux.

La palissade, m’a-t-on dit, est empruntée au capitaineMarryat[12] .

Cela peut être, je m’en soucie peu.

Ces utiles écrivains ont accompli le dire du poète ; enpartant, ils ont laissé derrière eux la trace de leurs pas impriméssur les sables du temps, traces que peut-être un autre… et je fuscet autre !

C’est ma dette à Washington Irving qui éveille mes scrupules, etavec justice, car je crois que le plagiat fut rarement poussé plusloin.

J’eus la chance de dépouiller les Contes d’unvoyageur[13] il y a quelques années, en vued’une anthologie de prose narrative, et le livre déborda en moi etme frappa.

Billy Bones, son coffre, la compagnie dans le parloir, toutl’esprit du livre et une bonne quantité des détails matériels demes premiers chapitres, tous étaient la propriété de WashingtonIrving.

Mais je ne m’en souciais guère quand je m’assis près de mon feuoù semblaient souffler les effluves du printemps d’une inspirationquelque peu terre à terre, ni non plus chaque jour, quand, après lelunch, je lisais à haute voix mon travail du matin à mafamille.

Il me semblait original comme le péché ; il semblaitm’appartenir comme mon œil droit.

J’avais compté sur mon gosse, je me trouvais en avoir deux dansmon auditoire.

Mon père prit feu soudain avec tout le romantisme infantile desa nature originale.

Ses histoires, que chaque nuit de sa vie il se contait,lui-même, pour s’endormir, traitent perpétuellement de bateaux,d’auberges sur le bord des routes, de vieux matelots et detrafiquants avant l’ère de la vapeur.

Il n’a jamais fini un de ses romans !

L’heureux homme n’avait pas besoin de les finir ! Mais,dans L’Île au Trésor, il reconnut quelque chose qui étaitapparenté à sa propre imagination : c’était sa manière dedépeindre ; et non seulement il entendit avec plaisir monchapitre quotidien, mais s’offrit lui-même à collaborer.

Quand le moment vint où l’on saccage le coffre de Billy Bones,il doit avoir passé la plus grande partie du jour à préparer, surle dos d’une enveloppe juridique, un inventaire de son contenu queje reproduis exactement ; et c’est à sa requête personnelleque le nom du vieux navire de Flint – le Walrus – lui futattribué.

Et, maintenant, qui vient jouer le Deus exmachina ?

Le Dr Japp en personne, comme le prince déguisé qui doit tirerle rideau sur la paix et à l’heureuse apothéose du dernieracte ; car il apportait dans sa poche, non pas une corne ou untalisman, mais un éditeur.

Même la cruauté d’une famille unie recula devant l’extrêmedureté d’infliger à notre hôte les membres mutilés du Cuisinierdu bord.

En même temps, nous ne voulions en aucune façon arrêter noslectures ; et, en conséquence, l’histoire fut recommencéeencore du commencement et solennellement relue au bénéfice du DrJapp.

Depuis ce moment, j’ai hautement pensé de ses facultés decritique ; car, lorsqu’il nous quitta, il emportait dans savalise le manuscrit pour le soumettre à son ami (depuis lors lemien), M. Henderson. Celui-ci l’accepta pour son périodiquePour les Jeunes.

Il y avait donc tout pour m’encourager : sympathie, aide,et maintenant un engagement positif.

En outre, j’avais choisi le style le plus facile.

Comparez-le avec les Hommes Joyeux, presquecontemporains.

Un lecteur pourra préférer le style de celui-ci, un autre decelui-là – c’est une affaire de goût, peut-être de prédispositions– mais nul connaisseur ne peut manquer de voir que l’un estbeaucoup plus difficultueux et l’autre beaucoup plus difficile àsoutenir.

Il semble qu’un homme de lettres expérimenté puisse s’engager àrédiger L’Île au Trésor à raison de beaucoup de pages parjour et en gardant sa pipe allumée.

Mais, hélas ! tel n’était pas mon cas.

Quinze jours je bûchai et écrivis quinze chapitres ; etalors, dans les premiers paragraphes du seizième, je perdisignominieusement le fil.

Ma bouche était vide. Il n’y avait pas un mot de L’Île au Trésordans ma poitrine, et les épreuves du début m’attendaient à« la Main et la Lance » !

Puis, je les corrigeai, vivant la plupart du temps seul,déambulant sur la bruyère, à Weybridge, les matins humidesd’automne, très satisfait de ce que j’avais fait et plus inquietque je ne peux vous dire de ce qui me restait à faire.

J’avais trente et un ans.

J’étais le chef de la famille.

J’avais perdu ma santé.

Je n’avais pas encore achevé mes études.

Je n’avais jamais gagné deux cents livres par an.

Mon père avait tout à fait récemment vendu et publié un livrequi fut un échec. Serait-ce pour moi un autre et dernierfiasco ?

J’étais par suite très près du désespoir ; mais je fermaiavec force ma bouche et, durant un voyage à Davos, où je passail’hiver, je résolus de penser à d’autres choses et de m’enterrerdans les romans de M. du Boisgobey.

Arrivé à destination, je m’assis un matin avec abattement devantmon récit inachevé ; et voilà, il jaillit de moi comme unefacile conversation ; et dans une seconde marée de joyeuxépanchement, et toujours au taux d’un chapitre par jour, je finisL’Île au Trésor.

Il fallait en faire une copie fidèle.

Ma femme était malade ; l’écolier restait seul descroyants ; John Addington Symonds (à qui, timidement,j’insinuai que j’avais pris des engagements) me regarda detravers.

À ce moment, il désirait très ardemment que j’écrivisse sur lescaractères de Théophraste, tant vont loin au-delà du raisonnableles jugements des hommes les plus savants. Mais Symonds (à direvrai) était peu porté à être pris de sympathie pour une histoire degosses.

Il avait un esprit large.

C’était « un homme complet » s’il en est un ;mais le vrai nom de mon entreprise ne lui suggérait que l’idée decapitulations de conscience et de solécismes de style.

Hélas ! il n’était pas loin de la vérité !

L’Île au Trésor – ce fut M. Henderson qui effaçale premier titre, Le Cuisinier du bord – parut comme ilconvenait, dans le journal Pour les Enfants, dans unignoble mélange sans gravures et n’attira pas la moindreattention.

Je m’en souciai peu.

J’aimais le récit que j’avais écrit beaucoup pour la raison quil’avait fait aimer à mon père dès le commencement.

C’était mon goût du pittoresque qui l’emportait.

Je n’étais pas peu orgueilleux de John Silver, aussi ; et,à ce moment, j’admirais plutôt ce mielleux et formidableaventurier.

Ce qui était infiniment plus réjouissant, j’avais franchi unebarrière, j’avais fini un roman et écrit le mot « Fin »sur mon manuscrit, comme je ne l’avais pas fait depuis LaRévolte de Pentland, alors que j’étais un jeune garçon deseize ans, pas encore entré au collège.

En vérité, il en était ainsi par un assemblage d’heureuxaccidents. Si le Dr Japp n’était pas venu nous visiter ; si lerécit n’avait pas jailli en moi avec une singulière facilité, ilaurait été laissé de côté comme ses prédécesseurs et aurait trouvésans détours et sans regrets le chemin du feu. Les puristespourront suggérer qu’il en aurait été mieux ainsi.

Je ne suis pas de cet avis.

Le roman semble avoir procuré beaucoup de plaisir et il a fourni(ou était un moyen de fournir) du feu, des aliments et du vin à unefamille méritante à laquelle je prenais intérêt.

Je n’ai pas besoin de dire que je parle de la mienne.

Mais les aventures de L’Île au Trésor ne sont pasencore tout à fait finies.

Je l’avais écrit sur la carte.

La carte était la principale partie de mon sujet. Par exemple,j’avais appelé un îlot « l’île au squelette », ne sachantpas ce que je voulais dire, recherchant seulement le pittoresqueimmédiat, et c’est pour justifier ce nom que je fracturai lagalerie de M. Poe et volai la Pointe de garcette Flint.

Et, de la même manière, c’était uniquement parce que j’avaisdessiné deux baies que l’Hispaniola fut envoyée dans sesrandonnées avec Israël Hands.

Le temps vint où il fut décidé de rééditer, et j’envoyai monmanuscrit avec la carte à M. M. Cassell.

Les épreuves vinrent, elles étaient corrigées, mais je ne susrien de la carte.

J’écrivis et demandai ; je dis que je ne l’avais jamaisreçue, et restai consterné.

C’est une chose de dessiner une carte au hasard ; de poserune échelle dans une de ses cornes à l’aventure et d’écrire unehistoire sur les choses ainsi préétablies.

C’en est tout à fait une autre d’avoir à examiner un livreentier, de faire un inventaire de toutes les allusions qu’ilcontient et, avec un compas, de dessiner avec beaucoup de peine unecarte pour se conformer aux données.

Je le fis ; et la carte fut une seconde fois dessinée dansle bureau de mon père, avec embellissements de baleines soufflantet de vaisseaux voguant, et mon père lui-même apporta le concoursde la dextérité qu’il avait obtenue dans des contrées variées etcontrefit avec soin la signature du capitaine Flint et lesindications nautiques de Billy Bones.

Mais, d’une façon ou d’une autre, ce ne fut jamais mon Îleau Trésor.

J’ai dit que la carte était pour moi le principal del’intrigue.

Je dois aussi dire qu’elle en était tout le sujet.

Quelques ressouvenirs de Poe, de de Foe et de Washington Irving,un exemplaire des Boucaniers de Johnson, le nom du« Coffre de l’Homme mort » de À la fin deKingsley, quelques descriptions de canotage sur les hautes mers etla carte elle-même, avec son infinie, son éloquente suggestion,cela composait entièrement mes matériaux.

Il est peut-être rare qu’une carte figure de façon aussi longuedans un roman, si importante qu’elle y soit.

L’auteur doit connaître les côtes de son pays, ou réelles ouimaginaires ; il doit les connaître comme sa main.

Les distances, les points de la boussole, la place où le soleilse lève, la marche de la lune seront au-dessus de l’hésitation.

Et combien troublante est la lune ! J’en suis arrivé àdiscuter sur la lune dans le Prince Otto, et ainsi,aussitôt que cela me fut signalé, j’adoptai une précaution que jerecommande aux autres : je n’écris jamais maintenant sans unalmanach.

Avec un almanach et la carte du pays, et le plan de chaquemaison, ou concerté sur papier ou immédiatement saisi par lapensée, on peut espérer éviter quelques-unes des plus grosseserreurs possibles.

La carte devant soi, on permettra difficilement au soleil de secoucher à l’est, comme cela arrive dans L’Antiquaire.

L’almanach à la main, on permettra difficilement à deux chevaux,voyageant pour l’affaire la plus urgente, d’employer six jours,depuis trois heures du lundi matin jusque tard dans la nuit dusamedi, à un voyage de 90 à 100 milles, et avant que la semainesoit terminée et aux mêmes chevaux de couvrir 50 milles par jour,comme on peut lire tout au long dans l’inimitable roman de RobRoy.

Et il est certainement bien, quoique ce soit loin d’êtrenécessaire, d’éviter semblables « bûches ». Mais c’estmon système – ma superstition, si vous voulez, – que celui qui estplein de foi dans sa carte, la consulte et tire d’elle soninspiration, journellement et à toute heure, y gagne un soutienpositif, et non pas une simple immunité négative contre lesaccidents.

Le roman y a une racine ; il pousse dans le sol ; il aune carcasse qui est à lui, derrière les mots.

Bien mieux si la contrée est réelle et si l’auteur en a parcouruchaque pied et connaît chaque borne des routes ! Mais, mêmedans des sites imaginaires, il fera bien, dès le commencement, dese procurer une carte.

Comme il l’étudiera, des rapports apparaîtront auxquels iln’avait pas pensé ; il découvrira, visibles bienqu’insoupçonnées, pistes et empreintes pour ses messagers.

Même quand une carte n’est pas tout le plan, comme c’était lecas dans L’Île au Trésor, ce sera une mine desuggestions.

Robert Louis STEVENSON.

Share