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L’Île aux trente cercueils

L’Île aux trente cercueils

de Maurice Leblanc

Partie 1
Véronique

Prologue

La guerre a provoqué de tels bouleversements que bien peu de personnes se souviennent aujourd’hui de ce qui fut, il y a quelques années, le scandale d’Hergemont.

Rappelons les faits en quelques lignes :

Au mois de juin 1902, M. Antoine d’Hergemont, dont on apprécie les études sur les monuments mégalithiques de la Bretagne, se promenait au Bois avec sa fille Véronique, lorsqu’il fut assailli par quatre individus et frappé au visage d’un coup de canne qui l’abattit.

Après une courte lutte, et malgré ses efforts désespérés,Véronique, la belle Véronique comme on l’appelait parmi ses amies,était entraînée et jetée dans une automobile que les spectateurs decette scène très rapide virent s’éloigner du côté deSaint-Cloud.

Simple enlèvement. Le lendemain, on savait la vérité. Le comteAlexis Vorski, jeune gentilhomme polonais, d’assez mauvaiseréputation mais de grande allure, et qui se disait de sang royal,aimait Véronique d’Hergemont et Véronique l’aimait. Repoussé par lepère, insulté même par lui à diverses reprises, il avait combinél’aventure sans que Véronique, d’ailleurs, en fût le moins du mondecomplice.

Ouvertement, Antoine d’Hergemont, qui était – certaines lettresrendues publiques l’attestèrent violent, taciturne, et qui, par sonhumeur fantasque, son égoïsme farouche et son avarice sordide,avait rendu sa fille fort malheureuse, jura qu’il se vengerait dela manière la plus implacable.

Il donna son consentement au mariage, qui eut lieu, deux moisaprès, à Nice. Mais, l’année suivante, on apprenait une série denouvelles sensationnelles. Tenant sa parole de haine, M.d’Hergemont enlevait, à son tour, l’enfant né du mariage de safille avec Vorski, et, à Villefranche, prenait passage sur un petityacht de plaisance nouvellement acheté par lui.

La mer était forte. Le yacht coula en vue des côtes italiennes.Les quatre matelots qui le montèrent furent recueillis par unebarque. D’après leur témoignage, M. d’Hergemont et l’enfant avaientdisparu au milieu des vagues.

Lorsque Véronique eut recueilli la preuve de leur mort, elleentra dam un couvent de Carmélites.

Tels sont les faits. Ils devaient entraîner, à quatorze ans dedistance, l’aventure la plus effroyable et la plus extraordinaire.Aventure authentique, cependant, bien que certains détailsprennent, au premier abord, une apparence en quelque sortefabuleuse. Mais la guerre a compliqué l’existence au point que desévénements qui se passent en dehors d’elle, comme ceux dont lerécit va suivre, empruntent au grand drame quelque chose d’anormal,d’illogique et, parfois, de miraculeux. Il faut toute l’éclatantelumière de la vérité pour rendre à ces événements la marque d’uneréalité, somme toute assez simple…

Chapitre 1La cabane abandonnée

Le pittoresque village du Faouët, situé au cœur même de laBretagne, vit arriver en voiture, un matin du mois de mai, une damedont l’ample vêtement gris et le voile épais qui lui enveloppait levisage, n’empêchaient pas de discerner la grande beauté et la grâceparfaite.

Cette dame déjeuna rapidement à l’auberge principale. Puis, versmidi, elle pria le patron de lui garder sa valise, demanda quelquesrenseignements sur le pays, et, traversant le village, s’engageadans la campagne.

Presque aussitôt deux routes s’offrirent à elle, l’une quiconduisait à Quimperlé, l’autre à Quimper. Elle choisit celle-ci,descendit au creux d’un vallon, remonta et aperçut, vers sa droite,à l’entrée d’un chemin vicinal, un poteau indicateur portant lamention : Locriff, 3 kilomètres.

« Voici l’endroit », se dit-elle.

Pourtant, ayant jeté un regard circulaire, elle fut surprise dene pas trouver ce qu’elle cherchait. Avait-elle mal compris lesinstructions qu’on lui avait données ?

Autour d’elle personne, et personne aussi loin qu’on pouvaitvoir à l’horizon de la campagne bretonne, par-dessus les présbordés d’arbres et les ondulations des collines. Un petit château,surgi de la verdure naissante du printemps, érigeait non loin duvillage une façade grise où toutes les fenêtres étaient closes deleurs volets. À midi les cloches de l’angélus se balancèrent dansl’espace. Puis ce fut le grand silence et la grande paix.

Alors elle s’assit sur l’herbe rase d’un talus, et tira de sapoche une lettre dont elle déplia les nombreux feuillets.

La première page portait, en haut, cette raison sociale :

 

Agence Dutreillis.

Cabinet de consultation.

Renseignements confidentiels.

Discrétion.

 

Puis, au-dessous, cette adresse :

« À madame Véronique, Modes, Besançon. »

Elle lut :

« Madame,

« Vous ne sauriez croire avec quel plaisir je me suis acquittéde la double mission dont vous avez bien voulu me charger par votrehonorée de ce mois de mai 1917. Je n’ai jamais oublié lesconditions dans lesquelles il me fut possible, il y a quatorze ans,de vous prêter mon concours efficace, lors des pénibles événementsqui assombrirent votre existence. C’est moi, en effet, qui ai puobtenir toutes les certitudes relatives à la mort de votre cher etrespectable père, M. Antoine d’Hergemont, et de votre bien-aiméfils François – première victime d’une carrière qui devait enfournir tant d’autres éclatantes.

« C’est moi aussi, ne l’oubliez pas, qui, sur votre demande, etvoyant combien il était utile de vous soustraire à la haine, et,disons le mot, à l’amour de votre mari, ai fait les démarchesnécessaires à votre entrée au couvent des Carmélites. C’est moienfin qui, votre retraite dans ce couvent vous ayant montré que lavie religieuse était contraire à votre nature, vous ai procurécette humble place de modiste à Besançon, loin des villes oùs’étaient écoulées les années de votre enfance et les semaines devotre mariage. Vous aviez du goût, le besoin de travailler pourvivre et pour ne pas penser. Vous deviez réussir. Vous avezréussi.

« Et maintenant arrivons au fait, au double fait qui nousoccupe.

« Tout d’abord, la première question. Qu’est devenu dans latourmente votre mari, le sieur Alexis Vorski, polonais denaissance, selon ses papiers, et fils de roi selon ses dires ?Je serai bref. Suspect, enfermé, dès le début de la guerre, dans uncamp de concentration, près de Carpentras, le sieur Vorski s’estéchappé, est passé en Suisse, est rentré en France, a été arrêté,accusé d’espionnage et convaincu d’être allemand. Une seconde fois,alors qu’inévitablement l’attendait une condamnation à mort, ils’échappa, disparut dans la forêt de Fontainebleau, et, en fin decompte, fut poignardé on ne sait par qui.

« Je vous raconte cela tout crûment, madame, sachant quel méprisvous aviez pour cet être qui vous avait abominablement trahie, etsachant aussi que vous connaissiez par les journaux la plupart deces faits, sans avoir pu cependant en vérifier l’absolueauthenticité.

« Or, les preuves existent. Je les ai vues. Il n’y a plus dedoute. Alexis Vorski est enterré à Fontainebleau.

« Et je me permets, en passant, madame, de vous faire remarquerl’étrangeté de cette mort. Vous vous rappelez en effet la curieuseprophétie dont vous m’avez parlé et qui concernait le sieur Vorski.Le sieur Vorski, dont la réelle intelligence et l’énergie peucommune étaient gâtées par un esprit faux et superstitieux, enproie aux hallucinations et aux terreurs, avait été fortimpressionné par cette prédiction qui pesait sur sa vie et qui luiavait été faite par plusieurs personnes versées dans les sciencesoccultes : « Vorski, fils de roi, tu mourras de la main d’un ami etton épouse sera mise en croix. » Je ris, madame, en écrivant cesderniers mots. Mise en croix ! crucifiée ! c’est là unsupplice quelque peu démodé, et je suis tranquille à votreégard ! Mais, que pensez-vous du coup de poignard reçu par lesieur Vorski conformément aux ordres mystérieux dudestin ?

« Mais assez de réflexions. Il s’agit maintenant… »

Véronique laissa tomber un instant la lettre sur ses genoux. Lesphrases prétentieuses, les plaisanteries familières de M.Dutreillis blessaient sa délicatesse, et puis l’image tragiqued’Alexis Vorski l’obsédait. Un frisson d’angoisse effleura sa chairau souvenir affreux de cet homme. Elle se domina et reprit :

« Il s’agit maintenant, madame, de mon autre mission, la plusimportante à vos yeux, puisque tout le reste n’est que passé.

« Précisons les faits. Il y a trois semaines, durant une de cesrares occasions où vous consentez à rompre la monotonie si digne devotre existence, un jeudi soir où vous aviez conduit vos employéesau cinéma, un détail vraiment inexplicable vous a frappée. Leprincipal film, intitulé : « Légende Bretonne », représentait, aucours d’un pèlerinage, une scène qui se passait sur le bord d’uneroute, devant une petite cahute abandonnée, laquelle d’ailleurs neservait à rien dans l’action. Elle se trouvait là, évidemment, parhasard. Mais quelque chose de vraiment anormal attira votreattention. Sur les planches goudronnées de la vieille porte, il yavait, tracées à la main, ces trois lettres V. d’H. et, ces troislettres, c’était purement et simplement votre signature de jeunefille telle que vous l’employiez jadis dans vos lettres familières,et telle que vous ne l’avez plus employée une seule fois depuisquatorze ans ! Véronique d’Hergemont ! Aucune erreurpossible. Deux majuscules séparées par le d minuscule et parl’apostrophe. Et, qui plus est, la barre de la lettre H, ramenéesous les trois lettres, servant de paraphe, exactement selon votreprocédé d’alors !

« Madame, c’est la stupeur que provoqua en vous cettesurprenante coïncidence qui vous détermina à solliciter monconcours. Il vous était acquis d’avance. Et, d’avance, vous saviezque ce concours serait efficace.

« Selon vos prévisions, madame, j’ai réussi.

« Et là, encore, je serai bref suivant mon habitude.

« Madame, prenez à Paris l’express du soir qui vous débarquerale lendemain matin à Quimperlé. Là, voiture jusqu’au Faouët. Sivous avez le temps, avant ou après votre déjeuner, visite à la trèscurieuse chapelle Sainte-Barbe, perchée dans le site le plusextravagant et qui fut l’occasion du film, « Légende Bretonne ».Puis allez à pied sur la route de Quimper. Au bout de la premièremontée, un peu avant le chemin vicinal qui conduit à Locriff, setrouve, dans un demi-cirque entouré d’arbres, la cahute abandonnéequi porte l’inscription. Rien de remarquable ne la caractérise. Àl’intérieur, c’est le vide. Pas même de plancher. Une planchepourrie servait de banc. Comme toit un châssis vermoulu, à traverslequel il pleut. Encore une fois, il est hors de doute que c’est lehasard qui l’a placée dans le champ de visibilité ducinématographe. J’ajouterai, pour finir, que le film « LégendeBretonne » a été pris au mois de septembre dernier, ce qui fait quel’inscription remonte au moins à huit mois.

« Voilà, madame. Ma double mission est achevée. Je suis tropdiscret pour vous dire après quels efforts et par quels moyensingénieux j’ai pu l’accomplir en si peu de temps, sans quoi voustrouveriez vraiment un peu ridicule la somme de cinq cents francs àlaquelle je borne le prix de mon intervention.

« Veuillez agréer, je vous prie… »

Véronique replia la lettre et s’attarda quelques minutes auximpressions que cette lecture lui imposait, impressionsdouloureuses comme toutes celles qui ressuscitaient les joursatroces de son mariage. Une, surtout, avait persisté, aussi fortequ’aux heures où elle se jetait, pour y échapper, dans l’ombre d’uncouvent. C’était l’impression, la certitude même que tous sesmalheurs, que la mort de son père, que la mort de son fils,provenaient de la faute qu’elle avait commise en aimant Vorski.Certes elle avait résisté à l’amour de cet homme et ne s’étaitdécidée au mariage que contrainte, désespérée, et pour soustraireM. d’Hergemont à la vengeance de Vorski. Mais tout de même ellel’avait aimé, cet homme. Tout de même, au début, elle avait pâlisous son regard, et de cela, de ce qui lui semblait maintenant unelâcheté impardonnable, elle gardait un remords que le temps n’avaitpas affaibli.

« Allons, murmura-t-elle, assez de rêveries. Je ne suis pasvenue ici pour pleurer. »

Le besoin de savoir qui l’avait sortie de sa retraite deBesançon la ranima, et elle se leva, résolue à l’action.

« Un peu avant le chemin vicinal qui conduit à Locriff… undemi-cirque entouré d’arbres… », disait la lettre du sieurDutreillis. Elle avait donc dépassé l’endroit. Rapidement ellerevint sur ses pas et aussitôt aperçut, à droite, le bouquetd’arbres qui lui avait masqué la cabane. S’étant approchée, elle lavit.

C’était une sorte de refuge pour berger ou pour cantonnier, quis’effritait et se décomposait sous l’action des intempéries.Véronique s’approcha et constata que l’inscription, usée par lapluie et par le soleil, était beaucoup moins nette que sur le film.Mais les trois lettres étaient visibles, ainsi que le paraphe, etelle distingua même, en dessous, une chose que M. Dutreillisn’avait point notée, le dessin d’une flèche, et un numéro, lenuméro 9.

L’émotion croissait en elle. Bien que l’on n’eût en aucune façoncherché à imiter la forme même de sa signature, c’était bien sasignature de jeune fille. Or, qui avait pu l’apposer ainsi sur unecabane abandonnée, en cette Bretagne où elle pénétrait pour lapremière fois ?

Véronique ne connaissait plus personne au monde. Par une suitede circonstances, tout son passé de jeune fille s’était, pour ainsidire, effondré avec la mort de tous ceux qu’elle avait aimés etconnus. Alors comment était-il possible que le souvenir de sasignature eût persisté en dehors d’elle et de ceux qui n’existaientplus ? Et puis surtout pourquoi cette inscription, là, à cetendroit ? Que signifiait-elle ?

Véronique fit le tour de la cabane. Aucune autre marque n’yétait visible, pas plus que sur les arbres environnants. Elle serappela que M. Dutreillis avait ouvert et n’avait rien vu àl’intérieur. Pourtant elle voulut s’assurer elle-même qu’il nes’était pas trompé.

La porte était fermée par un simple loquet de bois qui tournaitautour d’une vis. Elle le souleva, et, chose singulière, qu’ellen’aurait su expliquer, il lui fallut faire un effort, non pasphysique, mais moral, un effort de volonté, pour tirer cette portevers elle. Il lui semblait qu’elle allait, par ce petit geste,pénétrer dans un monde de faits et d’événements qu’elle redoutait àson insu.

« Eh bien quoi ? dit-elle, qu’est-ce qui m’arrête ?»

Elle tira brusquement.

Un cri d’horreur lui échappa. Il y avait dans la cabane lecadavre d’un homme. Et, en même temps, à la seconde précise où elleapercevait ce cadavre, elle se rendait compte de l’anomalie qui enétait la marque particulière : une des mains de l’homme mortmanquait.

C’était un vieillard, dont la barbe grise s’étalait en éventail,et dont les longs cheveux blancs descendaient autour du cou. Leslèvres noircies, une certaine couleur de la peau tuméfiée donnèrentà Véronique l’idée qu’il avait été peut-être empoisonné, car aucunetrace de blessure n’apparaissait sur lui, sauf la plaie de sonbras, coupé nettement au-dessus du poignet, et qui devait remonterdéjà à quelques jours. Ses vêtements étaient ceux d’un paysanbreton, propres, mais très usés. Le cadavre était assis sur le sol,la tête appuyée sur le banc, et les jambes recroquevillées.

Autant de constatations que Véronique fit dans une sorted’inconscience et qui devaient plutôt reparaître dans sa mémoire,car, sur le moment, elle resta là, toute tremblante et les yeuxfixes, en balbutiant :

– Un cadavre… un cadavre…

Elle pensa soudain qu’elle se trompait peut-être et que l’hommen’était pas mort. Mais, ayant touché son front, elle frissonna aucontact de la peau glacée.

Pourtant ce geste la sortit de sa torpeur. Elle résolut d’agiret, puisqu’il n’y avait personne dans la campagne environnante, deretourner au Faouët et d’avertir les autorités. Préalablement elleexamina le cadavre afin de voir si quelque indice pouvait larenseigner sur son identité.

Les poches étaient vides. Les vêtements et le linge ne portaientaucune marque. Mais, comme elle avait un peu dérangé le cadavrepour effectuer ses recherches, il arriva que la tête pencha versl’avant et entraîna le buste, qui s’abattit sur ses jambes,découvrant ainsi le dessous du banc.

Sous ce banc elle aperçut un rouleau de papier, composé d’unefeuille de papier à dessin très mince, et qui était froissée,cassée, presque tordue.

Elle ramassa le rouleau et le déplia. Mais elle n’avait pasachevé ce mouvement que ses mains se mirent à trembler et qu’ellebalbutia :

– Ah ! mon Dieu !… ah ! mon Dieu !…

De toute son énergie, elle voulut s’imposer le calme nécessaireet regarder avec des yeux qui pussent voir et un cerveau qui pûtcomprendre.

Tout au plus lui fut-il possible de rester ainsi durant quelquessecondes. Et, durant ces quelques secondes, à travers un brouillardde plus en plus dense qui lui semblait envelopper ses yeux, elleput discerner un dessin rouge qui représentait quatre femmescrucifiées sur quatre troncs d’arbres.

Et, en avant de ce dessin, la première femme, image centrale,corps raidi sous ses voiles, figure bouleversée par la plusépouvantable des souffrances, mais figure reconnaissable, cettefemme crucifiée, c’était elle ! à n’en pas douter, c’étaitelle, elle-même, Véronique d’Hergemont !

D’ailleurs, au-dessus de la tête, l’extrémité du poteau detorture portait, selon la coutume antique, un cartouche avec uneinscription fortement appuyée.

Et c’étaient le paraphe et les trois lettres de Véronique jeunefille, V. d’H. : Véronique d’Hergemont !

Une convulsion la souleva des pieds à la tête. Elle se dressa,pivota et, tournoyant en dehors de la cabane, tomba sur l’herbe,évanouie.

Véronique était une femme bien portante, grande, vigoureuse,d’un équilibre admirable, et dont les épreuves n’avaient jamais puatteindre la belle santé morale et la splendide harmonie physique.Il fallait des circonstances exceptionnelles et imprévues commecelles-ci, jointes à la fatigue de deux nuits en chemin de fer,pour provoquer un tel désarroi de ses nerfs et de sa volonté.

Cela ne dura pas plus de deux ou trois minutes, d’ailleurs, aubout desquelles son esprit redevint lucide et vaillant.

Elle se releva, retourna vers la cabane, saisit la feuille depapier cartonné et, certes avec une angoisse indicible, mais cettefois avec des yeux qui voyaient et un cerveau qui comprenait, elleregarda.

Les détails, d’abord, ceux qui semblaient insignifiants, ou dumoins dont la signification ne lui apparaissaient pas. À gauche, ily avait une colonne étroite d’une quinzaine de lignes, non pasécrites, mais composées de lettres non formées, de jambagestoujours les mêmes, et qui n’avaient évidemment qu’un but deremplissage.

Cependant, à divers endroits, quelques mots étaientvisibles.

Et Véronique put lire : « Quatre femmes en croix » ; plusloin : « Trente cercueils… » et, pour finir, toute la dernièreligne ainsi rédigée : « La Pierre-Dieu qui donne mort ou vie ».

Toute cette colonne était entourée d’un cadre tracé à l’aide dedeux lignes fort régulières, l’une à l’encre noire, l’autre àl’encre rouge, et il y avait, toujours en rouge, au-dessus, lareprésentation de deux faucilles enlacées par une branche de gui,au-dessous la silhouette d’un cercueil.

La partie droite, de beaucoup la plus importante, était rempliepar le dessin, dessin à la sanguine, qui donnait à toute la page,avec sa colonne d’explications adjacente, l’apparence d’unefeuille, ou plutôt d’une copie de feuille de livre – quelque grandlivre d’images anciennes, où les sujets seraient traités un peu àla manière primitive avec une entière ignorance des règles.

Et c’étaient quatre femmes en croix.

Trois d’entre elles s’enfonçaient à l’horizon, de plus en pluspetites, vêtues de costumes bretons, leurs têtes surmontées decoiffures également bretonnes, mais d’une mode spéciale quiindiquait un usage local, et qui consistait surtout dans un largenœud noir dont les deux ailes se dépliaient comme les nœuds desAlsaciennes. Et, au milieu de la page, il y avait la choseeffrayante dont Véronique ne pouvait détacher son regard terrifié.Il y avait la croix principale, le tronc d’arbre dont les branchesinférieures étaient coupées et le long duquel, à droite et àgauche, descendaient les deux bras de la femme.

Les mains et les pieds n’étaient pas cloués, mais fixés par descordes qui s’enroulaient jusqu’aux épaules et jusqu’en haut desdeux jambes réunies. Au lieu du costume breton, la victime portaitune sorte de suaire qui tombait presque à terre, allongeant lasilhouette mince d’un corps amaigri par le supplice.

L’expression du visage était déchirante, expression de douleurrésignée et de grâce mélancolique. Et c’était bien le visage deVéronique, surtout tel qu’il était à l’époque de ses vingt ans, ettel que Véronique se souvenait de l’avoir vu aux heures sombres oùl’on contemple dans un miroir ses yeux sans espoir et ses larmesqui coulent.

Et c’était, autour de la tête, l’onde même de ses cheveux épaisroulant jusqu’à la ceinture en courbes semblables.

Et, au-dessus, l’inscription : V. d’H.

Véronique demeura longtemps à réfléchir, interrogeant le passé,et cherchant à relier dans l’ombre les faits actuels aux souvenirsde sa jeunesse. Mais aucune lueur ne se levait en son esprit. Lesmots qu’elle lisait, le dessin qu’elle voyait, rien de tout cela neprenait le moindre sens pour elle et ne pouvait se prêter à lamoindre explication.

Plusieurs fois encore elle examina la feuille de papier. Puis,lentement, sans cesser d’y songer, elle la déchira en menusmorceaux que le vent emportait. Lorsque le dernier des morceaux sefut envolé, sa décision était prise. Elle repoussa le cadavre del’homme, ferma la porte, et, rapidement, s’éloigna vers le village,afin de donner à cette aventure la conclusion judiciaire quiconvenait pour l’instant.

Mais quand elle revint, une heure plus tard, avec le maire duFaouët, le garde champêtre et tout un groupe de curieux, attiréspar ses déclarations, la cabane était vide.

Le cadavre avait disparu.

Et tout cela était si étrange, Véronique savait si bien que,dans le désordre de ses idées, il lui était impossible de répondreaux interrogations qu’on lui posait, et de dissiper les soupçons etle doute que l’on pouvait avoir et que l’on avait sur la véracitéde son témoignage, sur le motif de sa présence, sur sa raisonelle-même, qu’elle renonça du coup à tout effort et à toute lutte.L’aubergiste était là. Elle lui demanda quel était le village leplus proche qu’elle pût atteindre en suivant la route, et si ellearriverait ainsi à une station de chemin de fer qui lui permît deretourner à Paris.

Elle retint les deux noms de Scaër et de Rosporden, commanda unevoiture, qui devait la rattraper en cours de route avec sa valise,et partit, protégée d’ailleurs contre toute malveillance par songrand air d’élégance et par sa beauté brave.

Elle partit, au hasard, pour ainsi dire. La route était longue,des lieues et des lieues. Mais elle avait une telle hâte d’en finiravec ces événements incompréhensibles et de retourner vers le calmeet vers l’oubli, qu’elle marchait à grands pas, sans même songerque cette fatigue était inutile puisqu’une voiture la suivait.

Elle s’éleva sur des collines, descendit dans des vallons, etelle ne pensait guère, se refusant à chercher la solution de tantd’énigmes qui se posaient à elle. C’était le passé qui remontait àla surface de sa vie, et elle en avait une peur affreuse, de cepassé, qui s’étendait de son enlèvement par Vorski jusqu’à la mortde son père et de son enfant…

Elle ne voulait songer qu’à la toute petite existence qu’elles’était confectionnée à Besançon. Pas de chagrins là-bas, pas derêves, pas de souvenirs, et elle ne doutait pas que, au milieu desmenues habitudes quotidiennes qui l’enveloppaient dans l’humblemaison choisie, elle n’oubliât la cabane abandonnée, le cadavremutilé de l’homme, et l’épouvantable dessin qui marquaitl’inscription mystérieuse.

Mais, un peu avant le gros bourg de Scaër, comme elle entendait,derrière elle le grelot d’un cheval, elle vit, à l’embranchement dela route qui conduisait à Rosporden, un pan de mur qui restaitd’une maison à demi écroulée.

Et sur ce pan de mur, il y avait à la craie blanche, au-dessusd’une flèche et du numéro 10, l’inscription fatidique : V. d’H.

Chapitre 2Au bord de l’Océan

L’état d’esprit de Véronique changea subitement. Autant ellefuyait avec décision devant la menace du péril qui lui semblaitsurgir pour elle du mauvais passé, autant elle était résolue àmarcher jusqu’au bout sur le chemin redoutable qui s’ouvrait.

Ce revirement provenait de ce qu’une petite lueur flottaitbrusquement dans les ténèbres. Elle comprenait tout à coup cettechose, assez simple d’ailleurs, que la flèche indiquait unedirection, et que le numéro 10 devait être le dixième d’une sériede numéros qui jalonnaient un trajet partant d’un point fixe pouraboutir à un autre point fixe.

Était-ce un signal établi par quelqu’un et destiné à conduireles pas d’une autre personne ? Peu importait. L’essentielétait qu’il y avait là un fil capable de mener Véronique à ladécouverte du problème qui l’intéressait : par quel prodige sasignature de jeune fille reparaissait-elle au milieu d’unentrelacement de circonstances tragiques ?

La voiture, envoyée du Faouët, la rejoignait. Elle monta et ditau cocher de se diriger, à une allure très lente, versRosporden.

Elle y arriva pour dîner, et ses prévisions ne l’avaient pasinduite en erreur. Deux fois elle revit, avant des embranchements,sa signature, accompagnée des numéros 11 et 12.

Véronique coucha à Rosporden, et, dès le lendemain, reprit sesrecherches.

Le numéro 12, qu’elle trouva sur le mur d’un cimetière, la lançasur la route de Concarneau, qu’elle atteignit presque, sans avoiraperçu d’autres inscriptions.

Elle pensa donc qu’elle s’était trompée, revint sur ses pas, etperdit toute une journée en investigations inutiles.

Ce n’est que le jour suivant que le numéro 13, fort effacé, luiindiqua la direction de Fouesnant. Puis elle abandonna cettedirection, pour suivre toujours selon les signaux, des chemins decampagne où une fois encore elle s’égara.

Enfin elle aboutit, quatre jours après avoir quitté le Faouët,face à l’Océan, sur la grande plage de Beg-Meil.

Elle passa deux nuits au village sans recueillir la moindreréponse aux questions, d’ailleurs discrètes, qu’elle posait. Enfin,un matin, ayant erré parmi les groupes de roches à demi submergéesqui entrecoupent la plage, et sur la falaise basse recouverted’arbres et de taillis qui l’encadrent, elle découvrit, entre deuxchênes dénudés, un abri de terre et de branches qui avait dû servirà des douaniers. Un petit menhir se dressait à l’entrée. Sur cemenhir, il y avait l’inscription, suivie du numéro 17.

Aucune flèche. En dessous, un simple point. Voilà tout.

Dans l’abri, trois bouteilles cassées, des boîtes de conservesvides.

« C’était là le but, se dit Véronique. On y a mangé. Des vivresplacés d’avance, peut-être. »

À ce moment, elle s’avisa que, non loin d’elle, au bord d’unepetite baie qui s’arrondissait comme une conque au milieu desroches voisines, un canot se balançait, un canot à pétrole dont onapercevait le moteur.

Et elle entendit des voix qui venaient du village, une voixd’homme et une voix de femme.

De l’endroit où elle se trouvait, il ne lui fut d’abord possiblede voir qu’un homme assez âgé qui portait dans ses bras unedemi-douzaine de sacs de provisions, pâtes, légumes secs, et quiles déposa à terre en disant :

– Alors, vous avez fait un bon voyage, m’ame Honorine ?

– Excellent.

– Et où ça que vous étiez ?

– À Paris, dame… huit jours d’absence… des courses pour monmaître…

– Contente de revenir ?

– Ma foi, oui.

– Et vous voyez, m’ame Honorine, que vous retrouvez votre bateauà la même place. Tous les jours, je venais lui faire une visite.Enfin, ce matin, je lui ai enlevé sa toile. Il file toujoursbien ?

– À merveille.

– Et puis, vous êtes une fière pilote. Hein, m’ame Honorine, quiaurait dit que vous feriez ce métier-là ?

– C’est la guerre. Tous les jeunes sont partis dans notre île,les autres sont à la pêche. Et puis, plus de service de bateauxchaque quinzaine, comme autrefois. Alors je fais lescommissions.

– Mais le pétrole ?…

– On en a en réserve. Rien à craindre de ce côté.

– Eh bien, pour lors, on se quitte, m’ame Honorine. Faut-il vousaider à charger ?

– Pas la peine, vous êtes pressé.

– Eh bien, pour lors, on se quitte, répéta le bonhomme. À laprochaine fois, m’ame Honorine. Je préparerai les paquetsd’avance.

Et il s’éloigna, en criant d’un peu plus loin :

– Tout de même, faites attention aux pointes de récifs quil’entourent, votre sacré îlot. Vrai, c’est qu’il en a une mauvaiseréputation ! C’est pas pour rien qu’on l’appelle l’île auxTrente Cercueils. Bonne chance, m’ame Honorine.

Il disparut au tournant d’une roche.

Véronique avait tressailli. Les trente cercueils ! Les motsmêmes qu’elle avait lus en marge de l’horrible dessin !

Elle se pencha. La femme, d’ailleurs, avançait de quelques pasvers le canot et, après avoir déposé d’autres provisions apportéespar elle, se retournait.

Véronique la vit alors de face. Elle portait un costume bretonet sa coiffe était surmontée de deux ailes de velours noir.

« Ah ! balbutia Véronique… la coiffure du dessin… lacoiffure des trois femmes en croix !… »

La Bretonne devait avoir environ quarante ans. Sa figureénergique, brûlée par le soleil et par le froid, était osseuse,taillée durement, mais animée de deux grands yeux noirsintelligents et doux. Une lourde chaîne d’or pendait sur sapoitrine. Son corsage de velours la serrait étroitement.

Elle chantonnait à voix basse, tout en portant ses paquets et enchargeant le canot, ce qui l’obligeait à s’agenouiller sur unegrosse pierre contre laquelle il était amarré. Quand elle eut finielle regarda l’horizon, où il y avait des nuages noirs. Elle parutcependant ne pas s’en inquiéter, et, défaisant l’amarre, ellecontinua sa chanson, mais d’une voix plus haute qui permit àVéronique d’entendre les paroles. C’était une mélopée lente, uneberceuse pour enfants, qu’elle chantait avec un sourire quidécouvrait de belles dents blanches.

 

Et disait la maman

En berçant son enfant :

Pleure pas. Quand on pleure,

La bonn’ Vierge aussi pleure.

Faut qu’l’enfant chante et rie

Pour qu’la Vierge sourie.

Croise les mains, et prie

La bonn’ Vierge Marie.

 

Elle n’acheva pas. Véronique était devant elle, le visagecontracté et toute pâle.

Interdite, elle murmura :

– Qu’y a-t-il donc ?

Véronique prononça d’une voix frémissante :

– Cette chanson, qui vous l’a apprise ?… D’où latenez-vous ?… C’est une chanson. que ma mère chantait… unechanson de son pays, de la Savoie… Et jamais je ne l’ai entenduedepuis… depuis sa mort… Alors… je veux…, je voudrais…

Elle se tut. La Bretonne la contemplait en silence, d’un airstupéfait, et comme si elle eût été sur le point, elle aussi, deposer des questions.

Véronique répéta :

– Qui vous l’a apprise ? …

– Quelqu’un de là-bas, répondit enfin celle qu’on appelait MmeHonorine.

– De là-bas ?

– Oui, quelqu’un de mon île.

Véronique dit, avec une sorte d’appréhension :

– L’île aux Trente Cercueils ?

– C’est un nom qu’on lui donne. Elle s’appelle l’île deSarek.

Elles demeurèrent encore à se regarder l’une l’autre, d’unregard où il y avait de la défiance, mêlée à un grand besoin deparler et de savoir. Et, en même temps, elles sentirent toutes lesdeux qu’elles n’étaient pas ennemies.

Ce fut Véronique qui reprit :

– Excusez-moi, mais, voyez-vous, il y a des choses sidéconcertantes…

La Bretonne hocha la tête d’un air qui approuvait, et Véroniquecontinua :

– Si déconcertantes, si troublantes… Ainsi, savez-vous pourquoije suis sur cette plage ? Il faut que je vous le dise. Vousseule peut-être pouvez m’expliquer… Voici… Le hasard – c’est untout petit hasard, et au fond tout découle de lui – m’a fait veniren Bretagne pour la première fois et m’a montré sur la porte d’unevieille cabane abandonnée, au bord de la route, les initiales de masignature de jeune fille, signature dont je ne me suis pas serviedepuis quatorze à quinze ans. En continuant la route, j’aidécouvert encore plusieurs fois cette inscription, avec un numérod’ordre chaque fois différent, et c’est ainsi que je suis arrivéeici, sur cette plage de Beg-Meil, et en cette partie de la plagequi était en conséquence le terme d’un trajet prévu et effectué…par qui ? je l’ignore.

– Votre signature, elle est là ? dit Honorine vivement. Enquel endroit ?

– Sur cette pierre, au-dessous de nous, à l’entrée del’abri.

– Je ne vois pas d’ici. Quelles sont les lettres ?

– V. d’H.

La Bretonne réprima un mouvement. Sa figure osseuse trahit uneprofonde émotion, et elle dit entre ses dents :

– Véronique… Véronique d’Hergemont.

– Ah ! fit la jeune femme, vous savez mon nom !… voussavez ! …

Honorine lui saisit les deux mains et les garda dans lessiennes. Son rude visage s’éclairait d’un sourire. Des larmesmouillèrent ses yeux, tandis qu’elle répétait :

– Mademoiselle Véronique… Madame Véronique, c’est donc vous,Véronique ?… Ah ! mon Dieu ! est-ce possible !Bonne Vierge Marie, soyez bénie !

Véronique était confondue et ne cessait de dire :

– Vous savez mon nom… vous savez qui je suis… Alors vous pouvezm’expliquer toute cette énigme ?

Après un long silence, Honorine répondit :

– Je ne peux rien vous expliquer… Moi non plus je ne comprendspas… Mais nous pouvons chercher ensemble… Voyons, quel était cevillage de Bretagne ?

– Le Faouët.

– Le Faouët… je connais. Et cette cabane abandonnée setrouvait ?…

– À deux kilomètres de là.

– Vous l’avez ouverte ?

– Oui. Et c’est cela le plus terrible. Il y avait dans cettecabane…

– Parlez… qu’y avait-il ?

– D’abord le cadavre d’un homme, d’un vieillard en costume dupays, avec de longs cheveux blancs et une barbe grise… Ah ! cemort, je ne l’oublierai jamais… Il avait dû être assassiné…empoisonné… je ne sais pas…

Honorine écoutait avidement, mais ce crime ne semblait luiapporter aucune indication, et elle dit simplement :

– Qui était-ce ? On a fait une enquête ?

– Quand je suis revenue avec des gens du Faouët, le cadavreavait disparu.

– Disparu ? Mais qui l’avait enlevé ?

– Je l’ignore.

– De sorte que vous ne savez rien ?

– Rien. Cependant, la première fois, j’avais trouvé dans lacabane un dessin… un dessin que j’avais déchiré, mais dont lesouvenir reste en moi comme un cauchemar qui se renouvelleconstamment… Je ne puis le chasser… Écoutez… c’était un rouleau depapier sur lequelle, évidemment, on avait reporté la copie d’unevieille image, et cela représentait, oh ! une chose terrible…terrifiante… quatre femmes en croix ! Et l’une de ces femmesc’était moi, avec mon nom… Et les autres avaient une coiffurepareille à la vôtre…

Honorine lui avait serré les mains avec une violence inouïe:

– Que dites-vous ? s’écria la bretonne. Quedites-vous ? Quatre femmes en croix ?

– Oui, et il était question de trente cercueils, de votre îlepar conséquent.

La Bretonne lui mit les mains sur la bouche.

– Taisez-vous ! taisez-vous ! oh ! il ne faut pasparler de tout cela. Non, non, il ne faut pas… Voyez-vous il y ades choses de l’enfer… C’est un sacrilège d’en parler… Taisons-nouslà-dessus… Plus tard on verra… une autre année peut-être… Plustard… Plus tard…

Elle semblait secouée par la terreur, comme par un vent d’oragequi fouette les arbres et bouleverse la nature entière. Et,subitement, elle tomba à genoux sur le roc, et pria longtemps,courbée en deux, la tête entre ses mains, dans un tel recueillementque Véronique ne lui posa aucune autre question.

Enfin elle se releva et, au bout d’un instant, elle répéta :

– Oui, tout cela est effrayant, mais je ne vois pas que notredevoir en soit changé, et qu’une seule hésitation soitpossible.

Et elle dit gravement à la jeune femme :

– Il faut venir avec moi là-bas.

– Là-bas, dans votre île ? répliqua Véronique sans cachersa répugnance.

Honorine lui reprit les mains et continua, toujours de ce mêmeton un peu solennel qui semblait à Véronique plein de penséessecrètes et inexprimées.

– Vous vous appelez bien Véronique d’Hergemont ?

– Oui.

– Votre père s’appelait ?…

– Antoine d’Hergemont.

– Vous avez épousé un soi-disant Polonais nomméVorski ?

– Oui, Alexis Vorski.

– Vous l’avez épousé après le scandale d’un enlèvement et aprèsune rupture avec votre père ?

– Oui.

– Vous avez eu de lui un enfant ?

– Oui, un fils, François.

– Que vous n’avez pour ainsi dire pas connu, car il vous futenlevé par votre père ?

– Oui.

– Et tous deux, votre père et votre fils, ont disparu dans unnaufrage ?

– Oui, ils sont morts.

– Qu’en savez-vous ?

Véronique ne songea pas à s’étonner de cette question etrépondit :

– L’enquête que j’ai fait faire et l’enquête de la justice sontfondées toutes deux sur le même témoignage irrécusable, celui desquatre matelots.

– Qui vous affirme qu’ils n’ont pas menti ?

– Pourquoi auraient-ils menti ? prononça Véronique avecsurprise.

– Leur témoignage a pu être acheté… Il a pu leur être dictéd’avance.

– Par qui ?

– Par votre père.

– Quelle idée ! Et puis quoi ! mon père étaitmort.

– Je vous répéterai : Qu’en savez-vous ?

Cette fois Véronique parut stupéfaite.

– Où voulez-vous en venir ? murmura-t-elle.

– Un instant. Connaissez-vous les noms de ces quatrematelots ?

– Je les ai connus. Je ne me les rappelle pas.

– Vous ne vous rappelez pas que c’étaient des noms deBretagne ?

– En effet. Mais je ne vois pas…

– Si vous n’êtes jamais venue en Bretagne, votre père y est venufort souvent, à cause des livres qu’il écrivait. Il y a mêmeséjourné du vivant de votre mère. Dans ces conditions il a dûentrer en relation avec des hommes du pays. Admettons qu’il aitconnu depuis longtemps les quatre matelots, et que ces hommes,dévoués à lui, ou achetés par lui, il les ait engagés spécialementpour cette aventure… Admettons qu’ils aient commencé par déposervotre père et votre fils dans quelque petit port d’Italie, puisque, bons nageurs tous les quatre, ils aient fait couler leur yachten vue des côtes. Admettons…

– Mais ces hommes existent ! s’écria Véronique avec uneagitation croissante. On pourrait les interroger !

– Deux sont morts de leur belle mort il y a quelques années. Letroisième, c’est un nommé Maguennoc, un vieux que vous trouverez àSarek. Quant au quatrième, vous l’avez peut-être vu tout à l’heure.Avec l’argent que lui a rapporté cette affaire, il a acheté unfonds d’épicerie à Beg-Meil.

– Ah ! celui-là, on peut lui parler tout de suite, ditVéronique frémissante. Allons le chercher.

– Pour quoi faire ? J’en sais plus que lui.

– Vous savez… vous savez…

– Je sais tout ce que vous ignorez. Je puis répondre à toutesvos questions. Interrogez-moi.

Mais Véronique n’osait pas lui poser la question suprême, cellequi commençait à palpiter dans les ténèbres de sa conscience. Elleavait peur d’une vérité qui n’était peut-être point inadmissible,vérité qu’elle entrevoyait obscurément, et c’est d’un tondouloureux qu’elle bégaya :

– Je ne comprends pas… je ne comprends pas. Pourquoi mon pèreaurait-il agi ainsi ? Pourquoi aurait-il voulu que l’on crût àsa mort et à la mort de mon pauvre enfant ?

– Votre père avait juré de se venger…

– Contre Vorski, mais contre moi ?… contre sa fille ?…et une pareille vengeance !…

– Vous aimiez votre mari. Une fois en son pouvoir, au lieu de lefuir, vous avez consenti à l’épouser. Et puis l’injure avait étépublique… Et vous connaissiez votre père, son caractère violent,rancunier… sa nature un peu… un peu déséquilibrée, selon sonexpression.

– Mais depuis ?…

– Depuis !… depuis !… les remords sont venus avec lesannées, avec la tendresse qu’il portait à l’enfant… et il vous acherchée partout… J’en ai fait des voyages ! à commencer parmon voyage aux Carmélites de Chartres. Mais vous étiez partielongtemps avant… et où ? où vous trouver ?

– Une annonce dans les journaux…

– Il en a fait une, très discrète forcément à cause du scandale.Quelqu’un a répondu. On a pris rendez-vous. Savez-vous qui est venuau rendez-vous ? Vorski. Vorski, lequel vous cherchait aussi,lequel vous aimait toujours et vous haïssait. Votre père a eu peuret n’a pas osé agir ouvertement.

Véronique se taisait. Toute défaillante, elle s’était assise surla pierre et gardait la tête penchée.

Elle murmura :

– Vous parlez de mon père comme s’il vivait encoreaujourd’hui…

– Il vit.

– Et comme si vous le voyiez souvent…

– Chaque jour.

– Et d’autre part – Véronique baissa la voix –, et d’autre partvous ne dites pas un mot de mon fils… Alors j’ai des idéesaffreuses… il n’a peut-être pas survécu ?… Peut-être est-ilmort depuis ? Est-ce pour cela que vous ne parlez pas delui ?

Avec un effort, elle releva la tête. Honorine souriait.

– Ah ! je vous en supplie, implora Véronique, dites-moi lavérité… c’est horrible d’espérer plus qu’on ne doit… je vous ensupplie…

Honorine lui entoura le cou de son bras.

– Mais, ma pauvre dame, est-ce que je vous aurais raconté toutcela s’il était mort, mon joli François ?

– Il vit ? il vit ? s’exclama la jeune femmeéperdue.

– Mais parbleu ! et ce qu’il est bien portant !Ah ! c’est un petit gars solide, allez, et d’aplomb sur sesjambes ! et j’ai bien le droit d’en être fière puisque c’estmoi qui l’ai élevé, votre François.

Elle sentit que Véronique s’abandonnait contre elle, sous lepoids de sentiments trop lourds, où il y avait certes autant desouffrance que de joie, et elle lui dit :

– Pleurez, ma bonne dame, ça vous fera du bien. Ce sont demeilleures larmes que celles d’autrefois, qu’en dites-vous ?Pleurez, pour que toute votre misère passée s’en aille. Moi, jeretourne au village. Vous avez bien quelque valise àl’auberge ? On m’y connaît. Je la rapporte et nouspartons.

Quand la Bretonne revint, une demi-heure après, elle aperçutVéronique debout, qui lui faisait signe de se hâter, et ellel’entendait qui criait :

– Vite !… Mon Dieu, que vous êtes longue ! Il n’y apas une minute à perdre.

Honorine cependant ne se pressa pas davantage et ne réponditpoint. Aucun sourire n’éclairait son âpre visage.

– Eh bien, nous partons ? fit Véronique en l’abordant. Iln’y a pas de retard ? Pas d’obstacles ? Quoi ? ondirait que vous n’êtes plus la même…

– Mais si… mais si…

– Alors, hâtons-nous.

Avec son aide, Honorine embarqua les valises et les sacs deprovisions. Puis, se plantant tout à coup devant Véronique, ellelui dit :

– Ainsi vous êtes bien sûre que la femme en croix représentéepar le dessin, c’était vous ?

– Absolument… D’ailleurs, mes initiales au-dessus de latête…

– C’est étrange, murmura la Bretonne, et bien inquiétant.

– Pourquoi ?… Quelqu’un qui m’aura connue… et qui s’estamusé… Il n’y a là qu’une coïncidence, une fantaisie du hasard quiressuscite des choses du passé.

– Oh ! ce n’est pas le passé qui me tracasse. C’estl’avenir.

– L’avenir ?

– Souvenez-vous de la prédiction…

– Je ne comprends pas.

– Oui, oui, cette prédiction faite à Vorski à votre propos…

– Ah ! vous savez ?

– Je sais. Et c’est tellement atroce de songer à ce dessin et àd’autres choses que vous ignorez, et qui sont beaucoup plusépouvantables.

Véronique éclata de rire.

– Comment ! et c’est pourquoi vous hésitez àm’emmener ?… car enfin, c’est de cela qu’il s’agit ?

– Ne riez pas. On ne rit pas quand on voit les flammes mêmes del’enfer.

La Bretonne prononça ces paroles en fermant les yeux et en sesignant. Puis elle reprit :

– Évidemment… Vous vous moquez de moi… Vous pensez que je suisune femme de ce pays, superstitieuse, qui croit aux revenants etaux feux follets. Je ne dis pas tout à fait non. Mais là… là… il ya des vérités qui vous aveuglent !… Vous en parlerez avecMaguennoc, si vous gagnez sa confiance.

– Maguennoc ?

– L’un des quatre matelots. C’est un vieil ami de votre fils.Lui aussi l’a élevé. Maguennoc en sait plus que tous les savants,plus que votre père. Et cependant…

– Et cependant…

– Cependant Maguennoc a voulu tenter le destin et pénétrerau-delà de ce qu’on a le droit de connaître.

– Qu’a-t-il fait ?

– Il a voulu toucher, de la main, vous entendez, de sa propremain (c’est lui-même qui me l’a avoué), au fond même desténèbres.

– Eh bien, fit Véronique impressionnée malgré elle.

– Eh bien, sa main a été brûlée par les flammes. Une plaieaffreuse, qu’il m’a montrée, que j’ai vue, de mes yeux vue, quelquechose comme la plaie d’un cancer… et il souffrait à tel point…

– À tel point ?

– Qu’il a dû prendre dans sa main gauche une hache et qu’ils’est coupé la main droite lui-même…

Véronique fut interdite. Elle se rappelait le cadavre du Faouëtet elle balbutia :

– Sa main droite ? Vous affirmez que Maguennoc s’est coupéla main droite ?

– D’un coup de hache, il y a dix jours, l’avant-veille de mondépart… c’est moi qui l’ai soigné… Pourquoi me demandez-vouscela ?

– Parce que, dit Véronique d’une voix altérée, parce que l’hommemort, le vieillard que j’ai trouvé dans la cabane abandonnée et quia disparu, avait eu la main droite récemment coupée.

Honorine sursauta. Elle eut encore cette sorte d’expressioneffarée et cet émoi désordonné qui contrastaient avec son attitudeordinaire de calme. Elle scanda :

– Vous êtes sûre ? Oui, oui, c’est bien cela… c’est lui…Maguennoc… Un vieux à longs cheveux blancs ? n’est-cepas ? et une barbe qui va en s’élargissant ? Ah !quelle abomination !

Elle se contint et regarda autour d’elle, inquiète d’avoir parlési fort. De nouveau elle fit le signe de la croix, et prononçalentement en elle-même presque :

– C’est le premier de ceux qui doivent mourir… il me l’avaitannoncé… et le vieux Maguennoc avait des yeux qui lisaient dans lelivre de l’avenir aussi bien que dans le livre du passé. Il voyaitclair, là où on n’y voit pas. « La première victime ce sera moi,m’ame Honorine. Et quand le serviteur aura disparu, quelques joursaprès ce sera le tour de son maître… »

– Et son maître, c’était ?… fit tout bas Véronique.

Honorine se redressa et serra les poings d’un air brutal.

– Je le défendrai, celui-là, déclara-t-elle, je le sauverai,votre père ne sera pas la deuxième victime. Non, non, j’arriverai àtemps. Laissez-moi partir.

– Nous partons ensemble, dit fermement Véronique.

– Je vous en prie, supplia Honorine, ne vous obstinez pas.Laissez-moi faire. Ce soir même, avant le dîner, je vous ramènevotre père et votre fils…

– Mais pourquoi ?

– Il y a trop de danger, là-bas… pour votre père… pour voussurtout. Rappelez-vous les quatre croix ! C’est là-basqu’elles seront dressées… Oh ! il ne faut pas que vous yalliez !… L’île est maudite.

– Et mon fils ?

– Vous le verrez aujourd’hui, dans quelques heures.

Véronique eut un rire brusque :

Dans quelques heures ! Mais c’est de la folie !Comment ! Voilà quatorze ans que je n’ai plus de fils.J’apprends tout à coup qu’il est vivant, et vous me demandezd’attendre avant de l’embrasser ! Mais pas une heure !J’aimerais mieux risquer mille fois la mort plutôt que de retarderce moment-là.

Honorine la regarda, et elle dut comprendre que la résolution deVéronique était de celles qu’il est inutile de combattre, car ellen’insista pas. Pour la troisième fois elle se signa et elle ditsimplement :

– Que la volonté de Dieu soit faite.

Toutes deux prirent place au milieu des colis qui encombraientl’étroite passerelle. Honorine alluma le moteur, saisit le volant,et, avec beaucoup d’adresse, fit évoluer la barque parmi les rocheset les écueils qui pointaient à fleur d’eau.

Chapitre 3Le fils de Vorski

Assise à tribord sur une caisse, et tournée vers Honorine,Véronique souriait. Sourire encore inquiet, indécis, plein deréticence, hésitant comme un rayon de soleil qui cherche à percerles derniers nuages de la tempête, mais sourire heureux tout demême.

Et le bonheur semblait la juste expression de ce visageadmirable, empreint de noblesse et de cette pudeur spéciale quedonnent à certaines femmes, touchées par des malheurs excessifs, oupréservées par l’amour, l’habitude de la gravité et la suspensionde toute coquetterie féminine.

Ses cheveux noirs, un peu gris aux tempes, étaient noués trèsbas sur la nuque. Elle avait le teint mat d’une méridionale, et degrands yeux d’un bleu très clair et dont tout le globe semblait dela même couleur, pâle comme un ciel d’hiver. Elle était grande,avec des épaules larges et un buste harmonieux.

Sa voix musicale et un peu masculine se faisait légère etjoyeuse pour parler du fils retrouvé. Et Véronique ne voulaitparler que de cela. En vain la Bretonne essayait d’en venir auxproblèmes qui la tourmentaient, et reprenait parfois :

– Voyons, il y a deux choses que je ne m’explique pas. Par quifut établie cette piste dont les indications vous ont menée duFaouët jusqu’à l’endroit précis où j’atterris toujours, ce quidonnerait à penser que quelqu’un a été du Faouët à l’île deSarek ? Et puis, d’autre part, comment le père Maguennoc at-il quitté l’île ? Est-ce volontairement ? Ou bienest-ce son cadavre que l’on a porté ? Et alors par quelmoyen ?

– Est-ce bien la peine ?… objectait Véronique.

– Mais oui. Pensez donc ! En dehors de moi qui, avec moncanot, m’en vais tous les quinze jours aux provisions, soit àBeg-Meil, soit à Pont-l’Abbé, il n’y a que deux barques depêcheurs, qui s’en vont toujours plus haut sur la côte, jusqu’àAudierne, où ils vendent leur pêche. Alors comment Maguennoc a-t-ilpu traverser ? En outre, est-ce lui-même qui s’est tué ?Mais alors pourquoi son cadavre aurait-il disparu ?

Mais Véronique protestait.

– Je vous en supplie… cela n’a pas d’importance pour le moment.Tout s’éclaircira. Parlons de François. Alors vous disiez qu’ilétait arrivé à Sarek ?…

Et Honorine cédait aux prières de la jeune femme.

– Il est arrivé dans les bras du pauvre Maguennoc, quelquesjours après qu’on vous l’avait pris. Maguennoc, à qui M.d’Hergemont avait fait la leçon, raconta qu’une dame étrangère luiavait confié l’enfant, et il le fit nourrir par sa fille, qui estmorte depuis. Moi, j’étais en voyage, placée depuis dix ans chezdes Parisiens. Quand je revins, c’était déjà un beau petit gars quicourait les landes et les falaises. C’est alors que je pris duservice chez votre père, qui s’était installé à Sarek. Quand lafille de Maguennoc mourut, on recueillit l’enfant chez nous.

– Mais sous quel nom ?

– Sous son nom de François… François tout court. M. d’Hergemontse faisait appeler M. Antoine. L’enfant l’appelait grand-père.Personne n’y trouva jamais rien à dire.

– Et comme caractère ? demanda Véronique avec une certaineanxiété.

– Oh ! de ce côté, c’est une bénédiction ! réponditHonorine. Rien du père… et rien non plus du grand-père, comme M.d’Hergemont l’avoue lui-même. Un enfant doux, aimable, obligeant.Jamais de colère… toujours de bonne humeur. C’est par là qu’il afait la conquête de son grand-père, et c’est ainsi que M.d’Hergemont est revenu vers vous, tellement le petit-fils luirappelait la fille qu’il avait reniée « Tout le portrait de samère, disait-il. Véronique était comme lui douce et tendre, aimanteet caressante. » Et alors il a commencé à vous rechercher, d’accordavec moi, à qui, peu à peu, il s’était confié.

Véronique rayonnait de joie. Son fils lui ressemblait ! Sonfils était bon et souriant !

– Mais, dit-elle, est-ce qu’il me connaît ? Sait-il que samère est vivante ?

– S’il le sait ! M. d’Hergemont voulait garder le secret,d’abord. Mais je n’ai pas tardé à tout dire.

– Tout ?

– Non. Il croit que son père est mort et qu’à la suite dunaufrage où M. d’Hergemont et lui, François, ont disparu, vous êtesentrée en religion sans qu’on puisse vous retrouver. Et ce qu’ilest avide de nouvelles, quand je reviens de voyage ! Ce qu’ilespère, lui aussi ! Ah ! sa maman, il l’aime bien,allez ! C’est toujours lui qui chante cette chanson que vousavez entendue et que son grand-père lui a apprise.

– Mon François… mon petit François ! …

– Ah ! oui, il vous aime, continua la Bretonne. Il y amaman Honorine. Mais vous, vous êtes maman tout court. Et c’estpour vous chercher qu’il a hâte de devenir grand et de terminer sesétudes.

– Ses études ? Il travaille ?…

– Avec son grand-père, et, depuis deux ans, avec un brave garçonque j’ai ramené de Paris, Stéphane Maroux, un mutilé de la guerre,décoré sur toutes les coutures et réformé à la suite d’opérationsinternes. François s’est attaché à lui de tout son cœur.

Le canot filait rapidement sur la mer paisible où il creusait unangle d’écume argentée. Les nuages s’étaient dissipés à l’horizon.La fin de la journée s’annonçait calme et sereine.

– Encore ! encore ! répétait Véronique, qui ne selassait pas d’écouter ; voyons, comment s’habille-t-il, monfils ?

– Des culottes courtes, qui laissent ses mollets nus, une grossechemise en molleton avec des boutons d’or, et un béret, comme songrand ami, M. Stéphane, mais un béret rouge, le sien, et qui lui vaà ravir.

– Il a d’autres amis que M. Maroux ?

– Tous les gars de l’île autrefois. Mais, sauf trois ou quatremousses, les autres, depuis que les pères sont à la guerre, ontquitté l’île avec les mères et travaillent sur la côte, àConcarneau, à Lorient, laissant les vieux seuls à Sarek. Nous nesommes plus qu’une trentaine dans l’île.

– Alors, avec qui joue-t-il ? Avec qui sepromène-t-il ?

– Oh ! pour cela, il a le meilleur des compagnons.

– Ah ! et qui ?

– Un petit chien que Maguennoc lui avait donné.

– Un chien ?

– Et le plus drôle qui soit, mal fichu, ridicule, demi-barbet etdemi-fox, mais si amusant, si cocasse ! Ah ! c’est untype que M. Tout-Va-Bien.

– Tout-Va-Bien ?

– François l’appelle ainsi, et aucun nom ne lui conviendraitmieux. Il a toujours l’air heureux, content de vivre… indépendant,d’ailleurs, disparaissant des heures, même des jours entiers, maistoujours là quand on a besoin de lui, quand on est triste et queles choses ne marchent pas comme on voudrait. Tout-Va-Bien détesteles larmes, les gronderies, les querelles. Sitôt qu’on pleure ouqu’on fait mine de pleurer, il s’assoit sur son derrière, en facede vous, fait le beau, ferme un œil, ouvre l’autre à moitié, etsemble si bien rire que l’on éclate de rire. « Allons, mon vieux,dit François, tu as raison, tout va bien. Faut pas s’en faire,n’est-ce pas ? » Et lorsqu’on l’on est consolé, Tout-Va-Biens’éloigne en trottinant. Son devoir est accompli.

Véronique riait et pleurait à la fois. Longtemps elle garda lesilence, s’assombrissant peu à peu et envahie par un désespoir quisubmergeait toute sa joie. Elle pensait à tout ce qu’elle avaitperdu de bonheur durant ces quatorze années où elle était restéemère sans enfant portant le deuil d’un fils qui vivait. Tous lessoins que l’on donne à l’être qui naît, toute la tendresse dont onl’entoure et qu’on reçoit de lui, toute la fierté que l’on éprouveà le voir grandir et à l’entendre parler, tout ce qui réjouit unemère et l’exalte, et fait déborder son cœur d’une affection chaquejour renouvelée, tout cela elle ne l’aurait pas connu.

– Nous sommes à mi-chemin, dit Honorine.

Elles filaient en vue des îles de Glenans. À leur droite lapointe de Penmarch, dont elles suivaient parallèlement les côtes àquinze milles de distance, dessinait une ligne plus sombre qui nese distinguait pas toujours de l’horizon.

Et Véronique songeait à son triste passé, à sa mère dont elle sesouvenait à peine, à sa longue enfance auprès d’un père égoïste etmaussade, à son mariage, ah ! à son mariage surtout !Elle évoquait ses premières rencontres avec Vorski, alors qu’ellen’avait que dix-sept ans. Comme elle avait eu peur tout de suite decet homme bizarre, le redoutant à la fois et subissant soninfluence, comme on subit à cet âge l’influence de ce qui estmystérieux et incompréhensible !

Puis c’était la journée détestable de l’enlèvement, et lesautres qui suivirent, plus détestables encore, les semaines où ill’avait tenue enfermée, la menaçant et la dominant de toute sapuissance mauvaise. Et c’était la promesse d’union qu’il lui avaitarrachée, pacte contre lequel s’insurgeaient tous les instincts ettoute la volonté de la jeune fille, mais à quoi il lui semblaitqu’elle devait souscrire après un tel scandale et puisque son pèrey consentait.

Sa pensée se cabra devant les souvenirs de son année de mariage.Cela, non, jamais, même aux pires heures où les cauchemars du passévous obsèdent comme des fantômes, jamais elle ne consentait àressusciter, dans le secret de son esprit, cette époqueavilissante, les déboires, les meurtrissures, la trahison, la viehonteuse de son mari qui, sans vergogne, avec une fierté cynique,se montrait peu à peu tel qu’il était, s’enivrant, trichant au jeu,volant ses camarades de fête, escroc et maître chanteur, en donnantà sa femme l’impression, qu’elle conservait encore, et qui lafaisait frissonner, d’une sorte de génie du mal, cruel etdéséquilibré.

– Assez rêvé, madame Véronique, dit Honorine.

– C’est autre chose que des rêves et des souvenirs,répondit-elle, c’est le remords.

– Des remords, vous, madame Véronique, vous dont la vie n’a étéqu’un martyre.

– Un martyre qui fut une punition.

– Mais tout cela est fini, madame Véronique, puisque vous allezretrouver votre fils et votre père. Allons, voyons, ne pensez qu’àêtre heureuse.

– Heureuse, puis-je l’être encore !

– Si vous pouvez l’être ! Vous allez voir ça et avantlongtemps ! Tenez, voici Sarek.

Honorine prit sous son banc, dans un coffre, un gros coquillagedont elle se servait comme d’une conque, à la manière des matelotsd’autrefois, et, appliquant ses lèvres à l’ouverture, gonflant lesjoues, elle en tira quelques notes puissantes, pareilles à desmugissements, qui emplirent l’espace.

Véronique l’interrogea du regard.

– C’est lui que j’appelle, dit Honorine.

– François ! Vous appelez François !

– À chacun de mes retours, il en est ainsi. Il dégringole duhaut des falaises où nous habitons, et il vient jusqu’au môle.

– Alors je vais le voir ? fit Véronique toute pâle.

– Vous allez le voir. Doublez votre voilette pour qu’il ne vousreconnaisse pas d’après vos portraits. Je vous parlerai comme à uneétrangère qui vient visiter Sarek.

On apercevait l’île distinctement, mais le pied des falaisesétait caché par une multitude d’écueils.

– Ah ! oui, des écueils, ce n’est pas ça qui manque !Ça grouille comme un banc de harengs, s’écria Honorine, qui avaitdû éteindre le moteur et se servait de deux petites rames trèscourtes. Tenez, la mer était calme tout à l’heure. Ici, jamais.

C’étaient, en effet, des milliers et des milliers de menuesvagues qui s’entrechoquaient, se brisaient entre elles, etlivraient aux roches d’incessantes et d’implacables batailles. Lecanot semblait naviguer sur le remous d’un torrent. À aucun endroitil n’était possible de discerner un lambeau de mer bleue ou verteparmi le bouillonnement de l’écume. Rien que de la mousse blanche,comme battue par l’inlassable tourbillon des forces quis’acharnaient contre les dents pointues des écueils.

– Et, tout autour, c’est comme cela, reprit Honorine, à telpoint que Sarek n’est pour ainsi dire abordable qu’en barque.Ah ! ce n’est pas chez nous que les Boches auraient pu établirune base de sous-marins. Par précaution, des officiers de Lorientsont bien venus, il y a deux ans, pour en avoir le cœur net,rapport à quelques cavernes qui sont du côté de l’ouest et où on nepeut pénétrer qu’à marée basse. C’était du temps perdu. Rien àfaire chez nous. Pensez donc, c’est comme une poussière de rocherstout alentour, et de rochers pointus et qui mordent par en dessouscomme des traîtres. Et, bien que ce soient les plus dangereux,c’est peut-être encore les autres qu’il faut le plus craindre, lesgrands que l’on voit, et qui ont leur nom et leur histoire decrimes et de naufrages. Ah ! ceux-là ! …

Sa voix se faisait sourde. D’une main hésitante qui semblaitavoir peur du geste ébauché, elle désigna quelques récifs qui sedressaient en masses puissantes de formes diverses, animauxaccroupis, donjons crénelés, aiguilles colossales, têtes de sphinx,pyramides grossières, tout cela d’un granit noir teinté de rouge,et comme trempé dans du sang.

Et elle chuchota :

– Ah ! ceux-là, ils gardent l’île depuis des siècles et dessiècles, mais comme des bêtes féroces qui n’aiment qu’à faire lemal et donner la mort. Ceux-là… ceux-là… Non, il vaut mieux n’enparler jamais, ni même y penser. Ce sont les trente bêtes féroces…Oui, trente, madame Véronique… il y en a trente…

Elle fit le signe de la croix, et, plus calme, reprit :

– Il y en a trente. Votre père dit qu’on appelle Sarek l’île auxTrente Cercueils, parce que l’instinct populaire a fini parconfondre, dans cette occasion, les deux mots écueils et cercueils.Peut-être… évidemment… Mais tout de même ce sont de vraiscercueils, madame Véronique, et si on pouvait les ouvrir on ytrouverait, bien sûr, des ossements et des ossements… M.d’Hergemont le dit lui-même, Sarek vient du mot sarcophage, quiest, selon son expression, la forme savante du mot cercueil. Etpuis, il y a mieux…

Honorine s’interrompit, comme si elle eût voulu penser à autrechose et, désignant un récif :

– Tenez, madame Véronique, après ce gros-là, qui nous barre laroute, vous verrez, par une éclaircie, notre petit port, et, sur lequai, le béret rouge de François.

Véronique avait écouté d’une oreille distraite toutes lesexplications d’Honorine. Elle se pencha davantage hors du canotpour aviser plus tôt la silhouette de son fils, tandis que, malgréelle, reprise par l’idée obsédante, la Bretonne continuait :

– Il y a mieux. L’île de Sarek, et c’est pour cela que votrepère l’a choisie comme résidence, contient une série de dolmens quin’ont rien de remarquable, mais qui ont cette particularité d’êtretous à peu près semblables. Or, savez-vous combien il y en a de cesdolmens ? Trente ! trente, comme les principaux écueils.Et ces trente-là sont distribués autour de l’île, sur les falaises,juste en face des trente écueils, et chacun d’eux porte le même nomque l’écueil qui lui correspond ! Dol-er-H’rœck, Dol-Kerlitu,etc. Qu’en dites-vous ?

Elle avait prononcé ces noms de cette même voix craintive aveclaquelle elle parlait de toutes ces choses, et comme si elle eûtredouté d’être entendue de ces choses mêmes, animées par elle d’unevie redoutable et sacrée.

– Qu’en dites-vous, madame Véronique ? Oh ! dans toutcela il y a bien du mystère, et il vaut mieux, encore une fois,garder le silence. Je vous raconterai cela quand nous seronsparties, loin de l’île, et que votre petit François sera dans vosbras, entre votre père et vous…

Véronique se taisait, surveillant l’espace à l’endroit que laBretonne avait indiqué. Tournant le dos à sa compagne, les deuxmains agrippées au rebord du canot, elle regardait éperdument.C’était par là, par cet intervalle étroit qu’elle allait apercevoirson enfant retrouvé, et elle ne voulait pas qu’une seconde fûtperdue à partir de la seconde même où François pouvait luiapparaître.

Elles atteignirent la roche. Un des avirons d’Honorine frôla laparoi. Elles la longèrent, arrivèrent à l’extrémité.

– Ah ! fit Véronique douloureusement, il n’est pas là.

– François n’est pas là ! Impossible ! s’écriaHonorine.

Mais à son tour, elle vit, trois ou quatre cents mètres enavant, les quelques grosses pierres qui servaient de jetéeau-dessus de la grève. Trois femmes, une fillette, et de vieuxmarins attendaient le canot. Aucun garçon. Pas de béret rouge.

– C’est étrange, fit Honorine à voix basse. Pour la premièrefois, il manque à mon appel.

– Peut-être est-il malade ? insinua Véronique.

– Non, François n’est jamais malade.

– Alors ?

– Alors, je ne sais pas.

– Mais vous ne craignez rien ? demanda Véronique, quis’affolait déjà.

– Pour lui, non… mais pour votre père. Maguennoc m’avait biendit de ne pas le quitter. C’est lui qui est menacé.

– Mais François est là pour le défendre, ainsi que M. Maroux,son professeur. Voyons, répondez… que supposez-vous ?

Après un silence, Honorine haussa les épaules.

– Un tas de bêtises ! Je me fais des idées absurdes, oui,absurdes. Ne m’en veuillez pas. Malgré tout, c’est la Bretonne quireparaît en moi. Sauf quelques années, j’ai vécu toute ma vie danscette atmosphère de légendes et d’histoires… N’en parlons plus.

L’île de Sarek se présente sous la forme d’un long plateau assezmouvementé, couvert de vieux arbres, et supporté par des falaisesde hauteur moyenne et qui sont les plus déchiquetées que l’onpuisse voir. C’est autour de l’île comme une couronne de dentelleinégale et diverse, à laquelle ne cessent de travailler la pluie,le vent, le soleil, la neige, le gel, la brume, toute l’eau quitombe du ciel, et toute l’eau qui suinte de la terre.

Le seul point accessible se trouve sur la côte orientale, au basd’une dépression de terrain où quelques maisons de pêcheurs, laplupart abandonnées depuis la guerre, constituent le village. Uneanfractuosité s’ouvre là, protégée par la petite jetée. La mer yest infiniment calme. Deux barques y étaient amarrées.

Au moment d’aborder, Honorine tenta un dernier effort.

– Vous voyez, madame Véronique, nous y sommes. Alors… est-cebien la peine que vous descendiez ? Restez… dans deux heuresd’ici, je vous amène votre père et votre fils, et nous dînons àBeg-Meil ou à Pont-l’abbé. Entendu ?

Véronique s’était levée. Sans répondre elle sauta sur lemôle.

– Eh bien ! les enfants, demanda Honorine, qui la rejoignitet n’insista pas davantage, le gars François n’est pasvenu ?

– Il était là sur le coup de midi, déclara une des femmes.Seulement il ne vous espérait que demain.

– C’est vrai… mais pourtant il a dû entendre que j’arrivais…Enfin, on verra.

Et, comme les hommes l’aidaient à décharger, elle leur dit :

– Faudra pas monter ça au Prieuré. Les valises, non plus… Àmoins que… Tenez, si je ne suis pas redescendue à cinq heures,alors envoyez-moi un gamin avec les valises.

– Non, je viendrai moi-même, fit un des matelots.

– Comme tu veux, Corréjou. Ah ! dis donc, tu ne me dis riende Maguennoc ?

– Maguennoc est parti. C’est moi qui l’ai traversé jusqu’àPont-l’abbé.

– Quand ça, Corréjou ?

– Ma foi, le lendemain de votre départ, madame Honorine.

– Qu’allait-il faire là-bas ?

– Il nous a dit qu’il allait… je ne sais où… rapport à sa maincoupée… un pèlerinage…

– Un pèlerinage ? au Faouët, peut-être ? à la chapelleSainte-Barbe ?

– C’est ça… c’est ça même… la chapelle Sainte-Barbe… c’est lenom qu’il a dit.

Honorine n’en demanda pas davantage. Comment douter maintenantde la mort de Maguennoc ? Elle s’éloigna, accompagnée deVéronique, qui avait rabattu son voile, et toutes deux prirent unsentier pierreux, coupé de marches, lequel s’élevait au milieu d’unbois de chênes et se dirigeait vers la pointe septentrionale del’île.

– Après tout, dit Honorine, je ne suis pas sûre, autantl’avouer, que M. d’Hergemont voudra partir. Toutes mes histoires,il les traite de billevesées, quoiqu’il s’étonne lui-même d’un tasde choses.

– Est-ce loin, son habitation ? fit Véronique.

– Quarante minutes de marche. C’est presque une autre île, commevous verrez, qui est accrochée à la première, et où les Bénédictinsavaient construit une abbaye.

– Mais il n’y est pas seul avec François et M. Maroux ?

Avant la guerre il y avait deux hommes en plus. Depuis,Maguennoc et moi on faisait à peu près tout l’ouvrage, avec lacuisinière, Marie Le Goff.

– Laquelle est restée là pendant votre absence ?

– Certes, oui.

Elles arrivaient sur le plateau. Le sentier, qui suivait lacôte, montait et descendait en pentes abruptes. Partout de vieuxchênes avec leurs boules de gui que l’on apercevait parmi lesfeuilles encore clairsemées, L’Océan, d’un gris vert au loin,entourait l’île d’une ceinture blanche.

Véronique reprit :

– Quel est votre plan, Honorine ?

– J’entrerai seule, et je parlerai à votre père. Puis jereviendrai vous chercher à la porte du jardin, et, aux yeux deFrançois, vous passerez pour une amie de sa mère. Il devinera peu àpeu.

– Et vous croyez que mon père me fera bon accueil ?

– Il vous recevra à bras ouverts, madame Véronique, s’écria laBretonne et nous serons tous heureux, pourvu… pourvu qu’il ne soitrien advenu… C’est si drôle que François n’accoure pas ! Departout, dans l’île, il pouvait voir notre canot… depuis les îlesde Glenans presque.

Elle retombait à ce que M. d’Hergemont appelait ses billevesées,et elles continuèrent la route en silence, Véronique impatiente etanxieuse.

Soudain Honorine se signa.

– Faites ainsi que moi, madame Véronique, dit-elle. Les moinesont sanctifié le lieu, mais il reste de l’ancien temps bien deschoses mauvaises et qui portent malheur. Surtout dans ce bois-là,le bois du Grand-Chêne.

L’ancien temps, cela signifiait sans doute l’époque des Druideset des sacrifices humains. Et, de fait, elles pénétraient dans unbois où les chênes, isolés les uns des autres, dressés sur desmonticules de pierres moussues, avaient une allure de dieuxantiques, chacun avec son autel, son culte mystérieux et sapuissance redoutable.

Véronique se signa comme la Bretonne, et ne put s’empêcher dedire en frissonnant :

– Comme c’est triste ! Il n’y a pas une fleur sur ceplateau désolé.

– Il en vient d’admirables quand on s’en donne la peine. Vousverrez celles de Maguennoc, au bout de l’île, à droite duDolmen-aux-Fées… un endroit qu’on appelle le Calvaire-Fleuri.

– Elles sont belles ?

– Admirables, je vous dis. Seulement il va chercher lui-même laterre à certaines places. Il la prépare. Il la travaille. Il lamêle à certaines feuilles spéciales, dont il connaît lepouvoir…

Et elle reprit entre ses dents :

– Vous verrez les fleurs de Maguennoc… des fleurs comme il n’yen a pas au monde… des fleurs de miracle…

Au détour d’une colline, la route s’abaissa en une dépressionbrusque. Une coupure énorme séparait l’île en deux parties, dont laseconde se voyait à l’opposé, un peu moins haute, et de dimensionsbien plus restreintes.

– C’est le Prieuré, cette partie-là, prononça la Bretonne.

Les mêmes falaises déchiquetées entouraient l’îlot d’un rempartplus escarpé encore, et qui même se creusait en dessous comme lecercle d’une couronne. Et ce rempart se reliait à l’île principalepar un pan de falaise long de cinquante mètres, guère plus épaisqu’un mur de donjon, et dont la crête mince, effilée, semblaitaussi coupante que le tranchant d’une hache.

Sur cette crête, aucun chemin possible, d’autant qu’une largefissure la fendait par le milieu. Aussi avait-on amorcé aux deuxextrémités les culées d’un pont de bois, qui d’abord s’appuyaitdirectement au roc et franchissait ensuite d’un élan la fissuremédiane.

Elles s’y engagèrent l’une après l’autre, car il était fortétroit, et en outre peu solide, vacillant sous les pas et ausouffle du vent.

– Tenez, regardez là-bas, à la pointe même de l’îlot, ditHonorine, on aperçoit un coin du Prieuré.

Le sentier qui s’y dirigeait traversait des prairies plantées depetits sapins disposés en quinconces. Un autre sentier filait àdroite et se perdait dans des taillis épais.

Véronique ne quittait pas des yeux le Prieuré, dont la façadebasse s’allongeait peu à peu, lorsque la Bretonne, au bout dequelques minutes, s’arrêta net, tournée vers les taillis de droite,et cria :

– Monsieur Stéphane !

– Qui appelez-vous ? demanda Véronique, M.Maroux ?

– Oui, le professeur de François. Il courait du côté du pont… Jel’ai vu par une éclaircie… Monsieur Stéphane !… Mais pourquoine répond-il pas ? Vous avez vu une silhouette ?

– Non.

– J’affirme que c’est bien lui, avec son béret blanc… Du reste,on aperçoit le pont derrière nous. Attendons qu’il passe.

– Pourquoi attendre ? S’il y a quelque chose, un dangerquelconque, c’est au Prieuré…

– C’est juste… Dépêchons-nous.

Elles hâtèrent le pas, envahies de pressentiments, puis, sansmotif, se mirent à courir, tellement leurs appréhensionss’exaspéraient aux approches de la réalité.

L’îlot se resserrait de nouveau, barré par un mur bas quilimitait le domaine du Prieuré. À ce moment, des cris se firententendre qui venaient de l’habitation.

Honorine s’exclama :

– On appelle ! Vous avez entendu ? Des cris defemme !… C’est la cuisinière !… C’est Marie Le Goff…

Elle se précipita sur la grille, empoigna la clef, mais d’unemain si maladroite qu’elle mêla la serrure et ne put ouvrir.

– Par la brèche ! ordonna-t-elle… Tenez, àdroite !…

Elles s’élancèrent, franchirent le mur et traversèrent une largepelouse hérissée de ruines, et où le sentier tortueux et mal tracése perdait à tout instant sous des traînées de lierre et demousse.

– Nous voilà ! nous voilà ! proférait Honorine. Nousarrivons !

Et elle mâchonnait :

– On ne crie plus ! c’est effrayant… Ah ! cette pauvreMarie Le Goff…

Elle saisit le bras de Véronique.

– Faisons le tour. La façade est de l’autre côté… Par ici, lesportes sont toujours fermées et les volets mis aux fenêtres.

Mais Véronique s’empêtra dans des racines, trébucha et tomba àgenoux. Quand elle se releva, la Bretonne l’avait quittée etcontournait l’aile gauche. Inconsciemment, Véronique, au lieu de lasuivre, fila droit vers la maison, escalada le perron et se heurtacontre la porte close, qu’elle frappa à coups redoublés.

L’idée de faire le tour comme Honorine lui semblait une perte detemps que rien ne pourrait jamais réparer. Cependant, devant lavanité de ses efforts, elle allait s’y résoudre, quand, de nouveau,des cris retentirent à l’intérieur et au-dessus d’elle.

C’était une voix d’homme où Véronique crut reconnaître la voixde son père. Elle recula de quelques pas. Brusquement, au premierétage, une des fenêtres s’ouvrit, et elle aperçut M. d’Hergemont,la figure bouleversée par une épouvante inexprimable, et quihaletait :

– Au secours ! Au secours ! Ah ! le monstre… Ausecours !

– Père ! père ! appela Véronique avec désespoir, c’estmoi !

Il baissa la tête un instant, ne parut pas voir sa fille, et,rapidement, essaya d’enjamber le balcon. Mais, derrière lui, il yeut une détonation et un des carreaux de la croisée vola enéclats.

– Assassin ! Assassin ! cria-t-il en rentrant dans lapièce.

Véronique, affolée, impuissante, regarda autour d’elle. Commentsecourir son père ? Le mur était trop élevé, sans rien quipermît de s’y accrocher. Tout à coup elle avisa, vingt mètres plusloin, au pied même de la maison, une échelle. Par un prodige devolonté et d’énergie, elle réussit, quoique cette échelle fût trèslourde, à la porter et à la dresser au-dessous de la fenêtreouverte.

Aux minutes les plus tragiques de la vie, lorsque l’esprit n’estplus que désordre et qu’effervescence, lorsque tout le corps estsecoué par le tremblement de l’angoisse, une certaine logiquecontinue d’associer nos idées les unes aux autres, et Véronique sedemandait pourquoi la voix d’Honorine ne se faisait pas entendre etpar quoi son intervention était retardée.

Elle pensait aussi à François. Où donc était François ?Avait-il suivi Stéphane Maroux dans sa fuite inexplicable ?Était-il parti à la recherche de secours ? Et puis, qui étaitcelui que M. d’Hergemont traitait de monstre etd’assassin ?

L’échelle n’atteignait pas la fenêtre, et Véronique se renditcompte aussitôt de l’effort qu’il lui faudrait faire pour enjamberle balcon. Cependant, elle n’hésita pas. Là-haut, on se battait,lutte mêlée de clameurs étouffées que poussait son père. Véroniquemonta. Tout au plus put-elle saisir le barreau inférieur du balcon.Mais une étroite corniche lui permit de se hisser sur un genou, depasser la tête et de voir le drame qui se déroulait dans lapièce.

À ce moment, M. d’Hergemont avait de nouveau reculé jusqu’à lafenêtre, un peu en arrière même, de sorte qu’elle le voyait presquede face. Il ne bougeait pas, les yeux hagards, les bras tendus enun geste indécis, comme dans l’attente d’une chose effrayante quiallait se produire.

Il bégaya :

– Assassin… assassin… Est-ce bien toi ? Ah ! soismaudit ! François ! François !

Sans doute appelait-il son petit-fils à son secours, et sansdoute François était-il en butte, lui aussi, à quelque attaque,peut-être blessé, peut-être mort !

Véronique retrouva un surcroît de force et réussit à mettre lepied sur la corniche.

– Me voilà !… me voilà !…, voulait-elle crier.

Mais sa voix expira dans sa gorge. Elle avait vu !… Ellevoyait !… En face de son père, à cinq pas de lui, contre lemur opposé de la pièce, il y avait un être qui braquait un revolversur M. d’Hergemont et le visait lentement. Et cet être… Oh !l’horreur !… Véronique reconnaissait le béret rouge dontHonorine avait parlé, la chemise de flanelle à boutons d’or… Etsurtout elle retrouvait, dans ce jeune visage convulsé par dessentiments atroces, l’expression même de Vorski aux heures où lesoulevaient ses instincts de haine et de férocité.

L’enfant ne la vit point. Ses yeux ne se détachaient pas du butqu’il voulait atteindre, et il semblait éprouver comme une joiesauvage à différer ainsi le geste fatal.

Véronique se taisait aussi. Les mots, les cris ne servaient àrien pour conjurer le péril. Ce qu’il lui fallait faire, c’était sejeter entre son père et son fils. Elle grimpa, s’accrocha, escaladala fenêtre.

Trop tard. Le coup partit. M. d’Hergemont tomba avec ungémissement de douleur.

Et en même temps, dans la même seconde où l’enfant tenait encorele bras tendu et où le vieillard s’effondrait, une porte s’ouvraitau fond. Honorine apparut, et l’abominable vision la frappa pourainsi dire en pleine figure.

– François ! hurla-t-elle… toi ! toi !

L’enfant bondit sur elle. La Bretonne tenta de lui barrer lepassage. Il n’y eut même pas de lutte. L’enfant recula d’un pas,leva brusquement l’arme qu’il tenait à la main, et tira.

Honorine plia les genoux et s’affaissa en travers de la porte.Et, tandis qu’il sautait par-dessus le corps et qu’il s’enfuyait,elle continuait à dire :

– François !… François !… non, ce n’est pas vrai…Ah ! est-ce possible ? François…

Un éclat de rire dehors. Oui, l’enfant avait ri. Véroniquel’entendit, ce rire affreux, infernal, pareil au rire de Vorski, ettout cela la brûlait d’une telle souffrance qu’elle reconnut sasouffrance d’autrefois, celle qui la brûlait en face deVorski !

Elle ne poursuivit pas le meurtrier. Elle ne l’appela point.

Près d’elle une voix faible murmurait son nom.

– Véronique… Véronique…

M. d’Hergemont gisait à terre et la regardait de ses yeuxvitreux, tout remplis de mort déjà.

Elle s’agenouilla près de lui, et comme elle essayait d’ouvrirson gilet et sa chemise ensanglantés, afin de panser la blessuredont il mourait, il l’écarta doucement de la main. Elle comprit queles soins étaient inutiles et qu’il voulait lui parler. Elle sepencha davantage.

– Véronique… pardon… Véronique…

Cela, c’était l’expression première de sa pensée défaillante.Elle le baisa au front en pleurant :

– Tais-toi, père… ne te fatigue pas…

Mais il avait autre chose à dire, et sa bouche articulaitvainement des syllabes qui ne formaient pas de sens et qu’elleécoutait désespérément. La vie s’en allait. L’esprit s’évanouissaitdans les ténèbres. Véronique colla l’oreille aux lèvres mêmes quis’épuisèrent en un dernier effort, et elle perçut ces mots :

– Prends garde… prends garde… la Pierre-Dieu.

Soudain il se dressa à demi. Ses yeux prirent de l’éclat, commeallumés par la lueur suprême d’une flamme qui s’éteignait.Véronique eut l’impression que son père, en la regardant,comprenait seulement toute la signification de sa présence etentrevoyait tous les dangers qui la menaçaient. Il prononça, d’unevoix rauque et terrifiée, mais bien distincte :

– Ne reste pas, c’est ta mort si tu restes… Sauve-toi de cetteîle… Va-t’en… Va-t’en…

Sa tête retomba. Il balbutia encore quelques mots que Véroniquesurprit :

– Ah ! la croix… les quatre croix de Sarek… ma fille … mafille, le supplice de la croix…

Et ce fut tout.

Il y eut un grand silence, un silence énorme que la jeune femmesentit peser sur elle comme un fardeau dont le poids s’aggravait àchaque seconde.

– Sauve-toi de cette île !… répéta une voix… « Va-t’en. »C’est votre père qui vous l’ordonne, madame Véronique.

Honorine était auprès d’elle, livide, les deux mains collées àune serviette en tampon, rougie de sang, qu’elle tenait contre sapoitrine.

– Mais il faut vous soigner ! s’écria Véronique… Attendez…faites-moi voir.

– Plus tard… On s’occupera de moi plus tard…, bredouilla laBretonne. Ah ! le monstre ! si j’avais pu arriver àtemps ! mais la porte d’en bas était barricadée…

Véronique la supplia :

– Laissez-vous soigner… Entendez-vous…

– Tout à l’heure… D’abord… Marie Le Goff, la cuisinière au boutde l’escalier… elle est blessée aussi… à mort peut-être… allezvoir…

Véronique sortit par la porte du fond, celle que son fils avaitfranchie en s’enfuyant. Il y avait un vaste palier. Sur lespremières marches, repliée sur elle-même, Marie Le Goff râlait.

Elle mourut presque aussitôt, sans avoir repris connaissance,troisième victime du drame incompréhensible.

Selon la prédiction du vieux Maguennoc, M. d’Hergemont avaitbien été la seconde victime.

Chapitre 4Les pauvres gens de Sarek

Lorsque Véronique eut pansé la plaie d’Honorine, – plaie peuprofonde et qui ne paraissait pas mettre en danger les jours de laBretonne, – lorsqu’elle eut transporté le corps de Marie Le Goffdans la grande pièce encombrée de livres et meublée comme uncabinet de travail où reposait son père, elle ferma les yeux de M.d’Hergemont, le recouvrit d’un drap et se mit à prier. Mais lesmots de prière ne venaient pas à ses lèvres, et son esprit nes’arrêtait sur aucune pensée. Elle était comme assommée par lescoups répétés du malheur. Assise, la tête entre ses mains, elleresta là près d’une heure, tandis qu’Honorine dormait d’un sommeilde fièvre.

De toutes ses forces elle repoussait l’image de son fils, commeelle avait toujours repoussé celle de Vorski. Mais les deux imagesse confondaient, tournaient autour d’elle, dansaient devant sesyeux clos, ainsi que ces clartés qui, dans l’ombre de nos paupièresobstinément fermées, passent, repassent, se multiplient ets’unissent. Et ce n’était qu’une même face, cruelle, sardonique,grimaçante et hideuse.

Elle ne souffrait pas comme souffre une mère qui pleure un fils.Son fils était mort depuis quatorze ans, et celui qui venait deressusciter, celui pour lequel toutes les ressources de satendresse maternelle étaient prêtes à jaillir, celui-là devenaitsubitement un étranger, pis que cela, le fils de Vorski !Comment eût-elle souffert ?

Mais quelle blessure au plus profond de son être ! Quelbouleversement, pareil à ces cataclysmes qui secouent toute unepaisible région jusqu’en ses entrailles ! Quel spectacle del’enfer ! Quelle vision de folie et d’horreur ! Quel jeuironique du plus épouvantable destin ! Son fils tuant sonpère, au moment où, après tant d’années de séparation et de deuil,elle allait embrasser l’un et l’autre, et vivre dans la douceur etdans l’intimité ! Son fils assassin ! Son fils semant lamort ! Son fils braquant l’arme implacable, et tuant de touteson âme et de toute sa joie perverse !

Les motifs qui pouvaient expliquer de tels actes, elle ne s’ensouciait point. Pourquoi son fils avait-il fait cela ?Pourquoi son professeur, Stéphane Maroux, complice sans doute,instigateur peut-être, s’était-il enfui avant le drame ?Autant de questions qu’elle ne cherchait pas à résoudre. Elle nepensait qu’à la scène effrayante, au carnage, à la mort. Et elle sedemandait si la mort n’était point pour elle l’unique refuge etl’unique dénouement.

– Madame Véronique, murmura la Bretonne.

– Qu’y a-t-il ? fit la jeune femme, éveillée de sastupeur.

– Vous n’entendez pas ?

– Quoi ?

– On sonne au rez-de-chaussée. Ce doit être vos valises qu’onapporte.

Vivement elle se leva.

– Mais que dois-je dire ? Comment expliquer ?… Sij’accuse cet enfant…

– Pas un mot, je vous en prie. Laissez-moi parler.

– Vous êtes bien faible, ma pauvre Honorine.

– Non, non, ça va mieux.

Véronique descendit et, au bas de l’escalier, dans un largevestibule dallé de noir et de blanc, tira les verrous d’une grandeporte.

C’était, en effet, un des matelots.

– J’ai frappé à la cuisine, dit l’homme. Marie Le Goff n’estdonc pas là ? Et Mme Honorine ?…

– Honorine est en haut et désire vous parler.

Le matelot la regarda, parut impressionné par cette jeune femmesi pâle et si grave, et la suivit sans mot dire.

Honorine attendait au premier étage, debout devant la porteouverte.

– Ah ! c’est toi, Corréjou ?… Écoute-moi bien… et pasd’histoires, n’est-ce pas ?

– Qu’y a-t-il, m’ame Honorine ? mais vous êtesblessée ? Qu’y a-t-il ?

Elle découvrit l’embrasure de la porte et prononça simplement,montrant sous leurs suaires les deux cadavres :

– M. Antoine et Marie Le Goff… assassinés tous deux…

La figure de l’homme se décomposa. Il balbutia :

– Assassinés… est-ce possible ?… Par qui ?

– Je ne sais pas, nous sommes arrivées après.

– Mais… le petit François ?… M. Stéphane ?…

– Disparus… on a dû les tuer aussi.

– Mais… mais… Maguennoc ?

– Maguennoc ?… pourquoi parles-tu de lui,Corréjou ?

– J’en parle… j’en parle… parce que si Maguennoc est vivant…tout ça… c’est une autre affaire. Maguennoc a toujours dit que ceserait lui le premier. Et Maguennoc ne dit que des choses dont ilest certain. Maguennoc connaît le fond même des choses.

Honorine réfléchit, puis déclara :

– Maguennoc a été tué.

Cette fois Corréjou perdit tout sang-froid, et son visageexprima cette sorte de terreur folle que Véronique avait, àdiverses reprises, notée chez Honorine. Il se signa et dit à voixtrès basse :

– Alors… alors… voilà que ça arrive, m’ame Honorine ?…Maguennoc l’avait bien annoncé… Encore l’autre jour, dans mabarque, il nous l’a dit : « Ça ne va pas tarder… Tout le mondedevrait partir. »

Et, brusquement, le matelot fit demi-tour et se sauva versl’escalier.

– Reste là, Corréjou, commanda Honorine.

– Il faut partir, Maguennoc l’a dit. Tout le monde doitpartir.

– Reste là, répéta Honorine.

Et comme le matelot s’arrêtait, indécis, elle continua :

– Nous sommes d’accord. Il faut partir. On partira demain à lafin de la journée. Mais, auparavant, on doit s’occuper de M.Antoine et de Marie Le Goff. Voici, tu vas nous envoyer les sœursArchignat pour la veillée des morts. Ce sont d’assez méchantesfemmes, mais elles ont l’habitude. Sur les trois, il faut que deuxviennent. Ce sera, pour chacune, le double de leur prixordinaire.

– Et après, m’ame Honorine ?

– Tu t’occuperas des cercueils avec tous les vieux, et dès lepetit matin on mettra les corps en terre bénite, dans le cimetièrede la chapelle.

– Et après, m’ame Honorine ?

– Après, tu seras libre, les autres aussi. Vous pourrez fairevos paquets et filer.

– Mais vous, m’ame Honorine ?

– Moi, j’ai le canot. Assez bavardé. Nous sommesd’accord ?

– Nous sommes d’accord. C’est une nuit simplement à passer. Maisje suppose bien que d’ici demain il n’y aura pas denouveau ?…

– Mais non… mais non… Va, Corréjou… Dépêche-toi. Et surtout nedis pas aux autres que Maguennoc est mort. Sans quoi on ne pourraitplus les tenir.

– Promis, m’ame Honorine.

Le matelot partit en hâte.

Une heure plus tard survenaient deux des sœurs Archignat,vieilles créatures osseuses et desséchées, qui avaient l’air desorcières, et dont la coiffe aux ailes de velours noir était saleet crasseuse. Honorine fut transportée dans la chambre qu’elleoccupait à l’extrémité de l’aile gauche et sur le même étage.

La veillée des morts commença.

Cette nuit, Véronique la passa d’abord auprès de son père, puisau chevet d’Honorine, dont l’état semblait moins bon. Elle finitpar s’assoupir, et fut réveillée par la Bretonne, qui lui dit dansun de ces accès de fièvre où la conscience ne perd pas toutelucidité :

– François doit se cacher… ainsi que M. Stéphane… Il y a descachettes sûres dans l’île, que Maguennoc leur avait montrées.Donc, on ne les verra pas, et on ne saura rien de ce côté.

– Vous êtes certaine ?

– Certaine… Alors, voilà… Demain, quand tout le monde auraquitté Sarek, et que nous serons seules toutes deux, je ferai lesignal avec ma conque, et il viendra ici.

Véronique se révolta :

– Mais je ne veux pas le voir !… J’ai horreur delui !… Comme mon père je le maudis… Mais pensez donc, il a tuémon père, sous mes yeux ! il a tué Marie Le Goff… il a vouluvous tuer ! Non, non, c’est de la haine, c’est du dégoût quej’ai pour ce monstre ! …

La Bretonne lui serra la main, d’un geste qui lui étaithabituel, et murmura :

– Ne le condamnez pas encore… il n’a pas su ce qu’ilfaisait.

– Que dites-vous ! Il n’a pas su ? Mais j’ai vu sesyeux ! les yeux de Vorski…

– Il n’a pas su… il était fou.

– Fou ? Allons donc ?

– Oui, madame Véronique. Je connais l’enfant. Il n’a pas sonpareil comme bonté. S’il a fait tout cela, c’est un coup de foliequ’il a eu… comme M. Stéphane. Ils doivent pleurer de désespoirmaintenant.

– Il est inadmissible… je ne puis croire…

– Vous ne pouvez croire parce que vous ne savez rien de ce quise passe… et de ce qui va se passer… Mais si vous saviez… Ah !il y a des choses… des choses…

Sa voix n’était plus perceptible. Elle se tut, mais ses yeuxrestaient grands ouverts et ses lèvres remuaient sans bruit.

Il n’y eut pas d’incidents jusqu’au matin. Vers cinq heures,Véronique entendit qu’on clouait les cercueils et presque aussitôtla porte de la chambre où elle se trouvait fut ouverte, et lessœurs Archignat entrèrent en coup de vent, très agitées, toutesdeux.

Elles avaient appris la vérité par Corréjou qui, pour se donnerdu cœur, avait bu un peu trop et parlait à tort et à travers.

– Maguennoc est mort ! crièrent-elles, Maguennoc est mort,et vous ne disiez rien ! Nous partons ! Vite, notreargent !

Une fois réglées, elles s’enfuirent à toutes jambes, et, uneheure après, d’autres femmes, averties par elles, accoururent etvoulurent entraîner ceux de leurs hommes qui travaillaient. Toutesproféraient les mêmes paroles.

– Il faut s’en aller ! Il faut tout préparer… Après, ilsera trop tard… Les deux barques peuvent emmener tout le monde.

Honorine dut s’entremettre avec toute son autorité et Véroniquedistribuer de l’argent. Et l’enterrement se fit en hâte. Il yavait, non loin de là, une vieille chapelle, consolidée par lessoins de M. d’Hergemont, et où tous les mois un prêtre dePont-l’Abbé venait dire la messe. À côté, l’ancien cimetière desabbés de Sarek. Les deux corps y furent ensevelis, et un vieillard,qui en temps ordinaire faisait fonction de sacristain, bredouillales paroles de bénédiction.

Tous ces gens semblaient atteints de démence. Leurs voix, leursgestes étaient saccadés. L’idée fixe du départ les obsédait, et ilsne s’occupèrent point de Véronique, qui priait et pleurait àl’écart.

Avant huit heures, tout était fini. Hommes et femmes dévalaientà travers l’île. Véronique, qui avait l’impression de vivre dans unmonde de cauchemars où les événements se succédaient en dehors detoute logique et sans aucun lien les uns avec les autres, Véroniqueretourna auprès d’Honorine, que son état de faiblesse avaitempêchée d’assister à l’enterrement de son maître.

– Je me sens mieux, dit la Bretonne. Nous partirons aujourd’huiou demain, et nous partirons avec François.

Et, comme Véronique s’indignait, elle répéta :

– Avec François, je vous le dis, et avec M. Stéphane. Et le plustôt possible. Moi aussi je veux partir… et vous emmener, ainsi queFrançois… Il y a la mort dans l’île… la mort est maîtresse ici… ilfaut lui laisser Sarek… Nous partirons tous.

Véronique ne voulut pas la contrarier. Mais vers neuf heures,des pas précipités se firent entendre de nouveau. C’était Corréjou,qui venait du village, et qui, dès l’entrée, cria :

– On a volé votre canot, m’ame Honorine ! Le canot adisparu !

– Impossible ! protesta la Bretonne.

Tout essoufflé, le matelot affirma :

– Il a disparu. Ce matin, j’avais deviné quelque chose… Maissans doute j’avais bu un coup de trop… J’y ai pas pensé. Depuis,les autres ont vu comme moi. L’amarre a été coupée… Ça s’est passédans la nuit. Et on a filé. Ni vu ni connu.

Les deux femmes se regardèrent, et la même pensée les étreignit.François et Stéphane Maroux avaient pris la fuite.

Entre ses dents, Honorine marmotta :

– Oui… oui… c’est çà… il connaît le maniement.

Peut-être Véronique éprouva-t-elle un soulagement à savoir quel’enfant était parti et qu’elle ne le reverrait plus. MaisHonorine, reprise de peur, s’exclamait :

– Alors… alors… comment va-t-on faire ?…

– Faut partir tout de suite, m’ame Honorine. Les barques sontprêtes… chacun fait son paquet… À onze heures, plus personne auvillage.

Véronique s’interposa.

– Honorine n’est pas en état de partir…

– Mais si… je vais mieux…, déclara la Bretonne.

– Non. Ce serait absurde. Attendons un jour ou deux… Revenezaprès-demain, Corréjou.

Elle poussa vers la porte le matelot, qui d’ailleurs ne songeaitqu’à s’éloigner.

– Eh bien, c’est ça, après-demain, je reviendrai… Du reste, onne peut pas tout emporter… Il faudra bien revenir de temps à autrechercher des affaires… Soignez-vous bien, m’ame Honorine.

Il se précipita dehors.

– Corréjou ! Corréjou !

Honorine s’était soulevée sur son lit et appelaitdésespérément.

– Non, non, ne t’en va pas, Corréjou… Attends-moi, tu vas meporter dans ta barque.

Elle écouta, et comme le matelot ne revenait pas, elle voulut selever.

– J’ai peur… Je ne veux pas rester seule…

Véronique la retint.

– Mais vous ne restez pas seule, Honorine. Je ne vous quittepas.

Il y eut entre les deux femmes une véritable lutte, et Honorine,rejetée de force sur son lit, impuissante, gémissait :

– J’ai peur… j’ai peur… L’île est maudite… C’est tenter le bonDieu que d’y rester… La mort de Maguennoc, c’est l’avertissement…J’ai peur ! …

Elle délirait, mais gardait toujours cette demi-lucidité qui luipermettait de mêler certaines paroles claires et raisonnables auxparoles incohérentes où se montrait son âme superstitieuse deBretonne.

Elle agrippa Véronique par les deux épaules et articula :

– Je vous le dis… L’île est maudite… Un jour Maguennoc me l’aavoué : « Sarek, c’est une des portes de l’enfer : la porte estclose maintenant. Mais le jour où elle s’ouvrira, tous les malheurspasseront comme une tempête. »

Sur les instances de Véronique, elle se calma un peu, et c’estd’une voix plus douce, qui allait en s’éteignant, qu’elle continua:

– Il aimait bien l’île, cependant… comme nous tous. Il enparlait alors d’une façon que je ne comprenais pas : « La porte estdouble, Honorine, et elle ouvre également sur le Paradis. » Oui,oui, l’île était bonne à habiter… Nous l’aimions… Maguennoc yfaisait pousser des fleurs… Oh ! ces fleurs… elles sonténormes… trois fois plus hautes… et plus belles.

Des minutes lourdes s’écoulèrent. La chambre occupait àl’extrémité de la maison une aile qui formait saillie et dont lesfenêtres avaient vue à droite et à gauche de l’île, par-dessus lesrochers qui dominaient la mer.

Véronique s’assit, les yeux fixés sur les vagues blanches que labrise, plus forte, agitait davantage. Le soleil s’élevait dans labrume épaisse où les côtes de la Bretagne demeuraient invisibles.Mais, à l’occident, le regard, par-delà la ceinture d’écume quetrouaient les pointes noires des écueils, pouvait s’étendre versles plaines désertes de l’Océan.

Assoupie, la Bretonne murmurait :

– On dit que la porte, c’est une pierre… et qu’elle vient detrès loin, d’un pays étranger… c’est la Pierre-Dieu. On dit aussique c’est une pierre précieuse… qui est d’or et d’argent mélangés.La Pierre-Dieu… la pierre qui donne mort ou vie… Maguennoc l’a vue…Il a ouvert la porte et il a passé le bras… Et sa main… sa main esttombée en cendres.

Véronique se sentait oppressée. Elle aussi, la peur peu à peu lagagnait, ainsi qu’une eau mauvaise qui suinte et qui pénètre. Lesévénements horribles auxquels, depuis quelques jours, elleassistait avec effroi, semblaient en provoquer d’autres plusterribles encore, qu’elle attendait comme un ouragan que toutannonce et qui va tout emporter dans sa course vertigineuse.

Elle les attendait. Elle ne doutait pas qu’ils ne vinssent,déchaînés par la puissance fatale qui multipliait contre elle sesattaques redoutables.

– Vous ne voyez pas les barques ? demanda Honorine.

Véronique objecta :

– On ne peut les voir d’ici.

– Si, si, c’est le chemin qu’elles prendront sûrement, ellessont lourdes, et il y a une passe plus large à la pointe.

De fait, après un instant, Véronique vit saillir au tournant dupromontoire l’avant d’une barque.

Elle enfonçait profondément dans l’eau, très chargée, encombréede caisses et de paquets sur lesquels des femmes et des enfantsavaient pris place. Quatre hommes ramaient vigoureusement.

– C’est celle de Corréjou, dit Honorine, qui avait sauté de sonlit, à moitié vêtue… Et voici l’autre, tenez.

La seconde barque débouchait, aussi pesante. Trois hommesseulement ramaient et une femme.

Elles étaient toutes deux trop loin – peut-être sept à huitcents mètres – pour qu’on pût discerner les visages. Mais aucunbruit de voix ne montait de ces lourdes coques chargées de misère,qui fuyaient devant la mort.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit Honorine, pourvu qu’ilssortent de l’enfer !

– Que pouvez-vous craindre, Honorine ? Rien ne lesmenace.

– Si, tant qu’ils n’auront pas quitté l’île.

– Mais ils l’ont quittée.

– Tout autour de l’île, c’est encore l’île. C’est là queguettent les cercueils.

– Mais la mer n’est pas mauvaise.

– Il y a autre chose que la mer… ce n’est pas la mer qui estl’ennemie.

– Alors, quoi ?

– Je ne sais pas, je ne sais pas.

Les deux barques montaient vers la pointe du nord. Deux passess’ouvraient à elles, que la Bretonne désigna d’après le nom de deuxécueils, le Roc au Diable et la Dent de Sarek.

Presque aussitôt, il fut visible que Corréjou avait choisi lapasse du Diable.

– Ils l’atteignent, notait la Bretonne. Ils y sont… Cent mètresencore, et c’est le salut…

Elle eut presque un ricanement.

– Ah ! toutes les machinations du diable vont êtredéjouées, madame Véronique, je crois bien que nous serons sauvées,vous et moi, et tous ceux de Sarek.

Véronique demeura silencieuse. Son oppression continuait,d’autant plus accablante qu’elle ne pouvait l’attribuer qu’à cesvagues pressentiments qu’il est impossible de combattre. Elle avaitfixé une ligne en deçà de laquelle le danger persistait, et cetteligne, Corréjou ne l’avait pas encore atteinte.

Honorine grelottait de fièvre. Elle marmotta :

– J’ai peur… j’ai peur…

– Mais non, déclara Véronique, en se raidissant. C’est absurde.D’où peut venir le danger ?

– Ah ! cria la Bretonne. Qu’est-ce que c’est ?Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Quoi ? Qu’y a-t-il ?

Toutes deux avaient collé leur front contre les vitres etregardaient éperdument. Là-bas quelque chose avait pour ainsi direjailli de la Dent de Sarek. Et, tout de suite, elles reconnurent lecanot à moteur dont elles s’étaient servies la veille et dontCorréjou avait annoncé la disparition.

– François ! … François ! … articula Honorine avecstupeur. François et M. Stéphane ! …

Véronique reconnaissait l’enfant. Il se tenait debout à l’avantdu canot et faisait des signes aux gens des deux barques. Leshommes répondirent en agitant leurs avirons, tandis que les femmesgesticulaient. Malgré l’opposition de Véronique, Honorine ouvritles deux battants de la fenêtre, et elles entendirent des bruits devoix parmi les crépitements du moteur, mais ne purent saisir uneseule parole.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? répéta la Bretonne… Françoiset M. Stéphane… Pourquoi n’ont-ils pas gagné la côte ?

– Peut-être, expliqua Véronique, ont-ils craint d’être remarquéset interrogés à leur atterrissage…

– Mais non, on les connaît, surtout François, qui m’accompagnaitsouvent. En outre, les papiers d’identité sont dans le canot. Non,non, ils attendaient là, cachés derrière la roche.

– Mais, Honorine, s’ils se cachaient, pourquoi se montrent-ils,maintenant ?

– Ah voilà… voilà… je ne comprends pas… et ça me semble drôle…Que doivent penser Corréjou et les autres ?

Les deux barques, dont la seconde glissait alors dans le sillagede la première, s’étaient presque arrêtées. Tous les passagerssemblaient retournés vers le canot qui avançait rapidement dansleur direction et qui ralentit lorsqu’il arriva à hauteur de laseconde. De la sorte, il continua de filer suivant une ligne qui setrouvait parallèle à la ligne des deux barques et distante dequinze ou vingt mètres.

– Je ne comprends pas… je ne comprends pas… murmura laBretonne.

Le moteur était éteint, et le canot gagna ainsi, à allure trèsdouce, l’intervalle qui séparait les deux barques.

Et soudain les deux femmes virent que François se baissait, puisse dressait, et ramenait le bras droit en arrière comme s’il allaitlancer quelque chose.

En même temps, Stéphane Maroux agissait de la même façon.

L’événement se produisit, brusque et terrifiant.

– Ah ! cria Véronique.

Elle se cacha les yeux une seconde, mais releva la têteaussitôt, et vit, dans toute son horreur, l’affreux spectacle.

Deux choses avaient été jetées à travers le petit espace, unechose partie de l’avant, lancée par François, une autre del’arrière, lancée par Stéphane Maroux.

Et tout de suite deux gerbes de feu jaillirent des deux barques,suivies de deux tourbillons de fumée.

Les détonations retentirent. Un instant, on ne distingua rien dece qui se passait au milieu de ce nuage noir. Puis le rideaus’écarta, rabattu de côté par le vent, et Véronique et la Bretonnevirent les deux barques qui s’enfonçaient rapidement, tandis quedes êtres sautaient dans la mer.

La vision – et quelle vision infernale ! – ne fut paslongue. Elles aperçurent, debout sur une des bouées, une femme quitenait un enfant dans ses bras et qui ne bougeait pas, puis descorps immobiles, atteints sans doute par l’explosion, puis deuxhommes qui se battaient, fous peut-être. Et tout cela disparut avecles barques.

Quelques remous, des points noirs qui surnagent. Ce futtout.

Honorine et Véronique n’avaient pas dit un seul mot, muettesd’épouvante. L’événement dépassait tout ce que leur angoisse avaitpu imaginer.

À la fin, Honorine porta la main à sa tête et dit d’une voixsourde, dont Véronique devait se rappeler l’intonation :

– Ma tête éclate… Ah ! les pauvres gens de Sarek ! …C’étaient mes amis… mes amis d’enfance… et on ne les reverra pas…Jamais la mer ne rend ses morts à Sarek. Elle les garde… Elle a descercueils tout prêts… mille et mille cercueils cachés… Ah ! matête éclate… Je deviens folle… folle comme François… mon pauvreFrançois !

Véronique ne répondit pas. Elle était livide. De ses doigtscrispés, elle s’accrochait au balcon et regardait comme on regardeau fond d’un abîme où l’on va se jeter. Qu’allait faire sonfils ? Sauver ces gens, dont on entendait maintenant leshurlements de détresse, les sauver sans retard ? On peut avoirdes accès de folie, mais les crises s’apaisent devant certainsspectacles.

Le canot avait reculé dès l’abord pour n’être pas entraîné parles remous. François et Stéphane, dont on voyait toujours le béretrouge et le béret blanc, étaient debout, aux mêmes postes d’avantet d’arrière, et ils tenaient dans leurs mains… Les deux femmesdiscernaient mal, à cause de la distance, ce qu’ils tenaient dansleurs mains. Cela avait l’air de bâtons un peu longs…

– Des perches pour secourir… murmura Véronique.

– Ou des fusils… répondit Honorine.

Les points noirs flottaient. Il y en avait neuf, les neuf têtesdes survivants dont on devinait aussi, parfois, les bras quigesticulaient, et dont on percevait les appels.

Quelques-uns s’éloignèrent en hâte du canot, mais quatre d’entreeux s’en approchèrent, et, de ces quatre-là, il y en eut deux quine pouvaient tarder à l’atteindre.

Soudain, François et Stéphane firent le même mouvement,mouvement de tireurs qui épaulent.

Deux lueurs scintillèrent, tandis que parvenait le bruit d’unedétonation.

Les têtes des deux nageurs disparurent.

– Ah ! les monstres, bégaya Véronique, qui tomba à genoux,toute défaillante.

Près d’elle, Honorine se mit à vociférer :

– François !… François !…

La voix ne portait pas, trop faible et contrariée par le vent.Mais la Bretonne continuait :

– François !… Stéphane !…

Et ensuite elle courut à travers sa chambre, puis dans lescouloirs, à la recherche de quelque chose, et elle revint vers lafenêtre, toujours en proférant :

– François ! François !… Écoute…

Elle avait fini par trouver le coquillage qui lui servait designal. Mais, l’ayant porté à sa bouche, elle ne put en tirer quedes sons indistincts et sourds.

– Ah ! malédiction balbutia-t-elle en rejetant la conque.Je n’ai plus de force… François !… François !…

Elle était effrayante à voir, les cheveux en désordre, la sueurde la fièvre sur son visage. Véronique la supplia :

– Honorine, je vous en prie !

– Mais regardez-les ! regardez-les !

Là-bas, le canot allait de l’avant, les deux tireurs à leurposte, et l’arme prête pour le crime.

Les survivants s’enfuyaient, deux d’entre eux restaient enarrière.

Ces deux-là furent visés. Leurs têtes disparurent.

– Mais regardez-les, scandait la Bretonne d’un ton rauque… C’estla chasse ! … On abat le gibier ! … Ah ! les pauvresgens de Sarek !

Un coup de fusil encore. Un point noir sombra.

Véronique se tordait de désespoir. Elle secouait les barreaux dubalcon, comme les barreaux d’une cage qui l’eût emprisonnée.

– Vorski !… Vorski !… gémissait-elle, assaillie par lesouvenir de son mari… C’est le fils de Vorski.

Brusquement elle fut prise à la gorge, et elle aperçut, contreson visage, le visage méconnaissable de la Bretonne.

– C’est ton fils à toi, bredouillait Honorine… soit maudite… tues la mère du monstre, et tu seras punie…

Et elle éclata de rire, en trépignant des pieds, dans un accèsd’hilarité qui la convulsait.

– La croix ! oui, la croix… tu monteras sur la croix… Desclous aux mains !… Quel châtiment !… Des clous auxmains !

Elle était folle.

Véronique se dégagea et voulut la contraindre à l’immobilité,mais Honorine, avec une rage méchante, la repoussa, lui fit perdrel’équilibre, et, vivement, escalada le balcon.

Elle demeura debout sur la fenêtre en levant les bras et envociférant de nouveau :

« François !… François ! »

De ce côté de la maison, par suite d’un niveau différent,l’étage était moins haut. La Bretonne sauta dans l’allée, latraversa, franchit des massifs qui la bordaient, et courut vers lacrête des rochers qui formaient la falaise et surplombaient lamer.

Un instant elle s’arrêta, cria trois fois le nom de l’enfantqu’elle avait élevé, et, la tête en avant, se jeta dansl’abîme.

Au loin, la chasse à l’homme s’achevait. Une à une les têtess’enfoncèrent. Le massacre était fini.

Alors, le canot que montaient François et Stéphane s’enfuit versla côte de Bretagne, vers les plages de Beg-Meil et deConcarneau.

Véronique restait seule dans l’Ile aux Trente Cercueils.

Chapitre 5Quatre femmes en croix

Véronique restait seule dans l’Ile aux Trente Cercueils. Jusqu’àl’instant où le soleil descendit parmi les nuages qui semblaientreposer sur la mer, à l’horizon, elle ne bougea pas, écrouléecontre la fenêtre, la tête enfouie dans ses deux bras qu’elleappuyait au rebord.

La réalité passait dans les ténèbres de son esprit comme destableaux qu’elle s’efforçait de ne pas voir, mais qui, par moments,devenaient précis au point qu’elle s’imaginait revivre les scènesatroces.

Elle continuait à ne point chercher d’explications à tout cela,et à ne point faire d’hypothèse sur toutes les raisons qui eussentéclairé le drame. Elle admettait la folie de François et deStéphane Maroux, ne pouvant supposer d’autres motifs à de telsactes. Et, croyant fous les deux assassins, elle n’essayait pas deleur attribuer des projets quelconques et des volontésdéfinies.

La folie d’Honorine, d’ailleurs, qu’elle avait vue pour ainsidire éclater, l’incitait à juger tous les événements commeprovoqués par une sorte de déséquilibre mental dont les habitantsde Sarek avaient tous été victimes. Elle-même, à certaines minutes,sentait son cerveau vaciller, ses idées s’évanouir dans la brume,et d’invisibles fantômes rôder autour d’elle.

Elle s’assoupit, et d’un sommeil que hantaient de telles images,et où elle se trouvait si malheureuse, qu’elle se mit à sangloter.Du reste, il lui semblait entendre un bruit léger qui, dans sonesprit engourdi, prenait une signification hostile. Des ennemisapprochaient. Elle ouvrit les yeux.

Il y avait devant elle, à trois pas, assis sur ses pattes dederrière, un animal bizarre, vêtu de longs poils café au lait, etdont les pattes de devant étaient croisées comme des bras.

C’était un chien, et tout de suite elle se rappela le chien deFrançois, dont Honorine lui avait parlé comme d’une brave bête,dévouée et comique. Elle se rappela même son nom :Tout-Va-Bien.

En le prononçant, ce nom, à demi-voix, elle eut un mouvement decolère et fut sur le point de chasser l’animal affublé de cesobriquet ironique. Tout-Va-Bien ! Et elle pensait à toutesles victimes de l’affreuse tourmente, tous les morts de Sarek, sonpère assassiné, Honorine se tuant, François devenu fou.Tout-Va-Bien !

Cependant le chien ne remuait pas. Il faisait le beau de lafaçon qu’Honorine avait décrite, la tête un peu penchée, un œilclos, les coins de la bouche tirés en arrière jusqu’aux oreilles,les bras noués, et, vraiment quelque chose comme un sourire émanaitde sa face.

Maintenant Véronique se souvenait : c’était sa manière, àTout-Va-Bien, de manifester sa sympathie pour ceux qui avaient dela peine. Tout-Va-Bien ne supportait pas la vue des larmes. Quandon pleurait, il faisait le beau jusqu’à ce qu’on sourît à son touret qu’on le caressât.

Véronique ne sourit point, mais elle l’attira contre elle et luidit :

– Non, ma pauvre bête, tout ne va pas bien. Tout va mal, aucontraire. N’importe, il faut vivre, n’est-ce pas ? et ne pasdevenir fou soi-même comme les autres…

Les nécessités de l’existence lui imposaient le besoin d’agir.Elle descendit à la cuisine, trouva quelques provisions dont elledonna une bonne part au chien. Puis elle remonta.

La nuit était venue. Elle ouvrit, au premier étage, la ported’une chambre qui devait être inoccupée en temps ordinaire. Uneimmense lassitude l’accablait, causée par tant d’efforts et par desémotions si violentes. Elle s’endormit presque aussitôt.Tout-Va-Bien veillait au pied de son lit.

Le lendemain elle s’éveilla tard, avec une impression singulièred’apaisement et de sécurité. Il lui semblait que sa vie actuelle sereliait à sa vie douce et calme de Besançon. Les quelques joursd’horreur qu’elle avait passés prenaient le recul d’événementslointains et dont le retour ne pouvait pas l’inquiéter. Les êtresqui avaient disparu dans la grande tempête demeuraient pour elle unpeu comme des étrangers, qu’on a rencontrés et qu’on ne verra plus.Son cœur ne saignait pas. Le deuil n’atteignait point le fond deson âme.

C’était le repos imprévu et sans limites, la solituderéconfortante. Et cela lui parut si bon que, un vapeur étant venumouiller sur le lieu du sinistre, elle ne fit aucun signal. Sansdoute, la veille, avait-on aperçu de la côte la lueur desexplosions et entendu le fracas des détonations. Véronique nebougea point.

Elle vit un canot se détacher du vapeur, et elle pensa bienqu’on allait aborder et explorer le village. Mais outre qu’elleredoutait une enquête où son fils pouvait être mêlé, elle nevoulait point qu’on la trouvât, elle, qu’on l’interrogeât, qu’ondécouvrît son nom, sa personnalité, son histoire, et qu’on la fîtrentrer dans le cercle infernal d’où elle était sortie. Ellepréférait attendre une semaine ou deux, attendre qu’un hasard fîtpasser à portée de l’île quelque barque de pêcheur qui larecueillerait.

Mais personne ne monta jusqu’au Prieuré. Le vapeur s’éloigna etrien ne troubla l’isolement de la jeune femme.

Elle resta ainsi trois jours. Le destin semblait avoir renoncé àlui livrer de nouveaux assauts. Elle était seule et maîtressed’elle-même. Tout-Va-Bien, dont la présence lui avait apporté ungrand réconfort, disparut.

Le domaine du Prieuré occupe toute l’extrémité de l’îlot, surl’emplacement d’une abbaye de Bénédictins, abandonnée au XVesiècle, et peu à peu tombée en ruine et détruite.

La maison, bâtie au XVIIIe siècle par un riche armateur bretonavec les matériaux de l’ancienne demeure abbatiale et avec lespierres de la chapelle, n’offrait rien de curieux, ni commearchitecture, ni comme ameublement. Véronique, d’ailleurs, n’osapénétrer dans aucune des chambres. Le souvenir de son père et deson fils l’arrêtait devant les portes closes.

Mais le deuxième jour, sous un clair soleil de printemps, elleexplora le parc. Il s’étend jusqu’à la pointe de l’île et, comme lapelouse qui précède la maison, il est bossué de ruines et vêtu delierre. Elle remarqua que toutes les allées se dirigeaient vers unpromontoire escarpé que couronne un groupe de chênes énormes. Quandelle déboucha, elle vit que ces chênes entouraient une clairière enforme de demi-lune qui s’ouvre sur la mer.

Au centre de cette clairière s’allonge un dolmen dont la tableovale et assez courte s’appuie sur deux pieds de roc presquecarrés. L’endroit est grandiose et d’une majesté impressionnante.La vue qu’on découvre est infinie.

« Le Dolmen-aux-Fées dont parlait Honorine, pensa-t-elle. Je nedois pas être loin du Calvaire-Fleuri et des fleurs de Maguennoc.»

Elle fit le tour du mégalithe. La face interne des deux piedsportait quelques signes gravés indéchiffrables. Mais, sur les deuxfaces extérieures qui regardaient la mer et formaient comme deuxplaques unies et préparées pour l’inscription, il y avait deschoses qui lui redonnèrent un frémissement d’angoisse.

À droite, c’était, profondément incrusté, le dessin inhabile etprimitif de quatre croix sur lesquelles se tordaient quatresilhouettes de femmes. À gauche, c’était une série de lignesécrites, mais dont les caractères, insuffisamment creusés dans leroc, avaient été presque effacés par les intempéries, ou peut-êtremême grattés volontairement par la main de l’homme. Cependant,quelques mots demeuraient, les mêmes mots que Véronique avait lussur le dessin trouvé près du cadavre de Maguennoc : « Quatre femmesen croix… trente cercueils… La Pierre-Dieu qui donne mort ou vie.»

Véronique s’éloigna en vacillant. Le mystère était devant elleencore, comme partout dans l’île, et elle était résolue à le fuirjusqu’au moment où elle pourrait s’en aller de Sarek.

Un sentier partait de la clairière et passait près du dernierchêne à droite, chêne sans doute anéanti par la foudre et dont ilne restait que le tronc et quelques branches mortes.

Plus loin elle descendit quelques marches de pierre, traversaune petite prairie où quatre rangs de menhirs étaient alignés, ets’arrêta brusquement avec un cri étouffé, cri d’admiration et destupeur devant un spectacle qui s’offrait à elle.

– Les fleurs de Maguennoc, murmura-t-elle.

Les deux derniers menhirs de l’allée centrale qu’elle suivait sedressaient comme les poteaux d’une porte ouverte sur la plusmagnifique des visions, une esplanade rectangulaire, longue decinquante mètres tout au plus, à laquelle on descendait parquelques marches, et que bordaient, ainsi que les colonnes d’untemple, deux rangs de menhirs d’une même hauteur, plantés àintervalles strictement égaux. La nef et les bas-côtés de ce templeétaient pavés de larges dalles de granit, irrégulières, cassées, etque l’herbe, qui poussait dans les fentes, dessinait comme le plombqui encadre les fragments d’un vitrail.

Au milieu, un carré de dimensions restreintes, et, dans cecarré, se pressaient, autour d’un vieux Christ en pierre quiémergeait du centre, des fleurs. Mais quelles fleurs ! Desfleurs inimaginables, fantastiques, des fleurs de rêve, des fleursde miracle, des fleurs hors de proportion avec les fleurshabituelles.

Véronique les reconnaissait toutes, et cependant elle demeuraitinterdite en face de leur grandeur et de leur splendeur. Il y enavait de beaucoup de sortes, mais peu de chaque sorte. On eût ditun bouquet, composé de façon à réunir toutes les couleurs, tous lesparfums et toutes les beautés.

Et, ce qu’il y avait de plus étrange, c’est que ces fleurs qui,à l’ordinaire, ne fleurissent pas simultanément et dont leséclosions se succèdent de mois en mois, poussaient et fleurissaientà la fois ! C’est au même jour que ces fleurs, toutes fleursvivaces dont l’effervescence ne se prolonge guère au-delà de deuxou trois semaines, s’épanouissaient et se multipliaient, lourdes,éclatantes, somptueuses, fièrement portées par leurs tigespuissantes.

C’étaient des éphémères de Virginie, c’étaient des renoncules,des hémérocalles, des ancolies, des potentilles rouges comme dusang, des iris d’un violet plus lumineux qu’une robed’évêque ! On y voyait le pied-d’alouette, le phlox, lefuchsia, l’aconit, le montbretia.

Et, par-dessus tout cela – oh ! de quel trouble fut envahiela jeune femme ! – par-dessus la corbeille étincelante, plusélevées sur une étroite plate-bande qui entourait le piédestal duChrist, toutes leurs grappes bleues, blanches, violettes, semblantse hausser pour atteindre le corps même du Sauveur, desvéroniques…

Elle défaillit d’émotion. En s’approchant, elle avait lu sur unepetite pancarte accrochée au piédestal ces simples mots : « Lafleur de maman ».

Véronique ne croyait pas aux miracles. Que les fleurs fussentprodigieuses, sans aucun rapport avec les fleurs de nos pays, cela,elle devait bien l’admettre. Mais elle se refusait à croire quecette anomalie ne pût s’expliquer que par des raisons surnaturellesou par les formules des recettes magiques dont Maguennoc avait lesecret. Non, il y avait là quelque cause, fort simple peut-être,sur laquelle les évènements apporteraient toute clarté.

Cependant, au milieu du beau décor païen, au cœur même dumiracle qu’il semblait avoir suscité par sa présence, le Christsurgissait de la touffe de fleurs, qui lui faisaient l’offrande deleurs couleurs et de leurs parfums. Véronique s’agenouilla…

Le lendemain et le surlendemain, elle revint au Calvaire-Fleuri.Cette fois, le mystère qui l’environnait de toutes parts semanifestait de la façon la plus charmante, et son fils y jouait unrôle qui permettait de rêver à lui, devant les fleurs de véronique,sans haine et sans désespoir.

Mais le cinquième jour, elle s’aperçut que ses provisionstouchaient à leur fin, et, vers le milieu de l’après-midi, elledescendit au village.

En bas elle constata que la plupart des maisons étaient restéesouvertes, tellement leurs possesseurs avaient, en s’en allant, lacertitude de revenir et d’emporter, dans un second voyage, leschoses nécessaires.

Le cœur serré, elle n’osa pas en franchir le seuil. Il y avaitdes géraniums sur le rebord des fenêtres. Les grandes horloges àbalancier de cuivre continuaient à régler le temps dans leschambres vides. Elle s’éloigna.

Mais sous un hangar, non loin du quai, elle aperçut les sacs etles caisses qu’Honorine avait apportés sur le canot.

« Allons, se dit-elle, je ne mourrai pas de faim. Il y en a pourdes semaines, et, d’ici là… »

Elle réunit dans un panier du chocolat, des biscottes, quelquesboîtes de conserves, du riz, des allumettes, et elle était sur lepoint de retourner au Prieuré, quand elle eut l’idée de poursuivresa promenade jusqu’à l’autre bout de l’île. En repassant, ellereprendrait le panier.

Un chemin ombragé montait vers le plateau. Le paysage ne luiparut pas différent. Mêmes plaines, mêmes landes sans cultures etsans pâturages, mêmes bosquets de vieux chênes. L’île, également,se rétrécissait, sans obstacle qui empêchât de voir la mer des deuxcôtés et de distinguer au loin la côte bretonne.

Et il y eut aussi une haie qui allait d’une falaise à l’autre etqui servait de clôture à un domaine, domaine de chétive apparence,avec longue masure délabrée et communs aux toits rapiécés, avec unecour sale, mal entretenue, encombrée de ferraille et de fagots.

Véronique retournait déjà sur ses pas, lorsqu’elle s’arrêta,confondue. Il lui avait semblé entendre un gémissement. Elle prêtal’oreille, épiant le grand silence et, de nouveau, le même bruit,niais plus distinct, lui parvint ; il y en eut d’autres, descris de souffrance et d’appel, des cris de femmes. Tous leshabitants n’avaient donc pas pu prendre la fuite ? Elleéprouva de la joie, mêlée d’un peu de peine, à savoir qu’ellen’était pas seule dans Sarek, et de la crainte aussi à l’idée queles événements allaient peut-être l’entraîner encore dans le cyclede mort et d’horreur.

Autant que Véronique pouvait en juger, le bruit ne provenait pasde la maison, mais des communs, situés à droite de la cour. Cettecour, une simple barrière la fermait, qu’elle n’eut qu’à pousser etqui s’ouvrit avec un crissement de bois qui frotte.

Aussitôt, à l’intérieur des communs, les cris redoublèrent. Onavait entendu, sans doute. Véronique hâta le pas.

Si le toit des communs était arraché par places, les mursétaient épais et solides, avec de vieilles portes bien cintréesrenforcées de barres de fer. Contre l’une de ces portes, des coupsfurent frappés à l’intérieur, tandis que les appels se faisaientplus pressants.

– Au secours ! … au secours ! …

Mais une bataille eut lieu, et une autre voix, moins stridente,grinçait :

– Tais-toi donc, Clémence, c’est eux peut-être…

– Non, non, Gertrude, c’est pas eux ! on ne les entendpas !… Ouvrez donc, la clef doit y être…

Véronique, en effet, qui cherchait le moyen de s’introduire, vitune grosse clef sur la serrure. Il lui suffit de tourner. La portes’ouvrit.

Tout de suite elle reconnut les sœurs Archignat, à moitiévêtues, décharnées, avec leur air de sorcières méchantes. Elles setrouvaient dans une buanderie encombrée d’ustensiles, et Véroniqueaperçut au fond, couchée sur de la paille, une troisième femme quise lamentait d’une voix presque éteinte et qui devait être latroisième sœur.

À ce moment, une des deux premières s’écroula, épuisée, etl’autre, dont les yeux brillaient de fièvre, saisit le bras deVéronique et se mit à parler avec une sorte de halètement :

– Vous les avez vus, hein ?… Ils sont là ?… Comment nevous ont-ils pas tuée ?… Depuis que les autres ont pris lafuite, ils sont les maîtres de Sarek… Et c’est à notre tour… Voilàsix jours que nous sommes là, enfermées… tenez, c’était le matin dudépart… On faisait ses paquets pour s’en aller sur les barques…Toutes trois nous sommes venues ici, dans cette buanderie, prendrenotre linge qui séchait. Et ils sont venus… on neles a pas entendus… on ne les entend jamais… Etpuis, tout à coup, la porte a été fermée… un seul claquement, untour de clef, et ça y était… On avait des pommes, du pain, del’eau-de-vie surtout… On n’a pas trop souffert… Seulement,allaient-ils revenir et nous tuer ? Était-ce notre tour ?Ah ! ma bonne dame, ce qu’on a tendu l’oreille ! et cequ’on tremblait de peur ! L’aînée est devenue folle…Écoutez-la… elle divague… L’autre, Clémence, n’en peut plus… Etmoi… moi… Gertrude…

Elle avait encore de la force, car elle tordit le bras deVéronique.

Et Corréjou ? Il est revenu, n’est-ce pas ? etreparti ? Pourquoi ne nous a-t-on pas cherchées ?…C’était pas difficile… On savait bien où nous étions, et, aumoindre bruit, nous appelions… Alors ?… Alors ?…

Véronique hésitait à répondre. Cependant, pour quelle raisoneût-elle caché la vérité ?

Elle déclara :

– Les deux barques ont coulé.

– Quoi ?

– Les deux barques ont coulé en vue de Sarek. Tous ceux qui lesmontaient sont morts… C’était en face du Prieuré… au sortir de lapasse du Diable.

Véronique n’en dit pas davantage, évitant de prononcer les nomset d’expliquer le rôle de François et de son professeur. MaisClémence s’était dressée, le visage décomposé. Elle aussi, appuyéecontre la porte, se relevait sur les genoux.

Gertrude murmura :

– Et Honorine ?

– Honorine est morte.

– Morte !

Les deux sœurs crièrent cela à la fois. Puis elles se turent etse regardèrent. La même pensée les frappait. Elles semblaientréfléchir. Gertrude eut un mouvement de doigts comme une personnequi calcule. Et, sur les deux figures, l’épouvante croissait.

Tout bas, comme étranglée par la peur, Gertrude articula, lesyeux fixés aux yeux de Véronique :

– Voilà… Voilà… le compte y est… Savez-vous combien ils étaientsur les barques, sans mes sœurs et moi ? Savez-vous ?Vingt… Alors, calculez… Vingt, et puis Maguennoc qui est mort lepremier… et puis M. Antoine qui est mort après… et puis le petitFrançois et M. Stéphane qui ont disparu, mais qui sont morts aussi,et puis Honorine et Marie Le Goff qui sont mortes… Alors, calculez…ça fait vingt-six… vingt-six… le compte y est bien, n’est-cepas ? vingt-six ôtés de trente… Vous comprenez, n’est-cepas ? les trente cercueils, il faut bien les remplir… alorsvingt-six ôtés de trente… reste quatre… n’est-ce pas ?

Elle ne pouvait plus parler, sa langue s’embarrassait. Pourtantles syllabes terribles sortirent de sa bouche, et Véroniquel’entendit qui balbutiait :

– Hein ? Vous comprenez ?… reste quatre… nous quatre,les trois sœurs Archignat qu’on a retenues et enfermées… et puisvous… Alors, n’est-ce pas ? les quatre croix… vous savezbien ? quatre femmes en croix… le compte y est… c’estnous quatre… il n’y a plus que nous dans l’île… quatre femmes…

Véronique écoutait en silence… Une petite sueur mouillait sapeau.

Elle haussa les épaules.

– Eh bien, et après ? s’il n’y a plus que nous dans l’île,que craignez-vous ?

– Eux donc ! eux !

Elle s’impatienta.

– Mais puisque tout le monde est parti !

Gertrude s’effara :

– Parlez bas. S’ils vous entendaient !

– Mais qui ?

– Eux… ceux d’autrefois…

– Ceux d’autrefois ?

– Oui, ceux qui faisaient des sacrifices… ceux qui tuaient leshommes et les femmes… pour plaire à leurs dieux…

– Mais tout cela est fini ! Les druides, vous voulezdire ? Voyons, quoi, il n’y a plus de druides.

– Parlez bas ! parlez bas ! il y en a encore… il y ades mauvais génies.

– Des esprits, alors ? dit Véronique, horripilée par cessuperstitions.

– Des esprits, oui, mais des esprits en chair et en os… avec desmains qui ferment les portes et vous emprisonnent… des êtres quicoulent les barques, les mêmes, quoi ! qui ont tué M. Antoine,Marie Le Goff et les autres… Ceux qui en ont tué vingt-six…

Véronique ne répondit pas… Il n’y avait pas à répondre. Ellesavait, elle, qui avait tué M. d’Hergemont, Marie Le Goff et lesautres, et coulé les deux barques.

Elle demanda :

– À quelle heure vous a-t-on enfermées toutes lestrois ?

– À dix heures et demie… alors qu’on avait rendez-vous à onzeheures au village, avec Corréjou.

Véronique réfléchit. Il n’était guère possible que François etStéphane eussent eu le temps d’être à dix heures et demie à cetendroit, et, une heure plus tard, derrière la roche d’où ilss’étaient élancés sur les deux barques. Devait-on supposer qu’ilrestait dans l’île un ou plusieurs de leurs complices ?

Elle prononça :

– En tout cas, il faut prendre une décision. Vous ne pouvezdemeurer dans cet état. Il faut vous reposer, vous restaurer…

La seconde sœur s’était mise debout. Elle dit, avec la mêmeintonation sourde et véhémente que sa sœur – Il faut, avant tout,se cacher et pouvoir se défendre contre eux.

– Comment ? dit Véronique, qui, malgré elle, éprouvaitaussi ce besoin d’un asile contre un ennemi possible.

– Comment ? Voilà, Ce sont des choses dont on parlaitbeaucoup dans l’île, surtout cette année, et Maguennoc avait décidéqu’aux premières attaques tout le monde se réfugierait auPrieuré.

– Au Prieuré ? et pourquoi ?

– Parce que là on peut se défendre. Les falaises sont à pic. Onest protégé de toutes parts.

– Le pont ?

– Maguennoc et Honorine avaient tout prévu. Il y a une petitecahute à vingt pas à gauche du pont. C’est l’endroit qu’ils avaientchoisi pour enfermer les provisions d’essence. Avec trois ou quatrebidons répandus sur le pont et une allumette, l’affaire est faite.On est chez soi. Pas de communication possible. Pas d’attaque.

– Alors, pourquoi n’est-on pas venu au Prieuré au lieu des’enfuir sur les barques ?

– Les barques, la fuite, c’était plus prudent… Mais nous n’avonsplus le choix, maintenant.

– Et nous partirions ?

– Tout de suite, il fait jour encore et ça vaut mieux que lanuit.

– Mais votre sœur, celle qui est couchée ?

– Nous avons une brouette. Nous la porterons. Il y a un chemindirect jusqu’au Prieuré, sans passer par le village.

Bien que Véronique n’admît qu’avec répugnance la perspective devivre dans l’intimité des sœurs Archignat, elle céda, dominée parune peur qu’elle ne pouvait maîtriser.

– Soit, dit-elle. Allons-y. Je vous conduis au Prieuré, et jeretourne au village chercher des provisions.

– Oh ! pas pour longtemps, objecta l’une des sœurs. Dès quele pont sera coupé, nous allumerons des feux sur la butte duDolmen-aux-Fées, et on enverra un vapeur de la côte. Aujourd’hui,voilà la brume qui tombe, mais demain…

Véronique, ne protesta pas. Elle acceptait maintenant l’idée dequitter Sarek, fût-ce au prix d’une enquête qui révélerait sonnom.

Elles partirent après que les deux sœurs eurent avalé un verred’eau-de-vie. Accroupie dans la brouette, la folle riait doucementet prononçait de petites phrases qu’elle adressait à Véroniquecomme si elle eût voulu la faire rire aussi.

– On ne les rencontre pas encore… ilss’apprêtent…

– Tais-toi donc, vieille folle, ordonna Gertrude, tu nousporterais malheur.

– Oui, oui, on va s’amuser… ça sera drôle… Moi, je porte unecroix d’or autour du cou… et puis une autre à la main, taillée dansla peau avec des ciseaux… Regardez… Partout des croix… On doit êtrebien sur une croix… On doit bien dormir.

– Vas-tu te taire, vieille folle, répéta Gertrude, qui luiallongea une gifle.

– Entendu… entendu… mais c’est eux qui vont te frapper,je les vois qui se cachent…

Le sentier, assez rude d’abord, gagna le plateau que formaientles falaises occidentales, plus hautes, mais moins déchiquetées etmoins ravinées. Les bois étaient plus rares, les chênes étaienttous courbés par le vent du large.

– Nous approchons des landes, qu’on appelle les Landes-Noires,déclara Clémence Archignat. Ils habitent là-dessous.

De nouveau Véronique haussa les épaules.

– Comment le savez-vous ?

– Nous savons plus de choses que les autres, dit Gertrude… Onnous appelle les sorcières, et il y a du vrai… Maguennoc lui-même,qui s’y connaissait, nous demandait conseil sur tout ce qui estremède, sur les pierres qui portent bonheur, sur les herbes de laSaint-Jean…

– L’armoise, la verveine, ricana la folle… on la cueille aucoucher du soleil…

– Sur la tradition aussi, reprit Gertrude. Nous savons ce qu’ondit dans l’île depuis des centaines d’années, et on a toujours ditqu’il y avait là-dessous toute une ville avec des rues oùils demeuraient au temps jadis. Et il y en a encore… J’enai vu, moi qui vous parle.

Véronique ne répondit pas.

– Mes sœurs et moi, oui, on en a vu un… Deux fois, au sixièmejour qui suit la lune de juin. Il était habillé en blanc… et ilmontait au Grand-Chêne cueillir le gui sacré… avec une serpe d’or…l’or luisait au clair de lune… Je l’ai vu, que je vous dis… etd’autres aussi l’ont vu… Et il n’est pas le seul. Ils sontplusieurs qui sont restés d’autrefois pour garder le trésor…Oui ! oui, j’ai bien dit, le trésor… On dit que c’est unepierre qui fait des miracles, qui peut faire mourir si on y touche,et qui fait vivre quand on s’étend dessus… Tout ça, c’est desvérités, Maguennoc nous l’a dit, des vérités… Ceuxd’autrefois gardent la pierre… la Pierre-Dieu… et il fautqu’ils nous sacrifient tous cette année… oui, tous… trentemorts pour les trente cercueils…

– Quatre femmes en croix, chantonna la folle.

– Et ça ne peut pas tarder… Le sixième jour après la luneapproche. Il faut que nous soyons parties avant qu’on ne monte auGrand-Chêne, pour la cueillette du gui. Tenez, le Grand-Chêne, onle voit d’ici. C’est dans le bois avant le pont… Il domine lesautres.

– Ils sont cachés derrière, dit la folle, qui s’étaitretournée sur sa brouette. Ils nous attendent.

– Assez, toi, et ne bouge pas… Alors, n’est-ce pas ? vousle voyez le Grand-Chêne ?… là-bas… par-dessus la dernièrelande ? Il est plus… il est plus…

Elle laissa tomber la brouette, sans achever sa phrase.

Clémence lui dit :

– Eh bien, quoi ? Qu’est-ce que tu as ?

– J’ai vu quelque chose… bégaya Gertrude… J’ai vu du blanc quiremuait…

– Quelque chose ? Et comment veux-tu ? Est-cequ’ils se montrent en plein jour ? Tu as laberlue.

Elles regardèrent toutes deux un moment, puis repartirent. LeGrand-Chêne bientôt ne fut plus visible.

La lande qu’elles traversaient était morne et rugueuse, hérisséede pierres couchées comme des tombes et qui, toutes, s’alignaientdans le même sens.

– C’est leur cimetière, chuchota Gertrude.

Elles ne dirent plus rien. Plusieurs fois, Gertrude dut sereposer. Clémence n’eut pas la force de pousser la brouette. Toutesdeux vacillaient sur leurs jambes et elles interrogeaient l’espaceavec des yeux inquiets.

Il y eut une dépression. On remonta. Le sentier s’amorça surcelui que Véronique avait pris le premier jour avec Honorine, etelles entrèrent dans le bois qui précède le pont.

Au bout d’un instant, l’émotion croissante des sœurs Archignatfit comprendre à Véronique que l’on approchait du Grand-Chêne, etelle l’aperçut en effet, plus gros que les autres, élevé sur unpiédestal de terre et de racines, et séparé d’eux par desintervalles plus grands. Il lui fut impossible de ne pas penser queplusieurs hommes pouvaient se dissimuler derrière ce tronc massif,et qu’il s’en dissimulait peut-être.

Malgré leur effroi, les sœurs avaient accéléré l’allure, etelles ne regardèrent pas l’arbre fatal.

On s’en éloigna. Véronique respira plus librement. Tout dangerétait passé, et elle allait railler les sœurs Archignat, lorsquel’une d’elles, Clémence, tournoya sur elle-même et s’abattit avecun gémissement.

En même temps quelque chose tomba à terre, quelque chose quil’avait frappée dans le dos. C’était une hache, une hache depierre.

– Ah ! la pierre de foudre ! la pierre defoudre ! cria Gertrude.

Une seconde, elle leva la tête, comme si, selon des croyancespopulaires encore vivaces, elle avait pensé que la hache venait duciel et fût une émanation du tonnerre.

Mais, à ce moment, la folle, qui était sortie de sa brouette,bondit sur place et retomba la tête en avant. Une autre chose avaitsifflé dans l’espace. La folle se tordait de douleur. Gertrude etVéronique virent une flèche qui était fichée dans son épaule et quivibrait encore.

Alors Gertrude s’enfuit en hurlant.

Véronique hésita. Clémence et la folle se roulaient à terre. Lafolle ricanait :

– Derrière le chêne ! Ils se cachent… jeles vois.

Clémence bégayait :

– Au secours ! aidez-moi… emportez-moi… j’ai peur.

Mais une flèche encore siffla et se perdit au loin.

Véronique prit aussi la fuite, atteignit les derniers arbres, etse précipita sur la pente qui dévalait vers le pont.

Elle courait éperdument, poussée non point tant par une terreur,d’ailleurs légitime, que par la volonté ardente de trouver une armeet de se défendre. Elle se rappelait que, dans le bureau de sonpère, il y avait une vitrine remplie de fusils et de revolvers quitous portaient la mention « chargés », inscrite sans doute à causede François, et c’était une de ces armes dont elle voulait sesaisir pour faire front à l’ennemi. Elle ne se retournait même pas.Elle n’éprouvait pas le besoin de savoir si elle était poursuivie.Elle courait au but, au seul but qui fût utile.

Plus légère, plus vive, elle rattrapa Gertrude.

Celle-ci haleta :

– Le pont… il faut le brûler… le pétrole est là…

Véronique ne répondit pas. La rupture du pont c’étaitsecondaire, c’eût été même un obstacle à son dessein de prendre unfusil et d’attaquer l’ennemi.

Mais comme elle arrivait au pont, Gertrude fit une pirouette quila jeta presque dans l’abîme. Une flèche l’avait atteinte auxreins.

– À moi ! à moi ! proféra-t-elle… ne m’abandonnezpas…

– Je reviens, répliqua Véronique qui, n’ayant pas vu la flèche,croyait que Gertrude avait fait un faux pas… je reviens, j’apportedeux fusils… vous me rejoindrez…

Dans son esprit, elle imaginait qu’une fois armées toutes deuxelles retourneraient jusqu’au bois et délivreraient les autressœurs. Aussi, redoublant d’efforts, elle franchit le pont, gagna lemur du domaine, traversa la pelouse et monta dans le bureau de sonpère. Là, elle dut s’arrêter, hors d’haleine, et, quand elle eutempoigné les deux fusils, il lui fallut, tellement son cœurbattait, revenir à une allure plus lente.

Elle fut étonnée de ne pas rencontrer et de ne pas apercevoirGertrude. Elle l’appela. Aucune réponse. Et seulement alors elleeut l’idée que peut-être la Bretonne avait été blessée, comme sessœurs.

Elle reprit sa course. Mais lorsqu’elle parvint en vue du pont,elle perçut à travers le bourdonnement de ses oreilles, desplaintes stridentes, et ayant débouché en face de la pente abruptequi montait jusqu’au bois du Grand-Chêne, elle vit…

Ce qu’elle vit la cloua net à l’entrée du pont. De l’autre côté,Gertrude, vautrée sur le sol, se débattait, s’accrochant auxracines, enfonçant ses doigts crispés dans la terre ou dansl’herbe, et s’élevant le long de la pente lentement, d’un mouvementinsensible et ininterrompu.

Et Véronique se rendit compte que la malheureuse était attachéesous les bras et à la taille par une corde, qui la hissait ainsiqu’une proie ficelée et impuissante, et que tiraient, là-haut, desmains invisibles.

Véronique épaula. Mais quel ennemi viser ? Quel ennemicombattre ? Qui se cachait derrière les troncs d’arbres et lespierres dont la colline était couronnée comme d’unrempart ?

Entre ces pierres, entre ces troncs d’arbres, Gertrude glissa.Elle ne criait plus, exténuée sans doute, évanouie. Elledisparut.

Véronique n’avait pas bougé. Elle comprenait la vanité de touteffort et de toute entreprise. En se jetant dans une lutte où elleétait vaincue d’avance, elle ne pouvait délivrer les sœursArchignat, et elle s’offrait elle-même au vainqueur, nouvelle etdernière victime.

Et puis elle avait peur. Tout se passait selon la logiqueimplacable de faits dont elle ne saisissait pas la signification,mais qui, en vérité, semblaient liés les uns aux autres comme lesmailles d’une chaîne. Elle avait peur, peur de ces êtres, peur deces fantômes, peur instinctivement et inconsciemment, peur commeles sœurs Archignat, comme Honorine, comme toutes les victimes del’épouvantable fléau.

Elle se baissa pour qu’on ne pût l’apercevoir du Grand-Chêne,et, à moitié courbée, profitant de l’abri que lui offraient desbuissons de ronces, elle atteignit, à gauche, la petite cahute dontlui avaient parlé les sœurs Archignat, sorte de kiosque à toitpointu et à carreaux de couleur. La moitié de ce kiosque étaitoccupée par des bidons d’essence.

De là, elle commandait le pont sur lequel personne ne pouvaits’engager sans être vu par elle. Mais personne ne descendit dubois.

La nuit vint, une nuit de brouillard épais que la luneargentait, et qui permettait tout juste à Véronique de distinguerle côté opposé.

Au bout d’une heure, un peu rassurée, elle fit un premiervoyage, avec deux bidons qu’elle versa sur les poutres extérieuresdu pont.

Dix fois, l’oreille aux aguets, son fusil en bandoulière, ettoute prête à se défendre, elle recommença le trajet. Ellerépandait l’essence un peu au hasard, tâtonnant, choisissantnéanmoins autant que possible les places où il lui semblait, autoucher, que le bois était le plus pourri.

Elle avait une boîte d’allumettes, la seule qu’elle eût trouvéedans la maison. Elle sortit l’une de ces allumettes, hésita unmoment, craintive à l’idée de la grande clarté qui allait seproduire.

– Si encore, pensait-elle, cela pouvait être vu des côtes, maisavec ce brouillard…

Brusquement elle frotta, et, aussitôt, alluma une torche depapier qu’elle avait préparée et enduite d’essence.

Une grande flamme jaillit qui lui brûla les doigts. Alors ellejeta le papier sur une flaque d’essence qui s’était formée dans uncreux et s’enfuit vers le kiosque.

L’incendie fut immédiat, et se propagea d’un coup sur toute lapartie qu’elle avait arrosée. Les falaises des deux îles, le liende granit qui les réunissait, les grands arbres environnants, lacolline, le bois du Grand-Chêne, la mer au fond du gouffre, toutcela fut illuminé.

« Ils savent où je suis… Ils regardent lekiosque où je me cache… songeait Véronique dont les yeux nequittaient pas le Grand-Chêne.

Mais aucune ombre ne passa dans le bois. Aucun murmure de voixne lui parvint. Ceux qui se dissimulaient là-haut ne sortirentpoint de leurs retraites impénétrables.

Au bout de quelques minutes, la moitié du pont s’écroula, avecun grand fracas et un jaillissement d’étincelles. Mais l’autremoitié continua de se consumer et, à tout instant, il tombait dansle précipice un morceau de poutre qui éclairait la profondeur desténèbres.

À chaque fois, Véronique éprouvait un soulagement. Ses nerfsexaspérés se détendaient. Un sentiment de sécurité l’envahissait,de plus en plus justifié à mesure que l’abîme devenait plus largeentre elle et ses ennemis. Cependant elle resta dans le kiosque etrésolut d’y attendre l’aube, afin de se rendre compte qu’aucunecommunication n’était possible désormais.

La brume s’accrut. L’obscurité enveloppa toutes choses. Vers lemilieu de la nuit, elle entendit du bruit de l’autre côté, vers lehaut de la colline autant qu’elle put en juger. C’était le bruitque font les bûcherons en abattant des arbres. La hache frappaitrégulièrement dans des branches que l’on achevait ensuite decasser.

Véronique eut l’idée, absurde d’ailleurs, elle le savait, qu’ilsconstruisaient peut-être une passerelle, et elle serra fortementson fusil.

Au bout d’une heure, elle crut percevoir des gémissements etmême un cri étouffé, puis, assez longtemps, des froissements defeuilles, des allées et venues. Cela cessa. De nouveau ce fut legrand silence où se confond tout ce qui remue, tout ce quis’inquiète, tout ce qui frissonne, tout ce qui vit dansl’espace.

L’engourdissement de la fatigue et de la faim, qui commençait àla faire souffrir, laissait peu de pensées à Véronique. Elle sesouvenait surtout que, n’ayant rapporté du village aucuneprovision, elle n’aurait pas de quoi manger. Elle ne se tourmentaitpas, car elle était décidée, dès que la brume se déchirerait – etcela ne pouvait tarder – à allumer de grands feux avec des bidonsd’essence. Elle songea même que la meilleure place seraitl’extrémité de l’île, à l’endroit où s’élevait le dolmen.

Mais, soudain, une idée redoutable l’assaillit : n’avait-ellepas oublié sa boîte d’allumettes sur le pont ? Elle fouilladans ses poches et ne la trouva point. Toutes les recherches furentinutiles.

De cela non plus elle ne fut pas très vivement troublée. Pourl’instant, l’impression qu’elle avait échappé aux attaques del’ennemi la comblait d’une telle joie qu’il lui semblait que toutesles difficultés s’aplaniraient d’elles-mêmes.

Ainsi passèrent les heures, heures infiniment longues, que labrume pénétrante et que le froid rendaient plus pénibles àl’approche du matin.

Puis une vague lueur se répandit dans le ciel. Les chosessortirent de l’ombre et prirent leurs formes réelles. Véronique vitalors que, sur toute sa longueur, le pont s’était effondré. Unintervalle de cinquante mètres séparait les deux îles que reliaitseulement en dessous la crête aiguë, coupante, et inabordable, dela falaise.

Elle était sauvée.

Mais, ayant levé les yeux sur la colline opposée, elle aperçut,tout en haut de la pente, un spectacle qui lui fit pousser un crid’horreur. Trois des arbres les plus avancés de ceux quicouronnaient la colline, et qui appartenaient au bois duGrand-Chêne, avaient été dépouillés de leurs branches inférieures.Et, sur les trois troncs dénudés, leurs bras écartelés et ramenésen arrière, leurs jambes ficelées sous les haillons de leurs jupes,des cordes passées sous leurs têtes livides que cachaient à moitiéles ailes noires de leurs coiffes, se dressaient les trois sœursArchignat. Elles étaient crucifiées.

Chapitre 6Tout-Va-Bien

Toute droite, sans se retourner vers l’ignoble vision, sans sesoucier de ce qui pourrait advenir si elle était vue, marchant d’unpas automatique et raide, Véronique rentra au Prieuré.

Un seul but, un seul espoir la soutenait : quitter l’île deSarek. Elle était comme saturée d’horreur. Elle eût avisé troiscadavres, trois femmes égorgées ou fusillées, ou même pendues,qu’elle n’eût pas eu cette même sensation de tout son être qui serévoltait. Cela, ce supplice, c’était trop. Il y avait là-dedans unexcès d’ignominie, une œuvre sacrilège, une œuvre de damnation quidépassait les bornes du mal.

Et puis elle songeait à elle, quatrième et dernière victime. Ledestin semblait la diriger vers ce dénouement ainsi qu’un condamnéà mort que l’on pousse vers l’échafaud. Comment ne pas tressaillirde peur ? Comment ne pas voir un avertissement dans le choixde la colline du Grand-Chêne pour le supplice des trois sœursArchignat ?

Elle essayait de se réconforter par des phrases :

« Tout s’expliquera… Il y a, au fond de ces mystères atroces,des causes toutes simples, des actes en apparence fantastiques,mais en réalité accomplis par des êtres de la même nature que moi,et qui agissent pour des raisons criminelles et selon un plandéterminé. Certes, cela n’est possible que par suite de la guerre,et c’est la guerre qui crée un état de choses spécial où desévénements de cette sorte peuvent se dérouler. Mais tout de même,il n’y a rien là de miraculeux et qui échappe aux règles de la vieordinaire. »

Paroles inutiles ! Tentatives de raisonnement que soncerveau avait peine à suivre ! Au fond, ébranlée par dessecousses nerveuses trop violentes, elle en arrivait à penser et àsentir comme tous ceux de Sarek qu’elle avait vus mourir,défaillante comme eux, secouée par les mêmes terreurs, assiégée parles mêmes cauchemars, déséquilibrée par tout ce qui restait en elledes instincts d’autrefois, des survivances, des superstitionstoujours prêtes à remonter à la surface.

Quels étaient ces êtres invisibles qui la persécutaient ?Qui donc avait mission de peupler les trente cercueils deSarek ? Qui donc anéantissait tous les habitants de l’îlemalheureuse ? Qui demeurait dans les cavernes, cueillait, auxheures fatidiques, le gui sacré et les herbes de la Saint-Jean, seservait de haches et de flèches, et crucifiait les femmes ? Etpour quelle besogne affreuse ? En vue de quelle œuvremonstrueuse ? Selon quels desseins inimaginables ?Esprits des ténèbres, génies malfaisants, prêtres d’une religionmorte, offrant en sacrifice, à des dieux sanguinaires, hommes,femmes, enfants…

– Assez ! assez ! je deviens folle ! fit-elle àhaute voix. M’en aller !… Que je n’aie plus d’autre pensée quede m’en aller de cet enfer ! …

Mais on eût dit que le destin s’ingéniait à la martyriser. Ayantcommencé ses recherches pour découvrir quelque aliment, elle avisasoudain dans le bureau de son père, au fond d’un placard, unefeuille de papier épinglée sur le mur, et qui représentait la mêmescène que le rouleau de papier trouvé dans la cabane abandonnée,près du cadavre de Maguennoc.

Il y avait, sur une des planches du placard, un carton àdessins. Elle l’ouvrit. Il contenait plusieurs ébauches de lascène, tracées également à la sanguine. Chacune portait, au-dessusde la première tête de femme, l’inscription V. d’H. L’une d’ellesétait signée Antoine d’Hergemont.

Ainsi c’était son père qui avait fait le dessin sur le papier deMaguennoc ! C’était son père qui avait tenté, sur toutes sesébauches, de donner à la femme torturée une ressemblance de plus enplus exacte avec sa fille !

– Assez ! assez ! répéta Véronique. Je ne veux paspenser… Je ne veux pas réfléchir.

Très affaiblie, elle poursuivit ses investigations, mais netrouva pas de quoi tromper sa faim.

Elle ne trouva rien non plus qui lui permit d’allumer du feu àla pointe de l’île. Cependant, la brume s’était dissipée et lessignaux eussent été certainement remarqués !

Elle essaya de frotter deux silex l’un contre l’autre. Mais elles’y prenait mal et ne réussit point.

Trois jours durant, elle se soutint avec de l’eau et des fraisessauvages cueillies parmi les ruines. Fiévreuse, à bout de forces,elle avait des crises de larmes qui, chaque fois presque,déterminaient l’apparition subite de Tout-Va-Bien, et sa détressephysique était telle qu’elle en voulait à la pauvre bête de porterce nom absurde, et qu’elle le chassait. Tout-Va-Bien, étonné, sepostait plus loin sur son derrière et recommençait à faire le beau.Elle s’acharnait après lui, comme s’il eût été coupable d’être lechien de François.

Le moindre bruit la secouait des pieds à la tête et la couvraitde sueur. Que faisaient les êtres du Grand-Chêne ? Par où sepréparaient-ils à l’attaquer ? Elle serrait les bras autour deson corps, toute frémissante à l’idée de tomber entre les mains deces monstres, et elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle étaitbelle et qu’ils seraient peut-être tentés par sa beauté et par sajeunesse…

Mais, le quatrième jour, un grand espoir la souleva. Elle avaittrouvé dans un tiroir une loupe assez forte. Profitant d’un beausoleil elle concentra les rayons lumineux sur une feuille de papierqui finit par s’enflammer et à laquelle il lui fut possibled’allumer une bougie.

Elle se crut sauvée. Elle avait découvert toute une réserve debougies, ce qui lui permit tout d’abord d’entretenir jusqu’au soirla flamme précieuse. Vers onze heures, munie d’une lanterne, ellese dirigea vers le kiosque avec l’intention d’y mettre le feu. Letemps était clair et le signal serait observé de la côte.

Craignant d’être vue avec sa lumière, craignant surtoutl’apparition tragique des sœurs Archignat, dont la clarté de lalune inondait le calvaire, elle suivit, au sortir du Prieuré, unautre chemin plus à gauche et bordé de taillis. Elle allait à pasinquiets, évitant de froisser les feuilles et de heurter lesracines. Comme elle arrivait en terrain découvert, non loin dukiosque, elle se trouva si lasse qu’elle dut s’asseoir. Sa têtebourdonnait. Il lui semblait que son cœur refusait de battre.

De là non plus elle ne pouvait encore discerner le lieu dusupplice. Mais, ayant malgré elle tourné les yeux vers la colline,elle eut l’impression que quelque chose comme une silhouetteblanche avait bougé. C’était au cœur même du bois, à l’extrémitéd’une avenue qui coupait la masse des arbres dans cettedirection.

La silhouette passa de nouveau, en pleine clarté, et Véroniquese rendit compte, bien que la distance fût assez grande, quec’était la silhouette d’un être habillé d’une robe, et qui setenait au milieu des branches d’un arbre isolé et plus haut que lesautres.

Elle se rappela les paroles des sœurs Archignat :

« Le sixième jour de la lune approche. Ils monterontdans le Grand-Chêne et cueilleront le gui sacré. »

Et aussitôt elle se souvint de certaines descriptions lues dansdes livres, ou de récits qu’elle tenait de son père, et il luisembla qu’elle assistait à l’une de ces cérémonies druidiques quiavaient frappé son imagination d’enfant. Mais, en même temps, ellese sentait si faible qu’elle n’était pas très sûre d’être réveilléeet que cet étrange spectacle fût réel. Quatre autres silhouettesblanches se groupèrent au pied de l’arbre et levèrent les brascomme pour recevoir le feuillage prêt à tomber. Là-haut un éclairjaillit. La faucille d’or du grand-prêtre avait coupé la touffe degui.

Puis le grand-prêtre descendit du chêne, et les cinq silhouettesglissèrent le long de l’avenue, contournèrent le bois et gagnèrentle sommet de la butte.

Véronique, qui ne pouvait détacher de ces êtres ses yeuxhagards, avança la tête et vit les trois cadavres suspendus auxarbres de torture. De loin, les ailes noires des coiffes avaientl’air de corbeaux. En face des victimes, les silhouettess’arrêtèrent comme pour l’accomplissement de quelque riteincompréhensible. Enfin, le grand-prêtre se détacha du groupe, et,tenant à la main la touffe de gui, descendit la pente de la collineen se dirigeant vers l’endroit où s’amorçait encore la premièrearche du pont.

Véronique défaillit. Son regard vacillant, devant lequel il luisemblait que les choses dansaient, s’accrochait à la lueurscintillante de la faucille qui se balançait, sur la poitrine duprêtre, au-dessous de sa longue barbe blanche. Qu’allait-ilfaire ? Bien que le pont n’existât plus, Véronique étaitconvulsée par l’angoisse. Ses genoux ne la portaient plus. Elle secoucha, les yeux toujours fixés sur l’effrayante vision.

Au bord du gouffre, le prêtre s’arrêta de nouveau quelquessecondes. Puis il tendit le bras qui portait le gui et, précédé parla plante sacrée comme par un talisman qui changeait pour lui leslois de la nature, il fit un pas en avant, au-dessus del’abîme.

Et il marcha ainsi dans le vide, tout blanc sous le clair delune.

Ce qui se passa, Véronique ne le sut point, et elle ne pouvaitsavoir non plus ce qui s’était passé au juste, si elle n’avait pasété le jouet d’une hallucination, et à quel instant de l’étrangecérémonie cette hallucination avait commencé dans son cerveauaffaibli.

Les yeux clos, elle attendit des événements qui ne seproduisirent point et qu’elle n’essayait d’ailleurs pas de prévoir.Mais d’autres, plus réels, la préoccupaient. Sa bougie enferméedans la lanterne s’éteignait, elle en avait conscience, etcependant il lui était impossible de réagir et de retourner auPrieuré. Et elle se disait que, si le soleil ne revenait plus avantquelques jours, elle ne pourrait pas rallumer la flamme et qu’elleétait perdue.

Elle se résigna, lasse de combattre, et se sachant vaincued’avance dans cette lutte inégale. Le seul dénouement intolérable,c’eût été d’être capturée. Mais pourquoi ne pas s’abandonner à lamort qui s’offrait, à la mort par la faim, par l’épuisement ?Si l’on souffre, il doit arriver un moment où la souffrances’atténue et où l’on passe, presque à son insu, de la vie tropcruelle à cet anéantissement qu’elle désirait peu à peu.

– C’est cela, c’est cela, murmura-t-elle… m’en aller de Sarek oumourir, peu importe ! Ce qu’il faut, c’est m’en aller.

Un bruit de feuilles lui fit ouvrir les yeux. La flamme de labougie expirait. Mais, derrière la lanterne, Tout-Va-Bien étaitassis, les deux pattes de devant battant l’air.

Et Véronique vit qu’il portait au cou, attaché par une ficelle,un paquet de biscuits.

– Raconte-moi ton histoire, mon pauvre Tout-Va-Bien, disaitVéronique, au cours du matin suivant, après qu’elle eut pris un bonrepos dans sa chambre du Prieuré, car, enfin, je ne crois pas quetu aies cherché et que tu m’aies apporté volontairement de lanourriture. C’est le hasard, n’est-ce pas ? Tu vagabondais dece côté-là, tu m’as entendue pleurer, et tu es venu. Mais quit’avait ficelé ce paquet de biscuits au cou ? Nous avons doncun ami à Sarek, un ami qui s’intéresse à nous ? Pourquoi ne semontre-t-il pas ? Parle, Tout-Va-Bien.

Elle embrassait la bonne bête, et elle lui dit encore :

– Et ces biscuits, à qui les destinais-tu ? À ton maître, àFrançois ? Ou bien à Honorine ? Non. Alors ? à M.Stéphane peut-être ?

Le chien remua la queue et se dirigea vers la porte. Vraiment ilsemblait comprendre. Véronique le suivit jusqu’à la chambre deStéphane Maroux. Tout-Va-Bien se glissa sous le lit duprofesseur.

Il y avait là trois autres cartons de biscuits, deux paquets dechocolat et deux boîtes de conserves. Et tous ces paquets étaientmunis d’une ficelle terminée par une large boucle, d’où il fallaitque Tout-Va-Bien se fût dégagé la tête.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit Véronique stupéfaite.C’est toi qui les as fourrés là-dessous ? Mais qui te lesavait donnés ? Nous avons donc réellement un ami dans l’île,qui nous connaît, qui connaît Stéphane Maroux ? Peux-tu meconduire auprès de cet ami ? Il doit habiter de ce côté-ci del’île, puisqu’il n’y a pas de communication avec l’autre, et que tun’as pas pu y aller ?

Véronique réfléchissait. Mais, en même temps que les provisionsdéposées par Tout-Va-Bien, elle avait avisé sous le lit une petitevalise de toile, et elle se demandait la raison pour laquelleStéphane Maroux avait caché cette valise. Elle se crut le droit del’ouvrir et d’y chercher des indications sur le rôle joué par leprofesseur, sur son caractère, sur son passé peut-être, sur sesrelations avec M. d’Hergemont et avec François.

– Oui, dit-elle, j’en ai le droit et même le devoir.

Sans hésitation, à l’aide d’une paire de grands ciseaux, ellefit sauter la fragile serrure.

La valise ne contenait qu’un registre, fermé par un caoutchouc.Mais elle n’avait pas soulevé la couverture de ce registre qu’elledemeura confondue.

À la première page, il y avait son portrait à elle, saphotographie de jeune fille, avec sa propre signature en touteslettres, et cette dédicace : À mon ami Stéphane.

– Je ne comprends pas… je ne comprends pas… murmura-t-elle. Jeme rappelle bien cette photographie… je devais avoir seize ans…Mais comment la lui avais-je offerte à lui ? Je le connaissaisdonc ?

Avide d’en savoir davantage, elle lut la page suivante, sorted’avant-propos ainsi formulé :

« Véronique, je veux vivre sous vos yeux. Si j’entreprendsl’éducation de votre fils, de ce fils que je devrais détester,puisqu’il est le fils d’un autre, et que j’aime puisqu’il est votrefils, c’est pour que ma vie soit en plein accord avec le sentimentsecret qui la domine depuis si longtemps. Un jour, je n’en doutepas, vous reprendrez votre place de mère. Ce jour-là vous serezfière de François. J’aurai effacé en lui tout ce qui peut survivrede son père, et j’aurai exalté toutes les qualités de noblesse etde dignité qu’il tient de vous. C’est un but assez grand pour queje m’y dévoue corps et âme. Je le fais avec joie. Votre souriresera ma récompense. »

Une émotion singulière envahit l’âme de Véronique. Sa vies’éclairait d’une lumière un peu plus calme, et ce nouveau mystère,qu’elle ne pouvait pas pénétrer plus que les autres, était dumoins, comme celui des fleurs de Maguennoc, doux etréconfortant.

Dès lors, en tournant la page, elle assista au jour le jour àl’éducation de son fils. Elle vit les progrès de l’élève, lesméthodes du maître. L’élève était gracieux, intelligent, appliqué,plein de bonne volonté, tendre et sensible, à la fois spontané etréfléchi. Le maître était affectueux, patient, soutenu par quelquechose de profond qui transparaissait à chaque ligne.

Et peu à peu l’enthousiasme croissait au cours de la confessionquotidienne, et s’exprimait avec une liberté de moins en moinssurveillée.

« François, mon fils aimé – car je puis l’appeler ainsi,n’est-ce pas ? – François, c’est ta mère qui revit en toi. Tesyeux purs ont la limpidité de ses yeux. Ton âme est grave et naïvecomme son âme. Tu ignores le mal, et l’on pourrait presque dire quetu ignores le bien, tellement il se mêle à ta jolie nature… »

Certains devoirs de l’enfant étaient transcrits sur le registre,des devoirs où il parlait de sa mère avec une tendresse passionnéeet avec l’espoir tenace qu’il ne tarderait pas à la retrouver.

« Nous la retrouverons, François, ajoutait Stéphane, et tucomprendras mieux alors ce que c’est que la beauté, que la lumière,que le charme de vivre, que la joie de regarder et d’admirer. »

Puis c’étaient des anecdotes sur Véronique, de petits détailsdont elle ne se souvenait même pas elle-même, ou qu’elle se croyaitseule à connaître.

« … Un jour, aux Tuileries, – elle avait seize ans, – un cercles’est formé autour d’elle… des gens qui la regardaient et quis’étonnaient de sa beauté. Ses amies riaient, heureuses qu’onl’admirât…

« … Tu ouvriras sa main droite, François. Il y a là, au milieude la paume, une longue cicatrice blanche. Toute petite fille, elles’est percée la main avec la pointe en fer d’une grille… »

Mais les dernières pages n’avaient pas été écrites pour l’enfantni certainement lues par lui. L’amour ne s’y déguisait plus sousdes phrases d’admiration, se montrait sans réserve, brûlant,exalté, douloureux, frissonnant d’espoir, bien que toujoursrespectueux.

Véronique ferma le registre. Elle ne pouvait plus lire.

– Oui, oui, je l’avoue, Tout-Va-Bien, murmura-t-elle, tandis quele chien faisait déjà le beau, oui, mes yeux sont mouillés delarmes. Si peu femme que je sois, je te dis à toi ce que je nedirais à personne, je suis toute remuée. Oui, je cherche à évoquerle visage inconnu de celui qui m’aime ainsi… Quelque ami d’enfancedont je n’aurai pas soupçonné l’amour discret, et dont le nomlui-même n’a pas laissé de trace dans mon souvenir…

Elle attira le chien contre elle.

– Deux bons coeurs, n’est-ce pas, Tout-Va-Bien ? Pas plusle maître que l’élève ne sont coupables des crimes monstrueux queje les ai vus commettre. S’ils sont complices de nos ennemis d’ici,c’est malgré eux et sans le savoir. Je ne peux pas croire auxphiltres, aux incantations, ni aux plantes qui font perdre laraison. Mais tout de même il y a quelque chose, n’est-ce pas, monbon chien ? L’enfant qui cultivait les véroniques auCalvaire-Fleuri et qui inscrivait « la fleur de maman » n’est pascoupable, n’est-ce pas ? Et Honorine avait raison en parlantd’un accès de folie ? Et il reviendra me chercher, n’est-cepas ? Stéphane et lui reviendront ?…

Des heures d’apaisement s’écoulèrent. Véronique n’était plusseule dans la vie. Le présent ne l’effrayait plus et elle avait foidans l’avenir.

Le lendemain matin, elle dit à Tout-Va-Bien, qu’elle avaitenfermé près d’elle pour qu’il ne s’échappât point :

– Maintenant, mon bonhomme, tu vas me conduire. Où ? Maisvers l’ami inconnu qui envoyait des vivres à Stéphane Maroux.Allons-y.

Tout-Va-Bien n’attendait que la permission de Véronique. Ils’élança du côté de la pelouse qui montait au dolmen, et, àmi-chemin, il s’arrêta. Véronique le rejoignit. Il tourna à droiteet prit un sentier qui le mena dans un chaos de ruines situées prèsdu bord de la falaise.

Nouvel arrêt.

– C’est là ? fit Véronique.

Le chien s’aplatit. Il y avait devant lui, à la base de deuxblocs de pierre appuyés l’un contre l’autre et vêtus du mêmemanteau de lierre, un fourré de ronces au-dessous duquel s’ouvraitun petit passage pareil à la gueule d’un terrier de lapin.Tout-Va-Bien se glissa par là, disparut, puis revint à la recherchede Véronique, qui dut retourner au Prieuré et prendre une serpeafin d’abattre les ronces.

Au bout d’une demi-heure elle réussit enfin à dégager lapremière marche d’un escalier qu’elle descendit à tâtons, précédéepar Tout-Va-Bien, et qui la conduisit dans un long tunnel taillé enplein roc et que de petits orifices éclairaient du côté droit. Ellese haussa et vit que ces orifices avaient vue sur la mer.

Elle marcha ainsi durant dix minutes et descendit de nouvellesmarches. Le tunnel se resserra. Les orifices, tous dirigés vers leciel, afin, sans doute, qu’on ne pût les voir d’en bas, éclairaientmaintenant par la droite et par la gauche. Véronique comprit alorscomment Tout-Va-Bien pouvait communiquer avec l’autre partie del’île. Le tunnel suivait l’étroite bande de falaise qui reliait àSarek le domaine du Prieuré. De chaque côté les vagues battaientles rochers.

Puis on remonta, par des marches, sous la butte du Grand-Chêne.En haut, une bifurcation. Tout-Va-Bien choisit le tunnel de droite,qui continuait à border l’Océan.

Il y eut encore à gauche deux autres chemins qui s’offrirent,tous deux obscurs. L’île devait être sillonnée ainsi decommunications invisibles, et Véronique songea avec une étreinte aucœur qu’elle se dirigeait vers la partie que les sœurs Archignatavaient désignée comme le domaine des ennemis, au-dessous desLandes-Noires.

Tout-Va-Bien trottinait devant elle, se retournant de temps àautre.

Elle lui disait à voix basse :

– Oui, oui, mon bonhomme, je viens, et sois sûr que je n’ai paspeur, c’est un ami vers qui tu me conduis… un ami qui a trouvé unrefuge par là… Mais pourquoi n’est-il pas sorti de sonrefuge ? Pourquoi n’est-ce pas à lui que tu as servi deguide ?

Le passage était partout égal, taillé par petits éclats, avecune voûte arrondie et un sol de granit bien sec, que les orificesventilaient suffisamment. Sur les parois, aucune marque, aucunetrace. Quelquefois la pointe d’un silex noir émergeait.

– C’est là ? dit Véronique à Tout-Va-Bien, qui s’étaitarrêté.

Le tunnel n’allait pas plus loin, élargi en une chambre où lalumière moins abondante filtrait par une fenêtre plus étroite.

Tout-Va-Bien semblait indécis. Il écoutait, les oreillesdroites, debout, les pattes appuyées contre la paroi extrême dutunnel.

Véronique remarqua que la paroi, à cet endroit, n’était pasconstituée, dans toute sa longueur, par le granit lui-même, maispar une accumulation de pierres inégales entourées de ciment. Letravail datait évidemment d’une autre époque, plus récente sansdoute. On avait construit un véritable mur qui bouchait lesouterrain, lequel devait se continuer de l’autre côté.

Elle répéta :

– C’est là, n’est-ce pas ?

Mais elle n’en dit pas davantage. Elle avait entendu le bruitétouffé d’une voix.

Elle s’approcha du mur et, au bout d’un instant, tressaillit. Lavoix s’était élevée. Les sons devinrent plus distincts. Quelqu’unchantait, un enfant, et elle perçut ces mots :

 

Et disait la maman,

En berçant son enfant :

Pleure pas. Quand on pleure

La Bonn’ Vierge aussi pleure…

 

Véronique murmura :

– La chanson… la chanson…

C’était celle-là même qu’Honorine avait fredonnée à Beg-Meil.Qui donc pouvait la chanter maintenant ? Un enfant, retenudans l’île ? un ami de François ?

Et la voix continuait :

 

Faut qu’l’enfant chante et rie

Pour qu‘la Vierge sourie.

Croise les mains, et prie

La bonn’ Vierge Marie…

 

Les derniers vers furent suivis d’un silence qui dura quelquesminutes. Tout-Va-Bien avait l’air d’écouter avec une attentioncroissante, comme si un événement, connu de lui, eût été sur lepoint de se produire.

De fait, à la place même où il se tenait, il y eut un bruitléger de pierres qu’on remue avec précaution. Tout-Va-Bien agita saqueue frénétiquement et aboya pour ainsi dire en dedans delui-même, en animal qui comprend le danger de rompre le silence. Ettout à coup, au-dessus de sa tête, une des pierres recula, attiréevers l’intérieur, et laissant un trou assez large.

D’un bond Tout-Va-Bien sauta dans ce trou, s’allongea et,s’aidant des pattes de derrière, se tortillant, rampant, disparut àl’intérieur.

– Ah ! voici monsieur Tout-Va-Bien, fit la voix del’enfant. Comment cela va-t-il, monsieur Tout-Va-Bien, et pourquoin’est-on pas venu hier rendre visite à son maître ? De gravesoccupations ? Une promenade avec Honorine ? Ah ! situ pouvais parler, hein, mon pauvre vieux, ce que tu en aurais à meraconter ! Et d’abord, voyons…

Toute palpitante, Véronique s’était agenouillée contre le mur.Était-ce la voix de son fils qui lui parvenait ? Devait-ellecroire que François était de retour et qu’il se cachait ? Elleessayait vainement de voir. Le mur était large, et il y avait uncoude dans l’ouverture qui le perçait. Mais comme chaque syllabeprononcée, chaque intonation arrivait nettement à sesoreilles !

– Voyons, répéta l’enfant, pourquoi Honorine ne vient-elle pasme délivrer ? Pourquoi ne l’amènes-tu pas ici ? Tu m’asbien retrouvé, toi… Et grand-père, il doit s’inquiéter de monabsence ?… Mais quelle aventure, aussi ! Enfin tu nechanges toujours pas d’opinion, hein, mon vieux ? Tout vabien, n’est-ce pas ? Tout va de mieux en mieux ?

Véronique ne comprenait pas. Son fils – car elle ne pouvaitdouter que ce fût François –, son fils parlait comme s’il ignoraittout ce qui s’était passé. Avait-il donc oublié ? Sa mémoiren’avait-elle pas gardé la trace des actes accomplis pendant sonaccès de folie ?

« Oui, un accès de folie, pensait Véronique obstinément. Oui, ilétait fou. Honorine ne s’est pas trompée… il était fou… Et saraison est revenue. Ah ! François… François… »

Elle écoutait, de tout son être tendu et de toute son âmefrémissante, les mots qui pouvaient lui apporter tant de joie ou untel accroissement de désespoir.

Les ténèbres allaient se refermer sur elle plus épaisses et pluslourdes, ou le jour se lever dans cette nuit sans fin où elle sedébattait depuis quinze ans.

– Mais oui, continuait l’enfant, nous sommes d’accord, tout vabien. Seulement, voilà, je serais rudement content si tu pouvais mele prouver par des preuves véritables. D’un côté pas de nouvellesde grand-père, ni d’Honorine, malgré tous les messages dont je t’aichargé pour eux ; de l’autre, pas de nouvelles de Stéphane, etc’est cela qui m’inquiète. Où est-il ? Où l’a-t-on enfermé,lui ? Ne meurt-il pas de faim ? Voyons, Tout-Va-Bien,réponds, où as-tu porté les biscuits avant-hier ?… Mais enfin,quoi, qu’est-ce que tu as ? Tu as l’air préoccupé ? Queregardes-tu par là ? Tu veux t’en aller ? Non ?alors, quoi ?

L’enfant s’interrompit. Puis, après un instant, et d’une voixbeaucoup plus basse :

– Tu es venu avec quelqu’un ?… Il y a quelqu’un derrière lemur ?

Le chien aboya sourdement. Puis il y eut un long silence durantlequel François devait écouter, lui aussi.

L’émotion de Véronique était si forte qu’il lui semblait queFrançois devait entendre battre son cœur.

Il chuchota :

– C’est toi, Honorine ?

Un nouveau silence, et il reprit :

– Oui, c’est toi, je suis sûr… je t’entends respirer… Pourquoine réponds-tu pas ?

Un élan souleva Véronique. Certaines lueurs l’avaient illuminéedepuis qu’elle savait Stéphane emprisonné, donc victime commeFrançois sans doute de l’ennemi, et son esprit était effleuré desuppositions confuses. Et puis, comment résister à l’appel de cettevoix ? Son fils l’interrogeait… Son fils !

Elle balbutia :

– François… François…

– Oh ! fit-il… on répond… je savais bien… C’est toi,Honorine ?

– Non, François, dit-elle.

– Alors ?

– C’est une amie d’Honorine.

– Je ne vous connais pas ?

– Non… mais je suis votre amie.

Il hésita. Se méfiait-il ?

– Pourquoi Honorine ne vous a-t-elle pas accompagnée ?

Véronique ne s’attendait pas à cette question, mais elle compritaussitôt que, si les suppositions involontaires qui s’imposaient àelle étaient exactes, la vérité ne pouvait pas encore être dite àl’enfant.

Elle déclara donc :

– Honorine est revenue de voyage, puis partie.

– Partie à ma recherche ?

– C’est cela, c’est cela, dit-elle vivement. Elle a cru que vousaviez été enlevé de Sarek ainsi que votre professeur.

– Mais grand-père ?

– Parti également, et à sa suite tous les habitants del’île.

– Ah ! toujours l’histoire des cercueils et descroix ?

– Justement. Ils ont supposé que votre disparition était lecommencement des catastrophes, et la peur les a chassés.

– Mais vous, madame ?

– Moi, je connais Honorine depuis longtemps. Je suis venue deParis avec elle pour me reposer à Sarek. Je n’ai aucune raison dem’en aller. Toutes ces superstitions ne m’effraient pas.

L’enfant se tut. L’invraisemblance et l’insuffisance de cesréponses devaient lui apparaître et sa défiance s’en augmentait. Ill’avoua franchement :

– Écoutez, madame, je dois vous dire quelque chose. Voilà dixjours que je suis enfermé dans cette cellule. Les premiers jours,je n’ai vu ni entendu personne. Mais, depuis avant-hier, chaquematin, un petit guichet s’ouvre au milieu de ma porte, et une mainde femme passe et renouvelle ma provision d’eau. Une main de femme…Alors… n’est-ce pas !

– Alors, vous vous demandez si cette femme, ce n’est pasmoi ?

– Oui, je suis obligé de me demander cela.

– Vous reconnaîtriez la main de cette femme ?

– Oh ! certes, elle est sèche et maigre, le bras estjaune.

– Voici la mienne, dit Véronique. Elle pourra passer par le mêmechemin que Tout-Va-Bien.

Elle releva sa manche et, de fait, son bras nu, en se courbant,passa aisément.

– Oh ! dit François aussitôt, ce n’est pas cette main quej’ai vue.

Et il ajouta tout bas :

– Comme celle-là est belle !

Soudain Véronique sentit qu’il la prenait dans les siennes d’ungeste rapide, et il s’écria :

– Oh ! est-ce possible ! Est-ce possible !

Il l’avait retournée, et il écartait les doigts pour que lapaume fût bien découverte. Il murmura :

– La cicatrice !… elle est là… toute blanche…

Alors un grand trouble envahit Véronique. Elle se souvenait dujournal tenu par Stéphane Maroux, et de certains détails retracéspar lui et que François devait avoir lus. Un de ces détails,c’était cette cicatrice qui rappelait une ancienne blessure assezgrave.

Elle sentit les lèvres de l’enfant qui se posaient sur sa main,doucement d’abord, puis avec une ardeur passionnée et des larmesabondantes, et elle l’entendit qui balbutiait :

– Oh ! maman… maman chérie… ma chère maman.

Chapitre 7François et Stéphane

Longtemps la mère et le fils restèrent ainsi, agenouillés contrele mur qui les séparait, mais aussi près l’un de l’autre que s’ilsavaient pu se regarder de leurs yeux éperdus et mêler leurs baiserset leurs larmes.

Ils parlaient en même temps, ils s’interrogeaient et serépondaient au hasard. Ils étaient ivres de joie. La vie de chacundébordait vers la vie de l’autre et s’y absorbait. Nulle puissanceau monde maintenant ne pouvait faire que leur union fût dissoute,et qu’il n’y eût plus entre eux les liens de tendresse et deconfiance qui unissent les mères et les fils.

– Ah ! oui, mon vieux Tout-Va-Bien, disait François, tupeux faire le beau. Nous pleurons vraiment, et tu te fatigueras lepremier, car ces larmes-là, on ne s’en lasse pas, n’est-ce pas,maman ?

Pour Véronique, rien ne demeurait plus en son esprit des visionsterribles qui l’avaient frappée. Son fils assassin, son fils tuantet massacrant, non, elle n’admettait plus cela. Elle n’admettaitmême plus l’excuse de la folie. Tout s’expliquerait d’une autrefaçon, qu’elle n’était même point pressée de connaître. Elle nesongeait qu’à son fils. Il était là. Ses yeux le voyaient à traversle mur. Son cœur battait contre le sien. Il vivait et c’était bienl’enfant doux, affectueux, charmant et pur qu’avait rêvé sonimagination de mère.

– Mon fils, mon fils, répétait-elle indéfiniment, comme sijamais elle ne pourrait dire assez ces mots miraculeux… Mon fils,c’est donc toi ! Je te croyais mort, et mille fois mort, plusmort qu’on ne peut l’être… Et tu vis ! et tu es là ! etje te touche ! Ah ! mon Dieu ! est-cepossible ! j’ai un fils… mon fils est vivant…

Et lui reprenait de son côté, avec la même ferveur passionnée:

– Maman… maman… je t’ai attendue si longtemps ! Pour moi,tu n’étais pas morte, mais c’était si triste d’être un enfant et den’avoir pas de mère… de voir les années s’en aller et de les perdreà t’attendre.

Durant une heure, ils parlèrent à l’aventure, du passé, duprésent, de cent choses qui toutes leur paraissaient d’abord lesplus intéressantes du monde, et qu’ils abandonnaient aussitôt pourse poser d’autres questions, et pour tâcher de se connaître un peuplus et de pénétrer davantage dans le secret de leur vie et dansl’intimité de leur âme.

Ce fut François qui, le premier, voulut mettre un peu d’ordredans leur conversation.

– Écoute, maman, nous avons tant à nous dire qu’il faut renoncerà tout nous dire aujourd’hui, et même durant des jours et desjours. Pour l’instant, causons de ce qui est indispensable, et enquelques mots, car nous avons peut-être peu de temps.

– Comment ? fit Véronique, déjà inquiète. Mais je ne tequitte pas !

– Pour ne pas nous quitter, maman, il faut d’abord que noussoyons réunis. Or, il y a beaucoup d’obstacles à renverser, quandce ne serait que ce mur qui nous sépare. En outre, je suis trèssurveillé et, d’une minute à l’autre, je peux être contraint det’éloigner, comme je le fais avec Tout-Va-Bien, au moindre bruit depas qui s’approchent.

– Surveillé par qui ?

– Par ceux qui se sont jetés sur Stéphane et sur moi le jour oùnous avons découvert l’entrée de ces grottes, sous les landes duplateau, les Landes-Noires.

– Tu les as vus, ceux-là ?

– Non, c’était dans l’ombre.

– Mais qui sont ces êtres ? qui sont ces ennemis ?

– Je l’ignore.

– Tu soupçonnes bien…

– Les Druides ? fit-il en riant… les êtres d’autrefois dontparlent les légendes ? Ma foi, non. Des esprits ? Pasdavantage. C’étaient bel et bien des gens d’aujourd’hui, en chairet en os.

– Cependant, ils vivent là-dedans ?

– Probablement.

– Et vous les avez surpris ?…

– Non, au contraire. Ils semblaient même nous attendre et nousguetter. Nous avions descendu un escalier de pierre et suivi untrès long couloir, bordé peut-être de quatre-vingts grottes ouplutôt de quatre-vingts cellules, dont les portes en bois étaientouvertes et qui doivent donner sur la mer. C’est au retour, commenous remontions l’escalier dans l’ombre, que nous avons été saisisde côté, immobilisés, ficelés, aveuglés et bâillonnés. Cela n’a pasduré une minute. J’ai deviné qu’on nous reportait au bout du longcouloir. Quand j’ai réussi à me débarrasser de mes liens et de monbandeau, je me trouvais enfermé dans une des cellules, la dernièresans doute du couloir, et j’y suis depuis dix jours.

– Mon pauvre chéri, comme tu as dû souffrir !

– Mais non, maman, et, en tout cas, pas de faim. Il y avait dansun coin tout un tas de provisions, dans un autre coin de la paillepour me coucher. Alors, j’attendais paisiblement.

– Qui ?

– Tu ne vas pas rire, maman ?

– Rire de quoi, mon chéri ?

– De ce que je vais te raconter ?

– Comment peux-tu croire ?…

– Eh bien, j’attendais quelqu’un qui a entendu parler de toutesles histoires de Sarek et qui a promis à grand-père de venir.

– Mais qui, mon chéri ?

L’enfant hésita :

– Non, décidément, tu te moquerais de moi, maman. Je te diraicela plus tard. D’ailleurs, il n’est pas venu… quoique j’aie biencru un instant… Oui, figure-toi que j’avais réussi à enlever deuxpierres de ce mur et à déboucher ce trou que mes geôliers ignorentévidemment, et voilà que j’entends du bruit… on grattait…

– C’était Tout-Va-Bien ?

– C’était M. Tout-Va-Bien qui surgissait par un chemin opposé.Tu vois d’ici s’il a été bien reçu ? Seulement, ce qui m’aétonné, c’est que personne ne le suivît par là, ni Honorine, nigrand-père. Je n’avais pas de crayon, pas de papier pour leurécrire, mais enfin, il n’y avait qu’à suivre Tout-Va-Bien.

– Impossible, fit Véronique, puisqu’on te supposait loin deSarek, enlevé sans doute, et que ton grand-père était parti.

– Justement. Pourquoi cette supposition ? Grand-pèresavait, d’après un document récemment découvert, où nous étions,puisque c’est lui qui nous avait indiqué l’entrée possible dessouterrains. Il ne t’a donc pas parlé ?

Véronique avait écouté, tout heureuse, le récit de son fils. Sion l’avait enlevé et emprisonné, ce n’était donc pas lui le monstreabominable qui avait tué M. d’Hergemont, Marie Le Goff, Honorine,Corréjou et ses compagnons ? La vérité qu’elle avait entrevuedéjà confusément se faisait plus précise, cachée encore sous biendes voiles, mais visible, au moins dans sa partie essentielle.François n’était pas coupable. Quelqu’un avait endossé sesvêtements et s’était fait passer pour lui, de même que quelqu’uns’était donné, pour agir, l’apparence de Stéphane ! Ah !qu’importait le reste, les invraisemblances et les contradictions,les preuves et les certitudes ! Véronique n’y songeait mêmepas. Seule comptait l’innocence de son fils bien-aimé.

Aussi se refusa-t-elle encore à lui rien révéler qui pûtl’assombrir et gâter sa joie, et elle affirma :

– Non, je n’ai pas vu ton grand-père. Honorine voulait lepréparer à ma visite, mais les événements se sont précipités…

– Et tu es restée seule dans l’île, ma pauvre maman ? Tuespérais donc m’y retrouver ?

– Oui, fit-elle après une hésitation.

– Tu étais seule, mais avec Tout-Va-Bien ?

– Oui. Les premiers jours, je n’ai guère fait attention à lui.Ce n’est que ce matin que j’ai pensé à le suivre.

– Et d’où vient le chemin qui vous a menés ici ?

– C’est un souterrain dont l’issue est cachée entre deuxpierres, non loin du jardin de Maguennoc.

– Comment les deux îles communiquent donc ?

– Oui, par la falaise, en dessous du pont.

– Est-ce étrange ! Voilà ce que ni Stéphane, ni moi, nipersonne, du reste, n’avait deviné… sauf cet excellentTout-Va-Bien, pour retrouver son maître.

Il s’interrompit, puis murmura :

– Écoute…

Mais au bout d’un instant, il reprit :

– Non, ce n’est pas encore cela. Pourtant, il faut sepresser.

– Que dois-je faire ?

– C’est facile, maman. En débouchant ce trou, j’ai constatéqu’on pourrait l’élargir suffisamment s’il était possible d’enleverencore les trois ou quatre pierres voisines. Mais celles-citiennent solidement, et il faudrait un outil quelconque.

– Eh bien, je vais aller…

– C’est cela, maman, retourne au Prieuré. Il y a, à gauche de lamaison, au sous-sol, une sorte d’atelier où Maguennoc mettait sesinstruments de jardinage. Tu y trouveras un petit pic, à manchetrès court. Apporte-le moi à la fin du jour. Cette nuit jetravaillerai, et, demain matin, je t’embrasserai, maman.

– Oh ! puisses-tu dire vrai !

– J’en réponds. Il ne nous restera plus qu’à délivrerStéphane.

– Ton professeur ? Sais-tu où il est enfermé ?

– À peu près. Selon les indications que grand-père nous avaitdonnées, les souterrains comprendraient deux étages superposés, etla dernière cellule de chaque étage serait aménagée en prison. J’enoccupe une. Stéphane doit occuper l’autre, au-dessous de moi. Cequi me tourmente…

– Ce qui te tourmente ?

– Eh bien, voilà, c’est que, toujours selon grand-père, ces deuxcellules étaient autrefois des chambres de supplice… des « chambresde mort », selon l’expression de grand-père.

– Qu’est-ce que tu dis ? C’est effrayant !

– Pourquoi t’effrayer, maman ? Tu vois bien que l’on nepense pas à me torturer. Seulement, à tout hasard, et ne sachantpas le sort réservé à Stéphane, je lui ai envoyé de quoi manger parl’entremise de Tout-Va-Bien, qui aura sûrement trouvé unpassage.

– Non, fit-elle. Tout-Va-Bien n’a pas compris.

– Comment le sais-tu, maman ?

– Il a cru que tu l’envoyais dans la chambre de Stéphane Maroux,et il a tout accumulé sous le lit.

– Ah ! fit l’enfant avec inquiétude, qu’est-ce qu’a pudevenir Stéphane ?

Et il ajouta aussitôt :

– Tu vois, maman, il faut nous hâter, si nous voulons sauverStéphane et nous sauver nous-mêmes.

– Que redoutes-tu ?

– Rien, si nous agissons vite.

– Mais encore…

– Rien, je t’assure. Il est certain que nous aurons raison detous les obstacles.

– Et s’il s’en présente d’autres… des dangers que nous nepouvons prévoir ?…

– C’est alors, dit François en riant, que ce quelqu’un qui doitvenir arrivera et nous protégera.

– Tu vois, mon chéri, tu admets toi-même la nécessité d’unsecours…

– Mais non, maman, j’essaie de te tranquilliser, mais il ne sepassera rien. Voyons, comment veux-tu qu’un fils qui a retrouvé samère la perde de nouveau ? Est-ce admissible ? Dans lavie réelle peut-être, mais nous ne sommes pas dans la vie réelle,nous sommes en plein roman, et, dans les romans, cela s’arrangetoujours. Demande à Tout-Va-Bien. N’est-ce pas, mon vieux, que nousaurons la victoire et que nous serons réunis et heureux ?C’est ton opinion, Tout-Va-Bien ? Alors, file mon vieux, etconduis maman. Moi, je rebouche le trou, au cas où on visiterait macellule. Et, surtout, n’essaie pas d’entrer quand il est bouché,hein, Tout-Va-Bien ? C’est alors qu’il y a du danger. Va,maman, et ne fais pas de bruit en revenant.

L’expédition ne fut pas longue. Véronique trouva l’instrument.Quarante minutes après elle le rapportait et parvenait à le glisserdans la cellule.

– Personne n’est encore venu, dit François, mais cela ne sauraittarder, et il est préférable que tu ne restes pas ici. J’ai dutravail pour toute la nuit, peut-être, d’autant plus que je seraiobligé de m’arrêter, à cause des rondes probables. Donc, jet’attends demain à sept heures. Ah ! à propos de Stéphane,j’ai réfléchi. Certains bruits que j’ai entendus, tout à l’heure,confirment mon idée qu’il est enfermé à peu près au-dessous de moi.L’ouverture qui éclaire ma cellule est trop étroite pour que jepuisse passer. Dans l’endroit où tu es actuellement, y a-t-il unefenêtre assez large ?

– Non, mais on peut l’élargir en ôtant les cailloux qui larétrécissent.

– Parfait. Tu trouveras dans l’atelier de Maguennoc une échelleen bambou, terminée par des crochets de fer, que tu pourrasapporter facilement demain matin. Prends aussi quelques provisionset des couvertures, que tu laisseras dans un fourré, à l’entrée dusouterrain.

– Pour quoi faire, mon chéri ?

– Tu le verras. J’ai mon plan. Adieu, maman, repose-toi bien etprends des forces. La journée sera peut-être dure.

Véronique suivit le conseil de son fils. Le lendemain, pleined’espoir, elle suivait de nouveau le chemin de la cellule. Cettefois-là, Tout-Va-Bien, repris par ses instincts d’indépendance, nel’accompagnait pas.

– Tout doucement, maman, dit François, si bas qu’elle l’entendità peine, je suis surveillé de très près, et je crois qu’on sepromène dans le couloir. D’ailleurs, mon travail est presqueterminé, les pierres ne tiennent plus. En deux heures, j’auraifini. Tu as l’échelle ?

– Oui.

– Enlève les cailloux de la fenêtre… ce sera du temps de gagné…car, vraiment, j’ai peur pour Stéphane… Surtout ne fais pas debruit…

Véronique s’éloigna.

La fenêtre n’était guère élevée de plus d’un mètre au-dessus dusol, et les cailloux, comme elle le supposait, ne tenaient que parleur poids et par leur agencement. L’ouverture ainsi pratiquée setrouva fort large, et il lui fut aisé de passer en dehors l’échellequ’elle avait apportée et de l’accrocher par ses crampons de fer aurebord inférieur.

On dominait la mer de trente à quarante mètres, la mer touteblanche et gardée par les mille écueils de Sarek. Mais elle ne putvoir le pied de la falaise, car il y avait au-dessous de la fenêtreun léger renflement de granit qui surplombait, et sur lequell’échelle reposait au lieu de pendre tout à fait verticalement.

« Cela aidera François », pensa-t-elle.

Cependant le péril de l’entreprise lui semblait grand, et ellese demanda si elle ne devait pas se risquer elle-même à la place deson fils. D’autant plus que François, somme toute, avait pu setromper, que la cellule de Stéphane n’était peut-être pas là, ouqu’on n’y pouvait peut-être pas pénétrer par quelque orificeanalogue. En ce cas, que de temps perdu ! Que de dangersinutiles pour l’enfant !

Elle éprouvait à ce moment un tel besoin de dévouement, un teldésir d’affirmer sa tendresse par des actes immédiats, que, sansréfléchir, elle prit sa résolution, comme on accepte du premiercoup un devoir qu’on ne peut pas ne pas accomplir. Rien nel’arrêta, ni l’examen de l’échelle dont les crochets insuffisammentouverts n’agrippaient pas toute l’épaisseur du rebord, ni la vue dugouffre, qui lui donnait l’impression que tout allait se dérobersous elle. Il fallait agir. Elle agit.

Ayant épinglé sa jupe, elle enjamba la paroi, se retourna,s’appuya sur le rebord, tâta l’abîme, et trouva un des échelons.Tout son être tremblait. Son cœur battait dans sa poitrine à toutevolée, comme le marteau d’une cloche. Cependant, elle eut l’audacefolle de saisir les deux montants de l’échelle et de descendre.

Ce ne fut pas long. Il y avait vingt barreaux, elle le savait.Elle les compta. Au vingtième, elle regarda vers sa gauche, etmurmura, avec une joie indicible :

– Oh ! François… mon chéri…

Elle avait aperçu, à un mètre d’elle tout au plus, unrenfoncement, un creux qui paraissait l’entrée d’une grotte tailléeen pleine falaise.

Elle articula :

– Stéphane… Stéphane… mais d’une voix si faible que StéphaneMaroux, s’il était là, ne pouvait l’entendre.

Elle hésita quelques secondes, mais ses jambes fléchissaient,elle n’avait plus la force ni de remonter ni de rester suspendue.S’aidant de quelques aspérités, et déplaçant ainsi l’échelle, aurisque de la décrocher, elle réussit, par une sorte de miracle dontelle avait conscience, à saisir un silex qui pointait hors dugranit, et à mettre le pied dans la grotte. Avec une énergiefarouche, elle fit un effort suprême, et, d’un élan qui rétablitson équilibre, elle entra.

Tout de suite, elle avisa quelqu’un couché sur de la paille etqui était attaché par des cordes.

La grotte était petite, peu profonde, surtout dans sa partiesupérieure, orientée vers le ciel plutôt que vers la mer, et devaitapparaître de loin comme une simple anfractuosité de falaise. Aubord, nul ressaut ne la limitait. La lumière y pénétrait sansobstacle.

Véronique s’approcha. L’homme ne bougea pas. Il dormait.

Elle s’inclina sur lui, et, bien qu’elle ne le reconnût pasd’une façon certaine, il lui sembla qu’un souvenir se dégageait dece passé ténébreux où s’évanouissent peu à peu toutes les images denotre enfance. Celle-ci ne lui était sûrement pas familière, –figure douce, aux traits réguliers, aux cheveux blonds, rejetés enarrière, au front large et pâle, figure un peu féminine quirappelait à Véronique le visage charmant d’une amie de couventmorte avant la guerre.

D’une main adroite elle défit les liens qui serraient les deuxpoignets.

Sans se réveiller encore, l’homme tendit les bras, comme s’il sefût prêté à une opération déjà effectuée, coutumière, et qui ne ledérangeait pas nécessairement de son sommeil. On devait ainsi lelibérer de temps en temps, pour manger peut-être, et la nuit, caril finit par murmurer :

– Déjà… mais je n’ai pas faim… et il fait jour…

Cette réflexion l’étonna lui-même. Il entrouvrit les yeux, et,tout de suite, il se dressa à demi, afin de voir la personne quiétait là, devant lui, pour la première fois sans doute en pleinjour.

Il ne fut pas très surpris, pour cette raison que la réalité nedut pas lui apparaître aussitôt. Il crut probablement qu’il étaitle jouet d’un rêve et d’une hallucination, et il dit à mi-voix:

– Véronique… Véronique…

Un peu gênée sous le regard de Stéphane, elle acheva de défaireles liens, et, quand il eut senti nettement sur ses mains et autourde ses jambes captives les mains de la jeune femme, il comprit lemerveilleux événement de cette présence, et il dit d’une voixaltérée :

– Vous !… Vous !… Est-ce possible ? Oh !dites une parole… une seule… Est-il possible que ce soitvous ?…

Presque en lui-même, il reprit :

– C’est elle… c’est bien elle… la voici…

Et aussitôt avec anxiété :

– Vous … La nuit… les autres nuits… ce n’était pas vous quiveniez ? c’était une autre, n’est-ce pas ? uneennemie ? Ah ! pardon, de vous demander cela… Mais c’estque… je ne me rends pas compte… Par où êtes-vous venue ?

– Par là, dit-elle en montrant la mer.

– Oh ! fit-il, quel prodige !

Il la regardait avec des yeux éblouis comme on regarderaitquelque vision descendue du ciel, et les circonstances étaient siétranges qu’il ne songeait pas à réprimer l’ardeur de sonregard.

Elle répéta, toute confuse :

– Oui, par là… c’est François qui m’a indiqué…

– Je ne parlais pas de lui, dit-il. Vous ici, j’étais sûr qu’ilétait libre.

– Pas encore, dit-elle, mais dans une heure il le sera.

Un long silence commença qu’elle interrompit pour masquer sontrouble :

– Il sera libre… vous le verrez… mais il ne faudra pasl’effrayer… il y a des choses qu’il ignore…

Elle s’aperçut qu’il écoutait non pas les paroles prononcées,mais la voix qui les prononçait, et que cette voix devait leplonger dans une sorte d’extase, car il se taisait et souriait.Alors elle sourit aussi et l’interrogea, l’obligeant ainsi àrépondre.

– Vous avez tout de suite dit mon nom. Vous me connaissiez,n’est-ce pas ? Moi-même il me semble qu’autrefois… Oui, vousme rappelez une de mes amies qui est morte…

– Madeleine Ferrand ?

– Oui, Madeleine Ferrand.

– Je vous rappelle aussi peut-être le frère de cette amie, uncollégien timide qui venait souvent au parloir et qui vouscontemplait de loin…

– Oui, oui, affirma-t-elle… En effet, je me souviens… Nous avonsmême causé plusieurs fois… Vous rougissiez… Oui, oui, c’est cela…vous vous appeliez Stéphane… Mais ce nom de Maroux ?…

– Madeleine et moi, nous n’étions pas du même père.

– Ah ! dit-elle, voilà ce qui m’a trompée.

Elle lui tendit la main.

– Eh bien, Stéphane, puisque nous sommes de vieux amis et que laconnaissance est faite de nouveau, nous remettrons tous nossouvenirs à plus tard. Pour l’instant, il n’y a rien de plus presséque de partir. Vous en avez la force ?

– La force, oui, je n’ai pas trop souffert… Mais comment s’enaller d’ici ?

– Par le même chemin que j’ai pris pour y venir… Une échelle quicommunique avec le couloir supérieur des cellules…

Il s’était levé.

– Vous avez eu le courage ?… la témérité ?… dit-il, serendant compte enfin de ce qu’elle avait osé faire.

– Oh ! ce n’était pas bien difficile, déclara-t-elle.François était si inquiet ! Il prétend que vous occupez tousles deux d’anciennes chambres de torture… des chambres de mort…

On eût dit que ces mots le sortaient violemment d’un rêve, etqu’il s’apercevait tout à coup que c’était folie de parler dans detelles circonstances.

– Allez-vous-en ! François a raison… Ah ! si voussaviez ce que vous risquez ! Je vous en prie… je vous enprie…

Il était hors de lui, comme bouleversé par un péril imminent.Elle voulut le calmer, mais il la supplia :

– Une seconde de plus, c’est peut-être votre perte. Ne restezpas ici… Je suis condamné à mort, et à la mort la plus terrible.Regardez le sol sur lequel nous sommes… cette espèce de plancher…Mais non, c’est inutile… Ah ! Je vous en prie… partez…

– Avec vous, fit-elle.

– Oui, avec moi. Mais que vous soyez sauvée d’abord…

Elle résista et prononça fermement :

– Pour que nous soyons sauvés l’un et l’autre, Stéphane, il fautavant tout du calme. Ce que j’ai fait tout à l’heure en venant,nous ne pourrons le refaire qu’en mesurant tous nos gestes et enmaîtrisant notre émotion… Êtes-vous prêt ?…

– Oui, dit-il, dominé par sa belle assurance.

– Alors, suivez-moi.

Elle s’avança jusqu’au bord même de l’abîme et se pencha.

– Tenez ma main, dit-elle, pour que je ne perde pasl’équilibre.

Elle se retourna, se plaqua contre la falaise et tâta la paroide sa main libre.

Ne sentant pas l’échelle, elle se renversa un peu.

L’échelle s’était déplacée. Sans doute lorsque Véronique, d’unélan peut-être trop brusque, avait pris pied dans la grotte, lecrochet de fer du montant de droite avait glissé, et l’échelle netenant plus que par l’autre crochet, avait oscillé comme unpendule.

Les échelons du bas se trouvaient maintenant hors de portée.

Chapitre 8L’angoisse

Si Véronique avait été seule, elle eût eu un de ces mouvementsde défaillance auxquels sa nature, pour vaillante qu’elle fût, nepouvait se soustraire devant l’acharnement du destin. Mais, en facede Stéphane, qu’elle pressentait plus faible, et certainementépuisé par sa captivité, elle eut l’énergie de se contraindre, etelle annonça comme un incident très simple :

– L’échelle a basculé… on ne peut plus l’atteindre.

Stéphane la regarda avec stupeur.

– En ce cas… en ce cas… vous êtes perdue.

– Pourquoi serions-nous perdus ? demanda-t-elle ensouriant.

– Il n’y a plus de fuite possible.

– Comment ? Mais si. Et François ?

– François ?

– Certes. D’ici une heure au plus, François aura réussi às’évader, et, voyant l’échelle et le chemin que j’ai pris, il nousappellera. Nous l’entendrons facilement. Il n’y a qu’àpatienter.

– Patienter ! dit-il avec effroi… Attendre une heure !Mais durant cette heure, il est hors de doute que l’onviendra. La surveillance est continuelle.

– Eh bien, nous nous tairons.

Il désignait la porte que trouait un guichet.

– Et ce guichet, dit-il, chaque fois ils l’ouvrent.Ils nous verront à travers le grillage.

– Il y a un volet. Fermons-le.

– Ils entreront.

– Alors ne le fermons pas, et gardons toute notre confiance,Stéphane.

– C’est pour vous que j’ai peur.

– Il ne faut avoir peur ni pour moi ni pour vous… Au pis aller,nous sommes de taille à nous défendre, ajouta-t-elle en luimontrant un revolver qu’elle avait pris à la panoplie de son pèreet qui ne la quittait pas.

– Ah ! dit-il, ce que je crains, c’est que nous n’ayonsmême pas à nous défendre. Ils ont d’autres moyens.

– Lesquels ?

Il ne répliqua pas. Il avait jeté vers le sol un regard rapide,et Véronique, un instant, examina la structure bizarre de cesol.

Tout autour, formant le cercle au long des parois, c’était legranit lui-même, inégal et rugueux. Mais, dans ce granit, étaitinscrit un vaste carré dont on voyait, des quatre côtés, la fenteprofonde qui l’isolait, et dont les poutres qui le composaientétaient usées, creusées de rides, crevassées et tailladées,massives, cependant, et puissantes. Le quatrième côté suivaitpresque le bord de l’abîme. Vingt centimètres tout au plus l’enséparaient.

– Une trappe ? dit-elle en frissonnant.

– Non, non, ce serait trop lourd, affirma-t-il.

– Alors ?

– Je ne sais pas. Ce n’est rien, sans doute, que le vestiged’une chose d’autrefois qui ne fonctionne plus. Pourtant…

– Pourtant ?…

– Cette nuit… ce matin plutôt, il y a eu des craquements là, endessous… On aurait dit des essais, tout de suite interrompus,d’ailleurs, car il y a si longtemps !… Non, cela ne fonctionneplus, et ils ne peuvent pas s’en servir, eux.

– Qui, eux ?

Sans attendre sa réponse, elle reprit :

– Écoutez, Stéphane, nous avons quelques moments devant nous,peut-être plus courts que nous le supposons. D’une minute à l’autreFrançois sera libre et viendra à notre secours. Profitons du répitpour nous dire ce qu’il est bon que chacun de nous apprenne.Expliquons-nous tranquillement. Aucun danger immédiat ne nousmenace. Ce ne sera pas du temps perdu.

Véronique affectait une sécurité qu’elle n’éprouvait pas. QueFrançois s’évadât, elle n’en voulait point douter, mais qui pouvaitaffirmer que l’enfant s’approcherait de la fenêtre et apercevraitle crampon de l’échelle suspendue ? Ne voyant pas sa mère,n’aurait-il pas l’idée, au contraire, de suivre le souterrain et decourir jusqu’au Prieuré ?

Cependant, elle se domina, sentant la nécessité de l’explicationqu’elle sollicitait, et tout de suite, après s’être assise sur unressaut de granit qui formait comme un siège, elle commença parmettre Stéphane au courant des événements dont elle avait été letémoin et l’un des principaux acteurs, depuis que ses recherchesl’avaient conduite à la cabane abandonnée où gisait le cadavre deMaguennoc.

Récit terrifiant que Stéphane écouta sans une interruption, maisavec une épouvante que marquaient ses gestes de révolte etl’expression désespérée de son visage. La mort de M. d’Hergemont,surtout, et celle d’Honorine l’accablèrent. À l’un comme à l’autreil s’était vivement attaché.

– Voilà, Stéphane, dit Véronique, quand elle eut raconté lesangoisses qu’elle avait subies après le supplice des sœursArchignat, la découverte du souterrain et son entretien avecFrançois, voilà tout ce qu’il est utile que vous connaissiez. Toutce que j’ai caché à François, vous deviez le savoir, pour que nouspuissions lutter contre nos ennemis.

Il hocha la tête.

– Quels ennemis ? dit-il. Moi aussi, et malgré vosexplications, je pose la question même que vous m’adressiez. J’ail’impression que nous sommes jetés dans un grand drame qui se jouedepuis des années, depuis des siècles, et auquel nous ne sommesmêlés qu’à l’heure du dénouement, à l’heure où se produit lecataclysme formidable qu’ont préparé des générations d’hommes. Jeme trompe peut-être. Peut-être ne s’agit-il que d’une sérieincohérente d’événements sinistres et de coïncidences absurdes aumilieu desquels nous sommes ballottés, sans qu’il nous soitpossible d’invoquer d’autre raison que la fantaisie du hasard. Enréalité, je ne sais rien de plus que vous. Les mêmes ténèbresm’enveloppent. Les mêmes douleurs et les mêmes deuils me frappent.Tout cela n’est que folie, convulsions désordonnées, soubresautsinsolites, crimes de sauvages, furie des temps barbares.

Véronique l’approuva :

– Oui, des temps barbares, et c’est là ce qui me déconcerte leplus et qui m’impressionne tellement ! Quel lien y a-t-ilentre le passé et le présent, entre nos persécuteurs d’aujourd’huiet les hommes qui habitaient jadis ces cavernes et dont l’action seprolonge jusqu’à nous de façon si incompréhensible ? À quoi serapportent toutes ces légendes, que je ne connais d’ailleurs qu’àtravers le délire d’Honorine et la détresse des sœursArchignat ?

Ils parlaient à voix basse, l’oreille toujours tendue. Stéphaneécoutait les bruits du couloir. Véronique regardait du côté de lafalaise dans l’espoir d’entendre le signal de François.

– Légendes bien compliquées, dit Stéphane, traditions obscuresoù il faut renoncer à déterminer ce qui est superstition et ce quipourrait être vérité. De ce fatras de commérages, tout au plusest-il possible de dégager deux courants d’idées, celles qui ontrapport à la prédiction des trente cercueils, et celles quiconcernent l’existence d’un trésor ou plutôt d’une pierremiraculeuse.

– On considère donc comme une prédiction, fit Véronique, cesquelques mots que j’ai lus sur le dessin de Maguennoc et que j’airetrouvés sur le Dolmen-aux-Fées ?

– Oui, une prédiction qui remonte à une époque indéterminée etqui, depuis des siècles, domine toute l’histoire et toute la vie deSarek. De tout temps on a cru qu’un jour viendrait où, dans unespace de douze mois, les trente écueils principaux qui entourentl’île, et qu’on appelle les trente cercueils, auraient leurs trentevictimes, mortes de mort violente, et que, parmi ces trentevictimes, il y aurait quatre femmes qui mourraient en croix. C’estune tradition établie, indiscutable, qu’on se passe de père enfils, et qui n’a pas d’incrédules. Elle trouve sa forme dans cevers et dans cet hémistiche de l’inscription du Dolmen-aux-Fées:

Pour les trente cercueils, trente victimes…

et,

Quatre femmes en croix…

– Soit, mais on a vécu tout de même et de façon normale,paisible. Pourquoi l’explosion de la peur a-t-elle eu lieu cetteannée, subitement ?

– Cela provient beaucoup de Maguennoc. Maguennoc était un êtrebizarre, assez mystérieux, à la fois sorcier et rebouteux,guérisseur et charlatan, connaissant le cours des astres, lesvertus des plantes et que l’on consultait volontiers sur les chosesdu passé les plus lointaines, comme sur celles de l’avenir. Or,Maguennoc annonçait depuis peu que l’année 1917 serait l’annéefatidique.

– Pourquoi ?

– Intuition, peut-être, pressentiment, divination,subconscience, choisissez l’explication à votre guise. PourMaguennoc, qui ne dédaignait pas les pratiques de la magie la plusarchaïque, il vous répondait vol d’oiseau ou entrailles de poule.Cependant sa prophétie s’appuyait sur quelque chose de plussérieux. Il prétendait, et cela suivant des témoignages recueillisdans son enfance auprès des vieilles gens de Sarek, que, au débutdu siècle dernier, la dernière ligne de l’inscription sur leDolmen-aux-Fées n’était pas encore effacée et que l’on pouvait lirece vers qui rimait avec les « femmes en croix »

Dans l’île Sark, en l’an quatorze et trois…

« L’an quatorze et trois, c’est l’an dix-sept, et l’affirmationdevint, ces derniers temps, d’autant plus impressionnante pourMaguennoc et pour ses amis que le nombre total se divisait en deuxnombres, et que précisément en 1914 éclata la guerre. De ce jour,Maguennoc prit une importance croissante, et, de plus en plus sûrde ses prévisions, et de plus en plus inquiet, d’ailleurs, ilannonça même que sa mort, suivie de la mort de M. d’Hergemont,serait le signal des catastrophes. Et l’année 1917 arriva,provoquant à Sarek une véritable terreur. Les événementsapprochaient.

– Cependant… cependant…, observa Véronique, tout cela étaitabsurde.

– Absurde, en effet, mais tout cela prit une significationsingulièrement troublante le jour où Maguennoc put confronter lesbribes de prédictions gravées sur le Dolmen, et la prédictioncomplète !

– Il y parvint donc ?

– Oui. Il découvrit sous les ruines de l’abbaye, dans un amas depierres qui avaient formé autour comme une chambre protectrice, unvieux missel, abîmé, rongé, usé, mais où il y avait cependantquelques pages en bon état, – une, surtout, qui est celle que vousavez vue, ou plutôt dont vous avez vu la copie dans la cabaneabandonnée.

– Copie faite par mon père ?

– Par votre père, comme toutes celles que renferme le placard deson cabinet de travail. M. d’Hergemont, rappelez-vous, aimait àdessiner, à faire des aquarelles. Il copia la page enluminée, maisen ne reproduisant de la prédiction en vers qui accompagnait ledessin que les mots inscrits sur le Dolmen-aux-Fées.

– Et comment expliquez-vous cette ressemblance entre la femmecrucifiée et moi ?

– Je n’ai jamais eu entre les mains l’original, que Maguennocavait communiqué à M. d’Hergemont, et qu’il gardait jalousementdans sa chambre. Mais M. d’Hergemont prétendait que cetteressemblance existait. En tout cas, il l’accentuait sur son dessin,malgré lui, se souvenant de tout ce que vous aviez souffert, et parsa faute, disait-il.

– Peut-être aussi, murmura Véronique, se sera-t-il rappelé cetteautre prédiction faite jadis à Vorski : « Tu périras de la maind’un ami, et ta femme mourra sur la croix. » Alors, n’est-cepas ? cette coïncidence étrange l’aura frappé… au point mêmequ’il inscrivit en tête mes initiales de jeune fille : V.d’H ?…

Et elle ajouta, d’une voix plus basse :

– Et tout s’est passé selon les termes de l’inscription…

Ils se turent. Comment n’auraient-ils pas songé à ces termeseux-mêmes, aux mots tracés, depuis des siècles, sur la page dumissel et sur la pierre du dolmen ? Si le destin n’avaitencore offert aux trente cercueils de Sarek que vingt-septvictimes, est-ce que les trois dernières n’étaient pas là toutesprêtes à compléter l’holocauste, toutes trois enfermées, toutestrois captives au pouvoir des sacrificateurs ? Et si, ausommet de la butte, près du Grand-Chêne, ne se dressait encorequ’un triangle de croix, la quatrième n’allait-elle pas surgirbientôt pour une quatrième condamnée ?

– François tarde beaucoup, prononça Véronique, au bout d’uninstant.

Elle s’approcha de l’abîme. L’échelle n’avait pas bougé,toujours inaccessible.

Stéphane dit à son tour :

– Les autres vont venir à ma porte… Il est étonnant qu’ils nesoient pas encore venus.

Mais ils ne voulaient pas s’avouer mutuellement leuranxiété ; et Véronique reprit, d’une voix calme :

– Et le trésor ? La Pierre-Dieu ?

– L’énigme n’est guère moins obscure, dit Stéphane, et elle nerepose également que sur un vers de l’inscription, le dernier :

La Pierre-Dieu qui donne mort ou vie.

« Qu’est-ce que c’est que cette Pierre-Dieu ? La traditionveut que ce soit une pierre de miracle, et, selon M. d’Hergemont,c’est là une croyance qui remonterait aux époques les pluslointaines. De tout temps, à Sarek, on a cru à l’existence d’unepierre capable d’opérer des prodiges. Au Moyen Age, on venait avecdes enfants chétifs et difformes, que l’on étendait durant desjours et des nuits sur cette pierre, et qui se relevaient sains decorps et robustes. Les femmes stériles recouraient utilement aumême remède, ainsi que les vieillards, que les blessés et tous lesdégénérés. Seulement, il arriva que le lieu du pèlerinage subit deschangements, la pierre, toujours suivant la tradition, ayant étédéplacée, et même, selon quelques-uns, ayant disparu. Au XVIIIesiècle, c’était le Dolmen-aux-Fées que l’on vénérait, et l’on yexposait encore parfois les enfants scrofuleux.

– Mais, dit Véronique, la pierre avait également des propriétésmalfaisantes, puisqu’elle donnait la mort comme la vie ?

– Oui, si l’on y touchait à l’insu de ceux qui avaient missionde la garder et de l’honorer. Mais sur ce point le mystère secomplique encore, puisqu’il est question aussi d’une pierreprécieuse, d’une sorte de bijou fantastique qui dégage des flammes,brûle ceux qui le portent, et leur fait subir le supplice del’enfer.

– C’est ce qui serait advenu à Maguennoc, d’après Honorine… fitobserver Véronique.

– Oui, répondit Stéphane, mais là nous entrons dans le présent.Jusqu’ici, je vous ai parlé du passé fabuleux, des deux légendes,de la prédiction et de la Pierre-Dieu. L’aventure de Maguennocouvre la période actuelle, qui d’ailleurs est à peine moinsténébreuse que l’ancienne. Qu’est-il arrivé à Maguennoc ? Nousne le saurons sans doute jamais. Il y avait déjà une huitaine dejours qu’il demeurait à l’écart, sombre et sans travailler,lorsqu’un matin il fit irruption dans le bureau de M. d’Hergemonten hurlant :

« – J’y ai touché !… Je suis perdu !… J’y aitouché !… Je l’ai prise dans ma main… Elle me brûlait comme dufeu, mais j’ai voulu la garder… Ah ! voilà des jours qu’elleme ronge les os. C’est l’enfer ! l’enfer ! »

Et il nous montra la paume de sa main, toute brûlée, commedévorée par un cancer. On voulut le soigner. Mais il semblaitabsolument fou, et il bégayait :

« – C’est moi la première victime… Le feu va me monter jusqu’aucœur… Et, après moi, ce seront les autres…

« Le soir même, d’un coup de hache, il se tranchait la main. Unesemaine plus tard, après avoir jeté l’effroi dans l’île de Sarek,il s’en allait. »

– Où allait-il ?

– En pèlerinage à la chapelle du Faouët, près de l’endroit oùvous l’avez trouvé mort.

– Qui l’a tué, selon vous ?

– Certainement un des êtres qui correspondaient entre eux parles signaux inscrits le long de la route, un des êtres qui viventcachés dans les cellules, et qui poursuivent une entreprise quej’ignore.

– Ceux qui vous ont attaqués, François et vous, parconséquent ?

– Oui, et qui, aussitôt après, se servant des vêtements qu’ilsnous avaient dérobés auparavant, ont joué le rôle de François et lemien.

– Dans quel but ?

– Pour pénétrer plus facilement dans le Prieuré, et puis, en casd’insuccès, pour dérouter les recherches.

– Mais, depuis qu’ils vous gardent ici, vous ne les avez pasvus ?

– Je n’ai vu, ou plutôt entr’aperçu, qu’une femme. Elle vient lanuit. Elle m’apporte à manger et à boire, me délie les mains,relâche un peu les liens qui serrent mes jambes, et revient deuxheures après.

– Elle vous a parlé ?

– Une seule fois, la première nuit, à voix basse, et pour medire que, si j’appelais, si je criais, ou si j’essayais de fuir,François paierait pour moi…

– Cependant, au moment de l’attaque, vous n’avez pas pudiscerner ?…

– Je n’en sais pas plus que François à ce propos.

– Et rien ne faisait prévoir cette agression ?

– Rien. Le matin, M. d’Hergemont reçut, au sujet de l’enquêtequ’il poursuivait sur tous ces faits, deux lettres importantes.L’une de ces lettres, écrite par un vieux noble châtelain deBretagne, connu pour ses attaches royalistes, était accompagnéed’un document curieux trouvé par lui dans les papiers de sonarrière-grand-père : le plan de cellules souterraines que lesChouans occupaient jadis à Sarek. C’étaient évidemment ces mêmesdemeures druidiques dont parlent les légendes. Le plan indiquaitl’entrée sur les Landes-Noires et marquait deux étages, tous deuxterminés par une chambre de supplice. François et moi, nous sommesdonc partis en exploration, et c’est au retour que nous avons étéattaqués.

– Et, depuis, vous n’avez fait aucune découverte ?

– Aucune.

– Mais François m’a cependant parlé d’un secours qu’ilattendait… quelqu’un qui avait promis son assistance ?

– Oh ! un enfantillage, une idée de François qui serattache précisément à la seconde lettre reçue le même matin par M.d’Hergemont.

– Et il s’agissait ?…

Stéphane ne répondit pas aussitôt. Certains symptômes luidonnaient à croire qu’on les épiait à travers la porte. Mais,s’étant approché du judas, il ne vit personne dans la partieopposée du couloir.

– Ah ! dit-il, si l’on doit nous secourir, qu’on sehâte ! D’une minute à l’autre ils vont venir,eux.

– Il y a donc réellement une aide possible ?

– Oh ! fit-il, nous ne devons pas y attacher beaucoupd’importance, mais tout de même c’est assez bizarre. Vous savez queSarek a eu plusieurs fois la visite d’officiers ou de commissaireschargés d’explorer les abords de l’île, où pouvait se dissimulerquelque station de sous-marins. La dernière fois, le déléguéspécial, venu de Paris, le capitaine Patrice Belval[1] , un mutilé de la guerre, entra enrelations avec M. d’Hergemont, qui lui raconta la légende de Sareket les appréhensions que nous commencions, malgré tout, à éprouver.C’était au lendemain du départ de Maguennoc. Ce récit intéressa sivivement le capitaine Belval qu’il promit d’en parler à un de sesamis de Paris, un gentilhomme espagnol ou portugais, don LuisPerenna, un être extraordinaire, paraît-il, capable de débrouillerles énigmes les plus compliquées et de mener à bien les entreprisesles plus audacieuses.

« Quelques jours après le départ du capitaine Belval, M.d’Hergemont recevait de ce don Luis Perenna la lettre dont je vousai parlé, et dont, malheureusement, il ne nous lut que le début:

« Monsieur, je considère l’incident de Maguennoc comme assezgrave et vous prie, à la moindre alerte nouvelle, de télégraphier àPatrice Belval. Si j’en crois certains symptômes, vous êtes au bordde l’abîme. Mais vous seriez au fond même de cet abîme que vousn’auriez rien à craindre, si je suis averti à temps. À partir decette minute-là, je réponds de tout, quoi qu’il arrive, alors mêmeque tout vous semblerait perdu et que tout même serait perdu.

« Quant à l’énigme de la Pierre-Dieu, elle est enfantine, et jem’étonne vraiment qu’avec les données très suffisantes que vousavez fournies à Belval on puisse la considérer une seconde commeinexplicable. Voici en quelques mots ce qui a intrigué tant degénérations d’hommes… »

– Eh bien ? fit Véronique avide de savoir.

– Comme je vous l’ai dit, M. d’Hergemont ne nous a pascommuniqué la fin de la lettre. Il l’a lue devant nous, enmurmurant d’un air stupéfait :

« Est-ce possible ?… Mais oui, mais oui, c’est cela… Quelprodige ! » Et comme nous l’interrogions, il nous a répondu «Je vous mettrai au courant ce soir, mes enfants, à votre retour desLandes-Noires. Sachez seulement que cet homme, vraimentextraordinaire, il n’y a pas d’autre mot, me révèle, sans plus defaçon et sans plus de renseignements, le secret de la Pierre-Dieuet l’endroit exact où elle se trouve, et si logiquement qu’aucunehésitation n’est possible. »

– Et le soir ?

– Le soir, François et moi, nous étions enlevés et M.d’Hergemont était assassiné.

Véronique réfléchit.

– Qui sait, dit-elle, si on n’a pas voulu lui dérober cettelettre si importante ? Car enfin le vol de la Pierre-Dieu mesemble être le seul motif qui puisse expliquer toutes lesmachinations dont nous sommes les victimes.

– Je le crois aussi, mais M. d’Hergemont, sur la recommandationde don Luis Perenna, a déchiré la lettre devant nous.

– De sorte que, en fin de compte, ce don Luis Perenna n’a pasété prévenu.

– Non.

– Cependant, François…

– François ignore la mort de son grand-père, et ne doute pas,par conséquent, que M. d’Hergemont, constatant sa disparition àlui, François, et la mienne, n’en ait averti don Luis Perenna,lequel, dans ce cas, ne pourrait tarder. En outre François a unautre motif d’attendre.

– Sérieux ?

– Non. François est encore très enfant. Il a lu beaucoup delivres d’aventures qui ont fait travailler son imagination. Or lecapitaine Belval lui a raconté sur son ami Perenna des choses sifantastiques, il le lui a montré sous un jour si étrange, queFrançois est persuadé que don Luis Perenna n’est autre qu’ArsèneLupin. D’où une confiance absolue, et la certitude qu’en cas dedanger l’intervention miraculeuse se produirait à la minute même oùelle serait nécessaire.

Véronique ne put s’empêcher de sourire…

– C’est un enfant, en effet, mais les enfants ont de cesintuitions dont il faut tenir compte… Et puis, cela lui donne ducourage et de la bonne humeur. À son âge, comment aurait-ilsupporté l’épreuve s’il n’avait pas eu cet espoir ?

L’angoisse remontait en elle. Tout bas, elle dit :

– N’importe d’où vienne le salut, pourvu qu’il vienne à temps,et que mon fils ne soit pas la victime de ces êtreseffrayants !

Ils gardèrent un long silence. L’ennemi invisible et présentpesait sur eux de tout son poids formidable. Il était partout,maître de l’île, maître des demeures souterraines, maître deslandes et des bois, maître de la mer environnante, maître desdolmens et des cercueils. Il rattachait aux époques monstrueuses dupassé les heures actuelles, aussi monstrueuses. Il continuaitl’histoire selon les rites d’autrefois, et frappait les coups millefois annoncés.

– Mais pourquoi ? Dans quel but ? Qu’est-ce que toutcela veut dire ? demandait Véronique avec découragement. Quelrapport établir entre ceux d’aujourd’hui et ceux de jadis ?Comment expliquer que l’œuvre soit reprise, et selon les mêmesmoyens barbares ?

Et après un nouveau silence elle prononçait, car, au fondd’elle, par-delà les mots échangés et les problèmes insolubles,l’obsédante pensée ne cessait de la poursuivre :

– Ah ! si François était là ! Si nous étions tous lestrois à combattre ! Que lui est-il arrivé ? Qu’est-ce quile retient dans sa cellule ? Un obstacle imprévu ? …

C’était au tour de Stéphane de la réconforter :

– Un obstacle ? Pourquoi cette supposition ? Il n’y apas d’obstacle… Seulement le travail est long…

– Oui, oui, vous avez raison… le travail est long et difficile…Ah ! je suis sûre que lui, il ne se décourage pas !Quelle belle humeur ! Quelle confiance ! » Une mère et unfils qui se sont retrouvés ne peuvent plus être séparés l’un del’autre, me disait-il. On peut encore nous persécuter, mais nousdésunir, jamais. En dernier ressort, nous serons vainqueurs. » Ildisait vrai, n’est-ce pas Stéphane ? N’est-ce pas, je n’ai pasretrouvé mon fils pour le perdre ?… Non, non, ce serait tropinjuste, et il n’est pas admissible…

Stéphane la regarda, étonné qu’elle s’interrompît. Véroniqueécoutait.

– Qu’y a-t-il ? fit Stéphane.

– Des bruits…, dit-elle.

Comme elle, il écouta.

– Oui…, oui… en effet…

– C’est peut-être François que nous entendons, dit-elle… C’estpeut-être là-haut…

Elle allait se lever. Il la retint.

Non, c’est un bruit de pas dans le couloir…

– Alors ?… Alors ?… dit Véronique.

Ils se contemplaient éperdus, sans prendre de décision, nesachant que faire…

Le bruit se rapprochait. L’ennemi ne devait se douter de rien,car les pas étaient ceux d’une personne qui ne dissimule point sonapproche.

Stéphane prononça lentement :

– Il ne faut pas qu’on me voie debout… Je vais reprendre maplace… Vous attacherez mes liens à peu près…

Ils demeurèrent hésitants, comme s’ils avaient l’espoir absurdeque le danger s’éloignerait de lui-même. Et puis soudain,s’arrachant à cette sorte de stupeur qui la paralysait, Véroniquese détermina.

– Vite… les voilà… étendez-vous…

Il obéit. En quelques secondes, elle replaça les cordes sur luiet autour de lui ainsi qu’elles les avait trouvées, mais sansprendre la peine de les nouer.

– Tournez-vous du côté de la roche, dit-elle, cachez vos mains…elles vous dénonceraient.

– Et vous ?

– Ne craignez rien.

Elle se baissa et s’allongea contre la porte, dont le judas,barré de lames de fer, formait saillie dans l’intérieur, de tellefaçon qu’on ne pouvait la voir.

Au même moment, dehors, l’ennemi s’arrêta. Malgré l’épaisseur dela porte, Véronique entendit le froissement d’une robe.

Et au-dessus d’elle, on regarda.

Minute effrayante ! le moindre indice donnait l’éveil.

« Ah ! pensa Véronique, pourquoireste-t-elle ? Y a-t-il quelque preuve de maprésence ?… mes vêtements ?… »

Elle songea que ce devait être plutôt Stéphane, dont l’attitudene semblait pas naturelle, ou dont les liens n’avaient point leuraspect ordinaire.

Et tout à coup il y eut un mouvement dehors, et l’on sifflalégèrement à deux reprises.

Alors, de la partie lointaine du couloir, il arriva un autrebruit de pas, qui s’agrandit dans le silence solennel et qui vints’arrêter comme le premier derrière la porte. Des paroles furentéchangées. On se concertait.

Par petits gestes, Véronique avait atteint sa poche. Elle sortitson revolver et posa son doigt sur la détente. Si l’on entrait,elle se dressait et tirait coup sur coup, sans hésiter. La moindrehésitation, n’eût-ce pas été la perte de François ?

Chapitre 9La chambre de mort

Le calcul était juste à condition que la porte s’ouvrît àl’extérieur, et que les ennemis fussent aussitôt à découvert.Véronique examina donc le battant, et, subitement, constata qu’il yavait en bas, contrairement à toute logique, un gros verrou solideet massif. Allait-elle s’en servir ?

Elle n’eut pas le temps de réfléchir aux avantages ou auxinconvénients de ce projet. Elle avait entendu un cliquetis declefs, et, presque en même temps, le bruit d’une clef qui heurtaitla serrure.

La vision très nette de ce qui pouvait advenir frappa Véronique.Devant l’irruption des agresseurs, désemparée, gênée dans sesmouvements, elle viserait mal et ses coups ne porteraient pas. Ence cas on refermerait la porte, et, sans tarder,on courrait à la cellule de François.

Cette idée l’affola, et l’acte qu’elle accomplit fut instinctifet immédiat. D’un geste, elle poussa le verrou du bas. D’un autregeste, s’étant dressée à demi, elle rabattit le volet de fer sur leguichet. Un loquet se déclencha. On ne pouvait plus ni entrer niregarder.

Tout de suite elle comprit l’absurdité de cet acte, qui nemettait pas d’obstacle aux menaces de l’ennemi. Stéphane, qui avaitbondi jusqu’auprès d’elle, le lui dit :

– Mon Dieu, qu’avez-vous fait ? Ils ont bien vu que je nebougeais pas, et ils savent que je ne suis pas seul.

– Justement, dit-elle, essayant de se défendre. Ils vont essayerde démolir cette porte, ce qui nous donnera tout le tempsnécessaire.

– Le temps nécessaire à quoi ?

– À notre fuite.

– Comment ?

– François va nous appeler… François…

Elle n’acheva pas. Ils entendaient maintenant le bruit des pasqui s’éloignaient rapidement dans les profondeurs du couloir. Aucundoute : l’ennemi, sans se soucier de Stéphane, dont l’évasion nelui semblait pas possible, l’ennemi se rendait à l’étage supérieurdes cellules. Ne pouvait-il pas supposer, d’ailleurs, qu’il y avaitaccord entre les deux amis, et que c’était l’enfant qui se trouvaitdans la cellule de Stéphane et qui avait barricadé laporte ?

Véronique avait donc précipité les événements dans le sensqu’elle redoutait pour tant de motifs : là-haut, François seraitsurpris au moment même où il se disposait à fuir.

Elle fut atterrée.

– Pourquoi suis-je venue ici ? murmura-t-elle. Il eût étési simple de l’attendre ! À nous deux nous vous sauvions entoute certitude…

Dans la confusion de son esprit une idée passa ;n’avait-elle pas voulu hâter la délivrance de Stéphane parcequ’elle connaissait l’amour de cet homme ? et n’était-ce pasune curiosité indigne qui l’avait jetée dans cetteentreprise ? Idée affreuse, qu’elle écarta aussitôt en disant:

– Non, il fallait venir. C’est le destin qui nous persécute.

– Ne le croyez pas, dit Stéphane, tout s’arrangera pour lemieux.

– Trop tard ! dit-elle en hochant la tête.

– Pourquoi ? qui nous prouve que François n’ait pas quittéla cellule ? Vous le supposiez vous-même tout à l’heure…

Elle ne répondit pas. Son visage se contractait, tout pâle. Àforce de souffrir elle avait acquis une sorte d’intuition du malqui la menaçait. Or, le mal était partout. Les épreuvesrecommençaient, plus terribles que les premières.

– La mort nous environne, dit-elle.

Il tenta de sourire.

– Vous parlez comme parlaient les gens de Sarek. Vous avez lesmêmes peurs…

– Ils avaient raison d’avoir peur. Et, vous-même, vous sentezbien l’horreur de tout cela.

Elle s’élança vers la porte, tira le verrou, essaya d’ouvrir,mais que pouvait-elle contre ce battant massif que renforçaient desplaques de fer ?

Stéphane lui saisit le bras.

– Un instant… Écoutez… On dirait…

– Oui, fit-elle, c’est là-haut qu’ils frappent… au-dessus denous… dans la cellule de François…

– Mais non, mais non, écoutez…

Un long silence, et puis des coups résonnèrent dans l’épaisseurde la falaise. C’était au-dessous d’eux.

– Les mêmes coups que j’ai entendus ce matin, dit Stéphane aveceffarement… le même travail dont je vous ai parlé… Ah ! jecomprends !…

– Quoi ! Que voulez-vous dire ?…

Les coups se répétaient à intervalles égaux, puis ils cessèrent,et ce fut alors un bruit sourd, ininterrompu, avec des grincementsplus aigus et des craquements subits. Cela ressemblait à l’effortd’une machine que l’on met en marche, d’un de ces cabestans quiservent au bord de la mer à remonter les barques.

Véronique écoutait, dans l’attente éperdue de ce qui allaitadvenir, cherchant à deviner, épiant quelque indice dans les yeuxde Stéphane, qui se tenait devant elle et qui la regardait comme onregarde au moment du péril une femme que l’on aime.

Et soudain elle chancela et dut s’appuyer d’une main à la paroi.On eût dit que la grotte, que la falaise tout entière, bougeaitdans l’espace.

– Oh ! murmura-t-elle, est-ce moi qui tremble ainsi ?…Est-ce la peur qui me secoue des pieds à la tête ?

Violemment, elle prit les deux mains de Stéphane et lui demanda:

– Répondez… je veux savoir…

Il ne répondit pas. Il n’y avait point de peur dans ses yeuxmouillés de larmes, rien qu’un amour immense, un désespoir sansbornes. Il ne pensait qu’à elle.

D’ailleurs, était-ce nécessaire qu’il expliquât ce qui sepassait, et la réalité ne s’offrait-elle pas elle-même à mesure queles secondes s’écoulaient ? Étrange réalité, sans rapport avecles faits habituels, en dehors de tout ce que l’imagination peutinventer dans le domaine du mal ; étrange réalité dontVéronique, qui commençait à en percevoir les symptômes, se refusaitencore à tenir compte.

Comme une trappe, mais une trappe qui fonctionnerait àl’inverse, le carré d’énormes solives, placé au milieu de lagrotte, se soulevait en pivotant autour de l’axe immobile quiconstituait sa charnière le long de l’abîme. Le mouvement, presqueinsensible, était celui d’un énorme couvercle qui s’ouvre, et celaformait déjà comme un tremplin qui montait du bord jusqu’au fond dela grotte, tremplin de pente très faible encore et où l’on gardaitfacilement son équilibre…

Au premier instant, Véronique crut que le but de l’ennemi étaitde les écraser entre le plancher implacable et le granit de lavoûte. Mais, presque aussitôt, elle comprit que l’abominablemachine, en se dressant comme un pont-levis qu’on referme, avaitcomme mission de les précipiter dans l’abîme. Et cette mission,elle l’accomplirait inexorablement. Le dénouement était fatal,inéluctable. Quoi qu’ils tentassent, quels que fussent leursefforts pour se cramponner, il arriverait une minute où le tablierdu pont-levis serait debout, tout droit, partie intégrante de lafalaise abrupte.

– C’est affreux… c’est affreux…, murmura-t-elle.

Leurs mains ne s’étaient pas désunies. Stéphane pleuraitsilencieusement.

Elle gémit :

– Rien à faire, n’est-ce pas ?

– Rien, dit-il.

– Cependant, il y a de l’espace autour de ce plancher. La grotteest ronde. Nous pourrions…

– L’espace est trop petit. Si l’on essayait de se mettre entrel’un des trois côtés de ce carré et les parois on serait broyé.Tout cela est calculé. J’y ai réfléchi souvent.

– Alors ?

– Il faut attendre.

– Quoi ? Qui ?

– François.

– Oh ! François, dit-elle avec un sanglot, peut-être est-ilcondamné lui aussi… Ou bien peut-être nous cherche-t-il et va-t-iltomber dans quelque piège. En tout cas, je ne le verrai pas… Et ilne saura rien. Et il n’aura même pas vu sa mère avant demourir…

Elle serra fortement les mains du jeune homme et lui dit :

– Stéphane, si l’un de nous échappe à la mort, – et je souhaiteque ce soit vous…

– Ce sera vous, dit-il avec conviction. Je m’étonne même quel’ennemi vous inflige mon supplice. Mais, sans doute, ignore-t-ilque c’est vous qui êtes ici.

– Cela m’étonne aussi, fit Véronique… un autre supplice m’estréservé, à moi… Mais que m’importe, si je ne dois plus revoir monfils ! Stéphane, je vous le confie, n’est-ce pas ? Jesais déjà tout ce que vous avez fait pour lui…

Le plancher continuait à monter très lentement, avec unetrépidation inégale et des sursauts brusques. La pentes’accentuait. Encore quelques minutes et ils n’auraient plus leloisir de parler librement, dans le calme.

Stéphane répondit :

– Si je survis, je vous jure de mener ma tâche jusqu’au bout. Jevous le jure en souvenir…

– En souvenir de moi, dit-elle fermement, en souvenir de laVéronique que vous avez connue… et que vous avez aimée.

Il la regarda passionnément :

– Vous savez donc ?

– Oui, et je vous le dis franchement. J’ai lu votre journal… Jeconnais votre amour… et je l’accepte…

Elle sourit tristement.

– Pauvre amour que vous offriez à celle qui était absente… etque vous offrez maintenant à celle qui va mourir…

– Non, non, dit-il avidement, ne croyez pas cela… Le salut estproche peut-être… je le sens, mon amour ne fait pas partie dupassé, mais de l’avenir.

Il voulut lui baiser les mains.

– Embrassez-moi, dit-elle, en lui tendant son front.

Chacun d’eux avait dû poser l’un de ses pieds au bord del’abîme, sur la ligne étroite de granit que suivait le quatrièmecôté du tremplin.

Ils s’embrassèrent gravement.

– Tenez-moi bien, dit Véronique.

Elle se renversa le plus possible, en levant la tête, et appelad’une voix étouffée :

– François… François…

Mais il n’y avait personne à l’orifice supérieur. L’échelle ypendait toujours par un de ses crampons, hors de portée.

Véronique se pencha au-dessus de la mer. À cet endroit lerenflement de la falaise avait moins de saillie, et elle vit, entreles récifs couronnés d’écume, un petit lac aux eaux dormantes,toutes paisibles, et si profondes que l’on n’en discernait pas lefond. Elle pensa que la mort serait plus douce là que sur lesrécifs aux pointes aiguës, et elle dit à Stéphane, dans un besoinsubit d’en finir et de se soustraire à l’agonie trop lente :

– Pourquoi attendre le dénouement ? mieux vaut mourir quecette torture…

– Non, non, s’écria-t-il, révolté à l’idée que Véronique pûtdisparaître.

– Vous espérez donc ?

– Jusqu’à la dernière seconde, puisqu’il s’agit de vous.

– Je n’espère plus, dit-elle.

Aucun espoir non plus ne le soutenait, mais il eût tant vouluendormir le mal de Véronique, et garder pour lui tout le poids del’épreuve suprême !

La montée continuait. La trépidation avait cessé, et la pente duplancher s’accentuait, atteignant déjà le bas du guichet, àmi-hauteur de la porte. Mais il y eut comme un déclenchementbrusque, un choc violent, et tout le guichet fut recouvert. Ildevenait impossible de se tenir debout.

Ils s’étendirent dans le sens de l’inclinaison, en s’arc-boutantdes pieds sur la bande de granit.

Deux secousses encore se produisirent, amenant chaque fois unepoussée plus forte de l’extrémité supérieure. Le haut de la paroidu fond fut atteint, et l’énorme machine se rabattit peu à peu, ensuivant la voûte vers l’ouverture de la grotte. Très nettement, onpouvait voir qu’elle s’encastrerait de façon exacte dans cetteouverture et qu’elle la fermerait hermétiquement, à la manière d’unpont-levis. Le roc avait été taillé pour que la funèbre besognes’accomplît sans laisser de place au hasard.

Ils ne prononçaient pas une parole. Les mains jointes, ilsétaient résignés. Leur mort prenait le caractère d’un événementdécrété par le destin. Dans les profondeurs des siècles, la machineavait été construite, puis reconstruite sans doute, réparée, miseau point, et, le long des siècles, elle avait, mue par d’invisiblesbourreaux, donné la mort à des coupables, à des criminels, à desinnocents, à des hommes d’Armorique, de Gaule, de France ou de raceétrangère. Prisonniers de guerre, moines sacrilèges, paysanspersécutés, chouans, bleus, soldats de la Révolution, un à un, lemonstre les avait jetés à l’abîme.

Aujourd’hui, c’était leur tour.

Ils n’avaient même pas cet amer soulagement que l’on trouve dansla haine et dans la fureur. Qui haïr ? Ils mouraient au milieudes ténèbres les plus épaisses, sans qu’un visage ennemi sedégageât de cette nuit implacable. Ils mouraient pourl’accomplissement d’une œuvre qu’ils ignoraient, pour faire nombre,aurait-on pu dire, et pour que fussent exécutées d’absurdesprophéties, des volontés imbéciles, comme les ordres donnés par desdieux barbares et formulés par des prêtres fanatiques. Ils étaient,chose inouïe, les victimes de quelque sacrifice expiatoire, dequelque holocauste offert aux divinités d’une religionsanguinaire !

Le mur se dressait derrière eux. Encore quelques minutes, ilserait vertical. Le dénouement approchait.

Plusieurs fois Stéphane dut retenir Véronique. Une terreurcroissante troublait l’esprit de la jeune femme. Elle eût voulu seprécipiter…

– Je vous en prie, balbutiait-elle, laissez-moi… je souffretrop…

Elle n’eût pas retrouvé son fils que, jusqu’au bout, elle fûtrestée maîtresse d’elle-même. Mais l’image de François labouleversait. L’enfant devait être captif également… on devait letorturer et l’immoler comme sa mère sur l’autel des dieuxexécrables.

– Non, non, il va venir, affirmait Stéphane… Vous serez sauvée…je le veux… j’en suis sûr…

Elle répondit avec égarement :

– Il est enfermé comme nous… on le brûle avec des torches… on leperce à coups de flèches… on lui déchire la chair… Ah ! monpauvre petit ! …

– Il va venir, mon amie… Il vous l’a dit, rien ne peut séparerune mère et un fils qui se sont retrouvés…

– C’est dans la mort que nous nous sommes retrouvés… c’est lamort qui nous réunira. Et que ce soit tout de suite !… Je neveux pas qu’il souffre…

La douleur était trop forte. D’un effort elle dégagea ses mainsdes mains de Stéphane et fit un mouvement pour s’élancer. Maisaussitôt elle se renversa contre le pont-levis en poussant, de mêmeque Stéphane, un cri de stupeur.

Quelque chose avait passé devant leurs yeux, puis avait disparu.Cela venait du côté gauche.

– L’échelle… c’est l’échelle… n’est-ce pas ? murmuraStéphane.

– Oui, c’est François… dit Véronique, haletante de joie etd’espoir… Il est sauvé… Il vient nous secourir…

À ce moment le mur de supplice était presque droit. Ilfrémissait sous leurs épaules, implacable. La grotte n’existaitplus derrière eux. Ils appartenaient à l’abîme, tout au plusaccrochés à une étroite corniche.

Véronique se pencha de nouveau. L’échelle revint, puiss’immobilisa, assujettie au moyen de ses deux crampons.

En haut, au creux de l’orifice, il y avait un visage d’enfant,et cet enfant souriait et gesticulait.

– Maman, maman… vite…

L’appel était pressant et passionné. Les deux bras se tendaientvers le groupe. Véronique gémit :

– Ah ! c’est toi… c’est toi, mon chéri…

Vite, maman, je tiens l’échelle… Vite… il n’y a aucundanger…

– Je viens, mon chéri… me voici…

Elle avait saisi le montant le plus proche. Cette fois, aidéepar Stéphane, elle n’eut pas de mal à s’établir sur le dernieréchelon. Mais elle lui dit :

– Et vous, Stéphane ? Vous me suivez, n’est-cepas ?

– J’ai le temps, dit-il, hâtez-vous…

– Non, promettez-moi…

– Je vous le jure, hâtez-vous…

Elle gravit quatre échelons et s’arrêta en disant :

– Vous venez, Stéphane ?

Déjà il s’était retourné contre la falaise et avait engagé lamain gauche dans une étroite fissure qui demeurait entre lepont-levis et le roc. Sa main droite atteignit l’échelle, et il putposer le pied sur le barreau inférieur. Il était sauvé, luiaussi.

Avec quelle allégresse Véronique franchit l’espace ! Que levide s’ouvrît au-dessous d’elle, est-ce que cela pouvait luiimporter, alors que son fils était là, qu’il l’attendait, etqu’elle allait enfin le serrer contre elle !

– Me voici… me voici…, disait-elle… me voici, mon chéri.

Rapidement elle engagea sa tête et ses épaules dans la fenêtre.L’enfant l’attira. Elle enjamba le rebord. Enfin elle était auprèsde son fils ! Ils se jetèrent dans les bras l’un del’autre.

– Ah !… maman !… Est-ce possible !maman !…

Mais elle n’avait pas refermé ses bras sur lui qu’elle se rejetaun peu en arrière. Pourquoi ? Elle ne savait pas. Une gêneinexplicable arrêtait son effusion.

– Viens, viens, dit-elle en l’entraînant au plein jour de lafenêtre ; viens, que je te regarde.

L’enfant se laissa faire. Elle l’examina deux ou trois secondes,pas davantage, et, tout à coup, avec un sursaut d’épouvante proféra:

– C’est donc toi ? C’est donc toi l’assassin ?

Horreur ! Elle retrouvait le visage même du monstre quiavait tué devant elle M. d’Hergemont et Honorine !

– Tu me reconnais donc ? ricana-t-il.

Au ton même de l’enfant, Véronique comprit son erreur. Celui-làn’était pas François, mais l’autre, celui qui avait joué son rôleinfernal avec les vêtements habituels de François.

Il ricana de nouveau.

– Ah ! tu commences à te rendre compte, madame !n’est-ce pas, tu me reconnais ?

La figure exécrable se contractait, devenait méchante, cruelle,animée de l’expression la plus vile.

– Vorski !… Vorski !…, bégaya Véronique… C’est Vorskique je reconnais en toi…

Il éclata de rire.

– Pourquoi pas ?… Crois-tu que je vais renier papa comme tul’as renié ?

– Le fils de Vorski ?… son fils !… répétaitVéronique.

– Mon Dieu ! oui, son fils !… Que veux-tu ? ilavait bien le droit d’avoir deux fils, ce brave homme ! Moid’abord, et puis le doux François.

– Le fils de Vorski ! dit une fois encore Véronique.

– Et un rude gaillard, madame, je te le jure, digne de son papa,élevé dans les bons principes. Je te l’ai déjà montré, hein ?Mais ce n’est pas fini… nous n’en sommes qu’au début… Tiens,veux-tu que je t’en donne une nouvelle preuve ? Regarde doncun peu ce nigaud de précepteur… Non, mais regarde comment ça vaquand je m’en mêle ! …

D’un bond il fut à la fenêtre. La tête de Stéphane apparaissait.L’enfant saisit un caillou et frappa de toutes ses forces,repoussant le fugitif.

Véronique, qui avait hésité au premier moment, ne comprenant pasla menace, s’élança et saisit le bras de l’enfant. Trop tard. Latête disparut. Les crampons de l’échelle sortirent du rebord. Onentendit un grand bruit, puis tout en bas le bruit d’une chute dansl’eau.

Aussitôt Véronique courut à la fenêtre. L’échelle flottait surla partie que l’on pouvait apercevoir du petit lac, immobile dansson cadre de récifs. Rien n’indiquait l’endroit où Stéphane étaittombé. Aucun remous. Aucune ride.

Elle appela.

– Stéphane ! … Stéphane ! …

Nulle réponse. Le grand silence de l’espace, où la brise setait, où la mer s’endort.

– Ah ! misérable, qu’est-ce que tu as fait ? articulaVéronique.

– Pleure pas, la dame, dit-il… le sieur Stéphane élevait tonfils comme une mazette. Allons, il faut rire. Si ons’embrassait ? Veux-tu, la dame à papa ? Voyons, quoi, tufais une tête ! Tu me détestes donc, hein ?

Il s’approchait, les bras tendus. Vivement elle braqua sur luison revolver.

– Va-t’en…, va-t’en, ou je te tue comme une bête enragée.Va-t’en…

La figure de l’enfant se fit encore plus sauvage. Il recula pasà pas, en grinçant :

– Ah ! tu me paieras ça, jolie dame ! Comment !Je vais pour t’embrasser… je suis plein de bons sentiments…, et tuveux faire le coup de feu ? Tu me le paieras avec du sang… dubeau sang rouge qui coule… du sang… du sang…

On eût dit que ce mot lui était agréable à prononcer. Il lerépéta plusieurs fois, puis, de nouveau, lança un éclat de riremauvais, et il s’enfuit par le tunnel qui conduisait au Prieuré, encriant :

– Le sang de ton fils, maman Véronique… le sang de ton Françoisbien-aimé…

Chapitre 10L’évasion

Frissonnante, indécise, Véronique écouta jusqu’à ce que ledernier pas eût retenti. Que faire ? Le meurtre de Stéphaneavait détourné un instant sa pensée de François, et voilà qu’elleétait reprise d’angoisse. Qu’était devenu son fils ?Devait-elle le rejoindre au Prieuré et le défendre contre lesdangers qui le menaçaient ?

– Voyons, voyons, dit-elle, je perds la tête… Quoi !réfléchissons… Il y a quelques heures François me parlait à traversles murs de sa prison… car c’était bien lui alors… c’était bienFrançois qui, la veille, saisissait ma main et la caressait de sesbaisers… Une mère ne se trompe pas, et je frémissais de tendresseet d’amour… Mais depuis… depuis ce matin, n’a-t-il pas quitté saprison ?

Elle demeura songeuse, et ensuite prononça lentement :

– C’est cela… voilà ce qui s’est passé… En bas, à l’étageinférieur, Stéphane et moi, nous avons été surpris. Aussitôt,alerte. Le monstre, le fils de Vorski, est monté précisément poursurveiller François. Il a trouvé la cellule vide, et, apercevantl’ouverture pratiquée, il a rampé jusqu’ici. Oui, c’est cela…Sinon, par quel chemin serait-il venu ?… Arrivé ici, il a eul’idée de courir à la fenêtre, pensant bien qu’elle donnait sur lamer et qu’elle avait été choisie pour l’évasion de François… Toutde suite il a vu les crampons de l’échelle. Puis, se penchant, ilm’a vue, moi, il m’a reconnue, et il m’a appelée… Et maintenant…maintenant il se dirige vers le Prieuré où inévitablement, ilrencontrera François…

Cependant, Véronique ne bougeait point. Elle avait l’intuitionque le danger n’était pas du côté du Prieuré, mais ici même, ducôté des cellules. Elle se demandait si, réellement, François avaitpu s’enfuir, et si, avant que sa tâche ne fût terminée, il n’avaitpas été surpris par l’autre et frappé par lui.

Doute affreux ! Elle se baissa vivement, et, constatant quel’ouverture avait été élargie, voulut passer à son tour. Maisl’issue, tout au plus suffisante pour un enfant, était trop étroitepour elle, et ses épaules furent arrêtées. Elle s’obstina,néanmoins, déchira son corsage, se meurtrit la chair aux sailliesdu roc, et, enfin, à force de patience et de tâtonnements, réussità se glisser.

La cellule était vide. Mais la porte était ouverte sur lescouloirs opposés, et Véronique eut l’impression, l’impression –l’impression seulement, car il ne venait de la fenêtre qu’unefaible lumière – que quelqu’un sortait de la cellule par cetteporte ouverte. Et elle gardait, de cette vision si confuse d’unesilhouette qu’elle n’avait pour ainsi dire pas vue, la certitudeque c’était une femme qui se cachait là, dans le couloir, une femmesurprise par son irruption inattendue.

– C’est leur complice, pensa Véronique. Elle est montée avecl’enfant qui a tué Stéphane, et, sans doute, a-t-elle emmenéFrançois… Peut-être même François est-il encore là, tout près demoi, tandis qu’elle me surveille…

Cependant, les yeux de Véronique s’accoutumaient à lademi-obscurité, et elle vit distinctement qu’il y avait sur lebattant de la porte, lequel s’ouvrait à l’intérieur, une main defemme qui tirait doucement.

– Pourquoi ne ferme-t-elle pas d’un coup ? se demandaVéronique, pourquoi, puisqu’elle veut évidemment mettre cettebarrière entre nous ?

La réponse, Véronique la connut en entendant, sous le battant,le grincement d’un caillou qui faisait obstacle. L’obstaclesupprimé, la porte serait close. Sans hésitation, Véroniques’avança, saisit une énorme poignée de fer et tira vers elle. Lamain disparut, mais l’effort adverse continua. Il devait y avoiraussi une poignée de l’autre côté.

Tout de suite un coup de sifflet retentit. La femme demandait dusecours. Et, presque en même temps, dans le couloir, à quelquedistance de la femme, un cri :

– Maman ! Maman !

Ah ! ce cri, avec quelle émotion profonde Véroniquel’entendit ! Son fils, son vrai fils l’appelait, son filsencore prisonnier, mais vivant ! Quelle joiesurhumaine !

– Me voici, mon petit.

– Vite maman, ils m’ont attaché, et le sifflet, c’est leursignal… on va venir.

– Me voici… je te sauverai avant !…

Elle ne doutait pas du dénouement. Il lui semblait que sesforces n’avaient pas de bornes et que rien ne pourrait résister àla tension exaspérée de tout son être. De fait, l’adversairefaiblissait, abandonnait peu à peu du terrain.

L’ouverture devenait plus grande, et subitement la lutte futterminée. Véronique passa.

La femme avait fui déjà dans le couloir et tirait l’enfant parune corde, pour le contraindre à marcher malgré les liens quil’attachaient. Vaine tentative ! Elle y renonça aussitôt.Véronique était près d’elle, le revolver au poing.

La femme lâcha l’enfant et se redressa dans la clarté quiprovenait des cellules ouvertes. Elle était vêtue de laine blanche,avec une cordelière autour de la taille, les bras à demi nus, levisage encore jeune, mais flétri, maigre et ridé. Sa chevelureétait blonde, coupée de mèches blanches. Ses yeux brillaient defureur haineuse.

Les deux femmes se regardaient, sans un mot, comme deux ennemisqui se sont mesurés et entre lesquels la bataille recommencera.Triomphante, Véronique souriait presque, d’un sourire de défi. À lafin, elle dit :

– Si vous touchez du bout du doigt à mon enfant, je vous tue.Partez.

La femme n’avait pas peur. Elle semblait réfléchir, et prêtaitl’oreille dans l’attente d’un secours. Rien ne venait. Alors, ellebaissa les yeux vers François et fit un mouvement comme pourressaisir sa proie.

– N’y touchez pas ! reprit Véronique avec violence. N’ytouchez pas, ou je tire !

La femme haussa les épaules et scanda :

– Pas de menaces. Si j’avais voulu le tuer, ton enfant, ceserait déjà fait. Mais son heure n’est pas venue, et ce n’est paspar moi qu’il doit mourir.

Malgré elle, Véronique murmura, toute frémissante :

– Par qui doit-il mourir ?

– Par mon fils. Tu sais… celui que tu viens de voir.

– C’est votre fils, l’assassin… le monstre ! …

– C’est le fils de…

– Taisez-vous ! taisez-vous ! ordonna Véronique,comprenant que cette femme avait été la maîtresse de Vorski etcraignant qu’elle ne fît quelque révélation devant François…Taisez-vous, ce nom-là ne doit pas être prononcé.

– Il le sera quand il le faudra, dit la femme. Ah ! si j’aisouffert par toi, Véronique, c’est à ton tour, et tu n’en es qu’audébut ! …

– Va-t’en, cria Véronique, l’arme toujours braquée.

– Pas de menaces, encore une fois.

– Va-t’en ou je tire. Sur la tête de mon fils, je le jure.

La femme recula, inquiète quand même. Mais un nouvel accès derage la souleva. Impuissante, elle porta ses deux poings en avant,et articula d’une voix rauque et saccadée :

– Je me vengerai… tu verras ça, Véronique… La croix…,comprends-tu… la croix est dressée… tu es la quatrième… Quellevengeance !

Ses poings secs et noueux s’agitaient. Elle dit encore :

– Ah ! comme je te hais ! Quinze ans de haine !Mais la croix me vengera… C’est moi, c’est moi qui t’attacherailà-haut… La croix est dressée… tu verras… la croix est dressée…

Elle s’en alla lentement, toute droite, sous la menace durevolver.

– Maman, ne la tue pas, n’est-ce pas ? murmura François,devinant le combat qui se livrait dans l’âme de sa mère.

Véronique sembla se réveiller et répondit :

– Non, non, ne crains rien… Cependant, on devrait peut-être…

– Oh ! je t’en prie, laisse-la, maman, etallons-nous-en.

Elle le souleva dans ses bras, avant même que la femme eûtdisparu, le pressa contre elle et l’emporta jusqu’à la cellule,comme s’il n’eût pas pesé plus qu’un petit enfant.

– Maman…, maman…, disait-il.

– Oui, mon chéri, ta maman, et personne ne t’arrachera plus àmoi, je te le jure.

Sans se soucier des blessures que la pierre lui faisait, elle seglissa, presque d’un coup cette fois, par la fente que Françoisavait pratiquée dans le mur, puis elle attira l’enfant, etseulement alors elle prit le temps de le délivrer de ses liens.

– Plus de danger ici, dit-elle, du moins pour le moment, puisquel’on ne peut guère nous attaquer que par cette cellule et que jesaurai bien en défendre l’issue.

Ah ! de quelle étreinte ils se serrèrent l’un contrel’autre ! Aucun obstacle ne séparait maintenant leurs lèvreset leurs bras. Ils se voyaient, ils se regardaient à même lesyeux.

– Mon Dieu ! que tu es beau, mon François, disaitVéronique.

Elle ne lui trouvait point de ressemblance avec l’enfantmeurtrier, et s’étonnait qu’Honorine eût pu les confondre l’un avecl’autre. Et elle ne se lassait pas d’admirer la noblesse, lafranchise et la douceur de son visage.

– Et toi, ma maman, disait-il, supposes-tu donc que j’imaginaisune mère aussi belle que toi ? Non, pas même dans mes rêves,quand tu m’apparaissais sous l’aspect d’une fée. Et cependantStéphane m’a souvent raconté…

Elle l’interrompit :

– Dépêchons-nous, mon chéri, il faut nous mettre à l’abri deleurs poursuites. Il faut s’en aller.

– Oui, dit-il, et surtout s’en aller de Sarek. J’ai combiné unplan de fuite qui doit forcément réussir. Mais, avant tout,Stéphane… qu’est-il devenu ? J’ai entendu au-dessous de macellule le bruit dont je t’ai parlé, et je crains…

Sans répondre à sa question, elle l’entraîna par la main.

– J’ai beaucoup de choses à te révéler, mon chéri, des chosesdouloureuses que tu ne dois plus ignorer. Mais tout à l’heure… Pourl’instant, il faut nous réfugier au Prieuré. Cette femme vachercher du secours et nous poursuivre.

– Mais elle n’était pas seule, maman, quand elle est entréebrusquement dans ma cellule et qu’elle m’a surpris en train decreuser le mur. Quelqu’un l’accompagnait…

– Un enfant, n’est-ce pas ? Un garçon de tataille ?

– Je ne l’ai guère vu. Ils se sont jetés sur moi, la femme etlui, ils m’ont attaché et porté dans le couloir, puis la femme estpartie un moment, et, lui, il est revenu vers la cellule. Ilconnaît donc maintenant ce tunnel et l’issue qui débouche auPrieuré.

– Oui, je sais, mais nous aurons facilement raison de lui, etnous boucherons cette issue.

– Mais il reste le pont, qui relie les deux îles, objectaFrançois.

– Non, dit-elle, je l’ai incendié. Le Prieuré est absolumentisolé.

Ils marchaient rapidement, Véronique pressant l’allure, Françoisun peu inquiet des paroles que prononçait sa mère.

– Oui, oui…, disait-il, je me rends compte, en effet, qu’il y abeaucoup de choses que j’ignore, et que tu m’as cachées pour ne pasm’effrayer, maman. Ainsi ce pont que tu as brûlé… Avec l’essencepréparée, n’est-ce pas ? et comme c’était convenu avecMaguennoc en cas de péril ?… On te menaçait donc aussi, et lalutte avait commencé contre toi, maman ? Et puis certainesparoles que cette femme a prononcées avec tant de haine !… Etpuis… et puis surtout, qu’est devenu Stéphane ? Dans macellule, tout à l’heure, ils ont parlé de lui, à voix basse… Toutcela me tourmente… Je ne vois pas non plus l’échelle que tu avaisapportée…

– Je t’en prie, mon chéri, ne perdons pas un instant. La femmeaura trouvé du secours… On est sur nos traces.

L’enfant s’arrêta net.

– Quoi ? Tu entends quelque chose ?

– On marche.

– Tu es sûr ?

– On marche à notre rencontre…

– Ah ! fit-elle sourdement, c’est l’assassin qui revient duPrieuré…

Elle tâta son revolver, prête à tout. Mais soudain elle poussaFrançois vers un coin d’ombre qui s’ouvrait à sa droite et quiétait formé par l’amorce d’un de ces tunnels, probablementobstrués, qu’elle avait remarqués en venant.

– Là… là…, dit-elle, nous serons bien… il ne nous verra pas.

Le bruit se rapprochait.

– Renfonce-toi, dit-elle, et pas un mouvement… L’enfant murmura:

– Qu’est-ce que tu as à la main ? Ton revolver… Ah !maman, tu ne vas pas tirer ?…

– Je devrais… je devrais…, dit Véronique. C’est un telmonstre ! … C’est comme sa mère… j’aurais dû… nousregretterons peut-être…

Et elle ajouta, presque à son insu :

– Il a tué ton grand-père.

– Ah ! maman… maman…

Elle le soutint pour qu’il ne tombât point, et, dans le silence,elle entendit les pleurs de l’enfant qui sanglotait contre elle, etqui balbutiait :

– N’importe… ne tire pas… maman…

– Le voilà…, mon chéri… tais-toi… le voilà… regarde-le…

L’autre passa. Il marchait lentement, un peu courbé, l’oreilleaux aguets. Il parut à Véronique exactement de la même grandeur queson fils, et, cette fois, en le regardant de façon plus attentive,elle ne s’étonna pas trop qu’Honorine et M. d’Hergemont se fussenttrompés, car il existait réellement des points de ressemblancequ’avait dû accentuer le port du béret rouge dérobé à François.

Il s’éloigna.

– Tu le connais ? demanda Véronique.

– Non, maman.

– Tu es certain de ne l’avoir jamais vu ?

– Certain.

– Et c’est bien lui qui s’est jeté sur toi, dans la cellule,avec la femme ?

– Je n’en doute pas, maman. Il m’a même frappé au visage, sansraison, avec une véritable haine.

– Ah ! dit-elle, tout cela est incompréhensible. Quand doncéchapperons-nous à ce cauchemar !

– Vite, maman, le chemin est libre. Profitons-en.

Sous la lumière, elle vit qu’il était tout pâle, et elle sentitsa main glacée dans la sienne. Pourtant il lui sourit d’un airheureux.

Ils repartirent, et, bientôt, après avoir franchi le pan defalaise qui réunissait les deux îles, et remonté les escaliers, ilsdébouchaient en plein air, à droite du jardin de Maguennoc. Le jourcommençait à baisser.

– Nous sommes sauvés, dit Véronique.

– Oui, objecta l’enfant, mais à condition que l’on ne puisse pasnous rejoindre par le même chemin. Il s’agit donc de le barrer.

– Comment ?

– Attends-moi, je vais chercher des instruments au Prieuré.

– Oh ! non, ne nous quittons pas, François.

– Allons-y ensemble, maman.

– Et si l’ennemi arrive pendant ce temps ? Non, il fautdéfendre cette sortie.

– Alors, aide-moi, maman…

Un examen rapide leur montra que l’une des deux pierres quifaisaient voûte au-dessus de l’entrée n’avait pas de racines bienprofondes. Ils n’eurent point de mal, en effet, à l’ébranlerd’abord, puis à la déchausser. La pierre tomba en travers del’escalier, et fut aussitôt recouverte par un éboulis de terre etde cailloux qui rendait le passage sinon impraticable du moinsdifficile.

– D’autant que nous restons là, dit François, jusqu’à ce quenous puissions mettre mon projet à exécution. Et, sois tranquille,maman, l’idée est bonne, et nous ne sommes pas loin du but.

D’ailleurs, avant tout, ils reconnurent que le repos étaitnécessaire. L’un et l’autre, ils étaient épuisés.

– Étends-toi, maman…, tiens, ici… il y a un tapis de mousse,sous ce rocher qui surplombe et qui forme une vraie niche. Tu yseras comme une reine, à l’abri de la fraîcheur.

– Ah ! mon chéri, mon chéri, murmura Véronique toutheureuse…

L’heure était venue pour eux de s’expliquer, et Véroniquen’hésita pas à le faire. Le chagrin de l’enfant, en apprenant lamort de tous ceux qu’il aimait et de tous ceux qu’il avait connus,s’atténuerait de toute la joie qu’il éprouvait à retrouver sa mère.Elle parla donc sans réticence, le berçant contre elle, essuyantses larmes, sentant bien qu’elle suffisait à remplacer toutes lesaffections et toutes les amitiés perdues. La mort de Stéphane,surtout, le frappa :

– Mais, est-ce bien sûr, disait-il, car enfin rien ne nousprouve qu’il se soit noyé. Stéphane nage parfaitement… et alors…Mais oui, mais oui, maman, il ne faut pas désespérer… au contraire…Tiens, voici justement un ami qui vient toujours aux heures sombrespour affirmer que tout n’est pas perdu.

Tout-Va-Bien, en effet, arrivait en trottinant. La vue de sonmaître n’eut pas l’air de le surprendre. Rien ne surprenaitTout-Va-Bien outre mesure. Les événements se succédaient toujourspour lui suivant un ordre naturel qui ne le dérangeait ni dans seshabitudes ni dans ses occupations. Les larmes seules lui semblaientdignes d’une attention particulière. Or, Véronique et François nepleuraient pas.

– Tu vois, maman, Tout-Va-Bien est de mon avis, rien n’estperdu… mais, en vérité, mon vieux Tout-Va-Bien, tu as du flair.Hein ! qu’aurais-tu dit si nous avions quitté l’île sanstoi ?

Véronique regarda son fils.

– Quitter l’île ?

– Certes, et le plus tôt possible. C’est là mon projet, qu’endis-tu ?

– Mais comment s’en aller ?

– En barque.

– Il y en a une par ici ?

– La mienne.

– Où ?

– Tout près d’ici, à la pointe même de Sarek.

– On peut donc descendre ? La falaise est à pic,cependant.

– C’est à l’endroit même où elle est le plus abrupte, un endroitqu’on appelle la Poterne. C’est ce nom qui nous a intrigués,Stéphane et moi. Une poterne, cela indique une entrée, une sortie.Or, nous avons fini par apprendre qu’au Moyen Age, du temps mêmedes moines, l’îlot du Prieuré était entouré de remparts. Il étaitdonc à supposer qu’il y avait eu là une poterne qui commandait uneissue vers la mer. Et, de fait, après quelques rechercheseffectuées avec Maguennoc, nous avons découvert, dans le plateau dela falaise, comme une faille, une dépression remplie de sable, etmaintenue, de place en place, par de véritables murs en grosmoellons. Un sentier tourne au milieu, avec des marches et desfenêtres du côté de la mer, et conduit jusqu’à une petite baie.C’est l’issue de la poterne. Nous l’avons remise en état, et mabarque est suspendue au pied de la falaise.

Le visage de Véronique se transformait.

– Mais alors, nous sommes sauvés, cette fois !

– Sans le moindre doute.

– Et l’ennemi ne peut pas venir par là ?

– Comment ?

– Il dispose du canot automobile.

– S’il n’est pas venu, c’est qu’il ne connaît ni cette baie nicette descente, lesquelles sont invisibles du large, et défendues,d’ailleurs, par mille pointes de récifs.

– Et qui nous empêche de partir tout de suite ?

– La nuit, maman. Si bon marin que je sois, si habitué à toutesles passes qui permettent de s’éloigner de Sarek, je ne suis pas dutout sûr de ne pas échouer sur quelque écueil. Non, il fautattendre le jour.

– Comme c’est long !

– Quelques heures de patience, maman. Et nous sommesensemble ! Dès l’aube, on s’embarque, et nous commençons parsuivre le pied de la falaise jusqu’au dessous des cellules. Là,nous recueillons Stéphane qui, forcément, nous attend sur quelqueplage, et nous filons tous les quatre, n’est-ce pas,Tout-Va-Bien ? Vers midi, nous abordons à Pont-l’Abbé. Voilàmon plan.

Véronique débordait de joie et d’admiration. Elle s’étonnaitqu’un enfant pût faire preuve d’un tel sang-froid !

– C’est parfait, mon chéri, et tu as raison en tout. Décidément,la chance tourne de notre côté.

La soirée s’écoula sans incidents. Une alerte pourtant, du bruitsous les décombres qui obstruaient le souterrain, et un rayonlumineux qui filtra par une fente, les obligea à monter la gardejusqu’au moment du départ. Mais leur bonne humeur n’en fut pasaltérée.

– Mais oui, mais oui, je suis tranquille, disait François. Dèsl’instant où je t’ai retrouvée, j’ai senti que c’était pourtoujours. D’ailleurs, en dernier ressort, ne nous reste-t-il pas unespoir suprême ? Stéphane t’en a parlé, n’est-ce pas ? etcela te fait rire, cette confiance dans un sauveur que je n’aijamais vu… Eh bien, je te le dis, maman, alors même que je verraisun poignard levé sur moi, je serais certain, tu entends, absolumentcertain qu’une main arrêterait le coup.

– Hélas ! dit-elle, cette main providentielle n’a pasempêché tous les malheurs que je t’ai racontés.

– Elle écartera ceux qui menacent ma mère, affirma l’enfant.

– Comment ? Cet ami inconnu n’a pas été averti.

– Il viendra quand même. Il n’a pas besoin d’être averti poursavoir que le danger est grand. Il viendra. Aussi, maman,promets-le-moi : quoi qu’il arrive, tu garderas confiance.

– Je garderai confiance, mon chéri, je te le promets.

– Et tu fais bien, dit-il en riant, puisque c’est moi quideviens le chef. Et quel chef, hein, maman ? Dès hier soir, jeprévoyais que, pour mener à bien l’entreprise, et pour que ma mèren’ait ni froid ni faim, au cas où l’on aurait pu embarquer cetaprès-midi, il nous faudrait des vivres et des couvertures !Eh bien, cela va nous servir pour cette nuit, puisque par prudencenous ne devons pas abandonner notre poste ici et coucher auPrieuré. Où as-tu mis le paquet, maman ?

Tous deux mangèrent gaiement et de bon appétit. Puis Françoisinstalla sa mère, l’enveloppa de vêtements, et ils s’endormirent,pressés l’un contre l’autre, heureux et sans crainte.

Quand l’air vif du matin réveilla Véronique, une bande de clartéun peu rose barrait le ciel.

François dormait, d’un sommeil paisible d’enfant qui se sentprotégé et que n’assaille aucun rêve mauvais. Elle le contemplalonguement, indéfiniment, sans se lasser, et le soleil était déjàbien au-dessus de l’horizon qu’elle le regardait encore.

– À l’œuvre, maman, dit-il, dès qu’il eut ouvert les yeux etqu’il l’eut embrassée. Personne du côté du souterrain ? Non.Alors nous avons tout le temps de nous embarquer.

Ils emportèrent les couvertures et les provisions et sedirigèrent, d’un pas allègre, vers la descente de la Poterne, à lapointe même de l’île. Au-delà de cette pointe, les rochess’amoncelaient en un chaos formidable, où la mer, cependant calme,clapotait avec fracas.

– Pourvu que ta barque y soit encore, dit Véronique.

– Penche-toi un peu, maman. Tu la vois, là-bas, suspendue danscette anfractuosité ? Il nous suffira de manœuvrer la poulieet de la mettre à flot. Ah ! tout est bien combiné, mèrechérie… Il n’y a rien à craindre… Seulement… Seulement…

Il s’était interrompu et réfléchissait.

– Quoi ?… qu’y a-t-il ? demanda Véronique.

– Oh ! rien, un petit retard…

– Mais, enfin…

Il se mit à rire.

– Vrai, pour un chef d’expédition, j’avoue que c’est un peuhumiliant. Figure-toi que je n’ai oublié qu’une chose, les rames.Elles sont au Prieuré.

– Mais c’est terrible ! s’écria Véronique.

– Pourquoi ? Je cours au Prieuré. Dans dix minutes, je suisde retour.

Toutes les appréhensions de Véronique revenaient.

– Et s’ils débouchent du tunnel pendant ce temps ?

– Allons, allons, maman, dit-il en riant, tu m’as promis d’avoirconfiance. Pour déboucher du tunnel, il leur faut une heure detravail, et on les entendrait. Et puis, pas d’explicationsinutiles, maman chérie. À tout à l’heure.

Il s’élança.

– François ? François ?

Il ne répondit pas.

« Ah ! pensa-t-elle, de nouveau assaillie par despressentiments, je m’étais juré de ne pas le quitter d’une seconde.»

Elle le suivit de loin et s’arrêta sur un monticule situé entrele Dolmen-aux-Fées et le Calvaire-Fleuri. De là, elle apercevaitl’issue du tunnel, et elle voyait aussi son fils qui dégringolaitle long de la pelouse.

Il entra d’abord dans le sous-sol du Prieuré. Mais sans douteles rames ne s’y trouvaient-elles point, car il sortit presqueaussitôt et se dirigea vers la porte principale qu’il ouvrit, et ildisparut.

« Une minute lui suffira amplement, se dit Véronique. Les ramesdoivent être dans le vestibule… en tout cas, sûrement aurez-de-chaussée. Mettons deux minutes au plus. »

Elle compta les secondes, tout en observant l’issue dutunnel.

Mais il se passa trois minutes, quatre minutes, et la porteprincipale ne se rouvrit pas.

Toute la confiance de Véronique s’évanouit. Elle songea quec’était fou de ne pas avoir accompagné son fils, et qu’ellen’aurait jamais dû se soumettre à la volonté d’un enfant. Sanss’occuper du tunnel et des menaces qui pouvaient surgir de ce côté,elle se mit en marche vers le Prieuré. Mais elle avait cettesensation affreuse que l’on éprouve dans certains rêves où lesjambes sont comme paralysées, et où l’on reste sur place, tandisque l’ennemi avance et vous attaque.

Et tout à coup, en arrivant au Dolmen, elle avisa un spectacleétrange dont la signification ne lui apparut pas sur-le-champ. Lesol, au pied des chênes qui encerclaient l’hémicycle vers ladroite, était jonché de branches coupées, coupées récemment, et quimontraient encore leurs feuilles fraîches.

Elle leva les yeux et demeura stupéfaite, épouvantée.

Un seul chêne avait été dépouillé. Et sur l’énorme tronc, nujusqu’à une hauteur de quatre ou cinq mètres, il y avait, piquéepar une flèche, une pancarte avec cette inscription V. d’H.

– La quatrième croix… balbutia Véronique… la croix marquée à monnom !…

Elle pensa que, son père étant mort, ses initiales de jeunefille avaient dû être tracées par l’un des ennemis, le principal,assurément, et pour la première fois, sous l’influence desévénements qui venaient de se produire, songeant à la femme et àl’enfant qui la persécutaient, elle donna malgré elle, à cetennemi-là un visage déterminé.

Impression fugitive, hypothèse invraisemblable, dont elle n’eutmême pas conscience. Quelque chose de plus terrible labouleversait. Elle comprenait subitement que les monstres, ceux deslandes et des cellules, les complices de la femme et de l’enfant,avaient dû venir, puisque la croix était dressée. Sans douteavaient-ils construit et jeté une passerelle à la place du pontincendié. Ils étaient maîtres du Prieuré. Et François se trouvaitde nouveau entre leurs mains !

Alors elle bondit d’un trait, toutes ses forces ranimées. À sontour, elle courut par la pelouse semée de ruines qui descendaitvers la façade.

– François !… François !… François…

Elle appelait d’une voix déchirante. Elle annonçait son approcheà grands cris. Et ainsi elle parvint au Prieuré.

L’un des battants était entrouvert. Elle le poussa et se ruadans le vestibule en criant :

– François ! François !

L’appel résonna de haut en bas, à travers toute la maison, maisresta sans réponse.

– François ! François !

Elle gravit l’escalier, ouvrit des portes au hasard, courut à lachambre de son fils, à celle de Stéphane, à celle d’Honorine.Personne.

– François ! François ! … Tu ne m’entends pas ?Ils te font du mal peut-être ! … Oh ! François, je t’enprie…

Elle revint jusqu’au palier.

En face d’elle, c’était le bureau de M. d’Hergemont.

Elle se jeta sur la porte et recula aussitôt, comme frappée parune vision surgie de l’enfer même.

Un homme était là, debout, les bras croisés, qui paraissaitattendre. Et c’était bien l’homme qu’elle avait imaginé un instanten pensant à la femme et à l’enfant. C’était le troisièmemonstre !

Elle dit simplement, mais avec quelle horreur inexprimable :

– Vorski ! … Vorski ! …

Partie 2
La pierre miraculeuse

Chapitre 1Le fléau de Dieu

Vorski ! Vorski ! L’être innommable dont le souvenirl’emplissait d’horreur et de honte, le monstrueux Vorski n’étaitpas mort ! L’assassinat de l’espion par un de ses camarades,son enterrement dans le cimetière de Fontainebleau, tout cela, desfables, des erreurs ! Une seule réalité, Vorskivivait !

De toutes les visions qui avaient pu hanter le cerveau deVéronique, il n’en était aucune dont l’abomination égalât un pareilspectacle : Vorski debout, les bras croisés, d’aplomb sur ses deuxjambes, la tête droite entre les deux épaules, vivant,vivant !

Elle eût tout accepté avec sa vaillance ordinaire : cela point.Elle s’était senti la force d’affronter et de braver n’importe quelennemi ; pas cet ennemi-là. Vorski, c’était l’ignominie, laméchanceté jamais satisfaite, la sauvagerie sans bornes, la méthodeet la démence dans le crime.

Et cet homme l’aimait.

Elle rougit soudain. Vorski fixait des yeux avides sur la chairnue de ses épaules et de ses bras, qui apparaissait entre leslambeaux de son corsage, et il regardait cette chair nue comme uneproie que rien ne pouvait lui arracher. Pourtant Véronique nebougea point. Aucun voile n’était à sa portée. Elle se raidit sousl’affront de ce désir, et le défia d’un tel regard qu’il en futgêné et détourna les yeux un instant.

Aussitôt, dans un élan, elle s’écria :

– Mon fils ! où est François ? je veux le voir.

Il répliqua :

– Notre fils m’est sacré, madame. Il n’a rien àcraindre de son père.

– Je veux le voir.

Il leva la main en signe de serment.

– Vous le verrez, je vous le jure.

– Mort, peut-être ! fit-elle d’une voix sourde.

– Vivant comme vous et moi, madame.

Il y eut un nouveau silence. Visiblement Vorski cherchait sesphrases et préparait le discours par lequel devait commencer entreeux l’implacable combat.

C’était un homme de stature athlétique, puissant de torse, lesjambes un peu arquées, le cou énorme et gonflé par les tendons desmuscles, avec une tête trop petite sur laquelle étaient plaquésdeux bandeaux de cheveux blonds. Ce qui, autrefois, donnait chezlui l’impression d’une force brutale où il y avait encore unecertaine distinction, était devenu, avec l’âge, l’attitude massiveet vulgaire du lutteur de profession qui se carre sur l’estradeforaine. Le charme inquiétant auquel les femmes se prenaient jadiss’était dissipé, et il ne restait qu’une physionomie âpre etcruelle dont il essayait de corriger la dureté par un sourireimpassible.

Il décroisa les bras, approcha un fauteuil, et, s’inclinantdevant Véronique :

– La conversation que nous allons avoir, madame, sera longue etquelquefois pénible. Ne voulez-vous pas vous asseoir ?

Il attendit un instant, et, ne recevant pas de réponse, sans selaisser démonter, il reprit :

– Il y a, d’ailleurs, tout ce qu’il faut sur ce guéridon pour serestaurer, et un biscuit, un doigt de vieux vin, un verre dechampagne ne vous seraient peut-être pas inutiles…

Il affectait une politesse exagérée, cette politesse toutegermaine des demi-barbares qui veulent prouver qu’aucune dessubtilités de la civilisation ne leur est inconnue, et qu’ils sontinitiés à tous les raffinements de la courtoisie, même à l’égardd’une femme que le droit de conquête leur permettrait de traiter defaçon plus cavalière. Et c’était là un de ces détails qui, dans letemps passé, avaient éclairé le plus vivement Véronique surl’origine probable de son mari.

Elle haussa les épaules et garda le silence.

– Soit, dit-il, mais vous m’autoriserez alors à rester deboutcomme il sied à un gentilhomme qui se pique de quelquesavoir-vivre. Et, de plus, vous voudrez bien m’excuser si je paraisen votre présence dans cette tenue plus que négligée. Les camps deconcentration et les cavernes de Sarek ne sont guère favorables aurenouvellement d’une garde-robe.

Il portait, en effet, un vieux pantalon rapiécé et un gilet delaine rouge déchiré. Mais, par là-dessus, il avait endossé unetunique de lin blanche mi-fermée à l’aide d’une cordelière.Accoutrement recherché au fond, et dont il accentuait lesbizarreries par des attitudes théâtrales et un air de négligencesatisfaite.

Content de son préambule, il se mit à marcher de long en large,les mains au dos, en homme qui n’est pas pressé et qui prend leloisir de la réflexion dans les circonstances les plus graves. Puisil s’arrêta et, lentement :

– Je crois, madame, que nous gagnerons du temps à perdre lesquelques minutes indispensables à un exposé sommaire de ce que futnotre vie commune. N’est-ce pas votre opinion ?

Véronique ne répondit pas. Il commença donc de la même voixposée :

– Quand vous m’avez aimé…

Elle eut un geste de révolte. Il insista :

– Cependant, Véronique…

– Ah ! fit-elle avec dégoût, je vous défends… Ce nomprononcé par vous !… je vous défends…

Il sourit, et, d’un ton de condescendance :

– Ne m’en veuillez pas, madame. Quelle que soit la formuleemployée, mon respect vous est acquis. Je reprends donc. Quand vousm’avez aimé, j’étais, il faut l’avouer, un libertin sans cœur, undébauché, qui ne manquait peut-être pas d’une certaine allure, carj’ai toujours poussé les choses à outrance, mais qui n’avait aucunedes qualités nécessaires au mariage. Ces qualités, je les auraisacquises facilement sous votre influence, puisque je vous aimais àla folie. Il y avait en vous une pureté qui me ravissait, un charmeet une naïveté que je n’avais rencontrés chez aucune femme. Il eûtsuffi d’un peu de patience de votre part, d’un effort de douceur,pour me transformer. Malheureusement, dès la première heure, aprèsdes fiançailles assez tristes où vous ne pensiez qu’au chagrin et àla rancune de votre père, dès la première heure de notre mariage,il y eut entre nous un désaccord profond, irrémédiable. Vous aviezaccepté malgré vous le fiancé qui s’était imposé. Vous n’avez eupour le mari que haine et répulsion. Ce sont là des choses qu’unhomme comme Vorski ne pardonne pas. Assez de femmes et des plushautaines m’avaient donné à moi-même la preuve de ma parfaitedélicatesse, pour que j’aie le droit de ne m’adresser aucunreproche. Que la petite bourgeoise que vous étiez s’offusquât, tantpis. Vorski est de ceux qui agissent selon leurs instincts et leurspassions. Ces instincts et ces passions vous déplaisaient ? Àvotre idée, madame. J’étais libre, je repris ma vie. Seulement…

Il s’interrompit quelques secondes, puis acheva :

– Seulement, je vous aimais. Et lorsque, un an plus tard, lesévénements se précipitèrent, lorsque la perte de votre fils vouseut jetée dans un couvent, moi, je restai avec cet amour inassouvi,brûlant et torturant. Ce que fut mon existence, vous pouvez ledeviner : une suite de débauches et d’aventures violentes oùj’essayais vainement de vous oublier, et puis des coups d’espoirsubits, des pistes que l’on m’indiquait et sur lesquelles jem’élançais à corps perdu, pour retomber toujours au découragementet à la solitude. C’est ainsi que je retrouvai votre père et votrefils. C’est ainsi que je connus leur retraite ici, que je lessurveillai, que je les épiai, moi-même ou par l’intermédiaire depersonnes qui m’étaient toutes dévouées. Je comptais de la sortearriver jusqu’à vous, but unique de mes efforts et raison suprêmede tous mes actes, quand la guerre fut déclarée. Huit jours après,n’ayant pu franchir la frontière, j’étais emprisonné dans un campde concentration…

Il s’arrêta. Son dur visage devint plus dur encore, et il gronda:

– Oh ! l’enfer que j’ai vécu là ! Vorski !Vorski, fils de roi, confondu parmi tous les garçons de café ettous les voyous de Germanie ! Vorski, captif, honni de tous etdétesté par tous ! Vorski, sale et pouilleux ! Ai-jesouffert, mon Dieu ! Mais passons là-dessus. Ce que j’ai faitpour sortir de la mort, j’ai eu raison de le faire. Si quelqueautre, à ma place, a été frappé par le poignard, si quelque autreest enterré sous mon nom en un coin de France, je ne le regrettepas. Lui ou moi, il fallait choisir. J’ai choisi. Et ce n’estpeut-être pas seulement l’amour tenace de la vie qui m’a fait agir,c’est aussi et c’est surtout une chose nouvelle, une auroreimprévue qui se levait dans mes ténèbres, et qui déjà m’éblouissaitde sa splendeur. Mais ceci, c’est mon secret. Nous en parleronsplus tard, si vous m’y obligez. Pour l’instant…

Devant tous ces discours débités avec l’emphase d’un acteur quise réjouirait de son éloquence et applaudirait à ses périodes,Véronique avait gardé son attitude impassible. Aucune de cesdéclarations mensongères ne pouvait la toucher. Elle semblaitabsente.

Il s’approcha d’elle et, pour la contraindre à l’attention,reprit d’un ton plus agressif :

– Vous ne paraissez pas soupçonner que mes paroles sontextrêmement graves, madame. Elles le sont, pourtant, et elles vontle devenir encore plus. Mais, avant d’en arriver au plusredoutable, et dans l’espoir même de n’y pas arriver, je tiens àfaire appel non pas à votre esprit de conciliation – il n’est pasde conciliation possible entre nous – mais à votre raison, à votresens de la réalité… car enfin il ne se peut pas que vous ignoriezvotre situation actuelle, la situation de votre fils…

Elle n’écoutait point, il en eut la conviction absolue. Absorbéesans doute par la pensée de ce fils, elle entendait des mots quin’avaient pas pour elle la moindre signification. Irrité, cachantmal son impatience, il continua cependant :

– Mon offre est simple, et je veux croire que vous ne larejetterez pas. Au nom de François, et en vertu des sentimentsd’humanité et de compassion qui m’animent, je vous demande derattacher le présent au passé que je viens d’esquisser à grandstraits. Au point de vue social, le lien qui nous unit n’a jamaisété brisé. Vous êtes toujours, par le nom et au regard de laloi…

Il se tut, observa Véronique un instant, puis, lui appliquantviolemment la main sur l’épaule, il cria :

– Écoute donc, bougresse ! Vorski parle.

Véronique perdit l’équilibre, se rattrapa au dossier d’unfauteuil, et, de nouveau, les bras croisés, les yeux pleins demépris, se dressa en face de son adversaire.

Cette fois encore Vorski put se dominer. L’acte avait étéimpulsif et contraire à sa volonté. Sa voix en garda une intonationimpérieuse et mauvaise.

– Je répète que le passé existe toujours. Que vous le vouliez ounon, madame, vous êtes l’épouse de Vorski. Et c’est en raison de cefait indéniable que je viens vous demander s’il vous plaît de vousconsidérer comme telle aujourd’hui. Entendons-nous : si je neprétends obtenir ni votre amour ni même votre amitié, je n’acceptepas non plus de retourner aux relations hostiles qui furent lesnôtres. Je ne veux plus l’épouse dédaigneuse et lointained’autrefois. Je veux…, je veux une femme… une femme qui sesoumette… qui soit la compagne dévouée, attentive, fidèle…

– L’esclave, murmura Véronique.

– Eh ! oui, s’écria-t-il, l’esclave, vous l’avez dit. Je nerecule pas plus devant les mots que devant les actes.L’esclave ! et pourquoi pas ? si l’esclave comprend sondevoir, qui est d’obéir aveuglément. Pieds et poings liés,perinde ac cadaver. Ce rôle vous plaît-il ?Voulez-vous m’appartenir corps et âme ? Et votre âme même, jem’en moque. Ce que veux… ce que je veux… vous le savez bien…n’est-ce pas ? Ce que je veux, c’est ce que je n’ai jamais eu.Votre mari ? Ah ! ah ! l’ai-je jamais été, votremari ? Si je cherche au fond même de ma vie, dans lebouillonnement de mes sensations et de mes joies, je ne retrouvepas un seul souvenir qui me rappelle qu’il y a eu entre nous autrechose que la lutte sans merci de deux ennemis. Je vous regarde, etc’est une étrangère que je vois, étrangère dans le passé comme dansle présent. Eh bien, puisque la chance a tourné, puisque j’ai remisla griffe sur vous, il n’en sera pas ainsi dans l’avenir. Il n’ensera pas ainsi de demain, ni même de la nuit qui vient, Véronique.Je suis le maître, il faut accepter l’inévitable.Acceptez-vous ?

Il n’attendit pas la réponse, et, haussant encore la voix, ils’exclama :

– Acceptez-vous ? Pas de faux-fuyants ni de faussespromesses. Acceptez-vous ? Si oui, mettez-vous à genoux,faites le signe de la croix, et prononcez fortement : « J’accepte.Je serai l’épouse qui consent. Je me soumettrai à tous vos ordreset à tous vos caprices. Ma vie ne compte plus. Vous êtes le maître.»

Elle haussa les épaules et ne répondit point. Vorski sursauta.Les veines de son front se gonflèrent. Pourtant, il se contintencore.

– Soit. D’ailleurs, je m’y attendais. Mais les conséquences devotre refus seront si graves pour vous que je veux faire unedernière tentative. Peut-être, après tout, ce refus s’adresse-t-ilau fugitif que je suis, au pauvre diable que je parais, etpeut-être la vérité changera-t-elle vos idées. Elle est éclatanteet merveilleuse, cette vérité. Comme je vous l’ai dit, une auroreimprévue s’est levée dans mes ténèbres, et Vorski, fils de roi, estilluminé de rayons…

Il avait une manière de parler de lui à la troisième personneque Véronique connaissait bien, et qui était la marque de soninsupportable vanité. Elle observa et retrouva aussi dans ses yeuxun éclat particulier qu’il avait toujours eu à certains momentsd’exaltation, éclat qui provenait évidemment de ses habitudesd’alcoolique, mais où elle croyait voir, en outre, le signed’aberrations passagères. N’était-il pas, en effet, une sorte dedément et, cette démence, les années ne l’avaient-elles pasaccrue ?

Il reprit et, cette fois, Véronique écouta :

– J’avais donc laissé ici, au moment de la guerre, une personnequi m’est attachée et qui poursuivit auprès de votre père l’œuvrede surveillance commencée par moi. Le hasard nous avait révélél’existence des grottes creusées sous les landes, et l’une desentrées de ces grottes. C’est dans cette retraite sûre qu’après madernière évasion je vins me réfugier, et c’est là que je fus mis aucourant, par quelques lettres interceptées, des recherches de votrepère sur le secret de Sarek et des découvertes qu’il avait faites.Vous comprenez si ma surveillance redoubla. D’autant plus que jetrouvais dans toute cette histoire, à mesure qu’elle apparaissaitplus nettement, les plus étranges coïncidences et une corrélationmanifeste avec certains détails de ma vie. Bientôt le doute ne futplus possible. Le destin m’avait envoyé là pour accomplir une œuvredont moi seul pouvais venir à bout… bien plus, une œuvre à laquellemoi seul avais le droit de collaborer. Comprenez-vous cela ?Depuis des siècles, Vorski était désigné. Vorski était l’élu dudestin. Vorski était inscrit sur le livre du temps. Vorski avaitles qualités nécessaires, les moyens indispensables, les titresrequis. J’étais prêt. Je me mis à l’action sans tarder, meconformant implacablement aux ordres du destin. Pas d’hésitationsur la route à suivre : à l’extrémité, le phare était allumé. Jesuivis donc la route tracée d’avance. Aujourd’hui Vorski n’a plusqu’à recueillir le prix de ses efforts. Vorski n’a plus qu’à tendrela main. À portée de cette main, c’est la fortune, la gloire, lapuissance illimitée. Dans quelques heures, Vorski, fils de roi,sera roi du monde. C’est cette royauté qu’il vous offre.

De plus en plus, il déclamait, comédien emphatique etpompeux.

Il se pencha vers Véronique :

– Voulez-vous être reine, impératrice, et vous élever au-dessusdes autres femmes autant que Vorski dominera les autreshommes ? Reine par l’or et par la puissance, comme vous l’êtespar la beauté, le voulez-vous ? Esclave de Vorski, maismaîtresse de tous ceux à qui Vorski commandera, levoulez-vous ? Comprenez-moi bien : il ne s’agit pas pour vousd’une décision unique à prendre, mais de deux décisions entrelesquelles il faut choisir. Il y a, comprenez-le, la contrepartiede votre refus. Ou bien la royauté que je vous offre, ou bien…

Il fit une pause, puis, la voix coupante, acheva :

– Ou bien la croix.

Véronique frissonna. L’épouvantable mot surgissait encore.Maintenant elle savait le nom du bourreau inconnu !

– La croix, répéta-t-il avec un sourire atroce de contentement.À vous de choisir. D’un côté, toutes les joies et tous les honneursdans la vie. De l’autre, la mort par le supplice le plus barbare.Choisissez. Entre ces deux termes du dilemme, aucune place. Ceci oucela. Et remarquez bien qu’il n’y a là, de ma part, aucune cruautéinutile, aucune ostentation de vaine autorité. Non. Moi, je ne suisque l’instrument. L’ordre vient de plus haut que moi, il vient dudestin lui-même. Pour que les volontés divines s’accomplissent,il faut que Véronique d’Hergemont meure ET QU’ELLE MEURE SURLA CROIX. C’est catégorique. On ne peut rien contre le destin. Onne peut rien quand on n’est pas Vorski, et que l’on n’a pas, commeVorski, toutes les audaces et toutes les ruses. Si Vorski a pu,dans la forêt de Fontainebleau, substituer un faux Vorski auvéritable, et s’il a su ainsi échapper au sort qui le condamnait,depuis son enfance, à mourir par le couteau d’un ami, il saura bientrouver quelque stratagème pour que la volonté divine s’accomplisseet pour que celle qu’il aime reste vivante. Mais il faut alorsqu’elle se soumette. J’offre le salut à ma fiancée, la mort à monennemie. Qui êtes-vous ? Ma fiancée ou mon ennemie ? Quechoisissez-vous ? La vie près de moi avec toutes les joies ettous les honneurs de la vie… ou la mort ?

– La mort, répondit simplement Véronique.

Il eut un geste de menace.

– C’est plus que la mort. C’est la torture. Quechoisissez-vous ?

– La torture.

Il insista méchamment.

– Mais vous n’êtes pas seule ! Réfléchissez, il y a votrefils. Vous disparue, il reste, lui. En mourant, c’est un orphelinque vous laissez. Pis que cela ! en mourant, c’est à moi quevous le léguez. Je suis le père. J’ai tous les droits. Quechoisissez-vous ?

– La mort, dit-elle une fois de plus.

Il s’exaspéra.

La mort pour vous, soit. Mais si c’est la mort pour lui ?Si je l’amène ici, devant vous, votre François, si je lui pose lecouteau sur la gorge, et que je vous interroge pour la dernièrefois, que répondrez-vous ?

Véronique ferma les yeux. Jamais encore elle n’avait souffertautant, et Vorski avait bien trouvé le point douloureux.

Cependant, elle murmura :

– Je veux mourir.

La colère de Vorski éclata, et, passant du coup aux injures,sans souci de politesse et de courtoisie, il proféra :

– Ah ! la drôlesse, faut-il qu’elle me haïsse ! Tout,tout, elle accepte tout, même la mort de son fils bien-aimé plutôtque de céder. Une mère qui tue son fils ! Car c’est cela, vousle tuez, votre fils, pour ne pas m’appartenir. Vous lui arrachez lavie pour ne pas me sacrifier la vôtre. Ah ! quellehaine ! Non, non, ce n’est pas possible, je n’y crois pas àcette haine. La haine a des limites. Une mère comme vous !Non, non, il y a autre chose… un amour peut-être ? Non,Véronique n’aime pas. Alors ? alors, ma pitié ? unefaiblesse de ma part ? Ah ! que vous me connaissez mal.Vorski faiblir ! Vorski s’apitoyer ! Pourtant vous m’avezvu à l’œuvre. Est-ce que j’ai flanché en accomplissant ma missionterrible ? Sarek n’a-t-il pas été dévasté selon laprescription ? Les barques n’ont-elles pas coulé, et les gensn’ont-ils pas été engloutis ? Les sœurs Archignat n’ont-ellespas été clouées sur le tronc des vieux chênes ? Moi, moi,flancher ! Écoutez, quand j’étais enfant, de ces deux mainsque voilà, j’étranglais les chiens et les oiseaux, et de ces deuxmains que voilà, j’écorchais tout vifs les chevreaux, et je plumaistoutes vivantes les bêtes de la basse-cour. Ah ! de lapitié ? Savez-vous comment m’appelait ma mère ? » Attila», et lorsque le souffle mystérieux l’animait, et qu’elle lisaitl’avenir au creux de ces mains ou dans les cartes du tarot : «Attila Vorski, fléau de Dieu, expliquait cette grande voyante, tuseras l’instrument de la Providence. Tu seras le tranchant de lalame, la pointe du poignard, la balle du fusil, le nœud de lacorde. Fléau de Dieu ! Fléau de Dieu ! ton nom estinscrit en toutes lettres sur le livre du Temps. Il flamboie parmiles astres qui présidèrent à ta naissance. Fléau de Dieu Fléau deDieu ! … » Et vous espérez que mes yeux se mouilleront delarmes ? Allons donc ! Est-ce que le bourreaupleure ? Ce sont les faibles qui pleurent, ceux qui redoutentd’être châtiés, et que leurs crimes ne se retournent contre eux.Mais moi, moi ! Vos ancêtres ne craignaient qu’une chose,c’est que le ciel ne leur tombât sur la tête. Qu’ai-je à craindre,moi ? Je suis le complice de Dieu ! Il m’a choisi entretous. C’est Dieu qui m’a inspiré, le Dieu de Germanie, le vieuxDieu allemand, pour qui le bien et le mal ne comptent pas quand ils’agit de la grandeur de ses fils. L’esprit du mal est en moi.J’aime le mal et je veux le mal. Tu mourras donc, Véronique, et jerirai en te voyant sur le poteau du supplice…

Il riait déjà. Il marchait à grands pas qui frappaient le solavec bruit. Il levait les bras au plafond, et Véronique, toutefrémissante d’angoisse, discernait dans ses yeux striés de rougel’égarement de la folie.

Il fit encore quelques pas, puis s’avança vers elle et, d’unevoix contenue, où grondait la menace :

– À genoux, Véronique, et implorez mon amour. Lui seul peut voussauver. Vorski ne connaît ni la pitié ni la crainte. Mais il vousaime, et son amour ne reculera devant rien. Profitez-en, Véronique.Faites appel au passé. Redevenez l’enfant d’autrefois et c’estmoi-même peut-être un jour qui me traînerai à vos genoux.Véronique, ne me repoussez pas… on ne repousse pas un homme commemoi… On ne défie pas celui qui aime… comme je t’aime, Véronique,comme je t’aime…

Elle étouffa un cri. Elle sentait sur ses bras nus les mainsabhorrées. Elle voulut s’en délivrer, mais, plus fort qu’elle, ilne lâchait pas prise et continuait, la voix haletante :

– Ne me repousse pas… c’est absurde… c’est fou… Tu sais bien queje suis capable de tout… Alors ?… La croix, c’est horrible… lamort de ton fils sous tes yeux… est-ce cela que tu veux ?…Accepte l’inévitable… Vorski te sauvera… Vorski te fera la vie laplus belle… Ah ! comme tu me hais !… Mais, soit, jeconsens à ta haine… je l’aime, ta haine… j’aime ta boucheméprisante… je l’aime plus que si elle se donnait d’elle-même…

Il se tut. C’était entre eux la lutte implacable. Les bras deVéronique se raidissaient vainement contre l’étreinte de plus enplus étroite. Elle faiblissait, impuissante et vouée à la défaite.Ses genoux vacillaient. En face d’elle, tout près, les yeux deVorski paraissaient remplis de sang, et elle respira l’haleine dumonstre.

Alors, épouvantée, elle mordit à pleines dents et profitantd’une seconde de désarroi, se dégageant par un effort suprême, ellerecula d’un bond, sortit son revolver et, coup sur coup, tira.

Les deux balles sifflèrent aux oreilles de Vorski et firentvoler des éclats de mur derrière lui. Elle avait tiré trop vite, auhasard.

– Ah ! la garce ! hurla-t-il. Un peu plus, j’yétais.

Déjà il l’avait empoignée à bras-le-corps, et, d’un mouvementirrésistible, il la ploya, la renversa et l’étendit sur un divan.Prenant ensuite une corde dans sa poche, il la lia solidement etbrutalement. Il y eut un instant de répit et de silence. Vorskiessuya son front couvert de sueur, puis il se versa un grand verrede vin qu’il avala d’un coup.

– Ça va mieux, dit-il en posant le pied sur sa victime, et toutest bien ainsi, avoue-le. Chacun est à sa place, la belle, toificelée comme une proie, et moi debout et te foulant à ma guise.Hein ! on ne rigole plus maintenant. On commence à comprendreque l’affaire est sérieuse. Oh ! ne crains rien, bougresse,Vorski n’est pas de ceux qui abusent d’une femme. Non, non, ceserait jouer avec le feu et brûler cette fois d’un désir qui metuerait. Pas si bête ! Comment t’oublier après ? Uneseule chose peut me donner l’oubli et la paix : ta mort. Et,puisqu’on s’entend là-dessus, tout va bien. Car c’est convenu,n’est-ce pas, tu veux mourir ?

– Oui, dit-elle avec la même fermeté.

– Et tu veux que ton fils meure ?

– Oui, dit-elle.

Il se frotta les mains.

– Parfait, nous sommes d’accord, et le temps des parolesinsignifiantes est passé. Restent les vraies paroles, celles quicomptent, car tu admets bien que jusqu’ici tout ce que j’ai ditn’est que du verbiage, hein ? de même que toute la premièrepartie de l’aventure, dont tu fus témoin à Sarek, n’est que jeud’enfant. Le véritable drame commence, puisque tu y es mêlée par lecœur et par la chair, et c’est le plus terrifiant, ma jolie. Tesbeaux yeux ont pleuré, mais ce sont des larmes de sang qu’on leurdemande, pauvre chérie. Que veux-tu ? Encore une fois, Vorskin’est pas cruel. Il obéit, et le destin s’acharne après toi. Teslarmes ? billevesées ! Il faut que tu pleures mille foisplus qu’une autre. Ta mort ? baliverne ! Il faut que tumeures mille morts avant de mourir pour de bon. Il faut que tonpauvre cœur saigne comme jamais n’a saigné le plus pauvre cœur defemme et de mère. Es-tu prête, Véronique ? Tu vas entendrevraiment des paroles cruelles que suivront peut-être des parolesplus cruelles. Ah ! le destin ne te gâte pas, ma jolie…

Un second verre de vin qu’il vida de la même façon gloutonne,puis il s’assit contre elle, et, se baissant, lui dit presque àl’oreille :

– Écoute, chérie, j’ai une petite confession à te faire. Avantde te rencontrer dans la vie, j’étais marié… Oh ! ne te fâchepas ! il y a pour une épouse des catastrophes plus grandes et,pour un mari, de plus grands crimes que la bigamie. Or, de cettepremière épouse, j’ai eu un fils… un fils que tu connais, je crois,pour avoir échangé avec lui quelques propos aimables dans lesouterrain des cellules… Un vrai chenapan, entre nous, que cetexcellent Raynold, un garnement de la pire espèce, en qui j’ail’orgueil de retrouver, portés au maximum, quelques-uns de mesmeilleurs instincts et quelques-unes de mes qualités maîtresses.C’est un second moi-même, mais qui me dépasse déjà, et qui parmoments me fait peur. Tudieu, quel démon ! À son âge – un peuplus de quinze ans -, j’étais un ange à côté de lui. Or, il arriveque ce gaillard-là doit entrer en lutte avec mon autre fils, avecnotre cher François. Oui, telle est la fantaisie du destin, qui,une fois de plus, commande, et de qui, une fois de plus, je suisl’interprète clairvoyant et subtil. Bien entendu, il ne s’agit pasd’une lutte longue et quotidienne. Au contraire… quelque chose decourt, de violent, de définitif, un duel par exemple. C’est cela,un duel, tu as compris, un duel sérieux… Pas une empoignade qui setermine par des égratignures… non, non, mais ce qu’on appelle unduel à mort, puisqu’il faut qu’un des deux adversaires reste sur leterrain, qu’il y ait un vainqueur et un vaincu, bref un vivant etun mort.

Véronique avait un peu tourné la tête, et elle vit qu’ilsouriait. Jamais encore elle n’avait senti plus exactement la foliede cet homme qui riait à la pensée d’une lutte mortelle entre deuxenfants qui tous deux étaient ses fils. Tout cela était siextravagant que Véronique n’en souffrait pour ainsi dire pas. Celase passait en dehors des limites de la souffrance.

– Il y a mieux, Véronique, dit-il, en prononçant allégrementchaque syllabe… Il y a mieux… Oui, le destin a imaginé unraffinement auquel je répugne, mais que je dois exécuter en fidèleserviteur. Il a imaginé que tu devais assister à ce duel…Parfaitement, toi, la maman de François, il faut que tu le voiescombattre. Et, ma foi, je me demande s’il n’y a pas, sous cetteapparente méchanceté, une grâce qu’on te fait… mettons que ce soitpar mon entremise, veux-tu ? et que je t’accorde de moi-mêmecette faveur inespérée, je dirai même injuste, car enfin, siRaynold est plus robuste et plus exercé que François, et si,logiquement, celui-ci doit succomber, quel supplément d’audace etde force pour lui de savoir qu’il combat sous les yeux de samère ! C’est un paladin qui mettra tout son orgueil à vaincre.C’est un fils dont la victoire sauvera sa mère… du moins lecroit-il ! En vérité, l’avantage est trop grand, et tu peux meremercier, Véronique, si ce duel, j’en suis sûr, ne te donne pas unbattement de cœur de plus… À moins que… à moins que je n’aillejusqu’au bout du programme infernal… Ah ! alors, ma pauvrepetite…

Il l’empoigna de nouveau et, la dressant devant lui, figurecontre figure, il lui dit dans un accès de fureur subite :

– Alors, tu ne cèdes pas ?

– Non, non, cria-t-elle.

– Tu ne céderas jamais ?

– Jamais ! jamais ! jamais ! répéta-t-elle avecune force croissante.

– Tu me hais plus que tout ?

– Je te hais plus que je n’aime mon fils.

– Tu mens ! tu mens ! grinça-t-il… Tu mens ! Rienn’est au-dessus de ton fils…

– Ma haine contre toi, oui !

Toute la révolte, toute l’exécration de Véronique, contenuesjusqu’ici, éclataient, et, quoi qu’il en pût advenir, elle luilança en pleine face :

– Je te hais ! Je te hais ! Que mon fils meure sousmes yeux, que j’assiste à son agonie, tout plutôt que l’horreur deta vue et de ta présence. Je te hais ! Tu as tué monpère ! Tu es un assassin immonde… un détraqué imbécile etbarbare, un maniaque du crime… je te hais…

Il la souleva d’un effort, la porta vers la fenêtre, et la jetasur le sol en bégayant :

– À genoux ! à genoux ! Le châtiment commence. On semoque de moi, la bougresse ? Eh bien tu vas voir !

Il la ploya sur les deux genoux, puis, la poussant contre le murinférieur et ouvrant la croisée, il lui fixa la tête aux barreauxdu balcon par des liens qui passaient autour du cou et sous lesbras. Enfin il la bâillonna d’un foulard.

– Et maintenant, regarde ! cria-t-il… Le rideau va selever ! Le petit François dans ses exercices ! Ah !tu me hais !… Ah ! tu aimes mieux l’enfer qu’un baiser deVorski ! Eh bien, ma chérie, tu vas en goûter de l’enfer, etje t’annonce un petit divertissement, tout entier de macomposition, et qui n’est pas banal. Et puis, tu sais, rien àfaire, maintenant. La chose est irrévocable. Tu aurais beau mesupplier et crier grâce… trop tard ! Le duel, puis la croix,voilà l’affiche. Fais ta prière, Véronique, et invoque le ciel.Appelle au secours, si ça t’amuse. Tiens, je sais que ton gosseattend un sauveur, un professionnel des coups de théâtre, un donQuichotte de l’aventure. Qu’il vienne celui-là ! Vorski lerecevra comme il le mérite. Qu’il vienne ! Tant mieux !On rigolera. Et que les dieux eux-mêmes se mettent de la partie, etqu’ils prennent ta défense ! je m’en moque. Ce n’est plus leuraffaire, c’est la mienne. Il ne s’agit plus de Sarek, et du trésor,et du grand secret, et de tous les trucs de la Pierre-Dieu !Il s’agit de moi ! Tu as craché sur Vorski, et Vorski sevenge. Il se venge ! C’est l’heure magnifique. Quellevolupté ! Faire le mal comme d’autres font le bien, à pleinesmains ! Faire le mal ! Tuer, torturer, briser, supprimer,dévaster !… Ah ! la joie féroce, être un Vorski !…

Il trépignait à travers la pièce, frappait le parquet etbousculait les meubles. Ses yeux hagards cherchaient autour de lui.Tout de suite il eût voulu commencer l’ouvre de destruction,étrangler quelque victime, donner du travail à ses doigts avides,exécuter les ordres incohérents de son imagination de forcené.

Soudain, il tira son revolver, et bêtement, stupidement, lançades balles dans les glaces, creva des tableaux et cassa les vitresdes fenêtres.

Et, toujours gesticulant, gambadant, sinistre et macabre, ilouvrit la porte et s’éloigna en vociférant :

– Vorski se venge ! Vorski va se venger !

Chapitre 2La montée du Golgotha

Vingt ou trente minutes s’écoulèrent. Véronique demeurait seule.Les cordes entraient dans sa chair et les barreaux du balconmeurtrissaient son front. Le bâillon l’étouffait. Ses genoux, pliésen deux et ramenés sous elle, portaient tout le poids de son corps.Position intolérable, martyre ininterrompu… Pourtant, si ellesouffrait, elle n’en avait pas l’impression très nette. Sasouffrance physique restait en dehors de sa conscience, et elleavait éprouvé déjà de telles souffrances morales, que cette épreuvesuprême n’éveillait pas sa sensibilité assoupie.

Elle ne pensait guère. Parfois elle disait : « Je vais mourir »,et elle goûtait déjà le repos du néant, comme on goûte par avance,au cours d’une tempête, le grand calme du port. De l’instantprésent jusqu’au dénouement qui la libérerait, il se passeraitcertes des choses atroces, mais son cerveau refusait de s’yarrêter, et le sort de son fils, en particulier, ne lui arrachaitque des idées brèves, qui se dissipaient aussitôt.

Au fond, et sans que rien pût l’éclairer sur son état d’esprit,elle espérait un miracle. Ce miracle se produirait-il chezVorski ? Incapable de générosité, le monstre n’hésiterait-ilpas, tout de même, devant le plus inutile des forfaits ? Unpère ne tue pas son fils, ou du moins faut-il qu’un tel acte soitamené par des raisons impérieuses, et, des raisons, Vorski n’enavait aucune contre un enfant qu’il ne connaissait point et qu’ilne pouvait haïr que d’une haine factice.

Cet espoir du miracle berçait sa torpeur. Tous les bruits dontla maison résonnait, bruits de discussions, bruits de pasprécipités, lui semblaient indiquer, plutôt que les préparatifs desévénements annoncés, le signal d’interventions qui ruineraient tousles plans de Vorski. Son bien-aimé François n’avait-il pas dit querien ne pourrait plus les séparer l’un de l’autre, et qu’àl’instant où tout leur paraîtrait perdu ils devraient garder touteleur foi ?

– Mon François, répétait-elle, mon François, tu ne mourras pas…nous nous reverrons… tu me l’as promis.

Dehors, un ciel bleu, tacheté de quelques nuées menaçantes,s’étendait au-dessus des grands chênes. Devant elle, par-delà cettemême fenêtre où son père lui était apparu, au milieu de la pelousequ’elle avait traversée avec Honorine, le jour de son arrivée, unemplacement avait été récemment défriché et couvert de sable, commeune arène. Était-ce donc là que son fils se battrait ? Elle eneut l’intuition brusque, et son cœur se serra.

– Oh ! pardon, mon François, dit-elle, pardon… Tout cela,c’est le châtiment des fautes que j’ai commises… autrefois. C’estl’expiation… Le fils expie pour la mère… Pardon… Pardon…

À ce moment, une porte s’ouvrit au rez-de-chaussée et des voixmontèrent du perron. Parmi ces voix, elle reconnut celle deVorski.

– Alors, disait-il, c’est convenu ? Nous allons chacun denotre côté, vous deux à gauche, moi à droite. Vous prenez ce gosseavec vous, moi je prends l’autre, et on se rencontre au lieu dutournoi. Vous êtes, comme qui dirait, les témoins du premier, moidu second, de sorte que toutes les règles sont respectées.

Véronique ferma les yeux, car elle ne voulait pas voir son fils,maltraité sans doute, mené au combat comme un esclave. Elle perçutle double craquement des pas qui suivaient les deux avenuescirculaires. L’immonde Vorski riait et pérorait.

Les groupes tournèrent et s’avancèrent en sens opposé.

– N’approchez pas davantage, ordonna Vorski. Que les deuxadversaires prennent place. Halte-là, tous les deux. Bien. Et pasun mot, n’est-ce pas ? Celui qui parlerait serait abattu sanspitié par moi. Vous êtes prêts ? Marchez.

Ainsi donc la chose affreuse commençait. Selon la volonté deVorski, le duel allait se dérouler devant la mère, et, devant elle,le fils allait combattre. Comment aurait-elle pu ne pasregarder ? Elle ouvrit les yeux.

Aussitôt elle les vit tous les deux s’empoignant et serepoussant. Mais ce qu’elle vit, elle ne le comprit pas tout desuite, ou du moins, elle n’en comprit pas la signification exacte.Elle apercevait bien les deux enfants, mais lequel était Françoiset lequel était Raynold ?

– Ah ! balbutia-t-elle, c’est atroce… Non, cependant, je metrompe… il n’est pas possible…

Elle ne se trompait pas. Les deux enfants portaient les mêmescostumes, mêmes culottes courtes de velours, mêmes chemises deflanelle blanche, mêmes ceintures de cuir. Mais ils avaient tousles deux la tête enveloppée dans une écharpe de soie rouge, crevéede deux trous, comme des cagoules, à l’endroit des yeux.

Lequel était François ? Lequel était Raynold ?

Alors elle se souvint de la menace inexplicable de Vorski. C’estcela qu’il avait appelé l’exécution intégrale du programme élaborépar lui, c’est à cela qu’il faisait allusion en parlant d’undivertissement de sa composition. Non seulement le fils se battaitsous les yeux de la mère, mais elle ignorait lequel était sonfils.

Raffinement infernal. Vorski l’avait dit lui-même. Aucunedouleur ne pouvait ajouter davantage à la douleur de Véronique.

Au fond, le miracle qu’elle avait espéré, il était en elle etdans l’amour qu’elle portait à son fils. Son fils se battant enface d’elle, elle était sûre que son fils ne pourrait pas mourir.Elle le protégerait contre les coups et contre les ruses del’ennemi. Elle ferait dévier le poignard et détournerait la mort dela tête adorée. Elle lui insufflerait l’énergie indomptable, lavolonté d’agression, la force qui ne se fatigue point, l’esprit quiprévoit et qui saisit la minute favorable. Mais maintenant que l’unet l’autre étaient voilés, sur lequel exercer la bonneinfluence ? Pour qui prier ? Contre quis’insurger ?

Elle ne savait rien. Aucun indice ne pouvait la renseigner. L’und’eux était plus grand, plus mince et d’allure plus souple.Était-ce François ? L’autre était plus trapu, plus robuste etplus lourd d’aspect. Était-ce Raynold ? Elle n’aurait pu ledire. Seul un coin de figure, une expression même fugitive, lui eûtrévélé la vérité. Mais comment pénétrer à travers l’impénétrablemasque ?

Et la lutte se continua, plus effrayante pour elle que si elleavait vu son fils à visage découvert.

– Bravo ! cria Vorski, applaudissant une attaque.

Il semblait suivre le duel en amateur, avec l’affectationd’impartialité d’un dilettante qui juge des coups et qui souhaiteavant tout que le meilleur l’emporte. Cependant, c’était l’un deses fils qu’il avait condamné à mort.

En face se tenaient les deux complices, figures de brutes, àcrânes également pointus, à gros nez chevauchés de lunettes, l’und’une maigreur extrême, l’autre aussi maigre, mais gonflé d’unventre en forme d’outre pleine. Ils n’applaudissaient pas, eux, etdemeuraient indifférents, peut-être même hostiles au spectaclequ’on leur imposait.

– Parfait ! approuva Vorski. Bonne riposte ! Ah !vous êtes de rudes gaillards, et je me demande à qui décerner lapalme.

Il se démenait autour des adversaires et les excitait d’une voixrauque où Véronique, se souvenant de certaines scènes du passé,crut reconnaître l’effet de l’alcool. Pourtant, elle s’efforçait,la malheureuse, de tendre vers lui ses mains attachées et ellegémissait, sous son bâillon.

– Grâce ! Grâce ! je ne peux plus… Ayezpitié !

Il était impossible que le supplice durât davantage. Son cœurbattait avec une telle violence qu’elle en était toute secouée etelle allait défaillir lorsqu’il se produisit un incident qui laranima. L’un des deux enfants, après un corps à corps assez rude,avait fait un saut en arrière et rapidement bandait son poignetdroit d’où coulaient quelques gouttes de sang ; il parut àVéronique qu’elle avait vu entre les mains de celui-là le petitmouchoir rayé de bleu dont son fils se servait.

Sa conviction fut immédiate et irrésistible. L’enfant – c’étaitle plus mince et le plus souple avait plus d’élégance que l’autre,plus de distinction, des attitudes plus harmonieuses.

– C’est François… murmura-t-elle… Oui, oui, c’est lui… C’esttoi, n’est-ce pas, mon chéri ?… Je te reconnais… L’autre estvulgaire et lourd… C’est toi, mon chéri… Ah ! mon François…mon François adoré ! …

De fait, si tous deux se battaient avec un acharnement égal,celui-là mettait dans son effort moins de fougue sauvage etd’emportement aveugle. On eût dit qu’il cherchait moins à tuer qu’àblesser, et que ses attaques visaient plutôt à le préserverlui-même contre la mort qui le guettait. Véronique s’en alarma, etelle balbutiait, comme s’il eût pu l’entendre :

– Ne le ménage pas, mon chéri ! C’est un monstre, luiaussi… Ah ! mon Dieu, si tu es généreux, tu es perdu.François, François, attention !

L’éclair du poignard avait brillé sur la tête de celui qu’elleappelait son fils, et, sous son bâillon, elle avait crié pourl’avertir. François ayant évité le coup, elle fut persuadée que soncri était parvenu jusqu’à lui, et elle continua instinctivement àle mettre en garde et à le conseiller.

– Repose-toi… Reprends haleine… Surtout ne le perds pas de vue…il prépare quelque chose… il va s’élancer… il s’élance !Ah ! mon chéri, un peu plus il te blessait au cou. Méfie-toi,mon chéri, c’est un traître… toutes les ruses lui sont bonnes…

Mais elle sentait bien, la malheureuse mère, quoiqu’elle nevoulût pas encore se l’avouer, que celui-là qu’elle nommait sonfils commençait à faiblir. Certains symptômes annonçaient moins derésistance, tandis que l’autre, au contraire, gagnait en ardeur eten puissance. François reculait. Il atteignit les limites del’arène.

– Eh ! là, le gosse, ricana Vorski, tu ne vas pas prendrela poudre d’escampette ? Du nerf, que diable ! du jarret…Rappelle-toi les conditions fixées.

L’enfant s’élança avec une vigueur nouvelle, et ce fut à l’autrede reculer. Vorski battit des mains tandis que Véronique murmurait:

– C’est pour moi qu’il risque sa vie. Le monstre lui aura dit :« Le sort de ta mère dépend de toi. Si tu es vainqueur, elle estsauvée. » Et il a juré de vaincre. Il sait que je le regarde. Ildevine ma présence. Il m’entend. Mon bien-aimé, sois béni.

C’était la dernière phase du duel. Véronique tremblait, épuiséepar l’émotion et par des alternatives trop fortes d’espoir etd’angoisse. Une fois encore son fils perdit du terrain, une foisencore il bondit en avant. Mais dans l’étreinte suprême quis’ensuivit il perdit l’équilibre et tomba à la renverse de tellefaçon que son bras droit resta engagé sous lui.

L’ennemi aussitôt s’abattit, lui écrasa la poitrine de songenou, et leva le bras. Le poignard étincela.

– Au secours ! au secours ! articula Véronique que sonbâillon étranglait.

Elle se raidissait contre le mur sans souci des cordes qui latorturaient. Son front saignait, coupé par l’angle des barreaux, etelle sentait qu’elle allait mourir de la mort de son fils !Vorski s’était approché et ne bougeait plus, la figureimplacable.

Vingt secondes, trente secondes. De sa main gauche tendue,François arrêtait l’effort de l’ennemi. Mais le bras vainqueurpesait de plus en plus, la lame descendait, la pointe n’était plusqu’à quelques centimètres du cou.

Vorski se baissa. À ce moment, il se trouvait derrière Raynold,de sorte qu’il ne pouvait être vu ni de celui-ci ni de François, etil regardait avec une attention extrême, comme s’il eût eu leprojet d’intervenir à tel instant précis. Mais intervenir en faveurde qui ? Son idée était-elle de sauver François ?

Véronique ne respirait plus, les yeux agrandis démesurément,suspendue entre la vie et la mort.

La pointe du poignard toucha le cou et dut piquer la chair, maisà peine, toujours retenue par l’effort contraire de François.

Vorski se courba davantage. Il dominait le corps à corps et nequittait pas des yeux la pointe meurtrière. Soudain il tira de sapoche un canif qu’il ouvrit et il attendit. Quelques secondesencore s’écoulèrent. Le poignard continuait à descendre. Alors,brusquement, il tailla l’épaule de Raynold avec la lame ducanif.

L’enfant poussa un cri de douleur. Tout de suite son étreinte sedesserra et, en même temps, François libéré, son bras droit dégagése dressant à demi, reprenait l’offensive, et, sans apercevoirVorski, sans comprendre ce qui s’était passé, dans un élaninstinctif de tout son être échappé à la mort et révolté contrel’agresseur, il frappa en plein visage. Raynold à son tour tombacomme une masse.

Tout cela n’avait certes pas duré plus de dix secondes. Mais lecoup de théâtre fut si imprévu et bouleversa Véronique à un telpoint que la malheureuse, ne comprenant plus, ne sachant pas sielle devait se réjouir, croyant plutôt qu’elle s’était trompée etque le véritable François venait de mourir, assassiné par Vorski,s’affaissa sur elle-même et perdit connaissance.

Du temps et du temps passa. Peu à peu, quelques sensationss’imposaient à Véronique. Elle entendit la pendule qui frappaitquatre fois et elle dit :

– Voici deux heures que François est mort. Car c’est bien luiqui est mort…

Elle ne doutait point que le duel n’eût fini de la sorte. Vorskin’aurait jamais permis que François fût vainqueur et que son fils àlui succombât. Et ainsi c’était contre son pauvre enfant qu’elleavait fait des vœux et pour le monstre qu’elle avaitprié !

– François est mort, répéta-t-elle. Vorski l’a tué…

À ce moment, la porte fut poussée, et la voix de Vorskirésonna.

Il entra, la marche mal assurée.

– Mille excuses, chère madame, mais je crois que Vorski s’estendormi. La faute à votre papa, Véronique ! Il cachait dans sacave un sacré vin de Saumur que Conrad et Otto ont découvert et quim’a quelque peu éméché ! Mais ne pleurez pas, on va rattraperle temps perdu… D’ailleurs, il faut qu’à minuit tout soit réglé.Alors…

Il s’était approché, et il se récria :

– Comment ! ce coquin de Vorski vous avait laisséeattachée ? Quelle brute que ce Vorski ! Et comme vousdevez être mal à l’aise ! Sacrédieu, ce que vous êtespâle ! Eh ! dites donc, vous n’êtes pas morte ? Cene serait pas une blague à nous faire !

Il saisit la main de Véronique, qui se dégagea vivement.

– À la bonne heure ! On le déteste toujours, son petitVorski. Alors tout va bien, et il y a de la ressource. Vous irezjusqu’au bout, Véronique.

Il prêta l’oreille.

– Quoi ? Qui est-ce qui m’appelle ? C’est toi,Otto ? Monte donc. Et alors, Otto, qu’est-ce qu’il y a deneuf ? J’ai dormi, tu sais. Ce sacré petit vin de Saumur…

Otto, l’un des deux complices, entra en courant. C’était celuidont le ventre bombait si étrangement.

– Ce qu’il y a de neuf ? s’exclama-t-il. Voici. J’ai vuquelqu’un dans l’île.

Vorski se mit à rire.

– Tu es gris, Otto… Ce sacré petit vin de Saumur…

– Je ne suis pas gris… j’ai vu… et Conrad a vu également.

– Oh ! oh ! fit Vorski, plus sérieux, si Conrad étaitavec toi ! Et qu’est-ce que vous avez vu ?

– Une silhouette blanche qui s’est dissimulée à notreapproche.

– Où était-ce ?

– Entre le village et les landes, dans un petit bois dechâtaigniers.

– Donc, de l’autre côté de l’île ?

– Oui.

– Parfait. Nous allons prendre nos précautions.

– Comment ? ils sont peut-être plusieurs…

– Ils seraient dix que ça n’y changerait rien. Où estConrad ?

– Près de la passerelle que nous avons établie à la place dupont brûlé. Il surveille de là.

– Conrad est un malin. L’incendie du pont nous avait retenus del’autre côté, l’incendie de la passerelle produira le mêmeobstacle. Véronique, je crois bien qu’on vient à ton secours… lemiracle attendu… l’intervention espérée… Trop tard, bellechérie.

Il détacha les liens qui la fixaient au balcon, la porta sur lecanapé, et desserra un peu le bâillon.

– Dors, ma fille, repose-toi le plus que tu peux. Tu n’es encorequ’à moitié route du Golgotha, et la fin de la montée serarude.

Il s’éloigna en plaisantant, et Véronique entendit quelquesphrases, échangées par les deux hommes, qui lui montrèrent qu’Ottoet Conrad n’étaient que des comparses ignorants de l’affaire.

– Qui est donc cette malheureuse que vous persécutez ?demanda Otto.

– Ça ne te regarde pas.

– Cependant, Conrad et moi nous voudrions bien être un peurenseignés.

– Pourquoi, mon Dieu ?

– Pour savoir.

– Conrad et toi, vous êtes deux idiots, répondit Vorski. Quandje vous ai pris à mon service et que je vous ai fait évader avecmoi, je vous ai dit de mes projets tout ce que je pouvais vous endire. Vous avez accepté mes conditions. Tant pis pour vous ;il faut aller jusqu’au bout avec moi…

– Sinon ?

– Sinon, gare aux conséquences ! Je n’aime pas leslâcheurs…

D’autres heures s’écoulèrent. Plus rien maintenant, semblait-ilà Véronique, ne pouvait la soustraire au dénouement qu’elleappelait de tous ses vœux. Elle ne souhaitait pas que se produisîtl’intervention dont avait parlé Otto. En réalité, elle n’y songeaitmême point. Son fils était mort, et elle n’avait pas d’autre désirque de le rejoindre sans retard, fût-ce au prix du supplice le plusterrible. Que lui importait, d’ailleurs, ce supplice ? Il y ades limites aux forces de ceux que l’on torture et, ces limites,elle était si près de les atteindre que son agonie ne serait paslongue.

Elle se mit à prier. Une fois de plus, le souvenir de son passés’imposait à son esprit, et la faute commise lui apparaissait commela cause de tous les malheurs accumulés sur elle.

Et ainsi, tout en priant, épuisée, harassée, dans un état dedépression nerveuse qui la rendait indifférente à tout, elles’abandonna au sommeil.

Le retour de Vorski ne la réveilla même pas. Il dut lasecouer.

– L’heure est proche, ma petite. Fais ta prière.

Il parlait bas pour que ses acolytes ne pussent l’entendre, et,à l’oreille, il lui raconta des choses d’autrefois, des chosesinsignifiantes qu’il débitait d’une voix pâteuse. Enfin, il s’écria:

– Il fait encore trop jour. Otto, va donc fouiller le placardaux provisions. J’ai faim.

Ils se mirent à table, mais aussitôt Vorski se releva :

– Ne me regarde pas, ma petite. Tes yeux me gênent. Queveux-tu ? On a une conscience qui n’est pas bien chatouilleusequand on est seul, mais qui s’agite quand un beau regard comme letien pénètre jusqu’au fond de vous. Baisse tes paupières, majolie.

Il posa sur les yeux de Véronique un mouchoir qu’il nouaderrière la tête. Mais cela ne suffisait pas, et il enveloppa toutela tête d’un rideau de tulle qu’il décrocha de la fenêtre et qu’ilpassa autour du cou. Puis il se rassit pour boire et pourmanger.

Ils causèrent à peine tous les trois, et ne dirent pas un mot deleur expédition dans l’île, et non plus du duel de l’après-midi.D’ailleurs, c’étaient là des détails qui n’avaient pas d’intérêtpour Véronique, et qui, au cas où même elle y eût prêté attention,n’auraient pu l’émouvoir. Tout lui devenait étranger. Les motsparvenaient à son oreille, mais ne prenaient aucune significationexacte. Elle ne pensait plus qu’à mourir.

Quand la nuit fut venue, Vorski donna le signal du départ.

– Vous êtes donc toujours résolu ? demanda Otto, d’une voixoù il y avait quelque hostilité.

– Plus que jamais. Pourquoi cette question ?

– Pour rien… Mais tout de même…

– Tout de même ?

– Eh bien, autant le dire, c’est une besogne qui ne nous plaîtqu’à moitié.

– Pas possible ! Et tu t’en aperçois maintenant, monbonhomme, après avoir suspendu en rigolant les sœursArchignat !

– J’étais ivre ce jour-là. Vous nous aviez fait boire.

– Eh bien, saoule-toi, mon vieux. Tiens, voilà le flacon decognac. Remplis ta gourde, et fiche-nous la paix… Conrad, tu aspréparé le brancard ?…

Il se retourna vers sa victime.

– Une attention pour toi, ma chérie… deux vieilles échasses deton gosse, que l’on a réunies par des sangles… Pratique etconfortable…

Vers huit heures et demie, le cortège sinistre se mettait enmarche. Vorski prenait la tête, une lanterne à la main. Lescomplices portaient la civière.

Les nuages, qui menaçaient dans l’après-midi, s’étaientaccumulés et roulaient au-dessus de l’île, lourds et noirs.Rapidement les ténèbres descendaient. Il soufflait un vent d’oragequi faisait danser la bougie de la lanterne.

– Brrr, murmura Vorski, c’est lugubre… Une vraie soirée deGolgotha.

Il fit un écart et grogna en apercevant une petite masse noirequi déboulait à ses côtés.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? Regarde donc… On dirait unchien…

– C’est le cabot de l’enfant, déclara Otto.

– Ah ! oui, le fameux Tout-Va-Bien ?… Il tombe à pic,l’animal. Tout va rudement bien, en effet !… Attends un peu,sale bête.

Il lui lança un coup de pied. Tout-Va-Bien l’esquiva, et, horsde portée, continua à accompagner le cortège en jetant à plusieursreprises des aboiements sourds.

La montée était rude et, à tout moment, l’un des trois hommes,quittant l’allée invisible qui contournait la pelouse devant lafaçade principale et qui menait au rond-point du Dolmen-aux-Fées,s’embarrassait dans les ronces et dans les branches de lierre.

– Halte ! commanda Vorski. Soufflez un peu, mes gaillards.Otto, passe-moi la gourde. J’ai le cœur qui chavire.

Il but à longs traits.

À ton tour, Otto… Comment, tu refuses ? Qu’y a-t-ildonc ?

Je pense qu’il y a des gens dans l’île, qui sûrement nouscherchent.

– Qu’ils continuent donc à nous chercher !

– Et s’ils viennent en bateau, et qu’ils montent ce sentier dela falaise, par où la femme et l’enfant voulaient s’enfuir cematin, et que nous avons trouvé ?

– Nous avons à craindre une attaque par terre et non par mer.Or, la passerelle est brûlée. Plus de communication.

– À moins qu’ils ne découvrent l’entrée des cellules, auxLandes-Noires, et qu’ils suivent le tunnel jusqu’ici ?

– L’ont-ils découverte, cette entrée ?

– Je n’en sais rien.

– Eh bien, en admettant qu’ils la découvrent, n’avons-nous pas,depuis tantôt, bouché l’issue de ce côté, démoli l’escalier, mistout sens dessus dessous ? Pour déboucher, il leur faudraitbien une bonne demi-journée. Or, à minuit, tout sera fini, et, aupetit jour, nous serons loin de Sarek.

– Ce sera fini… ce sera fini… c’est-à-dire que nous aurons uncrime de plus sur la conscience. Mais…

– Mais, quoi ?

– Le trésor ?

– Ah ! le trésor, voilà le grand mot lâché, le trésor,c’est ça qui te taquine, n’est-ce pas, brigand ? Eh bien,rassure-toi, c’est comme si tu avais dans ta poche la part qui terevient.

– Vous en êtes sûr ?

– Si j’en suis sûr ! Crois-tu donc que c’est de gaieté decœur que je reste ici et que j’accomplis toute cette salebesogne ?

Ils se remirent en marche. Au bout d’un quart d’heure, quelquesgouttes de pluie tombaient. Il y eut un coup de tonnerre. L’oragesemblait encore lointain.

Ils achevèrent difficilement l’âpre montée, et Vorski dut aiderses compagnons.

– Enfin, dit-il, nous y sommes. Otto, passe-moi la gourde… Bien…Merci…

Ils avaient déposé leur victime au pied du chêne, dont lesbranches inférieures étaient coupées. Un jet de lumière éclairal’inscription V. d’H. Vorski ramassa une corde, apportée d’avance,et dressa une échelle contre l’arbre.

– Nous allons procéder comme pour les sœurs Archignat, dit-il.Je vais enrouler la corde autour de la branche maîtresse que nousavons laissée. Ça nous servira de poulie.

Il s’interrompit et fit un saut de côté. Quelque chose d’anormalvenait de se produire, Il murmura :

– Quoi ? Qu’y a-t-il ? Vous avez entendu cesifflement ?

– Oui, fit Conrad, ça m’a frôlé l’oreille. On croirait unprojectile.

– Tu es fou.

– Moi aussi, dit Otto, j’ai entendu, et ça m’a tout l’aird’avoir frappé l’arbre.

– Quel arbre ?

– Le chêne, parbleu c’est comme si on avait tiré sur nous.

– Il n’y a pas eu de détonation.

– Alors, une pierre, une pierre qui aurait atteint le chêne.

– Facile à vérifier, fit Vorski.

Il tourna sa lanterne, et, tout de suite, lâcha un juron.

– Sacrédieu ! regardez là… sous l’inscription…

Ils regardèrent. À l’endroit qu’il indiquait, une flèche étaitfichée dont les plumes vibraient encore.

– Une flèche ! articula Conrad, est-ce possible ? Uneflèche ?

Et Otto bredouilla :

– Nous sommes perdus. C’est bien nous qu’on a visés.

– Celui qui nous a visés n’est pas loin, observa Vorski. Ouvrezl’œil… on va chercher…

Il projeta circulairement un jet de lumière dans les ténèbresenvironnantes.

– Arrêtez, dit vivement Conrad… Un peu plus à droite… Vousvoyez ?

– Oui… oui… je vois.

À quarante pas d’eux, au-delà du chêne tronqué par la foudre etdans la direction du Calvaire-Fleuri, on apercevait quelque chosede blanc, une silhouette qui tâchait, du moins pouvait-on lecroire, de se dissimuler derrière un groupe d’arbustes.

– Pas un mot, pas un geste, ordonna Vorski… rien qui puisse luifaire supposer que nous l’avons découvert. Conrad, tu vasm’accompagner. Toi, Otto, reste ici, revolver au poing, fais bonnegarde. Si on tente d’approcher et de délivrer la dame, deux coupsde feu, et nous rappliquons au galop. C’est compris ?

– Compris.

Il se pencha sur Véronique et défit un peu le voile. Les yeux etla bouche étaient toujours cachés sous leurs bandeaux. Ellerespirait mal, le pouls était faible et lent.

– Nous avons le temps, murmura-t-il, mais il faut se hâter si onveut qu’elle meure selon ce qui a été résolu. En tout cas, elle nesemble pas souffrir… Elle n’a plus conscience de rien…

Vorski déposa sa lanterne, puis doucement, suivi de son acolyte,et tous deux choisissant les endroits où l’ombre était le plusdense, il se glissa vers la silhouette blanche.

Mais il ne tarda pas à se rendre compte, d’une part, que cettesilhouette, qui paraissait immobile, se déplaçait en même temps quelui, de sorte que l’intervalle restait le même entre eux, et,d’autre part, qu’elle était escortée d’une petite silhouette noirequi gambadait à ses côtés.

– C’est ce sale cabot ! grogna Vorski.

Il activa l’allure la distance ne diminua pas. Il courut lasilhouette courut également. Et, le plus étrange, c’est qu’onn’entendait aucun bruit de feuilles remuées ou de sol foulé par lacourse de ce mystérieux personnage.

– Sacrédieu ! jura Vorski, il se moque de nous. Si ontirait dessus, Conrad ?

– Trop loin. Les balles ne l’atteindraient pas.

– Cependant, quoi ! nous n’allons pourtant pas…

L’inconnu les conduisit vers la pointe de l’île, puis descenditjusqu’à l’issue du tunnel, passa près du Prieuré, longea la falaiseoccidentale, et atteignit la passerelle dont quelques planchesfumaient encore. Puis il bifurqua, repassa de l’autre côté de lamaison et monta la pelouse.

De temps à autre, le chien aboyait joyeusement.

Vorski ne dérageait pas. Quels que fussent ses efforts, il negagnait pas un pouce de terrain, et la poursuite durait depuis unquart d’heure. Il finit par invectiver l’ennemi.

– Arrête donc, si tu n’es pas un lâche ! … Qu’est-ce que tuveux ? Nous attirer dans un piège ? Pour quoifaire ?… Est-ce la dame que tu veux sauver ? Dans l’étatoù elle est, ça ne vaut pas la peine. Ah ! bougre de coquin,si je pouvais te tenir !

Soudain Conrad le saisit par un pan de son vêtement.

– Qu’y a-t-il Conrad ?

– Regardez. On dirait qu’il ne bouge plus.

De fait, pour la première fois, la silhouette blanche sedistinguait, de plus en plus précise dans les ténèbres, et l’onpouvait apercevoir, entre les feuilles d’un taillis, l’attitudequ’elle gardait à la minute actuelle, les bras un peu ouverts, ledos voûté, les jambes ployées et comme croisées sur le sol.

– Il a dû tomber, déclara Conrad.

Vorski, s’étant avancé, cria :

– Dois-je tirer, canaille ? Je te tiens au bout de moncanon. Lève les bras ou je fais feu.

Aucun mouvement.

– Tant pis pour toi Si tu fais la mauvaise tête, tu y passes. Jecompte trois fois et je tire.

Il marcha jusqu’à vingt mètres de la silhouette et compta, lebras tendu :

– Une… deux… Tu es prêt, Conrad ? Tirons, vas-y.

Les deux balles partirent.

Là-bas il y eut un cri de détresse.

La silhouette parut s’affaisser. Les deux hommes bondirent enavant.

– Ah ! tu y es, coquin tu vas voir un peu de quel bois sechauffe Vorski ! Ah ! chenapan, tu m’as assez faitcourir ! ton compte est bon.

À quelques pas, il ralentit, par crainte d’une surprise.L’inconnu ne bougeait pas, et Vorski put constater, de plus près,qu’il avait l’apparence inerte et déformée d’un homme mort, d’uncadavre. Il n’y avait donc plus qu’à sauter sur lui. C’est ce quefit Vorski, en plaisantant :

– Bonne chasse, Conrad. Ramassons le gibier.

Mais il fut très étonné, en ramassant le gibier, de ne saisirentre les mains qu’une proie en quelque sorte impalpable, et qui secomposait somme toute d’une simple tunique au-dessous de laquelleil n’y avait plus personne, le possesseur de cette tunique ayantpris la fuite à temps, après l’avoir accrochée aux épines d’unfourré. Quant au chien, il avait disparu.

– Sacrédieu de sacrédieu ! proféra Vorski, il nous aroulés, le brigand ! Mais, que diable, pourquoi ?

Exhalant sa fureur de la manière stupide qui lui étaitfamilière, il piétinait l’étoffe, quand une pensée le heurta.

– Pourquoi ? Mais, sacrédieu, je le disais tout à l’heure…un piège… un truc pour nous éloigner de la dame pendant que desamis à lui attaquent Otto. Ah ! quel idiot je fais !

Il se remit en route à travers l’obscurité et, dès qu’il putdiscerner le Dolmen, il appela :

– Otto ! Otto !

– Halte ! Qui est là ? répondit Otto d’une voixeffrayée.

– C’est moi… Crédieu, ne tire pas !

– Qui est là ? Vous ?

– Eh ! oui, moi, imbécile.

– Mais les deux coups de feu ?

– Une erreur… on te racontera…

Il était arrivé près du chêne, et, tout de suite, saisissant lalanterne, il en projeta la lueur sur sa victime. Elle n’avait pasbougé, étendue contre le pied de l’arbre et la tête enveloppée deson voile.

– Ah ! fit-il, je respire. Crédieu, que j’ai eupeur !

– Peur de quoi ?

– Qu’on ne nous l’enlève, parbleu !

– Eh bien, et moi, n’étais-je pas là ?

– Toi ! toi ! tu n’es pas plus brave qu’un autre… etsi l’on t’avait attaqué…

– J’aurais toujours tiré… vous auriez entendu le signal.

– Est-ce qu’on sait ! Enfin, il ne s’est rienpassé ?

– Rien du tout.

– La dame ne s’est pas trop agitée ?

– Au début, oui. Elle se plaignait en gémissant sous soncapuchon, tellement que j’en étais à bout de patience.

– Mais après ?

– Oh ! après… ça n’a guère duré… d’un bon coup de poing jel’ai étourdie.

– Ah ! la brute ! s’écria Vorski. Si tu l’as tuée, tues un homme mort.

Vivement il s’accroupit, colla son oreille contre la poitrine dela malheureuse.

– Non, dit-il au bout d’un instant, le cœur bat encore… Mais çane durera peut-être pas longtemps. À l’œuvre, camarades. Dans dixminutes, il faut que tout soit fini.

Chapitre 3Eli, Eli, lamma sabacthani !

Les préparatifs ne furent pas longs, et Vorski s’y employalui-même avec activité. Il appuya l’échelle contre le tronc del’arbre, passa l’une des extrémités de la corde autour de savictime et l’autre autour d’une des branches supérieures, et, juchéau dernier échelon, il enjoignit à ses complices :

– Tenez, vous n’avez plus qu’à tirer. Mettez-la debout d’abord,et que l’un de vous la maintienne en équilibre.

Il attendit un moment. Mais, Otto et Conrad s’entretenant à voixbasse, il s’exclama :

– Dites donc, vous pourriez vous hâter… d’autant que j’offre unecible un peu trop commode, si l’on s’avisait de m’envoyer une balleou une flèche. Ça y est ?

Les deux acolytes ne répondirent pas.

– Eh bien, elle est raide celle-là ! Qu’y a-t-ilencore ? Otto… Conrad…

Il sauta à terre et les rudoya.

– Vous en avez de bonnes tous les deux. Avec un pareil système,nous y serons encore demain matin… et tout sera manqué. Maisréponds donc, Otto.

Il lui colla la lumière sur le visage.

– Voyons, quoi ? serait-ce que tu refuses ? Faudraitle dire ! Et toi, Conrad ? On fait grève alors ?

Otto hocha la tête.

– Grève… c’est aller un peu loin. Mais Conrad et moi, nous neserions pas fâchés d’avoir quelques explications.

– Des explications ? Et sur quoi, abruti ? Sur la damequ’on exécute ? Sur l’un ou l’autre des deux gosses ?Inutile d’insister, camarades. Je vous l’ai dit en vous proposantl’affaire : « Marchez-vous les yeux fermés ? Il y aura unerude besogne à accomplir, beaucoup de sang à verser. Mais, au boutdu compte, la forte somme. »

– C’est là toute la question, dit Otto.

– Précise, ahuri.

– C’est à vous de préciser et d’en revenir aux termes mêmes denotre accord. Quels sont-ils ?

– Tu les connais mieux que moi.

– Justement, c’est pour vous les remettre en mémoire que je vousdemande de nous les répéter.

– Ma mémoire est fidèle. Le trésor pour moi, et sur le trésor unprélèvement de deux cent mille francs à vous partager.

– C’est ça, et ce n’est pas ça. Nous y reviendrons. Commençonspar causer du fameux trésor. Voilà des semaines qu’on s’esquinte,que l’on vit dans le sang et dans le cauchemar de toutes sortes decrimes… et rien à l’horizon !

Vorski haussa les épaules.

– De plus en plus bête, mon pauvre Otto. Tu sais qu’il y avaitd’abord un certain nombre de choses à accomplir. Elles le sonttoutes, sauf une. Dans quelques minutes, celle-là le sera à sontour, et le trésor nous appartiendra.

– Qu’en savons-nous ?

– Crois-tu donc que j’aurais fait tout ce que j’ai fait si jen’avais pas été sûr du résultat… comme je suis sûr de vivre ?Tous les événements se sont déroulés dans un ordre inflexible etmarqué d’avance. Le dernier se produira à l’heure dite, etm’ouvrira la porte.

– La porte de l’enfer, ricana Otto, ainsi que j’ai entenduMaguennoc l’appeler.

– Qu’on l’appelle de ce nom ou d’un autre, elle ouvre sur letrésor que j’aurai conquis.

– Soit, dit Otto, que la conviction de Vorski impressionnait,soit. Je veux croire que vous avez raison. Mais qui nous affirmeque nous aurons notre part ?

– Vous aurez votre part, pour ce simple motif que la possessiondu trésor me fournira des richesses si fantastiques, que je n’iraipas me créer des ennuis avec vous pour une misère de deux centmille francs.

Donc nous avons votre parole ?

– Évidemment.

– Votre parole que toutes les clauses de notre accord serontrespectées ?

– Évidemment. Où veux-tu en venir ?

– À ceci, c’est que vous avez commencé à nous rouler de la façonla plus ignoble, en ne respectant pas l’une des clauses de cetaccord.

– Hein ! Qu’est-ce que tu chantes ? Sais-tu bien à quitu parles ?

– À toi, Vorski.

Vorski empoigna son complice.

– Qu’est-ce que c’est ! Tu oses m’insulter ! metutoyer, moi, moi !

– Pourquoi pas, puisque tu m’as bien volé, toi ?

Vorski se contint et reprit, la voix frémissante :

– Parle et fais bien attention, mon petit, car tu joues un rudejeu. Parle.

– Voici, déclara Otto. En dehors du trésor, en dehors des deuxcent mille francs, il était convenu entre nous – tu avais levé lamain en guise de serment –, il était convenu que toute sommed’argent liquide trouvée par l’un de nous au cours de l’affaireserait partagée en deux : moitié pour toi, moitié pour Conrad etpour moi. Est-ce vrai ?

– C’est vrai.

– Alors, donne, fit Otto en tendant la main.

– Te donner quoi ? Je n’ai rien trouvé.

– Tu mens. Tandis qu’on expédiait les sœurs Archignat, tu astrouvé sur l’une d’elles, dans son corsage, le magot qu’on n’avaitpas pu dénicher dans leur maison.

– En voilà une histoire ! dit Vorski, d’un ton où perçaitl’embarras.

– C’est la pure vérité.

– Prouve-le.

– Sors donc le petit paquet ficelé que tu as épinglé là, àl’intérieur de ta chemise.

Et Otto toucha du doigt la poitrine de Vorski en ajoutant :

– Sors-le donc, le petit paquet, et aligne donc les cinquantebillets de mille.

Vorski ne répondit pas. Il était stupéfait, comme un homme quine comprend rien à ce qui lui arrive et qui cherche vainement àdeviner comment l’adversaire s’est procuré des armes contrelui.

– Tu avoues ? lui demanda Otto.

– Pourquoi pas ? répliqua-t-il. J’avais l’intention derégler le compte plus tard, en bloc.

– Règle-le tout de suite. C’est préférable.

– Et si je refuse ?

– Tu ne refuseras pas.

– Si, je refuse !

– En ce cas, Vorski… gare à toi !

– Qu’est-ce que je crains, vous n’êtes que deux.

– Nous sommes trois au moins.

– Où est le troisième ?

– Le troisième est un monsieur qui n’a pas l’air du premiervenu, à ce que vient de me dire Conrad… bref, celui qui t’a roulétout à l’heure, l’homme à la flèche et à la tunique blanche.

– Tu l’appellerais ?

– Parbleu !

Vorski sentit que la partie n’était pas égale. Les deux acolytesl’encadraient et le serraient fortement. Il fallait céder.

– Tiens, voleur ! tiens, bandit ! s’écria-t-il entirant le petit paquet et en dépliant les billets.

– Pas la peine de compter, dit Otto qui lui arracha la liassepar surprise.

– Mais…

– C’est ainsi. La moitié pour Conrad, la moitié pour moi.

– Ah ! brute ! Voleur de voleur ! tu me lepaieras. Je m’en fiche de l’argent. Mais me piller comme dans unbois ! Ah ! je ne voudrais pas être dans ta peau, monbonhomme.

Il continua à l’injurier, puis, soudain, il éclata de rire, unrire méchant et forcé.

– Après tout, ma foi, c’est bien joué, Otto ! Mais où etcomment as-tu pu savoir cela ? Tu me le raconteras,hein ? En attendant, plus une minute à perdre. Nous sommesd’accord sur tous les points, n’est-ce pas ? et vousmarchez ?

– Sans rechigner, puisque vous prenez la chose si bien, ditOtto.

Et le complice ajouta, d’un ton obséquieux :

– Vous avez tout de même de l’allure, Vorski… Un grandseigneur !

– Et toi, un valet que l’on paye. Tu es payé, dépêche-toi.L’affaire est urgente.

L’affaire, comme disait l’affreux personnage, fut rapidementexécutée. Remonté sur son échelle, Vorski répéta ses ordresauxquels Conrad et Otto se conformèrent docilement.

Ils mirent la victime debout, puis, tout en la maintenant enéquilibre, ils tirèrent sur la corde. Vorski reçut la malheureuse,et, comme les genoux s’étaient ployés, il les contraignitbrutalement à s’allonger. Ainsi plaquée sur le fût de l’arbre, sarobe serrée autour de ses jambes, les bras pendant à droite et àgauche et à peine écartés du corps, elle fut attachée par la tailleet par-dessous les bras.

Elle ne semblait pas s’être éveillée de son étourdissement, etelle n’eut aucune plainte. Vorski voulut lui dire quelques mots,mais, ces mots, il les bredouilla, incapable d’articuler. Puis ilchercha à lui redresser la tête, mais il y renonça, n’ayant plus lecourage de toucher à celle qui allait mourir, et la tête retombasur le buste, très bas.

Aussitôt, il descendit et balbutia :

– L’eau-de-vie, Otto… Tu as la gourde ? Ah ! crédieu,l’ignoble chose !

– Il est encore temps, objecta Conrad.

Vorski avala quelques gorgées et s’écria :

– Encore temps… de quoi faire ? De la délivrer ?Écoute-moi, Conrad. Plutôt que de la délivrer, j’aimerais mieux…oui, j’aimerais mieux prendre sa place. Abandonner mon œuvre ?Ah ! c’est que tu ne sais pas quelle est cette œuvre et quelest mon but ! Sans quoi…

Il but de nouveau.

– Excellente eau-de-vie, mais, pour me remettre le cœurd’aplomb, je préférerais du rhum. Tu n’en as pas, Conrad ?

– Le reste d’un petit flacon…

– Donne.

Ils avaient voilé la lanterne de peur d’être vus, et ilss’assirent tout contre l’arbre, résolus au silence. Mais cettenouvelle flambée d’alcool leur montait au cerveau. Vorski, trèsexcité, se mit à pérorer.

– Des explications, vous n’en avez pas besoin. Celle qui meurtlà, inutile que vous connaissiez son nom. Qu’il vous suffise desavoir que c’est la quatrième des femmes qui devaient mourir encroix, et que le destin l’avait spécialement désignée, elle. Maisil y a une chose que je puis vous dire, à l’heure où le triomphe deVorski va éclater à vos yeux. J’ai même quelque orgueil à vousl’annoncer, car si tous les événements ont jusqu’ici dépendu de moiet de ma volonté, celui qui va se produire dépend des volontés lesplus puissantes, des volontés travaillant pour Vorski !

Il redit à plusieurs reprises, comme si ce nom flattait seslèvres :

– Pour Vorski !… pour Vorski !…

Et il se releva, l’exubérance de ses pensées l’obligeant àmarcher et à gesticuler.

– Vorski, fils de roi, Vorski élu du destin, prépare-toi. Voiciton heure. Ou bien tu n’es que le dernier des aventuriers et leplus criminel de tous les grands criminels que le sang des autresait souillés, ou bien tu es vraiment le prophète illuminé que lesdieux couronnent de gloire. Surhomme ou bandit. Voici l’arrêt dudestin. Les battements de cœur de la victime sacrée qu’on immoleaux dieux marquent les secondes suprêmes. Écoutez-les, vous deuxqui êtes là.

Escaladant l’échelle, il cherchait à les percevoir, ces pauvresbattements d’un cœur épuisé. Mais la tête, inclinée à gauche,l’empêchait de coller son oreille contre la poitrine, et il n’osaity toucher. Un souffle inégal et rauque rompait seul le silence.

Il dit tout bas :

– Véronique, tu m’entends ?… Véronique… Véronique…

Après un moment d’hésitation, il continua :

– Il faut que tu saches… oui, ça m’épouvante moi-même ce que jefais. Mais c’est le destin… Tu te rappelles la prédiction ? »Ta femme mourra sur la croix. » Mais ton nom lui-même, Véronique,c’est cela qu’il évoque ! … Souviens-toi que sainte Véroniqueessuya la figure du Christ avec un linge, et que sur ce linge restamarquée l’image sacrée du sauveur… Véronique, tu m’entends,Véronique ?…

Il redescendit en hâte, arracha le flacon de rhum aux mains deConrad et le vida d’un coup.

Alors, il fut pris d’une sorte de délire qui le fit divaguerpendant quelques instants dans une langue que ses acolytes necomprirent point. Puis il se mit à provoquer l’ennemi invisible, àprovoquer les dieux, à lancer des imprécations et desblasphèmes.

– Vorski est le plus fort, Vorski domine le destin. Il faut queles éléments et les puissances mystérieuses lui obéissent. Tout sepassera comme il l’a décidé, et le grand secret lui sera annoncédans les formes mystiques et selon les préceptes de la cabale.Vorski est attendu comme le prophète. Vorski sera accueilli avecdes cris de joie et d’extase, et quelqu’un que j’ignore et que jene fais qu’entrevoir, viendra au-devant de lui avec des palmes etdes bénédictions. Qu’il se prépare celui-là ! Qu’il surgissedes ténèbres et qu’il monte de l’enfer ! Voici Vorski !Qu’au son des cloches et qu’au chant des alléluias, le signalfatidique se produise à la face du ciel, pendant que la terres’entrouvre et projette des tourbillons de flammes.

Il garda le silence comme s’il eût épié dans l’espace les signesqu’il prédisait. D’en haut tombait le râle désespéré de lamourante. L’orage grondait au loin, et les nuages noirs étaientdéchirés par les éclairs. On eût dit que toute la nature répondaità l’appel du bandit.

Ses discours grandiloquents et sa mimique de cabotinimpressionnaient vivement ses acolytes.

Otto murmura :

– Il me fait peur.

– C’est le rhum, prononça Conrad. Mais tout de même il annoncedes choses effrayantes.

– Des choses qui rôdent autour de nous, déclama Vorski dontl’oreille enregistrait les moindres bruits, des choses qui fontpartie de l’heure présente et qui nous ont été léguées par la suitedes siècles. C’est comme un enfantement prodigieux. Et, je vous ledis à tous les deux, vous allez en être les témoins déconcertés.Otto et Conrad, préparez-vous également : la terre va trembler, et,à l’endroit même où Vorski doit conquérir la Pierre-Dieu, unecolonne de feu s’élèvera vers le ciel.

– Il ne sait plus ce qu’il dit, marmonna Conrad.

– Et le revoilà sur l’échelle, souffla Otto. Tant pis s’ilreçoit une flèche !

Mais l’exaltation de Vorski ne connaissait plus de bornes. Lafin approchait. Exténuée par la souffrance, la victimeagonisait.

D’un ton très bas, pour n’être entendu que par elle, puis d’unevoix de plus en plus forte, Vorski reprit :

– Véronique… Véronique… tu achèves ta mission… tu arrives aubout de la montée… Gloire à toi ! Une part te revient dans montriomphe… Gloire à toi ! Écoute ! Tu entends déjà,n’est-ce pas ? Le canon du tonnerre approche. Mes ennemis sontvaincus, tu n’as plus de secours à espérer ! Voici le dernierbattement de ton cœur… Voici ta dernière plainte… Eli, Eli,lamma sabacthani ! … « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoim’avez-vous abandonnée ? »

Il riait comme un fou, comme on rit de la plus folâtre aventure.Puis il y eut un silence. Les grondements du tonnerres’interrompirent. Vorski se pencha et, soudain, il vociféra, duhaut de son échelle :

– Eli, Eli, lamma ssabacthani ! les dieux l’ontabandonnée… La mort a fait son œuvre. La dernière des quatre femmesest morte. Véronique est morte !

Il se tut de nouveau, puis hurla deux fois :

– Véronique est morte ! Véronique est morte !

De nouveau, il y eut un grand silence attentif.

Et tout à coup le sol trembla, non pas d’une commotion produitepar le tonnerre, mais d’une convulsion intérieure, profonde, venuedes entrailles mêmes de la terre, et qui se répercuta à diversesreprises comme un bruit dont l’écho se propage à travers les boiset les collines.

Et, presque en même temps, tout près d’eux, à l’autre bout dudemi-cercle de chênes, un jet de feu jaillit et monta vers le ciel,dans un tourbillon de fumée où fusaient des flammes rouges, jaunesou violettes.

Vorski ne prononça pas une parole. Ses compagnons demeuraientconfondus. À la fin l’un d’eux balbutia :

– C’est le vieux chêne pourri, celui que la foudre a déjàbrûlé.

En effet, bien que l’incendie se fût éteint presque aussitôt,tous trois gardaient la vision fantastique du vieux chêne, toutembrasé, transparent et vomissant des flammes et des vapeursmulticolores…

– C’est ici l’entrée qui conduit à la Pierre-Dieu, dit gravementVorski. Le destin a parlé comme je vous l’avais annoncé, et il aparlé contraint par moi, qui fus son serviteur et qui suis sonmaître.

Il s’avança, la lanterne à la main. Ils furent surpris de voirque l’arbre n’offrait aucune trace d’incendie et que la masse defeuilles sèches, maintenue comme dans une cuve par l’écartement desquelques branches inférieures, n’avait pas flambé.

– Un miracle encore, dit Vorski. Tout est miracleincompréhensible.

– Qu’allons-nous faire ? demanda Conrad.

– Pénétrer dans l’issue qui nous est indiquée. Apportel’échelle, Conrad, et avec la main fouille dans ce tas de feuilles.L’arbre est creux et nous verrons bien…

– Si creux que soit un arbre, dit Otto, il y a toujours desracines, et je ne puis guère admettre un passage à travers lesracines.

– Encore une fois, nous verrons bien. Remue les feuilles,Conrad… enlève-les…

– Non, répliqua nettement Conrad.

– Comment non ? Et pourquoi ?

– Rappelez-vous Maguennoc ! Rappelez-vous qu’il a voulutoucher à la Pierre-Dieu et qu’il a dû se couper la main.

– Mais ce n’est pas ici la Pierre-Dieu ! ricana Vorski.

– Qu’en savez-vous ? Maguennoc parlait toujours de la portede l’enfer. N’est-ce pas cela qu’il désignait ainsi ?

Vorski haussa les épaules.

– Et toi, tu as peur aussi, Otto ?

Otto ne répondit pas, et Vorski non plus n’avait pas hâte derisquer l’épreuve car il finit par dire :

– Ma foi, rien ne presse. Attendons le petit jour. Nousabattrons l’arbre à coups de hache, ce qui nous montrera mieux quetout à quoi nous avons affaire et comment il nous fautprocéder.

Il en fut ainsi convenu. Mais, comme le signal avait été perçupar d’autres que par eux et qu’il ne fallait pas se laisserdevancer, ils résolurent de s’établir en face même de l’arbre, sousl’abri que leur offrait la table immense du Dolmen-aux-Fées.

– Otto, ordonna Vorski, va nous chercher au Prieuré de quoiboire, et ramène également une hache, des cordes, tout ce qui estnécessaire.

La pluie commençait à tomber avec une violence extrême. Ilss’installèrent aussitôt sous le dolmen, et, tour à tour, chacunprit la garde, tandis que les autres dormaient.

Nul incident ne marqua cette nuit. La tempête fut d’une grandeviolence. On entendait le mugissement des vagues. Puis, touts’apaisa peu à peu. Au petit jour, ils attaquaient le chêne quibientôt, tiré par les cordes, s’abattait.

Ils s’aperçurent alors qu’à l’intérieur même de l’arbre, parmiles détritus et les pourritures, une sorte de canal avait étépratiqué, qui se prolongeait au milieu du bloc de sable et depierres amalgamé autour des racines.

À l’aide d’une pioche, ils déblayèrent le terrain. Tout desuite, des marches apparurent ; il y eut un éboulement, et ilsvirent un escalier qui suivait la paroi verticale d’une muraille etqui descendait dans les ténèbres. La lueur de la lanterne futprojetée. Une grotte s’ouvrait au-dessous d’eux.

Vorski se risqua le premier. Les autres le suivirentprudemment.

L’escalier qui, d’abord, se composait de marches en terresoutenues par des cailloux, était ensuite creusé à même le roc. Lagrotte où ils débouchèrent n’avait rien de particulier et semblaitplutôt un vestibule d’accès. Elle communiquait, en effet, avec unesorte de crypte, à voûte arrondie, dont les murs étaient faitsd’une grossière maçonnerie de pierres sèches.

Tout autour se dressaient, comme des statues informes, douzepetits menhirs dont chacun portait le squelette d’une tête decheval. Vorski toucha l’une de ces têtes : elle tomba enpoussière.

– Nul n’est entré dans cette crypte, dit-il, depuis plus devingt siècles. Nous sommes les premiers hommes qui en foulent lesol, les premiers qui regardent les vestiges du passé qu’ellecontient.

Il ajouta avec une emphase croissante :

– C’était la chambre mortuaire d’un grand chef. On enterraitavec lui ses chevaux favoris, et ses armes également… Tenez, voicides haches, un couteau de silex… et nous retrouvons aussi la tracede certaines pratiques funéraires, comme le prouvent ce monceau decharbon de bois, et de ce côté, ces ossements calcinés…

L’émotion altérait sa voix. Il murmura :

– Je suis le premier qui pénètre ici… J’étais attendu. Un mondeendormi s’éveille à mon approche.

Conrad l’interrompit :

– Il y a une autre issue, une autre communication et l’onaperçoit comme une clarté tout au loin.

Un couloir étroit les conduisait, en effet, dans une autrechambre, par où ils atteignirent une troisième salle.

Les trois cryptes étaient identiquement pareilles. Mêmesmaçonneries, mêmes pierres debout, mêmes squelettes de chevaux.

– Trois tombes de grands chefs, dit Vorski. Il est évidentqu’elles précèdent la tombe d’un roi, et qu’ils étaient lesgardiens de ce roi, après en avoir été, de son vivant, lescompagnons. Sans doute est-ce la prochaine crypte…

Il n’osait s’y aventurer, non par peur, mais par excès detrouble et par un sentiment de vanité exaspérée, dont il savouraitla jouissance.

– Je vais savoir, déclamait-il ; Vorski touche au but, etil n’a plus qu’à étendre la main pour être payé royalement de sespeines et de ses batailles. La Pierre-Dieu est là. Durant dessiècles et des siècles, on a voulu violer le secret de l’île etpersonne n’y a réussi. Vorski est venu et la Pierre-Dieu luiappartient. Qu’elle se montre donc à moi et me donne la puissancequi m’est promise. Entre elle et Vorski, rien… rien que ma volonté.Et je veux ! Le prophète, a surgi du fond des ténèbres. Levoilà. S’il est, dans ce royaume des morts, un fantôme qui soitchargé de me conduire vers la pierre divine et de me poser sur latête la couronne d’or, que ce fantôme se dresse ! VoiciVorski.

Il entra.

Cette quatrième salle était beaucoup plus grande et formait undôme à calotte un peu déprimée. Au milieu de cette dépression, il yavait un trou circulaire, pas plus large que le trou laissé par untuyau très mince, et d’où tombait une colonne de lumière à demivoilée qui formait un disque très net sur le sol.

Le centre de ce disque était occupé par un petit billot composéde pierres agencées les unes contre les autres. Et, sur ce billot,comme en exposition, un bâton de métal.

Pour le reste, la crypte ne différait pas des premières, commeelles ornée de menhirs et de têtes de chevaux, offrant comme ellesdes vestiges de sacrifices.

Vorski ne quittait pas des yeux le bâton de métal. Choseétrange, ce métal brillait, comme si nulle poussière ne l’eûtcouvert. Vorski avança la main.

– Non, non, fit vivement Conrad.

– Et pourquoi ?

– C’est peut-être cela que Maguennoc a touché et qui lui a brûléla main.

– Tu es fou.

– Cependant…

– Eh ! je ne crains rien, déclara Vorski en saisissantl’objet.

C’était un sceptre de plomb travaillé fort grossièrement, maisqui révélait pourtant un certain effort artistique. Sur le manches’enroulait un serpent, tantôt incrusté dans le plomb et tantôt enrelief. La tête, énorme et disproportionnée, de ce serpent, formaitle pommeau et se hérissait de clous d’argent et de petits caillouxverts transparents comme des émeraudes.

– Est-ce la Pierre-Dieu ? murmura Vorski.

Il maniait l’objet et l’examinait en tous sens avec une crainterespectueuse, et il ne tarda pas à s’apercevoir que le pommeaubranlait de façon imperceptible. Il le remua, le tourna à droite,puis à gauche, et, finalement, il y eut un déclenchement : la têtedu serpent se dévissait.

À l’intérieur, un vide était ménagé. Dans ce vide, une pierre…une pierre menue, de couleur rougeâtre, avec des veines jaunâtresqui ressemblaient à des veines d’or.

– C’est elle ! oh ! c’est elle ! prononça Vorski,bouleversé.

– N’y touchez pas ! répéta Conrad, plein d’effroi.

– Ce qui a brûlé Maguennoc ne brûlera pas Vorski, répondit-ilgravement.

Et par forfanterie, débordant d’orgueil et de joie, il gardaitla pierre mystérieuse au fond de sa main fermée qu’il serrait detoutes ses forces.

– Qu’elle me brûle, j’y consens ! Qu’elle entre dans machair, j’en serais heureux.

Conrad lui fit un signe et mit un doigt sur sa bouche.

– Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il. Tu entends quelquechose ?

– Oui, fit l’autre.

– Moi également, affirma Otto.

De fait, on entendait un bruit rythmé, égal comme cadence, maisavec des hauts et des bas, et toute une sorte de musiqueirrégulière.

– Mais, c’est tout près d’ici marmonna Vorski… On dirait mêmeque c’est dans la salle.

C’était dans la salle, ils en acquirent bientôt la certitude, etc’était, ils ne pouvaient guère en douter, un bruit qui avait toutel’apparence d’un ronflement.

Conrad, qui avait risqué cette hypothèse, fut le premier à enrire. Mais Vorski lui dit :

– Ma foi, je me demande si tu n’as pas raison…, c’est bien unronflement… Il y a donc quelqu’un ici ?

– Ça vient de ce côté, fit Otto, de ce coin d’ombre.

La clarté n’allait pas au-delà des menhirs. Derrière s’ouvraientautant de petites chapelles obscures. Vorski projeta dans l’uned’elles la lueur de sa lanterne, et, aussitôt, laissa échapper uncri de stupeur.

– Quelqu’un… oui… il y a quelqu’un… regardez…

Les deux complices s’avancèrent. Sur un tas de moellons, quis’amoncelaient dans un angle de la paroi, un homme dormait, unvieillard à barbe blanche et à longs cheveux blancs. La peau de safigure et la peau de ses mains étaient sillonnées de mille rides.Un cercle bleuâtre encadrait ses paupières closes. Un siècle aumoins avait passé sur lui.

Une tunique de lin rapiécée et déchirée le revêtait jusqu’auxpieds. Autour du cou, et descendant assez bas sur la poitrine, ilavait un chapelet de ces boules sacrées que les Gaulois appelaientdes œufs de serpent, et qui sont des oursins. À portée de sa main,une belle hache de jadéite montrait des signes indéchiffrables. Parterre, alignés, des silex tranchants, des grands anneaux plats,deux pendeloques de jaspe vert, deux colliers en émail bleucannelé.

Le vieillard ronflait toujours.

Vorski murmura :

– Le miracle continue… C’est un prêtre… un prêtre comme ceuxd’autrefois… du temps des Druides.

– Et alors ? demanda Otto.

– Alors, il m’attend !

Conrad exprima un avis brutal.

– Moi, je propose qu’on lui casse la tête avec sa hache.

Mais Vorski se mit en colère.

– Si tu touches seulement à l’un de ses cheveux, tu es un hommemort.

– Cependant…

– Cependant, quoi ?

– C’est peut-être un ennemi… c’est peut-être celui que nousavons poursuivi hier soir… Rappelez-vous… la tunique blanche.

– Tu n’es qu’un idiot ! À son âge, crois-tu que c’est luiqui nous aurait fait courir de la sorte ?

Il se pencha et saisit doucement le bras du vieillard, en disant:

– Réveillez-vous… c’est moi…

Aucune réponse. L’homme ne se réveillait pas.

Vorski insista.

L’homme se remua sur son lit de cailloux, dit quelques mots, etse rendormit.

Vorski, un peu impatienté, renouvela sa tentative, mais avecplus de force et en élevant la voix :

– Eh bien, quoi, voyons nous ne pouvons pourtant pas traîner iciplus longtemps. Allons !

Il imprima une secousse plus énergique au vieillard. Celui-cieut un geste d’irritation, repoussa l’importun, se cramponnaquelques instants au sommeil, puis, à la fin, excédé, il seretourna et grogna, d’un ton furieux :

– Ah ! la barbe !

Chapitre 4Le vieux Druide

Les trois complices, qui connaissaient à merveille toutes lesfinesses de la langue française et n’ignoraient aucun termed’argot, ne se trompèrent pas un instant sur le vrai sens de cetteexclamation imprévue. Ils furent stupéfaits.

Vorski interrogea Conrad et Otto.

– Hein ? Que dit-il ?

– Oui, oui, vous avez bien entendu… c’est cela… réponditOtto.

À la fin, Vorski fit une nouvelle tentative sur l’épaule del’inconnu, lequel se retourna sur sa couche, s’étira, bâilla, parutse rendormir, et soudain, vaincu, proféra, en s’asseyant à demi:

– Enfin, quoi ! on ne peut donc plus roupiller à son aisedans cette boîte-là ?

Un jet de lumière l’aveugla, et il marmotta, effaré :

– Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce qu’on me veut ?

Vorski posa la lanterne sur un ressaut de la paroi et son visageapparut ainsi en pleine clarté. Le vieillard, qui continuaitd’exhaler sa mauvaise humeur en plaintes incohérentes, regarda soninterlocuteur, se calma peu à peu, prit même une expressionaimable, presque souriante, et, tendant la main, s’écria :

– Ah ça ! mais c’est donc toi, Vorski ? Commentvas-tu, vieille branche ?

Vorski eut un haut-le-corps. Qu’il fût connu du vieillard et quecelui-ci l’appelât par son nom, cela ne l’étonnait pas outremesure, puisqu’il avait la conviction, en quelque sorte mystique,qu’il était attendu comme un prophète. Mais, pour un prophète, pourun missionnaire illuminé et vêtu de gloire, qui se présente devantun inconnu que couronne la double majesté de l’âge et du rangsacerdotal, il était pénible d’être accueilli sous la désignationde « vieille branche ».

Hésitant, inquiet, ne sachant à qui il avait affaire, il demanda:

– Qui êtes-vous ? pourquoi êtes-vous ici ? commentêtes-vous venu ?

Et, comme l’autre le contemplait d’un air surpris, il répétaplus fortement :

– Répondez donc, qui êtes-vous ?

– Ce que je suis ? repartit le vieillard avec une voixéraillée et chevrotante, ce que je suis ? par Teutatès, dieudes Gaulois, c’est toi qui me poses une pareille question ?Alors, tu ne me reconnais pas ? Voyons, rappelle-toi… ce bonSégenax… hein ! tu te souviens ?… le père deVelléda ?… ce bon Ségenax, magistrat vénéré chez les Rhédons,de qui Chateaubriand parle au tome premier de sesMartyrs ? Ah ! je vois que ta mémoire serafraîchit.

– Qu’est-ce que vous me chantez là ! s’écria Vorski.

– Je ne chante pas ! J’explique ma présence ici et lestristes événements qui m’y ont amené jadis. Dégoûté par la conduitescandaleuse de Velléda, qui avait « fauté » avec le sinistreEudore, je suis entré, comme qui dirait aujourd’hui, à la Trappe,c’est-à-dire que j’ai passé brillamment mon bachot ès druides.Depuis, à la suite de quelques frasques – oh ! presque rien…trois ou quatre bordées vers la capitale où m’attiraient Mabilleet, plus tard le Moulin-Rouge -, depuis, j’ai dû accepter la petiteplace que j’occupe ici, un poste de tout repos, comme tu vois…gardien de la Pierre-Dieu… un poste d’embusqué, quoi !

La stupeur et l’inquiétude de Vorski augmentaient à chaqueparole. Il consulta ses compagnons.

– Cassez-lui la tête, répétait Conrad, c’est mon idée, et jen’en démords pas.

– Et toi, Otto ?

– Moi, je dis qu’il faut se méfier.

– Évidemment, il faut se méfier.

Mais le vieux Druide entendit le mot. S’aidant d’un bâton surlequel il s’appuyait, il se leva et cria :

– Qu’est ce que ça signifie ? Se méfier de moi ! Elleest raide, celle-là ! Me traiter de fumiste ! Tu n’asdonc pas vu ma hache, et, sur le manche de cette hache, le dessinde la croix gammée ? Hein, la croix gammée, le signe solairecabalistique par excellence. Et ça ! qu’est-ce quec’est ? (Il montrait son chapelet d’oursins.) Hein !qu’est-ce que c’est ? des crottes de lapin ? Vous en avezdu culot ! Appeler des crottes de lapin des œufs de serpent, «des œufs qu’ils finissent par former de la bave et de l’écume deleurs corps mêlés, et qu’ils rejettent en l’air au milieu desifflements ». C’est Pline lui-même qui l’a dit ! Tu ne vaspas aussi traiter Pline de fumiste, j’espère ? En voilà unclient ! Se méfier de moi, alors que j’ai tous mes diplômes devieux Druide, toutes mes patentes, tous mes brevets, tous mescertificats signés par Pline et par Chateaubriand. Quelculot ! Non, vrai, tu en trouveras des vieux Druides de monespèce, authentiques, de l’époque, avec leur patine ancienne etleur barbe séculaire ! Moi, un fumiste ! moi qui possèdetoutes les traditions et qui jongle avec les coutumesd’antan ! Veux-tu que je te danse le pas du vieux Druide, telque je l’ai dansé devant Jules César ? Le veux-tu ?

Et sans attendre la réponse, le vieillard, jetant son bâton, semit à esquisser des entrechats fantaisistes et des gigueséchevelées avec une souplesse tout à fait extraordinaire. Etc’était le spectacle le plus cocasse que de le voir sauter ettourniquer, le dos ployé, les bras ballants, les jambes fusant àdroite et à gauche, de dessous la tunique, la barbe suivant lesévolutions du corps qui se trémoussait, tandis que la voixchevrotante annonçait successivement les diverses reprises :

– Le pas du vieux Druide ou les Délices de Jules César.Ohé !… la danse du gui sacré, vulgairement appelée danse deSaint-Guy ! … La valse des œufs de serpent, avec musique dePline… Ohé ! ohé ! plus de spleen !… La Vorska, outango-des trente cercueils ! … L’hymne du prophèterouge ! Alléluia ! Alléluia ! Gloire auprophète !

Quelques moments encore il continua ses bonds endiablés, puis,brusquement, il s’arrêta devant Vorski, et, d’un ton grave :

– Assez de bavardage ! Parlons sérieusement. Je suis chargéde te remettre la Pierre-Dieu. Maintenant que tu es convaincu,es-tu prêt à prendre livraison de la marchandise ?

Les trois complices étaient absolument ahuris. Vorski ne savaitque faire, impuissant à comprendre ce que c’était que ce damnépersonnage.

– Eh ! fichez-moi la paix ! s’écria-t-il avec colère.Que voulez-vous ? Quel est votre but ?

– Comment, mon but ? Mais je viens de te le dire : teremettre la Pierre-Dieu.

– Mais de quel droit ? À quel titre ?

Le vieux druide hocha la tête.

– Oui, je saisis la chose… ça ne se passe pas du tout comme tucroyais. Évidemment, n’est-ce pas ? tu arrives ici toutfrétillant, heureux et fier de l’œuvre accomplie. Juge un peu… dela fourniture pour trente cercueils, quatre femmes en croix, desnaufrages, du sang plein tes mains, des crimes plein tes poches.Tout ça, ce n’est pas de la petite bière, et tu t’attendais à uneréception imposante, avec cérémonie officielle, pompes solennelles,chœurs antiques, théories d’eubages et de bardes, ostensoirs,sacrifices humains, enfin du chichi, le grand jeu gaulois !…Et, au lieu de cela, un pauvre diable de Druide qui roupille dansun coin et qui t’offre tout crûment la marchandise. Quelle chute,messeigneurs ! Que veux-tu, Vorski ? on fait ce qu’onpeut et chacun agit selon ses moyens. Je ne roule pas sur l’or,moi, et je t’ai déjà avancé, outre le blanchissage de quelquestuniques blanches, treize francs quarante pour feux de bengale,jets de flammes, et tremblement de terre nocturne.

Vorski tressauta, hors de lui, comprenant soudain.

– Qu’est-ce que vous dites ? Comment c’était…

– Pour sûr que c’était moi Qui voulais-tu que ce fût ?Saint Augustin ? À moins que tu n’aies supposé uneintervention divine et qu’hier soir, dans l’île, les dieux aientpris soin de t’envoyer un archange vêtu d’une tunique blanche pourte conduire au chêne creux ! … Vraiment, tu exagères.

Vorski serra les poings. Ainsi l’homme vêtu de blanc, qu’ilavait poursuivi la veille, n’était autre que cetimposteur !

– Ah ! gronda-t-il, je n’aime pas beaucoup qu’on se paye matête !

– Qu’on se paye ta tête ! s’écria le vieillard. Tu en as debonnes, mon petit. Et qui donc m’a traqué comme une bête fauve, quej’en étais à bout de souffle ? Et qui donc m’a collé deuxballes dans ma tunique numéro un ? En voilà un client !Aussi, ça m’apprendra à faire le zèbre !

– Assez, assez, proféra Vorski, exaspéré. Assez ! Pour ladernière fois, qu’est-ce que vous me voulez ?

– Je m’esquinte à te le dire. Je suis chargé de te remettre laPierre-Dieu.

Chargé par qui ?

– Ah ! ça, je n’en sais fichtre rien, par exemple !J’ai toujours vécu avec cette idée qu’il apparaîtrait un jour àSarek un nommé Vorski, prince germain, qui abattrait ses trentevictimes, et à qui je devais faire un signai convenu lorsque satrentième victime rendrait le dernier soupir. Alors, comme je suisesclave de la consigne, j’ai préparé mon petit baluchon, j’aiacheté, chez un quincaillier de Brest, deux feux de bengale à troisfrancs soixante-quinze centimes pièce, plus quelques pétards dechoix, et, à l’heure dite, je me perchais dans mon observatoire, unrat de cave à la main, tout prêt. Quand tu gueulé, du haut de tonarbre : « Elle est morte ! Elle est morte ! » j’ai penséque c’était le bon moment, j’ai allumé mes bengales, et, avec mespétards, j’ai secoué les entrailles de la terre. Voilà. Tu esfixé.

Vorski avança, les poings levés. Ce flux de paroles, ce flegmeimperturbable, cette faconde, cette voix goguenarde et tranquille,tout cela le mettait hors de lui.

– Un mot de plus, et je t’assomme, cria-t-il. J’en aiassez !

– T’appelles-tu Vorski ?

– Oui, et après ?

– Es-tu prince germain ?

– Oui, oui, et après ?

– As-tu abattu tes trente victimes ?

– Oui ! oui ! oui !

– Eh bien ! alors tu es mon homme. J’ai une Pierre-Dieu àte remettre, je te la remettrai, coûte que coûte. C’est comme çaque je suis, moi. Il faut que tu la bouffes, ta pierre àmiracles.

– Mais je m’en moque de la Pierre-Dieu ! hurla Vorski entrépignant. Et je me moque de toi. Je n’ai besoin de personne. LaPierre-Dieu ! Mais je l’ai, elle est à moi, je la possède.

– Montre voir.

– Et ça, qu’est-ce que c’est ? fit Vorski en sortant de sapoche la petite bille trouvée dans le pommeau.

– Ça ? demanda le vieillard d’un air surpris. Où as-tupêché ça ?

– Dans le pommeau de ce sceptre, que j’ai eu l’idée dedévisser.

– Et qu’est-ce que c’est ?

– C’est un fragment de la Pierre-Dieu.

– Tu es fou.

– Alors, qu’est-ce que c’est, selon toi ?

– Ça, c’est un bouton de culotte.

– Hein ?

– Un bouton de culotte.

– La preuve ?

– Un bouton de culotte dont la tige est cassée, un bouton deculotte comme en emploient les nègres du Sahara. J’en ai toute uneparure.

– La preuve, sacrédieu !

– C’est moi qui l’y ai mis.

– Pour quoi faire ?

– Pour remplacer la pierre précieuse, que Maguennoc avaitchipée, celle qui l’a brûlé, et qui l’a forcé à se couper lamain.

Vorski se tut. Il était désorienté. Il ne savait plus quel partiprendre et quelle conduite tenir à l’égard de ce singulieradversaire.

Le vieux Druide se rapprocha de lui, et, doucement, d’un airpaternel :

– Non, vois-tu, mon petit, tu n’en sortiras pas sans moi. Moiseul ai la clef de la serrure et le mot du coffre. Pourquoihésites-tu ?

– Je ne vous connais pas.

– Enfant ! Si je te proposais quelque chose d’indélicat etqui soit incompatible avec ton honneur, je comprendrais tesscrupules. Mais mon offre est de celles qui ne sauraient froisserla conscience la plus chatouilleuse. Hein ? ça colle ?Non ? Pas encore ? Mais, par Teutatès, qu’est-ce qu’il tefaut, incrédule Vorski ? Un miracle, peut-être ?Seigneur, pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? Mais desmiracles, j’en ponds treize à la douzaine. Tous les matins, enprenant mon café au lait, j’accomplis mon petit miracle. Pensedonc, un Druide ! Des miracles ? mais j’en ai plein maboutique. Je ne sais plus où m’asseoir. Qu’est-ce que tupréfères ? Rayon des résurrections ? Rayon des cheveuxqui repoussent ? de l’avenir dévoilé ? Tu n’as quel’embarras du choix. Tiens, à quelle heure ta trentième victimea-t-elle exhalé son dernier soupir ?

– Est-ce que je sais ?

– Onze heures cinquante-deux. Ton émotion fut si forte que tamontre en a été arrêtée. Regarde.

C’était absurde. Le choc produit par l’émotion n’a aucun effetsur la montre de celui qui a subi cette émotion. Cependant, malgrélui, Vorski tira sa montre : elle marquait onze heurescinquante-deux. Il essaya de la remonter, elle était cassée.

Le vieux Druide, sans lui laisser le temps de reprendre haleine,continua :

– Ça t’épate, hein ? Rien de plus simple, cependant, et deplus facile pour un Druide un peu à la hauteur. Un Druide voitl’invisible. Bien plus, il le fait voir à qui ça lui chante.Vorski, veux-tu voir ce qui n’existe pas ? Quel est tonnom ? Je ne parle pas de ton nom de Vorski, mais de ton vrainom, du nom de ton papa ?

– Silence là-dessus, commanda Vorski. C’est un secret que jen’ai révélé à personne.

– Alors, pourquoi l’écris-tu ?

– Je ne l’ai jamais écrit.

– Vorski, le nom de ton père est inscrit au crayon rouge, à lapage quatorze du petit carnet que tu portes sur toi. Regarde.

Machinalement, comme un automate dont les gestes sont réglés parune volonté étrangère, Vorski sortit de la poche intérieure de songilet un portefeuille qui contenait un cahier de pages blanchescousues ensemble. Il les feuilleta jusqu’à la quatorzième, puismarmotta avec un effroi inexprimable :

– Est-ce possible ! qui a écrit cela ? Et vousconnaissez ce qui est écrit ?…

– Veux-tu que je te le prouve ?

– Silence encore une fois ! Je vous défends…

– À ta guise, mon vieux. Moi, ce que j’en fais, c’est pourt’édifier. Et ça me coûte si peu ! Quand je commence à opérerdes miracles, je ne peux plus m’arrêter. Encore un, histoire derigoler. Tu portes à ton cou, sous ta chemise, au bout d’unechaînette d’argent, un médaillon ?

– Oui, fit Vorski dont les yeux brillaient de fièvre.

– Ce médaillon forme un cadre, vide de la photographie qu’ilencerclait autrefois ?

– Oui, oui… un portrait représentant…

– Représentant ta mère, je le sais, et que tu as perdu.

– Que j’ai perdu l’an dernier.

– Dis plutôt que tu crois l’avoir perdu, ceportrait.

– Allons donc ! le médaillon est vide.

– Tu crois qu’il est vide. Il ne l’est pas.Regarde.

Toujours d’un mouvement mécanique, les yeux écarquillés, Vorskidéfit le bouton de sa chemise et tira la chaînette. Le médaillonapparut. Il y avait dans un cercle d’or un portrait de femme.

– C’est elle… c’est elle…, murmura-t-il, bouleversé.

– Pas d’erreur ?

– Non.

– Alors, que dis-tu de tout cela, hein ? C’est pas duchiqué… c’est pas du battage. Le vieux Druide est un typed’attaque, et tu vas le suivre, n’est-ce pas ?

– Oui.

Vorski était vaincu. Cet homme le subjuguait. Ses instinctssuperstitieux, ses croyances ataviques aux puissances mystérieuses,sa nature inquiète et déséquilibrée, tout lui imposait unesoumission absolue. Sa méfiance persistait, mais ne l’empêchait pasd’obéir. Il demanda.

– Est-ce loin ?

– À côté. Dans le grand salon.

Otto et Conrad avaient écouté le dialogue en témoins abasourdis.Conrad essaya de protester. Mais Vorski lui ferma la bouche.

– Si tu as peur, va-t’en. Du reste – et il ajouta ces mots avecaffectation –, du reste, nous ne marchons que le revolver au poing.À la moindre alerte, feu.

– Feu sur moi ? ricana le vieux Druide.

– Feu sur n’importe quel ennemi.

– Eh bien, passe le premier, feu Vorski.

Et comme l’autre se rebiffait, il éclata de rire.

– Feu Vorski… tu n’as pas l’air de trouver ça drôle ?Oh ! moi non plus, d’ailleurs… Seulement, il faut biens’amuser… Eh bien, quoi, tu ne passes pas ?

Il les avait amenés tout au bout de la crypte, dans une massed’ombre où la lanterne leur montra une fente creusée au pied de lamuraille et qui s’enfonçait en descendant.

Après une hésitation, Vorski passa. Il dut ramper à genoux etsur les mains dans ce couloir étroit et tortueux, d’où il déboucha,une minute plus tard, au seuil d’une grande salle.

Les autres le rejoignirent.

Le vieux Druide déclara solennellement :

– La salle de la Pierre-Dieu.

Elle était profonde et majestueuse, pareille, comme dimensionset comme forme, à l’esplanade au-dessous de laquelle elles’étendait. Le même nombre de pierres debout, qui semblaient lescolonnes d’un temple immense, se dressaient aux mêmes endroits etcomposaient les mêmes alignements que les menhirs de l’esplanade –pierres taillées de la même façon à coups de hache ignorante etsans nul souci d’art ou de symétrie. Le sol était fait de dallesénormes et irrégulières, coupées par un système de rigoles et surlesquelles s’étalaient, venus d’en haut, et distants les uns desautres, des cercles de lumière éclatante.

Au centre, sous le jardin de Maguennoc, un échafaud de pierressèches s’élevait, haut de quatre ou cinq mètres. Là-dessus undolmen aux deux jambes robustes portait une table de granit enforme d’ovale allongé.

– C’est elle ? articula Vorski d’une voixétranglée.

Sans répondre directement, le vieux Druide prononça :

– Qu’en dis-tu ? Ils avalent le chic pour construire, nosancêtres ! Et quelle ingéniosité ! quelles précautionscontre les regards indiscrets et contre toutes les recherchesprofanes ! Sais-tu d’où vient la lumière ? Car noussommes dans les entrailles de l’île, et pas de fenêtres surl’espace. La lumière vient des menhirs supérieurs, lesquels sontpercés du haut en bas d’un canal qui va en s’évasant et quidispense la clarté à pleins flots. À midi, avec le soleil, c’estféerique. Toi qui es un artiste, tu hurlerais d’admiration.

– C’est bien elle, alors ? répéta Vorski.

– En tout cas, c’est une pierre sacrée, affirma le vieux Druide,impassible, puisqu’elle dominait le lieu des sacrificessouterrains, les plus importants de tous. Mais il y en a une autreen dessous, que protège le dolmen, et que tu ne vois pas d’ici, etc’est sur elle que l’on immolait les victimes de choix. Le sangcoulait de l’échafaud et s’en allait par toutes ces rigolesjusqu’aux falaises, jusqu’à la mer.

Vorski demanda, de plus en plus agité :

– Alors, c’est celle-là ? Avançons.

– Pas besoin de bouger, dit le vieillard avec un calmehorripilant, ce n’est pas encore celle-là. Il y en a une troisième,et, cette troisième, pour l’apercevoir, il te suffit de relever unpeu la tête.

– Où ? vous êtes sûr ?

– Parbleu ! Regarde bien… au-dessus de la table supérieure,oui, dans la voûte même qui forme le plafond et qui semble unemosaïque de grandes dalles… N’est-ce pas ? tu la reluquesd’ici ? une dalle qui fait bande à part… allongée comme latable inférieure et taillée comme elle… On dirait les deux sœurs…Mais il n’y en a qu’une de bonne, ayant la marque de fabrique…

Vorski était déçu. Il s’attendait à une présentation pluscompliquée, à une cachette plus mystérieuse.

– La Pierre-Dieu, cela ? dit-il, mais elle n’a rien departiculier.

– De loin, non, mais de près, tu verras… Il y a des veines decouleur, des filons rutilants, un grain spécial… enfin quoi, laPierre-Dieu. D’ailleurs, elle ne vaut pas tant par sa matière quepar ses propriétés miraculeuses.

– De quels miracles s’agit-il ? questionna Vorski.

– Elle donne mort ou vie, comme tu sais, et elle donne biend’autres choses.

– Lesquelles ?

– Fichtre ! tu m’en demandes trop. Je n’en sais rien,moi.

– Comment ! vous ignorez…

Le vieux Druide se pencha et, en confidence :

– Écoute, Vorski, je t’avouerai que je me suis un peu vanté, etque mon rôle, tout en étant d’une importance capitale – gardien dela Pierre-Dieu, c’est un poste de première ligne, – que mon rôleest limité par une puissance en quelque sorte supérieure à lamienne.

– Quelle puissance ?

– Celle de Velléda.

Vorski l’observa, de nouveau inquiet.

– Velléda ?

– Ou du moins, celle que j’appelle Velléda, la dernièreDruidesse, et dont je ne connais pas le vrai nom.

– Où se trouve-t-elle ?

– Ici.

– Ici ?

– Oui, sur la pierre du sacrifice. Elle dort.

– Comment ! elle dort ?

Elle dort depuis des siècles, depuis toujours. Moi, je ne l’aijamais vue qu’endormie, d’un sommeil chaste et paisible. Comme laBelle au bois dormant, Velléda attend celui que les dieux ontdésigné pour la réveiller, et celui-là…

– Celui-là ?

– Celui-là c’est toi, Vorski.

Vorski fronça les sourcils. Qu’est-ce que c’était que cettehistoire invraisemblable ? et où donc voulait en venirl’énigmatique personnage ?

Le vieux Druide continua :

– Ça te chiffonne, on dirait ? Voyons, c’est pas une raisonparce que tu as les mains rouges et trente cercueils sur le dospour que tu n’aies pas le droit d’être promu prince Charmant. Tu estrop modeste, mon petit. Tiens, veux-tu que je te dise quelquechose ? Velléda est merveilleusement belle, mais d’une beautésurhumaine. Ah ! mon gaillard, tu t’allumes ? Non ?pas encore ?

Vorski hésitait. Vraiment il sentait le danger grandir autour delui, et monter comme une vague qui s’enfle et qui va déferler. Maisle vieillard ne lâchait pas prise.

– Un dernier mot, Vorski – et je te parle bas pour que tescompagnons ne m’entendent point –, lorsque tu as enveloppé ta mèredans un linceul, tu lui as laissé à l’index, selon sa volontéformelle, une bague qui ne la quittait jamais, bague magique, faited’une grosse turquoise qu’entourait un rang de petites turquoisesserties dans des gaines d’or. Est-ce que je me trompe ?

– Non, souffla Vorski, bouleversé, non, mais j’étais seul, etc’est un secret que personne n’a connu…

– Vorski, si cette bague se trouve à l’index de Velléda,auras-tu confiance ? et croiras-tu que, du fond de sa tombe,ta mère ait délégué Velléda pour te recevoir et pour te remettreelle-même la pierre miraculeuse ?

Vorski marchait déjà vers le tumulus. Rapidement, il monta lespremières marches. Sa tête dépassa le niveau de la plate-forme.

– Ah ! fit-il en chancelant, la bague… la bague est à sondoigt.

Entre les deux piliers du dolmen, étendue sur la table dusacrifice et recouverte jusqu’aux pieds d’une robe immaculée, laDruidesse reposait. Son buste et son visage étaient tournés del’autre côté, et un voile ramené sur son front cachait ses cheveux.Son beau bras, presque nu, pendait le long de la table. L’indexportait une bague de turquoise.

– C’est bien la bague maternelle ? dit le vieux Druide.

– Oui, sans aucun doute.

Vorski, en hâte, avait traversé l’espace qui le séparait dudolmen, et, courbé, presque agenouillé, il examinait lesturquoises.

– Le nombre y est… l’une d’elles est fendue… une autre disparaîtà moitié sous la feuille d’or qu’on a rabattue.

– Ne prends pas tant de précautions, dit le vieillard, ellen’entend pas, et ta voix ne peut la réveiller. Relève-toi, plutôt,et passe ta main légèrement sur son front. C’est la caressemagnétique qui doit la sortir de sa torpeur.

Vorski se releva. Il hésitait cependant à toucher cette femme.Elle lui inspirait une crainte et un respect insurmontables.

– N’approchez pas, vous deux, dit le vieux Druide à Otto et àConrad. Les yeux de Velléda, en s’ouvrant, ne doivent se poser quesur Vorski et n’être frappés par aucun autre spectacle… Eh bien,Vorski, tu as peur ?

– Je n’ai pas peur.

– Seulement, tu n’es pas dans ton assiette. C’est plus faciled’assassiner que de ressusciter, hein ? Allons, un peu debiceps ! Écarte son voile et touche son front. La Pierre-Dieuest à ta portée. Agis, et tu es maître du monde.

Vorski agit. Debout contre l’autel du sacrifice, il dominait ladruidesse. Il se pencha sur le buste immobile. La tunique blanches’élevait et s’abaissait au rythme régulier de la respiration.D’une main indécise, il écarta le voile, puis s’inclina davantageafin que son autre main pût effleurer le front découvert.

Mais, à ce moment, son geste demeura pour ainsi dire en suspens,et il resta là sans bouger, comme un homme qui ne comprend pas etqui cherche vainement à comprendre.

– Eh bien, quoi, mon gros, s’écria le Druide, tu as l’airmédusé. Encore du grabuge ? Quelque chose qui ne va pas ?Faut-il que je t’aide ?

Vorski ne répondit pas. Il regardait éperdument, avec uneexpression de stupeur et d’effroi qui se changeait peu à peu en unefolle épouvante. Des gouttes de sueur découlèrent de son crâne. Sesyeux hagards semblaient contempler la plus horrible desvisions.

Le vieillard éclata de rire.

– Jésus-Marie, que tu es laid ! Pourvu que la dernièreDruidesse ne soulève pas ses divines paupières et n’aperçoive paston affreuse binette ! Dormez, Velléda. Dormez votre pursommeil sans rêves.

Vorski mâchonnait des paroles inachevées où grondait une colèrecroissante. À coups d’éclairs, une partie de la véritél’illuminait. Un mot lui montait aux lèvres, qu’il refusait deprononcer, comme s’il avait peur, en le prononçant, de donner lavie à un être qui n’était plus, à cette femme morte, oui, morte,bien qu’elle respirât, et qui ne pouvait pas ne pas être morte,puisqu’il l’avait tuée. À la fin, cependant, et malgré lui, ilarticula, et chaque syllabe lui coûtait d’intolérables souffrances:

– Véronique… Véronique…

– Tu trouves donc qu’elle lui ressemble ? ricana le vieuxDruide. Ma foi, peut-être as-tu raison… il y a un air de famille…Hein ! si tu n’avais pas mis l’autre en croix de tes propresmains, et si tu n’avais pas recueilli toi-même son dernier soupir,tu serais prêt à jurer que les deux femmes ne font qu’une même etunique personne et que Véronique d’Hergemont est vivante, etqu’elle n’est même pas blessée… pas même une cicatrice… passeulement la marque des cordes autour des poignets… Mais regardedonc, Vorski, quel visage paisible ! quelle sérénitéréconfortante ! Ma parole, je commence à croire que tu t’estrompé et que tu as mis en croix une autre femme ! Réfléchis…Allons bon ! voilà que tu t’en prends à moi ! Venez à monsecours, ô Teutatès. Le prophète va me démolir.

Vorski s’était redressé, et maintenant faisait face au vieuxDruide. Sa figure, façonnée pour la haine et la rage, n’avaitjamais sûrement exprimé plus de haine et de rage… Le vieux Druiden’était pas seulement l’homme qui, depuis une heure, se jouait delui comme d’un enfant, il était l’homme qui avait accompli l’œuvrela plus extraordinaire, et qui lui apparaissait soudain commel’ennemi le plus implacable et le plus dangereux. D’un tel homme,il fallait se débarrasser sur-le-champ, puisque l’occasion s’enprésentait.

– Je suis cuit, dit le vieillard. À quelle sauce vas-tu memanger ? Nom d’une bique, quel ogre !… Au secours !… à l’assassin ! Oh ! les doigts de fer qui vontm’étrangler ! À moins que ce ne soit le poignard ? oubien la corde ? Non, c’est le revolver. J’aime mieux ça, c’estplus propre. Vas-y, Alexis. Sur sept balles, deux ont déjà troué matunique numéro un. Reste cinq. Vas-y, Alexis.

Chaque parole exaspérait la colère de Vorski. Il avait hâte d’enfinir, et il commanda :

– Otto… Conrad… vous êtes prêts ?…

Il tendit le bras. Les deux acolytes braquèrent également leursarmes. À quatre pas devant eux, le vieillard demandait grâce enriant.

– Je vous en prie, mes bons messieurs, ayez pitié d’un pauvrediable… Je ne recommencerai plus… Je serai sage comme une… image…Mes bons messieurs…

Vorski répéta :

– Otto… Conrad… attention !… Je compte… Une… deux… trois…Feu !

Les trois détonations retentirent à la fois. Le Druide fit unepirouette, puis se remit d’aplomb, vis-à-vis de ses adversaires etcria, d’une voix tragique :

– Touché ! Traversé de part en part ! C’est la mortsans phrases !… Capout, le vieux Druide !… Funestedénouement ! Ah ! le pauvre vieux Druide qui aimait tantbavarder !

– Feu ! hurla Vorski. Mais tirez donc, imbéciles !Feu !

– Feu ! Feu ! répétait le Druide. Pan !pan ! Pan ! pan ! Mouche au cœur !… Doublemouche !… Triple mouche ! À toi, Conrad, pan !pan !… À toi, Otto.

Les détonations crépitaient et se répercutaient dans la grandesalle sonore. Les complices se démenaient devant leur cible, ahuriset furieux, tandis que l’invulnérable vieillard dansait etgigotait, tantôt presque accroupi, tantôt bondissant avec uneagilité stupéfiante.

– Crebleu, ce que l’on rigole au fond des cavernes ! Et ceque t’es bête, mon Vorski ! Sacré prophète, va ! Quellecouche ! Non, mais comment as-tu pu avaler tout ça ? lesfeux de bengale ! les pétards, et puis le bouton deculotte ! et puis la bague de ta vieille mère ! Bougre deveau ! Quelle pochetée !

Vorski s’arrêta. Il comprenait que les trois revolvers avaientété déchargés, mais comment ? Par quel prodige inouï ?Qu’y avait-il au fond de toute cette aventure fantastique ?Quel était ce démon qui se dressait en face de lui ?

Il jeta son arme inutile et regarda le vieillard. Allait-ill’empoigner, l’étouffer entre ses bras ? Il regarda aussi lafemme, prêt à se jeter sur elle. Mais, visiblement, il ne sesentait pas de taille à affronter plus longtemps ces deux êtresbizarres qui lui paraissaient situés en dehors du monde et de laréalité.

Alors, rapidement, il tourna sur lui-même et, appelant sesacolytes, il reprit le chemin des cryptes, poursuivi par lesquolibets du vieux Druide :

– Allons, bon ! voilà qu’il se trotte ! Et laPierre-Dieu, que veux-tu que j’en fasse ? Non, mais ce qu’ildétale ! T’as donc le feu au derrière ? Taïaut !Taïaut Va donc, eh ! prophète…

Chapitre 5La salle des sacrifices souterrains

Vorski n’avait jamais eu peur, et peut-être, en prenant lafuite, n’obéissait-il pas à un sentiment de peur réelle. Mais il nesavait plus ce qu’il faisait. Dans l’effarement de son cerveauc’était un tourbillon d’idées contradictoires et incohérentes oùdominait l’intuition d’une défaite irrémédiable et, en quelquemanière, surnaturelle.

Croyant aux sortilèges et aux prodiges, il avait l’impressionque l’homme du Destin qu’était Vorski se trouvait déchu de samission et remplacé par un nouvel élu du Destin. Il y avait, l’uneen face de l’autre, deux forces miraculeuses, l’une émanant de lui,Vorski, l’autre émanant du vieux Druide, et la seconde absorbait lapremière. La résurrection de Véronique, la personnalité du vieuxDruide, les discours, les plaisanteries, les pirouettes, les actes,l’invulnérabilité de ce personnage funambulesque, tout cela luisemblait magique et fabuleux, et créait, dans ces cavernes destemps barbares, une atmosphère spéciale qui le détraquait etl’étouffait.

Il avait hâte de remonter à la surface de la terre. Il voulaitrespirer et voir. Et ce qu’il voulait voir, avant tout, c’étaitl’arbre dénudé de branches auquel il avait attaché Véronique et surlequel Véronique avait expiré.

– Car elle est bien morte, grinçait-il, en rampant au creux del’étroit passage qui communiquait avec la troisième et la plusgrande des cryptes… Elle est bien morte… Je sais ce que c’est quela mort… La mort, j’ai tenu ça souvent entre mes mains et je ne m’ytrompe pas. Alors, comment ce démon a-t-il pu laressusciter ?

Il s’arrêta brusquement près du billot où il avait ramassé lesceptre.

– À moins que…, dit-il.

Conrad qui le suivait, s’écria :

– Dépêchez-vous donc au lieu de bavarder.

Vorski se laissa entraîner, mais, tout en marchant, ilcontinuait :

– Veux-tu que je te dise mon idée, Conrad ? Eh bien, lafemme qu’on nous a montrée et qui dormait, ce n’était paselle. Vivait-elle seulement, celle-là ? Ah ! cevieux sorcier est capable de tout. Il aura modelé quelque image…une poupée de cire à laquelle il aura donné la ressemblance.

– Vous êtes fou. Marchez donc !

– Je ne suis pas fou. Cette femme ne vivait pas. Celle qui estmorte sur l’arbre est bien morte. Et tu la retrouveras là-haut, jet’en réponds. Des miracles, oui, mais pas un telmiracle !…

N’ayant plus leur lanterne, les trois complices se heurtaientaux murs et aux pierres droites. Leurs pas résonnaient de voûte envoûte. Conrad ne cessait de grogner.

– Je vous avais prévenu… il fallait lui casser la tête.

Otto, lui, se taisait, essoufflé par la course.

Ils arrivèrent ainsi, en tâtonnant, au vestibule qui précédaitla crypte d’entrée, et ils furent assez surpris de constater quecette première salle était obscure, bien que le passage qu’ils yavaient creusé à la partie supérieure, sous les racines du chênemort, eût dû répandre une certaine clarté.

– C’est bizarre, dit Conrad.

– Bah ! répliqua Otto, il s’agit seulement de trouverl’escalier qui s’accroche au mur. Tiens, j’y suis, voilà unemarche… et puis la suivante…

Il escalada ces marches, mais presque aussitôt fut arrêté.

– Pas moyen d’avancer… on dirait qu’il y a eu un éboulement.

– Impossible ! objecta Vorski. D’ailleurs, attends…j’oubliais… j’ai mon briquet.

Il alluma ce briquet, et un même cri de colère leur échappa àtous les trois : tout le haut de l’escalier et la moitié de lasalle étaient ensevelis sous un amas de pierres et de sable, aumilieu duquel avait glissé le tronc du chêne mort. Aucune chance defuite ne leur restait.

Vorski eut un moment de défaillance et s’écroula sur lesmarches.

– Nous sommes fichus… C’est ce damné vieillard qui a combinécela… ce qui prouve qu’il n’est pas seul.

Il se lamenta, déraisonnant, et sans forces pour continuer unelutte trop inégale. Mais Conrad se fâcha :

– Mais, enfin, je ne vous reconnais plus, Vorski.

– Il n’y a rien à faire contre ce bonhomme-là.

– Rien à faire ? Il y a d’abord, ce que je vous ai répétévingt fois, à lui tordre le cou. Ah ! si je ne m’étais pasretenu !…

– Tu n’aurais même pas pu y toucher. Est-ce que nos balles l’ontatteint ?

– Nos balles… nos balles… murmura Conrad… tout ça est rudementlouche. Passez-moi votre briquet… j’ai un autre revolver qui vientdu Prieuré et que j’avais chargé moi-même hier matin. Je vais bienvoir.

Il examina l’arme et ne tarda pas à se rendre compte que lessept cartouches logées dans le barillet avaient été remplacées parsept cartouches sans balles et qui, naturellement, ne pouvaienttirer qu’à blanc.

– Voilà toute l’explication, dit-il, et votre vieux Druide n’arien d’un sorcier. Si nos revolvers avaient été réellement chargés,on l’abattait comme un chien.

Mais l’explication redoubla l’effarement de Vorski.

– Et comment les aurait-il déchargés ? À quelle minutea-t-il pu prendre nos armes dans nos poches, puis les remettreaprès les avoir rendues inoffensives ? Je n’ai pas quitté monrevolver un instant.

– Moi non plus, avoua Conrad.

– Et je défie qu’on y touche sans que je m’en aperçoive.Alors ?… Alors, n’est-ce pas la preuve que ce démon-là jouitd’une puissance particulière ? Quoi il faut voir les chosestelles qu’elles sont. C’est un homme qui a des secrets à lui… et ildispose de moyens… de moyens…

Conrad haussa les épaules.

– Vorski, cette affaire vous a démoli… Vous touchiez au but, etvous lâchez tout au premier obstacle, vous n’êtes plus qu’uneloque. Eh bien, moi, je ne baisse pas la tête comme vous.Fichus ? et pourquoi ? S’il nous poursuit, nous sommestrois.

– Il ne viendra pas. Il nous laissera ici, et il nous enfermeracomme dans un terrier sans issue.

– Alors, s’il ne vient pas, je retourne là-bas, moi ! J’aimon couteau, ça suffit.

– Tu as tort, Conrad.

– En quoi ai-je tort ? Je vaux un autre homme, surtout cevieux-là, et il n’a pour l’aider qu’une femme endormie.

– Conrad, ce n’est pas un homme, et elle, ce n’est pas unefemme. Méfie-toi.

– Je me méfie, mais je marche.

– Tu marches… tu marches… mais quel est ton plan ?

– Je n’ai pas de plan. Ou plutôt, je n’en ai qu’un, qui est desupprimer ce bonhomme-là.

– Tout de même, fais attention… Ne l’attaque pas de front, maistâche de le surprendre…

– Parbleu ! dit Conrad, en s’en allant, je ne suis pasassez bête pour m’offrir à ses coups. Soyez tranquille, je letiens, le bougre !

L’audace de Conrad réconforta Vorski.

– Après tout, dit-il quand son complice fut parti, il a raison.Si ce vieux Druide ne nous a pas poursuivis, c’est qu’il a d’autresidées en tête. Il ne s’attend sûrement pas à un retour offensif, etConrad peut fort bien le surprendre. Qu’en dis-tu, Otto ?

Otto partageait cet avis.

– Il n’y a qu’à patienter, répondit-il.

Un quart d’heure s’écoula. Vorski reprenait de plus en plus sonaplomb. Il avait fléchi par réaction, après des espoirs trop grandssuivis d’une déception trop lourde, et aussi parce que l’ivresseprovoquait chez lui de la lassitude et de l’abattement. Mais ledésir du combat le surexcitait de nouveau, et il tenait à en finiravec son adversaire.

– Qui sait même, disait-il, si Conrad ne l’a pas déjà mis horsde combat ? …

Il passait maintenant à une confiance exagérée, qui témoignaitde son déséquilibre, et tout de suite il voulut repartir.

– Allons, Otto, c’est la fin du voyage. Un vieux bonhomme àsupprimer, et ça y est. Tu as ton poignard ? Inutile,d’ailleurs. Mes deux mains suffiront.

– Et s’il a des amis, ce Druide ?

– Nous verrons bien.

Il reprit encore une fois le chemin des cryptes, avançant avecprécaution, et surveillant le débouché des passages quicommuniquaient de l’une à l’autre. Aucun bruit ne parvenait jusqu’àeux. La lueur de la troisième crypte les guidait.

– Conrad a dû réussir, remarqua Vorski, sans quoi il n’auraitpas engagé la lutte et se serait replié vers nous.

Otto approuva.

– Évidemment, c’est bon signe de ne pas le voir. Le vieux Druidea dû passer un mauvais quart d’heure. Conrad est un gaillard.

Ils entrèrent dans la troisième crypte. Les choses étaient àleur place, le sceptre sur le billot, et le pommeau, que Vorskiavait dévissé, un peu plus loin à terre. Mais, comme il jetait lesyeux vers le trou d’ombre où dormait le vieux Druide, lors de leurarrivée, il fut stupéfait de revoir le bonhomme, non pas exactementau même endroit, mais entre le trou d’ombre et l’issue ducouloir.

– Sacrédieu ! qu’est-ce qu’il fait ? balbutia-t-il,déjà troublé par cette présence insolite. Non, mais on dirait qu’ildort !

Le vieux Druide semblait dormir en effet. Seulement pourquoidiable dormait-il dans cette attitude, à plat ventre, les brasallongés en croix, et le nez sur le sol ?

Est-ce qu’un homme qui se méfie, ou qui tout au moins sait qu’undanger peut l’atteindre, s’offre ainsi aux coups de l’ennemi ?Et pourquoi – le regard de Vorski perçait peu à peu les ténèbres del’arrière-crypte –, pourquoi la tunique blanche était-elle maculéede taches qui paraissaient rouges… qui étaient rouges. Aucun douten’était possible. Pourquoi ?…

Otto dit à voix basse :

– Il a une drôle de pose.

Vorski avait la même pensée, et il précisa :

– Oui, une pose de cadavre.

– Une pose de cadavre, approuva Otto. Le mot est exact.

Après un instant, Vorski recula d’un pas.

– Oh ! fit-il, est-ce croyable ?

– Quoi ? demanda l’autre.

– Entre les deux épaules… regarde…

– Eh bien ?

– Le couteau…

– Quel couteau ? Celui de Conrad ?

– Celui de Conrad, affirma Vorski… Le poignard de Conrad… je lereconnais… planté droit entre les deux épaules.

Et il ajouta frissonnant :

– Les taches rouges viennent de là… c’est du sang… du sang quicoule de cette blessure.

– En ce cas, observa Otto, il est mort ?

– Il est mort… oui, le vieux Druide est mort… Conrad l’aurasurpris, et il l’a tué… Le vieux Druide est mort !

Vorski resta indécis un assez long moment, prêt à se jeter surle corps inerte et à le frapper à son tour. Mais il n’osait pasplus le toucher mort que vivant, et tout ce qu’il eut le courage defaire, ce fut de se précipiter et d’arracher l’arme hors de laplaie.

– Ah ! bandit, s’écria-t-il, tu as ce que tu mérites, etConrad est un rude type. Conrad, sois sûr que je ne t’oublieraipas.

– Où peut-il être, Conrad ?

– Dans la salle de la Pierre-Dieu. Ah ! Otto, j’ai hâte deretrouver la femme que le vieux Druide avait placée là et de luirégler son compte, à elle aussi !

– Vous croyez donc que c’est une femme vivante ? ricanaOtto.

– Et bien vivante encore !… comme l’était le vieux Druide.Ce sorcier n’était qu’un charlatan qui pouvait avoir des trucs àlui, mais aucun pouvoir réel… La preuve, la voici ! …

– Charlatan, soit, objecta le complice. Mais tout de même, parses signaux, il vous a indiqué l’endroit de ces grottes ! Or,dans quel but ? Et que faisait-il ici ? Connaissait-ilvraiment le secret de la Pierre-Dieu, le moyen de la conquérir etson emplacement exact ?

– Autant d’énigmes, tu as raison, dit Vorski, lequel préféraitne pas examiner de trop près les détails de l’aventure, mais autantd’énigmes qui trouveront leur solution d’elles-mêmes, et dont je neme préoccupe pas pour l’instant, puisque ce n’est plus cethorripilant personnage qui me les pose.

Pour la troisième fois, ils franchirent l’étroit couloir decommunication. Vorski pénétra dans la grande salle en vainqueur, latête haute et le regard assuré. Plus d’obstacles, plus d’ennemi.Que ce fût la Pierre-Dieu que l’on voyait suspendue entre lesdalles de la voûte, ou que la Pierre-Dieu fût ailleurs, nul doutequ’il ne la découvrît. Restait cette femme mystérieuse qui avaitl’apparence de Véronique, mais qui ne pouvait pas être Véronique etdont il allait démasquer la véritable personnalité.

Si toutefois elle y est encore, murmura-t-il. Et je soupçonnefort qu’elle n’y est plus. Elle jouait son rôle dans lescombinaisons obscures du vieux Druide, et le vieux Druide mecroyant écarté…

Il avança et monta quelques marches.

La femme était là.

Elle était là, couchée sur la table inférieure du dolmen,entourée de voiles comme auparavant. Le bras ne pendait plus versle sol. Il n’y avait que la main qui émergeât des voiles. Au doigt,la bague de turquoises.

Otto lui dit :

– Elle n’a pas bougé, elle dort toujours.

– Peut-être dort-elle, en effet, prononça Vorski. Je vaisl’observer. Laisse-moi faire.

Il approcha. Il n’avait pas lâché le couteau de Conrad, etpeut-être est-ce cela qui lui donna l’idée de tuer, car son regardse baissa vers l’arme, et il sembla se rendre compte seulementalors qu’il la tenait et qu’il pouvait s’en servir.

Il n’était plus qu’à trois pas de la femme quand il s’aperçutque celui des deux poignets qui se trouvait découvert était toutmeurtri et comme marbré de taches noires, lesquelles provenaientévidemment de l’étreinte des cordes. Or, le vieux Druide lui avaitfait remarquer, une heure auparavant, que les poignets n’offraientaucune trace de meurtrissure !

Ce détail le bouleversa de nouveau, d’abord en lui prouvant quec’était bien la femme, mise en croix par lui, que l’on avaitdétachée et qui était sous ses yeux, et ensuite parce qu’ilrentrait soudain dans le domaine des miracles. Tour à tour le brasde Véronique lui apparaissait sous deux aspects différents, bras defemme vivante et intacte, bras de victime inerte et torturée.

Sa main tremblante serra le poignard, s’y accrochant pour ainsidire comme si c’était l’arme même du salut. Dans son esprit confussurgissait une fois de plus l’idée de frapper, non pas pour tuer,puisque cette femme devait être morte, mais pour frapper l’ennemiinvisible qui s’acharnait après lui, et pour conjurer d’un seulcoup tous les maléfices.

Il leva le bras. Il choisit la place. Sa figure prit sonexpression la plus sauvage et s’illumina de la joie du crime. Etbrusquement il s’abattit et frappa, comme un fou, au hasard, dixfois, vingt fois, avec un déchaînement frénétique de tous sesinstincts.

– Tiens, meurs, bégayait-il… meurs encore… et que ce soit fini…Tu es le mauvais génie qui s’oppose à moi… et je t’anéantis… Meursdonc pour que je sois libre ! … Meurs pour que je sois le seulmaître ! …

Il s’arrêta, afin de reprendre son souffle. Il était exténué. Ettandis que ses yeux hagards contemplaient, sans le voir, l’affreuxspectacle du corps lacéré, il eut l’impression étrange qu’une ombres’interposait entre lui et la lumière du soleil qui descendait del’ouverture supérieure.

– Sais-tu ce que tu me rappelles ? fit une voix.

Il fut interdit. Cette voix n’était point celle d’Otto. Et ellecontinua, pendant qu’il restait la tête baissée et tenantstupidement son poignard planté dans le corps de la morte.

– Sais-tu ce que tu me rappelles, Vorski ? Tu me rappellesles taureaux de mon pays – apprends que je suis espagnol et grandamateur de courses. Eh bien ? ces taureaux, quand ils ontembroché quelque pauvre vieux carcan hors d’usage, ils reviennentde temps à autre vers le cadavre, le retournent, l’embrochentencore, le tuent et le retuent sans cesse. Tu es comme eux, Vorski.Tu vois rouge. Pour te défendre contre l’ennemi vivant, tut’acharnes après l’ennemi qui ne vit plus, et c’est la mortelle-même que tu t’efforces de tuer. Quelle brute tufais !

Vorski leva la tête.

Un homme était debout devant lui, appuyé contre un des piliersdu dolmen. Cet homme, de taille moyenne, assez mince, biendécouplé, avait l’air encore jeune malgré ses cheveux grisonnantsautour des tempes. Il portait une vareuse gros-bleu à boutons d’oret une casquette de marin à visière noire.

– Pas la peine de chercher, dit-il. Tu ne me connais pas. DonLuis Perenna, grand d’Espagne[2] , seigneurde beaucoup de pays et prince de Sarek. Oui, ne t’étonne pas ;prince de Sarek, c’est un titre que je viens de m’offrir et auquelj’ai quelque droit.

Vorski le regardait sans comprendre. L’homme poursuivit :

– Tu ne sembles pas très familier avec le nobiliaire espagnol.Pourtant, rappelle-toi… je suis le monsieur qui devait venir ausecours de la famille d’Hergemont et des habitants de Sarek… celuique ton fils François attendait avec une foi si naïve… Hein ?tu y es ? Tiens, ton compagnon, le fidèle Otto, paraît serappeler, lui… Mais peut-être mon autre nom te dirait quelquechose… Il est avantageusement connu… Lupin ?… ArsèneLupin ?

Vorski l’observait avec une terreur croissante et un doute quise précisait à chaque parole et à chaque mouvement de ce nouveladversaire. S’il ne reconnaissait ni l’homme ni la voix de cethomme, il se sentait dominé par une volonté dont il avait déjàéprouvé la puissance, et fouetté par la même sorte d’ironieimplacable. Mais était-ce possible ?

– Tout est possible, même ce à quoi tu penses, reprit Don LuisPerenna. Mais, je le répète, quelle brute tu fais !Comment ! tu poses au grand bandit, à l’aventurierd’envergure, et tu n’es même pas fichu de t’y retrouver dans tescrimes ! Tant qu’il s’est agi de tuer au petit bonheur, tu asété droit ton chemin. Mais, au premier caillou, tu perds la boule.Vorski tue, mais qui a-t-il tué ? il n’en sait rien. Véroniqued’Hergemont est-elle morte ou vivante ? Est-elle liée sur lechêne où tu l’as crucifiée ? Ou bien étendue ici sur la tabledu sacrifice ? L’as-tu tuée là-haut ou dans cette salle ?Mystère. Tu n’as même pas eu l’idée, avant de frapper, de regarderqui tu frappais. L’essentiel pour toi, c’est de frapper à tour debras, de te griser à la vue et à l’odeur du sang, et, avec de lachair vivante, de faire une abominable bouillie. Mais regarde donc,idiot. Quand on tue, on n’a pas peur de tuer, et on ne cache pas levisage de sa victime. Regarde, idiot.

Lui-même se pencha sur le cadavre, et défit le voile quientourait la tête.

Vorski avait fermé les yeux. Agenouillé, le buste écrasé contreles jambes de la morte, il restait immobile et les paupièresobstinément closes.

– Ça y est, hein ? ricana don Luis. Si tu n’oses pasregarder, c’est que tu as deviné, ou que tu vas deviner, n’est-cepas, misérable ? N’est-ce pas, ton cerveau d’imbécile est entrain de faire le compte ? Il y avait dans l’île de Sarek deuxfemmes, et il n’y en avait que deux, Véronique et l’autre… L’autrequi s’appelait Elfride ? n’est-ce pas, je ne me trompepas ?… Elfride et Véronique… tes deux épouses… l’une la mèrede Raynold, l’autre la mère de François… et alors si ce n’est pasla mère de François que tu as attachée sur la croix, et que tuviens de frapper, c’est la mère de Raynold… Si ce n’est pasVéronique la femme qui est là et dont les poignets sont meurtrispar le supplice, c’est Elfride. Pas d’erreur possible… Elfride, tonépouse et ta complice… Elfride, ton âme damnée… Et tu le saistellement bien que tu aimes mieux me croire sur parole plutôt quede risquer un coup d’œil sur le visage livide de cette morte-là, deta complice obéissante et torturée par toi. Capon, va !

Vorski, en effet, avait caché sa tête dans son bras replié. Ilne pleurait pas ! Vorski ne pouvait pleurer. Cependant, sesépaules étaient agitées de secousses, et il y avait dans sonattitude l’expression du désespoir le plus farouche.

Cela dura assez longtemps. Puis le frissonnement des épaulescessa. Néanmoins, Vorski ne bougeait pas.

– Vrai, tu me fais pitié, mon pauvre vieux, reprit don Luis. Tuy tenais donc tant que cela à ton Elfride ? Une habitude,hein ? Un fétiche ? Que veux-tu, on n’est pas bête à cepoint-là, non plus ! On sait ce qu’on fait ! On serenseigne ! On réfléchit, que diable ! Or, toi, tu nagesdans le crime comme un nouveau-né qui se jetterait à l’eau. Riend’étonnant à ce que tu t’enfonces et à ce que tu coules. Ainsi levieux Druide est-il mort ou vivant ? Conrad lui a-t-il plantéson poignard dans le dos, ou bien est-ce moi qui joue le rôle de cediabolique individu ? Bref, y a-t-il un vieux Druide et ungrand d’Espagne, ou bien ces deux personnages ne font-ilsqu’un ? Tout cela, pour toi, mon pauvre enfant, c’est labouteille à l’encre. Il faudrait pourtant s’expliquer. Veux-tu queje t’aide ?

Si Vorski avait agi sans réfléchir, il fut facile de voir, quandil releva la tête, qu’il avait pris le temps de la réflexion etqu’il savait fort bien à quelle résolution désespérée lescirconstances l’acculaient. Il était certes prêt à s’expliquer,comme l’y conviait don Luis, mais le poignard en main et avec lavolonté implacable de s’en servir. Doucement, les yeux fixés surles yeux de don Luis, et sans cacher ses intentions, il avaitdégagé l’arme et il se redressait.

– Prends garde, fit don Luis, ton couteau est truqué comme tonrevolver. C’est du papier d’argent.

Plaisanteries inutiles. Rien ne pouvait précipiter ou ralentirl’élan raisonné qui poussait Vorski vers le combat suprême. Il fitle tour de la table sacrée et se planta devant don Luis.

– C’est bien toi, dit-il, qui, depuis quelques jours, te mets entravers de tous mes plans ?

– Depuis vingt-quatre heures, pas davantage. Il y a vingt-quatreheures que je suis arrivé à Sarek.

– Et tu es résolu à aller jusqu’au bout ?

– Plus loin, si possible.

– Pourquoi ? Dans quel intérêt ?

– En amateur, et parce que tu me dégoûtes.

– Donc pas d’accord possible ?

– Non.

– Tu refuserais d’entrer dans mon jeu ?

– Tu parles !

– Tu serais de moitié.

– J’aime mieux tout.

– C’est-à-dire que la Pierre-Dieu ?…

– La Pierre-Dieu m’appartient.

Toute autre parole était vaine. Un adversaire de ce calibre-làdoit être supprimé, sinon il vous supprime. Il fallait choisirentre les deux dénouements : il n’en existait pas un troisième.

Don Luis restait impassible, toujours adossé au pilier. Vorskile dominait de la tête, et en même temps Vorski avait cetteimpression profonde que, sous tous les rapports, comme force, commemusculature, comme poids, il lui était également supérieur. Dansces conditions comment eût-il hésité ? Et d’ailleurs ilsemblait inadmissible que don Luis pût seulement essayer de sedéfendre ou d’esquiver le coup avant que le poignard se fût abattu.Fatalement sa mise en garde, s’il ne bougeait pas à l’instant, seproduirait trop tard. Or, il ne bougeait pas. Vorski frappa donc entoute certitude, comme on frappe une proie condamnée d’avance.

Pourtant – et cela se passa si vite et d’une manière siinexplicable qu’il n’aurait pu dire à la suite de quellespéripéties il succomba –, pourtant, trois ou quatre secondes après,il était couché à terre, désarmé, vaincu, les deux jambes commerompues par un coup de bâton, et le bras droit inerte et douloureuxjusqu’à le faire crier.

Don Luis ne prit même pas la peine de le ligoter. Un pied sur legrand corps impuissant, il prononça, à demi courbé :

– Pour le moment, pas de discours. Je t’en réserve un de mafaçon que tu jugeras un peu longuet, mais qui te prouvera que jeconnais l’aventure depuis A jusqu’à Z, c’est-à-dire beaucoup mieuxque toi. Un seul point obscur, et tu vas l’éclaircir. Où est tonfils François d’Hergemont ?

Comme il ne recevait pas de réponse, il répéta :

– Où est François d’Hergemont ?

Sans doute Vorski estima-t-il que le hasard mettait entre sesmains un atout imprévu, et que la partie n’était pas perdue, car ilgarda un silence obstiné.

– Tu refuses de répondre ? demanda don Luis. Une fois… deuxfois… trois fois… tu refuses ? Parfait !

Il siffla légèrement.

Quatre hommes surgirent d’un coin de la salle, quatre hommes auvisage basané et qui avaient le type des Arabes du Maroc. Comme donLuis, ils portaient des vareuses et des casquettes de matelots, àvisière vernie.

Un cinquième personnage arriva presque aussitôt, un officierfrançais mutilé, dont la jambe droite se terminait par unpilon.

– Ah ! c’est vous, Patrice ? fit don Luis.

Il présenta, selon l’étiquette :

– Le capitaine Patrice Belval[3] , monmeilleur ami. M. Vorski, Boche.

Puis il reprit :

– Rien de neuf, mon capitaine ? Vous n’avez pas retrouvéFrançois ?

– Non.

– D’ici une heure nous l’aurons retrouvé, et nous partirons.Tous nos hommes sont au bateau ?

– Oui.

– Et tout va bien par là ?

– Très bien.

Il ordonna aux quatre Marocains :

– Emballez-moi le Boche, et montez-le jusqu’au dolmen d’en haut.Inutile de l’attacher, il est incapable d’un geste. Ah ! uneminute.

Il se pencha à l’oreille de Vorski.

– Avant de partir, regarde bien la Pierre-Dieu, entre les dallesdu plafond. Le vieux Druide ne t’a pas menti. C’est bien la pierremiraculeuse que l’on cherche depuis des siècles… et que j’aidécouverte, moi, de loin… par correspondance. Fais-lui tes adieux,Vorski ! Tu ne la reverras jamais, si tant est que tu doivesjamais revoir quelque chose en ce bas monde.

Il fit un signe.

Vivement les quatre Marocains se saisirent de Vorski etl’emportèrent dans le fond de la salle, du côté opposé au couloirde communication.

Don Luis se tourna vers Otto, lequel avait assisté immobile àtoute la scène :

– Je vois que tu es un garçon raisonnable, Otto, et que tucomprends la situation. Tu ne te mêleras de rien ?

– De rien.

– Alors, on te laissera tranquille. Tu peux nous suivre sanscrainte.

Il passa son bras sous le bras du capitaine, et ils s’enallèrent en causant.

On sortait de la salle de la Pierre-Dieu par une série de troisautres cryptes dont chacune se trouvait à un niveau plus élevé quecelle qui la précédait, et dont la dernière aboutissait également àun vestibule. À l’extrémité de ce vestibule, une échelle étaitplantée contre une paroi, dans laquelle on avait pratiqué récemmentune ouverture en défonçant une frêle maçonnerie de sable et dechaux.

Par là ils débouchèrent en plein air, au milieu d’un sentierabrupt, coupé de marches, qui tournait en montant dans le roc, etqui les conduisit à l’endroit de la falaise où François avait menéVéronique la veille au matin. C’était la montée de la Poterne. D’enhaut, on apercevait, suspendue à deux bras de fer, la barque surlaquelle Véronique et son fils auraient dû s’enfuir. Non loin, dansune petite baie, s’allongeait la silhouette effilée d’unsous-marin.

Tournant le dos à la mer, don Luis et Patrice Belvalpoursuivirent leur chemin vers l’hémicycle de chênes ets’arrêtèrent près du Dolmen-aux-Fées. Les Marocains les yattendaient. Ils avaient assis Vorski au pied de l’arbre même où sadernière victime était morte. À cet arbre, il ne restait plus commetémoignage de l’abominable supplice que l’inscription V. d’H.

– Pas trop fatigué, Vorski ? demanda don Luis. Les jambesvont mieux ?

Vorski haussa les épaules d’un air méprisant.

– Oui, je sais, reprit don Luis, tu as confiance dans ta cartesuprême. Pourtant, tu devrais savoir que, moi aussi, j’ai quelquesatouts, et que je joue avec une certaine maîtrise. L’arbre qui estderrière toi te le prouve surabondamment. Veux-tu un autreexemple ? Tandis que tu t’embrouilles dans tes crimes et quetu ne connais plus le nombre de tes morts, moi je les ressuscite.Regarde celui-ci qui vient du Prieuré. Tu le vois ? Il portecomme moi la vareuse à boutons d’or… C’est une de tes victimes,hein ? Tu l’avais enfermé dans une des cellules de torturepour le jeter à la mer, et c’est ton chérubin de Raynold qui l’y aprécipité sous les yeux de Véronique. Tu te rappelles ?Stéphane Maroux ?… Il est mort, n’est-ce pas ? Eh bien,pas du tout… D’un coup de ma baguette magique, je le ranime. Et levoici. Et je lui donne la main. Et je lui parle…

De fait il s’était avancé vers le nouveau venu, lui serrait lamain, et lui disait :

– Vous voyez, Stéphane, je vous avais averti qu’à midi tapanttout serait fini, et qu’on se retrouverait au Dolmen. Il est miditapant.

Stéphane semblait en excellente santé. Aucune trace de blessure.Vorski le regardait avec épouvante, et balbutia :

– Le professeur… Stéphane Maroux…

– Lui-même, dit don Luis. Que veux-tu ? Là encore tu as agicomme un crétin. L’adorable Raynold et toi, vous jetez un homme àla mer et vous n’avez même pas l’idée de vous pencher et de vousrendre compte de ce qu’il devient. Moi je le recueille… Et net’épate pas, mon bon… Ce n’est que le début et j’ai encore quelquestours dans mon sac. Pense donc, je suis l’élève du vieuxDruide !… Et alors Stéphane, où en sommes-nous ? Vosrecherches ?

– Inutiles.

– François ?

– Impossible de le retrouver.

– Et Tout-Va-Bien, vous l’avez lancé sur la piste de son maîtrecomme c’était convenu ?

– Oui, mais il m’a simplement conduit par la Poterne jusqu’à labarque de François.

Il n’y a pas de cachette de ce côté ?

– Aucune.

Don Luis garda le silence et se mit à marcher de long en largedevant le dolmen. Il avait l’air d’hésiter au dernier moment, avantde s’engager dans la série d’actes qu’il avait résolus.

Enfin, s’adressant à Vorski, il lui dit :

– Je n’ai pas de temps à perdre. D’ici deux heures, il faut quej’aie quitté l’île. Combien me vends-tu la liberté immédiate deFrançois ?

Vorski répliqua :

– François s’est battu en duel avec Raynold, et il a eu ledessous.

– Tu mens, c’est François qui l’a emporté.

– Qu’en sais-tu ? Tu les as vus combattre ?

– Non ! sans quoi je serais intervenu. Mais je sais qui futle vainqueur.

– Personne que moi ne le sait. Ils étaient masqués.

– Alors si François est mort, tu es perdu.

Vorski réfléchit.

L’argument était péremptoire. Il prononça, interrogeant à sontour :

– Bref, qu’est-ce que tu m’offres ?

– La liberté.

– Et avec ça ?

– Rien.

– Si, la Pierre-Dieu.

– Jamais !

L’exclamation de don Luis fut violente, accompagnée d’un gestecoupant, et il l’expliqua :

– Jamais ! La liberté, au pis-aller, oui, et parce que telque je te connais et dénué de toute ressource, tu iras te fairependre ailleurs. Mais, la Pierre-Dieu, ce serait le salut, larichesse, la puissance, le pouvoir de faire le mal…

– C’est justement pour cela que j’y tiens, dit Vorski, et, en meconfirmant ce qu’elle vaut, tu me rends plus exigeant en ce quiconcerne François.

– Je trouverai François. C’est une question de patience, et,s’il le faut, je resterai deux ou trois jours de plus.

– Tu ne le retrouveras pas, et, si tu le retrouves, il sera troptard.

– Pourquoi ?

– François n’a pas mangé depuis hier.

Cela fut dit froidement, méchamment. Il y eut un silence et donLuis reprit :

– En ce cas, parle, si tu ne veux pas qu’il meure.

– Que m’importe ? Tout plutôt que de manquer à ma tâche etde m’arrêter dans le chemin que je suis. J’atteins au but : tantpis pour ceux qui s’interposent entre ce but et moi.

– Tu mens. Tu ne laisseras pas mourir cet enfant, qui est letien.

– J’ai bien laissé mourir l’autre.

Patrice et Stéphane eurent un geste d’horreur, tandis que donLuis riait franchement.

– À la bonne heure ! Pas d’hypocrisie avec toi. Desarguments nets et probants. Nom d’un chien ! est-ce beau unBoche qui étale son âme ! Quel magnifique mélange de vanité etde cruauté, de cynisme et de mysticisme ! Un Boche a toujoursune mission à remplir, alors même qu’il se contente de cambriolerou d’assassiner. Or, toi, tu es plus qu’un Boche, tu es unSuperboche !

Et il ajouta en riant :

– Aussi c’est comme un Superboche que je veux te traiter. Unedernière fois, consens-tu à me dire où est François ?

– Non.

– C’est bien.

Très calmement, il se retourna vers les quatre Marocains.

– Allez-y, les enfants.

Ce fut l’affaire d’un instant. Avec une précision de gestesvraiment extraordinaire, et comme si l’acte eût été décomposé en uncertain nombre de mouvements, appris et répétés d’avance à la façond’un exercice militaire, ils ramassèrent Vorski, l’attachèrent à lacorde qui pendait de l’arbre, le hissèrent sans s’occuper de sescris, de ses menaces et de ses hurlements, et le lièrent solidementcomme il avait lié sa victime.

– Gueule, mon bonhomme, prononça paisiblement don Luis, gueuletant que tu voudras ! Tu ne peux réveiller que les sœursArchignat et que ceux des trente cercueils ! Gueule, si çat’amuse. Mais pour Dieu, que tu es laid ! Quellegrimace !

Il recula de quelques pas, pour mieux juger du spectacle.

– À merveille ! tu fais très bon effet et tout est bien aupoint… Jusqu’à l’inscription V. d’H. : Vorski deHohenzollern ! car je suppose que, comme fils de roi, tu esallié à cette noble maison. Et maintenant, Vorski, tu n’as plusqu’à prêter une oreille attentive ; je vais te servir le petitdiscours promis.

Vorski se convulsait sur l’arbre et tâchait de briser ses liens.Mais, comme tout effort ne servait qu’à augmenter sa souffrance, ilse tint tranquille, et, pour exhaler sa rage, il se mit à jurer età blasphémer atrocement, tout en apostrophant don Luis :

– Voleur ! assassin ! c’est toi l’assassin !c’est toi qui condamnes François ! François a été blessé parson frère, sa blessure est mauvaise et peut s’envenimer…

Stéphane et Patrice intervinrent auprès de don Luis… Stéphaneavait peur.

– Est-ce qu’on sait ? dit-il. Avec un pareil monstre, toutest possible. Et si l’enfant est malade ?…

– Des balivernes ! du chantage ! affirma don Luis.L’enfant se porte bien.

– Êtes-vous sûr ?

– Assez bien, en tout cas, pour pouvoir attendre une heure. Dansune heure, le Superboche aura parlé. Il ne résistera pas pluslongtemps. La pendaison délie la langue.

– Et s’il ne résiste pas du tout ?

– Comment cela ?

– Oui, s’il y passe à son tour ? un effort trop violent,une rupture d’anévrisme, un caillot de sang ?

– Eh bien ?

– Eh bien, sa mort nous priverait du seul espoir que nous ayonsd’être renseignés sur la retraite de François.

Mais don Luis fut inflexible.

– Il ne mourra pas ! s’écria-t-il, un type comme Vorski nemeurt pas d’un coup de sang ! Non, non, il parlera. D’ici uneheure il parlera. Juste le temps de placer mon discours !

Malgré lui, Patrice Belval se mit à rire.

– Vous avez donc un discours à placer ?

– Et quel discours ! s’exclama don Luis. Toute l’aventurede la Pierre-Dieu ! Un traité d’histoire, une vue d’ensemblequi va des temps préhistoriques aux trente crimes duSuperboche ! Bigre, on n’a pas tous les jours l’occasion defaire une pareille conférence, et je ne la raterais pas pour unempire ! En chaire, don Luis, et vas-y de tonboniment !

Il se planta devant Vorski.

– Veinard ! tu es aux premières loges, toi, tu n’en perdraspas une goutte. Hein ! ça fait plaisir, un peu de lumière dansces ténèbres ? Depuis le temps qu’on patauge, on éprouve lebesoin d’une direction vigoureuse. Moi, je t’assure que je commenceà ne plus m’y reconnaître… Pense donc ! Une énigme qui duredepuis des siècles et des siècles, et que tu n’as faitqu’embrouiller !

– Bandit ! Voleur ! grinça Vorski.

– Des insultes ! et pourquoi ? Si tu n’es pas à tonaise, parle-nous de François.

– Jamais ! il mourra.

– Mais non. Tu parleras. Je te permets de m’interrompre. Pourm’arrêter, tu n’auras qu’à siffler un petit air : « J’ai du bontabac » ou bien « Maman, les p’tits bateaux qui vont sur l’eau ».Aussitôt, j’enverrai aux recherches et, si tu n’as pas menti, on telaissera tranquille ici. Otto te détachera, et vous pourrez fileravec la barque de François. C’est convenu ?

Il se tourna vers Stéphane Maroux et vers Patrice Belval.

– Asseyez-vous, mes amis, car ce sera un peu long, mais pourêtre éloquent, j’ai besoin d’auditeurs… des auditeurs qui serontdes juges aussi.

– Nous ne sommes que deux, dit Patrice.

– Vous êtes trois.

– Avec qui ?

– Voici le troisième.

C’était Tout-Va-Bien. Il arrivait au petit trot, sans plus sehâter qu’à l’ordinaire. Il fit fête à Stéphane, remua la queuedevant don Luis, d’un air qui disait : « Toi, je te connais, noussommes copains… » et prit place sur son derrière, comme quelqu’unqui ne veut déranger personne.

– Parfait, Tout-Va-Bien, s’écria don Luis, tu éprouves, toiaussi, le désir de te renseigner sur l’aventure. Cette curiositét’honore, et tu seras content de moi.

Don Luis paraissait enchanté. Il avait un auditoire, untribunal. Vorski se tordait sur son arbre. L’heure était vraimentdélicieuse.

Il esquissa un semblant d’entrechat qui aurait pu rappeler àVorski les pirouettes du vieux Druide, et, se redressant, il salualégèrement, fit le geste du conférencier qui porte un verre d’eau àses lèvres, puis appuya ses deux mains sur une table imaginaire, etenfin commença, d’une voix posée :

« Mesdames, Messieurs,

« Le vingt-cinq juillet sept cent trente-deux avantJésus-Christ…

Chapitre 6La dalle des rois de Bohême

Don Luis s’était interrompu après avoir prononcé ce début dephrase, et il savourait l’effet produit. Le capitaine Belval, quiconnaissait son ami, riait de bon cœur. Stéphane demeuraitsoucieux. Tout-Va-Bien n’avait pas bronché.

Don Luis Perenna reprit :

– Je vous avouerai dès l’abord, mesdames et messieurs, que sij’ai mis tant de précision dans mes dates, c’est un peu pour vousépater. Au fond, à quelques siècles près, je ne saurais dire ladate exacte à laquelle se passe la scène que je vais avoirl’honneur de vous narrer. Mais ce que je puis certifier, c’estqu’elle se passe dans le pays d’Europe qui s’appelle aujourd’hui laBohême, et à l’endroit même où s’élève actuellement la petite villeindustrielle de Joachimsthal. Voilà des précisions, j’espère. Donc,le matin de ce jour-là, une grande agitation régnait au sein d’unede ces tribus celtes établies depuis un siècle ou deux entre lesbords du Danube et les sources de l’Elbe, parmi les forêtshercyniennes. Aidés de leurs femmes, les guerriers achevaient deplier les tentes, de réunir les haches sacrées, les arcs et lesflèches, de ramasser les poteries, les ustensiles de bronze etd’airain, de charger les chevaux et les bœufs.

« Les chefs se multipliaient et veillaient aux moindres détails.Il n’y avait ni désordre ni tumulte. On partit de bonne heure dansla direction d’un affluent de l’Elbe, l’Eger, où l’on arriva versla fin de la journée. Là, des barques attendaient sous la garded’une centaine des meilleurs guerriers envoyés d’avance. Une de cesbarques attirait l’attention par sa masse et par la richesse de sadécoration. Un long voile couleur d’ocre était tendu d’un bord àl’autre. Sur le banc d’arrière, le chef des chefs, le roi, si vouspréférez, monta et prononça un discours dont je vous ferai grâceparce que je ne veux pas raccourcir le mien, mais qui peut serésumer ainsi : « La tribu émigrait pour échapper aux convoitisesdes peuplades voisines. Il est toujours triste de quitter les lieuxoù l’on a vécu. Mais qu’importait aux hommes de la tribu puisqu’ilsemmenaient leur bien le plus précieux, l’héritage sacré de leursancêtres, la divinité qui les protégeait et qui faisait d’eux deshommes redoutables et grands parmi les plus grands, en un mot laPierre qui recouvrait la tombe de leur roi. »

« Et le chef des chefs, d’un geste solennel, tira le voilecouleur d’ocre et découvrit un bloc de granit en forme de dalle, dedeux mètres environ sur un mètre, d’aspect grenu, de couleursombre, avec quelques paillettes qui luisaient dans la masse.

« Il n’y eut qu’un cri parmi la foule des hommes et des femmes,et tous, les bras tendus, ils tombèrent à plat ventre, le nez àmême la poussière.

« Alors le chef des chefs saisit un sceptre de métal au pommeauprécieux qui reposait sur le bloc de granit, le brandit et déclama:

« « Le bâton tout-puissant ne me quittera pas avant que laPierre miraculeuse soit en sûreté. Le bâton tout-puissant est né dela Pierre miraculeuse. Il contient aussi le feu du ciel, qui donnela vie ou la mort. Si la Pierre miraculeuse fermait la tombe de mespères, le bâton tout-puissant ne quittait pas leurs mains aux joursde malheur ou de victoire ! Que le feu du ciel nousconduise ! Que le Dieu du ciel nous éclaire ! » Il dit,et toute la tribu décampa. »

Don Luis fit une pause et répéta avec satisfaction :

– Il dit, et toute la tribu décampa.

Patrice Belval s’amusait beaucoup, et Stéphane, gagné par sonhilarité, commençait à se dérider. Mais don Luis les interpella:

– Pas la peine de rire ! tout cela est très sérieux. Cen’est pas une histoire pour petits enfants qui croient aux trucs etaux tours de passe-passe, mais une histoire réelle et dont tous lesdétails donneront lieu, vous le verrez, à des explicationsprécises, naturelles, et en quelque sorte scientifiques… Oui,scientifiques, je ne crains pas le mot, mesdames et messieurs… Noussommes ici sur le terrain de la science, et Vorski lui-mêmeregrettera sa jovialité et son scepticisme.

Second verre d’eau. Don Luis reprit :

– Durant des semaines et des mois, la tribu suivit le cours del’Elbe et, un soir, sur le coup de neuf heures et demie, ellearriva au bord de la mer, dans le pays qui fut plus tard le paysdes Frisons. Elle y resta des semaines et des mois, sans y trouverla sécurité nécessaire, ce qui la décida à un nouvel exode.

« Exode maritime, cette fois. Trente barques prirent la merremarquez ce chiffre de trente, qui était celui des famillescomposant la tribu – et, durant des semaines et des mois, ilserrèrent de rivage en rivage, s’établirent en Scandinavie, puischez les Saxons, furent chassés, repartirent et naviguèrent encore.Et je vous le dis, en vérité, c’est un spectacle étrange, émouvantet grandiose, que le spectacle de cette tribu vagabonde, traînant àsa remorque la pierre tombale de ses rois et cherchant le refugecertain, inaccessible et définitif, où elle pourra cacher sonidole, la mettre à l’abri des entreprises ennemies, en célébrer leculte, et s’en servir pour assurer sa propre puissance.

« La dernière étape fut l’Irlande, et c’est là qu’un jour, aprèsavoir habité la verte Erin durant un demi-siècle ou peut-être unsiècle, après que leurs mœurs eurent pris quelque adoucissement aucontact de populations déjà moins barbares, le petit-fils oul’arrière-petit-fils du grand chef, grand chef lui-même, reçut undes émissaires qu’il entretenait dans les pays voisins. Celui-làvenait du continent. Il avait découvert le refuge merveilleux.C’était une île presque inabordable que gardaient trente rochers etoù veillaient trente monuments de granit.

« Trente ! nombre fatidique ! Comment ne pas voir làun appel et un ordre des divinités mystérieuses ? Les trentebarques furent remises à flot et l’expédition commença.

« Elle réussit. On prit l’île d’assaut. On extermina purement etsimplement les indigènes. La tribu s’installa, et la pierre tombaledu roi de Bohême fut mise en place… à l’endroit même qu’elle occupeaujourd’hui et que j’ai fait voir au camarade Vorski. Ici, unepetite parenthèse et quelques considérations historiques de la plushaute portée. Ce sera bref. »

D’un ton de professeur, don Luis expliqua :

– L’île de Sarek, de même que toute la France et que la partieoccidentale de l’Europe, était habitée depuis des milliers d’annéespar ceux qu’on appelle les Ligures, descendants immédiats deshommes des cavernes dont ils avaient conservé en partie les mœurset les habitudes. Puissants constructeurs, cependant, que cesLigures, qui, aux époques de la pierre polie, et subissantpeut-être l’influence des grandes civilisations de l’Orient,avaient dressé leurs formidables blocs de granit et bâti leurscolossales chambres funéraires.

« Ce fut là ce que trouva notre tribu et dont elle s’accommodasi bien, un système de cavernes et de grottes naturelles, aménagéespar la main patiente de l’homme, et un groupe de monuments énormesqui frappaient les imaginations mystiques et superstitieuses desCeltes.

« Ainsi donc, après la première phase, celle des pérégrinations,s’ouvre, pour la Pierre-Dieu, la période de repos et de culte quenous appellerons la période druidique. Elle dure de mille à quinzecents ans. La tribu se fondit dans les tribus voisines et vécutprobablement sous la tutelle de quelque roi breton. Mais, peu àpeu, l’influence avait passé des chefs aux prêtres, et ces prêtres,c’est-à-dire les Druides, prenaient une autorité qui s’accentua aucours des générations suivantes.

« J’affirme que cette autorité leur vint de la pierremiraculeuse. Certes, ils étaient les prêtres d’une religionreconnue par tous, et les éducateurs de la jeunesse gauloise (nuldoute, entre nous, que les cellules des Landes-Noires n’aient étécelles d’un couvent ou plutôt d’une sorte d’universitédruidique) ; certes, obéissant aux pratiques du temps, ilsprésidaient aux sacrifices humains, dirigeaient la cueillette dugui, de la verveine et de toutes les plantes magiques. Mais, avanttout, dans l’île de Sarek, ils étaient les gardiens et les maîtresde la Pierre qui donnait la vie et la mort. Placée au-dessus de lasalle des sacrifices souterrains, elle était alors indubitablementvisible à l’air libre, et j’ai tout lieu de croire qu’à ce momentle Dolmen-aux-Fées, que nous voyons ici, s’élevait à l’endroit quel’on nomme le Calvaire-Fleuri et abritait la Pierre-Dieu. C’est làque les malades, les infirmes et les enfants chétifs s’étendaientet recouvraient la santé. C’est sur la dalle sainte que les femmesstériles devenaient fécondes, sur la dalle sainte que lesvieillards sentaient renaître leurs forces.

« Pour moi, elle domine tout le passé légendaire et fabuleux dela Bretagne. Elle est le centre d’où rayonnent toutes lessuperstitions, toutes les croyances, toutes les inquiétudes et tousles espoirs. Par elle, ou par la vertu du sceptre magique quebrandissait l’archidruide et qui, selon sa volonté, brûlait leschairs ou guérissait les plaies, les belles histoires se lèventspontanément, histoires des chevaliers de la Table-Ronde, ouhistoires de Merlin l’Enchanteur. Elle est au fond de toutes lesbrumes, au cœur de tous les symboles. Elle est le mystère et laclarté, la grande énigme et la grande explication… »

Don Luis avait prononcé ces dernières paroles avec une certaineexaltation. Il sourit.

– Ne t’emballe pas, Vorski. Réservons notre enthousiasme pour lerécit de tes crimes. Actuellement, nous en sommes à l’apogée del’époque druidique, époque qui se continua bien au-delà desDruides, pendant les longs siècles où, après leur disparition, lapierre miraculeuse fut exploitée par les sorciers et les devins. Etnous arrivons ainsi peu à peu à la troisième période, la périodereligieuse, c’est-à-dire, vraisemblablement, à la décadenceprogressive de tout ce qui faisait la richesse de Sarek,pèlerinages, fêtes commémoratives, etc.

« L’Église, en effet, ne pouvait s’accommoder de ce fétichismegrossier. Dès qu’elle en eut le pouvoir, elle dut lutter contre lebloc de granit qui attirait tant de fidèles et perpétuait une sidétestable religion. La lutte était inégale, le passé succomba. Ledolmen fut transporté où nous sommes, la dalle des rois de Bohèmefut ensevelie sous une couche de terre, et un calvaire s’éleva àl’endroit même des miracles sacrilèges.

« Et par là-dessus, le grand oubli !

« Entendons-nous. Oubli des pratiques. Oubli des rites et de cequi constituait l’histoire d’un culte disparu. Mais non pas oublide la Pierre-Dieu. On ne savait plus où elle était. On arriva mêmeà ne plus savoir ce que c’était. Mais on ne cessa point d’en parleret de croire à l’existence de quelque chose que l’on appelait laPierre-Dieu. De bouche en bouche, de génération en génération, onse repassa des récits fabuleux et terribles qui s’écartaient deplus en plus de la réalité, qui formaient une légende de plus enplus vague, de plus en plus effroyable, d’ailleurs, mais quientretenaient dans les imaginations le souvenir et surtout le nomde la Pierre-Dieu.

« Il était logique, étant donné cette persistance d’une idéedans les mémoires, cette survivance d’un fait dans les annales d’unpays, que, de temps à autre, quelque curieux essayât dereconstituer la vérité prodigieuse. Deux de ces curieux, le frèreThomas, qui appartenait à l’ordre des Bénédictins, vers le milieudu XVe siècle, et le sieur Maguennoc, de nos jours, ont joué unrôle important. Le frère Thomas est un poète et un enlumineur surlequel nous n’avons que peu de renseignements, un très mauvaispoète, à en juger par ses vers, mais un enlumineur naïf et non sanstalent, qui a laissé une sorte de missel où il a chanté son séjourà l’abbaye de Sarek et dessiné les trente dolmens de l’île, le toutaccompagné de pièces, de citations religieuses et de prédictions àla façon de Nostradamus. C’est ce missel, découvert par le sieurMaguennoc, qui contenait la fameuse page des femmes en croix et dela prophétie relative à Sarek ; c’est ce missel que, moi-même,j’ai retrouvé et consulté, cette nuit, dans la chambre deMaguennoc.

« Bizarre personnage que ce Maguennoc, petit-fils attardé dessorciers d’autrefois, et que je soupçonne fort d’avoir joué plusd’une fois les revenants. Soyez sûrs que le Druide à tuniqueblanche que l’on prétendait avoir vu au sixième jour de la lune,moissonnant le gui, n’était autre que Maguennoc. Lui aussiconnaissait les bonnes recettes, les plantes qui guérissent, lafaçon dont on travaille la terre pour que d’énormes fleurs ypoussent. Une chose certaine, c’est qu’il a exploré les cryptesmortuaires et la salle des sacrifices, que c’est lui qui a dérobéla pierre magique enfermée dans le pommeau du sceptre, et qu’ilentrait dans ces cryptes par l’ouverture que nous venons defranchir, au milieu du sentier de la Poterne dont, chaque fois, ilétait obligé de replacer l’écran de moellons et de cailloux. C’estégalement lui qui a communiqué à M. d’Hergemont la page du missel.Maintenant, lui a-t-il confié le résultat de ses dernièresexplorations, et que savait au juste M. d’Hergemont ? celaimporte peu. Un autre personnage surgit, qui, désormais, incarnel’affaire et réclame toute l’attention, un missionnaire envoyé parle destin pour résoudre l’énigme séculaire, pour exécuter lesordres des puissances mystérieuses, et pour empocher laPierre-Dieu… J’ai nommé Vorski. »

Don Luis avala son troisième verre d’eau, et, faisant signe aucomplice :

– Otto, dit-il, donne-lui tout de même à boire, s’il a soif. Tuas soif, Vorski ?

Sur son arbre, Vorski semblait épuisé, à bout d’efforts et derésistance. Stéphane et Patrice intervinrent de nouveau, craignantun dénouement rapide.

– Mais non, mais non, s’écria don Luis, il est d’aplomb ettiendra jusqu’à ce que j’aie fini mon discours, ne fût-ce que parenvie de savoir. N’est-ce pas, Vorski, ça te passionne ?

– Voleur ! assassin ! balbutia le misérable.

– À la bonne heure ! Par conséquent, tu refuses toujoursd’indiquer la retraite de François ?

– Assassin ! … Bandit ! …

– Reste donc, mon vieux. À ta guise. Un peu de souffrance, rienn’est meilleur pour la santé. Et puis tu as tellement fait souffrirles autres, vieille canaille !

Don Luis prononça ces mots avec dureté et un accent de colèreimprévu chez cet homme qui avait déjà vu tant de forfaits et luttécontre tant de criminels. Mais celui-ci n’était-il pas hors detoute proportion ?

Don Luis reprit :

– Il y a environ trente-cinq ans, une femme de grande beauté,qui venait de Bohême, mais qui était d’origine hongroise, acquitdans les villes d’eaux qui foisonnent autour des lacs de Bavière,une réputation rapide comme diseuse de bonne aventure, tireuse decartes, chiromancienne, devineresse et médium. Elle attira sur ellel’attention du roi Louis II, l’ami de Wagner, le bâtisseur deBayreuth, sorte de fou couronné, célèbre par ses fantaisiesextravagantes. La liaison du fou et de la voyante dura quelquesannées, liaison agitée, violente, interrompue par les caprices duroi, et qui se termina tragiquement, le soir mystérieux où Louis IIde Bavière se précipita de sa barque dans le lac de Starnberg. Yeut-il réellement, comme le veut la version officielle, accès dedémence ou suicide ? ou bien crime comme on l’aprétendu ? Et pourquoi ce suicide ? Et pourquoi cecrime ? Questions qui n’auront jamais de réponse. Mais un faitdemeure : la Bohémienne accompagnait Louis II dans sa promenade surle lac, et le lendemain, expulsée, dépouillée de ses bijoux et deses valeurs, elle était conduite à la frontière.

« De cette aventure elle rapportait un jeune monstre, âgé dequatre ans, et qui avait nom Alexis Vorski, lequel jeune monstrevécut avec sa mère non loin du village de Joachimsthal, en Bohème,et plus tard fut instruit par elle dans toutes les pratiques de lasuggestion à l’état de veille, de l’extra-lucidité et del’escroquerie. Caractère d’une violence inouïe, mais esprit trèsfaible, en proie à des hallucinations et à des cauchemars, croyantaux sortilèges, aux prédictions, aux rêves, aux puissancesoccultes, il prenait les légendes pour l’histoire et les mensongespour la réalité. Une des nombreuses légendes des montagnes surtoutl’avait frappé : elle évoque le pouvoir fabuleux d’une pierre, qui,dans la nuit des temps, fut enlevée par des mauvais génies et quidoit être ramenée un jour par le fils d’un roi. Les paysans vousmontrent encore le vide que laissa cette pierre au flanc d’unecolline.

« « C’est toi, le fils de roi, lui disait sa mère. Et si turetrouves la pierre dérobée, tu échapperas au poignard qui temenace, et toi-même tu seras roi. »

« Cette prédiction saugrenue et une autre, non moins baroque,par laquelle la Bohémienne annonçait que l’épouse de son filspérirait sur la croix et que lui-même mourrait de la main d’un ami,furent de celles qui influèrent le plus directement sur Vorskilorsque sonna l’heure fatidique. Et j’en arrive tout de suite àcette heure fatidique, sans parler davantage de ce que nous ontrévélé à tous les trois nos conversations d’hier et de cette nuitet de ce que nous avons pu reconstituer. À quoi bon, en effet,reprendre en détail le récit que vous avez fait à Véroniqued’Hergemont, Stéphane, dans votre cellule ? À quoi bon vousmettre au courant, vous Patrice, toi Vorski, et toi Tout-Va-Bien,d’événements connus de vous, comme ton mariage, Vorski – ou plutôttes deux mariages, avec Elfride d’abord, puis avec Véroniqued’Hergemont –, comme l’enlèvement de François par son grand-père,comme la disparition de Véronique, comme les recherches que tu fispour la retrouver, comme ta conduite au moment de la guerre et tonexistence dans les camps de concentration ? Simples broutillesà côté des événements qui vont se produire. Nous avons élucidél’histoire de la Pierre-Dieu. C’est l’aventure moderne, entrelacéepar toi, Vorski, autour de la Pierre-Dieu, que nous allonsdébrouiller.

« Au début, elle se présente ainsi. Vorski est enfermé dans uncamp de concentration situé près de Pontivy, en pleine Bretagne. Ilne s’appelle plus Vorski, mais Lauterbach. Quinze mois plus tôt,après une première évasion, et au moment où le conseil de guerreallait le condamner à mort pour espionnage, il s’est échappé, avécu dans la forêt de Fontainebleau, a retrouvé un de ses anciensdomestiques, nommé Lauterbach, allemand comme lui et comme luifugitif, l’a tué, lui a passé ses vêtements, et l’a maquillé defaçon à lui donner son apparence à lui, Vorski. La justicemilitaire, trompée, fit enterrer le faux Vorski à Fontainebleau.Quant au Vorski véritable, il avait la malchance d’être arrêté unefois encore, sous son nouveau nom de Lauterbach, et interné au campde Pontivy.

« Voilà pour Vorski. D’autre part, Elfride, sa première femme,la complice redoutable de tous ses crimes, allemande elle aussi (jepossède sur elle et sur leur passé commun quelques détails quiimportent peu, et dont je trouve inutile de faire mention),Elfride, dis-je, sa complice, est cachée avec leur fils Raynolddans les cellules de Sarek. Il l’y a laissée avec l’ordred’espionner M. d’Hergemont et d’arriver par lui jusqu’à Véroniqued’Hergemont. Les raisons qui font agir cette misérable, je lesignore. Dévouement aveugle, peur de Vorski, instinct du mal, hainecontre la rivale qui l’a remplacée, n’importe ! elle a subi leplus effroyable châtiment. Parlons seulement du rôle qu’elle ajoué, sans essayer de comprendre comment elle a eu le courage devivre trois ans sous terre, ne sortant que la nuit, volant sanourriture et celle de son fils, et attendant patiemment le jour oùelle pourrait servir et sauver son seigneur et maître.

« J’ignore aussi la série des faits qui lui ont permis d’entreren action, et, de même, la manière dont Vorski et Elfride ont pucommuniquer. Mais ce que je sais de la façon la plus certaine,c’est que l’évasion de Vorski fut préparée longuement etminutieusement par sa première femme. Tous les détails en furentréglés. Toutes les précautions furent prises. Le 14 septembre del’année dernière, Vorski s’évadait, emmenant avec lui deux acolytesavec lesquels il s’était lié pendant sa captivité, et qu’il avaitpour ainsi dire enrôlés, le sieur Otto et le sieur Conrad.

« Voyage facile. À chaque croisement, une flèche, accompagnéed’un numéro d’ordre et surmontée des initiales V. d’H. (initialesévidemment choisies par Vorski) indiquait la route à suivre. Detemps à autre, dans une cabane abandonnée, sous une pierre, aucreux d’une meule de foin, des vivres. On passa par Guémené, leFaouët, Rosporden, et l’on aboutit à la plage de Beg-Meil.

« Là, Elfride et Raynold vinrent, de nuit, chercher les troisfugitifs avec le canot automobile d’Honorine et les conduisirent aupied des cellules druidiques de la Lande-Noire. Ils y montèrent.Leurs logements étaient prêts, et, comme vous l’avez vu,suffisamment confortables. L’hiver passa et, de jour en jour, leplan très vague encore de Vorski prit des contours plus exacts.

« Chose bizarre, lors de son premier séjour à Sarek avant laguerre, il n’avait pas entendu parler du secret de l’île. C’estElfride qui lui raconta, dans ses lettres écrites à Pontivy, lalégende de la Pierre-Dieu. Vous pouvez juger de l’effet produit surun homme comme Vorski par une telle révélation. La Pierre-Dieu,n’était-ce pas la pierre miraculeuse dérobée au sol de son pays, lapierre qui devait être découverte par le fils d’un roi et qui, dèslors, lui donnerait la puissance et la royauté ? Tout ce qu’ilapprit plus tard le confirma dans cette conviction. Mais le grandfait qui domine son existence souterraine à Sarek, ce fut, au coursdu dernier mois, la découverte de la prophétie du frère Thomas. Decette prophétie, des bribes traînaient déjà de droite et de gauche,qu’il avait pu recueillir, lorsque, le soir, posté sous lesfenêtres des chaumières ou sur les toits des granges, il écoutaitles entretiens des paysans. De mémoire d’homme, on a toujours, àSarek, redouté des événements effroyables, concordant avec ladécouverte et la disparition de la pierre invisible. Il a toujoursété question également de naufrages et de femmes mises en croix.Et, d’ailleurs, Vorski ne connaît-il pas l’inscription duDolmen-aux-Fées… les trente victimes promises aux trente cercueils,le supplice de quatre femmes, la Pierre-Dieu qui donne vie oumort ? Que de coïncidences troublantes pour un esprit aussifaible que le sien !

« Mais la prophétie elle-même, trouvée par Maguennoc dans lemissel enluminé, voilà le point essentiel de toute l’affaire.Rappelons-nous que Maguennoc avait arraché la fameuse page et queM. d’Hergemont, qui dessinait volontiers, l’avait copiée plusieursfois en donnant malgré lui, à la femme principale, le visage de safille Véronique. C’est de l’original lui-même et de l’une de cescopies que Vorski eut connaissance, une nuit qu’il aperçutMaguennoc en train de les regarder à la lueur de sa lampe.Aussitôt, dans l’ombre, au hasard de son crayon, il put transcriresur son carnet les quinze vers de l’inappréciable document.Maintenant, il savait tout et comprenait tout. Une clartéaveuglante l’éblouissait. Tous les éléments épars se rassemblaienten un bloc et formaient une vérité solide et compacte. Aucun doutepossible : cette prophétie le concernait ! cette prophétie,c’était lui qui avait mission de la réaliser !

« Je le répète : tout est là. À partir de cet instant, un phareillumina la route de Vorski. Il eut en main le fil d’Ariane. Laprophétie, ce fut pour lui le texte irrécusable. Ce fut une desTables de la Loi. Ce fut la Bible. Et pourtant, quelle stupidité,quelle incommensurable bêtise dans ces vers alignés à l’aventure,sans d’autre raison que la rime ! Pas une phrase qui porte lamarque de l’inspiration ! Pas une étincelle ! Pas unetrace de cette folie sacrée qui soulevait la pythonisse de Delphes,ou qui provoquait les visions délirantes d’un Jérémie ou d’unEzéchiel ! Rien. Des syllabes, des rimes. Rien, moins querien. Mais assez pour illuminer le doux Vorski et le brûler d’unenthousiasme de néophyte !

« Stéphane, Patrice, écoutez la prophétie du frère Thomas !À dix pages différentes de son carnet, le Superboche l’a inscriteafin de la porter dix fois contre sa chair et de la graver au fondde son être. Voici l’un de ces feuillets. Stéphane, Patrice,écoutez ! Écoute, fidèle Otto. Et toi-même, Vorski, pour ladernière fois écoute les bouts rimés du frère Thomas ! Je lis:

Dans l’île de Sarek, en l’an quatorze et trois,

Il y aura naufrages, deuils et crimes,

Flèches, poison, gémissements, effrois,

Chambres de mort, quatre femmes en croix,

Pour les trente cercueils trente victimes.

Devant sa mère, Abel tuera Caïn.

Le père alors, issu d’Alamanis,

Prince cruel aux ordres du destin,

Par mille morts et par lente agonie,

Ayant occis l’épouse, un soir de juin,

Flamme et fracas jailliront de la terre

Au lieu secret où gît le grand trésor,

Et l’homme enfin retrouvera la pierre,

Jadis volée aux Barbares du Nord,

La Pierre-Dieu qui donne vie ou mort. »

Don Luis Perenna avait commencé sa lecture d’un ton emphatique,en faisant valoir l’imbécillité des mots et la banalité du rythme.Il la termina sourdement, d’une voix sans timbre qui se prolongeaen un silence d’angoisse. L’aventure entière apparaissait danstoute son horreur.

Il reprit :

– Vous comprenez bien l’enchaînement des faits, n’est-cepas ? Stéphane, vous qui fûtes une des victimes et qui avezconnu ou connaissez les autres victimes ? Vous aussi,Patrice ? Au XVe siècle, un pauvre moine, à l’imaginationdétraquée, au cerveau hanté de visions infernales, exhale sescauchemars en une prophétie que nous qualifierons de « loufoque »,qui ne repose sur aucune donnée sérieuse, dont chaque détail etamené par les nécessités de la rime ou de la césure, et quicertainement dans l’esprit du poète, et au point de vue de laréalité, n’a pas plus de valeur que si le poète avait tiré des motsau hasard du fond de son escarcelle. L’histoire de la Pierre-Dieu,les traditions et les légendes, rien de tout cela ne lui apporte lemoindre élément de prédiction. Cette prédiction, il l’extrait delui-même, le brave homme, sans penser à mal, et simplement pourmettre un texte quelconque en marge du dessin diabolique qu’il aminutieusement enluminé. Et il en est si content qu’il prend lapeine, avec la pointe d’un instrument, d’en graver quelqueshémistiches sur un des blocs du Dolmen-aux-Fées.

« Or, quatre siècles plus tard, la page prophétique tombe entreles mains d’un Superboche, maniaque du crime, vaniteux et fou. Qu’yvoit-il, le Superboche ? Une fantaisie amusante etpuérile ? Une boutade insignifiante ? Pas du tout. Il yvoit un document du plus haut intérêt, un de ces documents comme enpeuvent étudier les plus superboches de ses compatriotes, aveccette différence que ce document-là est d’origine merveilleuse.C’est l’Ancien et le Nouveau Testament, le Livre Saint, quiexplique et qui commente la loi de Sarek ! C’est l’Évangilemême de la Pierre-Dieu. Et cet Évangile le désigne, lui Vorski,lui, le Superboche, comme le Messie chargé d’accomplir les décretsprovidentiels.

« Pour Vorski, aucune erreur là-dessus. Certes, l’affaire luiplaît puisqu’il s’agit de voler la fortune et le pouvoir. Maiscette question reste au second plan. Il obéit surtout à l’élanmystique d’une race qui se croit prédestinée et qui se flatted’obéir toujours à des missions, mission de régénérer autant quemission de piller, de brûler et d’assassiner. Et sa mission, Vorskila lit en toutes lettres dans la prophétie du frère Thomas. Lefrère Thomas dit explicitement ce qu’il faut faire, et le nomme,lui Vorski, de la façon la plus nette, comme étant l’homme duDestin. N’est-il pas fils de roi, c’est-à-dire « prince d’Alamanie» ? Ne vient-il pas du pays même où la Pierre fut volée aux «Barbares du Nord » ? N’a-t-il pas une femme promise, elleaussi, par les prédictions des voyantes, au supplice de lacroix ? N’a-t-il pas deux fils, l’un doux et gracieux commeAbel, l’autre dur, méchant et indomptable comme Caïn ?

« Ces preuves lui suffisent. Désormais il a en poche son ordrede mobilisation, sa feuille de route. Les dieux lui ont marqué lepoint précis vers lequel il doit marcher : il marche. Il y a biensur son chemin quelques personnes vivantes. Tant mieux ! Celafait partie du programme. C’est à dater du moment où toutes cespersonnes vivantes seront supprimées, et supprimées de la façonindiquée par le frère Thomas, que la besogne sera achevée, que laPierre-Dieu sera délivrée, et que Vorski, instrument du Destin,sera couronné roi. Donc, retroussons nos manches, prenons notre boncouteau de boucher, et à l’œuvre ! Vorski va transporter dansla vie réelle les cauchemars du frère Thomas ! »

Chapitre 7Prince cruel aux ordres du destin

Don Luis s’adressa de nouveau à Vorski :

– Nous sommes bien d’accord, camarade ? Tout ce que je disest l’expression exacte de la vérité, n’est-ce pas ?

Vorski avait fermé les yeux, sa tête demeurait penchée, et lesveines de son front étaient démesurément grossies. Pour coupercourt à toute intervention de Stéphane, don Luis s’écria :

– Tu parleras, mon vieux ! Hein, la douleur commence àdevenir sérieuse ? Le cerveau chavire ? Rappelle-toi… uncoup de sifflet… « Maman, les p’tits bateaux »… et j’interromps mondiscours… Tu ne veux pas ? Tu n’es pas encore mûr ? Tantpis. Et vous, Stéphane, ne craignez rien pour François. Je répondsde tout. Mais pas de pitié pour ce monstre, je vous en prie.Ah ! non, mille fois non ! N’oublions pas qu’il a toutpréparé et tout combiné, froidement et librement ! N’oublionspas… Mais je m’emballe. Inutile.

Don Luis déplia la feuille du carnet où Vorski avait inscrit laprophétie, et poursuivit en la tenant sous ses yeux :

– Ce qu’il me reste à dire a moins d’importance, la grandeexplication générale étant donnée. Mais il faut bien, cependant,entrer dans quelques détails, démonter le mécanisme de l’affaireimaginée et construite par Vorski, et finalement arriver au rôlejoué par notre sympathique vieux Druide… Ainsi donc, nous voici aumois de juin. C’est l’époque fixée pour l’exécution des trentevictimes. Évidemment, elle a été fixée par le frère Thomas parceque juin rime avec Caïn et avec destin ; de même que l’annéequatorze et trois s’accouple avec effrois et croix ; de mêmeque le frère Thomas s’est arrêté au nombre de trente victimes parceque c’est le nombre des écueils et des dolmens de Sarek. Mais, pourVorski, la consigne est formelle. En juin 17, il faut trentevictimes. On les aura, à condition, cependant, que les vingt-neufhabitants de Sarek – nous verrons tout à l’heure que Vorski a sousla main sa trentième victime – veuillent bien rester dans l’île etattendre leur immolation. Or, voilà que, soudain, Vorski apprend ledépart d’Honorine et de Maguennoc. Honorine reviendra à temps. MaisMaguennoc ? Vorski n’hésite pas : il lance sur ses tracesElfride et Conrad avec ordre de le tuer et d’attendre. Il hésited’autant moins qu’il suppose, d’après certaines paroles entendues,que Maguennoc a emporté avec lui la pierre précieuse, le bijoumiraculeux auquel on ne peut toucher, mais qu’on doit laisser dansson étui de plomb. (C’est l’expression même de Maguennoc.)

« Elfride et Conrad partent donc. Dans une auberge, un matin,Elfride mêle du poison à la tasse de café qu’avale Maguennoc. (Laprophétie n’annonce-t-elle pas qu’il y aura empoisonnement ?)Maguennoc reprend sa route. Mais, au bout de quelques heures, ilest pris de souffrances intolérables et meurt, presqueinstantanément, sur le bord du talus. Elfride et Conrad accourent,fouillent et vident les poches. Rien. Pas de bijou. Pas de pierreprécieuse. Les espérances de Vorski ne se sont pas réalisées. Toutde même le cadavre est là. Qu’en faire ? On le jetteprovisoirement dans une cabane à moitié démolie, où quelques moisauparavant ont déjà passé Vorski et ses complices. C’est là queVéronique d’Hergemont le découvre… et c’est là qu’elle ne leretrouve plus une heure après, Elfride et Conrad, qui surveillentaux alentours, l’ayant fait disparaître et l’ayant caché, toujoursprovisoirement, dans les caves d’un petit château abandonné.

« Et d’un. En passant, notons que les prédictions de Maguennocrelativement à l’ordre dans lequel seront exécutées les trentevictimes – à commencer par lui – ne reposent sur rien. La prophétien’en parle pas. En tout cas, Vorski agit au petit bonheur. À Sarek,il enlève François et Stéphane Maroux, puis, autant par précautionque pour traverser l’île sans attirer l’attention et pour pénétrerplus facilement au Prieuré, il endosse les vêtements de Stéphane,tandis que Raynold revêt ceux de François. La tâche d’ailleurs, estfacile. Il n’y a dans la maison qu’un vieillard, M. d’Hergemont, etune femme, Marie Le Goff. Dès qu’ils seront supprimés, on fouillerales chambres, et principalement celle de Maguennoc. Qui sait, eneffet, se demande Vorski – lequel ignore encore le résultat del’expédition d’Elfride –, qui sait si Maguennoc n’a pas laissé auPrieuré le bijou miraculeux ?

« Première victime, la cuisinière Marie Le Goff, que Vorskisaisit à la gorge et frappe d’un coup de couteau. Mais il arrivequ’un flot de sang inonde le visage du bandit. Pris de peur, enproie à l’une de ces crises de lâcheté auxquelles il est sujet, ils’enfuit après avoir déchaîné Raynold contre M. d’Hergemont.

« Entre l’enfant et le vieillard, la lutte est longue. Elle sepoursuit à travers la maison, et, par un hasard tragique, s’achèvesous les yeux de Véronique d’Hergemont. M. d’Hergemont est tué. Aumême moment Honorine arrive. Elle tombe. Quatrième victime.

« Les événements se précipitent. Au cours de la nuit, la paniquecommence. Les habitants de Sarek, affolés, voyant que lesprédictions de Maguennoc s’accomplissent, et que l’heure de lacatastrophe qui menace leur île depuis si longtemps va sonner,décident de partir. C’est ce qu’attendent Vorski et son fils.Postés sur le canot automobile qu’ils ont dérobé, ils s’élancentvers les fugitifs, et c’est la chasse abominable, le grand coupannoncé par le frère Thomas :

Il y aura naufrages, deuils et crimes.

« Honorine, qui assiste au spectacle et dont le cerveau est déjàfort ébranlé, devient folle et se jette du haut de la falaise.

« Là-dessus, quelques jours d’accalmie durant lesquels Véroniqued’Hergemont explore, sans être inquiétée, le Prieuré de l’île deSarek. En effet, le père et le fils, après leur chasse fructueuse,laissant seul Otto qui passe son temps à boire dans les cellules,sont partis sur le canot pour chercher Elfride et Conrad, pourramener le cadavre de Maguennoc et le jeter à l’eau en vue deSarek, puisque Maguennoc a son domicile marqué et obligatoire parmiles trente cercueils.

« À ce moment, c’est-à-dire lorsqu’il revient à Sarek, Vorski enest au chiffre de vingt-quatre. Stéphane et François, surveilléspar Otto, sont captifs. Restent quatre femmes réservées ausupplice, dont les trois sœurs Archignat, toutes trois enferméesdans leur cellier. C’est leur tour. Véronique d’Hergemont essayebien de les délivrer : trop tard. Guettées par la bande, visées parRaynold, qui est un habile tireur à l’arc, les sœurs Archignat sontatteintes par les flèches (les flèches, ordre de la prophétie) ettombent aux mains de l’ennemi. Le soir même, elles sont accrochéesà trois chênes, non sans que Vorski les eût au préalable allégéesdes cinquante billets de mille qu’elles cachaient sur elles.Résultat : vingt-neuf victimes. Qui sera la trentième ? Quisera la quatrième femme ? »

Don Luis fit une pause et reprit :

– Sur cette question, la prophétie est très claire, et cela endeux endroits qui se complètent :

Devant sa mère, Abel tuera Caïn.

« Et, quelques vers après :

… Ayant occis l’épouse un soir de juin.

« Vorski, lui, dès qu’il avait eu connaissance du document,avait interprété les deux vers à sa façon. Ne pouvant, en effet, àcette époque, disposer de Véronique, qu’il a vainement cherchée partoute la France, il biaise avec les ordres du destin. La quatrièmefemme torturée sera bien une épouse, mais sa première épouse,Elfride. Et cela n’ira pas absolument à l’encontre de la prophétie,car il peut s’agir, à la rigueur, de la mère de Caïn aussi bien quede la mère d’Abel. Et notons que l’autre prédiction qui lui futfaite jadis, à lui personnellement, ne désignait pas davantagecelle qui devait mourir : « La femme de Vorski périra sur la croix.» Quelle femme ? Elfride.

« Donc la chère et dévouée complice périra. Gros crève-cœur pourVorski ! Mais ne faut-il pas obéir au dieu Moloch ? et siVorski, pour accomplir sa tâche, s’est décidé à sacrifier son filsRaynold, il serait inexcusable s’il ne sacrifiait pas sa femmeElfride. Et ainsi tout ira bien.

« Mais, brusquement, coup de théâtre. Tandis qu’il poursuit lessœurs Archignat, il aperçoit et il reconnaît Véroniqued’Hergemont !

« Comment un homme comme Vorski n’aurait-il pas vu là encore unefaveur des puissances supérieures ? La femme qu’il n’a jamaisoubliée lui est envoyée à l’instant même où elle doit prendre saplace dans la grande aventure. On la lui donne comme une proiemerveilleuse qu’il va pouvoir immoler… ou conquérir. Quelleperspective ! Et comme le ciel s’illumine de clartésimprévues ! Vorski en perd la tête. Il se croit de plus enplus le messie, l’élu, le missionnaire, l’homme qui est « auxordres du Destin ». Il se rattache à la lignée des grands prêtres,gardiens de la Pierre-Dieu. Il est Druide, archidruide, et, commetel, la nuit où Véronique d’Hergemont a brûlé le pont – cette nuitqui est la sixième après la lune – il va couper le gui sacré avecune faucille d’or !

« Et le siège du Prieuré commence. Je n’insiste pas. Véroniqued’Hergemont vous a tout raconté, Stéphane, et nous connaissons sessouffrances, le rôle que joue le délicieux Tout-Va-Bien, ladécouverte du souterrain et des cellules, la lutte autour deFrançois, la lutte autour de vous, Stéphane, que Vorski aemprisonné dans une des cellules de torture appelées par laprophétie Chambres de mort. Vous y êtes surpris avec Mmed’Hergemont. Le jeune monstre Raynold vous rejette à la mer.François et sa mère s’échappent. Malheureusement, Vorski et sabande ont pu arriver jusqu’au Prieuré. François est pris. Sa mèrele rejoint… Et puis, et puis, ce sont les scènes les plustragiques, sur lesquelles je n’insiste pas davantage, l’entrevueentre Vorski et Véronique d’Hergemont, le duel entre les deuxfrères, entre Abel et Caïn sous les yeux mêmes de Véroniqued’Hergemont. La prophétie ne l’exige-t-elle pas ?

Devant sa mère, Abel tuera Caïn.

« Et la prophétie exige également qu’elle souffre au-delà detoute expression et que Vorski soit un raffiné du mal. »Princecruel », il met un masque aux deux combattants, et, comme Abel estsur le point d’être vaincu, lui-même il blesse Caïn pour que cesoit Caïn qui soit tué.

« Le monstre est fou. Il est fou, et il est ivre. Le dénouementapproche. Il boit, il boit, car le soir même c’est le supplice deVéronique d’Hergemont.

Par mille morts et par lente agonie,

Ayant occis l’épouse…

« Les mille morts, Véronique les a subies, et l’agonie seralente. Voici l’heure. Souper, cortège funèbre, préparatifs,érection de l’échelle, établissement des cordes, et puis… et puisle vieux Druide ! »

Don Luis n’avait pas prononcé ces deux mots qu’il éclata derire.

– Ah ! là, par exemple, ça devient drôle. À partir de cemoment le drame côtoie la comédie, et le burlesque se mêle aumacabre. Ah ! ce vieux Druide, quel sacré pistolet ! Pourvous, Stéphane, et pour vous, Patrice, qui fûtes dans la coulisse,l’histoire n’a plus d’intérêt. Mais pour Vorski… quellespassionnantes révélations !… Dis donc, Otto, appuie l’échellecontre le tronc d’arbre de manière que ton patron puisse poser lespieds sur l’échelon supérieur. Bien. Hein, ça te soulage,Vorski ? Note que mon attention ne vient pas d’un sentiment depitié absurde. Non. Mais j’ai un peu peur que tu ne tournes del’œil, et, de plus, je tiens à ce que tu sois en bonne posture pourécouter la confession du vieux Druide.

Nouvel éclat de rire. Décidément le vieux Druide excitaitl’hilarité de don Luis.

– L’arrivée du vieux Druide, dit-il, apporte dans l’aventurel’ordre et la raison. Ce qui était décousu et lâche se resserre.L’incohérence dans le crime devient la logique dans le châtiment.Ce n’est plus l’obéissance aux bouts rimés du frère Thomas, mais lasoumission au bon sens, la méthode rigoureuse d’un homme qui saitce qu’il veut et qui n’a pas de temps à perdre. Vraiment, le vieuxDruide mérite toute notre admiration.

« Le vieux Druide, que nous pourrions appeler indifféremment, tut’en doutes, n’est-ce pas ? don Luis Perenna ou Arsène Lupin,ne savait pas grand-chose de l’histoire lorsque le périscope de sonsous-marin, le Bouchon-de-Cristal, émergea en vue descôtes de Sarek hier vers midi. »

– Pas grand-chose ? s’écria malgré lui Stéphane Maroux.

– Autant dire rien du tout, affirma don Luis.

– Comment ! mais tous ces détails sur le passé de Vorski,toutes ces précisions sur ce qu’il a fait à Sarek, sur ses projets,sur le rôle d’Elfride, sur l’empoisonnement de Maguennoc ?

– Tout cela, déclara don Luis, je l’ai appris ici même, depuishier.

– Mais par qui ? Nous ne vous avons pas quitté.

– Croyez-moi, quand je vous dis que le vieux Druide, en abordanthier sur les côtes de Sarek, ne savait rien du tout. Mais le vieuxDruide a la prétention d’être, au moins autant que toi, Vorski,favorisé des dieux ! Et, de fait, tout de suite, il eut lachance d’apercevoir, sur une petite plage isolée, l’ami Stéphane,qui, lui, avait eu la chance de tomber dans une poche d’eau assezprofonde et, ainsi, d’échapper au sort que ton fils et toi luiréserviez. Sauvetage, conversation. En une demi-heure, le vieuxDruide était renseigné. Aussitôt, recherches… Il finit paratteindre les cellules, où il trouve dans la tienne, Vorski, unetunique blanche nécessaire à son emploi ; puis, sur un bout depapier, une copie, écrite par toi, de la prophétie. À merveille. Levieux Druide connaît le plan de l’ennemi.

« Il suit d’abord le tunnel par où François et sa mère se sontenfuis, mais ne peut passer à cause de l’éboulement produit. Ilretourne sur ses pas et débouche aux Landes-Noires. Exploration del’île. Rencontre d’Otto et de Conrad. L’ennemi brûle la passerelle.Il est six heures du soir. Comment atteindre le Prieuré ? »Parla montée de la Poterne », dit Stéphane. Le vieux Druide regagne leBouchon-de-Cristal. On contourne l’île sous la directionde Stéphane, qui connaît toutes les passes – et d’ailleurs leBouchon-de-Cristal, mon cher Vorski, est un sous-marindocile, qui se glisse partout, et que le vieux Druide a faitconstruire d’après ses propres plans – et enfin on accoste àl’endroit où est accrochée la barque de François. Là, rencontre deTout-Va-Bien, qui dort au-dessous de la barque même. Présentationdu vieux Druide. Sympathie immédiate. On se met en route. Mais àmi-chemin de la montée, Tout-Va-Bien bifurque. La paroi de lafalaise est comme rapiécée à cet endroit par des moellons enéquilibre. Au milieu de ces moellons, un trou, un trou queMaguennoc a pratiqué, le vieux Druide s’en est rendu compte depuis,pour pénétrer dans la salle des sacrifices souterrains et dans lescryptes mortuaires. Ainsi le vieux Druide se trouve au cœur detoute l’intrigue, maître en dessus et en dessous. Seulement, il esthuit heures du soir.

« Pour François, pas d’inquiétude immédiate. La prophétieannonce : Abel tuera Caïn. Mais Véronique d’Hergemont, quidoit périr un soir de juin, a-t-elle subi l’abominabletorture ? Arriverait-on trop tard pour la secourir ?»

Don Luis se tourna vers Stéphane :

– Vous vous rappelez, Stéphane, les angoisses par lesquelles levieux Druide et vous avez passé, et votre joie lorsque vous avezdécouvert l’arbre préparé avec l’inscription : V. d’H. Sur cetarbre, nulle victime encore. Véronique sera sauvée, et, de fait, onentend un bruit de voix qui vient du Prieuré. C’est le cortègesinistre. Parmi les ténèbres qui s’épaississent, il monte lentementle long des pelouses. La lanterne s’agite. Une halte. Vorskipérore. Le dénouement approche. Bientôt ce sera l’assaut et ce serala délivrance de Véronique.

« Mais là, se place un incident qui va t’amuser, Vorski… Oui,une étrange découverte que nous faisons, mes amis et moi… ladécouverte d’une femme qui rôde autour du Dolmen et qui, à notrerencontre, se cache. On s’empare d’elle. À la lueur d’une lampeélectrique, Stéphane la reconnaît. Sais-tu qui c’était,Vorski ? Je te le donne en cent. Elfride ! Oui, Elfride,ta complice, celle que tu voulais tout d’abord mettre encroix ! C’est curieux, n’est-ce-pas ? Très surexcitée, àdemi folle, elle nous raconte qu’elle avait consenti au duel desdeux enfants, sur la promesse que son fils serait vainqueur ettuerait le fils de Véronique. Mais tu l’as enfermée dès le matin,et, le soir, quand elle a réussi à s’échapper, c’est le cadavre deson fils Raynold qu’elle a découvert. Maintenant elle vientassister au supplice de la rivale qu’elle déteste, puis se vengerde toi, et te tuer, mon pauvre vieux.

« Parfait ! le vieux Druide approuve, et, tandis que tuapproches du Dolmen et que Stéphane te guette, il continue àinterroger Elfride. Mais soudain, ne voilà-t-il pas qu’en entendantta voix, Vorski, ne voilà-t-il pas que la gueuse se rebiffe ?Revirement imprévu ! La voix du maître la soulève d’une ardeursans pareille. Elle veut te voir, t’avertir du péril, te sauver,et, subitement, elle se jette sur le vieux Druide un poignard à lamain. Le vieux Druide est contraint de l’assommer à moitié pour sedéfendre, et, aussitôt, en face de cette moribonde, il discerne leparti qu’il peut tirer de l’événement. En un clin d’œil, la vilainecréature est attachée. C’est toi-même qui la châtieras, Vorski, etelle subira le sort que tu lui avais préalablement réservé. Levieux Druide passe alors sa tunique à Stéphane, lui donne sesinstructions, tire une flèche de ton côté dès que tu arrives, etpendant que tu cours à la poursuite d’une tunique blanche, ilprocède à l’escamotage et substitue Elfride à Véronique, lapremière épouse à la seconde. Comment ? Ça ne te regarde pas.Toujours est-il que le tour est joué, et tu sais à quel point il aréussi ! »

Don Luis reprit haleine. On eût dit vraiment, à son ton deconfidence familière, qu’il racontait à Vorski une histoireplaisante, une bonne farce, dont Vorski devait être le premier àrire.

– Ce n’est pas tout, continua-t-il. Patrice Belval etquelques-uns de mes Marocains – pour ta gouverne, il y en adix-huit à bord – ont travaillé dans les salles souterraines. Laprophétie n’est-elle pas catégorique ?

Dès que l’épouse aura rendu le dernier soupir,

Flamme et fracas jailliront de la terre

À l’endroit même où gît le grand trésor.

« Bien entendu, le frère Thomas n’a jamais su où gisait le grandtrésor, ni personne au monde. Mais le vieux Druide l’a deviné, etil veut que Vorski ait son signal et lui tombe tout rôti dans lebec comme une alouette. Pour cela, il faut une issue qui déboucheprès du Dolmen-aux-Fées. Le capitaine Belval la cherche et latrouve, Maguennoc ayant déjà commencé les travaux de ce côté. Ondéblaie un ancien escalier. On déblaie l’intérieur de l’arbre mort.On prend dans le sous-marin et on place des cartouches de dynamiteet des fusées d’avertissement. Et lorsque, du haut de ton perchoir,Vorski, tu clames comme un héraut : « Elle est morte ! laquatrième femme est morte sur la croix ! » pan !pan ! coup de tonnerre, flammes et fracas, tout letremblement… Ça y est, tu es de plus en plus le chéri des dieux, lechouchou du destin, et tu brûles du noble désir de te jeter dans letuyau de la cheminée et d’avaler la Pierre-Dieu. Le lendemain,donc, après avoir cuvé ton trois-six et ton rhum, tu rappliques, labouche en cœur. Tu as tué tes trente victimes, selon les rites dufrère Thomas. Tu as surmonté tous les obstacles. La prophétie estaccomplie.

Et l’homme enfin retrouvera la pierre,

Jadis volée aux Barbares du Nord,

La Pierre-Dieu qui donne vie ou mort.

« Le vieux Druide n’a qu’à s’exécuter et à t’offrir la clef duparadis. Mais tout d’abord, bien entendu, un petit intermède,quelques entrechats et tours de sorcellerie, histoire de rigoler unbrin. Et en avant la Pierre-Dieu, que garde la Belle au boisdormant ! »

Don Luis exécuta vivement quelques-uns de ces entrechats pourlesquels il semblait avoir tant de prédilection. Puis il dit àVorski :

– Mon vieux, j’ai comme une impression confuse que tu en asassez de mon discours et que tu aimerais mieux me révéler tout desuite la retraite de François, plutôt que d’en entendre davantage.Désolé ! il faut cependant bien que tu saches à quoi t’entenir sur la Belle au bois dormant et sur la présence insolite deVéronique d’Hergemont. Deux minutes suffiront, d’ailleurs.Excuse-moi.

Et don Luis reprit, laissant désormais de côté le vieux Druideet parlant en son propre nom :

– Oui, pourquoi ai-je transporté Véronique d’Hergemont à cetendroit, après l’avoir arrachée à tes griffes ? Ma réponse estbien simple où voulais-tu que je la transportasse ? Dans lesous-marin ? Ta proposition est absurde. La mer était démontéecette nuit et Véronique avait besoin de repos. Au Prieuré ?Jamais de la vie. C’eût été trop loin du théâtre des opérations etje n’aurais pas été tranquille. En vérité, il n’y avait qu’unendroit à l’abri de la tempête et à l’abri de tes coups, la salledes sacrifices, et c’est pourquoi je l’y apportai, et c’estpourquoi elle dormait là, paisiblement, sous l’influence d’un bonnarcotique, quand tu l’as vue. J’avoue encore que le plaisir de teprocurer ce petit spectacle était bien pour quelque chose dans marésolution. Et ce que j’en fus récompensé ? Non, maisrappelle-toi la gueule que tu as faite ! Visionhorrible ! Véronique ressuscitée ! La mortevivante ! Vision tellement horrible que tu détales au galop.Mais j’abrège. Tu trouves l’issue bouchée. Sur quoi tu te ravises.Retour offensif de Conrad, lequel m’attaque sournoisement, pendantque je m’occupais du transport de Véronique d’Hergemont dans lesous-marin. Conrad reçoit d’un de mes Marocains un coup funeste.Second intermède comique. Conrad affublé de la tunique du vieuxDruide est étendu dans une des cryptes, et naturellement tonpremier soin est de sauter dessus et de t’acharner après lui. Etquand tu aperçois le cadavre d’Elfride qui a pris sur la tablesacrée la place de Véronique d’Hergemont, vite… tu sautes encoredessus, et tu réduis en bouillie celle que tu as déjà crucifiée.Toujours la gaffe ! Et alors, le dénouement, également dans lanote comique. Tu es suspendu au poteau de torture tandis que jet’envoie en pleine figure un discours qui t’achève, et d’où ilressort que, si tu as conquis la Pierre-Dieu par la vertu de testrente crimes, c’est moi qui en prends possession par ma proprevertu. Voici toute l’aventure, mon bon Vorski. Sauf quelques petitsincidents secondaires, ou d’autres, plus importants, que tu n’aspas besoin de connaître, tu en sais aussi long que moi.Confortablement installé, tu as eu tout le temps de réfléchir.J’attends donc ta réponse, au sujet de François, en touteconfiance. Allons, vas-y de ta chanson… « Maman, les p’tits bateauxqui vont sur l’eau ont-ils des jambes !… » Ça y est ? Tubavardes ?

Don Luis avait monté quelques échelons. Stéphane et Patrices’étaient approchés et, anxieusement, prêtaient l’oreille. Il étaitévident que Vorski allait parler.

Il avait ouvert les yeux et regardait don Luis d’un regard où ily avait à la fois de la haine et de la crainte. Cet hommeextraordinaire devait lui apparaître comme un de ceux contrelesquels il est absolument inutile de lutter, et dont il est nonmoins inutile d’implorer la compassion. Don Luis représentait levainqueur, et, devant celui qui est le plus fort, on cède ou ons’humilie. D’ailleurs, il était à bout de résistance. Le supplicedevenait intolérable.

Il dit quelques mots d’une voix inintelligible.

– Un ton plus haut, fit don Luis. Je n’entends pas. Où estFrançois d’Hergemont ?

Il s’éleva sur l’échelle. Vorski balbutia :

– Je serai libre ?

– Sur l’honneur. Nous partirons tous d’ici, sauf Otto, qui tedélivrera.

– Tout de suite ?

– Tout de suite.

– Alors…

– Alors ?

– Voici… François est vivant.

– Bougre de veau, je n’en doute pas. Mais où est-il ?

– Attaché dans la barque…

– Celle qui est suspendue au pied de la falaise ?

– Oui.

Don Luis se frappa le front.

– Triple idiot ! … Ne fais pas attention, c’est de moi queje parle. Eh oui, j’aurais dû deviner cela ! Est-ce queTout-Va-Bien ne dormait pas sous cette barque, paisiblement, commeun bon chien qui dort près de son maître ! Est-ce queTout-Va-Bien, lorsqu’on l’a lancé sur la piste de François, n’a pasconduit Stéphane auprès de cette barque ? Vrai ! il y ades fois où les plus habiles agissent comme des ânes ! Maistoi, Vorski, tu savais donc qu’il y avait là une descente et unebarque ?

– Depuis hier.

– Et toi, malin, tu avais l’intention de filer dessus ?

– Oui.

– Eh bien ! tu fileras dessus, Vorski, avec Otto. Je te lalaisse. Stéphane !

Mais Stéphane Maroux courait déjà vers la falaise, escorté deTout-Va-Bien.

– Délivrez François, Stéphane, cria don Luis.

Et il ajouta, s’adressant aux Marocains :

– Aidez-le, vous autres. Et mettez le sous-marin en marche.D’ici dix minutes on part.

Il se retourna du côté de Vorski :

– Adieu, cher ami. Ah ! un mot encore. Dans toute aventurebien ordonnée, il y a une intrigue amoureuse. La nôtre paraît enêtre dépourvue, car je n’oserais pas faire allusion aux sentimentsqui te poussaient vers la sainte créature qui portait ton nom.Cependant, je dois te signaler un très pur et très noble amour. Tuas vu l’empressement avec lequel Stéphane volait au secours deFrançois ? Évidemment il aime bien son jeune élève, mais ilaime encore plus sa mère. Et, puisque tout ce qui est agréable àVéronique d’Hergemont ne peut que te faire plaisir, je préfèret’avouer qu’il ne lui est pas indifférent, que cet amour admirablea touché son cœur de femme, qu’elle a retrouvé ce matin Stéphaneavec une véritable joie, et que tout cela finira par un mariage…dès qu’elle sera veuve, bien entendu. Tu me comprends, n’est-cepas ? Le seul obstacle à leur bonheur, c’est toi. Alors, commetu es un parfait gentleman, tu ne voudras pas… Mais je n’en dis pasplus long. Je compte sur ton savoir-vivre pour mourir le plus tôtpossible. Adieu, mon vieux. Je ne te donne pas la main, mais lecœur y est ! Otto, dans dix minutes, et sauf avis contraire,détache ton patron. Vous trouverez la barque au bas de la falaise.Bonne chance, les amis.

C’était fini. Entre don Luis et Vorski la bataille se terminaitsans que l’issue en eût été douteuse un seul instant. Depuis lapremière minute, l’un des deux adversaires avait tellement dominél’autre, que celui-ci, malgré toute son audace et son entraînementde criminel, n’avait plus été qu’un pantin désarticulé, grotesqueet absurde. Ayant réussi dans l’exécution intégrale de son plan,ayant atteint et dépassé le but, victorieux, maître des événements,il se trouvait tout à coup accroché à l’arbre du supplice etrestait là, pantelant et captif, comme un insecte épinglé sur unbouchon de liège.

Sans s’occuper davantage de sa victime, don Luis entraînaPatrice Belval, qui ne put s’empêcher de lui dire :

– Tout de même, c’est donner beau jeu à ces ignoblespersonnages.

– Bah ! ils ne tarderont pas à se faire pincer ailleurs,ricana don Luis. Que voulez-vous qu’ils fassent ?

– Mais, tout d’abord, prendre la Pierre-Dieu.

– Impossible ! Il faut vingt hommes pour cela, unéchafaudage, un matériel. Moi-même, j’y renonce actuellement. Jereviendrai après la guerre.

– Mais, voyons, don Luis, qu’est-ce que c’est cette pierremiraculeuse ?

– Petit curieux, va, fit don Luis, sans répondre autrement.

Ils partirent, et don Luis prononça en se frottant les mains:

– J’ai bien manœuvré. Il n’y a pas beaucoup plus de vingt-quatreheures que nous débarquions à Sarek. Et il y avait vingt-quatresiècles que durait l’énigme. Une heure par siècle. Mes compliments,Lupin.

– Je vous ferais volontiers les miens, don Luis, dit PatriceBelval, mais ils ne valent pas ceux d’un connaisseur commevous.

Quand ils arrivèrent sur le sable de la petite grève, la barquede François, déjà descendue, était vide. Plus loin, à droite, leBouchon-de-Cristal flottait sur la mer paisible.

François courut à leur rencontre et s’arrêta net à quelques pasde don Luis, le considérant avec des yeux agrandis.

– Alors, murmura-t-il, c’est vous ?… c’est vous quej’attendais ?…

– Ma foi, fit don Luis en riant, je ne sais pas si tum’attendais… mais je suis sûr que c’est bien moi…

– Vous… vous… don Luis Perenna… c’est-à-dire…

– Chut, pas d’autre nom… Perenna me suffit… Et puis ne parlonspas de moi, veux-tu ? Moi, j’ai été le hasard, le monsieur quipasse et qui tombe à pic. Tandis que toi… Fichtre, mon petit, tut’en es rudement bien tiré ! … Ainsi, tu as passé la nuit danscette barque ?

– Oui, sous la bâche qui la recouvrait, attaché au fond etsolidement bâillonné.

– Inquiet ?

– Nullement. Il n’y avait pas un quart d’heure que j’étais làque Tout-Va-Bien survenait. Par conséquent ! …

– Mais cet homme… ce bandit… de quoi t’avait-ilmenacé ?

– De rien. Après le duel, et pendant que les autres s’occupaientde mon adversaire, il m’avait conduit ici soi-disant pour meramener à maman et nous embarquer tous deux. Puis, arrivé près dela barque, il m’a empoigné sans un mot.

– Tu le connais, cet homme ? tu connais son nom ?

– J’ignore tout de lui. Je sais seulement qu’il nouspersécutait, maman et moi.

– Pour des raisons que je te dirai, mon petit François. En toutcas, tu n’as plus rien à craindre de lui.

– Oh ! vous ne l’avez pas tué ?

– Non, mais je l’ai rendu inoffensif. Tout cela te seraexpliqué. Mais je crois que, pour l’instant, ce que nous avons deplus pressé c’est de rejoindre ta mère.

– Stéphane m’a dit qu’elle se reposait là, dans le sous-marin,et que vous l’aviez sauvée, elle aussi. Elle m’attend, n’est-cepas ?

– Oui, cette nuit, elle et moi, nous avons causé, et je lui aipromis de te retrouver. J’ai senti qu’elle avait confiance en moi.Tout de même, Stéphane, il vaut mieux que vous alliez en avant etque vous la prépariez…

À droite, au bout d’une chaîne de rochers qui formaient commeune jetée naturelle, le Bouchon-de-Cristal flottait surles eaux tranquilles. Une dizaine de Marocains s’agitaient de touscôtés. Deux d’entre eux maintenaient une passerelle que don Luis etFrançois franchirent un instant après.

Dans une des cabines, arrangée en salon, Véronique était étenduesur une chaise longue. Son pâle visage gardait la marque dessouffrances inexprimables qu’elle avait endurées. Elle semblaittrès faible, très lasse. Mais ses yeux pleins de larmes brillaientde joie.

François se jeta dans ses bras. Elle éclata en sanglots sansprononcer une parole.

En face d’eux, Tout-Va-Bien, assis sur son derrière, battait despattes et les regardait, la tête un peu de côté.

Maman, dit François, don Luis est là…

Elle saisit la main de don Luis et l’embrassa longuement, tandisque François murmurait :

– Et vous avez sauvé maman… Vous nous avez sauvés…

Don Luis l’interrompit :

– Veux-tu me faire plaisir, mon petit François ? Eh bien,ne me remercie pas. Si tu as besoin de remercier quelqu’un, tiens,remercie ton ami Tout-Va-Bien. Il n’a pas l’air d’avoir joué unrôle très important dans le drame. Et cependant, en opposition avecle mauvais homme qui vous persécutait, c’est lui qui fut le bongénie, discret, intelligent, modeste et silencieux.

– C’est vous aussi.

– Oh ! moi, je ne suis ni modeste ni silencieux, et c’estpour cela que j’admire Tout-Va-Bien. Allons, Tout-Va-Bien, suis-moiet renonce à faire le beau. Tu risquerais d’y passer la nuit, carils en ont pour des heures à pleurer ensemble, la mère et lefils…

Chapitre 8La Pierre-Dieu

Le Bouchon-de-Cristal filait à la surface. Don Luiscausait, entouré de Stéphane, de Patrice et de Tout-Va-Bien.

– Quelle canaille que ce Vorski ! disait-il. j’en aipourtant vu de ces monstres-là, mais jamais d’un pareilcalibre.

– Alors, dans ce cas… objecta Patrice Belval.

– Alors, dans ce cas ? répéta don Luis.

– J’en reviens à ce que je vous ai dit. Vous tenez entre vosmains un monstre, et vous le laissez libre ! Sans compter quec’est fort immoral… Songez à tout le mal qu’il pourra faire, qu’ilfera inévitablement ! N’est-ce pas une lourde responsabilitéque vous prenez, celle des crimes qu’il commettra ?

– C’est également votre avis, Stéphane ? demanda donLuis.

– Je ne sais pas trop quel est mon avis, répondit Stéphane,puisque, pour sauver François, j’étais prêt à toutes lesconcessions. Mais tout de même…

– Tout de même, vous auriez voulu une autre solution ?

– Je l’avoue. Tant que cet homme sera vivant et libre, Mmed’Hergemont et son fils auront tout à craindre de lui.

– Mais quelle solution ? Contre le salut immédiat deFrançois, je lui ai promis la liberté. N’aurais-je dû lui promettreque la vie, et le livrer à la justice ?

– Peut-être, dit le capitaine Belval.

– Soit ! Mais dans ce cas, la justice instruisait,finissait par découvrir la véritable identité de l’individu, etressuscitait le mari de Véronique d’Hergemont et le père deFrançois. Est-ce cela que vous désirez ?

– Non, non ! s’écria vivement Stéphane.

– Non, en effet, confessa Patrice Belval, assez embarrassé. Non.Cette solution n’est pas meilleure, mais ce qui m’étonne, c’est quevous, don Luis, vous n’ayez pas trouvé la bonne, celle qui nous eûtsatisfaits tous.

– Il n’y en avait qu’une, déclara nettement don Luis Perenna, iln’y en avait qu’une.

– Laquelle !

– La mort.

Il y eut un silence.

Puis don Luis reprit :

– Mes amis, ce n’est pas par simple jeu que je vous ai réunis entribunal, et ce n’est pas parce que les débats vous semblentterminés que votre rôle de juge est fini. Il continue, et letribunal n’a pas levé séance. C’est pourquoi je vous demande derépondre franchement : estimez-vous que Vorski mérite lamort ?

– Oui, affirma Patrice.

Et Stéphane approuva :

– Oui, sans aucun doute.

– Mes amis, poursuivit don Luis, votre réponse n’est pas assezsolennelle. Je vous supplie de l’exprimer selon les formes et entoute conscience, comme si vous étiez en face du coupable.Je le répète : quelle peine méritait Vorski ?

Ils levèrent la main et, l’un après l’autre, ils prononcèrent:

– La mort !

Don Luis donna un coup de sifflet. Un des Marocainsaccourut.

– Deux paires de jumelles, Hadgi.

Quand les instruments furent apportés, don Luis les offrit àStéphane et à Patrice.

– Nous ne sommes qu’à un mille de Sarek. Regardez vers lapointe, la barque doit être en route.

– Oui, fit Patrice au bout d’un instant.

– Vous voyez, Stéphane ?

– Oui, seulement…

– Seulement…

– Il n’y a qu’un passager.

– Qu’un passager, en effet, déclara Patrice.

Ils posèrent leurs jumelles, et l’un d’eux commença :

– Un seul s’est enfui… Vorski évidemment… Il aura tué soncomplice Otto.

Don Luis ricana :

– À moins que son complice Otto ne l’ait tué…

– Mais… pourquoi dites-vous cela ?

– Dame, rappelez-vous la prédiction faite à Vorski, quand ilétait jeune : « Ta femme périra sur la croix, et toi tu seras tuépar un ami. »

– Je ne pense pas qu’une prédiction suffise.

– Aussi ai-je d’autres preuves.

– Lesquelles ?

– Mes chers amis, cela fait partie des derniers problèmes quenous devons élucider ensemble. Par exemple, quelle est votre idéesur la façon dont j’ai substitué Elfride Vorski à Mmed’Hergemont ?

Stéphane hocha la tête.

– J’avoue n’avoir pas compris.

– C’est pourtant si simple ! Lorsque, dans un salon, unmonsieur quelconque vous fait des tours d’escamotage ou devine vospensées, vous vous dites, n’est-ce pas ? qu’il doit y avoirlà-dessous quelque artifice, l’aide d’un compère ? Ne cherchezpas plus loin pour moi.

– Hein ! vous aviez un compère ?

– Ma foi, oui.

– Mais qui ?

– Otto.

– Otto ! mais vous ne nous avez pas quittés ! Vous nelui avez pas parlé ?

– Comment aurais-je pu réussir sans sa complicité ? Enréalité, j’ai eu, dans cette affaire, deux compères, Elfride etOtto, qui tous deux ont trahi Vorski, soit par vengeance, soit parpeur ou par cupidité. Tandis que vous entraîniez Vorski loin duDolmen-aux-Fées, Stéphane, moi, j’abordais Otto. L’accord futrapidement conclu, moyennant quelques billets et contre la promessequ’il sortirait sain et sauf de l’aventure. En outre je lui apprisque Vorski avait subtilisé les cinquante mille francs des sœursArchignat.

– Comment le saviez-vous ? demanda Stéphane.

– Par mon compère numéro un, par Elfride, que j’avais continuéd’interroger à voix basse, pendant que vous guettiez l’approche deVorski, et qui me révéla, également, en quelques mots rapides, cequ’elle connaissait du passé de Vorski.

– En fin de compte, vous n’avez vu Otto qu’une fois.

– Deux heures plus tard, après la mort d’Elfride et après le feud’artifice du chêne creux, seconde entrevue, sous leDolmen-aux-Fées. Vorski dort, abruti par l’alcool, et Otto monte lagarde. Vous comprenez si j’ai saisi l’occasion pour me documentersur l’affaire, et pour compléter mes renseignements sur Vorski avecceux, que, dans l’ombre, et depuis deux ans, Otto n’a cessé derecueillir sur un patron qu’il déteste. Puis il décharge lesrevolvers de Vorski et de Conrad, ou plutôt il enlève les balles,tout en laissant les douilles. Enfin il me passe la montre et lecarnet de Vorski, ainsi qu’un médaillon vide et une photographie dela mère de Vorski qu’Otto lui avait subtilisée quelques moisauparavant, – toutes choses qui me servaient le lendemain à jouerau sorcier avec ledit Vorski dans la crypte où il me retrouve.Voilà comme quoi Otto et moi avons collaboré.

– Soit, dit Patrice, mais vous ne lui avez pourtant pas demandéde tuer Vorski ?

– Certes non.

– En ce cas, qui nous prouve ?…

– Croyez-vous que Vorski n’ait pas deviné, à la fin, cettecollaboration qui est une des causes évidentes de sa défaite ?Et croyez-vous que le sieur Otto n’ait pas prévu cetteéventualité ? Soyez-en sûrs, aucun doute à ce propos : Vorski,détaché de son arbre, eût supprimé son complice, autant pour sevenger que pour retrouver les cinquante mille francs des sœursArchignat. Otto a pris les devants. Vorski était là, impuissant,inerte, proie facile. Il l’a frappé. J’irai plus loin. Otto, quiest un lâche, n’a même pas frappé. Il aura tout simplement laisséVorski sur son arbre. Et, de la sorte, le châtiment est complet.Êtes-vous satisfaits, maintenant, mes amis, et votre besoin dejustice est-il assouvi ?

Patrice et Stéphane se turent, impressionnés par la visionterrible que don Luis évoquait à leurs yeux.

– Allons, dit-il en riant, j’ai eu raison de ne pas vous obligerà prononcer la sentence là-bas, quand nous étions au pied du chêne,et en face d’un homme vivant ! Je vois que mes deux jugesauraient quelque peu flanché à cette minute-là.

– Et mon troisième juge aussi, n’est-ce pas, Tout-Va-Bien, toiqui es un sensible et un larmoyant ? Et je suis comme vous,mes amis. Nous ne sommes pas de ceux qui condamnent et quifrappent. Mais tout de même, réfléchissez à ce qu’était Vorski, àses trente crimes et à ses raffinements de cruauté, etfélicitez-moi d’avoir choisi comme juge, en dernier ressort,l’aveugle destin, et, comme bourreau responsable, l’exécrable Otto.Que la volonté des dieux soit faite ! …

Les côtes de Sarek s’amincissaient à l’horizon. Ellesdisparurent dans la brume où se fondaient la mer et le ciel.

Les trois hommes gardaient le silence. Tous trois, ils pensaientà l’île morte, dévastée par la folie d’un homme, à l’île morte oùbientôt quelque visiteur trouverait les traces inexplicables dudrame, les issues des souterrains, les cellules avec leurs «chambres de mort », la salle de la Pierre-Dieu, les cryptesfunéraires, le cadavre de Conrad, le cadavre d’Elfride, lessquelettes des sœurs Archignat, et, tout au bout, près duDolmen-aux-Fées où s’inscrivait la prophétie des trente cercueilset des quatre croix dressées, le grand corps de Vorski, solitaire,lamentable, déchiqueté par les corbeaux et par les oiseaux denuit…

Épilogue

Une villa près d’Arcachon, au joli village des Moulleaux, dontles pins descendent jusqu’à la berge du golfe.

Véronique est assise dans le jardin. Huit jours de repos et dejoie ont redonné de la fraîcheur à son beau visage et endormi lesmauvais souvenirs. Elle regarde en souriant son fils, qui, deboutun peu plus loin, écoute et interroge don Luis Perenna. Elleregarde aussi Stéphane et leurs yeux se rencontrent doucement.

On sent qu’il y a entre eux, par l’affection qu’ils portent l’unet l’autre à l’enfant, un lien qui les unit étroitement, et qui serenforce de leurs pensées secrètes et de leurs sentiments confus.Pas une fois Stéphane n’a rappelé les aveux qu’il a faits dans lacellule des Landes-Noires. Mais Véronique ne les a pas oubliés, etla reconnaissance profonde qu’elle garde à celui qui éleva son filsest mêlée d’une émotion spéciale et d’un trouble dont elle goûte lecharme à son insu.

Ce jour-là, don Luis, qui, le soir même où leBouchon-de-Cristal les a tous amenés à la villa desMoulleaux, prenait le train pour Paris, est arrivé à l’improvisteau moment du déjeuner, en compagnie de Patrice Belval, et, depuisune heure qu’ils sont au jardin, installés dans des rocking-chairs,l’enfant, la figure toute rose d’animation, ne cesse de poser desquestions à son sauveur.

– Et alors, qu’avez-vous fait ?… Mais comment avez-vous pusavoir ?… Et, pour cela, qu’est-ce qui vous a mis sur lavoie ?…

– Mon chéri, observe Véronique, ne crains-tu pas d’importunerdon Luis ?

– Non, madame, répond don Luis, qui se lève, s’approche deVéronique et lui parle de façon que l’enfant n’entende point, non,François ne m’importune pas, et je tiens même à répondre à sesquestions. Mais j’avoue qu’il m’embarrasse un peu et que je crainsquelque maladresse de ma part. Voyons, que sait-il au juste de toutce drame ?

– Ce que j’en sais moi-même, sauf bien entendu, le nom deVorski.

– Mais le rôle de Vorski, il le connaît ?

– Oui, mais avec certaines atténuations. Vorski est unprisonnier évadé qui a recueilli les légendes de Sarek, et qui,pour s’emparer de la Pierre-Dieu, a mis à exécution la prophétiequi la concernait, – prophétie dont j’ai caché quelques vers àFrançois.

– Et le rôle d’Elfride ? sa haine contre vous ? lesmenaces qu’elle vous a faites ?

Paroles de folie, dont moi-même, ai-je dit à François, je n’aipas compris le sens.

Don Luis sourit.

– L’explication est un peu sommaire, dit-il, et j’ai idée queFrançois comprend fort bien que certaines parties du drame doiventrester et resteront dans l’ombre pour lui. L’essentiel, n’est-cepas ? c’est qu’il ignore que Vorski était son père.

– Il l’ignore et ne le saura jamais.

– Et alors – et c’est là où je voulais en venir – quel nomportera-t-il lui-même ?

– Que voulez-vous dire ?

– Oui, de qui se croira-t-il le fils ? Car, vous le savezcomme moi, la réalité légale se présente ainsi. François Vorski estmort dans un naufrage, ainsi que son grand-père, il y a quatorzeans. Et Vorski est mort, il y a un an, assassiné par un camarade.Légalement ils n’existent ni l’un ni l’autre, et alors ?…

Véronique hocha la tête en souriant.

– Et alors, je ne sais pas. La situation me semble, en effet,inextricable. Mais tout s’arrangera.

– Pourquoi ?

– Parce que vous êtes là.

Il sourit à son tour.

– Je n’ai même plus le bénéfice des actes que j’accomplis et desmesures que je prends. Tout s’arrange à priori. À quoi bon sedonner de la peine !

– N’ai-je pas raison ?

– Oui, fit-il gravement. Celle qui a tant souffert ne doit plussubir le moindre ennui. Et rien ne l’atteindra désormais, je vousle jure. Donc voici ce que je vous propose. Vous avez épouséautrefois, contre le gré de votre père, un de vos cousins trèséloigné, qui est mort après vous avoir laissé un fils, François. Cefils, votre père pour se venger, l’a enlevé et l’a conduit à Sarek.Votre père étant mort, le nom d’Hergemont est éteint et rien nepeut rappeler les événements de votre mariage.

– Mais mon nom reste. Légalement, sur les registres de l’étatcivil, je m’appelle Véronique d’Hergemont.

– Votre nom de jeune fille disparaît sous votre nom defemme.

– Donc sous mon nom de Vorski ?

– Non, puisque vous n’avez pas épousé le sieur Vorski, mais unde vos cousins qui s’appelait…

– Qui s’appelait ?

– Jean Maroux. Voici un extrait légalisé de votre acte demariage avec Jean Maroux, mariage qui est mentionné sur votre étatcivil, ainsi que l’atteste cette autre pièce.

Véronique regarda don Luis avec stupeur :

– Mais pourquoi ?… pourquoi ce nom ?

– Pourquoi ? Pour que votre fils ne s’appelle plusd’Hergemont, ce qui aurait évoqué les événements d’autrefois, niVorski, ce qui aurait évoqué le nom d’un traître. Voici son extraitde naissance, François Maroux.

Elle répéta, rouge et confuse :

– Mais pourquoi avez-vous choisi précisément ce nom ?

– Cela m’a semblé commode pour François. C’est le nom deStéphane auprès de qui François continuera longtemps de vivre. Onpourra dire que Stéphane était parent de votre mari, et votreintimité à tous sera ainsi expliquée. Tel est mon plan. Il n’offre,soyez-en sûre, aucun péril possible. Quand on se trouve en faced’une situation insoluble et douloureuse comme la vôtre, il fautbien employer des moyens particuliers et recourir à des mesuresradicales, et, je l’avoue, fort peu légales. C’est ce que j’ai faitsans scrupules, puisque j’ai la bonne chance de disposer deressources qui ne sont pas à la portée de tous. Vousm’approuvez ?

Véronique inclina la tête.

– Oui, oui, dit-elle.

Il se leva à moitié.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, s’il se présente quelquesinconvénients, l’avenir se chargera sans doute de les aplanir. Ilsuffirait, par exemple, – ce n’est pas indiscret, n’est-ce pas, defaire allusion aux sentiments que Stéphane éprouve pour la mère deFrançois ? – il suffirait qu’un jour ou l’autre, par raison,par gratitude, la mère de François fût amenée à bien vouloiraccueillir l’hommage de ces sentiments ; alors, comme tout setrouve simplifié si François porte déjà le nom de Maroux !Combien le passé sera mieux aboli, aussi bien pour le monde quepour François, qui ne pourront plus pénétrer dans le secretd’événements effacés et que rien ne rappellera. Il m’a semblé queces motifs avaient quelque poids. Je suis heureux de voir que vouspartagez mon avis.

Don Luis salua Véronique, et sans hésiter davantage, sansparaître remarquer sa confusion, il se retourna vers François ets’écria :

– Maintenant, mon petit, je suis tout à toi. Et puisque tu neveux rien laisser dans l’ombre, revenons à la Pierre-Dieu et aubandit qui la convoitait. Oh ! oui, au bandit, répéta donLuis, jugeant qu’il n’y avait aucune raison pour ne point parler deVorski en toute franchise, et le bandit le plus effroyable quej’aie rencontré, parce qu’il croyait à sa mission… Bref, un malade,un détraqué…

– Eh bien, tout d’abord, ce que je ne comprends pas, fitobserver François, c’est que vous avez attendu toute la nuit pourle capturer, alors que ses complices et lui dormaient sous leDolmen-aux-Fées.

– Très bien, mon petit, s’exclama don Luis en riant, tu as misle doigt sur un point faible. Si j’avais agi ainsi, le dramefinissait douze ou quinze heures plus tôt. Seulement, voilà,aurais-tu été délivré ? Le bandit aurait-il parlé et révélé taretraite ? Je ne le pense pas. Pour lui délier la langue ilfallait le « cuisiner ». Il fallait l’étourdir, le rendre foud’inquiétude et d’angoisse, et faire pénétrer en lui, par millepreuves, le sentiment de sa défaite irrémédiable. Sans quoi, il setaisait, et nous ne t’aurions peut-être pas retrouvé… Et puis, à cemoment-là, mon plan n’était pas très net, je ne savais pas tropcomment aboutir, et ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai pensé,non pas à lui infliger une torture violente – j’en suis incapable–, mais à l’attacher à cet arbre où il avait voulu faire mourir tamère. De sorte que, embarrassé, hésitant, j’ai tout simplementcédé, en fin de compte, au besoin quelque peu puéril, je l’avoue àma confusion, d’aller jusqu’au bout de la prophétie, de voircomment se comporterait le missionnaire en face du vieux Druide,bref, de m’amuser. Que veux-tu, l’aventure était si noire qu’un peude gaieté m’a semblé nécessaire. Et j’ai bien ri. Voilà ma faute,je m’en accuse et je m’en excuse.

L’enfant riait aussi. Don Luis, qui le tenait debout entre sesjambes, l’embrassa et répéta :

– Tu m’excuses ?

– Oui, mais à la condition que vous répondiez encore. Il mereste deux questions : la première, peu importante…

– Parle.

– Il s’agit de la bague. D’où vient-elle cette bague que vousavez mise d’abord au doigt de maman, ensuite au doigtd’Elfride ?

– Je l’ai fabriquée la nuit même en quelques minutes avec unvieil anneau et des pierres de couleur.

– Mais le bandit l’a reconnue comme ayant appartenu à samère.

– Il a cru la reconnaître, et il l’a cru parce que la bagueétait semblable.

– Mais comment le saviez-vous ? et comment connaissiez-vouscette histoire ?

– Par lui-même.

– Est-ce possible ?

– Mon Dieu, oui ! Des paroles qui lui ont échappé pendantqu’il dormait sous le Dolmen-aux-Fées… un cauchemar d’ivrogne… il araconté par bribes toute l’histoire de sa mère, qu’Elfrideconnaissait, d’ailleurs, en partie. Tu vois comme c’estsimple ! Et combien le hasard m’a favorisé !

– Mais l’énigme de la Pierre-Dieu n’est pas simple !s’écria François, et vous l’avez déchiffrée ! Voilà dessiècles que l’on cherche et vous avez mis quelquesheures !

– Non, quelques minutes, François. Il m’a suffi de lire lalettre que ton grand-père écrivait à ce propos au capitaine Belval.Par courrier, je donnais à ton grand-père toutes les explicationssur l’emplacement et sur la nature merveilleuse de laPierre-Dieu.

– Eh bien, don Luis, s’écria l’enfant, ce sont ces explicationsque je vous demande. Voilà ma dernière question, je vous lepromets. D’où vient que l’on a cru au pouvoir de laPierre-Dieu ? Et en quoi consistait au juste ce soi-disantpouvoir ?

Stéphane et Patrice rapprochèrent leurs fauteuils. Véronique seredressa et prêta l’oreille. Ils comprenaient tous que don Luisavait attendu qu’ils fussent réunis pour déchirer devant eux levoile du mystère. Il se mit à rire.

– N’espérez rien de sensationnel, dit-il. Un mystère ne vaut quepar les ténèbres dont il est enveloppé, et, comme nous avonsd’abord dissipé les ténèbres, il ne reste plus que le fait lui-mêmedans sa réalité toute nue. Mais, cependant, le fait est iciétrange, et la réalité n’est pas dénuée de quelque grandeur.

– Il le faut bien, dit Patrice Belval, puisque cette réalité alaissé dans l’île de Sarek, dans toute la Bretagne même, unelégende de miracle.

– En effet, fit don Luis, et une légende si tenace qu’elleinflue sur nous aujourd’hui encore, et qu’aucun de vous n’a échappéà cette obsession de miracle.

– Comment ? protesta le capitaine, mais je ne crois pas auxmiracles, moi.

– Moi non plus, affirma l’enfant.

– Mais si, mais si, vous y croyez, vous admettez le miraclecomme une possibilité. Sans quoi, il y a longtemps que vous auriezsaisi l’entière vérité.

– Comment cela ?

Don Luis cueillit une superbe rose à un arbuste dont lesbranches s’inclinaient vers lui, et demanda à François :

– Est-il possible que je transforme cette rose, dont lesproportions sont déjà celles qu’une rose atteint rarement, en unefleur deux fois plus grande, et ce rosier en un arbuste plus granddu double ?

– Non certes, déclara François.

– Alors pourquoi as-tu admis, pourquoi avez-vous tous admis, queMaguennoc pût arriver à ce résultat, lui, rien qu’en recueillant dela terre en certains endroits de l’île, et à certaines heuresdéterminées ? C’est un miracle cela, et vous l’avez acceptésans hésitation, inconsciemment.

Stéphane objecta :

– Nous avons accepté ce dont nous étions témoins.

– Mais vous l’avez accepté comme un miracle, c’est-à-dire commeun phénomène que Maguennoc provoquait par des moyens spéciaux et,en vérité, surnaturels. Tandis que moi, en lisant ce détail dans lalettre de M. d’Hergemont, tout de suite, j’ai… commentdirai-je ?… j’ai « tiqué »… Tout de suite j’ai fait lerapprochement entre ces fleurs monstrueuses et le nom que portaitle Calvaire-Fleuri. Et ma conviction fut immédiate : « Non,Maguennoc n’est pas un sorcier. Il a simplement déblayé autour ducalvaire un terrain inculte, où il lui a suffi d’apporter unecouche d’humus pour que jaillissent des fleurs anormales. Donc laPierre-Dieu est là en dessous, la Pierre-Dieu qui, au Moyen Age,faisait jaillir les mêmes fleurs anormales, la Pierre-Dieu, qui, autemps des Druides, guérissait les malades et fortifiait lesenfants. »

– Et par conséquent, fit observer Patrice, il y a miracle.

– Il y a miracle si l’on accepte les explications surnaturelles.Il y a phénomène naturel si l’on recherche et si on trouve lescauses physiques, capables de susciter le miracle apparent.

– Mais ces causes physiques n’existent pas !

– Elles existent puisque vous avez vu des fleursmonstrueuses.

– Alors, demanda Patrice, non sans ironie, il y a une pierre quipeut, naturellement, guérir et fortifier ? Et cette pierre,c’est la Pierre-Dieu ?

– Il n’y a pas une pierre spéciale, unique. Mais il y a despierres, des blocs de pierre, des roches, des collines et desmontagnes de roches qui contiennent des gisements de mineraisformés de métaux divers, oxydes d’urane, argent, plomb, cuivre,nickel, cobalt, etc. Et parmi ces métaux il en est qui émettent unrayonnement spécial, doué de propriétés particulières, que l’onappelle radioactivité. Ces gisements sont des gisements depechblende que l’on ne trouve guère en Europe que dans le nord dela Bohême et qui sont exploités près de la petite ville deJoachimsthal… Et ces corps radioactifs ce sont : l’Uranium, leThorium, l’Hélium, et principalement, dans le cas qui nousoccupe…

– Le Radium, interrompit François.

– Tu l’as dit, mon petit, le Radium. Il y a des phénomènes deradioactivité un peu partout, et l’on peut dire qu’ils semanifestent dans toute la nature, ainsi par l’action bienfaisantedes sources thermales. Mais les corps nettement radioactifs, commele Radium, possèdent des propriétés plus définies. Il est hors dedoute, par exemple, que le rayonnement et les émanations du Radiumexercent un pouvoir sur la vie des végétaux, pouvoir analogue àcelui qui serait dû au passage d’un courant électrique. Dans lesdeux cas, l’excitation du milieu nutritif rend plus assimilablesdes éléments nécessaires à la plante et en stimule lacroissance.

« De même, il est hors de doute que le rayonnement du Radium estcapable d’exercer une action physiologique sur les tissus vivants,en y produisant des modifications plus ou moins profondes,détruisant certaines cellules ou contribuant à développer d’autrescellules, et même à en régler l’évolution. La radiumthérapiesignale la guérison ou l’amélioration, dans de nombreux cas, derhumatismes articulaires, de troubles nerveux, d’ulcérations,d’eczémas, de tumeurs, de cicatrices adhérentes. Bref, le Radiumest un agent thérapeutique d’une réelle efficacité. »

– De sorte que, dit Stéphane, vous considérez laPierre-Dieu…

– Je considère la Pierre-Dieu comme un bloc de pechblenderadifère provenant des gisements de Joachimsthal. Je connaissaisdepuis longtemps la légende bohémienne qui parle d’une pierremiraculeuse jadis arrachée au flanc d’une colline, et, lors d’unvoyage, j’ai vu le vide laissé par cette pierre. Il correspondassez exactement aux dimensions de la Pierre-Dieu.

– Mais, objecta Stéphane, le Radium n’est contenu dans lesroches qu’à l’état de particules infinitésimales. Pensez donc quel’extraction, le lessivage et le traitement d’une masse de quatorzecents tonnes de roches ne laissent filtrer en fin de compte qu’ungramme de Radium. Et vous attribuez un pouvoir miraculeux à laPierre-Dieu, qui pèse tout au plus deux tonnes…

– Mais qui contient évidemment du Radium en quantitéappréciable. La nature n’a pas pris l’engagement d’être avare et dediluer le Radium. Elle a pu – et tel a été son bon plaisir – enaccumuler dans la Pierre-Dieu avec assez de générosité pour que laPierre-Dieu fût capable de produire les phénomènes en apparenceextraordinaires que nous connaissons… Sans compter que nous devonsfaire la part des exagérations populaires.

Stéphane semblait de plus en plus convaincu. Cependant il ditencore :

– Un dernier point. En dehors de la Pierre-Dieu, il y a le petitéclat de pierre que Maguennoc a trouvé dans le sceptre de plomb, etdont le contact prolongé lui a brûlé la main. Selon vous, ce seraitun grain de Radium ?

– Incontestablement. Et c’est par là peut-être que la présenceet que le pouvoir du Radium, dans toute cette aventure, nous sontrévélés avec plus de clarté. Le grand physicien Henri Becquerel,ayant gardé dans la poche de son gilet un tube contenant un sel deRadium, une ulcération suppurante se produisit sur sa peau, au boutde quelques jours. Curie répéta l’expérience : même résultat. Lecas de Maguennoc doit être plus grave, puisqu’il avait gardé legrain de Radium dans sa main. Il se forma une plaie d’aspectcancéreux. Épouvanté par ce qu’il savait, et par tout ce qu’ilavait dit lui-même sur la pierre miraculeuse qui brûle comme le feude l’enfer, et « qui donne vie ou mort », il se trancha lamain.

– Soit, dit Stéphane, mais d’où vient ce grain de Radiumpur ? Cela ne peut pas être un éclat de la Pierre-Dieu,puisque, encore une fois, si riche que soit un minerai, le Radiumne lui est pas incorporé par grains isolés, mais sous formesoluble, et qu’on doit le dissoudre et le rassembler ensuite, parune série d’opérations, en un produit suffisamment riche pour êtresoumis à la cristallisation fractionnée. Tout cela, et biend’autres opérations subséquentes, exige un matériel énorme, desusines, des laboratoires, des savants, bref, un état decivilisation qui diffère quelque peu, avouez-le, de l’état debarbarie où nos ancêtres les Celtes étaient plongés…

Don Luis sourit et frappa l’épaule du jeune homme.

– Très bien, Stéphane, je suis heureux de voir que le maître etl’ami de François est un esprit clairvoyant et logique. L’objectionest absolument juste, et tout de suite elle s’est imposée à moi. Jepourrais y répondre à l’aide de quelque hypothèse parfaitementlégitime, supposer un moyen naturel d’isoler le Radium, imaginerque dans une faille granitique, au fond d’une grande pochecontenant du minerai radifère, il s’est ouvert une fissure par oùles eaux du fleuve s’écoulent avec lenteur et entraînent desportions infimes de Radium ; que ces eaux ainsi chargéescirculent longuement dans un étroit couloir, se réunissent, seconcentrent, et, après des siècles et des siècles, filtrent parpetites gouttelettes aussitôt évaporées, forment au pointd’émergence une menue stalactite très riche en Radium, dont un jourquelque guerrier celte a cassé l’extrémité… Mais est-il besoin dechercher si loin, et de recourir à l’hypothèse ? Ne peut-ons’en rapporter au seul génie et aux ressources inépuisables de lanature ? Est-ce pour elle un effort plus prodigieux d’émettrepar ses propres moyens un grain de Radium pur que de faire mûrirune cerise, ou éclore cette rose… ou de donner la vie au délicieuxTout-Va-Bien ? Qu’en dis-tu mon petit François ?Sommes-nous d’accord ?

– Nous sommes toujours d’accord, répondit l’enfant.

– Et ainsi tu ne regrettes pas trop le miracle de laPierre-Dieu ?

– Mais il existe toujours, le miracle !

– Tu as raison, François, il existe toujours, et cent fois plusbeau et plus éclatant. La science ne tue pas les miracles, elle lespurifie et les ennoblit. Qu’était-ce que cette petite puissancesournoise, capricieuse, méchante, incompréhensible, qui s’attachaità la pointe d’une baguette magique, et qui agissait à tort et àtravers, selon la fantaisie ignorante d’un chef barbare ou d’undruide, qu’était-ce à côté du pouvoir bienfaisant, clair, loyal, ettout aussi miraculeux, qui nous apparaît aujourd’hui à travers unepoussière de Radium ? Qu’était-ce …

Don Luis s’interrompit soudain et se mit à rire :

– Allons, bon ! voilà que je m’emballe et que je chante uneode à la science. Excusez-moi, madame, ajouta-t-il en se levant eten s’approchant de Véronique, et dites-moi que je ne vous ai pastrop ennuyée avec mes explications. Non, n’est-ce pas ? pastrop ? D’ailleurs, c’est fini… ou du moins presque fini. Iln’y a plus qu’un point à préciser, plus qu’une décision àprendre.

Il s’assit auprès d’elle.

– Eh bien, voilà. Maintenant que nous avons conquis laPierre-Dieu, c’est-à-dire un véritable trésor, qu’allons-nous enfaire ?

Véronique eut un élan de tout son être.

– Oh ! pour cela, qu’il n’en soit pas question. Je ne veuxrien de ce qui peut provenir de Sarek, rien de ce qui se trouvedans le Prieuré. Nous travaillerons.

– Cependant, le Prieuré vous appartient.

– Non, non, Véronique d’Hergemont n’existe plus, et le Prieurén’appartient plus à personne. Que tout cela soit vendu àl’encan ! Je ne veux rien de ce passé maudit.

– Et comment vivrez-vous ?

– Comme je vivais, de mon travail. Et je suis sûre que Françoism’approuve, n’est-ce pas, mon chéri ?

Et, dans un mouvement instinctif, se tournant vers Stéphane,comme s’il avait quelque droit à donner son avis, elle ajouta :

– Vous aussi, vous m’approuvez, n’est-ce pas, mon ami ?

– Entièrement, dit-il.

Aussitôt elle reprit :

– Du reste, si je ne doute pas des sentiments affectueux de monpère, je n’ai aucune preuve de ses volontés à mon égard.

– Peut-être les ai-je, moi, ces preuves, fit don Luis.

– Comment ?

– Patrice et moi nous sommes retournés à Sarek. Dans unsecrétaire de la chambre de Maguennoc, au fond d’un tiroir secret,nous avons trouvé une enveloppe cachetée, mais sans adresse, quenous avons ouverte. Elle contenait un titre de rente de vingt millefrancs, et ces mots sur une feuille de papier :

« Après ma mort, Maguennoc remettra ce titre à Stéphane Maroux àqui je confie mon petit-fils François. Lorsque François auradix-huit ans, le titre lui appartiendra en propre. Je veux croire,d’ailleurs, qu’il cherchera à retrouver sa mère et qu’elle voudrabien prier pour moi. Je les bénis tous les deux. »

– Voici le titre, fit don Luis… et voici la lettre. Elle estdatée du mois d’avril de cette année.

Véronique fut stupéfaite. Elle regarda don Luis, et il lui vintcette idée que tout cela n’était peut-être qu’une histoire inventéepar cet homme étrange pour les mettre, elle et son fils, à l’abridu besoin. Idée passagère. Somme toute, l’acte de M. d’Hergemontn’avait rien que de fort naturel, et, prévoyant les difficultésauxquelles on se heurterait après sa mort, il était juste qu’il eûtsongé à son petit-fils. Elle murmura :

– Je n’ai pas le droit de refuser…

– Vous en avez d’autant moins le droit, s’écria don Luis, quec’est une affaire qui se passe en dehors de vous, et que la volontéde votre père va directement vers François et vers Stéphane. Ainsidonc, nous sommes d’accord sur ce point. Reste la Pierre-Dieu, etje pose de nouveau ma question. Qu’en ferons-nous ? À quiappartient-elle ?

– À vous, déclara nettement Véronique.

– À moi ?

– Oui, à vous qui l’avez découverte, à vous qui lui avez donnétoute sa signification.

Don Luis observa :

– Je dois vous rappeler que ce bloc de pierre a, sans doute, unevaleur incalculable. Si grands que soient les miracles opérés parla nature, ce n’est que grâce à un concours prodigieux decirconstances qu’elle a pu réaliser le miracle d’accumuler tant dematière précieuse en un si petit volume. Il y a donc là des trésorset des trésors.

– Tant mieux, fit Véronique, vous saurez en profiter mieux quepersonne.

Don Luis réfléchit un instant, et conclut, en riant :

– Vous avez tout à fait raison, et je vous avoue que jem’attendais à ce dénouement. D’abord parce que mon droit sur laPierre-Dieu me semble établi par des titres de propriétésuffisants. Ensuite parce que j’ai besoin de ce bloc de pierre. MonDieu, oui, la dalle funéraire des rois de Bohême n’a pas épuisé sonpouvoir magique, et il reste bien des peuplades sur qui ce pouvoirpeut agir au même degré que sur nos ancêtres les Gaulois, et,justement, je poursuis une entreprise formidable où un tel secoursme sera précieux[4] . Dans quelques années, mon œuvreachevée, je rapporterai la Pierre-Dieu en France et en doterai unlaboratoire national que j’ai l’intention de fonder. Et ainsi lascience purifiera le mal que la Pierre-Dieu a pu faire, et lamauvaise aventure de Sarek sera rachetée. Vous m’approuvez,madame ?

Elle lui tendit la main.

– De tout cœur.

Il y eut un assez long silence. Puis don Luis Perenna reprit:

– Oh ! oui, la mauvaise aventure, et terrible au-delà detoute expression. J’en ai connu d’effrayantes, j’en ai vécumoi-même qui m’ont laissé un souvenir d’angoisse. Mais celle-ci lesdépasse toutes. Elle a été au-delà de tout ce qui est possible dansla réalité et humain dans la douleur. Elle a été illogique, et celaprouve qu’elle fut l’acte d’un fou… Et aussi parce qu’elle s’estdéroulée à une époque de folie et d’égarement. C’est la guerre quia permis la mise en œuvre, dans le silence et dans la sécurité, decrimes conçus, préparés, exécutés par un monstre. En temps de paix,les monstres n’ont pas le temps d’aller jusqu’au bout de leursrêves stupides. Aujourd’hui, et dans cette île isolée, celui-là atrouvé des conditions particulières, anormales…

– Ne parlons pas de tout cela, voulez-vous ? murmuraVéronique d’une voix qui tremblait.

Don Luis baisa la main de la jeune femme, puis saisitTout-Va-Bien et l’éleva dans ses bras.

– Vous avez raison. N’en parlons pas. Sans quoi voici leslarmes, et Tout-Va-Bien serait mélancolique. Tout-Va-Bien,délicieux Tout-Va-Bien, ne parlons donc plus de l’épouvantableaventure. Mais tout de même, rappelons-en certains épisodes quifurent jolis et pittoresques. N’est-ce pas, Tout-Va-Bien, le jardinaux fleurs gigantesques de Maguennoc, tu t’en souviendras commemoi ? Et la légende de la Pierre-Dieu, l’épopée des tribusceltiques errant avec la dalle funéraire de leurs rois, la dalletoute frissonnante de Radium, d’où part inlassablement unbombardement d’atomes vivifiants et miraculeux, n’est-ce pas,Tout-Va-Bien, cela ne manque pas d’allure ? Seulement,vois-tu, exquis Tout-Va-Bien, si j’étais romancier et chargé deraconter l’histoire de l’île aux Trente Cercueils, je me soucieraispeu de l’affreuse vérité, et je te donnerais un rôle beaucoup plusimportant. Je supprimerais l’intervention de ce raseur, de cephraseur de don Luis, et c’est toi qui serais le sauveur intrépideet silencieux. C’est toi qui lutterais contre le monstreabominable, c’est toi qui déjouerais ses machinations, et qui, à lafin, par la grâce de ton merveilleux instinct, punirais le vice etferais triompher la vertu. Et ce serait beaucoup mieux ainsi,puisque nul mieux que toi, délicieux Tout-Va-Bien, ne seraitcapable de nous montrer, par mille preuves plus convaincantes lesunes que les autres, que dans la vie tout s’arrange et que tout vabien…

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