L’Iliade

d’ Homère

Chant 1

Chante, déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s’accomplissait ainsi, depuis qu’une querelle avait divisé l’Atréide, roi des hommes, et le divin Akhilleus.

Qui d’entre les dieux les jeta dans cette dissension ? Le fils de Zeus et de Lètô. Irrité contre le roi,il suscita dans l’armée un mal mortel, et les peuples périssaient,parce que l’Atréide avait couvert d’opprobre Khrysès les acrificateur.

Et celui-ci était venu vers les nefs rapides des Akhaiens pour racheter sa fille ; et, portant le prix infini de l’affranchissement, et, dans ses mains, les bandelettesde l’Archer Apollôn, suspendues au sceptre d’or, il conjura tousles Akhaiens, et surtout les deux Atréides, princes despeuples :

– Atréides, et vous, anciens aux bellesknèmides, que les dieux qui habitent les demeures olympiennes vousdonnent de détruire la ville de Priamos et de vous retournerheureusement ; mais rendez-moi ma fille bien-aimée et recevezle prix de l’affranchissement, si vous révérez le fils de Zeus,l’archer Apollôn.

Et tous les Akhaiens, par des rumeursfavorables, voulaient qu’on respectât le sacrificateur et qu’onreçût le prix splendide ; mais cela ne plut point à l’âme del’Atréide Agamemnôn, et il le chassa outrageusement, et il lui ditcette parole violente :

– Prends garde, vieillard, que je te rencontreauprès des nefs creuses, soit que tu t’y attardes, soit que tureviennes, de peur que le sceptre et les bandelettes du dieu ne teprotègent plus. Je n’affranchirai point ta fille. La vieillessel’atteindra, en ma demeure, dans Argos, loin de sa patrie, tissantla toile et partageant mon lit. Mais, va ! ne m’irrite point,afin de t’en retourner sauf.

Il parla ainsi, et le vieillard trembla etobéit. Et il allait, silencieux, le long du rivage de la mer auxbruits sans nombre. Et, se voyant éloigné, il conjura le roiApollôn que Lètô à la belle chevelure enfanta :

– Entends-moi, porteur de l’arc d’argent, quiprotèges Khrysè et Killa la sainte, et commandes fortement surTénédos, Smintheus ! Si jamais j’ai orné ton beau temple, sijamais j’ai brûlé pour toi les cuisses grasses des taureaux et deschèvres, exauce mon vœu : que les Danaens expient mes larmessous tes flèches !

Il parla ainsi en priant, et Phoibos Apollônl’entendit ; et, du sommet Olympien, il se précipita, irritédans son cœur, portant l’arc sur ses épaules, avec le pleincarquois. Et les flèches sonnaient sur le dos du dieu irrité, àchacun de ses mouvements. Et il allait, semblable à la nuit.

Assis à l’écart, loin des nefs, il lança uneflèche, et un bruit terrible sortit de l’arc d’argent. Il frappales mulets d’abord et les chiens rapides ; mais, ensuite, ilperça les hommes eux-mêmes du trait qui tue. Et sans cesse lesbûchers brûlaient, lourds de cadavres.

Depuis neuf jours les flèches divinessifflaient à travers l’armée ; et, le dixième, Akhilleusconvoqua les peuples dans l’agora. Hèrè aux bras blancs le luiavait inspiré, anxieuse des Danaens et les voyant périr. Et quandils furent tous réunis, se levant au milieu d’eux, Akhilleus auxpieds rapides parla ainsi :

– Atréide, je pense qu’il nous faut reculer etreprendre nos courses errantes sur la mer, si toutefois nousévitons la mort, car, toutes deux, la guerre et la contagiondomptent les Akhaiens. Hâtons-nous d’interroger un divinateur ou unsacrificateur, ou un interprète des songes, car le songe vient deZeus. Qu’il dise pourquoi Phoibos Apollôn est irrité, soit qu’ilnous reproche des vœux négligés ou qu’il demande des hécatombespromises. Sachons si, content de la graisse fumante des agneaux etdes belles chèvres, il écartera de nous cette contagion.

Ayant ainsi parlé, il s’assit. Et leThestoride Kalkhas, l’excellent divinateur, se leva. Il savait leschoses présentes, futures et passées, et il avait conduit à Ilionles nefs Akhaiennes, à l’aide de la science sacrée dont l’avaitdoué Phoibos Apollôn. Très sage, il dit dans l’agora :

– Ô Akhilleus, cher à Zeus, tu m’ordonnesd’expliquer la colère du roi Apollôn l’archer. Je le ferai, maispromets d’abord et jure que tu me défendras de ta parole et de tesmains ; car, sans doute, je vais irriter l’homme qui commandeà tous les Argiens et à qui tous les Akhaiens obéissent. Un roi esttrop puissant contre un inférieur qui l’irrite. Bien que, dansl’instant, il refrène sa colère, il l’assouvit un jour, aprèsl’avoir couvée dans son cœur. Dis-moi donc que tu meprotégeras.

Et Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant,parla ainsi :

– Dis sans peur ce que tu sais. Non ! parApollôn, cher à Zeus, et dont tu découvres aux Danaens les volontéssacrées, non ! nul d’entre eux, Kalkhas, moi vivant et lesyeux ouverts, ne portera sur toi des mains violentes auprès desnefs creuses, quand même tu nommerais Agamemnôn, qui se glorified’être le plus puissant des Akhaiens.

Et le divinateur irréprochable prit courage etdit :

– Apollôn ne vous reproche ni vœux nihécatombes ; mais il venge son sacrificateur, qu’Agamemnôn acouvert d’opprobre, car il n’a point délivré sa fille, dont il arefusé le prix d’affranchissement. Et c’est pour cela que l’archerApollôn vous accable de maux ; et il vous en accablera, et iln’écartera point les lourdes kères de la contagion, que vous n’ayezrendu à son père bien-aimé la jeune fille aux sourcils arqués, etqu’une hécatombe sacrée n’ait été conduite à Khrysè. Alors nousapaiserons le dieu.

Ayant ainsi parlé, il s’assit. Et le hérosAtréide Agamemnôn, qui commande au loin, se leva, plein dedouleur ; et une noire colère emplissait sa poitrine, et sesyeux étaient pareils à des feux flambants. Furieux contre Kalkhas,il parla ainsi :

– Divinateur malheureux, jamais tu ne m’asrien dit d’agréable. Les maux seuls te sont doux à prédire. Tu n’asjamais ni bien parlé ni bien agi ; et voici maintenant qu’aumilieu des Danaens, dans l’agora, tu prophétises que l’archerApollon nous accable de maux parce que je n’ai point voulu recevoirle prix splendide de la vierge Khrysèis, aimant mieux la retenirdans ma demeure lointaine. En effet, je la préfère à Klytaimnestrè,que j’ai épousée vierge. Elle ne lui est inférieure ni par lecorps, ni par la taille, ni par l’intelligence, ni par l’habiletéaux travaux. Mais je la veux rendre. Je préfère le salut despeuples à leur destruction. Donc, préparez-moi promptement un prix,afin que, seul d’entre tous les Argiens, je ne sois pointdépouillé. Cela ne conviendrait point ; car, vous le voyez, mapart m’est retirée.

Et le divan Akhilleus aux pieds rapides luirépondit :

– Très orgueilleux Atréide, le plus avare deshommes, comment les magnanimes Akhaiens te donneraient-ils un autreprix ? Avons-nous des dépouilles à mettre en commun ?Celles que nous avons enlevées des villes saccagées ont étédistribuées, et il ne convient point que les hommes en fassent unnouveau partage. Mais toi, remets cette jeune fille à son dieu, etnous, Akhaiens, nous te rendrons le triple et le quadruple, sijamais Zeus nous donne de détruire Troiè aux fortes murailles.

Et le roi Agamemnôn, lui répondant, parlaainsi :

– Ne crois point me tromper, quelque brave quetu sois, Akhilleus semblable à un dieu, car tu ne me séduiras ni neme persuaderas. Veux-tu, tandis que tu gardes ta part, que je resteassis dans mon indigence, en affranchissant cette jeunefille ? Si les magnanimes Akhaiens satisfont mon cœur par unprix d’une valeur égale, soit. Sinon, je ravirai le tien, ou celuid’Aias, ou celui d’Odysseus ; et je l’emporterai, et celui-làs’indignera vers qui j’irai. Mais nous songerons à ceci plus tard.Donc, lançons une nef noire à la mer divine, munie d’avirons,chargée d’une hécatombe, et faisons-y monter Khrysèis aux bellesjoues, sous la conduite d’un chef, Aias, Idoméneus, ou le divinOdysseus, ou toi-même, Pèléide, le plus effrayant des hommes, afind’apaiser l’archer Apollôn par les sacrifices accomplis.

Et Akhilleus aux pieds rapides, le regardantd’un œil sombre, parla ainsi ;

– Ah ! revêtu d’impudence, âpre augain ! Comment un seul d’entre les Akhaiens se hâterait-il det’obéir, soit qu’il faille tendre une embuscade, soit qu’on doivecombattre courageusement contre les hommes ? Je ne suis pointvenu pour ma propre cause attaquer les Troiens armés de lances, carils ne m’ont jamais nui. Jamais ils ne m’ont enlevé ni mes bœufs nimes chevaux ; jamais, dans la fructueuse Phthiè, ils n’ontravagé mes moissons : car un grand nombre de montagnesombragées et la mer sonnante nous séparent. Mais nous t’avons suivipour te plaire, impudent ! pour venger Ménélaos et toi, œil dechien ! Et tu ne t’en soucies ni ne t’en souviens, et tu memenaces de m’enlever la récompense pour laquelle j’ai tanttravaillé et que m’ont donnée les fils des Akhaiens ! Certes,je n’ai jamais une part égale à la tienne quand on saccage uneville troienne bien peuplée ; et cependant mes mains portentle plus lourd fardeau de la guerre impétueuse. Et, quand vientl’heure du partage, la meilleure part est pour toi ; et,ployant sous la fatigue du combat, je retourne vers mes nefs,satisfait d’une récompense modique. Aujourd’hui, je pars pour laPhthiè, car mieux vaut regagner ma demeure sur mes nefs éperonnées.Et je ne pense point qu’après m’avoir outragé tu recueilles ici desdépouilles et des richesses.

Et le roi des hommes, Agamemnôn, luirépondit :

– Fuis, si ton cœur t’y pousse. Je ne tedemande point de rester pour ma cause. Mille autres seront avecmoi, surtout le très sage Zeus. Tu m’es le plus odieux des roisnourris par le Kronide. Tu ne te plais que dans la dissension, laguerre et le combat. Si tu es brave, c’est que les dieux l’ontvoulu sans doute. Retourne dans ta demeure avec tes nefs et tescompagnons ; commande aux Myrmidones ; je n’ai nul soucide ta colère, mais je te préviens de ceci ; puisque PhoibosApollôn m’enlève Khrysèis, je la renverrai sur une de mes nefs avecmes compagnons, et moi-même j’irai sous ta tente et j’enentraînerai Breisèis aux belles joues, qui fut ton partage, afinque tu comprennes que je suis plus puissant que toi, et que chacunredoute de se dire mon égal en face.

Il parla ainsi, et le Pèléiôn fut amplid’angoisse, et son cœur, dans sa mâle poitrine, délibéra si,prenant l’épée aiguë sur sa cuisse, il écarterait la foule ettuerait l’Atréide, ou s’il apaisent sa colère et refrénerait safureur.

Et tandis qu’il délibérait dans son âme etdans son esprit, et qu’il arrachait sa grande épée de la gaine,Athènè vint de l’Ouranos, car Hèrè aux bras blancs l’avait envoyée,aimant et protégeant les deux rois. Elle se tint en arrière etsaisit le Pèléiôn par sa chevelure blonde ; visible pour luiseul, car nul autre ne la voyait. Et Akhilleus, stupéfait, seretourna, et aussitôt il reconnut Athènè, dont les yeux étaientterribles, et il lui dit en paroles ailées :

– Pourquoi es-tu venue, fille de Zeustempétueux ? Est-ce afin de voir l’outrage qui m’est fait parl’Atréide Agamemnôn ? Mais je te le dis, et ma paroles’accomplira, je pense : il va rendre l’âme à cause de soninsolence.

Et Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Je suis venue de l’Ouranos pour apaiser tacolère, si tu veux obéir. La divine Hèrè aux bras blancs m’aenvoyée, vous aimant et vous protégeant tous deux. Donc,arrête ; ne prends point l’épée en main, venge-toi en paroles,quoi qu’il arrive. Et je te le dis, et ceci s’accomplira :bientôt ton injure te sera payée par trois fois autant de présentssplendides. Réprime-toi et obéis-nous.

Et Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant,parla ainsi :

– Déesse, il faut observer ton ordre, bien queje sois irrité dans l’âme. Cela est pour le mieux sans doute, carles dieux exaucent qui leur obéit.

Il parla ainsi, et, frappant d’une main lourdela poignée d’argent, il repoussa sa grande épée dans la gaine etn’enfreignit point l’ordre d’Athènè.

Et celle-ci retourna auprès des autres dieux,dans les demeures olympiennes de Zeus tempétueux.

Et le Pèléide, débordant de colère, interpellal’Atréide avec d’âpres paroles :

– Lourd de vin, œil de chien, cœur decerf ! jamais tu n’as osé, dans ton âme, t’armer pour lecombat avec les hommes, ni tendre des embuscades avec les princesdes Akhaiens. Cela t’épouvanterait comme la mort elle-même. Certes,il est beaucoup plus aisé, dans la vaste armée Akhaienne, d’enleverla part de celui qui te contredit, roi qui manges ton peuple, parceque tu commandes à des hommes vils. S’il n’en était pas ainsi,Atréide, cette insolence serait la dernière. Mais je te le dis, etj’en jure un grand serment : par ce sceptre qui ne produit nifeuilles, ni rameaux, et qui ne reverdira plus, depuis qu’il a ététranché du tronc sur les montagnes et que l’airain l’a dépouillé defeuilles et d’écorce ; et par le sceptre que les fils desAkhaiens portent aux mains quand ils jugent et gardent les lois aunom de Zeus, je te le jure par un grand serment : certes,bientôt le regret d’Akhilleus envahira tous les fils des Akhaiens,et tu gémiras de ne pouvoir les défendre, quand ils tomberont enfoule sous le tueur d’hommes Hektôr ; et tu seras irrité etdéchiré au fond de ton âme d’avoir outragé le plus brave desAkhaiens.

Ainsi parla le Pèlëide, et il jeta contreterre le sceptre aux clous d’or, et il s’assit. Et l’Atréides’irritait aussi ; mais l’excellent agorète des Pyliens,l’harmonieux Nestôr, se leva.

Et la parole coulait de sa langue, douce commele miel. Et il avait déjà vécu deux âges d’hommes nés et nourrisavec lui dans la divine Pylos, et il régnait sur le troisième âge.Très sage, il dit dans l’agora :

– Ô dieux ! Certes. un grand deuilenvahit la terre Akhaienne ! Voici que Priamos se réjouira etque les fils de Priamos et tous les autres Troiens se réjouirontaussi dans leur cœur, quand ils apprendront vos querelles, à vousqui êtes au-dessus des Danaens dans l’agora et dans le combat. Maislaissez-vous persuader, car vous êtes tous deux moins âgés que moi.J’ai vécu autrefois avec des hommes plus braves que vous, et jamaisils ne m’ont cru moindre qu’eux. Non, jamais je n’ai vu et je nereverrai des hommes tels que Peirithoos, et Dryas, prince despeuples, Kainéos, Exadios, Polyphèmos semblable à un dieu, etThèseus Aigéide pareil aux immortels. Certes, ils étaient les plusbraves des hommes nourris sur la terre, et ils combattaient contreles plus braves, les centaures des montagnes ; et ils lestuèrent terriblement. Et j’étais avec eux, étant allé loin de Pyloset de la terre d’Apiè, et ils m’avaient appelé, et je combattaisselon mes forces, car nul des hommes qui sont aujourd’hui sur laterre n’aurait pu leur résister. Mais ils écoutaient mes conseilset s’y conformaient. Obéissez donc, car cela est pour le mieux. Iln’est point permis à Agamemnôn, bien que le plus puissant,d’enlever au Pèléide la vierge que lui ont donnée les fils desAkhaiens, mais tu ne dois point aussi, Pèléide, résister au roi,car tu n’es point l’égal de ce porte sceptre que Zeus a glorifié.Si tu es le plus brave, si une mère divine t’a enfanté, celui-ciest le plus puissant et commande à un plus grand nombre. Atréide,renonce à ta colère, et je supplie Akhilleus de réprimer la sienne,car il est le solide bouclier des Akhaiens dans la guerremauvaise.

Et le roi Agamemnôn parla ainsi :

– Vieillard, tu as dit sagement et bien ;mais cet homme veut être au-dessus de tous, commander à tous etdominer sur tous. Je ne pense point que personne y consente. Si lesdieux qui vivent toujours l’ont fait brave, lui ont-ils permisd’insulter ?

Et le divin Akhilleus lui répondit :

– Certes, je mériterais d’être nommé lâche etvil si, à chacune de tes paroles, je te complaisais en toute chose.Commande aux autres, mais non à moi, car ne pense point que jet’obéisse jamais plus désormais. Je te dirai ceci ; garde-ledans ton esprit : Je ne combattrai point contre aucun autre àcause de cette vierge, puisque vous m’enlevez ce que vous m’avezdonné. Mais tu n’emporteras rien contre mon gré de toutes lesautres choses qui sont dans ma nef noire et rapide. Tente-le,fais-toi ce danger, et que ceux-ci le voient, et aussitôt ton sangnoir ruissellera autour de ma lance.

S’étant ainsi outragés de paroles, ils selevèrent et rompirent l’agora auprès des nefs des Akhaiens. Et lePèléide se retira, avec le Ménoitiade et ses compagnons, vers sestentes. Et l’Atréide lança à la mer une nef rapide, l’arma de vingtavirons, y mit une hécatombe pour le dieu et y conduisit lui-mêmeKhrysèis aux belles joues. Et le chef fut le subtil Odysseus.

Et comme ils naviguaient sur les routesmarines, l’Atréide ordonna aux peuples de se purifier. Et ils sepurifiaient tous, et ils jetaient leurs souillures dans la mer, etils sacrifiaient à Apollôn des hécatombes choisies de taureaux etde chèvres, le long du rivage de la mer inféconde. Et l’odeur enmontait vers l’Ouranos, dans un tourbillon de fumée.

Et pendant qu’ils faisaient ainsi, Agamemnônn’oubliait ni sa colère, ni la menace faite à Akhilleus. Et ilinterpella Talthybios et Eurybatès, qui étaient ses hérautsfamiliers.

– Allez à la tente du Pèléide Akhilleus.Saisissez de la main Breisèis aux belles joues ; et, s’il nela donnait pas, j’irai la saisir moi-même avec un plus grandnombre, et ceci lui sera plus douloureux.

Et il les envoya avec ces âpres paroles. Etils marchaient à regret le long du rivage de la mer inféconde, etils parvinrent aux tentes et aux nefs des Myrmidones. Et ilstrouvèrent le Pèléide assis auprès de sa tente et de sa nef noire,et Akhilleus ne fut point joyeux de les voir. Enrayés et pleins derespect, ils se tenaient devant le roi, et ils ne lui parlaient, nine l’interrogeaient. Et il les comprit dans son âme etdit :

– Salut, messagers de Zeus et deshommes ! Approchez. Vous n’êtes point coupables envers moi,mais bien Agamemnôn, qui vous envoie pour la vierge Breisèis.Debout, divin Patroklos, amène-la, et qu’ils l’entraînent !Mais qu’ils soient témoins devant les dieux heureux, devant leshommes mortels et devant ce roi féroce, si jamais on a besoin demoi pour conjurer la destruction de tous ; car, certes, il estplein de fureur dans ses pensées mauvaises, et il ne se souvient derien, et il ne prévoit rien, de façon que les Akhaiens combattentsaufs auprès des nefs.

Il parla ainsi, et Patroklos obéit à soncompagnon bien-aimé. Il conduisit hors de la tente Breisèis auxbelles joues, et il la livra pour être entraînée. Et les hérautsretournèrent aux nefs des anciens, et la jeune femme allait lessuivant à contrecœur. Et Akhilleus, en pleurant, s’assit, loin dessiens, sur le rivage blanc d’écume, et, regardant la haute mertoute noire, les mains étendues, il supplia sa mèrebien-aimée :

– Mère ! puisque tu m’as enfanté pourvivre peu de temps, l’Olympien Zeus qui tonne dans les nues devraitm’accorder au moins quelque honneur ; mais il le faitmaintenant moins que jamais. Et voici que l’Atréide Agamemnôn, quicommande au loin, m’a couvert d’opprobre, et qu’il possède marécompense qu’il m’a enlevée.

Il parla ainsi, versant des larmes. Et sa mèrevénérable l’entendit, assise au fond de l’abîme, auprès de sonvieux père. Et, aussitôt, elle émergea de la blanche mer, comme unenuée ; et, s’asseyant devant son fils qui pleurait, elle lecaressa de la main et lui parla :

– Mon enfant, pourquoi pleures-tu ?Quelle amertume est entrée dans ton âme ? Parle, ne cache rienafin que nous sachions tous deux.

Et Akhilleus aux pieds rapides parla avec unprofond soupir :

– Tu le sais ; pourquoi te dire ce que tusais ? Nous sommes allés contre Thèbè la sainte, villed’Êétiôn, et nous l’avons saccagée, et nous en avons toutenlevé ; et les fils des Akhaiens, s’étant partagé lesdépouilles, donnèrent à l’Atréide Agamemnôn Khrysèis aux bellesjoues. Mais bientôt Khrysès, sacrificateur de l’archer Apollôn,vint aux nefs rapides des Akhaiens revêtus d’airain, pour rachetersa fille. Et il portait le prix infini de l’affranchissement, et,dans ses mains les bandelettes de l’archer Apollôn, suspendues ausceptre d’or. Et, suppliant, il pria tous les Akhaiens, et surtoutles deux Atréides, princes des peuples. Et tous les Akhaiens, pardes rumeurs favorables, voulaient qu’on respectât le sacrificateuret qu’on reçût le prix splendide. Mais cela ne plut point à l’âmede l’Atréide Agamemnôn, et il le chassa outrageusement avec uneparole violente. Et le vieillard irrité se retira. Mais Apollônexauça son vœu, car il lui est très cher. Il envoya contre lesArgiens une flèche mauvaise ; et les peuples périssaientamoncelés ; et les traits du dieu sifflaient au travers de lavaste armée Akhaienne. Un divinateur sage interprétait dans l’agorales volontés sacrées d’Apollôn. Aussitôt, le premier, je voulusqu’on apaisât le dieu. Mais la colère saisit l’Atréide, et, selevant soudainement, il prononça une menace qui s’est accomplie.Les Akhaiens aux sourcils arqués ont conduit la jeune vierge àKhrysè, sur une nef rapide, et portant des présents au dieu ;mais deux hérauts viennent d’entraîner de ma tente la viergeBreisèis que les Akhaiens m’avaient donnée. Pour toi, si tu leveux, secours ton fils bien-aimé. Monte à l’Ouranos Olympien etsupplie Zeus, si jamais tu as touché son cœur par tes paroles oupar tes actions. Souvent je t’ai entendue, dans les demeurespaternelles, quand tu disais que, seule parmi les immortels, tuavais détourné un indigne traitement du Kroniôn qui amasse lesnuées, alors que les autres Olympiens, Hèrè et Poseidaôn et PallasAthènè le voulaient enchaîner. Et toi, déesse, tu accourus, et tule délivras de ses liens, en appelant dans le vaste Olympes legéant aux cent mains que les dieux nomment Briaréôs, et les hommesAigaiôs. Et celui-ci était beaucoup plus fort que son père, et ils’assit, orgueilleux de sa gloire, auprès du Kroniôn ; et lesdieux heureux en furent épouvanté, et n’enchaînèrent point Zeus.Maintenant rappelle ceci en sa mémoire ; presse sesgenoux ; et que, venant en aide aux Troiens, ceux-cirepoussent, avec un grand massacre, les Akhaiens contre la mer etdans leurs nefs. Que les Argiens jouissent de leur roi, et quel’Atréide Agamemnôn qui commande au loin souffre de sa faute,puisqu’il a outragé le plus brave des Akhaiens.

Et Thétis, répandant des larmes, luirépondit :

– Hélas ! mon enfant, pourquoi t’ai-jeenfanté et nourri pour une destinée mauvaise ! Oh ! quen’es-tu resté dans tes nefs, calme et sans larmes du moins, puisquetu ne dois vivre que peu de jours ! Mais te voici trèsmalheureux et devant mourir très vite, parce que je t’ai enfantédans mes demeures pour une destinée mauvaise ! Cependant,j’irai dans l’Olympos neigeux, et je parlerai à Zeus qui se réjouitde la foudre, et peut-être m’écoutera-t-il. Pour toi, assis danstes nefs rapides, reste irrité contre les Akhaiens et abstiens-toidu combat. Zeus est allé hier du côté de l’Okéanos, à un festin quelui ont donné les Aithiopiens irréprochables, et tous les dieuxl’ont suivi. Le douzième jour il reviendra dans l’Olympos. Alorsj’irai dans la demeure d’airain de Zeus et je presserai ses genoux,et je pense qu’il en sera touché.

Ayant ainsi parlé, elle partit et laissaAkhilleus irrité dans son cœur au souvenir de la jeune femme à labelle ceinture qu’on lui avait enlevée par violence.

Et Odysseus, conduisant l’hécatombe sacrée,parvint à Krysè. Et les Akhaiens, étant entrés dans le portprofond, plièrent les voiles qui furent déposées dans la nef noire.Ils abattirent joyeusement sur l’avant le mât dégagé de sesmanœuvres ; et, menant la nef à force d’avirons, après avoiramarré les câbles et mouillé les roches, ils descendirent sur lerivage de la mer, avec l’hécatombe promise à l’archer Apollôn.Khrysèis sortit aussitôt de la nef, et le subtil Odysseus, laconduisant vers l’autel, la remit aux mains de son père bien-aimé,et dit :

– Ô Khrysès ! le roi des hommes,Agamemnôn, m’a envoyé pour te rendre ta fille et pour sacrifier unehécatombe sacrée à Phoibos en faveur des Danaens, afin que nousapaisions le dieu qui accable les Argiens de calamitésdéplorables.

Ayant ainsi parlé, il lui remit aux mains safille bien-aimée, et le vieillard la reçut plein de joie. Aussitôtles Akhaiens rangèrent la riche hécatombe dans l’ordre consacré,autour de l’autel bâti selon le rite. Et ils se lavèrent les mains,et ils préparèrent les orges salées ; et Khrysès, à hautevoix, les bras levés, priait pour eux :

– Entends-moi, porteur de l’arc d’argent, quiprotèges Khrysè et la divine Killa, et commandes fortement surTénédos. Déjà tu as exaucé ma prière ; tu m’as honoré et tu ascouvert d’affliction les peuples des Akhaiens. Maintenant écoutemon vœu, et détourne loin d’eux la contagion.

Il parla ainsi en priant, et Phoibos Apollônl’exauça. Et, après avoir prié et répandu les orges salées,renversant en arrière le cou des victimes, ils les égorgèrent etles écorchèrent. On coupa les cuisses, on les couvrit de graissedes deux côtés, et on posa sur elles les entrailles crues.

Et le vieillard les brûlait sur du bois sec etles arrosait d’une libation de vin rouge. Les jeunes hommes, auprèsde lui, tenaient en mains des broches à cinq pointes. Et, lescuisses étant consumées, ils goûtèrent les entrailles ; et,séparant le reste en plusieurs morceaux, ils les trans-fixèrent deleurs broches et les tirent cuire avec soin, et le tout fut retirédu feu. Après avoir achevé ce travail, ils préparèrent lerepas ; et tous furent conviés, et nul ne se plaignit, dansson âme, de l’inégalité des parts.

Ayant assouvi la faim et la soif, les jeuneshommes couronnèrent de vin les patères et les répartirent entretous à pleines coupes. Et, durant tout le jour, les jeunes Akhaiensapaisèrent le dieu par leurs hymnes, chantant le joyeux paian etcélébrant l’archer Apollôn qui se réjouissait dans son cœur de lesentendre.

Quand Hélios tomba et que les ombres furentvenues, ils se couchèrent auprès des câbles, à la proue de leurnef ; et quand Éôs, aux doigts rosés, née au matin, apparut,ils s’en retournèrent vers la vaste armée des Akhaiens, et l’archerApollôn leur envoya un vent propice. Et ils dressèrent le mât, etils déployèrent les voiles blanches ; et le vent les gonflapar le milieu ; et l’onde pourprée sonnait avec bruit autourde la carène de la nef qui courait sur l’eau en faisant saroute.

Puis, étant parvenus à la vaste armée desAkhaiens, ils tirèrent la nef noire au plus haut des sables de laplage ; et, l’ayant assujettie sur de longs rouleaux, ils sedispersèrent parmi les tentes et les nefs.

Mais le divin fils de Pèleus, Akhilleus auxpieds rapides, assis auprès de ses nefs légères, couvait sonressentiment ; et il ne se montrait plus ni dans l’agora quiillustre les hommes, ni dans le combat. Et il restait là, sedévorant le cœur et regrettant le cri de guerre et la mêlée.

Quand Éôs, reparut pour la douzième fois, lesdieux qui vivent toujours revinrent ensemble dans l’Olympos, etZeus marchait en tête. Et Thétis n’oublia point les prières de sonfils ; et, émergeant de l’écume de la mer, elle monta,matinale, à travers le vaste Ouranos, jusqu’à l’Olympos, où elletrouva celui qui voit tout, le Kronide, assis loin des autresdieux, sur le plus haut faîte de l’Olympos aux cimes nombreuses.Elle s’assit devant lui, embrassa ses genoux de la main gauche, luitoucha le menton de la main droite, et le suppliant, elle dit auroi Zeus Kroniôn :

– Père Zeus ! si jamais, entre lesimmortels, je t’ai servi, soit par mes paroles, soit par mesactions, exauce ma prière. Honore mon fils qui, de tous lesvivants, est le plus proche de la mort. Voici que le roi deshommes, Agamemnôn, l’a outragé, et qu’il possède sa récompensequ’il lui a enlevée. Mais toi, du moins, honore-le, Olympien, trèssage Zeus, et donne le dessus aux Troyens jusqu’à ce que lesAkhaiens aient honoré mon fils et lui aient rendu hommage.

Elle parla ainsi, et Zeus, qui amasse lesnuées, ne répondit pas et resta longtemps muet. Et Thétis, ayantsaisi ses genoux qu’elle tenait embrassés, dit une secondefois :

– Consens et promets avec sincérité, ourefuse-moi, car tu ne peux craindre rien. Que je sache si je suisla plus méprisée des déesses !

Et Zeus qui amasse les nuées, avec un profondsoupir, lui dit :

– Certes, ceci va causer de grands malheurs,quand tu m’auras mis en lutte avec Hèrè, et quand elle m’aurairrité par des paroles outrageantes. Elle ne cesse, en effet, parmiles dieux immortels, de me reprocher de soutenir les Troiens dansle combat. Maintenant, retire-toi en hâte, de peur que Hèrèt’aperçoive. Je songerai à faire ce que tu demandes, et je t’endonne pour gage le signe de ma tête, afin que tu sois convaincue.Et c’est le plus grand de mes signes pour les immortels. Et je nepuis ni révoquer, ni renier, ni négliger ce que j’ai promis par unsigne de ma tête.

Et le Kroniôn, ayant parlé, fronça sessourcils bleus. Et la chevelure ambroisienne s’agita sur la têteimmortelle du roi, et le vaste Olympos en fut ébranlé.

Tous deux s’étant ainsi parlé, se séparèrent.Et Thétis sauta dans la mer profonde du haut de l’Olymposéblouissant, et Zeus rentra dans sa demeure. Et tous les dieux selevèrent de leurs sièges à l’aspect de leur père, et nul n’osal’attendre, et tous s’empressèrent au-devant de lui, et il s’assitsur son thrône. Mais Hèrè n’avait pas été trompée, l’ayant vu seconcerter avec la fille du vieillard de la mer, Thétis aux piedsd’argent. Et elle adressa d’amers reproches à ZeusKroniôn :

– Qui d’entre les dieux, ô plein de ruses,s’est encore concerté avec toi ? Il te plaît sans cesse deprendre, loin de moi, de secrètes résolutions, et jamais tu ne medis ce que tu médites.

Et le père des dieux et des hommes luirépondit :

– Hèrè, n’espère point connaître toutes mespensées. Elles te seraient terribles, bien que tu sois mon épouse.Celle qu’il convient que tu saches, aucun des dieux et des hommesne la connaîtra avant toi ; mais pour celle que je médite loindes dieux, ne la recherche ni ne l’examine.

Et la vénérable Hèrè aux yeux de bœuf luirépondit :

– Terrible Kronide, quelle parole as-tudite ? Certes, je ne t’ai jamais interrogé et n’ai pointrecherché tes pensées, et tu médites ce qu’il te plaît dans tonesprit. Mais je tremble que la fille du vieillard de la mer, Thétisaux pieds d’argent, ne t’ait séduit ; car, dès le matin, elles’est assise auprès de toi et elle a saisi tes genoux. Tu lui aspromis, je pense, que tu honorerais Akhilleus et que tu feraistomber un grand nombre d’hommes auprès des nefs des Akhaiens.

Et Zeus qui amasse les nuées lui répondit, etil dit :

– Insensée ! tu me soupçonnes sans cesseet je ne puis me cacher de toi. Mais, dans ton impuissance, tu neferas que t’éloigner de mon cœur, et ta peine en sera plusterrible. Si tes soupçons sont vrais, sache qu’il me plaît d’agirainsi. Donc, tais-toi et obéis à mes paroles. Prends garde que tousles dieux Olympiens ne puissent te défendre, si j’étends sur toimes mains sacrées.

Il parla ainsi, et la vénérable Hèra aux yeuxde bœuf fut saisie de crainte, et elle demeura muette, domptant soncœur altier. Et, dans la demeure de Zeus, les dieux ouraniensgémirent.

Et l’illustre ouvrier Hèphaistos commença deparler, pour consoler sa mère bien-aimée, Hèrè aux brasblancs :

– Certes, nos maux seront funestes etintolérables, si vous vous querellez ainsi pour des mortels, et sivous mettez le tumulte parmi les dieux. Nos festins brillantsperdront leur joie, si le mal l’emporte. Je conseille à ma mère,bien qu’elle soit déjà persuadée de ceci, de calmer Zeus, mon pèrebien-aimé, afin qu’il ne s’irrite point de nouveau et qu’il netrouble plus nos festins. Certes, si l’Olympien qui darde leséclairs le veut, il peut nous précipiter de nos trônes, car il estle plus puissant. Tente donc de le fléchir par de douces paroles,et aussitôt l’Olympien nous sera bienveillant.

Il parla ainsi, et, s’étant élancé, il remitune coupe profonde aux mains de sa mère bien-aimée et luidit :

– Sois patiente, ma mère, et, bienqu’affligée, supporte ta disgrâce, de peur que je te voiemaltraitée, toi qui m’es chère, et que, malgré ma douleur, je nepuisse te secourir, car l’Olympien est un terrible adversaire.Déjà, une fois, comme je voulais te défendre, il me saisit par unpied et me rejeta du haut des demeures divines. Tout un jour jeroulai, et, avec Hélios, qui se couchait, je tombai dans Lèmnos,presque sans vie. Là les hommes Sintiens me reçurent dans machute.

Il parla ainsi, et la divine Hèrè aux brasblancs sourit, et elle reçut la coupe de son fils. Et il versait,par la droite, à tous les autres dieux, puisant le doux nektar dansle kratère. Et un rire inextinguible s’éleva parmi les dieuxheureux, quand ils virent Hèphaistos s’agiter dans la demeure.

Et ils se livraient ainsi au festin, tout lejour, jusqu’au coucher de Hélios. Et nul d’entre eux ne fut privéd’une égale part du repas, ni des sons de la lyre magnifique quetenait Apollôn, tandis que les Muses chantaient tour à tour d’unebelle voix. Mais après que la brillante lumière Hélienne se futcouchée, eux aussi se retirèrent, chacun dans la demeure quel’illustre Hèphaistos boiteux des deux pieds avait construitehabilement. Et l’Olympien Zeus, qui darde les éclairs, se renditvers sa couche, là où il reposait quand le doux sommeil lesaisissait. Et il s’y endormit, et, auprès de lui, Hèrè au trôned’or.

Chant 2

Les dieux et les cavaliers armés de casquesdormaient tous dans la nuit ; mais le profond sommeil nesaisissait point Zeus, et il cherchait dans son esprit comment ilhonorerait Akhilleus et tuerait une foule d’hommes auprès des nefsdes Akhaiens. Et ce dessein lui parut le meilleur, dans son esprit,d’envoyer un songe menteur à l’Atréide Agamemnôn. Et, l’ayantappelé, il lui dit ces paroles ailées :

– Va, songe menteur, vers les nefs rapides desAkhaiens. Entre dans la tente de l’Atréide Agamemnôn et porte-luitrès fidèlement mon ordre. Qu’il arme la foule des Akhaienschevelus, car voici qu’il va s’emparer de la ville aux larges ruesdes Troiens. Les immortels qui habitent les demeures Olympiennes nesont plus divisés, car Hèrè les a tous fléchis par sessupplications, et les calamités sont suspendues sur lesTroiens.

Il parla ainsi, et, l’ayant entendu, le songepartit. Et il parvint aussitôt aux nefs rapides des Akhaiens, et ils’approcha de l’Atréide Agamemnôn qui dormait sous sa tente etqu’un sommeil ambroisien enveloppait. Et il se tint auprès de latête du roi. Et il était semblable au Nèlèiôn Nestôr, qui, de tousles vieillards, était le plus honoré d’Agamemnôn. Et, sous cetteforme, le songe divin parla ainsi :

– Tu dors, fils du brave Atreus dompteur dechevaux ? Il ne faut pas qu’un homme sage à qui les peuplesont été confiés, et qui a tant de soucis dans l’esprit, dorme toutela nuit. Et maintenant, écoute-moi sans tarder, car je te suisenvoyé par Zeus qui, de loin, s’inquiète de toi et te prend enpitié. Il t’ordonne d’armer la foule des Akhaiens chevelus, carvoici que tu vas t’emparer de la ville aux larges rues des Troiens.Les immortels qui habitent les demeures Olympiennes ne sont plusdivisés, car Hèrè les a tous fléchis par ses supplications, et lescalamités sont suspendues sur les Troiens. Garde ces paroles danston esprit et n’oublie rien quand le doux sommeil t’auraquitté.

Ayant ainsi parlé, il disparut et le laissarouler dans son esprit ces paroles qui ne devaient points’accomplir. Et l’insensé crut qu’il allait s’emparer, ce jour-là,de la ville de Priamos, ne sachant point ce que Zeus méditait. Etle Kronide se préparait à répandre encore, en de terriblesbatailles, les douleurs et les gémissements sur les Troiens et surles Danaens.

Et l’Atréide s’éveilla, et la voix divinerésonnait autour de lui. Il se leva et revêtit sa tuniquemoelleuse, belle et neuve. Et il se couvrit d’un large manteau etnoua à ses pieds robustes de belles sandales, et il suspendit à sesépaules l’épée aux clous d’argent. Enfin, il prit le sceptreimmortel de ses pères et marcha ainsi vers les nefs des Akhaiensrevêtus d’airain.

Et la divine Éôs gravit le haut Olympos,annonçant la lumière à Zeus et aux immortels. Et l’Atréide ordonnaaux hérauts à la voix sonore de convoquer à l’agora les Akhaienschevelus. Et ils les convoquèrent, et tous accoururent enfoule ; et l’Atréide réunit un conseil de chefs magnanimes,auprès de la nef de Nestôr, roi de Pylos. Et, les ayant réunis, ilconsulta leur sagesse :

– Amis, entendez-moi. Un songe divin m’a étéenvoyé dans mon sommeil, au milieu de la nuit ambroisienne. Et ilétait semblable au divin Nestôr par le visage et la stature, et ils’est arrêté au-dessus de ma tête, et il m’a parlé ainsi :

– Tu dors, fils du brave Atreus dompteur dechevaux ? Il ne faut point qu’un homme sage à qui les peuplesont été confiés, et qui a tant de soucis dans l’esprit, dorme toutela nuit. Et maintenant, écoute-moi sans tarder, car je te suisenvoyé par Zeus qui, de loin, s’inquiète de toi et te prend enpitié. Il t’ordonne d’armer la foule des Akhaiens chevelus, carvoici que tu vas t’emparer de la ville aux larges rues des Troiens.Les immortels qui habitent les demeures Olympiennes ne sont plusdivisés, car Hèrè les a tous fléchis par ses supplications, et lescalamités sont suspendues sur les Troiens. Garde ces paroles danston esprit.’

En parlant ainsi il s’envola, et le douxsommeil me quitta. Maintenant, songeons à armer les fils desAkhaiens. D’abord, je les tenterai par mes paroles, comme il estpermis, et je les pousserai à fuir sur leurs nefs chargées derameurs. Vous, par vos paroles, forcez-les de rester.

Ayant ainsi parlé, il s’assit. Et Nestôr seleva, et il était roi de la sablonneuse Pylos, et, les haranguantavec sagesse, il leur dit :

– Ô amis ! rois et princes des Argiens,si quelqu’autre des Akhaiens nous eût dit ce songe, nous aurions pucroire qu’il mentait, et nous l’aurions repoussé ; mais celuiqui l’a entendu se glorifie d’être le plus puissant dans l’armée.Songeons donc à armer les fils des Akhaiens.

Ayant ainsi parlé, il sortit le premier del’agora. Et les autres rois porte sceptres se levèrent et obéirentau prince des peuples. Et les peuples accouraient. Ainsi desessaims d’abeilles innombrables sortent toujours et sans cessed’une roche creuse et volent par légions sur les fleurs duprintemps, et les unes tourbillonnent d’un côté, et les autres del’autre. Ainsi la multitude des peuples, hors des nefs et destentes, s’avançait vers l’agora, sur le rivage immense. Et, aumilieu d’eux, Ossa, messagère de Zeus, excitait et hâtait leurcourse, et ils se réunissaient.

Et l’agora était pleine de tumulte, et laterre gémissait sous le poids des peuples. Et, comme les clameursredoublaient, les hérauts à la voix sonore les contraignaient de setaire et d’écouter les rois divins. Et la foule s’assit et restasilencieuse ; et le divin Agamemnôn se leva, tenant sonsceptre. Hèphaistos, l’ayant fait, l’avait donné au roi ZeusKroniôn. Zeus le donna au messager, tueur d’Argos ; et le roiHerméias le donna à Pélops, dompteur de chevaux, et Pélops le donnaau prince des peuples Atreus. Atreus, en mourant, le laissa àThyestès riche en troupeaux, et Thyestès le laissa à Agamemnôn,afin que ce dernier le portât et commandât sur un grand nombred’îles et sur tout Argos. Appuyé sur ce sceptre, il parla ainsi auxArgiens :

– Ô amis ! héros Danaens, serviteursd’Arès, Zeus Kronide m’accable de maux terribles.L’impitoyable ! Autrefois il me promit que je reviendraisaprès avoir conquis Ilios aux fortes murailles ; mais il metrompait, et voici qu’il me faut rentrer sans gloire dans Argos,ayant perdu un grand nombre d’hommes. Et cela plaît au toutpuissant Zeus qui a renversé et qui renversera tant de hautescitadelles, car sa force est très grande. Certes, ceci sera unehonte dans la postérité, que la race courageuse et innombrable desAkhaiens ait combattu tant d’années, et vainement, des hommes moinsnombreux, sans qu’on puisse prévoir la fin de la lutte. Car, si,ayant scellé par serment d’inviolables traités, nous, Akhaiens etTroiens, nous faisions un dénombrement des deux races ; etque, les habitants de Troiè s’étant réunis, nous nous rangions pardécades, comptant un seul Troien pour présenter la coupe à chacuned’elles, certes, beaucoup de décades manqueraient d’échansons, tantles fils des Argiens sont plus nombreux que les Troiens quihabitent cette ville. Mais voici que de nombreux alliés, habiles àlancer la pique, s’opposent victorieusement à mon désir derenverser la citadelle populeuse de Troiè. Neuf années du grandZeus se sont écoulées déjà, et le bois de nos nefs se corrompt, etles cordages tombent en poussière ; et nos femmes et nospetits enfants restent en nous attendant dans nos demeures, et latâche est inachevée pour laquelle nous sommes venus. Allons !fuyons tous sur nos nefs vers la chère terre natale. Nous neprendrons jamais la grande Troiè !

Il parla ainsi, et ses paroles agitèrentl’esprit de la multitude qui n’avait point assisté au conseil. Etl’agora fut agitée comme les vastes flots de la mer Ikarienne queremuent l’Euros et le Notos échappés des nuées du père Zeus, oucomme un champ d’épis que bouleverse Zéphyros qui tombeimpétueusement sur la grande moisson. Telle l’agora était agitée.Et ils se ruaient tous vers les nefs, avec des clameurs, etsoulevant de leurs pieds un nuage immobile de poussière. Et ilss’exhortaient à saisir les nefs et à les traîner à la mer divine.Les cris montaient dans l’Ouranos, hâtant le départ ; et ilsdégageaient les canaux et retiraient déjà les rouleaux des nefs.Alors, les Argiens se seraient retirés, contre la destinée, si Hèrèn’avait parlé ainsi à Athènè :

– Ah fille indomptée de Zeus tempétueux, lesArgiens fuiront-ils vers leurs demeures et la chère terre natale,sur le vaste dos de la mer, laissant à Priamos et aux Troiens leurgloire et l’Argienne Hélénè pour laquelle tant d’Akhaiens sontmorts devant Troiè, loin de la chère patrie ? Va trouver lepeuple des Akhaiens armés d’airain. Retiens chaque guerrier par dedouces paroles, et ne permets pas qu’on traîne les nefs à lamer.

Elle parla ainsi, et la divine Athènè aux yeuxclairs obéit. Et elle sauta du faîte de l’Olympos, et, parvenueaussitôt aux nefs rapides des Akhaiens, elle trouva Odysseus,semblable à Zeus par l’intelligence, qui restait immobile. Et il nesaisissait point sa nef noire bien construite, car la douleuremplissait son cœur et son âme. Et, s’arrêtant auprès de lui,Athènè aux yeux clairs parla ainsi :

– Divin Laertiade, sage Odysseus, fuirez-vousdonc tous dans vos nefs chargées de rameurs, laissant à Priamos etaux Troiens leur gloire et l’Argienne Hélénè pour laquelle tantd’Akhaiens sont morts devant Troiè, loin de la chère patrie ?Va ! hâte-toi d’aller vers le peuple des Akhaiens. Retienschaque guerrier par de douces paroles, et ne permets pas qu’ontraîne les nefs à la mer.

Elle parla ainsi, et il reconnut la voix de ladéesse, et il courut, jetant son manteau que releva le hérautEurybatès d’Ithakè, qui le suivait. Et, rencontrant l’AtréideAgamemnôn, il reçut de lui le sceptre immortel de ses pères, et,avec ce sceptre, il marcha vers les nefs des Akhaiens revêtusd’airain. Et quand il se trouvait en face d’un roi ou d’un hommeillustre, il l’arrêtait par de douces paroles :

– Malheureux ! Il ne te convient pas detrembler comme un lâche. Reste et arrête les autres. Tu ne sais pasla vraie pensée de l’Atréide. Maintenant il tente les fils desAkhaiens, et bientôt il les punira. Nous n’avons point tous entenduce qu’il a dit dans le conseil. Craignons que, dans sa colère, iloutrage les fils des Akhaiens, car la colère d’un roi nourrisson deZeus est redoutable, et le très sage Zeus l’aime, et sa gloirevient de Zeus.

Mais quand il rencontrait quelque guerrierobscur et plein de clameurs, il le frappait du sceptre et leréprimait par de rudes paroles :

– Arrête, misérable ! écoute ceux qui tesont supérieurs, lâche et sans force, toi qui n’as aucun rang nidans le combat ni dans le conseil. Certes, tous les Akhaiens neseront point rois ici. La multitude des maîtres ne vaut rien. Il nefaut qu’un chef, un seul roi, à qui le fils de Kronos empli deruses a remis le sceptre et les lois, afin qu’il règne surtous.

Ainsi Odysseus refrénait puissamment l’armée.Et ils se précipitaient de nouveau, tumultueux, vers l’agora, loindes nefs et des tentes, comme lorsque les flots aux bruits sansnombre se brisent en grondant sur le vaste rivage, et que la hautemer en retentit. Et tous étaient assis à leurs rangs. Et, seul,Thersitès poursuivait ses clameurs. Il abondait en parolesinsolentes et outrageantes, même contre les rois, et parlait sansmesure, afin d’exciter le rire des Argiens. Et c’était l’homme leplus difforme qui fût venu devant Ilios. Il était louche etboiteux, et ses épaules recourbées se rejoignaient sur sa poitrine,et quelques cheveux épars poussaient sur sa tête pointue. Et ilhaïssait surtout Akhilleus et Odysseus, et il les outrageait. Et ilpoussait des cris injurieux contre le divin Agamemnôn. Les Akhaiensle méprisaient et le haïssaient, mais, d’une voix haute, iloutrageait ainsi Agamemnôn :

– Atréide, que te faut-il encore, et queveux-tu ? Tes tentes sont pleines d’airain et de nombreusesfemmes fort belles que nous te donnons d’abord, nous, Akhaiens,quand nous prenons une ville. As-tu besoin de l’or qu’un Troiendompteur de chevaux t’apportera pour l’affranchissement de son filsque j’aurai amené enchaîné, ou qu’un autre Akhaien auradompté ? Te faut-il une jeune femme que tu possèdes et que tune quittes plus ? Il ne convient point qu’un chef accable demaux les Akhaiens. Ô lâches ! opprobres vivants !Akhaiennes et non Akhaiens ! Retournons dans nos demeures avecles nefs ; laissons-le, seul devant Troiè, amasser desdépouilles, et qu’il sache si nous lui étions nécessaires ou non.N’a-t-il point outragé Akhilleus, meilleur guerrier que lui, etenlevé sa récompense ? Certes, Akhilleus n’a point de colèredans l’âme, car c’eût été, Atréide, ta dernièreinsolence !

Il parla ainsi, outrageant Agamemnôn, princedes peuples. Et le divin Odysseus, s’arrêtant devant lui, leregarda d’un œil sombre et lui dit rudement :

– Thersitès, infatigable harangueur,silence ! Et cesse de t’en prendre aux rois. Je ne pense pointqu’il soit un homme plus vil que toi parmi ceux qui sont venusdevant Troiè avec les Atréides, et tu ne devrais point harangueravec le nom des rois à la bouche, ni les outrager, ni exciter auretour. Nous ne savons point quelle sera notre destinée, et s’ilest bon ou mauvais que nous partions. Et voici que tu te plais àoutrager l’Atréide Agamemnôn, prince des peuples, parce que leshéros Danaens l’ont comblé de dons ! Et c’est pour cela que tuharangues ? Mais je te le dis, et ma paroles’accomplira : si je te rencontre encore plein de rage commemaintenant, que ma tête saute de mes épaules, que je ne sois plusnommé le père de Tèlémakhos, si je ne te saisis, et, t’ayantarraché ton vêtement, ton manteau et ce qui couvre ta nudité, je nete renvoie, sanglotant, de l’agora aux nefs rapides, en te frappantde coups terribles

Il parla ainsi, et il le frappa du sceptre surle dos et les épaules. Et Thersitès se courba, et les larmes luitombèrent des yeux. Une tumeur saignante lui gonfla le dos sous lecoup du sceptre d’or, et il s’assit, tremblant et gémissant, hideuxà voir, et il essuya ses yeux. Et les Akhaiens, bien que soucieux,rirent aux éclats ; et, se regardant les uns les autres, ilsse disaient :

– Certes, Odysseus a déjà fait mille chosesexcellentes, par ses sages conseils et par sa scienceguerrière ; mais ce qu’il a fait de mieux, entre tous lesArgiens, a été de réduire au silence ce harangueur injurieux. Delongtemps, il se gardera d’outrager les rois par ses parolesinjurieuses.

La multitude parlait ainsi. Et le preneur devilles, Odysseus, se leva, tenant son sceptre. Auprès de lui,Athènè aux yeux clairs, semblable à un héraut, ordonna à la foulede se taire, afin que tous les fils des Akhaiens, les plus procheset les plus éloignés, pussent entendre et comprendre. Etl’excellent agorète parla ainsi :

– Roi Atréide, voici que les Akhaiens veulentte couvrir d’opprobre en face des hommes vivants, et ils netiennent point la promesse qu’ils te firent, en venant d’Argosféconde en chevaux, de ne retourner qu’après avoir renversé laforte muraille d’Ilios. Et voici qu’ils pleurent, pleins du désirde leurs demeures, comme des enfants et des veuves. Certes, c’estune amère douleur de fuir après tant de maux soufferts. Je sais, ilest vrai, qu’un voyageur, éloigné de sa femme depuis un seul mois,s’irrite auprès de sa nef chargée de rameurs, que retiennent lesvents d’hiver et la mer soulevée. Or, voici neuf années bientôt quenous sommes ici. Je n’en veux donc point aux Akhaiens de s’irriterauprès de leurs nefs éperonnées ; mais il est honteux d’êtrerestés si longtemps et de s’en retourner les mains vides. Souffrezdonc, amis, et demeurez ici quelque temps encore, afin que noussachions si Kalkhas a dit vrai ou faux. Et nous le savons, et vousen êtes tous témoins, vous que les kères de la mort n’ont pointemportés. Était-ce donc hier ? Les nefs des Akhaiens étaientréunies devant Aulis, portant les calamités à Priamos et auxTroiens. Et nous étions autour de la source, auprès des autelssacrés, offrant aux immortels de complètes hécatombes, sous un beauplatane ; et, à son ombre, coulait une eau vive, quand nousvîmes un grand prodige. Un dragon terrible, au dos ensanglanté,envoyé de l’Olympien lui-même, sortit de dessous l’autel et rampavers le platane. Là étaient huit petits passereaux, tout jeunes,sur la branche la plus haute et blottis sous les feuilles ; etla mère qui les avait enfantés était la neuvième. Et le dragon lesdévorait cruellement, et ils criaient, et la mère, désolée, volaittout autour de ses petits. Et, comme elle emplissait l’air de cris,il la saisit par une aile ; et quand il eut mangé la mère etles petits, le dieu qui l’avait envoyé en fit un signemémorable ; car le fils de Kronos empli de ruses le changea enpierre. Et nous admirions ceci, et les choses terribles qui étaientdans les hécatombes des dieux. Et voici que Kalkhas nous révélaaussitôt les volontés divines :

– Pourquoi êtes-vous muets, Akhaienschevelus ? Ceci est un grand signe du très sage Zeus ; etces choses s’accompliront fort tard, mais la gloire n’en périrajamais. De même que ce dragon a mangé les petits passereaux, et ilsétaient huit, et la mère qui les avait enfantés, et elle était laneuvième, de même nous combattrons pendant neuf années, et, dans ladixième, nous prendrons Troiè aux larges rues.’

– C’est ainsi qu’il parla, et ses paroles sesont accomplies. Restez donc tous, Akhaiens aux belles knèmides,jusqu’à ce que nous prenions la grande citadelle de Priamos.

Il parla ainsi, et les Argiens, par des criséclatants, applaudissaient la harangue du divin Odysseus. Et, à cescris, les nefs creuses rendirent des sons terribles. Et le cavalierGérennien Nestôr leur dit :

– Ah ! certes, ceci est une agorad’enfants étrangers aux fatigues de la guerre ! Où iront nosparoles et nos serments ? Les conseils et la sagesse deshommes, et les libations de vin pur, et les mains serrées en gagede notre foi commune, tout sera-t-il jeté au feu ? Nous necombattons qu’en paroles vaines, et nous n’avons rien trouvé de bonaprès tant d’années. Atréide, sois donc inébranlable et commandeles Argiens dans les rudes batailles. Laisse périr un ou deuxlâches qui conspirent contre les Akhaiens et voudraient regagnerArgos avant de savoir si Zeus tempétueux a menti. Mais ils n’yréussiront pas. Moi, je dis que le terrible Kroniôn engagea sapromesse le jour où les Argiens montaient dans les nefs rapidespour porter aux Troiens les Kères de la mort, car il tonna à notredroite, par un signe heureux. Donc, que nul ne se hâte de s’enretourner avant d’avoir entraîné la femme de quelque Troien etvengé le rapt de Hélénè et tous les maux qu’il a causés. Et siquelqu’un veut fuir malgré tout, qu’il saisisse sa nef noire etbien construite, afin de trouver une prompte mort. Mais, ô roi,délibère avec une pensée droite et écoute mes conseils. Ce que jedirai ne doit pas être négligé. Sépare les hommes par races et partribus, et que celles-ci se viennent en aide les unes les autres.Si tu fais ainsi, et que les Akhaiens t’obéissent, tu connaîtras lalâcheté ou le courage des chefs et des hommes, car chacun combattraselon ses forces. Et si tu ne renverses point cette ville, tusauras si c’est par la volonté divine ou par la faute deshommes.

Et le roi Agamemnôn, lui répondant, parlaainsi

– Certes, vieillard, tu surpasses dans l’agoratous les fils des Akhaiens. Ô père Zeus ! Athènè !Apollôn ! Si j’avais dix conseillers tels que toi parmi lesAkhaiens, la ville du roi Priamos tomberait bientôt, emportée etsaccagée par nos mains ! Mais le Kronide Zeus tempétueux m’aaccablé de maux en me jetant au milieu de querelles fatales.Akhilleus et moi nous nous sommes divisés à cause d’une jeunevierge, et je me suis irrité le premier. Si jamais nous nousréunissons, la ruine des Troiens ne sera point retardée, même d’unjour. Maintenant, allez prendre votre repas, afin que nouscombattions. Et que, d’abord, chacun aiguise sa lance, consolideson bouclier, donne à manger à ses chevaux, s’occupe attentivementde son char et de toutes les choses de la guerre, afin que nousfassions tout le jour l’œuvre du terrible Arès. Et nous n’auronsnul relâche, jusqu’à ce que la nuit sépare les hommes furieux. Lacourroie du bouclier préservateur sera trempée de la sueur dechaque poitrine, et la main guerrière se fatiguera autour de lalance, et le cheval fumera, inondé de sueur, en traînant le charsolide. Et, je le dis, celui que je verrai loin du combat, auprèsdes nefs éperonnées, celui-là n’évitera point les chiens et lesoiseaux carnassiers.

Il parla ainsi, et les Argiens jetèrent degrands cris, avec le bruit que fait la mer quand le Notos la poussecontre une côte élevée, sur un roc avancé que les flots ne cessentjamais d’assiéger, de quelque côté que soufflent les vents. Et ilscoururent, se dispersant au milieu des nefs ; et la fuméesortit des tentes, et ils prirent leur repas. Et chacun d’euxsacrifiait à l’un des dieux qui vivent toujours, afin d’éviter lesblessures d’Arès et la mort. Et le roi des hommes, Agamemnôn,sacrifia un taureau gras, de cinq ans, au très puissant Kroniôn, etil convoqua les plus illustres des Panakhaiens, Nestôr, le roiIdoméneus, les deux Aias et le fils de Tydeus. Odysseus, égal àZeus par l’intelligence, fut le sixième. Ménélaos, brave au combat,vint de lui-même, sachant les desseins de son frère. Entourant letaureau, ils prirent les orges salées, et, au milieu d’eux, le roides hommes, Agamemnôn, dit en priant :

– Zeus ! Très glorieux, très grand, quiamasses les noires nuées et qui habites l’aithèr ! puisseHélios ne point se coucher et la nuit ne point venir avant quej’aie renversé la demeure enflammée de Priamos, après avoir brûléses portes et brisé, de l’épée, la cuirasse de Hektôr sur sapoitrine, vu la foule de ses compagnons, couchés autour de lui dansla poussière, mordre de leurs dents la terre !

Il parla ainsi, et le Kroniôn accepta lesacrifice, mais il ne l’exauça pas, lui réservant de plus longuesfatigues. Et, après qu’ils eurent prié et jeté les orges salées,ils renversèrent la tête du taureau ; et, l’ayant égorgé etdépouillé, ils coupèrent les cuisses qu’ils couvrirent deux fois degraisse ; et, posant par-dessus des morceaux sanglants, ilsles rôtissaient avec des rameaux sans feuilles, et ils tenaient lesentrailles sur le feu. Et quand les cuisses furent rôties et qu’ilseurent goûté aux entrailles, ils coupèrent le reste par morceauxqu’ils embrochèrent et firent rôtir avec soin, et ils retirèrent letout. Et, après ce travail, ils préparèrent le repas, et aucun neput se plaindre d’une part inégale. Puis, ayant assouvi la faim etla soif, le cavalier Gérennien Nestôr parla ainsi :

– Très glorieux roi des hommes, AtréideAgamemnôn, ne tardons pas plus longtemps à faire ce que Zeus nouspermet d’accomplir. Allons ! que les hérauts, par leursclameurs, rassemblent auprès des nefs l’armée des Akhaiens revêtusd’airain ; et nous, nous mêlant à la foule guerrière desAkhaiens, excitons à l’instant l’impétueux Arès.

Il parla ainsi, et le roi des hommes,Agamnemnôn, obéit, et il ordonna aux hérauts à la voix éclatanted’appeler au combat les Akhaiens chevelus. Et, autour de l’Atréiôn,les rois divins couraient çà et là, rangeant l’armée. Et, au milieud’eux, Athènè aux yeux clairs portait l’Aigide glorieuse,impérissable et immortelle. Et cent franges d’or bien tissues,chacune du prix de cent bœufs, y étaient suspendues. Avec cetteaigide, elle allait ardemment à travers l’armée des Akhaiens,poussant chacun en avant, lui mettant la force et le courage aucœur, afin qu’il guerroyât et combattît sans relâche. Et aussitôtil leur semblait plus doux de combattre que de retourner sur leursnefs creuses vers la chère terre natale. Comme un feu ardent quibrûle une grande forêt au faîte d’une montagne, et dont la lumièreresplendit au loin, de même s’allumait dans l’Ouranos l’airainétincelant des hommes qui marchaient.

Comme les multitudes ailées des oies, desgrues ou des cygnes au long cou, dans les prairies d’Asios, sur lesbords du Kaystrios, volent çà et là, agitant leurs ailes joyeuses,et se devançant les uns les autres avec des cris dont la prairierésonne, de même les innombrables tribus Akhaiennes roulaient entorrents dans la plaine du Skamandros, loin des nefs et destentes ; et, sous leurs pieds et ceux des chevaux, la terremugissait terriblement. Et ils s’arrêtèrent dans la plaine fleuriedu Skamandros, par milliers, tels que les feuilles et les fleurs duprintemps. Aussi nombreux que les tourbillons infinis de mouchesqui bourdonnent autour de l’étable, dans la saison printanière,quand le lait abondant blanchit les vases, les Akhaiens cheveluss’arrêtaient dans la plaine en face des Troiens, désirant lesdétruire. Comme les bergers reconnaissent aisément leurs immensestroupeaux de chèvres confondus dans les pâturages, ainsi les chefsrangeaient leurs hommes. Et le grand roi Agamemnôn était au milieud’eux, semblable par les yeux et la tête à Zeus qui se réjouit dela foudre, par la stature à Arès, et par l’ampleur de la poitrine àPoseidaôn. Comme un taureau l’emporte sur le reste du troupeau ets’élève au-dessus des génisses qui l’environnent, de même Zeus, ence jour, faisait resplendir l’Atréide entre d’innombrableshéros.

Et maintenant, Muses, qui habitez les demeuresOlympiennes, vous qui êtes déesses, et présentes à tout, et quisavez toutes choses, tandis que nous ne savons rien et n’entendonsseulement qu’un bruit de gloire, dites les rois et les princes desDanaens. Car je ne pourrais nommer ni décrire la multitude, mêmeayant dix langues, dix bouches, une voix infatigable et unepoitrine d’airain, si les Muses Olympiades, filles de Zeustempétueux, ne me rappellent ceux qui vinrent sous Ilios. Je diraidonc les chefs et toutes les nefs.

Pènéléôs et Lèitos, et Arkésilaos, etProthoènôr, et Klonios commandaient aux Boiôtiens. Et c’étaientceux qui habitaient Hyriè et la pierreuse Aulis, et Skhoinos, etSkôlos, et les nombreuses collines d’Étéôn, et Thespéia, et Graia,et la grande Mikalèsos ; et ceux qui habitaient autour deHarma et d’Eilésios et d’Érythra ; et ceux qui habitaientÉléôn et Hilè, et Pétéôn, Okaliè et Médéôn bien bâtie, Kôpa etEutrèsis et Thisbé abondante en colombes ; et ceux quihabitaient Korônéia et Haliartos aux grandes prairies ; etceux qui habitaient Plataia ; et ceux qui vivaient dansGlissa ; et ceux qui habitaient la cité bien bâtie deHypothèba, et la sainte Onkhestos, bois sacré de Poseidaôn ;et ceux qui habitaient Arnè qui abonde en raisin, et Midéia, et lasainte Nissa, et la ville frontière Anthèdôn. Et ils étaient venussur cinquante nefs, et chacune portait cent vingt jeunesBoiôtiens.

Et ceux qui habitaient Asplèdôn et Orkhomènosde Mynias étaient commandés par Askalaphos et Ialménos, filsd’Arès. Et Astyokhè Azéide les avait enfantés dans la demeured’Aktôr ; le puissant Arès ayant surpris la vierge innocentedans les chambres hautes. Et ils étaient venus sur trente nefscreuses.

Et Skhédios et Épistrophos, fils du magnanimeIphitos Naubolide, commandaient aux Phôkèens. Et c’étaient ceux quihabitaient Kiparissos et la pierreuse Pythôn et la sainte Krissa,et Daulis et Panopè ; et ceux qui habitaient autourd’Anémôréia et de Hyampolis ; et ceux qui habitaient auprès dudivin fleuve Kèphisos et qui possédaient Lilaia, à la source duKèphisos. Et ils étaient venus sur quarante nefs noires, et leurschefs les rangèrent à la gauche des Boiôtiens.

Et l’agile Aias Oilèide commandait auxLokriens. Il était beaucoup moins grand qu’Aias Télamônien, et sacuirasse était de lin ; mais, par la lance, il excellait entreles Panhellènes et les Akhaiens. Et il commandait à ceux quihabitaient Kynos et Kalliaros, et Bèssa et Scarphè, et l’heureuseAugéia, et Tarphè, et Thronios, auprès du Boagrios. Et tous cesLokriens, qui habitaient au-delà de la sainte Euboiè, étaient venussur quarante nefs noires.

Et les Abantes, pleins de courage, quihabitaient l’Euboia et Khalkis, et Eirétria, et Histiaia qui abondeen raisin, et la maritime Kèrinthos, et la haute citadelle deDiôs ; et ceux qui habitaient Karistos et Styra étaientcommandés par Éléphènôr Khalkodontiade, de la race d’Arès ; etil était le prince des magnanimes Abantes. Et les Abantes agiles,aux cheveux flottant sur le dos, braves guerriers, désiraientpercer de près les cuirasses ennemies de leurs piques de frêne. Etils étaient venus sur quarante nefs noires.

Et ceux qui habitaient Athènes, ville forte etbien bâtie du magnanime Érékhtheus que nourrit Athènè, fille deZeus, après que la terre féconde l’eut enfanté, et qu’elle plaçadans le temple abondant où les fils des Athènaiens offrent chaqueannée, pour lui plaire, des hécatombes de taureaux etd’agneaux ; ceux-là étaient commandés par Ménèstheus, fils dePétéos. Jamais aucun homme vivant, si ce n’était Nestôr, qui étaitplus âgé, ne fut son égal pour ranger en bataille les cavaliers etles porte boucliers. Et ils étaient venus sur cinquante nefsnoires.

Et Aias avait amené douze nefs de Salamis, etil les avait placées auprès des Athènaiens.

Et ceux qui habitaient Argos et la forteTiryntha, Hermionè et Asinè aux golfes profonds, Troixènè, Eiôna etÉpidauros qui abonde en vignes ; et ceux qui habitaient Aiginaet Masès étaient commandés par Diomèdès, hardi au combat, et parSthénélôs, fils de l’illustre Kapaneus, et par Euryalos, semblableaux dieux, fils du roi Mèkisteus Taliônide. Mais Diomèdès, hardi aucombat, les commandait tous. Et ils étaient venus sur quatre-vingtsnefs noires.

Et ceux qui habitaient la ville forte et bienbâtie de Mykènè, et la riche Korinthos et Kléôn ; et ceux quihabitaient Ornéia et l’heureuse Araithyréè, et Sikiôn où régna, lepremier, Adrèstos ; et ceux qui habitaient Hipérèsia et lahaute Gonœssa et Pellèna, et qui vivaient autour d’Aigion et de lagrande Hélikè, et sur toute la côte, étaient commandés par le roiAgamemnôn Atréide. Et ils étaient venus sur cent nefs, et ilsétaient les plus nombreux et les plus braves des guerriers. Etl’Atréide, revêtu de l’airain splendide, était fier de commander àtous les héros, étant lui-même très brave, et ayant amené le plusde guerriers.

Et ceux qui habitaient la grande Lakédaimôndans sa creuse vallée, et Pharis et Sparta, et Messa qui abonde encolombes, et Bryséia et l’heureuse Augéia, Amykla et la maritimeHélos ; et ceux qui habitaient Laas et Oitylos, étaientcommandés par Ménélaos hardi au combat, et séparés des guerriers deson frère. Et ils étaient venus sur soixante nefs. Et Ménélaosétait au milieu d’eux, confiant dans son courage, et les excitant àcombattre ; car, plus qu’eux, il désirait venger le rapt deHélénè et les maux qui en venaient.

Et ceux qui habitaient Pylos et l’heureuseArènè, et Thryos traversée par l’Alphéos, et Aipy habilementconstruite, et Kiparissè et Amphigènéia, Ptéléon, Hélos et Dôrion,où les Muses, ayant rencontré le Thrakien Thamyris qui venaitd’Oikhaliè, de chez le roi Eurytos l’Oikhalien, le rendirent muet,parce qu’il s’était vanté de vaincre en chantant les Museselles-mêmes, filles de Zeus tempétueux. Et celles-ci, irritées, luiôtèrent la science divine de chanter et de jouer de la kithare. Etceux-là étaient commandés par le cavalier Gérennien Nestôr. Et ilsétaient venus sur quatre-vingt-dix nefs creuses.

Et ceux qui habitaient l’Arkadia, aux pieds dela haute montagne de Killènè où naissent les hommes braves, auprèsdu tombeau d’Aipytios ; et ceux qui habitaient Phénéos etOrkhoménos riche en troupeaux, et Ripè, et Stratiè, et Enispèbattue des vents ; et ceux qui habitaient Tégéè et l’heureuseMantinéè, et Stimphèlos et Parrhasiè, étaient commandés par le filsd’Ankaios, le roi Agapènôr. Et ils étaient venus sur cinquantenefs, et dans chacune il y avait un grand nombre d’Arkadiensbelliqueux. Et le roi Agamemnôn leur avait donné des nefs bienconstruites pour traverser la noire mer, car ils ne s’occupaientpoint des travaux de la mer.

Et ceux qui habitaient Bouprasios et la divineÉlis, et la terre qui renferme Hyrininè et la ville frontière deMyrsinè, et la roche Olénienne et Aleisios, étaient venus sousquatre chefs, et chaque chef conduisait dix nefs rapides où étaientde nombreux ÉpéiensAmphimakhos et Thalpios commandaient lesuns ; et le premier était fils de Kléatos, et le secondd’Eurytos Aktoriôn. Et le robuste Diôrès Amarynkéide commandait lesautres, et le divin Polyxeinos commandait aux derniers ; et ilétait fils d’Agasthéneus Augéiade.

Et ceux qui habitaient Doulikiôn et lessaintes îles Ekhinades qui sont à l’horizon de la mer, en face del’Élis, étaient commandés par Mégès Phyléide, semblable à Arès. Etil était fils de Phyleus, habile cavalier cher à Zeus, qui, s’étantirrité contre son père, s’était réfugié à Doulikhiôn. Et ilsétaient venus sur quarante nefs noires.

Et Odysseus commandait les magnanimesKéphallèniens, et ceux qui habitaient Ithakè et le Nèritos auxforêts agitées, et ceux qui habitaient Krokyléia et l’arideAigilipa et Zakyntos et Samos, et ceux qui habitaient l’Épeiros surla rive opposée. Et Odysseus, égal à Zeus par l’intelligence, lescommandait. Et ils étaient venus sur douze nefs rouges.

Et Thoas Andraimonide commandait les Aitôliensqui habitaient Pleurôn et Olénos, et Pylènè, et la maritimeKhalkis, et la pierreuse Kalidôn. Car les fils du magnanime Oineusétaient morts, et lui-même était mort, et le blond Méléagros étaitmort, et Thoas commandait maintenant les Aitôliens. Et ils étaientvenus sur quarante nefs noires.

Et Idoméneus, habile à lancer la pique,commandait les Krètois et ceux qui habitaient Knôssos et la forteGorcyna, et les villes populeuses de Lyktos, de Milètos, deLykastos, de Phaistos et de Rhytiôn, et d’autres qui habitaientaussi la Krètè aux cent villes. Et Idoméneus, habile à lancer lapique, les commandait avec Mèrionès, pareil au tueur d’hommes Arès.Et ils étaient venus sur quatre-vingts nefs noires.

Et Tlèpolémos Hèraklide, très fort et trèsgrand, avait conduit de Rhodos, sur neuf nefs, les fiers Rhodiensqui habitaient les trois parties de Rhodos : Lindos, Ièlissoset la riche Kameiros. Et Tlèpolémos, habile à lancer la pique, lescommandait. Et Astyokhéia avait donné ce fils au grand Hèraklès,après que ce dernier l’eut emmenée d’Éphyrè, des bords du Sellèis,où il avait renversé beaucoup de villes défendues par des jeuneshommes. Et Tlèpolémos, élevé dans la belle demeure, tua l’oncle deson père, Likymnios, race d’Arès. Et il construisit des nefs,rassembla une grande multitude et s’enfuit sur la mer, car les filset les petits-fils du grand Hèraklès le menaçaient. Ayant erré etsubi beaucoup de maux, il arriva dans Rhodos, où ils se partagèrenten trois tribus, et Zeus, qui commande aux dieux et aux hommes, lesaima et les combla de richesses.

Et Nireus avait amené de Symè trois nefs. Etil était né d’Aglaiè et du roi Kharopos, et c’était le plus beau detous les Danaens, après l’irréprochable Pèléiôn, mais il n’étaitpoint brave et commandait peu de guerriers.

Et ceux qui habitaient Nisyros et Krapathos,et Kasos, et Kôs, ville d’Eurypylos, et les îles Kalynades, étaientcommandés par Pheidippos et Antiphos, deux fils du roi ThessalosHèrakléide. Et ils étaient venus sur trente nefs creuses.

Et je nommerai aussi ceux qui habitaient ArgosPélasgique, et Alos et Alopè, et ceux qui habitaient Trakinè et laPhthiè, et la Hellas aux belles femmes. Et ils se nommaientMyrmidones, ou Hellènes, ou Akhaiens, et Akhilleus commandait leurscinquante nefs. Mais ils ne se souvenaient plus des clameurs de laguerre, n’ayant plus de chef qui les menât. Car le divin Akhilleusaux pieds rapides était couché dans ses nefs, irrité au souvenir dela vierge Breisèis aux beaux cheveux qu’il avait emmenée deLyrnèssos, après avoir pris cette ville et renversé les muraillesde Thèbè avec de grandes fatigues. Là, il avait tué les belliqueuxMènytos et Épistrophos, fils du roi Évènos Sélèpiade. Et, dans sadouleur, il restait couché mais il devait se relever bientôt.

Et ceux qui habitaient Phylakè et la fertilePyrrhasos consacrée à Dèmètèr, et Itôn riche en troupeaux, et lamaritime Antrôn, et Ptéléos aux grasses prairies, étaient commandéspar le brave Prôtésilaos quand il vivait ; mais déjà la terrenoire le renfermait ; et sa femme se meurtrissait le visage,seule à Phylakè, dans sa demeure abandonnée ; car un guerrierDardanien le tua, comme il s’élançait de sa nef, le premier de tousles Akhaiens. Mais ses guerriers n’étaient point sans chef, et ilsétaient commandés par un nourrisson d’Arès, Podarkès, filsd’Iphiklos riche en troupeaux, et il était frère du magnanimePrôtésilaos. Et ce héros était l’aîné et le plus brave, et sesguerriers le regrettaient. Et ils étaient venus sur quarante nefsnoires.

Et ceux qui habitaient Phéra, auprès du lacBoibèis, et Boibè, et Glaphyra, et Iôlkos, étaient commandés, suronze nefs, par le fils bien-aimé d’Admètès, Eumèlos, qu’Alkèstis,la gloire des femmes et la plus belle des filles de Pèlias, avaitdonné à Admètès.

Et ceux qui habitaient Mèthônè et Thaumakè, etMéliboia et l’aride Olizôn, Philoktètès, très excellent archer, lescommandait, sur sept nefs. Et dans chaque nef étaient cinquanterameurs, excellents archers, et très braves. Et Philoktètès étaitcouché dans une île, en proie à des maux terribles, dans la divineLèmnôs, où les fils des Akhaiens le laissèrent, souffrant de lamauvaise blessure d’un serpent venimeux. C’est là qu’il gisait,plein de tristesse. Mais les Argiens devaient bientôt se souvenir,dans leurs nefs, du roi Philoktètès. Et ses guerriers n’étaientpoint sans chef, s’ils regrettaient celui-là. Et Médôn lescommandait, et il était fils du brave Oileus, de qui Rhènè l’avaitconçu.

Et ceux qui habitaient Trikkè et la montueuseIthomè, et Oikhaliè, ville d’Eurytos Oikhalien, étaient commandéspar les deux fils d’Asklèpios, Podaleirios et Makhaôn. Et ilsétaient venus sur trente nefs creuses.

Et ceux qui habitaient Orménios et la fontaineHypéréia, et Astériôn, et les cimes neigeuses du Titanos, étaientcommandés par Eurypylos, illustre fils d’Évaimôn. Et ils étaientvenus sur quarante nefs noires.

Et ceux qui habitaient Argissa et Gyrtônè,Orthè et Élonè, et la blanche Oloossôn, étaient commandés par lebelliqueux Polypoitès, fils de Peirithoos qu’engendra l’éternelZeus. Et l’illustre Hippodaméia le donna pour fils à Peirithoos lejour où celui-ci dompta les centaures féroces et les chassa duPèliôn jusqu’aux monts Aithiens. Et Polypoitès ne commandait pointseul, mais avec Léonteus, nourrisson d’Arès, et fils du magnanimeKoronos Kainéide. Et ils étaient venus sur quarante nefsnoires.

Et Gouneus avait amené de Kyphos, survingt-deux nefs, les Éniènes et les braves Péraibes qui habitaientla froide Dôdônè, et ceux qui habitaient les champs baignés parl’heureux Titarèsios qui jette ses belles eaux dans le Pènéios, etne se mêle point au Pènéios aux tourbillons d’argent, mais coule àsa surface comme de l’huile. Et sa source est Styx par qui jurentles dieux.

Et Prothoos, fils de Tenthrèdôn, commandaitles Magnètes qui habitaient auprès du Pènéios et du Pèliôn auxforêts secouées par le vent. Et l’agile Prothoos les commandait, etils étaient venus sur quarante nefs noires.

Et tels étaient les rois et les chefs desDanaens.

Dis-moi, Muse, quel était le plus brave, etqui avait les meilleurs chevaux parmi ceux qui avaient suivi lesAtréides.

Les meilleurs chevaux étaient ceux duPhèrètiade Eumèlos. Et ils étaient rapides comme les oiseaux, dumême poil, du même âge et de la même taille. Apollôn à l’arcd’argent éleva et nourrit sur le mont Piérè ces cavales quiportaient la terreur d’Arès. Et le plus brave des guerriers étaitAias Télamônien, depuis qu’Akhilleus se livrait à sa colère ;car celui-ci était de beaucoup le plus fort, et les chevaux quitraînaient l’irréprochable Pèléiôn étaient de beaucoup lesmeilleurs. Mais voici qu’il était couché dans sa nef éperonnée,couvant sa fureur contre Agamemnôn. Et ses guerriers, sur le rivagede la mer, lançaient pacifiquement le disque, la pique ou laflèche ; et les chevaux, auprès des chars, broyaient le lotoset le sélinos des marais ; et les chars solides restaient sousles tentes des chefs ; et ceux-ci, regrettant leur roi cher àArès, erraient à travers le camp et ne combattaient point.

Et les Akhaiens roulaient sur la terre commeun incendie ; et la terre mugissait comme lorsque Zeus tonnantla fouette à coups de foudre autour des rochers Arimiens où l’ondit que Typhôeus est couché. Ainsi la terre rendait un grandmugissement sous les pieds des Akhaiens qui franchissaientrapidement la plaine.

Et la légère Iris, qui va comme le vent,envoyée de Zeus tempêtueux, vint annoncer aux Troiens la nouvelleeffrayante. Et ils étaient réunis, jeunes et vieux, à l’agora,devant les vestibules de Priamos. Et la légère Iris s’approcha,semblable par le visage et la voix à Politès Priamide, qui, sefiant à la rapidité de sa course, s’était assis sur la haute tombedu vieux Aisyètas, pour observer le moment où les Akhaiens seprécipiteraient hors des nefs.

Et la légère Iris, étant semblable à lui,parla ainsi :

– Ô vieillard ! tu te plais aux parolessans fin, comme autrefois, du temps de la paix ; mais voiciqu’une bataille inévitable se prépare. Certes, j’ai vu un grandnombre de combats, mais je n’ai point encore vu une armée aussiformidable et aussi innombrable. Elle est pareille aux feuilles etaux grains de sable ; et voici qu’elle vient, à travers laplaine, combattre autour de la ville. Hektôr, c’est à toi d’agir.Il y a de nombreux alliés dans la grande ville de Priamos, de raceset de langues diverses. Que chaque chef arme les siens et les mèneau combat.

Elle parla ainsi, et Hektôr reconnut sa voix,et il rompit l’agora, et tous coururent aux armes. Et les portess’ouvrirent, et la foule des hommes, fantassins et cavaliers, ensortit à grand bruit. Et il y avait, en avant de la ville, unehaute colline qui s’inclinait de tous côtés dans la plaine ;et les hommes la nommaient Batéia, et les immortels, le tombeau del’agile Myrinnè. Là, se rangèrent les Troiens et les alliés.

Et le grand Hektôr Priamide au beau casquecommandait les Troiens, et il était suivi d’hommes nombreux etbraves qui désiraient frapper de la pique.

Et le vaillant fils d’Ankhisès, Ainéias,commandait les Dardaniens. Et la divine Aphroditè l’avait donnépour fils à Ankhisès, s’étant unie à un mortel, quoique déesse, surles cîmes de l’Ida. Et il ne commandait point seul ; mais lesdeux Anténorides l’accompagnaient, Arkhilokhos et Akamas, habiles àtous les combats.

Et ceux qui habitaient Zéléia, aux pieds de ladernière chaîne de l’Ida, les riches Troadiens qui boivent l’eauprofonde de l’Aisèpos, étaient commandés par l’illustre fils deLykaôn, Pandaros, à qui Apollôn lui-même avait donné son arc.

Et ceux qui habitaient Adrèstéia et Apeisos,et Pithyéia et les hauteurs de Tèréiè, étaient commandés parAdrèstos et par Amphios à la cuirasse de lin. Et ils étaient tousdeux fils de Mérops, le Perkôsien, qui, n’ayant point d’égal dansla science divinatoire, leur défendit de tenter la guerre quidévore les hommes ; mais ils ne lui obéirent point, parce queles kères de la noire mort les entraînaient.

Et ceux qui habitaient Perkôtè et Praktios, etSèstos et Abydos, et la divine Arisbè, étaient commandés par AsiosHyrtakide, que des chevaux grands et ardents avaient amené desbords du fleuve Sellèis.

Et les tribus Pélasgiques habiles à lancer lapique, et ceux qui habitaient Larissa aux plaines fertiles, étaientcommandés par Hippothoos et Pyleus, nourrissons d’Arès, fils duPélasge Lèthos Teutamide.

Et Akamas commandait les Thrakiens, et lehéros Peirôs ceux qu’enferme le Hellespontos rapide.

Et Euphèmos commandait les braves Kikoniens,et il était fils de Troizènos Kéade, cher à Zeus.

Et Pyraikhmès commandait les archers Paiones,venus de la terre lointaine d’Amydôn et du large Axios qui répandses belles eaux sur la terre.

Et le brave Pylaiméneus commandait lesPaphlagones, du pays des Énètiens, où naissent les mules sauvages.Et ils habitaient aussi Kytôros et Sésamos, et les belles villes dufleuve Parthénios, et Krômna, et Aigialos et la hauteÉrythinos.

Et Dios et Épistrophos commandaient lesHalizônes, venus de la lointaine Alybè, où germe l’argent.

Et Khromis et le divinateur Eunomoscommandaient les Mysiens. Mais Eunomos ne devina point la noiremort, et il devait tomber sous la main du rapide Aiakide, dans lefleuve où celui-ci devait tuer tant de Troiens.

Et Phorkys commandait les Phrygiens, avecAskanios pareil à un dieu. Et ils étaient venus d’Askaniè, désirantle combat.

Et Mesthlès et Antiphos, fils de Pylaiméneus,nés sur les bords du lac de Gygéia, commandaient les Maiones quihabitent aux pieds du Tmôlos.

Et Nastès commandait les Kariens au langagebarbare qui habitaient Milètos et les hauteurs Phthiriennes, et lesbords du Maiandros ét les cimes de Mykalè. Et Amphimakhos et Nastèsles commandaient, et ils étaient les fils illustres de Nomiôn. EtAmphimakhos combattait chargé d’or comme une femme, et ceci ne luifit point éviter la noire mort, le malheureux ! Car il devaittomber sous la main du rapide Aiakide, dans le fleuve, et le braveAkhilleus devait enlever son or.

Et l’irréprochable Sarpèdôn commandait lesLykiens, avec l’irréprochable Glaukos. Et ils étaient venus de lalointaine Lykiè et du Xanthos plein de tourbillons.

Chant 3

Quand tous, de chaque côté, se furent rangéssous leurs chefs, les Troiens s’avancèrent, pleins de clameurs etde bruit, comme des oiseaux. Ainsi, le cri des grues monte dansl’air, quand, fuyant l’hiver et les pluies abondantes, elles volentsur les flots d’Okéanos, portant le massacre et la kèr de la mortaux Pygmées. Et elles livrent dans l’air un rude combat. Mais lesAkhaiens allaient en silence, respirant la force, et, dans leurcœur, désirant s’entre aider. Comme le Notos enveloppe les hauteursde la montagne d’un brouillard odieux au berger et plus propice auvoleur que la nuit même, de sorte qu’on ne peut voir au-delà d’unepierre qu’on a jetée ; de même une noire poussière montaitsous les pieds de ceux qui marchaient, et ils traversaientrapidement la plaine.

Et quand ils furent proches les uns desautres, le divin Alexandros apparut en tête des Troiens, ayant unepeau de léopard sur les épaules, et l’arc recourbé et l’épée. Et,agitant deux piques d’airain, il appelait les plus braves desArgiens à combattre un rude combat. Et dès que Ménélaos, cher àArès, l’eut aperçu qui devançait l’armée et qui marchait à grandspas, comme un lion se réjouit, quand il a faim, de rencontrer uncerf cornu ou une chèvre sauvage, et dévore sa proie, bien que leschiens agiles et les ardents jeunes hommes le poursuivent, de mêmeMénélaos se réjouit quand il vit devant lui le divin Alexandros. Etil espéra se venger de celui qui l’avait outragé, et il sauta duchar avec ses armes.

Et dès que le divin Alexandros l’eut aperçu entête de l’armée, son cœur se serra, et il recula parmi les sienspour éviter la kèr de la mort. Si quelqu’un, dans les gorges desmontagnes, voit un serpent, il saute en arrière, et ses genouxtremblent, et ses joues pâlissent. De même le divin Alexandros,craignant le fils d’Atreus, rentra dans la foule des hardisTroiens.

Et Hektôr, l’ayant vu, l’accabla de parolesamères :

– Misérable Pâris, qui n’as que ta beauté,trompeur et efféminé, plût aux dieux que tu ne fusses point né, ouque tu fusses mort avant tes dernières noces ! Certes, celaeût mieux valu de beaucoup, plutôt que d’être l’opprobre et larisée de tous ! Voici que les Akhaiens chevelus rient demépris, car ils croyaient que tu combattais hardiment hors desrangs, parce que ton visage est beau ; mais il n’y a dans toncœur ni force ni courage. Pourquoi, étant un lâche, as-tu traverséla mer sur tes nefs rapides, avec tes meilleurs compagnons, et,mêlé à des étrangers, as-tu enlevé une très belle jeune femme dupays d’Apy, parente d’hommes belliqueux ? Immense malheur pourton père, pour ta ville et pour tout le peuple ; joie pour nosennemis et honte pour toi-même ! Et tu n’as point osé attendreMénélaos, cher à Arès. Tu saurais maintenant de quel guerrier turetiens la femme. Ni ta kithare, ni les dons d’Aphrodite, tachevelure et ta beauté, ne t’auraient sauvé d’être traîné dans lapoussière. Mais les Troiens ont trop de respect, car autrement, tuserais déjà revêtu d’une tunique de pierres, pour prix des maux quetu as causés.

Et le divin Alexandros lui répondit :

– Hektôr, tu m’as réprimandé justement. Toncœur est toujours indompté, comme la hache qui fend le bois etaccroît la force de l’ouvrier constructeur de nefs. Telle est l’âmeindomptée qui est dans ta poitrine. Ne me reproche point les donsaimables d’Aphrodite d’or. Il ne faut point rejeter les donsglorieux des dieux, car eux seuls en disposent, et nul ne lespourrait prendre à son gré. Mais si tu veux maintenant que jecombatte et que je lutte, arrête les Troiens et les Akhaiens, afinque nous combattions moi et Ménélaos, cher à Arès, au milieu detous, pour Hélénè et pour toutes ses richesses. Et le vainqueuremportera cette femme et toutes ses richesses, et, après avoiréchangé des serments inviolables, vous, Troiens, habiterez laféconde Troiè, et les Akhaiens retourneront dans Argos, nourrice dechevaux, et dans l’Akhaiè aux belles femmes.

Il parla ainsi, et Hektôr en eut une grandejoie, et il s’avança, arrêtant les phalanges des Troiens, à l’aidede sa pique qu’il tenait par le milieu. Et ils s’arrêtèrent. Et lesAkhaiens chevelus tiraient sur lui et le frappaient de flèches etde pierres. Mais le roi des hommes, Agamemnôn, cria à voixhaute :

– Arrêtez, Argiens ! ne frappez point,fils des Akhaiens ! Hektôr au casque mouvant semble vouloirdire quelques mots.

Il parla ainsi, et ils cessèrent et firentsilence, et Hektôr parla au milieu d’eux :

– Ecoutez, Troiens et Akhaiens, ce que ditAlexandros qui causa cette guerre. Il désire que les Troiens et lesAkhaiens déposent leurs belles armes sur la terre nourricière, etque lui et Ménélaos, cher à Arès, combattent, seuls, au milieu detous, pour Hélénè et pour toutes ses richesses. Et le vainqueuremportera cette femme et toutes ses richesses, et nous échangeronsdes serments inviolables.

Il parla ainsi, et tous restèrent silencieux.Et Ménélaos, hardi au combat, leur dit :

– Ecoutez-moi maintenant. Une grande douleurserre mon cœur, et j’espère que les Argiens et les Troiens vontcesser la guerre, car vous avez subi des maux infinis pour maquerelle et pour l’injure que m’a faite Alexandros. Que celui desdeux à qui sont réservées la moire et la mort, meure donc ; etvous, cessez aussitôt de combattre. Apportez un agneau noir pourGaia et un agneau blanc pour Hélios, et nous en apporterons autantpour Zeus. Et vous amènerez Priamos lui-même, pour qu’il se lie pardes serments, car ses enfants sont parjures et sans foi, et quepersonne ne puisse violer les serments de Zeus. L’esprit des jeuneshommes est léger, mais, dans ses actions, le vieillard regarde à lafois l’avenir et le passé et agit avec équité.

Il parla ainsi, et les Troiens et les Akhaiensse réjouirent, espérant mettre fin à la guerre mauvaise. Et ilsretinrent les chevaux dans les rangs, et ils se dépouillèrent deleurs armes déposées sur la terre. Et il y avait peu d’espace entreles deux armées. Et Hektôr envoya deux hérauts à la ville pourapporter deux agneaux et appeler Priamos. Et le roi Agamemnônenvoya Talthybios aux nefs creuses pour y prendre un agneau, etTalthybios obéit au divin Agamemnôn.

Et la messagère Iris s’envola chez Hélénè auxbras blancs, s’étant faite semblable à sa belle-sœur Laodikè, laplus belle des filles de Priamos, et qu’avait épousée l’AnténorideÉlikaôn.

Et elle trouva Hélénè dans sa demeure, tissantune grande toile double, blanche comme le marbre, et y retraçantles nombreuses batailles que les Troiens dompteurs de chevaux etles Akhaiens revêtus d’airain avaient subies pour elle par lesmains d’Arès. Et Iris aux pieds légers, s’étant approchée, luidit :

– Viens, chère nymphe, voir le spectacleadmirable des Troiens dompteurs de chevaux et des Akhaiens revêtusd’airain. Ils combattaient tantôt dans la plaine, pleins de lafureur d’Arès, et les voici maintenant assis en silence, appuyéssur leurs boucliers, et la guerre a cessé, et les piques sontenfoncées en terre. Alexandros et Ménélaos cher à Arès combattrontpour toi, de leurs longues piques, et tu seras l’épouse bien-aiméedu vainqueur.

Et la déesse, ayant ainsi parlé, jeta dans soncœur un doux souvenir de son premier mari, et de son pays, et deses parents. Et Hélénè, s’étant couverte aussitôt de voiles blancs,sortit de la chambre nuptiale en pleurant ; et deux femmes lasuivaient, Aithrè, fille de Pittheus, et Klyménè aux yeux de bœuf.Et voici qu’elles arrivèrent aux portes Skaies. Priamos, Panthoos,Thymoitès, Lampos, Klytios, lbkétaôn, nourrisson d’Arès, Oukalégônet Antènôr, très sages tous deux, siégeaient, vieillardsvénérables, au-dessus des portes Skaies. Et la vieillesse lesécartait de la guerre ; mais c’étaient d’excellentsagorètes ; et ils étaient pareils à des cigales qui, dans lesbois, assises sur un arbre, élèvent leur voix mélodieuse. Telsétaient les princes des Troiens, assis sur la tour. Et quand ilsvirent Hélénè qui montait vers eux, ils se dirent les uns auxautres, et à voix basse, ces paroles ailées :

Certes, il est juste que les Troiens et lesAkhaiens aux belles knèmides subissent tant de maux, et depuis silongtemps, pour une telle femme, car elle ressemble aux déessesimmortelles par sa beauté. Mais, malgré cela, qu’elle s’en retournesur ses nefs, et qu’elle ne nous laisse point, à nous et à nosenfants, un souvenir misérable.

Ils parlaient ainsi, et Priamos appelaHélénè :

– Viens, chère enfant, approche, assieds-toiauprès de moi, afin de revoir ton premier mari, et tes parents, ettes amis. Tu n’es point la cause de nos malheurs. Ce sont les dieuxseuls qui m’ont accablé de cette rude guerre Akhaienne. Dis-moi lenom de ce guerrier d’une haute stature ; quel est cet Akhaiengrand et vigoureux ? D’autres ont une taille plus élevée, maisje n’ai jamais vu de mes yeux un homme aussi beau et majestueux. Ila l’aspect d’un roi.

Et Hélénè, la divine femme, luirépondit :

– Tu m’es vénérable et redoutable, pèrebien-aimé. Que n’ai-je subi la noire mort quand j’ai suivi tonfils, abandonnant ma chambre nuptiale et ma fille née en mon payslointain, et mes frères, et les chères compagnes de majeunesse ! Mais telle n’a point été ma destinée, et c’est pourcela que je me consume en pleurant. Je te dirai ce que tu m’asdemandé. Cet homme est le roi Agamemnôn Atréide, qui commande auloin, roi habile et brave guerrier. Et il fut mon beau-frère, à moiinfâme, s’il m’est permis de dire qu’il le fut.

Elle parla ainsi, et le vieillard, pleind’admiration, s’écria :

– Ô heureux Atréide, né pour d’heureusesdestinées ! Certes, de nombreux fils des Akhaiens te sontsoumis. Autrefois, dans la Phrygiè féconde en vignes, j’ai vu denombreux Phrygiens, habiles cavaliers, tribus belliqueuses d’Otreuset de Mygdôn égal aux dieux, et qui étaient campés sur les bords duSangarios. Et j’étais au milieu d’eux, étant leur allié, quandvinrent les Amazones viriles. Mais ils n’étaient point aussinombreux que les Akhaiens.

Puis, ayant vu Odysseus, le vieillardinterrogea Hélénè :

– Dis-moi aussi, chère enfant, qui estcelui-ci. Il est moins grand que l’Atréide Agamemnôn, mais pluslarge des épaules et de la poitrine. Et ses armes sont couchées surla terre nourricière, et il marche, parmi les hommes, comme unbélier chargé de laine au milieu d’un grand troupeau de brebisblanches.

Et Hélénè, fille de Zeus, luirépondit :

– Celui-ci est le subtil Laertiade Odysseus,nourri dans le pays stérile d’Ithakè. Et il est plein de ruses etde prudence.

Et le sage Antènôr lui répondit :

– Ô femme ! tu as dit une parole vraie.Le divin Odysseus vint autrefois ici, envoyé pour toi, avecMénélaos cher à Arès, et je les reçus dans mes demeures, et j’aiappris à connaître leur aspect et leur sagesse. Quand ils venaientà l’agora des Troiens, debout, Ménélaos surpassait Odysseus desépaules, mais, assis, le plus majestueux était Odysseus. Et quandils haranguaient devant tous, certes, Ménélaos, bien que le plusjeune, parlait avec force et concision, en peu de mots, mais avecune clarté précise et allant droit au but. Et quand le subtilOdysseus se levait, il se tenait immobile, les yeux baissés,n’agitant le sceptre ni en avant ni en arrière, comme un agorèteinexpérimenté. On eût dit qu’il était plein d’une sombre colère ettel qu’un insensé. Mais quand il exhalait de sa poitrine sa voixsonore, ses paroles pleuvaient, semblables aux neiges de l’hiver.En ce moment, nul n’aurait osé lutter contre lui ; mais, aupremier aspect, nous ne l’admirions pas autant.

Ayant vu Aias, une troisième fois le vieillardinterrogea Hélénè :

– Qui est cet autre guerrier Akhaien, grand etathlétique, qui surpasse tous les Argiens de la tête et desépaules ?

Et Hélénè au long péplos, la divine femme, luirépondit :

– Celui-ci est le grand Aias, le bouclier desAkhaiens. Et voici, parmi les Krètois, Idoméneus tel qu’un dieu, etles princes Krètois l’environnent. Souvent, Ménélaos cher à Arès lereçut dans nos demeures, quand il venait de la Krètè. Et voici tousles autres Akhaiens aux yeux noirs, et je les reconnais, et jepourrais dire leurs noms. Mais je ne vois point les deux princesdes peuples, Kastôr dompteur de chevaux et Polydeukès invincible aupugilat, mes propres frères, car une même mère nous a enfantés.N’auraient-ils point quitté l’heureuse Lakédaimôn, ou, s’ils sontvenus sur leurs nefs rapides, ne veulent-ils point se montrer aumilieu des hommes, à cause de ma honte et de monopprobre ?

Elle parla ainsi, mais déjà la terre fécondeles renfermait, à Lakédaimôn, dans la chère patrie.

Et les hérauts, à travers la ville, portaientles gages sincères des dieux, deux agneaux, et, dans une outre depeau de chèvre, le vin joyeux, fruit de la terre. Et le hérautIdaios portait un kratère étincelant et des coupes d’or ; et,s’approchant, il excita le vieillard par ces paroles :

– Lève-toi, Laomédontiade ! Les princesdes Troiens dompteurs de chevaux et des Akhaiens revêtus d’airaint’invitent à descendre dans la plaine, afin que vous échangiez desserments inviolables. Et Alexandros et Ménélaos cher à Arèscombattront pour Hélénè avec leurs longues piques, et ses richessesappartiendront au vainqueur. Et tous, ayant fait alliance etéchangé des serments inviolables, nous, Troiens, habiterons laféconde Troiè, et les Akhaiens retourneront dans Argos nourrice dechevaux et dans l’Akhaiè aux belles femmes.

Il parla ainsi, et le vieillard frémit, et ilordonna à ses compagnons d’atteler les chevaux, et ils obéirentpromptement. Et Priamos monta, tenant les rênes, et, auprès de lui,Antènôr entra dans le beau char ; et, par les portes Skaies,tous deux poussèrent les chevaux agiles dans la plaine.

Et quand ils furent arrivés au milieu desTroiens et des Akhaiens, ils descendirent du char sur la terrenourricière et se placèrent au milieu des Troiens et desAkhaiens.

Et, aussitôt, le roi des hommes, Agamemnôn, seleva, ainsi que le subtil Odysseus. Puis, les hérauts vénérablesréunirent les gages sincères des dieux, mêlant le vin dans lekratère et versant de l’eau sur les mains des rois. Et l’AtréideAgamemnôn, tirant le couteau toujours suspendu à côté de la grandegaine de l’épée, coupa du poil sur la tête des agneaux, et leshérauts le distribuèrent aux princes des Troiens et des Akhaiens.Et, au milieu d’eux, l’Atréide pria, à haute voix, les mainsétendues :

– Père Zeus, qui commandes du haut de l’Ida,très glorieux, très grand ! Hélios, qui vois et entendstout ! fleuves et Gaia ! et vous qui, sous la terre,châtiez les parjures, soyez tous témoins, scellez nos sermentsinviolables. Si Alexandros tue Ménélaos, qu’il garde Hélénè ettoutes ses richesses, et nous retournerons sur nos nefsrapides ; mais si le blond Ménélaos tue Alexandros, que lesTroiens rendent Hélénè et toutes ses richesses, et qu’ils payentaux Argiens, comme il est juste, un tribut dont se souviendront leshommes futurs. Mais si, Alexandros mort, Priamos et les fils dePriamos refusaient de payer ce tribut, je resterai et combattraipour ceci, jusqu’à ce que je termine la guerre.

Il parla ainsi, et, de l’airain cruel, iltrancha la gorge des agneaux et il les jeta palpitants sur la terreet rendant l’âme, car l’airain leur avait enlevé la vie. Et tous,puisant le vin du kratère avec des coupes, ils le répandirent etprièrent les dieux qui vivent toujours. Et les Troiens et lesAkhaiens disaient :

– Zeus, très glorieux, très grand, et vous,dieux immortels ! que la cervelle de celui qui violera lepremier ce serment, et la cervelle de ses fils, soient répanduessur la terre comme ce vin, et que leurs femmes soient outragées parautrui !

Mais le Kroniôn ne les exauça point. Et leDardanide Priamos parla et leur dit :

– Ecoutez-moi, Troiens et Akhaiens aux bellesknèmides. Je retourne vers la hauteur d’Ilios, car je ne sauraisvoir de mes yeux mon fils bien-aimé lutter contre Ménélaos cher àArès. Zeus et les dieux immortels savent seuls auquel des deux estréservée la mort.

Ayant ainsi parlé, le divin vieillard plaçales agneaux dans le char, y monta, et saisit les rênes. Et Antènôr,auprès de lui, entra dans le beau char, et ils retournèrent versIlios.

Et le Priamide Hektôr et le divin Odysseusmesurèrent l’arène d’abord, et remuèrent les sorts dans un casque,pour savoir qui lancerait le premier la pique d’airain. Et lespeuples priaient et levaient les mains vers les dieux, et lesTroiens et les Akhaiens disaient :

– Père Zeus, qui commandes au haut de l’Ida,très glorieux, très grand ! que celui qui nous a causé tant demaux descende chez Aidès, et puissions-nous sceller une alliance etdes traités inviolables !

Ils parlèrent ainsi, et le grand Hektôr aucasque mouvant agita les sorts en détournent les yeux, et celui dePâris sortit le premier. Et tous s’assirent en rangs, chacun auprèsde ses chevaux agiles et de ses armes éclatantes. Et le divinAlexandros, l’époux de Hélénè aux beaux cheveux, couvrit sesépaules de ses belles armes. Et il mit autour de ses jambes sesbelles knèmides aux agrafes d’argent, et, sur sa poitrine, lacuirasse de son frère Lykaôn, faite à sa taille ; et ilsuspendit à ses épaules l’épée d’airain aux clous d’argent. Puis ilprit le bouclier vaste et lourd, et il mit sur sa tête guerrière unriche casque orné de crins, et ce panache s’agitaitfièrement ; et il saisit une forte pique faite pour ses mains.Et le brave Ménélaos se couvrit aussi de ses armes.

Tous deux, s’étant armés, avancèrent au milieudes Troiens et des Akhaiens, se jetant de sombres regards ; etles Troiens dompteurs de chevaux et les Akhaiens aux bellesknèmides les regardaient avec terreur. Ils s’arrêtèrent en facel’un de l’autre, agitant les piques et pleins de fureur.

Et Alexandros lança le premier sa longue piqueet frappa le bouclier poli de l’Atréide, mais il ne perça pointl’airain, et la pointe se ploya sur le dur bouclier. Et Ménélaos,levant sa pique, supplia le père Zeus :

– Père Zeus ! fais que je punisse ledivin Alexandros, qui le premier m’a outragé, et fais qu’il tombesous mes mains, afin que, parmi les hommes futurs, chacun trembled’outrager l’hôte qui l’aura reçu avec bienveillance !

Ayant parlé ainsi, il brandit sa longue pique,et, la lançant, il en frappa le bouclier poli du Priamide. Et laforte pique, à travers le bouclier éclatant, perça la richecuirasse et déchira la tunique auprès du flanc. Et Alexandros, secourbant, évita la noire kèr. Et l’Atréide, ayant tiré l’épée auxclous d’argent, en frappa le cône du casque ; mais l’épée,rompue en trois ou quatre morceaux, tomba de sa main, et l’Atréidegémit en regardant le vaste Ouranos :

– Père Zeus ! nul d’entre les dieux n’estplus inexorable que toi. Certes, j’espérais me venger de l’outraged’Alexandros et l’épée s’est rompue dans ma main, et la pique a étévainement lancée, et je ne l’ai point frappé !

Il parla ainsi, et, d’un bond, il le saisitpar les crins du casque, et il le traîna vers les Akhaiens auxbelles knèmides. Et le cuir habilement orné, qui liait le casquesous le menton, étouffait le cou délicat d’Alexandros ; etl’Atréide l’eût traîné et eût remporté une grande gloire, si lafille de Zeus, Aphroditè, ayant vu cela, n’eût rompu le cuir debœuf ; et le casque vide suivit la main musculeuse deMénélaos. Et celui-ci le fit tournoyer et le jeta au milieu desAkhaiens aux belles knèmides, et ses chers compagnonsl’emportèrent. Puis, il se rua de nouveau désirant tuer le Priamidede sa pique d’airain ; mais Aphroditè, étant déesse, enlevatrès facilement Alexandros en l’enveloppant d’une nuée épaisse, etelle le déposa dans sa chambre nuptiale, sur son lit parfumé. Etelle sortit pour appeler Hélénè, qu’elle trouva sur la haute tour,au milieu de la foule des Troiennes. Et la divine Aphroditè,s’étant faite semblable à une vieille femme habile à tisser lalaine, et qui la tissait pour Hélénè dans la populeuse Lakédaimôn,et qui aimait Hélénè, saisit celle-ci par sa robe nektaréenne etlui dit :

– Viens ! Alexandros t’invite à revenir.Il est couché, plein de beauté et richement vêtu, sur son lithabilement travaillé. Tu ne dirais point qu’il vient de luttercontre un homme, mais tu croirais qu’il va aux danses, ou qu’ilrepose au retour des danses.

Elle parla ainsi, et elle troubla le cœur deHélénè. Mais dès que celle-ci eut vu le beau cou de la déesse, etson sein d’où naissent les désirs, et ses yeux éclatants, elle futsaisie de terreur, et, la nommant de son nom, elle luidit :

– Ô mauvaise ! Pourquoi veux-tu metromper encore ? Me conduiras-tu dans quelque autre villepopuleuse de la Phrygiè ou de l’heureuse Maioniè, si un homme quit’est cher y habite ? Est-ce parce que Ménélaos, ayant vaincule divin Alexandros, veut m’emmener dans ses demeures, moi qui mesuis odieuse, que tu viens de nouveau me tendre des pièges ?Va plutôt ! abandonne la demeure des dieux, ne retourne plusdans l’Olympos, et reste auprès de lui, toujours inquiète ; etprends-le sous ta garde, jusqu’à ce qu’il fasse de toi sa femme ouson esclave ! Pour moi, je n’irai plus orner son lit, car ceserait trop de honte, et toutes les Troiennes me blâmeraient, etj’ai trop d’amers chagrins dans le cœur.

Et la divine Aphroditè, pleine de colère, luidit :

– Malheureuse ! crains de m’irriter, depeur que je t’abandonne dans ma colère, et que je te haïsse autantque je t’ai aimée, et que, jetant des haines inexorables entre lesTroiens et les Akhaiens, je te fasse périr d’une mortviolente !

Elle parla ainsi, et Hélénè, fille de Zeus,fut saisie de terreur, et, couverte de sa robe éclatante deblancheur, elle marcha en silence, s’éloignant des Troiennes, surles pas de la déesse.

Et quand elles furent parvenues à la belledemeure d’Alexandros, toutes les servantes se mirent à leur tâche,et la divine femme monta dans la haute chambre nuptiale. Aphroditèqui aime les sourires avança un siège pour elle auprèsd’Alexandros, et Hélénè, fille de Zeus tempétueux, s’y assit endétournant les yeux ; mais elle adressa ces reproches à sonépoux :

– Te voici revenu du combat. Que n’yrestais-tu, mort et dompté par l’homme brave qui fut mon premiermari ! Ne te vantais-tu pas de l’emporter sur Ménélaos cher àArès, par ton courage, par ta force et par ta lance ?Va ! défie encore Ménélaos cher à Arès, et combats de nouveaucontre lui ; mais non, je te conseille plutôt de ne pluslutter contre le blond Ménélaos, de peur qu’il te dompte aussitôtde sa lance !

Et Pâris, lui répondant, parlaainsi :

– Femme ! ne blesse pas mon cœur pard’amères paroles. Il est vrai, Ménélaos m’a vaincu à l’aided’Athènè, mais je le vaincrai plus tard, car nous avons aussi desdieux qui nous sont amis. Viens ! couchons-nous etaimons-nous ! Jamais le désir ne m’a brûlé ainsi, mêmelorsque, naviguant sur mes nefs rapides, après t’avoir enlevée del’heureuse Lakédaimôn, je m’unis d’amour avec toi dans l’île deKranaè, tant je t’aime maintenant et suis saisi dedésirs !

Il parla ainsi et marcha vers son lit, etl’épouse le suivit, et ils se couchèrent dans le lit bienconstruit.

Cependant l’Atréide courait comme une bêteféroce au travers de la foule, cherchant le divin Alexandros. Etnul des Troiens ni des illustres alliés ne put montrer Alexandros àMénélaos cher à Arès. Et certes, s’ils l’avaient vu, ils nel’auraient point caché, car ils le haïssaient tous comme la noirekèr. Et le roi des hommes, Agamemnôn, leur parla ainsi :

– Ecoutez-moi, Troiens, Dardaniens et alliés.La victoire, certes, est à Ménélaos cher à Arès. Rendez-nous doncl’Argienne Hélénè et ses richesses, et payez, comme il est juste,un tribut dont se souviendront les hommes futurs.

L’Atréide parla ainsi, et tous les Akhaiensapplaudirent.

Chant 4

Les dieux, assis auprès de Zeus, étaientréunis sur le pavé d’or, et la vénérable Hèbè versait le nektar, ettous, buvant les coupes d’or, regardaient la ville des Troiens. Etle Kronide voulut irriter Hèrè par des paroles mordantes, et ildit :

– Deux déesses défendent Ménélaos, Hèrèl’Argienne et la protectrice Athènè ; mais elles restentassises et ne font que regarder, tandis qu’Aphroditè qui aime lessourires ne quitte jamais Alexandros et écarte de lui les kères. Etvoici qu’elle l’a sauvé comme il allait périr. Mais la victoire està Ménélaos cher à Arès. Songeons donc à ceci. Faut-il exciter denouveau la guerre mauvaise et le rude combat, ou sceller l’allianceentre les deux peuples ? S’il plaît à tous les dieux, la villedu roi Priamos restera debout, et Ménélaos emmènera l’ArgienneHélénè.

Il parla ainsi, et les déesses Athènè et Hèrèse mordirent les lèvres, et, assises à côté l’une de l’autre, ellesméditaient la destruction des Troiens. Et Athènè restait muette,irritée contre son père Zeus, et une sauvage colère labrûlait ; mais Hèrè ne put contenir la sienne etdit :

Très dur Kronide, quelle parole as-tudite ? Veux-tu rendre vaines toutes mes fatigues et la sueurque j’ai suée ? J’ai lassé mes chevaux en rassemblant lespeuples contre Priamos et contre ses enfants. Fais donc, mais lesdieux ne t’approuveront pas.

Et Zeus qui amasse les nuées, très irrité, luidit :

– Malheureuse ! Quels maux si grandsPriamos et les enfants de Priamos t’ont-ils causés, que tu veuillessans relâche détruire la forte citadelle d’Ilios ? Si, dansses larges murailles, tu pouvais dévorer Priamos et les enfants dePriamos et les autres Troiens, peut-être ta haine serait elleassouvie. Fais selon ta volonté, et que cette dissension cessedésormais entre nous. Mais je te dirai ceci, et garde mes parolesdans ton esprit : Si jamais je veux aussi détruire une villehabitée par des hommes qui te sont amis, ne t’oppose point à macolère et laisse-moi agir, car c’est à contrecœur que je te livrecelle-ci. De toutes les villes habitées par les hommes terrestres,sous Hélios et sous l’Ouranos étoilé, aucune ne m’est plus chèreque la ville sacrée d’Ilios, où sont Priamos et le peuple dePriamos qui tient la lance. Là, mon autel n’a jamais manqué denourriture, de libations, et de graisse ; car nous avons cethonneur en partage.

Et la vénérable Hèrè aux yeux de bœuf luirépondit :

– Certes, j’ai trois villes qui me sont trèschères, Argos, Spartè et Mykènè aux larges rues. Détruis-les quandtu les haïras, et je ne les défendrai point ; mais jem’opposerais en vain à ta volonté, puisque tu es infiniment pluspuissant. Il ne faut pas que tu rendes mes fatigues vaines. Je suisdéesse aussi, et ma race est la tienne. Le subtil Kronos m’aengendrée, et je suis deux fois vénérable, par mon origine et parceque je suis ton épouse, à toi qui commandes à tous les immortels.Cédons-nous donc tour à tour, et les dieux immortels nous obéiront.Ordonne qu’Athènè se mêle au rude combat des Troiens et desAkhaiens. Qu’elle pousse les Troiens à outrager, les premiers, lesfiers Akhaiens, malgré l’alliance jurée.

Elle parla ainsi, et le père des hommes et desdieux le voulut, et il dit à Athènè ces paroles ailées :

– Va très promptement au milieu des Troiens etdes Akhaiens, et pousse les Troiens à outrager, les premiers, lesfiers Akhaiens, malgré l’alliance jurée.

Ayant ainsi parlé, il excita Athènè déjàpleine de ce désir, et elle se précipita des sommets de l’Olympos.Comme un signe lumineux que le fils du subtil Kronos envoie auxmarins et aux peuples nombreux, et d’où jaillissent milleétincelles, Pallas Athènè s’élança sur la terre et tomba au milieudes deux armées. Et sa vue emplit de frayeur les Troiens dompteursde chevaux et les Akhaiens aux belles knèmides. Et ils se disaiententre eux : – Certes, la guerre mauvaise et le rude combatvont recommencer, ou Zeus va sceller l’alliance entre les deuxpeuples, car il règle la guerre parmi les hommes.’

Ils parlaient ainsi, et Athènè se mêla auxTroiens, semblable au brave Laodokos Anténoride, et cherchantPandaros égal aux dieux. Et elle trouva debout le brave etirréprochable fils de Lykaôn, et, autour de lui, la foule deshardis porte boucliers qui l’avaient suivi des bords de l’Aisèpos.Et, s’étant approchée, Athènè lui dit en paroles ailées :

– Te laisseras-tu persuader par moi, bravefils de Lykaôn, et oserais-tu lancer une flèche rapide àMénélaos ? Certes, tu serais comblé de gloire et de gratitudepar tous les Troiens et surtout par le roi Alexandros. Et il teferait de riches présents, s’il voyait le brave Ménélaos, filsd’Atreus, dompté par ta flèche et montant sur le bûcher funéraire.Courage ! Tire contre le noble Ménélaos, et promets une bellehécatombe à l’illustre archer Apollôn Lykien, quand tu seras deretour dans la citadelle de Zéléiè la sainte.

Athènè parla ainsi, et elle persuadal’insensé. Et il tira de l’étui un arc luisant, dépouille d’unechèvre sauvage et bondissante qu’il avait percée à la poitrine,comme elle sortait d’un creux de rocher. Et elle était tombée mortesur la pierre. Et ses cornes étaient hautes de seize palmes. Unexcellent ouvrier les travailla, les polit et les dora à chaqueextrémité. Et Pandaros, ayant bandé cet arc, le posa à terre, etses braves compagnons le couvrirent de leurs boucliers, de peur queles fils des courageux Akhaiens vinssent à se ruer avant que lebrave Ménélaos, chef des Akhaiens, ne fût frappé.

Et Pandaros ouvrit le carquois et en tira uneflèche neuve, ailée, source d’amères douleurs. Et il promit àl’illustre archer Apollôn Lykien une belle hécatombe d’agneauxpremiers-nés, quand il serait de retour dans la citadelle de Zéléièla sainte.

Et il saisit à la fois la flèche et le nerf debœuf, et, les ayant attirés, le nerf toucha sa mamelle, et lapointe d’airain toucha l’arc, et le nerf vibra avec force, et laflèche aiguë s’élança, désirant voler au travers de la foule.

Mais les dieux heureux ne t’oublièrent point,Ménélaos ! Et la terrible fille de Zeus se tint la premièredevant toi pour détourner la flèche amère. Elle la détourna commeune mère chasse une mouche loin de son enfant enveloppé par le douxsommeil. Et elle la dirigea là où les anneaux d’or du baudrierforment comme une seconde cuirasse. Et la flèche amère tomba sur lesolide baudrier, et elle le perça ainsi que la cuirasse artistementornée et la mitre qui, par-dessous, garantissait la peau destraits. Et la flèche la perça aussi, et elle effleura la peau duhéros, et un sang noir jaillit de la blessure.

Comme une femme Maionienne ou Karienne teintde pourpre l’ivoire destiné à orner le mors des chevaux, et qu’ellegarde dans sa demeure, et que tous les cavaliers désirent, car ilest l’ornement d’un roi, la parure du cheval et l’orgueil ducavalier, ainsi, Ménélaos, le sang rougit tes belles cuisses et tesjambes jusqu’aux chevilles. Et le roi des hommes, Agamemnôn, frémitde voir ce sang noir couler de la blessure ; et Ménélaos cherà Arès frémit aussi. Mais quand il vit que le fer de la flècheavait à peine pénétré, son cœur se raffermit ; et, au milieude ses compagnons qui se lamentaient, Agamemnôn qui commande auloin, prenant la main de Ménélaos, lui dit en gémissant :

– Cher frère, c’était ta mort que je décidaispar ce traité, en t’envoyant seul combattre les Troiens pour tousles Akhaiens, puisqu’ils t’ont frappé et ont foulé aux pieds desserments inviolables. Mais ces serments ne seront point vains, nile sang des agneaux, ni les libations sacrées, ni le gage de nosmains unies. Si l’Olympien ne les frappe point maintenant, il lespunira plus tard ; et ils expieront par des calamitésterribles cette trahison qui retombera sur leurs têtes, sur leursfemmes et sur leurs enfants. Car je le sais, dans mon esprit, unjour viendra où la sainte Ilios périra, et Priamos, et le peuple dePriamos habile à manier la lance. Zeus Kronide qui habite l’aithèragitera d’en haut sur eux sa terrible Aigide, indigné de cettetrahison qui sera châtiée. Ô Ménélaos, ce serait une amère douleurpour moi si, accomplissant tes destinées, tu mourais. Couvertd’opprobre je retournerais dans Argos, car les Akhaiens voudraientaussitôt rentrer dans la terre natale, et nous abandonnerionsl’Argienne Hélénè comme un triomphe à Priamos et aux Troiens. Etles orgueilleux Troiens diraient, foulant la tombe de l’illustreMénélaos :

– Plaise aux dieux qu’Agamemnôn assouvissetoujours ainsi sa colère ! Il a conduit ici l’armée inutiledes Akhaiens, et voici qu’il est retourné dans son pays bien-aimé,abandonnant le brave Ménèlaos !’

– Ils parleront ainsi un jour ; mais,alors, que la profonde terre m’engloutisse !

Et le blond Ménélaos, le rassurant, parlaainsi :

– Reprends courage, et n’effraye point lepeuple des Akhaiens. Le trait aigu ne m’a point blessé à mort, etle baudrier m’a préservé, ainsi que la cuirasse, le tablier et lamitre que de bons armuriers ont forgée.

Et Agamemnôn qui commande au loin, luirépondant, parla ainsi :

– Plaise aux dieux que cela soit, ô cherMénélaos ! Mais un médecin soignera ta blessure et mettra leremède qui apaise les noires douleurs.

Il parla ainsi, et appela le héraut divinTalthybios :

– Talthybios, appelle le plus promptementpossible l’irréprochable médecin Makhaôn Asklépiade, afin qu’ilvoie le brave Ménélaos, prince des Akhaiens, qu’un habile archerTroien ou Lykien a frappé d’une flèche. Il triomphe, et nous sommesdans le deuil.

Il parla ainsi, et le héraut lui obéit. Et ilchercha, parmi le peuple des Akhaiens aux tuniques d’airain, lehéros Makhaôn, qu’il trouva debout au milieu de la foulebelliqueuse des porte boucliers qui l’avaient suivi de Trikkè,nourrice de chevaux. Et, s’approchant, il dit ces parolesailées :

– Lève-toi, Asklépiade ! Agamemnôn, quicommande au loin, t’appelle, afin que tu voies le brave Ménélaos,fils d’Atreus, qu’un habile archer Troien ou Lykien a frappé d’uneflèche. Il triomphe, et nous sommes dans le deuil.

Il parla ainsi, et le cœur de Makhaôn fut émudans sa poitrine. Et ils marchèrent à travers l’armée immense desAkhaiens ; et quand ils furent arrivés à l’endroit où le blondMénélaos avait été blessé et était assis, égal aux dieux, en uncercle formé par les princes, aussitôt Makhaôn arracha le trait dusolide baudrier, en ployant les crochets aigus ; et il détachale riche baudrier, et le tablier et la mitre que de bons armuriersavaient forgée. Et, après avoir examiné la plaie faite par laflèche amère, et sucé le sang, il y versa adroitement un doux baumeque Khirôn avait autrefois donné à son père qu’il aimait.

Et tandis qu’ils s’empressaient autour deMénélaos hardi au combat, l’armée des Troiens, porteurs deboucliers, s’avançait, et les Akhaiens se couvrirent de nouveau deleurs armes, désirant combattre.

Et le divin Agamemnôn n’hésita ni se ralentit,mais il se prépara en hâte pour la glorieuse bataille. Et il laissases chevaux et son char orné d’airain ; et le serviteurEurymédôn, fils de Ptolémaios Peiraide, les retint à l’écart, etl’Atréide lui ordonna de ne point s’éloigner, afin qu’il pût monterdans le char, si la fatigue l’accablait pendant qu’il donnaitpartout ses ordres. Et il marcha à travers la foule des hommes. Etil encourageait encore ceux des Danaens aux rapides chevaux, qu’ilvoyait pleins d’ardeur :

– Argiens ! ne perdez rien de cetteardeur impétueuse, car le père Zeus ne protégera point le parjure.Ceux qui, les premiers, ont violé nos traités, les vautoursmangeront leur chair ; et, quand nous aurons pris leur ville,nous emmènerons sur nos nefs leurs femmes bien-aimées et leurspetits enfants.

Et ceux qu’il voyait lents au rude combat, illeur disait ces paroles irritées :

– Argiens promis à la pique ennemie !lâches, n’avez-vous point de honte ? Pourquoi restez-vousglacés de peur, comme des biches qui, après avoir couru à traversla vaste plaine, s’arrêtent épuisées et n’ayant plus de force aucœur ? C’est ainsi que, glacés de peur, vous vous arrêtez etne combattez point. Attendez-vous que les Troiens pénètrentjusqu’aux nefs aux belles poupes, sur le rivage de la blanche mer,et que le Kroniôn vous aide ?

C’est ainsi qu’il donnait ses ordres enparcourant la foule des hommes. Et il parvint là où les Krètoiss’armaient autour du brave Idoméneus. Et Idoméneus, pareil à unfort sanglier, était au premier rang ; et Mèrionès hâtait lesdernières phalanges. Et le roi des hommes, Agamemnôn, ayant vucela, s’en réjouit et dit à Idoméneus ces parolesflatteuses :

– Idoméneus, certes, je t’honore au-dessus detous les Danaens aux rapides chevaux, soit dans le combat, soitdans les repas, quand les princes des Akhaiens mêlent le vin vieuxdans les kratères. Et si les autres Akhaiens chevelus boivent avecmesure, ta coupe est toujours aussi pleine que la mienne, et tubois selon ton désir. Cours donc au combat, et sois tel que tu astoujours été.

Et le prince des Krètois, Idoméneus, luirépondit :

Atréide, je te serai toujours fidèle comme jete l’ai promis. Va ! encourage les autres Akhaiens chevelus,afin que nous combattions promptement, puisque les Troiens ontviolé nos traités. La mort et les calamités les accableront,puisque, les premiers, ils se sont parjurés.

Il parla ainsi, et l’Atréide s’éloigna, pleinde joie. Et il alla vers les Aias, à travers la foule des hommes.Et les Aias s’étaient armés, suivis d’un nuage de guerriers. Commeune nuée qu’un chevrier a vue d’une hauteur, s’élargissant sur lamer, sous le souffle de Zéphyros, et qui, par tourbillons épais,lui apparaît de loin plus noire que la poix, de sorte qu’ils’inquiète et pousse ses chèvres dans une caverne ; de mêmeles noires phalanges hérissées de boucliers et de piques des jeuneshommes nourrissons de Zeus se mouvaient derrière les Aias pour lerude combat. Et Agamemnôn qui commande au loin, les ayant vus, seréjouit et dit ces paroles ailées :

– Aias ! Princes des Argiens aux tuniquesd’airain, il ne serait point juste de vous ordonner d’exciter voshommes, car vous les pressez de combattre bravement. PèreZeus ! Athènè ! Apollôn ! que votre courage emplissetous les cœurs ! Bientôt la ville du roi Priamos, s’il enétait ainsi, serait renversée, détruite et saccagée par nosmains.

Ayant ainsi parlé, il les laissa et marchavers d’autres. Et il trouva Nestôr, l’harmonieux agorète desPyliens, qui animait et rangeait en bataille ses compagnons autourdu grand Pélagôn, d’Alastôr, de Khromios, de Haimôn et de Bias,prince des peuples. Et il rangeait en avant les cavaliers, leschevaux et les chars, et en arrière les fantassins braves etnombreux, pour être le rempart de la guerre, et les lâches aumilieu, afin que chacun d’eux combattît forcément. Et il enseignaitles cavaliers, leur ordonnant de contenir les chevaux et de nepoint courir au hasard dans la mêlée :

– Que nul ne s’élance en avant des autres pourcombattre les Troiens, et que nul ne recule, car vous serez sansforce. Que le guerrier qui abandonnera son char pour un autrecombatte plutôt de la pique, car ce sera pour le mieux, et c’estainsi que les hommes anciens, qui ont eu ce courage et cetteprudence, ont renversé les villes et les murailles.

Et le vieillard les exhortait ainsi, étanthabile dans la guerre depuis longtemps. Et Agamemnôn qui commandeau loin, l’ayant vu, se réjouit et lui dit ces parolesailées :

– Ô vieillard ! plût aux dieux que tesgenoux eussent autant de vigueur, que tu eusses autant de force queton cœur a de courage ! Mais la vieillesse, qui est la mêmepour tous, t’accable. Plût aux dieux qu’elle accablât plutôt toutautre guerrier, et que tu fusses des plus jeunes

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Certes, Atréide, je voudrais être encore ceque j’étais quand je tuai le divin Éreuthaliôn. Mais les dieux neprodiguent point tous leurs dons aux hommes. Alors, j’étais jeune,et voici que la vieillesse s’est emparée de moi. Mais tel que jesuis, je me mêlerai aux cavaliers et je les exciterai par mesconseils et par mes paroles, car c’est la part des vieillards.

Il parla ainsi, et l’Atréide, joyeux, allaplus loin. Et il trouva le cavalier Ménèstheus immobile, et autourde lui les Athènaiens belliqueux, et, auprès, le subtil Odysseus,et autour de ce dernier la foule hardie des Képhallèniens. Et ilsn’avaient point entendu le cri de guerre, car les phalanges desTroiens dompteurs de chevaux et des Akhaiens commençaient des’ébranler. Et ils se tenaient immobiles, attendant que d’autresphalanges Akhaiennes, s’élançant contre les Troiens, commençassentle combat. Et Agamemnôn, les ayant vus, les injuria et leur dit cesparoles ailées :

– Ô fils de Pétéos, d’un roi issu de Zeus, ettoi, qui es toujours plein de ruses subtiles, pourquoi, saisis deterreur, attendez-vous que d’autres combattent ? Il vousappartenait de courir en avant dans le combat furieux, ainsi quevous assistez les premiers à mes festins, où se réunissent les plusvénérables des Akhaiens. Là, sans doute, il vous est doux de mangerdes viandes rôties et de boire des coupes de bon vin autant qu’ilvous plaît. Et voici que, maintenant, vous verriez avec joie dixphalanges des Akhaiens combattre avant vous, armées de l’airainmeurtrier !

Et le subtil Odysseus, avec un sombre regard,lui répondit :

– Atréide, quelle parole s’est échappée de tabouche ? Comment oses-tu dire que nous hésitons devant lecombat ? Lorsque nous pousserons le rude Arès contre lesTroiens dompteurs de chevaux, tu verras, si tu le veux, et si celate plaît le père bien-aimé de Tèlémakhos au milieu des Troiensdompteurs de chevaux. Mais tu as dit une parole vaine.

Et Agamemnôn qui commande au loin, le voyantirrité, sourit, et, se rétractant, lui répondit :

– Subtil Odysseus, divin Laertiade, je ne veuxt’adresser ni injures ni reproches. Je sais que ton cœur, dans tapoitrine, est plein de desseins excellents, car tes pensées sontles miennes. Nous réparerons ceci, si j’ai mal parlé. Va donc, etque les dieux rendent mes paroles vaines !

Ayant ainsi parlé, il les laissa et alla versd’autres. Et il trouva Diomèdès, l’orgueilleux fils de Tydeus,immobile au milieu de ses chevaux et de ses chars solides. EtSthénélos, fils de Kapaneus, était auprès de lui. Et Agamemnôn quicommande au loin, les ayant vus, l’injuria et lui dit ces parolesailées :

– Ah ! fils du brave Tydeus dompteur dechevaux, pourquoi trembles-tu et regardes-tu entre les rangs ?Certes, Tydeus n’avait point coutume de trembler, mais ilcombattait hardiment l’ennemi, et hors des rangs, en avant de sescompagnons. Je ne l’ai point vu dans la guerre, mais on dit qu’ilétait au-dessus de tous. Il vint à Mykènè avec Polyneikès égal auxdieux, pour rassembler les peuples et faire une expédition contreles saintes murailles de Thèbè. Et ils nous conjuraient de leurdonner de courageux alliés, et tous y consentaient, mais les signescontraires de Zeus nous en empêchèrent. Et ils partirent, et quandils furent arrivés auprès de l’Asopos plein de joncs et d’herbes,Tydeus fut l’envoyé des Akhaiens. Et il partit, et il trouva lesKadméiônes, en grand nombre, mangeant dans la demeure de la forceÉtéokléenne. Et là, le cavalier Tydeus ne fut point effrayé, bienqu’étranger et seul au milieu des nombreux Kadméiônes. Et il lesprovoqua aux luttes et les vainquit aisément, car Athènè leprotégeait. Mais les cavaliers Kadméiônes, pleins de colère, luidressèrent, à son départ, une embuscade de nombreux guerriers’commandés par Maiôn Haimonide, tel que les immortels, et parLyképhontès, hardi guerrier, fils d’Autophonos. Et Tydeus les tuatous et n’en laissa revenir qu’un seul. Obéissant aux signes desdieux, il laissa revenir Maiôn. Tel était Tydeus l’Aitôlien ;mais il a engendré un fils qui ne le vaut point dans le combat,s’il parle mieux dans l’Agora.

Il parla ainsi, et le brave Diomèdès nerépondit rien, plein de respect pour le roi vénérable. Mais le filsde l’illustre Kapaneus répondit à l’Atréide :

– Atréide, ne mens point, sachant que tu mens.Certes nous nous glorifions de valoir beaucoup mieux que nos pères,nous qui, confiants dans les signes des dieux, et avec l’aide deZeus, avons pris Thèbè aux sept portes, ayant conduit sous sesfortes murailles des peuples moins nombreux. Nos pères ont péri parleurs propres fautes. Ne compare donc point leur gloire à lanôtre.

Et le robuste Diomèdès, avec un sombre regard,lui répondit :

– Ami, tais-toi et obéis. Je ne m’irrite pointde ce que le prince des peuples, Agamemnôn, excite les Akhaiens auxbelles knèmides à combattre ; car si les Akhaiens détruisentles Troiens et prennent la sainte Ilios, il en aura lagloire ; mais si les Akhaiens sont détruits, il en portera ledeuil. Occupons-nous tous deux de la guerre impétueuse.

Il parla ainsi, et sauta de son char à terreavec ses armes, et l’airain retentit terriblement sur la poitrinedu roi, et ce bruit aurait troublé le cœur du plus brave.

Et comme le flot de la mer roule avec rapiditévers le rivage, poussé par Zéphyros, et, se gonflant d’abord sur lahaute mer, se brise violemment contre terre, et se hérisse autourdes promontoires en vomissant l’écume de la mer, de même lesphalanges pressées des Danaens se ruaient au combat. Et chaque chefdonnait ses ordres, et le reste marchait en silence. On eût dit unegrande multitude muette, pleine de respect pour ses chefs. Et lesarmes brillantes resplendissaient tandis qu’ils marchaient enordre. Mais, tels que les nombreuses brebis d’un homme riche, etqui bêlent sans cesse à la voix des agneaux, tandis qu’on traitleur lait blanc dans l’étable, les Troiens poussaient des crisconfus et tumultueux de tous les points de la vaste armée. Et leurscris étaient poussés en beaucoup de langues diverses, par deshommes venus d’un grand nombre de pays lointains.

Et Arès excitait les uns, et Athènè aux yeuxclairs excitait les autres, et partout allaient la crainte et laterreur et la furieuse et insatiable Éris, sœur et compagne d’Arèstueur d’hommes, et qui, d’abord, est faible, et qui, les pieds surla terre, porte bientôt sa tête dans l’Ouranos. Et elle s’avançaità travers la foule, éveillant la haine et multipliant lesgémissements des hommes.

Et quand ils se furent rencontrés, ilsmêlèrent leurs boucliers, leurs piques et la force des hommes auxcuirasses d’airain ; et les boucliers bombés se heurtèrent, etun vaste tumulte retentit. Et on entendait les cris de victoire etles hurlements des hommes qui renversaient ou étaient renversés, etle sang inondait la terre. Comme des fleuves, gonflés par l’hiver,tombent du haut des montagnes et mêlent leurs eaux furieuses dansune vallée qu’ils creusent profondément, et dont un berger entendde loin le fracas, de même le tumulte des hommes confondusroulait.

Et, le premier, Antilokhos tua EkhépôlosThalysiade, courageux Troien, brave entre tous ceux quicombattaient en avant. Et il le frappa au casque couvert de crinsépais, et il perça le front, et la pointe d’airain entra dans l’os.Et le Troien tomba comme une tour dans le rude combat. Et le roiElphènôr Khalkodontiade, prince des magnanimes Abantes, le prit parles pieds pour le traîner à l’abri des traits et le dépouiller deses armes ; mais sa tentative fut brève, car le magnanimeAgènôr, l’ayant vu traîner le cadavre, le perça au côté, d’unepique d’airain, sous le bouclier, tandis qu’il se courbait, et letua. Et, sur lui, se rua un combat furieux de Troiens etd’Akhaiens ; et, comme des loups, ils se jetaient les uns surles autres, et chaque guerrier en renversait un autre.

C’est là qu’Aias Télamônien tua Simoéisios,fils d’Anthémiôn, jeune et beau, et que sa mère, descendant del’Ida pour visiter ses troupeaux avec ses parents, avait enfantésur les rives du Simoéis, et c’est pourquoi on le nommaitSimoéisios. Mais il ne rendit pas à ses parents bien-aimés le prixde leurs soins, car sa vie fut brève, ayant été dompté par la piquedu magnanime Aias. Et celui-ci le frappa à la poitrine, près de lamamelle droite, et la pique d’airain sortit par l’épaule. EtSimoéisios tomba dans la poussière comme un peuplier dont l’écorceest lisse, et qui, poussant au milieu d’un grand marais, commence àse couvrir de hauts rameaux, quand un constructeur de chars letranche à l’aide du fer aiguisé pour en faire la roue d’un beauchar ; et il gît, flétri, aux bords du fleuve. Et le divinAias dépouilla ainsi Simoéisios Anthémionide.

Et le Priamide Antiphos à la cuirasseéclatante, du milieu de la foule, lança contre Aias sa piqueaiguë ; mais elle le manqua et frappa à l’aine Leukos, bravecompagnon d’Odysseus, tandis qu’il traînait le cadavre, et lecadavre lui échappa des mains. Et Odysseus, irrité de cette mort,s’avança, armé de l’airain éclatant, au-delà des premiers rangs,regardant autour de lui et agitant sa pique éclatante. Et lesTroiens reculèrent devant l’homme menaçant ; mais il ne lançapoint sa pique en vain, car il frappa Dèmokoôn, fils naturel dePriamos, et qui était venu d’Abydos avec ses chevaux rapides. EtOdysseus, vengeant son compagnon, frappa Dèmokoôn à la tempe, et lapointe d’airain sortit par l’autre tempe, et l’obscurité couvritses yeux. Et il tomba avec bruit, et ses armes retentirent. Et lesTroiens les plus avancés reculèrent, et même l’illustre Hektôr. Etles Akhaiens poussaient de grands cris, entraînant les cadavres etse ruant en avant. Et Apollôn s’indigna, les ayant vus du faîte dePergamos, et d’une voix haute il excita les Troiens :

– Troiens, dompteurs de chevaux, ne le cédezpoint aux Akhaiens. Leur peau n’est ni de pierre ni de fer pourrésister, quand elle en est frappée, à l’airain qui coupe la chair.Akhilleus, le fils de Thétis à la belle chevelure, ne combatpoint ; il couve, près de ses nefs, la colère qui lui ronge lecœur.

Ainsi parla le dieu terrible du haut de lacitadelle. Et Tritogénéia, la glorieuse fille de Zeus, marchant autravers de la foule, excitait les Akhaiens là où ilsreculaient.

Et la Moire saisit Diôrès Amarynkéide, et ilfut frappé à la cheville droite d’une pierre anguleuse. Et ce futl’Imbraside Peiros, prince des Thrakiens, et qui était venud’Ainos, qui le frappa. Et la pierre rude fracassa les deux tendonset les os. Et Diôrès tomba à la renverse dans la poussière,étendant les mains vers ses compagnons et respirant à peine. EtPeiros accourut et enfonça sa pique près du nombril, et lesintestins se répandirent à terre, et l’obscurité couvrit ses yeux.Et comme Peiros s’élançait, l’Aitôlien Moas le frappa de sa piquedans la poitrine, au-dessus de la mamelle, et l’airain traversa lepoumon. Puis il accourut, arracha de la poitrine la pique terrible,et, tirant son épée aiguë, il ouvrit le ventre de l’homme et letua. Mais il ne le dépouilla point de ses armes, car les Thrakiensaux cheveux ras et aux longues lances entourèrent leur chef, etrepoussèrent Moas, tout robuste, hardi et grand qu’il était. Et ilrecula loin d’eux. Ainsi les deux chefs, l’un des Thrakiens,l’autre des Épéiens aux tuniques d’airain, étaient couchés côte àcôte dans la poussière, et les cadavres s’amassaient autourd’eux.

Si un guerrier, sans peur du combat, et quel’airain aigu n’eût encore ni frappé ni blessé, eût parcouru lamêlée furieuse, et que Pallas Athènè l’eût conduit par la main,écartant de lui l’impétuosité des traits, certes, il eût vu, en cejour, une multitude de Troiens et d’Akhaiens renversés et couchésconfusément sur la poussière.

Chant 5

Alors, Pallas Athènè donna la force etl’audace au Tydéide Diomèdès, afin qu’il s’illustrât entre tous lesArgiens et remportât une grande gloire. Et elle fit jaillir de soncasque et de son bouclier un feu inextinguible, semblable àl’étoile de l’automne qui éclate et resplendit hors de l’Okéanos.Tel ce feu jaillissait de sa tête et de ses épaules. Et elle lepoussa dans la mêlée où tous se ruaient tumultueusement.

Parmi les Troiens vivait Darès, riche etirréprochable sacrificateur de Hèphaistos, et il avait deux fils,Phygeus et Idaios, habiles à tous les combats. Et tous deux, sur unmême char, se ruèrent contre le Tydéide, qui était à pied. Et,lorsqu’ils se furent rapprochés, Phygeus, le premier, lança salongue pique, et la pointe effleura l’épaule gauche du Tydéide,mais il ne le blessa point. Et celui-ci, à son tour, lança sapique, et le trait ne fut point inutile qui partit de sa main, caril s’enfonça dans la poitrine, entre les mamelles, et jeta leguerrier à bas. Et Idaios s’enfuit, abandonnant son beau char etn’osant défendre son frère tué. Certes, il n’eût point, pour cela,évité la noire mort ; mais Hèphaistos, l’ayant enveloppé d’unenuée, l’enleva, afin que la vieillesse de leur vieux père ne fûtpoint désespérée. Et le fils du magnanime Tydeus saisit leurschevaux, qu’il remit à ses compagnons pour être conduits aux nefscreuses.

Et les magnanimes Troiens, voyant les deuxfils de Darès, l’un en fuite et l’autre mort auprès de son char,furent troublés jusqu’au fond de leurs cœurs. Mais Athènè aux yeuxclairs, saisissant le furieux Arès par la main, lui parlaainsi :

– Arès, Arès, fléau des hommes, tout sanglant,et qui renverses les murailles, ne laisserons-nous point combattreles Troiens et les Akhaiens ? Que le père Zeus accorde lagloire à qui il voudra. Retirons-nous et évitons la colère deZeus.

Ayant ainsi parlé, elle conduisit le furieuxArès hors du combat et le fit asseoir sur la haute rive duSkamandros. Et les Danaens repoussèrent les Troiens. Chacun deschefs tua un guerrier. Et, le premier, le roi Agamemnôn précipitade son char le grand Odios, chef des Alizônes. Comme celui-cifuyait, il lui enfonça sa pique dans le dos, entre les épaules, etelle traversa la poitrine, et les armes d’Odios résonnèrent dans sachute.

Et Idoméneus tua Phaistos, fils du MaiônienBôros, qui était venu de la fertile Tarnè, l’illustre Idoméneus leperça à l’épaule droite, de sa longue pique, comme il montait surson char. Et il tomba, et une ombre affreuse l’enveloppa, et lesserviteurs d’Idoméneus le dépouillèrent.

Et l’Atréide Ménélaos tua de sa pique aiguëSkamandrios habile à la chasse, fils de Strophios. C’était unexcellent chasseur qu’Artémis avait instruit elle-même à percer lesbêtes fauves, et qu’elle avait nourri dans les bois, sur lesmontagnes. Mais ni son habileté à lancer les traits, ni Artémis quise réjouit de ses flèches, ne lui servirent. Comme il fuyait,l’illustre Atréide Ménélaos le perça de sa pique dans le dos, entreles deux épaules, et lui traversa la poitrine. Et il tomba sur laface, et ses armes résonnèrent.

Et Mèrionès tua Phéréklos, fils du charpentierHarmôn, qui fabriquait adroitement toute chose de ses mains et quePallas Athènè aimait beaucoup. Et c’était lui qui avait construitpour Alexandros ces nefs égales qui devaient causer tant de mauxaux Troiens et à lui-même ; car il ignorait les oracles desdieux. Et Mèrionès, poursuivant Phéréklos, le frappa à la fessedroite, et la pointe pénétra dans l’os jusque dans la vessie. Et iltomba en gémissant, et la mort l’enveloppa.

Et Mégès tua Pèdaios, fils illégitimed’Antènôr, mais que la divine Théanô avait nourri avec soin aumilieu de ses enfants bien-aimés, afin de plaire à son mari. Etl’illustre Phyléide, s’approchant de lui, le frappa de sa piqueaiguë derrière la tête. Et l’airain, à travers les dents, coupa lalangue, et il tomba dans la poussière en serrant de ses dents lefroid airain.

Et l’Évaimonide Eurypylos tua le divinHypsènôr, fils du magnanime Dolopiôn, sacrificateur du Skamandros,et que le peuple honorait comme un dieu. Et l’illustre filsd’Évaimôn, Eurypylos, se ruant sur lui, comme il fuyait, le frappade l’épée à l’épaule et lui coupa le bras, qui tomba sanglant etlourd. Et la mort pourprée et la Moire violente emplirent sesyeux.

Tandis qu’ils combattaient ainsi dans la rudemêlée, nul n’aurait pu reconnaître si le Tydéide était du côté desTroiens ou du côté des Akhaiens. Il courait à travers la plaine,semblable à un fleuve furieux et débordé qui roule impétueusementet renverse les ponts. Ni les digues ne l’arrêtent, ni les enclosdes vergers verdoyants, car la pluie de Zeus abonde, et les beauxtravaux des jeunes hommes sont détruits. Ainsi les épaissesphalanges des Troiens se dissipaient devant le Tydéide, et leurmultitude ne pouvait soutenir son choc.

Et l’illustre fils de Lykaôn, l’ayant aperçuse ruant par la plaine et dispersant les phalanges, tendit aussitôtcontre lui son arc recourbé, et, comme il s’élançait, le frappa àl’épaule droite, au défaut de la cuirasse. Et la flèche acerbe volaen sifflant et s’enfonça, et la cuirasse ruissela de sang. Etl’illustre fils de Lykaôn s’écria d’une voix haute :

– Courage, Troiens, cavaliersmagnanimes ! Le plus brave des Akhaiens est blessé, et je nepense pas qu’il supporte longtemps ma flèche violente, s’il estvrai que le roi, fils de Zeus, m’ait poussé à quitter la Lykiè.

Il parla ainsi orgueilleusement, mais laflèche rapide n’avait point tué le Tydéide, qui, reculant, s’arrêtadevant ses chevaux et son char, et dit à Sthénélos, fils deKapaneus :

– Hâte-toi, ami Kapanéide ! Descends duchar et retire cette flèche amère.

Il parla ainsi, et Sthénélos, sautant à bas duchar, arracha de l’épaule la flèche rapide. Et le sang jaillit surla tunique, et Diomèdès hardi au combat pria ainsi :

– Entends-moi, fille indomptée de Zeustempétueux ! Si jamais tu nous as protégés, mon père et moi,dans la guerre cruelle, Athènè ! secours-moi de nouveau.Accorde-moi de tuer ce guerrier. Amène-le au-devant de ma piqueimpétueuse, lui qui m’a blessé le premier, et qui s’en glorifie, etqui pense que je ne verrai pas longtemps encore la splendidelumière de Hélios.

Il parla ainsi en priant, et Pallas Athènèl’exauça. Elle rendit tous ses membres, et ses pieds et ses mainsplus agiles ; et s’approchant, elle lui dit en parolesailées :

– Reprends courage, ô Diomèdès, et combatscontre les Troiens, car j’ai mis dans ta poitrine l’intrépidevigueur que possédait le porte-bouclier, le cavalier Tydeus. Etj’ai dissipé le nuage qui était sur tes yeux, afin que tureconnaisses les dieux et les hommes. Si un immortel venait tetenter, ne lutte point contre les dieux immortels ; mais siAphroditè, la fille de Zeus, descendait dans la mêlée, frappe-la del’airain aigu.

Ayant ainsi parlé, Athènè aux yeux clairss’éloigna, et le Tydéide retourna à la charge, mêlé aux premiersrangs. Et, naguère, il était, certes, plein d’ardeur pour combattreles Troiens, mais son courage est maintenant trois fois plus grand.Il est comme un lion qui, dans un champ où paissaient des brebislaineuses, au moment où il sautait vers l’étable, a été blessé parun pâtre, et non tué. Cette blessure accroît ses forces. Il entredans l’étable et disperse les brebis, qu’on n’ose plus défendre. Etcelles-ci gisent égorgées, les unes sur les autres ; et lelion bondit hors de l’enclos. Ainsi le brave Diomèdès se rua surles Troiens.

Alors, il tua Astynoos et Hypeirôn, princesdes peuples. Et il perça l’un, de sa pique d’airain, au-dessus dela mamelle ; et, de sa grande épée, il brisa la clavicule del’autre et sépara la tête de l’épaule et du dos. Puis, lesabandonnant, il se jeta sur Abas et Polyeidos, fils du vieuxEurydamas, interprète des songes. Mais le vieillard ne les avaitpoint consultés au départ de ses enfants. Et le brave Diomèdès lestua.

Et il se jeta sur Xanthos et Thoôn, filstardifs de Phainopos, qui les avait eus dans sa triste vieillesse,et qui n’avait point engendré d’autres enfants à qui il pût laisserses biens. Et le Tydéide les tua, leur arrachant l’âme et nelaissant que le deuil et les tristes douleurs à leur père, qui nedevait point les revoir vivants au retour du combat, et dontl’héritage serait partagé selon la loi.

Et Diomèdès saisit deux fils du DardanidePriamos, montés sur un même char, Ekhémôn et Khromios. Comme unlion, bondissant sur des bœufs, brise le cou d’une génisse ou d’untaureau paissant dans les bois, ainsi le fils de Tydeus, lesrenversant tous deux de leur char, les dépouilla de leurs armes etremit leurs chevaux à ses compagnons pour être conduits auxnefs.

Mais Ainéias, le voyant dissiper les lignesdes guerriers, s’avança à travers la mêlée et le bruissement despiques, cherchant de tous côtés le divin Pandaros. Et il rencontrale brave et irréprochable fils de Lykaôn, et, s’approchant, il luidit :

– Pandaros ! où sont ton arc et tesflèches ? Et ta gloire, quel guerrier pourrait te ladisputer ? Qui pourrait, en Lykiè, se glorifier de l’emportersur toi ? Allons, tends les mains vers Zeus et envoie uneflèche à ce guerrier. Je ne sais qui il est, mais il triomphe et ila déjà infligé de grands maux aux Troiens. Déjà il a fait ployerles genoux d’une multitude de braves. Peut-être est-ce un dieuirrité contre les Troiens à cause de sacrifices négligés. Et lacolère d’un dieu est lourde.

Et l’illustre fils de Lykaôn luirépondit :

– Ainéias, conseiller des Troiens revêtusd’airain, je crois que ce guerrier est le Tydéide. Je le reconnaisà son bouclier, à son casque aux trois cônes et à ses chevaux.Cependant, je ne sais si ce n’est point un dieu. Si ce guerrier estle brave fils de Tydeus, comme je l’ai dit, certes, il n’est pointainsi furieux sans l’appui d’un dieu. Sans doute, un des immortels,couvert d’une nuée, se tient auprès de lui et détourne les flèchesrapides. Déjà je l’ai frappé d’un trait à l’épaule droite, audéfaut de la cuirasse. J’étais certain de l’avoir envoyé chezAidès, et voici que je ne l’ai point tué. Sans doute quelque dieuest irrité contre nous. Ni mes chevaux ni mon char ne sont ici.J’ai, dans les demeures de Lykaôn, onze beaux chars tout neufs,couverts de larges draperies. Auprès de chacun d’eux sont deuxchevaux qui paissent l’orge et l’avoine. Certes, le belliqueuxvieillard Lykaôn, quand je partis de mes belles demeures, me donnade nombreux conseils. Il m’ordonna, monté sur mon char et traînépar mes chevaux, de devancer tous les Troiens dans les mâlescombats. J’aurais mieux fait d’obéir ; mais je ne le vouluspoint, désirant épargner mes chevaux accoutumés à mangerabondamment, et de peur qu’ils manquassent de nourriture au milieude guerriers assiégés. Je les laissai, et vins à pied vers Ilios,certain de mon arc, dont je ne devais pas me glorifier cependant.Déjà, je l’ai tendu contre deux chefs, l’Atréide et le Tydéide, etje les ai blessés, et j’ai fait couler leur sang, et je n’ai faitque les irriter. Certes, ce fut par une mauvaise destinée que jedétachais du mur cet arc recourbé, le jour funeste où je vins, dansla riante Ilios, commander aux Troiens, pour plaire au divinHektôr. Si je retourne jamais, et si je revois de mes yeux mapatrie et ma femme et ma haute demeure, qu’aussitôt un ennemi mecoupe la tête, si je ne jette, brisé de mes mains, dans le feuéclatant, cet arc qui m’aura été un compagnon inutile !

Et le chef des Troiens, Ainéias, luirépondit :

– Ne parle point tant. Rien ne changera sinous ne poussons à cet homme, sur notre char et nos chevaux, etcouverts de nos armes. Tiens ! monte sur mon char, et voisquels sont les chevaux de Trôs, habiles à poursuivre ou à fuirrapidement dans la plaine. Ils nous ramèneront saufs dans la ville,si Zeus donne la victoire au Tydéide Diomèdès. Viens ! saisisle fouet et les belles rênes, et je descendrai pourcombattre ; ou combats toi-même, et je guiderai leschevaux.

Et l’illustre fils de Lykaôn luirépondit :

– Ainéias, charge-toi des rênes et deschevaux. Ils traîneront mieux le char sous le conducteur accoutumé,si nous prenions la fuite devant le fils de Tydeus. Peut-être,pleins de terreur, resteraient-ils inertes et ne voudraient-ilsplus nous emporter hors du combat, n’entendant plus ta voix.

Ayant ainsi parlé, ils montèrent sur le charbrillant et poussèrent les chevaux rapides contre le Tydéide. Etl’illustre fils de Kapaneus, Sthénélos, les vit ; et aussitôtil dit au Tydéide ces paroles ailées :

– Tydéide Diomèdès, le plus cher à mon âme, jevois deux braves guerriers qui se préparent à te combattre. Tousdeux sont pleins de force. L’un est l’habile archer Pandaros, quise glorifie d’être le fils de Lykaôn. L’autre est Ainéias, qui seglorifie d’être le fils du magnanime Ankhisès, et qui a pour mèreAphroditè elle-même. Reculons donc, et ne te jette point en avant,si tu ne veux perdre ta chère âme.

Et le brave Diomèdès, le regardant d’un œilsombre, lui répondit :

– Ne parle point de fuir, car je ne pensepoint que tu me persuades. Ce n’est point la coutume de ma race defuir et de trembler. Je possède encore toutes mes forces. J’iraiau-devant de ces guerriers. Pallas Athènè ne me permet point decraindre. Leurs chevaux rapides ne nous les arracheront point tousdeux, si, du moins, un seul en réchappe. Mais je te le dis, etsouviens-toi de mes paroles : si la sage Athènè me donnait lagloire de les tuer tous deux, arrête nos chevaux rapides, attacheles rênes au char, cours aux chevaux d’Ainéias et pousse-les parmiles Akhaiens aux belles knèmides. Ils sont de la race de ceux quele prévoyant Zeus donna à Trôs en échange de son fils Ganymèdès, etce sont les meilleurs chevaux qui soient sous Éôs et Hélios. Le roides hommes, Ankhisès, à l’insu de Laomédôn, fit saillir des cavalespar ces étalons, et il en eut six rejetons. Il en retient quatrequ’il nourrit à la crèche, et il a donné ces deux-ci, rapides à lafuite, à Ainéias. Si nous les enlevons, nous remporterons unegrande gloire.

Pendant qu’ils se parlaient ainsi, les deuxTroiens poussaient vers eux leurs chevaux rapides, et le premier,l’illustre fils de Lykaôn, s’écria :

– Très brave et très excellent guerrier, filsde l’illustre Tydeus, mon trait rapide, ma flèche amère, ne t’apoint tué ; mais je vais tenter de te percer de ma pique.

Il parla, et, lançant sa longue pique, frappale bouclier du Tydéide. La pointe d’airain siffla et s’enfonça dansla cuirasse, et l’illustre fils de Lykaôn cria à voixhaute :

– Tu es blessé dans le ventre ! Je nepense point que tu survives longtemps, et tu vas me donner unegrande gloire.

Et le brave Diomèdès lui répondit aveccalme :

– Tu m’as manqué, loin de m’atteindre ;mais je ne pense pas que vous vous reposiez avant qu’un de vous, aumoins, ne tombe et ne rassasie de son sang Arès, l’audacieuxcombattant.

Il parla ainsi, et lança sa pique. Et Athènèla dirigea au-dessus du nez, auprès de l’œil, et l’airain indomptétraversa les blanches dents, coupa l’extrémité de la langue etsortit sous le menton. Et Pandaros tomba du char, et ses armesbrillantes, aux couleurs variées, résonnèrent sur lui, et leschevaux aux pieds rapides frémirent, et la vie et les forces del’homme furent brisées.

Alors Ainéias s’élança avec son bouclier et salongue pique, de peur que les Akhaiens n’enlevassent le cadavre.Et, tout autour, il allait comme un lion confiant dans ses forces,brandissant sa pique et son bouclier bombé, prêt à tuer celui quioserait approcher, et criant horriblement. Mais le Tydéide saisitde sa main un lourd rocher que deux hommes, de ceux qui viventaujourd’hui, ne pourraient soulever. Seul, il le remua facilement.Et il en frappa Ainéias à la cuisse, là où le fémur tourne dans lecotyle. Et la pierre rugueuse heurta le cotyle, rompit les deuxmuscles supérieurs et déchira la peau. Le héros, tombant sur lesgenoux, s’appuya d’une main lourde sur la terre, et une nuit noirecouvrit ses yeux. Et le roi des hommes, Ainéias, eût sans doutepéri, si la fille de Zeus, Aphroditè, ne l’eût aperçu : carelle était sa mère, l’ayant conçu d’Ankhisès, comme il paissait sesbœufs. Elle jeta ses bras blancs autour de son fils bien-aimé etl’enveloppa des plis de son péplos éclatant, afin de le garantirdes traits, et de peur qu’un des guerriers Danaens enfonçâtl’airain dans sa poitrine et lui arrachât l’âme. Et elle enlevahors de la mêlée son fils bien-aimé.

Mais le fils de Kapaneus n’oublia pointl’ordre que lui avait donné Diomèdès hardi au combat. Il arrêtabrusquement les chevaux aux sabots massifs, en attachant au charles rênes tendues ; et, se précipitant vers les chevaux auxlongues crinières d’Ainéias, il les poussa du côté des Akhaiens auxbelles knèmides. Et il les remit à son cher compagnon Deipylos,qu’il honorait au-dessus de tous, tant leurs âmes étaient d’accord,afin que celui-ci les conduisît aux nefs creuses.

Puis le héros, remontant sur son char, saisitles belles rênes, et, traîné par ses chevaux aux sabots massifs,suivit le Tydéide. Et celui-ci, de l’airain meurtrier, pressaitardemment Aphroditè, sachant que c’était une déesse pleine defaiblesse, et qu’elle n’était point de ces divinités qui se mêlentaux luttes des guerriers, comme Athènè ou comme Ényô, ladestructrice des citadelles. Et, la poursuivant dans la mêléetumultueuse, le fils du magnanime Tydeus bondit, et de sa piqueaiguë blessa sa main délicate. Et aussitôt l’airain perça la peaudivine à travers le péplos que les Kharites avaient tisséelles-mêmes. Et le sang immortel de la déesse coula, subtil, et telqu’il sort des dieux heureux. Car ils ne mangent point de pain, ilsne boivent point le vin ardent, et c’est pourquoi ils n’ont pointnotre sang et sont nommés immortels. Elle poussa un grand cri etlaissa tomber son fils ; mais Phoibos Apollôn le releva de sesmains et l’enveloppa d’une noire nuée, de peur qu’un des cavaliersDanaens enfonçât l’airain dans sa poitrine et lui arrachât l’âme.Et Diomèdès hardi au combat cria d’une voix haute à ladéesse :

– Fille de Zeus, fuis la guerre et le combat.Ne te suffit-il pas de tromper de faibles femmes ? Si turetournes jamais au combat, certes, je pense que la guerre et sonnom seul te feront trembler désormais.

Il parla ainsi, et Aphroditè s’envola, pleined’affliction et gémissant profondément. Iris aux pieds rapides laconduisit hors de la mêlée, accablée de douleurs, et son beau corpsétait devenu noir. Et elle rencontra l’impétueux Arès assis à lagauche de la bataille. Sa pique et ses chevaux rapides étaientcouverts d’une nuée. Et Aphroditè, tombant à genoux, supplia sonfrère bien-aimé de lui donner ses chevaux liés par des courroiesd’or :

– Frère bien-aimé, secours-moi !Donne-moi tes chevaux pour que j’aille dans l’Olympos, qui est lademeure des immortels. Je souffre cruellement d’une blessure quem’a faite le guerrier mortel Tydéide, qui combattrait maintenant lepère Zeus lui-même.

Elle parla ainsi, et Arès lui donna seschevaux aux aigrettes dorées. Et, gémissant dans sa chère âme, ellemonta sur le char. Iris monta auprès d’elle, prit les rênes enmains et frappa les chevaux du fouet, et ceux-ci s’envolèrent etatteignirent aussitôt le haut Olympos, demeure des dieux. Et larapide Iris arrêta les chevaux aux pieds prompts comme le vent, et,sautant du char, leur donna leur nourriture immortelle. Et ladivine Aphroditè tomba aux genoux de Diônè sa mère ; etcelle-ci, entourant sa fille de ses bras, la caressa et luidit :

– Quel Ouranien, chère fille, t’a ainsitraitée, comme si tu avais ouvertement commis une actionmauvaise ?

Et Aphroditè qui aime les sourires luirépondit :

– L’audacieux Diomèdès, fils de Tydeus, m’ablessée, parce que j’emportais hors de la mêlée mon fils bien-aiméAinéias, qui m’est le plus cher de tous les hommes. La bataillefurieuse n’est plus seulement entre les Troiens et les Akhaiens,mais les Danaens combattent déjà contre les immortels.

Et l’illustre déesse Diônè luirépondit :

– Subis et endure ton mal, ma fille, bien quetu sois affligée. Déjà plusieurs habitants des demeuresouraniennes, par leurs discordes mutuelles, ont beaucoup souffertde la part des hommes. Arès a subi de grands maux quand Otos et lerobuste Éphialtès, fils d’Aloè, le lièrent de fortes chaînes. Ilresta treize mois enchaîné dans une prison d’airain. Et peut-êtrequ’Arès, insatiable de combats, eût péri, si la belle Ériboia, leurmarâtre, n’eût averti Herméias, qui délivra furtivement Arèsrespirant à peine, tant les lourdes chaînes l’avaient dompté. Hèrèsouffrit aussi quand le vigoureux Amphitryonade la blessa à lamamelle droite d’une flèche à trois pointes, et une irrémédiabledouleur la saisit. Et le grand Aidès souffrit entre tous quand lemême homme, fils de Zeus tempétueux, le blessa, sur le seuil duHadès, au milieu des morts, d’une flèche rapide, et l’accabla dedouleurs. Et il vint dans la demeure de Zeus, dans le grandOlympos, plein de maux et gémissant dans son cœur, car la flècheétait fixée dans sa large épaule et torturait son âme. Et Paièôn,répandant de doux baumes sur la plaie, guérit Aidès, car il n’étaitpoint mortel comme un homme. Et tel était Hèraklès, impie,irrésistible, se souciant peu de commettre des actions mauvaises etfrappant de ses flèches les dieux qui habitent l’Olympos. C’est ladivine Athènè aux yeux clairs qui a excité un insensé contre toi.Et le fils de Tydeus ne sait pas, dans son âme, qu’il ne vit paslongtemps celui qui lutte contre les immortels. Ses enfants, assissur ses genoux, ne le nomment point leur père au retour de laguerre et de la rude bataille. Maintenant, que le Tydéide craigne,malgré sa force, qu’un plus redoutable que toi ne le combatte.Qu’il craigne que la sage fille d’Adrèstès, Aigialéia, la noblefemme du dompteur de chevaux Diomèdès, gémisse bientôt ens’éveillant et en troublant ses serviteurs, parce qu’elle pleurerason premier mari, le plus brave des Akhaiens !

Elle parla ainsi, et, de ses deux mains,étancha la plaie, et celle-ci fut guérie, et les amères douleursfurent calmées.

Mais Hèrè et Athènè, qui les regardaient,tentèrent d’irriter le Kronide Zeus par des paroles mordantes. Etla divine Athènè aux yeux clairs parla ainsi la première :

– Père Zeus, peut-être seras-tu irrité de ceque je vais dire ; mais voici qu’Aphroditè, en cherchant àmener quelque femme Akhaienne au milieu des Troiens qu’elle aimetendrement, en s’efforçant de séduire par ses caresses une desAkhaiennes au beau péplos, a déchiré sa main délicate à une agrafed’or.

Elle parla ainsi, et le père des hommes et desdieux sourit, et, appelant Aphroditè d’or, il lui dit :

– Ma fille, les travaux de la guerre ne tesont point confiés, mais à l’impétueux Arès et à Athènè. Ne songequ’aux douces joies des Hyménées.

Et ils parlaient ainsi entre eux. Et Diomèdèshardi au combat se ruait toujours sur Ainéias, bien qu’il sûtqu’Apollôn le couvrait des deux mains. Mais il ne respectait mêmeplus un grand dieu, désirant tuer Ainéias et le dépouiller de sesarmes illustres. Et trois fois il se rua, désirant le tuer, ettrois fois Apollôn repoussa son bouclier éclatant. Mais, quand ilbondit une quatrième fois, semblable à un dieu, Apollôn lui ditd’une voix terrible :

– Prends garde, Tydéide, et ne t’égale pointaux dieux, car la race des dieux immortels n’est point semblable àcelle des hommes qui marchent sur la terre.

Il parla ainsi, et le Tydéide recula un peu,de peur d’exciter la colère de l’archer Apollôn. Et celui-ci déposaAinéias loin de la mêlée, dans la sainte Pergamos, où était bâtison temple. Et Lètô et Artémis qui se réjouit de ses flèchesprirent soin de ce guerrier et l’honorèrent dans le vastesanctuaire. Et Apollôn à l’arc d’argent suscita une image vainesemblable à Ainéias et portant des armes pareilles. Et autour decette image les Troiens et les divins Akhaiens se frappaient surles peaux de bœuf qui couvraient leurs poitrines, sur les boucliersbombés et sur les cuirasses légères. Alors, le roi Phoibos Apollôndit à l’impétueux Arès :

– Arès, Arès, fléau des hommes sanglant, etqui renverses les murailles, ne vas-tu pas chasser hors de la mêléece guerrier, le Tydéide, qui, certes, combattrait maintenant mêmecontre le père Zeus ? Déjà il a blessé la main d’Aphroditè,puis il a bondi sur moi, semblable à un dieu.

Ayant ainsi parlé, il retourna s’asseoir surla haute Pergamos, et le cruel Arès, se mêlant aux Troiens, lesexcita à combattre, ayant pris la forme de l’impétueux Akamas,prince des Thrakiens. Et il exhorta les fils de Priamos,nourrissons de Zeus :

– Ô fils du roi Priamos, nourris par Zeus,jusqu’à quand laisserez-vous les Akhaiens massacrer votrepeuple ? Attendrez-vous qu’ils combattent autour de nos portessolides ? Un guerrier est tombé que nous honorions autant quele divin Hektôr, Ainéias, fils du magnanime Ankhisès. Allons !Enlevons notre brave compagnon hors de la mêlée.

Ayant ainsi parlé, il excita la force et lecourage de chacun. Et Sarpèdôn dit ces dures paroles au divinHektôr :

– Hektôr, qu’est devenu ton anciencourage ? Tu te vantais naguère de sauver ta ville, sansl’aide des autres guerriers, seul, avec tes frères et tes parents,et je n’en ai guère encore aperçu aucun, car ils tremblent touscomme des chiens devant le lion. C’est nous, vos alliés, quicombattons. Me voici, moi, qui suis venu de très loin pour voussecourir. Elle est éloignée, en effet, la Lykiè où coule le Xanthosplein de tourbillons. J’y ai laissé ma femme bien-aimée et monpetit enfant, et mes nombreux domaines que le pauvre convoite. Et,cependant, j’excite les Lykiens au combat, et je suis prêt moi-mêmeà lutter contre les hommes, bien que je n’aie rien à redouter ou àperdre des maux que vous apportent les Akhaiens, ou des biensqu’ils veulent vous enlever. Et tu restes immobile, et tu necommandes même pas à tes guerriers de résister et de défendre leursfemmes ! Ne crains-tu pas qu’enveloppés tous comme dans unfilet de lin, vous deveniez la proie des guerriers ennemis ?Sans doute, les Akhaiens renverseront bientôt votre ville auxnombreux habitants. C’est à toi qu’il appartient de songer à ceschoses, nuit et jour, et de supplier les princes alliés, afinqu’ils tiennent fermement et qu’ils cessent leurs dursreproches.

Sarpèdôn parla ainsi, et il mordit l’âme deHektôr, et celui-ci sauta aussitôt de son char avec ses armes, et,brandissant deux lances aiguës, courut de toutes parts à traversl’armée, l’excitant à combattre un rude combat. Et les Troiensrevinrent à la charge et tinrent tête aux Akhaiens. Et les Argiensles attendirent de pied ferme.

Ainsi que, dans les aires sacrées, à l’aidedes vanneurs et du vent, la blonde Dèmètèr sépare le bon grain dela paille, et que celle-ci, amoncelée, est couverte d’une poudreblanche, de même les Akhaiens étaient enveloppés d’une poussièreblanche qui montait du milieu d’eux vers l’Ouranos, et quesoulevaient les pieds des chevaux frappant la terre, tandis que lesguerriers se mêlaient de nouveau et que les conducteurs de charsles ramenaient au combat. Et le furieux Arès, couvert d’une nuée,allait de toutes parts, excitant les Troiens. Et il obéissait ainsiaux ordres que lui avait donnés Phoibos Apollôn qui porte une épéed’or, quand celui-ci avait vu partir Athènè, protectrice desDanaens.

Et l’archer Apollôn fit sortir Ainéias dusanctuaire et remplit de vigueur la poitrine du prince des peuples.Et ce dernier reparut au milieu de ses compagnons, pleins de joiede le voir vivant, sain et sauf et possédant toutes ses forces.Mais ils ne lui dirent rien, car les travaux que leur préparaientArès, fléau des hommes, Apollôn et Éris, ne leur permirent point del’interroger.

Et les deux Aias, Odysseus et Diomèdèsexhortaient les Danaens au combat ; et ceux-ci, sans craindreles forces et l’impétuosité des Troiens, les attendaient de piedferme, semblables à ces nuées que le Kroniôn arrête à la cime desmontagnes, quand le Boréas et les autres vents violents se sontcalmés, eux dont le souffle disperse les nuages épais et immobiles.Ainsi les Danaens attendaient les Troiens de pied ferme. Etl’Atréide, courant çà et là au milieu d’eux, les excitaitainsi :

– Amis, soyez des hommes ! ruez-vous,d’un cœur ferme, dans la rude bataille. Ce sont les plus braves quiéchappent en plus grand nombre à la mort ; mais ceux quifuient n’ont ni force ni gloire.

Il parla, et, lançant sa longue pique, ilperça, au premier rang, le guerrier Dèikoôn Pergaside, compagnon dumagnanime Ainéias, et que les Troiens honoraient autant que lesfils de Priamos, parce qu’il était toujours parmi les premiers aucombat. Et le roi Agamemnôn le frappa de sa pique dans le bouclierqui n’arrêta point le coup, car la pique le traversa et entra dansle ventre en déchirant le ceinturon. Et il tomba avec bruit, et sesarmes résonnèrent sur son corps.

Alors, Ainéias tua deux braves guerriersDanaens, fils de Dioklès, Krèthôn et Orsilokhos. Et leur pèrehabitait Phèrè bien bâtie, et il était riche, et il descendait dufleuve Alphéios qui coule largement sur la terre des Pyliens. Etl’Alphéios avait engendré Orsilokhos, chef de nombreuxguerriers ; et Orsilokhos avait engendré le magnanime Dioklès,et de Dioklès étaient nés deux fils jumeaux, Krèthôn et Orsilokhos,habiles à tous les combats. Tout jeunes encore, ils vinrent surleurs nefs noires vers Ilios aux bons chevaux, ayant suivi lesArgiens pour la cause et l’honneur des Atréides, Agamemnôn etMénélaos, et c’est là que la mort les atteignit. Comme deux jeuneslions nourris par leur mère sur le sommet des montagnes, au fonddes épaisses forêts, et qui enlèvent les bœufs et les brebis, etqui dévastent les étables jusqu’à ce qu’ils soient tués de l’airainaigu par les mains des pâtres, tels ils tombèrent tous deux,frappés par les mains d’Ainéias, pareils à des pins élevés.

Et Ménélaos, hardi au combat, eut pitié deleur chute, et il s’avança au premier rang, vêtu de l’airainétincelant et brandissant sa pique. Et Arès l’excitait afin qu’iltombât sous les mains d’Ainéias. Mais Antilokhos, fils du magnanimeNestôr, le vit et s’avança au premier rang, car il craignait pourle prince des peuples, dont la mort eût rendu leurs travauxinutiles. Et ils croisaient déjà leurs piques aiguës, prêts à secombattre, quand Antilokhos vint se placer auprès du prince despeuples. Et Ainéias, bien que très brave, recula, voyant les deuxguerriers prêts à l’attaquer. Et ceux-ci entraînèrent les mortsparmi les Akhaiens, et, les remettant à leurs compagnons, revinrentcombattre au premier rang.

Alors ils tuèrent Pylaiménès, égal à Arès,chef des magnanimes Paphlagones porteurs de boucliers. Etl’illustre Atréide Ménélaos le perça de sa pique à la clavicule. EtAntilokhos frappa au coude, d’un coup de pierre, le conducteur deson char, le brave Atymniade Mydôn, comme il faisait reculer seschevaux aux sabots massifs. Et les blanches rênes ornées d’ivoires’échappèrent de ses mains, et Antilokhos, sautant sur lui, leperça à la tempe d’un coup d’épée. Et, ne respirant plus, il tombadu beau char, la tête et les épaules enfoncées dans le sable quiétait creusé en cet endroit. Ses chevaux le foulèrent aux pieds, etAntilokhos les chassa vers l’armée des Akhaiens.

Mais Hektôr, les ayant aperçus tous deux, serua à travers la mêlée en poussant des cris. Et les bravesphalanges des Troiens le suivaient, et devant elles marchaient Arèset la vénérable Ényô. Celle-ci menait le tumulte immense du combat,et Arès, brandissant une grande pique, allait tantôt devant ettantôt derrière Hektôr.

Et Diomèdès hardi au combat ayant vu Arès,frémit. Comme un voyageur troublé s’arrête, au bout d’une plaineimmense, sur le bord d’un fleuve impétueux qui tombe dans la mer,et qui recule à la vue de l’onde bouillonnante, ainsi le Tydéiderecula et dit aux siens :

– Ô amis, combien nous admirions justement ledivin Hektôr, habile à lancer la pique et audacieux encombattant ! Quelque dieu se tient toujours à son côté etdétourne de lui la mort. Maintenant, voici qu’Arès l’accompagne,semblable à un guerrier. C’est pourquoi reculons devant les Troienset ne vous hâtez point de combattre les dieux.

Il parla ainsi, et les Troiens approchèrent.Alors, Hektôr tua deux guerriers habiles au combat et montés sur unmême char, Ménèsthès et Ankhialos.

Et le grand Télamônien Aias eut pitié de leurchute, et, marchant en avant, il lança sa pique brillante. Et ilfrappa Amphiôn, fils de Sélagos, qui habitait Paisos, et qui étaitfort riche. Mais sa Moire l’avait envoyé secourir les Priamides. Etle Télamônien Aias l’atteignit au ceinturon, et la longue piqueresta enfoncée dans le bas-ventre. Et il tomba avec bruit, etl’illustre Aias accourut pour le dépouiller de ses armes. Mais lesTroiens le couvrirent d’une grêle de piques aiguës et brillantes,et son bouclier en fut hérissé. Cependant, pressant du pied lecadavre, il en arracha sa pique d’airain ; mais il ne putenlever les belles armes, étant accablé de traits. Et il craignitla vigoureuse attaque des braves Troiens qui le pressaient de leurspiques et le firent reculer, bien qu’il fût grand, fort etillustre.

Et c’est ainsi qu’ils luttaient dans la rudemêlée. Et voici que la Moire violente amena, en face du divinSarpèdôn, le grand et vigoureux Hèraklide Tlèpolémos. Et quand ilsse furent rencontrés tous deux, le fils et le petit-fils de Zeusqui amasse les nuées, Tlèpolémos, le premier, parlaainsi :

– Sarpèdôn, chef des Lykiens, quelle nécessitéte pousse tremblant dans la mêlée, toi qui n’es qu’un guerrierinhabile ? Des menteurs disent que tu es fils de Zeustempétueux, tandis que tu es loin de valoir les guerriers quinaquirent de Zeus, aux temps antiques des hommes, tels que lerobuste Hèraklès au cœur de lion, mon père. Et il vint iciautrefois, à cause des chevaux de Laomédôn et, avec six nefsseulement et peu de compagnons, il renversa Ilios et dépeupla sesrues. Mais toi, tu n’es qu’un lâche, et tes guerriers succombent.Et je ne pense point que, même étant brave, tu aies apporté deLykiè un grand secours aux Troiens, car, tué par moi, tu vasdescendre au seuil d’Aidès.

Et Sarpèdôn, chef des Lykiens, luirépondit :

– Tlèpolémos, certes, Hèraklès renversa lasainte Ilios, grâce à la témérité de l’illustre Laomédôn qui luiadressa injustement de mauvaises paroles et lui refusa les cavalesqu’il était venu chercher de si loin. Mais, pour toi, je te prédisla mort et la noire kèr, et je vais t’envoyer, tué par ma pique etme donnant une grande gloire, vers Aidès qui a d’illustreschevaux.

Sarpèdôn parla ainsi. Et Tlèpolémos leva sapique de frêne, et les deux longues piques s’élancèrent en mêmetemps de leurs mains. Et Sarpèdôn le frappa au milieu du cou, et lapointe amère le traversa de part en part. Et la noire nuitenveloppa les yeux de Tlèpolémos. Mais celui-ci avait percé de salongue pique la cuisse gauche de Sarpèdôn, et la pointe étaitrestée engagée dans l’os, et le Kronide, son père, avait détournéla mort de lui. Et les braves compagnons de Sarpèdôn l’enlevèrenthors de la mêlée. Et il gémissait, traînant la longue pique defrêne restée dans la blessure, car aucun d’eux n’avait songé àl’arracher de la cuisse du guerrier, pour qu’il pût monter sur sonchar, tant ils se hâtaient.

De leur côté, les Akhaiens aux belles knèmidesemportaient Tlèpolémos hors de la mêlée. Et le divin Odysseus aucœur ferme, l’ayant aperçu, s’affligea dans son âme ; et ildélibéra dans son esprit et dans son cœur s’il poursuivrait le filsde Zeus qui tonne hautement, ou s’il arracherait l’âme à unemultitude de Lykiens. Mais il n’était point dans la destinée dumagnanime Odysseus de tuer avec l’airain aigu le brave fils deZeus. C’est pourquoi Athènè lui inspira de se jeter sur la fouledes Lykiens. Alors il tua Koiranos et Alastôr, et Khromios etAlkandros et Halios, et Noèmôn et Prytanis. Et le divin Odysseuseût tué une plus grande foule de Lykiens, si le grand Hektôr aucasque mouvant ne l’eût aperçu. Et il s’élança aux premiers rangs,armé de l’airain éclatant, jetant la terreur parmi les Danaens. EtSarpèdôn, fils de Zeus, se réjouit de sa venue et lui dit cetteparole lamentable :

– Priamide, ne permets pas que je reste laproie des Danaens, et viens à mon aide, afin que je puisse au moinsexpirer dans votre ville, puisque je ne dois plus revoir la chèrepatrie, et ma femme bien-aimée et mon petit enfant.

Mais Hektôr au casque mouvant ne lui réponditpas, et il s’élança en avant, plein du désir de repousserpromptement les Argiens et d’arracher l’âme à une foule d’entreeux. Et les compagnons du divin Sarpèdôn le déposèrent sous le beauhêtre de Zeus tempétueux, et le brave Pélagôn, qui était le pluscher de ses compagnons, lui arracha hors de la cuisse la pique defrêne. Et son âme défaillit, et une nuée épaisse couvrit ses yeux.Mais le souffle de Boréas le ranima, et il ressaisit son âme quis’évanouissait.

Et les Akhaiens, devant Arès et Hektôr aucasque d’airain, ne fuyaient point vers les nefs noires et ne seruaient pas non plus dans la mêlée, mais reculaient toujours, ayantaperçu Arès parmi les Troiens. Alors, quel fut le guerrier qui, lepremier, fut tué par Hektôr Priamide et par Arès vêtu d’airain, etquel fut le dernier ? Teuthras, semblable à un dieu, etl’habile cavalier Orestès, et Trèkhos, combattant Aitôlien ;Oinomaos et l’Oinopide Hélénos, et Oresbios qui portait une mitrebrillante. Et celui-ci habitait Hylè, où il prenait soin de sesrichesses, au milieu du lac Kèphisside, non loin des riches tribusdes Boiôtiens.

Et la divine Hèrè aux bras blancs, voyant queles Argiens périssaient dans la rude mêlée, dit à Athènè cesparoles ailées :

– Ah ! fille indomptable de Zeustempétueux, certes, nous aurons vainement promis à Ménélaos qu’ilretournerait dans sa patrie après avoir renversé Ilios aux fortesmurailles, si nous laissons ainsi le cruel Arès répandre sa fureur.Viens, et souvenons-nous de notre courage impétueux.

Elle parla ainsi, et la divine Athènè aux yeuxclairs obéit. La vénérable déesse Hèrè, fille du grand Kronos, sehâta de mettre à ses chevaux leurs harnais d’or. Hèbè attachapromptement les roues au char, aux deux bouts de l’essieu de fer.Et les roues étaient d’airain à huit rayons, et les jantes étaientd’un or incorruptible, mais, par-dessus, étaient posées des bandesd’airain admirables à voir. Les deux moyeux étaient revêtusd’argent, et le siège était suspendu à des courroies d’or etd’argent, et deux cercles étaient placés en avant d’où sortait letimon d’argent, et, à l’extrémité du timon, Hèrè lia le beau jougd’or et les belles courroies d’or. Puis, avide de discorde et decris de guerre, elle soumit au joug ses chevaux aux piedsrapides.

Et Athènè, fille de Zeus tempétueux, laissatomber sur le pavé de la demeure paternelle le péplos subtil, auxornements variés, qu’elle avait fait et achevé de ses mains. Etelle revêtit la cuirasse de Zeus qui amasse les nuées, et l’armurede la guerre lamentable. Elle plaça autour de ses épaules l’Aigideaux longues franges, horrible, et que la fuite environnait. Et là,se tenaient la discorde, la force et l’effrayante poursuite, et latête affreuse, horrible et divine du monstre Gorgô. Et Athènè posasur sa tête un casque hérissé d’aigrettes, aux quatre cônes d’or,et qui eût recouvert les habitants de cent villes. Et elle montasur le char splendide, et elle saisit une pique lourde, grande,solide, avec laquelle elle domptait la foule des hommes héroïques,contre lesquels elle s’irritait, étant la fille d’un pèrepuissant.

Hèrè pressa du fouet les chevaux rapides, et,devant eux, s’ouvrirent d’elles-mêmes les portes ouraniennes quegardaient les Heures. Et celles-ci, veillant sur le grand Ouranoset sur l’Olympos, ouvraient ou fermaient la nuée épaisse quiflottait autour. Et les chevaux dociles franchirent ces portes, etles déesses trouvèrent le Kroniôn assis, loin des dieux, sur leplus haut sommet de l’Olympos aux cimes sans nombre. Et la divineHèrè aux bras blancs, retenant ses chevaux, parla ainsi au trèshaut Zeus Kronide :

– Zeus, ne réprimeras-tu pas les cruellesviolences d’Arès qui cause impudemment tant de ravages parmi lespeuples Akhaiens ? J’en ai une grande douleur ; et voiciqu’Aphroditè et Apollôn à l’arc d’argent se réjouissent d’avoirexcité cet insensé qui ignore toute justice. Père Zeus, net’irriteras-tu point contre moi, si je chasse de la mêlée Arèsrudement châtié ?

Et Zeus qui amasse les nuées luirépondit :

– Va ! excite contre lui la dévastatriceAthènè, qui est accoutumée à lui infliger de rudes châtiments.

Il parla ainsi, et la divine Hèrè aux brasblancs obéit, et elle frappa ses chevaux, et ils s’envolèrent entrela terre et l’Ouranos étoilé. Autant un homme, assis sur une rocheélevée, et regardant la mer pourprée, voit d’espace aérien, autantles chevaux des dieux en franchirent d’un saut. Et quand les deuxdéesses furent parvenues devant Ilios, là où le Skamandros et leSimoïs unissent leurs cours, la divine Hèrè aux bras blancs dételases chevaux et les enveloppa d’une nuée épaisse. Et le Simoïs fitcroître pour eux une pâture ambroisienne. Et les déesses,semblables dans leur vol à de jeunes colombes, se hâtèrent desecourir les Argiens.

Et quand elles parvinrent là où les Akhaiensluttaient en foule autour de la force du dompteur de chevauxDiomèdès, tels que des lions mangeurs de chair crue, ou de sauvageset opiniâtres sangliers, la divine Hèrè aux bras blancs s’arrêta etjeta un grand cri, ayant pris la forme du magnanime Stentôr à lavoix d’airain, qui criait aussi haut que cinquanteautres :

– Honte à vous, ô Argiens, fiers d’être beaux,mais couverts d’opprobre ! Aussi longtemps que le divinAkhilleus se rua dans la mêlée, jamais les Troiens n’osèrent passerles portes Dardaniennes ; et, maintenant, voici qu’ilscombattent loin d’Ilios, devant les nefs creuses !

Ayant ainsi parlé, elle ranima le courage dechacun. Et la déesse Athènè aux yeux clairs, cherchant le Tydéide,rencontra ce roi auprès de ses chevaux et de son char. Et ilrafraîchissait la blessure que lui avait faite la flèche dePandaros. Et la sueur l’inondait sous le large ceinturon d’oùpendait son bouclier bombé ; et ses mains étaient lasses. Ilsoulevait son ceinturon et étanchait un sang noir. Et la déesse,auprès du joug, lui parla ainsi :

– Certes, Tydeus n’a point engendré un filssemblable à lui. Tydeus était de petite taille, mais c’était unhomme. Je lui défendis vainement de combattre quand il vint seul,envoyé à Thèbè par les Akhaiens, au milieu des innombrablesKadméiônes. Et je lui ordonnai de s’asseoir paisiblement à leursrepas, dans leurs demeures. Cependant, ayant toujours le cœur aussiferme, il provoqua les jeunes Kadméiônes et les vainquit aisément,car j’étais sa protectrice assidue. Certes, aujourd’hui, je teprotège, je te défends et je te pousse à combattre ardemment lesTroiens. Mais la fatigue a rompu tes membres, ou la crainte t’asaisi le cœur, et tu n’es plus le fils de l’excellent cavalierTydeus Oinéide.

Et le brave Diomèdès lui répondit :

– Je te reconnais, déesse, fille de Zeustempétueux. Je te parlerai franchement et ne te cacherai rien. Nila crainte ni la faiblesse ne m’accablent, mais je me souviens detes ordres. Tu m’as défendu de combattre les dieux heureux, mais defrapper de l’airain aigu Aphroditè, la fille de Zeus, si elledescendait dans la mêlée. C’est pourquoi je recule maintenant, etj’ai ordonné à tous les Argiens de se réunir ici, car j’ai reconnuArès qui dirige le combat.

Et la divine Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Tydéide Diomèdès, le plus cher à mon cœur,ne crains ni Arès ni aucun des autres immortels, car je suis pourtoi une protectrice assidue. Viens ! pousse contre Arès teschevaux aux sabots massifs ; frappe-le, et ne respecte pas lefurieux Arès, ce dieu changeant et insensé qui, naguère, nous avaitpromis, à moi et à Hèrè, de combattre les Troiens et de secourirles Argiens, et qui, maintenant, s’est tourné du côté des Troienset oublie ses promesses.

Ayant ainsi parlé, elle saisit de la mainSthénélos pour le faire descendre du char, et celui-ci sautapromptement à terre. Et elle monta auprès du divin Diomèdès, etl’essieu du char gémit sous le poids, car il portait une déessepuissante et un brave guerrier. Et Pallas Athènè, saisissant lefouet et les rênes, poussa vers Arès les chevaux aux sabotsmassifs. Et le dieu venait de tuer le grand Périphas, le plus bravedes Aitôliens, illustre fils d’Okhèsios ; et, tout sanglant,il le dépouillait ; mais Athènè mit le casque d’Aidès, pourque le puissant Arès ne la reconnût pas. Et dès que le fléau deshommes, Arès, eut aperçu le divin Diomèdès, il laissa le grandPériphas étendu dans la poussière, là où, l’ayant tué, il lui avaitarraché l’âme, et il marcha droit à l’habile cavalier Diomèdès.

Et quand ils se furent rapprochés l’un del’autre, Arès, le premier, lança sa pique d’airain par-dessus lejoug et les rênes des chevaux, voulant arracher l’âme duTydéide ; mais la divine Athènè aux yeux clairs, saisissant letrait d’une main, le détourna du char, afin de le rendre inutile.Puis, Diomèdès hardi au combat lança impétueusement sa piqued’airain, et Pallas Athènè la dirigea dans le bas ventre, sous leceinturon.

Et le dieu fut blessé, et la pique, ramenée enarrière, déchira sa belle peau, et le féroce Arès poussa un criaussi fort que la clameur de dix mille guerriers se ruant dans lamêlée. Et l’épouvante saisit les Akhaiens et les Troiens, tantavait retenti le cri d’Arès insatiable de combats. Et, commeapparaît, au-dessous des nuées, une noire vapeur chassée par unvent brûlant, ainsi Arès apparut au brave Tydéide Diomèdès, tandisqu’il traversait le vaste Ouranos, au milieu des nuages. Et ilparvint à la demeure des dieux, dans le haut Olympos. Et il s’assitauprès de Zeus Kroniôn, gémissant dans son cœur ; et, luimontrant le sang immortel qui coulait de sa blessure, il lui dit enparoles ailées :

– Père Zeus, ne t’indigneras-tu point de voirces violences ? Toujours, nous, les dieux, nous nous faisonssouffrir cruellement pour la cause des hommes. Mais c’est toi quies la source de nos querelles, car tu as enfanté une filleinsensée, perverse et inique. Nous, les dieux Olympiens, noust’obéissons et nous te sommes également soumis ; mais jamaistu ne blâmes ni ne réprimes celle-ci, et tu lui permets tout, parceque tu as engendré seul cette fille funeste qui pousse le fils deTydeus, le magnanime Diomèdès, à se jeter furieux sur les dieuximmortels. Il a blessé d’abord la main d’Aphroditè, puis, il s’estrué sur moi, semblable à un dieu, et si mes pieds rapides nem’avaient emporté, je subirais mille maux, couché vivant au milieudes cadavres et livré sans force aux coups de l’airain.

Et Zeus qui amasse les nuées, le regardantd’un œil sombre, lui répondit :

– Cesse de te plaindre à moi, dieuchangeant ! Je te hais le plus entre tous les Olympiens, cartu n’aimes que la discorde, la guerre et le combat, et tu asl’esprit intraitable de ta mère, Hèrè, que mes paroles répriment àpeine. C’est son exemple qui cause tes maux. Mais je ne permettraipas que tu souffres plus longtemps, car tu es mon fils, et c’est demoi que ta mère t’a conçu. Méchant comme tu es, si tu étais né dequelque autre dieu, depuis longtemps déjà tu serais le dernier desOuraniens.

Il parla ainsi et ordonna à Paièôn de leguérir, et celui-ci le guérit en arrosant sa blessure de douxremèdes liquides, car il n’était point mortel. Aussi vite le laitblanc s’épaissit quand on l’agite, aussi vite le furieux Arès futguéri. Hèbè le baigna et le revêtit de beaux vêtements, et ils’assit, fier de cet honneur, auprès de Zeus Kroniôn. Et l’ArgienneHèrè et la protectrice Athènè rentrèrent dans la demeure du grandZeus, après avoir chassé le cruel Arès de la mêlée guerrière.

Chant 6

Livrée à elle-même, la rude bataille desTroiens et des Akhaiens se répandit confusément çà et là par laplaine. Et ils se frappaient, les uns les autres, de leurs lancesd’airain, entre les eaux courantes du Simoïs et du Xanthos.

Et, le premier, Aias Télamônien enfonça laphalange des Troiens et ralluma l’espérance de ses compagnons,ayant percé un guerrier, le plus courageux d’entre les Thrakiens,le fils d’Eussôros, Akamas, qui était robuste et grand. Il frappale cône du casque à l’épaisse crinière de cheval, et la pointed’airain, ouvrant le front, s’enfonça à travers l’os, et lesténèbres couvrirent ses yeux.

Et Diomèdès hardi au combat tua AxylosTeuthranide qui habitait dans Arisbè bien bâtie, était riche etbienveillant aux hommes, et les recevait tous avec amitié, sademeure étant au bord de la route. Mais nul alors ne se mitau-devant de lui pour détourner la sombre mort. Et Diomèdès le tua,ainsi que son serviteur Kalésios, qui dirigeait ses chevaux, ettous deux descendirent sous la terre.

Et Euryalos tua Drèsos et Opheltios, et il sejeta sur Aisèpos et Pèdasos, que la nymphe naïade Abarbaréè avaitconçus autrefois de l’irréprochable Boukoliôn. Et Boukoliôn étaitfils du noble Laomédôn, et il était son premier-né, et sa mèrel’avait enfanté en secret. En paissant ses brebis, il s’était uni àla nymphe sur une même couche ; et, enceinte, elle avaitenfanté deux fils jumeaux ; mais le Mèkistèiade brisa leurforce et leurs souples membres, et arracha leurs armures de leursépaules.

Et Polypoitès prompt au combat tuaAstyalos ; et Odysseus tua Pidytès le Perkosien, par la lanced’airain ; et Teukros tua le divin Arétaôn.

Et Antilokhos Nestoréide tua Ablèros de salance éclatante ; et le roi des hommes, Agamemnôn, tua Élatosqui habitait la haute Pèdasos, sur les bords du Saméoïs au beaucours. Et le héros Lèitos tua Phylakos qui fuyait, et Eurypylos tuaMélanthios. Puis, Ménélaos hardi au combat prit Adrèstos vivant.Arrêtés par une branche de tamaris, les deux chevaux de celui-ci,ayant rompu le char près du timon, s’enfuyaient, épouvantés, par laplaine, du côté de la ville, avec d’autres chevaux effrayés, etAdrèstos avait roulé du char, auprès de la roue, la face dans lapoussière. Et l’Atréide Ménélaos, armé d’une longue lance, s’arrêtadevant lui ; et Adrèstos saisit ses genoux et lesupplia :

– Laisse-moi la vie, fils d’Atreus, et accepteune riche rançon. Une multitude de choses précieuses sont dans lademeure de mon père, et il est riche. Il a de l’airain, de l’or etdu fer ouvragé dont il te fera de larges dons, s’il apprend que jevis encore sur les nefs des Argiens.

Il parla ainsi, et déjà il persuadait le cœurde Ménélaos, et celui-ci allait le remettre à son serviteur pourqu’il l’emmenât vers les nefs rapides des Akhaiens ; maisAgamemnôn vint en courant au-devant de lui, et lui cria cette dureparole :

– Ô lâche Ménélaos, pourquoi prendre ainsipitié des hommes ? Certes, les Troiens ont accomplid’excellentes actions dans ta demeure ! que nul n’évite unefin terrible et n’échappe de nos mains ! pas même l’enfantdans le sein de sa mère ! qu’ils meurent tous avec Ilios, sanssépulture et sans mémoire !

Par ces paroles équitables, le héros changeal’esprit de son frère qui repoussa le héros Adrèstos. Et le roiAgamemnôn le frappa au front et le renversa, et l’Atréide, luimettant le pied sur la poitrine, arracha la lance de frêne.

Et Nestôr, à haute voix, animait lesArgiens :

– Ô amis, héros Danaens, serviteurs d’Arès,que nul ne s’attarde, dans son désir des dépouilles et pour enporter beaucoup vers les nefs ! Tuons des hommes ! Vousdépouillerez ensuite à loisir les morts couchés dans laplaine !

Ayant ainsi parlé, il excitait la force et lecourage de chacun. Et les Troiens, domptés par leur lâcheté,eussent regagné la haute Ilios, devant les Akhaiens chers à Arès,si le Priamide Hélénos, le plus illustre de tous les divinateurs,ayant abordé Ainéias et Hektôr, ne leur eût dit :

– Ainéias et Hektôr, puisque le fardeau desTroiens et des Lykiens pèse tout entier sur vous qui êtes lesprinces du combat et des délibérations, debout ici, arrêtez detoutes parts ce peuple devant les portes, avant qu’ils se réfugienttous jusque dans les bras des femmes et soient en risée auxennemis. Et quand vous aurez exhorté toutes les phalanges, nouscombattrons, inébranlables, contre les Danaens, bien que rompus delassitude ; mais la nécessité le veut. Puis, Hektôr, rends-toià la ville, et dis à notre mère qu’ayant réuni les femmes âgéesdans le temple d’Athènè aux yeux clairs, au sommet de la citadelle,et ouvrant les portes de la maison sacrée, elle pose sur les genouxd’Athènè à la belle chevelure le péplos le plus riche et le plusgrand qui soit dans sa demeure, et celui qu’elle aime leplus ; et qu’elle s’engage à sacrifier dans son temple douzegénisses d’un an encore indomptées, si elle prend pitié de la villeet des femmes Troiennes et de leurs enfants, et si elle détourne dela sainte Ilios le fils de Tydeus, le féroce guerrier qui répand leplus de terreur et qui est, je pense, le plus brave des Akhaiens.Jamais nous n’avons autant redouté Akhilleus, ce chef des hommes,et qu’on dit le fils d’une déesse ; car Diomèdès est pleind’une grande fureur, et nul ne peut égaler son courage.

Il parla ainsi, et Hektôr obéit à son frère.Et il sauta hors du char avec ses armes, et, agitant deux lancesaiguës, il allait de tous côtés par l’armée, excitant au combat, etil suscita une rude bataille. Et tous, s’étant retournés, firenttête aux Akhaiens ; et ceux-ci, reculant, cessèrent lecarnage, car ils croyaient qu’un immortel était descendu del’Ouranos étoilé pour secourir les Troiens, ces derniers revenantainsi à la charge. Et, d’une voix haute, Hektôr excitait lesTroiens :

– Braves Troiens, et vous, alliés venus de siloin, soyez des hommes ! Souvenez-vous de tout votre courage,tandis que j’irai vers Ilios dire à nos vieillards prudents et ànos femmes de supplier les dieux et de leur vouer deshécatombes.

Ayant ainsi parlé, Hektôr au beau casques’éloigna, et le cuir noir qui bordait tout autour l’extrémité dubouclier arrondi heurtait ses talons et son cou.

Et Glaukos, fils de Hippolokhos, et le fils deTydeus, prompts à combattre, s’avancèrent entre les deux armées. Etquand ils furent en face l’un de l’autre, le premier, Diomèdèshardi au combat lui parla ainsi :

– Qui es-tu entre les hommes mortels, ô trèsbrave ? Je ne t’ai jamais vu jusqu’ici dans le combat quiglorifie les guerriers ; et certes, maintenant, tu l’emportesde beaucoup sur eux tous par ta fermeté, puisque tu as attendu malongue lance. Ce sont les fils des malheureux qui s’opposent à moncourage. Mais si tu es quelque immortel, et si tu viens del’Ouranos, je ne combattrai point contre les Ouraniens. Car le filsde Dryas, le brave Lykoorgos, ne vécut pas longtemps, lui quicombattait contre les dieux ouraniens. Et il poursuivait, sur lesacré Nysa, les nourrices du furieux Dionysos ; et celles-ci,frappées du fouet du tueur d’hommes Lykoorgos, jetèrent leursThyrses ; et Dionysos, effrayé, sauta dans la mer, et Thétisle reçut dans son sein, tremblant et saisi d’un grand frisson àcause des menaces du guerrier. Et les dieux qui vivent en reposfurent irrités contre celui-ci ; et le fils de Kronos lerendit aveugle, et il ne vécut pas longtemps, parce qu’il étaitodieux à tous les immortels. Moi, je ne voudrais point combattrecontre les dieux heureux. Mais si tu es un des mortels qui mangentles fruits de la terre, approche, afin d’atteindre plus promptementaux bornes de la mort.

Et l’illustre fils de Hippolokhos luirépondit :

– Magnanime Tydéide, pourquoi t’informes-tu dema race ? La génération des hommes est semblable à celle desfeuilles. Le vent répand les feuilles sur la terre, et la forêtgerme et en produit de nouvelles, et le temps du printemps arrive.C’est ainsi que la génération des hommes naît et s’éteint. Mais situ veux savoir quelle est ma race que connaissent de nombreuxguerriers, sache qu’il est une ville, Éphyrè, au fond de la terred’Argos féconde en chevaux. Là vécut Sisyphos, le plus rusé deshommes, Sisyphos Aiolidès ; et il engendra Glaukos, et Glaukosengendra l’irréprochable Bellérophontès, à qui les dieux donnèrentla beauté et la vigueur charmante. Mais Proitos, qui était le pluspuissant des Argiens, car Zeus les avait soumis à son sceptre, eutcontre lui de mauvaises pensées et le chassa de son peuple. Car lafemme de Proitos, la divine Antéia, désira ardemment s’unir au filsde Glaukos par un amour secret ; mais elle ne persuada pointle sage et prudent Bellérophontès ; et, pleine de mensonge,elle parla ainsi au roi Proitos :

– Meurs, Proitos, ou tue Bellérophontès qui,par violence, a voulu s’unir d’amour à moi.

Elle parla ainsi, et, à ces paroles, la colèresaisit le roi. Et il ne tua point Bellérophontès, redoutantpieusement ce meurtre dans son esprit ; mais il l’envoya enLykiè avec des tablettes où il avait tracé des signes de mort, afinqu’il les remît à son beau-père et que celui-ci le tuât. EtBellérophontès alla en Lykiè sous les heureux auspices des dieux.Et quand il y fut arrivé, sur les bords du rapide Xanthos, le roide la grande Lykiè le reçut avec honneur, lui fut hospitalierpendant neuf jours et sacrifia neuf bœufs. Mais quand Eôs auxdoigts rosés reparut pour la dixième fois, alors il l’interrogea etdemanda à voir les signes envoyés par son gendre Proitos. Et, quandil les eut vus, il lui ordonna d’abord de tuer l’indomptableKhimaira. Celle-ci était née des dieux et non des hommes, lion pardevant, dragon par l’arrière, et chèvre par le milieu du corps. Etelle soufflait des flammes violentes. Mais il la tua, s’étant fiéaux prodiges des dieux. Puis, il combattit les Solymes illustres,et il disait avoir entrepris là le plus rude combat des guerriers.Enfin il tua les Amazones viriles. Comme il revenait, le roi luitendit un piège rusé, ayant choisi et placé en embuscade les plusbraves guerriers de la grande Lykiè. Mais nul d’entre eux ne revitsa demeure, car l’irréprochable Bellérophontès les tua tous. Et leroi connut alors que cet homme était de la race illustre d’un dieu,et il le retint et lui donna sa fille et la moitié de sa dominationroyale. Et les Lykiens lui choisirent un domaine, le meilleur detous, plein d’arbres et de champs, afin qu’il le cultivât. Et safemme donna trois enfants au brave Bellérophontès : Isandros,Hippolokhos et Laodaméia. Et le sage Zeus s’unit à Laodaméia, etelle enfanta le divin Sarpèdôn couvert d’airain. Mais quandBellérophontès fut en haine aux dieux, il errait seul dans ledésert d’Alèios. Arès insatiable de guerre tua son fils Isandros,tandis que celui-ci combattait les illustres Solymes. Artémis auxrênes d’or, irritée, tua Laodaméia ; et Hippolokhos m’aengendré, et je dis que je suis né de lui. Et il m’a envoyé àTroiè, m’ordonnant d’être le premier parmi les plus braves, afin dene point déshonorer la génération de mes pères qui ont habitéÉphyrè et la grande Lykiè. Je me glorifie d’être de cette race etde ce sang.

Il parla ainsi, et Diomèdès brave au combatfut joyeux, et il enfonça sa lance dans la terre nourricière, et ildit avec bienveillance au prince des peuples :

– Tu es certainement mon ancien hôte paternel.Autrefois, le noble Oineus reçut pendant vingt jours dans sesdemeures hospitalières l’irréprochable Bellérophontès. Et ils sefirent de beaux présents. Oineus donna un splendide ceinturon depourpre, et Bellérophontès donna une coupe d’or très creuse quej’ai laissée, en partant, dans mes demeures. Je ne me souvienspoint de Tydeus, car il me laissa tout petit quand l’armée desAkhaiens périt devant Thèbè. C’est pourquoi je suis un ami pour toidans Argos, et tu seras le mien en Lykiè quand j’irai vers cepeuple. Évitons nos lances, même dans la mêlée. J’ai à tuer assezd’autres Troiens illustres et d’alliés, soit qu’un dieu me lesamène, soit que je les atteigne, et toi assez d’Akhaiens, si tu lepeux. Echangeons nos armes, afin que tous sachent que nous sommesdes hôtes paternels.

Ayant ainsi parlé tous deux, ils descendirentde leurs chars et se serrèrent la main et échangèrent leur foi.Mais le Kronide Zeus troubla l’esprit de Glaukos qui donna auTydéide Diomèdès des armes d’or du prix de cent bœufs pour desarmes d’airain du prix de neuf bœufs.

Dès que Hektôr fut arrivé aux portes Skaies etau hêtre, toutes les femmes et toutes les filles des Troienscouraient autour de lui, s’inquiétant de leurs fils, de leursfrères, de leurs concitoyens et de leurs maris. Et il leur ordonnade supplier toutes ensemble les dieux, un grand deuil étant réservéà beaucoup d’entre elles. Et quand il fut parvenu à la belledemeure de Priamos aux portiques éclatants, – et là s’élevaientcinquante chambres nuptiales de pierre polie, construites les unesauprès des autres, où couchaient les fils de Priamos avec leursfemmes légitimes ; et, en face, dans la cour, étaient douzehautes chambres nuptiales de pierre polie, construites les unesauprès des autres, où couchaient les gendres de Priamos avec leursfemmes chastes, – sa mère vénérable vint au-devant de lui, commeelle allait chez Laodikè, la plus belle de ses filles, et elle luiprit la main et parla ainsi :

– Enfant, pourquoi as-tu quitté la rudebataille ? Les fils odieux des Akhaiens nous pressent sansdoute et combattent autour de la ville, et tu es venu tendre lesmains vers Zeus, dans la citadelle ? Attends un peu, et jet’apporterai un vin mielleux afin que tu en fasses des libations aupère Zeus et aux autres immortels, et que tu sois ranimé, en ayantbu ; car le vin augmente la force du guerrier fatigué ;et ta fatigue a été grande, tandis que tu défendais tesconcitoyens.

Et le grand Hektôr au casque mouvant luirépondit :

– Ne m’apporte pas un vin mielleux, mèrevénérable, de peur que tu m’affaiblisses et que je perde force etcourage. Je craindrais de faire des libations de vin pur à Zeusavec des mains souillées, car il n’est point permis, plein de sanget de poussière, d’implorer le Krôniôn qui amasse les nuées. Donc,porte des parfums et réunis les femmes âgées dans le templed’Athènè dévastatrice ; et dépose sur les genoux d’Athènè à labelle chevelure le péplos le plus riche et le plus grand qui soitdans ta demeure, et celui que tu aimes le plus ; et promets desacrifier dans son temple douze génisses d’un an, encoreindomptées, si elle prend pitié de la ville et des femmes Troienneset de leurs enfants, et si elle détourne de la sainte Ilios le filsde Tydeus, le féroce guerrier qui répand le plus de terreur. Vadonc au temple d’Athènè dévastatrice, et moi, j’irai vers Pâris,afin de l’appeler, si pourtant il veut entendre ma voix. Plût auxdieux que la terre s’ouvrît sous lui ! car l’Olympien l’acertainement nourri pour la ruine entière des Troiens, du magnanimePriamos et de ses fils. Si je le voyais descendre chez Aidès, monâme serait délivrée de ses amères douleurs.

Il parla ainsi, et Hékabè se rendit à sademeure et commanda aux servantes ; et celles-ci, par laville, réunirent les femmes âgées. Puis Hékabè entra dans sachambre nuptiale parfumée où étaient des péplos diversement peints,ouvrage des femmes Sidoniennes que le divin Alexandros avaitramenées de Sidôn, dans sa navigation sur la haute mer par où ilavait conduit Hélènè née d’un père divin. Et, pour l’offrir àAthènè, Hékabè en prit un, le plus beau, le plus varié et le plusgrand ; et il brillait comme une étoile et il était placé ledernier. Et elle se mit en marche, et les femmes âgées lasuivaient.

Et quand elles furent arrivées dans le templed’Athènè, Théanô aux belles joues, fille de Kissèis, femme dudompteur de chevaux Antènôr, leur ouvrit les portes, car lesTroiens l’avaient faite prêtresse d’Athènè. Et toutes, avec ungémissement, tendirent les mains vers Athènè. Et Théanô aux bellesjoues, ayant reçu le péplos, le déposa sur les genoux d’Athènè à labelle chevelure, et, en le lui vouant, elle priait la fille dugrand Zeus :

– Vénérable Athènè, gardienne de la ville,très divine déesse, brise la lance de Diomèdès, et fais-le tomberlui-même devant les portes Skaies, afin que nous te sacrifiionsdans ton temple douze génisses d’un an, encore indomptées, si tuprends pitié de la ville, des femmes Troiennes et de leursenfants.

Elle parla ainsi dans son vœu, et ellessuppliaient ainsi la fille du grand Zeus ; mais Pallas Athènèles refusa.

Et Hektôr gagna les belles demeuresd’Alexandros, que celui-ci avait construites lui-même à l’aide desmeilleurs ouvriers de la riche Troiè. Et ils avaient construit unechambre nuptiale, une maison et une cour, auprès des demeures dePriamos et de Hektôr, au sommet de la citadelle. Ce fut là queHektôr, cher à Zeus, entra. Et il tenait à la main une lance hautede dix coudées ; et une pointe d’airain étincelait àl’extrémité de la lance, fixée par un anneau d’or. Et, dans lachambre nuptiale, il trouva Alexandros qui s’occupait de ses bellesarmes, polissant son bouclier, sa cuirasse et ses arcs recourbés.Et l’Argienne Hélénè était assise au milieu de ses femmes,dirigeant leurs beaux travaux.

Et Hektôr, ayant regardé Pâris, lui dit cesparoles outrageantes :

– Misérable ! la colère que tu asressentie n’était point bonne. Nos troupes périssent autour de laville, sous les hautes murailles. Grâce à toi, les clameurs de laguerre montent avec fureur autour de cette ville, et tu blâmeraistoi-même celui que tu verrais s’éloigner de la rude bataille.Lève-toi donc, si tu ne veux voir la ville consumée bientôt par laflamme ardente.

Et le divin Alexandros lui répondit :

– Hektôr, puisque tu ne m’as point blâmé avecviolence, mais dans la juste mesure, je te répondrai. Je ne restaispoint dans ma chambre nuptiale par colère ou par indignation contreles Troiens, mais pour me livrer à la douleur. Maintenant que monépouse me conseille par de douces paroles de retourner au combat,je crois, comme elle, que cela est pour le mieux. La victoireexauce tour à tour les guerriers. Mais attends que je revête mesarmes belliqueuses, ou précède-moi, je vais te suivre.

Il parla ainsi, et Hektôr ne lui réponditrien ; et Hélénè dit à Hektôr ces douces paroles :

– Mon frère, frère d’une misérable chienne demalheur, et horrible ! Plût aux dieux qu’au jour même où mamère m’enfanta un furieux souffle de vent m’eût emportée sur unemontagne ou abîmée dans la mer tumultueuse, et que l’onde m’eûtengloutie, avant que ces choses fussent arrivées ! Mais,puisque les dieux avaient résolu ces maux, je voudrais être lafemme d’un meilleur guerrier, et qui souffrît au moins del’indignation et des exécrations des hommes. Mais celui-ci n’apoint un cœur inébranlable, et il ne l’aura jamais, et je pensequ’il en portera bientôt la peine. Viens, mon frère, entre etprends ce siège, car ton âme est pleine d’un lourd souci, grâce àmoi, chienne que je suis, et grâce au crime d’Alexandros. Zeus nousa fait à tous deux une mauvaise destinée, afin que nous soyonscélèbres par là chez les hommes qui naîtront dans l’avenir.

Et le grand Hektôr au casque mouvant luirépondit :

– Ne me fais point asseoir, Hélénè, bien quetu m’aimes, car tu ne me persuaderas point. Mon cœur est plein dudésir de secourir les Troiens qui regrettent vivement mon absence.Mais excite Pâris, et qu’il se hâte de me suivre, tandis que jeserai encore dans la ville. Je vais, dans ma demeure, revoir messerviteurs, ma femme bien-aimée et mon petit enfant. Je ne saiss’il me sera permis de les revoir jamais plus, ou si les dieux medompteront par les mains des Akhaiens.

Ayant ainsi parlé, Hektôr au casque mouvantsortit et parvint bientôt à ses demeures, et il n’y trouva pointAndromakhè aux bras blancs, car elle était sortie avec son fils etune servante au beau péplos, et elle se tenait sur la tour,pleurant et gémissant. Hektôr, n’ayant point trouvé dans sesdemeures sa femme irréprochable, s’arrêta sur le seuil et parlaainsi aux servantes :

– Venez, servantes, et dites-moi la vérité. Oùest allée, hors des demeures, Andromakhè aux bras blancs ?Est-ce chez mes sœurs, ou chez mes belles-sœurs au beau péplos, oudans le temple d’Athènè avec les autres Troiennes qui apaisent lapuissante déesse à la belle chevelure ?

Et la vigilante intendante luirépondit :

– Hektôr, puisque tu veux que nous disions lavérité, elle n’est point allée chez tes sœurs, ni chez tesbelles-sœurs au beau péplos, ni dans le temple d’Athènè avec lesautres Troiennes qui apaisent la puissante déesse à la bellechevelure ; mais elle est au faîte de la vaste tour d’Ilios,ayant appris une grande victoire des Akhaiens sur les Troiens. Et,pleine d’égarement, elle s’est hâtée de courir aux murailles, et lanourrice, auprès d’elle, portait l’enfant.

Et la femme intendante parla ainsi. Hektôr,étant sorti de ses demeures, reprit son chemin à travers les ruesmagnifiquement construites et populeuses, et, traversant la grandeville, il arriva aux portes Skaies par où il devait sortir dans laplaine. Et sa femme, qui lui apporta une riche dot, accourutau-devant de lui, Andromakhè, fille du magnanime Êétiôn qui habitasous le Plakos couvert de forêts, dans Thèbè Hypoplakienne, et quicommanda aux Kilikiens. Et sa fille était la femme de Hektôr aucasque d’airain. Et quand elle vint au-devant de lui, une servantel’accompagnait qui portait sur le sein son jeune fils, petit enfantencore, le Hektoréide bien-aimé, semblable à une belle étoile.Hektôr le nommait Skamandrios, mais les autres Troiens Astyanax,parce que Hektôr seul protégeait Troiè. Et il sourit en regardantson fils en silence ; mais Andromakhè, se tenant auprès de luien pleurant, prit sa main et lui parla ainsi :

– Malheureux, ton courage te perdra ; ettu n’as pitié ni de ton fils enfant, ni de moi, misérable, quiserai bientôt ta veuve, car les Akhaiens te tueront en se ruanttous contre toi. Il vaudrait mieux pour moi, après t’avoir perdu,subir la sépulture, car rien ne me consolera quand tu aurasaccompli ta destinée, et il ne me restera que mes douleurs. Je n’aiplus ni mon père ni ma mère vénérable. Le divin Akhilleus tua monpère, quand il saccagea la ville populeuse des Kilikiens, Thèbè auxportes hautes. Il tua Êétiôn, mais il ne le dépouilla point, par unrespect pieux. Il le brûla avec ses belles armes et il lui éleva untombeau, et les nymphes orestiades, filles de Zeus tempétueux,plantèrent des ormes autour. J’avais sept frères dans nosdemeures ; et tous descendirent en un jour chez Aidès, car ledivin Akhilleus aux pieds rapides les tua tous, auprès de leursbœufs aux pieds lents et de leurs blanches brebis. Et il emmena,avec les autres dépouilles, ma mère qui régnait sous le Plakosplanté d’arbres, et il l’affranchit bientôt pour une granderançon ; mais Artémis qui se réjouit de ses flèches la perçadans nos demeures. Hektôr ! Tu es pour moi un père, une mèrevénérable, un frère et un époux plein de jeunesse ! Aiepitié ! Reste sur cette tour ; ne fais point ton filsorphelin et ta femme veuve. Réunis l’armée auprès de ce figuiersauvage où l’accès de la ville est le plus facile. Déjà, troisfois, les plus courageux des Akhaiens ont tenté cet assaut, lesdeux Aias, l’illustre Idoméneus, les Atréides et le brave fils deTydeus, soit par le conseil d’un divinateur, soit par le seul élande leur courage.

Et le grand Hektôr au casque mouvant luirépondit :

– Certes, femme, ces inquiétudes me possèdentaussi, mais je redouterais cruellement les Troiens et les Troiennesaux longs péplos traînants, si, comme un lâche, je fuyais lecombat. Et mon cœur ne me pousse point à fuir, car j’ai appris àêtre toujours audacieux et à combattre, parmi les premiers, pour lagloire de mon père et pour la mienne. Je sais, dans mon esprit etdans mon cœur, qu’un jour viendra où la sainte Troiè périra, etPriamos, et le brave peuple de Priamos. Mais ni le malheur futurdes Troiens ni celui de Hékabè elle-même, du roi Priamos et de mesfrères courageux qui tomberont en foule sous les guerriers ennemis,ne m’afflige autant que le tien, quand un Akhaien cuirassé d’airainte ravira la liberté et t’emmènera pleurante ! Et tu tisserasla toile de l’étranger, et tu porteras de force l’eau de Messèis etde Hypéréiè, car la dure nécessité le voudra. Et, sans doute,quelqu’un dira, te voyant répandre des larmes : – Celle-ci estla femme de Hektôr qui était le plus brave des Troiens dompteurs dechevaux quand il combattait autour de Troiè.’ – Quelqu’un diracela, et tu seras déchirée d’une grande douleur, en songeant à cetépoux que tu auras perdu, et qui, seul, pourrait finir taservitude. Mais que la lourde terre me recouvre mort, avant quej’entende tes cris et que je te voie arracher d’ici !

Ayant ainsi parlé, l’illustre Hektôr tenditles mains vers son fils, mais l’enfant se rejeta en arrière dans lesein de la nourrice à la belle ceinture, épouvanté à l’aspect deson père bien-aimé, et de l’airain et de la queue de cheval quis’agitait terriblement sur le cône du casque. Et le père bien-aimésourit et la mère vénérable aussi. Et l’illustre Hektôr ôta soncasque et le déposa resplendissant sur la terre. Et il baisa sonfils bien-aimé, et, le berçant dans ses bras, il supplia Zeus etles autres dieux :

– Zeus, et vous, dieux, faites que mon filss’illustre comme moi parmi les Troiens, qu’il soit plein de forceet qu’il règne puissamment dans Troiè ! Qu’on dise un jour, levoyant revenir du combat : Celui-ci est plus brave que sonpère ! Qu’ayant tué le guerrier ennemi, il rapporte desanglantes dépouilles, et que le cœur de sa mère en soitréjoui !

Ayant ainsi parlé, il déposa son enfant entreles bras de sa femme bien-aimée, qui le reçut sur son sein parfumé,en pleurant et en souriant ; et le guerrier, voyant cela, lacaressa de la main et lui dit :

– Malheureuse, ne te désespère point à causede moi. Aucun guerrier ne m’enverra chez Aidès contre ma destinée,et nul homme vivant ne peut fuir sa destinée, lâche ou brave. Maisretourne dans tes demeures, prends soin de tes travaux, de la toileet de la quenouille, et mets tes servantes à leur tâche. Le soucide la guerre appartient à tous les guerriers qui sont nés dansIlios, et surtout à moi.

Ayant ainsi parlé, l’illustre Hektôr repritson casque à flottante queue de cheval. Et l’épouse bien-aiméeretourna vers ses demeures, regardant en arrière et versant deslarmes. Et aussitôt qu’elle fut arrivée aux demeures du tueurd’hommes Hektôr, elle y trouva ses nombreuses servantes en proie àune grande douleur. Et celles-ci pleuraient, dans ses demeures,Hektôr encore vivant, ne pensant pas qu’il revînt jamais plus ducombat, ayant échappé aux mains guerrières des Akhaiens.

Et Pâris ne s’attardait point dans ses hautesdemeures mais, ayant revêtu ses armes excellentes, d’un airainvarié, il parcourait la ville, de ses pieds rapides, tel qu’unétalon qui, longtemps nourri d’orge à la crèche, ses liens étantrompus, court dans la plaine en frappant la terre et saute dans lefleuve au beau cours où il a coutume de se baigner. Et il redressela tête, et ses crins flottent épars sur ses épaules, et, fier desa beauté, ses jarrets le portent d’un trait aux lieux où paissentles chevaux. Ainsi Pâris Priamide, sous ses armes éclatantes commel’éclair, descendait de la hauteur de Pergamos ; et ses piedsrapides le portaient ; et voici qu’il rencontra le divinHektôr, son frère, comme celui-ci quittait le lieu où il s’étaitentretenu avec Andromakhè.

Et, le premier, le roi Alexandros luidit :

– Frère vénéré, sans doute je t’ai retardé etje ne suis point venu promptement comme tu me l’avais ordonné.

Hektôr au casque mouvant luirépondit :

– Ami, aucun guerrier, avec équité, ne peut teblâmer dans le combat, car tu es brave ; mais tu te lassesvite, et tu refuses alors de combattre, et mon cœur est attristépar les outrages que t’adressent les Troiens qui subissent tant demaux à cause de toi. Mais, allons ! et nous apaiserons cesressentiments, si Zeus nous donne d’offrir un jour, dans nosdemeures, un libre kratère aux dieux ouraniens qui vivent toujours,après avoir chassé loin de Troiè les Akhaiens aux bellesknèmides.

Chant 7

Ayant ainsi parlé, l’illustre Hektôr sortitdes portes, et son frère Alexandros l’accompagnait, et tous deux,dans leur cœur, étaient pleins du désir de combattre. Comme un dieuenvoie un vent propice aux matelots suppliants qui se sont épuisésà battre la mer de leurs avirons polis, de sorte que leurs membressont rompus de fatigue, de même les Priamides apparurent auxTroiens qui les désiraient.

Et aussitôt Alexandros tua le fils du roiArèithoos, Ménèsthios, qui habitait dans Arnè, et que Arèithoos quicombattait avec une massue engendra de Philomédousa aux yeux debœuf. Et Hektôr tua, de sa pique aiguë, Eionèos ; et l’airainle frappa au cou, sous le casque, et brisa ses forces. Et Glaukos,fils de Hippolokhos, chef des Lykiens, blessa, de sa pique, entreles épaules, au milieu de la mêlée, Iphinoos Dexiade qui sautaitsur ses chevaux rapides. Et il tomba sur la terre, et ses forcesfurent brisées.

Et la divine Athènè aux yeux clairs, ayant vules Argiens qui périssaient dans la rude bataille, descendit à lahâte du faîte de l’Olympos devant la sainte Ilios, et Apollônaccourut vers elle, voulant donner la victoire aux Troiens, etl’ayant vue de la hauteur de Pergamos. Et ils se rencontrèrentauprès du hêtre, et le roi Apollôn, fils de Zeus, parla lepremier :

– Pourquoi, pleine d’ardeur, viens-tu denouveau de l’Olympos, fille du grand Zeus ? Est-ce pourassurer aux Danaens la victoire douteuse ? Car tu n’as nullepitié des Troiens qui périssent. Mais, si tu veux m’en croire, cecisera pour le mieux. Arrêtons pour aujourd’hui la guerre et lecombat. Tous lutteront ensuite jusqu’à la chute de Troiè, puisqu’ilvous plaît, à vous, immortels, de renverser cette ville.

Et la déesse aux yeux clairs, Athènè, luirépondit :

– Qu’il en soit ainsi, ô archer ! C’estdans ce même dessein que je suis venue de l’Olympos vers lesTroiens et les Akhaiens. Mais comment arrêteras-tu le combat desguerriers ?

Et le roi Apollôn, fils de Zeus, luirépondit :

– Excitons le solide courage de Hektôrdompteur de chevaux, et qu’il provoque, seul, un des Danaens àcombattre un rude combat. Et les Akhaiens aux knèmides d’airainexciteront un des leurs à combattre le divin Hektôr.

Il parla ainsi, et la divine Athènè aux yeuxclairs consentit. Et Hélénos, le cher fils de Priamos, devina dansson esprit ce qu’il avait plu aux dieux de décider, et ils’approcha de Hektôr et lui parla ainsi :

– Hektôr Priamide, égal à Zeus en sagesse,voudras-tu m’en croire, moi qui suis ton frère ? Fais que lesTroiens et tous les Akhaiens s’arrêtent, et provoque le plus bravedes Akhaiens à combattre contre toi un rude combat. Ta moire n’estpoint de mourir et de subir aujourd’hui ta destinée, car j’aientendu la voix des dieux qui vivent toujours.

Il parla ainsi, et Hektôr s’en réjouit, et,s’avançant en tête des Troiens, il arrêta leurs phalanges à l’aidede la pique qu’il tenait par le milieu, et tous s’arrêtèrent. EtAgamemnôn contint aussi les Akhaiens aux belles knèmides. Et Athènèet Apollôn qui porte l’arc d’argent, semblables à des vautours,s’assirent sous le hêtre élevé du père Zeus tempétueux qui seréjouit des guerriers. Et les deux armées, par rangs épais,s’assirent, hérissées et brillantes de boucliers, de casques et depiques. Comme, au souffle de Zéphyros, l’ombre se répand sur la merqui devient toute noire, de même les rangs des Akhaiens et desTroiens couvraient la plaine. Et Hektôr leur parla ainsi :

– Écoutez-moi, Troiens et Akhaiens aux bellesknèmides, afin que je vous dise ce que mon cœur m’ordonne de dire.Le sublime Kronide n’a point scellé notre alliance, mais il songe ànous accabler tous de calamités, jusqu’à ce que vous preniez Troièaux fortes tours, ou que vous soyez domptés auprès des nefs quifendent la mer. Puisque vous êtes les princes des Panakhaiens, quecelui d’entre vous que son courage poussera à combattre contre moisorte des rangs et combatte le divin Hektôr. Je vous le dis, et queZeus soit témoin : si celui-là me tue de sa pique d’airain, medépouillant de mes armes, il les emportera dans ses nefscreuses ; mais il renverra mon corps dans ma demeure, afin queles Troiens et les femmes des Troiens brûlent mon cadavre sur unbûcher ; et, si je le tue, et qu’Apollôn me donne cettegloire, j’emporterai ses armes dans la sainte Ilios et je lessuspendrai dans le temple de l’archer Apollôn ; mais jerenverrai son corps aux nefs solides, afin que les Akhaienschevelus l’ensevelissent. Et ils lui élèveront un tombeau sur lerivage du large Hellèspontos. Et quelqu’un d’entre les hommesfuturs, naviguant sur la noire mer, dans sa nef solide, dira,voyant ce tombeau d’un guerrier mort depuis longtemps : –Celui-ci fut tué autrefois par l’illustre Hektôr dont le courageétait grand.’ Il le dira, et ma gloire ne mourra jamais.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets,n’osant refuser ni accepter. Alors Ménélaos se leva et dit, pleinde reproches, et soupirant profondément :

– Hélas ! Akhaiennes menaçantes, et nonplus Akhaiens ! certes, ceci nous sera un grand opprobre, siaucun des Danaens ne se lève contre Hektôr. Mais que la terre etl’eau vous manquent, à vous qui restez assis sans courage et sansgloire ! Moi, je m’armerai donc contre Hektôr, car la victoireenfin est entre les mains des dieux immortels.

Il parla ainsi, et il se couvrait de sesbelles armes. Alors, Ménélaos, tu aurais trouvé la fin de ta viesous les mains de Hektôr, car il était beaucoup plus fort que toi,si les rois des Akhaiens, s’étant levés, ne t’eussent retenu. Etl’Atréide Agamemnôn qui commande au loin lui prit la main et luidit :

– Insensé Ménélaos, nourrisson de Zeus, d’oùte vient cette démence ? Contiens-toi, malgré ta douleur.Cesse de vouloir combattre contre un meilleur guerrier que toi, lePriamide Hektôr, que tous redoutent. Akhilleus, qui est beaucoupplus fort que toi dans la bataille qui illustre les guerriers,craint de le rencontrer. Reste donc assis dans les rangs de tescompagnons, et les Akhaiens exciteront un autre combattant. Bienque le Priamide soit brave et insatiable de guerre, je pense qu’ilse reposera volontiers, s’il échappe à ce rude combat.

Il parla ainsi, et l’esprit du héros futpersuadé par les paroles sages de son frère, et il lui obéit. Etses serviteurs, joyeux, enlevèrent les armes de ses épaules. EtNestôr se leva au milieu des Argiens et dit :

– Ah ! certes, un grand deuil envahit laterre Akhaienne ! Et le vieux cavalier Pèleus, excellent etsage agorète des Myrmidônes, va gémir grandement, lui qui,autrefois, m’interrogeant dans sa demeure, apprenait, plein dejoie, quels étaient les pères et les fils de tous lesAkhaiens ! Quand il saura que tous sont épouvantés par Hektôr,il étendra souvent les mains vers les immortels, afin que son âme,hors de son corps, descende dans la demeure d’Aidès ! Plût àvous, ô Zeus, Athènè et Apollôn, que je fusse plein de jeunesse,comme au temps où, près du rapide Kéladontès, les Pylienscombattaient les Arkadiens armés de piques, sous les murs de Phéiaoù viennent les eaux courantes du Iardanos. Au milieu d’eux étaitle divin guerrier Éreuthaliôn, portant sur ses épaules les armes duroi Arèithoos, du divin Arèithoos que les hommes et les femmes auxbelles ceintures appelaient le porte-massue, parce qu’il necombattait ni avec l’arc, ni avec la longue pique, mais qu’ilrompait les rangs ennemis à l’aide d’une massue de fer. Lykoorgosle tua par ruse, et non par force, dans une route étroite, où lamassue de fer ne put écarter de lui la mort. Là, Lykoorgos, leprévenant, le perça de sa pique dans le milieu du corps, et lerenversa sur la terre. Et il le dépouilla des armes que lui avaitdonnées le rude Arès. Dès lors, Lykoorgos les porta dans laguerre ; mais, devenu vieux dans ses demeures, il les donna àson cher compagnon Éreuthaliôn, qui, étant ainsi armé, provoquaitles plus braves. Et tous tremblaient, pleins de crainte, et nuln’osait. Et mon cœur hardi me poussa à combattre, confiant dans mesforces, bien que le plus jeune de tous. Et je combattis, et Athènèm’accorda la victoire, et je tuai ce très robuste et très braveguerrier dont le grand corps couvrit un vaste espace. Plût auxdieux que je fusse ainsi plein de jeunesse et que mes forcesfussent intactes ! Hektôr au casque mouvant commenceraitaussitôt le combat. Mais vous ne vous hâtez point de lutter contreHektôr, vous qui êtes les plus braves des Panakhaiens.

Et le vieillard leur fit ces reproches, etneuf d’entre eux se levèrent. Et le premier fut le roi des hommes,Agamemnôn. Puis, le brave Diomèdès Tydéide se leva. Et après eux selevèrent les Aias revêtus d’une grande force, et Idoméneus et lecompagnon d’Idoméneus, Mèrionès, semblable au tueur de guerriersArès, et Eurypylos, l’illustre fils d’Évaimôn, et ThoasAndraimonide et le divin Odysseus. Tous voulaient combattre contrele divin Hektôr. Et le cavalier Gérennien Nestôr dit au milieud’eux :

– Remuez maintenant tous les sorts, et celuiqui sera choisi par le sort combattra pour tous les Akhaiens auxbelles knèmides, et il se réjouira de son courage, s’il échappe aurude combat et à la lutte dangereuse.

Il parla ainsi, et chacun marqua son signe, ettous furent mêlés dans le casque de l’Atréide Agamemnôn. Et lespeuples priaient, élevant les mains vers les dieux, et chacundisait, regardant le large Ouranos :

– Père Zeus, fais sortir le signe d’Aias, oudu fils de Tydeus, ou du roi de la très riche Mykènè !

Ils parlèrent ainsi, et le cavalier GérennienNestôr agita le casque et en fit sortir le signe d’Aias que tousdésiraient. Un héraut le prit, le présentant par la droite auxprinces Akhaiens. Et ceux qui ne le reconnaissaient point lerefusaient. Mais quand il parvint à celui qui l’avait marqué etjeté dans le casque, à l’illustre Aias, celui-ci le reconnutaussitôt, et, le laissant tomber à ses pieds, il dit, plein dejoie :

– Ô amis, ce signe est le mien ; et jem’en réjouis dans mon cœur, et je pense que je dompterai le divinHectôr. Allons ! pendant que je revêtirai mes armesbelliqueuses, suppliez tout bas, afin que les Troiens ne vousentendent point, le roi Zeus Kroniôn ; ou priez-le tout haut,car nous ne craignons personne. Quel guerrier pourrait me dompteraisément, à l’aide de sa force ou de ma faiblesse ? Je suis nédans Salamis, et je n’y ai point été élevé sans gloire.

Il parla ainsi, et tous suppliaient le pèreZeus Kroniôn, et chacun disait, regardant le vasteOuranos :

– Père Zeus, qui commandes de l’Ida, trèsauguste, très grand, donne la victoire à Aias et qu’il remporte unegloire brillante ; mais, si tu aimes Hektôr et le protèges,fais que le courage et la gloire des deux guerriers soientégaux.

Ils parlèrent ainsi, et Aias s’armait del’airain éclatant. Et après qu’il eut couvert son corps de sesarmes, il marcha en avant, pareil au monstrueux Arès que le Kroniônenvoie au milieu des guerriers qu’il pousse à combattre, le cœurplein de fureur. Ainsi marchait le grand Aias, rempart desAkhaiens, avec un sourire terrible, à grands pas, et brandissant salongue pique. Et les Argiens se réjouissaient en le regardant, etun tremblement saisit les membres des Troiens, et le cœur de Hektôrlui-même palpita dans sa poitrine ; mais il ne pouvait reculerdans la foule des siens, ni fuir le combat, puisqu’il l’avaitdemandé. Et Aias s’approcha, portant un bouclier fait d’airain etde sept peaux de bœuf, et tel qu’une tour. Et l’excellent ouvrierTykhios qui habitait Hylè l’avait fabriqué à l’aide de sept peauxde forts taureaux, recouvertes d’une plaque d’airain. Et AiasTélamônien, portant ce bouclier devant sa poitrine, s’approcha deHektôr, et dit ces paroles menaçantes :

– Maintenant, Hektôr, tu sauras, seul à seul,quels sont les chefs des Danaens, sans compter Akhilleus au cœur delion, qui rompt les phalanges des guerriers. Il repose aujourd’hui,sur le rivage de la mer, dans ses nefs aux poupes recourbées,irrité contre Agamemnôn le prince des peuples ; mais nouspouvons tous combattre contre toi. Commence donc le combat.

Et Hektôr au casque mouvant luirépondit :

– Divin Aias Télamônien, prince des peuples,ne m’éprouve point comme si j’étais un faible enfant ou une femmequi ignore les travaux de la guerre. Je sais combattre et tuer leshommes, et mouvoir mon dur bouclier de la main droite ou de la maingauche, et il m’est permis de combattre audacieusement. Je sais,dans la rude bataille, de pied ferme marcher au son d’Arès, et mejeter dans la mêlée sur mes cavales rapides. Mais je ne veux pointfrapper un homme tel que toi par surprise, mais en face, si jepuis.

Il parla ainsi, et il lança sa longue piquevibrante et frappa le grand bouclier d’Aias. Et la piqueirrésistible pénétra à travers les sept peaux de bœuf jusqu’à ladernière lame d’airain. Et le divin Aias lança aussi sa longuepique, et il en frappa le bouclier égal du Priamide ; et lapique solide pénétra dans le bouclier éclatant, et, perçant lacuirasse artistement faite, déchira la tunique sur le flanc. Maisle Priamide se courba et évita la noire kèr.

Et tous deux, relevant leurs piques, seruèrent, semblables à des lions mangeurs de chair crue, ou à dessangliers dont la vigueur est grande. Et le Priamide frappa de sapique le milieu du bouclier, mais il n’en perça point l’airain, etla pointe s’y tordit. Et Aias, bondissant, frappa le bouclier,qu’il traversa de sa pique, et il arrêta Hektôr qui se ruait, et illui blessa la gorge, et un sang noir en jaillit. Mais Hektôr aucasque mouvant ne cessa point de combattre, et, reculant, il pritde sa forte main une pierre grande, noire et rugueuse, qui gisaitsur la plaine, et il frappa le milieu du grand bouclier couvert desept peaux de bœuf, et l’airain résonna sourdement. Et Aias,soulevant à son tour une pierre plus grande encore, la lança en luiimprimant une force immense. Et, de cette pierre, il brisa lebouclier, et les genoux du Priamide fléchirent, et il tomba à larenverse sous le bouclier. Mais Apollôn le releva aussitôt. Et déjàils se seraient frappés tous deux de leurs épées, en se ruant l’uncontre l’autre, si les hérauts, messagers de Zeus et des hommes,n’étaient survenus, l’un du côté des Troiens, l’autre du côté desAkhaiens cuirassés, Talthybios et Idaios, sages tous deux. Et ilslevèrent leurs sceptres entre les deux guerriers, et Idaios, pleinde conseils prudents, leur dit :

– Ne combattez pas plus longtemps, mes chersfils. Zeus qui amasse les nuées vous aime tous deux, et tous deuxvous êtes très braves, comme nous le savons tous. Mais voici lanuit, et il est bon d’obéir à la nuit.

Et le Télamônien Aias lui répondit :

– Idaios, ordonne à Hektôr de parler. C’estlui qui a provoqué au combat les plus braves d’entre nous. Qu’ildécide, et j’obéirai, et je ferai ce qu’il fera.

Et le grand Hektôr au casque mouvant luirépondit :

– Aias, un dieu t’a donné la prudence, laforce et la grandeur, et tu l’emportes par ta lance sur tous lesAkhaiens. Cessons pour aujourd’hui la lutte et le combat. Nouscombattrons de nouveau plus tard, jusqu’à ce qu’un dieu en décideet donne à l’un de nous la victoire. Voici la nuit, et il est bond’obéir à la nuit, afin que tu réjouisses, auprès des nefsAkhaiennes, tes concitoyens et tes compagnons, et que j’aille, dansla grande ville du roi Priamos, réjouir les Troiens et lesTroiennes ornées de longues robes, qui prieront pour moi dans lestemples divins. Mais faisons-nous de mutuels et illustres dons,afin que les Akhaiens et les Troiens disent : Ils ont combattupour la discorde qui brûle le cœur, et voici qu’ils se sont séparésavec amitié.

Ayant ainsi parlé, il offrit à Aias l’épée auxclous d’argent, avec la gaine et les courroies artistementtravaillées, et Aias lui donna un ceinturon éclatant, couleur depourpre. Et ils se retirèrent, l’un vers l’armée des Akhaiens,l’autre vers les Troiens. Et ceux-ci se réjouirent en foule, quandils virent Hektôr vivant et sauf, échappé des mains invaincues etde la force d’Aias. Et ils l’emmenèrent vers la ville, après avoirdésespéré de son salut.

Et, de leur côté, les Akhaiens bien armésconduisirent au divin Agamemnôn Aias joyeux de sa victoire. Etquand ils furent arrivés aux tentes de l’Atréide, le roi des hommesAgamemnôn sacrifia au puissant Kroniôn un taureau de cinq ans.Après l’avoir écorché, disposé et coupé adroitement en morceaux,ils percèrent ceux-ci de broches, les firent rôtir avec soin et lesretirèrent du feu. Puis, ils préparèrent le repas et se mirent àmanger, et aucun ne put se plaindre, en son âme, de manquer d’unepart égale. Mais le héros Atréide Agamemnôn, qui commande au loin,honora Aias du dos entier. Et, tous ayant bu et mangé selon leursoif et leur faim, le vieillard Nestôr ouvrit le premier le conseilet parla ainsi, plein de prudence :

– Atréides, et vous, chefs des Akhaiens,beaucoup d’Akhaiens chevelus sont morts, dont le rude Arès arépandu le sang noir sur les bords du clair Skamandros, et dont lesâmes sont descendues chez Aidès. C’est pourquoi il faut suspendrele combat dès la lueur du matin. Puis, nous étant réunis, nousenlèverons les cadavres à l’aide de nos bœufs et de nos mulets, etnous les brûlerons devant les nefs, afin que chacun en rapporte lescendres à ses fils, quand tous seront de retour dans la terre de lapatrie. Et nous leur élèverons, autour d’un seul bûcher, un mêmetombeau dans la plaine. Et tout auprès, nous construirons aussitôtde hautes tours qui nous protégeront nous et nos nefs. Et nous ymettrons des portes solides pour le passage des cavaliers, et nouscreuserons en dehors un fossé profond qui arrêtera les cavaliers etles chevaux, si les braves Troiens poussent le combat jusquelà.

Il parla ainsi, et tous les roisl’approuvèrent.

Et l’agora tumultueuse et troublée des Troienss’était réunie devant les portes de Priamos, sur la haute citadelled’Ilios. Et le sage Antènôr parla ainsi le premier :

– Écoutez-moi, Troiens, Dardaniens et alliés,afin que je dise ce que mon cœur m’ordonne. Allons ! rendonsaux Atréides l’Argienne Hélénè et toutes ses richesses, et qu’ilsles emmènent. Nous combattons maintenant contre les serments sacrésque nous avons jurés, et je n’espère rien de bon pour nous, si vousne faites ce que je dis.

Ayant ainsi parlé, il s’assit. Et alors seleva du milieu de tous le divin Alexandros, l’époux de Hélénè à labelle chevelure. Et il répondit en paroles ailées :

– Antènôr, ce que tu as dit ne m’est pointagréable. Tu aurais pu concevoir de meilleurs desseins, et, si tuas parlé sérieusement, certes, les dieux t’ont ravi l’esprit. Maisje parle devant les Troiens dompteurs de chevaux, et je repousse ceque tu as dit. Je ne rendrai point cette femme. Pour les richessesque j’ai emportées d’Argos dans ma demeure, je veux les rendretoutes, et j’y ajouterai des miennes.

Ayant ainsi parlé, il s’assit. Et, au milieude tous, se leva le Dardanide Priamos, semblable à un dieu par saprudence. Et, plein de sagesse, il parla ainsi et dit :

– Écoutez-moi, Troiens, Dardaniens et alliés,afin que je dise ce que mon cœur m’ordonne. Maintenant, prenezvotre repas comme d’habitude, et faites tour à tour bonne garde.Que dès le matin Idaios se rende aux nefs creuses, afin de porteraux Atréides Agamemnôn et Ménélaos l’offre d’Alexandros d’oùviennent nos discordes. Et qu’il leur demande, par de sagesparoles, s’ils veulent suspendre la triste guerre jusqu’à ce quenous ayons brûlé les cadavres. Nous combattrons ensuite de nouveau,en attendant que le sort décide entre nous et donne la victoire àl’un des deux peuples.

Il parla ainsi, et ceux qui l’écoutaientobéirent, et l’armée prit son repas comme d’habitude. Dès le matin,Idaios se rendit aux nefs creuses. Et il trouva les Danaens,nourrissons de Zeus, réunis dans l’agora, auprès de la poupe de lanef d’Agamemnôn. Et, se tenant au milieu d’eux, il parlaainsi :

– Atréides et Akhaiens aux belles knèmides,Priamos et les illustres Troiens m’ordonnent de vous porter l’offred’Alexandros d’où viennent nos discordes, si toutefois elle vousest agréable. Toutes les richesses qu’Alexandros a rapportées dansIlios sur ses nefs creuses, – plût aux dieux qu’il fût mortauparavant ! – il veut les rendre et y ajouter dessiennes ; mais il refuse de rendre la jeune épouse del’illustre Ménélaos, malgré les supplications des Troiens. Et ilsm’ont aussi ordonné de vous demander si vous voulez suspendre latriste guerre jusqu’à ce que nous ayons brûlé les cadavres. Nouscombattrons ensuite de nouveau, en attendant que le sort décideentre nous et donne la victoire à l’un des deux peuples.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets. EtDiomèdès hardi au combat parla ainsi :

– Qu’aucun de nous n’accepte les richessesd’Alexandros ni Hélénè elle-même. Il est manifeste pour tous,fût-ce pour un enfant, que le suprême désastre est suspendu sur latête des Troiens.

Il parla ainsi, et tous les fils des Akhaienspoussèrent des acclamations, admirant les paroles du dompteur dechevaux Diomèdès. Et le roi Agamemnôn dit à Idaios

– Idaios, tu as entendu la réponse desAkhaiens. Ils t’ont répondu, et ce qu’ils disent me plaît.Cependant, je ne vous refuse point de brûler vos morts et d’honorerpar le feu les cadavres de ceux qui ont succombé. Que l’époux deHèrè, Zeus qui tonne dans les hauteurs, soit témoin de notretraité !

Ayant ainsi parlé, il éleva son sceptre verstous les dieux. Et Idaios retourna dans la sainte Ilios, où lesTroiens et les Dardaniens étaient réunis en agora, attendant sonretour. Et il arriva, et, au milieu d’eux, il rendit compte de sonmessage. Et aussitôt ils s’empressèrent de transporter, ceux-ci lescadavres, ceux-là le bois du bûcher. Et les Argiens, de leur côté,s’exhortaient, loin des nefs creuses, à relever leurs morts et àconstruire le bûcher.

Hélios, à son lever, frappait les campagnes deses rayons, et, montant dans l’Ouranos, sortait doucement du coursprofond de l’Okéanos. Et les deux armées accouraient l’une versl’autre. Alors, il leur fut difficile de reconnaître leursguerriers ; mais quand ils eurent lavé leur poussièresanglante, ils les déposèrent sur les chars en répandant des larmesbrûlantes. Et le grand Priamos ne leur permit point de gémir, etils amassèrent les morts sur le bûcher, se lamentant dans leurcœur. Et, après les avoir brûlés, ils retournèrent vers la sainteIlios.

De leur côté, les Akhaiens aux belles knèmidesamassèrent les cadavres sur le bûcher, tristes dans leur cœur. Et,après les avoir brûlés, ils s’en retournèrent vers les nefscreuses. Éôs n’était point levée encore, et déjà la nuit étaitdouteuse, quand un peuple des Akhaiens vint élever dans la plaineun seul tombeau sur l’unique bûcher. Et, non loin, d’autresguerriers construisirent, pour se protéger eux-mêmes et les nefs,de hautes tours avec des portes solides pour le passage descavaliers. Et ils creusèrent, au dehors et tout autour, un fosséprofond, large et grand, qu’ils défendirent avec des pieux. Etc’est ainsi que travaillaient les Akhaiens chevelus.

Et les dieux, assis auprès du foudroyant Zeus,regardaient avec admiration ce grand travail des Akhaiens auxtuniques d’airain. Et, au milieu d’eux, Poseidaôn qui ébranle laterre parla ainsi :

– Père Zeus, qui donc, parmi les mortels quivivent sur la terre immense, fera connaître désormais aux immortelssa pensée et ses desseins ? Ne vois-tu pas que les Akhaienschevelus ont construit une muraille devant leurs nefs, avec unfossé tout autour, et qu’ils n’ont point offert d’illustreshécatombes aux dieux ? La gloire de ceci se répandra autantque la lumière d’Éôs ; et les murs que Phoibos Apollôn et moiavons élevés au héros Laomédôn seront oubliés.

Et Zeus qui amasse les nuées, avec un profondsoupir, lui répondit :

– Ah ! Très puissant, qui ébranles laterre, qu’as-tu dit ? Un dieu, moins doué de force que toi,n’aurait point cette crainte. Certes, ta gloire se répandra aussiloin que la lumière d’Éôs. Reprends courage, et quand les Akhaienschevelus auront regagné sur leurs nefs la terre bien-aimée de lapatrie, engloutis tout entier dans la mer ce mur écroulé, couvre denouveau de sables le vaste rivage, et que cette immense murailledes Akhaiens s’évanouisse devant toi.

Et ils s’entretenaient ainsi. Et Hélios secoucha, et le travail des Akhaiens fut terminé. Et ceux-ci tuaientdes bœufs sous les tentes, et ils prenaient leurs repas. Etplusieurs nefs avaient apporté de Lemnos le vin qu’avait envoyé leIèsonide Eunèos, que Hypsipylè avait conçu du prince des peuplesIèsôn. Et le Ièsonide avait donné aux Atréides mille mesures devin. Et les Akhaiens chevelus leur achetaient ce vin, ceux-ci avecde l’airain, ceux-là avec du fer brillant ; les uns avec despeaux de bœufs, les autres avec les bœufs eux-mêmes, et d’autresavec leurs esclaves. Et tous enfin préparaient l’excellentrepas.

Et, pendant toute la nuit, les Akhaienschevelus mangeaient ; et les Troiens aussi et les alliésmangeaient dans la ville. Et, au milieu de la nuit, le sage Zeus,leur préparant de nouvelles calamités, tonna terriblement ; etla pâle crainte les saisit. Et ils répandaient le vin hors descoupes, et aucun n’osa boire avant de faire des libations au trèspuissant Kroniôn. Enfin, s’étant couchés, ils goûtèrent la douceurdu sommeil.

Chant 8

Éôs au péplos couleur de safran éclairaittoute la terre, et Zeus qui se réjouit de la foudre convoqual’agora des dieux sur le plus haut faîte de l’Olympos aux sommetssans nombre. Et il leur parla, et ils écoutaientrespectueusement :

– Écoutez-moi tous, dieux et déesses, afin queje vous dise ce que j’ai résolu dans mon cœur. Et que nul dieu,mâle ou femelle, ne résiste à mon ordre ; mais obéissez tous,afin que j’achève promptement mon œuvre. Car si j’apprends quequelqu’un des dieux est allé secourir soit les Troiens, soit lesDanaens, celui-là reviendra dans l’Olympos honteusement châtié. Etje le saisirai, et je le jetterai au loin, dans le plus creux desgouffres de la terre, au fond du noir Tartaros qui a des portes defer et un seuil d’airain, au-dessous de la demeure d’Aidès, autantque la terre est au-dessous de l’Ouranos. Et il saura que je suisle plus fort de tous les dieux. Debout, dieux ! tentez-le, etvous le saurez. Suspendez une chaîne d’or du faîte de l’Ouranos, ettous, dieux et déesses, attachez-vous à cette chaîne. Vousn’entraînerez jamais, malgré vos efforts, de l’Ouranos sur laterre, Zeus le modérateur suprême. Et moi, certes, si je levoulais, je vous enlèverais tous, et la terre et la mer, etj’attacherais cette chaîne au faîte de l’Olympos, et tout yresterait suspendu, tant je suis au-dessus des dieux et deshommes !

Il parla ainsi, et tous restèrent muets,stupéfaits de ces paroles, car il avait durement parlé. Et Athènè,la déesse aux yeux clairs, lui dit :

– Ô notre père ! Kronide, le plus hautdes rois, nous savons bien que ta force ne le cède à aucuneautre ; mais nous gémissons sur les Danaens, habiles à lancerla pique, qui vont périr par une destinée mauvaise. Certes, nous necombattrons pas, si tu le veux ainsi, mais nous conseillerons lesArgiens, afin qu’ils ne périssent point tous, grâce à tacolère.

Et Zeus qui amasse les nuées, souriant, luidit :

– Reprends courage, Tritogénéia, chère enfant.Certes, j’ai parlé très rudement, mais je veux être doux pourtoi.

Ayant ainsi parlé, il lia au char les chevauxaux pieds d’airain, rapides, ayant pour crinières des cheveluresd’or ; et il s’enveloppa d’un vêtement d’or ; et il pritun fouet d’or bien travaillé, et il monta sur son char. Et ilfrappa les chevaux du fouet, et ils volèrent aussitôt entre laterre et l’Ouranos étoilé. Il parvint sur l’Ida qui abonde ensources, où vivent les bêtes sauvages, et sur le Gargaros, où ilpossède une enceinte sacrée et un autel parfumé. Le père des hommeset des dieux y arrêta ses chevaux, les délia et les enveloppa d’unegrande nuée. Et il s’assit sur le faîte, plein de gloire, regardantla ville des Troiens et les nefs des Akhaiens.

Et les Akhaiens chevelus s’armaient, ayantmangé en hâte sous les tentes ; et les Troiens aussis’armaient dans la ville ; et ils étaient moins nombreux, maisbrûlants du désir de combattre, par nécessité, pour leurs enfantset pour leurs femmes. Et les portes s’ouvraient, et les peuples,fantassins et cavaliers, se ruaient au dehors, et il s’élevait unbruit immense.

Et quand ils se furent rencontrés, les piqueset les forces des guerriers aux cuirasses d’airain se mêlèrentconfusément, et les boucliers bombés se heurtèrent, et il s’élevaun bruit immense. On entendait les cris de joie et les lamentationsde ceux qui tuaient ou mouraient, et la terre ruisselait desang ; et tant qu’Éôs brilla et que le jour sacré monta, lestraits frappèrent les hommes, et les hommes tombaient. Mais quandHélios fut parvenu au faîte de l’Ouranos, le père Zeus étendit sesbalances d’or, et il y plaça deux kères de la mort qui rendimmobile à jamais, la kèr des Troiens dompteurs de chevaux et lakèr des Akhaiens aux cuirasses d’airain. Il éleva les balances, lestenant par le milieu, et le jour fatal des Akhaienss’inclina ; et la destinée des Akhaiens toucha la terrenourricière, et celle des Troiens monta vers le large Ouranos. Etil roula le tonnerre immense sur l’Ida, et il lança l’ardent éclairau milieu du peuple guerrier des Akhaiens ; et, l’ayant vu,ils restèrent stupéfaits et pâles de terreur.

Ni Idoméneus, ni Agamemnôn, ni les deux Aias,serviteurs d’Arès, n’osèrent rester. Le Gérennien Nestôr, rempartdes Akhaiens, resta seul, mais contre son gré, par la chute de soncheval. Le divin Alexandros, l’époux de Hélénè aux beaux cheveux,avait percé le cheval d’une flèche au sommet de la tête, endroitmortel, là où croissent les premiers crins. Et, l’airain ayantpénétré dans la cervelle, le cheval, saisi de douleur, se roulaitet épouvantait les autres chevaux. Et, comme le vieillard se hâtaitde couper les rênes avec l’épée, les rapides chevaux de Hektôr,portant leur brave conducteur, approchaient dans la mêlée, et levieillard eût perdu la vie, si Diomèdès ne l’eût vu. Et il jeta uncri terrible, appelant Odysseus :

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, pourquoifuis-tu, tournant le dos comme un lâche dans la mêlée ? Crainsqu’on ne te perce d’une pique dans le dos, tandis que tu fuis.Reste, et repoussons ce rude guerrier loin de ce vieillard.

Il parla ainsi, mais le divin et patientOdysseus ne l’entendit point et passa outre vers les nefs creusesdes Akhaiens. Et le Tydéide, bien que seul, se mêla aux combattantsavancés, et se tint debout devant les chevaux du vieux Nèlèide, etil lui dit ces paroles ailées :

– Ô vieillard, voici que de jeunes guerrierste pressent avec fureur. Ta force est dissoute, la lourdevieillesse t’accable, ton serviteur est faible et tes chevaux sontlents. Mais monte sur mon char, et tu verras quels sont les chevauxde Trôs que j’ai pris à Ainéias, et qui savent, avec une rapiditéégale, poursuivre l’ennemi ou fuir à travers la plaine. Que nosserviteurs prennent soin de tes chevaux, et poussons ceux-ci surles Troiens dompteurs de chevaux, et que Hektôr sache si ma piqueest furieuse entre mes mains.

Il parla ainsi, et le cavalier GérennienNestôr lui obéit. Et les deux braves serviteurs, Sthénélos etEurymédôn, prirent soin de ses cavales. Et les deux rois montèrentsur le char de Diomèdès, et Nestôr saisit les rênes brillantes etfouetta les chevaux ; et ils approchèrent. Et le fils deTydeus lança sa pique contre le Priamide qui venait à lui, et il lemanqua ; mais il frappa dans la poitrine, près de la mamelle,Éniopeus, fils du magnanime Thèbaios, et qui tenait les rênes deschevaux. Et celui-ci tomba du char, et ses chevaux rapidesreculèrent, et il perdit l’âme et la force. Une amère douleurenveloppa l’âme de Hektôr à cause de son compagnon ; mais ille laissa gisant, malgré sa douleur, et chercha un autre braveconducteur. Et ses chevaux n’en manquèrent pas longtemps, car iltrouva promptement le hardi Arképtolémos Iphitide ; et il luiconfia les chevaux rapides, et il lui remit les rênes en main.

Alors, il serait arrivé un désastre, et desactions furieuses auraient été commises, et les Troiens auraientété renfermés dans Ilios comme des agneaux, si le père des hommeset des dieux ne s’était aperçu de ceci. Et il tonna fortement,lançant la foudre éclatante devant les chevaux de Diomèdès ;et l’ardente flamme du soufre brûlant jaillit. Les chevaux effrayéss’abattirent sous le char, et les rênes splendides échappèrent desmains de Nestôr ; et il craignit dans son cœur, et il dit àDiomèdès :

– Tydéide ! retourne, fais fuir leschevaux aux sabots épais. Ne vois-tu point que Zeus ne t’aidepas ? Voici que Zeus Kronide donne maintenant la victoire àHektôr, et il nous la donnera aussi, selon sa volonté. Le plusbrave des hommes ne peut rien contre la volonté de Zeus dont laforce est sans égale.

Et Diomèdès hardi au combat luirépondit :

– Oui, vieillard, tu as dit vrai, et selon lajustice ; mais une amère douleur envahit mon âme. Hektôr dira,haranguant les Troiens : Le Tydéide a fui devant moi vers sesnefs !’ Avant qu’il se glorifie de ceci, que la terre profondem’engloutisse !

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Ah ! fils du brave Tydeus, qu’as-tudit ? Si Hektôr te nommait lâche et faible, ni les Troiens, niles Dardaniens, ne l’en croiraient, ni les femmes des magnanimesTroiens porteurs de boucliers, elles dont tu as renversé dans lapoussière les jeunes époux.

Ayant ainsi parlé, il prit la fuite, poussantles chevaux aux sabots massifs à travers la mêlée. Et les Troienset Hektôr, avec de grands cris, les accablaient de traits ; etle grand Hektôr au casque mouvant cria d’une voix haute :

– Tydéide, certes, les cavaliers Danaenst’honoraient entre tous, te réservant la meilleure place, et lesviandes, et les coupes pleines. Aujourd’hui, ils t’auront enmépris, car tu n’es plus qu’une femme ! Va donc, fillelâche ! Tu es par ma faute sur nos tours, et tu emmèneraspoint nos femmes dans tes nefs. Auparavant, je t’aurai donné lamort.

Il parla ainsi, et le Tydéide hésita, voulantfuir et combattre face à face. Et il hésita trois fois dans sonesprit et dans son cœur ; et trois fois le sage Zeus tonna duhaut des monts Idaiens, en signe de victoire pour les Troiens. EtHektôr, d’une voix puissante, animait les Troiens :

– Troiens, Lykiens et hardis Dardaniens, amis,soyez des hommes et souvenez-vous de votre force et de votrecourage. Je sens que le Kroniôn me promet la victoire et une grandegloire, et réserve la défaite aux Danaens. Les insensés ! Ilsont élevé ces murailles inutiles et méprisables qui n’arrêterontpoint ma force ; et mes chevaux sauteront aisément par-dessusle fossé profond. Mais quand j’aurai atteint les nefs creuses,souvenez-vous de préparer le feu destructeur, afin que je brûle lesnefs, et qu’auprès des nefs je tue les Argiens eux-mêmes, aveugléspar la fumée.

Ayant ainsi parlé, il dit à seschevaux :

– Xanthos, Podargos, Aithôn et divin Lampos,payez-moi les soins infinis d’Andromakhè, fille du magnanimeÊétiôn, qui vous présente le doux froment et vous verse du vin,quand vous le désirez, même avant moi qui me glorifie d’être sonjeune époux. Hâtez-vous donc, courez ! Si nous ne pouvonsenlever le bouclier de Nestôr, qui est tout en or ainsi que sespoignées, et dont la gloire est parvenue jusqu’à l’Ouranos, et lariche cuirasse de Diomèdès dompteur de chevaux, et que Hèphaistos aforgée avec soin, j’espère que les Akhaiens remonteront cette nuitmême dans leurs nefs rapides.

Il parla ainsi dans son désir, et le vénérableHèrè s’en indigna ; et elle s’agita sur son trône, et le vasteOlympos s’ébranla. Et elle dit en face au grandPoseidaôn :

– Toi qui ébranle la terre, ah !Tout-puissant, ton cœur n’est-il point ému dans ta poitrine quandles Danaens périssent ? Ils t’offrent cependant, dans Hélikèet dans Aigas, un grand nombre de beaux présents. Donne-leur doncla victoire. Si nous voulions, nous tous qui soutenons les Danaens,repousser les Troiens et résister à Zeus dont la voix sonne auloin, il serait bientôt seul assis sur l’Ida.

Et le puissant qui ébranle la terre, plein decolère, lui dit :

– Audacieuse Hèrè, qu’as-tu dit ? Je neveux point que nous combattions Zeus Kroniôn, car il est bien plusfort que nous.

Et tandis qu’ils se parlaient ainsi, toutl’espace qui séparait les nefs du fossé était empli confusément dechevaux et de porteurs de boucliers, car Hektôr Priamide, semblableà l’impétueux Arès, les avait enfermés là, Zeus l’ayant glorifié.Et il eût consumé les nefs égales, à l’aide du feu, si la vénérableHèrè n’eût inspiré à Agamemnôn de ranimer à la hâte les Akhaiens.Et il parcourut les tentes et les nefs des Akhaiens, portant à samain robuste un grand manteau pourpré. Et il s’arrêta sur la grandeet noire nef d’Odysseus, qui était au centre de toutes, afin d’êtreentendu des deux extrémités, des tentes d’Aias Télamôniade à cellesd’Akhilleus, car tous deux avaient tiré sur le sable leurs nefségales aux bouts du camp, certains de leur force et de leurcourage. Et là, d’une voix haute, il cria aux Akhaiens :

– Honte à vous, Argiens couverts d’opprobre,qui n’avez qu’une vaine beauté ! Que sont devenues vos parolesorgueilleuses, quand, à Lemnos, mangeant la chair des bœufs auxlongues cornes, et buvant les kratères pleins de vin, vous vousvantiez d’être les plus braves et de vaincre les Troiens, un contrecent et contre deux cents ? Et maintenant, nous ne pouvonsmême résister à un seul d’entre eux, à Hektôr qui va consumer nosnefs par le feu. Père Zeus ! as-tu déjà accablé d’un teldésastre quelqu’un des rois tout-puissants, et l’as-tu privé detant de gloire ? Certes, je n’ai jamais passé devant testemples magnifiques, quand je vins ici pour ma ruine, sur ma nefchargée de rameurs, plein du désir de renverser les hautesmurailles de Troiè, sans brûler sur tes nombreux autels la graisseet les cuisses des bœufs. Ô Zeus ! exauce donc mon vœu :que nous puissions au moins échapper et nous enfuir, et que lesTroiens ne tuent pas tous les Akhaiens !

Il parla ainsi, et le père Zeus eut pitié deses larmes, et il promit par un signe que les peuples ne périraientpas. Et il envoya un aigle, le plus sûr des oiseaux, tenant entreses serres le jeune faon d’une biche agile. Et l’aigle jeta ce faonsur l’autel magnifique de Zeus, où les Akhaiens sacrifiaient àZeus, source de tous les oracles. Et quand ils virent l’oiseauenvoyé par Zeus, il retournèrent dans la mêlée et se ruèrent surles Troiens.

Et alors aucun des Danaens innombrables ne putse glorifier, poussant ses chevaux rapides au-delà du fossé,d’avoir devancé le Tydéide et combattu le premier. Et, toutd’abord, il tua un guerrier Troien, Agélaos Phradmonide, quifuyait. Et il lui enfonça sa pique dans le dos, entre lesépaules ; et la pique traversa la poitrine. Le Troien tomba duchar, et ses armes retentirent.

Et les Atréides le suivaient, et les deux Aiaspleins d’une vigueur indomptable, et Idoméneus, et Mèrionès, telqu’Arès, compagnon d’Idoméneus, et le tueur d’hommes Euryalos, etEurypylos, fils illustre d’Évaimôn. Et Teukros survint le neuvième,avec son arc tendu, et se tenant derrière le bouclier d’AiasTélamôniade. Et quand le grand Aias soulevait le bouclier, Teukros,regardant de toutes parts, ajustait et frappait un ennemi dans lamêlée, et celui-ci tombait mort. Et il revenait auprès d’Aias commeun enfant vers sa mère, et Aias l’abritait de l’éclatantbouclier.

Quel fut le premier Troien que tual’irréprochable Teukros ? D’abord Orsilokhos, puis Orménos, etOphélestès, et Daitôr, et Khromios, et le divin Lykophontès, etAmopaôn Polyaimonide, et Ménalippos. Et il les coucha tour à toursur la terre nourricière. Et le roi des hommes, Agamemnôn, plein dejoie de le voir renverser de ses flèches les phalanges des Troiens,s’approcha et lui dit :

– Cher Teukros Télamônien, prince des peuples,continue à lancer tes flèches pour le salut des Danaens, et pourglorifier ton père Télamôn qui t’a nourri et soigné dans sesdemeures tout petit et bien que bâtard. Et je te le dis, et maparole s’accomplira : si Zeus tempétueux et Athènè me donnentde renverser la forte citadelle d’Ilios, le premier après moi turecevras une glorieuse récompense : un trépied, deux chevauxet un char, et une femme qui partagera ton lit.

Et l’irréprochable Teukros luirépondit :

– Très illustre Atréide, pourquoi m’excites-tuquand je suis plein d’ardeur ? Certes, je ferai de mon mieuxet selon mes forces. Depuis que nous les repoussons vers Ilios, jetue les guerriers de mes flèches. J’en ai lancé huit, et toutes sesont enfoncées dans la chair des jeunes hommes impétueux ;mais je ne puis frapper ce chien enragé !

Il parla ainsi, et il lança une flèche contreHektôr, plein du désir de l’atteindre, et il le manqua. Et laflèche perça la poitrine de l’irréprochable Gorgythiôn, brave filsde Priamos, qu’avait enfanté la belle Kathanéira, venue d’Aisimè,et semblable aux déesses par sa beauté. Et, comme un pavot, dans unjardin, penche la tête sous le poids de ses fruits et des roséesprintanières, de même le Priamide pencha la tête sous le poids deson casque. Et Teukros lança une autre flèche contre Hektôr, pleindu désir de l’atteindre, et il le manqua encore ; et il perça,près de la mamelle, le brave Arkhéptolémos, conducteur des chevauxde Hektôr ; et Arkhéptolémos tomba du char ; ses chevauxrapides reculèrent, et sa vie et sa force furent anéanties. Leregret amer de son compagnon serra le cœur de Hektôr, mais, malgrésa douleur, il le laissa gisant, et il ordonna à son frère Kébriônde prendre les rênes, et ce dernier obéit.

Alors, Hektôr sauta du char éclatant, poussantun cri terrible ; et, saisissant une pierre, il courut àTeukros, plein du désir de l’en frapper. Et le Télamônien avaittiré du carquois une flèche amère, et il la plaçait sur le nerf,quand Hektôr au casque mouvant, comme il tendait l’arc, le frappade la pierre dure à l’épaule, là où la clavicule sépare le cou dela poitrine, à un endroit mortel. Et le nerf de l’arc fut brisé, etle poignet fut écrasé, et l’arc s’échappa de sa main, et il tomba àgenoux. Mais Aias n’abandonna point son frère tombé, et ilaccourut, le couvrant de son bouclier. Puis, ses deux cherscompagnons, Mèkisteus, fils d’Ekhios, et le divin Alastôr,emportèrent vers les nefs creuses Teukros qui poussait desgémissements.

Et l’Olympien rendit de nouveau le courage auxTroiens, et ils repoussèrent les Akhaiens jusqu’au fosséprofond ; et Hektôr marchait en avant, répandant la terreur desa force. Comme un chien qui poursuit de ses pieds rapides unsanglier sauvage ou un lion, le touche aux cuisses et aux fesses,épiant l’instant où il se retournera, de même Hektôr poursuivaitles Akhaiens chevelus, tuant toujours celui qui restait en arrière.Et les Akhaiens fuyaient. Et beaucoup tombaient sous les mains desTroiens, en traversant les pieux et le fossé. Mais les autress’arrêtèrent auprès des nefs, s’animant entre eux, levant les braset suppliant tous les dieux. Et Hektôr poussait de tous côtés seschevaux aux belles crinières, ayant les yeux de Gorgô et dusanguinaire Arès. Et la divine Hèrè aux bras blancs, à cette vue,fut saisie de pitié et dit à Athènè ces paroles ailées :

– Ah ! fille de Zeus tempétueux, nesecourrons-nous point, en ce combat suprême, les Danaens quipérissent ? Car voici que, par une destinée mauvaise, ils vontpérir sous la violence d’un seul homme. Le Priamide Hektôr estplein d’une fureur intolérable, et il les accable de maux.

Et la divine Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Certes, le Priamide aurait déjà perdu laforce avec la vie et serait tombé mort sous la main des Argiens,sur sa terre natale, si mon père, toujours irrité, dur et inique,ne s’opposait à ma volonté. Et il ne se souvient plus que j’aisouvent secouru son fils accablé de travaux par Eurystheus.Hèraklès criait vers l’Ouranos, et Zeus m’envoya pour le secourir.Certes, si j’avais prévu ceci, quand Hèraklès fut envoyé dans lesdemeures aux portes massives d’Aidès, pour enlever, de l’Érébos, lechien du haïssable Aidès, certes, il n’aurait point repassé l’eaucourante et profonde de Styx ! Et Zeus me hait, et il cède auxdésirs de Thétis qui a embrassé ses genoux et lui a caressé labarbe, le suppliant d’honorer Akhilleus le destructeur decitadelles. Et il me nommera encore sa chère fille aux yeuxclairs ! Mais attelle nos chevaux aux sabots massifs, tandisque j’irai dans la demeure de Zeus prendre l’Aigide et me couvrirde mes armes guerrières. Je verrai si le Priamide Hektôr au casquemouvant sera joyeux de nous voir descendre toutes deux dans lamêlée. Certes, plus d’un Troien couché devant les nefs des Akhaiensva rassasier les chiens et les oiseaux carnassiers de sa graisse etde sa chair !

Elle parla ainsi, et la divine Hèrè aux brasblancs obéit. Et la divine et vénérable Hèrè, fille du grandKronos, se hâta d’atteler les chevaux liés par des harnais d’or. EtAthènè, fille de Zeus tempétueux, laissa tomber son riche péplos,qu’elle avait travaillé de ses mains, sur le pavé de la demeure deson père, et elle prit la cuirasse de Zeus qui amasse les nuées, etelle se revêtit de ses armes pour la guerre lamentable.

Et elle monta dans le char flamboyant, et ellesaisit la lance lourde, grande et solide, avec laquelle, étant lafille d’un père tout-puissant, elle dompte la foule des héroscontre qui elle s’irrite. Et Hèrè frappa du fouet les chevauxrapides, et les portes de l’Ouranos s’ouvrirent d’elles-mêmes encriant, gardées par les Heures qui sont chargées d’ouvrir le grandOuranos et l’Olympos, ou de les fermer avec un nuage épais. Et cefut par là que les déesses poussèrent les chevaux obéissant àl’aiguillon. Et le père Zeus, les ayant vues de l’Ida, fut saisid’une grande colère, et il envoya la messagère Iris aux ailesd’or :

– Va ! hâte-toi, légère Iris !Fais-les reculer, et qu’elles ne se présentent point devant moi,car ceci serait dangereux pour elles. Je le dis, et ma paroles’accomplira : J’écraserai les chevaux rapides sous leur charque je briserai, et je les en précipiterai, et, avant dix ans,elles ne guériront point des plaies que leur fera la foudre. Athènèaux yeux clairs saura qu’elle a combattu son père. Ma colère n’estpoint aussi grande contre Hèrè, car elle est habituée à toujoursrésister à ma volonté.

Il parla ainsi, et la messagère Iris aux piedsprompts comme le vent s’élança, et elle descendit des cimesIdaiennes dans le grand Olympos, et elle les arrêta aux premièresportes de l’Olympos aux vallées sans nombre, et elle leur dit lesparoles de Zeus :

– Où allez-vous ? Pourquoi votre cœurest-il ainsi troublé ? Le Kronide ne veut pas qu’on vienne enaide aux Argiens. Voici la menace du fils de Kronos, s’il agitselon sa parole : il écrasera les chevaux rapides sous votrechar qu’il brisera, et il vous en précipitera, et, avant dix ans,vous ne guérirez point des plaies que vous fera la foudre. Athènèaux yeux clairs, tu sauras que tu as combattu ton père ! Sacolère n’est point aussi grande contre Hèrè, car elle est habituéeà toujours résister à sa volonté. Mais toi, très violente etaudacieuse chienne, oseras-tu lever ta lance terrible contreZeus ?

Ayant ainsi parlé, Iris aux pieds rapidess’envola, et Hèrè dit à Athènè :

– Ah ! fille de Zeus tempétueux, je nepuis permettre que nous combattions contre Zeus pour des mortels.Que l’un meure, que l’autre vive, soit ! Et que Zeus décide,comme il est juste, et selon sa volonté, entre les Troiens et lesDanaens.

Ayant ainsi parlé, elle fit retourner leschevaux aux sabots massifs, et les Heures dételèrent les chevauxaux belles crinières et les attachèrent aux crèches divines, etappuyèrent le char contre le mur éclatant. Et les déesses, le cœurtriste, s’assirent sur des sièges d’or au milieu des autres dieux.Et le père Zeus poussa du haut de l’Ida, vers l’Olympos, son charaux belles roues et ses chevaux, et il parvint aux sièges desdieux. Et l’illustre qui ébranle la terre détela les chevaux, posale char sur un autel et le couvrit d’un voile de lin. Et Zeus à lagrande voix s’assit sur son trône d’or, et le large Olympos tremblasous lui. Et Athènè et Hèrè étaient assises loin de Zeus, et ellesne lui parlaient ni ne l’interrogeaient ; mais il les devinaet dit :

– Athènè et Hèrè, pourquoi êtes-vous ainsiaffligées ? Vous ne vous êtes point longtemps fatiguées, dumoins, dans la bataille qui illustre les guerriers, afin d’anéantirles Troiens pour qui vous avez tant de haine. Non ! Tous lesdieux de l’Olympos ne me résisteront point, tant la force de mesmains invincibles est grande. La terreur a fait trembler vos beauxmembres avant d’avoir vu la guerre et la mêlée violente. Et je ledis, et ma parole se serait accomplie : frappées toutes deuxde la foudre, vous ne seriez point revenues sur votre char dansl’Olympos qui est la demeure des immortels.

Et il parla ainsi, et Athènè et Hèrègémissaient, assises à côté l’une de l’autre, et méditant lemalheur des Troiens. Et Athènè restait muette, irritée contre sonpère Zeus, et une sauvage colère la brûlait ; mais Hèrè ne putcontenir la sienne, et elle dit :

– Très dur Kronide, quelle parole as-tudite ? Nous savons bien que ta force est grande, mais nousgémissons sur les belliqueux Danaens qui vont périr par unedestinée mauvaise. Nous ne combattrons point, si tu le veux ;mais nous aiderons les Argiens de nos conseils, afin qu’ils nepérissent point tous par ta colère.

Et Zeus qui amasse les nuées luirépondit :

– Certes, au retour d’Éôs, tu pourras voir,vénérable Hèrè aux yeux de bœuf, le tout-puissant Kroniôn mieuxdétruire encore l’armée innombrable des Argiens ; car le braveHektôr ne cessera point de combattre, que le rapide Pèléiôn ne sesoit levé auprès des nefs, le jour où les Akhaiens combattront sousleurs poupes, luttant dans un étroit espace sur le cadavre dePatroklos. Ceci est fatal. Je me soucie peu de ta colère, quandmême tu irais aux dernières limites de la terre et de la mer, oùsont couchés Iapétos et Kronos, loin des vents et de la lumière deHélios, fils de Hypériôn, dans l’enceinte du creux Tartaros. Quandmême tu irais là, je me soucie peu de ta colère, car rien n’estplus impudent que toi.

Il parla ainsi, et Hèrè aux bras blancs nerépondit rien. Et la brillante lumière Hélienne tomba dansl’Okéanos, laissant la noire nuit sur la terre nourricière. Lalumière disparut contre le gré des Troiens, mais la noire nuit futla bienvenue des Akhaiens qui la désiraient ardemment.

Et l’illustre Hektôr réunit l’agora desTroiens, les ayant conduits loin des nefs, sur les bords du fleuvetourbillonnant, en un lieu où il n’y avait point de cadavres. Etils descendirent de leurs chevaux pour écouter les paroles deHektôr cher à Zeus. Et il tenait à la main une pique de onzecoudées, à la brillante pointe d’airain retenue par un anneau d’or.Et, appuyé sur cette pique, il dit aux Troiens ces parolesailées :

– Écoutez-moi, Troiens, Dardaniens et alliés.J’espérais ne retourner dans Ilios battue des vents qu’après avoirdétruit les nefs et tous les Akhaiens ; mais les ténèbres sontvenues qui ont sauvé les Argiens et les nefs sur le rivage de lamer. C’est pourquoi, obéissons à la nuit noire, et préparons lerepas. Dételez les chevaux aux belles crinières et donnez-leur dela nourriture. Amenez promptement de la ville des bœufs et degrasses brebis, et apportez un doux vin de vos demeures, et amassezbeaucoup de bois, afin que, toute la nuit, jusqu’au retour d’Éôsqui naît le matin, nous allumions beaucoup de feux dont l’éclats’élève dans l’Ouranos, et afin que les Akhaiens chevelus neprofitent pas de la nuit pour fuir sur le vaste dos de la mer.Qu’ils ne montent point tranquillement du moins sur leurs nefs, etque chacun d’eux, en montant sur sa nef, emporte dans son pays uneblessure faite par nos piques et nos lances aiguës ! Que toutautre redoute désormais d’apporter la guerre lamentable aux Troiensdompteurs de chevaux. Que les hérauts chers à Zeus appellent, parla ville, les jeunes enfants et les vieillards aux tempes blanchesà se réunir sur les tours élevées par les dieux ; et que lesfemmes timides, chacune dans sa demeure, allument de grands feux,afin qu’on veille avec vigilance, de peur qu’on entre par surprisedans la ville, en l’absence des hommes. Qu’il soit fait comme je ledis, magnanimes Troiens, car mes paroles sont salutaires. Dès leretour d’Éôs je parlerai encore aux Troiens dompteurs de chevaux.Je me vante, ayant supplié Zeus et les autres dieux, de chasserbientôt d’ici ces chiens que les kères ont amenés sur les nefsnoires. Veillons sur nous-mêmes pendant la nuit ; mais, dès lapremière heure du matin, couvrons-nous de nos armes et poussonsl’impétueux Arès sur les nefs creuses. Je saurai si le braveDiomèdès Tydéide me repoussera loin des nefs jusqu’aux murailles,ou si, le perçant de l’airain, j’emporterai ses dépouillessanglantes. Demain, il pourra se glorifier de sa force, s’ilrésiste à ma pique ; mais j’espère plutôt que, demain, quandHélios se lèvera, il tombera des premiers, tout sanglant, au milieud’une foule de ses compagnons. Et plût aux dieux que je fusseimmortel et toujours jeune, et honoré comme Athènè et Apollôn,autant qu’il est certain que ce jour sera funeste auxArgiens !

Hektôr parla ainsi, et les Troiens poussèrentdes acclamations. Et ils détachèrent du joug les chevaux mouillésde sueur, et ils les lièrent avec des lanières auprès deschars ; et ils amenèrent promptement de la ville des bœufs etdes brebis grasses ; et ils apportèrent un doux vin et du painde leurs demeures, et ils amassèrent beaucoup de bois. Puis, ilssacrifièrent de complètes hécatombes aux immortels, et le vent enportait la fumée épaisse et douce dans l’Ouranos. Mais les dieuxheureux n’en voulurent point et la dédaignèrent, car ils haîssaientla sainte Ilios, et Priamos, et le peuple de Priamos aux piques defrêne.

Et les Troiens, pleins d’espérance, passaientla nuit sur le sentier de la guerre, ayant allumé de grands feux.Comme, lorsque les astres étincellent dans l’Ouranos autour de laclaire Sélènè, et que le vent ne trouble point l’air, on voits’éclairer les cimes et les hauts promontoires et les vallées, etque l’aithèr infini s’ouvre au faîte de l’Ouranos, et que le bergerjoyeux voit luire tous les astres ; de même, entre les nefs etl’eau courante du Xanthos, les feux des Troiens brillaient devantIlios. Mille feux brûlaient ainsi dans la plaine ; et, près dechacun, étaient assis cinquante guerriers autour de la flammeardente. Et les chevaux, mangeant l’orge et l’avoine, se tenaientauprès des chars, attendant Éôs au beau trône.

Chant 9

Tandis que les Troiens plaçaient ainsi leursgardes, le désir de la fuite, qui accompagne la froide terreur,saisissait les Akhaiens. Et les plus braves étaient frappés d’uneaccablante tristesse.

De même, lorsque les deux vents Boréas etZéphyros, soufflant de la Thrèkè, bouleversent la haute merpoissonneuse, et que l’onde noire se gonfle et se déroule en massesd’écume, ainsi, dans leurs poitrines, se déchirait le cœur desAkhaiens. Et l’Atréide, frappé d’une grande douleur, ordonna auxhérauts à la voix sonore d’appeler, chacun par son nom, et sansclameurs, les hommes à l’agora. Et lui-même appela les plusproches. Et tous vinrent s’asseoir dans l’agora, pleins detristesse. Et Agamemnôn se leva, versant des larmes, comme unesource abondante qui tombe largement d’une roche élevée. Et, avecun profond soupir, il dit aux Argiens :

– Ô amis, rois et chefs des Argiens, leKronide Zeus m’a accablé d’un lourd malheur, lui qui m’avaitsolennellement promis que je ne m’en retournerais qu’après avoirdétruit Ilios aux murailles solides. Maintenant, il médite unefraude funeste, et il m’ordonne de retourner sans gloire dansArgos, quand j’ai perdu tant de guerriers déjà ! Et ceci plaîtau tout-puissant Zeus qui a renversé les citadelles de tant devilles, et qui en renversera encore, car sa puissance est trèsgrande. Allons ! obéissez tous à mes paroles : fuyons surnos nefs vers la terre bien-aimée de la patrie. Nous ne prendronsjamais Ilios aux larges rues.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets, etles fils des Akhaiens étaient tristes et silencieux. Enfin,Diomèdès hardi au combat parla au milieu d’eux :

– Atréide, je combattrai le premier tesparoles insensées, comme il est permis, ô roi, dans l’agora ;et tu ne t’en irriteras pas, car toi-même tu m’as outragé déjà aumilieu des Danaens, me nommant faible et lâche. Et ceci, lesArgiens le savent, jeunes et vieux. Certes, le fils du subtilKronos t’a doué inégalement. Il t’a accordé le sceptre et leshonneurs suprêmes, mais il ne t’a point donné la fermeté de l’âme,qui est la plus grande vertu. Malheureux ! penses-tu que lesfils des Akhaiens soient aussi faibles et aussi lâches que tu ledis ? Si ton cœur te pousse à retourner en arrière, va !voici la route ; et les nombreuses nefs qui t’ont suivi deMykènè sont là, auprès du rivage de la mer. Mais tous les autresAkhaiens chevelus resteront jusqu’à ce que nous ayons renverséIlios. Et s’ils veulent eux-mêmes fuir sur leurs nefs vers la terrebien-aimée de la patrie, moi et Sthénélos nous combattrons jusqu’àce que nous ayons vu la fin d’Ilios, car nous sommes venus ici surla foi des dieux !

Il parla ainsi, et tous les fils des Akhaiensapplaudirent, admirant le discours du dompteur de chevaux Diomèdès.Et le cavalier Nestôr, se levant au milieu d’eux, parlaainsi :

– Tydéide, tu es le plus hardi au combat, ettu es aussi le premier à l’agora parmi tes égaux en âge. Nul neblâmera tes paroles, et aucun des Akhaiens ne les contredira maistu n’as pas tout dit. À la vérité, tu es jeune, et tu pourrais êtrele moins âgé de mes fils ; et, cependant, tu parles avecprudence devant les rois des Argiens, et comme il convient. C’est àmoi de tout prévoir et de tout dire, car je me glorifie d’être plusvieux que toi. Et nul ne blâmera mes paroles, pas même le roiAgamemnôn. Il est sans intelligence, sans justice et sans foyersdomestiques, celui qui aime les affreuses discordes intestines.Mais obéissons maintenant à la nuit noire : préparons notrerepas, plaçons des gardes choisies auprès du fossé profond, enavant des murailles. C’est aux jeunes hommes de prendre ce soin, etc’est à toi, Atréide, qui es le chef suprême, de le leur commander.Puis, offre un repas aux chefs, car ceci est convenable ett’appartient. Tes tentes sont pleines du vin que les nefs desAkhaiens t’apportent chaque jour de la Thrèkè, à traversl’immensité de la haute mer. Tu peux aisément beaucoup offrir, ettu commandes à un grand nombre de serviteurs. Quand les chefsseront assemblés, obéis à qui te donnera le meilleur conseil ;car les Akhaiens ont tous besoin de sages conseils au moment où lesennemis allument tant de feux auprès des nefs. Qui de nous pourraits’en réjouir ? Cette nuit, l’armée sera perdue ou sauvée.

Il parla ainsi, et tous, l’ayant écouté,obéirent. Et les gardes armées sortirent, conduites par leNestoréide Thrasymèdès, prince des peuples, par Askalaphos etIalménos, fils d’Arès, par Mèrionès, Apharèos et Dèipiros, et parle divin Lykomèdès, fils de Kréôn. Et les sept chefs des gardesconduisaient, chacun, cent jeunes guerriers armés de longuespiques. Et ils se placèrent entre le fossé et la muraille, et ilsallumèrent des feux et prirent leur repas. Et l’Atréide conduisitles chefs des Akhaiens sous sa tente et leur offrit un abondantrepas. Et tous étendirent les mains vers les mets. Et, quand ilseurent assouvi la soif et la faim, le premier d’entre eux, levieillard Nestôr, qui avait déjà donné le meilleur conseil, parlaainsi, plein de sagesse, et dit :

– Très illustre Atréide Agamemnôn, roi deshommes, je commencerai et je finirai par toi, car tu commandes à denombreux peuples, et Zeus t’a donné le sceptre et les droits afinque tu les gouvernes. C’est pourquoi il faut que tu saches parleret entendre, et accueillir les sages conseils, si leur cœur ordonneaux autres chefs de t’en donner de meilleurs. Et je te dirai cequ’il y a de mieux à faire, car personne n’a une meilleure penséeque celle que je médite maintenant, et depuis longtemps, depuis lejour où tu as enlevé, ô race divine, contre notre gré, la viergeBreisèis de la tente d’Akhilleus irrité. Et j’ai voulu tedissuader, et, cédant à ton cœur orgueilleux, tu as outragé le plusbrave des hommes, que les immortels mêmes honorent, et tu lui asenlevé sa récompense. Délibérons donc aujourd’hui, et cherchonscomment nous pourrons apaiser Akhilleus par des présents pacifiqueset par des paroles flatteuses.

Et le roi des hommes, Agamemnôn, luirépondit :

– Ô vieillard, tu ne mens point en rappelantmes injustices. J’ai commis une offense, et je ne le nie point. Unguerrier que Zeus aime dans son cœur l’emporte sur tous lesguerriers. Et c’est pour l’honorer qu’il accable aujourd’huil’armée des Akhaiens. Mais, puisque j’ai failli en obéissant à defunestes pensées, je veux maintenant apaiser Akhilleus et luioffrir des présents infinis. Et je vous dirai quels sont ces donsillustres : sept trépieds vierges du feu, dix talents d’or,vingt bassins qu’on peut exposer à la flamme, douze chevauxrobustes qui ont toujours remporté les premiers prix par larapidité de leur course. Et il ne manquerait plus de rien, et ilserait comblé d’or celui qui posséderait les prix que m’ontrapportés ces chevaux aux sabots massifs. Et je donnerai encore auPèléide sept belles femmes Lesbiennes, habiles aux travaux, qu’il aprises lui-même dans Lesbos bien peuplée, et que j’ai choisies, carelles étaient plus belles que toutes les autres femmes. Et je leslui donnerai, et, avec elles, celle que je lui ai enlevée, lavierge Breisèis ; et je jurerai un grand serment qu’elle n’apoint connu mon lit, et que je l’ai respectée. Toutes ces choseslui seront livrées aussitôt. Et si les dieux nous donnent derenverser la grande ville de Priamos, il remplira abondamment sanef d’or et d’airain. Et quand nous, Akhaiens, partagerons laproie, qu’il choisisse vingt femmes Troiennes, les plus bellesaprès l’Argienne Hélénè. Et si nous retournons dans la fertileArgos, en Akhaiè, qu’il soit mon gendre, et je l’honorerai autantqu’Orestès, mon unique fils nourri dans les délices. J’ai troisfilles dans mes riches demeures, Khrysothémis, Laodikè etIphianassa. Qu’il emmène, sans lui assurer une dot, celle qu’ilaimera le mieux, dans les demeures de Pèleus. Ce sera moi qui ladoterai, comme jamais personne n’a doté sa fille, car je luidonnerai sept villes très illustres : Kardamylè, Énopè, Hiraaux prés verdoyants, la divine Phèra, Anthéia aux gras pâturages,la belle Aipéia et Pèdasos riche en vignes. Toutes sont aux bordsde la mer, auprès de la sablonneuse Pylos. Leurs habitants abondenten bœufs et en troupeaux, et, par leurs dons, ils l’honorerontcomme un dieu ; et, sous son sceptre, ils lui payeront deriches tributs. Je lui donnerai tout cela s’il dépose sa colère.Qu’il s’apaise donc. Aidès seul est implacable et indompté, etc’est pourquoi, de tous les dieux, il est le plus haï des hommes.Qu’il me cède comme il est juste, puisque je suis plus puissant etplus âgé que lui.

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Très illustre Atréide Agamemnôn, roi deshommes, certes, ils ne sont point à mépriser les présents que tuoffres au roi Akhilleus. Allons ! envoyons promptement desmessagers choisis sous la tente du Pèléide Akhilleus. Je lesdésignerai moi-même, et ils obéiront. Que Phoinix aimé de Zeus lesconduise, et ce seront le grand Aias et le divin Odysseus, suivisdes hérauts Hodios et Eurybatès. Trempons nos mains dans l’eau, etsupplions en silence Zeus Kronide de nous prendre en pitié.

Il parla ainsi, et tous furent satisfaits deses paroles. Et les hérauts versèrent aussitôt de l’eau sur leursmains, et les jeunes hommes emplirent les kratères de vin qu’ilsdistribuèrent, selon l’ordre, à pleines coupes. Et, après avoir buautant qu’ils le voulaient, ils sortirent de la tente de l’AtréideAgamemnôn. Et le cavalier Gérennien Nestôr exhorta longuementchacun d’eux, et surtout Odysseus, à faire tous leurs efforts pourapaiser et fléchir l’irréprochable Pèléide. Et ils allaient le longdu rivage de la mer aux bruits sans nombre, suppliant celui quientoure la terre de leur accorder de toucher le grand cœur del’Aiakide.

Et ils parvinrent aux nefs et aux tentes desMyrmidones. Et ils trouvèrent le Pèléide qui charmait son âme enjouant d’une kithare aux doux sons, belle, artistement faite etsurmontée d’un joug d’argent, et qu’il avait prise parmi lesdépouilles, après avoir détruit la ville d’Êétiôn. Et il charmaitson âme, et il chantait les actions glorieuses des hommes. EtPatroklos, seul, était assis auprès de lui, l’écoutant en silencejusqu’à ce qu’il eût cessé de chanter.

Et ils s’avancèrent, précédés par le divinOdysseus, et ils s’arrêtèrent devant le Pèléide. Et Akhilleus,étonné, se leva de son siège, avec sa kithare, et Patroklos se levaaussi en voyant les guerriers. Et Akhilleus aux pieds rapides leurparla ainsi :

– Je vous salue, guerriers. Certes, vous êtesles bienvenus, mais quelle nécessité vous amène, vous qui, malgréma colère, m’êtes les plus chers parmi les Akhaiens ?

Ayant ainsi parlé, le divin Akhilleus lesconduisit et les fit asseoir sur des sièges aux draperiespourprées. Et aussitôt il dit à Patroklos :

– Fils de Ménoitios, apporte un grand kratère,fais un doux mélange, et prépare des coupes pour chacun de nous,car des hommes très chers sont venus sous ma tente.

Il parla ainsi, et Patroklos obéit à son chercompagnon. Et Akhilleus étendit sur un grand billot, auprès du feu,le dos d’une brebis, celui d’une chèvre grasse et celui d’un porcgras. Et tandis qu’Automédôn maintenait les chairs, le divinAkhilleus les coupait par morceaux et les embrochait. Et leMénoitiade, homme semblable à un dieu, allumait un grand feu. Etquand la flamme tomba et s’éteignit, il étendit les brochesau-dessus des charbons en les appuyant sur des pierres, et il lesaspergea de sel sacré. Et Patroklos, ayant rôti les chairs et lesayant posées sur la table, distribua le pain dans de bellescorbeilles. Et Akhilleus coupa les viandes, et il s’assit en facedu divin Odysseus, et il ordonna à Patroklos de sacrifier auxdieux. Et celui-ci fit des libations dans le feu. Et tousétendirent les mains vers les mets offerts. Et quand ils eurentassouvi la faim et la soif, Aias fit signe à Phoinix. Aussitôt ledivin Odysseus le comprit, et, remplissant sa coupe de vin, ilparla ainsi à Akhilleus :

– Salut, Akhilleus ! Aucun de nous n’amanqué d’une part égale, soit sous la tente de l’Atréide Agamemnôn,soit ici. Les mets y abondent également. Mais il ne nous est pointpermis de goûter la joie des repas, car nous redoutons un granddésastre, ô race divine ! et nous l’attendons, et nous nesavons si nos nefs solides périront ou seront sauvées, à moins quetu ne t’armes de ton courage. Voici que les Troiens orgueilleux etleurs alliés venus de loin ont assis leur camp devant nos murailleset nos nefs. Et ils ont allumé des feux sans nombre, et ils disentque rien ne les retiendra plus et qu’ils vont se jeter sur nos nefsnoires. Et le Kronide Zeus a lancé l’éclair, montrant à leur droitedes signes propices. Hektôr, appuyé par Zeus, et très orgueilleuxde sa force, est plein d’une fureur terrible, n’honorant plus niles hommes ni les dieux. Une rage s’est emparée de lui. Il fait desimprécations pour que la divine Éôs reparaisse promptement. Il sevante de rompre bientôt les éperons de nos nefs et de consumercelles-ci dans le feu ardent, et de massacrer les Akhaiens aveugléspar la fumée. Je crains bien, dans mon esprit, que les dieuxn’accomplissent ses menaces, et que nous périssions inévitablementdevant Troiè, loin de la fertile Argos nourrice de chevaux.Lève-toi, si tu veux, au dernier moment, sauver les fils desAkhaiens de la rage des Troiens. Sinon, tu seras saisi de douleur,car il n’y a point de remède contre un mal accompli. Songe doncmaintenant à reculer le dernier jour des Danaens. Ô ami, ton pèrePèleus te disait, le jour où il t’envoya, de la Phthiè, versAgamemnôn : – Mon fils, Athènè et Hèrè te donneront lavictoire, s’il leur plaît ; mais réprime ton grand cœur dansta poitrine, car la bienveillance est au-dessus de tout. Fuis ladiscorde qui engendre les maux, afin que les Argiens, jeunes etvieux, t’honorent.’ Ainsi parlait le vieillard, et tu as oublié sesparoles ; mais aujourd’hui apaise-toi, refrène la colère quironge le cœur, et Agamemnôn te fera des présents dignes de toi. Situ veux m’écouter, je te dirai ceux qu’il promet de remettre soustes tentes : – sept trépieds vierges du feu, dix talents d’or,vingt bassins qu’on peut exposer à la flamme, douze chevauxrobustes qui ont toujours remporté les premiers prix par larapidité de leur course. Et il ne manquerait plus de rien, et ilserait comblé d’or, celui qui posséderait les prix qu’ont rapportésà l’Atréide Agamemnôn ces chevaux aux sabots massifs. Et il tedonnera encore sept belles femmes Lesbiennes, habiles aux travaux,que tu as prises toi-même dans Lesbos bien peuplée, et qu’il achoisies, car elles étaient plus belles que toutes les autresfemmes. Et il te les donnera, et, avec elles, celle qu’il t’aenlevée, la vierge Breisèis ; et il jurera un grand sermentqu’elle n’a point connu son lit et qu’il l’a respectée. Toutes ceschoses te seront livrées aussitôt. Mais si les dieux nous donnentde renverser la grande ville de Priamos, tu rempliras abondammentta nef d’or et d’airain. Et quand nous, Akhaiens, nous partageronsla proie, tu choisiras vingt femmes Troiennes, les plus bellesaprès l’Argienne Hélénè. Et si nous retournons dans la fertileArgos, en Akhaiè, tu seras son gendre, et il t’honorera autantqu’Orestès, son unique fils nourri dans les délices. Il a troisfilles dans ses riches demeures : Krysothémis, Laodikè etIphianassa. Tu emmèneras, sans lui assurer une dot, celle que tuaimeras le mieux, dans les demeures de Pèleus. Ce sera lui qui ladotera comme jamais personne n’a doté sa fille, car il te donnerasept villes très illustres : Kardamylè, Énopè, Hira aux présverdoyants, la divine Phèra, Anthéia aux gras pâturages, la belleAipéia et Pèdasos riche en vignes. Toutes sont aux bords de la mer,auprès de la sablonneuse Pylos. Leurs habitants abondent en bœufset en troupeaux. Et, par leurs dons, ils t’honoreront comme undieu ; et, sous ton sceptre, ils te payeront de richestributs. Et il te donnera tout cela si tu déposes ta colère. Maissi l’Atréide et ses présents te sont odieux, aie pitié du moins desPanakhaiens accablés de douleur dans leur camp et qui t’honorerontcomme un dieu. Certes, tu leur devras une grande gloire, et tutueras Hektôr qui viendra à ta rencontre et qui se vante que nul nepeut se comparer à lui de tous les Danaens que les nefs ontapportés ici.

Et Akhilleus aux pieds rapides luirépondit :

– Divin Laertiade, très subtil Odysseus, ilfaut que je dise clairement ce que j’ai résolu et ce quis’accomplira, afin que vous n’insistiez pas tour à tour. Celui quicache sa pensée dans son âme et ne dit point la vérité m’est plusodieux que le seuil d’Aidès. Je dirai donc ce qui me semblepréférable. Ni l’Atréide Agamemnôn, ni les autres Danaens ne mepersuaderont, puisqu’il ne m’a servi à rien de combattre sansrelâche les guerriers ennemis. Celui qui reste au camp et celui quicombat avec courage ont une même part. Le lâche et le braveremportent le même honneur, et l’homme oisif est tué comme celuiqui agit. Rien ne m’est resté d’avoir souffert des maux sans nombreet d’avoir exposé mon âme en combattant. Comme l’oiseau qui porte àses petits sans plume la nourriture qu’il a ramassée et dont il n’arien gardé pour lui-même, j’ai passé sans sommeil d’innombrablesnuits, j’ai lutté contre les hommes pendant des journéessanglantes, pour la cause de vos femmes ; j’ai dévasté, àl’aide de mes nefs, douze villes, demeures des hommes ; surterre, j’en ai pris onze autour de la fertile Ilios ; j’airapporté de toutes ces villes mille choses précieuses et superbes,et j’ai tout donné à l’Atréide Agamemnôn, tandis qu’assis auprèsdes nefs rapides, il n’en distribuait qu’une moindre part aux roiset aux chefs et se réservait la plus grande. Du moins ceux-ci ontgardé ce qu’il leur a donné ; mais, de tous les Akhaiens, àmoi seul il m’a enlevé ma récompense ! Qu’il se réjouisse doncde cette femme et qu’il en jouisse ! Pourquoi les Argienscombattent-ils les Troiens ? Pourquoi les Atréides ont-ilsconduit ici cette nombreuse armée ? N’est-ce point pour lacause de Hélénè à la belle chevelure ? Sont-ils les seuls detous les hommes qui aiment leurs femmes ? Tout homme sage etbon aime la sienne et en prend soin. Et moi aussi, j’aimaiscelle-ci dans mon cœur, bien que captive. Maintenant que, de sesmains, il m’a arraché ma récompense, et qu’il m’a volé, il ne mepersuadera, ni ne me trompera plus, car je suis averti. Qu’ildélibère avec toi, ô Odysseus, et avec les autres rois, afind’éloigner des nefs la flamme ardente. Déjà il a fait sans moi denombreux travaux ; il a construit un mur et creusé un fosséprofond et large, défendu par des pieux. Mais il n’en a pas réprimédavantage la violence du tueur d’hommes Hektôr. Quand je combattaisau milieu des Akhaiens, Hektôr ne sortait que rarement de sesmurailles. À peine se hasardait-il devant les portes Skaies etauprès du hêtre. Et il m’y attendit une fois, et à peine put-iléchapper à mon impétuosité. Maintenant, puisque je ne veux pluscombattre le divin Hektôr, demain, ayant sacrifié à Zeus et à tousles dieux, je traînerai à la mer mes nefs chargées ; et tuverras, si tu le veux et si tu t’en soucies, mes nefs voguer, dèsle matin, sur le Hellespontos poissonneux, sous l’effort vigoureuxdes rameurs. Et si l’illustre qui entoure la terre me donne uneheureuse navigation, le troisième jour j’arriverai dans la fertilePhthiè, où sont les richesses que j’y ai laissées quand je vins icipour mon malheur. Et j’y conduirai l’or et le rouge airain, et lesbelles femmes et le fer luisant que le sort m’a accordés, car leroi Atréide Agamemnôn m’a arraché la récompense qu’il m’avaitdonnée. Et répète-lui ouvertement ce que je dis, afin que lesAkhaiens s’indignent, s’il espère tromper de nouveau quelqu’autredes Danaens. Mais, bien qu’il ait l’impudence d’un chien, iln’oserait me regarder en face. Je ne veux plus ni délibérer, niagir avec lui, car il m’a trompé et outragé. C’est assez. Maisqu’il reste en repos dans sa méchanceté, car le très sage Zeus luia ravi l’esprit. Ses dons me sont odieux, et lui, je l’honoreautant que la demeure d’Aidès. Et il me donnerait dix et vingt foisplus de richesses qu’il n’en a et qu’il n’en aura, qu’il n’en vientd’Orkhoménos, ou de Thèba dans l’Aigyptia, où les trésors abondentdans les demeures, qui a cent portes, et qui, par chacune, voitsortir deux cents guerriers avec chevaux et chars ; et il meferait autant de présents qu’il y a de grains de sable et depoussière, qu’il n’apaiserait point mon cœur avant d’avoir expiél’outrage sanglant qu’il m’a fait. Et je ne prendrai point pourfemme légitime la fille de l’Atréide Agamemnôn, fût-elle plus bellequ’Aphroditè d’or et plus habile aux travaux qu’Athènè aux yeuxclairs. Je ne la prendrai point pour femme légitime. Qu’ilchoisisse un autre Akhaien qui lui plaise et qui soit un roi pluspuissant. Si les dieux me gardent, et si je rentre dans ma demeure,Pèleus me choisira lui-même une femme légitime. Il y a, dansl’Akhaiè, la Hellas et la Phthiè, de nombreuses jeunes filles dechefs guerriers qui défendent les citadelles, et je ferai de l’uned’elles ma femme légitime bien-aimée. Et mon cœur généreux mepousse à prendre une femme légitime et à jouir des biens acquis parle vieillard Pèleus. Toutes les richesses que renfermait la grandeIlios aux nombreux habitants pendant la paix, avant la venue desfils des Akhaiens, ne sont point d’un prix égal à la vie, non plusque celles que renferme le sanctuaire de pierre de l’archer PhoibosApollôn, dans l’âpre Pythô. Les bœufs, les grasses brebis, lestrépieds, les blondes crinières des chevaux, tout cela peut êtreconquis ; mais l’âme qui s’est une fois échappée d’entre nosdents ne peut être ressaisie ni rappelée. Ma mère, la déesse Thétisaux pieds d’argent, m’a dit que deux kères m’étaient offertes pourarriver à la mort. Si je reste et si je combats autour de la villedes Troiens, je ne retournerai jamais dans mes demeures, mais magloire sera immortelle. Si je retourne vers ma demeure, dans laterre bien-aimée de ma patrie, je perdrai toute gloire, mais jevivrai très vieux, et la mort ne me saisira qu’après de trèslongues années. Je conseille à tous les Akhaiens de retourner versleurs demeures, car vous ne verrez jamais le dernier jour de lahaute Ilios. Zeus qui tonne puissamment la protège de ses mains eta rempli son peuple d’une grande audace. Pour vous, allez porter maréponse aux chefs des Akhaiens, car c’est là le partage desanciens ; et ils chercheront dans leur esprit un meilleurmoyen de sauver les nefs et les tribus Akhaiennes, car ma colèrerend inutile celui qu’ils avaient trouvé. Et Phoinix restera etcouchera ici, afin de me suivre demain, sur mes nefs, dans notrepatrie, s’il le désire, du moins, car je ne le contraindraipoint.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets,accablés de ce discours et de ce dur refus. Enfin, le vieuxcavalier Phoinix parla ainsi, versant des larmes, tant il craignaitpour les nefs des Akhaiens :

– Si déjà tu as résolu ton retour, illustreAkhilleus, et si tu refuses d’éloigner des nefs rapides la violencedu feu destructeur, parce que la colère est tombée dans ton cœur,comment, cher fils, pourrai-je t’abandonner et rester seulici ? Le vieux cavalier Pèleus m’ordonna de t’accompagner lejour où il t’envoya, loin de la Phthiè, vers Agamemnôn, tout jeuneencore, ignorant la guerre lamentable et l’agora où les hommesdeviennent illustres. Et il m’ordonna de t’accompagner afin que jepusse t’enseigner à parler et à agir. C’est pourquoi je ne veuxpoint me séparer de toi, cher fils, même quand un dieu mepromettrait de m’épargner la vieillesse et me rendrait à majeunesse florissante, tel que j’étais quand je quittai pour lapremière fois la Hellas aux belles femmes, fuyant la colère de monpère Amyntôr Orménide. Et il s’était irrité contre moi à cause desa concubine aux beaux cheveux qu’il aimait et pour laquelle ilméprisait sa femme légitime, ma mère. Et celle-ci me suppliaittoujours, à genoux, de séduire cette concubine, pour que levieillard la prît en haine. Et je lui obéis, et mon père, s’enétant aperçu, se répandit en imprécations, et supplia les odieusesErinnyes, leur demandant que je ne sentisse jamais sur mes genouxun fils bien-aimé, né de moi ; et les dieux, Zeus lesouterrain et la cruelle Perséphonéia accomplirent sesimprécations. Alors je ne pus me résoudre dans mon âme à resterdans les demeures de mon père irrité. Et de nombreux amis etparents, venus de tous côtés, me retinrent. Et ils tuèrent beaucoupde grasses brebis et de bœufs noirs aux pieds lents ; et ilspassèrent à l’ardeur du feu les porcs lourds de graisse, et ilsburent, par grandes cruches, le vin du vieillard. Et pendant neufnuits ils dormirent autour de moi, et chacun me gardait tour àtour. L’un se tenait sous le portique de la cour, l’autre dans levestibule de la salle bien fermée. Et le feu ne s’éteignait jamais.Mais, dans l’obscurité de la dixième nuit, ayant rompu les portesde la salle, j’échappai facilement à mes gardiens et auxserviteurs, et je m’enfuis loin de la grande Hellas, et j’arrivaidans la fertile Phthiè, nourrice de brebis, auprès du roi Pèleus.Et il me reçut avec bienveillance, et il m’aima comme un père aimeun fils unique, né dans son extrême vieillesse, au milieu de sesdomaines. Et il me fit riche, et il me donna à gouverner un peuple,aux confins de la Phthiè, et je commandai aux Dolopiens. Et je t’aiaimé de même dans mon cœur, ô Akhilleus égal aux dieux. Et tu nevoulais t’asseoir aux repas et manger dans tes demeures qu’assissur mes genoux, et rejetant parfois le vin et les mets dont tuétais rassasié, sur ma poitrine et ma tunique, comme font lespetits enfants. Et j’ai beaucoup souffert et beaucoup travaillépour toi, pensant que, si les dieux m’avaient refusé une postérité,je t’adopterais pour fils, ô Akhilleus semblable aux dieux, afinque tu pusses un jour me défendre des outrages et de la mort. ÔAkhilleus, apaise ta grande âme, car il ne te convient pas d ‘avoirun cœur sans pitié. Les dieux eux-mêmes sont exorables, bien qu’ilsn’aient point d’égaux en vertu, en honneurs et en puissance ;et les hommes les fléchissent cependant par les prières, par lesvœux, par les libations et par l’odeur des sacrifices, quand ilsles ont offensés en leur désobéissant. Les prières, filles du grandZeus, boiteuses, ridées et louches, suivent à grand’peine Atè. Etcelle-ci, douée de force et de rapidité, les précède de très loinet court sur la face de la terre en maltraitant les hommes. Et lesprières la suivent, en guérissant les maux qu’elle a faits,secourant et exauçant celui qui les vénère, elles qui sont fillesde Zeus. Mais elles supplient Zeus Kroniôn de faire poursuivre etchâtier par Atè celui qui les repousse et les renie. C’estpourquoi, ô Akhilleus, rends aux filles de Zeus l’honneur quifléchit l’âme des plus braves. Si l’Atréide ne t’offrait point deprésents, s’il ne t’en annonçait point d’autres encore, s’ilgardait sa colère, je ne t’exhorterais point à déposer la tienne,et à secourir les Argiens qui, cependant, désespèrent du salut.Mais voici qu’il t’offre dès aujourd’hui de nombreux présents etqu’il t’en annonce d’autres encore, et qu’il t’envoie, ensuppliants, les premiers chefs de l’armée Akhaienne, ceux qui tesont chers entre tous les Argiens. Ne méprise donc point leursparoles, afin que nous ne blâmions point la colère que turessentais ; car nous avons appris que les anciens hérosqu’une violente colère avait saisis se laissaient fléchir par desprésents et par des paroles pacifiques. Je me souviens d’unehistoire antique. Certes, elle n’est point récente. Amis, je vousla dirai : les Kourètes combattaient les Aitôliens belliqueux,autour de la ville de Kalidôn ; et les Kourètes voulaient lasaccager. Et Artémis au siège d’or avait attiré cette calamité surles Aitôliens, irritée qu’elle était de ce qu’Oineus ne lui eûtpoint offert de prémices dans ses grasses prairies. Tous les dieuxavaient joui de ses hécatombes ; mais, oublieux ou imprudent,il n’avait point sacrifié à la seule fille du grand Zeus, ce quicausa des maux amers ; car, dans sa colère, la race divine quise réjouit de ses flèches suscita un sanglier sauvage, aux blanchesdéfenses, qui causa des maux innombrables, dévasta les champsd’Oineus et arracha de grands arbres, avec racines et fleurs.

Et le fils d’Oineus, Méléagros, tua cesanglier, après avoir appelé, des villes prochaines, des hommeschasseurs et des chiens. Et cette bête sauvage ne fut point domptéepar peu de chasseurs, et elle en fit monter plusieurs sur lebûcher. Mais Artémis excita la discorde et la guerre entre lesKourètes et les magnanimes Aitôliens, à cause de la hure dusanglier et de sa dépouille hérissée. Aussi longtemps que Méléagroscher à Arès combattit, les Kourètes, vaincus, ne purent rester horsde leurs murailles ; mais la colère, qui trouble l’esprit desplus sages, envahit l’âme de Méléagros, et irrité dans son cœurcontre sa mère Althaiè, il resta inactif auprès de sa femmelégitime, la belle Kléopatrè, fille de la vierge Marpissè Événideet d’Idaios, le plus brave des hommes qui fussent alors sur laterre. Et celui-ci avait tendu son arc contre le roi PhoibosApollôn, à cause de la belle nymphe Marpissè. Et le père et la mèrevénérable de Kléopatrè l’avaient surnommée Alkyonè, parce que lamère d’ Alkyôn avait gémi amèrement quand l’ archer Phoibos Apollônla ravit. Et Méléagros restait auprès de Kléopatrè, couvant uneardente colère dans son cœur, à cause des imprécations de sa mèrequi suppliait en gémissant les dieux de venger le meurtrefraternel. Et, les genoux ployés, le sein baigné de pleurs,frappant de ses mains la terre nourricière, elle conjurait Aidès etla cruelle Perséphonéia de donner la mort à son fils Méléagros. EtÉrinnys à l’âme implacable, qui erre dans la nuit, l’entendit dufond de l’Érébos. Et les Kourètes se ruèrent, en fureur et entumulte, contre les portes de la ville, et ils heurtaient lestours. Et les vieillards Aitôliens supplièrent Méléagros ; etils lui envoyèrent les sacrés sacrificateurs des dieux, afin qu’ilsortît et secourût les siens. Et ils lui offrirent un très richeprésent, lui disant de choisir le plus fertile et le plus beaudomaine de l’heureuse Kalydôn, vaste de cinquante arpents, moitiéen vignes, moitié en terres arables. Et le vieux cavalier Oineus lesuppliait, debout sur le seuil élevé de la chambre nuptiale etfrappant les portes massives. Et ses sœurs et sa mère vénérable lesuppliaient aussi ; mais il ne les écoutait point, non plusque ses plus chers compagnons, et ils ne pouvaient apaiser soncœur. Mais déjà les Kourètes escaladaient les tours, incendiaientla ville et approchaient de la chambre nuptiale. Alors, la bellejeune femme le supplia à son tour, et elle lui rappela lescalamités qui accablent les habitants d’une ville prised’assaut : les hommes tués, les demeures réduites en cendre,les enfants et les jeunes femmes emmenés. Et enfin son âme futébranlée au tableau de ces misères. Et il se leva, revêtit sesarmes éclatantes, et recula le dernier jour des Aitôliens, car ilavait déposé sa colère. Et ils ne lui firent point de nombreux etriches présents, et cependant il les sauva ainsi. Mais ne songepoint à ces choses, ami, et qu’un dieu contraire ne te déterminepoint à faire de même. Il serait plus honteux pour toi de nesecourir les nefs que lorsqu’ elles seront en flammes. Viens !reçois ces présents, et les Akhaiens t’honoreront comme un dieu. Situ combattais plus tard, sans accepter ces dons, tu serais moinshonoré, même si tu repoussais le danger loin des nefs.

Et Akhilleus aux pieds rapides luirépondit :

– Ô Phoinix, père divin et vénérable, je n’ainul besoin d’honneurs. Je suis assez honoré par la volonté de Zeusqui me retient auprès de mes nefs aux poupes recourbées, et je leserai tant qu’il y aura un souffle dans ma poitrine et que mesgenoux pourront se mouvoir. Mais je te le dis, garde mes parolesdans ton esprit : Ne trouble point mon cœur, en pleurant et engémissant, à cause du héros Atréide, car il ne te convient point del’aimer, à moins de me devenir odieux, à moi qui t’aime. Il estjuste que tu haïsses celui qui me hait. Règne avec moi et défendsta part de mon honneur. Ceux-ci vont partir, et tu resteras ici,couché sur un lit moelleux ; et, aux premières lueurs d’Éôs,nous délibérerons s’il nous faut retourner vers notre patrie, ourester.

Il parla, et, de ses sourcils, il fit signe àPatroklos, afin que celui-ci préparât le lit épais de Phoinix etque les envoyés sortissent promptement de la tente. Mais leTélamônien Aias, semblable à un dieu, parla ainsi :

– Divin Laertiade, très subtil Odysseus,allons-nous-en ! Ces discours n’ auront point de fin, et ilnous faut rapporter promptement une réponse, bien que mauvaise, auxDanaens qui nous attendent. Akhilleus garde une colère orgueilleusedans son cœur implacable. Dur, il se soucie peu de l’amitié de sescompagnons qui l’honorent entre tous auprès des nefs. Ôinexorable ! n’accepte-t-on point le prix du meurtre d’unfrère ou d’un fils ? Et celui qui a tué reste au milieu de sonpeuple, dès qu’il a expié son crime, et son ennemi, satisfait,s’apaise. Les dieux ont allumé dans ta poitrine une sombre etinextinguible colère, à cause d’une seule jeune fille, quand noust’en offrons sept très belles et un grand nombre d’autres présents.C’est pourquoi, prends un esprit plus doux, et respecte ta demeure,puisque nous sommes tes hôtes domestiques envoyés par la foule desDanaens, et que nous désirons être les plus chers de tes amis,entre tous les Akhaiens.

Et Akhilleus aux pieds rapides luirépondit :

– Divin Aias Télamônien, prince des peuples,ce que tu as dit est sage, mais mon cœur se gonfle de colère quandje songe à l’Atréide qui m’a outragé au milieu des Danaens, commeil eût fait d’un misérable. Allez donc, et rapportez votre message.Je ne me soucierai plus de la guerre sanglante avant que le divinHektôr, le fils du brave Priamos, ne soit parvenu jusqu’aux tenteset aux nefs des Myrmidones, après avoir massacré les Argiens etincendié leurs nefs. C’est devant ma tente et ma nef noire que jerepousserai le furieux Hektôr loin de la mêlée.

Il parla ainsi. Et chacun, ayant saisi unecoupe profonde, fit ses libations, et ils s’en retournèrent versles nefs, et Odysseus les conduisait.

Et Patroklos commanda à ses compagnons et auxservantes de préparer promptement le lit épais de Phoinix. Et, luiobéissant, elles préparèrent le lit, comme il l’avait commandé. Etelles le firent de peaux de brebis, de couvertures et de finstissus de lin. Et le vieillard se coucha, en attendant la divineÉôs. Et Akhilleus se coucha dans le fond de la tente bienconstruite, et, auprès de lui, se coucha une femme qu’il avaitamenée de Lesbos, la fille de Phorbas, Diomèda aux belles joues. EtPatroklos se coucha dans une autre partie de la tente, et, auprèsde lui, se coucha la belle Iphis que lui avait donnée le divinAkhilleus quand il prit la haute Skyros, citadelle d’Ényeus.

Et, les envoyés étant arrivés aux tentes del’Atréide, les fils des Akhaiens, leur offrant des coupes d’or,s’empressèrent autour d’eux, et ils les interrogeaient. Et, lepremier, le roi des hommes, Agamemnôn, les interrogeaainsi :

– Dis-moi, Odysseus, très digne de louanges,illustre gloire des Akhaiens, veut-il défendre les nefs de laflamme ardente, ou refuse-t-il, ayant gardé sa colère dans son cœurorgueilleux ?

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Très illustre Atréide Agamemnôn, roi deshommes, il ne veut point éteindre sa colère, et il n’est que plusirrité. Il refuse tes dons. Il te conseille de délibérer avec lesautres Argiens comment tu sauveras les nefs et l’armée desAkhaiens. Il menace, dès les premières lueurs d’Éôs, de traîner àla mer ses nefs solides ; et il exhorte les autres Argiens àretourner vers leur patrie, car il dit que vous ne verrez jamais ledernier jour de la haute Ilios, et que Zeus qui tonne puissammentla protège de ses mains et a rempli son peuple d’une grande audace.Il a parlé ainsi, et ceux qui m’ont suivi, Aias et les deux hérautspleins de prudence peuvent l’affirmer. Et le vieillard Phoinixs’est couché sous sa tente, et il l’emmènera demain sur ses nefsvers leur chère patrie, s’il le désire, car il ne veut point lecontraindre.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets,accablés de ce discours et de ces dures paroles. Et les fils desAkhaiens restèrent longtemps muets et tristes. Enfin, Diomèdèshardi au combat parla ainsi :

– Très illustre roi des hommes, AtréideAgamemnôn, plût aux dieux que tu n’eusses point suppliél’irréprochable Pèléide, en lui offrant des dons infinis ! Ilavait un cœur orgueilleux, et tu as enflé son orgueil.Laissons-le ; qu’il parte ou qu’il reste. Il combattra denouveau quand il lui plaira et qu’un dieu l’y poussera.Allons ! faites tous ce que je vais dire. Reposons-nous,puisque nous avons ranimé notre âme en buvant et en mangeant, cequi donne la force et le courage. Mais aussitôt que la belle Éôsaux doigts rosés paraîtra, rangeons l’armée et les chars devant lesnefs. Alors, Atréide, exhorte les hommes au combat, et combatstoi-même aux premiers rangs.

Il parla ainsi, et tous les rois applaudirent,admirant les paroles de l’habile cavalier Diomèdès. Et après avoirfait des libations, ils se retirèrent sous leurs tentes, où ils secouchèrent et s’endormirent.

Chant 10

Les chefs des Panakhaiens dormaient dans lanuit, auprès des nefs, domptés par le sommeil ; mais le douxsommeil ne saisissait point l’Atréide Agamemnôn, prince despeuples, et il roulait beaucoup de pensées dans son esprit.

De même que l’époux de Hèrè lance la foudre,ce grand bruit précurseur des batailles amères, ou de la pluieabondante, ou de la grêle pressée, ou de la neige qui blanchit lescampagnes ; de même Agamemnôn poussait de nombreux soupirs dufond de sa poitrine, et tout son cœur tremblait quand ilcontemplait le camp des Troiens et la multitude des feux quibrûlaient devant Ilios, et qu’il entendait le son des flûtes et larumeur des hommes. Et il regardait ensuite l’armée des Akhaiens, etil arrachait ses cheveux qu’il vouait à l’éternel Zeus, et ilgémissait dans son cœur magnanime.

Et il vit que le mieux était de se rendreauprès du Nèlèiôn Nestôr pour délibérer sur le moyen de sauver sesguerriers et de trouver un remède aux maux qui accablaient tous lesDanaens. Et, s’étant levé, il revêtit une tunique, attacha debelles sandales à ses pieds robustes, s’enveloppa de la peau ruded’un lion grand et fauve, et saisit une lance.

Et voici que la même terreur envahissaitMénélaos. Le sommeil n’avait point fermé ses paupières, et iltremblait en songeant aux souffrances des Argiens qui, pour sacause ayant traversé la vaste mer, étaient venus devant Troiè,pleins d’ardeur belliqueuse. Et il couvrit son large dos de la peautachetée d’un léopard, posa un casque d’airain sur sa tête, saisitune lance de sa main robuste et sortit pour éveiller son frère quicommandait à tous les Argiens, et qu’ils honoraient comme un dieu.Et il le rencontra, revêtu de ses belles armes, auprès de la poupede sa nef ; et Agamemnôn fut joyeux de le voir, et le braveMénélaos parla ainsi le premier :

– Pourquoi t’armes-tu, frère ? Veux-tuenvoyer un de nos compagnons épier les Troiens ? Je crainsqu’aucun de ceux qui te le promettront n’ose, seul dans la nuitdivine, épier les guerriers ennemis. Celui qui le fera, certes,sera plein d’audace.

Et le roi Agamemnôn, lui répondant, parlaainsi :

– Il nous faut à tous deux un sage conseil, ôMénélaos, nourrisson de Zeus, qui nous aide à sauver les Argiens etles nefs, puisque l’esprit de Zeus nous est contraire, et qu’il secomplaît aux sacrifices de Hektôr beaucoup plus qu’auxnôtres ; car je n’ai jamais ni vu, ni entendu dire qu’un seulhomme ait accompli, en un jour, autant de rudes travaux que Hektôrcher à Zeus contre les fils des Akhaiens, bien qu’il ne soit né nid’une déesse ni d’un dieu. Et je pense que les Argiens sesouviendront amèrement et longtemps de tous les maux qu’il leur afaits. Mais, va ! Cours vers les nefs ; appelle Aias etIdoméneus. Moi, je vais trouver le divin Nestôr, afin qu’il se lèveet vienne vers la troupe sacrée des gardes, et qu’il leur commande.Ils l’écouteront avec plus de respect que d’autres, car son filsest à leur tête, avec Mèrionès, le compagnon d’Idoméneus. C’est àeux que nous avons donné le commandement des gardes.

Et le brave Ménélaos lui répondit :

– Comment faut-il obéir à ton ordre ?Resterai-je au milieu d’eux, en t’attendant, ou reviendrai-jepromptement vers toi, après les avoir avertis ?

Et le roi des hommes, Agamemnôn, luirépondit :

– Reste, afin que nous ne nous égarions pointtous deux en venant au hasard au-devant l’un de l’autre, car lecamp a de nombreuses routes. Parle à voix haute sur ton chemin etrecommande la vigilance. Adjure chaque guerrier au nom de ses pèreset de ses descendants ; donne des louanges à tous, et nemontre point un esprit orgueilleux. Il faut que nous agissionsainsi par nous-mêmes, car, dès le berceau, Zeus nous a infligécette lourde tâche.

Ayant ainsi parlé, il congédia son frère,après lui avoir donné de sages avis, et il se rendit auprès deNestôr, prince des peuples. Et il le trouva sous sa tente, non loinde sa nef noire, couché sur un lit épais. Et autour de lui étaientrépandues ses armes aux reflets variés, le bouclier, les deuxlances, et le casque étincelant, et le riche ceinturon que ceignaitle vieillard quand il s’armait pour la guerre terrible, à la têtedes siens ; car il ne se laissait point accabler par la tristevieillesse. Et, s’étant soulevé, la tête appuyée sur le bras, ilparla ainsi à l’Atréide :

– Qui es-tu, qui viens seul vers les nefs, àtravers le camp, au milieu de la nuit noire, quand tous les hommesmortels sont endormis ? Cherches-tu quelque garde ou quelqu’unde tes compagnons ? Parle, ne reste pas muet en m’approchant.Que te faut-il ?

Et le roi des hommes, Agamemnôn, luirépondit :

– Ô Nestôr Nèlèiade, illustre gloire desAkhaiens, reconnais l’Atréide Agamemnôn, celui que Zeus accableentre tous de travaux infinis, jusqu’à ce que le souffle manque àma poitrine et que mes genoux cessent de se mouvoir. J’erre ainsi,parce que le doux sommeil n’abaisse point mes paupières, et que laguerre et la ruine des Akhaiens me rongent de soucis. Je tremblepour les Danaens, et je suis troublé, et mon cœur n’est plus ferme,et il bondit hors de mon sein, et mes membres illustres frémissent.Si tu sais ce qu’il faut entreprendre, et puisque tu ne dors pas,viens ; rendons-nous auprès des gardes, et sachons si, rompusde fatigue, ils dorment et oublient de veiller. Les guerriersennemis ne sont pas éloignés, et nous ne savons s’ils ne méditentpoint de combattre cette nuit.

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Atréide Agamemnôn, très illustre roi deshommes, le prudent Zeus n’accordera peut-être pas à Hektôr tout cequ’il espère ; et je pense qu’il ressentira à son tour decruelles douleurs si Akhilleus arrache de son cœur sa colèrefatale. Mais je te suivrai volontiers, et nous appellerons lesautres chefs : le Tydéide illustre par sa lance, et Odysseus,et l’agile Aias, et le robuste fils de Phyleus, et le divin Aiasaussi, et le roi Idoméneus. Les nefs de ceux-ci sont trèséloignées. Cependant, je blâme hautement Ménélaos, bien que jel’aime et le vénère, et même quand tu t’en irriterais contre moi.Pourquoi dort-il et te laisse-t-il agir seul ? Il devraitlui-même exciter tous les chefs, car une inexorable nécessité nousassiège.

Et le roi des hommes, Agamemnôn, luirépondit :

– Ô vieillard, je t’ai parfois poussé à leblâmer, car il est souvent négligent et ne veut point agir, nonqu’il manque d’intelligence ou d’activité, mais parce qu’il meregarde et attend que je lui donne l’exemple. Mais voici qu’ils’est levé avant moi et qu’il m’a rencontré. Et je l’ai envoyéappeler ceux que tu nommes. Allons ! nous les trouveronsdevant les portes, au milieu des gardes ; car c’est là quej’ai ordonné qu’ils se réunissent.

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Nul d’entre les Argiens ne s’irritera contrelui et ne résistera à ses exhortations et à ses ordres.

Ayant ainsi parlé, il se couvrit la poitrined’une tunique, attacha de belles sandales à ses pieds robustes,agrafa un manteau fait d’une double laine pourprée, saisit uneforte lance à pointe d’airain et s’avança vers les nefs desAkhaiens cuirassés. Et le cavalier Gérennien Nestôr, parlant àhaute voix, éveilla Odysseus égal à Zeus en prudence ; etcelui-ci, aussitôt qu’il eut entendu, sortit de sa tente et leurdit :

– Pourquoi errez-vous seuls auprès des nefs, àtravers le camp, au milieu de la nuit divine ? Quellenécessité si grande vous y oblige ?

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Laertiade, issu de Zeus, subtil Odysseus, net’irrite pas. Une profonde inquiétude trouble les Akhaiens.Suis-nous donc et éveillons chaque chef, afin de délibérer s’ilfaut fuir ou combattre.

Il parla ainsi, et le subtil Odysseus, étantrentré sous sa tente, jeta un bouclier éclatant sur ses épaules etrevint à eux. Et ils se rendirent auprès du Tydéide Diomèdès, etils le virent hors de sa tente avec ses armes. Et ses compagnonsdormaient autour, le bouclier sous la tête. Leurs lances étaientplantées droites, et l’airain brillait comme l’éclair de Zeus. Etle héros dormait aussi, couché sur la peau d’un bœuf sauvage, untapis splendide sous la tête. Et le cavalier Gérennien Nestôr,s’approchant, le poussa du pied et lui parla rudement :

– Lève-toi, fils de Tydeus ! Pourquoidors-tu pendant cette nuit ? N’entends-tu pas les Troiens,dans leur camp, sur la hauteur, non loin des nefs ? Peud’espace nous sépare d’eux.

Il parla ainsi, et Diomèdès, sortant aussitôtde son repos, lui répondit par ces paroles ailées :

– Tu ne te ménages pas assez, vieillard. Lesjeunes fils des Akhaiens ne peuvent-ils aller de tous côtés dans lecamp éveiller chacun des rois ? Vieillard, tu es infatigable,en vérité.

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Certes, ami, tout ce que tu as dit est trèssage. J’ai des guerriers nombreux et des fils irréprochables. Und’entre eux aurait pu parcourir le camp. Mais une dure nécessitéassiège les Akhaiens ; la vie ou la mort des Argiens est surle tranchant de l’épée. Viens donc, et, si tu me plains, car tu esplus jeune que moi, éveille l’agile Aias et le fils de Phyleus.

Il parla ainsi et Diomèdès, se couvrant lesépaules de la peau d’un grand lion fauve, prit une lance, courutéveiller les deux rois et les amena. Et bientôt ils arrivèrent tousau milieu des gardes, dont les chefs ne dormaient point etveillaient en armes, avec vigilance. Comme des chiens qui gardentactivement des brebis dans l’étable, et qui, entendant une bêteféroce sortie des bois sur les montagnes, hurlent contre elle aumilieu des cris des pâtres ; de même veillaient les gardes, etle doux sommeil n’abaissait point leurs paupières pendant cettetriste nuit ; mais ils étaient tournés du côté de la plaine,écoutant si les Troiens s’avançaient. Et le vieillard Nestôr, lesayant vus, en fut réjoui ; et, les félicitant, il leur dit enparoles ailées :

– C’est ainsi, chers enfants, qu’il fautveiller. Que le sommeil ne saisisse aucun d’entre vous, de peur quenous ne soyons le jouet de l’ennemi.

Ayant ainsi parlé, il passa le fossé, et lesrois Argiens convoqués au conseil le suivirent, et, avec eux,Mèrionès et l’illustre fils de Nestôr, appelés à délibérer aussi.Et, lorsqu’ils eurent passé le fossé, ils s’arrêtèrent en un lieud’où l’on voyait le champ de bataille, là où le robuste Hektôr,ayant défait les Argiens, avait commencé sa retraite dès que lanuit eut répandu ses ténèbres. Et c’est là qu’ils délibéraiententre eux. Et le cavalier Gérennien Nestôr parla ainsi lepremier :

– Ô amis, quelque guerrier, sûr de son cœuraudacieux, veut-il aller au milieu des Troiens magnanimes ?Peut-être se saisirait-il d’un ennemi sorti de son camp, ouentendrait-il les Troiens qui délibèrent entre eux, soit qu’ilsveuillent rester loin des nefs, soit qu’ils ne veuillent retournerdans leur ville, qu’ayant dompté les Akhaiens. Il apprendrait toutet reviendrait vers nous, sans blessure, et il aurait une grandegloire sous l’Ouranos, parmi les hommes, ainsi qu’une noblerécompense. Les chefs qui commandent sur nos nefs, tous, tantqu’ils sont, lui donneraient, chacun, une brebis noire allaitant unagneau, et ce don serait sans égal ; et toujours il seraitadmis à nos repas et à nos fêtes.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets, maisle brave Diomèdès répondit :

– Nestôr, mon cœur et mon esprit courageux mepoussent à entrer dans le camp prochain des guerriersennemis ; mais, si quelque héros veut me suivre, mon espoirsera plus grand et ma confiance sera plus ferme. Quand deux hommesmarchent ensemble, l’un conçoit avant l’autre ce qui est utile. Cen’est pas qu’un seul ne le puisse, mais son esprit est plus lent etsa résolution est moindre.

Il parla ainsi, et beaucoup voulurent lesuivre : les deux Aias, nourrissons d’Arès, et le fils deNestôr, et Mèrionès, et l’Atréide Ménélaos illustre par sa lance.L’audacieux Odysseus voulut aussi pénétrer dans le camp desTroiens. Et le roi des hommes, Agamemnôn, parla ainsi au milieud’eux :

– Tydéide Diomèdès, le plus cher à mon âme,choisis, dans le meilleur de ces héros, le compagnon que tuvoudras, puisque tous s’offrent à toi ; mais ne néglige point,par respect, le plus robuste pour un plus faible, même s’il étaitun roi plus puissant.

Il parla ainsi, et il craignait pour le blondMénélaos mais le brave Diomèdès répondit :

– Puisque tu m’ordonnes de choisir moi-même uncompagnon, comment pourrais-je oublier le divin Odysseus qui montredans tous les travaux un cœur irréprochable et un esprit viril, etqui est aimé de Pallas Athènè ? S’il m’accompagne, nousreviendrons tous deux du milieu des flammes, car il est pleind’intelligence.

Et le patient et divin Odysseus luirépondit :

– Tydéide Diomèdès, ne me loue ni ne me blâmeoutre mesure. Tu parles au milieu des Argiens qui me connaissent.Allons ! la nuit passe ; déjà l’aube est proche ;les étoiles s’inclinent. Les deux premières parties de la nuit sesont écoulées, et la troisième seule nous reste.

Ayant ainsi parlé, ils se couvrirent de leurslourdes armes. Thrasymèdès, ferme au combat, donna au Tydéide uneépée à deux tranchants, car la sienne était restée sur les nefs, etun bouclier. Et Diomèdès mit sur sa tête un casque fait d’une peaude taureau, terne et sans crinière, tel qu’en portaient les plusjeunes guerriers. Et Mèrionès donna à Odysseus un arc, un carquoiset une épée. Et le Laertiade mit sur sa tête un casque fait depeau, fortement lié, en dedans, de courroies, que les dentsblanches d’un sanglier hérissaient de toutes parts au dehors, etcouvert de poils au milieu. Autolykos avait autrefois enlevé cecasque dans Éléôn, quand il força la solide demeure d’AmyntôrOrménide ; et il le donna, dans Skandéia, au KythérienAmphidamas ; et Amphidamas le donna à son hôte Molos, et Molosà son fils Mèrionès. Maintenant Odysseus le mit sur sa tête.

Et après avoir revêtu leurs armes, les deuxguerriers partirent, quittant les autres chefs. Et Pallas Athènèenvoya, au bord de la route, un héron propice, qu’ils ne virentpoint dans la nuit obscure, mais qu’ils entendirent crier. EtOdysseus, tout joyeux, pria Athènè :

– Entends-moi, fille de Zeus tempétueux, toiqui viens à mon aide dans tous mes travaux, et à qui je ne cacherien de tout ce que je fais. À cette heure, sois-moi favorableencore, Athènè ! Accorde-nous de revenir vers nos nefsillustres, ayant accompli une grande action qui soit amère auxTroiens.

Et le brave Diomèdès la pria aussi :

– Entends-moi, fille indomptée de Zeus !Protège-moi maintenant, comme tu protégeas le divin Tydeus, monpère, dans Thèbè, où il fut envoyé par les Akhaiens. Il laissa lesAkhaiens cuirassés sur les bords de l’Asôpos ; et il portaitune parole pacifique aux Kadméiens ; mais, au retour, ilaccomplit des actions mémorables, avec ton aide, déesse, qui leprotégeais ! Maintenant, sois-moi favorable aussi, et je tesacrifierai une génisse d’un an, au large front, indomptée, carelle n’aura jamais été soumise au joug. Et je te la sacrifierai, enrépandant de l’or sur ses cornes.

Ils parlèrent ainsi en priant, et PallasAthènè les entendit. Et, après qu’ils eurent prié la fille du grandZeus, ils s’avancèrent comme deux lions, à travers la nuit épaisseet le carnage et les cadavres et les armes et le sang noir.

Mais Hektôr aussi n’avait point permis auxTroiens magnanimes de dormir ; et il avait convoqué les plusillustres des chefs et des princes, et il délibérait prudemmentavec eux :

– Qui d’entre vous méritera une granderécompense, en me promettant d’accomplir ce que je désire ?Cette récompense sera suffisante. Je lui donnerai un char et deuxchevaux au beau col, les meilleurs entre tous ceux qui sont auprèsdes nefs rapides des Akhaiens. Il remporterait une grande gloirecelui qui oserait approcher des nefs rapides, et reconnaître si lesArgiens veillent toujours devant les nefs, ou si, domptés par nosmains, ils se préparent à fuir et ne veulent plus même veillerpendant la nuit, accablés par la fatigue.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et ily avait, parmi les Troiens, Dolôn, fils d’Eumèdos, divin héraut,riche en or et en airain. Dolôn n’était point beau, mais il avaitdes pieds agiles ; et c’était un fils unique avec cinq sœurs.Il se leva, et il dit à Hektôr et aux Troiens :

– Hektôr, mon cœur et mon esprit courageux mepoussent à aller vers les nefs rapides, à la découverte ; maislève ton sceptre et jure que tu me donneras les chevaux et le charorné d’airain qui portent l’irréprochable Pèléiôn. Je ne te seraipoint un espion inhabile et au-dessous de ton attente. J’irai detous côtés dans le camp, et je parviendrai jusqu’à la nefd’Agamemnôn, où, sans doute, les premiers d’entre les roisdélibèrent s’il faut fuir ou combattre.

Il parla ainsi, et le Priamide saisit sonsceptre et fit ce serment :

– Que l’époux de Hèrè, Zeus au grand bruit, lesache : nul autre guerrier Troien ne sera jamais traîné parces chevaux, car ils n’illustreront que toi seul, selon mapromesse.

Il parla ainsi, jurant un vain serment, et ilexcita Dolôn. Et celui-ci jeta aussitôt sur ses épaules un arcrecourbé, se couvrit de la peau d’un loup blanc, mit sur sa tête uncasque de peau de belette, et prit une lance aiguë. Et il s’avançavers les nefs, hors du camp ; mais il ne devait point revenirdes nefs rendre compte à Hektôr de son message. Lorsqu’il eutdépassé la foule des hommes et des chevaux, il courut rapidement.Et le divin Odysseus le vit arriver et dit à Diomèdès :

– Ô Diomèdès, cet homme vient du camp ennemi.Je ne sais s’il veut espionner nos nefs, ou dépouiller quelquecadavre parmi les morts. Laissons-le nous dépasser un peu dans laplaine, et nous le poursuivrons, et nous le prendrons aussitôt.S’il court plus rapidement que nous, pousse-le vers les nefs, loinde son camp, en le menaçant de ta lance, afin qu’il ne se réfugiepoint dans la ville.

Ayant ainsi parlé, ils se cachèrent hors duchemin parmi les cadavres, et le Troien les dépassa promptementdans son imprudence. Et il s’était à peine éloigné de la longueurd’un sillon que tracent deux mules, qui valent mieux que les bœufspour tracer un sillon dans une terre dure, que les deux guerriersle suivirent. Et il les entendit, et il s’arrêta inquiet. Et ilpensait dans son esprit que ses compagnons accouraient pour lerappeler par l’ordre de Hektôr ; mais à une portée de traitenviron, il reconnut des guerriers ennemis, et agitant ses jambesrapides, il prit la fuite, et les deux Argiens le poussaient avecautant de hâte.

Ainsi que deux bons chiens de chasse, auxdents aiguës, poursuivent de près, dans un bois, un faon ou unlièvre qui les devance en criant, ainsi le Tydéide et Odysseus, ledestructeur de citadelles, poursuivaient ardemment le Troien, en lerejetant loin de son camp. Et, comme il allait bientôt se mêler auxgardes en fuyant vers les nefs, Athènè donna une plus grande forceau Tydéide, afin qu’il ne frappât point le second coup, et qu’undes Akhaiens cuirassés ne pût se glorifier d’avoir fait la premièreblessure. Et le robuste Diomèdès, agitant sa lance, parlaainsi :

– Arrête, ou je te frapperai de ma lance, etje ne pense pas que tu évites longtemps de recevoir la dure mort dema main.

Il parla ainsi et fit partir sa lance qui neperça point le Troien ; mais la pointe du trait effleuraseulement l’épaule droite et s’enfonça en terre. Et Dolôn s’arrêtaplein de crainte, épouvanté, tremblant, pâle, et ses dentsclaquaient.

Et les deux guerriers, haletants, luisaisirent les mains, et il leur dit en pleurant :

– Prenez-moi vivant. Je me rachèterai. J’aidans mes demeures de l’or et du fer propre à être travaillé. Pourmon affranchissement, mon père vous en donnera la plus grande part,s’il apprend que je suis vivant sur les nefs des Akhaiens.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Prends courage, et que la mort ne soit pasprésente à ton esprit ; mais dis-moi la vérité. Pourquoiviens-tu seul, de ton camp, vers les nefs, par la nuit obscure,quand tous les hommes mortels sont endormis ? Serait-ce pourdépouiller les cadavres parmi les morts, ou Hektôr t’a-t-il envoyéobserver ce qui se passe auprès des nefs creuses, ou viens-tu deton propre mouvement ?

Et Dolôn, dont les membres tremblaient, leurrépondit :

– Hektôr, contre ma volonté, m’a poussé à maruine. Ayant promis de me donner les chevaux aux sabots massifs del’illustre Pèléiôn et son char orné d’airain, il m’a ordonnéd’aller et de m’approcher, pendant la nuit obscure et rapide, desguerriers ennemis, et de voir s’ils gardent toujours leurs nefsrapides, ou si, domptés par nos mains, vous délibérez, prêts àfuir, et ne pouvant même plus veiller, étant rompus de fatigue.

Et le subtil Odysseus, en souriant, luirépondit :

– Certes, tu espérais, dans ton esprit, unegrande récompense, en désirant les chevaux du brave Aiakide, carils ne peuvent être domptés et conduits par des guerriers mortels,sauf par Akhilleus qu’une mère immortelle a enfanté. Mais dis-moila vérité. Où as-tu laissé Hektôr, prince des peuples ? Oùsont ses armes belliqueuses et ses chevaux ? Où sont lessentinelles et les tentes des autres Troiens ? Dis-nous s’ilsdélibèrent entre eux, soit qu’ils aient dessein de rester où ilssont, loin des nefs, soit qu’ils désirent ne rentrer dans la villequ’après avoir dompté les Akhaiens.

Et Dolôn, fils d’Eumèdos, luirépondit :

– Je te dirai toute la vérité. Hektôr, dans leconseil, délibère auprès du tombeau du divin Ilos, loin du bruit.Il n’y a point de gardes autour du camp, car tous les Troiensveillent devant leurs feux, pressés par la nécessité et s’excitantles uns les autres ; mais les alliés, venus de diversescontrées, dorment tous, se fiant à la vigilance des Troiens, etn’ayant avec eux ni leurs enfants, ni leurs femmes.

Et le subtil Odysseus lui dit :

– Sont-ils mêlés aux braves Troiens, oudorment-ils à l’écart ? Parle clairement, afin que jecomprenne.

Et Dolôn, fils d’Eumèdos, luirépondit :

– Je te dirai toute la vérité. Auprès de lamer sont les Kariens, les Paiones aux arcs recourbés, les Léléges,les Kaukônes et les divins Pélasges ; du côté de Thymbrè sontles Lykiens, les Mysiens orgueilleux, les cavaliers Phrygiens etles Maiones qui combattent sur des chars. Mais pourquoi medemandez-vous ces choses ? Si vous désirez entrer dans le campdes Troiens, les Thrèkiens récemment arrivés sont à l’écart, auxextrémités du camp, et leur roi, Rhèsos Eionéide, est avec eux.J’ai vu ses grands et magnifiques chevaux. Ils sont plus blancs quela neige, et semblables aux vents quand ils courent. Et j’ai vu sonchar orné d’or et d’argent, et ses grandes armes d’or, admirablesaux yeux, et qui conviennent moins à des hommes mortels qu’auxdieux qui vivent toujours. Maintenant, conduisez-moi vers vos nefsrapides, ou, m’attachant avec des liens solides, laissez-moi icijusqu’à votre retour, quand vous aurez reconnu si j’ai dit lavérité ou si j’ai menti.

Et le robuste Diomèdès, le regardant d’un œilsombre, lui répondit :

– Dolôn, ne pense pas m’échapper, puisque tues tombé entre nos mains, bien que tes paroles soient bonnes. Sinous acceptons le prix de ton affranchissement, et si nous terenvoyons, certes, tu reviendras auprès des nefs rapides desAkhaiens, pour espionner ou combattre ; mais, si tu perds lavie, dompté par mes mains, tu ne nuiras jamais plus auxArgiens.

Il parla ainsi, et comme Dolôn le suppliait enlui touchant la barbe de la main, il le frappa brusquement de sonépée au milieu de la gorge et trancha les deux muscles. Et leTroien parlait encore quand sa tête tomba dans la poussière. Et ilsarrachèrent le casque de peau de belette, et la peau de loup, etl’arc flexible et la longue lance. Et le divin Odysseus, lessoulevant vers le ciel, les voua, en priant, à la dévastatriceAthènè.

– Réjouis-toi de ces armes, déesse ! Noust’invoquons, toi qui es la première entre tous les Olympiensimmortels. Conduis-nous où sont les guerriers Thrèkiens, leurschevaux et leurs tentes.

Il parla ainsi, et, levant les bras, il posaces armes sur un tamaris qu’il marqua d’un signe en nouant lesroseaux et les larges branches, afin de les reconnaître au retour,dans la nuit noire.

Et ils marchèrent ensuite à travers les armeset la plaine sanglante, et ils parvinrent bientôt aux tentes desguerriers Thrèkiens. Et ceux-ci dormaient, rompus de fatigue ;et leurs belles armes étaient couchées à terre auprès d’eux, surtrois rangs. Et, auprès de chaque homme, il y avait deux chevaux.Et, au milieu, dormait Rhèsos, et, auprès de lui, ses chevauxrapides étaient attachés avec des courroies, derrière le char.

Et Odysseus le vit le premier, et il le montraà Diomèdès :

– Diomèdès, voici l’homme et les chevaux dontnous a parlé Dolôn que nous avons tué. Allons ! use de taforce et sers-toi de tes armes. Détache ces chevaux, ou je le feraimoi-même si tu préfères.

Il parla ainsi, et Athènè aux yeux clairsdonna une grande force à Diomèdès. Et il tuait çà et là ; etceux qu’il frappait de l’épée gémissaient, et la terre ruisselaitde sang. Comme un lion, tombant au milieu de troupeaux sansgardiens, se rue sur les chèvres et les brebis ; ainsi le filsde Tydeus se rua sur les Thrèkiens, jusqu’à ce qu’il en eût tuédouze. Et dès que le Tydéide avait frappé, Odysseus, qui lesuivait, traînait à l’écart le cadavre par les pieds, pensant dansson esprit que les chevaux aux belles crinières passeraient pluslibrement, et ne s’effaroucheraient point, n’étant pas accoutumés àmarcher sur les morts. Et, lorsque le fils de Tydeus s’approcha duroi, ce fut le treizième qu’il priva de sa chère âme. Et sur latête de Rhèsos, qui râlait, un songe fatal planait cette nuit-là,sous la forme de l’Oinéide, et par la volonté d’Athènè.

Cependant le patient Odysseus détacha leschevaux aux sabots massifs, et, les liant avec les courroies, illes conduisit hors du camp, les frappant de son arc, car il avaitoublié de saisir le fouet étincelant resté dans le beau char. Et,alors, il siffla pour avertir le divin Diomèdès. Et celui-cidélibérait dans son esprit si, avec plus d’audace encore, iln’entraînerait point, par le timon, le char où étaient déposées lesbelles armes, ou s’il arracherait la vie à un plus grand nombre deThrèkiens. Pendant qu’il délibérait ainsi dans son esprit, Athènès’approcha et lui dit :

– Songe au retour, fils du magnanime Tydeus,de peur qu’un dieu n’éveille les Troiens et que tu ne soiscontraint de fuir vers les nefs creuses.

Elle parla ainsi, et il comprit les paroles dela déesse, et il sauta sur les chevaux, et Odysseus les frappa deson arc, et ils volaient vers les nefs rapides des Akhaiens. MaisApollôn à l’arc d’argent de ses yeux perçants vit Athènè auprès dufils de Tydeus. Irrité, il entra dans le camp des Troiens etréveilla le chef Thrèkien Hippokoôn, brave parent de Rhèsos. Etcelui-là, se levant, vit déserte la place où étaient les chevauxrapides, et les hommes palpitant dans leur sang ; et il gémit,appelant son cher compagnon par son nom. Et une immense clameurs’éleva parmi les Troiens qui accouraient ; et ilss’étonnaient de cette action audacieuse, et que les hommes quil’avaient accomplie fussent retournés sains et saufs vers les nefscreuses.

Et quand ceux-ci furent arrivés là où ilsavaient tué l’espion de Hektôr, Odysseus, cher à Zeus, arrêta leschevaux rapides. Et le Tydéide, sautant à terre, remit aux mainsd’Odysseus les dépouilles sanglantes, et remonta. Et ils excitèrentles chevaux qui volaient avec ardeur vers les nefs creuses. Et, lepremier, Nestôr entendit leur bruit et dit :

– Ô amis, chefs et princes des Argiens,mentirai-je ou dirai-je vrai ? Mon cœur m’ordonne de parler.Le galop de chevaux rapides frappe mes oreilles. Plaise aux dieuxque, déjà, Odysseus et le robuste Diomèdès aient enlevé aux Troiensdes chevaux aux sabots massifs ; mais je crains avecvéhémence, dans mon esprit, que les plus braves des Argiens n’aientpu échapper à la foule des Troiens !

Il avait à peine parlé, et les deux roisarrivèrent et descendirent. Et tous, pleins de joie, les saluèrentde la main, avec des paroles flatteuses. Et, le premier, lecavalier Gérennien Nestôr les interrogea :

– Dis-moi, Odysseus comblé de louanges, gloiredes Akhaiens, comment avez-vous enlevé ces chevaux ? Est-ce enentrant dans le camp des Troiens, ou avez-vous rencontré un dieuqui vous en ait fait don ? Ils sont semblables aux rayons deHélios ! Je me mêle, certes, toujours aux Troiens, et je nepense pas qu’on m’ait vu rester auprès des nefs, bien que je soisvieux ; mais je n’ai jamais vu de tels chevaux. Je soupçonnequ’un dieu vous les a donnés, car Zeus qui amasse les nuées vousaime tous deux, et Athènè aux yeux clairs, fille de Zeustempétueux, vous aime aussi.

Et le subtil Odysseus lui répondit :

– Nestôr Nèlèiade, gloire des Akhaiens, sansdoute un dieu, s’il l’eût voulu, nous eût donné des chevaux mêmeau-dessus de ceux-ci, car les dieux peuvent tout. Mais ces chevaux,sur lesquels tu m’interroges, ô vieillard, sont Thrèkiens etarrivés récemment. Le hardi Diomèdès a tué leur roi et douze desplus braves compagnons de celui-ci. Nous avons tué, non loin desnefs, un quatorzième guerrier, un espion que Hektôr et lesillustres Troiens envoyaient dans notre camp.

Il parla ainsi, joyeux, et fit sauter le fosséaux chevaux. Et les autres chefs Argiens, joyeux aussi, vinrentjusqu’à la tente solide du Tydéide. Et ils attachèrent, avec debonnes courroies, les étalons Thrèkiens à la crèche devant laquelleles rapides chevaux de Diomèdès se tenaient, broyant le douxfroment. Et Odysseus posa les dépouilles sanglantes de Dolôn sur lapoupe de sa nef, pour qu’elles fussent vouées à Athènè. Et tousdeux, étant entrés dans la mer pour enlever leur sueur, lavèrentleurs jambes, leurs cuisses et leurs épaules. Et après que l’eau dela mer eut enlevé leur sueur et qu’ils se furent ranimés, ilsentrèrent dans des baignoires polies. Et, s’étant parfumés d’unehuile épaisse, ils s’assirent pour le repas du matin, puisant dansun plein kratère pour faire, en honneur d’Athènè, des libations devin doux.

Chant 11

Éôs quitta le lit du brillant Tithôn, afin deporter la lumière aux immortels et aux vivants. Et Zeus envoya Érisvers les nefs rapides des Akhaiens, portant dans ses mains le signeterrible de la guerre. Et elle s’arrêta sur la nef large et noired’Odysseus, qui était au centre, pour que son cri fût entendu detous côtés, depuis les tentes du Télamônien Aias jusqu’à cellesd’Akhilleus ; car ceux-ci, confiants dans leur courage et laforce de leurs mains, avaient placé leurs nefs égales aux deuxextrémités du camp. De ce lieu, la déesse poussa un criretentissant et horrible qui souffla au cœur de chacun des Akhaiensun ardent désir de guerroyer et de combattre sans relâche. Et,aussitôt, la guerre leur fut plus douce que le retour, sur les nefscreuses, dans la terre bien-aimée de la patrie.

Et l’Atréide, élevant la voix, ordonna auxArgiens de s’armer ; et lui-même se couvrit de l’airainéclatant. Et, d’abord, il entoura ses jambes de belles knèmidesretenues par des agrafes d’argent. Ensuite, il ceignit sa poitrined’une cuirasse que lui avait autrefois donnée Kinyrès, son hôte.Kinyrès, ayant appris dans Kypros par la renommée que les Akhaiensvoguaient vers Ilios sur leurs nefs, avait fait ce présent au roi.Et cette cuirasse avait dix cannelures en émail noir, douze en or,vingt en étain. Et trois dragons azurés s’enroulaient jusqu’au col,semblables aux Iris que le Kroniôn fixa dans la nuée pour être unsigne aux vivants.

Et il suspendit à ses épaules l’épée oùétincelaient des clous d’or dans la gaîne d’argent soutenue par descourroies d’or. Il s’abrita tout entier sous un beau bouclier auxdix cercles d’airain et aux vingt bosses d’étain blanc, au milieudesquelles il y en avait une d’émail noir où s’enroulait Gorgô àl’aspect effrayant et aux regards horribles. Auprès étaient laCrainte et la Terreur. Et ce bouclier était suspendu à une courroied’argent où s’enroulait un dragon azuré dont le col se terminait entrois têtes. Et il mit un casque chevelu orné de quatre cônes etd’aigrettes de crin qui s’agitaient terriblement. Et il prit deuxlances solides aux pointes d’airain qui brillaient jusqu’àl’Ouranos. Et Athènaiè et Hèrè éveillèrent un grand bruit pourhonorer le roi de la riche Mykènè.

Et les chefs ordonnèrent aux conducteurs deschars de retenir les chevaux auprès du fossé, tandis qu’ils seruaient couverts de leurs armes. Et une immense clameur s’élevaavant le jour. Et les chars et les chevaux, rangés auprès du fossé,suivaient à peu de distance les guerriers ; ceux-ci lesprécédèrent, et le cruel Kronide excita un grand tumulte et fitpleuvoir du haut de l’aithèr des rosées teintes de sang, en signequ’il allait précipiter chez Aidès une foule de têtesillustres.

De leur côté, les Troiens se rangeaient sur lahauteur autour du grand Hektôr, de l’irréprochable Polydamas,d’Ainéias qui, dans Ilios, était honoré comme un dieu par lesTroiens, des trois Anténorides, Polybos, le divin Agènôr et lejeune Akamas, semblable aux immortels.

Et, entre les premiers combattants, Hektôrportait son bouclier poli. De même qu’une étoile désastreuses’éveille, brillante, et s’avance à travers les nuées obscures, demême Hektôr apparaissait en tête des premiers combattants, ou aumilieu d’eux, et leur commandant à tous ; et ilresplendissait, couvert d’airain, pareil à l’éclair du père Zeustempêtueux.

Et, comme deux troupes opposées demoissonneurs qui tranchent les gerbes dans le champ d’un hommeriche, les Troiens et les Akhaiens s’entretuaient, se ruant les unscontre les autres, oublieux de la fuite funeste, inébranlables ettels que des loups.

Et la désastreuse Éris se réjouissait de lesvoir, car, seule de tous les dieux, elle assistait au combat. Etles autres immortels étaient absents, et chacun d’eux était assis,tranquille dans sa belle demeure, sur les sommets de l’Olympos. Etils blâmaient le Kroniôn qui amasse les noires nuées, parce qu’ilvoulait donner une grande gloire aux Troiens. Mais le père Zeus,assis à l’écart, ne s’inquiétait point d’eux. Et il siégeait, pleinde gloire, regardant la ville des Troiens et les nefs des Akhaiens,et l’éclat de l’airain, et ceux qui reculaient, et ceux quis’élançaient.

Tant que l’aube dura et que le jour sacré pritde la force, les traits sifflèrent des deux côtés et les hommesmoururent ; mais, vers l’heure où le bûcheron prend son repasdans les gorges de la montagne, et que, les bras rompus d’avoircoupé les grands arbres, et le cœur défaillant, il ressent le désird’une douce nourriture, les Danaens, s’exhortant les uns lesautres, rompirent les phalanges. Et Agamemnôn bondit le premier ettua le guerrier Bianôr, prince des peuples, et son compagnon Oileusqui conduisait les chevaux. Et celui-ci, sautant du char, lui avaitfait face. Et l’Atréide, comme il sautait, le frappa au front de lalance aiguë, et le casque épais ne résista point à l’airain qui ypénétra, brisa le crâne et traversa la cervelle du guerrier quis’élançait. Et le roi des hommes, Agamemnôn, les abandonna tousdeux en ce lieu, après avoir arraché leurs cuirassesétincelantes.

Puis, il s’avança pour tuer Isos et Antiphos,deux fils de Priamos, l’un bâtard et l’autre légitime, montés surle même char. Et le bâtard tenait les rênes, et l’illustre Antiphoscombattait. Akhilleus les avait autrefois saisis et liés avec desbranches d’osier, sur les sommets de l’Ida, comme ils paissaientleurs brebis ; et il avait accepté le prix de leuraffranchissement. Mais voici que l’Atréide Agamemnôn qui commandaitau loin perça Isos d’un coup de lance au-dessus de la mamelle, et,frappant Antiphos de l’épée auprès de l’oreille, le renversa duchar. Et, comme il leur arrachait leurs belles armes, il lesreconnut, les ayant vus auprès des nefs, quand Akhilleus aux piedsrapides les y avait amenés des sommets de l’Ida.

Ainsi un lion brise aisément, dans son antre,les saisissant avec ses fortes dents, les faibles petits d’unebiche légère, et arrache leur âme délicate. Et la biche accourt,mais elle ne peut les secourir, car une profonde terreur lasaisit ; et elle s’élance à travers les fourrés de chênes desbois, effarée et suant d’épouvante devant la fureur de la puissantebête féroce. De même nul ne put conjurer la perte des Priamides, ettous fuyaient devant les Argiens.

Et le roi Agamemnôn saisit sur le même charPeisandros et le brave Hippolokhos, fils tous deux du belliqueuxAntimakhos. Et celui-ci, ayant accepté l’or et les présentssplendides d’Alexandros, n’avait pas permis que Hélénè fût rendueau brave Ménélaos. Et comme l’Atréide se ruait sur eux, tel qu’unlion, ils furent troublés ; et, les souples rênes étanttombées de leurs mains, leurs chevaux rapides les emportaient. Et,prosternés sur le char, ils suppliaient Agamemnôn :

– Prends-nous vivants, fils d’Atreus, etreçois le prix de notre affranchissement. De nombreuses richessessont amassées dans les demeures d’Antimakhos, l’or, l’airain et lefer propre à être travaillé. Notre père t’en donnera la plus grandepartie pour notre affranchissement, s’il apprend que nous sommesvivants sur les nefs des Akhaiens.

En pleurant, ils adressaient au roi ces doucesparoles, mais ils entendirent une dure réponse :

– Si vous êtes les fils du brave Antimakhosqui, autrefois, dans l’agora des Troiens, conseillait de tuer nosenvoyés, Ménélaos et le divin Odysseus, et de ne point les laisserrevenir vers les Akhaiens, maintenant vous allez payer l’injure devotre père.

Il parla ainsi, et, frappant de sa lancePeisandros à la poitrine, il le renversa dans la poussière, et,comme Hippolokhos sautait, il le tua à terre ; et, lui coupantles bras et le cou, il le fit rouler comme un tronc mort à traversla foule. Et il les abandonna pour se ruer sur les phalanges endésordre, suivi des Akhaiens aux belles knèmides. Et les piétonstuaient les piétons qui fuyaient, et les cavaliers tuaient lescavaliers. Et, sous leurs pieds, et sous les pieds sonores deschevaux, une grande poussière montait de la plaine dans l’air. Etle roi Agamemnôn allait, tuant toujours et excitant lesArgiens.

Ainsi, quand la flamme désastreuse dévore uneépaisse forêt, et quand le vent qui tourbillonne l’active de touscôtés, les arbres tombent sous l’impétuosité du feu. De même, sousl’Atréide Agamemnôn, tombaient les têtes des Troiens en fuite. Leschevaux entraînaient, effarés, la tête haute, les chars vides àtravers les rangs, et regrettaient leurs conducteurs irréprochablesqui gisaient contre terre, plus agréables aux oiseaux carnassiersqu’à leurs femmes.

Et Zeus conduisit Hektôr loin des lances, loinde la poussière, loin du carnage et du sang. Et l’Atréide, excitantles Danaens, poursuivait ardemment l’ennemi. Et les Troiens, auprèsdu tombeau de l’antique Dardanide Ilos, se précipitaient dans laplaine, désirant rentrer dans la ville. Et ils approchaient dufiguier, et l’Atréide les poursuivait, baignant de leur sang sesmains rudes, et poussant des cris. Et, lorsqu’ils furent parvenusau hêtre et aux portes Skaies, ils s’arrêtèrent, s’attendant lesuns les autres. Et la multitude fuyait dispersée à travers laplaine, comme un troupeau de vaches qu’un lion, brusquementsurvenu, épouvante au milieu de la nuit ; mais une seuled’entre elles meurt chaque fois. Le lion, l’ayant saisie de sesfortes dents, lui brise le cou, boit son sang et dévore sesentrailles. Ainsi l’Atréide Agamemnôn les poursuivait, tuanttoujours le dernier ; et ils fuyaient. Un grand nombre d’entreeux tombait, la tête la première, ou se renversait du haut deschars sous les mains de l’Atréide dont la lance était furieuse.Mais, quand on fut parvenu à la ville et à ses hautes murailles, lepère des hommes et des dieux descendit de l’Ouranos sur les sommetsde l’Ida aux sources abondantes, avec la foudre aux mains, et ilappela la messagère Iris aux ailes d’or :

– Va ! rapide Iris, et dis à Hektôr qu’ilse tienne en repos et qu’il ordonne au reste de l’armée decombattre l’ennemi aussi longtemps qu’il verra le prince despeuples, Agamemnôn, se jeter furieux aux premiers rangs et rompreles lignes des guerriers. Mais, dès que l’Atréide, frappé d’un coupde lance ou blessé d’une flèche, remontera sur son char, je rendraiau Priamide la force de tuer ; et il tuera, étant parvenu auxnefs bien construites, jusqu’à ce que Hélios tombe et que la nuitsacrée s’élève.

Il parla ainsi, et la rapide Iris aux piedsprompts comme le vent lui obéit. Et elle descendit des sommets del’Ida vers la sainte Ilios, et elle trouva le fils du belliqueuxPriamos, le divin Hektôr, debout sur son char solide. Et Iris auxpieds rapides s’approcha et lui dit :

– Fils de Priamos, Hektôr, égal à Zeus ensagesse, le père Zeus m’envoie te dire ceci : Tiens-toi enrepos, et ordonne au reste de l’armée de combattre l’ennemi, aussilongtemps que tu verras le prince des peuples, Agamemnôn, se jeterfurieux aux premiers rangs des combattants et rompre les lignes desguerriers ; mais dès que l’Atréide, frappé d’un coup de lanceou blessé d’une flèche, remontera sur son char, Zeus te rendra laforce de tuer, et tu tueras, étant parvenu aux nefs bienconstruites, jusqu’à ce que Hélios tombe et que la nuit sacrées’élève.

Ayant ainsi parlé, Iris aux pieds rapidesdisparut. Et Hektôr, sautant du haut de son char, avec ses armes,et agitant ses lances aiguës, courut de tous côtés à traversl’armée, l’excitant au combat. Et les Troiens, se retournant,firent face aux Akhaiens. Et les Argiens s’arrêtèrent, serrantleurs phalanges pour soutenir le combat ; mais Agamemnôn serua en avant, voulant combattre le premier.

Dites-moi maintenant, Muses qui habitez lesdemeures ouraniennes, celui des Troiens ou des illustres alliés quis’avança le premier contre Agamemnôn. Ce fut Iphidamas Anténoride,grand et robuste, élevé dans la fertile Thrèkiè, nourrice debrebis. Et son aïeul maternel Kisseus, qui engendra Théanô auxbelles joues, l’éleva tout enfant dans ses demeures ; et quandil eut atteint la glorieuse puberté, il le retint en lui donnant safille pour femme. Et quand le jeune guerrier apprit l’arrivée desAkhaiens, il quitta sa demeure nuptiale et vint avec douze nefs auxpoupes recourbées qu’il laissa à Perkopè. Et il vint à pied jusquedans Ilios. Et ce fut lui qui s’avança contre Agamemnôn. Tous deuxs’étant rencontrés, l’Atréide le manqua de sa lance qui se détournadu but. Et Iphidamas frappa au-dessous de la cuirasse, sur leceinturon ; et il poussa sa lance avec vigueur, sans laquitter ; mais il ne perça point le ceinturon habilement fait,et la pointe de l’arme, rencontrant une lame d’argent, se torditcomme du plomb. Et Agamemnôn qui commande au loin, rapide comme unlion, saisit la lance, et, l’arrachant, frappa de son épéel’Anténoride au cou, et le tua. Ainsi ce malheureux, en secourantses concitoyens, s’endormit d’un sommeil d’airain, loin de sa jeunefemme dont il n’avait point vu le bonheur. Et il lui avait fait denombreux présents, lui ayant d’abord donné cent bœufs, et lui ayantpromis mille chèvres et brebis. Et voici que l’Atréide Agamemnôn ledépouilla, et rentra dans la foule des Akhaiens, emportant sesbelles armes.

Et l’illustre guerrier Koôn, l’aîné desAnténorides, l’aperçut, et une amère douleur obscurcit ses yeuxquand il vit son frère mort. En se cachant, il frappa le divinAgamemnôn d’un coup de lance au milieu du bras, sous le coude, etla pointe de l’arme brillante traversa le bras. Et le roi deshommes, Agamemnôn, frissonna ; mais, loin d’abandonner lecombat, il se rua sur Koôn, armé de sa lance solide. Et celui-citraînait par les pieds son frère Iphidamas, né du même père, et ilappelait les plus braves à son aide. Mais, comme il l’entraînait,l’Atréide le frappa de sa lance d’airain sous son bouclier rond, etil le tua ; et il lui coupa la tête sur le corps mêmed’Iphidamas. Ainsi les deux fils d’Antènôr, sous la main du roiAtréide, accomplissant leurs destinées, descendirent aux demeuresd’Aidès.

Et l’Atréide continua d’enfoncer les lignesdes guerriers à coups de lance, d’épée ou de lourdes roches, aussilongtemps que le sang coula, chaud, de sa blessure ; mais dèsque la plaie fut desséchée, que le sang s’arrêta, les douleursaiguës domptèrent sa force, semblables à ces douleurs amères queles filles de Hèrè, les Éileithyes, envoient comme des traitsacerbes à la femme qui enfante. Ainsi les douleurs aiguësdomptèrent la force de l’Atréide. Il monta sur son char, ordonnantau conducteur des chevaux de les pousser vers les nefs creuses, caril défaillait dans son cœur. Et il dit aux Danaens, criant à hautevoix pour être entendu :

– Ô amis, chefs et princes des Argiens, c’està vous maintenant d’éloigner le combat désastreux des nefs quitraversent la mer, puisque le sage Zeus ne me permet pas decombattre les Troiens pendant toute la durée du jour.

Il parla ainsi, et le conducteur du charfouetta les chevaux aux beaux crins du côté des nefs creuses, etils couraient avec ardeur, le poitrail écumant, soulevant lapoussière et entraînant leur roi blessé, loin du combat. Et dès queHektôr s’aperçut de la retraite d’Agamemnôn, il excita à haute voixles Troiens et les Lykiens.

– Troiens, Lykiens et Dardaniens, hardiscombattants, soyez des hommes ! Amis, souvenez-vous de votrecourage intrépide. Ce guerrier si brave se retire, et Zeus Kronideveut me donner une grande gloire. Poussez droit vos chevaux auxdurs sabots sur les robustes Danaens, afin de remporter une gloiresans égale.

Ayant ainsi parlé, il excita la force et lecourage de chacun. De même qu’un chasseur excite les chiens auxblanches dents contre un sauvage sanglier ou contre un lion, demême le Priamide Hektôr, semblable au cruel Arès, excita lesmagnanimes Troiens contre les Akhaiens. Et lui-même, sûr de soncourage, se rua des premiers dans la mêlée, semblable au tourbillonorageux qui tombe sur la haute mer et la bouleverse.

Et, maintenant, quel fut le premier, quel futle dernier que tua le Priamide Hektôr, quand Zeus voulut leglorifier ? Assaios, d’abord, et Autonoos, et Opitès, etDolops Klytide, et Opheltiôn, et Agélaos, et Aisymnos, Oros et lemagnanime Hipponoos. Et il tua chacun de ces princes Danaens. Puis,il tomba sur la multitude, tel que Zéphyros qui agite les nuées,lorsqu’il flagelle les vapeurs tempêtueuses amassées par le Notosfurieux, qu’il déroule les flots énormes, et, de ses soufflesépars, disperse l’écume dans les hauteurs de l’air. De même, Hektôrfit tomber une foule de têtes guerrières.

Alors, c’eût été le jour d’un désastre fatalet de maux incurables, et les Argiens, dans leur fuite, eussentsuccombé auprès des nefs, si Odysseus n’eût exhorté le TydéideDiomèdès :

– Tydéide, avons-nous oublié notre courageintrépide ? Viens auprès de moi, très cher ; car ce nousserait un grand opprobre si Hektôr au casque mouvant s’emparait desnefs.

Et le robuste Diomèdès lui répondit :

– Me voici, certes, prêt à combattre. Maisnotre joie sera brève, puisque Zeus qui amasse les nuées veutdonner la victoire aux Troiens.

Il parla ainsi, et il renversa Tymbraios deson char, l’ayant frappé de sa lance à la mamelle gauche. EtOdysseus tua Moliôn, le divin compagnon de Thymbraios. Et ilsabandonnèrent les deux guerriers ainsi éloignés du combat, et ilsse jetèrent dans la mêlée. Et comme deux sangliers audacieux quireviennent sur les chiens chasseurs, ils contraignirent les Troiensde reculer, et les Akhaiens, en proie au divin Hektôr, respirèrentun moment. Et les deux rois prirent un char et deux guerriers trèsbraves, fils du Perkosien Mérops, habile divinateur, qui avaitdéfendu à ses fils de partir pour la guerre fatale. Mais ils ne luiobéirent pas, et les kères de la mort les entraînèrent. Etl’illustre Tydéide Diomèdès leur enleva l’âme et la vie, et lesdépouilla de leurs belles armes, tandis qu’Odysseus tuaitHippodamos et Hypeirokhos. Alors, le Kroniôn, les regardant du hautde l’Ida, rétablit le combat, afin qu’ils se tuassent également desdeux côtés.

Et le fils de Tydeus blessa de sa lance à lacuisse le héros Agastrophos Paionide. Et les chevaux du Paionideétaient trop éloignés pour l’aider à fuir ; et il gémissaitdans son âme de ce que le conducteur du char l’eût retenu enarrière, tandis qu’il s’élançait à pied parmi les combattants,jusqu’à ce qu’il eût perdu la douce vie. Mais Hektôr, l’ayant vuaux premières lignes, se rua en poussant de grands cris, suivi desphalanges Troiennes. Et le hardi Diomèdès, à cette vue, frissonnaet dit à Odysseus debout près de lui :

– C’est sur nous que le furieux Hektôr roulece tourbillon sinistre ; mais restons inébranlables, et nousrepousserons son attaque.

Il parla ainsi, et il lança sa longue piquequi ne se détourna pas du but, car le coup atteignit la tête duPriamide, au sommet du casque. La pointe d’airain ne pénétra pointet fut repoussée, et le triple airain du casque que Phoibos Apollônavait donné au Priamide le garantit ; mais il recula aussitôt,rentra dans la foule, et, tombant sur ses genoux, appuya contreterre sa main robuste, et la noire nuit couvrit ses yeux.

Et, pendant que Diomèdès, suivant de près levol impétueux de sa lance, la relevait à l’endroit où elle étaittombée, Hektôr, ranimé, monta sur son char, se perdit dans la fouleet évita la noire mort. Et le robuste Diomèdès, le menaçant de salance, lui cria :

– Ô chien ! tu as de nouveau évité lamort qui a passé près de toi. Phoibos Apollôn t’a sauvé encore unefois, lui que tu supplies toujours au milieu du choc des lances.Mais, certes, je te tuerai si je te retrouve et qu’un des dieux mevienne en aide. Maintenant, je vais attaquer tous ceux que jepourrai saisir.

Et, parlant ainsi, il tua l’illustrePaionide.

Mais Alexandros, l’époux de Hélénè à la bellechevelure, appuyé contre la colonne du tombeau de l’antiqueguerrier Dardanide Ilos, tendit son arc contre le Tydéide Diomèdès,prince des peuples. Et, comme celui-ci arrachait la cuirassebrillante, le bouclier et le casque épais du robuste Agastrophos,Alexandros tendit l’arc de corne et perça d’une flèche certaine lepied droit de Diomèdès ; et, à travers le pied, la flèches’enfonça en terre. Et Alexandros, riant aux éclats, sortit de sonabri, et dit en se vantant :

– Te voilà blessé ! ma flèche n’a pas étévaine. Plût aux dieux qu’elle se fût enfoncée dans ton ventre etque je t’eusse tué ! Les Troiens, qui te redoutent, comme deschèvres en face d’un lion, respireraient plus à l’aise.

Et l’intrépide et robuste Diomèdès luirépondit :

– Misérable archer, aussi vain de tes cheveuxque de ton arc, séducteur de vierges ! si tu combattais face àface contre moi, tes flèches te seraient d’un vain secours. Voicique tu te glorifies pour m’avoir percé le pied ! Je m’ensoucie autant que si une femme ou un enfant m’avait atteint parimprudence. Le trait d’un lâche est aussi vil que lui. Mais celuique je touche seulement de ma lance expire aussitôt. Sa femme sedéchire les joues, ses enfants sont orphelins, et il rougit laterre de son sang, et il se corrompt, et il y a autour de lui plusd’oiseaux carnassiers que de femmes en pleurs.

Il parla ainsi, et l’illustre Odysseus seplaça devant lui ; et, se baissant, il arracha la flèche deson pied ; mais aussitôt il ressentit dans tout le corps uneamère douleur. Et, le cœur défaillant, il monta sur son char,ordonnant au conducteur de le ramener aux nefs creuses.

Et l’illustre Odysseus, resté seul, car tousles Argiens s’étaient enfuis, gémit et se dit dans son cœurmagnanime :

– Hélas ! que vais-je devenir ? Ceserait une grande honte que de reculer devant cettemultitude ; mais ne serait-il pas plus cruel de mourir seulici, puisque le Kroniôn a mis tous les Danaens en fuite ? Maispourquoi délibérer dans mon cœur ? Je sais que les lâchesseuls reculent dans la mêlée. Le brave, au contraire, combat depied ferme, soit qu’il frappe, soit qu’il soit frappé.

Pendant qu’il délibérait ainsi dans son espritet dans son cœur, les phalanges des Troiens porteurs de bouclierssurvinrent et enfermèrent de tous côtés leur fléau. De même que leschiens vigoureux et les jeunes chasseurs entourent un sanglier,dans l’épaisseur d’un bois, et que celui-ci leur fait tête enaiguisant ses blanches défenses dans ses mâchoires torses, et quetous l’environnent malgré ses défenses furieuses et son aspecthorrible ; de même, les Troiens se pressaient autourd’Odysseus cher à Zeus. Mais le Laertiade blessa d’abordl’irréprochable Deiopis à l’épaule, de sa lance aiguë ; et iltua Thoôn et Ennomos. Et comme Khersidamas sautait de son char, ille perça sous le bouclier, au nombril ; et le Troien rouladans la poussière, saisissant la terre à pleines mains. Et leLaertiade les abandonna, et il blessa de sa lance KharopsHippaside, frère de l’illustre Sôkos. Et Sôkos, semblable à undieu, accourant au secours de son frère, s’approcha et luidit :

– Ô Odysseus, insatiable de ruses et detravaux, aujourd’hui tu triompheras des deux Hippasides, et, lesayant tués, tu enlèveras leurs armes, ou, frappé de ma lance, tuperdras la vie.

Ayant ainsi parlé, il frappa le bouclierarrondi, et la lance solide perça le bouclier étincelant, et, àtravers la cuirasse habilement travaillée, déchira la peauau-dessus des poumons ; mais Athènè ne permit pas qu’ellepénétrât jusqu’aux entrailles. Et Odysseus, sentant que le coupn’était pas mortel, recula et dit à Sôkos :

– Malheureux ! voici que la mortaccablante va te saisir. Tu me contrains de ne plus combattre lesTroiens, mais je t’apporte aujourd’hui la noire mort ; et,dompté par ma lance, tu vas me combler de gloire et rendre ton âmeà Aidès aux beaux chevaux.

Il parla ainsi, et, comme Sôkos fuyait, il lefrappa de sa lance dans le dos, entre les épaules, et lui traversala poitrine. Il tomba avec bruit, et le divin Odysseus s’écria ense glorifiant :

– Ô Sôkos, fils de l’habile cavalier Hippasos,la mort t’a devancé et tu n’as pu lui échapper. Ah !malheureux ! ton père et ta mère vénérable ne fermeront pointtes yeux, et les seuls oiseaux carnassiers agiteront autour de toileurs lourdes ailes. Mais quand je serai mort, les divins Akhaienscélébreront mes funérailles.

Ayant ainsi parlé, il arracha de son bouclieret de son corps la lance solide du brave Sôkos, et aussitôt sonsang jaillit de la plaie, et son cœur se troubla. Et les magnanimesTroiens, voyant le sang d’Odysseus, se ruèrent en foule surlui ; et il reculait, en appelant ses compagnons. Et il criatrois fois aussi haut que le peut un homme, et le brave Ménélaosl’entendit trois fois et dit aussitôt au Télamônien Aias :

– Divin Aias Télamônien, prince des peuples,j’entends la voix du patient Odysseus, semblable à celle d’un hommeque les Troiens auraient enveloppé dans la mêlée. Allons à traversla foule. Il faut le secourir. Je crains qu’il ait été abandonné aumilieu des Troiens, et que, malgré son courage, il périsse,laissant d’amers regrets aux Danaens.

Ayant ainsi parlé, il s’élança, et le divinAias le suivit, et ils trouvèrent Odysseus au milieu des Troiensqui l’enveloppaient.

Ainsi des loups affamés, sur les montagnes,hurlent autour d’un vieux cerf qu’un chasseur a blessé d’uneflèche. Il a fui, tant que son sang a été tiède et que ses genouxont pu se mouvoir ; mais dès qu’il est tombé sous le coup dela flèche rapide, les loups carnassiers le déchirent sur lesmontagnes, au fond des bois. Et voici qu’un lion survient quienlève la proie, tandis que les loups s’enfuient épouvantés. Ainsiles robustes Troiens se pressaient autour du subtil et prudentOdysseus qui, se ruant à coups de lance, éloignait sa dernièreheure. Et Aias, portant un bouclier semblable à une tour, parut àson côté, et les Troiens prirent la fuite çà et là. Et le braveMénélaos, saisissant Odysseus par la main, le retira de la mêlée,tandis qu’un serviteur faisait approcher le char.

Et Aias, bondissant au milieu des Troiens, tuaDoryklos, bâtard de Priamos, et Pandokos, et Lysandros, et Pyrasos,et Pylartès. De même qu’un fleuve, gonflé par les pluies de Zeus,descend, comme un torrent, des montagnes dans la plaine, emportantun grand nombre de chênes déracinés et de pins, et roule ses limonsdans la mer ; de même l’illustre Aias, se ruant dans la mêlée,tuait les hommes et les chevaux.

Hektôr ignorait ceci, car il combattait versla gauche, sur les rives du fleuve Skamandros, là où les têtes deshommes tombaient en plus grand nombre, et où de grandes clameurss’élevaient autour du cavalier Nestôr et du brave Idoméneus. Hektôrles assiégeait de sa lance et de ses chevaux, et rompait lesphalanges des guerriers ; mais les divins Akhaiens n’eussentpoint reculé, si Alexandros, l’époux de la belle Hélénè, n’eûtblessé à l’épaule droite, d’une flèche à trois pointes, le braveMakhaôn, prince des peuples. Alors les vigoureux Akhaienscraignirent, s’ils reculaient, d’exposer la vie de ce guerrier.

Et, aussitôt, Idoméneus dit au divinNestôr :

– Ô Nestôr Nèlèiade, gloire des Akhaiens,hâte-toi, monte sur ton char avec Makhaôn, et pousse vers les nefstes chevaux aux sabots massifs. Un médecin vaut plusieurs hommes,car il sait extraire les flèches et répandre les doux baumes dansles blessures.

Il parla ainsi, et le cavalier GérennienNestôr lui obéit. Et il monta sur son char avec Makhaôn, fils del’irréprochable médecin Asklèpios. Et il flagellait les chevaux, etceux-ci volaient ardemment vers les nefs creuses.

Cependant Kébrionès, assis auprès de Hektôrsur le même char, vit au loin le trouble des Troiens et dit auPriamide :

– Hektôr, tandis que nous combattons ici lesDanaens, à l’extrémité de la mêlée, les autres Troiens fuientpêle-mêle avec leurs chars. C’est le Télamônien Aias qui les arompus. Je le reconnais bien, car il porte un vaste bouclier surses épaules. C’est pourquoi il nous faut pousser nos chevaux etnotre char de ce côté, là où les cavaliers et les piétonss’entretuent et où s’élève une immense clameur.

Il parla ainsi et frappa du fouet éclatant leschevaux aux belles crinières ; et, sous le fouet, ceux-cientraînèrent rapidement le char entre les Troiens et les Akhaiens,écrasant les cadavres et les armes. Et les jantes et les moyeux desroues étaient aspergés du sang qui jaillissait sous les sabots deschevaux. Et le Priamide, plein du désir de pénétrer dans la mêléeet de rompre les phalanges, apportait le trouble et la mort auxDanaens, et il assiégeait leurs lignes ébranlées, en les attaquantà coups de lance, d’épée et de lourdes roches. Mais il évitaitd’attaquer le Télamônien Aias.

Alors le père Zeus saisit Aias d’une craintesoudaine. Et celui-ci, étonné, s’arrêta. Et, rejetant sur son dosson bouclier aux sept peaux de bœuf, il recula, regardant toujoursla foule. Semblable à une bête fauve, il reculait pas à pas,faisant face à l’ennemi. Comme un lion fauve que les chiens et lespâtres chassent loin de l’étable des bœufs, car ils veillaient avecvigilance, sans qu’il ait pu savourer les chairs grasses dont ilétait avide, bien qu’il se soit précipité avec fureur, et qui,accablé sous les torches et les traits que lui lancent des mainsaudacieuses, s’éloigne, au matin, plein de tristesse et frémissantde rage ; de même Aias reculait, le cœur troublé, devant lesTroiens, craignant pour les nefs des Akhaiens.

De même un âne têtu entre dans un champ,malgré les efforts des enfants qui brisent leurs bâtons sur sondos. Il continue à paître la moisson, sans se soucier des faiblescoups qui l’atteignent, et se retire à grand’peine quand il estrassasié. Ainsi les magnanimes Troiens et leurs alliés frappaientde leurs lances Aias, le grand fils de Télamôn. Ils frappaient sonbouclier, et le poursuivaient ; mais Aias, reprenant parfoisses forces impétueuses, se retournait et repoussait les phalangesdes cavaliers Troiens ; puis, il reculait de nouveau, lesempêchant ainsi de se précipiter tous à la fois vers les nefsrapides. Or, il combattait seul dans l’intervalle qui séparait lesTroiens et les Akhaiens. Et les traits hérissaient son grandbouclier, ou s’enfonçaient en terre sans se rassasier de sa chairblanche dont ils étaient avides.

Et l’illustre fils d’Évaimôn, Eurypylos,l’aperçut ainsi assiégé d’un nuage de traits. Et il accourut à sescôtés, et il lança sa pique éclatante. Et il perça le PhausiadeApisaôn, prince des peuples, dans le foie, sous le diaphragme, etil le tua. Et Eurypylos, s’élançant, lui arracha ses armes. Maislorsque le divin Alexandros le vit emportant les armes d’Apisaôn,il tendit son arc contre lui et il le perça d’une flèche à lacuisse droite. Le roseau se brisa, la cuisse s’engourdit, etl’Évaimônide, rentrant dans la foule de ses compagnons, afind’éviter la mort, cria d’une voix haute afin d’être entendu desDanaens :

– Ô amis, chefs et princes des Argiens,arrêtez et retournez-vous. Éloignez la dernière heure d’Aias quiest accablé de traits, et qui, je pense, ne sortira pas vivant dela mêlée terrible. Serrez-vous donc autour d’Aias, le grand fils deTélamôn.

Eurypylos, blessé, parla ainsi ; mais sescompagnons se pressèrent autour de lui, le bouclier incliné et lalance en arrêt. Et Aias, les ayant rejoints, fit avec eux face àl’ennemi. Et ils combattirent de nouveau, tels que des flammesardentes.

Mais les cavales du Nèlèide emportaient loindu combat, et couvertes d’écume, Nestôr, et Makhaôn, prince despeuples.

Et le divin Akhilleus aux pieds rapides lesreconnut. Et, debout sur la poupe de sa vaste nef, il regardait lerude combat et la défaite lamentable. Et il appela son compagnonPatroklos. Celui-ci l’entendit et sortit de ses tentes, semblable àArès. Et ce fut l’origine de son malheur. Et le brave fils deMénoitios dit le premier :

– Pourquoi m’appelles-tu, Akhilleus ? Queveux-tu de moi ?

Et Akhilleus aux pieds rapides luirépondit :

– Divin Ménoitiade, très cher à mon âme,j’espère maintenant que les Akhaiens ne tarderont pas à tombersuppliants à mes genoux, car une intolérable nécessité les assiège.Va donc, Patroklos cher à Zeus, et demande à Nestôr quel est leguerrier blessé qu’il ramène du combat. Il ressemble à l’AsklèpiadeMakhaôn, mais je n’ai point vu son visage, et les chevaux l’ontemporté rapidement.

Il parla ainsi, et Patroklos obéit à son chercompagnon, et il s’élança vers les tentes et les nefs desAkhaiens.

Et quand Nestôr et Makhaôn furent arrivés auxtentes du Nèlèide, ils sautèrent du char sur la terre nourricière.Et le serviteur du vieillard, Eurymèdôn, détela les chevaux. Et lesdeux rois, ayant séché leur sueur au vent de la mer, entrèrent sousla tente et prirent des sièges, et Hékamèdè aux beaux cheveux leurprépara à boire. Et Nestôr l’avait amenée de Ténédos qu’Akhilleusvenait de détruire ; et c’était la fille du magnanimeArsinoos, et les Akhaiens l’avaient donnée au Nèlèide parce qu’illes surpassait tous par sa prudence.

Elle posa devant eux une belle table aux piedsde métal azuré, et, sur cette table, un bassin d’airain poli avecdes oignons pour exciter à boire, et du miel vierge et de la farinesacrée ; puis, une très-belle coupe enrichie de clous d’or,que le vieillard avait apportée de ses demeures. Et cette coupeavait quatre anses et deux fonds, et, sur chaque anse, deuxcolombes d’or semblaient manger. Tout autre l’eût soulevée avecpeine quand elle était remplie, mais le vieux Nestôr la soulevaitfacilement.

Et la jeune femme, semblable aux déesses,prépara une boisson de vin de Pramneios, et sur ce vin elle râpa,avec de l’airain, du fromage de chèvre, qu’elle aspergea de blanchefarine. Et, après ces préparatifs, elle invita les deux rois àboire ; et ceux-ci, ayant bu et étanché la soif brûlante,charmèrent leur repos en parlant tour à tour.

Et le divin Patroklos parut alors à l’entréede la tente. Et le vieillard, l’ayant aperçu, se leva de son siègeéclatant, le prit par la main et voulut le faire asseoir ;mais Patroklos recula et lui dit :

– Je ne puis me reposer, divin vieillard, ettu ne me persuaderas pas. Il est terrible et irritable celui quim’envoie te demander quel est le guerrier blessé que tu as ramené.Mais je le vois et je reconnais Makhaôn, prince des peuples.Maintenant je retournerai vers Akhilleus pour lui donner cettenouvelle, car tu sais, divin vieillard, combien il est impatient etprompt à accuser, même un innocent.

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Pourquoi Akhilleus a-t-il ainsi pitié desfils des Akhaiens que les traits ont percés ? Ignore-t-il doncle deuil qui enveloppe l’armée ? Déjà les plus braves gisentsur leurs nefs, frappés ou blessés. Le robuste Tydéide Diomèdès estblessé, et Odysseus illustre par sa lance, et Agamemnôn. Une flèchea percé la cuisse d’Eurypylos, et c’est aussi une flèche qui afrappé Makhaôn que je viens de ramener du combat. Mais le braveAkhilleus n’a ni souci ni pitié des Danaens. Attend-il que les nefsrapides soient en proie aux flammes, malgré les Argiens, et queceux-ci périssent jusqu’au dernier ? Je n’ai plus la force quianimait autrefois mes membres agiles. Plût aux dieux que je fusseflorissant de jeunesse et de vigueur, comme au temps où unedissension s’éleva entre nous et les Élidiens, à cause d’unenlèvement de bœufs, quand je tuai le robuste HypeirokhideItymoneus qui habitait Élis, et dont j’enlevai les bœufs parreprésailles. Et il les défendait, mais je le frappai d’un coup delance, aux premiers rangs, et il tomba. Et ses tribus sauvagess’enfuirent en tumulte, et nous enlevâmes un grand butin :cinquante troupeaux de bœufs, autant de brebis, autant de porcs etautant de chèvres, cent cinquante cavales baies et leurs nombreuxpoulains. Et nous les conduisîmes, pendant la nuit, dans Pylos, laville de Nèleus. Et Nèleus se réjouit dans son cœur, parce quej’avais fait toutes ces choses, ayant combattu pour la premièrefois. Et, au lever du jour, les hérauts convoquèrent ceux dont lestroupeaux avaient été emmenés dans la fertile Élis ; et leschefs Pyliens, s’étant réunis, partagèrent le butin. Mais alors lesÉpéiens nous opprimaient, car nous étions peu nombreux et nousavions beaucoup souffert dans Pylos, depuis que Hèraklès nous avaitaccablés, il y avait quelques années, en tuant les premiers de laville. Et nous étions douze fils irréprochables de Nèleus, etj’étais resté le dernier, car tous les autres avaient péri ;et c’est pourquoi les orgueilleux Épéiens cuirassés nousaccablaient d’injustes outrages. Le vieillard Nèleus reçut enpartage un troupeau de bœufs et un troupeau de brebis, trois centstêtes de bétail et leurs bergers, car la divine Élis lui avaitbeaucoup enlevé de richesses. Le roi des hommes, Augéias, avaitretenu quatre de ses chevaux, avec leurs chars, qui se rendaientaux jeux, et il n’avait renvoyé que le conducteur plein detristesse de cette perte. Et le vieux Nèleus en fut trèsirrité ; et c’est pourquoi il reçut une grande part dubutin ; mais il distribua le reste au peuple par portionségales. Et comme nous partagions le butin, en faisant dessacrifices, les Épéiens survinrent, le troisième jour, en grandnombre, avec leurs chevaux aux sabots massifs, et les deuxMolionides, jeunes encore, et inhabiles malgré leur force et leurcourage. Or, Thryôessa s’élevait sur une hauteur, non loin del’Alphéos, aux confins de la sablonneuse Pylos. Et l’ennemil’assiégeait, désirant la détruire. Mais, comme ils traversaientles plaines, Athènè, pendant la nuit, descendit vers nous du hautde l’Olympos pour nous appeler aux armes ; et elle rassemblaaisément les peuples dans Pylos. Et tous étaient pleins d’ardeur.Nèleus me défendit de m’armer, et il cacha mes chevaux, car ilpensait que je n’étais pas assez fort pour combattre. Mais jepartis à pied, et je m’illustrai au milieu des cavaliers, parce queAthènè me guidait au combat. Et tous, cavaliers et piétons Pyliens,nous attendîmes la divine Éôs auprès d’Arènè, là où le fleuveMinyéios tombe dans la mer. Vers midi, arrivés sur les bords sacrésde l’Alphéos, nous fîmes de grands sacrifices au puissant Zeus,offrant aussi un taureau à l’Alphéos, un autre taureau à Poseidaôn,et une génisse indomptée à Athènè aux yeux clairs. Puis, chacun denous, ayant pris son repas dans les rangs, se coucha avec ses armessur les rives du fleuve. Cependant les magnanimes Épéiensassiégeaient la ville, désirant la détruire ; et voici que lesdurs travaux d’Arès leur apparurent. Quand Hélios resplendit sur laterre, nous courûmes au combat, en suppliant Zeus et Athènè. Et dèsque les Pyliens et les Épéiens se furent attaqués, le premier jetuai un guerrier et je me saisis de ses chevaux aux sabots massifs.Et c’était le brave Moulios, gendre d’Augéias, car il avait épousésa fille, la blonde Agamèdè, qui connaissait toutes les plantesmédicinales qui poussent sur la vaste terre. Et je le perçai de malance d’airain, comme il s’élançait, et il tomba dans lapoussière ; et je sautai sur son char, et je combattis auxpremiers rangs ; et les magnanimes Épéiens s’enfuirentépouvantés, quand ils virent tomber ce guerrier, chef descavaliers, le plus brave d’entre eux. Et je me jetai sur eux,semblable à une noire tempête. Je m’emparai de cinquante chars, etje tuai de ma lance deux guerriers sur chaque char. Sans doutej’eusse tué aussi les deux jeunes Aktorides, si leur aïeulPoseidaôn qui commande au loin ne les eût enlevés de la mêlée, enles enveloppant d’une nuée épaisse. Alors Zeus accorda aux Pyliensune grande victoire. Nous poursuivîmes au loin l’ennemi à traversla plaine, tuant les hommes et enlevant de belles armes, etpoussant nos chevaux jusqu’à Bouprasios féconde en fruits, jusqu’àla pierreuse Olènè et Alèsios qu’on nomme maintenant Kolônè. EtAthènè rappela l’armée, et je tuai encore un guerrier ; et lesAkhaiens, quittant Bouprasios, ramenèrent leurs chevaux rapidesvers Pylos. Et tous rendaient grâces parmi les dieux à Zeus, etparmi les guerriers à Nestôr. Tel je fus au milieu desbraves ; mais Akhilleus n’use de sa force que pour lui seul,et je pense qu’il ressentira un jour d’amers regrets, quand toutel’armée Akhaienne aura péri. Ô ami, Ménoitios t’adressa de sagesparoles quand, loin de la Phthiè, il t’envoya vers Agamemnôn. Nousétions là, le divin Odysseus et moi, et nous entendîmes facilementce qu’il te dit dans ses demeures. Et nous étions venus vers lesriches demeures de Pèleus, parcourant l’Akhaiè fertile, afin derassembler les guerriers. Nous y trouvâmes le héros Ménoitios, ettoi, et Akhilleus. Et le vieux cavalier Pèleus brûlait, dans sescours intérieures, les cuisses grasses d’un bœuf en l’honneur deZeus qui se réjouit de la foudre. Et il tenait une coupe d’or, etil répandait des libations de vin noir sur les feux sacrés, et vousprépariez les chairs du bœuf. Nous restions debout sous levestibule ; mais Akhilleus, surpris, se leva, nous conduisitpar la main, nous fit asseoir et posa devant nous la nourriturehospitalière qu’il est d’usage d’offrir aux étrangers. Et, aprèsnous être rassasiés de boire et de manger, je commençai à parler,vous exhortant à nous suivre. Et vous y consentîtes volontiers, etles deux vieillards vous adressèrent de sages paroles. D’abord, levieux Pèleus recommanda à Akhilleus de surpasser tous les autresguerriers en courage ; puis le fils d’Aktôr, Ménoitios, tedit : – Mon fils, Akhilleus t’est supérieur par la naissance,mais tu es plus âgé que lui. Ses forces sont plus grandes que lestiennes, mais parle-lui avec sagesse, avertis-le, guide-le, et ilobéira aux excellents conseils.’

Le vieillard te donna ces instructions, maistu les as oubliées. Parle donc au brave Akhilleus ; peut-êtreécoutera-t-il tes paroles. Qui sait si, grâces à un dieu, tu netoucheras point son cœur ? Le conseil d’un ami est bon àsuivre. Mais si, dans son esprit, il redoute quelque oracle ou unavertissement que lui a donné sa mère vénérable de la part de Zeus,qu’il t’envoie combattre au moins, et que l’armée des Myrmidones tesuive ; et peut-être sauveras-tu les Danaens. S’il te confiaitses belles armes, peut-être les Troiens te prendraient-ils pourlui, et, s’enfuyant, laisseraient-ils respirer les fils accablésdes Akhaiens ; et le repos est de courte durée à la guerre.Or, des troupes riches repousseraient aisément vers la ville, loindes nefs et des tentes, des hommes fatigués par le combat.

Il parla ainsi, et il remua le cœur dePatroklos, et celui-ci se hâta de retourner vers les nefs del’Aiakide Akhilleus. Mais, lorsque, dans sa course, il fut arrivéaux nefs du divin Odysseus, là où étaient l’agora et le lieu dejustice, et où l’on dressait les autels des dieux, il rencontra lemagnanime Évaimônide Eurypylos qui revenait du combat, boitant etla cuisse percée d’une flèche. Et la sueur tombait de sa tête et deses épaules, et un sang noir sortait de sa profonde blessure ;mais son cœur était toujours ferme. Et, en le voyant, le robustefils de Ménoitios fut saisi de compassion, et il lui dit cesparoles ailées :

– Ah ! malheureux chefs et princes desDanaens, serez-vous donc, loin de vos amis, loin de la terrenatale, la pâture des chiens qui se rassasieront de votre graisseblanche dans Ilios ? Mais dis-moi, divin héros Eurypylos, lesAkhaiens soutiendront-ils l’effort du cruel Hektôr, ou périront-ilssous sa lance ?

Et le sage Eurypylos lui répondit :

– Divin Patroklos, il n’y a plus de salut pourles Akhaiens, et ils périront devant les nefs noires. Les plusrobustes et les plus braves gisent dans leurs nefs, frappés oublessés par les mains des Troiens dont les forces augmententtoujours. Mais sauve-moi en me ramenant dans ma nef noire. Arrachecette flèche de ma cuisse, baigne d’une eau tiède la plaie et lesang qui en coule, et verse dans ma blessure ces doux et excellentsbaumes que tu tiens d’Akhilleus qui les a reçus de Kheirôn, le plusjuste des centaures. Des deux médecins, Podaleirios et Makhaôn,l’un, je pense, est dans sa tente, blessé lui-même et manquant demédecins, et l’autre soutient dans la plaine le dur combat contreles Troiens.

Et le robuste fils de Ménoitios luirépondit :

– Héros Eurypylos, comment finiront ceschoses, et que ferons-nous ? Je vais répéter à Akhilleus lesparoles du cavalier Gérennien Nestôr, rempart des Akhaiens ;mais, cependant, je ne t’abandonnerai pas dans ta détresse.

Il parla ainsi, et, le soutenant contre sapoitrine, il conduisit le prince des peuples jusque dans sa tente.Et le serviteur d’Eurypylos, en le voyant, prépara un lit de peauxde bœuf ; et le héros s’y coucha ; et le Ménoitiade, àl’aide d’un couteau, retira de la cuisse le trait acerbe et aigu,lava le sang noir avec de l’eau tiède, et, de ses mains, exprimadans la plaie le suc d’une racine amère qui adoucissait et calmait.Et toutes les douleurs du héros disparurent, et la blessure seferma, et le sang cessa de couler.

Chant 12

Ainsi le robuste fils de Ménoitios prenaitsoin d’Eurypylos dans ses tentes. Et les Argiens et les Troienscombattaient avec fureur, et le fossé et la vaste muraille nedevaient pas longtemps protéger les Danaens. Quand ils l’avaientélevée pour sauvegarder les nefs rapides et le nombreux butin, ilsn’avaient point offert de riches hécatombes aux dieux, et cettemuraille, ayant été construite malgré les dieux, ne devait pas êtrede longue durée.

Tant que Hektôr fut vivant, et que le Pèléidegarda sa colère, et que la ville du roi Priamos fut épargnée, legrand mur des Akhaiens subsista ; mais, après que les plusillustres des Troiens furent morts, et que, parmi les Argiens, lesuns eurent péri et les autres survécu, et que la ville de Priamoseut été renversée dans la dixième année, les Argiens s’enretournèrent dans leur chère patrie.

Alors, Poseidaôn et Apollôn se décidèrent àdétruire cette muraille, en réunissant la violence des fleuves quicoulent à la mer des sommets de l’Ida : le Rhèsos, leHeptaporos, le Karèsos, le Rhodios, le Grènikos, l’Aisépos, ledivin Skamandros et le Simoïs, où tant de casques et de boucliersroulèrent dans la poussière avec la foule des guerriers demi-dieux.Et Phoibos Apollôn les réunit tous, et, pendant neuf jours, dirigealeurs courants contre cette muraille. Et Zeus pleuvaitcontinuellement, afin que les débris fussent submergés plus tôt parla mer. Et Poseidaôn lui-même, le trident en main, fit s’écrouler,sous l’effort des eaux, les poutres et les pierres et lesfondements que les Akhaiens avaient péniblement construits. Et ilmit la muraille au niveau du rapide Hellespontos ; et, sur cesdébris, les sables s’étant amoncelés comme auparavant sur le vasterivage, le dieu fit retourner les fleuves dans les lits où ilsavaient coutume de rouler leurs belles eaux.

Ainsi, dans l’avenir, devaient faire Poseidaônet Apollôn. Mais, aujourd’hui, autour du mur solide, éclataient lesclameurs de la guerre et le combat ; et les poutres des tourscriaient sous les coups, et les Argiens, sous le fouet de Zeus,étaient acculés contre les nefs creuses, redoutant le robusteHektôr, maître de la fuite. Et celui-ci combattait toujours,semblable à un tourbillon.

De même, quand un sanglier ou un lion, fier desa vigueur, se retourne contre les chiens et les chasseurs,ceux-ci, se serrant, s’arrêtent en face et lui dardent un grandnombre de traits ; mais son cœur orgueilleux ne tremble ni nes’épouvante, et son audace cause sa perte. Il tente souventd’enfoncer les lignes des chasseurs, et là où il se rue, ellescèdent toujours. Ainsi, se ruant dans la mêlée, Hektôr exhortaitses compagnons à franchir le fossé ; mais ses chevaux rapidesn’osaient eux-mêmes avancer, et, en hennissant, ils s’arrêtaientsur le bord, car le fossé creux les effrayait, ne pouvant êtrefranchi ou traversé facilement. Des deux côtés se dressaient dehauts talus hérissés de pals aigus plantés par les fils desAkhaiens, épais, solides et tournés contre les guerriers ennemis.Des chevaux traînant un char léger n’auraient pu y pénétreraisément ; mais les hommes de pied désiraient tenterl’escalade. Et alors Polydamas s’approcha du brave Hektôr et luidit :

– Hektôr, et vous, chefs des Troiens et desalliés, nous poussons imprudemment à travers ce fossé nos chevauxrapides, car le passage en est difficile. Des pals aigus s’ydressent en effet, et derrière eux monte le mur des Akhaiens. On nepeut ici ni combattre sur les chars, ni en descendre. La voie estétroite, et je pense que nous y périrons. Puisse Zeus qui tonnedans les hauteurs accabler les Argiens de mille maux et venir enaide aux Troiens aussi sûrement que je voudrais voir à l’instantceux-là périr tous, sans gloire, loin d’Argos. Mais, s’ilsreviennent sur nous et nous repoussent des nefs, nous seronsprécipités dans le fossé creux ; et je ne pense pas qu’un seuld’entre nous, dans sa fuite, puisse regagner la ville. Écoutez doncet obéissez à mes paroles. Que les conducteurs retiennent leschevaux au bord de ce fossé, et nous, à pied, couverts de nosarmes, nous suivrons tous Hektôr, et les Akhaiens ne résisterontpas, si, en effet, leur ruine est proche.

Polydamas parla ainsi, et ce sage conseil plutà Hektôr, et, aussitôt, il sauta de son char avec ses armes ;et, comme le divin Hektôr, les autres Troiens sautèrent aussi deleurs chars, et ils ordonnèrent aux conducteurs de ranger leschevaux sur le bord du fossé ; et, se divisant en cinq corps,ils suivirent leurs chefs.

Avec Hektôr et l’irréprochable Polydamasmarchaient les plus nombreux et les plus braves, ceux quidésiraient avec le plus d’ardeur enfoncer la muraille ; etleur troisième chef était Kébrionès, car Hektôr avait laissé à lagarde du char un moins brave guerrier. Et le deuxième corps étaitcommandé par Alkathoos, Pâris et Agènôr. Et le troisième corpsobéissait à Hélénos et au divin Dèiphobos, deux fils de Priamos, etau héros Asios Hyrtakide que ses chevaux au poil roux et de hautetaille avaient amené d’Arisba et des bords du Sellèis. Et le chefdu quatrième corps était le noble fils d’Ankhisès, Ainéias ;et avec lui commandaient les deux Anténorides, Arkélokhos etAkamas, habiles au combat. Et Sarpèdôn, avec Glaukos et lemagnanime Astéropaios, commandait les illustres alliés. Et cesguerriers étaient les plus courageux après Hektôr, car il lessurpassait tous.

Et s’étant couverts de leurs boucliers decuir, ils allèrent droit aux Danaens, ne pensant pas que ceux-cipussent résister, et certains d’envahir les nefs noires. Ainsi lesTroiens et leurs alliés venus de loin obéissaient au sage conseilde l’irréprochable Polydamas ; mais le Hyrtakide Asios, princedes hommes, ne voulut point abandonner ses chevaux et leurconducteur, et il s’élança avec eux vers les nefs rapides.Insensé ! Il ne devait point, ayant évité la noire kèr, fierde ses chevaux et de son char, revenir des nefs vers la hauteIlios ; et déjà la triste moire l’enveloppait de la lance del’illustre Deukalide Idoméneus.

Et il se rua sur la gauche des nefs, àl’endroit où les Akhaiens ramenaient dans le camp leurs chevaux etleurs chars. Il trouva les portes ouvertes, car ni les battants, niles barrières n’étaient fermés, afin que les guerriers, dans leurfuite, pussent regagner les nefs. Plein d’orgueil, il poussa seschevaux de ce côté, et ses compagnons le suivaient avec deperçantes clameurs, ne pensant pas que les Akhaiens pussentrésister, et certains d’envahir les nefs noires.

Les insensés ! Ils rencontrèrent devantles portes deux braves guerriers, fils magnanimes des belliqueuxLapithes. Et l’un était le robuste Polypoitès, fils de Peirithoos,et l’autre, Léonteus, semblable au tueur Arès. Et tous deux, devantles hautes portes, ils se tenaient comme deux chênes, sur lesmontagnes, bravant les tempêtes et la pluie, affermis par leurslarges racines. Ainsi, certains de leurs forces et de leur courage,ils attendaient le choc du grand Asios et ne reculaient point.

Et, droit au mur bien construit, avec degrandes clameurs, se ruaient, le bouclier sur la tête, le princeAsios, Iamènès, Orestès, Adamas Asiade, Thoôn et Oinomaos. Et, parleurs cris, les deux Lapithes exhortaient les Akhaiens à venirdéfendre les nefs. Mais, voyant les Troiens escalader la muraille,les Danaens pleins de terreur poussaient de grands cris. Alors, lesdeux Lapithes, se jetant devant les portes, combattirent tels quedeux sangliers sauvages qui, sur les montagnes, forcés par leschasseurs et les chiens, se retournent impétueusement et brisentles arbustes dont ils arrachent les racines. Et ils grincent desdents jusqu’à ce qu’un trait leur ait arraché la vie.

Ainsi l’airain éclatant résonnait sur lapoitrine des deux guerriers frappés par les traits ; et ilscombattaient courageusement, confiants dans leurs forces et dansleurs compagnons.

Et ceux-ci lançaient des pierres du haut destours bien construites, pour se défendre, eux, leurs tentes etleurs nefs rapides. Et de même que la lourde neige, que la violencedu vent qui agite les nuées noires verse, épaisse, sur la terrenourricière, de même les traits pleuvaient des mains des Akhaienset des Troiens. Et les casques et les boucliers bombés sonnaient,heurtés par les pierres. Alors, gémissant et se frappant lescuisses, Asios Hyrtakide parla ainsi, indigné :

– Père Zeus ! certes, tu n’aimes qu’àmentir, car je ne pensais pas que les héros Akhaiens pussentsoutenir notre vigueur et nos mains inévitables. Voici que, pareilsaux guêpes au corsage mobile, ou aux abeilles qui bâtissent leursruches dans un sentier ardu, et qui n’abandonnent point leursdemeures creuses, mais défendent leur jeune famille contre leschasseurs, voici que ces deux guerriers, seuls devant les portes,ne reculent point, attendant d’être morts ou vainqueurs.

Il parla ainsi, mais il ne fléchit point l’âmede Zeus qui, dans son cœur, voulait glorifier Hektôr.

Et d’autres aussi combattaient autour desportes ; mais, à qui n’est point dieu, il est difficile detout raconter. Et çà et là, autour du mur, roulait un feu dévorantde pierres. Et les Argiens, en gémissant de cette nécessité,combattaient pour leurs nefs. Et tous les dieux étaient tristes quisoutenaient les Danaens dans les batailles.

Et, alors, le robuste fils de Peirithoos,Polypoitès, frappa Damasos de sa lance, sur le casqued’airain ; mais le casque ne résista point, et la pointed’airain, rompant l’os, écrasa la cervelle, et l’homme furieux futdompté. Et Polypoitès tua ensuite Pylôn et Ormènios. Et le filsd’Antimakhos, Léonteus, nourrisson d’Arès, de sa lance perçaHippomakhos à la ceinture, à travers le baudrier. Puis, ayant tirél’épée aiguë hors de la gaine, et se ruant dans la foule, il frappaAntiphatès, et celui-ci tomba à la renverse. Puis, Léonteus entassaMénôn, Iamènos et Orestès sur la terre nourricière.

Et tandis que les deux Lapithes enlevaientleurs armes splendides, derrière Polydamas et Hektôr accouraient dejeunes guerriers, nombreux et très braves, pleins du désir derompre la muraille et de brûler les nefs. Mais ils hésitèrent aubord du fossé. En effet, comme ils allaient le franchir, ils virentun signe augural. Un aigle, volant dans les hautes nuées, apparut àleur gauche, et il portait entre ses serres un grand dragonsanglant, mais qui vivait et palpitait encore, et combattaittoujours, et mordait l’aigle à la poitrine et au cou. Et celui-ci,vaincu par la douleur, le laissa choir au milieu de la foule, ets’envola dans le vent en poussant des cris. Et les Troiensfrémirent d’horreur en face du dragon aux couleurs variées quigisait au milieu d’eux, signe de Zeus tempétueux. Et alorsPolydamas parla ainsi au brave Hektôr :

– Hektôr, toujours, dans l’agora, tu repousseset tu blâmes mes conseils prudents, car tu veux qu’aucun guerrierne dise autrement que toi, dans l’agora ou dans le combat ; etil faut que nous ne servions qu’à augmenter ton pouvoir. Mais jeparlerai cependant, car mes paroles seront bonnes. N’allons pointassiéger les nefs Akhaiennes, car ceci arrivera, si un vrai signeest apparu aux Troiens, prêts à franchir le fossé, cet aigle qui,volant dans les hautes nuées, portait entre ses serres ce granddragon sanglant, mais vivant encore, et qui l’a laissé choir avantde le livrer en pâture à ses petits dans son aire. C’est pourquoi,même si nous rompions de force les portes et les murailles desAkhaiens, même s’ils fuyaient, nous ne reviendrions point par lesmêmes chemins et en bon ordre ; mais nous abandonnerions denombreux Troiens que les Akhaiens auraient tués avec l’airain, endéfendant leurs nefs. Ainsi doit parler tout augure savant dans lesprodiges divins, et les peuples doivent lui obéir.

Et Hektôr au casque mouvant, le regardant d’unœil sombre, lui dit :

– Polydamas, certes, tes paroles ne meplaisent point, et, sans doute, tu le sais, tes conseils auraientpu être meilleurs. Si tu as parlé sincèrement, c’est que les dieuxt’ont ravi l’intelligence, puisque tu nous ordonnes d’oublier lavolonté de Zeus qui tonne dans les hauteurs, et les promesses qu’ilm’a faites et confirmées par un signe de sa tête. Tu veux que nousobéissions à des oiseaux qui étendent leurs ailes ! Je ne m’eninquiète point, je n’en ai nul souci, soit qu’ils volent à madroite, vers Éôs ou Hélios, soit qu’ils volent à ma gauche, vers lesombre couchant. Nous n’obéirons qu’à la volonté du grand Zeus quicommande aux hommes mortels et aux immortels. Le meilleur desaugures est de combattre pour sa patrie. Pourquoi crains-tu laguerre et le combat ? Même quand nous tomberions tous autourdes nefs des Argiens, tu ne dois point craindre la mort, car toncœur ne te pousse point à combattre courageusement. Mais si tu teretires de la mêlée, si tu pousses les guerriers à fuir, aussitôt,frappé de ma lance, tu rendras l’esprit.

Il parla ainsi et s’élança, et tous lesuivirent avec une clameur immense. Et Zeus qui se réjouit de lafoudre souleva, des cimes de l’Ida, un tourbillon de vent quicouvrit les nefs de poussière, amollit le courage des Akhaiens etassura la gloire à Hektôr et aux Troiens qui, confiants dans lessignes de Zeus et dans leur vigueur, tentaient de rompre la grandemuraille des Akhaiens.

Et ils arrachaient les créneaux, et ilsdémolissaient les parapets, et ils ébranlaient avec des leviers lespiles que les Akhaiens avaient posées d’abord en terre poursoutenir les tours. Et ils les arrachaient, espérant détruire lamuraille des Akhaiens. Mais les Danaens ne reculaient point, et,couvrant les parapets de leurs boucliers de peaux de bœuf, ils enrepoussaient les ennemis qui assiégeaient la muraille.

Et les deux Aias couraient çà et là sur lestours, ranimant le courage des Akhaiens. Tantôt par des parolesflatteuses, tantôt par de rudes paroles, ils excitaient ceux qu’ilsvoyaient se retirer du combat :

– Amis ! vous, les plus vaillants desArgiens, ou les moins braves, car tous les guerriers ne sont paségaux dans la mêlée, c’est maintenant, vous le voyez, qu’il fautcombattre, tous tant que vous êtes. Que nul ne se retire vers lesnefs devant les menaces de l’ennemi. En avant ! Exhortez-vousles uns les autres. Peut-être que l’Olympien foudroyant Zeus nousdonnera de repousser les Troiens jusque dans la ville.

Et c’est ainsi que d’une voix belliqueuse ilsexcitaient les Akhaiens.

De même que, par un jour d’hiver, tombent lesflocons amoncelés de la neige, quand le sage Zeus, manifestant sestraits, les répand sur les hommes mortels, et que les vents setaisent, tandis que la neige couvre les cimes des grandesmontagnes, et les hauts promontoires, et les campagnes herbues, etles vastes travaux des laboureurs, et qu’elle tombe aussi sur lesrivages de la mer écumeuse où les flots la fondent, pendant que lapluie de Zeus enveloppe tout le reste ; de même une grêle depierres volait des Akhaiens aux Troiens et des Troiens auxAkhaiens, et un retentissement s’élevait tout autour de lamuraille.

Mais ni les Troiens ni l’illustre Hektôrn’auraient alors rompu les portes de la muraille ni la longuebarrière, si le sage Zeus n’eût poussé son fils Sarpèdôn contre lesArgiens, comme un lion contre des bœufs aux cornes recourbées.

Et il tenait devant lui un bouclier d’unerondeur égale, beau, revêtu de lames d’airain que l’ouvrier avaitappliquées sur d’épaisses peaux de bœuf, et entouré de longscercles d’or. Et, tenant ce bouclier et agitant deux lances,Sarpèdôn s’avançait, comme un lion nourri sur les montagnes, qui,depuis longtemps affamé, est excité par son cœur audacieux àenlever les brebis jusque dans l’enclos profond, et qui, bienqu’elles soient gardées par les chiens et par les pasteurs armés delances, ne recule point sans tenter le péril, mais d’un bond saisitsa proie, s’il n’est d’abord percé par un trait rapide. Ainsi lecœur du divin Sarpèdôn le poussait à enfoncer le rempart et àrompre les parapets. Et il dit à Glaukos, fils deHippolokhos :

– Glaukos, pourquoi, dans la Lykiè,sommes-nous grandement honorés par les meilleures places, lesviandes et les coupes pleines, et sommes-nous regardés comme desdieux ? Pourquoi cultivons-nous un grand domaine florissant,sur les rives du Xanthos, une terre plantée de vignes et deblé ? C’est afin que nous soyons debout, en tête des Lykiens,dans l’ardente bataille. C’est afin que chacun des Lykiens bienarmés dise : Nos rois, qui gouvernent la Lykiè, ne sont passans gloire. S’ils mangent les grasses brebis, s’ils boivent le vinexcellent et doux, ils sont pleins de courage et de vigueur, et ilscombattent en tête des Lykiens.’ Ô ami, si en évitant la guerrenous pouvions rester jeunes et immortels, je ne combattrais pas aupremier rang et je ne t’enverrais pas à la batailleglorieuse ; mais mille chances de mort nous enveloppent, et iln’est point permis à l’homme vivant de les éviter ni de les fuir.Allons ! donnons une grande gloire à l’ennemi ou à nous.

Il parla ainsi, et Glaukos ne recula point etlui obéit. Et ils allaient, conduisant la foule des Lykiens. Et lefils de Pétéos, Ménèstheus, frémit en les voyant, car ils seruaient à l’assaut de sa tour. Et il jeta les yeux sur la murailledes Akhaiens, cherchant quelque chef qui vînt défendre sescompagnons. Et il aperçut les deux Aias, insatiables de combats,et, auprès d’eux, Teukros qui sortait de sa tente. Mais sesclameurs ne pouvaient être entendues, tant était immense leretentissement qui montait dans l’Ouranos, fracas des boucliersheurtés, des casques aux crinières de chevaux, des portes assiégéeset que les Troiens s’efforçaient de rompre. Et, alors, Ménèstheusenvoya vers Aias le héraut Thoôs :

– Va ! divin Thoôs, appelle Aias, ou mêmeles deux à la fois, ce qui serait bien mieux, car c’est de ce côtéque la ruine nous menace. Voici que les chefs Lykiens se ruent surnous, impétueux comme ils le sont toujours dans les rudesbatailles. Mais si le combat retient ailleurs les deux Aias, amèneau moins le robuste Télamônien et l’excellent archer Teukros.

Il parla ainsi, et Thoôs, l’ayant entendu,obéit, et, courant sur la muraille des Argiens cuirassés, s’arrêtadevant les Aias et leur dit aussitôt.

– Aias, chefs des Argiens cuirassés, le filsbien-aimé du divin Pétéos vous demande d’accourir à son aide, tousdeux si vous le pouvez, ce qui serait bien mieux, car c’est de cecôté que la ruine nous menace. Voici que les chefs Lykiens se ruentsur nous, impétueux comme ils le sont toujours dans les rudesbatailles. Mais si le combat vous retient tous deux, que le robusteAias Télamônien vienne au moins, et, avec lui, l’excellent archerTeukros.

Il parla ainsi, et, sans tarder, le grandTélamônien dit aussitôt à l’Oiliade :

– Aias, toi et le brave Lykomèdès,inébranlables, excitez les Danaens au combat. Moi, j’irai à l’aidede Ménèstheus, et je reviendrai après l’avoir secouru.

Ayant ainsi parlé, le Télamônien Aiass’éloigna avec son frère Teukros né du même père que lui, et, aveceux, Pandiôn, qui portait l’arc de Teukros.

Et quand ils eurent atteint la tour dumagnanime Ménèstheus, ils se placèrent derrière le mur à l’instantmême du danger, car les illustres princes et chefs des Lykiensmontaient à l’assaut de la muraille, semblables à un noirtourbillon. Et ils se rencontrèrent, et une horrible clameurs’éleva de leur choc.

Et Aias Télamônien, le premier, tua uncompagnon de Sarpèdôn, le magnanime Épikleus. Et il le frappa d’unrude bloc de marbre qui gisait, énorme, en dedans du mur, au sommetdu rempart, près des créneaux, et tel que, de ses deux mains, unjeune guerrier, de ceux qui vivent de nos jours, ne soulèveraitpoint le pareil. Aias, de son bras tendu, l’enleva en l’air, brisale casque aux quatre cônes et écrasa entièrement la tête duguerrier. Et celui-ci tomba du faîte de la tour, comme un plongeur,et son esprit abandonna ses ossements.

Et Teukros perça d’une flèche le bras nu dubrave Glaukos, fils de Hippolokhos, à l’instant où celui-ciescaladait la haute muraille, et il l’éloigna du combat. Et Glaukossauta du mur pour que nul des Akhaiens ne vît sa blessure et nel’insultât.

Et Sarpèdôn, le voyant fuir, fut saisi dedouleur ; mais, sans oublier de combattre, il frappa leThestoride Alkmaôn de sa lance, et, la ramenant à lui, il entraînal’homme la face contre terre, et les armes d’airain du Thestorideretentirent dans sa chute. Et Sarpèdôn saisit de ses mainsvigoureuses un créneau du mur, et il l’arracha tout entier, et lamuraille resta béante, livrant un chemin à la multitude.

Et Aias et Teukros firent face tous deux. EtTeukros frappa Sarpèdôn sur le baudrier splendide qui entourait lapoitrine, mais Zeus détourna la flèche du corps de son fils, afinqu’il ne fût point tué devant les nefs. Et Aias, d’un bond, frappale bouclier de Sarpèdôn, et la lance y pénétra, réprimantl’impétuosité du guerrier qui s’éloigna du mur, mais sans seretirer, car son cœur espérait la victoire. Et, se retournant, ilexhorta ainsi les nobles Lykiens :

– Ô Lykiens, pourquoi laissez-vous de côtévotre ardent courage ? Il m’est difficile, tout robuste que jesuis, de renverser seul cette muraille et de frayer un chemin versles nefs. Accourez donc. Toutes nos forces réunies réussirontmieux.

Il parla ainsi, et, touchés de ses reproches,ils se précipitèrent autour de leur roi. Et les Argiens, de leurcôté, derrière la muraille, renforçaient leurs phalanges, car unelourde tâche leur était réservée. Et les illustres Lykiens, ayantrompu la muraille, ne pouvaient cependant se frayer un cheminjusqu’aux nefs. Et les belliqueux Danaens, les ayant arrêtés, nepouvaient non plus les repousser loin de la muraille.

De même que deux hommes, la mesure à la main,se querellent sur le partage d’un champ commun et se disputent laplus petite portion du terrain, de même, séparés par les créneaux,les combattants heurtaient de toutes parts les boucliers au grandorbe et les défenses plus légères. Et beaucoup étaient blessés parl’airain cruel ; et ceux qui, en fuyant, découvraient leurdos, étaient percés, même à travers les boucliers. Et les tours etles créneaux étaient inondés du sang des guerriers. Et les Troiensne pouvaient mettre en fuite les Akhaiens, mais ils se contenaientles uns les autres. Telles sont les balances d’une ouvrièreéquitable. Elle tient les poids d’un côté et la laine de l’autre,et elle les pèse et les égalise, afin d’apporter à ses enfants unchétif salaire. Ainsi le combat restait égal entre les deux partis,jusqu’au moment où Zeus accorda une gloire éclatante au PriamideHektôr qui, le premier, franchit le mur des Akhaiens. Et il criad’une voix retentissante, afin d’être entendu desTroiens :

– En avant, cavaliers Troiens ! Rompez lamuraille des Argiens, et allumez de vos mains une immense flammeardente.

Il parla ainsi, et tous l’entendirent, et ilsse jetèrent sur la muraille, escaladant les créneaux et dardant leslances aiguës. Et Hektôr portait une pierre énorme, lourde,pointue, qui gisait devant les portes, telle que deux très robusteshommes de nos jours n’en pourraient soulever la pareille de terre,sur leur chariot. Mais, seul, il l’agitait facilement, car le filsdu subtil Kronos la lui rendait légère. De même qu’un berger porteaisément dans sa main la toison d’un bélier, et en trouve le poidsléger, de même Hektôr portait la pierre soulevée droit aux aisdoubles qui défendaient les portes, hautes, solides et à deuxbattants. Deux poutres les fermaient en dedans, traversées par unecheville.

Et, s’approchant, il se dressa sur ses piedset frappa la porte par le milieu, et le choc ne fut pas inutile. Ilrompit les deux gonds, et la pierre enfonça le tout et tombalourdement de l’autre côté. Et ni les poutres brisées, ni lesbattants en éclats ne résistèrent au choc de la pierre. Etl’illustre Hektôr sauta dans le camp, semblable à une nuit rapide,tandis que l’airain dont il était revêtu resplendissait. Et ilbrandissait deux lances dans ses mains, et nul, excepté un dieu,n’eût pu l’arrêter dans son élan.

Et le feu luisait dans ses yeux. Et ilcommanda à la multitude des Troiens de franchir la muraille, ettous lui obéirent. Les uns escaladèrent la muraille, les autresenfoncèrent les portes, et les Danaens s’enfuirent jusqu’aux nefscreuses, et un immense tumulte s’éleva.

Chant 13

Et dès que Zeus eut poussé Hektôr et lesTroiens jusqu’aux nefs, les y laissant soutenir seuls le rudecombat, il tourna ses yeux splendides sur la terre des cavaliersThrèkiens, des Mysiens, qui combattent de près, et des illustresHippomolgues qui se nourrissent de lait, pauvres, mais les plusjustes des hommes. Et Zeus ne jetait plus ses yeux splendides surTroiè, ne pensant point dans son esprit qu’aucun des immortels osâtsecourir ou les Troiens, ou les Danaens.

Mais celui qui ébranle la terre ne veillaitpas en vain, et il regardait la guerre et le combat, assis sur leplus haut sommet de la Samothrèkè feuillue, d’où apparaissaienttout l’Ida et la ville de Priamos et les nefs des Akhaiens. Et là,assis hors de la mer, il prenait pitié des Akhaiens domptés par lesTroiens, et s’irritait profondément contre Zeus. Et, aussitôt, ildescendit du sommet escarpé, et les hautes montagnes et les forêtstremblaient sous les pieds immortels de Poseidaôn qui marchait. Etil fit trois pas, et, au quatrième, il atteignit le terme de sacourse, Aigas, où, dans les gouffres de la mer, étaient sesillustres demeures d’or, éclatantes et incorruptibles.

Et là, il attacha au char ses chevaux rapides,dont les pieds étaient d’airain et les crinières d’or. Et il serevêtit d’or lui-même, saisit le fouet d’or habilement travaillé,et monta sur son char. Et il allait sur les eaux, et, de toutesparts, les cétacés, émergeant de l’abîme, bondissaient, joyeux, etreconnaissaient leur roi. Et la mer s’ouvrait avec allégresse, etles chevaux volaient rapidement sans que l’écume mouillât l’essieud’airain. Et les chevaux agiles le portèrent jusqu’aux nefs.

Et il y avait un antre large dans les gouffresde la mer profonde, entre Ténédos et l’âpre Imbros. Là, Poseidaônqui ébranle la terre arrêta ses chevaux, les délia du char, leuroffrit la nourriture divine et leur mit aux pieds des entraves d’orsolides et indissolubles, afin qu’ils attendissent en paix leretour de leur roi. Et il s’avança vers l’armée des Akhaiens.

Et les Troiens amoncelés, semblables à laflamme, tels qu’une tempête, pleins de frémissements et declameurs, se précipitaient, furieux, derrière le Priamide Hektôr.Et ils espéraient se saisir des nefs des Akhaiens et y tuer tousles Akhaiens. Mais Poseidaôn qui entoure la terre et qui la secoue,sorti de la mer profonde, excitait les Argiens, ayant revêtu lecorps de Kalkhas et pris sa voix infatigable. Et il parla ainsi auxdeux Aias, pleins d’ardeur eux-mêmes :

– Aias ! Vous sauverez les hommesd’Akhaiè, si vous vous souvenez de votre courage et non de la fuitedésastreuse. Ailleurs, je ne crains pas les efforts des Troiens quiont franchi notre grande muraille, car les braves Akhaienssoutiendront l’attaque ; mais c’est ici, je pense, que nousaurons à subir de plus grands maux, devant Hektôr, plein de rage,semblable à la flamme, et qui se vante d’être le fils du trèspuissant Zeus. Puisse un des dieux vous inspirer de lui résistercourageusement ! Et vous, exhortez vos compagnons, afin derejeter le Priamide, malgré son audace, loin des nefs rapides, mêmequand l’Olympien l’exciterait.

Celui qui entoure la terre et qui l’ébranleparla ainsi, et, les frappant de son sceptre, il les remplit deforce et de courage et rendit légers leurs pieds et leurs mains. Etlui-même s’éloigna aussitôt, comme le rapide épervier, qui,s’élançant à tire-d’aile du faîte d’un rocher escarpé, poursuitdans la plaine un oiseau d’une autre race. Ainsi, Poseidaôn quiébranle la terre s’éloigna d’eux. Et aussitôt le premier des deux,le rapide Aias Oilèiade, dit au Télamôniade :

– Aias, sans doute un des dieux Olympiens,ayant pris la forme du divinateur, vient de nous ordonner decombattre auprès des nefs. Car ce n’est point là le divinateurKalkhas. J’ai facilement reconnu les pieds de celui qui s’éloigne.Les dieux sont aisés à reconnaître. Je sens mon cœur, dans mapoitrine, plein d’ardeur pour la guerre et le combat, et mes mainset mes pieds sont plus légers.

Et le Télamônien Aias lui répondit :

– Et moi aussi, je sens mes mains rudes frémirautour de ma lance, et ma force me secouer et mes pieds m’emporteren avant. Et voici que je suis prêt à lutter seul contre lePriamide Hektôr qui ne se lasse jamais de combattre.

Et tandis qu’ils se parlaient ainsi, joyeux del’ardeur guerrière que le dieu avait mise dans leurs cœurs,celui-ci, loin d’eux, encourageait les Akhaiens qui reposaient leurâme auprès des nefs rapides, car leurs membres étaient rompus defatigue, et une amère douleur les saisissait à la vue des Troiensqui avaient franchi la grande muraille. Et des larmes coulaient deleurs paupières, et ils n’espéraient plus fuir leur ruine. Maiscelui qui ébranle la terre ranima facilement leurs bravesphalanges. Et il exhorta Teukros, Lèitos, Pénéléos, Thoas,Dèipyros, Mèrionès et Antilokhos, habiles au combat. Et il leur diten paroles ailées :

– Ô honte ! jeunes guerriers Argiens, jeme fiais en votre courage pour sauver nos nefs, mais, si voussuspendez le combat, voici que le jour est venu d’être domptés parles Troiens. Ô douleur ! je vois de mes yeux ce grand prodigeterrible que je ne pensais point voir jamais, les Troiens sur nosnefs ! Eux qui, auparavant, étaient semblables aux cerfsfuyards, pâture des lynx, des léopards et des loups, errants parles forêts, sans force et inhabiles au combat ! Car lesTroiens n’osaient, auparavant, braver en face la vigueur desAkhaiens ; et, maintenant, loin de la ville, ils combattentauprès des nefs creuses, grâce à la lâcheté du chef et à lanégligence des hommes qui refusent de défendre les nefs rapides, ets’y laissent tuer. Mais, s’il est vrai que l’Atréide Agamemnôn quirègne au loin soit coupable d’avoir outragé le Pèléiôn aux piedsrapides, nous est-il permis pour cela d’abandonner le combat ?Réparons ce mal. Les esprits justes se guérissent aisément del’erreur. Vous ne pouvez sans honte oublier votre courage, étantparmi les plus braves. Je ne m’inquiéterais point d’un lâche quifuirait le combat, mais, contre vous, je m’indigne dans mon cœur. Ôpleins de mollesse, bientôt vous aurez causé par votre inaction unmal irréparable. Que la honte et mes reproches entrent dans vosâmes, car voici qu’un grand combat s’engage et que le brave Hektôr,ayant rompu nos portes et nos barrières, combat auprès desnefs.

Et, parlant ainsi, celui qui ébranle la terreexcitait les Akhaiens. Et autour des deux Aias se pressaient desolides phalanges qu’auraient louées Arès et Athènè qui excite lesguerriers. Et les plus braves attendaient les Troiens et le divinHektôr, lance contre lance, bouclier contre bouclier, casque contrecasque, homme contre homme. Et les crinières, sur les cônessplendides, se mêlaient, tant les rangs étaient épais ; et leslances s’agitaient entre les mains audacieuses, et tous marchaient,pleins du désir de combattre.

Mais sur eux se ruent une foule de Troiens,derrière Hektôr qui s’élançait. De même qu’une roche désastreusequ’un torrent, gonflé par une immense pluie, roule, déracinée, dela cime d’un mont, et qui se précipite à travers tous les obstaclesjusqu’à ce qu’elle arrive à la plaine où, bien qu’arrêtée dans sacourse, elle remue encore ; de même Hektôr menaçait d’arriverjusqu’à la mer, aux tentes et aux nefs des Akhaiens ; mais ilse heurta contre les masses épaisses d’hommes, contraint des’arrêter. Et les fils des Akhaiens le repoussèrent en le frappantde leurs épées et de leurs lances aiguës. Alors, reculant, ils’écria d’une voix haute aux Troiens :

– Troiens, Lykiens et Dardaniens belliqueux,restez fermes. Les Akhaiens ne me résisteront pas longtemps, bienqu’ils se dressent maintenant comme une tour ; mais ils vontfuir devant ma lance, si le plus grand des dieux, l’époux tonnantde Hèrè, m’encourage.

Il parla ainsi, excitant la force et lavaillance de chacun. Et le Priamide Dèiphobos, plein de fierté,marchait d’un pied léger au milieu d’eux, couvert de son bouclierd’une rondeur égale. Et Mèrionès lança contre lui sa piqueétincelante, qui, ne s’égarant point, frappa le bouclier d’unerondeur égale et fait de peau de taureau ; mais la longuelance y pénétra à peine et se brisa à son extrémité. Et Dèiphoboséloigna de sa poitrine le bouclier de peau de taureau, craignant lalance du brave Mèrionès ; mais ce héros rentra dans la foulede ses compagnons, indigné d’avoir manqué la victoire et rompu salance. Et il courut vers les nefs des Akhaiens, afin d’y chercherune longue pique qu’il avait laissée dans sa tente. Mais d’autrescombattaient, et une immense clameur s’élevait de tous côtés.

Et Teukros Télamônien tua, le premier, lebrave guerrier Imbrios, fils de Mentôr et riche en chevaux. Et,avant l’arrivée des fils des Akhaiens, il habitait Pèdaios, avecMèdésikastè, fille illégitime de Priamos ; mais, aprèsl’arrivée des nefs aux doubles avirons des Danaens, il vint à Ilioset s’illustra parmi les Troiens.

Et le fils de Télamôn, de sa longue lance, leperça sous l’oreille, et il tomba, comme un frêne qui, tranché parl’airain sur le sommet d’un mont élevé, couvre la terre de sonfeuillage délicat. Il tomba ainsi, et ses belles armes d’airainsonnèrent autour de lui. Et Teukros accourut pour ledépouiller ; mais Hektôr, comme il s’élançait, lança contrelui sa pique éclatante. Et le Télamônien la vit et l’évita, et lalance du Priamide frappa dans la poitrine Amphimakhos, fils deKtéatos Aktorionide, qui s’avançait. Et sa chute retentit et sesarmes sonnèrent sur lui. Et Hektôr s’élança pour dépouiller ducasque bien adapté aux tempes le magnanime Amphimakhos. Mais Aiasse rua sur lui, armé d’une pique étincelante ; et, commeHektôr était entièrement enveloppé de l’airain effrayant, Aiasfrappa seulement le bouclier bombé et le repoussa violemment loindes deux cadavres que les Akhaiens entraînèrent.

Et Stikhios et le divin Ménèstheus, princesdes Athènaiens, portèrent Amphimakhos dans les tentes des Akhaiens,et les Aias, avides du combat impétueux, se saisirent d’Imbrios. Demême que deux lions, arrachant une chèvre aux dents aiguës deschiens, l’emportent à travers les taillis épais en la tenant loinde terre dans leurs mâchoires, de même les deux Aias enlevèrentImbrios et le dépouillèrent de ses armes. Et Aias Oilèiade, furieuxde la mort d’Amphimakhos, coupa la tête du Troien, et, la jetantcomme une boule au travers de la multitude, l’envoya rouler dans lapoussière, sous les pieds de Hektôr. Et alors, Poseidaôn, irrité dela mort de son petit-fils tué dans le combat, courut aux tentes desAkhaiens, afin d’exciter les Danaens et de préparer des calamitésaux Troiens.

Et Idoméneus, illustre par sa lance, lerencontra. Et celui-ci quittait un de ses compagnons qui, dans lecombat, avait été frappé au jarret par l’airain aigu et emporté parles siens. Et Idoméneus, l’ayant confié aux médecins, sortait de satente, plein du désir de retourner au combat. Et le roi qui ébranlela terre lui parla ainsi, ayant pris la figure et la voix del’Andraimonide Thoas, qui, dans tout Pleurôn et la haute Kalydôn,commandait aux Aitôliens, et que ceux-ci honoraient comme undieu :

– Idoméneus, prince des Krètois, où sont tesmenaces et celles des Akhaiens aux Troiens ?

Et le prince des Krètois, Idoméneus, luirépondit :

– Ô Thoas, aucun guerrier n’est en faute,autant que j’en puis juger, car nous combattons tous ; aucunn’est retenu par la pâle crainte, aucun, par indolence, ne refusele combat dangereux ; mais cela plaît sans doute au trèspuissant Zeus que les Akhaiens périssent ici, sans gloire et loind’Argos. Thoas, toi qui, toujours plein d’ardeur guerrière, ascoutume d’encourager les faibles, ne cesse pas dans ce moment, etranime la vaillance de chaque guerrier.

Et Poseidaôn qui ébranle la terre luirépondit :

– Idoméneus, ne puisse-t-il jamais revenir dela terre Troienne, puisse-t-il être la proie des chiens, leguerrier qui, en ce jour, cessera volontairement decombattre ! Va ! et reviens avec tes armes. Il faut nousconcerter. Peut-être serons-nous tous deux de quelque utilité.L’union des guerriers est utile, même celle des plus timides ;et nous saurons combattre les héros.

Ayant ainsi parlé, le dieu rentra dans lamêlée des hommes, et Idoméneus regagna ses tentes et revêtit sesbelles armes. Il saisit deux lances et accourut, semblable au feufulgurant que le Kroniôn, de sa main, précipite des cimes del’Olympos enflammé, comme un signe rayonnant aux hommes vivants.Ainsi resplendissait l’airain sur la poitrine du roi quiaccourait.

Et Mèrionès, son brave compagnon, le rencontranon loin de la tente. Et il venait chercher une lance d’airain. EtIdoméneus lui parla ainsi :

– Mèrionès aux pieds rapides, fils de Molos,le plus cher de mes compagnons, pourquoi quittes-tu la guerre et lecombat ? Es-tu blessé, et la pointe du trait tetourmente-t-elle ? Viens-tu m’annoncer quelque chose ?Certes, pour moi, je n’ai pas le dessein de rester dans mes tentes,mais je désire le combat.

Et le sage Mèrionès lui répondit :

– Idoméneus, prince des Krètois cuirassés, jeviens afin de prendre une lance, si, dans tes tentes, il en resteune ; car j’ai rompu la mienne sur le bouclier del’orgueilleux Dèiphobos.

Et Idoméneus, prince des Krètois, luirépondit :

– Si tu veux des lances, tu en trouveras une,tu en trouveras vingt, appuyées étincelantes contre les parois dema tente. Ce sont des lances Troiennes enlevées à ceux que j’aitués, car je combats de près les guerriers ennemis ; et c’estpourquoi j’ai des lances, des boucliers bombés, des casques et descuirasses éclatantes.

Et le sage Mèrionès lui répondit :

– Dans ma tente et dans ma nef noire abondentaussi les dépouilles Troiennes ; mais elles sont tropéloignées. Je ne pense pas aussi avoir jamais oublié mon courage.Je combats au premier rang, parmi les guerriers illustres, àl’heure où la mêlée retentit. Quelques-uns des Akhaiens cuirasséspeuvent ne m’avoir point vu, mais toi, tu me connais.

Et Idoméneus, prince des Krètois, luirépondit :

– Je sais quel est ton courage. Pourquoi meparler ainsi ? Si nous étions choisis parmi les plus bravespour une embuscade, car c’est là que le courage des guerrierséclate, là on distingue le brave du lâche, car celui-ci change àtout instant de couleur, et son cœur n’est point assez ferme pourattendre tranquillement en place ; et il remue sans cesse,tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre ; et son cœur trembledans sa poitrine par crainte de la mort, et ses dents claquent,tandis que le brave ne change point de couleur, et il ne redouterien au premier rang des guerriers, dans l’embuscade, et ilsouhaite l’ardent combat ; certes, donc, aucun de nous neblâmerait en cet instant ni ton courage ni ton bras ; et si tuétais blessé alors, ce ne serait point à l’épaule ou dans le dosque tu serais frappé d’un trait, mais en pleine poitrine ou dans leventre, tandis que tu te précipiterais dans la mêlée descombattants. Va ! ne parlons plus, inactifs, comme desenfants, de peur que ceci nous soit reproché injurieusement. Vadans ma tente, et prends une lance solide.

Il parla ainsi, et Mèrionès, semblable aurapide Arès, saisit promptement dans la tente une lance d’airain,et il marcha avec Idoméneus, plein du désir de combattre. Ainsimarche le désastreux Arès avec la Terreur, sa fille bien-aimée,forte et indomptable, qui épouvante le plus brave. Ils descendentde la Thrèkè vers les Épirotes ou les magnanimes Phlègyens, et ilsn’exaucent point les deux peuples à la fois, mais ils accordent lagloire à l’un ou à l’autre. Ainsi Mèrionès et Idoméneus, princesdes hommes, marchaient, armés de l’airain splendide.

Et Mèrionès, le premier, parlaainsi :

– Deukalide, de quel côté veux-tu entrer dansla mêlée ? À droite, au centre, ou à gauche ? C’est làque les Akhaiens chevelus faiblissent.

Et Idoméneus, prince des Krètois, luirépondit :

– D’autres sont au centre qui défendent lesnefs, les deux Aias et Teukros, le plus habile archer d’entre lesAkhaiens, et brave aussi de pied ferme. Ils suffiront à repousserle Priamide Hektôr. Quelque brave qu’il soit, et quelle que soitson ardeur à combattre, il ne réussira pas à dompter leur courageet leurs mains invincibles et à brûler les nefs, à moins que leKroniôn lui-même ne jette l’ardente foudre sur les nefs rapides.Jamais le grand Télamônien Aias ne le cédera à aucun homme némortel et nourri des dons de Dèmètèr, vulnérable par l’airain oupar de lourds rochers. Il ne reculerait même pas devant l’impétueuxAkhilleus, s’il ne peut cependant lutter contre lui en agilité.Allons vers la gauche de l’armée, et voyons promptement si nousremporterons une grande gloire, ou si nous la donnerons àl’ennemi.

Il parla ainsi, et Mèrionès, semblable aurapide Arès, s’élança du côté où Idoméneus ordonnait d’aller. Etdès que les Troiens eurent vu Idoméneus, semblable à la flamme parson courage, avec son compagnon brillant sous ses armes,s’exhortant les uns les autres, ils se jetèrent sur lui. Et lecombat fut égal entre eux tous devant les poupes des nefs.

De même que les vents tempétueux, en un jourde sécheresse, soulèvent par les chemins de grands tourbillons depoussière, de même tous se ruèrent dans une mêlée furieuse afin des’entretuer de l’airain aigu. Et la multitude des guerriers sehérissa de longues lances qui perçaient la chair des combattants.Et la splendeur de l’airain, des casques étincelants, des cuirassespolies et des boucliers, éblouissait les yeux. Et il eût étéimpitoyable celui qui, loin de s’attrister de ce combat, s’en fûtréjoui.

Et les deux fils puissants de Kronos, dansleur volonté contraire, accablaient ainsi les héros de lourdescalamités. Zeus voulait donner la victoire à Hektôr et aux Troiens,afin d’honorer Akhilleus aux pieds rapides ; et il ne voulaitpas détruire les tribus Akhaiennes devant Ilios, mais honorerThétis et son fils magnanime. Et Poseidaôn, sorti en secret de lablanche mer, encourageait les Akhaiens, et il gémissait de les voirdomptés par les Troiens, et il s’irritait contre Zeus. Et tous deuxavaient la même origine et le même père, mais Zeus était le plusâgé et savait plus de choses. Et c’est pourquoi Poseidaôn nesecourait point ouvertement les Argiens, mais, sous la forme d’unguerrier, parcourait l’armée en les encourageant.

Et tous deux avaient étendu également sur l’unet l’autre parti les chaînes du combat violent et de la guerredésastreuse, chaînes infrangibles, indissolubles, et qui rompaientles genoux d’un grand nombre de héros.

Et Idoméneus, bien qu’à demi blanc devieillesse, exhortant les Danaens, bondit sur les Troiens qu’il fitreculer. Et il tua Othryoneus de Kabèsos qui, venu récemment,attiré par le bruit de la guerre, demandait Kassandrè, la plusbelle des filles de Priamos. Et il n’offrait point de présents,mais il avait promis de repousser les fils des Akhaiens loin deTroiè. Et le vieillard Priamos avait juré de lui donner sa fille,et, sur cette promesse, il combattait bravement. Et, comme ils’avançait avec fierté, Idoméneus le frappa de sa lanceétincelante, et la cuirasse d’airain ne résista point au coup quipénétra au milieu du ventre. Et il tomba avec bruit, et Idoméneuss’écria en l’insultant :

– Othryoneus ! je te proclame le premierdes hommes si tu tiens la parole donnée au Dardanide Priamos. Ilt’a promis sa fille, et c’est nous qui accomplirons sa promesse. Etnous te donnerons la plus belle des filles d’Agamemnôn, venued’Argos pour t’épouser, si tu veux avec nous détruire la ville bienpeuplée d’Ilios. Mais suis-nous dans les nefs qui traversent lamer, afin de convenir de tes noces, car nous aussi, nous sommesd’excellents beaux-pères !

Et le héros Idoméneus parla ainsi, et il letraînait par un pied à travers la mêlée. Et, pour vengerOthryoneus, Asios accourut, à pied devant son char, et ses chevaux,retenus par leur conducteur, soufflaient sur ses épaules. Et ildésirait percer Idoméneus, mais celui-ci l’atteignit le premier, desa lance, dans la gorge, sous le menton. Et la lance passa autravers du cou, et Asios tomba comme un chêne ou comme un peuplier,ou comme un pin élevé que des constructeurs de nefs, sur lesmontagnes, coupent de leurs haches récemment aiguisées. Ainsi leguerrier gisait étendu devant ses chevaux et son char, grinçant desdents et saisissant la poussière sanglante. Et le conducteur,éperdu, ne songeait pas à éviter l’ennemi en faisant retourner leschevaux. Et le brave Antilokhos le frappa de sa lance, et lacuirasse d’airain ne résista pas au coup qui pénétra au milieu duventre. Et l’homme tomba, expirant, du char habilement fait, et lefils du magnanime Nestôr, Antilokhos, entraîna les chevaux du côtédes Akhaiens aux belles knèmides.

Et Dèiphobos, triste de la mort d’Asios,s’approchant d’Idoméneus, lui lança sa pique étincelante. MaisIdoméneus, l’ayant aperçue, évita la pique d’airain en se couvrantde son bouclier d’une rondeur égale fait de peaux de bœuf etd’airain brillant, et qu’il portait à l’aide de deux manches. Et ilen était entièrement couvert, et l’airain vola par-dessus,effleurant le bouclier qui résonna. Mais la lance ne s’échappapoint en vain d’une main vigoureuse, et, frappant HypsènôrHippaside, prince des peuples, elle s’enfonça dans son foie etrompit ses genoux. Et Dèiphobos cria en se glorifiant :

– Asios ne mourra pas non vengé, et, en allantaux portes solides d’Aidès, il se réjouira dans son brave cœur, carje lui ai donné un compagnon.

Il parla ainsi, et ses paroles orgueilleusesemplirent les Argiens de douleur, et surtout le brave Antilokhos.Mais, bien qu’attristé, il n’oublia point son compagnon, et,courant tout autour, il le couvrit de son bouclier. Et deux autrescompagnons bien-aimés de Hypsènôr, Mékisteus et le divin Alastôr,l’emportèrent en gémissant dans les nefs creuses.

Et Idoméneus ne laissait point reposer soncourage, et il désirait toujours envelopper quelque Troien de lanuit noire, ou tomber lui-même en sauvant les Akhaiens de leurruine. Alors périt le fils bien-aimé d’Aisyétas nourri par Zeus, lehéros Alkathoos, gendre d’Ankhisès. Et il avait épousé Hippodaméia,l’aînée des filles d’Ankhisès, très chère, dans leur demeure, à sonpère et à sa mère vénérable. Et elle l’emportait sur toutes sescompagnes par la beauté, l’habileté aux travaux et la prudence etc’est pourquoi un grand chef l’avait épousée dans la large Troiè.Et Poseidaôn dompta Alkathoos par les mains d’Idoméneus. Et iléteignit ses yeux étincelants, et il enchaîna ses beaux membres, defaçon à ce qu’il ne pût ni fuir ni se détourner, mais que, toutdroit comme une colonne ou un arbre élevé, il reçût au milieu de lapoitrine la lance du héros Idoméneus. Et sa cuirasse d’airain, quiéloignait de lui la mort, résonna, rompue par la lance. Et sa chuteretentit, et la pointe d’airain, dans son cœur qui palpitait, remuajusqu’à ce que le rude Arès eût épuisé la force de la lance. EtIdoméneus cria d’une voix terrible en se glorifiant :

– Dèiphobos ! je pense que les chosessont au moins égales. En voici trois de tués pour un, et tu tevantais en vain. Malheureux ! ose m’attendre, et tu verras ceque vaut la race de Zeus. Zeus engendra Minôs, gardien de la Krètè,et Minôs engendra un fils, l’irréprochable Deukaliôn, et Deukaliônm’engendra pour être le chef de nombreux guerriers dans la grandeKrètè, et mes nefs m’ont amené ici pour ton malheur, celui de tonpère et celui des Troiens.

Il parla ainsi, et Dèiphobos délibéra s’ilirait chercher pour soutien quelque autre des Troiens magnanimes,ou s’il combattrait seul. Et il vit qu’il valait mieux aller versAinéias. Et il le trouva debout aux derniers rangs, car il étaitirrité contre le divin Priamos qui ne l’honorait pas, bien qu’ilfût brave entre tous les guerriers. Et Dèiphobos, s’approchant, luidit en paroles ailées :

– Ainéias, prince des Troiens, si la gloire tetouche, viens protéger ton beau-frère. Suis-moi, allons versAlkathoos qui, époux de ta sœur, a autrefois nourri ton enfancedans ses demeures. Idoméneus, illustre par sa lance, l’a tué.

Il parla ainsi, et le cœur d’Ainéias futébranlé dans sa poitrine, et il marcha pour combattre Idoméneus.Mais celui-ci ne fut point saisi par la peur comme un enfant, et ilattendit, de même qu’un sanglier des montagnes, certain de saforce, attend, dans un lieu désert, le tumulte des chasseurs quis’approchent. Son dos se hérisse, ses yeux lancent du feu, et ilaiguise ses défenses pour repousser aussitôt les chiens et leschasseurs. De même Idoméneus, illustre par sa lance, ne reculapoint devant Ainéias qui accourait au combat. Et il appela sescompagnons Askalaphos, Apharèos, Dèipyros, Mèrionès et Antilokhos.Et il leur dit en paroles ailées :

– Accourez, amis, car je suis seul, et jecrains Ainéias aux pieds rapides qui vient sur moi. Il est trèsbrave, et c’est un tueur d’hommes, et il est dans la fleur de lajeunesse, à l’âge où la force est la plus grande. Si nous étions dumême âge, avec mon courage, une grande gloire nous serait donnée, àlui ou à moi.

Il parla ainsi, et tous, avec une même ardeur,ils l’entourèrent, le bouclier sur l’épaule. Et Ainéias, de soncôté, appela aussi ses compagnons, Dèiphobos, Pâris et le divinAgènôr, comme lui princes des Troiens. Et leurs troupes lessuivaient, telles que des troupeaux de brebis qui suivent le bélierhors du pâturage, pour aller boire. Et le berger se réjouit dansson âme. De même le cœur d’Ainéias fut joyeux dans sa poitrine, envoyant la foule des guerriers qui le suivaient.

Et, autour d’Alkathoos, tous dardèrent leurslongues lances, et, sur les poitrines, l’horrible airainretentissait, tandis qu’ils se frappaient à l’envi. Et deux bravesguerriers, Ainéias et Idoméneus semblable à Arès, désiraientsurtout se percer de l’airain cruel. Et Ainéias, le premier, lançasa pique contre Idoméneus ; mais celui-ci, l’ayant aperçue,évita la pique d’airain qui s’enfonça en vibrant dans la terre,inutile, bien que partie d’une main vigoureuse.

Et Idoméneus frappa Oinomaos au milieu duventre, et la cuirasse fut rompue, et l’airain s’enfonça dans lesintestins, et le guerrier tomba en saisissant la terre avec lesmains. Et Idoméneus arracha la lance du cadavre, mais il ne putdépouiller les épaules de leurs belles armes, car il était accablépar les traits. Et il n’avait plus les pieds vigoureux aveclesquels il s’élançait autrefois pour reprendre sa pique ou pouréviter celle de l’ennemi. Il éloignait encore de pied ferme sonjour fatal, mais il ne pouvait plus fuir aisément.

Et Dèiphobos, comme il se retirait lentement,toujours irrité contre lui, voulut le frapper de sa lanceétincelante ; mais il le manqua, et la lance perça Askalaphos,fils de Arès. Et la forte lance s’enfonça dans l’épaule, et leguerrier tomba, saisissant la terre avec ses mains.

Et le terrible Arès plein de clameurs ignoraitque son fils fût tombé mort dans la mêlée violente. Et il étaitassis au sommet de l’Olympos, sous les nuées d’or, retenu par lavolonté de Zeus, ainsi que les autres dieux immortels, loin ducombat.

Et tous se ruèrent autour d’Askalaphos. Etcomme Dèiphobos enlevait son casque brillant, Mèrionès, semblableau rapide Arès, bondit, et, de sa lance, perça le bras du Troienqui laissa échapper le casque sonore. Et Mèrionès bondit de nouveaucomme un vautour, et arracha du bras blessé sa forte lance, etrentra dans les rangs de ses compagnons. Et Politès, frère deDèiphobos, entourant celui-ci de ses bras, l’entraîna hors de lamêlée, derrière les rangs, où se tenaient ses chevaux rapides, etle char éclatant, et leur conducteur. Et ils le portèrent dans laville, poussant des gémissements. Et le sang coulait de sa blessurefraîche. Et les autres combattaient toujours, et une immenseclameur s’élevait.

Et Ainéias, se ruant sur Apharèos Kalètoride,le frappa à la gorge de sa lance aiguë ; et la tête s’inclina,et le bouclier tomba, et le casque aussi, et la mort fatalel’enveloppa.

Et Antilokhos, apercevant le dos de Thoôn, lefrappa impétueusement, et il trancha la veine qui, courant le longdu dos, arrive au cou. Le Troien tomba à la renverse sur lapoussière, étendant les deux mains vers ses compagnons bien-aimés.Et Antilokhos accourut, et, regardant autour de lui, enleva sesbelles armes de ses épaules. Et les Troiens, l’entourant aussitôt,accablaient de traits son beau et large bouclier ; mais ils nepurent déchirer avec l’airain cruel le corps délicat d’Antilokhos,car Poseidaôn qui ébranle la terre protégeait le Nestôride contrela multitude des traits. Et celui-ci ne s’éloignait point del’ennemi, mais il tournait sur lui-même, agitant sans cesse salance et cherchant qui il pourrait frapper de loin, ou de près.

Et Adamas Asiade, l’ayant aperçu dans lamêlée, le frappa de l’airain aigu au milieu du bouclier ; maisPoseidaôn aux cheveux bleus refusa au Troien la vie d’Antilokhos,et la moitié du trait resta dans le bouclier comme un pieu à demibrûlé, et l’autre tomba sur la terre. Et comme Adamas fuyait lamort dans les rangs de ses compagnons, Mèrionès, le poursuivant, leperça entre les parties mâles et le nombril, là où une plaie estmortelle pour les hommes lamentables. C’est là qu’il enfonça salance, et Adamas tomba palpitant sous le coup, comme un taureau,dompté par la force des liens, que des bouviers ont mené sur lesmontagnes. Ainsi Adamas blessé palpita, mais peu de temps, car lehéros Mèrionès arracha la lance de la plaie, et les ténèbres serépandirent sur les yeux du Troien.

Et Hélénos, de sa grande épée de Thrèkè,frappa Dèipyros à la tempe, et le casque roula sur la terre, et undes Akhaiens le ramassa sous les pieds des combattants. Et la nuitcouvrit les yeux de Dèipyros.

Et la douleur saisit le brave Atréide Ménélaosqui s’avança contre le prince Hélénos, en lançant sa longue pique.Et le Troien bandait son arc, et tous deux dardèrent à la fois,l’un sa lance aiguë, l’autre la flèche jaillissant du nerf. Et lePriamide frappa de sa flèche la cuirasse bombée, et le trait acerbey rebondit. De même que, dans l’aire spacieuse, les fèves noires oules pois, au souffle du vent et sous l’effort du vanneur,rejaillissent du large van, de même la flèche acerbe rebondit loinde la cuirasse de l’illustre Ménélaos.

Et le brave Atréide frappa la main qui tenaitl’arc poli, et la lance aiguë attacha la main à l’arc, et Hélénosrentra dans la foule de ses compagnons, évitant la mort et traînantle frêne de la lance suspendu à sa main. Et le magnanime Agènôrarracha le trait de la blessure qu’il entoura d’une fronde en lainequ’un serviteur tenait à son côté.

Et Peisandros marcha contre l’illustreMénélaos, et la moire fatale le conduisait au seuil de la mort,pour qu’il fût dompté par toi, Ménélaos, dans le rude combat. Quandils se furent rencontrés, l’Atréide le manqua, et Peisandros frappale bouclier de l’illustre Ménélaos ; mais il ne put traverserl’airain, et le large bouclier repoussa la pique dont la pointe serompit. Et Peisandros se réjouissait dans son esprit, espérant lavictoire, et l’illustre Atréide, ayant tiré l’épée aux clousd’argent, sauta sur lui ; mais le Troien saisit, sous lebouclier, la belle hache à deux tranchants, au manche d’olivier,faite d’un airain excellent, et ils combattirent.

Peisandros frappa le cône du casque au sommet,près de la crinière, et lui-même fut atteint au front, au-dessus dunez. Et ses os crièrent, et ses yeux ensanglantés jaillirent à sespieds, dans la poussière ; et il se renversa et tomba. EtMénélaos, lui mettant le pied sur la poitrine, lui arracha sesarmes et dit en se glorifiant :

– Vous laisserez ainsi les nefs des cavaliersDanaens, ô parjures, insatiables de la rude bataille ! Vous nem’avez épargné ni un outrage, ni un opprobre, mauvais chiens, quin’avez pas redouté la colère terrible de Zeus hospitalier qui tonnefortement et qui détruira votre haute citadelle ; car vousêtes venus sans cause, après avoir été reçus en amis, m’enlever,avec toutes mes richesses, la femme que j’avais épousée vierge. Et,maintenant, voici que vous tentez de jeter la flamme désastreusesur nos nefs qui traversent la mer, et de tuer les hérosAkhaiens ! Mais vous serez réprimés, bien que remplis defureur guerrière. Ô père Zeus, on dit que tu surpasses en sagessetous les hommes et tous les dieux, et c’est de toi que viennent ceschoses ! N’es-tu pas favorable aux Troiens parjures, dontl’esprit est impie, et qui ne peuvent être rassasiés par la guerredésastreuse ? Certes, la satiété nous vient de tout, dusommeil, de l’amour, du chant et de la danse charmante, qui,cependant, nous plaisent plus que la guerre ; mais les Troienssont insatiables de combats.

Ayant ainsi parlé, l’irréprochable Ménélaosarracha les armes sanglantes du cadavre, et les remit à sescompagnons ; et il se mêla de nouveau à ceux qui combattaienten avant. Et le fils du roi Pylaiméneus, Harpaliôn, se jeta surlui. Et il avait suivi son père bien-aimé à la guerre de Troiè, etil ne devait point retourner dans la terre de la patrie. De sapique il frappa le milieu du bouclier de l’Atréide, mais l’airainne put le traverser, et Harpaliôn, évitant la mort, se réfugia dansla foule de ses compagnons, regardant de tous côtés pour ne pasêtre frappé de l’airain. Et, comme il fuyait, Mèrionès lui lançaune flèche d’airain, et il le perça à la cuisse droite, et laflèche pénétra, sous l’os, jusque dans la vessie. Et il tomba entreles bras de ses chers compagnons, rendant l’âme. Il gisait comme unver sur la terre, et son sang noir coulait, baignant la terre. Etles magnanimes Paphlagones, s’empressant et gémissant, ledéposèrent sur son char pour être conduit à la sainte Ilios ;et son père, répandant des larmes, allait avec eux, nul n’ayantvengé son fils mort.

Et Pâris, irrité dans son âme de cette mort,car Harpaliôn était son hôte entre les nombreux Paphlagones, lançaune flèche d’airain. Et il y avait un guerrier Akhaien, Eukhènor,fils du divinateur Polyidos, riche et brave, et habitant Korinthos.Et il était monté sur sa nef, subissant sa destinée, car le bonPolyidos lui avait dit souvent qu’il mourrait, dans ses demeures,d’un mal cruel, ou que les Troiens le tueraient parmi les nefs desAkhaiens. Et il avait voulu éviter à la fois la lourde amende desAkhaiens, et la maladie cruelle qui l’aurait accablé de douleurs,mais Pâris le perça au-dessous de l’oreille, et l’âme s’envola deses membres, et une horrible nuée l’enveloppa.

Tandis qu’ils combattaient, pareils au feuardent, Hektôr cher à Zeus ignorait qu’à la gauche des nefs sespeuples étaient défaits par les Argiens, tant celui qui ébranle laterre animait les Danaens et les pénétrait de sa force. Et lePriamide se tenait là où il avait franchi les portes et où ilenfonçait les épaisses lignes des Danaens porteurs de boucliers.Là, les nefs d’Aias et de Prôtésilaos avaient été tirées sur lerivage de la blanche mer, et le mur y était peu élevé. Là aussiétaient les plus furieux combattants, et les chevaux, lesBoiôtiens, les Iaônes aux longs vêtements, les Lokriens, lesPhthiotes et les illustres Épéiens, qui soutenaient l’assaut autourdes nefs et ne pouvaient repousser le divin Hektôr semblable à laflamme.

Et là étaient aussi les braves Athènaiens queconduisait Ménèstheus, fils de Pétéos, suivi de Pheidas, deStikhios et du grand Bias. Et les chefs des Épéiens étaient MégèsPhyléide, Amphiôn et Drakios. Et les chefs des Phthiotes étaientMédôn et l’agile Ménéptolèmos. Médôn était fils bâtard du divinOileus, et frère d’Aias, et il habitait Phylakè, loin de la terrede la patrie, ayant tué le frère de sa belle-mère Ériopis ; etMénéptolèmos était fils d’Iphiklos Phylakide. Et ils combattaienttous deux en tête des Phthiotes magnanimes, parmi les Boiôtiens,pour défendre les nefs.

Et Aias, le fils agile d’Oileus, se tenaittoujours auprès d’Aias Télamônien. Comme deux bœufs noirs traînentensemble, d’un souffle égal, une lourde charrue dans une terrenouvelle, tandis que la sueur coule de la racine de leurs cornes,et que, liés à distance au même joug, ils vont dans le sillon,ouvrant du soc la terre profonde, de même les deux Aias allaientensemble. Mais de nombreux et braves guerriers suivaient leTélamôniade et portaient son bouclier, quand la fatigue et la sueurrompaient ses genoux. Et les Lokriens ne suivaient pas le magnanimeOilèiade, car il ne leur plaisait pas de combattre en ligne. Ilsn’avaient ni casques d’airain hérissés de crins de cheval, niboucliers bombés, ni lances de frêne ; et ils étaient venusdevant Troiè avec des arcs et des frondes de laine, et ils enaccablaient et en rompaient sans cesse les phalanges Troiennes. Etles premiers combattaient, couverts de leurs belles armes, contreles Troiens et Hektôr armé d’airain, et les autres, cachés derrièreceux-là, lançaient sans cesse des flèches innombrables.

Alors, les Troiens se fussent enfuismisérablement, loin des tentes et des nefs, vers la sainte Ilios,si Polydamas n’eût dit au brave Hektôr :

– Hektôr, il est impossible que tu écoutes unconseil. Parce qu’un dieu t’a donné d’exceller dans la guerre, tuveux aussi l’emporter par la sagesse. Mais tu ne peux toutposséder. Les dieux accordent aux uns le courage, aux autres l’artde la danse, à l’autre la kithare et le chant. Le prévoyant Zeusmit un esprit sage en celui-ci, et les hommes en profitent, et ilsauvegarde les cités, et il recueille pour lui-même le fruit de saprudence. La couronne de la guerre éclate de toutes parts autour detoi, et les Troiens magnanimes qui ont franchi la muraille fuientavec leurs armes, ou combattent en petit nombre contre beaucoup,dispersés autour des nefs. Retourne, et appelle ici tous les chefs,afin que nous délibérions en conseil si nous devons nous ruer surles nefs, en espérant qu’un dieu nous accorde la victoire, ou s’ilnous faut reculer avant d’être entamés. Je crains que les Akhaiensne vengent leur défaite d’hier, car il y a dans les nefs un hommeinsatiable de guerre, qui, je pense, ne s’abstiendra pas longtempsde combat.

Polydamas parla ainsi, et son conseil prudentpersuada Hektôr, et il sauta de son char à terre avec ses armes, etil dit en paroles ailées :

– Polydamas, retiens ici tous les chefs. Moi,j’irai au milieu du combat et je reviendrai bientôt, les ayantconvoqués.

Il parla ainsi, et se précipita, pareil à unemontagne neigeuse, parmi les Troiens et les alliés, avec de hautesclameurs. Et, ayant entendu la voix de Hektôr, ils accouraient tousauprès du Panthoide Polydamas. Et le Priamide Hektôr allait,cherchant parmi les combattants, Dèiphobos et le roi Hélénos, etl’Asiade Adamas et le Hyrtakide Asios. Et il les trouva tous, oublessés, ou morts, autour des nefs et des poupes des Akhaiens,ayant rendu l’âme sous les mains des Argiens.

Et il vit, à la gauche de cette bataillemeurtrière, le divin Alexandros, l’époux de Hélénè à la bellechevelure, animant ses compagnons au combat. Et, s’arrêtant devantlui, il lui dit ces paroles outrageantes :

– Misérable Pâris, doué d’une grande beauté,séducteur de femmes, où sont Dèiphobos, le roi Hélénos, et l’AsiadeAdamas et le Hyrtakide Asios ? Où est Othryoneus ?Aujourd’hui la sainte Ilios croule de son faîte, et tu as évitéseul cette ruine terrible.

Et le divin Alexandros lui répondit :

– Hektôr, tu te plais à m’accuser quand je nesuis point coupable. Parfois je me suis retiré du combat, mais mamère ne m’a point enfanté lâche. Depuis que tu as excité la luttede nos compagnons auprès des nefs, nous avons combattu sans cesseles Danaens. Ceux que tu demandes sont morts. Seuls, Dèiphobos etle roi Hélénos ont été tous deux blessés à la main par de longueslances ; mais le Kroniôn leur a épargné la mort. Conduis-nousdonc où ton cœur et ton esprit t’ordonnent d’aller, et nous seronsprompts à te suivre, et je ne pense pas que nous cessions le combattant que nos forces le permettront. Il n’est permis à personne decombattre au-delà de ses forces.

Ayant ainsi parlé, le héros fléchit l’âme deson frère, et ils coururent là où la mêlée était la plus furieuse,là où étaient Kébrionès et l’irréprochable Polydamas, Phakès,Orthaios, le divin Polyphoitès, et Palmys, et Askanios et Moros,fils de Hippotiôn. Et ceux-ci avaient succédé depuis la veille auxautres guerriers de la fertile Askaniè, et déjà Zeus les poussaitau combat.

Et tous allaient, semblables aux tourbillonsde vent que le père Zeus envoie avec le tonnerre par les campagnes,et dont le bruit se mêle au retentissement des grandes eauxbouillonnantes et soulevées de la mer aux rumeurs sans nombre, quise gonflent, blanches d’écume, et roulent les unes sur lesautres.

Ainsi les Troiens se succédaient derrièreleurs chefs éclatants d’airain. Et le Priamide Hektôr les menait,semblable au terrible Arès, et il portait devant lui son bouclierégal fait de peaux épaisses recouvertes d’airain. Et autour de sestempes resplendissait son casque mouvant, et, sous son bouclier, ilmarchait contre les phalanges, cherchant à les enfoncer de touscôtés. Mais il n’ébranla point l’âme des Akhaiens dans leurspoitrines, et Aias, le premier, s’avança en leprovoquant :

– Viens, malheureux ! Pourquoi tentes-tud’effrayer les Argiens ? Nous ne sommes pas inhabiles aucombat. C’est le fouet fatal de Zeus qui nous éprouve. Tu espèressans doute, dans ton esprit, détruire nos nefs, mais nos mains terepousseront, et bientôt ta ville bien peuplée sera prise etrenversée par nous. Et je te le dis, le temps viendra où, fuyant,tu supplieras le père Zeus et les autres immortels pour que teschevaux soient plus rapides que l’épervier, tandis qu’ilst’emporteront vers la ville à travers la poussière de laplaine.

Et, comme il parlait ainsi, un aigle vola à sadroite dans les hauteurs, et les Akhaiens se réjouirent de cetaugure. Et l’illustre Hektôr lui répondit :

– Aias, orgueilleux et insensé, qu’as-tudit ? Plût aux dieux que je fusse le fils de Zeus tempétueux,et que la vénérable Hèrè m’eût enfanté, aussi vrai que ce jour serafatal aux Argiens, et que tu tomberas toi-même, si tu oses attendrema longue lance qui déchirera ton corps délicat, et que turassasieras les chiens d’Ilios et les oiseaux carnassiers de tagraisse et de ta chair, auprès des nefs des Akhaiens !

Ayant ainsi parlé, il se rua en avant, et sescompagnons le suivirent avec une immense clameur que l’armée répétapar derrière. Et les Argiens, se souvenant de leur vigueur,répondirent par d’autres cris, et la clameur des deux peuples montajusque dans l’aithèr, parmi les splendeurs de Zeus.

Chant 14

Tout en buvant, Nestôr entendit la clameur deshommes, et il dit à l’Asklèpiade ces paroles ailées :

– Divin Makhaôn, que deviendront ceschoses ? Voici que la clameur des jeunes hommes grandit autourdes nefs. Reste ici, et bois ce vin qui réchauffe, tandis queHékamèdè aux beaux cheveux fait tiédir l’eau qui lavera le sang deta plaie. Moi, j’irai sur la hauteur voir ce qui en est.

Ayant ainsi parlé, il saisit dans sa tente lebouclier de son fils, le brave Thrasymèdès qui, lui-même, avaitpris le bouclier éclatant d’airain de son père, et il saisit aussiune forte lance à pointe d’airain, et, sortant de la tente, il vitune chose lamentable : les Akhaiens bouleversés et les Troiensmagnanimes les poursuivant, et le mur des Akhaiens renversé. Demême, quand l’onde silencieuse de la grande mer devient toutenoire, dans le pressentiment des vents impétueux, et resteimmobile, ne sachant encore de quel côté ils souffleront ; demême, le vieillard, hésitant, ne savait s’il se mêlerait à la fouledes cavaliers Danaens, ou s’il irait rejoindre Agamemnôn, le princedes peuples. Mais il jugea qu’il était plus utile de rejoindrel’Atréide.

Et Troiens et Danaens s’entre-tuaient dans lamêlée, et l’airain solide sonnait autour de leurs corps, tandisqu’ils se frappaient de leurs épées et de leurs lances à deuxpointes.

Et Nestôr rencontra, venant des nefs, les roisdivins que l’airain avait blessés, le Tydéide, et Odysseus, etl’Atréide Agamemnôn. Leurs nefs étaient éloignées du champ debataille, ayant été tirées les premières sur le sable de la blanchemer ; car celles qui vinrent les premières s’avançaient jusquedans la plaine, et le mur protégeait leurs poupes. Tout large qu’ilétait, le rivage ne pouvait contenir toutes les nefs sans resserrerle camp ; et les Akhaiens les avaient rangées par files, dansla gorge du rivage, entre les deux promontoires.

Et les rois, l’âme attristée dans leurpoitrine, venaient ensemble, appuyés sur leurs lances. Et leuresprit s’effraya quand ils virent le vieux Nestôr, et le roiAgamemnôn lui dit aussitôt :

– Ô Nestôr Nèlèiade, gloire des Akhaiens,pourquoi reviens-tu de ce combat fatal ? Je crains que lebrave Hektôr n’accomplisse la menace qu’il a faite, dans l’agorades Troiens, de ne rentrer dans Ilios qu’après avoir brûlé les nefset tué tous les Akhaiens. Il l’a dit et il le fait. Ah !certes, les Akhaiens aux belles knèmides ont contre moi la mêmecolère qu’Akhilleus, et ils ne veulent plus combattre autour desnefs.

Et le cavalier Gérennien Nestôr luirépondit :

– Certes, tu dis vrai, et Zeus qui tonne dansles hauteurs n’y peut rien lui-même. Le mur est renversé que nousnous flattions d’avoir élevé devant les nefs comme un rempartinaccessible. Et voici que les Troiens combattent maintenant aumilieu des nefs, et nous ne saurions reconnaître, en regardant avecle plus d’attention, de quel côté les Akhaiens roulentbouleversés.

Mais ils tombent partout, et leurs clameursmontent dans l’Ouranos. Pour nous, délibérons sur ces calamités, sitoutefois une résolution peut être utile. Je ne vous engage point àretourner dans la mêlée, car un blessé ne peut combattre.

Et le roi des hommes, Agamemnôn, luirépondit :

– Nestôr, puisque le combat est au milieu desnefs, et que le mur et le fossé ont été inutiles qui ont coûté tantde travaux aux Danaens, et qui devaient, pensions-nous, être unrempart inaccessible, c’est qu’il plaît, sans doute, autrès-puissant Zeus que les Akhaiens périssent tous, sans gloire,loin d’Argos. Je reconnaissais autrefois qu’il secourait lesDanaens, mais je sais maintenant qu’il honore les Troiens comme desbienheureux, et qu’il enchaîne notre vigueur et nos mains. Allons,obéissez à mes paroles. Traînons à la mer les nefs qui en sont leplus rapprochées. Restons sur nos ancres jusqu’à la nuit ; et,si les Troiens cessent le combat, nous pourrons mettre à la merdivine le reste de nos nefs. Il n’y a nulle honte à fuir notreruine entière à l’aide de la nuit, et mieux vaut fuir les maux qued’en être accablé.

Et le sage Odysseus, le regardant d’un œilsombre, lui dit :

– Atréide, quelle parole mauvaise a passé àtravers tes dents ? Tu devrais conduire une armée de lâches aulieu de nous commander, nous à qui Zeus a donné de poursuivre lesguerres rudes, de la jeunesse à la vieillesse, et jusqu’à la mort.Ainsi, tu veux renoncer à la grande ville des Troiens pour laquellenous avons souffert tant de maux ? Tais-toi. Que nul d’entreles Akhaiens n’entende cette parole que n’aurait dû prononcer aucunhomme d’un esprit juste, un roi à qui obéissent des peuples aussinombreux que ceux auxquels tu commandes parmi les Akhaiens. Moi, jecondamne cette parole que tu as dite, cet ordre de traîner à la merles nefs bien construites, loin des clameurs du combat. Neserait-ce pas combler les désirs des Troiens déjà victorieux ?Comment les Akhaiens soutiendraient-ils le combat, pendant qu’ilstraîneraient les nefs à la mer ? Ils ne songeraient qu’auxnefs et négligeraient le combat. Ton conseil nous serait fatal,prince des peuples !

Et le roi des hommes, Agamemnôn, luirépondit :

– Ô Odysseus, tes rudes paroles ont pénétrédans mon cœur. Je ne veux point que les fils des Akhaiens traînentà la mer, contre leur gré, les nefs bien construites. Maintenant,si quelqu’un a un meilleur conseil à donner, jeune ou vieux, qu’ilparle, et sa parole me remplira de joie.

Et le brave Diomèdès parla ainsi au milieud’eux :

– Celui-là est près de vous, et nous nechercherons pas longtemps, si vous voulez obéir. Et vous ne meblâmerez point de parler parce que je suis le plus jeune, car jesuis né d’un père illustre et je descends d’une race glorieuse. Etmon père est Tydeus qui occupe un large sépulcre dans Thèbè.Portheus engendra trois fils irréprochables qui habitaient Pleurônet la haute Kalydôn : Agrios, Mélas, et le troisième était lecavalier Oineus, le père de mon père, et le plus brave des trois.Et celui-ci demeura chez lui, mais mon père habita Argos. Ainsi levoulurent Zeus et les autres dieux. Et mon père épousa une desfilles d’Adrestès, et il habitait une maison pleine d’abondance,car il possédait beaucoup de champs fertiles entourés de grandsvergers. Et ses brebis étaient nombreuses, et il était illustre parsa lance entre tous les Akhaiens. Vous savez que je dis la vérité,que ma race n’est point vile, et vous ne mépriserez point mesparoles. Allons vers le champ de bataille, bien que blessés, loindes traits, afin que nous ne recevions pas blessure surblessure ; mais animons et excitons les Akhaiens qui déjà selassent et cessent de combattre courageusement.

Il parla ainsi, et ils l’écoutèrent volontierset lui obéirent. Et le roi des hommes, Agamemnôn, les précédait. Etl’illustre qui ébranle la terre les vit et vint à eux sous la formed’un vieillard. Il prit la main droite de l’Atréide Agamemnôn, etil lui dit :

– Atréide, maintenant le cœur féroced’Akhilleus se réjouit dans sa poitrine, en voyant la fuite et lecarnage des Akhaiens. Il a perdu l’esprit. Qu’un dieu lui rendeautant de honte ! Tous les dieux heureux ne sont point irritéscontre toi. Les princes et les chefs des Troiens empliront encorela plaine de poussière, et tu les verras fuir vers leur ville, loindes nefs et des tentes.

Ayant ainsi parlé, il se précipita vers laplaine en poussant un grand cri, tel que celui que neuf ou dixmille hommes qui se ruent au combat pourraient pousser de leurspoitrines. Tel fut le cri du roi qui ébranle la terre. Et il versala force dans le cœur des Akhaiens, avec le désir de guerroyer etde combattre.

Hèrè regardait, assise sur un trône d’or, ausommet de l’Olympos, et elle reconnut aussitôt son frère quis’agitait dans la glorieuse bataille, et elle se réjouit dans soncœur. Et elle vit Zeus assis au faîte de l’Ida où naissent lessources, et il lui était odieux. Aussitôt, la vénérable Hèrè auxyeux de bœuf songea au moyen de tromper Zeus tempétueux, et cecilui sembla meilleur d’aller le trouver sur l’Ida, pour exciter enlui le désir amoureux de sa beauté, afin qu’un doux et profondsommeil fermât ses paupières et obscurcît ses pensées.

Et elle entra dans la chambre nuptiale que sonfils bien-aimé Hèphaistos avait faite. Et il avait adapté auxportes solides un verrou secret, et aucun des dieux n’aurait pu lesouvrir. Elle entra et ferma les portes resplendissantes. Et,d’abord, elle lava son beau corps avec de l’ambroisie ; puiselle se parfuma d’une huile divine dont l’arôme se répandit dans lademeure de Zeus, sur la terre et dans l’Ouranos. Et son beau corpsétant parfumé, elle peigna sa chevelure et tressa de ses mains sescheveux éclatants, beaux et divins, qui flottaient de sa têteimmortelle. Et elle revêtit une khlamyde divine qu’Athènè avaitfaite elle-même et ornée de mille merveilles, et elle la fixa sursa poitrine avec des agrafes d’or. Et elle mit une ceinture à centfranges, et à ses oreilles bien percées des pendants travaillésavec soin et ornés de trois pierres précieuses. Et la grâcel’enveloppait tout entière. Ensuite, la déesse mit un beau voileblanc comme Hélios, et, à ses beaux pieds, de belles sandales.S’étant ainsi parée, elle sortit de sa chambre nuptiale, et,appelant Aphroditè loin des autres dieux, elle lui dit :

– M’accorderas-tu, chère fille, ce que je vaiste demander, ou me refuseras-tu, irritée de ce que je protège lesDanaens, et toi les Troiens ?

Et la fille de Zeus, Aphroditè, luirépondit :

– Vénérable Hèrè, fille du grand Kronos, disce que tu désires. Mon cœur m’ordonne de te satisfaire, si je lepuis, et si c’est possible.

Et la vénérable Hèrè qui médite des ruses luirépondit :

– Donne-moi l’amour et le désir à l’aidedesquels tu domptes les dieux immortels et les hommes mortels. Jevais voir, aux limites de la terre, Okéanos, origine des dieux, etla maternelle Téthys, qui m’ont élevée et nourrie dans leursdemeures, m’ayant reçue de Rhéiè, quand Zeus au large regard jetaKronos sous la terre et sous la mer stérile. Je vais les voir, afind’apaiser leurs dissensions amères. Déjà, depuis longtemps, ils nepartagent plus le même lit, parce que la colère est entrée dansleur cœur. Si je puis les persuader par mes paroles, et si je lesrends au même lit, pour qu’ils puissent s’unir d’amour, ilsm’appelleront leur bien-aimée et vénérable.

Et Aphroditè qui aime les sourires luirépondit :

– Il n’est point permis de te rien refuser, àtoi qui couches dans les bras du grand Zeus.

Elle parla ainsi, et elle détacha de son seinla ceinture aux couleurs variées où résident toutes les voluptés,et l’amour, et le désir, et l’entretien amoureux, et l’éloquencepersuasive qui trouble l’esprit des sages. Et elle mit cetteceinture entre les mains de Hèrè, et elle lui dit :

– Reçois cette ceinture aux couleurs variées,où résident toutes les voluptés, et mets-la sur ton sein, et tu nereviendras pas sans avoir fait ce que tu désires.

Elle parla ainsi, et la vénérable Hèrè auxyeux de bœuf rit, et, en riant, elle mit la ceinture sur son sein.Et Aphroditè, la fille de Zeus, rentra dans sa demeure, et Hèrè,joyeuse, quitta le faîte de l’Olympos. Puis, traversant la Pièrièet la riante Émathiè, elle gagna les montagnes neigeuses desThrèkiens, et ses pieds ne touchaient point la terre. Et, del’Athos, elle descendit vers la mer agitée et parvint à Lemnos, laville du divin Thoas, où elle rencontra Hypnos, frère de Thanatos.Elle lui prit la main et lui dit ces paroles :

– Hypnos, roi de tous les dieux et de tous leshommes, si jamais tu m’as écoutée, obéis-moi aujourd’hui, et je necesserai de te rendre grâces. Endors, sous leurs paupières, lesyeux splendides de Zeus, dès que je serai couchée dans ses bras, etje te donnerai un beau trône incorruptible, tout en or, qu’a faitmon fils Hèphaistos qui boite des deux pieds ; et il y joindraun escabeau sur lequel tu appuieras tes beaux pieds pendant lerepas.

Et le doux Hypnos, lui répondant, parlaainsi :

– Hèrè, vénérable déesse, fille du grandKronos, j’assoupirai aisément tout autre des dieux éternels, etmême le fleuve Okéanos, cette source de toutes choses ; maisje n’approcherai point du Kroniôn Zeus et je ne l’endormirai point,à moins qu’il me l’ordonne. Déjà il m’a averti, grâce à toi, lejour où son fils magnanime naviguait loin d’Ilios, de la citédévastée des Troiens. Et j’enveloppai doucement les membres de Zeustempêtueux, tandis que tu méditais des calamités, et que, répandantsur la mer le souffle des vents furieux, tu poussais Hèraklès versKoôs bien peuplée, loin de tous ses amis. Et Zeus, s’éveillantindigné, dispersa tous les dieux par l’Ouranos ; et il mecherchait pour me précipiter du haut de l’aithèr dans la mer, siNyx qui dompte les dieux et les hommes, et que je suppliais enfuyant, ne m’eût sauvé. Et Zeus, bien que très irrité, s’apaisa,craignant de déplaire à la rapide Nyx. Et maintenant tu m’ordonnesde courir le même danger !

Il parla ainsi, et la vénérable Hèrè aux yeuxde bœuf lui répondit :

– Hypnos, pourquoi t’inquiéter ainsi ?Penses-tu que Zeus au large regard s’irrite pour les Troiens autantque pour son fils Hèraklès ? Viens, et je te donnerai pourépouse une des plus jeunes Kharites, Pasithéiè, que tu désires sanscesse.

Elle parla ainsi, et Hypnos, plein de joie,lui répondit :

– Jure, par l’eau de Styx, un inviolableserment ; touche d’une main la terre et de l’autre la mermarbrée, et qu’ils soient témoins, les dieux souterrains qui viventautour de Kronos, que tu me donneras Pasithéiè que je désire sanscesse.

Il parla ainsi, et la déesse Hèrè aux brasblancs jura aussitôt comme il le désirait, et elle nomma tous lesdieux sous-tartaréens qu’on nomme Titans. Et, après ce serment, ilsquittèrent tous deux Lemnos et Imbros, couverts d’une nuée etfaisant rapidement leur chemin. Et, laissant la mer à Lektos, ilsparvinrent à l’Ida qui abonde en bêtes fauves et en sources, etsous leurs pieds se mouvait la cime des bois. Là, Hypnos resta enarrière, de peur que Zeus le vît, et il monta dans un grand pin nésur l’Ida, et qui s’élevait jusque dans l’aithèr. Et il se blottitdans les épais rameaux du pin, semblable à l’oiseau bruyant que leshommes appellent Khalkis et les dieux Kymindis.

Hèrè gravit rapidement le haut Gargaros, aufaîte de l’Ida. Et Zeus qui amasse les nuées la vit, et aussitôt ledésir s’empara de lui, comme autrefois, quand ils partagèrent lemême lit, loin de leurs parents bien-aimés. Il s’approcha et luidit :

– Hèrè, pourquoi as-tu quitté l’Olympos ?Tu n’as ni tes chevaux, ni ton char.

Et la vénérable Hèrè qui médite des ruses luirépondit :

– Je vais voir, aux limites de la terre,Okéanos, origine des dieux, et la maternelle Téthys, qui m’ontélevée et nourrie dans leurs demeures. Je vais les voir, afind’apaiser leurs dissensions amères. Déjà, depuis longtemps, ils nepartagent plus le même lit, parce que la colère est entrée dansleur cœur. Mes chevaux, qui me portent sur la terre et sur la mer,sont aux pieds de l’Ida aux nombreuses sources, et c’est à cause detoi que j’ai quitté l’Olympos, craignant ta colère, si j’allais, ente le cachant, dans la demeure du profond Okéanos.

Et Zeus qui amasse les nuées luidit :

– Hèrè, attends et tu partiras ensuite, maiscouchons-nous pleins d’amour. Jamais le désir d’une déesse ou d’unefemme n’a dompté ainsi tout mon cœur. Jamais je n’ai tant aimé, nil’épouse d’Ixiôn, qui enfanta Peirithoos semblable à un dieu par lasagesse, ni la fille d’Akrisiôn, la belle Danaè, qui enfantaPerseus, le plus illustre de tous les hommes, ni la fille dumagnanime Phoinix, qui enfanta Minôs et Rhadamanthès, ni Sémélè quienfanta Diônysos, la joie des hommes, ni Alkmènè qui enfanta aussidans Thèbè mon robuste fils Hèraklès, ni la reine Dèmètèr aux beauxcheveux, ni l’illustre Lètô, ni toi-même ; car je n’ai jamaisressenti pour toi tant de désir et tant d’amour.

Et la vénérable Hèrè pleine de ruses luirépondit :

– Très-redoutable Kronide, qu’as-tu dit ?Tu désires que nous nous unissions d’amour, maintenant, sur lefaîte de l’Ida ouvert à tous les regards ! Si quelqu’un desdieux qui vivent toujours nous voyait couchés et en avertissaittous les autres ! Je n’oserais plus rentrer dans tes demeures,en sortant de ton lit, car ce serait honteux. Mais, si tels sontton désir et ta volonté, la chambre nuptiale que ton filsHèphaistos a faite a des portes solides. C’est là que nous ironsdormir, puisqu’il te plaît que nous partagions le même lit.

Et Zeus qui amasse les nuées luirépondit :

– Ne crains pas qu’aucun dieu te voie, niaucun homme. Je t’envelopperai d’une nuée d’or, telle que Hélioslui-même ne la pénétrerait pas, bien que rien n’échappe à salumière.

Et le fils de Kronos prit l’Épouse dans sesbras. Et sous eux la terre divine enfanta une herbe nouvelle, lelotos brillant de rosée, et le safran, et l’hyacinthe épaisse etmolle, qui les soulevaient de terre. Et ils s’endormirent, et unebelle nuée d’or les enveloppait, et d’étincelantes rosées entombaient.

Ainsi dormait, tranquille, le père Zeus sur lehaut Gargaros, dompté par le sommeil et par l’amour, en tenantl’Épouse dans ses bras. Et le doux Hypnos courut aux nefs desAkhaiens en porter la nouvelle à celui qui ébranle la terre, et illui dit en paroles ailées :

– Hâte-toi, Poseidaôn, de venir en aide auxAkhaiens, et donne-leur la victoire au moins quelques instants,pendant que Zeus dort, car je l’ai assoupi mollement, et Hèrè l’aséduit par l’amour, afin qu’il s’endormît.

Il parla ainsi et retourna vers les illustrestribus des hommes ; mais il excita plus encore Poseidaôn àsecourir les Danaens, et Poseidaôn, s’élançant aux premiers rangs,s’écria :

– Argiens ! laisserons-nous de nouveau lavictoire au Priamide Hektôr, afin qu’il prenne les nefs et seglorifie ? Il triomphe, parce que Akhilleus reste, le cœurirrité, dans ses nefs creuses ; mais nous n’aurons plus un sigrand regret d’Akhilleus, si nous savons nous défendre les uns lesautres. Allons ! obéissez-moi tous. Couverts de nos meilleurset de nos plus grands boucliers, les casques éclatants en tête etles longues piques en main, allons ! Et je vous conduirai, etje ne pense pas que le Priamide Hektôr nous attende, bien qu’ilsoit plein d’audace. Que les plus braves cèdent leurs bouclierslégers, s’ils en ont de tels, aux guerriers plus faibles, et qu’ilss’abritent sous de plus grands !

Il parla ainsi, et chacun obéit. Et les roiseux-mêmes, quoique blessés, rangèrent les lignes. Le Tydéide,Odysseus et l’Atréide Agamemnôn, parcourant les rangs, échangeaientles armes, donnant les plus fortes aux plus robustes, et les plusfaibles aux moins vigoureux. Et tous s’avancèrent, revêtus del’airain éclatant, et celui qui ébranle la terre les précédait,tenant dans sa forte main une longue et terrible épée, semblable àl’éclair, telle qu’on ne peut l’affronter dans la mêlée lamentable,et qui pénètre les hommes de terreur.

Et l’illustre Hektôr, de son côté, rangeaitles Troiens en bataille. Et tous deux préparaient une luttehorrible, Poseidaôn à la chevelure bleue et l’illustre Hektôr,celui-ci secourant les Troiens et celui-là les Akhaiens. Et la merinondait la plage jusqu’aux tentes et aux nefs, et les deux peuplesse heurtaient avec une grande clameur ; mais ni l’eau de lamer qui roule sur le rivage, poussée par le souffle furieux deBoréas, ni le crépitement d’un vaste incendie qui brûle une forêt,dans les gorges des montagnes, ni le vent qui rugit dans les grandschênes, ne sont aussi terribles que n’était immense la clameur desAkhaiens et des Troiens, se ruant les uns sur les autres.

Et, le premier, l’illustre Hektôr lança sapique contre Aias qui s’était retourné sur lui, et il ne le manquapas, car la pique frappa la poitrine là où les deux baudriers secroisent, celui du bouclier et celui de l’épée aux clousd’argent ; et ils préservèrent la chair délicate. Hektôr futaffligé qu’un trait rapide se fût vainement échappé de samain ; et, fuyant la mort, il se retira dans la foule de sescompagnons. Mais, comme il se retirait, le grand Télamônien Aiassaisit une des roches qui retenaient les câbles des nefs, et qui serencontraient sous les pieds des combattants, et il en frappaHektôr dans la poitrine, au-dessus du bouclier, près du cou, aprèsl’avoir soulevée et l’avoir fait tourbillonner. De même qu’un chênetombe, déraciné par l’éclair du grand Zeus, et que l’odeur dusoufre s’en exhale, et que chacun s’en épouvante, tant est terriblela foudre du grand Zeus ; de même la force de Hektôr tombadans la poussière. Et sa pique échappa de sa main, et son casquetomba, et son bouclier aussi, et toutes ses armes d’airainrésonnèrent.

Et les fils des Akhaiens accoururent avec degrands cris, espérant l’entraîner, et ils lancèrent d’innombrablestraits ; mais aucun ne put blesser le prince des peuples, carles plus braves le protégèrent aussitôt : Polydamas, Ainéias,et le divin Agènôr, et Sarpèdôn, le chef des Lykiens, etl’irréprochable Glaukos. Aucun ne négligea de le secourir, et toustenaient devant lui leurs boucliers bombés. Et ses compagnonsl’emportèrent dans leurs bras, loin de la mêlée, jusqu’à l’endroitoù se tenaient ses chevaux rapides, et son char, et leurconducteur. Et ils l’emportèrent vers la ville, poussant desgémissements. Et quand ils furent parvenus au gué du Xanthostourbillonnant qu’engendra l’immortel Zeus, ils le déposèrent duchar sur la terre, et ils le baignèrent, et, revenant à lui, ilouvrit les yeux. Mais, tombant à genoux, il vomit un sang noir, et,de nouveau, il se renversa contre terre, et une nuit noirel’enveloppa, tant le coup d’Aias l’avait dompté.

Les Argiens, voyant qu’on enlevait Hektôr, seruèrent avec plus d’ardeur sur les Troiens et ne songèrent qu’àcombattre. Le premier, le fils d’Oileus, le rapide Aias, de salance aiguë, en bondissant, blessa ios Énopide, que l’irréprochablenymphe Nèis enfanta d’Énops qui paissait ses troupeaux sur lesrives du Satnioïs. Et l’illustre Oilèiade le blessa de sa lancedans le ventre, et il tomba à la renverse, et, autour de lui, lesTroiens et les Danaens engagèrent une lutte terrible. Et lePanthoide Polydamas vint le venger, et il frappa ProthoènôrArèilykide à l’épaule droite, et la forte lance entra dansl’épaule. Prothoènôr renversé saisit la poussière avec ses mains,et Polydamas s’écria insolemment :

– Je ne pense pas qu’un trait inutile soitparti de la main du magnanime Panthoide. Un Argien l’a reçu dans lecorps, et il s’appuiera dessus pour descendre dans les demeuresd’Aidès.

Il parla ainsi, et les Argiens furent remplisde douleur en l’entendant se glorifier ainsi. Et le belliqueuxTélamônien Aias fut troublé, ayant vu Prothoènôr tomber auprès delui. Et aussitôt il lança sa pique contre Polydamas qui seretirait ; mais celui-ci évita la mort en sautant de côté, etl’Anténoride Arkhélokhos reçut le coup, car les dieux luidestinaient la mort. Et il fut frappé à la dernière vertèbre ducou, et les deux muscles furent tranchés, et sa tête, sa bouche etses narines touchèrent la terre avant ses genoux.

Et Aias cria à l’irréprochablePolydamas :

– Vois, Polydamas, et dis la vérité. Ceguerrier mort ne suffit-il pas pour venger Prothoènôr ? Il neme semble ni lâche, ni d’une race vile. C’est le frère du dompteurde chevaux Antènôr, ou son fils, car il a le visage de cettefamille.

Et il parla ainsi, le connaissant bien. Et ladouleur saisit les Troiens. Alors, Akamas, debout devant son frèremort, blessa d’un coup de lance le Boiôtien Promakhos, commecelui-ci traînait le cadavre par les pieds. Et Akamas, triomphant,cria :

– Argiens destinés à la mort, et toujoursprodigues de menaces, la lutte et le deuil ne seront pas pour nousseuls, et vous aussi vous mourrez ! Voyez ! votrePromakhos dort dompté par ma lance, et mon frère n’est pas restélongtemps sans vengeance ; aussi, tout homme souhaite delaisser dans ses demeures un frère qui le venge.

Il parla ainsi, et ses paroles insultantesremplirent les Argiens de douleur, et elles irritèrent surtoutl’âme de Pénéléôs qui se rua sur Akamas. Mais celui-ci n’osa passoutenir le choc du roi Pénéléôs qui blessa Ilioneus, fils de cePhorbas, riche en troupeaux, que Hermès aimait entre tous lesTroiens, et à qui il avait donné de grands biens. Et il le frappasous le sourcil, au fond de l’œil, d’où la pupille fut arrachée. Etla lance, traversant l’œil, sortit derrière la tête, et Ilioneus,les mains étendues, tomba. Puis, Pénéléôs, tirant de la gaîne sonépée aiguë, coupa la tête qui roula sur la terre avec le casque, etla forte lance encore fixée dans l’œil. Et Pénéléôs la saisit, et,la montrant aux Troiens, il leur cria :

– Allez de ma part, Troiens, dire au père et àla mère de l’illustre Ilioneus qu’ils gémissent dans leursdemeures. Ah ! l’épouse de l’Alégénoride Promakhos ne seréjouira pas non plus au retour de son époux bien-aimé, quand lesfils des Akhaiens, loin de Troiè, s’en retourneront sur leursnefs !

Il parla ainsi, et la pâle terreur saisit lesTroiens, et chacun d’eux regardait autour de lui, cherchant commentil éviterait la mort.

Dites-moi maintenant, Muses qui habitez lesdemeures Olympiennes, celui des Akhaiens qui enleva le premier desdépouilles sanglantes, quand l’illustre qui ébranle la terre eutfait pencher la victoire ?

Le premier, Aias Télamônien frappa HyrthiosGyrtiade, chef des braves Mysiens. Et Antilokhos tua Phalkès etMerméros, et Mèrionès tua Morys et Hippotiôn, et Teukros tuaProthoôn et Périphètès, et l’Atréide Ménélaos blessa au côté leprince des peuples Hypérénôr. Il lui déchira les intestins, etl’âme s’échappa par l’horrible blessure, et un brouillard couvritses yeux. Mais Aias, l’agile fils d’Oileus, en tua bien plusencore, car nul n’était son égal pour atteindre ceux que Zeus meten fuite.

Chant 15

Les Troiens franchissaient, dans leur fuite,les pieux et le fossé, et beaucoup tombaient sous les mains desDanaens. Et ils s’arrêtèrent auprès de leurs chars, pâles deterreur.

Mais Zeus s’éveilla, sur les sommets de l’Ida,auprès de Hèrè au trône d’or. Et, se levant, il regarda et vit lesTroiens et les Akhaiens, et les premiers en pleine déroute, et lesArgiens, ayant au milieu d’eux le roi Poseidaôn, les poussant avecfureur. Et il vit Hektôr gisant dans la plaine, entouré de sescompagnons, respirant à peine et vomissant le sang, car ce n’étaitpas le plus faible des Akhaiens qui l’avait blessé.

Et le père des hommes et des dieux fut remplide pitié en le voyant, et, avec un regard sombre, il dit àHèrè :

– Ô astucieuse ! ta ruse a éloigné ledivin Hektôr du combat et mis ses troupes en fuite. Je ne sais situ ne recueilleras pas la première le fruit de tes ruses, et si jene t’accablerai point de coups. Ne te souvient-il plus du jour oùtu étais suspendue dans l’air, avec une enclume à chaque pied, lesmains liées d’une solide chaîne d’or, et où tu pendais ainsi del’aithèr et des nuées ? Tous les dieux, par le grand Olympos,te regardaient avec douleur et ne pouvaient te secourir, car celuique j’aurais saisi, je l’aurais précipité de l’Ouranos, et ilserait arrivé sur la terre, respirant à peine. Et cependant macolère, à cause des souffrances du divin Hèraklès, n’était pointassouvie. C’était toi qui, l’accablant de maux, avais appelé Boréaset les tempêtes sur la mer stérile, et qui l’avais rejeté vers Koôsbien peuplée. Mais je le délivrai et le ramenai dans Argos fécondeen chevaux. Souviens-toi de ces choses et renonce à tes ruses, etsache qu’il ne te suffit pas, pour me tromper, de te donner à moisur ce lit, loin des dieux.

Il parla ainsi, et la vénérable Hèrè frissonnaet lui répondit en paroles ailées :

– Que Gaia le sache, et le large Ouranos, etl’eau souterraine de Styx, ce qui est le plus grand serment desdieux heureux, et ta tête sacrée, et notre lit nuptial que jen’attesterai jamais en vain ! Ce n’est point par mon conseilque Poseidaôn qui ébranle la terre a dompté les Troiens et Hektôr.Son cœur seul l’a poussé, ayant compassion des Akhaiens désespérésautour de leurs nefs. Mais j’irai et je lui conseillerai, ô Zeusqui amasses les noires nuées, de se retirer où tu le voudras.

Elle parla ainsi, et le père des dieux et deshommes sourit, et lui répondit ces paroles ailées :

– Si tu penses comme moi, étant assise aumilieu des immortels, ô vénérable Hèrè aux yeux de bœuf, Poseidaônlui-même, quoi qu’il veuille, se conformera aussitôt à notrevolonté. Si tu as dit la vérité dans ton cœur, va dans l’assembléedes dieux, appelle Iris et l’illustre archer Apollôn, afin quel’une aille, vers l’armée des Akhaiens cuirassés, dire au roiPoseidaôn qu’il se retire de la mêlée, et qu’il rentre dans sesdemeures ; et que Phoibos Apollôn ranime les forces de Hektôret apaise les douleurs qui l’accablent, afin que le Priamideattaque de nouveau les Akhaiens et les mette en fuite. Et ilsfuiront jusqu’aux nefs du Pèléide Akhilleus qui suscitera soncompagnon Patroklos. Et l’illustre Hektôr tuera Patroklos devantIlios, là où celui-ci aura dompté une multitude de guerriers, et,entre autres, mon fils, le divin Sarpèdôn. Et le divin Akhilleus,furieux, tuera Hektôr. Et, désormais, je repousserai toujours lesTroiens loin des nefs, jusqu’au jour où les Akhaiens prendront lahaute Ilios par les conseils d’Athènè. Mais je ne déposerai pointma colère, et je ne permettrai à aucun des immortels de secourirles Danaens, tant que ne seront point accomplis et le désir duPèléide et la promesse que j’ai faite par un signe de ma tête, lejour où la déesse Thétis, embrassant mes genoux, m’a suppliéd’honorer Akhilleus, le dévastateur de citadelles.

Il parla ainsi, et la déesse Hèrè aux brasblancs se hâta de monter des cimes de l’Ida dans le haut Olympos.Ainsi vole la pensée d’un homme qui, ayant parcouru de nombreusescontrées et se souvenant de ce qu’il a vu, se dit : J’étaislà ! La vénérable Hèrè vola aussi promptement, et elle arrivadans l’assemblée des dieux, sur le haut Olympos où sont lesdemeures de Zeus. Et tous se levèrent en la voyant, et luioffrirent la coupe qu’elle reçut de Thémis aux belles joues, carcelle-ci était venue la première au-devant d’elle et lui avait diten paroles ailées :

– Hèrè, pourquoi viens-tu, toutetroublée ? Est-ce le fils de Kronos, ton époux, qui t’aeffrayée ?

Et la déesse Hèrè aux bras blancs luirépondit :

– Divine Thémis, ne m’interroge point. Tu saiscombien son âme est orgueilleuse et dure. Préside le festin desdieux dans ces demeures. Tu sauras avec tous les immortels lesdesseins fatals de Zeus. Je ne pense pas que ni les hommes, ni lesdieux puissent se réjouir désormais dans leurs festins.

La vénérable Hèrè parla et s’assit. Et lesdieux s’attristèrent dans les demeures de Zeus ; mais la fillede Kronos sourit amèrement, tandis que son front était sombreau-dessus de ses sourcils bleus ; et elle ditindignée :

– Insensés que nous sommes nous nous irritonscontre Zeus et nous voulons le dompter, soit par la flatterie, soitpar la violence ; et, assis à l’écart, il ne s’en soucie ni nes’en émeut, sachant qu’il l’emporte sur tous les dieux immortelspar la force et la puissance. Subissez donc les maux qu’il luiplaît d’envoyer à chacun de vous. Déjà le malheur atteintArès ; son fils a péri dans la mêlée, Askalaphos, celui detous les hommes qu’il aimait le mieux, et que le puissant Arèsdisait être son fils.

Elle parla ainsi, et Arès, frappant de sesdeux mains ses cuisses vigoureuses, dit en gémissant :

– Ne vous irritez point, habitants desdemeures Olympiennes, si je descends aux nefs des Akhaiens pourvenger le meurtre de mon fils, quand même ma destinée serait detomber parmi les morts, le sang et la poussière, frappé de l’éclairde Zeus !

Il parla ainsi, et il ordonna à la Crainte età la Fuite d’atteler ses chevaux, et il se couvrit de ses armessplendides. Et, alors, une colère bien plus grande et bien plusterrible se fût soulevée dans l’âme de Zeus contre les immortels,si Athènè, craignant pour tous les dieux, n’eût sauté dans leparvis, hors du trône où elle était assise. Et elle arracha lecasque de la tête d’Arès, et le bouclier de ses épaules et la lanced’airain de sa main robuste, et elle réprimanda l’impétueuxArès :

– Insensé ! tu perds l’esprit et tu vaspérir. As-tu des oreilles pour ne point entendre ? N’as-tuplus ni intelligence, ni pudeur ? N’as-tu point écouté lesparoles de la déesse Hèrè aux bras blancs que Zeus a envoyée dansl’Olympos ? Veux-tu, toi-même, frappé de mille maux, revenir,accablé et gémissant, après avoir attiré des calamités sur lesautres dieux ? Zeus laissera aussitôt les Troiens et lesAkhaiens magnanimes, et il viendra nous précipiter de l’Olympos,innocents ou coupables. Je t’ordonne d’apaiser la colère du meurtrede ton fils. Déjà de plus braves et de plus vigoureux que lui sontmorts, ou seront tués. Il est difficile de sauver de la mort lesgénérations des hommes.

Ayant ainsi parlé, elle fit asseoirl’impétueux Arès sur son trône. Puis, Hèrè appela, hors del’Olympos, Apollôn et Iris, qui est la messagère de tous les dieuximmortels, et elle leur dit en paroles ailées :

– Zeus vous ordonne de venir promptement surl’Ida, et, quand vous l’aurez vu, faites ce qu’il vousordonnera.

Ayant ainsi parlé, la vénérable Hèrè rentra ets’assit sur son trône. Et les deux immortels s’envolèrent à lahâte, et ils arrivèrent sur l’Ida où naissent les sources et lesbêtes fauves. Et ils virent Zeus au large regard assis sur le faîtedu Gargaros, et il s’était enveloppé d’une nuée parfumée. Et ilss’arrêtèrent devant Zeus qui amasse les nuées. Et, satisfait, dansson esprit, qu’ils eussent obéi promptement aux ordres de l’épousebien-aimée, il dit d’abord en paroles ailées à Iris :

– Va ! rapide Iris, parle au roiPoseidaôn, et sois une messagère fidèle. Dis-lui qu’il se retire dela mêlée, et qu’il reste, soit dans l’assemblée des dieux, soitdans la mer divine. Mais s’il n’obéissait pas à mes ordres et s’illes méprisait, qu’il délibère et réfléchisse dans son esprit.Malgré sa vigueur, il ne pourra soutenir mon attaque, car mesforces surpassent de beaucoup les siennes, et je suis l’aîné. Qu’ilcraigne donc de se croire l’égal de celui que tous les autres dieuxredoutent.

Il parla ainsi, et la rapide Iris aux piedsaériens descendit du faîte des cimes Idaiennes, vers la sainteIlios. Comme la neige vole du milieu des nuées, ou la grêle chasséepar le souffle impétueux de Boréas, ainsi volait la rapideIris ; et, s’arrêtant devant lui, elle dit à l’illustre quiébranle la terre :

– Poseidaôn aux cheveux bleus, je suis envoyéepar Zeus tempétueux. Il te commande de te retirer de la mêlée et derester, soit dans l’assemblée des dieux, soit dans la mer divine.Si tu n’obéissais pas à ses ordres, et si tu les méprisais, il temenace de venir te combattre, et il te conseille d’éviter son bras,car ses forces sont de beaucoup supérieures aux tiennes, et il estl’aîné. Il t’avertit de ne point te croire l’égal de celui que tousles dieux redoutent.

Et l’illustre qui ébranle la terre, indigné,lui répondit :

– Ah ! certes, bien qu’il soit grand, ilparle avec orgueil, s’il veut me réduire par la force, moi, sonégal. Nous sommes trois frères nés de Kronos, et qu’enfantaRhéiè : Zeus, moi et Aidès qui commande aux ombres. On fittrois parts du monde, et chacun de nous reçut la sienne. Et le sortdécida que j’habiterais toujours la blanche mer, et Aidès eut lesnoires ténèbres, et Zeus eut le large Ouranos, dans les nuées etdans l’aithèr. Mais le haut Olympos et la terre furent communs àtous. C’est pourquoi je ne ferai point la volonté de Zeus, bienqu’il soit puissant. Qu’il garde tranquillement sa part ; ilne m’épouvantera pas comme un lâche. Qu’il menace à son gré lesfils et les filles qu’il a engendrés, puisque la nécessité lescontraint de lui obéir.

Et la rapide Iris aux pieds aériens luirépondit :

– Poseidaôn aux cheveux bleus, me faut-ilrapporter à Zeus cette parole dure et hautaine ? Nechangeras-tu point ? L’esprit des sages n’est pointinflexible, et tu sais que les Érinnyes suivent les aînés.

Et Poseidaôn qui ébranle la terre luirépondit :

– Déesse Iris, tu as bien parlé. Il est bonqu’un messager possède la prudence ; mais une amère douleuremplit mon esprit et mon cœur quand Zeus veut, par des parolesviolentes, réduire son égal en honneurs et en droits. Je céderai,quoique indigné ; mais je te le dis, et je le menacerai dececi : Si, malgré nous, – moi, la dévastatrice Athènè, Hèrè,Hermès et le roi Hèphaistos, – il épargne la haute Ilios et refusede la détruire et de donner la victoire aux Argiens, qu’il sacheque notre haine sera inexorable.

Ayant ainsi parlé, il laissa le peuple desAkhaiens et rentra dans la mer. Et les héros Akhaiens leregrettaient. Et alors Zeus qui amasse les nuées dit àApollôn :

– Va maintenant, cher Phoibos, vers Hektôrarmé d’airain, car voici que celui qui ébranle la terre est rentrédans la mer, fuyant ma fureur. Certes, ils auraient entendu uncombat terrible les dieux souterrains qui vivent autour deKronos ; mais il vaut mieux pour tous deux que, malgré sacolère, il ait évité mes mains, car cette lutte aurait fait coulerde grandes sueurs. Mais toi, prends l’aigide aux franges d’or, afind’épouvanter, en la secouant, les héros Akhaiens. Archer, prendssoin de l’illustre Hektôr et remplis-le d’une grande force, pourqu’il chasse les Akhaiens jusqu’aux nefs et jusqu’auHellespontos ; et je songerai alors comment je permettrai auxAkhaiens de respirer.

Il parla ainsi, et Apollôn se hâta d’obéir àson père. Et il descendit du faîte de l’Ida, semblable à unépervier tueur de colombes, et le plus impétueux des oiseaux. Et iltrouva le divin Hektôr, le fils du sage Priamos, non plus couché,mais assis, et se ranimant, et reconnaissant ses compagnons autourde lui. Et le râle et la sueur avaient disparu par la seule penséede Zeus tempétueux. Et Apollôn s’approcha et lui dit :

– Hektôr, fils de Priamos, pourquoi resterassis, sans forces, loin des tiens ? Es-tu la proie de quelquedouleur ?

Et Hektôr au casque mouvant lui répondit d’unevoix faible :

– Qui es-tu, ô le meilleur des dieux, quim’interroges ainsi ? Ne sais-tu pas qu’auprès des nefsAkhaiennes, tandis que je tuais ses compagnons, le brave Aias m’afrappé d’un rocher dans la poitrine et a rompu mes forces et moncourage ?

Certes, j’ai cru voir aujourd’hui les morts etla demeure d’Aidès, en rendant ma chère âme.

Et le royal archer Apollôn luirépondit :

– Prends courage ! Du haut de l’Ida, leKroniôn a envoyé pour te secourir Phoibos Apollôn à l’épée d’or.Toi et ta haute citadelle, je vous ai protégés et je vous protègetoujours. Viens ! excite les cavaliers à pousser leurs chevauxrapides vers les nefs creuses, et j’irai devant toi, et j’aplaniraila voie aux chevaux, et je mettrai en fuite les héros Akhaiens.

Ayant ainsi parlé, il remplit le prince despeuples d’une grande force. Comme un étalon, longtemps retenu à lacrèche et nourri d’orge abondante, qui rompt son lien, et quicourt, frappant la terre de ses quatre pieds, se plonger dans lefleuve clair, et qui, la tête haute, secouant ses crins sur sesépaules, fier de sa beauté, bondit aisément jusqu’aux lieuxaccoutumés où paissent les cavales ; de même Hektôr, à la voixdu dieu, courait de ses pieds rapides, excitant les cavaliers.Comme des chiens et des campagnards qui poursuivent un cerf rameux,ou une chèvre sauvage qui se dérobe sous une roche creuse ou dansla forêt sombre, et qu’ils ne peuvent atteindre, quand un lion àlongue barbe, survenant tout à coup à leurs cris, les disperseaussitôt malgré leur impétuosité, de même les Danaens, poursuivantl’ennemi de leurs lances à deux pointes, s’épouvantèrent en voyantHektôr parcourir les lignes Troiennes, et leur âme tomba à leurspieds.

Et Thoas Andraimonide les excitait. Et c’étaitle meilleur guerrier Aitôlien, habile au combat de la lance etferme dans la mêlée. Et peu d’Akhaiens l’emportaient sur lui dansl’agora. Et il s’écria :

– Ah ! certes, je vois de mes yeux ungrand prodige. Voici le Priamide échappé à la mort. Chacun de nousespérait qu’il avait péri par les mains d’Aias Télamônien ;mais sans doute un dieu l’a sauvé de nouveau, lui qui a rompu lesgenoux de tant de Danaens, et qui va en rompre encore, car ce n’estpoint sans l’aide de Zeus tonnant qu’il revient furieux au combat.Mais, allons ! et obéissez tous. Que la multitude retourne auxnefs, et tenons ferme, nous qui sommes les plus braves de l’armée.Tendons vers lui nos grandes lances, et je ne pense pas qu’ilpuisse, malgré ses forces, enfoncer les lignes des Danaens.

Il parla ainsi, et tous l’entendirent etobéirent. Et autour de lui étaient les Aias et le roi Idoméneus, etTeukros et Mèrionès, et Mégès semblable à Arès ; et ils sepréparaient au combat, réunissant les plus braves, contre Hektôr etles Troiens. Et, derrière eux, la multitude retournait vers lesnefs des Akhaiens.

Et les Troiens frappèrent les premiers. Hektôrles précédait, accompagné de Phoibos Apollôn, les épaules couvertesd’une nuée et tenant l’aigide terrible, aux longues franges, que leforgeron Hèphaistos donna à Zeus pour épouvanter les hommes. Et,tenant l’aigide en main, il menait les Troiens. Et les Argiens lesattendaient de pied ferme, et une clameur s’éleva des deux côtés.Les flèches jaillissaient des nerfs et les lances des mainsrobustes ; et les unes pénétraient dans la chair des jeuneshommes, et les autres entraient en terre, avides de sang, mais sansavoir percé le beau corps des combattants.

Aussi longtemps que Phoibos Apollôn tintl’aigide immobile en ses mains, les traits percèrent des deuxcôtés, et les guerriers tombèrent ; mais quand il la secouadevant la face des cavaliers Danaens, en poussant des cristerribles, leur cœur se troubla dans leurs poitrines, et ilsoublièrent leur force et leur courage.

Comme un troupeau de bœufs, ou un grandtroupeau de brebis, que deux bêtes féroces, au milieu de la nuit,bouleversent soudainement, en l’absence de leur gardien, de mêmeles Akhaiens furent saisis de terreur, et Apollôn les mit en fuiteet donna la victoire à Hektôr et aux Troiens. Alors, dans cettefuite, chaque homme tua un autre homme. Hektôr tua Stikhios etArkésilaos, l’un, chef des Boiôtiens aux tuniques d’airain,l’autre, fidèle compagnon du magnanime Ménèstheus. Et Ainéias tuaMédôn et Iasos. Et Médôn était bâtard du divin Oileus et frèred’Aias ; mais il habitait Phylakè, loin de sa patrie, ayanttué le frère de sa belle-mère Ériopis, femme d’Oileus. Et Iasosétait un chef Athènaien et fils de Sphèlos Boukolide.

Et Polydamas tua Mèkistheus, et Politès tuaEkhios qui combattait aux premiers rangs. Et le divin Agènôr tuaKlônios, et Pâris frappa au sommet de l’épaule, par derrière,Dèiokhos qui fuyait, et l’airain le traversa.

Tandis que les vainqueurs dépouillaient lescadavres de leurs armes, les Akhaiens franchissaient les pieux,dans le fossé, et fuyaient çà et là, derrière la muraille,contraints par la nécessité. Mais Hektôr commanda à haute voix auxTroiens de se ruer sur les nefs et de laisser là les dépouillessanglantes :

– Celui que je verrai loin des nefs, je luidonnerai la mort. Ni ses frères, ni ses sœurs ne mettront son corpssur le bûcher, et les chiens le déchireront devant notre ville.

Ayant ainsi parlé, il poussa les chevaux dufouet, en entraînant les Troiens, et tous, avec des cris menaçantset une clameur immense, ils poussaient leurs chars en avant. EtPhoibos Apollôn jeta facilement du pied les bords du fossé dans lemilieu, et, le comblant, le fit aussi large que l’espace parcourupar le trait que lance un guerrier vigoureux. Et tous s’y jetèrenten foule, et Apollôn, les précédant avec l’aigide éclatante,renversa le mur des Akhaiens aussi aisément qu’un enfant renverse,auprès de la mer, les petits monceaux de sable qu’il a amassés etqu’il disperse en se jouant. Ainsi, archer Apollôn, tu dispersasl’œuvre qui avait coûté tant de peines et de misères aux Argiens,et tu les mis en fuite.

Et ils s’arrêtèrent auprès des nefs,s’exhortant les uns les autres ; et, les mains étendues versles dieux, ils les imploraient. Et le Gérennien Nestôr, rempart desAkhaiens, priait, les bras levés vers l’Ouranos étoilé :

– Père Zeus ! si jamais, dans la fertileArgos, brûlant pour toi les cuisses grasses des bœufs et desbrebis, nous t’avons supplié de nous accorder le retour, et si tul’as promis d’un signe de ta tête, souviens-toi, ô Olympien !Éloigne notre jour suprême, et ne permets pas que les Akhaienssoient domptés par les Troiens.

Il parla ainsi en priant, et le sage Zeusentendit la prière du vieux Nèlèiade et tonna. Et, au bruit dutonnerre, les Troiens, croyant comprendre la pensée de Zeustempêtueux, se ruèrent plus furieux sur les Argiens. Comme lesgrandes lames de la haute mer assiègent les flancs d’une nef,poussées par la violence du vent, car c’est elle qui gonfle leseaux ; de même les Troiens escaladaient le mur avec de grandesclameurs ; et ils poussaient leurs chevaux et combattaientdevant les nefs à coups de lances aiguës ; et les Akhaiens, duhaut de leurs nefs noires, les repoussaient avec ces longs pieux,couchés dans les nefs, et qui, cerclés d’airain, servent dans lecombat naval.

Tant que les Akhaiens et les Troienscombattirent au-delà du mur, loin des nefs rapides, Patroklos,assis sous la tente de l’irréprochable Eurypylos, le charma par sesparoles et baigna sa blessure de baumes qui guérissent les douleursamères ; mais quand il vit que les Troiens avaient franchi lemur, et que les Akhaiens fuyaient avec des cris, il gémit, etfrappa ses cuisses de ses mains, et il dit en pleurant :

– Eurypylos, je ne puis rester plus longtemps,bien que tu souffres, car voici une mêlée suprême. Qu’un de tescompagnons te soigne ; il faut que je retourne vers Akhilleuset que je l’exhorte à combattre. Qui sait si, un dieu m’aidant, jene toucherai point son âme ? Le conseil d’un ami estexcellent.

Ayant ainsi parlé, il s’éloigna.

Cependant les Akhaiens soutenaient l’assautdes Troiens. Et ceux-ci ne pouvaient rompre les phalanges desDanaens et envahir les tentes et les nefs, et ceux-là ne pouvaientrepousser l’ennemi loin des nefs. Comme le bois dont on construitune nef est mis de niveau par un habile ouvrier à qui Athènè aenseigné toute sa science, de même le combat était partout égalautour des nefs.

Et le Priamide attaqua l’illustre Aias. Ettous deux soutenaient le travail du combat autour des nefs, et l’unne pouvait éloigner l’autre pour incendier les nefs, et l’autre nepouvait repousser le premier que soutenait un dieu. Et l’illustreAias frappa de sa lance Kalètôr, fils de Klytios, comme celui-ciportait le feu sur les nefs ; et Kalètôr tomba renversé,laissant échapper la torche de ses mains. Et quand Hektôr vit sonparent tomber dans la poussière devant la nef noire, il cria auxTroiens et aux Lykiens :

– Troiens, Lykiens et Dardaniens belliqueux,n’abandonnez point le combat étroitement engagé, mais enlevez lefils de Klytios, et que les Akhaiens ne le dépouillent point de sesarmes.

Il parla ainsi, et lança sa pique éclatantecontre Aias, mais il le manqua, et il atteignit Lykophôn, fils deMastôr, compagnon d’Aias, et qui habitait avec celui-ci, depuisqu’il avait tué un homme dans la divine Kythèrè. Et le Priamide lefrappa de sa lance aiguë au-dessus de l’oreille, auprès d’Aias, etLykophôn tomba du haut de la poupe sur la poussière, et ses forcesfurent dissoutes. Et Aias, frémissant, appela son frère :

– Ami Teukros, notre fidèle compagnon estmort, lui qui, loin de Kythèrè, vivait auprès de nous et que noushonorions autant que nos parents bien-aimés. Le magnanime Hektôrl’a tué. Où sont tes flèches mortelles et l’arc que t’a donnéPhoibos Apollôn ?

Il parla ainsi, et Teukros l’entendit, et ilaccourut, tenant en main son arc recourbé et le carquois plein deflèches. Et il lança ses flèches aux Troiens. Et il frappa Kléitos,fils de Peisènôr, compagnon de l’illustre Panthoide Polydamas, dontil conduisait le char et les chevaux à travers les phalangesbouleversées, afin de plaire à Hektôr et aux Troiens. Mais lemalheur l’accabla sans que nul pût le secourir ; et la flèchefatale entra derrière le cou, et il tomba du char, et les chevauxreculèrent, secouant le char vide.

Et le prince Polydamas, l’ayant vu, accourutpromptement aux chevaux et les confia à Astynoos, fils de Protiaôn,lui recommandant de les tenir près de lui. Et il se mêla de nouveauaux combattants.

Et Teukros lança une flèche contre Hektôr, etil l’eût retranché du combat, auprès des nefs des Akhaiens, s’ill’avait atteint, et lui eût arraché l’âme ; mais il ne putéchapper au regard du sage Zeus qui veillait sur Hektôr. Et Zeuspriva de cette gloire le Télamônien Teukros, car il rompit le nerfbien tendu, comme Teukros tendait l’arc excellent. Et la flèche àpointe d’airain s’égara, et l’arc tomba des mains de l’archer. EtTeukros frémit et dit à son frère :

– Ah ! certes, quelque dieu nous traversedans le combat. Il m’a arraché l’arc des mains et rompu le nerftout neuf que j’y avais attaché moi-même ce matin, afin qu’il pûtlancer beaucoup de flèches.

Et le grand Télamônien Aias luirépondit :

– Ô ami, laisse ton arc et tes flèches,puisqu’un dieu jaloux des Danaens disperse tes traits. Prends unelongue lance, mets un bouclier sur tes épaules et combats lesTroiens en excitant les troupes. Que ce ne soit pas du moins sanspeine qu’ils se rendent maîtres de nos nefs bien construites. Maissouvenons-nous de combattre.

Il parla ainsi, et Teukros, déposant son arcdans sa tente, saisit une solide lance à pointe d’airain, mit unbouclier à quatre lames sur ses épaules, un excellent casque àcrinière sur sa tête, et se hâta de revenir auprès d’Aias. Maisquand Hektôr eut vu que les flèches de Teukros lui étaient devenuesinutiles, il cria à haute voix aux Troiens et auxLykiens :

– Troiens, Lykiens et belliqueux Dardaniens,soyez des hommes, et souvenez-vous de votre force et de votrecourage auprès des nefs creuses ! Je vois de mes yeux lesflèches d’un brave archer brisées par Zeus. Il est facile decomprendre à qui le puissant Kroniôn accorde ou refuse son aide,qui il menace et qui il veut couvrir de gloire. Maintenant, ilbrise les forces des Akhaiens et il nous protège. Combattezfermement autour des nefs. Si l’un de vous est blessé et meurt,qu’il meure sans regrets, car il est glorieux de mourir pour lapatrie, car il sauvera sa femme, ses enfants et tout sonpatrimoine, si les Akhaiens retournent, sur leurs nefs, dans lachère terre de leurs aïeux.

Ayant ainsi parlé, il excita la force et lecourage de chacun. Et Aias, de son côté, exhortait sescompagnons :

– Ô honte ! c’est maintenant, Argiens,qu’il faut périr ou sauver les nefs. Espérez-vous, si Hektôr aucasque mouvant se saisit de vos nefs, retourner à pied dans lapatrie ? Ne l’entendez-vous point exciter ses guerriers, ceHektôr qui veut brûler nos nefs ? Ce n’est point aux dansesqu’il les pousse, mais au combat. Le mieux est de leur opposer nosbras et notre vigueur. Il faut mourir promptement ou vivre, au lieude nous consumer dans un combat sans fin contre des hommes qui nenous valent pas.

Ayant ainsi parlé, il ranima le courage dechacun. Alors Hektôr tua Skhédios, fils de Périmèdès, chef desPhôkèens ; et Aias tua Laodamas, chef des hommes de pied, filsillustre d’Antènôr. Et Polydamas tua Otos le Kyllénien, compagnondu Phyléide, chef des magnanimes Épéiens. Et Mégès, l’ayant vu,s’élança sur Polydamas ; mais celui-ci, s’étant courbé,échappa au coup de la pique, car Apollôn ne permit pas que lePanthoide tombât parmi les combattants ; et la pique de Mégèsperça la poitrine de Kreismos qui tomba avec bruit. Et comme lePhyléide lui arrachait ses armes, le brave Dolops Lampétide se jetasur lui, Dolops qu’engendra le Laomédontiade Lampos, le meilleurdes hommes mortels. Et il perça de sa lance le milieu du bouclierde Mégès, mais son épaisse cuirasse préserva celui-ci. C’était lacuirasse que Phyleus apporta autrefois d’Éphyrè, des bords dufleuve Sellèis. Et son hôte, le roi des hommes, Euphètès, la luiavait donnée, pour la porter dans les mêlées comme un rempartcontre l’ennemi. Et, maintenant, elle préserva son fils de la mort.Et Mégès frappa de son épée le cône du casque d’airain à crinièrede cheval, et l’aigrette rompue tomba dans la poussière, ayant ététeinte récemment d’une couleur de pourpre. Et tandis que Mégèscombattait encore et espérait la victoire, le brave Ménélaosaccourut à son aide, et, venant à la dérobée, frappa l’épaule duTroien. Et la pointe d’airain traversa la poitrine, et le guerriertomba sur la face.

Et les deux Akhaiens s’élançaient pour ledépouiller de ses armes d’airain ; mais Hektôr excita lesparents de Dolops, et surtout il réprimanda le Hikétaonide, lebrave Ménalippos, qui paissait, avant la guerre, ses bœufs auxpieds flexibles dans Perkôtè, mais qui vint à Ilios quand les nefsDanaennes aux doubles avirons arrivèrent. Et il brillait parmi lesTroiens, et il habitait auprès de Priamos qui l’honorait à l’égalde ses fils. Et Hektôr lui adressa ces paroles dures etsévères :

– Ainsi, Ménalippos, nous restons inertes. Tonparent mort ne touche-t-il point ton cœur ? Ne vois-tu pasqu’ils arrachent les armes de Dolops ? Suis-moi. Ce n’est plusde loin qu’il faut combattre les Argiens. Nous les tuerons, ou lahaute Ilios sera prise et ils égorgeront ses citoyens.

En parlant ainsi, il s’élança, et Ménalipposle suivit, semblable à un dieu. Et le grand Télamônien Aiasexhortait les Akhaiens :

– Ô amis ! soyez des hommes. Ayez hontede fuir et faites face au combat. Les braves sont plutôt sauvés quetués, et les lâches seuls n’ont ni gloire, ni salut.

Il parla ainsi, et les Akhaiens retinrent sesparoles dans leur esprit, prêts à s’entre-aider ; et ilsfaisaient comme un mur d’airain autour des nefs ; et Zeusexcitait les Troiens contre eux. Et le brave Ménélaos anima ainsiAntilokhos :

– Antilokhos, nul d’entre les Akhaiens n’estplus jeune que toi, ni plus rapide, ni plus brave au combat. Plûtaux dieux que tu pusses tuer quelque Troien !

Il parla ainsi, et il le laissa excité par cesparoles. Et Antilokhos se jeta parmi les combattants et lança sapique éclatante, et les Troiens reculèrent ; mais la pique nefut point lancée en vain, car elle perça à la poitrine, près de lamamelle, Ménalippos, l’orgueilleux fils de Hikétaôn. Et il tomba etses armes sonnèrent. Et le brave Antilokhos se jeta sur lui, commeun chien sur un faon qu’un chasseur a percé tandis qu’il bondissaithors du gîte. Ainsi, Ménalippos, le belliqueux Antilokhos sauta surtoi pour t’arracher tes armes ; mais le divin Hektôr, l’ayantvu, courut sur lui à travers la mêlée. Et Antilokhos ne l’attenditpas, quoique brave, et il prit la fuite, comme une bête fauve qui,ayant tué un chien, ou le bouvier au milieu des bœufs, fuit avantque la foule des hommes la poursuive. Ainsi fuyait le Nestôride. Etles Troiens et Hektôr, avec de grands cris, l’accablaient de traitsviolents ; mais il leur fit face, arrivé auprès de sescompagnons.

Et les Troiens, semblables à des lionsmangeurs de chair crue, se ruaient sur les nefs, accomplissantainsi les ordres de Zeus, car il leur inspirait la force et iltroublait l’âme des Argiens, voulant donner une grande gloire auPriamide Hektôr, et le laisser jeter la flamme ardente sur les nefsaux poupes recourbées, afin d’exaucer la fatale prière de Thétis.Et le sage Zeus attendait qu’il eût vu le feu embraser une nef, etalors il repousserait les Troiens loin des nefs et rendrait lavictoire aux Danaens. C’est pourquoi il entraînait vers les nefscreuses le Priamide Hektôr déjà plein d’ardeur, furieux, agitant salance comme Arès, ou pareil à un incendie terrible qui gronde surles montagnes, dans l’épaisseur d’une forêt profonde. Et la bouchede Hektôr écumait, et ses yeux flambaient sous ses sourcils, et soncasque s’agitait sur sa tête guerrière.

Et Zeus lui venait en aide, l’honorant et leglorifiant parmi les hommes, car sa vie devait être brève, et voicique Pallas Athènè préparait le jour fatal où il tomberait sous laviolence du Pèléide.

Et il tentait de rompre les lignes desguerriers, se ruant là où il voyait la mêlée la plus pressée et lesarmes les plus belles. Mais, malgré son désir, il ne pouvait romprel’armée ennemie, car celle-ci résistait comme une tour, ou commeune roche énorme et haute qui, se dressant près de la blanche mer,soutient le souffle rugissant des vents et le choc des grandeslames qui se brisent contre elle. Ainsi les Danaens soutenaientfermement l’assaut des Troiens et ne fuyaient point, tandis queHektôr, éclatant comme le feu, bondissait de tous côtés dans lamêlée.

Comme l’eau de la mer, enflée par les ventsqui soufflent avec véhémence du milieu des nuées, assiège une nefrapide et la couvre tout entière d’écume, tandis que le vent frémitdans la voile et que les matelots sont épouvantés, parce que lamort est proche ; de même le cœur des Akhaiens se rompait dansleurs poitrines.

Ou, quand il arrive qu’un lion désastreuxtombe au milieu des bœufs innombrables qui paissent dans un vastemarécage, de même que le bouvier, ne sachant point combattre lesbêtes fauves pour le salut de ses bœufs noirs, va tantôt à un bout,tantôt à l’autre bout du troupeau, tandis que le lion bondit aumilieu des génisses qui s’épouvantent et en dévore une ; demême les Akhaiens étaient bouleversés par Hektôr et par le pèreZeus.

Cependant, le Priamide n’avait tué que le seulPériphètès de Mykènè, fils bien-aimé de Kypreus, qui portait à laforce Hèrakléenne les ordres du roi Eurystheus. Il était né filsexcellent d’un père indigne, et, par toutes les vertus, par soncourage et par sa sagesse, il était le premier des Mykènaiens. Etil donna une grande gloire à Hektôr, car, en se retournant, ilheurta le bord du grand bouclier qui le couvrait tout entier et lepréservait des traits ; et, les pieds embarrassés, il tomba enarrière, et, dans sa chute, son casque résonna autour de sestempes. Alors, Hektôr, l’ayant vu, accourut et lui perça lapoitrine d’un coup de lance, au milieu de ses compagnons quin’osèrent le secourir, tant ils redoutaient le divin Hektôr.

Et les Argiens qui, d’abord, étaient devantles nefs, se réfugiaient maintenant au milieu de celles qui, lespremières, avaient été tirées sur le sable. Puis, cédant à laforce, ils abandonnèrent aussi les intervalles de celles-ci, mais,s’arrêtant devant les tentes, ils ne se dispersèrent point dans lecamp, car la honte et la terreur les retenaient, et ilss’exhortaient les uns les autres.

Alors, le Gérennien Nestôr, rempart desAkhaiens, attestant leurs parents, adjura chaqueguerrier :

– Ô amis, soyez des hommes ! Craignez lahonte en face des autres hommes. Souvenez-vous de vos fils, de vosfemmes, de vos domaines, de vos parents qui vivent encore ou quisont morts. Je vous adjure en leur nom de tenir ferme et de ne pasfuir.

Il parla ainsi, et il ranima leur force etleur courage. Alors, Athènè dissipa la nuée épaisse qui couvraitleurs yeux, et la lumière se fit de toutes parts, autant sur lesnefs que sur le champ de bataille. Et ceux qui fuyaient, comme ceuxqui luttaient, et ceux qui combattaient auprès des nefs rapides,virent le brave Hektôr et ses compagnons.

Et il ne plut point à l’âme du magnanime Aiasde rester où étaient les autres fils des Akhaiens. Et il s’avança,traversant les poupes des nefs et agitant un grand pieu cercléd’airain et long de vingt-deux coudées. Comme un habile cavalierqui, ayant mis ensemble quatre chevaux très agiles, les pousse versune grande ville, sur le chemin public, et que les hommes et lesfemmes admirent, tandis qu’il saute de l’un à l’autre, et qu’ilscourent toujours ; de même Aias marchait rapidement sur lespoupes des nefs, et sa voix montait dans l’Ouranos, tandis qu’ilexcitait par de grandes clameurs les Danaens à sauver les tentes etles nefs.

Hektôr, de son côté, ne restait point dans lafoule des Troiens bien armés. Comme un aigle fauve qui tombe surune multitude d’oiseaux, paissant le long d’un fleuve, oies, grueset cygnes aux longs cous ; de même Hektôr se précipita sur unenef à proue bleue. Et, de sa grande main, Zeus le poussait parderrière, et tout son peuple avec lui. Et, de nouveau, une violentemêlée s’engagea autour des nefs. On eût dit des hommes infatigableset indomptés se ruant à un premier combat, tant ils luttaient tousavec ardeur. Et les Akhaiens, n’espérant pas échapper au carnage,se croyaient destinés à la mort, et les Troiens espéraient, dansleur cœur, brûler les nefs et tuer les héros Akhaiens. Et ils seruaient, avec ces pensées, les uns contre les autres.

Hektôr saisit la poupe de la nef belle etrapide qui avait amené Prôtésilaos à Troiè et qui n’avait point dûle ramener dans la terre de la patrie. Et les Akhaiens et lesTroiens s’entre-tuaient pour cette nef. Et l’impétuosité desflèches et des piques ne leur suffisant plus, ils se frappaient,dans une même pensée, avec les doubles haches tranchantes, lesgrandes épées et les lances aiguës. Et beaucoup de beaux glaives àpoignée noire tombaient sur le sable des mains et des épaules deshommes qui combattaient, et la terre était trempée d’un sang noir.Mais Hektôr saisissant de ses mains les ornements de la poupe, ets’y attachant, cria aux Troiens :

– Apportez le feu, et poussez des clameurs envous ruant ! Zeus nous offre le jour de la vengeance en nouslivrant ces nefs qui, venues vers Ilios contre la volonté desdieux, nous ont apporté tant de calamités, par la lâcheté desvieillards qui me retenaient et retenaient l’armée quand je voulaismarcher et combattre ici. Mais si le prévoyant Zeus aveuglait alorsnotre esprit, maintenant c’est lui-même qui nous excite et nouspousse !

Il parla ainsi, et tous se jetèrent avec plusde fureur sur les Akhaiens. Et Aias ne put soutenir plus longtempsl’assaut, car il était accablé de traits ; et il recula, depeur de mourir, jusqu’au banc des rameurs, long de sept pieds, etil abandonna la poupe de la nef. Mais, du banc où il était, iléloignait à coups de lance chaque Troien qui apportait le feuinfatigable. Et, avec d’horribles cris, il exhortait lesDanaens :

– Ô amis, héros Danaens, serviteurs d’Arès,soyez des hommes ! Souvenez-vous de votre force et de votrecourage. Pensez-vous trouver derrière vous d’autres défenseurs, ouune muraille plus inaccessible qui vous préserve de la mort ?Nous n’avons point ici de ville ceinte de tours d’où nous puissionsrepousser l’ennemi et assurer notre salut. Mais nous sommes icidans les plaines des Troiens bien armés, acculés contre la mer,loin de la terre de la patrie, et notre salut est dans nos mains etnon dans la lassitude du combat.

Il parla ainsi, et, furieux, il traversait desa lance aiguë chaque Troien qui apportait le feu sur les nefscreuses afin de plaire à Hektôr et de lui obéir. Et, ceux-là, Aiasles traversait de sa lance aiguë, et il en tua douze devant lesnefs.

Chant 16

Et ils combattaient ainsi pour les nefs bienconstruites. Et Patroklos se tenait devant le prince des peuples,Akhilleus, versant de chaudes larmes, comme une source d’eau noirequi flue du haut d’un rocher. Et le divin Akhilleus en eutcompassion, et il lui dit ces paroles ailées :

– Pourquoi pleures-tu, Patroklos, comme unepetite fille qui court après sa mère, saisit sa robe et la regardeen pleurant jusqu’à ce que celle-ci la prenne dans ses bras ?Semblable à cette enfant, ô Patroklos, tu verses des larmesabondantes. Quel message as-tu pour les Myrmidones ou pourmoi ? As-tu seul reçu quelque nouvelle de la Phthiè ? Ondit cependant que le fils d’Aktôr, Ménoitios, et l’Aiakide Pèleusvivent encore parmi les Myrmidones. Certes, nous serions accablés,s’ils étaient morts. Mais peut-être pleures-tu pour les Argiens quipérissent auprès des nefs creuses, par leur propre iniquité ?Parle, ne me cache rien afin que nous sachions tous deux.

Et le cavalier Patroklos, avec un profondsoupir, lui répondit :

– Ô Akhilleus, fils de Pèleus, le plus bravedes Akhaiens, ne t’irrite point, car de grandes calamités accablentles Akhaiens. Déjà les plus braves d’entre eux gisent dans lesnefs, frappés et blessés. Le robuste Tydéide Diomèdès est blessé,et Odysseus illustre par sa lance, et Agamemnôn. Eurypylos a lacuisse percée d’une flèche ; et les médecins les soignent etbaignent leurs blessures avec des baumes. Mais toi, Akhilleus, tues implacable ! Ô Pèlèiade, doué d’un courage inutile, qu’unecolère telle que la tienne ne me saisisse jamais ! À quiviendras-tu désormais en aide, si tu ne sauves pas les Argiens decette ruine terrible ? Ô inexorable ! Le cavalier Pèleusn’est point ton père, Thétis ne t’a point conçu. La mer bleue t’aenfanté et ton âme est dure comme les hauts rochers. Si tu fuisl’accomplissement d’un oracle, et si ta mère vénérable t’a avertide la part de Zeus, au moins envoie-moi promptement à la tête desMyrmidones, et que j’apporte une lueur de salut aux Danaens !Laisse-moi couvrir mes épaules de tes armes. Les Troiensreculeront, me prenant pour toi, et les fils belliqueux desAkhaiens respireront, et nous chasserons facilement, nouveauxcombattants, ces hommes écrasés de fatigue, loin des tentes et desnefs, vers leur ville.

Il parla ainsi, suppliant, l’insensé !cherchant la mort et la kèr fatale. Et Akhilleus aux pieds rapideslui répondit en gémissant :

– Divin Patroklos, qu’as-tu dit ? Je nem’inquiète d’aucun oracle, et ma mère vénérable ne m’a rien annoncéde la part de Zeus. Mais un noir chagrin est dans mon cœur ettrouble mon esprit, depuis que cet homme, dont la puissance est laplus haute, m’a arraché ma récompense, à moi qui suis sonégal ! Tel est le noir chagrin qui me ronge. Cette jeune femmeque j’avais conquise par ma lance, après avoir renversé une villeaux fortes murailles, et que les fils des Akhaiens m’avaient donnéeen récompense, le roi Atréide Agamemnôn me l’a arrachée des mains,comme à un vil vagabond ! Mais oublions le passé. Sans douteje ne puis nourrir dans mon cœur une colère éternelle. J’avaisrésolu de ne la déposer que le jour où les clameurs de la guerreparviendraient jusqu’à mes nefs. Couvre donc tes épaules de mesarmes illustres, et mène les braves Myrmidones au combat,puisqu’une noire nuée de Troiens enveloppe les nefs. Voici que lesArgiens sont acculés contre le rivage de la mer, dans un espacetrès-étroit, et toute la ville des Troiens s’est ruée sur eux avecaudace, car ils ne voient point le front de mon casque resplendir.Certes, dans leur fuite, ils empliraient les fossés des champs deleurs cadavres, si le roi Agamemnôn ne m’avait point outragé ;et maintenant ils assiègent le camp. La lance furieuse du TydéideDiomèdès ne s’agite plus dans ses mains pour sauver les Danaens dela mort, et je n’entends plus la voix de l’Atréide sortir de satête détestée, mais celle du tueur d’hommes Hektôr, qui excite lesTroiens de toutes parts. Et la clameur de ceux-ci remplit toute laplaine, et ils bouleversent les Akhaiens. Va, Patroklos, rue-toisur eux, et repousse cette ruine loin des nefs. Ne les laisse pasdétruire les nefs par le feu ardent, et que le doux retour ne noussoit pas ravi. Mais garde mes paroles dans ton esprit, si tu veuxque je sois honoré et glorifié par tous les Danaens, et qu’ils merendent cette belle jeune femme et un grand nombre de présentssplendides, par surcroît. Repousse les Troiens loin des nefs etreviens. Si l’Époux de Hèrè, qui tonne au loin, te donne lavictoire, ne dompte pas sans moi les Troiens belliqueux ; cartu me couvrirais de honte, si, les ayant vaincus, et plein del’orgueil et de l’ivresse du combat, tu menais l’armée à Ilios.Crains qu’un des dieux éternels ne se rue sur toi du haut del’Olympos, surtout l’archer Apollôn qui protège les Troiens.Reviens après avoir sauvé les nefs, et laisse-les combattre dans laplaine. Qu’il vous plaise, ô père Zeus, ô Athènè, ô Apollôn, quenul d’entre les Troiens et les Akhaiens n’évite la mort, et que,seuls, nous survivions tous deux et renversions les muraillessacrées d’Ilios !

Et ils se parlaient ainsi. Mais Aias nesuffisait plus au combat, tant il était accablé de traits. Etl’esprit de Zeus et les Troiens illustres l’emportaient surlui ; et son casque splendide, dont les aigrettes étaientrompues par les coups, sonnait autour de ses tempes, et son épaulefatiguée ne pouvait plus soutenir le poids du bouclier. Etcependant, malgré la nuée des traits, ils ne pouvaient l’ébranler,bien que respirant à peine, inondé de la sueur de tous ses membres,et haletant sous des maux multipliés.

Et Hektôr frappa de sa grande épée la lance defrêne d’Aias, et il la coupa là où la pointe se joignait aubois ; et le Télamônien Aias n’agita plus dans sa main qu’unelance mutilée, car la pointe d’airain, en tombant, sonna contreterre. Et Aias, dans son cœur irréprochable, reconnut avec horreurl’œuvre des dieux, et vit que Zeus qui tonne dans les hauteurs,domptant son courage, donnait la victoire aux Troiens. Et il seretira loin des traits, et les Troiens jetèrent le feu infatigablesur la nef rapide, et la flamme inextinguible enveloppa aussitôt lapoupe, et Akhilleus, frappant ses cuisses, dit àPatroklos :

– Hâte-toi, divin Patroklos ! Je vois lefeu ardent sur les nefs. Si elles brûlent, nous ne pourrons plussonger au retour. Revêts promptement mes armes, et j’assembleraimon peuple.

Il parla ainsi, et Patroklos se couvrit del’airain splendide. Il attacha de belles knèmides à ses jambes avecdes agrafes d’argent ; il mit sur sa poitrine la cuirasseétincelante, aux mille reflets, du rapide Akhilleus, et ilsuspendit à ses épaules l’épée d’airain aux clous d’argent. Puis,il prit le grand et solide bouclier, et il posa sur sa noble têtele casque magnifique à la terrible aigrette de crins, et de sesmains il saisit de fortes piques ; mais il laissa la lancelourde, immense et solide, de l’irréprochable Aiakide, la lancePèliade que Kheirôn avait apportée à son père bien-aimé des cimesdu Pèlios, afin d’être la mort des héros. Et Patroklos ordonna àAutomédôn, qu’il honorait le plus après Akhilleus, et qui lui étaitle plus fidèle dans le combat, d’atteler les chevaux au char. Etc’est pourquoi Automédôn soumit au joug les chevaux rapides,Xanthos et Balios, qui, tous deux, volaient comme le vent, et quela Harpye Podargè avait conçus de Zéphyros, lorsqu’elle paissaitdans une prairie aux bords du fleuve Okéanos. Et Automédôn liaau-delà du timon l’irréprochable Pèdasos qu’Akhilleus avait amenéde la ville saccagée de Êétiôn. Et Pèdasos, bien que mortel,suivait les chevaux immortels.

Et Akhilleus armait les Myrmidones sous leurstentes. De même que des loups mangeurs de chair crue et pleinsd’une grande force qui, dévorant un grand cerf rameux qu’ils onttué sur les montagnes, vont en troupe, la gueule rouge de sang etvomissant le sang, laper de leurs langues légères les eaux de lasource noire, tandis que leur ventre s’enfle et que leur cœur esttoujours intrépide ; de même les chefs des Myrmidones sepressaient autour du brave compagnon du rapide Aiakide. Et, aumilieu d’eux, le belliqueux Akhilleus excitait les porteurs deboucliers et les chevaux.

Et Akhilleus cher à Zeus avait conduit à Troiècinquante nefs rapides, et cinquante guerriers étaient assis surles bancs de rameurs de chacune, et cinq chefs les commandaientsous ses ordres.

Et le premier chef était Ménèsthios à lacuirasse étincelante, aux mille reflets, fils du fleuve Sperkhiosqui tombait de Zeus. Et la belle Polydorè, fille de Pèleus, femmemortelle épouse d’un dieu, l’avait conçu de l’infatigableSperkhios ; mais Bôros, fils de Périèreus, l’ayant épousée enla dotant richement, passait pour être le père de Ménèsthios.

Et le deuxième chef était le brave Eudôros,conçu en secret, et qu’avait enfanté la belle Polymèlè, habile dansles danses, fille de Phylas. Et le tueur d’Argos l’aima, l’ayantvue dans un chœur de la tumultueuse Artémis à l’arc d’or. Etl’illustre Herméias, montant aussitôt dans les combles de lademeure, coucha secrètement avec elle, et elle lui donna un filsillustre, l’agile et brave Eudôros. Et après qu’Eiléithya quipréside aux douloureux enfantements l’eut conduit à la lumière, etqu’il eut vu la splendeur de Hélios, le robuste Aktoride Ekhékhleusconduisit Polymèlè dans ses demeures et lui fit mille donsnuptiaux. Et le vieux Phylas éleva et nourrit avec soin Eudôros,comme s’il était son fils.

Et le troisième chef était le brave PeisandrosMaimalide qui excellait au combat de la lance, parmi lesMyrmidones, après Patroklos.

Et le quatrième chef était le vieux cavalierPhoinix, et le cinquième était l’irréprochable Akhimédôn, fils deLaerkeus.

Et Akhilleus, les ayant tous rangés sous leurschefs, leur dit en paroles sévères :

– Myrmidones, qu’aucun de vous n’oublie lesmenaces que, dans les nefs rapides, vous adressiez aux Troiens,durant les jours de ma colère, quand vous m’accusiez moi-même,disant : – Ô dur fils de Pèleus, sans doute une mère farouchet’a nourri de fiel, toi qui retiens de force tes compagnons surleurs nefs ! Que nous retournions au moins dans nos demeuressur les nefs qui fendent la mer, puisqu’une colère inexorable estentrée dans ton cœur. – Souvent vous me parliez ainsi. Aujourd’hui,voici le grand combat dont vous étiez avides. Que chacun de vous,avec un cœur solide, lutte donc contre les Troiens.

Il parla ainsi, et il excita la force et lecourage de chacun, et ils serrèrent leurs rangs. De même qu’unhomme fortifie de pierres épaisses le mur d’une haute maison quisoutiendra l’effort des vents, de même les casques et les boucliersbombés se pressèrent, tous se soutenant les uns les autres,boucliers contre boucliers, casques à crinières étincelantes contrecasques, homme contre homme. Et Patroklos et Automédôn, quin’avaient qu’une âme, se mirent en tête des Myrmidones.

Mais Akhilleus entra sous sa tente, et soulevale couvercle d’un coffre riche et bien fait, et plein de tuniques,de manteaux impénétrables au vent et de tapis velus. Et là setrouvait une coupe d’un beau travail dans laquelle le vin ardentn’avait été versé que pour Akhilleus seul entre tous les hommes, etqui n’avait fait de libations qu’au père Zeus seul entre tous lesdieux. Et, l’ayant retirée du coffre, il la purifia avec du soufre,puis il la lava avec de l’eau pure et claire, et il lava ses mainsaussi ; et, puisant le vin ardent, faisant des libations etregardant l’Ouranos, il pria debout au milieu de tous, et Zeus quise réjouit de la foudre l’entendit et le vit :

– Zeus ! roi Dôdônaien, Pélasgique, qui,habitant au loin, commandes sur Dôdônè enveloppée par l’hiver, aumilieu de tes divinateurs, les Selles, qui ne se lavent point lespieds et dorment sur la terre, si tu as déjà exaucé ma prière, etsi, pour m’honorer, tu as rudement châtié le peuple des Akhaiens,accomplis encore mon vœu ! Je reste dans l’enceinte de mesnefs, mais j’envoie mon compagnon combattre en tête de nombreuxMyrmidones. Ô Prévoyant Zeus ! donne-lui la victoire, affermisson cœur dans sa poitrine, et que Hektôr apprenne que mon compagnonsait combattre seul et que ses mains robustes n’attendent pointpour agir que je me rue dans le carnage d’Arès. Mais, ayantrepoussé la guerre et ses clameurs loin des nefs, qu’il revienne,sain et sauf, vers mes nefs rapides, avec mes armes et mes bravescompagnons !

Il parla ainsi en priant, et le sage Zeusl’entendit, et il exauça une partie de sa prière, et il rejetal’autre. Il voulut bien que Patroklos repoussât la guerre et lecombat loin des nefs, mais il ne voulut pas qu’il revînt sain etsauf du combat. Après avoir fait des libations et supplié le pèreZeus, le Pèléide rentra sous sa tente et déposa la coupe dans lecoffre ; et il sortit de nouveau pour regarder la rude mêléedes Troiens et des Akhaiens.

Et les Myrmidones, rangés sous le magnanimePatroklos, se ruèrent, pleins d’ardeur, contre les Troiens. Et ilsse répandaient semblables à des guêpes, nichées sur le bord duchemin, et que des enfants se plaisent à irriter dans leurs nids.Et ces insensés préparent un grand mal pour beaucoup ; car, siun voyageur les excite involontairement au passage, les guêpes aucœur intrépide tourbillonnent et défendent leurs petits. Ainsi lesbraves Myrmidones se répandaient hors des nefs ; et uneimmense clameur s’éleva ; et Patroklos exhorta ainsi sescompagnons à voix haute :

– Myrmidones, compagnons du Pèléide Akhilleus,amis, soyez des hommes, et souvenez-vous de votre force et de votrecourage, afin d’honorer le Pèléide, le plus brave des hommes,auprès des nefs des Argiens, et nous, ses belliqueux compagnons. Etque l’Atréide Agamemnôn qui commande au loin reconnaisse sa faute,lui qui a outragé le plus brave des Akhaiens.

Il parla ainsi, et il excita leur force etleur courage, et ils se ruèrent avec fureur sur les Troiens, et lesnefs résonnèrent des hautes clameurs des Akhaiens. Et, alors, lesTroiens virent le brave fils de Ménoitios et son compagnon, tousdeux resplendissants sous leurs armes. Leurs cœurs en furent émus,et leurs phalanges se troublèrent ; et ils crurent que lePèléide aux pieds rapides avait déposé sa colère auprès des nefs.Et chacun regardait de tous côtés comment il éviterait la mort.

Et Patroklos, le premier, lança sa piqueéclatante au plus épais de la mêlée tumultueuse, autour de la poupede la nef du magnanime Prôtésilaos. Et il frappa Pyraikhmès, quiavait amené les cavaliers Paiones d’Amydônè et des bords de l’Axiosau large cours ; et il le frappa à l’épaule droite, etPyraikhmès tomba dans la poussière en gémissant, et les Paionesprirent la fuite. Patroklos les dispersa tous ainsi, ayant tué leurchef qui excellait dans le combat. Et il arracha le feu de la nef,et il l’éteignit. Et les Troiens, dans un immense tumulte,s’enfuirent loin de la nef à demi brûlée, et les Danaens, sortanten foule des nefs creuses, se jetèrent sur eux, et une hauteclameur s’éleva. De même que, le foudroyant Zeus ayant dissipé lesnuées noires au faîte d’une grande montagne, tout apparaîtsoudainement, les cavernes, les cimes aiguës et les bois, et qu’uneimmense sérénité se répand dans l’aithèr ; de même les Danaensrespirèrent après avoir éloigné des nefs la flamme ennemie. Mais cene fut point la fin du combat. Les Troiens, repoussés des nefsnoires par les Akhaiens belliqueux, ne fuyaient point bouleversés,mais ils résistaient encore, bien que cédant à la nécessité. Alors,dans la mêlée élargie, chaque chef Akhaien tua un guerrier.

Et, le premier de tous, le brave fils deMénoitios perça de sa pique aiguë la cuisse d’Arèilykos qui fuyait.L’airain traversa la cuisse et brisa l’os, et l’homme tomba la facecontre terre. Et le brave Ménélaos frappa Thoas à l’endroit de lapoitrine que le bouclier ne couvrait pas, et il rompit ses forces.Et le Phyléide, voyant Amphiklos qui s’élançait, le prévint en lefrappant au bas de la cuisse, là où les muscles sonttrès-épais ; et la pointe d’airain déchira les nerfs, etl’obscurité couvrit les yeux d’Amphiklos. Et la lance aiguë duNestôride blessa Atymnios, et l’airain traversa les entrailles, etle Troien tomba devant Antilokhos. Et Maris, irrité de la mort deson frère, et debout devant le cadavre, lança sa pique contreAntilokhos ; mais le divin Thrasymèdès le prévint, comme ilallait frapper, et le perça près de l’épaule, et la pointed’airain, tranchant tous les muscles, dépouilla l’os de toute sachair. Et Maris tomba avec bruit, et un noir brouillard couvrit sesyeux. Ainsi descendirent dans l’Érébos deux frères, bravescompagnons de Sarpèdôn, et tous deux fils d’Amisôdaros qui avaitnourri l’indomptable Khimaira pour la destruction des hommes.

Aias Oiliade saisit vivant Kléoboulosembarrassé dans la mêlée, et il le tua en le frappant de son épée àla gorge, et toute l’épée y entra chaude de sang, et la mortpourprée et la Moire violente obscurcirent ses yeux. Pènéléôs etLykôn, s’attaquant, se manquèrent de leurs lances et combattirentavec leurs épées. Lykôn frappa le cône du casque à aigrette decrins, et l’épée se rompit ; mais Pènéléôs le perça au cou,sous l’oreille, et l’épée y entra tout entière, et la tête futsuspendue à la peau, et Lykôn fut tué. Et Mèrionès, poursuivantavec rapidité Akamas qui montait sur son char, le frappa à l’épauledroite, et le Troien tomba du char, et une nuée obscurcit sesyeux.

Idoméneus frappa de sa pique Érymas dans labouche, et la pique d’airain pénétra jusque dans la cervelle enbrisant les os blancs ; et toutes les dents furent ébranlées,et les deux yeux s’emplirent de sang, et le sang jaillit de labouche et des narines, et la nuée noire de la mort l’enveloppa.

Ainsi les chefs Danaens tuèrent chacun unguerrier. De même que des loups féroces se jettent, dans lesmontagnes, sur des agneaux ou des chevreaux que les bergersimprudents ont laissés, dispersés çà et là, et qui les emportenttout tremblants ; de même les Danaens bouleversaient lesTroiens qui fuyaient tumultueusement, oubliant leur force et leurcourage.

Et le grand Aias désirait surtout atteindreHektôr arme d’airain ; mais celui-ci, habile au combat,couvrant ses larges épaules de son bouclier de peau de taureau,observait le bruit strident des flèches et le son des piques. Et ilcomprenait les chances du combat ; et toujours ferme, ilprotégeait ses chers compagnons. De même qu’une nuée monte del’Olympos jusque dans l’Ouranos, quand Zeus excite la tempête dansla sérénité de l’aithèr, de même la clameur et la fuites’élançaient des nefs. Et les Troiens ne repassèrent point le fosséaisément. Les chevaux rapides de Hektôr l’emportèrent loin de sonpeuple que le fossé profond arrêtait. Et une multitude de chevauxs’y précipitaient, brisant les timons et abandonnant les chars desprinces. Et Patroklos les poursuivait avec fureur, exhortant lesDanaens et méditant la ruine des Troiens. Et ceux-ci, pleins declameurs, emplissaient les chemins de leur fuite ; et unevaste poussière montait vers les nuées, et les chevaux aux sabotsmassifs couraient vers la ville, loin des nefs et des tentes. EtPatroklos poussait, avec des cris menaçants, cette arméebouleversée. Et les hommes tombaient hors des chars sous lesessieux, et les chars bondissants retentissaient. Et les chevauximmortels et rapides, illustres présents des dieux à Pèleus,franchirent le fossé profond, pleins du désir de la course. Et lecœur de Patroklos le poussait vers Hektôr, afin de le frapper de sapique ; mais les chevaux rapides du Priamide l’avaientemporté.

Dans les jours de l’automne, quand la terreest accablée sous de noirs tourbillons, et quand Zeus répand unepluie abondante, irrité contre les hommes qui jugeaient aveciniquité dans l’agora et chassaient la justice, sans respect desdieux, de même qu’ils voient maintenant les torrents creuser leurscampagnes et se précipiter dans la mer pourprée du haut des rochersescarpés, détruisant de tous côtés les travaux des hommes ; demême on voyait les cavales troiennes courir épouvantées. EtPatroklos, ayant rompu les premières phalanges, les repoussa versles nefs et ne leur permit pas de regagner la ville qu’ellesdésiraient atteindre. Et il les massacrait, en les poursuivant,entre les nefs, le fleuve et les hautes murailles, et il tiraitvengeance d’un grand nombre d’hommes. Et il frappa d’abord Pronoos,de sa pique éclatante, dans la poitrine découverte par le bouclier.Et les forces du Troien furent rompues, et il retentit en tombant.Et il attaqua Thestôr, fils d’Énops. Et Thestôr était affaissé surle siège du char, l’esprit troublé ; et les rênes lui étaienttombées des mains. Patroklos le frappa de sa lance à la jouedroite, et l’airain passa à travers les dents, et, comme il leramenait, il arracha l’homme du char. Ainsi un homme, assis aufaîte d’un haut rocher qui avance, à l’aide de l’hameçon brillantet de la ligne, attire un grand poisson hors de la mer. AinsiPatroklos enleva du char, à l’aide de sa lance éclatante, Thestôr,la bouche béante ; et celui-ci, en tombant, rendit l’âme. Puisil frappa d’une pierre dans la tête Éryalos, qui s’élançait, etdont la tête s’ouvrit en deux, sous le casque solide, et qui tombaet rendit l’âme, enveloppé par la mort. Puis, Patroklos coucha,domptés, sur la terre nourricière, Érymas, Amphotéros, Épaltès,Tlépolémos Damastoride, Ékhios, Pyrès, Ipheus, Évippos et l’ArgéadePolymèlos. Mais Sarpèdôn, voyant ses compagnons tués et dépouillésde leurs armes par les mains du Ménoitiade Patroklos, exhorta lesirréprochables Lykiens :

– Ô honte ! Pourquoi fuyez-vous,Lykiens ? Vous êtes maintenant bien rapides ! J’iraicontre ce guerrier, et je saurai s’il me domptera, lui qui aaccablé les Troiens de tant de maux et qui a rompu les genoux detant de braves.

Il parla ainsi, et il sauta avec ses armes, deson char, sur la terre. Et Patroklos le vit et sauta de son char.De même que deux vautours aux becs recourbés et aux serres aiguës,sur une roche escarpée luttent avec de grands cris ; de mêmeils se ruèrent l’un sur l’autre avec des clameurs. Et le fils dusubtil Kronos les ayant vus, fut rempli de compassion, et il dit àHèrè, sa sœur et son épouse :

– Hélas ! voici que la destinée deSarpèdôn qui m’est très-cher parmi les hommes, est d’être tué parle Ménoitiade Patroklos, et mon cœur hésitant délibère dans mapoitrine si je le transporterai vivant du combat lamentable aumilieu du riche peuple de Lykiè, ou si je le dompterai par lesmains du Ménoitiade.

Et la vénérable Hèrè aux yeux de bœuf luirépondit :

– Redoutable Kronide, quelle parole as-tudite ? Tu veux affranchir de la triste mort un homme morteldepuis longtemps voué au destin ? Fais-le, mais nous tous, lesdieux, nous ne t’approuverons pas. Je te dirai ceci, et retiens-ledans ton esprit : Si tu envoies Sarpèdôn vivant dans sesdemeures, songe que, désormais, chacun des dieux voudra aussisauver un fils bien-aimé de la rude mêlée. Il y a, en effet,beaucoup de fils des dieux qui combattent autour de la grande villede Priamos, de ces dieux que tu auras irrités. Si Sarpèdôn t’estcher et que ton cœur le plaigne, laisse-le tomber dans la rudemêlée sous les mains du Ménoitiade Patroklos ; mais dès qu’ilaura rendu l’âme et la vie, envoie Thanatos et le doux Hypnos afinqu’ils le transportent chez le peuple de la grande Lykiè. Sesparents et ses concitoyens l’enseveliront, et ils lui élèveront untombeau et une colonne ; car c’est là l’honneur des morts.

Elle parla ainsi, et le père des hommes et desdieux consentit. Et il versa sur la terre une pluie de sang, afind’honorer son fils bien-aimé que Patroklos devait tuer dans lafertile Troiè, loin de sa patrie.

Et les deux héros s’étant rencontrés,Patroklos frappa dans le ventre l’illustre Thrasymèdès quiconduisait le char du roi Sarpèdôn, et il le tua. Et Sarpèdôns’élança ; mais sa pique éclatante, s’étant égarée, blessa àl’épaule le cheval Pèdasos qui hennit, tomba dans la poussière etrendit l’âme. Et ses compagnons se cabrèrent, et le joug cria, etles rênes furent entremêlées. Mais le brave Automédôn mit fin à cetrouble. Il se leva, et, tirant la longue épée qui pendait sur sacuisse robuste, il trancha les traits qui étaient au-delà du timon.Et les deux autres chevaux, se remettant au joug, obéirent auxrênes, et les deux guerriers continuèrent le combat lamentable.

Alors la pique éclatante de Sarpèdôn s’égaraencore, car la pointe d’airain effleura l’épaule gauche dePatroklos sans le blesser. Et celui-ci se rua avec l’airain, et letrait ne s’échappa point vainement de sa main, car il frappaSarpèdôn à cette cloison qui enferme le cœur vivant. Et il tombacomme tombe un chêne, ou un peuplier, ou un grand pin que lesbûcherons, sur les montagnes, coupent de leurs haches tranchantes,pour construire des nefs. Et il était étendu devant ses chevaux etson char, grinçant des dents et saisissant la poussière sanglante.De même qu’un taureau magnanime qu’un lion fauve a saisi parmi lesbœufs aux pieds flexibles, et qui meurt en mugissant sous les dentsdu lion, de même le roi des Lykiens porteurs de boucliersgémissait, dompté par Patroklos. Et il appela son chercompagnon

– Ami Glaukos, brave entre les hommes, c’estmaintenant qu’il te faut combattre intrépidement. Si la mêléelamentable ne trouble point ton cœur, sois prompt. Les appelant detous côtés, exhorte les chefs Lykiens à combattre pour Sarpèdôn, etcombats toi-même pour moi. Je serais à jamais ton opprobre et tahonte si les Akhaiens me dépouillaient de mes armes dans le combatdes nefs. Sois ferme, et exhorte tout mon peuple.

Il parla ainsi, et l’ombre de la mort couvritses yeux et ses narines. Et Patroklos, lui mettant le pied sur lapoitrine, arracha sa lance, et les entrailles la suivirent, et leMénoitiade arracha en même temps sa lance et l’âme de Sarpèdôn.

Les Myrmidones saisirent les chevaux haletantset qui voulaient fuir depuis que le char de leurs maîtres étaitvide. Mais, en entendant la voix de Sarpèdôn, Glaukos ressentit uneamère douleur, et son cœur fut déchiré de ne pouvoir le secourir.Pressant de sa main son bras cruellement blessé par la flèche quelui avait lancée Teukros, du haut de la muraille, en défendant sescompagnons, il supplia ainsi l’archer Apollôn :

– Entends-moi, ô roi ! soit de la richeLykiè, soit de Troiè, car tu peux entendre de tout lieu lesplaintes de l’homme qui gémit, et voici que la douleur me ronge. Jesubis une blessure cruelle, et ma main est en proie à de grandsmaux, et mon sang coule sans cesse, et mon épaule est très-lourde,et je ne puis ni saisir ma lance, ni combattre l’ennemi. Et voicique le plus illustre des hommes est mort, Sarpèdôn, fils de Zeusqui n’a point secouru son fils. Mais toi, ô roi ! guéris cetteblessure amère, apaise mon mal, afin que j’excite les Lykiens àcombattre et que je combatte moi-même pour ce cadavre.

Il parla ainsi en priant, et Phoibos Apollônl’entendit et apaisa aussitôt sa douleur. Et le sang noir cessa decouler de sa blessure amère, et la force lui fut rendue. Glaukosconnut dans son esprit que le grand dieu avait exaucé sa prière, etil se réjouit. Et d’abord, courant de tous côtés, il excita leschefs Lykiens à combattre pour Sarpèdôn puis, marchant à grands pasvers les Troiens, il chercha Polydamas Panthoide, le divin Agènôr,Ainéias et Hektôr armé d’airain, et il leur dit ces parolesailées :

– Hektôr, tu oublies tes alliés qui, pour toi,rendent l’âme loin de leurs amis et de la terre de la patrie, et turefuses de les secourir. Le chef des Lykiens porteurs de boucliersest mort, Sarpèdôn, qui protégeait la Lykiè par sa justice et parsa vertu. Arès d’airain l’a tué par la lance de Patroklos. Venez,amis, et indignez-vous. Que les Myrmidones, irrités à cause de tantd’Akhaiens que nous avons tués de nos lances rapides auprès desnefs, n’enlèvent point les armes et n’insultent point le cadavre deSarpèdôn.

Il parla ainsi, et une intolérable etirrésistible douleur saisit les Troiens, car Sarpèdôn, bienqu’étranger, était le rempart de leur ville, et des peuplesnombreux le suivaient, et lui-même excellait dans le combat. Et ilsmarchèrent avec ardeur droit aux Danaens, menés par Hektôr irrité àcause de Sarpèdôn. Mais le cœur solide de Patroklos Ménoitiadeexcitait aussi les Akhaiens, et il dit aux deux Aias prompts auxcombats :

– Aias ! soyez aujourd’hui tels que vousavez toujours été parmi les plus braves et les meilleurs. Il esttombé l’homme qui, le premier, a franchi le mur des Akhaiens,Sarpèdôn ! Insultons ce cadavre et arrachons ses armes de sesépaules, et tuons de l’airain tous ceux de ses compagnons quivoudraient le défendre.

Il parla ainsi, et les Aias se hâtèrent de luivenir en aide ; et de chaque côté, Troiens, Lykiens,Myrmidones et Akhaiens, serrant leurs phalanges, se ruaient avecd’horribles clameurs autour du cadavre, et les armes des hommesretentissaient. Et Zeus répandit sur la mêlée une obscuritéaffreuse, afin que le labeur du combat pour son fils bien-aimé fûtplus terrible. Et d’abord les Troiens repoussèrent les Akhaiens auxsourcils arqués ; et un des meilleurs parmi les Myrmidones futtué, le divin Épeigeus, fils du magnanime Agakleus. Et Épeigeuscommandait autrefois dans Boudéiôn bien peuplée ; mais, ayanttué son brave beau-frère, il vint en suppliant auprès de Pèleus etde Thétis aux pieds d’argent, qui l’envoyèrent, avec le mâleAkhilleus, vers Ilios aux beaux chevaux, combattre les Troiens. Etcomme il mettait la main sur le cadavre, l’illustre Hektôr lefrappa d’une pierre à la tête, et la tête se fendit en deux, sousle casque solide ; et il tomba la face sur le cadavre. Puis,l’affreuse mort l’enveloppa lui-même, et Patroklos fut saisi dedouleur, à cause de son compagnon tué.

Et il se rua à travers les combattants,semblable à un épervier rapide qui terrifie les geais et lesétourneaux. Ainsi le cavalier Patroklos se rua contre les Lykienset les Troiens, irrité dans son cœur à cause de son compagnon. Etil frappa d’une pierre au cou Sthénélaos Ithaiménide, et les nerfsfurent rompus ; et les premiers rangs et l’illustre Hektôrreculèrent d’autant d’espace qu’en parcourt une pique bien lancée,dans le combat contre des hommes intrépides ou dans les jeux.Autant reculèrent les Troiens et s’avancèrent les Akhaiens.

Et, le premier, Glaukos, chef des Lykiensporteurs de boucliers, se retournant, tua le magnanime Bathykleus,fils bien-aimé de Khalkôn, qui habitait l’Hellas et qui étaitillustre parmi les Myrmidones par ses domaines et par sesrichesses. Et, Bathykleus le poursuivant, Glaukos se retournasubitement et le frappa de sa lance au milieu de la poitrine, et iltomba avec bruit, et une lourde douleur saisit les Akhaiens quandle guerrier tomba, et les Troiens se réjouirent ; mais lesAkhaiens infatigables, se souvenant de leur courage, se jetèrent enfoule autour du cadavre.

Alors Mèrionès tua un guerrier Troien, lebrave Laogôn, fils d’Onètôr, prêtre de Zeus Idaien, et que lepeuple honorait comme un dieu. Il le frappa sous la mâchoire etl’oreille, et l’âme abandonna aussitôt ses membres, et l’affreuxbrouillard l’enveloppa. Et Ainéias lança sa pique d’airain contreMèrionès, et il espérait l’atteindre sous le bouclier, comme ils’élançait ; mais celui-ci évita la pique d’airain en secourbant, et la longue pique s’enfonça en terre et vibra jusqu’à ceque le robuste Arès eût épuisé sa force. Et la pique d’Ainéiasvibrait ainsi parce qu’elle était partie d’une main vigoureuse. EtAinéias, irrité, lui dit :

– Mèrionès, bien que tu sois un agile sauteur,ma pique t’eût rendu immobile à jamais, si je t’avais atteint.

Et Mèrionès illustre par sa lance luirépondit :

– Ainéias, il te sera difficile, malgré tavigueur, de rompre les forces de tous ceux qui te combattront. Simoi aussi, je t’atteignais de l’airain aigu, bien que tu soisrobuste et confiant dans tes forces, tu me donnerais la gloire etton âme à Aidès illustre par ses chevaux.

Il parla ainsi, et le robuste fils deMénoitios le réprimanda :

– Mèrionès, pourquoi tant parler, étantbrave ? Ô ami ! ce n’est point par des parolesoutrageantes que tu repousseras les Troiens loin de ce cadavre. Lafin de la guerre est dans nos mains. Les paroles conviennent àl’agora. Il ne s’agit point ici de parler, mais de combattre.

Il parla ainsi, et marcha en avant, et ledivin Mèrionès le suivit. Et de même que les bûcherons font ungrand tumulte dans les gorges des montagnes, et que l’écho retentitau loin ; de même la grande plaine frémissait sous lesguerriers qui frappaient, de leurs épées et de leurs lances,l’airain et le cuir des solides boucliers ; et nul n’auraitplus reconnu le divin Sarpèdôn, tant il était couvert de traits, desang et de poussière. Et tous se ruaient sans cesse autour de soncadavre, comme les mouches qui bourdonnent, au printemps, dansl’étable, autour des vases remplis de lait. C’est ainsi qu’ils seruaient en foule autour de ce cadavre.

Et Zeus, ne détournant point ses yeuxsplendides de la rude mêlée, délibérait dans son esprit sur la mortde Patroklos, hésitant si l’illustre Hektôr le tuerait de suiteavec l’airain, dans la mêlée, sur le divin Sarpèdôn, et luiarracherait ses armes des épaules, ou si la rude mêlée seraitprolongée pour la mort d’un plus grand nombre. Et il semblameilleur à Zeus que le brave compagnon du Pèléide Akhilleusrepoussât, vers la ville, Hektôr et les Troiens, et arrachât l’âmede beaucoup de guerriers. Et c’est pourquoi il amollit le couragede Hektôr qui, montant sur son char, prit la fuite en ordonnant auxTroiens de fuir aussi, car il avait reconnu les balances sacrées deZeus. Et les illustres Lykiens ne restèrent point, et ils prirentaussi la fuite en voyant leur roi couché, le cœur percé, au milieudes cadavres, car beaucoup étaient tombés pendant que le Kroniônexcitait le combat. Et les Akhaiens arrachèrent des épaules deSarpèdôn ses belles armes resplendissantes, et le robuste fils deMénoitios les donna à ses compagnons pour être portées aux nefscreuses. Et alors Zeus qui amasse les nuées dit àApollôn :

– Va maintenant, cher Phoibos. PurifieSarpèdôn, hors de la mêlée, du sang noir qui le souille. Lave-ledans les eaux du fleuve, et, l’ayant oint d’ambroisie, couvre-le devêtements immortels. Puis, remets-le aux Jumeaux rapides, Hypnos etThanatos, pour qu’ils le portent chez le riche peuple de la grandeLykiè. Ses parents et ses amis l’enseveliront et lui élèveront untombeau et une colonne, car c’est là l’honneur des morts.

Il parla ainsi, et Apollôn, se hâtant d’obéirà son père, descendit des cimes Idaiennes dans la mêlée et enlevaSarpèdôn loin des traits. Et il le transporta pour le laver dansles eaux du fleuve, l’oignit d’ambroisie, le couvrit de vêtementsimmortels et le confia aux Jumeaux rapides, Hypnos et Thanatos, quile transportèrent aussitôt chez le riche peuple de la grandeLykiè.

Et Patroklos, excitant Automédôn et seschevaux, poursuivait les Lykiens et les Troiens, pour son malheur,l’insensé ! car s’il avait obéi à l’ordre du Pèléide, ilaurait évité la kèr mauvaise de la noire mort. Mais l’esprit deZeus est plus puissant que celui des hommes. Il terrifie le braveque lui-même a poussé au combat, et il lui enlève la victoire.

Et, maintenant, quel fut le premier, quel futle dernier que tu tuas, ô Patroklos, quand les dieux préparèrent tamort ? Adrèstès, Autonoos et Ekhéklos, Périmos Mégade etÉpistôr, et Mélanippos ; puis, Élasos, Moulios et Phylartès.Il tua ceux-ci, et les autres échappèrent par la fuite. Et alorsles fils des Akhaiens eussent pris la haute Ilios par les mains dePatroklos furieux, si Phoibos Apollôn, debout au faîte d’une toursolide, préparant la perte du Ménoitiade, ne fût venu en aide auxTroiens. Et trois fois Patroklos s’élança jusqu’au relief de lahaute muraille, et trois fois Apollôn le repoussa de ses mainsimmortelles, en heurtant son bouclier éclatant. Et, quand ils’élança une quatrième fois, semblable à un dieu, l’archer Apollônlui dit ces paroles menaçantes :

– Retire-toi, divin Patroklos. Il n’est pasdans ta destinée de renverser de ta lance la haute citadelle desmagnanimes Troiens. Akhilleus lui-même ne le pourra point, bienqu’il te soit très-supérieur.

Il parla ainsi, et Patroklos recula au loinpour éviter la colère de l’archer Apollôn. Et Hektôr, retenant seschevaux aux sabots solides près des Portes Skaies, hésitait s’ilretournerait au combat, ou s’il ordonnerait aux troupes de serenfermer dans les murailles.

Et Phoibos Apollôn s’approcha de lui,semblable au jeune et brave guerrier Asios, fils de Dymas, frère deHékabè et oncle du dompteur de chevaux Hektôr, et qui habitait laPhrygiè sur les bords du Sangarios. Et, semblable à Asios, PhoibosApollôn dit à Hektôr :

– Hektôr, pourquoi t’éloignes-tu ducombat ? Cela ne te convient pas. Plût aux dieux que je tefusse supérieur autant que je te suis inférieur, il te serait fatald’avoir quitté le combat. Allons, pousse tes chevaux aux sabotsmassifs contre Patroklos. Tu le tueras peut-être, et Apollôn tedonnera la victoire.

Ayant ainsi parlé, le dieu rentra dans lafoule des guerriers. Et l’illustre Hektôr ordonna au braveKébrionès d’exciter ses chevaux vers la mêlée. Et Apollôn, aumilieu de la foule, répandit le trouble parmi les Argiens etaccorda la victoire à Hektôr et aux Troiens. Et le Priamide,laissant tous les autres Danaens, poussait vers le seul Patroklosses chevaux aux sabots massifs. Et Patroklos, de son côté, sauta deson char, tenant sa pique de la main gauche. Et il saisit de ladroite un morceau de marbre, rude et anguleux, d’abord caché danssa main, et qu’il lança avec effort. Et ce ne fut pas en vain, carcette pierre aiguë frappa au front le conducteur de chevauxKébrionès, bâtard de l’illustre Priamos. Et la pierre coupa lesdeux sourcils, et l’os ne résista pas, et les yeux du Troienjaillirent à ses pieds dans la poussière. Et, semblable auplongeur, il tomba du char, et son âme abandonna ses membres. Et lecavalier Patroklos cria avec une raillerie amère :

– Ah ! certes, voici un hommeagile ! Comme il plonge ! Vraiment, il rassasierait decoquillages toute une multitude, en sautant de sa nef dans la mer,même si elle était agitée, puisqu’il plonge aussi aisément du hautd’un char. Certes, il y a d’excellents plongeurs parmi lesTroiens !

Ayant ainsi parlé, il s’élança sur le hérosKébrionès, comme un lion impétueux qui va dévaster une étable etrecevoir une blessure en pleine poitrine, car il se perd par sapropre ardeur. Ainsi, Patroklos, tu te ruas sur Kébrionès. Et lePriamide sauta de son char, et tous deux luttèrent pour le cadavre,comme deux lions pleins de faim combattent, sur les montagnes, pourune biche égorgée. Ainsi, sur le cadavre de Kébrionès, les deuxhabiles guerriers, Patroklos Ménoitiade et l’illustre Hektôr,désiraient se percer l’un l’autre de l’airain cruel. Et le Priamidetenait le cadavre par la tête et ne lâchait point prise, tandis quePatroklos le tenait par les pieds. Et les Troiens et les Danaensengagèrent alors un rude combat.

De même que l’Euros et le Notos, par leurrencontre furieuse, bouleversent, dans les gorges des montagnes,une haute forêt de hêtres, de frênes et de cornouillers à écorceépaisse, qui heurtent leurs vastes rameaux et se rompent avecbruit ; ainsi les Troiens et les Akhaiens, se ruant les unssur les autres, combattaient et ne fuyaient point honteusement. Etles lances aiguës, et les flèches ailées qui jaillissaient desnerfs s’enfonçaient autour de Kébrionès, et de lourds rochersbrisaient les bouchers. Et là, Kébrionès gisait, grand, oublieuxdes chevaux et du char, et dans un tourbillon de poussière. Aussilongtemps que Hélios tint le milieu de l’Ouranos, les traitsjaillirent des deux côtés, et les deux peuples périssaientégalement ; mais lorsqu’il déclina, les Akhaiens furent lesplus forts et ils entraînèrent le héros Kébrionès loin des traitset du tumulte des Troiens, et ils lui arrachèrent ses armes desépaules.

Et Patroklos, méditant la perte des Troiens,se rua en avant. Il se rua trois fois, tel que le rapide Arès,poussant des cris horribles, et il tua neuf guerriers. Mais quandil s’élança une quatrième fois, semblable à un dieu, alors,Patroklos, la fin de ta vie approcha ! Phoibos à travers lamêlée, vint à lui, terrible. Et le Ménoitiade ne vit point le dieuqui s’était enveloppé d’une épaisse nuée. Et Phoibos se tintderrière lui et le frappa de la main dans le dos, entre les largesépaules, et ses yeux furent troublés par le vertige. Et PhoibosApollôn lui arracha de la tête son casque, qui roula sous les piedsdes chevaux en retentissant, et dont l’aigrette fut souillée desang et de poussière. Et il n’était point arrivé à ce casque d’êtresouillé de poussière quand il protégeait le beau front du divinAkhilleus ; mais Zeus voulait donner ce casque au PriamideHektôr, afin qu’il le portât, car sa mort était proche.

Et la longue et lourde lance de Patroklos sebrisa dans sa main, et le roi Apollôn, fils de Zeus, détacha sacuirasse. Son esprit fut saisi de stupeur, et ses membres furentinertes, et il s’arrêta stupéfait.

Alors le Dardanien Panthoide Euphorbos,excellent cavalier, et habile, entre les meilleurs, à lancer lapique, et qui avait déjà précipité vingt guerriers de leurs chars,s’approcha du Ménoitiade par derrière et le blessa d’un coup delance aiguë. Et ce fut le premier qui te blessa, dompteur dechevaux Patroklos ! Mais il ne t’abattit point, et, retirantsa lance, il recula aussitôt dans la foule, redoutant Patroklosdésarmé. Et celui-ci, frappé par un dieu et par la lance d’unhomme, recula aussi dans la foule de ses compagnons, pour éviter lamort.

Et dès que Hektôr eut vu le magnanimePatroklos se retirer, blessé par l’airain aigu, il se jeta sur luiet le frappa dans le côté d’un coup de lance qui le traversa. Et leMénoitiade tomba avec bruit, et la douleur saisit le peuple desAkhaiens. De même un lion dompte dans le combat un robustesanglier, car ils combattaient ardemment sur le faîte desmontagnes, pour un peu d’eau qu’ils voulaient boire tousdeux ; mais le lion dompte avec violence le sanglier haletant.Ainsi le Priamide Hektôr arracha l’âme du brave fils de Ménoitios,et, plein d’orgueil, il l’insulta par ces paroles ailées :

– Patroklos, tu espérais sans doute renversernotre ville et emmener, captives sur tes nefs, nos femmes, dans tachère terre natale ? Ô insensé ! c’est pour les protégerque les rapides chevaux de Hektôr l’ont mené au combat, car jel’emporte par ma lance sur tous les Troiens belliqueux, etj’éloigne leur dernier jour. Mais toi, les oiseaux carnassiers temangeront. Ah ! malheureux ! le brave Akhilleus ne t’apoint sauvé, lui qui, t’envoyant combattre, tandis qu’il restait,te disait sans doute : – Ne reviens point, dompteur de chevauxPatroklos, dans les nefs creuses, avant d’avoir arraché de sapoitrine la cuirasse sanglante du tueur d’hommes Hektôr. Il t’aparlé ainsi sans doute, et il t’a persuadé dans tadémence !

Et le cavalier Patroklos, respirant à peine,lui répondit : :

– Hektôr, maintenant tu te glorifies, car leKronide et Apollôn t’ont donné la victoire. Ils m’ont aisémentdompté, en m’enlevant mes armes des épaules ; mais, si vingtguerriers tels que toi m’avaient attaqué, ils seraient tous mortspar ma lance. C’est la Moire violente et le fils de Lètô, et, parmiles hommes, Euphorbos, qui me tuent ; mais toi, tu n’es venuque le dernier. Je te le dis, garde mes paroles dans tonesprit : Tu ne vivras point longtemps, et ta mort est proche.La Moire violente va te dompter par les mains de l’irréprochableAiakide Akhilleus.

Il parla ainsi et mourut, et son âme abandonnason corps et descendit chez Aidès, en pleurant sa destinée, saforce et sa jeunesse.

Et l’illustre Hektôr répondit au cadavre duMénoitiade :

– Patroklos, pourquoi m’annoncer lamort ? Qui sait si Akhilleus, le fils de Thétis aux beauxcheveux, ne rendra point l’esprit sous ma lance ?

Ayant ainsi parlé, il lui mit le pied sur lecorps, et, le repoussant, arracha de la plaie sa lance d’airain. Etaussitôt il courut sur Automédôn, le divin compagnon du rapideAiakide, voulant l’abattre ; mais les chevaux immortels,présents splendides que les dieux avaient faits à Pèleus,enlevèrent Automédôn.

Chant 17

Et le brave Ménélaos, fils d’Atreus, ayant vuque Patroklos avait été tué par les Troiens, courut aux premiersrangs, armé de l’airain splendide. Et il allait autour du cadavre,comme une vache gémissante, qui n’avait point encore connul’enfantement, court autour du veau son premier-né. Ainsi le blondMénélaos allait autour de Patroklos, et, le gardant de sa lance etde son bouclier égal, il se préparait à tuer celui quiapprocherait. Et le Panthoide, habile à lancer la pique, n’oubliapoint l’irréprochable Patroklos qui gisait là, et il s’arrêtadevant le cadavre, et il dit au brave Ménélaos :

– Atréide Ménélaos, illustre prince despeuples, recule, laisse ce cadavre, et livre-moi ces dépouillessanglantes, car, le premier d’entre les Troiens et les alliés, j’aiblessé Patroklos de ma lance dans la rude mêlée. Laisse-moi doncremporter cette gloire parmi les Troiens, ou je te frapperai etj’arracherai ta chère âme.

Et le blond Ménélaos, indigné, luirépondit :

– Père Zeus ! quelle honte de se vanterau-delà de ses forces ! Ni la rage du léopard, ni celle dulion, ni celle du sanglier féroce dont l’âme est toujours furieusedans sa vaste poitrine, ne surpassent l’orgueil des fils dePanthos ! Le robuste cavalier Hypérènôr se glorifiait de sajeunesse lorsqu’il m’insulta, disant que j’étais le plus lâche desDanaens ; et je pense que ses pieds rapides ne le porterontplus désormais vers l’épouse bien-aimée et les parents vénérables.Ainsi je romprai tes forces si tu me tiens tête ; et jet’avertis de rentrer dans la foule et de ne point me braver, avantque le malheur soit tombé sur toi. L’insensé seul ne reconnaît quece qui est accompli.

Il parla ainsi, et il ne persuada pointEuphorbos qui lui répondit :

– Divin Ménélaos, certes, maintenant tu vaspayer le sang de mon frère que tu as tué. Tu t’en glorifies, et tuas rendu sa femme veuve dans la profonde chambre nuptiale, et tu asaccablé ses parents d’une douleur amère. Et moi, je vengerai cesmalheureux et je remettrai aux mains de Panthos et de la divinePhrontis ta tête et tes armes. Mais ne retardons pas plus longtempsle combat qui amènera la victoire ou la défaite de l’un denous.

Il parla ainsi, et il frappa le bouclier d’unerondeur égale ; mais il ne put le traverser, et la pointed’airain se recourba sur le solide bouclier. Et l’Atréide Ménélaos,suppliant le père Zeus, se rua avec l’airain ; et commeEuphorbos reculait, il le perça à la gorge, et la pointe, pousséepar une main robuste, traversa le cou délicat. Et le Panthoidetomba avec bruit, et ses armes retentirent sur lui. Et ses cheveux,qui avaient les reflets de l’or et de l’argent, et qui étaientsemblables aux cheveux des Kharites, furent souillés de sang. Demême qu’un jeune olivier qu’un homme a planté dans un lieusolitaire, où l’eau jaillit abondante et nourrit sa verdeur, et quele souffle des vents mobiles balance, tandis qu’il se couvre defleurs blanches, mais qu’un grand tourbillon enveloppe brusquement,arrache et renverse contre terre ; de même l’Atréide Ménélaostua le brave Panthoide Euphorbos, et le dépouilla de ses armes.

Quand un lion montagnard, sûr de sa force,enlève la meilleure vache d’un grand troupeau qui paît, lui brisele cou avec ses fortes dents, boit son sang et mange sesentrailles, les chiens et les bergers poussent, de loin, de grandesclameurs et n’approchent point, parce que la blême terreur les asaisis. De même nul d’entre les Troiens n’osait attaquer l’illustreMénélaos ; et il eût aisément enlevé les belles armes duPanthoide, si Phoibos Apollôn, par envie, n’eût excité contre luiHektôr semblable au rapide Arès. Et, sous la forme de Mentès, chefdes Kikones, il dit au Priamide ces paroles ailées :

– Hektôr, où cours-tu ainsi ? pourquoipoursuis-tu follement les chevaux du brave Akhilleus, qui nepeuvent être ni soumis, ni conduits par aucun homme mortel, autrequ’Akhilleus qu’une mère immortelle a enfanté ? Voici, pendantce temps, que le brave Ménélaos, fils d’Atreus, pour défendrePatroklos, a tué le plus courageux des Troiens, le PanthoideEuphorbos, et rompu sa vigueur impétueuse.

Le dieu parla ainsi et rentra dans la fouledes hommes. Et une amère douleur saisit le cœur sombre de Hektôr.Il regarda autour de lui dans la mêlée, et il vit Ménélaos enlevantles belles armes d’Euphorbos, et le Panthoide gisant contre terre,et le sang qui coulait de la plaie ouverte. Avec de hautesclameurs, armé de l’airain éclatant, et semblable au feuinextinguible de Hèphaistos, il s’élança aux premiers rangs. Et lefils d’Atreus l’entendit et le vit, et il gémit, disant dans soncœur magnanime :

– Hélas ! si j’abandonne ces belles armeset Patroklos qui est mort pour ma cause, les Danaens qui me verrontseront indignés ; mais si je combats seul contre Hektôr et lesTroiens, je crains que cette multitude m’enveloppe, car Hektôr aucasque mouvant mène avec lui tous les Troiens. Mais pourquoidélibérer dans ma chère âme ? Quand un homme veut luttercontre un autre homme qu’un dieu honore, aussitôt une lourdecalamité est suspendue sur lui. C’est pourquoi aucun Danaen ne meblâmera de me retirer devant Hektôr, puisqu’il est poussé par undieu. Si j’entendais le brave Aias dans la mêlée, nousretournerions tous deux au combat, même contre un dieu, et noussauverions ce cadavre pour le Pèléide Akhilleus, et dans nos mauxceci serait pour le mieux.

Et tandis qu’il délibérait dans son esprit etdans son cœur, les phalanges Troiennes arrivaient conduites parHektôr. Ménélaos recula et abandonna le cadavre, mais en seretournant, comme un lion à longue barbe que les chiens et lesbergers chassent de l’étable avec des lances et des cris, et dontle cœur farouche est troublé, et qui ne s’éloigne qu’à regret del’enclos. Ainsi le blond Ménélaos s’éloigna de Patroklos. Et il seretourna dès qu’il eut rejoint ses compagnons, et, cherchantpartout des yeux le grand Aias Télamônien, il le vit à la gauche dela mêlée, exhortant ses compagnons et les excitant à combattre, carPhoibos Apollôn avait jeté une grande terreur en eux. Et Ménélaoscourut à lui et lui dit aussitôt :

– Aias, viens, ami ! hâtons-nous pourPatroklos qui est mort, et rapportons au moins son cadavre àAkhilleus, car c’est Hektôr au casque mouvant qui a ses armes.

Il parla ainsi, et l’âme du brave Aias futremuée, et il se jeta aux premiers rangs, avec le blondMénélaos.

Et le Priamide, après avoir dépouilléPatroklos de ses armes illustres, l’entraînait pour lui couper latête avec l’airain et livrer son cadavre aux chiens troiens ;mais Aias arriva, portant un bouclier semblable à une tour. EtHektôr rentra dans la foule de ses compagnons ; et, montantsur son char, il donna les belles armes aux Troiens, pour êtreportées à Ilios et pour répandre le bruit de sa gloire.

Et Aias marchait autour du Ménoitiade, lecouvrant de son bouclier, comme une lionne autour de ses petits.Elle les menait à travers la forêt, quand les chasseurssurviennent. Aussitôt, pleine de fureur, elle fronce les sourcilset en couvre ses yeux. Ainsi Aias marchait autour du hérosPatroklos, et le brave Atréide Ménélaos se tenait près de lui, avecun grand deuil dans la poitrine.

Mais le fils de Hippolokhos, Glaukos, chef deshommes de Lykiè, regardant Hektôr d’un œil sombre, lui dit cesdures paroles :

– Hektôr, tu as l’aspect du plus brave deshommes, mais tu n’es pas tel dans le combat, et tu ne mérites pointta gloire, car tu ne sais que fuir. Songe maintenant à sauver taville et ta citadelle, seul avec les peuples nés dans Ilios. Jamaisplus les Lykiens ne lutteront contre les Danaens pour Troiè,puisque tu n’en as point de reconnaissance, bien qu’ils combattentéternellement. Lâche comment défendrais-tu même un faible guerrierdans la mêlée, puisque tu as abandonné, en proie aux Akhaiens,Sarpèdôn, ton hôte et ton compagnon, lui qui, vivant, fut d’un sigrand secours à ta ville et à toi-même, et que maintenant tuabandonnes aux chiens ! C’est pourquoi, si les Lykiensm’obéissent, nous retournerons dans nos demeures, et la ruined’Ilios sera proche. Si les Troiens avaient l’audace et la force deceux qui combattent pour la patrie, nous traînerions dans Ilios,dans la grande ville de Priamos, le cadavre de Patroklos ; et,aussitôt, les Argiens nous rendraient les belles armes de Sarpèdônet Sarpèdôn lui-même ; car il a été tué, le compagnon de cethomme qui est le plus formidable des Argiens auprès des nefs et quia les plus braves compagnons. Mais tu n’as pas osé soutenirl’attaque du magnanime Aias, ni ses regards, dans la mêlée ;et tu as redouté de combattre, car il l’emporte de beaucoup surtoi !

Et, le regardant d’un œil sombre, Hektôr aucasque mouvant lui répondit :

– Glaukos, pourquoi parles-tu sioutrageusement ? Certes, ami, je te croyais supérieur enprudence à tous ceux qui habitent la fertile Lykiè, et maintenantje te blâme d’avoir parlé ainsi, disant que je n’ai pas oséattendre le grand Aias. Jamais ni le bruit des chars, ni leretentissement de la mêlée ne m’ont épouvanté ; mais l’espritde Zeus tempétueux terrifie aisément le brave et lui enlève lavictoire, bien qu’il l’ait poussé au combat. Mais viens et tuverras en ce jour si je suis un lâche, comme tu le dis, et si jesaurai rompre la vigueur des Danaens qui défendront le cadavre dePatroklos.

Il parla ainsi, et il exhorta les Troiens àvoix haute :

– Troiens, Lykiens et braves Dardaniens, soyezdes hommes, amis ! Souvenez-vous de votre force et de votrecourage, tandis que je vais revêtir les armes de l’irréprochableAkhilleus, enlevées à Patroklos que j’ai tué.

Ayant ainsi parlé, Hektôr, s’éloignant de lamêlée, courut rapidement vers ses compagnons qui portaient à Iliosles armes illustres du Pèléide. Et, loin de la mêlée lamentable, ilchangea d’armes et donna les siennes pour être portées dans lasainte Ilios. Et il se couvrit des armes immortelles du PèléideAkhilleus, que les dieux ouraniens avaient données à Pèleus. Etcelui-ci, étant vieux, les avait données à son fils ; mais lefils ne devait point vieillir sous les armes paternelles.

Et quand Zeus qui amasse les nuées vit Hektôrcouvert des armes du divin Pèléide, il secoua la tête et dit dansson esprit :

– Ô malheureux ! tu ne songes point à lamort qui est proche de toi, et tu revêts les armes immortelles duplus brave des hommes, devant qui tous les guerriersfrémissent ; et tu as tué son compagnon si doux et sicourageux, et tu as outrageusement arraché ses armes de sa tête etde ses épaules ! Mais je te donnerai une grande gloire enretour de ce que Andromakhè ne recevra point, après le combat, lesarmes illustres du Pèléide.

Zeus parla ainsi, et il scella sa promesse enabaissant ses sourcils bleus. Et il adapta les armes au corps duPriamide qui, hardi et furieux comme Arès, sentit couler dans tousses membres la force et le courage. Et, poussant de hautesclameurs, il apparut aux illustres alliés et aux Troiens, semblableà Akhilleus, car il resplendissait sous les armes du magnanimePèléide. Et, allant de l’un à l’autre, il les exhortait tous :Mesthlès, Glaukos, Médôn, Thersilokhos, Astéropaios, Deisinôr,Hippothoos et Phorkis, et Khromios et le divinateur Ennomos. Et,les excitant par des paroles rapides, il leur parlaainsi :

– Entendez-moi, innombrables peuples alliés etvoisins d’Ilios ! Je n’ai point appelé une multitude inactivequand je vous ai convoqués de vos villes, mais je vous ai demandéde défendre ardemment les femmes des Troiens et leurs petitsenfants contre les Akhaiens belliqueux. Pour vous, j’ai épuisé mespeuples de vivres et de présents et j’ai nourri vos forces. Quechacun combatte donc, triomphe ou périsse, car c’est le sort de laguerre. Celui qui entraînera le corps de Patroklos vers les Troiensdompteurs de chevaux aura, pour sa part, la moitié des dépouilles,et j’aurai l’autre moitié, et sa gloire sera égale à la mienne.

Il parla ainsi, et tous, les lances tendues,se ruèrent sur les Danaens, espérant arracher au Télamônien Aias lecadavre de Patroklos. Les insensés ! Il devait plutôtarracher, sur ce cadavre, l’âme de beaucoup d’entre eux. Et il ditau brave Ménélaos :

– Divin Ménélaos, ô ami ! je n’espère pasque nous revenions de ce combat, et, certes, je crains moins pourle cadavre de Patroklos, que les chiens troiens et les oiseauxcarnassiers vont bientôt dévorer, que pour ma tête et la tienne,car Hektôr couvre le champ de bataille comme une nuée, et la lourderuine pend sur nous. Hâte-toi, appelle les princes des Danaens,s’ils t’entendent.

Il parla ainsi, et le brave Ménélaoss’empressa d’appeler à grands cris les Danaens :

– Ô amis ! Princes et chefs des Argiens,vous qui mangez aux repas des Atréides Agamemnôn et Ménélaos, etqui commandez les phalanges, car tout honneur et toute gloireviennent de Zeus ; comme il m’est difficile de vousreconnaître dans le tourbillon de la mêlée, que chacun de vousaccoure de lui-même, indigné que Patroklos soit livré en pâture auxchiens troiens.

Il parla ainsi, et le rapide Aias, filsd’Oileus, vint le premier, en courant à travers la mêlée, et, aprèslui, Idoméneus, et le compagnon d’Idoméneus, Mèrionès, semblable autueur d’hommes Arès. Mais qui pourrait, dans son esprit, dire lesnoms de tous ceux qui vinrent rétablir le combat desAkhaiens ?

Et les Troiens avançaient, et Hektôr lesmenait. De même que le large courant d’un fleuve tombé de Zeus seprécipite à la mer, et que la mer s’enfle hors de son lit, et queles rivages résonnent au loin ; de même retentissait laclameur des Troiens. Mais les Akhaiens se tenaient debout autour duMénoitiade, n’ayant qu’une âme et couverts de leurs boucliersd’airain. Et Zeus répandait une nuée épaisse sur leurs casqueséclatants ; car il n’avait point haï le Ménoitiade pendantque, vivant, il était le compagnon de l’Aiakide ; et il nevoulait pas qu’il fût livré en pâture aux chiens troiens ; etil anima ses compagnons à le défendre.

Et, d’abord, les Troiens repoussèrent lesAkhaiens aux sourcils arqués. Ceux-ci prirent la fuite, abandonnantle cadavre ; et les Troiens ne les poursuivirent point, malgréleur désir du meurtre ; mais ils entraînaient le cadavre. Etles Akhaiens ne l’abandonnèrent pas longtemps ; et, lesramenant aussitôt, Aias, le premier des Danaens par l’aspecthéroïque et les actions, après l’irréprochable Pèléide, se rua auxpremiers rangs, semblable par la fureur à un sanglier qui,rebroussant à travers les taillis, disperse les chiens et lesjeunes hommes. Ainsi le grand Aias, fils de l’illustre Télamôn,dispersa aisément les phalanges Troiennes qui se pressaient autourde Patroklos, espérant l’entraîner dans Ilios et remporter cettegloire.

Et Hippothoos, fils du Pélasge Lèthos, ayantlié le tendon par une courroie, traînait Patroklos par un pied dansla mêlée, afin de plaire à Hektôr et aux Troiens ; mais il luien arriva malheur, sans que nul pût le sauver, car le Télamônien,se ruant au milieu de la foule, le frappa sur son casque d’airain,et le casque à crinière fut brisé par la grande lance et la mainvigoureuse d’Aias, et l’airain de la pointe traversa la cervellequi jaillit sanglante de la plaie, et ses forces furent rompues. Illâcha le pied du magnanime Patroklos et tomba lui-même sur lecadavre, loin de Larissè ; et il ne rendit point à ses parentsbien-aimés les soins qu’ils lui avaient donnés, et sa vie futbrève, ayant été ainsi dompté par le magnanime Aias.

Hektôr lança contre Aias sa pique éclatante,mais celui-ci, l’ayant aperçue, évita la pique d’airain qui frappale magnanime Skhédios, fils d’Iphitos, et le plus brave desPhôkèens, et qui habitait la grande Panopè, commandant à denombreux peuples. La pique le perça au milieu de la gorge, et lapointe d’airain sortit au sommet de l’épaule. Il tomba avec bruitet ses armes retentirent sur lui. Et Aias perça au milieu du ventrele brave Phorkys, fils de Phainops, qui défendait le corps deHippothoos. L’airain rompit le creux de la cuirasse et déchira lesentrailles. Il tomba, saisissant la terre avec ses mains, et lespremiers rangs, ainsi que Hektôr, reculèrent. Et les Argiens, avecde grands cris, entraînèrent, morts, Phorkys et Hippothoos, etenlevèrent leurs armes.

Alors, les Troiens eussent été mis en fuitepar les braves Akhaiens et fussent rentrés dans Ilios, domptés parleur propre lâcheté, et les Akhaiens eussent remporté la victoire,malgré Zeus, par leur vigueur et leur courage, si Apollôn lui-mêmen’eût excité Ainéias, sous la forme du héraut Périphas Épytide quiavait vieilli, auprès de son vieux père, dans l’étude et la sciencede la sagesse. Semblable à Périphas, le fils de Zeus parlaainsi :

– Ainéias, comment sauveriez-vous la sainteIlios, même malgré la volonté d’un dieu ? En étant tels quedes guerriers que j’ai vus, confiants dans leur propre courage,autant que dans la vigueur et le nombre de leur peuple. Zeus nousoffre la victoire plutôt qu’aux Danaens, mais vous êtes des lâchesqui ne savez pas combattre.

Il parla ainsi, et Ainéias reconnut l’archerApollôn, et il cria aussitôt à Hektôr :

– Hektôr, et vous, chefs des Troiens et desalliés, c’est une honte de fuir vers Ilios, vaincus, à cause denotre lâcheté, par les braves Akhaiens. Voici qu’un des dieux s’estapproché de moi, et il m’a dit que le très puissant Zeus nous étaitpropice dans le combat. C’est pourquoi, marchons aux Danaens, etqu’ils n’emportent pas sans peine, jusqu’aux nefs, Patroklosmort.

Il parla ainsi, et il s’élança parmi lespremiers combattants, et les Troiens firent face aux Akhaiens. EtAinéias blessa d’un coup de lance Leiokritos, fils d’Arisbas, etbrave compagnon de Lykomèdès. Et le brave Lykomèdès fut saisi decompassion en le voyant tomber. Il s’approcha, et, lançant sa piquebrillante, il perça dans le foie le Hippaside Apisaôn, prince despeuples, et il rompit ses forces. Le Hippaside était venu de lafertile Paioniè, et il était le premier des Paiones, aprèsAstéropaios. Et le brave Astéropaios fut saisi de compassion en levoyant tomber, et il se rua en avant pour combattre les Danaens,mais vainement, car les Akhaiens se tenaient tous, hérissés delances, autour de Patroklos. Et Aias les exhortait ardemment, et illeur ordonnait de ne point s’écarter du cadavre en s’élançant horsdes rangs, mais de rester autour de Patroklos et de tenir ferme. Legrand Aias commandait ainsi ; et la terre était baignée d’unsang pourpré, et tous tombaient les uns sur les autres, Troiens,alliés et Danaens ; mais ceux-ci périssaient en plus petitnombre, car ils n’oubliaient point de s’entr’aider dans la mêlée.Et tous luttaient, pareils à un incendie ; et nul n’aurait pudire si Hélios brillait, ou Sélènè, tant les braves qui s’agitaientautour du Ménoitiade étaient enveloppés d’un noir brouillard.

Ailleurs, d’autres Troiens et d’autresAkhaiens aux belles knèmides combattaient à l’aise sous un airserein ; et là se répandait l’étincelante splendeur de Hélios,et il n’y avait de nuées ni sur la terre, ni sur les montagnes. Etils combattaient mollement, évitant les traits de part et d’autre,et séparés par un large espace. Mais, au centre, sous le noirbrouillard, les plus braves, se frappant de l’airain cruel,subissaient tous les maux de la guerre. Et là, deux excellentsguerriers, Thrasymèdès et Antilokhos, ne savaient pas quel’irréprochable Patroklos fût mort. Ils pensaient qu’il étaitvivant et qu’il combattait les Troiens au fort de la mêlée, tandisqu’eux-mêmes luttaient pour le salut de leurs compagnons, loin duMénoitiade, comme Nestôr le leur avait ordonné, quand il les envoyades nefs noires au combat.

Et, pendant tout le jour, le carnage continuaautour de Patroklos, du brave compagnon du rapide Aiakide, et tousavaient les genoux, les pieds, les mains et les yeux souillés depoussière et de sang. De même qu’un homme ordonne à ses serviteursde tendre une grande peau de bœuf tout imprégnée de graisseliquide, et que ceux-ci la tendent en cercle, et que, sous leursefforts, la graisse pénètre dans la peau ; de même, de tousles côtés, les combattants traînaient çà et là le cadavre dans unétroit espace, les Troiens vers Ilios et les Akhaiens vers les nefscreuses ; et un affreux tumulte s’élevait, qui eût réjouiAthènè et Arès qui irrite le combat. Ainsi Zeus heurta, tout lejour, la mêlée des hommes et des chevaux sur le cadavre dePatroklos.

Mais le divin Akhilleus ignorait la mort duMénoitiade, car les hommes combattaient, loin des nefs, sous lesmurailles de Troiè. Et il pensait que Patroklos reviendrait vivant,après avoir poussé jusqu’aux portes de la ville, sachant qu’il nedevait point renverser Ilios sans lui, et même avec lui. Souvent,en effet, il l’avait entendu dire à sa mère qui lui révélait lapensée de Zeus ; mais sa mère ne lui avait pas annoncé un sigrand malheur, et il ne savait pas que son plus cher compagnonpérirait.

Et tous, autour du cadavre, combattaient,infatigables, de leurs lances aiguës, et s’entre-tuaient. Et lesAkhaiens cuirassés disaient :

– Ô amis ! il serait honteux de retournervers les nefs creuses ! Que la noire terre nous engloutisseici, plutôt que de laisser les braves Troiens entraîner ce cadavrevers leur ville et remporter cette gloire !

Et les Troiens magnanimes disaient :

– Ô amis ! si la moire veut que noustombions tous ici, soit ! mais que nul ne recule !

Chacun parlait ainsi et animait le courage deses compagnons, et ils combattaient, et le retentissement del’airain montait dans l’Ouranos, par les airs stériles. Et leschevaux de l’Aiakide pleuraient, hors de la mêlée, parce qu’ilsavaient perdu leur conducteur couché sur la poussière par le tueurd’hommes Hektôr. Et, vainement, Automédôn, le fils du brave Diorès,les excitait du fouet ou leur adressait de flatteuses paroles, ilsne voulaient point aller vers le large Hellespontos, ni vers lamêlée des Akhaiens ; et, de même qu’une colonne qui restedebout sur la tombe d’un homme ou d’une femme, ils restaientimmobiles devant le beau char, la tête courbée vers la terre. Et dechaudes larmes tombaient de leurs paupières, car ils regrettaientleur conducteur ; et leurs crinières florissantes pendaient,souillées, des deux côtés du joug. Et le Kroniôn fut saisi decompassion en les voyant, et, secouant la tête, il dit dans sonesprit :

– Ah ! malheureux ! pourquoi vousavons-nous donnés au roi Pèleus qui est mortel, vous qui neconnaîtrez point la vieillesse et qui êtes immortels ?Était-ce pour que vous subissiez aussi les douleurs humaines ?Car l’homme est le plus malheureux de tous les êtres qui respirent,ou qui rampent sur la terre. Mais le Priamide Hektôr ne vousconduira jamais, ni vous, ni vos chars splendides. N’est-ce pasassez qu’il possède les armes et qu’il s’en glorifie ? Jeremplirai vos genoux et votre âme de vigueur, afin que vousrameniez Automédôn de la mêlée, vers les nefs creuses ; car jedonnerai la victoire aux Troiens, jusqu’à ce qu’ils touchent auxnefs bien construites, jusqu’à ce que Hélios tombe et que l’ombresacrée arrive.

Ayant ainsi parlé, il inspira une grande forceaux chevaux, et ceux-ci, secouant la poussière de leurs crins surla terre, entraînèrent rapidement le char léger entre les Troienset les Akhaiens. Et Automédôn, bien que pleurant son compagnon,excitait l’impétuosité des chevaux, tel qu’un vautour sur des oies.Et il s’éloignait ainsi de la foule des Troiens, et il revenait seruer dans la mêlée ; mais il poursuivait les guerriers sansles tuer, ne pouvant à la fois, seul sur le char sacré, combattrede la lance et diriger les chevaux rapides. Enfin, un de sescompagnons, Alkimédôn, fils de Laerkeus Aimonide, le vit de sesyeux, et, s’arrêtant auprès du char, dit à Automédôn :

– Automédôn, quel dieu t’ayant mis dans l’âmeun dessein insensé, t’a ravi l’esprit ? Tu veux combattre seulaux premiers rangs, contre les Troiens, et ton compagnon est mort,et Hektôr se glorifie de porter sur ses épaules les armes del’Aiakide !

Et le fils de Diorès, Automédôn, luirépondit :

– Alkimédôn, nul des Akhaiens ne pourraitdompter les chevaux immortels, si ce n’est toi. Patroklos, vivant,seul le pouvait, étant semblable aux dieux par sa prudence.Maintenant, la mort et la moire l’ont saisi. Prends le fouet et lesrênes splendides, et je descendrai pour combattre.

Il parla ainsi, et Alkimédôn monta sur le charet prit le fouet et les rênes, et Automédôn descendit ; maisl’illustre Hektôr, l’ayant vu, dit aussitôt à Ainéias :

– Ainéias, prince des Troiens cuirassés, jevois les deux chevaux du rapide Aiakide qui courent dans la mêléeavec des conducteurs vils, et j’espère les saisir, si tu veuxm’aider, car, sans doute, ces hommes n’oseront point nous tenirtête.

Il parla, et l’irréprochable fils d’Ankhisèsconsentit, et ils marchèrent, abritant leurs épaules des cuirs secset solides que recouvrait l’airain. Et avec eux marchaient Khromioset Arètos semblable à un dieu. Et les insensés espéraient tuer lesdeux Akhaiens et se saisir des chevaux au large cou ; mais ilsne devaient point revenir sans avoir répandu leur sang sous lesmains d’Automédôn. Et celui-ci supplia le père Zeus, et, plein deforce et de courage dans son cœur sombre, il dit à son compagnonfidèle, Alkimédôn :

– Alkimédôn, ne retiens point les chevaux loinde moi, mais qu’ils soufflent sur mon dos, car je ne pense pas quela fureur du Priamide Hektôr s’apaise, avant qu’il nous ait tués etqu’il ait saisi les chevaux aux belles crinières d’Akhilleus, ouqu’il soit lui-même tombé sous nos mains.

Ayant ainsi parlé, il appela les Aias etMénélaos :

– Aias et Ménélaos, chefs des Argiens,remettez ce cadavre aux plus braves, et qu’ils le défendent, etqu’ils repoussent la foule des hommes ; mais éloignez notredernier jour, à nous qui sommes vivants, car voici que Hektôr etAinéias, les plus terribles des Troiens, se ruent sur nous àtravers la mêlée lamentable. Mais la destinée est sur les genouxdes dieux ! Je lance ma pique, me confiant en Zeus.

Il parla, et il lança sa longue pique, et ilfrappa le bouclier égal d’Arètos. Et le bouclier n’arrêta pointl’airain qui le traversa et entra dans le ventre à travers lebaudrier. De même, quand un jeune homme, armé d’une hachetranchante, frappe entre les deux cornes d’un bœuf sauvage, ilcoupe le nerf, et l’animal bondit et tombe. De même Arètos bondit,et tomba à la renverse, et la pique, à travers les entrailles,rompit ses forces. Et Hektôr lança sa pique éclatante contreAutomédôn ; mais celui-ci, l’ayant vu, évita en se baissant lapique d’airain qui, par-dessus lui, plongea en terre et vibrajusqu’à ce que Arès eût épuisé sa vigueur. Et tous deux se jetaientl’un sur l’autre avec leurs épées, quand les rapides Aias, à lavoix de leur compagnon, se ruèrent à travers la mêlée. Et Hektôr,Ainéias et Khromios pareil à un dieu reculèrent, laissant Arètoscouché, le ventre ouvert. Et Automédôn, pareil au rapide Arès, ledépouillant de ses armes, dit en se glorifiant :

– Du moins, j’ai un peu soulagé ma douleur dela mort du Ménoitiade, bien que je n’aie tué qu’un homme trèsinférieur à lui.

Et il mit sur le char les dépouillessanglantes, et il y monta, les pieds et les mains sanglants, commeun lion qui vient de manger un taureau.

Et, de nouveau, la mêlée affreuse etlamentable recommença sur Patroklos. Et Athènè, descendant del’Ouranos, anima le combat, car Zeus au large regard l’avaitenvoyée afin d’encourager les Danaens, son esprit étant changé. Demême que l’Ouranien Zeus envoie aux vivants une Iris pourprée,signe de guerre ou de froides tempêtes, qui interrompt les travauxdes hommes et nuit aux troupeaux ; de même Athènè,s’enveloppant d’une nuée pourprée, se mêla à la foule des Akhaiens.Et, d’abord, elle excita le fils d’Atreus, parlant ainsi au braveMénélaos, sous la forme de Phoinix à la voix mâle :

– Quelle honte et quelle douleur pour toi,Ménélaos, si les chiens rapides des Troiens mangeaient, sous leursmurailles, le cher compagnon de l’illustre Akhilleus Mais soisferme, et encourage tout ton peuple.

Et le brave Ménélaos lui répondit :

– Phoinix, mon père, vieillard vénérable, plûtaux dieux qu’Athènè me donnât la force et repoussât loin de moi lestraits. J’irais et je défendrais Patroklos, car, en mourant, il aviolemment déchiré mon cœur. Mais la vigueur de Hektôr est commecelle du feu, et il ne cesse de tuer avec l’airain, et Zeus luidonne la victoire.

Il parla ainsi, et Athènè aux yeux clairs seréjouit parce qu’il l’avait implorée avant tous les dieux. Et ellerépandit la vigueur dans ses épaules et dans ses genoux, et ellemit dans sa poitrine l’audace de la mouche qui, toujours etvainement chassée, se plaît à mordre, car le sang de l’homme luiest doux. Et elle mit cette audace dans son cœur sombre ; et,retournant vers Patroklos, il lança sa pique brillante. Et parmiles Troiens se trouvait Podès, fils d’Êétiôn, riche, brave, et trèshonoré par Hektôr entre tous les autres, parce qu’il était son pluscher convive. Le blond Ménélaos le frappa sur le baudrier, comme ilfuyait ; et l’airain le traversa, et il tomba avec bruit, etl’Atréide Ménélaos entraîna son cadavre du côté des Akhaiens. EtApollôn excita Hektôr, sous la forme de Phainops Asiade quihabitait Abydos, et qui était le plus cher des hôtes du Priamide.Et l’archer Apollôn dit à celui-ci, sous la forme dePhainops :

– Hektôr, qui d’entre les Akhaiens teredoutera désormais, si tu crains Ménélaos qui n’est qu’un faibleguerrier, et qui enlève seul ce cadavre, après avoir tué toncompagnon fidèle, brave entre les hommes, Podès, filsd’Êétiôn ?

Il parla ainsi, et la noire nuée de la douleurenveloppa Hektôr, et il se rua aux premiers rangs, armé de l’airainsplendide. Et alors le Kroniôn saisit l’aigide aux frangeséclatantes, et il couvrit l’Ida de nuées, et, fulgurant, il tonnafortement, secouant l’aigide, donnant la victoire aux Troiens etmettant les Akhaiens en fuite.

Et, le premier, le Boiôtien Pènéléôs prit lafuite, blessé par Polydamas d’un coup de lance qui lui avaittraversé le haut de l’épaule jusqu’à l’os. Et Hektôr blessa à lamain Lèitos, fils du magnanime Alektryôn ; et il le mit enfuite, épouvanté et regardant de tous côtés, car il n’espérait pluspouvoir tenir une lance pour le combat.

Et comme Hektôr se jetait sur Lèitos,Idoméneus le frappa à la cuirasse, au-dessous de la mamelle, maisla longue pique se rompit là où la pointe s’unit au bois, et lesTroiens poussèrent des clameurs ; et, contre IdoméneusDeukalide debout sur son char, Hektôr lança sa pique qui s’égara etperça le conducteur de Mèrionès, Koiranos, qui l’avait suivi de lapopuleuse Lyktos. Idoméneus étant venu à pied des nefs aux doublesavirons, il eût donné une grande gloire aux Troiens, si Koiranosn’eût amené aussitôt les chevaux rapides. Et il fut le salutd’Idoméneus, et il lui conserva la lumière ; mais lui-mêmerendit l’âme sous le tueur d’hommes Hektôr qui le perça entre lamâchoire et l’oreille. La pique ébranla les dents et trancha lamoitié de la langue. Koiranos tomba du char, laissant traîner lesrênes. Et Mèrionès, les saisissant à terre, dit àIdoméneus :

– Fouette maintenant les rapides chevauxjusqu’aux nefs ; tu vois comme moi que la victoire échappe auxAkhaiens.

Il parla ainsi, et Idoméneus fouetta leschevaux aux belles crinières, jusqu’aux nefs creuses, car lacrainte avait envahi son cœur. Et le magnanime Aias et Ménélaosreconnurent aussi que la victoire échappait aux Akhaiens et queZeus la donnait aux Troiens. Et le grand Télamônien Aias dit lepremier :

– Ô dieux ! le plus insensé comprendraitmaintenant que le père Zeus donne la victoire aux Troiens. Tousleurs traits portent, que ce soit la main d’un lâche qui les envoieou d’un brave ; Zeus les dirige, et les nôtres tombent vainset impuissants sur la terre. Allons, songeons au moins au meilleurmoyen d’entraîner le cadavre de Patroklos, et nous réjouironsensuite nos compagnons par notre retour. Ils s’attristent en nousregardant, car ils pensent que nous n’échapperons pas aux mainsinévitables et à la vigueur du tueur d’hommes Hektôr, mais que nousserons rejetés vers les nefs noires. Plût aux dieux qu’un de nousannonçât promptement ce malheur au Pèléide ! Je ne pense pasqu’il sache que son cher compagnon est mort. Mais je ne sais quinous pourrions envoyer parmi les Akhaiens. Un brouillard noir nousenveloppe tous, les hommes et les chevaux. Père Zeus, délivre decette obscurité les fils des Akhaiens ; rends-nous la clarté,que nos yeux puissent voir ; et si tu veux nous perdre dans tacolère, que ce soit du moins à la lumière !

Il parla ainsi, et le père Zeus eut compassionde ses larmes, et il dispersa aussitôt le brouillard et dissipa lanuée. Hélios brilla, et toute l’armée apparut. Et Aias dit au braveMénélaos :

– Divin Ménélaos, cherche maintenantAntilokhos, le magnanime fils de Nestôr, si toutefois il est encorevivant, et qu’il se hâte d’aller dire au belliqueux Akhilleus quele plus cher de ses compagnons est mort.

Il parla ainsi, et le brave Ménélaos se hâtad’obéir, et il s’éloigna, comme un lion qui, fatigué d’avoir luttécontre les chiens et les hommes, s’éloigne de l’enclos ; car,toute la nuit, par leur vigilance, ils ne lui ont point permisd’enlever les bœufs gras. Il s’est rué sur eux, plein du désir deschairs fraîches ; mais la foule des traits a volé de leursmains audacieuses, ainsi que les torches ardentes qu’il redoutemalgré sa fureur ; et, vers le matin, il s’éloigne, le cœurattristé. De même le brave Ménélaos s’éloignait contre son gré ducorps de Patroklos, car il craignait que les Akhaiens terrifiés nel’abandonnassent en proie à l’ennemi. Et il exhorta Mèrionès et lesAias :

– Aias, chefs des Argiens, et toi, Mèrionès,souvenez-vous de la douceur du malheureux Patroklos ! Pendantsa vie, il était plein de douceur pour tous ; et, maintenant,la mort et la moire l’ont saisi !

Ayant ainsi parlé, le blond Ménélaoss’éloigna, regardant de tous les côtés, comme l’aigle qui, dit-on,est, de tous les oiseaux de l’Ouranos, celui dont la vue est laplus perçante, car, des hauteurs où il vit, il aperçoit le lièvrequi gîte sous un arbuste feuillu ; et il tombe aussitôt surlui, le saisit et lui arrache l’âme. De même, divin Ménélaos, tesyeux clairs regardaient de tous côtés, dans la foule des Akhaiens,s’ils voyaient, vivant, le fils de Nestôr. Et Ménélaos le reconnut,à la gauche de la mêlée, excitant ses compagnons au combat. Et,s’approchant, le blond Ménélaos lui dit :

– Viens, divin Antilokhos ! apprends unetriste nouvelle. Plût aux dieux que ceci ne fût jamaisarrivé ! Sans doute tu sais déjà qu’un dieu accable lesAkhaiens et donne la victoire aux Troiens. Le meilleur des Akhaiensa été tué, Patroklos, qui laisse de grands regrets aux Danaens.Mais toi, cours aux nefs des Akhaiens, et annonce ce malheur auPèléide. Qu’il vienne promptement sauver son cadavre nu, car Hektôrau casque mouvant possède ses armes.

Il parla ainsi, et Antilokhos, accablé par cesparoles, resta longtemps muet, et ses yeux s’emplirent de larmes,et la voix lui manqua ; mais il obéit à l’ordre de Ménélaos.Et il remit ses armes à l’irréprochable Laodokos, son ami, quiconduisait ses chevaux aux sabots massifs, et il s’éloigna encourant. Et ses pieds l’emportaient, pleurant, afin d’annoncer auPèléide Akhilleus la triste nouvelle.

Et tu ne voulus point, divin Ménélaos, veniren aide aux compagnons attristés d’Antilokhos, aux Pyliens qui leregrettaient. Et il leur laissa le divin Thrasymèdès, et ilretourna auprès du héros Patroklos, et, parvenu jusqu’aux Aias, illeur dit :

– J’ai envoyé Antilokhos vers les nefs, afinde parler au Pèléiôn aux pieds rapides ; mais je ne pense pasque le Pèlèiade vienne maintenant, bien que très irrité contre ledivin Hektôr, car il ne peut combattre sans armes. Songeons, pourle mieux, de quelle façon nous entraînerons ce cadavre, et commentnous éviterons nous-mêmes la mort et la moire à travers le tumultedes Troiens.

Et le grand Aias Télamônien luirépondit :

– Tu as bien dit, ô illustre Ménélaos. Toi etMèrionès, enlevez promptement le cadavre et emportez-le hors de lamêlée ; et, derrière vous, nous repousserons les Troiens et ledivin Hektôr, nous qui avons la même âme et le même nom, et quisavons affronter tous deux le combat terrible.

Il parla ainsi, et, dans leurs bras, ilsenlevèrent le cadavre. Et les Troiens poussèrent des cris horriblesen voyant les Akhaiens enlever Patroklos. Et ils se ruèrent,semblables à des chiens qui, devançant les chasseurs, s’amassentsur un sanglier blessé qu’ils veulent déchirer. Mais s’il seretourne, confiant dans sa force, ils s’arrêtent et fuient çà etlà. Ainsi les Troiens se ruaient en foule, frappant de l’épée et dela lance ; mais, quand les Aias se retournaient et leurtenaient tête, ils changeaient de couleur, et aucun n’osait lescombattre pour leur disputer ce cadavre.

Et ils emportaient ainsi avec ardeur lecadavre, hors de la mêlée, vers les nefs creuses. Et le combat lessuivait, acharné et terrible, comme un incendie qui éclatebrusquement dans une ville ; et les maisons croulent dans unevaste flamme que tourmente la violence du vent. Ainsi le tumultesans trêve des chevaux et des hommes poursuivait les Akhaiens.Comme des mulets vigoureux, se hâtant, malgré le travail et lasueur, traînent par l’âpre chemin d’une montagne, soit une poutre,soit un mât ; ainsi Ménélaos et Mèrionès emportaient à la hâtele cadavre. Et derrière eux, les Aias repoussaient les Troiens,comme une colline boisée, qui s’étend par la plaine, repousse lescourants furieux des fleuves rapides qui ne peuvent la rompre etqu’elle rejette toujours vers la plaine. Ainsi les Aiasrepoussaient la foule des Troiens qui les poursuivaient, conduitspar Ainéias Ankhisiade et par l’illustre Hektôr. Comme une trouped’étourneaux et de geais vole en poussant des cris aigus, àl’approche de l’épervier qui tue les petits oiseaux, de même lesfils des Akhaiens couraient avec des clameurs perçantes, devantAinéias et Hektôr, et oublieux du combat. Et les belles armes desDanaens en fuite emplissaient les bords du fossé et le fossélui-même ; mais le carnage ne cessait point.

Chant 18

Et ils combattaient ainsi, comme le feuardent. Et Antilokhos vint à Akhilleus aux pieds rapides, et il letrouva devant ses nefs aux antennes dressées, songeant dans sonesprit aux choses accomplies déjà ; et, gémissant, il disaitdans son cœur magnanime :

– Ô dieux ! pourquoi les Akhaienschevelus, dispersés par la plaine, sont-ils repousséstumultueusement vers les nefs ? Que les dieux m’épargnent cescruelles douleurs qu’autrefois ma mère m’annonça, quand elle medisait que le meilleur des Myrmidones, moi vivant, perdrait lalumière de Hélios sous les mains des Troiens. Sans doute il estdéjà mort, le brave fils de Ménoitios, le malheureux ! Certes,j’avais ordonné qu’ayant repoussé le feu ennemi, il revînt aux nefssans combattre Hektôr.

Tandis qu’il roulait ceci dans son esprit etdans son cœur, le fils de l’illustre Nestôr s’approcha de lui, et,versant de chaudes larmes, dit la triste nouvelle :

– Hélas ! fils du belliqueux Pèleus,certes, tu vas entendre une triste nouvelle ; et plût auxdieux que ceci ne fût point arrivé ! Patroklos gît mort, ettous combattent pour son cadavre nu, car Hektôr possède sesarmes.

Il parla ainsi, et la noire nuée de la douleurenveloppa Akhilleus, et il saisit de ses deux mains la poussière dufoyer et la répandit sur sa tête, et il en souilla sa belleface ; et la noire poussière souilla sa tuniquenektaréenne ; et, lui-même, étendu tout entier dans lapoussière, gisait, et des deux mains arrachait sa chevelure. Et lesfemmes, que lui et Patroklos avaient prises, hurlaient violemment,affligées dans leur cœur ; et toutes, hors des tentes,entouraient le belliqueux Akhilleus, et elles se frappaient lapoitrine, et leurs genoux étaient rompus. Antilokhos aussigémissait, répandant des larmes, et tenait les mains d’Akhilleusqui sanglotait dans son noble cœur. Et le Nestôride craignait qu’ilse tranchât la gorge avec l’airain.

Akhilleus poussait des sanglots terribles, etsa mère vénérable l’entendit, assise dans les gouffres de la mer,auprès de son vieux père. Et elle se lamenta aussitôt. Et autour dela déesse étaient rassemblées toutes les nèrèides qui sont au fondde la mer : Glaukè, et Thaléia, et Kymodokè, et Nèsaiè, etSpéiô, et Thoè, et Haliè aux yeux de bœuf, et Kymothoè, et Alkaiè,et Limnoréia, et Mélitè, et Iaira, et Amphithoè, et Agavè, et Lôtô,et Prôtô, et Phérousa, Dynaménè, et Dexaménè et Amphinomè, etKallianassa, et Dôris, et Panopè, et l’illustre Galatéia, etNèmertès, et Abseudès, et Kallianéira, et Klyménè, et Ianéira, etIanassa, et Maira, et Oreithya, et Amathéia aux beaux cheveux, etles autres nèrèides qui sont dans la profonde mer. Et ellesemplissaient la grotte d’argent, et elles se frappaient lapoitrine, et Thétis se lamentait ainsi :

– Ecoutez-moi, sœurs nèrèides, afin que voussachiez les douleurs qui déchirent mon âme, hélas ! à moi,malheureuse, qui ai enfanté un homme illustre, un filsirréprochable et brave, le plus courageux des héros, et qui agrandi comme un arbre. Je l’ai élevé comme une plante dans uneterre fertile, et je l’ai envoyé vers Ilios, sur ses nefs auxpoupes recourbées, combattre les Troiens. Et je ne le verrai pointrevenir dans mes demeures, dans la maison Pèléienne. Voici qu’ilest vivant, et qu’il voit la lumière de Hélios, et qu’il souffre,et je ne puis le secourir. Mais j’irai vers mon fils bien-aimé, etje saurai de lui-même quelle douleur l’accable loin du combat.

Ayant ainsi parlé, elle quitta la grotte, ettoutes la suivaient, pleurantes ; et l’eau de la mer s’ouvraitdevant elles. Puis, elles parvinrent à la riche Troie, et ellesabordèrent là où les Myrmidones, autour d’Akhilleus aux piedsrapides, avaient tiré leurs nombreuses nefs sur le rivage. Et samère vénérable le trouva poussant de profonds soupirs ; etelle prit, en pleurant, la tête de son fils, et elle lui dit engémissant ces paroles ailées :

– Mon enfant, pourquoi pleures-tu ?Quelle douleur envahit ton âme ? Parle, ne me cache rien, afinque nous sachions tous deux. Zeus, ainsi que je l’en avais suppliéde mes mains étendues, a rejeté tous les fils des Akhaiens auprèsdes nefs, et ils souffrent de grands maux, parce que tu leurmanques.

Et Akhilleus aux pieds rapides, avec deprofonds soupirs, lui répondit :

– Ma mère, l’Olympien m’a exaucé ; maisqu’en ai-je retiré, puisque mon cher compagnon Patroklos est mort,lui que j’honorais entre tous autant que moi-même ? Je l’aiperdu. Hektôr, l’ayant tué, lui a arraché mes belles, grandes etadmirables armes, présents splendides des dieux à Pèleus, le jouroù ils te firent partager le lit d’un homme mortel. Plût aux dieuxque tu fusses restée avec les déesses de la mer, et que Pèleus eûtépousé plutôt une femme mortelle ! Maintenant, une douleuréternelle emplira ton âme, à cause de la mort de ton fils que tu neverras plus revenir dans tes demeures ; car je ne veux plusvivre, ni m’inquiéter des hommes, à moins que Hektôr, percé par malance, ne rende l’âme, et que Patroklos Ménoitiade, livré en pâtureaux chiens, ne soit vengé.

Et Thétis, versant des larmes, luirépondit :

– Mon enfant, dois-tu donc bientôt mourir,comme tu le dis ? C’est ta mort qui doit suivre celle deHektôr !

Et Akhilleùs aux pieds rapides, en gémissantlui répondit :

– Je mourrai donc, puisque je n’ai pu secourirmon compagnon, pendant qu’on le tuait. Il est mort loin de lapatrie, et il m’a conjuré de le venger. Je mourrai maintenant,puisque je ne retournerai point dans la patrie, et que je n’aisauvé ni Patroklos, ni ceux de mes compagnons qui sont tombés enfoule sous le divin Hektôr, tandis que j’étais assis sur mes nefs,inutile fardeau de la terre, moi qui l’emporte sur tous lesAkhaiens dans le combat ; car d’autres sont meilleurs dansl’agora. Ah ! que la dissension périsse parmi les dieux !et, parmi les hommes, périsse la colère qui trouble le plus sage,et qui, plus douce que le miel liquide, se gonfle, comme la fuméedans la poitrine des hommes ! C’est ainsi que le roi deshommes, Agamemnôn, a provoqué ma colère. Mais oublions le passé,malgré nos douleurs, et, dans notre poitrine, ployons notre âme àla nécessité. Je chercherai Hektôr qui m’a enlevé cette chère tête,et je recevrai la mort quand il plaira à Zeus et aux autres dieuximmortels. La force Hèrakléenne n’évita point la mort, lui quiétait très-cher au roi Zeus Kroniôn ; mais l’inévitable colèrede Hèrè et la moire le domptèrent. Si une moire semblable m’attend,on me couchera mort sur le bûcher, mais, auparavant, je remporteraiune grande gloire. Et que la Troadienne, ou la Dardanienne, essuiede ses deux mains ses joues délicates couvertes de larmes, car jela contraindrai de gémir misérablement ; et elles comprendrontque je me suis longtemps éloigné du combat. Ne me retiens donc pas,malgré ta tendresse, car tu ne me persuaderas point.

Et la déesse Thétis aux pieds d’argent luirépondit :

– Certes, mon fils, tu as bien dit : ilest beau de venger la ruine cruelle de ses compagnons. Mais tesarmes d’airain, belles et splendides, sont parmi les Troiens.Hektôr au casque mouvant se glorifie d’en avoir couvert sesépaules ; mais je ne pense pas qu’il s’en réjouisse longtemps,car le meurtre est auprès de lui. N’entre point dans la mêléed’Arès avant que tu m’aies revue de tes yeux. Je reviendrai demain,comme Hélios se lèvera, avec de belles armes venant du roiHèphaistos.

Ayant ainsi parlé, elle quitta son fils et dità ses sœurs de la mer :

– Rentrez à la hâte dans le large sein de lamer, et retournez dans les demeures de notre vieux père, etdites-lui tout ceci. Moi, je vais dans le vaste Olympos, auprès del’illustre ouvrier Hèphaistos, afin de lui demander de belles armessplendides pour mon fils.

Elle parla ainsi, et les nèrèides disparurentaussitôt sous l’eau de la mer, et la déesse Thétis aux piedsd’argent monta de nouveau dans l’Olympos, afin d’en rapporter debelles et illustres armes pour son fils.

Et, tandis que ses pieds la portaient dansl’Olympos, les Akhaiens, avec un grand tumulte, vers les nefs et leHellespontos, fuyaient devant le tueur d’hommes Hektôr.

Et les Akhaiens aux belles knèmides n’avaientpu enlever hors des traits le cadavre de Patroklos, du compagnond’Akhilleus ; et tout le peuple de Troiè, et les chevaux, etle Priamide Hektôr, semblable à la flamme par sa fureur,poursuivaient toujours Patroklos. Et, trois fois, l’illustre Hektôrle saisit par les pieds, désirant l’entraîner, et excitant lesTroiens, et, trois fois, les Aias, revêtus d’une force impétueuse,le repoussèrent loin du cadavre ; et lui, certain de soncourage, tantôt se ruait dans la mêlée, tantôt s’arrêtait avec degrands cris, mais jamais ne reculait. De même que les bergerscampagnards ne peuvent chasser loin de sa proie un lion fauve etaffamé, de même les deux Aias ne pouvaient repousser le PriamideHektôr loin du cadavre ; et il l’eût entraîné, et il eûtremporté une grande gloire, si la rapide Iris aux pieds aériensvers le Pèléide ne fût venue à la hâte de l’Olympos, afin qu’il semontrât. Hèrè l’avait envoyée, Zeus et les autres dieux l’ignorant.Et, debout auprès de lui, elle dit en paroles ailées :

– Lève-toi, Pèléide, le plus effrayant deshommes, et secours Patroklos pour qui on combat avec fureur devantles nefs. C’est là que tous s’entre-tuent, les Akhaiens pour ledéfendre, et les Troiens pour l’entraîner vers Ilios battue desvents. Et l’illustre Hektôr espère surtout l’entraîner, et il veutmettre, après l’avoir coupée, la tête de Patroklos au bout d’unpieu. Lève-toi ; ne reste pas plus longtemps inerte, et que lahonte te saisisse en songeant à Patroklos devenu le jouet deschiens troiens. Ce serait un opprobre pour toi, si son cadavreétait souillé.

Et le divin et rapide Akhilleus luidit :

– Déesse Iris, qui d’entre les dieux t’aenvoyée vers moi ?

Et la rapide Iris aux pieds aériens luirépondit :

– Hèrè, la glorieuse épouse de Zeus, m’aenvoyée ; et le sublime Kronide et tous les immortels quihabitent l’Olympos neigeux l’ignorent.

Et Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant,parla ainsi :

– Comment irais-je au combat, puisqu’ils ontmes armes ? Ma mère bien-aimée me le défend, avant que jel’aie vue, de mes yeux, reparaître avec de belles armes venant deHèphaistos. Je ne puis revêtir celles d’aucun autre guerrier, saufle bouclier d’Aias Télamôniade ; mais il combat sans doute auxpremiers rangs, tuant les ennemis, de sa lance, autour du cadavrede Patroklos.

Et la rapide Iris aux pieds aériens luirépondit :

– Certes, nous savons que tes belles armes tesont enlevées ; mais, tel que te voilà, apparais aux Troienssur le bord du fossé ; et ils reculeront épouvantés, et lesbraves fils des Akhaiens respireront. Il ne s’agit que de respirerun moment.

Ayant ainsi parlé, la rapide Iris disparut. EtAkhilleus cher à Zeus se leva ; et, sur ses robustes épaules,Athènè mit l’aigide frangée ; et la grande déesse ceignit latête du héros d’une nuée d’or sur laquelle elle alluma une flammeresplendissante. De même, dans une île lointaine, la fumée montevers l’aithèr, du milieu d’une ville assiégée. Tout le jour, lescitoyens ont combattu avec fureur hors de la ville ; mais, audéclin de Hélios, ils allument des feux ardents dont la splendeurmonte dans l’air, et sera peut-être vue des peuples voisins quiviendront sur leurs nefs les délivrer d’Arès. Ainsi, une hauteclarté montait de la tête d’ Akhilleus jusque dans l’aithèr. Et ils’arrêta sur le bord du fossé, sans se mêler aux Akhaiens, car ilobéissait à l’ordre prudent de sa mère. Là, debout, il poussa uncri, et Pallas Athènè cria aussi, et un immense tumulte s’élevaparmi les Troiens. Et l’illustre voix de l’Aiakide était semblableau son strident de la trompette, autour d’une ville assiégée pardes ennemis acharnés.

Et, dès que les Troiens eurent entendu la voixd’airain de l’Aiakide, ils frémirent tous ; et les chevaux auxbelles crinières tournèrent les chars, car ils pressentaient desmalheurs, et leurs conducteurs furent épouvantés quand ils virentcette flamme infatigable et horrible qui brûlait sur la tête dumagnanime Pèléiôn et que nourrissait la déesse aux yeux clairsAthènè. Et, trois fois, sur le bord du fossé, le divin Akhilleuscria, et, trois fois, les Troiens furent bouleversés, et lesillustres alliés ; et douze des plus braves périrent au milieude leurs chars et de leurs lances.

Mais les Akhaiens, emportant avec ardeurPatroklos hors des traits, le déposèrent sur un lit. Et ses cherscompagnons pleuraient autour, et, avec eux, marchait Akhilleus auxpieds rapides. Et il versait de chaudes larmes, voyant son chercompagnon couché dans le cercueil, percé par l’airain aigu, luiqu’il avait envoyé au combat avec ses chevaux et son char, et qu’ilne devait point revoir vivant.

Et la vénérable Hèrè aux yeux de bœuf commandaà l’infatigable Hélios de retourner aux sources d’Okéanos, etHélios disparut à regret ; et les divins Akhaiens mirent fin àla mêlée violente et à la guerre lamentable. Et les Troiens,abandonnant aussi le rude combat, délièrent les chevaux rapides, ets’assemblèrent pour l’agora, avant le repas. Et l’agora les vitdebout, aucun ne voulant s’asseoir, car la terreur les tenaitdepuis qu’Akhilleus avait reparu, lui qui, depuis longtemps, ne semêlait plus au combat. Et le sage Polydamas Panthoide commença deparler. Et seul il voyait le passé et l’avenir. Et c’était lecompagnon de Hektôr, étant né la même nuit ; mais il lesurpassait en sagesse, autant que Hektôr l’emportait en courage.Plein de prudence, il leur dit dans l’agora :

– Amis, délibérez mûrement. Je conseille demarcher vers la ville, et de ne point attendre la divine Éôs auprèsdes nefs, car nous sommes loin des murs. Aussi longtemps que cethomme a été irrité contre le divin Agamemnôn, il était plus aisé dedompter les Akhaiens. Et je me réjouissais de coucher auprès desnefs rapides, espérant saisir les nefs aux deux rangsd’avirons ; mais je redoute maintenant le rapidePèléiôn ; car, dans son cœur indomptable, il ne voudra pointrester dans la plaine où les Troyens et les Akhaiens déploient laforce d’Arès, mais il combattra pour s’emparer de notre ville et denos femmes. Allons vers Ilios ; obéissez-moi et faites ainsi.Maintenant, la nuit contraire retient le rapide Pèléiôn ; maiss’il nous attaque demain avec fureur, celui qui le sentira, alorsfuira volontiers vers la sainte Ilios, s’il lui échappe. Et leschiens et les oiseaux carnassiers mangeront une foule de Troiens.Plaise aux dieux qu’on ne me le dise jamais ! Si vous obéissezà mes paroles, bien qu’à regret, nous reprendrons des forces cettenuit ; et ses tours, ses hautes portes et leurs barrièreslongues et solides protégeront la ville. Demain, armés dès lematin, nous serons debout sur nos tours ; et le travail luisera lourds s’il vient de ses nefs assiéger nos murailles. Et ils’en retournera vers les nefs, ayant épuisé ses chevaux au grandcou à courir sous les murs de la ville. Et il ne pourra pointpénétrer dans Ilios et il ne la détruira jamais, et, auparavant,les chiens rapides le mangeront.

Et Hektôr au casque mouvant, avec un sombreregard, lui répondit :

– Polydamas, il me déplaît que tu nousordonnes de nous renfermer encore dans la ville. N’êtes-vous doncpoint las d’être enfermés dans nos tours ? Autrefois, tous leshommes qui parlent des langues diverses vantaient la ville dePriamos, abondante en or, riche en airain. Aujourd’hui, les trésorsqui étaient dans nos demeures sont dissipés. Depuis que le grandZeus est irrité, la plupart de nos biens ont été transportés enPhrygiè et dans la belle Maioniè. Et maintenant que le fils dusubtil Kronos m’a donné la victoire auprès des nefs et m’a permisd’acculer les Akhaiens à la mer, ô insensé, ne répands point detelles pensées dans le peuple. Aucun des Troiens ne t’obéira, je nele permettrai point. Allons ! faites ce que je vais dire.Prenez le repas dans les rangs. N’oubliez point de veiller, chacunà son tour. Si quelque Troien craint pour ses richesses, qu’il lesdonne au peuple afin que tous en profitent, et cela vaudra mieuxque d’en faire jouir les Akhaiens. Demain, dès le matin, nousrecommencerons le rude combat auprès des nefs creuses. Et, si ledivin Akhilleus se lève auprès des nefs, la rencontre lui serarude ; car je ne le fuira pas dans le combat violent, mais jelui tiendrai courageusement tête. Ou il remportera une grandegloire, ou je triompherai. Arès est commun à tous, et, souvent, iltue celui qui voulait tuer.

Hektôr parla ainsi, et les Troiensapplaudirent, les insensés ! car Pallas Athènè leur avait ravil’esprit. Et ils applaudirent les paroles funestes de Hektôr, etils n’écoutèrent point le sage conseil de Polydamas, et ils prirentleur repas dans les rangs.

Mais les Akhaiens, pendant toute la nuit,pleurèrent autour de Patroklos. Et le Pèléide menait le deuillamentable, posant ses mains tueuses d’hommes sur la poitrine deson compagnon, et gémissant, comme une lionne à longue barbe dontun chasseur a enlevé les petits dans une épaisse forêt. Elle arrivetrop tard, et elle gémit, cherchant par toutes les vallées lestraces de l’homme ; et une violente colère la saisit. AinsiAkhilleus, avec de profonds soupirs, dit aux Myrmidones :

– Ô dieux ! Certes, j’ai prononcé uneparole vaine, le jour où, consolant le héros Ménoitios dans sesdemeures, je lui disais que je ramènerais son fils illustre, aprèsqu’il aurait renversé Ilios et pris sa part des dépouilles. MaisZeus n’accomplit pas tous les désirs des hommes. Nous rougironstous deux la terre devant Troiè, et le vieux cavalier Pèleus ne mereverra plus dans ses demeures, ni ma mère Thétis, car cette terreme gardera. Ô Patroklos, puisque je subirai la tombe le dernier, jene t’ensevelirai point avant de t’avoir apporté les armes et latête de Hektôr, ton magnanime meurtrier. Et je tuerai devant tonbûcher douze illustres fils des Troiens, car je suis irrité de tamort. Et, pendant ce temps, tu resteras couché sur mes nefs auxpoupes recourbées ; et autour de toi, les Troiennes et lesDardaniennes au large sein que nous avons conquises tous deux parnotre force et nos lances, après avoir renversé beaucoup de richescités d’hommes aux diverses langues, gémiront nuit et jour enversant des larmes.

Le divin Akhilleus parla ainsi, et il ordonnaà ses compagnons de mettre un grand trépied sur le feu, afin delaver promptement les souillures sanglantes de Patroklos. Et ilsmirent sur le feu ardent le trépied des ablutions, et ils yversèrent l’eau ; et, au-dessous, ils allumèrent le bois. Etla flamme enveloppa le ventre du trépied, et l’eau chauffa. Etquand l’eau fut chaude dans le trépied brillant, ils lavèrentPatroklos ; et, l’ayant oint d’une huile grasse, ils emplirentses plaies d’un baume de neuf ans ; et, le déposant sur lelit, ils le couvrirent d’un lin léger, de la tête aux pieds, et,par-dessus, d’un vêtement blanc. Ensuite, pendant toute la nuit,les Myrmidones gémirent, pleurant Patroklos. Mais Zeus dit à Hèrèsa sœur et son épouse :

– Tu as enfin réussi, vénérable Hèrè aux yeuxde bœuf ! Voici qu’Akhilleus aux pieds rapides s’est levé. LesAkhaiens chevelus ne seraient-ils point nés de toi ?

Et la vénérable Hèrè aux yeux de bœuf luirépondit :

– Très dur Kronide, quelle parole as-tudite ? Un homme, bien que mortel, et doué de peud’intelligence, peut se venger d’un autre homme ; et moi, quisuis la plus puissante des déesses, et par ma naissance, et parceque je suis ton épouse à toi qui règnes sur les immortels, je nepourrais méditer la perte des Troiens !

Et ils parlaient ainsi. Et Thétis aux piedsd’argent parvint à la demeure de Hèphaistos, incorruptible,étoilée, admirable aux immortels eux-mêmes ; faite d’airain,et que le Boiteux avait construite de ses mains.

Et elle le trouva suant et se remuant autourdes soufflets, et haletant. Et il forgeait vingt trépieds pour êtreplacés autour de sa demeure solide. Et il les avait posés sur desroues d’or afin qu’ils se rendissent d’eux-mêmes à l’assembléedivine, et qu’ils en revinssent de même. Il ne leur manquait, pourêtre finis, que des anses aux formes variées. Hèphaistos lespréparait et en forgeait les attaches. Et tandis qu’il travaillaità ces œuvres habiles, la déesse Thétis aux pieds d’argents’approcha. Et Kharis aux belles bandelettes, qu’avait épouséel’illustre Boiteux des deux pieds, l’ayant vue, lui prit la main etlui dit :

– Ô Thétis au large péplos, vénérable etchère, pourquoi viens-tu dans notre demeure où nous te voyons sirarement ? Mais suis-moi, et je t’offrirai les metshospitaliers.

Ayant ainsi parlé, la très noble déesse laconduisit. Et, l’ayant fait asseoir sur un trône aux clousd’argent, beau et ingénieusement fait, elle plaça un escabeau sousses pieds et appela l’illustre ouvrier Hèphaistos :

– Viens, Hèphaistos ! Thétis a besoin detoi.

Et l’illustre Boiteux des deux pieds luirépondit :

– Certes, elle est toute puissante sur moi, ladéesse vénérable qui est entrée ici. C’est elle qui me sauva, quandje fus précipité d’en haut par ma mère impitoyable qui voulait mecacher aux dieux parce que j’étais boiteux. Que de douleurs j’eusseendurées alors, si Thétis, et Eurynomè, la fille d’Okéanos aureflux rapide, ne m’avaient reçu dans leur sein ! Pour elles,dans leur grotte profonde, pendant neuf ans, je forgeai milleornements, des agrafes, des nœuds, des colliers et des bracelets.Et l’immense fleuve Okéanos murmurait autour de la grotte. Et ellen’était connue ni des dieux, ni des hommes, mais seulement deThétis et d’Eurynomè qui m’avaient sauvé. Et, maintenant, puisqueThétis aux beaux cheveux vient dans ma demeure, je lui rendraigrâce de m’avoir sauvé. Mais toi, offre-lui les mets hospitaliers,tandis que je déposerai mes soufflets et tous mes instruments.

Il parla ainsi. Et le corps monstrueux du dieuse redressa de l’enclume ; et il boitait, chancelant sur sesjambes grêles et torses. Et il éloigna les soumets du feu, et ildéposa dans un coffre d’argent tous ses instruments familiers.Puis, une éponge essuya sa face, ses deux mains, son cou robuste etsa poitrine velue. Il mit une tunique, prit un sceptre énorme etsortit de la forge en boitant. Et deux servantes soutenaient lespas du roi. Elles étaient d’or, semblables aux vierges vivantes quipensent et parlent, et que les dieux ont instruites. Soutenu parelles et marchant à pas lourds, il vint s’asseoir auprès de Thétis,sur un trône brillant. Et il prit les mains de la déesse et luidit :

– Thétis au long péplos, vénérable et chère,pourquoi es-tu venue dans ma demeure où nous te voyons sirarement ? Parle. Mon cœur m’ordonne d’accomplir ton désir, sije le puis, et si c’est possible.

Et Thétis, versant des larmes, luirépondit :

– Hèphaistos ! parmi toutes les déessesqui sont dans l’Olympos, en est-il une qui ait subi des maux aussicruels que ceux dont m’accable le Kronide Zeus ? Seule, entreles déesses de la mer, il m’a soumise à un homme, à l’AiakidePèleus ; et j’ai subi à regret la couche d’un homme ! Et,maintenant, accablé par la triste vieillesse, il gît dans sademeure. Mais voici que j’ai d’autres douleurs. Un fils est né demoi, le plus illustre des héros, et il a grandi comme un arbre, etje l’ai nourri comme une plante dans une terre fertile. Et je l’aienvoyé vers Ilios sur ses nefs aux poupes recourbées, pourcombattre les Troiens, et je ne le verrai plus revenir dans mademeure, dans la maison Pèléienne. Pendant qu’il est vivant etqu’il voit la lumière de Hélios, il est triste, et je ne puis lesecourir. Les fils des Akhaiens lui avaient donné pour récompenseune vierge que le roi Agamemnôn lui a enleva des mains, et il engémissait dans son cœur. Mais voici que les Troiens ont repousséles Akhaiens jusqu’aux nefs et les y ont renfermés. Les princes desArgiens ont supplié mon fils et lui ont offert de nombreux etillustres présents. Il a refusé de détourner lui-même leur ruine,mais il a envoyé Patroklos au combat, couvert de ses armes et avectout son peuple. Et, ce jour-là, sans doute, ils eussent renverséla ville, si Apollôn n’eût tué aux premiers rangs le brave fils deMénoitios qui accablait les Troiens, et n’eût donné la victoire àHektôr. Et, maintenant, j’embrasse tes genoux ! Donne à monfils, qui doit bientôt mourir, un bouclier, un casque, de bellesknèmides avec leurs agrafes et une cuirasse, car son chercompagnon, tué par les Troiens, a perdu ses armes, et il gémit,couché sur la terre !

Et l’illustre Boiteux des deux pieds luirépondit :

– Rassure-toi, et n’aie plus d’inquiétudesdans ton esprit. Plût aux dieux que je pusse le sauver de la mortlamentable quand le lourd destin le saisira, aussi aisément que jevais lui donner de belles armes qui empliront d’admiration lamultitude des hommes.

Ayant ainsi parlé, il la quitta, et,retournant à ses soufflets, il les approcha du feu et leur ordonnade travailler. Et ils répandirent leur souffle dans vingtfourneaux, tantôt violemment, tantôt plus lentement, selon lavolonté de Hèphaistos, pour l’accomplissement de son œuvre. Et iljeta dans le feu le dur airain et l’étain, et l’or précieux etl’argent. Il posa sur un tronc une vaste enclume, et il saisitd’une main le lourd marteau et de l’autre la tenaille. Et il fitd’abord un bouclier grand et solide, aux ornements variés, avec uncontour triple et resplendissant et une attache d’argent. Et il mitcinq bandes au bouclier, et il y traça, dans son intelligence, unemultitude d’images. Il y représenta la terre et l’Ouranos, et lamer, et l’infatigable Hélios, et l’orbe enflé de Sélènè, et tousles astres dont l’Ouranos est couronné : les Plèiades, lesHyades, la force d’Oriôn, et l’Ourse, qu’on nomme aussi le Chariotqui se tourne sans cesse vers Oriôn, et qui, seule, ne tombe pointdans les eaux de l’Okéanos.

Et il fit deux belles cités des hommes. Dansl’une on voyait des noces et des festins solennels. Et les épouses,hors des chambres nuptiales, étaient conduites par la ville, et detoutes parts montait le chant d’hyménée, et les jeunes hommesdansaient en rond, et les flûtes et les kithares résonnaient, etles femmes, debout sous les portiques, admiraient ces choses.

Et les peuples étaient assemblés dans l’agora,une querelle s’étant élevée. Deux hommes se disputaient pourl’amende d’un meurtre. L’un affirmait au peuple qu’il avait payécette amende, et l’autre niait l’avoir reçue. Et tous deuxvoulaient qu’un arbitre finît leur querelle, et les citoyens lesapplaudissaient l’un et l’autre. Les hérauts apaisaient le peuple,et les vieillards étaient assis sur des pierres polies, en uncercle sacré. Les hérauts portaient des sceptres en main ; etles plaideurs, prenant le sceptre, se défendaient tour à tour. Deuxtalents d’or étaient déposés au milieu du cercle pour celui quiparlerait selon la justice.

Puis, deux armées, éclatantes d’airain,entouraient l’autre cité. Et les ennemis offraient aux citoyens, oude détruire la ville, ou de la partager, elle et tout ce qu’ellerenfermait. Et ceux-ci n’y consentaient pas, et ils s’armaientsecrètement pour une embuscade ; et, sur les muraillesveillaient les femmes, les enfants et les vieillards. Mais leshommes marchaient, conduits par Arès et par Athènè, tous deux enor, vêtus d’or, beaux et grands sous leurs armes, comme il étaitconvenable pour des dieux ; car les hommes étaient pluspetits. Et, parvenus au lieu commode pour l’embuscade, sur lesbords du fleuve où boivent les troupeaux, ils s’y cachaient,couverts de l’airain brillant.

Deux sentinelles, placées plus loin,guettaient les brebis et les bœufs aux cornes recourbées. Et lesanimaux s’avançaient suivis de deux bergers qui se charmaient enjouant de la flûte, sans se douter de l’embûche.

Et les hommes cachés accouraient ; et ilstuaient les bœufs et les beaux troupeaux de blanches brebis, et lesbergers eux-mêmes. Puis, ceux qui veillaient devant les tentes,entendant ce tumulte parmi les bœufs, et montant sur leurs charsrapides, arrivaient aussitôt et combattaient sur les bords dufleuve. Et ils se frappaient avec les lances d’airain, parmi ladiscorde et le tumulte et la kèr fatale. Et celle-ci blessait unguerrier, ou saisissait cet autre sans blessure, ou traînaitcelui-là par les pieds, à travers le carnage, et ses vêtementsdégouttaient de sang. Et tous semblaient des hommes vivants quicombattaient et qui entraînaient de part et d’autre lescadavres.

Puis, Hèphaistos représenta une terre grasseet molle et trois fois labourée. Et les laboureurs menaient dans cechamp les attelages qui retournaient la terre. Parvenus au bout, unhomme leur offrait à chacun une coupe de vin doux ; et ilsrevenaient, désirant achever les nouveaux sillons qu’ilscreusaient. Et la terre était d’or, et semblait noire derrière eux,et comme déjà labourée. Tel était ce miracle de Hèphaistos.

Puis, il représenta un champ de hauts épis quedes moissonneurs coupaient avec des faux tranchantes. Les épistombaient, épais, sur les bords du sillon, et d’autres étaient liésen gerbes. Trois hommes liaient les gerbes, et, derrière eux, desenfants prenaient dans leurs bras les épis et les leur offraientsans cesse. Le roi, en silence, le sceptre en main et le cœurjoyeux, était debout auprès des sillons. Des hérauts, plus loin,sous un chêne, préparaient, pour le repas, un grand bœuf qu’ilsavaient tué, et les femmes saupoudraient les viandes avec de lafarine blanche, pour le repas des moissonneurs.

Puis, Hèphaistos représenta une belle vigned’or chargée de raisins, avec des rameaux d’or sombre et des piedsd’argent. Autour d’elle un fossé bleu, et, au-dessus, une haied’étain. Et la vigne n’avait qu’un sentier où marchaient lesvendangeurs. Les jeunes filles et les jeunes hommes qui aiment lagaîté portaient le doux fruit dans des paniers d’osier. Un enfant,au milieu d’eux, jouait harmonieusement d’une kithare sonore, et savoix fraîche s’unissait aux sons des cordes. Et ils le suivaientchantant, dansant avec ardeur, et frappant tous ensemble laterre.

Puis, Hèphaistos représenta un troupeau debœufs aux grandes cornes. Et ils étaient faits d’or et d’étain, et,hors de l’étable, en mugissant, ils allaient au pâturage, le longdu fleuve sonore qui abondait en roseaux. Et quatre bergers d’orconduisaient les bœufs, et neuf chiens rapides les suivaient. Etvoici que deux lions horribles saisissaient, en tête des vaches, untaureau beuglant ; et il était entraîné, poussant de longsmugissements. Les chiens et les bergers les poursuivaient ;mais les lions déchiraient la peau du grand bœuf, et buvaient sesentrailles et son sang noir. Et les bergers excitaient en vain leschiens rapides qui refusaient de mordre les lions, et n’aboyaientde près que pour fuir aussitôt.

Puis, l’illustre Boiteux des deux piedsreprésenta un grand pacage de brebis blanches, dans une grandevallée ; et des étables, des enclos et des bergeriescouvertes.

Puis, l’illustre Boiteux des deux piedsreprésenta un chœur de danses, semblable à celui que, dans lagrande Knôssos, Daidalos fit autrefois pour Ariadnè aux beauxcheveux ; et les adolescents et les belles vierges dansaientavec ardeur en se tenant par la main. Et celles-ci portaient desrobes légères, et ceux-là des tuniques finement tissées quibrillaient comme de l’huile. Elles portaient de belles couronnes,et ils avaient des épées d’or suspendues à des baudriers d’argent.Et, habilement, ils dansaient en rond avec rapidité, comme la roueque le potier, assis au travail, sent courir sous sa main. Et ilstournaient ainsi en s’enlaçant par dessins variés ; et lafoule charmée se pressait autour. Et deux sauteurs qui chantaient,bondissaient eux-mêmes au milieu du chœur.

Puis, Hèphaistos, tout autour du bouclieradmirablement travaillé, représenta la grande force du fleuveOkéanos.

Et, après le bouclier grand et solide, il fitla cuirasse plus éclatante que la splendeur du feu. Et il fit lecasque épais, beau, orné, et adapté aux tempes du Pèléide, et il lesurmonta d’une aigrette d’or. Puis il fit les knèmides d’étainflexible.

Et, quand l’illustre Boiteux des deux piedseut achevé ces armes, il les déposa devant la mère d’Akhilleus, etcelle-ci, comme l’épervier, sauta du faîte de l’Olympos neigeux,emportant les armes resplendissantes que Hèphaistos avaitfaites.

Chant 19

Éôs au péplos couleur de safran sortait desflots d’Okéanos pour porter la lumière aux immortels et aux hommes.Et Thétis parvint aux nefs avec les présents du dieu. Et elletrouva son fils bien-aimé entourant de ses bras Patroklos etpleurant amèrement. Et, autour de lui, ses compagnons gémissaient.Mais la déesse parut au milieu d’eux, prit la main d’Akhilleus etlui dit :

– Mon enfant, malgré notre douleur,laissons-le, puisqu’il est mort par la volonté des dieux. Reçois deHèphaistos ces armes illustres et belles, telles que jamais aucunhomme n’en a porté sur ses épaules.

Ayant ainsi parlé, la déesse les déposa devantAkhilleus, et les armes merveilleuses résonnèrent. La terreursaisit les Myrmidones, et nul d’entre eux ne put en soutenirl’éclat, et ils tremblèrent ; mais Akhilleus, dès qu’il lesvit, se sentit plus furieux, et, sous ses paupières, ses yeuxbrûlaient, terribles, et tels que la flamme. Il se réjouissait detenir dans ses mains les présents splendides du dieu ; et,après avoir admiré, plein de joie, ce travail merveilleux, aussitôtil dit à sa mère ces paroles ailées :

– Ma mère, certes, un dieu t’a donné ces armesqui ne peuvent être que l’œuvre des immortels, et qu’un homme nepourrait faire. Je vais m’armer à l’instant. Mais je crains que lesmouches pénètrent dans les blessures du brave fils de Ménoitios, yengendrent des vers, et, souillant ce corps où la vie est éteinte,corrompent tout le cadavre.

Et la déesse Thétis aux pieds d’argent luirépondit :

– Mon enfant, que ces inquiétudes ne soientpoint dans ton esprit. Loin de Patroklos j’écarterai moi-même lesessaims impurs des mouches qui mangent les guerriers tués dans lecombat. Ce cadavre resterait couché ici toute une année, qu’ilserait encore sain, et plus frais même. Mais toi, appelle les hérosAkhaiens à l’agora, et, renonçant à ta colère contre le prince despeuples Agamemnôn, hâte-toi de t’armer et revêts-toi de toncourage.

Ayant ainsi parlé, elle le remplit de vigueuret d’audace ; et elle versa dans les narines de Patroklosl’ambroisie et le nektar rouge, afin que le corps fûtincorruptible.

Et le divin Akhilleus courait sur le rivage dela mer, poussant des cris horribles, et excitant les hérosAkhaiens. Et ceux qui, auparavant, restaient dans les nefs, et lespilotes qui tenaient les gouvernails, et ceux mêmes quidistribuaient les vivres auprès des nefs, tous allaient à l’ agoraoù Akhilleus reparaissait, après s’être éloigné longtemps ducombat. Et les deux serviteurs d’Arès, le belliqueux Tydéide et ledivin Odysseus, boitant et appuyés sur leurs lances, car ilssouffraient encore de leurs blessures, vinrent s’asseoir auxpremiers rangs. Et le roi des hommes, Agamemnôn, vint le dernier,étant blessé aussi, Koôn Anténoride l’ayant frappé de sa lanced’airain, dans la rude mêlée. Et quand tous les Akhaiens furentassemblés, Akhilleus aux pieds rapides, se levant au milieu d’eux,parla ainsi :

– Atréide, n’eût-il pas mieux valu nousentendre, quand, pleins de colère, nous avons consumé notre cœurpour cette jeune femme ? Plût aux dieux que la flèched’Artémis l’eût tuée sur les nefs, le jour où je la pris dansLyrnessos bien peuplée ! Tant d’Akhaiens n’auraient pas mordula vaste terre sous des mains ennemies, à cause de ma colère. Cecin’a servi qu’à Hektôr et aux Troiens ; et je pense que lesAkhaiens se souviendront longtemps de notre querelle. Mais oublionsle passé, malgré notre douleur ; et, dans notre poitrine,soumettons notre âme à la nécessité. Aujourd’hui, je dépose macolère. Il ne convient pas que je sois toujours irrité. Mais toi,appelle promptement au combat les Akhaiens chevelus, afin que jemarche aux Troiens et que je voie s’ils veulent dormir auprès desnefs. Il courbera volontiers les genoux, celui qui aura échappé ànos lances dans le combat.

Il parla ainsi, et les Akhaiens aux bellesknèmides se réjouirent que le magnanime Pèléiôn renonçât à sacolère. Et le roi des hommes, Agamemnôn, parla de son siège, ne selevant point au milieu d’eux :

– Ô chers héros Danaens, serviteurs d’Arès, ilest juste d’écouter celui qui parle, et il ne convient point del’interrompre, car cela est pénible, même pour le plus habile. Quipourrait écouter et entendre au milieu du tumulte des hommes ?La voix sonore du meilleur agorète est vaine. Je parlerai auPèléide. Vous, Argiens, écoutez mes paroles, et que chacunconnaisse ma pensée. Souvent les Akhaiens m’ont accusé, mais jen’ai point causé leurs maux. Zeus, la moire, Érinnyes qui errentdans les ténèbres, ont jeté la fureur dans mon âme, au milieu del’agora, le jour où j’ai enlevé la récompense d’Akhilleus. Maisqu’aurais-je fait ? Une déesse accomplit tout, la vénérablefille de Zeus, la fatale Atè qui égare les hommes. Ses piedsaériens ne touchent point la terre, mais elle passe sur la tête deshommes qu’elle blesse, et elle n’enchaîne pas qu’eux. Autrefois, eneffet, elle a égaré Zeus qui l’emporte sur les hommes et les dieux.Hèrè trompa le Kronide par ses ruses, le jour où Alkménè allaitenfanter la force Hèracléenne, dans Thèbè aux fortes murailles. Et,plein de joie, Zeus dit au milieu de tous les dieux : –Écoutez-moi, dieux et déesses, afin que je dise ce que mon espritm’inspire. Aujourd’hui, Eileithya, qui préside aux douloureuxenfantements, appellera à la lumière un homme de ceux qui sont dema race et de mon sang, et qui commandera sur tous ses voisins.’ Etla vénérable Hèrè qui médite des ruses parla ainsi : – Tumens, et tu n’accompliras point tes paroles. Allons,Olympien ! jure, par un inviolable serment, qu’il commanderasur tous ses voisins, l’homme de ton sang et de ta race qui,aujourd’hui, tombera d’entre les genoux d’une femme.’ Elle parlaainsi, et Zeus ne comprit point sa ruse, et il jura un grandserment dont il devait souffrir dans la suite. Et, quittant à lahâte le faîte de l’Olympos, Hèrè parvint dans Argos Akhaienne oùelle savait que l’illustre épouse de Sthénélos Persèiade portait unfils dans son sein. Et elle le fit naître avant le temps, à septmois. Et elle retarda les douleurs de l’enfantement et les couchesd’Alkménè. Puis, l’annonçant au Kroniôn Zeus, elle lui dit : –Père Zeus qui tiens la foudre éclatante, je t’annonceraiceci : l’homme illustre est né qui commandera sur les Argiens.C’est Eurystheus, fils de Sthénélos Persèiade. Il est de ta race,et il n’est pas indigne de commander sur les Argiens.’ Elle parlaainsi, et une douleur aiguë et profonde blessa le cœur de Zeus. Et,saisissant Atè par ses tresses brillantes, il jura, par uninviolable serment, qu’elle ne reviendrait plus jamais dansl’Olympos et dans l’Ouranos étoilé, Atè, qui égare tous lesesprits. Il parla ainsi, et, la faisant tournoyer, il la jeta, del’Ouranos étoilé, au milieu des hommes. Et c’est par elle qu’ilgémissait, quand il voyait son fils bien-aimé accablé de travauxsous le joug violent d’Eurystheus. Et il en est ainsi de moi. Quandle grand Hektôr au casque mouvant accablait les Argiens auprès despoupes des nefs, je ne pouvais oublier cette fureur qui m’avaitégaré. Mais, puisque je t’ai offensé et que Zeus m’a ravi l’esprit,je veux t’apaiser et te faire des présents infinis. Va donc aucombat et encourage les troupes ; et je préparerai lesprésents que le divin Odysseus, hier sous tes tentes, t’a promis.Ou, si tu le désires, attends, malgré ton ardeur à combattre. Deshérauts vont t’apporter ces présents, de ma nef, et tu verras ceque je veux te donner pour t’apaiser.

Et Akhilleus aux pieds rapides luirépondit :

– Très llustre Atréide Agamemnôn, roi deshommes, si tu veux me faire ces présents, comme cela est juste, oules garder, tu le peux. Ne songeons maintenant qu’à combattre. Ilne s’agit ni d’éviter le combat, ni de perdre le temps, maisd’accomplir un grand travail. Il faut qu’on revoie Akhilleus auxpremiers rangs, enfonçant de sa lance d’airain les phalangestroiennes, et que chacun de vous se souvienne de combattre unennemi.

Et le sage Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Bien que tu sois brave, ô Akhilleussemblable à un dieu, ne pousse point vers Ilios, contre lesTroiens, les fils des Akhaiens qui n’ont point mangé ; car lamêlée sera longue, dès que les phalanges des guerriers se serontheurtées, et qu’un dieu leur aura inspiré à tous la vigueur.Ordonne que les Akhaiens se nourrissent de pain et de vin dans lesnefs rapides. Cela seul donne la force et le courage. Un guerrierne peut, sans manger, combattre tout un jour, jusqu’à la chute deHélios. Quelle que soit son ardeur, ses membres sont lourds, lasoif et la faim le tourmentent, et ses genoux sont rompus. Maiscelui qui a bu et mangé combat tout un jour contre l’ennemi, pleinde courage, et ses membres ne sont las que lorsque tous se retirentde la mêlée. Renvoie l’armée et ordonne-lui de préparer le repas.Et le roi des hommes, Agamemnôn, fera porter ses présents au milieude l’agora, afin que tous les Akhaiens les voient de leursyeux ; et tu te réjouiras dans ton cour. Et Agamemnôn jurera,debout, au milieu des Argiens, qu’il n’est jamais entré dans le litde Breisèis, et qu’il ne l’a point possédée, comme c’est lacoutume, ô roi, des hommes et des femmes. Et toi, Akhilleus, apaiseton cœur dans ta poitrine. Ensuite, Agamemnôn t’offrira un festinsous sa tente, afin que rien ne manque à ce qui t’est dû. Et toi.Atréide, sois plus équitable désormais. Il est convenable qu’un roiapaise celui qu’il a offensé le premier.

Et le roi des hommes, Agamemnôn. luirépondit :

– Laertiade, je me réjouis de ce que tu asdit. Tu n’as rien oublié, et tu as tout expliqué convenablement.Certes, je veux faire ce serment, car mon cœur me l’ordonne et jene me parjurerai point devant les dieux. Qu’Akhilleus attende,malgré son désir de combattre, et que tous attendent réunis,jusqu’à ce que les présents soient apportés de mes tentes et quenous ayons consacré notre alliance. Et toi, Odysseus, je te lecommande et te l’ordonne, prends les plus illustres des jeunes filsdes Akhaiens, et qu’ils apportent de mes nefs tout ce que tu aspromis hier au Pèléide ; et amène aussi les femmes. EtTalthybios préparera promptement, dans le vaste camp des Akhaiens,le sanglier qui sera tué, en offrande à Zeus et à Hélios.

Et Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant,parla ainsi :

–Atréide Agnmemnôn, très llustre roi deshommes, tu t’inquiéteras de ceci quand la guerre aura pris fin etquand ma fureur sera moins grande dans ma poitrine. Ils gisentencore sans sépulture ceux qu’a tués le Priamide Hektôr, tandis queZeus lui donnait la victoire, et vous songez à manger !J’ordonnerai plutôt aux fils des Akhaiens de combattre maintenant,sans avoir mangé, et de ne préparer un grand repas qu’au coucher deHélios, après avoir vengé notre injure. Pour moi, rien n’entreraauparavant dans ma bouche, ni pain, ni vin. Mon compagnon estmort ; il est couché sous ma tente, percé de l’airain aigu,les pieds du côté de l’entrée, et mes autres compagnons pleurentautour de lui. Et je n’ai plus d’autre désir dans le cœur que lecarnage, le sang et le gémissement des guerriers.

Et le sage Odysseus, lui répondant, parlaainsi :

– Ô Akhilleus Pèléide, le plus brave desAkhaiens, tu l’emportes de beaucoup sur moi, et tu vaux beaucoupmieux que moi par ta lance, mais ma sagesse est supérieure à latienne, car je suis ton aîné, et je sais plus de choses. C’estpourquoi, cède à mes paroles. Le combat accable bientôt des hommesqui ont faim. L’airain couche d’abord sur la terre une moissonépaisse, mais elle diminue quand Zeus, qui est le juge du combatdes hommes, incline ses balances. Ce n’est point par leur ventrevide que les Akhaiens doivent pleurer les morts. Les nôtres tombenten grand nombre tous les jours ; quand donc pourrions-nousrespirer ? Il faut, avec un esprit patient, ensevelir nosmorts, et pleurer ce jour-là ; mais ceux que la guerrehaïssable a épargnés, qu’ils mangent et boivent, afin que, vêtus del’airain indompté, ils puissent mieux combatte l’ennemi, et sansrelâche. Qu’aucun de vous n’attende un meilleur conseil, car toutautre serait fatal à qui resterait auprès des nefs des Argiens.Mais, bientôt, marchons tous ensemble contre les Troiens dompteursde chevaux, et soulevons une rude mêlée.

Il parla ainsi, et il choisit pour le suivreles fils de l’illustre Nestôr, et Mégès Phyléide, et Thoas, etMèrionès, et le Kréiontiade Lykomèdès, et Mélanippos. Et ilsarrivèrent aux tentes de l’Atréide Agamemnôn, et aussitôt Odysseusparla, et le travail s’acheva. Et ils emportèrent de la tente lessept trépieds qu’il avait promis, et vingt splendides coupes. Etils emmenèrent douze chevaux et sept belles femmes habiles auxtravaux, et la huitième fut Breisèis aux belles joues. Et Odysseusmarchait devant avec dix talents d’or qu’il avait pesés ; etles jeunes hommes d’Akhaiè portaient ensemble les autres présents,et ils les déposèrent au milieu de l’agora.

Alors Agamemnôn se leva. Talthybios, semblableà un dieu par la voix, debout auprès du prince des peuples, tenaitun sanglier dans ses mains. Et l’Atréide saisit le couteau toujourssuspendu auprès de la grande gaîne de son épée, et, coupant lessoies du sanglier, les mains levées vers Zeus, il les lui voua. Etles Argiens, assis en silence, écoutaient le roi respectueusement.Et, suppliant, il dit, regardant le large Ouranos :

– Qu’ils le sachent tous, Zeus le plus haut etle très puissant, et Gaia, et Hélios, et les Erinnyes qui, sous laterre, punissent les hommes parjures :je n’ai jamais porté lamain sur la vierge Breisèis, ni partagé son lit, et je ne l’aisoumise à aucun travail ; mais elle est restée intacte dansmes tentes. Et si je ne jure point la vérité, que les dieuxm’envoient tous les maux dont ils accablent celui qui les outrageen se parjurant.

Il parla ainsi, et, de l’airain cruel, ilcoupa la gorge du sanglier. Et Talthybios jeta, en tournant, lavictime dans les grands flots de la blanche mer, pour être mangéepar les poissons. Et, se levant au milieu des belliqueux Argiens,Akhilleus dit :

– Père Zeus ! certes, tu causes de grandsmaux aux hommes. L’Atréide n’eût jamais excité la colère dans mapoitrine, et il ne m’eût jamais enlevé cette jeune femme contre mavolonté dans un mauvais dessein, si Zeus n’eût voulu donner la mortà une foule d’Akhaiens. Maintenant, allez manger, afin que nouscombattions.

Il parla ainsi, et il rompit aussitôt l’agora,et tous se dispersèrent, chacun vers sa nef. Et les magnanimesMyrmidones emportèrent les présents vers la nef du divin Akhilleus,et ils les déposèrent dans les tentes, faisant asseoir les femmeset liant les chevaux auprès des chevaux.

Et dès que Breisèis, semblable à Aphroditèd’or, eut vu Patroklos percé de l’airain aigu, elle se lamenta enl’entourant de ses bras, et elle déchira de ses mains sa poitrine,son cou délicat et son beau visage. Et la jeune femme, semblableaux déesses, dit en pleurant :

– O Patroklos, si doux pour moi,malheureuse ! Je t’ai laissé vivant quand je quittai cettetente, et voici que je te retrouve mort, prince des peuples !Pour moi le mal suit le mal. L’homme à qui mon père et ma mèrevénérable m’avaient donnée, je l’ai vu, devant sa ville, percé del’airain aigu. Et mes trois frères, que ma mère avait enfantés, etque j’aimais, trouvèrent aussi leur jour fatal. Et tu ne mepermettais point de pleurer, quand le rapide Akhilleus eut tué monépoux et renversé la ville du divin Mynès, et tu me disais que tuferais de moi la jeune épouse du divin Akhilleus, et que tu meconduirais sur tes nefs dans la Phthiè, pour y faire le festinnuptial au milieu des Myrmidones. Aussi toi qui étais si doux, jepleurerai toujours ta mort.

Elle parla ainsi, en pleurant. Et les autresjeunes femmes gémissaient, semblant pleurer sur Patroklos, etdéplorant leurs propres misères.

Et les princes vénérables des Akhaiens, réunisautour d’Akhilleus, le suppliaient de manger, mais il ne le voulaitpas :

– Je vous conjure, si mes chers compagnonsveulent m’écouter, de ne point m’ordonner de boire et de manger,car je suis en proie à une amère douleur. Je puis attendre jusqu’aucoucher de Hélios.

Il parla ainsi et renvoya les autres rois,sauf les deux Atréides, le divin Odysseus, Nestôr, Idoméneus et levieux cavalier Phoinix, qui restèrent pour charmer sa tristesse.Mais rien ne devait le consoler, avant qu’il se fût jeté dans lamêlée sanglante. Et le souvenir renouvelait ses gémissements, et ildisait :

– Certes, autrefois, ô malheureux, le pluscher de mes compagnons, tu m’apprêtais toi-même, avec soin, unexcellent repas, quand les Akhaiens portaient la guerre lamentableaux Troiens dompteurs de chevaux. Et, maintenant, tu gîs, percé parl’airain, et mon cœur, plein du regret de ta mort, se refuse àtoute nourriture. Je ne pourrais subir une douleur plus amère, mêmesi j’apprenais la mort de mon père qui, peut-être, dans la Phthiè,verse en ce moment des larmes, privé du secours de son fils, tandisque, sur une terre étrangère je combats les Troiens dompteurs dechevaux pour la cause de l’exécrable Hélénè ; ou même, si jeregrettais mon fils bien-aimé, qu’on élève à Skyros, Néoptolémossemblable à un dieu, s’il vit encore. Autrefois, j’espérais dansmon cœur que je mourrais seul devant Troiè, loin d’Argos féconde enchevaux, et que tu conduirais mon fils, de Skyros vers la Phthiè,sur ta nef rapide ; et que tu lui remettrais mes domaines, messerviteurs et ma haute et grande demeure. Car je pense que Pèleusn’existe plus, ou que, s’il traîne un reste de vie, il attend,accablé par l’affreuse vieillesse, qu’on lui porte la tristenouvelle de ma mort.

Il parla ainsi en pleurant, et les princesvénérables gémirent, chacun se souvenant de ce qu’il avait laissédans ses demeures. Et le Kroniôn, les voyant pleurer, fut saisi decompassion, et il dit à Athènè ces paroles ailées :

– Ma fille, délaisses-tu déjà ce héros ?Akhilleus n’est-il plus rien dans ton esprit ? Devant ses nefsaux antennes dressées, il est assis, gémissant sur son chercompagnon. Les autres mangent, et lui reste sans nourriture.Va ! verse dans sa poitrine le nektar et la douce ambroisie,pour que la faim ne l’accable point.

Et, parlant ainsi, il excita Athènè déjàpleine d’ardeur. Et, semblable à l’aigle marin aux cris perçants,elle sauta de l’Ouranos dans l’aithèr ; et tandis que lesAkhaiens s’armaient sous les tentes, elle versa dans la poitrined’Akhilleus le nektar et l’ambroisie désirable, pour que la faimmauvaise ne rompit pas ses genoux. Puis, elle retourna dans lasolide demeure de son père très puissant, et les Akhaiens serépandirent hors des nefs rapides.

De même que les neiges épaisses volent dansl’air, refroidies par le souffle impétueux de l’aithéréen Boréas,de même, hors des nefs, se répandaient les casques solides etresplendissants, et les boucliers bombés, et les cuirassesépaisses, et les lances de frêne. Et la splendeur en montait dansl’Ouranos, et toute la terre, au loin, riait de l’éclat del’airain, et retentissait du trépignement des pieds des guerriers.Et, au milieu d’eux, s’armait le divin Akhilleus ; et sesdents grinçaient, et ses yeux flambaient comme le feu, et uneaffreuse douleur emplissait son cœur ; et, furieux contre lesTroiens, il se couvrit des armes que le dieu Hèphaistos lui avaitfaites. Et, d’abord, il attacha autour de ses jambes, par desagrafes d’argent, les belles knèmides. Puis il couvrit sa poitrinede la cuirasse. Il suspendit l’épée d’airain aux clous d’argent àses épaules, et il saisit le bouclier immense et solide d’oùsortait une longue clarté, comme de Sélénè. De même que lasplendeur d’un ardent incendie apparaît de loin, sur la mer, auxmatelots, et brûle, dans un enclos solitaire, au faîte desmontagnes, tandis que les rapides tempêtes, sur la merpoissonneuse, les emportent loin de leurs amis ; de mêmel’éclat du beau et solide bouclier d’Akhilleus montait dans l’air.Et il mit sur sa tête le casque lourd. Et le casque à crinièreluisait comme un astre, et les crins d’or que Hèphaistos avaitposés autour se mouvaient par masses. Et le divin Akhilleus essayases armes, présents illustres, afin de voir si elles convenaient àses membres. Et elles étaient comme des ailes qui enlevaient leprince des peuples. Et il retira de l’étui la lance paternelle,lourde, immense et solide, que ne pouvait soulever aucun desAkhaiens, et que, seul, Akhilleus savait manier ; la lancePèliade que, du faîte du Pèlios, Khirôn avait apportée à Pèleus,pour le meurtre des héros.

Et Automédôn et Alkimos lièrent les chevaux aujoug avec de belles courroies ; ils leur mirent les freinsdans la bouche, et ils raidirent les rênes vers le siège du char.Et Automédôn y monta, saisissant d’une main habile le fouetbrillant, et Akhilleus y monta aussi, tout resplendissant sous sesarmes, comme le matinal Hypérionade, et il dit rudement aux chevauxde son père :

– Xanthos et Balios, illustres enfants dePodargè, ramenez cette fois votre conducteur parmi les Danaens,quand nous serons rassasiés du combat, et ne l’abandonnez pointmort comme Patroklos.

Et le cheval aux pieds rapides, Xanthos, luiparla sous le joug ; et il inclina la tête, et toute sacrinière. flottant autour du timon, tombait jusqu’à terre. Et ladéesse Hèrè aux bras blancs lui permit de parler :

– Certes, nous te sauverons aujourd’hui, trèsbrave Akhilleus ; cependant, ton dernier jour approche. Nenous en accuse point, mais le grand Zeus et la moire puissante. Cen’est ni par notre lenteur, ni par notre lâcheté que les Troiensont arraché tes armes des épaules de Patroklos. C’est le dieuexcellent que Lètô aux beaux cheveux a enfanté, qui, ayant tué leMénoitiade au premier rang, a donné la victoire à Hektôr. Quandnotre course serait telle que le souffle de Zéphyros, le plusrapide des vents, tu n’en tomberais pas moins sous les coups d’undieu et d’un homme.

Et comme il parlait, les Érinnyes arrêtèrentsa voix, et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit,furieux :

– Xanthos, pourquoi m’annoncer la mort ?Que t’importe ? Je sais que ma destinée est de mourir ici,loin de mon père et de ma mère, mais je ne m’arrêterai qu’aprèsavoir assouvi les Troiens de combats.

Il parla ainsi, et, avec de grands cris, ilpoussa aux premiers rangs les chevaux aux sabots massifs.

Chant 20

Auprès des nefs aux poupes recourbées, etautour de toi, fils de Pèleus, les Akhaiens insatiables de combatss’armaient ainsi, et les Troiens, de leur côté, se rangeaient surla hauteur de la plaine.

Et Zeus ordonna à Thémis de convoquer lesdieux à l’agora, de toutes les cimes de l’Olympos. Et celle-ci,volant çà et là, leur commanda de se rendre à la demeure de Zeus.Et aucun des fleuves n’y manqua, sauf Okéanos ; ni aucune desnymphes qui habitent les belles forêts, et les sources des fleuveset les prairies herbues. Et tous les dieux vinrent s’asseoir, dansla demeure de Zeus qui amasse les nuées, sous les portiquesbrillants que Hèphaistos avait habilement construits pour le pèreZeus. Et ils vinrent tous ; et Poseidaôn, ayant entendu ladéesse, vint aussi de la mer ; et il s’assit au milieu d’eux,et il interrogea la pensée de Zeus :

– Pourquoi, ô foudroyant, convoques-tu denouveau les dieux à l’agora ? Serait-ce pour délibérer sur lesTroiens et les Akhaiens ? Bientôt, en effet, ils vont engagerla bataille ardente.

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant,parla ainsi :

– Tu as dit, Poseidaôn, dans quel dessein jevous ai tous réunis, car ces peuples périssables m’occupent eneffet. Assis au faîte de l’Olympos, je me réjouirai en lesregardant combattre, mais vous, allez tous vers les Troiens et lesAkhaiens. Secourez les uns ou les autres, selon que votre cœur vousy poussera ; car si Akhilleus combat seul et librement lesTroiens, jamais ils ne soutiendront la rencontre du rapide Pèléiôn.Déjà, son aspect seul les a épouvantés ; et, maintenant qu’ilest plein de fureur à cause de son compagnon, je crains qu’ilrenverse les murailles d’Ilios, malgré le destin.

Le Kroniôn parla, suscitant une guerreinéluctable. Et tous les dieux, opposés les uns aux autres, sepréparèrent au combat. Et, du côté des nefs, se rangèrent Hèrè, etPallas Athènè, et Poseidaôn qui entoure la terre, et Hermès utileet plein de sagesse, et Hèphaistos, boiteux et frémissant dans saforce. Et, du côté des Troiens, se rangèrent Arès aux armesmouvantes, et Phoibos aux longs cheveux, et Artémis joyeuse de sesflèches, et Lètô, et Xanthos, et Aphroditè qui aime lessourires.

Tant que les dieux ne se mêlèrent point auxguerriers, les Akhaiens furent pleins de confiance et d’orgueil,parce qu’Akhilleus avait reparu, après s’être éloigné longtemps ducombat. Et la terreur rompit les genoux des Troiens quand ilsvirent le Pèléiôn aux pieds rapides, resplendissant sous ses armeset pareil au terrible Arès. Mais quand les dieux se furent mêlésaux guerriers, la violente Éris excita les deux peuples. Et Athènèpoussa des cris, tantôt auprès du fossé creux, hors des murs,tantôt le long des rivages retentissants. Et Arès, semblable à unenoire tempête, criait aussi, soit au faîte d’Ilios, en excitant lesTroiens, soit le long des belles collines du Simoïs. Ainsi lesdieux heureux engagèrent la mêlée violente entre les deuxpeuples.

Et le père des hommes et des dieux tonnalonguement dans les hauteurs ; et Poseidaôn ébranla la terreimmense et les cimes des montagnes ; et les racines de l’Idaaux nombreuses sources tremblèrent, et la ville des Troiens et lesnefs des Akhaiens. Et le souterrain Aidôneus, le roi des morts,trembla, et il sauta, épouvanté, de son trône ; et il cria,craignant que Poseidaôn qui ébranle la terre l’entr’ouvrît, et queles demeures affreuses et infectes, en horreur aux dieux eux-mêmes,fussent vues des mortels et des immortels : tant fut terriblele retentissement du choc des dieux.

Et Phoibos Apollôn, avec ses flèchesempennées, marchait contre le roi Poseidaôn ; et la déesseAthènè aux yeux clairs contre Arès, et Artémis, sœur de l’archerApollôn, joyeuse de porter les sonores flèches dorées, contreHèrè ; et, contre Lètô, le sage et utile Hermès ; et,contre Hèphaistos, le grand fleuve aux profonds tourbillons, queles dieux nomment Xanthos, et les hommes Skamandros. Ainsi lesdieux marchaient contre les dieux.

Mais Akhilleus ne désirait rencontrer que lePriamide Hektôr dans la mêlée, et il ne songeait qu’à boire le sangdu brave Priamide. Et Apollôn qui soulève les peuples excitaAinéias contre le Pèléide, et il le remplit d’une grande force, etsemblable par la voix à Lykaôn, fils de Priamos, le fils de Zeusdit à Ainéias :

– Ainéias, prince des Troiens, où est lapromesse que tu faisais aux rois d’Ilios de combattre le PèléideAkhilleus ?

Et Ainéias, lui répondant, parlaainsi :

– Priamide, pourquoi me pousses-tu à combattrel’orgueilleux Pèléiôn ? Je ne tiendrais pas tête pour lapremière fois au rapide Akhilleus. Déjà, autrefois, de sa lance, ilm’a chassé de l’Ida, quand, ravissant nos bœufs, il détruisitLyrnessos et Pèdasos ; mais Zeus me sauva, en donnant la forceet la rapidité à mes genoux. Certes, je serais tombé sous les mainsd’Akhilleus et d’Athènè qui marchait devant lui et l’excitait àtuer les Léléges et les Troiens, à l’aide de sa lance d’airain.Aucun guerrier ne peut lutter contre Akhilleus. Un des dieux esttoujours auprès de lui qui le préserve. Ses traits vont droit aubut, et ne s’arrêtent qu’après s’être enfoncés dans le corps del’homme. Si un dieu rendait le combat égal entre nous, il ne medompterait pas aisément, bien qu’il se vante d’être tout entierd’airain.

Et le roi Apollôn, fils de Zeus, luirépondit :

– Héros, il t’appartient aussi d’invoquer lesdieux éternels. On dit aussi, en effet, qu’Aphroditè, fille deZeus, t’a enfanté, et lui est né d’une déesse inférieure. Ta mèreest fille de Zeus, et la sienne est fille du Vieillard de la mer.Pousse droit à lui l’airain indomptable, et que ses parolesinjurieuses et ses menaces ne t’arrêtent pas.

Ayant ainsi parlé, il inspira une grande forceau prince des peuples, qui courut en avant, armé de l’airainsplendide. Mais le fils d’Ankhisès, courant au Pèléide à travers lamêlée des hommes, fut aperçu par Hèrè aux bras blancs, et celle-ci,réunissant les dieux, leur dit :

– Poseidaôn et Athènè, songez à ceci dansvotre esprit : Ainéias, armé de l’airain splendide, court auPèléide, et Phoibos Apollôn l’y excite. Allons, écartons ce dieu,et qu’un de nous assiste Akhilleus et lui donne la force etl’intrépidité. Qu’il sache que les plus puissants des immortelsl’aiment, et que ce sont les plus faibles qui viennent en aide auxTroiens dans le combat. Tous, nous sommes descendus de l’Ouranosdans la mêlée, afin de le préserver des Troiens, en ce jour ;et il subira ensuite ce que la destinée lui a filé avec le lin,depuis que sa mère l’a enfanté. Si Akhilleus, dans ce combat, neressent pas l’inspiration des dieux, il redoutera la rencontre d’unimmortel, car l’apparition des dieux épouvante les hommes.

Et Poseidaôn qui ébranle la terre luirépondit :

– Hèrè, ne t’irrite point hors de raison, carcela ne te convient pas. Je ne veux point que nous combattions lesautres dieux, étant de beaucoup plus forts qu’eux. Asseyons-noushors de la mêlée, sur la colline, et laissons aux hommes le soucide la guerre. Si Arès commence le combat, ou Phoibos Apollôn, ets’ils arrêtent Akhilleus et l’empêchent d’agir, alors une lutteterrible s’engagera entre eux et nous, et je pense que, promptementvaincus, ils retourneront dans l’Ouranos, vers l’assemblée desimmortels, rudement domptés par nos mains irrésistibles.

Ayant ainsi parlé, Poseidaôn aux cheveux bleusles précéda vers la muraille haute du divin Hèraklès. Athènè et lesTroiens avaient autrefois élevé cette enceinte pour le mettre àl’abri de la Baleine, quand ce monstre le poursuivait du rivagedans la plaine. Là, Poseidaôn et les autres dieux s’assirent,s’étant enveloppés d’une épaisse nuée. Et, de leur côté, lesimmortels, défenseurs d’Ilios, s’assirent sur les collines duSimoïs, autour de toi, archer Apollôn, et de toi, Arès, destructeurdes citadelles ! Ainsi tous les dieux étaient assis, et ilsméditaient, retardant le terrible combat, bien que Zeus, tranquilledans les hauteurs, les y eût excités.

Et toute la plaine était emplie etresplendissait de l’airain des chevaux et des hommes, et la terreretentissait sous les pieds des deux armées. Et, au milieu de tous,s’avançaient, prêts à combattre, Ainéias Ankhisiade et le divinAkhilleus. Et Ainéias marchait, menaçant, secouant son casquesolide et portant devant sa poitrine son bouclier terrible, etbrandissant sa lance d’airain. Et le Pèléide se ruait sur lui,comme un lion dangereux que toute une foule désire tuer. Et ilavance, méprisant ses ennemis ; mais, dès qu’un des jeuneshommes l’a blessé, il ouvre la gueule, et l’écume jaillit à traversses dents, et son cœur rugit dans sa poitrine, et il se bat lesdeux flancs et les reins de sa queue, s’animant au combat. Puis,les yeux flambants, il bondit avec force droit sur les hommes, afinde les déchirer ou d’en être tué lui-même. Ainsi sa force et sonorgueil poussaient Akhilleus contre le magnanime Ainéias. Et, quandils se furent rencontrés, le premier, le divin Akhilleus aux piedsrapides parla ainsi :

– Ainéias, pourquoi sors-tu de la foule desguerriers ? Désires-tu me combattre dans l’espoir de commanderaux Troiens dompteurs de chevaux, avec la puissance dePriamos ? Mais si tu me tuais, Priamos ne te donnerait pointcette récompense, car il a des fils, et lui-même n’est pas insensé.Les Troiens, si tu me tuais, t’auraient-ils promis un domaineexcellent où tu jouirais de tes vignes et de tes moissons ?Mais je pense que tu le mériteras peu aisément, car déjà je t’ai vufuir devant ma lance. Ne te souviens-tu pas que je t’ai précipitédéjà des cimes Idaiennes, loin de tes bœufs, et que, sans teretourner dans ta fuite, tu te réfugias à Lyrnessos ? Mais,l’ayant renversée, avec l’aide de Zeus et d’Athènè, j’en emmenaitoutes les femmes qui pleuraient leur liberté. Zeus et les autresdieux te sauvèrent. Cependant, je ne pense pas qu’ils te sauventaujourd’hui comme tu l’espères. Je te conseille donc de ne pas metenir tête, et de rentrer dans la foule avant qu’il te soit arrivémalheur. L’insensé ne connaît son mal qu’après l’avoir subi.

Et Ainéias lui répondit :

– N’espère point, par des paroles,m’épouvanter comme un enfant, car moi aussi je pourrais me répandreen outrages. L’un et l’autre nous connaissons notre race et nosparents, sachant tous deux la tradition des anciens hommes, bienque tu n’aies jamais vu mes parents, ni moi les tiens. On dit quetu es le fils de l’illustre Pèleus et que ta mère est la nymphemarine Thétis aux beaux cheveux. Moi, je me glorifie d’être le filsdu magnanime Ankhisès, et ma mère est Aphroditè. Les uns ou lesautres, aujourd’hui, pleureront leur fils bien-aimé ; car jene pense point que des paroles enfantines nous éloignent du combat.Veux-tu bien connaître ma race, célèbre parmi la multitude deshommes ? Zeus qui amasse les nuées engendra d’abord Dardanos,et celui-ci bâtit Dardaniè. Et la sainte Ilios, citadelle deshommes, ne s’élevait point encore dans la plaine, et les peupleshabitaient aux pieds de l’Ida où abondent les sources. Et Dardanosengendra le roi Érikhthonios, qui fut le plus riche des hommes.Dans ses marécages paissaient trois mille juments fières de leurspoulains. Et Boréas, sous la forme d’un cheval aux crins bleus, lesaima et les couvrit comme elles paissaient, et elles firent douzepoulines qui bondissaient dans les champs fertiles, courant sur lacime des épis sans les courber. Et quand elles bondissaient sur lelarge dos de la mer, elles couraient sur la cime des écumesblanches. Et Érikthonios engendra le roi des Troiens, Trôos. EtTrôos engendra trois fils irréprochables, Ilos, Assarakos et ledivin Ganymèdès, qui fut le plus beau des hommes mortels, et queles dieux enlevèrent à cause de sa beauté, afin qu’il fûtl’échanson de Zeus et qu’il habitât parmi les immortels. Et Ilosengendra l’illustre Laomédôn, et Laomédôn engendra Tithonos,Priamos, Lampos, Klytios et Hikétaôn, nourrisson d’Arès. MaisAssarakos engendra Kapys, qui engendra Ankhisès, et Ankhisès m’aengendré, comme Priamos a engendré le divin Hektôr. Je me glorifiede ce sang et de cette race. Zeus, comme il le veut, augmente oudiminue la vertu des hommes, étant le plus puissant. Mais, deboutdans la mêlée, ne parlons point plus longtemps comme de petitsenfants. Nous pourrions aisément amasser plus d’injures que n’enporterait une nef à cent avirons. La langue des hommes est rapideet abonde en discours qui se multiplient de part et d’autre, ettout ce que tu diras, tu pourras l’entendre. Faut-il que nousluttions d’injures et d’outrages, comme des femmes furieuses quicombattent sur une place publique à coups de mensonges et devérités, car la colère les mène ? Les paroles ne me feront pasreculer avant que tu n’aies combattu. Agis donc promptement, etgoûtons tous deux de nos lances d’airain.

Il parla ainsi, et il poussa violemment lalance d’airain contre le terrible bouclier, dont l’orbe résonnasous le coup. Et le Pèléide, de sa main vigoureuse, tendit lebouclier loin de son corps, craignant que la longue lance dumagnanime Ainéias passât au travers. L’insensé ne songeait pas queles présents glorieux des dieux résistent aisément aux forces deshommes.

La forte lance du belliqueux Ainéias netraversa point le bouclier, car l’or, présent d’un dieu, arrêta lecoup, qui perça deux lames. Et il y en avait encore trois que leBoiteux avait disposées ainsi : deux lames d’airainpar-dessus, deux lames d’étain au-dessous, et, au milieu, une lamed’or qui arrêta la pique d’airain. Alors Akhilleus jeta sa longuelance, qui frappa le bord du bouclier égal d’Ainéias, là oùl’airain et le cuir étaient le moins épais. Et la lance du Pèliadetraversa le bouclier qui retentit. Et Ainéias le tendit loin de soncorps, en se courbant, plein de crainte. Et la lance, par-dessusson dos, s’enfonça en terre, ayant rompu les deux lames du bouclierqui abritait le Troien. Et celui-ci resta épouvanté, et la douleurtroubla ses yeux, quand il vit la grande lance enfoncée auprès delui.

Et Akhilleus, arrachant de la gaîne son épéeaiguë, se rua avec un cri terrible. Et Ainéias saisit un lourdrocher, tel que deux hommes de maintenant ne pourraient leporter ; mais il le remuait aisément. Alors, Ainéias eûtfrappé Akhilleus, qui se ruait, soit au casque, soit au bouclierqui le préservait de la mort, et le Pèléide, avec l’épée, lui eûtarraché l’âme, si Poseidaôn qui ébranle la terre ne s’en fûtaperçu. Et aussitôt, il dit, au milieu des dieuximmortels :

– Hélas ! je gémis sur le magnanimeAinéias, qui va descendre chez Aidès, dompté par le Pèléide.L’archer Apollôn a persuadé l’insensé et ne le sauvera point. Mais,innocent qu’il est, pourquoi subirait-il les maux mérités pard’autres ? N’a-t-il point toujours offert des présentsagréables aux dieux qui habitent le large Ouranos ?Allons ! sauvons-le de la mort, de peur que le Kronide nes’irrite si Akhilleus le tue. Sa destinée est de survivre, afin quela race de Dardanos ne périsse point, lui que le Kronide a le plusaimé parmi tous les enfants que lui ont donnés les femmesmortelles. Le Kroniôn est plein de haine pour la race de Priamos.La force d’Ainéias commandera sur les Troiens, et les fils de sesfils régneront, et ceux qui naîtront dans les temps à venir.

Et la vénérable Hèrè aux yeux de bœuf luirépondit :

– Poseidaôn, vois s’il te convient, dans tonesprit, de sauver Ainéias ou de laisser le Pèléide Akhilleus letuer ; car nous avons souvent juré, moi et Pallas Athènè, aumilieu des dieux, que jamais nous n’éloignerions le jour fatal d’unTroien, même quand Troiè brûlerait tout entière dans le feu allumépar les fils des Akhaiens.

Et, dès que Poseidaôn qui ébranle la terre eutentendu ces paroles, il se jeta dans la mêlée, à travers leretentissement des lances, jusqu’au lieu où se trouvaient Ainéiaset Akhilleus. Et il couvrit d’un brouillard les yeux duPèléide ; et, arrachant du bouclier du magnanime Ainéias lalance à pointe d’airain, il la posa aux pieds d’Akhilleus. Puis, ilenleva de terre Ainéias ; et celui-ci franchit les épaissesmasses de guerriers et de chevaux, poussé par la main du dieu. Etquand il fut arrivé aux dernières lignes de la bataille, là où lesKaukônes s’armaient pour le combat, Poseidaôn qui ébranle la terre,s’approchant, lui dit ces paroles ailées :

– Ainéias, qui d’entre les dieux t’a persuadé,insensé, de combattre Akhilleus, qui est plus fort que toi et pluscher aux immortels ? Recule quand tu le rencontreras, de peurque, malgré la moire, tu descendes chez Aidès. Mais, quandAkhilleus aura subi la destinée et la mort, ose combattre auxpremiers rangs, car aucun autre des Akhaiens ne te tuera.

Ayant ainsi parlé, il le quitta. Puis, ildispersa l’épais brouillard qui couvrait les yeux d’Akhilleus, etcelui-ci vit tout clairement de ses yeux, et, plein de colère, ildit dans son esprit :

– Ô dieux ! certes, voici un grandprodige. Ma lance gît sur la terre, devant moi, et je ne vois plusle guerrier contre qui je l’ai jetée et que je voulais tuer !Certes, Ainéias est cher aux dieux immortels. Je pensais qu’il s’envantait faussement. Qu’il vive ! Il n’aura plus le désir de mebraver, maintenant qu’il a évité la mort. Mais, allons !j’exhorterai les Danaens belliqueux et j’éprouverai la force desautres Troiens.

Il parla ainsi, et il courut à travers lesrangs, commandant à chaque guerrier :

– Ne restez pas plus longtemps loin del’ennemi, divins Akhaiens ! Marchez, homme contre homme, etprêts au combat. Il m’est difficile, malgré ma force, de poursuivreet d’attaquer seul tant de guerriers ; ni Arès, bien qu’ilsoit un dieu immortel, ni Athènè, n’y suffiraient. Je vous aideraide mes mains, de mes pieds, de toute ma vigueur, sans jamaisfaiblir ; et je serai partout, au travers de la mêlée ;et je ne pense pas qu’aucun Troien se réjouisse de rencontrer malance.

Il parla ainsi, et, de son côté, l’illustreHektôr animait les Troiens, leur promettant qu’il combattraitAkhilleus :

– Troiens magnanimes, ne craignez pointAkhilleus. Moi aussi, avec des paroles, je combattrais jusqu’auximmortels ; mais, avec la lance, ce serait impossible, car ilssont les plus forts. Akhilleus ne réussira point dans tout ce qu’ildit. S’il accomplit une de ses menaces, il n’accomplira pointl’autre. Je vais marcher contre lui, quand même il serait tel quele feu par ses mains. Oui ! quand même il serait tel que lefeu par ses mains, quand il serait par sa vigueur tel que le feuardent.

Il parla ainsi, et aussitôt les Troienstendirent leurs lances, et ils se serrèrent, et une grande clameurs’éleva. Mais Phoibos Apollôn s’approcha de Hektôr et luidit :

– Hektôr, ne sors point des rangs contreAkhilleus. Reste dans le tumulte de la mêlée, de peur qu’il teperce de la lance ou de l’épée, de loin ou de près.

Il parla ainsi, et le Priamide rentra dans lafoule des guerriers, plein de crainte, dès qu’il eut entendu lavoix du dieu.

Et Akhilleus, vêtu de courage et de force, sejeta sur les Troiens en poussant des cris horribles. Et il tuad’abord le brave Iphitiôn Otryntéide, chef de nombreux guerriers,et que la nymphe Nèis avait conçu du destructeur de citadellesOtrynteus, sous le neigeux Tmôlos, dans la fertile Hydè. Comme ilse ruait en avant, le divin Akhilleus le frappa au milieu de latête, et celle-ci se fendit en deux, et Iphitiôn tomba avec bruit,et le divin Akhilleus se glorifia ainsi :

– Te voilà couché sur la terre, Otryntéide, leplus effrayant des hommes ! Tu es mort ici, toi qui es né nonloin du lac Gygaios où est ton champ paternel, sur les bordspoissonneux du Hyllos et du Hermos tourbillonnant.

Il parla ainsi, triomphant, et le brouillardcouvrit les yeux de Iphitiôn, que les chars des Akhaiensdéchirèrent de leurs roues aux premiers rangs. Et, après lui,Akhilleus tua Dèmoléôn, brave fils d’Antènôr. Et il lui rompit latempe à travers le casque d’airain, et le casque d’airain n’arrêtapoint le coup, et la pointe irrésistible brisa l’os en écrasanttoute la cervelle. Et c’est ainsi qu’Akhilleus tua Dèmoléôn qui seruait sur lui.

Et comme Hippodamas, sautant de son char,fuyait, Akhilleus le perça dans le dos d’un coup de lance. Et leTroien rendit l’âme en mugissant comme un taureau que des jeuneshommes entraînent à l’autel du dieu de Hélikè, de Poseidaôn qui seréjouit du sacrifice. Et c’est ainsi qu’il mugissait et que son âmeabandonna ses ossements.

Puis Akhilleus poursuivit de sa lance le divinPolydôros Priamide, à qui son père ne permettait point decombattre, étant le dernier-né de ses enfants et le plus aimé detous. Et il surpassait tous les hommes à la course. Et il courait,dans une ardeur de jeunesse, fier de son agilité, parmi lespremiers combattants ; mais le divin Akhilleus, plus rapideque lui, le frappa dans le dos, là où les agrafes d’or attachaientle baudrier sur la double cuirasse. Et la pointe de la lance letraversa jusqu’au nombril, et il tomba, hurlant, sur lesgenoux ; et une nuée noire l’enveloppa, tandis que, courbé surla terre, il retenait ses entrailles à pleines mains.

Hektôr, voyant son frère Polydôros renversé etretenant ses entrailles avec ses mains, sentit un brouillard surses yeux, et il ne put se résoudre à combattre plus longtemps deloin, et il vint à Akhilleus, secouant sa lance aiguë et semblableà la flamme. Et Akhilleus le vit, et bondit en avant, et dit entriomphant :

– Voici donc l’homme qui m’a déchiré le cœuret qui a tué mon irréprochable compagnon ! Ne nous évitons pasplus longtemps dans les détours de la mêlée.

Il parla ainsi, et, regardant le divin Hektôrd’un œil sombre, il dit :

– Viens ! approche, afin de mourir plusvite !

Et Hektôr au casque mouvant lui répondit sanscrainte :

– Pèléide, n’espère point m’épouvanter par desparoles comme un petit enfant. Moi aussi je pourrais parlerinjurieusement et avec orgueil. Je sais que tu es brave et que jene te vaux pas ; mais nos destinées sont sur les genoux desdieux. Bien que je sois moins fort que toi, je t’arracheraipeut-être l’âme d’un coup de ma lance. Elle aussi, elle a unepointe perçante.

Il parla ainsi, et, secouant sa lance, il lajeta ; mais Athènè, d’un souffle, l’écarta de l’illustreAkhilleus, et la repoussa vers le divin Hektôr, et la fit tomber àses pieds. Et Akhilleus, furieux, se rua pour le tuer, en jetantdes cris horribles ; mais Apollôn enleva aisément le Priamide,comme le peut un dieu ; et il l’enveloppa d’une épaisse nuée.Et trois fois le divin Akhilleus aux pieds rapides, se précipitant,perça cette nuée épaisse de sa lance d’airain. Et, une quatrièmefois, semblable à un daimôn, il se rua en avant, et il cria cesparoles outrageantes :

– Chien ! de nouveau tu échappes à lamort. Elle t’a approché de près, mais Phoibos Apollôn t’a sauvé,lui à qui tu fais des vœux quand tu marches à travers leretentissement des lances. Je te tuerai, si je te rencontre encore,et si quelque dieu me vient en aide. Maintenant, je poursuivrai lesautres Troiens.

Ayant ainsi parlé, il perça Dryops au milieude la gorge, et l’homme tomba à ses pieds, et il l’abandonna. Puis,il frappa de sa lance, au genou, le large et grand DémokhosPhilétoride ; puis, avec sa forte épée, il lui arracha l’âme.Et, courant sur Laogonos et Dardanos, fils de Bias, il les renversatous deux de leur char, l’un d’un coup de lance, l’autre d’un coupd’épée.

Et Trôos Alastoride, pensant qu’Akhilleusl’épargnerait, ne le tuerait point et le prendrait vivant, ayantpitié de sa jeunesse, vint embrasser ses genoux. Et l’insensé nesavait pas que le Pèléide était inexorable, et qu’il n’était nidoux, ni tendre, mais féroce. Et comme le Troien embrassait sesgenoux en le suppliant, Akhilleus lui perça le foie d’un coupd’épée et le lui arracha. Un sang noir jaillit du corps de Trôos,et le brouillard de la mort enveloppa ses yeux.

Et Akhilleus perça Moulios d’un coup de lance,de l’une à l’autre oreille. Et de son épée à lourde poignée ilfendit par le milieu la tête de l’Agènôride Ekheklos ; etl’épée fuma ruisselante de sang, et la noire mort et la moireviolente couvrirent ses yeux.

Et il frappa Deukaliôn là où se réunissent lesnerfs du coude. La pointe d’airain lui engourdit le bras, et ilresta immobile, voyant la mort devant lui. Et Akhilleus, d’un coupd’épée, lui enleva la tête, qui tomba avec le casque. La moellejaillit des vertèbres, et il resta étendu contre terre.

Puis, Akhilleus se jeta sur le brave Rhigmos,fils de Peireus, qui était venu de la fertile Thrèkè. Et il leperça de sa lance dans le ventre, et l’homme tomba de son char. Etcomme Aréithoos, compagnon de Rhigmos, faisait retourner leschevaux, Akhilleus, le perçant dans le dos d’un coup de lance, lerenversa du char ; et les chevaux s’enfuirent épouvantés.

De même qu’un vaste incendie gronde dans lesgorges profondes d’une montagne aride, tandis que l’épaisse forêtbrûle et que le vent secoue et roule la flamme ; de mêmeAkhilleus courait, tel qu’un daimôn, tuant tous ceux qu’ilpoursuivait, et la terre noire ruisselait de sang.

De même que deux bœufs au large front foulent,accouplés, l’orge blanche dans une aire arrondie, et que les tigesfrêles laissent échapper les graines sous les pieds des bœufs quimugissent ; de même, sous le magnanime Akhilleus, les chevauxaux sabots massifs foulaient les cadavres et les boucliers. Et toutl’essieu était inondé de sang, et toutes les parois du charruisselaient des gouttes de sang qui jaillissaient des roues et dessabots des chevaux. Et le Pèléide était avide de gloire, et le sangsouillait ses mains inévitables.

Chant 21

Et quand les Troiens furent arrivés au gué dufleuve au beau cours, du Xanthos tourbillonnant qu’engendral’immortel Zeus, le Pèléide, partageant leurs phalanges, les rejetadans la plaine, vers la ville, là où les Akhaiens fuyaient, laveille, bouleversés par la fureur de l’illustre Hektôr.

Et les uns se précipitaient çà et là dans leurfuite, et, pour les arrêter, Hèrè répandit devant eux une nuéeépaisse ; et les autres roulaient dans le fleuve profond auxtourbillons d’argent. Ils y tombaient avec un grand bruit, et leseaux et les rives retentissaient, tandis qu’ils nageaient çà et là,en poussant des cris, au milieu des tourbillons.

De même que des sauterelles volent vers unfleuve, chassées par l’incendie, et que le feu infatigable éclatebrusquement avec plus de violence, et qu’elles se jettent,épouvantées, dans l’eau ; de même, devant Akhilleus, le coursretentissant du Xanthos aux profonds tourbillons s’emplissaitconfusément de chevaux et d’hommes.

Et le divin Akhilleus, laissant sa lance surle bord, appuyée contre un tamaris, et ne gardant que son épée,sauta lui-même dans le fleuve, semblable à un daimôn, et méditantun œuvre terrible. Et il frappait tout autour de lui ; et ilexcitait de l’épée les gémissements des blessés, et le sangrougissait l’eau.

De même que les poissons qui fuient un granddauphin emplissent, épouvantés, les retraites secrètes des baiestranquilles, tandis qu’il dévore tous ceux qu’il saisit ; demême les Troiens, à travers le courant impétueux du fleuve, secachaient sous les rochers. Et quand Akhilleus fut las de tuer, iltira du fleuve douze jeunes hommes vivants qui devaient mourir, enoffrande à Patroklos Ménoitiade. Et les retirant du fleuve,tremblants comme des faons, il leur lia les mains derrière le dosavec les belles courroies qui retenaient leurs tuniquesretroussées, et les remit à ses compagnons pour être conduits auxnefs creuses. Puis, il se rua en avant pour tuer encore.

Et il aperçut un fils du Dardanide Priamos,Lykaôn, qui sortait du fleuve. Et il l’avait autrefois enlevé, dansune marche de nuit, loin du verger de son père. Et Lykaôn taillaitavec l’airain tranchant les jeunes branches d’un figuier pour enfaire les deux hémicycles d’un char. Et le divin Akhilleus survintbrusquement pour son malheur, et, l’emmenant sur ses nefs, il levendit à Lemnos bien bâtie, et le fils de Jèsôn l’acheta. Et Êétiônd’Imbros, son hôte, l’ayant racheté à grand prix, l’envoya dans ladivine Arisbè, d’où il revint en secret dans la demeure paternelle.Et, depuis onze jours, il se réjouissait avec ses amis, étantrevenu de Lemnos, et, le douzième, un dieu le rejeta aux mainsd’Akhilleus, qui devait l’envoyer violemment chez Aidès. Et dès quele divin Akhilleus aux pieds rapides l’eut reconnu qui sortait nudu fleuve, sans casque, sans bouclier et sans lance, car il avaitjeté ses armes, étant rompu de fatigue et couvert de sueur,aussitôt le Pèléide irrité se dit dans son espritmagnanime :

– Ô dieux ! certes, voici un grandprodige. Sans doute aussi les Troiens magnanimes que j’ai tués serelèveront des ténèbres noires, puisque celui-ci, que j’avais vendudans la sainte Lemnos, reparaît, ayant évité la mort. La profondeurde la blanche mer qui engloutit tant de vivants ne l’a pointarrêté. Allons ! il sentira la pointe de ma lance, et jeverrai et je saurai s’il s’évadera de même, et si la terre fécondele retiendra, elle qui dompte le brave.

Il pensait ainsi, immobile. Et Lykaôn vint àlui, tremblant et désirant embrasser ses genoux, car il voulaitéviter la mort mauvaise et la kèr noire. Et le divin Akhilleus levasa longue lance pour le frapper ; mais Lykaôn saisit sesgenoux en se courbant, et la lance, avide de mordre la chair,par-dessus son dos s’enfonça en terre. Et, tenant d’une main lalance aiguë qu’il ne lâchait point, et de l’autre bras entourantles genoux d’Akhilleus, il le supplia par ces parolesailées :

– J’embrasse tes genoux, Akhilleus !honore-moi, aie pitié de moi ! Je suis ton suppliant, ô racedivine ! J’ai goûté sous ton toit les dons de Dèmètèr, depuisle jour où tu m’enlevas de nos beaux vergers pour me vendre, loinde mon père et de mes amis, dans la sainte Lemnos, où je te valu leprix de cent bœufs. Et je fus racheté pour trois fois autant. Voicile douzième jour, après tant de maux soufferts, que je suis rentrédans Ilios, et de nouveau la moire fatale me remet dans tesmains ! Je dois être odieux au père Zeus, qui me livre à toide nouveau. Sans doute elle m’a enfanté pour peu de jours ma mèreLaothoè, fille du vieux Alteus qui commande aux belliqueux Léléges,et qui habite la haute Pèdasos sur les bords du fleuve Satnioïs. EtPriamos posséda Laothoè parmi toutes ses femmes, et elle eut deuxfils, et tu les auras tués tous deux. En tête des hommes de pied tuas dompté Polydôros égal à un dieu, en le perçant de ta lanceaiguë. Et voici que le malheur est maintenant sur moi, car jen’éviterai pas tes mains, puisqu’un dieu m’y a jeté. Mais je te ledis, et que mes paroles soient dans ton esprit : ne me tuepoint, puisque je ne suis pas le frère utérin de Hektôr, qui a tuéton compagnon doux et brave.

Et l’illustre fils de Priamos parla ainsi,suppliant ; mais il entendit une voix inexorable :

– Insensé ! ne parle plus jamais du prixde ton affranchissement. Avant le jour suprême de Patroklos, il meplaisait d’épargner les Troiens. J’en ai pris un grand nombrevivants et je les ai vendus. Maintenant, aucun des Troiens qu’undieu me jettera dans les mains n’évitera la mort, surtout les filsde Priamos. Ami, meurs ! Pourquoi gémir en vain ?Patroklos est bien mort, qui valait beaucoup mieux que toi.Regarde ! Je suis beau et grand, je suis né d’un noblepère ; une déesse m’a enfanté ; et cependant la mort etla moire violente me saisiront, le matin, le soir ou à midi, etquelqu’un m’arrachera l’âme, soit d’un coup de lance, soit d’uneflèche.

Il parla ainsi, et les genoux et le cœurmanquèrent au Priamide. Et, lâchant la lance, il s’assit, les mainsétendues. Et Akhilleus, tirant son épée aiguë, le frappa au cou,près de la clavicule, et l’airain entra tout entier. Lykaôn tombasur la face ; un sang noir jaillit et ruissela par terre. EtAkhilleus, le saisissant par les pieds, le jeta dans le fleuve, etil l’insulta en paroles rapides :

– Va ! reste avec les poissons, quiboiront tranquillement le sang de ta blessure. Ta mère ne tedéposera point sur le lit funèbre, mais le Skamandrostourbillonnant t’emportera dans la vaste mer, et quelque poisson,sautant sur l’eau, dévorera la chair blanche de Lykaôn dans lanoire horreur de l’abîme. Périssez tous, jusqu’à ce que nousrenversions la sainte Ilios ! Fuyez, et moi je vous tuerai envous poursuivant. Il ne vous sauvera point, le fleuve au beaucours, aux tourbillons d’argent, à qui vous sacrifiez tant detaureaux et tant de chevaux vivants que vous jetez dans sestourbillons ; mais vous périrez tous d’une mort violente,jusqu’à ce que vous ayez expié le meurtre de Patroklos et lecarnage des Akhaiens que vous avez tués, moi absent, auprès desnefs rapides.

Il parla ainsi, et le fleuve irrité délibéraitdans son esprit comment il réprimerait la fureur du divin Akhilleuset repousserait cette calamité loin des Troiens.

Et le fils de Pèleus, avec sa longue lance,sauta sur Astéropaios, fils de Pèlégôn, afin de le tuer. Et lelarge Axios engendra Pèlégôn, et il avait été conçu par l’aînée desfilles d’Akessamènos, Périboia, qui s’était unie à ce fleuve auxprofonds tourbillons. Et Akhilleus courait sur Astéropaios qui,hors du fleuve, l’attendait, deux lances aux mains ; car leXanthos, irrité à cause des jeunes hommes qu’Akhilleus avaitégorgés dans ses eaux, avait inspiré la force et le courage auPèlégonide. Et quand ils se furent rencontrés, le divin Pèléide auxpieds rapides lui parla ainsi :

– Qui es-tu parmi les hommes, toi qui osesm’attendre ? Ce sont les fils des malheureux qui s’opposent àmon courage.

Et l’illustre fils de Pèlégôn luirépondit :

– Magnanime Pèléide, pourquoi demander quelleest ma race ? Je viens de la Paioniè fertile et lointaine, etje commande les Paiones aux longues lances. Il y a onze jours queje suis arrivé dans Ilios. Je descends du large fleuve Axios quirépand ses eaux limpides sur la terre, et qui engendra l’illustrePèlégôn ; et on dit que Pèlégôn est mon père. Maintenant,divin Akhilleus, combattons !

Il parla ainsi, menaçant. Et le divinAkhilleus leva la lance Pèliade, et le héros Astéropaios, de sesdeux mains à la fois, jeta ses deux lances ; et l’une,frappant le bouclier, ne put le rompre, arrêtée par la lame d’or,présent d’un dieu ; et l’autre effleura le coude du brasdroit. Le sang noir jaillit, et l’arme, avide de mordre la chair,s’enfonça en terre. Alors Akhilleus lança sa pique rapide contreAstéropaios, voulant le tuer ; mais il le manqua, et la piquede frêne, en frémissant, s’enfonça presque en entier dans le tertredu bord. Et le Pèléide, tirant son épée aiguë, se jeta surAstéropaios qui s’efforçait d’arracher du rivage la lanced’Akhilleus. Et, trois fois, il l’ébranla pour l’arracher, et commeil allait, une quatrième fois, tenter de rompre la lance de frênede l’Aiakide, celui-ci lui arracha l’âme, l’ayant frappé dans leventre, au nombril. Et toutes les entrailles s’échappèrent de laplaie, et la nuit couvrit ses yeux. Et Akhilleus, se jetant surlui, le dépouilla de ses armes, et dit, triomphant :

– Reste là, couché. Il n’était pas aisé pourtoi de combattre les enfants du tout-puissant Kroniôn, bien que tusois né d’un fleuve au large cours, et moi je me glorifie d’être dela race du grand Zeus. Pèleus Aiakide qui commande aux nombreuxMyrmidones m’a engendré, et Zeus a engendré Aiakos. Autant Zeus estsupérieur aux fleuves qui se jettent impétueusement dans la mer,autant la race de Zeus est supérieure à celle des fleuves. Voici ungrand fleuve auprès de toi ; qu’il te sauve, s’il peut. Maisil n’est point permis de lutter contre Zeus Kroniôn. Le roiAkhéloios lui-même ne se compare point à Zeus, ni la grandeviolence du profond Okéanos d’où sont issus toute la mer, tous lesfleuves, toutes les fontaines et toutes les sources. Mais lui-mêmeredoute la foudre du grand Zeus, l’horrible tonnerre qui prolongeson retentissement dans l’Ouranos.

Il parla ainsi, et arrachant du rivage salance d’airain, il le laissa mort sur le sable, et baigné par l’eaunoire. Et les anguilles et les poissons l’environnaient, mangeantla graisse de ses reins. Et Akhilleus se jeta sur les cavaliersPaiones qui s’enfuirent le long du fleuve tourbillonnant, quand ilsvirent leur brave chef, dans le rude combat, tué d’un coup d’épéepar les mains d’Akhilleus.

Et il tua Thersilokos, et Mydôn, et Astypylos,et Mnèsos, et Thrasios, et Ainios, et Orphélestès. Et le rapideAkhilleus eût tué beaucoup d’autres Paiones, si le fleuve auxprofonds tourbillons, irrité, et semblable à un homme, ne lui eûtdit du fond d’un tourbillon :

– Ô Akhilleus, certes, tu es très brave ;mais tu égorges affreusement les hommes, et les dieux eux-mêmes teviennent en aide. Si le fils de Kronos te livre tous les Troienspour que tu les détruises, du moins, les chassant hors de mon lit,tue-les dans la plaine. Mes belles eaux sont pleines de cadavres,et je ne puis mener à la mer mon cours divin entravé par les morts,et tu ne cesses de tuer. Arrête, car l’horreur me saisit, ô princedes peuples !

Et Akhilleus aux pieds rapides luirépondit :

– Je ferai ce que tu veux, divinSkamandros ; mais je ne cesserai point d’égorger les Troiensinsolents avant de les avoir enfermés dans leur ville, et d’avoirtrouvé Hektôr face à face, afin qu’il me tue, ou que je le tue.

Il parla ainsi et se jeta comme un daimôn surles Troiens. Et le fleuve aux profonds tourbillons dit àApollôn :

– Hélas ! fils de Zeus, toi qui portesl’arc d’argent, tu n’obéis pas au Kroniôn qui t’avait commandé devenir en aide aux Troiens, et de les protéger jusqu’au moment où lecrépuscule du soir couvrira de son ombre la terre féconde.

Il parla ainsi ; mais Akhilleus sauta durivage au milieu de l’eau, et le fleuve se gonfla en bouillonnant,et, furieux, il roula ses eaux bouleversées, soulevant tous lescadavres dont il était plein, et qu’avait faits Akhilleus, et lesrejetant sur ses bords en mugissant comme un taureau. Mais ilsauvait ceux qui vivaient encore, en les cachant parmi ses belleseaux, dans ses tourbillons profonds.

Et l’eau tumultueuse et terrible montaitautour d’Akhilleus en heurtant son bouclier avec fureur, et ilchancelait sur ses pieds. Et, alors, il saisit des deux mains ungrand orme qui, tombant déraciné, en déchirant toute la berge,amassa ses branches épaisses en travers du courant, et, couché toutentier, fit un pont sur le fleuve. Et Akhilleus, sautant de là horsdu gouffre, s’élança, épouvanté, dans la plaine. Mais le grandfleuve ne s’arrêta point, et il assombrit la cime de ses flots,afin d’éloigner le divin Akhilleus du combat, et de reculer lachute d’Ilios.

Et le Pèléide fuyait par bonds d’un jet delance, avec l’impétuosité de l’aigle noir, de l’aigle chasseur, leplus fort et le plus rapide des oiseaux. C’est ainsi qu’il fuyait.Et l’airain retentissait horriblement sur sa poitrine ; et ilse dérobait en courant, mais le fleuve le poursuivait toujours àgrand bruit.

Quand un fontainier a mené, d’une sourceprofonde, un cours d’eau à travers les plantations et les jardins,et qu’il a écarté avec sa houe tous les obstacles à l’écoulement,les cailloux roulent avec le flot qui murmure, et court sur lapente, et devance le fontainier lui-même. C’est ainsi que le fleuvepressait toujours Akhilleus, malgré sa rapidité, car les dieux sontplus puissants que les hommes. Et toutes les fois que le divin etrapide Akhilleus tentait de s’arrêter, afin de voir si tous lesimmortels qui habitent le large Ouranos voulaient l’épouvanter,autant de fois l’eau du fleuve divin se déroulait par-dessus sesépaules. Et, triste dans son cœur, il bondissait vers leshauteurs ; mais le Xanthos furieux heurtait obliquement sesgenoux et dérobait le fond sous ses pieds. Et le Pèléide hurla versle large Ouranos :

– Père Zeus ! aucun des dieux ne veut-ilme délivrer de ce fleuve, moi, misérable ! Je subirais ensuitema destinée. Certes, nul d’entre les Ouraniens n’est plus coupableque ma mère bien-aimée qui m’a menti, disant que je devais périrpar les flèches rapides d’Apollôn sous les murs des Troienscuirassés. Plût aux dieux que Hektôr, le plus brave des hommesnourris ici, m’eût tué ! Un brave au moins eût tué un brave.Et, maintenant, voici que ma destinée est de subir une morthonteuse, étouffé dans ce grand fleuve, comme un petit porcherqu’un torrent a noyé, tandis qu’il le traversait par un mauvaistemps !

Il parla ainsi, et aussitôt Poseidaôn etAthènè s’approchèrent de lui sous des formes humaines ; et,prenant sa main entre leurs mains, ils le rassurèrent. Et Poseidaônqui ébranle la terre lui dit :

– Pèléide, rassure-toi, et cesse de craindre.Nous te venons en aide, Athènè et moi, et Zeus nous approuve. Tadestinée n’est point de mourir dans ce fleuve, et tu le verrasbientôt s’apaiser. Mais nous te conseillerons sagement, si tu nousobéis. Ne cesse point d’agir de tes mains dans la rude mêlée, quetu n’aies renfermé les Troiens dans les illustres muraillesd’Ilios, ceux du moins qui t’auront échappé. Puis, ayant arrachél’âme de Hektôr, retourne vers les nefs. Nous te réservons unegrande gloire.

Ayant ainsi parlé, ils rejoignirent lesimmortels. Et Akhilleus, excité par les paroles des dieux, s’élançadans la plaine où l’eau débordait de tous côtés, soulevant lesbelles armes des guerriers morts, et les cadavres aussi. Et sesgenoux le soutinrent contre le courant impétueux, et le largefleuve ne put le retenir, car Athènè lui avait donné une grandevigueur. Mais le Skamandros n’apaisa point sa fureur, et ils’irrita plus encore contre le Pèléide, et, soulevant toute sononde, il appela le Simoïs à grands cris :

– Cher frère, brisons tous deux la vigueur decet homme qui renversera bientôt la grande ville du roi Priamos,car les Troiens ne combattent plus. Viens très promptement à monaide. Emplis-toi de toute l’eau des sources, enfle tous lestorrents, et hausse une grande houle pleine de bruit, de troncsd’arbres et de rochers, afin que nous arrêtions cet homme férocequi triomphe, et ose tout ce qu’osent les dieux. Je jurececi : à quoi lui serviront sa force, sa beauté et ses bellesarmes, quand tout cela sera couché au fond de mon lit, sous laboue ? Et, lui-même, je l’envelopperai de sables et de limons,et les Akhaiens ne pourront recueillir ses os, tant je lesenfouirai sous la boue. Et la boue sera son sépulcre, et quand lesAkhaiens voudront l’ensevelir, il n’aura plus besoin detombeau !

Il parla ainsi, et sur Akhilleus il se ruatout bouillonnant de fureur, plein de bruit, d’écume, de sang et decadavres. Et l’onde pourprée du fleuve tombé de Zeus se dressa,saisissant le Pèléide. Et, alors, Hèrè poussa un cri, craignant quele grand fleuve tourbillonnant engloutît Akhilleus, et elle ditaussitôt à son fils bien-aimé Hèphaistos

Va, Hèphaistos, mon fils ! combats leXanthos tourbillonnant que nous t’avons donné pour adversaire.Va ! allume promptement tes flammes innombrables. Moi,j’exciterai, du sein de la mer, la violence de Zéphyros et dutempétueux Notos, afin que l’incendie dévore les têtes et les armesdes Troiens. Et toi, brûle tous les arbres sur les rives duXanthos, embrase-le lui-même, et n’écoute ni ses flatteries, ni sesmenaces ; mais déploie toute ta violence, jusqu’à ce que jet’avertisse ; et, alors, éteins l’incendie infatigable.

Elle parla ainsi, et Hèphaistos alluma levaste feu qui, d’abord, consuma dans la plaine les nombreuxcadavres qu’avait faits Akhilleus. Et toute la plaine futdesséchée, et l’eau divine fut réprimée. De même que Boréas, auxjours d’automne, sèche les jardins récemment arrosés et réjouit lejardinier, de même le feu dessécha la plaine et brûla les cadavres.Puis, Hèphaistos tourna contre le fleuve sa flammeresplendissante ; et les ormes brûlaient, et les saules, etles tamaris ; et le lotos brûlait, et le glaïeul, et lecyprès, qui abondaient tous autour du fleuve aux belles eaux. Etles anguilles et les poissons nageaient çà et là, ou plongeaientdans les tourbillons, poursuivis par le souffle du sage Hèphaistos.Et la force même du fleuve fut consumée, et il criaainsi :

– Hèphaistos ! aucun des dieux ne peutlutter contre toi. Je ne combattrai point tes feux brûlants. Cessedonc. Le divin Akhilleus peut chasser tous les Troiens de leurville. Pourquoi les secourir et que me fait leurquerelle ?

Il parla ainsi, brûlant, et ses eaux limpidesbouillonnaient. De même qu’un vase bout sur un grand feu qui fondla graisse d’un sanglier gras, tandis que la flamme du bois secl’enveloppe ; de même le beau cours du Xanthos brûlait, etl’eau bouillonnait, ne pouvant plus couler dans son lit, tant lesouffle ardent du sage Hèphaistos la dévorait. Alors, le Xanthosimplora Hèrè en paroles rapides :

– Hèrè ! pourquoi ton fils metourmente-t-il ainsi ? Je ne suis point, certes, aussicoupable que les autres dieux qui secourent les Troiens. Jem’arrêterai moi-même, si tu ordonnes à ton fils de cesser. Et jejure aussi de ne plus retarder le dernier jour des Troiens, quandmême Troiè périrait par le feu, quand même les fils belliqueux desAkhaiens la consumeraient tout entière !

Et la déesse Hèrè aux bras blancs, l’ayantentendu, dit aussitôt à son fils bien-aimé Hèphaistos :

– Hèphaistos, arrête, mon illustre fils !Il ne convient pas qu’un dieu soit tourmenté à cause d’unhomme.

Elle parla ainsi, et Hèphaistos éteignit levaste incendie et l’eau reprit son beau cours ; et la force duXanthos étant domptée, ils cessèrent le combat ; et, bienqu’irritée, Hèrè les apaisa tous deux.

Mais, alors, une querelle terrible s’élevaparmi les autres dieux, et leur esprit leur inspira des penséesennemies. Et ils coururent les uns sur les autres ; et laterre large rendit un son immense ; et, au-dessus, le grandOuranos retentit. Et Zeus, assis sur l’Olympos, se mit àrire ; et la joie emplit son cœur quand il vit la dissensiondes dieux. Et ils ne retardèrent point le combat. Arès, qui romptles boucliers, attaqua, le premier, Athènè. Et il lui dit cetteparole outrageante, en brandissant sa lance d’airain :

– Mouche à chien ! pourquoi pousses-tules dieux au combat ? Tu as une audace insatiable et un esprittoujours violent. Ne te souvient-il plus que tu as excité leTydéide Diomèdès contre moi, et que tu as conduit sa lance etdéchiré mon beau corps ? Je pense que tu vas expier tous lesmaux que tu m’as causés.

Il parla ainsi, et il frappa l’horrible aigideà franges d’or qui ne craint même point la foudre de Zeus. C’est làque le sanglant Arès frappa de sa longue lance la déesse. Etcelle-ci, reculant, saisit, de sa main puissante, un rocher noir,âpre, immense, qui gisait dans la plaine, et dont les ancienshommes avaient fait la borne d’un champ. Elle en frappa le terribleArès à la gorge et rompit ses forces. Et il tomba, couvrant de soncorps sept arpents ; et ses cheveux furent souillés depoussière, et ses armes retentirent sur lui. Et Pallas Athènè ritet l’insulta orgueilleusement en paroles ailées :

Insensé, qui luttes contre moi, ne sais-tu pasque je me glorifie d’être beaucoup plus puissante que toi ?C’est ainsi que les Érinnyes vengent ta mère qui te punit, dans sacolère, d’avoir abandonné les Akhaiens pour secourir les Troiensinsolents.

Ayant ainsi parlé, elle détourna ses yeuxsplendides. Et voici qu’Aphroditè, la fille de Zeus, conduisait parla main, hors de la mêlée, Arès respirant à peine et recueillantses esprits. Et la déesse Hèrè aux bras blancs, l’ayant vue, dit àAthènè ces paroles ailées :

– Athènè, fille de Zeus tempétueux, vois-tucette mouche à chien qui emmène, hors de la mêlée, Arès, le fléaudes vivants ? Poursuis-la.

Elle parla ainsi, et Athènè, pleine de joie,se jeta sur Aphroditè, et, la frappant de sa forte main sur lapoitrine, elle fit fléchir ses genoux et son cœur.

Arès et Aphroditè restèrent ainsi, étendustous deux sur la terre féconde ; et Athènè les insulta par cesparoles ailées :

– Que ne sont-ils ainsi, tous les alliés desTroiens qui combattent les Akhaiens cuirassés ! Que n’ont-ilstous l’audace d’Aphroditè qui, bravant ma force, a secouruArès ! Bientôt nous cesserions de combattre, après avoirsaccagé la haute citadelle d’Ilios.

Elle parla ainsi, et la déesse Hèrè aux brasblancs rit. Et le puissant qui ébranle la terre dit àApollôn :

– Phoibos, pourquoi restons-nous éloignés l’unde l’autre ? Il ne convient point, quand les autres dieux sontaux mains, que nous retournions, sans combat, dans l’Ouranos, dansla demeure d’airain de Zeus. Commence, car tu es le plus jeune, etil serait honteux à moi de t’attaquer, puisque je suis l’aîné etque je sais plus de choses. Insensé ! as-tu donc un cœurtellement oublieux, et ne te souvient-il plus des maux que nousavons subis à Ilios, quand, seuls d’entre les dieux, exilés parZeus, il fallut servir l’insolent Laomédôn pendant une année ?Une récompense nous fut promise, et il nous commandait. Etj’entourai d’une haute et belle muraille la ville des Troiens, afinqu’elle fût inexpugnable ; et toi, Phoibos, tu menais paître,sur les nombreuses cimes de l’Ida couvert de forêts, les bœufs auxpieds tors et aux cornes recourbées. Mais quand les Heurescharmantes amenèrent le jour de la récompense, le parjure Laomédônnous la refusa, nous chassant avec outrage. Même, il te menaça dete lier les mains et les pieds, et de te vendre dans les îleslointaines. Et il jura aussi de nous couper les oreilles avecl’airain. Et nous partîmes, irrités dans l’âme, à cause de larécompense promise qu’il nous refusait. Est-ce de cela que tu esreconnaissant à son peuple ? Et ne devrais-tu pas te joindre ànous pour exterminer ces Troiens parjures, eux, leurs enfants etleurs femmes ?

Et le royal archer Apollôn luirépondit :

– Poseidaôn qui ébranles la terre, tu menommerais insensé, si je combattais contre toi pour les hommesmisérables qui verdissent un jour semblables aux feuilles, et quimangent les fruits de la terre, et qui se flétrissent et meurentbientôt. Ne combattons point, et laissons-les lutter entre eux.

Il parla ainsi et s’éloigna, ne voulant point,par respect, combattre le frère de son père. Et la vénérableArtémis, sa sœur, chasseresse de bêtes fauves, lui adressa cesparoles injurieuses :

– Tu fuis, ô archer ! et tu laisses lavictoire à Poseidaôn ? Lâche, pourquoi portes-tu un arcinutile ? Je ne t’entendrai plus désormais, dans les demeurespaternelles, te vanter comme auparavant, au milieu des dieuximmortels, de combattre Poseidaôn à forces égales !

Elle parla ainsi, et l’archer Apollôn ne luirépondit pas ; mais la vénérable épouse de Zeus, pleine decolère, insulta de ces paroles injurieuses Artémis qui se réjouitde ses flèches :

– Chienne hargneuse, comment oses-tu me tenirtête ? Il te sera difficile de me résister, bien que tu lancesdes flèches et que tu sois comme une lionne pour les femmes queZeus te permet de tuer à ton gré. Il est plus aisé de percer, surles montagnes, les bêtes fauves et les biches sauvages que delutter contre plus puissant que soi. Mais si tu veux tenter lecombat, viens ! et tu sauras combien ma force est supérieure àla tienne, bien que tu oses me tenir tête !

Elle parla ainsi, et saisissant d’une main lesdeux mains d’Artémis, de l’autre elle lui arracha le carquois desépaules, et elle l’en souffleta en riant. Et comme Artémiss’agitait çà et là, les flèches rapides se répandirent de touscôtés. Et Artémis s’envola, pleurante, comme une colombe qui, loind’un épervier, se réfugie sous une roche creuse, car sa destinéen’est point de périr. Ainsi, pleurante, elle s’enfuit, abandonnantson arc.

Alors, le messager, tueur d’Argos, dit àLètô :

– Lètô, je ne combattrai point contre toi. Ilest dangereux d’en venir aux mains avec les épouses de Zeus quiamasse les nuées. Hâte-toi, et va te vanter parmi les dieuximmortels de m’avoir dompté par ta force.

Il parla ainsi ; et Lètô, ramassant l’arcet les flèches éparses dans la poussière, et les emportant, suivitsa fille. Et celle-ci parvint à l’Olympos, à la demeure d’airain deZeus. Et, pleurante, elle s’assit sur les genoux de son père, etson péplos ambroisien frémissait. Et le père Kronide lui demanda,en souriant doucement :

– Chère fille, qui d’entre les dieux t’amaltraitée ainsi témérairement, comme si tu avais commis une fautedevant tous ?

Et Artémis à la belle couronne luirépondit :

– Père, c’est ton épouse, Hèrè aux brasblancs, qui m’a frappée, elle qui répand sans cesse la dissensionparmi les immortels.

Et tandis qu’ils se parlaient ainsi, PhoibosApollôn descendit dans la sainte Ilios, car il craignait que lesDanaens ne renversassent ses hautes murailles avant le jour fatal.Et les autres dieux éternels retournèrent dans l’Olympos, les unsirrités et les autres triomphants ; et ils s’assirent auprèsdu père qui amasse les nuées.

Mais Akhilleus bouleversait les Troiens etleurs chevaux aux sabots massifs. De même que la fumée monte d’uneville qui brûle, jusque dans le large Ouranos ; car la colèredes dieux est sur elle et accable de maux tous ses habitants ;de même Akhilleus accablait les Troiens.

Et le vieux Priamos, debout sur une hautetour, reconnut le féroce Akhilleus bouleversant et chassant devantlui les phalanges Troiennes qui ne lui résistaient plus. Et ildescendit de la tour en se lamentant, et il dit aux gardesillustres des portes :

– Tenez les portes ouvertes, tant que lespeuples mis en fuite accourront vers la ville. Certes, voiciqu’Akhilleus les a bouleversés et qu’il approche ; mais dèsque les phalanges respireront derrière les murailles, refermez lesbattants massifs, car je crains que cet homme désastreux se ruedans nos murs.

Il parla ainsi, et ils ouvrirent les portes enretirant les barrières, et ils offrirent le salut aux phalanges. EtApollôn s’élança au-devant des Troiens pour les secourir. Etceux-ci, vers les hautes murailles et la ville, dévorés de soif etcouverts de poussière, fuyaient. Et, furieux, Akhilleus lespoursuivait de sa lance, le cœur toujours plein de rage et du désirde la gloire.

Alors, sans doute, les fils des Akhaienseussent pris Troiè aux portes élevées, si Phoibos Apollôn n’eûtexcité le divin Agènôr, brave et irréprochable fils d’Antènôr. Etil lui versa l’audace dans le cœur, et pour le sauver des lourdesmains de la mort, il se tint auprès, appuyé contre un hêtre etenveloppé d’un épais brouillard.

Mais dès qu’Agènôr eut reconnu le destructeurde citadelles Akhilleus, il s’arrêta, roulant mille pensées dansson esprit, et il se dit dans son brave cœur, engémissant :

– Hélas ! fuirai-je devant le braveAkhilleus, comme tous ceux-ci dans leur épouvante ? Il mesaisira et me tuera comme un lâche que je serai. Mais si, leslaissant se disperser devant le Pèléide Akhilleus, je fuyais àtravers la plaine d’Ilios jusqu’aux cimes de l’Ida, je m’ycacherais au milieu des taillis épais ; et, le soir, aprèsavoir lavé mes sueurs au fleuve, je reviendrais à Ilios. Maispourquoi mon esprit délibère-t-il ainsi ? Il me verra quand jefuirai à travers la plaine, et, me poursuivant de ses piedsrapides, il me saisira. Et alors je n’éviterai plus la mort et leskères, car il est bien plus fort que tous les autres hommes.Pourquoi n’irais-je pas à sa rencontre devant la ville ? Sansdoute son corps est vulnérable à l’airain aigu, quoique le KronideZeus lui donne la victoire.

Ayant ainsi parlé, et son brave cœurl’excitant à combattre, il attendit Akhilleus. De même qu’unepanthère qui, du fond d’une épaisse forêt, bondit, au-devant duchasseur, et que les aboiements des chiens ne troublent nin’épouvantent ; et qui, blessée d’un trait ou de l’épée, oumême percée de la lance, ne recule point avant qu’elle ait déchiréson ennemi ou qu’il l’ait tuée ; de même le fils de l’illustreAntènôr, le divin Agènôr, ne voulait point reculer avant decombattre Akhilleus. Et, tendant son bouclier devant lui, etbrandissant sa lance, il s’écria :

– Certes, tu as espéré trop tôt, illustreAkhilleus, que tu renverserais aujourd’hui la ville des bravesTroiens. Insensé ! tu subiras encore bien des maux pour cela.Nous sommes, dans Ilios, un grand nombre d’hommes courageux quisaurons défendre nos parents bien-aimés, nos femmes et nosenfants ; et c’est ici que tu subiras ta destinée, bien que tusois un guerrier terrible et plein d’audace.

Il parla ainsi, et lança sa pique aiguë d’unemain vigoureuse. Et il frappa la jambe d’Akhilleus, au-dessous dugenou. Et l’airain résonna contre l’étain récemment forgé de laknèmide qui repoussa le coup, car elle était le présent d’un dieu.Et le Pèléide se jeta sur le divin Agènôr. Mais Apollôn lui refusala victoire, car il lui enleva l’Anténoride en le couvrant d’unbrouillard épais, et il le retira sain et sauf du combat. Puis ildétourna par une ruse le Pèléide des Troiens, en se tenant devantlui, sous la forme d’Agènôr. Et il le fuyait, se laissantpoursuivre à travers la plaine fertile et le long du Skamandrostourbillonnant, et le devançant à peine pour l’égarer. Et, pendantce temps, les Troiens épouvantés rentraient en foule dans Ilios quis’en emplissait. Et ils ne s’arrêtaient point hors de la ville etdes murs, pour savoir qui avait péri ou qui fuyait ; mais ilss’engloutissaient ardemment dans Ilios, tous ceux que leurs piedset leurs genoux avaient sauvés.

Chant 22

Ainsi les Troiens, chassés comme des faons,rentraient dans la ville. Et ils séchaient leur sueur, et ilsbuvaient, apaisant leur soif. Et les Akhaiens approchaient desmurs, en lignes serrées et le bouclier aux épaules. Mais la moirefatale fit que Hektôr resta devant Ilios et les portes Skaies. EtPhoibos Apollôn dit au Pèléide :

– Pèléide aux pieds rapides, toi qui n’esqu’un mortel, pourquoi poursuis-tu un dieu immortel ? Nevois-tu pas que je suis un dieu ? Mais ta fureur n’a point defin. Ne songes-tu donc plus aux Troiens que tu poursuivais, et quise sont enfermés dans leur ville, tandis que tu t’écartais de cecôté ? Cependant tu ne me tueras point, car je ne suis pasmortel.

Et Akhilleus aux pieds rapides lui répondit,plein de colère :

– Ô Apollôn, le plus funeste de tous lesdieux, tu m’as aveuglé en m’écartant des murailles ! Sansdoute, de nombreux Troiens auraient encore mordu la terre avant derentrer dans Ilios, et tu m’as enlevé une grande gloire. Tu les assauvés aisément, ne redoutant point ma vengeance. Mais, certes, jeme vengerais de toi, si je le pouvais !

Ayant ainsi parlé, il s’élança vers la ville,en méditant de grandes actions, tel qu’un cheval victorieux quiemporte aisément un char dans la plaine. Ainsi Akhilleus agitaitrapidement ses pieds et ses genoux. Et le vieux Priamos l’aperçutle premier, se ruant à travers la plaine, et resplendissant commel’étoile caniculaire dont les rayons éclatent parmi les astresinnombrables de la nuit, et qu’on nomme le chien d’Oriôn. Et c’estla plus éclatante des étoiles, mais c’est aussi un signe funestequi présage une fièvre ardente aux misérables hommes mortels. Etl’airain resplendissait ainsi autour de la poitrine d’Akhilleus quiaccourait.

Et le vieillard se lamentait en se frappant latête, et il levait ses mains, et il pleurait, poussant des cris etsuppliant son fils bien-aimé. Et celui-ci était debout devant lesportes, plein du désir de combattre Akhilleus. Et le vieillard, lesmains étendues, lui dit d’une voix lamentable :

– Hektôr, mon fils bien-aimé, n’attends pointcet homme, étant seul et loin des tiens, de peur que, tué par lePèléiôn, tu ne subisses ta destinée, car il est bien plus fort quetoi. Ah ! le misérable, que n’est-il aussi cher aux dieux qu’àmoi ! Bientôt les chiens et les oiseaux le dévoreraient étenducontre terre, et ma douleur affreuse serait apaisée. De combien debraves enfants ne m’a-t-il point privé, en les tuant, ou en lesvendant aux îles lointaines ! Et je ne vois point, au milieudes Troiens rentrés dans Ilios, mes deux fils Lykaôn et Polydôros,qu’a enfantés Laothoè, la plus noble des femmes. S’ils sont vivantssous les tentes, certes, nous les rachèterons avec de l’or et del’airain, car j’en ai beaucoup, et le vieux et illustre Altès en abeaucoup donné à sa fille ; mais s’ils sont morts, leur mèreet moi qui les avons engendrés, nous les pleurerons jusque dans lesdemeures d’Aidès ! Mais la douleur de nos peuples sera bienmoindre si tu n’es pas dompté par Akhilleus. Mon fils, rentre à lahâte dans nos murs, pour le salut des Troiens et des Troiennes. Nedonne pas une telle gloire au Pèléide, et ne te prive pas de ladouce vie. Aie pitié de moi, malheureux, qui vis encore, et à quile père Zeus réserve une affreuse destinée aux limites de lavieillesse, ayant vu tous les maux m’accabler : mes fils tués,mes filles enlevées, mes foyers renversés, mes petits-enfantsécrasés contre terre et les femmes de mes fils entraînées par lesmains inexorables des Akhaiens ! Et moi-même, le dernier, leschiens mangeurs de chair crue me déchireront sous mes portiques,après que j’aurai été frappé de l’airain, ou qu’une lance m’auraarraché l’âme. Et ces chiens, gardiens de mon seuil et nourris dema table dans mes demeures, furieux, et ayant bu tout mon sang, secoucheront sous mes portiques ! On peut regarder un jeunehomme percé de l’airain aigu et couché mort dans la mêlée, car ilest toujours beau, bien qu’il soit nu ; mais une barbe blancheet les choses de la pudeur déchirées par les chiens, c’est la plusmisérable des destinées pour les misérables mortels !

Le vieillard parla ainsi, et il arrachait sescheveux blancs ; mais il ne fléchissait point l’âme de Hektôr.Et voici que sa mère gémissait et pleurait, et que, découvrant sonsein et soulevant d’une main sa mamelle, elle dit ces paroleslamentables :

– Hektôr, mon fils, respecte ce sein et prendspitié de moi ! Si jamais je t’ai donné cette mamelle quiapaisait tes vagissements d’enfant, souviens-t’en, mon cherfils ! Fuis cet homme, rentre dans nos murs, ne t’arrête pointpour le combattre. Car s’il te tuait, ni moi qui t’ai enfanté, nita femme richement dotée, nous ne te pleurerons sur ton litfunèbre ; mais, loin de nous, auprès des nefs des Argiens, leschiens rapides te mangeront !

Et ils gémissaient ainsi, conjurant leur filsbien-aimé mais ils ne fléchissaient point l’âme de Hektôr, quiattendait le grand Akhilleus. De même qu’un dragon montagnardnourri d’herbes vénéneuses, et plein de rage, se tord devant sonrepaire avec des yeux horribles, en attendant un homme quiapproche ; de même Hektôr, plein d’un ferme courage, nereculait point. Et, le bouclier appuyé contre le relief de la tour,il se disait dans son cœur :

– Malheur à moi si je rentre dans lesmurailles ! Polydamas m’accablera de reproches, lui qui meconseillait de ramener les Troiens dans la ville, cette nuit fataleoù le divin Akhilleus s’est levé. Je ne l’ai point écouté, et,certes, son conseil était le meilleur. Et voici que j’ai perdu monpeuple par ma folie. Je crains maintenant les Troiens et lesTroiennes aux longs péplos. Le plus lâche pourra dire : –Hektôr, trop confiant dans ses forces, a perdu son peuple !’Ils parleront ainsi. Mieux vaut ne rentrer qu’après avoir tuéAkhilleus, ou bien mourir glorieusement pour Ilios. Si, déposantmon bouclier bombé et mon casque solide, et appuyant ma lance aumur, j’allais au-devant du brave Akhilleus ? Si je luipromettais de rendre aux Atréides Hélénè et toutes les richessesqu’Alexandros a portées à Troiè sur ses nefs creuses ? Carc’est là l’origine de nos querelles. Si j’offrais aux Akhaiens departager tout ce que la ville renferme, ayant fait jurer parserment aux Troiens de ne rien cacher et de partager tous lestrésors que contient la riche Ilios ? Mais à quoi songe monesprit ? Je ne supplierai point Akhilleus, car il n’aurait nirespect ni pitié pour moi, et, désarmé que je serais, il me tueraitcomme une femme. Non ! Il ne s’agit point maintenant de causerdu chêne ou du rocher comme le jeune homme et la jeune fille quiparlent entre eux ; mais or il s’agit de combattre et de voirà qui l’Olympien donnera la victoire.

Et il songeait ainsi, attendant Akhilleus. Etle Pèléide approchait semblable à l’impétueux guerrier Arès etbrandissant de la main droite la terrible lance Pèlienne. Etl’airain resplendissait, semblable à l’éclair, ou au feu ardent, ouà Hélios qui se lève. Mais dès que Hektôr l’eut vu, la terreur lesaisit et il ne put l’attendre ; et, laissant les portesderrière lui, il s’enfuit épouvanté. Et le Pèléide s’élança de sespieds rapides.

De même que, sur les montagnes, un épervier,le plus rapide des oiseaux, poursuit une colombe tremblante quifuit d’un vol oblique et qu’il presse avec des cris aigus, désirantl’atteindre et la saisir ; de même Akhilleus se précipitait,et Hektôr, tremblant, fuyait devant lui sous les murs des Troiens,en agitant ses genoux rapides. Et ils passèrent auprès de lacolline et du haut figuier, à travers le chemin et le long desmurailles. Et ils parvinrent près du fleuve au beau cours, là oùjaillissent les deux fontaines du Skamandros tourbillonnant. Etl’une coule, tiède, et une fumée s’en exhale comme d’un grandfeu ; et l’autre filtre, pendant l’été, froide comme la grêle,ou la neige, ou le dur cristal de l’eau.

Et auprès des fontaines, il y avait deuxlarges et belles cuves de pierre où les femmes des Troiens et leursfilles charmantes lavaient leurs robes splendides, au temps de lapaix, avant l’arrivée des Akhaiens. Et c’est là qu’ils couraienttous deux, l’un fuyant, et l’autre le poursuivant. Et c’était unbrave qui fuyait, et un plus brave qui le poursuivait avec ardeur.Et ils ne se disputaient point une victime, ni le dos d’un bœuf,prix de la course parmi les hommes ; mais ils couraient pourla vie de Hektôr dompteur de chevaux.

De même que deux chevaux rapidement élancés,dans les jeux funéraires d’un guerrier, pour atteindre la borne etremporter un prix magnifique, soit un trépied, soit unefemme ; de même ils tournèrent trois fois, de leurs piedsrapides, autour de la ville de Priamos. Et tous les dieux lesregardaient. Et voici que le père des dieux et des hommes parlaainsi :

– Ô malheur ! certes, je vois un hommequi m’est cher fuir autour des murailles. Mon cœur s’attriste surHektôr, qui a souvent brûlé pour moi de nombreuses cuisses de bœuf,sur les cimes du grand Ida ou dans la citadelle d’Ilios. Le divinAkhilleus le poursuit ardemment, de ses pieds rapides, autour de laville de Priamos. Allons, délibérez, ô dieux immortels.L’arracherons-nous à la mort, ou dompterons-nous son courage parles mains du Pèléide Akhilleus ?

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Ô père foudroyant qui amasses les nuées,qu’as-tu dit ? Tu veux arracher à la mort lugubre cet hommemortel que la destinée a marqué pour mourir ! Fais-le ;mais jamais, nous, les dieux, nous ne t’approuverons.

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant,parla ainsi :

– Rassure-toi, Tritogénéia, chère fille. Jen’ai point parlé dans une volonté arrêtée, et je veux te complaire.Va, et agis comme tu le voudras.

Il parla ainsi, excitant Athènè déjà pleined’ardeur ; et elle s’élança du faîte de l’Olympos.

Et, cependant, le rapide Akhilleus pressaitsans relâche Hektôr, de même qu’un chien presse, sur les montagnes,le faon d’une biche. Il le poursuit à travers les taillis et lesvallées des bois ; et quand il se cache tremblant sous unbuisson, le chien flaire sa trace et le découvre aussitôt. De mêmeHektôr ne pouvait se dérober au rapide Pèléiade. Autant de fois ilvoulait regagner les portes Dardaniennes et l’abri des tours hauteset solides d’où les Troiens pouvaient le secourir de leurs flèches,autant de fois Akhilleus le poursuivait en le chassant vers laplaine ; mais Hektôr revenait toujours vers Ilios. De mêmeque, dans un songe, on poursuit un homme qui fuit, sans qu’onpuisse l’atteindre et qu’il puisse échapper, de même l’un nepouvait saisir son ennemi, ni celui-ci lui échapper. Mais commentHektôr eût-il évité plus longtemps les kères de la mort, siApollôn, venant à son aide pour la dernière fois, n’eût versé lavigueur dans ses genoux rapides ?

Et le divin Akhilleus ordonnait à ses peuples,par un signe de tête, de ne point lancer contre Hektôr de flèchesmortelles, de peur que quelqu’un le tuât et remportât cette gloireavant lui. Mais, comme ils revenaient pour la quatrième fois auxfontaines du Skamandros, le père Zeus déploya ses balances d’or, etil y mit deux kères de la mort violente, l’une pour Akhilleus etl’autre pour Hektôr dompteur de chevaux. Et il les éleva en lestenant par le milieu, et le jour fatal de Hektôr descendit vers lesdemeures d’Aidès, et Phoibos Apollôn l’abandonna, et la déesseAthènè aux yeux clairs, s’approchant du Pèléide, lui dit cesparoles ailées :

– J’espère enfin, illustre Akhilleus cher àZeus, que nous allons remporter une grande gloire auprès des nefsAkhaiennes, en tuant Hektôr insatiable de combats. Il ne peut plusnous échapper, même quand l’archer Apollôn, faisant mille effortspour le sauver, se prosternerait devant le père Zeus tempétueux.Arrête-toi, et respire. Je vais persuader le Priamide de venir àtoi et de te combattre.

Athènè parla ainsi, et Akhilleus, plein dejoie, s’arrêta, appuyé sur sa lance d’airain. Et Athènè, lequittant, s’approcha du divin Hektôr, étant semblable à Dèiphobospar le corps et par la voix. Et, debout auprès de lui, elle lui ditces paroles ailées :

– Ô mon frère, voici que le rapide Akhilleuste presse en te poursuivant autour de la ville de Priamos. Tenonsferme et faisons tête tous deux à l’ennemi.

Et le grand Hektôr au casque mouvant luirépondit :

– Dèiphobos, certes, tu étais déjà le pluscher de mes frères, de tous ceux que Hékabè et Priamos ontengendrés ; mais je dois t’honorer bien plus dans mon cœur,aujourd’hui que, pour me secourir, tu es sorti de nos murailles, oùtous les autres restent enfermés.

Et la déesse Athènè aux yeux clairs luirépondit :

– Ô mon frère, notre père et notre mèrevénérable m’ont supplié à genoux, et tous mes compagnons aussi, derester dans les murs, car tous sont épouvantés ; mais mon âmeétait en proie à une amère douleur. Maintenant, combattonsbravement, et ne laissons point nos lances en repos, et voyons siAkhilleus, nous ayant tués, emportera nos dépouilles sanglantesvers les nefs creuses, ou s’il sera dompté par ta lance.

Athènè parla ainsi avec ruse et elle leprécéda. Et dès qu’ils se furent rencontrés, le grand Hektôr aucasque mouvant parla ainsi le premier :

– Je ne te fuirai pas plus longtemps, fils dePèleus. Je t’ai fui trois fois autour de la grande ville de Priamoset je n’ai point osé attendre ton attaque ; mais voici que moncœur me pousse à te tenir tête. Je tuerai ou je serai tué. Maisattestons les dieux, et qu’ils soient les fidèles témoins et lesgardiens de nos pactes. Je ne t’outragerai point cruellement, siZeus me donne la victoire et si je t’arrache l’âme ; mais,Akhilleus, après t’avoir dépouillé de tes belles armes, je rendraiton cadavre aux Akhaiens. Fais de même, et promets-le.

Et Akhilleus aux pieds rapides, le regardantd’un œil sombre, lui répondit :

– Hektôr, le plus exécrable des hommes, ne meparle point de pactes. De même qu’il n’y a point d’alliances entreles lions et les hommes, et que les loups et les agneaux, loin des’accorder, se haïssent toujours ; de même il m’est impossiblede ne pas te haïr, et il n’y aura point de pactes entre nous avantqu’un des deux ne tombe, rassasiant de son sang le terribleguerrier Arès. Rappelle tout ton courage. C’est maintenant que tuvas avoir besoin de toute ton adresse et de toute ta vigueur, cartu n’as plus de refuge, et voici que Pallas Athènè va te dompterpar ma lance, et que tu expieras en une fois les maux de mescompagnons que tu as tués dans ta fureur !

Il parla ainsi, et, brandissant sa longuepique, il la lança ; mais l’illustre Hektôr la vit etl’évita ; et la pique d’airain, passant au-dessus de lui,s’enfonça en terre. Et Pallas Athènè, l’ayant arrachée, la rendit àAkhilleus, sans que le prince des peuples, Hektôr, s’en aperçût. Etle Priamide dit au brave Pèléide :

– Tu m’as manqué, ô Akhilleus semblable auxdieux ! Zeus ne t’avait point enseigné ma destinée, comme tule disais ; mais ce n’étaient que des paroles vaines etrusées, afin de m’effrayer et de me faire oublier ma force et moncourage. Ce ne sera point dans le dos que tu me perceras de talance, car je cours droit à toi. Frappe donc ma poitrine, si undieu te l’accorde, et tente maintenant d’éviter ma lance d’airain.Plût aux dieux que tu la reçusses tout entière dans le corps !La guerre serait plus facile aux Troiens si je te tuais, car tu esleur pire fléau.

Il parla ainsi en brandissant sa longue pique,et il la lança ; et elle frappa, sans dévier, le milieu dubouclier du Pèléide ; mais le bouclier la repoussa au loin. EtHektôr, irrité qu’un trait inutile se fût échappé de sa main, restaplein de trouble, car il n’avait que cette lance. Et il appela àgrands cris Dèiphobos au bouclier brillant, et il lui demanda uneautre lance ; mais, Dèiphobos ayant disparu, Hektôr, dans sonesprit, connut sa destinée, et il dit :

– Malheur à moi ! voici que les dieuxm’appellent à la mort. Je croyais que le héros Dèiphobos étaitauprès de moi ; mais il est dans nos murs. C’est Athènè quim’a trompé. La mauvaise mort est proche ; la voilà, plus derefuge. Ceci plaisait dès longtemps à Zeus et au fils de Zeus,Apollôn, qui tous deux cependant m’étaient bienveillants. Et voicique la moire va me saisir ! Mais, certes, je ne mourrai nilâchement, ni sans gloire, et j’accomplirai une grande actionqu’apprendront les hommes futurs.

Il parla ainsi, et, tirant l’épée aiguë quipendait, grande et lourde, sur son flanc, il se jeta sur Akhilleus,semblable à l’aigle qui, planant dans les hauteurs, descend dans laplaine à travers les nuées obscures, afin d’enlever la faiblebrebis ou le lièvre timide. Ainsi se ruait Hektôr, en brandissantl’épée aiguë. Et Akhilleus, emplissant son cœur d’une rage féroce,se rua aussi sur le Priamide. Et il portait son beau bouclierdevant sa poitrine, et il secouait son casque éclatant aux quatrecônes et aux splendides crinières d’or mouvantes que Hèphaistosavait fixées au sommet. Comme Hespéros, la plus belle des étoilesouraniennes, se lève au milieu des astres de la nuit, ainsiresplendissait l’éclair de la pointe d’airain que le Pèléidebrandissait, pour la perte de Hektôr, cherchant sur son beau corpsla place où il frapperait. Les belles armes d’airain que lePriamide avait arrachées au cadavre de Patroklos le couvraient enentier, sauf à la jointure du cou et de l’épaule, là où la fuite del’âme est la plus prompte. C’est là que le divin Akhilleus enfonçasa lance, dont la pointe traversa le cou de Hektôr ; mais lalourde lance d’airain ne trancha point le gosier, et il pouvaitencore parler. Il tomba dans la poussière, et le divin Akhilleus seglorifia ainsi :

– Hektôr, tu pensais peut-être, après avoirtué Patroklos, n’avoir plus rien à craindre ? Tu ne songeaispoint à moi qui étais absent. Insensé ! un vengeur plus fortlui restait sur les nefs creuses, et c’était moi qui ai rompu tesgenoux ! Va ! les chiens et les oiseaux te déchireronthonteusement, et les Akhaiens enseveliront Patroklos !

Et Hektôr au casque mouvant lui répondit,parlant à peine :

– Je te supplie par ton âme, par tes genoux,par tes parents, ne laisse pas les chiens me déchirer auprès desnefs Akhaiennes. Accepte l’or et l’airain que te donneront mon pèreet ma mère vénérable. Renvoie mon corps dans mes demeures, afin queles Troiens et les Troiennes me déposent avec honneur sur lebûcher.

Et Akhilleus aux pieds rapides, le regardantd’un œil sombre, lui dit :

– Chien ! ne me supplie ni par mesgenoux, ni par mes parents. Plût aux dieux que j’eusse la force demanger ta chair crue, pour le mal que tu m’as fait ! Rien nesauvera ta tête des chiens, quand même on m’apporterait dix etvingt fois ton prix, et nulle autres présents ; quand même leDardanide Priamos voudrait te racheter ton poids d’or ! Jamaisla mère vénérable qui t’a enfanté ne te pleurera couché sur un litfunèbre. Les chiens et les oiseaux te déchireront toutentier !

Et Hektôr au casque mouvant lui répondit enmourant :

– Certes, je prévoyais, te connaissant bien,que je ne te fléchirais point, car ton cœur est de fer.Souviens-toi que les dieux me vengeront le jour où Pâris et PhoibosApollôn te tueront, malgré ton courage, devant les portesSkaies.

Et la mort l’ayant interrompu, son âmes’envola de son corps chez Aidès, pleurant sa destinée mauvaise, savigueur et sa jeunesse.

Et Akhilleus dit à son cadavre :

– Meurs ! Je subirai ma destinée quandZeus et les autres dieux le voudront.

Ayant ainsi parlé, il arracha sa lanced’airain du cadavre, et, la posant à l’écart, il dépouilla lesépaules du Priamide de ses armes sanglantes. Et les fils desAkhaiens accoururent, et ils admiraient la grandeur et la beauté deHektôr ; et chacun le blessait de nouveau, et ils disaient ense regardant :

– Certes, Hektôr est maintenant plus aisé àmanier que le jour où il incendiait les nefs.

Ils parlaient ainsi, et chacun le frappait.Mais aussitôt que le divin Akhilleus aux pieds rapides eutdépouillé le Priamide de ses armes, debout au milieu des Akhaiens,il leur dit ces paroles ailées :

– Ô amis, princes et chefs des Argiens,puisque les dieux m’ont donné de tuer ce guerrier qui nous aaccablés de plus de maux que tous les autres à la fois, allonsassiéger la ville, et sachons quelle est la pensée desTroiens : s’ils veulent, le Priamide étant mort, abandonner lacitadelle, ou y rester, bien qu’ils aient perdu Hektôr. Mais à quoisonge mon esprit ? Il gît auprès des nefs, mort, non pleuré,non enseveli, Patroklos, que je n’oublierai jamais tant que jevivrai, et que mes genoux remueront ! Même quand les mortsoublieraient chez Aidès, moi je me souviendrai de mon chercompagnon. Et maintenant, ô fils des Akhaiens, chantez les paianset retournons aux nefs en entraînant ce cadavre. Nous avonsremporté une grande gloire, nous avons tué le divin Hektôr, à quiles Troiens adressaient des vœux, dans leur ville, comme à undieu.

Il parla ainsi, et il outragea indignement ledivin Hektôr. Il lui perça les tendons des deux pieds, entre letalon et la cheville, et il y passa des courroies. Et il l’attachaderrière le char, laissant traîner la tête. Puis, déposant lesarmes illustres dans le char, il y monta lui-même, et il fouettales chevaux, qui s’élancèrent avec ardeur. Et le Priamide Hektôrétait ainsi traîné dans un tourbillon de poussière, et ses cheveuxnoirs en étaient souillés, et sa tête était ensevelie dans lapoussière, cette tête autrefois si belle que Zeus livraitmaintenant à l’ennemi, pour être outragée sur la terre de lapatrie.

Ainsi toute la tête de Hektôr était souilléede poussière. Et sa mère, arrachant ses cheveux et déchirant sonbeau voile, gémissait en voyant de loin son fils. Et son pèrepleurait misérablement, et les peuples aussi hurlaient etpleuraient par la ville. On eût dit que la haute Ilios croulaittout entière dans le feu. Et les peuples retenaient à grand’peinele vieux Priamos désespéré qui voulait sortir des portesDardaniennes. Et, se prosternant devant eux, il les suppliait, lesnommant par leurs noms :

– Mes amis, laissez-moi sortir seul de laville, afin que j’aille aux nefs des Akhaiens. Je supplierai cethomme impie qui accomplit d’horribles actions. Il respecterapeut-être mon âge, il aura peut-être pitié de ma vieillesse ;car son père aussi est vieux, Pèleus, qui l’a engendré et nourripour la ruine des Troiens, et surtout pour m’accabler de maux. Quede fils florissants il m’a tués ! Et je gémis moins sur euxtous ensemble que sur le seul Hektôr, dont le regret douloureux mefera descendre aux demeures d’Aidès. Plût aux dieux qu’il fût mortdans nos bras ! Au moins, sur son cadavre, nous nous serionsrassasiés de larmes et de sanglots, la mère malheureuse qui l’aenfanté et moi !

Il parla ainsi en pleurant. Et tous lescitoyens pleuraient. Et, parmi les Troiennes, Hékabè commença ledeuil sans fin :

– Mon enfant ! pourquoi suis-je encorevivante, malheureuse, puisque tu es mort ? Toi qui, les nuitset les jours, étais ma gloire dans Ilios, et l’unique salut desTroiens et des Troiennes, qui, dans la ville, te recevaient commeun dieu ! Certes, tu faisais toute leur gloire, quand tuvivais ; mais voici que la moire et la mort t’ontsaisi !

Elle parla ainsi en pleurant. Et la femme deHektôr ne savait rien encore, aucun messager ne lui ayant annoncéque son époux était resté hors des portes. Et, dans sa hautedemeure fermée, elle tissait une toile double, splendide et ornéede fleurs variées. Et elle ordonnait aux servantes à la bellechevelure de préparer, dans la demeure, et de mettre un grandtrépied sur le feu, afin qu’un bain chaud fût prêt pour Hektôr àson retour du combat. L’insensée ignorait qu’Athènè aux yeux clairsavait tué Hektôr par les mains d’Akhilleus, loin de tous les bains.Mais elle entendit des lamentations et des hurlements sur la tour.Et ses membres tremblèrent, et la navette lui tomba des mains, etelle dit aux servantes à la belle chevelure :

– Venez. Que deux d’entre vous me suivent,afin que je voie ce qui nous arrive, car j’ai entendu la voix de lavénérable mère de Hektôr. Mon cœur bondit dans ma poitrine, et mesgenoux défaillent. Peut-être quelque malheur menace-t-il les filsde Priamos. Plaise aux dieux que mes paroles soient vaines !Mais je crains que le divin Akhilleus, ayant écarté le brave Hektôrde la ville, le poursuive dans la plaine et dompte son courage. Carmon époux ne reste point dans la foule des guerriers, et il combaten tête de tous, ne le cédant à aucun.

Elle parla ainsi et sortit de sa demeure,semblable à une bakkhante et le cœur palpitant, et les servantes lasuivaient. Arrivée sur la tour, au milieu de la foule des hommes,elle s’arrêta, regardant du haut des murailles, et reconnut Hektôrtraîné devant la ville. Et les chevaux rapides le traînaientindignement vers les nefs creuses des Akhaiens. Alors, une nuitnoire couvrit ses yeux, et elle tomba à la renverse, inanimée. Ettous les riches ornements se détachèrent de sa tête, la bandelette,le nœud, le réseau, et le voile que lui avait donné Aphroditè d’orle jour où Hektôr au casque mouvant l’avait emmenée de la demeured’Êétiôn, après lui avoir donné une grande dot. Et les sœurs et lesbelles-sœurs de Hektôr l’entouraient et la soutenaient dans leursbras, tandis qu’elle respirait à peine. Et quand elle eut recouvrél’esprit, elle dit, gémissant au milieu des Troiennes :

– Hektôr ! ô malheureuse que jesuis ! Nous sommes nés pour une même destinée : toi, dansTroiè et dans la demeure de Priamos ; moi, dans Thèbè, sous lemont Plakos couvert de forêts, dans la demeure d’Êétiôn, quim’éleva toute petite, père malheureux d’une malheureuse. Plût auxdieux qu’il ne m’eût point engendrée ! Maintenant tu descendsvers les demeures d’Aidès, dans la terre creuse, et tu me laisses,dans notre demeure, veuve et accablée de deuil. Et ce petit enfantque nous avons engendré tous deux, malheureux que noussommes ! tu ne le protégeras pas, Hektôr, puisque tu es mort,et lui ne te servira point de soutien. Même s’il échappait à cetteguerre lamentable des Akhaiens, il ne peut s’attendre qu’au travailet à la douleur, car ils lui enlèveront ses biens. Le jour qui faitun enfant orphelin lui ôte aussi tous ses jeunes amis. Il esttriste au milieu de tous, et ses joues sont toujours baignées delarmes. Indigent, il s’approche des compagnons de son père, prenantl’un par le manteau et l’autre par la tunique. Si l’un d’entre eux,dans sa pitié, lui offre une petite coupe, elle mouille ses lèvressans rafraîchir son palais. Le jeune homme, assis entre son père etsa mère, le repousse de la table du festin, et, le frappant de sesmains, lui dit des paroles injurieuses : – Va-t’en ! tonpère n’est pas des nôtres !’ Et l’enfant revient en pleurantauprès de sa mère veuve. Astyanax, qui autrefois mangeait la moelleet la graisse des brebis sur les genoux de son père ; qui,lorsque le sommeil le prenait et qu’il cessait de jouer, dormaitdans un doux lit, aux bras de sa nourrice, et le cœur rassasié dedélices ; maintenant Astyanax, que les Troiens nommaientainsi, car Hektôr défendait seul leurs hautes murailles, subiramille maux, étant privé de son père bien-aimé. Et voici, Hektôr,que les vers rampants te mangeront auprès des nefs éperonnées, loinde tes parents, après que les chiens se seront rassasiés de tachair. Tu possédais, dans tes demeures, de beaux et doux vêtements,œuvre des femmes ; mais je les brûlerai tous dans le feuardent, car ils ne te serviront pas et tu ne seras pas enseveliavec eux. Qu’ils soient donc brûlés en ton honneur au milieu desTroiens et des Troiennes !

Elle parla ainsi en pleurant, et toutes lesfemmes se lamentaient comme elle.

Chant 23

Et tandis qu’ils gémissaient ainsi par laville, les Akhaiens arrivèrent aux nefs et au Hellespontos. Et ilsse dispersèrent, et chacun rentra dans sa nef. Mais Akhilleus nepermit point aux Myrmidones de se séparer, et il dit à ses bravescompagnons :

– Myrmidones aux chevaux rapides, mes cherscompagnons, ne détachons point des chars nos chevaux aux sabotsmassifs ; mais, avec nos chevaux et nos chars, pleuronsPatroklos, car tel est l’honneur dû aux morts. Après nous êtrerassasiés de deuil, nous délierons nos chevaux, et, tous, nousprendrons notre repas ici.

Il parla ainsi, et ils se lamentaient, etAkhilleus le premier. Et, en gémissant, ils poussèrent trois foisles chevaux aux belles crinières autour du cadavre ; et Thétisaugmentait leur désir de pleurer. Et, dans le regret du hérosPatroklos, les larmes baignaient les armes et arrosaient le sable.Au milieu d’eux, le Pèléide commença le deuil lamentable, en posantses mains tueuses d’homme sur la poitrine de son ami :

– Sois content de moi, ô Patroklos, dans lesdemeures d’Aidès. Tout ce que je t’ai promis, je l’accomplirai.Hektôr, jeté aux chiens, sera déchiré par eux ; et, pour tevenger, je tuerai devant ton bûcher douze nobles fils desTroiens.

Il parla ainsi, et il outragea indignement ledivin Hektôr en le couchant dans la poussière devant le lit duMénoitiade. Puis, les Myrmidones quittèrent leurs splendides armesd’airain, dételèrent leurs chevaux hennissants et s’assirent enfoule autour de la nef du rapide Aiakide, qui leur offrit le repasfunèbre. Et beaucoup de bœufs blancs mugissaient sous le fer,tandis qu’on les égorgeait ainsi qu’un grand nombre de brebis et dechèvres bêlantes. Et beaucoup de porcs gras cuisaient devant laflamme du feu. Et le sang coulait abondamment autour du cadavre. Etles princes Akhaiens conduisirent le prince Pèléiôn aux piedsrapides vers le divin Agamemnôn, mais non sans peine, car le regretde son compagnon emplissait son cœur.

Et quand ils furent arrivés à la tented’Agamemnôn, celui-ci ordonna aux hérauts de poser un grand trépiedsur le feu, afin que le Pèléide, s’il y consentait, lavât le sangqui le souillait. Mais il s’y refusa toujours et jura un grandserment :

– Non ! par Zeus, le plus haut et lemeilleur des dieux, je ne purifierai point ma tête que je n’aie misPatroklos sur le bûcher, élevé son tombeau et coupé ma chevelure.Jamais, tant que je vivrai, une telle douleur ne m’accablera plus.Mais achevons ce repas odieux. Roi des hommes, Agamemnôn, commandequ’on apporte, dès le matin, le bois du bûcher, et qu’on l’apprête,car il est juste d’honorer ainsi Patroklos, qui subit les noiresténèbres. Et le feu infatigable le consumera promptement à tous lesyeux, et les peuples retourneront aux travaux de la guerre.

Il parla ainsi, et les princes, l’ayantentendu, lui obéirent. Et tous, préparant le repas,mangèrent ; et aucun ne se plaignit d’une part inégale. Puis,ils se retirèrent sous les tentes pour y dormir.

Mais le Pèléide était couché, gémissant, surle rivage de la mer aux bruits sans nombre, au milieu desMyrmidones, en un lieu où les flots blanchissaient le bord. Et ledoux sommeil, lui versant l’oubli de ses peines, l’enveloppa, caril avait fatigué ses beaux membres en poursuivant Hektôr autour dela haute Ilios. Et l’âme du malheureux Patroklos lui apparut, avecla grande taille, les beaux yeux, la voix et jusqu’aux vêtements duhéros. Elle s’arrêta sur la tête d’Akhilleus et lui dit :

– Tu dors, et tu m’oublies, Akhilleus. Vivant,tu ne me négligeais point, et, mort, tu m’oublies. Ensevelis-moi,afin que je passe promptement les portes d’Aidès. Les âmes, ombresdes morts, me chassent et ne me laissent point me mêler à ellesau-delà du fleuve ; et je vais, errant en vain autour deslarges portes de la demeure d’Aidès. Donne-moi la main ; jet’en supplie en pleurant, car je ne reviendrai plus du Hadès, quandvous m’aurez livré au bûcher. Jamais plus, vivants tous deux, nousne nous confierons l’un à l’autre, assis loin de nos compagnons,car la kèr odieuse qui m’était échue dès ma naissance m’a enfinsaisi. Ta moire fatale, ô Akhilleus égal aux dieux, est aussi demourir sous les murs des Troiens magnanimes ! Mais je tedemande ceci, et puisses-tu me l’accorder : Akhilleus, que mesossements ne soient point séparés des tiens, mais qu’ils soientunis comme nous l’avons été dans tes demeures. Quand Ménoitios m’yconduisit tout enfant, d’Opoèn, parce que j’avais tuédéplorablement, dans ma colère, le fils d’Amphidamas, en jouant auxdés, le cavalier Pèleus me reçut dans ses demeures, m’y éleva avectendresse et me nomma ton compagnon. Qu’une seule urne reçoive doncnos cendres, cette urne d’or que t’a donnée ta mère vénérable.

Et Akhilleus aux pieds rapides luirépondit :

– Pourquoi es-tu venu, ô tête chère ! etpourquoi me commander ces choses ? Je t’obéirai, et lesaccomplirai promptement. Mais reste, que je t’embrasse un moment,au moins ! Adoucissons notre amère douleur.

Il parla ainsi, et il étendit ses mainsaffectueuses ; mais il ne saisit rien, et l’âme rentra enterre comme une fumée, avec un âpre murmure. Et Akhilleus seréveilla stupéfait et, frappant ses mains, il dit ces paroleslugubres :

– Ô dieux ! l’âme existe encore dans leHadès, mais comme une vaine image, et sans corps. L’âme dumalheureux Patroklos m’est apparue cette nuit, pleurant et selamentant, et semblable à lui-même ; et elle m’a ordonnéd’accomplir ses vœux.

Il parla ainsi, et il excita la douleur detous les Myrmidones ; et Éôs aux doigts couleur de rose lestrouva gémissant autour du cadavre.

Mais le roi Agamemnôn pressa les hommes et lesmulets de sortir des tentes et d’amener le bois. Et un braveguerrier les commandait, Mèrionès, compagnon du courageuxIdoméneus. Et ils allaient, avec les haches qui tranchent le bois,et les cordes bien tressées, et les mulets marchaient devant eux.Et, franchissant les pentes, et les rudes montées et lesprécipices, ils arrivèrent aux sommets de l’Ida où abondent lessources. Et, aussitôt, de leurs haches pesantes, ils abattirent leschênes feuillus qui tombaient à grand bruit. Et les Akhaiens yattelaient les mulets qui dévoraient la terre de leurs pieds, sehâtant d’emporter vers le camp leur charge à travers lesbroussailles épaisses. Et les Akhaiens traînaient aussi les troncsfeuillus, ainsi que le commandait Mèrionès, le compagnond’Idoméneus qui aime les braves. Et ils déposèrent le bois sur lerivage, là où Akhilleus avait marqué le grand tombeau de Patrokloset le sien.

Puis, ayant amassé un immense monceau, ilss’assirent, attendant. Et Akhilleus ordonna aux braves Myrmidonesde se couvrir de leurs armes et de monter sur leurs chars. Et ilsse hâtaient de s’armer et de monter sur leurs chars, guerriers etconducteurs. Et, derrière les cavaliers, s’avançaient des nuéesd’hommes de pied ; et, au milieu d’eux, Patroklos était portépar ses compagnons, qui couvraient son cadavre de leurs cheveuxqu’ils arrachaient. Et, triste, le divin Akhilleus soutenait latête de son irréprochable compagnon qu’il allait envoyer dans leHadès.

Et quand ils furent arrivés au lieu marqué parAkhilleus, ils déposèrent le corps et bâtirent le bûcher. Et ledivin Akhilleus aux pieds rapides eut une autre pensée. Et ilcoupa, à l’écart, sa chevelure blonde qu’il avait laissée croîtrepour le fleuve Sperkhios ; et, gémissant, il dit, les yeux surla mer sombre :

– Sperkhios ! c’est en vain que mon pèrePèleus te promit qu’à mon retour dans la chère terre de la patrieje couperais ma chevelure, et que je te sacrifierais de sainteshécatombes et cinquante béliers, à ta source, là où sont ton templeet ton autel parfumé. Le vieillard te fit ce vœu ; mais tun’as point exaucé son désir, car je ne reverrai plus la chère terrede la patrie. C’est au héros Patroklos que j’offre ma chevelurepour qu’il l’emporte.

Ayant ainsi parlé, il déposa sa chevelureentre les mains de son cher compagnon, augmentant ainsi la douleurde tous, et la lumière de Hélios fût tombée tandis qu’ilspleuraient encore, si Akhilleus, s’approchant d’Agamemnôn, ne luieût dit :

– Atréide, à qui tout le peuple Akhaien obéit,plus tard il pourra se rassasier de larmes. Commande-lui des’éloigner du bûcher et de préparer son repas. Nous, les chefs, quiavons un plus grand souci de Patroklos, restons seuls.

Et le roi des hommes, Agamemnôn, l’ayantentendu, renvoya aussitôt le peuple vers les nefs égales ; etles ensevelisseurs, restant seuls, amassèrent le bois. Et ilsfirent le bûcher de cent pieds sur toutes ses faces, et, sur sonfaîte, ils déposèrent, pleins de tristesse, le cadavre dePatroklos. Puis, ils égorgèrent et écorchèrent devant le bûcher unefoule de brebis grasses et de bœufs aux pieds flexibles. Et lemagnanime Akhilleus, couvrant tout le cadavre de leur graisse, dela tête aux pieds, entassa tout autour leurs chairs écorchées. Et,s’inclinant sur le lit funèbre, il y plaça des amphores de miel etd’huile. Puis, il jeta sur le bûcher quatre chevaux aux beaux cous.Neuf chiens familiers mangeaient autour de sa table. Il en tua deuxqu’il jeta dans le bûcher. Puis, accomplissant une mauvaise pensée,il égorgea douze nobles enfants des Troiens magnanimes. Puis, ilmit le feu au bûcher, afin qu’il fût consumé, et il gémit, appelantson cher compagnon :

– Sois content de moi, ô Patroklos ! dansle Hadès, car j’ai accompli tout ce que je t’ai promis. Le feuconsume avec toi douze nobles enfants des magnanimes Troiens. Pourle Priamide Hektôr, je ne le livrerai point au feu, mais auxchiens.

Il parla ainsi dans sa colère ; mais leschiens ne devaient point déchirer Hektôr, car, jour et nuit, lafille de Zeus, Aphroditè, les chassait au loin, oignant le corpsd’une huile ambroisienne, afin que le Pèléide ne le déchirât pointen le traînant. Et Phoibos Apollôn enveloppait d’une nuéeouranienne le lieu où était couché le cadavre, de peur que la forcede Hélios n’en desséchât les nerfs et les chairs.

Mais le bûcher de Patroklos ne brûlait point.Alors le divin Akhilleus aux pieds rapides pria à l’écart les deuxvents Boréas et Zéphyros, leur promettant de riches sacrifices. Et,faisant des libations avec une coupe d’or, il les supplia de venir,afin de consumer promptement le cadavre, en enflammant le bûcher.Et la rapide Iris entendit ses prières et s’envola en messagèreauprès des vents. Et, rassemblés en foule dans la demeure duviolent Zéphyros, ils célébraient un festin. Et la rapide Irissurvint et s’arrêta sur le seuil de pierre. Et, dès qu’ils l’eurentvue de leurs yeux, tous se levèrent, et chacun l’appela près delui. Mais elle ne voulut point s’asseoir et leur dit :

– Ce n’est pas le temps de m’asseoir. Jeretourne aux bouches de l’Okéanos, dans la terre des Aithiopiens,là où ils sacrifient des hécatombes aux immortels, et j’en ai mapart. Mais Akhilleus appelle Boréas et le sonore Zéphyros. Il lessupplie de venir, leur promettant de riches sacrifices s’ilsexcitent le feu à consumer le bûcher sur lequel gît Patroklos quepleurent tous les Akhaiens.

Elle parla ainsi et s’envola. Et les deuxvents se ruèrent avec un bruit immense, chassant devant eux lesnuées tumultueuses. Et ils traversèrent la mer, et l’eau se soulevasous leur souffle violent ; et ils arrivèrent devant la richeTroiè et se jetèrent sur le feu ; et toute la nuit, soufflanthorriblement, ils irritèrent les flammes du bûcher ; et, toutela nuit, le rapide Akhilleus, puisant le vin à pleine coupe d’unkratère d’or, et le répandant, arrosa la terre, appelant l’âme dumalheureux Patroklos. Comme un père qui se lamente, en brûlant lesossements de son jeune fils dont la mort accable ses malheureuxparents de tristesse ; de même Akhilleus gémissait en brûlantles ossements de son compagnon, se roulant devant le bûcher, et selamentant.

Et quand l’étoile du matin reparut, messagèrede lumière, et, après elle, quand Éôs au péplos couleur de safranse répandit sur la mer, alors le bûcher s’apaisa et la flammes’éteignit, et les vents partirent, s’en retournant dans leurdemeure, à travers la mer thrèkienne, dont les flots soulevésgrondaient. Et le Pèléide, quittant le bûcher, se coucha accablé defatigue, et le doux sommeil le saisit. Mais bientôt le bruit et letumulte de ceux qui se rassemblaient autour de l’Atréide leréveillèrent. Et il se leva, et leur dit :

– Atréides, et vous, princes des Akhaiens,éteignez avec du vin noir toutes les parties du bûcher que le feu abrûlées, et nous recueillerons les os de Patroklos Ménoitiade. Ilssont faciles à reconnaître, car le cadavre était au milieu dubûcher, et, loin de lui tout autour, brûlaient confusément leschevaux et les hommes. Déposons dans une urne d’or ces osrecouverts d’une double graisse, jusqu’à ce que je descendemoi-même dans le Hadès. Je ne demande point maintenant un grandsépulcre. Que celui-ci soit simple. Mais vous, Akhaiens, quisurvivrez sur vos nefs bien construites, vous nous élèverez, aprèsma mort, un vaste et grand tombeau.

Il parla ainsi, et ils obéirent au rapidePèléiôn. Et ils éteignirent d’abord avec du vin noir toutes lesparties du bûcher que le feu avait brûlées ; et la cendreépaisse tomba. Puis, en pleurant, ils déposèrent dans une urned’or, couverts d’une double graisse, les os blancs de leurcompagnon plein de douceur, et ils mirent, sous la tente duPèléide, cette urne enveloppée d’un voile léger. Puis, marquant laplace du tombeau, ils en creusèrent les fondements autour dubûcher, et ils mirent la terre en monceau, et ils partirent, ayantélevé le tombeau.

Mais Akhilleus retint le peuple en ce lieu, etle fit asseoir en un cercle immense, et il fit apporter des nefsles prix : des vases, des trépieds, des chevaux, des mulets,des bœufs aux fortes têtes, des femmes aux belles ceintures, et dufer brillant. Et, d’abord, il offrit des prix illustres auxcavaliers rapides : une femme irréprochable, habile auxtravaux, et un trépied à anse, contenant vingt-deux mesures, pourle premier vainqueur ; pour le second, une jument de six ans,indomptée et pleine d’un mulet ; pour le troisième, un vasetout neuf, beau, blanc, et contenant quatre mesures ; pour lequatrième, deux talents d’or ; et pour le cinquième, une urneneuve à deux anses. Et le Pèléide se leva et dit auxArgiens :

– Atréides, et vous, très braves Akhaiens,voici, dans l’enceinte, les prix offerts aux cavaliers. Si lesAkhaiens luttaient aujourd’hui pour un autre mort, certes,j’emporterais ces prix dans mes tentes, car vous savez que meschevaux l’emportent sur tous, étant immortels. Poseidaôn les donnaà mon père Pèleus qui me les a donnés. Mais ni moi, ni mes chevauxaux sabots massifs nous ne combattrons. Ils ont perdul’irréprochable vigueur de leur doux conducteur qui baignait leurscrinières d’huile liquide, après les avoir lavées dans une eaupure ; et maintenant ils pleurent, les crinières pendantes, etils restent immobiles et pleins de tristesse. Mais vous qui, parmitous les Akhaiens, vous confiez en vos chevaux et en vos charssolides, descendez dans l’enceinte.

Le Pèléide parla ainsi, et de rapidescavaliers se levèrent. Et, le premier, se leva le roi des hommes,Eumèlos, le fils bien-aimé d’Admètès, très habile à mener un char.Et après lui, se leva le brave Diomèdès Tydéide, conduisant sous lejoug les chevaux de Trôos qu’il avait enlevés autrefois à Ainéias,quand celui-ci fut sauvé par Apollôn. Et, après Diomèdès, se levale blond Ménélaos Atréide, aimé de Zeus. Et il conduisait sous lejoug deux chevaux rapides : Aithè, jument d’Agamemnôn, etPodargos, qui lui appartenait. Et l’Ankhisiade Ekhépôlos avaitdonné Aithè à Agamemnôn, afin de ne point le suivre vers la hauteIlios. Et il était resté, vivant dans les délices, car Zeus luiavait donné de grandes richesses, et il habitait la grande Sikiôn.Et Ménélaos la conduisait sous le joug, pleine d’ardeur. Et, aprèsl’Atréide, se leva, conduisant deux beaux chevaux, Antilokhos,l’illustre fils du magnanime roi Nestôr Nèlèiade. Et les chevauxrapides qui traînaient son char étaient pyliens. Et le père, deboutauprès de son fils, donnait des conseils excellents au jeune hommedéjà plein de prudence :

– Antilokhos, certes, Zeus et Poseidaôn,t’ayant aimé tout jeune, t’ont enseigné à mener un char ;c’est pourquoi on ne peut t’instruire davantage. Tu sais tournerhabilement la borne, mais tes chevaux sont lourds, et je crains unmalheur. Les autres ne te sont pas supérieurs en science, maisleurs chevaux sont plus rapides. Allons, ami, réfléchis à tout,afin que les prix ne t’échappent pas. Le bûcheron vaut mieux parl’adresse que par la force. C’est par son art que le pilote dirigesur la noire mer une nef rapide, battue par les vents ; et leconducteur de chars l’emporte par son habileté sur le conducteur dechars. Celui qui s’abandonne à ses chevaux et à son char vagabondefollement çà et là, et ses chevaux s’emportent dans le stade, et ilne peut les retenir. Mais celui qui sait les choses utiles, quandil conduit des chevaux lourds, regardant toujours la borne,l’effleure en la tournant. Et il ne lâche point tout d’abord lesrênes en cuir de bœuf, mais, les tenant d’une main ferme, ilobserve celui qui le précède. Je vais te montrer la borne. On lareconnaît aisément. Là s’élève un tronc desséché, d’une auneenviron hors de terre et que la pluie ne peut nourrir. C’est letronc d’un chêne ou d’un pin. Devant lui sont deux pierresblanches, posées de l’un et l’autre côté, au détour du chemin, et,en deçà comme au-delà, s’étend l’hippodrome aplani. C’est letombeau d’un homme mort autrefois, ou une limite plantée par lesanciens hommes, et c’est la borne que le divin Akhilleus aux piedsrapides vous a marquée. Quand tu en approcheras, pousse tout auprèstes chevaux et ton char. Penche-toi, de ton char bien construit, unpeu sur la gauche, et excite le cheval de droite de la voix et dufouet, en lui lâchant toutes les rênes. Que ton cheval de gaucherase la borne, de façon que le moyeu de la roue la touchepresque ; mais évite de heurter la pierre, de peur de blessertes chevaux et de briser ton char, ce qui ferait la joie desautres, mais ta propre honte. Enfin, ami, sois adroit et prudent.Si tu peux dépasser la borne le premier, il n’en est aucun qui nete poursuive vivement, mais nul ne te devancera, quand même onpousserait derrière toi le divin Atréiôn, ce rapide chevald’Adrestès, qui était de race divine, ou même les illustres chevauxde Laomédôn qui furent nourris ici.

Et le Nèlèiôn Nestôr, ayant ainsi parlé etenseigné toute chose à son fils, se rassit. Et, le cinquième,Mèrionès conduisait deux chevaux aux beaux crins.

Puis, ils montèrent tous sur leurs chars, etils jetèrent les sorts ; et Akhilleus les remua, et AntilokhosNestôréide vint le premier, puis le roi Eumèlos, puis l’AtréideMénélaos illustre par sa lance, puis Mèrionès, et le dernier fut leTydéide, le plus brave de tous. Et ils se placèrent dans cet ordre,et Akhilleus leur marqua la borne, au loin dans la plaine ; etil envoya comme inspecteur le divin Phoinix, compagnon de son père,afin qu’il surveillât la course et dît la vérité.

Et tous ensemble, levant le fouet sur leschevaux et les excitant du fouet et de la voix, s’élancèrent dansla plaine, loin des nefs. Et la poussière montait autour de leurspoitrines, comme un nuage ou comme une tempête ; et lescrinières flottaient au vent ; et les chars tantôt semblaients’enfoncer en terre, et tantôt bondissaient au-dessus. Mais lesconducteurs se tenaient fermes sur leurs sièges, et leur cœurpalpitait du désir de la victoire, et chacun excitait ses chevauxqui volaient, soulevant la poussière de la plaine.

Mais quand les chevaux rapides, ayant atteintla limite de la course, revinrent vers la blanche mer, l’ardeur descombattants et la vitesse de la course devinrent visibles. Et lesrapides juments du Phèrètiade parurent les premières ; et leschevaux troiens de Diomèdès les suivaient de si près, qu’ilssemblaient monter sur le char. Et le dos et les larges épaulesd’Eumèlos étaient chauffés de leur souffle, car ils posaient surlui leurs têtes. Et, certes, Diomèdès eût vaincu ou rendu la lutteégale, si Phoibos Apollôn, irrité contre le fils de Tydeus, n’eûtfait tomber de ses mains le fouet splendide. Et des larmes decolère jaillirent de ses yeux, quand il vit les juments d’Eumèlosse précipiter plus rapides, et ses propres chevaux se ralentir,n’étant plus aiguillonnés.

Mais Apollôn, retardant le Tydéide, ne put secacher d’Athènè. Et, courant au prince des peuples, elle lui renditson fouet et remplit ses chevaux de vigueur. Puis, furieuse, etpoursuivant le fils d’Admètès, elle brisa le joug des juments, quise dérobèrent. Et le timon tomba rompu ; et Eumèlos aussitomba auprès de la roue, se déchirant les bras, la bouche et lesnarines. Et il resta muet, le front meurtri et les yeux pleins delarmes.

Alors, Diomèdès, le devançant, poussa seschevaux aux sabots massifs, bien au-delà de tous, car Athènè leuravait donné une grande vigueur et accordait la victoire au Tydéide.Et, après lui, le blond Ménélaos Atréide menait son char, puisAntilokhos, qui exhortait les chevaux de son père :

– Prenez courage, et courez plus rapidement.Certes, je ne vous ordonne point de lutter contre les chevaux dubrave Tydéide, car Athènè donne la vitesse à leurs pieds et accordela victoire à leur maître ; mais atteignez les chevaux del’Atréide, et ne faiblissez point, de peur que Aithè, qui n’estqu’une jument, vous couvre de honte.

Pourquoi tardez-vous, mes braves ? Maisje vous le dis, et, certes, ceci s’accomplira : Nestôr, leprince des peuples, ne se souciera plus de vous ; et il vouspercera de l’airain aigu, si, par lâcheté, nous ne remportons qu’unprix vil. Hâtez-vous et poursuivez promptement l’Atréide. Moi, jevais méditer une ruse, et je le devancerai au détour du chemin, etje le tromperai.

Il parla ainsi, et les chevaux, effrayés desmenaces du prince, coururent plus rapidement. Et le braveAntilokhos vit que le chemin se rétrécissait. La terre étaitdéfoncée par l’amas des eaux de l’hiver, et une partie du cheminétait rompue, formant un trou profond. C’était là que se dirigeaitMénélaos pour éviter le choc des chars. Et Antilokhos y poussaaussi ses chevaux aux sabots massifs, hors de la voie, sur le borddu terrain en pente. Et l’Atréide fut saisi de crainte et dit àAntilokhos :

– Antilokhos, tu mènes tes chevaux avecimprudence. Le chemin est étroit, mais il sera bientôt plus large.Prends garde de nous briser tous deux en heurtant mon char.

Il parla ainsi, mais Antilokhos, comme s’il nel’avait point entendu, aiguillonna plus encore ses chevaux. Aussirapides que le jet d’un disque que lance de l’épaule un jeune hommequi éprouve ses forces, les deux chars s’élancèrent de front. Maisl’Atréide ralentit sa course et attendit, de peur que les chevauxaux sabots massifs, se heurtant dans le chemin, ne renversassentles chars, et qu’Antilokhos et lui, en se hâtant pour la victoire,ne fussent précipités dans la poussière. Mais le blond Ménélaos,irrité, lui dit :

– Antilokhos, aucun homme n’est plus perfideque toi ! Va ! c’est bien faussement que nous te disionssage. Mais tu ne remporteras point le prix sans te parjurer.

Ayant ainsi parlé, il exhorta ses chevaux etleur cria :

– Ne me retardez pas, et n’ayez point le cœurtriste. Leurs pieds et leurs genoux seront plus tôt fatigués queles vôtres, car ils sont vieux tous deux.

Il parla ainsi, et ses chevaux, effrayés parla voix du roi, s’élancèrent, et atteignirent aussitôt ceuxd’Antilokhos.

Cependant les Argiens, assis dans le stade,regardaient les chars qui volaient dans la plaine, en soulevant lapoussière. Et Idoméneus, chef des Krètois, les vit le premier.Étant assis hors du stade, sur une hauteur, il entendit une voixqui excitait les chevaux, et il vit celui qui accourait le premier,dont toute la robe était rouge, et qui avait au front un signeblanc, rond comme l’orbe de Sélénè. Et il se leva et dit auxArgiens :

– Ô amis, princes et chefs des Argiens,voyez-vous ces chevaux comme moi ? Il me semble que ce sontd’autres chevaux et un autre conducteur qui tiennent maintenant latête. Peut-être les premiers au départ ont-ils subi un malheur dansla plaine. Je les ai vus tourner la borne et je ne les vois plus,et cependant j’embrasse toute la plaine troienne. Ou les rênesauront échappé au conducteur et il n’a pu tourner la borneheureusement, ou il est tombé, brisant son char, et ses jumentsfurieuses se sont dérobées. Mais regardez vous-mêmes ; je nevois point clairement encore ; cependant, il me semble quec’est un guerrier Aitôlien qui commande parmi les Argiens, le bravefils de Tydeus dompteur de chevaux, Diomèdès.

Et le rapide Aias, fils d’Oileus, lui réponditamèrement :

– Idoméneus, pourquoi toujours bavarder ?Ce sont ces mêmes juments aux pieds aériens qui arrivent à traversla vaste plaine. Tu n’es certes pas le plus jeune parmi lesArgiens, et les yeux qui sortent de ta tête ne sont point les plusperçants. Mais tu bavardes sans cesse. Il ne te convient pas detant parler, car beaucoup d’autres ici valent mieux que toi. Cesont les juments d’Eumèlos qui arrivent les premières, et c’est luiqui tient toujours les rênes.

Et le chef des Krètois, irrité, luirépondit :

– Aias, excellent pour la querelle, hommeinjurieux, le dernier des Argiens, ton âme est toute féroce !Allons ! déposons un trépied, ou un vase, et prenons tous deuxpour arbitre l’Atréide Agamemnôn. Qu’il dise quels sont ceschevaux, et tu le sauras à tes dépens.

Il parla ainsi, et le rapide Aias, filsd’Oileus, plein de colère, se leva pour lui répondre pard’outrageantes paroles, et il y aurait eu une querelle entre eux,si Akhilleus, s’étant levé, n’eût parlé :

– Ne vous adressez pas plus longtempsd’injurieuses paroles, Aias et Idoméneus. Cela ne convient point,et vous blâmeriez qui en ferait autant. Restez assis, et regardez.Ces chevaux qui se hâtent pour la victoire vont arriver. Vousverrez alors quels sont les premiers et les seconds.

Il parla ainsi, et le Tydéide arriva, agitantsans relâche le fouet sur ses chevaux, qui, en courant, soulevaientune haute poussière qui enveloppait leur conducteur. Et le char,orné d’or et d’étain, était enlevé par les chevaux rapides ;et l’orbe des roues laissait à peine une trace dans la poussière,tant ils couraient rapidement. Et le char s’arrêta au milieu dustade ; et des flots de sueur coulaient de la tête et dupoitrail des chevaux. Et Diomèdès sauta de son char brillant etappuya le fouet contre le joug. Et, sans tarder, le brave Sthénélossaisit le prix. Il remit la femme et le trépied à deux anses à sesmagnanimes compagnons, et lui-même détela les chevaux.

Et, après Diomèdès, le Nèlèiôn Antilokhosarriva, poussant ses chevaux et devançant Ménélaos par ruse et nonpar la rapidité de sa course. Et Ménélaos le poursuivait de près.Autant est près de la roue un cheval qui traîne son maître, sur unchar, dans la plaine, tandis que les derniers crins de sa queuetouchent les jantes, et qu’il court à travers l’espace ;autant Ménélaos suivait de près le brave Antilokhos. Bien que restéen arrière à un jet de disque, il l’avait atteint aussitôt, carAithè aux beaux crins, la jument d’Agamemnôn, avait redoubléd’ardeur ; et si la course des deux chars eût été plus longue,l’Atréide eût sans doute devancé Antilokhos. Et Mèrionès, le bravecompagnon d’Idoméneus, venait, à un jet de lance, derrièrel’illustre Ménélaos, ses chevaux étant très lourds, et lui-mêmeétant peu habile à conduire un char dans le stade.

Mais le fils d’Admètès venait le dernier detous, traînant son beau char et poussant ses chevaux devant lui. Etle divin Akhilleus aux pieds rapides, le voyant, en eut compassion,et, debout au milieu des Argiens, il dit ces parolesailées :

– Ce guerrier excellent ramène le dernier seschevaux aux sabots massifs. Donnons-lui donc le second prix, commeil est juste, et le fils de Tydeus emportera le premier.

Il parla ainsi, et tous y consentirent ;et il allait donner à Eumélos la jument promise, si Antilokhos, lefils du magnanime Nestôr, se levant, n’eût répondu à bon droit auPèléide Akhilleus :

– Ô Akhilleus, je m’irriterai violemmentcontre toi, si tu fais ce que tu as dit. Tu veux m’enlever monprix, parce que, malgré son habileté, Eumèlos a vu son char serompre ! Il devait supplier les immortels. Il ne serait pointarrivé le dernier. Si tu as compassion de lui, et s’il t’est cher,il y a, sous ta tente, beaucoup d’or, de l’airain, des brebis, descaptives et des chevaux aux sabots massifs. Donne-lui un plus grandprix que le mien, dès maintenant, et que les Akhaiens yapplaudissent, soit ; mais je ne céderai point mon prix. Quele guerrier qui voudrait me le disputer combatte d’abord contremoi.

Il parla ainsi, et le divin Akhilleus auxpieds vigoureux rit, approuvant Antilokhos, parce qu’ill’aimait ; et il lui répondit ces paroles ailées :

– Antilokhos, si tu veux que je prenne dans matente un autre prix pour Eumèlos, je le ferai. Je lui donnerai lacuirasse que j’enlevai à Astéropaios. Elle est d’or et entouréed’étain brillant. Elle est digne de lui.

Il parla ainsi, et il ordonna à son chercompagnon Automédôn de l’apporter de sa tente, et Automédôn partitet l’apporta. Et Akhilleus la remit aux mains d’Eumèlos, qui lareçut avec joie.

Et Ménélaos se leva au milieu de tous, tristeet violemment irrité contre Antilokhos. Un héraut lui mit lesceptre entre les mains et ordonna aux Argiens de faire silence, etle divin guerrier parla ainsi :

–Antilokhos, toi qui étais plein de sagesse,pourquoi en as-tu manqué ? Tu as déshonoré ma gloire ; tuas jeté en travers des miens tes chevaux qui leur sont bieninférieurs. Vous, princes et chefs des Argiens, jugez équitablemententre nous. Que nul d’entre les Akhaiens aux tuniques d’airain nepuisse dire : Ménélaos a opprimé Antilokhos par des parolesmensongères et a ravi son prix, car ses chevaux ont été vaincus,mais lui l’a emporté par sa puissance. Mais je jugerai moi-même, etje ne pense pas qu’aucun des Danaens me blâme, car mon jugementsera droit. Antilokhos, approche, enfant de Zeus, comme il estjuste. Debout, devant ton char, prends en main ce fouet que tuagitais sur tes chevaux, et jure par Poseidaôn qui entoure la terreque tu n’as point traversé ma course par ruse.

Et le sage Antilokhos lui répondit :

– Pardonne maintenant, car je suis beaucoupplus jeune que toi, roi Ménélaos, et tu es plus âgé et pluspuissant. Tu sais quels sont les défauts d’un jeune homme ;l’esprit est très vif et la réflexion très légère. Que ton cœurs’apaise. Je te donnerai moi-même cette jument indomptée que j’aireçue ; et, si tu me demandais plus encore, j’aimerais mieuxte le donner aussi, ô fils de Zeus, que de sortir pour toujours deton cœur et d’être en exécration aux dieux.

Le fils du magnanime Nestôr parla ainsi etremit la jument entre les mains de Ménélaos ; et le cœur decelui-ci se remplit de joie, comme les épis sous la rosée, quandles campagnes s’emplissent de la moisson croissante. Ainsi, toncœur fut joyeux, ô Ménélaos ! Et il répondit en parolesailées :

– Antilokhos, ma colère ne te résiste pas, cartu n’as jamais été ni léger, ni injurieux. La jeunesse seule aégaré ta prudence ; mais prends garde désormais de tromper tessupérieurs par des ruses. Un autre d’entre les Akhaiens ne m’eûtpoint apaisé aussi vite ; mais toi, ton père excellent et tonfrère, vous avez subi beaucoup de maux pour ma cause. Donc, je merends à ta prière, et je te donne cette jument qui m’appartient,afin que tous les Akhaiens soient témoins que mon cœur n’a jamaisété ni orgueilleux, ni dur.

Il parla ainsi, et il donna la jument àNoèmôn, compagnon d’Antilokhos. Lui-même, il prit le vasesplendide, et Mèrionès reçut les deux talents d’or, prix de sacourse. Et le cinquième prix restait, l’urne à deux anses. EtAkhilleus, la portant à travers l’assemblée des Argiens, la donna àNestôr, et lui dit :

– Reçois ce présent, vieillard, et qu’il tesoit un souvenir des funérailles de Patroklos, que tu ne reverrasplus parmi les Argiens. Je te donne ce prix que tu n’as pointdisputé ; car tu ne combattras point avec les cestes, tu nelutteras point, tu ne lanceras point la pique et tu ne courraspoint, car la lourde vieillesse t’accable.

Ayant ainsi parlé, il lui mit l’urne auxmains, et Nestôr la recevant avec joie, lui répondit ces parolesailées :

– Mon fils, certes, tu as bien parlé. Ami, jen’ai plus, en effet, mes membres vigoureux. Mes pieds sont lourdset mes bras ne sont plus agiles. Plût aux dieux que je fusse jeune,et que ma force fût telle qu’à l’époque où les Épéiens ensevelirentle roi Amarinkeus dans Bouprasiôn ! Ses fils déposèrent desprix, et aucun guerrier ne fut mon égal parmi les Épéiens, lesPyliens et les magnanimes Aitôliens. Je vainquis au pugilatKlydomèdeus, fils d’Énops ; à la lutte, Agkaios le Pleurônienqui se leva contre moi. Je courus plus vite que le braveIphiklos ; je triomphai, au combat de la lance, de Phyleus etde Polydôros ; mais, à la course des chars, par leur nombre,les Aktoriônes remportèrent la victoire, et ils m’enlevèrent ainsiles plus beaux prix. Car ils étaient deux : et l’un tenaitfermement les rênes, et l’autre le fouet. Tel j’étais autrefois, etmaintenant de plus jeunes accomplissent ces travaux, et il me fautobéir à la triste vieillesse ; mais, alors, j’excellais parmiles héros. Va ! continue par d’autres combats les funéraillesde ton compagnon. J’accepte ce présent avec joie, et mon cœur seréjouit de ce que tu te sois souvenu de moi qui te suisbienveillant, et de ce que tu m’aies honoré, comme il est justequ’on m’honore parmi les Argiens. Que les dieux, en retour, tecomblent de leurs grâces !

Il parla ainsi, et le Pèléide s’en retourna àtravers la grande assemblée des Akhaiens, après avoir écoutéjusqu’au bout la propre louange du Nèlèiade.

Et il déposa les prix pour le rude combat despoings. Et il amena dans l’enceinte, et il lia de ses mains unemule laborieuse, de six ans, indomptée et presqueindomptable ; et il déposa une coupe ronde pour le vaincu. Et,debout, il dit au milieu des Argiens :

– Atréides, et vous Akhaiens aux bellesknèmides, j’appelle, pour disputer ces prix, deux hommes vigoureuxà se frapper de leurs poings levés. Que tous les Akhaiens lesachent, celui à qui Apollôn donnera la victoire, conduira dans satente cette mule patiente, et le vaincu emportera cette couperonde.

Il parla ainsi, et aussitôt un homme vigoureuxet grand se leva, Épéios, fils de Panopeus, habile au combat dupoing. Il saisit la mule laborieuse et dit :

– Qu’il vienne, celui qui veut emporter cettecoupe, car je ne pense pas qu’aucun des Akhaiens puisse emmenercette mule, m’ayant vaincu par le poing ; car, en cela, je meglorifie de l’emporter sur tous. N’est-ce point assez que je soisinférieur dans le combat ? Aucun homme ne peut exceller entoutes choses. Mais, je le dis, et ma parole s’accomplira : jebriserai le corps de mon adversaire et je romprai ses os. Que sesamis s’assemblent ici en grand nombre pour l’emporter, quand ilsera tombé sous mes mains.

Il parla ainsi, et tous restèrent muets. Et leseul Euryalos se leva, homme illustre, fils du roi MèkisteusTalionide qui, autrefois, alla dans Thèbè aux funéraillesd’Oidipous, et qui l’emporta sur tous les Kadméiônes. Et l’illustreTydéide s’empressait autour d’Euryalos, l’animant de ses paroles,car il lui souhaitait la victoire. Et il lui mit d’abord uneceinture, et il l’arma de courroies faites du cuir d’un bœufsauvage.

Puis, les deux combattants s’avancèrent aumilieu de l’enceinte. Et tous deux, levant à la fois leurs mainsvigoureuses, se frappèrent à la fois, en mêlant leurs poingslourds. Et on entendait le bruit des mâchoires frappées ; etla sueur coulait chaude de tous leurs membres. Mais le divinÉpéios, se ruant en avant, frappa de tous les côtés la faced’Euryalos qui ne put résister plus longtemps, et dont les membresdéfaillirent. De même que le poisson qui est jeté, par le soufflefurieux de Boréas, dans les algues du bord, et que l’eau noireressaisit ; de même Euryalos frappé bondit. Mais le magnanimeÉpéios le releva lui-même, et ses chers compagnons, l’entourant,l’emmenèrent à travers l’assemblée, les pieds traînants, vomissantun sang épais, et la tête penchée. Et ils l’emmenaient ainsi, en lesoutenant, et ils emportèrent aussi la coupe ronde.

Et le Pèléide déposa les prix de la luttedifficile devant les Danaens : un grand trépied fait pour lefeu, et destiné au vainqueur, et que les Akhaiens, entre eux,estimèrent du prix de douze bœufs ; et, pour le vaincu, unefemme habile aux travaux et valant quatre bœufs. Et le Pèléide,debout, dit au milieu des Argiens :

– Qu’ils se lèvent, ceux qui osent combattrepour ce prix.

Il parla ainsi, et aussitôt le grandTélamônien Aias se leva ; et le sage Odysseus, plein de ruses,se leva aussi. Et tous deux, s’étant munis de ceintures,descendirent dans l’enceinte et se saisirent de leurs mainsvigoureuses, tels que deux poutres qu’un habile charpentier unit ausommet d’une maison pour résister à la violence du vent. Ainsileurs reins, sous leurs mains vigoureuses, craquèrent avec force,et leur sueur coula abondamment, et d’épaisses tumeurs, rouges desang, s’élevèrent sur leurs flancs et leurs épaules. Et tous deuxdésiraient ardemment la victoire et le trépied qui en était leprix ; mais Odysseus ne pouvait ébranler Aias, et Aias nepouvait renverser Odysseus. Et déjà ils fatiguaient l’attente desAkhaiens aux belles knèmides ; mais le grand Télamônien Aiasdit alors à Odysseus :

– Divin Laertiade, très sage Odysseus,enlève-moi, ou je t’enlèverai, et Zeus fera le reste.

Il parla ainsi, et il l’enleva ; maisOdysseus n’oublia point ses ruses, et, le frappant du pied sur lejarret, il fit ployer ses membres, et, le renversant, tomba surlui. Et les peuples étonnés les admiraient. Alors le divin etpatient Odysseus voulut à son tour enlever Aias ; mais il lesouleva à peine, et ses genoux ployèrent, et tous deux tombèrentcôte à côte, et ils furent souillés de poussière. Et, comme ils serelevaient une troisième fois, Akhilleus se leva lui-même et lesretint :

– Ne combattez pas plus longtemps et ne vousépuisez pas. La victoire est à tous deux. Allez donc, emportant desprix égaux, et laissez combattre les autres Akhaiens.

Il parla ainsi ; et, l’ayant entendu, ilslui obéirent ; et, secouant leur poussière, ils se couvrirentde leurs vêtements.

Alors le Pèléide déposa les prix de lacourse : un très beau kratère d’argent contenant six mesures.Et il surpassait par sa beauté tous ceux qui étaient sur la terre.Les habiles Sidônes l’avaient admirablement travaillé ; et desPhoinikes l’avaient amené, à travers la mer bleue ; et,arrivés au port, ils l’avaient donné à Thoas. Le Iasonide Euneusl’avait cédé au héros Patroklos pour l’affranchissement du PriamideLykaôn ; et Akhilleus le proposa en prix aux plus habilescoureurs dans les jeux funèbres de son ami. Puis, il offrit un bœufénorme et très gras ; puis, enfin, un demi talent d’or. Et,debout, il dit au milieu des Argiens :

– Qu’ils se lèvent, ceux qui veulent combattrepour ce prix.

Il parla ainsi, et, aussitôt, le rapide Aias,fils d’Oileus, se leva ; puis le sage Odysseus, puisAntilokhos, fils de Nestôr. Et celui-ci dépassait tous les jeuneshommes à la course. Ils se placèrent de front, et Akhilleus leurmontra le but, et ils se précipitèrent. L’Oiliade les devançaittous ; puis, venait le divin Odysseus. Autant la navettequ’une belle femme manie habilement, approche de son sein, quandelle tire le fil à elle, autant Odysseus était proche d’Aias,mettant ses pieds dans les pas de celui-ci, avant que leurpoussière se fût élevée. Ainsi le divin Odysseus chauffait de sonsouffle la tête d’Aias. Et tous les Akhaiens applaudissaient à sondésir de la victoire et l’excitaient à courir. Et comme ilsapprochaient du but, Odysseus pria en lui-même Athènè aux yeuxclairs :

– Exauce-moi, déesse ! soutiens-moiheureusement dans ma course.

Il parla ainsi ; et Pallas Athènè,l’exauçant, rendit ses membres plus agiles et ses pieds pluslégers. Et comme ils revenaient aux prix, Athènè poussa Aias quitomba, en courant, là où s’était amassé le sang des bœufsmugissants qu’Akhilleus aux pieds rapides avait tués devant lecorps de Patroklos ; et sa bouche et ses narines furentemplies de fumier et du sang des bœufs ; et le divin etpatient Odysseus, le devançant, saisit le kratère d’argent. Etl’illustre Aias prit le bœuf ; et se tenant d’une main à l’unedes cornes du bœuf sauvage, et rejetant le fumier de sa bouche, ildit au milieu des Argiens :

– Malheur à moi ! certes, la déesseAthènè a embarrassé mes pieds, elle qui accompagne et secourttoujours Odysseus, comme une mère.

Il parla ainsi, et tous, en l’entendant, semirent à rire. Et Antilokhos enleva le dernier prix, et il dit enriant aux Argiens :

– Je vous le dis à tous, et vous le voyez,amis ; maintenant et toujours, les immortels honorent lesvieillards. Aias est un peu plus âgé que moi ; mais Odysseusest de la génération des hommes anciens. Cependant, il a une vertevieillesse, et il est difficile à tous les Akhaiens, si ce n’est àAkhilleus, de lutter avec lui à la course.

Il parla ainsi, louant le Pèléiôn aux piedsrapides. Et Akhilleus lui répondit :

– Antilokhos, tu ne m’auras point loué envain, et je te donnerai encore un autre demi-talent d’or.

Ayant ainsi parlé, il le lui donna, etAntilokhos le reçut avec joie. Puis, le Pèléide déposa dansl’enceinte une longue lance, un bouclier et un casque ; etc’étaient les armes que Patroklos avait enlevées à Sarpèdôn. Et,debout, il dit au milieu des Argiens :

– Que deux guerriers, parmi les plus braves,et couverts de leurs armes d’airain, combattent devant la foule. Àcelui qui, atteignant le premier le corps de l’autre, aura faitcouler le sang noir à travers les armes, je donnerai cette belleépée Thrèkienne, aux clous d’argent, que j’enlevai à Astéropaios.Quant à ces armes, elles seront communes ; et je leur offriraià tous deux un beau repas dans mes tentes.

Il parla ainsi, et, aussitôt, le grandTélamônien Aias se leva ; et, après lui, le brave DiomèdèsTydéide se leva aussi. Et tous deux, à l’écart, s’étant armés, seprésentèrent au milieu de tous, prêts à combattre et se regardantavec des yeux terribles. Et la terreur saisit tous les Akhaiens. Etquand les héros se furent rencontrés, trois fois, se jetant l’unsur l’autre, ils s’attaquèrent ardemment. Aias perça le bouclier deDiomèdès, mais il n’atteignit point le corps que protégeait lacuirasse. Et le Tydéide dirigea la pointe de sa lance, au-dessus dugrand bouclier, près du cou ; mais les Akhaiens, craignantpour Aias, fîrent cesser le combat et leur donnèrent des prixégaux. Cependant le héros Akhilleus donna au Tydéide la grandeépée, avec la gaîne et le riche baudrier.

Puis, le Pèléide déposa un disque de fer brutque lançait autrefois la force immense d’Êétiôn. Et le divinAkhilleus aux pieds rapides, ayant tué Eétiôn, avait emporté cettemasse dans ses nefs, avec d’autres richesses. Et, debout, il dit aumilieu des Argiens :

– Qu’ils se lèvent, ceux qui veulent tenter cecombat. Celui qui possédera ce disque, s’il a des champs fertilesqui s’étendent au loin, ne manquera point de fer pendant cinqannées entières. Ni ses bergers, ni ses laboureurs n’iront enacheter à la ville, car ce disque lui en fournira.

Il parla ainsi, et le belliqueux Polypoitès seleva ; et, après lui, la force du divin Léonteus ; puis,Aias Télamôniade, puis le divin Épéios. Et ils prirent place ;et le divin Épéios saisit le disque, et, le faisant tourner, lelança ; et tous les Akhaiens se mirent à rire. Le second quile lança fut Léonteus, rejeton d’Arès. Le troisième fut le grandTélamônien Aias qui, de sa main vigoureuse, le jeta bien au-delàdes autres. Mais quand le belliqueux Polypoitès l’eut saisi, il lelança plus loin que tous, de l’espace entier que franchit le bâtonrecourbé d’un bouvier, que celui-ci fait voler à travers les vachesvagabondes.

Et les Akhaiens poussèrent des acclamations,et les compagnons du brave Polypoitès emportèrent dans les nefscreuses le prix de leur roi.

Puis, le Pèléide déposa, pour les archershabiles, dix grandes haches à deux tranchants et dix petiteshaches, toutes en fer. Et il fit dresser dans l’enceinte le mâtnoir d’une nef éperonnée ; et, au sommet du mât, il fit lierpar un lien léger une colombe tremblante, but desflèches :

– Celui qui atteindra la colombe emportera leshaches à deux tranchants dans sa tente ; et celui qui, moinsadroit, et manquant l’oiseau, aura coupé le lien, emportera lespetites haches.

Il parla ainsi, et le prince Teukros se levaaussitôt ; et après lui, Mèrionès, brave compagnond’Idoméneus, se leva aussi. Et les sorts ayant été remués dans uncasque d’airain, celui de Teukros parut le premier. Et, aussitôt,il lança une flèche avec vigueur, oubliant de vouer à l’archerApollôn une illustre hécatombe d’agneaux premiers-nés. Et il manqual’oiseau car Apollôn lui envia cette gloire ; mais ilatteignit, auprès du pied, le lien qui retenait l’oiseau ; etla flèche amère trancha le lien, et la colombe s’envola dansl’Ouranos, tandis que le lien retombait. Et les Akhaiens poussèrentdes acclamations. Mais, aussitôt, Mèrionès, saisissant l’arc de lamain de Teukros, car il tenait la flèche prête, voua à l’archerApollôn une illustre hécatombe d’agneaux premiers-nés, et, tandisque la colombe montait en tournoyant vers les hautes nuées, ill’atteignit sous l’aile. Le trait la traversa et revint s’enfonceren terre aux pieds de Mèrionès ; et l’oiseau tomba le long dumât noir de la nef éperonnée, le cou pendant, et les plumeséparses, et son âme s’envola de son corps. Et tous furent saisisd’admiration. Et Mèrionés prit les dix haches à deux tranchants, etTeukros emporta les petites haches dans sa tente.

Puis, le Pèléide déposa une longue lance et unvase neuf et orné, du prix d’un bœuf ; et ceux qui devaientlancer la pique se levèrent. Et l’Atréide Agamemnôn qui commande auloin se leva ; et Mèrionès, brave compagnon d’Idoméneus, seleva aussi. Mais le divin et rapide Akhilleus leur dit :

– Atréide, nous savons combien tu l’emportessur tous par ta force et ton habileté à la lance. Emporte donc ceprix dans tes nefs creuses. Mais, si tu le veux, et tel est mondésir, donne cette lance au héros Mèrionès.

Il parla ainsi, et le roi des hommes Agamemnôny consentit. Et Akhilleus donna la lance d’airain à Mèrionés, et leroi Atréide remit le vase magnifique au héraut Talthybios.

Chant 24

Et les luttes ayant pris fin, les peuples sedispersèrent, rentrant dans les nefs, afin de prendre leur repas etde jouir du doux sommeil. Mais Akhilleus pleurait, se souvenant deson cher compagnon ; et le sommeil qui dompte tout ne lesaisissait pas. Et il se tournait çà et là, regrettant la force dePatroklos et son cœur héroïque. Et il se souvenait des chosesaccomplies et des maux soufferts ensemble, et de tous leurs combatsen traversant la mer dangereuse. Et, à ce souvenir, il versait deslarmes, tantôt couché sur le côté, tantôt sur le dos, tantôt levisage contre terre. Puis, il se leva brusquement, et, plein detristesse, il erra sur le rivage de la mer. Et les premières lueursd’Éôs s’étant répandues sur les flots et sur les plages, il attelases chevaux rapides, et, liant Hektôr derrière le char, il letraîna trois fois autour du tombeau du Ménoitiade. Puis, il rentrade nouveau dans sa tente pour s’y reposer, et il laissa Hektôrétendu, la face dans la poussière.

Mais Apollôn, plein de pitié pour le guerriersans vie, éloignait du corps toute souillure et le couvrait toutentier de l’aigide d’or, afin que le Pèléide, en le traînant, ne ledéchirât point. C’est ainsi que, furieux, Akhilleus outrageaitHektôr ; et les dieux heureux qui le regardaient en avaientpitié, et ils excitaient le vigilant tueur d’Argos à l’enlever. Etceci plaisait à tous les dieux, sauf à Hèrè, à Poseidaôn et à lavierge aux yeux clairs, qui, tous trois, gardaient leur anciennehaine pour la sainte Ilios, pour Priamos et son peuple, à cause del’injure d’Alexandros qui méprisa les déesses quand elles vinrentdans sa cabane, où il couronna celle qui le remplit d’un désirfuneste.

Et quand Éôs se leva pour la douzième fois,Phoibos Apollôn parla ainsi au milieu des immortels :

– Ô dieux ! vous êtes injustes et cruels.Pour vous, naguère, Hektôr ne brûlait-il pas les cuisses des bœufset des meilleures chèvres ? Et, maintenant, vous ne voulez pasmême rendre son cadavre à sa femme, à sa mère, à son fils, à sonpère Priamos et à ses peuples, pour qu’ils le revoient et qu’ils lebrûlent, et qu’ils accomplissent ses funérailles. Ô dieux !vous ne voulez protéger que le féroce Akhilleus dont les desseinssont haïssables, dont le cœur est inflexible dans sa poitrine, etqui est tel qu’un lion excité par sa grande force et par sa rage,qui se jette sur les troupeaux des hommes pour les dévorer. AinsiAkhilleus a perdu toute compassion, et cette honte qui perd ou quiaide les hommes. D’autres aussi peuvent perdre quelqu’un qui leurest très cher, soit un frère, soit un fils ; et ils pleurentet gémissent, puis ils se consolent, car les moires ont donné auxhommes un esprit patient. Mais lui, après avoir privé le divinHektôr de sa chère âme, l’attachant à son char, il le traîne autourdu tombeau de son compagnon. Cela n’est ni bon, ni juste. Qu’ilcraigne, bien que très brave, que nous nous irritions contre lui,car, dans sa fureur, il outrage une poussière insensible.

Et, pleine de colère, Hèrè aux bras blancs luirépondit :

– Tu parles bien, archer, si on accorde deshonneurs égaux à Akhilleus et à Hektôr. Mais le Priamide a sucé lamamelle d’une femme mortelle, tandis qu’Akhilleus est né d’unedéesse que j’ai nourrie moi-même et élevée avec tendresse, et quej’ai unie au guerrier Pèleus cher aux immortels. Vous avez tousassisté à leurs noces, ô dieux ! et tu as pris part au festin,tenant ta kithare, toi, protecteur des mauvais, et toujoursperfide.

Et Zeus qui amasse les nuées, lui répondant,parla ainsi :

– Hèrè, ne t’irrite point contre les dieux. Unhonneur égal ne sera point fait à ces deux héros ; mais Hektôrétait le plus cher aux dieux parmi les hommes qui sont dans Ilios.Et il m’était cher à moi-même, car il n’oublia jamais les dons quime sont agréables, et jamais il n’a laissé mon autel manquer d’unrepas abondant, de libations et de parfums, car nous avons ceshonneurs en partage. Mais, certes, nous ne ferons point enleverfurtivement le brave Hektôr, ce qui serait honteux, car Akhilleusserait averti par sa mère qui est auprès de lui nuit et jour. Qu’undes dieux appelle Thétis auprès de moi, et je lui dirai de sagesparoles, afin qu’Akhilleus reçoive les présents de Priamos et rendeHektôr.

Il parla ainsi, et la messagère Iris aux piedstourbillonnants partit. Entre Samos et Imbros, elle sauta dans lanoire mer qui retentit. Et elle s’enfonça dans les profondeurscomme le plomb qui, attaché à la corne d’un bœuf sauvage, descend,portant la mort aux poissons voraces. Et elle trouva Thétis dans sagrotte creuse ; et autour d’elle les déesses de la mer étaientassises en foule. Et là, Thétis pleurait la destinée de son filsirréprochable qui devait mourir devant la riche Troiè, loin de sapatrie. Et, s’approchant, la rapide Iris lui dit :

– Lève-toi, Thétis. Zeus aux desseins éternelst’appelle.

Et la déesse Thétis aux pieds d’argent luirépondit :

– Pourquoi le grand dieu m’appelle-t-il ?Je crains de me mêler aux immortels, car je subis d’innombrablesdouleurs. J’irai cependant, et, quoi qu’il ait dit, il n’aura pointparlé en vain.

Ayant ainsi parlé, la noble déesse prit unvoile bleu, le plus sombre de tous, et se hâta de partir. Et larapide Iris aux pieds aériens allait devant. Et l’eau de la mers’entrouvrit devant elles ; et, montant sur le rivage, elless’élancèrent dans l’Ouranos. Et elles trouvèrent là le Kronide aularge regard, et, autour de lui, les éternels dieux heureux, assiset rassemblés. Et Thétis s’assit auprès du père Zeus, Athènè luiayant cédé sa place. Hèrè lui mit en main une belle coupe d’or, enla consolant ; et Thétis, ayant bu, la lui rendit. Et le pèredes dieux et des hommes parla le premier :

– Déesse Thétis, tu es venue dans l’Olymposmalgré ta tristesse, car je sais que tu as dans le cœur une douleurinsupportable. Cependant, je te dirai pourquoi je t’ai appelée.Depuis neuf jours une dissension s’est élevée entre les immortels àcause du cadavre de Hektôr, et d’Akhilleus destructeur decitadelles. Les dieux excitaient le vigilant tueur d’Argos àenlever le corps du Priamide ; mais je protège la gloired’Akhilleus, car j’ai gardé mon respect et mon amitié pour toi. Vadonc promptement à l’armée des Argiens, et donne des ordres à tonfils. Dis-lui que les dieux sont irrités, et que moi-même, plus quetous, je suis irrité contre lui, parce que, dans sa fureur, ilretient Hektôr auprès des nefs aux poupes recourbées. S’il meredoute, qu’il le rende. Cependant, j’enverrai Iris au magnanimePriamos afin que, se rendant aux nefs des Akhaiens, il rachète sonfils bien-aimé, et qu’il porte des présents qui fléchissent le cœurd’Akhilleus.

Il parla ainsi, et la déesse Thétis aux piedsd’argent obéit. Et, descendant à la hâte du faîte de l’Olympos,elle parvint à la tente de son fils, et elle l’y trouva gémissant.Et, autour de lui, ses compagnons préparaient activement le repas.Et une grande brebis laineuse avait été tuée sous la tente. Et,auprès d’Akhilleus, s’assit la mère vénérable. Et, le caressant dela main, elle lui dit :

– Mon enfant, jusques à quand, pleurant etgémissant, consumeras-tu ton cœur, oubliant de manger et dedormir ? Cependant il est doux de s’unir par l’amour à unefemme. Je ne te verrai pas longtemps vivant ; voici venir lamort et la moire toute-puissante. Mais écoute, car je te suisenvoyée par Zeus. Il dit que tous les dieux sont irrités contretoi, et que, plus que tous les immortels, il est irrité aussi,parce que, dans ta fureur, tu retiens Hektôr auprès des nefséperonnées, et que tu ne le renvoies point. Rends-le donc, etreçois le prix de son cadavre.

Et Akhilleus aux pieds rapides, lui répondant,parla ainsi :

– Qu’on apporte donc des présents et qu’onemporte ce cadavre, puisque l’Olympien lui-même le veut.

Et, auprès des nefs, la mère et le fils separlaient ainsi en paroles rapides. Et le Kronide envoya Iris versla sainte Ilios :

– Va, rapide Iris. Quitte ton siège dansl’Olympos, et ordonne, dans Ilios, au magnanime Priamos qu’il ailleaux nefs des Akhaiens afin de racheter son fils bien-aimé, et qu’ilporte à Akhilleus des présents qui fléchissent son cœur. Qu’aucunautre Troien ne le suive, sauf un héraut vénérable qui conduise lesmulets et le char rapide, et ramène vers la ville le cadavre deHektôr que le divin Akhilleus a tué. Et qu’il n’ait ni inquiétude,ni terreur. Nous lui donnerons pour guide le tueur d’Argos qui leconduira jusqu’à Akhilleus. Et quand il sera entré dans la tented’Akhilleus, celui-ci ne le tuera point, et même il le défendracontre tous, car il n’est ni violent, ni insensé, ni impie, et ilrespectera un suppliant.

Il parla ainsi, et la messagère Iris aux piedstourbillonnants s’élança et parvint aux demeures de Priamos,pleines de gémissements et de deuil. Et les fils étaient assis dansla cour autour de leur père, et ils trempaient de larmes leursvêtements. Et, au milieu d’eux, le vieillard s’enveloppait dans sonmanteau, et sa tête blanche et ses épaules étaient souillées de lacendre qu’il y avait répandue de ses mains, en se roulant sur laterre. Et ses filles et ses belles-filles se lamentaient par lesdemeures, se souvenant de tant de braves guerriers tombés mortssous les mains des Argiens. Et la messagère de Zeus, s’approchantde Priamos, lui parla à voix basse, car le tremblement agitait lesmembres du vieillard :

– Rassure-toi, Priamos Dardanide, et netremble pas. Je ne viens point t’annoncer de malheur, mais uneheureuse nouvelle. Je suis envoyée par Zeus qui, de loin, prendsouci de toi et te plaint. L’Olympien t’ordonne de racheter ledivin Hektôr, et de porter à Akhilleus des présents qui fléchissentson cœur. Qu’aucun autre Troien ne te suive, sauf un hérautvénérable qui conduise les mulets et le char rapide, et ramène versla ville le cadavre de Hektôr que le divin Akhilleus a tué. N’aieni inquiétude, ni terreur. Le tueur d’Argos sera ton guide et il teconduira jusqu’à Akhilleus. Et quand il t’aura mené dans la tented’Akhilleus, celui-ci ne te tuera point, et même il te défendracontre tous, car il n’est ni violent, ni insensé, ni impie, et ilrespectera un suppliant.

Ayant ainsi parlé, la rapide Iris partit. EtPriamos ordonna à ses fils d’atteler les mulets au char, et d’yattacher une corbeille. Et il se rendit dans la chambre nuptiale,parfumée, en bois de cèdre, et haute, et qui contenait beaucoup dechoses admirables. Et il appela sa femme Hékabè, et il luidit :

– Ô chère ! un messager oympien m’estvenu de Zeus, afin qu’allant aux nefs des Akhaiens, je rachète monfils bien-aimé, et que je porte à Akhilleus des présents quifléchissent son cœur. Dis-moi ce que tu penses dans ton esprit.Pour moi, mon courage et mon cœur me poussent vers les nefs et lagrande armée des Akhaiens.

Il parla ainsi, et la femme se lamenta etrépondit :

– Malheur à moi ! Tu as perdu cetteprudence qui t’a illustré parmi les étrangers et ceux auxquels tucommandes. Tu veux aller seul vers les nefs des Akhaiens, etrencontrer cet homme qui t’a tué tant de braves enfants ! Sansdoute ton cœur est de fer. Dès qu’il t’aura vu et saisi, cet hommeféroce et sans foi n’aura point pitié de toi et ne te respecterapoint, et nous te pleurerons seuls dans nos demeures. Lorsque lamoire puissante reçut Hektôr naissant dans ses langes, après que jel’eus enfanté, elle le destina à rassasier les chiens rapides, loinde ses parents, sous les yeux d’un guerrier féroce. Que ne puis-je,attachée à cet homme, lui manger le cœur ! Alors seraientexpiés les maux de mon fils qui, cependant, n’est point mort enlâche, et qui, sans rien craindre et sans fuir, a combattu jusqu’àla fin pour les Troiens et les Troiennes.

Et le divin vieillard Priamos luirépondit :

– Ne tente point de me retenir, et ne soispoint dans nos demeures un oiseau de mauvais augure. Si quelquehomme terrestre m’avait parlé, soit un divinateur, soit unhiérophante, je croirais qu’il a menti, et je ne l’écouteraispoint ; mais j’ai vu et entendu une déesse, et je pars, car saparole s’accomplira. Si ma destinée est de périr auprès des nefsdes Akhaiens aux tuniques d’airain, soit ! Akhilleus metuera ; tandis que je me rassasierai de sanglots en embrassantmon fils.

Il parla ainsi, et il ouvrit les beauxcouvercles de ses coffres. Et il prit douze péplos magnifiques,douze couvertures simples, autant de tapis, autant de beauxmanteaux et autant de tuniques. Il prit dix talents pesant d’or,deux trépieds éclatants, quatre vases et une coupe magnifique queles guerriers thrèkiens lui avaient donnée, présent merveilleux,quand il était allé en envoyé chez eux. Mais le vieillard en privases demeures, désirant dans son cœur racheter son fils. Et ilchassa loin du portique tous les Troiens, en leur adressant cesparoles injurieuses :

– Allez, misérables couverts d’opprobre !N’avez-vous point de deuil dans vos demeures ? Pourquoi vousoccupez-vous de moi ? Vous réjouissez-vous des maux dont leKronide Zeus m’accable, et de ce que j’ai perdu mon filsexcellent ? Vous en sentirez aussi la perte, car, maintenantqu’il est mort, vous serez une proie plus facile pour les Akhaiens.Pour moi avant de voir de mes yeux la ville renversée et saccagée,je descendrai dans les demeures d’Aidès !

Il parla ainsi, et de son sceptre ilrepoussait les hommes, et ceux-ci se retiraient devant le vieillardqui les chassait. Et il appelait ses fils avec menace, injuriantHélénos et Pâris, et le divin Agathôn, et Pammôn, et Antiphôn, etle brave Politès, et Dèiphobos, et Hippothoos, et le divin Aganos.Et le vieillard, les appelant tous les neuf, leur commandaitrudement :

– Hâtez-vous, misérables et infâmesenfants ! Plût aux dieux que tous ensemble, au lieu de Hektôr,vous fussiez tombés devant les nefs rapides ! Malheureux queje suis ! J’avais engendré, dans la grande Troiè, des filsexcellents, et pas un d’entre eux ne m’est resté, ni l’illustreMèstôr, ni Trôilos dompteur de chevaux, ni Hektôr qui était commeun dieu parmi les hommes, et qui ne semblait pas être le fils d’unhomme, mais d’un dieu. Arès me les a tous enlevés, et il ne mereste que des lâches, des menteurs, des sauteurs qui ne sonthabiles qu’aux danses, des voleurs publics d’agneaux et dechevreaux ! Ne vous hâterez-vous point de me préparer cechar ? N’y placerez-vous point toutes ces choses, afin que jeparte ?

Il parla ainsi, et, redoutant les menaces deleur père, ils amenèrent le beau char neuf, aux roues solides,attelé de mulets, et ils y attachèrent une corbeille. Et ilsprirent contre la muraille le joug de buis, bossué et garnid’anneaux ; et ils prirent aussi les courroies du timon,longues de neuf coudées, qu’ils attachèrent au bout du timon polien les passant dans l’anneau. Et ils les lièrent trois fois autourdu bouton ; puis, les réunissant, ils les fixèrent par unnœud. Et ils apportèrent de la chambre nuptiale les présentsinfinis destinés au rachat de Hektôr, et ils les amassèrent sur lechar. Puis, ils mirent sous le joug les mulets aux sabots solidesque les Mysiens avaient autrefois donnés à Priamos. Et ilsamenèrent aussi à Priamos les chevaux que le vieillard nourrissaitlui-même à la crèche polie. Et, sous les hauts portiques, le hérautet Priamos, tous deux pleins de prudence, les attelèrent.

Puis, Hékabè, le cœur triste, s’approchad’eux, portant de sa main droite un doux vin dans une coupe d’or,afin qu’ils fissent des libations. Et, debout devant les chevaux,elle dit à Priamos :

– Prends, et fais des libations au père Zeus,et prie-le, afin de revenir dans tes demeures du milieu desennemis, puisque ton cœur te pousse vers les nefs, malgré moi.Supplie le Kroniôn Idaien qui amasse les noires nuées et qui voittoute la terre d’Ilios. Demande-lui d’envoyer à ta droite celui desoiseaux qu’il aime le mieux, et dont la force est la plusgrande ; et, le voyant de tes yeux, tu marcheras, rassuré,vers les nefs des cavaliers Danaens. Mais si Zeus qui tonne au loinne t’envoie point ce signe, je ne te conseille point d’aller versles nefs des Argiens, malgré ton désir.

Et Priamos semblable à un dieu, lui répondant,parla ainsi :

– Ô femme, je ne repousserai point tonconseil. Il est bon d’élever ses mains vers Zeus, afin qu’il aitpitié de nous.

Le vieillard parla ainsi, et il ordonna à uneservante de verser une eau pure sur ses mains. Et la servanteapporta le bassin et le vase. Et Priamos, s’étant lavé les mains,reçut la coupe de Hékabè ; et, priant, debout au milieu de lacour, il répandit le vin, regardant l’Ouranos et disant :

– Père Zeus, qui règnes sur l’Ida, trèsglorieux, très grand, accorde-moi de trouver grâce devant Akhilleuset de lui inspirer de la compassion. Envoie à ma droite celui detous les oiseaux que tu aimes le mieux, et dont la force est laplus grande, afin que, le voyant de mes yeux, je marche, rassuré,vers les nefs des cavaliers Danaens.

Il parla ainsi en priant, et le sage Zeusl’entendit, et il envoya le plus véridique des oiseaux, l’aiglenoir, le chasseur, celui qu’on nomme le tacheté. Autant s’ouvrentles portes de la demeure d’un homme riche, autant s’ouvraient sesdeux ailes. Et il apparut, volant à droite au-dessus de laville ; et tous se réjouirent de le voir, et leur cœur fûtjoyeux dans leurs poitrines.

Et le vieillard monta aussitôt sur le beauchar, et il le poussa hors du vestibule et du portique sonore. Etles mulets traînaient d’abord le char aux quatre roues, et le sageIdaios les conduisait. Puis, venaient les chevaux que Priamosexcitait du fouet, et tous l’accompagnaient par la ville, engémissant, comme s’il allait à la mort. Et quand il fut descendud’Ilios dans la plaine, tous revinrent dans la ville, ses fils etses gendres.

Et Zeus au large regard, les voyant dans laplaine, eut pitié du vieux Priamos, et, aussitôt, il dit à son filsbien-aimé Herméias :

– Herméias, puisque tu te plais avec leshommes et que tu peux exaucer qui tu veux, va ! conduisPriamos aux nefs creuses des Akhaiens, et fais qu’aucun des Danaensne l’aperçoive avant qu’il parvienne au Pèléide.

Il parla ainsi, et le messager tueur d’Argosobéit. Et aussitôt il attacha à ses talons de belles ailesimmortelles et d’or qui le portaient sur la mer et sur la terreimmense comme le souffle du vent. Et il prit la verge qui, selonqu’il le veut, ferme les paupières des hommes ou les éveille. Et,la tenant à la main, l’illustre tueur d’Argos s’envola et parvintaussitôt à Troiè et au Hellespontos. Et il s’approcha, semblable àun jeune homme royal dans la fleur de sa belle jeunesse.

Et les deux vieillards, ayant dépassé lagrande tombe d’Ilos, arrêtèrent les mulets et les chevaux pour lesfaire boire au fleuve. Et déjà l’ombre du soir se répandait sur laterre. Et le héraut aperçut Herméias, non loin, et il dit àPriamos :

– Prends garde, Dardanide ! Ceci demandede la prudence. Je vois un homme, et je pense que nous allonspérir. Fuyons promptement avec les chevaux, ou supplions-le enembrassant ses genoux. Peut-être aura-t-il pitié de nous.

Il parla ainsi et l’esprit de Priamos futtroublé, et il eut peur, et ses cheveux se tinrent droits sur satête courbée, et il resta stupéfait. Mais Herméias, s’approchant,lui prit la main et l’interrogea ainsi :

– Père, où mènes-tu ces chevaux et ces mulets,dans la nuit solitaire, tandis que tous les autres hommesdorment ? Ne crains-tu pas les Akhaiens pleins de force, cesennemis redoutables qui sont près de toi ? Si quelqu’und’entre eux te rencontrait par la nuit noire et rapide, emmenanttant de richesses, que ferais-tu ? C’est un vieillard qui tesuit, et tu n’es plus assez jeune pour repousser un guerrier quivous attaquerait. Mais, loin de te nuire, je te préserverai de toutmal, car tu me sembles mon père bien-aimé.

Et le vieux et divin Priamos luirépondit :

– Mon cher fils, tu as dit la vérité. Mais undes dieux me protège encore, puisqu’il envoie heureusement sur monchemin un guide tel que toi. Ton corps et ton visage sont beaux,ton esprit est sage, et tu es né de parents heureux.

Et le messager, tueur d’Argos, luirépondit :

– Vieillard, tu n’as point parlé au hasard.Mais réponds, et dis la vérité. Envoies-tu ces trésors nombreux etprécieux à des hommes étrangers, afin qu’on te les conserve ?ou, dans votre terreur, abandonnez-vous tous la sainte Ilios, carun guerrier illustre est mort, ton fils, qui, dans le combat, ne lecédait point aux Akhaiens ?

Et le vieux et divin Priamos luirépondit :

– Qui donc es-tu, ô excellent ! Et dequels parents es-tu né, toi qui parles si bien de la destinée demon fils malheureux ?

Et le messager, tueur d’Argos, luirépondit :

– Tu m’interroges, vieillard, sur le divinHektôr. Je l’ai vu souvent de mes yeux dans la mêlée glorieuse,quand, repoussant vers les nefs les Argiens dispersés, il les tuaitde l’airain aigu. Immobiles, nous l’admirions ; car Akhilleus,irrité contre l’Atréide, ne nous permettait point de combattre. Jesuis son serviteur, et la même nef bien construite nous a portés.Je suis un des Myrmidones et mon père est Polyktôr. Il est riche etvieux comme toi. Il a sept fils et je suis le septième. Ayant tiréau sort avec eux, je fus désigné pour suivre Akhilleus. J’allaismaintenant des nefs dans la plaine. Demain matin les Akhaiens auxsourcils arqués porteront le combat autour de la ville. Ils seplaignent du repos, et les rois des Akhaiens ne peuvent retenir lesguerriers avides de combattre.

Et le vieux et divin Priamos luirépondit :

– Si tu es le serviteur du Pèlèiade Akhilleus,dis-moi toute la vérité. Mon fils est-il encore auprès des nefs, oudéjà Akhilleus a-t-il tranché tous ses membres, pour les livrer àses chiens ?

Et le messager, tueur d’Argos, luirépondit :

– Ô vieillard, les chiens ne l’ont pointencore mangé, ni les oiseaux, mais il est couché devant la nefd’Akhilleus, sous la tente. Voici douze jours et le corps n’estpoint corrompu, et les vers, qui dévorent les guerriers tombés dansle combat, ne l’ont point mangé. Mais Akhilleus le traîne sanspitié autour du tombeau de son cher compagnon, dès que la divineÉôs reparaît, et il ne le flétrit point. Tu admirerais, si tu levoyais, combien il est frais. Le sang est lavé, il est sans aucunesouillure, et toutes les blessures sont fermées que beaucoup deguerriers lui ont faites. Ainsi les dieux heureux prennent soin deton fils, tout mort qu’il est, parce qu’il leur était cher.

Il parla ainsi, et le vieillard, plein dejoie, lui répondit :

– Ô mon enfant, certes, il est bon d’offriraux immortels les présents qui leur sont dus. Jamais mon fils,quand il vivait, n’a oublié, dans ses demeures, les dieux quihabitent l’Olympos, et voici qu’ils se souviennent de lui dans lamort. Reçois cette belle coupe de ma main, fais qu’on me rendeHektôr, et conduis-moi, à l’aide des dieux, jusqu’à la tente duPèléide.

Et le messager, tueur d’Argos, luirépondit :

– Vieillard, tu veux tenter ma jeunesse, maistu ne me persuaderas point de prendre tes dons à l’insud’Akhilleus. Je le crains, en effet, et je le vénère trop dans moncœur pour le dépouiller, et il m’en arriverait malheur. Mais jet’accompagnerais jusque dans l’illustre Argos, sur une nef rapide,ou à pied ; et aucun, si je te conduis, ne me bravera ent’attaquant.

Herméias, ayant ainsi parlé, sauta sur lechar, saisit le fouet et les rênes et inspira une grande force auxchevaux et aux mulets. Et ils arrivèrent au fossé et aux tours desnefs, là où les gardes achevaient de prendre leur repas. Et lemessager, tueur d’Argos, répandit le sommeil sur eux tous ;et, soulevant les barres, il ouvrit les portes, et il fit entrerPriamos et ses présents splendides dans le camp, et ils parvinrentà la grande tente du Pèlèiade. Et les Myrmidones l’avaient faitepour leur roi avec des planches de sapin, et ils l’avaient couverted’un toit de joncs coupés dans la prairie. Et tout autour ilsavaient fait une grande enceinte de pieux ; et la porte enétait fermée par un seul tronc de sapin, barre énorme que troishommes, les Akhaiens, ouvraient et fermaient avec peine, et que lePèléide soulevait seul. Le bienveillant Herméias la retira pourPriamos, et il conduisit le vieillard dans l’intérieur de la cour,avec les illustres présents destinés à Akhilleus aux pieds rapides.Et il sauta du char sur la terre, et il dit :

– Ô vieillard, je suis Herméias, un dieuimmortel, et Zeus m’a envoyé pour te conduire. Mais je vais tequitter, et je ne me montrerai point aux yeux d’Akhilleus, car iln’est point digne d’un Immortel de protéger ainsi ouvertement lesmortels. Toi, entre, saisis les genoux du Pèléiôn et supplie-le aunom de son père, de sa mère vénérable et de son fils, afin detoucher son cœur.

Ayant ainsi parlé, Herméias monta vers le hautOlympos ; et Priamos sauta du char sur la terre, et il laissaIdaios pour garder les chevaux et les mulets, et il entra dans latente où Akhilleus cher à Zeus était assis. Et il le trouva. Sescompagnons étaient assis à l’écart ; et seuls, le hérosAutomédôn et le nourrisson d’Arès Alkimos le servaient. Déjà ilavait cessé de manger et de boire, et la table était encore devantlui. Et le grand Priamos entra sans être vu d’eux, et,s’approchant, il entoura de ses bras les genoux d’Akhilleus, et ilbaisa les mains terribles et meurtrières qui lui avaient tué tantde fils.

Quand un homme a encouru une grande peine,ayant tué quelqu’un dans sa patrie, et quand, exilé chez un peupleétranger, il entre dans une riche demeure, tous ceux qui le voientrestent stupéfaits. Ainsi Akhilleus fut troublé en voyant le divinPriamos ; et les autres, pleins d’étonnement, se regardaiententre eux. Et Priamos dit ces paroles suppliantes :

– Souviens-toi de ton père, ô Akhilleus égalaux dieux ! Il est de mon âge et sur le seuil fatal de lavieillesse. Ses voisins l’oppriment peut-être en ton absence, et iln’a personne qui écarte loin de lui l’outrage et le malheur ;mais, au moins, il sait que tu es vivant, et il s’en réjouit dansson cœur, et il espère tous les jours qu’il verra son filsbien-aimé de retour d’Ilios. Mais, moi, malheureux ! qui aiengendré des fils irréprochables dans la grande Troiè, je ne saiss’il m’en reste un seul. J’en avais cinquante quand les Akhaiensarrivèrent. Dix-neuf étaient sortis du même sein, et plusieursfemmes avaient enfanté les autres dans mes demeures. L’impétueuxArès a rompu les genoux du plus grand nombre. Un seul défendait maville et mes peuples, Hektôr, que tu viens de tuer tandis qu’ilcombattait pour sa patrie. Et c’est pour lui que je viens aux nefsdes Akhaiens ; et je t’apporte, afin de le racheter, desprésents infinis. Respecte les dieux, Akhilleus, et, te souvenantde ton père, aie pitié de moi qui suis plus malheureux que lui, carj’ai pu, ce qu’aucun homme n’a encore fait sur la terre, approcherde ma bouche les mains de celui qui a tué mes enfants !

Il parla ainsi, et il remplit Akhilleus duregret de son père. Et le Pèlèiade, prenant le vieillard par lamain, le repoussa doucement. Et ils se souvenaient tous deux ;et Priamos, prosterné aux pieds d’Akhilleus, pleurait de toutes seslarmes le tueur d’hommes Hektôr ; et Akhilleus pleurait sonpère et Patroklos, et leurs gémissements retentissaient sous latente.

Puis, le divin Akhilleus, s’étant rassasié delarmes, sentit sa douleur s’apaiser dans sa poitrine, et il se levade son siège ; et plein de pitié pour cette tête et cettebarbe blanche, il releva le vieillard de sa main et lui dit cesparoles ailées :

– Ah ! malheureux ! Certes, tu assubi des peines sans nombre dans ton cœur. Comment as-tu osé venirseul vers les nefs des Akhaiens et soutenir la vue de l’homme quit’a tué tant de braves enfants ? Ton cœur est de fer. Maisprends ce siège, et, bien qu’affligés, laissons nos douleurss’apaiser, car le deuil ne nous rend rien. Les dieux ont destinéles misérables mortels à vivre pleins de tristesse, et, seuls, ilsn’ont point de soucis. Deux tonneaux sont au seuil de Zeus, et l’uncontient les maux, et l’autre les biens. Et le foudroyant Zeus,mêlant ce qu’il donne, envoie tantôt le mal et tantôt le bien. Etcelui qui n’a reçu que des dons malheureux est en proie àl’outrage, et la mauvaise faim le ronge sur la terre féconde, et ilva çà et là, non honoré des dieux ni des hommes. Ainsi les dieuxfirent à Pèleus des dons illustres dès sa naissance, et plus quetous les autres hommes il fut comblé de félicités et de richesses,et il commanda aux Myrmidones, et, mortel, il fut uni à une déesse.Mais les dieux le frappèrent d’un mal : il fut privé d’unepostérité héritière de sa puissance, et il n’engendra qu’un filsqui doit bientôt mourir et qui ne soignera point savieillesse ; car, loin de ma patrie, je reste devant Troiè,pour ton affliction et celle de tes enfants. Et toi-même,vieillard, nous avons appris que tu étais heureux autrefois, et quesur toute la terre qui va jusqu’à Lesbos de Makar, et, vers lenord, jusqu’à la Phrygiè et le large Hellespontos, tu étaisillustre ô vieillard, par tes richesses et par tes enfants. Etvoici que les dieux t’ont frappé d’une calamité, et, depuis laguerre et le carnage, des guerriers environnent ta ville. Soisferme, et ne te lamente point dans ton cœur sur l’inévitabledestinée. Tu ne feras point revivre ton fils par tes gémissements.Crains plutôt de subir d’autres maux.

Et le vieux et divin Priamos luirépondit :

– Ne me dis point de me reposer, ô nourrissonde Zeus, tant que Hektôr est couché sans sépulture devant testentes. Rends-le-moi promptement, afin je le voie de mes yeux, etreçois les présents nombreux que nous te portons. Puisses-tu enjouir et retourner dans la terre de ta patrie, puisque tu m’aslaissé vivre et voir la lumière de Hélios.

Et Akhilleus aux pieds rapides, le regardantd’un œil sombre, lui répondit :

– Vieillard, ne m’irrite pas davantage. Jesais que je dois te rendre Hektôr. La mère qui m’a enfanté, lafille du Vieillard de la mer, m’a été envoyée par Zeus. Et je saisaussi, Priamos, et tu n’as pu me cacher, qu’un des dieux t’aconduit aux nefs rapides des Akhaiens. Aucun homme, bien que jeuneet brave, n’eût osé venir jusqu’au camp. Il n’eût point échappé auxgardes, ni soulevé aisément les barrières de nos portes. Neréveille donc point les douleurs de mon âme. Bien que je t’aiereçu, vieillard, comme un suppliant sous mes tentes, crains que jeviole les ordres de Zeus et que je te tue.

Il parla ainsi, et le vieillard trembla etobéit. Et le Pèléide sauta comme un lion hors de la tente. Et iln’était point seul, et deux serviteurs le suivirent, le hérosAutomédôn et Alkimos. Et Akhilleus les honorait entre tous sescompagnons depuis la mort de Patroklos. Et ils dételèrent leschevaux et les mulets, et ils firent entrer le héraut de Priamos etlui donnèrent un siège. Puis ils enlevèrent du beau char lesprésents infinis qui rachetaient Hektôr ; mais ils ylaissèrent deux manteaux et une riche tunique pour envelopper lecadavre qu’on allait emporter dans Ilios.

Et Akhilleus, appelant les femmes, leurordonna de laver le cadavre et de le parfumer à l’écart, afin quePriamos ne vît point son fils, et de peur qu’en le voyant, le pèrene pût contenir sa colère dans son cœur irrité, et qu’Akhilleus,furieux, le tuât, en violant les ordres de Zeus. Et après que lesfemmes, ayant lavé et parfumé le cadavre, l’eurent enveloppé dubeau manteau et de la tunique, Akhilleus le souleva lui-même du litfunèbre, et, avec l’aide de ses compagnons, il le plaça sur le beauchar. Puis, il appela en gémissant son cher compagnon :

– Ne t’irrite point contre moi, Patroklos, situ apprends, chez Aidès, que j’ai rendu le divin Hektôr à son pèrebien-aimé ; car il m’a fait des présents honorables, dont jete réserve, comme il est juste, une part égale.

Le divin Akhilleus, ayant ainsi parlé, rentradans sa tente. Et il reprit le siège poli qu’il occupait en face dePriamos, et il lui dit :

– Ton fils t’est rendu, vieillard, comme tul’as désiré. Il est couché sur un lit. Tu le verras et tul’emporteras au retour d’Éôs. Maintenant, songeons au repas. Niobèaux beaux cheveux elle-même se souvint de manger après que sesdouze enfants eurent péri dans ses demeures, six filles et autantde fils florissants de jeunesse. Apollôn, irrité contre Niobè, tuaceux-ci de son arc d’argent ; et Artémis qui se réjouit de sesflèches tua celles-là, parce que Niobè s’était égalée à Lètô auxbelles joues, disant que la déesse n’avait conçu que deux enfants,tandis qu’elle en avait conçu de nombreux. Elle le disait, mais lesdeux enfants de Lètô tuèrent tous les siens. Et depuis neuf joursils étaient couchés dans le sang, et nul ne lesensevelissait : le Kroniôn avait changé ces peuples enpierres ; mais, le dixième jour, les dieux les ensevelirent.Et, cependant, Niobè se souvenait de manger lorsqu’elle étaitfatiguée de pleurer. Et maintenant, au milieu des rochers et desmontagnes désertes, sur le Sipylos, où sont les retraites desnymphes divines qui dansent autour de l’Akhélôios, bien que changéeen pierre par les dieux, elle souffre encore. Allons, divinvieillard, mangeons. Tu pleureras ensuite ton fils bien-aimé, quandtu l’auras conduit dans Ilios. Là, il te fera répandre deslarmes.

Le rapide Akhilleus parla ainsi, et, selevant, il tua une brebis blanche. Et ses compagnons, l’ayantécorchée, la préparèrent avec soin. Et, la coupant en morceaux, ilsles fixèrent à des broches, les rôtirent et les retirèrent à temps.Et Automédôn, prenant le pain, le distribua sur la table dans debelles corbeilles. Et Akhilleus distribua lui-même les chairs. Tousétendirent les mains sur les mets qui étaient devant eux. Et quandils n’eurent plus le désir de boire et de manger, le DardanidePriamos admira combien Akhilleus était grand et beau et semblableaux dieux. Et Akhilleus admirait aussi le Dardanide Priamos, sonaspect vénérable et ses sages paroles. Et, quand ils se furentadmirés longtemps, le vieux et divin Priamos parla ainsi :

– Fais que je puisse me coucher promptement,nourrisson de Zeus, afin que je jouisse du doux sommeil ; carmes yeux ne se sont point fermés sous mes paupières depuis que monfils a rendu l’âme sous tes mains. Je n’ai fait que me lamenter etsubir des douleurs infinies, prosterné sur le fumier, dansl’enceinte de ma cour. Et je n’ai pris quelque nourriture, et jen’ai bu de vin qu’ici. Auparavant, je n’avais rien mangé.

Il parla ainsi, et Akhilleus ordonna à sescompagnons et aux femmes de préparer des lits sous le portique, etd’y étendre de belles étoffes pourprées, puis des tapis, et,par-dessus, des tuniques de laine. Et les femmes, sortant de latente avec des torches aux mains, préparèrent aussitôt deux lits.Et alors Akhilleus aux pieds rapides dit avecbienveillance :

Tu dormiras hors de la tente, cher vieillard,de peur qu’un des Akhaiens, venant me consulter, comme ils en ontcoutume, ne t’aperçoive dans la nuit noire et rapide. Et aussitôtil en avertirait le prince des peuples Agamemnôn, et peut-être quele rachat du cadavre serait retardé. Mais réponds-moi, et dis lavérité. Combien de jours désires-tu pour ensevelir le divin Hektôr,afin que je reste en repos pendant ce temps, et que je retienne lespeuples ?

Et le vieux et divin Priamos luirépondit :

– Si tu veux que je rende de justes honneursau divin Hektôr, en faisant cela, Akhilleus, tu exauceras mon vœule plus cher. Tu sais que nous sommes renfermés dans la ville, etloin de la montagne où le bois doit être coupé, et que les Troienssont saisis de terreur. Pendant neuf jours nous pleurerons Hektôrdans nos demeures ; le dixième, nous l’ensevelirons, et lepeuple fera le repas funèbre ; le onzième, nous le placeronsdans le tombeau, et, le douzième, nous combattrons de nouveau, s’ille faut.

Et le divin Akhilleus aux pieds rapides luirépondit :

– Vieillard Priamos, il en sera ainsi, selonton désir ; et pendant ce temps, j’arrêterai la guerre.

Ayant ainsi parlé, il serra la main droite duvieillard afin qu’il cessât de craindre dans son cœur. Et le hérautet Priamos, tous deux pleins de sagesse, s’endormirent sous leportique de la tente. Et Akhilleus s’endormit dans le fond de satente bien construite, et Breisèis aux belles joues coucha auprèsde lui.

Et tous les dieux et les hommes qui combattentà cheval dormaient dans la nuit, domptés par le doux sommeil ;mais le sommeil ne saisit point le bienveillant Herméias, quisongeait à emmener le roi Priamos du milieu des nefs, sans être vudes gardes sacrés des portes. Et il s’approcha de sa tête et il luidit :

– Ô vieillard ! ne crains-tu donc aucunmalheur, que tu dormes ainsi au milieu d’hommes ennemis, aprèsqu’Akhilleus t’a épargné ? Maintenant que tu as racheté tonfils bien-aimé par de nombreux présents, les fils qui te restent endonneront trois fois autant pour te racheter vivant, si l’AtréideAgamemnôn te découvre, et si tous les Akhaiens l’apprennent.

Il parla ainsi, et le vieillard trembla ;et il ordonna au héraut de se lever. Et Herméias attela leursmulets et leurs chevaux, et il les conduisit rapidement à traversle camp, et nul ne les vit. Et quand ils furent arrivés au gué dufleuve au beau cours, du Xanthos tourbillonnant que l’immortel Zeusengendra, Herméias remonta vers le haut Olympos.

Et déjà Éôs au péplos couleur de safran serépandait sur toute la terre, et les deux vieillards poussaient leschevaux vers la ville, en pleurant et en se lamentant, et lesmulets portaient le cadavre. Et nul ne les aperçut, parmi leshommes et les femmes aux belles ceintures, avant Kassandrèsemblable à Aphroditè d’or. Et, du haut de Pergamos, elle vit sonpère bien-aimé, debout sur le char, et le héraut, et le corps queles mulets amenaient sur le lit funèbre. Et aussitôt elle pleura,et elle cria, par toute la ville :

– Voyez, Troiens et Troiennes ! Si vousalliez autrefois au-devant de Hektôr, le cœur plein de joie, quandil revenait vivant du combat, voyez celui qui était l’orgueil de laville et de tout un peuple !

Elle parla ainsi, et nul parmi les hommes etles femmes ne resta dans la ville, tant un deuil irrésistible lesentraînait tous. Et ils coururent, au-delà des portes, au-devant ducadavre. Et, les premières, l’épouse bien-aimée et la mèrevénérable, arrachant leurs cheveux, se jetèrent sur le char enembrassant la tête de Hektôr. Et tout autour la foule pleurait. Etcertes, tout le jour, jusqu’à la chute de Hélios, ils eussent gémiet pleuré devant les portes, si Priamos, du haut de son char, n’eûtdit à ses peuples :

– Retirez-vous, afin que je passe avec lesmulets. Nous nous rassasierons de larmes quand j’aurai conduit cecorps dans ma demeure.

Il parla ainsi, et, se séparant, ilslaissèrent le char passer. Puis, ayant conduit Hektôr dans lesriches demeures, ils le déposèrent sur un lit sculpté, et ilsappelèrent les chanteurs funèbres, et ceux-ci gémirent un chantlamentable auquel succédaient les plaintes des femmes. Et, parmicelles-ci, Andromakhè aux bras blancs commença le deuil, tenantdans ses mains la tête du tueur d’hommes Hektôr :

– Ô homme ! tu es mort jeune, et tu m’aslaissée veuve dans mes demeures, et je ne pense pas qu’il parvienneà la puberté, ce fils enfant que nous avons engendré tous deux, ômalheureux que nous sommes ! Avant cela, cette ville serarenversée de son faîte, puisque son défenseur a péri, toi qui laprotégeais, et ses femmes fidèles et ses petits enfants. Ellesseront enlevées sur les nefs creuses, et moi avec elles. Et toi,mon enfant, tu me suivras et tu me subiras de honteux travaux, tefatiguant pour un maître féroce ! ou bien un Akhaien, tefaisant tourner de la main, te jettera du haut d’une tour pour unemort affreuse, furieux que Hektôr ait tué ou son frère, ou sonpère, ou son fils ; car de nombreux Akhaiens sont tombés,mordant la terre, sous ses mains. Et ton père n’était pas doux dansle combat, et c’est pour cela que les peuples le pleurent par laville. Ô Hektôr ! tu accables tes parents d’un deuilinconsolable, et tu me laisses surtout en proie à d’affreusesdouleurs, car, en mourant, tu ne m’auras point tendu les bras deton lit, et tu ne m’auras point dit quelque sage parole dont jepuisse me souvenir, les jours et les nuits, en versant deslarmes.

Elle parla ainsi en pleurant, et les femmesgémirent avec elle ; et, au milieu de celles-ci, Hékabècontinua le deuil désespéré :

– Hektôr, le plus cher de tous mes enfants,certes, les dieux t’aimaient pendant ta vie, car ils ont veillé surtoi dans la mort. Akhilleus aux pieds rapides a vendu tous ceux demes fils qu’il a pu saisir, par-delà la mer stérile, à Samos, àImbros, et dans la barbare Lemnos. Et il t’a arraché l’âme avecl’airain aigu, et il t’a traîné autour du tombeau de son compagnonPatroklos que tu as tué et qu’il n’a point fait revivre ; et,maintenant, te voici couché comme si tu venais de mourir dans nosdemeures, frais et semblable à un homme que l’archer Apollôn vientde frapper de ses divines flèches.

Elle parla ainsi en pleurant, et elle excitales gémissements des femmes ; et, au milieu de celles-ci,Hélénè continua le deuil :

– Hektôr, tu étais le plus cher de tous mesfrères, car Alexandros, plein de beauté, est mon époux, lui qui m’aconduite dans Troiè. Plût aux dieux que j’eusse périauparavant ! Voici déjà la vingtième année depuis que je suisvenue, abandonnant ma patrie, et jamais tu ne m’as dit une paroleinjurieuse ou dure, et si l’un de mes frères, ou l’une des messœurs, ou ma belle-mère, – car Priamos me fut toujours un pèreplein de douceur, – me blâmait dans nos demeures, tu lesavertissais et tu les apaisais par ta douceur et par tes parolesbienveillantes. C’est pour cela que je te pleure en gémissant, moi,malheureuse, qui n’aurai plus jamais un protecteur ni un ami dansla grande Troiè, car tous m’ont en horreur.

Elle parla ainsi en pleurant, et tout lepeuple gémit.

Mais le vieux Priamos leur dit :

– Troiens, amenez maintenant le bois dans laville, et ne craignez point les embûches profondes des Argiens, carAkhilleus, en me renvoyant des nefs noires, m’a promis de ne pointnous attaquer avant qu’Éôs ne soit revenue pour la douzièmefois.

Il parla ainsi, et tous, attelant aux charsles bœufs et les mulets, aussitôt se rassemblèrent devant la ville.Et, pendant neuf jours, ils amenèrent des monceaux de bois. Etquand Éôs reparut pour la dixième fois éclairant les mortels, ilsplacèrent, en versant des larmes, le brave Hektôr sur le faite dubûcher, et ils y mirent le feu. Et quand Éôs aux doigts rosés, néeau matin, reparut encore, tout le peuple se rassembla autour dubûcher de l’illustre Hektôr. Et, après s’être rassemblés, ilséteignirent d’abord le bûcher où la force du feu avait brûlé, avecdu vin noir. Puis, ses frères et ses compagnons recueillirent engémissant ses os blancs ; et les larmes coulaient sur leursjoues. Et ils déposèrent dans une urne d’or ses os fumants, et ilsl’enveloppèrent de péplos pourprés. Puis, ils la mirent dans unefosse creuse recouverte de grandes pierres, et, au-dessus, ilsélevèrent le tombeau. Et des sentinelles veillaient de tous côtésde peur que les Akhaiens aux belles knèmides ne se jetassent sur laville. Puis, le tombeau étant achevé, ils se retirèrent et seréunirent en foule, afin de prendre part à un repas solennel, dansles demeures du roi Priamos, nourrisson de Zeus.

Et c’est ainsi qu’ils accomplirent lesfunérailles de Hektôr dompteur de chevaux.

 

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Tags: Homere