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L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

L’Italien – Le Confessionnal des pénitents noirs

d’ Ann Radcliffe

Introduction

Vers l’an 1764, quelques Anglais voyageant en Italie s’arrêtèrent, aux environs de Naples, devant l’église de Santa Maria del Pianto qui dépendait d’un ancien couvent de l’ordre des Pénitents Noirs. Le porche de cette église, quoique dégradé parles injures du temps, excita par sa magnificence l’admiration des voyageurs ; curieux de visiter l’intérieur de l’édifice, ils montèrent les degrés du perron de marbre qui y conduisait. Dans la pénombre produite par les piliers du porche marchait à pas mesurés un personnage vêtu d’une robe de moine, et qui, les bras croisés,les yeux baissés, était tellement absorbé dans ses pensées qu’il ne s’était pas aperçu de l’approche des étrangers. Au bruit de leurs pas, il se retourna tout à coup mais gagna, sans s’arrêter, une porte qui donnait dans l’église et disparut. La figure de cet homme, sa démarche et ses manières avaient on ne savait quoi de singulier qui provoqua l’attention des visiteurs : il était maigre et de haute taille ; il avait les épaules un peu voûtées, le teint bilieux, les traits durs et le regard farouche.

Les voyageurs, entrés dans l’église,cherchèrent vainement l’homme qu’ils venaient de voir etn’aperçurent, sous les voûtes obscures des bas-côtés, qu’unreligieux du couvent voisin, chargé de montrer aux touristes toutce qui était digne de retenir leur attention. L’intérieur dumonument n’offrait ni l’éclat ni les riches ornements quidistinguent les églises italiennes, surtout celles de Naples ;mais il en émanait une grande simplicité sévère, rehaussée par unemystérieuse distribution de lumière et d’ombre qui portait lesesprits au recueillement et aux élans de la prière. Nos voyageursavaient parcouru les chapelles et revenaient sur leurs pas,lorsqu’ils aperçurent de nouveau ce même personnage étrange qu’ilsavaient vu sous le porche, et qui se glissait dans unconfessionnal, sur leur gauche. L’un d’eux demanda au religieux quiétait cet homme. Le religieux ne répondit pas ; mais, commel’Anglais insistait, il acquiesça d’un signe de tête et dittranquillement :

– C’est un assassin.

– Un assassin ! s’écria l’Anglais,et il demeure en liberté ?

Un Italien de la compagnie sourit à cetteexclamation :

– Il a trouvé ici un asile, dit-il, oùpersonne n’a le droit de l’arrêter.

– Vos autels, reprit l’Anglais, protègentdonc les meurtriers ?… Cela est bien étrange !… Quelpouvoir reste-t-il à vos lois, si les plus grands criminels ont desmoyens de défense contre elles ? Mais comment peut-il vivre ence lieu ?… N’est-il pas exposé à y mourir de faim ?

– Non, dit le moine. Il y a toujours desâmes secourables ; et comme le criminel ne peut sortir decette enceinte pour pourvoir à ses besoins, on lui apporte sanourriture.

– Est-ce possible ? Je n’ai jamaisrien vu de semblable, dit l’Anglais en s’adressant à l’Italien.

– Le cas n’est cependant pas rare,répondit celui-ci, et l’assassinat est si fréquent chez nous que,sans l’usage des lieux d’asile, les meurtriers tombant après leursvictimes, nos cités seraient bientôt à moitié dépeuplées.

À cette remarque, qui n’admettait pas même quela crainte du châtiment pût réprimer le crime, l’Anglais secontenta de hocher la tête.

– Observez, continua l’Italien, leconfessionnal où cet homme vient d’entrer. Mais peut-être lesvitraux colorés qui assombrissent cette partie de l’église vousempêchent-ils de le bien distinguer.

L’Anglais, soudain attentif, vit alors queledit confessionnal, d’un bois de chêne bruni par le temps, étaitdivisé en trois compartiments, tendus à l’intérieur d’une étoffenoire. Celui du milieu, élevé de trois marches au-dessus des dallesde l’église, était réservé au confesseur ; les deux autres,qui se voyaient à droite et à gauche, en étaient séparés, l’un etl’autre, par une grille au travers de laquelle le pénitentagenouillé pouvait verser dans l’oreille du confesseur l’aveu descrimes dont sa conscience était chargée. C’était un des plussombres réduits qu’on pût imaginer.

– Eh bien, reprit l’Anglais,qu’aviez-vous à me dire à propos de ce confessionnal ?

– Je voulais surtout, répondit l’Italien,vous le faire remarquer : il s’est fait là, il y a quelquesannées, une confession qui se rattache à une histoire terrible. Lavue de l’assassin et votre surprise de le savoir libre l’ontrappelée à ma mémoire. Quand vous aurez regagné votre auberge, jevous la communiquerai ; car je l’ai par écrit, de la main d’unjeune étudiant de Padoue qui se trouvait à Naples, peu de tempsaprès que cette confession y fut rendue publique.

– Vous me surprenez encore, interrompitl’Anglais. Je croyais que la confession était reçue par les prêtressous le sceau inviolable du secret.

– C’est juste, répondit l’Italien. Cesecret n’est jamais violé que sur l’ordre exprès d’une autoritésupérieure, et dans des circonstances qui justifient cetteviolation. Mais quand vous lirez ce récit, vous ne serez plusétonné. Vous vous apercevrez facilement que son auteur était jeuneet malhabile, mais si vous cherchez l’exactitude des faits, vousl’y trouverez à coup sûr.

Comme il achevait de parler, l’assassin sortitdu confessionnal, traversa le chœur, et l’Anglais, saisi, à sa vue,d’un mouvement d’horreur, détourna les yeux et se hâta de quitterl’église. Les amis se séparèrent ; l’Anglais, de retour à sonauberge, y reçut le volume qu’on lui avait promis et y lut ce quiva suivre.

Chapitre 1

 

C’est à l’église de San Lorenzo, à Naples, quele comte Vincenzo de Vivaldi vit pour la première fois ElenaRosalba. La douceur et le charme de la voix de la jeune fille, quise mariait aux chants sacrés, attirèrent d’abord l’attention dujeune homme. Le visage d’Elena était couvert d’un voile ; maisune distinction rare et une grâce parfaite émanaient de toute sapersonne. Curieux de contempler des traits dont l’expression devaitrépondre aux accents émus qu’il venait d’entendre, Vivaldi nequitta pas la jeune fille du regard tout au long de l’office ;puis il la vit sortir de l’église en compagnie d’une femme âgée àqui elle donnait le bras, et qui paraissait être sa mère ou satante. Il se mit à les suivre ; mais elles marchaient assezvite, et il faillit les perdre de vue au détour de la rue deTolède. Pressant le pas, il les rejoignit au Terrazzo Nuovo, quilonge la baie de Naples ; là, il les devança quelque peu, maisla belle inconnue restait toujours voilée ; et le jeune homme,retenu par une timidité respectueuse, qui se mêlait à sonadmiration, refrénait sa curiosité. Un heureux accident vint à sonaide : en descendant les degrés de la terrasse, la vieilledame fit un faux pas ; et comme Vivaldi s’empressait pour lasoutenir, le vent souleva le voile d’Elena, et découvrit auxregards du jeune homme une figure plus touchante encore et plusbelle mille fois qu’il ne l’avait imaginée. Sur les traits de lajeune fille – des traits d’une beauté grecque – se peignait lapureté de son âme et dans ses yeux bleus éclatait la vivacité deson esprit. Elle était si occupée à secourir sa compagne, qu’ellene s’aperçut pas d’abord de l’admiration qu’elle inspirait, maiselle n’eut pas plutôt rencontré le regard éloquent de Vivaldi,qu’elle rougit et rebaissa son voile.

La vieille dame ne s’était pas blessée dans sachute ; mais comme elle marchait avec quelque difficulté,Vivaldi saisit cette occasion pour lui offrir son bras ; elles’excusa d’abord en le remerciant, mais sur ses instancesrespectueuses, elle lui permit de l’accompagner jusque chez elle.Plusieurs fois, pendant le chemin, le jeune homme essaya de lierconversation avec Elena. Mais elle ne répondait que parmonosyllabes ; et, déjà, ils étaient arrivés à la porte de lamaison sans qu’il eût trouvé le moyen d’entamer cette froideréserve.

L’aspect de la demeure des deux dames luidonna lieu de penser qu’elles tenaient un rang honorable dans lemonde, mais que leur fortune était médiocre. Cette habitationmodeste – dont Vivaldi sut plus tard qu’on l’appelait la villaAltieri –, bâtie avec goût, entourée d’un jardin et de vignobles,dominée par un bois de pins et de palmiers, était située au hautd’une colline, d’où la vue donnait sur la baie de Naples et sesrivages enchanteurs. Un petit portique et une colonnade de marbrecommun composaient une façade d’un style assez élégant. Vivaldis’arrêta à la petite grille du jardin. La vieille dame luirenouvela ses remerciements, mais sans l’inviter à entrer.

Déçu, ne pouvant se résoudre à prendre congé,le jeune homme, tout troublé, demeurait sur place, fixant Elena, sibien que la vieille dame fut obligée de lui renouveler ses adieux.Enfin, il se hasarda à demander la permission d’envoyer prendre deses nouvelles, et quand il l’eut obtenue, il adressa un long regardd’adieu à Elena, qui crut devoir le remercier à son tour des soinsqu’il avait donnés à sa tante. Le son de la voix de la jeune filleet l’expression de sa reconnaissance accrurent l’émotion deVivaldi ; ce fut avec peine qu’il s’arracha d’auprès d’elle.Puis, l’imagination remplie de cette céleste apparition, le cœurtout agité de ce qu’il venait de voir et d’entendre, il descenditau rivage, heureux de prolonger son séjour près du lieu qu’habitaitElena, espérant l’apercevoir sur le balcon, où la fraîcheur de labrise de mer pourrait l’inviter à paraître. Il passa ainsiplusieurs heures. Le soir venu, il retourna au palais de son père,à Naples. Il ne cessait de revoir, avec une joie mêléed’inquiétude, l’image d’Elena et le doux sourire qui avaitaccompagné ses remerciements ; mais il n’osait encore imagineraucun plan de conduite. Rentré d’assez bonne heure pour accompagnersa mère à la promenade du Cours, il croyait voir dans chaquevoiture qui passait l’objet qui occupait ses rêves. Vainespoir ! Cependant, la marquise, frappée de son silence etd’un certain trouble qui ne lui était pas habituel, lui posaquelques questions auxquelles il répondit d’une manièreévasive ; elle chercha alors d’autres moyens plus adroits pourle faire parler.

Vincenzo de Vivaldi, descendant d’une des plusanciennes familles du royaume de Naples, était fils du marquis deVivaldi, favori du roi, plus élevé encore en puissance qu’endignité. Très vain de sa naissance, le marquis joignait à sonorgueil de race, un sentiment excessif de supériorité. Uneconscience ferme et droite balançait chez lui l’ambition et lamaintenait dans les limites de la morale. Telle n’était pas lamarquise de Vivaldi, qui se vantait d’une généalogie aussi ancienneque celle de son époux ; mais dont l’orgueil n’était tempérépar aucune vertu. Violente dans ses passions, vindicative autantqu’artificieuse, elle aimait son fils, moins comme l’unique fruitde ses entrailles, que comme le dernier rejeton de deux illustresmaisons, destiné à perpétuer la gloire et les honneurs de l’une etde l’autre. Quant au jeune Vincenzo, il tenait heureusementbeaucoup plus de son père que de sa mère. Il avait la noble fiertédu marquis et quelque chose de la violence des passions de lamarquise, mais sans rien emprunter à cette femme hautaine de saduplicité ni de son esprit de vengeance. Impétueux mais franc,prompt à s’offenser mais s’apaisant aussi vite, il était irrité duplus léger manque d’égards, tout comme il était touché des moindresattentions. Et si le soin de son honneur le rendait sensible àl’injure, sa bonté généreuse le disposait à l’indulgence.

Le lendemain de sa première rencontre avecElena, il retourna à la villa Altieri, pour aller chercher lui-mêmeles nouvelles qu’on lui avait permis de demander. La pensée qu’ilallait revoir la jeune fille l’agitait d’une impatience à la foisjoyeuse et craintive ; et comme ce trouble fiévreux augmentaità mesure qu’il approchait de la bienheureuse demeure, il fut obligéde s’arrêter à la porte du jardin pour reprendre haleine et pourcomposer son maintien. Il fut introduit dans un petit salon decompagnie, où il trouva la signora Bianchi – c’était la vieilledame – toute seule, occupée à dévider de la soie ; mais unechaise, devant laquelle était un métier à broder, témoignaitqu’Elena venait de quitter la pièce. La signora le reçut avec unepolitesse réservée. Il espérait toujours que la jeune fille allaitreparaître et tâchait de prolonger sa visite ; mais enfin,tous les sujets de conversation étant épuisés, il fut forcé deprendre congé de la vieille dame.

Son abattement était extrême. Il employa lajournée du lendemain à se procurer quelques informations sur lafamille d’Elena. On lui dit qu’elle était orpheline, que sanaissance était médiocre, sa fortune fort déchue, et qu’elledépendait, pour vivre, de la vieille tante avec qui elle demeurait.Sous ce rapport, les renseignements n’étaient pas exacts ; carc’était elle au contraire dont le travail faisait subsister labonne dame qui n’avait pour tout bien que la retraite où ellesvivaient ; et la jeune fille passait des journées entières surdes ouvrages de broderie que les religieuses d’un couvent voisinvendaient fort cher aux dames de Naples. Ainsi Vivaldi ne sedoutait guère qu’une magnifique robe de sa mère était l’œuvre desdoigts d’Elena, de même que plusieurs copies de peintures antiquesqui ornaient un cabinet du palais Vivaldi. Ces circonstances dureste, s’il les eût connues, n’auraient servi qu’à enflammer encoresa passion.

Elena savait endurer la pauvreté, mais non lemépris, et c’était pour écarter d’elle ce triste effet des préjugésvulgaires qu’elle cachait soigneusement l’usage, pourtant sihonorable, qu’elle faisait de ses talents. Son courage n’était pasencore à l’épreuve du sourire humiliant de la compassion, et sesidées n’étaient pas assez mûres pour la mettre au-dessus du dédain,en lui faisant trouver une véritable gloire dans la dignité de lavertu qui se suffit à elle-même. Unique soutien de la vieillesse desa tante, elle la soulageait dans ses infirmités et la consolaitdans ses souffrances, avec une tendresse toute filiale ; carelle n’avait jamais connu sa mère qu’elle avait perdue étantenfant ; et la signora Bianchi lui en avait tenu lieu. C’estainsi que cette pure et innocente enfant vivait heureuse dans saretraite, et dans l’accomplissement de ses pieux devoirs,lorsqu’elle rencontra pour la première fois Vincenzo de Vivaldi. Cen’était pas une de ces figures qu’on peut voir sans les remarquer.Elena avait été frappée de la vivacité de sa physionomie et de ladignité de son maintien ; mais elle se défendait déjà d’unsentiment plus tendre que l’admiration et s’efforçait d’écarter deson esprit l’image du jeune homme, en se livrant à ses occupationsordinaires pour recouvrer sa tranquillité un peu troublée.

Cependant Vivaldi désolé de n’avoir puparvenir à revoir Elena résolut de retourner de nouveau à la villaAltieri dès que la nuit serait tombée. Ce soir-là même, la marquiseavait chez elle une grande réunion. Quelques soupçons, provoquéspar l’impatience trop visible de son fils, la portèrent à leretenir fort longtemps, en l’engageant à choisir de la musique pourson orchestre et à présider à l’exécution d’un nouvel opéra dontelle protégeait l’auteur. Dès qu’il crut enfin pouvoir s’échappersans être observé, Vivaldi quitta cette société importune et, bienenveloppé de son manteau, il s’achemina à grands pas vers la villaAltieri, située à une petite distance de la ville. À peine arrivé,il franchit la haie qui fermait le jardin et s’enivra du plaisir dese trouver près de l’objet de son affection ; mais ce premiermoment passé, il se trouva aussi isolé que s’il eût été séparé pourjamais d’Elena. Aucune lumière ne brillant dans la maison, il sedit que les dames étaient déjà retirées pour se coucher, et qu’ilfallait cette nuit-là renoncer à tout espoir. Cependant, cédant àune impulsion involontaire, il continua à s’avancer vers la maisonet se retrouva encore une fois sous le portique. Il était minuit,et le calme de la nature était plutôt adouci que troublé par lemurmure des flots qui roulaient sur la plage. Vivaldi, absorbé parses pensées, suivait d’un œil distrait les contours indécis durivage et l’ombre lointaine de quelques navires qui poursuivaientleur route en silence, guidés par l’étoile polaire. Tout à coup,quelques sons touchants parviennent à son oreille, et lui rappelantceux qu’il a entendus dans l’église de San Lorenzo. Frappé de cesouvenir, il s’élance dans le jardin du côté d’où vient lavoix ; et, faisant le tour de la maison, il arrive à un massifd’où il entend distinctement Elena chantant un hymne à la Vierge ets’accompagnant d’un luth dont elle tirait les accords les plusmélodieux. Il demeura quelque temps en extase, osant à peinerespirer, de peur de perdre une note de ce chant si suave ;bientôt les interstices d’une touffe de clématites lui laissèrentvoir Elena dans une chambre dont les jalousies étaient ouvertespour donner passage à l’air frais. La jeune fille se levait d’unprie-Dieu où elle venait d’achever sa prière ; une ferveurreligieuse se peignait dans ses regards levés vers le ciel. Sesbeaux cheveux étaient négligemment rassemblés sous un réseau desoie ; seules quelques tresses échappées se jouaient sur soncou et encadraient son beau visage, qu’aucun voile jaloux nedissimulait plus.

Le jeune homme, partagé entre le désir desaisir une occasion qu’il ne retrouverait peut-être jamais et lacrainte d’offenser Elena en se montrant à elle à une heure siavancée, hésitait tout troublé, lorsqu’il l’entendit pousser unsoupir et prononcer un nom avec un accent d’une douceurremarquable… Était-ce une illusion ? Celui de Vivaldi, lesien ! Muet d’émotion, il écarta doucement les branches de laclématite. Elena s’avança vers la croisée pour fermer lesjalousies ; le jeune homme, incapable d’un plus long empiresur lui-même, se montra ; elle tressaillit et demeura immobileun instant, puis, d’une main tremblante, elle ferma la fenêtre etquitta son appartement.

Vivaldi, désolé, erra quelque temps dans lejardin redevenu silencieux ; puis il reprit tristement lechemin de Naples. Alors, pour la première fois, il se posa unequestion qu’il aurait dû se poser plus tôt : pourquoi avait-ilrecherché le dangereux bonheur de revoir Elena lorsqu’il savait quel’inégalité de leurs conditions serait, aux yeux de ses parents, unobstacle insurmontable à leur union ? Il s’abîmait dans sesréflexions, tantôt presque résolu à ne plus voir la jeune fille,tantôt rejetant bien loin cette idée qui le désespérait, lorsque ausortir d’une voûte, vieux débris d’un immense édifice – laforteresse de Paluzzi – dont les ruines s’étendaient au loin, uneforme noire parut se dresser devant lui et croisa sa route. C’étaitun homme vêtu en religieux, dont le visage était caché sous unlarge capuchon. Cet homme s’arrêta pour lui dire :

– Vincenzo de Vivaldi, vos pas sontsurveillés ; gardez-vous de retourner à la villa Altieri.

En achevant ces mots, il disparut dansl’obscurité de la nuit, avant que Vivaldi, interdit d’uneinterpellation si brusque, eût pu en demander l’explication. Ilappela l’inconnu à haute voix et à plusieurs reprises ; maisl’apparition ne revint pas.

Le jeune comte rentra chez lui, l’espritfrappé de cet incident et tourmenté d’un vague sentiment dejalousie ; car le résultat de ses réflexions fut que l’avisqu’il avait reçu provenait de quelque rival. Ce fut alors qu’ildécouvrit toute l’étendue et toute la violence de son imprudentepassion. Souffrant d’un tourment jusqu’alors inconnu, il résolut àtout risque de déclarer son amour à la jeune fille et de demandersa main. En rentrant au palais Vivaldi, il apprit que sa mère avaitremarqué son absence, qu’elle s’était informée de lui plusieursfois et qu’elle avait donné ordre qu’on lui annonçât son retour.Cependant elle s’était couchée ; mais le marquis, rentré peud’instants après son fils d’une excursion dans la baie, où il avaitaccompagné le roi, jeta sur le jeune homme des regards d’unesévérité inaccoutumée et le quitta sans explication.

Vivaldi, renfermé chez lui, se mit àdélibérer, si l’on peut donner ce nom à un combat de passionscontraires où le jugement n’entre pour rien. Il se promenait àgrands pas, tour à tour troublé par le souvenir d’Elena, enflamméde jalousie, ou alarmé des suites de la démarche qu’il était enclinà risquer. Il connaissait assez les idées de son père et lecaractère de sa mère, pour être certain d’avance que jamais ils nevoudraient se prêter au mariage qu’il rêvait ; et cependant,quand il y réfléchissait, son titre de fils unique ne luidonnerait-il pas le pouvoir de les fléchir ? Tout à coup, unenouvelle crainte l’assaillit : si Elena avait déjà disposé deson cœur en faveur d’un rival imaginaire ? Mais il serassurait en se rappelant le soupir et le nom qu’il avait crusurprendre. Le jour naissant le retrouva dans les mêmesperplexités. Bientôt pourtant sa résolution fut prise, telle qu’ondevait l’attendre de son âge et de son cœur passionné : ilsacrifierait l’orgueil du sang et de la naissance à un choix d’oùdépendait le bonheur de sa vie. Mais avant de se déclarer à Elena,il fallait s’assurer s’il lui inspirait bien quelque intérêt, ous’il avait un rival, et quel pouvait être celui-ci. Cependant sonrespect pour la jeune fille, sa crainte de l’offenser, et le dangerque son père et sa mère ne vinssent à découvrir sa passion avantqu’il sût lui-même si elle était partagée, opposaient à cetterecherche de graves difficultés. Dans cet embarras, il ouvrit soncœur à un ami qui depuis longtemps possédait toute sa confiance, etil lui demanda conseil avec sincérité.

Bonarmo, jeune homme de plaisir, peu propre àservir de guide dans des affaires sérieuses, proposa, comme lemeilleur moyen de sonder les dispositions d’Elena, de lui donnerune sérénade, selon l’usage du pays. Si elle n’avait pasd’antipathie pour Vivaldi, elle répondrait, suivant lui, à sagalanterie par quelque témoignage de satisfaction ; dans lecas contraire, elle garderait le silence et demeurerait invisible.Vivaldi se récria contre cette manière grossière et banaled’exprimer un amour tel que le sien. Il avait trop bonne opinion del’élévation d’âme et de la délicatesse d’Elena pour supposer que levulgaire hommage d’une sérénade pût la flatter ou l’intéresser, etencore moins qu’elle voulût faire connaître ses sentiments paraucun signe extérieur. Bonarmo traita ces scrupulesd’enfantillage ; l’ignorance où son jeune ami était encore deschoses du monde pouvait seule, disait-il, l’excuser : ilinsista pour la sérénade. Si bien que Vivaldi, moins convaincu parles raisons de son ami que par la difficulté de trouver d’autresexpédients, consentit à celui qu’on lui proposait, non qu’il enespérait quelque succès, mais il comptait fixer ainsi sonincertitude et calmer son agitation. Ils prirent leurs instrumentssous leurs manteaux et, cachant avec soin leurs visages, ils sedirigèrent en silence vers la villa Altieri. Déjà ils avaientfranchi l’arcade où Vivaldi avait été arrêté la nuit précédente,lorsqu’en levant les yeux le jeune homme aperçut la même figuresombre qui lui était déjà apparue ; avant qu’il eût le tempsde s’écrier, l’inconnu lui dit d’une voix grave :

– N’allez pas à la villa Altieri si vousvoulez éviter le sort qui vous menace.

– Quel sort ? demanda Vivaldi enreculant de surprise. Expliquez-vous.

Mais déjà le moine avait disparu, etl’obscurité de la ruine ne permettait pas de retrouver satrace.

– Que le ciel nous protège ! s’écriaBonarmo. Ceci passe toute croyance ! Retournons àNaples ; il faut obéir à ce nouvel avis.

– Ah ! dit Vivaldi, j’aime mieuxtout risquer ; si j’ai un rival, je veux l’affrontersur-le-champ.

– Prenez garde, répartit Bonarmo, il estévident maintenant que vous avez un rival ; que peut votrecourage contre des spadassins gagés ?

– Si vous craignez le danger, répliquaVivaldi, j’irai seul.

Blessé par ce reproche, Bonarmo suivit son amien silence jusqu’à la villa Altieri. Le jeune comte, se frayant lemême passage que la nuit précédente, s’aventura dans le jardin.

– Eh bien ? demanda-t-il à soncompagnon, où sont ces bravi si terribles ?

– Parlez bas, reprit l’autre, nous sommespeut-être à quatre pas d’eux.

– Soit, dit Vivaldi en portant la main àson épée, ils seront aussi à quatre pas de nous.

Enfin les deux jeunes gens parvinrent àl’orangerie, qui était toute proche de la maison. Là ils sereposèrent pour reprendre haleine et préparer leurs instruments. Lanuit était sereine et calme. Ils entendaient au loin des voixconfuses et virent bientôt le ciel tout enflammé par un feud’artifice, tiré pour la naissance d’un prince de la maisonroyale ; des milliers de fusées s’élevaient du rivageoccidental de la baie et éclataient dans les airs, illuminant à lafois les visages d’une foule immense, les eaux de la baie, lesbarques nombreuses qui glissaient à leur surface, et la riche citéde Naples et ses terrasses, et son Cours garnis de spectateurs etd’équipages. Tandis que Bonarmo était tout entier à ce beauspectacle, Vivaldi tenait ses yeux attachés sur la demeure d’Elena,dans l’espoir que l’éclat du feu d’artifice l’attirerait sur lebalcon ; mais elle n’y parut pas, et aucune lumière dans lamaison n’indiquait même qu’elle veillât. Pendant qu’ils étaientassis sur le gazon de l’orangerie, un bruit de feuillage, commecelui d’une personne qui écarterait les branches pour se frayer unpassage, vint distraire l’attention de Bonarmo, et Vivaldidemanda :

– Qui va là ?

Un long silence fut la seule réponse.

– Serions-nous observés ? ditBonarmo.

Tous deux se levèrent et quittèrentl’orangerie pour se rapprocher de la maison. Placés sous la fenêtreoù Vivaldi avait vu Elena la nuit précédente, ils accordèrent leursinstruments et entamèrent la sérénade par un duo des plusmélodieux. Vivaldi avait une belle voix de ténor et donnait à sonchant l’expression la plus pathétique, son âme respirait dans sesaccents passionnés ; mais il ne put juger de l’effet qu’ilavait produit, car la maison resta plongée dans le silence etl’obscurité. Seulement, dans un intervalle de leurs accords,Bonarmo crut entendre près de lui des gens qui parlaient avec uneextrême précaution : il écouta plus attentivement ; maisil ne put s’assurer de la vérité. Vivaldi prétendit que ce murmureconfus n’était que celui de la multitude répandue sur les quais dela ville. Ce qui le préoccupait en le décourageant, c’étaitl’inutilité de sa tentative ; il en éprouvait une douleur sivive que Bonarmo, redoutant les suites de son désespoir, essaya dele persuader qu’il n’avait pas de rival, et cela avec la mêmechaleur qu’il avait mise à lui affirmer le contraire. Enfin ilsquittèrent le jardin, Vivaldi jurant sur l’honneur qu’il neprendrait aucun repos avant d’avoir découvert cet inconnu quitroublait son bonheur, et de l’avoir forcé à expliquer le sens deses mystérieux avis ; Bonarmo objectant les difficultés d’unetelle recherche et l’éclat qu’elle ne manquerait pas d’amener,éclat fâcheux pour l’avenir d’un amour qu’il ne fallait pointébruiter ; mais Vivaldi résistait à toutes cesremontrances.

– Nous verrons, disait-il, si ce démonsous l’habit de moine osera de nouveau traverser mon chemin ;s’il paraît il ne saurait m’échapper ; s’il ne se montre pas,j’attendrai son retour avec la même constance qu’il a attendu lemien ; oui, dussé-je m’enfoncer dans ces ruines, et dussé-je ypérir !

Bonarmo fut frappé de la véhémence que Vivaldimit dans ces derniers mots ; cessant dès lors de s’opposer àson dessein, il le pria seulement de considérer qu’il était assezmal armé.

– Chut ! dit Vivaldi, au détourd’une roche qui surplombait leur route. Nous approchons del’endroit : voici la voûte.

En effet, elle se dessinait dans l’obscurité,entre deux montagnes taillées à pic.

Ils marchaient en silence et d’un pas léger,jetant autour d’eux des regards méfiants, et s’attendant à voird’un instant à l’autre le moine sortir d’entre les rochers ;mais ils arrivèrent à la voûte sans avoir rencontré le moindreobstacle.

– Eh bien, dit Vivaldi, nous voilà iciavant lui.

En disant ces mots, le jeune comte s’appuyacontre la muraille, au milieu de la voûte, près d’un escaliertaillé dans le roc. Après quelques moments de silence, Bonarmo, quisongeait à tout ce qui s’était passé, demanda à son ami :

– Croyez-vous réellement que nouspuissions parvenir à saisir ce personnage ? Il a passé à côtéde moi avec une rapidité surprenante, et je suis enclin à croirequ’il y a en lui quelque chose de surnaturel. Mais aussi de quellescirconstances extraordinaires son apparition n’a-t-elle pas étéentourée ? Comment a-t-il su votre nom, lorsqu’il vous ainterpellé pour la première fois ? S’il vous a averti de nepas aller à la villa Altieri, c’est donc qu’il était instruit de laréception qui vous y attendait.

– Ah ! oui, s’écria impétueusementVivaldi, et ce rival que je dois craindre, c’est lui, c’estlui-même ! Il s’est affublé de ce costume saint pour enimposer à ma crédulité, pour me détourner de mes projets sur Elena,et me voilà réduit à me cacher honteusement pour l’attendre, pourl’épier, ce rival, comme ferait un assassin !

– Pour Dieu ! dit Bonarmo, modérezces transports, et songez en quel lieu nous sommes !

Mais ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’ilparvint à calmer son ami.

Un temps assez long s’était déjà passé danscette sorte d’embuscade lorsque Bonarmo vit à l’entrée de la voûte,du côté de la villa Altieri, comme une ombre qui interceptait lafaible clarté du crépuscule. Vivaldi, ayant les yeux tournés ducôté de Naples, n’aperçut pas l’objet qui éveillait l’attention deson compagnon, et celui-ci, se défiant de la violence du jeunehomme, jugea prudent de veiller sur les mouvements de cette ombreet de s’assurer d’abord si c’était bien le moine. À sa taille, à ladraperie qui l’enveloppait, il crut reconnaître lepersonnage ; il secoua alors le bras de Vivaldi pour attirerses regards de ce côté ; mais l’ombre, s’avançant sous lavoûte, disparut dans l’obscurité. Alors, Vivaldi, incapable de secontenir plus longtemps, s’écria en étendant les bras pour occuperle passage :

– Qui va là ?

Personne ne répondit, Bonarmo tira son épée etdéclara qu’il allait l’agiter tout autour de lui jusqu’à ce qu’ilrencontrât la personne qui se cachait. Mais si elle venait à eux,ajouta-t-il, il ne lui serait fait aucun mal. Même silence. Ilscontinuèrent d’écouter, et crurent entendre quelqu’un passer prèsd’eux. Le passage, en effet, n’était pas assez étroit pour qu’ilspussent le bloquer tout entier. Vivaldi s’avança vers le bruit,mais il ne vit personne sortir de la voûte du côté de Naples, où laclarté plus forte l’aurait fait aisément découvrir.

– Assurément, dit Bonarmo, quelqu’unvient de passer à côté de moi, et je crois avoir entendu des pasdans l’escalier qui conduit au fort.

– Eh bien, suivons-le, dit Vivaldi.

Et il se mit à gravir les degrés.

– Arrêtez ! s’écria Bonarmo. Arrêtezpour l’amour du ciel ! prenez garde à ce que vous allezfaire ! Vous aventurer dans ces ruines, par cesténèbres ! poursuivre un bandit peut-être jusque dans sonrepaire ! prenez garde !

Mais Vivaldi, montant toujours :

– C’est le moine, s’écria-t-il, c’est lemoine lui-même ! Il ne m’échappera pas.

Bonarmo s’arrêta un moment au pied del’escalier. Puis, honteux d’abandonner son ami, il se détermina àbraver le même danger et gravit aussi, non sans efforts, lesmarches usées, taillées dans le roc. Quand il eut atteint lesommet, il se trouva sur une terrasse ou plate-forme qui formait ledessus de la voûte, et qui commandait des deux côtés la routeaboutissant au défilé : quelques débris de murailles et decréneaux indiquaient cette ancienne position fortifiée. Bonarmochercha des yeux son ami, et ne le vit pas. Il l’appela : seull’écho des rochers lui répondit. Il entra dans l’enceinte duprincipal édifice ; c’était un espace couvert de ruines, entredes murs qui suivaient les pentes de la montagne. Au sommet étaitune tour ronde, très élevée et très forte. Arrivé là, Bonarmo n’osapoursuivre plus avant ; il se contenta d’appeler Vivaldi àgrands cris et regagna la plate-forme. Il crut alors distinguer lessons étouffés d’une voix humaine et, tandis qu’il prêtait uneoreille inquiète, il vit sortir des ruines un homme, l’épée à lamain. C’était Vivaldi. Bonarmo courut à lui. Le jeune homme étaitpâle, tout agité, et respirait avec peine. Quelques momentss’écoulèrent avant qu’il pût parler ou entendre les questionsempressées que son ami lui adressait coup sur coup.

– Quittons ce lieu, dit-il.

– Très volontiers, répondit Bonarmo. Maisd’où sortez-vous, et qu’avez-vous donc vu pour être sitroublé ?

– Ne me posez pas de questions ;sortons d’ici.

Ils descendirent du rocher, et lorsqu’ils seretrouvèrent sous la voûte, Bonarmo demanda s’ils allaient seremettre en sentinelle.

– Non, dit Vivaldi d’un ton bref quiétonna son ami.

Et ils reprirent le chemin de Naples ;l’un redevenu silencieux ; l’autre renouvelant ses questions,et aussi étonné de la réserve de son compagnon que curieux desavoir ce qui lui était arrivé.

– C’était donc le moine ? demandaBonarmo. L’avez-vous surpris, saisi ? Parlez, de grâce.

– Je ne sais qu’en penser, répondit enfinVivaldi, je suis dans une perplexité plus grande que jamais.

– Il vous a donc échappé ?

– Chut ! nous parlerons de ceci plustard ; mais quoi qu’il en soit, ami, cette affaire ne peut enrester là. Je retournerai demain au même endroit, avec une torche.Aurez-vous le courage de m’accompagner ?

– Ce n’est pas, je l’espère, de moncourage que vous doutez, repartit Bonarmo. Mais, avant tout, jeveux savoir quel est votre dessein. Avez-vous reconnu cethomme ?… Vous reste-t-il encore quelques doutes ?

– Oui, j’ai des doutes que la nuitprochaine éclaircira ; du moins je l’espère.

– Tout cela est étrange, dit Bonarmo. Ily a quelques instants à peine, j’ai été témoin de l’horreur quevous avez éprouvée en quittant la forteresse de Paluzzi, et déjàvous parlez d’y retourner ?… Et vous choisissez la nuit pourcette aventure, quand la clarté du jour vous offrirait moins dedangers !

– Les dangers ne m’effraient pas,répondit Vivaldi ; mais songez que le jour ne pénètre jamaisdans le lieu que je viens de visiter. À quelque heure que l’on s’yhasarde, il faut être muni de torches.

Mais alors, observa Bonarmo, comment avez-vousfait pour trouver votre chemin dans une obscurité sicomplète ?

– Je me suis engagé dans ces détours sanssavoir où j’allais ; il semblait que j’étais guidé par unemain invisible.

– N’importe, reprit Bonarmo, il vautmieux y pénétrer durant le jour, bien qu’il soit besoin d’unflambeau pour y pénétrer. Car ce serait une témérité impardonnableque de retourner dans un lieu probablement infesté de brigands, àl’heure même qui leur est le plus favorable.

– Non, répliqua Vivaldi, je veux guetterencore ce qui se passera sous la voûte, avant de recommencer mesrecherches, et cela ne peut se faire que la nuit. D’ailleurs, ilest bon de revenir là à l’heure où je puis espérer d’y rencontrerle moine.

– Il vous a donc échappé ?… Et vousne savez donc pas encore qui il est ?

Vivaldi ne répondit qu’en demandant à son amis’il était déterminé à le suivre. Dans le cas contraire, ilchercherait un autre compagnon. Bonarmo voulut prendre le temps d’yréfléchir, et promit de prévenir le comte de sa résolution. Ilsarrivaient à la grille du palais Vivaldi ; ils seséparèrent.

Chapitre 2

 

Vivaldi, n’ayant pas réussi à éclaircir lemystère des menaces du moine, résolut de se délivrer des tourmentsde l’incertitude, en déclarant ses sentiments à Elena. S’il avaitun rival, elle serait sans doute assez franche pour le lui dire. Ilse rendit de bonne heure à la villa Altieri. Ce fut avec peinequ’il obtint de Béatrice, la vieille servante, la faveur del’annoncer à la signora Bianchi. Celle-ci, peu disposée d’abord àle recevoir, consentit enfin à une courte entrevue.

Il fut introduit, en attendant la vieilledame, dans la même chambre où il avait un soir aperçu Elena, àtravers ses jalousies ouvertes.

Agité d’une vive impatience ou d’unenthousiasme plein de charme, il promenait tour à tour ses regardssur le prie-Dieu, d’où il avait vu Elena se lever, et sur tous lesobjets dont elle s’était entourée ; il semblait qu’ils eussentemprunté quelque chose de la douce influence qui rayonnait autourd’elle. Les mains de Vivaldi tremblaient en touchant le luthqu’elle avait tenu ; il croyait encore entendre la douce voixde la jeune fille. Il remarqua aussi un dessin ébauché, une nymphedansant, copiée des peintures d’Herculanum, modèle de grâce et delégèreté, et reconnut cette figure pour appartenir à une collectionde dessins du même genre qui ornaient le cabinet de son père, etque le marquis avait seul le droit de faire copier, en vertu d’unprivilège spécial du roi de Naples.

L’imagination de Vivaldi aidait ainsi à sesillusions, et peu à peu son trouble s’était tellement accru qu’ilfut tenté de quitter la maison.

Enfin, la signora parut. Elle le reçut avec unair de réserve très marqué qui redoubla son embarras ; etquelques moments se passèrent avant qu’il pût exposer l’objet de savisite. Elle écouta froidement et d’un visage sévère sesprotestations de tendresse ; et, lorsqu’il la pressad’intercéder pour lui auprès de sa nièce, elle lui répondit avecdignité :

– Je ne puis feindre d’ignorer laprévention trop naturelle de votre famille pour une alliance avecla mienne. Je sais quelle importance le marquis et la marquise deVivaldi attachent aux avantages de la naissance. Votre projet doitchoquer leurs idées, à moins toutefois qu’ils ne l’ignorent. Entout cas, je dois vous déclarer, monsieur le comte, que si ma nièceleur est inférieure par le rang qu’elle occupe dans le monde, ellen’a pas à un moindre degré qu’eux-mêmes le sentiment de sadignité.

Vivaldi, incapable de déguiser la vérité,avoua ingénument les dispositions de sa famille. Mais sa sincéritémême, et l’énergie d’une passion trop éloquente pour ne pascommander la sympathie, radoucirent la signora Bianchi. Et puiselle se voyait, par son âge et ses infirmités, suivant le cours dela nature, sur le point de laisser Elena orpheline, seule au monde,sans parents et sans amis. Si jeune quedeviendrait-elle ?…

Sa beauté et son peu de connaissance du mondel’exposaient à des dangers qui faisaient d’avance frémir la bonnedame. Une telle perspective pouvait justifier l’oubli de certainesconvenances qui, en d’autres circonstances, auraient ététoutes-puissantes sur elle. Devait-elle refuser d’assurer à sanièce la protection d’un homme d’honneur qui aspirait à être sonépoux… Et si sa délicatesse se révoltait à l’idée de faire entrerElena dans une famille qui la repoussait, sa tendresse et sasollicitude pour cette chère enfant n’atténuaient-elles pas, devantsa conscience, le blâme auquel elle s’exposait ?

Mais, avant de prendre une décision, elledevait s’assurer du degré de confiance que Vivaldi méritait. Pourl’éprouver, elle ne donna à ses espérances que de très faiblesencouragements et refusa absolument de lui laisser voir Elenajusqu’à ce que la réflexion l’eût amené à peser mûrement sesrésolutions. À toutes les questions qu’il lui posa pour découvrirs’il avait un rival, elle ne répondit que d’une manière évasive. Etquand le jeune homme prit congé d’elle, il se sentit à la vérité unpeu soulagé, mais il ignorait encore si sa jalousie était fondée etsi les sentiments d’Elena lui étaient favorables.

Il avait obtenu de la tante la permissiond’aller la revoir quelques jours après. En attendant cet heureuxmoment, le temps pesait à son impatience et il ne voyait qu’unmoyen de l’abréger : c’était de se rendre de nouveau à lavoûte mystérieuse et de rechercher les traces du moine ; maisle jour où il voulait mettre ce projet à exécution, il reçut unbillet de Bonarmo qui refusait décidément de l’accompagner danscette expédition hasardeuse et qui essayait même de l’en détourner.Ce ne fut pas dès lors aux ruines de Paluzzi qu’il songea à rendrevisite ; une force irrésistible l’entraînait à la villaAltieri. Il arriva au jardin plus tôt que les jours précédents.

Il y avait à peu près une heure que le soleilétait couché, mais l’horizon était encore bordé d’une bande d’or etla voûte céleste avait cette pure transparence particulière à ceclimat enchanteur. Au sud-est, le Vésuve découpait sa masse sur leciel d’un bleu sombre, mais le volcan se taisait.

Vivaldi n’entendait seulement que les cris dequelques lazzaroni qui jouaient ou se querellaient à peu dedistance du rivage. Bientôt il aperçut une lumière qui brillait auxcroisées d’un petit pavillon de l’orangerie et, cédant à l’espoirde revoir Elena, il s’avança de ce côté sans réfléchir àl’inconvenance d’une telle démarche, sans se dire qu’il étaitindiscret de poursuivre ainsi la jeune fille dans sa retraite etd’épier ses secrètes pensées. La tentation était trop forte. Arrivéprès du pavillon, il se plaça devant une jalousie ouverte, cachétoutefois par le feuillage d’un oranger. Elena était seule. Assise,dans une attitude rêveuse et mélancolique, elle tenait son luthsans en jouer. Sa physionomie et son regard voilé attestaient queson âme était en proie à un trouble profond. Se souvenant alorsque, dans une circonstance semblable, il avait cru l’entendreprononcer son nom, Vivaldi allait se découvrir et se jeter à sespieds, lorsque les sons du luth et de la voix d’Elena l’arrêtèrent.Elle chantait le premier couplet de la sérénade qu’il lui avaitadressée la nuit de la fête, et cela avec un goût et une expressionqui le ravirent. Elle fit une pause après ce premier couplet, et lejeune homme, entraîné par l’occasion, se mit à chanter le second.Son émotion faisait trembler sa voix, mais l’accent n’en était queplus pathétique.

Elena le reconnut bien vite ; elle rougitet pâlit tour à tour ; et avant la fin du couplet, le cœurpalpitant, respirant à peine, elle était prête à s’évanouir.Vivaldi cependant s’avança vers le pavillon. À son approche, ellefit effort pour se remettre et lui ordonna de se retirer ; etcomme le jeune homme continuait à se diriger vers elle, elle semblase disposer à fuir. Mais Vivaldi, d’un geste suppliant, implora unmoment d’entretien.

– C’est impossible, dit-elle d’une voixqu’elle s’efforçait de rendre ferme.

– Par grâce, reprit le jeune homme, ditesseulement que vous ne me haïssez pas ! Dites que ma hardiesse,quand j’ose ainsi me présenter devant vous, ne m’a pas fait perdretous mes titres à votre estime et à votre affection.

– Oubliez, dit Elena, oubliez ce que vousvenez d’entendre.

– L’oublier ? Ah ! ne l’espérezpas ! ce chant que vous répétiez n’est-il pas un écho dessentiments que vous m’avez inspirés ? Ah ! le souvenir dece doux moment sera, au contraire, l’éternelle consolation de masolitude et l’espérance qui soutiendra mon courage.

– Assez, dit-elle, je ne me pardonneraispas d’avoir prolongé un pareil entretien.

Malgré la sévérité qu’elle affectait, Elenalaissa tomber sur le jeune homme un regard et un sourire quidémentaient ses paroles. Vivaldi voulut lui exprimer sareconnaissance, mais elle avait quitté le pavillon et, comme ilessayait de la suivre dans le jardin, elle s’échappa à la faveur del’obscurité.

Dès ce moment, Vivaldi sembla vivre d’uneexistence toute nouvelle : le monde était devenu un vraiparadis, un séjour de délices et de félicité. Le doux sourired’Elena avait laissé une impression ineffaçable dans son cœur. Aumilieu des transports de sa joie, il défiait le sort de le rendremalheureux. Il revola plutôt qu’il ne retourna à Naples, sans pluss’occuper du fâcheux personnage dont il avait reçu lesavertissements. Il passa toute la nuit à se promener dans sonappartement. Le bonheur l’agitait comme avait fait le doutequelques jours auparavant. Il écrivit et déchira plusieurs lettres,craignant tantôt d’en avoir trop dit et tantôt de n’en dire pasassez.

Vers le matin, cependant, il en avait écritune dont il était plus satisfait, et il la remit à un domestique deconfiance pour la porter sur-le-champ à la villa Altieri ;mais à peine celui-ci était-il parti qu’il se rappela une foule dechoses qu’il avait omises et qui auraient bien mieux rendu sessentiments ; il eût voulu ravoir sa lettre à tout prix. À cemoment on l’avertit que son père le demandait. Vivaldi se renditprès de lui, cherchant ce que le marquis pouvait avoir à lui dire.Le doute ne fut pas long.

Le marquis prit la parole d’un ton plein dehauteur et de sévérité.

– Mon fils, dit-il, j’ai voulu vousentretenir d’un sujet de la plus grande importance pour votrebonheur et pour notre honneur à tous et, en même temps, vousfournir l’occasion de démentir un rapport qui me causerait beaucoupde peine si je pouvais y ajouter foi. Mais j’ai trop bonne opinionde mon fils pour admettre un instant ce qu’on m’a dit de lui ;j’ai même pris sur moi d’assurer que vous connaissiez trop bien vosdevoirs envers votre famille et envers vous-même pour vous laisserentraîner à une démarche déshonorante. Je ne veux donc aujourd’huique vous mettre à même de réfuter les calomnies dont vous êtesl’objet, et me voir autoriser par vous-même à détromper lespersonnes qui vous ont si mal jugé.

Vivaldi, qui attendait impatiemment la fin decet exorde, pria son père de l’instruire de l’accusation portéecontre lui.

– On m’a dit, reprit le marquis, qu’il ya non loin d’ici une jeune personne appelée Elena Rosalba.Connaissez-vous quelqu’un de ce nom ?

– Si je la connais ! s’écriaVivaldi. Mais excusez-moi, monsieur, ayez la bonté decontinuer.

Le marquis regarda son fils d’un airsévère.

– On assure, dit-il, que cette jeunepersonne est parvenue à vous séduire…

– Il est très vrai, monsieur, que lasignora Elena Rosalba m’a inspiré une tendre affection, mais ellen’a eu besoin de recourir à aucun effort ni à aucun artifice…

– Je ne veux pas être interrompu, repritle marquis. On assure, vous dis-je, qu’avec l’aide d’une parenteprès de laquelle elle vit, elle a manœuvré avec tant d’art qu’ellea su vous amener au rôle dégradant de son adorateur.

– La signora Rosalba m’a élevée aucontraire jusqu’à l’honneur de lui faire ma cour, répliqua Vivaldiincapable de se contenir plus longtemps.

Il allait continuer lorsque son pères’écria :

– Vous avouez donc votre folie ?

– Dites, monsieur, que je m’honore de monchoix.

– Jeune homme, je ne vois en vous qu’unenfant égaré par un enthousiasme romanesque, et je veux bien pourcette fois, mais pour cette fois seulement, vous pardonner.Reconnaissez votre erreur, abandonnez une maîtresse si peu digne devous.

– Monsieur !

– Abandonnez-la, vous dis-je, et, à cettecondition, je consens, car mon indulgence égale ma justice, jeconsens à lui accorder une petite rente, en réparation du dommageque sa réputation a souffert.

– Grand Dieu ! une pareilleproposition ! Elena ! l’honneur, l’innocencemême !

– On vous trompe, reprit le marquis, etje pourrais vous donner de sa mauvaise conduite telles preuves quiébranleraient votre confiance, si enthousiaste que vous soyez.

– Calomnies ! Indignescalomnies !

– Je vous plains, dit froidement lemarquis. Vous pouvez être de bonne foi, vous la croyez vertueusemalgré vos visites nocturnes chez elle ; mais supposons qu’ilen soit ainsi, comment effacerez-vous la tache que vos assiduitésont infligée à sa renommée ?

– En proclamant devant le monde entierqu’elle est digne de devenir ma femme ! s’écria Vivaldi, lesyeux étincelants de courage et de résolution.

– Votre femme ! dit le marquis, d’unaccent qui exprimait à la fois un profond dédain et une colèreinquiète. Si je vous croyais capable d’abjurer à ce point l’honneurde notre maison, je vous renoncerais à l’instant même pour monfils.

– Comment donc, reprit Vivaldi,oublierais-je ce qui est dû à ma famille, quand je ne fais quedéfendre les droits de l’innocence méconnue ?

– Je vous demanderai, moi, d’après quelprincipe de morale vous désobéissez à un père. Quelle est donc lavertu qui vous apprend à vous dégrader, vous et lesvôtres ?

– Il n’y a de dégradation que dans levice, monsieur ; et, dans certaines circonstances, c’est unevertu que de désobéir.

– Ce langage paradoxal et romanesque,reprit le marquis irrité, me révèle suffisamment où vous puisez vosinspirations et ce que je dois penser de la prétendue innocence decelle que vous défendez avec cette ardeur chevaleresque. C’estvous, monsieur, sachez-le bien, qui appartenez à votre famille etnon pas votre famille qui vous appartient ; vous avez à garderle dépôt de son honneur, et vous n’avez pas le droit de disposer devous-même. Je vous préviens que ma patience est à bout.

Vivaldi ne put entendre attaquer la vertud’Elena sans prendre de nouveau sa défense, mais ce fut avec leségards et la déférence d’un fils, quoique avec la dignité d’unhomme. Ils se séparèrent fort irrités l’un et l’autre ;Vivaldi ayant fait des efforts inutiles pour obtenir de son père lenom du dénonciateur d’Elena, et le marquis n’ayant pu arracher àson fils la promesse de ne plus la revoir.

Bien que le jeune homme eût prévu lemécontentement de son père, la scène qui venait d’avoir lieu, aprèstant de rêves de bonheur, lui avait causé une vivesouffrance ; mais l’injure faite au caractère d’Elenal’encourageait à persister dans son amour ; car, en supposantmême qu’il lui eût été possible de renoncer à elle, il se trouvaitmaintenant engagé d’honneur à la protéger. Cause involontaire desattaques dont elle était l’objet, c’était à lui d’en détruirel’effet. Sous l’empire de cette logique de la passion, il appliquases premiers soins à découvrir l’auteur des rapports parvenus à sonpère, et crut reconnaître son délateur dans le moine qui lui avaitparlé sur la route de la villa Altieri, quoiqu’il ne pût concilierce double rôle d’espion et de diffamateur avec la bienveillanceapparente des avis qu’il avait reçus.

Cependant le cœur d’Elena, partagé entrel’amour et la fierté, était loin d’être tranquille et, si elle eûtété instruite de la scène qui s’était passée entre le marquis etson fils, un juste sentiment de sa dignité l’eût décidée à étoufferune passion naissante ; mais la signora Bianchi, enl’instruisant du sujet de la dernière visite de Vivaldi, avait unpeu atténué les circonstances qui pouvaient la révolter. Elles’était contentée de lui avouer que les parents du jeune comte serésoudraient difficilement peut-être à approuver son union avec unepersonne d’un rang inférieur. Elena n’en fut pas moins choquée àl’idée d’entrer clandestinement dans cette noble famille ;mais la vieille dame, que ses infirmités croissantes engageaient àpresser les résolutions de sa nièce et qui avait lu dans le cœur decelle-ci, se promit de faire tous ses efforts pour vaincrecertaines réticences que l’amour l’aiderait d’ailleurs àébranler.

Vivaldi, le soir même de son entrevue avec sonpère, était retourné à la villa Altieri, non pas pour donner unesérénade mystérieuse à sa maîtresse, mais pour causer ouvertementavec la tante qui le reçut cette fois d’une manière plus affable.En voyant quelques nuages sur la physionomie du jeune homme, elleen attribua la cause à l’incertitude où il était sur lesdispositions d’Elena ; elle se hasarda à dissiper cetteinquiétude et à relever les espérances de Vivaldi, qui la quitta unpeu rassuré, quoiqu’il n’eût pu obtenir encore la faveur de voir lajeune fille.

À peine était-il de retour au palais, que lamarquise, malgré l’heure avancée, l’envoya chercher pour lui fairesubir une scène semblable à celle qu’il avait eue avec son père,avec cette différence toutefois qu’elle l’interrogea avec plusd’adresse et l’observa avec plus de sagacité. Vivaldi d’ailleurs neperdit pas un seul instant le respect qu’il devait à sa mère ;la marquise, de son côté, prit soin de ménager la passion de sonfils et montra moins de violence que le marquis dans sesremontrances et dans ses menaces. Modération facile à une femmeadroite qui avait déjà préparé les moyens d’entraver les projets deson fils.

Vivaldi ne connaissait pas assez le caractèrede sa mère pour savoir combien ses résolutions étaientredoutables ; il la quitta donc sans se laisser effrayer nidétourner de son but. Mais la marquise, désespérant de triompher àforce ouverte, avait pris pour auxiliaire un homme doué du genre detalents qu’il lui fallait, et dont elle connaissait à fond le génieet le caractère.

Il y avait alors chez les dominicains ducouvent de Spirito Santo, à Naples, un religieux appelé le pèreSchedoni. Sa famille était inconnue, et lui-même avait grand soin,en toute occasion, d’étendre sur son origine un voileimpénétrable ; il éludait avec beaucoup d’adresse toutes lesquestions que ses frères pouvaient lui poser à ce sujet. Onignorait jusqu’au lieu de sa naissance. Diverses circonstancesdonnaient cependant à penser qu’il était homme de condition etqu’il avait joui de quelque fortune. Son caractère, dont la hauteurperçait à travers l’humble costume de son ordre, trahissaitl’orgueil d’une ambition déçue plutôt que la fierté d’une âmegénéreuse. Ceux de ses frères à qui il avait inspiré quelqueintérêt supposaient que la singularité de ses manières, sa réserveaustère, son silence obstiné, étaient dus à des malheurs imméritésdont le souvenir révoltait encore un esprit aigri, tandis qued’autres ne voyaient dans cette manière d’être que l’effet d’uneconscience troublée par le remords de quelque grand crime.

Quelquefois, il se tenait plusieurs jours desuite à l’écart de toute société ou absorbé dans une méditationsilencieuse. On ne savait pas toujours en quel lieu il se retirait,quoique l’on eût coutume d’épier ses allées et venues. Jamais on nel’entendait se plaindre de rien ni de personne. Aucun des religieuxne l’aimait ; plusieurs éprouvaient de l’antipathie pour lui,et presque tous le craignaient. Son aspect, à la vérité, neprévenait pas en sa faveur. Il était fort maigre et de grandetaille ; lorsqu’il marchait enveloppé dans la robe noire deson ordre, il y avait dans son air je ne sais quoi de fantastiqueet de surnaturel ; l’ombre de son capuchon, projetée sur lapâleur livide de son visage, ajoutait à l’austérité de saphysionomie et donnait à ses grands yeux un caractère sombre dontl’effet approchait de l’horreur. On voyait sur ses traits uneexpression indéfinissable, c’était comme la trace de passionsautrefois ardentes et qui n’animaient plus ce visage de marbre. Sesyeux seuls étaient encore si perçants qu’ils semblaient pénétrerdans le tréfonds du cœur humain ; peu de personnes pouvaientsupporter ce regard d’aigle, et celui qui en avait subi l’effetévitait de le rencontrer une seconde fois. Ce moine pourtant,malgré son goût pour la retraite et les austérités, savait, àl’occasion, se plier avec une souplesse singulière à l’humeur etaux passions des personnes qu’il avait intérêt à se concilier, etil parvenait aussi à les dominer complètement.

Or, Schedoni était le confesseur et ledirecteur de conscience de la marquise de Vivaldi. Elle l’avaitconsulté dans le premier mouvement de sa vanité blessée, et l’avaitpris pour confident de son indignation. C’étaient deux naturesmerveilleusement assorties pour le mal. Le moine savait mettre uneextrême adresse au service de son ambition, et la marquise,jouissant d’un grand crédit à la cour, était résolue à toutsacrifier pour la défense de son orgueil de race. L’un convoitaitune riche récompense ; l’autre était prête à tout prodiguer àcelui qui l’aiderait à maintenir la dignité de sa maison. Poussésvers un même but par des passions diverses, ils concertèrent leurplan à l’insu du marquis lui-même.

Vivaldi, en sortant de la chambre de sa mère,avait rencontré Schedoni qui y entrait. Il n’ignorait pas que lemoine était le confesseur de la marquise, mais l’heure de cettevisite lui parut singulièrement choisie. Schedoni le salua avec unair de douceur affecté ; mais Vivaldi, frappé par son regardpénétrant, recula involontairement, comme s’il eût eu l’instinct ducomplot machiné contre lui.

Chapitre 3

 

Vivaldi continuait ses visites à la villaAltieri, et peu à peu Elena avait consenti à se trouver en tiersavec lui et sa tante. Leur entretien roulait le plus souvent surdes sujets indifférents ; car la signora Bianchi, appréciantle caractère et les sentiments de sa nièce, savait que Vivaldiréussirait plus sûrement auprès d’elle par la réserve et ladiscrétion que par l’étalage d’une tendresse déclarée. La jeunefille, jusqu’à ce que son cœur fût tout à fait subjugué, pouvaitprendre ombrage d’une poursuite qui s’affichait trop ouvertement,et il faut dire que ce danger diminuait de jour en jour à mesureque les entrevues devenaient plus fréquentes.

La signora Bianchi avait positivement déclaréà Vivaldi qu’il n’avait pas de rival à craindre. Elena,disait-elle, avait constamment repoussé tous les admirateurs quiétaient venus la chercher dans sa retraite ; sa réserveactuelle provenait de la crainte que lui inspirait l’opposition dela famille Vivaldi, et non pas de son indifférence. Ainsi rassuré,le jeune homme cessa de presser Elena, attendant tout de laconfiance qu’il s’attachait à lui inspirer, pendant que sesespérances étaient entretenues par la vielle dame, gagnée à sacause et habile à la plaider.

Plusieurs semaines se passèrent ainsi, au boutdesquelles Elena, cédant enfin aux instances de sa tante et aupenchant de son propre cœur, agréa Vivaldi pour son adorateurdéclaré. On oublia l’opposition de la noble famille ; ou, sil’on s’en souvint, ce fut en conservant le secret espoir de lasurmonter.

Les deux jeunes gens, avec la signora Bianchiet un parent éloigné de cette dernière, le signor Giotto, faisaientquelquefois des excursions dans les délicieux environs de Naples.Vivaldi ne prenait plus la peine de cacher son amour et semblait,au contraire, par la publicité de ses hommages, protester contreles rumeurs injurieuses dont la jeune fille avait été l’objet. Lesouvenir de ce qu’elle avait souffert à cause de lui, l’innocenteconfiance et la douceur qu’elle lui témoignait, tout contribuait àétouffer chez lui les préjugés de rang et de naissance et àfortifier son attachement par une sorte de compassionrespectueuse.

Un soir, Vivaldi, assis près d’Elena dans cemême pavillon témoin de ses premiers aveux, pressait avec ardeurl’union dont il attendait son bonheur. La signora Bianchi n’yopposait aucune objection. Rêveuse et dominée par une sorte depressentiment douloureux, elle regardait vaguement le beauspectacle qu’éclairait à demi le coucher du soleil. La merenflammée par ses derniers rayons, la multitude et la confusion desbarques qui retournaient de Santa Lucia au port de Naples, la belletour romaine qui se dresse sur le môle et les groupes de pêcheursfumant au pied de ses murailles, tous ces tableaux enchanteurssemblaient ne produire sur elle qu’une impression mélancolique.

– Hélas ! murmura-t-elle après unlong silence, qui sait si le beau soleil de ces rivages, quiéclaire au loin ces cimes majestueuses, qui sait s’il brilleralongtemps pour moi et si mes yeux ne se fermeront pas bientôt à cemagnifique spectacle !

Elena gronda doucement sa tante de se livrer àde si tristes pensées. Pour toute réponse la signora Bianchiexprima le vœu ardent de voir le sort de sa nièce assuré. Puis elleajouta :

– Si ce bonheur était retardé, jecraindrais de ne pas vivre assez longtemps pour en être témoin. Unsecret instinct m’avertit que je dois profiter du peu de jours quime restent pour confier mon enfant chérie à la tendresse et à laprotection d’un époux !

À ces mots, Elena, vivement affectée, fonditen larmes et se jeta au cou de sa tante, en s’écriant qu’ellerepoussait de pareils présages, que rien, Dieu merci, ne faisaitprévoir une séparation si prochaine, tandis que Vivaldi, tout ens’élevant comme elle contre des craintes si peu justifiées,s’autorisait des désirs de la vieille dame pour conjurer la jeunefille de rendre au moins quelque tranquillité à sa tante enconsentant à leur prochaine union. Alors la signora Bianchi,prenant dans ses mains celles de sa nièce et celles du jeune homme,reprit d’un ton grave qui cachait mal son émotion :

– Quoi que le ciel ait décidé de moi,monsieur, je vous lègue ma fille, veillez sur elle, et protégez-lacontre les épreuves de la vie avec le même zèle que j’ai mis à l’engarantir.

En achevant ces mots, elle ne put, elle aussi,retenir ses larmes et les essuya en tâchant de sourire, disantqu’elle convenait elle-même du peu de fondement de sesappréhensions, mais que sa raison avait été vaincue par unsentiment qu’elle ne pouvait s’expliquer.

En recevant sa fiancée des mains de la signoraBianchi, Vivaldi, enflammé d’une émotion généreuse, fitintérieurement le serment de tout sacrifier pour conserver ceprécieux dépôt et de consacrer ses efforts et sa vie même, s’il lefallait, au bonheur d’Elena.

La jeune fille, cependant, toujours en larmes,et agitée de mille pensées diverses, ne proférait pas un mot ;enfin, écartant son mouchoir de ses yeux, elle adressa à Vivaldi unregard si tendre, accompagné d’un sourire si doux et si timide, queles vives émotions de son cœur se traduisirent avec une éloquencequi défiait toutes les paroles.

Avant de quitter la villa Altieri, le jeunehomme eut encore un entretien avec la signora Bianchi, où il futconvenu que le mariage aurait lieu la semaine suivante, si Elenapouvait s’y résoudre ; il devait revenir le lendemain pourconnaître ses résolutions. Il rentra à Naples transporté dejoie ; mais ce bonheur fut quelque peu troublé par un messagede son père qui lui ordonnait de venir lui parler.

Comme la première fois, le visage du marquisexprimait un sérieux mécontentement, auquel s’ajoutait un certainembarras. Il fixa sévèrement son fils :

– J’apprends, dit-il, que, malgré madéfense, vous persistez dans vos indignes projets et que vosvisites à cette malheureuse fille ne sont pas moins fréquentesqu’auparavant.

– Si vous parlez, monsieur, d’ElenaRosalba, permettez-moi de vous dire qu’elle n’est pas malheureuse.Je ne crains pas de vous avouer que mon attachement pour elledurera autant que ma vie. Pourquoi donc cette persistance à jugersi mal une personne digne de mon amour ?

– Comme je ne suis pas amoureux d’elle,repris le marquis, et que l’âge de l’enthousiasme crédule est passépour moi, vous trouverez bon que mes opinions ne se règlent qued’après un mûr examen, et que je m’en rapporte avant tout à destémoignages positifs.

– Quels témoignages ? s’écriaVivaldi. Et quel indigne dénonciateur a donc pu si aisément vousconvaincre ? Quel est celui qui ne craint pas d’abuser ainside votre confiance et de conspirer contre mon bonheur ?

Le marquis parut fort blessé des doutes et desquestions de son fils. Il s’ensuivit entre eux un long débat, oùtous deux ne firent que s’irriter mutuellement ; l’insistancede Vivaldi pour connaître le nom du diffamateur d’Elena et lesmenaces du père pour le faire renoncer à sa passion demeurantégalement vaines. Dès lors, Vivaldi, ne voyant dans son père qu’untyran injuste qui prétendait le priver de ses droits les plussacrés, n’éprouva plus aucun scrupule à défendre obstinément saliberté, et se sentit plus impatient que jamais de conclure unmariage qui garantirait l’honneur d’Elena et sa proprefélicité.

Il se remit donc en route le jour suivant pourla villa Altieri, comme il en était convenu, brûlant d’apprendre lerésultat de l’entretien de la signora Bianchi et de sa nièce et lejour auquel le mariage était fixé. En chemin, toutes ses pensées seconcentraient sur Elena ; et il marchait sans regarder autourde lui, jusqu’à ce qu’arrivé à la voûte bien connue, il entendîtces mots résonner à son oreille :

– Ne vas pas à la villaAltieri : la mort est là ! oui, la mort !

C’était bien la même voix qu’il avait déjàentendue ; c’était bien le même moine qu’il entrevit, fuyantdans l’ombre.

À peine revenu de l’effroi où l’avaient jetéces paroles, Vivaldi voulut poursuivre l’apparition et lui demanderqui était mort à la villa Altieri ; mais la pensée lui vintque pour vérifier cet avis effrayant il lui fallait continuer saroute au plus vite. Il s’achemina donc à pas pressés vers lademeure d’Elena.

Une personne indifférente, songeant à l’âgeavancé de la signora Bianchi et tenant compte de ses sinistrespressentiments, aurait tout de suite pensé que c’était d’elle quele moine avait voulu parler ; mais Elena mourante se présentad’abord à l’imagination effrayée de l’amant. Cette affreuse idéel’avait tellement affecté que lorsqu’il arriva à la porte dujardin, les battements de son cœur le forcèrent à s’arrêter. À lafin il reprit courage et, ouvrant une petite porte dont on luiavait confié la clef, il parvint à la maison par un chemin pluscourt. Le silence et la solitude régnaient au-dehors ; lesjalousies étaient fermées ; mais, en approchant du péristyle,il entendit des gémissements étouffés et l’un de ces chantslugubres qui, en Italie, accompagnent les prières autour du lit desmourants. Il frappa fortement à la porte. La vieille Béatrice vintlui ouvrir et, sans attendre les questions de Vivaldi :

– Ah ! monsieur !s’écria-t-elle, qui s’y serait attendu ? Vous l’avez vueencore hier ; elle se portait aussi bien que moi ! etaujourd’hui elle est morte !

– Morte dites-vous ? elle estmorte !

Et Vivaldi s’appuya contre un pilier pour nepas tomber. Béatrice s’avança vers lui pour le soutenir ; illui fit signe de s’arrêter et, respirant avec une extrêmedifficulté :

– Quand est-elle morte ?articula-t-il faiblement.

– Vers les deux heures du matin.

– Je veux la voir, conduisez-moi.

– Ah ! monsieur, c’est un tristespectacle.

– Conduisez-moi, vous dis-je, ou jetrouverai moi-même le chemin.

En parlant ainsi, ses traits étaientbouleversés, ses yeux hagards.

Béatrice, effrayée, prit les devants ; illa suivit à travers plusieurs chambres dont les jalousies étaientfermées. Les chants avaient cessé et rien ne troublait le silencede ces appartements déserts. Arrivé à la dernière porte, sonagitation était si vive qu’il tremblait de tous ses membres.Béatrice ouvrit ; il fit un effort sur lui-même pour avanceret, jetant les yeux autour de lui, il vit agenouillée au pied dulit une personne en pleurs… C’était Elena ! Jeter un cri,courir à elle, puis modérer ses transports de peur qu’elle ne fûtblessée de sa joie au milieu du deuil qui la frappait, ce fut undouble mouvement prompt comme l’éclair. Ses premières émotionscalmées, il ne voulut pas distraire longtemps la jeune fille dessoins pieux par lesquels s’exhalait sa douleur, et ce fut unsoulagement pour elle de voir qu’il les partageait. En la quittant,il s’entretint encore avec Béatrice, et il apprit d’elle que lasignora Bianchi s’était retirée le soir précédent aussi bienportante que d’habitude.

– Vers une heure du matin, dit-elle jefus tirée de mon premier sommeil par un bruit inaccoutumé quivenait de la chambre de madame. J’essayai de me rendormir, mais lebruit recommença bientôt ; puis j’entendis la voix de ma jeunemaîtresse.

« Béatrice ! Béatrice !criait-elle. » Je me levai ; elle vint à ma porte, toutepâle et toute tremblante. « Ma tante se meurt ! medit-elle. Venez vite ! » Et elle s’en alla sans attendrema réponse. Sainte Vierge ! je crus que j’allaism’évanouir…

– Eh bien ? dit Vivaldi, votremaîtresse…

– Ah ! la pauvre dame ! Quandj’arrivai elle était couchée tout de son long, essayant de parleret ne le pouvant pas. Elle conservait cependant saconnaissance ; car elle serrait la main de la signora Elena etfixait sur elle des yeux pleins de tendresse ; quelque chosesemblait lui peser sur le cœur. C’était un spectacle à fendrel’âme ! Ma pauvre jeune maîtresse était abîmée dans ladouleur. On a essayé de toute sorte de remèdes, mais la pauvre damen’a pu avaler ce que le docteur avait ordonné. Sa faiblesseaugmentait à chaque instant. À la fin, son regard, toujours fixésur Elena, est devenu terne et vague ; elle ne paraissait plusdistinguer les objets ; je vis bien qu’elle s’en allait. Samain est restée inerte dans la mienne et le froid de la mort lasaisit. En peu de minutes, elle s’est éteinte entre mes bras ;sans même avoir eu le temps de se confesser. À deux heures dumatin.

Béatrice, ayant cessé de parler, se mit àpleurer et Vivaldi s’attendrit avec elle. Au bout de quelquesinstants, il recommença à interroger la vieille servante sur lessymptômes de la maladie de sa maîtresse.

– Véritablement, monsieur, répondit-elleen baissant la voix, je ne sais que penser de cette mort. On semoquerait de moi, et personne ne voudrait me croire, si j’osaisdire ce que je m’imagine.

– Parlez clairement, dit Vivaldi, et necraignez rien.

– Eh bien, donc, monsieur, reprit-elleaprès quelque hésitation, je vous avouerai que je ne crois pasqu’elle soit morte de sa mort naturelle.

– Comment ? s’écria Vivaldi. Quellesraisons avez-vous de supposer ?…

– Ah ! monsieur, une fin sisubite !… si terrible !… et puis, la couleur duvisage !…

– Grand Dieu ! vous soupçonneriezque le poison…

– Ai-je dit cela ? répliquaBéatrice.

– Qui est venu ici en dernier lieu ?demanda Vivaldi en s’efforçant d’être calme.

– Hélas ! personne ; ellevivait si retirée…

– Quoi ? elle n’a reçu aucune visiteces jours passés ?

– Nulle autre que vous et le signorGiotto. La seule personne qui soit entrée, ici, il y a environtrois semaines, est une sœur du couvent de Santa Maria de la Pietàqui venait chercher les broderies de ma jeune maîtresse.

– Et vous êtes certaine qu’il ne s’estpas présenté d’autres personnes ?

– Aucune, excepté le pêcheur et lejardinier. Ah ! et puis le marchand de macaroni ; car ily a loin d’ici à Naples, et je n’ai guère le temps d’y aller.

– Nous parlerons de cela une autre fois,dit Vivaldi. Mais faites-moi voir le visage de la défunte sansqu’Elena en sache rien ; et surtout, Béatrice, gardezvis-à-vis de votre jeune maîtresse le silence le plus absolu.

– N’ayez crainte, monsieur.

– Croyez-vous qu’elle ait conçu quelquesoupçon, tout comme vous ?

– Pas le moindre, je vous assure.

Vivaldi s’éloigna de la villa Altieri, enméditant sur le sinistre événement dont cette demeure avait été lethéâtre, et sur l’espèce de prophétie du moine, qui se liait d’unesi étrange manière à la mort soudaine de la signora Bianchi. Alors,pour la première fois, l’idée lui vint que ce moine, cet inconnu,pouvait bien être Schedoni lui-même, dont il avait remarqué depuispeu les fréquentes visites chez la marquise sa mère. Cettesupposition donna naissance à un soupçon, qu’il repoussa d’abordavec horreur, mais qui revint bientôt avec plus de force assiégerson esprit. Cependant, en cherchant à se rappeler la voix et lafigure de l’inconnu pour les comparer à celles du confesseur, ilcrut trouver entre elles une assez grande différence. Celan’empêchait pas que l’inconnu, s’il n’était pas Schedoni lui-même,ne pût être un de ses agents. Tous deux – si en effet ils étaientdeux – mis en campagne par sa famille. Indigné des lâches manœuvresemployées contre son amour, et brûlant de connaître le dénonciateursecret d’Elena, il se détermina à tout tenter pour découvrir lavérité, soit en forçant le confesseur de sa mère à la lui avouer,soit en poursuivant dans les ruines de Paluzzi le mystérieuxinconnu qui obéissait à l’influence de Schedoni.

Le couvent de Santa Maria de la Pietà, dontBéatrice lui avait parlé, fut aussi l’objet de ses réflexions. Ilétait difficile de croire qu’Elena y eût des ennemis. Depuisquelques années, elle était liée avec les religieuses ; et lesbroderies dont Béatrice avait parlé expliquaient assez la nature deces relations. Cette circonstance, qui mettait en lumière le peu defortune d’Elena et les habitudes laborieuses par lesquelles elle ysuppléait, augmentait encore la tendre admiration que Vivaldi avaitconçue pour elle. Cependant son esprit revenait sans cesse sur lessoupçons d’empoisonnement que Béatrice lui avait communiqués. Ilpensa que ses doutes seraient fixés par la vue du corps de lapauvre dame. Béatrice avait promis de le lui montrer le soir même,lorsque Elena se serait retirée dans sa chambre.

Cette démarche, au fond, lui inspiraitquelques scrupules ; il hésitait à s’introduire secrètementdans la maison d’Elena, quand l’orpheline était encore sous le coupd’événements si douloureux. Il sentit pourtant la nécessité de s’yrendre avec un médecin pour constater les véritables causes de lamort.

C’est ainsi qu’il se trouva forcé de remettreà un moment plus favorable la poursuite du mystérieux inconnu.

Chapitre 4

 

Vivaldi, de retour à Naples, se dirigea versl’appartement de sa mère, pour lui poser quelques questions surSchedoni. Précisément, le confesseur se trouvait avec elle dans sonoratoire.

« Cet homme, se dit le jeune comte, mepoursuit comme mon mauvais génie ; mais avant qu’il sorted’ici je saurai si mes soupçons sont fondés. »

Tout absorbé par son entretien, le religieuxne l’avait pas vu entrer, ce qui permit à Vivaldi d’observer saphysionomie.

Le moine, en parlant, tenait les yeux baisséset ne laissait voir, dans ses traits immobiles, qu’uneinflexibilité de marbre. Au bruit que fit le jeune homme, leconfesseur leva la tête ; mais, en rencontrant le regard deVivaldi, il ne laissa paraître aucune émotion. Il se leva seulementpour lui rendre son salut avec une sorte de hauteur.

La marquise parut interdite à la vue de sonfils, et ses sourcils froncés prirent une expression sévère ;mais elle corrigea ce premier mouvement par un sourirecontraint.

Schedoni se rassit tranquillement et se mit àcauser de sujets indifférents avec l’aisance d’un homme du monde.Vivaldi se taisait, appliquant ses yeux et ses oreilles àrechercher la solution du problème qui occupait ses pensées. Lessons graves de la voix de Schedoni le firent douter que ce moinefût celui des ruines de Paluzzi ; et la différence de statureconfirma son incertitude, car la taille de Schedoni paraissait plushaute que celle de l’inconnu ; et, s’il y avait d’ailleursdans leur air quelque ressemblance, il était possible que l’habitdu même ordre, porté par les deux religieux, ajoutât à ladifficulté de les distinguer. Pour dissiper ces doutes, le jeunehomme se décida à poser quelques questions au confesseur, enétudiant l’expression de sa physionomie. Il prit occasion dequelques dessins de ruines qui ornaient l’oratoire de la marquise,pour parler de celles de la forteresse de Paluzzi, qui étaientdignes, disait-il, d’entrer dans la collection.

– Peut-être les avez-vous vues récemment,mon révérend père ? dit-il en fixant sur le moine un regardpénétrant.

– C’est un beau débris d’antiquités,répondit le confesseur impassible.

– Oui, continua Vivaldi sans le quitterdes yeux, cette voûte suspendue entre deux rochers, dont l’un estsurmonté d’une tour et l’autre ombragé par une forêt de pins et dechênes majestueux, est de l’effet le plus grandiose ; mais cetableau aurait besoin d’être animé par des figures, et j’imaginequ’un groupe de bandits, se jetant à l’improviste sur lesvoyageurs, qu’un religieux drapé dans sa robe noire, et sortanttout à coup des ténèbres de la voûte pour annoncer quelqueévénement sinistre, seraient fort pittoresques.

Tout ce discours ne sembla guère émouvoirSchedoni dont le visage ne reflétait qu’un grand calme.

– Voilà, dit-il, un tableau parfaitementordonné, et je ne puis qu’admirer votre bonne grâce à mettre sur lemême plan les brigands et les religieux.

– Excusez mon étourderie, reprit Vivaldi.Par le même plan, mon révérend père, on n’entend pas dire la mêmeligne.

– Oh ! je ne m’en offense pas, ditle moine avec un sourire sardonique.

Pendant cet échange de répliques, la marquiseavait été appelée au-dehors. Vivaldi en profita pour presser plusvivement son interlocuteur.

– Il me semble pourtant, reprit-il, quesi ces ruines ne sont pas fréquentées par des bandits, elles lesont du moins par des moines, car je n’ai guère passé par là sansen voir apparaître quelqu’un. Un surtout qui s’est montré etéclipsé si vite que j’ai été tenté de le prendre pour un êtresurnaturel.

– Le couvent des Pénitents Noirs n’estpas bien loin de là, dit le confesseur.

– Leur costume ressemble-t-il au vôtre,mon révérend ? demanda Vivaldi. Le religieux dont je parle m’aparu habillé à peu près comme vous. Il était, je crois, de la mêmetaille que vous et avait un peu votre air.

– C’est possible, répondit le confesseursans se départir de son calme. Pourtant les Pénitents Noirs sontrevêtus d’une espèce de sac, et la tête de mort qu’ils portent surleurs vêtements n’aurait sûrement pas échappé à vos observations.Il est donc probable que ce n’est pas un moine de ce couvent quevous aurez vu.

– Quoi qu’il en soit, répliqua Vivaldi,j’espère parvenir à le connaître mieux, et lui parler alors unlangage qu’il ne pourra guère feindre de ne pas entendre.

– Vous ferez bien, jeune homme, si vousavez à vous plaindre de lui.

Vivaldi, à ces mots, crut avoir démasqué sonennemi. Comment, en effet, Schedoni pouvait-il deviner qu’il avaitdes sujets de plainte contre l’homme des ruines ?

– Vous remarquerez, mon révérend père,reprit-il, que je ne vous ai pas dit que j’eusse été insulté ;si donc vous êtes instruit de ce fait, c’est par d’autres moyensque par mes propres paroles.

– Si ce ne sont vos paroles, répliquasèchement Schedoni, votre accent et vos regards s’expriment assezclairement, ce me semble. Tant de véhémence laisse supposer desmotifs d’irritation, je ne sais lesquels, réels ou imaginaires.

– C’est ce que vous n’avez pas à juger,mon révérend, répartit Vivaldi avec une certaine hauteur. Lesinjures dont j’ai à me plaindre ne sont que trop réelles, et jecrois connaître maintenant celui à qui j’ai le droit de lesimputer. Le donneur d’avis funestes et le délateur qui s’introduitdans le sein d’une famille, pour en troubler le repos par de lâchescalomnies, sont à mes yeux une seule et même personne.

Vivaldi, en prononçant ces mots avec unmélange de dignité et d’énergie, les adressa à Schedoni, en leregardant bien en face, comme s’il voulait l’en frapper au cœur.Soit conscience troublée, soit orgueil blessé, les yeux de Schedonibrillèrent d’un éclat sinistre, et le jeune homme crut un instantavoir devant lui un scélérat capable des plus noirs forfaits. Maisce ne fut qu’un éclair ; le religieux se remit aussitôt ;il ne lui restait plus que sa dureté de regard habituelle.

– Monsieur, dit-il à Vivaldi, quoique jene sache rien du motif de vos ressentiments, je ne puis medissimuler qu’ils semblent m’avoir pour objet. Votre intentionserait-elle donc de m’appliquer les propos outrageants dont vousvous êtes servi ?

– Je les applique, s’écria le jeune hommeavec emportement, aux auteurs des persécutions quej’éprouve !

– En ce cas, répondit Schedoni avec leplus grand calme, je n’ai point à m’en plaindre. Si vous n’élevezd’accusation que contre ceux qui vous ont fait souffrir, quelsqu’ils puissent être, ce n’est pas à moi de vous répondre.

La tranquillité du confesseur, alors qu’ilprononçait ces mots, désarma Vivaldi et le rendit à sesincertitudes. Était-il possible qu’un coupable pût conserver, aumoment même où on lui reprochait son crime, la dignité paisible quemontrait Schedoni ? Le jeune homme se condamna lui-même poursa précipitation aveugle et, non moins prompt dans le repentir quedans la colère, il s’empressa d’avouer sa faute. La franchise decet aveu eût touché un cœur généreux ; mais Schedonil’accueillit avec une feinte complaisance et un secret mépris. Ilne vit dans cette nature sincère, qui passait d’une extrémité àl’autre, que l’entraînement d’un jeune insensé, emporté au gré deses passions. Le sourire satisfait qui erra sur ses lèvres étaitcelui d’un homme désormais sûr de son ascendant. Le caractère deVivaldi se montrait tout entier à ses yeux ; il en découvraitle fort et le faible. Certain maintenant de pouvoir tourner àvolonté toutes les vertus du jeune homme contre celui-ci, iltriomphait à l’idée de se venger de l’outrage qu’il avait reçu,tandis que Vivaldi, dans son ingénuité, se reprochait d’avoirfaussement accusé un honnête homme. Telles étaient leursdispositions mutuelles quand la marquise, en rentrant, surprit dansla contenance de son fils quelques symptômes de l’agitation qu’iléprouvait. Elle lui en demanda la cause ; mais Vivaldi,honteux de sa conduite envers le moine, ne put prendre sur lui d’enfaire l’aveu à sa mère ; il balbutia une sorte d’excuse etsortit brusquement.

Schedoni, resté seul avec la marquise, selaissa arracher avec une feinte répugnance le récit de ce quis’était passé ; mais il se garda bien d’atténuer l’insultequ’il avait reçue ; il l’exagéra au contraire, en passant soussilence le repentir qui l’avait suivie ; puis il feignit deplaindre Vivaldi, en en rejetant la faute sur une violencenaturelle dont le jeune homme n’était pas maître.

– Son âge, dit-il, doit lui servird’excuse. Peut-être aussi est-il jaloux de l’amitié dont vousm’honorez ; sentiment bien pardonnable chez celui qui possèdeune mère telle que vous, madame.

– Vous êtes trop bon, mon père, réponditla marquise, dont la colère contre son fils croissait à mesure quel’artificieux conseiller affectait de le défendre. Il ne mérite pasl’excès d’indulgence dont vous couvrez ses offenses.

– Hélas ! reprit le confesseur, cesont de ces attaques auxquelles je devais m’attendre, dévoué commeje le suis aux intérêts de votre illustre famille ; mais jem’y résigne volontiers, si mes conseils peuvent servir à préserverl’honneur de votre maison en sauvant ce jeune homme inconsidéré dessuites de sa folie.

La conclusion de cet entretien, où la marquiseapportait le ressentiment de l’orgueil blessé et Schedoni les vuesintéressées d’un ambitieux, fut une entente définitive sur lesmesures à prendre pour sauver de lui-même, comme ils le disaient,ce malheureux jeune homme, sur qui les remontrances étaient restéessans effet.

Chapitre 5

 

Après s’être livré à un mouvement de regretgénéreux pour la manière dont il avait traité un homme respectable,par son âge et par son habit, Vivaldi, en revenant sur quelquesparticularités de la conduite du moine, sentit malgré lui renaîtresa première défiance ; mais il se la reprocha encore comme uneinjustice.

Le soir venu, il s’échappa secrètement dupalais et se rendit en hâte à la villa Altieri, accompagné d’unmédecin qui offrait toutes les garanties possibles de mérite etd’honnêteté. Béatrice, qui avait veillé pour les attendre, lesintroduisit près du corps. Vivaldi, malgré l’émotion douloureusequi l’avait saisi à son entrée, reprit assez d’empire sur lui-mêmepour assister l’homme de l’art près du lit mortuaire. Voulants’expliquer librement avec lui, il prit la lampe des mains deBéatrice et la renvoya. À l’aspect du visage livide de lamalheureuse signora Bianchi, Vivaldi eut besoin de toute sa raisonpour s’assurer que c’était bien là les mêmes traits qui la veilleencore étaient si animés, les mêmes yeux qui l’avaient regardé avectant d’affection lorsque la brave dame confiait Elena à sa tendresollicitude. Ces souvenirs le touchèrent vivement et, penché sur lecorps de l’infortunée, il renouvela le vœu solennel de remplirenvers l’orpheline tous les devoirs qu’elle lui avait imposés.

Avant qu’il eût le courage de demander aumédecin son opinion, certaines taches noirâtres qui s’étendaientsur le visage de la morte, et quelques autres symptômes encore, luifirent supposer qu’elle avait été empoisonnée. Il craignait derompre le silence et fixait sur le médecin un regardinterrogateur.

– Je devine, dit celui-ci, quelle estvotre pensée. Il y a certes des apparences qui la justifient ;cependant, les mêmes symptômes peuvent se retrouver dans d’autrescirconstances.

Il ajouta quelques explications qui parurentassez plausibles à Vivaldi, puis il demanda à parler à Béatriceafin de savoir dans quel état se trouvait la défunte quelquesheures avant la catastrophe.

Après un assez long entretien avec laservante, il s’en tint à sa première opinion, et conclut deplusieurs accidents contradictoires qu’on ne pouvait trancheraffirmativement la question d’empoisonnement. Soit qu’il craignîtd’émettre un avis qui aurait pu faire planer sur quelqu’un uneaccusation d’homicide, soit qu’il voulût épargner à Vivaldil’horreur d’une pareille découverte, il s’appliqua à tranquilliserle jeune homme et à lui persuader que la mort de la signora Bianchiavait pu être naturelle.

Vivaldi s’arracha enfin à ce triste spectacleet sortit de la maison sans avoir été vu de personne, à ce qu’ilcrut du moins. Le jour commençait à poindre. Déjà l’on voyait surle rivage quelques pêcheurs mettre leurs petits bateaux à la mer.Il n’était plus temps de faire des recherches dans les ruines dePaluzzi. Il retourna donc à Naples, un peu calmé par le résultat desa démarche. Il se sépara du médecin, et rentra au palais avec lesmêmes précautions qu’il avait prises pour en sortir.

Chapitre 6

 

Privée par cette catastrophe inattendue de laseule parente et du seul appui qu’elle eût sur terre, Elena n’étaitcependant occupée que des pieux devoirs qui lui restaient àremplir. La signora Bianchi fut enterrée dans le couvent de SantaMaria de la Pietà. Le corps, escorté d’une file de prêtres quitenaient des torches funéraires, fut porté à visage découvert,suivant l’usage du pays. Mais l’orpheline, à qui ce même usage nepermettait pas de suivre le convoi, s’était rendue d’avance aucouvent pour assister à l’office mortuaire. Sa douleur ne luipermit point de joindre sa voix à celles des religieuses ;mais cette sainte cérémonie y apporta quelque adoucissement, et soncœur se soulagea par des larmes abondantes. Le service achevé,l’abbesse lui rendit visite et entremêla ses consolations des plusvives instances pour la décider à chercher un asile dans sacommunauté. C’était en effet l’intention d’Elena qui espéraittrouver là une retraite convenable à sa situation et auxdispositions de son âme. Aussi s’engagea-t-elle, en quittantl’abbesse, à revenir dès le lendemain s’établir au couvent commepensionnaire ; elle ne serait même pas retournée à la villaAltieri, si ce n’eût été pour instruire Vivaldi de cetterésolution. Son estime et son attachement pour lui s’étaient accrusà tel point qu’elle fondait tout le bonheur de sa vie sur l’unionprojetée par sa tante, lorsqu’elle l’avait confiée solennellement àVivaldi comme à son plus sûr protecteur. Elena trouva le jeunehomme qui l’attendait chez elle.

Aux premiers mots qu’elle lui dit, Vivaldi futsaisi d’une inquiétude singulière, quoiqu’il sût bien que cetteretraite ne devait être que momentanée. Elena lui avait laissé voirson affection ; il avait en elle toute la confiance quel’amour peut inspirer, et cependant il lui semblait qu’il la voyaitlà pour la dernière fois. Mille craintes vagues jusqu’alorsinconnues venaient l’assaillir. Ces religieuses, parmi lesquelleselle allait vivre, ne tenteraient-elles pas de la retenir, de lafixer parmi elles ? ne finiraient-elles pas par yparvenir ? Les protestations même d’Elena ne suffisaient paspour le rassurer sur les suites de cette séparation.

– Hélas ! disait-il, ma chère Elena,je me figure, je ne sais pourquoi, que nous allons nous quitterpour toujours. Je sens sur mon cœur comme un poids que j’ai peine àsoulever. Ah ! pourquoi ne vous ai-je pas pressée de formersur-le-champ des nœuds indissolubles ? pourquoi ai-je laisséexposé à la merci du sort un bonheur qu’il était en notre pouvoirde mettre hors de toute atteinte ? Que dis-je ? N’enest-il pas temps encore ? Oh ! chère Elena, que latyrannie des fausses bienséances ne vous arrête pas ! Si vousallez à Santa Maria que ce soit avec moi, pour y faire bénir notreunion.

Aux vives inquiétudes de son amant, Elenarépondit par de doux reproches. Pourquoi tant d’alarmes au sujetd’une retraite que l’état actuel de son âme, le respect dû à lamémoire de sa tante, et la décence de sa situation, rendaientégalement nécessaire ? Douterait-il de la constance de sessentiments et de la fermeté de son caractère ? Dans ce cas, ilaurait fait un choix imprudent en offrant de la prendre pourcompagne de sa vie.

Vivaldi n’avait rien de sensé à luirépondre ; il lui demanda pardon de sa faiblesse et s’efforçade bannir des inquiétudes si peu fondées. Mais il eut beau faire,il ne put recouvrer ni tranquillité ni confiance, et la jeune fillese laissa gagner elle-même par un abattement que cependant saraison combattait. Les deux amants se séparèrent en versant deslarmes et en s’exhortant mutuellement au courage, malgré lesdéfaillances involontaires qu’ils éprouvaient en secret l’un etl’autre.

Elena, restée seule, s’efforça de se distrairepar les apprêts de son départ, qui la menèrent fort avant dans lanuit. La vue de cette maison où elle avait vécu depuis son enfance,et qu’elle allait maintenant quitter pour un monde inconnu, luiinspirait des pensées mélancoliques. Elle croyait voir errerl’ombre de sa tante dans cette chambre où elles avaient passé lasoirée ensemble, la veille du fatal événement. Son imaginationévoquait des souvenirs à la fois bien tristes et bien doux,lorsqu’elle en fut distraite par un bruit soudain qu’elle entenditau-dehors. Elle leva les yeux et vit plusieurs visages quisemblèrent passer rapidement devant sa fenêtre. Comme elle selevait pour fermer les jalousies, on frappa fortement à la ported’entrée, puis Béatrice poussa des cris perçants. Bien qu’alarméepour elle-même, Elena eut le courage de courir au secours de lavieille femme ; mais, en entrant dans un passage qui menait àla salle d’où partaient les cris, elle aperçut trois hommes masquéset enveloppés de manteaux, qui s’élancèrent à sa rencontre. Elles’enfuit, mais ils la poursuivirent jusque dans la chambre qu’ellevenait de quitter. Sa force et son courage l’abandonnaient ;elle leur demanda cependant quel était leur projet. Sans luirépondre, ils lui jetèrent un voile sur la tête et l’entraînèrentvers le portique, malgré ses cris et ses supplications.

En passant dans la salle, elle aperçutBéatrice attachée à un pilier ; l’un des bandits masqués lasurveillait et la menaçait du geste. La pauvre vieille femme, à lavue d’Elena, se mit à supplier ces hommes plus pour sa maîtresseque pour elle-même. Vains efforts ! Elena fut entraînée de lamaison dans le jardin où elle perdit connaissance. Quand ellerevint à elle, elle se trouvait dans un carrosse fermé, emporté augrand galop des chevaux. À ses côtés, elle revit les deux hommesmasqués qui s’étaient emparés d’elle, et qui à toutes sesquestions, à toutes ses prières, ne répondirent que par un silenceabsolu. Le carrosse roula toute la nuit, ne s’arrêtant que pourchanger de chevaux. À chaque relais, Elena s’efforçait d’appeler ausecours et d’intéresser à son sort les gens de la poste ; maisles stores de la voiture étaient soigneusement fermés, et lesravisseurs en imposaient sans doute par quelque fable à lacrédulité de l’entourage, car personne ne bougea pour la délivrer.Pendant les premières heures, le trouble et la terreur l’avaientprofondément abattue ; mais quand elle reprit un peu sesesprits, la douleur et le désespoir l’assaillirent derechef :elle se vit séparée de Vivaldi pour toujours. Persuadée que cetteviolence était l’œuvre de la famille de son amant, elle compritquels obstacles insurmontables allaient maintenant se dresser entreeux, et l’idée qu’elle ne verrait plus le jeune homme agit sur elleavec tant de force qu’elle en oublia toute autre crainte et devintdès lors indifférente sur le lieu de sa destination et le sortqu’on lui réservait. Dans la matinée, comme la chaleur commençait àse faire sentir, on abaissa un peu les panneaux du carrosse pourdonner de l’air ; mais cette petite ouverture ne laissait voirque des cimes de montagnes et des roches. Il était près de midi,autant qu’Elena put en juger par l’excès de la chaleur, lorsqu’ons’arrêta à une maison de poste pour lui faire donner un verre d’eaufraîche, et, comme le panneau fut abaissé tout à fait, elle aperçutun pays sauvage et solitaire, hérissé de montagnes et de forêts.Elle trouva cependant un soulagement passager dans le spectacle decette nature abrupte, mais grandiose, qu’on lui permettait encorede contempler ; et son courage se soutint pendant le reste duvoyage. Quand la chaleur et le jour furent sur leur déclin, lecarrosse entra dans une gorge creusée entre deux chaînes derochers, au fond de laquelle on découvrait, comme par un longtélescope, une vaste plaine bornée par des montagnes que doraientles feux du soleil couchant. Le chemin pratiqué sur l’un des côtésde cette gorge dominait le lit d’un torrent qui, s’élançantimpétueusement des hauteurs, modérait ensuite sa course jusqu’aubord d’un autre précipice où il s’élançait avec un horrible fracas,en dispersant dans les airs une poussière d’écume. À ce spectacleplus effrayant mille fois que la plume ou le pinceau ne le peuventrendre, Elena ressentit une sorte de plaisir âpre, en harmonie avecses émotions douloureuses ; mais ce sentiment fit place à uneffroi véritable lorsqu’elle vit que la route qu’elle suivaitaboutissait à un pont étroit, jeté, d’une chaîne de montagnes àl’autre, par-dessus l’abîme au fond duquel grondait l’impétueuxtorrent. Ce pont n’avait d’autre parapet que quelques frêles piècesde bois. Il était si élevé que de loin on croyait le voir suspendudans le ciel. Elena ferma les yeux et recommanda son âme à Dieupendant ce périlleux passage. De l’autre côté de la gorge, lechemin continuait à descendre le long du torrent pendant l’espaced’un mille environ et débouchait sur de larges et riches campagnes,en face des belles montagnes qu’on avait entrevues au fond dudéfilé : il semblait qu’on passât de la mort à la vie. Mais cetableau et ces contrastes cessèrent d’occuper l’esprit d’Elenalorsque, sur une des plus hautes montagnes qui se dressaient devantelle, elle distingua les clochers d’un monastère qui lui parut êtrele terme de son voyage.

Comme le chemin était devenu trop roide ettrop étroit pour un carrosse, ses deux guides descendirent etl’obligèrent à mettre aussi pied à terre. Elle les suivit par unsentier tournant, ombragé de myrtes, d’amandiers, de jasmins etd’autres arbustes odorants. Ces bosquets laissaient voir parintervalles une plaine verdoyante qui s’étendait au bas desmontagnes des Abruzzes. En avançant, on distinguait l’une aprèsl’autre les différentes parties d’un vaste édifice : les tourset les clochers de l’église, les toits du cloître découpés à anglesaigus, les murs des terrasses surplombant des précipices etl’antique portail donnant accès dans la cour principale. Aprèsavoir passé à côté de plusieurs chapelles rustiques et devant desstatues de saints abritées sous des grottes ou à demi cachées pardes ronces, les compagnons d’Elena s’arrêtèrent près de la petiteniche d’une madone, à quelques pas du sentier. Là, à son grandétonnement, ils examinèrent ensemble quelques papiers, puiss’éloignèrent un peu pour se consulter ; ils parlaient si basqu’elle ne put entendre un seul mot de leur entretien. Bientôtaprès, l’un d’eux s’éloigna en direction du monastère, laissantElena à la garde de son camarade Elle profita du moment où cethomme était seul pour tenter de le bien disposer en safaveur ; mais il ne lui répondit que par un geste de refus.Elle se résolut donc à supporter son malheur avec patience. Le lieuétait favorable à la mélancolie ; et l’orpheline s’abandonnaità cette impression que redoublait encore le silence de toute lanature lorsqu’elle fut tirée de sa rêverie par un chant lointain dereligieux qui célébraient l’office du soir. Elle distingua parintervalles des voix de religieuses qui s’y mêlaient, et se flattade l’espérance qu’elle trouverait là quelques âmes compatissantes.Elle aperçut bientôt dans l’obscurité deux religieux quis’avançaient vers elle. Lorsqu’ils furent plus près, elle distingualeur robe grise, leur capuchon, leur tête rasée à l’exception d’unecouronne de cheveux blancs. Chose étrange ! en observant leplus grand des deux, Elena crut reconnaître son second compagnon deroute. La ressemblance était frappante : c’était, sous uncostume différent, la même rudesse, le même regard faux et perçant.Les deux moines renvoyèrent l’homme qui était resté près de lajeune fille, et dirent à celle-ci de les suivre. Ils arrivèrent àune grille qui leur fut ouverte par un frère lai, et entrèrent dansune vaste cour dont trois côtés étaient formés par les arcades d’uncloître, le quatrième donnant sur un jardin qui aboutissait, parune allée de cyprès, à une église remarquable par ses vitrauxcolorés et son fouillis d’ornements gothiques. Le frère quiconduisait Elena traversa la cour et sonna une cloche ; unereligieuse ouvrit, et la jeune fille fut remise entre ses mains. Lasœur, gardant le silence, la fit passer par de longs corridors,dans lesquels ne résonnait le pas d’aucun être humain et dont lesmurs étaient couverts de lugubres peintures et d’inscriptionsmenaçantes, signes évidents de la superstition des habitants de cetriste séjour. Elena perdit l’espoir d’éveiller quelque pitié dansdes âmes endurcies par la vue perpétuelle de ces sombres emblèmes.Elle considérait avec effroi cette religieuse qui la conduisait,glissant plutôt qu’elle ne marchait le long du cloître, revêtue desa robe blanche flottante, éclairant de la bougie qu’elle tenaitune figure pâle et maigre, plus semblable à un spectre sortant dutombeau qu’à une créature vivante.

Arrivées au parloir de l’abbesse, lareligieuse dit à Elena :

– Attendez ici que madame revienne del’église.

– Ma sœur, demanda Elena, sousl’invocation de quel saint est ce couvent ? Et qui en estabbesse, je vous prie ?

La sœur ne répondit pas, mais elle quitta lasalle en jetant à l’étrangère un regard méchamment curieux etchargé d’une sorte de haine. La pauvre Elena ne resta pas longtempsabandonnée à ses réflexions. L’abbesse parut. Elle avait un grandair de dignité qui prit, en présence de l’orpheline, le caractèrede la hauteur et du dédain. Cette femme, qui appartenait à unefamille noble, estimait que de tous les crimes, le sacrilègeexcepté, le plus inexcusable était l’offense faite à despersonnages d’un rang élevé. Il était donc tout simple qu’ayantdevant elle une fille de rien, accusée d’avoir séduit par artificel’héritier d’une illustre maison, elle ressentît autant de méprisque d’indignation et qu’elle fût disposée à punir la coupable.Elena s’était levée toute tremblante à son approche. L’abbesse lalaissa debout.

– Vous êtes, je crois, lui dit-elle, lajeune personne arrivée de Naples ?

– Je me nomme Elena Rosalba, répondit lajeune fille en reprenant un peu d’assurance.

– Ce nom ne m’est pas connu, répliqual’abbesse. Je sais seulement qu’on vous envoie ici pour que vousappreniez à mieux vous connaître et à vous pénétrer de vosdevoirs ; et j’aurai soin, pour vous amener là, de suivreexactement ce que m’a fait adopter mon dévouement à l’honneur d’unenoble famille.

Ces mots furent un trait de lumière pour Elenaqui, par l’effet d’une conscience pure et de la vive douleurqu’elle ressentait, osa demander en vertu de quelle autorité elleavait été enlevée et de quel droit on la tenait prisonnière.L’abbesse n’était pas habituée à s’entendre interroger ; elledemeura un moment muette d’étonnement. À la fin ellereprit :

– Je dois vous avertir que ces questionsne conviennent point à votre situation, et que le repentir peutseul atténuer vos fautes.

– Je laisse ces sentiments, madame,repartit Elena avec une révérence pleine de dignité, à ceux quim’oppriment injustement.

Mais là se bornèrent ses récriminations, aussiinutiles qu’elles lui paraissaient au-dessous d’elle. Elle sesoumit aux ordres de l’abbesse, résolue à tout souffrir sans selaisser abaisser.

Elle fut conduite à la chambre qu’elle devaithabiter, par la religieuse qui l’avait reçue à son arrivée. C’étaitune cellule étroite qui n’avait qu’une petite fenêtre. Un matelas,une chaise, une table, avec un crucifix et un livre de prières, encomposaient tout le mobilier. Elena ne put retenir ses larmes. Quelchangement dans sa situation ! Il était bien évidentmaintenant que la famille Vivaldi s’opposait de toutes ses forcesau projet du jeune comte et que la signora Bianchi était tombéedans une grande erreur, en supposant qu’on pourrait vaincre un jourla résistance du marquis et de la marquise. Cette découverteréveilla chez la jeune fille toute la fierté un moment assoupie parsa tendresse ; elle fut saisie d’un amer repentir à l’idéed’avoir pu consentir à une union clandestine. La conscience de soninnocence, qui l’avait soutenue en présence de l’abbesse, commençadès lors à faiblir.

« Hélas ! se dit-elle, ils ne sontque trop justes, ses reproches ; et je mérite bien ce que jesouffre, puisque je suis descendue, ne fût-ce qu’un instant,jusqu’à l’humiliation de désirer une alliance dont on ne m’a pasjugée digne ! Mais il est encore temps de recouvrer ma propreestime en renonçant à Vivaldi… Renoncer à lui ! à lui quim’aime tant ! l’abandonner à son malheur ! Lui qui a reçuma foi, qui a droit de réclamer ma main, legs sacré d’une amiemourante, et qui déjà possède tout mon cœur ! Cruellealternative ! Ne pouvoir écouter la voix de l’honneur et de laraison sans abjurer les sentiments les plus purs, sans détruire demes propres mains le bonheur de toute ma vie ! Mais quedis-je ? L’honneur et la raison me commandent-ils de sacrifierainsi celui qui sacrifiait tout pour moi et de le livrer à uneéternelle douleur, pour satisfaire aux vains préjugés de sonorgueilleuse famille ?… »

La pauvre Elena reconnaissait trop tardqu’elle ne pouvait suivre les conseils d’un juste orgueil sanstrouver dans son cœur une résistance imprévue. Et quoiqu’elleenvisageât toute l’étendue et la puissance des obstacles placésentre elle et Vivaldi par le marquis et la marquise, elle nepouvait s’arrêter à l’idée d’être séparée de lui pour toujours. Ilne lui restait plus qu’à se soumettre aveuglément à sadestinée ; car abandonner Vivaldi pour prix de sa liberté ousubir l’humiliation d’un mariage secret, s’il parvenait à ladélivrer, ni l’un ni l’autre de ces partis ne lui paraissaitacceptable. Puis, après tout cela, lorsqu’elle venait à penser aupeu de probabilité que Vivaldi parvînt jamais à découvrir saretraite, la vive douleur qu’elle en ressentait montrait assezqu’elle craignait bien plus de le perdre que d’acheter sa présencepar les plus cruels sacrifices et que, de tous les sentiments quiluttaient dans son âme, le plus puissant était encore sonamour.

Chapitre 7

 

Vivaldi, ignorant tout de ce qui s’était passéà la villa Altieri, était encore sous le coup de l’impressionprofonde produite sur son esprit par les avis du moine, sonpersécuteur. Il persistait dans la résolution de faire les plusgrands efforts pour découvrir l’étrange personnage qui avait pris àtâche de surveiller ses pas et de troubler son repos. Il se décidadonc à se rendre vers minuit à la forteresse de Paluzzi, avec destorches, pour en parcourir les ruines. La difficulté principaleétait de trouver quelqu’un qui voulût bien l’y accompagner, carBonarmo persistait dans son refus. D’un autre côté, Vivaldi ne sesouciait pas de confier au premier venu les motifs de sonentreprise. Il finit donc par prendre le parti d’emmener Paolo, sondomestique.

Il était nuit close lorsqu’ils sortirent deNaples. Paolo était un vrai Napolitain, fin, curieux, adroit ;et Vivaldi, à qui plaisaient sa gaieté et son esprit original, luipermettait une liberté de parole et une familiarité peu communesentre un maître et un valet. En chemin, il lui apprit de sesaventures ce qu’il était nécessaire qu’il en sût pour tenir enhaleine sa curiosité et son zèle. Rieur et brave, Paolo étaitdégagé de toute superstition. Aussi, voyant que son maître n’étaitpas éloigné d’attribuer à une cause surnaturelle ce qui lui étaitarrivé dans les ruines de Paluzzi, se mit-il à plaisanter là-dessusà sa façon ; mais Vivaldi n’était pas d’humeur à le supporter.Son maintien devenait plus grave à mesure qu’il approchait de lavoûte. Occupé à se défendre des terreurs de l’imagination, ils’affermissait contre les dangers surhumains, sans prendre aucuneprécaution contre ceux dont les hommes pouvaient le menacer. Paolo,tout au contraire, n’était en peine que des ennemis en chair et enos ; et c’était de ceux-là qu’il songeait à se garantir. Commeil se récriait sur l’imprudence de Vivaldi à choisir la nuit pourse rendre à Paluzzi, son maître lui fit observer que c’étaitseulement la nuit qu’ils pourraient parvenir à découvrir le moine.Il ajouta qu’il fallait se garder d’allumer la torche, quirévélerait leur présence à l’inconnu ; mais Paolo objecta quedans l’obscurité celui-ci leur échapperait. Enfin ils prirent leparti de cacher la lumière dans le creux d’un rocher qui bordait laroute, de manière à l’avoir sous la main ; puis Vivaldi pritposition avec Paolo à ce même endroit de la voûte où déjà Bonarmoet lui s’étaient tenus en embuscade. À ce moment, ils entendirentsonner minuit à l’horloge d’un monastère éloigné. Cette clocherappela à Vivaldi que Schedoni lui avait parlé d’un couvent dePénitents Noirs qui se trouvait dans le voisinage de Paluzzi, et ildemanda à Paolo si c’était là l’horloge de ces religieux. Paolorépondit affirmativement, en ajoutant qu’un événement bien étrange,qu’on lui avait raconté, avait gravé dans son esprit le souvenir ducouvent Santa Maria del Pianto.

– Quel événement ? lui demanda sonmaître. Parle bas, de crainte que nous ne soyons découverts.

– Ah ! monsieur, répondit Paolo,l’histoire n’est connue que de peu de personnes, et j’ai promis lesecret.

– C’est différent, si tu as promis lesecret, je te défends de me la raconter.

– C’est-à-dire, j’ai promis le secret… àmoi-même ; mais, en votre faveur, je suis tout disposé à medégager…

– À la bonne heure. Parle donc en cecas.

– C’est pour vous obéir, monsieur. Voussaurez donc que c’était la veille de la Saint-Marc, il y a environsix ans.

– Paix ! dit Vivaldi, croyantentendre du bruit.

Ils prêtèrent l’oreille quelques instants,puis Paolo continua :

– C’était la veille de la Saint-Marc,après les derniers coups de la cloche du soir. Une personne…

Vivaldi l’arrêta encore. Pour le coup, ilavait entendu marcher près de lui.

– Vous venez trop tard, dit unevoix forte et stridente que Vivaldi reconnut pour celle du moine.Il y a plus d’une heure qu’elle est partie. Songez àvous !

Quoique frappé de ces paroles, dont ilcherchait le sens, Vivaldi s’élança du côté d’où venait la voix etessaya de saisir l’inconnu. Paolo tira au hasard un coup depistolet et courut à la torche.

– Monsieur, s’écria-t-il, il est montépar le petit escalier ; j’ai vu le bas de sa robe.

Arrivés au sommet de la terrasse qui dominaitla voûte, ils élevèrent la torche au-dessus de leurs têtes, enscrutant attentivement les alentours.

– Ne vois-tu rien ? demandaVivaldi.

– Monsieur, je crois avoir vu passerquelqu’un sous ces arcades, à gauche, au-delà du fort. Si c’est unesprit, il paraît ressembler beaucoup à nous autres mortels, par lesoin qu’il prend de faire mouvoir ses jambes aussi lestement qu’unlazzarone.

– Parle moins et observe mieuxinterrompit Vivaldi, en dirigeant la torche vers l’endroit quePaolo indiquait.

Tous deux s’avancèrent vers un rang d’arcadesattenant à un bâtiment de construction singulière, – le même danslequel Vivaldi était entré lors de sa première visite aux ruines,et d’où il était sorti avec tant de précipitation et d’effroi. Etcependant qu’ils regardaient autour d’eux avec attention :

– Monsieur, reprit Paolo, en dirigeant dudoigt l’attention de son maître, c’est par cette porte-là que j’aivu passer quelqu’un.

Vivaldi hésita un instant, les yeux fixés surl’édifice ; puis il se décida hardiment :

– Paolo, dit-il, si tu as le courage deme suivre, descendons cet escalier en silence et avec précaution.Si tu ne réponds pas de toi, j’irai seul.

– Il est trop tard, monsieur, pour meposer cette question. Si je n’étais résolu d’avance à vousaccompagner partout, je ne serai pas ici. Marchons.

Vivaldi tira son épée ; et tous deux,franchissant la porte, s’engagèrent dans un passage étroit dont ilsne voyaient pas le bout. Ils avançaient avec précaution, s’arrêtantde temps en temps pour écouter. Après quelques minutes de cettemarche silencieuse entre deux murailles resserrées, Paolo saisitson maître par le bras :

– Monsieur, lui dit-il à voix basse, nedistinguez-vous pas, là-bas dans l’obscurité, un homme…

Vivaldi, projetant la lumière en avant,aperçut confusément quelque chose de semblable à une figurehumaine, immobile à l’extrémité du passage ; son vêtementparaissait de couleur noire ; mais les ténèbres, dont cetteforme vague se détachait à peine, ne permettaient d’en discerneraucun trait. Ils pressèrent le pas ; mais arrivés à l’endroitoù la figure s’était montrée, ils ne trouvèrent plus rien. Ilsétaient alors au bord d’un petit escalier qui descendait à descaveaux souterrains. Vivaldi appela à grands cris, et n’entenditsous ces voûtes que l’écho de sa voix. Il descendit rapidement,toujours suivi de Paolo qui, à peine arrivé au bas, luidit :

– Le voilà, monsieur, je le voisencore ; il s’échappe par la porte qui est là-bas devantnous.

En effet, le bruit d’une porte roulant sur sesgonds se faisait entendre dans l’éloignement. Cette porte à peineouverte, se referme aussitôt. C’était bien, pensèrent-ils, la mêmefigure déjà entrevue qui s’enfuyait par là et qui craignait d’êtredécouverte. Vivaldi s’élance vers la porte mal fermée qui cède sousses efforts.

– Ah ! dit-il, pour cette fois tu nem’échapperas plus !

Mais entré dans la chambre, il n’y trouvapersonne. Il fit le tour des murs et les examina attentivement,ainsi que le sol, sans découvrir aucune issue par où un hommeaurait pu s’échapper. Il n’aperçut d’autre ouverture qu’une hautefenêtre, fermée par une forte grille, et si étroite qu’ellelaissait à peine passer un peu d’air.

Vivaldi demeura frappé d’étonnement.

– N’as-tu rien vu passer ?demanda-t-il à Paolo, qui était resté sur le seuil.

– Rien, répondit Paolo.

– Voilà qui est incompréhensible !Il y a là quelque chose de surnaturel !

– Mais, monsieur, dit Paolo, si c’étaitun esprit, pourquoi aurait-il peur de nous, qui avons peur delui ?… Pourquoi se serait-il enfui ?…

– Peut-être pour nous attirer dans unpiège. Approche la lumière, examinons encore.

Paolo obéit, mais ils eurent beau scruter lesparois et les frapper avec une attention minutieuse, ils ne purentdécouvrir aucune trace de passage ni de cachette.

Pendant qu’ils étaient occupés ainsi, la portese referma avec un fracas qui fit retentir la voûte. Vivaldi etPaolo restèrent un moment frappés de saisissement et seregardant ; puis ils se précipitèrent sur cette porte pourl’ouvrir. On peut se figurer leur consternation lorsqu’ils eurentreconnu l’inutilité de leurs efforts. Elle était d’une grandeépaisseur, garnie de fortes lames de fer, comme une porte deprison, et l’aspect de la chambre où ils étaient renfermésindiquait assez qu’elle avait servi à cet usage.

– Ah ! monsieur, s’écria Paolo, sic’est un être spirituel qui nous a amenés jusqu’ici, nous ne lesommes guère, nous, de nous être laissés prendre à son piège.

– Trêve de sottes réflexions, ditVivaldi, et aide-moi à chercher les moyens de sortir d’ici.

Ils se mirent encore à examiner la pièce oùils se trouvaient. Dans un coin, à terre, ils découvrirent alors unobjet qui leur révéla le sort probable de quelque malheureuxenfermé avant eux dans ce réduit, c’étaient des vêtements souillésde sang. À cette vue, un terrible pressentiment de leur destinéeles retint immobiles, les yeux fixés en terre. Vivaldi, revenu àlui le premier, souleva les vêtements avec la pointe de son épée etdistingua une robe noire avec un scapulaire.

– Ah ! monsieur, s’écria Paolo,c’est le costume qui a servi à déguiser le démon qui nous aconduits jusqu’ici. C’est un drap mortuaire pour nous, dans cetombeau où nous sommes ensevelis.

– Pas encore ! dit Vivaldi, dont ledésespoir sembla doubler l’énergie.

Et il se mit à faire de nouveaux efforts pourébranler la porte, mais il n’y put parvenir. Puis il hissa Paolojusqu’à la fenêtre grillée contre laquelle celui-ci usa inutilementses forces. Ils crièrent l’un et l’autre sans plus de succès. Enfinlassés de leurs vaines tentatives, ils y renoncèrent et selaissèrent tomber à terre, découragés. Vivaldi, s’abandonnant alorsaux plus désolantes pensées, se rappela les dernières paroles dumoine et, son esprit exalté les interprétant dans le sens le plusterrible, il y vit en style figuré l’annonce de la mort d’Elena quiprécédait de bien peu la sienne : « Vous venez troptard ! Il y a une heure qu’elle est partie ! Songez àvous ! » avait dit l’apparition. Cette idée subitechassa de son esprit tout sentiment de crainte pour lui-même. Il seleva et se mit à marcher à grands pas, confirmé dans ses affreusesappréhensions par le souvenir des premières prédictions du moinequi lui avait annoncé la mort de la signora Bianchi. En vain Paolo,oubliant pour un instant sa propre situation, s’efforçait de lecalmer ; Vivaldi n’écoutait ni n’entendait rien. Cependant,Paolo ayant prononcé par hasard le nom du Couvent de Santa Mariadel Pianto, l’idée que le moine qui lui avait parlé d’Elena avaitpeut-être quelque relation avec ce monastère voisin éveillavivement son intérêt et, pour confirmer ou non cette supposition,il demanda à Paolo la suite du récit qu’il avait commencé. Celui-ciobéit, non sans quelque répugnance, et reprit en baissant lavoix :

– C’était la veille de la Saint-Marc, etjuste au moment où sonnait l’Angélus du soir. Vous n’êtes peut-êtrejamais entré, monsieur, dans l’église de Santa Maria delPianto ; c’est bien l’église gothique la plus sombre que l’onait jamais vue. Dans un des bas-côtés, il y a un confessionnal. Àcette heure, dis-je, un homme, si bien enveloppé dans un longmanteau qu’on ne pouvait rien voir de sa taille ni de sa figure,vint s’agenouiller à ce confessionnal. Au surplus, eût-il été vêtuavec autant d’élégance que vous, monsieur, personne ne s’en seraitdouté ; car cette partie de l’église, n’étant éclairée que parla lampe suspendue à son extrémité, était presque aussi obscure quela chambre où nous sommes. Sans doute cette obscurité est-elleménagée pour que les pénitents ne rougissent pas visiblement despéchés dont ils se confessent.

– Continue, dit Vivaldi avecimpatience.

– Oui, monsieur… Mais je ne sais plus oùj’en étais… ah ! oui, au pied du confessionnal. Donc,l’inconnu, agenouillé devant la petite grille, poussait de telsgémissements à l’oreille du confesseur qu’on les entendait àl’autre bout de l’église. Vous saurez, monsieur, que les religieuxde Santa Maria del Pianto sont de l’ordre des Pénitents Noirs etque les gens qui ont de gros péchés sur la conscience viennent làde très loin pour se confesser au grand pénitencier, le pèreAnsaldo, qui demeure dans le couvent. Or, c’était lui qui écoutaitl’inconnu. Il le reprit doucement pour l’éclat qu’il faisait ets’efforça de le consoler. L’homme, s’apaisant un peu, reprit saconfession. Je ne sais ce qu’il dit au père Ansaldo, mais ce devaitêtre quelque chose de bien étrange et de bien horrible, car tout àcoup le grand pénitencier quitta le confessionnal et, avant d’avoirpu regagner sa cellule, il tomba en convulsions et s’évanouit.Quand il fut revenu à lui, il demanda à ceux qui l’entouraient siun pénitent qui s’était présenté à son confessionnal était encoredans l’église et, dans ce cas, il donna ordre de l’arrêter. Un desreligieux se rappela qu’en traversant l’église pour aller ausecours du père Ansaldo, il avait vu un homme passer vivement prèsde lui ; cet homme était de grande taille, vêtu d’une robe demoine blanc, et se dirigeait vers la porte extérieure de l’église.Le père Ansaldo pensa que c’était son pénitent. On envoya chercherle frère portier, mais celui-ci n’avait vu personne vêtu de lafaçon qu’on lui décrivait ; de plus, il n’était entré, dit-il,de toute l’après-dînée, aucun religieux vêtu de blanc. Dès lors,tous les pères supposèrent que l’inconnu devait se trouver encoredans l’enceinte du couvent où il s’était sans doute glissé parsurprise. Mais toutes les recherches furent inutiles.

– Oh ! ce devait être monmoine ! dit Vivaldi, malgré la différence du froc. Car il n’yen a pas deux au monde qui puissent s’échapper simiraculeusement.

À ce moment, leur entretien fut interrompu pardes sons étouffés qui parurent à leur imagination troublée lesgémissements d’une personne près d’expirer. Ils écoutèrent… Lebruit cessa…

– Bah ! fit Paolo, ce n’est que lebruit du vent.

Et reprenant son récit :

– Depuis l’époque de cette étrangeconfession, dit-il, le père Ansaldo se montra tout différent de cequ’il était, et sa tête faiblit…

– Le crime entendu en confessionl’intéressait donc ? interrompit Vivaldi.

– Je n’ai rien ouï dire de pareil,répondit Paolo, et même quelques circonstances qui suivirentsemblent prouver le contraire. Un mois environ après cet événement,un jour qu’il faisait une chaleur étouffante et que les moinessortaient de l’office…

– Chut ! dit Vivaldi, n’entends-jepas parler à voix basse ?…

Ils prêtèrent l’oreille et distinguèrent eneffet des voix humaines, mais sans pouvoir définir si ellesvenaient de quelque pièce voisine ou d’un étage supérieur. Dans lasituation où ils se trouvaient, il ne leur restait plus rien àcraindre ; aussi se mirent-ils à crier de toutes leursforces ; mais on ne leur répondit pas, et les voix cessèrentde se faire entendre. Épuisés par leurs efforts, ils se laissèrenttomber à terre, renonçant à toute autre tentative jusqu’au retourde la clarté du jour. Vivaldi ne se souciait guère de la suite durécit de Paolo depuis qu’il n’y voyait aucun rapport avec le sortd’Elena ; et le valet, de son côté, s’étant enroué à force decrier, n’était pas disposé à rompre le silence.

Chapitre 8

 

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuisl’arrivée d’Elena au monastère de San Stefano sans qu’il lui fûtpermis de sortir de sa chambre. Sous clef, elle ne voyait personne,si ce n’est la religieuse qui lui apportait quelquesaliments ; la même qui l’avait reçue aux portes du couvent.Lorsqu’on pensa que son courage pouvait être brisé par ce longisolement et par l’inutilité de sa résistance, on la manda auparloir. L’abbesse l’y attendait seule, et la sévérité de sonaccueil prépara l’orpheline à une scène des plus sérieuses. Aprèsun exorde sur la noirceur de son crime et sur la nécessité desauver l’honneur d’une famille que sa conduite désordonnée avaitfailli compromettre, l’abbesse lui déclara qu’elle devait sedéterminer à prendre le voile sur-le-champ ou bien à accepter lemari que la marquise de Vivaldi avait eu l’extrême bonté de choisirpour elle.

– Vous ne pourrez jamais, ajoutal’abbesse, reconnaître assez dignement la générosité de la nobledame qui vous laisse le choix entre ces deux partis. Après l’injurequ’il n’a pas dépendu de vous d’infliger à sa famille, quand vousne deviez attendre d’elle qu’un châtiment sévère, elle vous permetd’entrer en religion parmi nous ou, si vous n’avez pas assez devertu pour renoncer à un monde pervers, elle vous autorise à yrentrer sous la protection d’un époux dont la condition seraitassortie à la vôtre.

Elena rougit, blessée dans sa fierté, et nedaigna pas répondre. Elle se sentait profondément indignée envoyant donner à des actes de la plus injuste tyrannie les couleursd’une indulgence généreuse. Elle ne se montra pas d’ailleurs forttroublée en apprenant les projets tramés contre elle ; cardepuis son entrée à San Stefano, son courage s’attendait à tout. Cen’était qu’en pensant à Vivaldi qu’elle le sentait faiblir et queses maux lui paraissaient intolérables.

– Vous ne répondez pas ? lui ditl’abbesse après avoir attendu quelques minutes. Est-il possible quevous soyez si insensible aux bontés de la marquise ? Je neveux pas cependant vous presser trop vivement. Vous pouvez vousretirer dans votre chambre pour réfléchir mûrement à votredécision ; mais songez que vous n’avez à choisir qu’entre l’unou l’autre des deux partis qui vous sont proposés.

– Madame, répondit Elena avec une dignitétranquille, je n’ai pas besoin de demander du temps pour medécider. Ma résolution est déjà prise, et je rejette également lesdeux offres que vous vous êtes chargée de me transmettre. Jamais jene me condamnerai volontairement à demeurer enfermée dans uncloître, ni à subir la dégradation dont vous me menacez. Prête àsupporter tous les mauvais traitements qu’il vous plaira dem’infliger, ce n’est pas du moins de mon propre consentement que jeserai malheureuse et opprimée. La conscience de mes droits et lesentiment de la justice soutiendront mon courage jusqu’aubout ; et je ne manquerai pas, soyez-en sûre, à ce que je medois à moi-même. Vous connaissez mes résolutions, madame ; et,comme elles ne changeront pas, je ne vous en parlerai plus.

La surprise avait empêché l’abbessed’interrompre ces paroles si hardies. Jamais on ne lui avait tenutête avec cette fermeté.

– Sortez ! fut le seul mot qu’elleput dire en se levant avec impatience de son fauteuil.

Elena, reconduite à sa cellule, se mit àrepasser en esprit sa conduite avec l’abbesse et ne put se repentirde la franchise avec laquelle elle avait défendu ses droits. Elles’applaudit de ne pas s’être oubliée un instant, soit en selaissant emporter par son indignation, soit en se laissant abattrepar la crainte. Elle résolut d’éviter désormais toutes les scènesdu même genre et de repousser par le silence les injures auxquelleselle pourrait être exposée. Des trois maux entre lesquels elleavait à choisir, sa captivité, quelque douloureuse qu’elle fût, luisemblait de beaucoup préférable au mariage dont on la menaçait ouaux vœux perpétuels qu’on voulait lui arracher. Ce fut donc à larésignation qu’elle essaya d’habituer son âme. Depuis son entrevueavec l’abbesse, on l’avait rigoureusement tenue séquestrée dans sacellule ; mais, le soir du cinquième jour, on lui permitd’assister aux vêpres. En traversant le jardin pour se rendre àl’église, elle éprouva une sensation de volupté infinie à respirerlibrement l’air frais et à reposer ses yeux sur le feuillage et surles fleurs. Elle suivit les religieuses à l’office, et se trouvaplacée au milieu des novices. Les chants religieux émurent son cœuret relevèrent ses esprits. Parmi les voix qui la charmaient, unesurtout fixa son attention. À ses accents qui tantôt s’élevaientavec les accords solennels de l’orgue, et tantôt l’adoucissaient ense mêlant au chant timide des autres religieuses, Elena, prise desympathie pour l’âme que cette mélodie semblait révéler, cherchaparmi ses compagnes, celle qui répondait le mieux à l’idée qu’elles’en était faite. Elle remarqua alors, à quelque distance, unereligieuse agenouillée au-dessous d’une lampe qui l’éclairait àdemi, et dont la figure et le maintien lui parurent d’accord avecle chant expressif qui l’avait si vivement frappée. Son voile étaitassez léger pour laisser entrevoir la beauté de ses traits ;ses yeux levés au ciel et son attitude recueillie exprimaient uneardente dévotion. L’hymne achevé, elle se leva et, bientôt après,Elena put la contempler sans voile et tout à fait éclairée par lalampe. Elle crut démêler sur ses traits pâles, où la langueur avaitsuccédé aux élans de la piété, le sentiment du désespoir plutôt quecelui de la résignation. Mais cette idée même, qui lui faisaitsupposer une situation pareille à la sienne, redoublait sasympathie pour la religieuse. À la sortie de l’église, comme laditereligieuse passait près d’elle, la jeune fille lui jeta un regardsi doux et si expressif qu’elle s’arrêta et regarda à son tour lanouvelle venue. Une faible rougeur colora un moment sesjoues ; elle parut émue et tint quelque temps ses regardsfixés sur Elena ; mais, obligée de suivre la procession, ellelui adressa un sourire d’adieu qui exprimait la plus tendre pitié.Elena la suivit des yeux jusqu’à la porte qui conduisait àl’appartement de l’abbesse et, quand elle fut elle-même rentréechez elle, elle s’informa de son nom.

– Voudriez-vous parler de sœurOlivia ? lui demanda sœur Marguerite, la religieuse qui laraccompagnait.

– Elle est d’une figure bienagréable.

– Sans doute, répondit sœur Marguerited’un air pincé, mais nous avons beaucoup de sœurs aussi jolies.

– Elle n’est plus, il est vrai, de lapremière jeunesse, reprit Elena, mais elle en a encore toutes lesgrâces et elle y joint une dignité…

– Si vous voulez dire qu’elle est d’âgemoyen, reprit aigrement sœur Marguerite, ce doit être sœur Olivia,car nous sommes presque toutes plus jeunes qu’elle.

Elena porta involontairement ses yeux sur lareligieuse qui parlait ainsi ; elle vit une figure maigre etjaune, annonçant à peu près une fille de cinquante ans, et put àpeine cacher sa surprise en retrouvant une si misérable vanité sousun extérieur si grave, à l’ombre du cloître, au milieu de passionsrefroidies. Sœur Marguerite, jalouse de l’éloge de sœur Olivia,refusa de répondre à de nouvelles questions et enferma Elena danssa cellule. Le jour suivant, on permit encore à la prisonnièred’assister aux vêpres, et elle se sentit ranimée par l’espoir derevoir sa religieuse préférée. Elle l’aperçut en effet agenouilléeau même endroit et faisant sa prière, avant que le service ne fûtcommencé. Elena contint avec peine son impatience. Quand lareligieuse se fut levée, elle fixa sur Elena ses regards attendris,accompagnés d’un sourire si expressif que l’orpheline, oubliant lelieu où elle se trouvait, voulut quitter sa place pour s’approcherd’elle. Mais, à ce mouvement, la religieuse rabattit son voile, enune espèce de reproche qu’Elena comprit ; aussi eût-elle laprudence de se tenir à sa place pendant toute la cérémonie. Aprèsl’office, comme on sortait de l’église, sœur Olivia passa sansparaître faire attention à elle ; aussi Elena, contristée decette indifférence, rentra-t-elle dans sa chambre tout abattue.Devait-elle donc renoncer à une sympathie si touchante et dontl’idée seule la consolait dans sa prison ? Pendant qu’ellerêvait ainsi, elle fut distraite par le pas léger d’une personnequi s’approchait de sa cellule. La porte s’ouvrit, et elle vitentrer sœur Olivia. Tout émue, elle se leva pour aller à sarencontre, et la religieuse lui tendit une main qu’elle serraaffectueusement dans les siennes.

– Vous n’êtes pas accoutumée auxprivations ni à notre mauvaise viande, dit sœur Olivia d’un ton decompassion, en posant sur la table une petite corbeille quicontenait quelques provisions.

– Je vous comprends, dit Elena, avec unregard de reconnaissance. Vous avez un cœur accessible à lapitié ; ayant souffert vous-même, vous êtes heureuse d’adoucirles souffrances des autres. Ah ! que ne puis-je vous exprimercombien je suis touchée des sentiments que vous metémoignez !

Des larmes l’interrompirent. Sœur Olivia luipressa la main, la regarda quelque temps en silence avec une sorted’agitation, puis lui dit avec un sourire mêlé de quelquegravité :

– Vous jugez bien de ce que j’éprouve,mon enfant. Je partage en effet vos peines, car vous étiez sansdoute destinée à une vie plus heureuse que celle qui vous estréservée dans ce cloître.

Elle s’interrompit brusquement, comme si ellecraignait d’en avoir trop dit. Puis elle reprit :

– Rassurez-vous cependant ; et sivous trouvez quelque consolation à savoir qu’il y a près de vousune amie, souvenez-vous que je suis cette amie. Mais gardez celapour vous seule. Je viendrai vous voir aussi souvent que je lepourrai. Seulement, ne parlez pas de moi ; et si mes visitessont courtes, ne me pressez jamais de les prolonger.

– Que de bontés ! s’écria Elena.Vous viendrez me voir ! vous prenez intérêt à mesmalheurs !

– Chut ! dit la religieuse. Je puisêtre observée. Bonne nuit, ma chère sœur, et que Dieu vous envoieun sommeil paisible.

Et elle quitta la chambre subitement.

Le cœur d’Elena, ferme et assuré contre lesinsultes de l’abbesse, s’amollit à ces témoignages d’une affectioncompatissante. De douces larmes lui apportèrent un peu desoulagement, et quelque espoir commença à renaître en son âme. Lelendemain matin, elle s’aperçut que la porte de sa cellule n’avaitpas été fermée à clef ; elle s’habilla à la hâte et sortit. Sachambre donnait sur un passage qui communiquait avec le bâtimentprincipal ; mais la porte de ce passage était fermée. Elena setrouvait donc prisonnière comme auparavant. Seulement, elle pensaque sœur Olivia n’avait pas fermé à clef la porte de sa chambreafin de lui ménager un peu plus d’espace pour se promener, et ellelui sut gré de cette attention. En avançant dans le corridor, elleaperçut, à l’un de ses bouts, un petit escalier. Elle monta et setrouva dans une petite chambre qui ne lui présenta d’abord rien deremarquable ; mais, en n’approchant de la fenêtre, elledécouvrit un horizon immense et un paysage dont la beauté fit surelle une vive impression. Elle reconnut que cette chambre setrouvait dans une petite tourelle en saillie, à l’un des angles del’édifice, et qu’elle était comme suspendue au-dessus des rochersde granit dont la montagne était formée. Quelques-uns de cesrochers surplombaient le vide, comme prêts à s’écrouler ;d’autres, taillés à pic, supportaient les murs du monastère.

Pour Elena, que le spectacle des beautés de lanature trouvait toujours si sensible, la découverte de cette petitetourelle était un bonheur inappréciable. Elle pourrait venir là,puiser dans cette vue magnifique la force d’âme nécessaire pourendurer ses chagrins. Bientôt son attention fut distraite par unbruit de pas dans le corridor. Elle se hâta de redescendre, pensantque c’était sœur Marguerite qui lui apportait son déjeuner. Elle nese trompait pas. La sœur, étonnée, lui demanda comment elle avaitouvert la porte de sa chambre et où elle était allée. Elena luirépondit avec franchise qu’elle avait trouvé cette porte ouverte etqu’elle était montée jusqu’à une petite tour. Sœur Marguerite laréprimanda durement et quitta la chambre, après avoir eu soin de larefermer à clef. Elena fut ainsi privée de la consolation qu’elleavait goûtée un moment dans la tourelle. Pendant plusieurs jours,elle ne vit absolument que sa sévère geôlière, si ce n’est àl’heure des vêpres où elle était observée avec tant de vigilancequ’elle n’osa dire un seul mot à sœur Olivia, ni même lui parlerdes yeux. Ceux de sœur Olivia étaient souvent fixés sur elle avecune expression que l’orpheline ne sut pas bien définir ; ellecrut y voir plus que de la compassion : c’était comme unesorte d’angoisse. Après être sortie de l’église, elle resta encoreseule toute la soirée. Mais, le lendemain matin, elle vit sœurOlivia entrer dans sa cellule ; elle lui apportait à déjeuner.Une profonde tristesse était empreinte sur ses traits.

– Ah ! que je suis heureuse de vousvoir, s’écria Elena, et combien j’ai souffert d’une si longueséparation !

– Je viens sur l’ordre de notre abbesse,dit sœur Olivia avec un sourire mélancolique, en s’asseyant sur lacouchette de la jeune fille.

– Est-ce donc contre votre gré que vousvenez me visiter ? demanda tristement Elena.

– Non sans doute, mais…, et ellehésita.

– Ah ! je le vois, reprit Elena,vous m’apportez de mauvaises nouvelles ?

– Eh bien oui, ma chère enfant, il n’estque trop vrai. Armez-vous de courage. On veut, il faut bien quevous le sachiez, on veut que je vous prépare à prendre le voile. Onveut que je vous déclare qu’il n’y a plus pour vous d’autre parti àprendre, puisque vous rejetez le mari qu’on vous propose. Lesdélais accoutumés ne seraient point observés pour vous et bientôt,après avoir pris le voile blanc, vous seriez obligée de prendre levoile noir.

Après s’être recueillie un instant, Elena ditd’un ton ferme :

– Ce n’est pas à vous que je répondrai,sœur Olivia, puisque c’est contre votre gré que vous vous êteschargée de ce cruel message, mais seulement à madame l’abbesse. Jedéclare, à mon tour, que je ne veux prendre ni voile blanc ni voilenoir, que l’on peut bien me traîner de force à l’autel, mais quejamais ma bouche ne prononcera des vœux que mon cœur déteste etque, si ma voix s’élève, ce ne sera que pour protester contre uneindigne violence.

Sœur Olivia parut écouter avec une certainesatisfaction cette noble réponse de l’orpheline.

– Je n’ose applaudir à votre résolution,répliqua-t-elle, mais je ne la condamne point. Sans doute avez-vouslaissé dans le monde quelque attachement qui rendrait tropdéchirante une séparation éternelle. Des parents, des amispeut-être…

– Je n’en ai point, interrompit Elenaavec un soupir, hors un seul ami. Et c’est de celui-là qu’ilsveulent me séparer.

– Pauvre enfant ! dit sœur Olivia.Pardonnez-moi une question peut-être indiscrète : quel estvotre nom ?

– Elena Rosalba.

– Quoi ? Comment ? dit sœurOlivia en l’examinant avec attention.

– Elena Rosalba, répéta l’orpheline, etpermettez-moi de vous demander la cause de votre étonnement.Connaissez-vous quelqu’un de ce nom ?

– Non, répondit tristement la religieuse,mais vos traits ont quelque ressemblance avec ceux d’une amie quej’ai perdue.

En prononçant ces mots, son émotion étaitvisible. Elle se leva pour se retirer.

– Je crains de prolonger ma visite,dit-elle, de peur qu’on ne m’empêche de la renouveler. Quelleréponse vais-je porter à l’abbesse ? Si vous êtes déterminéeau refus que vous venez de me signifier, je vous conseille, monenfant, d’en adoucir l’expression ; car je connais lecaractère de cette femme mieux que vous.

– Vous à qui je dois tant dereconnaissance pour la bienveillance que vous me témoignez, ditElena, jugez vous-même de ce qu’il convient de dire. Mais, enadoucissant les termes de mon refus, n’oubliez pas, de grâce, qu’ilest absolu et prenez garde que l’abbesse ne puisse mettre mesménagements sur le compte de l’irrésolution.

– Comptez sur moi, répondit sœur Olivia.Adieu. Je reviendrai vous voir ce soir, si je le puis. La porterestera ouverte, afin de vous procurer un peu plus d’air et devue ; car le petit escalier, au bout du corridor, conduit àune chambre fort agréable.

– J’y suis déjà montée, et je vousremercie de cette distraction qui a soulagé mes peines. Je lesoublierais presque si j’avais quelques livres et quelquescrayons.

– Je suis bien aise de savoir cela, ditla religieuse avec un sourire affectueux. Adieu. Surtout, ne posezà sœur Marguerite aucune question à mon sujet, et ne lui parlez pasdes petites attentions que j’ai pour vous.

Après le départ de sœur Olivia, Elena demeuraquelque temps plongée dans ses réflexions d’où elle fut tirée parsœur Marguerite qui venait pour la conduire au réfectoire,l’abbesse ayant eu la bonté de permettre qu’elle dînât avec lesnovices. Cette permission ne fit aucun plaisir à Elena ; elleaurait mieux aimé se réfugier dans sa petite tour que de s’exposeraux regards curieux de ses nouvelles compagnes. Elle suivittristement sœur Marguerite le long des corridors silencieux,jusqu’à la salle où l’on était déjà réuni. Elle n’éprouva pas moinsd’embarras que de surprise en voyant tous les yeux fixés sur elle.Les novices se mirent à chuchoter et à sourire ; pas une nes’approcha d’elle pour l’encourager ; pas une ne l’invita às’asseoir près d’elle ; enfin, elle ne fut l’objet d’aucune deces attentions délicates par lesquelles une âme généreuse se plaîtà relever les faibles et les malheureux.

Elena prit un siège, et peu à peu la dignitéde ses manières changea les dispositions malveillantes dont elleavait d’abord été l’objet. Après le repas, elle eut hâte, pour lapremière fois, de regagner sa cellule. Sœur Marguerite ne l’yenferma pas ; acte de condescendance qui semblait lui coûter,mais qui venait sans doute d’un ordre supérieur. Dès qu’Elena futseule, elle monta à la tourelle. Sœur Olivia y avait fait porterune chaise, une table sur laquelle étaient posés quelques livres etun vase de fleurs. La captive ne put retenir son attendrissement àcette preuve des soins généreux de la bonne religieuse ; et,regardant les livres, elle y trouva, parmi quelques ouvragesmystérieux, plusieurs des meilleurs poètes italiens. Elle s’assitprès de sa fenêtre et, un volume du Tasse à la main, elle laissaerrer son imagination sur les scènes créées par ce brillant génie,jusqu’à ce que le déclin du jour la rappelât à des événements plusréels. Elle pensa alors à Vivaldi ; elle pleura en songeantque peut-être elle ne le reverrait jamais, quoique sans doute ilfût déjà à sa recherche. Tous les détails de leur dernière entrevuelui revinrent en mémoire et, quand elle se figura le désespoir dujeune homme venant à la villa Altieri sans l’y trouver, tout lecourage dont elle faisait montre pour lutter contre ses propresmaux faiblit à l’idée de ceux que son amant avait dû endurer. Lacloche du soir l’ayant avertie, elle se rendit à l’office avec sœurMarguerite ; et, de là, elle revint dans sa chambre où sœurOlivia ne tarda pas à la rejoindre. Celle-ci lui rapporta, avec unmélange de franchise et de discrétion, ce qui s’était passé entreelle et l’abbesse. Le résultat de cet entretien fut que lasupérieure avait autant d’obstination que sa prisonnière montraitde fermeté.

– Quelle que soit votre détermination,dit sœur Olivia, je vous conseille sérieusement de montrer àl’abbesse quelque complaisance et de lui laisser espérer que vouspourrez céder un jour, sans quoi elle pourrait se porter enversvous aux dernières extrémités.

– Et quelles extrémités plus redoutables,demanda l’orpheline, que l’alternative qu’on me propose ?Pourquoi m’abaisserais-je à une lâche dissimulation ?

– Pour vous dérober, répondit tristementsœur Olivia, aux traitements injustes et cruels qui vousattendent.

Pendant qu’elle parlait ainsi, ses yeux seremplirent de larmes. Elena, surprise de cette extrême douleur,conjura son amie de s’expliquer.

– Ne m’en demandez pas davantage,répliqua sœur Olivia. Qu’il vous suffise de savoir que lesconséquences d’une résistance ouverte seraient terribles pour vous.Votre imagination ne peut vous peindre les horreurs du… Mais, machère enfant, je veux vous sauver ; et le seul moyen pour moid’y parvenir, c’est de vous trouver moins éloignée, en apparence,de consentir à ce que l’on vous demande.

Elena, les yeux fixés sur la religieuse, futfrappée d’un soupçon étrange. Elle douta un moment de la sincéritéde sœur Olivia et supposa que celle-ci voulait la faire tomber dansles pièges de l’abbesse. Une telle pensée était pour elle unsupplice plus cruel que tous les autres, mais un seul regard jetésur sœur Olivia suffit pour dissiper ses craintes, et elle repritaprès un long silence :

– Quand je pourrais me décider à tromper,quel profit m’en reviendrait-il ? Je suis au pouvoir del’abbesse laquelle mettra bientôt ma sincérité à l’épreuve.Découvrant à la fin ma dissimulation, sa vengeance n’en sera queplus cruelle.

– Croyez-moi, reprit sœur Olivia,l’essentiel est de gagner du temps. Si l’abbesse vous croitdisposée à prendre le voile, elle vous accordera un délai et,durant ce répit, qui sait quelles circonstances peuvent changervotre situation ?… Mais écoutez : la cloche sonne ;on se rassemble chez l’abbesse pour recevoir sa bénédiction dusoir. Mon absence serait remarquée. Bonsoir, chère sœur ;réfléchissez à ce que je vous ai dit, et considérez, je vous ensupplie, que la résolution que vous allez prendre décidera de votredestinée.

La religieuse prononça ces mots avec un accentsi marqué et en les accompagnant d’un regard si expressif qu’Elenadésira et craignit tout à la fois de la faire s’expliquerdavantage. Mais avant qu’elle fût revenue de sa surprise, sœurOlivia avait quitté la chambre.

Chapitre 9

 

Vivaldi et son domestique, ainsi enfermés dansla chambre souterraine de la forteresse de Paluzzi, la nuit quisuivit l’enlèvement d’Elena, réunirent tous leurs efforts pourébranler tantôt la porte et tantôt la fenêtre grillée. Mais ilsn’en purent venir à bout et bientôt, leur flambeau consumé lesayant laissés dans l’obscurité, ils s’abandonnèrent au désespoir.Les paroles du moine, qui semblaient annoncer qu’Elena n’étaitplus, revinrent assiéger l’esprit de Vivaldi. Paolo, couché près delui et non moins abattu, n’avait plus de distraction ni deconsolation à lui offrir ; il laissait même échapper deslamentations sur l’affreux genre de mort qui allait être le leur etmaudissait l’obstination qui les avait amenés dans ces caveaux oùbientôt ils souffriraient les tortures de la faim. Il se livrait àces lugubres doléances, dont son maître absorbé n’entendait pas unmot, quand tout à coup il s’interrompit.

– Monsieur, dit-il, qu’y a-t-il donclà-bas ? Ne voyez-vous rien ? Je distingue un peu dejour ; il faut voir ce que c’est.

Il se leva et s’avança du côté d’où venait laclarté. Quelle fut sa joie lorsqu’il reconnut qu’elle entrait parla porte même de la chambre ! Cette porte, refermée sur eux lesoir précédent, était maintenant entrouverte sans qu’on eût entendutirer les verrous ! Paolo la poussa tout à fait, sortit avecVivaldi qui l’avait aussitôt suivi, et tous deux, remontantl’escalier, se retrouvèrent un moment après à l’air libre, dans lapremière cour de la forteresse où régnait une solitude complète.Ils arrivèrent enfin sous la grande voûte avant le lever du soleil,respirant à peine et n’osant croire à leur délivrance. Ilss’arrêtèrent un moment pour reprendre haleine. La première penséede Vivaldi, qui sentit ses alarmes se dissiper, fut de courir à lavilla Altieri, malgré l’heure matinale, et d’y attendre le lever dequelqu’un de la maison. Ils en prirent donc la route. Paolo, fou dejoie à l’idée de ne plus se voir exposé à mourir de faim, seperdait en conjectures sur les causes de cette captivitépassagère ; Vivaldi ne pouvait guère l’aider à en trouverl’explication. Mais ce qu’il y avait de certain, c’est qu’ilsn’étaient pas tombés dans un repaire de voleurs ; pourtant, lejeune homme cherchait vainement qui pouvait avoir eu intérêt à leretenir une nuit, pour le relâcher ensuite. En entrant dans lejardin, il fut surpris de voir que plusieurs des jalousies étaientouvertes ; mais son étonnement se changea en terreur quand, enapprochant du portique, il entendit des gémissements qui semblaientvenir de l’intérieur ; il appela et reconnut la voix éploréede Béatrice. La porte était fermée. Il s’élança, suivi de Paolo,par une des fenêtres, et trouva la pauvre femme attachée à unpilier. Ce fut d’elle qu’il apprit qu’Elena avait été enlevéedurant la nuit par des hommes armés. À cette nouvelle, il demeuracomme frappé de stupeur et ne sortit de cet état que pour posercent questions à Béatrice, sans lui donner le temps de répondre àune seule. Lorsque enfin il put prendre sur lui de l’écouter, ilapprit que les ravisseurs étaient au nombre de quatre, qu’ilsétaient masqués et que deux autres l’avaient liée, elle, à unpilier, en la menaçant de mort si elle poussait un seul cri.Vivaldi, ayant repris un peu de son sang-froid, crut deviner lesauteurs de la double affaire de la nuit précédente. C’était safamille sans doute qui avait fait enlever Elena, pour prévenirl’union projetée, et qui l’avait lui-même fait attirer et retenirdans la forteresse, afin de l’empêcher de mettre obstacle au raptde la jeune fille. Il demeura aussi persuadé que Schedoni était lemoine qui l’avait poursuivi avec tant d’acharnement, et qui était àla fois conseiller de sa mère, messager de malheur et exécuteur deses propres prédictions. « Quel autre que ce Schedoni, sedisait-il, peut être si bien instruit de tout ce qui metouche ? Quel autre peut avoir intérêt à s’opposer à mesdesseins, stimulé par la promesse d’une richerécompense ? » Mais, quoiqu’il pût en être de lacomplicité de Schedoni, il n’était pas douteux pour Vivaldiqu’Elena n’eût été enlevée sur l’ordre de sa famille. Pensant cela,il retourna à Naples impatient d’avoir de son père ou de sa mèredes éclaircissements sur cette aventure.

Il obtint d’abord une entrevue du marquis. Ilse jeta à ses pieds en le suppliant de faire ramener Elena chezelle. Mais la surprise naturelle et nullement jouée du vieuxgentilhomme fit tout de suite voir à Vivaldi que son père ignoraittout des mesures prises contre la jeune fille.

– Quelque mécontentement que m’inspirevotre conduite, dit le marquis, je croirais mon honneur entaché sij’appelais à mon aide l’artifice et la violence. J’ai vivementdésiré rompre l’union que vous avez projetée ; mais, pour yparvenir, je dédaigne tout autre moyen que l’exercice de monautorité. Si vous persistez dans votre résolution, je ne lacombattrai qu’en vous avertissant des conséquences fâcheusesqu’entraînerait pour vous votre désobéissance. Et, de ce moment jene vous reconnaîtrais plus pour mon fils.

Cela dit, il sortit et Vivaldi ne fit aucuneffort pour le retenir. Ces menaces étaient terribles, sans doute,mais ce qui occupait alors la pensée du jeune homme ce n’était pasl’avenir ; c’était le présent : la perte d’Elena. Cetintérêt pressant le conduisit chez sa mère. Cette seconde épreuvefut bien différente de la précédente. Le regard de Vivaldi, renduplus pénétrant par l’amour et la jalousie, plongea jusqu’au fond ducœur de la marquise, en dépit de la dissimulation de celle-ci, etle fils démêla autant d’hypocrisie chez sa mère qu’il avait reconnude franchise chez son père. Mais pouvait-il en attendreplus ?

Restait à rechercher la part de Schedoni dansces complots. Qu’il eût concouru à l’enlèvement d’Elena, Vivaldin’en doutait pas ; mais il était moins assuré que ce fût lemoine des ruines de Paluzzi. En sortant de chez la marquise, il serendit au couvent de Spirito Santo et demanda le père Schedoni. Lefrère qui lui ouvrit lui dit que ce religieux était dans sacellule, et il lui en indiqua la porte, qui donnait sur ledortoir.

Vivaldi arriva au dortoir sans avoir rencontréâme qui vive, mais en y entrant il entendit une voix plaintive quisemblait venir de la porte qu’on lui avait indiquée. Il frappadoucement, et le silence se rétablit. Il frappa de nouveau et,comme personne ne répondait, il se hasarda à ouvrir la porte ;il parcourut des yeux la cellule, où ne pénétrait qu’un joursombre, et n’y vit personne. La chambre n’avait guère d’autremeuble qu’un matelas, une chaise, une table, un crucifix, quelqueslivres de dévotion – dont un ou deux imprimés en caractèresinconnus – et divers instruments de pénitence, ou plutôt detorture, dont la vue fit frémir Vivaldi quoiqu’il n’en connûtqu’imparfaitement l’usage. Il redescendit dans la cour. Là, lefrère portier lui dit que, si le père Schedoni n’était pas dans sachambre, il devait être à l’église.

– L’avez-vous vu rentrer hier soir ?demanda brusquement Vivaldi.

– Oui, sans doute, répondit le frère avecquelque surprise. Il est rentré pour les vêpres.

– En êtes-vous bien sûr, mon ami ?Êtes-vous certain qu’il ait couché au couvent la nuitdernière ?

– Et qui êtes-vous, monsieur, dit lefrère scandalisé, pour me poser une pareille question ? Vousignorez apparemment les règles de notre maison : sachez qu’unreligieux ne peut passer la nuit hors du couvent sans encourir unepeine sévère. Or, le père Schedoni est plus incapable que qui quece soit de violer ainsi les lois de la communauté. C’est un de nosplus pieux cénobites ; il en est peu qui puissent marcher surses traces dans la voie de la pénitence. C’est un saint. Lui !passer la nuit dehors ! Allez, monsieur, c’est à l’église quevous le trouverez.

Vivaldi ne s’arrêta pas à répondre, mais iltraversa la cour en se disant, pensant à Schedoni :« Hypocrite ! je saurai te démasquer. » L’égliseétait déserte comme la cour, et il y régnait un morne silence.Alors qu’il marchait le long d’un des bas-côtés, il aperçut, à lademi-clarté que laissaient passer les vitraux de couleur, unreligieux debout et immobile. Il s’avança vers lui. Le moine, sansl’éviter, sans même détourner les yeux pour voir qui s’approchait,demeura dans la même attitude. Sa taille élevée et sa figure maigrerappelaient Schedoni ; et Vivaldi, regardant avec attention,reconnut, sous le capuchon baissé, la physionomie dure et pâle duconfesseur.

– Enfin, mon père, je vous trouve !lui dit-il. Je voudrais vous parler en particulier, et ce lieun’est pas convenable à notre entretien.

Schedoni ne répondit rien, et Vivaldi, leregardant de nouveau, remarqua que ses traits étaient commepétrifiés et ses yeux obstinément fixés vers le sol. On aurait ditque les paroles qu’il lui avait adressées ne parvenaient pasjusqu’à son esprit. Le jeune homme éleva la voix et répéta ce qu’ilvenait de dire, mais sans plus de succès que la premièrefois : pas un muscle du visage du religieux n’avait frémi.

– Que signifie cette comédie ?s’écria le jeune homme impatienté. Votre calme affecté ne voussauvera pas. Vous êtes découvert, et vos artifices me sont connus.Faites sur-le-champ ramener Elena Rosalba chez elle, ou dites-moile lieu où vous l’avez fait conduire.

Schedoni garda le même silence et la mêmeimpassibilité. Le respect pour son caractère religieux et pour lelieu où il se trouvait empêcha seul Vivaldi de porter la main surle moine pour le forcer à répondre. Mais il laissa éclater sonindignation.

– Je sais maintenant, vous dis-je,reprit-il, que vous êtes l’auteur de tous mes maux. C’est vous quim’avez prédit tant de malheurs qui ne se sont que tropréalisés ; c’est vous qui m’avez annoncé la mort de la signoraBianchi.

Le moine tressaillit et fronça lessourcils.

– C’est vous qui m’avez appris le départd’Elena, qui m’avez attiré dans la prison de la forteresse dePaluzzi. Ah ! je vous connais et je vous ferai connaître aumonde. Je vous arracherai le masque d’hypocrisie qui vous couvre etje révélerai à tout votre ordre vos odieuses manœuvres.

Schedoni avait repris son calme habituel. Lavue de ce maintien paisible et de ces regards baissés exaspéra lejeune homme.

– Malheureux ! s’écria-t-il,rends-moi Elena. Dis-moi au moins où elle est. Parle !Ah ! je te forcerai bien à parler !

Comme il exhalait ainsi sa colère en accentset en gestes passionnés, plusieurs religieux furent attirés par lebruit. En voyant la violence du jeune homme opposée à latranquillité de Schedoni, l’un d’eux s’avança et, retenant Vivaldipar son habit :

– Que faites-vous ? lui dit-il. Nevoyez-vous pas la sainte méditation dans laquelle il estplongé ? Sortez de l’église pendant que vous le pouvezencore ; vous ne savez pas à quel traitement vous vousexposez.

– Je ne sortirai pas d’ici, réponditVivaldi, avant que cet homme n’ait répondu à mes questions. Je lerépète : où est Elena Rosalba ?

Et comme le confesseur demeurait toujoursimpassible :

– Ceci passe toute croyance !s’écria le jeune homme. Il n’y a pas de patience qui puisse ytenir. Parle, réponds-moi : connais-tu le couvent de SantaMaria del Pianto ? Connais-tu le confessionnal des PénitentsNoirs ? Te souviens-tu de cette terrible soirée où un crime yfut confessé ?…

Schedoni poussa un cri terrible et, fixant surVivaldi un regard dont la rage eût voulu être mortelle :

– Loin d’ici ! s’écria-t-il, loind’ici, sacrilège jeune homme ! Frémis des suites de tonimpiété !

Puis il s’éloigna brusquement du côté ducloître, et disparut comme une ombre. Vivaldi voulut le suivre,mais il fut arrêté par les moines qui l’entouraient. Irrités parses discours, ceux-ci le menacèrent, s’il ne sortait du couvent àl’instant même, de l’y retenir, de l’y emprisonner et de lui fairesubir les châtiments réservés à quiconque insulte un religieux etle trouble dans ses pratiques de pénitence. Et comme ilrésistait :

– Conduisons-le au père abbé, s’écria unmoine furieux. Jetons-le dans la prison.

Mais, puisant des forces dans son indignation,Vivaldi se tira de leurs mains, sortit de l’église et s’élança dansla rue.

Il arriva chez lui dans un état digne depitié. Un étranger l’aurait plaint, mais sa mère se montrainsensible. Elle triomphait au contraire du succès des plansconcertés avec son confesseur et secondés par l’abbesse de SanStefano, avec qui elle était liée. Quelle apparence dès lorsqu’elle se laissât toucher par les larmes de son fils et qu’ellerenonçât à une entreprise si bien conçue et si heureusementengagée ? Vivaldi le comprit et quitta la marquise dans unétat d’abattement voisin du désespoir.

Paolo rendit compte à son maître del’inutilité de ses tentatives pour retrouver les traces d’Elena, etle jeune homme passa le reste du jour dans une extrême agitation.Ne pouvant demeurer en place, il sortit le soir sans savoir où ilporterait ses pas et se trouva bientôt au bord de la mer, sur lechemin de la villa Altieri. Quelques pêcheurs et quelques lazzaronise tenaient sur la plage en attendant le retour des barques deSanta Lucia. Vivaldi, les bras croisés, son chapeau rabattu sur sesyeux, suivait les bords de la baie, écoutant le murmure des flotsqui venaient se briser à ses pieds, sans presque avoir consciencede ce qu’il voyait, abîmé comme il l’était dans ses rêveriesmélancoliques. Il se rappelait combien de fois, près d’Elena, ilavait joui de ce même spectacle qui s’offrait alors à ses regards,et le contraste de ce souvenir avec sa situation présente le jetadans toutes les angoisses du désespoir. Il s’accusait de soninaction, pourtant bien involontaire, et quoiqu’il ne sût dansquelle direction se hasarder pour chercher sa bien-aimée, ilrésolut de quitter Naples et de ne pas rentrer dans le palais deson père jusqu’à ce qu’il eût arraché Elena à ses ravisseurs. Ilaccosta des pêcheurs qui causaient ensemble et demanda si l’onvoudrait bien lui louer un bateau pour longer la côte ; car ilsupposait qu’Elena, enlevée de la villa Altieri, avait dû êtreconduite par eau à quelque couvent situé sur la baie.

– Je n’ai qu’un bateau, répondit un despêcheurs, et il est retenu ; mais mon camarade peut fairevotre affaire. Eh ! Carlo, cria-t-il, peux-tu prendre monsieurdans ton petit bateau ?

Le camarade Carlo ne répondit pas : ilpérorait à ce moment au milieu d’un groupe qui l’écoutait avecattention. Vivaldi, en s’approchant, fut frappé de savéhémence.

– Je te répète, disait-il à l’un de sesauditeurs qui semblait sceptique, que je connais parfaitement lamaison ; j’y portais du poisson deux fois par semaine.C’étaient de braves gens et j’ai reçu d’eux quelques bons ducats.Mais, comme je vous le disais, quand je frappai à la porte,j’entendis de grands gémissements et je reconnus la voix de lafemme de charge qui criait en appelant au secours. Mais je n’ypouvais rien, la porte était fermée. Et pendant que j’allaischercher le vieux Bartoli pour m’aider, voilà qu’un beau cavalierarrive, saute par la fenêtre et libère la vieille. J’ai vu ça deloin. C’est ainsi que j’ai su toute l’histoire.

– Quelle histoire ? demanda Vivaldien s’avançant. Et de qui parlez-vous ?

– Eh ! pardieu ! voilà monjeune homme ! dit le pêcheur en le dévisageant. C’est bienvous que j’ai vu là, c’est vous qui avez délié Béatrice !

Vivaldi, voyant qu’il était question del’aventure de la villa Altieri, interrogea vivement ces hommes surla route qu’avaient prise les ravisseurs, mais il n’en put rientirer de satisfaisant.

– Je ne m’étonnerais pas, dit unlazzarone, jusqu’alors étranger à la conversation, que le carrossequi a passé à Bracelli dans la même matinée, et dont les storesétaient baissés malgré la chaleur, fut celui-là même qui emportaitla jeune dame enlevée.

Ce trait de lumière ranima Vivaldi quirecueillit toutes les informations possibles sur cette voiture,sans rien apprendre de plus que ce qu’on venait de lui dire. Ilrésolut de se rendre à Bracelli, où sans doute le maître de postelui fournirait de nouveaux renseignements. Dans ce dessein, ilretourna à la maison de son père pour attendre le retour de Paoloqu’il voulait emmener avec lui. Débordant d’espoir, malgré lesfaibles chances de succès qui s’offraient à lui, il ne tarda pasplus longtemps à se mettre en campagne.

Chapitre 10

 

Quoique Schedoni méritât bien les traitementsdont Vivaldi l’avait accablé, il n’était pas homme à les supporterimpunément. Ce qui l’avait surtout blessé au cœur, c’étaientquelques traits relatifs à sa vie passée. C’était là ce qui l’avaitforcé à quitter brusquement l’église. Et, à en juger par soneffroi, il eût probablement cherché à ensevelir ce fatal secretdans la tombe avec Vivaldi, s’il n’eût redouté le ressentiment dela famille du jeune homme.

Depuis ce moment-là, il n’avait pas pris uninstant de repos, à peine un peu de nourriture, et il s’était tenuconstamment prosterné au pied du grand autel. Les personnes dévotess’arrêtaient en le voyant et admiraient sa ferveur. Ceux desreligieux qui le haïssaient pour son orgueil, ou qui l’enviaientpour sa réputation de sainteté, souriaient dédaigneusement etpassaient outre. En apparence insensible à cette admiration et à cedédain, Schedoni semblait oublier ce monde terrestre et s’éleverd’avance à une vie meilleure. Les tourments de sa conscience et sesmortifications avaient fait de lui un spectre plutôt qu’un homme.Son visage était blême, ses traits décomposés, ses yeux caves etpresque sans regard ; et pourtant son air et son maintienattestaient encore une énergie extraordinaire et en quelque sortesurhumaine.

Il n’était pas encore remis du choc violentqu’il avait reçu, lorsqu’il fut mandé au palais Vivaldi par lamarquise. Il s’empressa de s’y rendre, dans l’espoir de trouver làquelque moyen de se venger. Quand il entra, la marquisetressaillit, frappée de l’altération de son visage. Elle le fitasseoir, et l’instruisit de l’absence de Vivaldi qui, sans doute,avait découvert le lieu de la retraite d’Elena et les auteurs deson enlèvement.

Schedoni avait ses raisons pour ne pas pensercomme elle ; mais il lui annonça qu’il ne fallait plusattendre aucune soumission d’un jeune homme qui avait oublié tousles principes de la religion au point d’en insulter les ministresdans l’accomplissement même de leurs pieux devoirs. Alors ilraconta la conduite de Vivaldi dans l’église de Spirito Santo,exagéra les circonstances qui lui étaient défavorables, en inventad’autres, et fit du tout un tableau d’impiété monstrueuse. Lamarquise indignée s’en remit, sur la conduite à tenir, aux nouveauxconseils du confesseur, et celui-ci entrevit dès lors l’éclatantevengeance qu’il méditait. Quant au marquis, il demeura étranger auxcomplots de sa femme et du moine. L’amour paternel commençait àrevivre dans son cœur et à combattre l’orgueil de la naissance.Aussi, l’absence prolongée de son fils lui causait-elle de vivesinquiétudes.

Cependant, Vivaldi errait de ville en ville,recherchant partout les traces d’Elena. Les gens de la poste deBracelli lui apprirent qu’un carrosse semblable à celui qu’ildépeignait avait changé de chevaux, tel jour, à telle heure, etpris la route de Morgagni. Vivaldi se rendit en hâte dans cetteville ; mais là, il perdit la piste : le maître de postene se rappelait aucune circonstance qui pût le guider et le chemin,se divisant, allait alors dans plusieurs directions. Vivaldin’avait plus qu’à en suivre une au hasard ; mais comme ilétait probable qu’Elena avait été conduite dans quelque couvent, ilrésolut de faire des recherches aux environs de tous ceux qui setrouvaient sur sa route. Déjà il avait parcouru certains sitessauvages des Apennins, qui semblaient abandonnés aux bandits parles honnêtes gens. Même là cependant, au milieu de désertsinaccessibles, il avait trouvé quelques communautés religieuses,entourées de petits hameaux, sortes d’oasis perdues au milieu desmontagnes et des forêts. Il en était à la septième journée de sonvoyage, lorsqu’il s’égara dans les bois de Ruggieri. Le jourtombait, et Vivaldi commençait à perdre courage ; mais Paolo,toujours gai, vantant l’ombre et la fraîcheur des lois, luireprésentait qu’après tout, s’ils étaient obligés de passer la nuitlà, ils pourraient grimper sur un châtaignier et trouver entre sesbranches un logement plus propre et plus sain qu’une chambred’auberge. Tout à coup, ils entendirent dans le lointain un bruitd’instruments et de voix. Ne pouvant rien distinguer dans lecrépuscule, ils s’acheminèrent du côté d’où venaient les sons etreconnurent bientôt des chants d’église.

– Nous sommes près d’un couvent, ditPaolo, c’est l’office du soir.

– Ne vois-tu pas, demanda Vivaldi,quelque bâtiment ou quelque pointe de clocher ?

– Je ne vois rien, monsieur, et cependantnous approchons.

Les chants cessèrent à ce moment ; maisdes bruits d’un autre genre attirèrent les voyageurs vers uneclairière où une troupe de moines pèlerins couchés sur le gazoncausait et riait, pendant que chacun d’eux tirait des provisions desa besace et les étendait devant lui. Celui qui paraissait être lesupérieur, assis au milieu de ses compagnons, leur prodiguaitplaisanteries et contes joyeux et recevait d’eux, en échange,quelque partie du contenu des sacs. C’était la gaieté d’une partiede plaisir plutôt que le recueillement d’un saint pèlerinage.Vivaldi s’avança alors et s’adressa au chef de cette troupe pourlui demander son chemin. Celui-ci, voyant un jeune homme bien vêtu,distingué, accompagné d’un domestique, l’invita à s’asseoir à sadroite et à partager le souper de la caravane. Vivaldi acceptal’invitation, et Paolo, après avoir attaché les chevaux à un arbre,s’occupa aussi de l’agréable soin de se réconforter. Pendant queson maître s’entretenait avec le chef, il captiva par sa gaieté etses lazzi l’attention de toute la troupe, qui convint n’avoirjamais vu meilleur compagnon ni plus drôle. Et tous luitémoignèrent le désir de l’emmener avec eux visiter les chapellesd’un couvent de carmélites qui était le but de leur voyage. QuandVivaldi entendit parler d’un monastère de religieuses éloignéseulement d’une demi-lieue, il décida d’accompagner lespèlerins ; car il était possible, pensait-il, qu’Elena fûtenfermée dans ce couvent. Il se mit donc en marche avec lespèlerins, après avoir donné son cheval au père directeur. Il étaitnuit close quand ils atteignirent le village où ils devaient sereposer. Avant d’y entrer, ils s’arrêtèrent pour se ranger enprocession ; et le supérieur, mettant pied à terre, entonna uncantique que toute la troupe reprit en chœur. Les paysans, attiréspar cette musique bruyante, vinrent au-devant d’eux et lesconduisirent à leurs chaumières où ils reçurent la plusrespectueuse hospitalité. Vivaldi passa une nuit fort agitée,impatient de voir se lever le jour qui allait peut-être lui rendreson Elena. Pour se dérober au soupçon, il chargea Paolo de luiprocurer un habit de pèlerin et, de grand matin, il se mit en routeavec les autres.

Bientôt, le couvent, ses vieux murs et leurscréneaux se montrèrent à travers les arbres. Arrivé aux premièresgrilles, l’émotion de Vivaldi s’accrut à la vue du cloîtresilencieux et désert. Son capuchon baissé sur son visage, ils’avança avec ses compagnons vers l’église, édifice majestueuxdétaché du reste des bâtiments. Les sons de l’orgue, mêlés à desvoix graves, s’élevaient le long des voûtes en une harmoniesolennelle, comme on en entend aux grandes fêtes dans les églisesde Sicile. Puis, tout à coup, la musique cessa pour faire place auglas d’une cloche, pareil à celui qui accompagne l’agonie desmourants ; et dans le lointain des voix de femmes répondirentà ces sons lugubres par des chants pleins de mélancolie. Le jeunehomme s’approcha du chœur dont le sol était jonché de fleurs et debranches de palmiers. Un tapis de velours noir recouvrait lesmarches de l’autel où se tenaient plusieurs prêtres, attendant ensilence. Partout on voyait les apprêts d’une cérémonie, etl’assistance était muette et recueillie. Cependant les chants serapprochaient de plus en plus, Vivaldi aperçut une longue file dereligieuses qui s’avançaient en procession. À leur tête, ildistingua l’abbesse, vêtue de ses habits de cérémonie, la crosse enmain, marchant avec une dignité orgueilleuse qui n’était pas sansgrâce. Après elle venaient, suivant leur rang d’ancienneté, lessœurs de la communauté, puis les novices portant des cierges etentourées d’autres religieuses, vêtues d’un habit différent.Vivaldi, le cœur palpitant, demanda à un moine, qui était près delui, quelle cérémonie se préparait.

– C’est une procession, lui répondit-on.Vous n’ignorez pas que c’est dans ce bienheureux jour de la fête deNotre-Dame, patronne du couvent, que les jeunes filles qui veulentse consacrer à Dieu prononcent leurs vœux.

– Et, je vous prie, demanda Vivaldi avecune émotion mal contenue, quel est le nom de la novice qui vaprendre le voile noir ?

Le moine, l’observant avec curiosité, luirépondit :

– Je ne sais pas son nom. Mais tenez,c’est celle qui est à la droite de madame l’abbesse et qui s’appuiesur le bras d’une de ses compagnes. Elle a un voile blanc, et elleest plus grande que celles qui l’entourent.

Vivaldi fixa sur la novice un regard pleind’anxiété. Soit illusion de son imagination, soit ressemblanceréelle, il crut reconnaître Elena et s’efforça vainement de percerle voile qui recouvrait ses traits. La cérémonie commença par uneexhortation pathétique du père abbé, directeur d’un couventvoisin ; puis la novice, toujours voilée, s’agenouilla devantlui et prononça ses vœux. Vivaldi y prêta toute sonattention ; mais c’était une voix faible et tremblante dont ilne put distinguer le caractère. Pourtant, pendant la suite duservice, il lui sembla reconnaître, parmi les chants religieux, cessuaves accents qui naguère, dans l’église de San Lorenzo, avaientpour la première fois captivé son oreille et son cœur. Il écouta denouveau, sans presque oser respirer, et demeura persuadé qu’il nese trompait pas. Aussi quel fut son trouble, lorsque le père abbése mit à détacher le voile blanc de la novice pour y substituer levoile noir ! Il eut grand-peine à ne pas se trahir ens’avançant… Mais le voile blanc ôté, il ne vit qu’un visageinconnu : ce n’était pas son Elena Il respira, et reprit assezde sang-froid pour suivre le reste de la cérémonie La même voix quil’avait déjà frappé se fit encore entendre ; le timbre enétait ému et mélancolique ; il n’en ressentit que mieux lamagique influence. Puis une seconde cérémonie commença, et Vivaldiapprit qu’on allait recevoir une novice. Une jeune personne,soutenue par deux religieuses, s’approcha de l’autel en chancelant.Le prêtre allait commencer l’exhortation accoutumée, lorsqu’elleécarta elle-même son voile et, laissant voir un visage où ladouleur était mêlée à une douceur angélique, elle leva au ciel desyeux mouillés de larmes et fit signe de la main qu’elle voulaitparler. Ô surprise ! C’était Elena !

Elle éleva la voix et, prévenant leprêtre :

– Je proteste et déclare, dit-elle, enprésence de tous les assistants, que j’ai été traînée ici malgrémoi pour prononcer des vœux que mon cœur repousse. Je proteste…

Une rumeur immense l’interrompit et, au mêmeinstant, Vivaldi s’élança vers l’autel. Elena jeta sur lui unregard égaré, puis, frappée de saisissement, elle tomba évanouiedans les bras des religieuses qui l’entouraient. Mais celles-ci nepurent empêcher Vivaldi de s’approcher d’elle. Ses angoisses en lavoyant presque sans vie, l’amour déchirant avec lequel il l’appelapar son nom émurent de compassion les religieuses elles-mêmes.Surtout sœur Olivia qui s’empressait plus que toute autre auprès desa jeune amie.

Elena, en reprenant ses sens, rencontra leregard de Vivaldi fixé sur elle ; à son tour, l’expression deses yeux lui fit comprendre qu’elle n’était pas changée pour lui.Elle demanda cependant à se retirer et, aidée par sœur Olivia etVivaldi, elle se préparait à quitter l’église, quand l’abbessedonna ordre que le jeune étranger lui fût envoyé. Vivaldi n’étaitpas disposé à obéir à cette injonction ; mais il céda auxprières de sœur Olivia et de son amie, adressant à Elena un adieuqui ne devait pas, croyait-il, les séparer pour longtemps. Il serendit au parloir de l’abbesse. Il n’était pas sans quelque espoird’éveiller chez elle des idées de justice et d’humanité ; maisil reconnut bientôt à quelle femme il avait affaire. L’orgueilfroissé de la supérieure, d’accord avec ses principes rigides,étouffait dans son cœur tout autre sentiment. Elle commença sonsermon en exprimant l’amitié qui la liait depuis longtemps à lamarquise et le regret de voir le fils d’une personne si estimableoublier ses devoirs et l’honneur de son nom jusqu’à vouloirs’allier à une fille de si basse extraction. Et elle conclut parune sévère réprimande sur la hardiesse qu’il avait eue de troublerla paix d’une maison religieuse et d’apporter le scandale jusqu’aupied du sanctuaire.

Vivaldi eut la patience d’écouter jusqu’aubout ces considérations morales sortant de la bouche d’une femmequi, en ce moment même, violait les lois les plus sacrées de lajustice, en séquestrant une orpheline qu’elle condamnait de sonautorité privée à une éternelle réclusion. Mais quand l’abbesse envint à parler d’Elena comme d’une criminelle qui, en se refusantaux vœux qu’on lui demandait, avait encouru un châtiment sévère, lejeune homme ne fut plus maître de lui et ne cacha à la prétenduesainte femme ni son mépris ni son indignation. À cette sortieimprudente, elle répondit par des menaces. Vivaldi, en la quittant,crut trouver un secours dans l’abbé dignitaire, supérieur dont lecrédit, sinon l’autorité, pourrait adoucir la rigueur de l’abbesse.Mais la douceur et l’amabilité qu’on lui avait vantées chez cepersonnage tenaient à une sorte de faiblesse qui leur étaient lecaractère de vertus. Ou, plutôt, il n’avait que des qualitésprivées, insuffisantes en pareille circonstance. La peur qu’ilavait de se compromettre lui fit écouter, avec une sorted’impatience, les plaintes mesurées de Vivaldi, et il s’excusa surle peu d’autorité qu’il avait en des matières qui étaient duressort de l’administration intérieure des couvents de femmes.Éconduit de la sorte, Vivaldi renonça à tenter de nouveaux effortssur un tel esprit, endurci par l’égoïsme de la prudence, et résolutde recourir à des moyens détournés qui répugnaient à son cœurloyal ; mais c’étaient les seuls qui lui restaient pour sauverl’innocente victime des préjugés de son orgueilleuse famille.

Elena, retirée dans sa cellule, était en proieà mille sentiments contradictoires de joie, de tendresse etd’inquiétude. Si Vivaldi, qui avait heureusement découvert le lieude sa prison, réussissait à l’en tirer, il fallait donc qu’elle seremît entre ses mains, démarche que son attachement scrupuleux auxlois de la bienséance ne lui laissait envisager qu’avec effroi.Elle sentait aussi se réveiller ses anciennes répugnances à l’idéede s’introduire, ou par force ou par ruse, dans le sein d’unefamille qui la repoussait. Mais, d’un autre côté, tant d’amour,tant de dévouement chez Vivaldi, seraient-ils payés d’une éternellerésistance, et la tendre affection qu’elle avait vouée à un amantsi digne de son choix lui permettrait-elle jamais de renoncer à luisans mourir ? Au milieu de ses perplexités, sœur Olivia luiapporta de tristes nouvelles ; elle l’instruisit desrésolutions obstinées de l’abbesse et du départ de Vivaldi. Elenasentit alors combien ses autres chagrins étaient faibles auprès decette nouvelle douleur. La monstrueuse violence exercée contre ellela dispensait de tout devoir envers une famille implacable, maiscette réflexion tardive ne pouvait lui être d’aucun secours dans lasituation où elle se trouvait. Sœur Olivia lui montra dans cescirconstances un intérêt plus qu’ordinaire, au point que ses yeuxse remplissaient de larmes lorsqu’elle les arrêtait sur sa jeuneamie ; et telle était enfin son émotion, qu’Elena ne put laremarquer sans surprise, mais elle avait trop de discrétion, outrequ’elle était trop absorbée par ses chagrins, pour demander à sœurOlivia aucune explication.

L’orpheline, brisée par tant d’impressionsdiverses, était assise près de la fenêtre de la tourelle,insensible cette fois au spectacle d’un beau soleil couchant,lorsque les sons d’une flûte se firent entendre au milieu desrochers dont les pics aigus faisaient face à la tour. Elletressaillit ; les sons, en s’affaiblissant par degrés,semblaient peindre l’abattement de plus en plus profond del’âme ; puis le chant se ranimait insensiblement pour exprimerune plainte douloureuse. Au goût exquis de la phrase musicale, ausentiment qui l’inspirait, Elena crut reconnaître Vivaldi. Enregardant avec plus d’attention elle distingua comme une formehumaine suspendue à la pointe d’un rocher. Elle trembla, désirantque ce ne fût pas lui, tant le danger lui paraissait terrible, maisbientôt son incertitude fut dissipée : c’était bien sa voixqu’elle entendait. Vivaldi avait appris d’un frère lai, gagné parPaolo, qu’Elena se montrait souvent à la fenêtre de cette tour et,dans l’espoir de lui parler, il s’était hasardé sur ces cimes derocs au péril de sa vie. Elena, saisie d’effroi, refusait del’écouter ; mais il ne voulut pas s’éloigner avant de luiavoir communiqué un plan qu’il avait formé pour la délivrer. Il laconjura de se rendre, s’il lui était possible, au parloir à l’heuredu souper ; et il lui expliqua en peu de mots ses espérances,fondées sur les circonstances suivantes.

L’abbesse, selon l’usage adopté dans lesgrandes fêtes, donnait une collation au père abbé et à ceux desreligieux qui l’avaient assistée dans la célébration de l’office.Un concert devait en même temps être exécuté par lesreligieuses ; quelques étrangers de distinction, ainsi queplusieurs pèlerins devaient y être admis. Pendant que toute lacommunauté serait ainsi occupée de plaisirs, il serait facile àVivaldi, instruit de tous ces détails et aidé par le frère laiGeronimo, de s’introduire dans la salle sous son habit de pèlerinet de se mêler aux spectateurs. Il pressa donc Elena de se rendredans l’appartement de l’abbesse où il pourrait l’instruire desmoyens qu’il aurait trouvés pour favoriser sa fuite. Il y auraitdes mules au pied de la montagne pour la conduire soit à la villaAltieri, soit au couvent de Santa Maria della Pietà. Cet espoir deliberté renouvela les diverses émotions d’Elena. Incapable deprendre sur-le-champ une résolution, elle supplia Vivaldi dequitter tout de suite le lieu dangereux où il se trouvait,promettant de faire tous ses efforts pour se rendre au parloir del’abbesse. Là, elle lui ferait part de sa dernière détermination.Vivaldi comprenait les scrupules qui devaient agiter son âme etl’admirait tout en s’en affligeant. Il ne descendit de son rocherqu’au moment où disparaissaient les dernières clartés du jour.Elena le suivit des yeux autant que le lui permettait l’obscurité,et elle put l’apercevoir, toute tremblante, tantôt marchant le longdes précipices, tantôt sautant d’un roc sur l’autre, jusqu’à ce queles bois l’eussent dérobé à sa vue. Alors seulement, elle regagnasa cellule.

À peine y était-elle rentrée, pleine detrouble et d’irrésolution, qu’elle reçut la visite de sœur Olivia.À l’altération des traits de la religieuse, on devinait quelquenouveau sujet d’alarme. Elle s’assura d’abord qu’il n’y avaitpersonne dans le corridor, fit des yeux le tour de la cellule etdit enfin, d’une voix profondément émue :

– Ma chère enfant, mes craintes pour vousne sont que trop justifiées. Vous êtes perdue, si vous ne venez àbout de vous échapper cette nuit. Je viens d’apprendre que votreconduite de ce matin a été regardée comme un attentat prémédité auxdroits et à la dignité de l’abbesse, et qu’elle sera punie de cequ’on appelle ici l’in pace. Hélas ! pourquoi vouscacherais-je la vérité ? Pourquoi ne vous dirais-je pas que ceque je vous annonce, c’est la mort même. Oui la mort ! carquelqu’un est-il jamais sorti de ce tombeau ?

– La mort ! s’écria Elena, frappéed’horreur.

– Écoutez-moi. Dans la partie la plusreculée du couvent se trouve une chambre souterraine, taillée dansle roc et fermée par des portes de fer, où sont jetées les sœurscoupables de quelque grande faute. Ce châtiment est éternel ;la malheureuse reste là, enchaînée dans l’obscurité, et ne reçoitque les aliments nécessaires pour prolonger sa vie et sessouffrances. Nos registres consacrent le souvenir de cette horriblepeine, prononcée le plus souvent contre les religieuses qui,désabusées des illusions d’une fausse vocation ou cloîtrées parl’avarice de leurs parents, avaient été surprises dans unetentative de fuite. J’ai vu moi-même un exemple de cette effroyablerigueur. J’ai vu une de ces infortunées victimes entrer dans cettetombe dont elle ne devait plus sortir. J’ai vu ses tristes restesdéposés dans le jardin. Belle comme vous, aimée comme vous, elle alangui pendant deux ans sur la paille, privée même de la faibleconsolation de converser quelquefois avec nos sœurs au travers dela porte ou du soupirail de son caveau. Un châtiment sévère étaitréservé à celles qui approcheraient de sa prison avec quelquessentiments de compassion. Je m’y suis exposée, je l’avoue, et jel’ai subi, grâce à Dieu, avec une joie secrète.

Elena se jeta en pleurant dans les bras de labonne religieuse. Celle-ci reprit après un moment desilence :

– Ne doutez pas, mon enfant, quel’abbesse, jalouse de complaire à la marquise, ne saisisse leprétexte de cette offense pour vous plonger dans cet affreuxcachot. Ainsi se trouveront accomplis les desseins de vos ennemis,sans qu’on vous oblige à prononcer des vœux. Hélas ! je nepuis douter que demain ne soit le jour marqué pour ce sacrifice,qui n’a été retardé que par la fête d’aujourd’hui.

Elena ne répondit que par un profond soupir,en cachant son visage dans le sein de son amie. Elle n’hésitaitplus, par une vaine délicatesse, à accepter les offres deVivaldi ; elle craignait seulement qu’il ne pût risquer pourelle que d’inutiles efforts. Sœur Olivia, qui ne se rendait pasbien compte des causes de son silence, lui fit observer que letemps pressait.

– Dites-moi, ajouta-t-elle, comment jepuis vous venir en aide ; car j’y suis décidée. Dussé-jem’exposer à une seconde punition.

Émue de cette générosité qu’elle essayavainement de combattre, Elena finit par confier à sœur Olivia leprojet d’entrevue concerté avec Vivaldi et la consulta sur lesmoyens de le rencontrer au parloir. Cette confidence ranimal’espoir de la religieuse ; elle dit à Elena qu’il fallait nonseulement qu’elle se trouvât dans le parloir à l’heure du souper,mais aussi qu’elle assistât au concert où seraient admis plusieursétrangers, parmi lesquels Vivaldi saurait sans doute se glisser.Elena objecta que l’abbesse pouvait la reconnaître et la faireenfermer sur-le-champ ; à cela sœur Olivia répondit enpromettant de lui fournir un habit de religieuse.

– Dans la foule des sœurs qui remplirontl’appartement, le voile baissé, au milieu des soins et des plaisirsd’une fête, il est peu probable, dit-elle, que l’on vousdistingue ; et si la supérieure pense à vous, ce sera pourvous croire confinée dans votre cellule. Que l’espérance voussoutienne donc, mon enfant ! Préparez un billet pour instruireVivaldi de votre assentiment à ses projets et de la nécessité de nepas perdre un instant pour les exécuter. Peut-être trouverez-vousune occasion pour le lui remettre au travers de la grille.

À ce moment, elles entendirent sonner lacloche qui avertissait les religieuses de se préparer au concert.Sœur Olivia alla chercher un habit et un voile pour Elena, tandisque celle-ci écrivait à Vivaldi le billet qui devait l’instruire deses dispositions.

Chapitre 11

 

Elena, bien cachée sous l’habit et le voileque sœur Olivia lui avait donnés, descendit dans la salle duconcert et se mêla aux religieuses qui y étaient déjà rassemblées.À l’arrivée de l’abbesse, la crainte d’être reconnue s’emparad’elle et son trouble même faillit la trahir ; mais lasupérieure, après avoir causé quelques instants avec le père abbéet quelques étrangers de distinction, s’assit dans son fauteuil etle concert commença. Le coup d’œil ne manquait ni d’éclat ni degrandeur. Dans une belle salle voûtée, illuminée par un nombreinfini de bougies, cinquante religieuses environ, dont l’uniformeavait autant de grâce que de simplicité, étaient groupées autour dela supérieure au maintien majestueux et sévère et contrastaientavec les têtes vénérables de l’abbé et de ses religieux, placés endehors de la grille qui coupait la salle en deux parties. Près del’abbé se tenaient plusieurs étrangers de distinction, vêtus del’habit napolitain dont la coupe élégante et les couleursbrillantes se détachaient sur l’aspect sombre du costumemonastique. Ce côté de la salle attirait toute l’attention d’Elenaqui espérait y apercevoir Vivaldi ; mais le concert finit sansqu’elle eût pu le découvrir. On passa dans l’appartement où lacollation était préparée, et qui, comme la salle précédente, étaitdivisé par une grille en parloirs intérieurs et extérieurs. L’unpour l’abbesse et ses religieuses ; l’autre pour les révérendspères et les étrangers. Parmi ceux-ci, Elena remarqua un personnagecaché sous son chapeau de pèlerin et qui semblait assister à lafête sans y prendre part. Elle crut reconnaître l’air et ladémarche de Vivaldi ; mais un reste d’incertitude lui fitattendre quelque nouveau trait de ressemblance. Tandis qu’ellefixait les yeux sur lui, l’étranger se découvrit ; c’était eneffet Vivaldi. Le cœur palpitant, et sûre d’être reconnue, elles’avança vers la grille sans lever son voile. Vivaldi avait laissésur le rebord un petit papier plié et, avant qu’elle pût elle-mêmelui remettre le sien, il s’était prudemment éloigné. Comme elleallait prendre ce papier, une religieuse qui s’était approchée lefit tomber à terre avec sa manche ; et l’orpheline demeuraimmobile et pleine d’anxiété, s’attendant à chaque instant à voirla religieuse ramasser le billet et le porter à l’abbesse. Sescraintes se dissipèrent quand ladite religieuse poussa négligemmentdu pied le billet dans un coin ; mais elles se renouvelèrentavec plus de force quand elle vit la sœur s’approcher de l’abbessepour lui dire quelques mots à l’oreille. Elle ne douta pas queVivaldi n’eût été reconnu, et que le papier n’eût été laissé parterre à dessein pour qu’elle fût tentée elle-même de se trahir enle ramassant. Tremblante et près de succomber à ses terreurs, elleobservait la contenance de l’abbesse pendant qu’elle écoutait lareligieuse, et elle crut lire sa destinée dans l’air sévère et lessourcils froncés de l’impérieuse femme. Elle voyait cependants’écouler le temps qui devait servir à sa délivrance ; maischaque fois qu’elle osait regarder autour d’elle, elle se figuraitque la supérieure et la religieuse suivaient tous ses mouvements etne la perdaient pas de vue. Après une heure passée dans cettepénible situation, la collation prit fin. Pendant le mouvementgénéral qui se fit alors, Elena se rapprocha de la grille etramassa vivement le billet de Vivaldi. Elle le cacha dans sa mancheet suivit de loin l’abbesse et les religieuses qui quittaient lasalle. En passant à côté de sœur Olivia, elle lui fit un signe etse rendit à sa cellule. Arrivée là, elle ferma bien vite sa portede l’intérieur et, seule enfin, déplia le papier ; mais, dansson impatience, elle laissa échapper la lampe de ses mains et setrouva dans l’obscurité. Elle tomba dans un véritable désespoir.Aller chercher de la lumière, c’était se trahir, c’étaitcompromettre sœur Olivia qui lui avait donné le moyen d’être libre,c’était s’exposer à être jetée en prison sur-le-champ. Attendreétait affreux. Attendre quoi ? Il ne lui restait d’espéranceque dans la visite de sœur Olivia qui pouvait peut-être venir troptard pour qu’il lui fût encore possible de suivre les instructionsde Vivaldi. Et cependant elle tournait et retournait entre sesmains ce malheureux billet qui renfermait son sort, son avenir, savie, et dont elle ignorait le contenu ! Horriblesituation ! Au milieu de ses angoisses, elle entendmarcher ; une lumière brille à travers la porte ; onl’appelle tout bas, c’est sœur Olivia ! La jeune fille ouvre,prend la lampe des mains de la religieuse et, pâle et tremblante,lit avec avidité le billet qui lui donnait rendez-vous à la grilledu jardin des religieuses, où le frère Geronimo l’attendait et oùVivaldi viendrait la rejoindre pour la faire sortir de l’enceintedu couvent. Son amant ajoutait que des chevaux seraient prêts aubas de la montagne, pour la conduire où elle voudrait, et laconjurait de ne pas perdre un instant. Elena, désespérée, donna lepapier à sœur Olivia en lui demandant conseil. Il s’était écouléune heure et demie depuis le moment où Vivaldi écrit qu’il n’yavait pas de temps à perdre. Dans cet intervalle, que decirconstances peut-être avaient rendu impraticable un projetd’évasion que le mouvement de la fête avait d’abord favorisé. Lagénéreuse sœur Olivia partageait toutes les inquiétudes de sonamie. Cependant, après une minute de réflexion, elle lui dit dereprendre courage.

– Le voile qui vous a cachée jusqu’àprésent, ajouta-t-elle, peut vous protéger encore. Il nous faudratraverser le réfectoire où soupent celles de nos sœurs qui n’ontpas assisté à la collation, et elles resteront là jusqu’à ce quel’office les rappelle à la chapelle. Si nous attendions jusqu’à cemoment-là, nous ne pourrions plus passer.

Convaincues qu’il n’y avait pas d’autre partià prendre, elles s’acheminèrent sur-le-champ vers le jardin.Plusieurs sœurs les rencontrèrent sans faire attention à Elena qui,en passant près de l’appartement de la supérieure, baissa son voileavec plus de soin. Tout à coup, elle se trouva en face de l’abbesseelle-même qui revenait de jeter un coup d’œil sur les religieusesréunies au réfectoire et qui s’étonnait de n’y avoir pas vu Elena.Elle s’effaça autant qu’elle put derrière sœur Olivia ; etcelle-ci, ayant répondu tant bien que mal aux questions del’abbesse, se remit en marche vers le réfectoire, suivie de sonamie qui tremblait comme une feuille. Les religieuses, occupées deleur souper, ne prirent pas garde à elles. Arrivées à la porte dujardin, elles se croisèrent souvent avec des sœurs qui servaient oudesservaient la table. Une de celles-ci, au moment où ellesouvraient la porte, leur demanda pourquoi elles allaient du côté dela chapelle. Avaient-elles déjà entendu la cloche ? À cettequestion, Elena troublée saisit le bras de son amie pour l’engagerà presser le pas ; mais sœur Olivia, plus prudente, alléguaavec calme un motif de dévotion particulière. Puis toutes deuxreprirent leur chemin. Comme elles traversaient le jardin, lacrainte que Vivaldi ne se trouvât plus à l’endroit indiqué par luiémut si fort la pauvre Elena qu’elle s’arrêta incapable de sesoutenir. Mais sœur Olivia lui montrant un bosquet que la lunecommençait à éclairer, murmura à son oreille :

– Là derrière, sous cette allée decyprès, est notre in pace.

Ce mot ranima les forces d’Elena ; elleredoubla d’efforts pour atteindre la porte de la grille quisemblait reculer devant elle. Enfin, elles y arrivèrent. Elenafrappa doucement dans ses mains ; c’était le signal convenu.Elle attendit la réponse avec une inexprimable anxiété. Enfin troispetits coups se firent entendre ; puis la clef tourna dans laserrure, la porte s’ouvrit et deux personnes parurent. Une voixconnue prononça le nom d’Elena ; et, à la lueur d’une lanternesourde que tenait Geronimo, l’orpheline reconnut Vivaldi quis’élança vers elle.

– Ô ciel ! dit-il d’une voixtremblante de joie et en lui prenant la main, est-il possible quevous soyez encore à moi ! Si vous saviez ce que j’ai souffertpendant cette heure mortelle.

Alors il remarqua sœur Olivia et fit un pas enarrière ; mais Elena le rassura en lui apprenant quellereconnaissance ils devaient tous deux à la religieuse.

– Ce n’est pas le moment desexplications, interrompit Geronimo, nous n’avons déjà perdu quetrop de temps.

– Adieu, chère Elena, dit sœur Olivia.Puisse le ciel vous protéger !

– Adieu, ma tendre amie, répondit lajeune fille. Je ne vous verrai plus, mais je vous aimerai toujours.Vous m’avez promis de me donner de vos nouvelles :souvenez-vous du couvent de la Pietà.

Les deux amies s’arrachèrent des bras l’une del’autre, et l’orpheline franchit la porte. Comme nos fugitifssuivaient l’avenue qui conduisait à l’église, Vivaldi, craignant derencontrer quelque religieux, demanda s’il ne pourrait éviter depasser par le lieu saint ; mais Geronimo déclara que c’étaitimpossible. Ils y entrèrent donc ; l’église était déserte. Ilsarrivèrent à une issue latérale qui communiquait avec une grotte oùl’on gardait une madone appelée Notre-Dame du Mont-Carmel, devantlaquelle une lampe brûlait nuit et jour. Leur guide pénétra dansl’enceinte où se trouvait la madone et ouvrit une petite portedonnant sur un passage étroit et tortueux pratiqué dans le roc.Tout à coup, Elena se rappela que, d’après la description que luiavait faite sœur Olivia, ce passage devait être celui quiconduisait à l’in pace. Alarmée à l’idée que Geronimo lestrahissait, elle refusa d’aller plus loin.

– Où nous conduisez-vous ? luidit-elle.

– Où vous devez aller, répondit le frèred’une voix sourde.

Et ces mots, qui augmentèrent les alarmesd’Elena, ne laissèrent pas d’inquiéter Vivaldi.

– Si votre dessein est honnête, dit lajeune fille, pourquoi ne pas nous mener à quelque porte du couventau lieu de nous diriger à travers ce labyrinthesouterrain ?

– Parce que les autres portes sontobstruées par des troupes de frères lais et de pèlerins, réponditGeronimo d’une voix rude. Le signor passerait bien au milieud’eux ; mais alors que deviendrait la jeune dame ? Ausurplus, vous avez su tout cela d’avance et c’est volontairementque vous vous êtes fiés à moi. Ce passage débouche sur des rochers.J’ai couru jusqu’ici assez de risques et je ne veux plus perdre montemps. Si vous ne voulez pas me suivre, je vous laisse, et vousvous tirerez d’affaire comme vous pourrez.

Il allait refermer la porte, lorsque Vivaldicomprenant les suites que pouvait avoir sa défiance, et d’ailleursun peu tranquillisé par l’indifférence apparente du frère,s’appliqua à l’apaiser et à encourager Elena. Cependant, tandisqu’il s’engageait en silence dans les détours du passage, se tenantprêt à toute éventualité, il tendit une main à Elena et prit sonépée de l’autre. Ce passage était fort long, et, avant qu’ilsfussent parvenus à l’autre extrémité, ils entendirent des chantsrésonner à quelque distance.

– Qu’est cela ? dit Elena. D’oùpartent ces sons ?

– De la grotte que nous venons dequitter, dit Geronimo. C’est la dernière antienne des pèlerins à lachapelle de Notre-Dame. Je vois par là qu’il est minuit.Dépêchez-vous donc, signor, il faut que je m’en aille.

Les fugitifs, apprenant ainsi que la retraiteleur était coupée, résolurent d’avancer à tout risque. Encontinuant leur marche, ils entendirent encore le son des clochesqui leur parvenait faible et sourd à travers la muraille duroc.

– Voilà le premier coup des matines, ditGeronimo d’un air alarmé. Il faut que je vous quitte. Hâtez-vous,madame.

Cette recommandation était inutile ; carà ce moment Elena doublait le pas pour atteindre une porte qui luiparaissait être l’issue tant désirée. En passant, elle aperçutl’entrée d’une espèce de chambre pratiquée dans le roc, où brillaitune faible lumière ; mais, sans s’arrêter à y jeter les yeux,elle se dirigea rapidement vers la porte. Geronimo donna lalanterne à Vivaldi et se mit en devoir d’ouvrir la serrure pendantque le jeune homme se préparait à lui remettre le salaire convenu.Mais la porte ne cédait pas. Geronimo, se retournant, ditfroidement :

– Je crains que nous ne soyons trahis. Ily a deux serrures : la seconde est fermée, et je n’ai la clefque de la première.

– Oui, oui, nous sommes trahis, répliquaVivaldi d’un ton ferme, mais je vois trop bien quel est letraître ! N’espérez pas, malheureux, que votre dissimulationvous sauve. Rappelez-vous ce que je vous ai dit, et réfléchissezencore s’il est bien de votre intérêt de nous perdre. Ouvrez cetteporte ou attendez-vous à tout. Quelque peu de prix que j’attache àma vie, je n’abandonnerai pas cette jeune dame aux horreurs de sasituation.

Elena, rassemblant tout son courage, s’efforçade calmer Vivaldi et d’arrêter les violences auxquelles il étaitprès de se livrer. Soit que le jeune homme fût désarmé par sesprières, soit que l’air d’innocence du frère lui en imposât, ilcessa d’exhaler sa colère en plaintes inutiles et se mit lui-même àessayer de forcer la porte ; tentative aussi vaine quedésespérée. Retourner sur leurs pas était impossible ; lespèlerins et les dévots remplissaient l’église et la grotte enattendant l’office du matin. Geronimo cependant, toujoursimpassible et dédaignant de se justifier, leur indiqua une dernièrechance de salut : il fut convenu qu’il retournerait dansl’église pour voir s’il n’y avait quelque moyen de les faire sortirpar la grande porte. Il les ramena dans la chambre où ils avaientvu de la lumière en passant, et s’en alla.

L’espérance qu’il leur laissait en s’éloignants’affaiblit peu à peu, à mesure qu’il tardait à revenir, et bientôtl’anxiété des fugitifs devint extrême. L’air froid et l’odeurterreuse du caveau où ils se trouvaient rappelaient à Elena lachambre sépulcrale que sœur Olivia lui avait décrite et qui avaitvu mourir la religieuse condamnée. La chambre était taillée dans leroc, n’ayant qu’une étroite ouverture grillée dans le haut pouraérer un peu ; on n’y voyait d’autres meubles qu’une table, unbanc et une lampe qui jetait une lueur vacillante et pâle. Cettelampe allumée, s’ajoutant aux autres apparences, fit croire à Elenaqu’elle avait bel et bien été conduite dans la prison même quel’abbesse lui avait réservée. Saisie d’horreur, elle parcouraitcette chambre des yeux, cherchant à y découvrir quelque objet quipût confirmer ou infirmer ses soupçons. Elle aperçut dans un coinécarté un indice qui lui parut non équivoque ; c’était ungrabat qui sans doute avait été le lit de mort de la malheureuserecluse, et elle crut y voir encore la trace laissée par soncadavre. Tandis que Vivaldi la pressait de lui expliquer les causesde la terreur dont elle semblait frappée, leur attention futattirée par un profond soupir qu’ils entendirent près d’eux. Elenasaisit vivement le bras du jeune homme.

– Ce n’est pas un jeu de mon imagination,dit celui-ci. Vous l’avez entendu aussi ?

– Oui, répondit Elena.

– Quelqu’un est caché ici, repritVivaldi, mais rassurez-vous, j’ai mon épée !

– Écoutons encore, je l’entends, ditElena.

– La plainte part de très près, reprit lejeune homme, mais cette lampe jette si peu de clarté !… Quiest là ?

Personne ne répondit. Alors Vivaldi, prenantla lampe et la promenant tout autour du caveau, découvrit unepetite porte, en même temps qu’il entendait des accents pareils auxélans de ferveur d’une personne en prière. Il poussa la porte, quine résista pas, et se trouva à sa grande surprise en présence d’unreligieux agenouillé au pied d’un crucifix, et si profondémentabsorbé dans sa dévotion qu’il ne s’aperçut pas de l’arrivée d’unétranger. C’était un moine à cheveux blancs. La douceur et lamélancolie empreintes sur ses traits touchèrent Vivaldi etinspirèrent quelque confiance à Elena. Tiré de son recueillementpar la voix du jeune homme, le religieux témoigna un vif étonnementet s’informa du motif de sa présence et de celle d’une femme dansce lieu. Vivaldi lui dit franchement quelle était sa situation etlui fit part de son embarras. Le religieux l’écoutait avec uneprofonde attention, jetant des regards compatissants tantôt surlui, tantôt sur Elena. La pitié qui le sollicitait en faveur de cesétrangers semblait combattue par quelque considérationpuissante.

– Ma fille, dit-il, si je me trompe,c’est bien vous que j’ai vue ce matin dans l’église. C’est vous quiavez protesté contre les vœux qu’on voulait vous faireprononcer ? Ignoriez-vous, mon enfant, les conséquencesterribles d’un semblable refus.

– Hélas ! dit Elena, je n’avais lechoix qu’entre deux malheurs.

– Saint homme, dit Vivaldi, je ne puiscroire que vous soyez de ceux qui oppriment l’innocence ou quiaident à la persécuter. Ah ! si vous connaissiez les malheursde cette jeune personne, si vous saviez que, seule au monde,orpheline, elle a été arrachée à sa demeure au milieu de la nuit,que des scélérats masqués l’ont amenée ici de force sur l’ordre depersonnes étrangères, qu’il ne lui reste pas un seul parent, pas unprotecteur naturel qui puisse défendre sa liberté et la réclamerdes mains de ses ennemis ! Oh ! mon bon père, si voussaviez tout cela, vous n’hésiteriez pas à prendre pitié d’elle et àla sauver !

Le religieux arrêta de nouveau sur Elena unregard plein de compassion.

– Tout cela peut être vrai, dit-il,mais…

– Je vous comprends, mon père, vousvoudriez des preuves. Mais comment vous en fournir ici ?Ah ! je vous en conjure, fiez-vous à ma parole de gentilhomme.Et si Dieu vous inspire quelque désir de nous secourir, cédez-ysur-le-champ : il en est encore temps, personne ne vient.Hâtez-vous.

– Pauvre créature ! disait le pèrecomme pour lui-même mais assez haut pour être entendu. Elle, danscette chambre ! Dans ce lieu funeste !

– Funeste ! s’écria Elena quin’avait pas compris le sens de cette exclamation. Oui cette chambreest celle où a péri une pauvre religieuse, et j’y ai été conduitepar trahison pour subir le même sort !

– Quoi, ici ! répéta Vivaldi avecl’accent du désespoir. Leur affreux cachot ! leur inpace ! Ah ! je comprends tout, je devine le piègehorrible qu’ils nous ont tendu ! Mon père, au nom du ciel, sivous êtes disposé à nous secourir, profitez donc du moment qui nousreste !

Le religieux, qui avait tressailli lorsqueElena avait fait allusion à la religieuse enfermée et morte dans celieu, devint pensif. Sa tête se pencha sur sa poitrine, des larmescoulèrent de ses yeux, un sentiment profond sembla s’emparer delui, pendant que Vivaldi, en proie à une extrême agitation,marchait à grands pas dans la chambre, et qu’Elena, jetant desregards effrayés autour d’elle, répétait d’un tondouloureux :

– Dans cette même chambre ! dans cefuneste lieu ! Oh ! de quelles souffrances ces mursont-ils été et seront-ils encore témoins !

– Je n’ose dire, reprit le religieux,quel sort attend ici cette jeune fille, ni quel sera le mienpeut-être, si je me décide à vous sauver, mais l’âge ne m’a pastout à fait endurci le cœur. Que le reste de ma vie soitmalheureux, peu importe, le terme en est si prochain ; maisvotre jeunesse vous permet encore des années de bonheur. Eh bien,vous les aurez, mes enfants, s’il est en mon pouvoir de vous lesrendre ! Suivez-moi jusqu’à la porte ; nous allons voirsi ma clef peut l’ouvrir.

Vivaldi et Elena suivirent les pas tremblantsdu vieillard qui s’arrêtait de temps en temps pour écouter ;mais aucun bruit ne se fit entendre dans le passage solitairejusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la porte. À ce moment, ilsdistinguèrent des pas dans l’éloignement.

– Ils approchent, mon père, murmura Elenapresque défaillante. Si la clef n’ouvre pas tout de suite, noussommes perdus ! Oui, j’entends leurs voix ; ilsm’appellent.

Enfin, la porte tourna sur ses gonds ;elle ouvrait sur un plateau de la montagne.

– Ne me remerciez pas, dit le religieux,vous n’en avez pas le temps Je vais refermer la porte et retarder,aussi longtemps que je le pourrai, ceux qui seraient tentés de vouspoursuivre. Ma bénédiction soit avec vous, mes enfants !

Elena et Vivaldi eurent à peine le temps delui dire adieu. La porte se referma derrière eux ; et le jeunehomme, donnant le bras à sa bien-aimée, se dirigea en toute hâtevers l’endroit où Paolo devait l’attendre. Mais en tournant l’anglede la muraille du couvent, il aperçut une longue procession depèlerins qui sortait par la grande porte. Il recula de quelquespas. Cependant il craignait, en s’arrêtant aux environs dumonastère, d’entendre la voix de Geronimo et des frères envoyés àleur poursuite ; mais d’un autre côté, le seul cheminpraticable pour arriver au bas de la montagne était alors occupépar les pèlerins. Un clair de lune brillant permettait dedistinguer tous les visages de ces hommes qu’ils avaient tantd’intérêt à éviter, tandis qu’ils étaient protégés eux-mêmes parl’ombre de la muraille. Ils prirent le parti de se jeter sous uncouvert de palmiers qui les conduisit, par un petit coteau, au piedde quelques roches parmi lesquels ils trouvèrent un abri momentané.Plus éloignés alors du monastère, ils attendirent que la processiondes pèlerins, suivant les détours de la montagne, cessât de faireentendre ses chants de plus en plus faibles et indistincts. Alorsils se hasardèrent à descendre avec précaution au travers desrochers, regardant souvent derrière eux du côté du couvent. Elenacrut distinguer une lumière mouvante dans sa petite tour etsupposant que l’abbesse et ses religieuses étaient à sa recherche,elle en éprouva une vive terreur qui lui fit presser le pas. Lesfugitifs arrivèrent enfin sans accident au pied de la montagne, oùils trouvèrent Paolo à son poste avec les chevaux.

– Ah ! mon cher maître,s’écria-t-il, vous voilà donc enfin !… Je commençais àcraindre, en vous voyant tarder si longtemps, que les moines nevous eussent retenu pour vous faire faire pénitence le reste devotre vie !… Que je suis donc heureux de vousrevoir !

– Je ne le suis pas moins de teretrouver, mon cher Paolo. Où est la capote de pèlerin que je t’aichargé de me procurer ?

Paolo la lui donna, et Vivaldi en enveloppaElena qu’il mit en croupe ; puis ils se dirigèrent vers Naplesoù l’orpheline se proposait de se rendre au couvent de la Pietà.Cependant Vivaldi, craignant qu’on ne les poursuivît sur cetteroute, résolut de prendre des chemins détournés. Ils arrivèrentbientôt au terrible passage qu’Elena avait suivi pour venir aumonastère.

La lune n’éclairait que faiblement leprécipice, et la route passait sous des roches saillantes et commesuspendues en plein ciel.

– Ah ! monsieur, s’écria tout à coupPaolo, qu’est-ce que je vois là ?… Cela ressemble à un pont.Seulement, il est perché si haut qu’il ne semble guère possiblequ’un être humain ait eu l’idée de le bâtir si loin au-dessus detout chemin praticable !… On dirait que c’est le diable qui aimaginé de s’en servir pour passer d’un nuage à l’autre !

Elena reconnut en effet le pont qu’elle avaitfranchi avec tant de frayeur. Il était suspendu, entre deux pointesde rocs, au-dessus du torrent qui roulait ses eaux au fond del’abîme. Vivaldi, apercevant alors sur ce pont des hommes quivenaient de leur côté, trembla à l’idée de les rencontrer.

Si c’étaient de nouveaux pèlerins allant àNotre-Dame du Mont-Carmel, ils pourraient instruire les gens ducouvent de la route qu’Elena et lui avaient prise. Il n’y avaitcependant aucun moyen de les éviter, le chemin longeant les rochersà pic d’un côté et le précipice de l’autre. Quelques instantss’écoulèrent :

– Les voici, dit Paolo, ils ont tourné laroche et s’avancent vers nous.

– Paix ! dit Vivaldi ; ce sontbien des pèlerins. Tenons-nous cachés sous ce roc jusqu’à ce qu’ilssoient passés ; il suffirait d’un mot pour nous perdre. S’ilsnous interrogent, je répondrai seul.

Les pèlerins arrivèrent près d’eux, et le chefde la troupe s’adressant à Vivaldi :

– Que Dieu et Notre-Dame du Mont-Carmelvous conduisent ! dit-il.

Et tous répétèrent en chœur :

– Dieu vous conduise !

Vivaldi répéta ce souhait en s’inclinant et,fort heureusement, l’entretien se termina là. Ils passèrent.

Les fugitifs se trouvèrent à l’entrée du pont,et comme ils posaient le pied sur ces planches branlantes, enplongeant leurs regards avec effroi dans les profondeurs del’abîme, ils entendirent au-dessous d’eux, dans le chemin qu’ilsvenaient de quitter, d’autres voix qui se mêlaient au bruit dutorrent. Elena, alarmée, pressa Vivaldi de hâter le pas de samonture, et Paolo, se retournant, aperçut deux hommes, enveloppésde manteaux, qui les suivaient de très près. Avant qu’il pûtprévenir son maître, ces deux individus étaient à ses côtés.

– Vous venez de Notre-Dame duMont-Carmel ? demanda l’un d’eux.

– Qui pose cette question ? demandaVivaldi en se retournant.

– Un pauvre pèlerin bien fatigué de salongue marche dans ces rochers Voudriez-vous avoir pitié de lui, etlui permettre de monter pendant quelques instants sur votrecheval ?

Quels que fussent les sentiments d’humanité deVivaldi, il ne pouvait les écouter en ce moment sans compromettrela sûreté d’Elena. Il crut même démêler quelque chose de faux dansle ton de l’inconnu qui lui adressait cette requête. Ses soupçonss’accrurent encore lorsque celui-ci lui proposa de faire route aveclui.

– Ces montagnes, dit-il, sont infestéesde brigands, et une compagnie nombreuse court moins le risqued’être attaquée.

– Si vous êtes si fatigué, répliqueVivaldi, comment pourriez-vous suivre le pas de nos chevaux ?…Et surtout comment avez-vous pu nous rejoindre ?

– La crainte des bandits, répondit-on,nous a donné des ailes.

– Vous n’avez rien à craindre, repartitVivaldi, si vous modérez votre marche en raison de l’épuisement devos forces, car il y a sur la route une nombreuse troupe depèlerins qui ne tardera pas à vous rattraper.

Cela dit, Vivaldi mit fin à l’entretien endonnant un coup d’éperon à son cheval. La contradiction qu’il avaitremarquée, entre les plaintes de ces gens et l’agilité de leurmarche, lui donnait fort à réfléchir ; mais les craintes desfugitifs se dissipèrent lorsqu’ils eurent quitté la grande route deNaples pour suivre un chemin assez peu fréquenté qui conduisait àl’ouest, du côté d’Aquila.

Chapitre 12

 

Le jour naissant découvrit aux voyageurs lelac de Celano qui baignait le pied des Apennins ; et Vivaldijugea prudent de se diriger vers ce point qui se trouvait à égaledistance de la grande route et du couvent de San Stefano. Ilstraversèrent un terrain planté d’oliviers où des paysans quitravaillaient leur indiquèrent une route conduisant d’Aquila àCelano. En descendant dans la plaine, ils arrivèrent en vue d’unemaisonnette ombragée par un bouquet d’amandiers. C’était unelaiterie appartenant à quelques bergers qui de là veillaient surleurs troupeaux. Le principal d’entre eux, vieillard vénérable,vint au-devant des étrangers et les conduisit dans la laiterie oùl’on s’empressa de leur offrir de la crème, du fromage de lait dechèvre, du miel odorant et des figues sèches. Elena, plus accabléeencore de ses inquiétudes que de ses fatigues, se retira aprèsdéjeuner. Vivaldi s’assit sur un banc devant la porte ; etPaolo, placé en sentinelle sous les amandiers, fit honneur à lacollation en repassant en lui-même les divers incidents duvoyage.

Quand Elena reparut, Vivaldi lui proposa delaisser passer la chaleur du jour avant de se remettre enroute ; et, comme il la croyait pour l’instant à l’abri desatteintes de leurs persécuteurs, il renouvela ses instances sur lesujet qui lui tenait le plus à cœur, en lui démontrant tous lesdangers auxquels elle continuerait d’être exposée si elle n’avaitrecours à la sainte protection du mariage. Pensive et abattue,Elena l’écoutait en silence. Elle convenait de la justesse de sesraisons, mais elle en revenait, comme toujours, au manque dedélicatesse dont sa conscience aurait à souffrir si elle persistaità s’introduire de force dans une famille qui lui avait marqué tantde répugnance. Sans doute, la barbarie dont on avait fait montre àson endroit la dispensait-elle de toute générosité envers desennemis si cruels ; mais elle ne pouvait se décider à prendreprécipitamment un parti dont dépendait le sort de sa vieentière.

– Je m’en rapporte à vous, dit-elle à sonamant : puis-je vous donner ma main, lorsque votre mère…

– Ah ! ne me parlez pas de mamère ! interrompit Vivaldi. Ne me faites pas souvenir que soninjustice et sa cruauté vous avaient réservé la plus horrible desdestinées !

En parlant ainsi, Vivaldi marchait à grandspas, la figure contractée par une émotion douloureuse. Il revintquelques moments après s’asseoir auprès d’Elena. Plus calme, il luiprit la main et lui dit d’un ton pénétré :

– Elena, vous savez à quel point vousm’êtes chère. Il y a longtemps déjà que vous m’avez promis,solennellement promis, en présence de celle qui n’est plus mais quiregarde d’en haut, que vous seriez à moi, vous qu’elle a léguée àmon amour !… Au nom de cette mémoire qui doit nous êtresacrée, je vous conjure de ne pas m’abandonner à mon désespoir etde ne point céder à un trop juste ressentiment, en sacrifiant lefils à la cruelle politique de la mère ! Ni vous ni moi nousne pouvons prévoir les pièges qui seront tendus sous nos pas dèsque l’on apprendra que vous n’êtes plus à San Stefano. Si noustardons à nous unir par des liens indissolubles, je sais, je sensque vous êtes à jamais perdue pour moi !…

Elena, vivement émue, fut pendant quelquetemps hors d’état de répondre. Enfin, essuyant ses larmes, elle dità Vivaldi :

– Le ressentiment, mon ami, ne peut avoiraucune part à ma résolution, mais la fierté insultée a des droitsqu’elle ne saurait abjurer ; et peut-être les circonstances oùje me trouve me font-elles une loi, si je veux me respectermoi-même, de renoncer à vous…

– Ciel ! interrompit Vivaldi enattachant sur elle un regard désolé. Renoncer à moi !… Dites,Elena, dites, est-ce possible ?…

– Hélas ! répondit-elle, je crains,en effet, de ne pas le pouvoir !

– Vous le craignez ! Ô Dieu !dites-moi plutôt, dites-moi que vous espérez vous conserver à moi,et l’espérance alors renaîtra dans mon cœur !

La chaleur avec laquelle il s’exprimait fitsortir l’orpheline de la réserve qu’elle s’était imposée et,oubliant ses irrésolutions, elle lui dit avec un sourire d’uneinexprimable douceur :

– Je ne veux me livrer ni à la crainte nià l’espérance, et je ferai mieux de n’écouter que mon cœur ;car, j’ai beau dire, je crois que je ne pourrai jamais renoncer àvous. Non, je ne saurais supporter l’idée que vous doutiez de monattachement, ne fût-ce qu’un instant ! Et comment pouvez-vouscroire que je sois insensible au vôtre, que je sois capabled’oublier les périls que vous avez bravés pour m’arracher à maprison, et d’abjurer tout sentiment de reconnaissance ?

– Ah ! voilà le mot cruel que je nepuis entendre ! s’écria Vivaldi. De la reconnaissance !Je ne sais si je n’aimerais pas mieux votre haine que ce sentimentfroid et raisonné qui prend le caractère du devoir.

– Ce mot a pour moi un sens biendifférent que celui que vous y attachez, reprit Elena toujourssouriante. Il comprend tout ce que l’affection peut avoir de tendreet de dévoué et, si c’est un devoir, l’obéissance qu’il entraîneest pleine de douceur.

– Ah ! chère Elena, répondit lejeune homme, j’en crois votre aimable sourire plus encore que votreexplication ; mais, je vous en supplie, n’employez plus avecmoi ce mot banal de reconnaissance ! Ma confiance s’affaiblitquand je l’entends prononcer.

Ils en étaient là de leur entretien quandPaolo survint avec un air de mystère.

– Monsieur, dit-il à voix basse, commej’observais les environs de dessous ce couvert d’amandiers, quicroiriez-vous que j’ai vu descendre la côte qui est là-bas ?Les deux individus qui nous avaient rejoints après le passage dupont. Ils n’ont plus leurs manteaux, ce sont des carmes déchaussés.Oh ! je les ai bien reconnus, ils suivent nos tracespeut-être ; j’ai idée que ce sont des capucins qui nousguettent.

– Je les aperçois en effet, dit Vivaldiqui s’était levé. Ils quittent la route et viennent de ce côté. Oùest notre hôte ?

– Le voici, répondit Elena, cependant quele berger entrait.

– Mon bon ami, lui dit Vivaldi, je vousprie instamment de ne pas laisser entrer chez vous ces deux moinesque vous voyez venir et de faire en sorte qu’ils ne sachent pasquels hôtes vous avez reçus : ils nous ont déjà inquiétés surla route.

Et comme le paysan paraissait étonné, Paolo sehâta d’ajouter :

– Pour tout vous dire, mon ami, car monmaître est très discret, nous avons été obligés de nous tenir surnos gardes quand nous les avons rencontrés. Sans cela nos pochesauraient pu se retrouver plus légères. Ce sont des gens adroits etje crois, entre nous, que ce sont des bandits déguisés.

– Oh ! oh ! fit le paysan.

– Au surplus, poursuivit Paolo, l’habitqu’ils portent favorise leur entreprise, en ce temps de pèlerinage.Faites la sourde oreille s’ils vous demandent d’entrer chezvous ; sinon, après leur départ, vous pourriez bien trouver àl’étable quelques bêtes de moins.

Le vieux berger leva les mains et les yeux auciel.

– Ce que c’est que le monde !fit-il. Je vous remercie bien de votre avis ; ces gens-là nepasseront pas le seuil de ma porte. Et s’ils voulaient memaltraiter pour cela, vous viendriez à mon aide, n’est-cepas ?

– N’en doutez pas mon ami, ditVivaldi.

Et le berger sortit de la maison. Ilss’enfermèrent, et Paolo se hasarda à regarder au travers de lajalousie. Elena tremblante dit à voix basse à Vivaldi :

– J’ai peur. Si c’étaient de vraispèlerins, leur route ne les mènerait pas dans ce pays désert. Onles aura envoyés après nous, et ils auront été instruits par ceuxque nous avons rencontrés du chemin que nous avons pris.

– Ce n’est guère probable, réponditVivaldi. Cependant il est possible aussi que ce ne soient que desreligieux retournant à quelque couvent situé sur le lac deCelano.

– Je n’entends ni ne vois rien, dit Paoloen quittant la jalousie.

Un moment après, ils entendirent la voix duvieux berger qui disait :

– Ils sont partis, vous pouvezouvrir.

– Quel chemin ont-ils pris ? demandaVivaldi en faisant entrer le vieillard.

– Je ne puis le dire, monsieur, car jeles ai perdus de vue.

– Moi, dit Paolo hardiment, je les ai vusse diriger vers ce bois là-haut.

– Ce serait bien possible, répondit leberger.

– Et vous pouvez être sûr, reprit levalet en jetant un regard d’intelligence à son maître, qu’ils setiennent cachés là pour quelque méchant dessein. Vous feriez biend’envoyer quelqu’un les observer, car vos troupeaux pourraient seressentir de ce mauvais voisinage.

– Pourtant, mon ami, reprit Vivaldi,n’ayez aucune crainte pour vous. Ces gens-là n’en veulent qu’à nousseuls, je vous en réponds. Mais, comme j’ai sujet de me défierd’eux et que je ne voudrais pas les retrouver sur ma route, jedonnerai quelque chose à l’un de vos garçons s’il veut allerjusqu’au bois, du côté de Celano, et de s’assurer s’ils ne sont pasembusqués sur cette route.

Le vieillard y consentit et donna sesinstructions à un jeune homme qui partit sur-le-champ et qui revintplus tôt qu’on ne l’attendait. Il n’apportait aucune nouvelle desdeux carmes. Il les avait d’abord aperçus dans le bois, au bas d’unchemin creux ; il avait alors monté la côte, mais les avaitperdus de vue.

Vivaldi, qui avait consulté Elena pour savoirs’ils devraient ou non continuer leur route, posa encore quelquesquestions au jeune berger ; puis, convaincu que les deuxvoyageurs n’avaient pas pris la route de Celano ou que, s’ilsl’avaient prise, ils avaient déjà beaucoup d’avance, il proposa departir et de marcher sans se presser.

– Nous n’avons rien à craindre de cesgens-là, ajouta-t-il. Ce que je crains plutôt, c’est que la nuit nenous surprenne avant que nous soyons à Celano, car la route estmontueuse et difficile, et nous ne la connaissons pas bien.

Elena ayant approuvé cette décision, ilsprirent congé du vieillard qui leur donna quelques instructions surla direction à suivre. Arrivés dans le chemin creux où le jeunegarçon avait vu les carmes, l’orpheline promena de tous côtés desregards inquiets, tandis que Paolo, tantôt silencieux, tantôtchantant et sifflant pour s’étourdir, sondait de l’œil chaquebuisson qui pouvait receler des gens mal intentionnés. La route,après avoir traversé la vallée, conduisait à des montagnescouvertes de troupeaux. Le soleil était près de se coucher lorsque,de la hauteur où nos voyageurs étaient parvenus, ils découvrirentle grand lac de Celano et l’amphithéâtre de montagnes quil’environne.

Les voyageurs s’arrêtèrent pour admirer cespectacle et faire reposer leurs chevaux. Les rayons du soleil,réfléchis sur une nappe d’eau de dix-huit à vingt lieues depourtour, éclairaient les villes et les nombreux villages, lescouvents et les églises qui décorent les bords du lac, lesbigarrures variées que les diverses cultures donnent à la terre etles montagnes colorées de pourpre qui formaient le fond de ce richepaysage. Elena, malgré son inquiétude, était encore sensible à tantde beautés.

– Voyez, disait-elle à Vivaldi, le calmedu rivage, le mouvement onduleux de ces eaux, qui semblent setrouver à l’étroit dans leur vaste bassin, et comme la grâcecontraste partout ici avec la grandeur !

De son côté, Vivaldi montrait à sa compagne,sur une hauteur à l’ouest, l’Albe moderne, dominée par les ruinesde son ancien château qui fut le tombeau de plusieurs princesdépouillés par Rome.

– C’est dans ces beaux lieux aussi,ajouta-t-il, qu’un empereur romain s’est transporté pour y jouir duspectacle le plus cruel. C’est ici que Claude donna une fête pourcélébrer l’achèvement de l’aqueduc qui portait les eaux du lac deCelano à Rome. Un combat naval eut lieu sous ses yeux, où un grandnombre d’esclaves périrent pour son amusement. Ces eaux si puresfurent teintées de sang humain et souillées de cadavres au milieudesquels flottaient triomphalement les galères dorées del’empereur…

– Monsieur, dit Paolo, se hasardant àinterrompre son maître, il me vient une idée. C’est que, pendantque nous sommes ici à admirer la nature et à parler de l’antiquité,nos deux carmes pourraient bien être dans quelque coin, prêts àtomber sur nous à l’improviste. Ne ferions-nous pas mieuxd’avancer ?

– Tu as peut-être raison, dit Vivaldi, etnos chevaux sont en effet assez reposés.

Ils descendirent la montagne. Elena,silencieuse et abattue, se livrait à ses réflexions sur la gravitédu parti qu’elle avait à prendre et dont dépendait toute sadestinée. Tandis que Vivaldi, qui l’observait, tremblait que cetteréserve ne fût que l’effet d’une secrète indifférence. Cependant ils’abstint de laisser voir ses craintes et de renouveler sesinstances jusqu’à ce qu’il eût placé l’orpheline dans un asile sûr,où elle se trouvât maîtresse d’accueillir ou de rejeter ses offres.Cette délicatesse était, sans qu’il s’en doutât, le moyen le plussûr d’agir sur le cœur d’Elena. Ils arrivèrent à Celano avant lanuit close. Vivaldi, à la prière de sa compagne, alla s’informerdans la ville s’il y trouverait un couvent où elle pût être admisele soir même ; mais il apprit qu’il n’y avait dans Celano quedeux communautés de femmes, toutes deux fermées aux étrangers.Cependant Paolo, qui avait pris des renseignements de son côté,vint leur dire que dans une petite ville à peu de distance, sur lesbords du lac, il y avait un couvent de femmes très hospitalier. Cetendroit, moins fréquenté que Celano, était par cela même plusconvenable. Vivaldi proposa de s’y rendre et la jeune fille yconsentit, malgré sa fatigue. Ils suivirent les contours de labaie, et parvinrent bientôt à la ville qui consistait en une seulerue bordant le rivage du lac. Ils se firent conduire au couvent desursulines. La tourière alla avertir l’abbesse pendant qu’Elenaentrait au parloir et que Vivaldi attendait à la porte pour savoirsi elle serait reçue. L’abbesse fit inviter Vivaldi à venir luiparler, lui dit qu’elle gardait la jeune fille et l’adressalui-même à un couvent de bénédictins du voisinage. Il prit alorscongé d’Elena, non sans un certain serrement de cœur, quoique lescirconstances ne fussent pas alarmantes. Elle-même éprouva unsentiment d’abattement lorsqu’elle se trouva de nouveau seule aumilieu de personnes étrangères. Les attentions de l’abbesse ne l’enpurent distraire ; il lui sembla qu’elle était pour les sœursun objet de curiosité, et elle se hâta de se dérober à leur examenen se retirant dans l’appartement qu’on lui avait préparé.

Vivaldi fut bien reçu par les bénédictins àqui leur situation isolée faisait mieux apprécier la visite d’unétranger. Sensibles aux attraits d’une conversation dont ilsétaient habituellement privés, l’abbé et quelques religieuxveillèrent assez tard avec le jeune homme. Lorsque enfin il se futretiré dans sa chambre, de nouvelles pensées vinrent en foulel’assaillir. Il ne songea plus qu’au malheur affreux quil’attendait s’il venait à perdre Elena. Maintenant qu’elle avaittrouvé un asile, il n’avait plus de motif pour observer la réservequ’elle semblait lui avoir imposée. Il se décida donc à revenir dèsle lendemain avec elle sur le sujet qui occupait toute son âme, età lui exposer de nouveau toutes les raisons qui pouvaient ledécider à serrer promptement les liens de leur mariage. Il nedoutait pas d’ailleurs qu’il ne trouvât facilement un prêtredisposé à bénir cette union qui assurerait enfin son bonheur etcelui d’Elena, en dépit des efforts acharnés de leurs ennemis.

Chapitre 13

 

Tandis que Vivaldi et Elena s’enfuyaient deSan Stefano, le marquis était en proie à une extrême inquiétude. Ilavait reçu des ouvertures pour un mariage très avantageux entre sonfils et une riche héritière et ne savait ce qu’était devenu lejeune homme. La marquise, de son côté, séduite par ce projetd’alliance qui devait à la fois satisfaire sa vanité et subvenir àun faste hors de proportion avec ses revenus, la marquise étaittroublée par la crainte que Vivaldi ne découvrît la retraited’Elena, lorsqu’elle apprit tout à coup par un messager del’abbesse que la jeune fille s’était évadée du couvent sous laconduite de son fils. À cette nouvelle, la fureur s’empara d’elleet détruisit dans son cœur tous les sentiments d’une mère. Sapremière pensée fut d’envoyer chercher son conseiller ordinaire,Schedoni, avec qui elle pourrait du moins soulager son cœur ets’entendre sur les moyens de rompre un mariage si redouté. Leconfesseur arriva vers le soir. Il avait appris, de son côté lafuite d’Elena : elle s’était dirigée, lui avait-on dit, ducôté de Celano, et il la croyait déjà mariée avec Vivaldi. À cesparoles, la marquise ne mit plus de bornes à sa violence et à sondésespoir. Schedoni l’observait avec une joie secrète. Le momentétait donc arrivé, pensait-il, où il pourrait diriger cette femme àson gré et obtenir d’elle les moyens de se venger de Vivaldi sanss’exposer à ses ressentiments. Aussi, loin d’apaiser la marquise,s’appliqua-t-il à l’irriter encore, mais avec tant d’art qu’ilsemblait s’efforcer au contraire de pallier les fautes du jeunehomme et de consoler sa mère.

– C’est certainement une démarcheinconsidérée, dit-il, mais il est jeune, très jeune, et ne sauraitprévoir les suites fatales de son imprudence. Il ne sent pascombien sa conduite blesse la dignité de sa maison ni tout ce quevotre nom y perdra d’importance. Enivré des folles passions de lajeunesse, s’il méconnaît aujourd’hui des avantages dontl’expérience nous enseigne le prix, c’est qu’il ignore qu’en lesnégligeant il se dégrade lui-même aux yeux de tous. Le pauvre jeunehomme est plus à plaindre qu’à blâmer.

– La manière dont vous l’excusez, monrévérend père, dit la marquise tout agitée, témoigne de votreexcellent cœur, mais elle met aussi en lumière la bassesse de sessentiments et nous fait mesurer toute l’étendue des atteintes quesa conduite porte à l’honneur de la famille. Que ces sentimentsdégénérés viennent de son esprit plutôt que de son cœur, ce n’estpas là ce qui peut me consoler. C’est assez, pour rendre sa fauteimpardonnable, qu’elle soit commise et sans remède.

– Sans remède, madame ? repritSchedoni. N’est-ce pas trop dire ?

– Quoi donc, mon père ? dit lamarquise. Resterait-il quelques moyens ?

– Peut-être, articula le moine à voixbasse.

– Ah ! dites-les, mon père,dites-les vite, car je n’en imagine aucun.

Schedoni parut se recueillir quelquesinstants, puis il reprit lentement, en calculant l’effet de chacunede ses paroles :

– Vous excuserez mon trouble, madame.Mais comment puis-je voir une famille si respectable par sonancienneté et son illustration réduite à une telle affliction, sansressentir l’indignation la plus profonde et sans être tenté derecourir à des moyens… même violents, pour la préserver d’une tellehonte.

– Eh ! quels moyens ? s’écriala marquise, puisqu’il n’y a pas de loi pour punir des mariages sicriminels !

– Voilà qui est triste ! repritSchedoni.

– Et pourtant, continua la marquise, lafemme qui s’introduit dans une famille pour la déshonorern’est-elle pas aussi coupable que celle qui aurait commis un crimed’État ? Car c’en est un que d’insulter et d’avilir lanoblesse, le premier soutien de l’État. Ne mérite-t-elle pas d’êtrepunie d’une peine presque égale ?

– D’une peine presque égale,madame ? reprit Schedoni. Ce n’est pas assez. Dites de la mêmepeine.

Et il fit encore une pause.

– En vérité, ajouta-t-il en donnant à savoix creuse un accent encore plus sinistre, il n’y a que la mort,oui, la mort, qui puisse effacer le déshonneur d’une famille dontle blason est ainsi traîné dans la boue !

La marquise tressaillit. Il continua d’un tongrave :

– La justice naturelle n’en existe pasmoins, quoique ses lois ne soient pas toujours écrites. Nous enavons le sentiment dans nos cœurs ; et quand nous n’yobéissons pas, c’est faiblesse et non pas vertu.

– Assurément, dit la marquise, et c’estlà une vérité qui n’a jamais été mise en doute.

– Pardonnez-moi, madame, repritl’artificieux sophiste, ce doute a lieu quelquefois. Lorsque nospréjugés sont en opposition avec ce sentiment de justice, noussommes portés à croire que c’est vertu que de désobéir à sa voix.Vous, par exemple, vous, ma fille, quoique douée d’un esprit mâleet juste, parce que les lois écrites ne condamnent pas cette filledont la justice a prononcé la sentence, vous croiriez commettre uncrime en vous faisant son juge. Ce serait donc à la crainte quevous obéiriez et non pas à l’amour de la justice.

– Ah ! mon père, murmura lamarquise, quelle est donc votre pensée ?

– Je crois vous l’avoir dite, répliqueSchedoni, et mes paroles n’ont pas besoin d’autre explication.

La marquise demeura pensive et silencieuse.Son âme n’était pas encore familiarisée avec le crime et l’actionque Schedoni lui faisait entrevoir l’épouvantait. Elle n’osait yarrêter sa pensée, encore moins l’appeler par son nom. Cependantson orgueil était si irrité et son désir de vengeance si ardent queces passions soulevaient dans son âme une véritable tempête, prêteà emporter tout ce qui y restait d’humain. Schedoni observait cesmouvements et en mesurait les progrès.

– C’est donc votre opinion, mon père,reprit la marquise après un long silence, qu’Elena… que cetteartificieuse fille mérite… mérite une sévère punition ?

– Certainement, répliqua Schedoni. Etcette opinion n’est-elle pas aussi la vôtre ?

– Ainsi, continua la marquise, vouspensez qu’aucune peine ne saurait être trop sévère ? que lajustice et la nécessité demandent… Quoi ?… Sa mort ?N’est-ce pas là ce que vous avez dit ?

– Moi, madame ? Pardonnez. Je puisêtre égaré par le soin de votre bonheur ; je n’ai prétenduénoncer qu’un avis dicté par mon zèle et par la justice, et si jeme suis laissé emporter trop loin…

– Alors, mon père, vous ne pensez doncpas ?… dit la marquise avec humeur.

– Madame, je n’ai plus aucun avis àémettre. Je laisse à votre bon esprit le soin de décider avec sajustesse ordinaire.

Et, disant ces mots, il se leva pour seretirer.

La marquise, toute troublée, voulutl’arrêter ; mais il s’excusa, alléguant un devoirreligieux.

– Eh bien donc, dit-elle, je ne vousretiens pas, mon père, mais vous savez le cas que je fais de vosavis. Et j’espère que vous ne me les refuserez pas lorsque lemoment sera venu.

– Je ne puis que m’honorer de votreconfiance, dit le confesseur.

– À demain soir, dit la marquisegravement. J’irai aux vêpres à San Nicolo et, après l’office, je merendrai dans le cloître. Là nous pourrons nous entretenir sanstémoins. Bonsoir, mon père.

– La paix soit avec vous, ma fille, etque la sagesse vous inspire !

Il croisa ses mains sur sa poitrine, et fit unprofond salut à la marquise qui demeura seule aux prises avec sespassions tumultueuses.

Le lendemain, à l’heure convenue, la marquisese rendit à San Nicolo et, laissant ses domestiques et son carrosseà une porte latérale, elle entra dans l’église, suivie seulementd’une femme de chambre. Les vêpres achevées, elle attendit que toutle monde fût sorti et pénétra alors dans le cloître. Son cœur étaitoppressé et sa démarche chancelante. Elle aperçut bientôt Schedoniqui venait à elle. Le confesseur reconnut au premier coup d’œilqu’elle n’avait pas encore pris sa résolution ; mais,quoiqu’il en conçût quelque inquiétude, sa contenance n’en fut pasaltérée ; il raffermit sa démarche et adoucit l’éclat perçantde ses yeux noirs.

– Mon père, dit la marquise enl’abordant, je ne puis goûter un moment de repos. L’image de cefils ingrat m’obsède nuit et jour ; je ne trouve desoulagement que dans mes entretiens avec vous, mon unique conseilet mon seul ami désintéressé.

Le confesseur s’inclina.

– Pourtant, dit-il d’un air humble,M. le marquis est aussi affecté que vous de cet événement.N’est-ce pas lui plutôt que moi qu’il serait convenable deconsulter sur un sujet si délicat ?

– Ah ! mon père, vous savez que lemarquis est rempli de préjugés. C’est un homme sensé, mais qui setrompe quelquefois et qui ne revient jamais d’une erreur. S’ils’agit d’adopter un plan qui s’écarte quelque peu des règles demorale commune dont il a reçu les principes dans son enfance, ilrésiste sans distinguer les circonstances qui rendent la mêmeaction vertueuse ou criminelle. Je n’ose donc pas le consulter, depeur d’une objection qui nous arrêterait. Aussi ce que nous disonslà doit-il rester entre nous, mon père. Je compte sur votrediscrétion.

– Ah ! madame, comme sur le secretde la confession.

La marquise reprit en hésitant :

– À vrai dire, je ne sais par quel moyenon pourrait être délivré de cette créature. Voilà bien ce qui metourmente.

– Ma fille, dit Schedoni, se relâchant unpeu de sa réserve, est-il possible que le courage qui vous élèvepar la pensée au-dessus des préjugés vulgaires vous abandonne quandil est question d’agir ? Si la loi condamnait la personnecoupable, vous applaudiriez à cette condamnation ; et pourtantvous n’osez vous faire justice vous-même !

La marquise, après un moment de silence,répondit :

– Mais en faisant cette justice, jeserais en butte à la poursuite des lois !

– Non, répliqua Schedoni, vous auriez laprotection de l’Église, et même l’absolution.

– Enfin, dit la marquise à demi-voix,apprenez-moi comment cette affaire peut être conduite.

– Il y a bien quelque danger à courir,répondit Schedoni. Je ne sais à qui vous pourriez vous confier… Leshommes qui font ce métier…

– Paix ! dit la marquise, j’entendsdes pas…

– C’est un frère qui traverse là-bas pourentrer dans le chœur. Et le confesseur reprit : On ne peut sefier à des gens gagés…

– À qui cependant, demanda la marquise,si ce n’est à des mercenaires ?…

Et elle s’interrompit, mais Schedoni avaitcompris sa pensée.

– Pouvez-vous douter, reprit-il, que lesmêmes principes qui ont suggéré la résolution ne suffisent àdéterminer l’action ?… Pourquoi hésiterait-on à accomplir ceque l’on croit juste ?

– Ah ! mon père ! dit lamarquise avec émotion, où trouver un autre vous-même, capable depenser avec la même justesse, d’agir avec la même énergie !Ah ! dites, mon père, où le trouver ?

– Ma fille, s’écria le moine avecsolennité, mon zèle pour l’honneur de votre famille est au-dessusde toute considération.

– Cher père ! reprit la marquise quile comprit alors parfaitement, je ne sais comment vousremercier !

– Le silence est quelquefois éloquent,repartit le confesseur.

La marquise redevint pensive. Sa consciencelui parlait de nouveau et elle s’efforçait d’en étouffer la voix.Pareille à une personne qui mesure la profondeur d’un précipice surles bords duquel elle marche en chancelant, elle s’étonnait d’avoirpu arrêter sa pensée sur un projet si horrible. Mais bientôt sapassion se ranimait avec plus de force.

– Il faut cependant préparer les moyens,reprit le moine.

– Oui, en effet… Quand ?Comment ? demanda la marquise avec une agitation fébrile.

– Sur le rivage de l’Adriatique, dans lesPouilles, près de Manfredonia, il y a une maison propre àl’exécution de nos desseins. Elle est isolée, sur le bord même dela mer, en dehors de la route suivie par les voyageurs, cachée dansles bois qui bordent la côte pendant plusieurs milles. Il y a làcertaine chambre… Cette maison n’est habitée que par un pauvrepêcheur. Je connais cet homme ; je sais les motifs qui l’ontamené à vivre de cette vie misérable et solitaire.

– Mais, mon père, observa la marquise,vous disiez tout à l’heure qu’on ne pouvait se fier à unmercenaire.

– Ma fille, on peut se fier à celui-là,dans le cas où il se trouve. J’ai mes raisons pour penserainsi.

– Mais… quelles raisons, monpère ?

Schedoni garda le silence. Mais tout à coup saphysionomie prit un caractère étrange. Ses traits, plus sombres quede coutume, se contractèrent comme décomposés par une passionfarouche. La marquise, frappée de leur expression, regretta unmoment de s’être confiée à lui ; mais il n’était plus temps derevenir en arrière. Elle lui demanda de nouveau quelles raisons ilavait pour se montrer si sûr de l’homme dont il parlait.

– Que vous importe, dit Schedoni d’unevoix étouffée, pourvu que vous soyez délivrée de celle qui vousabreuve de tourments et d’humiliations.

Ils retombèrent dans le silence. La marquisele rompit la première.

– Mon père, dit-elle, je me reposeentièrement sur votre justice. Mais, je vous en conjure,pressez-vous, car l’attente est pour moi un purgatoire anticipé.Vous parliez d’un endroit sur la côte de l’Adriatique… Vous disiezque dans une chambre de cette maison…

– Dans cette chambre, répondit leconfesseur, il y a une porte secrète pratiquée depuislongtemps…

– À quelles fins ? demanda lamarquise.

– Qu’il vous suffise de savoir, reprit lemoine, qu’il y a une porte dont nous saurons faire usage. Par cetteporte… au milieu de la nuit… Lorsqu’elle sera plongée dans lesommeil…

– Je vous comprends, dit vivement lamarquise. Mais quel besoin d’une porte secrète dans une maisonisolée, habitée par une seule personne dont vous êtessûr ?…

– De cette chambre, continua Schedoni, unpassage conduit à la mer. Là, dans les ténèbres, jetée aux flotsqui l’emporteront…

– Paix ! murmura la marquise, quelbruit est-ce là ?…

Ils écoutèrent et distinguèrent dansl’éloignement les sons graves et plaintifs de l’orgue, auxquels semêla une psalmodie mélancolique.

– C’est un chant de mort ! observala marquise.

– Dieu fasse paix au trépassé ! ditSchedoni en faisant le signe de la croix.

La marquise était toute troublée. Elles’éloigna un moment de Schedoni et erra quelque temps dans lecloître. Son agitation la fit trembler de tous ses membres, ellechancela et fut forcée de s’asseoir. Peu s’en fallut qu’elle netombât à genoux.

Le confesseur l’observait avec mépris.

« Ce que c’est qu’une femme !pensait-il. Esclave de ses passions, si l’orgueil et la vengeanceparlent à son cœur, elle défiera tous les obstacles et souriracomplaisamment à la pensée du crime ; mais faites impressionsur ses sens, que la musique détende ses nerfs et remue sonimagination, aussitôt toutes ses idées vont changer. Elle aurahorreur de cette même action qui tout à l’heure lui paraissaitvertueuse. On verra cette âme mobile dominée ou abattue par un vainson ! Être faible et méprisable ! »

La marquise semblait justifier les dédains deson complice. Les passions violentes, qui avaient résisté chez elleà la voix de la raison et de l’humanité, tombaient alors devant desémotions extérieures. Ses sens frappés par une mélodie lugubre etsa superstition effrayée par cet étrange rapprochement d’unrequiem et d’un complot homicide l’accablèrent, pour unmoment, de terreur et de pitié.

Elle se rapprocha du confesseur :

– Mon père, lui dit-elle, nousreparlerons de cette affaire. Je suis maintenant trop agitée.Adieu, souvenez-vous de moi dans vos prières !

Et baissant son voile avec soin, elle sortitprécipitamment du cloître. Schedoni la suivit des yeux jusqu’à cequ’elle eût disparu dans l’obscurité. Puis il s’éloigna lui-mêmepar une porte, mécontent de cet incident qui paraissait ajournerses projets, mais ne désespérant pas de les accomplir.

Chapitre 14

 

Pendant que la marquise et le moineconspiraient ainsi contre la vie d’Elena, l’orpheline était encoreau couvent des ursulines, sur le lac de Celano, où elle avaittrouvé un asile. À la suite de tant de fatigues et d’inquiétudes,elle s’était sentie trop souffrante pour continuer son voyage. Ilse passa plus de quinze jours avant que l’air pur et latranquillité de cette retraite eussent ranimé ses forces.

Vivaldi, qui la voyait tous les jours à lagrille, s’était abstenu pendant tout ce temps de renouveler desinstances qui, en agitant l’esprit d’Elena, pouvaient retarder lerétablissement de sa santé. Mais quand il la vit plus affermie, ilse hasarda, par degrés, à lui exprimer la crainte que le lieu de saretraite ne fût découvert et qu’elle ne lui fût ravie une secondefois. Danger dont leur mariage pouvait seul les garantir. À chaquevisite, Vivaldi revenait sur ce sujet, n’épargnant ni les argumentsni les sollicitations. Il réclamait aussi l’exécution de lapromesse donnée par Elena elle-même en présence de sa tante, en luirappelant que, sans une déplorable catastrophe, la jeune filleaurait depuis longtemps déjà comblé ses vœux. Enfin, il laconjurait de faire cesser l’incertitude où il vivait et de luidonner le droit de la protéger hautement avant de quitter sonrefuge momentané.

L’émotion du jeune homme, plus encore que sesraisons, toucha fortement le cœur d’Elena et, sa tendresse seréveillant plus vive avec sa reconnaissance, elle se reprocha desacrifier au soin de sa dignité le bonheur d’un homme qui avaitbravé de si grands dangers pour lui prouver son amour. Elle lecongédia un jour en lui permettant quelque espoir et promit del’instruire, le lendemain, de sa dernière résolution.

Jamais nuit ne fut pour le jeune homme silongue ni si pénible à passer. Seul, sur les bords du lac, agitétour à tour d’espérance et de crainte, il s’efforçait de prévoircette décision d’où dépendait tout son bonheur, tantôt l’appelantde ses vœux, tantôt le redoutant. Elena n’eut pas des moments plustranquilles. Toutes les fois que sa prudence et sa fierté ladissuadaient d’entrer dans une famille qui la repoussait, l’imagede Vivaldi venait aussitôt plaider la cause de l’amour et de lareconnaissance.

Le lendemain matin, Vivaldi était à la portedu couvent bien avant l’heure indiquée. Le cœur palpitant, ilattendait avec anxiété que la cloche l’avertît du moment où ilpourrait entrer. Ce signal donné, il se précipita au parloir. Elenay était déjà. À sa vue, elle se leva toute troublée. Vivaldis’avança d’un pas chancelant, les yeux fixés sur ceux de sabien-aimée ; il la vit sourire et lui tendre la main. Plus dedoute, plus d’inquiétude ! Il serra la main de la jeune filledans les siennes, incapable d’exprimer sa joie autrement que pardes soupirs profonds et, s’appuyant sur la grille qui lesséparait :

– Ah ! s’écria-t-il, enfin vous êtesdonc à moi !… Nous ne serons plus séparés !… À moi Elena…à moi pour toujours !… Mais votre visage s’altère ! Ôciel ! me serais-je trompé ? Parlez, je vous en conjure,mon amie, dissipez ce terrible doute !

– Je suis à vous, répondit doucementElena. Nos ennemis ne nous sépareront plus.

Ses yeux en même temps se mouillèrent delarmes et elle baissa son voile. Mais, comme Vivaldi s’alarmait,elle lui tendit de nouveau la main ; puis, relevant son voile,elle lui adressa un doux sourire à travers ses larmes, gage de sareconnaissance et, au besoin, de son courage.

Avant de quitter le couvent, Vivaldi avaitobtenu d’Elena la permission de consulter un religieux du couventde bénédictins, où il était logé. Il l’avait mis dans ses intérêtset voulait lui demander l’heure à laquelle il pourrait célébrerleur mariage avec le plus de mystère possible. Le vieux bénédictinlui répondit qu’après l’office du soir, il aurait quelques heuresde liberté et qu’aussitôt le soleil couché, pendant que lesreligieux seraient au réfectoire, il se rendrait à la petitechapelle de Saint-Sébastien, située à peu de distance, sur lesbords du lac, où il les marierait.

Vivaldi retourna voir Elena et lui fit part decet arrangement. Il fut convenu qu’on se rendrait à la chapelle àl’heure indiquée. L’orpheline, qui avait confié son projet àl’abbesse, obtint d’elle qu’une sœur converse l’accompagnerait, etVivaldi dut se tenir prêt à l’attendre en dehors du couvent pour laconduire à l’autel. La cérémonie achevée, ils devaient s’embarquersur le lac et le traverser pour se rendre à Naples. Ils seséparèrent ensuite. L’un alla s’assurer d’une barque ; l’autrese retira pour faire ses apprêts de voyage.

Plus le moment approchait, plus Elena sesentait gagner par un étrange abattement. Elle ne pouvait sedéfendre de certains pressentiments douloureux ; et c’étaitd’un œil mélancolique qu’elle voyait le soleil disparaître derrièredes nuages noirs et céder peu à peu la place à l’obscurité. Elleprit congé de l’abbesse qui l’avait accueillie avec une si cordialehospitalité et, accompagnée de la sœur converse, elle sortit ducouvent. À la porte, elle trouva Vivaldi qui lui offrit son bras,et tous deux s’acheminèrent en silence vers la chapelle deSaint-Sébastien. La scène était en harmonie avec l’état d’espritd’Elena. Le ciel était sombre ; et les flots, qui dans lesténèbres se brisaient contre les rochers du rivage, mêlaient leurmugissement sourd à celui du vent qui courbait les cimes des grandssapins.

Elena, effrayée, fit remarquer à Vivaldil’orage qui se préparait et qui rendrait la traversée du lacpérilleuse. Aussitôt il donna l’ordre à Paolo de renvoyer le bateauet de faire préparer une voiture. Comme ils approchaient de lachapelle, Elena arrêta ses regards sur les hauts cyprès quil’ombrageaient.

– Voilà, dit-elle, des arbres qui nerappellent que des idées funèbres. Vivaldi, en vérité, je devienssuperstitieuse. Mais ces noirs cyprès, si voisins de l’autel oùnous devons nous unir !…

Vivaldi s’empressa de la calmer et luireprocha tendrement la tristesse à laquelle elle s’abandonnait. Ilsentrèrent dans la chapelle, où régnait un profond silence ;elle n’était éclairée que d’une faible lumière. Le vénérablereligieux, accompagné du moine qui devait représenter le père de lajeune fille, était déjà là, tous deux agenouillés et en prières.Vivaldi s’approcha de l’autel, conduisant Elena toute tremblante,et ils attendirent que le religieux eût achevé ses dévotions.Pendant ce temps, l’émotion d’Elena croissait sensiblement ;elle faisait des yeux le tour de la chapelle. Tout à coup, elletressaillit, car elle avait cru voir un visage collé auxvitraux ; mais, en regardant une seconde fois, elle ne vitplus rien. Elle écoutait avec inquiétude les moindres bruits dudehors et, quelquefois, elle prenait le grondement des vagues pourdes voix et des pas d’hommes qui s’approchaient. Elle s’efforçaitcependant de calmer ses alarmes, et elle commençait à s’en rendremaîtresse, lorsqu’elle remarqua une porte entrouverte et, àl’entrée, un homme d’une physionomie sinistre. Comme elle allaitpousser un cri, l’observateur disparut et la porte se refermaVivaldi, frappé du trouble d’Elena, lui en demanda la cause.

– Nous sommes observés, lui dit-elle.Quelqu’un était là tout à l’heure à cette porte.

Alors le jeune homme se tourna vers lereligieux pour l’interroger ; mais le père fit signe qu’on luilaissât achever sa prière. L’autre moine se leva et, Vivaldil’ayant prié de fermer les portes de la chapelle pour écarter lesimportuns, il répondit qu’il ne l’oserait car l’accès du lieu saintne devait être interdit à personne.

– Vous pouvez au moins, mon frère,observa Vivaldi, réprimer une vaine curiosité et voir au-dehors quivient nous épier par cette porte. Vous calmerez par là l’inquiétudede cette jeune dame.

Le frère y consentit et Vivaldi le suivit à laporte : mais, n’apercevant personne dans le passage sur lequelelle donnait, il revint plus tranquille vers l’autel. Déjàl’officiant y avait pris place et ouvrait le rituel. Vivaldi seplaça devant lui, sur sa droite, encourageant de ses regards pleinsd’une tendre sollicitude Elena qui s’appuyait sur la sœur converse.La figure indifférente de la sœur, la physionomie rude du frèresous le capuchon de sa robe grise, la tête chenue et calme du vieuxprêtre en contraste avec la vivacité du jeune homme et la beauté dela douce Elena, tout cela formait un groupe digne du pinceau d’unmaître. À peine la cérémonie était-elle commencée qu’un bruitvenant du dehors renouvela les alarmes d’Elena. Elle vit la portequi l’avait inquiétée se rouvrir lentement, avec précaution, et unhomme avancer la tête. Il était d’une taille gigantesque, portaitune torche dont la lueur laissa voir d’autres personnes, groupéesdans le passage, derrière lui. À la férocité de leurs regards, àl’étrangeté de leurs allures, Elena devina d’un coup d’œil que cen’étaient pas des gens du couvent mais des messagers sinistres.Elle jeta un cri à demi étouffé et tomba dans les bras de Vivaldi,qui, en se retournant, vit une troupe d’hommes armés s’avancer versl’autel. Alors élevant la voix avec fermeté :

– Qui donc, demanda-t-il, ose entrer deforce dans le sanctuaire ?

– Quels sont les sacrilèges, ajouta leprêtre, qui ne craignent pas de violer ainsi le lieusaint ?

Elena était évanouie dans les bras de Vivaldiqui tira son épée pour la défendre. Tout à coup retentirent cesmots épouvantables :

– Vincenzo de Vivaldi et Elena Rosalba,vous êtes prisonniers. Rendez-vous ! Nous vous en sommonsau nom de l’Inquisition !

– Au nom de l’Inquisition ! s’écriaVivaldi qui croyait à peine ce qu’il entendait. Il y a ici quelquehorrible méprise.

L’officier, sans daigner répliquer, renouvelasa sommation.

– Retire-toi, imposteur, s’écria Vivaldi,ou mon épée te fera repentir de ta témérité !

– Eh quoi ! dit le chef de latroupe, vous osez insulter un officier de la SainteInquisition ? Ce religieux peut vous instruire, jeune homme,des dangers que l’on court en résistant à nos ordres.

Vivaldi allait répliquer, le prêtre leretint.

– Si vous êtes réellement des officiersde ce redoutable tribunal, dit-il, donnez-en la preuve.Rappelez-vous que cette enceinte est sacrée ; et ne croyez pasque je sois homme à vous livrer des personnes qui ont trouvé ici unasile, si vous n’êtes pas porteurs d’un pouvoir en bonne et dueforme émané du Saint-Office.

– Le voici, répliqua l’officier en tirantun rouleau de sa poche.

Le bénédictin tressaillit à la vue du rouleau.Il le prit et l’examina avec attention : le parchemin, lesceau, la formule, certaines marques connues seulement des initiés,tout certifiait l’authenticité de décret d’arrestation. Le papiertomba de ses mains et, se tournant vers Vivaldi :

– Malheureux ! s’écria-t-il, c’estdonc vrai ! Vous êtes appelé devant ce redoutable tribunalpour répondre d’un crime, et peu s’en est fallu que moi-même je neme sois rendu coupable d’un grand délit.

Vivaldi, stupéfait, était comme frappé de lafoudre.

– Un crime ! murmura-t-il. Voilà uneimposture bien hardie ! Quel crime ai-je donccommis ?

– Ah ! reprit le vieux prêtre, je nepensais pas que vous fussiez aussi endurci dans le mal. Prenezgarde, n’ajoutez pas l’audace du mensonge à des passionscondamnables ! Votre crime, dites-vous ? Ah ! vousle connaissez trop bien !

– Vous aussi vous m’accusez !Ah ! votre âge et votre état vous protègent ; mais cesscélérats qui osent s’attaquer à une innocente victimen’échapperont pas à ma vengeance ! Qu’ils approchent, s’ilsl’osent !…

À ce moment, Elena, ayant reprit ses espritsau milieu de ce tumulte qu’elle ne comprenait pas, lui tendait lesbras, en l’appelant à son secours. Hors de lui, le jeune hommemenaça de nouveau la bande qui l’entourait. Tous au même instantmirent l’épée à la main, malgré les cris perçants d’Elena et lessupplications du prêtre. Vivaldi, qui ne voulait pas répandre dusang, se tenait sur la défensive, jusqu’à ce que la violence de sesadversaires l’obligeât à faire usage de tous ses moyens de défense.Il mit l’un d’eux hors de combat, mais il fléchissait sous lenombre, lorsque Paolo entra dans la chapelle. Voyant son maîtreassailli, il vola à son secours et frappa aussi un de leursennemis ; mais, enfin, ils se virent entourés. Et le maître etle valet, blessés à leur tour l’un et l’autre, furent terrassés etdésarmés. Elena, qu’on avait empêchée à grand-peine de se jeterentre les combattants, suppliait à genoux les féroces séides duSaint-Office en faveur de Vivaldi blessé et qui, de son côté,conjurait le vieux prêtre de la protéger.

– Eh ! le puis-je ? disait lebénédictin. Qui oserait s’opposer aux ordres del’Inquisition ? Ne savez-vous donc pas, malheureux jeunehomme, que toute résistance est punie de mort ?

– De mort ! s’écria Elena, demort !

– Oui, dit l’un des officiers à Vivaldi,en lui montrant un de ses hommes couché à terre. Il vous en coûteracher pour ce que vous avez fait !

– Non ! s’écria Paolo, ce n’est paslui, c’est moi qui ai frappé cet homme. Et si mes bras étaientlibres, tout blessé que je suis, j’en ferais encore autant surquelqu’un de vous.

– Tais-toi, mon cher Paolo, s’écriaVivaldi. C’est moi seul qui suis coupable. Et s’adressant àl’officier : Monsieur, reprit-il, je n’ai rien à dire pour madéfense, j’ai fait mon devoir ; mais elle, innocente,délaissée de tous, pouvez-vous, barbares, la voyant sans appui, latraîner dans vos cachots sur une dénonciationcalomnieuse ?

– Monsieur, dit l’officier, notre pitiéne lui servirait à rien, il faut que nous fassions notre devoir.Que l’accusation soit fondée ou non, ce n’est pas à nous, c’est autribunal qu’elle doit répondre.

– Mais quelle accusation ? demandaElena.

– Celle d’avoir rompu vos vœux.

– Mes vœux ! s’écria-t-elle enlevant les yeux au ciel.

– Infâme manœuvre ! dit Vivaldi. Jereconnais bien là l’infernale méchanceté de ses persécuteurs !Ô chère Elena ! faut-il donc que je vous laisse en leurpouvoir ?

Il brisa ses liens et, se traînant vers elle,la pressa encore une fois entre ses bras. La jeune fille, incapablede proférer un mot, appuyée sur le sein de Vivaldi, ne put exprimerque par des larmes les angoisses de son cœur brisé. C’était unspectacle à attendrir les âmes les plus farouches, excepté lesinquisiteurs. Vivaldi, épuisé par la perte de son sang et nepouvant plus se soutenir, fut forcé d’abandonner une seconde foissa bien-aimée.

– Eh ! quoi ! dit-elle d’unevoix déchirante, le laisserez-vous périr sans secours ?

Le bénédictin proposa de le transporter aucouvent où ses blessures pourraient être pansées. On se mit donc endevoir de séparer les deux amants, et l’officier donna ordred’emmener Elena. Ses hommes la saisirent dans leurs bras. Paolofaisait de vains efforts pour se débarrasser de ses liens et allerla défendre.

Vivaldi essaya de se soulever, mais il perditconnaissance en prononçant le nom d’Elena. En vain implorait-elleses ravisseurs pour qu’il lui fût permis de donner ses soins àl’infortuné ; ils l’entraînèrent hors de la chapelle, pendantqu’elle s’écriait encore avec l’accent du désespoir :

– Adieu, Vivaldi ! Adieu pourjamais !

Ce cri était si déchirant que le vieux prêtreen fut ému malgré lui. Vivaldi entendit cet adieu qui sembla lerappeler du seuil du tombeau. Il entrouvrit les yeux et, lestournant vers la porte, il aperçut encore le voile flottant de lajeune fille. Ses prières, son déplorable état, ses efforts, rienn’empêcha ces misérables de l’emmener tout chargé de liens jusqu’aucouvent, ainsi que Paolo qui continuait à crier de toutes sesforces :

– C’est moi qui suis coupable ! Jeveux qu’on me mène devant l’Inquisition.

Chapitre 15

 

Le frère chirurgien du couvent, ayant examinéet pansé les blessures de Vivaldi et de son fidèle serviteur,assura qu’elles n’étaient pas dangereuses ; mais il n’en putdire autant de celles d’un homme de la troupe. Quelques-uns desreligieux témoignèrent de la compassion pour les prisonniers ;mais la plupart étaient retenus par la crainte du Saint-Office etn’osaient même approcher de la chambre où on les gardait. Cetembarras ne dura pas longtemps. Dès que Vivaldi et Paolocommencèrent à se rétablir, on les obligea à se remettre en route.Ils furent placés dans la même voiture ; mais la présence dedeux sbires les empêchait de se communiquer leurs suppositions surle sort d’Elena et sur les causes de leur dernière catastrophe.Paolo, cependant, trouva moyen de dire à son maître que selon touteapparence l’abbesse de San Stefano était leur principale ennemie.Les deux carmes qui les avaient rejoints près du pont étaientprobablement ses émissaires et, instruits de la route qu’Elena etVivaldi avaient prise, ils avaient fourni des renseignements poursuivre leurs traces jusqu’à Celano.

Les prisonniers voyagèrent toute la nuit, nes’arrêtant que pour changer de chevaux. À chaque poste, Vivaldiregardait derrière lui si quelque voiture ne suivait pas, emportantsa chère Elena, mais rien ne paraissait. Au point du jour, ilsaperçurent le dôme de Saint-Pierre, et on se reposa quelques heuresdans une petite ville de la campagne romaine. Lorsqu’on repartit,Vivaldi remarqua avec surprise que ses gardiens n’étaient plus lesmêmes, à l’exception de l’officier qui était demeuré près de luidans la chambre de l’auberge. Le costume de ceux-ci était toutdifférent de celui des premiers ; leurs manières étaient moinsbrutales, mais leur physionomie révélait cette froideur sournoiseet ce sentiment d’importance exagérée qui caractérisait les agentsdu Saint-Office. Vivaldi fut donc porté à croire que sa premièrearrestation avait été opérée par des coquins qui s’étaient donnésfaussement pour des familiers du sacré tribunal et qu’en ce moment,pour la première fois, il se trouvait réellement entre les mains del’Inquisition. Il était près de minuit quand les prisonniersentrèrent dans Rome. On était alors en plein carnaval. Le Corso,par lequel il fallut passer, était encombré de carrosses et demasques, de musiciens, de moines et de charlatans, illuminé par unemultitude de flambeaux et retentissant du bruit discordant desvoitures, de la musique, des quolibets et des éclats de rire d’unpeuple joyeux se disputant les dragées qu’on lui jetait. Cruelcontraste avec la situation de ce malheureux jeune homme arraché àce qu’il aimait et livré à un tribunal dont les formes mystérieuseset terribles peuvent abattre les plus fermes courages. Après avoirquitté le Corso, la voiture suivit quelque temps des ruesdétournées et désertes, à peine éclairées par quelques lampes quibrûlaient devant l’image de tel ou tel saint ; elle traversaensuite un grand espace nu, parsemé de vieilles ruines, où ne semontrait aucune créature. On entendait seulement au loin lestintements d’une cloche, et l’on aperçut confusément dansl’obscurité de hautes murailles et des tours. Les prisonniersjugèrent que ce devaient être les prisons de l’Inquisition. Ilss’arrêtèrent à l’entrée d’une voûte fermée par une grille de fer.Un homme qui tenait une torche à la main vint les reconnaître etouvrit la grille. Les prisonniers, descendus de voiture avec lesdeux officiers principaux, entrèrent sous la voûte qui lesconduisit à une salle basse, faiblement éclairée par une lampe. Unsilence absolu y régnait et personne ne se montra. À l’idée que cesouterrain était peut-être un lieu de sépulture pour quelquesvictimes du farouche tribunal, Vivaldi tressaillit d’horreur. Cettepièce paraissait conduire à d’autres par divers couloirs qui seprolongeaient dans cet immense édifice. Mais ni le bruit sourd d’unpas humain, ni l’écho d’aucune voix sous ces longues voûtes nedonnaient lieu de penser qu’elles fussent habitées par des êtresvivants. Le couloir que suivirent les prisonniers aboutissait à uneautre pièce, aussi sombre que la première, mais beaucoup plusvaste. Ils s’arrêtèrent là ; et un homme, qui paraissait êtrele geôlier en chef, s’avança pour les recevoir. Les gardiens et legeôlier échangèrent quelques paroles mystérieuses ; et l’undes officiers, traversant la salle, monta par un grand escalier,tandis que l’autre, en compagnie du geôlier, veillait sur lescaptifs en attendant son retour.

Un long temps s’écoula, pendant lequel lesilence ne fut interrompu que par le bruit de quelque porte roulantsur ses gonds ou par des sons confus et éloignés qui semblaientêtre des gémissements et des cris arrachés par la douleur. De tempsen temps, des inquisiteurs, revêtus de leur longue robe noire,traversaient la salle sans bruit, comme des fantômes quiglisseraient sur les dalles. Ils regardaient les nouveauxprisonniers d’un visage impassible et distrait, pressés apparemmentd’aller remplir leurs horribles fonctions. À cette vue, Vivaldiréfléchissait avec autant d’étonnement que d’indignation à tous lesmaux que la méchanceté de l’homme peut infliger à l’homme et àl’insolence du bourreau qui, en égorgeant sa victime, ose encores’armer du prétexte de la justice et de la nécessité. « Est-cepossible ? se demandait-il. Une telle perversité est-elle biendans la nature humaine ? » L’homme si vain de sa raisonet de sa conscience éclairée, l’homme si supérieur à tout êtrecréé, a-t-il pu se laisser aller à un excès de folie et de cruautédont n’approcha jamais la férocité des animaux les plussauvages ? Vivaldi avait bien entendu parler des arrêtssanglants de l’Inquisition ; mais ce qu’il en avait apprisn’avait pas ce caractère de certitude qui frappait alors sonesprit. Et quand il songeait qu’Elena était, en même temps que lui,au pouvoir de ce terrible tribunal, son désespoir allait jusqu’à lafrénésie : dans son exaltation, il se sentait animé d’uneforce surnaturelle et prêt à tenter l’impossible pour la délivrer.Ce ne fut que par un violent effort sur lui-même qu’il parvint à serendre compte de son impuissance et à s’armer de résignation. Sonâme reprit de la fermeté et son maintien aussi bien que saphysionomie retrouvèrent une dignité calme qui sembla en imposer àses gardiens. Ainsi raffermi, il ne sentait plus la douleur de sesblessures ; peut-être à ce moment eût-il supporté héroïquementla torture.

À la fin, le principal officier redescendit etordonna à Vivaldi de le suivre. Paolo voulut accompagner sonmaître ; mais il en fut empêché par les gardes. Ce fut là pourlui une rude épreuve. Il déclara qu’il ne voulait pas se séparer dujeune comte.

– Pourquoi, disait-il, aurais-je demandéà venir ici, si ce n’était pour partager le sort de mon maître ettâcher d’adoucir ses peines ? Ce n’est certes pas pour monplaisir ; et quelque aimable que soit votre société, je vousassure que, sans mon attachement pour lui, je voudrais être à millelieues de vous.

Les gardes l’interrompirent brutalement etVivaldi, embrassant son fidèle serviteur, le pressa de se soumettretranquillement à la nécessité et de ne pas désespérer.

– Notre séparation sera courte, luidit-il, et mon innocence, je l’espère, sera bientôt reconnue.

Puis s’adressant aux gardes :

– Je recommande ce digne garçon à votrehumanité, leur dit-il. Il est innocent. Et, si je suis libre unjour, je vous serai plus reconnaissant de votre bonté à son égardque de celle que vous me témoigneriez à moi-même. Adieu, mon cherPaolo, adieu.

Paolo se jeta en sanglotant aux genoux de sonmaître qui, pour abréger cette pénible scène, fit signe àl’officier qu’il était prêt à le suivre.

On le fit passer par une galerie qui leconduisit à une antichambre où d’autres personnes l’attendaient.Son guide entra dans un appartement sur la porte duquel était uneinscription en caractères hébreux couleur de sang. Vivaldi supposaque là se préparaient les instruments de torture qui devaient luiarracher l’aveu du crime dont il était accusé. D’après ces formesde procédure, l’innocent devait être plus cruellement tourmenté quele coupable puisque, n’ayant rien à avouer, il devait paraître plusobstiné aux yeux de l’inquisiteur et exciter chez lui unredoublement de barbarie. Souvent aussi, il devait arriver quel’innocent, à bout de souffrances, avouait le crime qu’il n’avaitpas commis et se calomniait ainsi lui-même. Toutes ces penséess’offraient à Vivaldi sans ébranler son courage. Il n’hésita pas àse sacrifier pour sauver Elena et prit la résolution de périr dansles tourments plutôt que de se reconnaître coupable d’un crime dontl’aveu entraînerait la perte de sa bien-aimée.

L’officier reparut enfin et fit signe auprisonnier d’avancer. Puis il le fit entrer dans l’appartement d’oùil sortait lui-même et se retira.

Vivaldi se trouvait dans une salle spacieuse,à l’extrémité de laquelle deux hommes étaient assis devant unegrande table. L’un d’eux avait la tête couverte d’une sorte decoiffure noire qui faisait ressortir l’expression farouche de saphysionomie ; l’autre avait la tête découverte et les bras nusjusqu’aux coudes. Un livre et quelques instruments de forme étrangese voyaient sur la table qu’entouraient plusieurs sièges vides,ornés de figures bizarres. Au fond de la chambre, un crucifix detaille gigantesque atteignait presque jusqu’à la voûte ;enfin, à l’autre bout, un grand rideau vert sombre tombait devantune arcade intérieure pour cacher, soit une fenêtre, soit lesobjets ou les personnes nécessaires aux opérations desinquisiteurs. Le plus important des deux personnages dit à Vivaldide s’avancer. Quand celui-ci fut près de la table, il lui présentale livre, qui était un Évangile, et lui enjoignit de jurer de direla vérité et de garder un secret inviolable sur ce qu’il pourraitvoir et entendre. Le jeune homme hésitait à se soumettre à cetordre ; mais l’inquisiteur, par un regard auquel on ne pouvaitse méprendre, lui signifia la nécessité d’obéir. Le serment prêtéet inscrit sur le registre, l’interrogatoire commença.

Après s’être enquis du nom, des qualités et dela demeure de l’accusé, l’inquisiteur lui demanda s’il avaitconnaissance de l’accusation en vertu de laquelle il avait étéarrêté.

– On m’accuse, répondit Vivaldi, d’avoirenlevé une religieuse de son couvent.

L’inquisiteur affecta quelque surprise.

– Vous avouez donc ? dit-il après unmoment de silence, et en faisant signe au greffier qui transcrivitla réponse.

– Je le nie, au contraire, formellementet hautement.

– Pourtant, reprit l’inquisiteur, vousconfessez vous-même que vous connaissez l’accusation portée contrevous. Qui donc vous en aurait instruit, si ce n’est la voix devotre conscience ?

– J’en ai été instruit par les termesmêmes de votre ordre d’arrestation et par les paroles de vosofficiers.

– Mensonge ! s’écria le juge. Notezbien ceci, greffier. Sachez, ajouta-t-il en s’adressant à Vivaldi,que nos ordres ne se montrent pas et que nos officiers ne parlentjamais.

– Il est vrai, répondit Vivaldi, que jen’ai pas lu moi-même votre ordre. Mais le religieux qui l’a ludevant moi m’a appris de quel crime j’étais accusé et vos officiersm’ont confirmé ses paroles. Si vous criez au mensonge, enprétextant que je viole mon serment, si vous interprétez à votremanière mes réponses les plus simples et les plus franches, je nedirai plus rien.

L’inquisiteur, pâle de colère, se leva àmoitié de son fauteuil.

– Audacieux hérétique, dit-il, vousdisputez contre vos juges ! Vous les insultez ! Vousmanquez de respect au saint tribunal ! Votre impiété varecevoir sa récompense. Qu’on lui applique la question !

Un sourire fier et dédaigneux fut la seuleréponse de Vivaldi et, quoique en ce moment il crût voir remuer lerideau qui cachait sans doute quelques autres affidés duSaint-Office, il fixa un regard calme sur l’inquisiteur, sacontenance restant aussi ferme que sa physionomie. Ce froid courageparut frapper son juge qui reconnut sans doute qu’il n’avait pasaffaire à une âme commune. Il abandonna donc pour l’instant desmoyens de terreur inutiles.

– Où avez-vous été arrêté ?demanda-t-il.

– Dans la chapelle de Saint-Sébastien,sur le lac de Celano.

– Êtes-vous sûr de cela ? repritl’inquisiteur. N’est-ce pas plutôt au village de Legano, sur laroute de Celano à Rome ?

Vivaldi se rappela en effet, non sans quelquesurprise, que c’était à Legano que ses gardes avaient été changéset, tout en confirmant sa première assertion, il en fit la remarqueà l’inquisiteur. Celui-ci, sans paraître y prêter attention,continua l’interrogatoire.

– Quelque autre personne, demanda-t-il,a-t-elle été arrêtée avec vous ?

– Vous ne pouvez pas ignorer, réponditVivaldi, que la signora Rosalba a été arrêtée en même temps quemoi, sous le faux prétexte qu’elle était religieuse et qu’elleavait violé ses vœux, et que mon domestique Paolo Mandrico a étéaussi arrêté sans que je puisse imaginer sur quelle imputation.

L’inquisiteur fit de nouveau signe au greffierd’écrire, puis il reprit :

– Jeune homme, encore une fois, confessezvotre faute. Le tribunal est miséricordieux et indulgent pour lecoupable qui avoue.

Vivaldi sourit.

– Oui, continua le juge, la SainteInquisition est miséricordieuse ; elle n’emploie jamais latorture que dans les cas de nécessité absolue et lorsque le silenceobstiné du criminel appelle toute sa rigueur. Sachez que noussommes toujours instruits des faits et que vos dénégations nepeuvent ni nous dérober, ni dénaturer la vérité. Vos délits lesplus cachés sont déjà consignés dans les registres du Saint-Officeaussi fidèlement que dans votre conscience. Tremblez donc etsoumettez-vous.

Vivaldi ne répliqua point, et l’inquisiteuraprès un moment de silence ajouta :

– N’avez-vous jamais été dans l’église duSpirito Santo à Naples ?

Le jeune homme tressaillit.

– Avant de répondre à cette question,dit-il, je demande le nom de mon accusateur.

– Je vous fais observer, ditl’inquisiteur, que ce nom reste toujours caché à l’accusé.Eh ! qui voudrait remplir son devoir en dénonçant le crimes’il s’exposait ainsi à la vengeance du criminel ?

– Au moins doit-on me faire connaître lestémoins qui déposent contre moi.

– Pas davantage, et pour les mêmesraisons.

– Ainsi donc, s’écria Vivaldi, c’est letribunal qui est à la fois accusateur, témoin et juge ! Jevois, par ce que vous m’apprenez, qu’il ne me sert de rien d’avoirune conscience irréprochable puisqu’il suffit d’un ennemi, d’unseul ennemi, pour me perdre !

– Vous avez donc un ennemi ? demandal’inquisiteur.

Vivaldi ne pouvait douter qu’il en eûtun ; mais il n’avait pas de preuves assez positives pournommer Schedoni. D’un autre côté, l’arrestation d’Elena l’auraitconduit aussi à accuser une autre personne, s’il n’eût frémid’horreur à l’idée que sa mère eût concouru à le faire jeter dansles prisons de l’Inquisition. Et comme il se taisait :

– Vous avez donc un ennemi ? répétal’inquisiteur.

– Ma situation le prouve assez, réponditVivaldi. Mais je suis si peu son ennemi moi-même que j’ignorejusqu’à son nom.

– Vous ignorez son nom, dites-vous ?Mais, par cela même, il est clair que vous n’avez pas d’ennemipersonnel et que la dénonciation portée contre vous est l’œuvred’un homme qui n’a eu en vue que les intérêts de la religion et dela vérité.

Indigné de l’art perfide avec lequel onexploitait contre lui ses déclarations, Vivaldi dédaigna derépondre, cependant que l’interrogateur, souriant intérieurement deson habileté, comptait pour rien la vie d’un homme pourvu que sonamour-propre et le sentiment de son importance fussentsatisfaits.

– Puisqu’il est évident, continua-t-il,que vous n’avez pas d’ennemi qu’un ressentiment particulier aitarmé contre vous et que, d’ailleurs, plusieurs autres circonstancesnous amènent à douter de votre sincérité, j’en conclus quel’accusation portée contre vous n’est ni maligne ni fausse. Je vousexhorte donc de nouveau, au nom de la très sainte religion, àconfesser sincèrement vos fautes, afin de vous épargner lestourments de la question que nous serions obligés d’employer pourvous en arracher l’aveu. Une confession franche, sachez-le bien,peut seule adoucir la juste sévérité du tribunal.

Les nouvelles protestations d’innocence deVivaldi mirent fin à cette première séance. L’inquisiteur ordonnaau jeune homme de signer son interrogatoire et laissa percer,pendant qu’il remplissait cette formalité, une sorte desatisfaction mauvaise que le jeune homme ne put s’expliquer. Ilavertit ensuite l’accusé de se préparer pour le lendemain àconfesser son crime ou à subir la torture. Puis il frappa sur untimbre et l’officier qui avait amené Vivaldi reparut.

– Vous connaissez vos ordres, lui ditl’inquisiteur, qu’ils soient exécutés.

L’officier s’inclina et emmena Vivaldi.

Chapitre 16

 

Elena, enlevée de la chapelle deSaint-Sébastien, fut mise sur un cheval et forcée par ses deuxravisseurs de voyager deux jours et deux nuits sans presque prendrede repos, ignorant où on la conduisait, par quels chemins ellepassait, et prêtant vainement l’oreille à tous les bruits dansl’espoir d’entendre des pas de chevaux ou la voix de Vivaldi qui,lui avait-on dit, devait suivre la même route. La solitude et lesilence des pays qu’elle traversait n’étaient troublés que par lepassage de quelques vignerons ; et elle arriva, sans savoir oùelle était, dans les vastes plaines des Pouilles, animées au loinpar un campement de bergers qui conduisaient leurs troupeaux versles montagnes des Abruzzes. Au soir du deuxième jour, les voyageursentrèrent dans une forêt qui recouvrait des montagnes et desvallées descendant par paliers jusqu’à l’Adriatique. À l’aspect deces lieux désolés et sauvages, Elena s’y crut confinée pourtoujours. Elle était calme ; mais sa tranquillité était del’abattement et non de la résignation. Elle envisageait le passé etl’avenir avec un désespoir que son épuisement ne lui permettaitplus d’exprimer. Surprise par la nuit, après une marche de quelquesmilles dans la forêt, ce ne fut qu’au bruit des vagues s’écrasantcontre les rochers qu’elle s’aperçut qu’elle était au bord de lamer, jusqu’à ce que, se trouvant entre deux montagnes, elledistinguât, malgré l’obscurité, une vaste étendue d’eau formant audessous d’elle une baie. Elle se hasarda alors à demander si elledevait s’embarquer et aller encore bien loin.

– Non, répondit brutalement un desgardes, vous n’avez plus loin à aller. Vous serez bientôt au termede votre voyage et en repos.

Ils descendirent vers le rivage ets’arrêtèrent bientôt devant une habitation isolée, si proche de lamer que le pied en était baigné par les flots. À l’obscuritéprofonde et au silence qui y régnaient, elle semblait inhabitée.Les gardes avaient sans doute leurs raisons pour en jugerautrement, car ils frappèrent à la porte et appelèrent de toutesleurs forces. Cependant personne ne répondait.

Elena examina la maison avec inquiétude,autant que l’obscurité le lui permettait. C’était une vieilleconstruction assez singulière. Les murs étaient de marbre brut,assez élevés, et flanqués de petites tourelles dans les angles. Lebâtiment était abandonné et délabré. Une moitié de la porte gisaità terre, presque cachée sous l’herbe ; et l’autre, à demisuspendue à ses gonds, paraissait prête à s’en détacher. Enfin, auxcris répétés des gardiens d’Elena, une voix forte répondit dudedans. La porte du vestibule s’ouvrit lentement et donna passage àun homme d’une mine pâle et décharnée, dont la physionomie portaitl’empreinte des passions les plus basses.

Elena frémit à sa vue. Du vestibule on la fitpasser dans une vieille salle toute nue et toute dégradée dont lahauteur s’élevait jusqu’au toit, puis dans une mauvaise chambre àpeine meublée et qui paraissait être celle de Spalatro – c’était làle nom que les gardes donnèrent à leur hôte.

Celui-ci jeta sur Elena un regard curieux,sournois, et fit quelques signes aux gardes. Puis il leur proposade s’asseoir en attendant qu’il leur eût fait cuire un peu depoisson pour leur souper. Elena comprit alors que c’était le maîtrede la maison et qu’il y demeurait seul. L’idée d’avoir été amenéelà, dans ce lieu isolé, au bord de la mer, pour être mise entre lesmains d’un pareil homme, la frappa d’une terreur profonde, surtoutquand elle se remémora toutes les circonstances de son enlèvementet ces paroles de ses gardes : « Vous serez bientôt auterme de votre voyage et en repos. » Un frisson d’horreur lasaisit et elle s’évanouit.

En reprenant ses sens, elle se vit entourée deces hommes à figures sinistres et fut tentée de se jeter à leurspieds pour implorer leur compassion ; mais, craignant de lesirriter en leur laissant deviner ses soupçons, elle se plaignitdoucement de la fatigue et demanda sa chambre.

Spalatro, prenant une lampe, la conduisit dansune pièce délabrée où il lui dit qu’elle passerait la nuit.

– Où donc est mon lit ?demanda-t-elle.

On lui montra un méchant grabat au-dessusduquel pendaient deux rideaux déguenillés.

– Si vous avez besoin de la lampe, ajoutaSpalatro, je vous la laisserai quelques minutes et je viendrai lareprendre.

– Eh quoi ? reprit-elle d’une voixsuppliante, vous ne me laisserez pas de lumière pendant lanuit ?

– Pourquoi faire ? dit-il avechumeur. Pour mettre le feu à la maison ?

Elena le pressa de nouveau de souffrir qu’elleconservât de la lumière ; ce serait pour elle uneconsolation.

– Ah ! oui, une belleconsolation ! reprit Spalatro d’un ton et d’un air singuliers.Vous ne savez guère ce que vous demandez.

– Qu’entendez-vous par-là ? s’écriaElena saisie d’une horrible inquiétude. Au nom du ciel,expliquez-vous !

L’homme la regarda sans lui répondre.

– Ayez pitié de moi ! dit Elena deplus en plus effrayée.

– Que craignez-vous ? reprit cethomme. Est-ce donc une chose si cruelle que de vous ôter cettelampe ?

Elena, n’osant laisser voir toute l’étendue deses soupçons, répondit seulement que la vue de la clarté ranimeraitses esprits abattus.

– Pardieu ! répliqua Spalatro, nousavons bien autre chose en tête que d’écouter de pareillesfantaisies ! Cette lampe est la seule de la maison, et lacompagnie m’attend en bas dans l’obscurité pendant que vous mefaites perdre mon temps. Je vous la laisse pour cinq minutes, pasdavantage.

Elena se soumit et profit du moment si courtoù elle restait seule pour explorer la chambre.

C’était une grande pièce sans meubles dont lesmurs étaient couverts de toiles d’araignée. Elle n’y aperçut qu’uneporte, celle par laquelle elle était entrée, et une fenêtre garniede barreaux de fer. Aucun moyen d’évasion. Elle s’assura en mêmetemps avec effroi que la porte ne pouvait pas se fermer du dedans.Cet examen fait, elle posa la lampe à terre et attendit le retourde Spalatro. Il revint quelques instants après, lui apportant unverre de mauvais vin et un morceau de pain ; puis il la laissadans l’obscurité et verrouilla la porte du dehors. Restée seule,elle essaya de calmer ses craintes par la prière et résolut deveiller toute la nuit. Elle se jeta tout habillée sur le matelaspour y attendre le jour et se livra bientôt aux réflexions les plussombres. Tout ce qui s’était passé les jours précédents et laconduite de ses gardiens ne lui laissaient plus de doute sur lesort qui l’attendait.

Le caractère connu de la marquise, l’aspect etl’isolement de cette maison, l’air farouche de l’homme quil’habitait, l’absence de toute personne de son sexe, autant decirconstances propres à lui persuader qu’on l’avait amenée là nonpour l’y garder prisonnière mais pour l’y faire mourir. Tout soncourage et sa résignation ne purent triompher du trouble et desterreurs dont elle était assaillie. Baignée de larmes, en proie àune agitation fébrile, elle appelait Vivaldi à son secours, Vivaldià présent si loin d’elle ! Et en même temps elles’écriait : « Je ne le verrai donc plus ! Je ne lereverrai jamais ! » Heureusement, elle était loin de sedouter qu’il fût dans les cachots de l’Inquisition !

La fraude dont on avait usé envers elle, enempruntant pour l’enlever le nom du Saint-Office, lui fit penserque l’arrestation de Vivaldi n’était aussi qu’un moyen imaginé parla marquise pour le faire arrêter et détenir en lieu sûr jusqu’à cequ’elle fût perdue pour lui. Elle se figurait qu’il avait étéconduit dans quelque château écarté, appartenant à sa famille, etque la liberté lui serait rendue au prix du sacrifice de cellequ’il aimait. Cette idée fut la seule qui apportât quelquesoulagement à ses douleurs.

Autant qu’elle put en juger, les gens d’en basveillèrent fort tard, car elle crut distinguer des sons de voixétouffés qui se mêlaient au mugissement des vagues déferlant contreles rochers sur lesquels était bâtie la maison. À chaque bruitd’une porte roulant sur ses gonds, elle croyait entendre monterquelqu’un. À la fin, elle pensa que tout le monde était endormi,car le bruit des flots troublait seul le silence de la nuit.Heureusement, elle ne savait pas que sa chambre avait une portesecrète, ménagée de façon à pouvoir s’ouvrir sans bruit, et parlaquelle un malfaiteur pouvait s’introduire à toute heure.

Persuadée que les hommes dans les mains de quielle était tombée se livraient au repos, elle reprit quelquecourage, mais sans pouvoir fermer l’œil. Quittant sa couche, ellese tint quelque temps auprès de la fenêtre, écoutant et guettanttous les bruits et toutes les ombres. La lune qui s’élevait surl’horizon éclairait la surface agitée de la mer. Elena contemplaitle mouvement des vagues écumeuses qui, après s’être brisées sur lerivage, se retiraient au loin vers la masse des eaux pour reveniravec la même furie, toujours acharnées et toujours impuissantes. Cespectacle de la nature donna quelque répit à ses sinistrespréoccupations ; et le murmure monotone des flots berçant sesrêveries, elle se laissa aller à une sorte de calme, réactionnaturelle après tant d’émotions, et se jeta de nouveau sur sonmatelas où la lassitude lui procura enfin quelques instants desommeil.

Chapitre 17

 

Que se passait-il, pendant ce temps, dans lereste de la maison isolée ? Les gardiens qui avaient amenéElena étaient partis après une courte conférence avecSpalatro ; et c’était le bruit de leur voix qu’elle avaitconfusément entendu. Mais ce n’était pas entre les mains de songeôlier seul que l’orpheline était restée. Aux estafiers quivenaient de se remettre en route avait succédé un religieux, aussisombre et silencieux que ceux-là étaient bruyants et animés. Ilavait commencé par se retirer dans une chambre dont il avait ferméla porte au verrou, quoiqu’il sût bien qu’il n’y avait que lui etSpalatro dans la maison et que ce dernier n’eût osé se présenter àlui sans sa permission. Mais en s’isolant ainsi des hommes, il nepouvait échapper à lui-même. Absorbé dans ses pensées et agité parles mouvements de sa conscience, il se jeta sur une chaise et ydemeura longtemps immobile. D’un côté, ce qui lui restait de cœurse soulevait contre le crime qu’il avait médité ; de l’autre,en songeant que les objets de son ambition lui échappaient s’ilrenonçait à l’accomplir, il s’étonnait de son hésitation. Cen’était pas sans surprise qu’il démêlait en lui-même certainstraits de son caractère dont il ne s’était pas encore rendu compteet que les circonstances développaient. Il ne savait comments’expliquer les contradictions et les incohérences entre lesquellesil flottait ; combat étrange entre ses sentiments, dont sonesprit était le juge. Pourtant, à cet instant précis où ilcherchait en quelque sorte à s’analyser, il ne voyait pasclairement que l’orgueil était le principal mobile de ses actions.Dès sa première jeunesse, cette passion s’était montrée dominantechez lui en toutes circonstances et influait puissamment sur toutesa vie.

Le comte de Marinella, car tel était le nomque Schedoni avait d’abord porté, était le plus jeune enfant d’uneancienne famille du duché de Milan établie dans le voisinage desmontagnes du Tyrol. La part de patrimoine héritée de son pèren’était pas considérable, et le jeune comte n’avait ni l’activitélaborieuse nécessaire pour l’améliorer, ni l’esprit d’ordre etd’économie qui aurait pu la lui conserver. Sa vanité souffrait dese voir inférieur en fortune à ceux dont il se croyait l’égal endignité. Dénué des sentiments généreux et de la solide raison quifont ambitionner la vraie grandeur, il se livrait aux dépensesfastueuses, à la dissipation, à mille vains plaisirs qui épuisaientses ressources. Lorsqu’il se mit à réfléchir sur sa situation, ilétait trop tard. Entraîné par des habitudes prises, incapable de serésigner à des privations, suites nécessaires de son imprévoyance,il résolut de recourir à tous les moyens pour reconquérir lesjouissances qu’il était menacé de perdre. Il quitta son pays ;et l’on ne put savoir de quelle manière il vécut, jusqu’au jour oùil parut dans le couvent de Santo Spirito à Naples sous le nom dupère Schedoni. Sa physionomie et ses manières étaient aussichangées que son genre de vie. Ses regards étaient devenus sombreset sévères ; et l’orgueil qui y éclatait autrefois, adouciseulement par l’usage du monde, se masquait maintenant sous un aird’humilité profonde et parfois même sous le silence et lesaustérités de la pénitence. Toujours jaloux de distinctions, ilconforma sa conduite extérieure aux formes et aux préjugés de lasociété dans laquelle il vivait ; il devint un des plusrigoureux observateurs de la règle monastique, un modèle derenoncement à soi-même, un martyr de la pénitence. Les anciens dela communauté le montraient aux plus jeunes comme un exemple qu’ilétait plus facile d’admirer que d’imiter. Mais, en dépit de cetteadmiration, ils n’éprouvaient aucune sympathie pour lui. Ilsapplaudissaient bien haut à une austérité qui donnait du relief àla sainte renommée de leur couvent, mais ils haïssaient Schedoni ensecret et le redoutaient pour son orgueil et sa rigueur farouche.Il y avait déjà longtemps qu’il demeurait parmi eux et jamais iln’avait obtenu aucune des dignités électives de lacommunauté ; il avait eu l’humiliation de se voir préférerplusieurs de ses frères, beaucoup moins zélés que lui pourl’observation des règles monacales. Il reconnut enfin que sonambition fourvoyée n’avait rien à espérer de ses frères ;aussi résolut-il de se frayer d’autres routes. Il était, depuisquelques années déjà, confesseur de la marquise de Vivaldi lorsquela conduite du fils lui suggéra de se rendre par ses conseils, nonseulement utile, mais même nécessaire à la mère. Il avait étudié lecaractère de cette femme, à l’esprit faible, aux sentimentspassionnés ; il savait que s’il trouvait moyen de servir sesentraînements aveugles, sa fortune à lui serait bientôt faite. Ilne songea donc qu’à s’insinuer peu à peu dans la confiance de lamarquise. Ce qu’il fit avec tant de succès qu’au bout d’un certaintemps il devint l’oracle de sa conduite, avec tous les ménagementset la délicatesse affectée que lui prescrivait le saint caractèredont il était revêtu. Une haute dignité ecclésiastique, depuislongtemps convoitée, lui fut assurée par la marquise, dont lecrédit la mettait en état d’obtenir cette faveur, à condition qu’ilsauverait l’honneur de la famille Vivaldi compromis par laperspective d’une mésalliance. On a déjà vu par quels artifices etavec quelle patience le confesseur avait su associer l’orgueil dela marquise à ses propres desseins. Le moment du dénouement étaitproche ; il était prêt à commettre le crime atroce qui devaitservir de marchepied à sa fortune. Un peu de trouble avait pul’arrêter à l’instant décisif ; mais en rassemblant ses idéesdans le silence et la solitude, sous l’empire de sa passiondominante, il raffermit sa résolution et décida que cette nuitmême, Elena, immolée pendant son sommeil, serait portée à la merpar un passage souterrain bien connu de lui, et ensevelie dans lesflots.

Spalatro, ainsi qu’on l’a donné à entendre,avait été autrefois le confident de Schedoni qui, sachant bienqu’on pouvait se fier à lui, l’avait choisi pour instrument danscette occasion. Le moine, qui éprouvait quelque répugnance àexécuter lui-même l’exécrable action qu’il avait résolue, avait misla vie de la malheureuse Elena dans les mains de ce misérable, tenuau secret par sa complicité. La nuit était déjà assez avancéelorsque Schedoni, en proie à des réflexions tumultueuses, pritenfin sa dernière détermination. Ce fut alors qu’il appela Spalatroà voix basse pour l’instruire de ce qu’il avait à faire. Aprèsavoir refermé la porte au verrou, oubliant sans doute qu’ilsétaient tous deux seuls dans la maison, à l’exception de la pauvreElena qui dormait dans la chambre au-dessus, Schedoni fit signe àSpalatro de s’approcher et lui dit à demi-voix :

– Y a-t-il un peu de temps que tu n’asentendu du bruit dans sa chambre ? Crois-tu qu’elle dorme àprésent ?

– Elle n’a pas bougé depuis plus d’uneheure, répondit Spalatro. J’ai fait le guet dans le corridor enattendant que vous m’appeliez et je l’aurais entendue au moindremouvement, car on ne peut faire un pas sur ce vieux plancher sansqu’il crie.

– Écoute-moi donc, Spalatro. Je t’ai déjàéprouvé, et je t’ai toujours trouvé fidèle ; rappelle-toi bientout ce que je t’ai dit ce matin. Sois toujours l’homme actif etdéterminé que j’ai connu.

Spalatro écoutait avec une morneattention.

– Il est déjà tard, reprit le moine,monte dans sa chambre puisque tu es sûr qu’elle dort. Prends doncce poignard et ce manteau : tu sais l’usage qu’il en fautfaire.

Il s’arrêta et fixa ses yeux pénétrants surSpalatro qui avait pris le stylet, mais qui restait immobile sansrépondre.

– Eh bien, dit le confesseur,qu’attends-tu ? Le jour va bientôt poindre. Est-ce que tuhésites ? Est-ce que tu trembles ? Je ne te reconnaisplus !

Spalatro, sans rien dire, mit le poignard dansson sein, le manteau sur son bras, et se dirigea à pas lents versla porte. Arrivé là, il s’arrêta.

– Dépêche-toi donc, reprit Schedoni, quit’arrête ?

– Ma foi, je vous avoue, dit Spalatroavec humeur, que cette besogne-là ne me plaît guère. Je ne sais paspourquoi il faut toujours que je fasse le plus difficile pour être,après tout, le moins bien payé.

– Vilain ! s’écria Schedoni,n’est-tu donc pas content de ce qu’on te donne ?

– Vilain ! répéta Spalatro en jetantle manteau par terre. Pas plus vilain que vous, s’il vous plaît,mon père, car, si c’est moi qui fais toute la besogne, c’est vousqui recevez toute la récompense. Un pauvre homme comme moi a besoinde gagner sa vie, voilà mon excuse. Ainsi, faites votre ouvragevous-même ou donnez-moi une plus grande part dans le profit.

– Paix ! interrompit Schedoni. Tum’insultes en parlant de profit pour moi. Crois-tu donc quej’agisse pour de l’argent ? Je veux que cette fille meure,cela doit te suffire. Quant à toi, le salaire que tu as demandé tesera payé fidèlement.

– Non, c’est trop peu, répliqua Spalatro,et d’ailleurs ceci me répugne. Quel mal cette fille m’a-t-ellefait ?

– Oui-da ! reprit le moine. Depuisquand t’avises-tu d’avoir des scrupules ? Et les autres, quandje t’ai employé, quel mal t’avaient-ils fait ! Tu oublies lepassé, à ce qu’il paraît ?

– Non, révérend père, non, je ne m’ensouviens que trop. Plût à Dieu que je pusse l’oublier ! Depuisce temps, je n’ai pas eu un moment de repos : cette mainsanglante est toujours devant mes yeux ; et souvent, la nuit,quand la mer gronde et que la tempête fait trembler la maison, jeles vois tous couverts de blessures, tels que je les ai laissés, sedresser et entourer mon lit !

– Paix encore une fois ! dit lemoine. Qu’est-ce qu’un pareil délire ? Ne vois-tu pas que cesont là des chimères ! Je croyais avoir affaire à un homme, etje trouve ici un enfant effrayé par des contes de nourrice !Sois satisfait cependant, on augmentera ton salaire.

Mais Schedoni se trompait encore sur lesmotifs réels de la résistance du bandit, qui montra une répugnanceinvincible à achever l’entreprise dont il s’était chargé. Soit quel’innocence et la beauté d’Elena eussent adouci sa férocité, soitque sa conscience ravivât en ce moment le remords de ses crimespassés, Spalatro refusa résolument d’assassiner lui-même lamalheureuse enfant. Ses scrupules ou sa compassion étaient pourtantd’une nature étrange ; car, tout en repoussant l’exécutionmême du meurtre, il consentit à attendre, au pied d’un escalierdérobé, que Schedoni eût égorgé la victime pour l’aider ensuite àporter le corps à la mer. Accommodement diabolique entre laconscience et le crime que Schedoni lui-même avait accepté unmoment auparavant lorsque, refusant de tremper ses mains dans lesang, il payait à un autre le meurtre commandé par lui.

– Donne-moi le stylet, dit le confesseur.Prends le manteau et suis-moi jusqu’à l’escalier. Si ton courage tele permet…

Schedoni sortit de la chambre et entra dans lepassage qui conduisait à l’escalier dérobé, s’arrêtant souvent pourécouter et marchant avec une extrême précaution. À ce moment iltremblait, cet homme terrible, devant le souffle de la faible jeunefille !

– N’entends-tu rien ? demanda-t-iltout bas à Spalatro.

– Je n’entends que le bruit de lamer.

– Chut ! il me semble que j’entendsdes voix…

– Ah ! les voix des spectres ?dit Spalatro.

Et, en même temps, il saisit avec force lebras du confesseur. Les regards effarés du misérable semblaientsuivre quelque objet dans les ténèbres, au fond du corridor. Lemoine, gagné un instant malgré lui par cette terreur, porta lesyeux dans la même direction, mais sans rien découvrir.

Il demanda à Spalatro le sujet de sonépouvante.

– Ne voyez-vous rien ? dit lebandit, l’œil hagard et la voix tremblante.

– Rien, répondit le moine, honteuxd’avoir partagé sa faiblesse. Ce n’est pas le moment des’abandonner à des visions.

– Ce n’est pas une vision, répliquaSpalatro. Je l’ai vue comme je vous vois.

– Quoi ! qu’est-ce que tu asvu ?

– La main… tout étendue… elle a paru toutà coup… elle m’a fait signe d’un doigt sanglant… puis elle s’estglissée dans le passage… toujours me faisant signe… et elle s’estperdue dans l’obscurité.

– Fou que tu es ! dit Schedoniinvolontairement agité. Allons, reprends tes esprits et sois unhomme.

– Par tous les trésors de Notre-Dame deLorette, reprit Spalatro, je n’irai pas là. C’est de ce côtéqu’elle m’a fait signe ; c’est par là qu’elle a disparu.

Toute autre crainte céda alors chez Schedoni àcelle qu’Elena s’éveillant ne rendît sa tâche plus horrible àremplir ; et cet embarras s’augmenta lorsqu’il eut vainementemployé les menaces et les prières pour faire avancer Spalatro.Enfin, il se rappela une porte qui pouvait les conduire par unautre chemin au pied de l’escalier ; et cette fois Spalatroconsentit à le suivre.

Cependant le temps s’avançait. Le moine,surmontant ses derniers scrupules, se décida à pénétrer dans lachambre d’Elena. Il s’approcha doucement du lit sur lequel ellereposait et dirigea la lumière d’une lampe sur le visage del’orpheline. Son sommeil était agité, des larmes coulaient de sespaupières et ses traits étaient légèrement altérés. Elle laissamême échapper quelques mots. Schedoni, craignant de l’avoiréveillée, recula vivement, cacha la lampe derrière la porte, et seretira lui-même derrière le méchant rideau qui pendait sur le lit.Toutefois, aux paroles sourdes et inarticulées que prononçait lajeune fille, il comprit qu’elle était toujours endormie. Maischaque moment de retard augmentait son trouble et sa répugnance àfrapper ; chaque fois qu’il se rapprochait, chaque fois qu’ilse disposait à plonger le poignard dans le sein de sa victime, unfrémissement d’horreur paralysait sa volonté. Étonné de cesnouveaux sentiments et se taxant lui-même de lâcheté, il repassaiten esprit tous les arguments qui l’avaient décidé.

« N’ai-je pas bien pesé marésolution ? se disait-il. Ne vois-je pas clairement lanécessité de l’exécuter ? Mon existence tout entière, masituation, mes honneurs ne dépendent-ils pas d’un momentd’énergie ? Ai-je oublié d’ailleurs les insultes que j’aireçues dans l’église de Spirito Santo ? »

Ce dernier souvenir le ranima, et la vengeancerendit la force à son bras. Baissant le mouchoir qui entourait lecou d’Elena, il allait frapper quand, tout à coup, un objet nouveaului causa un saisissement étrange. Il resta quelque temps les yeuxfixes, égarés, immobile comme une statue. Sa respiration devinthaletante ; une sueur froide coula de son front ; toutesses facultés parurent suspendues et le poignard tomba de sa main.Ayant un peu repris son sang-froid, il jeta de nouveau les yeux surune miniature suspendue au cou d’Elena ; et le souvenir ou lesoupçon que cette image avait éveillé en lui devint si impérieuxque, dans son impatience de l’éclaircir, il oublia toute prudenceet, sans même penser au danger de se découvrir lui-même, à cetteheure de nuit, près du lit de la jeune fille, il l’appela d’unevoix forte :

– Réveillez-vous ! dit-il,réveillez-vous ! Quel est votre nom ? Ah ! parlez,au nom du ciel, parlez vite !

Réveillée brusquement par cette voix inconnue,Elena se souleva sur sa couche et, à la lueur de la lampe,apercevant le sombre visage de Schedoni, elle poussa un criterrible et retomba. Mais elle ne s’évanouit pas et, frappée del’idée qu’il était venu pour l’assassiner, elle fit tous sesefforts pour émouvoir son meurtrier. L’imminence du danger luidonna la force de se lever et de se jeter aux pieds du moine.

– Ayez pitié de moi, s’écria-t-elle. Ayezpitié de moi, mon père !

– Mon père ! répéta Schedoni commeabsorbé.

Puis s’arrachant à ses pensées :

– Pourquoi vous effrayer ?demanda-t-il. Est-ce moi que vous craignez ?

En fait, ses nouvelles émotions lui faisaientoublier ce qui l’avait amené là et tout ce que sa situation avaitd’extraordinaire.

– Mon père, ayez pitié de moi !criait toujours l’orpheline prosternée.

Schedoni la regarda fixement :

– Pourquoi ne voulez-vous pas me direquel est le portrait que vous avez là ? s’écria-t-il, sanssonger qu’il ne lui avait pas encore posé cette question.

– Ce portrait ? répéta Elena avecune extrême surprise.

– Oui, quel est-il ? Comment lepossédez-vous ? Parlez vite.

– Quel intérêt, dit l’orpheline,avez-vous à le savoir ?

– Répondez, répondez ! insistaSchedoni au comble de l’agitation. Ne puis-je donc pas parvenir àvous arracher une réponse ? Est-ce la crainte qui vous troublel’esprit ?

Et se rapprochant d’elle et lui saisissant lebras, il répéta sa question avec un accent d’angoisse et dedésespoir.

– Hélas ! il est mort !répliqua Elena en s’efforçant de se dégager et en pleurant.J’aurais eu en lui un protecteur.

– Nous perdons du temps, s’écriaSchedoni, avec un regard terrible. Encore une fois, quel est ceportrait ?

Elena prit le médaillon dans ses deux mains,le contempla un moment ; puis, le pressant contre seslèvres :

– C’est mon père ! dit-elle.

– Votre père ! dit Schedoni d’unevoix étouffée. Votre père !…

Et il recula de quelques pas.

Elena le regarda avec surprise.

– Hélas, dit-elle, je n’ai jamais connules caresses ni les soins d’un père, et c’est maintenant surtoutque je sens le malheur d’être privée de son appui !

– Son nom ! interrompitSchedoni.

– Il faut le respecter, dit Elena, c’estcelui d’un homme bien malheureux.

– Son nom ? vous dis-je.

– J’ai promis de le taire.

– Sur votre vie, je vous ordonne de me ledire. Pensez-y bien. Ce nom ?

Elena tremblante continuait à garder lesilence et ses yeux suppliants demandaient grâce, mais Schedonirenouvela sa question avec tant de violence qu’il lui fallutcéder.

– Son nom ? dit-elle. C’était lecomte de Marinella.

Schedoni jeta un grand cri et se cacha la têtedans ses mains ; mais, bientôt après, maîtrisant le troublequi l’agitait, il revint à Elena, la releva de l’attitudesuppliante qu’elle avait prise, et lui demanda vivement quel paysavait habité son père.

– Il demeurait bien loin d’ici,dit-elle.

Mais il voulut une réponse plus précise etelle la lui donna. Il se mit alors à pousser de profonds soupirs, àmarcher dans la chambre sans parler et, pendant quelque temps, ilsembla ne rien voir ni rien entendre. Elena s’effrayait de cesilence ; mais la crainte et l’étonnement firent bientôt placeà une vive émotion lorsqu’elle vit Schedoni se rapprocher d’elle,ses yeux la fixer avec attendrissement, son visage s’adoucir et sontrouble se dissiper. Il ne pouvait encore proférer une parole. À lafin cependant son cœur se soulagea, et l’insensible, le farouchemoine laissa échapper des pleurs et des sanglots. Il s’assit à côtéd’Elena, lui prit une main qu’elle essaya vainement de retirer et,dès qu’il put s’exprimer :

– Malheureuse fille, lui dit-il, vousvoyez devant vous votre père, encore plus malheureux quevous !

Sa voix fut étouffée par ses sanglots, et ilcacha entièrement son visage sous son capuchon.

– Mon père ! s’écria Elena, saisied’étonnement et doutant encore. Vous, mon père !

Et elle le fixa, stupéfaite. Il ne réponditrien ; mais un moment après, levant la tête et croisant sonregard, il lui dit, s’accusant presque :

– Ah ! cessez de me regarderainsi : épargnez-moi vos terribles reproches.

– Des reproches ! Des reproches àmon père ! dit Elena avec un accent plein de tendresse.Pourquoi lui en ferais-je ?

– Pourquoi ? s’écria Schedoni en selevant précipitamment. Grand Dieu !

Et son pied rencontra le stylet qu’il avaitlaissé tomber à terre. Il le repoussa vivement dans l’ombre. Elenane vit pas ce mouvement. Mais, alarmée de ses regards égarés et desa marche agitée d’un bout à l’autre de la chambre, elle luidemanda d’un ton pénétré ce qui le rendait si malheureux.

– Pourquoi jetez-vous sur moi des regardssi douloureux ? ajouta-t-elle. Dites-le-moi, de grâce, afinque je puisse vous consoler.

Cette tendre invitation ranima la violentedouleur et les remords du coupable Schedoni. Il pressa Elena contreson sein, et elle sentit son visage mouillé des larmes qu’il versasur elle. Elle pleura en le voyant pleurer, et cependant ses larmeset ses doutes n’étaient pas entièrement dissipés. Quelques preuvesque pût avoir Schedoni du titre qu’il s’était donné, elle lesignorait encore ; et la voix de la nature ne suffisait paspour lui inspirer une confiance sans borne. Sa délicatesse pritombrage des caresses d’une personne qui, tout à l’heure encore, luiétait inconnue. Elle essaya de se dégager de ses bras, et Schedoni,devinant la cause de ce mouvement, s’écria avec douleur :

– Ah ! pouvez-vous donc vousméprendre sur la cause de mon émotion ? N’y voyez-vous pas leseffets de l’affection paternelle ?

– Hélas ! comment puis-je savoir,répondit ingénument la jeune fille. Cette affection, jusqu’ici jene l’ai pas connue !

Il cessa de la tenir embrassée et la considéraquelque temps en silence.

– Ah ! pauvre créature, dit-il, vousignorez toute la force de vos paroles, dont chacune pénètre dansmon cœur comme un fer rouge ! Il est trop vrai, vous n’avezjamais su jusqu’à ce jour ce que c’est que la tendresse d’unpère.

Sa physionomie se rembrunit, et il recommençaà marcher avec agitation. Elena, oppressée par tant d’émotions,n’avait plus la force de l’interroger ; mais elle s’efforçad’éclaircir ses doutes, en comparant les traits de Schedoni avecceux du portrait. Il y avait entre les caractères des deuxphysionomies toutes les différences que l’âge avait dû y mettre. Lafigure du portrait était celle d’un beau jeune homme, souriant àtoutes les illusions de l’orgueil et du plaisir ; celle dumoine, au contraire, sombre, sévère, marquée de rides par laméditation autant que par le temps, obscurcie par l’habitude despassions farouches, laissait croire qu’il n’avait pas souri depuisle jour où le portrait avait été fait. Malgré cette différence sitranchée, les deux têtes avaient la même expression de hauteurdédaigneuse ; et la jeune fille perçut avidement cetteressemblance qui ne suffisait pas cependant pour la persuader quele jeune et beau cavalier et le sombre confesseur ne fussent qu’uneseule et même personne.

Dans le tumulte de ses premières pensées,Elena ne s’était pas encore arrêtée sur la circonstance si étrangede cette visite nocturne de Schedoni. Plus calme alors et moinseffrayée par les regards adoucis du moine, elle se hasarda à lui endemander la raison.

– Il est plus de minuit, dit-elle. Quelmotif si impérieux, mon père, vous a amené dans ma chambre à cetteheure avancée ?

Schedoni tressaillit et ne répondit pas.

– Ne veniez-vous pas, continua-t-elle,pour m’avertir du danger que je courais ?

– Du danger ? balbutia-t-il.

– N’auriez-vous pas découvert les cruelsdesseins de Spalatro ?

– Vous avez raison, s’empressa-t-il dedire tout troublé, vous avez raison… Mais ne parlons plus de cela.Pourquoi revenir encore sur ce sujet ?

Ces paroles surprirent Elena qui, voyant lestraits de Schedoni redevenir sombres, n’osa pas lui faire remarquerque c’était la première fois qu’elle l’interrogeait sur ce point.Elle risqua cependant une autre question de la dernièreimportance : elle le pressa de lui dire sur quels motifs il sefondait pour affirmer qu’elle était sa fille, en lui faisantobserver que jusqu’alors il n’en avait donné aucun. Schedoni luirépondit d’abord avec une effusion chaleureuse, inspirée par lessentiments qui débordaient dans son âme ; puis, lorsqu’un peuplus de calme lui permit de mettre de l’ordre dans ses idées, ilrappela plusieurs faits qui prouvaient au moins qu’il avait eu desrelations intimes avec la famille d’Elena, et d’autres encorequ’elle croyait connus seulement d’elle-même et de sa tante, lasignora Bianchi. Dès lors, elle ne pouvait plus douter qu’elle etSchedoni n’appartinssent à la même maison.

La situation toute nouvelle où se trouvaitSchedoni, son bouleversement, ses remords, l’horreur qu’il avait delui-même, les premiers mouvements de l’amour paternel, cette foulede sentiments qui l’assaillaient à la fois, lui firent désirer lasolitude. Convaincu désormais qu’Elena était sa fille, il l’assuraque dès le lendemain il la ferait sortir de cette maison pour laramener chez elle. Après quoi, il quitta la chambrebrusquement.

Comme il descendait l’escalier, il aperçutSpalatro qui venait à sa rencontre, portant le manteau dont ildevait envelopper le corps sanglant d’Elena pour le jeter à lamer.

– Est-ce fait ? demanda le bandit àdemi-voix. Me voici.

Et déployant le manteau, il mit le pied surles premières marches.

– Arrête, misérable, arrête ! luidit Schedoni en reprenant toute son énergie. Garde-toi d’entrerdans cette chambre. Il y va de ta vie.

– De ma vie ! s’écria Spalatroreculant de surprise. Est-ce que la sienne ne vous suffitpas !

Schedoni ne répondit rien et continuarapidement son chemin. Mais Spalatro, le suivant, lui présentaencore le manteau en disant :

– Mais apprenez-moi donc ce que je doisfaire !

– Retire-toi ! répondit le moined’un air terrible. Laisse-moi.

– Quoi ? reprit le coquin dont lasurprise augmentait toujours. Est-ce que le courage vous amanqué ? Allons, si cela est, je vois bien, quoi qu’il m’encoûte, qu’il faut que je fasse la besogne moi-même. Le moment de lafaiblesse est passé. Je vais…

– Scélérat ! Démon incarné !s’écria Schedoni en le prenant à la gorge.

Mais, tout à coup, il se rappela que cet hommene faisait qu’obéir à ses propres instructions. Il le relâcha doncpeu à peu et, d’une voix radoucie, il lui ordonna d’aller secoucher.

– Demain, ajouta-t-il, je te parlerai.Quant à ce soir, j’ai changé d’avis. Retire-toi.

Comme Spalatro hésitait tout étonné, Schedonilui répéta les mêmes ordres d’une voix terrible et ferma avecviolence la porte de sa chambre pour se débarrasser de la vue d’unhomme qui lui était devenu odieux. Il commençait à se calmerlorsqu’il fut saisi de la crainte que le scélérat, pour prouver soncourage renaissant, n’allât tout seul exécuter le crime dont ildevait être le complice. Il sortit donc vivement et retrouvaSpalatro dans le passage qui conduisait au petit escalier. Quefaisait-il là ? Quelles étaient ses intentions ? Àl’appel de Schedoni, il se retourna sans répondre et regagna à paslents sa chambre où le moine le suivit et l’enferma. Il retournaensuite à la chambre de la jeune fille, la ferma aussi, s’assuraégalement de la porte secrète et emporta les clefs. Alors plustranquille, il se retira chez lui. Non dans l’espoir d’y prendre durepos, mais pour s’abandonner librement à ses remords, pareil àl’homme qui s’éloigne avec horreur de l’abîme dont il vient demesurer la profondeur.

Chapitre 18

 

Elena, restée seule, se rappela tout ce queSchedoni lui avait appris sur sa famille ; et en comparant cesnouvelles informations avec celles qu’elle tenait de sa tante, ellene trouva entre les unes et les autres aucune contradictionapparente. Elle savait que sa mère avait épousé un gentilhomme dela maison de Bruno, dans le duché de Milan, que cette union avaitété des plus malheureuses et qu’avant même de perdre sa mère, elleavait été confiée aux soins de la signora Bianchi, unique sœur dela comtesse de Bruno. Elle ne conservait aucun souvenir de sonenfance. Souvent elle avait demandé, sur sa naissance et sesparents, des éclaircissements qu’on lui avait refusés sous prétextequ’il valait mieux ensevelir dans le silence les malheurs et laruine de sa famille. C’est tout ce qu’elle avait pu tirer de labouche de la pauvre signora qui, se ravisant à ses derniersmoments, avait voulu lui en apprendre davantage ; mais la mortavait prévenu ses confidences. Quant au père d’Elena, il étaitmort, assurait-on, quand elle était encore enfant. Le médaillon quela jeune fille portait maintenant au cou figurait parmi les bijouxlaissés par la comtesse et devait être remis, plus tard, àl’orpheline, en même temps qu’elle apprendrait l’histoire de safamille. Elena l’avait trouvé dans le cabinet de sa tante.

Quoique le récit de Schedoni concordât surpresque tous les points avec le peu qu’elle savait de son père, lajeune fille ne pouvait revenir de son étonnement, et quelquesdoutes subsistaient encore dans son esprit. D’un autre côté,lorsqu’elle eut repris un peu de calme, elle en revint à chercherquel motif avait conduit Schedoni chez elle au milieu de la nuit.Aux récits et au portrait que Vivaldi lui avait faits, elle avaittout de suite reconnu le moine pour l’agent de la marquise et lepersécuteur de leurs amours ; mais, rejetant des suppositionstrop pénibles, elle aimait à se persuader que si Schedoni, ne laconnaissant pas, avait voulu aider la marquise à l’éloigner deVivaldi, il avait changé de sentiments depuis qu’il avait soupçonnéles liens de paternité qui l’unissaient à elle et qu’alors,impatient d’éclaircir la vérité, il s’était introduit chez ellesans tenir compte ni du lieu ni de l’heure. Tandis qu’elle apaisaitses craintes par ces explications, plus ou moins vraisemblables,elle aperçut à terre une pointe de poignard qui sortait de dessousle rideau. À cette découverte, frappée d’une commotion terrible,elle ramassa l’arme et, toute tremblante, elle eut un instantl’intuition du vrai motif de la visite de Schedoni ; mais ellerepoussa bien vite cette idée et se reprit à croire que Spalatroseul avait projeté de l’assassiner et que Schedoni, survenu pourl’arracher à la mort, avait sauvé sans le savoir sa propre fille,que le portrait lui avait fait ensuite reconnaître. S’attachant àcette conviction, le cœur d’Elena, plein de reconnaissance pour sonlibérateur, recouvra quelque tranquillité.

Pendant ce temps, Schedoni, renfermé dans sachambre, était livré à des sentiments bien différents. Le premiertrouble passé, dès qu’il fut en état de réfléchir, sa situationl’épouvanta. En persécutant Elena à l’instigation de la marquise,il avait menacé la vie de sa propre fille ! En conspirant laperte d’une victime innocente, c’était lui qu’il avait été sur lepoint de frapper !

Enfin, tout ce qu’il avait fait poursatisfaire son ambition tournait contre cette ambition même ;car une alliance avec l’illustre maison de Vivaldi était ce qui leflattait le plus au monde, et voilà qu’il s’était éloigné de ce butsuprême en foulant aux pieds tous les principes de vertu etd’humanité ! Maintenant il désirait aussi ardemment cetteunion qu’il l’avait jusqu’alors combattue ; mais il fallaitobtenir le consentement de la marquise. Il ne désespérait pas d’yparvenir ; si pourtant elle résistait, il serait toujourstemps d’unir secrètement les deux amants. Il pensait d’ailleursavoir peu de chose à craindre, maître comme il l’était des secretsde la marquise, qui serait trop heureuse d’acheter son silence.Quant à l’accord du marquis, Schedoni ne le regardait pas commeindispensable.

Avant tout, il fallait tirer Vivaldi desredoutables prisons de l’Inquisition.

Or, d’après les règles du Saint-Office, si ledénonciateur ne paraissait pas en personne au tribunal, l’accusédevait être relâché. Il se garderait donc d’y paraître. Pour fairearrêter le jeune homme, il lui avait suffi d’envoyer unedénonciation anonyme, avec l’indication du lieu où l’on pourrait sesaisir de sa personne.

Il s’agissait maintenant non plus depoursuivre l’accusation, mais, au contraire, de déployer beaucoupde zèle et d’activité pour soustraire Vivaldi à son persécuteurinconnu et lui faire rendre la liberté. Il espérait ainsi, avecl’aide d’un certain ami qui entretenait des relations officiellesavec l’Inquisition et qui l’avait déjà secondé en mainte occasion,s’attribuer le rôle d’un libérateur.

Les mesures qu’il avait employées jusque-làl’avaient mis lui-même à couvert. Ayant trouvé par hasard, dansl’appartement de cet ami, une formule d’arrestation contre unepersonne suspecte d’hérésie, il avait su en fabriquer une copieassez fidèle pour tromper le bénédictin. Quelques bravi, gagés pourjouer le personnage d’officiers de l’Inquisition, étaient venuss’emparer de Vivaldi et l’avaient conduit à l’endroit où lesofficiers véritables du tribunal se trouvaient prêts à le recevoir,tandis qu’une autre partie de la troupe emmenait Elena sur lesbords de l’Adriatique.

Schedoni s’était fort applaudi de ces heureuxartifices par lesquels, en jetant un voile impénétrable sur le sortde la jeune fille, il se mettait lui-même à l’abri des soupçons etde la vengeance de Vivaldi.

L’embarras du moment était de faire revenirElena à Naples, car il ne pouvait l’y ramener lui-même puisqu’il nevoulait pas l’avouer pour sa fille. Et, d’un autre côté, à quiaurait-il pu la confier sûrement ?…

Cependant le jour commençait à paraître. Il sedétermina à conduire Elena jusqu’à la première ville, quitter àaviser ensuite. Il délivra Spalatro et lui ordonna d’aller chercherdes chevaux et un guide au village voisin. Puis, il s’achemina versla chambre de la jeune fille pour la préparer au départ. Enapprochant de cette chambre, le souvenir de l’affreux projet quil’avait conduit la veille par ce même passage et par ce mêmeescalier excita en lui tant d’émotion qu’il ne put aller plus loinet que, revenant sur ses pas, il prit un autre corridor pour serendre chez Elena. C’est d’une main tremblante qu’il ouvrit laporte ; toutefois, en entrant, il reprit tout son empire surlui-même. Elena de son côté, fort agitée en le revoyant, vint à sarencontre, le sourire sur les lèvres, mais l’inquiétude dans lecœur. Il lui tendit affectueusement la main ; mais, tout àcoup, apercevant le stylet qu’il avait oublié dans la chambre, ils’arrêta court et pâlit. Elena, portant les yeux sur l’objet quifixait l’attention du moine, le prit et le lui présenta endisant :

– Tenez, mon père, j’ai trouvé cette armedans ma chambre la nuit dernière.

– Ce poignard ? balbutia Schedoni,en affectant une extrême surprise.

– Examinez-le, je vous prie,continua-t-elle. Savez-vous à qui il appartient et qui l’a apportéici ?

– Quoi ! Que voulez-vous dire ?s’écria le moine, près de se trahir.

– Savez-vous, mon père, quel usage on envoulait faire ?

Hors d’état de répondre, Schedoni saisit lepoignard et le jeta violemment à l’autre bout de la chambre.

– Oui, s’écria Elena, je vois que voussavez tout ! Moi aussi, mon père, j’ai deviné lavérité !

– Quoi, malheureuse enfant !Qu’as-tu deviné ? demanda-t-il avec un trouble à peineréprimé. Parle enfin ! Que sais-tu ?

– Tout ce que je vous dois, répondit-ellesimplement. Je sais que la nuit dernière, pendant que je dormais,un assassin est entré dans ma chambre, un poignard à la main, etque…

Un gémissement étouffé interrompit Elena, etla peur la saisit quand elle vit la figure livide et contractée dumoine ; mais, attribuant ce trouble extrême à l’horreur quelui inspirait le crime, elle reprit :

– Pourquoi me cacher le danger que j’aicouru, puisque vous m’en avez préservée ? Ah ! mon père,ne me privez pas du plaisir de répandre ces larmes dereconnaissance et ne vous dérobez pas aux actions de grâces quivous sont dues ! Quand je dormais là, sur ce lit, et qu’unscélérat prêt à profiter de mon sommeil… c’est vous, oui, c’estvous qui… Ah ! puis-je oublier que c’est mon père qui m’asauvé de ses coups !

À ce mot, la nouvelle émotion de Schedoni,pour venir d’une cause différente, ne fut pas moins violente. Àpeine fut-il capable de la dissimuler.

– Assez, ma fille, dit-il d’une voixsourde, assez sur ce sujet !

Et il se détourna, sans oser l’embrasser.

Elena, qui l’observait, continua d’attribuercette agitation au souvenir du danger auquel il l’avait arrachée.Cependant, Schedoni, pour qui ses remerciements exaltés étaientautant de coups de poignard, l’avertit de se préparer à partir toutde suite et quitta brusquement la chambre.

Spalatro revint avec des chevaux mais sansavoir pu trouver de guide, et il s’offrit lui-même à conduire lesvoyageurs.

Schedoni, malgré sa répugnance pour cet homme,fut bien forcé d’accepter ses services. Tout étant prêt pour ledépart, Elena descendit dans la cour ; mais, à l’aspect deSpalatro, elle se détourna avec effroi et se jeta dans les bras dumoine.

– Ah ! s’écria-t-elle, quelssouvenirs cet homme me rappelle : à peine, en le voyant,puis-je me croire en sûreté près de vous !

Et comme Schedoni ne répondait pas :

– N’est-ce pas lui, poursuivit-elle,n’est-ce pas cet assassin dont vous m’avez préservée ? Quoiquevous n’ayez pas voulu me le dire dans la crainte de m’effrayer.

– Bien, bien, répliqua le moine, cela sepeut ; mais le mieux est de n’en pas parler. Spalatro amèneles chevaux.

Ils montèrent à cheval, et quittèrent cettefatale demeure en s’éloignant des bords de l’Adriatique. Bientôt,ils entèrent dans les sombres forêts du Gargano. La joiequ’éprouvait Elena d’avoir échappé à un danger si récent était forttroublée par la présence de Spalatro. Elle rapprochait toujours soncheval de celui de Schedoni et parfois, quand elle jetait les yeuxsur la physionomie de son autre compagnon, son couragel’abandonnait, malgré toutes les raisons qu’elle avait de se croiresous la protection d’un père. Schedoni, perdu dans ses réflexions,ne troublait par aucune parole le silence des solitudes qu’ilstraversaient. Quant à Spalatro, occupé à rechercher les causes duchangement subit du moine qui protégeait maintenant Elena, aprèsavoir voulu se défaire d’elle, il n’en méditait pas moins quelquemoyen de se venger, dès qu’il le pourrait, du traitement qu’ilavait subi la veille.

Une des principales préoccupations de Schedoniétait la difficulté d’expliquer à la marquise pourquoi il n’avaitpas rempli l’engagement qu’il avait pris envers elle et del’intéresser en faveur d’Elena, sans laisser deviner qu’elle étaitsa fille. Il désirait et craignait à la fois cette entrevue. Ilfrémissait à l’idée de revoir une femme à qui il avait promisd’assassiner sa propre fille et qui allait lui reprocher de n’avoirpas tenu parole.

Tandis que nos voyageurs cheminaient ensilence, les pensées d’Elena la ramenaient à Vivaldi et elle seperdait en conjectures sur l’influence que devait avoir sur leurdestinée future la découverte qu’elle venait de faire. Schedonicependant, toujours plongé dans ses rêveries, ayant prononcé le nomde Vivaldi, elle saisit cette occasion de s’informer de ce qu’ilétait devenu.

– Je n’ignore pas votre attachement, ditSchedoni en éludant sa question ; mais je désire savoir dequelle manière il a commencé.

Elena, confuse, hésita d’abord, puis elleobéit et lui raconta en rougissant l’histoire de leurs amours.Schedoni ne l’interrompit par aucune observation. Encouragée par cesilence, elle se hasarda à lui demander par l’ordre de qui Vivaldiavait été arrêté et où il avait été conduit. Schedoni lui épargnala douleur d’apprendre que son amant était prisonnier del’Inquisition. Il affecta d’ignorer tout ce qui s’était passé àCelano, mais il lui dit qu’il croyait que Vivaldi avait été, ainsiqu’elle-même, arrêté par ordre de la marquise qui, sans doute, lefaisait détenir pour un certain temps.

Leur arrivée dans une petite ville interrompitces explications. Le premier soin de Schedoni fut de se procurer unnouveau guide ; puis il congédia Spalatro. Le drôle partitavec une répugnance qui fut remarquée par Elena.

Nos voyageurs ne purent se remettre en routeque dans l’après-midi. Schedoni garda pendant tout le chemin lemême silence que dans la matinée ; sauf quelques questionsqu’il posa à son guide et auxquelles celui-ci répondit en donnantcarrière à sa langue. Il n’était pas aisé d’arrêter le bavardage dece paysan qui se mit à raconter de terribles histoires sur desmeurtres commis dans ces forêts. Schedoni, absorbé dans sesrêveries, ne semblait pas l’entendre ; Elena n’y fit pasd’abord grande attention non plus, mais, lorsqu’elle fut entréedans une partie plus épaisse de la forêt et dans un défilé étroitpratiqué entre deux rochers, elle commença à ressentir quelquecrainte. Aucun objet vivant ne se montrait dans les détours duchemin ; mais, comme elle regardait souvent en arrière, ellecrut apercevoir un homme qui les suivait et qui tout à coups’arrêta et se glissa derrière les arbres. Il lui semblareconnaître Spalatro ; mais Schedoni, à qui elle communiquases soupçons, les taxa d’alarmes imaginaires. Ils arrivèrentbientôt à une ville où le religieux se procura un habit séculierpour continuer son voyage. Là, ils étaient encore à quelquesjournées de Naples. La route qu’ils prirent pour s’y rendre étaittracée sur des bruyères désertes. Durant toute la matinée, ilsn’avaient pas rencontré un seul voyageur ; et l’après-midiétait déjà fort avancé quand le guide leur montra dansl’éloignement les murailles d’un édifice grisâtre situé sur lepenchant d’un coteau. Ils s’en approchèrent, espérant trouver làquelque couvent hospitalier, mais ils n’aperçurent que les ruinesd’un ancien château qui leur parut inhabité. Les voyageurss’arrêtèrent donc dans la cour où, assis à l’ombre des palmiers,sur les débris d’une fontaine de marbre, ils se partagèrentquelques provisions tirées de la valise du guide. Elena, pendant cefrugal repas, contemplait les restes d’une tour écroulée, lorsquedans une sorte de passage obscur ménagé entre deux pans demurailles, elle aperçut, grâce à quelques rayons de jour qui ypénétraient, un homme dans lequel elle reconnut encore la figure etla démarche de Spalatro. Elle s’écria, mais il disparut ; et,quand Schedoni jeta les yeux vers le même endroit, il ne vit plus,ni n’entendit rien.

Elena n’hésita pas à affirmer qu’elle avait vuSpalatro ; et Schedoni, persuadé que, si c’était lui, il nepouvait avoir que de mauvais desseins, se leva et pénétra avec leguide dans le défilé, laissant Elena seule dans la cour. À peinel’avait-il quittée qu’elle fut frappée du danger qu’il courait danscette obscurité où un meurtrier invisible pouvait l’attendre, etelle le rappela à grands cris, mais il ne répondit point. Tropinquiète pour demeurer en place, elle courut vers le passage,cherchant à percer les ténèbres, et elle hésitait à s’engager plusavant lorsqu’un faible cri qui semblait venir de l’intérieur del’édifice frappa ses oreilles. Au même moment elle entendit un coupde pistolet, ensuite un gémissement prolongé. Incapable de faire unpas, elle demeura comme clouée sur place. Bientôt après elleentendit de nouveaux gémissements qui se rapprochaient par degréset vit sortir d’une autre partie des ruines un homme blessé quitraversa la cour.

Un éblouissement subit l’empêcha de le biendistinguer ; elle recula de quelques pas en chancelant ets’appuya sur un tronçon de colonne. Cette sorte d’anéantissementdura quelques minutes, après quoi elle s’entendit appeler et vitSchedoni sortir du même côté de l’édifice et venir à elle. Il luiprit les mains en lui disant :

– Avez-vous vu passerquelqu’un ?

– Oui, dit-elle, j’ai vu un homme blessétraverser la cour, et j’ai craint un instant que ce ne fûtvous.

– Vous êtes sûre qu’il est blessé ?reprit le moine.

– Trop sûre, dit faiblement Elena. Maisje vous en prie, partons tout de suite, et épargnez cemalheureux.

– Que j’épargne un assassin !répondit Schedoni avec impatience.

– Un assassin ! Il a donc attenté àvotre vie ?

Schedoni ne répondit pas ; mais, quittantla cour brusquement, il examina les traces de sang qui se perdaientdans les hautes herbes jusqu’à l’entrée des caveaux souterrains oùil eût été inutile, sinon imprudent, de s’engager. Cette vainerecherche le rendit soucieux ; enfin il se décida à aller avecle guide reprendre les chevaux où on les avait laissés. Puis nosvoyageurs, remontant à cheval, quittèrent ces ruines en silence.Ils furent longtemps trop occupés des impressions qu’ils venaientde recevoir pour renouer l’entretien. À la fin cependant, Elenas’informa de ce qui s’était passé ; elle apprit que Schedoni,poursuivant Spalatro dans le défilé, n’avait fait que l’entrevoir,et que le bandit lui avait échappé par des détours.

– Nous avons eu assez de peine, dit leguide, à courir après ce coquin-là. Mais vous lui avez coupé lesailes, signor, et il ne pourra pas nous suivre de longtemps, carvotre coup de pistolet l’a frappé à l’épaule.

– Dangereusement ?

– Mortellement peut-être. Il sera allémourir dans quelque coin de ces ruines.

Elena crut remarquer alors comme un sourireindéfinissable sur la figure de Schedoni. Était-il possible qu’unreligieux se réjouît à l’idée de la mort d’un homme ? Mais leguide bavard ne lui laissa pas le temps de s’abandonner à sesréflexions.

– Ce Spalatro, continua-t-il, est uncoquin qui aurait mérité une fin moins honnête.

– Tu le connais ? demanda vivementSchedoni. J’avais cru que tu n’avais avec cet homme-là aucunerelation.

– Oui et non, dit le paysan. Mais j’ensais plus long qu’il ne pense sur son compte.

– Ah ! fit le confesseur, non sansun certain frémissement. Tu parais bien instruit des affaires desautres.

– Cet homme vient quelquefois au marchéde notre ville, répliqua le paysan, et pendant longtemps personnen’a su d’où il venait. Mais on s’est mis sur sa piste et l’on adécouvert sa demeure. Une maison au bord de la mer, qui étaitrestée longtemps fermée, et où il s’était passé autrefoisd’étranges choses !…

La curiosité d’Elena était vivement excitée.Voyant que Schedoni, distrait en apparence, n’insistait pas pourfaire parler le paysan, elle le pressa elle-même de s’expliquer. Ilne demandait pas mieux.

– Il y a déjà bien des années, dit-il,une nuit orageuse du mois de décembre, Marco Torma était allépêcher. Marco, signora, était un brave homme qui habitait notreville quand j’étais encore petit garçon, mais qui, à l’époque oùl’histoire arriva, demeurait sur le bord de la mer Adriatique où ilétait pêcheur de profession. Le vieux Marco était donc allé pêcher.La nuit était noire et il se hâtait de revenir à la côte avec lepoisson qu’il avait pris ; il tombait une pluie battante et levent soufflait avec violence. Marco marcha quelque temps sans voiraucune lumière et sans entendre d’autre bruit que celui du flot quibattait les récifs. À la fin, il se détermina à chercher un abrisous une petite roche. Pendant qu’il se tenait là tapi, il crutentendre quelqu’un venir et il leva la tête ; il aperçut alorsune faible lumière, qui s’approcha et passa devant l’endroit où ilétait caché, et distingua un homme qui tenait à la main unelanterne sourde. Sa frayeur fut grande en voyant l’homme s’arrêtertout près de lui pour se décharger d’un fardeau ; ce fardeauétait un grand sac qui paraissait très lourd, car l’homme étaitfatigué et essoufflé.

– Qu’y avait-il dans ce sac ?interrompit Schedoni avec une feinte indifférence.

– Vous allez le savoir, signor. Le vieuxMarco se tenait coi, sans souffler. Peu d’instants après, il vitl’homme recharger le sac sur ses épaules et se remettre en marchele long de la côte. Enfin il le perdit de vue.

– Qu’a de commun cet homme avec Spalatro,dit Schedoni avec humeur et comme pour mettre fin au récit.

– Cela viendra en son temps, signor,répliqua le paysan. Quand l’orage fut un peu calmé, Marco quittason abri et suivit le même chemin que l’homme au sac, cherchantquelque part une maison habitée. Bientôt il aperçut une lumière àpeu de distance et se dirigea vers la demeure d’où elle partait.Arrivé à la porte, il frappa doucement, mais personne ne répondit.Il pleuvait à torrents ; la porte, qui n’était pas fermée àclef, s’entrouvrit, et le pêcheur se décida à entrer. Il s’avança àtâtons et ne vit ni n’entendit personne. Enfin il parvint à unechambre à demi éclairée par un reste de feu qui brûlait dansl’âtre, puis il entendit venir quelqu’un ; un homme entra avecune lumière, et le pêcheur s’avança pour lui demander la permissionde s’abriter sous son toit… Marco dit qu’à l’aspect d’un étranger,l’homme de la maison devint blanc comme un linge ; mais Marcolui offrit le produit de sa pêche, alors il parut se remettre ets’occupa d’attiser le feu pour faire cuire le poisson. L’idée vintau pêcheur que cet homme était le même qu’il avait vu sur lerivage, et il n’en douta plus quand il aperçut le sac dressé dansun coin contre le mur. Le maître du logis, qui avait invité lepêcheur à souper, s’absenta un instant pour aller chercher desassiettes, mais il emporta la lumière. Pendant ce temps, Marco,poussé par la curiosité, s’approcha du sac et essaya de lesoulever, mais il le trouva fort pesant, quoiqu’il ne fût pasplein, et le laissa retomber lourdement par terre. Craignant quel’homme ne revînt et ne s’en aperçût, il redressa bien vite le saccontre le mur ; mais, dans ce mouvement, il l’entrouvrit…Jugez de son épouvante lorsqu’il sentit de la chair froide et qu’àla lueur du feu, il distingua les traits décomposés d’uncadavre !… Ô signor ! Marco fut si effrayé qu’il savait àpeine où il était et qu’il se mit à trembler et devint tout pâle…Oh ! mais pâle… Tenez, comme vous l’êtes maintenant !

Et, en effet, Schedoni frémissait de tous sesmembres et sa figure livide se contractait affreusement. Elena, quiavait poussé un cri d’horreur, était trop vivement affectéeelle-même pour s’étonner du trouble répandu sur les traits du moinequi baissa son capuchon.

Le paysan continua au milieu du silence de sesauditeurs :

– Marco n’eut pas la force de refermer lesac ; mais à peine eut-il rassemblé ses esprits qu’il se hâtade fuir par une autre porte et courut droit devant lui sanss’inquiéter du chemin. Il erra toute la nuit dans le bois. Rentréenfin chez lui, accablé de fatigue et de terreur, il fut saisid’une fièvre avec transport au cerveau et dont il faillit mourir.Peu de temps après, on se mit à faire des recherches. Mais quepouvaient de pauvres gens qui n’avaient aucune preuve enmain ? On visita avec soin la maison, mais l’homme n’y étaitplus et on ne trouva rien. C’est alors que la maison fut fermée, etelle resta ainsi jusqu’à ce que, plusieurs années après, Spalatrovînt s’y installer. Et le vieux Marco dit maintenant, à qui veutl’entendre, que ce Spalatro est le même homme qui l’a reçu dans lanuit de décembre.

– Lui ! cet homme ! s’écriaElena, frissonnant au souvenir de la nuit qu’elle avait passée danscette maison où elle avait été menacée aussi par le poignard d’unassassin.

Schedoni avait repris tout son empire surlui-même. Il traita de conte et de vision le récit du guide. Et peude temps après, comme on suivait des chemins plus fréquentés où cethomme cessait de lui être nécessaire, il lui paya son salaire et lecongédia.

Elena cependant, plus rassurée à mesurequ’elle se rapprochait de Naples, songeait aux moyens de se rendresoit à la villa Altieri, soit au couvent de Santa Maria de laPietà. Comme on s’était arrêté pour dîner dans un village assezimportant et qu’elle entendait Schedoni s’informer des couvents quise trouvaient aux environs, elle se hasarda à lui exprimer cedésir. Schedoni reconnut alors que, dans l’intérêt de sa propresûreté, il valait mieux la laisser retourner à la villa Altieri,d’où elle pouvait se réfugier au monastère de la Pietà, que de laplacer dans une autre communauté où il serait obligé de laprésenter lui-même. La seule objection contre ce plan était lacrainte qu’elle ne fût découverte par la marquise ; mais detoute façon ne fallait-il pas donner quelque chose au hasard ?De tous les partis à prendre, celui qu’elle lui suggérait étaitencore le meilleur. L’arrivée d’Elena dans une maison respectable,où elle était connue depuis son enfance, n’exciterait aucunecuriosité ni aucune recherche sur sa famille, et le secret deSchedoni y serait moins menacé que partout ailleurs. Comme c’étaitlà l’objet principal de ses inquiétudes, il décida qu’Elena seretirerait au couvent de la Pietà. Le reste du voyage se passa sansautre accident. Schedoni s’était arrangé de manière à n’arriver àNaples que vers le soir, et il était nuit close lorsqu’il s’arrêtaà la porte de la villa Altieri. Elena revit avec une vive émotionla maison d’où elle avait été si violemment arrachée. Elle yretrouva sa vieille Béatrice dont l’accueil fut aussi joyeux quel’eût été celui de sa tante. Schedoni, qui avait repris son habitreligieux, la quitta en l’assurant que, s’il apprenait quelquechose du sort de Vivaldi, il le lui ferait aussitôt connaître. Ilajouta qu’il ne reviendrait pas la voir jusqu’à ce qu’il jugeâtconvenable d’avouer tout haut qu’il était son père. En attendant,il promettait de lui écrire, et il lui donna une adresse où ellepourrait lui faire parvenir de ses nouvelles sous un nom supposé.Il lui enjoignit, en outre, de garder sur sa naissance, pour sapropre sûreté, un secret absolu et de se rendre dès le lendemain aucouvent de la Pietà. Ces divers ordres lui furent intimés d’un tontrès ferme pour la convaincre de la nécessité d’y obéir, et cela nelaissa pas de lui causer quelque étonnement.

Schedoni lui fit ses adieux et retourna à soncouvent, où il expliqua sa longue absence par un pieux pèlerinage.Reçu sans défiance par ses frères, il redevint l’austère etvénérable père Schedoni du couvent de Spirito Santo. L’affaire dontil avait maintenant à s’occuper était de se justifier auprès de lamarquise, de bien mesurer les révélations qu’il serait prudent delui faire d’abord, et de se rendre maître de son esprit quand elleviendrait à découvrir la vérité tout entière. Il fallait aussitravailler à obtenir la liberté de Vivaldi ; mais la conduiteà tenir sur ce point dépendrait du résultat de sa conférence avecla marquise. Il se décida donc, quelque pénible que fût pour lui laperspective d’une explication, à voir cette femme dès le lendemainmatin, et il passa la nuit à préparer les arguments dont ilpourrait se servir pour l’amener à ses nouvelles fins.

Chapitre 19

 

En arrivant au palais Vivaldi, Schedoni appritque la marquise était dans une de ses maisons de campagne sur labaie, et il s’y rendit aussitôt. Il la trouva étendue sur un sofa,près d’une fenêtre ouverte, les yeux fixés sur le magnifiquepanorama qui se déroulait devant elle, mais insensible à ce beauspectacle, tout absorbée qu’elle était au-dedans d’elle-même parles images fantastiques que ses passions semblaient évoquer. Sestraits étaient altérés par un mélange de mécontentement et delangueur. Elle accueillit le confesseur avec un sourire contraint,et lui tendit une main qu’il ne put prendre sans frissonner.

– Mon cher père, lui dit-elle, je suisfort aise de vous revoir. Vos bonnes paroles m’ont bien fait défautces derniers temps, et c’est aujourd’hui plus que jamais que jesens le besoin de les entendre.

Elle fit signe au domestique de se retirer,tandis que Schedoni, debout près de la fenêtre, s’efforçait decacher son agitation. Quelques mots obligeants de la marquise lerappelèrent à lui-même. Il retrouva bientôt son sang-froid et saprésence d’esprit, et s’assit près de la marquise. Après l’échangedes premiers compliments, il se fit un silence de quelques minutes.Ni l’un ni l’autre n’osait aborder le sujet qui occupaitexclusivement sa pensée et sur lequel leurs intérêts respectifsétaient devenus tout à coup si contraires. Si Schedoni eût étémoins dominé par ses propres sentiments, il aurait remarqué letremblement et la rougeur de la marquise qui, craignant de demandersi Elena existait encore, détournait les yeux de celui qu’ellecroyait son meurtrier. De son côté, Schedoni, non moins troublé,évitait soigneusement les regards de cette femme qui lui inspiraitune aversion toute nouvelle. Chaque moment de silence augmentait saperplexité. Il n’osait prononcer le nom d’Elena, ni avouer qu’elleétait encore vivante ; et pourtant il se méprisait d’éprouverune semblable crainte, frémissant au souvenir de l’action quil’avait amené à une situation si critique. Il ne savait pas nonplus comment s’y prendre pour informer la marquise de la découvertequ’il avait faite de la naissance d’Elena, ni pour lui suggérerqu’elle pourrait être unie à son amant sans que l’honneur de lafamille Vivaldi en fût atteint. Cette révélation devait êtreménagée de manière à ne pas froisser trop brusquement l’orgueil dela marquise. Il fallait aussi prévenir le chagrin que lui causeraitl’échec de ses premiers desseins. Il méditait sur ces diverssujets, quand la marquise rompit le silence la première.

– Mon père, dit-elle avec un soupir et entenant les yeux baissés, j’ai toujours trouvé en vous unconsolateur dans mes afflictions. En sera-t-il de mêmeaujourd’hui ? Vous savez quelles inquiétudes me tourmententdepuis longtemps. Puis-je, dites-moi, puis-je savoir si la cause ensubsiste encore ?

Elle s’arrêta un instant, et reprit :

– M’est-il permis d’espérer que mon filsne sera plus entraîné à méconnaître ses devoirs ?

Schedoni demeura un moment sans répondre,puis, mesurant ses paroles :

– Madame, dit-il, je puis vous assurerque l’objet principal de vos inquiétudes est maintenant écarté.

– Ah ! s’écria la marquise, seméprenant sur le sens de cette phrase. Est-elle morte ? Est-celà ce que vous voulez dire ?

Et comme il tressaillait en gardant lesilence :

– Parlez donc, ajouta-t-elle, mon cherpère, dissipez mes craintes. Dites-moi si vous avez réussi et sielle a subi le châtiment qu’elle méritait.

– J’ai réussi, madame, quant à l’objetimportant, répondit Schedoni en détournant les yeux avec une sourdeindignation. Sachez que votre fils n’est plus exposé à contracterune alliance indigne de vous.

– Mais quoi, repartit la marquise, quevoulez-vous me faire entendre ? Votre succès ne serait-il pascomplet ?

– Je ne puis dire cela, dit Schedoni,puisque d’une part l’honneur de votre maison est sauf et que, del’autre, on a pu… sauver les jours…

Il balbutia plutôt qu’il ne prononça cesderniers mots, se représentant l’instant fatal où, le poignard levésur Elena, il l’avait reconnue pour sa fille.

– Sauver les jours !… répéta lamarquise. Expliquez-vous, mon père.

– Elle vit, madame, répondit Schedoniavec effort. Cependant vous n’avez plus rien à craindre d’elle.

– Vos réponses sont des énigmes, monpère, reprit la marquise avec impatience. Cette fille existe,dites-vous ? Soit, j’entends cela ; mais quand vousajoutez que je n’ai rien à craindre…

– Je dis aussi la vérité, madame, et labonté de votre cœur doit applaudir que la miséricorde ait pu seconcilier avec la justice.

– Voilà des sentiments, dit la marquiseen trahissant son irritation, qui peuvent être bien placés en decertaines circonstances. Ce sont de ces habits de fête que l’onendosse quand le temps est beau ; mais ici l’horizon estchargé de nuages ; la simplicité est de mise, et je ne veux merevêtir que de raison et de bon sens. Faites-moi connaître ce qui aamené ce changement dans vos résolutions, et venons-en au fait, jevous prie.

Schedoni exposa alors avec toute l’adressepossible, et sans se trahir lui-même, toutes les circonstancescapables de relever la famille d’Elena et d’affaiblir la répugnancede la marquise pour le mariage que son fils avait voulu contracter,espérant l’amener ainsi à consentir à cette union Il joignit à cesrévélations un récit, habilement arrangé, de la manière dont ilavait découvert la nouvelle situation des choses. La marquise,ayant peine à se contenir, attendait impatiemment que Schedoni eûtfini de parler.

– Mon père, dit-elle quand le récit futachevé, est-il possible que vous vous soyez laissé prendre auxartifices d’une fille qui avait tout intérêt à vous abuser pourdétourner d’elle le danger ? Comment un homme de votreexpérience a-t-il pu ajouter foi à de pareilles fables ? Ditesplutôt, mon père, que vos résolutions ont faibli au moment de lesaccomplir et que vous cherchez maintenant une excuse à votrefaiblesse.

– Madame, répliqua gravement Schedoni, jene suis pas homme à me contenter de fausses apparences et encoremoins à renoncer par faiblesse à un acte de justice que j’auraisjugé nécessaire. Et quant à votre dernier reproche, mon caractèreme défend assez, je le pense, contre toute imputation defausseté.

La marquise s’aperçut qu’elle était allée troploin. Elle se justifia en alléguant ses inquiétudes maternelles, etle religieux accepta volontiers ses excuses. Chacun d’eux regardantleur bonne intelligence mutuelle comme nécessaire à sa sûreté.Schedoni dit alors que ce qu’il avait avancé de l’origine d’Elenane reposait pas uniquement sur les assertions de la jeune fille,mais qu’il avait des preuves sérieuses à l’appui de ces assertions,entre autres certaines particularités, qu’il crut pouvoir révélersans crainte qu’on soupçonnât qu’il s’agissait de sa proprefamille. La marquise, sans être au fond ni apaisée, ni convaincue,sut assez bien contenir ses sentiments pour l’écoutertranquillement. De sorte que Schedoni, encouragé par ce calmeapparent, en vint à dire qu’autant il avait montré de zèle pours’opposer à cette union lorsqu’il y voyait une mésalliance, autantil serait disposé à l’approuver aujourd’hui.

– Je m’en remets d’ailleurs, ajouta-t-il,à la justesse ordinaire de votre jugement, madame, et je ne doutepas que, lorsque vous aurez pesé mûrement la question, vous netombiez d’accord avec moi que toute autre considération doit céderà celle du bonheur de votre cher fils.

La chaleur que mettait le confesseur à plaiderla cause de Vivaldi étonna quelque peu la marquise ; mais,sans le faire s’expliquer davantage sur ce point, elle lui demandace qu’était devenue Elena. Il était trop habile pour répondredirectement à cette question, quelque précise qu’elle fût. Ils’efforça de détourner de nouveau l’attention de la marquise surVivaldi ; cependant, il n’osa pas lui apprendre que son filsétait enfermé dans la prison de l’Inquisition. La marquise, croyantque le jeune homme était encore à la recherche d’Elena, multipliales questions à son sujet ; mais toujours Schedoni leséludait, gardant dans ses réponses une prudente circonspection. Ils’informa de son côté comment le marquis avait supporté l’absencede son fils. Le marquis avait souffert, et comme père et comme chefd’une illustre famille, de la disparition du jeune homme qu’ilcroyait aussi sur les traces d’Elena. Mais ses nombreuses etimportantes occupations faisaient quelque diversion à sessentiments. Il avait dépêché quelques émissaires à la recherche deVivaldi, et continuait de se livrer à sa vie ordinaire d’homme dumonde et de cour.

Avant de prendre congé de la marquise,Schedoni hasarda encore quelques mots sur l’attachement de Vivaldipour Elena, en essayant de plaider leur cause. La marquise parutd’abord ne pas l’écouter ; puis, sortant de sarêverie :

– Mon père, dit-elle, c’est, selon moi,un mauvais calcul que d’avoir placé cette jeune fille dans un lieuoù son amant ne peut manquer de la découvrir.

– En quelque endroit qu’elle soit,répondit Schedoni, qui sentit l’intention interrogative de cettephrase, il sera difficile en effet de la lui cacher longtemps.

– Il fallait au moins, reprit lamarquise, la tenir plus éloignée de Naples.

Et comme le moine ne répondait rien, elleajouta :

– Car il n’y a pas grande distance,n’est-il pas vrai, du palais Vivaldi au couvent de laPietà ?

Quoique le confesseur pensât bien qu’ellefeignait d’être instruite du lieu de la retraite d’Elena pour tirerde lui cette révélation, il ne put s’empêcher de tressaillir. Maisil se remit aussitôt et répliqua :

– J’ignore à quelle distance est lamaison dont vous parlez ; je n’en connaissais même pasl’existence. Il paraît cependant, d’après ce que vous me dites, quecette communauté serait très près d’ici. Dès lors on a dû l’éviterplus que tout autre. La plus simple prudence en faisait uneloi.

Pendant qu’il parlait, la marquise l’observaitattentivement, sans pouvoir surprendre sur ses traits ni dans sonaccent aucun indice de dissimulation.

– Mon père, reprit-elle, je suispeut-être excusable de me défier de votre prudence dans cetteoccasion, puisque vous venez de me donner la preuve que vous enavez manqué dans une autre.

Elle voulut ensuite détourner laconversation ; mais Schedoni, craignant qu’elle ne s’affermîtdans ses soupçons sur le refuge choisi par Elena, s’efforça de luidonner le change à ce sujet. Non seulement il nia le fait de sarésidence au couvent de la Pietà, mais encore il assura hardimentqu’elle était à quelque distance de Naples dans un monastère qu’ildésigna sous un nom supposé, maison si peu connue, ajouta-t-il,qu’elle s’y trouverait à l’abri de toutes les poursuites deVivaldi.

– Vous avez raison mon père, ditironiquement la marquise, il sera difficile à mon fils de découvrircette fille dans le lieu que vous venez de nommer.

Après avoir échangé encore quelques parolesbanales avec sa pénitente, le confesseur la quitta pour retourner àNaples. Chemin faisant, il repassa dans son esprit tous les détailsde leur entretien, et la conclusion de cet examen fut la résolutionqu’il prit de ne plus revenir sur ce sujet et de célébrer au plusvite, à l’insu de la marquise, le mariage des deux jeunes gens.

De son côté, la marquise, après le départ deSchedoni, demeura absorbée dans ses réflexions. Ce changement siprompt survenu dans la conduite et les paroles du moine ne laissaitpas que de l’inquiéter. Elle en cherchait vainement l’explication.Voyant bien qu’elle ne pouvait plus avoir confiance en lui pourcette affaire, elle résolut, comme lui, de ne plus toucher à cesujet de conversation dans leurs entrevues, mais de se conduire àson égard comme auparavant, en lui laissant croire qu’elle avaitrenoncé à poursuivre Elena.

Cependant l’objet de tant de passionscontraires, la pauvre Elena, docile aux ordres de Schedoni, quittala villa Altieri, le lendemain de son arrivée, et se rendit aucouvent de la Pietà. L’abbesse la reçut avec autant de joie etd’empressement qu’elle avait ressenti de peine à la nouvelle de sonenlèvement. Si les soins et les attentions d’une amitié délicateavaient pu rendre le calme à son âme, la jeune fille se seraitpresque trouvée heureuse au sein de cette communauté qui sedistinguait de la plupart des autres par la paix et l’harmonie qu’ymaintenait la sagesse de la supérieure. Cette femme était un modèlede l’influence qu’une âme élevée peut exercer et de l’étendue dubien qu’elle peut faire. Le couvent qui l’avait à sa têteparaissait n’être qu’une grande famille dont elle était la mère,plutôt qu’une réunion de personnes étrangères les unes auxautres.

La situation de la maison n’offrait pas moinsd’attrait que l’intérieur de la communauté. C’était un vastedomaine planté d’oliviers et de vignobles, où se voyaient aussi desjardins d’agrément qui occupaient le penchant d’un coteau, sur uneétendue de près d’un mille, et descendaient en amphithéâtrejusqu’au village. Ils dominaient le golfe de Naples et lescampagnes qui le bordent. Une terrasse, ombragée d’acacias et deplatanes, était la promenade favorite d’Elena. De là, elle pouvaitcontempler la villa Altieri, évoquant sa bonne tante la signoraBianchi, et les douces heures qu’elle y avait passées près d’elleet de Vivaldi. Là, seule, échappant à tous les regards, elles’abandonnait sans contrainte à sa mélancolie. Quelquefois à l’aidede ses livres ou de ses crayons, elle cherchait à tromper sesinquiétudes sur le sort de son amant dont elle n’avait pas denouvelles, malgré les promesses de Schedoni. Et, quand sonimagination se reportait sur les scènes qui lui avaient faitdécouvrir sa famille, elle croyait se rappeler un rêve terribleplutôt que des événements véritables. À certains moments, l’idéequ’elle était la fille de Schedoni lui causait une impressiond’effroi dont elle n’était pas maîtresse. Les premières émotionsqu’elle avait éprouvées à sa vue avaient été si étrangères à latendresse filiale qu’elle ne pouvait trouver dans son cœur lessentiments d’amour et de vénération que devait exciter le titresacré de père.

Parmi ses compagnes plusieurs lui étaientchères ; mais aucune ne lui inspirait une affection aussitendre que celle qu’elle conservait pour sœur Olivia dont lesouvenir lui était toujours présent. Elle regrettait amèrement quecette excellente amie ne fût pas religieuse au couvent de la Pietàplutôt qu’à San Stefano. Son cœur était partagé entre ce douxsouvenir et l’effroi que lui inspirait la marquise dont lecaractère ne lui était que trop connu, quoiqu’elle ignorât unepartie de la vérité. Elle s’efforçait cependant d’adoucir l’idéeterrible qu’elle s’était faite de la haine que lui portait la mèrede Vivaldi. Si elle avait su jusqu’où cette haine, suscitée parl’orgueil de race, avait entraîné la marquise, elle se fûtensevelie pour jamais dans le cloître, parmi les saintes sœurs quilui donnaient asile. Quelquefois même, comme si elle eût eu laprescience d’un grand malheur, elle s’appliquait à envisager avecrésignation la nécessité qui pourrait se présenter de prendre ceparti extrême. En tout cas, si l’état de religieuse devait être unjour son refuge, ce ne pouvait être que de son libre choix ;car l’abbesse de la Pietà n’employait aucun artifice pour gagnerdes novices à Dieu et ne souffrait pas que ses religieuses eussentrecours à la contrainte ou à la séduction.

Chapitre 20

 

Pendant que se passaient les événements quenous venons de rapporter, Vivaldi et son domestique Paolo étaientprisonniers de l’Inquisition, chacun dans une chambre à part. Onavait interrogé Paolo séparément ; mais on n’avait pu tirer delui aucune révélation : il protestait toujours de l’innocencede son maître, sans même avoir l’idée de parler de la sienne.Vivaldi, appelé de nouveau devant le tribunal, eut à subir unnouvel interrogatoire plus détaillé que le premier. Lesinquisiteurs étaient plus nombreux cette fois ; et tout l’artimaginable fut employé pour lui arracher l’aveu des crimes qu’onlui imputait et d’autres encore sur lesquels la dénonciation neportait pas. Ses réponses furent concises et fermes et sonattitude, courageuse. Il éprouvait moins de crainte pour lui-mêmeque d’indignation et de révolte contre l’injustice et la cruautéraffinée de ce tribunal de sang. Comme il persistait à se déclarerinnocent, on décida que trois heures plus tard il lui seraitappliqué la question ; en attendant, on le fit reconduire danssa prison. Pendant qu’il s’y acheminait, il vit passer près de luiun personnage dont l’air et la figure ne lui étaient pasinconnus ; il rappela ses souvenirs et, en regardant plusattentivement l’étranger qui s’était arrêté un instant, il reconnutle moine qui lui avait donné des avis prophétiques dans les ruinesde Paluzzi. Le premier moment de surprise le cloua sur place ;puis, quand il voulut suivre cet homme, il en fut empêché par sesgardes ; il leur demanda alors quel était cet étranger quin’avait fait que passer et disparaître, mais, ne l’ayant pasremarqué, ils ne purent lui répondre.

Il était environ minuit lorsqu’il entendit despas et des voix qui s’approchaient de sa prison. Il comprit qu’onvenait le chercher. La porte s’ouvrit et donna passage à deuxhommes tout vêtus de noir qui, s’avançant sans parler, jetèrent surlui un manteau de forme singulière et l’emmenèrent hors de lachambre. Il suivit de longues galeries désertes où régnait unsilence de mort. Puis on le fit descendre, par une longue suite dedegrés, dans des caveaux souterrains. Les portes, par lesquelles ilpassait, s’ouvraient d’elles-mêmes devant la baguette d’un desofficiers qui le conduisaient. Un autre portait une torche sanslaquelle on eût pu difficilement trouver sa route dans ces sombrescorridors. Ils traversèrent une grande salle voûtée qui semblaitêtre destinée aux sépultures ; puis, arrivés à une porte defer, ils s’arrêtèrent ; l’officier la frappa trois fois de sabaguette, mais elle ne s’ouvrit pas tout de suite comme les autres.Pendant qu’ils attendaient, Vivaldi crut entendre au loin desgémissements entrecoupés, semblables au râle d’un mourant,gémissements qui le pénétrèrent, non de crainte, mais d’horreur. Laporte s’ouvrit enfin, et Vivaldi vit apparaître deux figures qui,éclairées seulement par une faible lueur partant de la salle, lefrappèrent de saisissement : elles étaient entièrement vêtuesde noir, comme ceux qui le conduisaient. Mais leur habillement,d’une forme différente, s’appliquait tout juste contre lecorps ; et leur visage, à l’exception de deux trous pratiquésau-devant des yeux, était entièrement recouvert de l’étoffe noirequi les enveloppait de la tête aux pieds. Ils s’emparèrent deVivaldi et le firent marcher entre eux, en gardant le silence,jusqu’à un corridor à l’extrémité duquel était une autre porte plusgrande que la première, où ils frappèrent Là, les sons qu’avaitentendus Vivaldi devinrent plus distincts. Il reconnut avec horreurque c’étaient des cris arrachés par l’angoisse de la souffrance. Laporte fut ouverte par deux personnages habillés comme ses nouveauxguides, et il se trouva dans une salle spacieuse dont les mursétaient tendus de noir et éclairés seulement par une lampesuspendue à la voûte. En entrant, son oreille perçut des sonsétranges, répercutés par des échos sonores bien au-delà de l’espaceque sa vue pouvait embrasser.

Il lui fallut du temps avant qu’il pût sereconnaître et distinguer les objets dont il était entouré. Desfigures pareilles à des ombres semblaient glisser dans lesténèbres. Des instruments dont il ne comprenait pas l’usagefrappaient ses regards inquiets et troublés. Il entendait toujoursdes gémissements douloureux et cherchait des yeux les malheureux àqui on les arrachait lorsqu’une voix, qui partait de l’extrémité dela salle, lui ordonna d’avancer.

La distance et l’obscurité ne lui permettantpas de distinguer le point précis d’où venait cet ordre, ilhésitait à obéir ; mais on le saisit par le bras et on lepoussa en avant. Il aperçut alors, sur une estrade élevée dequelques marches, trois personnes assises sous un dais drapé denoir, et qui paraissaient être là pour présider à la torture.Devant elles, et un peu au-dessous, siégeait un greffier, éclairéd’une lampe Vivaldi comprit que les trois juges étaient : legrand inquisiteur, le procureur général de l’Inquisition, et uninquisiteur ordinaire qui paraissait plus ardent que les deuxautres à remplir ses cruelles fonctions. À quelque distance de latable, était une grande machine en fer, que Vivaldi supposa être unchevalet, et, tout à côté, une autre machine ressemblant à uncercueil. Heureusement, il ne distingua dans l’obscurité aucunecréature humaine soumise à ce moment à la question. Mais c’étaitsûrement dans une salle voisine qu’étaient exécutées les terriblessentences des inquisiteurs car, toutes les fois qu’une certaineporte s’ouvrait, les gémissements et les cris redoublaient deforce, et l’on voyait aller et venir des hommes fort occupés, vêtusde noir comme les autres.

Le grand inquisiteur appela Vivaldi par sonnom et l’exhorta de nouveau à dire la vérité s’il voulait éviterles tourments qui l’attendaient. Et, sur ses nouvellesprotestations d’innocence, il fit signe aux tortionnaires depréparer les instruments de la question. Pendant que ceux-ciobéissaient, Vivaldi, malgré le trouble où il était, remarqua unhomme qui traversait la salle et qu’il reconnut pour être lemystérieux donneur d’avis des ruines de Paluzzi, celui-là mêmequ’il avait déjà vu quand on le ramenait à sa prison. Il le regardafixement et s’assura qu’il ne se trompait pas.

Les gardiens de Vivaldi, exécutant l’ordre del’inquisiteur, se saisirent de lui, le dépouillèrent de son habitet de sa veste, le lièrent avec de fortes cordes et luienveloppèrent la tête d’un grand voile noir qui l’empêcha de voirle reste des préparatifs. Ce fut dans cet état qu’il fut interrogéde nouveau.

– N’êtes-vous jamais allé dans l’églisede Spirito Santo à Naples ? lui demanda l’inquisiteur.

– Si, répondit le jeune homme.

– N’y avez-vous pas montré du mépris pourla foi catholique ?

– Jamais.

– Rappelez vos souvenirs. N’y avez-vousjamais insulté un ministre de la sainte Église ?

Vivaldi garda le silence. Il commençait àreconnaître que la principale accusation portée contre lui pouvaitbien être le crime d’hérésie.

L’inquisiteur répéta sa question :

– Parlez, dit-il, n’avez-vous pas insultéun ministre de la religion dans l’église de SpiritoSanto ?

– Et ne l’avez-vous pas insulté, dit uneautre voix, pendant qu’il accomplissait un acte depénitence ?

Vivaldi tressaillit : cette voix étaitcelle du moine des ruines de Paluzzi.

– Qui m’a posé cette dernièrequestion ? demanda-t-il.

– Vous êtes ici pour répondre et non pourinterroger, reprit l’inquisiteur. Répondez.

– J’ai pu en effet offenser un ministrede l’Église, dit le jeune homme, je n’ai jamais eu l’intentiond’insulter notre sainte religion. Vous ne savez pas, mes révérendspères, par quelles injures j’avais été provoqué.

– Il suffit. Répondez seulement à maquestion. N’avez-vous pas, par des insultes et des menaces, forcéun saint religieux à interrompre un acte de pénitence et à sortirde l’église ?

– Non, mon père, répliqua l’accusé. S’ileût répondu à des questions que j’avais le droit de lui poser, s’ilm’eût promis de me rendre la personne qu’il m’avait enlevée par unelâche trahison, rien ne l’eût obligé de quitter l’église.

– Où avez-vous vu, pour la première fois,Elena Rosalba ? demanda la même voix qui s’était déjà faitentendre en dehors du tribunal.

– Je demande encore, dit Vivaldi, quelleest la personne qui me pose cette question ?

– Et moi, je vous répète, repritl’inquisiteur, qu’un criminel n’a pas le droit d’interroger.Répondez, ou les serviteurs du Saint-Office vont faire leurdevoir.

– C’est dans l’église de San Lorenzo quej’ai vu pour la première fois Elena Rosalba.

– Était-elle déjà religieuse ?demanda le grand inquisiteur.

– Elle ne l’a jamais été, répondit lejeune homme, et n’a jamais eu la volonté de l’être.

– En quel lieu demeurait-ellealors ?

– Elle vivait avec une parente à la villaAltieri, et elle y serait encore sans les artifices et lesviolences d’un moine qui l’a arrachée de sa maison pour la jeterdans un couvent.

– Le nom de ce moine ? dit lequestionneur d’un ton pressant.

– Si je ne me trompe, répondit Vivaldi,vous le connaissez fort bien sans que je le nomme. C’est le pèreSchedoni, dominicain du couvent de Spirito Santo à Naples, le mêmequi m’accuse de l’avoir insulté dans son église.

– Pourquoi le reconnaissez-vous pourvotre accusateur ? ajouta la voix de l’inconnu.

– Parce qu’il est mon seul ennemi.

– Votre ennemi ? s’étonnal’inquisiteur. Mais, dans votre première déposition, vous avez ditque vous ne vous en connaissiez aucun. Je vous surprends encontradiction avec vous-même.

– On vous avait averti de ne pas aller àla villa Altieri, reprit encore l’inconnu. Pourquoi n’avez-vous pasprofité de cet avis ?

– Cet avis ? C’est vous-même qui mel’avez donné ! s’écria Vivaldi. À présent je vous reconnaisbien.

– Moi ! dit celui qu’oninterpellait.

– Vous-même. C’est vous aussi qui m’avezprédit la mort de la signora Bianchi. Ne seriez-vous pas cetennemi, le père Schedoni lui-même, mon accusateur ?

Un murmure confus venant du tribunal succéda àces paroles, et la voix imposante de l’inconnu s’éleva denouveau.

– Je déclare ici solennellement, dit-il,que je ne suis pas le père Schedoni.

Le ton et la fermeté avec lesquels l’inconnufit cette déclaration persuadèrent Vivaldi de sa sincérité.D’ailleurs, quoiqu’il reconnût toujours la voix du moine, il n’yretrouvait pas celle de Schedoni. Il demeura frappé d’étonnement.S’il eût eu les mains libres, il eût tâché d’écarter le voile quienveloppait sa tête pour voir ce mystérieux personnage. Mais toutce qu’il put faire fut de le conjurer de révéler son nom et lesmotifs de sa conduite. Il ne reçut point de réponse, mais unnouveau murmure parcourut la salle. Bientôt après, il entenditquelqu’un s’avancer et donner ordre de le reconduire dans saprison.

On le ramena au lieu où on l’avait reçu et onle rendit à ses premiers gardiens.

Ceux-ci l’enfermèrent de nouveau dans sachambre. Là, Vivaldi, épuisé par les diverses émotions qu’il venaitd’éprouver, se jeta sur son grabat et tomba bientôt dans un profondassoupissement.

Il y avait environ deux heures qu’il étaitdans cet état lorsqu’il en fut tiré par la voix qu’il avaitentendue aux ruines de Paluzzi et au tribunal. Quelle ne fut pas sasurprise, en ouvrant les yeux, d’apercevoir, debout à côté de sonlit, un moine dont le capuchon relevé laissa voir la figure qui luiétait apparue dans les ruines. Il tenait à la main une lampe qui,éclairant les profondes rides dont son visage était sillonné,semblait révéler les traces des passions ardentes qui avaient agitésa vie.

Comme Vivaldi se soulevait sur sa couche pours’assurer de la réalité de cette apparition, ces mots résonnèrent àson oreille :

– On vous a épargné hier, jeune homme,mais aujourd’hui…

– Au nom du ciel, interrompit Vivaldi, aunom de tout ce qu’il y a de plus sacré, qui êtes-vous ? Et queme voulez-vous ?

– Point de question, répliqua le moineavec autorité. Mais répondez-moi.

Frappé de ce ton impérieux, Vivaldi n’osarenouveler sa demande, et l’étranger continua :

– Depuis quand connaissez-vous le pèreSchedoni ? Quand l’avez-vous vu pour la premièrefois ?

– Je le connais depuis environ un an. Ilest le confesseur de ma mère.

– Savez-vous quel est cet homme ?reprit le moine. N’avez-vous rien ouï dire de sa viepassée ?

Vivaldi hésita un moment. Il se rappelaconfusément l’histoire incomplète et obscure que Paolo lui avaitracontée dans les souterrains de Paluzzi, au sujet d’une confessionreçue dans l’église des Pénitents Noirs. Mais il n’osait assurerque ce récit se rapportât à Schedoni.

Le moine renouvela sa question :

– N’avez-vous jamais rien ouï dired’extraordinaire concernant le père Schedoni ?

– Je vous ai dit, répliqua le jeunehomme, tout ce que je savais de lui avec certitude, et je n’ypourrais ajouter que des conjectures.

– Quelles sont ces conjectures ?Seraient-elles relatives à certaine confession faite dans l’églisedes Pénitents Noirs de Santa Maria del Pianto ?

– Oui, dit Vivaldi.

« Quelle était cetteconfession ?

– Comment le saurais-je ? Uneconfession n’est-elle pas un dépôt sacré enseveli pour toujoursdans le sein du prêtre qui l’a reçu ?

L’étranger se tut un instant, puis ilreprit :

– N’avez-vous jamais entendu dire que lepère Schedoni fût coupable de quelque grand crime, et qu’ils’efforçait d’apaiser ses remords par les austérités de lapénitence ?

– Jamais.

– Ne vous a-t-on pas dit qu’il avait unefemme, un frère ?…

– Lui ?… On ne m’a rien dit depareil.

– Ne vous a-t-on jamais parlé d’actesviolents, de meurtre, de…

L’étranger s’arrêta court comme s’il eût vouluque Vivaldi achevât sa phrase ; mais le jeune homme garda lesilence.

– Ainsi, reprit-il, vous ne savez rien dela vie passée de cet homme ?

– Rien. Je vous l’ai déjà dit.

– Soit. À présent écoutez-moi :demain soir vous serez ramené dans la salle souterraine où vousavez été conduit hier ; mais, quelque chose que vous y voyiez,ne vous laissez pas intimider. Je serai là, moi aussi, quoiqueinvisible peut-être.

– Invisible !

– Ne m’interrompez pas. Mais écoutez bienceci : lorsqu’on vous demandera ce que vous savez du pèreSchedoni, dites hardiment qu’il vit depuis quinze ans, sous le frocreligieux, dans le couvent des dominicains de Spirito Santo àNaples ; que son vrai nom est Ferando de Marinella, comte deBruno. On vous demandera alors le motif de son déguisement ;vous répondrez en renvoyant au monastère des Pénitents Noirs deSanta Maria del Pianto, et vous sommerez les inquisiteurs de manderà leur tribunal le père Ansaldo, grand pénitencier de l’ordre, etde lui ordonner de révéler les crimes dont il a reçu l’aveu auconfessionnal le soir du 24 avril 1752, veille de laSaint-Marc.

– Quoi ! s’étonna Vivaldi. Est-ilcroyable que ce religieux ait conservé ses souvenirs après tantd’années ?

– N’en doutez pas, répliqual’étranger.

– Mais sa conscience lui permettra-t-ellede trahir le secret de la confession ?

– L’Inquisition lie et délie sur laterre. Si le saint tribunal lui ordonne de parler, la conscience durévérend père sera déchargée et il ne pourra se dispenser d’obéir.Ferez-vous ce que je vous dis ?

– Comment le puis-je ? demandaVivaldi. Ma conscience et la prudence me défendent égalementd’affermir ce que je ne saurais prouver. Schedoni, il est vrai, estmon ennemi, mon plus cruel ennemi ; mais, par cela même, je metrouve obligé d’être juste envers lui. Car, sans cela, onm’accuserait, et je m’accuserais moi-même d’obéir à mesressentiments. Je n’ai aucune preuve qu’il soit le comte de Brunoni qu’il ait commis les crimes dont vous parlez, et je ne puis pasme faire l’instrument d’une dénonciation qui traduirait un hommedevant ce terrible tribunal qui condamne à mort sur un soupçon.

– Vous doutez donc de la vérité de ce quej’affirme ? dit le moine avec hauteur.

– Pourquoi croirais-je aux paroles d’unhomme qui refuse même de dire son nom.

– Mon nom n’est plus, dit l’inconnu, ilest condamné à l’oubli. Mais qu’importe ? Ce que je vous aidit en est-il moins vrai ?

– Une accusation sans preuves !…s’écria Vivaldi.

– Oui, reprit l’étranger, il est certainscas où rien n’oblige de fournir des preuves. On ne vous demande pasd’intenter vous-même l’accusation, mais seulement de faire appeleren justice celui qui produira les charges.

– Et cependant j’aurai concouru à unedénonciation qui peut n’être qu’une calomnie. Si vous êtesconvaincu, vous, des crimes de Schedoni, que ne faites-vous appelervous-même le père Ansaldo devant le tribunal ?

– Je ferai plus, je paraîtrai, dit lemoine en donnant à ce mot une certaine solennité.

– Vous paraîtrez comme témoin ?

– Oui, répliqua le moine, comme témoinredoutable. Assez de questions maintenant. Oui ou non, ferez-vousau tribunal les demandes et les sommations que je viens de vousindiquer ?

– Moi, s’écria le jeune homme hésitant,faire citer le grand pénitencier à l’instigation d’uninconnu !…

– Vous me connaîtrez dans la suite, ditle moine en tirant un poignard de dessous sa robe. Regardez surcette lame : qu’y voyez-vous ?

Vivaldi reconnut des taches de sang, etdemeura frappé d’horreur.

– Voilà des preuves de la vérité !reprit le moine d’un ton solennel. Demain soir, nous nousretrouverons dans ces souterrains, empire de la douleur et de lamort.

En achevant ces mots, il s’éloigna. Leprisonnier passa le reste de la nuit sans dormir. Le matin, lorsqueson gardien vint comme à l’ordinaire lui apporter du pain et unecruche d’eau, il s’informa de l’étranger qui était venu le visiterpendant la nuit. Le gardien parut fort surpris, et soutint quepersonne n’avait pu pénétrer dans la chambre, bien verrouillée,cadenassée et gardée à vue la nuit comme le jour.

– Quoi ! dit Vivaldi. N’avez-vousentendu aucun bruit ?

Et il décrivit le costume et l’air dureligieux.

– Quand on dort, répliqua le gardien, onest sujet à rêver.

Il fallut que le jeune homme se contentât decette réponse.

Le soir, à la même heure que la veille, laporte de sa prison se rouvrit et Vivaldi vit entrer les deux hommesqui étaient déjà venus le chercher. On le revêtit du même manteau,en y ajoutant un épais voile noir qui lui couvrait la tête et lesyeux. Puis on se mit en marche. Vivaldi s’aperçut que le terrains’abaissait et commença à descendre. Il essaya de compter lesmarches, pour juger si c’était le même escalier que la veille. Ilentendit plusieurs portes s’ouvrir et se refermer jusqu’à ce qu’ilse trouvât dans une salle qui devait être spacieuse, car l’air yétait moins humide et le bruit de ses pas résonnait au loin. On luicria d’avancer et il reconnut qu’il était devant le même tribunal,présidé par le même inquisiteur qui l’avait déjà interrogé.

Ainsi que le moine le lui avait annoncé, ondemanda au jeune homme ce qu’il savait du père Schedoni. Ilrapporta seulement ce qu’on lui avait appris du vrai nom duconfesseur et de l’incognito qu’il gardait dans le couvent deSpirito Santo…

– De qui tenez-vous ces faits ?demanda l’inquisiteur ?

– D’une personne qui m’est inconnue.

Un murmure venant du tribunal fit comprendre àVivaldi que sa réponse était accueillie par une complèteincrédulité.

– Pourquoi ne faites-vous pas appeler lepère Ansaldo comme je vous l’ai recommandé ? lui dit tout basune voix qu’il reconnut.

Alors Vivaldi, s’adressant à sesjuges :

– Celui qui m’a appris ce que je viens derapporter est ici, s’écria-t-il. Je l’ai reconnu à sa voix. Qu’onl’arrête.

– De quelle voix parlez-vous ? ditl’inquisiteur.

– Je parle d’une personne qui est près demoi et qui m’a parlé. Je supplie qu’on me découvre les yeux afinque je puisse désigner celui qui me poursuit jusqu’ici.

Le tribunal, après s’être consulté quelquetemps, acquiesça à la demande du jeune homme. On retira le voilequi lui couvrait la tête. Il regarda tout autour de lui et n’y vitpersonne que les tortionnaires. L’inquisiteur l’accusa alors d’unton sévère d’avoir voulu en imposer au tribunal et, sur sesdénégations énergiques, il lui ordonna de donner des preuves de lamystérieuse communication qu’il prétendait avoir reçue. AlorsVivaldi, écartant le scrupule qui l’avait arrêté jusque-là, déclaraque la voix lui avait enjoint de demander au tribunal qu’il fitcomparaître devant lui le père Ansaldo, grand pénitencier del’église de Santa Maria del Pianto, en même temps que le pèreSchedoni qui devrait répondre aux charges que le père Ansaldoporterait contre lui.

Ces déclarations jetèrent les juges dans unegrande perplexité ; et ils demandèrent à Vivaldi s’ilconnaissait le père Ansaldo. Le jeune homme répondit que cereligieux lui était complètement étranger et qu’il n’avait jamaisentendu parler de lui avant la visite de l’inconnu.

– Quelqu’un est donc venu vousvoir ? demanda l’inquisiteur. Quand cela ? Où ?

– La nuit dernière, dans ma prison.

– Dans votre prison ! s’écria legrand inquisiteur d’un ton ironique C’est une vision que vous aurezeue.

– Il faut éclaircir cela, dit un autre,il y a ici quelque secret artifice. Et vous, Vincenzo de Vivaldi,si vous avez avancé un mensonge, tremblez.

Après une courte consultation entre tous lesmembres du tribunal, le grand inquisiteur donna l’ordre de fairecomparaître les gardiens qui, la nuit précédente, avaient veilléautour de la chambre du prisonnier. Tous déclarèrent sanshésitation que personne n’était entré dans la prison depuis l’heureoù Vivaldi y avait été reconduit jusqu’au lendemain matin. Entrecette affirmation et le témoignage du jeune homme qui paraissaitsincère, les juges demeuraient plus incertains que jamais.L’accusé, pour donner plus de foi à ses paroles, crut devoir entrerdans des détails circonstanciés sur l’extérieur, la physionomie etle costume du moine Un profond silence accueillit cettedescription ; enfin l’inquisiteur dit d’un tonimposant :

– Nous avons écouté attentivement votredéposition, et nous prendrons des renseignements ultérieurs.Retirez-vous en paix ; bientôt, vous en saurez davantage.

Vivaldi fut reconduit, les yeux toujourscouverts, dans la prison où il avait cru ne jamais rentrer et,quand on lui retira son voile, il s’aperçut que ses gardes étaientchangés. Il attendit la nuit avec anxiété, craignant et désirant àla fois l’apparition mystérieuse qui semblait disposer de sadestinée. Mais la nuit se passa tranquillement et, vers le matin,Vivaldi se laissa aller à un sommeil profond qui ne fut troublé paraucun rêve.

Chapitre 21

 

À la suite de l’interrogatoire de Vivaldi,Schedoni et le père Ansaldo, grand pénitencier de Santa Maria delPianto, furent cités tous deux devant le tribunal duSaint-Office.

Schedoni fut arrêté pendant qu’il se rendait àRome pour travailler à la délivrance de Vivaldi, œuvre plusdifficile que ne l’avait été son emprisonnement. Il mettaitd’autant plus d’ardeur à faire rendre la liberté au jeune hommequ’il craignait que sa famille ne fût instruite de sa situation,malgré le soin que prenait toujours l’Inquisition de cacher lesnoms des prisonniers. Il se proposait aussi de conclure le mariaged’Elena et de Vivaldi aussitôt que celui-ci serait libre, pensantavec raison que si le jeune homme venait plus tard à concevoir dessoupçons sur son compte, toute idée de vengeance contre sonpersécuteur serait combattue par son devoir et sa reconnaissance.Pauvre Vivaldi ! il était loin de se douter, quand ildénonçait Schedoni au tribunal, qu’il agissait contre lui-même, endifférant ou en rendant impossible son union avec Elena.

Schedoni n’avait d’ailleurs aucun soupçon desvrais motifs de son arrestation. Tout ce qu’il supposait, c’est quele tribunal avait découvert, il ne savait comment, qu’il étaitl’auteur de la dénonciation de Vivaldi et qu’il voulait leconfronter avec l’accusé.

Le père Ansaldo avait été absous d’avance parl’Inquisition du péché de divulgation d’une confession ; etquand Vivaldi fut ramené devant ses juges, il les trouva prêts àapprofondir la nature des crimes que les révélations du grandpénitencier pourraient imputer à Schedoni. Cette audience devaitavoir une certaine solennité ; on procéda au recensement despersonnes à qui il serait permis d’y assister, et l’on fit sortirde la salle les officiers du tribunal dont la présence n’était pasnécessaire. Après quoi les prisonniers furent introduits et leursgardiens renvoyés. Puis un inquisiteur se leva et dit :

– S’il y a ici une personne connue sousle nom du père Schedoni, dominicain du couvent de Spirito Santo àNaples, qu’elle approche !

Schedoni, répondant à cet appel, s’avança d’unpas ferme jusqu’au pied du tribunal, fit le signe de la croix etsalua les inquisiteurs, puis il attendit de nouveaux ordres.

Le grand pénitencier fut appelé à son tour.Vivaldi remarqua que sa démarche était chancelante et que sesfacultés paraissaient affaiblies, soit par l’âge, soit par lesaustérités. Il s’inclina profondément devant les inquisiteurs.

Vivaldi n’eut pas le temps de remarquer siSchedoni avait été troublé à la vue du père Ansaldo ; carlui-même reçut l’ordre de s’avancer, ce qu’il fit d’un air calme etdigne.

Le grand inquisiteur commença le tripleinterrogatoire.

– Père Schedoni du Spirito Santo, dit-il,répondez et dites-nous si la personne qui est maintenant en votreprésence, et qui porte le titre de grand pénitencier des PénitentsNoirs de Santa Maria del Pianto, est connue de vous et si vousl’avez déjà vue ailleurs.

Schedoni répondit par un simple signe dedénégation.

La même question fut posée au père Ansaldo. Etau grand étonnement de Vivaldi, le pénitencier, dont la vue étaitd’ailleurs incertaine et troublée, déclara qu’il ne reconnaissaitpas Schedoni. Vivaldi fut alors confronté avec le dominicain. Ildéclara que la personne qu’on lui présentait ne lui avait jamaisété connue que sous le nom du père Schedoni, religieux du couventde Spirito Santo. Il ne savait rien de plus sur son compte. Cettemodération de Vivaldi ne laissa pas que de surprendre Schedoni qui,comme tous les esprits artificieux, prêta une arrière-pensée deperfidie à une conduite qu’il ne comprenait pas.

Après l’accomplissement de quelquesformalités, le tribunal donna ordre au père Ansaldo de rapporterles particularités de la confession qu’il avait reçue la veille dela Saint-Marc. Après avoir prêté le serment de ne dire ni plus nimoins que la vérité, le pénitencier fit la déposition suivante quele greffier écrivit à mesure qu’il parlait et que les assistantsécoutèrent avec des sentiments différents, quoique avec une égaleapparence d’impassibilité.

– C’était le soir du 25 avril 1752,dit-il. J’étais, selon ma coutume, dans le confessionnal de SantaMaria del Pianto lorsque j’entendis, à ma gauche, de profondsgémissements dont je fus frappé, car je ne savais pas qu’il y eûtlà un pénitent. À la vérité, la nuit commençait à se répandre dansl’église, éclairée seulement par quelques cierges de la chapelleSaint-Antoine. Les gémissements cessaient quelquefois, puisreprenaient avec plus de force, attestant une sorte de lutte entrele remords d’un crime et la honte de le confesser. J’essayai alorsd’encourager le pénitent et de lui inspirer confiance dans lamiséricorde divine ; longtemps mes efforts furent inutiles. Lepéché semblait trop énorme pour pouvoir sortir de son sein etcependant le coupable avait peine à le retenir, tant ce fardeaupesait à sa conscience ! Il avait besoin de s’en soulager parla confession et l’absolution, fût-ce au prix de la pénitence laplus dure.

– Allez au fait, interrompitl’inquisiteur, ce ne sont là que des réflexions.

– Les faits viendront bientôt, dit lepère Ansaldo en s’inclinant. Et quand je les dirai, mes révérendspères, vous en serez frappés d’horreur, comme je l’ai été moi-même,quoique pour des raisons différentes. Le pénitent commença enfin saconfession qu’il interrompit à plusieurs reprises. Une fois, entreautres, il quitta le confessionnal et se mit à marcher dansl’église à pas précipités, comme pour calmer son extrême agitation.C’est alors que je l’observai : il était vêtu en moine blanc,et sa taille était à peu près celle du religieux que vous appelezle père Schedoni et qui est là devant moi. Quant à son visage, jene pus le voir ; il avait grand soin de me le dérober.Lorsqu’il revint s’agenouiller à mes pieds, il avait pris larésolution d’accomplir jusqu’au bout sa terrible tâche, et il mefit, à travers la grille, le récit que je vais vous répéter.

« – J’ai été toute ma vie, me dit lepénitent, l’esclave de mes passions, et elles m’ont conduit auxplus déplorables excès. J’avais un frère…

« Là, il s’arrêta ; et de nouveauxgémissements trahirent l’excès de ses angoisses. Puis ilreprit :

« – Ce frère avait une femme… écoutezbien, mon père, et dites si je puis espérer l’absolution… une femmetrès belle !… Je l’aimais, elle était vertueuse et jedésespérais. Ô mon père, continua-t-il avec un accent effrayant,avez-vous jamais connu les fureurs et le délire du désespoir ?Le mien enflamma toutes les passions de mon âme, et les aiguillonnapar des tortures atroces dont je résolus de me délivrer à toutprix. Mon frère mourut…

« Le pénitent s’arrêta encore. Le tondont il avait prononcé ces derniers mots me fit frémir. Ses lèvresserrées se refusaient à articuler aucun son ; je lui dis decontinuer.

« – Mon frère mourut, reprit-il, loin dechez lui.

« Il s’interrompit de nouveau, silongtemps, que je me décidai à lui demander de quelle maladie sonfrère était mort.

« – De ma main, mon père, répondit-ild’une voix sourde. Oui, de ma main ! C’est moi qui ai été sonmeurtrier. Je fis en sorte qu’il mourût loin de chez lui, et jeménageai si bien les apparences que sa veuve n’eut aucun soupçonsur son genre de mort. À peine le temps de son deuil était-ilexpiré que je demandai sa main ; mais elle gardait un tendresouvenir de mon frère et elle me la refusa. Qu’importe ? Mapassion voulait être assouvie. Je l’enlevai de chez elle ;alors, redoutant le scandale, elle se décida à m’épouser poursauver son honneur. Hélas ! j’avais cherché mon bonheur dansle crime, mais je ne l’y trouvai pas. Cette femme, dont lapossession me coûtait si cher, ne daignait même pas me cacher sonmépris ! Irrité de ce traitement, j’en vins à supposer qu’unautre attachement était la cause de son aversion pour moi et lajalousie vint mettre le comble à mes tourments en m’exaltantjusqu’à la frénésie !

« Le pénitent, ajouta le père Ansaldo,parut en ce moment possédé de cette frénésie dont il parlait ;des soupirs convulsifs entrecoupaient ses paroles ; puis ilreprit ainsi :

« – Ma jalousie rencontra bientôt sonobjet. Parmi le petit nombre de personnes qui nous rendaient visiteà la campagne où nous nous étions retirés, je remarquai ungentilhomme, nommé Sacchi, qui me parut épris de ma femme. Je crusvoir aussi, à l’accueil aimable qu’elle lui faisait, que cegentilhomme ne lui déplaisait pas ; elle paraissait goûter saconversation et quelquefois même elle affectait de lui marquer sespréférences. Peut-être cette conduite n’était-elle inspirée que parle désir de me punir de mes torts envers elle en excitant majalousie ; peut-être ai-je interprété son irritation contremoi dans le sens de son amour pour lui. Quoi qu’il en soit, mafureur, juste ou non, devait lui être fatale. Un soir que jerentrais chez moi sans y être attendu, on me dit que ce gentilhommeétait avec ma femme. En approchant de l’appartement où ils setrouvaient tous les deux, j’entendis la voix de Sacchi, plaintiveet suppliante. J’écoutai et j’en entendis assez pour m’enflammerd’un violent désir de vengeance. Je me contins cependant et meglissai jusqu’à une porte vitrée d’où l’on pouvait voirl’appartement. Le traître était à ses pieds ! Je ne sais sielle avait entendu mes pas ou si elle voulait le repousser, mais jela vis se lever de son siège. Aussitôt, sans m’arrêter à chercherou à demander une explication, je saisis mon stylet et m’élançaidans la chambre, décidé à percer le cœur de mon rival. Il eut letemps de s’échapper dans le jardin, et je ne le revis jamais.

« – Et votre femme ? luidemandai-je.

« – Elle reçut le coup de poignarddestiné à son amant, me répondit le pénitent.

« Et maintenant, mes révérends pères,jugez de ce que je dus ressentir à cet aveu ! L’amant de lafemme qu’il venait se confesser à moi d’avoir assassinée… c’étaitmoi !

Un mouvement d’horreur parcourut la salle.

– Était-elle innocente ? s’écriaSchedoni, comme malgré lui.

Au son de cette voix, le pénitencier se tournavivement du côté de Schedoni. Il y eut un moment de silence,pendant lequel il tint les yeux fixés sur lui. À la fin, il élevala voix et dit solennellement :

– Oui, elle était innocente.

Schedoni, après cette vive apostrophe qui luiétait échappée, avait apparemment repris son calme. Un murmures’éleva parmi les membres du tribunal, et l’inquisiteur ordonna augreffier de prendre note de la question imprudente faite parSchedoni. Puis, s’adressant au père Ansaldo :

– La voix que vous venez d’entendre, luidit-il, rappelle-t-elle à votre oreille celle de votrepénitent ? Pensez-vous que ce soit la même ?

– Je pense que c’est la même, répondit lepère Ansaldo. Cependant je n’oserais l’affirmer par serment.

– Continuez, reprit l’inquisiteur.

– En reconnaissant le meurtrier, jequittai brusquement le confessionnal et je perdis l’usage de messens. Quand je revins à moi, il s’était échappé. Je ne l’ai jamaisrevu depuis ce jour, et je n’oserais attester que l’homme qui estlà devant moi soit celui dont j’ai reçu la confession.

– Mais, observa l’inquisiteur, si vous neconnaissez pas le père Schedoni, religieux du couvent de SpiritoSanto, vous connaissiez du moins le comte de Bruno.

– Oui, dit le grand pénitencier, lepénitent était bien le comte Ferando de Bruno ; mais jen’oserais prendre sur moi d’affirmer que le comte est ici. Si c’estlui que je vois, les années l’auraient prodigieusement changé.Encore une fois, que le père Schedoni soit cet homme, c’est ce queje n’oserais dire.

– Eh bien je l’oserai, moi ! dit uneautre voix que Vivaldi reconnut pour celle de l’étranger quil’avait visité dans sa prison.

Il le vit en même temps s’avancer, le visagedécouvert, son capuchon rejeté en arrière, et la physionomiemenaçante. Schedoni pâlit et se troubla visiblement pour lapremière fois.

– Me connais-tu ? dit cet homme àSchedoni d’un ton terrible, en se plaçant en face de lui.

– Si je te connais ! balbutiaSchedoni.

– Et connais-tu ceci ? ajoutal’inconnu en élevant la voix et en tirant un poignard de dessous sarobe. Reconnais-tu ces taches ineffaçables ?

Et en même temps, il brandit le poignard et lemit sous les yeux de Schedoni.

Celui-ci détourna la vue, et parut près dedéfaillir.

– C’est de ce poignard que ton frère aété percé ! reprit le terrible inconnu. Ai-je besoin de t’endire davantage ?

Le courage de Schedoni l’abandonna, et il futobligé de s’appuyer contre un des piliers de la salle. Il se fitune grande rumeur et un mouvement général. Plusieurs membres dutribunal quittèrent leurs sièges. Cependant le moine restaitdebout, le poignard à la main, devant Schedoni qui se détournait entremblant. Enfin le grand inquisiteur demanda aux juges dereprendre leurs places et aux officiers de revenir à leur poste.Quand la confusion fut dissipée :

– Mes révérends pères, dit-il, nous vousrecommandons dans une affaire de cette importance le silence,l’ordre et le calme. Laissons l’interrogatoire des parties en causesuivre son cours, et nous examinerons ensuite si nous devonsadmettre la nouvelle accusation. Quant à présent, il convient quel’accusateur soit entendu et que le père Schedoni le soit à sontour.

Vivaldi profita du silence qui se rétablitpour réclamer un moment d’attention.

– Je déclare, dit-il, en montrantl’inconnu, que cet homme est le même qui est venu dans ma prison aumilieu de la nuit, et qui m’a enjoint de faire citer devant vous legrand pénitencier et le père Schedoni.

Cette nouvelle révélation excita quelqueagitation chez les membres du tribunal. L’accusateur, interrogé àson tour, convint que Vivaldi avait dit la vérité, et on luidemanda quel avait été le motif de cette visite extraordinaire.

– Mon dessein, répondit-il, était defaire comparaître le meurtrier devant votre justice.

– Ne pouviez-vous, lui objecta-t-on,arriver à ce but par une accusation franche et ouverte ? Sivous étiez sûr que votre dénonciation était bien fondée, que nel’adressiez-vous directement au tribunal, au lieu d’exercer uneinfluence insidieuse sur l’esprit d’un prisonnier étranger au crimedont vous vous voulez le vengeur !

– Cependant, répliqua l’inconnu, je n’aipoint évité de comparaître moi-même, et c’est volontairement que jeme suis présenté.

– Il est vrai, repartit le grandinquisiteur, mais vous n’avez pas encore déclaré qui vous êtes nid’où vous venez. Père Schedoni, ajouta-t-il, connaissez-vous cethomme qui se porte votre accusateur ?

– Oui, répliqua le confesseur. Son nomest Nicolas de Zampari, religieux au couvent de Spirito Santo.

– Où l’avez-vous d’abord connu ?

– À Naples, où il demeurait sous le mêmetoit que moi, lorsque j’étais au couvent de Sant’Angelo. C’est làque nous avons vécu ensemble dans l’intime confiance d’une amitiémutuelle.

– Vous voyez maintenant combien votreconfiance a été trompée, et vous vous repentez sans doute de votreimprudence.

– Je déplore son ingratitude, mais je nelui ai jamais fait aucune confidence qui puisse m’exposer aurepentir.

– Quels seraient donc les motifs de soninimitié ?

– Je les expliquerai, dit Schedoni.

– Explique-les sur-le-champ, fitl’étranger d’un ton imposant.

– Eh bien, reprit Schedoni, j’avaispromis à Zampari de l’aider de mon crédit pour lui faire obtenirune dignité qu’il convoitait. Mais lorsqu’il croyait toucher au butde son ambition, il échoua par la faute de la personne sur qui jecomptais et s’en prit à moi de cette déconvenue. C’est un hommeviolent et vindicatif, et je ne puis attribuer qu’à ses rancunesl’injuste accusation qu’il m’impute aujourd’hui.

– Vous l’entendez, dit l’inquisiteur àl’étranger. Qu’avez-vous à répondre à cette déclaration ?

– C’est à lui de répondre d’abord,repartit l’accusateur d’un ton dédaigneux et en haussant lesépaules. Mon tour viendra plus tard.

– Nous devons cependant conclure dès àprésent que vous êtes, en effet, un religieux de Spirito Santo.

– C’est à vous, mon père, dit l’étrangeren s’adressant au second inquisiteur, c’est à vous de répondre pourmoi.

Le juge interpellé se leva et dit avecsolennité :

– Je réponds donc que vous n’êtes plus unreligieux du couvent de Naples, mais un familier de la SainteInquisition.

– Un familier de l’Inquisition !s’écria Schedoni.

Sa surprise fut partagée par tous lesassistants, et même par le grand inquisiteur qui, du regard,demanda une explication à son assesseur.

– Le fait est vrai, dit celui-ci. Il y aquelques semaines seulement que Nicolas de Zampiri a été affilié auSaint-Office.

– Je m’étonne, reprit le grandinquisiteur, que jusqu’ici vous ne m’ayez pas informé de cefait.

– Je vous expliquerai tout, répondit lejuge.

Ainsi s’éclaircissait en partie le mystère dela visite de Nicolas de Zampari dans la prison, car les familiersdu Saint-Office connaissaient des portes secrètes et des passagessouterrains dont les profanes ne soupçonnaient pas mêmel’existence.

Schedoni cependant ne pouvait revenir d’unétonnement qui n’avait certes rien de joué.

– Lui ! au service del’Inquisition ! reprit-il. Mon révérend père, votre assertionme surprend étrangement ! Interrogez le signor de Vivaldi, etdemandez lui s’il n’a pas vu souvent et tout récemment encore monaccusateur à Naples, en costume de religieux.

– Il est vrai, dit Vivaldi sans attendrequ’on lui adressât la question en bonne forme, je l’ai vu, ainsivêtu, dans les ruines de Paluzzi. Mais en retour de cettedéclaration, je poserai, moi aussi, avec la permission du tribunal,quelques questions au père Schedoni. Comment a-t-il su que j’ai vucet inconnu à Paluzzi ? Avait-il ou n’avait-il pas un intérêt,une part dans les mystérieuses démarches dont j’ai étél’objet ?

Schedoni ne daigna pas répondre, mais, commele tribunal insistait en répétant les questions deVivaldi :

– J’avouerai, répondit-il, que monaccusateur a été employé par moi à sauver l’honneur d’une illustrefamille de Naples, celle des Vivaldi, dont vous avez sous les yeuxle dernier fils et l’unique héritier.

Vivaldi fut vivement troublé de cet aveu,quoiqu’il soupçonnât déjà une partie de la vérité. Il en résultaitdonc, s’écria-t-il, que Schedoni était son dénonciateur secretainsi que celui d’Elena Rosalba ! Le tribunal voudrait sansdoute vérifier les bases de cette dénonciation.

Mais on ordonna que l’interrogatoire soitrepris.

– Quelles preuves avez-vous, Nicolas deZampari, dit le grand inquisiteur, que l’homme qui porteaujourd’hui le nom du père Schedoni soit le même que Ferando, comtede Marinella, depuis comte de Bruno, et qu’il soit coupable d’undouble meurtre, sur son frère et sur sa femme ? Répondez.

– Voici ma preuve, dit Zampari enmontrant un papier. Cet écrit contient la confession de l’assassinemployé par le comte de Bruno.

Cet acte était signé par un prêtre de Rome etla date en était récente. Le prêtre, disait Zampari, était vivantet pouvait être entendu. Le tribunal donna ordre de le fairecomparaître le lendemain ; après quoi, on reprit encorel’interrogatoire.

– Pourquoi, demanda-t-on à l’accusateur,puisque vous aviez entre les mains des preuves aussi claires quel’aveu même de l’assassin, pourquoi avez-vous cru nécessaire defaire citer le père Ansaldo pour attester le crime ?

– J’ai fait citer le père Ansaldo,répliqua Zampari, pour avoir le moyen d’établir que Schedoni et lecomte Ferando de Bruno ne sont qu’une seule et même personne. Laconfession de l’assassin prouve que le comte a fait commettre lemeurtre, mais non pas que Schedoni soit le comte.

– Et cette identité, dit le père Ansaldo,en s’avançant, est plus que je ne suis en état de prouver. Je saisque c’est le comte Ferando de Bruno qui s’est confessé à moi ;mais j’ai dit et je répète que je ne puis affirmer que le pèreSchedoni, ici présent, soit le pénitent dont j’ai reçu lesaveux.

Ainsi l’accusation tournait toujours dans lemême cercle. Le grand inquisiteur termina cette longue séance enrenvoyant Schedoni et Vivaldi dans leurs prisons.

Le lendemain soir, quand l’heure fut venue dereprendre la procédure contre Schedoni, Vivaldi fut aussi amené àl’audience qui présentait un appareil solennel. Les membres dutribunal étaient plus nombreux. La salle était toute tendue de noiret toutes les personnes qui s’y trouvaient, inquisiteurs,officiers, gardes, témoins ou prisonniers, étaient uniformémentvêtues de cette sombre couleur.

Vivaldi fut placé dans un lieu d’où ildécouvrait toute l’assistance ; il pouvait voir distinctementla physionomie et le maintien de chaque membre du tribunal,éclairés par le reflet rougeâtre des torches que portaient desestafiers rangés en demi-cercle au-devant de l’estrade oùsiégeaient les trois principaux inquisiteurs, et du bureau occupépar les juges inférieurs.

À la barre du tribunal, il distingua d’abordSchedoni ; près de qui se tenait le père Ansaldo, plus pâleencore et plus affaibli que la veille ; puis le prêtre romainqui allait être le principal témoin de cette séance ; et enfinle père Nicolas de Zampari, dont Vivaldi ne pouvait regarder lestraits durs et le sourire sardonique sans ressentir quelque chosede l’effroi que lui avait causé dans sa prison l’apparition de cepersonnage alors à demi fantastique.

On commença par appeler les témoins ; etVivaldi, bien qu’accusé lui-même, figurait comme tel dans le procèsintenté contre Schedoni. À l’appel de son nom, on entendit àl’extrémité de la salle une voix qui s’écriait.

– Ah ! mon maître ! mon chermaître !

C’était Paolo se débattant parmi les gardes etqui, s’arrachant à leurs mains, s’élança vers Vivaldi et vinttomber à ses pieds.

– Ô mon maître ! mon chermaître ! Je vous retrouve enfin !

Les officiers qui l’avaient suivi se jetèrentsur lui, tandis que Vivaldi intercédait vivement pour qu’on laissâtprès de lui son fidèle serviteur, à qui il s’efforçait d’imposersilence. Le bruit de cette altercation attira l’attention dutribunal qui s’en fit rendre compte ; il ordonna que ledomestique fût séparé du maître. Mais Paolo refusa nettementd’obéir, sans plus de ménagement pour le tribunal que pour lesgardes. Il fallut employer la force ; néanmoins Paolo, criantet suppliant, obtint de guerre lasse qu’on lui permît de se tenir àquelque distance de son maître.

Cet épisode terminé, la séance s’ouvrit. Lepère Ansaldo et le Père Zampari parurent comme témoins, ainsi quele prêtre romain qui avait reçu la déposition de l’assassinmourant. Interrogé à part, cet abbé respectable avait attestél’authenticité de l’écrit produit par le père Zampari, d’autrestémoins encore avaient été assignés. À son entrée dans la salle,Schedoni avait un maintien ferme et assuré qui ne se démentit pasen présence du prêtre romain. Mais il pâlit et parut se troubler àl’apparition d’un nouveau témoin. On commença par lire ladéposition de l’assassin, dont on apprit qu’il se nommait Spalatro.Elle relatait avec précision des faits dont voici l’analyse.

« Vers l’année 1742, le feu comte deBruno avait fait un voyage en Grèce. Cette circonstance avait étévivement souhaitée et attendue par son frère, alors comte deMarinella, qui avait résolu de la mettre à profit. Depuis longtempsdéjà une passion effrénée remplissait le cœur de Marinella et luiavait suggéré l’atroce projet d’un fratricide. Mais d’autres causesencore conspiraient à lui faire hâter l’exécution de cecrime : dans une occasion importante, le comte de Bruno avaitcontrarié les vues folles et déréglées de son jeune frère et avaitjoint de justes reproches à l’exercice sévère de son autorité. Dèslors, Marinella avait conçu une haine profonde pour son frère.Cadet de famille, il avait dissipé de bonne heure son petitpatrimoine ; et l’amoindrissement de sa fortune, au lieu delui inspirer des idées d’économie et de modération, l’avait porté àchercher des ressources honteuses dans mille expédients plus oumoins extravagants et coupables. Le comte de Bruno, quoiqu’il nepossédât qu’une fortune médiocre, était souvent venu à son aide,mais à la fin, le trouvant incorrigible et le voyant dissiper sansremords les épargnes de la famille, il avait refusé de lui fournirplus longtemps de l’argent au-delà de ce qui était nécessaire à sespremiers besoins.

« Il est difficile à une âme honnête decomprendre l’égarement d’un homme assez dépravé pour prendre sonfrère en horreur parce que celui-ci refusait de se ruiner poursatisfaire à son luxe et à ses plaisirs. Ce fut pourtant ce quiarriva. Traitant d’avarice et d’insensibilité odieuse la prudenteéconomie du comte de Bruno, Marinella en conçut un ressentimentpoussé jusqu’à la rage. Cette haine s’alimenta d’une foule d’autrescirconstances et s’accrut encore par l’envie, la plus basse et laplus malfaisante des passions humaines. Marinella enviait lebonheur de son frère, son nom, sa fortune, la possession d’unefemme jeune et belle ; et il s’abandonna à la tentation d’uncrime qui pouvait lui transmettre tous ces avantages ;Spalatro lui était bien connu, et il ne craignit pas de confier àcet homme l’exécution de son horrible projet. Il lui acheta unepetite maison, sur les bords de l’Adriatique, dans un endroitécarté et solitaire, où le bandit alla s’établir pendant un certaintemps. C’était cette même maison en ruine où Elena avait étéconduite.

« Instruit de l’itinéraire de son frère,Marinella en donnait de temps en temps des nouvelles à Spalatro. Ille prévint que le comte de Bruno traverserait à son retour la merAdriatique, de Raguse à Manfredonia. Spalatro l’attendit aupassage, à l’entrée de la forêt du Gargano, et, avec l’aide d’unautre scélérat, il fit feu sur lui et sur sa suite, qui consistaiten un domestique et un guide du pays. Celui-ci s’enfuit. Le comteet son valet tombèrent criblés de blessures ; les assassinscommencèrent par les enterrer sur le lieu même. Mais une défiancecraintive, compagne ordinaire du crime, suggéra à Spalatro denouvelles précautions à prendre contre la trahison de son complice.Il retourna seul dans la forêt pendant la nuit, déterra ces corpssanglants, les apporta successivement chez lui dans un sac – c’estlà ce que le pêcheur avait vu – et déplaça ainsi les preuves quiauraient pu mettre la justice sur les traces de l’assassinat.Marinella imagina ensuite une histoire assez vraisemblable d’unnaufrage sur la côte de l’Adriatique, dont son frère aurait étévictime avec tout l’équipage. Et comme personne d’autre que lesassassins n’était instruit de son genre de mort et que le guide quis’était enfui ne connaissait même pas le nom du comte de Bruno, ilne resta pas un seul indice du crime, ni un seul doute sur le récitdu naufrage imaginé par Marinella. Cette histoire ne trouva doncque des oreilles crédules ; la veuve du comte elle-même yajouta foi. Et si plus tard, après le second mariage auquel sonpersécuteur sut la contraindre, elle eut quelque soupçon de vérité,c’était une lueur trop faible et trop vague pour guider son esprità travers ces ténèbres. »

Pendant la lecture de cette confession deSpalatro et surtout vers la fin, Schedoni ne put dissimuler sontrouble, car le bandit, qui ne savait pas, il est vrai, le nom dumoine, avait désigné le comte de Bruno comme l’homme qui avaitvoyagé avec lui sous un habit religieux et qui avait voulu sedéfaire de lui dans les ruines, probablement pour supprimer untémoin dangereux. Il était facile, à ces traits, de remonterjusqu’à la vérité.

Si Spalatro était venu faire cette dépositionà Rome, c’est qu’au moment de leur départ, Schedoni, pour déjouerla surveillance de son complice, lui avait dit qu’il se rendaitdans cette ville au lieu de lui indiquer Naples. Épuisé par sablessure et la fatigue d’un long voyage à pied, Spalatro enarrivant fut saisi d’une forte fièvre à laquelle il devaitsuccomber. Ce fut lorsqu’il touchait à ses derniers moments que,pressé de décharger sa conscience, il fit une confession complètede ses crimes. Le prêtre qui la reçut, effrayé de l’importance deces aveux, appela un ami pour les entendre. Ce témoin était le pèreNicola de Zampari, ancien ami de Schedoni, et que son caractèrevindicatif disposait à se réjouir d’une découverte qui devaitperdre l’homme dont les promesses fallacieuses l’avaient jeté dansune irritation profonde. On a vu comment il sut s’y prendre pourattirer le moine dans les filets d’une accusation capitale.

Si Schedoni fut troublé par la dénonciationposthume de Spalatro, tout ce qui lui restait de présence d’espritl’abandonna lorsqu’il vit paraître un nouveau témoin, Giovanni,ancien domestique de sa maison. Cet homme attesta que Schedoniétait bien Ferando, comte de Marinella, lequel avait pris, après lamort de son frère aîné, le nom de comte de Bruno. Et, ajoutant à cetémoignage accablant sa déposition sur la mort de la comtesse,Giovanni déclara qu’il était un des serviteurs qui avaienttransporté la pauvre dame dans son appartement après qu’elle eutété poignardée par son mari. Il avait même assisté aux obsèques decette malheureuse victime dans l’église de Santa dei Miracoli,monastère voisin de la demeure des Bruno. Il affirma en outre qu’audire des médecins la comtesse était morte de sa blessure, et que lemari, s’étant enfui après le meurtre de sa femme, n’avait jamaisreparu depuis ce jour fatal.

Un inquisiteur demanda si les parents de lacomtesse avaient pris des mesures pour faire arrêter le comte.

À quoi le témoin répondit que toutes lesrecherches étaient restées infructueuses, tant l’assassin étaitbien caché. Puis il attesta de nouveau sous la foi du serment qu’ilreconnaissait le dominicain qu’on lui montrait, et qui portait lenom du père Schedoni, pour le véritable comte Ferando de Bruno, sonmaître, autrefois comte de Marinella !

Ce n’était pas sans raison que Schedoni, à lavue de ce témoin irrécusable, avait été frappé d’une terreur quiavait paralysé toute son énergie. Le tribunal sans hésiter déclaraSchedoni, comte Ferando de Bruno, coupable de fratricide ; et,comme ce premier crime entraînait la peine de mort, on jugeainutile de poursuivre le procès pour l’assassinat de lacomtesse.

L’émotion qu’avait laissé paraître Schedoni,pendant que le dernier témoin l’avait accusé, cessa tout à fait dèsque son sort fut décidé. Il écouta la terrible sentence sans queses traits témoignassent de la moindre altération et, à partir dece moment, ni sa fermeté ni sa hauteur ne l’abandonnèrent.

Vivaldi, en le voyant condamné, semblait plusaffecté que lui car, en cédant aux sommations du père Zampari, ilavait contribué à la mort d’un homme.

Il se le reprochait bien malgré lui. Maiscombien ce sentiment devint plus cruel encore lorsque, passant àses côtés, Schedoni lui glissa, tout bas, ces quelquesmots :

– Vous avez tué en moi le pèred’Elena !

Ce n’est pas qu’en se dévoilant à Vivaldi, ilespérât faire adoucir la sentence rendue ; mais il voulaitainsi se venger du jeune homme, premier auteur de sacondamnation.

Vivaldi crut d’abord que ce n’était là qu’ungrossier mensonge et, oubliant toute réserve, il demanda hautementdes explications ; mais le tribunal ne lui permit des’entretenir avec le condamné qu’à la condition expresse que cetentretien serait public.

Aux questions répétées du jeune homme,Schedoni ne fit d’abord qu’une seule réponse : c’était qu’eneffet Elena était bien sa fille ; et il eut la joie de voirles angoisses et le désespoir du malheureux amant, véritablementconvaincu par son assurance. Mais ensuite il se souvint qu’il étaitde son intérêt et de celui d’Elena de faire connaître à Vivaldi lelieu où elle s’était retirée, et il lui nomma le couvent de laPietà. La joie de cette découverte fit taire pour un moment toutautre sentiment dans le cœur de Vivaldi.

Les officiers mirent fin à cet entretien.Schedoni fut emmené par ses gardes ; Vivaldi fut reconduit àsa prison.

Une fois là, il fut quelque temps avant depouvoir démêler les divers sentiments qui se combattaient dans sonâme ; d’un côté, la joie d’apprendre qu’Elena était sauvée, del’autre, l’horrible idée qu’elle était la fille d’un meurtrier, queson père allait mourir sur l’échafaud et que lui-même, Vivaldi,avait contribué à l’y conduire ! Il voulait douter encore dela déclaration du moine en l’imputant à une basse et atrocevengeance ; mais, quand il réfléchissait à l’avis que Schedonilui avait donné sur la retraite actuelle d’Elena, il ne pouvaitcroire à ses intentions cruelles. Dans cette affreuse incertitude,après avoir fatigué son esprit, par la lutte des conjectures lesplus opposées, il s’arrêta enfin à l’idée que Schedoni lui avait aumoins dit la vérité sur le séjour d’Elena au couvent de la Pietà.Quant à l’autre déclaration du moine, elle était si monstrueuse enelle-même et dans ses conséquences que le pauvre jeune hommefaisait tous ses efforts pour en repousser même l’idée.

Chapitre 22

 

Tandis que ces événements se passaient dansles prisons de l’Inquisition, Elena, retirée à l’ombre de soncouvent, ignorait toujours ce qu’était devenu Vivaldi.

Schedoni, en la quittant, avait promis de luiécrire à ce sujet ; et, comme elle ne savait pas non plusqu’il fût arrêté, le silence du confesseur lui causait de vivesinquiétudes. Se disposait-il à la reconnaître pour sa fille ?Espérait-il toujours l’unir à Vivaldi ? Cette incertitude lajetait dans des pensées mélancoliques et sombres. Pour s’y livrerplus librement, elle s’acheminait d’ordinaire, au coucher dusoleil, sur une terrasse pratiquée dans les flancs de la montagnequi dominait le monastère. Un soir qu’elle s’y était attardée, elleaperçut tout à coup dans la grande cour un grand mouvement delumière et de personnes ; en même temps, un bruit confus devoix frappa son oreille. Aux vêtements blancs elle crut reconnaîtreles religieuses ; elle se hâta de rentrer pour savoir ce quise passait au couvent. Déjà elle avait gagné une allée dechâtaigniers qui aboutissait à la grande cour, lorsqu’elle entenditplusieurs personnes qui s’avançaient de son côté. Parmi les voixqui se rapprochaient, il lui sembla en distinguer une dont letimbre la frappa. Elle écoutait, partagée entre l’espérance et lacrainte d’une déception. Enfin, elle entendit la même voixprononcer son nom avec un mélange d’impatience et detendresse ; elle courut et se trouva dans les bras de sœurOlivia ! Elle en croyait à peine ses sens et manquait de motspour exprimer sa joie à la vue de la bonne religieuse à qui elledevait son salut, et qui venait partager son asile. Sœur Oliviarendait caresses pour caresses à sa jeune amie, et toutes deux sefaisaient mille questions sur les événements qui avaient suivi leurséparation ; mais, comme elles étaient environnées de tropd’auditeurs pour des confidences si délicates, Elena conduisit lanouvelle arrivée dans sa chambre. Là, sœur Olivia lui expliqua lesmotifs qui lui avaient fait quitter San Stefano.

En butte aux persécutions de l’abbesse qui lasoupçonnait d’avoir favorisé la fuite d’Elena, elle avait demandé àl’évêque diocésain d’autoriser de passer dans le couvent de laPietà. Elena ne manqua pas de s’informer avec une vive sollicitudedu sort de Geronimo et du vieux moine qui l’avaient aidée à fuir,et elle fut heureuse d’apprendre que ni l’un ni l’autre n’avaientété inquiétés pour cette généreuse action.

– C’est un parti grave et que l’on prendrarement, dit sœur Olivia, que de changer de couvent, surtout à monâge. Je n’ai pas besoin de vous exprimer le bonheur que j’éprouve àme retrouver avec vous. Les manières aimables de votre abbesse etde vos sœurs et leur bienveillant accueil m’ont ranimée. La couleursombre sous laquelle tout se peignait à mes yeux a disparu et,après tant d’orages, j’entrevois dans le lointain quelques rayonsde bonheur qui luiront peut-être sur le soir de ma vie.

C’était la première fois que sœur Oliviafaisait allusion à ses malheurs. Sa jeune amie désirait et n’osaitlui demander des explications sur ce sujet. Mais la religieuse,s’efforçant de chasser de pénibles souvenirs, lui dit avec unsourire languissant :

– Maintenant, dites-moi à votre tour, machère Elena, ce qui vous est arrivé depuis les tristes adieux quevous m’avez faits dans les jardins de San Stefano.

C’était là une tâche difficile pour la jeunefille. Elle pria son amie de la dispenser de certains détails et,gardant un silence absolu sur Schedoni, elle raconta la manièredont elle avait été séparée de Vivaldi, sur les bords du lacCelano, et ne fit qu’un récit sommaire de ce qui lui était arrivéensuite jusqu’à ce qu’elle eût trouvé un refuge au couvent de laPietà.

Cet entretien ne fut interrompu que par lacloche du soir qui, appelant les religieuses à la prière, séparales deux nouvelles compagnes.

Elena, dans les journées qui suivirent,observa avec autant de surprise que de chagrin la mélancolieprofonde dont les traits de sœur Olivia portaientl’empreinte ; mais un intérêt plus puissant encore vint fairediversion à celui-là.

Un jour, elle vit entrer dans sa chambre savieille servante Béatrice, dont l’air troublé annonçait quelqueévénement extraordinaire et probablement malheureux ; et,comme Vivaldi occupait toujours sa pensée, elle ne douta pas queBéatrice ne vînt lui parler de lui.

La vieille servante, tremblante et pâle, soitde la fatigue de la route, soit des fâcheuses nouvelles qu’elleapportait, se laissa tomber sur un siège et demeura quelquesinstants sans pouvoir répondre aux questions répétées que sa jeunemaîtresse lui adressait :

– Ah ! madame, dit-elle, si voussaviez ce que c’est pour une femme de mon âge, que de gravir une sihaute montagne !

– Je vois, dit Elena respirant à peine,que vous avez de mauvaises nouvelles à m’apprendre. J’y suispréparée, aussi ne craignez pas de me dire tout.

– Hélas ! madame, si une annonce demort est toujours une mauvaise nouvelle, vous avez bien deviné.

Elena pâlit affreusement.

– De quelle mort parlez-vous ?dit-elle d’une voix étranglée par une terrible angoisse.

– Vous allez le savoir, madame, reprit lavieille. Je tiens le fait du laquais de la marquise. Comme je levoyais un peu embarrassé, je lui demandai comment on se portait aupalais. « Mal ! me répondit-il, très mal ! » Eten effet…

– Ô ciel ! s’écria Elena, il estmort ! Vivaldi est mort ?

– Qui parle de Vivaldi ? MonDieu !

– Mais vous, ce me semble…

– Patience, madame, patience, vous saureztout. Si vous me déconcertez ainsi, je ne saurai plus ce que jedis.

– Au nom du ciel, parlez !

– Ce domestique me raconta donc,poursuivit la vieille, qu’il y avait près d’un mois que lamarquise, malade…

– La marquise ? répéta Elena. Lamarquise ! Eh quoi, c’est elle !…

– Sans doute, madame. Quel autre ai-jedonc dit que c’était ?…

– Poursuivez, Béatrice. La marquise,dites-vous ?…

– Était malade depuis longtemps ;mais c’est au sortir d’une fête au palais Voglio qu’elle se trouvatout à fait mal. On ne la crut pas d’abord en danger ; maisles médecins appelés en jugèrent autrement ; et ils avaientraison, car elle mourut.

Elena fit un signe de croix.

– Et son fils ? demanda-t-elle.Était-il près d’elle quand elle est morte ?

– Non, madame, le signor Vivaldi n’étaitpas là.

– C’est bien étrange, dit Elena avecémotion. Le domestique a-t-il parlé de lui ?

– Oui, madame. Il a dit qu’il était bienfâcheux qu’il fût absent dans un pareil moment et qu’on ne sût pasoù il était.

– Quoi ? Sa famille même ignoreraitce qu’il est devenu ? dit Elena avec un trouble croissant.

– Mon Dieu, oui. Il y a déjà plusieurssemaines qu’on n’a entendu parler du signor Vivaldi, quoiqu’on aitenvoyé à sa recherche dans toutes les parties du royaume. Lamarquise, a ajouté le laquais, semblait avoir encore quelque chosesur le cœur et demandait son fils ; puis, se voyant près de safin, elle envoya chercher son confesseur… Le père Schedoni, commeils l’appellent, je crois…

– Eh bien, le père Schedoni ?…

– On ne l’a pas trouvé non plus, madame.Il a sans doute beaucoup de pratiques, et il faut qu’il écoute tousles péchés qui se commettent… Enfin, il n’a pas pu venir àtemps ; alors, on est allé chercher un autre confesseur.Celui-ci est resté longtemps enfermé avec la marquise, puis elle afait venir le marquis. On a entendu de l’antichambre beaucoup debruit, et la voix de la mourante dominait souvent malgré son état.À la fin le bruit cessa et le marquis sortit de la chambre fort encolère, et pourtant fort triste. La marquise vécut encore cettenuit-là et une partie du jour suivant. Elle paraissait accabléed’un poids qui lui brisait le cœur. Tantôt elle sanglotait, tantôtelle poussait des gémissements à fendre l’âme. Elle redemandaencore le marquis, et leurs entretiens duraient longtemps… Onrappela aussi le confesseur, et tous trois demeurèrent enferméspendant plus d’une heure. La marquise parut alors avoir recouvréquelque tranquillité, et bientôt après elle expira.

Elena, qui avait écouté attentivement cerécit, allait poser à Béatrice de nouvelles questions, lorsque sœurOlivia entra chez elle. Celle-ci, voyant une personne étrangère, sedisposait à se retirer, mais Elena la pria de rester et des’asseoir devant son métier à broder, pendant qu’elle achèverait defaire parler la vieille servante. Puis voulant éclaircir le mystèrede l’absence de Schedoni, elle demanda à Béatrice si elle avaitrevu l’étranger qui l’avait ramené à la villa Altieri.

– Non, madame, répondit Béatrice, je n’aijamais revu sa figure depuis ce jour-là. Et je dois direfranchement que je ne m’en souciais guère, tant elle m’a paru peuaimable.

Tandis que Béatrice parlait, sœur Olivia, quis’était levée à demi de son siège, la considérait avec une grandeattention.

– Assurément je connais cette voix, ditla religieuse vivement émue, quoique je ne reconnaisse pas bien lestraits. Est-ce elle ? Est-il possible ? Est-ce BéatriceOlca à qui je parle après tant d’années ?

Béatrice répondit avec une égalesurprise :

– Oui, c’est moi, madame, vous dites bienmon nom. Mais, vous, qui donc êtes-vous ?

La vieille femme, en parlant ainsi, tenait lesyeux attachés sur sœur Olivia. L’étonnement et l’effroi sepeignaient sur ses traits, cependant que le visage de la religieusechangeait d’expression à chaque instant et que les paroles prêtes àsortir expiraient sur ses lèvres tremblantes.

– Ah ! s’écria Béatrice, mes yeux metrompent-ils ? Quelle étrange ressemblance, sainteVierge ! J’ai peine à me soutenir…

Sœur Olivia, qui s’était tournée vers Elena etla regardait fixement, parut en proie à un sentiment profond, commesi elle hésitait entre un doute ou une espérance. Montrant la jeunefille, elle murmura d’une voix sourde et à peinearticulée :

– Béatrice, je vous en conjure, dites-moisi elle est… si c’est elle qui…

Et elle ne put achever.

Béatrice, occupée à la considérer, s’écria aulieu de lui répondre :

– Madame la comtesse ! Oui, c’estvous ! C’est bien vous ! Au nom du ciel, madame, commentêtes-vous ici ? Oh ! quelle joie vous avez dû éprouver àvous retrouver l’une près de l’autre !

Elena cherchait le sens de ces paroles, quandelle se sentit pressée contre le sein de la religieuse qui lesavait mieux comprises et qui l’entourait de ses bras tremblants.Cela qui la déroutait un peu excita l’étonnement de Béatrice.

– Est-il possible, dit-elle, que vous nevous soyez pas encore reconnues ?

– Mais, mon Dieu, de quellereconnaissance, parle-t-elle ? dit la jeune fille à sœurOlivia. Déjà, il y a peu de temps que j’ai retrouvé mon père… Maisvous ! Ah ! dites-moi de quel nom je dois vousappeler !

L’étonnement suspendit les émotions de sœurOlivia, tandis qu’Elena, confuse d’avoir trahi le secret deSchedoni, gardait un silence embarrassé. Mais la religieuse,passant de la surprise à l’expression d’une profonde douleur, dit àElena en la tenant embrassée :

– Votre père, dites-vous ? Non, monenfant, non, votre père n’est plus.

Elena, au comble de la stupeur, cessa derendre à sœur Olivia ses caresses. Elle la considérait d’un airégaré et murmura, enfin, comme si elle sortait d’unsonge :

– Ai-je bien compris ? Ai-je bien maraison ? Est-ce donc ma mère que je vois ?

– Oui, répondit sœur Olivia d’un accentsolennel. Oui, c’est ta mère et sa bénédiction est avectoi !

Elena tomba dans les bras de sa mère quis’efforça de calmer son agitation, quoique dominée elle-même parmille émotions nouvelles. Longtemps elles ne purent l’une etl’autre s’exprimer que par des mots entrecoupés et par des larmesde tendresse et de joie. Enfin sœur Olivia, redevenue maîtressed’elle-même, demanda des nouvelles de sa sœur, la signora Bianchi.Le silence et les pleurs d’Elena lui répondirent. Sœur Olivia,vivement affectée de cette nouvelle, avoua qu’elle s’y attendaitn’ayant reçu aucune réponse de sa sœur à la lettre où elle luiannonçait sa prochaine arrivée au couvent de la Pietà.

– Hélas, dit Béatrice, je m’étonne quemadame l’abbesse ne vous ait pas appris cette triste nouvelle. Ellela savait bien, car ma pauvre maîtresse est enterrée dans sonéglise. Quant à la lettre, je l’ai apportée ici pour la remettre àla signora Elena.

– Madame l’abbesse, répondit sœur Olivia,n’est pas instruite de notre parenté, et j’ai des raisons pour lalui cacher encore quelque temps. Vous-même, ma chère enfant, vousne devez être ici que mon amie jusqu’à ce que j’aie fait quelquesrecherches dont dépend ma tranquillité.

Sœur Olivia pressa ensuite Elena d’expliquerles paroles qui lui étaient échappées sur la découverte qu’elleaurait faite de son père, et mit ainsi la jeune fille dans unegrande perplexité. Elena en avait déjà trop dit pour garder lesecret que Schedoni avait exigé d’elle ; elle vit bien qu’ilfallait donner à sœur Olivia une explication complète. Dès queBéatrice se fut retirée, elle répéta ce qu’elle avait dit, c’estque son père vivait encore. Et comme sœur Olivia stupéfaiterépondait par le récit des derniers moments du comte de Bruno, sonépoux, Elena, pour la convaincre, rappela quelques circonstances desa dernière entrevue avec Schedoni et prit dans un tiroir leportrait qu’il lui avait dit être le sien. Mais sœur Olivia y eut àpeine jeté un coup d’œil qu’elle pâlit et tomba sansconnaissance.

Les soins empressés de sa fille lui rendirentbientôt l’usage de ses sens, et elle demanda à revoir le portrait.Elena, qui attribuait cet évanouissement au saisissement de lasurprise et de la joie, lui remit l’image sous les yeux, enl’assurant de nouveau, non seulement que le comte vivait, maisencore qu’il était à Naples et qu’elle le reverrait sans douteavant la fin de la journée. Car, dit-elle, elle avait envoyé unmessager à son père pour le conjurer de venir sur-le-champ afin dejouir du bonheur de se retrouver en famille.

En annonçant à sa mère la prochaine arrivée deSchedoni, Elena s’attendait à voir sur la physionomie de celle-ciune expression de joie et de tendresse ; quel ne fut pas sonétonnement quand elle n’y lut que le désespoir et l’effroi etqu’elle entendit sa mère s’écrier avec épouvante :

– S’il me voit, je suis perdue !Ah ! malheureuse Elena, ton imprudence me sera fatale. Ceportrait n’est pas celui du comte de Bruno, mon mari et tonpère ; c’est celui de son frère Marinella, l’homme cruelqui…

Elle s’arrêta, craignant d’en avoir tropdit ; mais Elena, que la surprise avait d’abord rendue muette,la pressa de lui expliquer la cause de son désespoir.

– J’ignore, dit sœur Olivia, comment ceportrait est tombé entre tes mains ; mais, encore une fois,c’est celui du comte Ferando de Marinella, frère de mon époux etmon…

Elle voulait dire : « et mon secondmari ». Mais ce mot ne put sortir de sa bouche.

– Je ne saurais, continua-t-elle, en diredavantage en ce moment. Ce qu’il faut d’abord, c’est trouver unmoyen d’éviter l’entrevue que tu m’as ménagée et cacher à cethomme, s’il est possible, que j’existe encore.

Comme elle achevait ces mots, le messagerrevint avec la lettre. Le père Schedoni, lui avait-on dit, était enpèlerinage, prétexte que les moines de Spirito Santo donnaient àson absence pour sauver l’honneur de leur couvent et cacher sonarrestation. Sœur Olivia, affranchie de ses craintes, promit àElena de lui donner des détails sur sa famille. Mais ce ne futqu’au bout de quelques jours qu’elle se trouva assez maîtressed’elle-même pour rassembler tous ses souvenirs. La première partiede son récit concordait parfaitement avec la déposition du pèreAnsaldo ; mais ce qui va suivre n’était connu que d’elle-même,de sa sœur, la signora Bianchi, d’un médecin et d’un domestique deconfiance qui l’avait aidée dans l’exécution de son plan.

On a vu plus haut que le comte Ferando deMarinella, devenu comte de Bruno par le meurtre de son frère, avaitfui aussitôt après celui de sa femme. La malheureuse comtesse,privée de sentiment, fut transportée dans sa chambre. Là, onreconnut que sa blessure n’était pas mortelle ; mais l’atroceattentat dont elle venait d’être victime la décida à profiter del’absence de son mari pour se soustraire à sa tyrannie, sans ledénoncer à la justice et sans couvrir d’infamie le nom qu’elleavait deux fois porté. Elle quitta sa demeure pour toujours, avecl’aide des trois personnes désignées plus haut, et se retira dansune partie reculée du royaume de Naples, au couvent de San Stefano,tandis qu’on lui faisait des funérailles magnifiques. La signoraBianchi, après la fuite de sa sœur, vint habiter quelque temps dansune maison qu’elle possédait assez près du couvent, avec la fillede la comtesse et du premier comte de Bruno et une autre fille, néedu second mariage de sa sœur avec Marinella. À cette époque, Elenaétait âgée de deux ans et l’autre enfant encore au berceau.Celle-ci mourut dans l’année. C’était elle que Schedoni avait cruretrouver dans Elena. Car forcé de se cacher aux yeux de la signoraBianchi, il avait ignoré la mort de sa fille, et son erreur futconfirmée lorsque Elena lui dit que le portrait qu’elle avait surelle était celui de son père. Elle avait trouvé cette miniaturedans le cabinet de sa tante, peu de temps après la mort de cettedernière ; et, voyant au dos du portrait le nom du comte deBruno, elle l’avait porté constamment depuis ce jour avec le pieuxrespect de la tendresse filiale.

La signora Bianchi, en apprenant à Elena lesecret de sa naissance, ne pouvait, sans manquer de prudence, luirévéler que sa mère vivait encore. C’était là ce qu’elle voulaitlui apprendre à ses derniers moments ; mais la soudaineté desa mort avait prévenu cette explication.

Ferando de Marinella, depuis la mort de sonfrère et jusqu’à l’assassinat de la comtesse, avait vu s’accroîtreencore le désordre de ses affaires, de sorte qu’après sa fuite, lesrevenus des débris de son patrimoine furent saisis par sescréanciers. C’est ainsi qu’Elena se trouva complètement à la chargede sa tante dont la fortune modique avait déjà été ébréchée par ladot payée pour sa sœur au couvent de San Stefano et parl’acquisition de la villa Altieri.

Devenue sœur Olivia et consacrant sa vie auxpratiques de la religion, la comtesse avait passé assezpaisiblement les premières années de sa retraite, malgré lesregrets que causait à sa tendresse maternelle la privation descaresses de sa fille. Elle entretenait cependant une correspondanceavec sa sœur, et elle y puisait quelque consolation, jusqu’au jouroù le silence de la signora Bianchi lui causa de cruelles larmes.Plus tard, lorsqu’elle vit Elena au couvent de San Stefano, ellefut frappée d’une certaine ressemblance entre cette jeune fille etson premier mari ; mais comment supposer, vu les circonstancesdont s’accompagnaient cette rencontre, que cette étrangère pût êtresa fille ? Le surnom de Rosalba avait aussi donné le change àses idées. Que se fût-il passé dans son âme si on lui eût dit quesa généreuse pitié pour une inconnue deviendrait le salut de sapropre fille !… car il est digne de remarque que les vertus desœur Olivia, inspirées par l’humanité, l’avaient portée à protégersans le savoir la liberté et la vie de son enfant, tandis que lesvices de Schedoni l’avaient poussé aussi sans qu’il le sût à fairepérir sa nièce ; si bien que le ciel semblait faire tourner autriomphe de l’une et à la confusion de l’autre les moyens que tousdeux employaient aveuglément, suivant que ces moyens étaientgénéreux ou pervers.

Chapitre 23

 

Lorsque la marquise s’était vue à touteextrémité, bourrelée de remords et assaillie de terreurs, elleavait envoyé chercher un confesseur dans l’espoir de soulager saconscience. La première condition que le prêtre attacha au pardonqu’elle implorait fut qu’elle réparât de tout son pouvoir le malqu’elle avait fait aux autres et qu’elle rendît le bonheur à ceuxqu’elle avait persécutés. Déjà sa conscience lui avait dicté cetterésolution. Aussi, au moment d’entrer au tombeau, témoigna-t-elleautant d’empressement à favoriser le mariage de Vivaldi et d’Elenaqu’elle avait montré d’ardeur à y mettre obstacle. Elle fit doncvenir le marquis près de son lit de mort, lui avoua le complotqu’elle avait tramé contre l’honneur et la liberté d’Elena et leconjura de consentir au bonheur de leur fils. Mais le marquis,malgré l’horreur que lui causa la révélation des artifices et descruautés de sa femme, résista à ses instances jusqu’à ce que leviolent désespoir où il la vit en proie, au moment de rendre ledernier soupir, l’emportât sur ses répugnances. Il promit doncsolennellement, en présence du confesseur, qu’il ne s’opposeraitplus au mariage si son fils persistait dans son attachement pour lajeune fille. Cette promesse calma la marquise qui mourut en leremerciant.

Au surplus, il ne paraissait guère probableque le marquis fût de longtemps mis en demeure de remplirl’engagement pris par lui à contrecœur ; car toutes lesrecherches qu’on avait faites jusqu’alors sur le sort de Vivaldiavaient été infructueuses. Le malheureux père pleurait déjà sonfils comme mort. Toute sa maison désolée était prête à en prendrele deuil, lorsqu’une nuit on fut réveillé par de violents coups demarteau frappés à la grande porte. Un moment après, on entenditdans l’antichambre une voix qui criait :

– Où est M. le marquis ? Ilfaut que je le voie, tout de suite ; il me pardonnera de ledéranger quand il saura pourquoi !

Et avant que le marquis, prévenu, pût donneraucun ordre, Paolo était devant lui, effaré, hors d’haleine et seshabits en lambeaux. À cette vue, le marquis, se préparant àrecevoir de mauvaises nouvelles, n’avait pas la force de lui endemander ; mais les questions n’étaient pas nécessaires, etPaolo, sans préambule ni détours, lui apprit que son fils était àRome dans les prisons de l’Inquisition.

Une nouvelle si terrible et si inattendueparalysa un instant toutes les facultés du marquis. Quellerésolution devait-il prendre ? Lorsqu’il fut un peu remis deson trouble, il comprit la nécessité de partir pour Rome le plustôt possible ; il était sage cependant de consulter quelquesamis dont les relations avec Rome lui procureraient certains moyensde succès. En attendant, il donna des ordres pour son prochaindépart et il envoya Paolo se reposer. Mais le fidèle serviteurétait trop agité pour chercher et trouver le sommeil, quoique àprésent il n’eût plus rien à craindre. Un des gardiens de la geôlede l’Inquisition, trop humain pour son emploi, avait projeté des’en affranchir par la fuite. Il avait fait part de ce dessein àPaolo, dont le bon naturel avait gagné sa confiance et sonaffection, et tous deux avaient si bien combiné leur plan qu’ils lemenèrent à bonne fin, malgré l’imprudence de Paolo qui faillit lefaire échouer en voulant tenter de délivrer son maître.

Le marquis partit le lendemain matin avecPaolo, que le danger qu’il courait en reparaissant à Rome n’empêchapas de suivre le vieillard. Le rang et le crédit de ce seigneur àla cour de Naples secondaient auprès du Saint-Office le succès deses démarches pour la liberté de son fils. En outre, il pouvaitcompter sur l’appui d’un ancien ami, le comte de Maro,tout-puissant à Rome. Cependant les sollicitations du marquis neproduisirent pas sur-le-champ l’effet qu’il en attendait et ils’écoula une quinzaine avant qu’il pût voir son fils. Lors de cetteentrevue, la tendresse paternelle écarta tout fâcheux retour sur lepassé ; la situation de Vivaldi, encore souffrant de lablessure qu’il avait reçue à Celano et languissant en prison,réveilla toute la sensibilité du marquis. Il pardonna à son fils etparut disposé à lui rendre le bonheur, s’il pouvait lui fairerendre la liberté. Le jeune homme, en apprenant la mort de sa mère,versa des larmes sincères. La noirceur des projets de la marquisen’était pas venue à sa connaissance ; et, quand il sut qu’àson lit de mort elle avait souhaité et voulu son bonheur, leremords des chagrins qu’il lui avait causés excita dans son cœurdes angoisses telles qu’il ne fallut rien moins pour les apaiserque le souvenir des traitements dont Elena avait été menacée à SanStefano.

Depuis trois semaines déjà que le marquisétait à Rome, il n’avait encore obtenu aucune réponse décisive duSaint-Office, lorsqu’il fut invité par le tribunal à se rendre à laprison de Schedoni. Il lui paraissait bien pénible de se retrouveravec un homme qui avait fait tant de mal à sa famille, mais il nepouvait se refuser à cette entrevue. À l’heure indiquée, on leconduisit d’abord à la chambre de Vivaldi et, de là, tous deux serendirent à celle de Schedoni, accompagnés par deux officiers del’Inquisition. À leur entrée, le confesseur, qui était étendu surun lit, souleva la tête pour adresser un léger salut au marquis.Son visage, éclairé par le peu de lumière qui tombait au travers dela double grille de sa prison, avait une expressioneffrayante ; ses yeux caves, son teint livide, et tous sestraits affaissés portaient l’empreinte d’une mort prochaine.

– Où est, dit-il, le père Zampari ?Je ne le vois plus ici. Tout à l’heure on m’a fait communier aveclui… pour nous réconcilier, disait-on… Ah ! ah !

Il voulut rire, mais ce rire affreuxressemblait à un râle.

– S’il s’en est allé, qu’on le fasserevenir.

Un officier parla à une sentinelle quisortit.

– Quelles sont les personnes que je voisautour de moi ? demanda Schedoni. Qui est là, au pied de monlit ?

Vivaldi, abattu et perdu dans ses réflexions,fut rappelé à lui par la question du moine.

– C’est moi, répondit-il, moi, Vivaldi,qui suis venu sur votre demande. Qu’avez-vous à me dire ?

Schedoni parut réfléchir ; il porta sesregards sur le jeune homme et les en détourna ensuite en gardant lesilence, comme s’il attendait… Enfin ses yeux égarés et vaguess’animèrent tout à coup, et il dit :

– Qui est-ce qui se glisse derrière moidans l’obscurité ?

– C’est moi, répondit le père Zampari quivenait d’entrer. Que voulez-vous de moi ?

– Je veux, dit Schedoni en se soulevant,je veux que vous rendiez témoignage de la vérité que je vaisdéclarer.

Zampari et un inquisiteur qui l’accompagnaitse placèrent d’un côté du lit, le marquis de l’autre et Vivaldi aupied. Après un moment de recueillement, Schedonicommença :

– Ce que j’ai à révéler ici se rapported’abord aux complots tramés contre l’honneur et le repos d’unejeune et innocente personne que le père Nicolas de Zampari, à moninstigation, a cruellement persécutée.

Zampari voulut l’interrompre ; maisVivaldi l’arrêta.

– Monsieur le marquis, poursuivit leconfesseur, vous connaissez Elena Rosalba ?

– J’ai entendu parler d’elle, réponditfroidement le marquis.

– Eh bien, reprit Schedoni, on l’acalomniée auprès de vous. Jetez les yeux sur cet homme. Vousrappelez-vous ses traits ?

Le marquis, ayant dévisagé le père Zampari,répondit :

– Oui, en effet, c’est une figure qu’onn’oublie pas aisément. Je me souviens de l’avoir vu plus d’unefois.

– Où l’avez-vous vu, monsieur lemarquis ?

– Chez moi, au palais, amené parvous-même.

– Cela est vrai, dit Schedoni.

– Comment osez-vous donc l’accuser decalomnie, reprit le marquis, quand vous avouez que c’est vous quil’avez introduit chez moi ?

– Ô ciel ! s’écria Vivaldi. Cemoine, ce père Zampari est donc, comme je le soupçonnais, lecalomniateur d’Elena ?

Le père Zampari, loin de nier le fait,attachait impudemment un regard triomphant sur Schedoni, comme pourle défier de produire contre lui un chef d’accusation dont il nefût pas complice lui-même.

– Eh quoi ! poursuivit le jeunehomme en s’adressant à Schedoni dans un élan de généreuseindignation, eh quoi, vous avouez que vous êtes vous-même lepremier auteur de ces infâmes calomnies, vous qui naguère vous êtesdéclaré le père d’Elena !…

À peine eut-il laissé échapper ces derniersmots qu’il eût voulu les retenir. En effet, il vit le marquispâlir. Jusque-là il avait évité de lui apprendre qu’Elena avait étéreconnue pour la fille de Schedoni. Il comprit qu’une découverte sibrusque en un tel moment pouvait renverser ses espérances etdégager le marquis de la promesse qu’il avait faite à sa femmemourante. L’étonnement du marquis peut aisément s’imaginer :il jetait les yeux tantôt sur son fils, comme pour lui demander uneexplication, tantôt sur Schedoni avec un surcroît d’horreur.

– Écoutez-moi, cria Schedoni, surmontantson abattement par la force de sa volonté.

Il s’arrêta un moment, comme épuisé par ceteffort, puis il reprit :

– J’ai déclaré et je déclare ici denouveau, et solennellement, qu’Elena Rosalba, ainsi nommée je lesuppose pour la dérober à mes recherches, est ma fille.

Vivaldi, plein d’anxiété, garda le silence,mais le marquis prit la parole :

– Ainsi, dit-il, c’est pour me faireentendre la justification de votre fille que vous m’avez fait venirici ? Mais que la signora Rosalba soit innocente ou coupableque m’importe à moi ?

– Elle appartient à une noble maison,repartit fièrement Schedoni en se redressant sur son lit. Vousvoyez en moi le dernier des comtes de Bruno.

Le marquis sourit d’un air de mépris.

– Terminons, dit-il, les difficultés. Jevois qu’on m’a fait appeler ici pour une affaire qui ne me regardepas.

Avant que Schedoni pût répliquer, il sedisposait à quitter la chambre lorsqu’il fut arrêté par le troubleet le désespoir de son fils. Il consentit donc à écouter leconfesseur qui ajouta que la justification d’Elena n’était pas leseul objet de cette entrevue. Puis, en présence de deux officiersdu tribunal venus là comme témoins et du greffier de l’Inquisition,il se prépara à faire sa nouvelle déposition. On apporta une torchequi éclaira tous les acteurs de cette lugubre scène et quidécouvrit aux yeux des assistants la figure hâve et décharnée dusinistre dominicain, dont la mort semblait déjà s’être emparée. Ildemeura quelques instants le coude appuyé sur son oreiller, lesyeux fermés, et paraissant en proie à une lutte intérieure. Enfin,comme s’il eût fait un violent effort sur lui-même, il énuméra endétail tous les artifices qu’il avait employés contre Vivaldi. Ils’avoua lui-même comme l’accusateur anonyme qui avait dénoncé lejeune homme au Saint-Office et déclara que le procès d’hérésiequ’il lui avait fait susciter reposait sur des bases fausses et desrapports calomnieux.

Au moment où se confirmaient les soupçons deVivaldi sur le véritable auteur des poursuites dont il s’était vul’objet, il remarqua que cette accusation n’était pas celle qu’onavait élevée contre lui, à la chapelle de Saint-Sébastien, et danslaquelle Elena était impliquée. Il demanda l’explication de cettedifférence. Schedoni la donna en répondant que les personnes quil’avaient arrêté dans la chapelle de Saint-Sébastien n’étaient pasde véritables officiers de l’Inquisition et que l’ordred’arrestation, motivé par l’enlèvement d’une religieuse, avait étéforgé par lui-même afin que les gens qu’il avait apostés pussents’emparer d’Elena sans redouter l’opposition des respectablesreligieux qui l’entouraient.

Cette déposition ayant été recueillie par legreffier et signée par l’inquisiteur et les deux officiers dutribunal, Vivaldi vit son innocence proclamée par l’homme même quil’avait précipité dans de si grands dangers. Et le marquis,impatient de quitter ce lieu, pria l’inquisiteur de faire déposerla déclaration de Schedoni sur le bureau du Saint-Office afin quel’innocence de son fils fût constatée et qu’il pût recouvrer saliberté sur-le-champ. Il demanda en outre une copie de cet acte,signé des mêmes témoins. Pendant que le marquis l’attendait,Vivaldi pressa Schedoni de lui donner de nouveaux éclaircissementssur la naissance d’Elena ; mais celui-ci ne put que répéter cequ’il avait déjà dit au sujet du portrait qui avait amené cettedécouverte. Pendant cette explication, les regards du jeune hommetombèrent sur le visage du père Zampari qui se tenait un peu enarrière des assistants en fixant sur le moribond des yeux pleinsd’une méchanceté infernale. Il frémit en retrouvant en lui lafigure effrayante du moine des ruines de Paluzzi, bien capable sansdoute d’avoir trempé dans tous les crimes commis par Schedoni. Ilse rappela alors la prédiction que cet homme lui avait faite de lamort de la signora Bianchi. Les soupçons de Vivaldi sur la cause decette mort lui revenant tout à coup à l’esprit, il somma leconfesseur, qui n’avait plus qu’un moment à vivre, de déclarer cequ’il savait sur ce sujet. Le moribond protesta solennellementqu’il était innocent de cette mort et, tout en parlant, il lança unregard terrible au père Zampari qui se détourna dans l’ombre en secachant le visage.

Vivaldi se sentit pénétré d’horreur ;mais Zampari reprit bientôt son assurance :

– Jeune homme, dit-il, l’avis que vousavez reçu dans les ruines de Paluzzi vous a été donné pour vousdétourner de vous rendre à la villa Altieri.

– C’est vous aussi que j’ai poursuivi àtravers les détours souterrains, dit Vivaldi. Mais alors dites-moidonc, si vous l’osez, ce que c’était que les vêtements sanglantsque j’y ai trouvés à terre… et ce qu’est devenue la personne à quiils appartenaient ?

Le père Zampari sourit.

– Ces vêtements, dit-il, étaient lesmiens.

– Les vôtres ?

– Oubliez-vous le coup de pistolet quim’a blessé ?

Vivaldi se rappela en effet le coup de feutiré par Paolo sous les arcades des ruines de Paluzzi.

– J’ai eu le courage, reprit le moine, desurmonter la douleur. Je me retirai dans la chambre souterraine,j’y jetai mon habit teint de sang avec lequel je n’aurais purentrer dans mon couvent, et je m’échappai par une route qu’il vousétait impossible de découvrir. Les gens qui étaient dans le fort,pour m’aider à vous y retenir pendant la nuit où la signora Rosalbadevait être enlevée de la villa Altieri, pansèrent ma blessure etme procurèrent d’autres vêtements. Mais, si vous ne m’avez pas revucette nuit-là, vous avez plus d’une fois entendu mes gémissementsdans une chambre voisine.

Vivaldi s’expliquait maintenant toutes cescirconstances qui lui avaient paru presque surnaturelles.

Il jeta les yeux sur Schedoni pour savoir s’ilconfirmerait le témoignage de son complice. Mais le visage duconfesseur s’altérait de plus en plus. On y remarquait toutefois uncertain sourire de triomphe qui éclatait au milieu de sessouffrances, jusqu’à ce que des convulsions et une respirationhaletante vinssent annoncer que sa fin était proche.

À ce moment suprême, tous les assistantstémoignèrent malgré eux quelque compassion, excepté Zampari qui setenait debout devant Schedoni, contemplant ses angoisses d’un œilsatisfait, tant la vengeance avait pris possession de cette âmeinfernale ! Mais, comme Vivaldi regardait cet homme avecindignation, il vit tout à coup ses traits se contracter et donnertous les signes d’une violente douleur. Cependant qu’il saisissaitle bras de la première personne qui se trouvait près de lui et s’ycramponnait en penchant la tête.

On crut d’abord qu’il n’avait pu soutenir pluslongtemps le spectacle de l’agonie de son ennemi : mais aubout d’un instant, Zampari, en proie à des convulsions terribles,se tordit, saisi d’un frisson mortel, en poussant des gémissementsaigus ; enfin, ne pouvant plus se soutenir, il tomba dans lesbras de ceux qui l’entouraient.

À ce moment, Schedoni jeta un cri de joie siatroce, si strident, si peu semblable à celui d’une voix humaine,que tous les assistants, frappés de terreur, se précipitèrent poursortir de ce lieu maudit ; mais les portes étaient fermées etne s’ouvrirent qu’un instant après, à l’arrivée d’un médecin qu’onavait envoyé chercher.

À la vue de Schedoni retombé dans sesconvulsions, le praticien déclara qu’il était empoisonné et il seprononça de même au sujet de Zampari. Tandis qu’il donnait desordres pour leur faire administrer des secours, la violence desdouleurs de Schedoni se relâcha un peu ; mais Zampari nerecouvra pas sa connaissance et mourut avant d’avoir pu prendre lesremèdes indiqués.

L’antidote produisit quelque effet surSchedoni qui reprit faiblement ses sens. Le premier mot qu’ilmurmura fut le nom de Zampari.

– Vit-il encore ? demanda-t-il.

Au silence des assistants, il devina la véritéet parut se ranimer un peu.

L’inquisiteur, le voyant en état de répondre,lui posa quelques questions sur son état et sur la mort deZampari.

– C’est le poison, répondit Schedoni sanshésiter.

– Le poison !… Qui vous l’a faitprendre ?

– Moi-même.

– Et qui le lui a donné, à lui ?reprit l’inquisiteur. Songez que vous êtes sur votre lit de mort.Répondez.

– Je n’ai nul dessein de cacher lavérité, dit Schedoni.

Là, sa faiblesse le contraignit des’arrêter.

– Je l’ai fait périr, parce qu’il a voulume faire périr moi-même… d’une mort ignominieuse… et c’est pour yéchapper…

Il s’arrêta encore. Ses efforts l’avaientépuisé. On ordonna au greffier de recueillir ses parolesentrecoupées.

– Vous avouez donc, continual’inquisiteur, que c’est vous qui avez empoisonné Nicolas deZampari et vous-même avec lui ?

Schedoni fit signe qu’il l’avouait.

On lui demanda par quel moyen il s’étaitprocuré du poison et comment il avait pu l’administrer à Zampari.Il fit comprendre qu’il avait ce poison sur lui. Quant à la secondequestion, il cessa d’être en état de répondre ; et les juges,épouvantés, en furent réduits à des conjectures qui impliquaient uneffroyable sacrilège. Ils se turent en voyant la vie abandonner peuà peu le corps immobile qu’ils avaient devant eux. Le feu qui avaitreparu un moment dans les yeux du moribond s’éteignit, et uncadavre insensible fut bientôt tout ce qui resta du terribleSchedoni.

À la fin, les témoins ayant signé lesécritures du greffier, on permit à tout le monde de se retirer.Vivaldi fut reconduit par son père dans sa prison où il devaitdemeurer jusqu’à ce que son innocence, attestée par la dépositionde Schedoni, fût proclamée par le tribunal.

Cette sentence fut rendue quelques joursaprès ; et Vivaldi, rendu à la liberté, alla rejoindre sonpère chez le comte de Maro. Tandis que le marquis et son filsrecevaient les félicitations de ce seigneur et de quelques autresnobles, on entendit, dans l’antichambre, une voix éclatante quis’écriait :

– Laissez-moi passer ! Laissez-moipasser !

Au même instant, Paolo se précipita dans lesalon et tomba aux pieds de son maître en fondant en larmes. Ce futun moment bien doux pour Vivaldi. Il était trop touché des marquesd’affection de ce brave garçon pour songer à excuser auprès de lanoble compagnie le sans façon de ses manières. Il le releva enl’embrassant ; puis le marquis, serrant la main loyale dufidèle serviteur de son fils, y glissa une bourse de mille sequinsque Paolo voulait d’abord refuser, mais que Vivaldi le contraignitd’accepter comme premier acompte sur les émoluments de majordome desa maison.

Conclusion

Le marquis et son fils prirent, le même jour,congé de leurs amis et repartirent pour Naples où ils arrivèrent lelendemain. Mais ce voyage fut triste pour Vivaldi, car le bonheurde se retrouver en liberté céda à la douleur que lui causa ladéclaration de son père qui, d’après les nouvelles circonstances oùils se trouvaient, ne se croyait plus lié par la parole donnée à lamarquise. L’héritier de son nom, disait-il, devait abandonner Elenas’il demeurait prouvé qu’elle fût la fille d’un scélérat tel queSchedoni. Cependant, dès son arrivée à Naples, Vivaldi, dévoréd’une impatience que rien ne pouvait modérer, courut au couvent dela Pietà.

Elena entendit sa voix à la grille, comme illa demandait à une religieuse qui était au parloir ; etl’instant d’après les deux amants étaient réunis. En se retrouvantainsi après tant d’incertitudes, de tourments et de dangers, leurjoie toucha presque au délire. Après les premiers momentsd’effusion, Vivaldi raconta à sa bien-aimée ses aventures, depuisl’instant où il avait été séparé d’elle dans la chapelle deSaint-Sébastien ; mais, quand il en vint à cette partie de sonrécit où Schedoni figurait, il s’arrêta tout embarrassé. Il n’osaitrévéler à Elena les crimes de Schedoni ; il ne pouvait nonplus supporter l’idée de l’affliger en lui apprenant la mort de cethomme qu’elle croyait être son père. Cependant, comme il fallaitarriver à un éclaircissement sur un sujet qui touchait à ses pluschers intérêts, il se hasarda à lui demander s’il était vrai, commeil l’avait entendu dire, qu’elle eût découvert le secret de sanaissance. À la joie qu’il vit éclater sur le visage d’Elena, ilsentit son embarras s’accroître et, saisi d’une crainte mortelle,il hésitait à poursuivre l’entretien, lorsque sœur Olivia entra auparloir. La jeune fille la présenta à Vivaldi comme sa mère.

Quelques mots suffirent pour mettre le jeunehomme au courant de tout ce qui concernait la famille d’Elena. Ilfut transporté de joie en apprenant qu’elle n’était pas la fille deSchedoni. Sœur Olivia, de son côté, fut heureuse de savoir qu’ellen’avait plus rien à craindre de son plus cruel ennemi. Mais Vivaldieut la délicatesse de lui cacher les circonstances horribles de lamort de ce grand criminel et tous les faits sinistres que le procèsavait révélés.

Resté seul avec sœur Olivia, Vivaldil’entretint de son tendre et constant attachement pour sa fille etla supplia de consentir à leur mariage. Elle lui répondit que, bienqu’elle fût instruite de leur amour mutuel, éprouvé par tant detraverses et de sacrifices, elle ne permettrait pas que sa filleentrât dans une famille qui ne saurait l’apprécier. Les vues deVivaldi sur Elena devaient enfin être exprimées par une démarche dumarquis lui-même. Cette condition n’effrayait plus Vivaldi depuisqu’il avait la preuve qu’Elena était la fille non pas du meurtrierMarinella, du sombre et farouche Schedoni, mais bien du premiercomte de Bruno, seigneur aussi respectable par ses vertus que parsa naissance. Il ne doutait plus que son père, instruit de lavérité, ne fût prêt à remplir l’engagement qu’il avait contracté aulit de mort de sa femme. Cet espoir ne fut pas trompé. Le marquis,éclairé sur la naissance de la jeune fille, cessa de s’opposer auxdésirs de son fils. Il voulut cependant faire constater d’abord quesœur Olivia était bien la comtesse de Bruno qui avait passé pourmorte et, quoique cette vérification ne fût pas sans difficultés,il sut retrouver le médecin qui avait favorisé l’artifice employépar la comtesse pour échapper à la cruauté de son second mari, etdont le témoignage, joint à celui de Béatrice, suffit à dissipertous les doutes. Le marquis se rendit ensuite au couvent de laPietà pour solliciter dans les formes le consentement de sœurOlivia qui l’accorda avec la plus grande joie. Au cours de cetteentrevue, le marquis fut charmé du ton et des manières de lacomtesse et des grâces enjouées de sa future belle-fille.

Le 20 mai, jour où Elena atteignait sadix-huitième année, son mariage avec Vivaldi fut célébré dansl’église de la Pietà.

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