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L’Isolée

L’Isolée

de René Bazin

Partie 1
LE SOIR DE JUIN

– Ma sœur Pascale, vous avez les yeux rouges.

– Pas d’avoir pleuré… C’est l’air qui est vif, ce soir.

– Oui, et puis la fatigue de la classe,n’est-ce pas ? Vous vous tuerez, sœur Pascale !

Une voix jeune, inégale, avec des trous creusés par la fatigue, répondit :

– Elles sont si gentilles, mes petites !… Et au bout de huit jours, aucune ne penserait plus à moi,… ni peut-être personne au monde.

Et elle riait.

Un murmure de mots prononcés à peine, avec des hochements de tête, et qu’on sentait avoir été dits souvent,enveloppa de tendresse sœur Pascale : « Enfant !…Quand serez-vous raisonnable ? Vous voulez vous faire dire qu’on vous aime… Croirait-on qu’elle vient d’avoir vingt-trois ans aujourd’hui ?… Aujourd’hui même, 16 juin 1902. Vous le voyez,tout le monde sait votre âge. »

Un contentement d’être ensemble, d’être au calme, de s’aimer les unes les autres, leur vint à toutes. Et celle qui avait l’autorité, levant les yeux au delà de la cour, vers les maisons distantes et leur bordure de ciel, dit :

– Il fait bon respirer. Comme on calomnie notre air lyonnais ! Ça sent la campagne, vous ne trouvez pas ?

Dans le silence de quelques secondes, tous les yeux se levèrent, les poitrines lasses ou malades aspirèrent la joie de l’été, que la ville n’avait pas toute bue et détruite. Et il y eut plusieurs de ces âmes, adoratrices et reconnaissantes pour le reste du monde, qui remercièrent secrètement.

Elles étaient cinq femmes, cinq religieuses,en costume gros bleu, voile noir et guimpe blanche, dans le préaude l’école, allée cimentée, protégée par un toit, et quis’étendait, derrière la maison, tout le long de la cour derécréation. Elles réservaient « pour la communauté » cetétroit espace, et leur coutume était de s’y réunir et de s’ypromener aux heures de liberté, lorsque comme à présent, les élèvesavaient quitté l’école. Elles s’y trouvaient mieux groupées, enmême temps que mieux abritées contre la curiosité des voisins, carl’aile gauche du bâtiment s’enfonçait un peu vers le levant. Cinqfemmes : une seule pouvait être dite une vieille femme. Elles’appelait sœur Justine, et, depuis vingt-cinq ans, faisaitfonction de supérieure : créature toute d’action, replète ettassée sur ses hanches, qui avait le visage rond, un bon nez rond,le teint pâle à cause de l’habituelle privation d’air qu’ellesubissait, les yeux bruns, pleins de vie et de gaieté, tout droitset dont les paupières, capables seulement de s’ouvrir et de sefermer, mais inexpertes aux artifices, ne nuançaient jamais leregard. Des poils blancs et drus, piqués au-dessus de sa bouche,d’autres qui frisaient sous le menton, des rides peu nombreuses etenfoncées dans la chair, une mèche de cheveux d’argent quidépassait parfois le bandeau posé de travers, disaient qu’elleavait près de soixante ans.

Sœur Justine, si elle était demeurée dans sonpays, chez ses parents, journaliers de la campagne de Colmar, eûtété ce que les paysans nomment une « marraine, » uneménagère maîtresse chez elle et quelquefois chez ses voisins,bienfaisante et redoutée. À vingt ans, elle était entrée dans lacongrégation de Sainte-Hildegarde, dont la maison mère est àClermont-Ferrand, et, depuis lors, elle n’était retournée qu’unefois en Alsace, à la veille de la guerre de 1870. Le sang militaireet gardien de frontière de sa race se reconnaissait en elle.Prompte à se décider, parlant net, ne revenant jamais sur un ordre,douée de clarté, de repartie, de courage plus que le commun deshommes, elle n’avait cessé d’être la conseillère et l’appui d’unefoule qui changeait incessamment autour d’elle. Enfants, parents,pauvres qui passent, les souffrances et les faiblesses de toutordre, et les plus secrètes comme les autres, avaient confiancedans sa force, devinant sa tendresse pour le menu peuple, qui sereconnaissait et se sentait en elle respectable. Quand ils nesavaient plus que faire : « Allons trouver sœurJustine », disaient-ils. Ils la trouvaient toujours prête àpartir s’il le fallait, plus attentive au remède que curieuse dumal, jamais déconcertée, ni abandonnée inutilement à l’émotion.Dans sa robe de laine gros bleu, dont elle relevait les manches surses bras, comme une travailleuse de la glèbe, dans sa guimpeblanche et son voile noir, elle eût fait volontiers le tour dumonde. Elle faisait seulement, chaque jour, le tour des classes deson école et de quelques îlots de maisons voisines. Elleinstruisait les grandes élèves, celles de dernière année. Parmi lessœurs, elle était également la confidente, le soutien, l’abri. Dansle quartier, on l’appelait un peu partout, sans même la connaître,à la place de la Providence qu’on n’appelait pas. Et à ce rudemétier, elle ne paraissait pas s’user, toujours calme, alerte,roulant sur ses courtes jambes. « Ne jamais être à soi,disait-elle, c’est le plus sûr pour ne pas s’ennuyer. »

La plus âgée des sœurs, après elle, n’avaitpas quarante ans. Ceux qui la voyaient de loin, ou rapidement,pouvaient même la croire beaucoup plus jeune. Mince et longue,presque sans ride, les yeux souvent baissés, le nez droit, leslèvres fines et bleues à force d’être pâles, elle avait, dansl’attitude et dans la physionomie, quelque chose de fier, devirginal et d’austère. Elle ressemblait, avec la vérité et la vieen plus, à ces martyres anciennes, peintes sur les vitraux,rigides, la main appuyée sur une épée, symbole de leur honneur, deleur force et de leur mort. Quand elle regardait quelqu’un, mêmeune enfant, cette impression ne s’effaçait pas, au contraire. Lesyeux de sœur Danielle, très noirs sous des sourcils d’une ligneadmirable, exprimaient une âme défiante de soi, tenue en bride etsi sévère pour elle-même qu’on la croyait sévère pour les autres.C’était une domptée, une volonté toujours peureuse malgrél’expérience, une vierge sage préoccupée du vent qui souffle surles lampes. Cette femme, dans sa physionomie presque tragique,portait la trace de ce qu’il en coûte à certaines âmes pour materla nature et la tenir serve. Elle avait un cœur ardent, dontl’enthousiasme se reconnaissait à la promptitude de l’obéissance.On la sentait capable d’héroïsme et préoccupée quelquefois de nepoint le laisser voir. La supérieure lui avait confié la secondeclasse et les comptes de la communauté. Elle aurait pu lui demanderde faire la cuisine, ou le blanchissage, ou toute autre besogne.Elle l’emmenait avec elle, à Noël, quand il fallait aller présenterles vœux des sœurs de Sainte-Hildegarde au cardinal archevêque deLyon et à l’abbé Le Suet, « monsieur le supérieur ».Comme elle s’acquittait, avec scrupule, de ses moindres devoirs,sœur Danielle n’échappait pas à l’admiration de ses compagnes,témoins avertis et tendres. Mais elle se contraignait, pour ne pasêtre trop aimée, à cause de l’orgueil qui peut en venir. Même dansl’intimité fraternelle, même dans les conversations des soirs d’étéou d’automne, dans la cour ou dans le préau, elle ne se départaitpoint de sa réserve, interrogeant rarement, répondant ce quisuffisait, souriant à peine. Quand elle était seule, ce quisignifiait seule avec Dieu, cette âme fermée s’ouvrait, etl’ardente flamme s’échappait et montait, et elle jetait à Dieu, aumonde visible et au monde invisible, aux âmes de ses enfantsadoptives, aux misères qu’elle savait et à celles qu’elle ignorait,dans la prière et dans les larmes, cet amour jalousement caché. Cen’était cependant qu’une fille de pauvres, née dans une famille delaboureurs, dans cette âpre Corrèze, où le soleil du Midi chauffedéjà rudement la terre, sous le couvert des châtaigniers. Sur laporte de sa cellule, elle avait écrit, à l’intérieur, cettedevise : Libenter et fortiter. Elle savait, comme sessœurs, un peu de latin, à cause de l’office qu’elle récitait chaquejour.

Paysanne aussi la petite sœur Léonide, maisd’une autre province. Elle était fille de la campagne lyonnaise, dupays de Lozanne, où, sur les collines vêtues de vignes, de grosvillages, çà et là, ouvrent largement leurs toits de tuile, commeun amas de coquilles vides. Elle avait labouré, sarclé, fauché,vendangé, mettant toute sa force et tout son esprit dans le travaildes champs, et elle continuait, sous l’habit religieux, son rôlemodeste et presque tout manuel, tourière et cuisinière de lacommunauté, chargée de l’entretien des lampes, du balayage desclasses, et apprenant à lire, le dimanche, aux toutes petitesélèves que les mères du quartier, pour être plus libres de courirles champs, les rues ou les bals, confiaient souvent aux sœurs deSainte-Hildegarde. On ne la voyait jamais oisive. Elle étaitpetite, noiraude de visage avec deux taches de sang aux pommettes,« deux baisers du fourneau », disait-elle, et, bienqu’elle n’eût pas trente ans, elle avait perdu toutes ses dents.Ses lèvres déformées et hâlées ne disaient guère que les mêmesmots : « Oui, ma sœur ; bien volontiers, masœur ; entrez donc, ma petite ; entrez donc, madame, jecours prévenir ma sœur supérieure. » Toute simple, n’ayantpeur de rien, obéissante par amour, effacée librement, elle auraitpu écrire sur sa porte : Ecce ancilla Domini. Elle nel’avait pas fait, par humilité ou par oubli. Tout Lyon laconnaissait. Les receveurs de tramways – quelques-uns – laprenaient par le bras, pour l’aider à monter quand elle arrivait,avec son panier chargé de pommes de terre et de carottes, du marchédu quai Saint-Antoine. « Hisse, la petite mère ! »disaient-ils. Elle répondait : « Non, la petitesœur ! » Et ils riaient.

Les deux autres religieuses de l’écolesortaient d’un milieu différent : sœur Edwige, née à Blois,fille d’un chef de station dans la campagne d’Indre-et-Loire, etsœur Pascale, fille d’un canut lyonnais. Elles avaient, l’une pourl’autre, une amitié vive, une préférence que la premières’efforçait de cacher, par charité, et que la seconde laissaitvoir, par faiblesse. On ne pouvait approcher sœur Edwige, laregarder, l’entendre, sans penser à cette chose sublime qu’exprimele mot miséricorde. L’universelle pitié habitait en elle. La bontésans limite, inlassable, et qui ne fait point acception depersonnes, rayonnait de son visage et de ses mains. Elle était dansla grâce de son geste, dans l’ovale pur de ses joues, dans ses yeuxbleus, limpides, qui semblaient aimer, d’un amour d’admiration, derespect, de dévouement ou de pitié, toute créature sur laquelle ilsse posaient ; des yeux doux, incapables de dissimulation, dehaine, ou seulement d’ironie ; des yeux simples comme ceuxd’une enfant qui aurait eu l’intelligence de la souffrance ;des yeux si beaux, d’une tendresse si chaste et si large, que lessœurs avaient coutume de dire : « Les yeux de sœur Edwigedonnent du bon Dieu ». Elle faisait la classe primaire :six ans, sept ans. Les petites adoraient leur maîtresse. Ellescomprenaient cette maternité souriante d’une âme virginale. Ellesn’étaient pas les seules. Les timides, les désespérés, les trèsvieux aussi, tous ceux qui, ayant besoin de protection, ontl’instinct de « la sauve », tous ceux-là, s’ilsrencontraient par hasard sœur Edwige, venaient à elle dès que lerayon des yeux bleus avait touché leur cœur. Elle pleuraitaisément. Elle avait l’air de récolter de l’amour, pour le Dieu demiséricorde qui transparaissait en elle. On aurait voulu luidire : « Que votre main se lève sur nous, et nous seronsguéris ! » Plusieurs avaient balbutié des mots quisignifiaient quelque chose de semblable. Mais son visage étaitdevenu aussitôt sévère, et le charme qui la faisait aimer s’étaitévanoui. Et puis elle sortait rarement, ayant beaucoup à faire dansl’école.

Sa distinction et sa jeunesse, autant que sabonté, lui avaient gagné le cœur de la plus jeune desreligieuses : sœur Pascale. Comme toutes celles qui sont néesdans le monde ouvrier, et qui sont intelligentes, sœur Pascaleavait le goût des bonnes manières, un certain sens aristocratique,qui lui faisait discerner, dans la rue, dans une conversation, dansun dessin d’ornement, ce qu’il y avait d’élégant, de juste et devraiment français. Elle se trompait peu. Et ce sentiment était mêléchez elle de beaucoup d’envie, avant qu’elle fût entrée au couvent.Elle était jolie remarquablement dans « le monde », nonpas belle, mais jolie, avec ses cheveux d’un blond cendré mêlé defauve, ses yeux blonds aussi, tout pleins d’or vif, et que touteparole avivait encore, qu’elle fût dite ou écoutée, son nez un peucourt, ses joues fermes, où, quand elle riait, deux pommettesrondes se dessinaient, sa mâchoire un peu forte et ses lèvres trèsrouges, mobiles comme son regard et toujours mouillées. Elle étaitde ces pâles qui ont été fraîches, et qui le redeviennentsubitement. Elle n’avait pas de teint, et il y avait toujours del’ombre sous ses yeux. Elle riait volontiers. Sa taille était fine,flexible. Même sous la grosse robe de bure bleue, on devinait quesœur Pascale aimait à courir, et qu’elle aurait sauté à la corde,comme ses élèves, si elle avait été sans témoins. Il y avait del’enfant chez elle, et de l’enfant de la Croix-Rousse, insouciantedu lendemain comme ceux qui n’ont rien de la veille, gaie, pointembarrassée, ardente, préservée par l’exemple d’une familleexceptionnelle et croyante comme les pierres de la cité« mariale ». Pour être entrée au couvent, elle n’en avaitpas moins gardé son franc parler, sa vivacité, son extrêmesensibilité. Elle ne pouvait voir couler le sang, ni soigner unabcès, ni entendre raconter une opération sans pâlir. On avaitessayé, au noviciat, d’aguerrir cette petite Lyonnaise contre cette« sensiblerie » comme disaient ses compagnes : maisvainement. Elle éprouvait aussi une joie plus épanouie, et queplusieurs déclaraient excessive, devant une fleur, une bellelumière, un beau coucher de soleil, un bel enfant. Elle avait uneaffection plus forte pour celles de ses élèves qui étaient joliesou bien habillées, ou du moins mieux que les autres. Et c’était uneimperfection dont elle s’accusait. La franchise habitait cette âmequi cheminait vers la paix, mais qui ne l’avait pas, et ne laposséderait peut-être jamais entièrement. Les sœurs de l’écolel’aimaient pour sa jeunesse, pour son esprit, sa grande sincérité,et aussi pour sa faiblesse et pour l’aide que leur demandait,naïvement et souvent, cette compagne de la route fraternelle.

Les cinq religieuses de Sainte-Hildegardevivaient là, dans cette maison bruyante une grande partie du jour,silencieuse le soir. Toutes étaient surmenées ; toutes, saufla plus vieille. La récitation quotidienne de l’office de laSainte-Vierge, après la classe du soir, la méditation et la messechaque matin, la surveillance des quelques élèves que les sœursnourrissaient à midi, la correction des devoirs, pendant larécréation, après souper, puis, pour les deux plus âgées surtout,l’innombrable affaire et ministère d’un quartier pauvre, où lesbonnes volontés sont sollicitées jusqu’à l’épuisement,remplissaient les jours, les semaines, les mois. Dans cetteincessante occupation, dans ce perpétuel oubli d’elles-mêmes etdans cette pauvreté, elles jouissaient de la douceur, inconnue dumonde, que donne le voisinage, même silencieux, d’êtres choisis,entièrement dignes d’amour, et dont toute l’énergie est commandéepar la charité. Elles formaient un groupe plus uni qu’unefamille ; et cependant elles étaient venues de régionsdifférentes, de milieux dissemblables, et pour des raisons quivariaient aussi : sœur Justine poussée par l’ardeur de sa foiet le goût de l’action ; sœur Danielle par le zèle de laperfection et l’attrait de la mysticité ; sœur Léonide parhumilité ; sœur Edwige par amour des pauvres ; sœurPascale par défiance d’elle-même et pour être parmi lessaintes.

Il y avait, entre elles, une liberté entière,et elles ne s’étonnaient pas de voir chacune parler selon sontempérament et suivre la préoccupation familière à son esprit.

En cette soirée de juin, elles revenaientd’assister au salut, dans l’église de Saint-Pontique. Le chevet del’église était à quelques pas de leur porte, sur la place plantéede deux rangs de platanes. Quand elles eurent regardé dans ladirection de l’orient, par-dessus le petit mur de la cour derécréation, comme faisait la supérieure, trois d’entre ellescommencèrent aussitôt à se promener dans le préau ouvert, sœurDanielle et sœur Léonide encadrant la grosse sœur Justine. Les deuxautres ne quittèrent pas tout de suite le spectacle qu’ellesavaient sous les yeux, bien qu’il fût sans grande beauté. SœurEdwige contemplait, de ses yeux tendres et pénétrés d’admiration,le bas du ciel, le haut des peupliers plantés le long du Rhône etqu’on apercevait entre les maisons éloignées, en avant, ellesentait la douceur que l’adieu du soleil laisse un instant auxchoses, on ne sait quoi qui les pénètre et les rend transparenteset glorieuses. L’autre religieuse, la plus jeune, Pascale,s’amusait à observer, en tournant lentement la tête, depuisl’entaille de la rue qui coupait la ligne des maisons, à gauche, ladentelure des toits et les façades trouées de fenêtres, où dessilhouettes vagues et l’éclat des premières lampes rappelaientl’idée de la vie familiale. De tous les côtés, d’ailleurs,s’élevait le bourdonnement du travail finissant, composé, commecelui de la campagne, de mille cris et bruits : pas des hommessur les pavés, conversations dans les chantiers voisins, coups demarteau plus espacés, sifflet d’une sirène donnant le signal dudépart, heurts sonores de planches remuées au bord du Rhône, toutcela noyé et menu dans le prodigieux silence qui tombait delà-haut, et qui saisissait la ville, puissamment, par intervallesde plus en plus fréquents et longs. Sœur Pascale songeait à deschoses passées, et à des enfants disséminées dans ces vastesespaces.

La nuit descendait, avec sa paix trompeuse,car le travail seul faisait relâche : ni la souffrance, ni lamisère, ni la haine, ni le vice ne diminuaient. Seules, quelquesâmes victorieuses et cachées avaient la paix.

– Vous pensez à cette chaude journée, masœur Pascale ? demanda sœur Edwige. Il faisait intolérabledans ma classe.

Elle ajouta, après un silence et avec une joiesecrète dont elle tressaillit :

– Comme cela finit doucement !

Elle songeait, en disant cela, à la fin de sajeunesse, ou de la vie.

– Non, répondit l’autre, je me rappellemon père, qui cessait de pousser le battant du métier, à cetteheure-ci.

– Pauvre petite ! Depuis combien dejours l’avez-vous perdu ?

– Quatre semaines. Il est mort le 16mai.

La voix compatissante de sœur Edwige reprithâtivement :

– Oh ! je n’ai pas compté, mais pasun jour je n’ai manqué à ma promesse, vous savez, pas unjour : ce n’est que la date que j’avais oubliée.

Derrière elles, entre elles, une voix connue,plus ferme, interrompit :

– Venez avec les autres,voulez-vous ?

C’était sœur Danielle.

Sœur Edwige et sœur Pascale, d’un mêmemouvement, se détournèrent, et se mirent à se promener avec lesautres, marchant d’abord à reculons, jusqu’au mur de droite, puistournèrent et continuèrent à marcher de même, faisant face à leursupérieure, à sœur Danielle et à la tourière, sœur Léonide.

L’allée était étroite, et ne permettait guèrede marcher cinq de front.

– Nous causions, dit sœur Justine, desréponses qu’elles nous font. Nos enfants qui nous viennent de lalaïque ne savent pas un mot de catéchisme ni d’histoire sainte.Celles qui nous viennent directement de leur famille n’en saventsouvent pas plus.

– Croiriez-vous, répondit en riant sœurLéonide, qu’une nouvelle, qui est entrée chez les petites voilàquinze jours, m’a répondu ce matin : « Comment s’appelaitle premier homme ? – Adam. – Et la première femme ? –Adèle. – Qu’avait-elle fait ? Quelle faute ? – Oh !je sais, ma sœur : elle avait boulotté unepomme ! »

Il y eut quelques sourires, mais seule lapetite paysanne du Lyonnais, qui contait l’histoire, eut un vrairire sonnant, qui traversa la cour et sauta par-dessus lesmurs.

– Ce n’est pas si mal répondu ! fitsœur Justine… Si elles ne se trompaient que sur le nom de lapremière femme, le mal serait léger… Mais celles à qui l’on demandece que c’est que Jésus-Christ, et qui répondent : « Je nesais pas », voilà les vraies pauvresses et la vraie faute.

– De qui ? demanda une voixgrave.

Deux ou trois voiles s’inclinèrent vers cellequi venait de parler. C’était sœur Danielle ; il n’y eut pasde réponse ; mais le nom de Jésus-Christ, semé dans ces terresvierges, levait en elles toutes, silencieusement. Il grandissaitpendant qu’elles continuaient de parler ou d’écouter.

– Lætitia Bernier m’est arrivée ce matinavec un chapeau à plumes tout neuf, d’au moins…

Sœur Justine, peu au courant des modes,chercha un instant, puis, se souvenant d’une inscription lue sur ladevanture d’une boutique :

– D’au moins quatre francsquatre-vingt-quinze, acheva-t-elle.

– Ce n’est pas cher pour un chapeau, ditsœur Léonide, qui connaissait tout.

– Est-ce que vous savez, sœur Léonide,reprit sœur Justine, que la cousine de Lætitia, Ursule Magre, estguérie tout à fait ?

– Oui, notre sœur supérieure, mêmequ’elle m’a rencontrée hier, sans me reconnaître, placeBellecour.

– Elle ne vous a pas vue ?

– Oh ! que si ! Pour uneancienne élève de Sainte-Hildegarde, ça n’est pas gentil. Maismaintenant qu’elle ne travaille plus à son atelier de lingerie…

– Elle n’est plus à sonatelier !

– Non.

– Où est-elle ?

– Pas à l’Armée du Salut non plus.

Sœur Léonide rougit. Elle rapportait souvent,de ses tournées en ville, des nouvelles qu’elle ne communiquait pasà ses compagnes, si ce n’est, comme à présent, par surprise, etavec le regret immédiat d’avoir trop parlé. Personnen’insista ; il y eut quelques visages dont la physionomietranquille se voila de pitié. Celui de sœur Edwige resta calme.Elle plongeait, dans le ciel où la nuit était presque faite, sonregard émerveillé ; elle remuait les lèvres, et on eût ditqu’elle priait en prenant comme grains de chapelet les étoiles.

Sœur Pascale, son mobile visage indigné ettragique, dit, ne relevant que le refus de saluer cette petite sœurLéonide, une ancienne amie :

– Quelle indignité !

La supérieure leva les yeux sur la fille ducanut lyonnais.

– Oui, poursuivit celle-ci, uneindignité ! Ne pas saluer une bonne sœur qui vous a appris àlire, qu’on a vue pendant quatre ou cinq ans tous les jours, c’estune ingratitude que je ne comprends pas !

– Vous la verrez souvent, ma petite.

– Je ne m’y habituerai jamais… J’en aisouffert déjà… Tenez, quand je traverse la place, le matin, pouraller à l’église, je passe quelquefois près d’inconnus qui meregardent avec une haine furieuse.

– Eh ! oui.

– Des hommes d’ici, comme moi ; desenfants d’ouvriers, comme moi ! Et moi je pense :« Savez-vous ce que je fais pour vous, misérables ? Jefais des mères, des femmes, du bonheur, et vous ne m’aimezpas ! »

La grosse sœur supérieure se mit à rire, envoyant, dans le crépuscule, le visage passionné de celle quiparlait.

– Il y a tant de raisons d’être ingrat,sœur Pascale, des mauvaises et des bonnes !

– Oh ! des bonnes !

– Mais oui !

– Nous ne sommes point méprisées pournous-mêmes, dit la voix émouvante de sœur Edwige, et c’est le plustriste.

Comme elle parlait toujours sagement etsaintement, quatre âmes attentives l’écoutaient.

La sœur se baissa pour écarter une balle dejeu oubliée sur le ciment du préau, et souple, reprenant la marche,elle continua, de cet air pénétré qui venait de sa parfaitesincérité :

– Porter son Jésus dans le monde ;ne pas l’exposer à mourir en soi ; l’élever comme unostensoir, rarement ; le laisser transparaître, à l’habitude,comme un amour…

Elle avait dit toute sa vie. Elle ajouta plusbas :

– Le reste ne dépend pas de nous, lereste n’existe pas.

Pendant un moment il ne s’éleva du préau, dansle bourdonnement atténué de la cité, que le bruit des bottines defeutre des promeneuses remuant le sable sur le ciment.

– Et vous, sœur Danielle, dit lasupérieure, quelle est votre ambition, puisque sœur Edwige a dit lasienne ?

La religieuse interrogée hésita, à cause del’ennui que lui causait toute occasion de parler et de paraître,puis elle obéit :

– Je voudrais racheter des âmes,secrètement. Cela fait tant de bien, quand on souffre, de penserqu’on prend un peu de la souffrance des autres !

– Vous serez exaucée sûrement, dit lagrosse voix rieuse de l’Alsacienne. Ce ne sont pas les épreuves quinous ont manqué, ni qui nous manqueront. Et vous, sœurLéonide ?

– Oh ! moi, tout ce qu’on voudrapourvu que je n’aie jamais à commander !

– Qui sait ?

– Moi, je sais, puisque je ne suis pascapable de faire autre chose que ce que je fais.

– Et vous, sœur Pascale ? Nousallons voir si elle mérite vraiment que nous l’aimions comme nousfaisons.

– Je ne suis guère sainte, dit aussitôtla voix jeune et inégale ; et j’ai besoin de vous toutes pourle devenir : et c’est mon ambition.

Sœur Pascale les regarda l’une après l’autre,avec cette chaleur calme du regard qui ressemble à celle du premiermatin.

– Mais j’ai besoin d’autre chose encore,ajouta-t-elle : de nos petites. Je les aime inégalement, voilàle malheur. Vous le savez bien. Mais dès que j’en vois une, même decelles que j’aime le moins, mon cœur se fond…

– C’est vrai, dit sœur Edwige, elles sontla vie qui monte, et la grâce divine qui passe.

Leurs mots demeuraient dans le cercle étroitqu’elles formaient en marchant.

Pendant qu’elles parlaient et qu’ellespensaient ainsi humblement et fraternellement, le quartier, laville immense où elles étaient perdues, avait cessé le travail. Sielles avaient pu voir et entendre la vie d’une seule rue, tout prèsde leur école, quelles différences elles auraient aperçues, entreelles et « le monde » ! Les ouvriers de chez Japomy,le tanneur, injuriaient un contremaître parce que celui-ci avaitdonné sans ménagement un ordre juste ; des matrones, groupéesau seuil des portes, calomniaient le patron et la patronne, selonleur habitude ; la femme du patron refusait un mari pour safille, pour cette seule raison qui lui semblait suffisante, qu’ilétait moins riche que ne l’était la jeune fille ; des agentsrudoyaient des errants et des déguenillés ; des politiciens dequartier entretenaient, au cabaret, leur popularité, en prêchant lahaine de « tous ceux qui se croient plus quenous » ; des garçons bouchers, riches de leur payenouvelle, roulaient en voiture découverte ; un aumônierincompris, oublié dans une œuvre de paroisse pauvre, parlait sansrespect de son archevêque. L’orgueil était et régnait partout,l’orgueil fratricide, premier vice du peuple et du monde, bienavant la volupté, bien avant le mensonge, ou la soif de l’or.

La dernière pâleur du ciel, au-dessus de lacour et de ses deux platanes, était morte ; les lampesdésignaient, les unes au-dessus des autres, les cuisines desmaisons ; les trouées sur le Rhône avaient été comblées par labrume ; le halètement de la dernière machine en marche, dansles usines d’à côté, s’était dissipé avec le dernier jet de vapeurblanche. De grands courants d’air, venus du plateau des Dombes,glissaient comme des torpilles dans l’atmosphère étouffante, et serépandaient çà et là en nappes froides. Deux des religieuses, sœurPascale et sœur Edwige, croisèrent les bras sur leur poitrine, etenfouirent leurs mains dans les manches bleues. Les étoiless’étaient avivées ; c’était la saison et l’heure de leurfloraison ; elles formaient des grappes si pressées que lesable de la cour en recevait de menues étincelles, et qu’il yavait, sur les toits, comme du givre. Un coup de sonnette,assourdi, à l’intérieur de l’école, fit sursauter sœur Léonide.

– Qui peut sonner ? dit-elle.

– Vous le verrez bien, mon enfant, dittranquillement la supérieure. Allez ouvrir.

La tourière cuisinière était déjà partie. Onentendit vaguement un bruit de verrous tirés ; puis ellerevint, un peu gênée, à cause de l’infraction à la règle qu’elleavait dû commettre.

– Notre mère, c’est Ursule Magre,l’ancienne de l’école…

– Je sais bien, voyons ! Nous venonsde parler d’elle ! Qu’est-ce qu’elle voulait ?

– Vous voir.

– Vous lui avez dit que je la verraisdemain ?

– Non, notre mère, je l’ai faitentrer ; il paraît que c’est pressé ; elle avait l’airtout chose.

– Tout quoi ?

– Drôle, non, ému, avec sa grandeperruque ébouriffée… Elle est au parloir, notre mère.

La vieille religieuse tapota deux fois la jouede la tourière…

– Ne pas savoir encore ouvrir la porte, àvotre âge !

Ce fut tout le reproche. Elle quitta le groupede la communauté qui continua la tranquille promenade, et la nuitn’entendit plus que quatre voix jeunes, qui parlaient sans éclat etriaient aisément.

Sœur Justine suivit le couloir qui tournait,traversa dans les ténèbres toute la maison, et, près de la ported’entrée, pénétra à gauche, dans la petite pièce sans autre meubleque des chaises, où elle recevait « les familles ». Surla cheminée, une lampe à essence, – un globe de verre protégeant unpetit canon de métal, – éclairait la salle. Et dans la lueurdansante reflétée par les quatre murs nus, une grande fille blonde,ferme de maintien, les paupières à demi baissées, ses cheveuxmagnifiques pyramidant sur sa tête, salua familièrement.

– Bonjour, ma mère !

Mais elle ne tendit pas la main ; elle nechercha pas à embrasser la vieille directrice de l’école dont elleavait été l’élève.

– J’ai une chose pressée à vous dire,continua Ursule Magre ; et cela me coûte… Vous me promettez lesecret ?

– J’en porte plus gros que moi, dessecrets, ma petite, la moitié de ceux du quartier. Tu peux y aller…Je vais t’aider… Voyons : il y a cinq ans que tu n’es pasrevenue me voir, il y a une raison ; tu as fauté,peut-être ?

La grande fille blonde, dont les joues, le nezfort et relevé, le cou découvert étaient roses et transparents dansla lumière, se renversa un peu en arrière, leva les deux mains etles tint à distance de sa poitrine, les paumes en dehors, pourfaire entendre : « Qu’est-ce que cela faitici ? » Puis elle dit :

– Il ne s’agit pas de moi, mais de votreécole : elle va être fermée.

Sœur Justine l’empoigna par le bras,l’entraîna jusqu’au mur du fond, la força de s’asseoir sur une deschaises, en face de la petite lampe, s’assit près d’elle.

– Qu’est-ce que tu dis ?Fermée ? l’école ?

Elle était plus blanche que sa guimpe, et sesrides, subitement, s’étaient creusées.

– J’en suis sûre ; l’ordre est donnéde vous faire quitter l’école.

– Quand ?

– De gré ou de force, dans cinq ou sixjours.

– Un mois avant les vacances ?

– Faut croire.

– Oh ! mon Dieu ! Et mesenfants, que vont-elles devenir ?

– Justement, je viens vous prévenir.

La vieille femme se pencha en avant, se pliaen deux, et Ursule Magre n’eut plus à côté d’elle qu’un gros paquetbleu et noir, d’où s’échappait une plainte : « MonDieu ! mon Dieu ! que c’est dur ! »

Ursule Magre, que le voisinage des sanglotsattendrissait, avait elle-même un petit pli d’émotion aux coins deslèvres. Elle respirait vite sous son corsage de percalemauve ; elle observait, gênée, tantôt la vieille religieuseabattue par la nouvelle comme par une balle, tantôt le lumignon dela lampe qui se tordait et fumait dans le globe de verre.

Ce ne fut qu’une crise d’un moment. SœurJustine se redressa, essuya ses yeux avec son voile, puis,saisissant les deux mains d’Ursule :

– Voyons, ma petite, il faut êtrepratique ; il ne faut pas s’emballer dans le chagrin ;c’est toute ma vie qui est en cause ; mais tu ne peux pas êtresûre : c’est un bruit qui court ; c’est un bruit quicourt ; nous n’avons pas eu besoin de demander uneautorisation comme les écoles nouvelles, notre maison mère estautorisée…

La jeune fille fit un geste pour dire :« Est-ce que je sais ? »

– Il paraît que le Gouvernement l’adit : nous n’avions pas de demandes à faire. Monsieur l’abbéLe Suet, notre supérieur, l’a positivement lu.

– Je vous dis, moi, que vous allez êtrefermées.

– Mais nous existons depuis quaranteans ! Tu entends, quarante !

– Raison de plus.

– Comment le sais-tu ?

Sœur Justine abandonna les mains d’UrsuleMagre. Cette fille avait l’air si sûre de ce qu’elle disait !Les deux femmes se regardaient, les yeux dans les yeux, la plusvieille cherchant à deviner si on la trompait, et la plus jeuneirritée de la défiance qu’elle lisait dans le regard de lasupérieure, et d’autant plus irritée qu’elle n’était pas sanséprouver une honte secrète, devant cette ancienne maîtresse d’écoleque la longue fréquentation des milieux populaires rendaitclairvoyante. Ursule Magre avait trop d’orgueil pour avouer sonembarras. Elle le domina, et, avec cette franchise hardie qu’elleavait toujours eue pour dire ses fautes, sans en demanderpardon :

– Ce n’est pas possible, à nous autres,reprit-elle, de vivre comme vous faites… Je suis en ménage, vouscomprenez ?… Il est agent de police, et c’est lui quim’envoie.

Sœur Justine ne manifesta aucunesurprise ; elle dit, d’un ton radouci :

– Pourquoi alors n’est-il pas venu à taplace ? La commission n’est pas belle.

– Parce que ça l’embête. Il n’aime pasles affaires. Ils ont vite peur, les hommes, vous savez, plus quenous. Et puis…

– Et puis ?

– Ce que je vous dis de sa part, c’estpour vous rendre service…

– Par exemple ! Et en quoi ?Est-ce qu’il peut empêcher le malheur ?

– Non.

– Alors ?

Ursule balança la tête, deux ou troisfois.

– Écoutez, ma mère, dit-elle en traînantsur les mots, je ne serais pas venue, si ça n’avait été que pourvous faire de la peine. On n’est pas méchante, on n’a pas mauvaissouvenir de vous, et, si on n’est plus dévote…

– Tu ne l’as jamais été !

– … si on a oublié bien des choses, on atout de même du regret de vous voir partir. Je vous aide en vousprévenant… Voici comment… Avez-vous l’intention derésister ?

Sœur Justine leva les épaules :

– Parbleu ! si je pouvais !

– Il ne faut pas.

– Tu dis ?

– Il m’a bien recommandé de vous direqu’il ne faut pas résister. Puisque c’est la loi ! « Sielles nous forcent à venir en nombre, qu’il m’a dit, si elles fontde l’esclandre, je ne réponds de rien, et la maison mère deClermont-Ferrand sera probablement fermée ; tandis que, sielles s’en vont sans tapage, d’elles-mêmes, d’abord elles sauventleur maison mère, et puis, qui sait ? à la rentrée prochaine,on permettra peut-être plus facilement d’enseigner à celles qui seséculariseront… le Gouvernement tiendra compte de leur bonnevolonté… » Voilà ce qu’il m’a dit, ma mère.

Elle attendait une réponse. Elle n’en eut pas.Sœur Justine avait compris que la nouvelle était vraie. Elleregardait maintenant le mur d’en face ; ses genoux tremblaientsous la lourde robe ; elle voyait ses religieuses descendantles trois degrés de pierre de la place, et les enfants tout autour,en larmes, et les classes désertes, et les cellules pleines depoussière. Elle n’entendait pas. Ursule disait :

– Le mieux, d’après lui, serait de partirtout de suite, demain ou après-demain, sans prévenir, sans bruit…La maison mère…

Sœur Justine se leva. Son visage gardait cesplis de douleur que la nouvelle y avait creusés. Mais quelque choseencore, dans sa physionomie, se mêlait au chagrin : l’angoissed’avoir à décider elle-même la mort de l’école ; le sentimentde sa charge qui voulait qu’elle organisât le supplice ;l’appréhension de cette minute, toute prochaine, où elle diraitl’affreux secret aux quatre compagnes qui attendaient, ignoranttout.

– Qu’est-ce que je répondrai ?demanda, hésitante, Ursule Magre. Qu’est-ce que vousferez ?

La vieille femme fit signe de la main :« Tais-toi ! » Elle dit avec effort :

– Laisse-moi aller leur dire…

Elle traversa le petit parloir, et prit lalampe. Elle sanglotait en dedans, malgré elle, sous son voilerabattu. Ursule Magre la suivait. Elle eut envie de l’embrasser ensouvenir d’autrefois. Mais elle n’osa plus. Elle descendit lesmarches, pendant que la religieuse, élevant la lampe du côté de laporte, détournait et cachait de l’autre côté son pauvre vieuxvisage en larmes.

La porte retomba. La main qui levait la lampes’abaissa, et sœur Justine, sans témoin, dans l’ombre du couloir,dans le vent qui descendait, chaud, par la cage de l’escalier,pleura. Elle penchait la tête, et les larmes tombaient sur lapierre incrustée de sable et usée par les pieds d’enfants. Elle, siforte, si bien exercée à contenir son cœur, elle ne pouvaitreprendre sa maîtrise sur elle-même. Elle se sentait défaillir, etdut s’appuyer au mur.

Les sœurs, les chères collaboratricesinnocentes, là, à quelques mètres plus loin, leur paix encoreprofonde, leur joie, toute leur vie qu’elle allait briser… Un éclatde voix fraîche – elle reconnut sœur Edwige – vint, du dehors,jusqu’en ce lieu où la vieille femme souffrait son agonie et paravance celle des autres. Fut-ce le contact de la vie qui passait,ou une grâce directe et subite ? Sœur Justine posa la lampedans une niche du couloir, à la place accoutumée, souffla laflamme, et, à tâtons comme elle était venue, atteignit la porte quiouvrait sur le préau.

Dans la nuit calme et traversée de souffles,les quatre sœurs continuaient de se promener. Elles y trouvaient leplaisir du repos et celui de l’obéissance. Rien n’avait troubléleur quiétude : aucune parole, aucune diminution de la beautéde l’heure, aucune appréhension, même légère, au sujet de l’absencede sœur Justine, car elles savaient que les pauvres font souventdes explications longues. Le bruit de la ville, après celui dutravail, s’apaisait. Dans l’air, où flottait moins de poussière, onrespirait parfois l’odeur des fenaisons lointaines, apportée par levent.

Et sœur Justine apparut, tendant ses bras encroix, au bout du préau.

Elles crurent à une plaisanterie, et se mirentà courir.

– Notre mère ! La voilàrevenue ! Que vous avez été longtemps !

Mais en approchant, malgré tout l’incertain dela clarté de la nuit, elles soupçonnèrent, elles virent que sœurJustine avait un visage de douleur, et que ses bras n’étaient pastendus pour elles, mais pour signifier la croix.

– Oh ! mes pauvres chères filles,mes petites enfants, voici l’heure de souffrir !

Elle joignit ses mains, et regardant, en faced’elle, sœur Pascale accourue la première, elle ditfermement :

– Nous serons chassées dans unesemaine !

Ses quatre compagnes l’entouraient, et lesourire du revoir était encore sur leurs lèvres. Il fallait uninstant pour que la nouvelle s’enfonçât jusqu’au cœur. Mais elletoucha partout le fond même de ces âmes, plus capables de souffrirque d’autres, parce qu’elles avaient plus d’amour. Il n’y eut pasde cris, mais des frémissements, des mots murmurés, appels à Dieuqui était leur force et leur refuge, des fronts qui se penchèrent,des mains qui se rapprochèrent, des paupières qui se fermèrent surla première larme et tâchèrent de la retenir.

Puis une voix angoissée dit :

– Mon Dieu, ayez pitié de nospetites ! C’était celle de sœur Danielle.

Sœur Edwige dit :

– Oh ! la chère bien-aiméemaison !

Sœur Pascale dit :

– Qu’est-ce que je vais devenir sans voustoutes ?

Sœur Léonide tira sa montre de nickel, serréedans sa ceinture, et s’éloigna rapidement. Pendant qu’elles’éloignait et descendait dans la cour de récréation, sescompagnes, relevant leur visage, demandaient, toutesensemble :

– Notre mère, est-ce donc possible ?– On nous avait dit que nous étions en règle ? – Est-ce qu’iln’y a pas de recours ? – Comment l’avez-vous appris ? –Oh ! dites-nous vite : peut-on espérer ?Pouvons-nous quelque chose ? Que voulez-vous que nousfassions ?

Sœur Justine, impassible en apparence, parcequ’elle les voyait troublées, baissa les yeux pour ne plus voir lesleurs, ni leurs larmes, ni leurs lèvres jeunes, tremblantes commecelles des vieilles femmes, et elle dit :

– Mes petites enfants, il faut prierbeaucoup ; c’est l’essentiel puisque c’est le divin ;quant à l’action humaine, je compte écrire demain…

Une cloche sonna une demi-douzaine de coupsbien espacés. C’était la cloche de la « réglementaire ».Sœur Justine s’arrêta aussitôt de parler ; les sœurs se mirenten file, la plus jeune, Pascale, prenant la tête, et rentrèrentdans la maison.

Le grand silence était commencé, et devaitdurer jusqu’au lendemain huit heures.

Ursule Magre était loin déjà. Elle habitait,avec son amant, près de la pointe de la presqu’île Perrache, entreSaône et Rhône. Elle allait le rejoindre et lui rendre compte de cequ’elle avait fait. Elle mordait ses lèvres rouges ; elleétait non pas peinée, mais ennuyée d’avoir été mêlée à cettehistoire d’expulsion, et d’avoir vu de trop près la douleur decette vieille femme. Sûrement, elle refuserait de revenir chez lessœurs de Sainte-Hildegarde pour y passer un nouveau quart d’heurecomme celui-là. Fargeat viendrait lui-même s’il le voulait ;car ce n’était pas aux femmes de faire le métier des hommes, nonvraiment. Elle apprêtait déjà les phrases qu’elle dirait, et leton, et le geste. Il y avait de la colère dans sa marche relevée,et dans le port de la tête rose et or qui, au passage, devant lesboutiques éclairées, attirait le regard insolent, ou sournois, oubéatement admirateur des hommes. Plusieurs la reconnaissaient.Beaucoup l’appelaient : « Eh ! la bellefille ? » Elle allait au milieu de la chaussée, faisantla moue, bougonne, et ne répondait pas. Un jeune gars, minable,arrivait de loin, avec une brassée de seringat à demi fané etfripé : le reste invendu de sa provision. Il criait :« Fleurissez-vous ! Fleurissez-vous ! Ce n’est plusqu’un sou ! Un sou la botte ! » Las, fléchissant defatigue comme un homme ivre, l’adolescent venait à la rencontred’Ursule ; quand il passa près d’elle, il respira l’odeur deparfumerie qu’elle répandait, et son esprit de gamin de Lyon le fits’écrier : « Pas la peine de te fleurir, toi, la belle,tu embaumes ! » Elle se mit à rire de bon cœur. Elle futplus jolie. Elle le sentit. Presque tout son ennui tomba, et aussile peu du chagrin d’autrui qu’elle emportait. Elle continua le longdu Rhône, où les étoiles, par millions, noyaient leur lumière dansle clapotis des eaux troubles. Elle monta « chez elle »,au second. Quand elle rentra dans la cuisine, un homme vêtu d’unpantalon et d’un gilet, sans tunique à cause de la chaleur, et quiprenait l’air, le corps plié sur l’appui de la fenêtre, fit craquerune allumette. C’était un homme de trente ans, à museau de rat,yeux ardents, nez pointu, moustache raide et les cheveux enarrière. Il approcha la bougie allumée de la figure d’Ursule quientrait. Sa figure mince se colora un peu, et ses yeux intelligentset peu sûrs, ses yeux qui changeaient beaucoup plus souvent queceux d’Ursule Magre, pétillèrent de curiosité et de plaisir.

– Eh bien ?

– Je l’ai vue.

– Elle t’a mise à la porte ?

– Mais non !

– Je m’y attendais.

– Une ancienne élève, voyons !

– C’est vrai. Alors, reçue ?

– Oui.

– Quand elle a su qu’on allait fermer saboîte, elle a commencé par dire du mal du Gouvernement, n’est-cepas ?

– Non.

– Des larmes, naturellement ?

– Oh ! oui, pauvre sœur, ça mefaisait quelque chose de la voir pleurer. J’ai cru qu’elle allaitse trouver mal…

– Tu as parlé de la maisonmère ?

– Tu me l’avais dit.

– Bravo, ma chatte ! Et elle a calétout de suite ? C’est drôle l’effet que ça produit, cetteparole-là. C’est immanquable : « Sauver la maisonmère ! » Tu as été admirable ! Elle a promis defiler sans tapage, pour sauver…

– Elle n’a rien promis du tout !

– Ah !

– Et tu m’as fait faire une vilainecommission, tu sais ? Je n’en ferai plus de pareille ; tut’en chargeras…

Il n’écoutait plus. Il réfléchissait. Seslèvres s’allongèrent brusquement.

– Allons ! dit-il en riant, ne tefâche pas ! Le tour est joué et bien joué. C’est tout ce qu’ilme faut. Si elle ne t’a pas chassée, elle ne fera pas de tapage… Lepatron va être content. Viens que je t’embrasse !

Partie 2
UNE VOCATION

&|160;

La nuit plus humide à présent, et mûrisseusede fruits, étendait sur la campagne ses ailes frissonnantes. Lesang des plantes et celui des hommes se renouvelait. La plupart descréatures dormaient. Chez les sœurs de Sainte-Hildegarde, laveilleuse du coucher ne fut pas éteinte plus tard que de coutume.Dans ces âmes saintes, l’abandon aux mains de la Providencecombattait et calmait la douleur. Il fut, peu à peu, victorieux.L’une après l’autre, les sœurs s’endormirent. Une seule demeuraéveillée, dans l’angoisse que grandissaient la solitude et lanuit&|160;: ce fut sœur Pascale. Toute son enfance lui revenait enmémoire, et cet hier d’elle-même, à mesure qu’elle s’y enfonçaitdavantage, la jetait dans des alarmes nouvelles.

Son enfance lui revenait en mémoire, surtoutla fin, épanouie et douloureuse. Cinq ans plus tôt, Pascalehabitait ce coin de la Croix-Rousse que les anciens du quartierappellent «&|160;les Pierres Plantées&|160;», presque au sommet decette montée de la Grande-Côte, vieille rue peuplée de canuts,d’échoppiers, de revendeurs, de chiffonniers, – marchands depattes, comme disent les Lyonnais, – de bouchers, épiciers,boulangers, aux boutiques étroites et profondes&|160;; rue quicoule d’abord tout droit du haut du plateau, et se coude en bas,près de la Saône, et se ramifie en patte d’oie&|160;; rue pavée degalets pointus à l’ancienne mode&|160;; rue d’une pente si rapideque pas une voiture ne peut s’y risquer, et que l’asphalte destrottoirs est entaillée, afin que les passants ne tombent pas tropsouvent. Elle était fille d’un des grands quartiers populaires, del’ancienne colline des tisseurs, séparée seulement par la Saône dela colline où l’on prie, de Fourvière qui lève son église au-dessusde la brume des deux fleuves.

Pascale avait emporté, au fond de ses yeuxd’or, l’image de tout un monde. Elle revoyait, par exemple, avecune sûreté de mémoire qui l’émouvait autant que l’avait fait lavie, ce matin du 8 décembre 1897, où elle avait résolu de parler,pour la première fois, du secret qui l’oppressait. L’aube selevait, tardive. Cette nuit-là non plus, Pascale n’avait pas dormi.Elle guettait l’heure où pâlirait la plus haute vitre de lafenêtre, celle qui, vue d’en bas, du lit de Pascale, n’avait que duciel en face, et elle songeait&|160;: «&|160;Encore lebrouillard&|160;! Toute la journée ne voir le soleil qu’à traversdes tas d’étoupes&|160;! Moi qui avais prié pour qu’il fît beautemps&|160;!&|160;» Et puis les métiers électriques s’étaient mis àbattre, au-dessus de l’étage des Mouvand, qui habitaient le second.Car les trois étages étaient occupés par des canuts, et, depuis dessiècles, les murs, les planchers, les meubles, du haut en bas,tremblaient tout le jour, comme d’un grand orage qui ne cessaitpas. Ah&|160;! il en avait passé, de la soie, par l’escalier&|160;!Il en était sorti, des belles pièces tissées&|160;! Elles enavaient fait du chemin, les navettes&|160;: bien des fois le tourdu monde&|160;!

La maison, associée au labeur des machines,commençait donc sa journée. Et aussitôt, une voix lointaine, venantde l’atelier, appela&|160;:

–&|160;Pascale&|160;? Les entends-tu&|160;?Depuis qu’ils paient soixante-dix francs à l’usine de Jonage pourla force électrique, en font-ils un tapage, ces Rambaux&|160;!

–&|160;C’est vrai&|160;!

–&|160;As-tu bien dormi&|160;?

–&|160;Pas comme d’habitude.

–&|160;Moi, magnifiquement. Je me réjouis dema journée. Habille-toi vite. Je suis tout prêt&|160;!

Et Pascale, se levant en hâte, sentit qu’ellefrémissait plus fort que les murs&|160;: «&|160;Il va falloir luidire, à ce père qui m’aime tant, que je vais me faire religieuse,que je vais le quitter, lui dire cela… tout àl’heure&|160;!…&|160;»

Elle passa un jupon de laine, s’approcha del’armoire à glace en mauvais palissandre craquelé, seul luxe de sachambre et seul héritage de la mère Mouvand, et dénoua ses cheveux.Ces cheveux étaient sa plus grande beauté, non pour leur longueur,car ils tombaient à peine jusqu’à sa ceinture, mais pour la viepuissante qui était en eux, leur souplesse, la flamme çà et làmêlée dans la cendre du blond, couronne de jeunesse, dont lerayonnement éclairait son pâle visage d’ouvrière. Le moindremouvement du cou faisait courir des lueurs sur ces lourdsécheveaux, qu’on eût dit faits avec les soies de la Chine ou duJapon, et assortis pour broder les oiseaux traversant les airs, oules poissons traversant les vagues, sur le fond bleu des paravents.Bien souvent elle s’était complu à regarder ses cheveux, cettetendre Pascale&|160;; elle leur avait souri&|160;; elle avait eu deces pensées de vanité qui ne sont, au fond, que des désirs d’amour.Mais, depuis plusieurs mois, elle ne se permettait plus ces idéesde coquetterie&|160;; ce matin, elle n’avait pas de mal à s’endéfendre, non sûrement, et à la lumière de veilleuse que répandaitle matin, ce qu’elle regarda dans la glace, ce furent ses yeux laset cernés. «&|160;Qu’est-ce qu’ils deviendront quand j’aurai finide pleurer, quand j’aurai tout dit&|160;? On ne me reconnaîtraplus, tant ils seront enfoncés&|160;!&|160;» Elle leva les épaules.Qu’importait&|160;? Elle se remit promptement, d’ailleurs, à secoiffer et à se vêtir.

D’où lui venait la vocation religieuse&|160;?D’abord et surtout d’une parfaite connaissance d’elle-même. Samère, morte trois ans plus tôt, qui avait un visage large auxpommettes et creusé immédiatement au-dessous, évidé et tout pointuen bas, la mère Mouvand, tisseuse aux yeux de prière et de rêve,courbée depuis l’enfance sur le battant du métier, et qui n’aimaitpas les dessins compliqués, à cause du constant effort qu’ilsexigent de l’esprit, sa mère lui avait transmis, avec sontempérament inquiet, son cœur sensible à l’excès, son amourpassionné pour les enfants et sa timidité vis-à-vis des hommes.Pascale, moins protégée par le travail reclus, élève chez les sœursjusqu’à treize ans, puis occupée aux devoirs du ménage, la cuisine,le balayage, les courses pendant que les parents tissaient, avaitremarqué le chemin rapide que faisaient en elle-même les motsd’affection, la joie ou la peine des confidences reçues, les leçonssentimentales de quelques romans prêtés par des amies, lesattentions, les regards, les admirations désintéressées, les désirsmauvais, tumultueux comme la rue à onze heures, et dont levoisinage la gênait, mais la flattait aussi, quand elle sortait,quand elle traversait la montée de la Grande-Côte pour alleracheter des légumes ou du lait, quand elle rencontrait, dansl’escalier, les fils débauchés et hardis des Rambaux, les voisinsdu troisième, qui, pour elle seule, levaient leur casquette ets’écartaient de la rampe, ou quand venaient à l’atelier lesemployés de M.&|160;Talier-Décapy, chargés par le patron de serendre compte de la fabrication, de transmettre les ordres, dedemander à Mouvand de passer chez le fabricant. Elle éprouvait unattrait, mêlé d’une crainte secrète, pour toute occasion deparaître, d’être louée, de se trouver dans la foule où elle étaittout de suite convoitée, dans la lourde buée de volupté qui s’élèvedu pavé des villes, et que toute créature est forcée de boire avecl’air et avec la lumière, mais qui souffle plus vive au visage desplus jeunes, surtout des plus jolies. Au tressaillement de sonêtre, à la curiosité de son esprit, à la durée du trouble qu’elleressentait en de telles occasions, elle reconnaissait sa fragilité,et elle s’en alarmait, étant une fille pieuse et éprise de puretécomme d’une richesse. Elle s’était dit un jour&|160;: «&|160;Je meperdrai, peut-être, dans le monde, plus vite qu’une autre. J’auraisbesoin d’un abri.&|160;» Et cette pensée, souvent, lui étaitrevenue.

Un second trait de son caractère avait frappéla jeune fille. Elle avait observé que, indécise, lente à prendreun parti, tourmentée de regrets et d’imaginations quand elle enavait pris un, même à l’occasion des plus petites choses, elletrouvait au contraire, dans l’obéissance raisonnable, un apaisementde tout son être. Il suffisait que son père, ou jadis sa mère, ouune personne qu’elle avait en estime lui eût dit&|160;:«&|160;Voilà le mieux, voilà ce qu’il faut faire,&|160;» pourqu’elle n’eût plus ni hésitation, ni retour, ni alarme. Il luiétait apparu que sa faiblesse se changeait en force quand elleétait commandée, qu’elle aurait besoin longtemps, toujourspeut-être, d’une direction éclairée, ferme et aimée. Elleappartenait à l’immense multitude des âmes qui n’ont la paix, quin’ont de puissance et de hauteur que dans leur amour et par lui.Et, sans doute, elle aurait pu se marier, et souvent, comme lesautres jeunes filles, elle avait examiné cet avenir qui est celuide presque toutes&|160;: un mari, un ménage, des enfants. Mais ellen’avait pas été élevée dans l’illusion que le mariage et le bonheursont une même chose. Elle avait vu des réalités différentes. Filled’une mère morte jeune, sœur d’une petite Blandine emportée à l’âgede dix ans par une méningite, de santé délicate elle-même, etenrhumée chaque hiver, plus longtemps qu’il n’aurait fallu, elle nepouvait songer au mariage sans se souvenir de tant de jeunes femmesqu’elle avait connues, si promptement accablées par la fatigue desmaternités nombreuses et par la difficulté de gagner le pain, poursoi-même et souvent pour tous, de tant d’autres voisines encore,abandonnées, battues, mariées à des brutes ou à des fainéants. Etlors même qu’elle aurait été demandée par un brave homme laborieux,comme il n’en manquait pas à la Croix-Rousse, fils de tisseur,commerçant ou employé, la protection eût-elle été complète ousuffisante&|160;? «&|160;Si je ne suis pas tout à fait mauvaise, jeserai médiocre, en ménage, dans le milieu mêlé où je continuerai devivre, et à cause de la facilité avec laquelle je subis lesinfluences&|160;; j’aurai des velléités de courage et deperfection, comme à présent, et je ne monterai pas. Mon salutserait bien plus assuré, si je me retirais du monde&|160;: j’auraisla sauvegarde des murs, de l’exemple, de la règle, de la prièrefréquente et obligée. Dans le monde je serai mauvaise ou médiocre.Dans le cloître je pourrais devenir une âme sainte. N’est-ce pas mavoie&|160;?&|160;»

Elle s’en était ouverte à une femme qu’ellecroyait être de bon conseil, une tordeuse qui venait, au moins unefois par mois, quelquefois deux, pour rattacher la chaîne d’unepièce finie à la chaîne d’une pièce nouvelle et ne faire qu’uneseule étoffe. C’est un métier qui exige beaucoup de propreté,d’adresse, d’attention, d’habitude. Tant de fils à souder l’un àl’autre, et sans qu’il y paraisse&|160;! La veuve Flachat, personnediscrète et bien proprement pauvre, arrivait le matin, apportant lelait qu’elle avait acheté dans une boutique «&|160;de touteconfiance&|160;», et vite elle se mettait au travail. On ne voyaitplus son visage penché. Elle trempait dans le lait son index et sonpouce, et tordait alors les fils, qui semblaient, sous ses doigts,fondre pour mieux s’unir et plus également. On la nourrissait,comme il est d’usage. Et il avait été facile à Pascale, pendant lesmoments où le père était sorti, de parler à la tordeuse, qui savaitécouter comme elle savait tordre.

–&|160;Je ne suis pas étonnée de ce que tu medis là, ma petite Pascale, – elle l’avait toujours connue et ellela tutoyait, – ta mère eût été contente de t’entendre. Elle avaitle goût des longs offices…

–&|160;Mais, pas moi&|160;! répondait Pascaleen riant. Je m’ennuie vite à l’église. Je ne suis pas ce que vouscroyez, madame Flachat&|160;!

–&|160;Je sais bien ce que je veux dire,reprenait la femme en tordant les brins de fil&|160;; je veux direque ta mère était comme toi, portée à être meilleure que le monde,et donc à y souffrir. Je l’ai traversé, le monde, moi, ma fille, jepuis t’assurer qu’on y trouve autre chose que des joies&|160;: tupenses peut-être au couvent&|160;?

–&|160;Sans le désirer, oui, madameFlachat.

–&|160;Comme à un mariage qu’on étudie.

–&|160;À peu près.

–&|160;Eh bien&|160;! ma mignonne, il fautcontinuer sans te presser, sans te faire de tourment. Si le cœur seprend, laisse-toi aller.

Elle parlait comme la sagesse même.

Pascale réfléchissait.

Et c’est alors que, dans cette âme tourmentée,pure, défiante d’elle-même, de Pascale Mouvand, Dieu avait mis ledésir de la vie religieuse, où elle devinait que se trouveraient,pour elle, la paix et la direction, avec cette tendresseenveloppante, sans détour et sans trahison, dont le rêve était néavec elle. Il avait ajouté sa grâce à cette bonne volontétremblante. Aucune illumination brusque, aucune ardeur mystique,aucune vapeur d’encens, aucune rêvasserie d’oriflamme et de bleu,aucune propension merveilleuse au sacrifice, n’acheminait Pascalevers le couvent, mais la persuasion raisonnable qu’aucune autreexistence n’assurerait mieux le développement de ce qu’il y avaitde bon en elle, et ne la protégerait plus sûrement contre le reste.Elle avait peur, elle avait vu l’abri, elle y allait. La pensée dequitter son père la faisait souffrir, mais cette autre pensée ladécidait que les conditions du salut éternel ne sont pas les mêmespour toutes les âmes, qu’elles sont impérieuses, qu’elles échappentau jugement de ceux qui ne croient pas, et qu’il n’y a point dedevoir qu’on puisse leur opposer.

La vocation n’avait rien d’étonnant, ni denouveau d’ailleurs, chez les Mouvand. Cette vieille race de canutslyonnais avait toujours été et était encore, dans son dernierdescendant, laborieuse, goguenarde en paroles, ardente tout aufond, capable de longues patiences et de révoltes terribles,ménagère et dévote. Malgré tant d’efforts faits pour agrandir dansle peuple l’ignorance ou l’hostilité religieuse, elle comptait aupremier rang, parmi ces nombreuses familles d’ouvriers de laCroix-Rousse, de la Guillotière ou de Saint-Irénée, qui, aux joursde fête ou de deuil, regardent vers Fourvière d’un œil attendri, etpour qui la Vierge est une parente et un bien municipal. LesMouvand avaient participé à la fondation de cette œuvre anciennedes Hospitaliers-veilleurs, œuvre d’assistance et de prédicationcréée par des ouvriers de Lyon en 1767, et, au seuil duXXe siècle, Adolphe Mouvand se faisait encore honneurd’aller le dimanche aux Hospices, raser et coiffer les maladespauvres, comme l’avait fait son arrière-grand-oncle maternel,Jean-Marie Moncizerand. Il avait élevé ses enfants – hélas&|160;!il fallait dire aujourd’hui son enfant, – dans la tradition de foipratique à laquelle il était demeuré fidèle. Et il ne se pouvait,sans doute, qu’il refusât son consentement à Pascale, qu’il se mîten travers de ce projet, qu’il fût, longtemps du moins, inexorable.Mais elle ne lui avait pas parlé, jusque-là, de sa résolution. Ellel’avait laissé, par pitié, à cause de la différence d’humeur qu’ily avait entre elle et lui, en dehors des luttes, des hésitations,des objections qui l’avaient torturée. Il ne se doutait de rien. Etsa surprise, sa douleur, sa première colère peut-être, quand ilallait apprendre le secret, voilà ce qui avait empêché bien desnuits, et cette nuit notamment, Pascale de dormir.

Quand elle eut achevé de se coiffer, d’agrafersa robe, elle jeta sur ses épaules une pèlerine de laine soyeuse etfine, toute noire, qui avait appartenu à sa mère, attacha les deuxbords près de son cou avec une barrette de métal piquée de faussesturquoises, et, comme elle appartenait à une génération qui est«&|160;glorieuse&|160;», comme disait le canut, elle mit des gantsde peau bruns.

Alors elle eut un battement de cœur si violentqu’elle s’appuya contre le fer de son lit, une main posée sur sapoitrine. «&|160;Dites-moi ce qu’il faut que je dise&|160;?&|160;»murmura-t-elle. Lentement elle ouvrit la porte de sa chambre. Lachambre à côté, celle de son père, était vide. Pascale la traversa,tourna au bout à angle droit, et entra dans le vaste atelier ducanut. Heureusement, les Rambaux travaillaient, là-haut, car onl’eût entendue, sans cela, marcher sur le vieux plancher. AdolpheMouvand n’était pas à sa place habituelle de travail, assis sur labanquette du premier métier, mais debout au fond de la salle, prèsde l’autre machine, poussiéreuse et toujours immobile&|160;:l’ancien métier de la mère Mouvand. Personne, depuis trois ans,n’avait eu la permission de toucher à cette relique. Le canut avaitposé sur le battant, tout verni par l’usage sa main petite etadroite à empaumer le bois. Il regardait le sol, les ponteauxfixant l’armature, la mécanique au-dessus du cadre du métier, etles cartons, encore suspendus en l’air, du dernier dessin qu’avaittissé la défunte. Mouvand était tourné vers les fenêtres del’atelier. La lumière, incomparablement plus vive que dans les basquartiers de Lyon, éclairait l’arête de la silhouette, haute etvoûtée, du maître tisseur, son visage taillé carrément, rude, etqu’encadrait une barbe grise, fournie et frisante, qui revenaittoute en avant, à cause de l’habitude qu’il avait de l’appuyer, entravaillant, contre sa poitrine. Le canut avait mis sa jaquette etson pantalon noirs des jours de fête. Sur son crâne, couvert decheveux durs et coupés ras, de la même couleur que la barbe, desmèches plus blanches mettaient des lueurs de vieille peluche. Ilétudiait quelque chose, il songeait, il n’entendait pas venir safille. Mais, à un moment où il regardait en bas, il vit, quand ellefut près de lui, les lames du plancher subitement envahies par del’ombre. Et il aperçut Pascale, et toute son âme se sépara dumétier, et il fronça les sourcils, comme surpris en faute. Mais cen’était qu’un mouvement de l’instinct. Sur le masque lourd etgrave, une joie, tout de suite après, passa&|160;; elle alluma lesyeux du tisseur, tout enfoncés et ternes comme le ciel qu’ilsregardaient souvent&|160;; elle les agrandit&|160;; elle rosit unpeu le parchemin des joues&|160;; elle fit apparaître, sous lesmoustaches, les lèvres moqueuses et hardies, et qui avaient jetétant de mots plaisants dans l’air de Lyon, les jours de fête, dechômage ou de grève, quand on se rencontrait au cabaret avec lesamis, ou qu’on jouait aux boules, dans les hauts de laCroix-Rousse. En un instant le visage, la pensée, l’attituded’Adolphe Mouvand s’étaient transformés. Il sortait ainsi delui-même rarement, comme d’un terrier. C’était l’image de Pascalequi avait fait cela, de sa fille passionnément aimée, et qui venaità lui, prête à partir.

–&|160;Eh&|160;! jolie&|160;! dit-il, – trèssouvent il l’appelait ainsi, – tu m’as fait peur&|160;!

Il se pencha pour la regarder, ayant les yeuxusés.

–&|160;En voilà une mine&|160;! Comme tu espâle&|160;! Tu ne vas pas recevoir les cendres, pourtant&|160;?C’est le jour de notre Vierge, et j’entends bien manger des bugnesavec toi&|160;!

Il l’embrassa sur les deux joues, en faisantclaquer ses lèvres.

–&|160;Ça te va-t-il, des bugnes que nousachèterons, en revenant de la messe, au père Bellefin qui les fritsi bien&|160;? Je me sens tout content de sortir avec toi&|160;!Là&|160;! ça te va-t-il&|160;?

Elle fut décontenancée par cette bonne humeur.Elle embrassa son père, et les mots préparés moururent dans cebaiser, les mots cruels.

–&|160;Sais-tu à qui je pensais&|160;?continua-t-il. À toi. Oui, en touchant le métier de ma défunte, jeme disais que tu ne pourrais pas le mener&|160;; c’était bon pourelle, et c’est bon pour moi&|160;; ma vieille carcasse et celle dema mécanique sont mariées comme malheur et misère&|160;: mais toi,tu n’aurais pas la force.

–&|160;Je le crois, dit Pascale.

–&|160;Ni le goût&|160;!

Elle se mit à sourire, et dit&|160;:

–&|160;Ni le temps surtout.

Mais il ne devina rien, et, suivant le songepaternel&|160;:

–&|160;Tu as raison&|160;; ta mère ne voulaitpas que je t’apprenne à faire de belles soies&|160;; alors moi,j’ai dit&|160;: «&|160;Elle ne fera pas de camelote,&|160;» et tun’as rien appris du tout… Et puis tu étais délicate, et puis on tegâtait. Tu n’as appris chez nous que le métier de ménagère. Tu lefais bien, par exemple&|160;!

Il s’arrêta un moment, l’enveloppa d’unepensée d’orgueil et de tendresse&|160;:

–&|160;Mais écoute, reprit-il, la vieillesseconvertit quelquefois&|160;; à présent je veux bien voir travaillerl’électricité chez moi&|160;; nous prendrons Jonage, tu n’aurasqu’à surveiller, et nous vendrons le vieux métier de la défuntemère… Tu feras l’article pas cher, du ruban même, si tu veux. Etnous serons plus riches. Qu’en dis-tu&|160;?

Elle répondit, tournée vers la rue où lalumière grandissait&|160;:

–&|160;Vous m’aimez trop… Venez, nous allonsmanquer la messe.

Ils descendirent par l’escalier dont lespaliers sans fenêtre, à cause des cabinets extérieurs, n’étaientséparés du vide que par une grille de fer. Le vent soufflait làpresque aussi bien que dans la rue.

–&|160;Attention, et serre ton tricot, dit lepère, car l’escalier de chez nous, ç’a été la mort des miens. Ettoi, jolie, il faut que tu vives&|160;!

Elle descendait devant lui, serrant lapèlerine qui dessinait mieux ses épaules et son buste rond. Commeelle était leste, et que l’air froid l’animait, elle sauta lestrois dernières marches de pierre, pour montrer qu’elle vivaitbien, elle, et que la jeunesse ne lui manquait pas.

Ensemble, le père et la fille entendirent lamesse à l’église Saint-Bernard, qui est en haut de la Croix-Rousse,puis, comme l’avait promis le père, ils descendirent jusqu’à la ruedes Tables-Claudiennes, où était l’échoppe du friturier, etachetèrent des beignets. Mouvand mangea les siens dans larue&|160;; Pascale demanda un sac de papier.

–&|160;Voilà nos demoiselles d’à présent,Bellefin&|160;! dit le canut. Ça ne vit plus dehors.

L’autre allongea, hors de son étroiteboutique, sa tête en boule, au sommet de laquelle un peu de suieétendue figurait des cheveux, et, d’un œil d’ancien connaisseur,admirant Pascale&|160;:

–&|160;Je n’en ai pas de pareille, fit-il. Tuas de la chance, toi, de te «&|160;lantibardaner&|160;» comme çaavec elle. Quel âge ça a-t-il&|160;?

–&|160;Dix-huit ans passés, réponditPascale.

–&|160;Et une voix&|160;! Répète pour que jet’entende chanter, et tu auras une bugne de plus dans tonsac&|160;!

–&|160;Dix-huit, monsieur Bellefin&|160;!dix-huit&|160;! dix-huit&|160;!

Pour la première fois elle riait franchement.Ce Bellefin était drôle, et il savait parler aux filles. Elleriait, les lèvres entr’ouvertes, humides, lisses comme la nacred’une coquille, et elle répétait, regardant le vieux bonze au fondde sa niche, sachant que le quartier appartenait à elle et aumatin&|160;: «&|160;Dix-huit, mais donnez-moi ma bugne, monsieurBellefin, et du sucre dessus, beaucoup, car je l’aimebien&|160;!&|160;»

On eût dit que les deux hommes écoutaient unmerle élevé et instruit par l’un d’eux, ou un pinson deconcours&|160;:

–&|160;Hein&|160;! ça vous a-t-il unbec&|160;? Crois-tu que ça ne serait pas dommage de ne pas l’avoirpris, choyé et instruit&|160;?

En reprenant la marche vers la montée de laGrande-Côte, Adolphe Mouvand sentit qu’il n’avait jamais tant aiméPascale, ni si orgueilleusement.

Arrivé à l’angle de la rue desTables-Claudiennes et de la montée&|160;:

–&|160;Allons, dit-il, retourne à tesaffaires. Moi, je vais aux miennes. J’en ai beaucoup, et tu nem’attendras pas pour le dîner. Mais, à une heure, trouve-toilà-haut, à Fourvière, quand les cloches sonneront l’entrée deshommes.

Ils se séparèrent, et, pendant le reste de lamatinée, vécurent loin l’un de l’autre. Mouvand, depuis sajeunesse, avait l’habitude de régler ses affaires le jour du 8décembre, et cela comprenait quelques paiements, deux ou troisvisites à de vieux canuts retirés ou impotents, et un déjeuner àonze heures et demie, chez Constant Mury, forte tête socialiste dela Croix-Rousse, canut bien en chair, qui présidait l’équipe dejoueurs de boules des Pierres-Plantées.

Avant une heure, il était rendu sur la placede la Cathédrale, au pied de la colline de Fourvière. Elle étaittoute noire, aussi noire que la façade de l’église et de laManécanterie, tant les groupes d’hommes s’y pressaient, tassés etimmobiles au milieu, encore fluctuants à l’entrée de la rueSaint-Jean, de la rue Antonine et de la rue de la Brèche, à causedes groupes de nouveaux arrivants, qui tentaient de pénétrer dansla masse et en agitaient la circonférence. Il n’y avait là que deshommes, cinq ou six mille. Tout à l’heure, ils seraient un millierde plus, et ils marcheraient en colonne, le long des lacets de lacolline sainte, afin d’aller proclamer, dans le temple lyonnais, lafoi lyonnaise.

Le canut salua quelques camarades reconnus çàet là, près du portail de Saint-Jean&|160;: «&|160;J’avais bien dità Pascale que la procession serait belle, pensa-t-il. En voilà dumonde&|160;! Ma petite doit être déjà là-haut.&|160;» Il ne se mêlapas à la foule, ayant des rhumatismes au bas des reins qui luirendaient la marche difficile sur les pentes, et monta, par lefuniculaire, en quelques instants, jusqu’à la plate-forme, lieu derefuge, lieu plus proche du ciel, où la basilique lève, au-dessusde la ville immense, ses quatre tours octogonales, épanouies endiadèmes. Sans le savoir il gravissait son calvaire. Oh&|160;!combien de fois nous allons ainsi, avec notre joie à peinetremblante, malgré la vie, au rendez-vous obscur où nous attend ladestinée&|160;! Il avait le cœur plus libre encore que de coutume,ayant eu, depuis le matin, plus de loisirs, et plus d’occasions desortir de ces murs qui nous ont vus pleurer. Sa belle humeurs’était enhardie dans la compagnie de quelques amis réunis chezConstant Mury. En payant deux sous au receveur dufuniculaire&|160;:

–&|160;C’est pas cher, votre ficelle, dit-il,mais vous ne charriez pas loin. Avez-vous vu ma fille&|160;?

–&|160;J’en ai vu, oui, qui ont passé autourniquet. Mais la vôtre, je ne sais pas&|160;!

–&|160;Une jolie, dit Mouvand, en levant lesépaules, une blonde aux joues fraîches, il n’y en pas tant&|160;?Et une aile de tourterelle au chapeau&|160;?

Il ne se trompait pas. Pour lui, et à cause dela fête, Pascale avait mis son chapeau de feutre orné d’une plumegrise. Elle attendait son père devant la façade. Elle le menarapidement à droite, à l’endroit où la procession, par la montée deFourvière, allait déboucher. D’en bas, le bourdon de Saint-Jeanavait annoncé&|160;: «&|160;Ils partent&|160;». Et bientôt, lagrosse cloche de la montagne de Fourvière, celle de la tour dusud-est, lancée à toute volée, lui répondit, et salua les premierspèlerins apparus devant la basilique.

Ils montaient tête nue, remplissant toute lalargeur de la rue, presque tous récitant le chapelet. Le chemin lesversait contre la nef de l’église&|160;; ils tournaient à droite,et la colonne, avec son bruit de pas et de cantiques, lentement,s’engageait dans le cloître de l’ancienne chapelle et entrait parlà dans la basilique neuve, selon l’ordre prescrit. C’était toutLyon qui montait&|160;: les hommes des usines, des magasins, desbureaux, des chantiers, les riches, les pauvres, inconnus les unsaux autres et confondus, roulant pêle-mêle, comme les mottes auversoir de la même charrue. Et le bourdon allongeait sa grande voixau-dessus des bruits de la cité, vague triomphale, roulant sur lesfumées, perçant les brumes, déferlant à bien des milliers de mètresen avant, en arrière, sur le plateau des Dombes, sur la plaine duRhône, sur les collines au delà d’Écully et de Sainte-Foy. En mêmetemps, le carillon de la tour de droite, de la tour du sud-ouest,avec ses onze notes d’airain, se mettait à chanter les hymnes à laVierge. Les hommes chantaient aussi. Ils chantaient à présent horsde la basilique et au dedans. Et tant que dura le défilé de cettearmée pèlerine, toutes les pierres de la falaise, toutes celles deses églises et de ses maisons, tous les os des vivants et des mortsqu’elle portait, frémirent au passage de la prière récitée,chantée, sonnée.

Au fond de l’église, Pascale, entrée parfraude dans une poussée de la foule, avec son père, s’était placéedebout contre le socle, en carrare blanc, d’un des piliers de lanef. Son père se tenait près d’elle. Toutes les chaises avaient étéenlevées, et la foule sombre des pèlerins, emplissant la basilique,donnait toute sa splendeur à la décoration des murailles et desvoûtes, sculptures, colonnes, mosaïques, verrières toutes dorées etfleuries de mauve, ombres légères, ombres vivifiées par les refletsqui se mêlaient et se fondaient comme les feux d’une opale. Il yeut un cantique, le cardinal entra et traversa les rangs, puis unprêtre parla brièvement. Cette foule croyait et priait. Une émotionl’agitait tout entière, et c’était autre chose que le respect oul’amour divin&|160;: c’était le sentiment d’une force et d’unefraternité, une sorte de réconfort religieux, dans lequel vivaientles aïeux de tous ces hommes, et que ceux-ci n’éprouvaient plus quepar moments, disséminés qu’ils étaient dans vingt églises, habituésà n’être que des groupes, ou des volontés solitaires, et prenantici tout à coup une conscience d’armée. Chacun priait mieux&|160;;les inconnus étaient des frères&|160;; les voisins n’avaient pointde haine&|160;; l’humiliation était commune, l’espérance commune,le Père commun&|160;; et l’avenir commun mettait entre les voisins,ignorants l’un de l’autre, une muette salutation, un peu derespect, un peu d’au revoir éternel.

Adolphe Mouvand appartenait trop solidement,par toutes ses ascendances et par ses habitudes de vie, au vraipeuple lyonnais, pour ne pas s’épanouir dans cette joie et danscette fierté. Il chantait, il écoutait, il levait sa tête, et sesyeux, tout pleins de la vision habituelle des murs nus et desmachines, en se posant n’importe où, buvaient une lumière deparadis. Il en oubliait de regarder Pascale. Comme d’autres, ilignorait le sens mystérieux de ces paons aux queues étalées, de cesanges aux ailes ouvertes, et des symboles partout répandus, maiscomme tous ses compagnons, il comprenait qu’il avait là, sous lesyeux, une strophe nouvelle ajoutée à l’hymne ancien, et que saville avait élevé à la Vierge un monument bien supérieur, par l’artet par la piété, à tant d’églises neuves qui n’ont d’autre âme quecelle du passé. Il se sentait tout fier et tout brave. La jeunefille, elle, ne voyait rien, absorbée qu’elle était par la penséequi la faisait souffrir. La tête appuyée contre la pierre dupilier, elle avait fermé les yeux&|160;; elle s’inquiétait parceque l’heure était venue&|160;; elle ne bougeait pas, comme si lemoindre mouvement eût dû amener l’aiguille de l’horloge sur lepoint fatal. Par moments une exclamation jaillissait du fond de sadouleur&|160;: «&|160;Mon Dieu, je suis brisée par la peine que jevais lui faire&|160;! Rien ne pourrait me décider à le quitter, sice n’est Vous qui m’appelez&|160;! Il me faut votre ombre et toutl’abri des amitiés saintes, parce que je n’ai de volonté que pourplier devant ceux que j’aime. Secourez-moi, car ma lâcheté voudraitencore se taire&|160;; fortifiez-moi, parce qu’il a tant de droitssur moi, que je me sens cruelle en lui parlant des miens. Etpourtant, mon Dieu, si je me mariais, il faudrait le quitteraussi&|160;! Aidez-le à m’écouter&|160;; aidez-moi à luiparler&|160;!&|160;»

La foule s’écoulait&|160;; tous les voisinsavaient quitté les dernières travées de l’église, et descendaientl’escalier, au delà des portes de bronze, quand Pascale, lentement,leva la main, et la mit sur l’épaule de son père.

–&|160;Quand tu voudras, ma jolie, dit lecanut, en s’éveillant du rêve, je suis prêt…

Il allait se détourner pour partir, mais,sentant qu’elle le retenait&|160;:

–&|160;Qu’as-tu à me dire&|160;? fit-il.

Et il se pencha, mettant sa bonne oreille toutprès de la bouche qui avait pâli.

–&|160;Père, je vous parle ici, parce que Dieuest plus près de nous…

Elle voulait le préparer. Elle n’eut plus deforce contre son secret. Il renversa toutes les barrières&|160;; ils’échappa.

–&|160;Pardonnez-moi, je veux êtrereligieuse&|160;!

–&|160;Religieuse&|160;? Qu’est-ce que tu dislà&|160;?

Il la vit très pâle. Et les mots qu’ellevenait de dire entrèrent en lui.

–&|160;Alors, c’est tout à fait vrai&|160;? Tuveux&|160;?…

Elle fit signe que oui, craintivement, commesi elle pouvait le tuer avec un geste trop décidé.

À son grand étonnement, Pascale ne le vit nichanceler, ni se raidir, mais se redresser seulement un peu du côtédu tabernacle, et répondre, non pas à elle, mais à Celui qui avaitparlé par les lèvres de Pascale.

–&|160;Oh&|160;! mon Dieu, est-cepossible&|160;? Je ne m’y attendais pas&|160;! Religieuse&|160;! Mafille&|160;!

Et comme si le projet avait déjà pénétré auxdernières profondeurs où est la volonté, comme s’il était déjàcompris et jugé à moitié, Mouvand, regardant toujours derrière laporte dorée, dit&|160;:

–&|160;C’est pour soigner nos malades dans leshospices de Lyon que tu me quitteras, Pascale&|160;?

–&|160;Non, papa, j’irai chez les sœurs deSainte-Hildegarde.

–&|160;Élever les mioches&|160;?

La voix répondit, très bas, le long dupilier&|160;:

–&|160;Faire mon salut.

Tous deux ils restèrent silencieux, le tempsde dire un Ave Maria. Puis Pascale, ayant levé les yeux,vit cette chose admirable et qu’elle n’avait jamais imaginée dansses rêves&|160;: un homme de grande foi, déjà victorieux au premierchoc de l’épreuve. Toute la race sanctifiée, tous les aïeux ducanut, trépassés et sauvés, devaient intercéder pour lui. Des yeuxde l’homme, deux larmes tombèrent, mais le visage ne s’attristapoint. Une joie au contraire y grandit, et l’âme y parut, toutecontente, pour obéir. Il fut cependant un long moment sans pouvoirparler. Puis il dit, toujours tourné vers le haut del’église&|160;:

–&|160;Je ne te disputerai point au bon Dieu,Pascale. Tu iras où tu veux.

Son regard se perdit un moment dans les voûtesde la basilique. Puis, entourant de son bras le cou de sa fille, lecanut, qui était de sang vif, incapable de méditations longues,entraîna Pascale par la baie ouverte des portes de bronze, etdescendit ainsi les marches, dernier pèlerin, abritant et serrantcontre lui, dans l’air froid du dehors, sa fille fiancée à Dieu.C’était un roi qui descendait, avec une jeune reine. Personne ne lesavait.

Quand ils furent sur la place&|160;:

–&|160;Que vous êtes bon&|160;! disait-elle.J’avais grand’peur de vous parler&|160;!

Il reprit sa grosse voix&|160;:

–&|160;Que tu es bête&|160;! À moi&|160;?

–&|160;Je n’ai pas dormi de la nuit, car, aumatin, j’avais résolu de dire mon secret.

–&|160;Avant la messe&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Tu avais l’air si drôle&|160;! Est-cequ’il y a longtemps que tu songes à te faire religieuse&|160;?

–&|160;Deux ans au moins.

–&|160;C’est pour cela que tu m’emmenais plussouvent aux vêpres&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Que tu as refusé d’aller à la noce denotre voisine du premier, la Thiolouse&|160;?

–&|160;Peut-être.

–&|160;Et que tu n’as pas voulu que jet’achète une broche en doublé pour ta fête&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Je n’avais rien deviné. Que c’estfacile à tromper, les pères&|160;! Je me disais quelquefois&|160;:«&|160;Elle a un amoureux.&|160;» Tu aurais pu en avoir, mêmeplusieurs&|160;?…

Elle riait. Elle savait que c’était vrai. Etils s’engageaient, après avoir traversé la place, dans la rue duJuge-de-Paix, un chemin de banlieue, qui ne descend pas la colline,mais s’en va en tournant vers l’ouest.

–&|160;Si tu avais eu l’idée du mariage, majolie, ce n’est pas les prétendants qui t’auraient manqué. Je croisque le fils des Rambaux aurait bien voulu de toi&|160;?

–&|160;Moi, pas de lui.

–&|160;En effet, il ne vaut pas cher.Travailleur, mais c’est tout, et ce n’est pas assez pour faire unhomme. J’en connais d’autres, qui trouvaient Pascale à leurgoût.

–&|160;Vous d’abord, dit-elle, le remerciantdu regard.

La pensée de la séparation, jusque-là vague,écartée par d’autres qui se pressaient dans l’esprit du canut, seglissa au milieu des autres. La douleur était entrée dans sa joie.Mais la greffe ne prend pas tout de suite. L’arbre de joies’épanouissait.

–&|160;C’est vrai que j’avais grand plaisir àvivre avec toi, Pascale. Toi, peut-être moins&|160;?

–&|160;Oh&|160;! si.

–&|160;Depuis que j’ai perdu la défunte, jesuis peut-être un peu trop sorti, le dimanche, de moncôté&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Trop joué aux boules avec lesamis&|160;? J’aurais dû promener Pascale&|160;?

–&|160;Je n’aurais pas demandé mieux, mais monidée n’aurait pas changé.

–&|160;Qui te l’a donnée, alors&|160;?

Elle dit en hochant la tête&|160;:

–&|160;Je me suis sentie faible.

Il ne comprit pas, n’ayant pas l’habitude deconsidérer les choses par le dedans, et se contenta de faire unsigne d’assentiment.

Ils marchaient entre les murs rouillés ouverdis par la mousse, clôtures de jardins de couvents ou de maisonsde retraite, et le chemin tournait et se tordait, mais le silenceétait le même, partout autour d’eux. Ça et là, une brancheavançante, de platane ou de tilleul, débordait et bénissait lepassant.

Pascale, reprise par le songe habituel, maiscalme à présent et même joyeuse, fit une centaine de pas sans riendire, puis, comme le père n’avait pas compris une premièrefois&|160;:

–&|160;J’ai besoin d’une règle, reprit-elle,pour être toute bonne.

–&|160;Tu l’étais assez pour moi&|160;!murmura le canut.

Il ajouta tout de suite, pour réparer leblasphème qu’il venait de formuler.

–&|160;Il est vrai qu’il y en a un autre, plusdifficile à contenter. Pascale, je te le répète, je ne dirai riencontre. Non, je te le promets.

Tous deux, l’ouvrier et l’enfant, ils sesentaient l’âme légère, légère d’une joie qu’ils goûtaient avec unesorte de respect et de hâte&|160;; ils la devinaient immortelle parl’origine et passante dans leur esprit&|160;; ils savaient d’oùelle vient&|160;; ils espéraient, l’un et l’autre, gagner la terrefuture où elle ne cesse plus&|160;; ils avaient la certitude qu’ilsagissaient selon l’ordre, en conformité avec la volonté divine.

–&|160;Religieuse, répétait Mouvand&|160;;non, quand le temps sera venu, je ne l’empêcherai pas…

Quand le temps sera venu&|160;?… C’était ladouleur qui revenait. Pascale n’avait pas dit quand ellepartirait&|160;; son père ne se l’était pas d’abord demandé.L’émotion lui avait caché sa peine future. Il essaya d’échapper àla question née en lui, insistante à présent et angoissante&|160;:«&|160;Quand part-elle&|160;? Quand va-t-elle me laisserseul&|160;?&|160;» Il dit&|160;:

–&|160;Je ne me rappelle d’autre religieuse,dans la famille, qu’une arrière-grand’tante&|160;; mais c’est siloin dans mon enfance&|160;!

La rue du Juge-de-Paix, celle des Quatre-Ventsqu’ils suivirent ensuite, étaient rougies par la lumière ducouchant. Le soleil, près de tomber, rapide dans sa chute,poursuivi par les brumes qui ne l’avaient pas lâché, y creusait desabîmes d’or et de pourpre aussitôt comblés par l’écroulement desnuages, mais qu’il rouvrait plus loin. Pascale et son père setrouvaient maintenant devant la grille de Loyasse, le grandcimetière, situé sur la colline et à l’endroit où elle descend versl’ouest. Ils faisaient là leur visite traditionnelle. AdolpheMouvand se rendait à Loyasse chaque fois que revenait cette date du8 décembre, et en ce moment, un instinct plus pressant encore l’yramenait. Le quartier de Saint-Irénée, tout proche, avait été leberceau de sa race. Les tombes des vieux canuts étaient là, àLoyasse, ou y avaient été, car les pauvres n’ont que des placeslouées au cimetière, et sont chassés de la tombe, quand le termen’est plus payé, comme ils l’ont été, pendant la vie, de la chambreou de l’atelier, en des jours de détresse. Il y avait encore, entreleurs fusains taillés, côte à côte, la croix de fonte du grand-pèreet celle de la mère Mouvand, femme du canut. Par la grande allée,entre les sycomores sans feuilles, l’ouvrier et sa fille gagnèrentle bord du plateau, où finissaient les «&|160;concessionsperpétuelles&|160;», où commençait une pente rapide, vaste champtout noir d’abord, et frangé de blanc, tout en bas. C’était le closLièvre, avec ses tombes de pauvres, parents en haut, enfants prèsde la vallée, avec ses innombrables couronnes de perles, sombrespour les grands et couleur de lait pour les petits. Les deuxLyonnais apportaient des nouvelles à leurs morts, et quand ilss’agenouillèrent, tous deux, ayant mis leur mouchoir sous leursgenoux, ils firent une prière qui était vraie, et que l’émotionvivifiait. La figure du canut s’allongea, sa barbe drue bâillacomme s’il parlait&|160;; il passa la main sur ses yeux, comme s’ilvoulait retenir ses larmes&|160;; puis il se releva, et, avec soncouteau, il se mit à faire la toilette des tombes, négligées fautede temps et à cause de la longue distance. Pascale, demeurée seule,avait l’impression que son cœur, ou sa pensée, quelque chose dedoux qui était tout elle-même, descendait sous l’herbe mouillée etse faisait entendre de la morte, et elle disait&|160;:«&|160;Maman, je vais au couvent, je suis venue te le dire.Bénis-moi. J’ai l’âme tendre comme tu l’avais. Ne t’inquiète paspour moi&|160;; je souffrirai moins là où je serai, que tu n’asfait dans ta vie de femme et de maman&|160;; j’ai idée que tu asmérité pour moi la vie meilleure&|160;; je prierai pour toi&|160;;ce sera ma visite, car il me sera difficile, peut-être impossiblede monter à Loyasse, d’ici longtemps&|160;; tu sauras que je suisbien. J’aurais voulu que maman me vît avec mon voile… Tu auraispleuré. Tu aurais bien compris… Je t’embrasse à travers la terre etles pierres. Je suis ton enfant. Je te remercie pour toute monenfance, qui m’a menée où je vais.&|160;»

Elle se leva. Son père, qui avait resongé à lamaison en touchant la croix de fer plantée sur les os de la mèreMouvand, dit, en fermant la lame du couteau, qui s’abattit avec unbruit sec sur l’armature&|160;:

–&|160;Tu es jeune, Pascale, il n’y a point depresse&|160;: dans combien de temps entreras-tu enreligion&|160;?

Elle avait repris sa route, près de lui, etils remontaient l’avenue funèbre. Elle ne répondit pas, toutd’abord, par pitié, et elle lui prit le bras, pour qu’il eût mieux,par cette caresse, la certitude qu’elle l’aimait.

–&|160;Tu es si jeune&|160;! répéta-t-il.

Ils marchèrent encore quelque temps, sansqu’elle eût répondu, et, sortant de Loyasse, ils montèrent à droitepar le chemin qui suit le mur d’enceinte du fort déclassé. Mouvandattendait, il se troublait. Elle sentit qu’il lui serrait le bras,pour dire&|160;: «&|160;Allons, jolie, fais-moi de la peine&|160;;j’ai compris&|160;». Et elle répondit&|160;:

–&|160;Je voudrais entrer à Noël, aunoviciat.

–&|160;À Noël, Pascale&|160;! Dans quinzejours&|160;! Dans quinze jours je ne t’aurai plus&|160;?

Lui si ferme, si gai, si peu porté à geindreet à récriminer, il dut s’arrêter, et il respira vite, cinq ou sixfois, les paupières baissées, comme s’il avait fait un effort tropgrand.

–&|160;Oh&|160;! dit Pascale, ne me faites paspleurer&|160;! Je suis si faible, même quand je vois clairement mondevoir, que, si vous me montriez votre peine, je serais capable dene pas aller au couvent, ni dans quinze jours, ni plus tard. Etpourtant je suis sûre que Dieu m’attend&|160;!

Adolphe Mouvand était de ces hommes que lerespect de Dieu arme tout de suite contre eux-mêmes.

–&|160;Tu as raison, dit-il, en espaçant lesmots, il faut être brave… C’est un honneur qui nous est fait.

–&|160;Comme vous comprenez bien,papa&|160;!

–&|160;Et une fameuse indulgence qui m’estofferte&|160;! Moi qui tâche d’en gagner dans la compagnie desHospitaliers-veilleurs&|160;: je n’aurai jamais mieux… Et puis,vois-tu, Pascale, il ne faut pas sacrifier tes années, qui sontjeunes, aux miennes qui sont finies… Va faire ta vie, comme nosanciens… C’est là qu’ils habitaient, tiens, Pascale&|160;!

Il avait été si bien instruit dans la doctrinechrétienne, que les idées les plus hautes sur le devoir, sur ladestinée d’une âme, lui étaient habituelles.

En parlant, le canut escaladait le talus deterre gazonné qui épaule, tout du long, la muraille militaire.C’est la crête du plateau, jadis fortifié par les Romains etqu’enveloppe encore, du côté de l’ouest, l’appareil abandonné delongs glacis et de longs murs de forteresse. Pascale avait suivison père, et s’appuyait sur les pierres taillées qui couvrent leparapet.

–&|160;Voilà Saint-Irénée d’où sont descendusles Mouvand, dit le père en étendant la main, et, en bas, voilà laville, mais on ne voit pas la partie de chez nous.

En avant et en dessous d’eux, dans un pliprofond de la terre, le vieux quartier ouvrier de Saint-Irénée,tout entier du même rose fané, tassait, pressait les toits de sesmaisons, dont quelques-uns semblaient avoir été soulevés, – mais debien peu, – par l’effort des autres, et sur lesquels couraient etse fondaient les fumées fraternelles. Une pente raide et boisée,parallèle à la muraille d’enceinte, se levait en arrière, etformait le fossé que les hommes habitaient. Et au delà, par-dessusles arbres, d’autres sommets de collines se dressaient, de moins enmoins précis dans la lumière diminuée, tous orientés vers lesfleuves où plongeait leur éperon. De ce côté, sur la gauche et bienbas, dans la plaine, s’étendait ce que Mouvand avait appelé laville. Mais c’était bien autre chose que la ville. Par delà laSaône invisible, tournant au pied des roches de Fourvière et deSaint-Just, c’était toute la partie sud de l’énorme cité, lapresqu’île Perrache, le Rhône, la pointe du quartier de laGuillotière, le quartier de la Mouche, et des prés mêlés debâtisses et de peupliers espacés, et des campagnes vertes, sansautres limites que la brume, et où s’arrondissait, lumineux audépart, mais diminuant d’éclat, l’arc des fleuves mêlés quicoulaient au midi. Pascale et son père regardaient surtout laville. Elle était à demi voilée par une nappe de brouillardtransparente, et que le soir tombant teignait d’une lueur fauve.Cinq cent mille créatures s’agitaient là-dessous. C’était l’airrespiré par elles et tout plein de leurs douleurs, c’étaient lafumée de leurs foyers et de leurs machines, et la poussière del’usure de toutes choses, qui formaient ce nuage que le ventpoussait vers Loyasse. L’écheveau embrouillé des bruits et des crisde la ville montait en même temps. Les deux promeneurs, saisis parcette apparition de leur ville, demeuraient muets. Le canut pensaitau travail, dont l’odeur et le frémissement le rejoignaient,l’enveloppaient, le rappelaient dans l’abîme où sa cellule, à lui,attendait vide. Il hocha la tête, et murmura dans samoustache&|160;: «&|160;Pas aujourd’hui&|160;! Il y a relâche pourle père Mouvand. C’est fête&|160;! Et demain encore, à cause de lapetite&|160;!&|160;» Mais la brume enfermait des plaintes aussi,des souffles de fiévreux et de malades, des paroles de haine et derévolte, des cris désespérés. Et Pascale, qui allait au couventpour se sauver, mais pour se sauver en se dévouant, comprit lesvoix mêlées, et ouvrant sa poitrine à la marée de souffrance, ellerespira tout, à pleins poumons et à plein cœur, et ellepensa&|160;: «&|160;Il y a aussi des misères comme celles-là que jeconsolerai. J’instruirai des petites, et elles m’aimeront. Je seraipour elles une mère, passionnément, indéfiniment.&|160;» Et elle sesentit ensuite le cœur si large, si heureux, qu’elle seraitdemeurée là, longtemps, si le père n’avait pas remué ses grossouliers ferrés.

–&|160;En avant, jolie, la route de descenteest longue encore&|160;!

Ils ne s’expliquèrent point. Mais le cours deleurs pensées avait changé. Pascale était ramenée à cette vocation,à présent définitive, et qui s’emparait de toute la puissance derêve de la jeune fille&|160;; le vieux tisseur, enthousiaste etenfant malgré l’âge, peu gâté par la vie, se promettait de bienemployer les quinze jours qui restaient. Il les emplissait decongés, de régalades, de sorties avec Pascale. Pour la premièrefois, il se trouvait devant le mirage des vacances. Ellesl’éblouissaient.

Pascale et son père continuèrent de suivrel’enceinte fortifiée jusqu’à la porte de Saint-Irénée. La nuitétait complète&|160;; les brumes, un moment dissociées par lasuprême attaque du soleil, s’étaient ressoudées, et fermaient letombeau. On sentait leur poids peser sur les épaules. Le vieuxMouvand, qui n’aimait pas se trouver dehors à cette heure, où,comme il disait, «&|160;il tombe du mal sur la terre&|160;»,proposa de souper dans une auberge qu’il connaissait dans les basde Saint-Irénée. Ils passèrent donc sous la porte monumentale, etcherchèrent l’auberge, où on serait à couvert et au chaud.

Quand ils sortirent, il était tout près desept heures. Remis de la fatigue de la journée, contents d’avoircausé plus intimement que d’habitude, contents de l’extra qu’ilss’étaient offert, ils dégringolèrent les escaliers et les ruestorrentueuses qui mènent de Saint-Irénée aux quais de la Saône. Ilsétaient au milieu de cette passerelle suspendue, qui aboutit à larue Sala, et qui crie sous le pied des passants, comme une mouetteen chasse, lorsque, sept heures sonnant, toutes les cloches de laville s’ébranlèrent. Elles disaient&|160;:«&|160;Illuminez&|160;!&|160;» Et voici que, aussitôt, les lignesde lumières que traçaient les becs de gaz semblèrent se multiplier.En dessous, en dessus, très haut, sur les façades invisibles desmaisons de Lyon, à droite, à gauche, en avant, d’autres lignes depoints lumineux surgirent dans la nuit. Elles s’allumèrent avec unerapidité et un caprice incroyables, brisant l’image coutumière desponts, des places, des rues. Le tour des fenêtres, le cintre ou lefronton des portes, la niche d’une statue, se dessinèrent en traitsde feu. Les quais devinrent étincelants&|160;; la colline deFourvière s’alluma&|160;; le clocher de la vieille église surgit,tout serti d’or, du milieu des ténèbres&|160;; une croix immense,plantée sur la terrasse de la basilique, leva ses bras au-dessus dela ville&|160;; l’archevêché apparut comme un palais de feu&|160;;des inscriptions éclatèrent aux flancs de la colline&|160;:«&|160;Lyon à Marie… Maria Mater Dei… Dieu protège laFrance&|160;»&|160;; des étoiles, des guirlandes, des festons, desveilleuses dans des verres à boire, des lanternes vénitiennes, deschandelles piquées dans des goulots de bouteilles, tremblèrent auvent dans les ruelles, dans les carrefours, apprenant à ceux qui enauraient douté, qu’il y avait ici, là-bas, là-haut, des âmes dansles taudis, et une foi commune à l’énorme ville. Ce n’était pasFourvière, c’était Lyon tout entier qui illuminait. Pascale ravie,Mouvand démonstratif, prenaient une rue, puis l’autre, suivaientdes groupes, les quittaient, revenaient à la Saône, ne pouvantassez voir et disant&|160;: «&|160;Comme c’est beau, cette année,l’illumination&|160;! Allons voir encore si les Bourbouze ontilluminé&|160;! Et les Boffard&|160;? Quand nous rentrerons, nousregarderons s’il y a des lampions chez les Seignemorte.&|160;» Il yen avait presque partout. La colline de la Croix-Rousse, lointaine,semblait couverte d’une résille d’étincelles&|160;; la Guillotièreavait des profondeurs phosphorescentes comme la mer. «&|160;Toutesles étoiles sont sur la terre, ce soir, disait le canut. C’est unejolie fête&|160;!&|160;» Il n’y avait point d’étoiles et point delune dans le ciel, en effet, mais seulement la nuée de brouillard,éclairée en dessous, et que les hommes, après le soleil, teignaientd’une pourpre vague.

Longtemps, au bras l’un de l’autre, dans lafoule innombrable amusée par les illuminations et les étalages desboutiques toutes éclairées, Adolphe Mouvand et sa filleprolongèrent leur promenade. Ils se communiquaient leurs remarqueset leurs idées, librement, comme ceux qui n’ont aucun secret. Ilstrouvaient cela infiniment doux. Et c’étaient de pauvres joies, oudes souvenirs et des allusions qui n’avaient de sens que pour eux.Mais, parfois aussi, à la fin de ce grand jour, où leurs âmess’étaient parlé, il venait, à l’un ou à l’autre, une pensée pieuse,une idée de sacrifice et de paradis. Ils étaient comme deuxchapelles voisines d’où parfois s’élevait le même cantique. Ilss’aimaient mieux que jamais. Ils se le disaient. Et quand ilsrentrèrent, tard, ils avaient envie de pleurer de joie, à cause dela souffrance qu’ils avaient acceptée.

Le lendemain, en se levant, Adolphe Mouvands’approcha, en se frottant les mains, de Pascale qui allumait lefourneau pour réchauffer le café.

–&|160;J’ai eu mon idée, à mon tour&|160;!dit-il.

Il frappa sur la poche gauche de sonpantalon.

–&|160;J’avais mis quelques écus de côté. Pasbeaucoup. J’aurais bien du regret de les manger sans toi. Veux-tuque nous fassions un voyage&|160;?

–&|160;Où&|160;?

–&|160;Jusqu’à Nîmes, où sont nos seulsparents vivants, les Prayou. Tu ne les as jamais vus. Tu lesverras. Trois jours de congé, père Mouvand, comme ungentilhomme&|160;!

–&|160;Tout mon rêve&|160;! dit Pascaleheureuse. Voyager&|160;! ça me fera des histoires à raconter plustard, à mes petites&|160;!

Le temps d’écrire, pour avertir les Prayou, etde terminer une pièce de soie qu’il avait promise, et, un matin,deux jours plus tard, le canut et sa fille prenaient le train pourle Midi.

Ils partaient avec le brouillard&|160;; ilsarrivèrent à Nîmes dans la splendeur d’un jour d’hiver, dans lefroid vivant, fouettant et clair du mistral.

–&|160;Comme ça pique&|160;! disait le canut,en mettant sa main hors de la portière du compartiment.

–&|160;Comme c’est clair&|160;! répondaitPascale émerveillée&|160;; c’est la lumière de l’été de cheznous.

Le château de Tarascon, celui de Beaucaire, leRhône entre les deux, où le soleil penche tour à tour le refletd’un des châteaux qui vient saluer l’autre&|160;; puis les terresnues, où les mas isolés, bâtis en quadrilatère, ont l’air deforteresses, avec leurs cyprès droits, lances plantées dans le solet qui veillent au nord&|160;; puis les premières maisons de Nîmes,blanches sous le soleil, se miraient dans les yeux d’or de Pascale.Quant au canut, il se penchait rarement à la portière duwagon&|160;; il fumait en regardant presque uniquement sa filleheureuse, et c’étaient deux délices pour lui. Ils s’étaient peuparlé pendant le voyage, mais ils avaient eu le sentiment dubonheur l’un de l’autre, cette ombre de la joie d’autrui, quivient, si apaisante, jusque sur nous. Quand ils descendirent duwagon, en gare de Nîmes, à peine avaient-ils mis le pied sur lequai, qu’une grosse femme, noire de cheveux et noiraude de visage,courut au canut, et l’embrassa bruyamment.

–&|160;Eh&|160;! vous voilà&|160;! Oh&|160;!mon cousin, en voilà une surprise&|160;! Je ne croyais pas vousrevoir jamais… La petite Pascale,… où est-elle&|160;? Cette bellefille&|160;? Moi qui l’ai vue à trois ans&|160;! Comme elle estbrave&|160;!

–&|160;Et jolie, pour sûr&|160;! dit une voixderrière elle. Pascale sourit avant d’avoir vu qui parlait, et ellecontinua de sourire en apercevant un grand garçon élancé, pâle,très jeune, qui avait le haut du visage d’une statue antique et lamâchoire avançante et brutale. Une moustache courte, des poilsfrisés sous le menton, cachaient à demi ce bas de figureinquiétant, et corrigeaient le dessin sinueux des lèvres&|160;; lesyeux étaient veloutés&|160;; la main se tendait vers la main dePascale.

–&|160;Mademoiselle, dit-il en montrant sesdents, vous m’excusez&|160;? Nous autres ici, quand nousrencontrons une belle fille, nous ne pouvons nous en tenir. Il fautqu’elle le sache&|160;!

–&|160;Ce n’est pas une offense, ditPascale.

Et, flattée, elle lui donna la main, pendantque la cousine Prayou embrassait à son tour la jeune fille, ets’emparait de la petite valise que celle-ci tenait dans sa maingauche.

–&|160;Ah&|160;! le coquin, dit la mère&|160;;il s’y connaît&|160;! Et ça n’a que vingt ans&|160;!…Croyez-vous&|160;?… Sortons, venez… Nous demeurons à côté… Commenttrouvez-vous le Midi&|160;?

–&|160;Froid, dit le canut.

–&|160;Un coup de mistral, un coup de balai dela vallée du Rhône&|160;! dit le jeune homme, qui se mit à côté dePascale, et marcha en avant, près d’elle, tandis que derrière,venaient le canut, en jaquette à boutons de corne, et la grossefemme coiffée en cheveux, avec un tout petit chignon et de largesclairs entre les mèches grasses.

Elle avait l’embonpoint, l’assurance etl’allure d’un maître nageur. Elle portait la valise, que, de loinen loin, le père Mouvand proposait de porter. Jules Prayou s’enallait, les mains libres, et montrait sa ville à Pascale&|160;: lesbeaux platanes, à présent dépouillés, de l’avenue Feuchère,l’esplanade avec la fontaine de Pradier, et ces Arènes, prèsdesquelles ils passèrent, avant de s’engager dans la rue deMontpellier. Le vent soufflait, et roulait le bas des jupes autourdes jambes des femmes.

–&|160;Comme il vous pousse&|160;! disaitPascale. On dirait qu’il veut me faire entrer dans votre rue deMontpellier.

–&|160;Vous en verrez de plus belles demain,répondait Jules Prayou. Celle-ci est vieille… Voici l’hôpital desmalades.

Il montrait un portail monumental encadrantune grille, au delà de laquelle on voyait une grille plus petite,et de vieux bâtiments en carré.

–&|160;Mon défunt est mort ici, disaitdévotement, en arrière, la veuve Prayou.

–&|160;Il vous a laissé du bien, macousine&|160;? demanda le canut, qui ne se mettait pas aisément enfrais de sensibilité.

–&|160;Eh&|160;! quelque peu&|160;! quelquesbicoques, une olivette, mais les grands fils, ça dépense, monsieurMouvand…

–&|160;Il n’a pas de métier&|160;?

La grosse femme eut un geste vague, pleind’esprit, et, pour montrer qu’il avait plusieurs métiers, tous derendement incertain, elle réunit les cinq doigts de sa main gaucheet les agita ensuite comme des petites vagues qui fuient, enétendant son bras vers l’horizon.

–&|160;On vous dit riche, vous, vieuxpère&|160;! repartit-elle familièrement.

Et elle accompagna cette affirmation, quin’était guère qu’une interrogation habile, d’un coup d’œilétonnamment aigu et envieux, que le canut ne remarqua pas. Ilmarchait lourdement, en dodelinant ses épaules voûtées.

–&|160;Un mensonge, dit-il&|160;: le beautravail n’enrichit guère.

En même temps, Pascale, à qui les prévenances,la vivacité, la façon hardie de Jules Prayou, plaisaient plus quela rudesse et les galanteries lourdes des fils de canuts de laCroix-Rousse, disait, comme pour le remercier par uneconfidence&|160;:

–&|160;L’hôpital&|160;?… J’ai pensé à entrerchez les Filles de Saint-Vincent-de-Paul.

–&|160;Singulier goût&|160;!

–&|160;Pourquoi&|160;? dit-elle innocemment.Donner sa vie aux malades, c’est un emploi si beau. Mais il fautplus de force que je n’en ai, et plus de courage. J’ai une horreurdu sang, une horreur invincible…

–&|160;Ah&|160;! vraiment&|160;?

–&|160;Je ne puis voir une blessure, ouseulement y penser, sans me sentir mal. Pas vous&|160;?

Un éclat de rire lui répondit.

–&|160;C’est pour cela, reprit-elle, que j’aichoisi un ordre enseignant.

–&|160;Vous êtes bigote alors&|160;?

Jules Prayou fit deux ou trois pas, à demitourné de son côté, et l’étudiant avec une insistance qu’elle pritpour de l’intérêt.

Si elle avait pu lire dans le regard,jusque-là si câlin, elle aurait vu qu’il était devenu dur tout àcoup, comme une pierre dont on a fait tomber la mousse. JulesPrayou cessa de s’occuper de Pascale, pendant plusieurs minutes, etmarcha même un peu en avant d’elle. Ils longeaient les immensesterrains du marché aux bestiaux, et Jules Prayou, reconnaissant, çàet là, aux abords du marché, ou aux fenêtres des garnis voisins,quelques jeunes bouchers ou des conducteurs de bestiaux, cévenolsou provençaux, leur disait bonjour, d’un geste de la main qu’ilavait pesante et charnue. Il disait même d’autres choses quePascale ne comprenait pas. Elle s’amusait à suivre la mimique dessourcils, des paupières, des doigts, de la tête de ce garçon quiconnaissait tout le monde depuis qu’on approchait de l’extrêmeouest de la ville. Un immense boulevard coupait la rue. Le ventsoufflait en tempête&|160;; il soulevait de la poussière comme descopeaux blancs, et la jetait sur les petits micocouliers plantésdans les contre-allées de la promenade. Mais la sérénité du cielétait complète et paraissait immuable. C’était le Midi, la terresèche et sculptée sous le bleu du firmament. À droite, loin, aubout du cours de la République, au-dessus du promontoire de pins dujardin de la Fontaine, la tour Magne se levait, proue rose etdorée, dressée dans le mistral.

Ils eurent bientôt traversé le boulevard, et,après avoir suivi une autre rue, ils atteignirent le Cadereau, letorrent qui borde Nîmes, au ras des collines, et qui sépare la citéméridionale d’avec l’autre région, celle qui monte toujours, mottesvertes et collines tout d’abord, vers le plateau des Cévennes.

C’est là qu’habitaient les Prayou.

–&|160;Encore cent pas, dit Jules, et nousboirons un verre de carthagène, pour faire baisser la poussière.Vous n’avez jamais bu de carthagène, mademoisellePascale&|160;?

–&|160;Ma foi, non&|160;!

–&|160;De l’eau-de-vie jetée dans du moût devin, au sortir du pressoir. Un régal, vous verrez&|160;!

–&|160;Oh&|160;! voilà la campagne, enavant&|160;! s’écria Pascale. Et des maisons, comme une allée quientre parmi… C’est là que vous habitez&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Que c’est joli&|160;!

–&|160;C’est Montauri pour vous servir.

Les yeux d’or recevaient avec une joie jeune,et buvaient, et cherchaient encore l’image de la pente mollecouverte d’olivettes et de vergers, verdure légère, fumée defeuillages clairs écrasés contre le sol, et d’où jaillissaient,autour de quelques villas, le fuseau noir d’un cyprès ou la voûted’un pin parasol.

Les deux couples, Jules et Pascale, Mouvand etla veuve Prayou, longèrent un instant le torrent, passèrent devantun lavoir établi au bord de la route, et, tout de suite après,tournant à gauche, par un pont étroit jeté sur le Cadereau,pénétrèrent dans un faubourg d’une seule rue, amorce d’un quartierfutur, coupé par trois ruelles perpendiculaires et qui montait,pendant une centaine de mètres, parmi les grands enclos plantésd’oliviers. Les voyageurs allèrent jusqu’aux deux tiers de cetteimpasse, qu’une haie limitait au fond, et, au delà de la deuxièmerue transversale, à gauche, Jules Prayou poussa uneporte&|160;:

–&|160;Entrez, mademoiselle&|160;; entrez,monsieur Mouvand&|160;; ce n’est pas un palais&|160;: mais, dansdix ans, au lieu de cette bicoque, j’aurai mon joli mazet sur lacolline.

–&|160;Il a l’air entreprenant&|160;! dit lecanut qui précédait la veuve Prayou.

–&|160;Quatre fois comme son père&|160;; unpeu trop, ajouta-t-elle tout bas, en faisant passer devant elle lecousin lyonnais. Ce qu’il veut, je suis obligée de le vouloir.

–&|160;Eh&|160;! tant pis&|160;!

Elle le retint sur le seuil.

–&|160;Quand il est en colère contre moi, monbon, tout le quartier tremble&|160;! Et fort avec cela&|160;!

Elle accompagna ces derniers mots d’une moueadmirative, et le canut entra dans une chambre, à gauche du couloirqui séparait les deux pièces du petit pavillon sur la rue occupéepar la veuve Prayou.

Sur la table du milieu, recouverte d’une toilecirée bordée par une ganse noire, quatre verres de carthagène, –des verres à bordeaux – étaient déjà disposés. Une crédenceprovençale, en bois blond, avec de longues ferrures et quicontenait la vaisselle de la maison, indiquait, ainsi que la toilecirée de la table, que la pièce servait de salle à manger, dans lesgrands jours. Et le lit occupait une large place à droite de lafenêtre.

–&|160;L’appartement de Jules est au fond dujardin, dit la mère, en montrant, par cette fenêtre, une petitemaison, élevée d’un étage.

–&|160;Il est là, chez lui, comme un prince,ajouta-t-elle. Et c’est lui qui vous logera ce soir.

Las du voyage, mis en appétit par le froid eten belle humeur par la nouveauté de toutes choses, Adolphe Mouvandfit honneur à la liqueur populaire nîmoise, et au dîner que préparala veuve Prayou. Après le dîner, Pascale et son père furentconduits dans le petit logement bâti au fond de la cour, et oùvivait d’ordinaire Jules Prayou&|160;; le père coucha dans lachambre d’en bas, attenant à une salle de débarras qui servaitd’entrée, et la jeune fille dans le grenier mansardé du premierétage, où la vieille parente avait fait dresser un lit. JulesPrayou dormit, sans doute, dans quelque coin du pavillonqu’habitait la mère&|160;; on ne le revit plus avant dix heures lelendemain matin.

En s’éveillant, Pascale eut une surprise. Elleaimait la campagne, sans la connaître bien et par contraste etprivation, comme tant d’ouvrières qui croient qu’elles rapportentavec elles les champs et leur douceur, quand elles rentrent de lapromenade, le dimanche, ayant au coin de la bouche, serrée entreleurs dents jeunes, une branche d’épine fleurie ou de lilas. Par safenêtre sans rideaux, elle apercevait la pente de Montauri, etd’abord, au pied du logis, un terrain vague où les jardinets, lesbûchers, les buanderies des voisins avaient aussi leur porte desortie, vaste carré d’herbe mal nivelé, plein de fondrières quidevaient être d’anciennes fosses à chaux, semé de pierres de tailleinutilisées et demeurées debout ou couchées, et aussi de largesbancs de chardons et d’autres plantes dures de tige, tannées etdécolorées par l’hiver, et sur lesquelles des ménagères étendaientsouvent le linge de leur lessive. Cette pâture appartenait auxPrayou, et c’était le reste du terrain acheté par le père Prayou,et où il avait construit trois maisonnettes, la sienne et les deuxautres qui la flanquaient, à droite et à gauche, sur la rue deMontauri. Au delà, en avant et à droite, les olivettes montaient,ouatant de vert pâle toute la colline, et c’étaient des enclossuccessifs aux vieux murs bas, et, parmi les oliviers, desamandiers échevelés, des bouquets de lauriers, de pins, degrenadiers, de chênes rabougris autour des maisons de campagne, etun air de laisser-aller de tous ces domaines qui ne semblaient nitrop dessinés, ni trop taillés, ni trop alignés, ni trop propres.Enfin, et Pascale y laissait errer son âme facile et vite prise aucharme des choses reposées, l’air était, au-dessus des olivettes,au-dessus des arbres bas, formés en couronnes, d’une limpidité plusgrande encore que la veille&|160;; on distinguait des branchesmortes à la distance où la colline, là-bas, ployait vers le sud sesbuissons pâles et les offrait au jour plus chaud. Il y avait del’or, du blond, de la vie dans le ciel méridional, au lieu de cettebrume et de cette fumée de Lyon, que Pascale sentait si pesante àses poumons et si froide à son cœur. Oui, l’éclat de la lumièreavait grandi encore depuis la veille. Pascale ouvrit lafenêtre&|160;; le mistral ne soufflait plus&|160;; il faisaitfrais&|160;; des linots, descendus des pays du nord, volaient d’unmazet à l’autre, troupes festonnantes, dorées par le soleil et d’oùvenait un petit cri.

C’était le jour de congé qu’Adolphe Mouvandavait longtemps rêvé. Il fut très rempli. On partit tard, il estvrai, à cause de Jules qui ne rentrait pas. Le jeune homme était«&|160;chez des amis, pour affaires&|160;», expliquait la veuvePrayou. Il arriva enfin, le chapeau de feutre posé en arrière, unbrin de mimosa à la boutonnière, cravaté de rouge, embrassant toutle monde et disant, à l’oreille du canut, qui attendait dans la rueet regardait en l’air avec les yeux éblouis d’un vieux hiboubarbu&|160;:

–&|160;Papa Mouvand, je ne regrette pas devous avoir fait attendre&|160;: j’ai fait avec les amis une jolieaffaire de contrebande, cette nuit.

–&|160;Tu fraudes&|160;? dit le canuttranquillement. Moi, mon garçon, je ne l’ai jamais fait.

–&|160;Oh&|160;! ici&|160;! réponditPrayou…

Et sa bouche sinueuse s’allongea dans un riresilencieux, méprisant et rapide. Puis, voyant que le bonhommeattendait l’explication&|160;:

–&|160;Ici, reprit le jeune homme, un hommequi n’a pas peur, qui sait se garder et se faire des amis, peutdevenir riche avec l’alcool… Eh bien&|160;! mademoiselle, nouspartons&|160;!

Ils virent tout ce que voient les gens destrains de plaisir et tout de la même manière&|160;: sans arrêt,n’ayant pas les moyens de rattacher les choses à l’histoire ou àl’art, et donnant le même temps et les mêmes mots&|160;:«&|160;C’est beau, il n’y a pas mieux à Lyon&|160;», aux magasinsde bijoux en doublé, à la Maison Carrée, au Palais de justice, à lafontaine Pradier, aux Arènes et aux églises qu’on visita toutes,les anciennes et les neuves, pour plaire à Pascale. Celle-ci avaitune manière harmonieuse de s’agenouiller, laissant ployernaturellement son corps, sans secousse, et d’un geste orienté versle tabernacle, tandis que la veuve Prayou s’agenouillait enspirale, et que Jules demeurait debout à l’entrée des rangs dechaises. Et puis, dès qu’elle s’était relevée, elle était toute auxexplications verbeuses de Jules Prayou, qui ne savait rien, maisqui parlait autrement bien qu’un Lyonnais. Il savait être galant,par exemple, et il fallut entrer dans les magasins de«&|160;souvenirs&|160;», choisir une croix d’argent, des cartespostales, un album, une paire de ciseaux. «&|160;Dans quelquesjours, disait tout bas Pascale, – elle ne voulait pas que le pèrese souvînt, en ce moment, de la date qui approchait, – je nepourrai conserver et emporter que les ciseaux. La croix d’argentest trop jolie. – Prenez tout de même, disait Prayou&|160;:l’argent que je gagne, je ne le dépense pas souvent à acheter descroix.&|160;»

Ils étaient tous harassés, poudreux et debelle humeur. Après avoir dîné, fort tard dans l’après-midi, endehors de la ville, à la «&|160;guinguette de la Cigale&|160;»située au nord-ouest, sur les premières pentes qui bordent lavallée du Rhône, et où Prayou avait ses entrées et un compteouvert, ils revinrent vers Montauri, par les chemins qui montent etdescendent les collines, toujours bordés de murs, toujourspierreux, et que dépassaient, à chaque moment, une branche de pinou d’amandier, le fût noir d’un cyprès incliné par le vent, oumême, malgré la saison tardive, sur le treillage des tonnelles, desroses grimpantes, épuisées, fleurissant jusqu’à la mort. Pascale,la moins lasse de tous, disait&|160;: «&|160;Je n’ai jamais si bienrespiré.&|160;» Elle disait encore&|160;: «&|160;Il est quatreheures, et il fait plus clair que chez nous en plein midi.&|160;»On entrait parfois, par des portes laissées ballantes ou par desbrèches, dans l’enclos en terrasse d’un mazet, trente oliviers,deux mûriers, un amandier assoiffé, tirant du roc une verduremisérable et, au milieu, une cabane fermée, où la famille, ledimanche, venait se reposer et chercher de l’ombre. «&|160;Et voilàle mazet&|160;! disait la mère Prayou. Nous en aurons un plus tard,et mieux que ça. – Il y en a de plus petits&|160;? demandaitPascale. – Oui, ma jolie, et nous les appelons des cantagrils. –Chantegrillon&|160;? Oh&|160;! c’est nommé&|160;! répondaitPascale. – On tape bien les noms, dans le Midi&|160;», disaitJules&|160;; et la veuve Prayou concluait&|160;: «&|160;Beaucoup depierres, une bicoque, vingt oliviers et un peu de terre qui sepromène, ça fait déjà un mazet, mais le nôtre sera plusbeau.&|160;»

Quand ils furent tout en haut de la colline deMontauri, ayant trouvé, sous l’arche d’un vieux portail, entréed’une villa, le gardien et la gardienne, que connaissaient lesPrayou, ils furent invités à se «&|160;rafraîchir&|160;», puis,comme il arrive, les maîtres n’étant pas là et consentant parprocuration, ils furent conduits jusqu’au bout de l’allée«&|160;pour voir la ville&|160;». Pascale et Jules s’assirent surle mur bas qui soutenait la vaste terrasse plantée de la villa, etqui plongeait, à sept ou huit pieds plus bas, dans le sol d’uneolivette en pente. Au delà, le terrain se relevait encore, etc’était proprement la colline de Montauri couronnée de pins, etpar-dessus, et dans l’ouverture aux belles lignes tombantes de lacolline, on voyait toute la cité de Nîmes, et les campagnes quil’enveloppent.

La ville, qui semblait immense et plate, étaitd’un rose atténué, presque mauve, et de longues collinesl’entouraient, sur toute une moitié de l’horizon, comme des étoffesdrapées à plusieurs plis, et de la même couleur que les vieillesmonnaies qu’on retrouve dans le sol de la cité. Et ce rose de laville et le vert des collines étaient de nuances si fines et sifondues, sous la dernière grande flambée de soleil, que Pascale,qui n’avait pas l’habitude de contempler longtemps les lointains,comprit la douceur de ceux-là, et songea qu’ils n’avaient pasd’hiver. Du côté de la plaine, l’enveloppe était harmonieuse aussiet d’un gris violet, terres labourées, bois dépouillés par l’hiver,région qui se développait, vers le sud, jusqu’à ces pentes peuélevées, miroirs du soleil, terres inclinées pour renvoyer le jourdans la coupe du Rhône, et au delà desquelles il y al’étincellement des étangs et la mer d’Aigues-Mortes.

Ce qui donnait à ces caresses de lumière toutleur pouvoir et toute leur douceur, c’étaient les feuillagesproches entre lesquels passait et luisait le regard de la ville,comme entre des cils qui le voilent, et l’affinent, et le rendentplus pénétrant. Pascale, assise de côté sur le mur d’appui,recevait et comprenait, dans ces jours d’émotion continue, lespensées éparses dans le monde, et que n’eût pas arrêtées aupassage, en des jours plus calmes, son esprit moins tendu. JulesPrayou, les pieds pendants au-dessus de l’olivette, n’étudiait pasle paysage, mais regardait, en bas et autour de l’enclos, lespistes faites par les ouvriers et les maraudeurs. La veuve Prayouet Adolphe Mouvand, peu intéressés par la beauté du jour, causaientavec le jardinier, en arrière, de la moyenne récolte d’olives qu’ily avait. Pascale, ayant compris ce que renfermait d’invitations àvivre et à jouir de la vie cette image de Nîmes ensoleillée, disaitdans son cœur&|160;: «&|160;Je vous renonce, joies qui me troublez,et que je ne connais pas. Je vous échappe. Je me réfugie dans lapaix qui est votre inimitié, parce qu’elle vous surpasse, je lesens quelquefois, quand mon cœur est parfaitement pur. Je renonceles ambitions et les amusements dont sont pleines ces maisons, etles consolations auxquelles on peut prétendre sans sacrifice desoi. Comme elles sont nombreuses ici, les mères jeunes qui sontaimées, qui attendent, à cette heure, le mari revenant du travail,et qui déjà soulèvent, pour l’offrir aux caresses de l’époux,l’enfant qui est à deux&|160;! Mes enfants, à moi, m’aimerontmoins. Mais j’en aurai d’innombrables, et Dieu suppléera auxtendresses qui me manqueront.&|160;» Ses lèvres toujours mouilléesremuaient dans l’air frais qui montait de l’olivette. Jules Prayouavait cessé de regarder dans l’enclos, il regardait ardemment cettejolie voisine, dont le visage, tendu vers Nîmes rose et lointaine,songeait dans le reflet du soir. Il voyait de profil cette têtecharmante, coiffée de rayons d’or, qui se détachait sur l’écransombre d’un if et d’une touffe de lauriers plantés sur laterrasse&|160;; il voyait ce cou un peu long, et pâle, et lesépaules tombantes, sur lesquelles la mère Prayou avait jeté unchâle de laine blanc, et qui se soulevaient régulièrement, à chaquegorgée d’air pur que buvaient les lèvres ouvertes au vent.

Il aurait voulu plaisanter avec elle, comme ilfaisait avec d’autres, la voir occupée de lui, la courtiserlibrement, et il devinait que Pascale était en ce moment très loinde lui en esprit, et une jalousie de ce qu’elle pensait s’emparaitde lui.

–&|160;Ma cousine, dit-il assez haut, quelledrôle d’idée vous avez d’entrer en religion&|160;?

–&|160;Pourquoi drôle&|160;? dit-elle, sanscesser de baigner son visage dans la clarté diminuante quereflétait la ville. C’est une idée très sérieuse, au contraire.

–&|160;Quand on est jolie commevous&|160;!

–&|160;Oh&|160;! répondit-elle, et son rireléger parfuma le vent comme une fleur qui éclôt, vous croyezqu’elles sont toutes laides, les religieuses&|160;? Il y en a debiens jolies. Vous connaissez peu ces choses-là, moncousin&|160;!

–&|160;On dirait, ma parole, que vous avezpeur des hommes&|160;?

Elle se détourna. Elle sentit le feu troublede ce regard qui l’avait enveloppée, et, se remettantdebout&|160;:

–&|160;Je n’ai pas à vous dire pourquoi jevais au couvent, dit-elle&|160;; ce sont là mes secrets, et cela meregarde seule.

Pour la seconde fois, elle put observer laviolence de ce qu’elle eût appelé le caractère méridional, de cequi n’était que l’instinct à sa toute-puissance, sans honte et sansfrein. Jules Prayou lui jeta une injure en patois, et sauta, duhaut du mur où il était assis, dans l’enclos d’oliviers quidévalait en dessous. Pendant quelques minutes, elle le vit, parmiles arbres, allongeant le pas, les mains dans les poches, tournantvers elle, de loin en loin, son visage pâle de colère.

Pascale le rappelait, croyant à uneplaisanterie.

–&|160;Revenez donc&|160;?

–&|160;Et où va-t-il encore&|160;? dit la mèrePrayou en accourant. Vous l’avez contrarié&|160;?

–&|160;Moi&|160;? Je lui ai dit que mesraisons de me faire religieuse ne regardaient que moi.

La vieille femme hocha la tête, et, comme lafine et hardie silhouette de son fils disparaissait derrière unsecond mur de clôture, qu’il venait de sauter sans se soucier dumaître ou du gardien&|160;:

–&|160;Surtout, dit-elle sérieusement, quandil reviendra, ne le contrariez pas de nouveau, et soyez gentilleavec lui.

–&|160;Alors, c’est vous qui legronderez&|160;?

–&|160;Vous ne le connaissez pas&|160;! Ilserait capable…

Elle n’acheva pas sa pensée, et ajoutaseulement&|160;:

–&|160;Il est terrible&|160;!

Ils descendirent, tous trois, par le chemin deSaint-Césaire, espérant y retrouver Jules Prayou, qui avait priscette direction à travers les mazets. Mais ils ne virentpersonne.

Après une demi-heure de silence, et comme ilvenait de reconnaître dans le crépuscule les bâtiments del’abattoir, Adolphe Mouvand dit en frisant sa barbe et tourné versla veuve Prayou&|160;:

–&|160;Vous ne l’élevez pas, cegarçon-là&|160;; c’est lui qui vous commande. Prenez-ygarde&|160;!

La femme le prit en riant.

La nuit était presque noire, quand ilsentrèrent dans la petite maison de Montauri. Il ne faisait pasaussi froid que la veille, mais madame Prayou voulut allumer du feudans sa chambre, et elle y fit brûler, toute la soirée, des brinsde chêne kermès encore pourvus de leurs feuilles sèches, dont elleavait une provision sous le hangar. Comme elle se faisait illusionsur la fortune des Mouvand, et aussi parce que l’absence de Julesla libérait d’une surveillance qui la gênait extrêmement, elle futexpansive&|160;; elle raconta «&|160;la famille&|160;» au pèreMouvand qui aimait les souvenirs, elle se montra affectueuse avecPascale, et même portée à la dévotion. Elle ne cessait derecommander «&|160;ses intentions&|160;» aux prières de la futurenovice. Elle lui demanda aussi de faire chauffer l’eau pour legrog. Et, étendue paresseusement, elle disait&|160;: «&|160;Quec’est agréable d’être servie&|160;!&|160;» Et Pascale, croyantretrouver en elle quelque chose de cette tendresse dont elle avaitété si tôt et si durement privée, se laissait embrasser, ets’émouvait, et vouait une affection jeune, naïve, vive, à cettevieille femme qui l’appelait «&|160;mon enfant&|160;», et quiavait, en l’appelant ainsi, cette chaleur de voix, cette mimiquenaturelle où tout le corps est complice du mot, qui pénétraient dereconnaissance la fille du canut lyonnais. Les dernières heurespassées «&|160;en famille&|160;», – car Mouvand ne pouvaitprolonger ses vacances et son chômage, – firent sur l’esprit dePascale, et même sur celui de son père, une impression plus forteque le plaisir du voyage. «&|160;Une bonne femme pour sûr, disaitle canut en regagnant le soir son logement&|160;: elle cause tropvite pour moi, elle gouverne mal son gars, mais c’est une bonnefemme, notre parente.&|160;»

Le lendemain, une demi-heure avant le départ,Jules Prayou arriva, empressé, câlin, souriant comme à l’arrivée,pria Pascale, en plaisantant, d’oublier ses vivacités de laveille&|160;; il demanda la permission de l’embrasser&|160;; ilvoulut porter lui-même la valise jusqu’à la gare&|160;; il promit àsa cousine, avec un geste de la main tendue vers le nord, d’allerla voir, un jour, en quelque lieu qu’elle fût envoyée par sessupérieures, et, quand le train s’ébranla et que Pascale vit, surle quai, ces deux parents qui multipliaient les «&|160;aurevoir&|160;» en agitant leurs mains pleines de phrases encore,elle ne put s’empêcher de dire à son père&|160;:

–&|160;Nous avons bien fait de venir.

Il pensait comme elle, mais la vraie raison,qu’il était seul à connaître en ce moment, c’est que, pendant deuxjours, il n’avait pas entendu son cœur lui répéter le jour, etl’heure, et la minute.

Ce furent alors les dix derniers jours. D’unaccord tacite, Pascale et son père ne parlaient plus de l’imminenteséparation. Lui, il s’était promis d’être brave, «&|160;pourmériter&|160;»&|160;; elle s’appliquait à être charmante, pourremercier le vieux Mouvand. Elle y réussissait. Elle achevait de sefaire aimer. Ce furent, pour l’ouvrier et pour sa fille, des jourstout remplis de la joie d’être ensemble, d’une joie qu’onexprimait, sur laquelle on revenait, qu’on aurait voulu augmenterencore, parce qu’on sentait en dessous la secrète douleur de la finprochaine. Quand ils se regardaient l’un l’autre, chacun, dans lesyeux qu’il interrogeait, apercevait la même date ineffaçable, etchacun souriait, pour faire croire&|160;: «&|160;Je ne la voispas.&|160;» Pascale était gaie à cause de lui, et elle arrivait àlui faire illusion. Elle voulait lui laisser la vision intacted’une Pascale heureuse jusqu’au bout. Un matin, elle avait étendu,sur la table de sa commode, les deux robes d’été qu’elle possédait,l’une pauvre et usée, en laine légère de deux gris, l’autre decotonnade blanche à fleurs mauves, presque élégante, tuyautée aucol et aux manches. Voulait-elle les revoir&|160;? Les toucher unefois encore&|160;? Les donner&|160;? Son père qui, depuis le retourde Nîmes, quittait souvent le métier pour venir faire un«&|160;brin de causette&|160;» dans la cuisine ou dans la chambre,surprit Pascale qui pliait les manches, les ramenait sur lecorsage, et, de la main, soulevait la retombée d’étoffe pendante lelong du meuble. Il eut un mouvement de recul. Pascale le vit, etdit très vite&|160;: «&|160;Elle a besoin d’être repassée, vousvoyez, et je suis maladroite pour tuyauter. Je la confierai à lalingère.&|160;» Il calcula que la lingère rendrait la robe dansquatre ou cinq jours, eut un plissement des lèvres qui fits’abaisser les moustaches dans la barbe, ne dit pas pourquoi ilétait venu, et s’en alla.

Adieux innombrables et muets&|160;! Ilsremplissaient les heures de Pascale. Elle touchait un objet, etelle pensait&|160;: «&|160;Je n’y toucherai plus.&|160;» Elleserrait, dans un tiroir, son dé d’argent, et elle disait&|160;:«&|160;Je ne le mettrai plus à mon doigt.&|160;» Elle parcourait,au bras de son père, sous prétexte de se promener, les rues de sonquartier, et elle considérait avec une attention passionnée lesmaisons, les enseignes, les échappées qu’on a, par-dessus le quaiSaint-Clair, sur le Rhône et le parc de la Tête-d’Or&|160;; ellequittait aussi, en pensée, beaucoup de gens qui ne s’en doutaientpas. Comme elle n’avait point divulgué son projet, plusieurs deshabitants du quartier s’étonnaient de l’insistance qu’elle mettaità les regarder, à leur serrer la main quand ils étaient pressés etqu’elle les rencontrait dans la rue, ou sur le seuil desportes&|160;: «&|160;Elle a donc du temps à perdre, cettePascale&|160;?&|160;» disaient-ils. Non, elle retenait un peu de sajeunesse qui allait la quitter. Elle ne pouvait pas leurdire&|160;: «&|160;Vous ne me verrez plus&|160;; adieu, la grossemarchande de lait qui me trouviez jolie, et me le faisiezcomprendre en me faisant la mesure un peu plus pleine qu’auxautres&|160;; adieu, les ménagères époumonées qui considériez votrejeunesse dans la mienne, et me jalousiez&|160;; adieu, visaged’infirme qui te collais aux vitres et le couvrais de la buée detes lèvres quand je passais&|160;; adieu, la fontaine où les petitsgars des écoles font gicler l’eau&|160;; adieu, les bandes depromeneurs et de promeneuses du dimanche, qui ne savez pas qu’il yaura, dimanche prochain, une jeune fille de moins parmi vous&|160;;adieu, les habituées de la messe matinale, qui ne m’aurez plus pourvoisine&|160;; adieu, les yeux, les voix, les cœurs, les mots, lescris, ma joie, mes peines, mon ennui d’ici&|160;: vous êtes durs àquitter tous&|160;!&|160;»

Elle puisait sa force dans la longue réflexionoù sa décision s’était mûrie, et aussi dans le courage de son père.Car il lui fallait toujours un exemple, et comme une rampe où tenirsa main. Le canut avait fait de cette question une espèce d’affaired’honneur, entre lui et Dieu. Il s’était dit&|160;: «&|160;Nemollissons pas&|160;! J’ai mes idées, eh bien&|160;! il ne faut pasque je me défile parce qu’elles me demandent un sacrifice&|160;; ilne faut pas non plus que les camarades, qui ne pensent pas commemoi, puissent dire que je suis bigot tant que ça ne me gêne pas.Ils verront si je suis ou si je ne suis pas de Saint-Irénée, moi,de père en fils chrétien de cœur et tisseur de belle soie&|160;!…Et puis, quand il n’y aurait pas d’autre raison&|160;: je dois ça àDieu, pour mes péchés. Je lui donne Pascale, comme je donnerais monsang&|160;: goutte à goutte.&|160;»

Pas un moment il n’avait faibli, il n’avaitcessé de montrer à tous, et à sa fille d’abord, sa même humeurtaciturne, que secouait tout à coup un accès de gaieté facile. S’ilpleurait, tout au fond, il n’en paraissait rien. Pascale pensaitquelquefois&|160;: «&|160;Il a une nature plus heureuse que lamienne.&|160;» Il avait surtout une nature plus robuste.

Les deux derniers jours, ils se promenèrentbeaucoup, au bras l’un de l’autre, faisant quelques visites. Letemps était devenu doux&|160;: trois heures de soleil humide ettiède entre les brumes du matin et celles du soir. Ils nemotivaient pas ces visites, et elles étonnaient ceux qui lesrecevaient. À quoi bon parler&|160;? Les gens ne seraient paslongtemps dans leur surprise.

La veille au soir, Adolphe Mouvand et sa fillefirent la prière ensemble. Pascale commençait, le père répondait.Et la voix de l’homme était mal assurée, parce qu’il venaitd’écouter celle de l’enfant, la voix qui allait se taire dans lamaison.

Avant de se retirer chacun dans sa chambre,ils s’embrassèrent plus longuement et plus fort que de coutume.

Et le matin se leva, presque pur, le matin deNoël. Ils n’eurent, ni l’un ni l’autre, la force de se rencontreret de se dire bonjour. Quand il fut prêt, Adolphe Mouvand ouvrit laporte du palier, et appela&|160;: «&|160;Pascale&|160;?&|160;» Ellevint, portant à la main un sac de toile brune, où elle avait serréquatre paires de bas noirs et six chemises&|160;: tout le trousseauet toute la dot qu’elle apportait aux sœurs de Sainte-Hildegarde.Quand le père l’aperçut, il prit la fuite, et, de peur des’effondrer, là, sur le palier, sentant la douleur qui lui serraitla gorge, il descendit la moitié de l’étage en toute hâte. Pascalealla jusqu’à la première marche. Elle était très pâle et trèsdroite, elle marchait lentement. Comme si elle avait oublié quelquechose, tout à coup, elle déposa le sac sur le palier, et rentradans l’appartement. Elle n’avait rien oublié. Elle ne voulait pasêtre vue. En courant elle pénétra dans sa chambre, et, fermant laporte derrière elle, elle regarda, une dernière fois, tout autourde cette petite pièce nue et fanée, où elle avait vécu dix-huitans, et, tendrement elle baisa les quatre murs. Puis elle sortit encourant, ayant dit adieu à sa jeunesse et à ses années nontroublées.

Adolphe Mouvand était au bas de l’escalier. Ilne se retourna pas, quand il entendit, derrière lui, descendre unefemme qui tâchait d’étouffer ses sanglots.

Tous deux, pâles, redressés, le regard perduen avant, ils se mirent en route. De loin en loin, le canut passaitla main sur sa barbe, que le givre frangeait de glaçons. Les larmesne coulaient pas. Les voisins ne remarquèrent pas l’airsingulièrement grave qu’avaient ces Mouvand, le père et la fille,et le peu de soin qu’ils prenaient d’assurer leurs pieds sur lesentailles de la montée de la Grande-Côte, un jour de gel. Puis cefut un couple sans nom, sans histoire, dans la grande ville quis’éveillait. Ils ne disaient que des mots, ces pauvres gens, et deceux qui n’avouent pas la tendresse dont ils sont pleins&|160;:«&|160;Tu n’as pas froid&|160;?&|160;» «&|160;Prends garde auruisseau, il est glacé.&|160;» Une fois, le canut dit&|160;:«&|160;Allons par ici, ce sera plus long,&|160;» et son visage sedéforma, dans une grimace douloureuse qui lui tordit la mâchoire.Ils ne pouvaient tarder beaucoup à arriver, Pascale ayant promisd’entrer avant huit heures au parloir d’une école que les sœurs deSainte-Hildegarde avaient à la Guillotière. Deux autres fois,Mouvand parla. Au moment où il commença d’entrer dans le quartierde la Guillotière, il arrêta Pascale, sur le quai, au bord duRhône, et lui qui avait une grosse voix rude, il demanda, du tond’un enfant, humblement, tendrement&|160;: «&|160;Pascale, veux-tut’en revenir chez nous&|160;?&|160;» Pascale, qui n’avait pointcessé de regarder dans le vague, loin devant elle, murmura«&|160;non&|160;» très bas, et reprit son chemin dans le brouillardléger. Le père suivit. Quand il aperçut la place de l’Abondance,ouverte devant lui et si libre, et qui serait si courte àtraverser, il répéta, comme un mendiant qui ne croit plus qu’on luidonnera&|160;: «&|160;Veux-tu t’en revenir&|160;?&|160;» Mais ellene répondit rien. Peut-être n’entendait-elle pas. Il lui avait dit,la veille&|160;: «&|160;Je ne veux pas voir la supérieure. Je teconduirai comme quand tu étais petite, jusqu’à la porte.&|160;»L’école, non loin de là, levait sur la rue son fronton triangulairesurmonté de la croix. Pascale sonna d’abord, afin qu’il y eût del’irréparable. Puis, dès qu’elle eut entendu le son de la sonnetteusée, debout sur la première marche et aussi grande que son père,elle se tourna vers lui, lui jeta les bras autour du cou, et fonditen larmes, couvrant de baisers les joues du vieux tisseur&|160;:«&|160;Je vous aime&|160;! je vous aime&|160;! je vous aime&|160;!je vous aimerai toute ma vie&|160;!&|160;»

Elle s’écarta, elle le considéra, avec sesyeux ardents et lourds de larmes, comme pour photographier à jamaiset imprimer en elle l’image de cet être cher. D’un geste de mère,elle attira contre sa poitrine la grosse tête poilue du tisseur, etla baisa au front, lentement. La porte avait été ouverte. Unetourière jeune avait dit gaiement&|160;: «&|160;C’est notrenouvelle sœur&|160;!&|160;» puis s’était tue, apitoyée. Pascalemurmura, tandis que le père fermait les yeux, vaincu à la fois etéperdu&|160;: «&|160;Je vous remercie d’avoir été généreux. Je vousaime&|160;! Adieu&|160;! Adieu&|160;!&|160;» Elle sourit à cellequi attendait, monta deux marches, et la porte retomba, entre elleet le père.

Alors Mouvand s’assit sur une marche, etpleura librement.

Deux ans se passèrent, pendant lesquelsPascale vécut à la maison-mère de Clermont-Ferrand, et fit sonnoviciat. Le canut s’habitua à l’absence de sa fille, ou du moinspersonne ne put dire, dans le quartier de la Croix-Rousse, qu’il nes’y habituait pas. On parla huit jours de l’entrée de Pascale enreligion, et de la décision du canut de prendre un apprenti.Seulement, l’apprenti ne logea pas dans la maison. Il venait lematin, et, à quelque heure qu’il arrivât, il apercevait les épaulesénormes de Mouvand courbées sur le métier. Le canut n’avait jamaistant travaillé. Il n’avait jamais vieilli plus vite non plus. Savoix de basse était devenue caverneuse, et chaque ride un sillon. Àceux qui le plaisantaient sur la vocation de Pascale, ilrépondait&|160;: «&|160;Puisqu’il y a des filles de plaisir, ilfaut qu’il y ait des filles de prière, c’est mon avis.&|160;»

Quand il reçut, à la fin de décembre 1899, lanouvelle que Pascale allait être envoyée, comme auxiliaire, àl’école de la place Saint-Pontique, il eut une joie, car la petiteaurait pu ne jamais revenir à Lyon. Et il dit à l’apprenti, unjeune gars imberbe, et pâle comme une lumière qu’on a oubliéd’éteindre en plein jour&|160;: «&|160;J’aurai un beau dimanche,Joannès, j’irai voir ma fille à Saint-Pontique&|160;!&|160;» Ilpensa&|160;: «&|160;Comme elle sera jolie, avec ses vingt ans sousla cornette&|160;!&|160;»

Il pensait juste. Dans le petit parloir auxmurs blancs, il la revit, et, après l’avoir embrassée de tout soncœur et de toute la force de ses bras, il la contempla. Il étaitassis sur une chaise, elle sur une autre, et il la reconnaissait,trait par trait&|160;:

–&|160;Tu as toujours tes yeux fleuris, tesyeux jaunes comme des cœurs de marguerite.

Elle riait comme autrefois, même d’une voixplus claire, ne l’ayant pas encore usée à faire la classe.

–&|160;Tu n’as plus tes cheveux. Moi qui leschérissais&|160;! Tiens, si, on en voit encore un petit bout doré,à l’endroit où l’oreille tourne…

–&|160;Ils échappent toujours&|160;!

–&|160;C’est de l’or. C’est tout ce qu’il y enavait dans la maison. Tu aurais dû m’en laisser une mèche… Tu as leteint plus rose, tu as la bouche lisse comme un berlingot…

–&|160;Papa&|160;! on ne nous dit pas ceschoses-là&|160;!

–&|160;Ce n’est que moi, Pascale&|160;! Et ily a deux ans&|160;! Oh&|160;! les douces cinq premièresminutes&|160;! Puis ils avaient essayé de causer. Elle lui parla deses compagnes qu’il ne connaissait pas&|160;; de Clermont-Ferrandoù il n’était jamais allé&|160;; des méthodes de classe auxquellesil ne prenait aucun intérêt. Très bonnement, elle l’interrogea surle quartier, et sur le métier. Mais déjà, dans l’esprit de Pascale,bien des détails s’étaient effacés&|160;; des figures avaientdisparu&|160;; toutes les petites nouveautés de la maison ou de larue, elle ne les avait pas vues. Le vieux Mouvand vit qu’ellefaisait effort pour imaginer les rues nouvelles qu’il lui nommait,le métier nouveau, et le dessin du papier qu’il avait acheté«&|160;pour que sa chambre fut moins froide&|160;»&|160;: elle n’yréussissait pas, et, d’ailleurs, tout cela n’intéressait que sabonté, pas sa vie. Mouvand comprit qu’il n’y avait de commun entreeux, désormais, ni maison, ni quartier, ni occupations, plus rienque le passé, qu’il n’y aurait plus même de congé ensemble qu’audelà de la tombe. Mouvand sentit que tout le sacrifice n’était pasfait. Il demanda&|160;:

–&|160;Es-tu heureuse dans ta position,Pascale&|160;?

–&|160;Tout à fait.

–&|160;Comme autrefois&|160;?

Elle ne voulut pas répondre«&|160;plus&|160;»&|160;; elle fit seulement un signe de tête. Elleétait heureuse évidemment, d’une manière qu’il comprenait mal,heureuse sans lui et loin de lui. Il se leva, bien que l’heure dela récréation ne fût pas finie. Il caressa, du bout des doigts, lebandeau qui cachait l’or, et le voile noir, et les mains del’enfant. Il dit&|160;: «&|160;Je reviendrai. C’est le dimanchequ’on te voit&|160;?&|160;»

Mais il laissa passer plusieurs mois sansrevenir. Ses camarades, les joueurs de boules des Pierres-Plantées,remarquèrent qu’il avait moins de force pour «&|160;tirer&|160;» etque sa boule était souvent «&|160;courte&|160;». Le vin du chef degroupe n’égayait plus qu’un peu celui qu’il épanouissait jadis. Leprintemps vint, puis l’été. Mouvand ne renonça point à aller voirPascale, mais il la voyait rarement et peu de temps. Sa foi robusteavait grandi dans la solitude. Il n’était point triste&|160;: iln’aimait plus la vie, voilà tout. Il disait, dans sesprières&|160;: «&|160;Je suis vieux, je suis laid, je suisabandonné, personne ne peut plus m’aimer, excepté Dieu&|160;!Gloria&|160;! Alléluia&|160;! Mon âme est à demisauvée&|160;!&|160;» Depuis que sa fille avait pris le voile, ilsaluait toutes les religieuses, dans la rue. Mais il évitait lesoccasions de leur parler, à cause de la petite qu’elles luirappelaient trop. Il devenait sensible à l’excès. Probablement ill’avait été toute sa vie, mais en dedans, à la manière des forts,sans que les femmes et les indiscrets pussent s’en douter. Àprésent que sa force avait diminué, jusqu’à l’empêcher detravailler plus de huit heures par jour, les nerfs «&|160;avaientpris le dessus&|160;», et il se sentait commandé par sesimpressions qu’autrefois personne n’aurait seulement soupçonnées.Plus régulièrement que jamais, il assistait aux réunions desHospitaliers-veilleurs, et, le dimanche, avec ses camarades del’œuvre, il se rendait aux Hospices, le matin, et, dans les deuxsalles de fiévreux confiés à sa «&|160;colonne&|160;», on le voyaits’approcher des lits, causer avec les malades, les soulever, leurtailler les cheveux et la barbe. Cette antique forme de la charitélyonnaise lui plaisait. Il rencontrait, dans cette confrérie, deshommes de son métier et des croyants de sa trempe. Il avait aussi,jadis, et selon les règlements de l’œuvre, assisté et veillé àdomicile les malades pauvres. Il ne pouvait plus le faire. Un matinde la fin de l’été, pendant que, vêtu de son tablier blanc à grandepoche, jeté par-dessus sa jaquette, il rasait les joues d’unmalade, une des sœurs des hospices de Lyon passa au pied du lit, etdit&|160;:

–&|160;Monsieur Mouvand, votre chef de colonnevous demande, dans la salle à côté.

Elle continua de glisser sur le parquet, deson pas muet et léger. Sa coiffure toute blanche, cornette, bride,collerette, s’évanouit dans la salle voisine, derrière la porte quise referma, et retira de la salle un rayon de jour. Le canut avaitappuyé sa main gauche, qui tenait le linge à barbe, sur le lit dumalade, et, son rasoir pendant au bout de l’autre main, il demeurapenché de ce côté, immobile, sa grosse tête en avant, comme unchien en arrêt. Ce ne fut qu’au bout d’une minute qu’il semblareprendre conscience de ce qu’il devait faire, et se redressa. Ilse hâta d’accommoder son «&|160;client&|160;», serra son rasoirdans son tablier, et passa dans la salle, où le«&|160;conducteur&|160;» de la colonne l’attendait, pour luidemander un renseignement. Quand il eut répondu, il commençad’enlever son tablier de barbier volontaire.

–&|160;Tu as l’air plus malade que tous ceuxqui sont ici, Mouvand&|160;? Tu as raison d’aller faire un tourdehors, ça te remettra, mon vieux&|160;!

Le canut hocha la tête, deux ou trois fois,comme il faisait souvent, avant de répondre. Puis il dit&|160;:

–&|160;Je ne reviendrai plus.

–&|160;Avant la prochaine fois&|160;!

–&|160;Non, jamais&|160;!

–&|160;Tu te sens usé&|160;?

–&|160;Oui, je suis presque fini, je ne peuxplus être de rien, voilà ce que tu diras aux confrères… Mais il y aautre chose.

–&|160;Quoi donc&|160;?

–&|160;Je ne veux plus voir la sœur qui apassé tout à l’heure&|160;: elle ressemble trop à ma fille Pascale…Et voilà pour toi… Adieu.

Il ne revint plus, en effet. On ne le vitplus, le dimanche, qu’aux offices, et sur le boulevard de laCroix-Rousse, jouant aux boules. Ses camarades, pour le ménager,lançaient moins loin «&|160;le petit&|160;», et quelquefois, quandil avait le dos tourné, du bout du pied rapprochaient sa boule,pour qu’il eût encore la joie de gagner.

Au printemps de 1902, il était très absorbépar un grand travail&|160;: une pièce de soie blanche magnifique,pour la fabrication de laquelle il avait été choisi, parmi descentaines d’ouvriers, par le successeur de M.&|160;Talier-Décapy,le grand fabricant lyonnais. Il y travaillait avec un soin extrême,se lavait les mains vingt fois par jour, afin de ne pas salirl’étoffe&|160;: une soie épaisse et souple, couleur de neige, seméede couronnes de feuilles brodées en fil d’argent. Il mettait del’amour et de l’orgueil à tisser cette lumière. Le 16 mai, qui estla veille de Saint-Pascal, il revenait de voir sa fille, et levieil homme avait au cœur deux joies, toutes deux voilées&|160;; ilavait trouvé Pascale moins pâle, et elle lui avait dit&|160;:«&|160;J’irai vous voir, et vous quêter, avec notre mèresupérieure, parce que la communauté qui est pleine de sœurschassées, à Clermont-Ferrand, ne peut pas nous venir en aide, et ilnous faut plusieurs cents francs pour vivre jusqu’à la fin del’année.

–&|160;Plusieurs cents francs&|160;! Je net’en donnerai qu’un morceau. Viens tout de même.

Était-ce bon, ce rêve&|160;! Pascale à laCroix-Rousse&|160;! Pascale montant la Grande-Côte, Pascale dont onverrait, par la fenêtre, le voile noir, et la robe bleue enmouvement, et les yeux regardant en l’air&|160;! La voix de Pascaledans la chambre d’où elle avait, si longtemps, éloigné lavieillesse&|160;! Les yeux de Pascale reflétant les choses de lamaison et le portrait du père au travail, comme jadis, quand ellearrivait derrière le canut, et le surprenait en disant&|160;:«&|160;On ne s’embrasse donc pas, aujourd’hui&|160;?&|160;» Laseconde joie, qui n’était qu’un accompagnement de la première,Adolphe Mouvand l’éprouvait à revenir le long de la Saône par tempsdoux, les mains dans les poches, à sentir tourbillonner dans sabarbe le vent d’été, qui n’est frais que quand il court. Et puis,sur le quai, il y avait de la verdure, oui, ce qu’il en faut pourqu’un canut ait une impression de campagne.

Mouvand se hâtait. Il avait chaud, quand ils’assit devant le métier, et qu’il enleva le papier qui couvrait lapièce. Avec plus de goût que de coutume, avec plus de force, ildonna le coup de pédale, sa main gauche poussa le battant, sa maindroite lança la navette. Il travaillait depuis une heure, et lejour était splendide dans l’atelier&|160;; l’apprenti s’étaitreposé trois fois&|160;; Mouvand, excité par la beauté de cettematière qu’il maniait et du tissu qu’il voyait se former entre sesdoigts, courbait en mesure ses épaules et sa tête chenue coifféed’une vieille casquette à oreilles relevées, qu’il portaitd’ordinaire à la maison. Un coup de sonnette ne le fit passuspendre son travail, pas plus que l’entrée d’un employé de lafabrique Talier-Décapy, qui servait de guide à un industrielitalien, client de la maison. Celui-ci, figure mince et osseuseallongée par une barbiche en pointe, s’approcha du canut, l’observaun moment, étudia l’étoffe, et, touchant l’épaule dutisseur&|160;:

–&|160;C’est admirable&|160;! dit-il.

Mouvand arrêta le battant au point où les filsde la chaîne, exactement tendus, prolongeaient en rayons séparés lalumière pleine de la soie déjà tissée. Il toucha même d’un doigt lebord de sa casquette.

–&|160;J’amène chez vous, monsieur Mouvand, unconnaisseur, le plus important des exportateurs de soie del’Italie… Vous pouvez juger, monsieur, de l’habileté de nosouvriers lyonnais. Celui-ci est un des plus habiles.

–&|160;Le dernier&|160;! dit la grosse voix ducanut. Jamais de camelote&|160;! Jamais de ruban, chezmoi&|160;!

L’Italien admirait vraiment. Il touchaitl’étoffe&|160;; il lui souriait&|160;; il avait envie de luiparler.

–&|160;Vous êtes un artiste, dit-il. Voustissez un chef-d’œuvre&|160;; c’est une robe de bal&|160;?

Le vieux canut, content d’être loué devantJoannès l’apprenti, mais plus encore de voir reconnu son mérite silonguement acquis, enleva sa casquette, et proclama&|160;:

–&|160;Robe de cour, pour le sacre du roid’Angleterre&|160;!

Les mots frappèrent les murs fanés del’atelier, et les poutrelles dansantes, et les vitres rousseléesaux angles par les fumées d’hiver.

Toute la fierté des vieux pères, créateurs,pour une part, de l’œuvre lyonnaise, artisans qui comprenaient labeauté de leur travail, qui s’en réjouissaient, toute l’émotiond’une vie renfermée, pauvre et goûtant la richesse qu’elle ouvrait,tout cela passa dans ses paroles.

Quand les visiteurs furent partis, de la mêmevoix, le canut dit à l’apprenti libéré et goguenard, qui regagnaitsa banquette après avoir fermé la porte&|160;:

–&|160;Retiens son jugement, Joannès. Tu esdans la maison d’un artiste. Et j’ai eu à peu près raison, va,quand j’ai dit&|160;: du dernier&|160;!

Il travailla jusqu’à la nuit, afin d’acheverla pièce, s’il le pouvait. La visite l’avait ému, et ce fut latroisième joie, profonde aussi, de sa journée.

Le lendemain, à sept heures, quand Joannèsentra dans l’atelier, il trouva le maître assis près du métier etles bras étendus en croix sur l’étoffe, à laquelle il ne manquaitplus, pour être achevée, qu’un quart de mètre.

Adolphe Mouvand était mort.

Pascale eut, de cette mort, une douleur quiacheva de troubler sa santé déjà éprouvée par la fatigue, par laprivation d’exercice et d’air. Ses compagnes, dans cette occasion,furent prodigues d’attentions, de paroles tendres, de silencesrespectueux et amis. Elles furent divinatrices, étant touteshabituées, filles de ferme, ou d’atelier, ou de bureau, à méditersur la Passion du Maître qui rend habile à connaître et à plaindreles autres souffrances. Pascale avait, vraiment, parmi elles, leconseil et l’appui. Sans doute, elle luttait, mais aidée etsoutenue. Elle était adorée des enfants, qui la sentaient faible,qui lisaient, dans le mouvement de ses cils abaissés tendrement dèsqu’elle répondait&|160;: «&|160;Bonjour&|160;», dans la caresseprompte de sa main, dans la contraction de son visage à la nouvelled’un accident ou à la vue d’une plaie, la toute-puissance desaffections et des émotions sur cette jeune maîtresse. Les pluspetites couraient vers elle, dès qu’elles l’apercevaient, dans lacour ou dans les corridors&|160;; il y en avait qui lui baisaientles mains&|160;; elles se pendaient à ses jupes maternelles, et,pendant la récréation du patronage, le dimanche, quand sœur Pascalesurveillait, les grandes venaient lui dire ce qui leur coûtait leplus à avouer, les misères de la toilette et celles du cœur. Ellen’aimait pas ces confidences, qui la rejetaient dans l’agitation dela vie. Elle disait en riant&|160;: «&|160;Pourquoi moi, meschéries&|160;? Je n’ai pas d’expérience&|160;; je ne puis vous direce que j’aurais fait, quand j’étais la fille d’un canut, dans lequartier de la Croix-Rousse.&|160;» Ce qui lui plaisait, avanttout, c’était, après le jour, l’office du soir récité en commun, larécréation, la prière, l’apaisement où l’on entre avec le souvenirde la vie encore frémissante et le sentiment persistant des âmesqui veillent sur la vôtre, puissances redoutables aux forces deséduction ou d’épouvante qui rôdent dans la nuit. Elle aimait lesilence jusqu’après la messe du matin&|160;: quel rafraîchissementet quel renouvellement de force&|160;! «&|160;La grâce descend dansle silence&|160;», disait Pascale. Elle n’était pas mystique, maiselle avait de vifs élans de piété, des gestes d’âme qui sait lechemin, et qui ne peut se maintenir au vol, mais qui saute ettouche les grappes pleines, et retombe avec un parfum qui demeure.Elle était exacte, et même minutieusement, dans l’observation durèglement. Elle aimait ses élèves, les jolies encore de préférence,mais l’amour grandissait avec le devoir accompli. Une saintenaîtrait peut-être de la faiblesse défendue par quatre femmessaintes.

Voilà pourquoi la nouvelle que la communautéétait menacée, troubla jusqu’au fond de l’être sœur Pascale. Toutela nuit, le passé traversa l’esprit de la religieuse, elle revit laroute parcourue, et elle essaya, mais vainement, d’imaginer, dansl’épouvante, ce lendemain qui était comme la nuit, mystérieux,pressant, dangereux. Et elle se leva brisée de fatigue.

Partie 3
LA VOIE DOULOUREUSE

&|160;

La matinée du mardi s’avançait. Dans le jourradieux, les enfants de l’école, prisonnières comme des guêpes dansune serre, commençaient à s’énerver&|160;: trente petites de six àhuit ans, qui écrivaient, le dos courbé et les yeux souvent levésvers la maîtresse. Pascale dictait&|160;: «&|160;Une voix s’estfait entendre dans Rama, des pleurs et des cris lamentables&|160;;c’est Rachel qui pleure ses enfants, et elle ne veut pas seconsoler, parce qu’ils ne sont plus.&|160;»

Pauvre voix, à laquelle les enfants étaienthabituées, sourde et faible.

–&|160;Vous avez compris&|160;? Relisez vosdictées. Je les corrigerai tout à l’heure. Mélie, viens metrouver&|160;?

Une enfant se leva, d’une seule détente de sesmuscles agiles, et vint près du bureau de la maîtresse. C’était uneroussotte, aux yeux bleus, durs et mobiles, aux lèvres larges, auxdents aiguës, – tête de petite louve, sortant d’une robe grise, detoute saison, – l’élève la plus vieille de la classe (dix ans), laplus dissipée. Elle monta sur la première marche du marchepied, etplanta son regard assuré dans les yeux las de sœur Pascale. Lamaîtresse était tournée vers la fenêtre, et l’enfant avait levisage dans l’ombre. Les autres élèves, presque toutes, essayaientd’entendre. Quelques-unes relisaient leur copie.

À voix basse, sœur Pascale demanda&|160;:

–&|160;Ma petite, j’ai encore une observationà te faire.

Mélie eut un mouvement d’épaules du plusparfait irrespect&|160;:

–&|160;Pourquoi donc&|160;? J’ai écrit commeles autres&|160;!

–&|160;Ce n’est pas cela que je veux dire.

–&|160;J’ai pas causé&|160;!

–&|160;C’est vrai.

–&|160;Quoi alors&|160;?

–&|160;Tu n’es pas venue à la messe,avant-hier&|160;?

L’enfant fronçait les sourcils, et regardaitdu côté de ses compagnes, qui levèrent le nez et se mirent à rire,en voyant que la sœur grondait encore Mélie, la paresseuse, ladésordonnée, la mauvaise tête.

Mélie, par-dessus ses compagnes, avec un airde révolte, regardait très loin, chez elle, dans le taudispaternel. Et elle se taisait.

Sœur Pascale se pencha, et, bienbas&|160;:

–&|160;Tu veux donc me faire de lapeine&|160;?

–&|160;Sur que non&|160;!

En un instant, la petite tête farouche setrouva nez à nez avec le visage de la maîtresse, et elle étaitsombre encore, et irritée, mais d’une autre chose, de se voirméconnue, de ce que cette sœur Pascale ne comprenait pas qu’onl’aimait, elle, qu’on lui sauterait au cou, en pleine classe, si onn’avait pas peur de se faire renvoyer… L’ardent reproche de ceregard n’échappa pas à Pascale, dont les lèvres s’allongèrent unpeu. Aussitôt l’enfant parla, résolue.

–&|160;Je vas vous le dire, mais rien qu’àvous&|160;; j’ai pas pu venir.

–&|160;Explique.

–&|160;Samedi soir, papa et maman sont rentréstous deux brindezingues&|160;: il a fallu que je les couche&|160;;ils ont fait le train toute la nuit&|160;: le matin, jedormais.

La main de sœur Pascale se posa, comme pourabsoudre, sur la tignasse rebelle de Mélie. L’enfant se haussa surla pointe des pieds, pour mieux rencontrer cette caresse, elle, labattue, la privée de mère, la rebutée.

–&|160;Va, dit sœur Pascale…

En disant cela, une idée de faubourienne luivint.

–&|160;Ils n’auront pas leur plumet tous lessamedis, il faut l’espérer&|160;?

Et alors tu viendras dimanche prochain, etpuis les autres…

Elle s’arrêta brusquement. Quedisait-elle&|160;? Dimanche prochain, les autres&|160;? Deux larmesrapides, dans ses yeux jeunes, apparurent au bord des cils.

Et Mélie descendit la marche endisant&|160;:

–&|160;Sœur Pascale a un chagrin&|160;: ellen’a pas pu rire.

Les élèves n’avaient rien entendu&|160;; maiselles avaient vu. «&|160;Que t’a-t-elle dit&|160;? Ellepleure&|160;? Tu as menti&|160;? – Non. – Pourquoipleure-t-elle&|160;? – Est-ce qu’on sait&|160;? – Elle a unchagrin, dis, Mélie&|160;? – Bien sûr. – Qu’est-ce quec’est&|160;?&|160;» Le soleil chauffait les arbres et les maisonsde la place&|160;; les petites filles s’agitaient&|160;; sœurPascale cherchait à reprendre sa voix de professeur&|160;:«&|160;Nous allons corriger la dictée…&|160;»

Elle fut libérée par la cloche qui sonna larécréation. Sœur Pascale croyait pouvoir enfin rejoindre lasupérieure, et connaître un peu plus du destin qui la menaçait,savoir ce qu’on allait faire, et à quelle résolution sœur Justines’arrêtait.

–&|160;Ma sœur Pascale, dit celle-ci, en larencontrant dans le couloir, vous surveillerez le déjeuner des«&|160;lointaines&|160;». Vous avez une mine de carême. Quel roseauvous êtes&|160;!

Sœur Pascale, pendant la récréation, essaya dejouer, essaya d’être gaie, et d’obéir comme elle le devait,amoureusement. Elle sentait en elle comme un poids de larmes quil’oppressait. Autour d’elle, les enfants couraient, glissaient,croisaient leurs routes, bruissaient comme des moucherons d’été.Mais la jeune maîtresse se faisait battre aux barres comme unevieille. De loin, elle apercevait, allant et venant, sœur Léonide,pressée comme à l’habitude, et trottant, et qui riait, de seslèvres sans dents, aux gamines qui l’appelaient, ou bien ellevoyait encore, sage, calme dans sa robe bleue, sœur Edwige qui,debout dans l’embrasure d’une fenêtre, corrigeait un cahier dedevoirs.

À quatre heures et demie, à «&|160;l’heure desparents&|160;», les quatre femmes se retrouvèrent, – la cuisinièreétait à la cuisine, – derrière la porte d’entrée qui venait de sefermer sur la dernière élève.

–&|160;Eh bien&|160;? dit anxieusement sœurPascale. Qu’avez-vous décidé, notre mère&|160;? Qu’allons-nousdevenir&|160;? Avez-vous une idée&|160;? Que faites-vous&|160;?

La vieille sœur Justine, qui jouissaitinfiniment d’être «&|160;en communauté&|160;», adressa d’abord unsigne amical de sa grosse tête crevassée de rides à sœur Danielle,à sœur Edwige, à sœur Pascale. «&|160;Bonjour, mes enfants&|160;!Les classes sont finies. Les poitrines se cicatrisent. Bonjour, mesgrandes filles&|160;!&|160;»

–&|160;Ce que j’ai fait&|160;? dit-elleensuite, j’ai commencé une lettre.

–&|160;Et après&|160;?

–&|160;Je la terminerai, et je la ferai mettreà la poste, ce soir, par sœur Léonide.

–&|160;C’est tout&|160;?

–&|160;Non, j’attendrai la réponse de notremère générale, qui répondra sans doute jeudi à notre supérieurmonsieur le chanoine Le Suet, ou à moi.

–&|160;Et d’ici là&|160;?

–&|160;Deux jours&|160;? Nous ferons la classeet nous prierons.

–&|160;Et si…

Sœur Pascale hésita un moment, mais, comme onlui pardonnait les hardiesses de parole qu’elle avait apportées dela Croix-Rousse, elle continua&|160;:

–&|160;… si personne ne nous ditrien&|160;?

Les yeux fermes de sœur Justine s’arrêtèrentsur la raisonneuse&|160;:

–&|160;Alors seulement, ma petite Pascale,nous agirons de nous-mêmes.

Le surlendemain, tout de suite après le dînerde midi, – préparé en vingt minutes et mangé en quinze, – sœurJustine, et celle qui, dans les jours d’exception, prenait le rôled’assistante, sœur Danielle, traversaient le quartier deSaint-Pontique, passaient sous la gare de Perrache, et, sur lecours du Midi, montaient dans un tramway, car elles étaientpressées, et elles allaient loin. Assises l’une à côté de l’autredans la voiture, elles échangeaient quelques mots, dans le bruitdes roues et des vitres dansantes.

–&|160;Monsieur le supérieur doit avoir desordres&|160;?

–&|160;Je le pense, puisque je n’ai rien reçude la mère générale.

–&|160;Il va nous dire de partir pourClermont-Ferrand. C’est sûr.

–&|160;C’est infiniment probable.

–&|160;Il faudra lui demander l’heure destrains&|160;?

Monsieur le supérieur voyage quelquefois, nousjamais.

–&|160;Voyons, sœur Danielle, notre sœurLéonide sait ces choses-là parfaitement… Les demander à monsieur lesupérieur&|160;? À quoi pensez-vous&|160;?

Pendant une partie du trajet, elles restèrentensuite silencieuses, chacune songeant à Clermont-Ferrand. Comme letramway débouchait en vue du pont de Tilsitt, sœur Danielle sepencha vers la supérieure&|160;:

–&|160;Je retrouverai, là-bas, plusieurs decelles avec lesquelles j’ai fait mon noviciat. Je ne pourrai pasm’empêcher d’en être heureuse… Mais qu’est-ce que nous ferons, sinombreuses, dans la maison, chassées de tant d’écoles, de tous lescoins de la France, et rassemblées là&|160;? Comment nous logertoutes&|160;? Comment vivre&|160;? S’il y avait seulement, pournotre congrégation, des missions au delà de la mer, dans un paysdangereux…

Elles avaient traversé la Saône. Elles étaientrendues. Vivement elles descendirent de la voiture, et longèrent,pendant quelques pas, le quai Fulchiron, jusqu’à la maison carrée,respectable et cossue, où habitait le chanoine Le Suet.

C’était un grand abbé qui, dans sa soutane,était de même largeur, en haut, en bas, et au milieu, de quelquecôté qu’on le regardât. Il n’était pas gros, il n’était pasmaigre&|160;; il avait de la dignité dans l’allure, de l’onction etmême de la nonchalance dans le débit, une grande tiédeur de zèle,une correction de vie parfaite, une confiance en soi non apparentemais sans limite. Tout le clergé de Lyon le connaissait. Il avaitmonté sur place. Prêtre concordataire s’il en fut, il ne comprenaitque l’accord, et le prix lui paraissait toujours abordable, parceque le besoin de la paix n’avait chez lui aucun rival&|160;: pasmême l’honneur de la religion en laquelle il croyait. L’œilprofond, les cheveux demi-longs et rares sur le sommet du crâne,les sourcils épais, la lèvre inférieure lourde et cotonneuse, lenez souvent pâli par une aspiration émue, l’abbé Le Suet était unconsultant sans remède, mais écouté. On venait à lui pour luiraconter ses ennuis. On le quittait sans autre provision de voyageque des paroles qu’on aurait pu lire dans les journaux&|160;:«&|160;Les temps sont pénibles. Avec de la bonne volonté, touts’arrangera, bonne volonté de part et d’autre. Les catholiques nesont pas exempts de fautes. Assurément, vous avez raison de vousplaindre, et je vous plains&|160;; mais il aurait fallu prévoir, etfaire ceci, et faire cela, en temps utile, vous comprenez bien,utile, etc.&|160;» Quant à savoir au juste ce qu’il avaitconseillé, ceux qui le connaissaient, de nouvelle ou d’anciennedate, n’auraient pas pu le dire&|160;: il avait toujours blâmé sesamis et craint quelque chose. Sa fonction avait été de tirer enarrière, sur ses troupes. Surtout, il ne conseillait rien pouraujourd’hui. Les opérations les plus nettes de son esprits’exerçaient sur les petites affaires locales et ecclésiastiques dupassé. Là-dessus, il ne tarissait pas. Il avait toutes lesmémoires. Il citait des vicaires qui avaient eu des mots malheureuxavant le concile, c’est-à-dire des mots trop ultramontains avant ladéfinition. On n’en citait aucun de lui, ni dans un sens, ni dansl’autre. Son aumône était normale. On le disait riche, ce qui esttoujours bien relatif quand il s’agit d’un prêtre français.Quelques confrères étaient éblouis par le confortable de sa salled’attente, meublée de chaises recouvertes de reps gros bleu, degravures anciennes représentant des scènes de l’histoire sainted’après quelque Poussin, de vases de fleurs artificielles, – don dela communauté, – sous verre, et d’une pendule coucou, rapportée dela Forêt-Noire. L’abbé Le Suet prêchait d’anciens sermons, de sesjeunes années, ravivés par des citations extrêmement modernes. Ilavait été nommé chanoine honoraire vers 1885. On avait parlé de sacandidature à l’épiscopat. On n’en parlait plus. Sa vanité l’y eûtpoussé, et la conviction qu’il eût été«&|160;administrateur&|160;». Sa bonne foi était entière. C’étaitun bon laïque tonsuré, orthodoxe, de caractère appauvri, d’espritmoyen, incapable de trahison, devenu incapable d’action etsouhaitant vainement la paix en pleine guerre, un traînard jouantde la flûte sur le derrière de l’armée.

Quand sœur Justine sonna chez l’abbé, labonne, cette vieille Zoé proprette, plate et froide, qui avaitl’œil d’un inspecteur de police, la reconnut, et ditsèchement&|160;:

–&|160;Je ne sais pas si monsieur le supérieurva pouvoir vous recevoir&|160;;… ça m’étonnerait&|160;: il part cesoir.

–&|160;Pour Paris, peut-être&|160;? demandasœur Justine.

–&|160;Non, pour les eaux de Vichy. Ellerevint, après cinq minutes.

–&|160;Entrez, mais ne restez paslongtemps.

Elle leur montra, de l’épaule soulevée, laporte, qu’elles avaient plus d’une fois franchie, de la salled’attente, et rentra dans sa cuisine.

L’abbé parut presque aussitôt, venant de sonsalon, ne s’excusa pas de recevoir les sœurs dans la salled’attente, s’assit dans le fauteuil Voltaire en tapisserieconventuelle, et dit&|160;:

–&|160;Je vous écoute.

Puis il ferma les yeux.

Elles avaient pris les deux seules chaises depaille de la pièce. L’abbé, dans le fauteuil, penché en avant, lescoudes appuyés sur les genoux, dodelinait la tête et grognait auxexplications de sœur Justine, pour faire voir qu’il ne dormaitpas.

–&|160;Que faire, monsieur le supérieur&|160;?demanda celle-ci en terminant. Nous sommes averties que notre écolesera fermée après-demain. Devons-nous résister&|160;?

–&|160;Assurément non&|160;! dit l’abbé enouvrant les yeux et la bouche en même temps, et en parlant d’un aird’autorité. Je m’y oppose&|160;! Et la maison mère&|160;? Vousvoulez donc faire fermer la maison mère&|160;?

–&|160;Non, monsieur le supérieur, maisaffirmer notre droit. Si on n’entend pas tomber les pierres du mur,qui se doutera que l’on démolit, qu’on fait des ruines, et que cen’est pas volontairement que nous quittons nos enfants&|160;?

L’abbé dit&|160;:

–&|160;Ne provoquons pas…

–&|160;Mais, monsieur le supérieur, on nousvole, on nous met à la porte, on nous arrache nos enfants, on nousinterdit la vie en commun…

–&|160;Permettez&|160;!

–&|160;… La vie en commun, à Lyon tout aumoins, monsieur le supérieur. Nous devons avoir quitté l’écoleaprès-demain, et nous retirer à la maison mère.

–&|160;Qui vous a dit cela&|160;?

–&|160;Mais, les gens de la police&|160;! Oùvoulez-vous que nous allions&|160;?

–&|160;Il n’est pas possible, fit l’abbé, enrajustant ses lunettes, et en regardant, l’une après l’autre, lesdeux religieuses, il n’est pas possible, vous entendez bien, à lamaison mère de vous recevoir… Elle est comble…

Les deux femmes avaient sursauté. Elles direntensemble&|160;:

–&|160;Comment&|160;! ne pas rejoindre nosmères&|160;?

–&|160;J’en suis avisé, reprit l’abbé, par unelettre de la supérieure générale, lettre désolée… et j’allais vousen écrire moi-même, avant mon départ&|160;: on n’a plus deplace.

–&|160;Mais alors&|160;?

Il leva les deux mains, pour dire&|160;:«&|160;Évidemment&|160;!&|160;»

–&|160;C’est la séparation&|160;?

Il inclina la tête.

–&|160;Se laïciser&|160;?

Il s’inclina de nouveau.

–&|160;Quitter sœur Danielle, sœur Edwige,sœur Léonide, sœur Pascale&|160;?

–&|160;Ma chère fille…

–&|160;Ne plus enseigner nos enfants, revenirau monde, tout perdre&|160;! Vous ne l’avez pas dit&|160;? Il nousest permis de télégraphier à la maison mère&|160;? Elle pourra…

–&|160;Je sais ce qu’elle pourra faire,interrompit l’abbé Le Suet, et c’est peu de chose.

Il ouvrit un tiroir, et prit, entre l’index etle pouce, quelques pièces de monnaie enveloppées dans un fragmentde journal.

–&|160;Très peu de chose… La maison mère esttrès pauvre&|160;; elle a trois mille religieuses à nourrirquotidiennement, et inutilement. Je suis chargé de vous remettre, àchacune, quarante francs. Ce sera la petite provision, le petitviatique… Une dame généreuse a préparé, je le sais aussi, descostumes pour laïcisées. Vous passerez chez elle, en quittantl’école, et vous recevrez un vêtement complet.

–&|160;Et nous irons&|160;?

L’abbé se leva, et, faisant une grimacetriste, à cause de l’embarras où cette conversation lemettait&|160;:

–&|160;Où vous pourrez, hélas&|160;!… Tout estplus fort que nous, mes pauvres filles… Je regrette d’avoir en vainprophétisé ce qui se passe… Sacrifiez-vous… Laissez passer latourmente…

Il souffrait, sincèrement, de voir, devantlui, les deux femmes qui s’étaient levées, pâles comme leur guimpe.Sœur Justine hésita un moment, puis elle se décida à ne pasinsister, et balbutia&|160;:

–&|160;Adieu, monsieur le supérieur, nousn’oublierons pas vos bontés… Nous nous recommandons à vosprières.

Elles s’inclinèrent avec déférence, etrepassèrent la porte.

Au tournant de la rue, sœur Danielle, sanss’arrêter, dit&|160;:

–&|160;Passio Domini nostri JesuChristi…

Sa parole était ferme, tremblante d’énergie etd’indignation. La religieuse regardait le quai, les maisons, laville, et en eux elle voyait le monde, auquel elle venait d’êtrerejetée et ramenée violemment, contre lequel elle protestait detoute la force de sa volonté, parce qu’il était le trouble,l’impureté, le blasphème, l’orgueil de la parure, le contraire dela paix. Elle sentait en elle la révolte de la vierge, de la femme,de la paysanne de race énergique, et elle dominait tout, saufl’émotion de ses nerfs qui chassaient le sang de sa belle figure demédaille romaine, et l’amassaient dans son cœur angoissé. SœurJustine pensait déjà aux mesures qu’elle devait prendre. Il y avaitlongtemps qu’elle avait jugé les hommes, et pardonné d’avance cequ’ils lui feraient subir d’injustices et d’affronts. Là, dans larue, dès le premier pas, elle avait pris une résolution, elle enméditait d’autres. Et le seul signe auquel on eût pu reconnaîtreson émotion, c’était la vigueur inusitée de son allure. La vieillereligieuse allait grand train, délibérément, les yeux à vingt pasen avant, comme un soldat.

–&|160;Où allons-nous&|160;? demanda sœurDanielle.

–&|160;Mais, chercher conseil&|160;! dit lasupérieure, avec cette sorte de rire bref qui enveloppait sonautorité et la rendait bon enfant. Ce n’est pas un conseil que nousavons reçu là&|160;!

–&|160;C’est la fin de l’Institut, murmurasœur Danielle.

–&|160;Il ne faut pas que cela soit la fin dessœurs, ma chère fille.

–&|160;Et qui peut donner un conseil, mamère&|160;?

–&|160;Les saints&|160;: il y en a toujours,et il n’y a qu’eux.

L’autre comprit tout de suite qu’ellesallaient trouver l’abbé Monechal. En effet, arrivée à l’extrémitéde la place Bellecour, sœur Justine tourna à gauche, et continua demarcher jusqu’au pied des hauteurs de la Croix-Rousse.

L’abbé Monechal habitait une de ces ruessur-habitées du quartier des Terreaux, qui renferment, derrière desfaçades plates, enfumées, léprosées par la pluie et par l’ombre,les magasins et les bureaux de nombreux marchands et fabricants desoie.

Entre deux de ces comptoirs, au-dessusdesquels logent des ménages de commis et d’ouvriers, dans unimmeuble banal, indéfiniment réparé, cloisonné et resali au coursdes temps, il avait fait choix d’un rez-de-chaussée qui eût convenuà une famille de miséreux. Le logement convenait au prêtre ami despauvres et tout dévoué à leur service. On montait troismarches&|160;; la porte n’avait pas de sonnette, et on entrait dansune pièce à peine meublée, aux murs revêtus de plâtre, qui ouvraitelle-même sur une seconde pièce, plus petite, sans porte, oùl’abbé, le soir, disposait lui-même un lit de camp, dissimulé dansun placard. Il recevait là, tous les matins et une partie del’après-midi, la clientèle énorme de la misère, de la faim, de laplainte, de la rouerie, du vice et souvent de la vertu qui s’ignoreet qu’on ne sait comment soulager. On attendait dans ce qu’ilappelait le salon, et, à son tour, chacun allait quêter le prêtre,ancien «&|160;soyeux&|160;» devenu missionnaire libre, et déjà auxtrois quarts ruiné par cette cause exceptionnelle et superbe deruine&|160;: la charité.

Sœur Justine et sœur Danielle n’eurent pasbesoin d’attendre&|160;: il n’y avait personne dans le«&|160;salon&|160;».

Quand elles furent dans la seconde pièce,elles virent, au-dessus de la table de bois blanc, l’échine ployée,courbée, affalée de l’abbé qui dormait. Sur les deux bras croiséset formant giron, le front était caché, et l’on n’apercevait, enarrivant, que deux manches de soutane, un occiput large, sanstonsure, aux cheveux drus, blancs, coupés ras, et un dos voûté quela respiration soulevait en mesure. Les deux religieuses, parrespect, s’arrêtèrent à trois pas de la table, sans rien dire.D’autres eussent fait un peu de bruit. Sans s’être consultées,elles remuèrent ensemble les lèvres, priant tout bas pour l’hommelas de ce lourd fardeau de la vie d’œuvres, plus lasqu’elles-mêmes, et tout seul. L’épreuve de la solitude leurparaissait déjà plus rude. Mais il y a de mystérieuses cloches,dans les âmes ardentes. La partie de l’âme qui ne dort jamais, leveilleur du navire à l’ancre, éveilla l’équipage. Le prêtre relevala tête, regarda devant lui, passa la main sur ses paupières, etdit, sans embarras&|160;:

–&|160;Pardon, mes sœurs, cela m’arrivequelquefois&|160;: je vieillis.

Sa mémoire ne lui rappelait pas encore quiétaient ses visiteuses.

Le nom lui revint. Une petite inclination dela tête en témoigna.

–&|160;Sœur Justine, je crois, et sœurDanielle&|160;?… Oui, asseyez-vous donc… Vous venez me recommanderquelqu’un, mes bonnes filles&|160;?

Elles demeurèrent debout, les mains rentréesdans leurs manches. Elles se ressemblaient presque, en ce moment,leurs deux visages étant pétris par la même idée souveraine etdouloureuse. On eût dit, à leur attitude, qu’elles comparaissaientdevant le tribunal de Dieu.

–&|160;Nous avons un grand malheur, dit sœurJustine, et nous venons à vous pour savoir que faire.

Elle commença de raconter les événements desderniers jours. L’abbé Monechal écoutait, les yeux demi-clos etattentifs, les mains posées à plat sur la table. Son frontdécouvert, bossue, ridé, son gros nez ferme du haut, souple au boutet dévié à gauche, sa mâchoire large et en relief, ses jouescreusées là où les dents manquaient, ses lèvres fanées, tombantesaux angles, marquées du pli de la pitié, disaient à la fois lavigueur et la fatigue de cet homme, qui n’était pas encore un vieilhomme, mais dont l’esprit, le cœur, les mains, les lèvres, avaientbeaucoup travaillé pour l’amour si rare des autres hommes.

En écoutant sœur Justine, l’abbépensait&|160;: «&|160;Encore les pauvres qui vont souffrir&|160;!Comme l’impiété les déteste, ces amis de Jésus-Christ&|160;! C’estcontre eux que tout se fait.&|160;»

Et comme c’étaient là des pensées habituellespour lui, ses traits ne changèrent pas.

Mais quand la supérieure en fut venue àdire&|160;: «&|160;Nous sortons de chez monsieur le chanoine LeSuet, il nous a dit que la maison mère ne pouvait plus nousrecevoir, et qu’il fallait quitter l’habit, et rentrer dans lemonde…&|160;»

–&|160;Rentrer dans le monde&|160;! s’écrial’abbé.

Ses yeux s’ouvrirent tout grands, et il yparut une force qui n’a pas d’âge, une lumière nette, bleu foncé,en faisceau droit, comme le regard des phares, qui va chercher auloin ceux qui se perdent.

–&|160;Rentrer dans le monde&|160;! Ah&|160;!mes pauvres, que j’en souffre avec vous&|160;! Votre communautéagonise, et vos ennemis s’en réjouissent, quand vos amis ne levoient pas encore&|160;! Des âmes parfaites&|160;! Dessaintes&|160;! Vous en aviez parmi vous&|160;! C’était l’œuvre d’unsiècle et de la grâce quotidienne. Combien faudra-t-il de tempspour qu’elle se reconstitue, la source des saints&|160;? Etcombien, pour que les saints s’affadissent&|160;? Car c’est vitedit&|160;: rentrez dans le monde&|160;! Mais vous n’y avez jamaisvécu, en somme&|160;! Vous n’êtes pas faites pour lui&|160;! Vousn’avez pas fait de noviciat pour cette vie-là&|160;! Vous n’êtespas appelées, vous n’êtes pas préparées&|160;! Ah&|160;! mesfilles, mes pauvres filles&|160;!…

Elles baissaient la tête.

–&|160;Oui, je crains pour plusieurs,continua-t-il. Les fleurs délicates sont les plus vite roussies. Ily aura des âmes ruinées. Et parmi celles qui résisteront, combienpeu ne seront pas abaissées&|160;!

Il vit que sœur Danielle pleurait, et il levases épaules lasses.

–&|160;Excusez-moi, ce n’est pas bien, à moi,de vous faire pleurer&|160;; ce n’est pas mon rôle. Ce que je viensde vous dire ne sera, j’espère, pas vrai pour vous.

–&|160;Que devons-nous faire&|160;? répétasœur Justine.

–&|160;Vous n’avez pas le choix. Vous serezrelevées de vos vœux d’obéissance et de pauvreté&|160;; vous vivrezdans la vie médiocre et par conséquent dangereuse… Tâchez, vous, lasupérieure, d’abriter vos filles le plus possible…

–&|160;J’en ai de jeunes.

–&|160;Je le sais&|160;; vous prierez deuxfois pour les jeunes et une fois pour les vieilles. Vous prierezdans la perpétuelle contrariété de la vie. C’est une prièrepuissante. Il faut qu’elle le soit, pour que la somme des méritesne diminue pas en France…

Il se leva, et marcha dans l’étroite cellule,le long de la table, la tête penchée.

–&|160;Faites attention encore, sœur Justine,que, si vous n’êtes plus supérieure, vous restez responsable.

–&|160;Oui, monsieur l’abbé.

–&|160;Vous me promettez de n’en abandonneraucune&|160;?

–&|160;Je les aime toutes. Et pour le présent,monsieur l’abbé&|160;?

–&|160;Pour le présent, je veux vous voirpartir dignement, comme on meurt.

–&|160;C’est bien cela&|160;! murmura sœurDanielle.

–&|160;D’abord, il faut faire une distributiondes prix.

–&|160;Dire adieu à nos petites, aux mères,aux anciennes de chez nous, n’est-ce pas&|160;? J’y pensais,interrompit sœur Justine. Ah&|160;! que je suis contente que voussoyez d’avis…

Et, les voyant déjà toutes, elle avait reprisson expression de joie robuste.

–&|160;Vous n’avez pas la force de résister,reprit l’abbé, mais il faut au moins que le droit meure bien, commeceux qui doivent ressusciter. Vous ne vous en irez pas devous-mêmes&|160;; vous céderez à la violence. Il n’est pasnécessaire qu’il y ait du bruit et des coups, mais il estnécessaire qu’il y ait des témoins pour dire un jour&|160;:«&|160;Elles ne nous ont pas quittés&|160;; on les achassées&|160;; elles voudront bien revenir&|160;:rappelons-les&|160;!&|160;»

Il se tourna brusquement du côté des deuxfemmes&|160;:

–&|160;Vous n’avez pas le sou&|160;?

–&|160;Pardon, monsieur l’abbé, quarantefrancs chacune, que monsieur l’abbé Le Suet nous a remis, de lapart de la communauté. Elle ne peut pas faire plus.

L’abbé les considéra un moment, sans dire cequ’il pensait. Puis il leva la main. Elles s’agenouillèrent toutesles deux, d’un même mouvement.

–&|160;Je vous bénis, dit le prêtre.

Elles se relevèrent, saluèrent, et, l’unederrière l’autre, quittèrent la maison et descendirent dans larue.

Dix minutes plus tard, l’abbé Monechal sortaità son tour, et, prenant son chapeau, qui avait de longs poilsébouriffés, sauf sur le bord tout usé, rasé et meurtri par lapression des doigts, – l’abbé saluait tant de petit monde&|160;! –il se dirigeait vers la Saône. Le vent chaud promenait dans lesrues de la poussière, et dans le ciel de gros nuages, violets etlourds comme des figues mûres. L’abbé suivit le quai Saint-Vincent,au pied de la colline de la Croix-Rousse, et, parvenu à l’endroitoù le fleuve est étroit entre deux rives abruptes, s’engagea dansle Cours des Chartreux, avenue qui monte en tournant, et qui sertitla hauteur.

Presque au sommet, dans une maison sévère,reste d’un vaste hôtel en partie détruit, M.&|160;Talier-Décapyhabitait depuis l’époque, déjà lointaine, où il avait perdu safemme. Il vivait seul. Il s’était retiré des affaires depuisquelques mois. Il en mourait. Avec lui allait s’éteindre un grandnom, une des gloires de l’industrie de la soie.

Laborieux, absorbé par le travail dès sajeunesse, méditant longuement une résolution, ce qui pouvait lefaire passer pour irrésolu, mais prodigieux de hardiesse et deténacité dans l’œuvre commencée, créateur de fabriques ou decomptoirs en Perse, aux Indes, au Japon et aux États-Unis, attentifau mouvement commercial dans le monde entier, très informé et trèssûr de lui-même dans ces questions qui, presque seules,l’intéressaient, il avait triplé, par son labeur, les capitauxconsidérables hérités de son père. Ayant vécu, en outre, pendantsoixante-dix ans, sur le revenu de son revenu, il avait ajouté unefortune d’épargne à ses gains d’industrie. Le goût de la dépenselui manquait, mais il n’était pas avare. Il avait même le sentimentde la responsabilité de la richesse. Et c’est une des deux raisonsqui lui avaient fait dire, un jour, cinq ans plutôt, à l’abbéMonechal&|160;: «&|160;Quand tu me verras sur le point de mourir,avertis-moi.&|160;» L’autre raison était d’ordre religieux.

L’abbé Monechal n’avait jamais douté del’affection, ni de l’énergie morale de M.&|160;Talier-Décapy. Ilmontait cependant la côte avec plus de lenteur et d’essoufflementque de coutume, pensant qu’il allait rendre à son ami un servicedifficile et cruel.

Quand il fut devant la porte, sans se donnerle temps de respirer, il sonna. Le valet de chambre dit tout desuite, avant la question&|160;:

–&|160;Oui, monsieur.

–&|160;Comment va-t-il&|160;?

–&|160;Mal, monsieur l’abbé. Il a le cœur quilui saute. Il se promène encore, mais il dort dans sonfauteuil…

–&|160;On n’y dort jamais longtemps,hélas&|160;! dit l’abbé, qui avait dû s’arrêter lui-même, le cougonflé de sang, au bas de l’escalier, car il était de ceux quel’émotion détruit peu à peu.

Au second étage, le valet de chambrel’introduisit dans une vaste chambre éclairée par quatre fenêtres,deux ouvertes à l’occident, et deux au sud.

–&|160;Tiens, c’est l’abbé&|160;! dit une voixencore ferme.

Un homme de petite taille, mince, autourduquel flottait une redingote, se leva en trois temps, en troisefforts prudents, du fauteuil placé devant une des fenêtres du sud.M.&|160;Talier-Décapy ressemblait à une ablette&|160;; il en avaitles joues plates, et l’œil vitreux&|160;; il en avait eu lavivacité, autrefois, car quelque chose à présent domptait sesmouvements.

–&|160;Eh bien&|160;! Monechal, dit-il aprèsavoir pris difficilement sa respiration, tu n’es pas venu me voirdepuis trois mois. Je suis cependant malade, va&|160;!

–&|160;J’ai trop de pauvres, mon ami, lesriches ont des aises.

–&|160;Pas moi&|160;! Je n’ai que la vue deLyon. Cela, oui, je le confesse, c’est une satisfaction pour unimpotent. Viens voir&|160;?

Il s’inclina, d’une façon cérémonieuse quicontrastait avec le tutoiement, laissa l’abbé s’approcher de lafenêtre et se mettre en pleine lumière, tandis que lui-même, un peuen retrait, il considérait avec attention les yeux de son ami quiregardait la Saône et la ville toute violette sous les nuéesd’orage.

L’abbé était debout. Son visage avait pris uneexpression recueillie et grave.

–&|160;Dans tes yeux je vois tout Lyon,l’abbé&|160;!

Le prêtre ne bougea pas.

–&|160;Je vois la Saône dans tes yeux, ellebrille. Tiens, il doit y avoir des chalands, remontés par leScorpion, vers Vaise&|160;; je vois la flèche deSaint-Paul, les flèches jumelles de Saint-Nizier, le dôme del’Hôtel-Dieu, les toits innombrables des Terreaux et de Bellecour…Comme tu es grave, l’abbé&|160;! Que cherches-tu&|160;?

–&|160;Je cherche à compter les églises, etles hosties qui veillent sur Lyon… Veux-tu te mettre à genoux avecmoi&|160;?

M.&|160;Talier-Décapy connaissait l’abbédepuis trop longtemps pour s’étonner&|160;; il s’agenouilla.

Pendant une minute, on n’entendit aucun bruitdans la chambre du Cours des Chartreux. L’abbé se releva lepremier, et, faisant asseoir M.&|160;Talier-Décapy, tandis que luimême il restait debout, dans la lumière, appuyé au chambranle de lafenêtre&|160;:

–&|160;Comme cela, dit-il, tu ne vas pasmieux&|160;?

–&|160;Le médecin voudrait me le fairedire&|160;; pour ne pas le contrarier, je le laisse m’expliquer lessignes du mieux&|160;; au fond, je me sens très malade.

–&|160;Tu as raison, dit l’abbé.

L’autre eut un éblouissement rapide, et ilferma les yeux, comme si une lumière trop forte l’avait offensé. Ilaccusa le coup, mais il n’eut pas un geste, pas un recul, pas unepâleur plus grande, pas un changement de voix. Seulement son regards’attacha passionnément aux yeux de l’abbé, qui ne se détournèrentpas, et n’essayèrent point d’atténuer les mots, mais qui setroublèrent, et, tout autour des paupières, devinrent brillants.Des deux hommes en présence, il semblait que le plus atteint fût leprêtre.

–&|160;Je t’ai promis de t’avertir, ditcelui-ci. Je le fais.

–&|160;Les autres m’auraient trompé jusqu’aubout, répondit l’industriel. Je te remercie. Crois-tu que ce soitlong&|160;?

–&|160;Fais comme si ça ne devait pasl’être.

Il y eut un temps de muettes communicationsentre les deux hommes. L’idée de la mort, celle de leur amitié, lesunissaient en ce moment, et remplissaient les secondes silencieusesqu’ils vivaient. Par la fenêtre, le murmure de l’immense villeentrait, et très loin, à l’horizon, un nuage, comme un sac degrain, laissait couler sa pluie.

M.&|160;Talier-Décapy redressa, avecbrusquerie, son buste appuyé au dossier du fauteuil, et, saisissantles mains de l’abbé, le fit asseoir à sa gauche.

–&|160;Mon ami, dit-il, que dois-je faire dela lourde fortune que je vais quitter&|160;?

Il ajouta, avec mélancolie&|160;:

–&|160;Elle m’a été difficile à acquérir et àdéfendre, j’aimerais la bien distribuer&|160;; je ne déshérite pasmes cousins, je veux qu’ils aient seulement le raisonnable. Il y atant de placements utiles, quand on en est où j’en suis&|160;!Veux-tu m’aider&|160;?

–&|160;Non, dit nettement l’abbé. Il me resteassez pour mes œuvres. Non, si j’ai un conseil à te donner, c’estde suivre, en cela, ton cœur de Lyonnais.

–&|160;Et encore&|160;?

–&|160;Va à travers les rues, mon ami,regarde, souviens-toi, laisse-toi toucher… Quand tu auras fait taprovision de légataires, ajoute une pauvre femme.

–&|160;Laquelle&|160;?

–&|160;Tu sais que les sœurs de la placeSaint-Pontique vont être chassées&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Dans quelques jours.

–&|160;Ah&|160;! Monechal, je suis content dequitter ce monde pour retrouver la justice&|160;!… Tu dis que jedois donner à l’une de ces femmes&|160;?

–&|160;Oui, ce serait bien&|160;; à lasupérieure&|160;; une petite somme&|160;; elles sont toutespauvres&|160;; il ne faut pas qu’elles soient riches&|160;; il fautque l’épreuve reste l’épreuve&|160;; mais pas trop rude, tout demême. Promets-moi de passer chez elles&|160;?

–&|160;Je te le promets… Tu reviendras mevoir&|160;?… Je dois avoir avec toi une conversation finale… Ilfaut un peu de préparation. Tu reviendras, n’est-ce pas&|160;?

L’abbé ne se sentit pas la force de répondre.Il se leva. Les deux amis se séparèrent sans effusion, gravement,pénétrés, l’un pour l’autre, d’une admiration qui ne parut pas. Et,à peine M.&|160;Monechal avait-il franchi la porte, queM.&|160;Talier-Décapy donna l’ordre de téléphoner pour avoir unfiacre à sa disposition.

Deux heures plus tard, épuisé de fatigue,ayant parcouru une partie de la ville, et dressé une longue listede légataires, – œuvres et hommes, – entre lesquels il partageaitsa fortune, l’industriel s’arrêtait devant la porte de l’école, surla place Saint-Pontique.

Il avait de la peine à se tenir aussi droitque de coutume.

Ce fut sœur Justine qui le reçut, dans lepetit parloir, à droite de l’entrée. Elle arriva, pressée, agile etsereine. M.&|160;Talier-Décapy ne la connaissait pas. Ils’attendait à voir une femme, inquiète ou en larmes. Et il ne puts’empêcher de le marquer.

–&|160;Est-ce que vous n’êtes pas chassée devotre école, ma sœur&|160;?

–&|160;Hélas&|160;! si, monsieur…

–&|160;Sera-ce bientôt&|160;?

–&|160;Sûrement.

–&|160;C’est que je voudrais savoir quellesera votre adresse, après l’événement… J’aurai peut-être à vousparler,… ou à vous faire remettre un petit secours… Je suppose quevous en aurez besoin&|160;?

–&|160;Ma foi, monsieur, si vous pouviez medire où je logerai dans huit jours, vous me feriez plaisir&|160;!dit en riant sœur Justine… Pas une de nous ne sait ce qu’elledeviendra… Envoyez-moi, par la poste, ce que vous voudrez&|160;;cela me suivra…

–&|160;À moins qu’on n’arrête l’argent aupassage&|160;? Ma pauvre sœur, laissez-moi vous dire que vousn’êtes pas forte en affaires&|160;!

–&|160;En effet, monsieur, mais aussi, cen’est guère ma vocation de me défendre.

M.&|160;Talier-Décapy se borna à prendre parécrit le nom de famille de sœur Justine, et, rentré chez lui, ilajouta ces lignes à une longue suite d’autres legs&|160;:«&|160;Mes héritiers feront en sorte de retrouver madame MarieMathis, en religion sœur Justine, supérieure de l’école de la placeSaint-Pontique, et lui feront parvenir la somme de trois millefrancs, dont elle disposera, pour le bien de ses sœursdispersées.&|160;»

Il ne se doutait pas qu’il venait,indirectement, de secourir cette petite Pascale, la fille du maîtrecanut qu’il avait si longtemps fait travailler, et qui était morten tissant une robe de cour, pour le couronnement du roid’Angleterre.

Le soir du même jour, et dans ce même parloiroù elles étaient venues se réfugier, à cause du violent orage quirendait impossible l’habituelle récréation dans la cour ou sous lepréau, les cinq religieuses se retrouvaient réunies. Elles avaientpris des chaises et s’étaient assises, formant un petit cercle,près de la fenêtre, dans la pénombre subitement rompue par leséclairs. Chaque fois que la cellule s’illuminait, avant que lagrisaille de la nuit fût retombée sur les murs, on voyait une oudeux mains qui se levaient, et qui signaient un front et unepoitrine voilés de blanc. La supérieure, tournant le dos à la rue,racontait les deux visites qu’elle avait faites, l’après-midi. Elledisait la fin de tout espoir de vie commune, l’obligation, pourchacune des pauvres femmes présentes, de rentrer dans le mondequ’elles avaient quitté depuis cinq ans, depuis dix ans, depuisvingt ans ou plus, et de chercher l’asile, la protection, le painqui manquaient tout à coup. Et, à mesure qu’elle parlait, les mainspromptes au geste divin se levaient moins fréquemment.

Personne ne bougeait plus, quand sœur Justineacheva son récit.

Personne ne lui répondit, ni ne l’interrogea.Les gouttes de pluie, fouettantes comme la grêle, faisaient sonnerles vitres. Après un silence, la supérieure demanda&|160;:

–&|160;Vous allez écrire tout de suite, mesfilles, et vous prierez vos familles de vous recueillir, enattendant que j’aie trouvé une place, pour une ou deux peut-être,dans une école. Mais il faudra un peu de temps.

Sœur Danielle et sœur Edwige baissèrent latête, pour dire qu’elles obéiraient.

–&|160;Je n’ai plus du tout de famille, ditsœur Léonide.

–&|160;Moi, dit sœur Pascale, je n’ai qu’unecousine, et loin d’ici.

–&|160;Je voulais vous parler de cela,justement, répondit sœur Justine.

Restez, pendant que les autres iront faireleurs lettres.

La supérieure et sœur Pascale demeurèrentseules, l’une en face de l’autre. Ce qui survivait de jour, ce quise levait de clarté d’étoiles, entre les nuages divisés, baignaitle visage et le haut du voile de sœur Pascale. Ses mains étaientdans l’ombre, jointes sur ses genoux. Ses lèvres s’entr’ouvraient,à cause de l’émotion qui la rendait haletante.

–&|160;Ma petite sœur Pascale, dit la vieillefemme, c’est pour vous que mon inquiétude est la plus grande. Vousêtes si jeune&|160;!

Elle pensait tristement&|160;: «&|160;Et sijolie&|160;!&|160;»

–&|160;Vous n’avez plus que de lointainsparents, à Nîmes, n’est-ce pas&|160;? Oui&|160;; mais, avant devous confier à eux, vous, mon trésor le plus fragile, je veuxsavoir… Sont-ils de bonnes gens, serez-vous en sûreté près d’eux,si je vous laisse aller&|160;?

–&|160;Où voulez-vous que j’aille, ma mère, sice n’est pas chez eux&|160;? Je n’ai pas de métier.

Elle avait rougi. En apprenant, tout àl’heure, que la dispersion était décidée, dans le plus vif de sonchagrin, au milieu de ses sœurs atterrées, elle avait senti surgiret grandir en elle cette pensée de Nîmes&|160;; elle avait revu, enune seconde, la maison des Prayou, la colline de Montauri, la villeprochaine, et revécu les jours où on l’avait comblée d’amitiés etde gâteries. Et comme sa jeunesse aussitôt, à peine la porteouverte au rêve, avait frissonné, Pascale, habituée à discerner lesmouvements de l’esprit, était avertie qu’il y avait là un attraitde plaisir et, par conséquent, pour elle, un danger. Elle y cédaitdéjà, en répondant évasivement.

–&|160;Je sais bien, reprit sœur Justine, quevous n’avez pas de métier, et que, de toutes mes filles, vous êtescelle qui a le plus grand besoin de se reposer. La poitrine estfaible. En attendant que je puisse vous replacer dans une école, –si je le puis, – ce serait parfait, pour vous, de vivre à lacampagne, et dans le Midi. Mais, avant toute chose, dites-moi quel’âme n’en souffrira pas&|160;?

Sœur Pascale ne regardait plus les yeux desœur Justine, attentifs dans l’ombre et inquiets&|160;; elleregardait, par la haute vitre de la fenêtre, les nuages en fuite,qui voilaient puis laissaient derrière eux les étoiles. Et elledit, ne voulant pas se déjuger, mais troublée d’être prise pourjuge de sa propre vie&|160;:

–&|160;Je ne le crois pas dangereux pour moi…Il saura qui je suis… Peut-être même est-il marié… Quant à ma tantePrayou, elle s’était montrée comme une mère…

La pluie tombait moins fort. Les ruisseauxfaisaient un bruit de cascades sur la place déserte.

–&|160;Alors, vous écrirez à Nîmes, dit sœurJustine.

Et les deux femmes se levèrent.

Dès le lendemain, qui était le 20 juin, et unvendredi, les sœurs connurent le jour qui serait le dernier de leurpetite communauté, et la manière dont on procéderait envers elles.Ursule Magre avait renseigné la police. On pouvait, avec un peu dediplomatie, éviter l’ennui d’un déploiement de force contre desfemmes, ce spectacle des portes brisées à coups de hache, desperquisitions dans les cellules crochetées, ce bruit, cesprotestations, toute cette apparence de vol à main armée, aveclaquelle on risque d’indisposer les foules. Il suffirait dereparler habilement de la maison mère. Un commissaire vint toutexprès trouver la supérieure. C’était un homme d’aspect bon etjovial, qu’à distance on devinait familier et qui l’était, eneffet. Il le prit sur ce ton, d’abord, avec sœur Justine, qui lerecevait debout, dans le corridor, à quelques pas de la porte.«&|160;Ma pauvre dame, dit-il, mon métier n’est pas toujours drôle…– Le mien ne l’est jamais, interrompit sœur Justine. Vous venezpour m’expulser&|160;? – Non, madame, remettez-vous, et causonssans nous fâcher, si c’est possible. Je viens vous notifier ledécret de fermeture de l’école et l’ordre de quitter l’immeuble. –Qui est à nous. – Cela ne me regarde pas. Il faut le quitter. Je nesuis pas un méchant homme. Je veux bien prendre votre jour, mais àcondition qu’il n’y ait pas d’esclandre, pas de manifestation… Vousavez dans vos mains le sort… – Je sais… – Alors,entendons-nous&|160;?&|160;» Humiliée, les mains pendantes etcroisées sur sa robe, surveillant ses paroles pour ne pascompromettre cette maison de Clermont où la race des saintespourrait peut-être se former encore, mais ne baissant point lesyeux, et n’avilissant pas sa défaite par le ton de la prière ou dela peur, sœur Justine exposa ses résolutions très réfléchies àl’homme de la police. Elle voulait un délai de huit jours, pourpréparer le départ de ses sœurs. Elle voulait faire la distributiondes prix. Elle voulait que cette distribution eût lieu le vendredi,jour de la Passion. Elle voulait enfin qu’un agent vînt lui mettrela main au collet, comme à un malfaiteur. Après quoi ellepartirait, le soir même. Elle s’engageait, d’ailleurs, à ne pasrépandre le bruit de la dispersion prochaine, à ne pas révélerl’heure où les religieuses de Sainte-Hildegarde quitteraient lequartier.

L’homme discuta pour la forme, et accepta.

Il avait obtenu ce qu’il était venuchercher.

La semaine qui suivit ressembla aux dernièressemaines de chaque année scolaire. Quand les maîtresses annoncèrentaux élèves que, par extraordinaire, la distribution aurait lieu le27 juin, il y eut des étonnements. Le lendemain, les parentsréclamèrent&|160;; plusieurs menacèrent de retirer leurs enfants àcause de la trop grande longueur des vacances&|160;; quelques-unscomprirent. Puis la rumeur parut se calmer. À l’école, oncomposait, on faisait passer des examens, on dressait des listes,et les sœurs se couchaient tard, afin de corriger et de classer lescopies. On essayait de parler de «&|160;la fête&|160;», comme onfaisait d’ordinaire. Sœur Pascale et sœur Edwige durent mêmepréparer, par ordre de sœur Justine, des guirlandes de buis, qu’ilétait d’usage de suspendre autour de la salle, le jour de ladistribution. Jusqu’au dernier moment, la tradition réglait la viedu couvent. Elles furent aidées, dans ce travail, par une jeunefille du quartier, de la place même, Louise Casale, repasseuse deson état, anémiée en ce moment, et incapable de reprendre le fer etde respirer l’oxyde de carbone du fourneau. Les sœurs ne l’avaientpoint élevée. Elle était une ancienne élève de l’école laïque, trèsignorante de la religion, mais attirée par elle, mystérieusement,et qui avait cherché, depuis plusieurs mois, gentiment, lesoccasions de causer avec les sœurs, et de leur montrer sa clairesympathie. En rapportant du linge, un jour, puis un autre, elleavait connu, peu à peu, les cinq religieuses&|160;; elle venait des’offrir, ayant appris que la distribution serait prochaine, pourtravailler «&|160;aux décorations&|160;».

–&|160;Je connais un jardin, avait-elle ditavec son accent de Méridionale, où il y a trop de buis. Lejardinier est de mes amis… Oh&|160;! vous entendez&|160;: un simpleami. On a beau avoir été élevée à la laïque, on est quand même unehonnête fille&|160;!

–&|160;Tu en as les yeux, va, la Louise, avaitrépondu sœur Justine, et personne ne te prendra pour ce que tu n’espas. Veux-tu la preuve&|160;? Je vais te prêter sœur Léonide unedemi-journée.

Louise Casale avait battu des mains.

–&|160;Pas plus&|160;; vous irez couper lebuis, et vous trouverez bien quelque autre ami qui nousl’apportera&|160;?

–&|160;Oui, oui&|160;! ça m’amusera, puisqueje ne peux pas travailler&|160;!

Elle avait fait amener à l’école une charretteà bras toute pleine de feuillages, et maintenant, dans la grandesalle, nue comme les autres, – salle de réunion générale, salle derécréation quand il pleuvait, salle de spectacle, une fois par an,le mardi gras, où les petites jouaient une comédie, – trois femmes,debout et ayant entre elles un gros tas de verdure qui sentait lagarrigue chaude, liaient des brindilles de buis sur des cordestendues. Elles portaient chacune une provision de feuillages dansle pli de leur robe relevée. C’étaient sœur Edwige, sœur Pascale etLouise Casale. Celle-ci, grande, brune, élancée, large d’épaules età laquelle manquait seulement, pour s’épanouir en beauté, larichesse du sang, ne souffrait que de son métier, sûrement. Sesjoues maigres et d’une pâleur bleue, son nez étroit, portaient,comme des colonnes trop minces, ce front blanc, et ces yeuxdémesurés de longueur et enveloppés d’ombre.

C’était la veille de la distribution. On sehâtait. Louise Casale, et les autres, de distance en distance, surles guirlandes de buis, fixaient une rose en papier, de celles quiavaient servi à dix décorations semblables, et n’étaient fleurs quede bien loin.

–&|160;J’en ai vingt mètres au moins, ditLouise. Encore deux mètres, et j’aurai fini. Quelle heureest-il&|160;?

–&|160;Cinq heures et demie, dit sœur Pascale.Moi, j’ai les doigts verts. Heureusement nous ne posons lesguirlandes que demain matin.

Elle ajouta d’une voix changée&|160;:

–&|160;Ce sera joli, n’est-ce pas&|160;?

Elle ne reçut pas de réponse. On entendit,mêlé au bruit des buis froissés, le roulement des camions dans lesrues voisines. Puis Louise Casale reprit, résolument et à voixbasse&|160;:

–&|160;Sœur Pascale, je vous en prie,…dites-moi,… mais ne me trompez pas&|160;!

–&|160;Que voulez-vous que je vousdise&|160;?

–&|160;Eh bien&|160;! n’est-ce pas que vouspartez&|160;? Qu’il y a quelque chose&|160;? Qu’on vouschasse&|160;? N’est-ce pas que j’ai deviné&|160;?

Elles étaient l’une près de l’autre, commedeux tisserandes au bout de leur câble. Elles avaient cessé detravailler. Sœur Edwige elle-même fut atteinte par ces mots. Ellene se détourna pas. Mais ses doigts cessèrent de serrer les brinsde buis sur l’axe de la guirlande.

Sœur Pascale ne pouvait rien dire. Mais ellepouvait regarder cette enfant que le hasard, et je ne sais quoi deplus, rapprochait d’elle en cette heure suprême. Et c’est cequ’elle fit. Et à peine leurs yeux s’étaient-ils rencontrés,qu’elles se tendirent les bras l’une à l’autre et qu’elles sepressèrent, cœur contre cœur, en pleurant. Désespéranteamitié&|160;! Étrangères la veille, venues de si loin l’une versl’autre, elles se seraient aimées, elles allaient se quitter.

–&|160;Excusez-moi, sœur Pascale, dit Louiseen se séparant de la religieuse&|160;: cela me fait tant depeine&|160;! Vous me plaisiez tant&|160;!

Sœur Pascale avait repris, dans le pli de sarobe, quelques brins de feuillage&|160;; mais elle ne voyait plus,sans doute, la guirlande, malgré le jour doré qui emplissaitl’appartement, car ses mains ne faisaient plus que lissermachinalement les rameaux, comme si ç’avaient été des plumesfrisées qu’elle caressait pour les remettre en forme. Sous saguimpe, sa poitrine se soulevait. Sœur Pascale penchait la tête.Louise Casale, plus grande, se pencha aussi, et dit, approchant seslèvres du voile noir&|160;:

–&|160;Je ne suis pas dévote comme vous, maisj’aimais à venir chez vous… Il m’est passé des idées par l’esprit…Il y a seulement six mois, je ne vous connaissais pas, et j’endisais du mal, des sœurs, oui, je ne m’en gênais pas… À présent,quand je pense à me marier,… vous y avez pensé, aussi vous, avantd’être sœur&|160;?

–&|160;Oui, dit Pascale en redressant latête&|160;: comme nous toutes.

–&|160;Je voudrais, quelquefois, pas toujours,un mariage qu’on ne regrette jamais…

–&|160;Ce n’est pas facile.

–&|160;Vous ne comprenez pas&|160;: un mariagecomme le vôtre, qu’on ne regrette pas au fond de sa vraie âme…

–&|160;Oh&|160;! ma petite, dit Pascale, enquel moment vous me dites cela&|160;!

La repasseuse leva les épaules. Un rire tristesiffla dans ses dents.

–&|160;Oui, n’est-ce pas&|160;?… Ce sont desbêtises que j’aurais dû garder pour moi. C’est bien fini, allez…Quand vous serez parties, je serai pareille aux autres.

Sœur Edwige s’était détournée. Une grossepersonne, roulant sur ses jambes, entrait.

–&|160;Allons, mes enfants, dans deux minutesvous arrêterez les guirlandes… Ce sera la récréation… Je ne techasse pas, Louise&|160;!… Qu’as-tu, avec ton air detragédie&|160;?

Louise jetait à terre le buis qu’elle avaitserré dans sa robe.

–&|160;Que je m’en vais&|160;! Adieu, lessœurs&|160;!

–&|160;Est-ce qu’elle sait&|160;? demanda sœurJustine.

–&|160;Oui, répondit sœur Edwige.

La supérieure cria, dans le corridor, espérantque la voix rattraperait la visiteuse et son secret&|160;:

–&|160;Ne dis rien, Louise, par amitié pournous&|160;! Une réponse incertaine arriva, le long des murs, et,rompue par les échos, ne put être comprise.

–&|160;Venez en récréation, mes enfants,ordonna la supérieure.

Sœur Edwige et sœur Pascale lâchèrent ensemblela guirlande qu’elles venaient de nouer, et ensemble ellesdirent&|160;:

–&|160;C’est la dernière récréation&|160;!

Et comme sœur Justine avait déjà pris lechemin de la terrasse, elles la suivirent, se retrouvèrent l’uneprès de l’autre, sortirent en se donnant la main, ce qu’elles nefaisaient jamais, et marchèrent ainsi, sans se parler, jusqu’aubout de l’allée cimentée où attendaient les trois autresreligieuses.

Elles se rangèrent encore trois d’un côté,deux de l’autre, se faisant vis-à-vis. Les deux c’étaient Edwige etPascale. Mais elles ne restèrent pas sous le toit du préau, etdescendirent dans la cour. C’était la loi de leur vie et leurvocation qui les appelaient là. Comme les amants qui reviennent auxchoses et aux sites témoins de leurs amours et refont, dans lestraces anciennes, le chemin qu’ils firent une fois, elles avaientbesoin de passer leur dernière heure de liberté là où avaient vécu,toutes à la fois et de leur vie pleine, les enfants auxquelleselles s’étaient dévouées, les raisons de leur sacrifice, et lescauses innocentes de toutes leurs souffrances. En sortant de là,elles savaient que, tout à l’heure, elles iraient à l’église, etque, ce soir, il n’y aurait pas de veillée générale, à cause desderniers préparatifs pour le lendemain.

Le soleil, très incliné, dorait toute lapoussière de l’air, et il n’y avait pas un atome, pas un débrisinforme qui ne devînt de la lumière dès qu’il était soulevéau-dessus du sol. Le quartier travaillait, suait, souffrait, etachevait son jour d’été semblable aux autres jours d’été. Tous lesouvriers étaient à leur poste, les employés à leur bureau, lespatrons devant leur téléphone ou leur table de travail, donnant desordres. Cependant une perte immense se préparait pour euxtous&|160;: cinq femmes faisaient, dans cette cour, leur dernièrepromenade avant de quitter le quartier, et la ville. Elles parties,c’étaient d’innombrables existences moralement appauvries,modifiées, méconnaissables, privées de l’éducation, de l’influence,de l’exemple qui les eût faites bonnes ou meilleures. Une richesse,à laquelle beaucoup s’intéressaient moins qu’à l’autre, finissait.Une douleur que peu de personnes pouvaient plaindre groupait ettroublait, malgré l’habitude qu’elles avaient de se vaincre, cinqcréatures supérieures au monde.

Sœur Léonide elle-même était là, ayant laissés’éteindre son fourneau, qu’elle ne rallumerait plus. Toutes ellesavaient l’âme débordante d’émotion&|160;; mais, pour ne pasaccroître la peine des autres, chacune tâchait de contenir lasienne&|160;; sœur Justine, les traits plus tirés que de coutume,essayait de conserver cette allure enjouée et ce ton de mèrerésolue qui lui donnaient tant d’ascendant sur son royaume dequatre religieuses et de mille pauvresses&|160;; sœur Danielle,crucifiée au silence, attachée par sa volonté à cette croix plusdure aujourd’hui, et donc plus méritoire, s’exerçait à réprimer lescris d’indignation et de révolte qui emplissaient de tumulte soncœur, et, sur ses lèvres droites, elle réussissait à ne mettre quedes mots calmes, et un sourire héroïque et joli, comme un ruban àla garde de l’épée&|160;; sœur Edwige avait perdu de sa sérénité,et on eût dit qu’elle avait vieilli, et que, dans la nuit, au coinde ses deux yeux mauves, sur ses joues délicates, les ridess’étaient formées, légères encore&|160;; sœur Léonide, alerte,avait gardé son air de tous les jours&|160;; son gros oignon denickel, retenu par un cordon, dépassait de presque toute sa hauteurla poche ouverte à la ceinture, et elle le consultait, comme si sonoffice de réglementaire eût été sa plus importantepréoccupation&|160;; sœur Pascale pleurait, dès qu’elle regardaitune de ses compagnes. Demain, sœur Danielle et sœur Edwigepartiraient pour rentrer dans la famille ancienne, loin d’ici etloin l’une de l’autre&|160;; demain, sœur Léonide irait rejoindrele village où, à la dernière heure, on lui avait offert le posted’adjointe dans une école libre&|160;; demain, elle-même, laLyonnaise, elle quitterait Lyon pour Nîmes, où l’attendait sa tantePrayou.

Les cinq femmes se promenaient dans la cour,allant d’un mur à l’autre.

–&|160;Mes filles, dit sœur Justine, vousdevez penser, comme moi, à toutes les générations de petites quenous avons connues ici&|160;; ont-elles joué là où noussommes&|160;!

Les cinq maîtresses marchaient dans lapoussière piétinée par les «&|160;petites&|160;», et l’uneregardait ce sable, où les empreintes de pieds d’enfants étaientinnombrables&|160;; l’autre, les vitres des classes&|160;; l’autre,une troupe de moineaux, maîtres de la cour toutes les fois que lesélèves n’étaient pas en récréation, et qui s’étonnaient, alignés etpépiant. Elles pensaient toutes aux filles d’ouvriers pourlesquelles tous ces matériaux avaient été employés, les pierresdressées en murs, les ardoises posées sur les toits, la terrenivelée, leur vie à elles dépensée, presque entière, à moitié, ouun peu moins. Les voix, les regards, les mots doux et profonds, lesconfidences reçues, les mensonges réparés, les ardeurs dont ontremble, celles qui réjouissent, toutes les enfances qui avaientpassé là ressuscitaient.

–&|160;Il faudra prier pour elles, chaque jourque vous vivrez… Ce sera votre présence muette et éternelle ici…Promettez-le&|160;!

Il n’y eut que des signes de tête. SœurJustine tenait en sa puissance les larmes et la faiblesse de cesquatre femmes plus jeunes qui marchaient à côté d’elle. Et commeson sang de soldat la poussait aux commandements ou auxménagements, selon les heures, comme un vrai chef, elle compritqu’il n’y avait point, en ses filles, de danger d’oubli, maisplutôt qu’il fallait les protéger contre l’attendrissement, contreleur amour douloureux pour «&|160;leurs&|160;» enfants.

–&|160;Demain, dit-elle aussitôt, réveil àcinq heures moins cinq, sœur Léonide. Nous commencerons par lamesse, comme il convient, un jour d’épreuves… Puis, vous irezclouer les guirlandes. Il faut que les enfants gardent le souvenird’un peu de joie autour de nous, puisqu’il sera si difficile d’enmontrer, ce jour-là, sur nos visages. À neuf heures moins dix, vousplacez les parents et les enfants&|160;; vous, sœur Pascale, lespetites&|160;; vous, sœur Edwige, les parents…

–&|160;Et nous quitterons l’école&|160;?

–&|160;Je vous le dirai.

–&|160;Par quelle rue&|160;?… Serons-nousensemble&|160;? Où nous mènerez-vous, notre mère&|160;?

Toutes sortes de questions sur le lendemainabondaient sur les lèvres des sœurs.

Le soleil s’inclina tout à fait&|160;; sœurLéonide tira entièrement sa montre, à deux reprises, de peur que lesoir ne la surprît en défaut&|160;; les questions cessèrent&|160;:une même pensée, qui n’avait jamais été loin, envahit ces âmes quin’avaient pas tout souffert. C’était la minute brève où il fallaitse dire le véritable adieu. Demain personne ne devrait pleurer. Onle pouvait ce soir, si on était faible. Les cinq femmes s’étaientarrêtées, dans l’angle de la cour, à l’orient. Elles s’étaientrapprochées en cercle. À peine si, des fenêtres d’une maisonfaisant suite à l’école, là-bas, on aurait pu voir le groupe derobes bleues et de voiles noirs dans le carré pelé de la cour. Etpuis qu’importait&|160;? La supérieure dit, en ouvrant lesbras&|160;:

–&|160;Venez, mes chères filles, que je vousembrasse… Puis, si vous avez quelque recommandation à vous faire,les unes aux autres, profitez du peu de temps qui reste…

Elle ouvrit les bras. Les quatre religieuses,l’une après l’autre, par rang d’ancienneté, vinrent recevoir lebaiser de paix. Sœur Justine les embrassait sur les deux joues,fortement, puis, avec l’ongle du pouce, traçait une petite croixsur leur front. Cela signifiait tout&|160;: sa tendresse humaine etreligieuse. Quand elle eut serré dans ses bras la dernière de sesfilles qui était Pascale, elle la retint, et lui dit, ne pouvant endire plus long, car les sanglots l’étouffaient&|160;:

–&|160;Oh&|160;! très chère&|160;! trèschère&|160;!

Aussitôt après, elle se détourna, suivie de laréglementaire, que le devoir ramenait une dernière fois vers sacloche.

Les trois autres demeurèrent. La sage, laprudente sœur Danielle prit par le bras la plus jeune des sœurs,cette Pascale qui faisait pitié, et, l’accompagnant quelques pas,l’emmenant du côté de l’école&|160;:

–&|160;Je vous aimais tendrement… Jecontinuerai en priant… Je ne vous l’aurais pas dit, si nousn’étions pas à la fin de la vie commune… Adieu, petite Pascale…Gardez-vous à Dieu.

Elle pressa, de la main, avec force, le brasde sœur Pascale, à laquelle les larmes faisaient du bien, et quidisait&|160;: «&|160;Moi aussi… j’avais une admiration&|160;;… jen’entendrai jamais votre nom sans être fortifiée dans mafaiblesse&|160;;… je ne penserai jamais à vous sans me sentirmeilleure, à cause de l’exemple…&|160;»

Mais déjà la haute silhouette minces’écartait, la femme mortifiée s’arrachait à l’émotion inutile, etregagnait la solitude, laissant la jeune sœur au milieu de la cour.Et une autre avait pris sa place près de sœur Pascale, une quiavait beaucoup de mal à ne pas éclater en sanglots, une moinsvaillante, une qui n’avait cessé de témoigner, depuis deux ans etdemi, son amitié de préférence à sœur Pascale.

–&|160;Si nous ne sommes pas trop pauvres, sije puis vous appeler près de moi, je le ferai, disait sœurEdwige.

–&|160;Vous êtes inquiète à cause demoi&|160;?

–&|160;Oh&|160;! oui, dit la voix prenante desœur Edwige.

–&|160;Ne vous inquiétez pas. Je serai bien oùje serai,… je l’espère…

–&|160;Pas comme ici.

–&|160;Où serai-je comme ici&|160;?… Jesouffre bien… Le repos de mon âme, en entrant à Sainte-Hildegarde,c’était de penser&|160;: «&|160;C’est pour toujours&|160;!&|160;»Et maintenant&|160;! maintenant&|160;!…

La cloche sonna la dernière rentrée. Deuxfemmes jeunes, lentes, courbées sur leur peine, traversèrent, àquelques mètres l’une de l’autre, sans plus se parler, la cour, oùleurs pas effaçaient encore des pas d’enfants.

Quand la nuit fut venue, celle qui, depuisvingt-cinq ans, avait la charge de diriger cette maison d’école,sœurs, élèves, anciennes, clientèle d’occasion, retirée dans sachambre, une mansarde de domestique meublée d’un lit de fer, dedeux chaises et d’une table de bois noir&|160;; celle qui àsoixante ans, allait quitter, sans doute pour n’y pas revenir, cedomicile de son long sacrifice, avant d’enlever les épingles de sonvoile, se tint debout, devant le crucifix de plâtre bronzé pendu aumur, et s’interrogea, les yeux levés.

«&|160;Ai-je laissé s’affadir, chez nous, larègle de notre ordre&|160;? diminué la prière&|160;? augmenté leloisir&|160;? enfreint sans nécessité le silence du soir ou dumatin&|160;?… Non, je ne crois pas l’avoir fait.

»&|160;Ai-je tenu mon âme égale entre mesfilles et entre mes enfants&|160;? Mon Dieu, je me souviens desmortes que j’ai aimées, des vivantes que j’aime. Et j’ai étéportée, assurément, par une sympathie vers plusieurs&|160;; mais làoù elle n’était pas, vous avez mis la charité, et, vous aidant mafaiblesse, je ne crois pas avoir été injuste dans le partage demoi-même. J’ai eu le dégoût de la fréquente hypocrisie, de lasaleté, de l’odeur, de l’insistance de la misère&|160;: il en a peuparu au dehors.

»&|160;Ai-je défendu les vierges réfugiéesici, confiées à ma garde et à celle de leur maternitéadoptive&|160;? Il y a bien sœur Léonide, qui court la ville, etsœur Danielle, qui m’accompagne souvent chez les pauvres, maiselles passeraient dans le feu sans s’y roussir. Les autres n’ont eudu monde que le vent qui souffle sous les portes. Je le vois àleurs yeux qui sont clairs, et à leur gaieté qui est plus jeune quechacune d’elles. Même sœur Danielle est gaie&|160;; si elle seprive de l’être en paroles, vous savez qu’elle achète ainsi la joiedes heures silencieuses. Même Pascale, qui n’est forte que parcequ’elle s’appuie, est restée bien libre d’esprit, et bien heureuse,je crois, parmi nous, jusqu’à ces derniers jours. Il y a plusieursde mes filles qui ont sûrement encore leur âme de baptême. Moi, jesuis vieille, je n’ai jamais eu peur des mots, même gros, et vousm’avez donné cette grâce d’oublier très vite, en pensant au remède,le mal qu’il faut que je voie. Mes filles ont eu la protection denos murs, du grand travail, de la fatigue des enfants, de la règle,de la prière, celle de ma présence, et de la Vôtre avant tout.

»&|160;Peut-être ai-je manqué, en quelquechose, à mon devoir d’institutrice&|160;? J’ai eu la vanité tropvive des examens&|160;; j’ai cherché, en y croyant trop, lescertificats, les belles pages d’écriture, les analyses sans faute,les lectures sans arrêt&|160;; mes petites ont pu croire, parfois,que c’était là le principal. Et le principal c’était Vous. C’estVous qui leur manquez, dans leur ménage, et dans leurs peines, etdans leur mort… Non, je ne l’ai pas assez fait voir, que j’étais,avant tout, maîtresse de divin, professeur de l’énergie et de lajoie qui viennent de Vous. Mes petites ont si grand besoin de votreaide&|160;! Elles meurent si tôt, à leur deuxième enfant, tropsouvent&|160;; elles n’apprennent plus rien qui les relève et lesfortifie, quand elles sortent d’ici&|160;; elles ont tant de bonnevolonté, tant d’honneur mystérieux dans leurs pauvres veines pâles,tant de goût caché pour Vous qu’elles aperçoivent parfois, qu’ellesreconnaissent alors avec adoration, comme quelqu’un de la familleancienne, qui sait tout ce qu’on a souffert, et ce qu’il auraitfallu pour qu’on fût tout à fait bien&|160;!… Je ne sais ce que jevais devenir. Si je dois enseigner encore, j’aurai moins de vanitéde nos succès humains, et plus d’intelligence de la vraie détressede mon quartier nouveau. Je Vous demande pardon… C’est si difficilede ne jamais nous aimer&|160;! Je ferai mieux.&|160;»

Elle s’interrompit et dit&|160;:

«&|160;Vingt-cinq ans… Je croyais que jemourrais ici… Vous ne voulez pas. Je viens d’examiner le passé… Jene découvre qu’un peu trop d’humanité en moi… Mon Dieu n’a pas étéoffensé&|160;; ce n’est qu’une épreuve&|160;: j’accepte.&|160;»

Quelques minutes avant neuf heures, sœurPascale et sœur Edwige, montées dans des échelles, un marteau à lamain, et tenant des clous de réserve entre leurs lèvres,accrochaient, clouaient les guirlandes de buis, rectifiaient lacourbe des arcs, repiquaient, dans le feuillage, des roses tombéesà terre. Le dernier coup de marteau donné, elles descendirent.Trois petites d’une douzaine d’années, – deux chèvres tristes etune grosse fille joufflue, – qui les aidaient, allèrent ouvrir laporte de la salle, puis, en suivant le corridor, celle de la maisond’école. Aussitôt on entendit un grand bruit de pas, des glissades,des heurts, des voix criant, grondant, appelant&|160;: «&|160;Nepoussez pas&|160;! – Amélie&|160;? Où est-elle donc&|160;? Tudéchires ta robe&|160;! – Bonjour… Oh&|160;! là là, est-onpressé&|160;! ça me serre&|160;!… – Eh bien&|160;! il y en a de laguirlande&|160;! – Et du joli buis&|160;!… En a fallu de lapatience&|160;! – Et les prix, ils sont beaux&|160;!… En auras-tu,toi, Marie&|160;? – Peut-être pas de gros&|160;? – Va à ta place,là-bas, tiens, la sœur Pascale qui te fait signe.&|160;» SœurPascale se trouvait à droite de l’estrade, à droite des prix rouge,bleu et or, rangés dans des tiroirs de commode, et posés sur destables de toilette. Les grandes se mettraient à gauche, sur desbancs parallèles à ceux des petites. On entrait, on se groupait parfamilles, par sympathies, toutes causantes, sur les chaises que lessœurs avaient placées en lignes, et qui offrirent bientôt lespectacle d’arabesques compliquées. Les mères, les grandes sœurs,des grand’mères, des tantes, des voisines, quelques hommes, malgrécette date du vendredi, remplissaient la salle rapidement, lemilieu d’abord, puis les premiers rangs, puis le fond, toujoursgrouillant, houleux et disputant. Les enfants se séparaient desgroupes familiaux, dès la porte d’entrée, et l’on entendait lesbaisers. Les premières couraient dans les allées ménagées le longdes murs&|160;; les dernières se faufilaient&|160;: «&|160;Pardon,madame. – Ah&|160;! c’est toi, Joséphine. Bonnechance&|160;!&|160;» Mais, dans le nombre des curieux et desindifférents, il y avait des groupes attentifs, qui observaient, etqu’une rumeur, répandue dans le quartier depuis l’avant-veille,inquiétait. «&|160;Il paraît qu’il va se passer quelque chose…Avez-vous entendu dire que l’école va être fermée&|160;?… – Non… Çaen serait un malheur&|160;! – Regardez donc sœur Pascale… – Oùdonc&|160;? – Au fond à droite, au milieu des petites… Elle rougit…Qui est-ce qui lui parle&|160;? La petite Burel&|160;? – Non,Aurélie Dubrugeot. Elle lui apporte un cadeau&|160;? Oui, qu’est-ceque c’est&|160;?… Un coussin&|160;? – Non, ça s’ouvre&|160;! Unevalise. Dites donc, mère Chupin, c’est donc vrai, ce qu’on a dit,que les sœurs vont partir&|160;? – Mais non, mon bonhomme, ilsdisent ça pour monter le monde contre le gouvernement. – Pourtant,elle a l’air tout triste, la sœur Pascale&|160;! – Pauvre petitesœur Pascale, en voilà une qui a le cœur doux, comme une ceriseconfite, père Goubaud&|160;! – Tenez, elle met la malle dans lecoin, avec un tapis dessus… Aurélie pleure. – Quevoulez-vous&|160;? Mon avis, à moi, c’est qu’elles ne s’en vontpas, nos sœurs. Pourquoi les renverrait-on&|160;?&|160;»

Goubaud restait dur de visage, soulevéau-dessus de sa chaise, les sourcils rapprochés, la main gauchetordant sa longue barbe noire mêlée de poils gris. Il regardaitobstinément le coin à droite, où, dans les plis mouvants de trentepetites blondes ou brunes qui l’entouraient, sœur Pascale sedébattait, essayant de mettre de l’ordre, de s’arracher à leursmains, qui prenaient les siennes et les baisaient&|160;: «&|160;Nepartez pas&|160;! Ne partez pas&|160;! Sœur, petitesœur&|160;!&|160;» Les yeux dorés, les yeux tendres de sœur Pascalese mouillaient. Aurélie, de la part de ses parents, avait apportéune petite valise, carton recouvert de toile, qui ne servait guèrechez les Thiolouse. Une autre, une pâlotte de six ans, qui avait unœil mort, et l’autre œil beau comme le bleu du ciel, s’approchait,les deux mains formant le nid, et cachant un objet précieux. Etelle criait, plus haut que ses compagnes&|160;: «&|160;Ma sœurPascale&|160;! Prenez&|160;: je l’ai apporté pour vous. Je l’aipris sur la cheminée.&|160;» Sœur Pascale tendait la main. Lapetite, radieuse, y posait avec hâte un coquillage à lèvres roses,armé d’épines flamboyantes. «&|160;C’est pour vous, parce que jevous aime.&|160;» Elle aussi, elle croyait au départ. On avait dûen parler chez elle. D’autres riaient. Le père Goubaud disait à sonentourage&|160;: «&|160;On va savoir, peut-être. Voilà la sœursupérieure… Elle n’a pas l’air triste. – Jamais. Avec elle, ça nedit rien, l’air. Elle est forte. – Oui, mais pas de ne rien faire,répondait la voisine sans comprendre&|160;; ce n’est pas de lagraisse, c’est de l’âge, père Goubaud.&|160;» Celle qui parlaitavait soixante ans, elle était plate comme une planche, etressemblait à une belette habillée de noir. «&|160;N’y a pas decuré sur l’estrade, et je n’ai jamais vu ça.&|160;»

Il n’y avait pas de curé, en effet. SœurJustine, d’un effort puissant, se hissa sur le plancher, élevé d’unpied, qui formait l’estrade. On toussa&|160;; les chaises furentremuées. Sœur Danielle, pâle comme la Justice qui entrerait parmiles hommes, entra la dernière et, droite, le long du mur, s’assit,tandis que la supérieure, à demi cachée par la table et les tiroirspleins de livres, levait le bras pour parler&|160;; que sœurPascale se débattait et tâchait de renvoyer à leurs bancs lespetites pendues à ses bras et aux plis de sa robe, et que sœurEdwige, souple, mélancolique, et dame, malgré elle, sortant dumilieu de la foule qu’elle avait contribué à tasser égalementpartout, s’avançait pour se placer à gauche de l’estrade, et tiraitde sa poche un cahier de papier, couvert d’une belle écriture enronde&|160;: le palmarès à un seul exemplaire. Sœur Léonide devaitêtre occupée à clouer des caisses, ou à fermer des portes&|160;: onne la voyait point.

–&|160;Je veux expliquer aux parents, dit sœurJustine, dont la voix de commandement fit taire les conversations,sauf sur les bancs de droite, que nous n’avons pas avancé ladistribution de notre plein gré… Elle ne sera pas solennelle, commed’habitude… Il n’y aura pas de chansons… Nous regrettons beaucoupde vous remettre si tôt vos enfants&|160;; on nous l’a demandé, àcause des circonstances…

–&|160;Vous allez être expulsées, dites-ledonc&|160;!

Un murmure de voix s’éleva, des aiguës, desgraves, des irritées, des conciliantes&|160;:

«&|160;Taisez-vous, Goubaud&|160;! – Elles nes’en vont pas&|160;! – Mais si&|160;!

–&|160;Écoutez la sœur&|160;! – Est-il malélevé tout de même&|160;!&|160;»

Sœur Justine domina le tumulte, encriant&|160;:

–&|160;Pas de tapage&|160;! Tous ceux qui sontnos amis écouteront en silence la lecture du palmarès, et puis s’enretourneront chez eux. Pour nous, j’ai conscience que nous vousavons servis de notre mieux.

«&|160;Oui, ma sœur, c’est la vérité&|160;! –Alors vous vous en allez&|160;? – Mais non&|160;! – T’as riencompris&|160;! Silence&|160;!&|160;»

Des enfants pleuraient tout haut.

Une fois encore la supérieure éleva lavoix&|160;:

–&|160;Lisez le palmarès, ma sœur Edwige.

On eût dit qu’ils se taisaient, tous ettoutes, pour entendre une musique. Et c’était la voix de sœurEdwige appelant leurs noms. Et ils se taisaient encore parce queles lauréates se levaient, trois, quatre, six à la fois, allaientchercher un volume, une couronne de papier vert, et, perçant lafoule, à droite, à gauche, jusqu’au milieu, jusqu’au fond de lasalle, creusaient des sillages de gaieté, de souvenirs, d’amour,d’orgueil qui bruissaient longtemps derrière elles.

Et cela dura jusque vers onze heures et demie.Alors, le bruit assourdissant des pas et des voix s’éleva denouveau, dans l’air lourd et saturé de l’odeur de misère. Ilspartaient. Le quartier avait fait sa dernière visite à l’école. Ils’éloignait, il rassemblait ses enfants, et, sans doute, iln’oubliait pas les maîtresses, mais la hâte de rentrer, le travail,le besoin de respirer mieux, l’attrait de la rue, l’attrait ducabaret, le simple exemple des autres qui se dirigeaient vers laporte, tous ces pauvres motifs, ajoutés à la timidité, à l’absencecomplète d’initiative, chez beaucoup d’assistants, rendaient minimele nombre des parents qui remontaient vers le haut de la salle,vers l’estrade où quelques élèves plus affectueuses, ou plus fièresde leur succès, ou plus misérables et abandonnées, formaient autourde quatre religieuses, massées sur l’estrade, un groupe diminuant.«&|160;Au revoir, ma sœur Justine&|160;! Au revoir, ma sœurDanielle, ma sœur Edwige, ma sœur Pascale&|160;!&|160;» Lesreligieuses se penchaient plus ou moins, baisaient des frontsd’enfants, serraient la main des mères, répondaient des mots vaguesaux questions embarrassantes. Et bientôt, elles furent seules surl’estrade. Par lassitude, par besoin d’appuyer leurs épaules etleurs têtes lasses, elles s’étaient reculées jusqu’au mur, et ellesétaient là, immobiles, les mains jointes, désormais délivrées de lacontrainte du sourire, et elles regardaient ces nuques, ces dosd’hommes et de femmes, serrés en lignes, sur toute la longueur dela pièce, et qui s’éloignaient à jamais. C’était leur bien qui s’enallait, leur richesse, leurs obligés, ceux qui avaient eu faim etsoif, ceux qui avaient pleuré. Elles reconnaissaient encore, dansle lointain, quelques mères, quelques enfants, au mouvement du cou,à des vêtements qui ne changeaient pas avec les saisons. Elles lesnommaient dans leur cœur. Elles goûtaient chacune, avec effroi, lacruauté des reconnaissances humaines&|160;; elles pensaient à cequ’il avait fallu de souffrance, de patience, et d’élan, etd’oubli, et envers combien d’enfants, pour acheter le baiser, ou leregard attendri, ou la pensée amie d’un seul de ceux quidisparaissaient, par paquets de trois ou quatre, dans le corridor,et qui ne reviendraient plus. Sous leurs yeux leur œuvres’effondrait.

Une caresse légère tira Pascale de cettevision du passé. Le long de l’estrade, une élève était restée, latoute jeune qui n’avait pas de parents, et dont l’œil droit étaitmort. Personne ne lui ayant fait signe«&|160;viens-t’en&|160;!&|160;» elle s’était cachée là, tout prèsde celles qui avaient été bonnes, et, les devinant malheureuses,les voyant immobiles, pour leur rendre le regard et la vie,timidement, du bout des doigts, elle caressait la main pendante desœur Pascale.

–&|160;C’est Marie, dit sœur Pascale. Si jepouvais l’emporter avec moi&|160;!

Elles sortaient de leur songe. L’enfant passadans leurs bras, et s’en alla toute seule, la dernière, sabotant,et se retournant pour faire signe&|160;: «&|160;Je vous voisencore&|160;!&|160;» Puis la porte retomba, fermant la salle desfêtes.

–&|160;L’heure est venue, ou elle va venirbientôt, dit sœur Justine.

Les sœurs écoutaient déjà, croyant que lepolicier exécuteur des hautes œuvres allait sonner. Sœur Danielle,que l’émotion troublait, courut même, à l’étonnement de sescompagnes, jusque dans le parloir dont la fenêtre ouvrait sur laplace, revint, et dit&|160;:

–&|160;Il n’y a presque plus personne devantl’école. Ils sont allés dîner…

Les religieuses, n’ayant plus d’enfants, plusd’école, plus d’habitude à suivre, hésitaient, et se demandaientcomment employer l’heure ou les deux heures qu’elles avaient encoreà passer chez elles. Tout le devoir était rempli. Le dernier mot deDanielle leur rappela qu’elles n’avaient pris, depuis le matin,qu’un peu de café, et sœur Justine demanda&|160;:

–&|160;Nous n’avons pas de quoi déjeuner enville&|160;; reste-t-il des provisions, ma sœur Léonide&|160;? Oùêtes-vous donc, sœur Léonide&|160;?

La tourière apparut.

–&|160;Notre mère, il reste encore unedemi-bouteille de vin, de l’eau et du pain.

–&|160;Nous ferons donc notre dernier déjeunerici, répondit sœur Justine.

Et elle fit le geste qu’elle faisait sisouvent, ouvrant à demi les bras pour rassembler ses filles et lespousser en avant. Déjà sœur Léonide avait quitté la salle, pour«&|160;mettre le couvert&|160;», là-bas, dans le petit réfectoirequi faisait suite à la salle longue où mangeaient, nourries par lacharité de ces pauvresses, pendant les mois d’hiver, et souventmême pendant les mois d’été, les enfants très misérables, ou quidemeuraient trop loin de l’école.

Les sœurs, autour de la table ronde, mangèrentune tranche de pain, et burent un doigt de vin.

Elles avaient retrouvé leur liberté d’esprit.Elles causaient, sans faire allusion à ce qui allait venir. Pourelles, le drame était fini&|160;; du moins elles le croyaient,puisqu’elles avaient accepté et souffert la séparation d’avec«&|160;nos filles et les mères de nos filles&|160;».

Quand elles eurent achevé, elles restèrentassises autour de la table, sauf sœur Léonide, qui se mit àdesservir.

Et presque aussitôt, on sonna à la ported’entrée. Sœur Justine devint très pâle, et commanda&|160;:

–&|160;Allons&|160;!

Rapidement, elle se leva, suivit le couloir,et, se raidissant, d’un geste ferme, elle ouvrit la porte de sonécole et de sa maison.

Deux hommes saluèrent, l’un en levant sonchapeau melon, en s’inclinant un peu, avec l’évident désir d’êtrecorrect, l’autre d’un signe de sa tête bilieuse et chafouine.C’étaient le commissaire de police et son greffier.

Sœur Justine se recula de deux pas.

–&|160;Vous me permettez d’entrer&|160;?demanda le gros homme, serré dans sa redingote.

Et il s’avança, sans attendre la réponse,l’épaule droite en avant, à cause de la largeur de son buste. Il nese souciait pas de s’expliquer sur le seuil, et d’ameuter lespassants autour des groupes déjà formés sur la place. Le secrétairese glissa derrière lui, et ferma la porte presque entièrement.

–&|160;Vous êtes ici chez deux de mes sœurs deClermont-Ferrand, dit la supérieure. Vous venez prendre leurbien.

–&|160;Je vous l’ai dit, ça ne me regardepas.

–&|160;Je proteste en leur nom, monsieur.

–&|160;Pas longuement, n’est-ce pas&|160;? ditle faux bourgeois, qui n’en était pas à sa première opération.

Sœur Justine fit signe de la main&|160;:«&|160;Taisez-vous&|160;»&|160;!

–&|160;Oh&|160;! dit-elle plus fortement, jene vous ferai pas de discours, allez&|160;! Mais je vous dis, pourque vous le répétiez, que vous commettez trois injustices&|160;: endétruisant mon école, qui est celle des pauvres et deschrétiens&|160;; en prenant notre bien, et en nous chassant denotre domicile, comme vous allez le faire. Expulsez-moi,maintenant.

Le policier eut une moue de déplaisir.

–&|160;J’aimerais mieux que vous ne m’obligiezpas à ce simulacre de violence.

–&|160;J’y tiens. Je ne cède qu’à elle.

–&|160;Comme vous voudrez. Sœur Justinedétourna la tête.

–&|160;Êtes-vous là, mes sœurs&|160;?… Où estencore sœur Léonide&|160;?… Mais venez donc&|160;!

La voix résonna dans les couloirs. Et sœurLéonide accourut, confuse, haletante, entr’ouvrant sa boucheédentée, et rabaissant, de la main, son voile qu’elle avait dûrelever.

–&|160;Qu’est-ce que vous faisiez&|160;?

–&|160;Ma mère, je balayais la place.

Elle se mit au dernier rang, avec sœurPascale.

Sœur Justine regarda le policier.

–&|160;Faites votre métier.

La main de l’homme se posa, avec une certainetimidité, sur le voile noir qui couvrait l’épaule et le haut dubras de sœur Justine, et, à la suite de la supérieure, que lecommissaire précédait, les quatre sœurs apparurent sur le perron,et descendirent les marches.

Un groupe d’élèves et de parents, qui avaientun soupçon plus ferme que les autres, étaient restés à cinquantemètres de là, près du mur de l’église. Ils n’étaient guère qu’unetrentaine. L’arrivée du commissaire de police avait fait s’arrêter,en outre, devant l’école, des passants et des errants. Quand on vitles sœurs, il y eut un saisissement, chez tous ces spectateurs,dont aucun n’attendait exactement ce tableau, ni à cette minute. Uncri de femme s’éleva&|160;:

–&|160;Vivent les sœurs&|160;!

Puis tout ce qui vivait sur la places’approcha, d’un mouvement rapide. On vit des agents au coin desrues, à droite, à gauche, en avant.

–&|160;Ôtez la main&|160;! commanda sœurJustine.

Le commissaire obéit à l’ordre, et lâcha lareligieuse, puis remonta les marches.

On entourait déjà les sœurs&|160;; les abordsde la maison noircissaient à vue d’œil.

Le gros homme, entendant un coup de sifflet,cria, du haut du perron&|160;:

–&|160;Que personne ne manifeste&|160;! Jefais arrêter le premier qui manifeste&|160;! Et vous, les nonnes,défilez-vous, et vite&|160;!

Il rentra, ferma la porte, et vint se posterdans la porterie de sœur Léonide, derrière le rideau qui s’agita.Mais ni sœur Léonide ni les autres ne le virent. Une rumeurenveloppait le groupe des cinq femmes aux robes bleues&|160;; on sepressait autour d’elles&|160;; on cherchait leurs mains, ondisait&|160;: «&|160;Venez chez nous&|160;! Venez avecnous&|160;!&|160;» Sœur Justine écartait son monde de ses deuxbras&|160;: «&|160;Laissez passer, mes bons amis&|160;!&|160;» Unevoix cria&|160;: «&|160;Vive la liberté&|160;!&|160;» Elle n’eutpas d’écho, comme si tous ces pauvres avaient ignoré ce quec’était. Les agents bousculèrent les femmes, et injurièrent cellequi venait de crier. «&|160;Merci, Louise Casale, merci, mapetite&|160;!&|160;» dit sœur Justine qui l’avait reconnue. Ellecontinua de foncer dans les remous d’une foule mêlée. Des hommes, àdroite, autour d’un arbre, hurlaient&|160;: «&|160;Hou&|160;!hou&|160;! à bas la calotte&|160;!&|160;» Sœur Justine avançaittoujours. Derrière elle, dans le sillage, marchait sœur Danielle,les yeux à hauteur d’homme, les bras croisés, frémissante aux crisdont le nombre et le bruit grossissaient&|160;; puis sœur Edwige,rouge, confuse de cette exposition en public, les yeux baissés,retirant ses mains que des petites de l’école baisaient enpleurant&|160;; puis sœur Pascale, souriant à des amis, énervée,apeurée, et à côté d’elle, lui tenant le bras, sœur Léonide, aussicalme que si elle allait «&|160;faire son marché&|160;», dans lacohue des halles.

Le petit groupe avait traversé la place. Lesagents, voyant que le cortège allait s’engager dans le large coursqui mène à la gare, et que la démonstration pouvait devenir unemanifestation, se jetèrent sur la grappe de femmes et d’enfants quienveloppaient les expulsées, et l’émiettèrent. Puis, un brigadier,s’adressant à sœur Justine&|160;:

–&|160;Trois seulement par le coursCharlemagne&|160;! cria-t-il. Les deux autres par ici&|160;! Vousvous retrouverez plus tard&|160;!

En même temps, il poussait sœur Pascale et sacompagne la tourière dans la direction des quais de la Saône.

Ce fut la fin des protestations. Quelquesfemmes, deux ou trois enfants, franchirent la barrière des agents,et rejoignirent les trois religieuses qui remontaient le cours versPerrache&|160;; quelques lointains amis crièrent&|160;:«&|160;Vivent les chères sœurs&|160;!&|160;» Des insultes leurrépondirent. Puis le calme apparent se rétablit. La«&|160;loi&|160;» avait triomphé. Quelques pauvres pleuraientseuls, en regagnant leur logement.

Les deux tronçons de la«&|160;communauté&|160;» se réunissaient, une demi-heure plus tarddevant la porte d’un vieil hôtel de la rue de la Charité.

–&|160;Madame Borménat&|160;? Quel estl’étage&|160;? demanda sœur Justine.

–&|160;Deuxième, pardine&|160;! répondit, sansattendre, sœur Léonide.

Après la seconde volée d’escalier, lesvoyageuses s’arrêtèrent, et, des profondeurs d’un vasteappartement, on entendit venir le pas d’une domestique. Celle-ciétait évidemment prévenue.

–&|160;Entrez, mes pauvres chères sœurs…Madame va venir à l’instant.

Elle poussait, en parlant, une porte de chêneciré, haute, tournant sur des gonds de cuivre, et qui ouvrait,ainsi que trois autres du même style, sur le vestibule. Les sœurspénétrèrent dans une longue salle parquetée, lambrissée de chêne.Une quinzaine de chaises carrées, recouvertes d’un tissu de crin,étaient disposées, à distance égale, le long des murs&|160;; etdeux fenêtres, étroites, prenant jour sur une cour, laissaientcouler sur le parquet deux longues traînées de lumière, qui serelevaient le long des murs et coupaient l’atmosphère blonde etbrumeuse de la pièce. C’était l’ancienne salle à manger del’appartement. Les sœurs s’étaient avancées jusqu’au milieu, et s’ytenaient debout. Elles auraient pu se croire dans un couvent riche,dans cette demeure de vieux Lyonnais. Par l’autre extrémité, unefemme âgée entra, de moyenne taille, mince, myope, et quiressemblait étonnamment aux têtes de cire représentant les vieillesdames et exposées aux vitrines des coiffeurs&|160;: bandeauxsoufflés, blancs et lisses, visage petit, très peu ridé, encoreparcouru, ça et là, par le sang demeuré jeune, et un sourire égal,avec peu de vie dans des yeux très luisants. Elle fit unerévérence.

–&|160;Bonjour, mes pauvres sœurs&|160;! Vousvenez au vestiaire des sécularisées&|160;? N’avez-vous pas été tropbrutalement jetées hors de chez vous&|160;?

–&|160;Non, madame, dit sœur Justine, mais lavie est brisée, quand même. C’est là la violence.

–&|160;Le martyre, mes sœurs.

–&|160;Une espèce.

–&|160;Voyons les tailles, dit, sanstransition, madame Borménat…

Et, désignant sœur Danielle, puis les autresreligieuses&|160;:

–&|160;Une grande, quatre moyennes… SœurPascale, je crois, celle-ci&|160;?… Oui… Ma pauvre petite sœur,vous devez avoir la taille mince… J’ai justement là le costume dedeuil d’une jeune fille de nos amies…

Elle semblait faire l’article pour une maisonde modes. Vivement, sans bruit, avec une adresse de femme autrefoisdu monde, madame Borménat avait ouvert deux placards dissimulésderrière les panneaux de boiseries, et transformés en penderiesprofondes, d’où s’échappait un nuage d’odeur de naphtaline&|160;;elle avait pris et disposé, sur les chaises les plus proches, cinqrobes, cinq corsages, cinq manteaux noirs, qui rappelaient lesmodes des trois dernières années, bien qu’on eût essayé deretoucher les manches des manteaux et les cols.

Aucune des cinq religieuses n’avait commencé àse dévêtir. Elles considéraient ces vêtements «&|160;demonde&|160;», jetés sur les chaises, le long des boiseries, etelles pensaient toutes à la cérémonie, si émouvante, de leurvêture&|160;; à ce jour autrefois attendu, où elles avaient pris lalivrée de leur vocation, ces vêtements purs, dont chacun est unsymbole, figure une grâce, et appelle une prière liturgique. Ellesattendaient maintenant, sans le dire, l’ordre de quitter levêtement béni. Un regard de sœur Justine, un signe du mentonindiquant les places, distribua les quatre femmes devant leschaises, et l’on vit, à la pâleur des visages, que l’ordre étaitdur à suivre. Puis les mains se levèrent, pour détacher les voileset les coiffes, pour dégrafer les robes de bure, qui tombèrentd’une pièce sur le parquet. Il n’y eut plus, à la place des cinqreligieuses que beaucoup de passants, dans la rue, saluaient d’uneinclination de tête, ou d’une pensée de haine, que cinq femmesvêtues d’une chemise montante, d’un jupon de laine grise, et dontles cheveux, blancs, châtains ou blonds, coupés au bas de la nuquecomme ceux des pages d’autrefois, se répandaient en cloche autourde la tête, jeune ou vieille. La domestique, rappelée par samaîtresse, et qui avait déjà l’habitude de ce service, s’empressaavec madame Borménat, autour des «&|160;sécularisées&|160;», allantde l’une à l’autre, essayant une robe, un corsage, faisant unpoint, lâchant une couture, déplaçant un crochet, et, après unquart d’heure, la lamentable transformation était accomplie. Avecdes épingles et des rubans noirs, on avait relevé les cheveux tantbien que mal, puis on les avait cachés sous les formes défraîchiesde chapeaux de deuil, ou de demi-deuil. Sœur Justine, les épaulescouvertes d’un manteau demi-long, malgré la saison, considérait sesfilles, qui venaient, une à une, se placer devant le miroir, entreles deux fenêtres&|160;: sœur Danielle, navrée, semblable à uneveuve qui vient de perdre son époux&|160;; sœur Edwige, intimidée,humiliée, triste&|160;; sœur Léonide disant&|160;:

–&|160;Je suis joliment laide en monde&|160;!J’ai l’air d’une marchande à la toilette… C’est peut-êtresimplement que je n’avais pas l’habitude de me regarder dans uneglace.

Et elle se mit à rire.

Sœur Pascale se laissait coiffer par ladomestique, tandis que madame Borménat tâchait de rassembler et denouer les rares cheveux de la supérieure. Celle-ci, qui se taisait,assaillie par trop d’émotions successives qu’elle ne voulait pasdire, arrêta son regard sur la chevelure mutilée, mais admirableencore, de la fille du vieil Adolphe Mouvand. Vit-elle, repoussée,dressée en chignon, lustrée par le vent et le soleil, cette pailledorée et ardente&|160;? Trouva-t-elle trop jolie, en ce momentmême, dans son costume de demoiselle, cette enfant qu’elleaimait&|160;? Sœur Pascale souriait affectueusement en laregardant. Elle lui disait, évidemment&|160;: «&|160;Voyez en quelétat ils ont mis votre fille&|160;! Je n’ai pas l’air aussi navréque sœur Danielle, mais c’est moi qui ai le cœur le plus désemparé,moi, la créature faible dont vous étiez toutes, et vous surtout, lesoutien.&|160;» Sœur Justine, qui était séparée d’elle par legroupe des sœurs déjà habillées et coiffées, n’avait-elle plus saforce ordinaire pour résister à la morsure douloureuse de cesourire&|160;? Elle échappa aux mains de son habilleuse, et, une deses mèches dressée au-dessus de son crâne et attachée avec uncordon noir, une autre tombant sur l’oreille droite, elle vint, lestraits tirés, jusqu’à la jeune fille.

–&|160;Ma petite sœur, dit-elle très bas,gardez cette pauvre robe le plus longtemps possible…

Sœur Justine devait s’avancer plusprofondément dans la région des rêves douloureux, car elleajouta&|160;:

–&|160;Pourquoi ai-je consenti à me séparer devous…&|160;? Allons, mon enfant, venez mettre votre chapeau, noussommes les dernières.

Il y avait encore deux chapeaux sur laconsole, à côté du miroir, un de paille noire, orné d’une couronnede petites pâquerettes artificielles, très flétries et retombantsur leurs tiges, et une capote de tulle ruche, poussiéreuse etlourde.

–&|160;Tenez, dit-elle, ma sœur Pascale,prenez celui-ci.

Elle désignait la capote de deuil. SœurPascale prit ce paquet noir.

–&|160;Vous n’allez pas vous mettre despâquerettes sur la tête, madame&|160;? dit madame Borménat. Ceserait ridicule.

–&|160;Moins que vous ne pensez, dit sœurJustine.

Et elle piqua, sur ses cheveux blancs, laforme de paille noire garnie de vieilles fleurs pendantes.

Elle eût été ridicule, en effet, pourd’autres&|160;; elle le serait dans la rue. Que luiimportait&|160;? Elle reprit son humeur ferme, sa parole toutesimple et sans embarras, pour remercier l’intendante du vestiairedes laïcisées. La vieille dame salua, sourit avec réserve etcompassion, et elle regarda descendre, dans la spirale de pierre del’escalier, les cinq femmes dépoétisées, et qui n’avaient plus,pour se défendre contre le monde, ce voile, cette bure, ce rosairequi disent que c’est une chair pénitente et vouée à Dieu qui passe.Deux d’entre elles emportaient, roulée dans une enveloppe de toile,leur robe, leur voile et leur coiffe de filles deSainte-Hildegarde&|160;: sœur Danielle et sœur Léonide. Les autres,trop incertaines de leur destinée, avaient confié, à la garde del’œuvre, ces reliques de leur vie d’élection et de leur passéheureux.

Elles sortirent. Elles ne se parlaient plusl’une à l’autre.

N’ayant plus de maison, elles se rendirent àla gare, et demandèrent la salle d’attente des voyageurs detroisième classe. Le coin du fond, près de la baie vitrée, étaitlibre. Elles s’y installèrent, trois sur une banquette, deux surune autre, aussi rapprochées que possible et se faisant presquevis-à-vis. La supérieure était assise entre sœur Pascale et sœurLéonide. Elle avait en face d’elle sœur Danielle et sœur Edwige.Que de fois elles s’étaient promenées formant ainsi deux groupes, àun pas de distance, dans la cour de la chère école&|160;! En cetemps-là, si proche d’elles encore, elles pouvaient causer. Àprésent elles n’en avaient plus la force. Elles n’étaient plus quedes êtres déprimés, aux yeux rougis par les larmes, si malheureusesque leur affection même leur défendait de parler. D’ailleurs,aucune ne put même en former la pensée. Dès qu’elle se vit entouréede ses filles, la vieille Alsacienne dit&|160;:

–&|160;Mes bien-aimées, il faut que lacommunauté finisse dans ce qui était le grand acte, et le lien, etle bien de notre vie commune, dans ce qui sera la force de chacunede nous, séparée des autres. Nous allons réciter le rosaire. Laprière ne cessera que quand je resterai seule.

Elles cherchèrent et trouvèrent avecdifficulté, dans leurs poches de robes laïques, leur rosaire. Et lePater, puis les Ave formèrent, entre les cinqfemmes en deuil, un murmure à peine perceptible, que traversait,sans l’interrompre, tantôt le sifflet d’une locomotive, leroulement d’un train, tantôt le claquement des portes, le pasprécipité des voyageurs traversant la salle. Ave Maria, gratiaplena… Personne ne s’occupait de ces voyageuses mal fagotées,si pauvres, immobiles, penchées sans doute pour écouter le récitd’une mort. Les voyageurs les prenaient pour une famille en deuil.Et ils ne se trompaient pas… Benedicta tu in mulieribus…C’était sœur Danielle qui disait la première partie de la prière,et les autres sœurs répondaient… Quelquefois, l’une d’elles portaitla main à ses yeux, les cachait une minute, et pleurait en silence,puis reprenait sa partie dans le concert des dernièressupplications, des derniers vœux exprimés devant celles qui enétaient l’objet. De temps à autre, un employé apparaissait àl’entrée de la salle, du côté du quai, et jetait le nom des villesvers lesquelles un train allait partir… Les sœurs frémissaienttoutes, et les mots se ralentissaient sur leurs lèvres. Mais cen’était pas l’heure encore… Les noms fatals, Mâcon, Marseille,Ambérieu, n’avaient pas été prononcés. Il y avait encore un peu detemps. L’homme se retirait, ne sachant pas qu’il était, pour cesfemmes, comme le bourreau qui appelait dans les prisons, sous laTerreur, les condamnés, un à un. Il s’éloignait, et la prièrecontinuait. Sœur Pascale récita le second chapelet, et sa voixlasse, sourde, avait un accent si tragique, que, par affection etpar pitié, toutes celles qui étaient là se sentirent portées à sonsecours, et offrirent pour elle, qui était si désolée, la grâce deleur prière. Ora pro nobis, peccatoribus, nunc et in horâmortis nostrœ… Dans la salle trépidante, poussiéreuse,bruyante, les cinq sœurs de Sainte-Hildegarde disaient adieu à laprière en commun… Un employé cria&|160;: «&|160;Direction de Mâconen voiture&|160;!&|160;» Et deux des cinq femmes se levèrent,celles qui étaient assises en face de la supérieure, sœur Danielleet sœur Edwige. Un instant elles se demandèrent si la prière allaits’interrompre&|160;; mais sœur Justine ayant repris, avecintention&|160;: Sancta Maria, mater Dei, elles comprirentque l’adieu ne serait d’aucune manière plus digne de leur état, et,s’inclinant vers les trois sœurs qui demeuraient assises, elles leslaissèrent achever seules l’Ave Maria commencé. Un autreAve succéda à celui-là. Pascale avait fermé complètementles yeux, depuis que, devant elle, elle n’avait plus ni sœurEdwige, ni sœur Danielle. Quelques minutes s’écoulèrent, et ce futson tour de partir, et elle se leva, et s’inclina, et sortit ensanglotant. Derrière elle, deux voix psalmodiaient encore, dans ladésolation de deux âmes, la prière à la Vierge. Et ce fut le tour,alors, de sœur Léonide, qui prenait le train dans la direction duBugey et de Genève. La vieille supérieure la salua de la tête,acheva seule l’Ave commencé, puis resta comme anéantie,sur la banquette, pendant que les trains s’éloignaient, emmenantses compagnes dans l’immense inconnu.

Partie 4
LES EXPIANTES

Chapitre 1JUSTINE

L’âpre vent d’automne soufflait sur les glacisdes fortifications, et sur les champs de blé gelés, et sur laville, manufactures tassées contre des forts, maisons qui écoutentles sifflets des usines ou les sonneries de clairon. Le soirtombait, et il faisait sombre déjà à l’intérieur des maisons.Cependant quelques minutes plus tôt, au-dessus du lion sculpté dansle roc, une dernière lueur de couchant illuminait, du côté de laFrance, la citadelle de Belfort. Dans l’office d’un hôtel sansstyle et sans jardin, mais largement et solidement bâti, que louaitle commandant de Roinnet, un vieux domestique familial, – un legsdu père, – achevait de préparer l’argenterie que tout à l’heure ildisposerait sur la table. Par-dessus son habit noir, il avait nouéson tablier, et, tout en inspectant, d’un œil sévère, les cuillers,les fourchettes et les couteaux disposés sur une console, il sepenchait vers un petit groom en veste courte, tête blonde et rasée,qui l’écoutait avec tremblement. Dans un angle, une ordonnance, enmanches de chemise et gilet jaune, fier de sa taille fine et de sesmoustaches, dressait des fruits dans des compotiers, et riait, afinde vexer l’ancien, chaque fois que celui-ci donnait un conseil àl’apprenti valet de chambre.

– Tu comprends, disait le bonhomme,vingt-cinq personnes, c’est un grand dîner ; monsieur le baronreçoit ses supérieurs : il faudra mettre des gants, et ne pasles quitter.

– Oui, monsieur Francis.

– Aujourd’hui et d’ici longtemps tu nepasseras pas les plats, c’est entendu ; il faut unehabitude ; tu enlèveras les assiettes ; mais, pour plustard, regarde-moi faire.

– Oui, monsieur Francis.

– C’est qu’il est ferme, monsieur lebaron…

– Oh ! là là ! ferme,interrompait l’ordonnance ; ferme, le commandant ! Il apeur de tout !… Même de nous…

– Pas de moi, dit le vieuxtranquillement. Laisse-moi parler au petit… Tu n’es pas chargé delui.

La porte donnant sur le palier s’ouvrit.L’ordonnance se détourna.

– Tiens, voilà l’Allemande àprésent ! Ne laissez donc pas la porte ouverte ! Vous mefaites geler.

La femme qui entrait eut l’air de ne pasentendre ; elle soufflait, et dénouait le fichu dont elleavait enveloppé, par-dessus son chapeau noir, sa tête congestionnéepar le froid. Mais, derrière elle, un jeune homme extrêmement minceet extrêmement pâle était entré. La nervosité dont il souffrait setraduisit par une grimace de tous les muscles du visage. Ilrépondit avec violence :

– Taisez-vous, Moriot ! Nel’insultez pas ! Elle est dix fois plus Française quevous ! Jamais, je vous l’ordonne, jamais !… Ou bien jepréviens le commandant !

Le soldat s’était remis à tapoter une couchede mousse qui devait garnir le fond d’un compotier. Il setut ; mais un mouvement de sourcils et le sourire gouailleurqui ne quitta pas ses moustaches, montrèrent le peu de cas qu’ilfaisait des menaces du jeune homme. Celui-ci, saisi par ce qu’onappelait chez lui « une crise d’asthme », s’était jetésur le bras de la vieille femme, qu’il serrait violemment, et ayanttoussé trois ou quatre fois, d’une toux sèche, il demeura hagard,hypnotisé par l’appréhension d’un mal qu’il sentait imminent ethorrible, les paupières dilatées, la bouche ouverte et ne buvantplus l’air, la poitrine battant à vide. La vieille femme, habituée,lui soutint la tête, doucement, entre ses deux mains, disant :« Allons, mon petit Guy, ce n’est rien, cela va passer,calmez-vous ! » Et, en effet, cela passa. Un peu d’airentra en sifflant dans la poitrine ; la peur quitta lesyeux ; les paupières s’allongèrent ; les lèvres serapprochèrent, un pâle sourire remercia : « Je suismieux, c’est fini ; attendez encore ». En face, la portedu billard fut poussée au même moment, et, dans la demi-clarté delumières éloignées, la silhouette d’une femme s’encadra, élégante,penchée, jeune encore de ligne et de mouvements.

– C’est vous, madame Justine ? C’esttoi, Guy ? J’étais inquiète. Pourquoi si tard ? demandamadame de Roinnet.

Elle ne voulait pas dire que son inquiétudevenait d’autre chose que du retard ; qu’elle avait entendu latoux, qu’elle était accourue.

– Où avez-vous été vous promener ?reprit-elle.

– Sur le glacis du fort des Barres, commed’habitude, répondit la vieille femme. Il faisait presque chaud, ily avait du soleil, et puis, tout à coup, le vent d’est s’est levé,nous sommes revenus vite, peut-être trop vite.

Madame de Roinnet ne prêtait aucune attentionà la réponse. Question, réponse, attitude, tout faisait partie dela tragédie maternelle que chacun tâchait de jouer de son mieux.Elle vit que son fils se tenait seul à présent, au milieu del’office, entre la promeneuse et le maître d’hôtel ; qu’ilrespirait ; qu’il souffrait encore ; qu’il hésitait às’approcher d’elle, à cause de ce sifflement des bronches quipersistait.

– Tu feras bien de monter dans tachambre, Guy, et de te chauffer… Va, mon ami… Venez, vous, madameJustine, j’ai à vous parler.

Les deux femmes se retrouvèrent à l’extrémitéde la salle de billard, l’une en toilette décolletée, soie mauve etguipure, l’autre vêtue de noir, sans élégance et sans archaïsme,comme les vieilles dames de fortune modeste, qui ne sont jamais nitout près, ni très loin de la mode.

– Madame Justine, dit madame de Roinnet,penchant sur son épaule sa jolie tête de blonde grisonnante, –bandeaux ondulés, joues encore fermes et jeunesse des yeux bleus, –madame Justine, je n’ai pas fait mettre le couvert de Guy à lagrande table, ce soir.

Elle sous-entendait : « ni le vôtrenon plus ». Madame Justine comprit, et, faisant une mouetriste :

– Il en aura un peu de chagrin, le pauvreenfant ! Il me disait, tout à l’heure, qu’il se réjouissait…Pour moi, ça m’est parfaitement indifférent, madame. Même, jepréfère… Où dînerons-nous ?

– L’office est impossible. Dans lalingerie ?… Seulement, pour le service ?… Francis ne peutpas quitter la table, l’ordonnance non plus. Mathilde…

– Ce n’est que cela, madame ? Vousn’avez personne pour nous servir ?

– Mais… non.

– Je me servirai moi-même, et je serviraimonsieur Guy… Nous avions l’habitude, au couvent… Je dînais tousles jours avec notre cuisinière. Et je l’aimais bien. C’était sœurLéonide…

Madame de Roinnet releva la tête, et regardafixement les bougies d’une applique. On eût dit qu’elle voulaitsécher, à leur flamme, une larme qui était montée à ses paupières,et qui ne coula pas.

– Je vous remercie, dit-elle, de m’aidercomme vous faites… La vie est souvent si difficile !…

Et, reprenant sa tournée d’inspection,saisissant à pleine main la traîne de sa robe, redressant etcambrant sa taille de jeune fille, elle passa dans la salle àmanger. Madame Justine était déjà sortie par l’autre porte.

À la même heure, au café du cercle militaire,un officier de race évidente, nerveux, serré dans son dolman, etdont la tête ronde, aux cheveux soufflés sur les tempes, les yeuxgris, le nez courbé, les lèvres sèches, les joues sans un atome degraisse, rappelaient des masques de guerriers italiens, ciselés aupommeau d’une épée, se levait de la place où il venait de parcourirles journaux du soir, et traversait la salle. Arrivé à quelques pasde la porte, sur un signe, il tourna vivement à gauche, s’approchad’une table où un autre officier supérieur était assis, et,saluant :

– Mon colonel ?

Celui auquel il s’adressait continuad’enfoncer, avec une cuiller, la tranche de citron qui nageait à lasurface d’un verre de grog. C’était un homme de haute tailleégalement, aux traits plus droits et plus épais, aux yeux noirs quiregardaient fixement et appuyaient tous les mots qu’il disait, maisqui ne parlaient jamais seuls ni autrement que les lèvres : unautre type d’officier, brave certainement, plus fermé.

– Je serai enchanté de me retrouver toutà l’heure chez vous, monsieur.

– Mon colonel !

– Madame la baronne de Roinnet est enbonne santé, je suppose. Je l’ai aperçue cet après-midi. Et votrefils ?

Le commandant fit un geste évasif.

– Oh ! lui !

– À propos, je voulais vousdemander : est-ce que vous avez toujours, chez vous, cettepersonne,… cette…

– Promeneuse ? mon colonel. Elle estpromeneuse. Vous voulez parler de madame Justine ?

– Précisément. C’est une anciennereligieuse, m’a-t-on dit ?

Une petite secousse nerveuse agitant tout lecorps, un mouvement de la tête qui se rejette en arrière, commetouchée au fleuret, et le commandant répond :

– Oui, mon colonel.

– Une ancienne supérieure ?

– Laïcisée.

– Évidemment. Et elle instruit vosenfants ?

– Non, mon colonel ; j’ai eul’honneur de vous le dire, elle promène Guy, dont la santé laissebeaucoup à désirer ; madame de Roinnet lui confie quelquefoisla petite…

– Et elle l’instruit en la promenant,cela va de soi…

Le commandant avait rougi. Tous les muscles deson visage s’étaient raidis, et dessinaient plus étroitement lemasque légendaire des Roinnet.

– Si je savais qu’elle les instruisît,mon colonel…

Il s’arrêta. Il sentit qu’il était sur unepente ; qu’il allait désavouer sa femme, sa foi cachée, sonpropre exemple, sa race. Tous les Roinnet du passé lui soufflèrentà l’oreille : « Que vas-tu dire là ? »

Il se ressaisit, et dit :

– Si elle les instruisait, mon colonel,…je vous le dirais.

– C’est bien, monsieur. D’ailleurs, si jevous en parle, c’est dans votre intérêt. Vous êtes ambitieux, trèsjustement. Vous devez être averti de ce qui pourrait vousnuire.

Les deux officiers se saluèrent.

En rentrant chez lui, dix minutes plus tard,M. de Roinnet croisa sa femme qui traversait levestibule.

– Je voudrais vous demander une chose,Marie ?

– Quoi ? Je suis très pressée.

– J’espère que vous n’avez pas faitmettre, à la grande table, le couvert de madame Justine ? Il ya des différences d’éducation, de situation, de tenue, qui nepermettent guère…

Il déjeunait et dînait quotidiennement à lamême table que l’ancienne supérieure de l’école. Madame de Roinnetle laissa continuer :

– Elle-même se trouverait gênée, s’il enétait autrement.

Madame de Roinnet eut un sourire vague, quijugeait bien des choses.

– Je n’ai pas voulu imposer à Guy lafatigue d’un grand dîner, répondit-elle. Il ne paraîtra pas, nimadame Justine non plus. Tout est arrangé : ne craignezrien.

Madame Justine, dans la maison, n’était quetolérée, et elle ne l’ignorait pas. Des faits nombreux, des mots,des silences le lui avaient appris, dès les premières semaines deson arrivée, qui datait du milieu d’août. Après trois semaines,passées à Lyon, en sollicitations vaines, elle avait dû renoncer àdiriger une des écoles que les Catholiques cherchaient à releversur les ruines des écoles détruites. On la trouvait trop vieille.Les places, d’ailleurs, étaient bien moins nombreuses que nel’étaient les religieuses chassées des écoles ou des communautés,et cherchant à vivre. Des cinq femmes qui avaient habité ensemblela maison de la place Saint-Pontique, à Lyon, une seule étaitredevenue éducatrice : la tourière, sœur Léonide. Lasupérieure, ayant dépensé les quarante francs qui formaient toutesa retraite de sœur de Sainte-Hildegarde, avait accepté le poste de« gouvernante et dame de compagnie » chez madame deRoinnet. En réalité, elle était promeneuse et garde-malade. Sonrôle, – elle ne le jugeait ni indigne d’elle, ni tropassujettissant, – consistait à sortir, dès qu’il faisait beau, avecl’adolescent incurablement atteint par la phtisie, être douloureuxcorps et âme, qu’il fallait à la fois soigner et consoler. Causerpeu avec lui et cependant le distraire ; varier lespromenades ; éviter les rencontres qui obligent à parler etqui provoquent la toux ; savoir s’arrêter à temps et choisirle banc le moins exposé au vent ; pressentir la minute où ilfaudra repartir ; ne pas oublier le plaid, ni lescaoutchoucs ; ne jamais laisser voir l’inquiétude, ni même latrop vive pitié quand la crise éclatait ; ne pas craindre lacontagion ; faire croire au condamné qu’il verra le printemps,puis l’été, puis l’année suivante, et d’autres, et d’autres :le programme était trop chargé, semblait-il, pour qu’une autrequ’une mère pût le remplir. Madame de Roinnet avait essayé, maiselle avait une tendresse trop inquiète, elle était trop peumaîtresse de son chagrin, de ses larmes, de ses joies subites, ettrop prisonnière aussi de ses obligations mondaines : elle sedevait au monde, à la carrière, à l’avancement deM. de Roinnet, à sa fille que les médecins conseillaientde ne pas laisser constamment auprès de Guy. Après elle, dixdomestiques avaient renoncé, successivement, à cette tâchedifficile et épuisante, qui occupait non seulement le temps de lapromenade, mais tout le jour, et, souvent bien des heures deveille. On avait appelé madame Justine.

Elle résistait à la fatigue ; elle avaitla patience et l’autorité qu’il fallait ; elle réussissait àse faire aimer de cet enfant ombrageux et aigri, elle y réussissaitmême trop bien, car elle devenait l’irremplaçable, l’uniqueressource, et le malade s’inquiétait et s’exaspérait, dès qu’ilsavait que madame Justine était sortie, qu’elle ne répondrait pas àson appel, en cas de crise, et qu’il serait « seul »,comme il disait cruellement. Le chef, la femme de chambre, nemanquaient pas une occasion de faire sentir, à madame Justine, lasituation intermédiaire et fausse qu’avait, dans la maison, cettevieille femme, supérieure par l’esprit, moyenne par la culture,tout à fait du peuple par l’éducation première, et qui n’était pasune dame, et qu’on devait appeler madame, et qui disait simplement« monsieur » à celui qu’ils appelaient « monsieur lebaron ». L’ordonnance, soldat peu sûr, serviteur peuscrupuleux, et qui se défiait de la clairvoyance de la promeneuse,répandait le bruit absurde, mais qui rencontrait des crédulitésdans les casernes, que le commandant confiait ses enfants à uneespionne allemande. Madame de Roinnet la défendait sans doute, etplusieurs fois déjà elle avait dû s’opposer au renvoi de l’anciennereligieuse, depuis que l’on disait, dans le monde militaire deBelfort : « Vous savez, cette Justine qui est chez lesRoinnet : eh bien, c’est une sécularisée, une sœur deSainte-Hildegarde. » Mais elle luttait contre tant d’autreslâchetés ; elle était si profondément atteinte par la clairevue du mal qui ne lâcherait pas l’enfant, et par le perpétuel soucid’une fortune compromise, qu’elle n’eût pas été de force àprotéger, contre un renvoi, la garde-malade de son fils. Le seuldéfenseur véritable de madame Justine, c’était Guy. Presque chaquejour, dans les réunions de famille, au salon, ou à table, Guy selevait subitement. Il étouffait. Son visage s’angoissait, sapoitrine se levait, ses doigts s’écartaient au bout de ses brastendus. L’enfant était près de défaillir. Le père se détournait, nepouvant supporter ce spectacle, ou bien il sortait en faisantclaquer les portes, ou bien, saisi lui-même d’une espèce de crisenerveuse et d’une sorte de colère de désespoir, il criait de savoix de commandement : « Encore ! Tu sais bien queje ne veux pas ! Arrête-toi tout de suite ! Ouva-t’en ! » La mère accourait. L’enfant cherchait madameJustine, et, dès qu’elle paraissait, il se jetait vers elle, ilappuyait sa tête en sueur contre la robe noire, et la toux, qu’ilavait essayé de vaincre, le secouait, tandis qu’il s’éloignait,soutenu, guidé, fermant les yeux. M. de Roinnet, à mesureque les semaines s’écoulaient, comprenait mieux qu’il lui seraitimpossible de remplacer madame Justine, que la santé de Guypermettait de moins en moins d’y songer, que l’enfant nesupporterait pas cette séparation. Et cela encore l’irritait, commeun obstacle que sa propre raison et son amour paternel mettaient àson ambition.

Madame Justine eût vécu tranquille parmi cescontradictions, si les soucis ne lui fussent venus d’ailleurs. Dansles moments de loisir, incertains et courts, que lui laissait lemalade, retirée dans la petite chambre où elle habitait, elleécrivait à « ses filles », elle souffrait de leurstraverses et de leurs difficultés, et sa pensée, plusieurs fois parjour, visitait les quatre coins de France où vivaient, si loinl’une de l’autre, et dans des conditions différentes, celles quilui manquaient toutes : ma sœur Danielle, ma sœur Edwige, masœur Léonide, ma sœur Pascale. Cette dernière seule l’inquiétait.Aux premières lettres, en août et en septembre, Pascale avaitrépondu brièvement. Elle était bien accueillie à Nîmes ; on latraitait avec une affection dont elle était touchée et gênée,disait-elle, car on lui donnait peu de travail à faire à la maison,et trop souvent, la sachant souffrante, Jules Prayou, pour ladistraire, essayait de l’emmener dans les parties de promenade, auxcourses de taureaux, au théâtre même. Elle résistait, le plussouvent, ne voulant pas être une occasion de dépenses excessives,pour des parents qui n’étaient pas aussi riches qu’elle l’avaitcru, et qui dépensaient pour elle sans compter.« Croiriez-vous, notre mère, avait-elle écrit, qu’à la foirede Beaucaire, qui est le 22 juillet, Jules a déboursé, pour moi quin’ai pas un sou vaillant, plus de trente francs, voyages, cadeaux,plaisirs, et que je n’ai pu l’en empêcher ! Plus récemment, àArles, il a fait de même. Personne dans la ville ne sait ce quej’ai été autrefois. On croit que je me soigne, et je me soigne eneffet. Le grand chaud, et plus encore le repos, commencent à guérirma poitrine. Il paraît que la peau de mes joues a bruni, mais,malgré le soleil, mes cheveux repoussent aussi blonds qu’avant. Jesuis un peu regardée, à cause d’eux sans doute, et bien des idéesme reviennent, que je ne connaissais plus à l’école, où il n’yavait pas même un miroir pour nous cinq. Priez pour moi. Ce qui estle plus faible, ce n’est pas ma poitrine que je soigne, c’est lecœur qui est dedans, et que vous ne soignez plus. » SœurJustine avait recommandé la prudence, et même la défiance. Elles’était montrée plus affectueuse encore que de coutume dans sesréponses. Mais la dernière lettre de Pascale était de la fin deseptembre. Depuis lors, aucune nouvelle n’était venue de Nîmes. Onétait au 15 octobre : pas un mot de réponse. Madame Danielle,madame Edwige écrivaient : « Elle ne nous répond pas plusqu’à vous. »

Que devenait cette enfant si lointaine ?C’était là une angoisse qu’on ne pouvait dire. Elle assaillaitmadame Justine dans les longs silences des promenades sur le glacisou sur les routes. L’esprit de l’ancienne supérieure s’emplissaitde regrets et de projets. Ils ne lui laissaient pas plus de trêveque jadis les enfants et les pauvres du quartier lyonnais ;mais, comme eux, ils la rappelaient au sentiment de sa charge.Quelquefois, en effet, quand elle voyait, devant elle, cescampagnes nues, aux larges ondulations fuyant vers la frontière, lesouvenir du pays natal lui revenait, dans la marée du vent quipassait le détroit. « À quelques lieues d’ici, j’ai encore desparents. Ils me recevraient. Ils me l’ont écrit. J’ai ma sœur, lafemme du vigneron, qui a un clos fameux, près deSaint-Léonard ; j’ai mon frère qui habite dans son bien, auxportes de Colmar, où j’ai été élevée. Pour rentrer je n’auraisqu’une demande à faire au Kreisdirector ; ils me l’ont dit, etje n’aurais plus qu’à vieillir et à mourir en paix… » Ellen’achevait jamais cette pensée ; elle ne l’approuvait jamais.Une voix se levait contre, une voix sûre d’êtreécoutée : »Tu resteras dans l’épreuve de France, parcequ’elle est tienne, et que tes filles y sont restées. »

Chapitre 2LÉONIDE

L’hiver était fini pour les habitants desplaines, et les blés, déjà drus, tentaient, pour le nid futur, lesperdrix en amour. Mais la neige couvrait encore les montagnes. Ellemollissait l’après-midi, dans la haute région du Bugey où vivait àprésent l’ancienne tourière de l’école de Lyon, puis la nuittombait, le vent coulait par-dessus le col des Traînes, et la terregelait de nouveau, sous son tapis blanc en maint endroit piétiné ettroué. Le village, exposé au sud-ouest, était bâti sur une penterapide, au-dessous d’une forêt de sapins que les paysans pillaient,dont la foudre étêtait les arbres, et qu’achevaient de ruiner lestorrents. Mais la forêt ne touchait le village que de sa pointeinférieure, et partout ailleurs, c’étaient des prés ravinés etrocheux, des éboulis minés par l’eau, qui, dans leurs plis déserts,enveloppaient les maisons. Tout en bas, dans la vallée, des champsformaient le creux, tout entourés de clôtures d’épines, pareils deloin à des dominos bordés de gris. Et la distance était si grande,de cette campagne des semailles jusqu’aux cimes, que le cri destoucheurs de bœufs, en arrivant là-haut, y troublait moins lesilence que le vol d’une sauterelle.

Là, dans une école libre nouvellementconstruite, Léonide était venue s’installer comme adjointe, dès lemois de juillet précédent. Une dame riche, qui avait donné leterrain pour l’école et qui supportait, à elle seule, la moitié desfrais d’entretien, dont les habitants de la montagne payaient lereste, avait fait venir, de Lyon à Bourg-en-Bresse, la cuisinièretourière, et, après avoir causé un quart d’heure avecelle :

– Ma petite sœur, vous me plaisez.

– Tant mieux, madame.

– Je vous engage.

– Ah ! si vous aviez connu ma sœurPascale, c’est elle que vous auriez engagée,… ou ma sœur Edwige,ou…

– Non, non, c’est vous, je n’ai pas deregrets. Vous logerez dans une chambre au nord, parexemple ?

– Ça m’est égal.

– Les gens du pays ne sont pasdévots.

– Tout Lyon non plus.

– Je ne vous vois qu’un défaut, ma petitesœur.

– Vous comptez mal, madame.

– C’est que vous n’avez plus de dents, etce n’est pas joli…

Léonide s’était mise à rire de bon cœur.

– Je vais en acheter, madame ! Dansquinze jours j’en aurai trente-deux !

Elle s’était fait faire un dentier, en effet,avant de quitter Bourg-en-Bresse, et elle était montée au village,non pas plus jolie assurément, mais plus jeune qu’elle n’était àLyon. « Vous ne me reconnaîtriez pas, écrivait-elle à madameJustine, si vous me rencontriez dans les lacets de la route, avecmes galoches, ma belle jupe neuve, mon chapeau de paille et toutesmes dents : mais, comme je ne pourrais pas m’empêcher de voussauter au cou, alors vous me reconnaîtriez. » L’ardente petiteinstitutrice était bien loin du quartier et des ouvriers deSaint-Pontique. Elle courait, parlait, catéchisait bravement, commeautrefois, mais sans réussir de même. Tout l’été, tout l’automne,tout l’hiver, dans la neige ou dans la boue, aux heures libres etaux jours de congé, elle avait monté et descendu les sentiers, pourrendre visite « aux parents » et aux autres. Les autresétaient hostiles, les parents n’avaient pas la bonhomie gouailleuseni la promptitude d’émotion des faubouriens qu’elle avait connus etaimés. C’était une population travaillée par l’envie, mise endéfiance contre le dévouement même, à cause de toutes lescontrefaçons qu’elle en voyait, intelligente et d’esprit vif pouracheter ou vendre, mais comme fermée à tout l’éternel. On eût ditque la partie la meilleure ne se composait que d’indifférenceremuée et de très ancienne foi chancelante. « Comme ils ont dûêtre abandonnés par leurs curés dans les temps anciens !pensait Léonide. C’est à peine s’ils regardent en l’air avant demourir ! Je ne suis pas toujours bien reçue. Mais ils ne merésisteront pas indéfiniment ; je prendrai le grand moyen aveceux : je veux les aimer ; je les aime ! » Elleavait tant couru, et par des temps si durs, qu’au commencement dumois de mars, elle était tombée gravement malade, atteinte aux deuxpoumons par une fluxion de poitrine. Sa robuste constitution avaitrésisté. Madame Léonide, très pâle, immobile, était assise dans unfauteuil de paille, enveloppée de laine noire, les pieds posés surune chaufferette, près de la cheminée de la grande chambre dupremier, au dessus de la classe. Les enfants étaient partis. Lesoir mettait sa cendre grise sur les quatre murs blancs. Il n’yavait que les rideaux de cretonne rouge du lit qui fussent tout àfait sombres. On entendait le sabotement d’un homme sur la place,et, dans la chambre, le tic tac enfiévré d’un réveil qui servaitd’horloge à la maison. Une femme monta l’escalier, et entra.

– Bonjour, Léonide, comment êtes-vous cesoir ?

Du milieu des châles et des capelines quil’enveloppaient, la malade répondit :

– De mieux en mieux.

La voix était faible, mais les yeuxbrillaient, vifs dans le crépuscule. Léonide, avec la joiereconnaissante des enfermés qui reçoivent une visite, regardait ladirectrice de l’école, une jeune fille élégante et mince, au longvisage d’un rose égal, aux yeux myopes et bridés par l’effort, etqui arrivait, les mains enfoncées dans les poches d’un tablier bleuà bretelles, et s’asseyait de l’autre côté de la cheminée.

Les petites ont encore demandé de vosnouvelles, reprit la directrice. Vous voyez qu’elles ne vousoublient pas. Moi, je venais voir si vous voulez vous recoucher.Voulez-vous que je vous aide ?

– Non, merci, laissez-moi dans le noir,comme à présent, encore une heure.

– C’est que le froid est vif, dehors.

– Le dedans c’est tout, voyez-vous,répondit Léonide en écartant ses châles et en sortant lementon ; je me sens revivre. Savez-vous ce que je pensais,ici, pendant que j’étais seule ? Je pensais d’abord quej’avais bien failli m’en aller chez nous…

Voyant l’étonnement de sa compagne, elle eutun sourire lent à se développer comme un long geste, et elle levale doigt vers le toit.

– Je veux dire là-haut, reprit-elle. Maisle danger est passé. C’est remis à une autre fois. Je pensais aussià la vie que j’ai menée pendant dix ans, au milieu de mes sœurs… Jevous ennuie en vous parlant de ça ?

– Mais non, mais non, dit mollement lajeune fille.

Et elle tendit ses mains longues et noueusesvers le feu, avec le soupir des patiences déjà lasses.

– Je vous garantis que je ne perdais pasmon temps ! Vous me reprochiez de me donner trop de mal ici,mais, là-bas aussi, j’étais toujours sur pied : porterie,balayage, cuisine, laveries, j’étais chargée de beaucoup detravail, bonne à tout faire dans une communauté, mais,comprenez-moi bien, elles me traitaient quand même comme leursœur…

– Oui.

– C’est une amitié meilleure que celle dumonde…

– Autre, en tout cas…

– Vous avez raison.

– Plus triste !

– Comment, triste ? mais nous étionstoutes de belle humeur. Je le suis encore… Tristes, ma sœurJustine ! ma sœur Edwige ! ma sœur Pascale !… Vouspensez sérieusement ce que vous dites ?

– Mais oui. Je ne comprends pas qu’onpuisse vivre heureuse dans un endroit dont on ne peut pas sortir àtoute heure, quand il vous plaît.

Un rire de tout l’être, un rire populaireauquel manquait seulement l’ampleur de la vie, étonna la directriceet toutes les choses qui l’entouraient.

– Êtes-vous heureuse, ici, vous,mademoiselle ? demanda madame Léonide.

– Mais oui, moyennement.

– Et pourtant, vous ne pouvez pas sortirdu village, avec votre peur de la neige, votre classe à faire, etmoi malade !

Un silence long, comme la distance quiséparait les deux esprits, suivit cette plaisanterie. Puis ladirectrice se leva, remit les mains dans les poches de son tablierbleu à pois blancs, et dit :

– Je vais faire mon dîner et levôtre ; dans une demi-heure je viendrai vous aider à vouscoucher.

Léonide resta seule. Malgré l’épaisseur de seschâles, elle eut l’impression que le froid du dehors, quisaisissait la terre, les arbres, les herbes, traversait le toit etles murs, et se glissait en elle. Elle appuya ses épaules et satête contre le dossier du fauteuil, et, dans l’épuisement de sesforces physiques, avec la netteté d’un esprit presque dégagé de soncorps, elle mesura la profondeur de sa solitude. Pendant la périodede début, au soir des courses dans la montagne, des visites auxhameaux et aux granges, elle s’endormait de lassitude, sans voir dulendemain autre chose que la tâche qui restait à faire. En cemoment, elle jugeait l’inutilité, apparente du moins, de soneffort. Dans ces maisons invisibles pour elle, muettes dans le noiret dans le froid qui rôdaient de compagnie, avait-elle uneamie ? une seule personne qui comprît pourquoi elle étaitvenue, pourquoi elle resterait là, pourquoi elle ne songerait ni àchanger, ni à se marier, ni à se plaindre ? non, pas mêmecette honnête jeune fille qui dirigeait l’école, et qui avaitsurtout besoin de gagner et le désir d’échapper, par le mariage oul’avancement, aux rigueurs d’un internement à huit cents mètresd’altitude. Toutes les portes étaient closes, tous les cœursfermés. Le réveille-matin battait la charge des secondes qui seprécipitaient, vides dans l’éternité. Par l’unique fenêtre, enface, sans y attacher sa pensée, mais recevant quand mêmel’influence de leur image, la malade apercevait des cimes de sapinsétagées et pressées, sur lesquelles roulaient en se déchirant lesvolutes de brume montant de la vallée. Cependant rien ne setroublait en elle. Immobile, paisible, les yeux fixés sur ce carréde la fenêtre, où la terre ne tenait qu’une petite place d’angle,les lèvres essayant de sourire, elle répétait :« J’accepte l’insuccès, l’abandon, la maladie, tant que vousvoudrez, pour le salut de mes sœurs et surtout de lapetite. »

Elle avait appris, vaguement, que sœur Justineavait des inquiétudes au sujet de Pascale. On ne lui avait rienraconté. À quoi bon ? Elle n’avait jamais été du« conseil » de la communauté. Et qu’aurait-elle pufaire ? Mais dans les lettres, courtes et vives, de madameJustine, elle avait deviné une tristesse. Et c’est pourquoi, àcette heure désenchantée et déserte, n’ayant de force que pour uneseule pensée, elle disait, dans la paix, en accueillantl’épreuve : « J’accepte l’insuccès, tant que vousvoudrez, pour le salut de mes sœurs et surtout de lapetite. »

La nuit formidable enveloppait la montagne, laforêt, le village et, dans une maison qu’un sapin eût couverte deson ombre, il y avait un être chétif, qui traitait avec Dieu pourle rachat d’une âme en détresse.

Chapitre 3EDWIGE

L’été printanier, la saison déjà chaude oùtout n’est pas encore poussé, où les feuilles sont humides etrenvoient de la lumière, l’été de la fin de mai faisait tremblerl’air doux au-dessus de la Loire. Dans un renflement de la vallée,à droite du fleuve, et presque au milieu des terres d’alluvion, unemaison de garde-barrière levait sa façade étroite. Elle étaitconstruite à quelques mètres du remblai du chemin de fer de Paris àNantes, au bord d’une route qui descendait des collines du nord,traversait des champs et des prairies, coupait à angle droit lavoie ferrée, et qui, un peu plus loin, passait la Loire sur lesarches d’un pont. Des voitures de paysans ou de marchands, quelquesautomobiles visitant les châteaux de la Loire, se présentaient, àtoute heure de jour ou de nuit, pour franchir le passage à niveau.Il fallait sortir de la maison et ouvrir les barrières ; ilfallait aussi se trouver devant la porte, au passage des trains. Lemétier n’était pas fatigant ; il ne demandait qu’une grandeexactitude, un sommeil léger, pour entendre, la nuit, l’appel desvoituriers ou la corne des automobiles, et l’ignorance de la peur,ou une certaine fermeté de caractère. Car le poste de guetteur deroutes était loin de toute habitation, la vallée comptant peu defermes dans ces terres basses, à cause de la crainte des grandeseaux. Il était trois heures de l’après-midi. Une vieille femmechétivement vêtue et bien coiffée, avec des bandeaux ondulés surles tempes, était accroupie près d’une plate-bande, à quelques pasde la maison, le long des rails. Elle arrachait les mauvaisesherbes poussées dans le sable. Ses mouvements étaient d’une extrêmelenteur. On pouvait juger qu’ils excédaient néanmoins ses forces,car la femme n’avait pas sarclé la largeur de ses deux mains,qu’elle s’arrêtait et se reposait, en regardant les quatre rubansd’acier qui filaient, droits, luisants, séparés de moins en moins,jusqu’à l’horizon où ils se fondaient comme des fils tendus sur unmétier et serrés par un bout. Les champs, aux deux côtés de lavoie, remuaient lentement leur poil nouveau dans la lumière. Entredes peupliers, à d’énormes distances, des grèvesétincelaient : un peu d’eau et de sable qui étaient comme del’argent et de l’or.

La femme se remettait au travail, puiss’interrompait de nouveau, et interrogeait du regard la ligne dontelle avait la garde. À trois heures et demie, elleappela :

– Voilà le 717 !

Rien ne répondit, pendant plusieurs minutes, àson appel, et elle s’était penchée de nouveau vers la planche depois, quand une femme beaucoup plus jeune ouvrit la porte de lamaison, et se tint debout, dans la lumière.

C’était Edwige. Elle était encore plus jolieque du temps qu’elle habitait l’école de la place Saint-Pontique,parce que l’on pouvait voir ses cheveux châtains, et qu’il y avait,dans ses yeux bleus, le reflet d’un plus large ciel. Mais sonregard et son sourire de miséricorde ne rencontraient plus guèrequ’une vieille femme indifférente, des blés, des herbes et dessaules. Elle était vêtue d’un corsage clair et d’une jupe noire,comme beaucoup d’ouvrières de campagne ; elle avait jeté sursa tête, pour se garantir du soleil, une cape de batiste blanche,de fabrication anglaise, un reste de l’ancienne aisance, du tempsdu père. Quand le train, qui était un train de marchandises,s’engagea dans la partie de la voie que bordait la saulaie voisinede la maison, elle leva le drapeau roulé qu’elle portait à la main.Pendant deux minutes, le sol trembla ; les saules eurent leursfeuilles retroussées ; dix pies vécurent en l’air ; desgrognements de bétail enfermé, des grincements de ferraille et deplanches, effarèrent, dans le couvert des moissons proches, toutela faune invisible ; puis la dernière voiture dépassa laroute, et diminua, cahotante, sur les rails, tandis qu’une pluie desable retombait sur le remblai, les légumes et les cinqgroseilliers du potager.

La sarcleuse aux bandeaux ondulés ne s’étaitpas détournée. Edwige regarda de ce côté, puis vers l’est où, trèsloin, l’eau des grèves portait le globe du soleil. Elle avaittoujours cet air d’aimer répandu dans tout son être. Ellerentra.

Dans la salle carrelée et claire, ellerapprocha de la table la chaise qu’elle avait écartée tout àl’heure, s’assit, et, sur la toile cirée, reprit le bas de lainenoire qu’elle tricotait. Les aiguilles se croisèrent, silencieuses.La campagne, au dehors, était muette. Près du coude que la jeunefille appuyait sur la table, un livre d’heures était ouvert, unlivre relié et usé. Edwige se penchait au-dessus quelquefois,lisait sans interrompre son travail, et méditait.

C’est dans cette maison qu’elle habitait avecsa mère. Celle-ci, veuve depuis quelques années d’un chef destation de la compagnie, aurait pu prétendre à tenir unebibliothèque dans une gare. « J’y ai droit, disait-elle, jedemande mon droit. » C’était une personne susceptible etcontentieuse. Mais les places vacantes étaient rares, et les« droits » antérieurs au sien ne l’étaient pas. Aprèsavoir miséré, seule d’abord, puis avec sa fille chassée de l’école,dans un village du Blaisois, elle avait fini par accepter, aucommencement de l’hiver, un poste de garde-barrière. Elle ne s’yserait pas déplu, si la pensée de la déchéance ne l’avait pashantée. Comme elle était très rhumatisante, et que le médecin luiavait recommandé d’éviter les refroidissements, elle confiait à safille, presque toujours, le soin d’ouvrir la barrière et deprésenter le drapeau au passage des trains, se bornant à veiller età dire, de jour ou de nuit : « Il est l’heure », oubien : « Il y a du monde aux barrières. » Elle avaitl’oreille fine, et dormait peu.

Edwige, désormais, pour un temps indéterminé,se sentait obligée de vivre là, puisque c’est elle qui faisaitvivre l’autre. Elle y consentait, de toute sa volonté exercée ausacrifice et forte jusqu’au sourire. Elle était de ces veuves quise taisent. Jamais un mot sur les séparations anciennes. On ne lasurprenait point en larmes. Toute sa tendresse semblait aller aujour présent et y trouver la réponse qui suffit. Cependant, deuxdouleurs quotidiennes s’ajoutaient à la grande peine profonde quine finirait point, et l’une était du matin, et l’autre du soir. Lematin, en s’éveillant, elle entendait, à travers les prés, sonnerles cloches, et, la plupart du temps, elle, la consacrée, elle,l’assoiffée d’amour divin, elle ne pouvait se rendre à l’église,qui était distante de trois kilomètres. Le soir, une autre épreuve,cruelle, déchirante, l’attendait. Et la mère ne pouvait se douterni de l’une, ni de l’autre.

L’heure approchait, justement. Plusieurs fois,sur le cadran de la pendule plate pendue au mur, Edwige avaitregardé l’aiguille des minutes : quatre heures, quatre heurescinq, quatre heures dix, et, à chaque fois, elle avait interrogé,d’un coup d’œil inquiet, la route, qu’on apercevait à droite, jauneentre deux bourrelets d’herbe.

Quelques minutes encore, et la voix de la mères’éleva du jardin :

– Edwige ! vite, les voilà !Dépêche-toi ! L’express est en vue !

La jeune fille sortit en hâte, tête nue, etcourut aux barrières. Elle ne souriait plus. Son visage n’étaitplus rose ni tendre, mais pâle et contracté. Elle aurait voulu nepas venir, ne pas être là.

Ce qu’il y avait ? Il y avait trenteécoliers, des garçons et des filles, qui revenaient de l’école, etaccouraient, pour traverser la voie, et qui criaient :

– Mademoiselle ! Bonjour,mademoiselle ! Vite, mademoiselle !

Les garçons levaient leur béret ou leurcasquette ; les petites filles levaient leurs mains, lesdoigts écartés ; quelques-uns jetaient en l’air leurcartable ; toutes les mines éveillées, tout le luisant desyeux, toutes les lèvres tendues piaillaient :

– Ouvrez, mademoiselle !

Elle ouvrit. Au galop, les enfants passèrentsur les rails, deux ou trois toutes petites trottant à l’arrière,entraînées par une sœur grande. Et derrière eux, les barrièresfurent fermées. Pas un ne resta près d’Edwige.

Ils continuaient leur chemin ; ilss’éloignèrent ; ils ne furent bientôt plus, sur la routeamincie, qu’une chose indistincte, et qui flotte, comme un troupeaude moutons avec de la poussière au-dessus.

Edwige, le cœur battant, penchée, souffrant lemartyre de l’inutile amour, suivait du regard les enfants del’école.

En voyant disparaître, chaque soir, ceuxqu’elle aimait, elle pensait à Lyon, puis à Nîmes, puis à Dieu.

Chapitre 4DANIELLE

L’aube se lève, et il fait chaud déjà. Surtoutes les pentes exposées au midi des hautes collines de laCorrèze, les herbes, les buissons, les bois lourds de rosée,commencent à fumer. C’est l’heure où les bêtes vont à la pâture. Àmi-côte, plus près d’Uzerche que de Brive, une ferme s’éveille.Elle est longue, vieille, bâtie à l’endroit où les champs de maïs,d’avoine et de pommes de terre, succèdent à la forêt deschâtaigniers et l’entament avec leurs pointes. Plus bas, il y a destrèfles, des prairies, un torrent, puis, de l’autre côté, unesemblable colline qui se relève, vêtue d’herbe d’abord, puis demoissons, puis de grands arbres, et couronnée de roches nues. Lavallée est profonde, et le bruit des eaux qui courent n’atteint pasles sommets. Devant là ferme, dans le soleil, un homme encore jeuneattelle un cheval à une carriole ; sa femme l’aide à charger,derrière le siège, une demi-douzaine de petits cochons delait ; puis, tous les deux, ils se hissent dans lavoiture.

– Au revoir, le père ! Ne nousespérez pas avant la nuit !

Les mots, en patois limousin, chantés sur unton aigu, frappaient encore les vitres et le toit en ardoisesd’Allayac, que déjà les voyageurs avaient pris le chemin qui tournederrière la ferme et descend en lacets.

Une porte s’ouvrit, tout au bout de la maison,à gauche, et une vache sortit, tendant son mufle à l’odeur d’herbemouillée qui passait, une vache couleur de froment clair, puis uneautre, puis une autre encore. Quand les sept bêtes du troupeaufurent dehors, la vachère apparut sur le seuil. Elle était vêtuecomme une pauvresse et chaussée de sabots, mais, sous la coiffelimousine, aux deux ailes roulées, son visage avait gardé sa beautéreligieuse, son reflet de la vie intérieure. Elle tenait à la main,et laissait traîner sur le sol une baguette de frêne, qui avait desfeuilles au bout. Quand elle leva les yeux, ils regardèrentau-dessus de la colline d’en face.

– Ah ! c’est toi, Danielle !C’est pas trop tôt ! De mon temps les vachères montaientlà-haut avant le soleil.

– Les vaches ne voulaient pas se laissertraire, répondit Danielle.

Elle ajouta, à demi détournée vers lamaison :

– Bonjour, grand-père ! Avez-vousdormi cette nuit ?

– Tu sais bien que non. Je ne dors jamaisbien. Quelle idée de me demander ça tous les matins ?

Celui qui parlait ainsi était un vieillarddont on n’apercevait, dans l’ouverture d’une fenêtre étroite ethaute, que la tête coiffée d’un bonnet de coton bleu, le cou et lehaut du buste, tout velu entre les bords déboutonnés de la chemiseet du gilet. La figure sèche, rasée, creusée, où ne vivaient quedeux yeux durs dans des paupières saignantes, exprimait une rancuneméditée et haineuse.

Il reprit :

– Mes enfants sont partis, tous deux. Tules as vus !

– Ils descendent la côte.

– Eh oui ! ça ne te fait rien, àtoi, de rester seule ! Mais moi je ne suis pas demême !

– Pauvre grand-père !

– Ne dis pas : pauvregrand-père ! C’est toi qui me prives de tout ! C’estparce que tu es revenue de ton couvent, que je suis délaissé, àprésent ! Je suis dans la maison comme un harnais de rebut,qu’on ne regarde seulement pas !

– Est-ce que je ne vous soignepas ?

– Quand tu n’étais pas là, ton frèreavait encore de l’attention pour moi. Il m’emmenait dans lesfoires. J’allais boire avec lui. Il n’emmenait pas ma bru.Maintenant qu’il peut carrioler sa femme à la ville, il faut que jereste ! Dis donc le contraire ?

Elle se taisait.

– Quand tu n’étais pas là, la maisonvivait mieux.

– Hélas ! je le veux bien !

– Il me donnait de l’argent pour montabac… Il me rapportait, des fois, un chapeau ou une veste… Àprésent, plus rien… Je ne sais quand il remplacera mes sabots quisont usés… Il me dit : « Faut que je nourrisseDanielle. » Et moi, je te dis : « Il ne fallait pasrevenir ! »

– Où aller ?

– Fallait trouver une place !

– On ne m’a rien proposé.

– Fallait te marier !

– Grand-père !

– Fallait pas revenir, pour nous privertous.

– C’est vous qui m’avez rappelée.

– C’est le tort qu’on a eu ! Oncroyait que tu rapporterais au moins l’argent.

– Quel argent ?

– Les trois cents francs de hardes que jet’avais donnés quand tu es partie de chez nous…

Elle se remit à marcher hâtivement.

– Adieu, grand-père ! Mes vachessont déjà loin !… Adieu !

Les reproches du vieux la suivirent un moment.Puis le silence l’enveloppa. Elle montait une sorte d’avenue,entrée architecturale de forêt, large voie piétinée par les gens etles bêtes, bordée de châtaigniers, et qui, barrée à deux centsmètres de la ferme par d’autres grands vieux arbres, avait l’aird’une nef aux voûtes rompues, menant à des chapelles encore toutespleines d’ombre. Danielle s’avançait dans la piste du milieu, formeélancée et nette, et sobre de mouvement. Elle songeait. Le jourétait tout levé. Les vaches, couleur de blé, allaient devant, etridaient leurs flancs attaqués par les mouches, ou les fouettaientà coups de queue. Elles se mirent en file pour pénétrer sous bois.Puis elles disparurent, refoulant avec leur poitrail les fougèresnouvelles, et cachées par les branches qui retombaient derrièreelles et luisaient, immobiles.

Quelle maison différente de l’ancienne,Danielle avait retrouvée ! Le père ni la mère n’étaient pluslà, depuis de longues années. Le grand-père avait vieilli à telpoint que sa petite-fille ne le reconnaissait qu’avec peine. Usé,incapable de travail, aigri par l’insomnie et plus encore par leregret d’avoir, de son vivant, partagé tout son bien entre ses deuxenfants, – le père de Pierre qui dirigeait la ferme, et l’oncleJacques établi à trois lieues de là, dans la vallée, – il necessait de récriminer contre sa vie recluse, dépendante et gênée.Peu écouté par son petit-fils, et par la femme de celui-ci, qui nele craignaient plus, il avait en Danielle une victime résignée. Ill’accablait de ses reproches. Il aurait voulu la faire partir, afinde retrouver les petites douceurs, les menus cadeaux que sesenfants lui refusaient, à présent, sous prétexte que Daniellecoûtait cher. Et tantôt il l’accusait de négligence et de mollesse,bien qu’elle fût la première levée et la dernière couchée tous lesjours, tantôt il se plaignait d’être privé de tout à cause d’elle.Il ne pouvait plus la voir sans qu’une espèce d’irritation maladives’emparât de lui, et le fît déraisonner à moitié. Rien nel’apaisait, ni les protestations, ni la patience, ni les attentionsmultipliées de Danielle. Il se sentait même soutenu, hypocritement,par le jeune ménage, par les maîtres actuels de la ferme, quiavaient bien voulu recevoir, pour quelques semaines, la religieusesans asile, mais qui trouvaient que la générosité durait trop, quiredoutaient, surtout, que Danielle ne vînt un jour leur dire :« Rendez-moi la part d’héritage à laquelle j’ai renoncé, parceque j’étais religieuse ; je reprends ma place ancienne dans lamaison, et je reprends mes droits. » Crainte chimérique, maisqui ne quittait pas l’esprit calculateur de Pierre et de safemme.

Danielle ne répondait rien. Elle acceptaitd’être soupçonnée, méconnue, injuriée, dans sa propre maison. Ellene s’étonnait même pas, ayant souffert, pour entrer au couvent,d’autres violences, en sens contraire de celles qu’elle souffrait àprésent. Là comme à l’école de la place Saint-Pontique, elle étaitla silencieuse, la mortifiée qui saisit comme un bien l’épreuvequotidienne. Elle attendait l’heure, si l’heure devait venirjamais, où elle pourrait reprendre, dans un poste de maîtresseadjointe, comme sœur Léonide, une part de sa vocation, tout lereste étant mort avec la vie en commun.

Depuis la séparation, Danielle avait reçu, del’ancienne supérieure, plus de lettres qu’aucune autre desmaîtresses de l’école. Elle était demeurée la confidente, laconseillère aussi ; elle savait, presque aussi bien que sœurJustine le savait elle-même, ce qui advenait à sœur Léonide, à sœurEdwige, à sœur Pascale, comme elle les nommait encore. Ces lettresque le facteur, irrégulièrement, apportait à la ferme, étaient pourDanielle l’événement, l’espoir, la consolation, et la causeégalement des plus profondes douleurs qu’elle eût jamaisressenties. Car, au milieu des souvenirs, des mots de tendresse etdes récits qui la rassuraient sur le sort des compagnes exilées àBelfort, dans les montagnes de l’Ain et dans la vallée de la Loire,il y avait, d’ordinaire, un passage sur celle qui habitait Nîmes.Et Danielle, tremblante depuis toujours pour cette âme très aimée,avait senti grandir chaque fois son inquiétude, puis sa peine, puisson ardente volonté d’être victime et d’expier. Oh ! lescruelles lettres, qu’elle serrait dans un petit coffret de bois,qu’elle cachait sous la paillasse du mauvais lit qu’elle occupait,lit de bouvier suspendu dans l’étable, accroché à une cloison deplanches, au-dessus de la croupe des bœufs, des vaches et deschevaux ! Les cruelles lettres dont elle savait par cœur desphrases et des phrases, et qu’elle méditait avec tant decompassion, qu’il ne lui restait plus de larmes ni d’apitoiementpour elle-même ! Quelle forte amitié l’agitait ! Quelviolent désir d’arracher au ciel le salut de Pascale ! En cemoment surtout, depuis la lettre de la veille ! Et combien defois, dans les clairières des sommets où elle gardait ses vaches,dans les solitudes brûlées par le soleil ou fouettées par la pluieou le vent, Danielle avait prié, offrant sa vie à Dieu, pour cettesœur lointaine et qu’elle ne verrait plus !

12août 1902.

« … Que vous dirais-je à présent de notreplus jeune sœur ? Je voudrais pouvoir vous rassurer sur lecompte de celle que nous aimons toutes. Je ne le puis. J’ai reçud’elle, voilà cinq jours, une lettre trop mondaine de ton pour nepas être inquiétante. Pascale se loue, trop et trop fréquemment, dela manière dont on la traite dans sa famille de Nîmes. Il estévident qu’on la flatte, qu’on la gâte, qu’on l’amuse, et qu’on sesert, pour l’entraîner, pour lui faire accepter tant dedistractions peu convenables pour son état, de cette sensibilitéexcessive que nous tâchions de combattre en elle. Elle se sent déjàliée par la reconnaissance envers ces gens qui l’ont recueillie.Mais que les motifs sont déplacés ! Vous allez la reconnaître.Elle m’écrit : « Ne vous fâchez pas, notre mère. Surtoutne me grondez pas. Je n’ai pas le droit de refuser, quand je voisqu’en refusant je leur ferais de la peine. Ils sont si bons pourmoi ! Et cependant, à bien des signes, j’ai vu déjà qu’ils nesont pas si riches que je le croyais. La robe que je porte, – celledu vestiaire des expulsées, était trop chaude, – c’est eux qui ontvoulu l’acheter pour moi. Et de même, tout ce qui me sert, je letiens d’eux. Ma tante ne résiste guère aux volontés de son fils,quand il dit : – J’ai organisé une partie de promenade, etvous en êtes, maman… Comment pourrais-je faire autrement que desuivre ? Ils ne me demandent presque pas de travail, ils metrouvent encore malade. Je n’ai pas engraissé, en effet, malgré lerepos. Je tousse toujours un peu le matin. Si j’étais sûre que vousêtes contente de moi, que vous ne me désapprouvez pas, tout aumoins, je serais presque tranquille d’esprit. Car l’être tout àfait, cela dépendait de vous, et je ne vous aiplus ! »

» Ces lignes de notre Pascale suffirontpour vous faire partager mes inquiétudes, ma chère sœur Danielle.Je ne connais pas le milieu où elle vit, mais je suis sûremaintenant qu’il est, pour elle, détestable. Et que de choses jedevine qu’elle ne me dit pas, qu’elle me dira, j’espère, car jeviens de le lui demander. Personne, ici, ne peut savoir monangoisse, personne peut-être ne la comprendrait. Mon poitrinaire,que je promène, me dit quelquefois : « À quoipensez-vous ? » J’ai envie de crier : « À mesquatre enfants, qui sont toutes quatre loin de moi ! »Adieu ! adieu ! »

» P.-S. – M. Talier-Décapyest mort. Ce brave homme, avec lequel je n’ai causé qu’une foisdans ma vie, m’a fait un legs. Je l’ai appris par une lettre d’unnotaire, qui met à ma disposition trois mille francs. Si vous étiezen trop grande misère, prévenez-moi. »

18octobre.

« Croiriez-vous que je n’ai plus denouvelles de Pascale, depuis la fin de septembre. Je suisterriblement inquiète. Est-elle plus malade ? Je n’ose pasformuler d’autres suppositions. Je lui ai adressé depuis lors deuxlettres, la seconde très pressante, toutes deux très affectueuses.Aucune réponse. J’ai écrit, malgré certaine répugnance, à la veuvePrayou. Elle ne m’a pas répondu. Je ne puis rester dans le doute.Je suis malheureuse. Conseillez-moi à votre tour. Voici ce que j’aifait. Vous souvenez-vous que nous avons eu, parmi les amies denotre école, Louise Casale, dont la famille était originaire desenvirons de Nîmes, une anémiée qui avait passé par la laïque, etqui venait chez nous, avec son cœur un peu prévenu, mais tout jeuneet tout pur ? J’ai demandé à Louise Casale :« Renseigne-moi ! Trouve, dans ton pays, une parente, uneamie discrète, qui me rassure ou qui me fasse de la peine, mais quime dise ce qu’est devenue mon enfant ! » Et j’attendsencore. Et je me repens, et je m’accuse, et je pleure, parce quej’ai permis trop légèrement, dans un jour de trouble, à cettepauvre petite Pascale de quitter mon ombre. J’aurais dû la meneravec moi, coûte que coûte, dans la misère, au froid, au travaildur, à la mort, mais je l’aurais sauvée. Où est-elle ? Priezpour nous deux ! »

3novembre.

« Ah ! ma sœur Danielle, il faut queje revienne à vous ! Je suis désemparée ! Celle que nousaimons ! celle qui n’avait contre elle que la faiblesse de soncœur ! celle qui était accourue vers nous ! celle quenous ne pouvons plus protéger ! Je rougis de vous ledire ; je ne peux tracer les mots ; pourtant j’y suisobligée. Oh ! ma sœur Danielle, elle s’est laissétromper ; elle a cru l’aimer ; elle est tombée d’auprèsde Dieu ! Je ne puis plus douter. J’ai tout appris, hier, parune parente de la petite Casale, une veuve Rioul, qui habiteMontauri. C’est une des voisines ; elle ignorait le passé denotre enfant ; mais elle a vu comment ils l’ont attirée, –c’était si facile, elle venait si vite aux mots tendres ! – enlui témoignant une affection que Pascale a cru d’abordinnocente ; comment ils l’ont flattée, amusée, liée aussi parleurs attentions et leurs cadeaux, jusqu’à ce qu’elle fût à leurmerci. Ils ont été complices l’un de l’autre, ces deux Prayou, genstarés et redoutés. La mère n’est pas seulement incapable derésister aux pires volontés de son fils ; elle a fait uncalcul affreux ; elle a été une fausse protection ; ellea permis à la tentation de se développer toute ; elle savaitque, dans cette enfant qu’elle laissait corrompre, elle auraitbientôt une servante à laquelle tout chemin de retour serait ferméet qu’elle ne paierait pas… Pascale tombée, sœur Danielle !Pascale presque sainte, livrée aux bêtes ! Combien elle vasouffrir ! Et combien plus que celles qui n’étaient pointappelées ! J’ai cru, toute la journée, l’entendre crier ausecours ! Est-ce vrai, est-ce vrai ? »

8novembre.

« Vous me dites : « Mais allezdonc à elle ! Parlez-lui ! Arrachez-la ? »Croyez-vous donc que je n’y ai pas pensé tout de suite !Est-ce que je serais une mère, si je n’y avais pas pensé ? Laveuve Rioul a déjà essayé, timidement, d’interroger Pascale et dela ramener, et elle a été repoussée. Mais elle n’est pas moi. Dèsque j’ai connu l’affreuse nouvelle, voilà six jours, j’ai vouluprendre le train. J’ai couru jusqu’à la chambre de madame deRoinnet, pour demander la permission de partir. Je ne pouvaisexpliquer mes raisons, vous le devinez ! Elle l’a prisnerveusement. Elle m’a dit : « Si vous nous quittez, mêmepour un jour, je ne réponds plus de rien. Voilà trois mois que vousêtes ici, et vous me demandez déjà un congé !M. de Roinnet va en profiter pour vous remercier, et quedeviendrai-je sans vous ?… » J’allais dire :« Je pars quand même ! » Guy est entré, brusquement.Il écoutait. À la nouvelle que j’allais le quitter, il a eu unecrise terrible. J’ai été obligée de briser là l’entretien, pourm’occuper de mon malade. Puis j’ai été consulter. On m’arépondu : « Vous abandonnez un devoir de charité certain,pour une œuvre sûrement condamnée à l’insuccès. L’heure où l’onvous entendra n’est pas la première. Si elle doit venir, lessanglots l’annonceront, et les cris. Attendez. »

» Et j’attends, mais comment vivre dansce tourment ! Je ne pense plus ici ; je ne suis plus àmoi ; je ne suis plus même à vous : je me sens toute àelle qui est indigne ! »

22novembre.

« J’ai reçu une nouvelle lettre deNîmes ; hélas ! pas de Pascale. Mais, d’abord,pardonnez-moi : j’ai dit un mot trop dur. Indigne, oui, ellel’est. Mais, n’est-ce pas, vous avez déjà songé à toutes les causesqui ont amené sa faute et qui diminuent son péché ? Elle nes’est pas jetée dans le mal ; on l’y a précipitée : deslois iniques l’ont mise à la rue, l’ont ramenée de force auxdangers qu’elle avait fuis ; elle a été le pauvre gibier queles chiens et les valets de chiens obligent à sortir du bois, etrabattent vers les chasseurs. Elle est coupable ; mais le Jugequ’on n’abuse pas, qui punira-t-il le plus, d’elle ou desautres ? Moi, je vous le dis, ce seront les autres. Vous voussouvenez : elle était crédule de cœur, émue de tout,reconnaissante ou troublée pour un regard, et ces Prayou l’ontprise d’abord par cette faiblesse ; elle était sans mère, etelle à pu croire qu’elle retrouverait en eux une famille ;elle m’avait demandé la permission de vivre à Nîmes, et, pendant untemps, elle a pu se dire : « J’obéis ». Sa fragilitéa fait le reste. La pauvre Pascale avait à se défendre, d’ailleurs,contre un homme rompu à ces manèges autour des femmes, assez joligarçon, paraît-il, rusé, cruel sous des dehors câlins, et quiparlait cent fois mieux qu’un Lyonnais. Elle était toute jeuneaussi, et ils habitaient sous le même toit.

» Je ne vous répète pas les détails qu’onm’a racontés. Je n’en ai pas la force. Et puis vous les connaissez.C’est l’histoire de tant de milliers d’autres. C’est la séductioncommune et lamentable, avec ses prétextes honnêtes, avec sestroubles diffus, avec ses défaites momentanées, ses reprises et sadomination. Je ne vous apprendrais rien, à vous qui avez visité,avec moi, toute la misère des rues. L’affreuse chose, c’est depenser qu’il s’agit de Pascale, et qu’il n’y a point de remède, ence moment ! »

Dimanche, 18 janvier 1903.

« Il paraît qu’elle parle à peine,qu’elle est sombre et irritable, elle qui était de la joie vivante.Personne ne sait, dans le quartier de Montauri, quelle créaturebénie elle a été. Prayou s’est bien gardé de le révéler. Lescandale eût été trop grand, car c’est un de ceux que la foiobscurcie des incrédules ou des indifférents ne pardonne pas. On medit aussi que Pascale est surveillée de près, qu’elle ne sortpresque plus de sa maison, et que le temps des promenades, descadeaux et des parties de plaisir est depuis longtempsfini. »

Février.

« Le cercle se rétrécit de plus en plusautour de notre pauvre enfant. Prayou l’a déjà délaissée pourd’autres femmes. Elle est la servante de la mère, celle qui faittoute la besogne lourde de la maison, et qu’on paie en mépris, etqui use sa force en se taisant. Pas une larme, pas une confidence àses voisins. Ah ! si elle pouvait parler et appeler ! Nesouffre-t-elle pas assez pour crier au secours ? Ou plutôt, nesouffre-t-elle pas trop pour penser encore à cela ? Qui medira ? »

Vendredi, 27 mars 1903.

« Les voisins racontent qu’elle estsouvent injuriée et battue par le misérable qui l’a séduite. Maisl’heure ne vient pas. Cette veuve Rioul, voilà quatre jours,rencontrant Pascale dans la rue, lui a dit : « Vous avezl’air malade ? – Quand ce serait ? Qui celaregarde-t-il ? – Mais ceux qui vous veulent du bien, moi, parexemple, et sœur Justine… » L’autre a pâli encore, et elle atourné la tête en répondant : « Je ne sais pas ce quevous voulez dire. »

D’autres fragments de lettres, pendant leprintemps et au début de l’été, n’avaient apporté à Danielle quel’expression renouvelée de cette douleur vaine.

Puis, tout à coup, en cette fin de juillet,une lettre désespérée était venue de Belfort. La veille même de cematin qui se levait, puissant et pur, sur les forêts de Corrèze,Danielle avait reçu dix lignes écrites en toute hâte par sœurJustine et qui disaient :

« Je prends le train pour Nîmes ; jevoudrais être rendue : mon enfant ne m’a pas appelée, mais jesais qu’elle a pleuré, qu’on l’a réduite, par la force, auxdernières hontes, qu’elle n’est plus qu’une esclave et qu’unechose. Et je veux la libérer ! D’ici deux jours, n’ayez depensée et de prière que pour nous deux.

» JUSTINE »

Dans la forêt, derrière ses bêtes, Daniellecontinue de monter. Elle n’a pas besoin de faire effort pour sesouvenir de la recommandation de sœur Justine. Aucune pensée ne lasuit dans les solitudes où elle marche, si ce n’est celle du dramequi se passe loin d’elle, en ce moment, pour le salut ou la perted’une âme aimée. La pente devient abrupte ; le sentier tourneparmi des pierres éboulées ; les arbres s’écartent, et nenouent plus leurs branches, et les plus vieux ont la tête fracasséepar les orages. Danielle, se sentant seule avec Dieu, dans l’encensdu matin, s’en va, le regard en haut et les bras étendus, priantcomme Jeanne de Domrémy, comme Germaine, comme Geneviève. Son amourse répand en supplications. Et parfois, entre deux châtaigniersgéants, une crête de roche, exposée au midi, apparaît flamboyante,pareille à un autel.

Partie 5
PASCALE

&|160;

Il était neuf heures. La nuit était chaude, etplus chaude encore la nappe de vapeur et de poussière, éclairée endessous par les becs de gaz, et qui flottait au-dessus de Nîmes. Lesol restituait le soleil du jour, et l’odeur des égouts, des caves,des chambres, des ruisseaux, du fumier écrasé par les roues, desécorces de melon jetées devant les portes, tout l’encens de laville montait. À la même heure, sur les Collines, sur les pentesdes garrigues, les touffes de lavande et de mélisse, les feuillesmourantes de soif et pendantes des lauriers, des romarins, desgenévriers, livraient leur parfum à la brise soufflant de l’ouest.Mais la brise n’avait pas assez de force pour balayer l’énormecolonne de miasmes, de débris, de puanteur humide qui se dégageaitdes rues, des places, des cours, des toits longtemps chauffés. Elley jetait seulement un peu d’air pur. Et ceux qui respiraient cetair disaient&|160;: «&|160;Il fait bon sortir.&|160;»

Les habitants de Nîmes, ceux que l’été n’avaitpas chassés, se promenaient, buvaient dans les cafés, les buvettes,les débits, les hôtels, faisaient le tour des fontaines,s’épongeaient le front, et, partout où l’on pouvait s’asseoir,s’asseyaient. En haut du large cours de la République, qui aboutitau jardin de la Fontaine, les promeneurs, ouvriers ou petitsbourgeois du quartier, soulevaient une épaisse poussière, etmarchaient les pieds traînants, la tête levée et contente. Onriait. Des filles se croyaient jolies, quelques-unes l’étaient. Desplaisanteries, des intrigues d’amour, des médisances occupaient lesesprits qu’aucune idée n’alourdissait, et on eût compté les visagesgraves ou seulement sérieux. On respirait. Beaucoup d’enfants«&|160;prenaient le frais&|160;» avec les parents. Des soldatsflânaient ou regagnaient la caserne. En haut du cours, au-dessus dubois de pins, la Tour Magne se dressait, comme un phare éteint etvague dans la nuit.

Une femme, immobile, près de la ligne demicocouliers qui entoure le terre-plein, et appuyée contre lacolonne d’un bec de gaz, attendait. L’ombre de la plate-forme de lalanterne l’enveloppait et vacillait autour d’elle. Cela lui faisaitcomme une guérite. La femme ne sortait pas de là, et le métierqu’elle faisait se devinait à sa jeunesse non moins qu’à sapersistante volonté de demeurer à cette place, les bras croisés, ledos tourné à la foule qui se promenait. Elle savait qu’on viendraitl’y chercher. Dans cette foule, un seul groupe semblaitl’intéresser. Elle regardait, de temps en temps, du coin de l’œilet sans tourner la tête, un homme jeune, mince, bien vêtu, coifféd’un chapeau de paille et qu’accompagnaient un autre homme plusjeune, long buste aux jambes de basset, et deux femmes du baspeuple de Nîmes. L’homme passait et repassait dans la lumière, etses yeux se plissaient pour apercevoir et surveiller, dans lademi-ombre, la mince créature qui se tenait dressée contre leréverbère. Il ne cessait pas de parler, d’ailleurs, ni de rire.Quelquefois, les yeux de l’une et de l’autre se rencontraient etleur dialogue, muet et rapide, ramenait à l’immobilité la femme quiavait peur.

C’était le troisième soir qu’elle venait là,et à cette place. Elle était la chose, l’exploitée, celle qui n’apas le droit de se plaindre. Elle attendait, par ordre, exposée aumépris, aux plaisanteries des passants, et, ce qui était pire, àleur convoitise, n’ayant pas de nom, pas de volonté, pas de choix,pas d’aide. Quand la lumière de la flamme tombait sur elle parhasard, on pouvait deviner qu’elle avait de beaux cheveux blonds,mais courts, et formant en arrière un petit chignon plat.

Un homme, assis sur un banc, à quatre pas, laregardait. Il se leva et elle le vit, et elle se recula, d’unmouvement lent, essayant de se cacher de l’autre côté de la colonnede fonte. L’homme approchait d’un pas mal assuré, le buste courbéen avant, les bras écartés, comme ceux qui, au jeu decolin-maillard, tâtent l’espace pour saisir quelqu’un. Il étaitvêtu d’étoffe brune, pantalon large, veste longue, et coiffé d’unchapeau à bords rabattus, bouvier sans doute ou gardeur de moutonsdes Cévennes, descendu avec son troupeau jusqu’au grand marché deNîmes. Sa face carrée, bestiale, encadrée de deux favoris courts,riait d’un rire fixe, et, entre ses joues couleur de terre,montrait la pointe de ses dents jeunes. Il venait, et la pauvrefille aurait voulu s’échapper, mais elle avait peur de celui qui sepromenait dans la foule, et qu’elle sentait toujours voisin.

Elle s’était encore reculée&|160;; elle étaitsortie de l’ombre et entrée dans la lumière crue du bec degaz&|160;; on voyait qu’elle était jolie, délicate, honteuse, etcraintive. Elle avait mis ses mains dans les poches de son tablierà carreaux mauves, afin qu’il ne les prît pas, lui qui était toutprès. La poussière, le bruit, l’indifférence ou la basse curiositéde plusieurs centaines de promeneurs, enveloppaient ce drame del’extrême misère, celle de la honte qui n’est pas consentie.

L’homme qui tâtait l’ombre, ayant touché lacolonne de fonte s’y appuya d’une main, se redressa, énorme, et, del’autre main, lancée en avant, saisit la jeune femme et l’attiracontre lui pour l’embrasser. Elle se débattit, elle poussa un cri,en détournant la tête. Et il y eut des rires, dans les groupes,parce que cette fille refusait de se laisser embrasser. Quelqu’uncria&|160;: «&|160;Tiens bon&|160;!&|160;» Un agent de police, deloin, observait la scène avec l’indulgence de l’habitude. Un hommeivre, une fille rudoyée, c’était normal. D’ailleurs, il n’eut pasbesoin d’intervenir. D’un groupe de promeneurs qui s’était arrêté,l’homme au chapeau de paille et à l’épingle de cravate bleue sedétacha, et, rapidement, s’étant avancé derrière la jeunefemme&|160;:

–&|160;Allons, dit-il à voix basse etsifflante, emmène-le, faut-il que je m’en mêle&|160;!

Avec une expression de terreur et desupplication, elle regarda celui qui parlait. Elle se rapprochaitde lui, par saccades, luttant faiblement contre le bouvier qui latenait par les poignets, et la forçait à reculer.

–&|160;Ah&|160;! tu ne veux pas obéir&|160;!reprit le promeneur, qui avait tiré sa montre et, la faisanttourner, enroulait la chaîne autour de son doigt&|160;;… nousréglerons ça à la maison&|160;!… Emmène-le, je te le répète, etvite&|160;!

Elle allait se trouver prisonnière entre lesdeux hommes. Tout à coup, par une brusque secousse, elle parvint àdégager ses poignets, plia la taille, se redressa et partit dans ladirection du Cadereau.

Quelques bravos l’approuvèrent. Mais lebouvier la rattrapa au bout de vingt pas, la prit par le bras, eton les vit tourner ensemble, à l’angle d’une des rues du quartierouvrier, à gauche du cours de la République.

L’homme à l’épingle bleue qui s’était, luiaussi, mis à courir, revint sur ses pas, et l’une des femmes quil’attendaient, regardant la créature réduite par la peur et dont onpouvait entrevoir encore, près de disparaître, la tête basse et letablier flottant, dit avec dédain&|160;:

–&|160;Il y a de la brouille dans leménage&|160;!

L’homme fronça les sourcils, etrépondit&|160;:

–&|160;Depuis quelques jours. Mais ça nedurera pas&|160;! J’ai le moyen de me faire obéir.

Et il frappa, l’une contre l’autre, ses mainspliées et formant le poing.

La nuit chaude, fouillant les pierres et lapoussière pour en boire la dernière eau, continuait de peser, etles petites gens de se promener sur les boulevards et dans lesrues, espérant un souffle frais, qui venait rarement.

Cinq heures du matin. La porte qui faitcommuniquer la maison des Prayou, en arrière, avec le terrainvague, s’ouvre, et une femme se penche&|160;; elle s’appuie au murcomme si la fraîcheur du matin la faisait défaillir&|160;; elleaspire quelques gorgées d’air, précipitamment&|160;; elle regardele temps, puis rentre, laissant la porte ouverte.

Le matin est d’une limpidité parfaite. Il n’ya plus de vent du tout, et la journée sera étouffante. Il faut sehâter de sortir. La femme revient&|160;; elle a encore la même jupegrise qu’elle portait la veille, le même corsage d’étoffe bleue àsemis de grappes blanches&|160;; seulement elle a jeté sur sesépaules, à cause de l’heure matinale et qui devrait être fraîche,un châle de laine qu’elle ne croise pas, et qui retombe, en avant,sur la poitrine, et du bout de sa frange touche la ceinture. Elleest pâle et amaigrie&|160;; son visage n’exprime aucun contentementde la beauté du matin&|160;; ses yeux restent tristes. Elle soulèveet pousse devant elle une brouette chargée d’un énorme paquet delinge qu’enveloppe un drap. Et, pendant qu’elle sort des brancardsde sa brouette, pour fermer sa porte, elle inspecte les fenêtresdes maisons voisines de la sienne, sur la pente de Montauri.

Car toutes ces femmes qui habitent là, ceslocataires des Prayou, qui ont dépendu d’elle autrefois et qui lasaluaient bas, la Rioul, la Lantosque, la Cabeirol et les autres,qui demeurent plus haut ou plus bas dans la rue de Montauri, leursmaris, ou frères, ou amants, et ces Mayol, l’homme, la femme&|160;;la sœur, qui sont logés de l’autre côté de la rue, juste en face dela maison des Prayou, tous, comme ils doivent rire d’elle àprésent&|160;! Que de choses ils savent, sur le compte dePascale&|160;! Comme ils l’ont vue descendre et tomber, depuis desmois, elle dont plusieurs femmes étaient jalouses au début&|160;!Ils doivent avoir entendu ses cris, cette nuit, quand Jules Prayouest rentré, à deux heures, et qu’il l’a battue&|160;; quand il l’apoursuivie dans l’escalier&|160;; quand elle a ouvert la fenêtre etappelé au secours&|160;! Ils doivent la guetter ce matin. Derrièrequelle fenêtre et quelle vitre sont-ils cachés&|160;? Encore cetteveuve Rioul, qui va faire des ménages en ville, peut poser pour lavertu&|160;: elle est vieille. Mais cette Lantosque, la femme dutailleur qui loge dans la même maison que la Rioul, on a parléd’elle souvent&|160;; elle a, dans le regard, tous les feuilletonsqu’elle lit à longues journées&|160;! Et les Cabeirol, le petitemployé de tramway et sa femme, qui ont loué la maison de gauche,qu’est-ce qu’ils ont à dire&|160;? Des gens qui paient mal, quin’ont pas donné un sou depuis six mois&|160;!… Ils devraient setaire au moins, et ne pas montrer leur mépris&|160;! Ah&|160;! sielle avait quelqu’un pour la protéger&|160;!… La protéger&|160;?…Hélas&|160;!… il faudrait être aimée… Personne n’aime plus PascaleMouvand, surtout celui qui l’a perdue.

Et il faut vivre là.

La jeune femme reprend son fardeau, traversel’extrémité du terrain vague, et gagne la rue de Montauri, qu’elledescend jusqu’au torrent. Les voisins n’ont pas encore ouvert leursvolets. Il n’y a qu’un maraîcher qui arrose son jardin. Au delà dupont, sur le quai, bien peu de boutiques sont ouvertes&|160;:quelques débits, quelques épiceries dont les clients sont tous descampagnards. Personne encore dans le lavoir qui est là, à droite,au tournant du pont. Pas une laveuse de Nîmes n’est encore autravail. Tant mieux&|160;! Elle pose à côté d’elle le paquet delinge, relève ses manches, dénoue le drap, et s’agenouille à lapremière des places ménagées le long du bassin plein d’eau, toutprès du robinet dont elle augmente le débit. Une femme passe sur laroute, dans une petite carriole, un «&|160;jardiniero&|160;», oùsautent en mesure, au trot du cheval, les arrosoirs de fer-blanc,pleins de lait. Elle n’a fait attention ni au long lavoir au toitde tuile, ni à l’unique laveuse qui lève le battoir sur lestorchons de la veuve Prayou.

Une longue traînée de poussière retombederrière la voiture. Pascale trempe le linge, l’essore, lefrappe&|160;; mais elle ne peut travailler longtemps et, toutes lescinq minutes, de souffrance et de lassitude elle s’arrête, et fermeles yeux, et elle reste là, comme évanouie, assise sur ses talons,les bras à plat sur le mur de ciment du bassin, et les doigtstouchant le courant de l’eau. Le soleil commence à chauffer lestuiles du lavoir. L’ombre des maisons sur le quai diminue etblêmit.

Il ne reste plus rien qu’une apparence, envérité, de cette Pascale qui arrivait, il y a treize mois, dans labanlieue de Nîmes, espérant y retrouver quelque chose de l’abri oùelle avait vécu. Sa crédulité, son imprudence, un souvenir chantantde sa jeunesse l’avaient amenée chez ces parents misérables. Et,tout de suite, avec une habileté entière, on avait commencé de lacorrompre. Que de complices s’étaient unis contre elle&|160;!L’éloignement de l’exemple de ses compagnes&|160;; l’absence decette règle qui guidait sa volonté et l’exerçait, de sorte quechaque minute était une élection nouvelle et donnait à la maîtrisesur soi un accroissement de pouvoir&|160;; la subite privation del’amitié tendre, intelligente et pure des sœurs, et le chagrinqu’elle en éprouvait&|160;; tout cela servait les desseins de JulesPrayou. Il s’était montré, d’abord, prévenant et réservé&|160;; ilavait su la plaindre et garder le secret de ce passé qu’ellevoulait regretter seule et jalousement, comme un amour déçu&|160;;il l’avait défendue contre les préjugés de ce milieu populaire, quine s’ouvre pas plus aisément que les autres à l’étrangère, et ill’avait comblée de cadeaux. Pascale s’était montrée confiante. Peuà peu il l’avait séduite. L’erreur n’avait pas duré&|160;: maiselle était sans retour. Au lendemain de sa faute, le sentiment del’irréparable avait saisi Pascale. Il s’était mêlé aux premiersremords&|160;; il les avait rendus vains et tournés endésespoir&|160;; à présent, il la dominait toute. Elle s’étaitrépété, tant et tant de fois&|160;: «&|160;Comment ai-je pu tombersi bas&|160;! Malheureuse Pascale, plus malheureuse qued’autres&|160;! Avoir été ce que j’ai été, et être ce que jesuis&|160;! Avoir eu la mère que j’ai eue, et mon père, et ensuitele voisinage et l’exemple des saintes&|160;! Avoir été la bénie,l’entourée, la respectée, et ne plus oser même soutenir le regardde celles des femmes de Montauri qui me rappellent mon passé&|160;:des pures, des préservées des vaillantes&|160;! Avoir été choisie,et trahir ainsi&|160;! Comme je connaissais ma faiblesse,hélas&|160;! Ma vocation n’était que de la crainte de moi-même, oùCelui que je n’ai plus le droit de nommer avait mêlé un peu d’amourpour lui. Et tout est fini&|160;! Le seul avenir que je voulais estfermé&|160;! Même si les temps devenaient meilleurs, si lescouvents se rouvraient, plus de place pour la créature indigne queje suis&|160;! Qui donc voudrait reprendre, pour enseigner lesenfants, et leur apprendre à résister aux tentations, celle qui esttombée&|160;? Je suis celle que rien ne peut relever. Je suisdamnée, damnée, damnée&|160;!&|160;»

Bien vite aussi, elle avait devinél’abominable machination dont elle avait été victime&|160;; elleavait aperçu la corruption foncière de ce Prayou, sa vie dedébauche et d’expédients, sa brutalité. Elle avait compris qu’il nel’avait jamais aimée, et qu’on avait travaillé de concert àpervertir Pascale. La veuve Prayou avait maintenant une domestiquegratuite, à laquelle elle laissait tout le travail de lamaison&|160;; et lui, il avait acquis sur une femme jeune, jolie,et privée de tout appui, une domination qu’il comptait exploiter, àson heure, jusqu’aux dernières conséquences. Ruiné depuislongtemps, il entendait que cette fille, qu’il avait perdue, tombâtencore plus bas et devînt une ressource. Elle résistait. Cette vieétait si affreuse que Pascale, dans les premiers mois de l’année,avait voulu se tuer, mais le courage lui avait manqué. Elle avaitpeur de la souffrance et de la mort, à présent que l’âme necommandait plus, et que le péché la tenait. Elle avait voulus’enfuir aussi, mais Jules Prayou avait pris ses mesures, depuislongtemps, pour qu’elle ne pût s’échapper.

De tout ce qu’elle faisait et disait, il étaitaverti. Pascale se sentait enveloppée, de plus en plus, dans unréseau de surveillances, de trahisons, de jalousies presque sansnombre. Son maître était un être redoutable et redouté. Cet homme,sans argent avouable, sans considération et sans métier, avait descomplicités partout. Il tenait le quartier, non seulement le groupedes maisons de Montauri, mais celui de l’abattoir et du marché auxbestiaux. Sans qu’il fût mêlé ouvertement aux luttes politiques,plusieurs politiciens le ménageaient, à cause de sa faconde, et del’influence qu’il avait dans des milieux spéciaux. On disait&|160;:«&|160;Il ne faut pas avoir Prayou contre soi.&|160;» Et lespériodes électorales lui donnaient des rentes. Les agents chargésde la police, et qui avaient formelle mission de le surveiller,avaient fini par entrer en arrangement et en combinaisons avec cebandit, que l’opinion désignait comme capable de tout, et qu’on neparvenait pas à convaincre d’un délit déterminé. Ils acceptaientd’entrer, avec ou sans lui, dans l’un ou l’autre des cafés borgnesoù il régnait, d’y prendre une consommation et de partir sanspayer. Jules Prayou les aidait quelquefois en leur fournissant desindications. Il achetait ainsi un relâchement de surveillance, unemyopie accidentelle de certains employés subalternes. Les fraudeursd’alcool se servaient volontiers de son expérience, de saconnaissance parfaite du pays et des hommes&|160;; les braconniersse débarrassaient chez lui du lièvre ou des perdrix tirés en tempsprohibé&|160;; les propriétaires de mazets, dont les oliviersétaient trop souvent visités par les maraudeurs, en novembre,savaient que, moyennant une juste rétribution, un mot d’ordreserait transmis qui leur épargnerait l’ennui de perdre toute larécolte. Quand ce grand jeune homme, aux yeux veloutés etdédaigneux et à la mâchoire avançante de bête fauve, passait dansles quartiers voisins de Montauri, une foule de gens le saluaientd’un coup de chapeau ou d’un signe de la main. Il répondait d’unmot ou d’un mouvement de paupière, selon l’importance des cas. Lesfemmes le regardaient. Les marchands de journaux descendaient dutrottoir où il marchait&|160;; les bohémiens de la cour de laConsolation, tribu fermée pour d’autres, l’accueillaient&|160;; lesmusiciens ambulants et les mendiants de tout ordre, vrais ou faux,le considéraient. Et tout ce monde, plus ou moins, le renseignait.On lui disait&|160;: «&|160;J’ai vu votre bonne amie au jardin dela Fontaine&|160;; je l’ai vue dans le chemin deSaint-Césaire.&|160;» D’ailleurs, Pascale ne sortait jamais qu’avecautorisation, et pour un temps d’avance limité.

Elle était bien devenue l’esclave, à la foisrévoltée et apeurée. Ses forces avaient décliné, au point que lesvoisines disaient&|160;: «&|160;Avec cette mine-là, elle n’ira pasloin.&|160;» Elle ne pouvait plus voir Prayou sans être prise d’untremblement nerveux, qui durait des heures. Elle toussait&|160;;elle avait la fièvre souvent&|160;; elle souffrait toujours enquelqu’un de ses membres, et l’usure de son sang, dans ses veinesdouloureuses, l’avait laissée à la fin sans défense contre lavolonté de son maître. Mais le mal était surtout dans l’âme, que lepassé torturait et désespérait. Pascale les repoussait, cessouvenirs, dix fois, vingt fois, cent fois, et ils revenaienttoujours. Avec l’aube et avec le crépuscule, avec les midis quisonnaient aux clochers, et à toute heure du jour, pour un moment desilence et de vide que naguère la paix aurait rempli, pour unvisage ou un son de voix qui en rappelait vaguement d’autres, desimages surgissaient en elle, impétueusement&|160;: «&|160;Réveil…C’est sœur Léontine qui sonne… Angélus… Maintenant, nousdescendions à l’église… C’était la méditation… Le soleil décline,les petites nous laissaient seules… Edwige bien aimée&|160;!Danielle&|160;! Et vous qui étiez mon appui, sœur Justine&|160;!…Quelle horreur&|160;! Quelle profanation&|160;! Quelle honte devantvous&|160;! Je ne veux plus vous voir&|160;! Écartez-vous de monabîme, vous qui êtes les élues&|160;!&|160;» Et tout avait sombrédans ce désespoir, l’ancienne liberté d’esprit, l’ancienne gaieté,l’éclat même de ces yeux d’or que leur jeunesse semblait avoirquittés&|160;; tout, excepté un amour encore vivant&|160;: celuides enfants qui ne l’approchaient plus, et dont elle regrettait lebonjour, les baisers, le regard confiant, et ce sourire qu’ellegagnait si vite autrefois…

Oh&|160;! quel poids de chagrin il lui fautsoulever, pour se remettre au travail&|160;! Et pourquoi travaillerencore&|160;? Et pour qui&|160;?

Voilà encore un jour revenu&|160;!… La matinéeest commencée&|160;; toutes les boutiques sont ouvertes&|160;; lesfilets et les claies qui protègent contre les mouches pendentdevant les portes. Pascale, avec effort, se redresse, et se penchesur le linge abandonné dans la cuve de pierre. Une forme noire, unehaute silhouette d’ombre, venant du côté du pont, éteint le soleilet passe sur la route&|160;; c’est la veuve Rioul, avec ses airs dedame pauvre qui a connu la fortune. Elle part de bonne heure, pouraller faire deux ménages en ville, et elle a coutume d’entendre lamesse à l’église Saint-Paul. Elle n’a pas vu Pascale&|160;: en toutcas, elle dépasse le lavoir sans regarder à droite&|160;; elle s’enva, le bas de sa jupe noire déjà tout blanc de poussière… Depuis lejour – il y a des mois – où elle s’est permis de dire à Pascale,tout nouvellement arrivée dans ce quartier et dans cette maison desPrayou&|160;: «&|160;Vous êtes bien jeune, mademoiselle, prenezgarde, on parle déjà de vous,&|160;» elle n’a plus guère adressé laparole à Pascale, qui l’avait si mal reçue. Le battoir s’abat surle linge. La vieille femme traverse le terrain nu qui s’étend enface du lavoir, et s’enfonce dans les rues de la ville. Les cigalesaugmentent de nombre et de bruit. La laveuse a déboutonné le col deson corsage bleu. Des voix descendent de Montauri. Elles sontjeunes, et Pascale les reconnaît&|160;; elle nomme déjà dans sonesprit, avant qu’elles aient passé le pont, Marie Lantosque, unelocataire aussi, et la femme du jardinier, la Mayol, qui demeurejuste devant la porte de la veuve Prayou, et la sœur de la Mayol,une jeune fille qui va se marier. Les trois femmes débouchent dupont de Montauri, et elles n’ont pas plutôt dépassé le mur quiprotège les laveuses, qu’elles tournent la tête sans s’arrêter.

–&|160;Bonjour, madamo Pascaù&|160;!Bonjour&|160;! Bonjour&|160;! Coumo vai faire caù, dinc unoouro&|160;! (Comme il va faire chaud, dans une heure&|160;!)

Elles rient, elles vont vite, et Pascale lessuit des yeux, un instant, en foulant son linge de ses deux mainslasses. «&|160;Elles me saluent, songe-t-elle, elles ne voudraientpas me mépriser tout haut. Mais, tout bas, que pensent-elles&|160;?La Lantosque avait un air de se moquer.&|160;»

Et Pascale souffre d’imaginer lesconversations secrètes des trois femmes qui s’éloignent, presséeset droites comme trois doigts fins. Elle est tellement incapable dese dominer, qu’elle s’en prend aux choses qu’elle lave. Elle frappeplus vite, elle roule et tord son linge avec irritation. La colèrelui tient lieu de force, pour un temps. Finir, finir, ne plus êtrelà&|160;;… c’est son rêve, comme tout à l’heure, son rêve était dequitter la maison. Pendant que Pascale travaille ainsi et s’épuise,une enfant, une clarté, une joie est entrée dans le lavoir. C’estla petite Delphine Cabeirol, qu’on appelle Finette, la fille de lalocataire des Prayou, une enfant de dix ans, vive, sautillantecomme une bergeronnette, sombre de cheveux et qui a de si longsyeux, verts comme une olive et étonnés de tout. Pourquoi est-elleentrée par l’autre extrémité du lavoir&|160;? Qui sait&|160;? Pourdanser quelques pas de plus, dans le soleil qu’elle aime. Elle estarrivée en sautant jusqu’au milieu du couloir où les femmes seplacent pour laver&|160;; elle retient, d’une main, un petit paquetposé sur sa tête&|160;; puis, subitement, elle s’est arrêtée,apercevant la voisine, la «&|160;propriétaire&|160;» de la rue deMontauri, «&|160;celle à qui tu ne dois pas parler&|160;», dit lamaman. Et Delphine, qui évite le plus qu’elle peut madame Pascale,est tout interdite de se trouver là, vis-à-vis d’elle, sans l’avoirprévu, et toute seule. Elle s’est donc baissée très bas, et elledénoue sans bruit, sans geste brusque, le paquet dont elle étaitchargée. Madame Pascale bat si fort son linge qu’elle ne remarquerapeut-être pas la présence de Delphine. Mais non, la petite a étévue, et le battoir s’arrête de frapper le linge. Et les yeux quisavent être si doux la considèrent avec une tendresse qui ressembleà celle de la mère. Madame Pascale a retiré de l’eau sesmains&|160;; elle les laisse pendre sur son tablier mouillé&|160;;elle est à genoux et à moitié détournée vers l’enfant, et elle nesourit pas comme font les femmes qui veulent que les enfants lesembrassent, mais elle attire aussi, et elle appelle avec satristesse. Ni elle, ni Delphine ne bougent plus. Les moustiquesfont plus de bruit qu’elles deux. On dirait que madame Pascale apeur d’effaroucher Delphine et de la faire fuir. Et c’est Delphinequi parle la première, quand elle voit que les larmes sont toutprès des yeux qui la contemplent. Elle a dénoué le paquet et mis enpile sur le bord du bassin, à quelques pas de madame Pascale,quelques mouchoirs, une chemise, des bas et un jupon d’enfant, avecun gros morceau de savon de Marseille. Elle est moins Nîmoise queProvençale. Elle se sert de la jolie formule d’autrefois&|160;:

–&|160;Salù, madamo Pascaù e la compagno…Porte iço, per ma mera, que tan ben vai veni lava. (Bonjour, madamePascale et la compagnie, j’apporte cela pour ma mère, qui va aussivenir laver.)

Elle fait un signe de sa petite tête pâle, quise relève vite, comme une touche d’ivoire, et elle veut s’enaller.

–&|160;Dis-moi, Delphine, tu as donc lapermission de me parler, ce matin&|160;?

–&|160;Non, dit la petite ingénument etpar-dessus son épaule.

–&|160;Alors, c’est parce que tu vois que j’aide la peine, que tu me dis bonjour&|160;?

Delphine eut un mouvement de paupières quidisait oui.

–&|160;Je l’ai deviné, vois-tu&|160;; jeconnais bien les petites filles&|160;; oh&|160;! très bien… Tu asraison de croire que j’ai de la peine. J’en ai beaucoup.

Les grands yeux couleur d’olive sevoilèrent.

–&|160;Tout le monde est méchant avec moi…Veux-tu être bonne, toi, petite Delphine&|160;?

L’enfant, embarrassée, tordit l’une dansl’autre ses mains et, sans ouvrir ses lèvres, elle répondit par sonregard, qui disait&|160;: «&|160;Que voulez-vous de moi&|160;? J’aile cœur gros parce que vous souffrez, sans que je comprennebien&|160;;… mais que voulez-vous de moi&|160;? Si c’est quelquechose que je puisse faire sans trop désobéir&|160;? Je désobéiraibien un peu pour vous&|160;?&|160;»

–&|160;Je ne te demande pas de venirm’embrasser, petite Delphine, non, je ne voudrais pas… Donne-moi tamain seulement&|160;; cela me fera tant de bien&|160;!… Je n’aipersonne qui m’aime.

La petite sourit. Toute sa joie lui revint. Cen’était que cela&|160;? Donner la main&|160;? Delphine savait queles toutes mères et toutes les voisines, d’ailleurs, aiment àcaresser les enfants. Elle s’avança, les mains à plat dans l’air ettendues comme pour les faire baiser. Mais, avant qu’elle eût touchécelles de Pascale, elle s’arrêta court, écouta, sauta sur ses piedsde chèvre, et s’enfuit&|160;:

–&|160;Maman qui arrive&|160;! La voilà&|160;!la voilà&|160;!

En trois bonds, elle eut traversé lecouloir&|160;; elle passa par la brèche qui est au bout du bassin,repassa sur la route ensoleillée devant Pascale, et tournabrusquement, pour prendre le pont de Montauri.

Pascale entendit quelques mots rapides, enpatois, échangés entre Delphine qui se défendait et la mère quigrondait, puis, par la porte qui ouvre près du pont, la Cabeirolentra. Un froncement de sourcil exprima tout de suite le sentimentde cette Cabeirol, quand elle aperçut Pascale agenouillée dans lelavoir. Elle eut soin de reculer d’une place les hardes déposéessur le bord du bassin, pour n’être pas tout auprès de cettecréature. Elle dit cependant, comme les autres&|160;:«&|160;Bonjour, madame Pascale&|160;», mais très vite et du boutdes lèvres, si bien que l’autre, qui s’était penchée de nouveau enavant, ne l’entendit pas. C’était une Provençale de la petiteespèce, maigre, décidée, vibrante. Elle se sentait au-dessus dePascale, étant mariée, elle, et mère. Elle désapprouvait cette viede désordre et de dépense des Prayou, – on les croyait richesencore dans Montauri, – sentiment tout humain, d’ailleurs, et quin’était nullement inspiré par la dévotion. Mais, en même temps,elle était contrainte de ne point montrer ce qu’elle pensait, étantla locataire des Prayou, locataire en retard le plus souvent.Oh&|160;! il y a longtemps qu’elle aurait quitté la maison, si lesannées n’avaient pas été si dures pour Cabeirol&|160;! Il faudraitquand même en venir là prochainement, à cause de Delphine quigrandissait, qui comprendrait, futée comme elle l’était, et avancéepour son âge. En attendant une bonne année, de l’avancement dansles tramways, on aurait aimé des voisins de meilleure tenue, et unlogement moins mal famé.

La Cabeirol s’agenouilla à la place qu’elleavait choisie, et se mit à savonner, frotter, tordre son linge,comme faisait sa voisine Pascale.

Celle-ci, irritée du refus de l’enfant,n’avait pas eu l’air de s’apercevoir de la présence de la Cabeirol.Elle avait seulement rangé sa jupe, d’un mouvement vif, mais sansregarder même celle qui entrait. Fallait-il que cette Cabeirol laméprisât, pour avoir défendu à une enfant de dix ans de luiparler&|160;! Quelle cruauté&|160;! Pourquoi cette femmeinsultait-elle une autre femme&|160;? Elle était heureuse&|160;:elle aurait dû avoir plus de pitié&|160;! «&|160;Si elle pouvaitvoir autre chose que ma vie, pensait Pascale, voir mon cœur, et ledégoût infini, et l’abandon de tout, de tout, de tout&|160;!Bah&|160;! qu’est-ce que je pense là&|160;? Si elle savait qui jesuis, elle aurait encore plus d’horreur de moi, et elle me mettraitla tête dans l’eau qui court, pour me noyer&|160;!…&|160;»

Les deux femmes travaillaient. Le soleil,reflété par la poussière de la route et par l’eau du lavoir,éclairait en dessous leurs visages qu’une usure différentealtérait. La Cabeirol était ridée, desséchée par la misère, fanéepar trente ans de vie rude et mal nourrie. Pascale était atteinte,et il y avait une transparence inquiétante dans ses joues pâles,dans le tissu de ses oreilles qui eussent pu appartenir à unestatue d’albâtre, et dans ses maigres mains, si chétives quand elleles levait, ruisselantes, au milieu de l’ardente réverbération del’eau et de la route.

Quelques traîneurs passaient devant lelavoir&|160;; on entendait le murmure de la ville et les cris desenfants que les mères rappelaient vers l’ombre.

Le battoir de Pascale se ralentit&|160;; elletoussa, d’une toux sèche, et, comme si la force de son corps se fûtépuisée, tout à coup, demeura renversée en arrière sur ses talons,la poitrine tendue, les narines dilatées et bleuies, les yeux fixésen avant, par une angoisse. Puis, elle appuya son épaule contre lemur du lavoir, à gauche. La Cabeirol acheva de tordre la chemise deDelphine, parce qu’il est convenu qu’on ne doit pas observer ceuxqui souffrent, quand ils ne sont pas des parents, à l’heure où ilsgrimacent de souffrance&|160;; puis, de côté, après quelquesinstants, elle regarda Pascale, qui essayait de nouveau de seremettre au travail et de rassembler le linge lavé pour l’étendreet le faire sécher. Elle la vit si haletante que la pitié, lavraie, la fit parler. Elle était une créature d’impulsion, et nepouvait voir souffrir, au delà d’un certain degré, ceux mêmesqu’elle n’aimait pas.

–&|160;Oh&|160;! dit-elle, vous êtes malade,madame Pascale&|160;?

Pascale répondit durement&|160;:

–&|160;Qu’est-ce que cela peut vousfaire&|160;? Malade ou non, il faut aller.

Le mouvement de sensibilité de la Cabeirolrésista à cette mauvaise réponse, et elle dit&|160;:

–&|160;Je pourrais vous aider à étendre. J’aisi peu à faire, moi, ce matin. Voyez&|160;! j’ai fini.

Elle montrait son paquet de linge frais, hautd’une coudée.

–&|160;Je ne suis pas habituée à être aidée,dit Pascale. Mais si vous avez du temps à perdre, faites ce quevous voudrez.

La Cabeirol se leva aussitôt, et, sans riendire, se mit à empiler les chemises, les mouchoirs, les jupons, lesserviettes lavées par Pascale. Celle-ci, stupéfaite plutôt quetouchée, la laissait faire, et cherchait quel intérêt pouvait avoirla Cabeirol à agir de la sorte. Elle demeurait immobile, occupée desa seule souffrance, et de la peine qu’elle avait à respirer.

Ce mutisme énerva la Cabeirol qui dit enfin,passant près de Pascale&|160;:

–&|160;Ce n’est pas tout de même une raison,parce qu’on est malheureuse, pour traiter le monde comme deschiens.

–&|160;Malheureuse&|160;? dit Pascale en laregardant. Qu’en savez-vous&|160;?

–&|160;Eh&|160;! oui, croyez-vous que ça ne sedevine pas&|160;? Une jeunesse comme vous, ça devrait êtreheureux&|160;!

Pascale secoua la tête, et garda la mêmephysionomie dure, mais elle écouta. C’était la première fois qu’onla plaignait, depuis qu’elle était entrée dans la maison de JulesPrayou… Quatre laveuses de profession, vieilles femmes de Nîmes,parlant haut, pénétrèrent en ce moment dans le lavoir, etcommencèrent à s’installer à leurs places d’habitude.

–&|160;À votre âge et avec votre mine encore,continua la Cabeirol, qui s’approcha tout près de Pascaleagenouillée et lui parla tout bas, mettant sa petite tête brune etvivante à la hauteur de la tête blonde abandonnée de Pascale,est-ce que vous devriez vous laisser traiter comme on voustraite&|160;?

–&|160;Vous avez entendu, cettenuit&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;D’autres nuits&|160;?

–&|160;Peut-être. Il vous a battue&|160;?…

–&|160;Oui.

–&|160;Et puis ce n’est pas beau, ce qu’ilvous oblige à faire… On n’est pas dévotes, ni vous ni moi, et jesais bien que chacun est maître de son corps&|160;: mais pourtant,si vous étiez mariée, on vous traiterait mieux&|160;!

Pascale fit un geste d’horreur.

–&|160;Avec lui ou avec un autre, madamePascale&|160;; je ne dis pas avec lui, si vous ne l’aimezpas&|160;!… Ne vous fâchez pas. Croyez-moi, vous trouveriezfacilement des remplaçants… Moi qui vous parle…

Pascale lui prit le bras, et, devenuelivide&|160;:

–&|160;Non, dit-elle, ni avec lui, ni avecd’autres.

–&|160;Seriez-vous donc déjà mariée&|160;?

–&|160;Non.

–&|160;Alors&|160;?

Pascale se redressa avec effort, ramassa unmonceau de linge, et dit&|160;:

–&|160;Alors ne vous occupez pas de moi&|160;;je ne peux pas m’ôter mon mal&|160;; je l’ai voulu, et les peinesqu’on a voulues, on les souffre et on en meurt, voilà… Tenez,aidez-moi à étendre mon linge, je veux bien. C’est tout ce que vouspouvez faire pour moi.

La Provençale se leva aussitôt, et dit, commese parlant à elle-même&|160;:

–&|160;C’est moi qui filerais, si Cabeirollevait seulement la main sur moi&|160;!

Elles étaient debout, toutes les deuxmaintenant, et prenant l’une et l’autre une brassée de linge blanc,elles sortirent par la porte toute voisine, et, sur le sommetarrondi du mur bas qui borde le Cadereau, sur le parapet du pontqui se prolonge au delà des arches et s’ouvre sur la route, ellesétendaient les mouchoirs, les chemises, les bas. Le soleil était siardent, que la chaux des murs et les cailloux au fond du torrentavaient l’air de flamber. La poussière se levait par endroits, etmontait sans qu’on sentît le moindre souffle de vent. On eût ditqu’une ivresse éclatante l’emportait dans le ciel. Les bêtes delumière criaient de joie, les cigales, les mouches, les moucheronsinnombrables au bord du Cadereau. Onze heures étaient sonnéesdepuis longtemps. Des enfants remontaient de la ville versMontauri, et des ouvriers, et des femmes lasses, les traits tiréspar la longue station debout dans l’atelier.

Or, en ce moment, et en sens contraire, unefemme, une étrangère venait. Elle descendait la rue de Montauri.C’était une femme empaquetée dans une robe défraîchie de lainenoire, lourde et qui lui avait donné terriblement chaud. Malgré latempérature et malgré la sueur qui coulait sur son visage, elleportait une voilette. En arrivant devant le pont, elle rencontra laCabeirol qui revenait à vide vers le lavoir, les bras ballants.

–&|160;Voulez-vous me donner un renseignement,ma chère dame&|160;?

–&|160;Pour vous servir, dit la maigriote, encherchant à voir à travers la voilette.

–&|160;Vous connaissez peut-être une femme quis’appelle Pascale Mouvand&|160;?

–&|160;Mouvand&|160;? je ne sais pas&|160;: ondirait plutôt ici Pascale Prayou, répondit en riant laCabeirol.

L’autre ne rit point, et répondit&|160;:

–&|160;C’est elle que je cherche. Je viens dela maison qu’elle habite, là-bas. On m’a répondu qu’elle était aulavoir. Est-ce vrai&|160;?

–&|160;La voilà, dit la Cabeirol en montrantdu doigt le lavoir&|160;; parmi les femmes, là, celle qui se baissepour prendre du linge… Voulez-vous que je l’appelle&|160;?

–&|160;Oh&|160;! non, non, attendez&|160;!

La Cabeirol fut étonnée de l’émotion que desmots si simples avaient produite sur la nouvelle venue. Celle-cimit la main sur sa poitrine, tout près du cou, comme si elle nepouvait respirer. Elle tâchait en même temps de discerner la femmequ’on lui montrait, à moins de vingt mètres, dans le lavoir. Maiselle secoua la tête.

–&|160;Mes yeux sont mauvais aujourd’hui… Jene la vois pas… Dites-lui que c’est une de ses amies qui lademande… Je vais l’attendre ici, à la sortie du pont, derrière laporte du lavoir…

Devant elle, en ligne droite, elle gagna leréduit formé par le parapet du Cadereau, par celui du pont quis’ouvrait en calice sur la route, et par le mur du lavoir, tandisque la Cabeirol se dirigeait, en diagonale, vers l’autre extrémitéde la petite construction.

Il s’écoula deux minutes à peine. Les battoirsfrappaient le linge&|160;; les laveuses bavardaient&|160;; l’eau dubassin, fouaillée en tous sens, ajoutait son bruit clair au bruitconfus des mots. Derrière la porte et y faisant face, debout dansle grand soleil, la vieille femme en deuil attendait&|160;; ellen’écoutait rien, elle n’avait qu’une pensée dans l’esprit, qu’unsouvenir, qu’un nom, qu’une image, qu’un appel, et tout setraduisait dans la prière habituelle qui remuait ses lèvres&|160;:Ave Maria. Elle n’alla pas jusqu’au bout. Celle qu’elleattendait sortit brusquement, et repoussa la porte. Alors, à deuxpas d’elle, apercevant la vieille femme que la voilette ne cachaitplus, la reconnaissant, elle poussa un cri comme un enfant saisi depeur&|160;; ses yeux s’agrandirent&|160;; ils s’emplirentd’angoisse&|160;; elle se rejeta contre la muraille, les mainsécartées et à plat sur la chaux. «&|160;Vous&|160;! vousici&|160;!&|160;» tandis que la vieille amie la regardait avec unamour infini, et l’appelait de l’ancien nom, tout bas, bienbas&|160;:

–&|160;Ma sœur Pascale&|160;?

Et la vieille femme s’approchait, toutetremblante, et elle tendait déjà les bras. Mais Pascale la repoussaet cacha sa tête dans ses mains.

–&|160;Non&|160;! n’approchez pas demoi&|160;! Allez-vous-en&|160;! allez-vous-en&|160;!

–&|160;Pascale, je sais que tu souffres, jeveux t’emmener.

–&|160;Non&|160;! ne me parlez pas&|160;!Allez-vous-en&|160;! Vous ne savez pas qui je suis&|160;!

–&|160;Je le sais. Tu es ma Pascale.

–&|160;Une autre… Je suis une autre… Vous nepouvez plus me reprendre, je suis une maudite…Allez-vous-en&|160;!

Elle appuyait, et meurtrissait contre le murson visage et ses bras nus.

Sœur Justine lui toucha l’épaule.

–&|160;Je veux que tu viennes, au nom duMiséricordieux qui m’envoie.

–&|160;Non&|160;!

–&|160;Je t’emmènerai de force&|160;!

–&|160;Non&|160;!

Pascale, pour échapper, prit son élan vers laroute. Mais la vieille femme la saisit au passage, à bras-le-corps.Elle l’attira violemment contre sa poitrine&|160;; elle l’ymaintint, et quand elle sentit, sur son épaule, que la nuque blondede Pascale ne se débattait plus, et demeurait immobile etpenchée&|160;:

–&|160;Pascale, toutes nos sœurs ont prié pourtoi. Sœur Danielle a souffert.

Elle s’arrêta un instant, pour écouter s’il yaurait une réponse, et elle entendit des mots à moitié bus par sesvêtements, mais plus durs à entendre que des cris, et plusperçants&|160;:

–&|160;Je ne peux pas être sauvée&|160;!

–&|160;Pascale, sœur Léonide travaille pourtoi.

Pascale ne répondit pas, mais elle essaya des’arracher aux bras maternels. Et désespérée, luttant et parlant àla fois, la mère dit encore, toute courbée&|160;:

–&|160;Ta sœur Edwige endure le martyre pourtoi&|160;; elle l’offre pour toi&|160;; c’est elle qui m’a suppliéede venir&|160;; ne lui résiste pas, ma sœur Pascale, mon enfant,laisse-toi sauver&|160;!

Et Pascale, à demi cachée sous le manteau dela vieille sœur, cessa de se débattre.

–&|160;Emmenez-moi, murmura-t-elle.

Sœur Edwige avait passé. Les absentes étaientlà. Pascale leva la tête, et, reprenant conscience de la vie, commesi elle sortait d’un songe, porta les mains à ses cheveux toutébouriffés et décoiffés, et, en même temps, elle regardait entreses doigts s’il y avait des témoins de la scène. Il y enavait&|160;: des ouvriers, des boutiquiers et marchands du quai,des laveuses sorties du lavoir et qui observaient avec curiositéces deux femmes, dont une inconnue et étrangère, paraissant sedisputer, puis tombant dans les bras l’une de l’autre.

–&|160;Oh&|160;! dit Pascale, comme ce seradifficile&|160;; tout mon linge qui est là, et la Cabeirol qui vame demander où je vais, et les autres…

Elle rabattait les manches de son corsage,sans savoir pourquoi. Sœur Justine rajustait aussi son vieuxmanteau.

–&|160;Viens, ma petite&|160;!

Les deux femmes, sortirent de l’abri du lavoiret du pont, et s’engagèrent sur la route. Sœur Justine avait passésous son bras le bras de Pascale. Pascale pleurait, et elle auraitvoulu boire ces larmes, avant qu’elles eussent coulé, car lesgroupes se rapprochaient, les dernières laveuses quittaient lelavoir, on entendait les mêmes mots, adroite, à gauche, enavant&|160;: «&|160;Qu’est-ce qu’elle a&|160;? Pourquoi s’enva-t-elle&|160;? Qu’est-ce que c’est que cettevieille&|160;?&|160;»

–&|160;Plus vite, disait celle-ci.

Elles avaient traversé la route, et lesgroupes s’étaient ouverts sur leur passage&|160;; elles mettaientle pied sur le trottoir qui borde, de l’autre côté, le terrain nonbâti, lorsque Pascale, entendant quelqu’un qui courait derrièreelle, se détourna, pâlit affreusement et cria&|160;:

–&|160;C’est lui&|160;! Nous sommesperdues&|160;; sauvez-vous, notre mère, sauvez-vous&|160;!

L’ancienne appellation avait jailli de soncœur. Sœur Justine s’était déjà détournée, elle avait mis Pascalederrière elle.

–&|160;N’avancez pas&|160;! n’avancezpas&|160;! Il vous tuerait&|160;!

Jules Prayou, d’un signe, en maître qu’ilétait à manier le populaire, rassemblait déjà la rue autour desfugitives. On accourait. On devinait un spectacle auquel ilconviait. Lui, il avait son air insolent, son regard dur etfaussement calme. Mais sa mâchoire, et ses lèvres, et le poil friséde son menton s’agitaient de colère. Il s’avança, la tête haute,droit sur Pascale, et, sans même s’occuper de la vieille qui laprotégeait&|160;:

–&|160;À la maison&|160;! commanda-t-il.Ah&|160;! tu te sauvais&|160;? Eh bien, tu vas voir&|160;! À lamaison, tu entends&|160;!

Il étendait le bras. Sœur Justine se jetadevant lui, et, levant sa grosse face de lutteuse sanspeur&|160;:

–&|160;Rentrez vous-même&|160;! dit-elle.

–&|160;Parce que&|160;?

–&|160;Parce que c’est moi quil’emmène&|160;!

Prayou la toisa.

–&|160;Vous, la vieille&|160;? Quiêtes-vous&|160;?

–&|160;Sa mère.

–&|160;Ce n’est pas vrai, elle n’a plus demère.

–&|160;Je lui en sers. Et toi, qui es-tudonc&|160;?

–&|160;Son amant.

–&|160;Eh bien&|160;! prends-en une autre.Celle-là veut te quitter&|160;! Et je l’emmène&|160;!

–&|160;Voleuse de femmes&|160;! Je t’enempêcherai&|160;! cria l’homme.

–&|160;Allez chercher la police&|160;! criasœur Justine. À moi les braves gens&|160;!

Des têtes se penchèrent aux fenêtres. Ungroupe de terrassiers, qui déjeunaient dans un garni, sortirent enhâte, mâchant du pain, et les paupières bridées par le jour. Ilsvirent une pauvre femme, embarrassée dans ses vêtements,essoufflée, rouge, qui essayait de tenir à distance ce grandPrayou, roi du quartier&|160;; ils virent celui-ci, d’un revers demain, l’écarter et saisir, par les deux bras, près des épaules,Pascale toute blanche de frayeur et qui renversait la tête enarrière pour être plus loin de lui. On prenait parti pour les deuxfemmes, timidement.

–&|160;Ne lui faites pas de mal, voyons,monsieur Prayou… Laissez la vieille s’expliquer… Ne serrez pasl’autre comme ça. Elle va se trouver mal… Elle est libre, tout demême&|160;!

–&|160;Ah&|160;! elle est libre&|160;! Qui adit cela&|160;? cria Prayou, en se détournant et sans lâcherPascale…

La foule l’écoutait. On cherchait àcomprendre. La vieille femme, séparée de Pascale, tenue en respectpar un groupe d’hommes et de femmes, tâchait en vain de rejoindreson enfant.

–&|160;Voyez, vous autres, cette vieillevoleuse qui s’est introduite chez moi, qui est venue jusqu’aulavoir chercher cette fille, qui lui a parlé contre moi&|160;!… Vachercher la police, je ne demande pas mieux… Pascale dira qu’elleveut rester avec moi. N’est-ce pas, Pascale&|160;?

Il entrait ses doigts entre les muscles desbras de Pascale. Elle se renversait en arrière, avec un aird’épouvante, mais elle ne disait rien.

La foule grommelait plus fort&|160;:«&|160;Laissez-la&|160;!… laissez-la&|160;!&|160;»

–&|160;N’est-ce pas que tu veux rester&|160;?répéta l’homme en se penchant au-dessus de la tête convulsée dePascale. Une fille qui est ma parente, que j’ai recueillie chezmoi, qui n’avait plus le sou, et que j’ai fait vivre… N’est-ce pasque tu veux revenir avec moi&|160;?

Les pauvres lèvres pâles s’entr’ouvrirent, etdirent&|160;:

–&|160;Non&|160;! Je veux aller avec sœurJustine&|160;! Un cri lui répondit&|160;:

–&|160;Ah&|160;! la pauvre, écoutez-ladonc&|160;!

La vieille sœur Justine se débattait. La foules’animait et se partageait&|160;: «&|160;Il a raison… Non&|160;!non&|160;!&|160;» Les femmes criaient. Des hommes montraient lepoing. Alors, Prayou, se redressant de toute sa taille, voyant ledanger, cria plus haut que tous&|160;:

–&|160;Je vais tout vous dire, pour que vousjugiez… Celle-là est une vieille nonne décloîtrée, – et il montraitJustine, – et cette Pascale en est une autre&|160;; c’est une bonnesœur que le gouvernement a jetée dehors et que la vieille voudraitramener dans son couvent… Mais son couvent, à présent, c’est chezmoi, mes amis, et je l’emporte&|160;!

Il se baissa, saisit Pascale par les genoux etpar la taille, et l’enlevant comme un pain de froment, il l’emportaévanouie.

La foule s’ouvrit devant lui, et se refermaautour de sœur Justine.

–&|160;Faites son affaire à celle-là&|160;!cria-t-il en se détournant.

Suivi de quelques femmes seulement, ilmarchait vite vers Montauri, passait le pont, et montait vers samaison.

En arrière, sur la route, il pouvait entendreles clameurs des gens du quartier, ameutés, qui rudoyaient lavieille dame en deuil, l’appelant voleuse et défroquée, et qui lapoussaient de force vers le centre de la ville, beaucoup la croyantindigne comme l’autre, et d’autres obéissant à des souvenirs deréunions publiques, et insultant, dans l’étrangère, son passéreligieux.

Jules Prayou alla droit à la maison de la ruede Montauri, poussa la porte, traversa le corridor, les pieds etles jupes de Pascale éraflant le mur de gauche.

–&|160;Qu’apportes-tu là&|160;?…Pascale&|160;? Elle a eu un accident&|160;?… Qu’est-ce quec’est&|160;?

La veuve Prayou, accourue au bruit, criaitencore que son fils était déjà à l’extrémité de la cour, et entraitchez lui, dans le logement qui donnait sur le terrain vague et surla campagne. Il était épuisé. Il heurta du pied le sommet du perronde deux marches, et faillit tomber. Et, rendu plus furieux, sesentant sans témoin, il leva au bout de ses bras le corps ployé dela jeune femme, et la jeta, de toute la force de son élan, contrele mur de l’escalier qui montait à droite. La tête et la poitrineheurtèrent le mur, puis le corps s’abattit sur l’angle des planchesde sapin, et se tassa sur les premières marches, les pieds touchantle carreau.

Elle n’avait poussé aucun cri, rien qu’ungémissement long, qui s’apaisait et qui finit. Elle ne bougeaitplus. Elle avait le visage dans l’ombre, tourné vers le mur. Unfilet de sang s’échappait de la bouche. Prayou regardait. Il sepencha, et dit, se détournant, à sa mère qui accourait&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! quoi&|160;! C’est unaccident&|160;; elle a voulu monter, et elle est tombée.

–&|160;Tu l’y as aidée, canaille&|160;!

–&|160;Quand ça serait&|160;!… Elle se sauvaitde chez nous, sais-tu&|160;?… Mais je l’ai rattrapée… Je ne suispas fâché qu’on voie ce qu’il en coûte, quand on me provoque… Tuvas laisser la porte de chez moi ouverte, tu entends, les deuxportes… Et puis, ne te mêle pas de défendre cette fille-là, tusais, petite mère&|160;!

Il regardait de côté, avec ce plissement desyeux semblable au rire peu sûr des bêtes, et il tournait dans sesmains et frottait son chapeau qu’il venait de ramasser.

–&|160;La vieille nonne peut aller chercher lapolice, ajouta-t-il, répondant à une préoccupation personnelle. Jem’en moque… La police ne les a pas séparées pour les remettremaintenant ensemble…

–&|160;Tu l’as tapée dur, tout de même,Prayou&|160;! hasarda la veuve, dont l’œil droit était complètementfermé par l’émotion. Elle ne remue pas&|160;!

–&|160;La canaille&|160;! Elle sesauvait&|160;! Une femme qui mange depuis un an à lamaison&|160;!

–&|160;Comme elle est blanche, disdonc&|160;!

–&|160;Quand elle aura payé ce qu’elle medoit, je la laisserai aller&|160;! Pas avant.

–&|160;Dis donc, Prayou, si elle ne seréveillait plus&|160;!

–&|160;Fais pas du sentiment, la vieille, ditl’homme en la poussant brutalement&|160;; et viens dehors, j’ai àte parler.

Dehors, dans la cour, dans l’ombre étroite queprojetait le logement, il donna ses ordres à la vieille femme, quiétait devenue subitement «&|160;raisonnable&|160;», et quirépondait&|160;: «&|160;Oui, mon Prayou, je veillerai&|160;;j’irai&|160;; je ferai attention.&|160;» Quand il la quitta, il eutsoin de redescendre sans se presser la rue de Montauri, afin qu’onreconnût, à son air, qu’il n’avait peur de personne, et qu’ils’éloignait tranquillement, allant où il lui plaisait, roi duquartier plus qu’auparavant.

Il franchit le pont du Cadereau, et pénétradans la ville. Aussitôt, tout le voisinage courut chez lui&|160;:les hommes, les femmes, les enfants, tout Montauri qui le guettait.Ils l’avaient vu emporter Pascale. Qu’était-elle devenue&|160;?L’avait-il tuée&|160;? On voulait la voir. «&|160;Moi, j’yvais&|160;! – Moi aussi&|160;! Dépêchez-vous&|160;! – Il est alléchercher la police&|160;! – Mais non&|160;! lemédecin&|160;!&|160;»

Ils tâchèrent d’entrer par la porte de laPrayou, qui les renvoyait, et alors, faisant le tour, ils entraientpar le terrain vague et par la porte demeurée ouverte à l’extrémitéde la cour. Ils avaient des figures de colère, et une autre passionque la curiosité les jetait ainsi vers le logement des Prayou. LaCabeirol, comme une petite Grecque furieuse, arriva la premièredans la pièce du bas où gisait Pascale&|160;; puis la Lantosque,ayant encore à la main la cuiller à tremper la soupe&|160;; puis laMayol, puis deux autres femmes, vieilles, dont une béquillait. Iln’y avait, dans cette salle, qu’une table et une malle le long d’unmur, ce corps immobile, incliné sur les marches de l’escalier, etles femmes qui regardaient, rassemblées dans l’angle en face.

–&|160;Oh&|160;! venez donc voir, laLantosque, et vous, la Mayol… Dirait-on pas qu’elle saigne&|160;?…Oui… Il y a du sang, bien sûr. Elle est blessée.

–&|160;Il faut la relever, pauvrefemme&|160;!

–&|160;La relever, la Mayol, la relever&|160;!Vous la plaignez&|160;!

–&|160;Bien sûr&|160;! tenez, on diraitqu’elle remue… Est-elle blanche, sa main&|160;! On jurerait del’eau de savon.

–&|160;Eh bien&|160;! avancez donc touteseule&|160;! Ce n’est pas moi qui la relèverai, pour sûr&|160;! Unesœur défroquée, ça me dégoûte&|160;! Je n’y toucheraipas&|160;!

–&|160;Ni moi&|160;! Ni moi&|160;! dirent deshommes et des femmes qui arrivaient. Elle n’a que ce qu’ellemérite&|160;!

–&|160;C’est une gueuse&|160;! – Et la voix defausset de la Cabeirol éclata, stridente dans la salle où,maintenant, quinze personnes se pressaient, et se déplaçaient àgauche et à droite, mais sans vouloir approcher du corps&|160;: –Une gueuse&|160;! Et ça faisait sa dame&|160;!… Quand je pense quetout à l’heure encore, au lavoir, je l’aidais à étendre sonlinge&|160;!… Ah&|160;! tu peux saigner maintenant, tu peux crever,on sait que tu es la dernière des dernières, on ne te plaindrapas&|160;!… Tu entends tout ce qu’on dit, va, je le sais bien… Tufais semblant de ne pas comprendre, et tu comprends tout… C’estmoi, la Cabeirol, et je dis que tu es une gueuse&|160;!

–&|160;Une honte pour Montauri&|160;! criatragiquement l’ouvrier tailleur interrompu dans son dîner.

Et cet avorton, qui payait mal et qui saluaitbas «&|160;madame Pascale&|160;», fendit les rangs des femmes, et,s’avançant jusqu’au pied de l’escalier, tendit son poing, etl’approcha de la pauvre figure blême, posée à plat sur l’angled’une marche.

–&|160;C’est plus à toi que je paierai monterme, n’aie pas peur&|160;!

Alors toute la troupe qui emplissait lachambre s’avança, comme si l’injure de l’homme eût été un signal.Le bas de l’escalier fut enveloppé par les voisins de Pascale. Ilsparlaient tous, les uns pour l’insulter, les autres pour diresimplement&|160;: «&|160;Laissez-la&|160;; ne la tourmentezpas&|160;», mais sans la défendre. Plusieurs soulevaient le bras dela blessée et le laissaient retomber, pour voir si elle avaitconscience&|160;; d’autres la poussaient du pied&|160;; d’autres laregardaient avec mépris et haussaient les épaules. Des jalousies,des rancunes, la pleutrerie humaine incapable de lutter contrel’exemple, expliquaient quelques-uns de ces outrages, mais lesautres, presque tous, s’élevaient du fond obscur de l’âmepopulaire, et vengeaient la trahison d’un idéal divin. La salleétait pleine encore, lorsque le bruit se répandit&|160;:«&|160;Prayou revient&|160;!&|160;» C’était faux. Mais la foules’écoula en une minute. Les pitiés honteuses se retirèrent lesdernières, à reculons. À ce moment, une enfant sauta sur le perron,s’appuya au chambranle de la porte, avança sa tête bruneébouriffée, regarda du côté de l’escalier, et cria de sa voixfraîche&|160;:

–&|160;Saleté, va&|160;!

C’était Delphine Cabeirol, la petite dumatin.

Pascale se souleva péniblement, et tourna sonvisage vers le jour. L’enfant s’enfuit.

Pascale se recoucha sur les marches, et ellepleura longtemps.

Le soleil déclinait, quand quelqu’un,prudemment, s’approcha. C’était la Prayou, inquiète, qui venait auxnouvelles. Elle redressa la jeune femme, et l’assit sur la marche,et la tint devant elle par les deux épaules.

–&|160;Allons, Pascale, pas debêtises&|160;!

Mais, quand les yeux de Pascale rencontrèrentceux de la Prayou, celle-ci eut peur, tant ils étaient pleins desouffrance et de répulsion, et elle la laissa.

–&|160;Tu ne veux pas monter dans tachambre&|160;?

Le visage pâle, taché de sang et de larmes,demeura rigide. Pascale la regardait seulement, avec le regardsauvage et profond des oiseaux blessés à la chasse, et ellesuivait, comme eux, les mouvements de l’ennemi. La Prayoucomprenait obscurément qu’elle avait devant elle quelque chose deredoutable&|160;: une créature réduite à l’extrême désespoir, quine demande plus pitié, qui n’a plus de révolte, mais que le malheura fini par rendre juge, et qui condamne, sans rien dire, et qui aDieu derrière elle. La Prayou se reculait.

–&|160;Comme ça, dit-elle, tu ne veux pas queje te touche&|160;?… Eh bien&|160;! je m’en vais, tu vois… Mais tuferas bien de ne pas lui résister une autre fois&|160;!… En quelétat il t’a mise&|160;!… Il est encore bien en colère&|160;! Maisaussi, pourquoi te sauvais-tu&|160;?… Une fille qui n’a manqué derien ici… Elle se fit doucereuse.

–&|160;Écoute, je me charge de lui parler.Veux-tu&|160;?… Il est violent, mais quand c’est fini, c’est fini…La vieille cousine Prayou te protégera, si tu promets de ne plusrecommencer.

Les lèvres saignantes murmurèrent&|160;:

–&|160;Je ne resterai pas ici&|160;!

–&|160;Où veux-tu aller&|160;? Pas en ville,je suppose&|160;? Tu sais qu’il a défendu…

Pascale se leva avec peine, et, s’appuyant aumur, elle le suivit, puis, quand elle fut arrivée à la porte de lacour, entendant la Prayou qui la suivait en répétant&|160;:«&|160;Où vas-tu&|160;? Je veux savoir où tu vas&|160;?&|160;» elleétendit le doigt vers l’angle du terrain vague, à droite,là-bas.

–&|160;Ah&|160;! c’est là que tu vas&|160;?dit la Prayou rassurée… Tu n’as peut-être pas reçu assez desottises, tu en veux d’autres&|160;? Enfin fais donc à ton idée…Moi, je rentre. Il fait chaud à en mourir, dehors.

Elle ne rentra cependant que lorsqu’elle eutvu Pascale s’arrêter à l’extrême bord de la jachère. Pascale allaitlentement, dans l’étouffante chaleur, parmi les pierres, lapoussière, les plaques de gazon desséché. Elle avait une mainappuyée sur ses cheveux blonds, à l’endroit où la tête avait heurtéles marches. Elle se dirigea, en diagonale, vers l’angle où elleserait à l’ombre, loin de la maison. Car la pâture était encontre-bas, à l’ouest et au sud, et bordée de vieux murs en pierre,à demi ruinés, qui retenaient les terres des olivettes voisines.Pascale s’assit dans l’ombre courte et chaude de cet abri. Elle nese demandait pas ce qu’il adviendrait d’elle. Elle n’avait aucuneautre idée que celle de rester à l’écart, d’aller jusqu’au bout desa chaîne. Tous les logements s’ouvrant en arrière sur le terrainvague avaient clos leurs portes et leurs fenêtres, à cause dusoleil, et Pascale éprouvait une espèce de détente, à se voirseule, séparée par cinquante mètres au moins des personnes quil’avaient toutes fait souffrir, lorsqu’une femme, venant de laville, entra dans le terrain vague. Pascale la reconnut tout desuite. C’était la veuve Rioul, avec ses vêtements noirs, sescheveux blancs tirés et lissés, son air digne et tranquille, et quitricotait le même bas noir, tandis que sa pelote de laine gonflaitla poche de sa robe, sur le côté&|160;; la veuve Rioul qui avait vuPascale, elle aussi, et qui se dirigeait vers l’angle de lajachère.

Elle s’arrêta, debout, tout près de Pascale,et comme elle tournée vers la rue de Montauri et vers Nîmes. On eûtdit une voisine obligeante venant passer une heure avec une amie.Pascale, courbée et sa main serrant ses genoux, était décidée à setaire. Mais il fallut bien répondre.

–&|160;Écoutez, madame Pascale, j’ai à vousparler…

–&|160;Vous ne me parliez plus depuislongtemps, laissez-moi donc&|160;!

–&|160;Parce que vous me l’aviez défendu… Maisje vous ai toujours aimée. C’est moi qui ai tenu sœur Justine aucourant de tout&|160;; c’est moi qui l’ai appelée&|160;; c’est moiqui lui avais enseigné, ce matin, le chemin de Montauri&|160;;c’est moi qui l’ai tirée des mains des misérables qui lapoursuivaient… Ah&|160;! ils n’ont pas continué longtemps, quandils ont vu que je prenais sa défense, et que je la reconduisais, àtravers les rues, du côté de la gare… Je viens de sa part. Ellevous attend à Lyon.

La veuve Rioul se pencha alors, comme si lesoliviers avaient été aux aguets pour l’écouter.

–&|160;J’ai promis que vous partiriez cettenuit. Pascale remua, sans la relever, sa tête blonde.

–&|160;J’ai essayé ce matin… Je suis perdue,voyez-vous…

–&|160;Je sais qu’il a des amis partout&|160;:mais j’en ai, moi aussi&|160;; promettez-moi de faire ce que jevous dirai&|160;; je vous sauverai, madame Pascale.

Doucement et se sentant écoutée, la vieilleRioul exposa son plan.

Elle connaissait dans la campagne prochaine,au delà du chemin de Saint-Césaire, sur la pente qui fait face auPuech du Teil, un petit propriétaire qui vivait là toute l’année.Elle l’avait prévenu. À la nuit, elle conduirait Pascale, à traversles vergers, pour éviter les rencontres, jusqu’à la ferme deM.&|160;Cosse, car il ne fallait pas songer à prendre un train à lagare de Nîmes&|160;: Prayou savait trop bien les heures et lechemin. Pascale serait cachée, gardée, protégée à la ferme mieuxque partout ailleurs. On l’attendait. Et puis, au petit jour, sousla conduite de Cosse elle se rendrait à la station de Caveirac, enpays de haute pierraille et de garrigue, ou, s’il le fallait, àquelque station plus éloignée encore.

–&|160;À quelle heure passe le train&|160;?demanda Pascale.

La veuve Rioul vit alors que la jeune femmeacceptait de fuir, et elle dit avec joie&|160;:

–&|160;Je vous remercie d’avoir confiance enmoi, je vous remercie de vouloir vivre… Oh&|160;! que vos sœursseront contentes&|160;! Écoutez-moi jusqu’au bout. Je vous ai déjàtrop parlé, car je suis sûre que quelqu’un nous épie, soit Prayou,soit un autre pour lui. Dès que la nuit sera faite, je serai aubout de l’olivette, près du chemin de Saint-Césaire, mais de cecôté-ci, dans le mazet, où il est facile de se cacher. Je vousmènerai par les brèches. Pour le moment, il faut que vous alliezprendre un peu de nourriture…

–&|160;Chez lui&|160;! dit Pascale avec unsursaut.

–&|160;Chez sa mère, oui…

–&|160;Je n’irai pas.

–&|160;Vous irez parce que vous avez besoin devotre force. Je ne puis pas vous faire entrer chez moi&|160;; on sedouterait de quelque chose…

–&|160;Je n’irai pas. Je ne rentrerai pas…

La veuve Rioul se courba un peu, pour laseconde fois.

–&|160;Madame Pascale, si vous acceptiez deretourner et de manger leur pain, comme un sacrifice&|160;?…

La vieille femme reprit le chemin de lamaison, appliquée en apparence à son tricot. Et le mot qu’ellevenait de dire était si grand, et il avait eu tant de forceautrefois sur l’âme de Pascale, qu’il retrouva encore un reste depuissance.

Le soir remplaçait le jour. Il faisait chauddans le creux de la jachère comme dans un four dont on a retiré labraise. Rien ne luisait plus, ni là, ni en avant, aussi loin que leregard pouvait s’étendre sur la ville. Le soleil était derrièreMontauri, et il n’y avait plus dans sa gloire que les pins parasolsplantés sur la colline, et qui tenaient des gerbes de rayons toutplein leurs griffes. Pascale se leva.

Quand elle entra dans la cuisine, la Prayou,stupéfaite, s’arrêta d’éplucher des oignons qu’elle coupait enrondelles.

–&|160;Que viens-tu faire&|160;?

–&|160;Donnez-moi une serviette et del’eau&|160;; je veux me laver.

–&|160;Ici&|160;?

–&|160;Oui.

–&|160;Mais… je veux bien.

–&|160;Et donnez-moi aussi du pain&|160;: jesuis à jeun depuis ce matin.

–&|160;Allons&|160;! te voilà redevenueraisonnable, je le vois&|160;!

Pascale ne répondit pas. Quand elle eut faitdisparaître les traces de sang, de poussière et de larmes quitachaient son visage, et relevé ses cheveux tout dénoués par lachute, elle vint près de la fenêtre qui donnait sur la rue deMontauri, et elle se tint debout, suivant le geste de la mèrePrayou qui coupait une tranche de pain. Il lui faisait horreur, cepain qu’elle avait demandé. Elle pensait&|160;: «&|160;J’ai promis,il le faut.&|160;» Et, sans doute, la mère de Jules Prayou eut unvague sentiment que cet acte de tous les jours avait, ce jour-là,une signification particulière. Elle tendit le pain, à bout debras, et observa Pascale qui le prenait sans mot dire, et qui, aulieu de le porter à sa bouche, laissait sa main pendre le long deson corps. Enfin, Pascale, appuyée au chambranle de la fenêtre, sedétourna vers la rue et les jardins, porta à ses lèvres la tranchede pain, et mordit.

La Prayou étonnée, et voulant s’assurer decette espèce de soumission singulière et soudaine de Pascale, avaitcommencé un monologue où elle mêlait, aux assurances de sollicitudepour la santé de la jeune femme, un certain nombre de questions surle travail qu’il y aurait à faire à la maison, le lendemain, lesurlendemain, dans dix jours. Pascale n’écoutait pas. Elle mangeaitsans faim. Elle pensait à tout à l’heure, quand il faudrait se fierà la nuit, à cette veuve Rioul qui pouvait la trahir, au hasard deschemins, à son pauvre corps las qui pouvait à peine se tenir debouten ce moment.

Tout à coup ses épaules s’effacèrent le longde la muraille, et l’expression de terreur reparut dans ses yeux.Quelqu’un, invisible encore, montait la rue. Pascale aurait pu secacher dans l’angle de la pièce. Par un effort d’énergie et uneinspiration qui l’étonnèrent elle-même, elle resta appuyée à lafenêtre, et même elle porta à ses lèvres le reste du pain, afin queJules Prayou la vît ainsi.

Il la vit, et il eut le sourire silencieuxd’un homme qui ne doutait pas d’avoir réussi, mais qui ne croyaitpas que le succès fût si complet. Il ne dit rien à Pascale, mais,cherchant du regard et apercevant dans la petite pièce sa mère, quicontinuait d’apprêter le souper&|160;:

–&|160;Ne compte pas sur moi ce soir, la mère,dit-il. Il y a demain une corrida à Arles, et je pars ce soir avecmes amis.

De son geste sûr d’orateur et d’acteur, ilindiquait, dans le bas de Montauri, deux hommes que la Prayou nepouvait voir. Pascale regardait fixement au-dessus de la petitemaison d’en face. Et néanmoins elle sentit peser sur elle, uneseconde fois, la haine de Jules Prayou.

–&|160;C’est bien, mon garçon, dit la mère. Àdemain soir, alors&|160;: j’aurai soin de la petite.

L’homme se détourna et redescendit la rue.Pascale le regarda alors, et elle remarqua qu’il avait son vêtementde tous les jours, ce même complet bleu, usé et taché, qu’ilportait le matin.

Au fond de la cuisine, la veuve Prayou n’avaitcessé d’observer Pascale. Voyant que celle-ci, sans changer devisage, sans un mouvement, regardait Prayou s’éloigner, ellepensa&|160;: «&|160;J’avais tort de m’inquiéter, elle a mangé denotre pain devant lui.&|160;»

Elle se trompait. L’humiliation avait étévolontaire, et Pascale, à cause de cela, avait commencé des’affranchir.

Que l’ombre venait lentement&|160;! Était-cebien l’ombre, cette poussière de rayons, cette cendre de la lumièredu jour, qui flottait dans l’espace&|160;? Les plus petits détailsdes maisons de Montauri étaient visibles, et rien n’avait d’éclat,mais tout était enveloppé dans la même lueur égale et qui venait departout. Et que de témoins encore&|160;! Il y avait du monde dansles jardins voisins. Tout le long de la rue, des voix s’élevaient,voix de femmes et d’enfants, pointues comme des ifs. Les hommesbuvaient sous les tonnelles. Plus loin, du côté de l’abattoir, onentendait par moments, interrompue par les risées du vent, la flûtesautillante d’un garçon boucher, qui s’exerçait pour faire danserles filles dans les bals publics.

Vers neuf heures, Pascale se pencha encore parla fenêtre, et elle reconnut que les oliviers plantés sur lacolline, au bout de l’impasse, malgré la transparence de la nuit,ressemblaient à de grosses fumées roulées sur elles-mêmes, et autravers desquelles on ne voyait plus, comme avant, le scintillementde la terre.

–&|160;Je vais dormir, dit-elle. Et elle seleva.

La Prayou, qui sommeillait dans le fond de lapièce, lui répondit&|160;:

–&|160;Va donc vite, tu aurais dû te retirerdéjà.

Pascale, malgré elle, commença à marcher sansbruit. Elle traversa la cour, et se cacha un moment dans la piècequi servait d’entrée au logement de Prayou, puis, n’entendant aucunbruit nouveau, elle ouvrit la porte qui donnait sur le terrainvague, et se trouva seule, épouvantée de ce qu’elle allait faire,dans la nuit nacrée qui enveloppait la colline de Montauri. Il n’yavait aucun moyen de franchir à l’abri cette large bande dejachère. Après un instant d’hésitation, Pascale remonta le long desmurs des jardins, et, quand elle fut à l’endroit où commençaitl’espèce de terrasse qui surplombait le terrain vague, elle grimpapar un escalier qu’avaient pratiqué dans les pierres les enfants etles maraudeurs, et se trouva sous les premiers oliviers du mazetqui barrait la colline. Elle se jeta derrière le tronc d’un arbre,et se retourna pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. La nuitétait partout paisible&|160;; la petite flûte du boucher avaitcessé de chanter&|160;; les étoiles s’étaient multipliées. Pascalesuivit la ligne d’arbres en montant d’abord, puis elle tourna àgauche. L’olivette était comme une mer bleuâtre avec d’innombrablesîles toutes rondes. Pascale allait d’une île à l’autre, aussi vitequ’elle le pouvait, se dirigeant vers l’angle du domaine, là-bas oùla veuve Rioul avait promis de l’attendre. Elle arriva au pied d’unmur de clôture, et, n’osant appeler, deux ou trois fois elle lesuivit et revint sur ses pas, effrayée par le bruit qu’elle faisaiten écrasant les feuilles sèches. Enfin, elle put mettre le pied surla fourche d’un arbuste mort, elle posa les mains sur le sommet dumur, et, regardant de l’autre côté, elle vit toute droite, et mincecomme la statue d’un saint d’église, la veuve Rioul qui attendaitdans le mazet voisin.

–&|160;Venez vite, dit celle-ci. À trente pasà droite, vous trouverez la brèche.

Quand Pascale eut pris la main de la veuveRioul, elle se sentit plus confiante. Sans bruit, cherchant l’ombredes arbres dans cet immense damier d’une autre olivette quidescendait à présent, puis d’une autre encore qui remontait versl’ouest, les deux femmes parvinrent au sommet d’une hauteur,seconde vague de la campagne rocheuse, et qui faisait suite à cellede Montauri. Il y avait là un carrefour. Le vieux chemin deSaint-Césaire, arrivé en haut de la croupe, se séparait en deuxarceaux ployés fortement, entre lesquels s’enfonçait le coin d’unbosquet touffu et dont les murs, débordés par les feuillages,n’enfermaient plus, à l’angle, que deux cyprès noirs, quipointaient, et, seuls au-dessus de la colline, divisaient lesétoiles. Lieu tout étincelant de lumière comme un coin d’Orient,lieu désert, car les environs immédiats n’étaient habités que ledimanche.

La veuve Rioul, faisant un détour et gagnantune brèche qu’elle connaissait, avança la tête hors de l’olivette,écouta, et revint chercher Pascale.

–&|160;Il n’y a pas de danger, dit-elle,venez, vous êtes sauvée&|160;: la maison est tout à côté.

Elles passèrent, en effet, sans que rien eûtbougé, tournèrent à l’angle du domaine aux deux cyprès,descendirent pendant quelques mètres, et prirent un petit cheminlatéral de pente assez rapide, qui les mena devant une grille defer dépeinte et rouillée. Une sonnette pendait à gauche, accrochéeà une branche d’arbre.

–&|160;C’est là, murmura la veuve Rioul, maisil ne faut pas sonner, laissez-moi ouvrir.

Elle pesa sur le bas de la grille, poussa lesdeux battants, et fit passer Pascale. La jeune femme se trouvaitdans un domaine planté d’abord d’oliviers, comme tous les autres,et qui, au delà de la ferme construite à cinquante pas plus bas, sedéveloppait en prairie jusqu’au pied d’une autre colline appelée lePuech du Teil.

Ce fut la veuve Rioul qui heurta à la porte dela maison. Personne ne répondit. Mais, dans le grand silence de lacampagne, les deux femmes, serrées l’une contre l’autre,entendirent une voix aigre de femme, qui disait enpatois&|160;:

–&|160;Ah&|160;! tu as promis&|160;! Il nefallait pas promettre&|160;! Tu aurais dû me prévenir&|160;! Je neveux pas d’une femme comme ça chez moi&|160;; sans compter qu’il ya peut-être du danger à la recevoir&|160;!

–&|160;Tais-toi, la Louise, je ne laisseraipas dehors notre amie la Rioul, n’est-ce pas, ni l’autre nonplus.

Un pas traînant s’approcha de la porte&|160;;le verrou fut tiré, et un vieil homme, qui faisait effort pour setenir droit, et dont le visage régulier, cuit et recuit parsoixante-dix étés du Midi, était foncé de couleur, avec deuxtouffes blanches de sourcils pour tout poil, se recula pour faireentrer les deux femmes. Mais celles-ci demeurèrent sur leseuil.

–&|160;Entrez, madame Pascale, dit la Rioul,je vous laisse chez de braves gens…

–&|160;Vous me laissez&|160;?

–&|160;Il le faut.

–&|160;Non&|160;! je vous en supplie, restezavec moi, la nuit sera si longue&|160;! Restez&|160;! restez&|160;!J’ai peur&|160;!

Pascale avait jeté ses bras autour du cou dela veuve Rioul, la seule créature qui l’eût aimée dans ce passé quis’achevait.

–&|160;Restez&|160;! Vous partirez demain, enmême temps que nous…

Elle entendit la voix amie qui murmurait à sonoreille&|160;:

–&|160;Je m’en vais à cause de vous… On seraittrop surpris, si on ne me voyait pas ce soir dans Montauri… Ondevinerait. Entrez… Laissez-moi aller… Faites encore cela pour êtresauvée…

Les deux femmes s’embrassèrent, et la plusjeune entra seule. La porte se referma, et le verrou futpoussé.

–&|160;Remettez-vous, madame Pascale, dit levieux-en la précédant&|160;; vous êtes blanche comme uneapparition… Eh quoi&|160;! Il n’y a plus de peur à avoir… Vous êteschez des amis, n’est-ce pas, la Louise&|160;?… Et demain matin, aupetit jour, nous ferons la course ensemble, jusqu’à la gare deCaveirac.

Pascale s’avança jusqu’au milieu de la sallequi était vaste, et éclairée par une petite lampe à pétrole placéetout au fond, sur la tablette d’une cheminée. Quelques chaises àcôté d’une table, et une vieille armoire à droite, étaient lesseuls meubles de la pièce. À gauche, des vêtements de travailpendaient, accrochés à des clous, pêle-mêle avec des outils, desfouets et un harnais.

–&|160;Parbleu&|160;! quand on n’est pasmariée, on est bien libre de s’en aller, reprenait le bonhomme…C’est ma manière de voir… Remettez-vous&|160;!… Vous prendrez bienun verre de carthagène, pas vrai&|160;?

Pascale n’osait aller plus loin. Elle sentaitle mépris, la colère de la vieille femme assise en face d’elle,près de la cheminée, mais hors du rond de lumière que l’abat-jourde la lampe traçait sur le carreau. La Louise, beaucoup plus jeuneque son mari, avait des yeux si noirs dans l’ombre, et si durs, etqui chassaient l’étrangère&|160;! Mais elle n’avait rien dit. Levieux Cosse, embarrassé, monologuait entre les deux femmes,avançait une chaise, ouvrait l’armoire et y fouillait. Il y eut uncliquetis de verres. Cosse revint vers la table, près du mur.

–&|160;De braves gens, je le répète, et qui nevous laisseront pas dans la peine, madame Pascale&|160;!… Bondiou,il faut se faire une raison&|160;! Dis donc, la Louise, où as-tucaché…

Il s’arrêta court, et tressauta.

Quelqu’un avait levé le loquet et poussé laporte violemment. Le verrou avait tenu bon.

En une seconde, les deux Cosse s’étaienttrouvés l’un près de l’autre, debout, à l’extrémité de la salle.Pascale s’était penchée en avant, aux aguets. Il y eut un telsilence, qu’on entendit les cigales de la nuit.

–&|160;C’est lui, dit Pascale en sedétournant&|160;; ah&|160;! mes pauvres gens, tout estfini&|160;!

La porte fut secouée de nouveau, et la voix dePrayou cria&|160;:

–&|160;Ouvrez, vieux Cosse, ou je ladéfonce&|160;! Pascale est chez vous&|160;!

–&|160;N’y va pas&|160;! souffla lafermière&|160;; n’y va pas, Cosse&|160;! Tu ne vas pas te fairetuer pour elle&|160;!… C’est elle qu’il demande&|160;; c’est pastoi&|160;! Mais allez donc, vous&|160;! allez donc&|160;!

Pascale s’était faite toute petite, et,tremblante, elle avait les yeux, et toute l’âme, contre cetteporte, où sa destinée frappait.

–&|160;On y va&|160;! cria le vieux.

Il se dégagea de l’étreinte de sa femme, et sedirigea, en boitant, du côté où ses instruments de travail étaientpendus. Pascale le suivait des yeux. Un combat se livrait dans leprofond d’elle-même, entre l’instinct de la vie, la jeunesse, etd’anciennes forces affaiblies. Le vieux la dépassa. Il saisit,contre le mur, le manche d’une bêche dont il voulait se faire unearme. Mais il n’avait pas dégagé le fer de l’amas de vêtementspendus au même clou, que Pascale se précipitait vers lui.

–&|160;Laissez, dit-elle&|160;; c’est à moid’aller&|160;; il vous ferait du mal&|160;!

–&|160;Et à vous&|160;?

–&|160;À moi, il ne peut plus enfaire&|160;!

–&|160;Ouvrirez-vous&|160;? cria la voix.

Le vieux Cosse voulut de nouveau s’avancer.Pascale lui barra le chemin, et dressée devant lui, toute blanche,elle dit&|160;:

–&|160;C’est Dieu qui veut que j’aille à votreplace&|160;! Je l’ai offensé&|160;! Il me pardonnera&|160;!

Déjà elle avait couru à la porte, et encourant, elle avait jeté sur sa tête, sans savoir pourquoi, commesi elle pouvait avoir peur du froid de la nuit, le châle qu’elleavait apporté sur son bras. La porte s’ouvrit. Les vieux, blottisdans l’ombre, virent un carré de lueur bleue, qui était la terre deleur olivette&|160;; ils virent un homme qui se précipitait enavant. «&|160;Ah&|160;! te voilà, coquine&|160;!&|160;» ils virentqu’il saisissait Pascale demeurée sur le seuil, et qu’ill’entraînait dehors&|160;; puis ils ne virent plus que le carré denuit bleue, et l’olivette en pente. On entendait courir Prayou etPascale qui remontaient le chemin.

L’homme avait saisi Pascale par la taille, etl’entraînait. Elle luttait&|160;; elle glissait&|160;; il laportait par moments. Et ils allèrent ainsi jusqu’à la grille. Là,il lâcha Pascale.

–&|160;Explique-toi à présent, la Sœur&|160;!Et gare à ta peau&|160;!

Elle se jeta à gauche, le long du petit mur,et se mit à courir.

–&|160;Ah&|160;! coquine, tu veux encoreéchapper&|160;!

Elle essayait. Elle n’avait que la force del’épouvante. Elle courait, sur l’extrême bord de l’étroit couloirqui menait de la ferme au chemin de Saint-Césaire, dans lapierraille qui s’écroulait, dans les touffes d’herbes et de roncesqui accrochaient sa robe. Elle n’avait qu’une espérance&|160;:atteindre le carrefour, l’endroit où il y avait, à cent mètres plusloin, de l’espace, une pente, des passants peut-être. Elle avaitcompris, d’instinct, que l’homme la frapperait moins aisément, sielle se tenait à sa gauche. Et elle regardait uniquement les mainsde Prayou. Lui, il trottait sans se presser, au milieu dusentier&|160;; il n’avait pas de peine à se maintenir à la hauteurde la pauvre fille qui fuyait, éperdue. Deux fois il la dépassa,les poings levés comme s’il allait se jeter sur elle. Mais elleaurait crié&|160;; elle n’était pas à bout de souffle. Ellecourait.

–&|160;Veux-tu revenir avec moi&|160;?

–&|160;Jamais&|160;! Jamais&|160;!

–&|160;Veux-tu revenir, ou je tecrève&|160;?

Cette fois, il n’attendit pas la réponse. Ilfouilla dans ses poches. Pascale vit le geste. Elle se sentitperdue. Elle n’avait plus la force de crier. Le sentier finissait.Le chemin de Saint-Césaire le coupait à angle droit. Dans undernier effort, Pascale tourna, près du bosquet aux deux cyprès, etarriva au carrefour de la crête. Hélas&|160;! elle vit que la routeétait toute déserte. En même temps elle entendit, derrière elle,Prayou qui galopait. Il l’avait laissée passer&|160;; il larejoignait&|160;; il arrivait par la gauche. Avant qu’il l’eûtatteinte, elle poussa un gémissement faible. Elle leva les mainsau-dessus de Nîmes lointaine&|160;:

–&|160;Miserere mei Deus…

Et, entre ses deux épaules, la lame du couteaus’abattit et traversa la poitrine.

Emporté par l’élan et par la violence du coup,le corps roula jusqu’au mur de l’olivette, à l’endroit où le chemins’incline vers la ville, à dix mètres du bosquet en éperon quisépare les routes.

Prayou bondit, arracha le couteau, laissaretomber la tête dont les yeux viraient encore dans l’orbite, puis,s’échappant par le chemin qui suit le sommet de la colline, ilfranchit une clôture, dévala les pentes en terrasses, et disparutdans les campagnes désolées qui commencent au delà.

Pascale était déjà morte. Elle était couchéesur le dos. Le sang de sa blessure coulait par-dessous son corps, àgros bouillons, et suivait les rigoles creusées par les orages dansla terre assoiffée. En peu d’instants, le visage était devenu aussipâle que celui d’une statue de marbre blanc. Vous n’aviez plus voslèvres lisses, pauvre fille&|160;; vos yeux n’avaient plus deregard entre leurs paupières détendues, mais ils étaient encore àmoitié ouverts et levés vers les étoiles. Le châle de laine, ramenésur un côté du front et sur une des joues, faisait un commencementde voile. Les deux cyprès, en arrière, veillaient comme deuxcierges de cire brune.

Au petit jour, une voiture de laitier, venantde la campagne, se haussa sur la crête du chemin. Le cheval,flairant le cadavre, tourna bout pour bout. L’homme, un jeune gars,sauta sur la route pour le ramener par la bride et le faire passer.C’est alors qu’il aperçut le corps de Pascale.

Il y eut deux cris en même temps&|160;; lasœur du laitier, sautant à terre, elle aussi, courut avec son frèrevers le mur de l’olivette, et, soulevant à eux deux, rien qu’unpeu, les épaules de la victime, ils virent le rouge du sangfrais.

–&|160;Ah&|160;! ne le déplace pas, à cause dela justice&|160;! dit le jeune homme. Il ne faut pas toucher auxmorts avant la justice… Je vais prévenir les autorités. Toi, Marie,tu veilleras sur elle…

Il était quatre heures du matin. La jeunefille s’assit près de la tête de la morte, un peu au-dessus, enhaut de la butte. Elle avait peur. Il faisait froid. Elle selevait, parfois, croyant entendre des pas derrière les murs. Puis,elle se rassurait, et elle regardait, avec une compassion tendre,le visage si jeune, si blanc, si calme de celle qui avait le mêmeâge qu’elle, et dont elle ne savait que le malheur. Et de regarderce visage, et ces cheveux d’une nuance rare, il lui venait unepitié grandissante, et une espèce d’amitié que, même après la mort,Pascale avait le don d’émouvoir dans les cœurs.

La jeune fille finit par tirer son chapelet.«&|160;Même si elle n’était pas de ma religion, pensa-t-elle&|160;;même si elle était une fille de rien, qui court le monde, qu’est-ceque cela fait&|160;?&|160;» La première nappe de lumière coula surla colline de Montauri et sur celles qui la suivent, et le jourtoucha les mains, et le menton, et les joues de Pascale&|160;; maisles cils dorés ne bougèrent pas, et les yeux continuèrent dechercher, de voir peut-être les étoiles effacées.

À la même heure, le procureur de laRépublique, prévenu par le commissariat central de la mairie deNîmes où le laitier s’était rendu, courait à la station des fiacresdu boulevard Amiral Courbet, et donnait l’ordre qu’on le conduisîten hâte «&|160;sur le lieu du crime&|160;». Des agents de police,le commissaire central, un médecin montaient déjà le chemin deSaint-Césaire. Ce fut dans cette voiture que le corps de Pascale,après les premières constatations, fut rapporté à Nîmes. On leconduisit à l’hôpital du chemin de Montpellier, là où Pascale,quelques années plus tôt, entrant dans la ville pour la premièrefois, avait dit&|160;: «&|160;Je ne peux voir une blessure, ouseulement y penser.&|160;» Les deux grilles furent ouvertes. Lefiacre s’arrêta dans la cour, et deux garçons de salle emportèrentle cadavre à gauche, au delà du bâtiment principal, dans unamphithéâtre bas, ancien, éclairé par un vitrage à demi démoli, etqui servait de salle de dissection.

Le bruit de l’assassinat soulevait déjà toutela ville. Les magistrats instruisaient l’affaire, et lançaient desmandats contre le fugitif. Les renseignements abondaient. Pour enavoir, de nombreux habitants du quartier de l’ouest s’efforçaientd’en donner aux journalistes, aux agents, aux cafetiers, au portierde l’hôpital&|160;: «&|160;Je l’ai connue. Nous étions duvoisinage…&|160;»

À la fin de l’après-midi, tout le quartier deMontauri avait défilé devant le corps, transporté de l’amphithéâtredans une salle toute voisine&|160;; plusieurs avaient pleuré&|160;;beaucoup s’étaient agenouillés&|160;; tous, cette fois, avaientsenti la pitié qui unit une seconde les vivants avec le passé desmorts&|160;; quelques-uns, secrètement, avaient regretté desparoles, des gestes, des injures adressées à celle qui avaitsouffert, et qui ne souffrirait plus, et qui ne pourrait pluspardonner. Deux femmes, l’une soutenant l’autre, entrèrent danscette morgue. C’étaient la veuve Rioul et sœur Justine. Celle-ci,prévenue par télégramme, arrivait de Lyon. De la gare où ellevenait de débarquer, jusqu’à l’hôpital, elle n’avait pu qu’écouterla Rioul qui lui racontait l’affreuse chose&|160;; elle n’avaitrépondu que par des plaintes&|160;: «&|160;Mon enfant qui estmorte&|160;! ma petite&|160;! ma Pascale&|160;!&|160;» Elle étaittoute perdue dans sa peine, ne voyant plus, se laissant mener,n’entendant ni les boutiquiers voisins de l’Hôtel-Dieu, ni leportier, qui disaient&|160;: «&|160;C’est la mère, vousvoyez&|160;!&|160;» Elle tendait les bras avant d’entrer, commeelle avait fait la veille, hélas&|160;! Mais, quand elle eut ouvertla porte de cette chambre, et qu’elle eut vu, elle s’arrêta, ellese détourna, elle appuya sa tête contre la poitrine de la femme quila suivait. En face d’elles, le corps de Pascale était étendu surune des trois tables de bois inclinées, disposées le long des murs.Un drap le couvrait jusqu’au-dessus de la poitrine, laissant àdécouvert le cou qu’elle avait si fin et le visage, à présentlivide, et dénivelé déjà, comme le sable d’où s’est retirée la mer.Les cheveux étaient répandus en désordre. Et il n’y avait, autourde la morte, aucun cierge, aucun brin de buis bénit, aucune fleur,rien qui pût dire&|160;: «&|160;Nous l’avons aimée.&|160;»Cependant, au fond de la salle, l’espérance commune, le Christétait pendu aux bras d’une croix. Au-dessus de la table où reposaitle corps de Pascale, une planche de bois noir, fixée au mur bienanciennement, portait cette inscription en lettres jaunes, àl’adresse des vivants qui entraient&|160;: «&|160;Nous avons été ceque vous êtes, vous serez un jour ce que nous sommes.&|160;» Toutcela, pénétrant à la fois dans l’âme maternelle de sœur Justine,l’avait si violemment remuée, que, pendant une minute, la pauvrefemme n’eut pas le courage de rouvrir les yeux. Mais elle seressaisit vite&|160;; elle s’avança vers le lit de sonenfant&|160;; elle se pencha, et, sur le front glacé, elle mit lebaiser de paix. Puis elle s’agenouilla&|160;; la veuve Rioul en fitautant, près des pieds de la morte. On n’entendit plus que le pasdu garçon de salle, qui se promenait dans la courette voisine, etqui attendait, parce que «&|160;l’heure de fermer&|160;» étaitvenue.

Quand sœur Justine se releva, elle fouilladans la poche de sa robe, et en retira son grand rosaire dereligieuse, puis, prenant les deux bras de la morte, les ramenantsur le drap, elle commença de joindre, avec la chaîne bénite duPater et de l’Ave, les deux mains de Pascale.

–&|160;Que faites-vous là&|160;? dit la Rioul.Votre rosaire&|160;! Ô ma sœur, c’est tout de même trop&|160;!…

–&|160;Puisqu’elle n’a plus le sien&|160;!répondit l’Alsacienne.

Elle continua d’enrouler les dizaines autourdes doigts qui obéissaient, et qui semblaient se plier d’eux-mêmesau geste des jours purs.

Quand elle eut fini, elle resta encore debout,longtemps, ne pouvant séparer ses yeux du visage qu’elle ne verraitplus. Et elle disait à la Rioul&|160;:

–&|160;Vous êtes comme le monde, la Rioul,vous êtes dure. Moi, je vous dis que la moitié de son péché est àceux qui l’ont chassée de mes bras&|160;; je vous dis qu’elle aexpié sa part en acceptant la mort&|160;; je vous dis que monenfant était déjà revenue à Dieu, depuis qu’elle avait réentendu lenom de ma sœur Edwige.

Sœur Justine demeura deux autres jours àNîmes, avant d’obtenir ce qu’elle voulait, renvoyée d’uneadministration à l’autre, sollicitant le procureur, le maire, lepréfet, tous ceux qui donnent des permissions pour les morts. Ellefut tenace&|160;; elle fut passionnée parce qu’elle aimait&|160;;quelques bourgeois s’intéressèrent à elle, et l’aidèrent. Ellegagna sa cause&|160;: elle eut le droit de porter son enfant aucimetière des vieux canuts de Saint-Irénée et des Mouvand de laCroix-Rousse.

Le quatrième jour au soir, la grille ducimetière de Loyasse s’ouvrit, une fois de plus, devant lecorbillard des pauvres. Il descendit jusqu’au delà du monument oùaboutit l’avenue de sycomores, jusqu’auprès de ce fortin déclasséque les tombes pressent de toutes parts, et d’où l’on voit, auflanc de tant de collines qui s’éloignent, tant de villages quidiminuent. Il faisait encore tout clair. Quatre femmes seulementformaient le cortège de Pascale. Elles avaient revêtu, pour unjour, la robe, la guimpe et le voile de leurs vœux&|160;; ellesétaient venues en hâte, de quatre coins de la France, et toutes,rappelées par des devoirs différents, elles allaient repartir.C’étaient sœur Justine, sœur Danielle, sœur Edwige et sœur Léonide.Leur voyage, l’achat des six pieds de terre remuée autour desquelselles pleuraient, les frais des obsèques, le prix de la croix depierre nouvellement taillée et appuyée contre une balustradevoisine, avaient épuisé le petit trésor légué par le fabricantlyonnais. Dans un instant, elles retrouveraient, avecl’éloignement, la pauvreté absolue qui maintient les séparations.Elles le savaient. Aucune d’elles, cependant, ne songeait àelle-même. Tout le souvenir de ces créatures d’élite était commandépar l’amour. Elles priaient pour la compagne dont le visage, et leregard, et les mots, et la faiblesse toujours appelant au secours,n’avaient jamais cessé de leur être présents&|160;; elles priaientpour les petites de l’école, dispersées à présent et sûrement moinsaimées, pour le quartier, les pauvres, les timides qu’ellesfortifiaient jadis, les révoltés qu’elles calmaient, toute lasouffrance des autres qu’elles souffraient de ne plus connaître etde ne plus consoler&|160;; puis, ramenées vers des dates et desheures, elles priaient pour ceux qui, le voulant ou non, méchantsou faibles seulement et ignorants de la vie divine et fraternelle,avaient été la cause de tant de maux.

Le prêtre avait fini de réciter les prières,et s’était retiré&|160;; les fossoyeurs avaient descendu lecercueil dans la fosse, et les pelletées de terre, lourdement,tombaient sur celle qui fut Pascale. Les sœurs ne s’en allaientpas. Elles se retrouvaient en communauté&|160;; elles attendaientle signal&|160;; elles achevaient de sauver une âme. Le jourcommençait à baisser. Sur un mot de la plus vieille, ellessaluèrent enfin la tombe, et quittèrent Loyasse. On les vit,étroitement groupées, suivre le chemin qui conduit à Saint-Irénée,causant à demi-voix, très vite pour dire plus de choses, etreprises un instant par la joie d’être ensemble. Elles s’arrêtèrentsur les pentes, pour regarder, une fois, la ville immense devantelles. Et ce fut fini. Arrivées près du quai, au coin d’une ruelledéserté, elles s’embrassèrent, et, sans plus pleurer, parce qu’ilne s’agissait plus que d’elles-mêmes, par deux routes différentes,puis par trois, puis par quatre, elles s’éloignèrent, obscures dansla foule, offrant encore pour la morte la douleur de cetteséparation définitive.

FIN

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