L’Illusion Comique

de Pierre Corneille

Adresse

À Mademoiselle M. F. D. R.

Mademoiselle,

Voici un étrange monstre que je vous dédie. Le premier acte n’est qu’un prologue ; les trois suivants font une comédie imparfaite, le dernier est une tragédie : et tout cela, cousu ensemble, fait une comédie. Qu’on en nomme l’invention bizarre et extravagante tant qu’on voudra, elle est nouvelle ;et souvent la grâce de la nouveauté, parmi nos Français, n’est pas un petit degré de bonté. Son succès ne m’a point fait de honte sur le théâtre, et j’ose dire que la représentation de cette pièce capricieuse ne vous a point déplu, puisque vous m’avez commandé de vous en adresser l’épître quand elle irait sous la presse. Je suis au désespoir de vous la présenter en si mauvais état, qu’elle en est méconnaissable : la quantité de fautes que l’imprimeur a ajoutées aux miennes la déguise, ou pour mieux dire, la change entièrement. C’est l’effet de mon absence de Paris, d’où mes affaires m’ont rappelé sur le point qu’il l’imprimait, et m’ont obligé d’en abandonner les épreuves à sa discrétion. Je vous conjure de ne la lire point que vous n’ayez pris la peine de corriger ce que vous trouverez marqué ensuite de cette épître. Ce n’est pas que j’y aie employé toutes les fautes qui s’y sont coulées ; le nombre en est si grand qu’il eût épouvanté le lecteur : j’ai seulement choisi celles qui peuvent apporter quelque corruption notable au sens, et qu’on ne peut pas deviner aisément. Pour les autres, qui ne sont que contre la rime, ou l’orthographe, ou la ponctuation, j’ai cru que le lecteur judicieux y suppléerait sans beaucoup de difficulté, et qu’ainsi il n’était pas besoin d’en charger cette première feuille. Cela m’apprendra à ne hasarder plus de pièces à l’impression durant mon absence. Ayez assez de bonté pour ne dédaigner pas celle-ci, toute déchirée qu’elle est ; et vous m’obligerez d’autant plus à demeurer toute ma vie,

Mademoiselle,

Le plus fidèle et le plus passionné de vos serviteurs,

Corneille.

Examen

Je dirai peu de chose de cette pièce :c’est une galanterie extravagante qui a tant d’irrégularités,qu’elle ne vaut pas la peine de la considérer, bien que la nouveauté de ce caprice en ait rendu le succès assez favorable pour ne me repentir pas d’y avoir perdu quelque temps. Le premier acte ne semble qu’un prologue ; les trois suivants forment une pièce, que je ne sais comment nommer : le succès en est tragique ; Adraste y est tué, et Clindor en péril de mort ; mais le style et les personnages sont entièrement de la comédie. Il y en a même un qui n’a d’être que dans l’imagination,inventé exprès pour faire rire, et dont il ne se trouve point d’original parmi les hommes : c’est un capitan qui soutientassez son caractère de fanfaron, pour me permettre de croire qu’onen trouvera peu, dans quelque langue que ce soit, qui s’enacquittent mieux. L’action n’y est pas complète, puisqu’on ne sait,à la fin du quatrième acte qui la termine, ce que deviennent lesprincipaux acteurs, et qu’ils se dérobent plutôt au péril qu’ilsn’en triomphent. Le lieu y est assez régulier, mais l’unité de journ’y est pas observée. Le cinquième est une tragédie assez courtepour n’avoir pas la juste grandeur que demande Aristote et que j’aitâché d’expliquer. Clindor et Isabelle, étant devenus comédienssans qu’on le sache, y représentent une histoire qui a du rapportavec la leur, et semble en être la suite. Quelques-uns ont attribuécette conformité à un manque d’invention, mais c’est un trait d’artpour mieux abuser par une fausse mort le père de Clindor qui lesregarde, et rendre son retour de la douleur à la joie plussurprenant et plus agréable.

Tout cela cousu ensemble fait une comédie dontl’action n’a pour durée que celle de sa représentation, mais surquoi il ne serait pas sûr de prendre exemple. Les caprices de cettenature ne se hasardent qu’une fois ; et quand l’originalaurait passé pour merveilleux, la copie n’en peut jamais rienvaloir. Le style semble assez proportionné aux matières, si cen’est que Lyse, en la sixième scène du troisième acte, sembles’élever un peu trop au-dessus du caractère de servante. Ces deuxvers d’Horace lui serviront d’excuse, aussi bien qu’au père duMenteur, quand il se met en colère contre son fils aucinquième :

Interdum tamen et vocem comaediatollit,

Iratusque Chremes tumido delitigatore.

Je ne m’étendrai pas davantage sur cepoème : tout irrégulier qu’il est, il faut qu’il ait quelquemérite, puisqu’il a surmonté l’injure des temps, et qu’il paraîtencore sur nos théâtres, bien qu’il y ait plus de trente annéesqu’il est au monde, et qu’une si longue révolution en ait ensevelibeaucoup sous la poussière, qui semblaient avoir plus de droit quelui de prétendre à une si heureuse durée.

Acteurs

 

Alcandre,magicien.

Pridamant, pèrede Clindor.

Dorante, ami dePridamant.

Matamore,capitan gascon, amoureux d’Isabelle.

Clindor, suivantdu Capitan et amant d’Isabelle.

Adraste,gentilhomme, amoureux d’Isabelle.

Géronte, pèred’Isabelle.

Isabelle, fillede Géronte.

Lyse, servanted’Isabelle.

Geôlier deBordeaux.

Page duCapitan.

Clindor,représentant Théagène, seigneur anglais.

Isabelle,représentant Hippolyte, femme de Théagène.

Lyse,représentant Clarine, suivante d’Hippolyte.

Éraste, écuyerde Florilame.

Troupe dedomestiques d’Adraste.

Troupe dedomestiques de Florilame.

La scène est en Touraine, en unecampagne proche de la grotte du magicien.

Acte premier

 

Scène première

Pridamant,Dorante

 

Dorante

Ce mage, qui d’un mot renverse la nature,

N’a choisi pour palais que cette grotteobscure.

La nuit qu’il entretient sur cet affreuxséjour

N’ouvrant son voile épais qu’aux rayons d’unfaux jour,

De leur éclat douteux n’admet en ces lieuxsombres

Que ce qu’en peut souffrir le commerce desombres.

N’avancez pas : son art au pied de cerocher

A mis de quoi punir qui s’en oseapprocher ;

Et cette large bouche est un murinvisible,

Où l’air en sa faveur devientinaccessible,

Et lui fait un rempart, dont les funestesbords

Sur un peu de poussière étalent millemorts.

Jaloux de son repos plus que de sadéfense,

Il perd qui l’importune, ainsi que quil’offense ;

Malgré l’empressement d’un curieux désir,

Il faut, pour lui parler, attendre sonloisir :

Chaque jour il se montre, et nous touchons àl’heure

Où, pour se divertir, il sort de sademeure.

Pridamant

J’en attends peu de chose, et brûle de levoir.

J’ai de l’impatience, et je manqued’espoir.

Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,

Qu’ont éloigné de moi des traitements troprudes,

Et que depuis dix ans je cherche en tant delieux,

A caché pour jamais sa présence à mesyeux.

Sous ombre qu’il prenait un peu trop delicence,

Contre ses libertés je roidis mapuissance ;

Je croyais le dompter à force de punir,

Et ma sévérité ne fit que le bannir.

Mon âme vit l’erreur dont elle étaitséduite :

Je l’outrageais présent, et je pleurai safuite ;

Et l’amour paternel me fit bientôt sentir

D’une injuste rigueur un juste repentir.

Il l’a fallu chercher : j’ai vu dans monvoyage

Le Pô, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et leTage :

Toujours le même soin travaille mesesprits ;

Et ces longues erreurs ne m’en ont rienappris.

Enfin, au désespoir de perdre tant depeine,

Et n’attendant plus rien de la prudencehumaine,

Pour trouver quelque borne à tant de mauxsoufferts,

J’ai déjà sur ce point consulté lesenfers ;

J’ai vu les plus fameux en la hautescience

Dont vous dites qu’Alcandre a tantd’expérience :

On m’en faisait l’état que vous faites delui,

Et pas un d’eux n’a pu soulager mon ennui.

L’enfer devient muet quand il me fautrépondre,

Ou ne me répond rien qu’afin de meconfondre.

Dorante

Ne traitez pas Alcandre en homme ducommun.

Ce qu’il sait en son art n’est connu de pasun.

Je ne vous dirai point qu’il commande autonnerre,

Qu’il fait enfler les mers, qu’il faittrembler la terre ;

Que de l’air qu’il mutine en milletourbillons,

Contre ses ennemis il fait desbataillons ;

Que de ses mots savants les forcesinconnues

Transportent les rochers, font descendre lesnues,

Et briller dans la nuit l’éclat de deuxsoleils ;

Vous n’avez pas besoin de miraclespareils :

Il suffira pour vous qu’il lit dans lespensées,

Qu’il connaît l’avenir et les chosespassées ;

Rien n’est secret pour lui dans tout cetunivers,

Et pour lui nos destins sont des livresouverts.

Moi-même, ainsi que vous, je ne pouvais lecroire :

Mais sitôt qu’il me vit, il me dit monhistoire ;

Et je fus étonné d’entendre le discours

Des traits les plus cachés de toutes mesamours.

Pridamant

Vous m’en dites beaucoup.

Dorante

J’en ai vu davantage.

Pridamant

Vous essayez en vain de me donnercourage ;

Mes soins et mes travaux verront, sans aucunfruit,

Clore mes tristes jours d’une éternellenuit.

Dorante

Depuis que j’ai quitté le séjour deBretagne

Pour venir faire ici le noble de campagne,

Et que deux ans d’amour, par une heureusefin,

M’ont acquis Sylvérie et ce châteauvoisin,

De pas un, que je sache, il n’a déçul’attente.

Quiconque le consulte en sort l’âmecontente.

Croyez-moi, son secours n’est pas ànégliger :

D’ailleurs, il est ravi quand il peutm’obliger ;

Et j’ose me vanter qu’un peu de mesprières

Vous obtiendra de lui des faveurssingulières.

Pridamant

Le sort m’est trop cruel pour devenir sidoux.

Dorante

Espérez mieux : il sort, et s’avance versnous.

Regardez-le marcher : ce visage sigrave,

Dont le rare savoir tient la natureesclave,

N’a sauvé toutefois des ravages du temps

Qu’un peu d’os et de nerfs qu’ont décharnéscent ans.

Son corps, malgré son âge, a les forcesrobustes,

Le mouvement facile, et les démarchesjustes :

Des ressorts inconnus agitent levieillard,

Et font de tous ses pas des miracles del’art.

Scène II

Alcandre,Pridamant,Dorante

 

Dorante

Grand démon du savoir, de qui les doctesveilles

Produisent chaque jour de nouvellesmerveilles,

À qui rien n’est secret dans nosintentions,

Et qui vois, sans nous voir, toutes nosactions ;

Si de ton art divin le pouvoir admirable

Jamais en ma faveur se rendit secourable,

De ce père affligé soulage lesdouleurs ;

Une vieille amitié prend part en sesmalheurs.

Rennes, ainsi qu’à moi, lui donna lanaissance,

Et presque entre ses bras j’ai passé monenfance :

Là, son fils, pareil d’âge et decondition,

S’unissant avec moi d’étroite affection…

Alcandre

Dorante, c’est assez, je sais ce quil’amène ;

Ce fils est aujourd’hui le sujet de sapeine.

Vieillard, n’est-il pas vrai que sonéloignement

Par un juste remords te gêneincessamment ?

Qu’une obstination à te montrer sévère

L’a banni de ta vue, et cause tamisère ?

Qu’en vain, au repentir de ta sévérité,

Tu cherches en tous lieux ce fils simaltraité ?

Pridamant

Oracle de nos jours, qui connais touteschoses,

En vain de ma douleur je cacherais lescauses ;

Tu sais trop quelle fut mon injusterigueur,

Et vois trop clairement les secrets de moncœur.

Il est vrai, j’ai failli ; mais pour mesinjustices

Tant de travaux en vain sont d’assez grandssupplices :

Donne enfin quelque borne à mes regretscuisants,

Rends-moi l’unique appui de mes débilesans.

Je le tiendrai rendu si j’en ai desnouvelles ;

L’amour pour le trouver me fournira desailes.

Où fait-il sa retraite ? en quels lieuxdois-je aller ?

Fût-il au bout du monde, on m’y verravoler.

Alcandre

Commencez d’espérer ; vous saurez par mescharmes

Ce que le ciel vengeur refusait à voslarmes.

Vous reverrez ce fils plein de vie etd’honneur :

De son bannissement il tire son bonheur.

C est peu de vous le dire : en faveur deDorante

Je vous veux faire voir sa fortuneéclatante ;

Les novices de l’art, avec tous leursencens,

Et leurs mots inconnus, qu’ils feignenttout-puissants,

Leurs herbes, leurs parfums et leurscérémonies,

Apportent au métier des longueursinfinies,

Qui ne sont, après tout, qu’un mystèrepipeur,

Pour se faire valoir, et pour vous fairepeur :

Ma baguette à la main, j’en feraidavantage.

(Il donne un coup de baguette, et ontire un rideau, derrière lequel sont en parade les plus beauxhabits des comédiens.)

Jugez de votre fils par un teléquipage :

Eh bien ! celui d’un prince a-t-il plusde splendeur ?

Et pouvez-vous encor douter de sagrandeur ?

Pridamant

D’un amour paternel vous flattez lestendresses ;

Mon fils n’est point de rang à porter cesrichesses,

Et sa condition ne saurait consentir

Que d’une telle pompe il s’ose revêtir.

Alcandre

Sous un meilleur destin sa fortune rangée,

Et sa condition avec le temps changée,

Personne maintenant n’a de quoi murmurer

Qu’en public de la sorte il aime à separer.

Pridamant

À cet espoir si doux j’abandonne monâme :

Mais parmi ces habits je vois ceux d’unefemme ;

Serait-il marié ?

Alcandre

Je vais de ses amours

Et de tous ses hasards vous faire lediscours.

Toutefois, si votre âme était assezhardie,

Sous une illusion vous pourriez voir savie.

Et tous ses accidents devant vous exprimés

Par des spectres pareils à des corpsanimés ;

Il ne leur manquera ni geste ni parole.

Pridamant

Ne me soupçonnez point d’une craintefrivole ;

Le portrait de celui que je cherche en touslieux

Pourrait-il par sa vue épouvanter mesyeux ?

Alcandre

Mon cavalier, de grâce, il faut faireretraite,

Et souffrir qu’entre nous l’histoire en soitsecrète.

Pridamant

Pour un si bon ami je n’ai point desecrets.

Dorante

Il nous faut sans réplique accepter sesarrêts ;

Je vous attends chez moi.

Alcandre

Ce soir, si bon lui semble,

Il vous apprendra tout quand vous serezensemble.

Scène III

Alcandre,Pridamant

 

Alcandre

Votre fils tout d’un coup ne fut pas grandseigneur ;

Toutes ses actions ne vous font pashonneur,

Et je serais marri d’exposer sa misère

En spectacle à des yeux autres que ceux d’unpère.

Il vous prit quelque argent, mais ce petitbutin

À peine lui dura du soir jusqu’aumatin ;

Et pour gagner Paris, il vendit par laplaine

Des brevets à chasser la fièvre et lamigraine,

Dit la bonne aventure, et s’y renditainsi.

Là, comme on vit d’esprit, il en vécutaussi.

Dedans Saint-Innocent il se fitsecrétaire :

Après, montant d’état, il fut clerc d’unnotaire.

Ennuyé de la plume, il la quitta soudain,

Et fit danser un singe au faubourgSaint-Germain.

Il se mit sur la rime, et l’essai de saveine

Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.

Son style prit après de plus beauxornements ;

Il se hasarda même à faire des romans,

Des chansons pour Gautier, des pointes pourGuillaume,

Depuis, il trafiqua de chapelets de baume,

Vendit du mithridate en maître opérateur,

Revint dans le palais, et fut solliciteur.

Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,

Sayavèdre et Gusman ne prirent tant deformes.

C’était là pour Dorante un honnêteentretien !

Pridamant

Que je vous suis tenu de ce qu’il n’en saitrien !

Alcandre

Sans vous faire rien voir, je vous en fais unconte,

Dont le peu de longueur épargne votrehonte.

Las de tant de métiers sans honneur et sansfruit,

Quelque meilleur destin à Bordeaux l’aconduit ;

Et là, comme il pensait au choix d’unexercice,

Un brave du pays l’a pris à son service.

Ce guerrier amoureux en a fait sonagent :

Cette commission l’a remeubléd’argent ;

Il sait avec adresse, en portant lesparoles,

De la vaillante dupe attraper lespistoles :

Même de son argent il s’est fait sonrival,

Et la beauté qu’il sert ne lui veut point demal.

Lorsque de ses amours vous aurez vul’histoire,

Je vous le veux montrer plein d’éclat et degloire,

Et la même action qu’il pratiqueaujourd’hui.

Pridamant

Que déjà cet espoir soulage monennui !

Alcandre

Il a caché son nom en battant la campagne,

Et s’est fait de Clindor le sieur de laMontagne ;

C’est ainsi que tantôt vous l’entendreznommer.

Voyez tout sans rien dire, et sans vousalarmer.

Je tarde un peu beaucoup pour votreimpatience :

N’en concevez pourtant aucunedéfiance :

C’est qu’un charme ordinaire a trop peu depouvoir

Sur les spectres parlants qu’il faut vousfaire voir.

Entrons dedans ma grotte, afin que j’yprépare

Quelques charmes nouveaux pour un effet sirare.

Acte II

 

Scène première

Alcandre,Pridamant

 

Alcandre

Quoi qu’il s’offre à nos yeux, n’en ayez pointd’effroi ;

De ma grotte surtout ne sortez qu’aprèsmoi ;

Sinon, vous êtes mort. Voyez déjà paraître

Sous deux fantômes vains votre fils et sonmaître.

Pridamant

Ô dieux ! je sens mon âme après luis’envoler.

Alcandre

Faites-lui du silence et l’écoutez parler.

Scène II

Matamore,Clindor

 

Clindor

Quoi ! monsieur, vous rêvez ! etcette âme hautaine,

Après tant de beaux faits, semble être encoreen peine !

N’êtes-vous point lassé d’abattre desguerriers,

Et vous faut-il encor quelques nouveauxlauriers ?

Matamore

Il est vrai que je rêve, et ne sauraisrésoudre

Lequel je dois des deux le premier mettre enpoudre,

Du grand sophi de Perse, ou bien du grandmogor.

Clindor

Eh ! de grâce, monsieur, laissez-lesvivre encor.

Qu’ajouterait leur perte à votrerenommée ?

D’ailleurs, quand auriez-vous rassemblé votrearmée ?

Matamore

Mon armée ? Ah ! poltron !ah ! traître ! pour leur mort

Tu crois donc que ce bras ne soit pas assezfort ?

Le seul bruit de mon nom renverse lesmurailles,

Défait les escadrons, et gagne lesbatailles.

Mon courage invaincu contre les empereurs

N’arme que la moitié de ses moindresfureurs ;

D’un seul commandement que je fais aux troisParques,

Je dépeuple l’État des plus heureuxmonarques ;

Le foudre est mon canon, les Destins messoldats :

Je couche d’un revers mille ennemis à bas.

D’un souffle je réduis leurs projets enfumée ;

Et tu m’oses parler cependant d’unearmée !

Tu n’auras plus l’honneur de voir un secondMars ;

Je vais t’assassiner d’un seul de mesregards,

Veillaque. Toutefois, je songe à mamaîtresse ;

Ce penser m’adoucit. Va, ma colère cesse,

Et ce petit archer qui dompte tous lesdieux

Vient de chasser la mort qui logeait dans mesyeux.

Regarde, j’ai quitté cette effroyable mine

Qui massacre, détruit, brise, brûle,extermine ;

Et, pensant au bel œil qui tient maliberté,

Je ne suis plus qu’amour, que grâce, quebeauté.

Clindor

Ô dieux ! en un moment que tout vous estpossible !

Je vous vois aussi beau que vous étiezterrible,

Et ne crois point d’objet si ferme en sarigueur,

Qu’il puisse constamment vous refuser soncœur.

Matamore

Je te le dis encor, ne sois plus enalarme :

Quand je veux, j’épouvante ; et quand jeveux, je charme ;

Et, selon qu’il me plaît, je remplis tour àtour

Les hommes de terreur, et les femmesd’amour.

Du temps que ma beauté m’étaitinséparable,

Leurs persécutions me rendaientmisérable ;

Je ne pouvais sortir sans les fairepâmer ;

Mille mouraient par jour à force dem’aimer :

J’avais des rendez-vous de toutes lesprincesses ;

Les reines à l’envi mendiaient mescaresses ;

Celle d’Éthiopie, et celle du Japon,

Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que monnom.

De passion pour moi deux sultanestroublèrent ;

Deux autres, pour me voir, du sérails’échappèrent :

J’en fus mal quelque temps avec le GrandSeigneur.

Clindor

Son mécontentement n’allait qu’à votrehonneur.

Matamore

Ces pratiques nuisaient à mes desseins deguerre,

Et pouvaient m’empêcher de conquérir laterre.

D’ailleurs, j’en devins las ; et pour lesarrêter,

J’envoyai le Destin dire à son Jupiter

Qu’il trouvât un moyen qui fît cesser lesflammes

Et l’importunité dont m’accablaient lesdames :

Qu’autrement ma colère irait dedans lescieux

Le dégrader soudain de l’empire des dieux,

Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre.

La frayeur qu’il en eut le fit bientôtrésoudre :

Ce que je demandais fut prêt en unmoment ;

Et depuis, je suis beau quand je veuxseulement.

Clindor

Que j’aurais, sans cela, de poulets à vousrendre !

Matamore

De quelle que ce soit, garde-toi bien d’enprendre,

Sinon de… Tu m’entends ? Que dit-elle demoi ?

Clindor

Que vous êtes des cœurs et le charme etl’effroi ;

Et que si quelque effet peut suivre vospromesses,

Son sort est plus heureux que celui desdéesses.

Matamore

Écoute. En ce temps-là, dont tantôt jeparlois,

Les déesses aussi se rangeaient sous meslois ;

Et je te veux conter une étrange aventure

Qui jeta du désordre en toute la nature,

Mais désordre aussi grand qu’on en voiearriver.

Le Soleil fut un jour sans se pouvoirlever,

Et ce visible dieu, que tant de mondeadore,

Pour marcher devant lui ne trouvait pointd’Aurore :

On la cherchait partout, au lit du vieuxTithon,

Dans les bois de Céphale, au palais deMemnon ;

Et faute de trouver cette belle fourrière,

Le jour jusqu’à midi se passa sanslumière.

Clindor

Où pouvait être alors la reine desclartés ?

Matamore

Au milieu de ma chambre à m’offrir sesbeautés :

Elle y perdit son temps, elle y perdit seslarmes ;

Mon cœur fut insensible à ses plus puissantscharmes ;

Et tout ce qu’elle obtint pour son frivoleamour

Fut un ordre précis d’aller rendre lejour.

Clindor

Cet étrange accident me revient enmémoire,

J’étais lors en Mexique, où j’en apprisl’histoire

Et j’entendis conter que la Perse encourroux

De l’affront de son dieu murmurait contrevous.

Matamore

J’en ouïs quelque chose, et je l’eussepunie ;

Mais j’étais engagé dans la Transylvanie,

Où ses ambassadeurs, qui vinrentl’excuser,

À force de présents me surent apaiser.

Clindor

Que la clémence est belle en un si grandcourage !

Matamore

Contemple, mon ami, contemple cevisage ;

Tu vois un abrégé de toutes les vertus.

D’un monde d’ennemis sous mes piedsabattus,

Dont la race est périe, et la terredéserte,

Pas un qu’à son orgueil n’a jamais dû saperte :

Tous ceux qui font hommage à mesperfections

Conservent leurs États par leurssubmissions.

En Europe, où les rois sont d’une humeurcivile,

Je ne leur rase point de château ni deville ;

Je les souffre régner ; mais, chez lesAfricains,

Partout où j’ai trouvé des rois un peu tropvains,

J’ai détruit les pays pour punir leursmonarques ;

Et leurs vastes déserts en sont de bonnesmarques ;

Ces grands sables qu’à peine on passe sanshorreur

Sont d’assez beaux effets de ma justefureur.

Clindor

Revenons à l’amour : voici votremaîtresse.

Matamore

Ce diable de rival l’accompagne sanscesse.

Clindor

Où vous retirez-vous ?

Matamore

Ce fat n’est pas vaillant,

Mais il a quelque humeur qui le rendinsolent.

Peut-être qu’orgueilleux d’être avec cettebelle,

Il serait assez vain pour me fairequerelle.

Clindor

Ce serait bien courir lui-même à sonmalheur.

Matamore

Lorsque j’ai ma beauté, je n’ai point devaleur.

Clindor

Cessez d’être charmant, et faites-vousterrible.

Matamore

Mais tu n’en prévois pas l’accidentinfaillible :

Je ne saurais me faire effroyable àdemi ;

Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi.

Attendons en ce coin l’heure qui lessépare.

Clindor

Comme votre valeur, votre prudence estrare.

Scène III

Adraste,Isabelle

 

Adraste

Hélas ! s’il est ainsi, quel malheur estle mien !

Je soupire, j’endure, et je n’avancerien ;

Et malgré les transports de mon amourextrême,

Vous ne voulez pas croire encor que je vousaime.

Isabelle

Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous meblâmez.

Je me connais aimable, et crois que vousm’aimez ;

Dans vos soupirs ardents j’en vois tropd’apparence ;

Et quand bien de leur part j’aurais moinsd’assurance,

Pour peu qu’un honnête homme ait vers moi decrédit,

Je lui fais la faveur de croire ce qu’ildit.

Rendez-moi la pareille ; et puisqu’àvotre flamme

Je ne déguise rien de ce que j’ai dansl’âme,

Faites-moi la faveur de croire sur cepoint

Que, bien que vous m’aimiez, je ne vous aimepoint.

Adraste

Cruelle, est-ce là donc ce que vosinjustices

Ont réservé de prix à de si longsservices ?

Et mon fidèle amour est-il si criminel

Qu’il doive être puni d’un mépriséternel ?

Isabelle

Nous donnons bien souvent de divers noms auxchoses :

Des épines pour moi, vous les nommez desroses ;

Ce que vous appelez service, affection,

Je l’appelle supplice et persécution.

Chacun dans sa croyance égalements’obstine.

Vous pensez m’obliger d’un feu quim’assassine ;

Et ce que vous jugez digne du plus hautprix

Ne mérite, à mon gré, que haine et quemépris.

Adraste

N’avoir que du mépris pour des flammes sisaintes

Dont j’ai reçu du ciel les premièresatteintes !

Oui, le ciel, au moment qu’il me fitrespirer,

Ne me donna de cœur que pour vous adorer.

Mon âme vint au jour pleine de votreidée ;

Avant que de vous voir vous l’avezpossédée ;

Et quand je me rendis à des regards sidoux,

Je ne vous donnai rien qui ne fût tout àvous,

Rien que l’ordre du ciel n’eût déjà fait toutvôtre.

Isabelle

Le ciel m’eût fait plaisir d’en enrichir uneautre.

Il vous fit pour m’aimer, et moi pour voushaïr ;

Gardons-nous bien tous deux de luidésobéir.

Vous avez, après tout, bonne part à sahaine,

Ou d’un crime secret il vous livre à lapeine ;

Car je ne pense pas qu’il soit tourmentégal

Au supplice d’aimer qui vous traite simal.

Adraste

La grandeur de mes maux vous étant siconnue,

Me refuserez-vous la pitié qui m’estdue ?

Isabelle

Certes j’en ai beaucoup, et vous plainsd’autant plus

Que je vois ces tourments tout à faitsuperflus,

Et n’avoir pour tout fruit d’une longuesouffrance

Que l’incommode honneur d’une tristeconstance.

Adraste

Un père l’autorise, et mon feu maltraité

Enfin aura recours à son autorité.

Isabelle

Ce n’est pas le moyen de trouver votreconte,

Et d’un si beau dessein vous n’aurez que lahonte.

Adraste

J’espère voir pourtant, avant la fin dujour,

Ce que peut son vouloir au défaut del’amour.

Isabelle

Et moi, j’espère voir, avant que le jourpasse,

Un amant accablé de nouvelle disgrâce.

Adraste

Eh quoi ! cette rigueur ne cesserajamais ?

Isabelle

Allez trouver mon père, et me laissez enpaix.

Adraste

Votre âme, au repentir de sa froideurpassée,

Ne la veut point quitter sans être un peuforcée ;

J’y vais tout de ce pas, mais avec desserments

Que c’est pour obéir à vos commandements.

Isabelle

Allez continuer une vaine poursuite.

Scène IV

Matamore,Isabelle,Clindor

 

Matamore

Eh bien ! dès qu’il m’a vu, comme a-t-ilpris la fuite ?

M’a-t-il bien su quitter la place au mêmeinstant !

Isabelle

Ce n’est pas honte à lui, les rois en fontautant,

Du moins si ce grand bruit qui court de vosmerveilles

N’a trompé mon esprit en frappant mesoreilles.

Matamore

Vous le pouvez bien croire ; et pour letémoigner,

Choisissez en quels lieux il vous plaît derégner ;

Ce bras tout aussitôt vous conquête unempire :

J’en jure par lui-même, et cela c’est toutdire.

Isabelle

Ne prodiguez pas tant ce bras toujoursvainqueur ;

Je ne veux point régner que dessus votrecœur :

Toute l’ambition que me donne ma flamme,

C’est d’avoir pour sujets les désirs de votreâme.

Matamore

Ils vous sont tout acquis, et pour vous fairevoir

Que nous avons sur eux un absolu pouvoir,

Je n’écouterai plus cette humeur deconquête ;

Et laissant tous les rois leurs couronnes entête,

J’en prendrai seulement deux ou trois pourvalets,

Qui viendront à genoux vous rendre mespoulets.

Isabelle

L’éclat de tels suivants attireraitl’envie

Sur le rare bonheur où je coule mavie ;

Le commerce discret de nos affections

N’a besoin que de lui pour cescommissions.

Matamore

Vous avez, Dieu me sauve ! un esprit à mamode ;

Vous trouvez comme moi la grandeurincommode.

Les sceptres les plus beaux n’ont rien pourmoi d’exquis ;

Je les rends aussitôt que je les aiconquis,

Et me suis vu charmer quantité deprincesses,

Sans que jamais mon cœur les voulût pourmaîtresses.

Isabelle

Certes, en ce point seul je manque un peu defoi.

Que vous ayez quitté des princesses pourmoi !

Que vous leur refusiez un cœur dont jedispose !

Matamore

Je crois que la Montagne en saura quelquechose.

Viens çà. Lorsqu’en la Chine, en ce fameuxtournoi,

Je donnai dans la vue aux deux filles duroi,

Que te dit-on en cour de cette jalousie

Dont pour moi toutes deux eurent l’âmesaisie ?

Clindor

Par vos mépris enfin l’une et l’autremourut.

J’étais lors en Égypte, où le bruit encourut ;

Et ce fut en ce temps que la peur de vosarmes

Fit nager le grand Caire en un fleuve delarmes.

Vous veniez d’assommer dix géants en unjour ;

Vous aviez désolé les pays d’alentour,

Rasé quinze châteaux, aplani deuxmontagnes,

Fait passer par le feu villes, bourgs etcampagnes,

Et défait, vers Damas, cent millecombattants.

Matamore

Que tu remarques bien et les lieux et lestemps !

Je l’avais oublié.

Isabelle

Des faits si pleins de gloire

Vous peuvent-ils ainsi sortir de lamémoire ?

Matamore

Trop pleine de lauriers remportés sur lesrois,

Je ne la charge point de ces menusexploits.

Scène V

Matamore,Isabelle,Clindor,Page

 

Page

Monsieur.

Matamore

Que veux-tu, page ?

Page

Un courrier vous demande.

Matamore

D’où vient-il ?

Page

De la part de la reine d’Islande.

Matamore

Ciel, qui sais comme quoi j’en suispersécuté,

Un peu plus de repos avec moins debeauté ;

Fais qu’un si long mépris enfin ladésabuse.

Clindor

Voyez ce que pour vous ce grand guerrierrefuse.

Isabelle

Je n’en puis plus douter.

Clindor

Il vous le disait bien.

Matamore

Elle m’a beau prier, non, je n’en ferairien.

Et quoi qu’un fol espoir ose encor luipromettre,

Je lui vais envoyer sa mort dans unelettre.

Trouvez-le bon, ma reine, et souffrezcependant

Une heure d’entretien de ce cherconfident,

Qui, comme de ma vie il sait toutel’histoire,

Vous fera voir sur qui vous avez lavictoire.

Isabelle

Tardez encore moins : et par ce promptretour,

Je jugerai quel est envers moi votreamour.

Scène VI

Clindor,Isabelle

 

Clindor

Jugez plutôt par là l’humeur dupersonnage :

Ce page n’est chez lui que pour cebadinage,

Et venir d’heure en heure avertir SaGrandeur

D’un courrier, d’un agent, ou d’unambassadeur.

Isabelle

Ce message me plaît bien plus qu’il ne luisemble ;

Il me défait d’un fou pour nous laisserensemble.

Clindor

Ce discours favorable enhardira mes feux

À bien user du temps si propice à mesvœux.

Isabelle

Que m’allez-vous conter ?

Clindor

Que j’adore Isabelle,

Que je n’ai plus de cœur ni d’âme que pourelle ;

Que ma vie…

Isabelle

Épargnez ces propos superflus ;

Je les sais, je les crois : quevoulez-vous de plus ?

Je néglige à vos yeux l’offre d’undiadème ;

Je dédaigne un rival : en un mot, je vousaime.

C’est aux commencements des faiblespassions

À s’amuser encore aux protestations :

Il suffit de nous voir au point où sont lesnôtres ;

Un coup d’œil vaut pour vous tous les discoursdes autres.

Clindor

Dieux ! qui l’eût jamais cru que mon sortrigoureux

Se rendît si facile à mon cœuramoureux !

Banni de mon pays par la rigueur d’unpère,

Sans support, sans amis, accablé demisère,

Et réduit à flatter le caprice arrogant

Et les vaines humeurs d’un maîtreextravagant,

Ce pitoyable état de ma triste fortune

N’a rien qui vous déplaise ou qui vousimportune ;

Et d’un rival puissant les biens et lagrandeur

Obtiennent moins sur vous que sur sincèreardeur.

Isabelle

C’est comme il faut choisir. Un amourvéritable

S’attache seulement à ce qu’il voitaimable.

Qui regarde les biens ou la condition

N’a qu’un amour avare, ou pleind’ambition,

Et souille lâchement par ce mélange infâme

Les plus nobles désirs qu’enfante une belleâme.

Je sais bien que mon père a d’autressentiments,

Et mettra de l’obstacle à noscontentements :

Mais l’amour sur mon cœur a pris trop depuissance

Pour écouter encor les lois de lanaissance.

Mon père peut beaucoup, mais bien moins que mafoi.

Il a choisi pour lui, je veux choisir pourmoi.

Clindor

Confus de voir donner à mon peu de mérite…

Isabelle

Voici mon importun, souffrez que jel’évite.

Scène VII

Adraste,Clindor

 

Adraste

Que vous êtes heureux ! et quel malheurme suit !

Ma maîtresse vous souffre, et l’ingrate mefuit.

Quelque goût qu’elle prenne en votrecompagnie,

Sitôt que j’ai paru, mon abord l’a bannie.

Clindor

Sans avoir vu vos pas s’adresser en celieu,

Lasse de mes discours, elle m’a dit adieu.

Adraste

Lasse de vos discours ! votre humeur esttrop bonne,

Et votre esprit trop beau pour ennuyerpersonne.

Mais que lui contiez-vous qui pûtl’importuner ?

Clindor

Des choses qu’aisément vous pouvezdeviner.

Les amours de mon maître, ou plutôt sessottises,

Ses conquêtes en l’air, ses hautesentreprises.

Adraste

Voulez-vous m’obliger ? Votre maître, nivous,

N’êtes pas gens tous deux à me rendrejaloux ;

Mais si vous ne pouvez arrêter sessaillies,

Divertissez ailleurs le cours de sesfolies.

Clindor

Que craignez-vous de lui, dont tous lescompliments

Ne parlent que de morts et desaccagements,

Qu’il bat, terrasse, brise, étrangle, brûle,assomme ?

Adraste

Pour être son valet, je vous trouve honnêtehomme ;

Vous n’êtes point de taille à servir sansdessein

Un fanfaron plus fou que son discours n’estvain.

Quoi qu’il en soit, depuis que je vous voischez elle,

Toujours de plus en plus je l’éprouvecruelle :

Ou vous servez quelque autre, ou votrequalité

Laisse dans vos projets trop de témérité.

Je vous tiens fort suspect de quelque hauteadresse.

Que votre maître enfin fasse une autremaîtresse,

Ou s’il ne peut quitter un entretien sidoux,

Qu’il se serve du moins d’un autre que devous.

Ce n’est pas qu’après tout les volontés d’unpère,

Qui sait ce que je suis, ne terminentl’affaire ;

Mais purgez-moi l’esprit de ce petitsouci,

Et si vous vous aimez, bannissez-vousd’ici ;

Car si je vous vois plus regarder cetteporte,

Je sais comme traiter les gens de votresorte.

Clindor

Me prenez-vous pour homme à nuire à votrefeu ?

Adraste

Sans réplique, de grâce, ou nous verrons beaujeu.

Allez ; c’est assez dit.

Clindor

Pour un léger ombrage,

C’est trop indignement traiter un boncourage.

Si le ciel en naissant ne m’a fait grandseigneur,

Il m’a fait le cœur ferme et sensible àl’honneur ;

Et je pourrais bien rendre un jour ce qu’on meprête.

Adraste

Quoi ! vous me menacez !

Clindor

Non, non, je fais retraite.

D’un si cruel affront vous aurez peu defruit ;

Mais ce n’est pas ici qu’il faut faire dubruit.

Scène VIII

Adraste,Lyse

 

Adraste

Ce bélître insolent me fait encor bravade.

Lyse

À ce compte, monsieur, votre esprit estmalade ?

Adraste

Malade, mon esprit !

Lyse

Oui, puisqu’il est jaloux

Du malheureux agent de ce prince des fous.

Adraste

Je sais ce que je suis, et ce qu’estIsabelle,

Et crains peu qu’un valet me supplante auprèsd’elle.

Je ne puis toutefois souffrir sans quelqueennui

Le plaisir qu’elle prend à causer aveclui.

Lyse

C’est dénier ensemble et confesser ladette.

Adraste

Nomme, si tu le veux, ma boutadeindiscrète,

Et trouve mes soupçons bien ou mal àpropos,

Je l’ai chassé d’ici pour me mettre enrepos.

En effet, qu’en est-il ?

Lyse

Si j’ose vous le dire,

Ce n’est plus que pour lui qu’Isabellesoupire.

Adraste

Lyse, que me dis-tu ?

Lyse

Qu’il possède son cœur,

Que jamais feux naissants n’eurent tant devigueur,

Qu’ils meurent l’un pour l’autre, et n’ontqu’une pensée.

Adraste

Trop ingrate beauté, déloyale, insensée,

Tu m’oses donc ainsi préférer unmaraud ?

Lyse

Ce rival orgueilleux le porte bien plushaut

Et je vous en veux faire entièreconfidence :

Il se dit gentilhomme, et riche.

Adraste

Ah ! l’impudence !

Lyse

D’un père rigoureux fuyant l’autorité,

Il a couru longtemps d’un et d’autrecôté ;

Enfin, manque d’argent peut-être, ou parcaprice,

De notre Fier-à-bras il s’est mis auservice,

Et sous ombre d’agir pour ses follesamours,

Il a su pratiquer de si rusés détours,

Et charmer tellement cette pauvre abusée,

Que vous en avez vu votre ardeurméprisée :

Mais parlez à son père, et bientôt sonpouvoir

Remettra son esprit aux termes du devoir.

Adraste

Je viens tout maintenant d’en tirerassurance

De recevoir les fruits de ma persévérance,

Et devant qu’il soit peu nous en verronsl’effet.

Mais écoute, il me faut obliger tout àfait.

Lyse

Où je vous puis servir j’ose toutentreprendre.

Adraste

Peux-tu dans leurs amours me les fairesurprendre ?

Lyse

Il n’est rien plus aisé ; peut-être dèsce soir.

Adraste

Adieu donc. Souviens-toi de me les fairevoir.

Cependant prends ceci seulement paravance.

Lyse

Que le galant alors soit frottéd’importance !

Adraste

Crois-moi qu’il se verra, pour te mieuxcontenter,

Chargé d’autant de bois qu’il en pourraporter.

Scène IX

 

Lyse

L’arrogant croit déjà tenir villegagnée ;

Mais il sera puni de m’avoir dédaignée.

Parce qu’il est aimable, il fait le petitdieu,

Et ne veut s’adresser qu’aux filles de bonlieu,

Je ne mérite pas l’honneur de sescaresses :

Vraiment c’est pour son nez, il lui faut desmaîtresses ;

Je ne suis que servante : et qu’est-ilque valet ?

Si son visage est beau, le mien n’est pas troplaid.

Il se dit riche et noble, et cela me faitrire ;

Si loin de son pays, qui n’en peut autantdire ?

Qu’il le soit ; nous verrons ce soir, sije le tiens,

Danser sous le cotret sa noblesse et sesbiens.

Scène X

Alcandre,Pridamant

 

Alcandre

Le cœur vous bat un peu.

Pridamant

Je crains cette menace.

Alcandre

Lyse aime trop Clindor pour causer sadisgrâce.

Pridamant

Elle en est méprisée, et cherche à sevenger.

Alcandre

Ne craignez point : l’amour la fera bienchanger.

Acte III

 

Scène première

Géronte,Isabelle

 

Géronte

Apaisez vos soupirs et tarissez voslarmes ;

Contre ma volonté ce sont de faiblesarmes :

Mon cœur, quoique sensible à toutes vosdouleurs,

Écoute la raison, et néglige vos pleurs.

Je sais ce qu’il vous faut beaucoup mieux quevous-même.

Vous dédaignez Adraste à cause que jel’aime

Et parce qu’il me plaît d’en faire votreépoux,

Votre orgueil n’y voit rien qui soit digne devous.

Quoi ! manque-t-il de bien, de cœur ou denoblesse ?

En est-ce le visage ou l’esprit qui vousblesse ?

Il vous fait trop d’honneur.

Isabelle

Je sais qu’il est parfait,

Et que je réponds mal à l’honneur qu’il mefait ;

Mais si votre bonté me permet en ma cause,

Pour me justifier, de dire quelque chose,

Par un secret instinct que je ne puisnommer,

J’en fais beaucoup d’état, et ne le puisaimer.

Souvent je ne sais quoi que le ciel nousinspire

Soulève tout le cœur contre ce qu’ondésire,

Et ne nous laisse pas en état d’obéir

Quand on choisit pour nous ce qu’il nous faithaïr.

Il attache ici-bas avec des sympathies

Les âmes que son ordre a là-hautassorties :

On n’en saurait unir sans ses avissecrets ;

Et cette chaîne manque où manquent sesdécrets.

Aller contre les lois de cette providence,

C’est le prendre à partie, et blâmer saprudence,

L’attaquer en rebelle, et s’exposer auxcoups

Des plus âpres malheurs qui suivent soncourroux.

Géronte

Insolente, est-ce ainsi que l’on sejustifie ?

Quel maître vous apprend cettephilosophie ?

Vous en savez beaucoup ; mais tout votresavoir

Ne m’empêchera pas d’user de mon pouvoir.

Si le ciel pour mon choix vous donne tant dehaine,

Vous a-t-il mise en feu pour ce grandcapitaine ?

Ce guerrier valeureux vous tient-il dans sesfers ?

Et vous a-t-il domptée avec toutl’univers ?

Ce fanfaron doit-il relever mafamille ?

Isabelle

Eh ! de grâce, monsieur, traitez mieuxvotre fille !

Géronte

Quel sujet donc vous porte à medésobéir ?

Isabelle

Mon heur et mon repos, que je ne puistrahir.

Ce que vous appelez un heureux hyménée

N’est pour moi qu’un enfer si j’y suiscondamnée.

Géronte

Ah ! qu’il en est encor de mieux faitesque vous

Qui se voudraient bien voir dans un enfer sidoux !

Après tout, je le veux ; cédez à mapuissance.

Isabelle

Faites un autre essai de mon obéissance.

Géronte

Ne me répliquez plus quand j’aidit : « Je le veux. »

Rentrez ; c’est désormais trop contesténous deux.

Scène II

 

Géronte

Qu’à présent la jeunesse a d’étrangesmanies !

Les règles du devoir lui sont destyrannies ;

Et les droits les plus saints deviennentimpuissants

Contre cette fierté qui l’attache à sonsens.

Telle est l’humeur du sexe ; il aime àcontredire,

Rejette obstinément le joug de notreempire,

Ne suit que son caprice en ses affections,

Et n’est jamais d’accord de nos élections.

N’espère pas pourtant, aveugle et sanscervelle,

Que ma prudence cède à ton esprit rebelle.

Mais ce fou viendra-t-il toujoursm’embarrasser ?

Par force ou par adresse il me le fautchasser.

Scène III

Géronte,Matamore,Clindor

 

Matamore, àClindor.

Ne doit-on pas avoir pitié de mafortune ?

Le grand vizir encor de nouveaum’importune ;

Le Tartare, d’ailleurs, m’appelle à sonsecours ;

Narsingue et Calicut m’en pressent tous lesjours :

Si je ne les refuse, il me faut mettre enquatre.

Clindor

Pour moi, je suis d’avis que vous les laissiezbattre.

Vous emploieriez trop mal vos invinciblescoups,

Si pour en servir un vous faisiez troisjaloux.

Matamore

Tu dis bien ; c’est assez de tellescourtoisies ;

Je ne veux qu’en amour donner desjalousies.

Ah ! monsieur, excusez, si, faute de vousvoir,

Bien que si près de vous, je manquais audevoir.

Mais quelle émotion paraît sur cevisage ?

Où sont vos ennemis, que j’en fassecarnage ?

Géronte

Monsieur, grâces aux dieux, je n’ai pointd’ennemis.

Matamore

Mais grâces à ce bras qui vous les asoumis.

Géronte

C’est une grâce encor que j’avais ignorée.

Matamore

Depuis que ma faveur pour vous s’estdéclarée,

Ils sont tous morts de peur, ou n’ont osébranler.

Géronte

C’est ailleurs maintenant qu’il vous fautsignaler :

Il fait beau voir ce bras, plus craint que letonnerre,

Demeurer si paisible en un temps plein deguerre ;

Et c’est pour acquérir un nom bien relevé,

D’être dans une ville à battre le pavé.

Chacun croit votre gloire à faux titreusurpée,

Et vous ne passez plus que pour traîneurd’épée.

Matamore

Ah ! ventre ! il est tout vrai quevous avez raison ;

Mais le moyen d’aller, si je suis enprison ?

Isabelle m’arrête, et ses yeux pleins decharmes

Ont captivé mon cœur et suspendu mesarmes.

Géronte

Si rien que son sujet ne vous tientarrêté,

Faites votre équipage en touteliberté ;

Elle n’est pas pour vous ; n’en soyezpoint en peine.

Matamore

Ventre ! que dites-vous ? je la veuxfaire reine.

Géronte

Je ne suis pas d’humeur à rire tant defois

Du grotesque récit de vos rares exploits.

La sottise ne plaît qu’alors qu’elle estnouvelle :

En un mot, faites reine une autrequ’Isabelle.

Si pour l’entretenir vous venez plus ici…

Matamore

Il a perdu le sens de me parler ainsi.

Pauvre homme, sais-tu bien que mon nomeffroyable

Met le Grand Turc en fuite, et fait tremblerle diable ;

Que pour t’anéantir je ne veux qu’unmoment ?

Géronte

J’ai chez moi des valets à moncommandement,

Qui, n’ayant pas l’esprit de faire desbravades,

Répondraient de la main à vosrodomontades.

Matamore, àClindor.

Dis-lui ce que j’ai fait en mille et millelieux.

Géronte

Adieu. Modérez-vous, il vous en prendramieux.

Bien que je ne sois pas de ceux qui voushaïssent,

J’ai le sang un peu chaud, et mes gensm’obéissent.

Scène IV

Matamore,Clindor

 

Matamore

Respect de ma maîtresse, incommode vertu,

Tyran de ma vaillance, à quoi meréduis-tu ?

Que n’ai-je eu cent rivaux en la place d’unpère,

Sur qui, sans t’offenser, laisser choir macolère !

Ah ! visible démon, vieux spectredécharné,

Vrai suppôt de Satan, médaille de damné,

Tu m’oses donc bannir, et même avecmenaces,

Moi, de qui tous les rois briguent les bonnesgrâces !

Clindor

Tandis qu’il est dehors, allez, dèsaujourd’hui,

Causer de vos amours et vous moquer delui.

Matamore

Cadédiou ! ses valets feraient quelqueinsolence.

Clindor

Ce fer a trop de quoi dompter leurviolence.

Matamore

Oui, mais les feux qu’il jette en sortant deprison

Auraient en un moment embrasé la maison,

Dévoré tout à l’heure ardoises etgouttières,

Faîtes, lattes, chevrons, montants, courbes,filières,

Entretoises, sommiers, colonnes,soliveaux,

Pannes, soles, appuis, jambages,traveteaux,

Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles,pierre,

Plomb, fer, plâtre, ciment, peinture, marbre,verre,

Caves, puits, cours, perrons, salles,chambres, greniers,

Offices, cabinets, terrasses, escaliers.

Juge un peu quel désordre aux yeux de macharmeuse ;

Ces feux étoufferaient son ardeuramoureuse.

Va lui parler pour moi, toi qui n’es pasvaillant ;

Tu puniras à moins un valet insolent.

Clindor

C’est m’exposer…

Matamore

Adieu : je vois ouvrir la porte,

Et crains que sans respect cette canaillesorte.

Scène V

Clindor,Lyse

 

Clindor,seul.

Le souverain poltron, à qui pour fairepeur

Il ne faut qu’une feuille, une ombre, unevapeur !

Un vieillard le maltraite, il fuit pour unefille,

Et tremble à tous moments de crainte qu’onl’étrille.

Lyse, que ton abord doit êtredangereux !

Il donne l’épouvante à ce cœur généreux,

Cet unique vaillant, la fleur descapitaines,

Qui dompte autant de rois qu’il captive dereines !

Lyse

Mon visage est ainsi malheureux enattraits ;

D’autres charment de loin, le mien fait peurde près.

Clindor

S’il fait peur à des fous, il charme les plussages.

Il n’est pas quantité de semblablesvisages.

Si l’on brûle pour toi, ce n’est pas sanssujet ;

Je ne connus jamais un si gentilobjet :

L’esprit beau, prompt, accort, l’humeur un peurailleuse,

L’embonpoint ravissant, la tailleavantageuse,

Les yeux doux, le teint vif, et les traitsdélicats :

Qui serait le brutal qui ne t’aimeraitpas ?

Lyse

De grâce, et depuis quand me trouvez-vous sibelle ?

Voyez bien, je suis Lyse, et non pasIsabelle.

Clindor

Vous partagez vous deux mesinclinations :

J’adore sa fortune et tes perfections.

Lyse

Vous en embrassez trop, c’est assez pour vousd’une,

Et mes perfections cèdent à sa fortune.

Clindor

Quelque effort que je fasse à lui donner mafoi,

Penses-tu qu’en effet je l’aime plus quetoi ?

L’amour et l’hyménée ont diverseméthode ;

L’un court au plus aimable, et l’autre au pluscommode.

Je suis dans la misère, et tu n’as point debien ;

Un rien s’ajuste mal avec un autrerien ;

Et malgré les douceurs que l’amour ydéploie,

Deux malheureux ensemble ont toujours courtejoie.

Ainsi j’aspire ailleurs pour vaincre monmalheur ;

Mais je ne puis te voir sans un peu dedouleur,

Sans qu’un soupir échappe à ce cœur quimurmure

De ce qu’à mes désirs ma raison faitd’injure :

À tes moindres coups d’œil je me laissecharmer.

Ah ! que je t’aimerais, s’il ne fallaitqu’aimer !

Et que tu me plairais, s’il ne fallait queplaire !

Lyse

Que vous auriez d’esprit si vous saviez voustaire,

Ou remettre du moins en quelque autresaison

À montrer tant d’amour avec tant deraison !

Le grand trésor pour moi qu’un amoureux sisage,

Qui, par compassion, n’ose me rendrehommage,

Et porte ses désirs à des partismeilleurs,

De peur de m’accabler sous nos communsmalheurs !

Je n’oublierai jamais de si rares mérites.

Allez continuer cependant vos visites.

Clindor

Que j’aurais avec toi l’esprit bien pluscontent !

Lyse

Ma maîtresse là-haut est seule, et vousattend.

Clindor

Tu me chasses ainsi !

Lyse

Non, mais je vous envoie

Aux lieux où vous aurez une plus longuejoie.

Clindor

Que même tes dédains me semblentgracieux !

Lyse

Ah ! que vous prodiguez un temps siprécieux !

Allez.

Clindor

Souviens-toi donc que si j’en aime uneautre…

Lyse

C’est de peur d’ajouter ma misère à lavôtre.

Je vous l’ai déjà dit, je ne l’oublieraipas.

Clindor

Adieu. Ta raillerie a pour moi tantd’appas,

Que mon cœur à tes yeux de plus en pluss’engage,

Et je t’aimerais trop à tarder davantage.

Scène VI

 

Lyse

L’ingrat ! il trouve enfin mon visagecharmant,

Et pour se divertir il contrefaitl’amant !

Qui néglige mes feux m’aime par raillerie,

Me prend pour le jouet de sa galanterie,

Et par un libre aveu de me voler sa foi,

Me jure qu’il m’adore, et ne veut point demoi.

Aime en tous lieux, perfide, et partage tonâme ;

Choisis qui tu voudras pour maîtresse ou pourfemme ;

Donne à tes intérêts à ménager tesvœux ;

Mais ne crois plus tromper aucune de nousdeux.

Isabelle vaut mieux qu’un amour politique,

Et je vaux mieux qu’un cœur où cet amours’applique.

J’ai raillé comme toi, mais c’étaitseulement

Pour ne t’avertir pas de mon ressentiment.

Qu’eût produit son éclat que de ladéfiance ?

Qui cache sa colère assure savengeance ;

Et ma feinte douceur prépare beaucoupmieux

Ce piège où tu vas choir, et bientôt, à mesyeux.

Toutefois qu’as-tu fait qui te rendecoupable ?

Pour chercher sa fortune est-on sipunissable ?

Tu m’aimes, mais le bien te fait êtreinconstant :

Au siècle où nous vivons, qui n’en feraitautant ?

Oublions des mépris où par force ils’excite,

Et laissons-le jouir du bonheur qu’ilmérite.

S’il m’aime, il se punit en m’osantdédaigner,

Et si je l’aime encor, je le doisépargner.

Dieux ! à quoi me réduit ma folleinquiétude,

De vouloir faire grâce à tantd’ingratitude ?

Digne soif de vengeance, à quoim’exposez-vous,

De laisser affaiblir un si justecourroux ?

Il m’aime, et de mes yeux je m’en voisméprisée !

Je l’aime, et ne lui sers que d’objet derisée !

Silence, amour, silence ! Il est temps depunir.

J’en ai donné ma foi, laisse-moi latenir ;

Puisque ton faux espoir ne fait qu’aigrir mapeine,

Fais céder tes douceurs à celles de lahaine.

Il est temps qu’en mon cœur elle règne à sontour,

Et l’amour outragé ne doit plus êtreamour.

Scène VII

 

Matamore

Les voilà, sauvons-nous. Non, je ne voispersonne.

Avançons hardiment. Tout le corps mefrissonne.

Je les entends, fuyons. Le vent faisait cebruit.

Marchons sous la faveur des ombres de lanuit.

Vieux rêveur, malgré toi j’attends ici mareine.

Ces diables de valets me mettent bien enpeine.

De deux mille ans et plus, je ne tremblai sifort.

C’est trop me hasarder ; s’ils sortent,je suis mort ;

Car j’aime mieux mourir que leur donnerbataille,

Et profaner mon bras contre cettecanaille.

Que le courage expose à d’étrangesdangers !

Toutefois, en tous cas, je suis des pluslégers ;

S’il ne faut que courir, leur attente estdupée :

J’ai le pied pour le moins aussi bon quel’épée.

Tout de bon, je les vois : c’est fait, ilfaut mourir :

J’ai le corps si glacé, que je ne puiscourir.

Destin, qu’à ma valeur tu te montrescontraire !…

C’est ma reine elle-même, avec monsecrétaire !

Tout mon corps se déglace : écoutonsleurs discours,

Et voyons son adresse à traiter mesamours.

Scène VIII

Clindor,Isabelle,Matamore

 

Isabelle

(Matamore écoutecaché.)

Tout se prépare mal du côté de monpère ;

Je ne le vis jamais d’une humeur sisévère :

Il ne souffrira plus votre maître nivous ;

Votre rival d’ailleurs est devenujaloux ;

C’est par cette raison que je vous faisdescendre ;

Dedans mon cabinet ils pourraient noussurprendre ;

Ici nous parlerons en plus desûreté :

Vous pourrez vous couler d’un et d’autrecôté ;

Et si quelqu’un survient, ma retraite estouverte.

Clindor

C’est trop prendre de soin pour empêcher maperte.

Isabelle

Je n’en puis prendre trop pour assurer unbien

Sans qui tous autres biens à mes yeux ne sontrien,

Un bien qui vaut pour moi la terre toutentière,

Et pour qui seul enfin j’aime à voir lalumière.

Un rival par mon père attaque en vain mafoi ;

Votre amour seul a droit de triompher demoi :

Des discours de tous deux je suispersécutée ;

Mais pour vous je me plais à me voirmaltraitée ;

Et des plus grands malheurs je bénirais lescoups,

Si ma fidélité les endurait pour vous.

Clindor

Vous me rendez confus, et mon âme ravie

Ne vous peut, en revanche, offrir rien que mavie ;

Mon sang est le seul bien qui me reste en ceslieux,

Trop heureux de le perdre en servant vos beauxyeux.

Mais si mon astre un jour, changeant soninfluence,

Me donne un accès libre aux lieux de manaissance,

Vous verrez que ce choix n’est pas fortinégal,

Et que, tout balancé, je vaux bien monrival.

Mais, avec ces douceurs, permettez-moi decraindre

Qu’un père et ce rival ne veuillent vouscontraindre.

Isabelle

N’en ayez point d’alarme, et croyez qu’en cecas

L’un aura moins d’effet que l’autre n’ad’appas.

Je ne vous dirai point où je suisrésolue :

Il suffit que sur moi je me rends absolue.

Ainsi tous les projets sont des projets enl’air.

Ainsi…

Matamore

Je n’en puis plus : il est temps deparler.

Isabelle

Dieux ! on nous écoutait.

Clindor

C’est notre capitaine :

Je vais bien l’apaiser ; n’en soyez pasen peine.

Scène IX

Matamore,Clindor

 

Matamore

Ah ! traître !

Clindor

Parlez bas, ces valets…

Matamore

Eh bien ! quoi ?

Clindor

Ils fondront tout à l’heure et sur vous et surmoi.

Matamorele tire à un coin du théâtre.

Viens çà. Tu sais ton crime, et qu’à l’objetque j’aime,

Loin de parler pour moi, tu parlais pourtoi-même ?

Clindor

Oui, pour me rendre heureux j’ai fait quelquesefforts.

Matamore

Je te donne le choix de trois ou quatremorts :

Je vais, d’un coup de poing, te briser commeverre,

Ou t’enfoncer tout vif au centre de laterre,

Ou te fendre en dix parts d’un seul coup derevers,

Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs,

Que tu sois dévoré des feux élémentaires.

Choisis donc promptement, et pense à tesaffaires.

Clindor

Vous-même choisissez.

Matamore

Quel choix proposes-tu ?

Clindor

De fuir en diligence, ou d’être bienbattu.

Matamore

Me menacer encore ! Ah !ventre ! quelle audace !

Au lieu d’être à genoux, et d’implorer magrâce… !

Il a donné le mot, ces valets vont sortir…

Je m’en vais commander aux mers det’engloutir.

Clindor

Sans vous chercher si loin un si grandcimetière,

Je vous vais, de ce pas, jeter dans larivière.

Matamore

Ils sont d’intelligence. Ah !tête !

Clindor

Point de bruit :

J’ai déjà massacré dix hommes cettenuit ;

Et si vous me fâchez, vous en croîtrez lenombre.

Matamore

Cadédiou ! ce coquin a marché dans monombre ;

Il s’est fait tout vaillant d’avoir suivi mespas :

S’il avait du respect, j’en voudrais fairecas.

Écoute : je suis bon, et ce seraitdommage

De priver l’univers d’un homme de courage.

Demande-moi pardon, et cesse par tes feux

De profaner l’objet digne seul de mesvœux ;

Tu connais ma valeur, éprouve ma clémence.

Clindor

Plutôt, si votre amour a tant devéhémence,

Faisons deux coups d’épée au nom de sabeauté.

Matamore

Parbleu, tu me ravis de générosité.

Va, pour la conquérir n’use plusd’artifices,

Je te la veux donner pour prix de tesservices ;

Plains-toi dorénavant d’avoir un maîtreingrat !

Clindor

À ce rare présent, d’aise le cœur me bat.

Protecteur des grands rois, guerrier tropmagnanime,

Puisse tout l’univers bruire de votreestime !

Scène X

Isabelle,Matamore,Clindor

 

Isabelle

Je rends grâces au ciel de ce qu’il apermis

Qu’à la fin, sans combat, je vous vois bonsamis.

Matamore

Ne pensez plus, ma reine, à l’honneur que maflamme

Vous devait faire un jour de vous prendre pourfemme ;

Pour quelque occasion j’ai changé dedessein :

Mais je vous veux donner un homme de mamain ;

Faites-en de l’état ; il est vaillantlui-même ;

Il commandait sous moi.

Isabelle

Pour vous plaire, je l’aime.

Clindor

Mais il faut du silence à notre affection.

Matamore

Je vous promets silence, et ma protection.

Avouez-vous de moi par tous les coins dumonde.

Je suis craint à l’égal sur la terre et surl’onde ;

Allez, vivez contents sous une même loi.

Isabelle

Pour vous mieux obéir je lui donne ma foi.

Clindor

Commandez que sa foi de quelque effetsuivie…

Scène XI

Géronte,Adraste,Matamore,Clindor,Isabelle,Lyse, troupe dedomestiques

 

Adraste

Cet insolent discours te coûtera la vie,

Suborneur.

Matamore

Ils ont pris mon courage en défaut.

Cette porte est ouverte, allons gagner lehaut.

(Il entre chez Isabelle aprèsqu’elle et Lyse y sont entrées.)

Clindor

Traître ! qui te fais fort d’une troupebrigande,

Je te choisirai bien au milieu de labande.

Géronte

Dieux ! Adraste est blessé, courez aumédecin.

Vous autres, cependant, arrêtezl’assassin.

Clindor

Ah ! ciel ! je cède au nombre.Adieu, chère Isabelle ;

Je tombe au précipice où mon destinm’appelle.

Géronte

C’en est fait, emportez ce corps à lamaison ;

Et vous, conduisez tôt ce traître à laprison.

Scène XII

Alcandre,Pridamant

 

Pridamant

Hélas ! mon fils est mort.

Alcandre

Que vous avez d’alarmes !

Pridamant

Ne lui refusez point le secours de voscharmes.

Alcandre

Un peu de patience, et sans un telsecours,

Vous le verrez bientôt heureux en sesamours.

Acte IV

 

Scène première

 

Isabelle

Enfin le terme approche ; un jugementinique

Doit abuser demain d’un pouvoirtyrannique,

À son propre assassin immoler mon amant,

Et faire une vengeance au lieu d’unchâtiment.

Par un décret injuste autant comme sévère,

Demain doit triompher la haine de monpère,

La faveur du pays, la qualité du mort,

Le malheur d’Isabelle, et la rigueur dusort.

Hélas ! que d’ennemis, et de quellepuissance,

Contre le faible appui que donnel’innocence,

Contre un pauvre inconnu, de qui tout leforfait

Est de m’avoir aimée, et d’être tropparfait !

Oui, Clindor, tes vertus et ton feulégitime,

T’ayant acquis mon cœur, ont fait aussi toncrime.

Mais en vain après toi l’on me laisse lejour ;

Je veux perdre la vie en perdant monamour :

Prononçant ton arrêt, c’est de moi qu’ondispose ;

Je veux suivre ta mort, puisque j’en suis lacause,

Et le même moment verra par deux trépas

Nos esprits amoureux se rejoindre là-bas.

Ainsi, père inhumain, ta cruauté déçue

De nos saintes ardeurs verra l’heureuseissue :

Et si ma perte alors fait naître tesdouleurs,

Auprès de mon amant je rirai de tespleurs.

Ce qu’un remords cuisant te coûtera delarmes

D’un si doux entretien augmentera lescharmes ;

Ou s’il n’a pas assez de quoi tetourmenter,

Mon ombre chaque jour viendrat’épouvanter,

S’attacher à tes pas dans l’horreur desténèbres,

Présenter à tes yeux mille imagesfunèbres,

Jeter dans ton esprit un éternel effroi,

Te reprocher ma mort, t’appeler après moi,

Accabler de malheurs ta languissante vie,

Et te réduire au point de me porter envie.

Enfin…

Scène II

Isabelle,Lyse

 

Lyse

Quoi ! chacun dort, et vous êtesici ?

Je vous jure, Monsieur en est en grandsouci.

Isabelle

Quand on n’a plus d’espoir, Lyse, on n’a plusde crainte.

Je trouve des douceurs à faire ici maplainte.

Ici je vis Clindor pour la dernièrefois ;

Ce lieu me redit mieux les accents de savoix,

Et remet plus avant en mon âme éperdue

L’aimable souvenir d’une si chère vue.

Lyse

Que vous prenez de peine à grossir vosennuis !

Isabelle

Que veux-tu que je fasse en l’état où jesuis ?

Lyse

De deux amants parfaits dont vous étiezservie,

L’un doit mourir demain, l’autre est déjà sansvie :

Sans perdre plus de temps à soupirer poureux,

Il en faut trouver un qui les vaille tousdeux.

Isabelle

De quel front oses-tu me tenir cesparoles ?

Lyse

Quel fruit espérez-vous de vos douleursfrivoles ?

Pensez-vous, pour pleurer et tenir vosappas,

Rappeler votre amant des portes dutrépas ?

Songez plutôt à faire une illustreconquête ;

Je sais pour vos liens une âme touteprête,

Un homme incomparable.

Isabelle

Ôte-toi de mes yeux.

Lyse

Le meilleur jugement ne choisirait pasmieux.

Isabelle

Pour croître mes douleurs faut-il que je tevoie ?

Lyse

Et faut-il qu’à vos yeux je déguise majoie ?

Isabelle

D’où te vient cette joie ainsi hors desaison ?

Lyse

Quand je vous l’aurai dit, jugez si j’airaison.

Isabelle

Ah ! ne me conte rien.

Lyse

Mais l’affaire vous touche.

Isabelle

Parle-moi de Clindor, ou n’ouvre point labouche.

Lyse

Ma belle humeur, qui rit au milieu desmalheurs,

Fait plus en un moment qu’un siècle de vospleurs ;

Elle a sauvé Clindor.

Isabelle

Sauvé Clindor ?

Lyse

Lui-même :

Jugez après cela comme quoi je vous aime.

Isabelle

Eh ! de grâce, où faut-il que je l’ailletrouver ?

Lyse

Je n’ai que commencé, c’est à vousd’achever.

Isabelle

Ah ! Lyse !

Lyse

Tout de bon, seriez-vous pour lesuivre ?

Isabelle

Si je suivrais celui sans qui je ne puisvivre ?

Lyse, si ton esprit ne le tire des fers,

Je l’accompagnerai jusque dans les enfers.

Va, ne demande plus si je suivrais safuite.

Lyse

Puisqu’à ce beau dessein l’amour vous aréduite,

Écoutez où j’en suis, et secondez mescoups ;

Si votre amant n’échappe, il ne tiendra qu’àvous.

La prison est tout proche.

Isabelle

Eh bien ?

Lyse

Ce voisinage

Au frère du concierge a fait voir monvisage ;

Et comme c’est tout un que me voir etm’aimer,

Le pauvre malheureux s’en est laissécharmer.

Isabelle

Je n’en avais rien su !

Lyse

J’en avais tant de honte

Que je mourais de peur qu’on vous en fît leconte ;

Mais depuis quatre jours votre amantarrêté

A fait que l’allant voir je l’ai mieuxécouté.

Des yeux et du discours flattant sonespérance,

D’un mutuel amour j’ai formé l’apparence.

Quand on aime une fois, et qu’on se croitaimé,

On fait tout pour l’objet dont on estenflammé.

Par là j’ai sur son âme assuré mon empire,

Et l’ai mis en état de ne m’oser dédire.

Quand il n’a plus douté de mon affection,

J’ai fondé mes refus sur sacondition ;

Et lui, pour m’obliger, jurait de s’ydéplaire,

Mais que malaisément il s’en pouvaitdéfaire ;

Que les clefs des prisons qu’il gardaitaujourd’hui

Etaient le plus grand bien de son frère et delui.

Moi de dire soudain que sa bonne fortune

Ne lui pouvait offrir d’heure plusopportune ;

Que, pour se faire riche, et pour meposséder,

Il n’avait seulement qu’à s’enaccommoder ;

Qu’il tenait dans les fers un seigneur deBretagne

Déguisé sous le nom du sieur de laMontagne ;

Qu’il fallait le sauver, et le suivre chezlui ;

Qu’il nous ferait du bien, et serait notreappui.

Il demeure étonné ; je le presse, ils’excuse ;

Il me parle d’amour, et moi je lerefuse ;

Je le quitte en colère ; il me suit toutconfus,

Me fait nouvelle excuse, et moi nouveaurefus.

Isabelle

Mais enfin ?

Lyse

J’y retourne, et le trouve forttriste ;

Je le juge ébranlé ; je l’attaque, ilrésiste.

Ce matin : « En un mot, lepéril est pressant »,

Ai-je dit ; « tu peux tout, etton frère est absent. »

« Mais il faut de l’argent pour un silong voyage »,

M’a-t-il dit ; « il en fautpour faire l’équipage ;

Ce cavalier en manque. »

Isabelle

Ah ! Lyse ! tu devais

Lui faire offre aussitôt de tout ce quej’avais,

Perles, bagues, habits.

Lyse

J’ai bien fait davantage :

J’ai dit qu’à vos beautés ce captif rendhommage.

Que vous l’aimez de même, et fuirez avecnous.

Ce mot me l’a rendu si traitable et sidoux,

Que j’ai bien reconnu qu’un peu dejalousie

Touchant votre Clindor brouillait safantaisie,

Et que tous ces détours provenaientseulement

D’une vaine frayeur qu’il ne fût monamant.

Il est parti soudain après votre amoursue,

A trouvé tout aisé, m’en a promis l’issue,

Et vous mande par moi qu’environ à minuit

Vous soyez toute prête à déloger sansbruit.

Isabelle

Que tu me rends heureuse !

Lyse

Ajoutez-y, de grâce,

Qu’accepter un mari pour qui je suis deglace,

C’est me sacrifier à vos contentements.

Isabelle

Aussi…

Lyse

Je ne veux point de vos remerciements.

Allez ployer bagage ; et pour grossir lasomme,

Joignez à vos bijoux les écus du bonhomme.

Je vous vends ses trésors, mais à fort bonmarché ;

J’ai dérobé ses clefs depuis qu’il estcouché ;

Je vous les livre.

Isabelle

Allons y travailler ensemble.

Lyse

Passez-vous de mon aide.

Isabelle

Eh quoi ! le cœur te tremble ?

Lyse

Non, mais c’est un secret tout propre àl’éveiller ;

Nous ne nous garderions jamais debabiller.

Isabelle

Folle, tu ris toujours.

Lyse

De peur d’une surprise,

Je dois attendre ici le chef del’entreprise ;

S’il tardait à la rue, il seraitreconnu :

Nous vous irons trouver dès qu’il seravenu.

C’est là sans raillerie…

Isabelle

Adieu donc. Je te laisse,

Et consens que tu sois aujourd’hui lamaîtresse.

Lyse

C’est du moins.

Isabelle

Fais bon guet.

Lyse

Vous, faites bon butin.

Scène III

 

Lyse

Ainsi, Clindor, je fais moi seule tondestin ;

Des fers où je t’ai mis c’est moi qui tedélivre,

Et te puis, à mon choix, faire mourir ouvivre.

On me vengeait de toi par-delà mesdésirs ;

Je n’avais de dessein que contre tesplaisirs.

Ton sort trop rigoureux m’a fait changerd’envie ;

Je te veux assurer tes plaisirs et tavie ;

Et mon amour éteint, te voyant en danger,

Renaît pour m’avertir que c’est trop mevenger.

J’espère aussi, Clindor, que pourreconnaissance,

De ton ingrat amour étouffant la licence…

Scène IV

Matamore,Isabelle,Lyse

 

Isabelle

Quoi ! chez nous, et de nuit !

Matamore

L’autre jour…

Isabelle

Qu’est ceci :

L’autre jour ? est-il temps que je voustrouve ici ?

Lyse

C’est ce grand capitaine. Où s’est-il laisséprendre ?

Isabelle

En montant l’escalier je l’en ai vudescendre.

Matamore

L’autre jour, au défaut de mon affection,

J’assurai vos appas de ma protection.

Isabelle

Après ?

Matamore

On vint ici faire une brouillerie ;

Vous rentrâtes voyant cetteforfanterie ;

Et, pour vous protéger, je vous suivissoudain.

Isabelle

Votre valeur prit lors un généreuxdessein.

Depuis ?

Matamore

Pour conserver une dame si belle,

Au plus haut du logis j’ai fait lasentinelle.

Isabelle

Sans sortir ?

Matamore

Sans sortir.

Lyse

C’est-à-dire, en deux mots,

Que la peur l’enfermait dans la chambre auxfagots.

Matamore

La peur ?

Lyse

Oui, vous tremblez ; la vôtre est sanségale.

Matamore

Parce qu’elle a bon pas, j’en fais monBucéphale ;

Lorsque je la domptai, je lui fis cetteloi ;

Et depuis, quand je marche, elle tremble sousmoi.

Lyse

Votre caprice est rare à choisir desmontures.

Matamore

C’est pour aller plus vite aux grandesaventures.

Isabelle

Vous en exploitez bien ; mais changeonsde discours :

Vous avez demeuré là-dedans quatrejours ?

Matamore

Quatre jours.

Isabelle

Et vécu ?

Matamore

De nectar, d’ambrosie.

Lyse

Je crois que cette viande aisémentrassasie ?

Matamore

Aucunement.

Isabelle

Enfin vous étiez descendu…

Matamore

Pour faire qu’un amant en vos bras fûtrendu,

Pour rompre sa prison, en fracasser lesportes,

Et briser en morceaux ses chaînes les plusfortes.

Lyse

Avouez franchement que, pressé de la faim,

Vous veniez bien plutôt faire la guerre aupain.

Matamore

L’un et l’autre, parbieu. Cette ambrosie estfade,

J’en eus au bout d’un jour l’estomac toutmalade.

C’est un mets délicat, et de peu desoutien ;

À moins que d’être un dieu l’on n’en vivraitpas bien ;

Il cause mille maux, et dès l’heure qu’ilentre,

Il allonge les dents, et rétrécit leventre.

Lyse

Enfin c’est un ragoût qui ne vous plaisaitpas ?

Matamore

Quitte pour chaque nuit faire deux tours enbas,

Et là, m’accommodant des reliefs decuisine,

Mêler la viande humaine avecque la divine.

Isabelle

Vous aviez, après tout, dessein de nousvoler.

Matamore

Vous-mêmes, après tout, m’osez-vousquereller ?

Si je laisse une fois échapper ma colère…

Isabelle

Lyse, fais-moi sortir les valets de monpère.

Matamore

Un sot les attendrait.

Scène V

Isabelle,Lyse

 

Lyse

Vous ne le tenez pas.

Isabelle

Il nous avait bien dit que la peur a bonpas.

Lyse

Vous n’avez cependant rien fait, ou peu dechose.

Isabelle

Rien du tout. Que veux-tu ? sa rencontreen est cause.

Lyse

Mais vous n’aviez alors qu’à le laisseraller.

Isabelle

Mais il m’a reconnue, et m’est venuparler.

Moi qui, seule et de nuit, craignais soninsolence,

Et beaucoup plus encor de troubler lesilence,

J’ai cru, pour m’en défaire et m’ôter desouci,

Que le meilleur était de l’amener ici.

Vois, quand j’ai ton secours, que je me tiensvaillante,

Puisque j’ose affronter cette humeurviolente.

Lyse

J’en ai ri comme vous, mais non sansmurmurer :

C’est bien du temps perdu.

Isabelle

Je vais le réparer.

Lyse

Voici le conducteur de notre intelligence.

Sachez auparavant toute sa diligence.

Scène VI

Isabelle,Lyse, LeGeôlier

 

Isabelle

Eh bien ! mon grand ami, braverons-nousle sort ?

Et viens-tu m’apporter ou la vie ou lamort ?

Ce n’est plus qu’en toi seul que mon espoir sefonde.

Le Geôlier

Bannissez vos frayeurs, tout va le mieux dumonde ;

Il ne faut que partir, j’ai des chevaux toutprêts,

Et vous pourrez bientôt vous moquer desarrêts.

Isabelle

Je te dois regarder comme un dieututélaire,

Et ne sais point pour toi d’assez dignesalaire.

Le Geôlier

Voici le prix unique où tout mon cœurprétend.

Isabelle

Lyse, il faut te résoudre à le rendrecontent.

Lyse

Oui, mais tout son apprêt nous est fortinutile :

Comment ouvrirons-nous les portes de laville ?

Le Geôlier

On nous tient des chevaux en main sûre auxfaubourgs ;

Et je sais un vieux mur qui tombe tous lesjours :

Nous pourrons aisément sortir par sesruines.

Isabelle

Ah ! que je me trouvais sur d’étrangesépines !

Le Geôlier

Mais il faut se hâter.

Isabelle

Nous partirons soudain.

Viens nous aider là-haut à faire notremain.

Scène VII

 

Clindor, enprison.

Aimables souvenirs de mes chères délices,

Qu’on va bientôt changer en d’infâmessupplices,

Que, malgré les horreurs de ce morteleffroi,

Vos charmants entretiens ont de douceurs pourmoi !

Ne m’abandonnez point, soyez-moi plusfidèles

Que les rigueurs du sort ne se montrentcruelles ;

Et lorsque du trépas les plus noirescouleurs

Viendront à mon esprit figurer mesmalheurs,

Figurez aussitôt à mon âme interdite

Combien je fus heureux par-delà monmérite.

Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,

Redites-moi l’excès de ma témérité ;

Que d’un si haut dessein ma fortuneincapable

Rendait ma flamme injuste, et mon espoircoupable ;

Que je fus criminel quand je devins amant,

Et que ma mort en est le juste châtiment.

Quel bonheur m’accompagne à la fin de mavie !

Isabelle, je meurs pour vous avoirservie ;

Et de quelque tranchant que je souffre lescoups,

Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pourvous.

Hélas ! que je me flatte, et que j’aid’artifice

À me dissimuler la honte d’unsupplice !

En est-il de plus grand que de quitter cesyeux

Dont le fatal amour me rend siglorieux ?

L’ombre d’un meurtrier creuse ici maruine ;

Il succomba vivant, et mort ilm’assassine ;

Son nom fait contre moi ce que n’a pu sonbras,

Mille assassins nouveaux naissent de sontrépas ;

Et je vois de son sang, fécond enperfidies,

S’élever contre moi des âmes plus hardies,

De qui les passions, s’armant d’autorité,

Font un meurtre public avec impunité.

Demain de mon courage on doit faire un grandcrime,

Donner au déloyal ma tête pourvictime ;

Et tous pour le pays prennent tantd’intérêt,

Qu’il ne m’est pas permis de douter del’arrêt.

Ainsi de tous côtés ma perte étaitcertaine.

J’ai repoussé la mort, je la reçois pourpeine.

D’un péril évité je tombe en un nouveau,

Et des mains d’un rival en celles d’unbourreau.

Je frémis à penser à ma tristeaventure ;

Dans le sein du repos je suis à latorture ;

Au milieu de la nuit, et du temps dusommeil,

Je vois de mon trépas le honteuxappareil ;

J’en ai devant les yeux les funestesministres ;

On me lit du sénat les mandementssinistres ;

Je sors les fers aux pieds ; j’entendsdéjà le bruit

De l’amas insolent d’un peuple qui mesuit ;

Je vois le lieu fatal où ma mort seprépare :

Là mon esprit se trouble, et ma raisons’égare :

Je ne découvre rien qui m’ose secourir,

Et la peur de la mort me fait déjà mourir.

Isabelle, toi seule, en réveillant maflamme,

Dissipes ces terreurs et rassures monâme ;

Et sitôt que je pense à tes divinsattraits,

Je vois évanouir ces infâmes portraits.

Quelques rudes assauts que le malheur melivre,

Garde mon souvenir, et je croirai revivre.

Mais d’où vient que de nuit on ouvre maprison ?

Ami, que viens-tu faire ici hors desaison ?

Scène VIII

Clindor, leGeôlier

 

LeGeôlier, cependant qu’Isabelle et Lyseparaissent à quartier.

Les juges assemblés pour punir votreaudace,

Mus de compassion, enfin vous ont faitgrâce.

Clindor

M’ont fait grâce, bons dieux !

Le Geôlier

Oui, vous mourrez de nuit.

Clindor

De leur compassion est-ce là tout lefruit ?

Le Geôlier

Que de cette faveur, vous tenez peu deconte !

D’un supplice public c’est vous sauver lahonte.

Clindor

Quels encens puis-je offrir aux maîtres de monsort,

Dont l’arrêt me fait grâce, et m’envoie à lamort ?

Le Geôlier

Il la faut recevoir avec meilleur visage.

Clindor

Fais ton office, ami, sans causerdavantage.

Le Geôlier

Une troupe d’archers là-dehors vousattend ;

Peut-être en les voyant serez-vous pluscontent.

Scène IX

Clindor,Isabelle,Lyse, leGeôlier

 

Isabelledit ces mots à Lyse, cependant que le geôlier ouvre laprison à Clindor.

Lyse, nous l’allons voir.

Lyse

Que vous êtes ravie !

Isabelle

Ne le serais-je point de recevoir lavie ?

Son destin et le mien prennent un mêmecours,

Et je mourrais du coup qui trancherait sesjours.

Le Geôlier

Monsieur, connaissez-vous beaucoup d’archerssemblables ?

Clindor

Ah ! madame, est-ce vous ? Surprisesadorables !

Trompeur trop obligeant ! tu disais bienvraiment

Que je mourrais de nuit, mais decontentement.

Isabelle

Clindor !

Le Geôlier

Ne perdons point de temps à ces caresses.

Nous aurons tout loisir de flatter nosmaîtresses.

Clindor

Quoi ! Lyse est donc la sienne ?

Isabelle

Écoutez le discours

De votre liberté qu’ont produit leursamours.

Le Geôlier

En lieu de sûreté le babil est de mise,

Mais ici ne songeons qu’à nous ôter deprise.

Isabelle

Sauvons-nous : mais avant, promettez-noustous deux

Jusqu’au jour d’un hymen de modérer vosfeux :

Autrement, nous rentrons.

Clindor

Que cela ne vous tienne,

Je vous donne ma foi.

Le Geôlier

Lyse, reçois la mienne.

Isabelle

Sur un gage si beau j’ose tout hasarder.

Le Geôlier

Nous nous amusons trop, il est tempsd’évader.

Scène X

Alcandre,Pridamant

 

Alcandre

Ne craignez plus pour eux ni périls nidisgrâces !

Beaucoup les poursuivront, mais sans trouverleurs traces.

Pridamant

À la fin je respire.

Alcandre

Après un tel bonheur,

Deux ans les ont montés en haut degréd’honneur.

Je ne vous dirai point le cours de leursvoyages,

S’ils ont trouvé le calme, ou vaincu lesorages,

Ni par quel art non plus ils se sontélevés ;

Il suffit d’avoir vu comme ils se sontsauvés,

Et que, sans vous en faire une histoireimportune,

Je vous les vais montrer en leur hautefortune.

Mais puisqu’il faut passer à des effets plusbeaux,

Rentrons pour évoquer des fantômesnouveaux !

Ceux que vous avez vus représenter desuite

À vos yeux étonnés leur amour et leurfuite,

N’étant pas destinés aux hautes fonctions,

N’ont point assez d’éclat pour leursconditions.

Acte V

 

Scène première

Alcandre,Pridamant

 

Pridamant

Qu’Isabelle est changée et qu’elle estéclatante !

Alcandre

Lyse marche après elle, et lui sert desuivante ;

Mais derechef surtout n’ayez aucun effroi,

Et de ce lieu fatal ne sortez qu’aprèsmoi ;

Je vous le dis encore, il y va de la vie.

Pridamant

Cette condition m’en ôte assez l’envie.

Scène II

Isabelle, représentantHippolyte ;Lyse, représentantClarine.

 

Lyse

Ce divertissement n’aura-t-il point defin ?

Et voulez-vous passer la nuit dans cejardin ?

Isabelle

Je ne puis plus cacher le sujet quim’amène ;

C’est grossir mes douleurs que de taire mapeine.

Le prince Florilame…

Lyse

Eh bien ! il est absent.

Isabelle

C’est la source des maux que mon âmeressent ;

Nous sommes ses voisins, et l’amour qu’il nousporte

Dedans son grand jardin nous permet cetteporte.

La princesse Rosine et mon perfide époux,

Durant qu’il est absent, en font leurrendez-vous :

Je l’attends au passage, et lui feraiconnaître

Que je ne suis pas femme à rien souffrir d’untraître.

Lyse

Madame, croyez-moi, loin de le quereller,

Vous ferez beaucoup mieux de toutdissimuler.

Il nous vient peu de fruit de tellesjalousies ;

Un homme en court plus tôt après sesfantaisies ;

Il est toujours le maître, et tout notrediscours

Par un contraire effet l’obstine en sesamours.

Isabelle

Je dissimulerai son adultère flamme !

Une autre aura son cœur, et moi le nom defemme !

Sans crime, d’un hymen peut-il rompre laloi ?

Et ne rougit-il point d’avoir si peu defoi ?

Lyse

Cela fut bon jadis ; mais au temps oùnous sommes,

Ni l’hymen ni la foi n’obligent plus leshommes ;

Leur gloire a son brillant et ses règles àpart ;

Où la nôtre se perd, la leur est sanshasard ;

Elle croît aux dépens de nos lâchesfaiblesses ;

L’honneur d’un galant homme est d’avoir desmaîtresses.

Isabelle

Ôte-moi cet honneur et cette vanité,

De se mettre en crédit par l’infidélité.

Si, pour haïr le change et vivre sansamie,

Un homme tel que lui tombe dans l’infamie,

Je le tiens glorieux d’être infâme à ceprix ;

S’il en est méprisé, j’estime ce mépris.

Le blâme qu’on reçoit d’aimer trop unefemme

Aux maris vertueux est un illustre blâme.

Lyse

Madame, il vient d’entrer ; la porte afait du bruit.

Isabelle

Retirons-nous, qu’il passe.

Lyse

Il vous voit et vous suit.

Scène III

Clindor, représentantThéagène ;Isabelle, représentantHippolyte ;Lyse, représentantClarine.

 

Clindor

Vous fuyez, ma princesse, et cherchez desremises :

Sont-ce là les douceurs que vous m’aviezpromises ?

Est-ce ainsi que l’amour ménage unentretien ?

Ne fuyez plus, madame, et n’appréhendezrien :

Florilame est absent, ma jalouse endormie.

Isabelle

En êtes-vous bien sûr ?

Clindor

Ah ! fortune ennemie !

Isabelle

Je veille, déloyal : ne crois plusm’aveugler ;

Au milieu de la nuit je ne vois que tropclair.

Je vois tous mes soupçons passer encertitudes,

Et ne puis plus douter de tesingratitudes !

Toi-même, par ta bouche, as trahi tonsecret.

Ô l’esprit avisé pour un amantdiscret !

Et que c’est en amour une haute prudence

D’en faire avec sa femme entièreconfidence !

Où sont tant de serments de n’aimer rien quemoi ?

Qu’as-tu fait de ton cœur ? qu’as-tu faitde ta foi ?

Lorsque je la reçus, ingrat, qu’il tesouvienne

De combien différaient ta fortune et lamienne,

De combien de rivaux je dédaignai lesvœux,

Ce qu’un simple soldat pouvait être auprèsd’eux,

Quelle tendre amitié je recevais d’unpère !

Je le quittai pourtant pour suivre tamisère ;

Et je tendis les bras à mon enlèvement,

Pour soustraire ma main à soncommandement.

En quelle extrémité depuis ne m’ontréduite

Les hasards dont le sort a traversé tafuite !

Et que n’ai-je souffert avant que lebonheur

Élevât ta bassesse à ce haut rangd’honneur !

Si pour te voir heureux ta foi s’estrelâchée,

Remets-moi dans le sein dont tu m’asarrachée.

L’amour que j’ai pour toi m’a fait touthasarder,

Non pas pour des grandeurs, mais pour teposséder.

Clindor

Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme.

Que ne fait point l’amour quand il possède uneâme ?

Son pouvoir à ma vue attachait tesplaisirs,

Et tu me suivais moins que tes propresdésirs.

J’étais lors peu de chose, oui, mais qu’il tesouvienne

Que ta fuite égala ta fortune à la mienne,

Et que pour t’enlever c’était un faibleappas

Que l’éclat de tes biens qui ne te suivaientpas.

Je n’eus, de mon côté, que l’épée enpartage,

Et ta flamme, du tien, fut mon seulavantage :

Celle-là m’a fait grand en ces bordsétrangers,

L’autre exposa ma tête à cent et centdangers.

Regrette maintenant ton père et sesrichesses ;

Fâche-toi de marcher à côté desprincesses ;

Retourne en ton pays chercher avec tesbiens

L’honneur d’un rang pareil à celui que tutiens.

De quel manque, après tout, as-tu lieu de teplaindre ?

En quelle occasion m’as-tu vu tecontraindre ?

As-tu reçu de moi ni froideurs, nimépris ?

Les femmes, à vrai dire, ont d’étrangesesprits !

Qu’un mari les adore, et qu’un amourextrême

À leur bizarre humeur le soumettelui-même,

Qu’il les comble d’honneurs et de bonstraitements,

Qu’il ne refuse rien à leurscontentements :

S’il fait la moindre brèche à la foiconjugale,

Il n’est point à leur gré de crime quil’égale ;

C’est vol, c’est perfidie, assassinat,poison,

C’est massacrer son père, et brûler samaison :

Et jadis des Titans l’effroyable supplice

Tomba sur Encelade avec moins de justice.

Isabelle

Je te l’ai déjà dit, que toute ta grandeur

Ne fut jamais l’objet de ma sincèreardeur.

Je ne suivais que toi, quand je quittai monpère ;

Mais puisque ces grandeurs t’ont fait l’âmelégère,

Laisse mon intérêt ; songe à qui tu lesdois.

Florilame lui seul t’a mis où tu tevois ;

À peine il te connut qu’il te tira depeine ;

De soldat vagabond il te fitcapitaine :

Et le rare bonheur qui suivit cet emploi

Joignit à ses faveurs les faveurs de sonroi.

Quelle forte amitié n’a-t-il point faitparaître

À cultiver depuis ce qu’il avait faitnaître ?

Par ses soins redoublés n’es-tu pasaujourd’hui

Un peu moindre de rang, mais plus puissant quelui ?

Il eût gagné par là l’esprit le plusfarouche ;

Et pour remerciement tu veux souiller sacouche !

Dans ta brutalité trouve quelques raisons,

Et contre ses faveurs défends testrahisons.

Il t’a comblé de biens, tu lui voles sonâme !

Il t’a fait grand seigneur, et tu le rendsinfâme !

Ingrat, c’est donc ainsi que tu rends lesbienfaits ?

Et ta reconnaissance a produit ceseffets ?

Clindor

Mon âme (car encor ce beau nom te demeure,

Et te demeurera jusqu’à tant que jemeure),

Crois-tu qu’aucun respect ou crainte dutrépas

Puisse obtenir sur moi ce que tu n’obtienspas ?

Dis que je suis ingrat, appelle-moiparjure ;

Mais à nos feux sacrés ne fais plus tantd’injure :

Ils conservent encor leur premièrevigueur ;

Et si le fol amour qui m’a surpris le cœur

Avait pu s’étouffer au point de sanaissance,

Celui que je te porte eût eu cettepuissance.

Mais en vain mon devoir tâche à luirésister ;

Toi-même as éprouvé qu’on ne le peutdompter.

Ce dieu qui te força d’abandonner tonpère,

Ton pays et tes biens, pour suivre mamisère,

Ce dieu même aujourd’hui force tous mesdésirs

À te faire un larcin de deux ou troissoupirs.

À mon égarement souffre cette échappée,

Sans craindre que ta place en demeureusurpée.

L’amour dont la vertu n’est point lefondement

Se détruit de soi-même, et passe en unmoment ;

Mais celui qui nous joint est un amoursolide,

Où l’honneur a son lustre, où la vertupréside ;

Sa durée a toujours quelques nouveauxappas,

Et ses fermes liens durent jusqu’autrépas.

Mon âme, derechef pardonne à la surprise

Que ce tyran des cœurs a faite à mafranchise ;

Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu’unjour,

Et qui n’affaiblit point le conjugalamour.

Isabelle

Hélas ! que j’aide bien à m’abusermoi-même !

Je vois qu’on me trahit, et veux croire qu’onm’aime ;

Je me laisse charmer à ce discoursflatteur,

Et j’excuse un forfait dont j’adorel’auteur.

Pardonne, cher époux, au peu de retenue

Où d’un premier transport la chaleur estvenue :

C’est en ces incidents manquer d’affection

Que de les voir sans trouble et sansémotion.

Puisque mon teint se fane et ma beauté sepasse,

Il est bien juste aussi que ton amour selasse ;

Et même je croirai que ce feu passager

En l’amour conjugal ne pourra rienchanger.

Songe un peu toutefois à qui ce feus’adresse,

En quel péril te jette une tellemaîtresse.

Dissimule, déguise, et sois amant discret.

Les grands en leur amour n’ont jamais desecret ;

Ce grand train qu’à leurs pas leur grandeurpropre attache,

N’est qu’un grand corps tout d’yeux à qui rienne se cache,

Et dont il n’est pas un qui ne fît soneffort

À se mettre en faveur par un mauvaisrapport.

Tôt ou tard Florilame apprendra tespratiques,

Ou de sa défiance, ou de sesdomestiques ;

Et lors (à ce penser je frissonned’horreur)

À quelle extrémité n’ira point safureur ?

Puisqu’à ces passe-temps ton humeur teconvie,

Cours après tes plaisirs, mais assure tavie.

Sans aucun sentiment je te verrai changer,

Lorsque tu changeras sans te mettre endanger.

Clindor

Encore une fois donc tu veux que je te die

Qu’auprès de mon amour je méprise mavie ?

Mon âme est trop atteinte, et mon cœur tropblessé

Pour craindre les périls dont je suismenacé.

Ma passion m’aveugle, et pour cetteconquête

Croit hasarder trop peu de hasarder matête.

C’est un feu que le temps pourra seulmodérer ;

C’est un torrent qui passe et ne sauraitdurer.

Isabelle

Eh bien ! cours au trépas, puisqu’il atant de charmes,

Et néglige ta vie aussi bien que meslarmes.

Penses-tu que ce prince, après un telforfait,

Par ta punition se tienne satisfait ?

Qui sera mon appui lorsque ta mort infâme

À sa juste vengeance exposera ta femme,

Et que sur la moitié d’un perfideétranger,

Une seconde fois il croira sevenger ?

Non, je n’attendrai pas que ta pertecertaine

Puisse attirer sur moi les restes de tapeine,

Et que de mon honneur, gardé si chèrement,

Il fasse un sacrifice à son ressentiment.

Je préviendrai la honte où ton malheur melivre,

Et saurai bien mourir, si tu ne veux pasvivre.

Ce corps, dont mon amour t’a fait lepossesseur,

Ne craindra plus bientôt l’effort d’unravisseur.

J’ai vécu pour t’aimer, mais non pourl’infamie

De servir au mari de ton illustre amie.

Adieu ; je vais du moins, en mourantavant toi,

Diminuer ton crime, et dégager ta foi.

Clindor

Ne meurs pas, chère épouse, et dans un secondchange

Vois l’effet merveilleux où ta vertu merange.

M’aimer malgré mon crime, et vouloir par tamort

Éviter le hasard de quelque indigneeffort !

Je ne sais qui je dois admirer davantage,

Ou de ce grand amour, ou de ce grandcourage ;

Tous les deux m’ont vaincu : je revienssous tes lois,

Et ma brutale ardeur va rendre lesabois ;

C’en est fait, elle expire, et mon âme plussaine

Vient de rompre les nœuds de sa honteusechaîne.

Mon cœur, quand il fut pris, s’était maldéfendu ;

Perds-en le souvenir.

Isabelle

Je l’ai déjà perdu.

Clindor

Que les plus beaux objets qui soient dessus laterre

Conspirent désormais à me faire laguerre ;

Ce cœur, inexpugnable aux assauts de leursyeux,

N’aura plus que les tiens pour maîtres et pourdieux.

Lyse

Madame, quelqu’un vient.

Scène IV

Clindor, représentantThéagène ;Isabelle, représentantHippolyte ;Lyse, représentantClarine ; Éraste, troupe dedomestiques de Florilame

 

Éraste, poignardantClindor.

Reçois, traître, avec joie

Les faveurs que par nous ta maîtresset’envoie.

Pridamant, àAlcandre.

On l’assassine, ô dieux ! daignez lesecourir.

Éraste

Puissent les suborneurs ainsi toujourspérir !

Isabelle

Qu’avez-vous fait, bourreaux ?

Éraste

Un juste et grand exemple,

Qu’il faut qu’avec effroi tout l’avenircontemple,

Pour apprendre aux ingrats, aux dépens de sonsang,

À n’attaquer jamais l’honneur d’un si hautrang.

Notre main a vengé le prince Florilame,

La princesse outragée, et vous-même,madame,

Immolant à tous trois un déloyal époux,

Qui ne méritait pas la gloire d’être àvous.

D’un si lâche attentat souffrez le promptsupplice,

Et ne vous plaignez point quand on vous rendjustice.

Adieu.

Isabelle

Vous ne l’avez massacré qu’à demi,

Il vit encore en moi ; soûlez sonennemi :

Achevez, assassins, de m’arracher la vie.

Cher époux, en mes bras on te l’a doncravie !

Et de mon cœur jaloux les secretsmouvements

N’ont pu rompre ce coup par leurspressentiments !

Ô clarté trop fidèle, hélas ! et troptardive,

Qui ne fait voir le mal qu’au moment qu’ilarrive !

Fallait-il… Mais j’étouffe, et, dans un telmalheur,

Mes forces et ma voix cèdent à madouleur ;

Son vif excès me tue ensemble et meconsole,

Et puisqu’il nous rejoint…

Lyse

Elle perd la parole.

Madame… Elle se meurt ; épargnons lesdiscours,

Et courons au logis appeler du secours.

(Ici on rabaisse une toile quicouvre le jardin et les corps de Clindor et d’Isabelle, et lemagicien et le père sortent de la grotte.)

Scène V

Alcandre,Pridamant

 

Alcandre

Ainsi de notre espoir la fortune sejoue :

Tout s’élève ou s’abaisse au branle de saroue :

Et son ordre inégal, qui régit l’univers,

Au milieu du bonheur a ses plus grandsrevers.

Pridamant

Cette réflexion, mal propre pour un père,

Consolerait peut-être une douleurlégère ;

Mais après avoir vu mon fils assassiné,

Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné,

J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peublessée,

Si de pareils discours m’entraient dans lapensée.

Hélas ! dans sa misère il ne pouvaitpérir :

Et son bonheur fatal lui seul l’a faitmourir.

N’attendez pas de moi des plaintesdavantage :

La douleur qui se plaint cherche qu’on lasoulage ;

La mienne court après son déplorable sort.

Adieu ; je vais mourir, puisque mon filsest mort.

Alcandre

D’un juste désespoir l’effort estlégitime,

Et de le détourner je croirais faire uncrime.

Oui, suivez ce cher fils sans attendre àdemain ;

Mais épargnez du moins ce coup à votremain ;

Laissez faire aux douleurs qui rongent vosentrailles,

Et pour les redoubler voyez sesfunérailles.

(Ici on relève la toile, et tous lescomédiens paraissent avec leur portier qui, comptent de l’argentsur une table, et en prennent chacun leur part.)

Pridamant

Que vois-je ? chez les morts compte-t-onde l’argent ?

Alcandre

Voyez si pas un d’eux s’y montrenégligent.

Pridamant

Je vois Clindor : ah ! dieux !quelle étrange surprise !

Je vois ses assassins, je vois sa femme etLyse !

Quel charme en un moment étouffe leursdiscords,

Pour assembler ainsi les vivants et lesmorts ?

Alcandre

Ainsi tous les acteurs d’une troupecomique,

Leur poème récité, partagent leurpratique :

L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous faitpitié ;

Mais la scène préside à leur inimitié.

Leurs vers font leurs combats, leur mort suitleurs paroles,

Et, sans prendre intérêt en pas un de leursrôles,

Le traître et le trahi, le mort et levivant,

Se trouvent à la fin amis comme devant.

Votre fils et son train ont bien su, par leurfuite,

D’un père et d’un prévôt éviter lapoursuite ;

Mais tombant dans les mains de lanécessité,

Ils ont pris le théâtre en cetteextrémité.

Pridamant

Mon fils comédien !

Alcandre

D’un art si difficile

Tous les quatre, au besoin, ont fait un douxasile ;

Et depuis sa prison, ce que vous avez vu,

Son adultère amour, son trépas imprévu,

N’est que la triste fin d’une piècetragique

Qu’il expose aujourd’hui sur la scènepublique,

Par où ses compagnons en ce noble métier

Ravissent à Paris un peuple tout entier.

Le gain leur en demeure, et ce grandéquipage,

Dont je vous ai fait voir le superbeétalage,

Est bien à votre fils, mais non pour s’enparer

Qu’alors que sur la scène il se faitadmirer.

Pridamant

J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’étaitque feinte ;

Mais je trouve partout mêmes sujets deplainte.

Est-ce là cette gloire, et ce haut rangd’honneur

Où le devait monter l’excès de sonbonheur ?

Alcandre

Cessez de vous en plaindre. À présent lethéâtre

Est en un point si haut que chacunl’idolâtre ;

Et ce que votre temps voyait avec mépris

Est aujourd’hui l’amour de tous les bonsesprits,

L’entretien de Paris, le souhait desprovinces,

Le divertissement le plus doux de nosprinces,

Les délices du peuple, et le plaisir desgrands ;

Il tient le premier rang parmi leurspasse-temps ;

Et ceux dont nous voyons la sagesseprofonde

Par ses illustres soins conserver tout lemonde,

Trouvent dans les douceurs d’un spectacle sibeau

De quoi se délasser d’un si pesantfardeau.

Même notre grand roi, ce foudre de laguerre

Dont le nom se fait craindre aux deux bouts dela terre,

Le front ceint de lauriers, daigne bienquelquefois

Prêter l’œil et l’oreille auThéâtre-François :

C’est là que le Parnasse étale sesmerveilles ;

Les plus rares esprits lui consacrent leursveilles ;

Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleurregard

De leurs doctes travaux lui donnent quelquepart.

D’ailleurs, si par les biens on prise lespersonnes,

Le théâtre est un fief dont les rentes sontbonnes ;

Et votre fils rencontre en un métier sidoux

Plus d’accommodement qu’il n’eût trouvé chezvous.

Défaites-vous enfin de cette erreurcommune,

Et ne vous plaignez plus de sa bonnefortune.

Pridamant

Je n’ose plus m’en plaindre, et vois trop decombien

Le métier qu’il a pris est meilleur que lemien.

Il est vrai que d’abord mon âme s’estémue :

J’ai cru la comédie au point où je l’aivue ;

J’en ignorais l’éclat, l’utilité, l’appas,

Et la blâmais ainsi, ne la connaissantpas ;

Mais, depuis vos discours, mon cœur pleind’allégresse

A banni cette erreur avecque sa tristesse.

Clindor a trop bien fait.

Alcandre

N’en croyez que vos yeux.

Pridamant

Demain, pour ce sujet, j’abandonne ceslieux ;

Je vole vers Paris. Cependant, grandAlcandre,

Quelles grâces ici ne vous dois-je pointrendre ?

Alcandre

Servir les gens d’honneur est mon plus granddésir.

J’ai pris ma récompense en vous faisantplaisir.

Adieu. Je suis content, puisque je vous voisl’être.

Pridamant

Un si rare bienfait ne se peutreconnaître :

Mais, grand mage, du moins croyez qu’àl’avenir

Mon âme en gardera l’éternel souvenir.

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