L’Iliade et l’Odyssée

d’ Homère

Prélude – Scène 1 : L’aède et son public

Un jour, il y a près de trois mille ans, un navire peint de brillantes couleurs entrait dans un port du pays qui s’appelle encore la Grèce.

Sur le pont du navire se trouvait un homme enveloppé d’un grossier manteau de poil de chèvre. Sous son manteau, il tenait une lyre finement ouvragée. C’était la chose la plus précieuse que possédât cet homme, qui était un aède errant. Il voyageait d’un endroit à l’autre, chantant des poèmes qui racontaient les exploits de héros célèbres.

La nouvelle de son arrivée se répandit rapidement. Les premiers à en être informés furent les pêcheurs qui raccommodaient leurs filets sur le rivage. Ils envoyèrent en hâte un jeune garçon à la ville qui était bâtie sur la colline. Il appela les sentinelles qui montaient la garde aux remparts :

« Un aède est ici, leur dit-il. Il arriveà l’instant de Smyrne, à bord d’un vaisseau rapide. »

Les sentinelles crièrent la nouvelle dans lesrues grouillantes de monde. Sur le seuil de leurs cabanes depierre, les artisans qui travaillaient le cuir et le métalsourirent en tirant leurs aiguilles et en soulevant leurs marteaux.Ils transmirent le message aux commerçants et aux fermiers depassage, rassemblés sur la place du marché au centre de laville.

Réunis ce jour-là sur la place pour décider decertaines lois, se trouvaient aussi les chefs de la ville, leshommes qui possédaient des terres. À leur tour, ils apprirent lavenue de l’aède. Ils se rendirent aussitôt auprès du roi de laville qu’ils trouvèrent assis sur son banc de pierre sculptée.

Peu de temps après, le roi annonça qu’ildonnerait un banquet à son palais, au sommet de la colline. Tout lemonde était invité à prendre part au festin et à venir écouter lechant de l’aède.

Des esclaves se mirent à préparer le repas.C’étaient les habitants de villes conquises, ou les femmes et lesenfants de soldats ennemis tués au combat. Ils firent rôtir laviande sur des broches, emplirent des corbeilles de pain,mélangèrent du vin avec de l’eau et des épices.

Quand tout fut prêt, l’aède fut installé à laplace d’honneur : un siège recouvert d’un tapis épais etmoelleux. Et, après le festin, il accorda sa lyre et commença àchanter. C’étaient de très longues histoires qui étaient chantéeset non pas récitées : des histoires d’hommes et de dieux, deguerres et d’aventures, où la réalité se mêlait à la légende.

À cette époque même, les histoires étaientdéjà vieilles. Elles n’avaient jamais été écrites, car il n’y avaitpas de livres en ce temps-là. Mais un aède les apprenait de labouche d’un autre aède, et elles restaient ainsi vivantes pendantdes centaines d’années.

Les dieux tenaient autant de place que leshommes dans ces histoires. Les hommes d’autrefois vivaient prochede la nature et ils croyaient que tout dans la nature étaitl’oeuvre des dieux sous une forme humaine. Les arbres, lesrivières, les vents, les mers, la terre elle-même, tout avait sesdieux.

Les dieux étaient commandés par Zeus, le dieudu ciel. Zeus parlait par la voix de la foudre. Dans son palais duMont Olympe, environné de nuages, les dieux s’assemblaient pourleurs banquets, tout comme les habitants d’une ville s’assemblaientau palais de leur roi.

Zeus avait une femme jalouse, Héra, et denombreux enfants. Parmi eux était le jeune Apollon, le dieu dusoleil, et sa timide soeur jumelle, Artémis, déesse de la lune.Tous deux pouvaient frapper les hommes, en tirant sur eux desflèches de maladie. Il y avait encore Athéna, la plus intelligentedes déesses, l’habile boiteux Héphaïstos, Déméter, déesse de laterre, et Poséidon, dieu de la mer.

Les dieux ne pouvaient jamais mourir. Ilsétaient capables de voler dans les airs, de changer de forme, etmême de se rendre invisibles. Mais ils étaient changeants comme lanature. Un dieu pouvait aider un homme un jour et se tourner contrelui le lendemain. Aussi les hommes bâtissaient-ils des temples etdes sanctuaires dans chaque ville, et faisaient-ils aux dieux desprières et des sacrifices. Et les aèdes ne manquaient jamais deparler des actions des dieux dans leurs histoires.

Chaque aède racontait ses histoires à safaçon, et le plus grand d’entre eux fut Homère. Il fut un desmeilleurs conteurs de tous les temps, et le premier dont le nomnous a été transmis dans l’histoire.

Des hommes de tous les pays ont apprécié lesrécits d’Homère. En lisant l’Iliade, qui parle de la guerre deTroie, ils entendaient le cliquetis des armes, goûtaient lapoussière du champ de bataille et voyaient de braves soldats sebattre entre eux jusqu’à la mort. En lisant l’Odyssée, ilspartageaient les aventures d’Ulysse, cet homme fort et ingénieuxqui affronta hardiment les dangers terrifiants qu’il rencontra surterre et sur mer.

Aujourd’hui, des siècles après le temps oùHomère chantait en s’accompagnant de sa lyre, l’Iliade et l’Odysséesont encore deux des plus grandes et plus belles histoires quiaient jamais été racontées.

Prélude – Scène 2 : L’origine de laguerre

Il y a des centaines et des centainesd’années, 3 500 ans peut-être, il y avait une fière citécommerçante qui s’appelait Ilion ou Troie.

Or, de l’autre côté de la mer Égée, sur lapartie du continent que nous appelons la Grèce, et dans denombreuses îles disséminées sur la mer, il y avait d’autres villeset bourgades dont les hommes faisaient aussi du commerce par mer.Il existait une rivalité entre ces villes et Troie depuis bien desannées. Cette rivalité aboutit à une guerre longue et terrible.Voici, selon les légendes, quelle fut l’origine de la guerre.

Le roi de Troie, Priam, et sa femme Hécubeavaient beaucoup de fils et de filles. Mais quand l’un de cesenfants fut sur le point de naître, la reine eut un songe :elle rêva que, devenu grand, il serait une torche enflammée etdétruirait la cité. En ce temps-là, on croyait fortement auxsonges ; aussi, quand un beau petit garçon leur arriva, lepère et la mère affligés décidèrent de l’abandonner sur les pentesde l’Ida, une montagne voisine, afin de sauver, par sa mort, laville qu’ils aimaient.

Ils confièrent la triste tâche à un berger.Mais, le berger était un homme bon qui, n’ayant pas d’enfants,garda le bébé et l’éleva comme le sien.

L’enfant s’appelait Pâris, et il devint unjeune berger beau et fort, qui ne se doutait pas du tout qu’ilétait fils de roi. Mais le destin, pensait-on alors, était quelquechose à quoi l’on ne pouvait pas échapper. C’est ainsi que le jeunePâris trouva enfin son destin.

Sur le Mont Olympe où les dieux immortelsdécidaient souvent du destin des hommes, trois déesses sequerellèrent un jour. C’étaient Héra, la reine des dieux, Athéna,déesse de la sagesse, et Aphrodite, déesse de la beauté. Elles sequerellaient sur le point de savoir laquelle d’entre elles était laplus belle, et elles décidèrent de s’en remettre au choix d’unhomme mortel.

Les trois déesses descendirent sur les pentesdu Mont Ida et là, qui trouvèrent-elles, sinon Pâris, qui gardaittranquillement ses troupeaux ? Les déesses lui demandèrent dechoisir entre elles ; puis, si peu honnête que cela nousparaisse, elles commencèrent à lui offrir des présents. Héra luioffrit le plus grand des pouvoirs sur les armées et les hommes,s’il la choisissait, elle ; Athéna lui offritl’intelligence ; mais Aphrodite lui offrit comme épouse laplus belle femme du monde, s’il la choisissait, et c’est ce qu’ilfit.

Dès lors Pâris ne se contenta plus de sa vietranquille sur la montagne. Il descendit dans la ville de Troiepour chercher la fortune que la déesse lui avait promise. Là, lecharme de son visage et de ses manières, son habileté aux jeuxl’amenèrent bientôt à la cour du roi. Il ne fallut pas longtempspour que son histoire fût connue, et ses heureux parents,bannissant leurs craintes, fêtèrent le retour du fils qu’ilsavaient perdu depuis longtemps. Bientôt Pâris s’en fut, avec uneflotte à lui, pour faire du commerce et voir du pays.

C’est alors que les difficultés commencèrent.Pâris n’avait pas oublié la promesse que la déesse lui avait faite,et, partout où il allait, il cherchait la belle femme que la déesselui avait promise.

Il entendit bientôt parler d’une femme quiétait réputée au loin comme la plus belle femme du monde. C’étaitHélène de Sparte. Il se rendit donc à Sparte et s’aperçut que cetterenommée était exacte. Pâris s’éprit aussitôt d’Hélène, et, quandil rembarqua, il l’emmena avec lui à Troie pour en faire sonépouse.

Tout cela aurait été fort beau si Hélènen’avait été déjà mariée. Son mari était le roi de Sparte, Ménélas.Et il fut irrité, comme vous pouvez l’imaginer, quand sa femme lequitta pour Troie.

Ménélas se rendit immédiatement chez son frèreAgamemnon, roi de Mycènes. Ensemble les deux hommes firent desprojets de revanche. Ils allèrent d’île en île, de ville en ville,pour lever une armée et équiper une flotte, afin de reconquérirHélène et de châtier Troie.

Ils débarquèrent enfin sur le rivage troyen.Puis ils bâtirent tout le long du rivage un grand mur de terre, enavant de leurs vaisseaux. À l’abri de ce mur, près des vaisseauxaux hautes proues, ils construisirent des baraques. Et ces baraquesdevaient être leurs maisons pendant dix longues et pénibles annéesde guerre.

À tour de rôle, les deux armées remportèrentdes victoires au cours de ces années-là. Mais les Troyens ne purentjamais incendier les vaisseaux grecs, ni les forcer à reprendre lamer. Et les Grecs ne purent jamais faire une percée dans les mursde la ville pour reprendre Hélène aux Troyens.

C’est à la fin de la neuvième année de guerreque commence le récit d’Homère.

L’Iliade – Introduction

Voici l’histoire de la guerre de Troie, etcomment, dans les plaines baignées par la mer Égée, les Grecsreconquirent Hélène et châtièrent Troie.

Les dieux immortels eux-mêmes se rangèrent enbataille, tandis que Zeus tonnait du haut des airs.

Maint brave guerrier, tant grec que troyen,fut envoyé chez Hadès, pleurant sa jeunesse perdue.

Pendant dix ans, la bataille fit rage,jusqu’au jour où le stratagème du cheval de bois amena la chute deTroie, la reine des cités.

L’Iliade – Scène 1 : Laquerelle

Voici l’histoire de la colère d’un homme, detous les maux qu’elle valut aux Grecs, et de tous les héros qu’elleenvoya, morts, chez Hadès.

Achille était cet homme, et sa colères’enflamma lors de sa querelle avec le grand roi Agamemnon. Iladvint que les Grecs firent prisonnière Chryséis, fille d’un prêtred’Apollon, et elle fut donnée au roi Agamemnon. Son père offritpour elle une riche rançon, mais Agamemnon le renvoya durement.

Le vieillard s’en alla, mais quand il eutatteint le rivage, il invoqua Apollon et appela sa malédiction surles Grecs.

Apollon descendit de l’Olympe, arc surl’épaule et carquois bien fermé. Il envoya dans le camp des Grecsdes flèches de maladie, tant et si bien que des bûchers nes’arrêtaient pas de brûler les cadavres, nuit et jour.

« Apollon est irrité, dit le devin desGrecs, parce que la fille de son prêtre n’est pas retournée dansson pays. Il ne cessera pas d’envoyer ses flèches funestes avantqu’elle ne soit de retour, et que n’aient été faites les offrandesconvenables. »

Alors Agamemnon se leva plein de rage.« Que la jeune fille soit donc rendue pour le salut del’armée, dit-il. Mais je ne serai pas frustré de ma récompense.Trouvez-moi un dédommagement, ou bien j’enverrai des hommes à labaraque d’Ulysse ou d’Ajax ou d’Achille, et je prendrai pour moil’une de leurs captives. »

« Cupide Agamemnon, répliqua Achille, jeprendrai mes vaisseaux et rentrerai chez moi, plutôt que de resterici pour être insulté et entasser pour toi desrichesses. »

« Rentre chez toi avec tes vaisseaux ettes hommes, lui répondit Agamemnon. Je ne te supplierai pas derester. Mais maintenant, pour te montrer qui est le plus fort,j’enverrai prendre dans ta baraque la jeune Briséis, qui est tarécompense. Ainsi, les autres sauront qu’il ne faut pas m’irriterde la sorte. »

Ces mots frappèrent au coeur de l’orgueilleuxAchille. Il interpella Agamemnon en paroles brutales.

« Sac à vin ! Oeil de chien et coeurde cerf ! Écoute à présent ce serment solennel. Aussi sûrementque ce sceptre que je tiens ne repoussera jamais plus, ne produiraplus ni feuilles ni rameaux, tout aussi sûrement le jour viendra oùtous les Grecs regretteront Achille. Et quand tes hommes tomberontpar centaines sous les coups d’Hector le Troyen, tu te frapperas lapoitrine, dans ton dépit de ne pas avoir honoré le plus vaillantdes Grecs. »

À ces mots, Achille jeta par terre son sceptreaux clous d’or, puis s’assit, tandis qu’Agamemnon lui jetait desregards furieux.

Après quoi, l’assemblée fut congédiée etAchille, suivi de ses hommes, regagna sa baraque et sesvaisseaux.

Agamemnon s’empressa de renvoyer Chryséis surun bateau aux ordres d’Ulysse. Mais il n’oubliait pas sa querelleavec Achille. Il dépêcha deux hérauts à la baraque d’Achille, pourlui ramener Briséis.

Quand les hommes eurent emmené Briséis enpleurs, Achille, la mort dans l’âme, se retira au bord de la mer.Et il appela sa mère, Thétis, la nymphe marine, qui était assiseauprès de son père, le dieu de la mer. Elle sortit des eaux, commeune vapeur, vint s’asseoir à côté d’Achille et le caressa de samain.

« Mon enfant, lui dit-elle, pourquoipleures-tu ? Parle-moi sans détour, afin que je puissepartager ton chagrin. »

Aussi, quoique la déesse connût toute chose,Achille lui raconta ce qui lui était arrivé ce jour-là.

« Va trouver Zeus, lui demanda-t-il quandil eut fini son histoire. Prends-lui les genoux, et persuade-le, situ peux, d’aider les Troyens et de refouler vers leurs vaisseauxles Grecs décimés. Cela montrera à Agamemnon quelle fut sa folied’insulter son meilleur guerrier. »

Thétis s’éleva aussitôt vers le ciel. Là, elletrouva le père des dieux assis à l’écart sur le plus haut sommet del’Olympe. Elle s’accroupit à ses pieds et lui prit les genoux.

« Zeus père, lui dit-elle en suppliant,si jamais je t’ai rendu quelque service, exauce le voeu que jefais. Honore mon fils qui est destiné à mourir si jeune, et quivient d’être insulté par Agamemnon. Donne la victoire aux Troyens,jusqu’à ce que les Grecs rendent à Achille l’honneur qui lui estdû. »

Zeus soupira d’un air malheureux :« Voilà une fâcheuse affaire qui va me mettre en conflit avecHéra, mon épouse. Elle prétend déjà que je favorise les Troyens.Va-t’en avant qu’elle ne te voie. Mais d’abord, pour montrer quej’accorde ta demande, j’inclinerai ma tête. »

Et, au moment où Zeus inclinait sa noble têteen signe d’assentiment, tout l’Olympe fut ébranlé.

L’Iliade – Scène 2 : Le Songed’Agamemnon

S’inquiétant des moyens de faire périrbeaucoup de Grecs sur le champ de bataille pour la gloired’Achille, Zeus pensa que le mieux serait d’envoyer à Agamemnon leSonge pernicieux. Il l’appela donc et l’envoya dire au roiAgamemnon que la victoire était toute proche.

Le Songe partit aussitôt pour le camp. Iltrouva Agamemnon endormi dans sa baraque.

« Tu dors ? lui dit-il. Ce n’est pasle moment de dormir, quand les immortels ont enfin décidé que tut’emparerais de Troie aux larges rues. »

Puis le Songe s’en retourna et Agamemnons’éveilla, croyant toujours entendre cette voix. Il se levarapidement. Il revêtit une belle tunique neuve, s’enveloppa de sonmanteau, attacha ses sandales et ceignit son épée. Il prit ensuiteson sceptre royal et se rendit auprès des vaisseaux.

Il convoqua d’abord le Conseil des vieillards,pour leur donner les fausses bonnes nouvelles. Puis ce fut le tourdes soldats. Comme un énorme essaim d’abeilles, les hommessortirent de leurs baraques sur le rivage. Si grand était letumulte qu’il fallut neuf hérauts, à grands cris, pour les apaiserde façon que leurs rois puissent être entendus.

Quand enfin ils furent tous assis, Agamemnonse leva, appuyé sur son sceptre. « O mes amis, héros de laGrèce, leur dit-il. Bientôt la ville du roi Priam succombera, priseet détruite par nos bras. Cela ne saurait tarder un jour de plus.Mais d’abord, allez au repas et préparez-vous au combat.

« Aiguisez vos lances, ajustez vosboucliers, donnez à manger à vos chevaux et veillez à ce que voschars soient prêts pour l’action.

« Car ce sera une rude journée. Nouscombattrons sans trève, jusqu’à ce que la sueur fasse coller lebaudrier sur votre poitrine, et que votre main se lasse du javelot.Quant à celui qui restera à traîner près des vaisseaux, il sera lapâture des oiseaux et des chiens. »

Les Grecs accueillirent ce discours enpoussant une grande clameur, pareille au grondement de la vague quise brise sur les rochers du rivage. Puis les hommes se dispersèrentà travers les vaisseaux, pour allumer les feux et prendre leurrepas. Chacun fit une offrande à son dieu favori, le priant d’êtreencore en vie quand la bataille se terminerait le soir.

Agamemnon fit aussi son sacrifice àZeus : il lui immola un boeuf gras de cinq ans. Et il priapour que Troie tombât le jour même, et que son héros Hector roulâtdans la poussière avec ses compagnons.

Zeus accepta le sacrifice. Mais il n’exauçapas la prière, car il réservait aux Grecs, ce jour-là, la mort etla souffrance.

Le repas terminé, Agamemnon donna l’ordre auxhérauts à la voix sonore d’appeler les Grecs au combat. Aussitôtles hommes se répandirent hors de leurs vaisseaux et de leursbaraques et se regroupèrent par pays et par clan. Les roisrangèrent leurs troupes en ordre de bataille, là, dans la plaine duXanthe. Et, grâce à Zeus, on voyait Agamemnon se distinguer desautres, comme un taureau dans un troupeau de vaches.

Les hommes avançaient dans l’étincellement dubronze qui brillait comme un feu de forêt sur la montagne. Et lesol résonnait sous leurs pas.

Zeus avait envoyé à Troie Iris, rapidemessagère, sous la forme d’un guerrier troyen. Elle trouva lesTroyens réunis à la porte du palais de Priam, et là elle s’adressaau roi Priam et à son fils Hector.

« Vieillard, dit-elle à Priam, tu esencore ici à parler, comme si nous étions en temps de paix. Maisune lutte à mort va se livrer, car à présent une armée marche dansla plaine, aussi nombreuse que les feuilles de la forêt ou lesgrains de sable de la mer. Hector, je t’en supplie, demande à tesalliés de ranger leurs hommes en formation, et de partir pour labataille. »

Hector reconnut la voix de la déesse, etaussitôt il congédia l’assemblée. Les Troyens coururent aux armes.Bientôt, en grand tumulte, l’armée troyenne et ses alliés sortaientpar les portes de la ville et gagnaient une butte dans laplaine.

L’Iliade – Scène 3 : Le combatsingulier

Maintenant les deux armées s’approchaientl’une de l’autre, les Troyens criant comme un grand vol de grues,les Grecs en profond silence. Sous leurs pas s’élevait untourbillon de poussière, pareil au brouillard qui, sur la montagne,ne permet pas de voir plus loin que le jet d’une pierre.

Quand les deux armées se trouvèrent enprésence Pâris s’avança pour combattre en avant des Troyens. Ilprovoquait tous les Grecs à venir l’affronter en combat singulier.Avec sur ses épaules une peau de panthère, un arc recourbé et uneépée, et à la main deux lances à pointe de bronze, il était beaucomme un dieu.

Quand Ménélas vit que c’était Pâris, il futrempli de joie, comme un lion affamé qui découvre sa proie. Il sedit qu’il allait se venger de l’homme qui lui avait fait du tort.Aussitôt, de son char, il sauta à terre, en armes.

Pâris vit Ménélas s’avancer, et il futépouvanté. Il recula comme un homme qui aperçoit un serpent dansles bois.

Alors Hector se tourna vers son frère avecmépris.

« Ah ! Pâris de malheur, pourquoidonc es-tu né ? Pourquoi n’es-tu pas mort avant d’avoir prisfemme ? Ils vont rire, les Grecs qui t’ont cru un héros sur lafoi de ta belle prestance. C’est toi qui as navigué sur la mer pourramener avec toi la reine charmante d’un peuple vaillant ? Etmaintenant tu es trop lâche pour affronter l’homme que tu asoffensé ? Nous, les Troyens, devrions t’avoir lapidé depuislongtemps, pour tous les maux que tu nous as causés. »

« Tout ce que tu dis est vrai, Hector,répondit Pâris. Si tu veux que je combatte, fais asseoir toutes lestroupes, et je l’affronterai entre les deux armées. Hélène et tousses trésors seront l’enjeu du combat. Celui qui vaincra recevral’épouse et tous les biens, et les autres pourront enfin avoir lapaix. »

Ces paroles plurent à Hector. Il s’avançaentre les lignes et redit à tous la proposition de Pâris.

« L’un de nous doit mourir, c’estcertain, dit Ménélas, et il est juste que les autres aient la paix.Que Priam vienne donc pour faire à la Terre et au Soleil dessacrifices solennels et jurer de donner Hélène au vainqueur, afinqu’ensuite nous ayons la paix. »

Grecs et Troyens se réjouirent à la pensée devoir cesser la guerre. Ils arrêtèrent leurs chars et endescendirent. Puis ils déposèrent leurs armes, assez près les unsdes autres, car peu d’espace se trouvait entre les deux armées.

Hector envoya deux hérauts vers la ville pourconvoquer Priam. Mais Iris, entre-temps, prit les traits d’unefille de Priam, et alla porter les nouvelles à Hélène. Elle latrouva dans son palais, en train de tisser un grand manteau depourpre. Elle y traçait les multiples combats que se livraient pourelle les Troyens et les Grecs.

À la nouvelle du combat singulier, un regretl’envahit – regret de son premier époux, de sa ville, de sesparents. Aussitôt elle se couvrit d’un voile blanc et courut, lesyeux brillants de larmes, vers les portes Scées.

Priam était là, assis avec les anciens qui nepouvaient plus combattre. Mais c’étaient d’agréables causeurs,pareils à des cigales qui chantent au soleil. En voyant Hélènes’avancer vers eux, ils se dirent : « Ce n’est pasétonnant que les Grecs et les Troyens combattent depuis silongtemps pour une telle femme. Sa beauté est pareille à celle desdéesses immortelles. Pourtant, il serait préférable qu’elles’embarque et s’en aille, plutôt que de rester ici et d’être unfléau pour nous et nos enfants. »

Priam s’adressa à elle avec bienveillance,sans lui faire de reproches. Il lui demanda de lui montrerAgamemnon et Ulysse. Hélène lui montra aussi Ajax et d’autres chefsgrecs. Puis les hérauts envoyés par Hector arrivèrent pour dire quePriam était invité à offrir le sacrifice avant le combatsingulier.

Priam frissonna quand il entendit la nouvelle.Il craignait pour la vie de son fils. Cependant il partit sur sonchar, accomplit les sacrifices et prêta de solennels serments. Puisil rentra dans la ville, car il n’avait pas le courage de voir lecombat singulier.

Hector et Ulysse mesurèrent le terrain. Puis,choisissant des sorts, ils les jetèrent dans un casque pour savoirqui des deux lancerait le premier sa pique de bronze.

Les troupes se mirent à prier, en levant lesmains. La même prière servit à tous, Grecs et Troyens, car c’étaitune prière de paix.

Alors Hector secoua le casque, en détournantles yeux, et ce fut le sort de Pâris qui sauta au dehors.

Les hommes s’assirent en rangs, et Pâris passason armure : de splendides jambières avec des couvre-chevillesd’argent, et une cuirasse sur sa poitrine. Autour de ses épaules,il jeta une épée à clous d’argent et un bouclier grand et dur. Sursa tête, il mit un casque bien ouvré, à panache oscillant. Enfin ilsaisit sa pique, bien adaptée à sa main. Pendant ce temps, Ménélass’armait lui aussi de la même façon.

Agitant leurs armes, et se lançant des regardsterribles, ils s’avancèrent tous deux entre les lignes. Ce futPâris qui lança le premier sa pique : il atteignit en plein lebouclier de Ménélas, mais sans le percer ; la pointe setordit.

Ménélas brandit sa pique, en adressant uneprière à Zeus. L’arme traversa le bouclier, la cuirasse et latunique. Mais Pâris se pencha et échappa ainsi à la mort.

Ménélas tira alors son épée à clous d’argent,la leva et frappa Pâris sur son casque. Mais l’épée se brisa enmorceaux et tomba de sa main.

« O Zeus ! Que tu escruel ! » s’écria Ménélas. Et il saisit Pâris par soncasque à l’épaisse crinière, se retourna et le tira vers les lignesgrecques. C’eût été la fin de Pâris, mais Aphrodite veillait surson protégé. Elle rompit la jugulaire, et Ménélas ne retint plusqu’un casque vide. Il le jeta vers ses amis, et s’élança contrePâris avec sa pique. Mais Aphrodite enleva Pâris et le déposa danssa chambre à coucher de Troie. Et tandis que Ménélas furieux lecherchait dans la foule, Pâris reposait là, en sûreté.

Enfin Agamemnon dit aux Troyens :« Il est clair que Ménélas est le vainqueur. À vous donc denous rendre Hélène et ses trésors ! »

Ainsi parla-t-il et les Grecs l’approuvèrent.Et si Zeus l’eût permis, la guerre de Troie pouvait se termineralors.

L’Iliade – Scène 4 : La flèchefatale

Les dieux se trouvaient réunis dans le palaisde Zeus. Et tandis qu’ils buvaient le nectar dans leurs coupesd’or, ils contemplaient la ville des Troyens.

Alors, Zeus voulut essayer de piquer Héra pardes paroles mordantes.

« Je sais que Ménélas a, pour ledéfendre, deux déesses, Héra et Athéna. Mais elles sonttranquillement assises, alors qu’Aphrodite vient de sauver Pârisd’une mort certaine. Toutefois, c’est bien à Ménélas qu’appartientla victoire. Donc, si cela t’agrée, il ramènera Hélène chez lui, etla ville de Priam restera debout. »

Ces mots irritèrent Athéna et Héra quiméditaient la ruine de Troie. Athéna resta silencieuse, mais Hérane put se contenir.

« Zeus, s’écria-t-elle, quels mots as-tudits là ? Veux-tu rendre mon labeur inutile, et vaine ma sueuret la fatigue de mes chevaux lorsque je rassemblais les armées partoute la Grèce. Tu dis que Troie va être épargnée. À ta guise, maisn’attends pas que je t’approuve. »

Zeus s’irrita à son tour : « Quelmal Priam et ses enfants t’ont-ils fait pour que tu soies sirésolue à détruire leur belle ville ? De toutes les cités dumonde, Troie est la plus chère à mon coeur. »

« Tout ce que je te demande, réponditHéra, est de permettre à Athéna de descendre sur le champ debataille et de pousser les Troyens à rompre la trêve. À coup sûr,je mérite ces égards comme déesse et comme épouse. »

Zeus acquiesça. Athéna descendit d’un bond surla terre, pareille à un météore. Les guetteurs dans la plainecomprirent qu’elle apportait un message des dieux. Mais quelétait-il : la paix ou la guerre ?

Athéna connaissait la réponse. Elle prit laforme d’un guerrier troyen et se mit à chercher l’habile archerPandaros.

« Pandaros, lui dit-elle, ne voudrais-tupas gagner la faveur des Troyens en faisant périr Ménélas d’uneseule flèche de ton arc ? Pâris te donnerait à coup sûr untrès beau présent. Allons ! Tire donc sur l’illustre Ménélas,tout en priant Apollon à l’arc renommé et en lui promettant unsacrifice. »

Ainsi dit Athéna ; le pauvre sot l’encrut. Il saisit son grand arc fait des cornes d’un bouquetin etlong de seize palmes. Il banda l’arc, puis le posa à terre.S’abritant derrière les boucliers de ses compagnons, il prit dansson carquois une flèche neuve empennée et l’ajusta sur lacorde.

Tout en priant Apollon, il tira en arrière laflèche et la corde, jusqu’à ce que la corde fût près de sapoitrine. Quand il eut tendu en cercle le grand arc, il lâcha laflèche : la corne crissa et la corde retentit bruyamment.

À travers la foule, la flèche vola droit versMénélas. Elle traversa le ceinturon, enfonça la cuirasse et déchirala tunique. Mais Athéna n’avait pas oublié Ménélas : elledévia la pointe de la flèche. Le sang pourpre jaillit, mais aucunendroit vital ne fut atteint.

Un frisson saisit Agamemnon quand il vit lesang noir couler de la blessure. Car comment pourrait-il rentrer àArgos sans son frère à ses côtés ?

Cependant Ménélas lui dit pour leréconforter : « La blessure n’est rien et sera viteguérie. »

Alors Agamemnon fit venir le médecin Machaon,qui arracha la flèche, défit le ceinturon et la cuirasse, et suçale sang de la blessure. Puis il y appliqua quelques baumesadoucissants.

Tandis que Machaon soignait Ménélas, lesTroyens commençaient à avancer en armes. Les Grecs reprirent doncleurs armes, et, poussés par Athéna aux yeux pers, ils tournèrentleurs pensées vers le combat.

Nul ne pouvait voir clair dans la mêlée. Commedes loups, Grecs et Troyens se jetaient les uns sur les autres, etchaque homme abattait son homme. Nombreux furent les guerriers desdeux armées qui, ce jour-là, tombèrent côte à côte dans lapoussière, payant de leur vie la rupture de la trêve.

L’Iliade – Scène 5 : Le vaillantHector

La traîtrise de Pandaros redonna aux Grecsleur ardeur offensive. Les Troyens étaient sur le point d’êtrerefoulés dans leur ville, défaits et déshonorés. Mais Hélénos, filsde Priam et le meilleur devin de Troie, alla trouver Hector.

« C’est à toi d’organiser la résistance,dit-il. Tu es le meilleur de tous nos chefs. Retiens les hommes enavant des portes, ou ils iront se jeter vers les femmes en donnantla victoire à nos ennemis. Quand tu les auras encouragés, ilstiendront leurs positions, si épuisés qu’ils soient, car lanécessité les presse.

« Puis va vers notre mère, la reineHécube, et demande-lui d’offrir à Athéna le plus grand et le plusbeau voile qu’elle possède. Qu’elle promette aussi à la déessedouze jeunes génisses, si elle prend en pitié notre ville, nosfemmes et nos enfants. »

Aussitôt Hector sauta de son char à terre.Brandissant ses piques, il parcourut en tous sens l’armée. Ilredonna tant d’ardeur aux combattants que les Grecs se disaientqu’un dieu devait secourir les Troyens, à les voir ainsi seretourner contre eux.

Puis Hector reprit le chemin de la ville, etle cuir noir qui courait en bordure de son bouclier battait à lafois sur sa nuque et sur ses talons. Quand il arriva aux portesScées, les épouses et les filles des Troyens accoururent autour delui, lui demandant des nouvelles des hommes. « Priez lesdieux », leur dit-il à toutes, car les nouvelles qu’il avaitpour beaucoup étaient tristes.

Il parvint enfin au palais de Priam, orné deportiques aux colonnes polies. Ce fut là que sa mère vint à sarencontre et lui prit la main.

« Pourquoi as-tu quitté le combat ?lui demanda-t-elle. Les Grecs vous accablent sans doute. Attends,je vais t’apporter un doux vin. Tu en feras d’abord libation àZeus, puis tu pourras en boire. »

« Non, mère, répondit Hector, je ne puisoffrir une libation avec du sang et de la boue sur les mains. Vaplutôt avec les anciennes au temple d’Athéna. Offre-lui le plusbeau voile que tu possèdes. Dépose-le sur ses genoux et promets-luidouze jeunes génisses, si elle prend en pitié nos femmes et nosenfants, et écarte les Grecs de notre ville. »

La reine se rendit au temple et déposa sur lesgenoux d’Athéna un grand voile brodé, brillant comme un astre. Puiselle pria la déesse, mais celle-ci rejeta sa prière.

Pendant ce temps Hector allait à sa maison.« Ma place est à l’armée, se disait-il. Mais d’abord, je vaisaller chez nous revoir ma femme et mon tout jeune fils ; carje ne sais si je les reverrai jamais. »

Andromaque, sa femme, n’était pas au logis.Les servantes lui apprirent qu’elle était allée au rempart,bouleversée par les nouvelles de la bataille.

Hector repartit donc en hâte à travers laville. Comme il arrivait aux portes Scées, il vit sa femme accourirau-devant de lui. La nourrice la suivait, avec l’enfant dans sesbras, le fils chéri de son père et l’espoir de Troie. Hector sourità la vue de son fils, mais Andromaque éclata en sanglots.

« Malheureux ! s’écria-t-elle. Tu nevis que pour combattre. N’as-tu pas pitié de ton fils si petit, nide moi misérable, qui bientôt serai veuve de toi ? Si je teperds, je ne veux plus vivre, car je n’ai que toi. Tu es pour moiun père, une mère et un frère, ainsi que mon épouxbien-aimé. »

« Je n’oublie pas cela, chère femme,répondit Hector. Mais je ne pourrais me montrer aux Troyens, si jefuyais, comme un lâche, loin du combat. »

Ayant ainsi parlé, Hector tendit les bras àson fils, le petit Astyanax. Mais l’enfant fut effrayé par lecasque brillant avec son panache en crins de cheval qui oscillaitterriblement, et il se rejeta en arrière contre sa nourrice. Sonpère et sa mère se mirent à rire. Hector ôta son casque et le posaà terre. Puis il embrassa son fils, le berça dans ses bras et semit à prier. « Zeus, et vous, les autres dieux, dit-il, faitesque cet enfant, mon fils, soit un jour roi deTroie ! »

Puis il remit l’enfant à sa mère qui le serrasur sa poitrine, riant à travers ses larmes. Son époux s’en aperçutet la caressa de sa main.

Il lui dit : « Ma pauvre, net’afflige pas trop ! On ne peut échapper à son destin ;mais personne ne saurait, avant l’heure fixée, m’envoyer chezHadès. »

Hector reprit alors son casque et Andromaqueregagna sa maison, en tournant de temps en temps la tête et enversant de grosses larmes.

L’Iliade – Scène 6 : La balance dudestin

Alors Zeus attela à son char deux chevauxrapides aux sabots de bronze, à la crinière d’or. Tout vêtu d’or,et faisant claquer son fouet d’or, Zeus monta sur le char ets’envola sur le Mont Ida. Là, il cacha ses chevaux dans un nuage ets’assit près de son autel sur la cime, afin de contempler la villeet les vaisseaux.

Comme la journée s’avançait, – la bataillefaisait rage depuis l’aube -, Zeus déploya sa balance d’or. Il yplaça deux Destins de mort, l’un pour les Grecs, l’autre pour lesTroyens. Puis il souleva la balance par le milieu, et le fléaus’inclina du côté des Grecs, marquant pour eux le jour fatal. AlorsZeus, du haut de l’Ida, tonna avec force et lança sur les Grecs unéclair qui frappa de terreur tous les hommes.

À ce moment, ni Ulysse ni Agamemnon n’osèrentrésister, ni les deux Ajax, si vaillants guerriers qu’ils fussent.Le vieux Nestor se trouva en danger, quand Pâris eut frappé l’undes chevaux de son char, jetant le désarroi dans l’attelage. Levieillard aurait perdu la vie, si Diomède, un autre héros, ne l’eûtvu, et ne lui eût porté secours.

Tandis que Diomède et Nestor fuyaient endirection des vaisseaux, Hector cria à ses hommes :

« Troyens, l’heure est venue de montrervotre valeur. Je vois que Zeus nous promet la victoire, comme laruine à nos ennemis. Regardez ces misérables murailles qu’ils ontélevées : elles ne serviront à rien. Quant à leur fossé, noschevaux le franchiront d’un bond. Allons aux vaisseaux,incendions-les, et massacrons auprès de leurs navires les Grecssuffoqués par la fumée. »

Zeus inspira aux Troyens tant d’ardeur qu’ilsrepoussèrent les Grecs tout droit vers le fossé. Hector marchait aupremier rang. Il poursuivait les Grecs, tuant tous ceux quirestaient les derniers, tandis que les autres s’enfuyaient. Enfin,ils franchirent la palissade et le fossé, laissant de nombreuxmorts. Arrivés près des vaisseaux, ils levèrent leurs bras vers leciel et prièrent les dieux. Hector faisait voltiger ses chevaux, etses yeux ressemblaient à ceux d’Arès, le dieu de la guerre.

À ce moment, la brillante lumière du soleiltomba dans l’Océan, entraînant la nuit noire sur la terre. LesTroyens virent à regret disparaître la lumière, mais les Grecs,eux, accueillirent la nuit avec joie.

La nuit venue, Hector dut écarter ses troupesdes vaisseaux. Ils trouvèrent, près du fleuve, un espace libreentre les cadavres. C’est là qu’ils tinrent assemblée, descendantde leur char pour écouter ce que dirait leur prince.

« Troyens et alliés, dit Hector, jecroyais, tout à l’heure, que nous retournerions dans la ville,après avoir anéanti les Grecs et leurs vaisseaux. Mais la nuit lesa sauvés. Nous camperons donc ici et, au premier rayon du jour,nous reprendrons le combat.

« Amenez de la ville des boeufs et degros moutons, ainsi que du pain et du vin pour le repas du soir.Apportez aussi du bois. Il faut que nous fassions brûler des feuxnombreux, de peur que l’ennemi ne tente de s’enfuir à la faveur dela nuit. Ah ! puissé-je être immortel et à jamais soustrait àla vieillesse, aussi vrai que ce jour est en train d’apporter lemalheur aux Grecs. »

Ainsi parla-t-il, et les Troyens d’applaudir.Ils dételèrent leurs chevaux et les attachèrent aux chars, puis ilsapportèrent du bois et de la nourriture.

Bientôt, entre les vaisseaux et le fleuve, desfeux brillèrent dans la plaine, aussi nombreux que les étoiles dansle ciel. Autour de chaque feu se tenaient cinquante hommes, tandisque leurs chevaux étaient debout, près des chars, à manger le bongrain.

L’Iliade – Scène 7 : L’ambassade àAchille

Tandis que les Troyens se gardaient ainsi, lesGrecs étaient en proie à une folle panique. Agamemnon allait etvenait, le coeur broyé de chagrin. Quand il eut convoqué les hommesà l’assemblée, il se tourna vers eux, le visage baigné delarmes.

« Mes amis, leur dit-il, Zeus a été trèscruel envers moi. Il m’avait jadis promis que je détruirais lesremparts de Troie, et voici qu’il m’invite à rentrer sans gloire àArgos, après avoir perdu tant d’hommes ! Eh bien ! si telest le bon plaisir de Zeus, fuyons sur nos vaisseaux tandis quenous le pouvons, car sûrement nous ne prendrons plusTroie. »

Il dit. Tous demeuraient silencieux et cois.Enfin Diomède prit la parole.

« Agamemnon, dit-il, je dois te diredevant tous que ton avis est insensé. Pars si tu veux. Voici lamer, voici les vaisseaux – toute cette flotte que tu as amenée deMycènes. Mais nous, les autres Grecs, nous resterons ici, jusqu’àla prise de Troie. Et s’ils veulent partir aussi, mon cocher etmoi, nous resterons ici, pour faire la volonté du ciel. »

Tous applaudirent Diomède. Puis, Nestor seleva et leur dit :

« Tu as fort bien parlé, Diomède. Maisc’est à moi, qui suis plus âgé que toi, d’achever et de dire tout.Préparons d’abord le repas : nous avons tout ce qu’ilfaut. »

Quand ils eurent tous bu et mangé, Nestorreprit la parole.

« Glorieux Agamemnon, dit-il, il seraitencore temps de faire la paix avec Achille, héros aimé des dieux.En cédant à ton coeur orgueilleux, tu lui as fait affront. Tupourrais le fléchir par des dons agréables et de doucesparoles. »

« Tu dis vrai, répliqua Agamemnon.J’étais insensé, je ne le nie pas. Maintenant, mon seul désir estde faire la paix avec lui. Et voici ce que je veux luioffrir : sept trépieds neufs, dix lingots d’or, vingt superbeschaudrons, douze chevaux de course et sept femmes habiles àl’ouvrage que nous avons ramenées de Lesbos. Je lui rendraiBriséis, sa captive, et si nous prenons la ville de Troie, il aurasa part de butin.

« Voilà ce que je lui donnerai, s’ilrenonce à sa colère. Car, à coup sûr, un homme que les dieux aimenttant vaut toute une armée. »

Nestor lui répondit : « GlorieuxAgamemnon, tu n’offres pas à Achille des présents qui soient àdédaigner. Choisissons donc des envoyés pour les porter. Dépêchonsle grand Ajax et le divin Ulysse. »

Ce choix fut approuvé de tous.

Tandis qu’ils marchaient le long du rivage,Ajax et Ulysse adressaient maintes prières à Poséidon, le dieu dela mer, afin qu’il leur permît de fléchir aisément l’âme hautained’Achille.

Quand ils arrivèrent aux baraques desMyrmidons, ils trouvèrent Achille jouant de la cithare, une bellecithare surmontée d’une traverse d’argent. Et il chantait pour sonami Patrocle et pour lui-même les exploits des héros.

À l’approche des deux envoyés, Achille se levad’un bond. Il les salua et les fit asseoir sur des sièges et destapis de pourpre.

« Maintenant, Patrocle, dit-il, apportedu bon vin et des coupes à chacun, car ces hommes sont mesmeilleurs amis. »

Patrocle obéit à son compagnon. Achille alors,à la lueur du feu, se mit à découper des viandes ; il lesenfila sur des broches et les fit rôtir sur la braise. Patrocledistribua le pain, tandis qu’Achille servait les viandes.

Quand ils eurent mangé et bu, Ulysse leva sacoupe et dit :

«À ta santé, Achille ! Les bons repas nenous ont pas manqué aussi bien dans la baraque d’Agamemnon qu’icimême aujourd’hui. Mais ce n’est pas d’un festin que nous avonscure. Notre souci est de savoir si nous sauverons ou perdrons nosvaisseaux … à moins que tu ne reviennes combattre avec nous. LesTroyens ont établi leur camp tout près des vaisseaux et dumur ; ils croient que nous ne tiendrons plus et que nousallons nous jeter sur nos vaisseaux. Lève-toi donc, si tu veuxsauver les tiens.

« Souviens-toi que ton père, le jour deton départ, te mettait en garde contre l’orgueil et les querelles.Il n’est pas trop tard pour changer, car nous venons de la partd’Agamemnon t’offrir les plus riches présents, si tu renonces à tacolère. » Puis, Ulysse lui énuméra les présents, l’or et leschevaux, les femmes habiles à l’ouvrage, et tout le reste.

Mais Achille ne fut pas ébranlé par cespromesses.

« Je dois te déclarer exactement ce queje pense, dit-il. Je hais cet homme du fond du coeur. Je suis lasd’avoir passé tant de nuits d’insomnie et tant de jours sanglantspour son seul avantage. Pourquoi faut-il que les Grecs combattentles Troyens ? Pour Hélène ? Agamemnon et Ménélas sont-ilsles seuls hommes ici à aimer leurs femmes ? Tout homme bon etsensé aima la sienne, comme moi j’aimais la mienne de tout coeur,bien qu’elle fût captive.

« M’offrît-il tous les trésors de Delpheset de Thèbes, Agamemnon ne saurait me persuader. Car, pour moi, lavie vaut plus que tous les trésors du monde. On peut enlever desboeufs et des moutons, acheter de l’or et des chevaux, mais la vied’un homme ne se ressaisit pas, une fois qu’elle a franchi labarrière des dents.

« Ma mère Thétis m’a montré deuxchemins : ou bien rester ici à Troie et mourir en gagnant unegloire immortelle, ou bien vivre dans ma patrie de longues etpaisibles années. C’est là ce que je ferai. Et je vous conseille devous en retourner pareillement. Car Zeus étend son bras sur cetteville, et jamais vous ne verrez la fin de la haute Ilion.

« Allez porter mon message à vos princes,afin qu’ils trouvent un moyen meilleur que celui-ci de sauver leursvaisseaux et leurs hommes. »

Quand Achille eut fini, les envoyés, prenanttour à tour la coupe à deux anses, firent une libation. Puis ilss’en retournèrent en longeant les vaisseaux. Ulysse était entête.

Quand ils arrivèrent dans la baraqued’Agamemnon, les Grecs se levèrent de tous les côtés, les saluèrentde leurs coupes d’or et se mirent à les questionner.

« Glorieux Agamemnon, dit Ulysse, Achillerefuse tous tes présents. Il est plus loin que jamais de céder. Ilmenace de prendre la mer dès l’aube, et nous conseille d’en faireautant. »

Tous restèrent silencieux, frappés de cediscours. Diomède enfin prit la parole.

« Laissons-le s’en aller ou rester à songré, dit-il. Mais pour nous, allons nous reposer, et, dès l’aurore,conduisons nos hommes au combat, et inspirons-leur, par notreexemple, une conduite héroïque. »

Tous applaudirent ces paroles, puis ils secouchèrent et s’endormirent.

L’Iliade – Scène 8 : Le combatdevant la ville

L’Aurore se levait de son lit pour porter lalumière aux hommes et aux dieux lorsque Zeus envoya vers lesvaisseaux des Grecs l’affreuse Discorde. Elle s’arrêta sur levaisseau noir d’Ulysse et poussa un cri puissant et terrible. Onl’entendit jusqu’aux extrémités du camp, et il remplit les hommesde vaillance.

Agamemnon lui-même lança l’appel de guerre.Puis il mit ses jambières et revêtit sa poitrine de la cuirasse quelui avait envoyée le roi de Chypre, à la nouvelle de l’expéditionde Troie. Il ceignit son épée où brillaient des clous d’or etqu’enfermait un fourreau d’argent. Puis il prit son grandbouclier : on voyait sur les bords dix cercles de bronze et,au centre, vingt bossettes d’étain. Sur sa tête, il mit un casque àdeux cimiers : un effrayant panache oscillait au sommet. Et,tenant en mains deux piques à pointe de bronze, le roi de Mycènesla riche s’avança au combat.

Les deux armées étaient pareilles à deuxrangées de moissonneurs devant qui tombent les épis. Ainsi semassacraient les Troyens et les Grecs, en se jetant les uns sur lesautres. Tout le matin, tant que le soleil monta à l’horizon, lesflèches volèrent des deux côtés et les guerriers tombèrent enfoule. Mais à l’heure où le bûcheron se lasse de couper des arbresdans la montagne et songe à prendre son repas, à cette heure lesGrecs enfoncèrent brusquement les rangs ennemis.

Au plus fort du combat se trouvait Agamemnon,appuyé par d’autres Grecs. Les fantassins tuaient les fantassins,les meneurs de chars tuaient les meneurs de chars, tandis que lespieds retentissants des chevaux soulevaient un grand nuage depoussière. Agamemnon tuait, massacrait sans répit. Comme tombentles arbres de la forêt sous les flammes de l’incendie, ainsitombaient les Troyens sous les coups d’Agamemnon.

Par delà l’antique tombeau d’Ilos, au milieude la plaine, par delà le figuier sauvage, en direction de laville, Agamemnon poursuivait toujours les Troyens, les mainssouillées de poussière et de sang. Ils arrivèrent aux portes Scéeset au chêne. Alors, les Troyens auraient été repoussés jusqu’àleurs remparts, Si Zeus n’eut chargé Iris de porter un message àHector.

« Dis à Hector qu’aussi longtempsqu’Agamemnon sèmera la mort à la tête de son armée, il s’abstiennede combattre. Mais quand Agamemnon, blessé par une lance ou uneflèche, sautera sur son char, je donnerai à Hector la force derepousser les Grecs vers leurs vaisseaux, jusqu’à la tombée de lanuit. »

Ainsi parla Zeus à Iris.

Dès qu’Iris eut transmis son message et futrepartie, Hector sauta de son char. Brandissant ses piques aiguës,il rallia ses hommes. Mais il évita Agamemnon, ainsi que Zeus lelui avait conseillé.

Agamemnon, comme toujours, était le premier.Et, au moment où Agamemnon venait d’abattre un Troyen d’un coupd’épée, voici qu’un autre Troyen le frappa de côté, au-dessous ducoude, et la pointe de la lance perça le bras de part en part. Unfrisson saisit Agamemnon, mais il n’en continua pas moins decombattre.

Tant que le sang coula de la blessure,Agamemnon ne cessa pas de combattre. Mais, quand le sang commençade sécher, Agamemnon ressentit de vives douleurs. Il monta sur sonchar, en exhortant ses compagnons à continuer la lutte.

Hector voyant qu’Agamemnon s’éloignait,blessé, cria d’une voix forte :

« Troyens et alliés ! Il s’en estallé, le meilleur de leurs guerriers. Zeus nous a donné lavictoire. Allons, poussez vos chevaux droit vers lesvaisseaux. »

Ainsi Hector excitait le courage des Troyens.Puis il se jeta dans la bataille, pareil au souffle violent d’unerafale qui s’abat sur la mer. Quels furent les premiers, et quelsfurent les derniers qu’immola Hector ? Ils seraient tropnombreux à nommer.

À ce moment, un désastre complet menaçait lesGrecs qui étaient repoussés vers leurs vaisseaux. Tous leurs chefsétaient sérieusement blessés. Diomède fut atteint au pied par uneflèche de Pâris. Une lance troyenne perça le bouclier et lacuirasse d’Ulysse et lui entailla la peau du côté. Le grand Ajaxlui-même dut faire retraite en direction des vaisseaux.

Enfin, une flèche de Pâris mit hors de combatle grand médecin Machaon. Nestor, le voyant blessé, se portaimmédiatement à son secours. Bientôt les chevaux de Nestor, suantet haletant, emportaient les deux hommes vers les vaisseauxcreux.

Achille était debout à la poupe de son navire,contemplant la déroute des Grecs. Quand il vit arriver le char deNestor, il s’adressa à son ami Patrocle.

« Maintenant enfin je vais voir les Grecsà mes genoux, dit-il, car ils sont en mauvaise posture. Va demanderà Nestor quel est l’homme qu’il ramène. De dos, il ressemble fort àMachaon ; mais je n’ai pas vu nettement son visage. Je veux lesavoir, car un médecin qui peut guérir la blessure d’une flèchevaut beaucoup de combattants. »

Patrocle alors se mit à courir le long desbaraques et des vaisseaux. Le char de Nestor était maintenantarrivé à sa baraque. Les deux hommes firent sécher la sueur deleurs tuniques, debout sous la brise, près du rivage de la mer.Puis ils rentrèrent.

Juste à ce moment, Patrocle parut à la porte.Nestor l’invita à s’asseoir, mais Patrocle refusa endisant :

« Achille m’a envoyé demander quel étaitle blessé que tu ramenais. Mais je reconnais Machaon, le pasteurd’hommes. Je vais vite rapporter la nouvelle à Achille, car tu saiscomme il est prompt à la colère. »

« Pourquoi donc Achille plaint-il tant unhomme blessé ? lui répondit Nestor. Ne sait-il rien du deuilqui s’abat sur l’armée ? Les meilleurs sont blessés :Agamemnon, Diomède, Ulysse. Achille ne s’en soucie guère, toutbrave qu’il soit. Attend-il que nos vaisseaux soientbrûlés ?

« Tu dois te souvenir, Patrocle, desrecommandations que te faisait ton père, à ton départ pour laguerre. « Mon fils, disait-il, Achille est plus fort et plusnoble que toi. Mais tu es plus âgé. Tu dois le conseiller. »Voilà les recommandations de ton père. Les as-tuoubliées ?

« Tu es l’ami d’Achille. Peut-êtrepourras-tu le persuader. Ou peut-être t’enverra-t-il, avec sespropres armes, toi et les Myrmidons. Alors les Troyens, voyant destroupes fraîches et croyant que c’est Achille qui les conduit,renonceront à se battre et laisseront les nôtres reprendrehaleine. »

Patrocle fut touché par le discours de Nestor.Il se mit à courir le long des vaisseaux pour aller retrouverAchille.

L’Iliade – Scène 9 : Le combat prèsdes vaisseaux

Maintenant, le combat se déroulait près dufossé et du mur qui protégeaient le camp des Grecs. Lorsque lesGrecs avaient bâti ce large mur, ils avaient oublié d’offrir dessacrifices aux dieux : aussi ne devait-il pas rester longtempsdebout. Mais, à ce moment-là, il se dressait encore, tandis que labataille faisait rage à l’entour et que les bois du rempartrésonnaient sous les coups.

Pendant que les Grecs se tenaient apeurésauprès de leurs vaisseaux, Hector allait et venait dans les rangs,pressant ses hommes de franchir le fossé. Mais les chevauxn’osaient pas ; ils poussaient de forts hennissements,effrayés qu’ils étaient par la largeur du fossé. C’est qu’iln’était pas facile à franchir, car le bord opposé était garni depieux pointus.

« Pourquoi ne pas laisser nos chevaux surle bord du fossé ? suggéra un Troyen à Hector. Puis nous tesuivrons à pied et porterons la mort aux Grecs, si telle est lavolonté des dieux. »

Cela parut à Hector un excellent avis.Aussitôt, il sauta de son char, tout en armes. Les autres Troyensl’imitèrent. Puis ils se formèrent en cinq corps. Le brave Hectorprit la tête des troupes, et ses hommes le suivirent en poussantune clameur prodigieuse.

Les Troyens, confiants dans la protection desdieux et dans leurs propres forces, franchirent le fossé ets’attaquèrent au mur. Ils cherchaient à tirer les corbeaux destours, à faire crouler les parapets, et à soulever les piliersboutants, espérant ainsi enfoncer le rempart.

Mais les Grecs n’étaient pas encore prêts àles laisser passer. De leurs boucliers, ils renforçaient lesparapets, et tiraient de là sur les ennemis qui s’avançaient sousla muraille.

Ainsi, les chances du combat s’équilibraientpour eux, jusqu’au moment où Zeus donna une gloire plus éclatante àHector, qui le premier sauta sur le mur des Grecs.

«À l’assaut, Troyens ! cria-t-il à sescompagnons. Enfoncez le mur et mettez le feu auxvaisseaux. »

Tous les Troyens l’entendirent et se jetèrentsur le mur. Mais Hector fit plus encore. Près de la porte, ilsaisit une énorme pierre, large à la base et pointue au sommet.Deux hommes n’auraient pu aisément la charger sur un char. MaisZeus la lui rendit légère. Il la lança contre les vantaux de laporte que verrouillaient deux barres.

Les vantaux volèrent en éclats, les gondssautèrent et la porte s’abattit dans un fracas épouvantable.

Hector bondit dans le camp, son visage pareilà la nuit. Son corps brillait de l’éclat du bronze, et il tenaitdeux lances à la main. Seul un dieu eût pu l’affronter, quand ilpénétra dans le camp, criant aux Troyens de le suivre. Aussitôt lesuns escaladèrent le mur, les autres franchirent la porte. Les Grecss’enfuirent parmi les vaisseaux, et un tumulte sans fins’éleva.

À ce moment, Nestor, quittant sa baraque,rencontra les rois blessés, Diomède, Ulysse et Agamemnon, quirevenaient de leurs vaisseaux, fort loin de la bataille. Car lerivage, tout vaste qu’il était d’un cap à l’autre cap, n’avait pucontenir tous les vaisseaux : aussi, les avait-on tirés surplusieurs lignes. Ainsi donc les rois, désireux de voir labataille, avançaient ensemble, s’appuyant sur leur lance, l’âmeaffligée au fond de leur poitrine.

En voyant le mur écroulé et les Troyens àl’intérieur du camp, Agamemnon fut découragé. « Tirons à l’eaules vaisseaux qui sont le plus près de la mer, puis mouillons-lesau large, dit-il. Ensuite nous pourrons, de nuit, tirer à l’eau lesautres vaisseaux. »

« Insensé, lui répondit Ulysse, tais-toide peur qu’un Grec n’entende ces paroles, et alors tout seraréellement perdu. C’est une armée de lâches que tu devraisconduire, si tel est ton projet. »

« Tes paroles sont dures, Ulysse, maisc’est toi qui as raison, reconnut Agamemnon. Je ne donnerai pasl’ordre aux Grecs de tirer les vaisseaux à la mer. Mais siquelqu’un a un avis meilleur, écoutons-le. »

« Il faut marcher au combat, dit le braveDiomède. Nous nous tiendrons à l’écart, étant blessés, mais nouspourrons encourager les autres. »

Ils partirent donc, et, en chemin, ilsrencontrèrent Poséidon, sous les traits d’un vieillard. Le dieuadressa à Agamemnon des paroles de réconfort et redonna courage auxGrecs. Ceux-ci repoussèrent les Troyens jusqu’au moment où Zeusenvoya Apollon pour jeter la panique parmi les Grecs.

Tandis que les Grecs étaient, une fois deplus, acculés à leurs vaisseaux, Patrocle arriva, tout en larmes,vers Achille.

« Mon cher Patrocle, dit Achille,pourquoi pleures-tu ? On croirait voir une fillette, qui courtà côté de sa mère et s’accroche à sa robe : elle pleure etveut qu’on la prenne. Qu’y a-t-il donc ? Aurais-tu reçuquelque message de notre pays ? Ou est-ce sur les Grecs que tute lamentes ? Ils souffrent pourtant par leur proprefaute. »

« Oh ! Achille, soupira Patrocle, nem’en veuille pas. Trop grand est le malheur des Grecs : lesmeilleurs d’entre eux sont blessés. Si ton cœur est à ce pointcruel que tu ne veux pas renoncer à ta colère, laisse-moi du moinsemmener les Myrmidons et revêtir tes propres armes, pour essayer desauver les Grecs. »

Ainsi implorait-il, le pauvre fou, sa propremort. Et le fier Achille lui répondit par ces mots :

« Sans doute as-tu raison : je nedevrais pas toujours garder cette colère. Je pensais attendre quela rumeur du combat arrive près de mes vaisseaux. Mais va, prendsmes armes et conduis au combat nos braves Myrmidons, puisque lesTroyens, comme un nuage sombre, assiègent nos vaisseaux et que lesGrecs sont acculés au rivage.

« Va, tombe sur eux avec ardeur. Sauvenos vaisseaux, et procure-moi une grande gloire. Mais quand tuauras écarté l’ennemi des vaisseaux, reviens tout de suite. Même siZeus t’offre de remporter la victoire, tu ne devras pas combattreet amoindrir ma gloire. Ne va pas jusqu’aux murs de la ville, decrainte qu’Apollon qui aime chèrement les Troyens ne se mette surta route. Reviens donc, dès que tu auras sauvé lesvaisseaux. »

Or, pendant qu’Achille et Patrocle parlaient,Ajax qui défendait son grand vaisseau, se trouvait être à bout deforces. Son casque résonnait sous les coups, son épaule gauche sefatiguait à porter son bouclier. Son souffle était haletant et lasueur ruisselait sur son corps. Toutefois, les Troyens n’arrivaientpas à l’ébranler.

Et voici maintenant comment le feu se mit àprendre sur les vaisseaux.

Hector, s’arrêtant près d’Ajax, frappa de sagrande épée la lance du héros et la brisa net. Ajax comprit queZeus était contre lui. Il recula hors de portée des traits. LesTroyens alors lancèrent leurs brandons. Les flammes enveloppèrentd’abord la poupe, et, au bout d’un moment, le feu flambait sur toutle navire.

L’Iliade – Scène 10 : La mort dePatrocle

Voyant jaillir près des vaisseaux le feudévorant, Achille se frappa les cuisses et dit à Patrocle :« Revêts vite mes armes, tandis que je rassemble les hommes.Nous ne devons pas laisser l’ennemi nous couper laretraite. »

Patrocle revêtit donc aussitôt les armesd’Achille : les jambières avec les couvre-chevilles d’argent,la cuirasse scintillante, l’épée à clous d’argent, le boucher grandet fort. Il mit sur sa tête le casque à panache et prit à la maindeux lances. Il ne laissa qu’une arme d’Achille, la longue etlourde pique que nul ne pouvait manier.

Il fit atteler les immortels chevaux de sonami, tandis qu’Achille ramenait de leur camp les Myrmidons enarmes. Conduits par Patrocle, ils avancèrent au combat en rangsserrés, bouclier contre bouclier, casque contre casque et hommecontre homme.

Achille, lui, offrit un sacrifice à Zeus, enle priant pour le succès de Patrocle et son heureux retour.

Patrocle et ses hommes marchèrent jusqu’aumoment où ils rencontrèrent les Troyens. Puis ils fondirent sureux, comme un essaim de guêpes, et une immense clameur retentitjusqu’aux vaisseaux. Les Troyens, voyant Patrocle dans son armurebrillante, à la tête des Myrmidons, crurent qu’Achille était deretour au combat, et chacun chercha à s’enfuir. Ils quittèrent lesvaisseaux en flammes et les Myrmidons eurent tôt fait d’éteindrel’incendie.

Puis Patrocle, suivi de tous les Grecs, sejeta sur les Troyens. Ceux-ci, oubliant leur vaillance, nesongèrent plus qu’à la fuite.

Mais Patrocle cherchait maintenant à couperles Troyens, à les refouler vers les vaisseaux. Il ne leurpermettait pas de trouver refuge dans la ville. C’est entre lesvaisseaux, le fleuve et le mur élevé qu’il les chargeait etmassacrait en foule.

Cependant Zeus s’interrogeait sur le sort dePatrocle. Laisserait-il, dès ce moment, Hector le tuer et ledépouiller des armes d’Achille ? Enfin il décida de permettreà Patrocle de repousser les Troyens vers leur ville et d’en tuer ungrand nombre.

Aussitôt, il fit faiblir le courage d’Hector.Montant sur son char, Hector se tourna vers la fuite et exhorta lesautres à fuir. Car il avait reconnu de quel côté penchait labalance sacrée de Zeus.

Alors Patrocle, aveuglé par sa victoire etdésobéissant à l’ordre d’Achille, se mit à poursuivre les Troyens.L’insensé ! S’il avait fait ce que lui conseillait Achille, ilaurait pu échapper ce jour-là à la noire mort. Mais telle n’étaitpas la volonté de Zeus.

Un moment, il sembla même que Patroclepourrait prendre Troie. Par trois fois il mit le pied sur lerempart. Mais Apollon le repoussa et lui dit que la ville ne devaitpas être prise par lui ni même par Achille.

À ce moment, Hector venait de s’arrêter auxportes Scées. Apollon, sous les traits d’un parent d’Hector,l’invita à rejoindre Patrocle. Hector lança ses chevaux vers lui.Patrocle sauta de son char, saisit une pierre et la lança, frappantmortellement le cocher d’Hector. Puis il bondit sur lui. Hector, deson côté, sauta de son char. Alors, ils combattirent autour ducorps, et, quoique Patrocle n’en sût rien, déjà apparaissait leterme de sa vie.

Car Apollon, caché dans une nuée de façon àn’être pas vu de Patrocle, le frappa du plat de la main au milieudes épaules. Les deux yeux du héros furent pris de vertige. Lecasque d’Achille roula dans la poussière. Patrocle chancela. C’estalors qu’un guerrier troyen le frappa dans le dos avec sa lance,mais ce coup ne l’abattit pas. Au moment où Patrocle se repliaitsur le groupe des siens, Hector le frappa un grand coup au ventre,et Patrocle tomba avec fracas.

Hector se mit à exulter devant l’adversaireabattu.

« Enorgueillis-toi si tu veux, ditPatrocle d’une voix défaillante, mais je te dis, Hector, que tun’as plus longtemps à vivre. Voici venir la mort qui te dompterapar les mains d’Achille. »

Comme il parlait, la mort interrompit sondiscours. Et son âme s’en fut chez Hadès, pleurant sur son destin,quittant la force et la jeunesse.

L’Iliade – Scène 11 : Le désespoird’Achille

Tandis que la bataille continuait, Antiloque,fils du roi Nestor, courut vers les vaisseaux, porteur de lanouvelle. Il trouva Achille devant sa baraque, le cœur déjà pleind’angoisse. Mais quand il entendit la terrible nouvelle que luidonnait Antiloque en pleurant, un sombre désespoir envahit Achille.À deux mains il répandit de la cendre sur sa tête et sur son beauvisage. Il s’arracha les cheveux et s’étendit de tout son long dansla poussière, tandis que les femmes que Patrocle et lui avaientprises se frappaient la poitrine en gémissant. Antiloque, quipleurait toujours lui aussi, tenait les mains d’Achille, de craintequ’il ne vînt à se couper la gorge.

Alors Achille poussa un cri affreux, que samère entendit du fond de la mer où elle était assise avec sessœurs, les nymphes. Elle se mit à gémir à son tour, et toutes lesnymphes de la mer se frappèrent la poitrine et se joignirent à salamentation.

« Écoutez, mes sœurs, dit-elle, lessoucis de mon cœur. Je suis la mère du plus grand des héros. Jel’ai élevé et soigné comme une jeune plante et je l’ai envoyé sebattre à Troie, parce qu’il avait choisi une vie courte etglorieuse. Et cette vie est assombrie par le chagrin. J’irai verslui pour savoir quelle en peut être la raison. »

Alors elle quitta sa grotte, et toutes lesnymphes la suivirent en fendant les flots. Elles arrivèrent enfinsur le rivage où se trouvaient les vaisseaux des Myrmidons. Thétistrouva là son fils Achille qui sanglotait.

Prenant la tête de son fils dans ses mains,elle lui dit : « Mon enfant, pourquoi pleures-tu ?Qu’est-ce donc qui te chagrine ? Zeus ne t’a-t-il pas donnétout ce que tu désirais, en faisant que les Grecs soient refoulésvers leurs vaisseaux ? »

« Oui, répondit Achille en gémissant,Zeus a fait tout cela pour moi. Mais quel plaisir en ai-je,maintenant que Patrocle est mort ? Je ne désire plus vivre, àmoins que je ne tue Hector de ma lance. »

« Ah ! mon fils, lui dit en pleurantThétis, ta fin est donc proche. Car, aussitôt après Hector, tumourras. »

« Que la mort vienne donc vite, car jevais aller maintenant à la rencontre d’Hector ! Ne cherchepas, quel que soit ton amour, à me faire changer derésolution. »

« Mais, mon enfant, lui dit Thétis, lesTroyens ont tes armes. C’est Hector lui-même qui les porte. Ne vapas au combat avant demain : je t’apporterai à ce moment denouvelles armes forgées par Héphaïstos lui-même. »

Là-dessus, elle partit pour l’Olympe :elle allait demander à Héphaïstos, le grand artisan, de fabriquerdes armes pour son fils.

Elle le trouva affairé à ses soufflets et à saforge.

« Chère Thétis, dit-il, qu’est-ce quit’amène ici ? Dis-moi ce que tu veux et, si je puis le faire,je serai content de te servir. »

Alors Thétis lui répondit en pleurant et luiexposa la situation d’Achille.

« N’aie crainte, lui dit l’illustreHéphaïstos. Il aura des armes qui émerveilleront tous ceux qui lesverront. Je voudrais seulement qu’il fût aussi facile de leprotéger de la mort, quand elle viendra. »

Aussitôt, il retourna à sa forge et à sessoufflets. Il jeta dans le feu du bronze, de l’étain, de l’or et del’argent. Il mit sur son support une grande enclume, prit d’unemain le marteau et de l’autre les tenailles.

Il fabriqua d’abord un bouclier grand et fort,à cinq épaisseurs. Il mit autour une bordure étincelante. Pour ledécorer, il y représenta la terre, le ciel et la mer, le soleil, lalune et les étoiles. Il y avait une ville paisible, dont le peupledansait et chantait, et une ville assiégée. Il y avait une terrelabourée, un champ moissonné, une vigne, un troupeau paissant lelong d’un fleuve. Et, sur l’extrême bord du bouclier, coulait lefleuve Océan.

Quand le bouclier fut fini, il fabriqua unecuirasse qui brillait comme le feu. Il fabriqua un casque à cimierd’or et des jambières d’étain. Héphaïstos donna tout cela à Thétis.Elle, comme un faucon, fondit du haut de l’Olympe vers son fils.Quand l’Aurore en robe de safran sortit de l’Océan pour apporter lalumière aux hommes et aux dieux, Thétis arriva près des vaisseaux,portant les armes destinées à Achille.

Elle trouva son fils toujours en larmes,serrant le corps de Patrocle dans ses bras. Ses compagnonsl’entouraient. À la vue des armes, ils furent saisis de terreur.Achille, au contraire, sentit la colère le pénétrer davantage, etune lueur s’alluma dans ses yeux.

« Mère, s’écria-t-il, ces armes que mefournit un dieu sont dignes des immortels. Dès maintenant, je vaism’en cuirasser. »

« Fais d’abord la paix avec Agamemnon,lui répondit Thétis. Puis, tu pourras te cuirasser et aller aucombat. »

Achille partit donc en suivant le rivage de lamer, et tous, en le voyant, prirent le chemin de l’assemblée.Diomède et Ulysse vinrent en boitant, puis ce fut Agamemnon quisentait encore sa blessure. Quelle joie pour les Grecs de voirAchille renoncer à sa colère ! Agamemnon offrit à nouveau sesprésents, mais Achille était impatient de courir au combat et nevoulait pas les attendre.

« Laisse-nous un peu de temps, Achille,dit Ulysse, car il faut que les hommes mangent et boivent. Nul nese bat bien, s’il n’a mangé et bu. Mais un homme rassasié peut sebattre tout un jour. »

Achille accepta, bien à regret, cetteproposition.

D’abord Ulysse envoya des hommes à la baraqued’Agamemnon, pour rapporter à l’assemblée les présents qui avaientété promis, et ramener Briséis. Celle-ci pleura en voyant le corpsde Patrocle, ce héros qui avait toujours été un ami pour elle. PuisAgamemnon immola un porc en sacrifice à Zeus. Les Grecs prirentensuite leur repas. Seul Achille ne voulut pas manger, ni êtreconsolé dans son chagrin.

Mais il revêtit les armes d’Héphaïstos. Ellessemblaient le soulever comme des ailes. Quand il eut pris la piquede son père, qu’aucun des Grecs ne pouvait manier, il monta sur sonchar, resplendissant sous ses armes comme le soleil.

L’Iliade – Scène 12 : La batailledes dieux

Tandis que les Troyens s’armaient dans laplaine, attendant l’attaque d’Achille et des Grecs, Zeus conviatous les dieux à venir dans l’Olympe, et pas un fleuve, pas unenymphe n’y manqua. Quand tous se furent assis sous les portiques dupalais de Zeus, Poséidon, l’Ébranleur du sol, se leva et parla enleur nom.

« Pourquoi donc, dieu de la foudre, nousas-tu convoqués ici ? As-tu quelque souci à propos des Troyenset des Grecs qui vont reprendre le combat ? »

« Tu as compris, Ébranleur du sol,répondit Zeus. C’est d’eux que je me préoccupe. Néanmoins, jeresterai assis pour les observer dans un pli de l’Olympe. Vousautres, vous pourrez aller porter secours à celui des deux partisque vous voudrez. Car si Achille est laissé à lui-même, il estcapable de prendre la ville avant le temps fixé. »

Tous les dieux partirent aussitôt pour lechamp de bataille. Héra, Athéna, Poséidon, Hermès, le messager, etHéphaïstos se dirigèrent vers le camp grec. Arès, Apollon, Artémis,sa sœur chasseresse, Latone, leur mère, le fleuve Xanthe et labelle et souriante Aphrodite allèrent auprès des Troyens.

Tant que les dieux étaient absents, les Grecstriomphaient parce qu’Achille avait reparu. Mais à présent, quandAthéna poussa son cri de guerre, Arès se mit lui aussi à crier pourencourager les Troyens.

Zeus tonna du haut des airs ; Poséidonébranla la terre et les cimes des monts. La ville des Troyens etles vaisseaux des Grecs tremblèrent pareillement. Le roi de ceuxqui sont sous terre prit peur et sauta de son trône. MaintenantArtémis se dressait en face d’Héra, Hermès en face de Latone, etXanthe en face d’Héphaïstos. C’est ainsi que les dieux affrontaientles dieux.

Achille cependant bondissait à travers lesrangs, en encourageant chacun des guerriers. Hector, de son côté,exhortait les Troyens, en leur disant de marcher contreAchille.

Apollon s’approcha alors et lui dit :« Ne t’avance pas pour affronter Achille sans quoi il tefrappera de sa lance ou de son épée. »

Là-dessus, Hector se replongea dans la foule,jusqu’au moment où il vit Polydore abattu par Achille. Polydoreétait le plus jeune fils de Priam et celui qu’il aimait le plus. Iltriomphait de tous à la course. Son père lui avait défendu de sebattre, parce qu’il était trop jeune. Mais ce jour-là, poussé parune puérile vanité, il se précipita à travers les rangs descombattants, jusqu’à ce qu’il perdît la vie.

Hector, dès qu’il vit que son frère Polydores’effondrait au sol, les mains crispées sur sa blessure, sentit sesyeux s’embrumer. Il n’eut pas le cœur de rester plus longtemps àl’écart. Pareil à la flamme, il s’élança sur Achille en brandissantsa lance.

Achille bondit au-devant de lui, encriant : « Voici l’homme qui a tué mon plus cherami ! Nous avons fini de nous terrer l’un devant l’autre surtout le champ du combat. Viens donc plus près, pour arriver plusvite au terme de la mort ! »

Hector lui répondit calmement : « Necrois pas m’effrayer par des mots, Achille. Je sais que tu es leplus brave et le plus fort. Mais tout ceci repose sur les genouxdes dieux. Ils peuvent me laisser t’arracher la vie d’un coup delance, car mon trait aussi est perçant. »

À ces mots, il brandit sa pique et la lança.Mais Athéna, d’un souffle, la détourna du glorieux Achille. Elleperdit toute sa force et tomba aux pieds d’Hector.

Achille s’élança avec sa pique, mais Apollondéroba Hector sous une brume épaisse. Trois fois Achille s’élançacontre lui, et trois fois il frappa la brume profonde.

« Une fois de plus, chien, tu viensd’échapper à la mort, cria Achille en s’élançant à nouveau. Mais jet’exécuterai à un autre moment, pourvu qu’un dieu me vienne enaide. Pour l’instant, je vais m’en prendre à d’autres. »

Et Achille s’élança à travers les rangs,pareil à l’incendie qui ravage la forêt, lorsque le vent chasse lesflammes en les faisant tournoyer. Il allait en tous sens, pareil àun dieu, jusqu’à ce que la terre fût inondée de sang.

À ce moment la querelle entre les dieux éclataavec violence. Ils se jetèrent les uns sur les autres avec un grandfracas. La terre et le ciel retentirent. Zeus entendit le bruitdans son Olympe. Il rit de voir Athéna frapper Arès d’une pierre aucou, pour se venger de ses insultes : le voilà étendu, lescheveux dans la poussière. Comme Aphrodite essayait de l’emmenerloin du combat, Athéna la frappa en pleine poitrine, de sa fortemain, et la fit tomber par terre.

Héra, la déesse aux bras blancs, sourit. Maisquand elle entendit Artémis reprocher à Apollon de ne pas se battrecontre le vieux Poséidon, elle lui enleva son arc et, avec cettearme, elle se mit à la frapper tout auprès des oreilles. La pauvreArtémis s’enfuit, toute en larmes, et alla se réfugier dans lesbras de Zeus, son père. Sa mère Latone ramassa l’arc et les flèchespour les lui rapporter.

Alors les dieux retournèrent dans l’Olympe,fatigués du combat. Seul Apollon resta. Il pénétra dans Troie,craignant qu’en dépit du destin, Achille ne prît la ville le jourmême.

Le vieux Priam, du haut du rempart, regardaitle grand Achille qui mettait les Troyens en déroute. Il descenditen gémissant vers les portes. Il ordonna aux sentinelles de lesouvrir toutes grandes jusqu’au moment où les troupes en fuiteseraient rentrées à l’abri.

Les portes ouvertes offraient aux fuyards leurseule chance de salut. Apollon s’élança à leur rencontre, tandisqu’épuisés, ils fuyaient vers la ville, toujours suivis parAchille.

Alors Apollon détourna Achille de la ville, enprenant les traits d’un Troyen et en courant devant lui à très peude distance, en direction du Xanthe.

Pendant ce temps, les Troyens, apeurés commedes faons, faisaient irruption dans la ville. Ils n’avaient mêmepas osé s’attendre les uns les autres hors de la ville et durempart, pour savoir qui avait échappé et qui était mort aucombat.

Seul, Hector restait, par la volonté dudestin, en dehors de la ville, devant les portes Scées.

L’Iliade – Scène 13 : La mortd’Hector

Hector restait là, devant les portes, résolu àse battre avec Achille. Mais ce fut le roi Priam qui, le premier,vit Achille arriver en courant dans la plaine. Ses armes brillaientcomme l’astre éclatant de l’arrière-saison qu’on appelle le Chiend’Orion. Le vieillard gémit, puis, tendant ses bras vers Hector, illui dit :

« Rentre donc dans nos murs pour sauvernotre ville. Aie aussi pitié de moi, ton vieux père, qui ne suispas trop vieux pour souffrir si mes fils sont tués, ma villedétruite, ma maison pillée, mes filles traînées en esclavage. Carc’est moi qui recevrai le dernier la mort, en attendant que moncorps soit livré aux chiens. »

Tout en parlant, le vieillard arrachait sescheveux blancs. Mais Hector restait inébranlable. Sa mère, de soncôté, le suppliait en pleurant, sans le persuader davantage. Ilétait toujours là, son bouclier appuyé contre le mur, regardantapprocher le redoutable Achille.

« Mieux vaut, se disait-il, vider au plustôt notre querelle. Sachons à qui de nous Zeus entend donner lagloire. »

Cependant Achille s’approchait, pareil au dieude la guerre, et ses armes brillaient comme du feu.

Hector frémit en le voyant si près. Il n’eutplus le courage de rester où il était. Laissant derrière lui lesportes, il prit la fuite.

Achille s’élança derrière lui, comme unépervier fond sur une colombe. Ils passèrent la guette et lefiguier, et prirent la grand-route ; enfin, ils arrivèrent auxsources du Xanthe.

Et la course continua : devant, c’étaitun brave qui fuyait, mais c’était un bien plus brave encore qui lepoursuivait. La lutte était acharnée, car la vie d’Hector en étaitl’enjeu. Trois fois ils firent le tour de la ville. Tous les dieuxles contemplaient. Zeus se désolait pour Hector et aurait voulu lesauver, mais Athéna s’y opposait absolument.

« Quoi ! s’écria-t-elle. Un simplemortel, marqué depuis longtemps par le destin, tu voudrais lesoustraire à la mort ? »

C’était comme dans un rêve, quand deux hommesse poursuivent : l’un ne peut pas se dérober à l’autre, nil’autre l’atteindre. Enfin, quand ils revinrent auprès desfontaines pour la quatrième fois, Apollon, qui avait aidé Hectordans sa fuite, l’abandonna. Et Athéna s’approcha de lui, sous lestraits d’un de ses frères, et lui offrit perfidement son aide.

« Frère, lui dit-elle, Achille te faitrude violence en te poursuivant tout autour de la ville.Allons ! arrêtons-nous et résistons sur place. »

Encouragé par ces paroles, Hector se tournavers Achille et lui dit :

« Je ne veux plus te fuir, Achille.Combattons. Je t’aurai, ou tu m’auras. Mais d’abord, faisons unepromesse devant les dieux. Si Zeus m’accorde la victoire, jerendrai ton corps aux Grecs, une fois que je l’aurai dépouillé deses armes. Promets-moi d’en faire autant. »

Achille jeta sur lui un regard furieux etrépondit : « Ne viens pas me parler d’accords. Il n’y apas de pacte loyal entre les lions et les hommes, ni entre lesloups et les agneaux. Entre toi et moi il ne peut y avoir que de lahaine. Rappelle à toi tout ton courage, car je vais te faire payertous les chagrins que tu m’as causés. »

Il dit, et lança sa longue pique. Mais Hectors’accroupit : la pique passa au-dessus de lui, et vint seficher dans la terre. Athéna l’arracha et la rendit à Achille, sansêtre vue d’Hector.

Hector brandit sa pique et la lança. Elleatteignit le milieu du bouclier, mais rebondit à distance. Hectors’irrita de voir que son trait était parti pour rien. Il appelapour demander une seconde lance à son frère, mais celui-ci n’étaitplus près de lui. Alors Hector comprit que les dieux l’avaienttrompé et que sa mort était proche.

« Eh bien ! je vais l’affrontervaillamment, » se dit-il.

Alors, tirant son glaive, il s’élança surAchille, comme un aigle fond sur un agneau. Achille aussi bondit,plein d’une ardeur sauvage, cherchant un point du corps quel’armure laissait à découvert. Il le trouva sur le cou, près de laclavicule, et c’est là qu’il plongea sa pique.

Hector tomba dans la poussière, et Achilles’écria triomphant :

« Insensé, tu croyais peut-être, quand tudépouillais Patrocle, qu’il ne t’en coûterait rien. Mais un vengeurbeaucoup plus fort se tenait près des vaisseaux : moi, quiviens de t’abattre. Maintenant, Patrocle recevra les honneursfunèbres, tandis que tu seras dévoré par les chiens. »

Hector mourant lui dit encore :

« Songe, avant de faire cela, que lesdieux peuvent t’en tenir rancune. Car toi aussi, tu tomberas devantles portes Scées, sous les coups de Pâris et d’Apollon. »

La mort coupa court à ses paroles, et son âmes’en alla chez Hadès, pleurant sur son destin, quittant la force etla jeunesse.

Achille alors dépouilla le mort de ses armes.Les autres Grecs accoururent autour de lui, admirant sa taille etsa beauté. Et chacun, en passant, lui portait un coup de lance, carHector était désormais inoffensif.

Achille se livra ensuite à une action infâme.Il coupa les tendons des pieds d’Hector, et y passa des lanières decuir qu’il attacha à son char. Puis il monta sur le char ets’élança dans la plaine, traînant le corps d’Hector derrièrelui : ses cheveux sombres se déployaient et sa tête jadischarmante gisait dans la poussière.

Les Troyens avaient peine à empêcher Priam desortir des portes.

Cependant les sanglots, les gémissementsparvinrent jusqu’à la chambre où se tenait la femme d’Hector,tissant un châle de pourpre sur lequel elle semait toutes sortes defleurs. La navette tomba de sa main, et elle sortit en courant dela maison, comme une folle, suivie de deux servantes.

Dès qu’elle eut rejoint le mur et la foule,elle s’arrêta, debout sur le rempart, et jeta les yeux de touscôtés. Elle aperçut Hector traîné devant la ville. Alors une nuitsombre enveloppa ses yeux, et elle tomba en arrière, pâmée.

Les Troyennes accoururent autour d’elle. Quandelle put à nouveau parler, elle s’écria : « Hector, voicique tu me laisses veuve dans le palais. Et voici notre filsAstyanax orphelin. Qu’adviendra-t-il de lui ? La peine et leschagrins vont être son partage. »

Ainsi parlait-elle en pleurant, et les femmesgémissaient avec elle.

L’Iliade – Scène 14 : Le rachatd’Hector

Achille continuait de pleurer son amiPatrocle. Chaque jour à l’aube, après une nuit d’insomnie, ilattelait ses chevaux à son char. Trois fois de suite, il traînaitle corps d’Hector autour du tertre de Patrocle, puis le laissaitétendu, le front dans la poussière.

Apollon cependant préservait le corps de toutedégradation, et beaucoup parmi les dieux prenaient Hector en pitié.Seules Héra et Athéna ne voulaient pas pardonner à Troie et à lafamille de Priam, à cause du choix fatal que Pâris avait fait.

Mais quand vint le douzième jour, Apollondemanda avec insistance qu’on fît quelque chose pour Hector.

Aussi, Zeus envoya-t-il un message à Achille,par l’intermédiaire de sa mère Thétis : qu’il accepte larançon du cadavre, quand Priam la lui offrirait.

Entre temps, Zeus envoya Iris vers Priam.Quand le roi entendit à son oreille la voix de la déesse, iltrembla de crainte. Mais il n’hésita pas. Il ordonna immédiatementà ses fils d’équiper un chariot à mules, et d’attacher dessus unecorbeille. Il alla lui-même dans la chambre haute, en bois decèdre, qui contenait maints objets précieux.

Il prit dans ses coffres douze belles robes,douze manteaux, autant de tapis, de châles et de tuniques. Il pritdix lingots d’or, deux trépieds luisants, quatre chaudrons et unecoupe magnifique.

Puis il pressa ses fils de charger sur lechariot l’immense rançon d’Hector.

À ce moment, la reine Hécube apporta du vindans une coupe d’or pour faire une libation à Zeus. En réponse,Zeus envoya son aigle : l’oiseau, heureux présage, apparut surla droite.

Aussitôt Priam monta sur son char à chevaux etle poussa dans la plaine. Devant lui, un guerrier troyen conduisaitle chariot à mules. Quand ils s’arrêtèrent pour faire boire muleset chevaux dans le fleuve, Zeus envoya Hermès, sous les traits d’unjeune prince : le dieu les conduisit, sans que personne lesaperçût, à la baraque d’Achille.

Puis Hermès s’en retourna vers l’Olympe,tandis que Priam entrait dans la maison. Achille était assis avecdeux serviteurs.

Priam lui saisit les genoux et lui baisa lesmains – ces mains qui avaient tué tant de ses fils. Achille et seshommes se regardèrent, stupéfaits.

Priam se mit alors à supplier Achille. Ilrappela au héros le souvenir de son vieux père. Achille tout émuécarta doucement le vieillard, puis les deux hommes éclatèrent ensanglots. Priam, prostré aux pieds d’Achille, pleurait Hector.Achille pleurait tantôt son père, et tantôt Patrocle.

Quand il eut bien pleuré, Achille prit levieillard par la main et le releva.

« Malheureux, dit-il, que de maux tu asendurés ! Et quel courage tu as de venir ainsi, tout seul, aucamp des Grecs ! Console-toi : je vais te rendre tonfils. »

Achille fit enlever du chariot l’immenserançon d’Hector. Il ordonna aux servantes de laver le corps, del’oindre et de l’envelopper, en plus de la tunique, d’une bellepièce de lin. Puis il retourna à sa baraque et dit àPriam :

« Ton fils t’est rendu, comme tu ledemandais. Il est étendu sur un lit. Quand viendra l’aube, tu leverras, en l’emmenant. Pour l’instant, songeons à manger. Plustard, tu pourras encore pleurer ton fils, lorsque tu l’auras ramenéà Troie. »

Achille tua ensuite un mouton blanc. Seshommes l’écorchèrent et le découpèrent ; ils embrochèrent lesmorceaux, et les firent rôtir avec soin. Ils servirent le pain àtable, dans de riches corbeilles, et Achille lui-même partagea laviande.

Bientôt Priam dit à Achille :« Donne-moi maintenant un lit, car depuis que mon fils a perdula vie, je n’ai pas fermé la paupière. Et je n’avais pris, avant cerepas, ni nourriture ni boisson. »

Achille ordonna qu’on mît un lit sous leporche, avec des couvertures de pourpre, des tapis par-dessus, etdes manteaux épais pour s’envelopper. Les servantes apprêtèrent celit à la lueur des torches.

« Et maintenant, dit Achille, combien dejours désires-tu pour les funérailles d’Hector ? Je veux,pendant ce temps, arrêter le combat. »

« Si tu permets que j’accomplisse lesfunérailles d’Hector, je t’en saurai beaucoup de gré, lui réponditPriam. Nous pourrions le pleurer neuf jours ; le dixième, nousl’ensevelirions et ferions le banquet funèbre. Le onzième, nous luiélèverions un tombeau. Et le douzième, nous reprendrons la lutte,s’il le faut. »

« Il en sera comme tu le désires, » luidit Achille, en prenant au poignet la main du vieillard. Puis Priams’étendit pour dormir.

Tandis que tous les autres – dieux et hommes –étaient endormis, Hermès vint dire à Priam de se lever et de s’enaller avant l’aube. Priam s’éveilla et fit lever son compagnon.Hermès les conduisit lui-même à travers le camp, puis il lesquitta, et ils se dirigèrent vers la ville, tandis que l’Aurore enrobe de safran s’épandait sur toute la terre.

Cassandre, fille de Priam, fut la première àreconnaître le vieillard. Elle était montée en haut de la citadelleet de là elle vit son père, debout sur son char, et Hector, étendusur le lit que portaient les mules.

« Troyens et Troyennes, s’écria-t-elle,vous qui naguère avez accueilli Hector revenant vivant du combat,venez le voir maintenant. »

Bientôt il ne resta plus dans la ville nihomme ni femme. Ils sortirent tous pour aller rencontrer près desportes celui qui ramenait le mort.

Ils reconduisirent Hector dans son palais, etl’y déposèrent sur un lit ajouré. À ses côtés, ils placèrent deschanteurs qui entonnèrent leur chant funèbre, tandis que les femmesleur répondaient par des sanglots.

Puis ce fut Andromaque qui, aux femmes, donnale signal des plaintes. « O mon époux, tu meurs bien jeune, melaissant veuve en ta maison. Et il est bien petit, notrefils ! Je ne crois pas qu’il arrive à l’âge d’homme,maintenant que tu es mort, toi le défenseur de la ville. »

Hécube, à son tour, se lamenta sur son fils.Hélène aussi pleura Hector, car il était le seul Troyen, hormisPriam, qui ne lui eût jamais adressé un mot de blâme. Et toute laville gémissait à leur suite.

Puis le vieux Priam donna des ordres à sonpeuple. Ils attelèrent des mules et des bœufs à leurs chariots, etpendant neuf jours ils amenèrent de la montagne une énorme quantitéde bois. À l’aube du dixième jour, ils portèrent le corps duvaillant Hector sur le bûcher et y mirent le feu.

Le lendemain, le peuple s’assembla à nouveauautour du bûcher. On éteignit avec du vin les dernières flammes.Puis les frères d’Hector et ses compagnons recueillirent ses blancsossements, les déposèrent dans un coffret d’or, qu’ils recouvrirentde voiles de pourpre. Ils déposèrent tout cela dans une fosseprofonde, qu’ils recouvrirent de grosses pierres et surmontèrentd’un tertre.

Ils retournèrent ensuite à la ville, où ungrand banquet funèbre fut donné dans le palais du roi Priam.

Ainsi célébra-t-on les funéraillesd’Hector.

L’Iliade – Scène 15 : La prise de laville

NOTA. – Ce dernier épisode n’appartient pas àl’Iliade proprement dite. Il est adapté de l’Odyssée d’Homère, etsurtout de l’Enéide de Virgile.

Alors les Grecs construisirent, avec l’aided’Athéna, un cheval gigantesque en bois de sapin. Ils firent croireque c’était une offrande aux dieux pour leur retour. Mais ilscachèrent furtivement, dans les flancs du colosse, l’élite de leursguerriers en armes.

Or, non loin du rivage, en vue de Troie, il yavait une île, du nom de Ténédos. C’est là que les Grecs firentvoile, et ils cachèrent leurs vaisseaux sur les plages désertes.Pendant ce temps, les Troyens les croyaient partis et portés par levent vers Mycènes.

À Troie, la joie succéda à l’affliction. Lesportes qui avaient été si longtemps fermées s’ouvrirent toutesgrandes. Quelle joie de pouvoir errer librement à travers le campgrec, de voir l’emplacement des vaisseaux et le rivageabandonné !

Les Troyens restaient stupéfaits à la vue ducheval, don funeste fait à la déesse Athéna, et admiraient sataille prodigieuse. C’est alors qu’un homme leur conseilla del’introduire dans la ville et de le placer dans la citadelle même.Était-ce trahison, ou déjà les destinées de Troies’accomplissaient-elles ? Nul ne pourrait le dire.

À la nouvelle de ce projet, le prêtre Laocoonaccourut, furieux, du haut de la citadelle. « Mes pauvresconcitoyens, s’écria-t-il alors qu’il était encore loin, quellefolie est la vôtre ? Croyez-vous que les ennemis sontréellement partis ? Pensez-vous qu’il est prudent d’accepterdes Grecs un présent ? Ou bien des hommes sont cachés dans cebois ; ou bien c’est une machine de guerre, faite pour épiernos demeures et fondre d’en haut sur la ville ; ou encore il ya là un piège que j’ignore. Défiez-vous de ce cheval,Troyens ! »

À ces mots, il lança un énorme javelot sur lesflancs de la bête. Et si la volonté des dieux n’avait pas étécontraire, les Troyens se seraient joints à lui pour saccager lerepaire des Grecs, et Troie serait debout aujourd’hui encore.

Mais les dieux envoyèrent un terrible présage.Comme Laocoon, prêtre de Poséidon, était sur le point d’immoler untaureau au pied des autels, voici qu’arrivèrent de la mer deuxterribles serpents. Se jetant sur Laocoon et ses fils, ils lesdévorèrent tous trois.

Alors une grande frayeur saisit tous lescœurs. Le bruit courut que Laocoon avait été châtié pour avoirfrappé de son javelot le bois sacré. Aussi tous crièrent-ils qu’ilfallait conduire le cheval dans la ville et implorer la protectionde la déesse.

On fit une brèche dans les remparts. Chacun semit à l’œuvre. On glissa des roues sous les pieds du cheval, onpassa des cordes autour de son cou. Et tandis que garçons et filleschantaient des hymnes sacrés, il s’avançait en glissant jusqu’aucentre de la ville.

Quatre fois il s’arrêta au passage de labrèche, et quatre fois dans ses flancs retentit le bruit des armes.Mais, sans y prendre garde, les Troyens continuèrent. Ils placèrentle monstre fatal dans la citadelle consacrée, tandis que lestemples étaient ornés de feuillages de fête.

Cependant, la Nuit s’élançait de l’Océan.Bientôt les Troyens furent plongés dans un profond sommeil. Et déjàl’armée grecque, partie de Ténédos, voguait en bon ordre vers cesrivages familiers.

À la vue d’une flamme sur le vaisseau royal,un Grec, qui s’était mêlé aux Troyens, ouvrit le cheval de bois etlibéra ses compatriotes cachés à l’intérieur.

Ils se précipitèrent dans la ville endormie,massacrèrent les sentinelles et, ouvrant les portes, accueillirentleurs compagnons. Les cris des guerriers et l’accent des claironss’élevèrent à la fois, et les Grecs portèrent partout dans la villele fer et le feu.

Ainsi tomba cette ville antique, qui avait étépendant de longues années la reine de l’Asie. Et les cadavres deses enfants jonchaient de toutes parts les rues et les maisons etle seuil même des temples.

L’Odyssée – Introduction

 

Voici l’histoire d’Ulysse, fils de Laerte, dequi le monde entier connaît la renommée.

Sa patrie était l’île rocheuse d’Ithaque,nourrice d’hommes vigoureux.

Et vraiment Ulysse avait besoin de toute saforce.

Car voici le récit de son retour de Troie etde toutes les épreuves que Zeus lui imposa, après neuf ans deguerre.

L’Odyssée – Scène 1 : Au pays desmangeurs de lotus

De Troie, les vents emportèrent Ulysse, sesdouze forts vaisseaux et leurs équipages à Ismaros. Là, comme unguerrier de cette époque, il trouva naturel de piller la ville etde tuer les hommes. Il prit les femmes et toutes les richesses pourles partager entre ses compagnons.

Puis le sage Ulysse conseilla à ses hommes defuir d’un pied rapide. Mais eux, dans leur folie, ne l’écoutèrentpas. Ils s’attardèrent sur le rivage à boire et à manger, jusqu’aumoment où arrivèrent les habitants des bourgades voisines. Et dansla grande bataille qui s’ensuivit, plusieurs compagnons d’Ulyssefurent tués.

Les autres quittèrent ce rivage, le coeur toutaffligé. Ce n’était là pourtant que le début de leurs épreuves.

Zeus, l’Assembleur de nuées, déchaîna sur lesvaisseaux un furieux Vent du Nord, et il couvrit de nuages la terreet la mer. Alors la nuit tomba du ciel. Les navires donnaient de labande et les voiles étaient déchirées par le vent.

Quand l’ouragan s’apaisa, ils n’étaient plusbien loin d’Ithaque. Mais au moment où ils doublaient le cap Malée,les flots, le courant et le vent entraînèrent les navires au delàde Cythère.

Quand ils atteignirent de nouveau la terre,après avoir été, neuf jours durant, emportés par les ventsfunestes, ils étaient dans le pays des mangeurs de lotus. Ceux-cileur témoignèrent assez de bienveillance. Ils offrirent auxcompagnons d’Ulysse un peu de leur nourriture.

Mais, hélas, quiconque goûtait le fruit à ladouceur de miel ne songeait plus à son retour. Il voulait resterlà, parmi les mangeurs de lotus, à se gorger de ces fruitssavoureux.

Ulysse dut les ramener de force, tout enlarmes, à leurs vaisseaux. Et avant qu’aucun autre ait pu goûter aulotus, il les fit asseoir à leurs bancs de rameurs, et les naviresfendirent la mer écumante.

L’Odyssée – Scène 2 : Dans l’antredu Cyclope

Poursuivant leur route, le coeur toujoursaffligé, Ulysse et ses compagnons arrivèrent au pays des Cyclopes,géants à un seul oeil, brutes sans foi ni lois. S’en remettant auxdieux, les Cyclopes ne faisaient ni plantation, ni labourage. Toutpoussait pour eux sans culture : blé, orge et vigne auxlourdes grappes. Ils ne construisaient pas de vaisseaux pourcommercer par mer. Ils habitaient dans des antres creux, au sommetdes montagnes, et chacun faisait la loi à ses enfants et à sesfemmes, sans se soucier de personne d’autre.

Or, une île broussailleuse s’étendait non loindu port. Elle ne nourrissait que des chèvres sauvages. Ce n’étaitpourtant pas un endroit sans valeur : il y avait des prairiesbien arrosées, un sol riche, un port au sûr mouillage. Enfin, aufond du port, une source d’eau claire jaillissait d’une caverne, etdes peupliers s’élevaient à l’entour.

C’est là qu’un dieu les conduisit, par unenuit de brume. Personne n’avait aperçu l’île, ni vu les grandesvagues qui roulaient contre la grève, avant que l’on échouât lesvaisseaux.

Les vaisseaux échoués, les hommes amenèrentles voiles. Puis ils descendirent sur la grève où ils dormirentjusqu’à l’aube.

Au matin, ils partirent en reconnaissance dansl’île. Et les nymphes firent lever de leur gîte tant de chèvressauvages que les hommes, prenant leurs arcs et leurs piques, eurentvite assez de gibier pour faire un bon repas. Ils festoyèrent donctout le jour, mangeant force viandes et buvant du bon vin.

Jetant les yeux sur la terre des Cyclopes, quiétait toute proche, ils apercevaient ses fumées ; ilsentendaient des voix, des bêlements. Aussi, après une seconde nuitsur la grève, Ulysse décida de s’y rendre.

Ulysse assembla ses gens et leur dit :« Restez ici pour le moment, vous autres, mes bons compagnons,tandis que moi, avec mon vaisseau et mes camarades, je tâcherai desavoir quels hommes se sont là. »

Puis il monta à bord avec ses camarades, etbientôt ils frappaient de leurs rames la mer écumante. Arrivés àcette contrée, ils virent, à la pointe extrême, près de la mer, unehaute caverne où étaient parqués des troupeaux de brebis et dechèvres. Tout autour était un enclos fait de pierres et de troncsde pins et de chênes. C’est là qu’habitait un géant monstrueux,plus semblable à un pic boisé qu’à un homme mangeur de pain.

Ulysse ordonna à l’équipage de rester près duvaisseau ; il ne prit avec lui que douze hommes d’élite. Ilsemportaient avec eux une outre de bon vin et un sac de provisions,car Ulysse avait aussitôt pressenti qu’il rencontrerait un hommetrès fort, sauvage sans foi ni lois.

Quand ils arrivèrent à la caverne, ils n’ytrouvèrent personne. Le Cyclope était au pâturage avec ses grassesbrebis. Ils entrèrent donc et regardèrent autour d’eux.

Il y avait des claies chargées de fromages,des enclos bondés d’agneaux et de chevreaux. Il y avait de grandsvases pleins de lait jusqu’au bord.

« Prenons les fromages, les agneaux, leschevreaux, et regagnons notre vaisseau », dirent leshommes.

Comme il eût mieux valu qu’Ulysse lesécoutât ! Mais il voulait voir le géant, et recevoir de luiles présents d’hospitalité que tout homme offrait d’ordinaire àl’étranger qui lui faisait visite.

Ils allumèrent donc un feu, firent unsacrifice aux dieux et se mirent à manger des fromages en attendantle retour du géant.

Il arriva enfin, portant une lourde charge debois sec pour préparer son souper. Il déchargea le bois avec un telfracas que les hommes coururent se cacher. Puis il poussa dansl’antre les bêtes qu’il devait traire, laissant dehors, dansl’enclos, les béliers et les boucs. Avant de se mettre à traire, ilferma l’entrée avec un gros bloc de pierre – un bloc que vingt bonschariots à quatre roues n’auraient pas déplacé du sol.

Quand il eut achevé tout son travail, ilaperçut les hommes.

« Qui êtes-vous ? leur cria-t-il. Etd’où venez-vous ? Faites-vous du commerce ? ou êtes-vousdes pirates, qui errez à l’aventure ? »

En entendant ces mots prononcés d’une voixterrible, leur coeur fut brisé d’épouvante. Ulysse cependant luirépondit avec assez de fermeté. Il lui dit qu’ils étaient desguerriers qui s’étaient égarés à leur retour de Troie.

« Nous voici maintenant à tes genoux,dit-il. Souviens-toi, noble seigneur, que Zeus lui-même accompagneles étrangers qui le révèrent. »

Mais le géant au coeur sans pitiérépondit : « Tu es bien naïf si tu crois qu’ici nous noussoucions des dieux. Nous sommes plus forts qu’eux. »

Là-dessus, il étendit les bras et saisit deuxdes hommes. Il leur brisa la tête contre terre, puis découpa leursmembres et en fit son souper.

À la vue de ces actes monstrueux, les autrespleuraient et levaient les mains vers Zeus. Mais ils ne savaientque faire.

Quand le Cyclope eut achevé son repas de chairhumaine et bu, par-dessus, du lait pur, il s’étendit pour dormir aumilieu de ses brebis. Alors Ulysse pensa à plonger son épée aiguëdans la poitrine du monstre. Mais une autre idée le retint. Commentlui et ses compagnons pourraient-ils s’échapper, avec ce grandrocher qui barrait la porte ?

Lorsque parut l’Aurore, le géant alluma sonfeu et se mit à traire ses brebis. Puis il saisit encore deuxhommes pour son déjeuner. Quand il eut mangé, il retira la pierre,fit sortir ses brebis, et replaça la pierre sans aucunedifficulté.

Puis il emmena ses grasses brebis vers lamontagne. Ulysse restait là, méditant son malheur et songeant à savengeance.

Or voici le projet qui parut le meilleur àUlysse. Le Cyclope avait laissé dans l’antre un bois d’olivierencore vert dont il entendait se servir comme massue. Il étaitaussi grand que le mât d’un navire à vingt bancs de rameurs. MaisUlysse en coupa un morceau long d’une aune qu’il fit polir à sescompagnons. Il en tailla une extrémité et la durcit au feu. Puis ilcacha ce pieu sous la litière.

« Tirons maintenant au sort, dit Ulysse àses hommes, pour savoir qui m’aidera à enfoncer le pieu dans l’oeildu Cyclope, quand il sera bien endormi. »

Quatre hommes furent bientôt choisis, etc’étaient les meilleurs. Cela faisait cinq avec Ulysse.

Le soir, le Cyclope revint. Il fit rentrertout son troupeau, béliers et brebis. Il referma la porte avec lagrosse pierre et il se mit à traire.

Puis il prit encore pour son souper deuxcompagnons d’Ulysse.

Alors Ulysse s’approcha de lui, tenant dansses mains une jatte de vin noir.

« Bois ce vin, lui dit-il, après la chairhumaine que tu viens de manger. »

Le Cyclope prit la jatte et la vida. Puis ilen demanda une seconde fois, promettant en retour un beauprésent.

Ulysse lui versa une deuxième, puis unetroisième rasade. Ce vin épais, que les Grecs buvaient mélangé àbeaucoup d’eau, le Cyclope l’avalait à grandes gorgées. Il luimonta bientôt à la tête.

« Quel est ton nom ? »demanda-t-il à Ulysse.

« Personne », lui réponditUlysse.

« Personne, tu seras le dernier à êtremangé, repartit le monstre cruel. Tel sera mon présent. »

Ce disant, il s’affaissa à terre, vaincu parle sommeil.

Ulysse saisit le pieu et déposa sa pointe dansle feu. Quand le pieu fut près de flamber, Ulysse et ses compagnonsl’enfoncèrent en le faisant tourner dans l’oeil du géant. L’oeilbrûlé fumait et grésillait.

Le Cyclope poussa un gémissement terrible, etla roche retentit alentour. Affolé de douleur, il arracha le pieu.Il le jeta loin de lui, en appelant ses voisins qui avaient leurscavernes entre les pics battus des vents.

Les autres Cyclopes, entendant son cri,accoururent de tous côtés.

« Qu’y a-t-il ? lui crièrent-ils dudehors. Est-ce toi que l’on tue par ruse ou parforce ? »

« Qui me tue, amis ? Personne, etc’est par ruse. »

« Si personne ne te tue, lui répondirentses voisins, c’est sans doute quelque mal que t’envoient les dieux.Prie donc Poséidon, notre père. » Et ils s’en allèrent.

Ulysse riait tout bas de voir comment l’habileinvention de son nom les avait trompés. Cependant, le Cyclope,gémissant de douleur, avait retiré la pierre de la porte. Ils’assit à l’entrée de la caverne, les deux bras étendus pourprendre quiconque essaierait de sortir avec les moutons.

Ulysse, de son côté, faisait toutes sortes deprojets, et voici celui qui lui parut le meilleur. Il lia lesbéliers trois par trois, et attacha un homme sous la bête dumilieu. Pour lui-même, il choisit le plus gros bélier du troupeau.Il se blottit sous son ventre velu, s’accrochant des deux mains àsa merveilleuse toison.

Dès que parut l’aurore, le troupeau sortitpour aller au pâturage. Le Cyclope tâtait l’échine de toutes sesbêtes. Mais il ne s’aperçut pas que des hommes étaient attachéssous le ventre des béliers.

Quand le grand bélier sortit, le dernier detous, le géant lui dit, après l’avoir tâté : « Douxbélier, toi qui es toujours le premier, tu es le dernieraujourd’hui. Regrettes-tu l’oeil de ton maître ? cet oeilqu’un scélérat a crevé, après avoir noyé mes esprits dans le vin.Ah ! si tu pouvais parler et me dire où il est, ce Personne,comme je lui briserais la tête contre terre ! »

Enfin, il laissa sortir le grand bélier.Arrivé à quelque distance de l’antre, Ulysse se détacha de dessousle bélier. Puis, il détacha ses compagnons.

Alors, poussant vivement les moutons devanteux, ils regagnèrent le navire.

Le reste de l’équipage accueillit avec joieles rescapés, et se mit à pleurer les autres à grands cris. MaisUlysse leur défendit de pleurer ; il leur ordonna de chargeren hâte les moutons et de reprendre la mer.

Bientôt, ils frappaient de leurs rames la merécumante. Quand il ne fut pas trop loin pour faire entendre savoix, Ulysse cria au Cyclope : « Voilà la punition deZeus pour avoir osé manger des hôtes en ta maison ! »

Furieux, le Cyclope arracha la cime d’unemontagne et la lança dans la mer. Sa chute produisit un remous quirejeta le navire à la côte.

Ulysse saisit une gaffe pour l’en écarter, enexcitant ses hommes à ramer de toutes leurs forces. Mais quand ilsfurent un peu plus loin, Ulysse ne put s’empêcher de crier denouveau : « Si quelqu’un te demande qui t’a crevé l’oeil,dis-lui que c’est Ulysse, le fils de Laerte,d’Ithaque ! »

Le Cyclope lui répondit en gémissant :« Un devin m’avait annoncé autrefois que je serais aveuglé desmains d’Ulysse. Mais je pensais que ce serait un homme grand etfort, et non pas un nabot comme toi. Reviens donc, Ulysse, que jet’offre tes présents d’hospitalité, et que je charge mon pèrePoséidon de te remettre en route. »

Ulysse lui répliqua avec mépris, et le géantblessé pria Poséidon en levant les mains vers le ciel :« Écoute-moi, Poséidon, qui portes la terre. Si je suisvraiment ton fils, fais que jamais Ulysse ne revienne en sa maison.Ou, s’il doit revoir sa maison et les siens, que ce soit un jourlointain, après la perte de tous ses compagnons, sur un vaisseauétranger, et qu’il trouve le malheur chez lui. »

Telle fut sa prière, et le dieu de la mersombre l’entendit. Le Cyclope lança un autre gros rocher, mais leremous poussa le navire vers l’île, où les hommes retrouvèrentbientôt leurs compagnons.

Là, sur la grève, ils firent le partage desmoutons, et chacun reçut sa juste part. Le grand bélier fut donné àUlysse, qui le sacrifia à Zeus.

Mais Zeus n’agréa pas le sacrifice. Ilsongeait au moyen de détruire tous ces forts vaisseaux avec leursbraves équipages.

Les hommes cependant festoyèrent tout le jour,mangeant force viandes et buvant du bon vin. Et quand la nuittomba, ils se couchèrent sur la grève. À l’aube, ils se mirent à larame, pleurant leurs compagnons perdus, mais heureux d’être encoreen vie.

L’Odyssée – Scène 3 : Éole, lemaître des vents

Ils s’arrêtèrent ensuite dans l’île d’Éolie.C’était une île flottante, entourée d’un mur de bronze. Éole, lemaître des vents, y vivait avec toute sa famille.

Ulysse et ses compagnons furent pendant unmois les hôtes du roi. Ulysse lui raconta en détail toute leurhistoire.

Quand le moment de partir fut venu, Éole donnaà Ulysse une outre en cuir de boeuf, dans laquelle il avait enfermétous les vents. Car Zeus lui en avait confié la garde, pour qu’illes déchaînât ou les retînt, à son gré.

Éole attacha l’outre avec un fil d’argent,afin qu’aucune brise ne pût s’échapper. Mais il laissa souffler leZéphyre, pour pousser les vaisseaux. Toutes ces précautions neservirent pourtant de rien. La folie des hommes gâta tout.

Ils naviguèrent neuf jours et neuf nuits. Ledixième jour, la terre de leur patrie était en vue. Ilsapercevaient les feux des bergers dans le lointain.

Ulysse jusque-là avait tenu l’écoute, pourarriver plus vite au terme du voyage. Mais alors, épuisé defatigue, il tomba dans un profond sommeil.

Les hommes se mirent à murmurer entre eux. Ilsdisaient : « Quelle chance a Ulysse ! Où qu’ilaille, il reçoit de riches présents, sans compter les trésors qu’ilramène de Troie. Et nous, qui avons fait un aussi long chemin, nousrentrons chez nous les mains vides. Éole vient encore de lui donnerdes présents. Jetons donc un coup d’oeil dans cetteoutre. »

Tous se rangèrent à cet avis funeste. Ilsouvrirent l’outre, et les vents s’échappèrent. Aussitôt, la tempêteles saisit et les ramena au large, loin de leur patrie.

Réveillé par la tempête, Ulysse songea à sejeter à la mer pour y chercher la mort. Puis s’étant raisonné, ils’étendit dans la cale, enveloppé de son manteau, et laissasouffler la tempête.

L’Odyssée – Scène 4 : Les terriblesGéants

La tempête ramena vers l’île d’Éolie Ulysse etses compagnons. Ils en repartirent et arrivèrent, le septième jour,dans un port, dont l’entrée se resserrait entre deux caps. Ilsamarrèrent dans ces eaux calmes tous leurs vaisseaux – tous, saufcelui d’Ulysse, qui était amarré au dehors, à l’extrémité duport.

Ulysse grimpa sur la falaise pour découvrir lepays. Mais il ne vit rien qu’une fumée montant du sol. Alors ilenvoya trois hommes reconnaître quels gens habitaient là.

Les hommes suivirent un chemin battu et, enapprochant de la ville, ils rencontrèrent une jeune géante quiétait sortie pour puiser de l’eau à une source. Ils lui demandèrentqui était le roi : aussitôt, elle leur montra le toit élevé dela maison de son père.

Là, un terrible accueil les attendait. Car sonpère saisit sur le champ un des hommes pour en faire son repas. Lesdeux autres s’enfuirent vers leurs vaisseaux. Mais de terriblesgéants accoururent de tous côtés, lançant des rocs qui fracassaientles navires et harponnaient les hommes comme des poissons.

Seul, le vaisseau d’Ulysse, amarré àl’extérieur du port, échappa à ce terrible destin. Car Ulysse, à lavue de ces scènes d’horreur, trancha de son épée le câble dunavire. Il ordonna à ses compagnons de saisir les rames, et ilsfuirent au large, loin des hautes falaises.

L’Odyssée – Scène 5 : Circél’enchanteresse

Ils continuèrent leur route, heureux d’avoiréchappé à la mort, mais pleurant leurs chers compagnons. Ilsarrivèrent ainsi à l’île de Circé, déesse aux belles boucles, douéede voix humaine.

Guidés par un dieu, ils conduisirent sansbruit leur navire dans le port. Puis ils débarquèrent et, pendantdeux jours et deux nuits, ils s’abandonnèrent à leur chagrin.

Le troisième jour, quand l’Aurore aux bellesboucles vint apporter la lumière, Ulysse prit sa pique et son épéeet gravit une colline pour voir s’il y avait quelqu’un auxenvirons. Arrivé au sommet, il aperçut de la fumée qui s’élevaitd’une maison cachée parmi les arbres. Ulysse pensa que le meilleurserait de retourner au navire, de donner leur repas à ses hommes,et de les envoyer ensuite en reconnaissance.

Quand ils eurent fini de manger, Ulysserassembla ses compagnons et leur dit : « Amis, je suismonté là-haut sur la colline et j’ai vu que nous sommes dans uneîle baignée par la mer infinie. Au milieu de l’île, j’ai aperçu unefumée qui s’élevait parmi les arbres. »

À ces mots, leur coeur fut brisé de tristesse.Ils se souvenaient des terribles géants auxquels ils venaientd’échapper, et du brutal Cyclope. Ils pleuraient bruyamment, – maisà quoi bon ces larmes ?

Alors Ulysse partagea ses compagnons en deuxbandes. Il prit le commandement de l’une d’elles, tandis que levaillant Euryloque prenait le commandement de l’autre. On secouales sorts dans un casque, et ce fut celui d’Euryloque qui sortit.Il se mit en route avec ses hommes. À ce moment tout le mondepleurait.

Ils trouvèrent la maison de Circé dans un val,au milieu d’une clairière.

Des loups et des lions rôdaient tout autour dela maison : c’étaient des hommes que la déesse avaitensorcelés. Ils ne se jetèrent pas sur les nouveaux venus, mais lescaressèrent comme des chiens qui accueillent leur maître.

Les hommes s’arrêtèrent au seuil de la maison.Ils entendaient Circé qui, à l’intérieur, chantait de sa belle voixen tissant au métier une toile merveilleuse, digne d’unedéesse.

Alors Polithès, le sage meneur de guerriers,leur dit : « Mes amis, il y a là-dedans quelqu’un quitisse en chantant. Que ce soit une femme ou une déesse, appelons-lasans tarder. »

Tous se mirent donc à appeler à la fois. Circévint aussitôt ouvrir la porte brillante et les invita à entrer.Seul Euryloque resta, car il avait flairé un piège.

Elle leur offrit des sièges confortables, puisleur prépara un mélange de fromage, de farine et de miel délayésdans du vin. Mais elle y ajouta de funestes drogues, pour leurfaire oublier leur patrie. Quand ils eurent pris ce breuvage, elleles frappa de sa baguette, et à l’instant ils se trouvèrent changésen porcs. Circé les enferma dans son étable à porcs et leur jetades glands en pâture.

Euryloque revint vite au vaisseau apporter desnouvelles de ses compagnons et de leur triste sort. Quand Ulyssel’eut entendu, il prit sa grande épée de bronze et son arc àl’épaule. Mais Euryloque lui pressait les genoux, le suppliant defuir en hâte avec les hommes qui restaient.

Ulysse lui répondit : « Reste ici,Euryloque, à manger et à boire près du navire ; mais moi,j’irai, car le devoir m’appelle. »

Puis Ulysse quitta le rivage et s’enfonça dansl’île. Là, il rencontra Hermès, le messager des dieux, qui luiapparut sous les traits d’un jeune homme. Hermès prit Ulysse par lamain et lui dit : « Où vas-tu, malheureux ? Tescompagnons sont enfermés dans l’étable à porcs de Circé. Toi aussi,tu resteras avec les autres…

« Mais je veux te sauver. Prends, avantd’entrer dans la maison de Circé, cette herbe qui te préservera dumalheur. »

Hermès donna à Ulysse une herbe qu’il avaitcueillie : sa racine était noire et sa fleur blanche. Lesdieux l’appelaient moly, et les hommes ne pouvaient l’arracherqu’avec peine.

Puis Hermès regagna l’Olympe. Ulysse, lui, sedirigea vers la maison de Circé, le coeur plein de pensées.

Ulysse s’arrêta à la porte de la maison deCircé et se mit à appeler. Aussitôt la déesse vint lui ouvrir.

Il la suivit, et elle le fit asseoir sur unfauteuil aux clous d’argent, muni d’un marchepied. Elle lui préparaun breuvage, dans lequel elle versa ses funestes drogues. Il le butd’un trait, mais ne fut pas ensorcelé. Néanmoins elle le frappa desa baguette en disant : «À l’étable, toi aussi. »

Alors Ulysse tira son épée et s’élança surelle, comme pour la tuer. Circé poussa un cri et se jeta à sesgenoux, en disant : « Qui es-tu ? De quel paysviens-tu ? Jamais homme n’a pu boire ce breuvage sans êtreensorcelé. C’est donc toi, Ulysse aux mille ruses. Hermès m’avaitprédit que tu t’arrêterais ici, à ton retour de Troie.Allons ! Remets ton épée au fourreau et soyonsamis. »

Mais Ulysse lui répondit : « Commentpeux-tu me demander mon amitié quand tu as changé mes compagnons enporcs ? Jamais je ne serai ton ami, tant que tu n’auras pasjuré de ne me faire aucun mal. »

Alors Circé prononça un serment solennel.

Cependant quatre de ses servantes, nymphes dessources, des bois et des fleuves sacrés, travaillaient dans sademeure. L’une jetait sur les fauteuils de belles étoffes depourpre. Une autre en approchait des tables d’argent et plaçaitdessus des corbeilles d’or. La troisième mélangeait du vin dans unvase d’argent et disposait des coupes d’or. La quatrième apportaitde l’eau et la faisait chauffer dans un chaudron de bronze.

Quand l’eau eut bouilli, Ulysse se mit aubain, et elle lui versa de l’eau tiède sur la tête et sur lesépaules, jusqu’à ce que toute sa fatigue eût disparu. Quand ellel’eut baigné et frotté d’huile, elle lui donna pour se vêtir unetunique et un beau manteau. Puis elle l’emmena s’asseoir sur unfauteuil, et une servante lui apporta de l’eau pour les mains dansune aiguière d’or. On lui servit des mets délicats, et Circél’invita à manger.

Mais Ulysse n’avait pas goût à manger ;il restait immobile, plongé dans de sombres pensées.

« Pourquoi restes-tu là sans manger etsans boire ? lui demanda Circé. Crains-tu encore quelquepiège ? Je t’ai pourtant juré un serment solennel. »

« Oh ! Circé, répondit Ulysse, quelhomme digne de ce nom pourrait manger et boire avant que sescompagnons aient été délivrés et ramenés sous ses yeux ? Si tudésires vraiment que je mange et que je boive, permets-moi de voirmes amis. »

Alors Circé, sa baguette à la main, se rendità l’étable et en fit sortir tous les porcs. Quand ils furentdebout, devant elle, ella passa parmi eux et les frotta chacund’une drogue nouvelle. Aussitôt ils redevinrent des hommes, maisplus jeunes et plus beaux qu’ils n’étaient auparavant.

Quand ils virent Ulysse, ils lui prirent lamain et tous se mirent à pleurer.

Circé elle-même fut émue et dit :« Ulysse, va maintenant vers ton navire. Tirez-le à sec, etcachez tous vos biens dans des grottes. Puis reviens ici avec lereste de tes compagnons. »

Ulysse lui obéit. Quand il revint à la maisonde Circé avec ces derniers, ils trouvèrent les autres quifestoyaient joyeusement. Circé les avait fait baigner et leur avaitdonné de nouveaux vêtements. Quand ils se revirent face à face, ilséclatèrent en sanglots.

Alors Circé s’approcha d’Ulysse et luidit : « Ulysse, je sais combien de maux vous avez enduréssur la mer, et combien de cruels ennemis vous ont attaqués sur laterre. Mais allons, mangez et buvez, jusqu’à ce que vous ayezrepris courage. Car vous êtes tous sans vigueur, sansressort. »

Ils restèrent donc là une année entière àfestoyer, mangeant force viandes et buvant du bon vin.

L’Odyssée – Scène 6 : Au royaume desMorts

Quand une année eut passé et que furentrevenus les beaux jours, les hommes éprouvèrent le désir deretourner dans leur pays.

C’est alors que Circé révéla à Ulysse lesépreuves qui l’attendaient encore. Avant d’arriver à Ithaque, ildevait accomplir un voyage au royaume des morts.

Ulysse laissa éclater son désespoir. MaisCircé lui dit comment il parviendrait aux bois sacrés dePerséphone, et quels sacrifices il devrait y offrir. Elle ajoutaque, là-bas, le devin Tirésias lui dirait comment il reviendraitdans sa patrie.

À cette nouvelle, les hommes se mirent àsangloter et à s’arracher les cheveux. Mais leurs lamentations neservaient à rien. Enfin, ils lancèrent le navire à la mer etvoguèrent jusqu’à l’extrémité du monde, au pays des Cimmériens,couvert de nuées et de brumes.

Ils trouvèrent là l’endroit qu’avait indiquéCircé et firent leurs sacrifices. Bientôt les âmes des morts serassemblèrent, celle de Tirésias et les autres.

Voici ce que Tirésias dit à Ulysse :« Tu peux encore, Ulysse, arriver dans ton pays, si,approchant de l’île où paissent les troupeaux du dieu Soleil, tucontinues ta route sans leur faire aucun mal. »

« Mais si tu les touches, alors je teprédis la perte de ton vaisseau et de tes compagnons. Toi-même, turentreras tard dans ta patrie. Tu trouveras dans ta maison deshommes effrontés qui courtisent ta fidèle épouse. Tu devras lesmassacrer tous. »

Cela dit, l’âme de Tirésias rentra au séjourdes morts. Mais nombre d’autres se présentèrent, et Ulysse leurparla à toutes : l’âme de sa mère et celles de tous les hérosqui étaient tombés devant Troie, Achille en particulier. Car uneflèche de l’arc de Pâris avait enfin abattu ce brave guerrier.

Il vit aussi Tantale, debout dans un lac.Chaque fois qu’il se penchait pour boire, l’eau se retirait. Desarbres laissaient pendre leurs fruits au-dessus de sa tête –poiriers, grenadiers, pommiers, figuiers et oliviers. Mais quand levieillard étendait les bras pour les prendre, le vent les emportaitjusqu’aux nuages.

Il vit aussi Sisyphe, qui poussait sans répitune énorme pierre vers le sommet d’une colline. Chaque fois qu’ilallait en atteindre le faîte, le poids de la pierre l’entraînait enarrière. La pierre roulait de nouveau vers la plaine, et Sisypherecommençait à la pousser.

Ulysse aurait pu voir aussi les héros du tempspassé. Mais déjà s’assemblaient, avec une clameur prodigieuse, lestribus innombrables des morts. Ulysse s’enfuit, blême de peur, etgagna son vaisseau pour reprendre la mer.

L’Odyssée – Scène 7 : Le chant desSirènes

Quand leur navire eut quitté le fleuve Océanet gagné la haute mer, une douce brise augmenta leur allure. Ilsn’atteignirent que trop tôt le premier des dangers contre lesquelson les avait mis en garde : c’était l’île des Sirènes, dontles chants ensorcelaient les hommes. Elles étaient assises près durivage, entourés des ossements des hommes que leurs chants avaientattirés à la mort. Le vent tomba et il y eut un calme absolu.

Les hommes roulèrent la voile, la mirent dansla cale, et ils frappèrent de leurs rames la mer écumante. MaisUlysse pétrit un gros morceau de cire, jusqu’à ce qu’il devînttiède et mou. Il boucha les oreilles de ses hommes et leur ordonnade l’attacher au mât.

Quand le navire arriva à portée de voix de laterre, les Sirènes l’aperçurent. Elles lancèrent par-dessus lesvagues les notes de leur chant harmonieux.

Viens, grand Ulysse,
Héros au faîte de ta gloire,
Arrête, immobilise ton vaisseau
Et écoute notre histoire douce comme le miel.
Tourne cette noire proue vers le rivage ;
Goûte aux doux délices
De jours et de nuits remplis de magie
Qui ne sont destinés qu’aux héros.
Nous connaissons ton noble passé,
Nous connaissons ce que réserve l’avenir.
Arrête-toi un moment avec nous, et repars ensuite,
Un homme content, un homme plus sage.

Leur voix avait tant de charme qu’Ulysse futpris d’un grand désir d’en entendre d’avantage. Avec des cris etdes froncements de sourcils il demanda à ses hommes de ledétacher ; mais ils ne pouvaient entendre ses cris, pas plusqu’ils n’entendaient le chant, et ils firent exprès de ne pasprêter attention à ses froncements de sourcils. Au contraire, ilstirèrent plus fort sur leurs rames pour faire avancer lenavire.

Quand ils furent en sécurité, hors de portéede voix, les hommes enlevèrent la cire de leurs oreilles etdétachèrent Ulysse du mât. Ils se félicitèrent tous d’avoir évitéle premier danger.

L’Odyssée – Scène 8 : Charybde etScylla

Dès qu’ils eurent laissé derrière eux l’îledes Sirènes, des nuages de vapeur s’élevèrent devant eux. La mergrondait si fort que les hommes eurent peur et leurs mainslâchèrent les rames. Le navire trembla sur les eaux agitées, maisUlysse se mit à marcher de long en large parmi les hommes, lesencourageant, et indiquant au pilote comment il fallaitgouverner.

Devant lui, il y avait deux périls entrelesquels il devait choisir – ainsi l’avait dit l’enchanteresseCircé.

Le premier était une falaise verticale, tropraide et trop lisse pour qu’un mortel puisse l’escalader : àson flanc, l’ouverture béante et sombre d’une caverne. C’étaitl’habitation de Scylla, monstre horrible à six longs cous. Au boutde chaque cou, une tête horrible et affamée s’abaissait pourarracher une victime à tout navire qui passait.

L’autre falaise était plus basse, mais encoreplus dangereuse. Là vivait la redoutable Charybde, aspirant leseaux trois fois par jour, et les vomissant ensuite. Bien que Scylladût saisir à coup sûr six de ses matelots pour en nourrir seshideuses têtes, il était cependant préférable de passer de son côtéplutôt que de l’autre.

Ulysse ne dit rien de Scylla à l’équipage.Circé l’avait averti qu’on ne pouvait lui échapper, et il nevoulait pas que ses hommes soient pris de panique et se cachent,laissant aller le navire à la dérive.

Ils continuèrent donc, droit vers Charybde.Évitant le moment où elle engloutissait tout dans ses profondeursagitées, ils passèrent à côté au moment où elle rejetait l’eaubouillonnante, aspergeant d’écume jusqu’au sommet des falaises. Leshommes ne regardèrent même pas du côté de Scylla ; mais lessix têtes furent projetées en avant, saisirent six des meilleursmatelots et les entraînèrent vers leur destin fatal.

Lançant des cris de détresse, alors qu’ilsétaient enlevés en l’air, ils agitèrent désespérément leurs membreset appelèrent Ulysse au secours. De même qu’un pêcheur jette saprise palpitante sur le rivage, ainsi les longs cous jetèrent leshommes dans la caverne, où Scylla les dévora.

L’Odyssée – Scène 9 : Les troupeauxdu dieu Soleil

Le coeur encore navré de cet horriblespectacle et de la perte de leurs compagnons, les matelots d’Ulysseaperçurent bientôt la belle île où paissaient les troupeaux duSoleil.

Or les paroles de Tirésias résonnaienttoujours aux oreilles d’Ulysse. « Continuons sans nousarrêter, supplia-t-il, et évitons le péril qui nous menaceici. »

Mais un homme parla au nom de toutl’équipage.

« Tu es certainement un homme de fer,Ulysse, et tes membres ne sont jamais las. Sinon, tu laisserais teshommes fatigués débarquer et prendre un repas chaud. Tu connais lesdangers de la navigation nocturne. Comment, dans notre étatd’épuisement, pourrions-nous échapper, si un vent impétueuxs’élève ? Passons la nuit près des navires. Le matin, nousrembarquerons. »

Ulysse sut alors qu’un dieu préparait undésastre à ses hommes. Mais il leur donna un dernieravertissement.

« Je suis seul contre tous. Maisjurez-moi solennellement que, si nous rencontrons des bestiaux oudes moutons, vous ne ferez pas de mal à un seul d’entre eux. Circénous a donné de la nourriture, et nous pouvons avoir la vie sauvesi nous ne touchons pas au bétail. »

Ils jurèrent tous, et cette nuit-là mangèrent de la nourrituredu navire et se couchèrent pour dormir.

Mais dans la nuit Zeus, l’Assembleur de nuées,agita les vents irrités en une terrible tempête.

À la première lueur du jour ils tirèrent leurnavire au sec. Ulysse avertit une fois de plus ses hommes de ne pastoucher au bétail du dieu. Mais comme la tempête continuait àsouffler, il vit que le malheur allait les frapper. Tant que leursréserves de blé et de vin leur fournirent de la nourriture, ilsn’approchèrent pas des vaches grasses. Mais quand la faim commençaà leur mordre les entrailles, ils se mirent à murmurer :

« Pourquoi mourrions-nous lentement desaffres de la faim, disaient-ils, quand nous sommes entourés denourriture ? Pourquoi ne pas emmener les plus belles bêtespour en faire un sacrifice à Apollon, dieu du soleil, et luipromettre un beau temple quand nous rentrerons chez nous ainsi quede nombreux présents pour le remercier de nous avoir sauvé lavie ? Même s’il est encore irrité et veut faire sombrer notrenavire, il vaut mieux être englouti d’un coup par la vague quemourir lentement de faim sur une île déserte. »

Tandis qu’Ulysse priait les dieux, leurdemandant un vent favorable, les matelots tuèrent les plus bellesbêtes. Ils offrirent en sacrifice au dieu les cuisses enveloppéesde graisse puis firent rôtir des morceaux succulents.

Quand Ulysse vit cela, il poussa desgémissements. Déjà, il y avait des signes terrifiants : lespeaux des bêtes semblaient ramper sur le sol et la viande en trainde rôtir poussait des beuglements sur les broches.

Pourtant les hommes s’assirent etfestoyèrent.

Le septième jour, la tempête cessa. Ulysse etses hommes s’embarquèrent rapidement et gagnèrent la haute mer,déployant leur voile blanche à la brise favorable.

Mais Zeus avait bien fait son plan. Ilsn’eurent pas plus tôt perdu la terre de vue qu’un nuage noir vintplaner au-dessus du navire, assombrissant la mer. Puis le ventd’Ouest les frappa avec la force d’un ouragan, brisant le mât et lejetant, avec son gréement, sur le pont. Un morceau du mât frappa lepilote, lui brisant le crâne, et le lançant par-dessus bord, commeun plongeur.

Puis Zeus lança sa foudre et l’éclair frappale navire. Le navire chancela et les hommes furent projetés en toussens. Jamais plus ils ne reverraient leur patrie. Zeus le leurrefusait.

Ulysse parcourait encore le navire désemparé,que les vents entraînaient farouchement, jusqu’à ce que les vaguesarrachent les bordages de la quille. Enfin il attacha deux morceauxde bois ensemble avec une lanière de cuir de boeuf. Il s’y accrochaet fut entraîné, dérivant impuissant devant l’ouragan, pendant neufjours et neuf nuits. Le dixième jour les dieux le firent enfinéchouer sur une île, plus mort que vif.

L’Odyssée – Scène 10 : Les projetsde Télémaque

L’île boisée où Ulysse avait pris pied étaitla demeure d’une belle déesse, la nymphe Calypso. Elle descendit enpersonne au rivage à sa rencontre. Et elle le conduisit à saconfortable demeure, une caverne haute. Elle traita Ulysse avec lesplus tendres égards, car elle désirait beaucoup le voir rester.

Mais Ulysse désirait ardemment rentrer chezlui et revoir sa femme Pénélope. Tous les jours il descendait aurivage et regardait la mer vide. Mais jamais aucune voile nepassait. Aussi le soir il revenait vers la caverne, où la charmanteCalypso l’attendait, chantant devant son métier à tisser, et luiréservant ses plus tendres sourires. Comme les mois s’accumulantdevenaient des années, il sentait s’évanouir lentement ce quifaisait pour lui la joie de vivre.

Tous les dieux le plaignaient – tous saufPoséidon, toujours irrité contre Ulysse. Cependant, il arriva quePoséidon partit faire une visite aux lointains Éthiopiens, quihabitent aux extrémités de la terre. Tandis qu’il festoyait aveceux, les autres dieux se réunirent dans le palais de Zeus. Là,Athéna leur exposa le cas du malheureux Ulysse.

« Envoyons Hermès dire à Calypso qu’ellelaisse partir Ulysse, supplia la déesse Athéna. Et moi j’irai àIthaque encourager un peu le fils d’Ulysse, et lui conseiller derésister à la foule de prétendants qui font la cour à sa mère etdévorent son patrimoine. »

Les dieux furent d’accord. Aussi Athénamit-elle ses sandales d’or qui la transportaient à la vitesse duvent par-dessus la terre et la mer. Elle arriva à Ithaque, sur leseuil de la maison d’Ulysse, déguisée en voyageur. Et ce fut lefils d’Ulysse, Télémaque, assis le coeur lourd parmi lesprétendants, qui la vit et l’accueillit le premier.

Télémaque la conduisit dans une haute salle,et fit asseoir son hôte sur une chaise joliment sculptée, avec untabouret pour ses pieds. Il fit apporter par une servante de l’eaudans une cruche d’or, avec un bassin d’argent pour se laver lesmains. Puis il appela un serviteur qui offrit des plats de viandedécoupée, et l’intendante apporta un panier de pain et toutessortes de friandises. Car Télémaque voulait que l’inconnue mange enpaix avant l’arrivée des bruyants prétendants.

Les prétendants entrèrent bientôt, avec desairs de bravaches, se laissèrent tomber sur les sièges, attendantd’être servis et nourris.

« Qui sont tous ces gens ? demandaAthéna. Est-ce un banquet ou un repas de noces ? Ces hommes nese conduisent pas comme des invités bien courtois. »

« Puisque tu me le demandes, ô mon hôte,dit Télémaque, il faut que je te dise que ceci était autrefois unehonorable maison. Mais son maître, mon père, est allé devant Troieet n’en est pas revenu. Nous n’avons jamais eu de nouvelle nousdisant s’il était vivant ou mort. Aussi, tous les nobles de cesîles, Doulichion, Samé et Zacynthe, comme de la rocheuse Ithaque,font la cour à ma mère et dissipent mon patrimoine. Quant à elle,elle ne peut se résoudre à se marier, et pourtant elle ne lesrepousse jamais catégoriquement. Ils restent donc ici et ruinentnotre maison, et voudraient bien aussi être la cause de maruine. »

« Il est grand temps que ton pèrerevienne, dit Athéna, pour chasser ces hommes grossiers. Ou bien ilte faudra le faire toi-même. Car tu es maintenant l’homme de lamaison. »

Le repas fini, Athéna partit. Mais elle avaitsemé dans le coeur de Télémaque un germe d’audace. Et tandis qu’ilrestait là silencieux, parmi les prétendants bruyants, ilréfléchissait.

Dans le cours de la soirée, l’aède chanta unpoème mélancolique sur la guerre de Troie. Pénélope, de sa chambrehaute, l’entendit. Elle ne put s’empêcher de descendre l’escalier,escortée de deux suivantes. Le visage recouvert d’un voile léger,elle s’arrêta près d’une colonne, et, en larmes, pria l’aède dechanter une autre chanson.

Mais Télémaque l’interrompit. « Ne blâmepas l’aède, dit-il. Ulysse n’est pas le seul noble guerrier quin’est pas revenu de la guerre de Troie. Retourne maintenant à tachambre et à ton travail : le métier et le fuseau. Laisse laparole aux hommes, et surtout à moi car je suis le maître de cettemaison. »

Il parlait ainsi pour faire impression sur leshardis prétendants, mais Pénélope fut secrètement réjouie del’audace de son fils. Elle retourna tranquillement à sachambre.

Cette nuit-là, quand les prétendants eurentcessé leurs danses joyeuses et leurs chants, et se furent retirésdans leurs maisons, Télémaque alla à sa chambre. Et toute la nuit,enveloppé dans des toisons laineuses, il réfléchit aux sagesparoles d’Athéna et à ce qu’il devait faire.

Le lendemain matin il fit convoquer uneassemblée dans la ville, pour protester contre les manières hardieset insolentes des prétendants. À la fin de son discours, Antinoos,un des prétendants, marcha vers le centre de l’assemblée ets’empara du bâton de l’orateur.

« Ainsi tu voulais nous faire honte,Télémaque, de cette façon méchante. Mais je vais te dire que lafaute n’en est pas aux prétendants ; c’est plutôt celle de tamère, cette femme rusée. Il y a plus de trois ans maintenantqu’elle nous tient tous en suspens. Elle nous encourage tous, etnous promet ceci et cela dans des messages particuliers, maisjamais elle n’en pense un mot. »

« Voici sa dernière ruse : elle apréparé sur son métier un grand ouvrage, un linceul pour tongrand-père, le noble Laerte, dit-elle. Elle nous a demandéd’attendre patiemment qu’il soit fini. Nous fûmes tous d’accord.Elle y travaillait tout le jour, mais, pendant la nuit, à lalumière des torches, elle défaisait tout son ouvrage. Pendant troisans, elle nous a trompés de cette façon. Mais lorsque commença laquatrième année, une de ses servantes nous a révélé le secret. Nousl’avons enfin prise en flagrant délit. Alors, elle a finil’ouvrage. »

« Mais maintenant, je te le dis, nous nela quitterons pas avant qu’elle ait choisi l’un de nous, et l’aitépousé. »

Alors le devin d’Ithaque, qui connaissaitl’avenir, donna un avertissement à l’ensemble des prétendants.

« Je vois un sombre destin s’approcher devous, dit le devin. Souvenez-vous, j’ai prédit depuis longtempsqu’Ulysse reviendrait, après avoir perdu tous ses hommes.Maintenant, ce temps est arrivé, et votre perte estproche. »

Mais Eurymaque, un autre des principauxprétendants, se leva pour répondre :

« Rentre chez toi, et fais des prophétiesà tes enfants, dit-il avec dédain. Je puis faire une meilleureprophétie : je déclare qu’Ulysse est mort depuis longtemps. Safortune sera rapidement dévorée si sa femme n’accepte pas un de sesprétendants et ne l’épouse pas, avec un vrai festin de noces, quesa famille devrait être heureuse de fournir. »

Télémaque sut alors qu’ils ne partiraient pas.C’était à lui de préparer un plan.

L’Odyssée – Scène 11 : Le radeaud’Ulysse

Zeus, l’Assembleur de nuées, donna enfin desordres pour que se terminent les malheurs d’Ulysse. Il envoya sonmessager Hermès à l’île de Calypso. Chaussé de ses sandales d’or,rapide comme le vent, Hermès vola par-dessus la terre et la mer,droit vers la grotte de la nymphe.

Il la trouva chez elle, la nymphe charmante,ses longs cheveux flottant sur ses épaules. Dans la cheminéebrûlait un grand feu, embaumant le cèdre et le thuya. Calypso étaitassise à côté, et chantait en faisant courir la navette sur sonmétier.

Calypso leva les yeux et reconnut Hermès toutde suite : car les immortels se connaissent entre eux. Ellel’invita à s’asseoir sur une chaise brillante et plaça à ses côtésune table chargée d’ambroisie et d’une coupe de nectar. Puis ellelui dit, sans tarder :

« C’est un grand honneur pour moi,Hermès. Je ne peux que me demander ce qui t’amène ici. Dis-moi ceque je puis faire pour toi. »

« C’est Zeus qui m’envoie, lui réponditHermès. Je ne serais jamais venu sans cela, sois-en sûre. Toutecette étendue d’eau à traverser, sans une ville, sans une âme pourfaire monter un agréable sacrifice sur monpassage ! »

« Mais Zeus m’a dit que tu avais ici unmortel, qui a eu beaucoup plus que sa part de malheurs depuis qu’ila quitté les murs ruinés de Troie. Il te demande de le relâchermaintenant, car son destin n’est pas de finir sa vie sur cette îlelointaine. Non, il doit revoir son foyer, sa maison, dans son paysnatal. »

Calypso frémit à ces paroles.

« J’ai sauvé cet homme des flots encourroux, et je l’ai chéri, dit-elle. J’ai même voulu lui donner lajeunesse éternelle. Mais nul ne peut s’opposer à la volonté dutout-puissant Zeus. Qu’il s’en aille, qu’il traverse la mer !Je n’ai ni navire ni matelots à lui donner. Je ne puis letransporter chez lui. Mais je l’aiderai autant que je le pourrai,si c’est la volonté de Zeus. »

« Alors, fais-le partir tout desuite », dit Hermès, et il disparut.

Dès qu’il fut parti, Calypso sortit à larecherche d’Ulysse. Elle le trouva assis sur le rivage, les yeuxmouillés de larmes, comme toujours. C’était ainsi qu’il passait sesjournées, à se lamenter sur son retour.

Calypso vint près de lui.

« Infortuné, ne pleure plus, dit-elle. Jevais t’aider à quitter cet endroit. Si tu veux couper des arbrespour te faire un radeau, je l’approvisionnerai de pain, d’eau et devin, et de tout ce que tu me demanderas, pour que tu ne meures pasde faim. Je te donnerai de chauds habits et un bon vent, ce qui tepermettra de rentrer chez toi sain et sauf s’il plaît auxdieux. »

Ulysse frémit à ces paroles.

« Sûrement, lui dit-il, tu as autre choseen tête que de me faire rentrer chez moi sain et sauf. Cettetraversée est déjà difficile avec un navire, et tu veux que jeprenne un radeau ! Je voudrais que tu me jures solennellementque ce n’est pas un complot contre ma vie, avant que je ne prennece risque. »

La belle Calypso lui sourit, et le flatta dela main.

« Tu es méchant de penser cela, dit-elle.Par la Terre et le Ciel et le Styx – et c’est le plus grand sermentque je connaisse – je jure que mon intention est de t’aider, et nonpas de te perdre. Après tout, je n’ai pas un coeur depierre ! » Et sur ces mots, elle s’éloigna.

Le lendemain, quand l’Aurore aux doigts derose eut touché l’Orient, Ulysse était debout et habillé. Calypsos’enveloppa d’une robe blanche comme neige, mit une ceinture doréeautour de sa taille, et un voile sur sa tête. Puis elle pensa à latâche d’Ulysse.

Elle lui donna une grande hache, à doubletranchant de bronze et à manche d’olivier. Puis elle lui donna unedoloire polie, et le conduisit à un bosquet de grands arbres :aulnes, peupliers et sapins.

Ulysse se mit au travail. Il abattit vingtarbres, ceux qui étaient secs et sans sève, et qui flotteraientbien. Avec des tarières que lui donna Calypso, il perça des trous,et réunit les troncs ensemble pour faire un large plancher.

Il plaça des traverses, et un pont au-dessus,et il fabriqua un mât. Il fit aussi un gouvernail, et une vergue,et Calypso lui apporta de l’étoffe pour une voile. Quand il euttressé tous les cordages pour le gréement, il poussa son vaisseausur des rouleaux jusqu’à la mer tranquille.

À la fin du quatrième jour, tout fut fini. Etle matin du cinquième, Calypso l’accompagna une dernière fois surla plage, baigné, habillé de neuf et bien muni de vin et d’eau, deviande et de pain. Elle lui procura aussi un bon vent, et Ulyssedéploya sa voile, le coeur plein de joie. Puis il s’assit augouvernail, et quand vint la nuit il se guida aux étoiles fidèles.Pendant dix-sept jours il parcourut la mer. Et le dix-huitième ilvit devant lui les collines sombres de la terre des Phéaciens, quisemblait un bouclier sur la mer.

Mais alors Poséidon, celui qui ébranle laterre, revenait d’Éthiopie. Il aperçut Ulysse sur la mer et sentitbouillonner sa colère. Il savait que le destin d’Ulysse était derentrer chez lui, mais il ne put résister au plaisir de frapper undernier coup.

Aussi il rassembla les nuages et bouleversa lamer de son trident. Il ordonna à la nuit de descendre du ciel etaux vagues de disperser les troncs du robuste radeau d’Ulysse,comme le vent disperse des brins de paille.

Alors Ulysse s’écria : « Heureuxceux qui sont tombés devant les murs de Troie ! Au moins, ilsont eu des tombeaux et des rites funéraires, tandis que je mourraiseul, sans personne pour me pleurer, ici, sur la merdéchaînée. »

Mais quand Athéna vit Ulysse agrippé à unepoutre, crachant l’eau salée qui lui ruisselait sur le visage, elleeut pitié de lui. Elle calma tous les vents, sauf celui du Nord, etce dernier poussa Ulysse à travers les grosses lames, vers lerivage lointain.

Le matin du troisième jour, il aperçut enfinla terre. Cependant il n’était pas encore sauvé. Le rivage étaitbordé de rochers pointus qui lui auraient brisé tous les os. MaisAthéna lui donna l’idée de longer la côte à la nage, hors duressac, jusqu’à l’embouchure d’un cours d’eau rapide.

Alors il pria la rivière d’avoir pitié de lui,et elle arrêta son courant et aplanit ses eaux. Et c’est ainsiqu’Ulysse, meurtri et brisé de fatigue, atteignit enfin le rivage.Il resta étendu parmi les roseaux à l’embouchure de la rivière,trop faible pour remuer ou pour parler. Mais il courba la tête etbaisa la terre, en signe de reconnaissance.

L’Odyssée – Scène 12 : Nausicaa

Au palais du roi des Phéaciens, la charmanteprincesse Nausicaa s’éveilla d’un doux rêve. Son esprit étaitencore tout plein du rêve de l’arrivée d’un époux, et de tous lesbeaux habits dont elle et sa famille auraient besoin pour cetheureux jour.

Aussi elle quitta sa chambre tout de suite etparcourut le palais à la recherche de son père et de sa mère.

« Père chéri, dit-elle timidement, quandelle les eut trouvés, pourrais-tu me laisser prendre un grandchariot aux roues robustes, pour que j’emporte nos plus beauxhabits à la rivière pour les laver ? » Car c’était cequ’Athéna lui avait suggéré.

Son père sourit et donna des ordres à sesserviteurs. Quand les mules furent attelées au chariot de boispoli, Nausicaa sortit les beaux habits et les y entassa. Sa mèreajouta un panier de nourriture délicate et une outre de vin. Ellelui donna aussi de l’huile d’olive, pour s’en frotter après lebain. Alors Nausicaa prit le fouet et les rênes et toucha lesmules. Elles partirent dans un grand bruit de sabots, et les jeunesfilles suivirent par derrière.

Elles atteignirent la rivière dont les creuxtourbillonnants suffisaient à laver même le linge le plus sale. Lesjeunes filles foulèrent les habits dans ces creux, jusqu’à cequ’ils fussent propres et brillants. Elles les étendirent enrangées sur le rivage pierreux, juste hors d’atteinte desvagues.

Quand elles se furent baignées et frottéesd’huile, elles prirent leur repas au soleil, attendant que lesvêtements sèchent. Ce fut après leur repas, quand elles jouaient àla balle en poussant des cris joyeux, qu’Athéna éveilla Ulysse.

Il sortit en rampant du buisson quil’abritait, tenant devant lui une branche feuillue, car il n’avaitpas d’habits. Le corps meurtri et souillé par l’écume de mer, iloffrait un spectacle terrible. Épouvantées, toutes les suivantess’enfuirent. Mais la fille du roi resta là, car Athéna avait mis dela hardiesse dans son coeur.

« Es-tu une déesse ou une mortelle ?dit le subtil Ulysse. Si tu es une déesse, tu es sûrement Artémis.Mais si tu es mortelle, heureux ton père et ta mère, heureux tesfrères ; et le plus fortuné sera ton époux, car je n’ai jamaisvu beauté comme la tienne. »

« J’espère que tu auras pitié de moi, quiai été jeté sur ce rivage après dix-huit jours de mer. Je te priede me donner quelques vêtements et de me dire le chemin de laville, car je ne sais pas même où je suis. »

Alors Nausicaa aux bras blancs luirépondit : « Je vois, étranger, que tu n’es pas unméchant. Tu ne manqueras de rien ici. Car c’est le pays desPhéaciens, et je suis la fille du roi Alcinoos. »

Alors elle appela ses suivantes pour qu’ellesapportent des vêtements à l’étranger. Après qu’il se fut baignédans un endroit abrité et qu’il se fut revêtu des habits propres,Athéna lui versa sa grâce sur la tête, si bien qu’il resplendissaitde beauté.

« Oh ! pensa Nausicaa en lerevoyant, comme je voudrais qu’il reste avec nous et s’établissedans notre pays ! Car c’est un tel homme que j’aimerais avoirpour époux. »

Elle ordonna à ses suivantes de lui donner àboire et à manger. Quand il eut fini, on empila dans le chariot lesvêtements lavés et bien pliés pour le retour. Nausicaa dit à Ulyssequ’il pouvait marcher derrière avec les suivantes.

« Mais quand nous arriverons à la ville,dit Nausicaa, près de la grande place, il te faudra t’arrêter ett’asseoir dans le bois de peupliers que tu trouveras là. Car je neveux pas qu’on nous voie ensemble et qu’on croie que c’est monfutur époux que j’amène chez mes parents. »

« Puis, quand tu jugeras que nous avonseu le temps d’arriver au palais, entre dans la ville. Demande lamaison du roi, traverse la cour et entre directement dans lagrand-salle. Tu trouveras ma mère devant l’âtre, tordant la laineteinte de la pourpre de la mer, à la lumière du feu. Tombe à sesgenoux. Si elle est bien disposée envers toi, elle aura bientôtfait de persuader mon père de te renvoyer chez toi sain etsauf. »

Elle toucha les mules du fouet, et elleseurent vite quitté la rivière. Avant le coucher du soleil ilsatteignirent le bois de peupliers où Ulysse s’assit pourattendre.

Quand Ulysse jugea qu’assez de temps s’étaitécoulé, il alla au palais d’Alcinoos. Et Athéna l’enveloppa d’unbrouillard, si bien que personne ne le vit.

Quand il fut devant le palais, il s’arrêta uninstant pour regarder autour de lui avant de mettre le pied sur leseuil de bronze. Car le palais brillait comme le soleil ou lalune.

Dans la grand-salle une rangée de siègess’étendait de chaque côté, avec des housses de fin tissu. Et lalumière pour éclairer les festins venait de torches flamboyantestenues par des statues d’or.

Ulysse entra dans la grand-salle. Toujoursprotégé par le brouillard d’Athéna, il s’avança jusqu’au trône duroi et de la reine. Et ce fut seulement quand il embrassa lesgenoux de la reine Arété que le brouillard se dissipa. Alors on levit et le silence se fit.

« Reine Arété, dit Ulysse, c’est aprèsavoir souffert bien des maux que je me jette à tes genoux et tedemande asile, à toi et à ton roi. Puissent les dieux vous donnerle bonheur, à vous et aux vôtres, si vous m’aidez à regagner monpays, pour que je puisse enfin revoir les miens ! »

Puis il s’assit sur les cendres du foyer. Etle silence emplissait la pièce. Mais le roi Alcinoos prit Ulyssepar la main et le conduisit à un siège que lui céda son filsfavori. Une servante entra avec de l’eau dans une aiguière d’or etla versa dans un bassin d’argent, pour qu’il se lave les mains. Onentassa de bonnes choses sur la table à côté de lui, et Ulysse butet mangea autant qu’il le désirait.

Cependant le roi fit verser du vin pour quetous puissent faire une libation à Zeus, le dieu des suppliants. Etseulement après, Arété posa les questions qu’elle avait dansl’esprit depuis qu’elle avait reconnu les habits qu’il portait, carc’était elle qui les avait faits.

« Qui es-tu, étranger ? D’oùviens-tu ? Et puis-je demander d’où viennent ceshabits ? »

Ulysse commença aussitôt son récit,disant : « Je suis Ulysse, fils de Laerte, de lamontagneuse Ithaque. » Et aux Phéaciens, immobiles sous lecharme, il fit un récit complet de ses aventures.

L’Odyssée – Scène 13 : Le retour àIthaque

Après qu’il eut entendu l’histoire de seslongues aventures, il plut au roi Alcinoos de faire partir Ulyssele lendemain, au coucher du soleil. Le roi ne lui donna passeulement un navire et son équipage pour le reconduire chez lui,mais aussi des vêtements, des ornements d’or et d’autres richesprésents, de quoi remplir un grand coffre de bois.

Le roi plaça lui-même ces présents sous lesbancs du navire. Puis ils eurent un festin d’adieu, et ilsécoutèrent l’aède.

Ulysse fut heureux de voir le soleil secoucher, car il avait hâte de partir. Il fit ses adieux sur lerivage, avec une libation aux dieux, et une prière pour son hôte etson hôtesse.

Lorsqu’Ulysse fut enfin monté à bord, la reineArété envoya des servantes, l’une placer une couverture et un drapsur le pont, l’autre avec une robe et une tunique neuve pour sonretour, une troisième avec du pain et du vin. Ulysse se couchatandis que les hommes d’équipage montaient à bord, prenaient leursplaces, larguaient les amarres et poussaient au large. Et au momentoù leurs rames frappèrent l’eau, un doux et profond sommeil luiferma les yeux.

Comme un attelage d’étalons bondit sous lefouet, le navire portant Ulysse franchissait les vagues violettes,sur la mer grondante. Et quand se leva la brillante étoile dumatin, le navire arriva au port d’Ithaque.

Les Phéaciens connaissaient bien ce port. Etils maniaient si vigoureusement leurs rames qu’ils échouèrent plusde la moitié de la longueur du navire sur la plage. Les hommesemportèrent Ulysse, toujours profondément endormi, et le déposèrentsur le sable, dans sa couverture. Ils entassèrent soigneusement sesriches présents, loin du sentier, sous un olivier, de peur quequelqu’un ne passât avant qu’Ulysse ne fût éveillé. Puis ilsrepartirent.

Quand Ulysse s’éveilla, Athéna répandit unebrume sur la terre, si bien qu’il ne reconnut rien.

« Hélas, où suis-je ? s’écria-t-il.Pourquoi les Phéaciens ne m’ont-ils pas emmené à Ithaque, comme ilsme l’avaient promis, au lieu de me déposer dans cet endroitinconnu ? Que vais-je faire maintenant ? Où aller ?Et où déposer mes trésors ? »

Ce fut alors qu’Athéna entra en scène,déguisée en jeune berger. Ulysse fut heureux de la voir, et luidemanda dans quelle partie du monde il se trouvait.

Les yeux d’Athéna brillaient de malice en luirépondant :

« Il faut que tu sois fou, étranger, oubien loin de chez toi pour ne pas reconnaître cet endroit. Il n’estpas très grand, il est vrai, et son sol est trop inégal pour leschevaux et les voitures. Mais on y cultive le blé, et des raisinsqui font du bon vin, et il y a de bonnes pluies et des pâturages.La réputation de cette île d’Ithaque s’est répandue, dit-on,jusqu’à Troie. »

Le coeur d’Ulysse, qui avait tant souffert,bondit en apprenant qu’il était enfin dans son pays. Mais il n’osapas encore dire qui il était, et raconta une longue histoireprétendant qu’il était un meurtrier de l’île de Crète, qui avaitfait naufrage sur cette côte.

Athéna sourit de cette histoire fantastique etl’appela par son nom. Prenant Ulysse par la main, elle ôta sondéguisement et fit disparaître la brume. Ulysse reconnut alors lepays et aussi la déesse.

Ils cachèrent d’abord dans une caverne tousles présents des Phéaciens : l’or, le cuivre massif et lesétoffes finement tissées. Athéna ferma l’ouverture de la caverneavec une pierre. S’asseyant sous un olivier, elle fit signe àUlysse de s’asseoir auprès d’elle, et le mit au courant de lasituation.

« Il te faudra, ô royal fils de Laerte,réfléchir au moyen de régler leur compte à ces audacieux quirègnent en maîtres dans ton palais et dévorent tes richesses, touten essayant de persuader ta femme d’épouser l’un d’entre eux. Elleattend ton retour, les tenant à distance avec de fausses promesses,mais elle te désire ardemment dans son coeur. »

« Hélas, s’écria Ulysse, sans tesconseils je serais mort pendant mon retour. Reste à mes côtésmaintenant, et dis-moi ce qu’il faut faire, car sans ton aide je nepuis les vaincre tous. »

« Bien sûr que je t’aiderai, dit Athéna.Je pense que ces prétendants inonderont bientôt de leur sang le solde ton palais. Mais je vais d’abord te transformer pour quepersonne ne te reconnaisse. »

« Puis tu iras tout droit vers le loyalvieillard qui s’occupe de tes pourceaux. Il t’est toujours fidèle,ainsi qu’à ton fils et à ta femme Pénélope. Va le voir et fais-leparler, tandis que je t’envoie ton fils Télémaque. »

Tout en parlant, Athéna toucha Ulysse de sabaguette. À ce contact sa peau lisse se flétrit, sa chevelurebrillante perdit son lustre et l’éclat de ses yeux se ternit.

Elle transforma ses habits en haillons sales,tachés et sentant la fumée. Elle lui jeta sur le dos une vieillepeau de daim usée, et lui donna un bâton et une besace trouée, avecune corde pour la porter.

Et ce fut sous l’apparence d’un vieux mendiantqu’Ulysse, après tant d’années, rentra chez lui.

L’Odyssée – Scène 14 : Ulysse trouveun ami

Athéna partit en hâte en direction du palais,et Ulysse se mit à monter le rude sentier qui traversait lescollines boisées, et conduisait à l’endroit où la déesse lui avaitdit qu’il trouverait le fidèle porcher.

Ulysse l’y trouva, sur le seuil de la maisonqu’il avait bâtie dans une vaste clairière. Il l’avait construitetout seul, en pierre brute. Elle était entourée d’une grande courfermée par de solides pieux de chêne. Dans cette cour il y avaitdouze grandes étables à pourceaux – mais elles n’étaient pas toutespleines maintenant, car, depuis des années, les prétendantsdévoraient les plus belles des bêtes.

Le vieux porcher était assis là, se faisantune paire de sandales d’un morceau de cuir de boeuf. Ses chiensféroces aperçurent Ulysse et se précipitèrent sur lui, avec degrands aboiements. Ulysse garda son sang-froid. Il s’assitimmédiatement et laissa tomber son bâton.

Même ainsi ils auraient pu lui faire du mal,si le vieux porcher n’avait pas lâché son cuir et n’était pasaccouru. Il écarta les chiens de la voix et leur lança des pierres.Il conduisit l’étranger à sa cabane, le faisant asseoir sur un tasde brindilles recouvertes d’une peau de chèvre sauvage. Ulysse futtrès heureux de cet accueil. Il le fut encore plus quand leporcher, retroussant sa tunique, alla vers les enclos, y tua deuxporcelets, les découpa et les fit rôtir à la broche. Une foiscuits, il les servit tout chauds à Ulysse, saupoudrés de farineblanche. Et il mélangea dans une jatte du vin doux comme lemiel.

« Mange, étranger, dit le porcher, ens’asseyant en face d’Ulysse. Nous ne pouvons t’offrir que descochons de lait. Les gros porcs vont aux prétendants de mamaîtresse, qui ne craignent ni dieu ni mortel. Je ne peuxm’empêcher de penser que les prétendants ont appris qu’Ulysse, monmaître, qui s’en est allé à la guerre de Troie, est mort quelquepart. Et cela explique peut-être pourquoi ils ne font pas la cour àma maîtresse comme ils devraient le faire, en s’en allant en cas derefus. Au lieu de cela ils continuent à rester ici, gaspillant larichesse de mon maître, tuant ses bestiaux et buvant son bon vinrouge. »

« Qui était ce riche maître ?demanda Ulysse. Il est possible que je l’aie rencontré quelquepart. »

« Non, vieillard, dit le porcher. Inutilede venir raconter ici que tu as vu Ulysse, pour en convaincre safemme et son fils. Ils entendent dire cela depuis des années, partous les vagabonds qui viennent à Ithaque. »

« Ami, dit Ulysse, je vais faire plus quedire que je l’ai vu. Je te jure qu’il sera de retour avant la finde ce mois et tirera vengeance de tout ce qui s’est passé dans samaison. »

« Vieillard, dit Eumée le vieux porcher,en hochant la tête, Ulysse ne reviendra jamais. Mais toi, qui es-tuet quelle est ta famille ? Quel navire t’a amenéici ? »

Ulysse raconta une ingénieuse histoire. Il ditqu’il venait de Crète, qu’il avait combattu devant Troie, qu’ilavait eu des aventures en Égypte et sur le Nil lointain, qu’ilavait enduré bien des maux, subi des naufrages et souffert latrahison.

Avec la nuit le temps était devenu orageux. Lapluie tombait ; le vent d’Ouest soufflait et des nuages épaiscouvraient la lune. Eumée fit un lit pour son hôte près du feu, enempilant des peaux de mouton et de chèvre. Ulysse se coucha etEumée le couvrit d’un manteau épais qu’il réservait pour les joursde très mauvais temps.

Mais lui, le fidèle intendant, sortit pourdormir près des porcs. Armé d’un javelot et d’une épée, couvertd’une peau de mouton, il passa la nuit là où dormaient les grospourceaux, à l’abri d’un rocher.

L’Odyssée – Scène 15 : Télémaquereconnaît son père

Athéna rendit visite à Télémaque, qui nedormait pas, et lui dit d’aller à la cabane du porcher dès le leverdu jour. Télémaque obéit à ses ordres. À l’aube il attacha sessandales et se dirigea à grands pas vers la maison où vivait sonfidèle porcher.

À ce moment-là Ulysse et le porcherpréparaient leur petit déjeuner dans la cabane, car on avait emmenépaître les pourceaux. À l’approche de Télémaque, les chiens nepoussèrent pas un aboiement, mais sautèrent autour de lui enfrétillant de la queue.

Ulysse entendit les pas du nouveau venu et vitles chiens lui faire fête. Il cria à son compagnon :« Voici venir quelqu’un que vous connaissez sûrement bien, carles chiens frétillent de la queue. »

Avant qu’il eût fini de parler, son proprefils était sur le seuil. Le brave porcher bondit, laissant tomberles coupes où il préparait du vin. Il accueillit son jeune maîtreavec autant d’affection que s’il avait été son fils, sanglotantpresque de joie.

Télémaque accepta avec plaisir un siège dansla cabane. Il partagea avec plaisir le repas des deux hommes,composé du rôti de la veille, servi dans des écuelles, avec du paindans des corbeilles et du bon vin dans un vase.

Quand ils eurent terminé, Télémaque dit auporcher : « D’où vient ton hôte ? Quel navire l’aamené ? Sûrement il n’est pas venu à pied àIthaque. »

« Mon enfant, dit Eumée, il dit qu’il estexilé de Crète. Je le remets entre tes mains. »

« Eumée, ceci me gêne, dit le jeuneTélémaque. Comment puis-je emmener cet étranger au palais, pour lefaire insulter par ces grossiers prétendants ? Il estdifficile à un seul homme de résister à une foule. »

« Tu me permettras de dire un mot,répondit Ulysse. Sûrement tu n’as pas l’intention de laissercontinuer ce scandale dans ta propre maison, toi qui es de noblenaissance. Ah ! si je pouvais retrouver ma jeunesse ! Sij’étais le fils d’Ulysse, ou Ulysse lui-même revenu de ses voyages(car tout espoir n’est pas perdu), je ferais regretter amèrement àces prétendants toutes les actions qu’ils commettent. »

« Eh bien ! dit Télémaque, l’issueest entre les mains des dieux. »

Eumée mit bientôt ses sandales et les attacha.Il partit faire quelques commissions en ville.

Athéna regarda Eumée quitter la ferme. Ellepensa alors qu’il était temps qu’Ulysse se fasse reconnaître deTélémaque. Aussi elle parla silencieusement à Ulysse, luidisant : « Confie ton secret à Télémaque. Vous serez deuxalors à tramer la perte des prétendants. »

Athéna le toucha de sa baguette d’or, et sonmanteau et sa tunique resplendirent comme neufs ; il reprit sahaute taille et sa stature musclée ; ses joues se remplirent,sa barbe et ses cheveux reprirent leur lustre. Télémaque vit cettetransformation et détourna les yeux rapidement, craignant que ce nefût un dieu.

Mais Ulysse le rassura : « Je nesuis pas un dieu, mais ton propre père, pour qui tu as tantsouffert. Athéna nous a réunis pour que nous réfléchissions à lameilleure manière de régler leur compte à nos ennemis. »

« Tout seuls ! s’écria Télémaque.J’ai souvent entendu parler, père, de ton habilité de guerrier.Mais c’est trop. Ils ne sont pas seulement dix ou vingts, cesprétendants, mais plus de cent, et des jeunes gens robustes. Ilvaudrait mieux trouver quelqu’un d’autre pour nous aider sipossible. »

« Nous avons Athéna et le puissant Zeus,dit le vaillant Ulysse. Ils seront à nos côtés dans la bataille, etje crois que cela suffira. »

« Mais pour le moment il te faut rentrerà la maison et te mêler aux prétendants comme de coutume. Je m’yferai conduire plus tard par Eumée, sous mon costume de mendiant.Mais que personne, même Pénélope ou Laerte, ne sache qui jesuis ! »

Télémaque acquiesça, et comme Eumée revenaitde la ville, Athéna transforma à nouveau Ulysse en vieux mendiant.Télémaque fit comme si rien ne s’était passé et tous troiss’assirent devant leur souper. Et bientôt après, ils dormaient tousprofondément.

L’Odyssée – Scène 16 : Préparatifsde bataille

L’Aurore vit Télémaque liant ses sandales pourpartir en ville. Sa lance à la main, il marchait rapidement,pensant à la bataille prochaine. En arrivant au palais, il posa salance contre une colonne et franchit le seuil de pierre.

Les prétendants s’amusaient à des jeux et desconcours d’adresse dans la cour ; mais quand on appela pour ledîner, ils se précipitèrent dans la maison en foule, jetant leursmanteaux sur des chaises, prêts à festoyer de nouveau.

Cependant Ulysse, vêtu de haillons, sa besacetrouée pendue à son épaule par une courroie, arrivait à la porte dupalais avec le fidèle Eumée.

Eumée entra dans la maison et prit untabouret. Il s’installa à côté de Télémaque et se mit à manger.

Ulysse entra enfin, comme un mendiant, dans sapropre maison. Il fit le tour de la compagnie, tendant la maincomme s’il avait été mendiant toute sa vie. De nombreux prétendantseurent pitié de ses haillons et lui donnèrent du pain et de laviande jusqu’à ce que sa besace fut bourrée. Mais Antinoos, le chefdes prétendants, qui était allé jusqu’à tramer la perte deTélémaque, ne voulut rien entendre. Il saisit un tabouret, le lançaavec force, et atteignit Ulysse en dessous de l’épaule droite.

Ulysse ne chancela pas sous le coup. Il ne fitque secouer la tête en silence, mais il roulait en son coeur defunestes projets. Puis il retourna s’asseoir vers la porte. Là, sabesace à côté de lui, il lança sur Antinoos une terriblemalédiction.

Ces paroles remplirent d’inquiétude les autresprétendants. Ils craignaient que le mendiant ne fût un dieudéguisé, qui les châtierait tous.

Amphinomos, un des meilleurs parmi lesprétendants, but à la santé d’Ulysse dans une coupe d’or. Et Ulysselui répliqua par un avertissement.

« Tu sembles un homme honnête,Amphinomos. Je sais que tu es le fils d’un père illustre. Puissentles dieux te faire rentrer chez toi sain et sauf avant qu’Ulysse nedéchaîne sa vengeance dans sa propre maison ! »

En parlant, il versa une libation de vin. Puisil but à la coupe et la rendit à Amphinomos. Mais ce dernierregagna son siège, l’esprit lourd. Et son pressentiment étaitjustifié, car Athéna avait décidé qu’il n’échapperait pas, maispérirait sous les coups de la lance de Télémaque.

Quand les prétendants se furent enfin retiréschacun dans son logement pour y dormir, Ulysse et Télémaquerestèrent seuls dans la grand-salle.

« Cachons les armes », ditUlysse.

Ils se mirent au travail, emportant lescasques et les lances pointues, les boucliers et les javelots. PuisTélémaque traversa à nouveau la salle illuminée par les torchespour regagner sa chambre. Ulysse, laissé seul, méditait dansl’ombre la vengeance qu’il tirerait des prétendants.

Pénélope descendit bientôt de sa chambre,belle comme une déesse, son voile brillant devant le visage. On luiavança à côté du feu son fauteuil, finement sculpté, incrustéd’ivoire et d’argent et recouvert d’une moelleuse toison, avec untabouret pour les pieds. Pénélope s’assit, tandis que les servantesdébarrassaient les tables des reliefs du festin. Elles vidèrent lescendres des foyers et y entassèrent de nouvelles bûches quidonnaient lumière et chaleur.

Se tournant vers l’intendante, Pénélope luidit : « Apporte une chaise recouverte d’une natte, pourque mon hôte s’assoie ; je voudrais lui parler. »

Ulysse s’assit donc aux pieds de sa femme etappela à son secours toutes les ressources de son esprit.

« Étranger, dit Pénélope, je vais d’abordte demander qui tu es et d’où tu viens. »

« Ah ! dit Ulysse, ne me demande pascela, je t’en prie. Car la pensée de mon pays et de ma famille meremplit d’un tel chagrin que je verserais des larmes toute lanuit. »

« Je comprends, dit Pénélope, car madouleur à moi-même est grande. Des hommes venus de toutes les îlesd’alentour veulent me prendre pour femme, et, jusqu’à ce que je medécide à en accepter un, ils dévorent ma maison. Cependant je nepeux me résoudre à un mariage détesté, car Ulysse est toujoursvivant dans mon coeur. »

Les larmes coulaient des yeux de Pénélopecomme torrents grossis par la fonte des neiges. Mais bien que soncoeur fût ému, Ulysse retint ses larmes.

Et Ulysse lui raconta une autre histoire,suivant laquelle il avait jadis hébergé Ulysse et ses hommes enCrète. Et il décrivit Ulysse et ses vêtements : son manteau depourpre à revers, sa tunique brillante et lisse, et une grossebroche d’or merveilleusement ciselée.

Alors les larmes de Pénélope coulèrent plusabondantes qu’avant. Car ces vêtements étaient ceux mêmes qu’elleavait tirés de ses réserves et donnés à Ulysse au moment de sondépart pour la guerre. Aussi quand l’étranger lui jura que son mariserait de retour avant que la nouvelle lune soit pleine, son coeuraccablé put se réjouir un peu, en dépit des longues années de morneattente.

« Je dois te dire encore une chose, ditPénélope ; si Ulysse ne revient pas, j’ai l’intention bientôtde faire faire un concours aux prétendants, et d’épouser levainqueur. Tu dois savoir qu’Ulysse plaçait douze haches en lignedroite comme les étais de la quille d’un vaisseau. Puis il semettait à quelque distance et tirait une flèche qui les traversaittoutes. Je demanderai aux prétendants de faire de même, en seservant des mêmes haches, et en tendant l’arc d’Ulysse. Je partiraiavec le vainqueur, et quitterai pour toujours ce palais, où je suisarrivée comme une heureuse épouse. »

« Noble dame, dit Ulysse, ne retarde pascette épreuve d’un seul jour. Et je te promets qu’avant que l’arcne soit bandé, Ulysse reviendra. »

Ils se séparèrent sur ces paroles ;Ulysse alla dormir dans le corridor, et Pénélope regagna sa couchearrosée de larmes.

L’Odyssée – Scène 17 : L’arcd’Ulysse

Le lendemain matin Ulysse sortit dans la couret pria Zeus, les mains levées. Car bien qu’Athéna lui fût apparuedans la nuit et lui eût promis le succès, il était inquiet ducombat inégal qui allait venir.

Eumée, le porcher, arriva bientôt, conduisanttrois beaux porcs ; il dit une parole cordiale à Ulysse. Lechef des pâtres, qui amenait des chèvres grasses, s’arrêta pourserrer la main du vieux mendiant et lui dire un mot aimable.

Moutons et chèvres grasses, pourceaux etgénisses furent bientôt abattus. Et la viande rôtie, avec descorbeilles de pain et du vin, fournit suffisamment de nourritureaux prétendants rassemblés.

Télémaque plaça un siège pour Ulysse près duseuil de la salle, et le servit là, lui promettant à haute voixprotection contre toute insulte.

Mais Athéna ne voulait pas que le repas sepasse tranquillement. Les prétendants se moquèrent d’Ulysse, et letournèrent cruellement en ridicule. Télémaque n’avait cure de leursparoles. Il attendait que son père donne le signal del’attaque.

Mais ce fut Pénélope qui intervint lapremière. Elle entra dans la grand-salle et s’arrêta près d’unecolonne, son voile fin devant le visage. Derrière elle venaient desserviteurs, portant le grand arc d’Ulysse, un carquois plein deflèches, et les douze haches qu’elle voulait utiliser dansl’épreuve qui déciderait de son choix.

« Écoutez-moi, hommes qui m’avez fait lacour – prétexte pour tenir des festins sans arrêt, d’un bout del’année à l’autre dans cette maison. Voici le grand arc d’Ulysse.Quiconque pourra le tendre et faire passer une flèche à travers lestrous de ces douze haches, avec lui j’irai, et je quitterai cettemaison qui renferme pour moi tant de souvenirs heureux. »

Télémaque parla alors : « Pourprouver que je suis un homme, et que je puis m’occuper de mesaffaires si ma mère se remarie et s’en va, je vais essayer debander cet arc. »

Il se leva, rejetant son manteau pourpre etson épée. Il creusa une tranchée, y plaça toutes les haches enligne droite, et foula bien la terre autour des manches.

Puis il essaya l’arc. Trois fois il se penchasur lui de tout son poids et le fit vibrer. Mais il ne put mettrela corde en place ; et à la fin Ulysse lui fit signe d’yrenoncer.

« Ah ! dit Télémaque, je serai donctoujours un homme sans vigueur ! Voyons si vous, qui êtes plusâgés et plus forts, pourrez tendre cet arc. »

Léodès l’aruspice, qui s’asseyait toujours aufond de la salle, s’avança le premier. Ses mains délicates nepurent même pas courber l’arc, et il retourna bientôt à saplace.

« Cet arc viendra à bout d’un plus fortque moi ! dit-il. Maint homme ici a espéré épouser Pénélope.Mais quand il aura essayé cet arc, il s’en ira faire la cour à uneautre femme, j’en suis sûr. »

« Sottise, dit Antinoos. Tout cela parceque toi, tu es incapable de tendre cet arc ! Allumons un grandfeu dans cette salle, approchons-y un bon siège recouvert d’unepeau. Puis apportons un gros morceau de suif ; nouschaufferons cet arc et le graisserons bien, et ce jeu sera bientôtfini. »

Le feu fut allumé ; on plaça le siège àcôté et l’on apporta le suif. Les jeunes hommes essayèrent tour àtour de réchauffer l’arc et de le tendre, mais aucun ne put lefaire plier. À la fin, seuls Antinoos et Eurymaque, les chefs de latroupe, n’avaient pas encore essayé.

Entre temps Eumée et le fidèle pâtre étaientsortis ensemble, et Ulysse, qui attendait cette occasion, lessuivit.

« Si Ulysse revenait, dit-il,prendriez-vous son parti, ou celui de cesprétendants ? »

Le pâtre répondit aussitôt : « ParZeus, fais-le rentrer chez lui ! Tu verras alors la force demon bras. » Et le porcher dit la même chose.

Sûr de leur loyauté, Ulysse leur dit :« C’est moi, Ulysse, qui suis de retour dans ma propre demeureaprès vingt ans. Vous pouvez voir cette cicatrice que m’a faite uncoup de défense de sanglier ; elle vous prouve que c’est bienmoi. Si vous voulez vraiment m’aider, attendez que je demande àessayer l’arc à mon tour. Les prétendants le refuserontcertainement. Alors toi, Eumée, tu me le donneras. Et si les dieuxnous accordent de détruire ces hommes, je vous établirai tous lesdeux dans de belles maisons et je vous donnerai à chacun uneépouse. »

Les deux loyaux serviteurs fondirent en larmeset se jetèrent au cou d’Ulysse. Mais il les envoya vite fermer lesportes extérieures et faire rentrer les femmes dans leursappartements. Puis il retourna dans la grand-salle.

C’était le tour d’Eurymaque qui chauffaitl’arc en tous sens devant le feu. Mais il ne put pas non plus lecourber.

« Malheur à moi, gémit-il. Ce n’est pasque je souffre de perdre Pénélope – il y a tant d’autres femmes.Mais nous sommes tous plus faibles qu’Ulysse, et nous faisonspiètre figure. »

« Sottise que tout cela, dit Antinoos.Aujourd’hui, c’est jour de fête. Mangeons et buvons et ne nousoccupons pas de cet arc. Nous pouvons laisser les haches en placeet finir notre partie demain. »

Tous l’approuvèrent. Mais Ulysse prit laparole.

« Puis-je vous demander, dit Ulysse, deme laisser essayer cet arc, pour voir si mes muscles ont toujoursleur force d’autrefois ? »

Ces paroles irritèrent les prétendants,surtout parce qu’ils craignaient que ce vieux ne pût vraimenttendre l’arc. Ils le raillèrent jusqu’à ce que Télémaqueintervînt.

« Je laisserai essayer qui je veux,dit-il, car je suis le maître dans cette maison. »

En dépit des railleries des prétendants, leporcher donna l’arc à Ulysse. Ulysse le tourna et le retourna dansses mains, pour être sûr que les vers ne l’avaient pas endommagépendant ses années d’absence.

« Hé ! murmurèrent les prétendantsentre eux, il semble qu’il connaît le maniement d’unarc ! »

Ulysse souleva le grand arc en exactéquilibre. Aussi facilement qu’un habile musicien met une nouvellecorde sur les chevilles d’une lyre, il plaça la corde de l’arc,puis la fit vibrer et elle résonna sous ses doigts d’une noteclaire.

Les prétendants étaient pâles de stupeur, etZeus dans le ciel fit retentir un coup de tonnerre comme un heureuxprésage.

Ulysse prit une flèche acérée et la posa surl’arc. Puis il saisit la flèche et la corde, et, sans se lever deson siège, visa et tira.

La flèche passa à travers les trous de toutesles haches, sans rien toucher, et ressortit de l’autre côté.

Se tournant vers son fils, Ulysse dit :« Télémaque, l’étranger ne t’a pas fait honte. Ma force esttoujours la même. Allons, préparons des réjouissances pour tous cesinvités, pendant qu’il fait encore jour. »

À ce signal qu’il attendait, Télémaque ceignitson épée tranchante, et s’avança tout armé aux côtés de sonpère.

L’Odyssée – Scène 18 : La fin desprétendants

Alors Ulysse se débarassa de ses haillons etbondit vers le seuil, brandissant l’arc et le carquois.

« L’épreuve est enfin terminée,s’écria-t-il ; et maintenant choisissons une nouvelle cible,que personne n’a encore atteinte ! »

Ce disant, il décocha une flèche fatale àAntinoos, en train de soulever un grand gobelet à deux anses, poury boire. La flèche lui perça la gorge et le renversa parmi lesvictuailles.

Quel tumulte irrité s’éleva, quand lesprétendants virent tomber leur chef ! Ils cherchèrent desarmes au mur, mais aucune n’était visible.

Ulysse leur lança un regard noir ets’écria : « Chiens, vous croyiez que je ne reviendraisjamais de Troie. Vous avez cru pouvoir être maîtres chez moi, fairela cour à ma femme et gaspiller mon bien. Vous ne craigniez ni lesdieux, ni les mortels. Mais maintenant l’heure de la mort a sonnépour vous ! »

Les hommes blêmirent de peur. Seul Eurymaquetrouva la force de parler.

« Si tu es vraiment Ulysse, tu as raison,dit-il. Mais tout est de la faute d’Antinoos. C’est lui qui voulaittuer ton fils et régner à ta place. Il est mort maintenant. Épargnele reste d’entre nous et nous parcourrons la campagne, rassemblantdes troupeaux de moutons et de bétail et de l’or pour te dédommagerde tout ce que nous avons détruit. »

« Eurymaque, dit Ulysse, même si vous medonniez toutes vos terres, cela ne m’empêcherait pas de vous tuerles uns après les autres, jusqu’à ce que ma vengeance soitcomplète. Donc, je vous le dis, défendez-vous ou fuyez si vouspouvez. »

À ces paroles, le coeur de tous lesprétendants trembla.

« Renversez les tables, elles nousserviront de boucliers, cria Eurymaque. Tirez vos épées, mes amis.Ensemble nous le chasserons de la porte et nous irons chercher dusecours en ville. »

Il bondit sur Ulysse, l’épée nue, mais Ulyssedécocha une seconde flèche qui lui perça la poitrine. Son épées’échappa de sa main et son front heurta le sol au moment où lamort lui obscurcissait les yeux.

Ensuite, Amphinomos se précipita sur Ulysse.Télémaque le frappa par derrière, de sa lance, qui le perça de parten part et l’abattit sur le sol.

Télémaque n’osa pas prendre le temps deretirer son épieu. Il courut chercher dans la réserve desboucliers, des lances et des casques pour lui-même et son père,n’oubliant pas des armes pour les deux serviteurs fidèles, leporcher et le pâtre.

Quand il revint, les mortss’entassaient : chaque flèche d’Ulysse en faisait un. Ulysseposa son arc contre une colonne, mit son bouclier et son casque, etsaisit deux javelots. Puis ses trois amis et lui fondirent sur lesprétendants, les massacrant jusqu’à ce que le plancher fût inondéde sang.

Seuls furent épargnés l’aède, qui avait étéforcé de jouer et de chanter pour les prétendants, et le hérautMédon, depuis longtemps ami de Télémaque. Ulysse leur sourit, etles envoya attendre dans la cour, loin du massacre.

Tous les prétendants étaient morts. Ulysse fitle tour de la salle, pour être sûr qu’aucun ne s’était caché pouréchapper à la mort. Puis il ordonna à ses serviteurs de sortir lescadavres et de nettoyer les tables, les sièges et lesplanchers.

On brûla ensuite du soufre pour purifierl’air, et Ulysse envoya sa vieille nourrice dire à Pénélope que sonmari était de retour.

L’Odyssée – Scène 19 : La paix

Éveillée d’un profond sommeil, Pénélope nevoulut pas d’abord croire à la nouvelle, car elle avait troplongtemps attendu. Mais, à mesure qu’elle écoutait, les larmescoulaient le long de ses joues, et l’espoir grandissait enelle.

Elle franchit le seuil et entra dans lagrand-salle où elle s’assit sur son fauteuil au coin du feu. Ulysseétait de l’autre côté. Il restait silencieux, les yeux fixés ausol, attendant de voir ce qu’elle allait faire. Pénélope futincapable de parler pendant quelques instants. Mais ses yeuxdétaillaient l’inconnu en haillons, cherchant à retrouver en lui lemari qu’elle avait connu.

Télémaque s’impatienta. « Comme tu as lecoeur dur ! s’écria-t-il. Pourquoi ne t’approches-tu pas demon père et ne lui parles-tu pas ? »

« Mon enfant, dit Pénélope, mon coeur estparalysé et je ne peux pas trouver mes mots. Mais si c’est vraimentUlysse, nous nous reconnaîtrons bientôt, car il y a entre nous dessecrets que personne d’autre ne connaît. »

Ulysse sourit à ces paroles. « Laisse tamère tranquille, Télémaque. Qu’elle me mette à l’épreuve. Réfléchisplutôt à ce que nous devons faire pour maintenir la paix,maintenant que nous avons tué les plus beaux jeunes gensd’Ithaque. »

« C’est à toi de décider, dit Télémaque.Nous te suivrons. »

Comme toujours, Ulysse avait une idée.« Lave-toi, change d’habits et fais s’habiller en grandetoilette les servantes. Que l’aède prenne sa harpe et joue des airsjoyeux. Que la maison soit pleine du bruit de la musique et de ladanse : les voisins croiront qu’il y a ici une noce. Nous nedevons pas laisser transpirer la nouvelle de la mort desprétendants, avant que nous ayons gagné la maison de mon pèreLaerte. Nous verrons alors quels projets les dieux nousinspirent. »

Ce plan fut exécuté sans délai. Les hommesmirent des tuniques neuves, et les femmes leurs plus beaux habits.L’aède prit sa harpe et créa bientôt une ambiance de chants et dedanses joyeuses.

Les gens qui passaient dans la rues’attardaient un instant et se disaient : « Un de cesjeunes gens épouse donc enfin notre reine. »

La vieille nourrice avait maintenant baignéUlysse et l’avait frotté d’huile. Il avait mis une belle tunique etun beau manteau. Athéna s’en était aussi mêlée. Elle l’avait renduplus grand et plus beau que jamais, faisant onduler ses cheveux etrépandant une nouvelle grâce sur ses traits. Il ressemblait plus àun dieu qu’à un mortel quand il revint s’asseoir en face de safemme devant le feu.

« Femme étrange ! lui dit-il.Sûrement les dieux t’ont donné un coeur de pierre. Eh bien,nourrice, fais un lit pour moi, puisque je vais dormirseul. »

« Oui, Euryclée, dit Pénélope. Sors songrand lit de la pièce qu’il a lui-même construite, et mets-y desdraps neufs et des couvertures. »

C’est ainsi qu’elle voulait éprouver son mari.Mais lui se fâcha.

« J’aimerais bien savoir qui a déplacémon lit, s’écria Ulysse. Et comment l’a-t-on fait, à moins d’unmiracle ? Un olivier poussait dans le sol de la maison. J’enai fait un des piliers du lit, en coupant les branches et enéquarrissant le tronc. C’était un secret connu seulement de nousdeux. Et si quelqu’un s’est avisé de couper l’olivier et dedéplacer mon lit, je voudrais le savoir tout de suite. »

À ces paroles, les genoux de Pénélope semirent à trembler, et son coeur s’attendrit. Fondant en larmes,elle se précipita dans les bras de son mari.

« Ne t’irrite pas contre moi, Ulysse, toiqui fus toujours le plus compréhensif des mortels. J’ai toujours eufroid au coeur en pensant qu’un homme pourrait venir et me tromperpar des paroles rusées. Il y a tant d’imposteurs ! Mais toiseul pouvais me dire le secret du lit. Mon coeur insensible estconvaincu. »

Les paroles de Pénélope émurent aussi le coeurd’Ulysse. Il pleura en la serrant dans ses bras. Pendant qu’ilss’étreignaient, l’intendante et la nourrice firent leur lit à lalumière des torches. Télémaque et les autres danseurs s’arrêtèrent.Et le silence du sommeil s’appesantit bientôt sur la salleobscurcie.

Mais Pénélope et Ulysse avaient encorebeaucoup de choses à se dire. Elle lui dit tout ce qu’elle avaitsouffert des prétendants. Et lui raconta à son tour toutes sesaventures et tous ses malheurs.

L’Aurore serait venue avant la fin de sonrécit, si Athéna n’avait fait attendre l’Aurore et ses chevauxrapides rongeant leur frein, au bord de l’Océan.

Quand Ulysse se leva enfin, il dit à safemme : « Je vais rendre visite à mon père qui sedésespère à mon sujet. Quand les gens de la ville sauront que j’aitué tous ces hommes, reste bien dans ta chambre et ne cherche àvoir personne. »

Il mit son armure et éveilla Télémaque et lesdeux bergers, qui firent de même. Ils quittèrent tous le palais parla grande porte. Mais Athéna les entoura de ténèbres jusqu’à lasortie de la ville.

Ils arrivèrent bientôt au beau domaine deLaerte. Et tandis que ses compagnons entraient dans la maison poury préparer le repas, Ulysse trouva son père qui bêchait dans lejardin.

Quand Ulysse vit combien son père étaitamaigri et usé, de vieillesse et de chagrin, il s’arrêta derrièreun poirier et les larmes lui montèrent aux yeux. Puis il s’avançaet lui dit :

« Vieillard, ton jardin est bien soigné.Aucune plante n’est négligée. Mais je pense que tu ne m’en voudraspas si je te dis que tu as l’air plus négligé que lui. »

« Je me lamente sur mon fils, Ulysse, roid’Ithaque », dit Laerte, les larmes aux yeux. Et il ramassa dela terre et se la jeta sur la tête.

Cela brisa le coeur d’Ulysse. « C’estmoi, père, s’écria-t-il. Je suis le fils que tu pleures ! Voisla cicatrice de la blessure que m’a faite le sanglier, si tu doutesde ma parole. Mais viens, ce n’est pas le moment de pleurer. Carj’ai tué cette bande de prétendants et je crois que toute l’île vanous tomber dessus. »

Et ils partirent vers la maison où Télémaqueet les bergers découpaient la viande pour le repas.

Pendant qu’ils mangeaient, la nouvelle de lamort des prétendants se répandit comme une flamme dans la ville.Bientôt une foule de parents éplorés s’assemblèrent devant lamaison d’Ulysse. Avec des cris et des lamentations, chaque familleemporta ses morts. Les cadavres des prétendants venus del’extérieur furent embarqués sur des navires et renvoyés à leurmaison lontaine et à leur famille en deuil.

Puis les vieillards s’en allèrent en troupesur la place et demandèrent que l’on convoquât l’assemblée dupeuple. Le père d’Antinoos se leva et parla le premier.

« Amis, cet Ulysse est un ennemi dupeuple d’Ithaque, déclara-t-il. Songez aux magnifiques équipagesqui sont partis avec lui. Où sont-ils maintenant ? Ceux dontil n’a pas causé la perte dans ses voyages, il les a massacrés àson retour. Vengeons nos morts ! »

L’aède et le héraut Médon qu’Ulysse avaitépargnés, intervinrent alors.

« Écoutez, dit Médon, nous avons ététémoins des événements et nous pouvons vous dire que les dieuximmortels étaient aux côtés d’Ulysse dans tout ce qu’il afait. »

Et le devin d’Ithaque qui connaissaitégalement le passé et l’avenir, se leva et parla. « Votrepropre méchanceté et celle de vos fils a causé leur perte, dit-il.Vous n’avez pas voulu écouter mes avertissements quand je vousdemandais d’empêcher vos fils de dilapider le patrimoined’Ulysse. »

Les gens grommelèrent et quelques-uns selevèrent d’un bond pour protester car ils n’aimaient pas entendrela dure vérité.

Ils saisirent leurs armes et marchèrent d’unbloc contre la maison de Laerte.

Mais, là-haut dans les nuages, le puissantZeus était las de batailles et de sang.

« Qu’ils fassent la paix ! dit-il àAthéna. Que la concorde revienne ! »

Athéna apparut donc au moment où Ulysse et sesamis s’étaient rangés sur la route, face aux lignes de leursennemis. Laerte avait déjà soulevé sa grande lance pour frapper.Mais Athéna, sous les traits de Mentor, poussa un grandcri :

« Gens d’Ithaque, arrêtez ce tragiquecombat avant que plus de sang ne coule. »

Au son de la voix de la déesse, les hommesd’Ithaque laissèrent tomber leurs armes et tremblèrent de peur.Zeus alors lança la foudre à leurs pieds.

Et Athéna parla à Ulysse, luidisant :

« Termine cette guerre, ou bien tusentiras la colère de Zeus ! »

Ulysse fut trop heureux d’obéir à cet ordredes dieux. Alors, Athéna, toujours en la personne de Mentor, fit lapaix entre les deux camps et ainsi apporta enfin le bonheur àIthaque et à son roi Ulysse, après tant d’années desouffrances.

– FIN –

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Tags: Homere